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Full text of "Mauprat"

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MAUPRAT 


\ 


MAUPRAT 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

Universityof  Ottawa 


http://www.archive.org/details/1886mauprat00sand 


GEORGE     S AND 


M  AUPRAT 


DIX     COMPOSITIONS     PAR    LE     BLANT 
Gravées  à  l'eau-l'ortc  par  H.  Toussaint 


COLLECTION    CALMANN    LEVY 
A.    QUANTIN,     IMPRIMEUR-ÉDITEUR 

7,      RUB      SAINT-DENOIT,      PARIS 

M     DCCC     LXXXVI 


NOTICE 


Quand  j'écrivis  le  roman  de  Mauprat  à  Nohant ,  en 
1846,  ye  crois,  je  venais  de  plaider  en  séparation.  Lfi  ma- 
riage, dont,  jusque-là,  j'avais  combattu  les  abus,  laissant 
peut-être  croire ,  faute  d'avoir  suffisamment  développé  ma 
uensée ,  que  j'en  méconnaissais  l'essence,  m' apparaissait 
précisément  dans  toute  la  beauté  morale  de  son  principe. 

A  quelque  chose  malheur  est  bon,  pour  qui  sait  réflé- 
chir :  plus  je  venais  de  voir  combien  il  est  pénible  et  dou- 
loureux d'avoir  à  rompre  de  tels  liens,  plus  je  sentais  que 
ce  qui  manque  au  mariage ,  ce  sont  des  éléments  de  bon- 
heur et  d'équité  d'un  ordre  trop  élevé  pour  que  la  société 
actuelle  s'en  préoccupe.  La  société  s'efforce,  au  contraire, 
de  rabaisser  cette  institution  sacrée ,  en  l'assimilant  à  un 
contrat  d'intérêts  matériels  ;  elle  l'attaque  de  tous  les  côtés 
à  la  fois,  par  l'esprit  de  ses  mœurs,  par  ses  préjugés,  par 
son  incrédulité  hypocrite. 

Tout  en  faisant  un  roman,  jxnir  m'itccupcr  cl  me  dis- 
traire, la  pensée  me  vint  de  peindre  un  amour  exclusif, 
éternel,  avant,  pendant  et  après  le  mariage.  Je  fis  donc 

I 


2  NOTICE. 

le  héros  de  mon  livre  proclamanf ,  à  quatre-viuqts  ans,  Scf 
fidélité  pour  la  seule  femme  qu'il  eût  aimée. 

L'idéal  de  l'amour  est  certainement  la  fidélité  éter- 
nelle. Les  lois  morales  et  religieuses  ont  voulu  consacrer 
cet  idéal;  les  faits  matériels  le  troublent ,  les  lois  civiles 
sont  faites  de  manière  à  le  rendre  souvent  impossible  ou 
illusoire;  mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  le  prouver.  Le 
roman  de  Mauprat  n'a  pas  été  alourdi  par  cette  préoccu- 
pation; seulement ,  le  sentiment  qui  me  pénétrait  jjarticu- 
lièreinent  à  l'époc/ue  oii  je  l'écrivis  se  résume  dans  ces 
paroles  de  Mauprat  vers  la  fin  de  l'ouvraqe  :  «  Elle  fut  la 
seule  femme  que  J'aimai  dans  toute  ma  vie;  Jamais  aucune 
autre  n'attira  mon  regard  et  ne  connut  Vélreinle  de  ma 
main.  » 

George    Sand. 


5  juin  1851. 


A  GUSTAVE  PAPET 


Quoique  la  mode  proscrive  peut-être  lusage  patriarcal 
des  dédicaces,  je  te  prie,  frère  et  ami,  d'accepter  celle 
d'un  conte  qui  n'est  pas  nouveau  pour  toi.  Je  l'ai  recueilli 
on  partie  dans  les  chaumières  de  notre  vallée  Noire. 
Puissions-nous  vivre  et  mourir  là,  en  redisant  chaque  soir 
aiotre  invocation  chérie  : 

Sancfa  simpUcilas ! 

George    S  and. 


MAUPRAT 


MAUPRAT 


SLR  les  confins  de  lu  Marche  et  du  Berry,  dans  le  pays 
qu'on  appelle  la  \'arenne,  et  qui  n'esL  qu'une  vaste 
lande  coupée  de  bois  de  chênes  et  de  châtaigniers,  on  trouve, 
au  plus  fourré  et  au  plus  désert  de  la  contrée ,  un  petit 
château  en  ruine,  tapi  dans  un  ravin,  et  dont  on  ne  dé- 
couvre les  tourelles  ébréchées  qu'à  environ  cent  pas  de  la 
herse  principale.  Les  arbres  séculaires  qui  l'entourenl  et 
les  roches  éparses  qui  le  dominent  l'ensevelissent  dans  une 
perpétuelle  obscurité,  et  c'est  tout  au  plus  si,  en  plein 
midi,  on  peut  franchir  le  sentier  al)an(l()inié  qui  y  mène, 
sans  se  heurter  contre  les  troncs  noueux  et  les  décombres 
qui  l'obstruent  à  chaque  pas.  Ce  sombre  ravin  et  ce  triste 
castel,  c'est  la  Uoche-Mauprat. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  que   le  dernier  des  Mauprat,  à 
qui  celle   propriété   tomba   en    héritage,   en  lil  eidever   la 


8  MAUPRAT. 

toiture  et  vendre  tous  les  bois  de  charpente;  puis,  comme 
s'il  eût  voulu  donner  un  soufflet  à  la  mémoire  de  ses 
ancêtres,  il  fit  jeter  à  terre  le  portail,  éventrer  la  tour  du 
nord,  fendre  du  haut  en  bas  le  mur  d'enceinte,  et  partit 
avec  ses  ouvriers,  secouant  la  poussière  de  ses  pieds,  et 
abandonnant  son  domaine  aux  renards,  aux  orfraies  et  aux 
vipères.  Depuis  ce  temps,  quand  les  bûcherons  et  les 
charbonniers  qui  habitent  les  huttes  éparses  aux  environs 
passent  dans  la  journée  sur  le  haut  du  ravin  de  la  Roche- 
Mauprat,  ils  sifflent  d'un  air  arrogant  ou  envoient  à  ces 
ruines  quelque  énergique  malédiction  ;  mais,  quand  le  jour 
baisse  et  que  l'engoulevent  commence  à  glapir  du  haut  des 
meurtrières,  bûcherons  et  charbonniers  passent  en  silence, 
pressant  le  pas,  et,  de  temps  en  temps,  font  un  signe  de 
croix  pour  conjurer  les  mauvais  esprits  qui  régnent  sur  ces 
ruines. 

J'avoue  que,  moi-même,  je  n'ai  jamais  côtoyé  ce  ravin, 
la  nuit,  sans  éprouver  un  certain  malaise;  et  je  n'oserais  pas 
affirmer  par  serment  que,  dans  certaines  nuits  orageuses, 
je  n'aie  pas  fait  sentir  l'éperon  à  mon  cheval  pour  en  finir 
plus  vite  avec  l'impression  désagréable  que  me  causait  ce 
voisinage. 

C'est  que,  dans  mon  enfance,  j'ai  placé  le  nom  de 
Mauprat  entre  ceux  de  Cartouche  et  de  la  IJarbe-Bleue,  et 
qu'il  m'est  souvent  arrivé  alors  de  confondre,  dans  des  rêves 
eflrayants,  les  légendes  surannées  de  l'Ogre  et  de  Cro- 
quemitaine  avec  les  faits  tout  récents  qui  ont  donné  une 
sinistre  illustration,  dans  noire  province,  à  cette  famille 
des  Mauprat. 

Souvent,  à  la  chasse,  lorsque  mes  camarades  et  moi, 
nous  quittions  l'aflût  pour  aller  nous  réchauQ'er  au  tas 
de  charbons  allumés  que  les  ouvriers  surveillent  toute  la 
nuit,  j'ai  entendu  ce  nom   fatal  expirer   sur  leurs   lèvres 


MAUPRAT.  9 

à  notre  approche.  Mais,  lorsqu'ils  nous  avaient  reconnus, 
et  qu'ils  s'étaient  bien  assurés  que  le  spectre  d'aucun  de 
ces  brigands  n'était  caché  parmi  nous,  ils  nous  racontaient, 
à  demi-voix,  des  histoires  à  faire  dresser  les  cheveux  sur 
la  tête,  et  que  je  me  garderai  bien  de  vous  communi- 
quer, désolé  que  je  suis  d'en  avoir  noirci  et  endolori  ma 
mémoire. 

Ce  n'est  pas  que  le  récit  que  j'ai  à  vous  faire  soit  préci- 
sément agréable  et  riant.  Je  vous  demande  pardon,  au 
contraire,  de  vous  envoyer  aujourd'hui  une  narration  si 
noire;  mais,  dans  l'impression  qu'elle  m'a  faite,  il  se  mêle 
quelque  chose  de  si  consolant  et,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi, 
de  si  sain  à  l'âme,  que  vous  m'excuserez,  j'espère,  en  faveur 
des  conclusions.  D'ailleurs,  cette  histoire  vient  de  m'être 
racontée  ;  vous  en  demandez  une  :  l'occasion  est  trop  belle 
pour  ma  paresse  ou  pour  ma  stérilité. 

C'est  la  semaine  dernière  que  j'ai  enfin  rencontré  Ber- 
nard Maupral,  ce  dernier  de  la  famille,  qui,  ayant  depuis 
longtemps  fait  divorce  avec  son  infâme  parenté,  a  voulu 
constater,  par  la  démolition  do  son  manoir,  l'horreur  que 
lui  causaient  les  souvenirs  de  son  enfance.  Ce  Bernard  est 
un  des  hommes  les  plus  estimés  du  pays;  il  habite  une  jolie 
maison  de  campagne  vers  Châteauroux,  en  pays  de  plaine. 
Me  trouvant  près  de  chez  lui  avec  un  de  mes  amis  qui 
le  connaît,  j'exprimai  le  désir  de  le  voir;  et  mon  ami,  me 
promettant  une  bonne  réception ,  m'y  conduisit  sur-le- 
champ. 

Je  savais  en  gros  l'histoire  remarquable  de  ce  vieillard; 
mais  j'avais  toujours  vivement  souhaité  d'en  connaître  les 
détails,  et  surtout  de  les  tenir  de  lui-même.  C'était  pour 
moi  tout  un  problème  philosophique  â  résoudre  que  cette 
étrange  destinée.  J'observai  donc  ses  traits,  ses  manières  et 
son  intérieur  avec  un  intérêt  particulier. 

2 


10  MAUPRAT. 

Bernard  Mauprat  n"a  pas  moins  de  quatre-vingts  ans, 
quoique  sa  santé  robuste,  sa  taille  droite,  sa  démarche 
ferme  et  l'absence  de  toute  infirmité  annoncent  quinze  ou 
vingt  ans  de  moins.  Sa  figure  m'eût  semblé  extrêmement 
belle,  sans  une  expression  de  dureté  qui  faisait  passer, 
malgré  moi,  les  ombres  de  ses  pères  devant  mes  yeux.  Je 
crains  fort  qu'il  ne  leur  ressemble  physiquement.  C'est  ce 
que  lui  seul  eut  pu  nous  dire,  car  ni  mon  ami  ni  moi  n'avons 
connu  aucun  des  Mauprat;  mais  c'est  ce  que  nous  nous 
gardâmes  bien  de  lui  demander. 

Il  nous  sembla  que  ses  domestiques  le  servaient  avec 
une  promptitude  et  une  ponctualité  fabuleuses  pour  des 
valets  berrichons.  Néanmoins,  à  la  moindre  apparence  de 
retard,  il  élevait  la  voix,  fronçait  un  sourcil  encore  très  noir 
sous  ses  cheveux  blancs,  et  murmurait  quelques  paroles 
d'impatience  qui  donnaient  des  ailes  aux  plus  lourds.  J'en 
fus  presque  choqué  d'abord;  je  trouvais  que  cette  manière 
d'être  sentait  un  peu  trop  le  Mauprat.  Mais,  à  la  manière 
douce  et  quasi  paternelle  dont  il  leur  parlait  un  instant 
après,  et  à  leur  zèle,  qui  me  sembla  bien  différent  de  la 
crainte,  je  me  réconciliai  bientôt  avec  lui.  Il  avait,  d'ail- 
leurs, pour  nous  une  exquise  politesse,  et  s'exprimait  dans 
les  termes  les  plus  choisis.  Malheureusement,  à  la  fin  du 
dîner,  une  porte  qu'on  négligeait  de  fei'mer,  et  qui  amenait 
un  vent  froid  sur  son  vieux  crâne,  lui  arracha  un  jurement 
si  terrible,  que,  mon  ami  et  moi,  nous  échangeâmes  un 
regard  de  surprise.  Il  s'en  aperçut. 

—  Pardon,  messieurs,  nous  dit-il  ;  je  vois  bien  que  vous 
me  trouvez  un  peu  inégal;  vous  voyez  peu  de  chose;  je 
suis  un  vieux  rameau  heureusement  détaché  d'un  méchant 
tronc  et  transplanté  dans  la  bonne  terre,  mais  toujours 
noueux  et  rude  comme  le  houx  sauvage  de  sa  souche.  J'ai 
eu  encore  bien  de  la  peine  avant  d'en  venir  à  l'état  de 


MAUPRAT.  Il 

douceur  et  de  calme  où  vous  me  trouvez.  Hélas  !  je  ferais, 
si  je  l'osais,  un  grand  reproche  à  la  Providence  :  c'est  de 
m'avoir  mesuré  la  vie  aussi  courte  qu'aux  autres  humains. 
Quand,  pour  se  transformer  de  loup  en  homme,  il  faut  une 
lutte  de  quarante  ou  cinquante  ans,  il  faudrait  vivre  cent 
ans  par  delà  pour  jouir  de  sa  victoire.  Mais  à  quoi  cela 
pourrait-il  me  servir?  ajouta-t-il  avec  un  accent  de  tristesse. 
La  fée  qui  m'a  transformé  n'est  plus  là  pour  jouir  de  son 
ouvrage.  Bah!  il  est  bien  temps  d'en  finir! 

Puis  il  se  tourna  vers  moi,  et,  me  regardant  avec  ses 
grands  yeux  noirs  étrangement  animés  : 

—  Allons,  petit  jeune  homme,  me  dit-il,  je  sais  ce  qui 
vous  amène  :  vous  êtes  curieux  de  mon  histoire.  Venez  près 
du  feu,  et  soyez  tranquille.  Tout  Mauprat  que  je  suis,  je  ne 
vous  mettrai  pas  en  guise  de  bûche.  \'ous  ne  pouvez  me 
faire  un  plus  grand  plaisir  que  de  m'écouter.  Votre  ami 
vous  dira  pourtant  que  je  ne  parle  pas  facilement  de  moi  : 
je  crains  trop  souvent  d'avoir  affaire  à  des  sots;  mais  j'ai 
entendu  parler  de  vous,  je  sais  votre  caractère  et  votre 
profession  :  vous  êtes  observateur  et  narrateur,  c'est-à-dire, 
excusez-moi,  curieux  et  bavard. 

Il  se  prit  à  rire,  et  je  m'efforçai  de  rire  aussi,  tout  en 
commençant  à  craindre  qu'il  ne  se  moquât  de  nous;  el, 
malgré  moi,  je  pensais  aux  mauvais  tours  que  son  grand- 
père  s'amusait  à  jouer  aux  curieux  imprudents  qui  allaient 
le  voir.  Mais  il  mit  amicalement  son  bras  sous  le  mien,  et, 
me  faisant  asseoir  devant  un  bon  fou,  auprès  d'une  table 
chargée  de  tasses  : 

—  Ne  vous  fâchez  pas,  me  dit-il;  je  ne  peux  pas,  à  mon 
âge,  guérir  de  l'ironie  héréditaire;  la  mienne  n'a  rien  de 
féroce.  A  parler  sérieusement,  je  suis  charmé  de  vous  re- 
cevoir et  de  vous  confier  l'histoire  de  ma  vie.  Un  homme 
aussi  infortuné  que  je  l'ai  été  mérite  de  trouver  un  histo- 


12  MAUPRAT. 

riographe  fidèle,  qui  lave  sa  mémoire  de  tout  reproche. 
Ecoutez-moi  donc  et  buvez  du  café. 

Je  lui  en  offris  une  tasse  en  silence  ;  il  la  refusa  d'un 
geste  et  avec  un  sourire  qui  semblait  dire  :  «  Gela  est  bon 
pour  votre  génération  efféminée.  » 

Puis  il  commença  son  récit  en  ces  termes  : 


MAUPRAT.  13 


Vous  ne  demeurez  pas  très  loin  de  la  Roche-Mauprat, 
vous  avez  dû  passer  souvent  le  lonj^  de  ces  ruines;  je  n'ai 
donc  pas  besoin  de  vous  en  faire  la  description.  Tout  ce 
que  je  puis  vous  apprendre,  c'est  que  jamais  ce  séjour  n'a 
été  aussi  agréable  qu'il  l'est  maintenant.  Le  jour  où  j'en  fis 
enlever  le  toit,  le  soleil  éclaira  pour  la  première  fois  les 
humides  lambris  où  s'était  écoulée  mon  enfance,  et  les 
lézards  auxquels  je  les  ai  cédés  y  sont  beaucoup  mieux 
logés  que  je  ne  le  fus  jadis.  Ils  peuvent  au  moins  contem- 
pler la  lumière  du  jour  et  réchauffer  leurs  membi-es  froids 
au  rayon  de  midi. 

Il  y  avait  la  branche  aînée  et  la  branche  cadette  des 
Mauprat.  Je  suis  de  la  branche  aînée.  Mon  grand-père  était 
ce  vieux  Tristan  de  Mauprat  qui  mangea  sa  fortune,  désho- 
nora son  nom,  et  fut  si  méchant,  que  sa  mémoire  est  déjà 
entourée  de  merveilleux.  Les  paysans  croient  encore  voir 
apparaître  son  spectre  alternativement  dans  le  corps  d'un 
sorcier  qui  enseigne  aux  malfaiteurs  le  chemin  des  habita- 
tions de  la  Varenne,  et  dans  celui  d'un  vieux  lièvre  blanc 
<jui  se  montre  aux  gens  tentés  de  quelque  mauvais  dessein. 
La  branche  cadette  n'existait  plus,  lorsque  je  vins  au  monde, 
que  dans  la  personne  de  M.  Hubert  de  Mauprat,  qu'on 
appelait  le  chevalier  parce  qu'il  était  dans  l'ordre  de  Malte, 
et  qui  était  aussi  bon  que  son  cousin  l'était  peu.  Cadet  de 


14  3IAUPRAT. 

famille,  il  s'était  voué  au  célibat;  mais,  resté  seul  de  plu- 
sieurs frères  et  sœurs,  il  se  fit  relever  de  ses  vœux  et  prit 
femme  un  an  avant  ma  naissance.  Avant  de  chang-er  ainsi 
son  existence,  il  avait  fait,  dit-on,  de  grands  efforts  pour 
trouver  dans  la  branche  aînée  un  héritier  digne  de  relever 
son  nom  flétri  et  de  conserver  la  fortune  qui  avait  prospéré 
dans  les  mains  de  la  branche  cadette.  Il  avait  essayé  de 
remettre  de  l'ordre  dans  les  affaires  de  son  cousin  Tristan, 
et  plusieurs  fois  apaisé  ses  créanciers.  Mais,  voyant  que  ses 
bontés  ne  servaient  qu'à  favoriser  les  vices  de  la  famille,  et 
qu'au  lieu  de  déférence  et  de  gratitude,  il  ne  trouverait  ja- 
mais là  que  haine  secrète  et  grossière  jalousie,  il  renonça  à 
tout  accord,  rompit  avec  ses  cousins,  et,  malgré  son  âge 
avancé  (il  avait  plus  de  soixante  ans),  il  se  maria  afin  d'avoir 
des  héritiers.  Il  eut  une  fille,  et  là  dut  finir  son  espoir  de 
postérité;  car  sa  femme  mourut,  peu  de  lemps  après,  dune 
maladie  violente  que  les  médecins  appelèrent  colique  de 
miserere.  Il  quitta  le  pays  et  ne  revint  plus  que  très  rare- 
ment habiter  ses  terres,  qui  étaient  situées  à  six  lieues  de 
la  Roche-Mauprat,  sur  la  lisière  de  la  Varenne  du  Fro- 
mental.  C'était  un  homme  sage  et  juste,  parce  qu'il  était 
éclairé,  parce  que  son  père  n'avait  pas  repoussé  l'esprit  de 
son  siècle  et  lui  avait  fait  donner  de  l'éducation.  Il  n'en 
avait  pas  moins  gardé  un  caractère  ferme  et  un  esprit 
entreprenant;  et,  comme  ses  aïeux,  il  se  faisait  gloire  de 
porter  en  guise  de  prénom  le  surnom  chevaleresque  de 
Casse-Tête,  héréditaire  dans  l'ancienne  tige  des  Mauprat. 
Quant  à  la  branche  aînée,  elle  avait  si  mal  tourné,  ou  plutôt 
elle  avait  gardé  de  telles  habitudes  de  brigandage  féodal, 
qu'on  l'avait  surnommée  Mauprat  Coupe-Jarret,  Mon  père, 
qui  était  le  fils  aîné  de  Tristan,  fut  le  seul  qui  se  maria.  Je 
fus  son  unique  enfant.  Il  est  nécessaire  de  dire  ici  un  fait 
que  je  n'ai  su  que  fort  tard.  Hubert  Mauprat.  en  apprenant 


MAUPRAT.  15 

ma  naissance,  me  demanda  à  mes  parents,  s'engageant,  si 
on  le  laissait  absolument  maître  de  mon  éducation,  à  me 
constituer  son  héritier.  Mon  père  fut  tué  par  accident  à  la 
chasse  à  cette  époque,  et  mon  grand-père  refusa  l'offre  du 
chevalier,  déclarant  que  ses  enfants  étaient  les  seuls  héri- 
tiers légitimes  de  la  branche  cadette,  qu'il  s'opposerait,  par 
conséquent,  de  tout  son  pouvoir  à  une  substitution  en  ma 
faveur.  C'est  alors  que  Hubert  eut  une  fille.  Mais  lorsque, 
sept  ans  plus  tard,  sa  femme  mourut  en  lui  laissant  ce  seul 
enfant,  le  désir  qu'avaient  les  nobles  de  cette  époque  de 
perpétuer  leur  nom  l'engagea  à  renouveler  sa  demande  à 
ma  mère.  Je  ne  sais  ce  qu'elle  répondit;  elle  tomba  ma- 
lade et  mourut.  Les  médecins  de  campagne  mirent  encore 
en  avant  la  colique  de  miserere.  Mon  grand-père  était  de- 
meuré chez  elle  les  deux  derniers  jours  quelle  passa  en  ce 
monde... 

Versez-moi  un  verre  de  vin  d'Espagne,  car  je  sens  le 
froid  qui  me  gagne.  Ce  n'est  rien,  c'est  l'effet  que  me  pro- 
duisent mes  souvenirs  quand  je  commence  à  les  dérouler. 
Cela  va  se  passer. 

Il  avala  un  grand  verre  de  vin,  et  nous  en  fîmes  autant; 
car  nous  avions  froid  aussi  en  regardant  sa  figure  austère 
et  en  écoutant  sa  parole  brève  et  saccadée.  Il  continua  : 

Je  me  trouvai  donc  orphelin  à  sept  ans.  Mon  grand-père 
pilla  dans  la  maison  de  ma  mère  tout  l'argent  et  toutes  les 
nippes  qu'il  put  emporter;  puis,  laissant  le  reste  et  disant 
qu'il  ne  voulait  point  avoir  affaire  aux  gens  de  loi,  il  n'at- 
tendit pas  que  la  morte  fût  ensevelie,  el,  me  prenant  par 
le  collet  (U'  ma  vesle,  il  me  jeta  sur  la  croupe  de  son  cheval, 
en  me  disant  : 

—  A\\  çà  I  mon  pupille,   venez  chez  nous,  et  tâchez  de 


16  MAUPRAT. 

ne  pas  pleurer  longtemps;  car  je  n'ai  pas  beaucoup  de 
patience  avec  les  marmots. 

En  effet,  au  bout  de  quelques  instants,  il  m'appliqua  de 
si  vigoureux  coups  de  cravache,  que  je  cessai  de  pleurer 
et  que,  me  renti'ant  en  moi-même  comme  une  tortue  sous 
son  écaille,  je  fis  le  voyage  sans  oser  respirer. 

C'était  un  grand  vieillard,  osseux  et  louche.  Je  crois  le 
voir  encore  tel  qu'il  était  alors.  Cette  soirée  a  laissé  en 
moi  d'ineffaçables  traces.  C'était  la  réalisation  soudaine  de 
toutes  les  tendeurs  que  ma  mère  m'avait  inspirées  en  me 
parlant  de  son  exécrable  beau-père  et  de  ses  brigands  de 
fils.  La  lune,  je  m'en  souviens,  éclairait  de  temps  à  autre 
au  travers  du  branchage  serré  de  la  forêt.  Le  cheval  de 
mon  grand-père  était  sec,  vigoureux  et  méchant  comme 
lui.  Il  ruait  à  chaque  coup  de  cravache,  et  son  maître  ne 
les  lui  épargnait  pas.  Il  franchissait,  rapide  comme  un 
trait,  les  ravins  et  les  petits  torrents  qui  coupent  la  \a- 
renne  en  tout  sens.  A  chaque  secousse,  je  perdais  l'équi- 
libre, et  je  me  cramponnais  avec  frayeur  à  la  croupière  du 
cheval  ou  à  l'habit  de  mon  grand-père.  Quant  à  lui,  il 
s'inquiétait  si  peu  de  moi,  que,  si  je  fusse  tombé,  je  doute 
qu'il  eût  pris  la  peine  de  me  ramasser.  Parfois,  s'aperce- 
vant  de  ma  peur,  il  m'en  raillait,  cl,  pour  l'augmenter, 
faisait  caracoler  de  nouveau  son  cheval.  Mngt  fois  le  dé- 
couragement me  prit,  et  je  faillis  me  jeter  à  la  renverse; 
mais  l'amour  instinctif  de  la  vie  m'empêcha  de  céder  à 
ces  instants  de  désespoir.  Enfin,  vers  minuit,  nous  nous 
arrêtâmes  brusquement  devant  une  petite  porte  aiguë,  et 
bientôt  le  pont-levis  se  releva  derrière  nous.  Mon  grand- 
père  me  prit,  tout  baigné  que  j'étais  d'une  sueur  froide,  et 
me  jeta  à  un  grand  garçon  estropié,  hideux,  qui  me  porta 
dans  la  maison.  C'était  mon  oncle  Jean,  et  j'étais  à  la 
Roche-Maupral. 


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h'aupnzi 


A  eUANTIN  ÊDIT. 


MAUPRAT.  17 

Mon  grand-père  était  dès  lors,  avec  ses  huit  fils,  le 
dernier  débris  que  notre  province  eût  conservé  de  cette 
race  de  petits  tyrans  féodaux  dont  la  France  avait  été  cou- 
verte et  infestée  pendant  tant  de  siècles.  La  civilisation, 
qui  marchait  rapidement  vers  la  grande  convulsion  révo- 
lutionnaire, effaçait  de  plus  en  plus  ces  exactions  et  ces 
brigandages  organisés.  Les  lumières  de  l'éducation,  une 
sorte  de  bon  goût,  reflet  lointain  d'une  cour  galante,  et 
peut-être  le  pressentiment  d'un  réveil  prochain  et  terrible 
du  peuple,  pénétraient  dans  les  châteaux  et  jusque  dans  le 
manoir  à  demi  rustique  des  gentillâtres.  Même  dans  nos 
provinces  du  centre,  les  plus  arriérées  par  leur  situation, 
le  sentiment  de  l'équité  sociale  l'emportait  déjà  sur  la  cou- 
tume barbare.  Plus  d'un  mauvais  garnement  avait  été 
obligé  de  s'iunender  en  dépit  de  ses  privilèges,  et,  en  cer- 
tains endroits,  les  paysans,  poussés  à  bout,  s'étaient  dé- 
barrassés de  leur  seigneur,  sans  que  les  tribunaux  eussent 
songé  à  s'emparer  de  l'affaire  et  sans  que  les  parents  eus- 
sent osé  demander  vengeance. 

Malgré  cette  disposition  des  esprits,  mon  grand-père 
s'était  longtemps  maintenu  dans  le  pays  sans  éprouver  de 
résistance.  Mais,  ayant  eu  une  nombreuse  famille  à  élever, 
laquelle  était  pourvue  comme  lui  de  bon  nombre  de  vices, 
il  se  vit  enfin  tourmenté  et  obsédé  de  créanciers  que  n'ef- 
farouchaient plus  les  menaces,  et  qui  menaçaient  eux-mêmes 
(le  lui  faire  un  mauvais  parti.  Il  fallut  songer  à  éviter  les 
recors  d'un  côté,  et,  de  l'autre,  les  querelles  qui  naissaient 
à  chaque  instant,  et  dans  lesquelles,  malgré  leur  nombre, 
leur  bon  accord  et  leur  force  herculéenne,  les  Mauprat  ne 
brillaient  plus,  toute  la  population  se  joignant  à  ceux  qui 
les  insultaient  et  se  mettant  en  devoir  de  les  lapider. 
Alors  Tristan,  ralliant  sa  lignée  autour  de  lui,  comme  le 
sanglier  rassemble,    après  la  chasse,    ses  marcassins   dis- 

3 


18  AIAIPRAT. 

perses,  se  retira  dans  son  castel,  en  fit  lever  le  pont  et  s'y 
renferma  avec  dix  ou  douze  manants,  ses  valets,  tous  bra- 
conniers ou  déserteurs,  qui  avaient  intérêt  comme  lui  à  se 
retirer  du  monde  (c'était  son  expression)  et  à  se  mettre  en 
sûreté  derrière  de  bonnes  murailles.  Un  énorme  faisceau 
darmes  de  chasse,  canardières,  carabines,  escopettes, 
pieux  et  coutelas,  fut  dressé  sur  la  plate-forme,  et  il  fut 
enjoint  au  portier  de  ne  jamais  laisser  approcher  plus  de 
deux  personnes  en  deçà  de  la  portée  de  son  fusil. 

Depuis  ce  jour,  Mauprat  et  ses  enfants  rompirent  avec 
les  lois  civiles,  comme  ils  avaient  rompu  avec  les  lois  mo- 
rales.   Ils   s'organisèrent    en    bande    d'aventuriers.   Tandis 
que  leurs  amés  et  féaux  braconniers  pourvoyaient  la  mai- 
son de  gibier,  ils  levaient  des  taxes  illégales  sur  les  métai- 
ries environnantes.  Sans  être  lâches  (et  tant  s'en  faut),  nos 
paysans,  vous  le  savez,   sont   doux  et  timides  par  noncha- 
lance, et  par  méfiance  de  la  loi,  que  dans  aucun  temps  ils 
n'ont  comprise,   et  qu'aujourd'hui  encore  ils  connaissent  à 
peine.  Aucune   province  de  France   n'a  conservé  plus  de 
vieilles  traditions  et  souffert  plus  longtemps  les  abus  de  la 
féodalité.  Nulle  part  ailleurs,   peut-être,  on  n'a  maintenu, 
comme  on  la   fait  cliez  nous  jusqu'ici,  le  titre  de  seigneur 
de  la  commune  à  certains  châtelains,  et  nulle  part  il   n'est 
aussi    facile    d'épouvanter   le    peuple  par    la    nouvelle    de 
quelque   fait    politique   absurde  et    impossible.    .Au   temps 
dont  je  vous  parle,  les    Mauprat,  seule  famille  puissante 
dans  un  rayon  de  campagnes  éloignées  des  villes  et  pri- 
vées de  communications  avec  l'extérieur,  n'eurent  pas  de 
peine  à  persuader   à  leurs  vassaux   que  le  servage   allait 
être  rétabli  et  que  les  récalcitrants  seraient  malmenés.  Les 
paysans  hésitèrent,  écoutèrent  avec  inquiétude   quelques- 
uns  d'entre  eux  qui  prêchaient  l'indépendance,  puis  réflé- 
chirent et  prirent  le  parti  de  se  soumettre.  Les  Mauprat  ne 


MAUPRAT.  19 

demandaient  pas  dargent.  Les  valeurs  monétaires  sont  ce 
que  le  paysan  de  ces  contrées  réalise  avec  le  plus  de 
peine,  ce  dont  il  se  dessaisit  avec  le  plus  de  répug'nance. 
L'argent  est  cher  est  un  de  ses  proverbes,  parce  que  l'ar- 
gent représente  pour  lui  autre  chose  qu'un  travail  phy- 
sique. C'est  un  commerce  avec  les  choses  et  les  hommes 
du  dehors,  un  effort  de  prévoyance  ou  de  circonspection, 
un  marché,  une  sorte  de  lutte  intellectuelle  qui  l'enlève  à 
ses  habitudes  d'incurie,  en  un  mot,  un  travail  de  l'esprit; 
et,  pour  lui,  c'est  le  plus  pénible  et  le  plus  inquiétant. 

Les  Alauprat,  connaissant  bien  le  terrain  et  n'ayant 
plus  de  grands  besoins  d'argent,  puisqu'ils  avaient  re- 
noncé à  payer  leurs  dettes,  réclamèrent  seulement  des 
denrées.  L'un  subit  la  surtaxe  sur  ses  chapons,  un  autre 
sur  ses  veaux,  un  troisième  fournit  le  blé,  un  quatrième  le 
fourrage,  et  ainsi  de  suite.  On  avait  soin  de  rançonner 
avec  discernement,  de  demander  à  chacun  ce  qu'il  pouvait 
donner  sans  se  gêner  outre  mesure;  on  promettait  à  tous 
aide  et  protection,  et,  jusqu'à  un  certain  point,  on  tenait 
parole.  On  détruisait  les  loups  et  les  renards,  on  accueil- 
lait et  on  cachait  les  déserteurs,  on  aidait  à  frauder  l'Etat, 
en  intimidant  les  employés  de  la  gabelle  et  les  collecteurs 
de  l'impôt. 

On  usa  de  la  facilite  d'abuser  le  pauvre  sur  ses  véri- 
tables intérêts,  et  de  corrompre  les  gens  simples  en  dépla- 
çant le  principe  de  leur  dignité  et  de  leur  liberté  natu- 
relle. On  fit  entrer  toute  la  contrée  dans  l'espèce  de  scission 
qu'on  avait  faite  avec  la  loi,  et  on  effraya  tellement  les 
fonctionnaires  chargés  de  la  faire  respecter,  qu'elle  tomba 
en  pou  d'années  dans  une  véritable  désuélude;  de  sorte 
que,  tandis  qu'à  une  faible  dislance  de  ce  pays,  la  France 
marchait  à  grands  pas  vers  l'affranchissement  des  classes 
pauvres,   la   Varenne    suivait    une    marche    rélrograde    cl 


20  M  AU  P  RAT. 

retournait  à  plein  collier  vers  l'ancienne  tyrannie  des 
hobereaux.  Il  fut  bien  aisé  aux  Mauprat  de  pervertir  ces 
pauvres  gens  :  ils  affectèrent  de  se  populariser,  afin  de 
contraster  avec  les  autres  nobles  de  la  province,  qui  con- 
servaient dans  leurs  manières  la  hauteur  de  leur  antique 
puissance.  jNIon  grand-père  ne  perdait  pas  surtout  cette 
occasion  de  faire  partager  aux  paysans  son  aniniadversion 
contre  son  cousin  Hubert  de  Mauprat.  Tandis  que  celui-ci 
donnait  audience  à  ses  chevanciers,  lui,  assis  dans  son  fau- 
teuil, eux  debout  et  la  tête  nue,  Tristan  de  Mauprat  les 
faisait  asseoir  à  sa  table,  goûtait  avec  eux  le  vin  qu'ils  lui 
apportaient  en  hommage  volontaire,  et  les  faisait  recon- 
duire par  ses  gens  au  milieu  de  la  nuit,  tous  ivres  morts, 
la  torche  en  main  et  faisant  retentir  la  forêt  de  refrains 
obscènes.  Le  libertinage  acheva  la  démoralisation  des 
paysans.  Les  Mauprat  eurent  bientôt  dans  toutes  les  familles 
des  accointances  que  l'on  toléra  parce  qu'on  y  trouva  du 
profit,  et,  faut-il  le  dire?  hélas!  des  satisfactions  de  va- 
nité. La  dispersion  des  habitations  favorisait  le  mal.  Là, 
point  de  scandale,  point  de  censure.  Le  plus  petit  village 
eût  suffi  pour  faire  éclore  et  régner  une  opinion  publique; 
mais  il  n'y  avait  que  des  chaumières  éparses,  des  métai- 
ries isolées;  des  landes  et  des  taillis  mettaient  entre  les 
familles  des  distances  assez  considérables  pour  qu'elles  ne 
pussent  exercer  mutuellement  leur  contrôle.  La  honte  fait 
plus  que  la  conscience.  Il  est  inutile  de  vous  dire  quels 
nombreux  liens  d'infamie  s'élablirent  entre  les  maîtres  et 
les  esclaves  :  la  débauche,  l'exaction  et  la  banqueroute 
furent  l'exemple  et  le  précepte  de  ma  jeunesse,  et  l'on  me- 
nait joyeuse  vie.  On  se  moquait  de  toute  équité,  on  ne 
remboursait  aux  créanciers  ni  intérêts  ni  capitaux,  on  ros- 
sait les  gens  de  loi  qui  se  hasardaient  à  venir  faire  des 
sommations,   on  canardait  la  maréchaussée  lorsqu'elle  ap- 


MAUPRAT.  21 

prochait  trop  des  tourelles;  on  souhaitait  la  peste  au  par- 
lement, la  famine  aux  hommes  imbus  de  philosophie  nou- 
velle, la  mort  à  la  branche  cadette  des  Mauprat,  et  on  se 
donnait  par-dessus  tout  des  airs  de  paladins  du  xii"  siècle. 
Mon  grand-père  ne  parlait  que  de  sa  généalogie  et  des 
prouesses  de  ses  ancêtres;  il  regrettait  le  bon  temps  où 
les  châtelains  avaient  chez  eux  des  instruments  pour 
la  torture,  des  oubliettes  et  surtout  des  canons.  Pour 
nous,  nous  n'avions  que  des  fourches,  des  bâtons  et  une 
mauvaise  coulevrine,  que  mon  oncle  Jean  pointait,  du 
reste,  fort  bien,  et  qui  suffisait  pour  tenir  en  respect  la 
chétive  force  militaire  du  canon. 


22  M  AU  P  RAT. 


II 


Le  vieux  Maupral  était  un  animal  perfide  et  carnassier 
qui  tenait  le  milieu  entre  le  loup-cervier  et  le  renard.  Il 
avait,  avec  une  élocution  abondante  et  facile,  un  vernis 
d'éducation  qui  aidait  en  lui  à  la  ruse.  Il  affectait  beaucoup 
de  politesse  et  ne  manquait  pas  de  moyens  de  persuasion 
avec  les  objets  de  ses  vengeances.  Il  savait  les  attirer  chez 
lui  et  leur  faire  subir  des  traitements  affreux  que,  faute  de 
témoins,  il  leur  était  impossible  de  prouver  en  justice. 
Toutes  ces  scélératesses  portaient  un  caractère  d'habileté 
si  grande,  que  le  pays  en  fut  frappé  d'une  consternation 
qui  ressemblait  presque  à  du  respect.  Jamais  il  ne  fut  pos- 
sible de  le  saisir  hors  de  sa  tanière,  quoiqu'il  en  sortît  sou- 
vent et  sans  beaucoup  de  précautions  apparentes.  C'était 
un  homme  qui  avait  le  génie  du  mal,  et  ses  fils,  à  défaut  de 
l'affection  dont  ils  étaient  incapables,  subissaient  l'ascen- 
dant de  sa  détestable  supériorité  et  lui  obéissaient  avec 
une  discipline  et  une  ponctualité  presque  fanatiques.  Il 
était  leur  sauveur  dans  tous  les  cas  désespérés,  et,  lorsque 
l'ennui  de  la  réclusion  commençait  à  planer  sous  nos 
voûtes  glacées,  son  esprit,  facétieusement  féroce,  le  com- 
battait chez  eux  par  l'attrait  de  spectacles  dignes  d'une 
caverne  de  voleurs.  C'étaient  parfois  de  pauvres  moines  què- 
ti^urs  qu'on  s'amusait  à  effrayer  et  à  tourmenter  :  on  leur 
brûlait  la  barbe,  on  les  descendait  dans  des  puits  et  on  les 


MAL:  P RAT.  23 

tenait  suspendus  entre  la  vie  et  la  mort  jusqu'à  ce  qu'ils 
eussent  chanté  quelque  gravelure  ou  proféré  quelque  blas- 
phème. Tout  le  pays  connaît  l'aventure  du  greffier  qu'on 
laissa  entrer  avec  quatre  huissiers,  et  qu'on  reçut  avec  tous 
les  empressements  d'une  hospitalité  fastueuse.  Mon  grand- 
père  feignit  de  consentir  de  bonne  grâce  à  l'exécution  de 
leur  mandat  et  les  aida  poliment  à  faire  l'inventaire  de 
son  mobilier,  dont  la  vente  était  décrétée  ;  après  quoi,  le 
dîner  étant  servi  et  les  gens  du  roi  attablés,  Tristan  dit  au 
greffier  : 

— -  Eii  !  mon  Dieu,  j'oubliais  une  pauvre  haridelle  que 
j'ai  à  l'écurie.  Ce  n'est  pas  grand'chose;  mais  encore  vous 
pourriez  être  réprimandé  pour  l'avoir  omise,  et,  comme  je 
A'ois  que  vous  êtes  un  brave  homme,  je  ne  veux  point  vous 
induire  en  erreur.  Aenez  avec  moi  la  voir,  ce  sera  l'affaire 
d'un  instant. 

Le  greffier  suivit  Mauprat  sans  défiance,  et,  au  mo- 
ment où  ils  entraient  ensemble  dans  l'écurie,  Mauprat,  qui 
marchait  le  premier,  lui  dit  d'avancer  seulement  la  tête  ; 
ce  que  fit  le  grefiier,  désireux  de  montrer  beaucoup  d'in- 
dulgence dans  l'exercice  de  ses  fonctions  et  de  ne  point 
examiner  les  choses  scrupuleusement.  Alors  Mauprat 
poussa  brusquement  la  porte  et  lui  serra  si  fortement  le 
cou  entre  le  battant  et  la  muraille,  que  le  malheureux  en 
perdit  la  respiration.  Tristan,  le  jugeant  assez  puni,  rou- 
vrit la  porte,  et,  lui  demandant  pardon  de  son  iiiad\er- 
tance  avec  beaucoup  de  civilité,  lui  offrit  son  bras  pour  le 
reconduire  à  table,  ce  que  le  greffier  ne  jugea  pas  à  pro- 
pos de  refuser.  Mais,  aussitôt  qu'il  fut  rentré  dans  la  salle 
où  étaient  ses  confrères,  il  se  jeta  sur  une  chaise,  et,  leur 
montrant  sa  figure  livide  et  son  cou  meurtri,  il  demanda 
justice  contre  le  guet-apens  où  on  venait  de  l'entraînei'. 
C'est    alors   que  mon   grand-père,   se  li\ranl    à  sa    fourbe 


24  MALPRAT. 

railleuse,  joua  une  scène  de  comédie  d'une  audace  sin"-u- 
lière.  Il  reprocha  gravement  au  greffier  de  l'accuser  injus- 
tement, et,  affectant  de  lui  parler  toujours  avec  beaucoup 
de  politesse  et  de  douceur,  il  prit  les  autres  à  témoin  de 
sa  conduite,  les  suppliant  de  l'excuser  si  sa  position  pré- 
caire l'empêchait  de  les  mieux  recevoir,  et  leur  faisant  les 
honneurs  de  son  dîner  d'une  manière  splendide.  Le  pauvre 
greffier  n'osa  pas  insister  et  fut  forcé  de  dîner,  quoique  à 
demi  mort.  Ses  confrères  furent  si  complètement  dupes  de 
l'assurance  de  Mauprat,  qu'ils  burent  et  mangèrent  gaie- 
ment, en  traitant  le  greffier  de  fou  et  de  malhonnête.  Ils 
sortirent  de  la  Roche-Mauprat  tous  ivres,  chantant  les 
louanges  du  châtelain  et  raillant  le  greffier,  qui  tomba 
mort  sur  le  seuil  de  sa  maison  en  descendant  de  cheval. 

Les  huit  garçons,  l'orgueil  et  la  force  du  vieux  Mau- 
prat,  lui  ressemblaient  tous  également  par  la  vigueur  pliv- 
sique,  la  brutalité  des  mœurs,  et  plus  ou  moins  par  la 
finesse  et  la  méchanceté  moqueuse.  Il  faut  le  dire,  c'étaient 
de  vrais  coquins,  capables  de  tout  mal  et  complètement 
idiots  devant  une  noble  idée  ou  devant  un  bon  sentiment; 
cependant  il  y  avait  en  eux  une  sorte  de  bravoure  déses- 
pérée, qui  parfois  n'était  pas  pour  moi  sans  une  apparence 
de  grandeur.  Mais  il  est  temps  que  je  vous  parle  de  moi  et 
que  je  vous  raconte  le  développement  de  mon  âme  au 
sein  du  bourbier  immonde  où  il  avait  plu  à  Dieu  de  me 
plonger  au  sortir  de  mon  berceau. 

J'aurais  tort  si,  pour  forcer  votre  commisération  à  me 
suivre  dans  ces  premières  années  de  ma  Aie,  je  vous 
disais  que  je  naquis  avec  une  noble  organisation,  avec  une 
âme  pure  et  incorruptible.  Quant  à  cela,  monsieur,  je  n'en 
sais  rien.  Il  n'y  a  peut-être  pas  d'âmes  incorruptibles,  et 
peut-être  qu'il  y  en  a.  C'est  ce  que  ni  vous  ni  personne  ne 
saurez  jamais.   Cest  une   grande  question  à  résoudre  que 


MAL  P  RAT.  25 

celle-ci  :  -  Y  a-t-il  ca  nous  des  penchanls  invincibles,  et 
l'éducation  peut-elle  les  modifier  seulement  ou  les  dé- 
truire? ')  Moi,  je  n'oserais  prononcer  ;  je  ne  suis  ni  méta- 
physicien, ni  psychologue,  ni  philosophe;  mais  j'ai  eu  une 
terrible  vie,  messieurs;  et,  si  j'étais  législateur,  je  ferais 
arracher  la  langue  ou  couper  le  bras  à  celui  qui  ose- 
rait prêcher  ou  écrire  que  l'organisation  des  individus 
est  fatale,  et  qu'on  ne  refait  pas  j)lus  le  caractère  d'un 
homme  que  l'appétit  d'un  tigre.  Dieu  m'a  préservé  de  le 
croire. 

Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que  j'avais  reçu  de 
ma  mère  de  bonnes  notions  sans  avoir  peut-être  naturelle- 
ment ses  bonnes  qualités.  Chez  elle,  j'étais  déjà  violent, 
mais  d'une  violence  sombre  et  concentrée,  aveugle  et 
brutal  dans  la  colère,  méfiant  jusqu'à  la  poltronnerie  à 
l'approche  du  danger,  hardi  jusqu'à  la  folie  quand  j'étais 
aux  prises  avec  lui,  c'est-à-dire  à  la  fois  timide  et  brave 
par  amour  de  la  vie.  J'étais  d'une  opiniâtreté  révoltante; 
pourtant  ma  mère  seule  réussissait  à  me  vaincre;  et,  sans 
bien  raisonner,  car  mon  intelligence  fut  très  tardive  dans 
son  développement,  je  lui  obéissais  comme  à  une  sorte  de 
nécessité  magnétique.  Avec  ce  seul  ascendant,  dont  je  me 
souviens,  et  celui  dune  autre  fenmie  que  j'ai  subi  par  la 
suite,  il  y  avait  et  il  y  a  eu  de  quoi  me  mener  à  bien.  Mais 
je  perdis  ma  mère  avant  qu'elle  eût  pu  m'enseigner  sérieu- 
sement quelque  chose;  et,  quand  je  fus  transplanté  à  la 
Roche-Mauprat,  je  ne  pus  éprouver  pour  le  mal  qui  s'y 
faisait  qu'une  répulsion  instinctive,  assez  faible  peut-être, 
si  la  peur  ne  s'y  fût  mêlée. 

Mais  je  remercie  le  ciel  du  fond  du  cœur  pour  les  mau- 
vais traitements  dont  j'y  fus  accablé,  et  surtout  pour  la 
haine  que  mon  oncle  Jean  conçut  pour  moi.  Mon  malheur 
me    prc'serva    de  l'indiirérence  en    face    du    mal,    el    mes 

4 


26  MAUPRAT. 

souffrances  m'aidèrent  à  détester  ceux  qui  le  commet- 
taient. 

Ce  Jean  était  certainement  le  plus  détestable  de  sa 
race  :  depuis  qu'une  chute  de  cheval  l'avait  rendu  contre- 
fait, sa  méchante  humeur  s'était  développée  en  raison  de 
l'impossibilité  de  faire  autant  de  mal  que  ses  compagnons. 
Obligé  de  rester  au  logis  quand  les  autres  partaient  pour 
leurs  expéditions,  car  il  ne  pouvait  monter  à  cheval,  il 
n'avait  de  plaisir  que  lorsque  le  cliâteau  reccAail  un  de  ces 
petits  assauts  inutiles  que  la  maréchaussée  lui  donnait 
quelquefois  comme  pour  l'acquit  de  sa  conscience.  Re- 
tranché derrière  un  rempart  en  pierres  de  taille  qu'il  avait 
fait  construire  à  sa  guise,  Jean,  assis  tranquillement  auprès 
de  sa  coulevrine,  effleurait  de  temps  en  temps  un  gen- 
darme et  retrouvait  tout  à  coup,  disait-il,  le  sommeil  et 
l'appétit  que  lui  ùtait  son  inaction.  Même  il  n'attendait  pas 
les  cas  d'attaque  pour  grimper  à  sa  chère  plate-forme;  et 
là,  accroupi  comme  un  chat  qui  fait  le  guet,  dès  qu'il 
voyait  un  passant  se  montrer  au  loin  sans  faire  le  signal,  il 
exerçait  son  adresse  sur  ce  point  de  mire  et  lui  faisait 
rebrousser  chemin.  Il  appelait  cela  donner  un  coup  de  balai 
sur  la  route. 

Mon  jeune  âge  me  rendant  incapable  de  suivre  mes 
oncles  à  la  chasse  et  à  la  maraude,  Jean  devint  naturelle- 
ment mon  gardien  et  mon  instituteur,  c'est-à-dire  mon 
geôlier  et  mon  bourreau.  Je  ne  vous  raconterai  pas  les 
détails  de  cette  infernale  existence.  Pendant  près  de  dix 
ans,  j'ai  subi  le  froid,  la  faim,  l'insulte,  le  cachot  et  les 
coups,  selon  les  caprices  plus  ou  moins  féroces  de  ce 
monstre.  Sa  grande  haine  pour  moi  vint  de  ce  qu'il  ne  put 
parvenir  à  me  dépraver;  mon  caractère  rude,  opiniâtre  et 
sauvage  me  préserva  de  ses  viles  séductions.  Peut-être 
n'avais-je  en  moi  aucune  force   pour  la  vertu;   mais  j'en 


MAUPRAT.  27 

avais  heureusement  pour  la  haine.  Plutôt  que  de  complaire 
à  mon  tyran,  j'aurais  souffert  mille  morts;  je  grandis  donc 
sans  concevoir  aucun  attrait  pour  le  vice.  Cependant  j'avais 
de  si  étranges  notions  sur  la  société,  que  le  métier  de  mes 
oncles  ne  me   causait  par  lui-même   aucune   répugnance. 
Vous  pensez  bien  qu'élevé  derrière  les  murs  de  la  Roche- 
Maupral,  et  vivant  en  état  de  siège  perpétuel,  j'avais  abso- 
lument les  idées   qu'eût  pu   avoir  un   servant  darmes  au 
temps  de  la  barbarie  féodale.  Ce  qui,  hors  de  notre  tanière, 
.s'appelait,  pour   les   autres  hommes,  assassiner,  piller  et 
torturer,  on  m'apprenait  à  l'appeler  combattre,  vaincre  et 
soumettre.  Je  savais,  pour  toute  histoire  des  hommes,  les 
légendes  et  les  ballades  de  la  chevalerie  que  mon  grand- 
père  me  racontait  le  soir,  lorsqu'il  avait  le  temps  de  songer 
à  ce  qu'il  appelait  mon  éducation  ;   et,  quand  je  lui  adres- 
sais quelque  question  sur  le  temps  présent,  il  me  répondait 
que  les  temps  étaient  bien  changés,  que  tous  les    Français 
étaient  devenus  traîtres  et  félons,  qu'ils  avaient  fait  peur 
aux  rois,  et  que  ceux-ci  avaient  abandonné  lâchement  la 
noblesse,   laquelle,  à    son  tour,  avait  eu  la  couardise  de 
renoncer  à  ses  privilèges  et  de  se  laisser  faire  la  loi  par  les 
manants.  J'écoutais  avec  surprise,  et  presque  avec  indigna- 
tion, cette  peinture  de  l'époque  où  je  vivais,  époque  pour 
moi    indéfinissable.    Mon    grand-père  n'était   pas  fort  sur 
la   chronologie  :  aucune  espèce  de    livre   ne  se  trouvait 
à  la  Roche-Mauprat,    si    ce    n'est  l'histoire  des   fils  Ay- 
mon  et  quelques  chroniques  du  même  genre,   rapportées 
des  foires  du  pays  par  nos  valets.  Trois  noms  surnageaient 
seuls   dans   le   chaos    de    mon    ignorance,    Charlcmagne, 
Louis  XI  et  Louis  XIV,  parce  que  mon  grand-père  les  fai- 
sait souxent  intervenir  dans  ses  commentaires  sur  les  droits 
méconnus  de  la  noblesse.  Et  moi,  en  vérité,  je  savais  à  peine 
la  différence  d'un  règne  à  une  race,  ctjen'élais  pas  l)ii'n  sûr 


28  MAUPRAT. 

que  mon  yrand-père  n'eût  pas  vu  Charlemagne  ;  car  il  en 
parlait  plus  souvent  et  plus  volontiers  que  de  tout  autre. 
Mais,  en  même  temps  que  mon  énergie  instinctive  me 
faisait  admirer  les  faits  d'armes  de  mes  oncles  et  m'inspirait 
le  désir  d'y  prendre  part,  les  froides  cruautés  que  je  leur 
voyais  exercer  au  retour  de  leurs  campagnes,  et  les  perfi- 
dies au  moyen  desquelles  ils  attiraient  des  dupes  chez  eux, 
pour  les  rançonner  ou  les  torturer,  me  causaient  des  émo- 
tions pénibles,  étranges,  et  dont  il  me  serait  difficile, 
aujourd'hui  que  je  parle  en  toute  sincérité,  de  me  rendre 
compte  bien  clairement.  Dans  l'absence  de  tout  principe  de 
morale,  il  eût  été  naturel  que  je  me  contentasse  de  celui 
du  droit  du  plus  fort,  que  je  voyais  mettre  en  pratique; 
mais  les  humiliations  et  les  souffrances  qu'en  raison  de  ce 
droit  mon  oncle  Jean  m'imposait  m'avaient  appris  à  ne  pas 
m'en  contenter.  Je  comprenais  le  droit  du  plus  brave  et 
je  méprisais  sincèrement  ceux  qui,  pouvant  mourir,  accep- 
taient la  vie  au  prix  des  ignominies  qu'on  leur  faisait  subir 
à  la  Roche-Mauprat.  Mais  ces  affronts,  ces  terreurs,  im- 
posés à  des  prisonniers,  à  des  femmes,  à  des  enfants,  ne 
me  semblaient  expliqués  et  autorisés  que  par  des  appétits 
sanguinaires.  Je  ne  sais  si  j'étais  assez  susceptible  d'un  bon 
sentiment  pour  qu'ils  m'inspirassent  de  la  pitié  pour  les 
victimes,  mais  il  est  certain  que  j'éprouvais  ce  sentiment 
de  commisération  égoïste  qui  est  dans  la  nature,  et,  qui, 
perfectionné  et  ennobli,  est  devenu  la  charité  chez  les 
hommes  civilisés.  Sous  ma  grossière  enveloppe,  mon  cœur 
n'avait  sans  doute  que  des  tressaillements  de  peur  et  de 
dégoût  à  l'aspect  des  supplices  que,  d'un  jour  à  l'autre,  je 
pouvais  subir  pour  mon  compte  au  moindre  caprice  de  mes 
oppresseurs;  d'autant  plus  que  Jean  avait  l'habitude,  lors- 
qu'il me  voyait  pâlir  à  ces  affreux  spectacles,  de  me  dire 
dun  air  "'^oirucnard  : 


MAUPRAT.  29 

—  Voilà  ce  que  je  te  ferai  quand  tu  désobéiras. 

Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  j'éprouvais  un  affreux 
malaise  en  présence  de  ces  actions  iniques  ;  mon  sang  se 
figeait  dans  mes  veines,  ma  gorge  se  serrait,  et  je  m'en- 
fuyais pour  ne  pas  répéter  les  cris  qui  frappaient  mon 
oreille.  Cependant,  avec  le  temps,  je  me  blasai  un  peu  sur 
ces  impressions  terribles.  Ma  fibre  s'endurcit,  l'habitude 
me  donna  des  forces  pour  cacher  ce  qu'on  appelait  ma 
lâcheté.  J'eus  honte  des  signes  de  faiblesse  que  je  donnais, 
et  je  forçai  mon  visage  au  sourire  d'hyène  que  je  voyais  sur 
le  visage  de  mes  proches.  Mais  je  ne  pus  jamais  réprimer 
des  frémissements  convulsifs  qui  me  passaient  de  temps  en 
temps  dans  tous  les  membres  et  un  froid  mortel  qui  des- 
cendait dans  mes  veines  au  retour  de  ces  scènes  d'angoisse. 
Les  femmes  traînées,  moitié  de  gré,  moitié  de  force,  sous 
le  toit  de  la  Roche-Mauprat,  me  causaient  un  trouble  incon- 
cevable. Je  commençais  à  sentir  le  feu  de  la  jeunesse  s'é- 
veiller en  moi  et  à  jeter  un  regard  de  convoitise  sur  cette 
part  des  captures  de  mes  oncles  ;  mais  il  se  mêlait  à  ces 
naissants  désirs  des  angoisses  inexprimables.  Les  femmes 
n'étaient  qu'un  objet  de  mépris  pour  tout  ce  qui  m'entou- 
rait; je  faisais  de  vains  efforts  pour  séparer  cette  idée  de 
celle  du  plaisir  qui  me  sollicitait.  Ma  tète  était  boulever- 
sée, et  mes  nerfs,  irrités,  donnaient  un  goût  violent  et  ma- 
ladif à  toutes  mes  sensations. 

Du  reste,  j'avais  le  caractère  aussi  mal  fait  que  mes 
compagnons;  et,  si  mon  cœur  valait  mieux,  mes  manières 
n'étaient  pas  moins  arrogantes,  ni  mes  plaisanteries  de 
meilleur  goût.  Un  trait  de  ma  méchanceté  adolescente 
n'est  pas  inutile  à  rapporter  ici,  d'autant  plus  que  les 
suites  de  ce  fait  eurent  de  l'influence  sur  le  reste  de  ma 
vie. 


30  MAL  P RAT. 


III 


A  trois  lieues  de  la  Roche-Mauprat,  en  tirant  vers  le 
Fromental,  vous  devez  avoir  vu,  au  milieu  des  bois,  une 
vieille  tour  isolée,  célèbre  par  la  mort  tragique  d'un  pri- 
sonnier que  le  bourreau,  étant  en  tournée,  trouva  bon 
de  pendre,  il  y  a  une  centaine  d'années,  sans  autre  forme 
de  procès,  pour  complaire  à  un  ancien  Mauprat,  son  sei- 
gneur. 

A  l'époque  dont  je  vous  parle,  la  tour  Gazeau  était  déjà 
abandonnée,  menaçant  ruine  :  elle  était  domaine  de  l'État, 
et  on  y  avait  toléré,  par  oubli  plus  que  par  bienfaisance,  la 
retraite  d'un  vieux  indigent,  homme  fort  original,  vivant 
complètement  seul,  et  connu  dans  le  pays  sous  le  nom  du 
bonhomme  Patience. 

—  J'en  ai  entendu  parler  à  la  grand'mère  de  ma  nour- 
rice, repris-je  ;  elle  le  tenait  pour  sorcier. 

—  Précisément  ;  et,  puisque  nous  voici  sur  ce  sujet,  il 
faut  que  je  vous  dise  au  juste  quel  homme  était  ce  Patience; 
car  j'aurai  plus  d'une  fois  occasion  de  vous  en  parler  dans 
le  cours  de  mon  récit,  et  jai  eu  aussi  celle  de  le  connaître 
à  fond. 

Patience  était  un  philosophe  rustique.  Le  ciel  lui  avait 
départi  une  haute  intelligence;    mais   l'éducation  lui  avait 


MAUPRAT.  31 

manqué,  et,  par  une  sorte  de  fatalité  inconnue,  son  cer- 
veau avait  été  complètement  rebelle  au  peu  d'instruction 
qu'il  avait  été  à  même  de  recevoir.  Ainsi  il  avait  été  à 
l'école  chez  les  Carmes  de  ***,  et,  au  lieu  de  ressentir  ou  de 
montrer  de  l'aptitude,  il  avait  fait  l'école  buissonnièreavec 
plus  de  délices  qu'aucun  de  ses  camarades.  C'était  une 
nature  éminemment  contemplative,  douce  et  indolente, 
mais  fière,  et  poussant  jusqu'à  la  sauvagerie  l'amour  de 
l'indépendance;  religieuse,  mais  ennemie  de  toute  règle; 
un  peu  ergoteuse,  très  méfiante,  implacable  aux  hypo- 
crites. Les  pratiques  du  cloître  ne  lui  imposèrent  pas,  et, 
pour  avoir  eu  une  ou  deux  fois  son  franc  parler  avec  les 
moines,  il  fut  chassé  de  l'école.  Depuis  ce  temps,  il  fut 
grand  ennemi  de  ce  qu'il  appelait  la  monacaille  et  se 
déclara  ouvertement  pour  le  curé  de  Briantes,  qu'on  accu- 
sait d'êti-e  janséniste.  Mais  le  curé  ne  réussit  pas  mieux 
que  les  moines  à  instruire  Patience.  Le  jeune  paysan, 
quoique  doué  d'une  force  herculéenne  et  d'une  grande 
curiosité  pour  la  science,  montrait  une  aversion  insurmon- 
table pour  toute  espèce  de  travail,  soit  physique,  soit 
intellectuel.  Il  professait  une  philosophie  naturelle  à 
laquelle  il  était  bien  difficile  au  curé  de  répondre.  On 
n'avait  pas  besoin  de  travailler,  disait-il,  quand  on  n'avait 
pas  besoin  d'argent,  et  on  n'avait  pas  besoin  d'argent  quand 
on  n'avait  que  des  besoins  modérés.  Patience  prêchait 
d'exemple;  dans  l'âge  des  passions,  il  eut  des  mœurs  aus- 
tères, ne  but  jamais  que  de  l'eau,  n'entra  jamais  dans  un 
cabaret,  ne  sut  point  danser,  et  fut  toujours  fort  gauche  et 
fort  timide  avec  les  femmes,  auxquelles,  d'ailleurs,  son 
caractère  bizarre,  sa  figure  sévère  et  son  esprit  un  peu 
railleur  ne  plurent  point.  Comme  s'il  eût  aimé  à  se  venger, 
par  le  dédain,  de  cette  défaveur,  ou  à  s'en  consoler  par  la 
sagesse,  il  se  plaisait,  comme  autrefois  Diogène,  à  dénigrer 


32  MALPRAT. 

les  vains  plaisirs  d  autrui  ;  et,  si  quelquefois  on  le  voyait 
passer  sous  la  ramée,  au  milieu  des  fêtes,  c'était  pour  v 
jeter  quelque  saillie  ingénue,  éclair  de  son  inexorable  bon 
sens.  Quelquefois  aussi  son  intolérante  moralité  s'exprima 
dune  manière  acerbe  et  laissa  derrière  lui  un  nuage  de 
tristesse  ou  d'effroi  dans  les  consciences  troublées.  C'est  ce 
qui  lui  suscita  de  violents  ennemis;  et  les  efforts  d'une 
haine  inepte,  joints  à  l'espèce  d'étonnement  qu'inspirait 
son  allure  excentrique,  lui  attirèrent  la  réputation  de  sor- 
cier. 

Quand  je  vous  ai  dit  que  linstruction  manqua  à  Pa- 
tience, je  me  suis  mal  exprimé.  Avide  de  connaître  les  hauts 
mystères  de  la  nature,  son  intelligence  voulut  escalader  le 
ciel  au  premier  vol  ;  et,  dès  les  premières  leçons,  le  curé 
janséniste  se  vit  tellement  troublé  et  effarouché  de  l'audace 
de  son  élève,  il  eut  tant  à  lui  dire  pour  le  calmer  et  le  sou- 
mettre, il  fallut  soutenir  un  tel  assaut  de  questions  hardies 
et  dobjections  superbes,  qu'il  n'eut  pas  le  loisir  de  lui 
enseigner  l'alphabet,  et  qu'au  bout  de  dix  ans  d'études 
interrompues  et  reprises  au  gré  du  caprice  ou  de  la  néces- 
sité, Patience  ne  savait  pas  lire.  C'est  à  grand'peine  qu'en 
suant  sur  son  livre,  il  déchiffrait  une  page  en  deux  heures, 
et  encore  ne  comprenait-il  pas  le  sens  de  la  plupart  des 
mots  qui  exprimaient  des  idées  abstraites.  Et  pourtant  ces 
idées  abstraites  étaient  en  lui;  on  les  pressentait  en  le 
voyant,  en  l'écoutant  ;  et  c'était  merveille  que  la  manière 
dont  il  parvenait  à  les  rendre  dans  son  langage  rustique, 
animé  d'une  poésie  barbare,  si  bien  qu'on  était,  en  l'enten- 
dant, partagé  entre  l'admiration  et  la  gaieté. 

Lui,  toujours  grave,  toujours  absolu,  ne  voulait  com- 
poser avec  aucune  dialectique.  Sto'icien  par  nature  et  par 
principe,  passionné  dans  la  propagande  de  sa  doctrine  du 
détachement   des   faux    biens,    mais    inébranhdjlc   dans    la 


M  AU  PU  A  T.  33 

pratique  de  la  résignation,  il  battait  en  brèche  le  pauvre 
curé  ;  et  c'était  à  ces  discussions,  comme  il  me  la  raconté 
souvent  dans  ses  dernières  années,  qu'il  avait  acquis  ses 
connaissances  en  philosophie.  Pour  résister  aux  coups  de 
bélier  de  la  logique  naturelle,  le  bon  janséniste  était  forcé 
d'invoquer  le  témoignage  de  tous  les  Pères  de  l'Eglise  et 
de  les  opposer,  souvent  même  de  les  corroborer  avec  la 
doctrine  de  tous  les  sages  et  savants  de  l'antiquité.  Alors 
les  yeux  ronds  de  Patience  grossissaient  dans  sa  lùle  (c'était 
son  expression),  la  parole  expirait  sur  ses  lèvres,  et,  charmé 
d'apprendre  sans  se  donner  la  peine  d'étudier,  il  se  faisait 
longuement  expliquer  la  doctrine  de  ces  grands  hommes 
et  raconter  leur  vie.  En  voyant  son  attention  et  son 
silence,  l'adversaire  triomphait;  mais,  au  moment  où  il 
croyait  avoir  convaincu  cette  âme  rebelle.  Patience,  enten- 
dant sonner  minuit  à  l'horloge  du  village,  se  levait,  pre- 
nait congé  de  son  hôte  avec  affection,  et,  reconduit  par 
lui  jusqu'au  seuil  du  presbytère,  le  consternait  avec  quelque 
réflexion  laconique  et  mordante  qui  confondait  saint  Jérôme 
et  Platon,  Eusèbc  tout  autant  que  Sénèque,  TertuUien  non 
moins  qu'Aristote. 

Le  curé  ne  s'avouait  pas  trop  la  supériorité  de  cette 
intelligence  inculte.  Néanmoins  il  était  tout  étonné  de  passer 
tant  de  soirs  d'hiver  au  coin  de  son  feu  avec  ce  paysan, 
sans  éprouver  ni  ennui  ni  fatigue  ;  et  il  se  demandait 
pourquoi  le  mt  gister  du  village,  et  même  le  prieur  du 
couvent,  quoique  sachant  grec  et  latin,  lui  semblaient, 
l'un  ennuyeux,  l'autre  erroné,  dans  tous  leurs  discours.  Il 
connaissait  toute  la  pureté  des  mœurs  de  Patience,  et  il 
s'expliquait  l'ascendant  de  son  esprit  par  le  pouvoir  et  le 
charme  que  la  vertu  exerce  et  répand  autour  d'elle.  Puis  il 
s'accusait  humblement,  chaque  soir,  devant  Dieu  de  n'avoir 
pas  disputé  avec  son  élève  à  un  point  de  vue  assez  chrétien. 

5 


34  MAL  PP.  A  T. 

Il  confessait  à  son  ange  gardien  que  l'orgueil  de  sa  science 
et  le  plaisir  qu'il  avait  goûté  à  se  voir  écouté  si  religieu- 
sement lavaient  un  peu  emporté  au  delà  des  limites  de 
l'enseignement  religieux;  qu'il  avait  cité  trop  complai- 
samment  les  auteurs  profanes;  qu'il  avait  même  trouvé  un 
dangereux  plaisir  à  se  promener  avec  son  auditeur  dans  les 
champs  du  passé,  pour  y  cueillir  des  fleurs  païennes  que 
l'eau  du  baptême  n'avait  pas  arrosées  et  qu'il  n'était  pas 
permis  à  un  prêtre  de  respirer  avec  tant  de  charme. 

De  son  côté,  Patience  chérissait  le  curé.  C'était  son  seul 
ami,  le  seul  lien  qu'il  eût  avec  la  société,  le  seul  aussi  qu'il 
eût  avec  Dieu  par  la  lumière  de  la  science.  Le  paysan 
s'exagérait  beaucoup  le  savoir  de  son  pasteur.  Il  ne  savait 
pas  que  même  les  plus  éclairés  des  hommes  civilisés  pren- 
nent souvent  à  rebours,  ou  ne  prennent  pas  du  tout  le 
cours  des  connaissances  humaines.  Patience  eût  été  délivré 
de  grandes  anxiétés  d'esprit  s'il  eût  pu  découvrir,  à  coup 
sûr,  que  son  maître  se  trompait  fort  souvent,  et  que  c'était 
l'homme  et  non  la  vérité  qui  faisait  défaut.  Ne  le  sachant 
pas  et  voyant  l'expérience  des  siècles  en  désaccord  avec  le 
sentiment  inné  de  la  justice,  il  était  en  proie  à  des  rêveries 
continuelles;  et,  vivant  seul,  errant  dans  la  campagne  à 
toutes  les  heures  du  jour  et  de  la  nuit,  absorbé  dans  des 
préoccupations  inconnues  à  ses  pareils,  il  donnait  de  plus 
en  plus  crédit  aux  fables  de  sorcellerie  débitées  contre  lui. 

Le  couvent  n'aimait  pas  le  pasteur.  Quelques  moines 
que  Patience  avaient  démasqués  haïssaient  Patience.  Le 
pasteur  et  l'élève  furent  persécutés.  Les  moines  ignares  ne 
reculèrent  pas  devant  la  possibilité  d'accuser  le  curé  auprès 
de  son  évêque  de  s'adonner  aux  sciences  occultes,  de 
concert  avec  le  magicien  Patience.  Une  sorte  de  guerre 
religieuse  s'établit  dans  le  village  et  dans  les  alentours. 
Tout  ce  qui  n'était  pas  pour  le  couvent  fut  pour  le  curé, 


MAUPRAT.  35 

et  réciproquement.  Patience  dédaigna  d'entrer  dans  cette 
lutte.  Un  beau  matin,  il  alla  embrasser  son  ami  en  pleu- 
rant et  lui  dit  : 

—  Je  n'aime  que  vous  au  monde,  je  ne  veux  donc  pas 
vous  être  un  sujet  de  persécution;  comme,  après  vous,  je 
ne  connais  et  n'aime  personne,  je  m'en  vais  vivre  dans  les 
bois  à  la  manière  des  hommes  primitifs.  J'ai  pour  héritage 
un  champ  qui  rapporte  cinquante  livres  de  rente;  c'est  la 
seule  terre  que  j'aie  jamais  remuée  de  mes  mains,  et  la 
moitié  de  son  chétif  revenu  a  été  employée  à  payer  la  dîme 
de  travail  que  je  dois  au  seigneur;  j'espère  mourir  sans 
avoir  fait  pour  autrui  le  métier  de  bête  de  somme.  Cepen- 
dant, si  on  vous  suspend  de  vos  fonctions,  si  on  vous  ôte 
votre  revenu,  et  que  vous  ayez  un  champ  à  labourer,  faites- 
moi  dire  un  mot,  et  vous  verrez  que  mes  bras  ne  se  seront 
pas  engourdis  dans  l'inaction. 

Le  pasteur  combattit  en  vain  cette  résolution.  Patience 
partit,  emportant  pour  tout  bagage  la  veste  qu'il  avait  sur  le 
dos,  et  un  abrégé  de  la  doctrine  d'Epictète,pour  laquelle 
il  avait  une  grande  prédilection,  et  dans  laquelle,  grâce  à 
de  fréquentes  études,  il  pouvait  lire  jusqu'à  trois  pages  par 
jour,  sans  se  fatiguer  outre  mesure.  L'anachorète  rustique 
alla  vivre  au  désert.  r)"al)ord  il  se  construisit  dans  les  bois 
une  cahute  de  ramée.  Mais,  assiégé  par  les  loups,  il  se 
réfugia  dans  une  salle  basse  de  la  tour  Gazeau,  où  il  se  fît, 
avec  un  lit  de  mousse  et  des  troncs  d'arbres,  un  ameuble- 
ment splendide;  avec  des  racines,  des  fruits  sauvages  et  le 
laitage  d'une  chèvre,  un  ordinaire  très  peu  inférieur  à  celui 
qu'il  avait  eu  au  village.  Ceci  n'est  point  exagéré.  Il  faut 
voir  le  paysan  de  certaines  parties  de  la  Varenne  pour  se 
faire  une  idée  de  la  sobriété  au  sein  de  laquelle  un  homme 
peut  vivre  en  état  de  santé.  Au  milieu  de  ces  habitudes 
stoïques,  Patience  était  encore   une  exception.  Jamais  le 


36  .MAI  PP.  AT. 

vin  n'avait  rougi  ses  lèvre?,  el  le  pain  lui  avait  toujours 
semblé  une  superfluilé.  Il  ne  haïssait  pas,  d'ailleurs,  la 
doctrine  de  Pythagore,  et,  dans  les  rares  entrevues  qu'il 
avait  désormais  avec  son  ami,  il  lui  disait  que,  sans  croire 
précisément  à  la  métempsycose  et  sans  se  faire  une  loi 
d'observer  le  régime  végétal,  il  éprouvait  involontairement 
une  secrète  joie  de  pouvoir  s'y  adonner  et  de  n'avoir  plus 
occasion  de  voir  donner  la  mort  tous  lesjoursàdes  animaux 
innocents. 

Patience  avait  pris  cette  étrange  résolution  à  l'âge  de 
quarante  ans;  il  en  avait  soixante  lorsque  je  le  vis  pour  la 
première  fois,  et  il  jouissait  d'une  force  physique  extra- 
ordinaire. Il  avait  bien  quelques  habitudes  de  promenade 
chaque  année  ;  mais,  à  mesure  que  je  vous  dirai  ma  vie, 
j'entrerai  dans  le  détail  de  la  vie  cénobilique  de  Patience. 

A  l'époque  dont  je  vais  vous  parler,  après  de  nombreuses 
persécutions,  les  gardes  forestiers,  par  crainte  de  se  voir 
jeter  un  sort,  plutôt  que  par  compassion,  lui  avaient  enfin 
concédé  la  libre  occupation  de  la  tour  Gazeau,  non  sans  le 
prévenir  qu'elle  pourrait  bien  lui  tomber  sur  la  tète  au 
premier  vent  d'orage;  à  quoi  Patience  avait  philosophique- 
ment réi»(mdu  que,  si  sa  destinée  était  d'être  écrasé,  le 
premier  arbre  de  la  forêt  serait  tout  aussi  bon  pour  cela 
que  les  combles  de  la  tour  Gazeau. 

Avant  de  vous  mettre  en  scène  mon  personnage  de 
Patience,  et  tout  en  vous  demandant  pardon  de  la  longueur 
trop  complaisante  de  cette  biographie  préliminaire,  je  dois 
encore  vous  dire  que,  dans  l'espace  de  ces  vingt  années, 
l'esprit  du  pasteur  avait  suivi  une  nouvelle  direction.  Il 
aimait  la  philosophie,  et,  malgré  lui,  le  cher  homme,  il  re- 
portait cet  amour  sur  les  philosophes,  même  sur  les  moins 
orthodoxes.  Les  ouvrages  de  Jean-Jacques  Rousseau  le 
transportèrent,  malgré  toute  sa  résistance  intérieure,  dans 


MALPRAT.  Ti 

des  régions  nouvelles;  et,  un  matin  qu'au  retour  d'une 
visite  à  des  malades,  il  avait  rencontré  Patience  herborisant 
pour  son  dîner  sur  les  rochers  de  Crevant,  il  s'était  assis 
près  de  lui  sur  la  pierre  druidique,  et  il  avait  fait  à  son 
propre  insu  la  profession  de  foi  du  vicaire  savoyard.  Pa- 
tience mordit  beaucoup  plus  volontiers  à  cette  religion 
poétique  qu'à  l'ancienne  orthodoxie.  Le  plaisir  avec  lequel 
il  écouta  le  résumé  des  doctrines  nouvelles  engagea  le  curé 
à  lui  donner  secrètement  quelques  rendez-vous  sur  des 
points  isolés  de  la  Varenne,  où  ils  devaient  se  rencontrer 
comme  par  hasard.  Dans  ces  conciliabules  mystérieux, 
l'imagination  de  Patience,  restée  si  fraîche  et  si  ardente 
dans  la  solitude,  s'enflamma  de  toute  la  magie  des  idées  et 
des  espérances  qui  fermentaient  alors  en  France,  depuis  la 
cour  de  Versailles  jusqu'aux  bruyères  les  plus  inhabitées.  Il 
s'éprit  de  Jean-Jacques  et  s'en  fit  lire  tout  ce  qu'il  lui  fut 
possible  d'en  écouter  sans  compromettre  les  devoirs  du 
curé.  Puis  il  se  fit  donner  un  exemplaire  du  Contrai  social 
et  alla  l'c-peler  sans  relâche  à  la  tour  Gazeau.  D'abord  le 
curé  ne  lui  avait  communiqué  cette  manne  qu'avec  des 
restrictions,  et,  tout  en  lui  faisant  admirer  les  grandes 
pensées  et  les  grands  sentiments  du  philosophe,  il  avait 
cru  le  mettre  en  garde  contre  les  poisons  de  l'anarchie. 
Mais  toute  l'ancienne  science,  toutes  les  heureuses  citations 
d'autrefois,  en  un  mot,  toute  la  théologie  du  bon  prêtre  fut 
emportée  comme  un  pont  fragile  par  le  torrent  d'éloquence 
sauvage  et  d'enthousiasme  irréfrénable  que  Patience  avait 
amassé  dans  son  désert.  Il  fallut  que  le  curé  cédât  et  repliât 
effrayé  sur  lui-même.  Alors  il  y  trouva  le  for  intérieur 
lézardé  et  craquant  de  toute  part.  Le  nouveau  soleil  qui 
montait  sur  l'horizon  politique  et  qui  bouleversait  toutes 
les  intelligences  fondit  la  sienne  comme  une  neige  légère 
au  premier  souffle  du  printemps.  L'exaltation  de  Patience, 


38  MAUI'RAT. 

le  «peclacle  de  sa  vie  étrange  et  poétique  qui  lui  donnait 
un  air  inspiré,  la  tournure  romanesque  que  prenaient  leurs 
relations  mystérieuses  (les  ignobles  persécutions  du  couvent 
ennoblissant  l'esprit  de  révolte;,  tout  cela  s'empara  si  fort 
du  prêtre,  qu'en  1770  il  était  déjà  bien  loin  du  jansénisme 
et  cherchait  vainement  dans  toutes  les  hérésies  religieuses 
un  point  où  se  retenir  avant  de  tomber  dans  l'abîme  de 
philosophie,  si  souvent  ouvert  devant  lui  par  Patience,  si 
souvent  refermé  en  vain  par  les  exorcismes  de  la  théologie 
romaine. 


MALPRAT.  39 


IV 


Après  ce  récit  de  la  vie  philosophique  de  Patience, 
rédigée  par  l'homme  d'aujourd'hui,  continua  Bernard  après 
une  pause,  j'ai  quelque  peine  à  retourner  aux  impressions 
bien  différentes  que  reçutl'homme  d'autrefois  en  rencontrant 
le  sorcier  de  la  tour  Gazeau.  Je  vaism'efforcer  cependant  de 
ressaisir  fidèlement  mes  souvenirs. 

Ce  fut  un  soir  d'été  qu'au  retour  d'une  pipée  où  plusieurs 
petits  paysans  m'avaient  accompagné,  je  passai  devant  la 
tour  Gazeau  pour  la  première  fois.  J'étais  âgé  d'environ 
treize  ans;  j'étais  le  plus  grand  et  le  plus  fort  de  mes 
compagnons,  et,  en  outre,  j'exerçais  sur  eux,  à  la  rigueur, 
l'ascendant  de  mes  prérogatives  seigneuriales.  C'était  entre 
nous  un  mélange  de  familiarité  et  d'étiquette  assez  bizarre. 
Parfois,  quand  l'ardeur  de  la  chasse  ou  la  fatigue  de  la 
journée  les  gouvernait  plus  que  moi,  j'étais  forcé  de  céder 
à  leurs  avis,  et  déjà  je  savais  me  rendre  à  point  comme 
le  font  les  despotes,  afin  de  n'avoir  jamais  l'air  d'être 
commandé  par  la  nécessité;  mais  j'avais  ma  revanche  dans 
l'occasion,  et  je  les  voyais  bientôt  trembler  devant  l'odieux 
nom  de  ma  famille. 

La  nuit  se  faisait,  et  nous  marchions  gaiement,  siffiant, 
abattant  des  cormes  à  coups  de  pierre,  imitant  le  cri  des 
oiseaux,  lorsque  celui  (jui  marchait  devant  s'arrêta  tout  à 
coup,  et,  revenant   sur   ses  pas,  déclara  qu'il  ne  passerait 


40  MAIFHAT. 

pas  par  le  sentier  de  la  tour  Gazeau,  et  qu'il  allait  |)reiKlro 
à  travers  bois.  Cet  avis  fut  accueilli  par  deux  autres.  Un 
troisième  objecta  que  Ion  risquait  de  se  perdre  si  on 
quittait  le  sentier,  que  la  nuit  était  proche  et  que  les  loups 
étaient  en  nombre. 

—  Allons,  canaille!  m'écriai -je  d'un  ton  de  prince  en 
poussant  le  guide,  suis  le  sentier,  et  laisse-nous  tranquilles 
avec  tes  sottises. 

—  Xon,  moi  \  dit  reniant,  je  viens  de  voir  le  sorcier 
qui  dit  (le.'i  paroles  sur  sa  porte,  et  je  n'ai  pas  en\  ie  d'avoir 
la  fièvre  toute  l'année. 

—  Bah!  dit  un  autre,  il  n'est  pas  méchant  avec  tout  Ir 
monde.  Il  ne  fait  pas  de  mal  aux  enfants;  et,  d'ailleurs, 
nous  n'avons  qu'à  passer  bien  tranquillement  sans  lui  rien 
dire;  qu'est-ce  que  vous  voulez  qu'il  nous  fasse? 

—  Oh!  c'est  bien,  reprit  le  premier,  si  nous  étions 
seuls!...  Mais  M.  Bernard  est  avec  nous,  nous  sommes  sûrs 
d'avoir  un  sort . 

—  Qu'est-ce  à  dire,  imbécile  ?  m'écriai-je  en  levant  le 
poing. 

—  Ce  n'est  pas  ma  faute,  monseiijncur,  reprit  l'enfant. 
Ce  vieux  chéh'f  n'aime  pas  les  monsi'eu,  et  il  a  dit  qu'il 
voudrait  voir  M.  Tristan  et  tous  ses  enfants  pendus  au  bout 
de  la  même  branche. 

—  Il  a  dit  cela?  Bon!  repris-jc,  avançons,  et  vous  allez 
voir.  Qui  m'aime  me  suive;  cpii  me  «piitte  est  un  làciie. 

Deux  de  mes  compagnons  se  laissèrent  entraîner  par  la 
vanité.  Tous  les  autres  feignirent  de  les  imiter;  mais,  au 
bout  de  (juatre  pas,  chacun  avait  pris  la  fuite  en  s'enfonçant 
dans  le  taillis,  et  je  continuai  fièrement  ma  route,  escorté 
de  mes  deux  acolytes.  Le  petit  Sylvain,  qui  allait  le  pre- 


1 .   Li)Cution  (1(1 


liny? 


MAUPRAT.  41 

mier,  ôta  son  chapeau  du  plus  loin  qu'il  vit  Patience,  et, 
lorsque  nous  fûmes  vis-à-vis  de  lui,  quoiqu'il  eût  la  tête 
baissée  et  qu'il  semblât  ne  faire  aucune  attention  à  nous, 
l'enfant,  frappé  de  terreur,  lui  dit  d'une  voix  tremblante  : 
—  Bonsoir  et  bonne  nuit,  maître  Patience  ! 

Le  sorcier,  sortant  de  sa  rêverie,  tressaillit  comme  un 
homme  qui  s'éveille,  et  je  vis,  non  sans  une  certaine 
émotion,  sa  figure  basanée,  à  demi  couverte  d'une  épaisse 
barbe  grise.  Sa  grosse  tête  était  tout  à  fait  dépouillée,  et 
la  nudité  du  front  contrastait  avec  l'épaisseur  du  sourcil, 
derrière  lequel  un  œil  rond  et  enfoncé  profondément  dans 
l'orbite  lançait  des  éclairs  comme  on  en  voit  à  la  lin  de 
l'été  derrière  le  feuillage  pâlissant.  C'était  un  homme  de 
petite  taille,  mais  large  des  épaules  et  bâti  comme  un 
gladiateur.  Il  était  couvert  de  haillons  orgueilleusement 
malpropres.  Sa  figure  était  courte  et  commune  comme  celle 
de  Socrate,  et,  si  le  feu  du  génie  brillait  dans  ses  traits 
fortement  accusés,  il  m'était  impossible  de  m'en  apercevoir. 
Il  me  fit  l'effet  d'une  bête  féroce,  d'un  animal  immonde. 
Un  sentiment  de  haine  s'empara  de  moi,  et,  résolu  de  venger 
l'affront  fait  par  lui  à  mon  nom,  je  mis  une  pierre  dans 
ma  fronde,  et,  sans  autres  préliminaires,  je  la  lançai  avec 
vigueur. 

Au  moment  où  la  pierre  partit,  Patience  était  en  train 
de  répondre  à  la  salutation  de  l'enfant. 

—  Bonsoir,  enfants;  Dieu  soit  avec  vous!...  nous 
disait-il,  lorsque  la  pierre  siffla  à  son  oreille  et  alla  frap- 
per une  chouette  apprivoisée  qui  faisait  les  délices  de 
Patience  et  qui  commençait  à  s'éveiller  avec  la  nuit  dans 
le  lierre  dont  la  porte  était  couronnée. 

La  chouette  jeta  un  cri  aigu  et  tomba  sanglante  aux 
pieds  de  son  maître,  qui  lui  répondit  par  un  rugissement 
et  resta  immobile  de  surprise  et  de  fureur  pendant   ((iiel- 

G 


42  MAL  1>  HA  T. 

qucs  seconde?.  Puis,  tout  à  coup,  prenant  par  les  pieds  la 
victime  palpitante,  il  l'enleva  de  terre,  et,  venant  à  notre 
rencontre  : 

—  Lequel  de  vous,  malheureux,  s'écria-l-il  d'une  voix 
tonnante,  a  lance  cette  pierre? 

Celui  de  mes  compagnons  qui  marchait  le  dernier  s'en- 
fuit avec  la  rapidité  du  vent;  mais  Sylvain,  saisi  par  la 
large  main  du  sorcier,  tomba  les  deux  genoux  en  terre,  en 
jurant  par  la  sainte  Vierge  et  par  sainte  Solange,  patronne 
du  Berry,  qu'il  était  innocent  du  meurtre  de  l'oiseau. 
J'avais,  je  l'avoue,  une  forte  démangeaison  de  le  laisser  se 
tirer  d'affaire  comme  il  pourrait,  et  d'entrer  dans  le  fourré. 
Je  m  étais  attendu  à  voir  un  vieux  jongleur  décrépit,  et 
non  à  tomber  dans  les  mains  d'un  ennemi  robuste;  mais 
l'orgueil  me  retint. 

—  Si  c'est  toi,  disait  Patience  à  mon  compagnon  trem- 
blant, malheur  à  toi,  car  tu  es  un  méchant  enfant,  et  tu 
seras  un  malhonnête  homme!  Tu  as  fait  une  mauvaise 
action;  lu  as  mis  ton  plaisir  à  causer  de  la  peine  à  un 
vieillard  qui  ne  t'a  jamais  nui,  et  lu  l'as  fait  avec  perfidie, 
avec  lâcheté,  en  dissimulant  et  en  lui  disant  le  bonsoir 
avec  politesse.  Tu  es  un  menteur,  un  infâme;  tu  m'as  arra- 
ché ma  seule  société,  ma  seule  richesse;  tu  t'es  réjoui  dans 
le  mal.  Que  Dieu  te  préserve  de  vivre,  si  tu  dois  continuer 
ainsi  ! 

—  0  monsieur  Patience!  criail  l'enfanl  enjoignant  les 
mains,  ne  me  maudissez  pas,  ne  me  charmez  pas,  ne  me 
donnez  pas  de  maladie;  ce  n'est  pas  moi  !  Que  Dieu  m'exter- 
mine si  c'est  moi  !... 

—  Si  ce  n'est  pas  toi,  c'est  donc  celui-là?  dit  Patience 
en  me  prenant  parle  collet  de  mon  habit,  et  en  me  secouant 
comme  un  arbrisseau  qu'on  va  déraciner. 

—  Oui,  c'est  moi,  répondis-je  avec  hauteur,   et  si  vous 


MAUPRAT.  43 

voulez  savoir  mon  nom,  apprenez  quon  m'appelle  Bernard 
Mauprat,  et  qu'un  vilain  qui  louche  à  un  gentilhomme  mé- 
rite la  mort. 

—  La  mort  !  toi,  tu  me  donneras  la  mort,  Mauprat  ! 
s'écria  le  vieillard  pétrifié  de  surprise  et  d'indignation.  El 
que  serait  donc  Dieu  si  un  morveux  comme  toi  avait  le 
droit  de  menacer  un  homme  de  mon  âge  ?  La  mort  !  ah  !  tu 
es  bien  un  Mauprat,  et  tu  chasses  de  race,  chien  maudit  ! 
Cela  parle  de  donner  la  mort,  et  tout  au  plus  si  cela  est 
né  !  La  mort,  mon  louveteau  !  sais-tu  que  c'est  toi  qui  mé- 
rites la  mort,  non  pas  pour  ce  que  tu  viens  de  faire,  mais 
pour  être  fils  de  ton  père  et  neveu  de  tes  oncles?  Ah!  je 
suis  content  de  tenir  un  Mauprat  dans  le  creux  de  ma 
main  et  de  savoir  si  un  coquin  de  gentilhomme  pèse  au- 
tant qu'un  chrétien. 

Et  en  même  temps  il  m'enlevait  de  teiTC  comme  il  eût 
fait  d'un  lièvre. 

—  Petit,  dit-il  à  mon  compagnon,  va-t'en  chez  toi,  et  ne 
crains  rien.  Patience  ne  se  fâche  guère  contre  ses  pareils, 
et  il  pardonne  à  ses  frères,  parce  que  ses  frères  sont  des 
ignorants  comme  lui  et  ne  savent  pas  ce  qu'ils  font  ;  mais 
un  Mauprat,  vois-tu,  ça  sait  lire  et  écrire,  et  ça  n'en  est 
que  plus  méchant.  Va-t'en...  Mais  non.  reste;  je  veux 
qu'une  fois  dans  ta  vie,  tu  voies  un  gentilhomme  recevoir  le 
fouet  de  la  main  d'un  vilain.  Tu  vas  voir  cela,  et  je  te  prie 
de  ne  pas  l'oublier,  petit,  et  de  le  raconter  à  tes  parents. 

J'étais  pâle  de  colère,  mes  dents  se  brisaient  dans  ma 
bouche;  je  fis  une  résistance  désespérée.  Patience,  avec  un 
sang-froid  effrayant,  m'attacha  à  un  arbre  avec  un  Iji'in  de 
ramée.  Il  n'avait  qu'à  m'efflcurer  de  sa  main  large  et  cal- 
leuse pour  me  plier  comme  un  roseau,  et  cependant  j'étais 
remarquablement  vigoureux  pour  mon  âge.  Il  accrocha  la 
chouette  à  une  branche  au-dessus  de  ma  tète,  et  le  sang  de 


44  MALPRAT. 

loiseau,  s'égouttant  sur  moi,  me  pénétrait  d'horreur;  car. 
quoiqu'il  n'y  eût  là  qu'une  correction  usitée  avec  les  chiens 
de  chasse  qui  mordent  le  gibier,  mon  cerveau,  troublé  par 
la  rage,  par  le  désespoir  et  par  les  cris  de  mon  compagnon, 
commençait  à  croire  à  quelque  affreux  maléfice;  mais  je 
pense  que  j'eusse  été  moins  puni  s'il  m'eût  métamorphosé 
en  chouette  que  je  ne  le  fus  en  subissant  la  correction 
qu'il  m'infligea.  En  vain  je  l'accablai  de  menaces,  en  vain 
je  fis  d'effroyables  serments  de  vengeance,  en  \  ain  le  j)e- 
tit  paysan  se  jeta  encore  à  genoux,  en  répétant  avec  an- 
goisse : 

—  Monsieur  Patience ,  pour  l'amour  de  Dieu .  pour 
l'amour  de  vous-même,  ne  lui  faites  pas  de  mal;  les  Mau- 
prat  vous  tueront. 

Il  se  prit  à  rire  en  haussant  les  épaules,  et,  s'armant 
d'une  poignée  de  houx,  il  me  fustigea,  je  dois  l'avouer, 
d'une  manière  plus  humiliante  que  cruelle;  car,  à  peine 
vit-il  couler  quelques  gouttes  de  mon  sang,  qu'il  s'arrêta, 
jeta  ses  verges,  et  même  je  remarquai  une  subite  altération 
dans  ses  traits  et  dans  sa  voix,  comme  s'il  se  fût  repenti 
de  sa  sévérité. 

—  Mauprat.  me  dil-il  en  croisant  ses  bras  sur  sa  pi)itrine 
et  en  me  regardant  fixement,  vous  voilà  châtié;  vous  voilà 
insulté,  mon  gentilhomme  :  cela  me  suffit,  ^'ous  voyez  que 
je  pourrais  vous  empêcher  de  me  jamais  nuire,  en  vous 
ôtant  le  souffle  d'un  coup  de  pouce,  cl  en  vous  enterrant 
sous  la  pierre  de  ma  porte.  Qui  s'aviserait  de  venir  cher- 
cher ce  bel  enfant  de  noble  chez  le  bonhomme  Patience? 
Mais  vous  voyez  (jue  je  n'aime  pas  la  vengeance  ;  car,  au 
premier  cri  de  douleur  qui  vous  est  échappé,  j'ai  cessé.  Je 
n'aime  pas  à  faire  souffrir,  moi;  je  ne  suis  pas  un  Mauprat. 
Il  était  bon  pour  vous  d'apprendre  par  vous-même  ce  que 
c'est  que  d'être  une  fois  la  victime.  Puisse  cela  vous  dé- 


MAUPRAT.  45 

goûter  du  métier  de  bourreau  que  l'on  fait  de  père  en  fils 
dans  votre  famille!  Bonsoir!  allez-vous-en,  je  ne  vous  en 
veux  plus,  la  justice  du  bon  Dieu  est  satisfaite.  Vous  pou- 
vez dire  à  vos  oncles  de  me  mettre  sur  le  gril;  ils  mange- 
ront un  méchant  morceau,  et  ils  avaleront  une  chair  qui 
reprendra  vie  dans  leur  gosier  pour  les  étouffer. 

Alors  il  ramassa  sa  chouette  morte,  et,  la  contemplant 
d'un  air  sombre  : 

—  Un  enfant  de  paysan  n'eût  pas  fait  cela,  dit-il.  Ce 
sont  plaisirs  de  gentilhomme. 

Et,  se  retirant  sur  sa  porte,  il  fit  entendre  l'exclamation 
qui  lui  échappait  dans  les  grandes  occasions  et  qui  lui 
avait  fait  donner  le  surnom  qu'il  portait  : 

— •  Patience,  patience!...  s"écria-t-il. 

C'était,  selon  les  bonnes  femmes,  une  formule  cabalis- 
tique dans  sa  bouche,  et,  toutes  les  fois  qu'on  la  lui  avait 
entendu  prononcer,  il  était  arrivé  quelque  malheur  à  la 
personne  qui  l'avait  offensé.  Sylvain  se  signa  pour  conju- 
rer le  mauvais  esprit.  La  terrible  parole  résonna  sous  la 
voûte  de  la  tour  où  Patience  venait  de  rentrer,  puis  la 
porte  se  referma  sur  lui  avec  fracas. 

Mon  compagnon  était  si  pressé  de  fuir,  qu'il  faillit  me 
laisser  là  sans  prendre  le  temps  de  me  détacher.  Dès  qu'il 
l'eut  fait  : 

—  Un  signe  de  croix,  me  dit-il,  pour  l'amour  du  bon 
Dieu,  un  signe  de  croix!  Si  vous  ne  voulez  pas  faire  le 
signe  de  la  croix,  vous  voilà  ensorcelé  :  nous  serons  man- 
gés par  les  loups  en  nous  en  allant,  ou  bien  nous  rencon- 
trerons la  grand'hêle. 

—  Imbécile!  lui  dis-jo,  il  s'agit  bien  de  cela!  Ecoute, 
si  tu  as  jamais  le  malheur  de  parler  à  qui  que  ce  soit  de  ce 
qui  vient  d'arriver,  je  t'étrangle. 

—  Hélas!  monsieur,  comment  donc  faire?  reprit-il  avec 


iii  MAUPRAT 

un  mélange  de  naïveLc  et  de  malice.  Le  sorcier  ma  lum- 
mandé  de  le  dire  à  mes  parents. 

Je  levai  le  bras  pour  le  frapper,  mais  la  force  me  man- 
qua. SufToqué  de  rage  par  le  traitement  que  je  venais  d'es- 
suyer, je  tombai  presque  évanoui,  et  Sylvain  en  profila 
pour  s'enfuir. 

Quand  je  revins  à  moi-même,  je  me  trouvais  seul;  je 
ne  connaissais  pas  cette  partie  de  la  \'arenne;  je  n'y  étais 
jamais  venu,  et  elle  était  horriblement  déserte.  Toute  la 
journée,  j'avais  vu  des  traces  de  loups  et  de  sangliers  sur 
le  sable.  La  nuit  régnait  déjà;  j'avais  encore  deux  lieues  à 
faire  pour  arriver  ii  la  Roche-Maupral.  La  porte  serait  fer- 
mée, le  pont  levé;  je  serais  reçu  à  coups  de  fusil  si  je  n'ar- 
rivais avant  neuf  heures.  11  y  avait  à  parier  cent  contre  un 
que,  ne  connaissant  pas  le  chemin,  il  me  serait  impossible 
de  faire  deux  lieues  en  une  heure.  Cependant  j'eusse  mieux 
aimé  subir  mille  morts  que  de  demander  asile  à  l'habitant 
de  la  tour  Gazeau,  me  l'eùt-il  accordé  avec  grâce.  Mon  or- 
gueil saignait  plus  que  ma  chair. 

Je  me  lançai  à  la  course  à  tout  hasard.  Le  sentier  faisait 
mille  détours;  mille  autres  sentiers  s'entre-croi.saient.  J'ar- 
rivai à  la  plaine  par  un  pâturage  fermé  de  haies.  Là,  toute 
trace  tle  sentier  disparaissait.  Je  franchis  la  haie  au  hasard 
et  tombai  dans  un  champ.  La  nuit  ('tail  noire;  eùt-il  fait 
jour,  il  n'y  avait  pas  moyen  de  s'orienter  à  travers  des 
hi'ntnf/es^  encaissés  dans  des  talus  hérissés  d'épines.  Enfin 
je  trouvai  des  bruyères,  puis  des  bois,  et  mes  terreurs,  un 
peu  calmées,  se  renouvelèrent;  car,  je  l'avoue,  j'étais  en 
proie  à  des  terreurs  mortelles.  Dressé  à  la  bravoure  comme 
un  chien  à  la  chasse,  je  faisais  bonne  contenance  sous  les 
yeux  d'aulrui.  Mû  par  la  vanité,  j'étais  audacieux  quand 

I.  C'est  le  iinni  qu'un  donne  à  la  polilo  ])rnpriéti''. 


MAUPRAÏ.  47 

j'avais  des  spectateurs;  mais,  livi'é  à  moi-même  dans  la 
profonde  nuit,  épuisé  de  fatigue  et  de  faim,  quoique  je  ne 
sentisse  nulle  envie  de  manger,  bouleversé  par  les  émo- 
tions que  je  venais  d'éprouver,  assuré  d'être  battu  par  mes 
oncles  en  rentrant,  et  pourtant  aussi  désireux  de  rentrer 
que  si  j'eusse  dû  trouver  le  paradis  terrestre  à  la  Roche- 
Mauprat,  j'errai  jusqu'au  jour  dans  des  angoisses  impos- 
sibles à  décrire.  Les  hurlements  des  loups,  heureusement 
lointains,  vinrent  plus  d'une  fois  frapper  mon  oreille  et 
glacer  mon  sang  dans  mes  veines  ;  et,  comme  si  ma  posi- 
tion n'eût  pas  été  assez  précaire  en  réalité,  mon  imagina- 
tion frappée  venait  y  joindre  mille  images  fantastiques. 
Patience  passait  pour  un  meneur  de  loups.  Vous  savez  que 
c'est  une  spécialité  cabalistique  accréditée  en  tout  pays.  Je 
m'imaginais  donc  voir  paraître  ce  diabolique  petit  vieillard 
escorté  de  sa  bande  affamée,  ayant  revêtu  lui-même  la 
figure  d'une  moili'é  de  loup,  et  me  poursuivant  à  travers 
les  taillis.  Plusieurs  fois  des  lapins  me  partirent  entre  les 
jambes,  et,  de  saisissement,  je  faillis  tomber  à  la  renverse. 
Là,  comme  j'étais  bien  sûr  de  n'être  pas  vu,  je  faisais  force 
signes  de  croix;  car,  en  affectant  l'incrédulité,  j'avais  néces- 
sairement au  fond  de  l'âme  toutes  les  superstitions  de  la 
peur. 

Enfin  j'arrivai  à  la  Roche-Mauprat  avec  le  jour.  J'atten- 
dis dans  un  fossé  que  les  portes  fussent  ouvertes,  et  je  me 
glissai  à  ma  chambre  sans  être  vu  de  personne.  Gomme  ce 
n'était  pas  précisément  une  tendresse  assidue  qui  veillait 
sur  moi,  mon  absence  n'avait  pas  été  remarquée  durant  la 
nuit;  je  fis  croire  h.  mon  oncle  Jean,  que  je  rencontrai  dans 
un  escalier,  que  je  \'enais  do  me  lever;  et,  ce  stratagème 
ayant  réussi,  j'allai  dormir  tout  le  jour  dans  l'abat-foin. 


48  MAUPRAT. 


N'ayant  plus  rien  à  craindre  pour  moi-même,  il  moût 
été  facile  de  me  venger  de  mon  ennemi;  tout  m'y  conviait. 
Le  propos  qu'il  avait  tenu  contre  ma  famille  eût  suffi,  sans 
même  invoquer  l'outrage  fait  à  ma  personne,  et  que  je 
répugnais  à  avouer.  Je  n'avais  donc  qu'un  mot  à  dire  : 
sept  Mauprat  eussent  été  à  cheval  au  bout  duii  (puirl 
d'heure,  charmés  d'avoir  un  exemple  à  faire  en  maltraitant 
un  homme  qui  ne  leur  fournissait  aucune  redevance  et 
qui  ne  leur  eût  semblé  bon  qu'à  être  pendu  pour  elTrayer 
les  autres. 

Mais,  les  choses  n'eussent-elles  pas  été  aussi  loin,  je  ne 
sais  comment  il  se  fit  que  je  sentis  une  répugnance  insur- 
montable à  demander  vengeance  à  huit  hommes  contre  un 
seul.  Au  moment  de  le  faire  (car,  dans  ma  colère,  je  me 
l'étais  bien  promis),  je  fus  retenu  par  je  ne  sais  quel  instinct 
de  loyauté  que  je  ne  me  connaissais  pas,  et  que  je  ne  pus 
guère  m'expliquer  à  moi-même.  Et  puis  les  paroles  de 
Patience  avaient  peut-être  fait  naître  en  moi,  à  mon  insu, 
un  sentiment  de  honte  salutaire.  Peut-être  ses  justes  malé- 
dictions contre  les  nobles  m'avaient -elles  fait  entrevoir 
quelque  idée  de  justice.  Peut-être,  en  un  mot,  ce  que  j'avais 
pris  jusque-là  en  moi  pour  des  mouvements  de  faiblesse  et 
de  pitié  commença-t-il  dès  lors  sourdcmcnl  à  me  sembler 
plus  grave  et  moins  méprisable. 


MAUPRAT.  49 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  gardai  le  silence.  Je  me  contentai 
de  rosser  Sylvain  pour  le  punir  de  m'avoir  abandonné  et 
pour  le  déterminer  à  se  taire  sur  ma  mésaventure.  Cet 
amer  souvenir  était  assoupi,  lorsque,  vers  la  fin  de  l'au- 
tomne, il  m'arriva  de  battre  les  bois  avec  Sylvain.  Ce 
pauvre  Sylvain  avait  de  l'attachement  pour  moi  ;  car,  en 
dépit  de  mes  brutalités,  il  venait  toujours  se  placer  sur 
mes  talons,  dès  que  j'étais  hors  du  château.  Il  me  défen- 
dait contre  tous  ses  compagnons,  en  soutenant  que  je 
n'étais  qu'un  peu  vif  et  point  méchant.  Ce  sont  les  âmes 
douces  et  résignées  du  peuple  qui  entretiennent  l'orgueil 
et  la  rudesse  des  grands.  Nous  chassions  donc  les  alouettes 
au  lacet,  lorsque  mon  page  ensabotté,  qui  furetait  tou- 
jours à  lavant-garde ,  revint  vers  moi  en  disant  textuelle- 
ment : 

—  J'avise^  eul-  mcneu  d'  loups  anc^  cul  prcncu  d' 
taupes. 

Cet  avertissement  fit  passer  un  frisson  dans  tous  mes 
membres.  Cependant  je  sentis  le  ressentiment  faire  réac- 
tion dans  mon  cœur,  et  je  marchai  droit  à  la  rencontre  de 
mon  sorcier,  un  peu  rassuré  peut-être  aussi  par  la  pré- 
sence de  son  compagnon,  qui  était  un  habitué  de  la  Roche- 
Mauprat,  et  que  je  supposais  devoir  me  porter  respect  et 
assistance. 

Marcasse,  dit  le  preneur  de  luupes,  faisait  profession 
de  purger  de  fouines,  belettes,  rats  et  autres  animaux  mal- 
faisants les  habitations  cl  les  champs  de  la  contrée.  Il  ne 
bornait  pas  au  lierry  les  liienfaits  de  son  industrie;  tous 
les  ans,  il  faisait  le  tour  de  la  Marche,  du  Nivernais,  (hi 
Limousin  et  de  la  Saiutonge,  parcourant  seul  et  à  i)ie<l 
tous  les  lieux  où  on  a\'ai[  le  bon  cs[)rit  d'apprécier  ses  ta- 

1.  Je  vois.  —  2.  Le.  —  3.  Avec, 


50  MALPRAT. 

lent?;  bien  reçu  partout,  au  château  comme  à  la  chau- 
mière, car  c'était  un  métier  qui  se  faisait  avec  succès  et 
probité  de  père  en  fils  dans  sa  famille,  et  que  ses  descen- 
dants font  encore,  il  avait  un  gîte  et  une  besogne  assurés 
pour  tous  les  jours  de  l'année.  Aussi  régulier  dans  sa  tour- 
née que  la  terre  dans  sa  rotation,  on  le  voyait,  à  époque 
fixe  ,  reparaître  dans  les  mêmes  lieux  où  il  avait  passé 
l'année  précédente,  toujours  accompagné  du  même  chien 
et  de  la  même  longue  épée. 

Ce  personnage  était  aussi  curieux  et  plus  comique,  dans 
son  genre ,  que  le  sorcier  Patience.  C'était  un  homme 
bilieux  et  mélancolique,  grand,  sec,  anguleux,  plein  de 
lenteur,  de  majesté  et  de  réflexion  dans  toutes  ses  ma- 
nières. Il  aimait  si  peu  à  parler,  qu'il  répondait  à  toutes 
les  questions  par  monosyllabes  ;  toutefois,  il  ne  s'écartait 
jamais  des  règles  de  la  plus  austère  politesse,  et  il  disait 
peu  de  mots  sans  élever  la  main  vers  la  corne  de  son  cha- 
peau en  signe  de  révérence  et  de  civilité.  Etait-il  ainsi  par 
caractère?  ou  bien,  dans  son  métier  ambulant,  la  crainte 
de  s'aliéner  quelques-unes  de  ses  nombreuses  pratiques 
par  des  propos  inconsidérés  lui  inspira-t-elle  cette  sage 
réserve?  On  ne  le  savait  point.  Il  avait  l'œil  et  le  pied  dans 
toutes  les  maisons:  il  avait,  le  jour,  la  clef  de  tous  les 
greniers  et  place,  le  soir,  au  foyer  de  toutes  les  cuisines. 
Il  savait  tout,  d'autant  plus  que  son  air  rêveur  et  absorbé 
inspirait  l'abandon  en  sa  présence,  et  pourtant  jamais  il 
ne  lui  était  arrivé  de  rapporter  dans  une  maison  ce  qui  se 
passait  dans  une  autre. 

Si  vous  voulez  savoir  comment  ce  caractère  m'avait 
frappé,  je  vous  dirai  que  j'avais  été  témoin  des  efforts  de 
mes  oncles  et  de  mon  grand-père  pour  le  faire  parler.  Ils 
espéraient  savoir  de  lui  ce  qui  se  passait  au  château  de 
Sainte-Sévère,  chez  M.  Hubert  de  Mauprat,  l'objet  do  leur 


MAUPRAT.  51 

haine  et  de  leur  envie.  Quoique  don  Marcasse  (on  l'appe- 
lait don  parce  qu'on  lui  trouvait  la  démarche  et  la  fierté 
d'un  hidalgo  ruiné),  quoique  don  Marcasse,  dis-je,  eût  été 
impénétrable  à  cet  égard  comme  à  tous  les  autres,  les 
Mauprat  Coupe- Jarret  ne  manquaient  pas  de  l'amadouer 
toujours  davantage,  espérant  tirer  de  lui  quelque  chose  de 
relatif  à  Mauprat  Casse-Tête. 

Nul  ne  pouvait  donc  savoir  les  sentiments  de  Marcasse 
sur  quoi  que  ce  soit;  le  plus  court  eut  été  de  supposer  qu'il 
ne  se  donnait  pas  la  peine  d'en  avoir  aucun.  Cependant  1  at- 
trait que  Patience  semblait  éprouver  pour  lui,  jusqu'à  l'ac- 
compagner durant  plusieurs  semaines  dans  ses  voyages, 
donnait  à  penser  qu'il  y  avait  quelque  sortilège  dans  son 
air  mystérieux,  et  que  ce  n'était  pas  seulement  la  longueur 
de  son  épée  et  l'adresse  de  son  chien  qui  faisaient  si  mer- 
veilleuse déconfiture  de  taupes  et  de  belettes.  On  parlait 
tout  bas  d'herbes  enchantées ,  au  moyen  desquelles  il 
faisait  sortir  de  leurs  trous  ces  animaux  méfiants  pour 
les  prendre  au  piège;  mais,  comme  on  se  trouvait  bien 
de  cette  magie,  on  ne  songeait  pas  à  lui  en  faire  un 
crime. 

Je  ne  sais  si  vous  avez  assisté  à  ce  genre  de  chasse.  Elle 
est  curieuse,  surtout  dans  les  greniers  à  fourrage.  L'hi^mme 
et  le  chien  grimpant  aux  échelles  et  courant  sur  les  bois 
de  charpente  avec  un  aplomb  et  une  agilité  surprenants; 
le  chien  flairant  les  trous  des  murailles,  faisant  l'office  de 
chat,  se  mettant  à  l'affût  et  veillant  en  embuscade  jusqu'à 
ce  que  le  (jihier  se  livre  à  la  rapière  du  chasseur;  celui-ci 
lardant  des  bottes  de  paille  et  passant  l'ennemi  au  fil  de 
l'épée  :  tout  cela,  acc(^inpli  et  dirigé  avec  gravité  et  impor- 
tance par  don  Marcasse,  était,  je  vous  assure,  aussi  singu- 
lier que  divertissant. 

Lorsque  j'aperçus  ce    féal,  je  crus  pouvoir  braver  le 


52  MALPRAT. 

sorcier,  cL  japprochai  hardiment.  Svhain  me  rej^ardait 
avec  adaiiralion,  el  je  remarquai  que  Palieuce  lui-même 
ne  s'attendait  pas  à  tant  d'audace.  J'alFectai  d'aborder  Mar- 
casse  et  de  lui  parler,  afin  de  braver  mon  ennemi.  Ce 
que  voyant,  il  écarta  doucement  le  preneur  de  taupes  el, 
posant  sa  lourde  main  sur  ma  tète,  il  me  dit  fort  tran- 
quillement : 

—  Vous  avez  grandi  depuis  quelque  temps,  mon  beau 
monsieur! 

La  rougeur  me  monta  au  visage,  et,  reculant  avec 
dédain  : 

—  Prenez  garde  à  ce  que  vous  faites,  manant,  lui  dis-je; 
vous  devriez  vous  rappeler  que ,  si  vous  avez  encore  vos 
deux  oreilles,  c'est  à  ma  bonté  que  vous  le  devez. 

—  Mes  deux  oreilles  !  dit  Patience  en  riant  avec  amer- 
tume. 

Et,  faisant  allusion  au  surnom  de  ma  famille,  il  ajouta  : 

—  Vous  voulez  dire  mes  deux  jarrets?  Patience!  pa- 
tience! un  temps  n'est  peut-être  pas  loin  où  les  manants 
ne  couperont  aux  nobles  ni  les  jarrets  ni  les  oreilles,  mais 
la  tête  et  la  bourse... 

—  Taisez- vous,  maître  Patience,  dit  le  preneur  de 
taupes  d'un  ton  solennel,  vous  ne  parlez  pas  en  philosophe. 

—  Tu  as  raison,  toi,  répliqua  le  sorcier;  et,  au  fait,  je 
ne  sais  pas  pourquoi  je  querelle  ce  petit  (jars.  Il  aurait  dû 
me  faire  mettre  en  bouillie  par  ses  oncles;  car  je  l'ai 
fouetté,  l'été  dernier,  pour  une  sottise  qu'il  m'avait  faite 
et  je  ne  sais  pas  ce  qui  est  arrivé  dans  la  famille,  mais  les 
Mauprat  ont  i)er(lu  une  belle  occasion  de  faii-e  du  mal  au 
prochain. 

—  Apprenez,  paysan,  lui  dis-je,  qu'un  noble  se  venge 
toujours  noblement;  je  n'ai  pas  voulu  faire  punir  mes 
injures   par    des  gens  |ilii-   l'oi-ls  ijur  nous;    mais  attendez 


MAUPRAT.  53 

deux  ans,  et  je  vous  promets  de  vous  pendre,  de  ma  pro- 
pre main,  à  un  certain  arbre  que  je  reconnaîtrai  bien,  et 
qui  est  devant  la  porte  de  la  tour  Gazeau.  Si  je  ne  le  fais, 
je  veux  cesser  d'être  gentilhomme;  si  je  vous  épargne,  je 
veux  être  appelé  meneur  de  loups. 

Patience  sourit,  et,  tout  d'un  coup  devenant  sérieux, 
il  attacha  sur  moi  ce  regard  profond  qui  rendait  sa  phy- 
sionomie si  remarquable.  Puis,  se  tournant  vers  le  chas- 
seur de  belettes  : 

—  C'est  singulier,  dit-il,  il  y  a  quelque  chose  dans  cette 
race,  \oyez  le  plus  méchant  noble  :  il  a  encore  plus  de 
cœur  dans  certaines  choses  que  le  plus  brave  d'entre  nous. 
Ah  !  c'est  tout  simple,  ajouta-t-il  en  se  parlant  en  lui-même  ; 
on  les  élève  comme  ça,  et  nous,  on  nous  dit  que  nous 
naissons  pour  obéir...  Patience! 

Il  garda  un  instant  le  silence,  puis  il  sortit  de  sa  rêverie 
pour  me  dire  dun  ton  de  bonhomie  un  peu  railleuse  : 

—  Vous  voulez  me  pendre ,  monseigneur  Brin  de 
chaume?  Mangez  donc  hraucouj)  de  soupe,  car  vous  n'êtes 
pas  encore  assez  haut  pour  atteindre  à  la  branche  qui  me 
portera;  et,  jusque-là...  il  passera  peut-être  sous  le  pont 
bien  de  l'eau  dont  vous  ne  savez  pas  le  goût. 

—  Mal  parlé,  mal  parlé,  dit  le  preneur  de  taupes  d'un 
air  grave;  allons,  la  paix.  Monsieur  Bernard,  pardon  pour 
Patience;  c'est  un  vieux,  un  fou. 

—  Non,  non,  dit  Patience,  je  veux  (juil  nie  ponde;  il 
a  raison,  il  me  doit  cela,  et,  au  fait,  cela  arrivera  peut-être 
plus  vite  que  tout  le  reste.  Ne  vous  dépêchez  pas  trop  de 
grandir,  monsieur;  car,  moi,  je  me  dépêche  de  vieillir  plus 
que  je  ne  voudrais;  et,  puisque  vous  êtes  si  brave,  vous  ne 
voudrez  pas  attaquer  un  homme  qui  ne  pourrait  plus  se 
défendre. 

—  Vous  avez  bien  usé  de  votre   force  avec  moi  I    nié- 


54  M  AU  P  RAT. 

criai-je;  ne  m'avez-vous  pas  fait  violence?  dites!  nest-ce 
pas  une  lâcheté,  cela? 

Il  fit  un  geste  de  surprise. 

—  Ohl  les  enfants,  les  enfants!  dit-il,  voyez  comme  cela 
raisonne!  La  vérité  est  dans  la  bouche  des  enfants. 

Et  il  s'éloigna  en  rêvant  et  en  se  disant  des  sentences  à 
lui-même,  comme  il  avait  l'habitude  de  faire.  Marcasse 
m'ôta  son  chapeau  et  me  dit  d'un  ton  impassible  : 

—  Il  a  tort...  il  faut  la  paix...  pardon...  repos...  salut! 
Ils  disparurent,  et  là  cessèrent  mes  rapports  avec  Pa- 
tience. Ils  ne  furent  renoués  que  longtemps  après. 


MAUPRAT.  55 


VI 


J'avais  quinze  ans  quand  mon  grand-père  mourut;  sa 
mort  ne  causa  point  de  douleur,  mais  une  véritable  con- 
sternation à  la  Roche-Mauprat.  Il  était  l'âme  de  tous  les 
vices  qui  y  régnaient,  et  il  est  certain  qu'il  y  avait  en  lui 
quelque  chose  de  plus  cruel  et  de  moins  vil  que  dans  ses 
fils.  Après  lui,  l'espèce  de  gloire  que  son  audace  nous 
avait  acquise  s'éclipsa.  Ses  enfants,  jusque-là  bien  disci- 
plinés, devinrent  de  plus  en  plus  ivrognes  et  débauchés. 
D'ailleurs,  les  expéditions  furent  chaque  jour  plus  péril- 
leuses. 

Excepté  le  petit  nombre  de  féaux  que  nous  traitions 
bien  et  qui  nous  étaient  tous  dévoués,  nous  étions  de  plus 
en  plus  isolés  et  sans  ressources.  Le  pays  d'alentour  avait 
été  abandonné  à  la  suite  de  nos  violences.  La  frayeur  que 
nous  inspirions  agrandissait  chaque  jour  le  désert  autour 
de  nous.  11  fallait  aller  loin  et  se  hasarder  sur  les  confins 
de  la  plaine.  Là,  nous  n'avions  pas  le  dessus,  et  ukui  oncle 
Laurent,  le  plus  hardi  de  tous,  fut  grièvement  blessé  dans 
une  escarmouche.  Il  fallut  chercher  d'autres  ressources. 
Jean  les  suggéra.  Ce  fut  de  se  glisser  dans  les  foires  sous 
divers  déguisements  et  d'y  commettre  des  vols  habiles. 
De  brigands,  nous  devînmes  filous,  et  notre  nom  détesté 
s'avilit  de  plus  en  plus.  Nous  établîmes  des  accointances 
avec  tout  ce  que  la  province  recelait  de  gens  tarés,  el,  par 


5C  MAL' F  II  AT. 

un  échange  de  services  frauduleux ,  nous  échappâmes 
encore  une  fois  à  la  misère. 

Je  dis  nous,  car  je  commençais  à  faire  partie  de  cette 
bande  de  coupe-jarrets  quand  mon  grand-père  mourut.  Il 
avait  cédé  à  mes  prières  et  m'avait  associé  à  quelques-unes 
des  dernières  courses  qu'il  tenta.  Je  ne  vous  ferai  point 
d'excuses,  mais  vous  voyez  devant  vous  un  homme  qui  a 
fait  le  métier  de  bandit.  C'est  un  souvenir  qui  ne  me  laisse 
nul  remords,  pas  plus  qu'à  un  soldat  d'avoir  fait  campagne 
sous  les  ordres  de  son  général.  Je  croyais  encore  vivre  au 
moyen  âge.  La  force  et  la  sagesse  des  lois  établies  étaient 
pour  moi  des  paroles  dépourvues  de  sens.  Je  me  sentais 
brave  et  vigoureux;  je  me  battais.  Il  est  vrai  que  les  résul- 
tats de  nos  victoires  me  faisaient  souvent  rougir  ;  mais, 
n'en  profitant  pas,  je  m'en  lavais  les  mains,  et  je  me  sou- 
viens avec  plaisir  davoir  aidé  plus  dune  victime  terrassée 
à  se  relever  et  à  s'enfuir. 

Cette  existence  m'étourdissait  par  son  activité,  ses  dan- 
gers et  ses  fatigues.  Elle  m'arrachait  aux  douloureuses  ré- 
flexions qui  eussent  pu  naître  en  moi.  En  outre,  elle  me 
soustrayait  à  la  tyrannie  immédiate  de  Jean.  Mais,  quand 
mon  grand-père  fut  mort,  et  notre  bande  dégradée  par  un 
autre  genre  d'exploits,  je  retombai  sous  cette  odieuse  do- 
mination. Je  n'étais  nullement  propre  au  mensonge  et  à  la 
fraude.  Je  montrais  non  seulement  de  l'aversion,  mais 
encore  de  l'incapacité  pour  cette  industrie  nouvelle.  On  me 
regarda  comme  un  membre  inutile,  et  les  mauvais  procédés 
recommencèrent.  On  m'eût  chassé  si  on  n'eût  craint  que, 
me  réconciliant  avec  la  société,  je  ne  devinsse  un  ennemi 
dangereux.  Dans  cette  alternative  de  me  nourrir  ou  d'avoir 
à  me  redouter,  il  fut  souvent  délibéré  (je  l'ai  su  depuis)  do 
me  chercher  querelle  et  de  me  forcer  à  une  rixe  dans  la- 
quelle on  se  déferait  de  moi.   C'était  l'avis  de  Jean;   mais- 


MAUPRAT.  57 

Antoine,  celui  qui  avait  perdu  le  moins  de  l'énergie  et  de 
l'espèce  d'équité  domestique  de  Tristan,  opina  et  prouva 
que  j'étais  plus  précieux  que  nuisible.  J'étais  un  bon  soldat, 
on  pouvait  avoir  besoin  encore  de  bras  dans  l'occasion.  Je 
pouvais  aussi  me  former  à  l'escroquerie  :  j'étais  bien  jeune 
et  bien  ignorant;  mais  si  Jean  voulait  me  prendre  par  la 
douceur,  rendre  mon  sort  moins  malheureux,  et  surtout 
m'éclairer  sur  ma  véritable  situation,  en  m'apprenant  que 
j'étais  perdu  pour  la  société  et  que  je  ne  pouvais  y  repa- 
raître sans  être  pendu  aussitôt,  peut-être  mon  obstination 
et  ma  fierté  plieraient-elles  devant  le  bien-être  d'une  part, 
et  la  nécessité,  de  l'autre.  11  fallait  au  moins  le  tenter  avant 
de  se  débarrasser  de  moi. 

—  Car,  disait  Antoine  pour  conclure  son  homélie,  nous 
étions  dix  ]\lauprat  l'année  dernière;  notre  père  est 
mort,  et,  si  nous  tuons  Bernard,  nous  ne  serons  plus  que 
huit. 

Cet  argument  l'emporta.  On  me  tira  de  l'espèce  de  ca- 
chot où  je  languissais  depuis  plusieurs  mois  ;  on  me  donna 
des  habits  neufs;  on  changea  mon  vieux  fusil  pour  une 
belle  carabine  que  j'avais  toujours  désirée;  on  me  fît  l'ex- 
posé de  ma  situation  dans  le  monde  ;  on  me  versa  du  meil- 
leur vin  à  mes  repas.  Je  promis  de  réfléchir,  et,  en  atten- 
dant, je  m'abrutis  un  peu  plus  dans  l'inaction  et  dans  l'ivro- 
gnerie que  je  n'avais  fait  dans  le  brigandage. 

Cependant  ma  captivité  me  laissa  de  si  tristes  impres- 
sions, que  je  fis  le  serment,  à  part  moi,  de  m'exposer  à 
tout  ce  qui  pourrait  m'advenir  sur  les  terres  du  roi  de 
France,  plutôt  que  de  supporter  le  retour  de  ces  mauvais 
traitements.  Un  méchant  point  d'honneur  me  retenait  seul 
à  la  Roche-Mauprat.  Il  était  évident  que  l'orage  s'amassait 
sur  nos  têtes.  Les  paysans  étaient  mécontents,  malgré  tout 
ce  que  nous  faisions  pour  nous  les  attacher;  des  doctrines 


58  MAUPRAT. 

cl'indéjiendance  s'insinuaient  sourdement  parmi  eux  ;  nos 
plus  fidèles  serviteurs  se  lassaient  d'avoir  le  pain  et  les 
vivres  en  abondance;  ils  demandaient  de  l'argent,  et  nous 
n'en  avions  pas.  Plusieurs  sommations  nous  avaient  été 
faites  sérieusement  de  payer  à  l'Etat  les  impôts  du  fisc; 
et,  nos  créanciers  se  joignant  aux  gens  du  roi  et  aux 
paysans  révoltés,  tout  nous  menaçait  d'une  catastrophe 
semblable  à  celle  dont  le  seigneur  de  Pleumartin  venait 
d'être  la  victime  dans  le  pays^ 

Mes  oncles  avaient  longtemps  projeté  de  s'adjoindre 
aux  rapines  et  à  la  résistance  de  ce  hobereau.  Mais,  au  mo- 
ment où  Pleumartin,  près  de  tomber  au  pouvoir  de  ses  en- 
nemis, nous  avait  donné  sa  parole  de  nous  accueillir  comme 
amis  et  alliés  si  nous  marchions  à  son  secours,  nous  avions 
appris  sa  défaite  et  sa  fin  tragique.  Nous  étions  donc  à 
toute  heure  sur  nos  gardes.  Il  fallait  quitter  le  pays  ou 
traverser  une  crise  décisive.  Les  uns  conseillaient  le  pre- 
mier parti;  les  autres  s'obstinaient  à  suivre  le  conseil  du 
père  mourant  et  à  s'enterrer  sous  les  ruines  du  donjon.  Ils 
traitaient  de  lâcheté  et  de  couardise  toute  idée  de  fuite  ou 
de  transaction.  La  crainte  d'encourir  un  pareil  reproche 
et  peut-être  un  peu  d'amour  instinctif  du  danger  me  rete- 
naient donc  encore  ;  mais  mon  aversion  pour  cette  exis- 
tence odieuse  sommeillait  en  moi,  toujours  prête  à  éclater 
violemment. 


1.  Le  seigneur  de  Pleumartin  a  laissé  dans  le  pays  des  souvenirs 
qui  préserveront  le  récit  de  Maupratdu  reproche  d'exagération.  La 
plume  se  refuserait  à  tracer  les  féroces  obscénités  et  les  raffinements 
de  torture  qui  signalèrent  la  vie  de  cet  insensé,  et  qui  perpétuèrent 
les  traditions  du  brigandage  féodal  dans  le  Bcrry  jusqu'aux  derniers 
jours  de  l'ancienne  monarchie.  On  fit  le  siège  de  son  château,  et, 
après  une  résistance  opiniâtre,  il  fut  pris  et  pendu.  Plusieurs  per- 
sonnes encore  vivantes,  et  d'un  âge  ([ui  n'est  pas  même  très  avancé, 
l'ont  ciMinu. 


MAUPRAT.  59 

Un  soir  que  nous  avions  largement  soupe,  nous  res- 
tâmes à  table,  continuant  à  boire  et  à  converser.  Dieu  sait 
dans  quels  termes  et  sur  quels  sujets!  Il  faisait  un  temps 
affreux ,  l'eau  ruisselait  sur  le  pavé  de  la  salle  par  les 
fenêtres  disjointes,  l'orage  ébranlait  les  vieux  murs.  Le 
vent  de  la  nuit  sifflait  à  travers  les  crevasses  de  la  voûte  et 
faisait  ondoyer  la  flamme  de  nos  torches  de  résine.  On 
m'avait  beaucoup  raillé,  pendant  le  repas,  de  ce  qu'on 
appelait  ma  vertu  ;  on  avait  traité  ma  sauvagerie  envers 
les  femmes  de  continence,  et  c'était  surtout  à  ce  propos 
qu'on  me  poussait  à  mal  par  la  mauvaise  honte.  Comme, 
tout  en  me  défendant  de  ces  moqueries  grossières  et  en 
ripostant  sur  le  même  ton,  j'avais  bu  énormément,  ma 
farouche  imagination  s'était  enflammée,  et  je  me  vantais 
d'être  plus  hardi  et  mieux  venu ,  auprès  de  la  pi'emière 
femme  qu'on  amènerait  à  la  Roche-Mauprat,  qu'aucun  de 
mes  oncles.  Le  défi  fut  accepté  avec  de  grands  éclats  de 
rire.  Les  roulements  de  la  foudre  répondirent  à  cette  gaieté 
infernale. 

Tout  à  coup  le  cor  sonna  à  la  herse.  Tout  rentra  dans 
le  silence.  C'était  la  fanfare  dont  les  Mauprat  se  servaient 
entre  eux  pour  s'appeler  et  se  reconnaître.  C'était  mon 
oncle  Laurent  qui  avait  été  absent  tout  le  jour  et  qui  de- 
mandait à  rentrer.  Nous  avions  tant  de  sujets  de  méfiance, 
que  nous  étions  nous-mêmes  porte-clefs  et  guichetiers  de 
notre  forteresse.  Jean  se  leva  en  agitant  les  clefs;  mais  il 
resta  immobile  aussitôt  pour  écouter  le  cor,  qui  annonçait 
par  une  seconde  fanfare  qu'il  amenait  une  prise,  et  qu'il 
fallait  aller  au-devant  de  lui.  En  un  clin  d'œil,  tous  les 
Mauprat  furent  à  la  herse  avec  des  flambeaux,  excepté 
moi,  dont  l'indifl'érence  était  profonde,  et  les  jambes  sé- 
rieusement avinées. 

—  Si  c'est  une  femme,  s'écria  Antoine  en  sortant,  je  jure 


60  MAUPRAT. 

sur  l'âme  de  mon  père  qu'elle  te  sera  adjugée,  vaillant 
jeune  homme!  et  nous  verrons  si  ton  audace  répond  à  tes 
prétentions. 

Je  l'estai  les  coudes  sur  la  table,  plongé  dans  un  malaise 
stupide. 

Lorsque  la  porte  se  rouvrit,  je  vis  entrer  une  femme 
d'une  démarche  assurée  et  revêtue  d'un  costume  étrange. 
Il  me  fallut  un  effort  pour  ne  pas  tomber  dans  une  sorte  de 
divagation,  et  pour  comprendre  ce  que  l'un  des  Mauprat 
vint  me  dire  à  l'oreille.  Au  milieu  tl'une  battue  aux  loups, 
à  laquelle  plusieurs  seigneurs  des  environs,  avec  leurs 
femmes,  avaient  voulu  prendre  part,  le  cheval  de  cette 
jeune  personne  s'était  effrayé  et  l'avait  emportée  loin  de  la 
chasse.  I^orsqu'il  s'était  calmé  après  une  pointe  de  près 
d'une  lieue,  elle  avait  voulu  retourner  en  arrière;  mais,  ne 
connaissant  pas  le  pays  de  la  Varenne,  où  tous  les  sites  se 
ressemblent,  elle  s'était  de  plus  en  plus  écartée.  L'orage  et 
la  nuit  avaient  mis  le  comble  à  son  embarras.  Laurent, 
l'ayant  rencontrée,  lui  avait  offert  de  la  conduire  au  châ- 
teau de  Rochemaure,  qui  était  en  effet  à  plus  de  six  lieues 
de  là,  mais  qu'il  disait  très  voisin,  et  dont  il  feignait  d'être 
le  garde-chasse.  Cette  dame  avait  accepté  son  offre.  Sans 
connaître  la  dame  de  Rochemaure,  elle  était  un  peu  sa 
parente  et  se  flattait  d'être  bien  accueillie.  Elle  n'avait 
jamais  rencontré  la  figure  d'aucun  Mauprat  et  ne  songeait 
guère  être  si  près  de  leur  repaire.  Elle  avait  donc  suivi  son 
guide  sans  défiance,  et,  n'ayant  vu  de  sa  vie  la  Rochc- 
Mauprat  ni  de  près  ni  de  loin,  elle  fut  introduite  dans  la 
salle  de  nos  orgies  sans  avoir  le  moindre  soupçon  du  piège 
où  elle  était  tombée. 

Quand  je  frottai  mes  yeux  appesantis  et  regardai  cette 
femme  si  jeune  et  si  belle,  avec  un  air  de  calme,  de  fran- 
chise et  d'honnêteté  que  je  n'avais  jamais  trouvé  sur  le 


MAUPRAT.  61 

front  d'aucune  autre  (toutes  celles  qui  avaient  passé  la  herse 
de  notre  manoir  étant  d'insolentes  prostituées  ou  des  vic- 
times stupides),  je  crus  faire  un  rêve. 

J'avais  vu  des  fées  figurer  dans  mes  légendes  de  cheva- 
lerie. Je  crus  presque  que  Morgane  ou  Urgande  venait  chez 
nous  pour  faire  justice,  et  j'eus  envie  un  instant  de  me 
jeter  à  genoux  et  de  protester  contre  l'arrêt  qui  m'eût  con- 
fondu avec  mes  oncles.  Antoine,  à  qui  Laurent  avait  rapi- 
dement donné  le  mot,  s'approcha  d'elle,  avec  autant  de 
politesse  qu'il  était  capable  d'en  avoir,  et  la  pria  d'excuser 
son  costume  de  chasse  et  celui  de  ses  amis.  Ils  étaient  tous 
neveux  ou  cousins  de  la  dame  de  Rochemaure,  et  ils  atten- 
daient, pour  se  mettre  à  table,  que  cette  dame,  qui  était 
fort  dévote,  fût  sortie  de  la  chapelle,  où  elle  était  en  confé- 
rence pieuse  avec  son  aumônier.  L'air  de  candeur  et  de 
confiance  avec  lequel  l'inconnue  écouta  ce  mensonge  ridi- 
cule me  serra  le  cœur;  mais  je  ne  me  rendis  pas  compte  de 
ce  que  j'éprouvais. 

—  Je  ne  veux  pas,  dit-elle  à  mon  oncle  Jean,  qui  faisait 
l'assidu  d'un  air  de  satj're  auprès  d'elle,  déranger  cette 
dame  ;  je  suis  trop  inquiète  de  l'inquiétude  que  je  cause 
moi-même  à  mon  père  et  à  mes  amis  dans  ce  moment 
pour  vouloir  m'arrêter  ici.  Dites-lui  que  je  la  supplie  de 
me  prêter  un  cheval  frais  et  un  guide,  afin  que  je  retourne 
vers  le  lieu  où  je  présume  qu'ils  peuvent  avoir  été  m'al- 
tendre. 

—  Madame,  répondit  Jean  avec  assurance,  il  est  im- 
possible que  vous  vous  remettiez  en  route  par  le  temps 
qu'il  fait;  d'ailleurs,  cela  ne  servirait  qu'à  retarder  le 
moment  de  rejoindre  ceux  qui  vous  cherchenl.  Dix  de 
nos  gens  bien  montés  et  armés  de  torches  partent  à 
l'instant  même  par  dix  routes  dilTérentcs  et  vont  par- 
courir la  Varenne  sur  tous  les  points.  Il  est  donc  impos- 


62  MAUPRAT. 

sible  que,  dans  deux  heures  au  plus,  vos  parents  n'aient 
pas  de  vos  nouvelles,  et  que  bientôt  vous  ne  les  voyiez 
arriver  ici  ,  où  ils  seront  hébergés  le  mieux  possible. 
Tenez-vous  donc  en  repos  et  acceptez  quelques  cordiaux 
pour  vous  remettre,  car  vous  êtes  mouillée  et  accablée  de 
fatigue. 

—  Sans  l'inquiétude  que  j'éprouve,  je  serais  alTamée, 
répondit-elle  en  souriant.  Je  vais  essayer  de  manger  quel- 
que chose;  mais  ne  faites  rien  d'extraordinaire  pour  moi. 
Vous  avez  déjà  mille  fois  trop  de  bonté. 

l'aile  s'approcha  de  la  table  où  j'étais  resté  accoudé,  et 
prit  un  fruit  tout  près  de  moi  sans  m'apercevoir.  Je  me 
retournai  et  la  regardai  effrontément  d'un  air  ahi-iiti.  Elle 
supporta  mon  regard  avec  arrogance.  Voilà  du  moins  ce 
qu'il  me  sembla.  J'ai  su  depuis  qu'elle  ne  me  voyait  seu- 
lement pas;  car,  tout  en  faisant  effort  sur  clle-niéme  pour 
paraître  calme  et  répondre  avec  confiance  à  l'hospitalité 
qu'on  lui  offrait,  elle  était  fort  troublée  de  la  présence 
inattendue  de  tant  d'hommes  ('Iranges,  de  mauvaise  mine 
et  grossièrement  vêtus.  Pourtant  nul  soupçon  ne  lui  ve- 
nait. J'entendis  un  des  Mauprat  dire  près  de  moi  à 
Jean  : 

—  Jjon  !  tout  va  bien  ;  elle  doime  dans  le  ])ann('au;  fai- 
sons-la boire,  elle  causera. 

—  Un  instant,  répondit  Jean,  surveillez-la,  l'all'aire  est 
sérieuse;  il  y  a  mieux  à  faire  ici  qu'à  se  divertir.  Ji'  vais 
tenir  conseil,  on  vous  appellera  pour  dire  votre  avis;  mais 
ayez  l'œil  un  peu  sur  13ernard, 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  dis-je  brusquement  en  me  re- 
tournant vers  lui.  Est-ce  que  cette  file  ne  m'appartient 
pas?  N'a-t-on  pas  juré  sur  l'âme  de  mon  grand-père...? 

—  Ah!  c'est  pariileu  vrai!  dit  Antoine  en  s'approchant 
de  notre  groupe,  tandis  tpie  les  autres  Mau])rat  ciilduraient 


MALPRAT.  63 

la  dame.  Ecoute,  Bernard,  je  tiendrai  ma  parole  à  une 
condition. 

—  Laquelle? 

—  C'est  bien  simple  :  d'ici  à  dix  minutes,  tu  ne  diras 
pas  à  cette  donzeUe  qu'elle  n'est  pas  chez  la  vieille  Roche- 
maure. 

—  Pour  qui  me  prenez-vous?  répondis-je  en  enfonçant 
mon  chapeau  sur  mes  yeux.  Croyez-vous  que  je  sois  une 
bête?  Attendez,  voulez- vous  que  j'aille  prendre  la  robe  de 
ma  grand'mère  qui  est  là-haut,  et  que  je  me  fasse  passer 
pour  la  dévote  de  Rochemaure  ? 

—  Bonne  idée,  dit  Laurent. 

—  Mais,  avant   tout,  j'ai  à  vous  parler,  reprit  Jean. 
Et  il  les  entraîna  dehors,  après  avoir  fait  un  signe  aux 

autres.  Au  moment  où  ils  sortaient  tous,  je  crus  voir  que 
Jean  voulait  engager  Antoine  à  me  surveiller  ;  mais  An- 
toine, avec  une  insistance  que  je  ne  compris  pas,  s'obstina 
à  les  suivre.  Je  restai  seul  avec  l'inconnue. 

Je  demeurai  un  instant  étourdi,  bouleversé,  et  plus  em- 
barrassé que  satisfait  du  tête-à-tête;  puis,  en  cherchant 
à  me  rendre  compte  de  ce  qui  se  passait  de  mystérieux 
autour  de  moi,  je  parvins  à  m'imaginer,  à  travers  les  fu- 
mées du  vin,  quelque  chose  d'assez  vraisemblable,  quoique 
pourtant  ce  fût  une  erreur  complète. 

Je  crus  expliquer  tout  ce  que  je  venais  de  voir  et  d'en- 
tendre, en  supposant:  1°  que  cette  dame  si  tranquille  et  si 
parée  était  une  de  ces  filles  de  bohème  que  j'avais  vues 
quelquefois  dans  les  foires  ;  2°  que  Laurent,  l'ayant  ren- 
contrée par  les  champs,  l'avait  amenée  pour  divertir  la 
compagnie  ;  3"  qu'on  lui  avait  fait  confidence  de  mon  état 
d'ivresse  fanfaronne,  et  qu'on  l'amenait  pour  mettre  ma 
galanterie  à  l'épreuve,  tandis  qu'on  me  regarderait  par  le 
trou  de  la  serrure.  Mon  premier  mouvement,  dès  que  cette 


64  MAUPHAT. 

pensée  se  l'ut  emparée  de  moi,  lui  de  me  le\er  et  d'aller 
droit  à  la  porte,  que  je  fermai  à  double  tour  et  doul  je  tirai 
les  verrous;  puis  je  revins  vers  la  dame,  déterminé  que 
j'étais  à  ne  pas  lui  donner  lieu  de  railler  ma  timidité. 

Elle  était  assise  sous  le  manteau  de  la  cheminée;  et, 
comme  elle  était  occupée  à  sécher  ses  habits  mouillés  et 
penchée  vers  le  foyer,  elle  ne  s'était  pas  rendu  compte  de 
ce  que  je  faisais  ;  mais  l'expression  étrange  de  mon  visage 
la  fit  tressaillir  lorsque  je  m'approchai  d'elle.  J'étais  déter- 
miné à  l'embrasser  pour  commencer;  mais,  je  ne  sais  par 
quel  prodige,  dès  qu'elle  eut  levé  ses  yeux  sur  moi,  cette 
familiarité  me  devint  impossible.  Je  ne  me  sentis  que  le 
courage  de  lui  dire  : 

—  Ma  foi!  mademoiselle,  vous  êtes  charmante,  et  vous 
me  plaisez,  aussi  vrai  que  je  m'appelle  Bernard  Mauprat. 

—  Bernard  Mauprat  !  s'écria-t-elle  en  se  levant  ;  vous 
êtes  Bernard  Mauprat,  vous?  En  ce  cas,  changez  de  lan- 
gage et  sachez  à  qui  vous  parlez;   ne  vous  l'a-t-on  pas  dit  ? 

—  On  ne  me  l'a  pas  dit,  mais  je  le  devine,  répondis-je 
en  ricanant  et  en  m'elForçant  de  lutter  contre  le  respect 
que  m'inspiraient  sa  pâleur  subite  et  son  attitude  impé- 
rieuse. 

—  Si  vous  le  devinez,  dit-elle,  comment  est-il  possible 
que  vous  me  parliez  comme  vous  faites?  Mais  on  m'avait 
bien  dit  que  vous  étiez  mal  élevé,  et  pourtant  j'avais  tou- 
jours désiré  vous  rencontrer. 

—  En  vérité,  dis-je  en  ricanant  toujours,  \ous!  prin- 
cesse de  grandes  routes,  qui  avez  connu  tant  de  gens  en 
votre  vie?  Laissez  mes  lèvres  rencontrer  les  vôtres,  s'il 
vous  plaît,  ma  belle,  et  vous  saurez  si  je  suis  aussi  bien 
élevé  que  messieurs  mes  oncles,  que  vous  écoutiez  si  bien 
tout  à  l'heure. 

—  A  os  oncles  !   s'écria-t-ello  en  saisissant  bi-uscpiL-ment 


MAUPRAT.  65 

sa  chaise  et  en  la  plaçant  entre  nous  comme  par  un  instinct 
de  défense.  Oh!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  je  ne  suis  pas  chez 
]\,jme  jg  Rochemaure  ! 

—  Le  nom  commence  toujours  de  même,  et  nous 
sommes  d'aussi  bonne  roche  que  qui  que  ce  soit. 

—  La  Roche-Mauprat!...  murmura-t-elle  en  frissonnant 
de  la  tête  aux  pieds  comme  une  biche  qui  entend  hurler 
les  loups. 

Et  ses  lèvres  devinrent  toutes  blanches.  L'angoisse 
passa  dans  tous  ses  traits.  Par  une  involontaire  sympathie, 
je  frémis  moi-même  et  je  faillis  changer  tout  à  coup  de 
manières  et  de  langage. 

—  Qu'est-ce  que  cela  a  donc  de  surprenant  pour  elle? 
me  disais-je  ;  n'est-ce  pas  une  comédie  qu'elle  joue  ?  et,  si 
les  jNIauprat  ne  sont  pas  là  derrière  quelque  boiserie  à  nous 
écouter,  ne  leur  racontera-t-elle  pas  mot  pour  mot  tout  ce 
qui  se  sera  passé  ?  Cependant  elle  tremble  comme  une 
feuille  de  peuplier...  Mais  si  c'est  une  comédienne?  J'en  ai 
vu  une  qui  faisait  Geneviève  de  Brabant  et  qui  pleurait  à 
s'y  méprendre. 

J'étais  dans  une  grande  perplexité,  et  je  promenais  des 
yeux  hagards  tantôt  sur  elle,  tantôt  sur  les  portes,  que  je 
croyais  toujours  près  de  s'ouvrir  toutes  grandes,  aux  éclats 
de  rire  de  mes  oncles. 

Cette  femme  était  belle  comme  le  jour.  Je  ne  crois  pas 
que  jamais  il  ait  existé  une  femme  aussi  jolie  que  celle-là. 
Ce  n'est  pas  moi  seulement  qui  l'atteste  ;  elle  a  laissé  une 
réputation  de  beauté  qui  n'est  pas  encore  oubliée  dans  le 
pays.  Elle  était  d'une  taille  assez  élevée,  svelte  et  remar- 
quable par  l'aisance  de  ses  mouvements.  Elle  élail  blanche 
avec  des  yeux  noirs  et  des  cheveux  d'ébène.  Ses  regards  et 
son  sourire  avaient  une  expression  de  bonté  et  de  finesse 
dont  le  mélange  était  incompréhensible  ;  il  sem])lait  (pie  le 

0 


66  MALPRAT. 

ciel  lui  eût  donné  deux  âmes,  une  toute  d'intelligence,  une 
toute  de  sentiment.  Elle  était  naturellement  gaie  et  brave; 
c'était  un  ange  que  les  chagrins  de  l'humanité  n'avaient 
pas  encore  osé  toucher.  Rien  ne  l'avait  fait  soulTrir,  rien 
ne  lui  avait  appris  la  méfiance  et  l'effroi.  C'était  donc  là  la 
première  souffrance  de  sa  vie,  et  c'était  moi,  brute,  qui  la 
lui  inspirais.  Je  la  prenais  pour  une  bohémienne,  et  c'était 
un  ange  de  pureté. 

C'était  ma  jeune  tante  à  la  mode  de  Bretagne,  Edmée 
de  Mauprat ,  lîUe  de  M.  Hubert,  mon  grand-oncle  (à  la 
mode  de  Bretagne  aussi),  qu'on  appelait  le  chevalier,  et 
qui  s'était  fait  relever  de  l'ordre  de  Malte  pour  se  marier 
dans  un  âge  déjà  mûr;  car,  ma  tante  et  moi,  nous  étions 
du  même  âge.  Nous  avions  dix-sept  ans  tous  deux,  à  quel- 
ques mois  de  différence,  et  ce  fut  là  notre  première  en- 
trevue. Celle  que  j'aurais  dià  protéger  au  péril  de  ma  vie, 
envers  et  contre  tous,  était  là,  devant  moi,  palpitante  et 
consternée  comme  une  victime  devant  le  bourreau. 

Elle  lit  un  L;raii(l  effort,  et,  s'approchanl  de  moi,  qui 
marchais  avec  préoccupation  dans  la  salle,  elle  se  nomma 
et  ajouta  : 

—  Il  est  impossible  que  vous  soyez  un  inlànie  comme 
tous  ces  brigands  que  je  viens  de  voir  et  dont  je  sais  la  vie 
infernale.  Vous  êtes  jeune;  votre  mère  était  bonne  et  sage. 
Mon  père  voulait  vous  élever  et  vous  adopter.  Encore 
aujoui'd'juii,  il  regrette  de  ne  pouvoir  vous  tirer  de  l'abîme 
où  vous  êtes  plongé.  N'avez-vous  pas  reçu  plusieurs  mes- 
sages de  sa  part?  Bernard,  vous  êtes  mon  proche  parent, 
songez  aux  liens  du  sang  ;  pourquoi  voulez-vous  m'insul- 
ter?  Veut-on  m'assassiner  ici  ou  me  doinicr  la  torture? 
Pourquoi  m'a-t-on  trompée  en  me  disant  que  j'étais  à  Ho- 
chemaure  ?  pourquoi  s'est-on  retiré  d'un  air  de  mystère? 
Que  pré|iaro-t-on  ?  que  se  passe-t-il  ? 


MAUPRAT.  67 

La  parole  expira  sur  ses  lèvres  ;  un  coup  de  fusil  venait 
de  se  faire  entendre  au  dehors.  Une  décharg-e  de  coule- 
vrine  y  répondit,  et  la  trompe  d'alarme  ébranla  de  sons  lu- 
gubres les  tristes  murailles  du  donjon.  M"*^  de  Mauprat 
retomba  sur  sa  chaise.  Je  restai  immobile,  ne  sachant  si 
c'était  là  une  nouvelle  scène  de  comédie  imag'inée  pour  se 
divertir  de  moi,  et  décidé  à  ne  point  me  mettre  en  peine 
de  cette  alarme  jusqu'à  ce  que  j'eusse  la  preuve  certaine 
qu'elle  n'était  pas  simulée. 

—  Allons,  lui  dis-je  en  me  rapprochant  d'elle,  convenez 
que  tout  ceci  est  une  plaisanterie.  Vous  n'êtes  pas  made- 
moiselle de  Mauprat,  et  vous  voulez  savoir  si  je  suis  un 
apprenti  capable  de  faire  l'amour. 

—  J'en  jure  par  le  Christ,  répondit-elle  en  prenant  mes 
mains  dans  ses  mains  froides  comme  la  mort,  je  suis  Edmée, 
votre  parente,  votre  prisonnière,  votre  amie;  car  je  me 
suis  toujours  intéressée  à  vous,  j'ai  toujours  supplié  mon 
père  de  ne  pas  vous  abandonner...  Mais  écoutez,  Bernard, 
on  se  bat,  on  se  bat  à  coups  de  fusil  !  C'est  mon  père  qui 
vient  me  chercher  sans  doute,  et  on  va  le  tuer!  Ah!  s'écria- 
t-elle  en  tombant  à  genoux  devant  moi,  allez  empêcher 
cela,  Bernard,  mon  enfant!  Dites  à  vos  oncles  de  respecter 
mon  père,  le  meilleur  des  hommes,  si  vous  saviez.  Dites- 
leur  que,  s'ils  nous  haïssent,  s'ils  veulent  verser  du  sang-, 
eh  bien,  qu'ils  me  tuent!  qu'ils  m'arrachent  le  cœur,  mais 
qu'ils  respectent  mon  père... 

On  m'appela  du  dehors  d'une  voix  véhémente. 

—  Où  est  ce  poltron?  où  est  cet  enfant  de  malheur? 
disait  mon  oncle  Laurent. 

On  secoua  la  porte  ;  je  l'avais  si  bien  fermée,  (ju'elle 
résista  à  des  secousses  furieuses. 

—  Ce  misérable  lâche  s'amuse  à  faire  l'amour  pendant 
qu'on  nous  égorge!  Bernard,  la  maréchaussée  nous  attaque. 


68  MALPRAT. 

Votre    oncle    Louis    vient  d'être  tué.   ^'enez,    pour   Dieu, 
venez,  Bernard  I 

—  Que  le  diable  vous  emporte  tous!  m'écriai-je,  et 
soyez  tué  vous-même,  si  je  crois  un  mot  de  tout  cela;  je 
ne  suis  pas  si  sot  que  vous  pensez  ;  il  n'y  a  de  lâches  ici  que 
ceux  qui  mentent.  Moi,  j'ai  juré  que  j'aurais  la  femme,  et 
je  ne  la  rendrai  que  quand  il  me  plaira. 

—  Allez  au  diable!  répondit  Laurent,  vous  faites  sem- 
blant... 

Les  décharges  de  mousqueterie  redoublèrent.  Des  cris 
alTreux  se  firent  entendre.  Laurent  quitta  la  porte  et  se  mit 
à  courir  vers  le  bruit.  Son  empressement  marquait  tant  de 
vérité,  que  je  n'y  pus  résister.  L'idée  qu'on  m'accuserait  de 
lâcheté  l'emporta;  je  m'avançai  vers  la  porte. 

—  0  Bernard  !  ô  monsieur  de  !^L'luprat  1  sécria 
Edmée  en  se  tramant  après  moi,  laissez-moi  aller  avec 
vous  ;  je  me  jetterai  aux  pieds  de  vos  oncles,  je  ferai  ces- 
ser ce  combat,  je  leur  céderai  tout  ce  que  je  possède,  ma 
vie,  s'ils  la  veulent...  pour  que  celle  de  mon  père  soil 
sauvée. 

—  Attendez,  lui  dis-je  en  me  retournant  vers  elle,  je 
ne  peux  pas  savoir  si  on  ne  se  moque  pas  de  moi.  Je  crois 
que  mes  oncles  sont  là  derrière  la  porte,  et  que,  pendant 
que  nos  valets  de  chiens  tiraillent  dans  la  cour,  on  tient 
une  couverture  pour  me  berner.  Vous  êtes  ma  cousine,  ou 
vous  êtes  une...  A'ous  allez  me  faire  un  serment,  et  je  vous 
en  ferai  un  à  mon  tour.  Si  vous  êtes  une  princesse  errante, 
et  que,  vaincu  par  vos  grimaces,  je  sorte  de  cette  chambre, 
vous  allez  jurer  d'être  ma  maîtresse  et  de  ne  souffrir  per- 
sonne auprès  de  vous  avant  que  j  aie  usé  de  mes  droits; 
ou  bien,  moi,  je  vous  jure  que  vous  serez  corrigée  comme 
j'ai  corrigé  ce  matin  Flore,  ma  chienne  mouchetée.  Si  vous 
êtes  Edmée,  et  que  je  vous  jure  de  me  mettre  entre  votre 


MAUPRAT.  69 

père   et   ceux  qui  voudraient  le  tuer,   que  me  promettez- 
vous,  que  me  jurez-vous? 

—  Si  vous  sauviez  mon  père,  s"écria-t-elle,  je  vous  jure 
que  je  vous  épouserais. 

—  Oui-da!  lui  dis-je,  enhardi  par  son  enthousiasme, 
dont  je  ne  comprenais  pas  la  sublimité.  Donnez-moi  donc 
un  gage,  afin  qu'en  tout  cas,  je  ne  sorte  pas  d'ici  comme 
un  sot. 

Elle  se  laissa  embrasser  sans  faire  résistance  ;  ses  joues 
étaient  glacées.  Elle  s'attachait  machinalement  à  mes  pas 
pour  sortir;  je  fus  obligé  de  la  repousser.  Je  le  fis  sans 
rudesse  ;  mais  elle  tomba  comme  évanouie.  Je  commençai 
à. comprendre  la  réalité  de  ma  situation;  car  il  n'y  avait 
personne  dans  le  corridor,  et  les  bruits  du  dehors  deve- 
naient de  plus  en  plus  alarmants.  J'allais  courir  vers  mes 
armes,  lorsqu'un  dernier  mouvement  de  méfiance,  ou  peut- 
être  un  autre  sentiment,  me  fit  revenir  sur  mes  pas  et  fer- 
mer à  double  tour  la  porte  de  la  salle  où  je  laissais  Edmée. 
Je  mis  la  clef  dans  ma  ceinture,  et  j'allai  aux  remparts, 
armé  de  mon  fusil,  que  je  chargeai  en  courant. 

C'était  tout  simplement  une  attaque  de  la  maréchaussée  ; 
il  n'y  avait  là  rien  de  commun  avec  M"''  de  Mauprat.  Nos 
créanciers  avaient  obtenu  prise  de  corps  contre  nous.  Les 
gens  de  loi,  battus  et  maltraités,  avaient  requis  de  l'avocat 
du  roi  au  présidial  de  Bourges  un  mandat  d'amener,  que  la 
force  armée  exécutait  de  son  mieux,  espérant  s'emparer  de 
nous  avec  facilité  au  moyen  d'une  surprise  nocturne.  Mais 
nous  étions  en  meilleur  état  de  défense  qu'ils  ne  pensaient  ; 
nos  gens  étaient  braves  et  bien  armés,  et  puis  nous  nous 
battions  pour  notre  existence  tout  entière  ;  nous  avions  le 
courage  du  désespoir,  et  c'était  un  avantage  immense.  No- 
tre troupe  montait  à  vingt-quatre  personnes,  la  leur  à  plus 
de   cinquante   militaires.    Une  vingtaine   de  paysans  lan- 


70  MVIPRAT. 

çaient  des  pierres  sur  les  côtés  ;  mais  ils  faisaient  plus  de 
mal  à  leurs  alliés  qu'à  nous. 

Le  combat  fut  acharné  pendant  une  demi-heure  ;  puis 
notre  résistance  effraya  tellement  l'ennemi,  qu'il  se  replia 
et  suspendit  ses  hostilités  ;  mais  il  revint  bientôt  à  la  charge 
et  fut  de  nouveau  repoussé  avec  perte.  Les  hostilités  furent 
encore  suspendues.  On  nous  somma  de  nous  rendre  pour 
la  troisième  fois,  en  nous  promettant  la  vie  sauve.  Antoine 
Mauprat  leur  répondit  par  une  moquerie  obscène.  Ils  res- 
tèrent indécis,  mais  ne  se  retirèrent  pas. 

Je  m'étais  battu  bravement;  j'avais  fait  ce  que  j'appe- 
lais mon  devoir.  La  trêve  se  prolongeait.  Nous  ne  pou- 
vions plus  juger  de  la  distance  de  l'ennemi,  et  nous 
n'osions  risquer  une  décharge  dans  l'obscurité,  car  nos  mu- 
nitions de  guerre  étaient  précieuses.  Tous  mes  oncles 
étaient  cloués  aux  remparts  dans  l'incertitude  d'une  nou- 
velle attaque.  L'oncle  Louis  était  grièvement  blessé.  Ma 
prisonnière  me  revint  en  mémoire.  J'avais,  au  commence- 
ment du  combat,  entendu  dire  à  Jean  Mauprat  qu'il  fallait, 
en  cas  de  défaite,  l'offrir  à  ccjndition  qu'on  lèverait  le  siège, 
ou  la  pendre  aux  yeux  de  l'ennemi.  Je  ne  pouvais  plus  dou- 
ter de  la  vérité  de  ce  qu'elle  m'avait  dit.  Quand  la  victoire 
parut  se  déclarer  pour  nous,  on  oublia  la  captive.  Seule- 
ment le  rusé  Jean  se  détacha  de  sa  chère  coulevrine  qu'il 
pointait  avec  tant  d'amour,  et  se  glissa  comme  un  cliat 
dans  les  ténèbres.  Un  mouvement  de  jalousie  incroyable 
s'empara  de  moi.  Je  jetai  mon  fusil,  et  je  m'élançai 
sur  ses  traces,  le  couteau  dans  la  main,  et  résolu,  je 
crois,  à  le  poignarder  s'il  touchait  à  ce  que  je  regardais 
comme  ma  capture.  Je  le  vis  approcher  de  la  porte,  essayer 
de  l'ouvrir,  regarder  avec  attention  par  le  trou  de  la  ser- 
rure, pour  s'assurer  que  sa  proie  ne  lui  avait  pas  échappé. 
Les  coups  de  fusil  recommencèrent.  Il  tourna  sur  ses  ta- 


MAUPRAT.  71 

Ions  inégaux  avec  l'agilité  surprenante  dont  il  était  doué  et 
courut  aux  remparts.  Pour  moi,  caché  dans  l'ombre,  je  le 
laissai  passer  et  ne  le  suivis  pas.  Un  autre  instinct  que  celui 
du  carnage  venait  de  s'emparer  de  moi.  Un  éclair  de  ja- 
lousie avait  enflammé  mes  sens.  La  fumée  de  la  poudre,  la 
vue  du  sang,  le  bruit,  le  danger  et  plusieurs  rasades  d'eau- 
de-vie  avalées  à  la  ronde  pour  entretenir  l'activité,  m'a- 
vaient singulièrement  échauffé  la  tête.  Je  pris  la  clef  dans 
ma  ceinture,  j'ouvris  brusquement  la  porte,  et,  quand  je 
reparus  devant  la  captive,  je  n'étais  plus  le  novice  méfiant 
et  grossier  qu'elle  avait  réussi  à  ébranler;  j'étais  le  brigand 
farouche  de  la  Roche-AIauprat,  cent  fois  plus  dangereux 
cette  fois  que  la  première.  Elle  s'élança  vers  moi  avec  im- 
pétuosité. J'ouvris  mes  bras  pour  la  saisir  ;  mais,  au  lieu 
de  s'en  effrayer,  elle  s'y  jeta  en  criant: 

—  Eh  bien,  mon  père? 

—  Ton  père,  lui  dis-je  en  l'embrassant,  n'est  pas  là.  Il 
n'est  pas  plus  question  de  lui  que  de  toi  sur  la  brèche  à 
l'heure  qu'il  est.  Nous  avons  descendu  une  douzaine  de 
gendarmes,  et  voilà  tout.  La  victoire  se  déclare  pour  nous 
comme  de  coutume.  Ainsi  ne  tinquièle  plus  de  ton  père; 
moi,  je  ne  m'inquiète  plus  des  gens  du  roi.  Vivons  en  paix 
et  fêtons  l'amour. 

En  parlant  ainsi,  je  portai  à  mes  lèvres  un  broc  de  vin 
qui  restait  sur  la  table.  Mais  elle  me  l'ôta  des  mains  d'un 
air  d'autorité  qui  m'enhardit. 

—  Ne  buvez  plus,  me  dit-elle;  songez  à  ce  que  vous 
dites.  Est-ce  vrai,  ce  que  vous  avez  dit?  en  répondez-vous 
sur  l'honneur,  sur  l'àme  de  votre  mère? 

—  Tout  cela  est  vrai,  je  le  jure  sur  votre  belle  bouclic 
toute  rose,  lui  répondis-je  en  essayant  de  l'embrasser 
encore. 

Mais  elle  recula  avec  terreur. 


72  MALPRAT. 

—  Ohl  mon  Dieu,  dit-elle,  il  est  ivre!  Bernard  1  Ber- 
nard! souvenez-vous  de  ce  que  vous  avez  promis,  gardez 
votre  parole.  Vous  savez  bien,  à  présent,  que  je  suis  votre 
parente,  votre  sœur. 

—  Vous  êtes  ma  maîtresse  ou  ma  femme,  luircpondis-je 
en  la  poursuivant  toujours. 

—  Vous  êtes  un  misérable!  reprit-elle  en  me  repous- 
sant de  sa  cravache.  Quavez-vous  fait  pour  que  je  vous 
sois  quelque  chose?  Avez-vous  secouru  mon  père? 

—  J"ai  juré  de  le  secourir,  et  je  l'aurais  fait  s'il  eut  été 
là;  c'est  donc  comme  si  je  l'avais  fait.  Savez-vous  que,  si 
je  l'avais  fait  et  que  j'eusse  échoué,  il  n'y  aurait  pas  eu  à 
la  Roche-Mauprat  de  supplice  assez  cruel  et  assez  Icnl 
pour  me  punir  à  petit  feu  de  cette  trahison!  J'ai  juré  assez 
haut,  on  peut  lavoir  entendu.  Ma  foi,  je  ne  m'en  soucie 
guère,  et  je  ne  tiens  pas  à  vivre  deux  jours  de  plus  ou  de 
moins;  mais  je  tiens  à  vos  faveurs,  ma  belle,  et  à  n'être 
pas  un  chevalier  langoureux  dont  on  se  moque.  Allons, 
airnez-moi  tout  de  suite,  ou,  ma  foi,  je  m'en  retourne  là- 
bas,  et,  si  je  siiis  tué,  tant  pis  pour  vous.  Vous  n'aurez  plus 
de  chevalier,  et  vous  aurez  encore  sept  Mauprat  à  tenir  en 
bride.  Je  crains  que  vous  n'ayez  pas  les  mains  assez  fortes 
pour  cela,  ma  jolie  petite  linotte. 

Ces  paroles,  que  je  débitais  au  hasard  et  sans  y  attacher 
d  autre  importance  que  de  la  distraire  pour  m'emparer  de 
ses  mains  ou  de  sa  taille,  firent  une  vive  impression  sur 
elle.  Elle  s'enfuit  à  l'autre  bout  de  la  salle  et  s'efforça 
d'ouvrir  la  fenêtre;  mais  ses  petites  mains  ne  purent  seu- 
lement en  ébranler  le  châssis  de  plomb  aux  ferrures  rouil- 
lées.  Sa  tentative  me  fit  rire.  Elle  joignit  les  mains  avec 
anxiété  et  resta  immobile  ;  puis  tout  à  coup  l'expression  de 
son  visage  changea;  elle  sembla  prendre  son  parti  et  vint 
à  moi  l'air  riant  et  la  main  ouverte.  Elle  était  si  belle  ainsi. 


Maapral 


A  ÇUANTIN  ÈDIT 


MAUPRAT.  73 

qu'un  nuage  passa  devant  mes  yeux,  et  pendant  un  instant 
je  ne  la  vis  plus. 

Passez-moi  une  puérilité.  Il  faut  que  je  vous  dise  com- 
ment elle  était  habillée.  Elle  ne  remit  jamais  ce  costume 
depuis  cette  nuit  étrange,  et  pourtant  je  me  le  rappelle 
minutieusement.  Il  y  a  longtemps  de  cela.  Eh  bien,  je 
vivrais  encore  autant  que  j'ai  vécu,  que  je  n'oublierais  pas 
un  seul  détail,  tant  j'en  fus  frappé  au  milieu  du  tumulte  qui 
se  faisait  au  dedans  et  au  dehors  de  moi,  au  milieu  des 
coups  de  fusil  qui  battaient  le  rempart,  des  éclairs  qui 
sillonnaient  le  ciel,  et  des  palpitations  violentes  qui  préci- 
pitaient mon  sang-  de  mon  cœur  à  mon  cerveau,  et  de  ma 
tête  à  ma  poitrine. 

Oh!  qu'elle  était  belle!  Il  me  semble  que  son  spectre 
passe  encore  devant  mes  yeux.  Je  crois  la  voir,  vous  dis-je, 
avec  son  costume  d'amazone  qu'on  portait  dans  ce  temps- 
là.  Ce  costume  consistait  en  une  jupe  de  drap  très  ample; 
le  corps  serré  dans  un  gilet  de  satin  gris  de  perle  boutonné, 
et  une  écharpe  rouge  autour  de  la  taille;  en  dessus,  on 
portait  la  veste  de  chasse  galonnée,  courte  et  ouverte  par 
devant;  un  chapeau  de  feutre  gris  à  grands  bords,  relevés 
sur  le  front,  et  ombragé  d'une  demi-douzaine  de  plumes 
rouges,  surmontait  des  cheveux  sans  poudre,  retroussés 
autour  du  visage  et  tombant  par  derrière  en  deux  longues 
tresses,  comme  ceux  des  Bernoises.  Ceux  d'Edmée  étaient 
si  longs,  qu'ils  descendaient  presque  à  terre. 

Cette  parure  fantastique  pour  moi,  cette  fleur  de  jeu- 
nesse et  ce  bon  accueil  qu'elle  semblait  faire  à  mes  préten- 
tions, c'en  était  bien  assez  pour  me  rendre  fou  d'amour  et 
de  joie.  Je  ne  comprenais  rien  de  plus  agréable  qu'une 
belle  femme  qui  se  donnait  sans  paroles  grossières  et  sans 
larmes  de  honte.  Mon  premier  mou\omenl  fut  de  la  saisir 
dans  mes  bras;  mais,  comme  vaincu  parce  besoin  irrésis- 

10 


7i  MALPRAT. 

tible  d'adoration  qui  caractérise  le  premier  amour,  même 
chez  les  êtres  les  plus  gçrossiers,  je  tombai  à  ses  genoux  et 
je  les  pressai  contre  ma  poitrine;  celait  pourtant,  dans 
cette  hypothèse,  à  une  grande  dévergondée  cpie  s'adressait 
cet  hommage.  Je  n'en  étais  pas  moins  près  do  m'évanouir. 
Elle  prit  ma  tête  dans  ses  deux  belles  mains,  en  s'écriant  : 

—  Ah  1  je  le  voyais  bien,  je  le  savais  bien,  que  vous 
n'étiez  pas  un  de  ces  réprouvés.  Oh!  vous  allez  me  sau- 
ver. Dieu  merci!  Soyez  béni,  ô  Dieu!  et  vous,  mon 
cher  enfant,  dites  de  quel  côté...  \'ite,  fuyons!  Faut-il 
sauter  par  la  fenêtre?  Oh!  je  n'ai  pas  peur,  moucher  mon- 
sieur ;  allons  ! 

Je  crus  sortir  duii  rêve,  et  j'avoue  que  cela  me  fut 
horriblement  désagréable. 

—  Qu'est-ce  à  dire?  lui  répondi.s-je  en  me  relevant;  vous 
jouez-vous  de  moi?  ne  savez-vous  pas  où  vous  êtes,  et 
croyez-vous  que  je  sois  un  enfant? 

—  Je  sais  que  je  suis  à  la  Roche-Mauprat.  répondit-elle 
en  redevenant  pâle,  et  que  je  vais  être  outragée  et  assas- 
sinée dans  deux  heures  si.  d'ici  là,  je  n'ai  pas  réussi  à  vous 
inspirer  quelque  pitié.  Mais  j'y  réussirai,  s"écria-t-ellc  en 
tombant  à  son  tour  à  mes  genoux,  vous  n'êtes  pas  un  de 
ces  hommes-là.  Vous  êtes  trop  jeune  pour  être  un  monstre 
comme  eux  ;  vous  avez  eu  l'air  de  me  plaindre  ;  vous  me 
ferez  évader,  n'est-ce  pas,  n'est-ce  pas,  mon  cher  cœur  ? 

Elle  prenait  mes  mains  et  les  baisait  avec  ardeur  pour 
me  fléchir;  je  l'écoutais  et  je  la  regardais  avec  une  stupi- 
dité peu  faite  pour  la  rassurer.  Mon  âme  n'était  guère 
accessible  par  elle-même  h  la  générosité  et  à  la  compas- 
sion, et,  dans  ce  niomcnl,  une  passion  plus  violente  que 
tout  le  reste  faisait  taire  en  moi  ce  qu'elle  essayait  d  y 
trouver.  Je  la  dévorais  des  yeux  sans  rien  comprendre  à 
.ses  discours.  Toute  la  question  pour  moi  était  de  savoir  si 


MAL' P  RAT.  75 

je  lui  avais  plu,  ou  si  elle  avait  voulu  se  servir  de  moi  pour 
la  délivrer. 

—  Je  vois  bien  que  vous  avez  peur,  lui  dis-je;  vous  avez 
tort  d'avoir  peur  de  moi  ;  je  ne  vous  ferai  certainement  pas 
de  mal.  Vous  êtes  trop  jolie  pour  que  je  songe  à  autre 
chose  que  vous  caresser. 

—  Oui,  mais  vos  oncles  me  tueront,  s'écria-t-elle,  vous 
le  savez  bien.  Est-il  possible  que  vous  vouliez  me  laisser  tuer? 
Puisque  je  vous  plais,  sauvez-moi,  je  vous  aimerai  après. 

—  Oh!  oui,  après,  après!  lui  répondis-je  en  riant  d'un 
air  niais  et  méfiant,  après  que  vous  m'aurez  fait  pendre  par 
les  gens  du  roi,  que  je  viens  d'étriller  si  bien.  Allons,  prou- 
vez-moi que  vous  m'aimez  tout  de  suite,  je  vous  sauverai 
après;  après,  moi  aussi. 

Je  la  poursuivis  autour  de  la  chambre;  elle  fuyait. 
Cependant  elle  ne  me  témoignait  pas  de  colère  et  me  résis- 
tait avec  des  paroles  douces.  La  malheureuse  ménageait  en 
moi  son  seul  espoir  et  craignait  de  m'irriter.  Ah!  si  j'avais 
pu  comprendre  ce  que  c'était  qu'une  femme  comme  elle, 
et  ce  qu'était  ma  situation!  Mais  j'en  étais  incapable  et  je 
n'avais  qu'une  idée  fixe,  l'idée  qu'un  loup  peut  avoir  en 
pareille  occasion. 

Enfin,  comme  à  toutes  ses  prières  je  répondais  toujours 
la  même  chose  :  «  M'aimez-vous,  ou  a'ous  moquez-vous?  » 
elle  vit  à  quelle  brute  elle  avait  affaire;  et,  prenant  son 
parti,  elle  se  retourna  vers  moi,  jeta  ses  bras  autour  de 
mon  cou,  cacha  son  visage  dans  mon  sein  et  me  laissa 
baiser  ses  cheveux.  Puis  elle  me  repoussa  doucement  en 
me  disant  : 

—  Eh!  mon  Dieu,  ne  vois-tu  pas  que  je  l'aime  el  (pie  lu 
m'as  plu  dès  le  momentque  je  t'ai  vu?  Mais  ne  comprends- 
tu  pas  que  je  hais  tes  oncles  et  ([ue  je  ne  veux  appartenir 
qu'à  toi? 


76  MALPHAT. 

—  Oui,  lui  rcpondis-je  obstinément,  parce  que  vous 
avez  dit  :  "  A'oilà  un  imbécile  à  qui  je  persuaderai  tout  ce 
que  je  voudrai  en  lui  disant  que  je  lainie  ;  il  le  croira,  et 
je  le  mènerai  pendre.  »  ^'oyons,  il  n'y  a  qu'un  mot  qui 
serve,  si  vous  m'aimez... 

Elle  me  regardait  d'un  air  d'angoisse,  tandis  que  je  cher- 
chais à  rencontrer  ses  lèvres  quand  elle  ne  détournait  pas 
la  tête.  Je  tenais  ses  mains  dans  les  miennes,  elle  ne  pouvait 
plus  que  reculer  l'instant  de  sa  défaite.  Tout  à  coup  sa 
figure  pâle  se  colora,  elle  se  mit  à  sourire,  et,  avec  une 
expression  de  coquetterie  angélique  : 

—  Et  vous,  dit-elle,  m'aimez-vous? 

De  ce  moment,  la  victoire  fut  à  elle.  Je  n'eus  plus  la 
force  de  vouloir  ce  que  je  désirais;  ma  tète  de  loup-cervier 
fut  bouleversée,  ni  plus  ni  moins  que  celle  d'un  homme,  et 
je  crois  que  j'eus  l'accent  de  la  voix  humaine  en  mécriant 
pour  la  première  fois  de  ma  vie  : 

—  Oui,  je  t'aime!  oui,  je  t'aime! 

—  Eh  bien,  dit-elle  d'un  air  fou  et  avec  un  ton  cares- 
sant, aimons-nous  et  sauvons-nous. 

—  Oui,  sauvons-nous,  lui  répondis-je  ;  je  déteste  cette 
maison  et  mes  oncles.  Il  y  a  lonj^'tcmps  que  je  veux  me 
sauver.  Mais  on  me  pendra,  tu  sais  bien. 

—  On  ne  te  pendra  pas,  reprit-elle  en  riant;  mon  pré- 
tendu est  lieutenant  général. 

—  Ton  prétendu!  m'écriai-je,  saisi  d'un  nouvel  accès 
de  jalousie  plus  vif  que  le  premier;  tu  vas  te  marier? 

—  Pourquoi  non?  répondit-elle  en  me  regardant  avec 
attention. 

Je  pâlis  et  je  serrai  les  dents. 

—  En  ce  cas...,  lui  dis-je  en  essayant  de  l'emporter 
dans  mes  bras. 

—  En    ce    cas,    me    répondit-elle    en  me  donnant  une 


MAUPRAT.  77 

petite  tape  sur  la  joue,  je  vois  que  tu  es  jaloux;  mais  c'est 
un  singulier  jaloux  que  celui  qui  veut  posséder  sa  maî- 
tresse à  dix  heures  pour  la  céder  à  minuit  à  huit  hommes 
ivres  qui  la  lui  rendront  demain  aussi  sale  que  la  boue  des 
chemins. 

—  Ah!  tu  as  raison,  m'écriai-je,  va-t'en  1  va-t'en  1  Je  te 
défendrais  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  mon  sang;  mais  je 
succomberais  sous  le  nombre  et  je  périrais  avec  la  pensée 
que  tu  leur  restes.  Quelle  horreur I  tu  m'y  fais  penser;  me 
voilà  triste.  Allons,  pars! 

—  Oh!  oui!  oh!  oui!  mon  ange,  s'écria-t-elle  en  m'em- 
brassant  sur  les  joues  avec  effusion. 

Cette  caresse,  la  première  qu'une  femme  m'eût  faite 
depuis  mon  enfance,  me  rappela,  je  ne  sais  comment  ni 
pourquoi,  le  dernier  baiser  de  ma  mère;  et,  au  lieu  de 
plaisir,  elle  me  causa  une  tristesse  profonde.  Je  me  sentis 
les  yeux  pleins  de  larmes.  Ma  suppliante  s'en  aperçut  et 
baisa  mes  larmes  en  répétant  toujours  : 

—  Sauve-moi  !  sauve-moi  ! 

—  Et  ton  mariage?  lui  dis-je.  Oh!  écoute,  jure-moi  que 
tu  ne  te  marieras  pas  avant  que  je  meure;  ce  ne  sera  pas 
long,  car  mes  oncles  font  bonne  justice  et  courte  justice, 
comme  ils  disent. 

—  Est-ce  que  tu  ne  vas  pas  me  suivre?  reprit-elle. 

—  Te  suivre?  Non!  pendu  là-bas  pour  avoir  fait  le 
métier  de  bandit,  pendu  ici  pour  t'avoir  fait  évader,  ce 
sera  toujours  l)ieii  la  même  chose,  et,  du  moins,  je  n'aurai 
pas  la  honte  de  passer  pour  un  délateur  et  d'être  pendu  en 
place  publique. 

—  Je  ne  te  laisserai  pas  ici,  s'écria-t-clle,  dussé-je  y 
mourir;  viens  avec  moi;  tu  ne  risques  rien,  crois-en  ma 
parole.  Je  réponds  de  toi  devant  Dieu.  Tue-moi  si  je  mens; 
mais  partons  vite...  Mon  Dieu!  je  les  entends  chanter!  Ils 


78  MAIPRAT. 

viennent!  Ah  !  si  tu  ne  veux  pa>  me  défendre,  tue-moi  tout 
de  suite  ! 

Elle  se  jeta  dans  mes  bras.  L'amour  et  la  jalousie  ga- 
gnaient de  plus  en  plus  en  moi;  j'eus,  en  effet,  l'idée  de  la 
tuer,  et  j'eus  la  main  sur  mon  couteau  de  chasse  tout  le 
temps  que  j'entendis  du  bruit  et  des  voix  dans  le  voisinage 
de  la  salle.  C'étaient  des  cris  de  victoire.  Je  maudis  le  ciel 
de  ne  l'avoir  pas  donnée  à  nos  ennemis.  Je  pressai  Edmée 
sur  ma  poitrine,  et  nous  restâmes  immobiles  dans  les  bras 
l'un  de  l'autre,  jusqu'à  ce  qu'un  nouveau  coup  de  fusil 
annonçât  que  le  combat  recommençait.  Alors  je  la  serrai 
avec  passion  sur  mon  cœur. 

—  Tu  me  rappelles,  lui  dis-je,  une  pauvre  tourterelle 
qui,  étant  poursuivie  par  le  milan,  vint,  un  jour,  se  jeter 
dans  ma  veste  et  se  cacher  jusque  dans  mon  sein. 

—  Et  tu  ne  l'as  pas  livrée  au  milan,  n'est-ce  pas?  reprit 
Edmée. 

—  Non,  de  par  tous  les  diables!  pas  plus  que  je  ne  te 
livrerai,  toi,  le  plus  joli  des  oiseaux  des  bois,  à  ces  mé- 
chants oiseaux  de  nuit  qui  le  menacent. 

—  Mais  comment  fuirons-nous?  dit-elle  en  écoulant 
avec  terreur  la  fusillade. 

—  Aisément,  lui  dis-je;  suis-moi. 

Je  pris  un  flambeau,  et,  levant  une  trappe,  je  la  fis 
descendre  avec  moi  dans  la  cave.  De  là,  nous  gagnâmes  un 
souterrain  creusé  dans  le  roc,  et  qui  servait  autrefois  à 
risquer  un  grand  moyen  de  défense  quand  la  garnison  était 
plus  considérable  ;  on  sortait  dans  la  campagne  par  une 
extrémité  opposée  à  la  herse,  et  on  tombait  sur  les  derrières 
des  assiégeants,  qui  se  trouvaient  pris  entre  deux  feux. 
Mais  il  y  avait  longtemps  que  la  garnison  de  la  Roche- 
Mauprat  ne  pouvait  plus  se  diviser  en  deux  corps,  et, 
d'ailleurs,  durant  la  nuit,  il  y  aurait  eu  folie  à  se  risquer 


MAL' P  RAT.  79 

hors  de  l'enceinte.  Nous  arrivâmes  donc  sans  encombre  à 
la  sortie  du  souterrain;  mais,  au  dernier  moment,  je  fus 
saisi  d'un  accès  de  fureur.  Je  jetai  ma  torche  par  terre,  et, 
m'appuyant  contre  la  porte  : 

—  Tu  ne  sortiras  pas  d'ici,  dis-je  à  la  tremblante  Edmée, 
sans  être  à  moi. 

Nous  étions  dans  les  ténèbres  ;  le  bruit  du  combat  ne 
venait  plus  jusqu'à  nous.  Avant  qu'on  vînt  nous  surprendre 
en  ce  lieu,  nous  avions  mille  fois  le  temps  d'échapper. 
Tout  m'enhardissait,  Edmée  ne  dépendait  plus  que  de  mon 
caprice.  Quand  elle  vit  que  les  séductions  de  sa  beauté 
ne  pouvaient  plus  agir  sur  moi  pour  me  porter  à  l'enthou- 
siasme, elle  cessa  de  m'implorer  et  fit  quelques  pas  en  arrière 
dans  l'obscurité. 

—  Ouvre  la  porte,  me  dit-elle,  et  sors  le  premier,  ou  je 
me  tue;  car  j'ai  pris  ton  couteau  de  chasse  au  moment  où 
tu  l'oubliais  sur  le  bord  de  la  trappe,  et,  pour  retourner 
chez  tes  oncles,  tu  seras  obligé  de  marcher  dans  mon 
sang. 

L'énergie  de  sa  voix  m'effraya. 

—  Rendez  ce  couteau,  lui  dis-je,  ou,  à  tout  risque,  je 
vous  l'ôte  de  force. 

—  Crois-tu  que  j  aie  peur  de  mourir?  dit-elle  avec 
calme.  Si  j'avais  tenu  ce  couteau  là-bas,  je  ne  me  serais  pas 
humiliée  devant  toi. 

—  Eh  bien,  malheur!  m'écriai-je,  vous  mo  trompez, 
vous  ne  m'aimez  pas!  Partez!  je  vous  méprise,  je  ne  vous 
suivrai  pas. 

En  même  temps,  j'ouvris  la  porte. 

—  Je  ne  veux  pas  partir  sans  vous,  dit-elle;  et  vous, 
vous  ne  voulez  pas  que  nous  partions  sans  que  je  sois 
déshonorée.  Lequel  de  nous  deux  est  le  plus  généreux? 

—  Vous  êtes  folle,  lui   dis-je,    vous   m'avez  menti,    et 


80  MAUPRAT. 

VOUS  ne  savez  que  faire  pour  me  rendre  imbécile.  Mais 
vous  ne  sortirez  pas  dici  sans  jurer  que  votre  mariag'e  avec 
le  lieutenant  g^éncral  ou  avec  tout  autre  ne  se  fera  pas  avant 
que  vous  ayez  été  ma  maîtresse. 

—  Votre  maîtresse?  dit-elle.  Y  pensez-vous?  Ne  pou- 
vez-vous  du  moins,  pour  adoucir  l'insolence,  dire  votre 
femme  ? 

—  C'est  ce  que  diraient  tous  mes  oncles  à  ma  place, 
parce  qu'ils  ne  se  soucieraient  que  de  votre  dot.  Moi,  je 
n'ai  envie  de  rien  autre  que  de  votre  beauté.  Jurez  que 
vous  serez  à  moi  d'abord,  et,  après,  vous  serez  libre;  je  le 
jure.  Si  je  me  sens  trop  jaloux  pour  le  soulfrir,  un  homme 
n'a  qu'une  parole,  je  me  ferai  sauter  la  cervelle. 

—  Je  jure,  dit  Kdmée,  de  n'être  à  personne  avant  d'être 
â  vous. 

—  Ce  n'est  pas  cela;  jurez  d'être  à  moi  avant  d'être  à 
qui  que  ce  soit. 

—  C'est  la  même  chose,  répondit-elle,  je  le  jure. 

—  Sur  l'Evangile?  sur  le  nom  du  Christ?  sur  le  salut  de 
votre  âme  ?  sur  le  cercueil  de  votre  mère  ? 

—  Sur  l'Evangile,  sur  le  nom  du  Christ,  sur  le  salut  de 
mon  âme,  sur  le  cercueil  de  ma  mère! 

—  C'est  bon. 

—  Un  instant,  reprit-elle  :  vous  allez  jurer  que  ma 
promesse  et  son  exécution  resteront  un  secret  entre  nous, 
que  mon  père  ne  le  saura  jamais  ni  personne  qui  puisse  le 
lui  redire  ? 

—  Ni  qui  que  ce  soit  au  monde.  Qu'ai-je  besoin  qu'on 
le  sache,  pourvu  que  cela  soit? 

Elle  me  lit  répéter  la  formule  du  serment,  et  nous  nous 
élançâmes  dehors,  les  mains  unies  en  signe  de  foi  mutuelle. 

Là,  notre  fuite  devenait  périlleuse.  Edmée  craignait 
presque  autant  les  assiégeants  que  les  assiégés.  Nous  eûmes 


MAUPRAT.  81 

le  bonheur  de  n'en  rencontrer  aucun;  mais  il  n'était  pas 
facile  d'aller  vite  :  le  temps  était  si  sombre  que  nous  nous 
heurtions  contre  tous  les  arbres,  et  la  terre  si  glissante,  que 
nous  ne  pouvions  nous  soutenir.  Un  bruit  inattendu  nous 
fit  tressaillir;  mais,  aussitôt,  au  son  des  chaînes  qu'il  traînait 
aux  pieds,  je  reconnus  le  cheval  de  mon  grand-père,  animal 
extraordinairement  vieux,  mais  toujours  vigoureux  et  ar- 
dent :  c'était  le  même  qui  m'avait  amené  dix  ans  aupara- 
vant, à  la  Roche-Mauprat;  il  n'avait  qu'une  corde  autour 
du  cou  pour  toute  bride.  Je  la  lui  passai  dans  la  bouche 
avec  un  nœud  coulant;  je  jetai  ma  veste  sur  sa  croupe,  j'y 
plaçai  ma  fugitive,  je  détachai  les  entraves,  je  sautai  sur 
l'animal,  et,  le  talonnant  avec  fureur,  je  lui  fis  prendre  le 
galop  à  tout  hasard.  Heureusement  pour  nous  qu'il  con- 
naissait les  chemins  mieux  que  moi  et  n'avait  pas  besoin 
d'y  voir  pour  en  suivre  les  détours  sans  se  heurter  aux 
arbres.  Cependant  il  glissait  souvent,  et,  pour  se  retenir, 
il  nous  donnait  des  secousses  qui  nous  eussent  mille  fois 
désarçonnés  (équipés  comme  nous  l'étions)  si  nous  n'eus- 
sions été  entre  la  vie  et  la  mort.  Dans  de  semblables 
situations,  les  entreprises  désespérées  sont  les  meilleures, 
et  Dieu  protège  ceux  que  les  hommes  poursuivent.  Nous 
semblions  n'avoir  plus  rien  à  craindre,  lorsque  tout  à  coup 
le  cheval  heurta  une  souche,  son  pied  se  prit  dans  une 
racine  à  Heur  de  terre,  et  il  s'abattit.  Avant  que  nous 
fussions  relevés,  il  avait  pris  la  fuite  dans  les  ténèbres,  et 
j'entendais  ses  pas  rapides  s'éloigner  de  plus  en  plus.  J'avais 
reçu  Edmée  dans  mes  bras;  elle  n'eut  aucun  mal,  mais  je 
pris  une  entorse  si  grave  qu'il  me  fut  impossible  de  faire 
un  pas.  Edmée  crut  que  j"a\ais  la  jambe  cassée;  je  le 
croyais  un  peu  moi-même  tant  je  souffrais;  mais  je  ne 
pensai  bientôt  plus  ni  à  la  soullrance  ni  à  l'inquiétude.  La 
tendre  sollicitude  que  me  témoignait  Edmée  me  lit  tout 

11 


82  MALPRAT. 

oublier.  En  vain  je  la  pressais  de  continuer  sa  route  sans 
moi;  elle  pouvait  maintenant  s'échapper.  Nous  avions  fait 
beaucoup  de  chemin.  Le  jour  ne  tarderait  pas  à  paraître. 
Elle  trouverait  des  habitations,  et  partout  on  la  protégerait 
contre  les  Mauprat. 

—  Je  ne  te  quitterai  pas,  répondit-elle  avec  obstination  : 
tu  tes  dévoué  à  moi,  je  me  dévoue  à  toi  de  même;  nous 
nous  sauverons  tous  deux  ou  nous  mourrons  ensemble. 

—  Je  ne  me  trompe  pas,  m'écriai-je;  c'est  une  lumière 
que  j'aperçois  entre  ces  branches.  Il  y  a  là  une  habitation. 
Edmée,  allez  y  frapper.  Vous  m'y  laisserez  sans  inquiétude, 
et  vous  trouverez  un  p^uide  pour  vous  conduire  chez  vous. 

—  Quoi  qu'il  arrive,  je  ne  vous  quitterai  pas,  dit-elle; 
mais  je  vais  voir  si  l'on  peut  vous  secourir. 

—  Non,  lui  dis-je.  je  ne  vous  laisserai  pas  frapper  seule 
à  cette  porte.  Cette  lumière,  au  milieu  de  la  nuit,  dans 
une  maison  située  au  fond  des  bois,  peut  cacher  quelque 
embûche. 

Je  me  traînai  jusqu'à  la  porte.  Elle  était  froide  comme 
du  métal  ;  les  murs  étaient  couverts  de  lierre. 

—  Qui  est  là?  cria-t-on  du  dedans  avant  que  nous  eus- 
sions frappé. 

—  Nous  sommes  sauvés,  s'écria  Edmée  :  c'est  la  voix 
de  Patience. 

—  Nous  sommes  perdus,  lui  dis-je  :  nous  sommes  enne- 
mis mortels,  lui  et  moi. 

—  Ne  craig^nez  rien,  dit-elle,  suivez-moi  ;  c'est  Dieu  qui 
nous  amène  ici. 

—  Oui,  c'est  Dieu  qui  t  amène  ici,  lille  du  ciel,  étoile 
du  matin,  dit  Patience  en  ouvrant  la  porte,  et  quiconcpic 
te  suit  soit  le  bienvenu  à  la  tour  Gazeau  ! 

Nous  pénétrâmes  sous  une  voûte  surbaissée,  au  milieu 
de  laquelle  pendait   une  lampe   de  fer.  A  la  clarté  de  ce 


MAUPRAT.  83 

luminaire  lug^ubre  et  des  maigres  broussailles  qui  flambaient 
dans  l'âti^e,  nous  vîmes  avec  surprise  que  la  tour  Gazeau 
était  honorée  d'une  compagnie  inusitée.  D'un  côté,  la 
figure  pâle  et  grave  d'un  homme  en  habit  ecclésiastique 
recevait  le  reflet  de  la  flamme;  de  l'autre  côté,  un  chapeau 
à  grands  bords  ombrageait  un  cône  olivâtre  terminé  par 
une  maigre  barbe,  et  le  mur  recevait  la  silhouette  d'un  nez 
tellement  effilé,  qu'il  n'y  avait  rien  au  monde  qui  pût  lui 
être  comparé,  si  ce  n'est  une  longue  rapière  posée  en 
travers  sur  les  genoux  du  personnage,  et  la  face  d'un  petit 
chien  qu'on  eût  prise,  à  sa  forme  pointue,  pour  celle  d'un 
rat  gigantesque,  si  bien  qu'il  régnait  une  harmonie  mys- 
térieuse entre  ces  trois  pointes  acérées,  le  nez  de  don 
Marcasse,  le  museau  de  son  chien  et  la  lame  de  son  épée. 
Il  se  leva  lentement  et  porta  la  main  à  son  chapeau.  Ainsi 
fit  le  curé  janséniste.  Le  chien  allongea  la  tète  entre  les 
jambes  de  son  maître,  et,  muet  comme  lui,  montra  les 
dents  et  coucha  les  oreilles  sans  aboyer. 
—  Chutl  Blaireau!  lui  dit  Marcasse. 


84  M  AU  PP.  AT. 


\ll 


A  peine  le  curé  eut-il  reconnu  Edmée,  qu'il  fit  trois  pas 
en  arrière  avec  une  exclamation  de  surprise  ;  mais  ce  ne 
fut  rien  auprès  de  la  stupéfaction  de  Patience,  lorsqu'il  eut 
promené  sur  mes  traits  la  lueur  du  tison  enflammé  qui  lui 
servait  de  torche. 

—  La  colombe  en  compagnie  de  l'ourson!  s'écria-l-il  ; 
que  se  passe-t-il  donc? 

—  Ami,  répondit  Edmée  en  mettant,  à  mon  propre 
étonnement,  sa  main  blanche  dans  la  main  grossière  du 
sorcier,  recevez-le  aussi  bien  que  moi-même.  J'étais  pri- 
sonnière à  la  Roche-Mauprat,  et  il  m'a  délivrée. 

—  Que  les  iniquités  de  sa  race  lui  soient  pardonnées 
pour  cette  action  1  dit  le  curé. 

Patience  me  prit  le  bras  sans  rien  dire  et  me  conduisit 
auprès  du  feu.  On  m'assit  sur  l'unique  chaise  de  la  rési- 
dence, et  le  curé  se  mit  en  devoir  d'examiner  ma  jambe, 
tandis  qu'Edmée  racontait,  jusqu'à  certain  point,  notre 
aventure,  et  s'informait  de  la  chasse  et  de  son  père. 
Patience  ne  put  lui  en  donner  aucune  nouvelle.  Il  avait 
entendu  le  cor  résonner  dans  les  bois,  et  la  fusillade  contre 
les  loups  avait  troublé  son  repos  plusieurs  fois  dans  la 
journée.  Mais,  depuis  l'orage,  le  bruit  du  vent  avait  étoufl'é 
tous  les  autres  bruits,  et  il  ne  savait  rien  de  ce  qui  se 
passait  dans  la  Varenne.  Marcasse  monta  lestement  une 


MAUPRAT.  85 

échelle  qui,  à  défaut  de  l'escalier  rompu,  conduisait  aux 
étages  supérieurs  de  la  tour  ;  son  chien  le  suivit  avec  une 
merveilleuse  adresse.  Ils  redescendirent  bientôt,  et  nous 
apprîmes  qu'une  lueur  rouge  montait  sur  l'horizon  du  côté 
de  la  Roche -Mauprat.  Malgré  la  haine  que  j'avais  pour 
cette  demeure  et  pour  ses  hôtes,  je  ne  pus  me  défendre 
d'une  sorte  de  consternation  en  entendant  dire  que,  selon 
toute  apparence,  le  manoir  héréditaire  qui  portait  mon  nom 
était  pris  et  livré  aux  flammes  ;  c'était  la  honte  et  la  défaite,  et 
cet  incendie  était  comme  un  sceau  de  vasselage  apposé  sur 
mon  blason  par  ce  que  j'appelais  les  manants  et  les  vilains.  Je 
me  levai  en  sursaut,  et,  si  je  n'eusse  été  retenu  par  une  vio- 
lente douleur  au  pied,  je  crois  que  je  me  serais  élancé  dehors. 

—  Qu'a^'ez-vous  donc?  me  dit  Edmée,  qui  était  près  de 
moi  en  cet  instant. 

—  J'ai,  répondis-je  brusquement,  qu'il  faut  que  je  re- 
tourne là-bas  ;  car  mon  devoir  est  de  me  faire  tuer  plutôt 
que  de  laisser  mes  oncles  parlementer  avec  la  canaille. 

—  La  canaille  !  s'écria  Patience  en  m'adressant  pour  la 
première  fois  la  parole  ;  qui  est-ce  qui  parle  de  canaille  ici? 
J'en  suis,  moi,  de  la  canaille;  c'est  mon  titre,  et  je  saurai 
le  faire  respecter. 

—  Ma  foi!  ce  ne  sera  pas  de  moi,  dis-je  en  repoussant 
le  curé,  qui  m'avait  fait  rasseoir. 

—  Ce  ne  serait  pourtant  pas  pour  la  première  fois, 
répondit  Patience  avec  un  sourire  méprisant. 

—  Vous  me  rappelez,  lui  dis-je,  que  nous  avons  de 
vieux  comptes  à  régler. 

Et,  surmontant  l'alfreuse  douleur  de  mon  entorse,  je 
me  levai  de  nouveau,  et,  d'un  revers  de  main,  j'envoyai 
don  Marcasse,  qui  voulut  succéder  au  curé  dans  le  rôle  de 
pacificateur,  tomber  à  la  renverse  au  milieu  des  cendres. 
Je  ne  lui  voulais  aucun  mal,  mais  j'avais  les  mouvements 


86  MALPRAT. 

un  peu  brusques;  et  le  pauvre  homme  était  si  grêle,  qu'il 
ne  pesait  pas  plus  dans  ma  main  qu'une  belette  n'eût  fait 
dans  la  sienne.  Patience  était  debout  devant  moi,  les  bras 
croisés,  dans  une  attitude  de  philosophe  stoïcien  ;  mais 
son  regard  laissait  jaillir  la  flamme  de  la  haine.  Il  était  évi- 
dent que,  retenu  par  ses  principes  d'hospitalité,  il  atten- 
dait, pour  m'écraser,  que  je  lui  eusse  porté  le  premier 
coup.  Je  ne  l'eusse  pas  fait  attendre,  si  Edmée,  méprisant 
le  danger  qu'il  y  avait  à  s'approcher  d'un  furieux,  ne  m'eût 
saisi  le  bras  en  me  disant  d'un  ton  absolu  : 

—  Rasseyez-vous,  tenez-vous  tranquille,  je  vous  l'or- 
donne. 

Tant  de  hardiesse  et  de  confiance  me  surprit  et  me  plut  en 
même  temps.  Les  droits  qu'elle  s'arrogeait  sur  moi  étaient 
comme  une  sanction  de  ceux  que  je  prétendais  avoir  sur  elle. 

—  C'est  juste,  répondis-je  en  m'asseyant. 
Et  j'ajoutai  en  regardant  Patience  : 

—  Cela  se  retrouvera. 

—  Amen,  répondit-il  en  levant  les  épaules. 
Marcasse  s'était  relevé  avec  beaucoup  de  sang-froid,  et, 

secouant  les  cendres  dont  il  était  sali ,  au  lieu  de  s'en 
prendre  à  moi,  il  essayait  à  sa  manière  de  sermonner  Pa- 
tience. La  chose  n'était  pas  facile  en  elle-même;  mais  rien 
n'était  moins  irritant  que  cette  censure  monosyllabique 
jetant  sa  note  au  milieu  des  querelles  comme  un  écho  dans 
la  tempête. 

—  A  votre  âge,  disait-il  à  son  hùtc,  pas  patient  du  tout  ! 
Tout  le  tort,  oui,  tort,  vous! 

—  Que  vous  êtes  méchant  !  me  disait  Edmée,  en  lais- 
sant sa  main  sur  mon  épaule;  ne  recommencez  pas,  ou  je 
vous  abandonne. 

Je  me  laissais  gronder  par  elle  avec  plaisir,  et  sans 
m'apercevoir  que,  depuis  un  instant,   nous  avions  changé 


MAUPRAT.  87 

de  rôle.  C'était  elle  maintenant  qui  commandait  et  mena- 
çait; elle  avait  repris  toute  sa  supériorité  réelle  sur  moi  en 
franchissant  le  seuil  de  la  tour  Gazeau;  et  ce  lieu  sauvage, 
ces  témoins  étrangers,  cet  hôte  farouche,  représentaient 
déjà  la  société  où  je  venais  de  mettre  le  pied,  et  dont  j'al- 
lais bientôt  subir  les  entraves. 

—  Allons,  dit-elle  en  se  tournant  vers  Patience,  nous 
ne  nous  entendons  pas  ici,  et,  moi,  je  suis  dévorée  d'in- 
quiétude pour  mon  pauvre  père,  qui  me  cherche  et  qui  se 
tord  les  bras  à  l'heure  qu'il  est.  Bon  Patience!  trouve-moi 
un  moyen  de  le  rejoindre  avec  ce  malheureux  enfant  que 
je  ne  puis  laisser  à  ta  garde,  puisque  tu  ne  m'aimes  pas 
assez  pour  être  patient  et  miséricordieux  avec  lui. 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites?  s'écria  Patience  en  posant 
sa  main  sur  son  front  comme  au  sortir  d'un  rêve.  Oui, 
vous  avez  raison;  je  suis  un  vieux  brutal,  un  vieux  fou. 
Fille  de  Dieu,  dites  à  ce  garçon...  à  ce  gentilhomme  que 
je  lui  demande  pardon  du  passé,  et  que,  pour  le  présent, 
je   mets  ma  pauvre  cellule  à  ses  ordres;  est-ce  bien  parler? 

—  Oui,  Patience,  dit  le  curé;  d'ailleurs,  tout  peut 
s'arranger;  mon  cheval  est  doux  et  solide,  M'"'  de  Mau- 
prat  va  le  monter;  vous  et  Marcasse  le  conduirez  par  la 
bride,  et,  moi,  je  resterai  ici  près  de  notre  blessé.  Je 
réponds  de  le  bien  soigner  et  de  ne  l'irriter  en  aucune 
façon.  N'est-ce  pas,  monsieur  Bernard,  vous  n'avez  rien 
contre  moi,  vous  êtes  bien  sûr  que  je  ne  suis  pas  votre  en- 
nemi? 

—  Je  n'en  sais  rien,  répondis-je,  c'est  comme  il  vous 
plaira.  Ayez  soin  de  la  cousine,  conduisez-la;  moi,  je  n'ai 
besoin  de  rien  et  je  ne  me  soucie  de  personne.  \j\\C:  botte 
de  paille  et  un  verre  de  vin,  c'est  tout  ce  que  je  voudrais, 
si  c'était  possible. 

—  Vous  aurez  l'un  et  l'autre,  dit  Marcasse  en  me  pré- 


88  MAL  PUAT. 

sentant  sa  gourde,   et  voici  d'abord  de  quoi  vous  récon- 
forter; je  vais  à  l'écurie  préparer  le  cheval. 

—  Non,  j'y  vais  moi-même,  dit  Patience;  ayez  soin  de 
ce  jeune  homme. 

Et  il  passa  dans  une  autre  salle  basse  qui  servait  d'écu- 
rie au  cheval  du  curé,  durant  les  visites  que  celui-ci  lui 
rendait.  On  fit  passer  l'animal  par  la  chambre  où  nous 
étions,  et  Patience,  arrangeant  le  manteau  du  curé  sur  la 
selle,  y  déposa  Edmée  avec  un  suin  paternel. 

—  Un  instant,  dit-elle  avant  de  se  laisser  emmener  ; 
monsieur  le  curé,  vous  me  promettez  sur  le  salul  de  votre 
âme  de  ne  pas  abandonner  mon  cousin  avant  que  je  sois 
revenue  avec  mon  père  pour  le  chercher? 

—  Je  le  jure,  répondit  le  curé. 

-^  Et  vous,  Bernard,  dit  Edmée,  vous  jurez  sur  l'hon- 
neur que  vous  m'attendrez  ici? 

..  ;^-  Je  n'en  sais  rien  du  tout,  répondis-je;  cela  dépendra 
du  temps  et  de  ma  patience;  mais  vous  savez  bien,  cousine, 
que  nous  nous  reverrons,  fût-ce  au  diable ,  et ,  quant  à 
moi,  le  plus  tôt  possible. 

A  la  clarté  du  tison  que  Patience  agitait  autour  d'elle 
pour  examiner  le  harnais  du  cheval,  je  vis  son  beau  visage 
rougir  et  pâlir;  puis  elle  releva  sa  tête  penchée  tristement 
et  me  regarda  fixement  d'un  air  étrange. 

—  Partons-nous?  dit  Marcasse  en  ouvrant  la  porte. 

—  Marchons,  dit  Patience  en  prenant  la  bride.  Ma  fille 
Edmée,  baissez-vous  bien  en  passant  sous  la  porte. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a.  Blaireau?  dit  Marcasse  en 
s'arrêtant  sur  le  seuil  et  en  mettant  en  avant  la  pointe  de 
son  épée  glorieusement  rouillée  dans  le  sang  des  animaux 
rongeurs. 

Blaireau  resta  immobile,  et,  s'il  n'eut  été  inucf  de  nais- 
sance, comme   le  disait  son  maître,  il  eût  aboyé;  mais  il 


H.Touss&inl  se. 


Mauprat 


A  QUANTIN  KDri 


MAUPRAT.  89 

avertit  à  sa  manière  en  faisant  entendre  une  sorte  de 
toux  sèche,  qui  était  son  plus  grand  signe  de  colère  et 
d'inquiétude... 

—  Quelque  chose  là-dessous,  dit  Marcasse. 

Et  il  avança  fort  courageusement  dans  les  ténèbres  en 
faisant  signe  à  l'amazone  de  ne  pas  sortir.  La  détonation 
d'une  arme  à  feu  nous  fit  tous  tressaillir.  Edmée  sauta  lé- 
gèrement à  bas  de  cheval,  et,  par  un  mouvement  instinctif 
qui  ne  m'échappa  point,  vint  se  placer  derrière  ma  chaise. 
Patience  s'élança  hors  de  la  tour;  le  curé  courut  au  che- 
val épouvanté,  qui  se  cabrait  et  reculait  sur  nous;  Blaireau 
réussit  à  aboyer.  J'oubliai  mon  mal,  et,  d'un  saut,  je  fus 
aux  avant-postes. 

Un  homme,  criblé  de  blessures  et  répandant  un  ruis- 
seau de  sang,  était  couché  en  travers  devant  la  porte. 
C'était  mon  oncle  Laurent,  mortellement  blessé  au  siège 
de  la  Roche-Mauprat,  qui  venait  expirer  sous  nos  yeux. 
Avec  lui  était  son  frère  Léonard,  qui  venait  de  tirer  à  tout 
hasard  son  dernier  coup  de  pistolet  et  qui  heureusement 
n'avait  atteint  personne.  Le  premier  mouvement  de  Pa- 
tience fut  de  se  mettre  en  défense;  mais,  en  reconnaissant 
Marcasse,  les  fugitifs,  loin  de  se  montrer  hostiles,  deman- 
dèrent asile  et  secours,  et  personne  ne  crut  devoir  leur  re- 
fuser l'assistance  que  réclamait  leur  déplorable  situation. 
La  maréchaussée  était  à  leur  poursuite.  La  Roche-Maupral 
était  la  proie  des  flammes  ;  Louis  et  Pierre  s'étaient  fait 
tuer  sur  la  brèche  ;  Antoine,  Jean  et  Gaucher  étaient  en 
fuite  d'un  autre  côté.  Peut-être  étaient-ils  déjà  prison- 
niers. Rien  ne  saurait  rendre  l'horreur  des  derniers  mo- 
ments de  Laurent.  Son  agonie  fut  rapide,  mais  aiïreuso.  Il 
blasphémait  à  faire  pâlir  le  curé.  A  peine  la  porte  fut-elle 
refermée  et  le  moribond  déposé  à  terre,  qu'un  râle  hor- 
rible  s'empara  de  lui.   Malgré  nos  représentations,   Léo- 

12 


90  MAUPRAT. 

nard,  ne  connaissant  d'autre  remède  que  l'eau-de-vie,  ar- 
rachant de  mes  mains  (non  sans  m'adresser  en  jurant  un 
reproche  insultant  pour  ma  fuite)  la  j^ourde  de  Marcasse, 
desserra  de  force,  avec  la  lame  de  son  couteau  de  chasse, 
les  dents  contractées  de  son  frère,  et  lui  versa  la  moitié  de 
la  {,^ourde.  Le  malheureux  bondil,  aj^-'ita  ses  bras  dans  des 
convulsions  désespérées,  se  redressa  de  toute  sa  hauteur, 
et  retomba  raide  mort  sur  le  carreau  ensang-lanté.  Nous 
n'eûmes  pas  le  loisir  d'une  oraison  funèbre  ;  la  porte  re- 
tentit sous  les  coups  redoublés  de  nouveaux  assaillants. 

—  Ouvrez,  de  parle  roi!  ci-ièrenl  plusieurs  voix  ;  ou- 
vrez à  la  maréchaussée. 

—  A  la  défense!  s'écria  Léonard  en  relevant  son  cou- 
teau et  en  s'élançant  vers  la  porte.  Vilains,  montrez-vous 
gentilshommes!  Et  toi,  Bernard,  répare  la  faute,  lave  la 
honte,  ne  souffre  pas  qu'un  Mauprat  tombe  \  i\;nil  dans  les 
mains  des  g^endarmes! 

Commandé  par  l'instinct  du  couraj^e  et  de  la  llerté, 
j'allais  l'imiter,  quand  Patience,  s'élançant  sur  lui  et  le 
terrassant  avec  une  force  herculéenne,  lui  mit  le  ^■■enou 
sur  la  poitrine  en  criant  à  ^Lircasse  d'ouvrir  la  porte.  Cela 
fut  fait  avant  que  j'eusse  pu  prendre  parti  pour  mon  oncle 
contre  son  hôte  inexorable.  Six  neiidai-mes  s'élancèrent 
dans  la  tour  et  nous  tinrent  tous  innnubiles  au  ])oul  de 
leurs  fusils. 

—  Holà!  messieurs!  dil  Patience,  ne  faites  de  mal  à 
personne  et  prenez  ce  prisonnier.  Si  j'eusse  été  seul  avec 
lui,  je  l'eusse  défendu  ou  fait  sauver;  mais  il  y  a  ici  des 
braves  gens  qui  ne  doivent  pas  payer  pour  un  coquin,  et 
je  ne  me  soucie  jias  de  les  exposer  dans  un  engagcmcnl. 
Voilà  le  Mauprat.  Songez  que  votre  devoir  est  de  le  re- 
mettre sain  et  sauf  dans  les  mains  de  la  justice.  Cet  autre 
est  mort. 


MAUPRAT.  91 

—  Monsieur,  rendez-vous,  dit  le  sous-officier  de  maré- 
chaussée en  s'emparant  de  Léonard. 

—  Jamais  un  Mauprat  ne  traînera  son  nom  sur  les  bancs 
d'un  présidial,  répondit  Léonard  d'un  air  sombre.  Je  me 
rends,  mais  vous  n'aurez  que  ma  peau. 

Et  il  se  laissa  asseoir  sur  une  chaise  sans  l'aire  de  résis- 
tance. 

Tandis  qu'on  se  préparait  à  le  lier  : 

—  Une  seule,  une  dernière  charité,  mon  père,  dit-il  au 
curé.  Passez-moi  le  reste  de  la  gourde;  je  me  meurs  de 
soif  et  d'épuisement. 

Le  bon  curé  lui  passa  la  gourde,  qu'il  avala  d'un  trait. 
Sa  figure  décomposée  avait  une  sorte  de  calme  efTrayant. 
Il  semblait  absorbé,  atterré,  incapable  de  résistance.  Mais, 
au  moment  où  on  lui  liait  les  pieds,  il  arracha  un  pistolet 
à  la  ceinture  d'un  des  gendarmes  et  se  fit  sauter  la  cer- 
velle. 

Je  fus  bouleversé  de  ce  spectacle  affreux.  Plongé  dans 
une  morne  stupeur,  ne  comprenant  plus  rien  à  ce  qui 
m'entourai l,  je  restai  pétrifié,  ne  m'apercevant  pas  que, 
depuis  quelques  instants,  j'étais  l'objet  d'un  débat  sérieux 
entre  la  maréchaussée  et  mes  hôtes.  Un  gendarme  préten- 
dait me  reconnaître  pour  un  Mauprat  Coupe-Jarret.  Pa- 
tience niait  que  je  fusse  autre  chose  qu'un  garde-chasse  de 
M.  Hubert  de  Mauprat  escortant  sa  fille.  Ennuyé  de  ce 
débat,  j'allais  me  nommer,  lorsque  je  vis  un  spectre  se 
lever  à  côté  de  moi.  C'était  Edmée  qui  s'était  collée  entre 
la  muraille  et  le  pauvre  cheval  effrayé  du  curé,  lequel,  les 
jambes  étendues  et  l'reil  en  feu,  lui  faisait  comme  un  rem- 
part de  son  corps,  l'allé  était  pâle  comme  la  mort,  et  ses 
lèvres  étaient  tellement  contractées  d'horreur,  (pTcllc  fi( 
d'abord  des  efforts  inouïs  pour  parler,  sans  pouvoir  s'ex- 
primer autrement  que  par  signes.  Le  sous-officier,  touché 


92  M  AlPRAT. 

de  sa  jeunesse  et  de  sa  situation,  attendit  avec  déférence 
qu'elle  réussît  à  s'expliquer.  Enfin,  elle  obtint  (ju'on  ne  me 
traitât  pas  en  prisonnier  et  qu'on  me  conduisit  avec  elle 
au  château  de  son  père,  où  elle  donnait  sa  parole  d'hon- 
neur qu'on  fournirait  sur  mon  compte  des  explications  et 
des  garanties  satisfaisantes.  Le  curé  et  les  deux  autres 
témoins  appuyant  cette  promesse,  nous  partîmes  tous 
ensemble,  Edmée  sur  le  cheval  du  sous-officier,  qui  prit 
celui  d'un  de  ses  hommes,  moi  sur  le  cheval  du  curé.  Pa- 
tience et  le  curé  à  pied  entre  nous,  la  maréchaussée  sur 
nos  flancs,  Marcasse  en  avant,  toujours  impassible  au  mi- 
lieu de  l'épouvante  et  de  la  consternation  générales.  Deux 
gendarmes  restèrent  à  la  tour  pour  garder  les  cadavres  et 
constater  les  faits. 


MAUPRAT.  93 


VIII 


Nous  avions  fait  une  lieue  environ  dans  les  bois,  nous 
arrêtant  à  chaque  embranchement  de  route  pour  appeler; 
car  Edmée,  convaincue  que  son  père  ne  rentrerait  pas 
chez  lui  sans  l'avoir  retrouvée,  suppliait  ses  compagnons 
de  voyage  de  l'aider  à  le  rejoindre  ;  ce  à  quoi  les  gen- 
darmes répugnaient  beaucoup,  craignant  d'être  surpris  et 
attaqués  par  quelques  groupes  des  fuyards  de  la  Roche- 
Mauprat.  Chemin  faisant,  ils  nous  apprirent  que  le  repaire 
avait  été  conquis  à  la  troisième  attaque.  Jusque-là,  les  as- 
saillants avaient  ménage  leurs  forces.  Le  lieutenant  de 
maréchaussée  voulait  qu'on  s'emparât  du  donjon  sans  le 
détruire,  et  surtout  des  assiégés  sans  les  tuer;  mais  cela 
fut  impossible  à  cause  de  la  résistance  désespérée  qu'ils 
firent.  Les  assiégeants  furent  tellement  maltraités  à  leur 
seconde  tentative,  qu'ils  n'avaient  plus  d'autre  parti  à 
prendre  que  le  parti  extrême  ou  la  retraite.  Le  feu  fut  mis 
aux  bâtiments  d'enceinte,  et,  au  troisième  engagement, 
on  ne  ménagea  plus  rien.  Deux  Mauprat  furent  tués  sur 
les  débris  de  leur  bastion  ;  les  cinq  autres  disparurent.  Six 
hommes  furent  dépêchés  à  leur  poursuite  d'un  côté,  six  de 
l'autre;  car  on  avait  trouvé  sur-le-champ  la  trace  des  fugi- 
tifs, et  ceux  qui  nous  transmettaient  ces  détails  avaient 
suivi  de  si  près  Laurent  et  Léonard,  qu'ils  avaient  atteint 
de  plusieurs  balles  le  premier  de  ces  infortunés,  à  peu  de 


91  MA  II' HAT. 

distance  de  la  tour  Gazeau.  Ils  l'avalent  entendu  crier  qu'il 
était  mort,  et,  selon  toute  apparence,  Léonard  l'avait  porté 
jusqu'à  la  demeure  du  sorcier.  Ce  Léonard  était  le  seul 
qui  méritât  quelque  pitié,  car  c'était  le  seul  qui  eût  peut- 
être  été  susceptible  d'embrasser  une  meilleure  vie.  Il  était 
parfois  chevaleresque  dans  son  brigandage,  et  son  cœur 
farouche  était  capable  d'affection.  J'étais  donc  très  touché 
de  sa  mort  tragique,  et  je  me  laissais  entraîner  machinale- 
ment, plongé  dans  de  sombres  pensées,  et  résolu  à  finir 
mes  jours  de  la  même  manière  si  l'on  me  condamnait  aux 
all'ronts  (ju'il  n'a\'ait  pas  voulu  subir. 

Tout  à  coup  le  son  des  cors  et  les  hurlements  des 
chiens  nous  annoncèrent  l'approche  d'un  groupe  de  chas- 
seurs. Tandis  qu'on  leur  répondait  par  des  cris  de  notre 
côté,  Patience  courut  à  la  découverte.  Edmée,  impatiente 
de  retrouver  son  père  et  surmontant  toutes  les  terreurs 
de  cette  nuit  sanglante,  fouetta  son  cheval  et  atteignit  les 
chasseurs  la  première.  Lorsque  nous  les  eûmes  rejoints,  je 
vis  Edmée  dans  les  bras  d'un  homme  de  grande  taille  et 
d'une  figure  vénérable.  Il  était  vêtu  avec  luxe  ;  sa  veste  de 
chasse,  galonnée  d'or  sur  toutes  les  coulures,  et  le  magni- 
fique cheval  normand  qu'un  piqueur  tenait  derrière  lui, 
me  frappèrent  tellement,  que  je  me  crus  en  présence  d'un 
prince.  Les  témoignages  de  tendresse  qu'il  donnait  à  sa 
fille  étaient  si  nouveaux  pour  moi,  que  je  faillis  les  trouver 
exagérés  et  indignes  de  la  gravité  d'un  homme  ;  en  même 
temps,  ils  m'inspiraient  une  sorte  de  jalousie  brutale,  et  il 
ne  me  venait  pas  à  l'esprit  (junn  hoininc  si  bien  mis  put 
être  mon  oncle.  Edmée  lui  parla  bas  et  avec  vivacité.  Cette 
conférence  dura  quelques  instants,  au  bout  desfpiels  le 
vii'illard  vint  à  moi  et  m'embrassa  cordialement.  Tout  me 
paraissait  si  nouveau  dans  ces  manières,  que  je  me  tenais 
immobile  et  muet  devant  les  protestations  et  les  caresses 


MAUPRAT.  95 

dont  j'étais  l'objet.  Un  grand  jeune  homme,  d'une  belle 
figure  et  vêtu  avec  autant  de  recherche  que  M.  Hubert, 
vint  me  serrer  la  main  et  m'adresser  des  remerciements 
auxquels  je  ne  compris  rien.  Ensuite  il  entra  en  pourpar- 
lers avec  les  gendarmes,  et  je  compris  qu'il  était  le  lieute- 
nant général  de  la  province  et  qu'il  exigeait  qu'on  me 
laissât  libre  de  suivre  mon  oncle  le  chevalier  dans  son  châ- 
teau, où  il  répondait  de  moi  sur  son  honneur.  Les  gen- 
darmes prirent  congé  de  nous,  car  le  chevalier  et  le  lieu- 
tenant général  étaient  assez  bien  escortés  par  leurs  gens 
pour  n'avoir  à  craindre  aucune  mauvaise  rencontre.  Un 
nouveau  sujet  de  surprise  pour  moi  fut  de  voir  le  chevalier 
donner  de  vives  marques  d'amitié  à  Patience  et  à  Mar- 
casse.  Quant  au  curé,  il  était  avec  ces  deux  seigneurs  sur 
un  pied  d'égalité.  Depuis  quelques  mois,  il  était  aumônier 
du  château  de  Sainte-Sévère,  les  tracasseries  du  clergé  dio- 
césain lui  ayant  fait  abandonner  sa  cure. 

Toute  cette  tendresse  dont  Edmée  était  l'objet,  ces  af- 
fections de  famille  dont  je  n'avais  pas  l'idée,  ces  cordiales 
et  douces  relations  entre  des  plébéiens  respectueux  et  des 
patriciens  bienveillants,  tout  ce  que  je  voyais  et  entendais 
ressemblait  à  un  rêve.  Je  regardais  et  n'avais  le  sens  d'au- 
cune appréciation  sur  quoi  que  ce  soit.  Mon  cerveau  com- 
mença cependant  à  traxaiiler  lorsque,  la  caravane  s'étant 
remise  en  route,  je  vis  le  lieutenant  général  (M.  de  La 
Marche)  pousser  son  cheval  entre  celui  d'Edmée  et  le 
mien,  et  se  placer  de  droit  à  son  côté.  Je  me  souvins 
qu'elle  m'avait  dit  à  la  Roche- Mauprat  qu'il  était  son 
fiancé.  La  haine  et  la  colère  s'emparèrent  de  moi,  et  je  ne 
sais  quelle  absurdité  j'eusse  faite,  si  Edmée,  semblant  devi- 
ner ce  qui  se  passait  dans  mon  âme  farouche,  ne  lui  eùL 
dit  (pi'elle  voulait  me  parler  et  ne  m'eut  rendu  ma  place 
auprès  d'elle. 


96  MAUPRAT. 

—  Qu'avez-vous  à  me  dire?  lui  demandai-je  avec  plus 
d'empressement  que  de  politesse. 

—  Rien,  me  répondit-elle  à  demi-voix.  J'aurai  beau- 
coup à  vous  dire  plus  tard  ;  jusque-là,  ferez-vous  toutes 
mes  volontés  ? 

—  Et  pourquoi  diable  ferais-je  vos  volontés,  cousine? 
Elle  hésita  un  peu  à  me  répondre,  et,  faisant  un  effort, 

elle  dit  : 

—  Parce  que  c'est  ainsi  qu'on  prouve  aux  l'emmes 
qu'on  les  aime. 

—  Est-ce  que  vous  croyez  que  je  ne  vous  aime  pas? 
repris-je  brusquement. 

—  Qu'en  sais-je?  dit-elle. 

Ce  doute  m'étonna  beaucoup,  et  j'essayai  de  le  com- 
battre à  ma  manière. 

—  N'êtes-vous  pas  belle,  lui  dis-je,  et  ne  suis-je  pas  un 
jeune  homme?  Peut-être  croyez-vous  que  je  suis  trop  en- 
fant pour  m'apercevoir  de  la  beauté  d'une  femme;  mais,  ;'i 
présent  que  j'ai  la  tête  calme  et  que  je  suis  triste  et  bien 
sérieux,  je  puis  vous  dire  que  je  suis  encore  plus  amou- 
reux de  vous  que  je  ne  pensais.  Plus  je  vous  regarde,  plus 
je  vous  trouve  belle.  Je  ne  croyais  pas  qu'une  femme 
pût  me  paraître  aussi  belle.  \'rai,  je  ne  dormirai  jias  tant 
que... 

—  Taisez-vous  1  dit-elle  sèchement. 

—  Oh  !  vous  craignez  que  ce  monsieur  ne  m'entende, 
repris-je  en  lui  désignant  M.  de  La  Marche.  Soyez  tran- 
quille, je  sais  garder  un  serment,  et  j'espère  qu'étant  une 
fille  bien  née,  vous  saurez  aussi  garder  le  vôtre. 

Elle  se  tut.  Nous  étions  dans  un  chemin  où  l'on  ne 
pouvait  marcher  que  deux  de  front.  L'obscurité  était  pro- 
fonde, et,  quoique  le  chevalier  et  le  lieutenant  général 
fussent   sur   nos  talons,  j'allais  m'enhardir   à   jiasser  mon 


MAUPRAT.  97 

bras  autour  de  sa  taille,  lorsqu'elle  me  dit  d'une  voix  triste 
et  affaiblie  : 

—  Mon  cousin,  je  vous  demande  pardon  si  je  ne  vous 
parle  pas.  Je  ne  comprends  pas  bien  ce  que  vous  me  dites. 
Je  me  sens  exténuée  de  fatigue,  il  me  semble  que  je  vais 
mourir.  Heureusement,  nous  voici  arrivés.  Jurez-moi  que 
vous  aimerez  mon  père,  que  vous  céderez  à  tous  ses  con- 
seils, que  vous  ne  prendrez  parti  sur  quoi  que  ce  soit  sans 
me  consulter.  Jurez-le-moi  si  vous  voulez  que  je  croie  à 
votre  amitié. 

—  Oh  !  mon  amitié,  n'y  croyez  pas,  j'y  consens,  répon- 
dis-je;  mais  croyez  à  mon  amour.  Je  jure  tout  ce  qu'il 
vous  plaira;  mais  vous,  ne  me  promettez- vous  rien,  là,  de 
bonne  grâce? 

—  Que  puis-je  vous  promettre  qui  ne  vous  appartienne? 
dit-elle  d'un  ton  sérieux;  vous  m'avez  sauvé  l'honneur,  ma 
vie  est  à  vous. 

Les  premières  lueurs  du  matin  blanchissaient  alors  l'ho- 
rizon, nous  arrivions  au  village  de  Sainte-Sévère,  et  bientôt 
nous  entrâmes  dans  la  cour  du  château,  l-'n  descendant  de 
cheval,  Edmée  tomba  dans  les  bras  de  son  père;  elle  était 
pâle  comme  la  mort.  M.  de  La  Marche  fit  un  cri  et  aida  à 
l'emporter.  Elle  était  évanouie.  Le  curé  se  chargea  de  moi. 
J'étais  fort  inquiet  sur  mon  sort.  La  méfiance  naturelle  aux 
brigands  se  réveilla  dès  que  je  cessai  d'être  sous  la  fasci- 
nation de  celle  qui  avait  réussi  à  me  tirer  de  mon  antre. 
J'étais  comme  un  loup  blessé,  et  je  jetais  des  regards 
sombres  autour  de  moi,  prêt  à  m'élancer  sur  le  premier  qui 
ferait  un  geste  ou  dirait  un  mot  équivoque.  On  me  condui- 
sit à  un  appartement  splendide,  et  une  collation,  préparée 
avec  un  luxe  dont  je  n'avais  pas  l'idée,  me  fut  servie  im- 
médiatement. Le  curé  me  témoigna  l)eaucoup  d'intérêt,  et, 
ayant  réussi  à  me  rassurer  un  peu,  il  me  quitta  pour  s'oc- 

13 


98  MAI  PUAT. 

cuper  de  son  ami  Patience.  Mon  trouble  et  un  reste  il'iii- 
quiétude  ne  tinrent  pas  contre  l'appétit  généreux  dont  est 
douée  la  jeunesse.  Sans  les  empressements  et  les  respects 
d'un  valet  beaucoup  mieux  mis  que  moi,  qui  se  tenait  der- 
rière ma  chaise,  et  auquel  je  ne  pouvais  m'cmpècher  de 
rendre  ses  politesses  chaque  fois  qu'il  s'élançait  au-devant 
de  mes  désirs,  j'eusse  fait  un  déjeuner  elfrayant;  mais  son 
habit  vert  et  ses  culottes  de  soie  me  gênaient  beaucoup.  Ce 
lui  i)ii'n  pis  lorsque,  s'étanl  a^cnouilli',  il  se  mil  cii  devoir 
de  me  déchausser  pour  nie  mettre  au  lit.  Pour  le  coup,  je 
crus  qu'il  se  moquait  de  moi,  el  je  faillis  lui  assener  un 
grand  coup  de  poing  sur  la  tête  ;  mais  il  avait  l'air  si  grave 
en  s'acquittant  de  cette  besogne,  que  je  restai  stujjéfait  à 
le  regarder. 

Dans  les  premiers  moments,  me  trouvant  au  lit,  sans 
armes,  et  avec  des  gens  qui  allaient  et  venaient  auhuu-  de 
moi  en  marchant  sur  la  pointe  du  pied,  il  me  vint  encore 
des  mouvements  de  méfiance.  Je  profitai  d'un  instant  où 
j'étais  seul  pour  me  relever,  et,  prenant  sur  la  table  à  demi 
desservie  le  jilus  long  couteau  (jue  je  pus  choisir,  je  me 
couchai  plus  tranquille  et  m'endormis  profondément  en  le 
tenant  bien  serré  dans  ma  main. 

Quand  je  m'éveillai,  le  soleil  couchant  jetait  sur  mes 
draps,  d'une  finesse  extrême,  le  rellet  adouci  de  mes  ri- 
deaux de  damas  rouge,  et  faisait  élinceler  les  grenades  do- 
rées qui  ornaient  les  coins  du  dossier.  Ce  lit  était  si  beau 
et  si  moelleux,  que  je  faillis  lui  faire  des  excuses  de  m'ètre 
couché  dedans.  1mi  me  soulcNanl,  je  ^•is  une  figure  douce 
et  vénérable  qui  cuir  ou\rait  ma  courliuc  cl  (|ui  nie  sou- 
riait. C'était  le  cheNalicr  lluhcrl  (\r  .M,ui|iimI,  (pii  m'iulcr- 
rogeait  avec  intérêt  sur  l'état  de  ma  santé.  J'essavai  d'être 
poli  et  reconnaissant;  mais  les  expressions  dont  je  me  ser- 
vais ressemblaient  si   peu  aux  siennes,  que  je  me  troublai 


MALPRAT.  99 

et  soufYris  de  ma  grossièreté  sans  pouvoir  m'en  rendre 
compte.  Pour  comble  de  malheur,  à  un  mouvement  que  je 
fis,  le  couteau  que  j'avais  pris  pour  camarade  de  lit  tomba 
aux  pieds  de  M.  de  Mauprat,  qui  le  ramassa,  le  regarda,  et 
me  regarda  ensuite  avec  une  extrême  surprise.  Je  devins 
rouge  comme  le  feu  et  balbutiai  je  ne  sais  quoi.  Je  m'at- 
tendais à  des  reproches  pour  cette  insulte  faite  à  son  hos- 
pitalité; mais  il  était  trop  poli  pour  pousser  plus  loin  l'ex- 
plication. Il  posa  tranquillement  le  couteau  sur  la  cheminée, 
et,  revenant  à  moi,  il  me  parla  ainsi  : 

—  Bernard,  je  sais  maintenant  que  je  vous  dois  la  vie 
de  ce  que  j'ai  de  plus  cher  au  monde.  Toute  la  mienne  sera 
consacrée  à  vous  prouver  ma  reconnaissance  et  mon  estime. 
Ma  fdle  aussi  a  contracté  envers  vous  une  dette  sacrée. 
N'ayez  donc  aucune  inquiétude  pour  votre  avenir.  Je  sais 
à  quelles  persécutions  et  à  quelles  vengeances  vous  vous 
êtes  exposé  pour  venir  à  nous;  mais  je  sais  aussi  à  quelle 
affreuse  existence  mon  amitié  et  mon  dévouement  sauront 
vous  soustraire.  Vous  êtes  orphelin,  et  je  n'ai  pas  de  fils. 
Voulez-vous  m'accepter  pour  votre  père? 

Je  regardai  le  chevalier  avec  des  yeux  égarés.  Je  ne 
pouvais  en  croire  mes  oreilles.  Toute  impression  était 
paralysée  chez  moi  par  la  surprise  et  la  timidité.  Il  me  fut 
impossible  de  répondre  un  mot;  le  chevalier  éprouva  lui- 
même  un  peu  de  surprise,  il  ne  s'atlendait  pas  à  lrou\er 
une  nature  aussi  brutalement  inculte. 

—  Allons,  me  dit-il,  j'{'s|H''re  ([ue  vous  vous  accniilu- 
merez  à  nous.  Donnez-moi  seulement  une  poignée  de  main 
pour  me  prouver  que  vous  avez  confiance  en  moi.  Je  vais 
vous  envoyer  votre  domestique  :  commandez-lui  loid  ce 
que  vous  voudrez,  il  est  à  vous.  J'ai  seulement  une  ])ro- 
messe  à  exiger  de  vous,  c'est  que  vous  ne  sortirez  j)as  de 
l'enceinte  du  parc  d'ici  à  ce  que  j'aie  pris  des  mesures  pour 


100  MAUPRAT. 

VOUS  soustraire  aux  poursuites  de  la  justice.  On  pourrait 
faire  rejaillir  sur  vous  les  accusations  qui  pèsent  sur  la 
conduite  de  vos  oncles. 

—  Mes  oncles!  dis-je  en  passant  mes  mains  sur  ma  tête, 
est-ce  un  mauvais  rêve  que  j'ai  fait?  Où  sont-ils?  Qu'est 
devenue  la  Roche-Mauprat  ? 

—  La  Roche-Mauprat  a  élé  préservée  des  flammes,  ré- 
pondit-il. Quelques  bâtiments  accessoires  ont  été  détruits; 
mais  je  me  charge  de  réparer  votre  maison  et  de  racheter 
votre  fief  aux  créanciers  dont  il  est  aujoiird'luii  la  proie. 
Quant  à  vos  oncles...  vous  êtes  probablement  le  seul  héri- 
tier d'un  nom  qu'il  vous  appartient  de  réhabiliter. 

—  Le  seul!  m'écriai-je.  Quatre  Mauprat  ont  succombé 
cette  nuit;  mais  les  trois  autres... 

—  Le  cinquième,  (laucher,  a  péri  dans  sa  fuite  ;  on  l'a 
retrouvé  ce  matin  noyé  dans  l'étang  des  Froids.  On  n'a 
retrouvé  ni  Jean  ni  Anloine  ;  mais  le  cheval  cK'  l'un  et  le 
manteau  de  l'autre,  trouvés  à  peu  de  distance  du  lieu  où 
gisait  le  cadavre  de  Gaucher,  sont  des  indices  sinistres  de 
quelque  événement  semblable.  Si  l'un  des  Mauprat  s'est 
échappé,  c'est  pour  ne  jilus  reparaître,  car  il  n'y  aurait 
plus  d'espoir  pour  lui  ;  et,  puisqu'ils  ont  attiré  sur  leur  tète 
ces  orages  inévitables,  mieux  vaut  pour  eux  et  pour  nous, 
(jui  avons  le  malheur  de  porler  le  même  nom,  (pi'ils  aient 
eu  cette  lin  tragique  les  armes  à  la  main  que  de  subir  une 
mort  infâme  au  bout  d'une  potence.  Acceptons  ce  (jne 
Dieu  a  décidé  à  leur  égard.  L'arrêt  est  rude.  Sept  lionunes 
pleins  de  force  et  de  jeunesse  apj^elés,  dans  une  seule  nuil, 
à  rendre  un  compte  terrible!...  Prions  pour  eux,  Bernard, 
et,  à  force  de  bonnes  œuvres,  tâchons  de  réparer  le  mal 
qu'ils  ont  lait  et  d'enlever  les  lâches  «pTils  «ml  imprimées 
à  notre  écusson. 

Ces  dernières  paroles  résumaienl  tout  le  caractère  du 


MAUPRAT.  101 

chevalier.  Il  était  pieux,  équitable,  plein  de  charité  ;  mais, 
chez  lui,  comme  chez  la  plupart  des  gentilshommes,  les 
préceptes  de  l'humilité  chrétienne  venaient  échouer  devant 
l'oi'gueil  du  i\ing.  Il  eût  volontiers  fait  asseoir  un  pauvre  à 
sa  table,  et,  le  vendredi  saint,  il  lavait  les  pieds  à  douze 
mendiants  ;  mais  il  n'en  était  pas  moins  attaché  à  tous  les 
préjugés  de  notre  caste.  Il  trouvait  ses  cousins  beaucoup 
plus  coupables  d'avoir  dérogé  à  leur  dignité  d'homme,  étant 
gentilshommes,  que  s'ils  eussent  été  plébéiens.  Dans  cette 
hypothèse,  selon  lui,  leurs  crimes  eussent  été  de  moitié 
moins  graves.  J'ai  partagé  longtemps  cette  conviction  ;  elle 
était  dans  mon  sang,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi.  Je  ne  l'ai 
perdue  qu'à  la  suite  des  rudes  leçons  de  ma  destinée. 

Il  me  confirma  ensuite  ce  que  sa  fille  m'avait  dit.  Il 
avait  désiré  vivement  être  chargé  de  mon  éducation  dès 
ma  naissance  ;  mais  son  frère  Tristan  s'y  était  opposé  avec 
acharnement.  Ici,  le  front  du  chevalier  se  rembrunit. 

—  Vous  ne  savez  pas,  dit-il,  combien  cette  velléité  de 
ma  part  a  eu  des  suites  funestes  pour  moi  et  pour  vous 
aussi.  Mais  ceci  doit  rester  enveloppé  dans  le  mystère... 
mystère  affreux,  sang  des  Atrides  !... 

Il  me  prit  la  main  et  ajouta  d'un  air  accablé  : 

—  Bernard,  nous  sommes  victimes  tous  deux  d  une  la- 
mille  atroce.  Ce  n'est  pas  le  moment  de  récriminer  contre 
ceux  qui  paraissent  à  cette  heure  devant  le  redoutable  tri- 
bunal de  Dieu;  mais  ils  m'ont  fait  un  mal  ii'réparablo,  ils 
m'ont  brisé  le  cœur...  Celui  qu'ils  vous  ont  fait  sera  réparé, 
j'en  jure  par  la  mémoire  de  votre  mère.  Ils  vous  ont  privé 
d'éducation,  ils  vous  ont  associé  à  leurs  brigandages  ;  mais 
votre  âme  est  restée  grande  et  pure  comme  était  celle  de 
l'ange  qui  vous  donna  le  jour.  \'t)us  réparerez  les  erreurs 
involontaires  de  votre  enfance  ;  vous  recevrez  une  éduca- 
tion conforme  à  votre  rang;  vous  relèverez  Ihonneur  de 


102  MAUPr.  AT. 

la  famille,  n'est-ce  pas,  vous  le  voulez?  Moi,  je  le  veux  ; 
je  me  mettrai  à  vos  genoux  pour  obtenir  votre  confiance, 
et  je  l'obtiendrai,  car  la  Providence  vous  destinait  à  être 
mon  fils.  Ah  !  j'avais  rêvé  jadis  une  adoption  plus  com- 
plète. Si,  à  ma  seconde  tentative,  on  vous  eût  accordé  à 
ma  tendresse,  vous  eussiez  été  élevé  avec  ma  fille,  et  vous 
seriez  certainement  devenu  son  époux.  Mais  Dieu  ne  l'a  pas 
voulu.  Il  faut  que  vous  commenciez  votre  éducation,  et  la 
sienne  s'achève.  Elle  est  d'âge  à  être  établie,  et,  d'ailleurs, 
elle  a  fait  son  choix;  elle  aime  M.  de  La  Marche,  quelle 
est  à  la  veille  d'épouser  ;  elle  vous  la  dit. 

Je  balbutiai  quelques  paroles  confuses.  Les  caresses  et 
les  paroles  généreuses  de  ce  vieillard  respectable  m'avaient 
vivement  ému,  et  je  sentais  comme  une  nouvelle  nature  se 
réveiller  en  moi.  Mais,  lorsqu'il  prononça  le  nom  de  son 
futur  gendre,  tous  mes  instincts  sauvages  se  réveillèrent, 
et  je  sentis  qu'aucun  principe  de  loyauté  sociale  ne  me 
ferait  renoncer  à  la  possession  de  celle  que  je  regardais 
comme  ma  proie.  Je  pâlissais,  je  rougissais,  je  sulfoquais. 
Nous  fûmes  heureusement  interrompus  par  l'abbé  Aubert 
(le  curé  janséniste),  qui  venait  s'informer  des  suites  de  ma 
chute.  Alors  seulement  le  chevalier  sut  que  j'étais  blessé, 
circonstance  qu'il  n'avait  pas  eu  le  loisir  d'apprendre  dans 
l'agitation  de  tant  d'événements  plus  graves.  Il  envoya 
chercher  son  médecin,  et  je  fus  entouré  de  soins  affectueux 
qui  me  parurent  assez  puérils,  et  auxquels  je  me  soumis 
pourtant  par  un  instinct  de  reconnaissance. 

Je  n'avais  pas  osé  demander  au  chevalier  des  nouvelles 
de  sa  fille.  Je  fus  plus  hardi  avec  l'abbé.  Il  m'apprit  que  la 
prolongation  et  l'agitation  de  son  sommeil  donnaient  quel- 
que inquiétude;  et  le  médecin,  étant  revenu  le  soir  pour 
me  faire  un  nouveau  pansement,  me  dit  qu'elle  avait  beau- 
coup de  lièvre,  et  qu'il  craignait  pour  elle  une  maladie  grave. 


MAUPRAT.  103 

Elle  fut,  en  effet,  assez  mal  pendant  quelques  jours  pour 
donner  de  l'inquiétude.  Dans  les  terribles  émotions  qu'elle 
avait  éprouvées,   elle  avait  déployé   beaucoup  d'énergie  ; 
mais  elle  subit  une  réaction  assez  violente.  De  mon  côté, 
je  fus  retenu  au  lit  ;  je  ne  pouvais  faire  un  pas  sans  res- 
sentir de  vives  douleurs,   et  le  médecin  me  menaçait  d'y 
rester  cloué  pour  plusieurs  mois  si  je  ne  me  soumettais  à 
l'immobilité  pendant  quelques  jours.  Comme  j'étais  d'ail- 
leurs en  pleine  santé  et  que  je  n'avais  jamais  été  malade 
de  ma  vie,  la  transition  de  mes  habitudes  actives  à  cette 
molle   captivité  me   causa  un  ennui  dont  rien  ne  saurait 
rendre  les  angoisses.  Il  faut  avoir  vécu  au  fond  des  bois, 
dans  toute  la  rudesse  des  mœurs  farouches,  pour  comprendre 
l'espèce  d'effroi  et  de  désespoir  que  j'éprouvai  en  me  trou- 
vant enfermé  pendant  plus  d'une  semaine  entre  quatre  ri- 
deaux de  soie.  Le  luxe  de  mon  appartement,  la  dorure  de 
mon  lit,  les  soins  minutieux  des  laquais,  tout,  jusqu'à  la 
bonté  des  aliments,  puérilités  auxquelles  j'avais  été  assez 
sensible  le  premier  jour,  me  devint  odieux  au  bout  de  vingt- 
quatre  heures.  Le  che\alier  me  faisait  de  tendres  et  courtes 
visites,  car  il  était  absorbé  par  la  maladie  de  sa  fdle  chérie. 
L'abbé  fut  excellent  pour  moi.  Je  n'osais  dire  ni  à  l'un  ni 
à  l'autre  combien  je  me  trouvais  malheureux;  mais,  lors- 
que j'étais  seul,  j'avais  envie  de  rugir  comme  un  lion  mis 
en  cage,  et,  la  nuit,  je  faisais  des  rêves  où  la  mousse  des 
bois,  le  rideau  des  arbres  de  la  forêt  et  jusqu'aux  sombres 
créneaux  de  la  Roche-^fauprat  m'apparaissaient  comme  le 
paradis  terrestre.   D'autres  fois,   les  scènes  tragiques  qui 
avaient  accompagné  et  suivi  mon  évasion  se  retraçaient  si 
énergiquement  à  ma  niémon-e,   (|ue,  même  éveillé,  j'étais 
en  proie  à  une  sorte  de  délire. 

Une  visite  de  M.  de  La  Marche  augmenta  le  désordre 
et  l'exaspération  de  mes  idées.  Il  me  témoigna  beaucoup 


iOl  MAIPRAT. 

d'intérêt,  me  serra  la  main  à  plusieurs  reprises,  me  demanda 
mon  amitié,  s'écria  dix  fois  qu'il  donnerait  sa  vie  pour 
moi,  et  je  ne  sais  combien  d'autres  protestations  que  je 
n'entendis  guère;  car  j'avais  un  torrent  dans  les  oreilles 
tandis  qu'il  me  parlait,  et,  si  j'avais  eu  mon  couteau  de 
chasse,  je  crois  que  je  me  serais  jeté  sur  lui.  Mes  manières 
farouches  et  mes  regards  sombres  létonnèrenl  beaucoup  ; 
mais,  l'abbé  lui  ayant  dit  que  j'avais  l'esprit  frappé  des 
événements  terribles  advenus  dans  ma  famille,  il  redoubla 
ses  protestations  et  me  quitta  de  la  manière  la  plus  affec- 
tueuse et  la  plus  courtoise. 

Cette  politesse  que  je  trouvais  dans  tout  le  monde,  de- 
puis le  maître  de  la  maison  jusqu'au  dernier  des  serviteurs, 
me  causait  un  malaise  inouï,  bien  qu'elle  me  frappât  d'ad- 
miration ;  car,  n'eût-elle  pas  été  inspirée  par  la  bienveil- 
lance qu'on  me  portait,  il  m'eût  été  impossible  de  com- 
[irondrc  qu'elle  pouvait  être  une  chose  bien  dislincle  delà 
bonté.  Elle  ressemblait  si  peu  à  la  faconde  gasconne  et 
railleuse  des  Mauprat,  qu'elle  était  pour  moi  comme  une 
langue  tout  à  fait  nouvelle  que  je  comprenais,  mais  que  je 
ne  pouvais  parler. 

Je  retrouvai  pourtant  la  faculté  de  répondre,  lorsque 
l'abbé,  m'ayant  annoncé  qu'il  était  chargé  de  mon  éduca- 
tion, m'interrogea  pour  savoir  où  j'en  étais.  Mon  igno- 
rance était  tellement  au  delà  de  tout  ce  qu'il  eût  pu 
imaginer,  que  j'eus  honte  de  la  lui  révéler,  et,  ma  fierté 
sauvage  reprenant  le  dessus,  je  lui  déchirai  cjue  j  étais 
gcntilliomme  et  que  je  n'avais  nulle  envie  de  devenir 
clerc.  11  ne  me  répondit  que  par  un  éclat  de  rire  qui 
m'offensa  beaucoup.  Il  me  tapa  doucement  sur  l'épaule 
d'un  air  d'amitié,  en  disant  que  je  changerais  d'avis 
avec  le  temps,  mais  que  j'étais  un  drôle  de  corps.  J  étais 
pourpre  de  colère   quand  le   chevalier  entra.  L'abbé  lui 


MAUPRAT.  105 

rapporta  notre    entretien  et  ma  réponse.    M.   Hubert  ré- 
prima un  sourire. 

—  Mon  enfant,  me  dit-il  avec  affection,  jamais  je  ne 
veux  me  rendre  fâcheux  pour  vous,  même  par  amitié.  Ne 
parlons  pas  d'études  aujourd'hui.  Avant  d'en  concevoir  le 
goût,  il  faut  que  vous  en  compreniez  la  nécessité.  Vous 
avez  l'esprit  juste,  puisque  vous  avez  le  cœur  noble  ;  l'envie 
de  vous  instruire  vous  viendra  d'elle-même.  Soupons.  Avez- 
vous  faim  ?  aimez- vous  le  bon  vin  ? 

—  Beaucoup  plus  que  le  latin,  répondis-je. 

—  Eh  bien,  l'abbé,  pour  vous  punir  d'avoir  fait  le  cuis- 
tre, reprit-il  gaiement,  vous  en  boirez  avec  nous.  Edmée 
est  tout  à  fait  hors  de  danger.  Le  médecin  permet  à  Ber- 
nard de  se  lever  et  de  faire  quelques  pas.  Nous  souperons 
dans  sa  chambre. 

Le  souper  et  le  vin  étaient  si  bons,  en  effet,  que  je  me 
grisai  très  lestement,  selon  la  coutume  de  la  Roche-Mau- 
prat.  Je  crois  que  l'on  m'y  aida,  afin  de  me  faire  parler 
et  de  connaître  tout  de  suite  à  quelle  espèce  de  rustre 
on  avait  affaire.  Mon  manque  d'éducation  surpassait  tout 
ce  qu'on  avait  prévu  ;  mais  sans  (huile  on  augura  bien  du 
fond,  car  on  ne  m'abandonna  pas  et  on  travailla  à  tailler 
ce  quartier  de  roc  avec  un  zèle  qui  marquait  de  l'espérance. 
Dès  que  je  pus  sortir  de  la  chambre,  mon  ennui  se  dissipa. 
L'abbé  se  fit  mon  compagnon  inséparable  tout  le  premier 
jour.  La  longueur  du  second  fut  adoucie  par  l'espérance 
qu'on  me  donna  de  voir  Edmée  le  lendemain,  et  par  les 
bons  traitements  dont  j'étais  l'objet,  et  dont  je  commençais 
à  sentir  la  douceur,  à  mesure  que  je  m'habituais  à  ne  plus 
m'en  étonner.  La  bonté  inséparable  du  chevalier  était  bien 
faite  pour  vaincre  ma  grossièreté  ;  elle  me  gagna  rapide- 
ment le  cœur.  C'était  la  première  affection  de  ma  vie.  Elle 
s'installait  en  moi  de  pair  avec  un  amour  violent  pt)ur  sa 

14 


106  MALl'RAT. 

fille,  et  je  ne  songeais  pas  seulement  à  l'aire  lullei-  un  de  ces 
deux  sentiments  contre  l'autre.  J'étais  tout  besoin,  loul 
instinct,  tout  désir.  J'aAais  les  passions  d'un  homme  dans 
l'âme  d'un  enfant. 


MAUPRAT.  107 


IX 


Enfin,  un  malin,  M.  Hubert,  après  déjeuner,  m'emmena 
chez  sa  tille.  Quand  la  porte  de  sa  chambre  s'ouvrit,  l'air 
tiède  et  parfumé  qui  me  vint  au  visage  faillit  me  suffoquer. 
Cette  chambre  était  simple  et  charmante,  tendue  et  meublée 
en  toile  de  Perse  à  fond  blanc,  et  toute  parfumée  de  grands 
vases  de  Chine  remplis  de  fleurs.  Il  y  avait  des  oiseaux 
d'Afrique  qui  jouaient  dans  une  cage  dorée  et  qui  chantaient 
d'une  voix  douce  et  amoureuse.  Le  tapis  ctail  plus  moelleux 
aux  pieds  que  la  mousse  des  bois  au  mois  de  mars.  J'étais 
si  ému  qu'à  chaque  instant  ma  vue  se  troublait  ;  mes  pieds 
s'accrochaient  gauchement  l'un  à  l'autre,  et  je  heurtais 
tous  les  meubles  sans  pouvoir  avancer.  Edniée  était  cou- 
chée sur  une  chaise  longue  et  roulait  nonchalamment  un 
éventail  de  nacre  entre  ses  doigts.  Elle  me  sembla  encore 
plus  belle  que  je  ne  l'avais  vue,  mais  si  différente,  que  je 
me  sentis  tout  glacé  de  crainte  au  milieu  de  mon  transport. 
Elle  me  tendit  la  main  ;  je  ne  savais  pas  que  je  pusse  la  lui 
baiser  devant  son  père.  Je  n'entendis  pas  ce  qu'elle  me 
disait  ;  je  crois  que  ce  furent  des  paroles  affectueuses.  Puis, 
comme  brisée  de  fatigue,  elle  pencha  sa  tête  en  arrière  sur 
son  oreiller  et  ferma  les  yeux. 

—  J'ai  à  travailler,  me  dit  le  chevalier,  tenez-lui  compa- 
gnie ;  mais  ne  la  faites  pas  beaucoup  parler,  car  elle  est 
■encore  bien  faible. 


108  MALPRAT. 

Cette  recommandation  ressemblait  vraiment  à  une  rail- 
lerie ;  Eclmée  feignait  d'être  assoupie  pour  cacher  peut- 
être  un  peu  d'embarras  intérieur;  et,  quant  à  moi,  j'étais 
si  incapable  de  combattre  cette  réserve,  que  c'était  vrai- 
ment pitié  de  me  recommander  le  silence. 

Le  chevalier  ouvrit  une  porte  au  fond  de  l'appartement 
et  la  referma  ;  mais,  en  l'entendant  tousser  de  temps  en 
temps,  je  compris  que  son  cabinet  n'était  séparé  que  par 
une  cloison  de  la  chambre  de  sa  fille.  Néanmoins  j'eus  quel- 
ques instants  de  bien-être  en  me  trouvant  seul  avec  elle  tant 
qu'elle  parut  dormir.  Elle  ne  me  voyait  pas  et  je  la  regar- 
dais à  mon  aise  ;  elle  était  aussi  pâle  et  aussi  blanche  que 
son  peignoir  de  mousseline  et  que  ses  mules  de  satin  garnies 
de  cygne  ;  sa  main  fine  et  transparente  était  à  mes  yeux 
comme  un  bijou  inconnu.  Je  ne  m'étais  jamais  douté  de  ce 
que  c'était  qu  une  femme;  la  beauté,  pour  moi,  c'avait  été 
jusqu'alors  la  jeunesse  et  la  santé,  avec  une  sorte  de  har- 
diesse virile.  Edmée,  en  amazone,  s'était  un  peu  montrée 
sous  cet  aspect  la  première  fois,  et  je  l'avais  mieux  com- 
prise ;  maintenant  je  l'étudiais  de  nouveau,  et  je  ne  pouvais 
plus  concevoir  que  ce  fût  là  cette  femme  que  j'avais  tenue 
dans  mes  bras  à  la  Roche-Mauprat.  Le  lieu,  la  situation, 
mes  idées  elles-mêmes,  qui  commençaient  à  recevoir  du 
dehors  un  faible  rayon  de  lumière,  tout  contribuait  à  rendre 
ce  second  tête-à-tête  bien  différent  du  premier. 

Mais  le  plaisir  étrange  et  inquiet  que  j'éprouvais  à  la 
contempler  fut  troublé  par  l'arrivée  d'une  duègne  qu'on 
appelait  M"''  Leblanc,  et  qui  remplissait  les  fonctions  de 
femme  de  chambre  dans  les  appartements  particuliers,  celles 
de  demoiselle  de  compagnie  au  salon.  Elle  avait  peut-être 
reçu  de  sa  maîtresse  l'ordre  de  ne  pas  nous  quitter;  il  est 
certain  qu'elle  s'assit  auprès  de  la  chaise  longue,  de  ma- 
nière à  présenter  à  mon  œil  désappointé  son   dos  sec   et 


MAUPRAT.  109 

long",  à  la  place  du  beau  visage  d'Edmée;  puis  elle  tira  son 
ouvrage  de  sa  poche  et  se  mit  à  tricoter  tranquillement. 
Pendant  ce  temps,  les  oiseaux  gazouillaient,  le  chevalier 
toussait,  Edmée  dormait  ou  faisait  semblant  de  dormir,  et 
j'étais  à  l'autre  bout  de  l'appartement,  la  tête  penchée  sur 
les  estampes  d'un  livre  que  je  tenais  à  l'envers. 

Au  bout  de  quelque  temps,  je  m'aperçus  qu'Edmée  ne 
dormait  pas  et  qu'elle  causait  à  voix  basse  avec  sa  sui- 
vante ;  je  crus  voir  que  celle-ci  me  regardait  en  dessous  de 
temps  en  temps  et  comme  à  la  dérobée.  Pour  éviter  l'em- 
barras de  cet  examen,  et  aussi  par  un  instinct  de  ruse  qui 
ne  m'était  pas  étranger,  j'appuyai  mon  visage  sur  le  livre, 
et  le  livre  sur  la  console,  et,  dans  cette  posture,  je  restai 
comme  endormi  ou  absorbé.  Alors  elles  élevèrent  peu  à 
peu  la  voix,  et  j'entendis  ce  qu'elles  disaient  de  moi. 

—  C'est  égal,  mademoiselle  a  pris  un  drôle  de  page. 

—  Leblanc,  tu  me  fais  rire  avec  tes  pages.  Est-ce  qu'on 
a  des  pages  à  présent?  Tu  te  crois  toujours  avec  ma 
grand'mère.  Je  te  dis  que  c'est  le  fils  adoptif  de  mon  père. 

—  Certainement,  M.  le  chevalier  fait  bien  d'adopter  un 
fils;  mais  où  diable  a-t-il  péché  cette  figure-là? 

Je  jetai  un  reg'ard  de  côté,  et  je  vis  qu'Edmée  riait  sous 
son  éventail  ;  elle  s'amusait  du  bavardage  de  cette  vieille 
fille,  qui  passait  pour  avoir  de  l'esprit  et  à  qui  on  laissait 
le  droit  de  tout  dire.  Je  fus  très  blessé  de  voir  que  ma  cou- 
sine se  moquait  de  moi. 

—  Il  a  l'air  d'un  ours,  d'un  blaireau,  d'un  loup,  d'un 
milan,  de  tout,  plutôt  que  d'un  homme!  continua  la  Le- 
blanc. Quelles  mains!  quelles  jambes!  et  encore  ce  n'est 
rien  à  présent  qu'il  est  un  peu  décrassé.  Il  fallait  le  voir,  le 
jour  où  il  est  arrivé  avec  son  sarrau  et  ses  guêtres  de  cuir; 
c'était  à  faire  trembler! 

—  Tu  trouves?  reprit  Edmée.   Moi,  je  l'aimais  mieux 


110  MALl'UAT. 

avec  son  costume  de  braconnier;    cela  allait   mieux  à  sa 
figure  et  à  sa  taille. 

—  Il  avait  l'air  d'un  bandit;  mademoiselle  ne  l'a  donc 
pas  regardé? 

—  Si  fait. 

Le  ton  dont  elle  prononça  ce  si  f;ùt  me  fit  frémir,  et  je 
ne  sais  pourquoi  l'impression  du  baiser  qu'elle  m'avait 
donné  à  la  Roche-Mauprat  me  revint  sur  les  lèvres. 

—  Encore,  s'il  était  coiffé  I  reprit  la  duègne  ;  maisjamais 
on  n'a  pu  le  faire  consentir  à  se  laisser  poudrer.  Saint-Jean 
m'a  dit  qu'au  moment  où  il  avait  approché  la  houppe  de  sa 
tète,  il  s'était  levé  furieux  en  disant  :  <(  Ah!  tout  ce  que 
vous  voudrez,  excepté  cette  farine-là.  Je  veux  pouvoir 
remuer  la  tète  sans  tousser  et  éternuer.  »  Dieu  I  quel  sau- 
vage : 

—  Mais,  au  fcjiid,  il  a  bien  raison  :  si  la  mode  nauto- 
risait  pas  cette  absurdité-là,  tout  le  monde  s'apercevrait 
que  c'est  laid  et  incommode.  Regarde  s'il  n'est  pas  plus 
beau  d'avoir  de  grands  cheveux  noirs. 

—  Ces  grands  cheveux-là?  Quelle  crinière  I  cela  fait 
peur. 

—  D'ailleurs,  les  enfants  ne  portent  pas  de  poudre,  et 
c'est  encore  un  enfant  que  ce  garçon-là. 

—  Un  enfant?  Tudieu  !  quel  marmotl  il  en  mangerait  à 
son  déjeuner,  des  enfants!  C'est  un  ogre.  Mais  d'où  sort  ce 
gaillard-là?  M.  le  chevalier  l'aura  tiré  de  la  charrue  pour 
l'amener  ici.  Kst-ce  qu'il  s'appelle?...  Comment  donc  s'ap- 
pelle-t-il? 

—  Curieuse,  je  t'ai  dit  qu'il  s'appelle  Rernard. 

—  Bernard!  et  rien  avec? 

—  Rien,  pour  le  moment.  Que  regardes-tu? 

—  11  dort  comme  un  loir!  Wiyez  ce  balourd  !  Je  regarde 
s'il  ressemble  à  M.  le  chevalier.  C'est  peut-être  un  instant 


M  Al  P RAT.  IH 

d'erreur  :  il  aura  eu  un  jour  d'oubli  avec  quelque  bouvière. 

—  Allons  donc  !  Leblanc,  vous  allez  trop  loin... 

—  Eh!  mon  Dieu!  mademoiselle,  est-ce  que  M.  le  che- 
valier n'a  pas  été  jeune  comme  un  autre?  et  cela  empêche- 
t-il  la  vertu  de  venir  avec  l'âge  ? 

—  Sans  doute,  tu  sais  ce  qui  en  est  par  expérience. 
Mais  écoute,  ne  t'avise  pas  de  taquiner  ce  jeune  homme. 
Tu  as  peut-être  deviné  juste  ;  mon  père  exige  qu'on  le  traite 
comme  l'enfant  de  la  maison. 

—  Eh  bien,  c'est  agréable  pour  mademoiselle!  Quant  à 
moi,  qu'est-ce  que  cela  me  fait?  Je  n'ai  pas  affaire  à  ce 
monsieur-là. 

—  Ah!  si  tu  avais  trente  ans  de  moins!... 

—  Mais  est-ce  que  monsieur  a  consulté  mademoiselle 
pour  installer  ce  grand  brigand-là  chez  elle? 

- —  Est-ce  que  tu  en  doutes?  Y  a-t-il  au  monde  un  meil- 
leur père  que  le  mien? 

—  Mademoiselle  est  bien  bonne  aussi...  Il  y  a  bien  des 
demoiselles  à  qui  cela  n'aurait  guère  convenu. 

—  Et  pourquoi  donc?  ce  garçon-là  n'a  rien  de  déplai- 
sant; quand  il  sera  bien  élevé... 

—  Il  sera  toujours  laid  à  faire  peur. 

—  Il  s'en  faut  de  beaucoup  qu'il  soit  laid,  ma  chère 
Leblanc;  tu  es  trop  vieille,  tu  ne  t'y  connais  plus. 

Leur  conversation  fut  interrompue  par  le  chevalier 
qui  vint  chercher  un  livre. 

—  Mademoiselle  Leblanc  est  ici?  dit-il  d'un  air  1res 
calme.  Je  vous  croyais  en  tête  à  tête  avec  mon  fds.  Eh 
bien,  avez-vous  causé  ensemble,  Edmée?  lui  avez-vous  dit 
que  vous  seriez  sa  sœur?  Es-tu  content  d'elle,  Bernard? 

Mes  réponses  ne  pouvaient  compromettre  personne  ; 
c'étaient  toujours  quatre  ou  cinq  paroles  incohérentes, 
estropiées  par  la  honte.   M.   de  Mauprat  retourna  à  son 


112  MAUPRAT. 

cabinet,  et  je  me  rassis,  espérant  que  ma  cousine  allait 
renvoyer  sa  duègne  et  me  parler.  Mais  elles  échangèrent 
quelques  paroles  tout  bas;  la  duègne  resta,  et  deux  mor- 
telles heures  s'écoulèrent  sans  que  j'osasse  bouger  de  ma 
chaise.  Je  crois  qu'Edmée  dormait  réellement.  Quand  la 
cloche  sonna  le  dîner,  son  père  revint  me  prendre,  et, 
avant  de  quitter  son  appartement,  il  lui  dit  de  nou- 
veau : 

—  Eh  bien,  avez-vous  causé? 

—  Oui,  mon  bon  père,  répondit-elle  avec  une  assurance 
qui  me  confondit. 

Il  me  parut  prouvé,  d'après  cette  conduite  de  ma  cou- 
sine, qu'elle  s'était  jt)uée  de  moi  et  que,  maintenant,  elle 
craignait  mes  reproches.  Et  puis  l'espérance  me  revint 
lorsque  je  me  rappelai  le  ton  dont  elle  avait  parlé  de  moi 
avec  M""  Leblanc.  J'en  vins  même  à  penser  qu'elle  crai- 
gnait les  soupçons  de  son  père,  et  qu'elle  n'affectait  une 
grande  indifférence  que  pour  m'attirer  plus  sûrement  dans 
ses  bras  quand  le  moment  serait  venu.  Dans  l'incertitude, 
j'attendis.  Mais  les  jours  et  les  nuits  se  succédèrent  sans 
qu'aucune  explication  arrivât  et  sans  qu'aucun  message 
secret  m'avertît  de  prendre  patience.  Elle  descendait  au 
salon  une  heure  le  matin;  le  soir,  elle  venait  dîner  et  jouait 
au  piquet  ou  aux  échecs  avec  son  père.  Pendant  tout  ce 
temps,  elle  était  si  bien  gardée,  que  je  n'aurais  pas  même 
pu  échanger  un  regard  avec  elle;  le  reste  du  jour,  elle  était 
inabordable  dans  sa  chambre.  Plusieurs  fois,  voyant  cpie 
je  m'ennuyais  de  l'espèce  de  captivité  où  j'étais  forcé  de 
vivre,  le  chevalier  me  dit  : 

—  Va  causer  avec  Edmée,  monte  à  sa  chambre,  (Hs-lui 
que  c'est  moi  qui  t'envoie. 

Mais  j'avais  beau  frapper,  sans  doute  on  m'entendait 
venir  et  on  me  reconnaissait  à  mon  pas  incertain  et  lourd. 


MAUPRAT.  113 

Jamais  la  porte  ne  s'ouvrait  pour  moi  ;  j'étais  désespéré, 
j'étais  furieux. 

Il  est  nécessaire  que  j'interrompe  le  récit  de  mes  im- 
pressions personnelles  pour  vous  dire  ce  qui  se  passait  à 
cette  époque  dans  la  triste  famille  des  Mauprat.  Jean  et 
Antoine  avaient  réellement  pris  la  fuite,  et,  quoique  les 
recherches  eussent  été  sévères,  il  fut  impossible  de  s'em- 
parer de  leurs  personnes.  Tous  leurs  biens  furent  saisis,  et 
la  vente  du  fief  de  la  Roche-Mauprat  fut  décrétée  par 
autorité  de  justice.  Mais  on  n'alla  pas  jusqu'au  jour  de 
l'adjudication  :  M.  Hubert  de  Mauprat  fit  cesser  les  pour- 
suites. Il  se  porta  adjudicataire;  les  créanciers  furent  satis- 
faits, et  les  titres  de  propriété  de  la  Roche-Mauprat  pas- 
sèrent dans  ses  mains. 

La  petite  garnison  des  Mauprat,  composée  d'aventuriers 
de  bas  étage,  avait  subi  le  même  sort  que  ses  maîtres.  Elle 
était,  comme  on  sait,  réduite  depuis  longtemps  à  très  peu 
d'individus.  Deux  ou  trois  périrent;  d'autres  prirent  la 
fuite  :  un  seul  fut  mis  en  prison.  On  instruisit  son  procès, 
et  il  paya  pour  tous.  Il  fut  grandement  question  d'instruire 
aussi  par  contumace  contre  Jean  et  Antoine  de  Mauprat, 
dont  la  fuite  paraissait  prouvée;  car  on  n'avait  pas  retrouvé 
leurs  corps  après  le  dessèchement  du  vivier  où  celui  de 
Gaucher  avait  surnagé;  mais  le  chevalier  craignit  pour 
l'honneur  de  son  nom  une  sentence  infamante,  comme  si 
cette  sentence  eût  pu  ajouter  quelque  chose  à  l'horreur  du 
nom  de  Mauprat.  Il  usa  de  tout  le  crédit  de  M.  de  La 
Marche  et  du  sien  propre  (qui  était  réel  dans  la  province, 
surtout  à  cause  de  sa  grande  moralité)  pour  assoupir 
l'alfaire,  et  il  y  réussit.  Quant  à  moi,  quoique  j'eusse  cer- 
tainement trempé  dans  plus  d'une  des  exactions  de  mes 
oncles,  il  ne  fut  pas  question  de  m'accuser  même  au  tribu- 
nal de   l'opinion   publique.    Au    milieu    du   déchaînement 

15 


114  MAUPRAT. 

qu'excitaient  mes  oncles,  on  se  plut  à  me  considérer  uni- 
quement comme  un  jeune  captif,  victime  de  leurs  mauvais 
traitements  et  plein  d'heureuses  dispositions.  Le  chevalier, 
dans  sa  générosité  bienveillante  et  dans  son  désir  de  réha- 
biliter la  famille,  exagéra  beaucoup,  à  coup  sûr,  mes 
mérites,  et  fit  partout  répandre  le  bruit  que  j'étais  un  ange 
de  douceur  cl  d'intelligence. 

Le  jour  où  M.  Hubert  se  porta  adjudicataire,  il  entra 
dès  le  matin  dans  ma  chambre,  accompagné  de  sa  fille  et 
de  l'abbé,  et,  me  montrant  les  actes  par  lesquels  il  consom- 
mait le  sacrifice  (la  Roche-Mauprat  valait  environ  deux 
cent  mille  livres),  il  me  déclara  que  j'allais  être  mis  sur-le- 
champ  en  possession,  non  seulement  de  ma  part  d'héritage, 
qui  n'était  pas  considérable,  mais  encore  de  la  moitié  du 
revenu  de  la  propriété.  En  même  temps,  la  propriété  totale, 
fonds  et  produit,  m'allait  être  assurée  par  testament  du 
chevalier,  le  tout  à  une  .seule  conclilion  :  c'est  que  je  con- 
sentirais à  recevoir  une  éducation  sorlahle  à  ma  f/ualilé. 

Le  chevalier  avait  fait  toutes  ces  dispositions  avec 
bonté  et  simplicité,  moitié  par  reconnaissance  de  ce  qu'il 
savait  de  ma  conduite  envers  Edmée,  moitié  par  orgueil 
de  famille  ;  mais  il  ne  s'attendait  pas  à  la  résistance  qu'il 
trouva  en  moi  au  sujet  de  l'éducation.  Je  ne  saurais  dire 
quel  mécontentement  souleva  en  moi  le  mot  de  condilion. 
Je  crus  y  voir  surtout  le  résultat  de  quelque  manœuvre 
d'Edmée  pour  se  débarrasser  de  sa  parole  envers  moi. 

—  Mon  oncle,  répondis-je  après  avoir  écouté  toutes  ses 
offres  magnifiques  dans  un  silence  absolu,  je  vous  remercie 
de  tout  ce  que  vous  voulez  faire  pour  moi;  mais  il  ne  me  con- 
vient pas  de  l'accepter.  Je  n'ai  pas  besoin  de  fortune.  A  un 
homme  comme  moi,  il  ne  faut  que  du  iniin,  un  fusil,  un 
chien  de  chasse  et  le  premier  cabaret  qui  se  trouvera  sur 
la  lisière  du  bois.  Puisque  vous  avez  la   complaisance  de 


MAUPRAT.  115 

me  servir  de  tuteur,  payez-moi  la  rente  de  mon  huitième 
de  propriété  sur  le  fief,  et  n'exigez  pas  que  j'apprenne  vos 
sornettes  de  latin.  Un  gentilhomme  en  sait  assez,  quand  il 
peut  abattre  une  sarcelle  et  signer  son  nom.  Je  ne  tiens 
pas  à  être  seigneur  de  la  Roche-Mauprat,  c'est  assez  d'y 
avoir  été  esclave.  Vous  êtes  un  brave  homme,  et,  sur  mon 
honneur,  je  vous  aime;  mais  je  n'aime  guère  les  conditions. 
Je  n'ai  jamais  rien  fait  par  intérêt;  et  j'aime  mieux  rester 
ignorant  que  de  devenir  bel  esprit  aux  gages  du  prochain. 
Quant  à  ma  cousine,  je  ne  consentirai  jamais  à  faire  une 
pareille  brèche  dans  sa  fortune.  Je  sais  bien  qu'elle  ferait 
volontiers  le  sacrifice  d'une  partie  de  sa  dot  pour  se  dis- 
penser... 

Edmée,  qui  était  restée  fort  pâle  et  comme  distraite 
jusque-là,  me  lança  tout  à  coup  un  regard  étincelant  et 
m'interrompit  pour  me  dire  avec  assurance  : 

—  Pour  me  dispenser  de  quoi,  s'il  vous  plaît,  Bernard? 
Je  vis  que,   malgré  son  courage,  elle  était  fort  émue; 

car  elle  brisa  son  éventail  en  le  fermant.  Je  lui  répondis, 
avec  un  regard  où  l'honnête  malice  du  campagnard  devait 
se  peindre  : 

—  Pour  vous  dispenser,  cousine,  de  tenir  certaine  pro- 
messe que  vous  m'avez  faite  à  la  Uochc-Mauprat. 

Elle  devint  plus  pâle  qu'auparavant,  et  son  visage  prit 
une  expression  de  terreur  que  déguisait  mal  un  sourire  de 
mépris. 

—  Quelle  promesse  lui  avez-vous  donc  faite,  Edmée?  dit 
le  chevalier  en  se  tournant  vers  elle  avec  candeur. 

En  même  temps,  le  curé  me  serra  le  bras  à  la  dérobée, 
et  je  compris  que  le  confesseur  de  ma  cousine  était  en  pos- 
session de  notre  secret. 

Je  haussai  les  épaules;  leurs  craintes  me  faisaient  injure 
et  pitié. 


116  MAUPRAT, 

—  Elle  m'a  promis,  repris-je  en  souriant,  de  me  regarder 
toujours  comme  son  frère  et  son  ami.  Ne  sont-ce  pas  là 
vos  paroles,  Edmée,  et  croyez- vous  que  cela  se  prouve 
avec  de  l'argent? 

Elle  se  leva  avec  vivacité,  et,  me  tendant  la  main,  elle 
me  dit  d'une  voix  émue  : 

—  ^'ous  avez  raison ,  Bernard ,  vous  êtes  un  grand 
cœur,  et  je  ne  me  pardonnerais  pas  si  j'en  doutais  un 
instant. 

Je  vis  une  larme  au  bord  de  sa  paupière,  et  je  serrai  sa 
main  un  peu  trop  fort  sans  doute,  car  elle  laissa  échapper 
un  petit  cri  accompagné  d'un  charmant  sourire.  Le  cheva- 
lier m'embrassa,  et  l'abbé  dit  à  plusieurs  reprises  en  s'agi- 
tant  sur  sa  chaise  : 

—  C'est  beau  !  c'est  noble  !  c'est  très  beau  !  (Jn  n'a  pas 
besoin  d'apprendre  cela  dans  les  livres,  ajouta-t-il  en  s  a- 
dressant  au  chevalier.  Dieu  écrit  sa  parole  et  répand  son 
esprit  dans  le  cœur  de  ses  enfants. 

—  \'ous  verrez,  dit  le  chevalier  vivement  attendri,  que 
ce  Mauprat  relèvera  l'honneur  de  la  famille.  Maintenant, 
mon  cher  Bernard,  je  ne  te  parlerai  plus  d'affaires.  Je  sais 
comment  je  dois  agir,  et  tu  ne  peux  pas  m'empêcher  de 
faire  ce  que  bon  me  semblera  pour  que  mon  nom  soit  réha- 
bilité dans  ta  personne.  La  seule  réhabilitation  véritable 
m'est  garantie  par  tes  nobles  sentiments;  mais  il  en  est 
encore  une  autre  que  tu  ne  refuseras  pas  de  tenter  :  c'est 
celle  des  talents  et  des  lumières.  Tu  t'y  prêteras  par  atTec- 
tion  pour  nous,  je  l'espère;  mais  ce  n'est  pas  encore  le 
temps  d'en  parler.  Je  respecte  ta  fierté  et  veux  assurer  ton 
existence  sans  condition.  Venez,  l'abbé,  vous  allez  m'ac- 
compagner  à  la  ville  chez  mon  procureur.  La  voiture  est 
prête.  \'ous,  enfants,  vous  allez  déjeuner  ensemble.  Allons, 
Bernard,  donne  le  bras  à  ta  cousine,  ou,  pour  mieux  dire, 


MAUPRAT.  117 

à  ta  sœur.  Apprends  la  courtoisie  des  manières,  puisque, 
avec  elle,  c'est  l'expression  de  ton  cœur. 

—  Vous  dites  vrai,  mon  oncle,  répondis-je  en  m'empa- 
rant  un  peu  rudement  du  bras  d'Edmée  pour  descendre 
l'escalier. 

Elle  tremblait  ;  mais  ses  joues  avaient  repris  leur  incar- 
nat, et  un  sourire  affectueux  errait  sur  ses  lèvres. 

Quand  nous  fûmes  vis-à-vis  l'un  de  l'autre  à  table,  notre 
bon  accord  se  refroidit  en  peu  d'instants.  Nous  redevînmes 
embarrassés  tous  les  deux;  si  nous  eussions  été  seuls,  je 
me  serais  tiré  d'affaire  par  une  de  ces  brusques  sorties  que 
je  savais  m'imposer  à  moi-même  quand  j'étais  trop  hon- 
teux de  ma  timidité;  mais  la  présence  de  Saint-Jean,  qui 
nous  servait,  me  condamnait  au  silence  sur  le  point  prin- 
cipal. Je  pris  le  parti  de  parler  de  Patience  et  de  demander 
à  Edmée  comment  il  se  faisait  qu'elle  fût  si  bien  avec  lui, 
et  ce  que  je  devais  penser  du  prétendu  sorcier.  Elle  me 
raconta  en  gros  l'histoire  du  philosophe  rustique  et  me 
dit  que  c'était  l'abbé  Aubert  qui  l'avait  menée  à  la  tour 
Gazeau.  Elle  avait  été  frappée  de  l'intelligence  et  de  la 
sagesse  du  cénobite  stoïcien,  et  prenait  à  causer  avec  lui 
un  plaisir  extrême.  De  son  côté.  Patience  avait  conçu  pour 
elle  tant  d'amitié,  que,  depuis  quelque  temps,  il  s'était 
relâché  de  ses  habitudes  et  venait  assez  souvent  lui  rendre 
visite  en  même  temps  qu'à  l'abbé. 

\'ous  pensez  bien  qu'elle  eut  quelque  peine  à  rendre  ces 
explications  intelligibles  pour  moi.  Je  fus  très  frappé  des 
éloges  qu'elle  donnait  à  Patience  et  de  la  sympathie  qu'elle 
éprouvait  pour  ses  idées  rév'olutionnaires.  C'était  la  pre- 
mière fois  que  j'entendais  parler  d'un  paysan  comme  d'un 
homme.  En  outre,  j'avais  considéré  jusque-là  le  sorcier  de 
la  tour  Gazeau  comme  bien  au-dessous  d'un  paysan  ordi- 
naire, et  voilà  qu'Edmée  le  plaçait  au-dessus  de  la  plupart 


118  MAUPRAT. 

des  hommes  qu'elle  connaissait,  et  prenait  parti  pour  lui 
contre  la  noblesse.  Je  réussis  à  en  tirer  cette  conclusion, 
que  l'éducation  n'était  pas  si  nécessaire  que  le  chevalier  et 
l'abbé  voulaient  bien  me  le  faire  croire. 

—  Je  ne  sais  guère  mieux  lire  que  Patience,  ajoutai-je, 
et  je  voudrais  bien  que  vous  eussiez  autant  de  plaisir  dans 
ma  société  que  dans  la  sienne  ;  mais  il  n'y  paraît  guère, 
cousine,  car,  depuis  que  je  suis  ici... 

Comme  nous  quittions  alors  la  table  et  que  je  me  ré- 
jouissais de  me  trouver  enfin  seul  avec  elle,  j'allais  devenir 
beaucoup  plus  explicite,  lorsqu'en  entrant  dans  le  salon, 
nous  y  trouvâmes  M.  de  La  Marche,  qui  venait  d'arriver  et 
qui  entrait  par  la  porte  opposée.  Je  le  donnai,  dans  mon 
cœur,  à  tous  les  diables. 

M.  de  La  Marche  était  un  jeune  seigneur  tout  à  fait  à  la 
mode  de  son  époque.  Épris  de  philosophie  nouvelle,  grand 
voltairien ,  grand  admirateur  de  PVanklin ,  plus  iionnête 
qu'intelligent,  comprenant  moins  ses  oracles  qu  il  n'avait  le 
désir  et  la  prétention  de  les  comprendre;  assez  mauvais 
logicien,  car  il  trouva  ses  idées  beaucoup  moins  bonnes  et 
ses  espérances  politiques  beaucoup  moins  douces  le  jour  où 
la  nation  française  se  mit  en  tête  de  les  réaliser;  au  demeu- 
rant, plein  de  bons  sentiments,  se  croyant  beaucoup  plus 
confiant  et  romanesque  qu'il  ne  l'était  en  effet;  un  peu  plus 
fidèle  à  ses  préjugés  de  caste  et  beaucoup  plus  sensible  à 
l'opinion  du  monde  qu'il  ne  se  flattait  et  ne  se  piquait  de 
l'être  :  voilà  tout  l'homme.  Sa  figure  était  charmante;  mais 
je  la  trouvais  excessivement  fade,  car  j'avais  contre  lui 
la  plus  ridicule  animosité.  Ses  manières  gracieuses  me 
semblaient  serviles  auprès  d'Edmée;  j'eusse  rougi  de  les 
imiter,  et  pourtant  je  n'étais  occupé  qu'à  renchérir  sur  les 
petits  services  qu'il  pouvait  lui  rendre.  Nous  sortîmes  dans 
le  parc,  qui   était  considérable  et  coupé  par  l'Indre,   qui 


A  ÇIIAWTIN   EDll 


MAUPRAT.  119 

n'est  là  qu'un  joli  ruisseau.  Chemin  faisant,  il  se  rendit 
agréable  de  mille  manières;  il  n'apercevait  pas  une  violette, 
qu'il  ne  la  cueillît  pour  l'offrir  à  ma  cousine.  Mais,  quand 
nous  arrivâmes  au  bord  du  ruisseau,  nous  trouvâmes  la 
planche  sur  laquelle  on  le  traversait  en  cet  endroit  rompue 
et  emportée  par  les  orages  des  jours  précédents.  Alors  je 
pris  Edmée  dans  mes  bras  sans  lui  en  demander  la  permis- 
sion, et  je  traversai  tranquillement.  J'avais  de  l'eau  jusqu'à 
la  ceinture,  et  je  portais  ma  cousine  à  bras  tendus  avec  tant 
de  force  et  de  précision,  qu'elle  ne  mouilla  pas  un  de  ses 
rubans.  M.  de  La  Marche,  ne  voulant  pas  paraître  plus 
délicat  que  moi,  n'hésita  pas  à  mouiller  ses  beaux  habits 
et  à  me  suivre  avec  des  éclats  de  rire  un  peu  forcés;  mais, 
quoiqu'il  ne  portât  aucun  fardeau,  il  trébucha  plusieurs  fois 
sur  les  pierres  dont  le  lit  de  la  rivière  était  encombré  et  ne 
nous  rejoignit  qu'avec  peine.  Edmée  ne  riait  pas;  je  crois 
qu'en  faisant  malgré  elle  cette  épreuve  de  ma  force  et  de 
ma  hardiesse,  elle  fut  très  effrayée  de  songer  à  l'amour 
qu'elle  m'inspirait.  Elle  était  même  irritée  et  me  dit, 
lorsque  je  la  déposai  doucement  sur  le  rivage  : 

—  Bernard,  je  vous  prie  de  ne  jamais  recommencer  de 
pareilles  plaisanterie?. 

—  Ah  !  bon,  lui  dis-je,  vous  ne  vous  en  fâcheriez  pas  de 
la  part  de  l'autre. 

—  Il  ne  se  le  permettrait  pas,  reprit-elle. 

—  Je  le  crois  bien,  répondis-je,  il  s'en  garderait! 
Regardez  comme  le  voilà  fait...  Et,  moi,  je  ne  vous  ai  pas 
dérangé  un  cheveu.  Il  ramasse  très  bien  les  violettes; 
mais,  croyez-moi,  dans  un  danger,  ne  lui  donnez  pas  la 
préférence. 

M.  de  La  Marche  me  fit  de  grands  compliments  sur 
cet  exploit.  J'avais  espéré  qu'il  serait  jaloux;  il  ne  parut 
pas  seulement  y  songer  et  prit  son  parti  gaiement  sur  le 


120  MALPRAT. 

pitovable  état  de  sa  toilette.  Il  faisait  extrêmement  chaud, 
et  nous  étions  séchés  avant  la  fin  de  la  promenade  ;  mais 
Edmée  demeura  triste  et  préoccupée.  Il  me  sembla  qu'elle 
faisait  effort  pour  me  montrer  autant  d'amitié  que  pendant 
le  déjeuner.  J'en  fus  affecté;  car  je  n'étais  pas  seulement 
amoureux  d'elle,  je  l'aimais.  Il  m'eût  été  impossible  de 
faire  cette  distinction  ;  mais  les  deux  sentiments  étaient  en 
moi  :  la  passion  et  la  tendresse. 

Le  chevalier  et  l'abbé  rentrèrent  à  l'heure  du  dhicr. 
Ils  s'entretinrent  à  voix  basse  avec  M.  de  La  Marche  du 
règlement  de  mes  affaires,  et,  au  peu  de  mots  que  j'enten- 
dis malgré  moi,  je  compris  qu'ils  venaient  d'assurer  mon 
existence  dans  les  conditions  brillantes  qui  m'avaient  été 
annoncées  le  matin.  J'eus  la  mauvaise  honte  de  ne  point 
en  témoigner  naïvement  ma  reconnaissance.  Cette  généro- 
sité me  troublait,  je  n'y  comprenais  rien  ;  je  m'en  méfiais 
presque  comme  d'une  embûche  qu'on  me  tendait  pour 
m'éloigner  de  ma  cousine.  Je  n'étais  pas  sensible  aux 
avantages  de  la  fortune.  Je  n'avais  pas  les  besoins  de  la 
civilisation ,  et  les  préjugés  nobiliaires  étaient  chez  moi 
un  point  d'honneur,  nullement  une  vanité  sociale. 

Voyant  qu'on  ne  me  parlait  pas  ouvertement,  je  pris 
le  parti  peu  gracieux  de  feindre  une  complète  ignorance. 

Edmée  devint  toujours  plus  triste.  Je  remarquai  que  ses 
regards  se  portaient  alternativement  sur  M.  de  La  Marche 
et  sur  moi  avec  une  inquiétude  vague.  Toutes  les  fois  que 
je  lui  adressais  la  parole,  ou  même  que  j'élevais  la  voix  en 
parlant  aux  autres  personnes,  elle  tressaillait,  puis  elle 
fronçait  légèrement  le  sourcil,  comme  si  ma  voix  lui  eût 
causé  une  douleur  physique.  Elle  se  retira  aussitôt  après  le 
dîner;  son  père  la  suivit  avec  inquiétude. 

—  Ne  remarquez-vous  pas,  dit  l'abbé  en  les  voyant 
s'éloigner  et  en  s'adressant  à  M.  de  La  Marche,  que  M""  de 


MAUPRAT.  121 

Mauprat  est    bien    changée    depuis    ces    derniers    temps? 

—  Elle  est  maigrie,  répondit  le  lieutenant  général;  mais 
je  crois  qu'elle  n'en  est  que  plus  belle. 

—  Oui;  mais  je  crains  qu'elle  ne  soit  plus  malade  qu'elle 
ne  l'avoue,  repartit  l'abbé.  Son  caractère  est  aussi  changé 
que  sa  figure;  elle  est  triste. 

—  Triste?  Mais  il  me  semble  qu'elle  n'a  jamais  été  aussi 
gaie  que  ce  matin;  n'est-il  pas  vrai,  monsieur  Bernard? 
C'est  depuis  la  promenade  seulement  qu'elle  s'est  plainte 
d'avoir  un  peu  de  migraine. 

—  Je  vous  dis  qu'elle  est  triste,  reprit  l'abbé.  Quand 
elle  est  gaie,  maintenant,  elle  l'est  plus  que  de  raison  ;  il  y 
a  en  elle  quelque  chose  d'étrange  alors  et  de  forcé,  qui  n'est 
pas  du  tout  dans  sa  manière  d'être  accoutumée.  Puis,  un 
instant  après,  elle  retombe  dans  une  mélancolie  que  je 
n'avais  jamais  remarquée  avant  la  fameuse  nuit  de  la  forêt. 
Soyez  sûr  que  les  émotions  de  cette  nuit  ont  été  graves. 

—  Elle  a  été  témoin,  en  effet,  d'une  scène  affreuse  à  la 
tour  Gazeau,  dit  M.  de  La  Marche  ;  et  puis  cette  course  de 
son  cheval  à  travers  la  forêt,  lorsqu'elle  a  été  emportée 
loin  de  la  chasse,  a  dû  la  fatiguer  et  l'eirrayer  beaucoup. 
Cependant  elle  est  douée  d'un  courage  si  admirable!... 
Dites-moi,  cher  monsieur  Bernard,  lorsque  vous  la  ren- 
contrâtes dans  la  forêt,   vous  {)arut-elle  très  épouvantée? 

—  Dans  la  forêt?  repris-je.  Je  ne  l'ai  point  rencontrée 
dans  la  forêt. 

—  Non,  c'est  dans  la  Varenne  que  vous  l'avez  rencon- 
trée, dit  l'abbé  avec  précipitation...  A  propos,  monsieur 
Bernard,  voulez-vous  bien  me  permettre  de  vous  dire  un 
mot  d'aiïaires  en  particulier  sur  votre  propriété  de... 

Il  m'entraîna  hors  du  j^alon  et  me  dit  à  \oix  basse  : 

—  Il  ne  s'agit  pas  d'aiïaires;  je  vous  supplie  de  ne  laisser 
soupçonner  à  qui  que  ce  soit,  pas  même  à  M.  de  La  Marche,., 

IG 


122  M  AT  PUAT. 

que  M"*^  de  Mauprat  ait  été  seulement   l'espace  d'une  se- 
conde à  la  Rochc-Mauprat... 

—  Et  pourquoi  donc?  deniandai-je,  n'y  a-t-elle  pas  été 
sous  ma  protection?  n'en  est-elle  pas  sortie  pure,  grâce  à 
moi?  et  peut-on  ignorer  dans  le  pays  qu'elle  y  ait  passé 
deux  heures? 

—  On  l'ignore  entièrement,  répondit-il;  au  moment  où 
elle  en  sortait,  la  Roche-Mauprat  tombait  sous  les  coups 
des  assiégeants,  et  aucun  de  ses  hôtes  ne  reviendra  du  sein 
de  la  tombe  ou  du  fond  de  l'exil  pour  raconter  ce  fait. 
Quand  vous  connaîtrez  davantage  le  monde,  vous  com- 
prendrez de  quelle  importance  il  est  pour  la  réputation 
d'une  jeune  personne  qu'on  ne  puisse  pas  supposer  que 
l'ombre  d'un  danger  ait  seulement  passé  sur  son  honneur. 
En  attendant,  je  vous  adjure,  au  nom  de  son  père,  au  nom 
de  l'amitié  que  vous  avez  pour  elle,  et  que  vous  lui  avez 
exprimée  ce  matin  d'une  manière  si  noble  et  si  touchante!... 

—  Vous  êtes  très  adroit,  monsieur  l'abbé,  dis-je  en 
l'interrompant;  toutes  vos  paroles  ont  un  sens  caché  que  je 
comprends  fort  ])ien,  tout  grossier  que  je  suis.  Dites  à  ma 
cousine  qu'elle  se  rassure.  Je  n'ai  pas  sujet  de  nier  sa  vertu, 
très  certainement,  et  je  ne  suis,  d'ailleurs,  pas  capable  de 
faire  manquer  le  mariage  qu'elle  désire.  Dites-lui  que  je  ne 
réclame  d'elle  qu'une  chose,  c'est  cette  promesse  (Wimihc 
qu'elle  m'a  faite  à  la  Roche-Mauprat. 

—  Cette  promesse  a  donc  à  vos  yeux  une  singulière  so- 
lennité ?  dit  1  abbé.  VA  (juelle  méfiance  peut-elle  vous  laisser 
en  ce  cas? 

Je  le  regardai  lixemenl,  el,  comme  il  me  semblait  troublé, 
je  pris  plaisir  à  le  tourmenter,  espérant  qu'il  rapporterait 
mes  paroles  à  Edmée. 

—  Aucune,  répondis-je  ;  seulement,  je  vois  qu'on  craint 
l'abandon  de  M.  de  La  Marche  au  cas  où  l'aventure  de  la 


MAUPRAT.  125 

Roche-Mauprat  viendrait  à  se  découvrir.  Si  ce  monsieur 
est  capable  de  soupçonner  Edmée  et  de  lui  faire  outrage  à 
la  veille  de  ses  noces,  il  me  semble  qu'il  y  a  un  moyen  biea 
simple  de  raccommoder  tout  cela. 

—  Et  lequel,  selon  vous? 

—  C'est  de  le  provoquer  et  de  le  tuer. 

—  Je  pense  que  vous  ferez  tout  pour  épargner  cette 
dure  nécessité  et  ce  péril  affreux  au  respectable  M.  Hubert. 

—  Je  les  lui  épargnerai  de  reste  en  me  chargeant  de 
venger  ma  cousine.  C'est  mon  droit,  monsieur  l'abbé;  je 
connais  les  devoirs  d'un  gentilhomme  tout  aussi  bien  que  si 
j'avais  appris  le  latin.  Vous  pouvez  le  lui  dii'e  de  ma  part. 
Qu'elle  dorme  en  paix;  je  me  tairai,  et,  si  cela  ne  sert  à 
rien,  je  me  battrai. 

—  Mais,  Bernard,  reprit  l'abbé  d'un  ton  insinuant  et 
doux,  songez-vous  à  l'attachement  de  votre  cousine  pour 
M.  de  La  Marche  ? 

—  Eh  bien,  raison  de  plus,  m"écriai-je,  saisi  d'un  mou- 
vement de  rage. 

Et  je  lui  tournai  le  dos  brusquement. 

L'abbé  rapporta  toute  cette  conversation  à  sa  pénitente. 
Le  rôle  de  ce  digne  prêtre  était  fort  embarrassant  ;  il  avait 
reçu  sous  le  sceau  de  la  confession  une  confidence  à  laquelle 
il  ne  pouvait  que  faire  des  allusions  très  détournées,  en 
s'entretenant  avec  moi.  Cependant  il  espérait,  au  moyen 
de  ces  délicates  allusions,  me  faire  comprendre  le  crime  de 
mon  obstination  et  m'amener  à  y  renoncer  loyalement.  Il 
augurait  trop  bien  de  moi;  tant  de  vertu  était  au-dessus 
de  mes  forces,  comme  elle  était  au-dessus  de  mon  inlelli- 
gence. 


12i  MALPRAT. 


X 


Quelques  jours  se  passèrent  dans  un  calme  apparenl. 
Etlmée  se  disait  souffrante  et  sortait  peu  de  sa  chambre  ; 
M.  de  La  Marche  venait  presque  tous  les  jours,  son  château 
étant  situé  à  peu  de  distance.  Je  le  prenais  de  plus  en  plus 
en  aversion,  malgré  les  politesses  dont  il  me  comblait. 
Je  ne  comprenais  rien  à  ses  affectations  de  philosophie, 
et  je  le  combattais  avec  toute  la  grossièreté  de  préjugés 
et  d'expressions  dont  j'étais  susceptible.  Ce  qui  me  con- 
solait un  peu  de  mes  souffrances  secrètes,  c'était  de  voir 
qu'il  n'était  pas  reçu  plus  que  moi  dans  les  appartements 
d'Edmée. 

Le  seul  événement  de  cette  semaine  fut  l'installation  de 
Patience  dans  une  cabane  voisine  du  château.  Depuis  que 
l'abbé  Aubert  avait  trouvé  auprès  du  chevalier  une  exis- 
tence à  l'abri  des  persécutions  ecclésiastiques,  il  n'y  avait 
plus  pour  lui  de  nécessité  à  voir  secrètement  son  ami  le 
cénobite.  Il  lavait  donc  vivement  engagé  à  quitter  le 
séjour  des  bois  et  à  se  rapprocher  de  lui.  Patience  s'était 
fait  beaucoup  prier.  Tant  d'années  passées  dans  la  solitude 
l'avaient  tellement  attaché  à  sa  tour  Gazeau,  qu'il  hésitait 
à  lui  préférer  la  société  de  son  ami.  En  outre,  il  disait  que 
l'abbé  allait  se  corrompre  dans  le  commerce  des  (jrnnds^ 
f\ne  bientôt  il  subirait  à  son  insu  l'iniluence  des  vieilles 
idées,  et  qu'il  se  refroidirait  à  l'égard  de  la  cause  sainte.  Il 


AIAUPRAT.  125 

est  vrai  qu'Edmée  avait  gag^né  le  cœur  de  Patience,  et 
qu'en  lui  offrant  une  petite  habitation  appartenant  à  son 
père,  et  située  dans  un  ravin  pittoresque,  à  la  sortie  de  son 
parc,  elle  s'y  était  prise  avec  assez  de  grâce  et  de  délicatesse 
pour  ne  pas  blesser  sa  fierté  chatouilleuse.  C'était  à  l'effet 
de  terminer  cette  grande  négociation  que  l'abbé  s'était 
rendu  à  la  tour  Gazeau  avec  Marcasse,  le  soir  où,  retenus 
par  l'orage,  ils  avaient  donné  asile  à  Edmée  et  à  moi.  La 
scène  affreuse  qui  suivit  notre  arrivée  trancha  toutes  les 
irrésolutions  de  Patience.  Enclin  aux  idées  pythagori- 
ciennes, il  avait  horreur  du  sang  répandu.  La  mort  d'une 
biche  lui  arrachait  des  larmes,  comme  au  Jacques  de 
Shakespeare  ;  à  plus  forte  raison  les  meurtres  humains  lui 
étaient  impossibles  à  contempler,  et,  du  moment  que  la 
tour  Gazeau  eut  été  le  théâtre  de  deux  morts  tragiques, 
elle  lui  sembla  souillée,  et  rien  n'eût  pu  le  décider  à  y 
passer  une  nuit  de  plus.  Il  nous  suivit  à  Sainte-Sévère,  et 
bientôt  il  laissa  vaincre  ses  scrupules  philosophiques  par 
les  séductions  d'Edmée.  La  maisonnette  dont  on  lui  fit 
accepter  la  jouissance  était  assez  humble  pour  ne  pas  le 
faire  rougir  d'une  transaction  trop  apparente  avec  la  civi- 
lisation. Il  y  trouva  une  solitude  moins  profonde  qu'à  la 
tour  Gazeau;  mais  les  fréquentes  visites  de  l'abbé  et  celles 
d'Edmée  ne  lui  laissèrent  pas  le  droit  de  se  plaindre. 

Ici  le  narrateur  interrompit  de  nouveau  son  récit  pour 
entrer  dans  le  développement  du  caractère  de  M""  de 
Mauprat. 

Edniéo,  dit-il,  et  croyez  bien  (jue  ce  n'est  pas  le  langage 
de  la  prévention,  était,  au  sein  de  sa  modeste  obscurité, 
une  des  femmes  les  plus  parfaites  qu'il  y  eût  en  France. 
Pour  qu'elle   fût  citée  et  vantée  entre  toutes,  il  ne  lui  a 


126  MAI  PRAT. 

manqué  que  le  désir  ou  la  nécessité  de  se  faire  connaître 
au  monde.  Mais  elle  était  heureuse  dans  sa  famille,  et  la 
plus  douce  simplicité  couronnait  ses  facultés  et  ses  hautes 
vertus.  Elle  ignorait  son  mérite  comme  je  l'ignorais  moi- 
même  à  cette  époque,  où,  brute  a\  ide,  je  ne  voyais  que 
par  les  yeux  du  corps  et  croyais  ne  l'aimer  que  parce  qu'elle 
était  belle.  Il  faut  dire  aussi  que  son  fiancé,  M.  de  La 
Marche,  ne  la  comprenait  guère  mieux.  Il  avait  développé 
la  pâle  intelligence  dont  il  était  doué  à  la  froide  école  de 
^'oltaire  et  d'Helvétius.  Edmée  avait  allumé  sa  vaste  intel- 
ligence aux  brûlantes  déclamations  de  Jean-Jacques.  Un 
temps  est  venu  où  j'ai  compris  Edmée;  le  temps  où  M.  de 
La  Marche  l'aurait  comprise  ne  fût  jamais  arrivé. 

Edmée,  privée  de  sa  mère  dès  le  berceau  et  abandonnée 
à  ses  jeunes  inspirations  par  un  père  plein  de  confiance,  de 
bonté  et  d'incurie,  s'était  formée  à  peu  près  seule.  L'abbé 
Aubert,  qui  lui  avait  fait  faire  sa  première  communion, 
n'avait  point  proscrit  de  ses  lectures  les  philosophes  qui 
l'avaient  séduit  lui-même.  Ne  trouvant  autour  d'elle  ni  con- 
tradiction ni  même  discussion,  car,  en  toute  chose,  elle  en- 
traînait son  père  dont  elle  était  l'idole,  Edmée  était  restée 
fidèle  à  des  principes  en  apparence  bien  opposés  :  la  pliilo- 
sophie,  qui  préparait  la  ruine  du  christianisme,  et  le  chris- 
tianisme, qui  proscrivait  l'esprit  d'examen.  Pour  expliquer 
cette  contradiction,  il  faut  que  vous  vous  reportiez  à  ce 
que  je  vous  ai  dit  de  l'effet  que  produisit  sur  l'abbé  Aubert 
la  Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard.  \'ous  n'ignorez 
pas,  d'ailleurs,  que  dans  les  âmes  poétiques  le  mysticisme 
et  le  doute  régnent  de  ])air.  Jean-Jacques  en  fui  un  cMMiiplc 
éclatant  et  magnilique,  et  vous  savez  quelles  sym[)alhies  il 
éveilla  chez  les  prêtres  et  chez  les  nobles,  alors  même  qu'il 
les  gourmandait  avec  tant  de  véhémence.  (Juels  miracles 
n  opère  pas  la  conviction,  aidée  d'une  éloquence  sublime  1 


MAUPRAT.  127 

Edmée  avait  bu  à  cette  source  vive  avec  toute  l'axidité 
d'une  âme  ardente.  Dans  ses  rares  voyages  à  Paris,  elle 
avait  recherché  les  âmes  sympathiques  à  la  sienne.  Mais, 
là,  elle  avait  trouvé  tant  de  nuances,  si  peu  d'accord,  et 
surtout,  malgré  la  mode,  tant  de  préjugés  indestructibles, 
qu'elle  s'était  rattachée  avec  amour  à  sa  solitude  et  à  ses 
poétiques  rêveries  sous  les  vieux  chênes  de  son  parc.  Elle 
parlait  déjà  de  ses  déceptions  et  refusait  avec  un  bon  sens 
au-dessus  de  son  âge,  et  peut-être  de  son  sexe,  toutes  les 
occasions  de  se  mettre  en  rapport  direct  avec  ces  philo- 
sophes dont  les  écrits  faisaient  sa  vie  intellectuelle. 

—  Je  suis  un  peu  sybarite,  disait-elle  en  souriant.  J'aime 
mieux  respirer  un  bouquet  de  roses  prépiiré  pour  moi  dès 
le  matin  dans  un  vase,  que  d'aller  le  chercher  au  milieu  des 
épines  et  à  l'ardeur  du  soleil. 

Ce  qu'elle  disait  de  son  sybaritisme  n'était,  d'ailleurs, 
qu'une  figure.  Elevée  aux  champs,  elle  était  forte,  active, 
courageuse,  enjouée  :  elle  joignait  à  toutes  les  grâces  de 
la  beauté  délicate  toute  l'énergie  de  la  santé  ])hysique 
et  morale.  C'était  une  fière  et  intrépide  jeune  fille  autant 
qu'une  douce  et  alï'able  châtelaine.  Je  l'ai  trouvée  souvent 
bien  haute  et  bien  dédaigneuse;  Patience  et  les  pauvres  de 
la  contrée  l'ont  toujours  trouvée  humble  et  débonnaire. 

Edmée  chérissait  les  poètes  presque  autant  que  les  phi- 
losophes spiritualistes;  elle  se  promenait  toujours  un  livre 
à  la  main.  Un  jour  qu'elle  avait  pris  le  Tasse,  elle  rencontra 
l^atience,  et,  selon  sa  coutume,  il  s'enquit  avec  curiosité 
et  de  l'auteur  et  du  sujet.  11  fallut  quEdméc  lui  fit  com- 
prendre les  croisades  :  ce  ne  fut  pas  le  plus  difficile.  Grâce 
aux  récits  de  l'abbé  et  à  sa  prodigieuse  mémoire  des  faits, 
Patience  connaissait  passablement  le  canevas  de  l'histoire 
universelle.  Mais  ce  qu'il  eut  de  la  peine  à  saisir,  ce  fut  le 
rapport  et  la  différence   de   la  poésie   épique  à  l'histoire. 


128  M  AU  PU  A  T. 

D'abord  il  était  indigné  des  fictions  des  poètes  et  prétendait 
qu'on  n'eût  jamais  dû  souffrir  de  telles  impostures.  Puis, 
quand  il  eut  compris  que  la  poésie  épique,  loin  d'induire 
les  générations  en  erreur,  donnait,  avec  de  plus  grandes 
proportions,  une  éternelle  durée  à  la  gloire  des  faits 
héroïques,  il  demanda  pourquoi  tous  les  faits  importants 
n'avaient  pas  été  chantés  par  les  bardes,  et  pourquoi  l'his- 
toire de  l'humanité  n'avait  pas  trouvé  une  forme  populaire 
qui  put,  sans  le  secours  des  lettres,  se  graver  dans  toutes 
les  mémoires.  Il  pria  Edmée  de  lui  expliquer  une  strophe 
de  hi  Jérusalem;  il  y  prit  goût,  et  elle  lui  en  lut  un  chant  en 
français.  Quelques  jours  plus  lard,  elle  lui  en  fit  connaître 
un  second,  et  bientôt  Patience  connut  tout  le  poème.  Il  se 
réjouit  d'apprendre  que  ce  récit  héroïque  était  populaire 
en  Italie,  et  essaya,  en  résumant  ses  souvenirs,  de  leur 
donner  en  prose  grossière  une  forme  abrégée  ;  mais  il  n'a\  ait 
nullement  la  mémoire  des  mots.  Agité  par  ses  vives  im- 
pressions, mille  images  grandioses  passaient  devant  ses 
yeux.  Il  les  exprimait  dans  des  improvisations  où  son  génie 
triomphait  de  la  barbarie  de  son  langage;  mais  il  lui  était 
impossible  de  ressaisir  ce  qu'il  avait  dit.  Il  eût  fallu  qu'on 
pût  l'écrire  sous  sa  dictée,  et  encore  cela  n'eût  servi  de  rien  ; 
car,  au  cas  où  il  eût  réussi  à  le  lire,  sa  mémoire,  n'étant 
exercée  qu'au  raisonnement,  n'avait  jamais  pu  conserver  un 
fragment  quelconque  précisé  ])ar  la  parole.  11  citait  pour- 
tant beaucoup,  et  son  langage  était  parfois  bihlicpu-;  mais, 
au  delà  de  certaines  expressions  qu'il  affectionnait  et  d'un 
nombre  de  courtes  sentences  qu'il  trouvait  encore  moyen 
de  s'approprier,  il  n'avait  rien  retenu  des  pages  qu'il  s'était 
fait  souvent  relire  et  qu'il  écoutait  toujours  avec  la  même 
émotion  que  la  première  fois.  C'était  un  véritable  plaisir 
que  de  voir  l'effet  des  beautés  poétiques  sur  cette  puissante 
organisation.  Peu  à  peu  l'abbé,  iMlinée  et  nioi-mènie,  par  la 


M  AU  P  RAT.  129 

suite,  nous  vînmes  à  bout  de  lui  faire  connaître  Homère  et 
Dante.  Il  était  si  frappé  des  événements,  qu'il  pouvait  faire 
l'analyse  de  /a  Divine  Comédie  d'un  bout  à  l'autre  sans 
oublier  ni  transposer  la  moindre  partie  du  voyage,  des 
rencontres  et  des  émotions  du  poète  :  là  se  bornait  sa 
puissance.  Quand  il  essayait  de  ressaisir  quelques-unes  des 
expressions  qui  l'avaient  charmé  à  l'audition,  il  arrivait  à 
une  abondance  de  métaphores  et  d'images  qui  tenait  du 
délire.  Cette  initiation  de  Patience  à  la  poésie  marqua  dans 
sa  vie  une  époque  de  transformation  ;  elle  lui  donna  en  rêve 
l'action  qui  manquait  à  son  existence  réelle.  Il  contempla 
dans  son  miroir  magique  des  combats  gigantesques,  vit 
des  héros  hauts  de  dix  coudées  ;  il  comprit  l'amour,  qu'il 
n'avait  jamais  connu;  il  combattit,  il  aima,  il  vainquit,  il 
éclaira  les  peuples,  pacifia  le  monde,  redressa  les  torts  du 
genre  humain  et  bâtit  des  temples  au  grand  esprit  de 
l'univers.  Il  vit  dans  la  splière  étoilée  tous  les  dieux  de 
l'Olympe,  pères  de  la  primitive  humanité;  il  lut  dans  les 
constellations  l'histoire  de  l'Age  d'or  et  celle  des  âges  d'ai- 
rain; il  entendit  dans  le  vent  d'hiver  les  chants  de  Morveri 
et  salua  dans  les  nuées  orageuses  les  spectres  de  Fingal  et 
de  Comala. 

—  Avant  de  connaître  les  poètes,  disait -il  dans  ses  der- 
nières années,  j'étais  comme  un  homme  à  ({ui  niampierait 
un  sens.  Je  voyais  bien  que  ce  sens  était  nécessaire,  puis- 
que tant  de  choses  en  sollicitaient  l'exercice.  Je  me  pro- 
menais seul  la  nuit  avec  inquiétude,  me  demandant  pour- 
quoi je  ne  pouvais  dormir,  pourquoi  j'avais  tant  de  plaisir 
à  regarder  les  étoiles,  que  je  ne  pouvais  m'arracher  à  cette 
contemplation;  pourquoi  mon  cœur  battait  tout  d'un  coup 
de  joie  en  voyant  certaines  couleurs,  ou  s'altrislait  jus- 
qu'aux larmes  à  l'audition  de  certains  sons.  Je  m'en  ef- 
frayais quelquefois  jusqu'à  m'imaginer,  en  comparant  mon 

17 


130  MAi:PRAT. 

a<:fitation  continuelle  à  1  insouciance  des  autres  hommes  de 
ma  classe,  que  j'étais  fou.  Mais  je  m'en  consolais  bientôt 
en  me  disant  que  ma  folie  était  douce,  et  j'eusse  mieux 
aimé  n'être  plus  que  d'en  g^uérir.  A  présent,  il  me  suffit  de 
savoir  que  ces  choses  ont  été  trouvées  belles  de  tout  temps 
par  tous  les  hommes  intelligents,  pour  comprendre  ce 
qu'elles  sont  et  en  quoi  elles  sont  utiles  à  l'homme.  Je  me 
réjouis  dans  la  pensée  qu'il  n'y  a  pas  une  fleur,  pas  une 
nuance,  pas  un  souflle  d'air  qui  n'ait  fixé  l'attention  et  ému 
le  cœur  d'autres  hommes,  jusqu'à  recevoir  un  nom  consa- 
cré chez  tous  les  peuples.  Depuis  que  je  sais  qu'il  est  per- 
mis à  l'homme,  sans  déf^rader  sa  raison,  de  peupler  l'uni- 
vers et  de  l'expliquer  avec  ses  rêves,  je  vis  tout  entier  dans 
la  contemplation  de  l'univers;  et,  quand  la  vue  des  misères 
et  des  forfaits  de  la  société  brise  mon  cœur  et  soulève  ma 
raison,  je  me  rejette  dans  mes  rêves;  je  me  dis  que,  puis- 
que tous  les  hommes  se  sont  entendus  pour  aimer  l'ieuvre 
divine,  ils  s'entendront  aussi,  un  jour,  pour  s'aimer  les  uns 
les  autres.  Je  m'iniaj:riiie  que,  de  père  en  fils,  les  éducations 
vont  en  se  perfectionnant.  Peut-être  suis-je  le  j)remier 
ignorant  qui  ait  deviné  ce  dont  il  n'avait  aucune  idée 
communiquée  du  dehors.  Peut-être  aussi  que  bien  d'autres 
avant  moi  se  sont  inquiétés  de  ce  qui  se  passait  en  eux- 
mêmes,  et  sont  morts  sans  en  trouver  le  premier  mot. 
Pauvres  gens  que  nous- sommes!  ajoutait  Patience;  on  ne 
nous  défend  ni  l'excès  du  tra\ail  physique,  ni  celui  du  vin, 
ni  aucune  des  débauches  qui  peuvent  détruire  notre  intel- 
ligence. 11  y  a  des  gens  qui  j)ayent  cher  le  travail  des  bras, 
afin  que  les  pauvres,  pour  satisfaire  les  besoins  de  leur  fa- 
mille, travaillent  au  delà  de  leurs  forces;  il  y  a  des  cabarets 
et  d'autres  lieux  plus  dangereux  encore,  où  le  gouverne- 
ment jirélève,  dit-on,  ses  bénéfices;  il  y  a  aussi  des  prêtres 
qui  montent  en  chaire  pour  nous  dire  ce  que  nous  devons 


MAUPRAT.  131 

au  seigneur  de  notre  village,  et  jamais  ce  que  notre  sei- 
gneur nous  doit.  Il  n'y  a  pas  d'écoles  où  l'on  nous  enseigne 
nos  droits,  où  l'on  nous  apprenne  à  distinguer  nos  vrais  et 
honnêtes  besoins  des  besoins  honteux  et  funestes,  où  l'on 
nous  dise  enfin  à  quoi  nous  pouvons  et  devons  penser 
quand  nous  avons  sué  tout  le  jour  au  profit  d'autrui,  et 
quand  nous  sommes  assis,  le  soir,  au  seuil  de  nos  cabanes 
à  regarder  les  étoiles  rouges  sortir  de  l'horizon. 

Ainsi  raisonnait  Patience  ;  et  croyez  bien  qu'en  tradui- 
sant sa  parole  dans  notre  langue  méthodique,  je  lui  ôte 
toute  sa  grâce,  toute  sa  verve  et  toute  son  énergie.  Mais 
qui  pourrait  redire  l'expression  textuelle  de  Patience?  Son 
langage  n'appartenait  qu'à  lui  seul  ;  c'était  un  composé  du 
vocabulaire  borné,  mais  vigoureux,  des  paysans,  et  des 
métaphores  les  plus  hardies  des  poètes,  dont  il  enhardissait 
encore  le  tour  poétique.  A  cet  idiome  mélangé,  son  esprit 
synthétique  donnait  l'ordre  et  la  logique.  Une  incroyable 
abondance  naturelle  suppléait  à  la  concision  de  l'expression 
propre.  Il  fallait  voir  quelle  lutte  téméraire  sa  volonté  et 
sa  conviction  livraient  à  l'impuissance  de  ses  formules; 
tout  autre  que  lui  n'eût  pu  s'en  tirer  avec  honneur,  et  je 
vous  assure  que,  pour  qui  songeait  à  quelque  chose  de  plus 
sérieux  qu'à  rire  de  ses  solécismes  et  de  ses  hardiesses,  il  y 
avait  dans  cet  homme  matière  aux  plus  importantes  ob- 
servations sur  le  développement  de  l'esprit  humain,  et  à 
la  plus  tendre  admiration  pour  la  beauté  morale  et  primi- 
tive. 

A  l'époque  où  je  compris  entièrement  Patience,  j'avais 
un  lien  sympathique  avec  lui  dans  ma  destinée  exception- 
nelle. Coinnie  lui,  j'avais  été  inculte;  comme  lui,  j'avais 
cherché  au  dehors  l'explication  de  mon  être,  comme  on 
cherche  le  mot  d'une  énigme.  Grâce  aux  circonstances  for- 
tuites de  la  naissance  et  de  la  richesse,  j'étais  arrivé  à  un 


132  MALPRAT. 

développement  complet,  tandis  que  Patience  se  débattit 
jusqu'à  la  mort  dans  les  ténèbres  d'une  ignorance  dont  il 
ne  voulait  ni  ne  pouvait  sortir;  mais  ce  ne  fut  pour  moi 
qu'un  sujet  de  plus  de  reconnaître  la  supériorité  de  cette 
orj::anisation  puissante  qui  se  dirigeait  plus  hardiment  à 
l'aide  de  faibles  lueurs  instinctives,  que  moi  à  la  clarté  de 
tous  les  flambeaux  de  la  science,  et  qui  n'avait  pas  eu, 
d'ailleurs,  un  seul  mauvais  penchant  à  vaincre,  tandis  que 
je  les  avais  eus  tous. 

Mais,  à  l'époque  dont  j'ai  à  poursuivre  le  récit,  Pa- 
tience n'était,  à  mes  yeux,  qu'un  personnage  grotesque, 
objet  d'amusement  pour  Edmée  et  de  compassion  chari- 
table pour  l'abbé  Aubert.  Lorsqu'ils  me  parlaient  de  lui 
d'un  ton  sérieux,  je  ne  les  comprenais  plus  et  je  m'ima- 
ginais qu'ils  prenaient  ce  sujet  comme  une  sorte  de  texte 
parabolique  pour  me  démontrer  les  avanlaj;es  de  léduca- 
lion,  la  nécessité  de  s'y  prendre  de  bonne  heure  et  les  re- 
grets inutiles  des  vieilles  années. 

J'allais  rôder  cependant  dans  les  taillis  dont  sa  nouvelle 
demeure  était  entourée,  parce  que  j'avais  vu  lùlniée  s'y 
rendre  à  travers  le  parc,  et  que  j'espérais  obtenir,  par 
surprise,  un  tête-à-téte  avec  elle  au  retour.  Mais  elle  était 
toujours  accompagnée  de  l'abbé,  quelquefois  même  de  son 
père;  et,  si  elle  restait  seule  avec  le  vieux  paysan,  il  l'es- 
cortait ensuite  jusqu'au  château.  Souvent,  caché  dans  les 
toufl'es  d'un  if  monstrueux  qui  étendait  ses  nondjreux 
rejets  et  ses  branches  pendantes  à  quelques  pas  de  cette 
chaumière,  je  vis  Edmée  assise  au  seuil,  un  livre  à  la  main, 
tandis  que  Patience  l'écoutait,  les  bras  croisés,  la  tète  cour- 
bée sur  la  poitrine  et  brisée  en  apparence  par  l'effort  de 
l'attention.  Je  m'imaginais  alors  qu'Edmée  essayait  de  lui 
apprendre  à  lire,  et  je  la  trouvais  folle  tie  s'obstiner  à  une 
éducation   impossible.    Mais  elle  était  belle  aux  rellols  du 


M  AU  P  RAT.  133 

couchant,  sous  le  pampre  jaunissant  de  la  chaumière,  et  je 
la  contemplais  en  me  disant  qu'elle  m'appartenait,  en  me 
jurant  à  moi-même  de  ne  jamais  céder  à  la  force  ni  à  la 
persuasion  qui  voudraient  m'y  faire  renoncer. 

Depuis  quelques  jours,  ma  souffrance  était  excitée  au 
dernier  point;  je  ne  trouvais  d'autre  moyen  de  m'y  sous- 
traire qu'en  buvant  beaucoup  à  souper,  afin  d'être  à  peu 
près  abruti  à  cette  heure,  si  douloureuse  et  si  blessante 
pour  moi,  où  elle  quittait  le  salon  après  avoir  embrassé 
son  père,  donné  sa  main  à  baiser  à  M.  de  La  Marche,  et 
dit  en  passant  devant  moi  :  «  Bonsoir,  Bernard!  »  d'un  ton 
qui  semblait  dire  :  «  Aujourd'hui  finit  comme  hier,  et  de- 
main finira  comme  aujourd'hui.  » 

C'est  en  vain  que  j'allais  m'asseoir  dans  le  fauteuil  le 
plus  voisin  de  la  porte,  de  manière  qu'elle  ne  pût  sortir 
sans  que  son  vêtement  effleurât  le  mien,  je  n'en  obtenais 
jamais  autre  chose,  et  je  n'avançais  pas  ma  main  pour  sol- 
liciter la  sienne;  car  elle  me  l'eût  accordée  d'un  air  négli- 
gent, et  je  crois  que  je  l'eusse  brisée  dans  ma  colère. 

Grâce  aux  larges  libations  du  souper,  je  parvenais  à 
m'enivrer  silencieusement  et  tristement.  Je  m'enfonçais 
ensuite  dans  mon  fauteuil  de  prédilection,  et  j'y  restais 
sombre  et  assoupi  jusqu'à  ce  que,  les  fumées  du  vin  étant 
dissipées,  j'allasse  promener  dans  le  parc  mes  rêves  insen- 
sés et  mes  projets  sinistres. 

On  ne  semblait  pas  s'apercevoir  de  cette  grossière  ha- 
bitude. Il  y  avait  pour  moi  chuis  la  famille  tant  d'indul- 
gence et  de  bonté,  qu'on  craignait  de  me  faire  la  plus 
légitime  observation  ;  mais  on  avait  très  bien  remarqué  ma 
honteuse  passion  pour  le  vin,  et  le  curé  en  avisa  Edmée. 
Un  soir,  à  souper,  elle  me  regarda  fixement  à  plusieurs 
reprises  et  avec  une  expression  étrange.  Je  la  regardais  à 
mon  tour,  espérant  qu'elle  me  provoquerait;  mais  nous  en 


134  MALPRAT. 

fûmes  quittes  pour  un  échangée  de  regards  malveillant?.  En 
sortant  de  table,  elle  me  dit  tout  bas,  très  vite  et  d'un  ton 
impérieux  : 

—  Corrigez-vous  de  boire,  et  apprenez  tout  ce  que 
l'abbé  vous  enseignera. 

Cet  ordre  et  ce  ton  d'autorité,  loin  de  me  donner  de 
l'espérance,  me  parurent  si  révoltants,  que  toute  ma  timi- 
dité se  dissipa  en  un  instant.  J'attendis  l'heure  où  elle 
montait  à  sa  chambre,  et  je  sortis  un  peu  avant  elle  pour 
aller  l'attendre  sur  l'escalier. 

—  Croyez-vous,  lui  dis-je,  que  jesoisdupe  de  vos  men- 
songes, et  que  je  ne  m'aperçoive  pas  très  bien,  depuis  un 
mois  que  je  suis  ici  sans  que  vous  m'adressiez  la  parole, 
que  vous  m'avez  berné  comme  un  sot?  Vous  m'avez  menti, 
et,  aujourd'hui,  vous  me  méprisez,  parce  que  j'ai  eu  l'hon- 
nêteté de  croire  à  votre  parole. 

—  Bernard,  me  dit-elle  d'un  ton  froid,  ce  n'est  pas  ici 
le  lieu  et  l'heure  de  nous  expliquer. 

—  Oh  !  je  sais  bien,  rcpris-je,  que  ce  ne  sera  jamais  le 
lieu  ni  l'heure  selon  vous;  mais  je  saurai  les  trouver,  n'en 
doutez  pas.  Vous  avez  dit  que  vous  m'aimiez;  vous  m'avez 
jeté  les  bras  au  cou,  et  vous  m'avez  dit,  en  m'embrassant, 
ici,  je  sens  encore  vos  lèvres  sur  ma  joue:  «  Sauve-moi,  et 
je  jure  par  l'Evangile,  par  l'honneur,  par  le  souvenir  de 
ma  mère  et  de  la  tienne,  que  je  t'appartiendrai.  »  Je  sais 
bien  que  vous  avez  dit  tout  cela  parce  que  vous  a\iez  peur 
de  ma  force;  et,  ici,  je  sais  bien  que  vous  me  fuyez  parce 
que  vous  avez  peur  de  mon  droit.  Mais  vous  n'y  gagnerez 
rien;  je  jure  que  vous  ne  vous  jouerez  pas  longtemps  de 
moi. 

—  Je  ne  vous  appartiendrai  jamais,  répondit-elle  avec 
une  froideur  de  plus  en  plus  glaciale,  si  vous  ne  changez 
pas  de  langage,  de  manières  et  de  senlinuMits.  Tel  t|ue  vous 


MAUPRAT.  135 

êtes,  je  ne  vous  crains  pas.  Je  pouvais,  lorsque  vous  me 
paraissiez  bon  et  généreux,  vous  céder  moitié  par  peur  et 
moitié  par  sympatliie  ;  mais,  du  moment  que  je  ne  vous 
aime  plus,  je  ne  vous  crains  pas  davantage.  Corrigez-vous, 
instruisez-vous,  et  nous  verrons. 

—  Fort  bien,  lui  dis-je  ;  voilà  une  promesse  que  j'en- 
tends. J'agirai  en  conséquence,  et,  ne  pouvant  être  heu- 
reux, je  serai  vengé. 

—  Vengez-vous  tant  qu'il  vous  plaira,  dit-elle;  cela  fera 
que  je  vous  mépriserai. 

Elle  tira,  en  parlant  ainsi,  un  papier  de  son  sein  et  le 
brûla  tranquillement  à  la  flamme  de  sa  bougie. 

—  Qu'est-ce  que  vous  faites  là?  lui  dis-je. 

—  Je  brûle  une  lettre  que  je  vous  avais  écrite,  répon- 
dit-elle. Je  voulais  vous  faire  entendre  raison,  mais  c'est 
bien  inutile;  on  ne  s'explique  pas  avec  les  brutes. 

—  Vous  allez  me  donner  celle  lettre!  m'écriai-je  en  me 
jetant  sur  elle  pour  lui  arracher  le  papier  enflammé. 

Mais  elle  le  retira  brusquement,  et,  l'éteignant  dans 
sa  main  avec  intrépidité,  elle  jeta  le  flambeau  à  mes  pieds 
et  s'échappa  dans  les  ténèbres.  Je  la  poursuivis  en  vain.  Elle 
gagna  la  porte  de  son  appartement  avant  moi  et  la  poussa 
sur  elle.  J'entendis  tirer  les  verrous,  et  la  voix  de  M"''  Le- 
blanc qui  demandait  à  sa  jeune  maîtresse  la  cause  de  sa 
frayeur. 

—  Ce  n'est  l'ien,  répondit  la  voix  tremblante  dEdmée  ; 
c'est  une  espièglerie. 

Je  descendis  au  jardin  et  j'arpentai  les  allées  d'un  pas 
eff'réné.  A  cette  fureur  succéda  la  plus  profonde  tristesse. 
Edmée,  fière  et  audacieuse,  me  paraissait  plus  belle  et  plus 
désirable  que  jamais.  Il  est  de  la  nature  de  tous  les  désirs 
de  s'irriter  et  de  s'alimenter  de  la  résistance.  Je  sentis  que 
je  l'avais  olfensée,  qu'elle  ne  m'aimait  pas,  qu'elle  ne  m'ai- 


136  MAUIMIAT. 

merait  poul-être  jamais,  et,  sans  renoncer  à  la  criminelle 
résolution  de  la  posséder  par  la  force,  je  cédai  à  la  dou- 
leur que  me  causait  sa  haine.  J'allai  m'appuyer  au  hasard 
contre  un  mur  sombre,  et,  cachant  ma  tête  dans  mes 
mains,  j'exhalai  des  sanj^lots  désespérés.  Ma  robuste  poi- 
trine se  brisait,  et  mes  larmes  ne  la  soulageaient  pas  à  mon 
gré.  J'aurais  voulu  rugir,  et  je  mordais  mon  mouchoir 
pour  ne  pas  céder  à  cette  tentation.  Le  bruit  sinistre  de 
mes  cris  étouffés  éveilla  l'attention  d'une  personne  qui 
priait  dans  la  chapelle,  de  l'autre  côté  du  mur  où  je  m'é- 
tais adossé  à  tout  hasard.  Une  fenêtre  en  ogive,  garnie  de 
ses  meneaux  de  pierre  surmontés  d'un  trèlle,  était  située 
immédiatement  à  la  hauteur  de  ma  tête. 

—  Qui  donc  est  là?  demanda  une  figure  pâle  qu'éclai- 
rait le  rayon  oblique  de  la  lune  à  son  lever. 

En  reconnaissant  Kdmée,  je  aouIus  m'éloigner;  mais 
elle  passa  son  beau  bras  entre  les  meneaux  et  me  saisit  par 
le  collet  de  mon  habit  en  me  disant  : 

—  Pourquoi  donc  pleurez-vous,  Bernard? 

Je  cédai  à  cette  douce  violence,  moitié  honteux  d'avoir 
laissé  surprendre  le  secret  de  ma  faiblesse,  moitié  ra\  i  de 
voir  qu'lulmée  n'y  était  pas  insensible. 

—  Quel  chagrin  avez-vous  donc?  reprit-elle.  Qui  peut 
vous  arracher  de  tels  sanglots  ? 

—  Vous  me  méprisez,  vous  me  haïssez,  et  \ous  de- 
mandez pourquoi  je  souffre,  pourquoi  je  suis  en  colère  ! 

—  C'est  donc  de  colère  que  vous  pleurez?  dil-elle  en 
retirant  son  bras. 

—  C'est  de  colère  et  d'autre  chose  encore,  répon- 
dis-je. 

—  Mais  quoi  encore?  dit  ICdmée. 

—  Je  n'en  sais  rien;  peut-être  de  chagrin,  comme  vous 
avez  dit.  Le  fait  est  que  je  souffre;  ma  poitrine  se  brise.  Il 


MAUPRAT.  137 

faut  que  je  vous  quitte,  Edmée,  et  que  j'aille  vivre  au  mi- 
lieu des  bois.  Je  ne  puis  pas  rester  ici. 

—  Pourquoi  soulTrez-vous  tant?  Expliquez-vous,  Ber- 
nard; voici  l'occasion  de  nous  expliquer. 

—  Oui,  avec  un  mur  entre  nous.  Je  conçois  que  vous 
n'ayez  pas  peur  de  moi  ici. 

—  Et  pourtant  je  ne  vous  témoigne  que  de  l'intérêt,  il 
me  semble,  et  n'ai-je  pas  été  aussi  affectueuse  il  y  a  une 
heure,  lorsqu'il  n'y  avait  pas  un  mur  entre  nous? 

—  Je  crois  que  vous  n'êtes  pas  craintive,  Edmée,  parce 
que  vous  avez  toujours  la  ressource  d'éviter  les  gens  ou  de 
les  attraper  avec  de  belles  paroles.  Ah  !  on  m'avait  bien 
dit  que  toutes  les  femmes  sont  menteuses  et  qu'il  n'en  faut 
aimer  aucune. 

—  Qui  est-ce  qui  vous  disait  cela?  votre  oncle  Jean, 
ou  votre  oncle  Gaucher,  ou  votre  grand-père  Tristan  ? 

—  Raillez,  raillez-moi  tant  que  vous  voudrez  !  Ce  n'est 
pas  ma  faute  si  j'ai  été  élevé  par  eux.  Mais  ils  pouvaient 
dire  parfois  quelque  chose  de  vrai. 

—  Bernard,  voulez- vous  que  je  vous  dise  pourquoi  ils 
croyaient  les  femmes  menteuses? 

—  Dites. 

—  C'est  qu'ils  eni|)loyaient  la  violence  et  la  tyrannie 
avec  des  êtres  plus  fjiihk's  qu'eux.  Toutes  les  fois  qu'on  se 
fait  craindre,  on  risque  d'être  trompé.  Lorsque,  dans  votre 
enfance,  Jean  vous  frappait,  n'avez-vous  jamais  évité  ses 
brutales  corrections  en  déguisant  vos  petites  fautes? 

—  C'est  vrai  :  c'était  ma  seule  ressource. 

—  La  ruse  est  donc,  sinon  le  droit,  du  moins  la  res- 
source des  opprimés.  Ne  le  sentez-vous  pas? 

—  Je  sens  que  je  aous  aime,  et  qu'il  n'y  a  pas  là  de 
motif  pour  que  vous  me  trompiez. 

—  Aussi  qui  vous  dit  que  je  vous  trompe? 

18 


138  MALPRAT. 

—  Vous  m'avez  trompé;  vous  m'avez  dit  que  vous 
m'aimiez,  vous  ne  m'aimiez  pas. 

—  Je  vous  aimais,  parce  que  je  vous  voyais,  partagé 
entre  de  détestables  principes  et  un  cœur  généreux,  pen- 
cher vers  la  justice  et  l'honnêteté.  Et  je  vous  aime  parce 
que  je  vois  que  vous  triomphez  des  mauvais  principes,  et 
que  vos  méchantes  inspirations  sont  suivies  des  larmes  d'un 
bon  cœur.  Voilà  ce  que  je  puis  vous  dire  devant  Dieu  et 
la  main  sur  la  conscience,  aux  heures  où  je  vous  vois  tel 
que  vous  êtes.  Il  y  a  d'autres  moments  où  vous  me  sem- 
blez  si  au-dessous  de  vous-même  que  je  ne  vous  recon- 
nais plus  et  que  je  crois  ne  pas  vous  aimer.  Il  ne  lient 
qu'à  vous,  Bernard,  que  je  ne  doute  jamais  ni  de  vous 
ni  de  moi. 

—  Et  comment  faut-il  faire  pour  cela? 

—  Vous  corriger  de  vos  mauvaises  habitudes,  ouvrir 
l'oreille  aux  bons  conseils,  le  cœur  aux  préceptes  de  la 
morale.  A'ous  êtes  un  sauvage,  Bernard,  et  soyez  bien  sûr 
que  ce  n'est  ni  votre  gaucherie  à  faire  un  salul  ni  votre 
ignorance  à  tourner  un  compliment  qui  nie  choquent  en 
vous.  Au  contraire,  ce  serait  à  mes  yeux  un  charme  très 
grand  s'il  y  avait  de  grandes  idées  et  de  nobles  sentiments 
sous  cette  rudesse.  Mais  vos  sentiments  et  vos  idées  sont 
comme  vos  manières,  et  c'est  là  ce  que  je  ne  puis  souffrir. 
Je  sais  que  ce  n'est  pas  votre  faute,  et,  si  je  vous  voyais 
décidé  à  vous  corriger,  je  vous  aimerais  autant  à  cause  de 
vos  défauts  qu'à  cause  de  vos  qualités.  La  compassion  en- 
traîne l'affection;  mais  je  n'aime  pas  le  mal,  je  ne  peux 
pas  l'aimer,  et,  si  vous  le  cultivez  en  vous-même,  au  lieu  de 
l'extirper, je  ne  peux  pas  vous  aimer.  Comprenez- vous  cela? 

—  Non. 

—  Comment,  non? 

—  Non,  vous  dis-je.  Je  ne  sens  pas  qu'il  y  ait  du  mal 


MAUPRAT.  139 

en  moi.  Si  vous  n'êtes  pas  choquée  du  peu  de  grâce  de 
mes  jambes,  du  peu  de  blancheur  de  mes  mains  et  du  peu 
d'élégance  de  mes  paroles,  je  ne  sais  plus  ce  que  vous 
haïssez  en  moi.  J'ai  entendu  de  mauvais  préceptes  dès 
mon  enfance,  mais  je  ne  les  ai  pas  acceptés.  Je  n'ai  jamais 
cru  qu'il  fût  permis  de  commettre  de  mauvaises  actions, 
ou  du  moins  je  ne  l'ai  jamais  trouvé  agréable.  Quand  jai 
fait  le  mal,  j'ai  été  contraint  par  la  force.  J'ai  toujours  dé- 
testé mes  oncles  et  leur  conduite.  Je  n'aime  pas  la  souf- 
france d'autrui;  je  n'aime  à  dépouiller  personne;  je  mé- 
prise l'argent,  dont  on  faisait  un  dieu  à  la  Roche-Mauprat; 
je  sais  être  sobre  et  je  boirais  de  l'eau  toute  ma  vie, 
quoique  j'aime  le  vin,  s'il  fallait,  comme  mes  oncles,  ré- 
pandre le  sang  pour  me  procurer  un  bon  souper.  Cepen- 
dant j'ai  combattu  avec  eux;  cependant  j'ai  bu  avec  eux; 
pouvais-je  faire  autrement?  Aujourd'hui  que  je  peux  me 
conduire  comme  je  veux,  à  qui  fais-je  du  mal?  Votre  abbé, 
qui  parle  de  vertu,  me  prend-il  pour  un  assassin  et  pour 
un  voleur?  Ainsi,  avouez-le,  Edmée,  vous  savez  bien  que 
je  suis  honnête;  vous  ne  me  croyez  pas  méchant;  mais  je 
vous  déplais  parce  que  je  n'ai  pas  d'esprit,  et  vous  aimez 
M.  de  La  Marche  parce  qu'il  sait  dire  des  niaiseries  dont 
je  rougirais. 

—  Et  si, pour  me  plaire,  dit-elle  en  souriant,  aprèsm'avoir 
écouté  avec  beaucoup  d'attention,  et  sans  retirer  sa  main, 
que  j'avais  prise  à  travers  le  grillage;  si,  pour  être  préféré 
à  M.  de  La  Marche,  il  fallait  acquérir  de  l'esprit,  comms 
vous  dites,  ne  le  feriez-vous  pas? 

—  Je  n'en  sais  rien,  répondis-je  après  un  instant  d'hé- 
sitation; peut-être  scrais-je  assez  fou  pour  cela,  car  je  ne 
comprends  rien  au  pouvoir  que  vous  avez  sur  moi;  mais 
ce  serait  une  grande  lâcheté  et  une  grande  folie. 

—  Pourquoi,  Bernard? 


140  MALPRAT. 

—  Parce  qu'une  femme  qui  aime  un  homme,  non  pas 
pour  son  bon  cœur,  mais  pour  son  bel  esprit,  ne  vaut 
guère  la  peine  que  je  me  donnerais.  Voilà  ce  qu'il  me 
semble. 

Elle  garda  le  silence  à  son  tour  et  me  dit  ensuite  en 
me  pressant  la  main  : 

—  \'ous  avez  bien  plus  de  sens  et  d'esprit  qu'on  ne  croi- 
rait. Me  voilà  forcée  d'être  tout  à  fait  sincère  avec  vous 
et  de  vous  avouer  que,  tel  que  vous  êtes,  et  quand  même 
vous  ne  devriez  jamais  changer,  j'ai  pour  vous  une  estime 
et  une  amitié  qui  dureront  autant  que  ma  vie.  Soyez  sûr 
de  cela,  Bernard,  quelque  chose  que  je  puisse  vous  dire 
dans  un  moment  de  colère,  car  vous  savez  que  je  suis  très 
vive  :  cela  est  de  famille.  Le  sang  des  ^Mauprat  ne  coulera 
jamais  aussi  tranquillement  que  celui  des  autres  humains. 
Ménagez  donc  ma  fierté,  vous  qui  savez  si  bien  ce  que 
c'est  (jue  la  fierté;  ne  vous  targuez  jamais  avec  moi  des 
droits  acquis.  L'affection  ne  se  commande  pas,  elle  se  de- 
mande ou  s'inspire  :  faites  que  je  vous  aime  toujours;  ne 
me  dites  jamais  que  je  suis  forcée  de  vous  aimer. 

—  Cela  est  juste,  en  ellel,  répondis-je  ;  mais  pourquoi 
me  ])arlez-vous  quelquefois  connue  si  j'étais  forcé  de  vous 
obéir?  Pourquoi,  ce  soir,  m'avez-vous  défendu  de  boire  et 
ordonné  d'étudier? 

—  Parce  que,  si  on  ne  peut  commander  à  l'affeclion 
qui  n'existe  pas,  on  peut  du  moins  commander  à  l'affection 
qui  existe,  et  c'est  parce  que  je  suis  sûre  de  la  vôtre  que 
je  lui  commande. 

—  C'est  bien!  m'écriai-jc  avec  transport;  j'ai  donc  le 
droit  de  commander  à  la  vôtre  aussi,  puisque  vous  m'avez 
dit  fprelle  existait  ccrlaincniL'nl...  Edméc,  je  vous  com- 
mande de  m'embrasser. 

—  Laissez,   Bernard,   s'écria-t-clie,    vous  me  cassez   le 


J  lej^U.a' 


U.iu/i,,,! 


MAUPRAT.  141 

bras.    Voyez,   vous    m'avez    écorchée    contre    le    grillage. 

—  Pourquoi  vous  êtes-vous  retranchée  contre  moi  ?  lui 
dis-je  en  couvrant  de  mes  lèvres  la  légère  blessure  que  je 
lui  avais  faite  au  bras.  Ah!  que  je  suis  malheureux!  Maudit 
grillage!  Edmée,  si  vous  vouliez  pencher  votre  tête,  je 
pourrais  vous  embrasser...  vous  embrasser  comme  ma  sœur. 
Edmée,  que  craignez- vous? 

—  Mon  bon  Bernard,  répondit-elle,  dans  le  monde  où 
je  vis,  on  n'embrasse  même  pas  sa  sœur,  et  nulle  part  on 
ne  s'embrasse  en  secret.  Je  vous  embrasserai  devant  mon 
père,  tous  les  jours  si  vous  voulez,  mais  jamais  ici. 

—  Vous  ne  m'embrasserez  jamais  !  m'écriai-je,  rendu 
à  mes  fureurs  accoutumées.  Et  votre  promesse?  et  mes 
droits?... 

—  Si  nous  nous  marions  ensemble dit-elle  avec  em- 
barras, quand  vous  aurez  reçu  l'éducation  que  je  vous  sup- 
plie de  recevoir... 

—  Mort  de  ma  vie  !  vous  moquez-vous  ?  Est-il  question 
de  mariage  entre  nous?  Nullement;  je  ne  veux  pas  de 
votive  fortune,  je  vous  l'ai  dit. 

—  Ma  fortune  et  la  vôtre  n'en  font  plus  qu'une,  répon- 
dit-elle. Entre  parents  aussi  proches  que  nous  le  sommes, 
le  tien  et  le  mien  sont  des  mots  sans  valeur.  Jamais  la 
pensée  ne  me  viendra  de  vous  croire  cupide.  Je  sais  que 
vous  m'aimez,  que  vous  travaillerez  à  me  le  prouver,  et 
qu'un  jour  viendra  où  votre  amour  ne  me  fera  plus  peur, 
parce  que  je  pourrai  l'accepter  à  la  face  du  ciel  et  des 
hommes. 

—  Si  c'est  là  votre  idée,  repris-je  tout  à  fait  distrait  de 
mes  sauvages  transports  par  la  direction  nouvelle  qu'elle 
donnait  à  mes  pensées,  ma  position  est  bien  dilfércnte  ; 
mais,  à  vous  dire  vrai,  il  faut  que  j'y  réfléchisse...  Je  n'avais 
pas  songé  que  vous  l'entendriez  ainsi... 


142  MAUPRAT. 

—  Et  comment  voulez-vous  que  je  puisse  l'entendre 
différemment?  reprit-elle.  Une  demoiselle  ne  se  déshonore- 
t-elle  pas  en  se  donnant  à  un  autre  homme  que  son  époux? 
Je  ne  veux  pas  me  déshonorer,  vous  ne  le  voudriez  pas 
non  plus,  vous  qui  m'aimez;  vous  ne  voudriez  pas  me  faire 
un  tort  irréparable.  Si  vous  aviez  cette  intention,  vous  se- 
riez mon  plus  mortel  ennemi. 

—  Attendez,  Edmée,  attendez,  repris-je;  je  ne  puis 
rien  vous  dire  de  mes  intentions,  je  n'en  ai  jamais  eu  d'ar- 
rêtées à  votre  égard.  Je  n'ai  eu  que  des  désirs,  et  jamais 
je  n'ai  pensé  à  vous  sans  devenir  fou.  Vous  voulez  que  je 
vous  épouse?  Eh!  pourquoi  donc,  mon  Dieu? 

—  Parce  qu'une  jeune  fille  qui  se  respecte  ne  peut  ap- 
partenir à  un  homme  sans  la  pensée,  sans  la  résolution, 
sans  la  certitude  de  lui  appartenir  toujours.  Ne  savez-vous 
pas  cela? 

—  Il  y  a  tant  de  choses  que  je  ne  sais  pas,  ou  aux- 
quelles je  n'ai  jamais  pensé  ! 

—  L'éducation  vous  apprendrait,  Bernard,  ce  que  vous 
devez  penser  des  choses  qui  vous  intéressent  le  plus,  de 
votre  position,  de  vos  devoirs,  de  vos  sentiments.  Vous  ne 
voyez  clair  ni  dans  votre  cœur  ni  dans  votre  conscience. 
Moi  qui  suis  habituée  à  m'interroger  sur  toute  chose  et 
à  me  gouverner  moi-même,  comment  voulez-vous  que  je 
prenne  pour  maître  un  homme  soumis  à  l'instinct  et  guidé 
par  le  hasard? 

—  Pour  maître!  pour  mari!  Oui,  je  comprends  que 
vous  ne  puissiez  soumettre  votre  vie  tout  entière  à  un  ani- 
mal de  mon  espèce...  Mais  je  ne  vous  demandais  pas  cela, 
moi!...  et  je  n'y  puis  penser  sans  frémir! 

—  Il  faut  que  vous  y  pensiez  cependant,  Bernard;  pen- 
sez-y beaucoup,  et,  quand  vous  l'aurez  fait,  vous  sentirez 
la  nécessité  de  suivre  mes  conseils  et  de  mettre  votre  es- 


MAUPRAT.  143 

prit  en  rapport  avec  la  nouvelle  position  où  vous  êtes  entré 
en  quittant  la  Roche-Mauprat  ;  quand  vous  aurez  reconnu 
cette  nécessité,  vous  me  le  direz,  et  alors  nous  prendrons 
plusieurs  résolutions  nécessaires. 

Elle  retira  doucement  sa  main  d'entre  les  miennes,  et 
je  crois  qu'elle  me  dit  bonsoir,  mais  je  ne  l'entendis  pas. 
Je  restai  absorbé  dans  mes  pensées,  et,  quand  je  relevai  la 
tête  pour  lui  parler,  elle  n'était  plus  là.  J'allai  à  la  cha- 
pelle; elle  était  rentrée  dans  sa  chambre  par  une  tribune 
supérieure  qui  communiquait  avec  ses  appartements. 

Je  retournai  dans  le  jardin,  je  m'enfonçai  dans  le 
parc  et  j'y  restai  toute  la  nuit.  Ma  conversation  avec  Ed- 
mé  m'avait  jeté  dans  un  monde  nouveau.  Jusque-là,  je  n'a- 
vais pas  cessé  d'être  l'homme  de  la  Roche-Mauprat,  et  je 
n'avais  pas  prévu  que  je  pusse  ou  que  je  dusse  cesser  de 
l'être  ;  sauf  les  habitudes  qui  avaient  changé  avec  les  cir- 
constances, j'étais  resté  dans  le  cercle  étroit  de  mes  pen- 
sées. Au  sein  de  toutes  les  choses  nouvelles  qui  m'envi- 
ronnaient, je  me  sentais  blessé  de  leur  puissance  réelle  et 
je  raidissais  ma  volonté  en  secret,  afin  de  ne  pas  me  sentir 
humilié.  Je  crois  qu'avec  la  persévérance  et  la  force  dont 
j'étais  doué,  rien  n'eût  pu  me  faire  sortir  de  ce  retranche 
ment  d'obstination,  si  Edmée  ne  s'en  fût  mêlée.  Les  biens 
vulgaires  de  la  vie,  les  satisfactions  du  luxe,  n'avaient 
pour  moi  d'autre  charme  que  celui  de  la  nouveauté.  Le 
repos  du  corps  me  pesait,  et  le  calme  de  cette  maison, 
pleine  d'ordre  et  de  silence,  m'eût  écrasé,  si  la  présence 
d'Edmée  et  l'orage  de  mes  désirs  ne  l'eussent  remplie  de 
mes  agitations  et  peuplée  de  mes  fantômes.  Je  n'avais  pas 
désiré  un  seul  instant  devenir  le  chef  de  cette  maison,  le 
maître  de  cette  fortune,  et  je  venais,  avec  plaisir,  d'en- 
tendre l^ldmée  rendre  justice  à  mon  désintéressement.  Ce- 
pendant je  répugnais  encore  à  l'idée  d'associer  deux  buts 


144  M  AUPRAT. 

si  distincts,  ma  passion  et  mes  intérêts.  J'errai  dans  le  parc 
en  proie  à  mille  incertitudes,  et  je  gagnai  la  campagne 
sans  m'en  apercevoir.  La  nuit  était  magnifique,  ha  pleine 
lune  versait  des  flots  de  sa  lumière  sereine  sur  les  guérets 
altérés  par  la  chaleur  du  jour.  Les  plantes  flétries  se  rele- 
vaient sur  leur  tige,  chaque  feuille  semblait  aspirer  par 
tous  ses  pores  lliumide  fraîcheur  de  la  nuit.  Je  ressentais 
aussi  cette  douce  influence  ;  mon  c(cur  battait  avec  force, 
mais  avec  régularité.  J'étais  inondé  d'une  vague  espérance; 
l'image  d'Edmée  flottait  devant  moi  sur  les  sentiers  des 
prairies  et  n'excitait  plus  ces  douloureux  transports,  ces 
fougueuses  aspirations  qui  m'avaient  dévoré. 

Je  traversais  un  lieu  découvert  où  quelques  massifs  de 
jeunes  arbres  coupaient  çà  et  là  les  verts  steppes  des  pâtu- 
rages. De  grands  bœufs  dun  blond  clair,  agenouillés  sur 
l'herbe  courte,  immobiles,  paraissaient  plongés  dans  de 
paisibles  contemplations.  Des  collines  adoucies  montaient 
vers  l'horizon,  et  leurs  croupes  veloutées  semblaient  jouer 
dans  les  purs  reflets  de  la  lune.  Pour  la  première  fois  de 
ma  vie,  je  sentis  les  beautés  voluptueuses  et  les  émana- 
tions sublimes  de  la  nuit.  J'étais  pénétré  de  je  ne  sais  quel 
bien-être  inconnu  ;  il  me  semblait  que,  pour  la  première 
fois  aussi,  je  voyais  la  lune,  les  coteaux  et  les  prairies.  Je 
me  souvenais  d'avoir  entendu  dire  à  Edmée  qu'il  n'y  avait 
pas  de  plus  beau  spectacle  que  celui  de  la  nature,  et  je 
m'étonnais  de  ne  l'avoir  pas  su  jusque-là.  J'eus  par  instants 
la  pensée  de  me  mettre  à  genoux  et  de  prier  Dieu  ;  mais 
je  craignais  de  ne  pas  savoir  lui  parler  et  de  l'olfenser  en 
le  priant  mal.  Vous  avouerai-je  une  singulière  fantaisie  qui 
me  vint  comme  une  révélation  enfantine  de  l'amour  poé- 
tique au  sein  du  chaos  de  mon  ignorance?  La  lune  éclai- 
rait si  largement  les  objets,  que  je  distinguais  dans  le  ga- 
zon les  moindres  fleurettes.  Une  petite  marguerite  des  prés 


31 A  UP  RAT.  145 

me  sembla  si  belle,  avec  sa  collerette  blanche  frangée  de 
pourpre  et  son  calice  d'or  plein  des  diamants  de  la  i^osée, 
que  je  la  cueillis  et  la  couvris  de  baisers,  en  m'écriant, 
dans  une  sorte  d'égarement  délicieux  : 

—  C'est  toi,  Edmée!  oui,  c'est  toi  !  te  voilà!  tu  ne  me 
fuis  plus! 

Mais  quelle  fut  ma  confusion  lorsqu'en  me  relevant  je 
vis  que  j'avais  un  témoin  de  ma  folie!  Patience  était  de- 
bout devant  moi. 

Je  fus  si  mécontent  d'avoir  été  surpris  dans  un  tel  accès 
d'extravagance,  que,  par  un  reste  d'habitude  de  coupe- 
jarret,  je  cherchai  mon  couteau  à  ma  ceinture;  mais  je 
n'avais  plus  ni  ceinture  ni  couteau.  Mon  gilet  de  soie  à 
poches  me  fît  souvenir  que  j'étais  condamné  à  n'égorger 
plus  personne.  Patience  sourit. 

—  Eh  bien,  eh  bien,  qu'y  a-l-il?  dit  le  solitaire  avec 
calme  et  douceur;  croyez-vous  que  je  ne  sache  pas  bien  ce 
qui  en  est?  Je  ne  suis  pas  si  simple  que  je  ne  comprenne  ; 
je  ne  suis  pas  si  vieux  que  je  ne  voie  clair.  Qui  est-ce  qui 
secoue  les  branches  de  mon  if  toutes  les  fois  que  la  fille 
sainte  est  assise  à  ma  porte?  Qui  est-ce  qui  nous  suit 
comme  un  jeune  loup,  à  pas  comptés,  sous  le  taillis,  quand 
je  reconduis  la  belle  enfant  chez  son  père?  Et  quel  mal 
y  a-t-il  à  cela?  Vous  êtes  jeunes  tous  deux,  vous  êtes  beaux 
tous  deux,  vous  êtes  parents,  et,  si  vous  vouliez,  vous  se- 
riez un  digne  et  honnête  homme,  comme  elle  est  une  digne 
et  honnête  fille. 

Tout  mon  courroux  était  tombé  en  écoutant  Patience 
parler  d'Edmée.  J'avais  un  si  grand  besoin  de  m'entretenir 
d'elle,  que  j'en  aurais  entendu  (Hre  du  mal  pour  le  seul 
plaisir  d'entendre  prononcer  son  nom.  Je  continuai  ma 
promenade  côte  à  côte  avec  Patience.  Le  vieillard  marchait 
pieds  nus  dans   la  rosée.   II  est  vrai  que  ses  pieds,  ayant 

19 


146  MALPRAT. 

oublié  depuis  longtemps  l'usage  des  chaussures,  étaient 
arrivés  à  un  degré  de  callosité  qui  les  mettait  à  l'abri  de 
tout.  Il  avilit  pour  tout  vêtement  un  pantalon  de  toile 
bleue  qui,  faute  de  bretelles,  tombait  sur  ses  hanches,  et 
une  chemise  grossière.  Il  ne  pouvait  soullrir  aucune  con- 
trainte dans  ses  habits,  et  sa  i)eau,  endurcie  ])ar  le  hàle, 
n'était  sensible  ni  au  chaud  ni  au  froid.  On  l'a  vu,  jusqu'à 
plus  de  quatre-vingts  ans,  aller  tête  nue  au  soleil  le  plus 
ardent,  et  la  veste  entr'ouverte  à  la  bise  des  hivers.  Depuis 
qu'Edmée  veillait  à  tous  ses  besoins,  il  élail  arrivé  à  une 
certaine  propreté;  mais,  dans  le  désordre  de  sa  toilette  et 
sa  haine  pour  tout  ce  qui  dépassait  les  bornes  du  strict 
nécessaire,  se  retrouvait,  sauf  rini]Mi(k'ur,  ([ui  lui  a\ail 
toujours  été  odieuse,  le  cynique  des  anciens  jours.  Sa 
barbe  brillait  comme  de  l'argent.  Son  crâne  chauve  élail 
si  luisant,  que  la  lune  s'y  reflétait  comme  dans  l'eau.  11 
marchait  lentement,  les  mains  derrière  le  dos,  la  tête  levée, 
comme  un  homme  qui  surveille  son  empire.  Mais  le 
plus  souvent  ses  regards  se  perdaient  vers  le  ciel,  et  il 
interrompait  sa  conversation  pour  dire  en  monlranl  la  voûte 
étoilée  : 

—  Voyez  cela,  voyez  comme  c'est  beau! 

C'est  le  seul  paysan  que  j'aie  vu  admirer  le  ciel,  ou  tout 
au  moins  c'est  le  seul  que  j'aie  vu  se  rendre  conq)le  de  son 
admiration. 

—  Pourquoi,  maîlre  Patience,  lui  dis-je,  jiensez-vous 
que  je  serais  un  honnête  lioninie  .si  je  voulais  ?  Croyez- 
vous  donc  que  je  ne  le  sois  pas? 

—  Ohl  ne  soyez  pas  fâché,  répondil-il  ;  Patience  a  le 
droit  de  tout  dire.  N'est-ce  pas  le  fou  du  château? 

—  Kdmée  prétend  que  vous  en  êtes  le  sage,  au  con- 
traire. 

—  Prétend-elle  cela,  la  sainte  fille  de    Dieu?   Mli    bien, 


MAUPRAT.  147 

si  elle  le  croit,  je  veux  agir  en  sage  et  vous  donner  un 
bon  conseil,  maître  Bernard  Mauprat.  Voulez-vous  l'en- 
tendre? 

—  Il  paraît  que  tout  le  monde  ici  se  mêle  de  conseiller. 
N'importe,  j'écoute. 

—  Vous  êtes  amoureux  de  votre  cousine. 

—  Vous  êtes  bien  hardi  de  faire  une  pareille  question. 

—  Ce  n'est  pas  une  question,  c'est  un  fait.  Eh  bien,  je 
vous  dis,  moi  :  faites-vous  aimer  de  votre  cousine  et  soyez 
son  mari. 

—  Et  pourquoi  me  portez-vous  cet  intérêt,  maître  Pa- 
tience? 

—  Parce  que  je  sais  que  vous  le  méritez. 

—  Qui  vous  l'a  dit?  l'abbé? 

—  Non  pas. 

—  Edmée? 

—  Un  peu.  Et  cependant  elle  n'est  pas  bien  amoureuse 
de  vous,  au  moins.  Mais  c'est  votre  faute. 

—  Gomment  cela,  Patience? 

—  Parce  qu'elle  veut  que  vous  deveniez  savant,  et 
vous,  vous  ne  le  voulez  pas.  Ah!  si  j'avais  votre  âge,  moi, 
pauvre  Patience,  et  si  je  pouvais,  sans  étouffer,  me  tenir 
enfermé  dans  une  chambre  seulement  deux  heures  par 
jour,  et  si  tous  ceux  que  je  rencontre  s'occupaient  de 
m'instruire!  si  l'on  me  disait  :  «  Patience,  voilà  ce  qui 
s'est  fait  hier;  Patience,  voilà  ce  qui  se  fera  demain.  » 
Maisbaste!  il  faut  que  je  trouve  tout  moi-même,  et  c'est 
si  long,  que  je  mourrai  de  vieillesse  avant  d'avoir  trouvé 
le  dixième  de  ce  que  je  voudrais  savoir.  Mais  écoutez,  j  ai 
encore  une  raison  pour  désirer  que  vous  épousiez  Edmée. 

—  Laquelle,  bon  monsieur  Patience? 

—  C'est  que  ce  La  Marche  ne  lui  convient  pas.  Je  le 
lui  ai  dit,  oui-da!  et  à  lui  aussi,   et  à  l'abbé,  et  à  tout  le 


148  MAUPRAT. 

monde.  Ce  n'est  pas  un  homme,  cela.  Cela  sent  bon  comme 
tout  un  jardin;  mais  j'aime  mieux  le  moindre  brin  de  ser- 
polet. 

—  Ma  foi!  je  ne  l'aime  ^iière  non  plus,  moi.  Mais  si 
ma  cousine  l'aime,  hein!  Patience? 

—  Votre  cousine  ne  l'aime  pas.  Elle  le  croit  bon.  elle 
le  croit  véritable;  elle  se  trompe,  et  il  la  trompe,  et  il 
trompe  tout  le  monde.  Je  le  sais,  moi.  c'est  un  homme  qui 
n'a  pas  de  cela  (et  Patience  posait  la  main  sur  son  cœur). 
C'est  un  homme  qui  dit  toujours  :  «  Moi,  la  A'erlu!  moi, 
les  infortunes!  moi,  les  sages,  les  amis  du  genre  humain, 
etc.,  etc.  »  Eh  bien,  moi,  Patience,  je  sais  qu'il  laisse 
mourir  de  faim  de  pauvres  gens  à  la  porte  de  son  châloau. 
Je  sais  que,  si  on  lui  disait  :  «  Donne  ton  château,  mange 
du  pain  noir,  donne  tes  terres,  fais-toi  soldat,  et  il  n'y  aura 
plus  d'infortunés  dans  le  monde,  le  genre  humain,  comme 
tu  dis,  sera  sauvé  »,  V homme  dirait  :  «  Merci,  je  suis  sei- 
gneur de  mes  terres,  et  je  ne  suis  pas  soûl  de  mon  châ- 
teau. »  Oh!  je  les  connais  bien,  ces  faux  bons!  Quelle 
différence  avec  Edmée!  A'ous  ne  savez  pas  cela,  vous! 
Vous  l'aimez  parce  qu'elle  est  belle  comme  la  marguerite 
des  prés,  et  moi  je  l'aime  parce  qu'elle  est  bonne  c-omme 
la  lune  qui  éclaire  tout  le  monde.  C'est  une  iille  (pii  donne 
tout  ce  qu'elle  a,  qui  ne  porterait  pas  un  joyau,  parce 
<ju'avec  l'or  dune  bague,  on  peut  faire  vivre  un  homme 
pendant  un  an.  Et,  si  elle  rencontre  dans  son  chemin  un 
petit  pied  d'enfant  blessé,  elle  ôtera  son  soulier  pour  le  lui 
donner  et  s'en  ira  pied  nu.  l'^t  puis,  c'est  un  cœur  qui  va 
droit,  voyez-vous.  Si  demain  le  village  de  Sainte-Scvère 
allait  la  trouver  en  masse  ci  lui  dire  :  «  Demoiselle,  c'est 
assez  vivre  dans  la  richesse;  donnez-nous  ce  que  vous  avez, 
et  travaillez  à  votre  tour.  — C'est  juste,  mes  bons  enfants  », 
dirait-elle.  Et  gaiement  elle  irait  mener  les  troupeaux  aux 


MAUPRAT.  U9 

champs!  Sa  mère  était  de  même;  car,  voyez-vous,  j'ai 
connu  sa  mère  toute  jeune,  comme  elle  est  à  présent,  et 
la  vôtre  aussi,  da!  Et  c'était  une  maîtresse  femme,  chari- 
table, juste.  Et  vous  en  tenez,  à  ce  qu'on  dit. 

—  Hélas!  non,  répondis-je,  saisi  d'attendrissement  par 
le  discours  de  Patience.  Je  ne  connais  ni  la  charité  ni  la 
justice. 

—  Vous  n'avez  pu  encore  les  pratiquer;  mais  cela  est 
écrit  dans  votre  cœur,  je  le  sais,  moi.  On  dit  que  je  suis 
sorcier,  et  je  le  suis  un  peu.  Je  connais  un  homme  tout  de 
suite.  Vous  souvenez-vous  de  ce  que  vous  m'avez  dit  un 
jour  sur  la  fougère  de  Validé?  ^^ous  étiez  avec  Sylvain; 
moi,  j'étais  avec  Marcasse.  Vous  me  dîtes  qu'un  honnête 
homme  vengeait  ses  querelles  lui-même.  Et  à  propos,  mon- 
sieur Mauprat,  si  vous  n'êtes  pas  content  des  excuses  que 
je  vous  ai  faites  à  la  tour  Gazeau,  il  faut  le  dire.  Voyez,  il 
n'y  a  personne  ici,  et,  tout  vieux  que  je  suis,  j'ai  encore  le 
poignet  aussi  bon  que  vous;  nous  pouvons  nous  allonger 
quelques  bons  coups,  c'est  le  droit  de  nature;  et,  quoique 
je  n'approuve  pas  cela,  je  ne  refuse  jamais  de  donner  répa- 
ration à  qui  la  demande.  Je  sais  qu'il  y  a  des  hommes  qui 
mourraient  de  chagrin  s'ils  n'étaient  pas  vengés,  et  moi 
qui  vous  parle,  il  m'a  fallu  plus  de  cinquante  ans  pour 
oublier  un  affront  que  j'ai  reçu...  et,  quand  j'y  pense 
encore,  ma  haine  pour  les  nobles  se  réveille,  et  je  me  fais 
un  crime  d'avoir  pu  pardonner  dans  mon  cœur  à  quel- 
ques-uns. 

—  Je  suis  pleinement  satisfait,  maître  Patience,  et  je 
sens,  au  contraire,  de  l'amitié  pour  vous. 

—  Ah!  c'est  que  je  gratte  l'œil  qui  vous  démange! 
Bonne  jeunesse!  Allons,  Mauprat,  du  courage.  Suivez  les 
conseils  de  l'abbé,  c'est  un  juste.  Tâchez  de  plaire  à  votre 
cousine,    c'est   une    étoile   du    firmament.    Connaissez    la 


150  MAUPRAT. 

vérité;  aimez  le  peuple;  détestez  ceux  qui  le  détestent; 
soyez  prêt  à  vous  sacrifier  pour  lui...  Écoutez,  écoutez!  je 
sais  ce  que  je  dis;  faites-vous  l'ami  du  peuple. 

—  Le  peuple  est-il  donc  meilleur  que  la  noblesse,  Pa- 
tience? De  bonne  foi,  et  puisque  vous  êtes  un  sage,  dites  la 
vérité. 

—  Le  peuple  vaut  mieux  que  la  noblesse,  parce  que  la 
noblesse  l'écrase  et  qu  il  le  soulFre!  Mais  il  ne  le  souffrira 
peut-être  pas  toujours.  Enfin,  il  faut  que  vous  le  sachiez; 
vous  voyez  bien  ces  étoiles?  Elles  ne  chanj^'^eronl  pas,  elles 
seront  à  la  même  place  et  verseront  autant  de  feu  dans 
dix  mille  ans  qu'aujourd'hui;  mais,  avant  cent  ans,  avant 
moins  peut-être,  il  y  aura  bien  des  changements  sur  la 
terre.  Croyez-en  un  homme  qui  pense  à  la  vérité  et  qui  ne 
se  laisse  pas  égarer  par  les  grands  airs  des  forts.  Le  pauvre 
a  assez  souffert;  il  se  tournera  contre  le  riche,  et  les  châ- 
teaux tomberont,  et  les  terres  seront  dépecées.  Je  ne  verrai 
pas  cela,  mais  vous  le  verrez;  il  y  aura  dix  chaumières  à  la 
place  de  ce  parc,  et  dix  familles  vivront  de  son  revenu.  11 
n'y  aura  plus  ni  valets,  ni  maîtres,  ni  vilains,  ni  seigneurs. 
Il  y  aura  des  nobles  qui  crieront  haut  et  qui  ne  céderont 
qu'à  la  force,  comme  eussent  fait  vos  oncles  s'ils  eussent 
vécu,  comme  fera  M.  de  La  Marche,  malgré  ses  beaux  dis- 
cours. Il  y  en  aura  qui  s'exécuteront  généreusement  comme 
Edmée,  et  comme  vous,  si  vous  écoutez  la  sagesse.  Et 
alors  il  sera  bon  pour  Edmée  qu'elle  ait  pour  mari  un 
homme  et  non  pas  un  brin  de  muguet.  Il  sera  bon  que 
Bernard  Mauprat  sache  pousser  une  charrue  ou  tuer  le  gibier 
du  bon  Dieu,  pour  nourrir  sa  famille;  car  le  vieux  Patience 
sera  couché  sous  l'herbe  du  cimetière  et  ne  pourra  rendre 
à  Edmée  les  services  qu'il  aura  reçus.  Ne  riez  pas  de  ce  que 
je  dis,  jeune  homme;  c'est  la  voix  de  Dieu  qui  dit  cela. 
Voyez  le  ciel.  Les  étoiles  vivent  en  paix,  et  rien  ne  dérange 


MAUPRAT.  151 

leur  ordre  éternel.  Les  grosses  ne  mangent  pas  les  petites, 
et  nulle  ne  se  précipite  sur  ses  voisines.  Or  un  temps 
viendra  où  le  même  ordre  régnera  parmi  les  hommes.  Les 
méchants  seront  balayés  par  le  vent  du  Seigneur.  Assurez 
vos  jambes,  seigneur  Mauprat,  afin  de  rester  debout  et 
de  soutenir  Edmée  ;  c'est  Patience  qui  vous  avertit,  Pa- 
tience qui  ne  vous  veut  que  du  bien.  Mais  il  y  en  aura 
d'autres  qui  voudront  le  mal,  et  il  faut  que  les  bons  se 
fassent  forts. 

Nous  étions  arrivés  jusqu'à  la  chaumière  de  Patience. 
Il  s'était  arrêté  à  la  barrière  de  son  petit  enclos,  et,  une 
main  appuyée  sur  les  barreaux,  gesticulant  de  l'autre,  il 
parlait  avec  énergie.  Son  regard  brillait  comme  la  flamme, 
son  front  était  baigné  de  sueur;  il  y  avait  en  lui  quelque 
chose  de  puissant  comme  la  parole  des  vieux  prophètes,  et 
la  simplicité  plus  que  plébéienne  de  son  accoutrement 
rehaussait  encore  la  fierté  de  son  geste  et  ronctioii  de  sa 
voix.  La  Révolution  française  a  fait  savoir,  depuis  ce  temps, 
qu'il  y  avait  dans  le  peuple  de  fougueuses  éloquences  et 
une  implacable  logique;  mais  ce  que  je  voyais  en  ce  mo- 
ment était  si  neuf  pour  moi  et  me  fit  une  telle  impression, 
que  mon  imagination  sans  règle  et  sans  frein  se  laissa 
entraîner  aux  terreurs  superstitieuses  de  l'enfance.  Il  me 
tendit  la  main,  et  j'obéis  à  cet  appel  avec  plus  d'effroi  que 
de  sympathie.  Le  sorcier  de  la  tour  Gazeau,  suspendant  sur 
ma  tête  la  chouette  ensanglantée,  venait  de  repasser  devant 
mes  yeux. 


152  M  AU  P  RAT. 


XI 


Lorsque,  accablé  de  lassilude,  je  m'éveillai  le  lende- 
main, tous  les  incidents  de  la  veille  m'apparurent  comme 
un  songe.  Il  me  sembla  qu'Edmée,  en  me  parlant  de  deve- 
nir ma  femme,  avait  voulu  reculer  mes  espérances  indéfi- 
niment par  un  leurre  perfide;  et,  quant  à  l'effet  des  paroles 
du  sorcier,  je  ne  me  les  rappelais  pas  sans  une  profonde 
humiliation.  Quoi  qu'il  en  soit,  cet  effet  était  produit.  Les 
émotions  de  cette  journée  avaient  laissé  en  mui  une  trace 
ineffaçable  ;  je  n'étais  déjà  plus  l'homme  de  la  veille,  et  je 
ne  devais  jamais  redevenir  complètement  celui  de  la  Hoche- 
Mauprat. 

Il  était  tard,  et  j'avais  réparé  dans  la  matinée  seule- 
ment les  heures  de  mon  insomnie.  Je  n'étais  pas  levé,  et 
déjà  j'entendais  sur  le  pavé  de  la  cour  résonner  le  sabot 
du  cheval  de  M.  de  La  Marche.  Tous  les  jours,  il  arrivait  à 
cette  heure  ;  tous  les  jours,  il  voyait  Edmée  aussitôt  que 
moi,  et,  ce  jour-là  même,  ce  jour  où  elle  avait  voulu  me 
persuader  de  compter  sur  sa  main,  il  all;iil  poser  avant 
moi  son  fade  baiser  sur  cette  main  qui  iii";i|)p;irlenaiL 
Cette  pensée  réveilla  tous  mes  doutes.  Comment  lùlmée 
souffrait-elle  ses  assiduités,  si  elle  avait  réellement  l'inten- 
tion d'en  épouser  un  autre  que  lui  ?  Peut-être  n'osait-elle 
pas  l'éloigner  ;  peut-être  était-ce  à  moi  de  le  faire.  Je  ne 
savais  pas  les  usages  du  monde  où  j'entrais.  L'instinct  me 


MAUPRAT.  Jo3 

conseillait   de  m'abandonner   à  mes  impétueuses  inspira- 
tions, et  l'instinct  parlait  haut. 

Je  m'habillai  à  la  hâte.  J'entrai  au  salon  pâle  et  en  dé- 
sordre; Edmée  était  pâle  aussi.  La  matinée  était  pluvieuse 
et  fraîche.  On  avait  fait  du  feu  dans  la  vaste  cheminée. 
Etendue  dans  sa  bergère,  elle  chauffait  ses  petits  pieds  en 
sommeillant.  C'était  l'attitude  nonchalante  et  transie  qu'elle 
avait  eue  durant  ses  jours  de  maladie.  M.  de  La  Marche 
lisait  la  gazette  à  l'autre  bout  de  la  chambre.  En  voyant 
Edmée  brisée  plus  que  moi  par  les  émotions  de  la  veille, 
je  sentis  ma  colère  tomber,  et,  m'approchant  d'elle,  je 
m'assis  sans  bruit  et  la  regardai  avec  attendrissement. 

—  C'est  vous,  Bernard  ?  me  dit-elle  sans  faire  un  mou- 
vement et  sans  ouvrir  les  yeux. 

Elle  avait  les  coudes  appuyés  sur  les  bras  de  son  fau- 
teuil et  les  mains  gracieusement  entrelacées  sous  son  men- 
ton. Les  femmes  avaient  à  cette  époque  et  presque  en  toute 
saison  les  bras  demi-nus.  J'aperçus  à  celui  d'Edmée  une 
petite  bande  de  taffetas  d'Angleterre  qui  me  fit  battre  le 
cœur.  C'était  la  légère  blessure  que  je  lui  avais  faite  la 
veille  contre  le  grillage  de  la  croisée.  Je  soulevai  douce- 
ment la  dentelle  qui  retombait  sur  son  coude,  et,  enhardi 
par  son  demi-sommeil,  j'appuyai  mes  lèvres  sur  cette  chère 
blessure.  AL  de  La  Marche  pouvait  me  voir,  et  il  me 
voyait  en  effet,  et  j'agissais  à  dessein.  Je  brûlais  d'a\oir 
une  querelle  avec  lui.  Edmée  tressaillit  et  devint  toute 
rouge;  mais,  reprenant  aussitôt  un  air  d'enjouement  plein 
d'indolence  : 

—  En  vérité,  Bernard,  me  dit-elle,  vous  êtes  galant  ce 
matin  comme  un  abbé  de  cour.  N'auriez-vous  pas  fait 
quelque  madrigal  la  nuit  dernière? 

Je  fus  singulièrement  mortifié  de  cette  raillerie;  mais, 
payant  d'a-ssurance  à  mon  tour  : 

20 


ibi  MAUPRAT. 

—  Oui,  j'en  ai  fait  un  hier  au  soir  à  la  fenêtre  de  la  cha- 
pelle, répondis-je;  et,  s'il  est  mauvais,  cousine,  c'est  votre 
faute. 

—  Dites  que  c'est  la  faute  de  votre  éducation,  reprit- 
elle  en  s'animant. 

Et  elle  n'était  jamais  plus  belle  que  lorsque  sa  fierté  et 
sa  vivacité  naturelles  se  réveillaient. 

—  M'est  avis  que  j'ai  beaucoup  trop  d'éducation,  en 
effet,  répondis-je,  et  que,  si  j'écoutais  davantage  mon  bon 
sens  naturel,  vous  ne  me  railleriez  pas  tant. 

—  Il  me  semble,  en  vérité,  que  vous  faites  assaut  d'es- 
prit et  de  métaphores  avec  Bernard,  dit  M.  de  La  Marche 
en  pliant  son  journal  d'un  air  indifférent  et  en  se  rappro- 
chant de  nous. 

—  Je  l'en  tiens  quitte,  répondis-je,  blessé  de  cette  im- 
pertinence; qu'elle  garde  son  esprit  pour  vos  pareils. 

Je  me  levai  pour  l'affronter,  mais  il  ne  parut  pas  s'en 
apercevoir;  et,  s'adossant  à  la  cheminée  avec  une  incroya- 
ble aisance,  il  dit,  en  se  penchant  vers  Kdmée,  d'une  voix 
douce  et  presque  affectueuse  : 

—  Qua-l-il  donc?  comme  s'il  se  fût  informé  de  la  santé 
de  soo  petit  chien. 

—  Que  sait-on?  répondit  Edméc  du  même  ton. 
Puis  elle  se  leva  en  ajoutant  : 

—  J'ai  trop  mal  à  la  tête  pour  rester  là.  Donnez-moi  le 
bras  pour  remonter  dans  ma  chambre. 

Elle  sortit  appuyée  sur  lui;  je  restai  stupéfait. 

J'attendis,  résolu  à  linsuller  dés  (ju'il  serait  revenu  au 
salon;  mais  l'abbé  entra,  et,  peu  après,  mon  oncle  Hubert. 
Ils  se  mirent  à  causer  de  sujets  qui  m'étaient  tout  à  fait 
étrangers  (et  il  en  était  ainsi  de  presque  tous  les  sujets  de 
conversation).  Je  ne  savais  que  faire  pour  me  venger; 
mais   je  n'osais  me  trahir  en  présence  de  mon  oncle.  Je 


MAUPRAT.  155 

sentais  ce  que  je  devais  au  respect  et  aux  droits  de  l'hospi- 
talité. Jamais  je  ne  m'étais  fait  une  telle  violence  à  la 
Roche-Mauprat.  L'outrage  et  la  colère  se  manifestaient 
spontanément  ;  je  faillis  mourir  dans  l'attente  de  ma  ven- 
geance. Plusieurs  fois  le  chevalier,  remarquant  l'altération 
de  mes  traits,  me  demanda  avec  bonté  si  j'étais  malade. 
M.  de  La  Marche  ne  parut  s'apercevoir  ni  se  douter  de 
rien.  L'abbé  seul  m'examinait  avec  attention.  Je  surprenais 
ses  yeux  bleus,  où  la  pénétration  naturelle  se  voilait  tou- 
jours sous  une  habitude  de  timidité,  attachés  sur  moi  avec 
inquiétude.  L'abbé  ne  m'aimait  pas.  Il  m'était  facile  de  voir 
que  ses  manières  douces  et  enjouées  devenaient  froides 
comme  malgré  lui  dès  qu'il  s'adressait  à  moi;  je  remar- 
quais même  qu'en  tout  temps,  son  visage  s'attristait  à  mon 
approche. 

Me  sentant  près  de  m'évanouir,  tant  la  contrainte  que 
je  subissais  était  hors  de  mes  habitudes  et  au-dessus  de 
mes  forces,  j'allai  me  jeter  sur  l'herbe  du  parc.  C'était  là 
mon  refuge  dans  toutes  mes  agitations.  Ces  grands  chênes, 
cette  mousse  centenaire  qui  pendait  à  toutes  les  branches, 
ces  fleurs  de  bois  pâles  et  odorantes,  emblèmes  des  dou- 
leurs cachées,  c'étaient  là  les  amis  de  mon  enfance,  les 
seuls  que  j'eusse  retrouvés  sans  altération  dans  la  vie  so- 
ciale comme  dans  la  vie  sauvage.  Je  cachai  mon  visage 
dans  mes  mains  ;  je  ne  me  rappelle  pas  avoir  souffert  da- 
vantage dans  aucune  des  calamités  de  ma  vie.  Pourtant 
j'en  éprouvai  de  bien  réelles  par  la  suite,  et,  à  tout  prendre, 
j'eusse  dû  m'estimer  heureux,  au  sortir  du  rude  ci  piM-il- 
leux  métier  de  coupe-jarret,  de  trouver  tant  de  Ijiens  ines- 
pérés, affection,  sollicitude,  richesse,  liberté,  enseignement, 
bons  conseils  et  bons  exemples.  Mais  il  est  certain  que,  pour 
passer  d'un  état  de  l'âme  à  un  état  opposé,  même  du  mal 
au  bien,  même  de  la  douleur  à  la  jouissance  et  de  la  fa- 


156  MAL' PU  AT. 

ligue  au  repos,  il  faut  que  l'homme  souffre,  et  que,  dans  cet 
enfantement  d'une  nouvelle  destinée,  tous  les  ressorts  de 
son  être  se  tendent  jusqu'à  se  briser.  Ainsi,  à  l'approche  de 
l'été,  le  ciel  se  couvre  de  sombres  nuées,  et  la  terre,  fré- 
missante, semble  prête  à  s'anéantir  sous  les  coups  de  la 
tempête. 

Je  n'étais  occupé  en  ce  moment  qu'à  chercher  un  moyen 
d'assouvir  ma  haine  contre  M.  de  La  Marche,  sans  trahir 
et  sans  laisser  même  soupçonner  le  lien  mystérieux  dont  je 
me  prévalais  auprès  d'Edmée.  Quoique  rien  ne  fût  moins 
en  vig-ueur  à  la  Roche-Mauprat  que  la  sainteté  du  serment, 
les  seules  lectures  que  j'eusse  faites  étant,  comme  je  vous 
l'ai  dit,  quelques  ballades  de  chevalerie,  je  m'étais  pris 
d'un  romanesque  amour  pour  la  fidélité  des  promesses,  et 
c'était  à  peu  près  la  seule  vertu  que  j'eusse  acquise.  Le  se- 
cret dû  à  Edmée  me  retenait  donc  invinciblement. 

—  Mais  ne  trouverai-je  pas,  me  disais-je,  quelque  pré- 
texte plausible  pour  me  jeter  sur  mon  ennemi  et  pour 
l'étranj^ler? 

A  dire  vrai,  cela  n'était  pas  facile  avec  un  homme  qui 
semblait  avoir  un  parti  jjris  de  politesse  et  de  prévenances 
à  mon  égard. 

Dans  ces  perplexités,  j'oubliai  l'heure  du  dîner,  et, 
quand  je  vis  le  soleil  descendre  derrière  les  tours  du  châ- 
teau, je  me  dis  trop  tard  que  mon  absence  avait  dû  être 
remarquée,  et  que  je  ne  pourrais  rentrer  sans  subir  ou  les 
brusques  questions  d'Edmée  ou  ce  clair  et  froid  regard  de 
l'abbé,  qui  me  semblait  toujours  éviter  le  mien,  et  que  je 
surprenais  tout  à  coup  plongeant  au  plus  profond  de  ma 
conscience. 

Je  résolus  de  ne  rentrer  qu'à  la  nuit,  et  je  m'étendis 
sur  l'herbe,  essayant  de  dormir  pour  reposer  ma  tête 
brisée.  Je  m'endormis  en  effet.  Quand  je  m'éveillai,  la  lune 


MAUPRAT.  157 

montait  dans  le  ciel,  encore  rouge  des  feux  du  soir.  Le 
bruit  qui  m'avait  fait  tressaillir  était  bien  léger;  mais  il  est 
des  sons  qui  frappent  le  cœur  avant  de  frapper  l'oreille,  et 
les  plus  subtiles  émanations  de  l'amour  pénètrent  quelque- 
fois la  plus  rude  organisation.  La  voix  d'Edmée  venait  de 
prononcer  mon  nom  à  peu  de  distance,  derrière  le  feuil- 
lage. D'abord  je  crus  avoir  rêvé;  je  restai  immobile,  je 
retins  mon  haleine  et  j'écoutai.  C'était  elle  qui  se  rendait 
chez  le  solitaire  avec  l'abbé.  Ils  s'étaient  arrêtés  dans  le 
sentier  couvert,  à  cinq  ou  six  pas  de  moi,  et  ils  causaient  à 
demi-voix,  mais  de  cette  manière  distincte  qui,  dans  les 
confidences,  donne  à  l'attention  tant  de  solennité. 

—  Je  crains,  disait  Edmée,  qu'il  ne  fasse  un  esclandre  à 
M.  de  La  Marche;  quelque  chose  de  plus  sérieux  encore, 
que  sait-on?  Vous  ne  connaissez  pas  Bernard. 

—  Il  faut  à  tout  prix  l'éloigner  d'ici,  répondit  l'abbé. 
Vous  ne  pouvez  vivre  de  la  sorte,  continuellement  exposée 
à  la  brutalité  d'un  brigand. 

—  Il  est  certain  que  ce  n'est  pas  vivre.  Depuis  qu'il  a 
mis  le  pied  ici,  je  n'ai  pas  eu  un  instant  de  liberté.  Prison- 
nière dans  ma  chambre,  ou  forcée  de  recourir  à  la  protec- 
tion de  mes  amis,  je  n'ose  faire  un  pas.  C'est  tout  au  plus 
si  je  puis  descendre  l'escalier,  et  je  ne  traverse  pas  la  gale- 
rie sans  envoyer  Leblanc  en  éclaireur.  La  pauvre  fille,  qui 
m'a  vue  si  brave,  me  croit  folle.  Cette  contrainte  est  odieuse. 
Je  ne  dors  plus  que  sous  les  verrous.  Et  voyez,  l'abbé,  je 
ne  marche  pas  sans  un  poignard,  ni  plus  ni  moins  qu'une 
héroïne  de  ballade  espagnole. 

—  Et,  si  ce  malheureux  vous  rencontre  et  vous  effraye, 
vous  vous  en  frapperez  le  sein,  n'est-ce  pas?  De  pareilles 
chances  ne  peuvent  s'accepter.  Edmée,  il  faut  trouver  le 
moyen  de  changer  une  position  qui  n'est  pas  tenable.  Je 
conçois  que  vous  ne  vouliez  pas  lui  ôler  l'amitié  de  votre 


158  MAUPRAT. 

père,  en  confessant  à  celui-ci  la  monstrueuse  transaction 
que  vous  avez  été  forcée  de  faire  avec  ce  bandit  à  la  Roche- 
Mauprat.  Mais,  quoi  qu'il  arrive...  Ah!  ma  pauvre  Edmée, 
je  ne  suis  pas  un  homme  de  sang,  mais  je  me  prends  vingt 
fois  le  jour  à  déplorer  que  mon  caractère  de  prêtre  m'em- 
pêche de  provoquer  cet  homme  et  de  vous  en  débarrasser 
à  jamais. 

Ce  charitable  regret,  exprimé  si  naïvement  à  mon 
oreille,  me  donna  une  violente  démangeaison  de  me  mon- 
trer brusquement,  ne  fût-ce  que  pour  mellre  à  l'épreuve 
l'humeur  guerrière  de  l'abbé;  mais  j'étais  enchaîné  parle 
désir  de  surprendre  enfin  les  véritables  sentiments  et  les 
véritables  desseins  d' Edmée  à  mon  égard. 

—  Soyez  donc  tranquille,  dit-elle  d'un  air  dégagé  ;  s'il 
lasse  ma  patience,  je  n'hésiterai  nullement  à  lui  planter 
cette  lame  dans  la  joue.  Je  suis  bien  sûre  qu'une  petite  sai- 
gnée calmera  son  ardeur. 

Alors  ils  se  rapprochèrent  de  quelques  pas. 

—  Ecoutez-moi,  Edmée,  dit  l'abbé  en  s'arrêtanl  de  nou- 
veau; nous  ne  pouvons  parler  de  cela  devant  Patience; 
ne  rompons  pas  cet  entretien  sans  conclure  quelque  chose. 
Vous  arrivez  avec  Bernard  à  la  crise  imminente.  Il  me  sem- 
ble, mon  enfant,  que  vous  ne  faites  pas  tout  ce  que  vous 
devriez  faire  pour  prévenir  les  malheurs  qui  |ieuvc.'iit  nous 
frapper;  car  tout  ce  qui  vous  sera  funeste  nous  le  sera  à 
tous  et  nous  frappera  au  fond  du  cœur. 

—  Je  vous  écoule,  mon  excellent  ami,  réi)on(lil  l^dmée, 
grondez-moi,  conseillez-moi. 

En  même  temps,  elle  s'adossa  contre  l'arbre  au  pied 
duquel  j'étais  couché  parmi  les  broussailles  et  les  hautes 
herbes.  Je  pense  qu'elle  eût  ]ni  me  \oir,  car  je  la  voyais 
distinctement;  mais  elle  était  loin  de  soupçonner  cjue  je 
contemplais  sa  figure  céleste,  sur  laquelle  la  brise  faisait 


MAUPRAT.  159 

passer  alternativement  l'ombre  des  feuilles  agitées  et  les 
pâles  diamants  que  la  lune  sème  dans  les  bois. 

—  Je  dis,  Edmée,  reprit  l'abbé  en  croisant  ses  bras  sur 
sa  poitrine  et  en  se  frappant  le  front  par  instants,  que  vous 
ne  jugez  pas  nettement  votre  situation.  Tantôt  elle  vous 
afflige  au  point  que  vous  perdez  toute  espérance  et  que 
vous  voulez  vous  laisser  mourir  (oui,  ma  chère  enfant,  au 
point  que  votre  santé  en  est  visiblement  altérée),  et  tantôt, 
je  dois  vous  le  dire,  au  risque  de  vous  fâcher  un  peu,  vous 
envisagez  vos  périls  avec  une  légèreté  et  un  enjouement 
qui  m'étonnent. 

—  Ce  dernier  reproche  est  délicat,  mon  ami,  répondit- 
elle  ;  mais  laissez -moi  me  justifier.  Votre  étonnement 
vient  de  ce  que  vous  ne  connaissez  pas  bien  la  race  Mau- 
prat.  C'est  une  race  indomptable,  incorrigible,  et  dont  il 
ne  peut  sortir  que  des  casae- tôles  ou  des  coupe -jarrets. 
A  ceux  que  l'éducation  a  le  mieux  rabotés,  il  reste  encore 
bien  des  nœuds  :  une  fierté  souveraine,  une  volonté  de  fer, 
un  profond  mépris  pour  la  vie.  Vous  voyez  que,  malgré  sa 

,  bonté  adorable,  mon  père  est  si  vif  parfois,  qu'il  casse  sa 
tabatière  en  la  posant  sur  la  table,  lorsque  vos  arguments 
l'emportent  sur  les  siens  en  politique,  ou  lorsque  vous  le 
gagnez  aux  échecs.  Pour  moi,  je  sens  que  mes  veines  sont 
aussi  larges  que  si  j'étais  née  dans  les  nobles  rangs  du  peu- 
ple, et  je  ne  crois  pas  que  jamais  aucun  Mauprat  ait  brillé 
à  la  cour  par  la  grâce  de  ses  manières.  Comment  donc  vou- 
driez-vous  que  je  fisse  grand  cas  de  la  vie,  étant  née  brave? 
II  est  pourtant  des  instants  de  faiblesse  où  je  me  décourage 
de  reste  et  m'apitoie  sur  mon  sort  comme  une  vraie  femme 
que  je  suis.  Mais  que  l'on  me  fâche,  que  l'on  me  menace, 
et  le  sang  de  la  race  forte  se  ranime  ;  et  alors,  ne  pouvant 
briser  mon  ennemi,  je  me  croise  les  bras  et  me  mets  à  rire 
de  pitié  de  ce  qu'il  espère  me  faire  peur.  Tenez,  l'abbé, 


IGO  MAUPRAT. 

que  ceci  ne  vous  paraisse  pas  une  exagération;  car,  demain, 
ce  soir  peut-être,  ce  que  je  dis  peut  se  réaliser:  depuis  que 
ce  couteau  de  nacre,  qui  n'a  pas  l'air  bien  matamore,  mais 
qui  est  bon,  voyez,  a  été  affilé  par  don  Marcasse  (qui  s'y 
entend),  je  ne  l'ai  quitté  ni  jour  ni  nuit,  et  mon  parti  a  été 
pris. 

«  Je  n'ai  pas  le  poignet  bien  ferme,  mais  je  saurais  me 
donner  un  coup  de  couteau  aussi  bien  que  je  sais  donner 
un  coup  de  cravache  à  mon  cheval.  Kh  bien,  cela  posé, 
mon  honneur  est  en  sûreté:  ma  vie  seule  tient  à  un  fil,  à 
un  verre  de  vin  de  plus  ou  de  moins  qu'aura  bu  un  de  ces 
soirs  M.  Bernard,  à  une  rencontre,  à  un  regard  qu'il  aura 
cru  surprendre  entre  de  La  Marche  et  moi  ;  à  rien  peut- 
être  !  Qu'y  faire?  Quand  je  me  désolerais,  effacerais-je  le 
passé  ?  Nous  ne  pouvons  arracher  une  seule  page  de  notre 
vie,  mais  nous  pouvons  jeter  le  livre  au  feu.  Quand  je  pleu- 
rerais du  soir  au  malin,  empêcherais-je  que  la  destinée, 
dans  un  jour  de  méchante  humeur,  ne  m'ait  conduite  à  la 
chasse,  qu'elle  ne  m'ait  égarée  dans  les  bois  et  fait  rencon- 
trer un  Mauprat,  qui  m'a  conduite  dans  son  antre,  où  je 
n'ai  échappé  à  l'opprobre  et  peut-être  à  la  mort  qu'en  liant 
à  jamais  ma  vie  à  celle  d'un  enfant  sauvage  qui  n'avait  aucun 
de  mes  principes,  aucune  de  mes  idées,  aucune  de  mes 
sympathies,  et  qui  peut-être  (et  qui  sans  doute,  devrais-je 
dire)  ne  les  aura  jamais?  Tout  cela,  c'est  un  malheur. 
J'étais  dans  tout  l'éclat  d'une  heureuse  destinée,  j'étais 
l'orgueil  et  la  joie  de  mon  vieux  père,  j'allais  épouser  un 
homme  que  j'estime  et  qui  me  plaisait;  aucune  douleur, 
aucune  appréhension  n'avait  approché  de  moi  ;  je  ne  con- 
naissais ni  les  jours  sans  sécurité  ni  les  nuits  sans  sommeil. 
Eh  bien,  Dieu  n'a  pas  voulu  (pi'une  si  belle  vie  s'accom- 
plît ;  que  sa  volonté  soit  faite  I  II  est  des  jours  où  la  perte 
de  toutes  mes  espérances  me  semble  tellement  inévitable, 


MAUPRAT.  161 

que  je  me  considère  comme  morte  et  mon  fiancé  comme 
veuf.  Sans  mon  pauvre  père,  j'en  rirais  vraiment,  car  la 
contrariété  et  la  peur  sont  si  peu  faites  pour  moi,  que  je 
suis  déjà  lasse  de  la  vie,  pour  le  peu  de  temps  que  je  les  ai 
connues. 

—  Ce  courage  est  héroïque,  mais  il  est  affreux!  s'écria 
l'abbé  d'une  voix  altéi'ée.  C'est  presque  la  détermination 
au  suicide,  Edmée. 

—  Oh  !  je  disputerai  ma  vie,  répondit-elle  avec  cha- 
leur ;  mais  je  ne  marchanderai  pas  avec  elle  un  instant  si 
mon  honneur  ne  sort  pas  sain  et  sauf  de  tous  ces  risques. 
Quant  à  cela,  je  ne  suis  pas  assez  pieuse  pour  accepter  ja- 
mais une  vie  souillée,  par  esprit  de  mortification  pour  des 
fautes  dont  je  n'eus  jamais  la  pensée.  Si  Dieu  est  sévère 
à  ce  point  avec  moi  que  j'aie  à  choisir  entre  la  mort  et  la 
honte... 

—  Il  ne  peut  jamais  y  avoir  de  honte  pour  vous, 
Edmée;  une  âme  aussi  chaste,  une  intention  aussi  pure... 

—  Oh!  n'importe,  cher  abbé  !  je  ne  suis  peut-être  pas 
aussi  vertueuse  que  vous  pensez;  je  ne  suis  pas  très  ortho- 
doxe en  religion,  ni  vous  non  plus,  l'abbé!...  Je  me  soucie 
peu  du  monde,  je  ne  l'aime  pas;  je  ne  crains  ni  ne  méprise 
l'opinion,  je  n'aurai  jamais  allaire  à  elle.  Je  ne  sais  pas  trop 
quel  principe  de  vertu  serait  assez  puissant  pour  mempê- 
cher  de  succomber,  si  le  mauvais  esprit  m'entreprenait. 
J'ai  lu  la  Nouvelle  Héloïse,  et  j'ai  beaucoup  pleuré.  ^lais, 
par  la  raison  que  je  suis  une  Mauprat  et  que  j'ai  un  inflexible 
orgueil,  je  ne  souffrirai  jamais  la  tyrannie  de  l'homme,  pas 
plus  la  violence  d'un  amant  que  le  soufflet  d'un  mari  ;  il 
n'appartient  qu'à  une  âme  vassale  et  à  un  lâche  caractère 
de  céder  à  la  force  ce  qu'elle  refuse  à  la  prière.  Sainte  So- 
lange, la  belle  pasloure,  se  laissa  trancher  la  tète  plutôt 
que  de  subir  le  droit  du  seigneur.  Et  vous  savez  que,  de 

21 


162  MAUPRAT, 

mère  en  fille,  les  Mauprat  sont  vouées  au  baptême  sous  les 
auspices  de  la  patronne  du  Berry. 

—  Oui,  je  sais  que  vous  êtes  fièrc  et  forte,  dit  l'abbé; 
et,  parce  que  je  vous  estime  plus  qu'aucune  femme  au 
monde,  je  veux  que  vous  viviez,  que  vous  soyez  libre, 
que  vous  fassiez  un  mariage  digne  de  vous,  afin  de  rem- 
j)lir,  dans  la  famille  humaine,  le  rôle  que  savent  encore 
ennoblir  les  belles  âmes.  Vous  êtes  nécessaire  à  votre  père, 
d'ailleurs  ;  votre  mort  le  précipiterait  dans  la  tombe,  tout 
vert  et  tout  robuste  qu'est  encore  le  Mauprat.  Chassez 
donc  ces  pensées  lugubres  et  ces  résolutions  extrêmes.  Il 
est  impossible  que  cette  aventure  de  la  Roche-Mauprat 
soit  autre  chose  qu'un  rêve  sinistre.  Nous  avons  tous  eu  le 
cauchemar  dans  cette  nuit  d'épouvante,  mais  il  est  temps 
de  nous  éveiller  ;  nous  ne  pouvons  rester  accablés  de  stu- 
peur comme  des  enfants  ;  vous  n'avez  qu'un  parti  à  prendre, 
celui  que  je  vous  ai  dit. 

—  Eh  bien,  l'abbé,  c'est  celui  que  je  regarde  comme  le 
plus  impossible  de  tous.  J'ai  juré  par  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  sacré  dans  l'univers  et  dans  le  cœur  humain. 

—  Un  serment  arraché  par  la  menace  et  la  violence 
n'engage  personne,  les  lois  humaines  l'ont  décrété;  les  lois 
divines,  dans  des  circonstances  de  ce  genre  principalement, 
en  délient  sans  nul  doute  la  conscience  humaine.  Si  vous 
étiez  orthodoxe,  j'irais  à  Rome,  et  j'irais  à  pied,  pour  vous 
faire  relever  d'un  vœu  si  téméraire;  mais  vous  n'êtes  pas 
soumise  au  pape,  Edmée...,  ni  moi  non  plus. 

—  Ainsi  vous  voudriez  que  je  fusse  parjure? 

—  \'otre  âme  ne  le  serait  pas. 

—  Mon  âme  le  serait  !  j'ai  juré,  sachant  bien  ce  que  je 
faisais,  et  pouvant  me  tuer  sur  l'heure;  car  j'avais  dans 
la  main  un  couteau  trois  fois  grand  comme  celui-ci.  J'ai 
voulu  vivre,  j'ai  voulu    surtout   revoir   mon  père  et  l'em- 


MAUPRAT.  163 

brasser.  Pour  faire  cesser  l'angoisse  où  ma  disparition  le 
laissait,  j'eusse  engagé  plus  que  ma  vie,  j'eusse  engagé  mon 
âme  immortelle.  Et  depuisje  vous  l'ai  ditencore  hier  au  soir, 
j'ai  renouvelé  mon  engagement,  et  bien  librement  encore; 
car  il  y  avait  un  mur  entre  mon  aimable  fiancé  et  moi. 

—  Comment  avez-vous  pu  faire  une  telle  imprudence, 
Edmée?  Voilà  encore  où  je  ne  vous  comprends  plus. 

—  Oh!  pour  cela,  je  le  crois  bien,  car  je  ne  me  com- 
prends pas  moi-même,  dit  Edmée  avec  une  expression  sin- 
gulière. 

—  Ma  chère  enfant,  il  faut  que  vous  me  parliez  à  cœur 
ouvert.  Je  suis  le  seul  ici  qui  puisse  vous  porter  conseil, 
puisque  je  suis  le  seul  à  qui  vous  puissiez  tout  dire  sous  le 
sceau  d'une  amitié  aussi  sacrée  que  le  secret  de  la  confes- 
sion catholique  peut  l'être.  Répondez-moi  donc.  Vous  ne 
regardez  pas  comme  possible  un  mariage  entre  vous  et 
Bernard  Mauprat? 

—  Gomment  ce  qui  est  inévitable  serait-il  impossible? 
dit  Edmée.  Il  n'est  rien  de  plus  possible  que  de  se  jeter 
dans  la  rivière  ;  rien  de  plus  possible  que  de  se  vouer  au 
malheur  et  au  désespoir;  rien  de  plus  possible,  par  consé- 
quent, que  d'épouser  Bernard  Mauprat. 

—  Ce  ne  sera  toujours  pas  moi  qui  prêterai  mon  mi- 
nistère à  cette  union  absurde  et  déplorable,  s'écria  l'abbé. 
Vous,  la  femme  et  l'esclave  de  ce  coupe-jarret!  Edmée, 
vous  disiez  tout  à  l'heure  que  vous  ne  supporteriez  pas  plus 
la  violence  de  l'amant  que  le  soufflet  du  mari. 

—  Vous  pensez  qu'il  me  battrait? 

—  S'il  ne  vous  tuait  pas! 

—  Oh!  non,  répondit-elle  d'un  air  mutin  en  faisant 
sauter  son  couteau  dans  sa  main,  je  le  tuerais  auparavant. 
A  Mauprat,  Mauprat  et  demie! 

—  Vous  riez,  Edmée,  ô  mon  Dieu!  vous  riez  à  la  pen- 


164  MAIPP.AT. 

sée  d'un  tel  hymen!  Mais,  quand  même  cet  homme  aurait 
de  l'alTection  et  des  égards  pour  vous,  songez- vous  à  l'im- 
possibilité de  vous  entendre,  à  la  grossièreté  de  ses  idées, 
à  la  bassesse  de  son  langage?  Le  cœur  se  lève  de  dégoût  à 
l'idée  d'une  telle  association,  et  dans  quelle  langue  lui  par- 
leriez-vous,  grand  Dieu  I 

Je  faillis  encore  une  fois  me  lever  et  tomber  sur  mon 
panégyriste;  mais  je  vainquis  ma  colère,  Edmée  parlait.  Je 
redevins  tout  oreilles. 

—  Je  sais  fort  bien  qu'au  bout  de  trois  jours,  je  n'aurai 
certainement  rien  de  mieux  à  faire  que  de  me  couper  la 
gorge;  mais  puisque,  dune  manière  ou  de  l'autre,  il  faut 
que  cela  arrive,  pourquoi  n'irais-je  pas  devant  moi  jus- 
qu'à 1  heure  inévitable?  Je  vous  avoue  que  j'ai  un  peu  de 
regret  à  la  vie.  Tous  ceux  qui  ont  été  à  la  Roche-Mauprat 
n'en  sont  pas  revenus.  Moi.  j'ai  été,  non  y  subir  la  mort, 
mais  me  liancer  avec  elle.  Eh  bien,  j  irai  jusqu'au  jour  de 
mes  noces,  et,  si  Bernard  m'est  trop  odieux,  je  me  tuerai 
après  le  bal. 

—  Edmée,  vous  avez  la  tête  pleine  de  romans  à  présent, 
dit  l'abbé  fort  impatienté.  Votre  père.  Dieu  merci,  ne  con- 
sentira pas  à  ce  mariage;  il  a  donné  sa  parole  à  M.  de  La 
Marche,  et  vous  aussi,  vous  l'aviez  donnée.  C'est  cette  pro- 
messe-là qui  seule  est  valide. 

—  Mon  père  souscrirait  avec  joie  à  un  accord  qui  per- 
pétuerait directement  son  nom  et  sa  lignée.  Quant  à  ^L  de 
La  Marche,  il  me  relèvera  de  ma  parole  sans  que  je  prenne 
la  peine  de  le  lui  demander;  dès  qu'il  saura  que  j'ai  passé 
deux  heures  à  la  Roche-^L^uprat,  il  ne  sera  pas  besoin 
d'autre  explication. 

—  Il  faudrait  qu'il  fut  bien  indigne  de  l'estime  que  je 
lui  porte  s'il  croyait  votre  nom  souillé  par  une  aventure 
malheureuse  dont  vous  êtes  sortie  pure. 


MAUPRAT.  165 

— •  Grâce  à  Bernard!  dit  Edmée,  car  enfin  je  lui  dois 
de  la  reconnaissance,  et,  malgré  ses  réserves  et  conditions, 
son  action  est  grande  et  inconcevable  de  la  part  d'un 
coupe-jarret. 

—  Dieu  me  préserve  de  nier  les  bonnes  qualités  que 
l'éducation  eût  pu  développer  dans  ce  jeune  homme,  et 
c'est  à  cause  de  ce  bon  côté  qu'il  est  possible  de  lui  faire 
entendre  raison. 

—  Pour  s'instruire?  Jamais  il  n'y  consentira;  et,  quand 
il  s'y  prêterait,  il  ne  le  pourrait  pas  plus  que  Patience. 
Quand  le  corps  est  fait  à  la  vie  animale,  l'esprit  ne  peut  plus 
se  plier  aux  règles  de  l'intelligence. 

—  Je  le  crois;  aussi  je  ne  parle  pas  de  cela.  Je  parle 
d'avoir  une  explication  avec  lui  et  de  lui  faire  comprendre 
que  son  honneur  l'engage  à  vous  rendre  votre  promesse  et 
à  prendre  son  parti  sur  votre  mariage  avec  M.  de  La 
Marche;  ou  ce  n'est  qu'une  brute  indigne  de  toute  estime 
et  de  tout  ménagement,  ou  il  sentira  son  crime  et  sa  folie  et 
s'exécutera  honnêtement  et  sagement.  Déliez-moi  du  secret 
que  vous  m'avez  imposé,  autorisez-moi  à  m'ouvrir  à  lui,  et 
je  vous  réponds  du  succès. 

—  Je  vous  réponds  du  contraire,  moi,  dit  Edmée, 
d'ailleurs,  je  n'y  saurais  consentir.  Quel  que  soit   Bernard, 
je  tiens  à  sortir  avec  honneur  de  mon  duel  avec  lui,   et  il 
aurait  sujet,  si  j'agissais  comme  vous  voulez,  de  croire  que 
je  l'ai  indignement  joué  jusqu'ici. 

—  Eh  bien,  il  est  un  dernier  moyen  :  c'est  de  vous 
confier  à  l'honneur  et  à  la  sagesse  de  M.  de  La  Marche. 
Qu'il  juge  librement  votre  situation,  et  qu'il  en  décide. 
Vous  avez  bien  le  droit  de  lui  confier  votre  secret,  et  vous 
êtes  bien  sûre  de  son  honneur.  S'il  a  la  lâcheté  de  vous 
abandonner  dans  une  pareille  situation,  il  vous  reste  pour 
dernière   ressource  de  vous  mettre  à  l'abri  des  violences 


166  MAUPHAT. 

de  Bernard  derrière  les  <,^rilles  d'un  couvent.  Vous  y  reste- 
rez quelques  années  ;  vous  ferez  mine  de  prendre  le 
voile.  Le  jeune  homme  vous  oubliera;  on  vous  rendra  votre 
liberté. 

—  C'est,  en  effet,  le  seul  parti  raisonnable,  et  j"y 
ai  déjà  songé;  mais  il  n'est  pas  encore  temps  d  y  recou- 
rir. 

—  Sans  doute.  Il  faut  tenter  l'aveu  à  M.  de  La  Marche. 
S'il  est  homme  de  cœur,  comme  je  n'en  doute  pas,  il  vous 
prendra  sous  sa  protection,  et  il  se  charj^era  d'éloigner 
Bernard,  soit  par  la  persuasion,  soit  par  l'autorité. 

—  Quelle  autorité,  l'abbé,  s'il  vous  plaît? 

—  L'autorité  qu'un  gentilhomme  peut  avoir  sur  son 
égal  dans  nos  mœurs,  l'honneur  et  l'épée. 

—  Ah!  l'abbé,  vous  aussi,  vous  êtes  un  homme  de  sang! 
Eh  bien,  voilà  ce  que  j'ai  voulu  éviter  jusqu'ici,  ce  que 
j'éviterai,  dùl-il  m'en  coûter  la  vie  et  1  honneur!  Je  ne  veux 
pas  de  conflit  entre  ces  deux  hommes. 

—  Je  le  conçois;  l'un  des  deux  vous  est  cher  à  juste 
titre.  Mais  évidemment,  dans  ce  conflit,  le  danger  ne  serait 
pas  pour  M.  de  La  Marche. 

—  Il  serait  donc  pour  Bernard!  s'écria  Edmée  avec 
force.  Eh  bien,  j'aurais  horreur  de  M.  de  La  Marche  s'il 
provoquait  en  duel  ce  pauvre  enfant,  qui  ne  sait  manier 
qu'un  bâton  ou  une  fronde.  Comment  de  telles  idées  peu- 
vent-elles vous  venir,  à  vous,  l'abbé?  Il  faut  que  vous  ha'is- 
siez  bien  ce  malheureux  Bernard  !  Et  moi  qui  le  ferais  égor- 
ger par  mon  mari  pour  le  remercier  de  m'avoir  sauvée  au 
péril  de  sa  vie  !  Non,  non,  je  ne  souffrirai  ni  qu'on  le  pro- 
voque, ni  qu'on  l'humilie,  ni  qu'on  l'afflige.  C'est  mon 
cousin,  c'est  un  Maupral,  c'est  presque  un  frère.  Je  ne 
souffrirai  pas  qu'on  le  chasse  de  cette  maison;  j'en  sortirai 
plutôt  moi-même. 


MAUPRAT.  167 

—  Voilà  de  très  généreux  sentiments,  Edmée,  répondit 
l'abbé.  Mais  avec  quelle  chaleur  vous  les  exprimez!  J'en 
demeure  confondu,  et,  si  je  ne  craignais  de  vous  offenser, 
je  vous  avouerais  que  cette  sollicitude  pour  le  jeune  Mau- 
prat  me  suggère  une  étrange  pensée. 

—  Eh  bien,  dites-la  donc,  reprit  Edmée  avec  une  cer- 
taine brusquerie. 

—  Je  la  dirai  si  vous  l'exigez;  c'est  que  vous  semblez 
porter  à  ce  jeune  homme  un  plus  vif  intérêt  qu'à  M.  de 
La  ^Marche,  et  j'aurais  aimé  à  rester  dans  la  persuasion 
contraire. 

—  Lequel  a  le  plus  besoin  de  cet  intérêt,  mauvais  chré- 
tien ?  dit  Edmée  en  souriant  ;  n'est-ce  pas  le  pêcheur  en- 
durci dont  les  yeux  n'ont  pas  vu  la  lumière? 

—  Mais  enfin,  Edmée,  vous  aimez  M.  de  La  Marche? 
Ne  plaisantez  pas  au  nom  du  ciel  I 

—  Si  par  aimer,  répondit-elle  d'un  ton  sérieux,  vous 
entendez  avoir  confiance  et  amitié,  j'aime  M.  de  La  Mar- 
che; ou  bien,  si  vous  entendez  avoir  compassion  et  sol- 
licitude, j'aime  Bernard.  Reste  à  savoir  laquelle  des  deux 
affections  est  la  plus  vive.  Cela  vous  regarde  ,  l'abbé  ; 
moi,  je  m'en  inquiète  peu;  car  je  sens  que  je  n'aime 
qu'une  personne  avec  passion,  c'est  mon  père,  et  qu'une 
chose  avec  enthousiasme,  c'est  mon  devoir.  Je  regretterai 
peut-être  les  soins  et  le  dévouement  du  lieutenant  géné- 
ral; je  souffrirai  du  chagrin  que  je  serai  forcée  de  lui 
faire  bientôt,  en  lui  annonçant  que  je  ne  puis  être  sa 
femme  ;  mais  cette  nécessité  ne  me  jettera  dans  aucune 
nuance  de  désespoir,  parce  que  je  sais  que  M.  de  La 
Marche  se  consolera  aisément...  Je  ne  plaisante  pas, 
l'abbé;  M.  de  La  Marche  est  un  homme  léger  et  un  peu 
froid. 

—  Si  vous  ne  l'aimez  pas  plus  que   cela,   tant  mieux! 


ItiS  MAL  PUAT. 

c'est  une  souffrance  de  moins  parmi  tant  de  souffrances  ; 
et  pourtant  je  perds,  en  apprenant  cette  indifférence,  le 
dernier  espoir  que  j'eusse  conservé  de  vous  voir  échapper 
à  Bernard  Mauprat. 

—  Allons,  ami,  ne  vous  désolez  point  :  ou  Bernard  sera 
sensible  à  l'amitié  et  à  la  loyauté,  et  il  s  amendera,  t)U  je 
lui  échapperai. 

—  Mais  par  quelle  issue? 

—  Par  la  porte  du  couvent  ou  par  celle  du  cimetière. 

En  parlant  ainsi  d'un  air  calme,  Edmée  secoua  sa  lon- 
gue chevelure  noire,  qui  s'était  déroulée  sur  ses  épaules, 
et  dont  une  partie  couvrait  son  visage  pâle. 

—  Allons,  dit-elle.  Dieu  viendra  à  notre  aide  ;  c'est  folie 
et  impiété  que  de  douter  de  lui  dans  le  danger.  Sommes- 
nous  donc  des  athées  pour  nous  décourager  ainsi?  Allons 
voir  Patience,  il  nous  dira  quelque  sentence  qui  nous  ras- 
surera ;  il  est  le  vieux  oracle  qui  résout  toute  chose  sans 
en  savoir  aucune. 

Ils  s'éloignèrent  et  je  demeurai  consterné. 

Oh!  combien  cette  nuil  fut  différente  de  la  précédente  1 
Quel  nouveau  pas  je  venais  de  faire  dans  la  vie,  non  plus 
sur  le  sentier  fleuri,  mais  sur  le  roc  aride!  Maintenant  je 
connaissais  tout  l'odieux  réel  de  mon  rôle,  et  je  venais  de 
lire  jusqu'au  fond  du  cœur  d'Edmée  la  crainte  et  le  dé- 
goût que  je  lui  inspirais.  Rien  ne  pouvait  calmer  ma  dou- 
leur, car  rien  ne  pouvait  plus  exciter  ma  colère.  Elle 
n'aimait  point  M.  de  La  Marche,  elle  ne  se  jouait  ni  de  lui 
ni  de  moi;  elle  n'aimait  aucun  de  nous;  et  comment 
avais-je  pu  croire  que  cette  pitié  généreuse  envers  moi,  ce 
dévouement  sublime  à  la  foi  jurée,  fussent  de  l'amour? 
Comment,  aux  heures  où  cette  présomptueuse  chimère 
m'abandonnait,  pouvais-je  croire  qu'elle  eût  besoin,  i)our 
résister  à  ma  passion,  d'avoir  de   l'amour  pour  un   autre  ? 


MAUPRAT.  169 

Enfin,  je  n'avais  donc  plus  de  ressource  contre  mes  pro- 
pres fureurs  I  Je  ne  pouvais  en  obtenir  autre  chose  que  la 
fuite  ou  la  mort  d'Edmée!  Sa  mort  !  A  cette  idée,  mon  sang' 
se  glaçait  dans  mes  veines,  mon  cœur  se  serrait,  et  je  sen- 
tais tous  les  aifçuillons  du  repentir  le  traverser.  Celte  dou- 
loureuse soirée  fut  pour  moi  le  plus  énergique  appel  de  la 
Providence.  Je  compris  enfin  ces  lois  de  la  pudeur  et  de  la 
liberté  sainte  que  mon  ignorance  avait  outragées  et  blas- 
phémées jusque-là.  Elles  m'étonnaient  plus  que  jamais, 
mais  je  les  voyais;  elles  étaient  prouvées  par  leur  évidence. 
L'âme  forte  et  sincère  d'Edmée  était  devant  moi  comme  la 
pierre  du  Sinaï,  où  le  doigt  de  Dieu  venait  de  tracer  la 
vérité  immuable.  Sa  vertu  n'était  pas  feinte,  son  couteau 
était  aiguisé  et  toujours  prêt  à  laver  la  souillure  de  mon 
amour!  Je  fus  si  effrayé  du  danger  que  j'avais  couru  de  la 
voir  expirer  dans  mes  bras,  si  consterné  de  l'outrage  que 
je  lui  avais  fait  en  espérant  vaincre  sa  résistance,  que  je 
cherchai  tous  les  moyens  extrêmes  de  réparer  mes  torts  el 
de  lui  rendre  le  repos. 

Le  seul  qui  parût  au-dessus  de  mes  forces  fut  de 
m'éloigner;  car,  en  même  temps  que  le  sentiment  de  l'es- 
time et  du  respect  se  révélait  à  moi,  mon  amour,  chan- 
geant pour  ainsi  dire  de  nature,  grandissait  dans  mon  Ame 
et  s'emparait  de  mon  être  tout  entier.  Edmée  m'appa- 
raissait  sous  un  nouvel  aspect.  Ce  n'était  plus  cette  belle 
fille  dont  la  présence  jetait  le  désordre  dans  mes  sens  ; 
c'était  un  jeune  homme  de  mon  âge,  beau  comme  un  séra- 
phin,  fier,  courageux,  inflexible  sur  le  point  d'hon- 
neur, généreux,  capable  de  cette  amitié  sublime  qui 
faisait  les  frères  d'armes,  mais  n'ayant  d'amour  passionné 
que  pour  la  Divinité,  comme  ces  paladins  qui,  à  travers 
mille  épreuves,  marchaient  à  la  terre  sainte  sous  une  ar- 
mure d'or. 

22 


no  M  Al"  P  RAT, 

Je  senlis  dès  ce  moment  mon  amour  descendre  des 
orages  du  cerveau  dans  les  saines  régions  du  cœur,  et  le 
dévouement  ne  me  parut  plus  une  énigme.  Je  résolus  de 
faire  dès  le  lendemain  acte  de  soumission  et  de  tendresse. 
Je  rentrai  fort  tard,  accablé  de  lassitude,  mourant  de  faim, 
brisé  d'émotions.  J'entrai  dans  l'office,  je  pris  un  morceau 
de  pain  et  je  le  mangeai  trempé  de  mes  larmes.  J'étais 
appuyé  contre  le  poêle  éteint,  à  la  lueur  mourante  d'une 
lampe  épuisée;  Edmée  entra  sans  me  voir,  prit  quelques 
cerises  dans  le  bahut  et  s'approcha  lentement  du  poêle; 
elle  était  pâle  et  absorbée.  En  me  voyant,  elle  jela  un  cri 
et  laissa  tomber  ses  cerises. 

—  Edmée,  lui  dis-je,  je  vous  supplie  de  n'avoir  plus  ja- 
mais peur  de  moi;  c'est  tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  car 
je  ne  sais  pas  m'expliquer;  et  pourtant  j'avais  résolu  de 
vous  dire  bien  des  choses. 

—  \^ous  me  direz  cela  une  autre  fois,  mon  bon  cou- 
sin, me  répondit-elle  en  essayant  de  me  sourire. 

Mais  elle  ne  pouvait  dissimuler  la  peur  qu'elle  éprou- 
vait en  se  trouvant  seule  avec  moi. 

Je  n'essayai  pas  de  la  retenir;  je  ressentais  vivement  la 
douleur  et  l'humiliation  de  sa  méfiance,  et  je  n'avais  pas 
le  droit  de  m'en  plaindre;  cependant  jamais  homme  n'avait 
eu  autant  besoin  d'être  encouragé. 

Au  moment  où  elle  quittait  l'appartement,  mon  cœur 
se  brisa,  et  je  fondis  en  larmes,  comme  la  veille,  à  la  fenêtre 
de  la  chapelle.  Edmée  s'arrêta  sur  le  seuil,  hésita  un  ins- 
tant; puis,  entraînée  par  la  bonté  de  son  cœur  et  surmon- 
tant ses  craintes,  elle  revint  vers  moi,  et,  s'arrêtanl  à  quel- 
ques pas  de  ma  chaise  : 

—  Bernard,  vous  êtes  malheureux,  me  dit-elle;  est-ce 
donc  ma  faute? 

Je   ne   pus    répondre,  j'étais  honteux  de   mes  larmes; 


MAUPRAT.  17! 

mais  plus  je  faisais  d'efforts  pour  les  retenir,  plus  ma  poi- 
trine se  gonflait  de  sanglots.  Chez  les  êtres  aussi  physique 
ment  forts  que  je  l'étais,  les  pleurs  sont  des  convulsions; 
les  miens  ressemblaient  à  une  agonie. 

—  Voyons!  dis  donc  ce  que  tu  as!  s'écria  Edmée  avec 
la  brusquerie  de  l'amitié  fraternelle. 

Et  elle  osa  poser  sa  main  sur  mon  épaule.  Elle  me  re- 
gardait d'un  air  d'impatience,  et  une  grosse  larme  coulait 
sur  sa  joue.  Je  me  jetai  à  genoux  et  j'essayai  de  lui  parler, 
mais  cela  me  fut  encore  impossible  ;  je  ne  pus  articuler  que 
le  mot  demain  à  plusieurs  reprises. 

—  Demain?  quoi  donc,  demain?  dit  Edmée;  est-ce  que 
tu  ne  te  plais  pas  ici?  est-ce  que  tu  veux  t'en  aller? 

—  Je  m'en  irai  si  vous  voulez,  répondis-je;  dites,  vou- 
lez-vous ne  me  revoir  jamais? 

—  Je  ne  veux  point  de  cela,  reprit-elle  ;  vous  resterez 
ici,  n'est-ce  pas? 

—  Commandez,  répondis-je. 

Elle  me  regarda  avec  beaucoup  de  surprise;  je  restais 
à  genoux  ;  elle  s'appuya  sur  le  dos  de  ma  chaise. 

—  Moi,  je  suis  sûre  que  tu  es  très  bon,  dit-elle,  comme 
si  elle  eût  répondu  à  une  objection  intérieure;  un  Mauprat 
ne  peut  rien  être  à  demi,  et,  du  moment  que  tu  as  un 
bon  quart  d'heure,  il  est  certain  que  tu  dois  avoir  une 
noble  vie. 

—  Je  l'aurai,  répondis-je. 

—  Vrai?  dit-elle  avec  une  joie  naïve  et  bonne. 

—  Sur  mon  honneur,  Edmée,  et  sur  le  tien!  Oses-tu 
me  donner  une  poignée  de  main? 

—  Certainement,  dit-elle. 

Elle  me  tendit  la  main;  mais  elle  tremblait. 

—  Vous  avez  donc  pris  de  bonnes  résolutions?  me  dit- 
elle. 


172  MAUPRAT. 

—  J'en  ai  pris  de  telles,  que  vous  n'aurez  jamais  un 
reproche  à  me  faire,  répondis-je.  Et  maintenant  retirez- 
vous  dans  votre  chambre,  Edmée,  et  ne  tirez  jilus  les  ver- 
rous ;  vous  n'avez  plus  rien  à  craindre  de  moi;  je  ne  vou- 
drai jamais  que  ce  que  vous  voudrez. 

Elle  attacha  encore  sur  moi  ses  reg^ards  avec  surprise, 
et,  pressant  ma  main,  elle  s'éloigna,  se  retourna  plusieurs 
fois  pour  me  regarder  encore,  comme  si  elle  n'eut  pu  croire 
à  une  si  rapide  conversion;  puis  enfin,  s'étant  arrêtée  sur 
la  porte,  elle  me  dit  d'une  voix  affectueuse  : 

—  11  faut  aller  vous  reposer  aussi;  vous  êtes  fatigué, 
vous  êtes  triste  et  très  changé  depuis  deux  jours.  Si  vous 
ne  voulez  jias  m'affliger,  vous  vous  soignerez,  Bernard. 

Elle  me  fit  un  signe  de  tête  amical  et  doux.  11  y  avait 
dans  ses  grands  yeux,  creusés  déjà  par  la  souffrance,  une 
expression  indéfinissable,  où  la  méfiance  et  l'espoir,  l'affec- 
tion et  la  curiosité,  se  peignaient  allLM-nalivement  et  par- 
fois tous  ensemble. 

—  Je  me  soignerai,  je  dormirai,  je  ne  serai  pas  triste, 
répondis-je. 

—  Et  vous  travaillerez? 

—  Et  je  travaillerai...  Mais  vous,  lulmée,  vous  me  par- 
donnerez tous  les  chagrins  que  je  vous  ai  causés,  et  vous 
m'aimerez  un  peu. 

—  Et  je  vous  aimerai  beaucoup,  répondit-elle,  si  vous 
êtes  toujours  comme  ce  soir. 

Le  lendemain,  dès  le  point  du  jour,  j'entrai  dans  la 
chambre  de  l'abbé;  il  était  déjà  levé  et  lisait. 

—  Monsieur  Aubert,  lui  dis-je,  vous  m'avez  proposé  plu- 
sieurs fois  de  me  donner  des  leçons;  je  \iens  vous  prier  de 
mettre  à  exécution  votre  offre  obligeante. 

J'avais  passé  une  partie  de  la  nuit  à  préparer  cette 
phrase  de  début  et  le  injiinlicii  cpie  je  voulais  garder  vis-à- 


\ 


MAUPRAT.  173 

vis  de  l'abbé.  Sans  le  haïr  au  fond,  car  je  sentais  bien  qu'il 
était  bon  et  n'en  voulait  qu'à  mes  défauts,  je  me  sentais 
beaucoup  d'amertume  contre  lui.  Je  reconnaissais  bien  in- 
térieurement que  je  méritais  tout  le  mal  qu'il  avait  dit  de 
moi  à  Edmée  ;  mais  il  me  semblait  qu'il  eût  pu  insister  un 
peu  plus  sur  ce  ho7i  côté  dont  il  n'avait  dit  qu'un  mot  en 
passant,  et  qui  n"avait  pu  échapper  ta  un  homme  aussi 
sagace  que  lui.  J'étais  donc  décidé  à  rester  très  froid  et 
très  fier  à  son  égard.  Pour  cela,  je  pensais  avec  assez  de 
logique  que  je  devais  montrer  beaucoup  de  docilité  tant 
que  durerait  la  leçon,  et  qu'aussitôt  après,  je  devais  le 
quitter  avec  un  remerciement  très  bref.  En  un  mot,  je  vou- 
lais l'humilier  dans  son  emploi  de  précepteur,  car  je  n'igno- 
rais pas  qu'il  tenait  son  existence  de  mon  oncle,  et  qu'à 
moins  de  renoncer  à  cette  existence  ou  de  se  montrer  in- 
grat, il  ne  pouvait  se  refuser  à  faire  mon  éducation.  En 
ceci,  je  raisonnais  très  bien,  mais  d'après  un  très  mauvais 
sentiment;  et,  par  la  suite,  j"en  eus  tant  de  regret,  que  je 
lui  en  fis  une  sorte  de  confession  amicale,  avec  demande 
d'absolution. 

Mais,  pour  ne  pas  anticiper  sur  les  événements,  je  dirai 
que  les  premiers  jours  de  ma  conversion  me  vengèrent 
pleinement  des  préventions  trop  bien  fondées,  à  beaucoup 
d'égards,  de  cet  homme,  qui  eût  mérité  le  nom  de  juste, 
octroyé  par  Patience,  si  une  habitude  de  méfiance  n'eût 
gêné  ses  premiers  mouvements.  Les  persécutions  dont  il 
avait  été  si  longtemps  l'objet  avaient  développé  en  lui  ce 
sentiment  de  crainte  instinctive  qu'il  conserva  toute  sa  vie, 
et  qui  rendit  toujours  sa  confiance  difficile,  et  d'autant 
plus  flatteuse  et  plus  touchante  peut-être.  J'ai  remarqué  ce 
caractère,  par  la  suite,  chez  beaucoup  de  prêtres  honnêtes. 
Ils  ont  généralement  l'esprit  de  charité,  mais  non  le  senti- 
ment de  l'amitié. 


17i  MAUPRAT. 

Je  voulais  le  faire  souffrir,  et  j'y  réussis.  Le  dépit  m'ins- 
pirait ;  je  me  conduisis  en  véritable  gentilhomme  vis-à- 
vis  de  son  subalterne.  J'eus  une  excellente  tenue,  beau- 
coup d'attention,  de  politesse,  et  une  raideur  glacée.  Je 
ne  lui  laissai  aucune  occasion  de  me  faire  rougir  de  mon 
ignorance;  et,  pour  cela,  je  pris  le  parti  d'aller  au-devant 
de  toutes  ses  observations,  en  m'accusant  moi-même  de  ne 
rien  savoir  et  en  l'engageant  à  m'enseigner  les  choses  à 
l'état  le  plus  élémentaire.  Quand  j'eus  pris  ma  première 
leçon,  je  vis  dans  ses  yeux  pénétrants,  où  j'étais  arrivé  à 
pénétrer  moi-même,  le  désir  de  passer  de  cette  froideur 
à  une  sorte  d'intimité;  mais  je  ne  m'y  prêtai  nullement. 
Il  crut  me  désarmer  en  louant  mon  attention  et  mon  intel- 
ligence. 

—  \^ous  prenez  trop  de  soin,  monsieur  l'abbé,  lui  répon- 
dis-je;  je  n'ai  pas  besoin  d'encouragement.  Je  ne  crois 
nullement  à  mon  intelligence,  mais  je  suis  sûr  de  mon 
attention;  et,  comme  je  ne  rends  service  qu'à  moi-même 
en  m'appliquant  de  mon  mieux  à  l'étude,  il  n'y  a  pas  de 
raison  pour  que  vous  m'en  fassiez  coin]iliment. 

En  parlant  ainsi,  je  le  saluai  et  me  retirai  dans  ma 
chambre,  où  je  fis  tout  de  suite  le  thème  français  qu'il 
m'avait  donné. 

Quand  je  descendis  pour  le  déjeuner,  je  vis  qu'Edmée 
était  déjà  informée  de  l'exécution  de  mes  promesses  de  la 
veille.  Elle  me  tendit  sa  main  la  première  et  m'appela  son 
bon  cousin  à  plusieurs  reprises  durant  le  dc^jcuner,  si 
bien  que  M.  de  La  Marche,  dont  le  visage  n'exprimait 
jamais  rien,  exprima  de  la  surprise  ou  quelque  chose  d'ap- 
prochant. J'espérais  qu'il  chercherait  l'occasion  de  nie  de- 
mander l'explication  de  mes  grossières  paroles  de  la  veille, 
et,  quoique  je  fusse  déterminé  à  apporter  beaucoup  de  mo- 
dération à  cet  entretien,  je  me  sentis  très  blessé  du  soin 


MAUPRAT.  175 

qu'il  prit  de  l'éviter.  Cette  indifférence  à  une  injure  venant 
de  moi  impliquait  une  sorte  de  mépris  dont  je  souffris 
beaucoup  ;  mais  la  crainte  de  déplaire  à  Edmée  me  donna 
la  force  de  me  contenir. 

Il  est  incroyable  que  la  pensée  de  le  supplanter  ne  fût 
pas  un  instant  ébranlée  par  cet  apprentissage  humiliant 
qu'il  me  fallut  faire  avant  d'arriver  seulement  à  saisir  les 
premières  notions  de  toute  chose.  Un  autre  que  moi, 
pénétré  comme  je  l'étais  du  repentir  des  maux  qu'il  avait 
causés,  n'eût  pas  trouvé  de  manière  plus  certaine  de  les 
réparer  qu'en  s'éloignant  et  en  rendant  à  Edmée  sa  parole, 
son  indépendance,  son  repos  absolu.  Ce  moyen  fut  le  seul 
qui  ne  me  vint  pas;  ou,  s'il  me  vint,  il  fut  repoussé  avec 
mépris,  comme  l'aveu  d'une  défection.  L'obstination,  alliée 
à  la  témérité,  coulait  dans  mes  veines  avec  le  sang  des 
Mauprat.  A  peine  avais-je  entrevu  un  moyen  de  conquérir 
celle  que  j'aimais,  que  je  l'avais  embrassé  avec  audace,  et 
je  pense  qu'il  n'en  eût  pas  été  autrement  lors  même  que 
ses  confidences  à  l'abbé  dans  le  parc  m'eussent  appris 
qu'elle  avait  de  l'amour  pour  mon  rival.  Une  pareille  con- 
fiance de  la  part  d'un  homme  qui  prenait  à  dix-sept  ans  sa 
première  leçon  de  grammaire  française,  et  qui  s'exagérait 
de  beaucoup  la  longueur  et  la  difliculté  des  études  néces- 
saires pour  être  l'égal  de  M.  de  La  Marche,  accusait,  vous 
l'avouerez,  une  certaine  force  morale. 

Je  ne  sais  si  j'étais  heureusement  doué  sous  le  rapport 
de  l'intelligence.  L'abbé  l'assura;  mais  je  pense  que  je  ne 
dois  faire  honneur  de  mes  progrès  rapides  qu'à  mon  cou- 
rage. Il  était  tel,  qu'il  me  fit  trop  présumer  de  mes  forces 
physiques.  L'abbé  m'avait  dit  qu'avec  une  forte  volonté  on 
pouvait,  à  mon  âge,  en  un  mois,  connaître  parfaitement 
les  règles  de  la  langue.  Au  bout  d'un  mois,  je  m'exprimais 
avec  facilité  et  j'écrivais  purement.  Edmée  avait  une  sorte 


176  MAUPRAT. 

de  direction  occulte  sur  mes  études;  elle  voulut  que  l'on  ne 
m'enseijj^nât  pas  le  latin,  assurant  qu'il  était  trop  lard  pour 
consacrer  plusieurs  années  à  une  science  de  luxe,  et  que 
l'important  était  de  former  mon  cœur  et  ma  raison  avec  des 
idées,  au  lieu  d'orner  mon  esprit  avec  des  mots. 

Le  soir,  elle  prétextait  le  désir  de  relire  quelque  livre 
favori,  et  elle  lisait  haut,  alternativement  avec  l'abbé,  des 
passages  de  Gondillac,  de  Fénelon,  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  de  Jean-Jacques,  de  Montaigne  même  et  de  Mon- 
tesquieu. Ces  passages  étaient  certainemeiiL  choisis  d'a- 
vance et  appropriés  à  mes  forces;  je  les  comprenais  assez 
bien  et  je  m'en  étonnais  en  secret;  car,  si  dans  la  journée 
j'ouvrais  ces  mêmes  livres  au  hasard,  il  m'arrivait  d'être 
arrêté  à  chaque  ligne.  Dans  la  superstition  naturelle  aux 
jeunes  amours,  je  m'imaginais  volontiers  qu'en  passant  par 
la  bouche  d'Edmée,  les  auteurs  acquéraient  une  clarté  ma- 
gique, et  que  mon  esprit  s'ouvrait  miraculeusement  au  son 
de  sa  voix.  Du  reste,  Edmée  ne  me  montrait  pas  ouverte- 
ment l'intérêt  qu'elle  prenait  à  m'inslruii-e  elle-même.  Elle 
se  trompait  sans  doute  en  pensant  quelle  devait  me  cacher 
sa  sollicitude;  j'en  eusse  été  d'autant  plus  stimulé  et  ar- 
dent au  travail.  Mais  en  ceci  elle  était  imbue  de  l'Emile 
et  mettait  en  pratique  les  idées  systématiques  de  son  cher 
philosophe. 

Au  reste,  je  ne  m'épargnai  guère,  et,  mon  courage  ne 
souffrant  pas  la  prévoyance,  je  fus  bientôt  forcé  do  m'ar- 
rêter.  Le  changement  d'air,  de  régime  ol  dhabitiKles,  les 
veilles,  l'absence  d'exercices  violents,  la  contention  de 
l'esprit,  en  un  mot,  l'effroyable  révolution  que  mon  être 
était  forcé  d'opérer  sur  lui-même  pour  passer  de  l'état 
d'homme  des  bois  à  celui  d'homme  intelligent,  me  causa 
une  maladie  de  nerfs  qui  me  rendit  presque  fou  pendant 
quelques  semaines,  idiot  ensuite  durant  quelques  jours,  et 


MAUPRAT.  177 

qui  enfin  se  dissipa,  me  laissant  tout  rompu,  tout  anéanti 
à  l'égard  de  mon  existence  passée,  mais  pétri  pour  mon 
existence  future. 

Une  nuit,  à  l'époque  de  mes  plus  violentes  crises,  dans 
un  moment  lucide,  je  vis  Edmée  dans  ma  chambre.  Je 
crus  d'abord  faire  un  songe.  La  veilleuse  jetait  une  lueur 
vacillante;  une  forme  pâle,  immobile,  était  couchée  dans 
une  grande  bergère.  Je  distinguai  une  longue  tresse  noire 
détachée  et  tombant  sur  une  robe  blanche.  Je  me  soule- 
vai, faible,  pouvant  à  peine  me  mouvoir  ;  j'essayai  de  sortir 
de  mon  lit.  Aussitôt  Patience  m'apparut  et  marrêta  dou- 
cement. Saint-Jean  dormait  dans  un  autre  fauteuil.  Toutes 
les  nuits,  deux  hommes  veillaient  ainsi  près  de  moi  pour 
me  tenir  de  force  lorsque  j'étais  en  proie  aux  fureurs  du 
délire.  Souvent  c'était  labbé,  parfois  le  brave  Marcasse, 
qui,  avant  de  quitter  le  Berry  pour  faire  sa  tournée  an- 
nuelle dans  les  provinces  voisines,  était  revenu  faire  une 
dernière  chasse  dans  les  greniers  du  château,  et  qui  obli- 
geamment relayait  les  serviteurs  fatigués  dans  le  j)énil)lc 
emploi  de  me  garder. 

N'ayant  pas  la  conscience  de  mon  mal,  il  élail  fort  na- 
turel que  la  présence  inopinée  du  solitaire  dans  ma  cham- 
bre me  causât  une  grande  surprise  et  jetât  le  désordre  dans 
mes  idées.  J'avais  eu  de  si  violents  accès  ce  soir-là,  qu'il 
ne  me  restait  plus  de  force.  Je  me  laissai  donc  aller  à  des 
divagations  mélancoliques,  et,  prenant  la  main  du  bon- 
homme, je  lui  demandai  si  c'était  bien  le  cadavre  d'Kdmée 
qu'il  avait  jiosé  sur  ce  fauteuil  auprès  de  moi. 

—  C'est  Edmée  bien  vivante,  me  répondit-il  à  voix 
basse;  mais  elle  dort,  mon  cher  monsieur,  ne  la  réveillons 
pas.  Si  vous  avez  désir  de  quelque  chose,  je  suis  ici  pour 
vous  soigner,  et  c'est  de  bon  cœur,  oui-da! 

—  Mon  bon    Palionce,  tu  me  trompes,  lui  dis-je;  elle 


178  MALPRAT. 

est  morle,  et  moi  aussi,  et  tu  viens  pour  nous  ensevelir.  Il 
faut  nous  mettre  dans  le  même  cercueil,  entends-tu?  car 
nous  sommes  fiancés.  Où  est  son  anneau?  Prends-le  et 
mets-le  à  mon  doigt;  la  nuit  des  noces  est  venue. 

Il  voulut  en  vain  combattre  cette  hallucination;  je 
persistai  à  croire  qu'Edmée  était  morte,  et  je  déclarai  que 
je  ne  m'endormirais  pas  dans  mon  linceul  tant  que  je  n'au- 
rais pas  l'anneau  de  ma  femme.  Edmée,  qui  avait  passé 
plusieurs  nuits  à  me  veiller,  était  si  accablée,  qu'elle  ne 
m'entendait  pas.  D'ailleurs,  je  parlais  bas,  comme  Pa- 
tience, par  un  instinct  d'imitation  qui  ne  se  rencontre  que 
chez  les  enfants  ou  chez  les  idiots.  Je  m'obstinai  dans  ma 
fantaisie,  et  Patience,  qui  craignait  quelle  ne  se  changeât 
en  fureur,  alla  prendre  doucement  une  bague  de  cornaline 
qu'Edmée  avait  au  doigt  et  la  passa  au  mien.  Aussitôt 
que  je  l'eus,  je  la  portai  à  mes  lèvres,  puis  je  croisai  mes 
mains  sur  ma  poitrine  dans  l'attitude  qu'on  donne  aux  ca- 
davres dans  le  cercueil,  et  je  m'endormis  profondément. 

Le  lendemain,  quand  on  voulut  me  reprendre  la  bague, 
j'entrai  en  fureur,  et  on  y  renonça.  Je  m'endormis  de  nou- 
veau, et  l'abbé  me  l'ôta  pendant  mon  sommeil.  Mais,  quand 
j'ouvris  les  yeux,  je  m'aperçus  du  rapt  et  je  recommençai 
à  divaguer.  Aussitôt  Edmée,  qui  était  dans  la  chambre, 
accourut  à  moi  et  me  passa  l'anneau  au  doigt  en  adressant 
quelques  reproches  à  l'abbé.  Je  me  calmai  sur-le-champ  et 
dis  en  levant  sur  elle  des  yeux  éteints  : 

—  N'est-ce  pas  que  tu  es  ma  femme  après  ta  mort  comme 
pendant  ta  vie? 

—  Certainement,  me  dit-elle;  dors  en  paix. 

—  L'éternité  est  longue,  lui  dis-je,  et  je  voudrais  l'oc- 
cuper du  souvenir  de  tes  caresses.  Mais  j'ai  beau  chercher, 
je  ne  retrouve  pas  la  mémoire  de  ton  amour. 

Elle  se  pencha  sur  moi  et  me  donna  un  baiser. 


Mauprat 


A  QUANTIN  EDIT 


MAUPRAT.  179 

—  Vous  avez  tort,  Edmée,  dit  l'abbé  :  de  tels  remèdes 
se  changent  en  poison. 

—  Laissez-moi,  l'abbé,  lui  répondit-elle  avec  impa- 
tience en  s'asseyant  près  de  mon  lit;  laissez-moi,  je  vous 
en  prie. 

Je  m'endormis  une  main  dans  les  siennes,  et  lui  répé- 
tant par  intervalles  : 

—  On  est  bien  dans  la  tombe  ;  on  est  heureux  d'être 
mort,  n'est-ce  pas  ? 

Durant  ma  convalescence,  Edmée  fut  beaucoup  moins 
expansive,  mais  tout  aussi  assidue.  Je  lui  racontai  mes 
rêves  et  j'appris  d'elle  ce  qu'il  y  avait  de  réel  parmi  mes 
souvenirs;  sans  cette  confirmation,  j'aurais  toujours  cru 
que  j'avais  tout  rêvé.  Je  la  suppliai  de  me  laisser  la 
bague,  et  elle  y  consentit.  J'aurais  dû  ajouter,  pour  recon- 
naître tant  de  bontés,  que  je  gardais  cet  anneau  comme 
un  gage  d'amitié  et  non  comme  un  anneau  de  fiançailles  ; 
mais  l'idée  d'une  telle  abnégation  était  au-dessus  de  mes 
forces. 

Un  jour,  je  demandai  des  nouvelles  de  M.  de  La 
Marche.  Ce  fut  seulement  à  Patience  que  j'osai  adresser 
cette  question. 

—  Parti,  répondit-il. 

—  Comment!  parti?  repris-je;  pour  longtemps? 

—  Pour  toujours,  s'il  plaît  à  Dieu!  Je  n'en  sais  rien,  je 
ne  fais  pas  de  questions;  mais  j'étais  dans  le  jardin  par 
hasard  quand  il  a  fait  ses  adieux,  et  tout  cela  était  froid 
comme  une  nuit  de  décembre.  On  s'est  pourtant  dit  de 
part  et  d'autre  :  «  Au  revoir  !  »  mais,  quoique  Edmée  eût 
l'air  bon  et  franc  qu'elle  a  toujours,  l'autre  avait  la  figure 
d'un  fermicM'  qui  voit  venir  la  gelée  en  avril.  Mauprat, 
Mauprat,  on  dit  que  vous  êtes  devenu  grand  cludiant  et 
grand  hon  sujet .  Souvenez-vous  de  ce  que  je  vous  ai  dit  : 


180  :\lArPRAT. 

quand  vous  serez  vieux,  il  n  y  aura  peut-être  plus  de  titres 
ni  de  seigneuries.  Peut-être  qu'on  vous  appellera  le  père 
Mauprat,  comme  on  m'appelle  le  père  Patience,  bien  que 
je  n'aie  jamais  été  ni  moine  ni  père  de  famille. 

—  Eh  bien,  où  veux-tu  en  venir? 

—  Souvenez-vous  de  ce  que  je  vous  ai  dit.  répéta-t-ii  : 
il  y  a  bien  des  manières  d'être  sorcier,  et  on  peut  connaître 
l'avenir  sans  s'être  donné  au  diable  ;  moi,  je  donne  ma 
voix  à  votre  mariage  avec  la  cousine.  Continuez  à  vous 
bien  conduire,  ^'ous  voilà  savant;  on  dit  que  vous  lisez 
couramment  dans  le  premier  livre  venu.  Qu'est-ce  qu'il 
faut  de  plus?  Il  y  a  ici  tant  de  livres,  que  la  sueur  me 
coule  du  front  rien  qu'à  les  voir;  il  me  semble  que  je  re- 
commence à  7ie  pouvoir  pas  apprendre  h  lire,  ^'ous  voilà 
bientôt  guéri.  Si  ^I.  Hubert  voulait  m'en  croire,  on  ferait 
la  noce  à  la  Saint-Martin. 

—  Tais-toi,  Patience!  lui  dis-je,  tu  me  lais  de  la  peine; 
ma  cousine  ne  m'aime  pas. 

—  Je  vous  dis  que  si,  moi;  vous  mentez  par  la  gorge  ! 
comme  disent  les  nobles.  Je  sais  comme  elle  vous  a  soigné, 
et  Marcasse,  élanl  sur  le  toit,  la  vue  à  travers  sa  fenêtre, 
qui  était  à  genoux  au  milieu  de  sa  chambre  à  cinq  heures 
du  matin,  le  jour  que  vous  étiez  si  mal. 

Les  imprudentes  assertions  de  Patience,  les  tendres  soins 
d'Edmée,  le  départ  de  M.  de  La  Marche,  et,  plus  que  tout 
le  reste,  la  faiblesse  de  mon  cerveau,  furent  cause  que  je  me 
persuadai  ce  que  je  désirais;  mais,  à  mesure  que  je  repris 
mes  forces,  Edmée  rentra  dans  les  bornes  de  lamilié  tran- 
quille et  prudente.  Jamais  jiersonne  ne  recouvra  la  sauté 
avec  moins  de  plaisir  que  moi;  car  chaque  jour  rendait  les 
visites  d'Edmée  plus  courtes,  et,  (piand  je  pus  sortir  de  ma 
chambre,  je  n'eus  plus  que  quelques  heures  par  jour  à 
passer  |)rès  d'elle,  comme  avant  ma  maladie.  Elle  avait  eu 


MALPRAT.  481 

l'art  merveilleux  de  me  témoigner  la  plus  tendre  affection 
sans  jamais  se  laisser  amener  à  une  explication  nouvelle  sur 
nos  mystérieuses  fiançailles.  Si  je  n'avais  pas  encore  la 
g'randeur  d'àme  de  renoncer  à  mes  droits,  du  moins  j'avais 
acquis  assez  d'honneur  pour  ne  plus  les  rappeler,  et  je  me 
retrouvai  précisément  dans  les  mêmes  termes  avec  elle 
qu'au  moment  où  j'étais  tombé  malade.  M.  de  La  Marche 
était  à  Paris;  mais,  selon  elle,  il  y  avait  été  appelé  par  les 
devoirs  de  sa  charge,  et  il  devait  revenir  à  la  fin  de  l'hiver 
où  nous  entrions.  Rien  dans  les  discours  du  chevalier  ou  de 
l'abbé  ne  témoignait  qu'il  y  eût  rupture  entre  les  fiancés.  On 
parlait  rarement  du  lieutenant  général,  mais  on  en  parlait 
naturellement  et  sans  répugnance;  je  retombai  dans  mes 
incertitudes  et  n'y  trouvai  d'autre  remède  que  de  ressaisir 
l'empire  de  ma  volonté.  «  Je  la  forcerai  à  me  préférer  », 
me  disais-je  en  levant  les  yeux  de  dessus  mon  livre  et  en 
regai'dant  les  grands  yeux  impénétrables  d'Edmée  attachés 
avec  calme  sur  les  lettres  de  M.  de  La  Marche,  que  son 
père  recevait  de  temps  en  temps,  et  qu'il  lui  remettait 
après  les  avoir  lues.  Je  me  replongeai  dans  l'étude.  Je 
souffris  longtemps  d'atroces  douleurs  à  la  tète,  mais  je  les 
surmontai  avec  stoïcisme;  Kdmée  reprit  le  cours  d'études 
qu'elle  faisait  pour  moi  indirectement  durant  les  soirs 
d'hiver.  Jétonnai  de  nouveau  l'abbé  par  mon  aptitude  et 
la  rapidité  de  mes  triomplies.  Les  soins  qu'il  a^■ait  eus  de 
moi  dans  ma  maladie  m'avaient  désarmé,  et,  quoique  je  ne 
pusse  encore  l'aimer  cordialement,  sachant  ])icn  qu'il  ne 
me  servait  pas  auprès  de  ma  cousine,  je  lui  témoignai  lieau- 
coup  plus  de  confiance  et  d'égards  que  par  le  passé.  Ses 
longs  entretiens  me  furent  aussi  utiles  que  mes  lectures  : 
on  m'associa  aux  promenades  du  parc  et  aux  visites  phi- 
losophiques à  la  cabane  couverte  de  neige  de  Patience. 
Ce  fut  un  moyen    de    voir  Edmée   plus   souvent  cl   plus 


182  M  A  V  l' H  A  T. 

longtemp>.  Ma  conduite  fut  telle  que  toute  sa  méfiance  se 
dissipa  et  qu'elle  ne  craifrnit  plus  de  se  trouver  seule  avec 
moi.  Mais  je  n'eus  guère  l'occasion  de  prouver  là  mon 
héroïsme;  car  l'abbé,  dont  rien  ne  pouvait  endormir  la 
prudence,  était  toujours  sur  nos  talons.  Je  ne  souffrais  plus 
de  cette  surveillance;  au  contraire,  elle  me  satisfaisait; 
car,  malgré  toutes  mes  résolutions,  l'orage  bouleversait 
mes  sens  dans  le  mystère,  et,  une  fois  ou  deux,  m'étant 
trouvé  en  tète-à-tête  avec  Edmée,  je  la  quittai  brusquement 
et  la  laissai  seule  pour  lui  cacher  mon  trouble. 

Notre  vie  était  donc  tranquille  et  douce  en  apparence, 
et  pendant  quelque  temps  elle  le  fut  en  effet  ;  mais  bientôt 
je  la  troublai  plus  que  jamais  par  un  vice  que  l'éducation 
développa  en  moi,  et  qui  jusque-là  était  resté  enfoui  sous 
des  vices  plus  choquants,  mais  moins  funestes;  ce  vice,  qui 
fit  le  désespoir  de  mes  nouvelles  années,  fut  la  vanité. 

Malgré  leur  système,  l'abbé  et  ma  cousine  commi- 
rent la  faute  de  me  savoir  trop  de  gré  de  mes  progrès.  Ils 
s'étaient  si  peu  attendus  à  ma  persévérance,  qu'ils  en  firent 
tout  l'honneur  à  mes  hautes  facultés.  Peut-être  aussi  y  eut-il 
de  leur  part  un  peu  de  triomphe  personnel  à  voir  avec 
exagération  le  succès  de  leurs  idées  philosophiques  appli- 
quées à  mon  développement.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
que  je  me  laissai  facilement  persuader  que  j'avais  une  haute 
intelligence  et  que  j'étais  un  homme  très  au-dessus  du 
commun.  Bientôt  mes  chers  instituteurs  recueillirent  le 
triste  fruit  de  leur  imprudence,  et  déjà  il  était  trop  tard 
pour  arrêter  l'essor  de  cet  amour  démesuré  de  moi-même. 

Peut-être  aussi  cette  passion  funeste,  comprimée  par  les 
mauvais  traitements  que  j'avais  subis  dans  mon  enfance,  ne 
fit-elle  que  se  réveiller.  Il  est  à  croire  que  nous  portons  en 
nous,  dès  nos  premiers  ans,  le  germe  des  vertus  et  des  vices 
que  l'action  de  la  vie  extérieure  féconde  avec  le  temps. 


MAUPRAT.  183 

Quant  à  moi,  je  n'avais  pas  encore  trouvé  d'aliment  à  ma 
vanité;  car  de  quoi  aurais-je  pu  me  pavaner  dans  les  pre- 
miers jours  que  je  passai  auprès  d'Edmée?  Mais,  dès  que 
cet  aliment  fut  trouvé,  la  vanité  souffrante  se  leva  dans 
son  triomphe  et  m'inspira  autant  de  présomption  qu'elle 
m'avait  suggéré  de  mauvaise  honte  et  de  farouche  retenue. 
J'étais,  en  outre,  aussi  charmé  de  pouvoir  enfin  commu- 
niquer facilement  ma  pensée  que  le  jeune  faucon  qui  sort 
du  nid  et  essaye  ses  ailes  nouvellement  poussées.  Je  devins 
donc  aussi  bavard  que  j'avais  été  silencieux.  On  se  plut 
trop  à  mon  babil.  Je  n'eus  pas  le  bon  sens  de  voir  qu'on 
l'écoutait  comme  celui  d'un  enfant  gâté;  je  me  crus  un 
homme,  et,  qui  plus  est,  un  homme  remarquable.  Je  devins 
outrecuidant  et  souverainement  ridicule. 

Mon  oncle  le  chevalier,  qui  ne  s'était  point  mêlé  de 
mon  éducation  et  qui  avait  seulement  souri  avec  une  bonté 
paternelle  à  mes  premiers  pas  dans  la  carrière,  fut  le  pre- 
mier aussi  qui  s'aperçut  de  la  fausse  voie  où  je  m'engageais. 
Il  trouva  déplacé  que  j'élevasse  le  ton  aussi  haut  que  lui,  et 
en  fit  la  remarque  à  sa  fille.  Elle  m'avertit  avec  douceur 
et  me  dit,  pour  me  faire  supporter  ses  remontrances,  que 
j'avais  raison  dans  la  discussion,  mais  que  son  père  n'était 
pas  d'âge  à  être  converti  aux  idées  nouvelles,  et  que  je 
devais  à  sa  dignité  patriarcale  le  sacrifice  de  mes  assertions 
enthousiastes.  Je  promis  de  ne  plus  recommencer,  mais  je 
ne  tins  pas  parole. 

Le  fait  est  que  le  chevalier  était  imbu  de  beaucoup  de 
préjugés.  Il  avait  reçu  une  très  bonne  éducation  pour  son 
temps  et  pour  un  noble  campagnard  ;  mais  le  siècle  avait 
marché  plus  vite  que  lui.  Edméc,  ardente  et  romanesque; 
l'abbé,  sentimental  et  systématique,  avaient  marché  plus 
vite  encore  que  le  siècle  ;  et  si  l'immense  désaccord  qui 
se  trouvait  entre  eux  et  le  patriarche  ne  se  faisait  guère 


181  :\iArpr.  AT. 

sentir,  c'était  grâce  au  respect  qu'il  inspirait  ajuste  titre  et 
à  la  tendresse  qu'il  avait  pour  sa  fille.  Je  me  jetai  à  plein 
collier,  comme  vous  pouvez  croire,  dans  les  idées  d'Edmée  ; 
mais  je  n'eus  pas,  comme  elle,  la  délicatesse  de  me  taire  à 
point.  La  violence  de  mon  caractère  trouvant  une  issue 
dans  la  politique  et  dans  la  philosophie,  je  goûtais  un 
plaisir  indicible  à  ces  orageuses  disputes  qui  préludaient 
alors  en  France,  dans  toutes  les  réunions  et  jusque  dans 
le  sein  des  familles,  aux  tempêtes  révolutionnaires.  Je 
pense  qu'il  n'était  pas  une  maison,  palais  ou  cabane,  cjui  ne 
nourrît  alors  son  orateur,  âpre,  bouillant,  absolu,  et  prêt  à 
descendre  dans  la  lice  parlementaire.  J'étais  donc  l'orateur 
du  château  de  Sainte-Sévère,  et  mon  bon  oncle,  habitué  à 
une  apparence  d'autorité  qui  l'empêchait  de  voir  la  révolte 
réelle  des  esprits,  ne  put  souffrir  une  contradiction  aussi 
ingénue  que  la  mienne.  Il  était  fier  et  bouillant,  et,  de 
plus,  il  avait  une  difficulté  à  s'exprimer  qui  augmentait  son 
impatience  naturelle,  et  qui  lui  donnait  de  l'humeur  contre 
les  autres,  à  force  de  lui  en  donner  contre  lui-même.  Il 
frappait  du  pied  sur  les  bûches  enflammées  de  son  foyer.  Il 
mettait  en  pièces  ses  verres  de  lunettes,  il  répandait  son 
tabac  à  grands  flots  sur  le  parquet  et  faisait  retentir  des 
éclats  de  sa  voix  sonore  les  hauts  plafonds  de  son  manoir. 
Tout  cela  me  divertissait  cruellement;  car,  d'un  mot  tout 
fraîchement  épelé  dans  mes  livres,  je  renversais  le  fragile 
échafaudage  des  idées  de  toute  sa  vie.  C'était  une  grande 
sottise  et  un  fort  sot  orgueil  de  ma  part;  mais  ce  besoin  de 
lutte,  ce  plaisir  de  déployer  intellectuellement  l'énergie 
qui  manquait  à  ma  vie  physique,  m'emportaient  sans  cesse. 
En  vain  Edmée  toussait  pour  m'avertir  de  me  taire  et 
s  efforçait,  pour  sau\ep  raïuour-projire  de  son  jière,  de 
trouver,  contre  sa  propre  conscience,  quelque  raison  en  sa 
faveur;  la  tiédeur  de  son  assistance  et  l'espèce  de  conces- 


MAUPRAT.  185 

sion  qu'elle  semblait  me  commander  irritaient  de  plus  en 
plus  mon  adversaire. 

—  Laissez-le  donc  dire,  s'ccriait-il  ;  Edmée,  ne  vous 
mêlez  pas  de  cela;  je  veux  le  battre  sur  tous  les  points.  Si 
vous  nous  interrompez  toujours,  je  ne  pourrai  jamais  lui 
prouver  son  absurdité. 

Et  alors  la  bourrasque  soufflait  en  crescendo  de  part  et 
d'autre,  jusqu'à  ce  que  le  chevalier,  profondément  blessé, 
sortît  de  l'appartement  et  allât  passer  sa  mauvaise  humeur 
sur  son  piqueur  ou  sur  ses  chiens  de  chasse. 

Ce  qui  contribuait  à  ramener  ces  querelles  déplacées  et 
à  nourrir  mon  obstination  ridicule,  c'était  la  bonté  extrême 
elle  rapide  retour  de  mon  oncle.  Au  bout  d'une  heure,  il  ne 
se  souvenait  plus  de  mes  torts  ni  de  sa  contrariété;  il  me 
parlait  comme  de  coutume  et  s'enquérait  de  tous  mes  désirs 
et  de  tous  mes  besoins  avec  cette  inquiétude  paternelle  qui 
le  tenait  toujours  en  haleine  de  générosité.  Cet  homme 
incomparable  n'eût  pas  dormi  tranquille,  s'il  n'eût,  avant 
de  se  coucher,  embrassé  tous  les  siens,  et  s'il  n'eût  réparé, 
par  une  parole  ou  un  regard  bienveillant,  les  vivacités  dont 
le  dernier  de  ses  valets  avait  eu  à  souffrir  dans  la  journée. 
Cette  bonté  eût  dû  me  désarmer  et  me  fermer  la  bouche  à 
jamais;  j'en  faisais  le  serment  chaque  soir;  mais  chaque 
malin,  je  retournais,  comme  dit  riù'rilure,  à  mou  vomis- 
sement. 

Edmée  souffrait  chaque  jour  davantage  du  caractère  qui 
se  développait  en  moi,  et  elle  chercha  le  moyen  de  m'en 
corriger.  S'il  n'y  eut  j;ini:ns  de  fiancée  plus  forte  et  plus 
réservée,  jamais  il  n'y  eut  de  mère  plus  tendre  qu'elle. 
Après  beaucoup  de  conférences  avec  l'abbé,  elle  résolut  de 
décider  son  père  à  rompre  un  peu  l'habitude  de  notre  Aie 
et  à  transporter  notre  établissement  à  Paris  pendant  les 
dernières  semaines  du  carnaval.  Le  séjour  de  la  campagne, 

2i 


186  MAUPRAT. 

le  grand  isolement  où  la  position  de  Sainte-Scvcre  et  le 
mauvais  état  des  chemins  nous  laissaient  depuis  l'hiver, 
l'uniformité  des  habitudes,  tout  contribuait  à  entretenir 
notre  fastidieux  ergotage  ;  mon  caractère  s'y  corrompait  de 
plus  en  plus;  mon  oncle  y  prenait  encore  plus  de  plaisir 
que  moi,  mais  sa  santé  en  souffrait,  et  ces  puériles  émo- 
tions journalières  hâtaient  sa  caducité.  L'ennui  avait  gagné 
l'abbé;  Edmée  était  triste,  soit  par  suite  de  notre  genre  de 
vie,  soit  par  suite  de  causes  cachées.  Elle  désira  partir,  et 
nous  partîmes;  car  son  père,  inquiet  de  sa  mélancolie, 
n'avait  d'autre  volonté  que  la  sienne.  Je  tressaillais  de  joie 
à  l'idée  de  connaître  Paris  ;  et  tandis  qu'Edmée  se  flattait 
de  voir  le  commerce  du  monde  adoucir  les  aspérités  de 
mon  pédantisme,  je  me  rêvais  une  attitude  de  conquérant 
dans  ce  monde  décrit  avec  tant  de  dénigrement  par  nos 
philosophes.  Nous  nous  mîmes  en  route  par  une  belle  ma- 
tinée de  mars,  le  chevalier  avec  sa  fille  et  M"''  Leblanc  dans 
une  chaise  de  poste;  moi  dans  une  autre  avec  l'abbé,  qui 
dissimulait  mal  sa  joie  de  voir  la  capitale  pour  la  première 
fois  de  sa  vie,  et  mon  valet  de  chambre  Saint-Jean,  qui 
faisait  de  profonds  saints  à  tous  les  passants  pour  ne  pas 
perdre  ses  habitudes  de  politesse. 


MAUPRA.T.  187 


XII 


Le  vieux  Bernard,  fatigué  d'avoir  tant  parlé,  nous  avait 
remis  au  lendemain.  Sommé  par  nous,  à  Theure  dite,  de 
tenir  sa  parole,  il  reprit  son  récit  en  ces  termes  : 

Cette  époque  marqua  dans  ma  vie  une  nouvelle  phase. 
A  Sainte-Sévère,  j'avais  été  absorbé  par  mon  amour  et  mes 
études.  J'avais  concentré  sur  ces  deux  points  toute  mon 
énergie,  A  peine  arrivé  à  Paris,  un  épais  rideau  se  leva 
devant  mes  yeux,  et,  pendant  plusieurs  jours,  à  force  de 
ne  rien  comprendre,  je  ne  me  sentis  étonné  de  rien.  J'at- 
tribuais à  tous  les  acteurs  qui  paraissaient  sur  la  scène  une 
supériorité  très  exagérée;  mais  je  ne  m'exagérais  pas  moins 
la  facilité  que  j'aurais  bientôt  à  égaler  cette  puissance  idéale. 
Mon  naturel  entreprenant  et  présomptueux  voyait  partout 
un  défi  et  nulle  part  un  obstacle. 

Logé  à  un  étage  séparé  dans  la  maison  qu'occupaient 
mon  oncle  et  ma  cousine,  je  passai  désormais  la  plus  grande 
partie  de  mon  temps  auprès  de  l'abbé.  Je  ne  fus  point 
étourdi  des  avantages  matériels  de  ma  position  ;  mais,  en 
voyant  beaucoup  de  positions  équivoques  ou  pénibles,  je 
commençai  à  sentir  le  bien-être  de  la  mienne.  Je  compris 
l'excellent  caractère  de  mon  gouverneur,  et  le  respect  de 
mon  laquais  ne  me  sembla  plus  incommode.  Avec  la  liberté 


188  MAIPRAT. 

dont  je  jouissais,  l'argent  qui  m'était  fourni  à  discrétion  et 
la  vigueur  athlétique  de  ma  jeunesse,  il  est  étonnant  que 
je  ne  sois  pas  tombé  dans  quelque  désordre,  ne  fût-ce  que 
dans  celui  du  jeu,  qui  n'allait  pas  mal  à  mes  instincts  de 
combativité.  Ce  fut  mon  ignorance  de  toute  chose  qui  me 
préserva  ;  elle  me  donnait  une  méfiance  excessive,  et  labbé, 
qui  était  très  pénétrant  et  qui  se  sentait  responsable  de 
mes  actions,  sut  habilement  exploiter  ma  sauvagerie  dédai- 
gneuse. Il  l'augmenta  à  l'égard  des  choses  qui  m'eussent 
été  nuisibles,  et  la  dissipa  dans  le  cas  contraire.  Puis  il  sut 
accumuler  autour  de  moi  les  distractions  honnêtes,  qui  ne 
remplacent  pas  les  joies  de  l'amour,  mais  qui  diminuent 
l'âcreté  de  ses  blessures.  Quant  aux  tentations  de  la  dé- 
bauche, je  ne  les  connus  point.  J'avais  trop  d'orgueil  pour 
désirer  une  femme  qui  ne  m'eût  pas  semblé,  comme  Kdmée, 
la  première  de  toutes. 

L  heure  du  dîner  nous  réunissait,  et,  le  soir,  nous  allions 
dans  le  monde.  En  peu  de  jours,  j'en  appris  plus,  à  examiner 
d'un  coin  de  l'appartement  ce  qui  se  faisait  là,  que  je  no 
l'aurais  fait  en  un  an  de  conjectures  et  de  recherches.  Je 
crois  que  je  n'aurais  jamais  rien  compris  à  la  société,  vue 
d'une  certaine  distance.  Rien  n'établissait  des  rapports  bien 
nets  entre  mon  cerveau  et  ce  qui  occupait  le  cerveau  des 
autres  hommes.  Dès  que  je  me  trouvai  au  milieu  de  ce 
chaos,  le  chaos  fut  forcé  de  se  débrouiller  devant  moi  et 
de  me  laisser  connaître  une  grande  jiarlie  de  ses  éléments. 
Cette  route  qui  me  menait  à  la  vie  ne  fut  j)as  sans  charmes, 
je  m'en  souviens,  à  son  point  de  départ.  Je  n'avais  rien  à 
demander,  à  désirer  ou  à  débattre  dans  les  intérêts  sociaux. 
La  fortune  m'avait  pris  par  la  main.  Un  beau  matin,  elle 
m'avait  tiré  d'un  abîme  pour  m'asseoir  sur  l'édredon  et 
pour  me  faire  enfant  de  famille.  Les  agitations  des  autres 
étaient  un  amusement  pour  mes  yeux.  Mon  cœur  n'était 


MAUPRAT.  189 

intéressé  à  l'avenir  que  par  un  point  mystérieux,  l'amour 
que  j'éprouvais  pour  Edmée. 

La  maladie,  loin  de  diminuer  ma  force  physique,  lavait 
retrempée.  Je  n'étais  plus  cet  animal  lourd  et  dormeur  que 
la  dig-estion  fatiguait,  que  la  fatigue  abrutissait.  Je  sentais 
la  vibration  de  toutes  mes  fibres  élever  dans  mon  âme  des 
accords  inconnus,  et  je  m'étonnais  de  découvrir  en  moi 
des  facultés  dont  pendant  si  longtemps  je  n'avais  pas  soup- 
çonné l'usage.  Mes  bons  parents  s'en  réjouissaient  sans  en 
paraître  surpris.  Ils  avaient  si  complaisamment  auguré 
de  moi  dès  le  principe,  qu'ils  semblaient  n'avoir  pas  fait 
d'autre  métier  toute  leur  vie  que  de  civiliser  des  bar- 
bares. 

Le  système  nerveux  qui  venait  de  se  développer  en 
moi,  et  qui  me  fit  payer  pendant  tout  le  reste  de  ma  vie, 
par  de  vives  et  fréquentes  souffrances,  les  jouissances  et 
les  avantages  qu'il  me  procura,  m'avait  rendu  surtout  im- 
pressionnable ;  et  cette  aptitude  à  ressentir  l'effet  des  choses 
extérieures  était  aidée  d'une  puissance  d'organes  qu'on  ne 
trouve  que  chez  les  animaux  ou  chez  les  sauvages.  Je  m'é- 
tonnais de  l'étiolement  des  facultés  chez  les  autres.  Ces 
hommes  en  lunettes,  ces  femmes  dont  l'odorat  était  émoussé 
par  le  tabac,  ces  vieillards  précoces,  sourds  et  goutteux 
avant  l'âge,  me  faisaient  peine.  Le  monde  me  représentait 
un  hôpital,  et,  quand  je  me  trouvais  avec  mon  organisation 
robuste  au  milieu  de  ces  infirmes,  il  me  semblait  que,  d'un 
souffle,  je  les  aurais  lancés  dans  les  airs  comme  des  graines 
de  chardon. 

Cela  me  donna  le  tort  et  le  malheur  de  m'abandonner 
à  un  genre  d'orgueil  assez  sot,  qui  est  de  se  prévaloir  des 
dons  de  la  nature.  Cela  me  porta  à  négliger  longtemps 
leur  perfectionnement  véritable,  comme  un  progrès  de 
luxe.  La  préoccupation  où  je  fus  bientôt  de  la  nullité  d'au- 


190  MAIPRAT. 

trui  m'empêcha  moi-même  de  m'élcver  au-dessus  de  ceux 
que  je  crovais  désormais  mètre  inférieurs.  Je  ne  voyais 
pas  que  la  société  est  faite  d'éléments  de  peu  de  valeur, 
mais  que  leur  arranp^ement  est  si  savant  et  si  solide,  qu'a- 
vant d'y  mettre  la  moindre  pièce,  il  faut  être  reçu  praticien. 
Je  ne  savais  pas  qu'il  n'y  a  pas  de  milieu  dans  cette  société 
entre  le  rôle  de  grand  artiste  et  celui  de  bon  ouvrier.  Or 
je  n'étais  ni  l'un  ni  l'autre,  et,  s'il  faut  dire  vrai,  toutes  mes 
idées  n'ont  jamais  abouti  à  m'affranchir  de  la  routine, 
toute  ma  force  ne  ma  servi  qu'à  réussir  à  grand'peine  à 
faire  comme  les  autres. 

Ainsi,  en  peu  de  semaines,  je  passai  d'un  excès  dadmi- 
ration  à  un  excès  de  dédain  pour  la  société.  Dès  que  jeus 
saisi  le  sens  de  ses  ressorts,  ils  me  parurent  si  misérable- 
ment poussés  par  une  génération  débile,  que  l'attente  de 
mes  maîtres  fut  déçue  sans  qu'ils  s'en  doutassent.  Au  lieu 
de  me  sentir  dominé  et  de  chercher  à  m'elTacer  dans  la 
foule,  je  m'imaginai  que  je  pourrais  la  dominer  quand  je 
voudrais,  et  je  m'entretins  secrètement  dans  des  rêves 
dont  le  souvenir  me  fait  rougir.  Si  je  ne  me  rendis  pas 
souverainement  ridicule,  c'est  grâce  à  l'excès  même  de 
cette  vanité,  qui  eût  craint  de  se  commettre  en  se  mani- 
festant. 

Paris  offrait  alors  un  spectacle  que  je  n'essayerai  pas  de 
vous  retracer,  parce  que  vous  l'avez  sans  doute  étudié 
maintes  fois  avec  avidité  dans  les  excellents  tableaux  qu'en 
ont  tracés  des  témoins  oculaires,  sous  forme  d'histoire 
générale  ou  de  mémoires  particuliers.  D'ailleurs,  une  telle 
peinture  sortirait  des  bornes  de  mon  récit,  et  j'ai  promis 
seulement  de  vous  raconter  le  fait  capital  de  mon  his- 
toire morale  et  philosophique.  Pour  que  vous  vous  fas- 
siez une  idée  du  travail  de  mon  esprit  à  cette  époque,  il 
suffira  de  vous  dire  que  la  guerre  de  l'indépendance  éclatait 


MAUPRAT.  191 

en  Amérique,  que  Voltaire  recevait  son  apothéose  à  Paris, 
et  que  Franklin,  prophète  d'une  religion  politique  nouvelle, 
apportait  au  sein  même  de  la  cour  de  France  la  semence 
de  la  liberté.  La  Fayette  préparait  secrètement  sa  roma- 
nesque expédition,  et  la  plupart  des  jeunes  patriciens 
étaient  entraînés  par  la  mode,  par  la  nouveauté  et  par  le 
plaisir  inhérent  à  toute  opposition  qui  n'est  pas  dangereuse. 

L'opposition  revêtait  des  formes  plus  graves  et  faisait 
un  travail  plus  sérieux  chez  les  vieux  nobles  et  parmi  les 
membres  des  parlements;  l'esprit  de  la  ligue  se  retrouvait 
dans  les  rangs  de  ces  antiques  patriciens  et  de  ces  fiers 
magistrats,  qui  d'une  épaule  soutenaient  encore  pour  la 
forme  la  monarchie  chancelante,  et  de  l'autre  prêtaient  un 
large  appui  aux  envahissements  de  la  philosophie.  Les  pri- 
vilégiés de  la  société  donnaient  ardemment  les  mains  à  la 
ruine  prochaine  de  leurs  privilèges,  par  mécontentement 
de  ce  que  les  rois  les  avaient  restreints.  Ils  élevaient  leurs 
fils  dans  des  principes  constitutionnels,  s'imaginaient  qu'ils 
allaient  fonder  une  monarchie  nouvelle  où  le  peuple  les 
aiderait  à  se  replacer  plus  haut  que  le  trône,  et  c'est  pour 
cela  que  les  plus  grandes  admirations  pour  Voltaire  et  les 
plus  ardentes  sympathies  pour  Franklin  furent  exprimées 
dans  les  salons  les  plus  illustres  de  Paris. 

Une  marche  si  insolite,  et,  il  faut  le  dire,  si  pou  natu- 
relle, de  l'esprit  humain  avait  donné  une  impulsion  toute 
nouvelle,  une  sorte  de  vivacité  querelleuse  aux  relations 
froides  et  guindées  des  vestiges  de  la  cour  de  Louis  XIV. 
Elle  avait  aussi  mêlé  des  formes  sérieuses  et  donné  une 
apparence  de  fond  aux  frivoles  manières  de  la  Régence.  La 
vie  pure,  mais  effacée,  de  Louis  XVI  ne  comptait  pas  et 
n'imposait  rien  à  personne;  jamais  on  ne  vit  tant  de  grave 
babil,  tant  de  maximes  creuses,  tant  de  sagesse  d'apj)arat, 
tant   d'inconséquences  entre   les   paroles    et  la  conduite. 


192  MAUPRAT. 

qu'il  s'en  débita  à  cette  époque  parmi  les  castes  soi-disant 
éclairées. 

Il  était  nécessaire  de  vous  rappeler  ceci  pour  vous  faire 
comprendre  l'admiration  que  j'eus  d'abord  pour  un  monde 
en  apparence  si  désintéressé,  si  courageux,  si  ardent  à  la 
poursuite  de  la  vérité;  le  dégoût  que  je  ressentis  bientôt 
pour  tant  d'affectation  et  de  légèreté,  pour  un  tel  abus  des 
mots  les  plus  sacrés  et  des  convictions  les  plus  saintes. 
J'étais  de  bonne  foi  pour  ma  part  et  j'appuyais  ma  ferveur 
pliilosophique,  ce  sentiment  de  la  liberté  nouvellement 
révélé  qu'on  appelait  alors  le  culte  de  la  raison,  sur  les 
bases  d'une  inflexible  logique.  J'étais  jeune  et  bien  con- 
stitué, condition  première  peut-être  de  la  santé  du  cer- 
veau; mes  études  n'étaient  pas  étendues,  mais  elles  étaient 
solides;  on  m'avait  servi  des  aliments  sains  et  une  diges- 
tion facile.  Le  peu  que  je  savais  me  servait  donc  à  voir 
que  les  autres  ne  savaient  rien  ou  qu'ils  mentaient  à  eux- 
mêmes. 

Il  ne  vint  pas  beaucoup  de  monde  dans  les  commence- 
ments chez  le  chevalier.  .\nii  d'enfance  de  M.  Turgot  et  de 
plusieurs  hommes  distingués,  il  ne  s'était  point  mêlé  à  la 
jeunesse  dorée  de  son  temps,  il  avait  vécu  sagement  à  la 
campagne  après  s'être  loyalement  conduit  à  la  guerre.  Sa 
société  se  composait  donc  de  quelques  graves  hommes  de 
robe,  de  plusieurs  vieux  militaires  et  de  quelques  seigneurs 
de  sa  province,  vieux  et  jeunes,  à  qui  une  fortune  honnête 
licrmettait,  comme  à  lui,  de  venir  passer  à  Paris  un  hiver 
sur  deux;  mais  il  avait  conservé  de  lointaines  relations 
avec  un  monde  plus  brillant,  où  la  beauté  et  les  excellentes 
manières  d'Edmée  furent  remarquées  dès  qu'elle  y  parut. 
Fille  unique,  convenablement  riche,  elle  fut  recherchée 
par  les  importantes  maîtresses  de  maison,  espèce  d'entre- 
metteuses de  haut  lieu  qui  ont  toujours  quelques  jeunes 


3IAUPRAT.  193 

protégés  endettés  à  établir  aux  dépens  d'une  famille  de 
province.  Puis,  quand  on  sut  qu'elle  était  fiancée  à 
M.  de  La  Marche,  rejeton  à  peu  près  ruiné  d'une  très 
illustre  famille,  on  lui  fit  encore  plus  d'accueil,  et  peu  à 
peu  le  petit  salon  qu'elle  a^ait  choisi  pour  les  vieux  amis 
de  son  père  devint  trop  étroit  pour  les  beaux  esprits  de 
qualité  et  de  profession  et  les  grandes  dames  à  idées  phi- 
losophiques, qui  voulurent  connaître  la yeu/je  quakeresse 
ou  la  rose  du  Berry  (ce  fuirent  les  noms  qu'une  femme  à  la 
mode  lui  donna). 

Ce  rapide  succès  d'Edmée,  dans  un  monde  auquel  jus- 
que-là elle  avait  été  inconnue,  ne  l'étourdit  nullement;  et 
l'empire  qu'elle  possédait  sur  elle-même  était  si  grand,  que 
jamais,  malgré  toute  l'inquiétude  avec  laquelle  j'épiais  ses 
moindres  mouvements,  je  ne  pus  savoir  si  elle  était  flattée 
de  produire  tant  d'effet.  Ce  que  je  pus  remarquer,  ce  fut 
l'admirable  jjon  sens  qui  présidait  à  toutes  ses  démarches 
et  à  toutes  ses  paroles.  Son  attitude  à  la  fois  naïve  et 
réservée,  un  certain  mélange  d'abandon  et  de  fierté  mo- 
deste, la  faisaient  briller  parmi  les  femmes  les  plus  admi- 
rées et  les  plus  habituées  à  capter  l'attention;  et  c'est  ici 
le  lieu  de  dire  que  je  fus  extrêmement  choqué  tout  d'abord 
du  ton  et  de  la  tenue  de  ces  femmes  si  vantées;  elles  me 
semblaient  ridicules  dans  leurs  grâces  étudiées,  et  leur 
grande  habitude  du  monde  me  faisait  l'effet  d'une  insup- 
portable effronterie.  Moi,  si  hardi  intérieurement  et  na- 
guère si  grossier  dans  mes  manières,  je  me  sentais  mal  à 
l'aise  et  décontenancé  auprès  d'elles;  et  il  me  fallait  tous 
les  reproches  et  toutes  les  remontrances  d'Edmée  pour  ne 
pas  me  livrer  à  un  profond  mépris  pour  cette  courtisanerie 
des  regards,  de  la  toilette  et  des  agaceries,  qui  s'appelait 
dans  le  monde  la  coquetterie  permise,  le  désir  charmant 
de  plaire,  l'amabilité,  la  grâce.  L'abbé  était  de  mon  avis. 

9:. 


19i  MMPRAT. 

Quand  le  salon  était  vide,  nous  restions  quelques  instants 
en  famille  au  coin  du  feu  avant  de  nous  séparer.  Ccst  le 
moment  où  l'on  sent  le  besoin  de  résumer  ses  impressions 
éparses  et  de  les  coniniuni([uer  à  des  êtres  sympathiques. 
L'abbé  rompait  donc  les  mêmes  lances  que  moi  contre  mon 
oncle  et  ma  cousine.  Le  chevalier,  galant  admirateur  du 
beau  sexe,  qu'il  n'avait  jamais  beaucoup  pratiqué,  prenait, 
en  vrai  chevalier  français,  la  défense  de  toutes  les  beautés 
que  nous  attaquions  impitoyablement.  Il  accusait,  en  riant, 
labbé  de  raisonner  à  l'éj^'ard  des  femmes  comme  le  renard 
de  la  fable  à  1  égard  des  raisins.  Moi,  je  renchérissais  sur  les 
critiques  de  l'abbé;  c'était  une  manière  de  dire  avec  cha- 
leur à  Edmée  combien  je  la  préférais  à  toutes  les  autres; 
mais  elle  en  paraissait  plus  scandalisée  que  flattée  et  me 
reprochait  sérieusement  cette  disposition  à  la  malveillance, 
qui  prenait  sa  source,  disait-elle,  dans  un  immense  orgueil. 

Il  est  vrai  qu'après  avoir  généreusement  embrassé  la 
défense  des  personnes  mises  en  cause,  elle  se  rangeait  à 
notre  opinion  dès  que,  Rousseau  en  main,  nous  lui  disions 
que  les  femmes  du  monde  avaient  à  Paris  un  air  cai\tl{er 
et  une  manière  de  regarder  un  homme  en  face  qui  n'est 
pas  tolérable  aux  yeux  d'un  sage.  Edmée  ne  savait  rien 
objecter  quand  Rousseau  avait  prononcé;  elle  aimait  à 
reconnaître  avec  lui  que  le  plus  grand  charme  d'une  femme 
est  dans  l'allenlion  intelligente  et  modeste  qu'elle  donne 
aux  discours  graves;  et  je  lui  citais  toujours  la  comparai- 
son de  la  femme  supérieure  avec  un  bel  enfant  aux  grands 
yeux  pleins  de  sentiment ,  de  douceur  et  de  finesse,  aux 
(piestions  timides,  aux  objections  pleines  de  sens,  afin 
qu'elle  se  reconnût  dans  ce  portrait,  qui  semblait  avoir  été 
tracé  d'après  elle.  Je  renchérissais  sur  le  texte,  et,  conti- 
nuant le  portrait  : 

—  Une   femme  vraiment  supérieure,   lui  disais-je  en  la 


MALPRAT.  193 

regardant  avec  ardeur,  est  celle  qui  en  sait  assez  pour  ne 
jamais  faire  une  question  ridicule  ou  déplacée,  et  pour  ne 
jamais  tenir  tête  à  des  gens  de  mérite;  cette  femme  sait  se 
taire,  surtout  avec  les  sots  qu'elle  pourrait  railler  et  les 
ignorants  qu'elle  pourrait  humilier;  elle  est  indulgente  aux 
absurdités  parce  qu'elle  ne  tient  pas  à  montrer  son  savoir, 
et  elle  est  attentive  aux  bonnes  choses  parce  qu'elle  désire 
s'instruire.  Son  grand  désir,  c'est  de  comprendre  et  non 
d'enseigner;  son  grand  art  (puisqu'il  est  reconnu  qu'il  faut 
de  l'art  dans  l'échange  des  paroles)  n'est  pas  de  mettre  en 
présence  deux  fiers  antagonistes,  pressés  d'étaler  leur 
science  et  d'amuser  la  compagnie  en  soutenant  chacun  une 
thèse  dont  personne  ne  désire  trouver  la  solution,  mais 
d'éclaircir  toute  discussion  inutile  en  y  faisant  intervenir 
tous  ceux  qui  peuvent  à  point  y  jeter  du  jour.  C'est  un 
talent  que  je  ne  vois  point  chez  ces  maîtresses  de  maison 
si  prônées.  Chez  elles,  je  vois  toujours  deux  avocats  en 
vogue  et  un  auditoire  ébahi,  où  personne  n'est  juge;  elles 
ont  l'art  de  rendre  le  génie  ridicule,  le  vulgaire  muet  cl 
inerte;  et  l'on  sort  de  là  en  disant  :  «  C'est  bien  parlé  »,  et 
rien  de  plus. 

Je  pense  bien  que  j'avais  raison;  mais  je  me  souviens 
aussi  que  ma  grande  colère  contre  les  femmes  venait  de  ce 
qu'elles  ne  faisaient  aucune  attention  aux  gens  qui  se 
croyaient  du  mérite  et  qui  n'avaient  pas  de  célébrité;  et 
ces  gens-là,  c'était  moi,  comme  vous  pouvez  bien  l'ima- 
giner. D'un  autre  côté,  et  maintenant  que  j'y  songe  sans 
prévention  et  sans  vanité  blessée,  je  suis  certain  que  ces 
femmes  avaient  un  système  d'adulation  pour  les  fa^•oris  du 
public,  qui  ressemblait  beaucoup  plus  à  une  puérile  vanité 
qu'à  une  sincère  admiration  ou  à  une  franche  sympathie. 
Elles  étaient  comme  une  sorte  d'éditeur  de  la  conversa- 
lion,  écoulant  de  toutes  leurs  oreilles,  et  faisant  impéricu- 


J9G  MAL  PUAT. 

scment  si^jne  à  l'auclitoire  d'écouler  rclig:ieusenicnt  toute 
niiiiserie  sortant  d  une  bouche  illustre,  tandis  quelles 
étouffaient  un  bâillement  et  faisaient  chuiuer  les  branches 
de  leur  éventail  à  toute  parole,  si  excellente  qu  elle  fut, 
dès  quelle  n'était  pas  sij^née  d'un  nom  en  vogue.  J'ij^nore 
les  airs  des  femmes  beaux  esprits  du  mx*^  siècle;  j'ignore 
même  si  cette  race  subsiste  encore  :  il  y  a  trente  ans  que 
je  n'ai  été  dans  le  monde;  mais,  quant  au  passé,  vous 
pouvez  croire  ce  que  je  vous  en  dis.  Il  y  en  avait  cinq  ou 
six  (pii  m  étaient  réellement  odieuses.  L'une  avait  de  l'es- 
prit et  flépensait  à  tort  et  à  travers  ses  bons  mots,  qui 
étaient  aussitôt  colportés  dans  tous  les  salons,  et  qu'il  me 
fallait  entendre  répéter  vingt  fois  dans  un  jour;  une  autre 
avait  lu  Montesquieu  et  faisait  la  leçon  aux  plus  vieux 
magistrats;  une  troisième  jouait  de  la  harpe  pitoyablement, 
mais  il  était  convenu  que  ses  bras  étaient  les  plus  beaux 
de  France;  et  il  fallait  supporter  l'aigre  grincement  de  ses 
ongles  sur  les  cordes,  alin  qu'elle  pût  ôter  ses  gants  d'un 
iiir  timide  et  enfantin.  Que  sais-je  des  autres?  Elles  rivali- 
saient d'idlectation  et  de  niaises  hvp(icri>ies  di>nt  tous  les 
iiommes  consentaient  puérilement  à  paraître  dupes.  Lue 
seule  était  vraiment  belle,  ne  disait  rien  et  plaisait  par  la 
nonchalance  de  ses  attitudes,  (".elle-là  eût  trouvé  grâce 
devant  moi  parce  qu'elle  était  ignorante,  mais  elle  en  faisait 
gloire,  afin  de  contraster  avec  les  autres  par  une  pi(|uanle 
ingénuité.  Un  jour,  je  découvris  qu  elle  a\ait  de  l'esprit, 
et  je  la  pris  en  a\ersion. 

Ivlmée  restait  seule  dans  toute  sa  fraîcheur  de  sincé- 
rité, dans  tout  l'éclat  de  sa  grâce  naturelle.  Assise  sur  un 
sofa  auprès  de  M.  de  .Ma]i'>iu'ii)i'-.  elle  était  la  même  per- 
sonne (pie  j'avais  contemplée  tant  de  fois  au  soleil  couchant, 
sur  !<•  liane  de  pierre  au  seuil  de  la  chaumière  de  Patience, 


MAL  pp.  A  T.  197 


XIII 


Vous  pensez  bien  que  les  hommages  dont  ma  cousine 
<îtait  entourée  rallumèrent  dans  mon  sein  la  jalousie  assou- 
pie. Depuis  qu'obéissant  à  son  ordre,  je  m'étais  livré  à 
l'étude,  je  ne  saurais  trop  vous  dire  si  j'osais  compter  sur 
la  promesse  qu'elle  m'avait  laite  d'être  ma  femme  lorsque 
je  serais  en  état  de  comprendre  ses  idées  et  ses  sentiments. 
Il  me  semblait  bien  que  ce  temps  était  venu,  car  il  est  cer- 
tain que  je  comprenais  Edmée,  mieux  peut-être  quaucun 
des  hommes  qui  lui  faisaient  la  cour  en  prose  et  en  vers. 
J  étais  bien  résolu  à  ne  me  plus  prévaloir  du  serment  arra- 
ché à  la  Roche-Mauprat  ;  mais  la  dernière  promesse  faite 
librement  à  la  fenêtre  de  la  chapelle,  et  la  conclusion  que 
je  pouvais  tirer  de  l'entretien  avec  l'abbé,  surpris  par  moi 
dans  le  parc  de  Sainte-Sévère;  mais  l'insistance  qu'elle 
avait  mise  à  m'em|)êcher  de  m'éloigner  d'elle  et  à  diriger 
mon  éducation;  mais  les  soins  maternels  quelle  mavait 
prodigués  durant  ma  maladie,  tout  cela  ne  me  donnait-il 
pas,  sinon  des  droits,  du  moins  des  motifs  d'espérance?  Il 
est  vrai  que  son  amitié  était  glaciale  dès  que  ma  passion 
se  trahissait  dans  mes  paroles  ou  dans  mes  regards;  il  est 
vrai  que,  depuis  le  premier  jour,  je  n'avais  pas  fait  un  pas 
de  plus  dans  son  intimité;  il  est  vrai  aussi  que  M.  de  La 
Marche  venait  souvent  dans  la  maison  et  quelle  lui  té- 
moignait toujours  la  même  amitié  qu'à  moi,  avec  moins  de 


198  MAUPRAT. 

familiarité  et  plus  d'égards,  nuance  que  la  différence  de 
nos  caractères  et  de  nos  âges  amenait  naturellement,  et  qui 
ne  prouvait  aucune  préférence  pour  l'un  ou  pour  l'autre. 
Je  pouvais  donc  attribuer  sa  promesse  à  un  arrêt  de  sa 
conscience;  l'intérêt  qu'elle  prenait  à  m'instruire,  au  culte 
qu'elle  rendait  à  la  dignité  humaine  réhabilitée  par  la  phi- 
losophie; son  affection  calme  et  continue  })our  M.  de  La 
Marche,  à  un  regret  profond,  dominé  par  la  l'orce  et  la 
sagesse  de  son  esprit.  Ces  perplexités  étaient  poignantes. 
L'espoir  de  forcer  son  amour  par  ma  soumission  et  mun 
dévouement  m'avait  longtemps  soutenu,  mais  cet  espoir 
commençait  à  s'affaiblir,  car,  de  l'aveu  de  tous,  j'avais  fait 
des  progrès  extraordinaires,  des  efforts  prodigieux,  et  il 
s'en  fallait  de  beaucoup  que  l'estime  d'Edmée  pour  moi  eût 
grandi  dans  la  même  proportion.  Elle  n'avait  pas  paru 
étonnée  de  ce  qu'elle  appelait  ma  haute  inlellir/ence:  elle 
y  avait  toujours  cru;  elle  l'avait  louée  plus  que  de  raison. 
Mais  elle  ne  s'aveuglait  pas  sur  les  défauts  de  mon  carac- 
tère, sur  les  vices  de  mon  âme;  elle  me  les  reprochait 
avec  une  douceur  impitoyable,  avec  une  patience  faite 
pour  me  désespérer,  car  elle  semblait  avoir  pris  le  parti 
de  ne  m'aimer  jamais  ni  plus  ni  moins,  quoi  qu'il  arrivât 
désormais. 

Cependant  tous  lui  faisaient  la  cour,  et  nul  n'était 
agréé.  On  avait  bien  dit  dans  le  monde  qu  elle  était  pro- 
mise à  M.  de  La  Marche,  mais  on  ne  comprenait  pas  plus 
que  moi  le  retard  indélini  apporté  à  cette  union.  On  en 
vint  à  dire  qu'elle  cherchait  des  prétextes  pour  se  débar- 
rasser de  lui,  et  on  ne  trouva  pas  à  motiver  cette  répu- 
gnance autrement  qu'en  lui  supposant  une  grande  passion 
pour  moi.  Mon  histoire  singulière  avait  fait  du  bruit  :  les 
femmes  m'examinaient  avec  curiosité,  les  hommes  me  té- 
moignaient de  l'intérêt  et  une  sorte  de  considération  que 


MAUPRAT.  i99 

j'affectais  de  mépriser,  mais  à  laquelle  j'étais  assez  sensible; 
et,  comme  rien  n'a  crédit  dans  le  monde  sans  être  embelli 
de  quelque  fiction,  on  exagérait  étrangement  mon  esprit, 
mon  aptitude  et  mon  savoir;  mais,  dès  qu'on  avait  vu,  en 
présence  d'Edmée,  M.  de  La  Marche  et  moi,  toutes  les  in- 
ductions étaient  réduites  à  néant  par  le  sang-froid  et  l'ai- 
sance de  nos  manières.  Edmée  était  avec  nous  en  public  ce 
qu'elle  était  en  particulier  ;  M.  de  La  Marche,  un  manne- 
quin sans  âme  et  parfaitement  dressé  aux  airs  convenables; 
moi,  dévoré  de  passions  diverses,  mais  impénétrable  à 
force  d'orgueil,  et  aussi,  je  dois  l'avouer,  de  prétentions  à 
la  sublimité  du  maintien  américain.  Il  faut  vous  dire  que 
j'avais  eu  le  bonheur  d'être  présenté  à  Franklin  comme  un 
sincère  adepte  de  la  liberté.  Sir  Arthur  Lee  m'avait  honoré 
d'une  sorte  de  bienveillance  et  d'excellents  conseils  :  j'avais 
donc  la  tête  tournée  tout  comme  ceux  que  je  raillais  si 
durement,  et  au  point  même  que  cette  petite  gloriole  ap- 
portait à  mes  tourments  un  allégement  bien  nécessaire.  Ne 
hausserez-vous  pas  les  épaules,  si  je  vous  avoue  que  je 
prenais  le  plus  grand  plaisir  du  monde  à  ne  point  poudrer 
mes  cheveux,  à  porter  de  gros  souliers,  à  me  présenter 
partout  en  habit  plus  que  simple,  rigidement  propre  et  de 
couleur  sombre,  en  un  mot,  à  singer,  autant  qu'il  était  per- 
mis de  le  faire  alors  sans  être  confondu  avec  un  vérilah/e 
rolurier,  la  mise  et  les  allures  du  bonhomme  Richard  I 
J'avais  dix-neuf  ans  et  je  vivais  dans  un  temps  où  chacun 
afTectait  un  rôle;  c'est  là  toute  mon  excuse. 

Je  pourrais  alléguer  aussi  que  mon  trop  indulgent  et 
trop  naïf  gouverneur  m'approuvait  ouvertement;  que  mon 
oncle  Hubert,  tout  en  se  moquant  de  moi  de  temps  en 
temps,  me  laissait  faire,  et  qu'lulmée  ne  me  disait  abso- 
lument rien  de  ce  ridicule  et  semblait  ne  pas  s'en  aper- 
cevoir. 


200  MAUPRAT. 

Le  printemps  était  revenu  cependant,  nous  allions  re- 
tourner à  la  campagne;  les  salons  se  dépeuplaient,  et  j'étais 
toujours  dans  la  même  incertitude.  Je  remarquai  un  jour 
que  M.  de  La  Marche  montrait,  malgré  lui.  le  désir  de  se 
trouver  seul  avec  Edmée.  Je  pris  d'abord  plaisir  à  le  faire 
souffrir  en  restant  immobile  sur  ma  chaise:  mais  je  crus 
voir  au  front  d'Edmée  ce  léger  pli  que  je  connaissais  si 
bien,  et,  après  un  dialogue  muet  avec  moi-même,  je  sortis, 
décidé  à  voir  les  suites  de  ce  tète-à-tête  et  à  connaître  mon 
sort,  quel  qu'il  fût. 

Je  revins  au  salon  au  bout  d'une  heure:  mon  oncle 
était  rentré;  AL  de  La  ALirche  restait  à  diner;  Edmée  était 
rêveuse,  mais  non  triste:  l'abbé  lui  adressait  avec  les  yeux 
des  questions  qu'elle  n'entendait  pas  ou  ne  voulait  pas  en- 
tendre. 

M.  de  La  Marche  accompagna  mon  oncle  à  la  Comédie- 
Française.  Edmée  dit  qu'elle  avait  à  écrire  et  demanda  la 
permission  de  rester.  Je  suivis  le  comte  et  le  chevalier; 
mais,  après  le  premier  acte,  je  m'esquivai  et  je  rentrai  à 
1  hôtel.  Edmée  avait  fait  défendre  sa  porte,  mais  je  ne  pris 
pas  cette  défense  pour  moi  ;  les  domestiques  trouvaient 
tout  simple  que  j'agisse  en  enfant  de  la  maison.  J'entrai  au 
.salon,  tremblant  qu'Edmée  ne  fut  dans  sa  chambre:  là,  je 
n'aurais  pu  la  poursuivre.  Elle  était  près  de  la  cheminée  et 
s'amusait  à  effeuiller  les  asters  bleus  et  blancs  que  j'avais 
cueillis  dans  une  promenade  au  tombeau  de  Jean-Jacques 
Rousseau.  Ces  Heurs  nie  rappelaient  une  nuit  d  entliou- 
siasme,  un  clair  de  lune,  les  seules  heures  de  bonheur  peut- 
être  que  je  pusse  mentionner  dans  ma  vie. 

—  Déjà  rentré?  me  dit-elle  sans  se  déranger. 

—  Déjà  est  un  mot  bien  dur,  lui  répondis-je;  voulez- 
vous  que  je  me  retire  dans  ma  chambre,  Edmée? 

—  Non  'pas,  vous  ne  me  gênez  nullement  ;  mais  vous 


MAUPRAT.  201 

auriez  plus  profité  à  la  représentation  de  Mérope  qu'en 
écoutant  ma  conversation  de  ce  soir,  car  je  vous  avertis 
que  je  suis  idiote. 

—  Tant  mieux,  cousine,  vous  ne  m'humilierez  pas,  et, 
pour  la  première  fois,  nous  serons  sur  le  pied  de  l'égalité. 
Mais  voulez-vous  me  dire  pourquoi  vous  méprisez  tant 
mes  asters  ?  Je  croyais  que  vous  les  garderiez  comme  une 
relique. 

—  A  cause  de  Rousseau,  dit-elle  en  souriant  avec  ma- 
lice sans  lever  les  yeux  sur  moi. 

—  Oh  !  c'est  bien  ainsi  que  je  l'entends,  repris-je. 

—  Je  joue  un  jeu  très  intéressant,  dit-elle;  ne  me  dé- 
rangez pas. 

—  Je  le  connais,  luidis-je;  tous  les  enfants  de  la  Varenne 
le  jouent,  et  toutes  nos  bergères  croient  à  l'arrêt  du  sort 
que  ce  jeu  révèle.  Voulez-vous  que  je  vous  explique  vos 
pensées,  lorsque  vous  arrachiez  ces  pétales  quatre  à  quatre? 

—  Voyons,  grand  nécromant  ! 

—  Un  peu,  c'est  ainsi  que  quelqu'un  vous  aime;  beau- 
coup, c'est  ainsi  que  vous  l'aimez;  passionnément,  un  autre 
vous  aime  ainsi;  pas  du  (ouf,  voilà  comme  vous  aimez 
celui-là. 

—  Et  pourrait-on  savoir,  monsieur  le  devin ,  reprit 
Edmée,  dont  la  figure  devint  plus  sérieuse,  ce  que  signi- 
fient quelqu'un  et  un  autre  ?  Je  crois  que  vous  êtes  comme 
les  antiques  pythonisses  :  vous  ne  savez  pas  vous-même  le 
sens  de  vos  oracles. 

—  Ne  sauriez-vous  deviner  le  mien,  Edmée? 

—  J'essayerai  d'interpréter  l'énigme,  si  vous  voulez  me 
promettre  de  faire  ensuite  ce  que  fit  le  sphinx  vaincu  par 
Œdipe. 

—  Oh  !  Edmée,  m'écriai-je,  il  y  a  longtemps  que  je  me 
casse  la  tête  contre  les  murs  à  cause  de  vous  et  de  vos  in- 

20 


202  MAL'PRAT. 

lerprétations!  et  cependant  vous  n'avez  pas  devine  juste 
une  seule  fois. 

—  Oh!  mon  Dieu,  si!  dit-elle  en  jetant  le  bouquet  sur 
la  cheminée;  a-ous  allez  voir.  J'aime  un  f)cii  M.  de  La 
Marche,  et  je  vous  aime  beaucoup.  Il  m'aime  passi'onné- 
mcnl,  et  vous  ne  m'aimez /)<?.y  du  loul.  \'oilà  la  vérité 

—  Je  vous  pardonna'  de  tout  mon  cceur  celle  méchante 
interprétation  à  cause  du  mol  beaucoup,  lui  répondis-je. 

Et  j'essayai  de  prendre  ses  mains;  elle  les  retira  brus- 
quement, et,  en  vérité,  elle  eut  tort,  car,  si  elle  me  les  eût 
abandonnées,  je  me  lusse  borné  à  les  serrer  fralernelle- 
ment;  mais  cette  sorte  de  méfiance  réveilla  des  souvenirs 
danj;creux  pour  moi.  Je  crois  qu'elle  avait  ce  soir-là  dans 
son  air  et  dans  ses  manières  beaucoup  de  coquellerie,  el 
jusque-là  je  ne  lui  en  avais  jamais  vu  la  moindre  velléité. 
Je  me  sentis  enhardi  sans  trop  savoir  pourquoi,  el  j'osai 
lui  faire  des  remarques  piquantes  sur  son  tête-à-lêle  avec 
M.  de  La  Marche.  Elle  ne  prit  aucun  soin  pour  repousser 
mes  interprétations  et  se  mit  à  rire  lorsque  je  la  priai  de 
me  remercier  de  la  politesse  exquise  avec  laquelle  je  m'é- 
tais retiré  en  lui  voyanl  froncer  le  sourcil. 

Celle  léj^creté  superbe  commençait  à  m'irriler  un  peu, 
lorsqu'un  domestique  enlra  et  lui  remit  une  lettre  en  lui 
disant  qu'on  altendail  la  réponse. 

—  Approchez  la  table  et  taillez-moi  une  plume,  me 
dit-elle. 

Et,  d'un  air  noiichalanl,  elle  décacheta  ol  parcourut  la 
lettre,  tandis  que,  sans  savoir  de  quoi  il  s'agfissail.  je  pré- 
parais tout  ce  qui  était  nécessaire  pour  écrire. 

Depuis  longtemps  la  plume  de  corbeau  était  taillée  ; 
depuis  longtemps  le  papier  à  vignettes  di'  couleur  était  sorti 
du  portefeuille  ambré,  et  Edmée,  n'y  faisant  aucune  atten- 
tion, ne  se  disposait  point  à  en  faire  usage.  La  lettre  dépliée 


MAUPRAT.  203 

était  sur  ses  genoux,  ses  pieds  étaient  sur  les  chenets,  ses 
coudes  sur  les  bras  de  son  fauteuil  dans  son  attitude  favo- 
rite de  rêverie.  Elle  était  complètement  absorbée.  Je  lui 
parlai  doucement  ;  elle  ne  m'entendit  pas.  Je  crus  qu'elle 
-avait  oublié  la  lettre  et  qu'elle  s'endormait.  Au  bout  d'un 
quart  d'heure,  le  domestique  rentra  et  demanda,  de  la  part 
du  messager,  s'il  y  avait  une  réponse. 

—  Certainement,  répondit-elle  ;  qu'il  attende. 

Elle  relut  la  lettre  avec  une  attention  extraordinaire  et 
se  mit  à  écrire  avec  lenteur  ;  puis  elle  jeta  au  feu  sa  réponse, 
repoussa  du  pied  son  fauteuil,  fit  quelques  tours  dans  l'ap- 
partement, et  tout  d'un  coup  s'arrêta  devant  moi  et  me 
regarda  d  un  air  froid  et  sévère. 

—  Edmée,  m'écriai-je  en  me  levant  avec  impétuosité, 
qu'avez-vous  donc,  et  quel  rapport  avec  moi  peut  avoir 
cette  lettre  qui  vous  préoccupe  si  fortement  ? 

—  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait  ?  répondit-elle. 

—  Qu'est-ce  que  cela  me  fait  !  m'écriai-je.  Et  que  me  fait 
l'air  que  je  respire?  que  m'importe  le  sang  qui  coule  dans 
mes  veines  ?  Demandez-moi  cela,  à  la  bonne  heure  !  mais 
ne  me  demandez  pas  en  quoi  une  de  vos  paroles  ou  un  de 
vos  regards  m'intéresse,  car  vous  savez  bien  que  ma  vie  en 
dépend. 

—  Ne  dites  pas  des  folies,  Bernard,  reprit-elle  en  retour- 
nant à  son  fauteuil  d'un  air  distrait  :  il  y  a  temps  pour 
tout. 

—  lulmée  !  Edmée  !  ne  jouez  pas  avec  le  lion  endormi, 
ne  rallumez  pas  le  feu  qui  couve  sous  la  cendre. 

VA\c  haussa  les  épaules  et  se  mit  à  écrire  avec  beaucoup 
d'animation.  Son  teint  était  coloré,  et,  de  temps  en  temps, 
elle  passait  ses  doigts  dans  ses  longs  cheveux  bouclés  en 
repentir  sur  son  épaule.  Elle  était  dangereusement  belle 
<Ians  ce  désordre  ;  elle  avait  l'air  d'aimer  :  mais  qui?  celui- 


204  MALPRAT. 

J;i  sans  doute  à  qui  elle  écrivait.  La  jalousie  brûlait  mes 
entrailles.  Je  sortis  brusquement  et  je  traversai  lanlicham- 
bre  ;  je  regardai  l'homme  (jiii  avait  apporté  la  lettre  ;  il  était 
à  la  livrée  de  M.  de  La  Marche.  Je  n'en  doutai  pas  ;  mais 
cette  certitude  augmenta  ma  fureur.  Je  rentrai  au  salon  en 
jetant  violemment  la  porte.  Edmée  ne  tourna  pas  seulement 
la  tête  ;  elle  écrivait  toujours.  Je  m'assis  vis-à-vis  d'elle  ;  je 
la  regardai  avec  des  yeux  de  feu.  Elle  ne  daigna  pas  lever 
les  siens  sur  moi.  Je  crus  même  remarquer  sur  ses  lèvres 
vermeilles  un  demi-sourire  qui  me  parut  insulter  à  mon 
angoisse.  Enfin  elle  termina  sa  lettre  et  la  cacheta.  Je  me 
levai  alors  et  m'approchai  d'elle,  violemment  tenté  de  la 
lui  arracher  des  mains.  J'avais  appris  à  me  contenir  un  peu 
plus  qu'autrefois,  mais  je  sentais  qu'un  seul  instant  peut, 
dans  les  âmes  passionnées,  renverser  le  travail  de  bien  des 
jours. 

—  Edmée,  lui  dis-je  avec  amertume  et  avec  une 
elfroyable  grimace  qui  s'efforçait  d'être  un  sourire  caus- 
tique, voulez-vous  que  je  remette  cette  lettre  au  laquais  de 
M.  de  La  Marche  et  que  je  lui  dise  en  même  temps  à  l'oreille 
à  quelle  heure  son  maître  peut  venir  au  rendez-vous  ? 

—  Mais  il  me  semble,  répondit-elle  avec  une  tranquil- 
lité qui  m'exaspéra,  que  j'ai  pu  indiquer  l'heure  dans  ma 
lettre  et  qu'il  n'est  pas  besoin  d'en  informer  les  valets. 

—  Edmée,  vous  devriez  me  ménager  un  peu  i)lus  1 
m'écriai-je. 

—  Je  ne  m'en  soucie  pas  le  moins  du  monde,  réjiondil- 
elle. 

Et,  me  jetant  sur  la  table  la  lettre  reçue,  elle  sortit  pour 
remettre  elle-même  sa  réponse  au  messager.  Je  ne  sais  si 
elle  m'avait  dit  de  lire  cette  lettre.  Je  sais  que  le  mouve- 
ment qui  me  porta  à  le  faire  fut  irrésistible.  Elle  était  conçue 
à  peu  près  ainsi  ; 


MAUPRAT.  205 

«  Edmée,  j'ai  enfin  découvert  le  secret  fatal  qui  a  mis, 
selon  vous,  un  insurmontable  obstacle  à  notre  union.  Ber- 
nard vous  aime;  son  agitation  de  ce  matin  l'a  trahi.  Mais 
vous  ne  l'aimez  pas,  j'en  suis  sûr...  cela  est  impossible  ! 
Vous  me  l'eussiez  dit  avec  franchise.  L'obstacle  est  donc 
ailleurs.  Pardonnez-moi  !  J'ai  réussi  à  savoir  que  vous  avez 
passé  deux  heures  dans  la  caverne  des  brigands  !  Infortunée, 
votre  malheur,  votre  prudence,  votre  sublime  délicatesse, 
vous  ennoblissent  encore  à  mes  yeux.  Et  pourquoi  ne  m'avoir 
pas  dit,  dès  le  commencement,  de  quel  malheur  vous  étiez 
victime  ?  J'aurais  d'un  mot  calmé  vos  douleurs  et  les 
miennes.  Je  vous  aurais  aidée  à  cacher  votre  secret.  J'en 
aurais  gémi  avec  vous,  ou  plutôt  j'en  aurais  effacé  l'odieux 
souvenir  par  le  témoignage  d'un  attachement  à  toute 
épreuve.  Mais  rien  n'est  désespéré;  ce  mot,  il  est  toujours 
temps  de  le  dire,  et  le  voici  :  Edmée,  je  vous  aime  plus  que 
jamais  ;  plus  que  jamais  je  suis  décidé  à  vous  offrir  mon 
nom  ;  daignez  l'accepter.  » 

Ce  billet  était  signé  Adhémar  de  La  Marche. 

A  peine  en  avais-je  terminé  la  lecture,  qu'Edmée  rentra 
et  s'approcha  de  la  cheminée  avec  inquiétude,  comme  si 
elle  eût  oublié  un  objet  précieux.  Je  lui  tendis  la  lettre  que 
je  venais  de  lire,  mais  elle  la  prit  d'un  air  distrait,  et,  se 
baissant  vers  le  foyer,  elle  saisit  avec  précipitation  et  avec 
une  sorte  de  joie  un  papier  chiffonné  que  la  flamme  n'avait 
fait  qu'effleurer.  C'était  la  ])remiére  réponse  qu'elle  avait 
faite  au  billet  de  AL  de  La  ALu-che,  et  (|u"elle  navait  pas 
jugé  à  propos  d'envoyer. 

—  Edmée,  lui  dis-je  en  me  jetant  à  ses  genoux,  laissez- 
moi  voir  ce  papier.  Quel  qu'il  soit,  je  me  soumettrai  à 
l'arrêt  dicté  par  votre  premier  mouvement. 

—  En  vérité,  dit-elle  avec  une  expression  indéfinissable, 
le  feriez-vous?  Si  j'aimais  M.  de  La  Marche,  si  je  vous 


'206  MAUPRAT. 

faisais  un  irrand  sacrifice  en  renonçant  à  lui.  seriez-vous 
assez  t,'énéreux  pour  me  rendre  ma  parole? 

J'eus  un  instanl  (riiésitalion  ;  une  sueur  froide  parcou- 
rut mon  corps.  Je  la  reg'ardai  fixement  ;  son  œil  impéné- 
trable ne  trahissait  pas  sa  pensée.  Si  j'avais  cru  qu'elle 
m'aimât  et  qu'elle  soumît  ma  vertu  à  une  épreuve,  j'aurais 
peut-être  joué  riiéro'isme  ;  mais  je  craignis  un  piège;  la 
passion  l'emporta.  Je  ne  me  sentais  pas  la  force  de  renoncer 
à  elle  de  bonne  grâce,  et  l'hypocrisie  me  répugnait.  Je  me 
leviii  Ireinhlant  de  colère. 

—  Vous  l'aimez,  m'écriai-je,  avouez  que  vous  l'aimez  ! 

—  Et  quand  cela  serait,  répondit-elle  en  mettant  le 
papier  dans  sa  poche,  où  serait  le  ci'ime? 

—  Le  crime  serait  d'avoir  menti  juscpi  ici  en  me  disant 
que  vous  ne  l'aimiez  pas. 

—  Juscfuici  est  beaucoup  dire,  reprit-elle  en  me  regar- 
dant fixement  ;  nous  n  a\ons  pas  eu  d'explication  à  cet 
égard  depuis  l'année  passée.  .\  cette  époque,  il  était  pos- 
sible que  je  n'aimasse  pas  beaucoup  Adhémar,  et,  à  pris- 
sent, il  serait  possible  (pie  je  l'aimasse  mieux  que  vous. 
Si  je  compare  la  conduite  de  l'un  et  de  l'autre  aujourd'hui, 
je  vois  d'un  côté  un  homme  sans  orgueil  et  sans  délica- 
tesse, qui  se  prévaut  d'un  engagement  que  mon  ceur  n'a 
peut-être  pas  ratifié  ;  de  l'autre,  je  vois  un  admirable  ami, 
dont  le  dévouement  sublime  brave  tous  les  préjugés,  et, 
me  croyant  souillée  d'un  affront  inefîaçable,  n'en  persiste 
pas  moins  à  couvrir  cette  tache  de  sa  protection. 

—  Quoi  1  ce  misérable  croit  que  je  vous  ai  lait  \iolence, 
et  il  ne  me  provof[ue  pas  en  duel? 

—  Il  ne  le  croit  pas,  lîernard;  il  >ail  (pie  vous  ni'aNez  fait 
évader  de  la  Uochc-Mauprat,  mais  il  croit  que  vous  m'avez 
secourue  trop  tard  et  que  j'ai  été  victime  des  autres  bri- 
gands. 


M  AU  P  RAT.  207 

—  Et  il  veut  vous  épouser,  Edmée?  Ou  c'est  un  homme 
sublime,  en  effet,  ou  il  est  plus  endetté  qu'on  ne  pense. 

—  Taisez-vous  !  dit  Edmée  avec  colère  ;  cette  odieuse 
explication  d'une  conduite  généreuse  part  d'une  âme  insen- 
sible et  d'un  esprit  pervers.  Taisez-vous,  si  vous  ne  voulez 
pas  que  je  vous  haïsse. 

—  Dites  que  vous  me  haïssez ,  Edmée,  dites-le  sans 
crainte,  je  le  sais. 

—  Sans  crainte  !  ^  ous  deA'Hez  savoir  aussi  que  je  ne 
vous  fais  pas  l'honneur  de  vous  craindre.  Enfin,  répondez- 
moi  ;  sans  savoir  ce  que  je  prétends  faire,  comprenez-vous 
que  vous  devez  me  rendre  ma  liberté  et  renoncer  à  des 
droits  barbares  ? 

—  Je  ne  comprends  rien,  sinon  que  je  vous  aime  avec 
fureur  et  que  je  déchirerai  avec  mes  ongles  le  cœur  de 
celui  qui  osera  vous  disputer  à  moi.  Je  sais  que  je  vous 
forcerai  à  m'aimer,  et  que,  si  je  ne  réussis  pas,  je  ne  souf- 
frirai jamais,  du  moins,  que  vous  apparteniez  à  un  autre,^ 
moi  vivant.  On  marchera  sur  mon  corps  criblé  de  blessures 
et  saignant  par  tous  les  pores  avant  de  vous  passer  au  doigt 
un  anneau  de  mariage  ;  encore  vous  déshonorerai-je  à  mon 
dernier  soupir  en  disant  que  vous  êtes  ma  maîtresse,  et  je 
troublerai  ainsi  la  joie  de  celui  qui  triomphera  de  moi  ;  et, 
si  je  puis  vous  poignarder  en  expirant,  je  le  ferai,  afin  que 
dans  la  tombe,  du  moins,  vous  soyez  ma  femme.  VoiUi  ce 
que  je  compte  faire,  Edmée.  Et  maintenant,  jouez  au  plus 
fin  avec  moi,  conduisez-moi  de  piège  en  piège,  gouvernez- 
moi  par  votre  admirable  politique  :  je  pourrai  être  dupe 
cent  fois,  parce  que  je  suis  un  ignorant;  mais  votre  intrigue 
arrivera  toujours  au  même  dénouement,  parce  cpie  j'ai  juré 
par  le  nom  de  Mauprat  ! 

—  De  Mauprat  Coupe-jarret  !  réponilil-clle  avec  une 
froide  ironie. 


208  MALPRAT. 

Et  elle  voulut  sortir. 

J'allais  lui  saisir  le  bras  lorsque  la  sonnette  se  fit  en- 
tendre ;  c'était  l'abbé  qui  rentrait.  Aussitôt  qu'il  parut, 
Edmée  lui  serra  la  main  et  se  retira  dans  sa  chambre  sans 
m'adresser  un  seul  mot. 

Le  bon  abbé,  s'apercevant  de  mon  trouble,  me  ques- 
tionna avec  l'assurance  que  devaient  lui  donner  désormais 
ses  droits  à  mon  affection  ;  mais  ce  point  était  le  seul  sur 
lequel  nous  ne  nous  fussions  jamais  expliqués.  Il  l'avait 
cherché  en  vain.  Il  ne  m'avait  pas  donné  une  seule  leçon 
d'histoire  sans  tirer  des  amours  illustres  un  exemple  ou  un 
précepte  de  modération  ou  de  générosité  ;  mais  il  n'avait 
pas  réussi  à  me  faire  dire  un  mot  à  ce  sujet.  Je  ne  pouvais 
lui  pardonner  tout  à  fait  de  m'avoir  desservi  auprès  d'Edmée. 
Je  croyais  deviner  qu'il  me  desservait  encore,  et  je  me 
tenais  en  f^arde  contre  tous  les  arguments  de  sa  philosophie 
et  toutes  les  séductions  de  son  amitié.  Ce  soir-là,  plus  que 
jamais,  je  fus  inattaquable.  Je  le  laissai  inquiet  et  chagrin, 
et  j'allai  me  jeter  sur  mon  lit,  où  je  cachai  ma  tête  dans 
les  couvertures,  afin  d'étouffer  les  anciens  sanglots,  impi- 
toyables vainqueurs  de  mon  orgueil  et  de  ma  colère. 


MAUPRAT.  20Î) 


XIV 


Le  lendemain,  mon  désespoir  [fut  sombre.  Edmée  fut 
de  glace,  M.  de  La  Marche  ne  vint  pas.  Je  crus  m'aper- 
cevoir  que  l'abbé  allait  chez  lui  et  entretenait  Edmée  du 
résultat  de  leur  conférence.  Ils  furent,  du  reste,  parfaite- 
ment calmes ,  et  je  dévorai  mon  inquiétude  en  silence  ; 
je  ne  pus  être  seul  un  instant  avec  Edmée.  Le  soir,  je 
me  rendis  à  pied  chez  M.  de  La  Marche;  je  ne  sais  pas 
ce  que  je  voulais  lui  dire;  j'étais  dans  un  état  d'exaspé- 
ration qui  me  poussait  à  agir  sans  but  et  sans  plan.  J'ap- 
pris qu'il  avait  quitté  Paris.  Je  rentrai.  Je  trouvai  mon 
oncle  fort  triste.  Il  fronça  le  sourcil  en  me  voyant,  et, 
après  avoir  échangé  avec  moi  quelques  paroles  oiseuses 
et  forcées,  il  me  laissa  avec  l'abbé ,  qui  tenta  de  me  faire 
parler  et  qui  n'y  réussit  pas  mieux  que  la  veille.  Je  cher- 
chai pendant  plusieurs  jours  l'occasion  de  parler  à  Edmée; 
elle  sut  l'éviter  constamment.  On  faisait  les  apprêts  du 
départ  pour  Sainte-Sévère;  elle  ne  montrait  ni  tristesse 
ni  gaieté.  Je  me  résolus  à  glisser  dans  les  feuillets  de  son 
livre  deux  lignes  pour  lui  demander  un  entretien.  Je  reçus 
la  réponse  suivante  au  bout  de  cinq  minutes  : 

«  Un  entretien  ne  mènerait  à  rien.  Vous  persistez  dans 
votre  indélicatesse;  moi,  je  persévérerai  dans  ma  loyauté. 
Une  conscience  droite  ne  sait  pas  se  dégager.  J'ai  juré  de 
n'être  jamais  à  un  autre  que  vous.  Je  ne  me  marierai  pas, 


-210  :\IAUPRAT. 

mais  je  n'ai  pas  juré  dètre  à  vous  en  dépit  de  tout.  Si 
vous  continuez  à  être  indigne  de  mon  estime,  je  saurai 
rester  libre.  Mon  pauvre  père  décline  vers  la  tombe;  un 
couvent  sera  mon  asile  quand  le  seul  lien  qui  m'attache  à 
la  société  sera  rompu.  » 

Ainsi  j'avais  rempli  les  conditions  imposées  par  Edmée, 
et,  pour  toute  récompense,  elle  me  prescrivait  de  les  rom- 
pre. Je  me  trouvais  au  même  point  que  le  jour  de  son 
entretien  avec  l'abbé. 

Je  passai  le  reste  de  la  journée  enfermé  dans  ma  cham- 
bre; toute  la  nuit,  je  marchai  avec  agitation  ;  je  n'ess.iyai 
pas  de  dormir.  Je  ne  vous  dirai  pas  quelles  furent  mes  ré- 
flexions; elles  ne  furent  pas  indignes  d'un  honnête  homme. 
Au  point  du  jour,  j'étais  chez  La  Fayette.  Il  me  procura 
les  papiers  nécessaires  pour  sortir  de  France.  Il  me  dit 
d'aller  l'attendre  en  Espagne,  où  il  devait  s'embarquer 
pour  les  Etats-Unis.  Je  rentrai  à  l'hôtel  pour  prendre  les 
effets  et  l'argent  indispensables  au  plus  modeste  voyageur. 
Je  laissai  un  mot  pour  mon  oncle,  afin  qu'il  ne  s'inquiétât 
pas  de  mon  absence,  que  je  promettais  de  lui  expliquer 
avant  peu  dans  une  longue  lettre.  Je  le  suppliai  de  ne  pas 
me  juger  jusque-là  et  de  croire  que  ses  bontés  ne  sor- 
tiraient jamais  de  mon  cœur. 

Je  partis  avant  que  personne  fût  levé  dans  la  maison; 
je  craignais  que  ma  résolution  ne  m  abandonnât  au  moin- 
dre signe  d'amitié,  et  je  sentais  que  j'avais  abusé  d'une 
affection  trop  généreuse.  Je  ne  pus  passer  devant  l'apparte- 
ment d'Edmée  sans  coller  mes  lèvres  sur  la  serrure;  puis, 
cachant  ma  tête  dans  mes  mains,  je  me  mis  à  courir  comme 
un  fou:  je  ne  m'arrêtai  guère  que  de  1  "autre  côté  des  Pyré- 
nées. Là,  je  pris  un  peu  de  repos,  et  j'écrivis  à  Edmée 
qu'elle  était  libre  et  que  je  ne  contrarierais  aucune  de  ses 
résolutions,  mais  qu'il  m'était  impossible  d'être  témoin  du 


MAUPRAT.  211 

triomphe  de  mon  rival.  J"avais  l'intime  persuasion  qu'elle 
l'aimait;  j'étais  résolu  à  étoufTer  mon  amour;  je  promettais 
plus  que  je  ne  pouvais  tenir,  mais  les  premiers  effets  de 
l'org-ueil  blessé  me  donnaient  confiance  en  moi-même. 
J'écrivis  aussi  à  mon  oncle  pour  lui  dire  que  je  ne  me 
croirais  pas  digne  des  bontés  illimitées  qu'il  avait  eues 
pour  moi  tant  que  je  n'aurais  pas  gagné  mes  éperons  de 
chevalier.  Je  l'entretenais  de  mes  espérances  de  gloire  et 
de  fortune  guerrière  avec  toute  la  na'ivelé  de  mon  orgueil, 
et,  comme  je  pensais  bien  qu'Edmée  lirait  cette  lettre, 
j'afFectais  une  joie  sans  trouble  et  une  ardeur  sans  regret. 
Je  ne  savais  pas  si  mon  oncle  avait  connaissance  des  vrais 
motifs  de  mon  départ  ;  mais  ma  fierté  ne  put  se  soumettre  à  les 
lui  avouer.  11  en  fut  de  même  à  l'égard  de  l'abbé,  auquel 
j'écrivis,  d'ailleurs,  une  lettre  pleine  de  reconnaissance  et 
d'affection.  Je  terminais  en  suppliant  mon  oncle  de  ne  faire 
aucune  dépense  à  mon  intention  au  triste  donjon  de  la 
Roche-Mauprat,  assurant  que  je  ne  pourrais  jamais  me  ré- 
soudre à  l'habiter,  et  de  considérer  le  fief  racheté  par  lui 
comme  la  pi'ii|)riété  de  sa  fille.  Je  lui  demandais  seulement 
de  vouloir  bien  m'avancer  deux  ou  trois  années  de  revenu 
de  ma  part,  afin  que  je  pusse  faire  les  frais  de  mon  équipe- 
ment et  ne  pas  rendre  onéreux  pour  le  noble  La  Fayette 
mon  dévouement  à  la  cause  américaine. 

On  fut  content  de  ma  conduite  et  de  mes  lettres.  Arrivé 
sur  les  côtes  d'Espagne,  je  i^eçus  de  mon  oncle  une  lettre 
pleine  d'encouragements  et  de  doux  reproches  sur  mon 
brusque  départ.  Il  me  donnait  sa  bénédiction  paternelle, 
déclarait  sur  son  honneur  que  le  fief  de  la  Roche-Mauprat 
ne  serait  jamais  repris  par  Edmée  ,  et  m'envoyait  une 
somme  considérable  sans  toucher  à  mon  futur  revenu. 
L'abbé  joignait  aux  mêmes  reproches  des  encouragements 
plus  chauds  encore.  Il  était  facile  de  voir  qu'il  préférait  le 


212  :MALI>r,AT. 

repos  crEtlmée  à  mon  bonheur,  et  qu'il  éprouvait  une  joie 
véritable  de  mon  départ.  Cependant  il  m'aimait ,  et  cette 
amitié  s'exprimait  d'une  manière  touchante  à  travers  la 
satisfaction  cruelle  qui  s'y  mêlait.  Il  enviait  mon  sort.  Il 
était  plein  d'ardeur  pour  la  cause  de  l'indépendance  et 
prétendait  avoir  été  tenté  plus  d'une  fois  de  jeter  le  froc 
aux  orties  et  de  prendre  le  mousquet;  mais  c'était  de  sa 
part  une  puérile  allectalion.  Son  naturel  doux  et  timide 
resta  toujours  prêtre  sous  le  manteau  de  la  philosophie. 

Un  billet  étroit  et  sans  suscription  se  trouvait  comme 
glissé  après  coup  entre  ces  deux  lettres.  Je  comprenais 
bien  qu'il  était  de  la  seule  personne  qui  m'intéressât  réel- 
lement dans  le  monde,  mais  je  n'avais  pas  le  couraj^e  de 
l'ouvrir.  Je  marchais  sur  le  sable  au  bord  de  la  mer,  re- 
tournant ce  mince  papier  dans  ma  main  tremblante,  et 
craignant  de  perdre,  en  le  lisant,  l'espèce  de  calme  déses- 
péré que  j'avais  trouvé  dans  mon  courage.  Je  craignais 
surtout  des  remerciements  et  l'expression  d'une  joie  en- 
thousiaste, derrière  laquelle  j'eusse  aperçu  un  autre  amour 
satisfait. 

—  Que  peut-elle  m'écrire?  disais-je;  pourquoi  mécrit- 
elle?  Je  ne  veux  pas  de  sa  pitié,  encore  moins  de  sa  re- 
connaissance. 

J'étais  tenté  de  jeter  ce  fatal  billet  à  la  mer.  Une  fois 
même  ,  je  l'élevai  au-dessus  des  flots  ;  mais  je  le  serrai 
aussitôt  contre  mon  cieur  et  l'y  laissai  quelques  instants 
caché,  comme  si  j'eusse  cru  à  cette  vue  occulte  des  par- 
tisans du  magnétisme,  qui  prétendent  lire  avec  les  or- 
ganes du  sentiment  et  de  la  pensée  aussi  bien  qu'avec  les 
yeux. 

Enfin  je  me  décidai  à  rompre  le  cachet  et  je  lus  ces 
mots  : 

«  Tu  as  bien  agi,  Bernard  ;  mais  je  ne  te  remercie  pas. 


MAUPRAT.  213 

car  je  souffrirai  de  ton  absence  plus  que  je  ne  puis  le  dire. 
Va  pourtant  où  ton  honneur  et  l'amour  de  la  sainte  vérité 
t'appellent;  mes  vœux  et  mes  prières  te  suivront  partout. 
Reviens  quand  ta  mission  sera  accomplie,  tu  ne  me  re- 
trouveras ni  mariée  ni  religieuse.  » 

Elle  avait  joint  à  ce  billet  la  liague  de  cornaline  qu'elle 
m'avait  cédée  durant  ma  maladie,  et  que  je  lui  avais  ren- 
voyée en  quittant  Paris.  Je  fis  faire  une  petite  boîte  d  or 
où  j'enfermai  le  billet  et  cet  anneau,  et  que  je  plaçai  sur 
moi  comme  un  scapulaire.  La  Fayette,  arrêté  en  France 
par  ordre  du  gouvernement,  qui  s'opposait  à  son  expé- 
dition, vint  nous  joindre  bientôt,  après  s'être  évadé  de 
prison.  J'avais  eu  le  temps  de  faire  mes  préparatifs  ;  je 
mis  à  la  voile  plein  de  tristesse ,  d'ambition  et  d'espé- 
rance. 

Vous  n'attendez  pas  que  je  vous  fasse  le  récit  de  la 
guerre  d'Amérique.  Encore  une  fois,  j'isole  mon  existence 
des  faits  de  l'histoire,  en  vous  contant  mes  aventures. 
Mais  ici  je  supprimerai  même  mes  aventures  personnelles; 
elles  forment  dans  ma  mémoire  un  chapitre  à  part,  où 
Edméejoue  le  rôle  d'une  madone  constamment  invoquée, 
mais  invisible.  Je  ne  puis  croire  que  vous  preniez  le  moindre 
intérêt  à  entendre  les  incidents  d'une  portion  de  récit 
d'où  cette  figure  angélique,  la  seule  digne  d'occuper  votre 
attention,  et  par  elle-même  d'abord,  et  par  son  attention  sur 
moi,  serait  entièrement  absente.  Je  vous  dirai  seulement 
que,  des  grades  inférieurs,  joyeusement  acceptés  par  moi 
au  début,  dans  l'armée  de  Washington,  je  parvins  régulière- 
ment, mais  rapidement,  au  grade  d'officier.  Mon  éduca- 
tion militaire  fut  prompte.  Là,  comme  dans  tout  ce  que 
j'ai  entrepris  durant  ma  vie,  je  me  mis  tout  entier;  et, 
voulant  obstinément,  je  triomphai  des  difficultés. 

J'oljtins  la  conliance  de  mes  chefs  illustres.  Mon  excel- 


21i  MAUPRAT. 

lente  constitutioa  me  rendait  propre  aux  fatij^ues  de  la 
guerre;  mes  anciennes  habitudes  de  brigand  me  furent 
même  d'un  secours  immense  :  je  supportais  les  revers 
avec  un  calme  que  n'avaient  pas  tous  les  jeunes  Français 
débarqués  avec  moi,  quel  que  fût  d'ailleurs  l'éclat  de  leur 
coura;;"o.  Le  mien  fut  froid  et  tenace,  à  la  grande  surprise 
de  nos  alliés,  qui  doutèrent  plus  d  une  fois  de  mon  ori- 
gine, en  voyant  combien  je  me  familiarisais  vite  avec  les 
forêts,  et  comme  je  savais  lutter  de  ruse  et  de  méfiance 
avec  les  sauvages  qui  inquiétèrent  parfois  nos  manœuvres. 
Au  milieu  de  mes  travaux  et  de  mes  déplacements, 
j'eus  le  bonheur  de  pouvoir  cuUi\  t-r  mon  esprit  dans  l'in- 
timité d'un  jeune  homme  de  mérite  que  la  Providence  me 
donna  pour  compagnon  et  pour  ami.  L'amour  des  sciences 
naturelles  l'avait  jeté  dans  notre  expédition,  et  il  s'y  con- 
duisait en  bon  militaire;  mais  il  était  facile  de  voir  que  la 
synij)alhie  politique  ne  jouait  dans  sa  résolution  qu'un  rôle 
secondaire.  Il  n'avait  aucun  désir  d  avancement,  aucune 
aptitude  aux  études  stratégiques.  Son  herbier  et  ses  obser- 
\alions  zoologiques  l'occupaient  bien  plus  que  le  succès 
de  la  guerre  et  le  triomphe  de  la  liberté.  Il  se  battait  trop 
bien  dans  l'occasion  pour  mériter  jamais  le  reproche  de 
tiédeur;  mais,  jusqu'à  la  mmUc  du  combat,  et  dès  le  len- 
demain, il  semblait  ignorer  qu'il  fut  question  d'autre  chose 
que  d'une  excursion  scienlifupie  dans  les  savanes  du  nou- 
veau monde.  Son  portemanteau  était  Idujuurs  i-enipli, 
non  d'argent  et  de  nippes,  mais  d'échantillons  d  histoire 
naturelle  ;  et,  tandis  que,  couchés  sur  l'herbe,  nous  étions 
attentifs  aux  moindres  bruits  qui  pouvaient  nous  révéler 
l'approche  de  l'ennemi,  il  était  absorbé  dans  l'analyse  d'une 
plante  ou  d'un  insecte.  C'était  un  admirable  jeune  homme, 
pur  comme  un  ange,  désintéressé  comme  un  sloïque, 
patient  comme  un  savant,  et  a\"ec  cela  enjt)ué  et  alleclueux. 


MAUPRAT.  215 

Lorsqu'une  surprise  nous  mettait  en  danger,  il  n'avait  de 
soucis  et  d'exclamations  que  pour  les  précieux  cailloux  et 
les  inappréciables  brins  d'herbe  qu'il  portait  en  groupe;  et 
pourtant,  lorsqu'un  de  nous  était  blessé,  il  le  soignait  avec 
une  bonté  et  un  zèle  incomparables. 

Il  vit,  un  jour,  la  boite  d'or  que  je  cachais  sous  mes 
habits,  et  il  me  supplia  instamment  de  la  lui  céder  pour  y 
mettre  quelques  pattes  de  mouche  et  quelques  ailes  de 
cigale  qu'il  eût  défendues  jusqu'à  la  dernière  goutte  de 
son  sang.  Il  me  fallut  tout  le  respect  que  je  portais  aux 
reliques  de  l'amour  pour  résister  aux  instances  de  l'ami- 
tié. Tout  ce  qu'il  put  obtenir  de  moi,  ce  fut  de  glisser 
dans  ma  précieuse  boîte  une  petite  plante  fort  jolie  qu'il 
prétendait  avoir  découverte  le  premier,  et  qui  n'eut  droit 
d'asile  à  côté  du  billet  et  de  l'anneau  de  ma  fiancée  qu'à 
la  condition  de  s'appeler  Edmunda  sylvcslris.  Il  y  con- 
sentit; il  avait  donné  à  un  beau  pommier  sauvage  le  nom 
de  Samuel  Adams,  celui  de  Franklin  à  je  ne  sais  quelle 
abeille  industrieuse,  et  rien  ne  lui  plaisait  comme  d'asso- 
cier ces  nobles  enthousiasmes  à  ses  ingénieuses  obser- 
vations. 

Je  conçus  pour  lui  un  attachement  d'autant  plus  %if  que 
c'était  ma  première  amitié  pour  un  homme  de  mon  âge. 
Le  charme  que  je  trouvais  dans  cette  liaison  me  révéla 
une  face  de  la  vie,  des  facultés  et  des  besoins  de  l'âme 
que  je  ne  connaissais  pas.  Comme  je  ne  pus  me  détacher 
jamais  des  premières  impressions  de  mon  enfance  ,  dans 
mon  amour  pour  la  chevalerie,  je  me  plus  à  voir  en  lui 
mon  frère  d'armes,  et  je  voulus  qu'il  me  donnât  ce  titre, 
à  l'exclusion  de  tout  autre  ami  intime.  Il  s'y  prêta  avec 
un  abandon  de  cœur  qui  me  prouva  combien  la  sympa- 
thie était  \\\e  entre  nous.  Il  prétendait  que  j'étais  né  pour 
être  naturaliste ,  à  cause  de  mon  aptitude  à  la  vie  nomade 


21G  M  AU  P  RAT. 

et  aux  rudes  expédition».  Il  me  reprochait  un  peu  de 
préoccupation  et  me  g:rondait  sérieusement  lorsque  je 
marchais  étourdiment  sur  des  plantes  intéressantes;  mais 
il  assurait  que  j'étais  doué  de  l'esprit  de  méthode  et  que 
je  pourrais  inventer  un  jour,  non  pas  une  théorie  de  la 
nature,  mais  un  excellent  système  de  classification.  Sa 
prédiction  ne  se  réalisa  point ,  mais  ses  encouragements 
réveillèrent  en  moi  le  p^oùt  de  l'étude  et  empêchèrent 
mon  esprit  de  relomber  en  paralysie  dans  la  vie  des 
camps.  Il  fut  pour  moi  l'envoyé  du  ciel;  sans  lui,  je  fusse 
redevenu  peut-être,  sinon  le  coupe-jarret  de  la  Roche- 
Mauprat,  du  moins  le  sauvage  de  la  ^'arenne.  Ses  ensei- 
gnements ranimèrent  en  moi  le  sentiment  de  la  vie  intel- 
lectuelle. Il  agrandit  mes  idées ,  il  ennoblit  aussi  mes 
instincts;  car,  si  une  merveilleuse  droiture  et  des  habi- 
tudes de  modestie  l'empêchaient  de  se  jeter  dans  les  dis- 
cussions philosophiques,  il  avait  l'amour  inné  de  la  justice 
et  décidait  avec  une  sagacité  infaillible  toutes  les  questions 
de  sentiment  et  de  moralilé.  11  ])rit  sur  moi  un  ascendant 
que  n'eut  jamais  pu  prendre  l'abbé  dans  la  position  où 
notre  méfiance  mutuelle  nous  avait  placés  dès  le  jjrincipc. 
Il  me  révéla  une  grande  partie  du  monde  physique;  mais 
ce  qu'il  m'apprit  de  plus  précieux  fut  de  m'habituer  à  me 
connaître  moi-même  et  à  rélléchir  sur  mes  impressions.  Je 
parvins  à  gouverner  mes  mouvements  jusqu'à  un  certain 
point.  Je  ne  me  corrigeai  jamais  de  l'orgueil  et  de  la  vio- 
lence. On  ne  change  pas  l'essence  de  son  être,  mais  on 
dirige  vers  le  bien  ses  facultés  diverses;  on  arrive  presque 
à  utiliser  ses  défauts;  c'est,  au  reste,  le  grand  secrt-t  ol  le 
grand  problème  de  l'éducation. 

Les  entretiens  de  mon  cher  Arthur  m'amenèrent  à  de 
telles  réflexions,  que  je  parvins  à  déduire  logiquement  de 
tous  mes  souvenirs  les  motifs   de  la  conduite  d Mdmée.  Je 


MAUPRAT.  217 

la  trouvai  grande  et  généreuse,  surtout  dans  les  choses 
qui,  mal  vues  et  mal  appréciées,  m'avaient  le  plus  blessé. 
Je  ne  l'en  aimai  pas  davantage,  c'était  impossible;  mais 
j'arrivai  à  comprendre  pourquoi  je  l'aimais  invinciblement 
malgré  tout  ce  qu'elle  m'avait  fait  souffrir.  Cette  flamme 
sainte  brûla  dans  mon  âme,  sans  pâlir  un  seul  instant, 
durant  les  six  années  de  notre  séparation.  Malgré  l'excès 
de  vie  qui  débordait  mon  être,  malgré  les  excitations  d'une 
nature  extérieure  pleine  de  volupté,  malgré  les  mauvais 
exemples  et  les  nombreuses  occasions  qui  sollicitent  la 
faiblesse  humaine  dans  la  liberté  de  la  vie  errante  et  mili- 
taire, je  prends  Dieu  à  témoin  que  je  conservai  intacte  ma 
robe  d'innocence  et  que  je  ne  connus  pas  le  baiser  d'une 
seule  femme.  Arthur,  qu'une  organisation  plus  calme  solli- 
citait moins  vivement  et  que  le  travail  de  l'intelligence 
absorbait  presque  tout  entier,  ne  fut  pas  toujours  aussi 
austère  ;  il  m'engagea  même  plusieurs  fois  à  ne  pas  courir 
les  dangers  d'une  vie  exceptionnelle,  contraire  au  vœu  de 
la  nature.  Quand  je  lui  confiai  qu'une  grande  passion 
éloignait  de  moi  toute  faiblesse  et  rendait  toute  chute  im- 
possible, il  cessa  de  combattre  ce  qu'il  appelait  mon  fana- 
tisme (c'était  un  mot  très  en  vogue  et  qui  s'appliquait  à 
presque  tout  indifféremment),  et  je  remarquai  qu'il  avait 
pour  moi  une  estime  plus  profonde,  je  dirai  même  une 
sorte  de  respect  qui  ne  s'exprimait  point  par  des  paroles, 
mais  qui  se  révélait  dans  mille  petits  témoignages  d'adhé- 
sion et  de  déférence. 

Un  jour  qu'il  me  parlait  de  la  grande  puissance 
qu'exerce  la  douceur  extérieure  jointe  à  une  volonté  iné- 
branlable, me  citant  pour  exemple  et  le  bien  et  le  mal 
dans  l'histoire  des  hommes,  surtout  la  douceur  des  apô- 
tres et  l'hypocrisie  des  prêtres  de  toutes  les  religions,  il 
me  vint  à  l'idée  de   lui  demander  si,   avec  la  fougue  de 


218  MALPRAT. 

mon  sang  et  l'emporlement  de  mon  caractère,  je  pourrais 
jamais  exercer  une  influence  quelconque  sur  mes  proches. 
En  me  servant  de  ce  dernier  mot,  je  ne  songeais  qu'à 
lùlmée.  Arthur  me  répondit  que  j  aurais  un  autre  ascen- 
dant que  celui  de  la  douceur  acquise. 

—  Ce  sera,  dil-il,  celui  de  la  bonté  naturelle.  La  cha- 
leur de  l'âme,  lardeur  et  la  persévérance  de  l'affection, 
voilà  ce  qu'il  faut  dans  la  vie  de  famille ,  et  ces  qualités 
font  aimer  nos  défauts  à  ceux-là  mêmes  qui  habituelle- 
ment en  souffrent  le  plus.  Nous  devons  donc  lâcher  de 
nous  vaincre  par  amour  pour  ceux  qui  nous  aiment;  mais 
se  proposer  un  système  de  modération  dans  le  sein  de 
l'amour  ou  de  l'amitié  serait,  je  pense,  une  recherche 
puérile,  un  travail  égo'iste,  et  qui  tuerait  l'affection  en 
nous-mêmes  d'abord  et  bientôt  après  dans  les  autres.  Je 
ne  vous  parlais  de  modération  rélléchie  que  dans  l'appli- 
cation de  l'autorité  sur  les  masses.  Or  si  vous  avez  jamais 
l'ambition... 

—  Or  vous  croyez,  lui  dis-je  sans  écouter  la  dernière 
partie  de  son  discours,  que,  tel  que  vous  me  connaissez, 
je  puis  rendre  une  femme  heureuse  et  me  faire  aimer  d'elle 
malgré  tous  mes  défauts  et  les  torts  qu'ils  entraînent? 

-  0  cervelle  amoureuse  !  s'écria-t-il,  qu'il  est  diflicile 
de  vous  distraire!...  Eh  bien,  si  vous  le  voulez,  Bernard, 
je  vous  dirai  ce  que  je  pense  de  vos  amours.  La  personne 
que  vous  aimez  si  ardemment  vous  aime,  à  moins  qu'elle 
ne  soit  incapable  d'aimer  ou  tout  à  l'ail  dépourvue  de 
jugement. 

Je  lui  assurai  qu'elle  était  autant  au-dessus  de  toutes 
les  autres  femmes  que  le  lion  est  au-dessus  de  l'écureuil,  le 
cèdre  au-dessus  de  l'hysope ,  et ,  à  force  de  métaphores, 
je  réussis  à  le  convaincre.  Alors  il  m'engagea  à  lui  con- 
ller  quelques  détails,   afin,   disait-il,    qu'il  put  juger  ma 


MAUPRAT.  219 

position  à  l'égard  d'Edmée.  Je  lui  ouvris  mon  cœur  sans 
réserve  et  lui  racontai  mon  histoire  d'un  bout  à  l'autre. 
Nous  étions  alors  sur  la  lisière  d'une  belle  forêt  vierge, 
aux  derniers  rayons  du  couchant.  Le  parc  de  Sainte- 
Sévère,  avec  ses  beaux  chênes  seigneuriaux  qui  n'avaient 
jamais  subi  l'outrage  de  la  cognée,  se  représentait  à  ma 
pensée  pendant  que  je  regardais  les  arbres  du  désert  af- 
franchis de  toute  culture,  s'épanouissant  dans  leur  force 
et  dans  leur  grâce  primitive  au-dessus  de  nos  têtes.  L'ho- 
rizon brûlant  me  rappelait  les  visites  du  soir  à  la  cabane 
de  Patience,  Edmée  assise  sous  les  pampres  dorés;  et  le 
chant  des  perruches  allègres  me  retraçait  celui  des  beaux 
oiseaux  exotiques  qu'elle  élevait  dans  sa  chambre.  Je 
pleurai  en  songeant  à  l'éloignement  de  ma  patrie,  au  large 
Océan  qui  nous  séparait  et  qui  a  englouti  tant  de  pèlerins 
au  moment  où  ils  saluaient  la  rive  natale.  Je  pensai  aussi 
aux  chances  de  la  fortune,  aux  dangers  de  la  guerre,  et, 
pour  la  première  fois,  j'eus  peur  de  mourir;  car  mon  cher 
Arthur,  serrant  ma  main  dans  les  siennes,  m'assurait  que 
j'étais  aimé  et  qu'il  voyait  une  nouvelle  preuve  d'affection 
dans  chaque  trait  de  rigueur  et  de  méfiance. 

—  Enfant,  me  disait-il,  si  elle  ne  voulait  pas  t'épouser, 
ne  vois-tu  pas  qu'elle  aurait  eu  cent  manières  de  se  débar- 
rasser à  jamais  de  tes  prétentions?  Et,  si  elle  n'avait  pour 
toi  une  tendresse  inépuisable,  se  serait-elle  donné  tant  de 
peine  et  imposé  tant  de  sacrifices  pour  te  tirer  de  l'abjec- 
tion où  elle  t'avait  trouvé  et  pour  te  rendre  digne  d'elle? 
Eh  bien,  toi  qui  ne  rêves  qu'aux  antiques  prouesses  de  la 
chevalerie  errante,  ne  vois-tu  pas  que  tu  es  un  noble  preux, 
condamné  par  la  dame  à  de  rudes  épreuves  pour  avoir 
manqué  aux  lois  de  la  gahuiterio,  en  réclamant  d'un  ton 
impérieux  l'amour  qu'on  doit  implorer  à  genoux? 

Il  entrait  alors  dans  un  examen  détaillé  de  mes  crimes 


220  M  A  L  l' R  A  T. 

el  trouvait  les  cliàlinieuls  rudes,  mais  justes;  il  (li<cutail 
ensuite  les  probabilités  .de  l'avenir  et  me  donnait  l'excel- 
lent conseil  de  me  soumettre  jusqu'à  ce  qu'on  juj^eât  à 
propos  de  m'absoudre. 

—  Mais,  lui  disais-jc,  n'est-ce  point  une  honte  qu'un 
honune  mûri,  comme  je  le  suis  maintenant,  par  la  réllexion 
et  rudement  éprouvé  par  la  «guerre  se  soumette  comme 
un  enfant  au  caprice  d'une  femme? 

—  Non,  me  répondait  Aitluu-,  ce  n'est  point  une  honte, 
et  la  conduite  de  cette  femme  n'est  point  dictée  par  le 
caprice.  Il  n'y  a  que  de  l'honneur  à  réparer  le  mal  qu'on  a 
fait,  et  combien  peu  d'hommes  en  sont  capables!  11  n'y  a 
que  justice  dans  la  pudeur  offensée  qui  réclame  ses  droits 
et  son  indépendance  naturelle.  Vous  vous  êtes  conduit 
comme  Albion,  ne  vous  étonnez  pas  qu'Edmée  se  conduise 
connue  Philadelphie.  Mlle  ne  se  rendra  qu'à  la  condition 
d'une  paix  glorieuse,  et  elle  aura  raison. 

11  voulut  savoir  (|uelle  conduite  axait  tenue  l'"dmée  à 
mon  éi^ard  depuis  deux  ans  f|ue  nous  étions  en  .\iuéri(pie. 
,1e  lui  montrai  les  rares  et  courtes  lettres  tpie  j  avais  re- 
çues d'elle.  11  fut  frappé  du  grand  sens  et  de  la  parfaite 
loyauté  qui  lui  parurent  ressortir  de  l'élévation  el  de  la 
précision  virile  du  style.  l'>dmée  ne  me  faisait  aucune  jiro- 
messe  et  ne  m'encourageait  même  par  aucune  espérance 
directe:  mais  elle  témoignait  un  vif  désir  de  mon  retour 
et  me  [larlail  du  hoiiheur  (|ni'  nous  goûterions  luiis,  réunis 
autour  de  l'àtre,  (|iiaiid  mes  récits  extraordinaires  pro- 
longeraient les  veillées  du  château;  elK-  n'hésitait  pas  à  me 
dire  que  j'étais,  avec  son  père,  Vuiik/uc  soUiciludc  de  sa 
vie.  Cependant,  malgré  unv  tendresse  si  soutienne,  un  ter- 
rible soupçon  m'obsédait.  Dans  ces  courtes  lettres  de  ma 
cousine,  comme  dans  celles  de  son  père,  comme  dans  les 
longues  épitres  tendres    el    lleuries    de    l'abbé    .\ulierl,  on 


MAUPRAT.  2-21 

ne  me  faisait  jamais  part  des  événements  qui  pouvaient  et 
qui  devaient  survenir  dans  la  famille.  Chacun  m'entre- 
tenait de  soi-même,  et  jamais  ils  ne  me  disaient  un  mot  les 
uns  des  autres  ;  c'est  tout  au  plus  si  on  me  parlait  des  atta- 
ques de  goutte  du  chevalier.  Il  y  avait  comme  une  con- 
vention passée  entre  chacun  des  trois  de  ne  me  point  dire 
les  occupations  et  la  situation  d'esprit  des  deux  autres. 

—  Eclaire-moi  et  rassure-moi,  si  tu  peux,  à  cet  égard, 
dis-je  à  Arthur.  Il  y  a  des  moments  où  je  m'imagine 
qu'Edmée  est  mariée,  et  qu'on  est  convenu  de  ne  me 
l'apprendre  qu'à  mon  retour  ;  car  enfin  qui  l'en  empêche? 
Est-il  probable  qu'elle  m'aime  assez  pour  vivre  dans  la  so- 
litude par  amour  pour  moi,  tandis  que  cet  amour,  soumis 
aux  principes  d'une  froide  raison  et  d'une  austère  con- 
science, se  résigne  à  voir  mon  absence  se  prolonger  indé- 
liniment  avec  la  guerre?  J'ai  des  devoirs  à  remplir  ici, 
sans  nul  doute  ;  l'honneur  exige  que  je  défende  mon  dra- 
peau jusqu'au  jour  du  triomphe  ou  de  la  défaite  irréparable 
de  la  cause  que  je  sers  ;  mais  je  sens  que  je  préfère  Edmée 
à  ces  vains  honneurs  et  que,  pour  la  voir  une  heure  plus 
tôt,  j'abandonnerais  mon  nom  à  la  risée  et  aux  malédic- 
tions de  l'univers. 

—  Cette  dernière  pensée  vous  est  suggérée,  répondit 
Arthur  en  souriant,  par  la  violence  de  votre  passion  ;  mais 
vous  n'agiriez  point  comme  vous  dites,  l'occasion  se  pré- 
sentant. Quand  nous  sommes  aux  prises  avec  une  seule  de 
nos  facultés,  nous  croyons  les  autres  anéanties;  mais  qu'un 
choc  extérieur  les  réveille,  et  nous  voyons  bien  que  notre 
âme  vit  par  plusieurs  points  à  la  fois.  Vous  n'êtes  pas  in- 
sensible à  la  gloire,  IJcniard,  et,  si  Ivlmée  vous  invitait  à 
y  renoncer,  vous  vous  apercevriez  que  vous  y  teniez  plus 
que  vous  ne  pensiez;  vous  avez  d'ardentes  convictions  ré- 
publicaines, cl  c'est  bvdniéc  qui  \(Uis  les  u  inspirées  la  pre- 


2->l  M  A  r  1'  p.  A  T. 

mière.  Que  penseriez-vous  d'elle,  et  que  serait-elle,  en  elfet, 
si  elle  vous  disait  aujourd'hui  :  «  Il  y  a,  au-dessus  de  la 
relijrion  que  je  vous  ai  prèchée  et  des  dieux  que  je  vous  ai 
révélés,  quelque  chose  de  plus  auguste  et  de  plus  sacré  : 
c'est  mon  bon  plaisir?  »  Bernard,  Aotre  amour  est  [ilein 
d'exigences  contradictoires.  L'inconséquence  est.  d'ailleurs, 
le  propre  de  tous  les  amours  humaines.  Les  hommes  s'ima- 
ginent que  la  femme  n'a  point  d'existence  par  elle-même  et 
qu'elle  doit  toujours  s'absorber  en  eux,  et  pourtant  ils 
n'aiment  fortement  que  la  femme  qui  paraît  s'élever,  par 
son  caractère,  au-dessus  de  la  faiblesse  et  de  l'inertie  de 
son  sexe.  Vous  voyez  sous  ce  climat  tous  les  colons  dis- 
poser de  la  beauté  de  leurs  esclaves,  mais  ils  ne  les  aiment 
point,  quelque  belles  qu  elles  soient;  et,  lorsque  par  hasard 
ils  s'attachent  à  une  d'elles,  leur  premier  soin  est  de  l'af- 
franchir. Jusque-là,  ils  ne  croient  pas  avoir  allaire  à  une 
créature  humaine.  L'esprit  d'indépendance,  la  notion  de  la 
vertu,  l'amour  du  devoir,  privilège  des  âmes  élevées,  est 
donc  nécessaire  dans  luie  compagne  ;  et  plus  votre  maîtresse 
vous  montre  de  force  et  de  patience,  plus  vous  la  chérissez, 
en  dépit  de  vos  souffrances.  Sachez  donc  distinguer  l'amour 
du  désir;  le  désir  veut  détruire  les  obstacles  qui  rallirent, 
et  il  meurt  sur  les  débris  d'une  vertu  vaincue  ;  l'amour  veut 
vivre,  et,  pour  cela,  il  veut  voir  l'objet  de  son  culte  long- 
temps défendu  par  cette  muraille  de  diamant  dont  la  force 
et  l'éclat  font  la  valeur  et  la  beauté. 

C'est  ainsi  qu'Arthur  m'expliquait  les  ressorts  mysté- 
rieux de  ma  passion  et  projetait  la  lumière  de  sa  sagesse 
dans  les  orages  ténébreux  de  mon  âme.  (Juclquefois  il 
ajoutait  : 

—  Si  le  ciel  m'eiil  (loniié  la  femme  que  j'ai  jiarfois 
rêvée,  je  crois  que  j'aurais  su  faire  de  mon  amour  une 
passion  noble  et  généreuse;  mais  la  science   prend   li-oj)  (1(> 


MAUPRAT.  223 

temps  :  je  n'ai  pas  eu  le  loisir  de  chercher  mon  idéal,  et,  si 
je  l'ai  rencontré,  je  n'ai  pu  ni  l'étudier  ni  le  reconnaître. 
Ce  bonheur  vous  est  accordé,  Bernard;  mais  vous  n'appro- 
fondirez pas  l'histoire  naturelle  :  un  seul  homme  ne  peut 
pas  tout  avoir. 

Quant  à  mon  soupçon  sur  le  mariage  d'Edmée  que  je 
redoutais,  il  le  rejetait  bien  loin,  comme  une  obsession 
maladive.  Il  trouvait,  au  contraire,  dans  le  silence  d'Edmée 
à  cet  égard,  une  admirable  délicatesse  de  conduite  et  de 
sentiments. 

—  Une  personne  vaine  prendrait  soin,  disait-il,  de  vous 
apprendre  tous  les  sacrifices  qu  elle  vous  fait,  de  vous  énu- 
mérer  les  titres  et  les  qualités  des  prétendants  qu'elle  re- 
pousse; mais  Edmée  est  une  âme  trop  élevée,  un  esprit 
trop  sérieux,  pour  entrer  dans  ces  détails  futiles.  Elle  re- 
garde vos  conventions  comme  inviolables  et  n'imite  pas 
ces  consciences  faibles  qui  parlent  toujours  de  leurs  victoires 
pour  se  faire  un  mérite  de  ce  que  la  vraie  force  trouve  facile. 
Elle  est  née  si  fidèle,  qu'elle  n'imagine  même  pas  qu'on 
puisse  la  soupçonner  de  ne  pas  l'être. 

Ces  entretiens  versaient  un  baume  salutaire  sur  mes  bles- 
sures. Lorsque  la  France  accorda  enfin  ouvertement  son 
alliance  à  la  cause  américaine,  j'appris  de  l'abbé  une  nou- 
velle qui  me  rassura  entièrement  sur  un  point.  Il  m'écrivait 
que  proljablement  je  retrouverais  au  nouveau  monde  un 
ancien  ami.  Le  comte  de  La  Marche  avait  obtenu  un  ré- 
giment, et  il  partait  pour  les  Etats-Unis. 

«  Entre  nous  soit  dit,  ajoutait  l'abbé,  il  lui  était  bien 
nécessaire  de  se  créer  une  position.  Ce  jeune  homme, 
quoique  modeste  et  sage,  a  toujours  eu  la  faiblesse  de 
céder  à  un  préjugé  de  famille.  Il  avait  honte  de  sa  jiau- 
vreté  et  la  cachait  comme  on  cache  une  lèpre,  si  bien  qu'il 
a  achevé  de  se  ruiner  en  ne  vonlant  pas  laisser  paraître  les 


2-24  MAI  PRAT. 

pro<,'rës  de  sa  ruine.  On  attribue  dans  le  monde  la  rupture 
d'Edmée  avec  lui  à  ces  revers  de  fortune,  et  l'on  va  jus- 
qu'à dire  qu'il  était  peu  épris  de  sa  personne  et  beaucoup 
de  sa  dot.  Je  ne  saurais  me  résoudre  à  lui  supposer  des  vues 
basses,  et  je  crois  seulement  qu'il  a  subi  les  souffrances  aux- 
quelles conduisent  de  faux  principes  sur  le  prix  des  biens 
de  ce  monde.  Si  vous  le  rencontrez,  Edniée  désire  que  vous 
lui  témoigniez  de  l'intérêt  et  que  vous  lui  exprimiez  celui 
qu'elle  a  toujours  manifesté  pour  lui.  La  conduite  de  votre 
admirable  cousine  a  été,  en  ceci  comme  en  toute  chose, 
pleine  de  douceur  et  de  dignité.  » 


MAUPRAT.  225 


XV 


L;i  veille  du  départ  de  M.  de  La  Marche,  après  l'envoi 
de  la  lettre  de  l'abbé,  il  s'était  passé  dans  la  \'arenne  un 
petit  événement  qui  me  causa  en  Amérique  une  surprise 
agréable  et  plaisante,  et  qui,  d'ailleurs,  s'enchaîna  dune 
manière  remarquable  aux  événements  les  plus  importants 
de  ma  vie,  ainsi  que  vous  le  verrez  plus  tard. 

Quoique  assez  grièvement  blessé  à  la  malheureuse  af- 
faire de  Savannah,  j'étais  activement  occupé  en  A'irginie, 
sous  les  ordres  du  général  Green,  à  rassembler  les  débris 
de  l'armée  de  Gates,  qui  était,  à  mes  yeux,  un  héros  bien 
supérieur  à  son  rival  heureux  Washington.  Nous  venions 
d'apprendre  le  débarquement  de  l'escadre  de  M.  de  Ternay, 
et  la  tristesse  qui  nous  avait  gagnés  à  cette  époque  de  re- 
vers et  de  détresse  commençait  à  se  dissiper  devant  l'espoir 
d'un  secours  plus  considérable  que  celui  qui  nous  arrivait 
en  effet.  Je  me  promenais  dans  les  bois,  à  peu  de  distance 
du  camp,  avec  Arthur,  et  nous  profitions  de  ce  moment 
de  répit  pour  nous  entretenir  enfin  d'autre  chose  que  de 
Cornwallis  et  de  l'infâme  Arnoltls.  Longtemps  affligés  par 
le  spectacle  des  maux  de  la  nation  américaine,  par  la  crainte 
de  voir  l'injustice  et  la  cupidité  triompher  de  la  cause  des 
peuples ,  nous  nous  abandonnions  à  une  douce  gaieté. 
Lorsque  j'avais  une  heure  de  loisir,  j'oubliais  mes  rudes 
travaux  pour  me  réfugier  dans  l'oasis  de  mes  pensées,  dans 

29 


226  MALPRAT, 

la  famille  de  Sainte-Sévère.  Selon  ma  coutnme,  à  ces 
heures-là,  je  racontais  au  complaisant  Arthur  quelque 
scène  bouffonne  de  mes  débuts  tlans  la  vie  au  sortir  de  la 
Roche-Mauprat.  Je  lui  décrivais  tantôt  ma  première  toi- 
lette, tantôt  le  mépris  et  l'horreur  de  M"*^  Leblanc  pour 
ma  personne,  et  ses  recommandations  à  son  ami  Saint- 
Jean  de  ne  jamais  approcher  de  moi  à  la  portée  du  bras. 
Je  ne  sais  comment,  au  milieu  de  ces  amusantes  figures, 
celle  du  solennel  hidalgo  Marcasse  se  présenta  à  mon 
imagination,  et  je  me  mis  à  faire  la  peinture  fidèle  et  dé- 
taillée de  l'habillement,  de  la  démarche  et  de  la  conver- 
sation de  cet  énigmatique  personnage.  Ce  n'est  pas  que 
Marcasse  fût  réellement  aussi  conii(jiu'  ([u'il  m'apparaissait 
à  travers  ma  fantaisie;  mais,  à  vingt  ans,  un  homme  n'est 
qu'un  enfant,  surtout  lorsqu'il  est  militaire,  qu'il  vient 
d'échapper  à  de  grands  périls,  et  que  la  conquête  de  sa 
propre  vie  le  remplit  d'un  orgueil  insouciant.  Arthur  riait 
de  tout  son  cœur  en  m'écoutant  et  m'assurait  qu'il  don- 
nerait tout  son  bagage  de  naturaliste  pour  un  animal  aussi 
curieux  que  celui  dont  je  lui  faisais  la  description.  Le  plai- 
sir qu  il  trouvait  à  partager  mes  enfantillages  me  donnant 
de  la  verve,  je  ne  sais  si  j'aurais  pu  résister  au  désir  de 
charger  un  peu  mon  modèle,  lorsque  tout  à  coup,  au  dé- 
tour du  chemin,  nous  nous  trouvâmes  en  présence  d'un 
homme  de  haute  taille,  pauvrement  vêtu,  pitoyablement 
décharné,  lequel  marchait  à  nous  d'un  air  grave  et  pensif, 
portant  à  la  main  une  longue  épée  nue,  dont  la  pointe  était 
pacifiquement  baissée  jusqu'à  terre.  Ce  personnage  ressem- 
blait si  fort  à  celui  que  je  venais  de  décrire,  qu'Arthur, 
frappé  de  l'à-propos,  fut  pris  d'un  rire  inextinguible,  et,  se 
rangeant  de  côté  pour  laisser  passer  le  sosie  de  Marcasse, 
se  jeta  sur  le  gazon  au  milieu  d'une  quinte  de  toux  con- 
vulsive. 


MAUPRAT.  2'27 

Quant  à  moi,  je  ne  riais  point,  car  rien  de  ce  qui  semble 
surnaturel  ne  manque  de  frapper  vivement  l'homme  le 
plus  habitué  au  dan^i^er.  La  jambe  en  avant,  l'œil  fixe,  le 
bras  étendu,  nous  nous  approchions  l'un  vers  l'autre,  moi 
et  lui,  non  pas  l'ombre  de  Marcasse,  mais  la  personne 
respectable,  en  chair  et  en  os,  de  l'hidalgo  preneur  de 
taupes. 

Pétrifié  de  surprise,  lorsque  je  vis  ce  que  je  prenais 
pour  un  spectre  porter  lentement  la  main  à  la  corne  de  son 
chapeau  et  le  soulever  sans  perdre  une  ligne  de  sa  taille,  je 
reculai  de  trois  pas,  et  cette  émotion,  qu'Arthur  prit  pour 
une  facétie  de  ma  part,  augmenta  sa  gaieté.  Le  chasseur  de 
belettes  n'en  fut  aucunement  ému  ;  peut-être  pensa-t-il, 
dans  son  calme  judicieux,  que  c'était  la  manière  d'aborder 
les  gens  sur  l'autre  rive  de  l'Océan. 

Mais  la  gaieté  d'Arthur  faillit  redevenir  contagieuse 
lorsque  Marcasse  me  dit  avec  un  flegme  incomparable  : 

—  Il  y  a  longtemps,  monsieur  Bernard,  que  j'ai  l'hon- 
neur de  vous  chercher. 

—  Il  y  a  longtemps,  en  elTet,  mon  bon  Marcasse,  ré- 
pondis-je  en  serrant  gaiement  la  main  de  cet  ancien  ami; 
mais  dis-moi  par  quel  pouvoir  inouï  j'ai  eu  le  bonheur  de 
l'attirer  jusqu'ici.  Autrefois,  tu  passais  pour  sorcier;  le 
serais-je  devenu  aussi  sans  m'en  douter? 

—  Je  vous  dirai  tout  cela,  mon  cher  général,  répondit 
Marcasse,  que  mon  uniforme  de  capitaine  éblouissait  appa- 
remment; veuillez  me  permettre  d'aller  avec  vous,  et  je 
vous  dirai  bien  des  choses,  bien  des  choses! 

En  entendant  Marcasse  répéter  son  dernier  mot  d'une 
voix  allaiblie  et  comme  se  faisant  écho  à  lui-même,  manie 
qu'un  instant  auparavant  j'étais  en  train  de  contrefaire, 
Arthur  se  remit  à  rire.  Marcasse  se  retourna  vers  lui,  et, 
l'ayant  regardé  fixement,  le  salua  avec  une  gravité  imper- 


228  MALPRAT. 

turbable.  Arthur,  reprenant  tout  à  coup  son  sérieux,  se 
leva  et  lui  rendit  son  salut  jusqu'à  terre  avec  une  dignité 
comique. 

Nous  retournâmes  ensemble  au  camp.  Chemin  faisant, 
Marcasse  me  raconta  son  histoire  dans  ce  style  bref,  qui, 
forçant  l'auditeur  à  mille  questions  fatigantes ,  loin  de 
simplifier  le  discours,  le  compliquait  exlraordinairemenl. 
Ce  fut  un  grand  divertissement  pour  Arthur;  mais  comme 
vous  ne  trouveriez  pas  le  même  plaisir  à  entendre  une  rela- 
tion exacte  de  cet  interminable  dialogue,  je  me  bornerai  à 
vous  dire  comment  Marcasse  s'était  décidé  à  quitter  sa 
patrie  et  ses  amis  pour  apporter  à  la  cause  américaine  le  se- 
cours de  sa  longue  épée. 

M.  de  La  Marche  partait  pour  l'Amérique  à  l'époque  où 
Marcasse,  installé  à  son  château  du  Berry  pour  huit  jours, 
faisait  sa  ronde  annuelle  sur  les  poutres  et  solives  des  gre- 
niers. La  maison  du  comte,  bouleversée  de  ce  départ,  se 
livrait  à  de  merveilleux  commentaires  sur  ce  pays  lointain, 
plein  de  dangers,  de  prodiges,  d'où  l'on  ne  revenait  jamais, 
suivant  les  beaux  esprits  du  village,  qu'avec  une  fortune  si 
considérable  et  tant  de  lingots  d'or  et  d'argent,  qu'il  fallait 
dix  vaisseaux  pour  les  rapporter.  Sous  son  extérieur  glacé, 
(ion  Marcasse,  semblable  aux  volcans  hyperboréens,  cachait 
une  imagination  brûlante,  un  amour  passionné  pour  l'ex- 
traordinaire. Habitué  à  vivre  en  équilibre  sur  les  ais  des 
charpentes,  dans  une  région  évidemment  plus  élevée  que 
les  autres  hommes,  et  n'étant  pas  insensible  à  la  gloire 
d'étonner  chaque  jour  les  assistants  par  la  hardiesse  et  la 
tranquillité  de  ses  manœuvres  acrobatiques,  il  se  laissa 
enllammer  par  la  pciiilurc  de  l'Eldorado,  et  cetlt'  faiilaisie 
fut  d'autant  plus  vive  que,  selon  son  haliitude,  il  ne  son 
ouvrit  à  personne.  AL  de  La  ALTrchc  fut  donc  fort  surpris, 
lorsque,   la    veille    de    son    déi)art,    Marcasse    se   présenta 


MAUPRAT.  229 

devant  lui  et  lui  proposa  de  Taccompagner  en  Amérique 
en  qualité  de  valet  de  chambre.  En  vain  M.  de  La  Marche 
lui  représenta  qu'il  était  bien  vieux  pour  quitter  son  état 
et  pour  courir  les  chances  dune  existence  nouvelle  ;  Mar- 
casse  montra  tant  de  fermeté,  qu'il  finit  par  le  convaincre. 
Plusieurs  raisons  déterminèrent  M.  de  La  Marche  à  faire  ce 
singulier  choix.  Il  avait  résolu  d'emmener  un  domestique 
encore  plus  âgé  que  le  chasseur  de  belettes,  et  qui  ne  le 
suivait  qu'avec  beaucoup  de  répugnance.  Mais  cet  homme 
avait  toute  sa  confiance,  faveur  que  ^L  de  La  Marche 
accordait  difficilement,  n'ayant  du  train  d'un  homme  de 
qualité  que  l'apparence,  et  voulant  être  servi  avec  éco- 
nomie, prudence  et  fidélité.  11  connaissait  Marcasse  pour  un 
homme  scrupuleusement  honnête,  et  même  singulièrement 
désintéressé  ;  car  il  y  avait  du  don  Quichotte  dans  l'âme  de 
Marcasse  tout  aussi  bien  que  dans  sa  personne.  Il  avait  trouvé 
dans  une  ruine  une  sorte  de  trésor,  c'est-à-dire  un  pot  de 
grès  renfermant  une  somme  de  dix  mille  francs  environ, 
en  vieille  monnaie  d'or  et  d'argent;  et  non  seulement  il 
l'avait  remis  au  possesseur  de  la  ruine,  qu'il  aurait  pu 
tromper  à  son  aise,  mais  encore  il  avait  refusé  une  récom- 
pense, disant  avec  emphase,  dans  son  jargon  abréviatif, 
que  riionncletè  mourrait  se  venclanl. 

La  frugalité  de  Marcasse,  sa  discrétion,  sa  ponctualité, 
devaient  en  faire  un  homme  précieux,  s'il  pouvait  s'habituer 
à  mettre  ces  qualités  au  service  d'autrui.  Il  y  avait  seule- 
ment à  craindre  qu'il  ne  pût  s'habituer  à  la  perte  de  son 
indépendance  ;  mais,  avant  que  l'escadre  de  M.  de  Ternay 
mît  à  la  voile,  M.  de  La  Marche  pensa  qu'il  aurait  le  temps 
de  faire  une  épreuve  suffisante  de  son  nouvel  écuyer. 

De  son  côté,  Marcasse  éprouva  bien  quelque  regret  en 
prenant  congé  de  ses  amis  et  de  son  pays;  car,  s'il  avait 
des   aDii.s  jjarfoiil,  parlaut  une  patrie ,  comme   il   disait, 


230  yi  A  L  P  r.  A  T. 

faisant  allusion  à  sa  vie  errante,  il  avait  pour  la  ^'a^enne 
une  préférence  bien  marquée;  et,  de  tous  ses  châteaux  (car 
il  avait  pour  coutume  d'appeler  siens  tous  ses  gîtes),  le 
château  de  Sainte-Sévère  était  le  seul  où  il  arrivât  avec 
plaisir  et  dont  il  s'éloignait  avec  regret.  Un  jour  que  le 
pied  lui  avait  manqué  sur  la  toiture  et  qu'il  avait  fait  une 
chute  assez  grave,  Edmée,  encore  enfant,  avait  gagné  son 
cœur  par  les  pleurs  que  cet  accident  lui  avait  fait  répandre 
et  par  les  soins  naïfs  qu'elle  lui  avait  donnés.  Depuis  que 
Patience  habitait  la  lisière  du  parc,  Marcasse  sentait  encore 
plus  d'attrait  pour  Sainte-Sévère,  car  Patience  était  l'Oreste 
de  Marcasse.  Marcasse  ne  comprenait  pas  toujours  Pa- 
tience; mais  Patience  était  le  seul  qui  comprît  parfaitement 
Marcasse  et  qui  sût  tout  ce  qu'il  y  avait  d'honnêteté 
chevaleresque  et  de  bravoure  exaltée  sous  cette  bizarre 
enveloppe.  Prosterné  devant  la  supériorité  intellectuelle 
du  solitaire,  le  chasseur  de  belettes  s'arrêtait  respectueu- 
sement, lorsque  la  verve  poétique,  s'emparant  de  Patience, 
devenait  inintelligible  pour  son  modeste  ami.  Alors  Marcasse, 
avec  une  touchante  douceur  et  s'abstenant  de  questions  et 
de  remarques  déplacées,  baissait  les  yeux,  et,  faisant  signe 
de  la  tète  de  temps  à  autre,  comme  s'il  eût  compris  et 
approuvé,  donnait  au  moins  à  son  ami  l'innocent  plaisir 
d'être  écouté  sans  contradiction. 

Cependant  Marcasse  en  avait  compris  assez  pour  embras- 
ser les  idées  républicaines  et  pour  partager  les  romanesques 
espérances  de  nivellement  universel  et  de  retour  à  légalité 
de  l'âge  d'or  que  nourrissait  ardemment  le  bonhomme 
Patience.  Ayant  plusieurs  fois  ouï  dire  à  son  ami  (prii 
fallait  cultiver  ces  doctrines  avec  prudence  (précepte  que, 
d'ailleurs,  Patience  n'observait  guère  pour  son  propre 
compte),  l'hidalgo,  puissamment  aidé  par  son  habitude  et 
son  penchant,  ne  parlait  jamais  de  sa  philosophie  ;  mais  il 


MAUPRAT.  231 

faisait  une  propagande  plus  efficace,  en  colportant  du  châ- 
teau à  la  chaumière  et  de  la  maison  bourgeoise  à  la  ferme 
ces  petites  éditions  à  bon  marché  de  la  Science  du  bonhomme 
Richard,  et  d'autres  menus  traités  de  patriotisme  populaire, 
que,  selon  la  société  jésuitique,  une  société  secrète  de 
philosophes  voltairiens,  voués  aux  pratiques  diaboliques  de 
la  franc-maçonnerie,  faisait  circuler  gratis  dans  les  basses 
classes. 

Il  y  avait  donc  autant  d'enthousiasme  révolutionnaire 
que  d'amour  pour  les  aventures  dans  la  subite  résolution  de 
Marcasse.  Depuis  longtemps,  le  loir  et  la  fouine  lui  parais- 
saient des  ennemis  trop  faibles,  et  l'aire  aux  grains  un  champ 
trop  resserré  pour  sa  valeur  inquiète.  Il  lisait  chaque  jour  les 
journaux  de  la  veille  dans  l'office  des  bonnes  maisons  qu'il 
parcourait,  et  cette  guerre  d'Amérique,  qu  on  signalait 
comme  le  réveil  de  la  justice  et  de  la  liberté  dans  l'univers, 
lui  avait  semblé  devoir  amener  une  révolution  en  France. 
Il  est  vrai  qu'il  prenait  au  pied  de  la  lettre  cette  influence 
des  idées  qui  devaient  traverser  les  mers  et  venir  s'emparer 
des  esprits  sur  notre  continent.  Il  voyait  en  rêve  une  armée 
d'Américains  victorieux  descendant  de  nombreux  vaisseaux 
et  apportant  l'olivier  de  paix  et  la  corne  d'abondance  à  la 
nation  française.  Il  se  voyait  dans  ce  même  rêve  comman- 
dant une  légion  héroïque  et  reparaissant  dans  la  ^'arenne, 
guerrier,  législateur,  émule  de  Washington ,  supprimant 
les  abus,  renversant  les  grandes  fortunes,  dotant  chaque 
prolétaire  d'une  portion  convenable,  et,  au  milieu  de  ces 
vastes  et  rigoureuses  mesures,  protégeant  les  bons  et  loyaux 
nobles  et  leur  conservant  une  existence  honorable.  Il  est 
inutile  de  dire  que  les  nécessités  douloureuses  des  grandes 
crises  politiques  n'entraient  point  dans  l'esprit  de  Marcasse, 
et  que  pas  une  goutte  de  sang  répandu  ne  venait  souiller  le 
romanesque  tableau  que  Patience  déroulait  devant  sesyeux. 


•J3-2  MAL  PUAT. 

Il  V  avait  loin  de  ces  espérances  gigantesques  au  métier 
de  valet  de  chambre  de  M.  de  La  Marche;  mais  jNIarcasse 
n'avait  pas  d'autre  chemin  pour  arriver  à  son  but.  Les 
cadres  du  corps  d'armée  destiné  pour  l'Amérique  étaient 
remplis  depuis  longtemps,  et  ce  n'était  qu'en  qualité  de 
passager  attaché  à  l'expédition  qu'il  pouvait  prcMulre  place 
sur  un  bâtiment  marchand  à  la  suite  de  l'escadre.  Il  avait 
questionné  l'abbé  sur  tout  cela  sans  lui  dire  son  jjrojet.  Son 
départ  fut  un  coup  de  théâtre  pour  tous  les  habitants  de  la 
^'arennc. 

A  peine  eut-il  mis  le  pied  sur  le  rivage  de  l'Union,  qu  il 
sentit  un  besoin  irrésistible  de  prendre  son  grand  chapeau 
et  sa  grande  épée,  et  d'aller  tout  seul  dc\anl  lui  à  travers 
bois,  comme  il  avait  coutume  de  faire  dans  son  pays;  mais 
sa  conscience  lui  défendait  de  quitter  son  maître  a[)rès  avoir 
contracté  l'engagement  de  le  servir.  Il  avait  com|Ué  sur  la 
fortune,  et  la  fortune  le  seconda.  La  guerre  étant  beaucouj) 
plus  meurtrière  et  plus  active  qu'on  ne  s'y  attendait,  M.  de 
La  Marche  craignit  à  tort  d'être  embarrassé  par  la  santé 
débile  de  son  maigre  écuyer.  Pressentant,  d'ailleurs,  son 
désir  de  liberté,  il  lui  offrit  une  somme  d'argent  et  des 
lettres  de  recommandation  pour  qu'il  pût  se  joindre  comme 
volontaire  aux;  troupes  américaines.  Marcasse,  sachant  la 
fortune  de  son  maître,  refusa  l'argent,  n'accepta  que  les 
recommandations,  et  partit  léger  connne  la  plus  agile  des 
belettes  qu'il  eût  jamais  occises. 

Son  intention  était  de  se  rendre  à  Philadelphie;  mais  un 
hasard  inutile  à  raconter  lui  ayant  fait  savoir  que  j'étais 
dans  le  Sud,  comptant  avec  raison  trouver  en  moi  un  con- 
seil et  un  ap|nii,  il  était  venu  me  rejoindre,  seul,  â  pied,  à 
travers  des  contrées  inconnues,  presque  désertes  et  souvent 
pleines  de  périls  de  toute  espèce.  Son  habit  seul  avait 
souffei't;  sa  ligure  jaune  n'a\ait  pas  changé  de  nuance,  et 


MAUPRAT.  233 

il  n'était  pas  plus  étonné  de  sa  nouvelle  destinée  que  s'il 
eût  parcouru  la  distance  de  Sainte-Sévère  à  la  tour  Gazeau. 
La  seule  chose  insolite  que  je  remarquai  en  lui  fut  qu'il 
se  retournait  de  temps  en  temps  et  regardait  en  arrière, 
comme  s'il  eût  été  tenté  d'appeler  quelqu'un;  puis  aussitôt 
il  souriait  et  soupirait  presque  au  même  instant.  Je  ne  pus 
résister  au  désir  de  lui  demander  la  cause  de  son  in- 
quiétude. 

—  Hélas!  répondit-il,  habitude  ne  peut  se  perdre;  un 
pauvre  chien  !  un  bon  chien  I  Toujours  dire  :  «  Ici,  Blaireau  ! 
Blaireau,  ici  !  » 

—  J'entends,  lui  dis-je;  Blaireau  est  mort,  et  vous  ne 
pouvez  vous  habituer  à  l'idée  que  vous  ne  le  vei'rez  plus 
sur  vos  traces. 

—  Mort?  s'écria-t-il  avec  un  geste  d'épouvante.  Non, 
Dieu  merci  !  Ami  Patience,  grand  ami  !  Blaireau  heureux, 
mais  triste  comme  son  maître,  son  maître  seul! 

—  Si  Blaireau  est  chez  Patience,  dit  Arthur,  il  est  heu- 
reux en  eirct,  car  Patience  ne  manque  de  rien  ;  Patience  le 
chérira  pour  l'amour  de  vous,  et  certainement  vous  reverrez 
votre  digne  ami  et  votre  chien  fidèle. 

Marcasse  leva  les  yeux  sur  la  personne  qui  semblait  si 
bien  connaître  sa  vie;  mais,  s'étant  assuré  qu'il  ne  l'avait 
jamais  vue,  il  prit  le  parti  qu'il  avait  coutume  de  prendre 
quand  il  ne  comprenait  pas;  il  souleva  son  chapeau  et  salua 
respectueusement. 

Marcasse  fut,  à  ma  prompte  recommandation ,  enrôle 
sous  mes  ordres,  et,  peu  de  temps  après,  il  fut  nommé  ser- 
gent. Ce  digne  homme  lit  toute  la  campagne  avec  moi  et  la 
fit  bravement,  et,  lorsqu'en  1782  je  passai  sous  le  drapeau 
de  ma  nation  et  rejoignis  l'armée  de  Rochambeau,  il  me 
suivit,  voulant  partager  mon  sort  jusqu'à  la  fin.  Dans  les 
premiers  jours,  il  fut  pour  moi  un  amusement  plutôt  qu'une 

30 


234  M  AL- P  RAT. 

société;  mais  bientôt  sa  homie  conduite  et  son  intrépidité 
calme  lui  méritèrent  l'estime  de  tous,  et  j'eus  lieu  d'être 
fier  de  mon  protégé.  Arthur  aussi  le  prit  en  grande  amitié, 
et,  hors  du  service,  il  nous  accompagnait  dans  toutes  nos 
promenades,  portant  la  boîte  du  naturaliste  et  perforant 
les  serpents  de  son  épée. 

Mais,  lorsque  j'essayai  de  le  faire  parler  de  ma  cousine, 
il  ne  me  satisfit  point.  Soit  qu'il  ne  comprît  pas  l'intérêt 
que  je  mettais  à  savoir  tous  les  détails  de  la  vie  qu'elle 
menait  loin  de  moi,  soit  qu'il  se  fût  fait  à  cet  égard  une  de 
ces  lois  invariables  qui  gouvernaient  sa  conscience,  jamais 
je  ne  pus  obtenir  une  solution  claire  aux  doutes  qui  me 
tourmentaient.  Il  me  dit  bien  d'abord  qu'il  n'était  question 
de  son  mariage  avec  personne;  mais,  quelque  habitué  que 
je  fusse  à  la  manière  vague  dont  il  s'exprimait,  je  m'ima- 
ginai qu'il  avait  fait  cette  réponse  avec  embarras  et  de  l'air 
d'un  homme  qui  s'est  engagé  à  garder  un  secret.  L'honneur 
me  défendait  d'insister  au  point  de  lui  laisser  voir  mes 
espérances;  il  y  eut  donc  toujours  entre  nous  un  point 
douloureux  auquel  j'évitais  de  louciier.  et  sur  lequel,  malgré 
moi,  je  me  trouvais  revenir  toujours.  Tant  qu'Arthur  fut 
près  de  moi,  je  gardai  ma  raison,  j'interprétai  les  lettres 
d'Edmée  dans  le  sens  le  plus  loyal;  mais,  quand  j'eus  la 
douleur  de  me  séparer  de  lui,  mes  souffrances  se  réveil- 
lèrent ,  et  le  séjour  de  l'Amérique  me  pesa  de  plus  en 
plus. 

Celte  séparation  eut  lieu  lorsque  je  quittai  l'armée 
américaine  pour  faire  la  guerre  sous  les  ordres  du  général 
français.  Arthur  était  Américain,  et  il  n'attendait,  d'ailleurs, 
que  l'issue  de  la  guerre  pour  se  retirer  du  service  cl  se  fixer 
à  Boston,  auprès  du  docteur  Cooper,  qui  l'aimait  comme 
son  fils,  et  qui  se  chargea  de  l'atlacher  à  la  bibliothèque 
de  la  société  de  Philadelphie,  en  qualité  de  bibliothécaire 


MAUPRAT.  235 

principal.   C'était  tout  ce  qu'Arthur  avait   désiré   comme 
récompense  de  ses  travaux. 

Les  événements  qui  remplirent  ces  dernières  années 
appartiennent  à  l'histoire.  Je  vis,  avec  une  joie  toute  per- 
sonnelle, la  paix  proclamer  l'existence  des  Etats-Unis.  Le 
chagrin  s'était  emparé  de  moi,  ma  passion  n'avait  fait  que 
grandir  et  ne  laissait  point  de  place  aux  enivrements  de  la 
gloire  militaire.  J'allai,  avant  mon  départ,  embrasser  Arthur, 
et  je  m'embarquai  avec  le  brave  Marcasse,  partagé  entre 
la  douleur  de  quitter  mon  seul  ami  et  la  joie  de  revoir  mes 
seules  amours.  L'escadre  dont  je  faisais  partie  éprouva  de 
grandes  vicissitudes  dans  la  traversée,  et  plusieurs  fois  je 
renonçai  à  l'espérance  de  mettre  jamais  un  genou  en  terre 
devant  Edméc,  sous  les  grands  chênes  de  Sainte-Sévère. 
Enfin,  après  une  dernière  tempête  essuyée  sur  les  côtes  de 
France,  je  mis  le  pied  sur  les  grèves  de  la  Bretagne,  et  je 
tombai  dans  les  bras  de  mon  pauvre  sergent,  qui  avait 
supporté,  sinon  avec  plus  de  force  physique,  du  moins  avec 
plus  de  tranquillité  morale,  les  maux  communs,  et  nos 
larmes  se  confondirent. 


236  MALPRAT. 


XVI 


Nous  partîmes  de  Brest  sans  nous  faire  précéder  d'au- 
cune lettre. 

Lorsque  nous  approchâmes  de  la  ^'a^enne,  nous  mîmes 
pied  à  terre,  et,  envoyant  la  chaise  de  poste  par  le  plus 
long  chemin,  nous  prîmes  à  travers  bois.  Quand  je  vis  les 
arbres  du  parc  élever  leurs  têtes  vénérables  au-dessus  des 
bois  taillis  comme  une  grave  phalange  de  druides  au  milieu 
d'une  multitude  prosternée,  mon  cœur  battit  si  fort,  que  je 
fus  forcé  de  m'arrêter. 

—  Eh  bien  !  me  dit  Marcasse  en  se  retournant  d'un 
air  presque  sévère,  et  comme  s'il  m'eût  reproché  ma  fai- 
blesse. 

Mais,  un  instant  après,  je  vis  sa  physionomie  égale- 
ment compromise  par  une  émotion  inattendue.  Un  petit 
glapissement  plaintif  et  le  frôlement  d  une  queue  de  renard 
dans  ses  jambes  l'ayant  fait  tressaillir,  il  jeta  un  grand  cri 
en  reconnaissant  Blaireau.  Le  pauvre  animal  avait  senti 
son  maître  de  loin,  il  était  accouru  avec  l'agilité  de  sa  pre- 
mière jeunesse  pour  se  rouler  à  nos  pieds.  Nous  crûmes 
un  instant  qu'il  allait  y  mourir,  car  il  resta  immobile  et 
comme  crispé  sous  la  main  caressante  de  Marcasse;  puis 
tout  à  coup,  se  relevant  comme  frappé  d'une  idée  digne 
d'un  homme,  il  repartit  avec  la  rapidité  de  l'éclair  et  se 
dirigea  vers  la  cabane  de  Patience. 


MAUPRAT.  237 

—  Oui,  va  avertir  mon  ami,  brave  chien!  s'écria  Mar- 
casse;  plus  ami  que  toi  serait  plus  qu'homme. 

Il  se  retourna  vers  moi,  et  je  vis  deux  grosses  larmes 
rouler  sur  les  joues  de  l'impassible  hidalgo. 

Nous  doublâmes  le  pas  jusqu'à  la  cabane.  Elle  avait 
subi  de  notables  améliorations;  un  joli  jardin  rustique, 
clos  par  une  haie  vive  adossée  à  des  quartiers  de  roc, 
s'étendait  autour  de  la  maisonnette;  nous  arrivâmes,  non 
plus  par  un  sentier  pierreux,  mais  par  une  belle  allée,  aux 
deux  côtés  de  laquelle  des  légumes  splendides  s'étalaient 
en  lignes  régulières  comme  une  armée  en  ordre  de  marche. 
Un  bataillon  de  choux  composait  l'avant-garde  ;  les  ca- 
rottes et  les  salades  formaient  le  corps  principal,  et,  le 
long  de  la  haie,  l'oseille  modeste  formait  le  cortège.  De 
jolis  pommiers,  déjà  forts,  inclinaient  sur  ces  plantes  leur 
parasol  de  verdure,  et  les  poiriers  en  quenouille,  alternant 
avec  les  poiriers  en  éventail,  les  bordures  de  thym  et  de 
sauge  baisant  le  pied  des  tournesols  et  des  giroflées,  tra- 
hissaient dans  Patience  un  singulier  retour  à  des  idées 
d'ordre  social  et  à  des  habitudes  de  luxe. 

Ce  changement  était  si  notable,  que  je  croyais  ne  plus 
trouver  Patience  dans  cette  habitation.  Une  inquiétude 
plus  grave  encore  commençait  à  me  gagner;  elle  se  chan- 
gea presque  en  certitude,  lorsque  je  vis  deux  jeunes  gens 
du  village  occupés  à  tailler  des  espaliers.  Notre  traversée 
avait  duré  plus  de  quatre  mois,  et  il  y  en  avait  bien  six 
que  nous  n'avions  entendu  parler  du  solitaire.  Mais  Mar- 
casse  ne  ressentait  aucune  crainte  ;  Blaireau  lui  avait  dit 
que  Patience  vivait,  et  les  traces  du  petit  chien  fraîche- 
ment marquées  sur  le  sable  de  l'allée  attestaient  hi  direc- 
tion qu'il  avait  prise.  Néanmoins,  j'avais  tellement  peur 
de  voir  troubler  la  joie  d'un  pareil  jour,  que  je  n'osai  pas 
faire  une  question   aux  jardiniers  de   Patience  et  que  je 


238  MAUPRAT. 

suivis  en  silence  l'hidalgo,  donl  l'œil  attendri  se  prome- 
nait sur  ce  nouvel  Eden,  et  dont  la  bouche  discrète  ne 
laissait  échapper  que  le  mot  changement,  plusieurs  fois 
répété. 

Enfin  l'impatience  me  prit  :  l'allée  était  interminable, 
bien  que  très  courte  en  réalité,  et  je  me  mis  à  courir,  le 
cœur  bondissant  d'émotion. 

—  Edmée,  me  disais-je,  est  peut-être  là! 

Elle  n'y  était  pourtant  pas,  et  je  n'entendis  que  la  voix 
du  solitaire  qui  disait  : 

—  Ah  çà  !  qu'est-ce  qu'il  y  a  donc?  ce  pauvre  chien 
est-il  devenu  enragé?  A  bas,  Blaireau!  A'ous  n'auriez  pas 
tourmenté  votre  maître  de  la  sorte.  Ce  que  c'est  que  de 
gâter  les  gens! 

—  lîlaireau  n'est  pas  enragé,  clis-je  en  entrant;  êtes- 
vous  donc  devenu  sourd  à  l'approche  d'un  ami,  maître 
Patience! 

Patience  laissa  retomber  sur  la  table  une  pile  d'argent 
qu'il  était  en  train  de  compter,  et  vint  à  moi  avec  son  an- 
cienne cordialité.  Je  l'embrassai;  il  fut  surpris  et  touché  de 
ma  joie;  puis,  me  regardant  de  la  tête  aux  [)ieds,  il  s'émer- 
veillait du  changement  opéré  dans  ma  personne,  lorsque 
Marcasse  parut  sur  le  seuil  de  la  porte. 

Alors  Patience,  avec  une  expression  sublime,  s'écria  en 
levant  sa  large  main  vers  le  ciel  : 

—  Les  paroles  du  Cantique  !  Maintenant,  je  puis  mou- 
rir :  mes  yeux  ont  vu  cehii  (pic  j'aUciidais. 

L'hidalgo  ne  dit  rien;  il  leva  son  chapeau  comme  de 
coutume,  et,  s'asseyant  sur  une  chaise,  il  devint  pâle  et 
ferma  les  yeux.  Son  chien  sauta  sur  ses  genoux  en  tc-moi- 
gnant  sa  tendresse  par  des  essais  de  petits  cris  (pii  se 
changeaient  en  éternuements  multipliés  (vous  savez  qu'il 
était  muel  de  naissance).  Tout  tremblant  de  vieillesse  et 


MAUPRAT.  239 

de  joie,  il  allong'ea  son  nez  pointu  vers  le  long  nez  de  son 
maître  ;  mais  son  maître  ne  lui  répondit  pas  comme  à  l'or- 
dinaire : 

—  A  bas,  Blaireau  ! 
Marcasse  était  évanoui. 

Cette  âme  aimante,  qui  ne  savait  pas  plus  que  celle  de 
Blaireau  se  manifester  par  la  parole,  succombait  sous  le 
poids  de  son  bonheur.  Patience  courut  lui  chercher  un 
grand  pichet  de  vin  du  pays,  de  seconde  année,  c'est-à- 
dire  du  plus  vieux  et  du  meilleur  possible  ;  il  lui  en  fit  ava- 
ler quelques  gouttes  dont  la  verdeur  le  ranima.  L'hidalg-o 
excusa  sa  faiblesse  en  l'attribuant  à  la  fatigue  et  à  la  cha- 
leur; il  ne  voulut  ou  ne  sut  pas  l'attribuer  à  son  véritable 
motif.  Il  est  des  âmes  qui  s'éteignent,  après  avoir  brûlé 
pour  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  et  de  grand  dans  l'ordre 
moral,  sans  avoir  trouvé  le  moyen  et  même  sans  avoir  senti 
le  besoin  de  se  manifester  aux  autres. 

Quand  les  premiers  élans  furent  calmés  chez  Patience, 
qui  était  aussi  expansif  que  son  ami  l'était  peu  : 

—  Ah  çà  !  me  dit-il,  je  vois,  mon  officier,  que  vous 
n'avez  pas  envie  de  rester  ici  longtemps.  Allons  donc  vite 
où  vous  êtes  pressé  d'arriver.  On  va  être  bien  surpris  et 
bien  content,  je  vous  jure. 

Nous  pénétrâmes  dans  le  parc,  et,  en  le  traversant. 
Patience  nous  expliqua  le  changement  survenu  dans  son 
habitation  et  dans  sa  vie. 

—  Quant  à  moi,  vous  voyez  que  je  n'ai  pas  changé, 
nous  dit-il.  Même  tenue,  mêmes  allures;  et,  si  je  vous  ai 
servi  du  vin  tout  à  l'heure,  je  n'ai  pas  cessé  pour  cela  de 
boire  de  l'eau.  Mais  j'ai  de  l'argent  et  des  terres,  et  des 
ouvriers,  da!  Eh  bien,  tout  cela,  c'est  malgré  moi,  comme 
vous  allez  le  savoir.  Il  y  a  trois  ans  environ.  M""  Edmée  me 
parla  de  l'embarras  où  elle  était  de  faire  la  charité  à  propos. 


211)  MALPRAT. 

Labbé  était  aussi  malhabile  qu'elle.  On  les  trompait  tous 
les  jours  en  leur  tirant  de  l'argent  pour  en  faire  un  mé- 
chant usage,  tandis  que  des  journaliers  fiers  et  laborieux 
manquaient  de  tout  sans  qu'on  pût  le  savoir.  Elle  crai- 
gnait de  les  humilier  en  allant  s'enquérir  de  leurs  besoins, 
et,  lorsque  de  mauvais  sujets  s'adressaient  ù  elle,  elle 
aimait  mieux  être  leur  dupe  que  de  se  tromper  au  détri- 
ment de  la  charité.  De  cette  manière  elle  dépensait  beau- 
coup d'argent  et  faisait  peu  de  bien.  Je  lui  lis  alors  en- 
tendre que  l'argent  était  la  chose  la  moins  nécessaire  aux 
nécessiteux;  que  ce  qui  rendait  les  hommes  vraiment  mal- 
heureux, ce  n'était  pas  de  ne  pouvoir  se  vêtir  mieux  que 
les  autres,  aller  au  cabaret  le  dimanche,  étaler  à  la  grand'- 
messe  un  bas  bien  blanc  avec  une  jarretière  rouge  sur  le 
genou,  de  ne  pouvoir  dire  :  «  Ma  jument,  ma  vache,  ma 
vigne,  mon  grenier,  etc.  »,  mais  bien  d'avoir  le  corps  faible 
et  la  saison  dure,  de  ne  pouvoir  se  préserver  du  froid,  du 
chaud,  des  maladies,  de  la  grand' soif  et  de  la  grand' faim. 
Je  lui  dis  donc  de  ne  pas  juger  de  la  force  et  de  la  santé 
des  paysans  d'après  moi,  mais  d'aller  s'informer  elle-même 
de  leurs  maladies  et  de  ce  qui  manquait  à  leur  ménage.  Ces 
gens-là  ne  sont  pas  philosophes  ;  ils  ont  de  la  vanité,  ils 
aiment  la  hraverie,  mangent  le  peu  qu'ils  gagnent  pour 
paraître,  et  n'ont  pas  la  prévoyance  de  se  priver  d'un  petit 
plaisir  pour  mettre  en  réserve  une  ressource  contre  les 
grands  besoins.  Enfin  ils  ne  savent  pas  gouverner  l'ar- 
gent; ils  vous  disent  qu'ils  ont  des  dettes,  et,  s'il  est  vrai 
qu'ils  en  aient,  il  n'est  pas  vrai  qu'ils  emploient  à  les  payer 
l'argent  que  vous  leur  donnez.  Ils  ne  songent  pas  au  lende- 
main, ils  payent  l'intérêt  aussi  haut  qu'on  veut  le  leur 
faire  payer,  et  ils  achètent  avec  votre  argent  une  ciiène- 
vière  ou  un  mobilier,  afin  que  les  voisins  s'étomient  et 
soient  jaloux.  Cependant  les  dettes  augmentent  tous  les 


MAUPRAT.  241 

ans,  et,  au  bout  du  compte,  il  faut  vendre  chènevière  et 
mobilier,  parce  que  le  créancier,  qui  est  toujours  un  d'entre 
eux,  veut  son  remboursement  ou  de  tels  intérêts  qu'on  ne 
peut  y  suffire.  Tout  s'en  va,  le  fonds  emporte  le  fonds;  les 
intérêts  ont  emporté  le  revenu;  on  est  vieux,  on  ne  peut 
plus  travailler.  Les  enfants  vous  abandonnent,  parce  que 
vous  les  avez  mal  élevés  et  qu'ils  ont  les  mêmes  passions 
et  les  mêmes  vanités  que  vous;  il  vous  faut  prendre  une 
besace  et  aller  de  porte  en  porte  demander  du  pain,  parce 
que  vous  êtes  habitué  au  pain  et  ne  sauriez  sans  mourir 
manger  des  racines  comme  le  sorcier  Patience,  rebut  de  la 
nature,  que  tout  le  monde  hait  et  méprise,  parce  qu'il  ne 
s'est  pas  fait  mendiant. 

«  Le  mendiant,  au  reste,  n'est  guère  plus  malheureux 
que  le  journalier,  moins  peut-être.  Il  n'a  plus  ni  bonne  ni 
sotte  fierté,  il  ne  souffre  plus.  Les  gens  du  pays  sont  bons; 
aucun  hesacier  ne  manque  d'un  gîte  et  d'un  souper  en  fai- 
sant sa  ronde,  les  paysans  lui  chargent  le  dos  de  morceaux 
de  pain ,  si  bien  qu'il  peut  nourrir  volaille  et  pour- 
ceaux dans  la  petite  cahute  où  il  laisse  un  enfant  et  une 
vieille  parente  pour  soigner  son  bétail.  Il  y  revient  toutes 
les  semaines  passer  deux  ou  trois  jours  à  ne  rien  faire  et 
à  compter  les  pièces  de  deux  sous  qu'il  a  reçues.  Cette 
pauvre  monnaie  lui  sert  souvent  à  satisfaire  des  besoins 
superflus  que  l'oisiveté  engendre.  Un  métayer  prend  bien 
rarement  du  tabac;  beaucoup  de  mendiants  ne  peuvent 
s'en  passer  et  en  demandent  avec  plus  d'avidité  que  du 
pain.  Ainsi  le  mendiant  n'est  pas  plus  à  plaindre  que  le 
travailleur  ;  mais  il  est  corrompu  et  débauché  quand  il 
n'est  pas  méchant  et  féroce,  ce  qui,  du  reste,  est  assez 
rare. 

«  —  Voici  donc  ce  qu'il  faudrait  faire,  disais-je  à  Ed- 
mée;  et  l'abbé  m'a  dit  que  cela  était  l'avis  de  vos  philo- 

31 


242  MAUPRAT. 

sophes.  Il  faudrait  que  les  personnes  qui  font  comme  vous 
beaucoup  de  charités  particulières  les  fissent  sans  consulter 
la  fantaisie  de  celui  qui  demande,  mais  bien  après  avoir 
reconnu  ses  véritables  besoins. 

«  Edmée  m'objecta  que  cette  connaissance-là  lui  serait 
impossible,  qu'il  y  faudrait  passer  toutes  ses  journées,  et 
abandonner  M.  le  chevalier,  qui  se  fait  vieux,  et  qui  ne 
peut  plus  lire  ni  rien  faire  sans  les  yeux  et  la  tête  de  sa 
fille.  L'abbé  aimait  trop  à  s'instruire  pour  son  compte  dans 
les  livres  des  savants,  pour  avoir  du  temps  de  reste. 

«  —  Voilà  à  quoi  sert  toute  la  science  de  la  vertu,  lui 
dis-je,  elle  fait  qu'on  oublie  d'être  vertueux. 

('  —  Tu  as  bien  raison,  repartit  Edmée;  mais  comment 
faire  ? 

((  Je  promis  d'y  songer,  et  voici  ce  que  j'imaginai.  Je 
me  promenai  tous  les  jours  du  côté  des  terres,  au  lieu  de 
me  promener  comme  d'habitude  du  côté  des  bois.  Cela  me 
coûta  beaucoup;  j'aime  à  être  seul,  et  partout  je  fuyais 
l'homme  depuis  tant  d'années,  que  je  n'en  sais  plus  le 
compte.  Enfin,  c  était  un  devoir,  je  le  fis.  J'approchai  des 
maisons,  m'enquis  d'abord  par-dessus  la  haie  et  puis  jusque 
dans  l'intérieur  des  habitations,  et  comme  par  manière  de 
conversation,  de  ce  que  je  voulais  savoir.  D'abord  on  me 
reçut  comme  un  chien  perdu  en  temps  de  sécheresse,  et  je 
vis,  avec  un  chagrin  que  j'eus  bien  de  la  peine  à  cacher, 
la  haine  et  la  méfiance  sur  toutes  ces  figures.  Je  n'avais 
pas  voulu  vivre  avec  les  hommes,  mais  je  les  aimais;  je  les 
savais  plus  malheureux  que  méchants;  j'avais  passé  tout 
mon  temps  à  m'affiiger  de  leurs  maux,  à  m'indigner  contre 
ceux  qui  les  causaient;  et,  quand  pour  la  première  fois 
j'entrevoyais  la  possibilité  de  faire  quelque  chose  pour 
quelques-uns,  ceux-là  fermaient  bien  vite  leur  porte  du  plus 
loin  qu'ils  m'apercevaient,  et  leurs  enfants,  de  beaux  en- 


MAUPRAT.  243 

fants  que  j'aime  tant!  se  cachaient  dans  les  fossés  pour 
n'avoir  pas  la  fièvre  que  je  donnais,  disait-on,  avec  le 
regard.  Cependant,  comme  on  savait  l'amitié  qu'Edmée 
avait  pour  moi,  on  n'osa  pas  me  repousser  ouvertement,  et 
je  vins  à  bout  de  savoir  ce  qui  nous  intéressait.  Elle  ap- 
porta remède  à  tous  les  maux  que  je  lui  fis  connaître.  Une 
maison  était  lézardée,  et,  tandis  que  la  jeune  fille  portait 
un  tablier  de  cotonnade  à  quatre  livres  l'aune,  la  pluie 
tombait  sur  le  lit  de  la  grand'mère  et  sur  le  berceau  des 
petits  enfants  :  on  fit  réparer  les  toits  et  les  murailles,  les 
matériaux  furent  fournis  et  les  ouvriers  payés  par  nous  ; 
mais  plus  d'argent  pour  les  beaux  tabliers.  Ailleurs,  une 
vieille  femme  était  réduite  à  mendier,  parce  qu'elle  n'avait 
écouté  que  son  cœur  en  donnant  son  bien  à  ses  enfants, 
qui  la  mettaient  à  la  porte  ou  lui  rendaient  la  vie  si  dure  à 
la  maison  qu'elle  aimait  mieux  vagabonder.  Nous  nous 
fîmes  les  avocats  de  la  vieille,  avec  menace  de  porter,  à 
nos  frais,  l'affaire  devant  les  tribunaux,  et  nous  obtînmes 
pour  elle  une  pension  que  nous  augmentâmes  de  nos 
deniers  quand  elle  ne  suffisait  pas.  Nous  amenâmes  plu- 
sieurs vieillards,  qui  se  trouvaient  dans  la  même  position, 
à  s'associer  et  à  se  mettre  en  pension  chez  l'un  d'entre  eux, 
ta  qui  nous  fîmes  un  petit  fonds,  et  qui,  ayant  de  l'indus- 
trie et  de  l'ordre,  fit  de  bonnes  affaires,  à  tel  point  que  ses 
enfants  vinrent  faire  leur  paix  et  demander  à  l'aider  dans 
son  établissement. 

«  Nous  fîmes  bien  d'autres  choses  encore  dont  le  détail 
serait  trop  long  et  que  vous  verrez  de  reste.  Je  dis  noiis^ 
parce  que  peu  à  peu,  quoique  je  ne  voulusse  me  mêler  de 
rien  au  delà  de  ce  que  j'avais  fait,  je  fus  entraîné  et  forcé 
à  faire  davantage,  à  me  mêler  de  beaucoup  de  choses,  et 
finalement  de  tout.  Bref,  c'est  moi  qui  prends  les  informa- 
tions, qui  dirige   les  travaux  et  qui  fais  les  négociations. 


244  MAUPRAT. 

M""  Edmée  a  voulu  qu'il  y  eut  de  l'arfrenl  dans  mes  mains, 
que  je  pusse  en  disposer  sans  la  consulter  davance;  c'est 
ce  que  je  ne  me  suis  jamais  permis,  et  aussi  jamais  elle  ne 
m'a  contredit  une  seule  fois  dans  mes  idées.  Mais  tout 
cela,  voyez-vous,  m'a  donné  bien  de  la  fatigue  et  bien  du 
souci.  Depuis  que  les  habitants  savent  que  je  suis  un  petit 
Turgot,  ils  se  sont  mis  ventre  à  terre  devant  moi,  et  cela 
m'a  fait  de  la  peine.  J'ai  donc  des  amis  dont  je  ne  me 
soucie  pas,  et  j'ai  aussi  des  ennemis  dont  je  me  passerais 
bien.  Le?  faux  besogneux  m'en  veulent  de  ne  pas  être 
leur  dupe;  il  y  a  des  indiscrets  et  des  gens  sans  vertu  qui 
trouvent  qu'on  fait  toujours  trop  pour  les  autres,  jamais 
assez  pour  eux.  Au  milieu  de  ce  bruit  et  de  ces  tracasse- 
ries, je  ne  me  promène  plus  la  nuit,  je  ne  dors  plus  le  jour; 
je  suis  monsieur  Patience,  et  non  plus  le  sorcier  de  la  tour 
Gazeau,  mais  je  ne  suis  plus  le  solitaire;  et,  croyez-moi,  je 
voudrais  de  tout  mon  cœur  être  né  égoïste,  et  jeter  là 
le  collier  pour  retourner  à  ma  vie  sauvage  et  à  ma  li- 
berté. >' 

Patience  nous  ayant  fait  ce  récit,  nous  lui  finies  com- 
pliment ;  mais  nous  nous  permîmes  une  objection  contre 
sa  prétendue  abnégation  personnelle  ;  ce  jardin  magni- 
fique attestait  une  transaction  avec  les  nécessifés  super- 
flues dont  il  avait  toute  sa  vie  déploré  l'usage  chez  les 
autres. 

—  Cela  ?  dit-il  en  allongeant  le  bras  du  cûté  de  son 
enclos.  Gela  ne  me  regarde  pas  :  ils  l'ont  fait  malgré  moi  ; 
mais,  comme  c'étaient  de  braves  gens  et  que  mon  refus  les 
affligeait,  j'ai  été  forcé  de  le  souffrir.  Sachez  que,  si  j'ai 
fait  bien  des  ingrats,  j'ai  fait  aussi  quelques  heureux  recon- 
naissants. Or  deux  ou  trois  familles  auxquelles  j'ai  rendu 
service  ont  cherché  tous  les  moyens  possibles  de  me  faire 
plaisir;  et,  comme  je  refusais  tout,  on  a  imaginé  de  me 


MAUPRAT.  245 

surprendre.  Une  fois,  j'avais  été  passer  plusieurs  jours  à  la 
Berlhenoux  pour  une  affaire  de  confiance  dont  on  m'avait 
chargé  ;  car  on  est  venu  à  me  supposer  un  grand  esprit, 
tant  les  gens  sont  portés  à  passer  d'une  extrémité  à  l'autre. 
Quand  je  revins,  je  trouvai  ce  jardin  tracé,  planté  et  fermé 
comme  vous  l'avez  vu.  J'eus  beau  me  fâcher,  dire  que  je  ne 
voulais  pas  travailler,  que  j'étais  trop  vieux,  et  que  le 
plaisir  de  manger  quelques  fruits  de  plus  ne  valait  pas  la 
peine  que  ce  jardin  allait  me  coûter  à  l'entretenir;  on  n'en 
tint  compte  et  on  l'acheva,  en  me  déclarant  que  je  n'aurais 
rien  à  y  faire,  parce  qu'on  se  chargeait  de  le  cultiver  pour 
moi.  En  effet,  depuis  deux  ans,  les  braves  gens  n'ont  pas 
manqué  de  venir,  tantôt  celui-ci,  tantôt  celui-là,  passer 
dans  chaque  saison  le  temps  nécessaire  à  son  parfait  entre- 
tien. Au  reste,  quoique  je  n'aie  rien  changé  à  ma  manière 
de  vivre,  le  produit  de  ce  jardin  m'a  été  utile:  j'ai  pu 
nourrir  pendant  l'hiver  plusieurs  pauvres  avec  mes  lé- 
gumes ;  les  fruits  me  servent  à  gagner  l'amitié  des  petits 
enfants,  qui  ne  crient  plus  au  loup  quand  ils  me  voient,  et 
qui  s'enhardissent  jusqu'à  venir  embrasser  le  sorcier.  On 
m'a  aussi  forcé  d'accepter  du  vin  et  de  temps  en  temps  du 
pain  blanc  et  des  fromages  de  vache;  mais  tout  cela  ne  me 
sert  qu'à  faire  politesse  aux  anciens  du  village,  quand  ils 
viennent  m'exposer  les  besoins  de  l'endroit  et  me  charger 
d'en  informer  le  château.  Ces  honneurs  ne  me  tournent 
pas  la  tête,  voyez-vous;  et  même  je  puis  dire  que,  quand 
j'aurai  fait  à  peu  près  tout  ce  que  j'ai  à  faire,  je  laisserai  là 
les  soucis  de  la  grandeur  et  je  retournerai  à  la  vie  du  phi- 
losophe, peut-être  à  la  tour  Gazeau,  qui  sait? 

Nous  touchions  au  terme  de  notre  marche.  En  mettant 
le  pied  sur  le  perron  du  château,  je  joignis  les  mains,  et, 
saisi  d'un  sentiment  religieux,  j'invoquai  le  ciel  avec  une 
sorte  de   terreur.   Je  ne  sais  quel  vague  effroi  se  réveilla  ; 


2i6  MAUPRAT. 

j'imaginai  tout  ce  qui  pouvait  m'empêcher  d'être  heureux, 
et  j'hésitai  à  franchir  le  seuil  de  la  maison,  puis  je  m'élan- 
çai. Un  nuage  passa  devant  mes  yeux,  un  bourdonnement 
remplit  mes  oreilles.  Je  rencontrai  Saint-Jean,  qui,  ne  me 
reconnaissant  pas,  fit  un  grand  cri  et  se  jeta  devant  moi 
pour  m'empêcher  d'entrer  sans  être  annoncé  ;  je  le  poussai 
hors  de  mon  chemin,  et  il  tomba  consterné  sur  une  chaise 
dans  l'antichambre,  tandis  que  je  gagnais  la  porte  du  salon 
avec  impétuosité.  Mais,  au  moment  de  la  pousser  brusque- 
ment, je  m'arrêtai  saisi  d'un  nouvel  elTroi  et  j'ouvris  si 
timidement,  qu'Edmée,  occupée  à  broder  au  métier,  ne 
leva  pas  les  yeux,  croyant  reconnaître  dans  ce  léger  bruil 
la  manière  respectueuse  de  Saint-Jean.  Le  chevalier  dor- 
mait et  ne  s'éveilla  pas.  Ce  vieillard,  grand  et  maigre  comme 
tous  les  Mauprat,  était  affaissé  sur  lui-même,  et  sa  tête  pâle 
et  ridée,  que  l'insensibilité  du  tombeau  semblait  avoir  déjà 
enveloppée,  ressemblait  à  une  des  figures  anguleuses,  en 
chêne  sculpté,  qui  ornaient  le  dossier  de  son  grand  fau- 
teuil. Il  avait  les  pieds  allongés  devant  un  feu  de  sarmenl, 
quoique  le  soleil  fût  chaud  et  qu'un  clair  rayon  tombal  sur 
sa  tête  blanche  et  la  fit  briller  comme  l'argent.  Comment 
vous  peindrais-je  ce  que  me  fit  éprouver  l'attitude  d'Edmée? 
Elle  était  penchée  sur  sa  tapisserie,  et  de  temps  en  temps 
elle  levait  les  yeux  sur  son  père  pour  interroger  les  moin- 
dres mouvements  de  son  sommeil.  Mais  que  de  patience  et 
de  résignation  dans  tout  son  être!  Edmée  n'aimait  pas  les 
travaux  d'aiguille;  elle  avait  l'esprit  trop  sérieux  pour 
attacher  de  l'importance  à  l'effet  d'une  nuance  à  côté  d'une 
nuance  et  à  la  régularité  d'un  point  pressé  contre  un  autre 
point.  D'ailleurs,  elle  avait  le  sang  impétueux  ;  et,  quand 
son  esprit  n'était  pas  absorbé  par  le  travail  de  l'intelli- 
gence, il  lui  fallait  de  l'exercice  et  le  grand  air.  Mais, 
depuis  que  son  père,  en  proie  aux  infirmités  de  la  vieillesse, 


MAUPRAT.  247 

ne  quittait  presque  plus  sou  fauteuil,  elle  ne  quittait  plus 
son  père  un  seul  instant;    et,   ne  pouvant  toujours  lire  et 
vivre  par  l'esprit,  elle  avait  senti  la  nécessité  d'adopter  ces 
occupations  féminines,    «  qui  sont,  disait-elle,  les  amuse- 
ments de  la  captivité  ».  Elle  avait  donc  vaincu  son  carac- 
tère d'une  manière  héroïque.  Dans  une  de  ces  luttes  ob- 
scures qui  s'accomplissent  souvent  sous  nos  yeux  sans  que 
nous  en  soupçonnions  le  mérite,  elle  avait  fait  plus  que  de 
dompter  son  caractère,  elle  avait  changé  jusqu'à  la  circula- 
tion de  son  sang.  Je  la  trouvai  maigrie,  et  son  teint  avait 
perdu  cette  première  fleur  de  la  jeunesse,  qui  est  comme  la 
fraîche  vapeur  que  l'haleine  du  matin  dépose  sur  les  fruits 
et   qui  s'enlève   au  moindre  choc  extérieur,  bien  que  l'ar- 
deur du  soleil  l'ait  respectée.  Mais  il  y  avait  dans  cette  pâ- 
leur précoce  et  dans  cette  maigreur  un  peu  maladive  un 
charme  indéfinissable;  son  regard,  plus  enfoncé  et  toujours 
impénétrable,   avait  moins  de  fierté  et  plus  de  mélancolie 
qu'autrefois  ;  sa  bouche,  plus  mobile,  avait  le  sourire  plus 
fin  et  moins  dédaigneux.  I^orsqu'elle  me  parla,  il  me  sem- 
bla voir  deux  personnes  en  elle,  l'ancienne  et  la  nouvelle  ; 
et,  au  lieu  d'avoir  perdu  de  sa  beauté,  je  trouvai  qu'elle 
avait  complété  l'idéal  de  la  perfection.  J'ai  pourtant  ouï  dire 
alors  à  plusieurs  personnes  qu'elle  avait  beaucoup  changé  ; 
ce    qui   voulait   dire,   selon   elles,  qu'elle  avait  beaucoup 
perdu.  Mais  la  beauté  est  comme  un  temple  dont  les  pro- 
fanes ne  voient  que  les  richesses  extérieures.  Le  divin  mys- 
tère de   la  pensée  de  l'artiste  ne  se  relève  qu'aux  grandes 
sympathies,  et  le  moindre  détail  de  l'œuvre  sublime  ren- 
ferme une  inspiration  qui  échappe  à  l'intelligence  du  vul- 
gaire. Un  de  vos  modernes  écrivains  a  dit  cela,  je  crois,  en 
d'autres  termes  et  beaucoup  mieux.  Quant  à  moi,   dans 
aucun  moment  de  sa  vie  je  n'ai  trouve  Edmée  moins  belle 
que  dans  un  autre  moment;  jusque  dans  les  heures  de  souf- 


2i8  MAIPHAT. 

france  où  la  beauté  semble  eiracée  dans  le  sens  matériel,  la 
sienne  se  divinisait  à  mes  yeux  et  me  révélait  une  nouvelle 
beauté  morale  dont  le  reflet  éclairait  son  visage.  Au  reste, 
je  suis  doué  médiocrement  sous  le  rapport  des  arts,  et,  si 
j'avais  été  peintre,  je  naurais  pu  reproduire  qu  un  seul 
type,  celui  dont  mon  âme  était  remplie;  car  une  seule 
femme  m'a  semblé  belle  dans  le  cours  de  ma  longue  vie  : 
ce  fut  Edmée. 

Je  restai  quelques  instants  à  la  regarder,  pâle  et  tou- 
chante, triste,  mais  calme,  vivante  image  de  la  piété  filiale, 
de  la  force  enchaînée  par  lafTection  ;  puis  je  m'élançai  et 
tombai  à  ses  pieds  sans  pouvoir  dire  un  mot.  Elle  ne  fit  pas 
un  cri,  pas  une  exclamation;  mais  elle  entoura  ma  tète 
dans  ses  deux  bras  et  la  tint  longtemps  serrée  contre  sa 
poitrine.  Dans  cette  forte  étreinte,  dans  cette  joie  nuietle, 
je  reconnus  le  sang  de  ma  race,  je  sentis  ma  sœur.  Le  bon 
chevalier,  réveillé  en  sursaut,  Tœil  i\xc,  le  coude  appuyé 
sur  son  genou  et  le  corps  plié  en  avant,  nous  regardait  en 
disant  : 

—  Kh  bien,  qu'est-ce  donc  que  cela? 

Il  ne  pouvait  voir  mon  visage  caché  dans  le  sein 
d  lùimée;  elle  me  poussa  vers  lui.  et  il  me  serra  dans  ses 
bras  affaissés  avec  un  élan  de  tendresse  généreuse  qui  lui 
rendit  un  instant  la  vigueur  de  la  jeunesse. 

Vous  pouvez  imaginer  les  questions  dont  on  m'accabla 
et  les  soins  qui  me  furent  prodigués.  Edmée  était  jiour  moi 
une  mère  véritable.  Cette  bonté  expansive  et  confiante 
avait  tant  de  sainteté,  que,  pendant  toute  cette  journée,  je 
n'eus  pas  auprès  d'elle  d'autres  pensées  que  celles  que  j'au- 
rais eues  si  j'avais  été  réellement  son  fils. 

.Il'  fus  vivement  louché  du  s(jin  cpi'on  prit  d'enji>liver  à 
1  abbé  la  surprise  de  mon  retour;  jy  vis  une  I)reu^e  cer- 
taine de  la  joie  qu'il  en  devait  ressentir.   On  me  fit  cacher 


MAUPRAT.  249 

sous  le  métier  d'Edmée  et  on  me  couvrit  de  la  grande  toile 
verte  dont  elle  enveloppait  son  ouvrage.  L'abbé  s'assit  tout 
près  de  moi,  et  je  lui  fis  faire  un  cri  en  lui  prenant  les 
jambes.  C'était  une  plaisanterie  que  j'avais  l'habitude  de 
lui  faire  autrefois;  et,  lorsque  je  sortis  de  ma  cachette,  en 
renversant  brusquement  le  métier  et  en  faisant  rouler  tous 
les  pelotons  de  laine  sur  le  parquet,  il  y  eut  sur  son  visage 
une  expression  de  joie  et  de  terreur  tout  à  fait  bizarre. 

Mais  je  vous  tiens  quittes  de  toutes  ces  scènes  d'inté- 
rieur, sur  lesquelles  ma  mémoire  se  reporte  malgré  moi 
avec  trop  de  complaisance. 


32 


250  MAUPRAT. 


X\II 


Un  immense  changement  s'était  opéré  en  moi  clans  le 
cours  de  six  années.  J'étais  un  homme  à  peu  prés  semhlahlc 
aux  autres;  les  instincts  étaient  parvenus  à  s'équilihrer 
presque  avec  les  alVections,  et  les  impressions  avec  le  rai- 
sonnement. Cette  éducation  sociale  s'était  faite  naturelle- 
ment. Je  n'avais  eu  qu'à  accepter  les  leçons  de  l'expérience 
et  les  conseils  de  l'amitié.  Il  s'en  fallait  de  heaucoup  que 
je  fusse  un  homme  instruit;  mais  j'étais  arrivé  à  pouvoir 
acquérir  rapidement  une  instruction  solide.  J'avais  sur 
toute  chose  des  notions  aussi  claires  qu'on  pouvait  les 
avoir  de  mon  temps.  Je  sais  que,  depuis  celte  ('-poque,  la 
science  de  l'homme  a  fait  des  progrès  réels;  je  les  ai  suivis 
de  loin  et  je  n'ai  jamais  songé  à  les  nier.  Or,  comme  je  ne 
vois  pas  tous  les  hommes  de  mon  âge  se  montrer  aussi  rai- 
sonnables, j'aime  à  croire  que  j'ai  été  mis  de  bonne  heure 
dans  une  voie  assez  droite,  puisque  je  ne  me  suis  pas  arrêté 
dans  l'impasse  des  erreurs  et  des  préjugés. 

Les  progrès  de  mon  esprit  et  de  ma  raison  parurent  sa- 
tisfaire Edmée. 

—  Je  n'en  suis  pas  étonnée,  me  dit-elle;  vos  lettres  me 
l'avaient  appris;  mais  j'en  jouis  avec  un  orgueil  maternel. 

Mon  bon  oncle  n'avait  plus  la  force  de  se  livrer,  comme 
autrefois,  à  d'orageuses  discussions,  et  je  crois  vraiment 
que,  s'il  eût  conservé  cette  force,  il  eût  un  peu  regretté  de 


IMAUPRAT.  251 

ne  plus  retrouver  en  moi  l'antagoniste  infatigable  qui 
l'avait  tant  contrarié  jadis.  Il  fit  même  quelques  essais  de 
contradiction  pour  m'éprouver;  mais  j'eusse  regardé  alors 
comme  un  crime  de  lui  donner  ce  dangereux  plaisir.  Il  eut 
un  peu  d'humeur  et  trouva  que  je  le  traitais  trop  en  vieil- 
lard. Pour  le  consoler,  je  détournai  la  conversation  vers 
l'histoire  du  passé  qu'il  avait  traversé,  et  je  l'interrogeai 
sur  beaucoup  de  points  où  son  expérience  le  servait  mieux 
que  mes  lumières.  De  cette  manière,  j'acquis  de  bonnes 
notions  sur  l'esprit  de  conduite  dans  les  affaires  person- 
nelles, et  je  satisfis  pleinement  son  légitime  amour-propre. 
Il  me  prit  en  amitié  par  sympathie,  comme  il  m'avait  adopté 
par  générosité  naturelle  et  par  esprit  de  famille.  Il  ne  me 
cacha  pas  que  son  j)lus  grand  désir,  avant  de  s'endormir  du 
sommeil  éternel,  était  de  me  voir  devenir  l'époux  d'Edmée; 
et,  lorsque  je  lui  répondis  que  c'était  l'unique  pensée  de 
ma  vie,  l'unique  vœu  de  mon  âme  : 

—  Je  le  sais,  je  le  sais,  me  dit-il;  tout  dépend  dellc,  et 
je  crois  qu'elle  n'a  plus  de  motifs  d'hésitation.  Je  ne  vois 
pas,  ajouta-t-il  après  un  instant  de  silence  et  avec  un  peu 
d'humeur,  ceux  qu'elle  pourrait  alléguer  à  présent. 

D'après  cette  parole,  la  première  (jui  lui  fût  échappée 
sur  le  sujet  qui  m'intéressait  le  plus,  je  vis  que,  depuis 
longtemps,  il  était  favorable  à  mes  désirs  et  que  l'obstacle, 
s'il  en  existait  encore  un,  venait  d'Edmée.  La  dernière 
réflexion  de  mon  oncle  impliquait  un  doute  que  je  n'osai 
pas  chercher  à  éclaircir  et  qui  me  laissa  beaucoup  d  in- 
quiétude. La  fierté  chatouilleus(>  d"l'](lmée  m'inspirait  tant 
de  crainte,  sa  bonté  inell'able  m'imposait  tant  de  respect, 
que  je  n'osai  lui  demander  ouvertement  de  se  prononcer 
sur  mon  sort.  Je  ])ris  li'  parli  d'agii-  comme  si  je  n'eusse 
pas  entretenu  d'autre  espérance  que  celle  d  être  à  jamais 
son  frère  et  son  ami. 


252  M  A  U  P  R  A  T. 

Un  événement  qui  fut  longtemps  inexplicable  vint  faire 
diversion  pendant  quelques  jours  à  mes  pensées.  Je  m'étais 
d'abord  refusé  à  aller  prendre  possession  de  la  Roche- 
Mauprat. 

—  Il  faut  absolument,  m'avait  dit  mon  oncle,  que  vous 
alliez  voir  les  améliorations  que  j'ai  faites  à  votre  domaine, 
les  terres  qu'on  a  mises  en  bon  état  de  culture,  le  cheptel 
que  j'ai  recomposé  dans  chacune  de  vos  métairies.  \'ous 
devez  enfin  vous  mettre  au  courant  de  vos  affaires,  montrer 
à  vos  paysans  que  vous  vous  intéressez  à  leurs  travaux; 
autrement,  après  ma  mort,  tout  ira  de  mal  en  pis.  vous 
serez  forcé  d  affermer,  ce  qui  vous  rapportera  peut-être 
davantage,  mais  diminuera  la  valeur  de  votre  fonds.  Je 
suis  trop  vieux  maintenant  pour  aller  surveiller  votre  bien. 
Il  y  a  deux  ans  que  je  n'ai  pu  quitter  cette  misérable  robe 
de  chambre;  l'abbé  n'y  entend  rien;  Edmée  est  une  excel- 
lente tête,  mais  elle  ne  peut  pas  se  décider  à  aller  dans  cet 
endroit-là;  elle  dit  quelle  y  a  eu  trop  peur,  ce  qui  est  un 
enfantillage. 

—  Je  sens  que  je  dois  moiilier  ])Uis  de  courage,  lui 
répondis-je;  et  pourtant,  mon  bon  oncle,  ce  que  vous  me 
prescrivez  est  pour  moi  la  chose  la  plus  rude  qui  soit  au 
monde.  Je  n'ai  pas  mis  le  pied  sur  cette  terre  maudite 
depuis  le  jour  où  j'en  suis  sorti  arrachant  Edmée  à  ses 
ravisseurs.  Il  me  semble  que  vous  me  chassez  du  ciel  pour 
m'envoyer  visiter  l'enfer. 

Le  chevalier  haussa  les  épaules  ;  l'abbé  me  conjura  de 
prendre  sur  moi  de  le  satisfaire;  c'était  une  véritable  con- 
trariété pour  mon  bon  oncle  que  ma  résistance.  Je  me 
soumis,  et,  résolu  à  me  vaincre,  je  pris  congé  d'Edmée 
pour  deux  jours.  L'abbé  voulait  m'accompagner  pour  me 
distraire  des  tristes  pensées  qui  allaient  m'assiéger;  mais 
je  me  fis  scrupule  de  l'éloigner  d'Edmée  pendant  ce  court 


MAUPRAT.  253 

espace  de  temps;  je  savais  combien  il  lui  était  nécessaire. 
Attachée  comme  elle  l'était  au  fauteuil  du  chevalier,  sa 
vie  était  si  grave,  si  retirée,  que  le  plus  petit  événement 
s'y  faisait  sentir.  Chaque  année  avait  augmenté  son  isole- 
ment, et  il  était  devenu  à  peu  près  complet  depuis  que  la 
caducité  du  chevalier  avait  chassé  de  sa  table  les  chansons 
et  les  bons  mots,  enfants  joyeux  du  vin.  Il  avait  été  grand 
chasseur,  et  la  Saint-Hubert,  se  trouvant  précisément  sa 
fête,  avait  rassemblé  jadis  autour  de  lui,  à  cette  époque, 
toute  la  noblesse  du  pays.  Longtemps  les  cours  avaient 
retenti  des  hurlements  de  la  meute;  longtemps  les  écuries 
avaient  serré  deux  longues  files  de  chevaux  fringants  entre 
leurs  stalles  luisantes;  longtemps  la  voix  du  cor  avait 
plané  sur  les  grands  bois  d'alentour  ou  sonné  la  fanfare 
sous  les  fenêtres  de  la  grande  salle,  à  chaque  toast  de  la 
brillante  compagnie.  Mais  ces  beaux  jours  avaient  disparu 
depuis  longtemps;  le  chevalier  ne  chassait  plus,  et  l'espoir 
d'obtenir  la  main  de  sa  fdlc  ne  retenait  plus  autour  de  son 
fauteuil  les  jeunes  gens  ennuyés  de  sa  vieillesse,  de  ses 
attaques  de  goutte  et  des  histoires  qu'il  redisait  le  soir,  ne 
se  souvenant  plus  de  les  avoir  dites  le  malin.  Le  refus 
obstiné  d'Edmée  et  le  renvoi  de  M.  de  La  Marche  avaient 
causé  bien  de  la  surprise  et  donné  lieu  à  bien  des  recher- 
ches de  curiosité.  Un  jeune  homme  amoureux  d'elle,  écon- 
duit  comme  les  autres  et  poussé  par  un  sot  et  lâche  orgueil 
à  se  venger  de  la  seule  femme  de  sa  classe  qui,  selon  lui, 
eût  osé  le  repousser,  découvrit  qu'Edmée  avait  été  enlevée 
par  les  coupe-jarrels,  et  lit  courir  le  bruit  qu'elle  avait 
passé  une  nuit  d'orgie  à  la  Rochc-Mauprat.  C'est  tout  au 
plus  s'il  daigna  dire  qu'elle  n'avait  cédé  qu'à  la  violence. 
Edmée  imposait  trop  de  respect  et  d'estime  pour  qu'on 
l'accusât  de  complaisance  avec  les  brigands;  mais  elle 
passa    bientôt   pour   avoir  élé   victime  de   leur  brutalité. 


254  MAIPRAT. 

Marquée  d'une  tache  inelTaçable,  elle  ne  fut  plu?  recher- 
chée de  personne.  Mon  absence  ne  servit  qu'à  confirmer 
cette  opinion.  Je  l'avais  sauvée  de  la  mort,  disait-on,  mais 
non  pas  de  la  honte,  et  je  ne  pouvais  en  faire  ma  femme; 
j'en  étais  amoureux,  et  je  la  fuyais  pour  ne  pas  succomber 
à  la  tentation  de  l'épouser.  Tout  cela  avait  tant  de  vrai- 
semblance, qu'il  eût  été  difficile  de  faire  accepter  au  public 
la  véritable  version.  Elle  le  fut  d'autant  moins  qu'Edmée 
n'avait  pas  voulu  agir  en  conséquence  et  faire  cesser  les 
méchants  bruits  en  donnant  sa  main  à  un  homme  (ju'eile 
ne  pouvait  pas  aimer.  Telles  étaient  les  causes  de  son  iso- 
lement; je  ne  les  sus  bien  que  plus  tard.  Mais,  voyant 
l'intérieur  si  austère  du  chevalier  et  la  sérénité  si  mélan- 
colique d'Edmée,  je  craignis  de  faire  tomber  une  feuille 
sèche  sur  cette  onde  endormie,  et  je  suppliai  l'abbé  de 
rester  auprès  d'elle  jusqu'à  mon  retour.  Je  ne  pris  avec 
moi  que  mon  fidèle  sergent  Marcasse,  c|u'l'jlnK''e  iiaNait 
pas  voulu  laisser  s'éloigner  de  moi,  et  qui  jjarlageait 
désormais  la  cabane  élégante  et  la  vie  administrative  de 
Patience. 

J'arrivai  à  la  Roche-Mauprat,  par  une  soirée  brumeuse, 
aux  premiers  jours  de  l'automne;  le  soleil  était  voilé,  la 
nature  s'assoupissait  dans  le  silence  et  dans  la  brume;  les 
plaines  étaient  désertes,  l'air  seul  élail  remi»li  du  mouve- 
ment et  du  bruit  des  grandes  phalanges  d'oiseaux  de  pas- 
sage; les  grues  dessinaient  dans  le  ciel  des  triangles  gigan- 
tesques, et  les  cigognes,  passant  à  une  hauteur  incommen- 
surable, remplissaient  les  nuées  de  cris  mélancoliques  qui 
planaient  sur  les  campagnes  attristées  comme  le  chant 
funèbre  des  beaux  jours.  Pour  la  première  fois  de  l'année, 
je  sentis  le  froid  de  l'atmosphère,  et  je  crois  que  tous  les 
hommes  sont  saisis  d'une  tristesse  instinctive  à  l'approche 
de  la  saison  rigoureuse.    Il   y   a  dans  les  premiers   frimas 


MAUPRAT.  255 

quelque  chose  qui  rappelle  à  l'homme  la  prochaine  disper- 
sion des  éléments  de  son  élre. 

Nous  avions  traversé  les  bois  et  les  bruyères,  mon 
compagnon  et  moi,  sans  nous  dire  une  seule  parole;  nous 
avions  fait  un  long'  détour  pour  éviter  la  tour  Gazeau,  que 
je  ne  me  sentais  pas  la  force  de  revoir.  Le  soleil  se  cou- 
chait dans  des  voiles  gris  quand  nous  fi'anchîmes  la  herse 
de  la  Roche-Mauprat.  Cette  herse  était  brisée  ;  le  pont  ne 
se  levait  plus  et  ne  donnait  plus  passage  qu'à  de  paisibles 
troupeaux  et  à  leurs  insouciants /jafour^.  Les  fossés  étaient 
à  demi  comblés,  et  déjà  l'oseraie  bleuâtre  étendait  ses 
rameaux  flexibles  sur  les  basses  eaux;  l'ortie  croissait  au 
pied  des  tours  écroulées,  et  les  traces  du  feu  semblaient 
encore  fraîches  sur  les  murs.  Les  bâtiments  de  ferme  élaien 
tous  renouvelés,  et  la  basse-cour,  pleine  de  bétail,  de 
volailles,  d'enfants,  de  chiens  de  berger  et  d'instruments 
aratoires,  contrastait  avec  cette  sombre  enceinte,  où  je 
croyais  encore  \'oir  monter  la  flamme  rouge  des  assaillants 
et  couler  le  sang  noir  des  Mauprat. 

Je  fus  reçu  avec  la  cordialité  tranquille  et  un  peu  froide 
des  paysans  du  Berry.  On  n'essaya  pas  de  me  plaire,  mais 
on  ne  me  laissa  manquer  de  rien.  Je  fus  installé  dans  le 
seul  des  anciens  bâtiments  qui  n'eût  pas  été  endommagé 
lors  du  siège  du  donjon,  ou  abandonné  depuis  cette  époque 
à  l'action  du  temps.  C'était  un  corps  de  logis  dont  l'archi- 
tecture massive  remontait  au  \°  siècle;  la  porte  était  plus 
petite  que  les  fenêtres,  et  les  fenêtres  elles-mêmes  donnaient 
si  peu  (le  jour,  iju'il  fallut  allumer  des  flambeaux  pour  y 
pénétrer,  quoique  le  soleil  fût  à  peine  couché.  Ce  bâtiment 
avait  été  restauré  provisoirement  pour  servir  de  pied  à 
terre  au  nouveau  seigneur  ou  à  ses  mandataires.  Mon  oncle 
Hubert  y  était  venu  souvent  surveiller  mes  intérêts  tant 
que  ses  forces  le  lui  avaient  permis,  et  on  me  conduisit  à 


256  MAIPRAT. 

la  chambre  qu'il  ïf'était  réservée  et  qui  s'appelait  désormais 
la  chambre  du  maître.  On  y  avait  transporté  tout  ce  qu'on 
avait  sauvé  de  mieux  de  l'ancien  ameublement;  et,  comme 
elle  était  froide  et  humide  malj^ré  tous  les  soins  qu'on 
avait  pris  pour  la  rendre  habitable,  la  servante  du  métayer 
me  précéda,  un.  tison  dans  une  main  et  un  fagot  dans 
l'autre. 

Aveuglé  par  la  fumée  dont  elle  promenait  le  nuage 
autour  de  moi,  trompé  par  la  nouvelle  porte  qu'on  avait 
percée  sur  un  autre  point  de  la  cmir  et  par  certains  corri- 
dors qu  on  avait  murés  pour  se  dispenser  de  les  entretenir, 
je  parvins  jusqu'à  cette  chambre  sans  rien  reconnaître;  il 
m'eût  même  été  impossible  de  dire  dans  quelle  partie  des 
anciens  bâtiments  je  me  trouvais,  tant  le  nouvel  aspect  de 
la  cour  déroutait  mes  souvenirs,  tant  mon  âme  assombrie 
et  troublée  était  peu  frappée  des  objets  extérieurs. 

On  alluma  le  feu  tandis  que,  me  jetant  sur  une  chaise 
et  cachant  ma  tête  dans  mes  mains,  je  me  laissais  aller 
à  de  tristes  rêveries.  Cette  situation  n'était  pourtant  |)as 
sans  charme,  tant  le  passé  se  revêt  nalurellemenl  de  formes 
embellies  ou  adoucies  dans  le  cerveau  des  jeunes  gens, 
maîtres  présomptueux  de  l'avenir.  Quand,  à  force  de  souf- 
fler sur  son  tison,  la  servante  eut  rempli  la  chambre  d'une 
épaisse  fumée,  elle  sortit  pour  aller  chercher  de  la  braise 
et  me  laissa  seul.  Marcasse  était  resté  à  l'écurie  pour  soi- 
gner nos  chevaux.  Blaireau  m'avait  suivi;  couché  devant 
l'àlre,  il  me  regardait  de  temps  en  temjis  d'un  air  mécon- 
tent, comme  pour  me  demander  raison  d'un  si  niéciiimt 
gîte  et  d'un  si  pauvre  feu. 

Tout  à  coup,  en  jetant  les  yeux  autour  de  moi,  il  me 
sembla  que  ma  mémoire  se  réveillait.  Le  feu,  après  avoir 
fait  crier  le  bois  vert,  envoya  un  jet  de  flamme  dans  la 
cheminée,  et  toute  la  chambre  fut  éclairée  d'une  lueur  bril- 


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MAUPRAT.  257 

lante,  mais  aj^àtée,  qui  donnait  aux  objets  une  apparence 
douteuse  et  bizarre.  Blaireau  se  releva,  tourna  le  dos  au 
feu  et  s'assit  entre  mes  jambes,  comme  s'il  se  fût  attendu 
à  quelque  chose  d'étrange  et  d'imprévu. 

Je  reconnus  alors  que  ce  lieu  n'était  autre  que  la 
chambre  à  coucher  de  mon  grand-père  Tristan,  occupée 
depuis,  pendant  plusieurs  années,  par  son  fils  aîné,  le  dé- 
testable Jean,  mon  plus  cruel  oppresseur,  le  plus  fourbe  et 
le  plus  lâche  des  coupe-jarrets.  Je  fus  saisi  d'un  mouve- 
ment de  terreur  et  de  dégoût  en  reconnaissant  les  meubles 
et  jusqu'au  lit  à  colonnes  enroulées,  où  mon  grand-père 
avait  rendu  à  Dieu  son  âme  criminelle  dans  les  tortures 
d'une  lente  agonie.  Le  fauteuil  sur  lequel  j'étais  assis  était 
celui  où  Jean  le  Tors  (comme  il  prenait  plaisir,  dans  ses 
jours  facétieux,  à  se  nommer  lui-même)  s'asseyait  pour 
méditer  ses  scélératesses  ou  pour  rendre  ses  odieux  arrêts. 
Je  crus  voir  passer,  en  cet  instant,  les  spectres  de  tous  les 
Mauprat  avec  leurs  mains  sanglantes  et  leurs  yeux  hébétés 
par  le  vin.  Je  me  levai  et  j'allais  céder  à  l'horreur  que 
j'éprouvais  en  prenant  la  fuite,  lorsque,  tout  à  coup,  je  vis 
se  dresser  devant  moi  une  figure  si  distincte,  si  reconnais- 
sable,  si  différente,  par  toutes  les  apparences  de  la  réalité, 
des  chimères  dont  je  venais  d'être  assiégé,  que  je  retom- 
bai sur  mon  siège,  tout  baigné  d'une  sueur  froide.  Jean 
Mauprat  était  debout  auprès  du  lit.  Il  venait  d'en  sortir, 
car  il  tenait  encore  un  pan  du  rideau  entr'ouvert.  Il  me 
sembla  le  même  qu'autrefois;  seulement  il  était  encore 
plus  nuiigi'e,  plus  pâle  et  plus  hideux;  sa  tête  était  rasée 
et  son  corps  enveloppé  d'un  suaire  de  couleur  sombre.  Il 
me  lança  un  regard  infernal  ;  un  sourire  haineux  et  mépri- 
sant effleura  sa  lèvre  mince  et  flétrie.  Il  resta  immobile, 
son  œil  étincelant  attaché  sur  moi,  et  il  semblait  tout  prêt 
à  m'adresser  la  parole.  J'étais  convaincu,  en  cet  instant, 

33 


258  MAIPRAT. 

que  ce  que  je  voyais  était  un  être  vivant,  un  homme  de 
chair  et  d'os;  il  est  donc  incroyable  que  je  me  sentisse 
f^lacé  d'une  terreur  aussi  puérile.  Mais  je  le  nierais  en 
vain,  et  je  n'ai  jamais  pu  ensuite  me  l'expliquer  à  moi- 
même,  j'étais  enchaîné  par  la  peur.  Son  re^ijard  me  pétri- 
fiait, ma  lanf^ue  était  paralysée.  Blaireau  s'élança  sur  lui; 
alors  il  aj^ita  les  plis  de  son  lu-^^ibre  vêlement,  semblable 
à  un  linceul  souillé  tic  riuiinidilé  du  sépidcre.  et  je  m'éva- 
nouis. 

Lorsque  je  revins  à  moi-même,  Marcasse  était  auprès 
de  moi  et  me  relevait  avec  inquiétude.  J'étais  étendu  à 
terre  et  raide  comme  un  cadavre.  J'eus  beaucoup  de  peine 
à  rassembler  mes  idées;  mais,  aussitôt  que  je  pus  me  tenir 
sur  mes  jambes,  je  saisis  Marcasse  par  le  corps,  et  je  l'en- 
traînai précipitamment  hors  de  la  chambre  maudite.  Je 
faillis  tomber  plusieurs  fois  en  descendant  l'escalier  à  vis, 
et  ce  ne  fut  qu'en  respirant  dans  la  cour  l'air  du  soir  et  la 
saine  odeur  des  élables  que  je  recouvrai  l'usage  de  ma 
raison. 

Je  n'hésitai  pas  à  attribuer  ce  qui  venait  de  se  passer 
à  une  hallucination  de  mon  cerveau.  J'avais  fait  mes 
preuves  de  courage  à  la  guerre,  en  présence  de  mon  brave 
sergent;  je  ne  rougissais  pas  devant  lui  d'avouer  la  vérité. 
Je  répondis  sincèrement  à  ses  questions,  et  je  lui  peignis 
mon  horrible  vision  avec  de  tels  détails,  qu'il  en  fut 
frappé  à  son  tour  comme  d'une  chose  réelle,  et  répéta  plu- 
sieurs fois  d'un  air  pensif,  en  se  promenant  avec  moi  dans 
la  cour  : 

—  Singulier,  singulier!...  étonnant  I 

—  Non,  cela  n'est  pas  étonnant,  lui  dis-je  quand  je  me 
sentis  tout  à  fait  remis.  J'ai  é])r()uvé  la  sensation  la  plus 
douloureuse  en  venant  ici;  depuis  jilusieurs  jours,  je  lut- 
tais pour  surmonter  la  répugnance  que  j'éprouvais  à  revoir 


3IAUPRAT.  259 

la  Roche-Mauprat.  J'ai  eu  le  cauchemar  la  nuit  dernière, 
et  j'étais  si  fatigué  et  si  triste  en  m'éveillant,  que,  si  je 
n'eusse  craint  de  montrer  de  la  mauvaise  volonté  à  mon 
oncle,  j'aurais  encore  différé  ce  voyage  désagréable.  En 
entrant  ici,  j'ai  senti  le  froid  me  gagner;  ma  poitrine  était 
oppressée,  je  ne  respirais  pas.  Peut-être  aussi  l'acre  fumée 
dont  la  chambre  était  remplie  m' a-t-elle  troublé  le  cerveau. 
Enfin,  après  les  fatigues  et  les  périls  de  notre  malheureuse 
traversée,  dont  nous  sommes  à  peine  remis  l'un  et  l'autre, 
est-il  étonnant  que  j'aie  éprouvé  une  crise  nerveuse  à  la 
première  émotion  pénible? 

—  Dites-moi,  reprit  Marcasse  toujours  pensif,  avez- 
vous  remarqué  Blaireau  dans  ce  moment-là?  Qu'a  fait  Blai- 
reau ? 

—  J'ai  cru  voir  Blaireau  s'élancer  sur  le  fantôme  au 
moment  où  il  a  disparu;  mais  j'ai  rêvé  cela  comme  le 
reste. 

—  Ilum!  dit  le  sergent,  quand  je  suis  entré.  Blaireau 
était  tout  en  feu.  Il  venait  à  vous,  flairait,  pleurait  à  sa 
manière,  allait  du  côté  du  lit,  grattait  le  mur,  venait  à  moi, 
allait  à  vous.  Singulier,  cela!  Etonnant,  capitaine,  éton- 
nant, cela  ! 

Après  quelques  instants  de  silence  : 

—  Pas  de  revenants,  s'écria-t-il  en  secouant  la  tête, 
jamais  de  revenants;  d'ailleurs,  pourquoi  mort,  Jean? 
Pas  mort!  Deux  Mauprat  encore.  Qui  le  sait?  Où  dialjle? 
Pas  de  l'evenants;  et  mon  maître,  fou?  Jamais.  Malade? 
Non. 

Après  ce  colloque,  le  sergent  alla  chercher  de  la  lu- 
mière, tira  du  fourreau  son  inséparable  épée,  sil'lla  Blai- 
reau, et  reprit  lîravement  la  corde  qui  servait  de  rampe  à 
l'escalier,  m'engageant  à  rester  en  bas.  Quelle  que  fût  ma 
répugnance  à  remonter  dans   celle   chambre,  je  nhésilai 


2t)0  MALPRAT. 

pas  à  suivre  ^larcasse,  malgré  ses  recommandations,  et 
notre  premier  soin  fut  de  visiter  le  lit;  mais,  pendant  que 
nous  causions  dans  la  cour,  la  servante  avait  mis  des  draps 
blancs  et  elle  achevait  de  lisser  les  couvertures. 

—  Qui  donc  avait  couché  là?  lui  dit  Marcasse  avec  sa 
prudence  accoutumée. 

—  Personne  autre,  répondit-elle,  que  M.  le  chevalier 
ou  M.  l'abbé  Aubert,  du  temps  qu'ils  y  venaient, 

—  Mais,  aujourd'hui  ou  hier,  par  exemple?  reprit  Mar- 
casse. 

—  Ohl  hier  et  aujourd  hui,  personne,  monsieur;  car  il 
y  a  bien  deux  ans  que  M.  le  chevalier  n'est  venu,  et,  pour 
M.  l'abbé,  il  n'y  couche  jamais  depuis  qu'il  y  vient  tout 
seul.  Il  arrive  le  matin,  déjeune  chez  nous  et  s'en  retourne 
le  soir. 

—  Mais  le  lit  était  défait,  dit  Marcasse  en  la  regardant 
fixement. 

—  Ah  1  dame  I  monsieur,  répondit-elle,  ça  se  peut  ;  je 
ne  sais  comment  on  l'a  laissé  la  dernière  fois  qu'on  y  a 
couché;  je  n'y  ai  pas  fait  attention  en  mettant  les  draps; 
tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'il  y  avait  le  manteau  à  M.  Ber- 
nard dessus. 

—  Mon  manteau?  m'écriai-je.  Il  est  resté  à  l'écurie. 

—  Et  le  mien  aussi,  dit  Marcasse;  je  viens  de  les  rouler 
tous  les  deux  et  de  les  placer  sur  le  colFre  à  l'avoine. 

—  Vous  en  aviez  donc  deux?  reprit  la  servante;  car  je 
suis  sûre  d'en  avoir  ûté  un  de  dessus  le  lit.  un  manteau 
tout  noir  et  pas  neuf  I 

Le  mien  était  précisément  doublé  de  rouge  et  bordé 
d'un  galon  d'or.  Celui  de  Marcasse  était  gris  clair.  Ce  n'é- 
tait donc  pas  un  de  nos  manteaux  apportés  un  instant  et 
rapportés  à  l'écurie  par  le  garçon. 

—  Mais  qu'en  avez- vous  fait?  dit  le  sergent. 


MAUPRAT.  261 

—  Ma  foi,  monsieur,  je  l'ai  mis  là  sur  le  fauteuil,  ré- 
pondit la  grosse  fille;  mais  vous  l'avez  donc  repris  pendant 
que  j'allais  chercher  de  la  chandelle?  car  je  ne  le  vois  plus. 

Nous  cherchâmes  dans  toute  la  chambre,  le  manteau 
fut  introuvable.  Nous  feignîmes  d'en  avoir  besoin,  ne  niant 
pas  qu'il  fût  le  nôtre.  La  servante  défit  le  lit,  retourna  les 
matelas  en  notre  présence,  alla  demander  au  garçon  ce 
qu'il  en  avait  fait.  Il  ne  se  trouva  rien  dans  le  lit  ni  dans  la 
chambi'e  ;  le  garçon  n'était  même  pas  monté.  Toute  la 
ferme  fut  en  émoi,  craignant  que  quelqu'un  ne  fût  accusé 
de  vol.  Nous  demandâmes  si  un  étranger  n'était  pas  venu 
à  la  Roche-Mauprat  et  n'y  était  pas  encore.  Quand  nous 
nous  fûmes  assurés  que  ces  braves  gens  n'avaient  logé  ni 
vu  personne,  nous  les  rassurâmes  sur  le  manteau  perdu  en 
leur  disant  que  Marcasse  l'avait  roulé  parmégarde  dans  les 
deux  autres,  et  nous  nous  enfermâmes  dans  la  chambre, 
afin  de  l'explorer  à  notre  aise;  car  il  était  à  peu  près  évi- 
dent, dès  lors,  que  je  n'avais  point  vu  un  spectre,  mais 
Jean  Mauprat  lui-même  ou  un  homme  qui  lui  ressemblait 
et  que  j'avais  pris  pour  lui. 

Marcasse,  ayant  excité  Blaireau  de  la  voix  et  du  geste, 
observa  tous  ses  mouvements. 

—  Soyez  tranquille,  me  dit-il  avec  orgueil  ;  le  vieux 
chien  n'a  pas  oublié  le  vieux  métier;  s'il  y  a  un  trou,  un 
trou  grand  comme  la  main,  n'ayez  peur...  A  toi,  vieux 
chien!...  N'ayez  peur  !... 

Blaireau,  en  effet,  ayant  flairé  partout,  s'obstina  à 
gratter  la  muraille  à  l'endroit  où  j'avais  vu  l'apparition; 
il  tressaillait  chaque  fois  que  son  nez  pointu  rencontrait 
une  certaine  partie  du  lambris;  puis  il  agitait  sa  queue  de 
renard  d'un  air  satisfait,  revenait  vers  son  maître  et  sem- 
blait lui  dire  de  fixer  là  son  attention.  Le  sergent  se  mit 
alors  à  examiner  la  muraille  et  la  boiserie,  il  essaya  d'in- 


262  MALPRAT. 

sinuer  son  épée  dans  quelque  fente  ;  rien  ne  céda.  Néan- 
moins une  porte  pouvait  se  trouver  là,  car  les  rinceaux  de 
la  boiserie  sculptée  pouvaient  cacher  une  coulisse  adroite- 
ment pratiquée.  Il  fallait  trouver  le  ressort  qui  faisait  jouer 
cette  coulisse;  mais  cela  nous  fut  impossible,  malj^ré  tous 
les  efforts  que  nous  fîmes  pendant  deux  grandes  heures. 
Nous  essayâmes  vainement  d'ébranler  le  panneau,  il  ren- 
dait le  même  son  que  les  autres;  tous  étaient  sonores  et 
indiquaient  que  la  boiserie  n'était  pas  posée  immédiate- 
ment sur  la  maçonnerie  ;  mais  elle  pouvait  n'en  être  éloi- 
gnée que  de  quelques  lignes.  Enfin,  Marcasse,  baigné  de 
sueur,  s'arrêta  et  me  dit  : 

—  Nous  sommes  bien  fous;  quand  nous  chercherions 
jusqu'à  demain,  nous  ne  trouverions  pas  un  ressort,  s'il 
n'y  en  a  pas  ;  et,  quand  nous  cognerions,  nous  n'enfonce- 
rions pas  la  porte,  s  il  y  a  derrière  de  grosses  barres  de  fer, 
comme  j'en  ai  vu  déjà  dans  d'autres  vieux  manoirs. 

—  Nous  pourrions,  lui  dis-je,  trouver  l'issue,  s'il  en 
existe  une,  en  nous  servant  de  la  cognée;  mais  pourquoi, 
sur  la  simple  indication  de  ton  chien  qui  gratte  le  mur, 
t'obstiner  à  croire  que  Jean  Mauprat,  ou  l'homme  qui  lui 
ressemble,  n'est  pas  entré  et  sorti  par  la  porte? 

—  Entré,  tant  que  vous  voudrez,  répondit  Marcasse, 
mais  sorti!  non,  sur  mon  honneur!  car,  comme  la  servante 
descendait,  j'étais  sur  l'escalier,  brossant  mes  souliers; 
quand  j'entendis  tomber  quelque  chose  ici.  je  montai  vite 
trois  marches,  voilà  tout,  et  me  voilà  près  de  vous.  Vous 
mort,  allongé  sur  le  carreau  et  bien  malade  ;  personne  de- 
dans ni  dehors,  sur  mon  honneur! 

—  En  ce  cas,  j'ai  rêvé  de  mon  diable  d'oncle,  et  la  ser- 
vante a  rêvé  d'un  manteau  noir;  car,  à  coup  sur.  il  n'y  a 
pas  ici  de  porte  secrète;  et,  quand  il  y  en  aurait  une.  et 
que  tous  les  Mauprat,  vivants  et  morts,  en  auraient  la  clef. 


BIAUPRAT.  263 

que  nous  fait  cela?  Sommes-nous  attachés  à  la  police  pour 
nous  enquérir  de  ces  misérables?  et,  si  nous  les  trouvions 
cachés  quelque  part,  ne  les  aiderions-nous  pas  à  fuir  plutôt 
que  de  les  livrer  à  la  justice?  Nous  avons  nos  armes,  nous 
ne  craignons  pas  qu'ils  nous  assassinent  cette  nuit;  et,  s'ils 
s'amusent  à  nous  faire  peur,  ma  foi,  malheur  à  eux!  je  ne 
connais  ni  parents  ni  alliés  quand  on  me  réveille  en  sur- 
saut. Ainsi  donc,  faisons-nous  servir  l'omelette  que  les 
braves  gens  du  domaine  nous  préparent  ;  car,  si  nous  con- 
tinuons à  frapper  et  à  gratter  les  murailles,  ils  vont  nous 
croire  fous. 

Marcasse  se  rendit  par  obéissance  plutôt  que  par  con- 
viction; je  ne  sais  quelle  importance  il  attachait  à  décou- 
vrir ce  mystère,  ni  quelle  inquiétude  le  tourmentait,  car  il 
ne  voulait  pas  me  laisser  seul  dans  la  chambre  enchantée. 
Il  prétendait  que  je  pouvais  encore  me  trouver  malade  et 
tomber  en  convulsion. 

—  Oh  1  cette  fois,  lui  dis-je,  je  ne  serai  pas  si  poltron. 
Le  manteau  m'a  guéri  de  la  peur  des  revenants,  et  je  ne 
conseille  à  personne  de  se  frotter  à  moi. 

L'hidalgo  fut  forcé  de  me  laisser  seul.  J'amorçai  mes 
pistolets  et  je  les  plaçai  à  portée  de  ma  main  sur  la  table; 
mais  ces  précautions  furent  en  pure  perte  :  rien  ne  troubla 
le  silence  de  la  chambre ,  et  les  lourds  rideaux  de  soie 
rouge,  aux  coins  armoriés  d'argent  noirci,  ne  furent  pas 
agités  par  le  plus  léger  soufile.  Marcasse  revint,  et,  joyeux 
de  me  trouver  aussi  gai  qu'il  m'avait  laissé,  prépara  notre 
souper  avec  autant  de  soins  que  si  nous  fussions  venus  à  la 
Rochc-Mauprat  avec  la  seule  intention  de  faire  un  bon 
repas.  Il  plaisanta  sur  le  chapon  qui  chantait  encore  à  la 
broche,  et  sur  le  vin  qui  faisait  l'effet  d'une  brosse  dans  le 
gosier.  Mais  le  métayer  vint  augmenter  sa  bonne  humeur 
en  nous  apportant  quelques  bouteilles  d'excellent  madère 


264  MAUPRAT. 

que  le  chevalier  lui  avait  confiées  autrefois,  et  dont  il  aimait 
à  boire  un  verre  ou  deux  lorsqu'il  mettait  le  pied  à  l'étrier. 
Pour  récompense,  nous  invitâmes  le  digne  homme  à  sou- 
per avec  nous,  pour  causer  dalFaires  le  moins  cnnuycuse- 
ment  possible. 

—  A  la  bonne  heure,  nous  dit-il,  ce  sera  donc  comme 
autrefois,  les  manants  mangeaient  à  la  table  des  seigneurs 
de  la  Roche-Mauprat  ;  vous  faites  de  même,  monsieur  Ber- 
nard, et  c'est  bien. 

—  Oui,  monsieur,  lui  répondis-je  très  froidement;  mais 
je  le  fais  avec  ceux  qui  me  doivent  de  l'argent,  et  non  avec 
ceux  à  qui  j'en  dois. 

Cette  réponse  et  le  mot  de  monsieur  l'inlimidcrent 
tellement,  qu'il  lit  beaucoup  de  façons  pour  se  niellre  à 
table;  mais  j'insistai,  voulant  sur-le-champ  lui  donner  la 
mesure  de  mon  caractère.  Je  le  traitai  comme  un  homme 
que  j'élevais  à  moi,  non  comme  un  homme  vers  qui  je  vou- 
lais descendre.  Je  le  forçai  d'être  chaste  dans  ses  plaisan- 
teries, et  je  lui  permis  d'être  expansif  et  facétieux  dans  les 
limites  d'une  honnête  gaieté.  C'était  un  homme  jovial  et 
franc.  Je  l'examinais  avec  attention  pour  voir  s'il  n'aurait 
pas  quelque  accointance  avec  le  fantôme  qui  laissait  traî- 
ner son  manteau  sur  les  lits;  mais  cela  n'était  aucunement 
probable,  et  il  avait  au  fond  tant  d'aversion  pour  les  coupe- 
jarrets,  que,  sans  son  respect  pour  ma  parenté,  il  les  eut 
de  bon  cœur  habillés,  en  ma  présence,  comme  ils  méritaient 
de  l'être.  Mais  je  ne  pus  souffrir  aucune  liberté  de  sa  part 
sur  ce  sujet,  et  je  l'engageai  à  me  rendre  compte  de  mes 
affaires,  ce  qu'il  fit  avec  intelligence,  exactitude  et  loyauté. 

Quand  il  se  retira,  je  m'aperçus  que  le  madère  lui  avait 
fait  beaucoup  d'effet,  car  ses  jambes  étaient  avinées  et 
s'accrochaient  à  tous  les  meubles;  néanmoins  il  avait  eu 
assez  d'empire  sur  son  cerveau  pour  raisonner  juste.  J'ai 


MAUPRAT.  265 

toujours  remarqué  que  le  vin  agissait  beaucoup  plus  sur 
les  muscles  des  paysans  que  sur  leurs  nerfs;  qu'ils  diva- 
guaient difficilement,  et  qu'au  contraire  les  excitants  pro- 
duisaient en  eux  une  béatitude  que  nous  ne  connaissons 
pas,  et  qui  fait  de  leur  ivresse  un  plaisir  tout  dilférent  du 
nôtre  et  très  supérieur  à  notre  exaltation  fébrile. 

Quand  nous  nous  trouvâmes  seuls,  Marcasse  et  moi, 
quoique  nous  ne  fussions  pas  gris,  nous  nous  aperçûmes 
que  le  vin  nous  avait  donné  une  gaieté,  une  insouciance 
que  nous  n'aurions  pas  eues  à  la  Roche-Mauprat,  même 
sans  l'aventure  du  fantôme.  Habitués  à  une  franchise  mu- 
tuelle, nous  en  fîmes  la  réflexion,  et  nous  convînmes  que 
nous  étions  beaucoup  mieux  disposés  qu'avant  souper  à 
recevoir  tous  les  loups-garous  de  la  Varenne. 

Ce  mot  de  loup-garou  me  rappela  l'aventure  qui  m'avait 
mis  en  relation  très  peu  sympathique  avec  Patience,  à  l'âge 
de  treize  ans.  Marcasse  la  connaissait  ;  mais  il  ne  connaissait 
guère  le  caractère  que  j'avais  à  cette  époque,  et  je  m'amusai 
à  lui  raconter  ma  course  efTarée  à  travers  champs,  après 
avoir  été  fustigé  par  le  sorcier. 

—  Cela  me  fait  penser,  lui  dis-je  en  terminant,  que  j'ai 
l'imagination  facile  à  exalter  et  que  je  ne  suis  pas  inacces- 
sible à  la  peur  des  choses  surnaturelles.  Ainsi  le  fantôme 
de  tantôt... 

—  N'importe,  n'importe,  dit  Marcasse  en  examinant 
l'amorce  de  mes  pistolets  et  en  les  posant  sur  ma  table  de 
nuit;  n'oubliez  pas  que  tous  les  coupe-jarrets  ne  sont  pas 
morts;  que  si  Jean  est  de  ce  monde,  il  fera  du  mal  jusqu'à 
ce  qu'il  soit  enterré,  enfermé  à  triple  tour  chez  le  diable. 

Le  vin  déliait  la  langue  de  l'hidalgo,  qui  ne  manquait 
pas  d'esprit  lorsqu'il  se  permettait  ces  rares  infractions  à  >a 
sobriété  habituelle.  Il  ne  voulut  pas  me  quitter  et  fit  son  lit 
à  côté  du  mien.  Mes  nerfs  étaient  excités  par  les  émotions 

34 


266  M  AU  P  RAT. 

de  la  journée;  je  me  laissai  donc  aller  à  parler  d'Edmée, 
non  de  manière  à  mériter  de  sa  part  l'ombre  d'un  reproche 
si  elle  eut  entendu  mes  paroles,  et  cependant  plus  que  je 
n'aurais  du  me  le  permettre  avec  un  homme  qui  n'était 
encore  que  mon  subalterne  et  non  mon  ami,  comme  il  le 
devint  plus  tard.  Je  ne  sais  pas  positivement  ce  que  je  lui 
dis  de  mes  chagrins,  de  mes  espérances  et  de  mes  inquié- 
tudes; toutefois  ces  confidences  eurent  un  effet  terrible, 
ainsi  que  vous  le  verrez  bientôt. 

Nous  nous  endormîmes  tout  en  causant,  Blaireau  sur 
les  pieds  de  son  maître,  lépée  en  travers  à  côté  du  chien 
sur  les  genoux  de  l'hidalge,  la  lumière  entre  nous  deux, 
mes  pistolets  au  bout  de  mon  bras,  mon  couteau  de  chasse 
sous  mon  oreiller  et  les  verrous  tirés.  Rien  ne  troubla  notre 
repos;  et,  quand  le  soleil  nous  éveilla,  les  coqs  chantaient 
joyeusement  dans  la  cour,  et  les  boirons  échangeaient  des 
facéties  rustiques  en  liant  ^  leurs  bœufs  sous  nos  fenêtres. 

—  C'est  égal,  il  y  a  quelque  chose  là-dessous! 

Telle  fut  la  première  parole  de  Marcasse  en  ouvrant  les 
yeux  et  en  reprenant  la  conversation  où  il  l'avait  laissée 
la  veille. 

—  A?-lu  vu  ou  entendu  quelque  chose  celte  nuit?  lui 
dis-je. 

—  Rien  du  tout,  répondit-il;  mais  c'est  égal.  Blaireau 
n'a  pas  bien  dormi,  mon  épée  est  tombée  parterre;  et  puis 
rien  de  ce  qui  s'est  passé  ici  n'est  expliqué. 

—  L'explique  qui  voudra,  répondis-je;  je  ne  m'en  oc- 
cuperai certainement  pas. 

—  Tort,  tort,  vous  avez  tortl 

—  Cela  se  peut,  mon  bon  sergent  ;  mais  je  n'aime  pas  du 

1.  Les  bouviers  lient  le  joug  avec  des  courruics  aux  cornes  d'une 
paire  de  bœufs  de  travail. 


MAUPRAT.  267 

tout  cette  chambre,  et  elle  me  semble  si  laide  au  grand  jour, 
que  j'ai  besoin  d'aller  bien  loin  respirer  un  air  pur. 

—  Eh  bien,  moi,  je  vous  conduirai,  mais  je  reviendrai. 
Je  ne  veux  pas  laisser  aller  cela  au  hasard.  Je  sais  de  quoi 
Jean  Mauprat  est  capable  et  pas  vous. 

—  Je  ne  veux  pas  le  savoir,  et  s'il  y  a  quelque  danger 
ici  pour  moi  ou  les  miens,  je  ne  veux  pas  que  tu  y  re- 
viennes. 

Marcasse  secoua  la  tête  et  ne  répondit  rien.  Nous  fîmes 
encore  un  tour  à  la  métairie  a\ant  de  partir.  Marcasse  fut 
très  frappé  d'une  chose  que  je  n'eusse  pas  remarquée.  Le 
métayer  voulut  me  présenter  à  sa  femme  ;  mais  elle  ne 
voulut  jamais  me  voir  et  alla  se  cacher  dans  sa  chènevière. 
J'attribuais  cette  timidité  à  la  sauvagerie  de  la  jeunesse. 

—  Belle  jeunesse,  ma  foi!  dit  Marcasse;  une  jeunesse 
comme  moi,  cinquante  ans  passés!  Il  y  a  quelque  chose  là- 
dessous,  quelque  chose  là-dessous,  je  vous  dis. 

—  Et  que  diable  peut-il  y  avoir? 

—  Hum  !  elle  a  été  bien  dans  son  temps  avec  Jean 
Mauprat.  Elle  a  trouvé  ce  fortii  à  son  gré.  Je  sais  cela, 
moi;  je  sais  encore  bien  des  choses,  bien  des  choses,  sovez 
sûr  ! 

—  Tu  me  les  diras  quand  nous  reviendrons  ici,  lui 
répondis-je;  et  ce  ne  sera  pas  de  sitôt,  car  mes  affaires 
vont  beaucoup  mieux  que  si  je  m'en  mêlais,  et  je  n'aimerais 
pas  à  prendre  l'habitude  de  boire  du  madère  pour  ne  pas 
avoir  peur  de  mon  ombre.  Si  tu  veux  m'obliger,  Marcasse, 
tu  ne  parleras  à  personne  de  ce  qui  s'est  passé.  Tout 
le  monde  n'a  pas  pour  ton  capitaine  la  même  estime  que 
toi. 

—  Celui-là  est  un  imbécile  qui  n'estime  pas  mon  capi- 
taine, répondit  l'hidalgo  d'un  ton  doctoral;  mais,  si  vous 
me  l'ordonnez,  je  ne  dirai  rien. 


268  MAIPRAT. 

Il  me  tint  parole.  Pour  rien  au  monde,  je  n'eusse  voulu 
troubler  l'esprit  d'Edmée  de  cette  sotte  histoire.  Mais  je 
ne  pus  empêcher  Marcasse  d'exécuter  son  projet  ;  dès  le 
lendemain  matin,  il  avait  disparu,  et  j'appris  de  Patience 
qu'il  était  retourné  à  la  Roche-Mauprat  sous  prétexte  d'y 
avoir  oublié  quelque  chose. 


MAUPRAT.  269 


XVIII 


Tandis  que  ^larcasse  se  livrait  à  ses  graves  recherches, 
je  passais  auprès  d'Edniée  des  jours  pleins  de  délices  et 
d'angoisses.  Sa  conduite  ferme,  dévouée,  mais  réservée  à 
beaucoup  d'égards,  me  jetait  dans  de  continuelles  alterna- 
tives de  joie  et  de  douleur.  Un  jour,  le  chevalier  eut  une 
longue  conférence  avec  elle  tandis  que  j'étais  à  la  prome- 
nade. Je  rentrai  au  moment  où  leur  conversation  était  le 
plus  animée,  et,  dès  que  je  parus  : 

—  Approche,  médit  mon  oncle;  viens  dire  à  Edmée 
que  lu  l'aimes,  que  tu  la  rendras  heureuse,  que  tu  es  cor- 
rigé de  tes  anciens  défauts.  Arrange-toi  pour  être  agréé, 
car  il  faut  que  cela  finisse.  Notre  position  vis-à-vis  du 
monde  n'est  pas  tenable,  et  je  ne  veux  pas  descendre  dans 
le  tombeau  sans  avoir  vu  réhabiliter  l'honneur  de  ma  fille, 
et  sans  être  sûr  que  quelque  sot  caprice  de  sa  part  ne 
la  jettera  pas  dans  un  couvent,  au  lieu  de  lui  laisser 
occuper  dans  le  monde  le  rang  qui  lui  appartient,  et  que 
j'ai  travaillé  toute  ma  vie  à  lui  assurer.  Allons,  Bernard, 
à  ses  pieds!  Ayez  l'esprit  de  lui  dire  quelque  chose  qui  la 
persuade!  ou  bien  je  croirai.  Dieu  me  pardonne,  que  c'est 
vous  qui  ne  l'aimez  pas  et  qui  ne  désirez  pas  sincèrement 
l'épouser. 

—  Moi!  juste  ciel,m'écriai-je,  ne  pas  le  désirer!  quand 


270  MAUPRAT. 

je  n'ai  pas  d'autre  pensée  depuis  sept  ans,  quand  mon  cœur 
n'a  pas  d'autre  vœu  et  que  mon  esprit  ne  conçoit  pas  d'autre 
bonheur  ! 

Je  dis  à  Edmée  tout  ce  que  me  suggéra  la  passion  la  plus 
exaltée.  Elle  m'écouta  en  silence  et  sans  retirer  ses  mains, 
que  je  couvrais  de  baisers.  Mais  sa  physionomie  était  grave, 
et  l'expression  de  sa  voix  me  lit  trembler  lorsqu'elle  dit, 
après  avoir  réfléchi  quelques  instants  : 

—  !Mon  père  ne  devrait  jamais  douter  de  ma  parole;  j'ai 
promis  d'épouser  Bernard,  je  l'ai  promis  à  Bernard  et  à 
mon  père;  il  est  donc  certain  que  je  l'épouserai. 

Puis  elle  ajouta  après  une  nouvelle  pause  cl  d'un  ton 
plus  sévère  encore  : 

—  Mais,  si  mon  père  se  croit  à  la  veille  de  mourir,  quelle 
force  me  supposc-t-il  donc  pour  m'engager  à  ne  songer 
qu'à  moi  et  me  faire  revêtir  ma  robe  de  noces  à  l'heure  de 
ses  funérailles?  Si,  au  contraire,  il  est,  comme  je  le  crois, 
toujours  plein  de  force  malgré  ses  souffrances,  et  appelé  à 
jouir  encore  pendant  de  longues  années  de  l'amour  de 
sa  famille,  d'où  vient  qu'il  me  presse  si  impérieusement 
d'abréger  le  délai  que  je  lui  ai  demandé?  N'est-ce  pas  une 
chose  assez  importante  pour  que  j  y  réfléchisse?  Un  enga- 
gement qui  doit  durer  toute  ma  vie  et  qui  décidera,  je  ne 
dis  pas  de  mon  bonheur,  je  saurais  le  sacrifier  au  moindre 
désir  de  mon  père,  mais  de  la  paix  de  ma  conscience  et  de 
la  dignité  de  ma  conduite  (car  quelle  femme  peut  être 
assez  sûre  d'elle-même  pour  répondre  d'un  avenir  enchaîné 
contre  son  gré?);  un  tel  engagement  ne  mérite-t-il  pas  que 
j'en  pèse  tous  les  risques  et  tous  les  avantages  pendant 
plusieurs  années  au  moins? 

—  Dieu  merci  !  voilà  sept  ans  que  vous  passez  à  peser 
tout  cela,  dit  le  chevalier;  vous  devriez  savoir  à  quoi  vous 
en  tenir  sur  le  compte  de  votre  cousin.  Si   vous    voulez 


MAUPRAT.  271 

l'épouser,  épousez-le;  mais  si  vous  ne  le  voulez  pas,  pour 
Dieu!  diles-le,  et  qu'un  autre  se  présente. 

—  Mon  père,  répondit  Edmée  un  peu  froidement,  je 
n'épouserai  que  lui. 

—  Que  lui  est  fort  bien,  dit  le  chevalier  en  frappant 
avec  la  pincettesur  les  bûches;  mais  cela  ne  veut  peut-être 
pas  dire  que  vous  l'épouserez. 

—  Je  l'épouserai,  mon  père,  reprit  Edmée.  J'aurais 
désiré  quelques  mois  encore  de  liberté;  mais  puisque  vous 
êtes  mécontent  de  tous  ces  retards,  je  suis  prête  à  obéir  à 
vos  ordres,  vous  le  savez. 

—  Parbleu!  voilà  une  jolie  manière  de  consentir,  s'écria 
mon  oncle,  et  bien  engageante  pour  votre  cousin.  Ma  foi! 
Bernard,  je  suis  bien  vieux;  mais  je  puis  dire  que  je  ne 
comprends  encore  rien  aux  femmes,  et  il  est  probable  que 
je  mourrai  sans  y  avoir  rien  compris. 

—  Mon  oncle,  lui  dis-je,  je  comprends  fort  bien  l'éloi- 
gnement  de  ma  cousine  pour  moi;  je  l'ai  mérité.  J'ai  fait 
tout  ce  qui  était  en  mon  pouvoir  pour  réparer  mes  crimes. 
Mais  dépend-il  d'elle  d'oublier  un  passé  dont  elle  a  sans 
doute  trop  souffert?  .Vu  reste,  si  elle  ne  me  le  pardonne 
pas,  j'imiterai  sa  rigueur,  je  ne  me  le  pardonnerai  pas  à 
moi-même;  et,  renonçant  à  tout  espoir  en  ce  monde,  je 
m'éloignerai  d'elle  et  de  vous  pour  me  punir  par  un  clu'di- 
ment  pire  que  la  mort. 

—  Allons,  voilà  que  tout  est  rompu!  dit  mon  oncle  en 
jetant  les  pincettes  dans  le  feu;  voilà,  voilà  ce  que  vous 
cherchiez,  ma  fille? 

J'avais  fait  quelques  pas  pour  sortir;  je  souffrais  horri- 
blement. 

Edmée  courut  vers  moi,  me  prit  le  bras,  et,  me  rame- 
nant vers  son  père  : 

—  Ce  que  vous  dites  est  cruel  et  plein  d'ingratitude,  me 


272  MAUPRAT. 

dit-elle.  Appartient-il  à  un  esprit  modeste,  à  un  cœur 
généreux,  de  nier  une  amitié,  un  dévouement,  j'oserai  me 
servir  d'un  autre  mot,  une  fidélité  de  sept  ans,  parce  que 
je  vous  demande  encore  quelques  mois  d'épreuve?  Kt, 
quand  même  je  n'aurais  jamais  pour  vous,  Bernard,  une 
affection  aussi  vive  que  la  vôtre,  celle  que  je  vous  ai  té- 
moignée jusqu'ici  est-elle  donc  si  peu  de  chose  que  vous 
la  méprisiez,  et  que  vous  y  renonciez  par  dépit  de  ne  pas 
m'inspirer  précisément  celle  que  vous  croyez  devoir  exiger? 
Savez-vous  qu'à  ce  compte  une  femme  n'aurait  pas  le  droit 
déprouver  l'amitié?  Enfin  voulez-vous  me  punir  de  vous 
avoir  servi  de  mère  en  vous  éloignant  de  moi,  ou  ne  m'en 
récompenser  qu'à  la  condition  d'être  votre  esclave? 

—  Non,  Edmée,  non,  lui  répondis-je  le  cœur  serré  et 
les  yeux  pleins  de  larmes  en  portant  sa  main  à  mes  lèvres  ; 
je  sens  que  vous  avez  fait  pour  moi  plus  que  je  ne  méritais  ; 
je  sens  que  je  voudrais  en  vain  m'éloigner  de  votre  pré- 
sence; mais  pouvez-vous  me  faire  un  crime  de  souffrir 
auprès  de  vous?  C  est,  au  reste,  un  crime  si  involontaire  et 
tellement  fatal,  qu'il  échapperait  à  tous  vos  reproches  et  à 
tous  mes  remords.  N'en  parlons  pas,  n'en  parlons  jamais; 
c'est  tout  ce  que  je  puis  faire.  Conservez-moi  votre  amitié, 
j'espère  m'en  montrer  toujours  digne  à  l'avenir. 

—  Embrassez-vous  et  ne  vous  séparez  jamais  l'un  de 
l'autre,  dit  le  chevalier  attendri.  Bernard,  quel  que  soit  le 
caprice  d'Edmée,  ne  l'abandonnez  jamais,  si  vous  voulez 
mériter  la  bénédiction  de  votre  père  adoptif.  Si  vous  ne 
parvenez  pas  à  être  son  mari,  soyez  toujours  son  frère. 
Songez,  mon  enfant,  que  bientôt  elle  sera  seule  sur  la 
terre,  et  que  je  mourrai  désolé  si  je  n'emporte  dans  la 
tombe  la  certitude  qu'il  lui  reste  un  appui  et  un  défenseur. 
Songez  enfin  que  c'est  à  cause  de  vous ,  à  cause  d'un  ser- 
ment que  son  inclination  désavoue  peut-être,  mais  que  sa 


MAUPRAT.  273 

conscience  respecte,  qu'elle  est  ainsi  abandonnée,  calom- 
niée... 

Le  chevalier  fondit  en  larmes,  et  toutes  les  douleurs  de 
cette  famille  infortunée  me  furent  révélées  en  un  instant. 
—  Assez!  assez!  m'écriai-je  en  tombant  à  leurs  pieds; 
tout  cela  est  trop  cruel.  Je  serais  le  dernier  des  misérables, 
si  j'avais  besoin  qu'on  me  remît  sous  les  yeux  mes  fautes  et 
mes  devoirs.  Laissez-moi  pleurer  à  vos  genoux;  laissez-moi 
expier  par  l'éternelle  douleur,  par  l'éternel  renoncement 
de  ma  vie,  le  mal  que  je  vous  ai  fait!  Pourquoi  ne  m'avoir 
pas  chassé  lorsque  je  vous  ai  nui?  pourquoi,  mon  oncle,  ne 
m'avoir  pas  cassé  la  tête  d'un  coup  de  pistolet,  comme  à 
une  bête  fauve?  Qu'ai-je  fait  pour  être  épargné,  moi  qui 
payais  vos  bienfaits  de  la  ruine  de  votre  honneur?  Xon, 
non,  je  le  sens,  Edmée  ne  doit  pas  m'épouser;  ce  serait 
accepter  la  honte  de  l'injure  que  j'ai  attiré  sur  elle.  Moi,  je 
resterai  ici  ;  je  ne  la  verrai  jamais  si  elle  l'exige  ;  mais  je  me 
coucherai  en  travers  de  sa  porte  comme  un  chien  fidèle,  et 
je  déchirerai  le  premier  qui  osera  se  présenter  devant  elle 
autrement  qu'à  genoux;  et,  si  quelque  jour  un  honnête 
homme,  plus  heureux  que  moi,  mérite  de  fixer  son  choix, 
loin  de  le  combattre,  je  lui  remettrai  le  soin  cher  et  sacré 
de  la  protéger  et  de  la  défendre;  je  serai  son  ami,  son 
frère;  et,  quand  je  les  verrai  heureux  ensemble, j'irai  mou- 
rir en  paix  loin  d'eux. 

Mes  sanglots  m'étoulTaient,  le  chevalier  serra  sa  fille  et 
moi  sur  son  cœur,  et  nous  confondîmes  nos  larmes,  en  lui 
jurant  de  ne  jamais  nous  séparer,  ni  pendant  sa  vie,  ni 
api'ès  sa  mort. 

—  Ne  perds  pourtant  pas  l'espérance  de  l'épouser,  me 
dit  le  chevalier  à  voix  basse  quelques  instants  après,  (piand 
le  calme  se  fut  rétabli;  elle  a  d'étranges  volontés;  mais, 
vois-tu,  rien  ne  m'ôtera  de  l'esprit  qu'elle  a  de  l'amour 

35 


274  MALPRAT. 

pour   toi.   Elle    ne    veut   pas   s'expliquer   encore.    Ce   que 
femme  veut,  Dieu  le  veut. 

—  Ce  qu'EcImée  veut,  je  le  veux,  répondis-je. 
Quelques  jours  après  cette  scène,  qui  lit  succéder  dans 

mon  âme  la  tranquillité  de  la  mort  aux  agitations  de  la  ^■ic, 
je  me  promenais  dans  le  parc  avec  l'abbé. 

—  Il  faut,  me  dit-il,  que  je  vous  fasse  part  d'une  aven- 
turc  qui  m'est  arrivée  hier,  et  qui  est  passablement  roma- 
nesque. J'avais  été  me  promener  dans  les  bois  de  Briantes, 
et  j'étais  descendu  à  la  fontaine  des  Fougères,  ^'ous  savez 
qu  il  faisait  chaud  comme  au  milieu  de  l'été  ;  nos  belles 
plantes,  rougies  par  l'automne,  sont  plus  belles  que  jamais 
autour  du  ruisseau  qu'elles  couvrent  de  leurs  longues  dé- 
coupures. Les  bois  n'ont  jilus  que  bien  peu  d'ombrage; 
mais  le  pied  foule  des  tapis  de  feuilles  sèches  dont  le  bruit 
est  pour  moi  plein  de  charme.  Le  tronc  satiné  des  bouleaux 
et  des  jeunes  chênes  est  couvert  de  mousse  et  de  junger- 
manes,  qui  étalent  délicalenu'iil  leur  nuance  brune,  mêlée 
de  vert  tendre,  de  rouge  et  de  fauve,  en  étoiles,  en  rosaces, 
en  cartes  de  géographie  de  toute  espèce,  où  l'imagination 
peut  rêverde  nouveauxmondes  en  miniature.  J'étudiaisavec 
amour  ces  prodiges  de  grâce  et  de  finesse,  ces  arabesques 
où  la  variété  infinie  s'allie  à  la  régularité  inaltérable,  et. 
heureux  de  savoir  que  vous  n'êtes  pas,  comme  le  vul- 
gaire, aveugle  à  ces  coquetteries  adorables  de  la  création, 
j'en  détachai  quelques-unes  avec  le  plus  grand  soin,  enle- 
vant même  l'écorce  de  l'arbre  où  elles  prennent  racine, 
afin  de  ne  pas  détruire  la  pureté  de  leurs  dessins.  J'en  ai 
fait  une  petite  provision  que  j'ai  déposée  chez  Patience  en 
passant,  et  que  nous  allons  voir  si  vous  le  Voulez.  Mais, 
chemin  faisant,  je  veux  vous  dire  ce  qui  m'arriva  en  appro- 
chant de  la  fontaine.  J'avais  la  tête  baissée,  je  marchais  sur 
les  cailloux  humides,  guidé  par  le  petit  bruit  du  jet  clair 


MAUPRAT.  275 

et  délicat  qui  s'élance  du  sein  de  la  roche  moussue.  J'allais 
m'asseoir  sur  la  pierre  qui  forme  un  banc  naturel  à  côté, 
lorsque  je  vis  la  place  occupée  par  un  bon  religieux  dont 
le  capuchon  de  bure  cachait  à  demi  la  tète  pâle  et  flétrie. 
Il  me  parut  très  intimidé  de  ma  rencontre  ;  je  le  rassurai 
de  mon  mieux  en  lui  disant  que  mon  intention  n'était  pas 
de  le  déranger,  mais  d'approcher  seulement  mes  lèvres  de 
la  rigole  d'écorce  que  les  bûcherons  ont  adaptée  à  la  roche 
pour  boire  plus  facilement. 

«  —  0  saint  ecclésiastique  I  me  dit-il  du  ton  le  plus  hum- 
ble, que  n'ôtes-vous  le  prophète  dont  la  verge  frappait  aux 
sources  de  la  grâce,  et  pourquoi  mon  âme,  semblable  à  ce 
rocher,  ne  peut-elle  donner  cours  à  un  ruisseau  de  larmes?  » 

Frappé  de  la  manière  dont  ce  moine  s'exprimait,  de 
son  air  triste,  de  son  attitude  rêveuse,  en  ce  lieu  poétique 
où  j'ai  souvent  rêvé  l'entretien  de  la  Samaritaine  avec  le 
Sauveur,  je  me  laissai  aller  à  causer  de  plus  en  plus  sym- 
pathiquement.  J'appris  de  ce  religieux  qu'il  était  trappiste 
et  qu'il  était  en  tournée  pour  accomplir  une  pénitence. 

«  —  Ne  me  demandez  ni  mon  nom  ni  mon  pays,  dit-il. 
J'appartiens  à  une  illustre  famille  que  je  ferais  rougir  en 
lui  rappelant  que  j'existe;  d'ailleurs,  en  entrant  à  la  Trappe, 
nous  abjurons  tout  orgueil  du  passé,  nous  nous  faisons 
semblables  à  des  enfants  naissants  ;  nous  mourons  au  monde 
pour  revivre  en  Jésus-Christ.  Mais  soyez  sûr  que  vous 
voyez  en  moi  un  des  exemples  les  plus  frappants  des  mi- 
racles de  la  grâce,  et,  si  je  pouvais  vous  faire  le  récit  de 
ma  vie  religieuse,  de  mes  terreurs,  de  mes  remords,  de 
mes  expiations,  vous  en  seriez  certainement  touché.  Mais 
à  quoi  me  serviront  la  compassion  et  l'indulgence  des 
lionuues,  si  la  miséricorde  de  Dieu  ne  daigne  m'absoudre?  » 

—  Vous  savez,  continua  l'abbé,  que  je  n'aime  pas  les 
moines,  que  je  me  défie  de  leur  humilité,  que  j'ai  horreur 


270  MAUPRAT. 

de  leur  fainéantise.  Mais  celui-là  parlait  d'une  manière  si 
triste  et  si  affectueuse,  il  était  si  pénétré  de  son  devoir,  il 
semblait  si  malade,  si  exténué  d'austérités,  si  plein  de 
repentir,  qu'il  m'a  gagné  le  cœur.  11  y  a  dans  son  regard 
et  dans  ses  discours  des  éclairs  qui  trahissent  une  grande 
intelligence,  une  activité  infatigable,  une  persévérance  à 
toLile  épreuve.  Nous  avons  passé  deux  grandes  heures  en- 
semble, et  je  l'ai  quitté  si  attendri,  que  j'ai  désiré  le  revoir 
avant  son  départ.  Il  avait  pris  gîte  pour  la  nuit  à  la  ferme 
des  Goulets,  et  jai  voulu  en  vain  l'amener  au  château.  Il 
m'a  dit  avoir  un  compagnon  de  voyage  qu'il  no  jiouNail 
quitter. 

((  —  ^lais,  puisque  vous  êtes  si  charitable,  nie  dit-il,  je 
m'estimerai  heureux  de  vous  retrouver  ici  demain  au  cou- 
cher du  soleil  ;  peut-être  même  m'enhardirai-je  au  point 
de  vous  demander  une  grâce  ;  vous  pouvez  m'être  utile 
pour  une  affaire  importante  dont  je  suis  chargé  dans  ce 
pays-ci.  Je  ne  puis  vous  en  dire  davantage  en  ce  moment.  » 

Je  l'assurai  qu'il  pouvait  compter  sur  moi,  et  que 
j'obligerais  de  grand  cœur  un  homme  connne  lui. 

—  Si  bien  que  vous  attendez  avec  impatience  l'heure 
du  rendez-vous?  dis-je  à  l'abbé. 

—  Sans  doute,  répondit-il,  et  ma  nouvelle  connaissance 
a  pour  moi  tant  d'attraits,  que,  si  je  ne  craignais  d'abuser 
de  la  confiance  que  cet  honnne  m'a  témoignée,  je  condui- 
rais Edmée  à  la  fontaine  des  I'\iugéres. 

—  Je  crois,  repris-je,  (pi  lùhnéc  a  beaucouj)  mieux  à 
faire  que  d'écouter  les  déclamations  de  votre  moine,  qui 
peut-être,  après  tout,  n'est  qu'un  intrigant,  comme  tant 
d'autres  à  qui  vous  avez  fait  la  charité  aveuglément.  Par- 
donnez-moi, mon  bon  abbé,  mais  vous  n'êtes  pas  un  grand 
physionomiste,  et  vous  êtes  un  peu  sujet  à  vous  laisser 
prévenir  pour  ou  contre  les  gens,  sans  autre  motif  que  lu 


MAUPRAT.  277 

disposition  bienveillante  ou  craintive  de  votre  esprit  roma- 
nesque. 

L'abbé  sourit,  prétendit  que  je  parlais  ainsi  par  ran- 
cune, soutint  la  piété  du  trappiste  et  retomba  dans  la  bota- 
nique. Nous  passâmes  assez  de  temps  à  herboriser  chez 
Patience;  et,  comme  je  ne  cherchais  qu'à  échapper  à  moi- 
même,  je  sortis  de  la  cabane  avec  l'abbé  et  le  conduisis 
jusqu'au  bois  où  il  avait  son  rendez-vous.  A  mesure  que 
nous  en  approchions,  l'abbé  semblait  revenir  un  peu  de  son 
empressement  de  la  veille  et  craindre  d'avoir  été  trop  loin. 
L'incertitude  succédant  si  vite  à  l'enthousiasme  résumait 
tellement  tout  son  caractère  mobile,  aimant^  timide,  mé- 
lange singulier  des  entraînements  les  plus  opposés,  que  je 
recommençai  à  le  railler  avec  l'abandon  de  l'amitié. 

—  Allons,  me  dit-il,  il  faut  que  j'en  aie  le  cœur  net  et 
que  vous  le  voyiez.  "Vous  regarderez  son  visage,  vous  l'étu- 
dierez  pendant  quelques  instants,  et  vous  nous  laisserez 
seuls  ensemble,  puisque  je  lui  ai  promis  d'écouter  ses 
confidences. 

Je  suivis  l'abbé  par  désœu\rement  ;  mais,  quand  nous 
fûmes  au-dessus  des  rochers  ombragés  d'où  la  fontaine 
s'échajjpe,  je  m'arrêtai  pour  regarder  le  moine  à  travers  le 
branchage  d'un  massif  de  frênes.  Placé  immédiatement  au- 
dessous  de  nous,  au  bord  de  la  fontaine,  il  intei-rogeait 
l'angle  du  sentier  que  nous  devions  tourner  pour  arriver  à 
lui  ;  mais  il  ne  songeait  pas  à  regarder  l'endroit  où  nous 
étions,  et  nous  pouvions  le  contempler  à  l'aise  sans  qu'il 
nous  vît. 

A  peine  l'eus-je  envisagé,  que,  saisi  d'un  rire  amer,  je 
pris  l'abbé  par  le  bras,  je  l'entraînai  à  quelque  distance  et 
lui  parlai  ainsi,  non  sans  une  grande  agitation  : 

—  Mon  cher  abbé,  n'avez-vous  jamais  rencontré  quelque 
part  autrefois  la  figure  de  mon  oncle  Jean  de  Mauprat? 


278  MAUPRAT. 

—  Jamais  que  je  sache,  répondit  l'abbé  tout  interdit  ; 
mais  où  voulez-vous  donc  en  venir? 

—  A  vous  dire,  mon  ami,  que  vous  avez  fait  là  une 
jolie  trouvaille,  et  que  ce  bon  et  vénérable  trappiste  à  qui 
A'ous  trouvez  tant  de  g^râce,  de  candeur,  de  componction 
et  d'esprit,  n'est  autre  que  Jean  de  Mauprat  le  coupe- 
jarret. 

—  Vous  êtes  fou  !  s'écria  l'abbé  en  reculant  de  trois  pas. 
Jean  Mauprat  est  mort  il  y  a  lonj^temps. 

—  Jean  Mauprat  n'est  pas  mort,  ni  Antoim'  Mauprat 
non  plus  peut-être,  et  je  suis  moins  surpris  que  vous  parce 
que  j'ai  déjà  rencontré  un  de  ces  deux  revenants.  Qu'il  se 
soit  fait  moine  et  qu'il  pleure  ses  péchés,  cela  est  fort  pos- 
sible ;  mais,  qu'il  se  soit  dég^uisé  pour  venir  poursuivre 
ici  quelque  mauvais  dessein,  c'est  ce  qui  n'est  pas  impos- 
sible non  plus,  et  je  vous  engage  à  vous  tenir  sur  vos 
gardes... 

L'abbé  fut  effrayé  au  point  de  ne  vouloir  plus  aller  au 
rendez-vous.  Je  lui  démontrai  qu'il  était  nécessaire  de 
savoir  où  voulait  en  venir  le  vieux  pécheur.  Mais,  comme 
je  connaissais  la  faiblesse  de  l'abbé,  comme  je  craignais 
que  mon  oncle  Jean  ne  réussît  à  l'engager  dans  quelque 
fausse  démarche  et  à  s'emparer  de  sa  conscience  par  des 
aveux  mensongers,  je  pris  le  parti  de  me  glisser  dans  le 
taillis  de  manière  à  tout  voir  et  tout  entendre. 

Mais  les  choses  ne  se  passèrent  pas  comme  je  l'aurais 
cru.  Le  trappiste,  au  lieu  de  jouer  au  plus  fin,  dévoila  sur- 
le-champ  à  l'abbé  son  véritable  nom.  11  lui  déclara  que, 
touché  de  repentir  et  ne  croyant  pas  que  sa  conscience 
lui  permît  d'en  éviter  le  châtiment  à  l'abri  du  froc  (car  il 
était  réellement  tra])pistt'  (h'piiis  plusieurs  années),  il  venait 
se  mettre  entre  les  mains  de  la  justice,  afin  d'expier  d'une 
manière  étlalanle  les  crimes  dont  il  était  souillé.  Cet  homme, 


MAUPRAT.  279 

doué  de  facultés  supérieures,  avait  acquis  dans  le  cloître 
une  éloquence  mystique.  Il  parlait  avec  tant  de  grâce,  de 
douceur,  que  je  fus  pris  tout  aussi  bien  que  l'abbé.  Ce  fut 
en  vain  que  ce  dernier  essaya  de  combattre  une  résolution 
qui  lui  semblait  insensée  ;  Jean  de  Maupi-at  montra  le  plus 
intrépide  dévouement  à  ses  idées  religieuses.  Il  dit  qu'ayant 
commis  les  crinies  de  l'antique  barbarie  païenne,  il  ne  pou- 
vait racheter  son  âme  qu'au  prix  d'une  pénitence  publique 
digne  des  premiers  chrétiens. 

—  On  peut,  dit-il,  être  lâche  envers  Dieu  comme  envers 
les  hommes,  et,  dans  le  silence  de  mes  veilles,  j'entends 
une  voix  terrible  qui  répond  à  mes  sanglots  : 

<(  —  Misérable  poltron,  c'est  la  peur  des  hommes  qui 
te  jette  dans  le  sein  de  Dieu;  et,  si  tu  ne  craignais  la 
mort  temporelle,  tu  n'aurais  jamais  songé  à  la  vie  éter- 
nelle.   » 

Alors  je  sens  que  ce  que  je  crains  le  plus,  ce  n'est  pas 
la  colère  de  Dieu,  mais  la  corde  et  le  bourreau  qui  m'at- 
tendent parmi  mes  semblables.  Eh  bien,  il  est  temps  que 
ma  honte  finisse  vis-à-vis  de  moi-même,  et  c'est  le  jour  où 
les  hommes  me  couvriront  d'opprobre  et  de  châtiment  que 
je  me  sentirai  absous  et  réhabilité  à  la  face  du  ciel.  C'est 
alors  seulement  que  je  me  croirai  digne  de  dire  à  Jésus 
mon  sauveur  : 

«  Ecoute-moi,  victime  innocente,  toi  qui  écoutas  le 
«  bon  larron  ;  écoute  la  victime  souillée,  mais  repentante, 
«  associée  à  la  gloire  de  ton  martyre  et  rachetée  par  ton 
«  sang  !  » 

—  Dans  le  cas  où  vous  persisteriez  dans  cette  volonté 
enthousiaste,  lui  dit  l'abbé  après  lui  avoir  présenté  sans 
succès  toutes  les  objections  possibles,  veuillez  du  moins 
me  dire  en  quoi  vous  avez  pensé  que  je  consentirais  à  vous 
aider. 


280  MM'PRAT. 

—  Je  ne  puis  agir  en  ceci,  répondit  le  trappiste,  sans 
l'autorisation  d'un  homme  qui  bientôt  sera  le  dernier  des 
Mauprat  ;  car  le  chevalier  n'a  cpie  peu  de  jours  à  attendre 
la  récompense  céleste  acquise  à  ses  vertus,  et,  quant  à  moi, 
je  ne  puis  échapper  au  supplice  que  je  viens  chercher  que 
pour  retomber  dans  l'éternelle  nuit  du  cloître.  Je  veux 
parler  de  Bernard  Mauprat  :  je  ne  dirai  pas  mon  neveu  ; 
car,  s'il  m'entendait,  il  rouj;irait  de  porter  ce  titre  funeste. 
J'ai  su  son  retour  d'Amérique,  et  cette  nouvelle  m'a  décidé 
à  entreprendre  le  voyage  au  terme  douloureux  duciuel  vous 
me  voyez. 

Il  me  sembla  qu'en  jKirlanl  ainsi,  il  jetait  un  regard 
oblique  sur  le  massif  où  j'étais,  comme  s'il  eût  deviné  ma 
présence.  Peut-être  l'agitation  de  quelques  branches 
m'avait-elle  trahi. 

—  Puis-je  vous  demander,  dit  l'abbé,  ce  que  vous  avez 
de  commun  aujourdhui  avec  ce  jeune  homme?  Ne  crai- 
gnez-vous pas  qu'aigri  par  les  mauvais  Irailemenls  qui  ne 
lui  furent  pas  épargnés  autrefois  à  la  Roche-Maupral,  il 
ne  refuse  de  vous  voir? 

—  Je  suis  certain  qu'il  le  refusera;  car  je  sais  la  haine 
qu'il  nourrit  contre  moi ,  dit  le  trappiste  en  se  tournant 
encore  vers  le  lieu  où  j'étais.  Mais  j'espère  que  vous  le 
déciderez  à  m'accorder  cette  entrevue ,  car  vous  êtes  géné- 
reux et  bon,  monsieur  l'abbé.  \'ous  m'avez  promis  de 
m'obliger,  et,  d'ailleurs,  vous  êtes  l'ami  du  jeune  Maui)rat, 
et  vous  lui  ferez  comprendre  cpiil  y  va  de  ses  intérêts  et 
de  l'honneur  de  son  nom. 

—  Comment  cela?  reprit  l'abbé.  Sans  diuite,  il  sera  juni 
flatté  de  vous  voir  paraître  devant  les  tribunaux  pour 
des  crimes  efîacés  désormais  dans  l'ombre  du  cloître.  Il 
doit  désirer  certainement  que  vous  renonciez  à  cette  ex- 
piation éclatante;  conmient  espérez-vous  qu'il  y  consente? 


MAUPRAT.  281 

—  Je  l'espère,  parce  que  Dieu  est  bon  et  grand,  parce 
que  sa  grâce  est  efficace ,  parce  qu'elle  touchera  le  cœur 
de  quiconque  daignera  écouter  le  langage  d'une  âme  vrai- 
ment repentante  et  fortement  convaincue;  parce  que  mon 
salut  éternel  est  dans  les  mains  de  ce  jeune  homme,  et 
qu'il  ne  voudra  pas  se  venger  de  moi  au  delà  de  la  tombe. 
D'ailleurs,  il  faut  que  je  meure  en  paix  avec  ceux  que  j'ai 
offensés,  il  faut  que  je  tombe  aux  pieds  de  Bernard  Mau- 
prat  et  qu'il  me  remette  mes  péchés.  Mes  larmes  le 
toucheront,  ou,  si  son  âme  impitoyable  les  méprise,  j'aurai 
du  moins  accompli  un  impérieux  devoir. 

Voyant  qu'il  parlait  avec  la  certitude  d'être  entendu 
par  moi,  je  fus  saisi  de  dégoût;  je  crus  voir  la  fraude  et  la 
lâcheté  percer  sous  cette  basse  hypocrisie.  Je  m'éloignai 
et  j'allai  attendre  l'abbé  à  quelque  distance.  Il  vint  bientôt 
me  l'ejoindre;  l'entrevue  s'était  terminée  par  la  promesse 
mutuelle  de  se  revoir  bientôL.  L'abbé  s'était  engagé  à  me 
transmettre  les  paroles  du  trappiste,  qui  menaçait,  du  ton 
le  plus  doucereux  du  monde,  de  venir  me  trouver  si  je 
me  refusais  à  sa  demande.  Nous  nous  promhiies  d'en  con- 
férer, l'abbé  et  moi ,  sans  en  informer  le  chevalier  ni 
Edmée,  afin  de  ne  pas  les  inquiéter  sans  nécessité.  Le 
trappiste  avait  été  se  loger  à  la  Châtre,  au  couvent  des 
carmes;  ce  qui  avait  mis  l'abbé  tout  à  fait  sur  ses  gardes, 
malgré  son  premier  engouement  pour  le  repentir  du 
pécheur.  Ces  carmes  l'avaient  persécuté  dans  sa  jeunesse, 
et  le  prieur  avait  luii  par  le  forcer  à  se  séculariser.  —  Le 
prieur  vivait  encore,  vieux,  mais  implacable;  infirme, 
caché,  mais  ardent  à  la  haine  et  à  l'intrigue.  L'abbé  n'en- 
tendit pas  son  nom  sans  fr(''iuir  ;  il  m'engagea  à  me  conduire 
prudemment  dans  toute  cette  affaire. 

—  Quoique  Jean  Mauprat  soit  sous  le  glaive  des  lois, 
me  dit-il,  et  que  vous  soyez  au  faîte  de  l'honneur  et  de  la 

3S 


282  MAUPRAT. 

prospérité,  ne  méprisez  pas  la  faiblesse  de  votre  ennemi. 
Qui  sait  ce  que  peuvent  la  ruse  et  la  haine?  Elles  peuvent 
prendre  la  place  du  juste  et  le  jeter  sur  le  fumier;  elles 
peuvent  rejeter  leur  crime  sur  autrui  et  souiller  de  leur 
ig-nominie  la  robe  de  l'innocence.  A'ous  n'en  avez  peut-être 
pas  fini  avec  les  Mauprat  ! 

Le  pauvre  abbé  ne  croyait  pas  dire  si  vrai. 


MAUPRAT.  283 


XIX 


Après  avoir  rénéchi  mûrement  sur  les  intentions  pro- 
bables du  trappiste,  je  crus  devoir  accorder  l'entrevue 
demandée.  Ce  n'était  pas  moi  que  Jean  Mauprat  pouvait 
espérer  d'abuser  par  ses  artifices,  et  je  voulus  faire  ce  qui 
dépendait  de  moi  pour  éviter  qu'il  vînt  tourmenter  de  ses 
intrigues  les  derniers  jours  de  mon  grand-oncle.  Je  me 
rendis  donc  dès  le  lendemain  à  la  ville,  vers  la  (în  des 
vêpres,  et  je  sonnai,  non  sans  émotion,  à  la  porte  des 
carmes. 

La  retraite  choisie  par  le  trappiste  était  une  de  ces 
innombrables  communautés  mendiantes  que  la  France 
nourrissait;  celle-là,  quoique  soumise  à  une  règle  austère, 
était  riche  et  adonnée  au  plaisir.  A  cette  époque  sceptique, 
le  petit  nombre  des  moines  n'étant  plus  en  rapport  avec 
l'étendue  et  la  richesse  des  établissements  fondés  pour 
eux,  les  religieux  errant  dans  les  vastes  abbayes  au  fond 
des  provinces,  au  sein  du  luxe,  débarrassés  du  contrôle 
de  l'opinion  (toujours  effacée  là  où  1  homme  s'isole), 
menaient  la  vie  la  plus  douce  et  la  plus  oisive  qu'ils 
eussent  jamais  goûtée.  Mais  cette  obscurité,  mère  des 
vices  aimables,  comme  on  disait  alors,  n'était  chère  qu'aux 
ignorants.  Les  chefs  étaient  livrés  aux  pénibles  rêves  d'une 
ambition  nouiTie  dans  l'ombre,  aigrie  dans  l'inaction.  Agir, 
même  dans  le  cercle  le  plus  restreint  et  à  l'aide  des  élé- 


28i  MAUPRAT. 

menls  les  plus  nuls,  agir  à  tout  prix,  telle  était  l'idée  fixe 
des  prieurs  et  des  abbés. 

Le  prieur  des  carmes  chaussés  cpie  j'allai  voir  était  la 
vivante  image  de  cette  impuissance  agitée.  Cloué  par  la 
goutte  dans  son  grand  fauteuil,  il  m'offrit  un  étrange  pen- 
dant à  la  vénérable  figure  du  che\alier,  pâle  et  immobile 
comme  lui,  mais  noble  et  patriarcal  dans  sa  mélancolie.  Le 
prieur  était  court,  gras  et  plein  de  pétulance.  La  partie 
supérieure  de  son  corps  était  libre,  sa  tête  se  tournait  avec 
vivacité  à  droite  et  à  gaucbe;  ses  bras  s'agitaient  pour 
donner  des  ordres  ;  sa  parole  était  brève  et  son  organe 
voilé  semblait  donner  un  sens  mystérieux  aux  moindres 
choses.  En  un  mot,  la  moitié  de  sa  personne  paraissait 
lutter  sans  cesse  pour  entraîner  l'autre,  comme  cet  homme 
enchanté  des  contes  arabes,  qui  cachait  sous  sa  robe  son 
corps  de  marbre  jusqu'à  la  ceinture. 

Il  me  reçut  avec  un  empressement  exagéré,  s'irrita  de 
ce  qu'on  ne  m'apportait  pas  un  siège  assez  vite,  étendit 
sa  grosse  main  flasque  pour  attirer  ce  siège  tout  près  du 
^ien,  fit  signe  à  un  grand  satyre  barbu,  qu'il  appelait  son 
frère  trésorier,  de  sortir;  puis,  après  m'avoir  accablé  de 
questions  sur  mon  voyage,  sur  mon  retour,  sur  ma  santé, 
sur  ma  famille,  et  dardant  sur  moi  de  petits  yeux  clairs 
et  mobiles  qui  soulevaient  les  ])lis  des  paupières,  grossies 
et  affaissées  par  l'intempérance,  il  entra  en  matière. 

—  Je  sais,  mon  cher  enfant,  dit-il,  le  sujet  qui  vous 
amène  :  vous  voulez  rendre  vos  devoirs  à  votre  saint 
parent,  à  ce  trappiste,  modèle  d'édilication,  que  Dieu  nous 
ramène  pour  servir  d'exemple  au  monde  et  faire  éclater  le 
miracle  de  la  grâce. 

—  Moiisi(>ur  le  prieur,  lui  ri'-jiondis-je ,  je  ne  suis  pas 
assez  bon  chrétien  pour  apprécier  le  miracle  dont  vous 
parlez.  Que  les  âmes  dévotes  en  rendent  grâces  au   ciel  1 


M  AU  P  RAT.  285 

pour  moi,  je  viens  ici  parce  cpie  M.  Jean  de  Mauprat  dé- 
sire me  faire  part,  a-t-il  dit,  de  projets  qui  me  concernent 
et  que  je  suis  prêt  à  écouter.  Si  vous  voulez  permettre  que 
je  me  rende  près  de  lui... 

—  Je  n'ai  pas  voulu  qu'il  vous  vît  avant  moi,  jeune 
homme  !  s'écria  le  prieur  avec  une  affectation  de  fran- 
chise, et  en  s'emparant  de  mes  mains,  que  je  ne  sentais 
pas  sans  dégoût  dans  les  siennes  ;  j'ai  une  grâce  à  vous 
demander  au  nom  de  la  charité,  au  nom  du  sang  qui  coule 
dans  vos  veines... 

Je  dégageai  une  de  mes  mains,  et  le  prieur,  voyant 
l'expression  de  mon  mécontentement,  changea  sur-le-champ 
de  langage  avec  une  souplesse  admirable. 

—  Vous  êtes  homme  du  monde,  je  le  sais.  Vous  avez  à 
vous  plaindre  de  celui  qui  fut  Jean  de  Mauprat  et  qui 
s'appelle  aujourd'hui  l'humble  frère  Jean-Népomucène. 
Mais,  si  les  préceptes  de  notre  divin  maître  Jésus-Christ 
ne  vous  portent  pas  à  la  miséricorde,  il  est  des  considé- 
rations de  décence  publique  et  d'esprit  de  famille  qui 
doivent  vous  faire  partager  mes  craintes  et  mes  efforts. 
Vous  savez  la  résolution  pieuse,  mais  téméraire,  qu'a 
formée  frère  Jean;  vous  devez  vous  joindre  à  moi  pour 
l'en  détourner,  et  vous  le  ferez,  je  n'en  doute  pas. 

—  Peut-être,  monsieur,  répondis-je  froidement;  mais 
ne  pourrais-je  vous  demander  à  quels  motifs  ma  famille 
doit  l'intérêt  que  vous  voulez  bien  prendre  à  ses  affaires? 

—  A  l'espi'it  de  charité  (jui  anime  tous  les  serviteurs 
du  Christ,  répondit  le  moine  avec  une  dignité  fort  bien 
jouée. 

Retranché  derrière  ce  prétexte,  à  la  faveur  duquel  le 
clergé  s'est  toujours  immiscé  dans  tous  les  secrets  de 
famille,  il  lui  fut  aisé  de  mettre  un  terme  à  mes  questions; 
et,  sans  détruire  le  soupçon  qui  combattait  contre  lui  dans 


286  M  A  r  P  R  A  T. 

mon  esprit,  il  réussit  à  prouver  à  mes  oreilles  que  je  lui 
devais  de  la  reconnaissance  pour  le  soin  qu'il  prenait  de 
l'honneur  de  mon  nom.  Il  fallait  bien  voir  où  il  voulait  en 
venir,  et  ce  que  j'avais  prévu  arriva.  Mon  oncle  Jean  ré- 
clamait de  moi  la  part  qui  lui  revenait  du  lief  de  la  Roche- 
Mauprat,  et  le  prieur  était  chargé  de  me  faire  entendre 
que  j'avais  à  opter  entre  une  somme  assez  considérable  à 
débourser  (car  on  parlait  du  revenu  arriéré  de  mes  sept 
années  de  jouissance,  outre  le  fonds  d'un  septième  de  pro- 
priété) et  l'action  insensée  qu'il  prétendait  faire,  et  dont 
l'éclat  ne  manquerait  pas  de  hâter  les  jours  du  vieux  cheva- 
lier et  de  me  créer  peut-être  d'élmnges  embarras  per- 
sonnels. Tout  cela  me  fut  insinué  merveilleusement  sous 
les  dehors  de  la  plus  chrétienne  sollicitude  pour  moi ,  de 
la  plus  fervente  admiration  pour  le  zèle  du  trappiste,  et  de 
la  plus  sincère  inquiétude  pour  les  effets  de  cette  ferme 
résolution.  Enfin,  il  nie  fut  démontré  clairemenl  que  Jean 
Mauprat  ne  venait  pas  me  demander  des  moyens  d'exis- 
tence, mais  qu'il  me  fallait  le  supplier  humblement  d'ac- 
cepter la  moitié  de  mon  bien  pour  l'enipécher  de  traîner 
mon  nom  et  peut-être  ma  personne  sur  le  banc  des  crimi- 
nels. 

J'essayai  une  dernière  objection. 

—  Si  la  résolution  du  frère  Népomucène,  comme  vous 
l'appelez,  monsieur  le  prieur,  est  aussi  bien  arrêtée  que 
vous  le  dites;  si  le  soin  de  son  salut  est  le  seul  qu'il  ait  en 
ce  monde,  expliquez-moi  comment  la  séduction  des  biens 
temporels  pourra  l'en  détourner?  11  y  a  là  une  inconsé- 
quence que  je  ne  comprends  guère. 

Le  prieur  fut  un  peu  embarrassé  du  regard  perçant  fjue 
j'attachais  sur  lui;  mais,  se  jetant  au  même  instant  dans 
une  de  ces  parades  de  naïveté  qui  sont  la  haute  ressource 
des  fourbes  : 


MAUPRAT.  287 

—  Mon  Dieu  !  mon  cher  fils,  s"écria-t-il,  vous  ne  savez 
donc  pas  quelles  immenses  consolations  la  possession  des 
biens  de  ce  monde  peut  répandre  sur  une  âme  pieuse  ? 
Autant  les  richesses  périssables  sont  dignes  de  mépris 
lorsqu'elles  représentent  de  vains  plaisirs,  autant  le  juste 
doit  les  réclamer  avec  fermeté  quand  elles  lui  assurent  le 
moyen  de  faire  le  bien.  A  la  place  du  saint  trappiste,  je  ne 
vous  cache  pas  que  je  ne  céderais  mes  droits  à  personne; 
que  je  voudrais  fonder  une  communauté  religieuse  pour  la 
propagation  de  la  foi  et  la  distribution  des  aumônes  avec 
les  fonds  qui,  entre  les  mains  d'un  jeune  et  brillant  seigneur 
comme  vous,  ne  servent  qu'à  entretenir  à  grands  frais  des 
chevaux  et  des  chiens.  L'Eglise  nous  enseigne  que,  par  de 
grands  sacrifices  et  de  riches  offrandes,  nous  pouvons 
racheter  nos  âmes  des  plus  noirs  péchés.  Le  frère  Népo- 
mucène,  assiégé  d'une  sainte  terreur,  croit  qu'une  expia- 
tion publique  est  nécessaire  à  son  salut.  Martyr  dévoué,  il 
veut  offrir  son  sang  à  l'implacable  justice  des  hommes. 
Combien  ne  sera-t-il  pas  plus  doux  pour  vous  (et  plus  sûr 
en  même  temps)  de  lui  voir  élever  quelque  saint  autel  à  la 
gloire  de  Dieu  et  cacher  dans  la  paix  bienheureuse  du 
cloître  l'éclat  funeste  du  nom  qu'il  a  déjà  abjuré!  Il  est 
tellement  dominé  par  l'esprit  de  la  Trappe,  il  a  pris  un  tel 
amour  de  l'abnégation,  de  l'humilité,  de  la  pauvreté,  qu'il 
me  faudra  bien  des  efforts  et  bien  des  secours  d'en  haut 
pour  le  déterminer  à  accepter  cet  échange  de  mérites. 

—  C'est  donc  vous,  monsieur  le  prieur,  qui  vous  char- 
gez, par  bonté  gratuite,  de  changer  cette  funeste  résolu- 
tion? J'admire  votre  zèle  et  je  vous  en  remercie,  mais  je  ne 
pense  pas  que  tant  de  négociations  soient  nécessaires. 
M.  Jean  de  Mauprat  réclame  sa  part  d'héritage,  rien  n'est 
plus  juste;  et,  lors  même  que  la  loi  refuserait  tout  droit 
civil  à  celui  qui  n'a  dû  son  talent  qu'à  la  fuite  (ce  que  je 


288  MAUPRAT. 

ne  veux  point  examiner),  mon  parent  peut  être  assuré  qu'il 
n'y  aurait  jamais  la  moindre  contestation  entre  nous  à  cet 
égard,  si  j'étais  libre  possesseur  d'une  fortune  quelconque. 
Mais  vous  n'ignorez  pas  que  je  ne  dois  la  jouissance  de 
celte  fortune  qu'à  la  bonté  de  mon  grand-oncle,  le  chevalier 
Hubert  de  ^lauprat;  qu'il  a  as^ez  fait  en  payant  le^  dettes 
de  la  famille,  qui  absorbaient  au  delà  du  fonds;  que  je  ne 
puis  rien  aliéner  sans  sa  permission,  et  que  je  ne  suis 
réellement  que  le  dépositaire  d'une  fortune  que  je  n'ai  pas 
encore  acceptée. 

Le  prieur  me  regarda  avec  surprise  et  comme  frappé 
d'un  coup  imprévu;  puis  il  sourit  d'un  air  rusé  et  me  dit  : 

—  Fort  bien!  Il  paraît  que  je  m'étais  trompé  et  que 
c'est  à  ^I.  Hubert  de  Maupral  qu'il  faut  s'adresser.  Je  le 
ferai,  car  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  me  sache  très  bon  gré 
de  sauver  à  sa  famille  un  scandale  qui  peut  avoir  de  très 
bons  résultats  dans  l'autre  vie  pour  un  de  ses  jiarenls,  mais 
qui  à  coup  sûr  peut  en  avoir  de  très  mauvais  pour  un 
aulre  parent  dans  celle-ci. 

—  J'entends,  monsieur,  répondis-je.  C'est  une  menace; 
je  répondrai  sur  le  même  ton.  Si  M.  Jean  de  Mauprat  se 
permet  d'obséder  mon  oncle  et  ma  cousine,  c'est  à  moi 
qu'il  aura  affaire,  et  ce  ne  sera  pas  devant  les  tribunaux 
que  je  l'appellerai  en  réparation  de  certains  outrages  que 
je  n'ai  point  oubliés.  Dites-lui  que  je  n'accorderai  point 
l'absolution  au  pénitent  de  la  Trappe  s'il  ne  reste  lidèle 
au  rôle  qu'il  a  adopté.  Si  M.  Jean  de  Mauprat  est  sans 
ressource  et  qu'il  implore  ma  bonté,  je  pourrai  lui  donner, 
sur  les  revenus  qui  me  sont  accordés,  les  moyens  d'exister 
humblement  et  sagement,  selon  l'esprit  de  ses  vœux;  mais, 
si  l'ambition  ecclésiastique  s'empare  de  son  cerveau,  cl 
qu'il  compte,  avec  de  folles  et  puériles  menaces,  intimider 
assez  mon  oncle  pour  lui  arracher  de  quoi   satisfaire   ses 


MAL  P RAT.  289 

nouveaux  goûts,  qu'il  se  détrompe,  dites-le-lui  bien  de  ma 
part.  La  sécurité  du  vieillard  et  lavenir  de  la  jeune  fille 
n'ont  que  moi  pour  défenseur,  et  je  saurai  les  défendre, 
fût-ce  au  péril  de  l'honneur  et  de  la  vie. 

—  L'honneur  et  la  vie  sont  pourtant  de  quelque  impor- 
tance à  votre  âge,  reprit  l'abbé  visiblement  irrité,  mais 
affectant  des  manières  plus  douces  que  jamais  ;  qui  sait  à 
quelle  folie  la  ferveur  religieuse  peut  entraîner  le  trap- 
piste? Car,  entre  nous  soit  dit,  mon  pauvre  enfant... 
voyez,  moi,  je  suis  un  homme  sans  exagération  ;  j'ai  vu  le 
monde  dans  ma  jeunesse  et  je  n'approuve  pas  ces  partis 
extrêmes ,  dictés  plus  souvent  par  l'orgueil  que  par  la 
piété.  J'ai  consenti  à  tempérer  l'austérité  de  la  règle,  mes 
religieux  ont  bonne  mine  et  portent  des  chemises... 
Croyez  bien,  mon  cher  monsieur,  que  je  suis  loin  d'ap- 
prouver le  dessein  de  votre  parent  et  que  je  ferai  tout 
au  monde  pour  l'entraver  ;  mais  enfin,  s'il  persiste,  à  quoi 
vous  servira  mon  zèle?  Il  a  la  permission  de  son  supé- 
rieur et  peut  se  livrera  une  inspiration  funeste...  Vous 
pouvez  être  gravement  compromis  dans  une  affaire  de  ce 
genre;  car  enfin,  quoique  vous  soyez,  à  ce  qu'on  assure, 
un  digne  gentilhomme,  bien  que  vous  ayez  abjuré  les 
erreurs  dupasse,  bien  que  peut-être  votre  âme  ait  toujours 
haï  l'iniquité ,  vous  avez  trempé  de  fait  dans  bien  des 
exactions  que  les  lois  humaines  réprouvent  et  châtient. 
Qui  sait  à  quelles  révélations  involontaires  le  frère  Népo- 
mucène  peut  se  voir  entraîné,  s'il  provoque  l'inslruclion 
d'une  procédure  criminelle?  Pourra-l-il  la  provoquer 
contre  lui-même  sans  la  provoquer  en  même  temps  contre 
vous?...  Croyez-moi,  je  veux  la  paix...  je  suis  un  bon 
homme... 

—  Uui,  un  très  bon  homme,  mon  père,  répondis-je 
avec  ironie,  je  le  vois  parfaitement.  Mais  ne  vous  inquiétez 

37 


290  MALPRAT. 

pas  trop  ;  car  il  y  a  un  raisonnement  fort  clair  cpii  doit 
nous  rassurer  l'un  et  l'autre.  Si  une  véritable  vocation 
religieuse  pousse  frère  Jean  le  trappiste  à  une  réparation 
publique,  il  sera  facile  de  lui  faire  entendre  qu'il  doit 
s'arrêter  devant  la  crainte  d'entraîner  un  autre  que  lui 
dans  l'abîme;  car  l'esprit  du  Christ  le  lui  défend.  Mais,  si 
ce  que  je  présume  est  certain  ,  si  M.  Jean  de  Mauprat  n'a 
pas  la  moindre  envie  de  se  livrer  entre  les  mains  de  la 
justice,  ses  menaces  sont  peu  faites  pour  m'épouvanter,  et 
je  saurai  empêcher  qu'elles  ne  fassent  plus  de  bruit  qu'il 
ne  convient. 

—  C'est  donc  là  toute  la  réponse  que  j'aurai  à  lui 
porter?  dit  le  prieur  en  me  lançant  un  regard  où  perçait  le 
ressentiment. 

—  Oui,  monsieur,  répondis-je  ;  à  moins  qu'il  ne  lui 
plaise  de  recevoir  cette  réponse  de  ma  propre  bouche  et 
de  paraître  ici.  Je  suis  venu,  déterminé  à  vaincre  le  dégoût 
que  sa  présence  m'inspire,  et  je  m'étonne  qu'après  avoir 
manifesté  un  si  vif  désir  de  m'enlretenir,  il  se  tienne  à 
1  écart  quand  j'arrive. 

—  Monsieur,  reprit  le  prieur  avec  une  ridicule  majesté, 
mon  devoir  est  de  ïaïre  régner  en  ce  lieu  saint  la  paix  du 
Seigneur.  Je  m'opposerai  donc  à  toute  entrevue  qui  pourrait 
amener  des  explications  violentes... 

—  \'ous  êtes  beaucoup  trop  facile  à  effrayer,  monsieur 
le  prieur,  répondis-je  ;  il  n'y  a  lieu  ici  à  aucun  emporte- 
ment. Mais,  comme  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  provocpié  ces 
explications  et  que  je  me  suis  rendu  ici  par  pure  com- 
plaisance, je  renonce  de  grand  cœur  à  les  pousser  plus 
loin  et  vous  remercie  d'avoir  bien  voulu  servir  d'inter- 
médiaire. 

Je  le  saluai  profond(''ment  ci  me  relirai. 


MAUPRAT.  291 


XX 


Je  fis  à  l'abbé,  qui  m'attendait  chez  Patience,  le  récit 
de  cette  conférence,  et  il  fut  entièrement  de  mon  avis;  il 
pensa,  comme  moi,  que  le  prieur,  loin  de  travailler  à  dé- 
tourner le  trappiste  de  ses  prétendus  desseins,  l'engageait 
de  tout  son  pouvoir  à  m'épouvanter  pour  m'amener  à  de 
grands  sacrifices  d'argent.  Il  était  tout  simple,  à  ses  yeux, 
que  ce  vieillard,  fidèle  à  l'esprit  monacal,  voulût  mettre 
dans  les  mains  d'un  Mauprat  moine  le  fruit  des  labeurs  et 
des  économies  d'un  Mauprat  séculier. 

—  C'est  là  le  caractère  indélébile  du  clergé  catholique, 
me  dit-il.  Il  ne  saurait  vivre  sans  faire  la  guerre  aux  fa- 
milles et  sans  épier  tous  les  moyens  de  les  spolier.  Il  sem- 
ble que  ces  biens  soient  sa  propriété  et  que  toutes  les 
voies  lui  soient  bonnes  pour  les  recouvrer.  Il  n'est  pas 
aussi  facile  que  vous  le  pensez  de  se  défendre  contre  ce 
doucereux  brigandage.  Les  moines  ont  l'appétit  persévé- 
rant et  l'esprit  ingénieux.  Soyez  prudent  et  attendez-vous 
à  tout.  Vous  ne  pourrez  jamais  décider  un  trappiste  à  se 
battre;  retranché  sous  son  capuchon,  il  recevra,  courbé  et 
les  mains  en  croix,  les  plus  sanglants  outrages  ;  et,  sachant 
fort  bien  que  vous  ne  1  assassinerez  pas,  il  ne  vous  craindra 
guère.  VA  puis  vous  ne  savez  pas  ce  qu'est  la  justice  dans 
la  main  des  hommes  et  de  quelle  manière  un  procès  criminel 


2C2  -■>•  ^l  l'HAT. 

est  conduit  et  jU{,^é  quand  une  des  parties  ne  recule  devant 
aucun  moyen  de  séduction  et  d'épouvante.  Le  clergé  est 
puissant  ;  la  robe  est  déclamatoire  ;  les  mots  probité  et  in- 
tég'rité  résonnent  depuis  des  siècles  sur  les  murs  endurcis 
des  prétoires,  sans  empêcher  les  ju<jes  prévaricateurs  et  les 
arrêts  iniques.  Méfiez-vous,  méiiez-vous  1  Le  trappiste  peut 
lancer  la  meute  à  bonnet  carré  sur  ses  traces  et  la  dépister 
en  disparaissant  à  point  et  la  laissant  sur  les  vôtres.  \'ous 
avez  blessé  bien  des  amours-propres  en  faisant  échouer  les 
nombreuses  prétentions  des  épouseurs  d'héritajj^e.  L'n  des 
plus  outrés  et  des  plus  méchants  est  proche  parent  d'un 
magistrat  tout-puissant  dans  la  province.  De  La  Marche  a 
([uitlé  la  robe  pour  l'épée  ;  mais  il  a  pu  laisser  |)arnii  ses 
anciens  confrères  des  gens  portés  à  vous  desservir.  Je  suis 
fâché  que  vous  n'ayez  pu  le  joindre  en  Amérique  et  vous 
mettre  bien  avec  lui.  Ne  haussez  pas  les  épaules;  vous  en 
tuerez  dix,  et  les  choses  iront  de  mal  en  pis.  On  se  ven- 
gera, non  peut-être  sur  votre  vie,  on  sait  que  vous  en  faites 
bon  marché,  mais  sur  votre  honneur;  et  votre  grand-onde 
mourra  de  chagrin...  lliiliii... 

—  \'ous  avez  1  habitude  de  voir  tout  en  noir  au  premier 
coup  d  œil,  quand  jiar  hasard  vous  ne  voyez  pas  le  soleil 
en  plein  minuit,  mon  bon  ahlx',  lui  dis-je  en  l'interrom- 
pant. Laissez-moi  vous  dire  tout  ce  qui  doit  écarter  ces 
sombres  pressentiments.  Je  connais  Jean  Maupral  de 
longue  main  ;  c'est  un  insigne  imposteur,  et,  de  plus,  le 
dernier  des  lâches.  Il  rentrera  sous  terre  à  mon  aspect,  et. 
dès  le  premier  mot,  je  lui  ferai  avouer  qu'il  n'est  ni  trap- 
piste, ni  moine,  ni  dévot.  Tout  ceci  est  un  tour  de  cheva- 
lier (rinduslrie,  et  je  lui  ai  entendu  jadis  faire  dc^  projets 
qui  m'empêchent  de  m'étonner  aujourd'hui  de  son  impu- 
dence; je  le  crains  donc  fort  |)eu. 

—  El   vous  avez  tort,   reprit  l'abbé,    il    faut   toujours 


MAUPRAT.  293 

craindre  un  lâche,  parce  qu'il  nous  frappe  par  derrière  au 
moment  où  nous  l'attendons  en  face.  Si  Jean  Mauprat 
n'était  pas  trappiste,  si  les  papiers  qu  il  ma  montrés 
avaient  menti,  le  pi'ieur  des  carmes  est  trop  subtil  et  trop 
prudent  pour  s'y  être  laissé  prendre.  Jamais  cet  homme-là 
n'embrassera  la  cause  d'un  séculier,  et  jamais  il  ne  prendra 
un  séculier  pour  un  des  siens.  Au  reste,  il  faut  aller  aux 
informations,  et  je  vais  écrire  sur-le-champ  au  supérieur 
de  la  Trappe;  mais  je  suis  certain  quelles  confirmeront  ce 
que  je  sais  déjà.  Il  est  même  possible  que  Jean  de  Mauprat 
soit  sincèrement  dévot.  Rien  ne  sied  mieux  à  un  pareil 
caractère  que  certaines  nuances  de  l'esprit  catholique. 
L'inquisition  est  l'âme  de  l'I^j^lise,  et  l'inquisition  doit  sou- 
rire à  Jean  de  Mauprat.  Je  crois  volontiers  qu'il  se  livrerait 
au  glaive  séculier  rien  que  pour  le  plaisir  de  vous  perdre 
avec  lui,  et  que  l'ambition  de  fonder  un  monastère  avec 
vos  deniers  est  une  inspiration  subite  dont  tout  l'honneur 
appartient  au  prieur  des  carmes... 

—  Cela  n'est  guère  probable,  mon  cher  abln-,  lui  dis-je. 
D'ailleurs,  à  quoi  nous  mèneront  ces  commentaires?  Agis- 
sons. Gardons  à  vue  le  chevalier,  ])our  que  l'animal  im- 
monde ne  vienne  pas  empoisonner  la  sérénité  de  ses  der- 
niers jours.  Ecrivons  à  la  Trappe,  offrons  une  pension  au 
misérable,  et  voyons-le  venir,  (oui  en  épiant  avec  soin  ses 
moindres  démarches.  Mon  sergent  Marcasse  est  un  admi- 
rable limier.  Mettons-le  sur  la  piste,  et,  s'il  peut  parvenir 
à  nous  rappoi'ter  en  langue  \ulgaire  ce  cpi'il  aura  vu  et  en- 
tendu, nous  saurttns  bientôt  ce  qui  se  passe  dans  tout  le 
pays. 

\\n  (l('\isanl  ainsi,  nous  arrivâmes  au  château  à  la  chute 
du  jour.  Je  ne  sais  (pu'lle  inquicMudc  (endre  cl  |)uérile. 
comme  il  en  vient  aux  mères  lorsqu  elles  s'éloignent  un 
instant   de   leur  progéniture,   s'empara  de  moi  en  entrant 


294  >1  A  L  P  R  A  T. 

dans  cette  demeure  silencieuse.  Cette  sécurité  éternelle  (jiie 
rien  n'avait  jamais  troublée  dans  l'enceinte  des  vieux  lam- 
bris sacrés,  la  caducité  nonchalante  des  serviteurs,  les 
portes  toujours  ouvertes,  à  tel  point  que  les  mendiants 
entraient  parfois  dans  le  salon  sans  rencontrer  personne  ou 
sans  causer  d'ombraj^e  ;  toute  cette  atmosphère  de  calme, 
de  confiance  et  d'isolement  contrastait  avec  les  pensées  de 
lutte  et  les  soucis  dont  le  retour  de  Jean  et  les  menaces  du 
carme  avaient  rempli  mon  esprit  durant  quelques  heures. 
Je  doublai  le  pas,  et,  saisi  d'un  tremblement  involontaire, 
je  traversai  la  salle  de  billard.  Il  me  sembla,  en  cet  instant, 
voir  passer  sous  les  fenêtres  du  rez-de-chaussée  une  om!)re 
noire  qui  se  g^lissait  parmi  les  jasmins,  cl  qui  disparut  dans 
le  crépuscule.  Je  poussai  vivement  la  porte  du  salon  et 
m'arrêtai.  Tout  était  silencieux  et  immobile.  J'allais  me 
retirer  et  chercher  Edmée  dans  la  chambre  de  son  père, 
lorsque  je  crus  voir  remuer  quelque  chose  de  blanc  près 
de  la  cheminée  où  le  chevalier  se  tenait  toujours. 

—  Edmée,  êtes-vous  ici?  m'écriai-je. 

Rien  ne  me  répondit.  Mon  front  se  couvrit  d'une  sueur 
froide  et  mes  genoux  tremblèrent.  Honteux  dune  faiblesse 
si  étrange,  je  m'élançai  vers  la  cheminée  en  répétant  avec 
angoisse  le  nom  d'Edmée. 

—  Est-ce  vous  enfin,  Bernard?  me  r(''])oiHlit-el]e  d'inie 
voix  tremblante. 

Je  la  saisis  dans  mes  bras;  elle  était  agenouillée  auprès 
du  fauteuil  de  son  père  et  pressait  contre  ses  lèvres  les 
mains  glacées  du  vieillard. 

—  Crand  Dieu  I  m'écriai-je  en  dislinguanl.  à  la  f.iible 
clarté  qui  régnait  dans  ra]iparl('inciil,  la  face  livide  et 
roidie  du  chevalier,  notre  père  a-t-il  cessé  de  vivre?... 

—  Peut-être,  me  dit-elle  avec  un  organe  étouffé;  peut- 
être  évanoui  seulement,  s'il  plaît  à  Dicul  Delà  lumière,  au 


I 


MAtPRAT.  295 

nom  du  ciel,  sonnez!  Il  n'y  a  qu'un  instant  qu'il  est  clans 
cet  état. 

Je  sonnai  à  la  hâte  ;  l'abbé  nous  rejoignit,  et  nous  eûmes 
le  bonheur  de  rappeler  mon  oncle  à  la  vie. 

Mais,  lorsqu'il  ouvrit  les  yeux,  son  esprit  semblait  lut- 
ter contre  les  impressions  d'un  rêve  pénible. 

—  Est-il  parti,  est-il  parti,  ce  misérable  fantôme? 
s'écria-t-il  à  plusieurs  reprises.  Holà  !  Saint-Jean  !  mes 
pistolets!...  Mes  gens!  qu'on  jette  ce  drôle  par  les  fe- 
nêtres ! 

Je  soupçonnai  la  vérité. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé?  dis-je  à  Edmée  à  voix  basse; 
qui  donc  est  venu  ici  durant  mon  absence  ? 

—  Si  je  vous  le  dis,  répondit  Edmée,  vous  le  croirez  à 
peine,  et  vous  nous  accuserez  de  folie,  mon  père  et  moi  ; 
mais  je  vous  conterai  cela  tout  à  l'heure;  occupons-nous 
de  mon  père. 

Elle  parvint,  par  ses  douces  paroles  et  ses  tendres 
soins,  à  rendre  le  calme  au  vieillard.  Nous  le  portâmes  à 
son  appartement,  et  il  s'endormit  tranquille.  Quand  Edmée 
eut  retiré  légèrement  sa  main  de  la  sienne  et  abaissé  le  ri- 
deau ouaté  sur  sa  tête,  elle  s'approcha  de  l'abbé  et  de  moi, 
et  nous  raconta  qu'un  quart  d'heure  avant  noire  retour,  un 
frère  quêteur  était  entré  dans  le  salon  où  elle  brodait  selon 
sa  coutume,  près  de  son  père  assoupi.  Peu  surprise  d'un 
incident  qui  arrivait  quelquefois,  elle  s'était  levée  pour 
prendre  sa  bourse  sur  la  cheminée,  tout  en  adressant  au 
moine  des  paroles  de  bienveillance.  Mais,  au  moment  où 
elle  se  retournait  par  lui  tendre  son  aumône,  le  chevalier, 
éveillé  en  sursaut,  s'était  écrié  en  toisant  le  moine  d'un  air 
à  la  fois  courroucé  et  elfrayé  : 

—  Par  le  diable  !  monsieur,  que  venez-vous  faire  ici 
sous  ce  liarnais-là  ? 


396  MALPRAT. 

Edniée  avait  alors  regardé  le  vlsajrc  du  moine,  el  elle 
avait  reconnu... 

Ce  que  vous  n'imaj;inerie/.  jamais,  dit-elle.  l'allVeux 

Jean  Mauprat  1  Je  ne  lavais  au  qu'iuie  heure  dans  ma  vie, 
mais  cette  iijj^ure  repoussante  n'était  jamais  sortie  de  ma 
mémoire,  et  jamais  je  n'ai  eu  le  moindre  accès  de  fièvre 
sans  ([u  elle  se  présentât  devant  mes  veux.  Je  ne  pus  rete- 
nir un  cri. 

..  —  N  ayez  pas  peur,  nous  dit-il  avec  un  cHroyable  sou- 
rire, je  viens  ici  non  en  ennemi,  mais  en  suppliant.  » 

Kt  il  se  mit  à  f,'enoux  si  près  de  mon  père,  (jue,  ne 
sachant  ce  qu'il  voulait  faire,  je  me  jetai  entre  eux  el  je 
poussai  violemment  le  fauteuil  à  roulettes  qui  recula  jus- 
qu'à la  muraille.  Alors  le  moine,  parlant  dune  voix  lu-iu- 
bre,  qui  rendait  encore  plus  elfrayante  l'approche  de  la 
nuit,  se  mit  à  nous  déclamer  je  ne  sais  quelle  formule  la- 
mentable de  confession,  demandant  grâce  pour  ses  crimes 
et  se  disant  déjà  couvert  du  voile  noir  des  parricides  lors- 
qu'ils montent  à  Téchafaud. 

c.  —  Ce  malheureux  est  devenu  fou  ■,  dit  mon  père  en 
tirant  le  cordon  de  la  sonnette. 

Mais  Saint-Jean  est  sourd  et  il  ne  vint  pas.  11  nous 
fallut  donc  entendre,  dans  une  anj^oisse  inexprimable,  les 
discours  étranjjes  de  cet  homme  qui  se  dit  trappiste  et  (pii 
prétend  cpi'il  vient  se  livrer  au  f,daive  séculier  en  expiation 
de  ses  forfaits.  Il  voulait,  auparavant,  demander  à  mon  père 
son  pardon  et  sa  dernière  bénédiction.  En  disant  cela,  il  se 
traînait  sur  ses  <;enoux  et  parlait  avec  véhémence.  Il 
y  avait  de  l'insulte  et  de  la  menace  dans  le  son  de  cette 
vftix  qui  proférait  les  paroles  dune  extravajjante  humilité. 
Gomme  il  se  ra])proihait  toujours  de  mon  pèreelcjucl  idée 
des  sales  caresses  qu'il  semblait  voidoir  lui  adresser  me 
remplissait  de  dé},'oùt,  je  lui  ordonnai  d'un  ton  assez  impé- 


n.l:'- 


Maxiprat 


A  QUANTIN  EDIT 


1 


I 


I 


MAUPRAT.  297 

rieux  de  se  lever  et  de  parler  convenablement.  Mon  père, 
courroucé,  lui  commanda  de  se  taire  et  de  se  retirer  ;  et, 
comme  en  cet  instant  il  s'écriait:  «  Non  !  vous  me  laisserez 
embrasser  vos  genoux!  »  je  le  repoussai  pour  l'empêcher 
de  toucher  à  mon  père.  Je  frémis  d'horreur  en  songeant 
que  mon  gant  a  effleuré  ce  froc  immonde.  Il  se  retourna 
vers  moi,  et,  quoiqu'il  atVectàl  toujours  le  repentir  et  Ihu- 
milité,  je  vis  la  colère  briller  dans  ses  yeux.  !Mon  père  fil 
un  violent  effort  pour  se  lever,  et  il  se  leva  en  elfet  comme 
par  miracle  ;  mais  aussitôt  il  retomba  évanoui  sur  son 
siège;  des  pas  se  firent  entendre  dans  le  billard,  et  le  moine 
sortit  par  la  porte  vitrée  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  C'est 
alors  que  vous  m'avez  trouvée  demi- morte  et  glacée 
d'épouvante  aux  pieds  de  mon  père  anéanti, 

—  L'abominable  lâche  n"a  pas  perdu  de  temps,  vous  le 
voyez,  l'abbé  !  m'écriai-je;  il  voulait  effrayer  mon  oncle  et 
sa  tille  :  il  y  a  réussi  ;  mais  il  a  compté  sans  moi,  et  je  jure 
que,  fallût-il  le  traiter  à  la  mode  de  la  Koche-Mauprat... 
s'il  ose  jamais  se  présenter  ici  de  nouveau... 

—  Taisez-vous,  Bernard,  dit  Edmée,  a^ous  me  faites 
frémir;  parlez  sagement,  et  dites-moi  tout  ce  que  cela 
signiiie. 

Quand  je  l'eus  mise  au  fait  de  ce  qui  était  arrivé  à 
l'abbé  et  à  moi,  elle  nous  blâma  de  ne  pas  l'avoir  pré- 
venue. 

—  Si  j'avais  su  à  quoi  je  devais  m'attendre,  nous  dit- 
elle,  je  n'aurais  pas  été  ellVayée,  et  j'eusse  pris  des  pré- 
cautions pour  ne  jamais  rester  seule  à  la  maison  avec  mon 
père  et  Saint-Jean,  qui  n'est  guère  plus  ingambe.  Mainte- 
nant, je  ne  crains  plus  rien,  et  je  me  tiendrai  sur  mes 
gardes.  Mais  le  plus  sûr,  mou  cher  Bernard,  est  d'éviter 
tout  contact  avec  cet  homme  odieux  et  de  lui  faire  l'au- 
mône aussi  largement  que  possible  pour  nous  en  débarras- 

38 


298  M  AlPn  \T. 

?er.  L  ybbé  a  raison;  il  peut  être  redoutable.  Il  sait  que 
notre  parenté  avec  lui  nous  empêchera  toujours  de  nous 
mettre  à  l'abri  de  ses  persécutions  en  invoquant  les  lois; 
et,  s'il  ne  peut  nous  nuire  aussi  sérieusement  qu  il  s'en 
llatte,  il  peut  du  moins  nous  susciter  mille  déj^oùts  que  je 
répug'ne  à  braver.  Jetez-lui  de  l'or,  et  qu  il  s'en  aille;  mais 
ne  me  quittez  plus,  Bernard.  A'ovez,  vous  m'êtes  nécessaire 
absolument;  soyez  consolé  du  mal  que  vous  prétendez 
m'avoir  fait. 

Je  pressai  sa  main  dans  les  miennes  cl  jurai  do  ne 
jamais  m'éloigner  d'elle,  fût-ce  par  son  ordre,  tant  que  ce 
trappiste  n'aurait  pas  délivré  le  pays  de  sa  présence. 

L'abbé  se  chargea  des  négociations  avec  le  couvent.  Il 
se  rendit  à  la  ville  le  lendemain  et  porta,  de  ma  part,  au 
trappiste  l'assurance  expresse  que  je  le  ferais  sauter  par 
les  fenêtres  s'il  s'avisait  jamais  de  reparaître  au  château  de 
Sainte-Sévère.  Je  lui  proposai  en  même  temps  de  subvenir 
à  ses  besoins,  largement  même,  à  condition  qu'il  se  retire- 
rait sur-le-champ,  soit  à  sa  chartreuse,  soit  dans  toute 
autre  retraite  séculière  ou  religieuse,  à  son  choix,  et  (|u  il 
ne  remettrait  jamais  les  pieds  en  Herry. 

Le  prieur  reçut  l'abbé  avec  tous  les  témoignages  d'un 
profond  dédain  et  d'une  sainte  a\ersion  pour  son  état  d'hé- 
résie; loin  de  le  cajoler  comme  moi,  il  lui  dit  qu'il  voulait 
rester  étranger  à  toute  cette  affaire,  qu'il  s'en  lavait  les 
mains  et  qu'il  se  bornerait  à  transmettre  les  décisions  de 
part  et  d'autre,  et  à  donner  asile  au  frère  Népomuccne, 
autant  par  charité  chrétienne  que  pour  édilier  ses  reli- 
gieux par  l'exemple  d'un  honnne  vraiment  saint.  A  l'en 
croire,  le  frère  Népomucène  serait  le  second  du  nom  placé 
au  |)remier  rang  de  la  milice  céleste,  en  vertu  des  canons 
de  l'Église. 

Le  jour   suivant,    1  abbé ,    raj)pelé    au    couvent  par  un 


MAUPRAT.  299 

messag-e  particulier,  eut  une  entrevue  avec  le  trappiste. 
A  sa  g-rande  surprise,  il  trouva  que  l'ennemi  avait  changé 
de  tactique.  Il  refusait  avec  indignation  toute  espèce  de 
secours,  se  retranchant  derrière  son  vœu  de  pauvreté  et 
d'humilité,  et  blâmant  avec  emphase  son  cher  hôte  le 
prieur  d'avoir  osé  proposer,  sans  son  aveu,  l'échange  des 
biens  éternels  contre  les  biens  périssables.  Il  refusait  de 
s'expliquer  sur  le  reste  et  se  renfermait  dans  des  réponses 
ambiguës  et  boursouflées;  Dieu  l'inspirerait,  disait-il,  et  il 
comptait,  à  la  prochaine  fête  de  la  Vierge,  à  l'heure  au- 
guste et  sublime  de  la  sainte  communion,  entendre  la  voix 
de  Jésus  parler  à  son  cœm'  et  lui  dicter  la  conduite  qu'il 
aurait  à  tenir.  L'abbé  dut  craindre  de  montrer  de  1  inquié- 
tude en  insistant  pour  percer  ce  .Sfu'nt  mystère,  el  il  vint 
me  rendre  cette  réponse,  qui  était  moins  faite  que  toute 
autre  pour  me  rassurer. 

Cependant  les  jours  et  les  semaines  s'écoulèrent  sans 
que  le  trappiste  donnât  le  moindre  signe  de  volonté  sur 
quoi  (pie  ce  soit.  Il  ne  reparut  ni  au  château  ni  dans  les 
environs,  et  se  tint  tcllenicut  enfermé  aux  carmes  que  peu 
de  personnes  virent  son  visage.  Cependant  on  sut  bientôt, 
et  le  prieur  mit  grand  soin  à  en  répandre  la  nouvelle,  que 
Jean  de  Mauprat,  converti  â  la  [)lus  ardente  et  à  la  plus 
exemplaire  piété,  était  de  passage,  comme  pénitent  de  la 
Trappe,  au  couvent  des  carmes.  Chaque  matin  on  fit  cir- 
culer un  nouveau  trait  de  vertu,  un  nouvel  acte  d'austérité 
de  ce  saint  personnage.  Les  dévoles,  avides  du  mcrxcil- 
leux,  voulurent  le  voir  et  lui  portèrent  mille  petits  pré- 
sents qu'il  refusa  avec  obstination.  Quelquefois  il  se  cachait 
si  bien,  qu'on  le  disait  i)arti  pour  la  Trappe;  mais,  au 
moment  où  nous  nous  flattions  d'en  être  débarrassés,  nous 
apprenions  qu'il  venait  de  s'infliger,  dans  la  cendre  et  sous 
le  cilice,  des  mortifications  épouvantables;  ou  bien  il  avait 


300  MALPRAT. 

été,  pieds  nu>,  clans  les  endroits  les  plus  déserts  et  les  plus 
incultes  de  la  Varenne,  accomplir  des  pèlerinages.  On  alla 
jusqu'à  dire  qu'il  faisait  des  miracles;  si  le  prieur  n'était 
pas  guéri  de  la  goutte,  c'est  que,  par  esprit  de  pénitence, 
il  ne  voulait  pas  guérir. 

Cette  incertitude  dura  près  de  deux  mois. 


MAUPRAT.  301 


XXI 


Ces  jours,  qui  s'écoulèrent  clans  rintimité,  furent  pour 
moi  délicieux  et  terribles.  Voir  Edmée  à  toute  heure,  sans 
crainte  d'être  indiscret,  puisque  elle-même  m'appelait  à 
ses  côtés,  lui  faire  la  lecture,  causer  avec  elle  de  toute 
chose,  partager  les  tendres  soins  qu'elle  rendait  à  son  père, 
être  de  moitié  dans  sa  vie,  absolument  comme  si  nous  eus- 
sions été  frère  et  sœur,  c'était  un  grand  bonheur  sans 
doute,  mais  c'était  un  dangereux  bonheur,  et  le  volcan  se 
ralluma  dans  mon  sein.  Quelques  paroles  confuses,  quel- 
ques regards  troublés  me  trahirent.  Edmée  ne  fut  point 
aveugle,  mais  elle  resta  impénétrable;  son  œil  noir  et  pro- 
fond, attaché  sur  moi  comme  sur  son  père  avec  la  sollicitude 
d'une  âme  exclusive,  se  refroidissait  quelquefois  tout  à  coup 
au  moment  où  la  violence  de  ma  passion  était  près  d'éclater. 
Sa  physionomie  n'exprimait  alors  qu'une  patiente  curiosité 
et  la  volonté  inébranlable  de  lire  jusqu'au  fond  de  mon 
âme  sans  me  laisser  voir  seulement  la  surface  de  la  sienne. 

Mes  souffrances,  quoique  vives,  me  furent  chères  dans 
les  premiers  temps;  je  me  plaisais  à  les  offrir  intérieure- 
ment à  Edmée  comme  une  expiation  de  mes  fautes  pas- 
sées. J'espérais  qu'elle  les  devinerait  et  qu'elle  m'en  sau- 
rait gré.  Elle  les  vit  et  ne  m'en  parla  pas.  ^lon  mal  s'aigrit, 
mais  il  se  passa  encore  des  jours  avant  que  je  perdisse  la 
force  de  le  cacher.  Je  dis  des  jours,  parce  que,  pour  qui- 


302  MAL  Pi;  A  T. 

conque  a  aimé  une  femme  el  s'est  trouvé  seul  avec  elle, 
contenu  par  sa  sévérité,  les  jours  ont  dû  se  compter  comme 
des  siècles.  Quelle  vie  pleine  et  pourtant  dévorante!  Que 
de  langueur  et  d'agitation,  de  tendresse  et  de  colère!  Il  me 
semblait  que  les  heures  résumaient  des  années;  et  aujour- 
d  hui.  si  je  ne  rectifiais  par  des  dates  l'erreur  de  ma  mé- 
moire, je  me  persuaderais  aisément  que  ces  deux  mois 
remplirent  la  moitié  de  ma  vie. 

Je  voudrais  peut-être  aussi  me  le  persuader  pour  nie 
réconcilier  avec  la  conduite  ridicvde  et  coupable  que  je 
tins,  au  mépris  des  bonnes  résolutions  que  je  venais  à  peine 
de  former.  La  rechute  fut  si  prompte  et  si  complète, 
qu'elle  me  ferait  rougir  encore  si  je  ne  l'avais  cruellemeiil 
expiée,  comme  vous  le  verrez  bientôt. 

Après  une  nuit  d'angoisse,  je  lui  écrivis  une  lettre 
insensée,  qui  faillit  avoir  pour  moi  des  résultats  effroya- 
bles; elle  était  à  peu  près  conçue  en  ces  termes  ; 

«  ^^ous  ne  m'aimez  point,  Edmée,  vous  ne  maime- 
rez  jamais.  Je  le  sais,  je  ne  demande  rien,  je  n'espère  rien; 
je  veux  rester  près  de  vous,  consacrer  ma  vie  à  votre  ser- 
vice et  à  votre  défense.  Je  ferai,  pour  vous  être  utile,  tout 
ce  qui  sera  possible  à  mes  forces;  mais  je  souffrirai,  et, 
quoi  que  je  fasse  pour  le  cacher,  nous  le  verre/,,  et  vous 
attribuerez  peut-être  à  des  motifs  étrangers  une  tristesse 
que  je  ne  pourrai  pas  renfermer  avec  un  constant  hé- 
roïsme. Vous  m'avez  profondément  aflligé  hier  en  m'enga- 
geant  à  sortir  un  peu  pour  me  di.slrairc.  Me  distraire  de 
vous,  Edmée!  quelle  amère  raillerie!  Ne  soyez  pas  cruelle, 
ma  pauvre  sœur,  car  alors  vous  redevenez  mon  impérieuse 
fiancée  des  mauvais  jours...  et,  malgré  moi,  je  redeviens 
le  brigand  que  vous  détestiez...  Ah!  si  vous  saviez  com- 
bien je  suis  malheureux!  Il  y  a  en  moi  deux  hommes  qui 
se  combattent  à  mort  et  sans  relâche;  il  faut  bien  c-pt-rcr 


I 


M  AU  pp.  AT.  303 

que  le  brig-and  succombera  ;  mais  il  se  défend  pied  à  pied 
et  il  rugit,  parce  qu'il  se  sent  couvert  de  blessures  et 
frappé  mortellement.  Si  vous  saviez,  si  vous  saviez,  Ed- 
mée,  quelles  luttes,  quels  combats,  quelles  larmes  de  sang- 
mon  cœur  distille,  et  quelles  fureurs  s'allument  souvent 
dans  la  partie  de  mon  esprit  que  gouvernent  les  anges 
rebelles!  Il  y  a  des  nuits  que  je  soufFre  tant,  que,  dans  le 
délire  de  mes  songes,  il  me  semble  que  je  vous  plonge  un 
poignard  dans  le  cœur  et  que,  par  une  lugubre  magie,  je 
vous  force  ainsi  à  m'aimer  comme  je  vous  aime.  Quand  je 
m'éveille,  baigné  d'une  sueur  froide,  égaré,  hors  de  moi, 
je  suis  comme  tenté  d'aller  vous  tuer,  afin  d'anéantir  la 
cause  de  mes  angoisses.  Si  je  ne  le  fais  pas,  c'est  que  je 
crains  de  vous  aimer  morte  avec  autant  de  passion  et  de 
ténacité  que  si  vous  étiez  vivante.  Je  crains  d'être  con- 
tenu, gouverné,  dominé  par  votre  image,  comme  je  le  suis 
par  votre  personne;  et  puis  il  n'y  a  pas  de  moyen  de  des- 
truction dans  la  main  de  l'homme,  l'être  qu'il  aime  et  qu'il 
redoute  existe  en  lui  lorsqu'il  a  cessé  d'exister  sur  la  terre. 
C'est  l'àme  d'un  amant  qui  sert  de  cercueil  à  .sa  maîtresse 
et  qui  conserve  à  jamais  ses  brûlantes  reliques  pour  s'en 
nourrir  sans  jamais  les  consumer...  Mais,  ô  ciel!  dans 
quel  désordre  sont  mes  idées  !  \'oyez,  Edmée,  à  quel  point 
mon  esprit  est  malade,  et  prenez  pitié  de  moi.  Patientez, 
permettez-moi  d'être  triste,  ne  suspectez  jamais  mon  dé- 
vouement; je  suis  souvent  fou,  mais  je  vous  chéris  tou- 
jours. Un  mol,  un  regard  de  vous  me  rappellera  toujours 
au  sentiment  du  devoir,  et  ce  devoir  me  sera  doux  quand 
vous  daignerez  m'en  faire  souvenir...  A  l'heure  où  je  vous 
écris,  Edmée,  le  ciel  est  chargé  de  nuées  plus  sombres  et 
plus  lourdes  que  l'airain;  le  tonnerre  gronde,  et  à  la  lueur 
des  éclairs  semblent  flotter  les  spectres  douloureux  du  pur- 
gatoire.   Mon  àme  est  sous  le  poids  de  l'orage,  mon  esprit 


30  i  MALPRAT. 

troublé  flotte  comme  ces  clartés  incertaines  qui  jaillissent 
(le  l'horizon.  Il  me  semble  que  mon  être  va  éclater  comme 
la  tempête.  Ah  1  si  je  pouvais  élever  vers  vous  une  voix 
semblable  à  la  sienne!  si  j'avais  la  puissance  de  produire 
au  dehors  les  anj^oisses  et  les  fureurs  qui  me  rouj^i^ent! 
Souvent,  quand  la  tourmente  passe  sur  les  j^^rands  chênes, 
vous  dites  que  vous  aimez  le  spectacle  de  sa  colère  et  de 
leur  résistance.  G  est ,  dites-vous,  la  lutte  des  grandes 
forces,  et  vous  croyez  saisir  dans  les  bruits  do  1  "air  les  im- 
précations de  l'aquilon  et  les  cris  douloureux  des  antiques 
rameaux.  Lequel  soulfre  davantage,  Edmée,  ou  de  l'arbre 
qui  résiste  ou  du  vent  qui  s'épuise  à  l'attaque?  N'est-ce 
pas  toujours  le  vent  qui  cède  et  qui  tombe?  et  alors  le 
ciel,  affligé  de  la  défaite  de  son  noble  fds,  se  répand  sur  la 
terre  en  ruisseaux  de  pleurs.  \  ous  aimez  ces  folles  images, 
Edmée  ;  et,  chaque  fois  que  vous  contemplez  la  force  vain- 
cue par  la  résistance,  vous  souriez  cruellement,  et  votre 
regard  mystérieux  semble  insulter  à  ma  misère.  Eh  bien, 
n'en  douiez  pas,  vous  m'avez  jeté  à  terre,  et,  quoique 
brisé,  je  souifre  encore;  sachez-le,  puisque  vous  voulez  le 
savoir,  puisque  vous  êtes  impitoyable  au  point  de  m'inter- 
roger  et  de  feindre  pour  moi  la  compassion.  Je  soulfre  et 
je  n'essaye  plus  de  soulever  le  pietl  c|ue  le  vainqueur  or- 
gueilleux a  posé  sur  ma  poitrine  défaillante.  » 

Le  reste  de  cette  lettre,  qui  était  fort  longue,  fort  dé- 
cousue et  absurde  d'un  bout  a  l'autre,  était  conçu  dans  le 
même  sens.  Ce  n'était  pas  la  j)reinière  fois  que  j'écrivais  à 
Edmée,  quoique  vivant  sous  le  même  toit  et  ne  la  quittant 
qu'aux  heures  du  repos.  Ma  passion  m'absorbait  à  tel  point, 
que  j'étais  invinciblement  entraîné  à  prendre  sur  mon  som- 
meil pour  lui  écrire.  Je  ne  croyais  jamais  lui  avoir  assez 
parlé  d'elle,  assez  renouvelé  la  promesse  d'une  soumission 
à  laquelle  je  m.inquais  à  ch;i(|ue  inst;int;  nuiis  la  lettre  dont 


M  AU  P  RAT.  305 

il  s'agit  était  plus  hardie  et  plus  passionnée  qu'aucune  des 
autres.  Peut-être  fut-elle  écrite  fatalement  sous  l'influence 
de  la  tempête  qui  éclatait  au  ciel,  tandis  que,  courbé  sur 
ma  table,  le  front  en  sueur,  la  main  sèche  et  brûlante,  je 
traçais  avec  exaltation  la  peinture  de  mes  souffrances.  Il 
me  semble  qu'il  se  fit  en  moi  un  grand  calme,  voisin  du 
désespoir,  lorsque  je  me  jetai  sur  mon  lit  après  être  des- 
cendu au  salon  et  avoir  glissé  ma  lettre  dans  le  panier  à 
ouvrage  d'Edmée.  Le  jour  se  levait  chargé  à  l'horizon  des 
ailes  sombres  de  l'orage  qui  s'envolait  vers  d'autres  ré- 
gions. Les  arbres,  chargés  de  pluie,  s'agitaient  encore  sous 
la  brise  fraîchissante.  Profondément  triste,  mais  aveuglé- 
ment dévoué  à  la  souffrance,  je  m'endormis  soulagé, 
comme  si  j'eusse  fait  le  sacrifice  de  ma  vie  et  de  mes  espé- 
rances. Edmée  ne  parut  pas  avoir  trouvé  ma  lettre,  car 
elle  n'y  répondit  pas.  Elle  avait  coutume  de  le  faire  ver- 
balement, et  c'était  pour  moi  un  moyen  de  provoquer  de 
sa  part  ces  effusions  d'amitié  fraternelle  dont  il  fallait  bien 
me  contenter,  et  qui  versaient  du  moins  un  baume  sur  ma 
plaie.  J'aurais  dû  me  dire  que,  cette  fois,  ma  lettre  devait 
amener  une  explication  décisive,  ou  être  passée  sous  si- 
lence. Je  soupçonnai  labbé  de  l'avoir  soustraite  et  jetée  au 
feu,  j'accusai  Edmée  de  mépris  et  de  dureté;  néanmoins  je 
me  tus. 

Le  lendemain,  le  temps  était  parfaitement  rétabli.  Mon 
oncle  fit  une  iironienadc  en  voiture,  et,  chemin  faisant, 
nous  dit  (juil  ne  voulait  pas  mourir  sans  avoir  fait  une 
grande  et  dernière  chasse  au  renard.  Il  était  passionné 
pour  ce  divertissement,  et  sa  santé  s'était  améliorée  au 
point  de  rendre  à  son  esprit  des  velléités  de  plaisir  et  d'ac- 
tion. Une  étroite  berline  très  légère,  attelée  de  fortes  mules, 
courait  rapidement  dans  les  traînes  sablonneuses  de  nos 
bois,  et  quelquefois  déjà  il  avait  suivi  de  petites  chasses 

39 


306  -MAIPRAT. 

que  nous  montions  pour  le  distraire.  Depuis  la  visite  du 
trappiste,  le  chevalier  avait  comme  repris  à  la  vie.  Doué 
de  force  et  d'obstination  comme  tous  ceux  de  sa  race,  il 
semblait  qu'il  pérît  faute  d'émotions,  car  le  plus  léj^er 
appel  à  son  énerj^ie  rendait  momentanément  la  chaleur  ;'i 
son  sang  engourdi.  Comme  il  insista  beaucoup  sur  ce  pro- 
jet de  chasse,  Edmée  s'engagea  à  organiser  avec  moi  une 
battue  générale  et  à  y  prendre  une  part  active.  Une  des 
grandes  joies  du  bon  vieillard  était  de  la  voir  à  cheval,  ca- 
racoler hardiment  autour  de  sa  \oilnpe  et  lui  tendre  toutes 
les  branches  fleuries  qu  elle  arrachait  aux  buissons  en  j)as- 
sant.  Il  fut  décidé  que  je  monterais  à  cheval  |)our  l'escorter 
et  que  l'abbé  accompagnerait  le  chevalier  dans  la  berline. 
Le  ban  et  l'arrière-ban  des  gardes-chasse,  forestiers,  pi- 
queurs,  voire  des  braconniers  de  la  Varenne,  furent  con- 
voqués à  cette  solennité  de  famille.  Un  grand  repas  fut 
préparé  à  l'office  pour  le  retour,  avec  force  pâtés  d'oie  et 
vin  du  terroir.  Marcasse,  dont  j'avais  fait  mon  régisseur  à 
la  Roche-Mauprat,  et  qui  avait  de  grandes  connaissances 
dans  l'art  de  la  chasseau  renard,  jiassa  deux  jours  entiers  à 
boucheries  terriers.  Quelques  jeunes  fermiers  des  environs, 
intéressés  à  la  battue  et  capables  de  donner  un  bon  conseil 
dansToccasion,  s'offrirent  gracieusement  à  être  de  la  partie, 
et  enfin  Patience,  malgré  son  éloignement  pour  la  destruc- 
tion des  animaux  innocents,  consentit  à  suivre  la  chasse  en 
amateur.  Au  jour  dit,  qui  se  leva  chaud  et  serein  sur  nos 
riants  ])r(>iets  et  sur  mon  implacable  destinée,  une  cin- 
quantaine de  personnes  se  trouva  sur  pied  avec  cors,  che- 
vaux et  chiens.  La  journée  devait  se  terminer  j)ar  une  dé- 
confiture de  lapins  dont  le  noniljre  était  excessif,  et  cpi  il 
était  facile  de  détruire  en  masse  en  se  rabattant  sur  la  partie 
des  bois  qui  n'aurait  pas  été  traquée  pendant  la  chasse. 
Chacun  de  nous  s'arma  donc  d'une  carabine,  et  mon  oncle 


M  AU  P  RAT.  307 

lui-même  en  prit  une  pour  tirer  de  sa  voiture;  ce  qu'il 
faisait  encore  avec  beaucoup  d'adresse. 

Durant  les  deux  premières  heures,  Edmée,  montée  sur 
une  jolie  petite  jument  limousine  fort  vive,  et  qu'elle 
s'amusait  à  exciter  et  à  retenir  avec  une  coquetterie  tou- 
chante pour  son  vieux  père,  s'écarta  peu  de  la  calèche, 
d'où  le  chevalier  souriant,  animé,  attendri,  la  contemplait 
avec  amour.  De  même  que,  emportés  chaque  soir  par  la 
rotation  de  notre  f^lobe,  nous  saluons,  en  entrant  dans  la 
nuit,  l'aslre  radieux  qui  va  régner  sur  un  autre  hémisphère, 
ainsi  le  vieillard  se  consolait  de  mourir  en  voyant  la  jeu- 
nesse, la  force  et  la  beauté  de  sa  fille  lui  survivre  dans  une 
autre  génération. 

Quand  la  chasse  fut  bien  nouée,  Edmée,  qui  se  ressen- 
tait certainement  de  l'humeur  guerroyante  de  la  famille, 
et  chez  qui  le  calme  de  l'âme  n'enchaînait  pas  toujours 
la  fougue  du  sang,  céda  aux  signes  réitérés  que  lui  fai- 
sait son  père,  dont  le  plus  grand  désir  était  de  la  voir  ga- 
loper, et  elle  suivit  le  lancer,  qui  était  déjà  un  peu  en 
avant. 

—  Suis-la,  suis-la!  me  cria  le  chevalier,  qui  ne  l'avail 
pas  plus  tôt  vue  courir,  que  sa  douce  vanité  paternelle 
avait  fait  place  à  l'inquiétude. 

Je  ne  me  le  fis  pas  dii-e  deux  fois,  et,  enfonçant  mes 
éperons  dans  le  ventre  de  mon  cheval,  je  rejoignis  Edmée 
dans  un  sentier  de  traverse  qu'elle  avait  pris  pour  retrou- 
ver les  chasseurs.  Je  frémis  en  la  vovant  se  plier  comme 
un  jonc  sous  les  branches,  tandis  que  son  cheval,  excité 
par  elle,  l'emportait  au  milieu  du  taillis  avec  la  rapidité  de 
l'éclair. 

—  Edmée,  pour  l'amour  de  Dieu!  lui  criai-je,  n'allez  pas 
si  vite.  V^ous  allez  vous  faire  tuer. 

—  Laisse-moi  courir,  me  dit-elle  gaiement  ;  mon  père 


308  MAUPRAT. 

me  Ta  permis.  Laisse-moi  tranquille,  te  dis-je;  je  le  donne 
sur  les  (loi<xls,  si  lu  arrêtes  mon  cheval. 

—  Laisse-moi  du  moins  le  suivre,  lui  dis-je  en  la  ser- 
rant de  près;  ton  père  me  l'a  ordonné,  et  je  ne  suis  là  que 
pour  me  tuer,  s'il  t'arrive  malheur. 

Pourquoi  élais-je  obsédé  par  ces  idées  sinistres,  moi 
qui  avais  vu  si  souvent  Edmée  courir  à  cheval  dans  les 
bois?  Je  l'ignore.  J'étais  dans  un  état  bizarre;  la  chaleur 
de  midi  me  montait  au  cerveau,  et  mes  nerfs  étaient  sin- 
gulièrement excités.  Je  n'avais  pas  déjeuné,  me  trouvant 
dans  une  mauvaise  disposition  en  parlant,  et,  pour  me 
soutenir  à  jeun,  j'avais  avalé  plusieurs  lasses  de  calé  mêlé 
(le  rhum.  Je  sentais  alors  un  clfroi  insurni(int;il)le  ;  puis  au 
bout  de  quelques  instants  cet  effroi  lit  place  à  un  senti- 
ment inexprimable  d'amour  et  de  joie.  L'excitation  de  la 
course  devint  si  vive,  que  je  m'imaginai  n'avoir  pas  d'autre 
but  que  de  poursuivre  Kdmée.  A  la  voir  fuir  de\ant  moi, 
aussi  légère  que  sa  cavale  noire,  dont  les  pieds  volaient 
sans  bruit  sur  la  mousse,  on  l'eût  prise  pour  une  fée  a|ipa- 
raissant  en  ce  lieu  désert  pour  troubler  la  raison  des 
hommes  et  les  entrahier  sur  ses  traces  au  fond  de  ses  re- 
traites perfides.  J'oubliai  la  chasse  et  tout  le  reste.  Je 
ne  vis  qu'Edmée  ;  un  nuage  passa  devant  mes  veux  et 
je  ne  la  vis  plus,  mais  je  courais  toujours;  j'étais  dans  un 
état  de  démence  muette,  lorsqu'elle  s'arrêta  brusquement. 

—  Que  faisons-nous?  me  dit-elle.  Je  n'entends  plus  la 
chasse,  et  j'aperçois  la  rivière.  Nous  avons  trop  donné  <ur 
la  gauche. 

—  Au  contraire,  l'idmée,  lui  répondis-je  sans  savoir  un 
mot  de  ce  que  je  disais;  encore  un  temps  de  galop,  et  nous 
y  sommes. 

—  Comme  vous  êtes  rougel  me  dit-elle.  Mai-  (  onumii! 
passerons-nous  la  rivière? 


MAUPRAT.  309 

—  Puisqu'il  y  a  un  clicmin,  il  y  a  un  gué,  lui  répon- 
dis-je.  Allons,  allons! 

J'étais  possédé  de  la  rage  de  courir  encore  ;  j'avais  une 
idée,  celle  de  m'enfoncer  de  plus  en  plus  dans  le  bois  avec 
elle;  mais  cette  idée  était  couverte  d'un  voile,  et,  lorsque 
j'essayais  de  le  soulever,  je  n'avais  plus  d'autre  perception 
que  celle  des  battements  impétueux  de  ma  poitrine  et  de 
mes  tempes. 

Edmée  fit  un  geste  d'impatience. 

—  Ces  bois  sont  maudits;  je  m'y  égare  toujours, 
dit-elle. 

Et  sans  doute  elle  pensa  au  jour  funeste  où  elle  avait 
été  emportée  loin  de  la  chasse  et  conduite  à  la  Roche- 
Mauprat;  car  j'y  pensai  aussi,  et  les  images  qui  s'offrirent 
à  mon  cerv^eau  me  causèrent  une  sorte  de  vertige.  Je  suivis 
machinalement  Edmée  vers  la  rivière.  Tout  à  coup  je  lavis 
à  l'autre  bord.  Je  fus  pris  de  fureur  en  voyant  que  son 
cheval  était  plus  agile  et  plus  courageux  que  le  mien; 
car  celui-ci  fit,  pour  se  risquer  dans  le  gué,  qui  était  assez 
mauvais,  des  difficultés  durant  hi'scpielles  Edmée  prit  en- 
core sur  moi  de  l'avance.  Je  mis  les  flancs  de  mon  cheval 
en  sang  ;  et,  quand,  après  avoir  failli  être  renversé  plu- 
sieurs fois,  je  me  trouvai  sur  la  rive,  je  me  lançai  à  la 
poursuite  d'Edmée  avec  une  colère  aveugle.  Je  l'atteignis 
et  je  pris  la  bride  de  sa  jument  en  m'écrianl  : 

—  Arrêtez-vous,  Edmée,  je  le  veux  I  ^'ous  n'irez  jias 
plus  loin. 

En  même  temps,  je  secouai  si  rudement  les  rênes,  que 
son  cheval  se  révolta.  Elle  perdit  l'équilibre,  et.  pour  ne 
pas  tomber,  elle  sauta  légèrement  entre  nos  deux  chevaux, 
au  risque  d'être  blessée.  Je  fus  à  terre  presque  aussi- 
tôt qu'elle  et  repoussai  vi\ement  les  chevaux.  Celui 
d'Edmée,  qui  était  fort  doux,  s'arrêta  et  se  mit  à  brouter. 


310  MAIPRAT. 

Le  mien  s'emporta  et  disparut.  Tout  cela  fut  l'alFaire  d'un 
instant. 

J'avais  reçu  Edmée  dans  mes  bras;  elle  se  dé^^agea  et 
me  dit  avec  sécheresse  : 

—  \'ous  êtes  fort  brutal,  Bernard,  et  je  déteste  vos  ma- 
nières. A  qui  en  avez-vous? 

Troublé,  confus,  je  lui  dis  que  je  croyais  que  sa  jument 
prenait  le  mors  aux  dents,  et  que  je  craip^nais  qu'il  ne  lui 
arrivât  malheur  en  s'abandonnant  de  la  sorte  à  l'ardeur  de 
la  course. 

—  El,  pour  me  sauver,  vous  me  faites  tomber,  au 
risque  de  me  tuer,  répondit-elle.  Cela  est  fort  obli^^eant,  en 
vérité. 

—  Laissez-moi  vous  remettre  sur  votre  cheval,  lui 
dis-je. 

Et,  sans  attendre  sa  permission,  je  la  pris  dans  mes  bras 
et  je  l'enlevai  de  terre. 

—  \'ous  savez  fort  bien  que  je  ne  monte  pas  à  cheval 
ainsi,  s'écria-t-elle  tout  à  fait  irritée.  Laissez-moi,  je  n'ai 
pas  besoin  de  vos  services. 

Mais  il  ne  m'était  plus  permis  d'obéir.  Ma  tête  se  per- 
dait; mes  bras  se  crispaient  autour  de  la  taille  d'Edmée, 
et  c'était  en  vain  que  j'essayais  de  les  en  détacher;  mes 
lèvres  effleurèrent  son  sein  malgré  moi;  elle  pâlit  de 
colère. 

—  Que  je  suis  malheureux,  disais-je  avec  des  yeux  pleins 
de  larmes,  que  je  suis  malheureux  de  t'olTenser  toujours 
et  d'être  ha'i  de  plus  en  plus  à  mesure  que  je  t'aime  davan- 
tage ! 

Edmée  était  de  nature  impérieuse  et  violente.  Son 
caractère,  habitué  à  la  lutte,  avait  pris  avec  les  années  une 
énergie  inflexible.  Ce  n'était  plus  la  jeune  fdle  tremblante, 
fortement  inspirée,  mais   plus  ingénieuse  que  téméraire  à 


MAUPRAT.  311 

la  défense,  que  j'avais  serrée  dans  mes  bras  à  la  Roche- 
Mauprat;  c'était  une  femme  intrépide  et  fière,  qui  se  fût 
laissé  égorger  plutôt  que  de  permettre  une  espérance  auda- 
cieuse. D'ailleurs,  c'était  la  femme  qui  se  sait  aimée  avec 
passion  et  qui  connaît  sa  puissance.  Elle  me  repoussa  donc 
avec  dédain,  et,  comme  je  la  suivais  avec  égarement,  elle 
leva  sa  cravache  sur  moi  et  me  menaça  de  me  tracer  une 
marque  d'ignominie  sur  le  visage,  si  j'osais  toucher  seule- 
ment à  son  étrier. 

Je  tombai  à  genoux  en  la  suppliant  de  ne  pas  me 
quitter  ainsi  sans  me  pardonner.  Elle  était  déjà  à  cheval, 
et,  regardant  autour  d'elle  pour  retrouver  son  chemin,  elle 
s'écria  : 

—  Il  ne  me  manquait  plus  que  de  revoir  ces  lieux  dé- 
testés I  Voyez,  monsieur,  voyez  où  nous  sommes! 

Je  regardai  à  mon  tour  et  vis  que  nous  étions  à  la 
lisière  du  l)ois,  sur  le  bord  ombragé  du  petit  étang  de 
Gazeau.  A  deux  pas  de  nous,  à  travers  le  bois  épaissi 
depuis  le  départ  de  Patience,  j'aperçus  la  porte  de  la  tour 
qui  s'ouvrait  comme  une  bouche  noire  derrière  le  feuillage 
verdoyant. 

Je  fus  pris  d'un  nouveau  vertige,  il  y  eut  en  moi  une 
lutte  terrible  des  deux  instincts.  Qui  expliquera  le  mys- 
tère qui  s'accompHt  dans  le  cerveau  de  l'iiominc,  aloi-s 
que  l'âme  est  aux  prises  avec  les  sens  et  qu'une  j)artie  de 
son  être  cherche  à  étouffer  l'autre?  Dans  une  organisation 
comme  la  mienne,  cette  lutte  devait  être  affreuse,  croyez- 
le  bien,  et  n'imaginez  pas  que  la  volonté  joue  un  rôle 
secondaire  chez  les  natures  emportées  ;  c'est  une  sotte  habi- 
tude que  de  dire  à  un  homme  épuisé  dans  de  semblables 
combats  :  «  Vous  auri(v.  (h"i  vous  vaincre.  » 


3 12  MALI' RAT. 


XXII 


Gomment  vous  expliquerai-je  ce  qui  se  passa  en  moi  à 
l'aspect  inattendu  de  la  tour  Gazeau?  Je  ne  l'avais  vue  que 
deux  fois  dans  ma  vie;  deux  fois  elle  avait  été  le  témoin 
des  scènes  les  plus  douloureusement  émouvantes,  et  ces 
scènes  n'étaient  rien  encore  auprès  de  ce  qui  m'était  des- 
tiné à  cette  troisième   rencontre;  il  est  des  lieux  maudits I 

Il  me  semble  voir  encore,  sur  cette  porte  demi-brisée, 
le  sang  des  deux  Mauprat  qui  l'avait  arrosée.  Leur  crimi- 
nelle et  tragique  destinée  me  lit  rougir  des  instincts  de 
violence  que  je  sentais  en  moi-même.  J'eus  horreur  de  ce 
que  j'éprouvais  et  je  compris  pourquoi  Edmée  ne  m'ai- 
mait pas.  Mais,  comme  s'il  y  avait  eu  dans  ce  déplurai)le 
sang  des  éléments  de  sympathique  fatalité,  je  sentais  la 
force  effrénée  de  mes  passions  grandir  en  raison  de  l\'ll'(>rl 
de  ma  volonté  pour  les  vaincre.  J'avais  terrassé  toutes  les 
autres  intempérances;  il  n'en  restait  en  moi  presque  plus 
de  traces.  J'étais  sobre,  j'étais,  sinon  doux  et  patient,  du 
moins  affectueux  et  sensible;  je  concevais  au  plus  haut 
point  les  lois  de  l'honneur  et  le  respect  de  la  dignité  d'au- 
trui  ;  mais  l'amour  était  le  plus  redoutable  de  mes  ennemis, 
car  il  se  rattachait  à  tout  ce  que  j'a\ais  acquis  de  moralité 
et  de  délicatesse  ;  c'était  le  lien  entre  l'homme  ancien  et 
l'honmie  nouveau,  lien  indissoluble  et  dont  le  milieu  m'é- 
tait presque  impossible  à  trouver. 


I 


MAUPRAT.  313 

Debout  devant  Edmée,  qui  s'apprêtait  à  me  laisser  seul 
et  à  pied,  furieux  de  la  voir  méchapper  pour  la  dernière 
fois,  car,  après  l'offense  que  je  venais  de  lui  faire,  jamais, 
sans  doute,  elle  ne  braverait  le  danger  d'être  seule  avec 
moi,  je  la  regardais  d'une  manière  effrayante.  J'étais  pâle, 
mes  poings  se  contractaient;  je  n'avais  qu'à  vouloir,  et  la 
plus  faible  de  mes  étreintes  l'eût  arrachée  de  son  cheval, 
terrassée,  livrée  à  mes  désirs.  Un  moment  d'abandon  à 
mes  instincts  farouches,  et  je  pouvais  assouvir,  éteindre, 
par  la  possession  d'un  instant,  le  feu  qui  me  dévorait 
depuis  sept  années!  Edmée  n'a  jamais  su  quel  péril  son 
honneur  a  couru  dans  cette  minute  d'angoisses;  j'en  garde 
un  éternel  remords;  mais  Dieu  seul  en  sera  juge,  car  je 
triomphai,  et  cette  pensée  du  mal  fut  la  dernière  de  ma 
vie.  A  cette  pensée,  d'ailleurs,  se  borna  tout  mon  crime; 
le  reste  fut  l'ouvrage  de  la  fatalité. 

Saisi  d'effroi,  je  tournai  brusquement  le  dos,  et,  tor- 
dant mes  mains  avec  désespoir,  je  m'enfuis  par  le  sentier 
qui  m'avait  amené,  sans  savoir  où  j'allais,  mais  comprenant 
qu'il  fallait  me  soustraire  à  ces  tentations  dangereuses.  Le 
jour  était  brûlant,  l'odeur  des  bois  enivrante;  leur  aspect 
me  ramenait  au  sentiment  de  ma  vie  sauvage  :  il  fallait  fuir 
ou  succomber.  Edmée  m'ordonnait,  d'un  geste  impérieux, 
de  m'éloigner  de  sa  présence.  L'idée  de  tout  autre  danger 
que  celui  qu'elle  courait  avec  moi  ne  pouvait,  en  cet  ins- 
tant, se  présenter  à  ma  pensée  ni  à  la  sienne;  je  m'enfonçai 
dans  le  bois.  Je  n'avais  pas  franchi  l'espace  de  trente  pas, 
qu'un  coup  de  feu  partit  du  lieu  où  je  laissais  Edmée.  Je 
m'arrêtai  glacé  d'épouvante  sans  savoir  pourquoi;  car,  au 
milieu  d'une  battue,  un  coup  de  fusil  n'était  pas  chose 
étrange;  mais  j'avais  l'âme  si  lugubre,  que  rien  ne  pou- 
vait me  sembler  indifférent.  J'allais  retourner  sur  mes  pas 
et  rejoindre  Edmée,  au  risque  de  l'offenser  encore,  lors- 

40 


314  MALI' RAT. 

qu'il  me  sembla  entendre  un  gémissement  humain  du  côté 
de  la  tour  Gazeau.  Je  m'élançai  et  puis  je  tombai  sur  mes 
genoux,  comme  foudroyé  par  mon  émotion.  Il  me  fallut 
quelques  minutes  pour  triompher  de  ma  faiblesse;  mon 
cerveau  était  plein  d'images  et  de  bruits  lamentables,  je 
ne  distinguais  plus  l'illusion  de  la  réalité;  en  plein  soleil 
je  marchais  à  tâtons  parmi  les  arbres.  Tout  à  coup  je  me 
trouvai  face  à  face  avec  l'abbé;  il  était  inquiet,  il  cherchait 
Edmée.  Le  chevalier,  ayant  été  se  placer  avec  sa  voiture 
au  passage  du  lancer  et  n'ayant  pas  vu  sa  fille  parmi  les 
chasseurs,  avait  été  saisi  de  crainte.  L'abbé  s'était  jeté  à  la 
hâte  dans  le  bois,  et  bientôt,  retrouvant  la  trace  de  nos 
chevaux,  il  venait  s'informer  de  ce  que  nous  étions  deve- 
nus. 11  avait  entendu  le  coup  de  feu,  mais  sans  en  être 
elfrayé.  En  me  voyant  pâle,  les  cheveu.\  en  désordre,  l'air 
égaré,  sans  cheval  et  sans  fusil  (j'avais  laissé  tomber  le 
mien  à  l'endroit  où  je  m'étais  à  demi  évanoui,  et  je  n'avais 
pas  songé  à  le  relever),  il  fut  aussi  épouvanté  que  moi  et 
sans  savoir  plus  que  moi-même  à  quel  propos. 

—  Edmée!  me  dit-il,  où  est  Edmée? 

Je  lui  répondis  des  paroles  sans  suite.  11  fut  si  consterné 
de  me  voir  ainsi,  qu'il  m'accusa  d  un  crime  en  lui-même, 
comme  il  me  l'a  plus  tard  avout'. 

—  M;ilheureux  enfant!  me  dit-il  en  me  secouant  forte- 
ment le  bras  pour  me  rappeler  à  moi-même,  de  la  prudence, 
du  calme,  je  vous  en  sujjplie!... 

Je  ne  le  comprenais  pas,  mais  je  l'entraînais  vers  l'en- 
droit fatal.  0  spectacle  inelTaçable!  Edmée  était  étendue 
par  terre,  roide  et  baignée  dans  son  sang.  Sa  jument  brou- 
liiit  l'herbe  à  quelques  |)as  de  là.  Patience  était  debout 
auprès  d'elle  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine,  la  face  livide, 
et  le  cœur  tellement  gonllé,  qu'il  lui  fut  impossible  de 
répondre  à  l'abbé,  qui  l'interrogeait  avec  des  sanglots  et 


H  Toussaint  se 


A  QUANTIN    KDl  : 


MAUPRAT.  315 

de?  cri?.  Pour  moi,  je  ne  pus  comprendre  ce  qui  se  passait. 
Je  crois  que  mon  cerveau,  déjà  troublé  par  les  émotions 
précédentes,  se  paralysa  entièrement.  Je  m'assis  par  terre 
à  côté  d'Edmée,  dont  la  poitrine  était  frappée  de  deux 
balles.  Je  regardai  ses  yeux  éteints,  dans  un  état  de  stupi- 
dité absolue. 

—  Éloignez  ce  misérable!  dit  Patience  à  l'abbé  en  me 
jetant  un  regard  de  mépris;  le  pervers  ne  se  corrige  pas. 

—  Edmée!  Edmée!  s'écria  l'abbé  en  se  jetant  sur 
l'berbe  et  en  s'efforçant  d'étancher  le  sang  avec  son  mou- 
choir. 

— -  Morte!  morte!  dit  Patience,  et  voilà  le  meurtrier! 
Elle  la  dit  en  rendant  à  Dieu  son  âme  sainte,  et  c'est 
Patience  qui  sera  le  vengeur!  C'est  bien  dur;  mais  ce 
sera!...  Dieu  l'a  a-ouIu,  puisque  je  me  suis  trouvé  là  pour 
entendre  la  vérité. 

—  C'est  horrible  !  c'est  horrible!  criait  l'abbé. 
J'entendais  le  son  de  cette  dernière  syllabe,  et  je  sou- 
riais d'un  air  égaré  en  la  répétant  comme  un  écho. 

Des  chasseurs  accoururent.  Edmée  fut  emportée.  Je 
crois  que  son  père  m'apparut  debout  et  marchant.  Je  ne 
saurais,  au  reste,  affirmer  que  ce  ne  fût  pas  une  vision 
mensongère  (car  je  n'avais  conscience  de  rien,  et  ces  mo- 
ments affreux  n'ont  laissé  en  moi  que  des  souvenirs  vagues, 
semblables  à  ceux  d'un  rêve),  si  on  ne  m'eût  assuré  que  le 
chevalier  sortit  de  sa  calèche  sans  l'aide  de  personne,  qu'il 
marcha  et  qu'il  agit  avec  autant  de  force  et  de  présence 
d'esprit  qu'un  jeune  homme.  Le  lendemain,  il  tomba  dans 
un  état  complet  d'enfance  et  d'insensibilité  et  ne  se  releva 
plus  de  son  fauteuil. 

Que  se  passa-t-il  quant  à  moi?  Je  l'ignore.  Quand  je 
repris  ma  raison,  je  m'aperçus  que  j'étais  dans  un  autre 
endroit  de  la  forêt  auprès  d'une  petite  chute  d'eau,  dont 


316  MAUPRAT. 

j'écoutais  machinalement  le  murmure  avec  une  sorte  de 
bien-être.  Blaireau  dormait  ù  mes  pieds,  et  son  maître, 
debout  contre  un  arbre,  me  regardait  attentivement.  Le 
soleil  couchant  g-lissait  des  lames  d'or  rougeâtre  parmi  les 
tiges  élancées  des  jeunes  frênes;  les  fleurs  sauvages  sem- 
blaient me  sourire;  les  oiseaux  chantaient  mélodieusement. 
C'était  un  des  plus  beaux  jours  de  l'année. 

—  Quelle  magnifique  soirée!  dis-je  à  Marcasse.  Ce  lieu 
est  aussi  beau  qu'une  forêt  de  l'.Vmérique.  Eh  bien,  mon 
vieil  ami,  que  fais-tu  là?  Tu  aurais  dû  m'éveiller  plus  tôt; 
j'ai  fait  des  rêves  affreux. 

Marcasse  vint  s'agenouiller  auprès  de  moi;  deux  ruis- 
seaux de  larmes  coulaient  sur  ses  joues  sèches  et  bilieuses. 
Il  y  avait  sur  son  visage,  si  impassible  d'ordinaire,  une 
expression  ineffable  de  pitié,  de  chagrin  et  d'affection. 

—  Pauvre  maître!  disait-il  :  égarement,  maladie  de  tête, 
voilà  tout.  Grand  malheur!  mais  fidélité  ne  guérit  pas. 
Eternellement  avec  vous,  quand  il  faudrait  mourir  avec 
vous. 

Ses  larmes  et  ses  paroles  me  remplirent  de  tristesse; 
mais  c'était  le  résultat  d'un  instinct  sympalhicpie  aidé  en- 
core de  l'affaiblissement  de  mes  organes,  car  je  ne  me 
rappelais  rien.  Je  me  jetai  dans  ses  bras  en  pleurant  comme 
lui,  et  il  me  tint  serré  contre  sa  poitrine  avec  une  effusion 
vraiment  paternelle.  Je  pressentais  bien  que  quelque  affreux 
malheur  pesait  sur  moi;  mais  je  craignais  de  savoir  en 
quoi  il  consistait,  et  pour  rien  au  monde  je  n'eusse  voulu 
l'interroger. 

Il  me  prit  par  le  bras  et  m'emmena  à  travers  la  forêt. 
Je  me  laissai  conduire  comme  un  enfant,  et  puis  je  fus 
pris  d'un  nouvel  accablement,  et  il  fut  forcé  de  me  laisser 
encore  assis  pendant  une  demi-heure.  Enfin  il  me  releva 
et    réussit    à    m'cmmencr  à   la    Hoche-Maupral,    où    nous 


MAUPRAT.  317 

arrivâmes  fort  tard.  Je  ne  sais  ce  que  j'éprouvai  dans  la 
nuit.  Mareasse  m'a  dit  que  j'avais  été  en  proie  à  un  délire 
affreux.  Il  prit  sur  lui  d'envoyer  chercher  au  village  le  plus 
voisin  un  barbier  qui  me  saigna  dès  le  matin,  et  quelques 
instants  après  je  repris  ma  raison. 

Mais  quel  affreux  service  il  me  sembla  qu'on  m'avait 
rendu!  Morte!  morte!  morte!  c'était  le  seul  mot  que  je 
pusse  articuler.  Je  ne  faisais  que  gémir  et  m'agiter  sur  mon 
lit.  Je  voulais  sortir  et  courir  à  Sainte-Sévère.  Mon  pauvre 
sergent  se  jetait  à  mes  pieds  et  se  mettait  en  travers  de  la 
porte  de  ma  chambre  pour  m'en  empêcher.  Il  me  disait 
alors,  pour  me  retenir,  des  choses  que  je  ne  comprenais 
nullement,  et  je  cédais  à  l'ascendant  de  sa  tendresse  et 
à  mon  propre  épuisement  sans  pouvoir  m'expliquer  sa 
conduite.  Dans  une  de  ces  luttes,  ma  saignée  se  rouvrit, 
et  je  me  remis  au  lit  sans  que  Mareasse  s'en  aperçut.  Je 
tombai  peu  à  peu  dans  un  évanouissement  profond,  et 
j'étais  presque  mort,  lorsque,  voyant  mes  lèvres  bleues  et 
mes  joues  violacées,  il  s'avisa  de  soulever  mon  drap  et 
me  trouva  nageant  dans  une  mare  de  sang. 

C'était,  au  reste,  ce  qui  pouvait  m'arriver  de  plus 
heureux.  Je  demeurai  plusieurs  jours  plongé  dans  un 
anéantissement  où  la  veille  différait  peu  du  sommeil,  et 
grâce  auquel,  ne  comprenant  rien,  je  ne  souffrais  pas. 

Un  matin,  ayant  réussi  à  me  faire  prendre  quelques 
aliments  et  voyant  qu'avec  la  force,  la  tristesse  et  l'inquié- 
tude me  revenaient,  il  m'annonça  avec  une  joie  naïve  et 
tendre  qu'Edméc  n'était  pas  morte  et  qu'on  ne  désespérait 
pas  de  la  sauver.  Ce  fut  pour  moi  un  coup  de  foudre,  car 
j'en  étais  encore  à  croire  que  cette  affreuse  aventure  était 
l'ouvrage  de  mon  délii'e.  Je  me  mis  à  crier  et  à  me  tordre 
les  bras  d'une  manière  effrayante.  Mareasse,  à  genoux  près 
de  mon  lit,  me  suppliait  de  me  calmer,  et  vingt  fois  il  me 


3t9  MAUPRAT. 

répéta    ces  paroles,   qui  me   faisaient    toujours    leiret    des 
mois  dépourvus  de  sens  qu'on  entend  dans  les  rêves  : 

—  ^'ous  ne  l'avez  pas  fait  exprès;  je  le  sais  bien.  moi. 
\on,  vous  ne  l'avez  pas  fait  exprès.  C'est  un  malheur,  un 
fusil  qui  part  dans  la  main,  par  hasard. 

—  Allons,  que  veux-tu  dire?  m'écriai-je  impatienté; 
quel  fusil?  quel  hasard?  pourquoi  moi? 

—  Ne  savez-vous  donc  pas  comment  elle  a  été  frappée, 
maître? 

Je  passai  mes  mains  sur  ma  tête  comme  pour  y  ramener 
rénerf:fie  et  la  vie,  et,  ne  pouvant  m'expliquer  l'événement 
mystérieux  (jui  en  brisait  tous  les  ressorts,  je  me  crus  fou 
et  je  restai  muet,  consterné,  craignant  de  laisser  échapper 
une  parole  qui  pût  faire  constater  la  perte  de  mes  facultés. 

EnOn  peu  à  peu  je  ressaisis  mes  souvenirs;  je  demandai 
du  vin  pour  me  fortifier,  et  à  peine  en  eus-je  bu  quelques 
gouttes,  que  toutes  les  scènes  de  la  fatale  journée  se  dé- 
roulèrent comme  par  magie  devant  moi.  Je  me  souvins 
même  des  paroles  que  j'aAais  entendu  prononcera  Patience 
aussitôt  après  révénement.  IClles  étaient  comme  gravées 
dans  cette  partie  de  la  mémoire  qui  garde  le  son  des  mots, 
alors  même  que  sommeille  celle  qui  sert  à  en  pénétrer  le 
sens.  Un  instant  encore  je  fus  incertain;  je  me  demandai  si 
mon  fusil  était  parti  entre  mes  mains  au  moment  où  je 
quittais  Edmée.  Je  me  rappelai  clairement  que  je  l'avais 
déchargé  une  heure  auparavant  sur  une  huppe  dont  l'xlméo 
avait  envie  de  voir  de  près  le  plumage;  et  puis,  lorsque  le 
coup  qui  l'avait  frappée  s'était  fait  entendre,  mon  fusil  était 
dans  mes  mains,  et  je  ne  l'avais  jeté  par  terre  que  ([uelques 
instants  après  :  ce  ne  pouvait  donc  être  cette  arme  cpii  fut 
partie  en  tombant.  D'ailleurs,  j'étais  beaucoup  trop  loin 
d'Edmée  dans  ce  moment  pour  que,  même  en  supposant 
une  fatalili'  incroyable,  le  cou|i  l'atteignit.  1-iiliii  je  n'avais 


MALPRAT.  319 

pas  eu  de  la  journée  une  seule  balle  sur  moi,  et  il  était 
impossible  que  mon  fusil  se  trouvât  chargé  à  mon  insu, 
puisque  je  ne  l'avais  pas  ôté  de  la  bandoulière  depuis  que 
j'avais  tué  la  huppe. 

Bien  sûr  donc  que  je  n'étais  pas  la  cause  de  l'accident 
funeste,  il  me  restait  à  trouver  une  explication  à  cette 
catastrophe  foudroyante.  Elle  m'embarrassa  moins  que  per- 
sonne ;  je  pensai  qu'un  tirailleur  maladroit  avait  pris,  à 
travers  les  branches,  le  cheval  d'Edmée  pour  une  bête  fauve, 
et  je  ne  songeai  pas  à  accuser  qui  que  ce  fût  d'assassinat 
volontaire;  seulement  j'ai  compris  que  j'étais  accusé  moi- 
même.  J'arrachai  la  vérité  à  Marcasse.  Il  m'apprit  que  le 
chevalier  et  toutes  les  personnes  qui  faisaient  partie  de  la 
chasse  avaient  attribué  ce  malheur  à  un  accident  fortuit,  à 
une  arme  qui  s'était,  à  mon  grand  désespoir,  déchargée 
lorsque  mon  cheval  m'avait  renversé;  car  on  pensait  que 
j'avais  été  jeté  par  terre.  Telle  était  à  peu  près  l'opinion  que 
chacun  émettait.  Dans  les  rares  paroles  qu'Edmée  pouvait 
prononcer,  elle  répondait  aflîrmativement  à  ces  commen- 
taires. Une  seule  personne  m  accusait,  c'était  Patience; 
mais  il  m'accusait  en  secret  et  sous  le  sceau  du  serment 
auprès  de  ses  deux  amis,  Marcasse  et  labbé  Aubert. 

—  Je  n'ai  pas  besoin,  ajouta  Marcasse,  de  vous  dire  que 
l'abbé  garde  un  silence  absolu  et  se  refuse  à  vous  croire 
coupable.  Quanta  moi,  je  puis  vous  jurer  que  jamais... 

—  Tais-toi,  tais-toi  !  lui  dis-je  ;  ne  me  dis  pas  même  cela, 
ce  serait  supposer  que  quelqu'un  sur  la  terre  peut  le  croire. 
Mais  Edmée  a  dit  quelque  chose  d'inouï  à  Patience  au 
moment  où  elle  a  expiré;  car  elle  est  morte,  tu  veux  en 
vain  m'ahuser;  elle  est  morte,  je  ne  la  verrai  plus! 

—  Elle  n'est  pas  morte!  s'écria  Marcasse. 

Et  il  me  fit  des  serments  qui  me  convainc[uii't'nl,  car 
je  savais  qu'il  eût  fait  de  vains  efforts  pour  mentir;  tout 


320  .MALPRAT. 

son  être  se  fût  mis  en  révolte  contre  ses  charitables  inten- 
tions. Quant  aux  paroles  d'Edmée,  il  se  refusa  franchement 
à  me  les  rapporter,  et  je  compris  par  là  qu  elles  étaient 
accablantes.  Alors  je  m'arrachai  de  mon  lit,  je  repoussai 
inexorablement  Marcasse  qui  voulait  me  retenir.  Je  fis 
jeter  une  couverture  sur  le  cheval  du  métayer  et  je  partis 
au  grand  galop.  J'avais  l'air  d'un  spectre  quand  j'arrivai 
au  château.  Je  me  traînai  jusqu'au  salon  sans  rencontrer 
personne  que  Saint-Jean,  qui  fit  un  cri  de  terreur  en  m'a- 
percevant  et  qui  disparut  sans  répondre  à  mes  questions. 

Le  salon  était  vide.  Le  métier  d'Edmée,  enseveli  sous 
la  toile  verte  que  sa  main  ne  devait  peut-être  plus  soulever, 
me  fit  l'eiTet  d'une  bière  sous  un  linceul.  Le  grand  fauteuil 
de  mon  oncle  n'était  plus  dans  le  coin  de  la  cheminée  ;  mon 
portrait,  que  j'avais  fait  faire  à  Philadelphie  et  que  j'avais 
envoyé  pendant  la  guerre  d'Amérique,  avait  été  enlevé  de 
la  muraille.  C'étaient  des  indices  de  mort  et  de  malédiction. 

Je  sortis  à  la  hâte  de  cette  pièce  et  je  montai  l'escalier 
avec  la  hardiesse  que  donne  l'innocence,  mais  avec  le 
désespoir  dans  l'âme.  J'allai  droit  ù  la  chambre  d'Edmée,  et 
je  luuriKii  la  clef  aussitôt  après  avoir  frappé.  M"''  Leblanc 
vint  à  ma  rencontre,  fit  de  grands  cris  et  s'enfuit  en  cachant 
son  visage  dans  ses  mains,  comme  si  elle  eût  vu  paraître 
une  bête  féroce.  Qui  donc  avait  pu  répandre  d'all'reux 
soupçons  sur  moi?  L'abbé  avait-il  été  assez  peu  loyal  pour 
le  faire?  Je  sus  plus  tard  qu'Edmée,  quoique  ferme  et 
généreuse  dans  ses  instants  lucides,  m'avait  accusé  tout 
haut  dans  le  délire. 

Je  m'approchai  de  son  lit,  et,  en  proie  moi-même  au 
délire,  sans  songer  que  mon  aspect  inattendu  pouvait  lui 
porter  le  coup  de  la  mort,  j'écartai  les  rideaux  dune  main 
avide  et  je  regardai  Edmée.  Jamais  je  n'ai  vu  une  beauté 
plus  surprenante.   Ses  grands  yeux    noirs   avaient   grandi 


MAUPRAT.  321 

encore  de  moitié  et  brillaient  d'un  éclat  extraordinaire, 
quoique  sans  expression,  comme  des  diamants.  Ses  joues 
tendues  et  décolorées,  ses  lèvres  aussi  blanches  que  ses 
joues,  lui  donnaient  l'aspect  d'une  belle  tête  de  marbre. 
Elle  me  regarda  fixement,  avec  aussi  peu  d'émotion  que  si 
elle  eût  regardé  un  tableau  ou  un  meuble,  et,  retournant 
un  peu  son  visage  vers  la  muraille,  elle  dit  avec  un  sourire 
mystérieux  : 

—  C'est  la  fleur  qu'on  appelle  Edmea  sylveslri.s. 

Je  tombai  à  genoux,  je  pris  sa  main,  je  la  couvris  de 
baisers,  j'éclatai  en  sanglots;  elle  ne  s'aperçut  de  rien.  Sa 
main  immobile  et  glacée  resta  dans  la  mienne  comme  un 
morceau  d'albâtre. 


41 


322  MAUPRAT. 


XXIII 


L'abbé  entra  et  me  salua  d'un  air  sombre  cl  froid,  puis 
il  me  fit  signe,  et,  m'éloignant  du  lit  : 

—  \'ous  êtes  un  insensé  !  me  dit-il.  Retournez  tiu'z  vous, 
ayez  la  prudence  de  ne  j)as  venir  ici;  c'est  tout  ce  qui  vous 
reste  à  faire. 

—  Et  depuis  cpiand.  m"écriai-je  transporté  de  fureur, 
avez-vous  le  droit  de  me  chasser  du  sein  de  ma  famille? 

—  Hélas  1  vous  n'avez  pluis  de  famille,  répondit-il  avec 
un  accent  de  douleur  qui  me  désarma.  D'un  père  et  d'une 
fille,  il  ne  reste  plus  que  deux  fantômes  chez  qui  la  vie 
morale  est  éteinte  et  que  la  vie  physique  va  bientôt  aban- 
donner. Respectez  les  derniers  instants  de  ceux  qui  vous 
ont  aimé. 

—  Et  comment  jjuis-jc  témoij^ner  mf)n  respect  et  ma 
douleur  en  les  abandonnant?  répondis-je  atterré. 

—  A  cet  égard,  dit  1  abl)é,  je  ne  veux  et  ne  dois  rien 
vous  dire,  car  vous  savez  que  votre  présence  est  ici  une 
témérité  et  une  profanation.  Partez.  Quand  ils  ne  seront 
plus  (ce  qui  ne  peut  tarder),  si  vous  avez  des  droits  sur 
cette  maison,  vous  y  reviendrez,  et  vous  ne  m'y  trouverez 
certainement  pas  ]iour  vous  les  contester  ou  pour  vous  les 
confirmer.  En  attendant,  comme  je  ne  connais  pas  ces 
droits,  je  crois  pouvoir  prendre  sur  moi  de  faire  respecter 
juscpi'au  bout  ces  deux  saintes  agonies. 


MALPRAT.  S  23 

— •  Malheureux!  m'écriai-je,  je  ne  sais  à  quoi  Lient  que 
je  ne  te  mette  en  pièces!  Quel  abominable  caprice  te  pousse 
à  me  retourner  vingt  fois  le  poignard  dans  le  sein?  Crains- 
tu  que  je  ne  survive  à  mon  malheur?  Ne  sais-tu  pas  que 
trois  cercueils  sortiront  ensemble  de  cette  maison?  Crois-tu 
que  je  vienne  chercher  ici  autre  chose  qu'un  dernier  regard 
et  une  dernière  bénédiction  ? 

—  Dites  un  dernier  pardon,  répondit  labbé  d'une 
voix  sinistre  et  avec  un  geste  d'inexorable  condamna- 
tion. 

—  Je  dis  que  vous  êtes  fou!  m'écriai-je,  et  que,  si  vous 
n'étiez  pas  un  prêtre,  je  vous  briserais  dans  ma  main  pour 
la  manière  dont  vous  me  parlez. 

—  Je  vous  crains  peu,  monsieur,  me  répondit-il.  M'ôter 
la  vie  serait  me  rendre  un  grand  service;  mais  je  suis  fâché 
que  vous  confirmiez  par  vos  menaces  et  votre  emporte- 
ment les  accusations  qui  portent  sur  votre  tête.  Si  je  vous 
voyais  touché  de  repentir,  je  pleurerais  avec  vous;  mais 
votre  assurance  me  fait  horreur.  Jusqu  ici,  je  n'avais  vu  en 
vous  qu'un  fou  furieux;  aujourd'hui,  je  crois  voir  un  scé- 
lérat. Retirez-vous. 

Je  tombai  sur  un  fauteuil,  sulï'oqué  de  rage  et  de  dou- 
leur. Un  instant,  j'espérai  que  j'allais  mourir.  Edmée  expi- 
rante à  côté  de  moi,  et  en  face  de  moi  un  juge  saisi  d'une 
telle  conviction,  que,  de  doux  et  timide  qu'il  était  par  na- 
ture, il  se  faisait  rude  et  implacable  !  La  perte  de  celle  que 
j'aimais  me  précipitait  vers  le  désir  de  la  mort;  mais 
l'accusation  horrible  (pii  pesait  sur  moi  réveillait  mon 
énergie. 

Je  ne  pouvais  croire  qu'une  telle  accusation  tint  un  seul 
instant  contre  l'accent  de  la  vérité.  Je  m'imaginais  qu'il 
suflirait  d'un  regard  et  d'un  mot  de  moi  pour  la  faire  tom- 
ber ;   mais  je  me  sentais  si   consterné,   si  profondément 


32  i  MALPRAT. 

blessé .  que  ce  moyen  de  défense  m'était  refusé  ;  et  plus 
l'opprobre  du  soupçon  s'appesantit  sur  moi,  plus  je  com- 
pris qu'il  est  presque  impossible  de  se  défendre  avec 
succès  quand  on  n'a  pour  soi  que  la  fierté  de  l'innocence 
méconntie. 

Je  restais  accablé  sans  pouvoir  proférer  une  parole.  Il 
me  semblait  qu'une  voûte  de  plomb  me  pesait  sur  le  crâne. 
La  porte  se  rouvrit,  et  M"°  Leblanc,  s'approcbant  de  moi 
d'un  air  haineux  el  guindé,  me  dit  qu'une  porsonnt-  (|ui 
était  sur  l'escalier  demandait  à  me  parler.  Je  sortis  machi- 
nalement et  je  trouvai  Patience  qui  m'attendait,  les  bras 
croisés,  dans  son  attitude  la  plus  austère  et  avec  une  ex- 
pression de  visage  qui  m'eût  commandé  le  respect  et  la 
crainte  si  j'eusse  été  coupable. 

—  Monsieur  de  Mauprat ,  dil-il.  il  est  nécessaire  que 
j'aie  avec  vous  un  entretien  particulier;  voulez-vous  bien 
me  suivre  jusque  chez  moi? 

—  Oui,  je  le  veux,  répondis-je.  Je  supporterai  toutes 
les  humiliations,  pourvu  que  je  sache  ce  qu'on  veut  de  moi 
et  pourquoi  l'on  se  plaît  à  outrager  le  plus  infortuné  des 
hommes.  Marche,  Patience,  et  va  vite,  je  suis  pressé  de 
revenir  ici. 

Patience  marcha  dexant  moi  d'un  air  impassible.  «4. 
quand  nous  fûmes  arrivés  à  sa  maisonnette,  nous  vhiies 
mon  pauvre  sergent  qui  venait  d'arriver  aussi  à  la  hâte. 
Ne  trou\ant  ])as  de  che\al  pour  me  suivre  et  ne  voulant 
pas  me  quitter,  il  était  venu  à  pied  et  si  vite,  qu'il  était 
baigné  de  sueur.  Il  se  releva  néanmoins  avec  vivacité  du 
banc  sur  lequel  il  s'était  jeté  sous  le  berceau  de  vigne, 
pour  venir  â  notre  rencontre. 

—  Patience!  s'écria-t-il  d'un  ton  dramaticpie  (jiii  mCût 
fait  sourire  s'il  m'eût  été  possible  d'avoir  une  lueur  de 
gaieté  dans  de  tels  instants.  \'itni\   fou!...  Calonniiatrur  à 


MAUPRAT.  325 

votre  âge?...  Fi!  monsieur...  Perdu  par  la  fortune...  vous 
le  tes...   oui. 

Patience,  toujours  impassible,  leva  les  épaules  et  dit  à 
son  ami  : 

—  Marcasse,  vous  ne  savez  ce  que  vous  dites.  Allez- 
vous  reposer  au  bout  du  verger.  Vous  n'avez  rien  à  faire 
ici,  et  je  ne  puis  parler  qu'à  votre  maître.  Allez,  je  le  veux, 
ajouta-t-il  en  le  poussant  de  la  main  avec  une  autorité  à 
laquelle  le  sergent,  quoique  fier  et  chatouilleux,  céda  par 
instinct  et  par  habitude. 

Quand  nous  fûmes  seuls,  Patience  entra  en  matière  et 
procéda  à  un  interrogatoire  que  je  résolus  de  subir  afin 
d'obtenir  plus  vite  moi-même  l'éclaircissement  de  ce  qui 
se  passait  autour  de  moi. 

—  Voulez-vous  bien,  monsieur,  me  dit-il,  m'apprendre 
ce  que  vous  comptez  faire  maintenant? 

—  Je  compte  rester  dans  ma  famille,  répondis-jc,  tant 
que  j'aurai  une  famille,  et,  quand  je  n'aurai  plus  de  famille, 
ce  que  je  ferai  n'intéresse  personne. 

—  Mais,  monsieur,  reprit  Patience,  si  on  vous  disait 
que  vous  ne  pouvez  pas  rester  dans  votre  famille  sans  por- 
ter le  coup  de  la  mort  à  l'un  ou  h  l'autre  de  ses  membres, 
vous  obstineriez-vous  à  y  rester? 

—  Si  j'étais  convaincu  qu'il  en  fût  ainsi,  répondis-je, 
je  ne  me  montrerais  pas  devant  eux;  j'attendrais,  au  seuil 
de  leur  porte,  ou  le  dernier  jour  de  leur  vie  ou  celui  de 
leur  rétablissement  ])our  leur  redemander  une  tendresse 
que  je  n'ai  pas  cessé  de  mériter... 

—  Ah!  nous  en  sommes  là!  dit  Patience  avec  un  sou- 
rire de  mépris.  Je  ne  l'aurais  pas  cru.  Au  reste,  j'en  suis 
bien  aise,  c'est  plus  clair. 

—  Que  voulez-vous  dire?  m'écriai-je.  Parlez,  misérable! 
expliquez-vous. 


326  -MM  P  RAT. 

—  11  n'y  a  ici  que  vous  de  misérable,  répondit-il  froi- 
dement et  s'asseyant  sur  son  unique  escabeau,  tandis  que 
je  restais  debout  devant  lui. 

Je  voulais  à  tout  prix  qu'il  sexpliquàt.  Je  me  contins, 
j'eus  même  l'humilité  de  dire  que  j'écouterais  un  bon  con- 
seil s'il  consentait  à  me  répéter  les  paroles  qu'Edmée  avait 
prononcées  aussitôt  après  l'événement,  et  celles  qu'elle 
disait  encore  aux  heures  de  la  fièvre. 

—  Non.  certes,  répondit  Patience  avec  dureté;  vous 
n'êtes  pas  digne  d'entendre  un  mot  de  cette  bouche,  et  ce 
ne  sera  pas  moi  qui  vous  les  redirai.  Qu'avez-vous  besoin 
de  les  savoir?  Espérez-vous  cacher  désormais  quelque  chose 
aux  hommes?  Dieu  vous  a  vu,  il  n'y  a  pas  de  secret  pour 
lui.  Partez,  restez  à  la  Roche-Mauprat.  tenez-vous  tran- 
quille, et,  quand  votre  oncle  sera  mort,  que  vos  alFaires 
seront  réglées,  quittez  le  pays.  Si  vous  m'en  croyez  même, 
quittez-le  dès  à  présent.  Je  ne  veux  pas  vous  faire  pour- 
suivre, à  moins  que  vous  ne  m'y  forciez  par  votre  conduite. 
Mais  d'autres  que  moi  ont.  sinon  la  certitude,  du  moins  le 
soupçon  de  la  vérité.  Avant  qu'il  soit  deux  jours,  un  mot 
dit  au  hasard  dans  le  public,  l'indiscrétion  d'un  domes- 
tique, peuvent  éveiller  l'attention  de  la  justice,  et  de  là  à 
l'échafaud,  quand  on  est  coupable,  il  n'y  a  qu'un  j)as.  Je 
ne  vous  ha'issais  point,  j'ai  même  eu  de  l'amitié  jiour  vous; 
croyez  donc  ce  bon  conseil  que  vous  vous  dites  dis|)osé  à 
recevoir.  Parlez,  ou  tenez-vous  caclié  et  \>vcl  ;i  fuir.  Je  ne 
voudrais  pas  votre  perte,  lùlmée  ne  la  xoudrail  pas  non 
plus...  ainsi...  Entendez-vous? 

—  \  ous  êtes  insensé  de  croire  (pie  j  écouterai  un  sem- 
blable conseil.  Moi,  me  cacher  I  moi,  fuir  comme  un  cou- 
pable !  vous  n'y  songez  pas  1  Allez,  allez,  je  vous  brave 
tous.  Je  ne  sais  quelle  fureur  et  quelle  haine  vous  rongent, 
vous  liguent  contre  moi  ;  je  ne  sais   pi>ur<|Uoi  vous  voulez 


M  AU  P  RAT.  327 

m'empêcher  de  voir  mon  oncle  et  ma  cousine;  mais  je  mé- 
prise vos  folies.  Ma  place  est  ici,  je  ne  m'en  éloignerai  que 
sur  l'ordre  formel  de  ma  cousine  ou  de  mon  oncle,  et  en- 
core faudra-t-il  que  j'entende  cet  ordre  sortir  de  leur 
bouche;  car  je  ne  me  laisserai  transmettre  d'avis  par  au- 
cun étranger.  Ainsi  donc,  merci  de  votre  sagesse,  monsieur 
Patience,  la  mienne  ici  suffira.  Je  vous  salue. 

Je  m'apprêtais  à  sortir  de  la  chaumière,  lorsqu'il  s'é- 
lança au-devant  de  moi,  et  un  instant  je  le  vis  disposé  à 
employer  la  force  pour  me  retenir.  Malgré  son  âge  avancé 
malgré  ma  grande  taille  et  ma  force  athlétique,  il  était  en- 
core capable  de  soutenir  une  lutte  de  ce  genre  peut-être 
avec  avantage.  Petit,  voûté,  large  des  épaules,  c'était  un 
hercule. 

Il  s'arrêta  pourtant  au  moment  où  il  levait  le  bras  sur 
moi,  et,  saisi  d'un  de  ces  accès  de  vive  sensibilité  auxquels 
il  était  sujet  dans  les  moments  de  sa  plus  grande  rudesse, 
il  me  regarda  d'un  air  attendri  et  me  parla  avec  douceur. 

—  Malheureux!  me  dit-il,  toi  que  j'ai  aimé  comme  mon 
enfant,  car  je  te  regardais  comme  le  frère  d'Edmée,  ne 
cours  pas  à  ta  perte.  Je  t'en  supplie  au  nom  de  celle  que  tu 
as  assassinée  et  que  tu  aimes  encore,  je  le  sais,  mais  que  tu 
ne  peux  plus  revoir.  Crois-moi,  ta  famille  était,  hier  en- 
core, un  vaisseau  superbe  dont  tu  tenais  le  gouvernail  ;  au- 
jourd'hui c'est  un  vaisseau  échoué  qui  n'a  plus  ni  voile  ni 
pilote  ;  il  faut  que  les  mousses  fassent  la  manœuvre,  comme 
(lit  l'ami  Marcasse.  Eh  bien,  mon  pauvre  naufragé,  ne  vous 
obstinez  pas  à  vous  noyer;  je  vous  tends  la  corde,  prenez- 
la  ;  un  jour  de  plus,  et  il  sera  trop  tard.  Songez  que,  si  la 
justice  s'empare  de  vous,  celui  qui  essaye  aujourdiuii  de 
vous  sauver  sera  obligé  demain  de  vous  accuser  et  de  vous 
condamner.  Ne  me  forcez  pas  à  faire  une  chose  dont  la 
^eu\e  pensée  m'arrache  des  larmes.   Bernard,   vous  avez 


328  ^1 A  L  l' H  A  T. 

été    aimé,   mon    enfant,    vivez   encore  aujourd'hui  sur  le 
passé. 

Je  fondis  en  larmes,  et  le  sergent,  qui  rentra  en  cet 
instant,  se  mit  à  pleurer  aussi  et  à  me  supplier  de  retour- 
ner à  la  Roche-Mauprat.  Mais  bientôt  je  me  relevai,  et  les 
repoussant  : 

—  Je  sais  que  vous  êtes  des  hommes  excellents,  leur 
dis-je;  vous  êtes  généreux  et  vous  m  aimez  bien,  puisque, 
me  croyant  souillé  d'un  crime  effroyable,  vous  songez  en- 
core à  me  sauver  la  vie.  Mais  rassurez-vous,  mes  amis,  je 
suis  pur  de  ce  crime,  et  je  désire,  au  contraire,  qu'on 
cherche  des  éclaircissements  qui  m'absoudront ,  soyez-en 
sûrs.  Je  dois  à  ma  famille  de  vivre  jusqu'à  ce  que  mon  hon- 
neur soit  réhabilité.  Ensuite,  si  je  suis  condamné  à  voir 
périr  ma  cousine,  comme  je  n'ai  qu'elle  à  aimer  sur  la  terre, 
je  me  ferai  sauter  la  cervelle.  Pourquoi  donc  serais-je  acca- 
blé? Je  ne  tiens  pas  à  la  vie.  Que  Dieu  rende  douces  el 
sereines  les  dernières  heures  de  celle  à  qui  je  ne  survivrai 
certainement  pas!  c'est  tout  ce  que  je  lui  demande. 

Patience  secoua  la  tête  d'un  air  sombre  et  mécontent. 
Il  était  si  convaincu  de  mon  crime,  que  toutes  mes  dénéga- 
tions m'aliénaient  sa  pitié.  Marcasse  m'aimait  quand  même  ; 
mais  je  n'avais  pour  garant  de  mon  innocence  que  moi  seul 
au  monde. 

—  Si  vous  retournez  au  château,  vous  allez  jurer  ici 
de  ne  pas  rentrer  dans  la  chambre  de  votre  cousine  ou 
de  votre  oncle  sans  l'autorisation  de  l'abbé  I  s'écria  Pa- 
tience. 

—  Je  jure  que  je  suis  innocent,  répondis-je,  el  que  je 
ne  me  laisserai  convaincre  de  crime  par  personne.  Arrière 
tous  deux!  laissez-moi.  Patience,  si  vous  croyez  qu  il  soit 
de  votre  devoir  de  me  dénoncer,  allez,  faites-le;  tout  ce 
que  je  désire,  c'est  qu'(jn  ne  me  condamne  pas  sans  m  en- 


MAUPRAT.  329 

tendre;  j'aime  mieux  le  tribunal  des  lois  que  celui  de  l'o- 
pinion. 

Je  m'élançai  hors  de  la  chaumière  et  je  retournai  au 
château.  Cependant,  ne  voulant  pas  faire  d'esclandre  de- 
vant les  valets  et  sachant  bien  qu'on  ne  pourrait  me  cacher 
le  véritable  état  d'Edmée,  j'allai  m'enfermer  dans  la  cham- 
bre que  j'habitais  ordinairement. 

Mais,  au  moment  où  j'en  sortais,  vers  le  soir,  pour  sa- 
voir des  nouvelles  des  deux  malades.  M'"'  Leblanc  me  dit 
de  nouveau  qu'on  me  demandait  dehors.  Je  remarquai 
sur  son  visage  une  double  expression  de  satisfaction  et 
de  peur.  Je  compris  qu'on  venait  m'arréter,  et  je  pressen- 
tis (ce  qui  était  vrai)  que  M"^"  Leblanc  m'avait  dénoncé. 
Je  me  mis  à  la  fenêtre,  et  je  vis  dans  la  cour  des  cava- 
liers de  la  maréchaussée. 

—  C'est  bien,  dis-je,  il  faut  que  mon  destin  s'accom- 
plisse. 

Mais,  avant  de  quitter,  pour  toujours  peut-être,  cette 
maison  où  je  laissais  mon  âme,  je  voulus  revoir  Edmée 
pour  la  dernière  fois.  Je  marchai  droit  à  sa  chambre. 
M'"'  Leblanc  voulut  se  jeter  en  travers  de  la  porte  ;  je 
la  poussai  si  rudement,  qu'elle  tomba,  et  se  fit,  je  crois, 
un  peu  de  mal.  Elle  remplit  la  maison  de  ses  cris  et  fit 
grand  bruit  plus  tard,  dans  les  débats,  de  ce  qu'il  lui  plai- 
sait d'appeler  une  tentative  d'assassinat  sur  sa  personne. 
J'entrai  donc  chez  Edmée  ;  j'y  trouvai  l'abbé  et  le  méde- 
cin. J'écoutai  en  silence  ce  que  disait  celui-ci.  J'appris 
que  les  blessures  n'étaient  pas  mortelles  par  elles-mêmes, 
qu'elles  ne  seraient  même  pas  très  graves,  si  une  vio- 
lente irritation  du  cerveau  ne  compliquait  le  mal  et  ne 
faisait  craindre  le  tétanos.  Ce  mot  affreux  tomba  sur  moi 
comme  un  arrêt  de  mort.  A  la  suite  de  blessures  l'cçues  à 
la  guerre,  j'avais  vu  en  Améi-ique  beaucoup  de  personnes 

42 


3.10  MAUPRAT. 

mourir  de  cctlc  tarrible  maladie.  Je  m'approchai  du  lit. 
Labbé  était  si  consterné,  qu'il  ne  songea  point  à  m'en 
empêcher.  Je  pris  la  main  d'Edmce,  toujours  insensible 
et  froide.  Je  la  baisai  une  dernière  fois,  et,  sans  dire  un 
seul  mot  aux  autres  personnes,  j  allai  me  livrer  à  la  ma- 
réchaussée. 


MAUPRAT.  331 


XXIV 


Je  fus  immédiatement  enfermé  dans  la  prison  de  la 
prévôté,  à  la  Châtre;  le  lieutenant  criminel  au  bailliage 
d'Issoudun  prit  en  main  l'assassinat  de  M"''  de  Mauprat 
et  obtint  permission  de  faire  publier  un  monitoire  le 
lendemain.  Il  se  rendit  au  village  de  Sainte-Sévère  et 
dans  les  fermes  des  environs  du  bois  de  la  Curât,  où 
l'événement  s'était  passé,  et  reçut  les  dépositions  de  plus 
de  trente  témoins.  Je  fus  décrété  de  prise  de  corps  huit 
jours  après  mon  arrestation.  Si  j'avais  eu  l'esprit  assez 
libre,  ou  si  quelqu'un  se  fût  intéressé  à  moi,  cette  infrac- 
tion à  la  loi  et  beaucoup  d'autres,  qui  eurent  lieu  durant 
le  procès,  auraient  pu  être  hardiment  invoquées  en  ma 
faveur  et  eussent  prouvé  qu'une  haine  cachée  présidait 
aux  poursuites.  Dans  tout  le  cours  de  l'affaire,  une  main 
invisible  dirigea  tout  avec  une  célérité  et  une  àpreté  im- 
placables. 

La  première  instruction  n'avait  produit  qu  une  seule 
charge  contre  moi ,  celle  de  M"*'  Leblanc.  Tandis  que 
tous  les  chasseurs  déclaraient  ne  rien  savoir  et  n'avoir 
aucune  raison  de  regarder  cet  accident  comme  un  meurtre 
volontaire,  M"°  Leblanc,  qui  me  haïssait  de  longue  main 
pour  quelques  plaisanteries  que  je  m'étais  permises  sur 
son  compte,  et  qui,  d'ailleurs,  avait  été  gagnée,  comme 
on  la  su  depuis,  déclara  qu'Edmée,  au  sortir  de  son  pre- 


332  MAL  P RAT. 

niier  évanouissement,  étant  sans  fièvre  et  raisonnant  fort 
bien,  lui  avait  confié,  en  lui  recommandant  le  secret, 
qu'elle  avait  été  insultée,  menacée,  jetée  à  bas  de  son 
cheval  et  enfin  assassinée  par  moi.  Cette  méchante  fille, 
s'emparant  des  révélations  qu'Edniée  avait  faites  dans  la 
iiévre,  composa  assez  habilement  un  récit  complet  et 
renibellit  de  toutes  les  richesses  de  sa  haine.  Dénaturant 
les  paroles  vagues  et  les  impressions  délirantes  de  sa  maî- 
tresse, elle  affirma  par  serment  qu'Edmée  m'avait  vu  diri- 
y!;er  le  canon  de  ma  carabine  sur  elle  en  disant  :  •■  .K*  te 
l'ai  promis,  tu  ne  mourras  que  de  ma  main.  •> 

Saint-Jean,  interrogé  le  même  jour,  déclara  ne  rien 
savoir  que  ce  que  M"*"  Leblanc  lui  avait  raconté  dans  la 
soirée,  et  son  récit  fut  exactement  conforme  à  la  dépo- 
sition précédente.  Saint-Jean  était  un  honnête  homme, 
mais  froid  et  borné.  Par  amour  de  la  ponctualité,  il 
n'omit  aucun  des  renseignements  oiseux  qui  pouvaient 
être  mal  interprétés  contre  moi.  Il  assura  que  j'avais 
toujours  été  bizarre,  brouillon,  fantasque;  que  j'étais 
sujet  à  des  maux  de  tête  durant  lesquels  je  ne  me  con- 
naissais plus;  qu'en  proie  plusieurs  fois  déjà  à  des  crises 
nerveuses,  j'avais  parlé  de  sang  et  de  meurtre  à  une  per- 
sonne que  je  croyais  toujours  voir;  enfin  que  j  étais 
d'un  caractère  tellement  emporté,  que  j'étais  c;ipa})Jt'  de 
jeter  uîmporle  quoi  it  J.t  fêle  (l'une  personne,  f/uoique 
j)ourl;tnl  je  ne  me  fusse  j;unuis  porté,  h  sa  coni};iiss;mce, 
il  aucun  excès  de  ce  f/enre.  Telles  sont  souvent  les  dépo- 
sitions qui  décident  de  la  vie  et  de  la  mort  en  matière  cri- 
minelle. 

Patience  fut  introuvable  le  jour  de  cette  enquête.  I/abbé 
déclara  qu'il  avait  des  idées  si  incertaines  sur  l'événement, 
qu'il  subirait  toutes  les  peines  infligées  aux  témoins  récal- 
citrants plutôt  que  de  s'expliquer  avant   un  |»lus  ample  in- 


MAUPRAT.  333 

formé.  Il  engag'ea  le  lieutenant  criminel  à  lui  donner  du 
temps,  promettant  sur  l'honneur  de  ne  pas  se  dérober  à 
l'action  de  la  justice,  et  représentant  qu'il  pouvait  acquérir 
au  bout  de  quelques  jours,  par  l'examen  des  choses,  une 
conviction  quelconque;  et  en  ce  cas  il  s'engageait  à  s'ex- 
pliquer nettement,  soit  pour,  soit  contre  moi.  Ce  délai  fut 
accordé. 

Marcasse  dit  que,  si  j'étais  l'auteur  des  blessures  de 
M'"'  de  Mauprat,  ce  dont  il  commençait  à  douter  beaucoup, 
j'en  étais  du  moins  l'auteur  in\-olontaire.  Il  engageait  son 
honneur  et  sa  vie  sur  cette  assertion. 

Tel  fut  le  résultat  de  la  première  information.  Elle  fut 
continuée  à  différentes  reprises  les  jours  suivants,  et  plu- 
sieui's  faux  témoins  affirmèrent  qu'ils  m'avaient  vu  assas- 
siner M"''  de  Mauprat,  après  avoir  vainement  essayé  de  la 
faire  céder  à  mes  désirs. 

Un  des  plus  funestes  moyens  de  l'ancienne  procédure 
était  le  monituire;  on  appelait  ainsi  un  avertissement  par 
voie  de  prédication,  lancé  par  l'évèque  et  proclamé  par 
tous  les  curés,  aux  habitants  de  leur  paroisse,  enjoignant 
de  rechercher  et  de  révéler  tous  les  faits  qui  viendraient 
à  leur  connaissance  sur  le  crime  dont  on  informait.  Ce 
moyen  était  un  reflet  adouci  du  principe  inquisitorial  qui 
l'égnait  plus  ouvertement  dans  d'autres  contrées.  La  plu- 
part du  temps,  le  monitoire,  institué  d'ailleurs  pour  perpé- 
tuer au  nom  de  la  religion  l'esprit  de  délation,  était  un 
c'hcl'-d  œuvre  d'atrocitc'  ridicule  ;  on  v  supposait  souvent 
le  crime  et  toutes  les  circonstances  imaginaires  que  la 
passion  des  plaignants  avait  besoin  de  prouver;  c'était  la 
publical  loii  d'un  (hcme  tout  fait  sur  lequel,  pour  gagner 
quelque  argent,  le  premier  coquin  venu  pouvait  faire  une 
déposition  mensongère  dans  l'intérêt  du  plus  offrant...  Le 
monitoire  avait  pour  effet  inévitable,  quand  lu  rédaction 


334  "MALPRAT. 

en  était  partiale,  tle  soulever  contre  laccusé  la  haine  pu- 
blique. Les  dévots  surtout,  recevant  du  clergé  leur  opinion 
toute  faite,  poursuivaient  la  victime  avec  acharnement,  et 
c'est  ce  qui  eut  lieu  pour  moi,  d'autant  plus  que  le  cleri^é 
de  la  province  joua  en  ceci  un  autre  rôle  occulte  qui  faillit 
décider  de  mon  sort. 

L'affaire,  portée  en  cour  criminelle  au  présidial  de 
Bourges,  fut  instruite  en  très  peu  de  jours. 

Vous  pouvez  imaginer  le  sombre  désespoir  auquel  je 
fus  en  proie.  Edmée  était  dans  un  étal  de  jjIus  en  plus 
déplorable,  sa  raison  était  complètement  égarée.  .l'étais 
sans  inquiétude  sur  l'issue  du  procès;  je  ne  pensais  pas  qu'il 
fût  possible  de  me  convaincre  d'un  crime  cpie  je  n'avais  pas 
commis;  mais  que  m'importaient  l'honneur  et  la  vie  si 
Edmée  ne  devait  pas  retrouver  la  faculté  de  me  réhabiliter 
vis-à-vis  d'elle-même?  Je  la  considérais  comme  morte, 
morte  en  me  maudissant!  Aussi  j'étais  irrévocablement 
décidé  à  me  tuer  aussitôt  après  mon  arrêt,  quel  qu'il  fût. 
Je  m'imposais  comme  un  devoir  de  subir  la  vie  jus{pie-là 
et  de  faire  ce  qui  serait  nécessaire  ]iour  le  lri(Hii|>he  de  la 
vérité;  mais  j'étais  accablé  d'une  telle  stupeur,  que  je  ne 
m'informais  pas  même  de  ce  qu'il  y  avait  à  faire.  Sans 
l'esprit  et  le  zèle  de  mon  avocat,  sans  le  dévouement  admi- 
rable de  Marcasse,  mon  incurie  m'eut  abandonné  au  sort 
le  plus  funeste. 

Marcasse  passait  toutes  ses  journées  à  courir  et  à  s'em- 
ployer pour  moi.  Le  soir,  il  venait  se  jeter  sur  une  botte 
de  paille  au  pied  de  mon  lit  de  sangle;  et,  après  m'avoir 
donnédcs  nouvelles  d'Edmée  et  demononcle.  qu'il  allait  voir 
tous  les  jours,  il  me  racoutait  le  résultat  di'  ses  démarches. 
Je  lui  serrais  la  main  avec  tendresse;  mais,  la  plupart  du 
temps,  absorbé  par  ce  qu'il  venait  de  me  dire  sur  Edmée, 
je  ne  l'entendais  point  sur  le  reste. 


MAUPRAT.  335 

Cette  prison  de  la  Châtre,  ancienne  forteresse  des  Ele- 
vains  de  Lombaud,  seigneurs  de  la  province,  ne  consistait 
plus  alors  qu'en  une  formidable  tour  carrée,  noircie  par 
les  siècles  et  plantée  sur  le  roc  au  revers  d'un  ravin  où 
l'Indre  forme  un  vallon  étroit,  sinueux  et  riche  de  la  plus 
belle  végétation.  La  saison  était  magnifique.  Ma  chambre, 
placée  au  plus  haut  de  la  tour,  recevait  les  rayons  du  soleil 
levant,  qui  projetait,  d'un  horizon  à  l'autre,  les  ombres 
grêles  et  gigantesques  d'un  triple  rideau  de  peupliers. 
Jamais  paysage  plus  riant,  plus  frais  et  plus  pastoral  ne 
s'offi'it  aux  regards  d'un  prisonnier;  mais  de  quoi  pouvais- 
je  jouir?  Il  y  avait  des  paroles  de  mort  et  d'outrage  dans 
toutes  les  brises  qui  passaient  dans  les  violiers  de  la 
muraille  crevassée.  Chaque  son  rustique,  chaque  refrain 
de  cornemuse  qui  montait  vers  moi,  semblaient  renfermer 
une  insulte  ou  signaler  un  profond  mépris  pour  ma  douleur. 
Il  n  y  avait  pas  jusqu'au  bêlement  des  troupeaux  qui  ne  me 
parût  l'expression  de  l'oubli  et  de  l'indifférence. 

Marcasse  avait  depuis  quelque  temps  une  idée  fixe  :  il 
pensait  qu'Edmée  avait  été  assassinée  par  Jean  de  Mau- 
prat.  Cela  pouvait  être;  mais,  comme  je  n'avais  à  cet 
égard  aucune  probabilité  à  faire  valoir,  je  lui  imposai  silence 
dès  qu'il  m'en  parla.  Il  ne  me  convenait  pas  de  chercher  à 
me  disculper  aux  dépens  dautnii.  Quoique  Jean  de  Mau- 
prat  fût  capable  de  tout,  il  était  possible  que  la  pensée  ne 
lui  fût  jamais  venue  de  commettre  ce  crime,  et,  n'ayant  pas 
entendu  parler  de  lui  depuis  plus  de  six  semaines,  il  me 
semblait  qu'il  y  aurait  eu  de  la  lâcheté  à  l'inculper.  Je 
persistais  à  croire  qu'un  des  chasseurs  de  la  battue  avait 
tiré  sur  Edmée  par  mégardc  et  qu'un  sentiment  de  crainte 
et  de  honte  l'empêchait  d'avouer  son  malheur.  Marcasse 
eut  le  courage  d'aller  voir  tous  ceux  qui  avaient  pris  part 
à  cette  chasse,  et  de  les  supplier,  avec  toute  l'éloquence 


336  MAL  P RAT. 

dont  le  ciel  lavait  doué,  de  ne  pas  craindre  le  châtiment 
d'un  meurtre  involontaire  et  de  ne  pas  laisser  charger  un 
innocent  à  leur  place.  Toutes  ces  démarches  furent  sans 
résultat,  et  les  réponses  d'aucun  des  chasseurs  ne  purent 
laisser  à  mon  pauvre  ami  l'espérance  de  trouver  là  une 
révélation  du  mystère  qui  nous  enveloppait. 

Je  fus  transféré  à  Bourges,  dans  l'ancien  château  des 
ducs  de  Berry,  qui  sert  désormais  de  prison.  Ce  fut  une 
grande  douleur  pour  moi  d'être  séparé  de  mon  fidèle  ser- 
gent. On  lui  eût  permis  de  me  suivre  ;  mais  il  craignait 
d'être  arrêté  bientôt,  à  la  suggestion  de  mes  ennemis  (car  il 
persistait  à  me  croire  poursuivi  par  des  haines  cachéesj,  et 
de  se  trouver  par  là  hors  d'état  de  me  servir.  Il  voulait 
donc  ne  pas  perdre  un  instant  pour  continuer  ses  recherches 
tant  qu'on  ne  Yupprùhendcruil  pus  au  corps. 

Deux  jours  après  mon  installation  à  Bourges,  Marcasse 
produisit  un  acte  dressé  à  sa  réquisition  par  deux  notaires 
de  la  Châtre,  par  lequel,  d'après  les  dépositions  dr  dix 
témoins,  on  constatait  qu'un  frère  mendiant  avait  rôdé,  tous 
les  jours  antérieurs  à  celui  de  l'assassinat  dans  la  \'arcnne, 
paru  sur  divers  points  à  des  distances  très  rapprochées,  et 
notamment  couché  à  Notre-Dame  de  Pouligny  la  veille  de 
l'événement.  Marcasse  prétendait  que  ce  moine  était  Jean 
de  Maupral  ;  deux  femmes  déposèrent  (ju'elles  avaient  cru  le 
reconnaitre.  soit  pour  Jean,  soit  pour  Gaucher  de  Mauj)rat, 
qui  lui  ressL'iiiblaiL  l)L'aucuui).  Mais  ce  Gaucher  était  mort 
noyé  dans  un  étang,  le  lendemain  de  la  prise  du  donjon,  et 
toute  la  ville  de  la  Châtre  ayant  vu,  le  jour  de  l'assassinat 
d'Edmée,  le  trappiste  conduire,  depuis  le  matin  jusqu'au 
soir,  avec  le  prieur  des  carmes,  la  procession  et  les  offices 
au  pèlerinage  de  Vaudevant,  ces  dépositions,  loin  de  m'être 
favorables,  firent  le  plus  mauvais  elfet  et  jetèrent  de  l'odieux 
sur  ma  défense.   Le  trappiste  fit  victorieusement  prouver 


MAUPRAT.  337 

son  alibi,  et  le  prieur  des  carmes  l'aida  à  répandre  que 
j'étais  un  infâme  scélérat.  Ce  fut  un  temps  de  triomphe 
pour  Jean  de  Mauprat;  il  disait  hautement  qu'il  était  venu 
se  remettre  à  ses  juges  naturels  pour  subir  la  peine  due 
à  ses  fautes  passées,  et  personne  ne  voulait  admettre  la 
pensée  de  poursuivre  un  si  saint  homme.  Le  fanatisme  qu'il 
inspirait  dans  notre  province  éminemment  dévote  était 
tel,  qu'aucun  magistrat  n'eût  osé  braver  l'opinion  publique 
en  faisant  sévir  contre  lui.  Dans  ses  dépositions,  Marcasse 
raconta  l'apparition  mystérieuse  et  inexplicable  du  trap- 
piste à  la  Roche-Mauprat,  ses  démarches  pour  s'introduire 
auprès  de  M.  Hubert  et  de  sa  fille,  l'insolence  qu'il  avait 
eue  d'aller  les  effrayer  j usque  dans  leurs  appartements,  et 
les  efforts  du  prieur  des  carmes  pour  obtenir  de  moi  des 
sommes  considérables  en  faveur  de  ce  personnage.  Toutes 
ces  dépositions  furent  traitées  comme  un  roman,  car  Mar- 
casse avouait  n'avoir  été  témoin  d'aucune  des  apparitions 
du  trappiste,  et  ni  le  chevalier  ni  sa  fille  n'étaient  en  état 
de  témoigner.  Mes  réponses  aux  divers  interrogatoires  que 
je  subis  confirmèrent,  il  est  vrai,  ces  récits;  mais,  comme 
je  déclarai  avec  une  parfaite  sincérité  que  depuis  deux  mois 
le  trappiste  ne  m'avait  donné  aucun  sujet  d'inquiétude  ou 
de  mécontentement,  et  comme  je  me  refusai  à  lui  attribuer 
le  meurtre,  il  sembla,  pendant  quelques  jours,  que  le  trap- 
piste dût  être  à  jamais  réhabilité  dans  l'opinion  publique. 
Mon  peu  d'animosité  contre  lui  n'adoucit  pourtant  pas 
celle  de  mes  juges.  On  usa  des  pouvoirs  arbitraires  qu'avait 
la  magistrature  des  temps  passés,  surtout  au  fond  âet^  pro- 
Ainces,  et  on  paralysa  tous  les  moyens  de  mon  avocat  par 
une  précipitation  féroce.  Plusieurs  personnages  de  robe 
que  je  ne  veux  pas  désigner  se  livrèrent  sur  mon  compte, 
et  publiquement,  à  des  déclamations  qui  eussent  dû  les 
faire  récuser  au  tribunal  de  la  dignité  et  de  la  morale  hu- 

13 


338  :^IArPRAT. 

niaines.  Il»  intri-^uèrenl  auprès  de  moi  pour  m'aniener  à 
des  révélations  et  me  promirent  presque  un  arrêt  favorable 
si  j'avouais  au  moins  avoir  blessé  M"*'  de  Mauprat  par 
mégarde.  Le  mépris  avec  lequel  je  reçus  ces  ouvertures 
acheva  de  me  les  aliéner.  Etranger  à  toute  intrigue,  dans 
un  temps  où  la  justice  et  la  vérité  ne  pouvaient  triompher 
sans  l'intrigue,  je  fus  la  proie  de  deux  ennemis  redoutables, 
le  clergé  et  la  robe  :  le  premier,  que  j'avais  olTensé  dans  la 
personne  du  prieur  des  carmes,  et  la  seconde,  dont  j'étais 
haï  à  cause  des  prétendants  qu'Edmée  avait  repoussés,  et 
dont  le  plus  rancuncux  tenait  de  près  au  personnage  le 
plus  éminent  du  présidiai. 

Néanmoins  quelques  hommes  intègres  auxquels  j'étais 
à  peu  près  inconnu  prirent  intérêt  à  mon  sort,  en  raison 
des  efforts  qui  furent  faits  pour  me  rendre  odieux.  L'un 
d'eux,  M.  E...,  qui  ne  manquait  pas  d'influence,  car  il  était 
frère  de  l'intendant  de  la  province  et  se  trou\  ail  en  rapport 
avec  tous  les  délégués,  me  servit  par  les  excellents  avis 
qu'il  ouvrit  pour  jeter  du  jour  sur  cette  affaire  embarras- 
sante. 

Patience  eut  pu  servir  mes  ennemis  sans  le  vouloir,  par 
la  conviction  où  il  était  de  ma  culpabilité;  mais  il  ne  le 
voulait  pas.  11  avait  repris  sa  vie  errante  dans  les  bois,  et, 
sans  se  cacher,  il  était  insaisissable.  ^L'^rcasse  était  fort 
inquiet  de  ses  intentions  et  ne  comprenait  rien  à  sa  con- 
duite. Les  cavaliers  de  la  maréchaussée  étaient  furieux  de 
voir  un  vieillard  se  jouer  d  eux  sans  sortir  du  rayon  de 
(juelqucs  lieues  de  pays.  Je  pense  qu'avec  les  habitutles  et 
la  constitution  de  ce  vieillard,  il  eût  pu  vivre  des  aimées 
dans  la  \'arenne  sans  tomber  entre  K'urs  main-^  et  sans 
éprouver  le  besoin  de  se  rendre,  que  l'ennui  et  l'effroi  de  la 
solitude  suggèrent,  la  plupart  du  temps,  aux  grands  crimi- 
nels eux-mème><. 


M  AU  P  RAT.  339 


XXV 


Le  jour  des  débats  arriva.  Je  m'y  rendis  avec  calme, 
mais  l'aspect  de  la  foule  m'attrista  profondément.  Je  n'avais 
là  aucun  appui,  aucune  sympathie.  Il  me  semblait  quec  eût 
été  une  raison  pour  trouver  du  moins  cette  apparence  de 
respect  que  le  malheur  et  l'état  d'abandon  réclament.  Je 
ne  vis  sur  tous  les  visages  qu'une  brutale  et  insolente 
curiosité.  Des  jeunes  filles  du  peuple  se  récrièrent  tout 
haut  à  mes  oreilles  sur  ma  bonne  mine  et  ma  jeunesse.  Un 
grand  nombre  de  femmes,  appartenant  à  la  noblesse  et  à  la 
finance,  étalaient  aux  tribunes  de  bi-illantcs  toilettes,  comme 
s'il  se  fût  agi  d'une  fêle.  Grand  nombre  de  capucins  mon- 
traient leur  crâne  rasé  au  milieu  d'une  populace  qu'ils 
excitaient  contre  moi,  et  des  rangs  serrés  de  laquelle  j  en- 
tendais sortir  les  appellations  de  brigand,  d'impie  et  de  bête 
farouche.  Les  hommes  à  la  mode  du  pays  se  dandinaient  aux 
bancs  d'honneur  et  s'exprimaient  sur  ma  passion  en  termes 
de  ruelles.  J'entendais  et  je  voyais  tout  avec  la  tranquillité 
dim  |)r()fond  dégoût  (le  la  \ie.  et  comme  un  voyageur,  arrivé 
au  terme  de  sa  course,  voit  avec  indifTérence  et  lassitude 
les  agitations  de  ceux  qui  repartent  pour  un  but  plus 
lointain. 

Les  débats  commencèrent  avec  cette  solennité  empha- 
tique qui  caractérise  dans  tous  les  temps  l'exercice  des 
fonctions  de  la  magistrature.  Mon  interrogatoire  fut  court, 


340  MAL  PUAT. 

mal^^ré  la  quantilL'  innombrable  de  questions  qui  mo  furent 
adressées  sur  toute  ma  vie.  Mes  réponses  déjouèrent  sin- 
gulièrement les  espérances  de  la  curiosité  publique  et 
abrégèrent  de  beaucoup  la  séance.  Je  me  renfermai  dans 
trois  réponses  principales  et  dont  le  fond  était  invariable  : 
1°  à  toutes  celles  qui  concernaient  mon  enfance  et  mon 
éducation,  je  répondis  que  je  n'étais  point  sur  le  banc  des 
accusés  pour  faire  le  métier  d'accusateur  ;  "2"  à  celles  qui 
portèrent  sur  Edmée  et  sur  la  nature  de  mes  sentiments  et 
de  mes  relations  avec  elle,  je  répondis  que  le  mérite  et  la 
réputation  de  M"''  de  Mauprat  ne  permettaient  pas  même 
la  plus  simple  question  sur  la  nature  de  ses  relations  avec 
un  homme  quelconque;  que,  quant  à  mes  sentiments,  je 
n'en  devais  compte  à  personne:  3° à  celles  qui  eurent  pour 
but  de  me  faire  avouer  mon  prétendu  crime,  je  répondis 
que  je  n'étais  pas  même  l'auleur  invokmlaire  de  l'accident. 
J'entrai  par  réponses  monosyllabiques  dans  le  détail  des 
circonstances  qui  avaient  précédé  immédiatement  l'événe- 
ment :  mais,  sentant  que  je  devais  à  Edmée  aulaiil  ((u'à  moi- 
même  de  taire  les  mouvements  tumultueux  qui  m'avaient 
agité,  j'expliquai  la  scène  à  la  suite  de  laquelle  je  l'avais 
quittée,  par  une  chute  de  cheval,  et  l'éloignement  où  l'on 
m'avait  trouvé  de  son  corps  gisant,  par  la  nécessité  où  je 
m'étais  cru  de  courir  après  mon  cheval  pour  l'escorter  de 
nouveau.  Malheureusement  tout  cela  n'était  pas  clair  et 
ne  pouvait  pas  l'être.  Mon  cheval  avait  couru  dans  le  sens 
contraire  à  celui  que  je  disais,  et  le  désordre  où  l'on 
m'avait  vu  avant  que  j'eusse  connaissance  de  l'accident 
n'était  pas  suffisamment  expliqué  par  une  chute  de  cheval. 
On  m'interrogeait  surtout  sur  cette  pointe  que  j'avais  faite 
dans  le  bois  avec  ma  cousine,  au  lieu  de  suivre  la  chasse 
comme  nous  l'avions  annoncé;  on  ne  voulait  pas  croire 
que  nous  nous  fussions  égarés,  précisément  guidés   par  la 


MAUPRAT.  3il 

fatalité.  On  ne  pouvait,  disait-on,  se  représenter  le  hasard 
comme  un  être  de  raison,  armé  d'un  fusil,  attendant  Edmée 
à  point  nommé  à  la  tour  Gazeau  pour  l'assassiner  au  mo- 
ment où  j'aurais  le  dos  tourné  pendant  cinq  minutes.  On 
voulait  que  je  l'eusse  entraînée,  soit  par  artifice,  soit  par 
force,  en  ce  lieu  écarté,  pour  lui  faire  violence  et  lui  donner 
la  mort,  soit  par  vengeance  de  n'y  avoir  pas  réussi,  soit  par 
crainte  d'être  découvert  et  châtié  de  ce  crime. 

On  fit  entendre  tous  les  témoins  à  charge  et  à  décharge. 
A  vrai  dire,  il  n'y  eut  que  Marcasse  parmi  ces  derniers 
qu'on  pût  réellement  considérer  comme  tel.  Tous  les  autres 
affirmaient  seulement  qu'un  moine,  ayant  la  ressemblance 
des  Mauprat,  avait  erré  dans  la  ^'arenne  à  l'époque  fatale 
et  qu'il  avait  même  paru  se  cacher  le  soir  qui  suivit  l'évé- 
nement. On  ne  l'avait  pas  revu  depuis.  Ces  dépositions, 
que  je  n'avais  pas  provoquées  et  que  je  déclarais  n'avoir 
pas  personnellement  invoquées,  me  causèrent  beaucoup 
d'étonnement  ;  car  je  vis  figurer  parmi  ces  témoins  les  plus 
honnêtes  gens  du  pays.  Mais  elles  n'eurent  de  poids  qu'aux 
yeux  de  M.  E...,  le  conseiller  qui  s'intéressait  réellement  à 
la  vérité.  Il  éleva  la  voix  pour  demander  comment  il  se 
faisait  que  M,  Jean  de  Mauprat  n'eût  pas  été  sommé  de  se 
présenter  pour  être  confronté  avec  ces  témoins,  puisque 
d'ailleurs  il  s'était  donné  la  peine  de  faire  constater  son 
alibi  par  des  actes.  Cette  objection  ne  fut  accueillie  que 
par  un  murmure  d'indignation.  Les  gens  qui  ne  regardaient 
pas  Jean  Maii|)rat  comme  un  saint  n'étaient  pourtant  pas 
en  petit  nombre;  mais  ils  étaient  froids  à  mon  égard 
et  n'étaient  venus  là  que  pour  assister  à  un  spectacle. 
L'enthousiasme  des  cagots  fut  au  comble  lorsque  le 
trappiste,  sortant  tout  à  coup  de  la  foule  et  baissant  son 
capuchon  d'une  manière  théâtrale,  s'approcha  hardiment 
de  la  barre,  en  disant  qu'il  était  un  misérable  pécheur  digne 


3i2  MAL  PU  AT. 

de  tous  les  outrages,  mais  qu'en  celte  occasion,  où  la 
vérité  était  un  devoir  pour  tous,  il  se  re-jardait  comme 
obligé  de  donner  l'exemple  de  la  franchise  et  de  la  sim- 
plicité en  s'ofFrant  de  lui-même  à  toutes  les  épreuves  qui 
pourraient  éclairer  la  conscience  des  juges.  Il  y  eut  des 
trépignements  de  joie  et  de  tendresse  dans  l'auditoire.  Le 
trappiste  fut  introduit  dans  l'enceinte  de  la  cour  et  con- 
fronté avec  les  témoins,  qui  déclarèrent  tous,  sans  hésiter, 
que  le  moine  qu'ils  avaient  vu  porlnil  le  même  habit  et 
avait  un  air  de  famille,  une  sorte  de  ressemblance  éloignée 
avec  celui-là,  mais  que  ce  n'était  pas  le  même,  et  qu'il  ne 
leur  restait  pas  un  doute  à  cet  égard. 

L'issue  de  cet  incident  fut  un  nouveau  triomphe  pour 
le  trappiste.  Personne  ne  se  dit  que  les  témoins  avaient 
montré  tant  de  candeur,  qu'il  était  difficile  de  croire  qu'ils 
n'eussent  point  vu  réellemcul  un  autre  trappiste.  Je  me 
souvins  en  cet  instant  que,  lors  de  la  première  entrevue  de 
l'abbé  avec  Jean  de  Mauprat  à  la  fontaine  des  Fougères,  ce 
dernier  lui  avait  touché  quelques  mots  d'un  sien  frère  en 
relifjion  qui  voyageait  avec  lui  et  qui  avait  passé  la  nuit 
à  la  ferme  des  Goulets.  Je  crus  devoir  communiquer  celle 
réminiscence  à  mon  avocat,  et  il  alla  en  conférer  tout  bas 
avec  l'abbé,  qui  était  sur  le  banc  des  témoins  et  qui  se  rap- 
pela fort  bien  cette  circonstance  sans  pouvoir  y  ajouter 
aucun  renseignemet  subséquennl. 

Quand  ce  fut  au  tour  de  1  abbi-  à  parler,  il  se  tourna 
vers  moi  d'un  air  d'angoisse;  ses  yeux  se  remplirenl  de 
larmes,  et  il  répondit  aux  questions  de  formalité  avec 
trouble  et  dune  voix  éteinte.  Il  lit  un  grand  effort  sur 
lui-même  pour  repeindre  sur  le  fond,  et  cnliii  il  le  Ht  en  ces 
termes  : 

—  J  étais  dans  le  bois  lorscpn-  M.  le  chevalier  Hubert 
de  Mauprat  me  |)ria  de  descendre  de  voiture  cl  d'aller  voir 


MAUPRAT.  343 

ce  qu'était  devenue  sa  fille  Edmée,  qui  s'était  écartée  de  la 
chasse  depuis  un  temps  assez  long  pour  lui  causer  de  lin- 
quiétude.  Je  courus  assez  loin  et  trouvai,  à  trente  pas  de 
la  tour  Gazeau,  M.  Bernard  de  Mauprat  dans  un  grand 
désordre.  Je  venais  d'entendre  un  coup  de  feu.  Je  vis 
qu'il  n'avait  plus  sa  carabine;  il  l'avait  jetée  (déchargée, 
comme  le  fait  a  été  constaté j  à  quelques  pas  de  là. 
Nous  courûmes  ensemble  jusqu'à  M''*^  de  Mauprat,  que 
nous  trouvâmes  à  terre  percée  de  deux  balles.  L'homme 
qui  nous  avait  devancés  et  qui  était  près  d'elle  en  cet 
instant  pourrait  seul  nous  dire  les  paroles  qu  il  a  pu  re- 
cueillir de  sa  bouche.  Elle  était  sans  connaissance  quand  je 
la  vis. 

—  Mais  vous  avez  su  ponctuellement  ces  paroles  de 
cette  personne,  dit  le  président  ;  car  il  existe,  dit-on,  une 
liaison  d'amitié  entre  vous  et  ce  paysan  instruit  qu'on  ap- 
pelle Patience. 

L'abbé  hésita  et  demanda  si  les  lois  de  la  conscience 
n'étaient  pas  ici  en  contradiction  avec  les  lois  de  la  procé- 
dure ;  si  les  juges  avaient  le  droit  de  demandera  un  homme 
la  révélation  d'un  secret  confié  à  sa  loyauté  et  de  le  faire 
manquer  à  son  serment. 

—  Vous  avez  fait  serment  ici,  par  le  Christ,  de  dire  la 
vérité,  toute  la  vérité,  lui  répondit-on;  c'est  à  vous  de 
savoir  si  ce  serment  n'est  pas  plus  solennel  que  tous  ceux 
que  vous  avez  pu  faire  précédemment. 

—  Mais  si  j'avais  reçu  cette  confidence  sous  le  sceau 
de  la  confession,  dit  l'abbé,  vous  ne  m'exhorteriez  certai- 
nement pas  à  la  révéler. 

—  Il  y  il  longtemps,  dit  le  président,  que  vous  ne  con- 
fessez plus  personne,  monsieur  l'abbé. 

A  cette  remarque  inconvenante,  il  y  eut  de  la  gaieté 
sur  le  visage  de  Jean  de  Mauprat,  une  gaieté  affreuse  qui 


344  MALI' RAT. 

me  le  représenta  tel   qu'autrefois  je  l'avais  vu,  >e  tordant 
de  rire  à  la  vue  des  souffrances  et  des  pleurs. 

L'abbé  trouva  dans  le  dépit  que  lui  causa  cette  petite 
attaque  personnelle  la  force  qui  lui  eût  manqué  sans  cela. 
Il  resta  quelques  instants  les  yeux  baissés.  On  le  crut  hu- 
milié; mais,  au  moment  où  il  .^e  redressa,  on  vit  briller 
dans  son  regard  la  maligne  obstination  du  prêtre. 

—  Tout  bien  considéré,  dit-il  d'un  ton  fort  doux,  je 
crois  que  ma  conscience  m'ordonne  de  taire  cette  révéla- 
tion, je  la  tairai. 

—  Aubert,  dit  l'avocat  du  roi  avec  emportement,  vous 
ignorez  apparemment  les  peines  portées  par  la  loi  contre 
les  témoins  qui  se  conduisent  comme  vous  le  faites. 

—  Je  ne  les  ignore  pas,  répondit  l'abbé  d'un  ton  plus 
doux  encore. 

—  Et  sans  doute  votre  intention  n'est  pas  de  les  bra- 
ver ? 

—  Je  les  subirai  s'il  le  faut,  repartit  l'abbé  avec  un 
imperceptible  sourire  de  fierté  et  un  maintien  si  parfaite- 
ment noble,  que  toutes  les  femmes  s'émurent. 

Les  femmes  sont  d'excellents  appréciateurs  des  choses 
délicatement  belles. 

—  C'est  fort  bien,  reprit  le  ministère  public.  Persistez- 
vous  dans  ce  système  de  silence? 

—  Peut-être,  répondit  l'abbé. 

—  Nous  direz-vous  si.  duraiit  les  jours  qui  ont  suivi 
l'assassinat  de  M""  de  ALiuprat,  vous  vous  êtes  trouvé  à 
portée  d'entendre  les  paroles  qu'elle  a  proférées,  soit  dans 
le  délire,  soit  dans  la  lucidité  de  ses  idées? 

—  Je  ne  vous  dirai  rien  de  cela,  répondit  l'abbé.  Il 
serait  contre  mes  affections  et  contre  toute  convenance  à 
mes  yeux  de  redire  des  paroles  qui,  en  cas  de  tlélire,  ne 
prouveraient  absolument  rien,  et,  en  cas  d'idée  lucide,  n  au- 


MAUPRAT.  345 

raient  été  prononcées  que  dans  lépanchement  d'une  amitié 
toute  filiale. 

—  C'est  fort  bien,  dit  l'avocat  du  roi  en  se  levant;  la 
cour  sera  par  nous  requise  de  délibérer  sur  votre  refus  de 
témoig-nage  en  joignant  l'incident  au  fond. 

—  Pour  moi,  dit  le  président,  en  attendant,  et  en  vertu 
de  mon  pouvoir  discrétionnaire,  j'ordonne  qu'Aubert  soit 
arrêté  et  conduit  en  prison. 

L'abbé  se  laissa  emmener  avec  une  tranquillité  mo- 
deste. Le  public  fut  saisi  de  respect,  et  le  plus  profond 
silence  régna  dans  l'assemblée,  malgré  les  efforts  et  le 
dépit  des  moines  et  des  curés,  qui  fulminaient  tout  bas 
contre  l'hérétique. 

Tous  les  témoins  entendus  fet  je  dois  dire  que  ceux 
qu'on  avait  subornés  jouèrent  leur  rôle  très  faiblement  en 
public),  M""  Leblanc  comparut  pour  couronner  l'œuvre. 
Je  fus  surpris  de  voir  cette  lîlle  si  acharnée  contre  moi  et 
si  bien  dirigée  dans  sa  haine.  Elle  avait,  d'ailleurs,  des 
armes  bien  puissantes  pour  me  nuire.  En  vei-tu  du  droit 
d'écouter  aux  portes  et  de  surprendre  tous  les  secrets  de 
famille  que  s'arrogent  les  laquais,  habile  d'ailleurs  aux 
interprétations  et  féconde  en  mensonges,  elle  savait  et 
arrangeait  à  sa  guise  la  plupart  des  faits  qu'elle  ]iouvait 
invoquer  pour  ma  perte.  Elle  raconta  de  quelle  manière, 
sept  ans  auparavant,  j'étais  arrivé  au  château  de  Sainte- 
Sévère  à  la  suite  de  M""  de  Mauprat,  que  j'avais  sous- 
traite à  la  grossièreté  et  à  la  méciianceté  de  mes  oncles. 

—  Gela  soit  dit,  ajoula-t-elle  en  se  tournant  avec  une 
grâce  dantichambre  vers  Jean  de  Mauprat,  sans  faire  allu- 
sion au  saint  homme  qui  est  dans  cetle  enceinte,  et  qui, 
de  grand  |)écii('ur,  est  de\eiui  un  grand  sainl.  .Mais  à  quel 
prix,  continua-t-elle  en  se  retournant  vers  la  cour,  ce  mi- 
sérable banfht  avait-il  sauvé  ma  chère  maîtresse?  Il  l'avait 


3i6  MALI' RAT. 

déshonorée,  messieurs;  et  toute  la  suite  des  jours  de  la 
pauvre  demoiselle  s'est  passée  dans  les  larmes  et  dans  la 
honte,  à  cause  de  la  violence  qu'elle  avait  subie  et  dont 
elle  ne  pouvait  pas  se  consoler.  Trop  fière  pour  confier 
son  malheur  à  personne  et  trop  honnête  pour  tromper  au- 
cun homme,  elle  a  roniini  avec  M.  de  La  Marche,  quelle 
aimait  à  la  passion,  et  qui  l'aimait  de  même  :  elle  a  refusé 
toutes  les  demandes  en  mariaj^e  qui  lui  ont  été  laites  pen- 
dant sept  ans,  et  tout  cela  par  point  d'honneur,  car  elle 
détestait  M.  Bernard.  Dans  les  commencements,  elle  vou- 
lait se  tuer;  car  elle  avait  fait  aij^uiser  un  petit  couteau 
de  chasse  de  son  père,  et  (M.  Marcasse  est  là  pour  le  dire, 
s'il  veut  s'en  souvenir)  elle  se  serait  tuée  certainement  si 
je  n'avais  jeté  ce  couteau  dans  le  puits  de  la  maison.  Elle 
songeait  aussi  à  se  défendre  contre  les  attaques  nocturnes 
de  son  persécuteur;  car  elle  mettait  toujours  ce  couteau, 
tant  qu'elle  l'a  eu,  sous  son  oreiller;  elle  verrouillait  tous 
les  soirs  la  porte  de  sa  chambre,  et  plusieurs  fois  je  l'ai 
vue  rentrer  ptUe  et  près  de  s'évanouir,  tout  essoufllée, 
comme  une  personne  qui  vient  d'être  poursuivie  et  d'a\oir 
une  ^^'■rande  frayeur.  A  mesure  que  ce  monsieur  a  pri.s  de 
l'cducilKtii  et  des  manières,  mademoiselle,  voyant  qu'elle 
ne  pouvait  pas  avoir  d'autre  mari,  puisqu'il  parlait  tou- 
jours de  tuer  tous  ceux  qui  se  présenteraient,  espéra  qu'il 
se  corrif/erail  de  sa  férocité  et  lui  montra  beaucoup  de 
douceur  et  de  bonté,  l'allé  le  soij^na  même  pendant  sa  ma- 
ladie, non  pas  qu'elle  l'aimât  et  Veslimàl  autant  qu'il  a  plu 
à  M.  Marcasse  de  le  dire  dans  sa  version;  mais  elle  crai- 
j,mait  toujours  que,  dans  son  délire,  il  ne  trahit,  devant  les 
domestiques  ou  devant  son  père,  le  secret  <ie  laUVont  cpi  il 
lui  avait  fait,  et  qu'elle  avait  j^rand  soin  de  cacher  par  pu- 
deur et  par  fierté.  Toutes  les  dames  qui  sont  ici  doivent 
bien   comprendre  cela.  (Jiiaiid  la  famille  alla  pas-cr  Ihiver 


MAUPRAT.  347 

de  77  à  Paris,  M.  Bernard  redevint  jaloux,  despote,  et  fil 
tant  de  menaces  de  tuer  M.  de  La  Marche,  que  mademoi- 
selle fut  forcée  de  cong-cdier  celui-ci.  Après  cela,  elle  eut 
des  scènes  violentes  avec  Bernard,  lui  déclara  qu'elle  ne 
l'aimait  pas  et  ne  l'aimerait  jamais.  De  colère  et  de  cha- 
«jann,  car  on  ne  peut  pas  nier  qu'il  n'en  fût  amoureux 
comme  un  tigre,  il  partit  pour  l'Amérique,  et,  pendant  les 
six  ans  qu'il  y  passa,  ses  lettres  le  montrèrent  fort  amendé. 
Quand  il  revint,  mademoiselle  avait  pris  son  parti  d'être 
vieille  fille,  et  elle  était  redevenue  très  tranquille.  M.  Ber- 
nard paraissait  devenu,  de  son  côté,  assez  hon  enfant. 
Mais,  à  force  de  la  voir  tous  les  jours  et  d'être  sans  cesse 
appuyé  sur  le  dos  de  son  fauteuil,  ou  de  lui  dévider  des 
écheveaux  de  laine,  en  lui  parlant  tout  bas  pendant  que 
son  père  dormait,  voilà  qu'il  en  est  redevenu  si  amoureux, 
que  la  lête  lai  en  a  parti.  Je  ne  veux  pas  trop  l'accuser,  le 
pauvre  malheureux,  et  crois  que  sa  place  est  aux  Petites- 
Maisons  plutôt  qu'à  la  potence.  Il  criait  et  rugissait  toute 
la  nuit,  et  lui  écrivait  des  lettres  .si  hâtes,  qu'elle  les  lisait 
en  souriant  et  les  mettait  dans  sa  poche  sans  y  répondre. 
Au  reste,  en  voici  une  que  j'ai  trouvée  sur  elle  quand  je 
l'ai  déshabillée  après  le  malheureux  événement  ;  elle  a  été 
percée  par  une  balle  et  tachée  de  sang-,  mais  on  peut  en- 
core en  lire  assez  pour  voir  que  monsieur  avait  souvent 
l'intention  de  tuer  mademoiselle. 

Elle  déposa  sur  le  bureau  un  papier  demi-brùIé,  donii- 
sanglant,  qui  produisit  sur  les  assistants  un  mouvenient 
d'horreur,  sincère  chez  quel({ues-uns,  affecté  chez  beaucoup 
d'autres. 

Avant  qu'on  le  lût,  elle  acheva  sa  déposition  cl  la  ter- 
mina par  des  assertions  qui  me  troublèrent  profondément, 
car  je  ne  distinguais  plus  la  limite  entre  la  réalité  et  la  per- 
fidie. 


348  MAIPHAT. 

—  Depuis  son  accident,  dit-i'Ue,  niadenioiselle  a  tou- 
jours été  entre  la  vie  cl  la  mort,  l^lle  n'en  relèvera  certai- 
nement pas,  quoi  qu'en  disent  MM.  les  médecins.  J'ose 
dire  que  ces  messieurs,  ne  voyant  la  malade  qu'à  de  cer- 
taines heures,  ne  connaissent  pas  sa  maladie  comme  moi, 
qui  ne  1  ai  pas  (piittée  une  seule  nuit.  Ils  prétendent  que 
les  blessures  vont  bien,  mais  que  la  tète  est  déran*;ée.  Je 
dis,  moi,  que  les  blessures  vont  mal  et  que  la  tète  va 
mieux  qu'on  ne  dit.  Mademoiselle  déraisonne  fort  rare- 
ment, et,  SI  elle  ;i  it  déraisonner,  c'est  en  présence  de  ces 
messieurs,  qui  la  troublent  et  l'eiTrayent.  Elle  fait  alors 
tant  d'efforts  pour  ne  pas  sembler  folle,  qu'elle  le  devient; 
mais,  sitôt  qu'on  la  laisse  seule  avec  moi  ou  avec  Saint- 
Jean  ou  avec  M.  l'abbé,  qui  a  fort  bien  pu  dire  ce  (/ui  en 
est,  s'd  l'a  voulu,  elle  redevient  calme,  douce,  sensée 
comme  à  1  ordinaire.  l'Jle  dit  qu'elle  souffre  à  en  mourir, 
bien  qu'elle  prétende  avec  MM.  les  médecins  qu'elle  ne 
souffre  presque  plus,  l^lle  parle  alors  de  son  meurtrier  avec 
la  générosité  qui  convient  à  une  cliictienne,  et  répète  cent 
fois  par  jour  : 

«  —  Que  l)ieu  lui  pardonne  dans  rauli'e  \ie  cumme  je 
lui  pardonne  dans  celle-ci!  Après  (nul,  i/  f.tul  hicn  aimer 
une  femme  pour  la  tuer  !  J'ai  eu  tort  de  ne  pas  l'épouser, 
il  m'aurait  peut-être  rendue  heureuse  ;  je  l'ai  porté  au  dé- 
sespoir, et  il  s'est  venj^é  de  moi.  Chère  Leblanc,  f^arde-toi 
de  jamais  trahir  le  secret  que  je  te  coiilie  !  In  ninl  indis- 
cret le  conduirait  à  réciiafaiid,  cl  iimn  pèi-e  en  mour- 
rait 1... 

<'  La  ])auvre  demoiselle  est  loin  dimaiiiner  que  les 
choses  en  sont  là,  que  je  suis  sonmiée  i)ar  la  loi  et  par  la  re- 
ligion de  dire  ce  que  je  voudrais  taire,  et  qu'au  lieu  de  ve- 
nir chercher  ici  un  api)areil  pour  les  douches,  je  suis  venue 
confesser  la  vériti'-.  Ce  qui  me  console,  c'est  cpie  tout  cela 


MAUPRAT.  319 

sera  facile  à  cacher  à  M.  le  chevalier,  qui  n'a  pas  plus  sa 
tête  que  l'enfant  qui  vient  de  naître.  Pour  moi,  j'ai  fait 
mon  devoir;   que  Dieu  soit  mon  juge!  » 

Après  avoir  ainsi  parlé  avec  une  parfaite  assurance  et 
une  grande  volubilité,  M"''  Leblanc  se  rassit  au  milieu  d'un 
murmure  approbateur,  et  on  procéda  à  la  lecture  de  la 
lettre  trouvée  sur  Edmée. 

C'était  bien  celle  que  je  lui  avais  écrite  quelques  jours 
avant  le  jour  funeste.  On  me  la  présenta;  je  ne  pus  me  dé- 
fendre de  porter  à  mes  lèvres  l'empreinte  du  sangd'Edmée; 
puis,  ayant  jeté  les  yeux  sur  l'écriture,  je  rendis  la  lettre 
en  déclarant  avec  calme  qu'elle  était  de  moi. 

La  lecture  de  cette  lettre  fut  mon  coup  de  grâce.  La 
fatalité  qui  semble  ingénieuse  à  nuire  à  ses  victimes,  voulut 
(et  peut-être  une  main  infâme  contribua-t-elle  à  cette  mu- 
tilation) que  les  passages  qui  témoignaient  de  ma  soumis- 
sion et  de  mon  respect  fussent  détruits.  Certaines  allusions 
poétiques  qui  expliquaient  et  excusaient  les  divagations 
exaltées  furent  illisibles.  Ce  qui  sauta  aux  yeux  et  s'empara 
de  toutes  les  convictions,  ce  furent  les  lignes  restées  in- 
tactes qui  témoignèrent  de  la  violence  de  ma  passion  et  de 
l'emportement  de  mes  délires.  Ce  furent  des  phrases  telles 
que  celles-ci  :  J'ai  parfois  envie  de  me  lever  au  milieu  de 
la  nuil  el  d\iller  vous  lucr !  Je  l'aurais  fait  déjà  cent  fois, 
si  j'clais  assuré  de  ne  plus  vous  aimer  quand  vous  serez 
morte.  Mcnagez-moi,  car  il  y  a  doux  hommes  en  moi,  et 
i/uch/ucfois  le  /)ri(f;in(l  d'au/refois  rè(/ne  sur  l'hoiunu'  nou- 
veau, etc.  Un  sourire  de  délices  passa  sur  les  lèvres  de  mes 
ennemis.  Mes  défenseurs  furent  démoralisés,  et  mon  pauvre 
sergent  lui-même  me  regarda  d'un  air  désespéré.  Le  public 
m'avait  déjà  condamné. 

Après  cet  incident,  l'avocat  du  roi  eut  beau  jeu  à  décla- 
mer un  réquisitoire  fulminant,  dans  lequel  il  me  présenta 


350  .MAllT.AT. 

comme  im  pervers  incurable,  comme  un  rejeton  m.iucliL 
d'une  souche  maudite,  comme  un  exemple  de  la  fatalité 
des  méchants  instincts  ;  et,  après  s'être  évertué  à  faire  de 
moi  un  objet  d'horreur  et  d'épouvante,  il  essaya,  pour  se 
donner  un  air  d'impartialité  et  de  g^énérosilé,  de  provo- 
quer en  ma  faveur  la  compassion  des  juj^es;  il  \(uilul  prou- 
ver que  je  n'étais  pas  maître  de  moi-même;  que  ma  raison, 
bouleversée  dès  l'enfance  par  des  spectacles  atroces  et  des 
principes  de  perversité,  n'était  pas  complète  et  n'aurait 
jamais  pu  l'être,  quels  qu'eussent  été  les  circonstances  et 
le  développement  de  mes  passions.  Enfin,  après  avoir  fait 
de  la  philosophie  et  de  la  rhétorique,  au  grand  plaisir  des 
assistants,  il  conclut  contre  moi  à  la  peine  d'interdiction  et 
de  réclusion  à  perpétuité. 

Quoique  mon  avocat  fût  un  homme  de  cduir  et  de  tête, 
la  lettre  l'avait  tellement  surpris,  l'auditoire  était  si  mal 
disposé  pour  moi,  la  cour  donnait  publiquement  de  telles 
marques  d'incrédulité  et  d'impatience  en  l'écoutant  (habi- 
tude indécente  qui  s'est  perpétuée  sur  les  sièges  de  la  ma- 
gistrature de  ce  pays),  que  son  plaidoyer  fut  pîde.  Tout  ce 
qu'il  parut  fondé  à  demander  avec  force  fut  un  supplément 
d'instruction.  Il  se  plaignit  de  ce  que  toutes  les  formalités 
n'avaient  ])as  été  remplies,  de  ce  que  la  justice  n'avait  |)as 
suffisamment  éclairé  toutes  les  parties  de  l'allaire,  de  ce 
qu'on  se  hâtait  de  juger  une  cause  dont  plusieurs  circon- 
stances étaient  encore  enveloppées  de  mystère,  il  demanda 
que  les  médecins  fussent  appelés  à  s'expliquer  sur  la  possi- 
bilité de  faire  entendre  M""  de  Maupral.  Il  démontra  que 
la  plus  importante,  la  seule  importante  déposition  était 
celle  de  Patience,  et  que  Patience  pouvait  se  présenter  au 
premier  jour  et  me  disculper.  Il  demanda  enfin  qu'on  fit 
des  recherches  pour  retrouver  le  moine  quéleui-  dont  la 
ressemblance  avec  les  Maupral  n'avait  pas  encore  été  cxj)li- 


MAUPRAT.  351 

quée  et  avait  été  affirmée  par  des  témoins  dignes  de  foi. 
Il  fallait,  selon  lui,  savoir  ce  qu'était  devenu  Antoine  de 
Mauprat  et  faire  expliquer  le  trappiste  à  cet  égard.  Il  se 
plaignit  hautement  de  ce  qu'on  l'avait  privé  de  tous  ces 
moyens  de  défense  en  refusant  tout  délai,  et  il  eut  la  har- 
diesse de  faire  entendre  qu'il  y  avait  de  mauv'aises  passions 
intéressées  à  la  marche  aveugle  et  rapide  d'une  telle  procé- 
dure. Le  président  le  rappela  à  l'ordre  ;  l'avocat  du  roi  ré- 
pliqua victorieusement  que  toutes  les  formalités  étaient 
remplies,  que  la  cour  était  suffisamment  éclairée,  que  la 
recherche  du  moine  quêteur  était  une  puérilité  de  mauvais 
goût,  que  Jean  de  Mauprat  avait  prouvé  la  mort  de  son 
dernier  frère,  arrivée  plusieurs  années  auparavant.  La  cour 
se  retii'a  pour  délibérer,  et,  au  bout  d'une  demi-heure,  elle 
rentra  et  rendit  contre  moi  un  arrêt  qui  me  condamnait  à 
la  peine  capitale. 


352  MALPRAT. 


XW'I 


Quoique  la  promptitude  et  la  rif^^idilé  de  cet  arrêt  fus- 
sent une  chose  inique  et  qui  frappa  de  stupeur  les  plus 
acharnés  contre  moi,  je  reçus  le  coup  avec  un  grand 
calme:  je  ne  m'intéressais  plus  à  rien  sur  la  terre.  Je  re- 
commandai à  Dieu  mon  âme  et  la  réhabilitation  de  ma  mé- 
moire. Je  me  dis  que,  si  Edmée  mourait,  je  la  retrouverais 
dans  un  monde  meilleur;  que,  si  elle  me  survivait  et  re- 
trouvait la  raison,  elle  arriverait  un  jour  à  1  éclaircissement 
de  la  vérité,  et  qu  alors  je  vivrais  dans  son  cœur  comme 
un  souvenir  cher  et  douloureux.  Irritable  comme  je  le  suis, 
et  toujours  disposé  à  la  fureur  envers  tout  ce  qui  mesl 
obstacle  ou  offense,  je  m'étonne  de  la  rési{,^nation  philoso- 
phique et  de  la  Gerté  silencieuse  que  jai  trouvées  dans  les 
grandes  occasions  de  ma  vie,  et  surtout  dans  celle-là. 

Il  était  deux  heures  du  matin.  L'audience  durait  depuis 
quatorze  heures.  Un  silence  de  mort  planait  sur  l'assem- 
blée, qui  élait  aussi  attentive,  aussi  nombreuse  tjuau 
commencement,  tant  les  honnnes  sonl  a\  ides  de  specta- 
cles. Celui  qu  olFrait  l'enceinte  de  la  cour  criminelle  en  cet 
instant  élait  lugubre.  Ces  hommes  en  robe  rouge,  aussi 
pâles,  aussi  absolus,  aussi  implacables  que  le  Conseil  des 
Dix  à  \'enise;  ces  spectres  de  femmes  coiffées  de  lleurs, 
que  la  lueur  blafarde  des  flambeaux  faisait  ressembler  à  des 
souvenirs  de  la  vie  llollanl  dans  les  tribunes  au-dessus  des 


MAUPRAT.  353 

prêtres  de  la  mort;  les  mousquets  de  la  garde  étincelant 
dans  l'ombre  des  derniers  plans  ;  l'attitude  brisée  de  mon 
pauvre  sergent,  qui  s'était  laissé  tomber  à  mes  pieds  ;  la 
joie  muette  et  puissante  du  trappiste,  infatigablement  de- 
bout auprès  de  la  barre;  le  son  lugubre  d'une  cloclie  de 
couvent  qui  se  mit  à  sonner  les  matines  dans  le  voisinage, 
au  milieu  du  silence  de  l'assemblée  :  c'était  de  quoi  émou- 
voir les  nerfs  des  femmes  de  fermiers  généraux  et  faire 
battre  les  larges  poitrines  des  corroyeurs  du  parterre. 

Tout  à  coup,  au  moment  où  la  cour  allait  se  disperser 
et  annoncer  la  levée  de  la  séance,  une  figure,  en  tout  sembla- 
ble à  celle  qu'on  prête  au  paysan  du  Danube,  trapue,  en 
haillons,  pieds  nus,  à  la  bai^be  longue,  aux  cheveux  en  dé- 
sordre, au  front  large  et  austère,  au  regard  imposant  et 
sombre,  se  leva  au  milieu  des  mouvants  reflets  dont  la 
foule  était  à  demi  éclairée,  et  se  dressa  devant  la  barre  en 
disant  d'une  voix  creuse  et  accentuée  : 

—  Moi,  Jean  Le  Houx,  dit  Patience,  je  m'oppose  à  ce 
jugement,  comme  inique  quant  au  fond  et  illégal  quant  à 
la  forme.  Je  demande  qu'il  soit  revisé,  afin  que  je  puisse 
faire  ma  déposition,  qui  est  nécessaire,  souveraine  peut- 
être,  et  qu'on  aurait  dû  attendre. 

—  Et,  si  vous  aviez  quelque  chose  à  dire,  s'écria  l'avo- 
cat du  roi  avec  passion,  que  ne  vous  présentiez-vous  lors- 
que vous  en  avez  été  requis  ?  ^'ous  en  imposez  à  la  cour 
en  prétendant  que  vous  avez  des  motifs  à  faire  valoir. 

—  Et  vous,  répondit  Patience  d'un  ton  plus  lent  et 
dune  voix  plus  creuse  encore  qu'auparavant,  vous  en  im- 
posez au  public  en  disant  que  je  n'en  ai  pas.  \'ous  savez 
bien  que  je  dois  en  avoir. 

—  Songez  où  vous  êtes,  témoin,  et  rappelez-vous  à  qui 
vous  parlez. 

—  Je  le  sais  trop  et  je  ne  dirai  rien  de  trop.  Je  déclare 

45 


354  MAllT.AT. 

ici  que  j'ai  des  choses  iniportanles  à  dire  et  que  je  les  au- 
rais dites  à  temps  si  vous  n'aviez  pas  violcnlc  le  temps.  Je 
veux  les  dire  et  je  les  dirai;  et.  croyez-moi.  il  \aut  mieux 
que  je  les  dise  pendant  qu'on  peut  encore  revenir  sur  la 
procédure.  Gela  vaut  mieux  encore  pour  les  juijes  cpie  pour 
le  condamné;  car  celui-là  re\il  |)ar  l'hunneur.  au  moment 
uù  les  autres  meurent  par  l'infamie. 

—  Témoin,  dit  le  maj^istrat  irrité,  l'âcrelé  et  l'insolence 
de  votre  lanf,'age  seront  plus  nuisibles  qu'avantajreuses  à 
l'accusé. 

—  Et  qui  vous  dit  que  je  sois  favorable  à  l'accusé  ?  dit 
Patience  d'une  voix  de  tonnerre.  Que  savez-vous  de  moi  ? 
Kl  s'il  me  plait  de  faire  ([u  un  arrêt  illé'ial  et  sans  force 
devienne  un  arrêt  puissant  et  irrévocable  ? 

—  Comment  accorder  ce  désir  de  faire  respecter  les 
lois,  dit  le  mag'isiral,  véritablement  ébranlé  ])ar  l'ascendant 
de  Patience,  avec  l'infraction  f|ue  vous  avez  commise  contre 
elles  en  ne  vous  rendant  pas  à  l'assipualion  du  lieutenant 
criminel  ? 

- —  Parce  (pie  je  ne  voulais  ])as. 

—  Il  y  a  des  peines  sévères  contre  ceux  dont  la  volonté 
ne  s'accorde  pas  toujours  avec  les  lois  du  royaume. 

—  Possible. 

—  \'enez-vous  avec  1  intention  de  vous  y  soumettre 
aujourd'hui  ? 

—  Je  viens  avec  celle  de  \ dus  les  faire  respecter. 

—  Je  vous  préviens  cpie,  si  vous  ne  clianire/.  de  ton,  je 
vais  vous  faire  conduire  en  prison. 

—  Je  vous  préviens  que,  si  vous  aimez  la  juslit-e  et  si 
vous  servez  Dieu,  vous  m  ('nlcn(h"ez  et  suspendrez  1  exé- 
cution de  l'arrêt.  11  n'appartient  pas  à  celui  qui  apporte  la 
vérité  de  s'humilier  devant  ceux  qui  la  cherchent.  Mais, 
vous  qui  m'entendez,  hommes  du  peuple  dont  les  f^rands 


MAUPRAT.  353 

ne  voudraient  sans  doute  pas  se  jouer,  vous  dont  on  appelle 
la  voix  voir  de  Dieu,  joignez-vous  à  moi,  embrassez  la  dé- 
fense de  la  vérité,  qui  va  être  étoufFée  peut-être  sous  de 
malheureuses  apparences,  ou  bien  qui  va  triompher  par  de 
mauvais  moyens.  Mettez-vous  à  genoux,  hommes  du  peuple, 
mes  frères,  mes  enfants;  priez,  suppliez,  obtenez  que  jus- 
tice soit  faite  et  colère  réprimée.  C'est  votre  devoir,  c'est 
votre  droit  et  votre  intérêt  ;  c'est  vous  qu'on  insulte  et 
qu'on  menace  quand  on  viole  les  lois. 

Patience  parlait  avec  tant  de  chaleur,  et  la  sincérité 
éclatait  en  lui  avec  tant  de  puissance,  qu'il  y  eut  un  mou- 
vement sympathique  dans  tout  l'auditoire.  La  philosophie 
était  alors  trop  à  la  mode  chez  les  jeunes  gens  de  qualité 
pour  que  ceux-ci  ne  répondissent  pas  des  premiers  à  un 
appel  qui  ne  leur  était  pourtant  pas  adressé.  Ils  se  levèrent 
avec  une  impétuosité  che\'aleresque  et  se  tournèrent  vers 
le  peuple,  qui  se  leva,  entraîné  par  ce  noble  exemple.  Il  y 
eut  une  clameur  furieuse,  et  chacun,  sentant  sa  dignité  et 
sa  force,  oublia  les  préventions  personnelles  pour  se  réunir 
dans  le  droit  commun.  Ainsi  quelquefois  il  suffit  d'un  noble 
élan  et  d'une  parole  vraie  pour  ramener  les  masses  égarées 
par  de  longs  sophismes. 

Le  sursis  fut  accordé,  et  je  fus  reconduit  à  ma  prison 
au  milieu  des  applaudissements.  Marcasse  me  suivit.  Pa- 
tience se  déroba  à  ma  reconnaissance  et  disparut. 

La  revision  de  mon  jugement  ne  pouvait  se  faire  que 
sur  un  ordre  du  grand  conseil.  Pour  ma  part,  j'étais  dé- 
cidé, avant  l'arrêt,  <à  ne  point  me  pourvoir  auprès  de  cette 
chambre  de  cassation  de  l'ancienne  jurisprudence  ;  mais 
l'action  et  le  discours  de  Patience  n'avaient  pas  moins  agi 
sur  mon  espi-it  (pn^  sur  celui  des  spectateurs.  L'esprit  de 
lutte  et  le  sentiment  de  la  dignité  humaine,  engourdis  et 
comme  paralysés  en  moi  par  le  chagrin,  se  réveillèrent  sou- 


356  MAIPRAT. 

tlainement.  et  je  sentis  à  cette  heure  que  Ihomme  n'est 
pas  fait  pour  cette  concentration  égoïste  du  désespoir  qu'on 
appelle  ou  l'abnégation,  ou  le  stoïcisme.  Nul  ne  peut  aban- 
donner le  soin  de  son  honneur  sans  abandonner  le  respect 
dû  au  principe  de  l'honneur.  S'il  est  beau  de  sacrilier  sa 
gloire  personnelle  et  sa  vie  aux  mystérieux  arrêts  de  la 
conscience,  c'est  une  lâcheté  d'abandonner  l'une  et  l'autre 
aux  fureurs  d'une  injuste  persécution.  Je  nie  sentis  relève'- 
à  mes  propres  yeux,  et  je  passai  le  reste  de  cette  nuit  im- 
portante à  chercher  les  moyens  de  me  réhabiliter,  avec 
autant  de  persévérance  que  j'en  avais  mis  à  m'abandonner 
au  destin.  Avec  le  sentiment  de  la  force  je  sentis  renaître 
celui  de  l'espérance,  lulmée  n'était  peut-être  ni  folle  ni 
frappée  de  mort.  Elle  pouvait  mabsoudre,  elle  pouvait 
guérir. 

—  Qui  sait?  me  disais-je,  elle  m'a  peut-être  déjà  rendu 
justice  ;  peut-être  est-ce  elle  qui  envoie  Patience  à  mon 
secours?  Sans  doute  j'accomplirai  son  vœu  en  reprenant 
courage,  en  ne  me  laissant  pas  écraser  par  les  fourbes. 

Mais  comment  obtenir  cet  ordre  du  grand  conseil  ?  11 
fallait  une  ordonnance  du  roi  ;  qui  la  solliciterait?  qui  baie- 
rait ces  odieuses  lenteurs  que  la  justice  sait  apporter  (piaiid 
il  lui  plait,  dans  les  mêmes  aifaires  où  elle  s'est  jetée  avec 
une  précipitation  aveugle?  qui  empêcherait  mes  ennemis 
de  me  nuire  et  de  paralyser  tous  mes  moyens  ?  qui  com- 
battrait pour  moi,  en  un  mot?  J/abbé  seul  aurait  |)u  le 
laire,  mais  il  était  en  jirison  à  cause  de  moi.  ."^a  généreuse 
conduite  dans  le  procès  m'avait  prou\é  (ju'il  était  encore 
mon  ami,  mais  son  zèle  était  enchaîné.  Que  pouvait  Mar- 
casse  dans  son  obscure  condition  et  son  langage  énigma- 
lique?  Le  soir  vint,  et  je  m'endormis  avec  l'espérance  d'un 
secours  céleste,  car  j'avais  prié  Dieu  avec  ferveur.  Quel- 
ques heures  de  sommeil  me  rafraîchirent,  et  j'ouvris  les 


MAUPRAT.  357 

yeux  au  bruit  des  A-errous  qu'on  tirait  derrière  ma  porte. 
0  Dieu  de  bonté  !  quel  fut  mon  transport  en  voyant  Arthur, 
mon  compagnon  d'armes,  cet  autre  moi-même  pour  lequel 
je  n'avais  pas  eu  un  secret  pendant  six  ans,  s'élancer  dans 
mes  bras  !  Je  pleurai  comme  un  enfant  en  recevant  cette 
marque  d'amour  de  la  Providence.  Arthur  ne  m'accusait 
pas  !  il  avait  appris  à  Paris,  où  les  intérêts  scientifiques  de 
la  bibliothèque  de  Philadelphie  l'avaient  appelé,  la  triste 
affaire  où  j'étais  inculpé.  Il  avait  rompu  des  lances  avec 
tous  ceux  qui  me  chargeaient,  et  il  n'avait  pas  perdu  un 
instant  pour  venir  me  sauver  ou  me  consoler. 

J'épanchai  mon  Ame  dans  la  sienne  avec  délices  et  lui 
dis  ce  qu'il  pouvait  faire  pour  moi.  Il  voulait  prendre  la 
poste  dès  le  soir  même  pour  Paris  ;  mais  je  le  priai  de  com- 
mencer par  aller  à  Sainte-Sévère  me  chercher  des  nouvelles 
d'Edmée  ;  il  y  avait  quatre  mortels  jours  que  je  n'en  avais 
reçu,  et  Marcasse  ne  m'en  avait  d'ailleurs  jamais  donné 
d'aussi  exactes  et  d'aussi  détaillées  que  je  les  aurais  vou- 
lues. 

—  Rassure-toi,  me  dit  Ai'lhur;  pai- moi,  tu  sauras  la 
vérité.  Je  suis  assez  bon  ciiirurgien  ;  j'ai  le  coup  d'œil 
exercé,  je  pourrai  te  dire  vraisemblablement  ce  que  tu 
dois  craindre  ou  espérer  ;  de  là,  je  partirai  immédiatement 
pour  Paris. 

Il  m'écrivit  dès  le  surlendemain  une  lettre  longue  et 
détaillée. 

Edmée  était  dans  un  état  fort  extraordinaire.  l'>lle  ne 
parlait  pas  et  ne  paraissait  pas  soulfrir,  tant  ([u'on  se  bor- 
nait à  lui  épargner  toute  espèce  d'excitation  n(M-veuse  ; 
mais,  au  premier  mot  qui  pouvait  réveiller  la  niénion-e  de 
ses  douleurs,  elle  tombait  en  convulsion.  L'isolement  moral 
où  elle  se  li'ouvait  était  le  plus  grand  obstacle  à  sa  guérison. 
Elle  ne  manquait  de  rien  quant  aux  soins  physiques  ;  elle 


358  MALI»  RAT. 

avait  deux  bons  médecins  et  une  garde-malade  i'orl  dévouée. 
M""  Leblanc  la  soignait  aussi,  sous  ce  rapport,  avec  beau- 
coup de  zèle;  mais  celle  lille  dangereuse  lui  laisail  souvent 
du  mal  par  ses  réflexions  déplacées  et  ses  interrogations 
indiscrètes.  Arthur  m'assura  d'ailleurs  que,  si  jamais  Kdmée 
m'avait  cru  coupable  cl  s'élail  expliquée  à  cet  égard,  ce 
devait  être  dans  une  phase  jirécédente  de  sa  maladie  ;  car, 
depuis  au  moins  quinze  jours,  elle  était  dans  un  état  d'iner- 
tie complète.  Elle  sommeillait  souvent,  mais  sans  dormir 
tout  à  fait  ;  elle  digérait  quelques  breuvages  gélatineux  et 
ne  se  plaignait  jamais  ;  elle  répondait  par  des  signes  non- 
chalants et  toujours  négatifs  aux  questions  des  médecins 
sur  ses  soullVances  ;  elle  ii"('\])riniail  jiar  aucun  signe  le  sou- 
venir des  allections  qui  avaient  rempli  sa  vie.  Sa  tendresse 
pour  son  père,  ce  sentiment  si  profond  et  si  puissant  en 
elle,  n'él.iil  |)()in-l;iiil  pas  éteint  ;  elle  versait  souncuI  des 
larmes  abondantes,  mais  alors  elle  paraissait  n'entendre 
aucun  son  ;  c'était  en  vain  qu'on  essayait  de  lui  faire  com- 
prendre que  son  père  nClail  pas  mort,  comme  elle  semblait 
le  croire,  l'allé  repoussait  d'un  geste  supplianl.  non  le  bruil 
[i\  ne  send)lait  pas  frap|)er  son  oreille^,  mais  le  mouvement 
qui  se  faisait  autour  d'elle,  et,  cachant  son  visage  dans 
ses  mains,  s'eni'onvant  dans  son  i'auleuil  cl  roidissanl  ses 
genoux  jusque  vers  sa  poitrine,  elle  semblait  ii\i'(''e  à  un 
désespoir  sans  remède  Cette  muette  douleur,  cpii  ne  se 
combattait  plus  elle-même  et  ne  voulait  plus  être  combattue; 
cette  grande  volonté,  (|ui  avait  clv  <  ap^blc  de  dompter  les 
plus  violents  orages  et  qui  s'en  allait  à  la  dérive  sur  une 
mer  morte  et  par  un  calme  plat,  était,  selon  .\rlhur.  le 
spectacle  le  phis  doiildurcnx  (pi'il  cûl  jiunais  conlemph'. 
Edmée  semblait  vouloir  avoir  rt)mpu  avec  la  vie.  M""  Le- 
blanc, pour  ré|)ruuver  et  pour  l'émouvoir,  s'était  grossiè- 
rement   ingérée   de  lui   dire  que  son   père  élail   niorl  ;  elle 


MAUPRAÏ.  359 

avait  fait  entendre  par  un  signe  de  tête  quelle  le  savait. 
Quelques  heures  plus  tard,  les  médecins  avaient  essayé  de 
lui  l'aire  comprendre  qu'il  était  vivant  :  elle  avait  répondu 
par  un  autre  signe  qu'elle  ne  le  croyait  pas.  On  avait  roulé 
le  fauteuil  du  chevalier  dans  sa  chambre,  on  les  avait  mis 
en  présence  l'un  de  l'autre  ;  le  père  et  la  fdle  ne  s'étaient 
pas  reconnus.  Seulement,  au  bout  de  quelques  instants, 
Edmée,  prenant  son  père  pour  un  spectre,  avait  jeté  des 
cris  affreux  et  était  tombée  dans  des  convulsions  qui  avaient 
rouvert  une  de  ses  blessures  et  donné  à  craindre  pour  sa 
vie.  On  avait  soin  depuis  ce  moment  de  les  tenir  séparés  et 
de  ne  prononcer,  devant  Edmée,  aucune  parole  qui  eût 
rapport  à  lui.  Elle  prenait  Arthur  pour  un  médecin  du  pays 
et  l'avait  reçu  avec  la  même  douceur  et  la  même  indill'é- 
rence  que  les  autres.  Il  n'avait  pas  osé  essayer  de  lui  parler 
de  moi  ;  mais  il  m'exhortait  à  ne  pas  désespérer.  L'état 
d'Edmée  n'avait  rien  dont  le  temps  et  le  repos  ne  pussent 
triompher  ;  elle  avait  peu  de  fièvre,  aucune  des  fonctions 
vitales  de  son  être  n'était  réellement  troublée  ;  les  blessures 
étaient  à  peu  près  guéries,  et  le  cerveau  ne  paraissait  pas 
devoir  se  désorganiser  par  un  excès  d'activité.  L  alfaiblis- 
sement  où  cet  organe  était  tombé,  la  prostration  de  tous 
les  autres  organes,  ne  devaient  pas  lutter  longtemps,  selon 
Arthur,  contre  les  ressources  de  la  jeunesse  et  la  puissance 
dune  admirable  constitution.  Il  m'engageait  enfin  à  songer 
à  moi-même  ;  je  pouvais  être  utile  à  Edmée  par  mes  soins 
et  devenir  heureux  par  le  retour  de  son  affection  et  de  son 
estime. 

Au  bout  de  quinze  jours,  .\rthur  revint  de  Paris  avec 
l'ordonnance  du  roi  [)our  la  revision  de  mon  jugement. 
De  nouveaux  témoins  furent  entendus.  Patience  ne  |)arul 
pas;  mais  je  reçus  de  sa  part  un  morceau  de  papier,  avec 
ces  mots  d'une  écriture  informe  :  u  Vous  n'êtes  pas  cou- 


3G0  MAI  PRAT. 

pable.  espérez  donc.  "  Les  médecins  alTirmèroiil  que  .M  '  de 
Mauprat  pouvait  désormais  être  interrogée  sans  dan<^er, 
mais  que  ses  réponses  n'auraient  aucun  sens.  Elle  était 
mieux  portante.  Elle  avait  reconnu  son  père  et  ne  le  quit- 
tait plus.  Mais  elle  ne  comprenait  rien  à  tout  ce  qui  n'était 
pas  lui.  Elle  paraissait  éprouver  un  p'and  plaisir  à  le 
soigner  comme  un  enfant,  et,  de  son  côté,  le  chevalier 
reconnaissait  de  temps  en  temps  sa  lille  chérie  ;  mais  les 
forces  de  ce  dernier  décroissaient  sensibleniciil.  (  )ii  linler- 
rogea  dans  un  de  ses  moments  lucides.  Il  répondit  que  sa 
iille  était  e/feclivemenl  tombée  de  cheval,  à  la  chasse,  et 
qu'elle  s'étail  ouvert  la  poitrine  sur  une  souche  d  arbre, 
mais  que  personne  n'avait  tiré  sur  elle,  même  par  mé- 
garde,  et  qu'il  fallait  être  fou  pour  croire  son  cousin  ca- 
pable d'un  pareil  crime.  Ce  fut  tout  ce  qu'on  put  obtenir 
de  lui.  (Juand  on  lui  demanda  ce  qu  il  pensait  de  1  absence 
de  son  neveu,  il  répondit  que  son  neveu  n'était  point  absent 
et  qu'il  le  voyait  tous  les  jours.  Fidèle  à  son  respect  pour 
la  réputation  dune  famille,  hélas  I  si  compromise,  voulut-il. 
par  des  mensonges  enfantins,  repousser  les  investigations  de 
la  justice?  C'est  ce  que  je  n'ai  jamais  jni  savoir.  Edmée  ne 
put  être  interrogée.  A  la  pn-mière  question  qui  lui  fui 
adressée,  elle  haussa  les  épaules  et  fit  signe  quelle  voulait 
être  tranquille.  Le  lieutenant  criminel  insistant  et  deve- 
nant plus  explicite,  elle  le  regarda  lixcment  et  parut  s'elfor- 
cer  de  le  comprendre.  Il  |)rononça  mon  nom,  clic  |niussa 
un  grand  cri  et  tomba  évanouie.  Il  fallut  renoncer  à  I  l'ii- 
tendre.  Cependant  Arthur  ne  désespéra  point.  Au  con- 
traire, le  récit  de  cette  scène  lui  lit  penser  cpi'il  pouvait 
s'opérer  dans  les  facultés  intellectuelles  d'Edmée  une  crise 
favorable.  Il  repartit  aussitôt  et  alla  s'installer  à  Sainte- 
Sévère,  où  il  resta  plusieurs  jours  sans  m'écrire,  ce  qui  me 
jeta  dans  une  grande  anxiété. 


MAUPRAT.  361 

L'abbé,  interrogé  de  nouveau,  persista  dans  ses  refus 
calmes  et  laconiques. 

Mes  juges,  voyant  que  les  renseignements  promis  par 
Patience  n'arrivaient  pas,  hâtèrent  la  revision  de  la  pro- 
cédure et  donnèrent,  par  une  nouvelle  précipitation,  une 
nouvelle  preuve  de  leur  animosité  contre  moi.  Le  jour  fixé 
arriva.  J'étais  dévoré  d'inquiétude.  Arthur  m'avait  écrit 
d'espérer,  dans  un  style  aussi  laconique  que  Patience.  Mon 
avocat  n'avait  pu  saisir  aucune  bonne  preuve  à  faire  valoir. 
Je  voyais  bien  qu'il  commençait  à  me  croire  coupable.  Il 
n'espérait  obtenir  que  des  délais. 


4G 


362  MAUPRAT. 


X\\II 


L'auditoire  fut  encore  plus  nombreux  que  la  première 
l'ois.  La  garde  fut  forcée  aux  portes  du  prétoire,  et  la 
foule  envahit  jusqu'aux  fenêtres  du  manoir  de  .lacques 
Cœur,  aujourd  hui  l'hôtel  de  ville.  J'étais  fort  troublé,  cette 
fois,  quoique  j'eusse  la  force  et  la  fierté  de  n'en  rien  laisser 
paraître.  Je  m'intéressais  désormais  au  succès  de  ma  cause, 
et,  les  espérances  que  j'avais  conçues  ne  semblant  pas  de- 
voir se  réaliser,  j'éprouvais  un  malaise  indicible,  une 
fureur  concentrée,  une  sorte  de  haine  contre  ces  hommes 
([ui  n'ouvraient  pas  les  yeux  sur  mon  innocence  et  contre  ce 
l)ieu  qui  semblait  m'abandonner. 

Dans  cet  état  violent,  je  fis  un  tel  travail  sur  moi-même 
pour  paraître  calme,  que  je  m'aperçus  à  peine  de  ce  qui 
se  passait  autour  de  moi.  Je  retrouvai  ma  présence  d'esprit 
pour  répondre  dans  les  mêmes  termes  que  la  première  fois 
à  mon  nouvel  interrogatoire.  Puis  un  crêpe  funèbre  sembla 
s  étendre  sur  ma  tête:  un  anneau  de  fer  me  serrait  le 
front,  je  sentais  un  froid  de  glace  dans  mes  orbites,  je  ne 
voyais  plus  que  moi-même,  et  je  n'entendais  que  des 
bruits  vagues  et  incompréhensibles.  Je  ne  sais  ce  qui  se 
passa  ;  je  ne  sais  si  l'on  annonça  l'apparition  qui  me  frappa 
subitement.  Je  me  souviens  seulement  qu'une  porte  s'ou- 
vrit derrière  le  tribunal.  qu'Arthur  s'avança  soutenant  une 
fenune    voilée,    (ju'il    lui    ôla   son   voile    après    l'avoir   fait 


MAUPR  AT.  363 

asseoir  sur  un  lar^e  fauteuil  que  les  huissiers  roulèrent  vers 
elle  avec  empressement,  et  qu'un  cri  d'admiration  remplit 
l'auditoire  lorsque  la  beauté  pâle  et  sublime  d'Edmée  lui 
apparut. 

En  ce  moment,  j'oubliai  et  la  foule  et  le  tribunal,  et 
ma  cause  et  l'univers  entier.  Je  crois  qu'aucune  force 
humaine  n'aurait  })u  s'opposer  à  mon  élan  impétueux.  Je 
me  précipitai  comme  la  foudre  au  milieu  de  l'enceinte,  et, 
tombant  aux  pieds  d'Edmée,  j'embrassai  ses  genoux  avec 
effusion.  On  m'a  dit  que  ce  mouvement  entraîna  le  public 
et  que  presque  toutes  les  dames  fondirent  en  larmes.  Les 
jeunes  élégants  n'osèrent  railler;  les  juges  furent  émus.  La 
vérité  eut  un  instant  de  triomphe  complet. 

Edmée  me  regarda  longtemps.  L'insensibilité  de  la 
mort  était  sur  son  visage.  Il  ne  semblait  pas  qu'elle  pùl 
jamais  me  reconnaître.  L'assemblée  attendait  dans  un  pro- 
fond silence  qu'elle  ex])rimât  sa  haine  ou  son  all'ection  pour 
moi.  Tout  à  coup  elle  fondit  en  larmes,  jeta  ses  bras  au- 
tour de  mon  cou  et  perdit  connaissance.  Arthur  la  fit  em- 
porter aussitôt;  il  eut  de  la  peine  à  me  faire  retourner  à 
ma  place.  Je  ne  savais  plus  où  j'étais  ni  de  quoi  il  s'agis- 
sait; je  m'attachais  à  la  robe  dlulmée,  je  voulais  la  suivre. 
Arthur,  sadressant  à  la  cour,  demanda  qu'on  fît  constater 
de  nouveau  l'état  de  la  malade  par  les  médecins  qui 
l'avaient  examinée  dans  la  matinée.  Il  demanda  et  obtint 
qu'lulméc  fût  de  nouveau  appelée  en  témoignage  et  con- 
frontée avec  moi  lorsque  la  crise  qu'elle  subissait  en  cet 
instant  serait  passée. 

—  Cette  crise  n'est  pas  grave,  dit-il  ;  M"''  de  Mauprat  en 
a  éprouvé  plusieurs  du  même  genre  ces  jours  derniers  et 
pendant  son  voyage.  A  la  suite  de  chacun  de  ces  accès, 
ses  facultés  intellectuelles  ont  pris  un  développement  de 
plus  en  plus  heureux. 


364  MAl'PRAT. 

—  Allez  donner  vos  soins  à  la  malade,  dit  le  président. 
Elle  sera  rappelée  dans  deux  heures,  si  vous  croyez  que  ce 
temps  suffise  pour  mettre  fin  à  son  évanouissement.  En 
attendant,  la  cour  entendra  le  témoin  à  la  requête  duquel 
le  premier  jugement  n'a  point  reçu  l'exécution. 

Arthur  se  retira,  et  Patience  fut  introduit.  Il  était  vêtu 
proprement  ;  mais,  après  avoir  dit  quelques  paroles,  il  dé- 
clara qu'il  lui  était  impossible  de  continuer  si  on  ne  lui 
permettait  pas  d'ôter  son  habit.  Cette  toilette  d'emprunt  le 
l^ênait  tellement  et  lui  semblait  si  lourde,  qu'il  suait  à 
fjrosses  g^outtes.  Il  attendit  à  peine  un  si^Mie  d'adhésion  ac- 
compagné d'un  sourire  de  mépris  que  lui  lit  le  président, 
pour  jeter  à  terre  ces  insignes  de  la  civilisation,  et,  abais- 
sant avec  soin  les  manches  de  sa  chemise  sur  ses  bras 
nerveux,  il  parla  à  peu  près  ainsi  : 

—  Je  dirai  la  vérité,  toute  la  vérité.  Je  lève  la  main 
une  seconde  fois,  car  j'ai  à  dire  des  choses  qui  se  contre- 
disent et  que  je  ne  peux  pas  m'cxpliquer  moi-même.  Je 
jure  devant  Dieu  et  devant  les  hommes  que  je  dirai  ce 
que  je  sais,  comme  je  le  sais,  sans  être  influencé  pour  ni 
contre  personne. 

Il  leva  sa  large  main  et  se  tourna  vers  le  peuple  avec 
une  confiance  na'ive,  comme  pour  lui  dire  :  <■  \'ous  voyez 
tous  que  je  jure,  et  vous  savez  que  I On  j)eut  croire  en 
moi.  » 

Cette  confiance  de  sa  part  n'était  pas  mal  fondée. 
Un  s'était  beaucoup  occupé,  depuis  l'incident  du  premier 
jugement,  de  cet  homme  extraordinaire  qui  avait  parlé  de- 
vant le  tribunal  avec  tant  d'audace  et  liarangué  le  peuple 
en  sa  présence.  Cette  conduite  inspirait  beaucoup  de  curio- 
sité et  de  sympathie  à  tous  les  démocrates  et  philadelphcs. 
Les  œuvres  de  Beaumarchais  avaient,  auprès  des  hautes 
classes,  un  succès  qui  vous  expliquera  comment  Patience, 


3IAUPRAT.  365 

en  opposition  avec  toutes  les  puissances  de  la  province,  se 
trouvait  soutenu  et  applaudi  par  tout  ce  qui  se  piquait 
d'un  esprit  élevé.  Chacun  croyait  voir  en  lui  Figaro  sous 
une  forme  nouvelle.  Le  bruit  de  ses  vertus  privées  s'était 
répandu;  car  vous  vous  souvenez  que,  durant  mon  séjour 
en  Amérique,  Patience  sétait  fait  connaître  aux  habitants 
de  la  Varenne  et  avait  échangé  sa  réputation  de  sorcier 
contre  celle  de  bienfaiteur.  On  lui  avait  donné  le  surnom 
de  (jrand  juge,  parce  qu'il  intervenait  volontiers  dans  les 
différends  et  les  terminait  à  la  satisfaction  de  chacun  avec 
une  bonté  et  une  habileté  admirables. 

Il  parla  cette  fois  d'une  voix  haute  et  pénétrante;  il 
avait  dans  la  voix  plusieurs  belles  cordes.  Son  geste  était 
lent  ou  animé  selon  la  circonstance,  toujours  noble  et  sai- 
sissant ;  sa  figure  courte  et  socratique  était  toujours  belle 
d'expression.  Il  avait  toutes  les  qualités  de  l'orateur;  mais 
il  ne  mettait  à  les  produire  aucune  vanité.  11  parla  d'une 
manière  claire  et  concise  qu'il  avait  acquise  nécessairement 
dans  son  commerce  récent  avec  les  hommes  et  dans  la 
discussion  de  leurs  intérêts  positifs. 

—  Quand  M"'=  de  Mauprat  reçut  le  coup,  dit-il,  j'étais  à 
dix  pas  tout  au  plus;  mais  le  taillis  est  si  épais  dans  cet 
endroit,  que  je  ne  pouvais  rien  voir  à  deux  pas  de  moi.  On 
m'avait  engagé  à  faire  la  chasse.  Gela  ne  m'amusait  guère. 
Me  retrouvant  près  de  la  tour  Gazeau,  que  j'ai  habitée  pen- 
dant vingt  ans,  j'eus  envie  de  revoir  mon  ancienne  cellule, 
et  j'y  arrivais  à  grands  pas  quand  j'entendis  le  coup.  Cela 
ne  m'effraya  pas  du  tout  :  c'était  si  naturel  qu'on  fît  du 
bruit  dans  une  battue!  Mais,  quand  je  fus  sorti  du  fourré, 
c'est-à-dire  environ  deux  minutes  après,  je  trouvai  Edmée 
(pardonnez-moi,  j'ai  l'iiabitude  de  l'appeler  comme  cela,  je 
suis  avec  elle  comme  qui  dirait  une  sorte  de  père  nour- 
ricier), je  trouvai  Edmée  à  genoux  par  terre,  blessée,  ainsi 


366  MALPRAT. 

qu'on  vou?  la  dit,  et  tenant  encore  la  bride  de  son  cheval, 
qui  se  cabrait.  Elle  ne  savait  pas  si  elle  avait  peu  ou  beau- 
coup de  mal.  mais  elle  avait  son  autre  main  sur  la  poitrine 
et  disait  : 

0  —  Bernard,  c'est  affreux  !  je  ne  vous  aurais  jamais  cru 
capable  de  me  tuer.  Bernard,  oùètes-vous?  \'enez  me  voir 
mourir.  Vous  tuez  mon  père  !  » 

Elle  tomba  tout  à  fait  en  disant  cela  et  lâcha  la  bride 
de  son  cheval.  Je  m'élançai  vers  elle. 

«  —  Ahl  tu  1  as  vu,  Patience?  me  dit-elle.  N'en  parie 
pas,  ne  dis  pas  à  mon  père...  » 

Elle  étendit  les  bras,  son  corps  se  roidit  ;  je  la  crus 
morte,  et  elle  ne  parla  plus  que  dans  la  nuit,  après  qu'on 
eut  retiré  les  balles  de  sa  poitrine. 

—  ^'îtes-vous  alors  Bernard  de  Maupral? 

—  Je  le  vis  sur  le  lieu  de  l'événement,  au  moment  où 
Edmée  perdit  connaissance  et  sembla  rendre  l'âme  ;  il  était 
comme  fou.  Je  crus  que  c'était  le  remords  qui  l'accablait  ; 
je  lui  parlai  durement,  je  le  traitai  d'assassin.  II  ne  répon- 
dit rien  et  s'assit  à  terre  auprès  de  sa  cousine.  Il  re-;la  là, 
abruti  lonj^^temps  encore  après  qu'on  l'eut  emportée.  Per- 
sonne ne  sonpea  à  l'accuser;  on  pensait  qu  il  était  tombé 
de  cheval,  parce  qu'on  voyait  son  cheval  courir  au  bord 
de  1  étang;  on  crut  que  sa  carabine  s'était  déchar',a'e  en 
tombant.  M.  l'abbé  .Aubert  fut  le  seul  qui  entendit  accuser 
M.  Bernard  d'avoir  assassiné  sa  cousine.  Les  jours  suivants, 
Edmée  parla;  mais  ce  ne  fut  pas  toujours  en  ma  |)ré- 
sence,  et,  d'ailleurs,  depuis  ce  moment,  elle  eut  presque 
toujours  le  délire.  Je  soutiens  qu  elle  n'a  conlié  à  personne 
(à  M"®  Leblanc  mi>ins  qu  â  personne)  ce  qui  s'était  passé 
entre  elle  et  M.  de  Mauprat  avant  le  coup  de  fusil.  Elh- 
ne  me  la  pas  confié  plus  qu'aux  autres.  Dans  les  mo- 
ments bien  rares  où  elle  avait  sa   tète,  elle  réponrlail  â  nos 


iAIAUPRAT.  367 

questions  que  certainement  Bernard  ne  l'avait  pas  fait 
exprès,  et,  plusieurs  fois  même,  durant  les  trois  premiers 
jours,  elle  demanda  à  le  voir.  Mais,  quand  elle  avait  la 
lièvre,  elle  criait  : 

"  —  Bernard!  Bernard!  vous  avez  commis  un  grand 
crime,  vous  avez  tué  mon  père!  » 

C'était  là  son  idée;  elle  croyait  réellement  que  son  père 
était  mort,  et  elle  l'a  cru  longtemps.  Elle  a  donc  dit  très 
peu  de  chose  qui  ait  de  la  valeur.  Tout  ce  que  M"^"  Le- 
blanc lui  a  fait  dire  est  faux.  Au  bout  de  trois  jours,  elle  a 
cessé  de  dire  des  paroles  intelligibles,  et,  au  bout  de  huil 
jours,  sa  maladie  a  tourné  à  un  silence  complet.  Elle  a 
chassé  M"**  Leblanc  depuis  sept  jours  qu'elle  a  retrouvé  sa 
raison,  ce  qui  prouverait  bien  quelque  chose  contre  cette 
fille  de  chambre.  Voilà  ce  quej'ai  à  dire  contre  M.  de  Mau- 
prat.  Il  ne  tenait  qu'à  moi  de  le  taire  ;  mais,  ayant  autre 
chose  à  dire  encore,  j'ai  voulu  révéler  toute  la  vérité. 

Patience  fît  une  pause;  1  auditoire  et  la  cour  elle-même, 
qui  commençait  à  s'intéresser  à  moi  et  à  perdre  lâcreté  de 
ses  préventions,  restèrent  comme  atterrés  d'une  déposition 
si  différente  de  celle  qu'on  attendait. 

Patience  reprit  la  parole. 

—  Je  suis  resté  convaincu  pendant  plusieurs  semaines, 
dit-il,  du  crime  de  Bernard.  Et  puis  j'ai  beaucoup  réflé- 
chi à  cela;  je  me  suis  dit  bien  des  fois  qu'un  homme 
aussi  bon  et  aussi  instruit  que  l'était  Bernard,  un  homme 
dont  Edmée  faisait  tant  d'estime,  et  que  ^L  le  chevalier 
de  Mauprat  aimait  comme  son  fils,  un  homme  enfin  qui 
avait  tant  d'idées  sur  la  justice  et  sur  la  vérité,  ne  pouvait 
pas,  du  jour  au  lendemain,  devenir  un  scélérat.  VA  puis 
il  m'est  venu  à  l'idée  que  ce  pouvait  bien  être  quelque 
autre  Mauprat  qui  eût  fait  le  coup.  Je  ne  parle  pas  de 
celui  qui  est  trappiste,  ajouta-t-il,  en  cherchant  dans  l'au- 


368  MALPRAT. 

ditoire  Jean  de  Mauprat,  qui  n'y  était  pas;  je  parle  de 
celui  dont  la  mort  n'a  pas  été  constatée,  quoique  la  cour 
ait  cru  devoir  passer  outre  et  en  croire  sur  parole  M.  Jean 
de  Mauprat. 

—  Témoin,  dit  le  président,  je  vous  ferai  observer  que 
vous  n'êtes  ici  ni  pour  servir  davocat  à  l'accusé  ni  pour 
reviser  les  arrêts  de  la  cour.  \'ous  devez  dire  ce  que 
vous  savez  du  fait,  et  non  ce  que  vous  préjugez  du  fond  de 
l'affaire. 

—  Possible,  répondit  Patience.  Il  faut  pourtant  que  je 
dise  pourquoi  je  n'ai  pas  voulu  témoigner  la  première  fois 
contre  Bernard,  n'ayant  à  fournir  que  des  preuves  contre 
lui,  et  n'ayant  pas  foi  à  ces  preuves  mêmes. 

—  On  ne  vous  le  demande  pas  pour  le  moment.  Ne  vous 
écartez  pas  de  votre  déposition. 

—  Un  instant!  j'ai  mon  lionneur  à  défendre,  j  ai  ma 
propre  conduite  à  expliquer,  s'il  vous  plaît. 

—  Vous  n'êtes  pas  l'accusé,  vous  n'avez  pas  lieu  à 
plaider  votre  propre  cause.  Si  la  cour  juge  à  propos  de 
vous  poursuivre  pour  votre  désobéissance,  vous  aviserez 
à  vous  défendre:  mais  il  n'est  pas  question  de  cela  main- 
tenant. 

—  Il  est  question  de  faire  savoir  à  la  cour  si  je  suis  un 
honnête  homme  ou  un  faux  témoin.  Pardon!  il  nif 
semble  que  cela  fait  quelque  chose  à  l'affaire  ;  la  vie  de 
l'accusé  en  dépend  ;  la  cour  ne  peut  pas  regarder  cela 
comme  indifférent. 

—  Parlez,  dit  l'avocat  du  roi,  et  tâchez  de  garder  le  res- 
pect que  vous  devez  à  la  cour. 

—  Je  n'ai  pas  envie  d'offenser  la  cour,  reprit  Patience; 
je  dis  seulement  qu'un  homme  peut  se  soustraire  aux  ordres 
de  la  cour  par  des  raisons  de  conscience  que  la  cour  peut 
condamner  légalement,  mais  que  chaque  juge  en  particulier 


MALI' RAT.  369 

peut  comprendre  et  excuser.  Je  dis  donc  que  je  n'ai  pas 
senti  en  moi-même  que  Bernard  de  Mauprat  fût  coupable: 
mes  oreilles  seules  le  savaient  ;  ce  n'était  pas  assez  pour 
moi.  Excusez-moi,  messieurs,  je  suis  juge,  moi  aussi.  En- 
quérez-vous  de  moi!  dans  mon  village,  on  m'appelle  le 
grand  Juge.  Quand  mes  concitoyens  me  prient  de  prononcer 
sur  une  querelle  de  cabaret  ou  sur  la  limite  d'un  champ,  je 
n'écoute  pas  tant  leur  sentiment  que  le  mien.  On  a  d'autres 
notions  sur  les  gens  qu'un  fait  tout  court.  Il  y  en  a  beau- 
coup d'autres  qui  servent  à  démontrer  la  vérité  ou  la  faus- 
seté du  dernier  qu'on  leur  impute.  Ainsi,  ne  pouvant  croire 
que  Bernard  fût  un  assassin  et  ayant  entendu  témoigner 
à  plus  de  dix  personnes,  que  je  regarde  comme  incapables 
de  faux  serment,  qu'un  moine  fait  en  manière  de  Mauprat 
avait  couru  le  pays,  ayant  moi-même  vu  le  dos  et  le  froc  de 
ce  moine  passer  à  Pouligny  le  matin  de  l'événement,  j'ai 
voulu  savoir  s'il  était  dans  la  Varenne  et  j'ai  su  qu'il  y 
était  encore,  c'est-à-dire  qu'après  l'avoir  quittée,  il  y  était 
revenu  aux  environs  du  jugement  du  mois  dernier,  et,  qui 
plus  est,  qu'il  avait  accointance  avec  M.  Jean  de  Mauprat. 
Quel  est  donc  ce  moine?  medisais-je;  pourquoi  sa  figure 
fait-elle  peur  à  lousles habitants  dupays?Qu"est-ce  qu'il  lait 
dans  la  Varenne?  S'il  est  du  couvent  des  carmes,  pourquoi 
n'en  porte-t-il  pas  l'habit?  S'il  est  de  l'ordre  de  M.  Jean, 
pourquoi  n'est-il  pas  logé  avec  lui  aux  Carmes?  S'il  est  quê- 
teur, pourquoi,  après  avoir  fait  sa  quête,  ne  va-t-il  pas  plus 
loin,  plutôt  que  de  revenir  importuner  les  g'ensqui  lui  ont 
donné  la  veille?  S'il  est  trappiste  et  qu'il  ne  veuille  pas  rester 
aux  Carmes  comme  l'autre,  pourquoi  ne  retourne-t-il  pas 
dans  son  couvent?  Qu'est-ce  donc  que  ce  moine  vagabond? 
et  pourquoi  M.  Jean  de  Mauprat,  qui  a  dit  à  plusieurs  per- 
sonnes ne  pas  le  connaître,  le  connaît-il  si  jiien,  qu'ils 
déjeunent  de  temps  en  temps  ensemble,  dans  un  cabaret  à 

47 


370  MALPRAT. 

Crevant?  J'ai  donc  voulu  alors  que  ma  déposition  fût  faite, 
même  dût-elle  nuire  en  partie  à  Bernard,  afin  d'avoir  le 
droit  de  dire  ce  que  je  vous  dis  lii,  même  cjuand  cela  ne 
servirait  à  rien.  Mais  comme,  vous  autres,  vous  ne  donnez 
jamais  le  temps  aux  témoins  de  chercher  à  s'éclairer  sur  ce 
qu'ils  ont  à  croire,  je  suis  reparti  tout  de  suite  pour  mes 
bois,  où  je  vis  à  la  manière  des  renards,  me  promettant  de 
n'en  pas  sortir  tant  que  je  n'aurais  pas  découvert  ce  que  ce 
moine  fait  dans  le  pays.  Je  me  suis  donc  mis  sur  sa  piste 
cl  j'ai  découvert  ce  qu'il  est  :  il  est  l'assassin  d'Edmée  de 
.Mauprat,  il  sajipelle  Antoine  de  Mauprat. 

Cette  révélation  causa  un  grand  mouvement  dans  la  cour 
et  dans  l'auditoire.  Tous  les  reg^ards  cherchèrent  Jean  de 
Mauprat,  dont  la  figure  ne  parut  point. 

—  Quelles  sont  vos  preuves?  dit  le  président. 

—  Je  vais  vous  les  dire,  répondit  Patience.  Sachant  par 
la  cabaretière  de  Crevant,  à  qui  j'ai  eu  occasion  de  rendre 
service,  que  les  deux  trappistes  déjeunaient  chez  elle  de 
temps  en  temps,  comme  je  vous  l'ai  dit,  j'ai  été  me  loger 
à  une  demi-lieue  de  là,  dans  un  ermitage  (ju'on  ap|K'lle  le 
Trou  aux  Fades,  et  qui  est  au  milieu  des  bois,  abandonné 
au  premier  venu,  logis  et  mobilier.  C'est  une  caverne  dans 
le  rocher,  avec  une  grosse  pierre  pour  s'asseoir  et  rii-n  avec. 
Je  vécus  là  deux  jours  de  racines  et  d'un  morceau  de  pain 
qu'on  m'apportait  de  temps  en  temps  du  cabaret.  Il  n'est  pas 
dans  mes  principes  de  demeurer  dans  un  cabaret.  Le  troi- 
sième jour,  le  petit  garçon  de  la  cabaretière  vint  m'avertir 
que  les  deux  moines  allaient  se  mettre  à  table.  J'y  courus 
et  je  me  cachai  dans  un  cellier  qui  touche  au  jardin.  La 
porte  de  ce  cellier  est  ombragée  d'un  pommier,  sous  lequel 
ces  messieurs  déjeunaient  en  plein  air.  M.  Jean  était 
sobre;  l'autre  mangeait  comme  un  carme  et  buvait  comme 
un    cordelicr.    J'entendis    cl    je   vis   tout   à    mon  aise. 


\ 


3IAUPRAT.  371 

«  —  Il  est  temps  que  cela  finisse,  disait  Antoine,  que  je 
reconnus  fort  bien  en  le  voyant  boire  et  en  l'entendant  jurer, 
je  suis  las  du  métier  que  vous  me  faites  faire.  Donnez-moi 
asile  chez  les  carmes  ou  je  fais  du  bruit. 

«  —  Et  quel  bruit  pouvez-vous  faire  qui  ne  vous  conduise 
à  la  roue,  lourde  hèle  ?  lui  répondit  M.  Jean.  Soyez  sûr  que 
vous  ne  mettrez  pas  les  pieds  aux  Carmes;  je  ne  me  sou- 
cie pas  de  me  voir  inculpé  dans  un  procès  criminel,  car  on 
vous  découvrirait  là  au  bout  de  trois  heures. 

«  —  Pourquoi  donc,  s'il  vous  plaît?  Vous  leur  faites 
bien  croire  que  vous  êtes  un  saint! 

«  — Je  suis  capable  de  me  conduire  comme  un  saint,  et 
vous  vous  conduisez  comme  un  imbécile.  Est-ce  que  vous 
pouvez  vous  tenir  une  heure  de  jurer  et  de  casser  les  pots 
après  dîner  ! 

«  — Dites  donc,  Nèpomucène ,  est-ce  que  vous  espéreriez 
sortir  de  là  bien  net,  si  j'avais  une  affaire  criminelle? 
reprit  l'autre. 

«  —  Qui  sait?  répondit  le  trappiste  ;  je  n'ai  point  pris 
part  à  votre  folie  ni  conseillé  rien  de  ce  genre. 

"  —  Ah  !  ah  !  le  bon  apôtre  !  s'écria  Antoine  en  se  ren- 
versant de  rire  sur  sa  chaise,  vous  en  êtes  bien  content,  à 
présent  que  cela  est  fait.  Vous  avez  toujours  été  lâche,  et, 
sans  moi,  vous  n'auriez  ima}J!"iné  rien  de  mieux  que  daller 
vous  faire  trappiste,  pour  singer  la  dévotion  et  venir  en- 
suite vous  faire  absoudre  du  passé,  afin  d'avoir  le  droit  de 
tirer  un  peu  d'argent  aux  casse-têtes  de  Sainte-Sévère. 
Belle  ambition,  ma  foi  !  que  de  crever  sous  un  froc  après 
s'être  gêné  toute  sa  vie  et  n'avoir  pris  que  la  moitié  de 
tous  les  plaisirs,  encore  en  se  cachant  comme  une  taupe  ! 
Allez,  allez,  cjuand  on  aura  |)endu  le  gentil  Bernard,  t|ue  la 
belle  Edmonde  sera  morte,  et  que  le  vieux  casse-cou  aura 
rendu  ses  grands  os  à  la  terre,  quand  nous  hériterons  de 


372  MM  PHAT. 

celte  jolie  fortune-là,  vous  trouverez  que  c'est  là  un  joli 
coup  de  Jarnac  :  se  défaire  de  trois  à  la  fois!  Il  m'en  coû- 
tera bien  un  peu  de  faire  le  dévot,  moi  qui  n'ai  pas  les 
habitudes  du  couvent  et  qui  ne  sais  pas  porter  l'habit  :  aussi 
je  jetterai  le  froc  aux  orties,  et  je  me  contenterai  de  bâtir 
une  chapelle  à  la  Roche-Mauprat  et  d'y  communier  quatre 
fois  l'an. 

«  —  Tout  ce  que  vous  avez  fait  là  est  une  sottise  et  une 
infamie  ! 

u  —  Ouais!  ne  parlez  pas  d'infamie,  mon  doux  frère, 
ou  je  vais  vous  faire  avaler  cette  bouteille  toute  cachetée! 

<(  —  Je  dis  que  c'est  une  sottise  et  que,  si  cela  réussit, 
vous  devez  une  belle  chandelle  à  la^'ierge;  si  cela  ne  réussit 
pas,  je  m'en  lave  les  mains,  entendez-vous?  Quand  j'étais 
caché  dans  la  chambre  secrète  du  donjon,  et  que  j'ai  entendu 
Bernard  conter  à  son  valet,  après  souper,  qu'il  |)erdait  l'es- 
prit pour  la  belle  Edmée.  je  vous  ai  dit  en  lair  qu'il  y  aurait 
là  un  joli  coup  à  faire;  et,  comme  une  brute,  vous  avez  j^ris 
la  chose  au  sérieux,  vous  avez  été,  sans  me  consulter  et 
sans  attendre  un  moment  favorable,  exécuter  une  chose 
qui  voulait  être  pesée  et  mûrie. 

"  —  Le  moment  favorable,  cu'ur  de  lièvre  que  vous 
êtes!  et  où  donc  l'aurais-je  trouvé  ?/<'octM.v/'<//  /-///  le  lurritn. 
Je  me  vois  surpris  par  la  chasse  au  milieu  du  bois;  je  me 
cache  dans  la  maudite  tour  Gazeau  :  je  vois  arriver  mes 
deux  tourtereaux;  j'entends  une  conversation  à  crever  de 
rire,  Bernard  larmoyant,  la  fille  faisant  la  Hère;  Bernard 
se  retire  comme  un  sot,  sans  avoir  fait  métier  d'homme  ;  je 
me  trouve  sur  moi,  le  bon  Dieu  sait  comment,  un  scélérat 
de  pistolet  tout  chargé.  P;if.'... 

•■  —  Taisez-vous,  bête  sauvaj^e  !  dit  l'autre  tout  effrayé: 
j)arle-l-on  de  ces  choses-là  dans  un  cabaret  ?  Tenez  votre 
langue,  malheureux!  ou  je  ne  vou-^  \(>rrai  plu-. 


MAIPRAT.  373 

«  —  11  faudra  pourtant  bien  que  vou»  me  voyiez,  mon 
doux  frère,  quand  j'irai  sonner  et  faire  carillon  à  la  porte 
des  Carmes. 

«  —  Vous  n'y  viendrez  pas,  ou  je  vous  dénonce. 

<(  —  Vous  ne  me  dénoncerez  pas,  car  j'en  sais  trop  long 
sur  votre  compte. 

((  —  Je  ne  vous  crains  pas,  j'ai  fait  mes  preuves;  j'ai 
expié  mes  péchés. 

«  —  Hypocrite  I 

«  —  Allons,  taisez-vous,  insensé,  dit  l'autre  ;  il  faut  que 
je  vous  quitte.  Voilà  de  l'arg'ent. 

('  —  Tout  cela  ! 

«  —  Que  voulez-vous  que  vous  donne  un  religieux? 
Croyez-vous  que  je  sois  riche? 

«  —  Vos  carmes  le  sont,  et  vous  en  faites  ce  que  vous 
voulez. 

«  —  Je  pourrais  vous  donner  davantag-e  que  je  ne  le 
ferais  pas.  Vous  n'auriez  pas  plus  tôt  deux  louis,  que  vous 
feriez  des  débauches  et  un  bruit  qui  vous  trahiraient. 

«  —  Et,  si  vous  voulez  que  je  quitte  le  pays  pour  quel- 
que temps,  avec  quoi  voulez-vous  que  je  voyage? 

«  —  Ne  vous  ai-je  pas  déjà  donné  trois  fois  de  quoi  par- 
tir, et  n'êtes-vous  pas  revenu  après  avoir  bu  linil  cl-  ({lic 
vous  aviez  dans  le  premier  mauvais  lieu  à  la  frontière  de  la 
province?  Votre  impudence  me  révolte,  après  les  déposi- 
tions qu'on  a  faites  contre  vous,  quand  la  maréchaussée  a 
l'éveil,  quand  Bernard  fait  reviser  son  jugement,  et  ({ue 
vous  allez  être  découvert  ! 

(■  —  Mon  frère,  c'est  à  vous  d'y  veiller;  \ous  menez  les 
carmes,  les  carmes  mènent  1  évèque.  Dieu  sait  pour  ([uelle 
petite  folie  qui  a  été  faite  de  compagnie,  en  grand  secret, 
après  souper,  dans  leur  couvent...  » 

Ici,  le  président  interrompit  le  récit  de  Patience. 


374  MAI  P RAT. 

—  Témoin,  dit-il,  je  vous  rappelle  à  roriire;  vous  ou- 
tragez la  verlu  d'un  prélat  par  le  récit  scandaleux  d'une 
telle  conversation. 

—  Nullement,  répondit  Patience,  je  rapporte  les  invec- 
tives d  un  crapuleux  et  d  un  assassin  contre  le  prélat;  je 
n'en  prends  rien  sur  moi,  et  chacun  ici  sait  le  cas  qu'il  a  à 
en  faire;  mais,  si  vous  le  voulez,  je  n'en  dirai  pas  davantage 
sur  ce  sujet.  Il  y  eut  encore  un  assez  long  débat.  Le  vrai 
trappiste  voulait  faire  partir  le  faux  trappiste,  et  celui-ci 
s'obstinait  à  rester,  disant  que,  s'il  n'était  pas  sur  les  lieux, 
son  frère  le  ferait  arrêter  aussitôt  après  que  Bernard  aurait 
la  tête  tranchée,  afin  d'avoir  l'héritage  à  lui  tout  seul.  Jean, 
poussé  à  bout,  le  menaça  sérieusement  de  le  dénoncer  et 
de  le  livrer  à  la  justice. 

«  — Baste  !  vous  vous  en  g-arderez  l)itMi.  après  tout, 
reprit  Antoine  ;  car  si  Bernard  est  absous,  adieu  l'héritage.  » 

C'est  ainsi  qu'ils  se  séparèrent.  Le  vrai  trappiste  s'en 
alla  fort  soucieux,  l'autre  s'endormit  les  coudes  sur  la  table. 
Je  sortis  de  ma  cachette  ])our  procéder  à  son  arrestation. 
C'est  dans  ce  moment  que  la  maréchaussée,  qui  est  à  mes 
trousses  depuis  longtemi)s  pour  me  forcer  à  venir  témoi- 
gner, me  mit  la  main  au  collet.  J'eus  beau  désigner  le  moine 
comme  l'assassin  d'Edmée,  on  ne  voulut  pas  me  croire,  et 
on  me  dit  qu'on  n'avait  pas  d'ordre  contre  lui.  Je  voulais 
ameuter  le  village,  on  m'empéciia  de  parler  ;  on  m'amena 
ici  de  brigade  en  brigade  comme  un  th-serteur,  et.  depuis 
huit  jours,  je  suis  au  cachot,  sans  cpion  daigne  faire  droit 
à  mes  réclamations.  Je  n'ai  même  pu  voir  l'avocat  de 
yi.  Bernard  et  lui  faire  sa\oir  (pie  j'(''tais  en  prison  ;  c'est 
tout  à  l'heure  seulement  (|ue  le  geôlier  est  venu  me  dire 
(|u  il  fallait  endosser  un  habit  et  comparoir.  Je  ne  sais  pas 
si  tout  cela  est  dans  les  formes  de  la  justice  ;  mais  ce  qu'il 
y  a  de  certain,  c'est  ipie   l'assassin  auiail   ]in  être  arrêt»'-  et 


MAUPRAT.  375 

qu'il  ne  l'est  pas,  et  quil  ne  le  sera  pas  si  vous  ne  vous 
assurez  de  la  personne  de  M.  Jean  de  Mauprat  pour  l'em- 
pêcher d'avertir,  je  ne  dis  pas  son  complice,  mais  son 
protégé.  Je  fais  serment  que  dans  tout  ce  que  j'ai  entendu 
M.  Jean  de  Mauprat  est  à  l'abri  de  tout  soupçon  de  com- 
plicité ;  quant  à  l'action  de  laisser  livrer  à  la  rigueur  des 
lois  un  innocent  et  de  vouloir  sauver  un  coupable  au  point 
de  feindre  sa  mort  par  de  faux  témoignages  et  de  faux 
actes... 

Patience,  voyant  que  le  président  allait  encore  l'inter- 
rompre, se  hâta  de  terminer  son  discours  en  disant  : 

—  Quant  à  cela,  messieurs,  il  appartient  à  vous  et  non 
à  moi  de  le  juger. 


376  M  VIP  RAT. 


X  X  \'  1 1  I 


Après  cette  déposition  importante,  la  cour  suspendit 
pendant  quelques  instants  la  séance,  et,  lorsqu'elle  rentra, 
Edniée  fut  ramenée  en  sa  présence.  Pâle  et  brisée,  pouvant 
à  peine  se  traîner  jusqu'au  fauteuil  qui  lui  était  réservé, 
elle  montra  cependant  une  grande  force  et  une  grande  pré- 
sence d'esprit. 

—  Croyez-vous  pouvoir  répondre  avec  calme  et  sans 
trouble  aux  questions  qui  vont  vous  être  adressées?  lui  dit 
le  président. 

—  Je  l'espère,  monsieur,  répondit-elle.  Il  est  vrai  que 
je  sors  d'une  maladie  grave  et  que  j'ai  recou\ré  depuis  peu 
de  jours  seulement  l'exercice  de  ma  mémoire;  mais  je  crois 
l'avoir  très  bien  recouvrée,  et  mon  esprit  ne  ressent  aucun 
trouble. 

—  ^'otre  nom? 

—  Solange-Edmonde  de  Mauprat ,  Edmcn  sijlveslris^ 
ajouta-t-elle  à  demi-voix. 

Je  frissonnai.  Son  regard  avait  pris,  en  disant  celte  pa- 
role intempestive,  une  expression  étrange.  Je  crus  (ju  elle 
rillait  divaguer  plus  (pie  jamais.  Mon  avocat  eifrayé  me 
regarda  d'un  air  d'interrogation.  Personne  autre  que  mo 
n'avait  compris  ces  deux  mots,  tpriùlmée  avait  pris  l'ha- 
bitude  de   répéter  souvent  dans  les  premiers  et  dans   les 


MAUPRAT.  377 

derniers  jours  de  sa  maladie.  Heureusement  ce  fut  le 
dernier  ébranlement  de  ses  facultés.  Elle  secoua  sa  belle 
tête  comme  pour  chasser  des  idées  importunes;  et,  le  prési- 
dent lui  ayant  demandé  compte  de  ces  mots  inintelligibles, 
elle  répondit  avec  douceur  et  noblesse  : 

—  Ce  n'est  rien,  monsieur;  veuillez  continuer  mon  in- 
terrogatoire. 

—  Votre  âge,  mademoiselle? 

—  Vingt-quatre  ans. 

—  Vous  êtes  parente  de  l'accusé? 

—  Sa  tante  à  la  mode  de  Bretagne.  Il  est  mon  cousin 
issu  de  germain  et  le  petit-neveu  de  mon  père. 

—  Jurez-vous  de  dire  la  vérité,  toute  la  vérité  ! 

—  Oui,  monsieur. 

—  Levez  la  main. 

Edmée  se  retourna  vers  Arthur  avec  un  triste  sourire. 
Il  lui  ôta  son  gant  et  l'aida  à  élever  son  bras  sans  force  et 
presque  sans  mouvement.  Je  sentis  de  grosses  larmes  cou- 
ler sur  mes  joues. 

Edmée  raconta  avec  finesse  et  naïveté  qu'étant  égarée 
dans  le  ])ois  avec  moi,  elle  avait  été  jetée  à  bas  de  son 
cheval  par  l'empressement  plein  de  sollicitude  que  j'avais 
mis  à  la  retenir,  croyant  qu'elle  était  emportée;  qu'il  s'en 
était  suivi  une  petite  altercation,  à  la  suite  de  laquelle,  par 
une  petite  colère  de  femme  assez  niaise,  elle  avait  voulu 
remonter  seule  sur  sa  jument;  qu'elle  m'avait  même  dit 
des  paroles  dures,  dont  elle  ne  pensait  pas  un  mot,  car  elle 
m'aimait  comme  son  frère;  {[ue,  proroiuh'mciit  aflligi'  de 
sa  brusquerie,  je  m'étais  éloigné  de  quelques  pas  pour  lui 
obéir,  et  qu'au  moment  de  me  suivre,  aflligée  qu'elle  était 
elle-même  de  notre  puérile  querelle,  elle  avait  senti  une 
violente  commotion  à  la  poitrine,  et  qu'elle  était  tombée 
en  entendant  à  peine  la  détonation.  11  lui  était  impossible 

48 


378  MAI  P RAT. 

de  dire  de  quel  côté  elle  éljiil  tournée  et  de  quel  côté  était 
parti  le  coup. 

—  Voilà  tout  ce  qui  est  arrivé,  ajouta-t-elle  ;  je  suis  la 
dernière  personne  en  état  de  vous  expliquer  cet  accident. 
Je  ne  puis  en  mon  âme  et  conscience  l'attribuer  qu'à  la 
maladresse  d'un  de  nos  chasseurs  qui  aura  craint  de  l'a- 
vouer. Les  lois  sont  si  sévères!  et  la  vérité  est  si  difficile  à 
prouver  ! 

—  Ainsi,  mademoiselle,  vous  ne  pensez  pas  quô  votre 
cousin  soit  l'auteur  de  cet  attentat  ? 

—  Non,  monsieur,  certainement  noni  Je  ne  suis  plus 
folle,  et  je  ne  me  serais  pas  laissé  conduire  devant  vous,  si 
j'avais  senti  mon  cerveau  malade. 

—  Vous  semble/,  imputer  à  un  état  d'aliénation  mentale 
les  révélations  que  vous  avez  faites  au  bonhomme  Patience, 
à  M""  Leblanc,  votre  {.gouvernante,  et  peut-être  aussi  à 
l'abbé  Aubert. 

—  Je  n'ai  fait  aucune  révéhiliun,  répondit-elle  avec  as- 
surance, pas  plus  au  digne  Patience  qu'au  respectable  abbé 
et  à  la  servante  Leblanc.  Si  l'on  appelle  révélation  les  pa- 
roles dépourvues  de  sens  qu'on  dit  dans  la  fièvre,  il  faut 
condamner  à  mort  toutes  les  figures  qui  nous  font  peur 
dans  les  rêves.  Quelle  rcrcl;ili<in  aurais-je  pu  faire  d'un  fait 
que  j'ignore  ? 

—  Mais  vous  avez  dit  au  moment  où  vous  avez  reçu 
la  blessure  en  tombant  de  votre  cheval  :  Bernard,  Ber- 
nard, je  ne  vous  aurais  jamais  cru  capable  de  me  tuer! 

—  Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  jamais  dit  cela;  et, 
quand  je  l'aurais  dit,  je  ne  concevrais  pas  l'importance 
f|u"on  peut  atlril)uer  aux  impressions  d'une  personne  frap- 
pée de  la  foudre  et  dont  l'esprit  est  comme  anéanti.  Ce 
que  je  sais,  c'est  que  Bernard  de  ^Liuprat  donnerait  sa  vie 
pour  mon  père  et  pour  moi,  ce  qui  ne  rend  pas  très  probable 


MAUPRAT.  379 

qu'il  ait  voulu  m'assassiner.  Et  pour  quelle  raison,  grand 
Dieu  ! 

Le  président  se  servit  alors,  pour  embarrasser  Edmée, 
de  tous  les  arguments  que  pouvaient  lui  fournir  les  déposi- 
tions de  AP''^  Leblanc.  Il  y  avait  de  quoi  la  troubler  en 
effet.  Edmée,  surprise  de  voir  la  justice  en  possession  de 
tant  de  choses  qu'elle  croyait  secrètes,  reprit  cependant 
courage  et  fierté  lorsqu'on  lui  fit  entendre,  dans  les  termes 
brutalement  chastes  qu'on  emploie  devant  les  tribunaux  en 
pareil  cas,  quelle  avait  été  victime  de  ma  grossièreté  à  la 
Roche-ALiuprat.  C'est  alors  que,  prenant  avec  feu  la  dé- 
fense de  mon  caractère  et  celle  de  son  honneur,  elle  affirma 
que  je  m'étais  conduit  avec  une  loyauté  bien  supérieure  à 
celle  qu'on  pouvait  attendre  encore  de  mon  éducation. 
Mais  il  restait  à  expliquer  toute  la  vie  d'Edmée  à  partir  de 
cette  époque,  la  rupture  de  son  mariag'e  avec  M.  de  La 
Marche,  ses  querelles  fréquentes  avec  moi,  mon  brusque 
départ  pour  l'Amérique,  le  refus  qu'elle  avait  fait  de  se 
marier. 

—  Cet  interrog-atoire  est  une  chose  odieuse,  dit-elle  en 
se  levant  tout  à  coup  et  en  retrouvant  ses  forces  physiques 
avec  l'exercice  de  sa  force  morale.  On  me  demande  compte 
de  mes  plus  intimes  sentiments,  on  descend  dans  les  mys- 
tères de  mon  âme,  on  tourmente  ma  pudeur,  on  s'arroge 
des  droits  qui  n'appartiennent  qu'à  Dieu.  Je  vous  déclare 
que,  s'il  s'agis.sait  ici  de  ma  vie  et  non  de  celle  d'autrui, 
vous  ne  m'arracheriez  pas  un  mot  de  plus.  Mais,  pour 
sauver  la  vie  du  dernier  des  hommes,  je  sacrifierais  mes 
répugnances;  à  plus  forte  raison  le  ferais-je  pour  celui  qui 
est  devant  vos  yeux.  Apprenez-le  donc,  puisque  vous  me 
contraignez  à  faire  un  a\eu  contraire  à  la  réserve  et  à  la 
fierté  de  mon  sexe  :  tout  ce  qui  vous  semble  inexplicable 
dans  ma  conduite,  tout  ce  que  vous  attribuez  aux  torts  de 


380  MAL  PUAT. 

Bernard   et  à  mes  ressentiments,  à  ses  menaces  et  à  mes 
terreurs,  se  justifie  par  un  seul  mot  :  Je  l'aime! 

En  prononçant  ce  mot  avec  la  rougeur  au  front  et 
l'accent  profond  de  lame  la  plus  passionnée  et  la  plus 
orgueilleusement  concentrée  qui  ait  jamais  existé,  Edmée 
se  rassit  et  couvrit  son  visage  de  ses  deux  mains.  En  ce 
moment,  je  fus  si  transporté,  que  je  mécriai  sans  pouvoir 
me  contenir  : 

—  Qu'on  me  mène  à  l'échafaud  maiiitenanl.  je  suis  le 
roi  de  la  terre  ! 

—  A  l'échafaud!  toi  I  dit  Edmée  en  se  relevant  ;  on  m'v 
mènera  plutôt  moi-même.  Est-ce  ta  faute,  malheureux  en- 
fant, si  depuis  sept  ans,  je  te  cache  le  secret  de  mon  alTec- 
tion,  si  j'ai  voulu  attendre  pour  te  le  dire  que  tu  fusses  le 
premier  des  hommes  par  la  sagesse  et  l'intelligence,  comme 
tu  en  es  le  premier  par  le  cœur?  Tu  payes  cher  mon  ambi- 
tion, puisqu'on  l'interprète  par  le  mépris  et  la  haine.  Tu 
dois  bien  me  ha'ir,  puisque  ma  fierté  l'a  conduit  sur  le  banc 
du  crime.  Mais  je  laverai  la  honte  par  une  réparation 
éclatante,  et,  quand  même  on  t'enverrait  à  l'échafaud  di'- 
main,  tu  n'y  marcherais  qu'avec  le  titre  de  mon  époux. 

—  \  otre  générosité  vous  entraine  trop  loin,  Edmée  de 
.Maii|)ral.  dit  le  j)résident;  vous  consentiriez  presque,  pour 
sauver  votre  parent,  à  vous  accuser  de  coquetterie  et  de 
dureté;  car  comment  expliqueriez-vous  vos  sept  années  de 
refus,  (pii  ont  exaspéré  la  passion  de  ce  jeune  iiomme? 

—  Peut-être,  monsieur,  dit  Edmée  avec  malice,  la  cour 
n'est-elle  pas  compétente  sur  cette  matière.  Beaucoup  de 
fenunes  pensent  que  ce  n'est  pas  un  grand  crime  d'avoir  un 
j)eu  de  cocjuetterie  avec  riionime  (piOn  aime.  On  en  a  peut- 
être  le  droit,  quand  on  lui  a  sacrifié  tous  les  autres  lionuiies; 
c'est  une  fierté  naturelle  bien  innocente  que  de  vouloir  faire 
sentir  à  celui  cpi  on   préfcic  cpi  on  est   nne  àme  île  prix  et 


MAL  P RAT.  381 

qu'on  mérite  d'être  sollicitée  et  recherchée  lon<,'-temps.  Il 
est  vrai  que  si  cette  coquetterie  avait  pour  résultat  de  faire 
condamner  un  amant  à  la  mort,  on  s'en  corrigerait  vite. 
Mais  il  est  impossible,  messieurs,  que  vous  vouliez  consoler 
de  la  sorte  ce  pauvre  jeune  homme  de  mes  rigueurs. 

En  parlant  ainsi  d'un  air  dexcitation  ironique,  Edmée 
fondit  en  pleurs.  Cette  sensibilité  nerveuse,  qui  mettait  en 
dehors  toutes  les  qualités  de  son  âme  et  de  son  esprit, 
tendresse,  courage,  finesse,  fierté,  pudeur,  donnait  en 
même  temps  à  son  visage  une  expression  si  mobile  et  si 
admirable  sous  toutes  ses  faces,  que  la  grave  et  sombre 
assemblée  des  juges  sentit  tomber  la  cuirasse  d'airain  de 
l'intégrité  impassible  et  la  chape  de  plomb  de  l'hypocrite 
vertu.  Si  Edmée  ne  m'avait  pas  défendu  victorieusement 
par  ses  aveux,  du  moins  elle  avait  excité  au  plus  haut 
point  l'intérêt  en  m.a  faveur.  Un  homme  aimé  d'une  belle 
et  \ertueuse  femme  porte  avec  lui  un  talisman  qui  le  rend 
invulnérable;  chacun  sent  que  sa  vie  a  plus  de  prix  que 
celle  des  autres. 

Edmée  subit  encore  beaucoup  de  queslions  et  rétablit 
les  faits  dénaturés  par  M"'"  Leblanc;  elle  m'épargna  beau- 
coup, il  est  vrai;  mais  elle  sut,  avec  un  art  admirable, 
éluder  certaines  questions  et  se  soustraire  à  la  nécessité  de 
mentir  ou  de  me  condamner.  l<]l!e  s'accusa  généreusement 
de  tous  mes  torts  et  prétendit  que,  si  nous  avions  eu  des 
querelles,  c'était  parce  qu'elle  y  prenait  un  secret  plaisir, 
parce  qu'elle  y  voyait  la  force  de  mon  amour;  qu'elle  m'a- 
vait laissé  partir  pour  l'Amérique,  voulant  mettre  ma  vertu 
à  l'épreuve  et  ne  pensant  pas  que  la  campagne  durerait 
plus  d'un  an,  comme  on  le  (Usait  alors,  qu'ensuite  elle 
m'avait  regardé  comme  engagé  d'honneur  à  subir  cette 
prolongation  illimitée,  mais  qu'elle  avait  souffert  plus  que 
moi  de  mon  absence;  enfin  elle  reconnut  fort  bien  la  lettre 


382  M  A  L  P  II  A  T. 

qu'on  avait  trouvée  sur  elle;  et.  la  ])reiiaiil,  elle  en  rétablit 
les  passages  mutilés  avec  une  mémoire  surprenante  et  en 
priant  le  greiller  fie  suivre  avec  elle  les  mots  à  demi 
effacés. 

—  Cette  lettre  est  si  peu  une  lettre  de  menace,  dit-elle, 
et  l'impression  que  j'en  ai  reçue  est  si  peu  celle  de  la 
crainte  et  de  l'aversion,  qu'on  l'a  trouvée  sur  mon  cœur, 
où  je  la  portais  depuis  huit  jours,  bien  que  je  n'eusse  pas 
seulement  avoué  à  Bernard  que  je  l'eusse  reçue. 

—  Mais  vous  n'expliquez  point,  lui  dit  le  président, 
pourquoi,  il  y  a  sept  ans,  dans  les  premiers  temps  du 
séjour  de  votre  cousin  auprès  de  vous,  vous  étiez  armée 
d'un  couteau  que  vous  placiez  toutes  les  nuits  sous  votre 
oreiller,  et  que  vous  aviez  fait  aiguiser  pour  un  cas  urgent 
de  défense? 

—  Dans  ma  famille,  répondit-elle  en  rougissant,  cjn  a 
l'esprit  assez  romanesque  et  l'humeur  très  lîère.  11  est  vrai 
que  j  eus  plusieurs  fois  dessein  de  me  tuer,  parce  que  je 
sentais  naître  v\\  moi  pour  mon  cousin  un  penchant  insui'- 
montable.  Me  croyant  liée  par  des  engagements  indisso- 
lubles à  M.  de  La  Marche,  je  serais  morte  plutôt  que  de 
manquer  à  ma  parole  et  plutôt  (jue  d'épouser  un  autre 
homme  que  Bernard.  Plus  tard.  M.  de  La  Marche  me 
rendit  ma  promesse  avec  beaucoup  de  dc'licalesse  et  de 
loyauté,  et  je  ne  songeai  plus  à  mourir. 

Edmée  se  retira  suivie  tle  tous  les  regards  et  d'un  nun-- 
mure  approbateur.  A  peine  a\ail-elle  franchi  la  porte  du 
prétoire,  qu'elle  s'évanouit  de  nouveau;  mais  eette  crise 
n'eut  pas  tle  suites  graves  et  ne  laissa  pas  de  traces  au  bout 
de  quelques  jours. 

J  étais  si  bouleversé,  si  enivri-  de  ce  (pi'elle  venait  de 
dire,  que  je  ne  vis  plus  guère  ce  ipii  se  |)a>sail.  (concentré 
dans  la  seule  pensée  de  mon  amour,  je  (loulai>   pourtant: 


MAUPRAT.  383 

car,  si  Edmée  n'avait  pas  avoué  tous  mes  efforts,  elle  pou- 
vait bien  aussi  avoir  exagéré  son  inclination  pour  moi  dans 
le  dessein  d'atténuer  mes  défauts.  Il  m'était  impossible  de 
croire  qu'elle  m'eût  aimé  avant  mon  départ  pour  l'Amé- 
rique, et  surtout  dès  les  premiers  temps  de  mon  séjour 
auprès  d'elle.  Je  n'avais  que  cette  préoccupation  dans 
l'esprit;  je  ne  me  souvenais  même  plus  de  la  cause  ni  du 
but  de  mon  procès.  Il  me  semblait  que  la  question  agitée 
dans  ce  froid  aréopage  était  uniquement  celle-ci  :  Est-il 
aimé  ou  n'est-il  pas  aimé  ?  Le  triomphe  ou  la  défaite,  la 
vie  ou  la  mort  n'étaient  que  là  pour  moi. 

Je  fus  tiré  de  ces  rêveries  par  la  voix  de  l'abbé  Aubert. 
Il  était  maigre  et  défait,  mais  plein  de  calme  ;  on  l'avait 
tenu  au  secret,  et  il  avait  souffert  toutes  les  rigueurs  de 
la  prison  avec  la  résignation  d'un  martyr.  Malgré  toutes 
les  précautions,  l'adroit  Marcasse,  habile  à  se  glisser  par- 
tout comme  un  furet,  avait  réussi  à  lui  faire  tenir  une  lettre 
d'Arthur,  où  Edmée  avait  ajouté  quelques  mots.  Autorisé 
par  cette  lettre  à  tout  dire,  il  fit  une  déposition  conforme 
à  celle  de  Patience,  avouant  que,  d'après  les  premières 
paroles  d'Edmée  après  l'événement,  il  m'avait  accusé  ;  mais 
qu'ensuite,  voyant  l'état  d'aliénation  de  la  malade  et  se 
souvenant  de  ma  conduite  sans  reproche  depuis  plus  de  six 
ans,  tiranl  aussi  quelque  lumière  des  précédents  débats  et 
<les  bruits  publics  sur  l'existence  et  la  présence  d'Antoine 
Mauprat,  il  s'était  senti  trop  convaincu  de  mon  innocence 
pour  vouloir  témoigner  conlre  moi.  S'il  le  faisait  mainle- 
nanl,  c'est  qu'il  pensait  cpiun  supplément  d'instruction 
avait  éclairé  la  cour,  et  que  sa  déposition  n'aurait  pas 
les  conséquences  graves  qu'elle  eût  pu  avoir  un  mois  aupa- 
ravant. 

Interrogé  sur  les  sentiments  d'Edmée  à  mon  égard,  il 
détruisit  toutes  les  inventions  de  M"*^  Leblanc  et  déclara 


384  .MAllT.AT. 

que.  111  >ii  seulement  Edniée  m'aimait  ardemment,  mais 
qu'elle  avait  senti  de  l'amour  pour  moi  dès  les  premiers 
jours  de  notre  entrevue.  Il  ralTirnia  par  serment,  tout  en 
appuyant  un  peu  plus  sur  mes  torts  passés  que  ne  1  avait 
l'ait  Edmée.  11  avoua  qu'il  avait  craint  plusieurs  fois  alors 
que  ma  cousine  ne  lit  h  lulie  de  m'épouser,  mais  qu'il 
n'avait  jamais  eu  de  crainte  pour  sa  vie,  puisque,  d'un  mot 
et  d'un  re<;ard.  il  l'avait  toujours  vue  me  réduire,  mémo  à 
l'époque  de  ma  plus  mauvaise  éducation. 

La  continuation  des  débats  fut  remise  à  l'issue  des  per- 
quisitions ordonnées  pour  découvrir  et  arrêter  lassassin. 
Un  compara  mon  procès  à  celui  de  Calas,  et  cette  compa- 
raison n  eut  pas  plus  tôt  cours  dans  les  conversations,  (pie 
mes  juges,  se  voyant  en  butte  à  mille  traits  sanglants, 
éprouvèrent  par  eux-mêmes  que  la  haine  et  la  prévention 
sont  de  mauvais  conseillers  et  des  guides  dangereux.  L'in- 
tendant de  la  province  se  déclara  le  champion  de  ma  cause 
et  le  chevalier  d'Edniée,  qu'il  reconduisit  en  personne 
auprès  de  son  père.  Il  mit  sur  pied  toute  la  maréchaussée. 
On  agit  avec  vigueur,  on  arrêta  Jean  de  Mauprat.  Quand 
il  se  vit  saisi  et  menacé,  il  livra  son  frère  et  déclara  (pion 
le  trouverait  toutes  les  nuits  réfugié  à  la  Roche-Maupi"al 
et  caché  dans  une  chambre  secrète  où  la  femme  du  métayer 
l'aidait  à  se  renfermer  à  linsu  de  son  mari. 

On  conduisit  le  trappiste  sous  bonne  escorte  à  la  Koche- 
Alauprat,  afin  qu'il  révélât  cette  chambre  secrète,  à  laquelle, 
malgré  tout  son  génie  à  explorer  les  murailles  et  les  char- 
pentes, l'ancien  chasseur  de  fouines,  le  taupeur  Marcasse, 
n'avait  jamais  pu  parvenir.  On  m'y  conduisit  moi-même, 
afin  (pu-  j'aidasse  à  retrouver  cette  chambre  nu  les  passages 
(|ui  pouvaient  y  aboutir,  au  cas  où  le  trappiste  se  départi- 
rait de  la  sincérité  de  ses  intentions.  Je  revis  donc  encore 
une  fois  ce  manoir  déleste  avec  son  ancien  chefde  brigands 


MAUPRAT.  385 

transformé  en  trappiste.  Il  se  montra  si  humble  et  si  ram- 
pant vis-à-vis  de  moi,  il  fit  si  bon  marché  de  la  vie  de  son 
frère  et  m'exprima  une  si  vile  soumission,  que,  saisi  de 
dégoût,  je  le  priai,  au  bout  de  quelques  instants,  de  ne  plus 
madresser  la  parole.  Gardés  à  vue  par  les  cavaliers,  nous 
nous  mîmes  à  la  recherche  de  la  chambre  secrète.  Jean 
avait  prétendu  dabord  qu'il  en  savait  l'existence  sans  en 
connaître  la  situation  exacte  depuis  que  le  donjon  était 
aux  trois  quarts  détruit.  Quand  il  me  vit,  il  se  souvint  que 
je  l'avais  surpris  dans  ma  chambre  et  qu'il  avait  disparu 
par  la  muraille.  Il  se  résigna  donc  à  nous  y  conduire  et  à 
nous  montrer  le  secret,  qui  était  fort  curieux,  et  dont  je 
ne  m'amuserai  pas  à  vous  faire  la  description.  La  chambre 
secrète  fut  ouverte,  il  ne  s'y  trouva  personne.  L'expédition 
avait  été  pourtant  conduite  avec  promptitude  et  mystère. 
Il  ne  paraissait  pas  probable  que  Jean  eût  eu  le  temps  de 
prévenir  son  frère.  Le  donjon  était  entouré  de  cavaliers, 
toutes  les  issues  étaient  bien  gardées.  La  null  était  sombre, 
et  nous  avions  fait  une  invasion  qui  avait  bouleversé  d'effroi 
tous  les  habitants  de  la  métairie.  Le  métayer  ne  compre- 
nait rien  a  ce  que  nous  cherchions;  mais  le  trouble  et  l'an- 
goisse de  sa  femme  semblaient  nous  assurer  la  présence 
d'Antoine  dans  le  donjon.  Elle  n'eut  pas  la  présence  d'es- 
prit de  prendre  un  air  rassuré  après  que  nous  eûmes  e.xploré 
la  première  chambre,  et  cela  fit  penser  à  Marcasse  qu'il  y 
en  avait  une  seconde.  Le  trappiste  en  avait-il  connaissance 
et  feignit-il  de  l'ignorer?  Il  joua  si  bien  son  rôle,  que  nous 
y  fûmes  tous  pris.  Il  fallut  explorer  de  nouveau  les  moindres 
détours  et  recoms  des  ruines.  Une  grande  tour  isolée  de 
tous  les  bâtiments  ne  semblait  pouvoir  olfrir  aucun  refuge. 
La  cage  de  l'escalier  s'était  entièrement  écroulée  lors  de 
l'incendie,  et  il  ne  se  trouvait  pas  d'échelle  as.cz  longue, 
à  beaucoup  près,  même  en  attachant  l'une  à  l'autre   avec 


386  MAL  P  HA  T. 

des  cordes  celles  du  métayer,  pour  alleiiidre  au  dernier 
étage,  qui  semblait  bien  conservé,  et  contenir  une  pièce 
éclairée  par  deux  meurtrières.  Marcasse  objecta  qu'il  pou- 
vait se  trouver  un  escalier  dans  l'épaisseur  du  mur,  ainsi 
qu'il  arrive  dans  beaucoup  d'anciennes  tours.  Mais  où  se 
trouvait  l'issue?  Dans  quelque  souterrain  peul-èlre.  L'as- 
sassin oserail-il  sortir  de  sa  retraite  tant  que  nuus  serions 
là?  S'il  avait,  malj^ré  la  nuit  obscure  et  le  silence  que  nous 
gardions,  vent  de  notre  présence,  se  risquerait-il  dans  la 
campagne  tant  que  nous  serions  [loslés  comme  nous  l'étions 
sur  tous  les  points? 

—  Ce  n'est  pas  probable,  dit  Marcasse.  Il  laiil  liouNcr 
un  moyen  prompt  de  parvenir  là-haut,  et  j'en  vois  un. 

Il  montra  une  poutre  noircie  par  le  l'eu  qui  joignait  la 
tour  à  une  hauteur  eirrayante,  et  sur  une  portée  de  vingt 
pieds  environ,  aux  greniers  du  bâtiment  voisin.  Une  large 
crevasse,  faite  par  l'éboulement  des  parties  attenantes, 
était  située  à  l'extrémité  de  celte  poutre  dans  le  ilanc  de  la 
tour.  Dans  ses  explorations,  il  avait  bien  semblé  à  Mar- 
casse voir  au  travers  de  cette  crevasse  les  marches  d'un 
petit  escalier.  Le  mur  avait,  d'ailleurs,  l'épaisseur  néces- 
saire pour  le  contenir.  Le  taupeur  n'avait  jamais  osé  se 
risquer  sur  cette  poutre,  non  à  cause  de  sa  ténuiti'  ni  de 
son  élévation,  il  était  habitué  à  ces  périlleuses  Iruvcr.sccs, 
comme  il  les  appelait;  mais  la  poutre  était  attaquée  par  le 
feu  et  tellement  amincie  par  le  milieu,  qu'il  était  impos- 
sible de  savoir  si  elle  porterait  le  poids  d'iiii  homme,  fùt-il 
svelte  et  diaphane  comme  le  brave  sergent.  Jusque-là, 
aucune  considération  assez  importante  pour  risquer  sa  vie 
à  cette  expérience  ne  s'était  présentée  ;  elle  s'offrait  en  cet 
instant,  Marcasse  n'hésita  pas.  Je  n'étais  |ioint  auprès  de 
lui  lorscpi'il  conçut  ce  dessein  ;  je  l'en  aurais  enq)éehé  à  tout 
prix.  Je  ne  m'en  aperçus  que  lorsque  Marcasse  était  déjà 


Mauprat 


A  QUANTIN    ÉDIT 


MAUPRAT.  387 

au  milieu  de  la  poutre,  à  l'endroit  où  le  bois  calciné  n'était 
peut-être  qu'un  charbon.  Comment  vous  rendre  ce  que 
j'éprouvai  en  voyant  mon  fidèle  ami  debout  dans  les  airs, 
marchant  avec  gravité  vers  son  but?  Blaireau  allait  devant 
lui  avec  autant  de  tranquillité  que  s'il  se  fût  agi  d'aller 
comme  jadis  au  milieu  des  bottes  de  foin  à  la  découverte 
des  fouines  et  des  loirs.  Le  jour  se  levait  et  dessinait  dans 
l'air  grisâtre  la  silhouette  effilée  et  la  démarche  modeste  et 
fîère  de  l'hidalgo.  Je  mis  mes  mains  sur  mon  visage,  il  me 
semblait  entendre  craquer  la  poutre  fatale;  j'étouffai  un 
cri  de  terreur  dans  la  crainte  de  l'émouvoir  en  cet  instant 
solennel  et  décisif.  Je  ne  pus  retenir  ce  cri,  je  ne  pus 
m'empêcher  de  relever  la  tête  lorsque  deux  coups  de  feu 
partirent  de  la  tour.  Le  chapeau  de  Marcasse  tomba  au 
premier  coup,  le  second  effleura  son  épaule.  Il  s'était 
arrêté. 

—  Pas  touché!  nous  cria-t-il. 

Et,  prenant  son  élan,  il  franchit  au  pas  de  course  le 
reste  du  pont  aérien.  Il  pénétra  dans  la  tour  par  la  cre- 
vasse et  s'élança  dans  l'escalier  en  criant  : 

—  A  moi,  mes  amis!   la  poutre  est  solide. 

Aussitôt  cinq  hommes  hardis  et  vigoureux ,  qui  l'ac- 
compagnaient, se  mirent  à  cheval  sur  la  poutre  en  s'aidant 
des  mains  et  parvinrent  un  à  un  à  l'autre  extrémité. 
Lorsque  le  premier  d'entre  eux  pénétra  dans  le  grenier  où 
était  retiré  Antoine  de  Mauprat,  il  le  trouva  aux  prises 
avec  Marcasse,  qui,  tout  exalté  de  son  triomphe  et  ou- 
bliant qu'il  ne  s'agissait  pas  de  tuer  iennomi,  mais  de  le 
prendre,  s'était  mis  en  devoir  de  le  larder  comme  une  be- 
lette avec  sa  longue  rapière.  Mais  le  faux  trappiste  était 
un  ennemi  redoutable.  Il  avait  arraché  l'épée  des  malus  du 
sergent,  l'avait  terrassé  et  l'aurait  étranglé  si  on  ne  se  fût 
jeté  sur  lui  par  derrière.  Il  résista  avec  une  force  prodi- 


388  M  VIP  HAT. 

gieu.-e  aux  trois  premiers  assaillants;  mais,  avec  l'aide  des 
deux  autres,  on  réussit  à  le  dompter.  Quand  il  se  vit  pris, 
il  ne  fit  plus  de  résistance  et  se  laissa  lier  les  mains  pour 
descendre  l'escalier,  qui  venait  aboutir  au  fond  d'un  puits 
desséché  qui  se  trouvait  au  centre  de  la  tour.  Antoine 
avait  l'habitude  d'en  sortir  et  d'y  descendre  par  une  échelle 
que  lui  tendait  la  femme  du  métayer,  et  qu'elle  retirait 
aussitôt  après.  Je  me  jetai  a\ec  transport  dans  les  bras  du 
serf^^ent. 

—  Ce  n'est  riiMi.  dit-il,  cela  ma  amusé.  .1  ai  senti  que 
j'avais  encore  la  jambe  sûre  et  la  tête  froide,  l'^h  I  eh! 
vieux  sergent,  ajouta-t-il  en  regardant  sa  jambe,  vieil 
hidalgo,  vieux  taupeur,  un  ne  se  moquera  plus  tant  de  ton 
mollet. 


MAUPRAT.  389 


XXIX 


Si  Antoine  de  Mauprat  eiit  été  un  homme  énergique,  il 
aurait  pu  me  faire  un  mauvais  pai'ti  en  se  disant  témoin  de 
l'assassinat  commis  par  moi  sur  la  personne  d'Edmée. 
Comme  il  avait,  pour  se  cacher,  des  raisons  antérieures  à 
ce  dernier  crime,  il  eût  expliqué  le  mystère  dont  il  s'enve- 
loppait et  son  silence  sur  l'événement  de  la  tour  Gazeau. 
Je  n'avais  pour  moi  que  le  témoignage  de  Patience.  Eût-il 
suffi  pour  m'absoudre?  Tant  d'autres,  même  ceux  de  mes 
amis,  même  celui  d'Edmée,  qui  ne  pouvait  nier  mon  carac- 
tère violent  et  les  probabilités  de  mon  crime,  étaient 
contre  moi  ! 

Mais  Antoine,  le  plus  insolent  en  paroles  de  tous  les 
coupe-jarrets,  était  le  plus  lâche  en  action.  Il  ne  se  vit  pas 
plus  tôt  au  pouvoir  de  la  justice,  qu'il  avoua  tout,  même 
avant  de  saA'oir  que  son  frère  l'avait  abandonné. 

Il  y  eut  de  scandaleux  débats,  où  les  deux  frères  se 
chargèrent  l'un  Taiiti-e  dune  manière  infâme.  Le  trappiste, 
toujours  contenu  par  son  hypocrisie,  abandonnait  froide- 
ment l'assassin  à  son  sort  et  se  défendait  de  lui  avoir  jamais 
donné  le  conseil  de  commettre  le  crime  ;  l'autre,  porté  au 
désespoir,  l'accusa  des  forfaits  les  plus  horribles,  de  l'em- 
poisonnement de  ma  mère  et  de  celui  de  la  mère  d'Edmée, 
qui  étaient  mortes  l'une  et  l'autre  de  violentes  inflamma- 


390  M  A  L  P  l\  A  T. 

lions  d'entrailles  à  des  époques  assez  rapprochées.  Jean  de 
Mauprat  était,  disait-il,  très  habile  dans  l'art  de  préparer 
les  poisons,  et  s'introduisait  dans  les  maisons  sous  divers 
déguisements  pour  les  mêler  aux  aliments.  Il  assura  que.  le 
jour  où  Edmée  avait  été  amenée  à  la  Roche-M;iu|irat,  il 
avait  assemblé  tous  ses  frères  pour  délibérer  avec  eux  sur 
le  moyen  de  se  débarrasser  de  cette  héritière  d'une  for- 
tune considérable,  fortune  qu'il  avait  travaillé  à  saisir  par 
les  voies  du  crime,  en  essayant  de  détruire  les  effets  du 
mariage  du  chevalier  Hubert.  Ma  mère  avait  payé  de  sa 
vie  l'affection  qui  avait  porté  ce  dernier  à  vouloir  adopter 
l'enfant  de  son  frère.  Tous  les  Mauprat  voulaient  qu'on  se 
débarrassât  d'Edmée  et  de  mcii  du  même  coup,  et  Jean 
apprêtait  le  poison  lorsque  la  maréchaussée  vint  faire  di- 
version à  cet  affreux  dessein  en  attaquant  le  donjon.  Jean 
repoussa  ces  accusations  avec  horreur,  disant  humblement 
qu'il  avait  commis  bien  assez  de  péchés  mortels  dans  la 
débauche  et  l'irréligion,  sans  qu'on  lui  imputât  encore 
ceux-là.  Comme  ils  étaient  difficiles  à  admettre,  sans  exa- 
men, de  la  bouche  d'Antoine;  que  cet  examen  était  à  peu 
près  impossible,  et  que  le  clergé  était  trop  puissant  et  trop 
intéressé  à  empêcher  ce  scandale  pour  le  permettre.  Jean 
de  Maupral  fut  déchargé  de  l'accusation  de  complicité  et 
seulement  renvoyé  à  la  Trappe,  avec  défense  de  l'arche- 
vêque de  remettre  les  pieds  dans  le  diocèse  et  invitation  à 
ses  supérieurs  de  ne  le  laisser  jamais  sortir  de  son  couvent. 
Il  y  mourut  peu  d'années  après,  dans  les  transes  d'un 
repentir  exalté,  qui  avait  même  le  caractère  de  l'aliéna- 
tion. Il  est  vraisemblable  qu'à  force  de  feindre  le  remords, 
.'ifin  d'arriver  à  une  sorte  de  réhabilitation  sociale,  il  avait 
fini,  après  avoir  échoué  dans  ses  projets,  par  ressentir,  au 
sein  des  austérités  et  des  châtiments  terribles  de  son  ordre, 
les  frayeurs  et  les  angoisses  d'iiiie  mauvaise  conscience  et 


MAUPRAT.  391 

d'un  tardif  repentir.  La  peur  de  l'enfer  est  la  seule  foi  des 
âmes  viles. 

Je  ne  fus  pas  plus  tôt  acquitté,  réhabilité  et  élargi,  que 
je  courus  auprès  d'Edmée  ;  j'arrivai  pour  assister  aux  der- 
niers moments  de  mon  grand-oncle.  Il  recouvra,  vers  sa 
fin,  non  la  mémoire  des  événements,  mais  celle  du  cœur. 
Il  me  reconnut,  me  pressa  sur  sa  poitrine,  me  bénit  en 
même  temps  qu  Edmée,  et  mit  ma  main  dans  celle  de  sa 
fille.  Après  que  nous  eûmes  rendu  les  derniers  devoirs  à 
cet  excellent  et  noble  parent,  dont  la  perte  nous  fut  aussi 
douloureuse  que  si  nous  ne  l'eussions  pas  prévue  et  atten- 
due depuis  longtemps,  nous  quittâmes  pour  quelque  temps 
le  pays,  afin  de  n'êti-e  pas  témoins  de  l'exécution  d'An- 
toine, qui  fut  condamné  au  supplice  de  la  roue.  Les  deux 
faux  témoins  qui  m'avaient  chargé  furent  fouettés,  flétris, 
et  chassés  du  l'essort  du  présidial.  M"*^  Leblanc,  que  l'on 
ne  pouvait  accuser  précisément  de  faux  témoignage,  car 
elle  n'avait  guère  procédé  que  par  induction,  se  déroba  au 
mécontentement  public  et  alla  vivre  dans  une  autre  pro- 
vince avec  assez  de  luxe  pour  faire  penser  qu'elle  avait 
reçu  des  sommes  considérables  pour  me  perdre. 

Nous  ne  voulûmes  pas  nous  séparer,  même  momenta- 
nément, de  nos  excellents  amis,  de  mes  seuls  défenseurs, 
Marcasse,  Patience,  Arthur  et  l'abbé  Aubert.  Nous  mon- 
tâmes tous  dans  la  même  voiture  de  voyage  :  les  deux 
premiers,  habitués  au  grantl  air,  occupèrent  volontaire- 
ment le  siège  extérieur;  nous  les  traitâmes  sur  le  pied  de  la 
plus  parfaite  égalité.  Jamais,  dès  lors,  ils  n'eurent  d'autre 
table  que  la  nôtre.  Quelques  personnes  eurent  le  mauvais 
goût  de  s'en  étonner;  nous  laissâmes  dire.  Il  est  des  cir- 
constances qui  effacent  radicalement  toutes  les  distances 
imaginaires  ou  réelles  du  rang  et  de  l'éducation. 

Nous  visitâmes    la    Suisse.   Arthur  jugeait    ce   voyage 


392  MALPRAT. 

nécessaii'e  au  rétablissement  complet  d'Edmée;  les  soins 
tendres  et  ingénieux  de  cet  ami  dévoue,  le  bonheur  dont 
notre  affection  chercha  à  entourer  Edmce,  ne  conlribuè- 
rent  pas  moins  que  le  beau  spectacle  des  montagnes  à 
chasser  sa  mélancolie  et  à  effacer  le  souvenir  des  orages 
que  nous  venions  de  traverser.  La  Suisse  produisit  sur  le 
cerveau  poétique  de  Patience  un  effet  magique.  Il  entrait 
souvent  dans  une  telle  exaltation,  que  nous  en  étions  à  la 
fois  ravis  et  effrayés.  Il  fut  tenté  de  se  conslruiic  un  chalet 
au  fond  de  quelque  vallée  et  d'y  passer  le  reste  de  ses 
jours  dans  la  contemplation  de  la  nature;  mais  sa  ten- 
dresse pour  nous  le  lit  renoncer  à  ce  projet.  Marcasse  dé- 
clara par  la  suite  que,  malgré  tout  le  plaisir  qu'il  avait 
goûté  dans  notre  compagnie,  il  regardait  ce  voyage 
comme  le  temps  le  plus  funeste  de  sa  vie.  A  l'auberge  de 
Martigny ,  lors  de  notre  retour,  Blaireau,  dont  l'âge 
avancé  rendait  les  digestions  pénibles,  mourut  victime  du 
trop  bon  accueil  qu'il  reçut  à  la  cuisine.  Le  sergent  ne  dit 
pas  un  mot,  le  contempla  quelque  temps  d  un  air  sombre 
et  alla  l'enterrer  dans  le  jardin  sous  le  plus  beau  rosier;  il 
ne  parla  de  sa  douleur  que  plus  d'un  an  après. 

Pendant  ce  voyage,  Edmée  fut  j)our  moi  un  ange  de 
bonté  et  de  sollicitude;  s'abandonnant  désormais  à  toutes 
les  inspirations  de  son  cœur,  n'ayant  plus  aucune  méliance 
contre  moi,  ou  se  disant  que  j'avais  été  assez  malheureux 
[Kiui-  mériter  ce  dédonmiagement,  elle  me  conlirnia  nulle 
fois  les  célestes  assurances  d'amour  qu  elle  avait  données 
en  public  lorsqu'elle  avait  élevé  la  voix  pour  [)r<iclanier  mon 
innocence.  Quelques  réticences  qui  m'avaient  iiapj)c  «lans 
sa  déposition,  et  le  souvenir  des  paroles  accusatrices  qui 
lui  étaient  échappées  lorsque  Patience  l'avait  trouvée  as- 
sassinée, me  laissèrent,  je  l'avoue,  une  assez  longue  souf- 
franci*.   .le   pensai,   avec  raison   peut-être,    (pi  Ivlnue   avait 


MAUPRAT.  393 

fait  un  grand  effort  pour  croire  à  mon  innocence  avant  les 
révélations  de  Patience.  Mais  elle  s'expliqua  toujours  avec 
beaucoup  de  délicatesse  et  un  peu  de  réserve  à  cet  égard. 
Cependant,  un  jour,  elle  ferma  la  plaie  en  me  disant  avec 
sa  brusquerie  charmante  : 

—  Et  si  je  t'ai  aimé  assez  pour  t'absoudre  dans  mon 
cœur  et  pour  te  défendre  devant  les  hommes  au  prix  d'un 
mensonge,  qu'as-tu  à  dire? 

Ce  qui  ne  m'importait  pas  moins,  c'était  de  savoir  à 
quoi  m'en  tenir  sur  l'amour  qu'elle  prétendait  avoir  eu 
pour  moi  dès  les  premiers  jours  de  notre  liaison.  Ici  elle 
se  troubla  un  peu,  comme  si,  dans  son  invincible  fierté,  elle 
eût  regretté  la  jalouse  possession  de  son  secret.  Ce  fut 
l'abbé  qui  se  chargea  de  me  faire  sa  confession  et  de  m'as- 
surer  que  dans  ce  temps  il  avait  bien  souvent  grondé  Ed- 
mée  de  son  penchant  pour  Yenfant  sauvage.  Comme  je  lui 
objectais  l'entretien  confidentiel  que  j'avais  surpris  un  soir 
dans  le  parc  entre  Edmée  et  lui,  et  que  je  lui  rapportais 
avec  la  grande  exactitude  de  mémoire  que  je  possède,  il 
me  répondit  ; 

—  Si  vous  nous  eussiez  suivis  un  peu  sous  les  arbres, 
vous  eussiez  entendu,  ce  soir-là  même,  une  querelle  qui 
vous  eût  bien  rassuré,  et  qui  vous  eût  expliqué  comment, 
d'antipathique  (je  dirai  presque  d'odieux)  que  vous  m'é- 
tiez, vous  me  devîntes  supportable  d'abord,  et  peu  à  peu 
cher  au  plus  haut  degré. 

— ■  Racontez-le-moi,  m"écriai-je;  d'où  vint  ce  miracle? 

—  D'un  mot,  répondit-il  :  Edmée  vous  aimait.  Quand 
elle  me  l'eut  avoué,  elle  couvrit  son  visage  de  ses  deux 
mains  et  resta  un  instant  comme  accablée  de  honte  et  de 
chagrin;  puis,  tout  à  coup,  relevant  la  tête  : 

«  —  Eh  bien,  oui,  s'écria-t-elle ,  eh  bien,  oui,  je 
l'aime!  puisque  vous    voulez   le    savoir  absolument.   J'en 

50 


394  MALPllAT. 

suis  éprise,  comme  vous  dites.  Ce  nesl  pas  ma  faute, 
pourquoi  en  rougirais-je?  Je  n'y  puis  rien;  cela  est  venu 
fatalement.  Je  n'ai  jamais  aimé  M.  de  La  Marche;  je  n'ai 
que  de  l'amitié  pour  lui.  Et  pour  Bernard,  c'est  un  autre 
sentiment,  un  sentiment  si  fort,  si  mobile,  si  rempli  d'agi- 
tations, de  haine,  de  peur,  de  pitié,  de  colère  et  de  ten- 
dresse, que  je  n'y  comprends  rien,  et  que  je  n'essaye  plus 
d'y  rien  comprendre. 

«  —  0  femme!  femme!  ni"écriai-je  consterné  en  joi- 
gnant les  mains,  tu  es  un  abîme,  un  mystère,  et  celui  qui 
croit  te  connaître  est  trois  fois  insensé. 

(,  —  Tant  qu'il  vous  plaira,  l'abbé,  reprit-elle  avec  une 
résolution  pleine  de  dépit  et  de  trouble,  cela  m'est  bien 
égal.  Je  me  suis  dit  à  moi-même,  à  cet  égard,  plus  que 
vous  n'avez  dit  à  toutes  vos  ouailles  dans  tout  le  cours  de 
votre  vie.  Je  sais  que  Bernard  est  un  ours,  un  blaireau, 
comme  dit  M""  Leblanc;  un  sauvage,  un  rustre,  quoi  en- 
core? Il  n'est  rien  de  plus  hérissé,  de  plus  épineux,  de  plus 
sournois,  de  plus  méchant  que  Bernard  ;  c'est  une  brute 
qui  sait  à  peine  signer  son  nom;  c'est  un  homme  grossier, 
qui  croit  me  dompter  comme  une  haquenée  des  Varennes. 
Il  se  trompe  beaucoup;  je  mourrai  plutôt  que  de  lui  ap- 
partenir jamais,  à  moins  que,  pour  m'épouser.  il  ne  se 
civilise,  .\ulant  vaudrait  compter  sur  un  miracle:  je  l'es- 
save  sans  l'espérer.  Mais  qu'il  me  force  à  me  tuer  ou  à  me 
faire  religieuse,  qu'il  reste  lil  quil  est  ou  qui!  devienne 
pire,  il  n'en  sera  pas  moins  vrai  que  je  l'aime.  Mon  cher 
abbé,  vous  savez  qu'il  doit  m'en  coûter  de  faire  cet  aveu, 
et  vous  ne  devez  pas,  lorsque  mon  amitié  se  fait  pénitente 
à  vos  pieds  et  dans  votre  sein,  m'humilicr  par  vos  excla- 
mations et  vos  exorcismes!  Réiléchissez  maintenant;  exa- 
minez, discutez,  décidez!  Voilà  le  mal,  je  l'aime!  \'oici  les 
svin|ilomes  :   j»'  ne  ])ense  qu  à  lui,  je  ne  vois  cpie  lui,  et  je 


MAUPRAT.  395 

n'ai  pas  pu  dîner  aujourd'hui  parce  qu'il  n'était  pas  rentré. 
Je  le  trouve  plus  beau  qu'aucun  homme  qui  existe.  Quand 
il  me  dit  qu'il  m'aime,  je  vois,  je  sens  que  c'est  vrai,  cela 
me  choque  et  me  charme  en  même  temps.  M.  de  La 
Marche  me  paraît  fade  et  guindé  depuis  que  je  connais 
Bernard.  Bernard  seul  me  semble  aussi  fier,  aussi  colère, 
aussi  hardi  que  moi  et  aussi  faible  que  moi;  car  il  pleure 
comme  un  enfant  quand  je  l'irrite,  et  voilà  que  je  pleure 
aussi  en  songeant  à  lui.  » 

—  Cher  abbé!  m'écriai-je  en  me  jetant  à  son  cou,  que 
je  vous  embrasse  jusqu'à  vous  étouffer,  pour  vous  être 
souvenu  de  tout  cela. 

—  L'abbé  brode,  dit  Edmée  avec  malice. 

—  Eh  quoi  !  lui  dis-je  en  serrant  ses  mains  à  les  briser, 
vous  m'avez  fait  souffrir  sept  ans,  et,  aujourd'hui,  vous 
avez  regret  à  trois  paroles  qui  me  consolent. 

—  N'aie  pas  regret  au  passé,  me  dit-elle;  va,  nous 
eussions  été  perdus  si,  tel  que  tu  étais  dans  ce  temps-là, 
je  n'avais  pas  eu  de  la  raison  et  de  la  force  pour  nous  deux. 
Où  en  serions-nous  aujourd'hui,  grand  Dieu  !  Tu  aurais 
bien  autrement  souffert  de  mes  duretés  et  de  mon  orgueil; 
car  tu  m'aurais  offensée  dès  le  premier  jour  de  notre  union, 
et  je  t'aurais  puni  en  t'abandonnant,  ou  en  me  donnant  la 
mort,  ou  en  te  tuant  toi-même  ;  car  on  tue  dans  notre 
famille,  c'est  une  habitude  d'enfance.  Ce  qu'il  y  a  de  cer- 
tain, c'est  que  tu  aurais  fait  un  détestable  mari;  tu  m'au- 
rais fait  rougir  par  ton  ignorance,  tu  aurais  voulu  m'oppri- 
mer,  et  nous  nous  serions  brisés  l'un  contre  l'autre;  cela 
eût  fait  le  désespoir  de  mon  père,  et,  tu  le  sais,  mon  père 
passait  avant  tout  !  .1  aurais  peut-être  risqué  mon  propre 
sort  très  légèrement  si  j'avais  été  seule  au  monde,  car  j'ai 
de  la  témérité  dans  le  caractère  ;  mais  mon  père  devait 
être  heureux,  calme  et  respecté  ;  il  m'avait  élevée  dans  le 


390  M  A  L  P  R  A  T. 

bonheur,  clans  l'indépendance.  Je  n'aurais  jamais  pu  me 
réconcilier  avec  moi-même,  si  j'avais  privé  sa  vieillesse  des 
biens  qu'il  a^-ait  répandus  sur  toute  ma  vie.  Ne  crois  pas 
que  je  sois  vertueuse  et  grande,  comme  l'abbé  le  prétend; 
j'aime,  voilà  tout,  mais  j'aime  avec  force,  avec  exclusion, 
avec  persévérance.  Je  t'ai  sacrifié  à  mon  père,  mon  pauvre 
Bernard  !  et  le  ciel,  qui  nous  eût  maudits  si  j'eusse  sacrifié 
mon  père,  nous  récompense  aujourd'hui  en  nous  donnant 
éprouvés  et  invincibles  l'un  à  l'autre.  A  mesure  que  tu  as 
g:randi  à  mes  yeux,  j'ai  senti  que  je  pouvais  attendre, 
parce  que  j'avais  à  t'aimer  longtemps,  et  que  je  ne  crai- 
gnais pas  de  voir  évanouir  ma  passion  avant  de  l'avoir 
satisfaite,  comme  font  les  passions  dans  les  âmes  faibles. 
Nous  étions  deux  caractères  d'exception,  il  nous  fallait  des 
amours  héro'iques  ;  les  choses  ordinaires  nous  eussent  ren- 
dus méchants  l'un  et  l'autre. 


MAUPRAT.  397 


XXX 


Nous  revînmes  à  Sainte-Sévère  à  l'expiration  du  deuil 
d'Edmée,  époque  fixée  pour  notre  mariage.  Lorsque  nous 
avions  quitté  cette  province  où  nous  avions  éprouvé  l'un 
et  l'autre  de  si  profonds  dégoûts  et  de  si  grands  malheurs, 
nous  nous  étions  imaginé  que  nous  ne  sentirions  jamais  le 
besoin  d'y  revenir;  et  pourtant  telle  est  la  force  des  sou- 
venirs de  l'enfance  et  le  lien  des  habitudes  domestiques, 
qu'au  sein  d'un  pays  enchanteur,  et  qui  ne  nous  rappelait 
aucune  amertume,  nous  avions  vite  regretté  notre  Varenne 
triste  et  sauvage,  et  soupiré  après  les  vieux  chênes  de  notre 
parc.  Nous  y  rentrâmes  avec  une  joie  profonde  et  respec- 
tueuse. Le  premier  soin  d'Edmée  fut  de  cueillir  les  belles 
fleurs  du  jardin  et  d'aller  les  déposer  à  genoux  sur  la  tombe 
de  son  père.  Nous  baisâmes  cette  terre  sacrée  et  nous  y 
fîmes  le  serment  de  travailler  sans  cesse  à  laisser  un  nom 
respectable  et  vénéré  comme  le  sien.  Il  avait  souvent  porté 
cette  ambition  jusqu'à  la  faiblesse,  mais  c'était  une  fai- 
blesse noble  et  une  sainte  vanité. 

Notre  mariage  fut  célébré  dans  la  chapelle  du  village, 
et  la  noce  se  fit  en  famille;  aucun  autre  qu'Arthur,  l'abbé, 
Marcasse  et  Patience  ne  s'assit  à  notre  baucpict  modeste. 
Qu'avions- nous  besoin  de  spectateurs  étrangers  à  notre 
bonheur?  Ils  eussent  peut-être  cru  nous  faire  une  grâce  en 
venant  couvrir  de  leur  importance  les  taches  de  notre  fa- 


398  MAL  P RAT. 

mille.  Nous  étions  assez  pour  être  heureux  et  joyeux  entre 
nous.  Nos  cœurs  avaient  autant  d'amitiés  qu'ils  en  pou- 
vaient contenir.  Nous  étions  trop  fiers  pour  solliciter  celle 
de  personne,  trop  contents  les  uns  des  autres  pour  aspirer 
à  quelque  chose  de  mieux.  Patience  retourna  à  sa  cabane, 
et,  refusant  toujours  de  rien  changer  à  sa  vie  sobre  et 
retirée,  reprit  à  certains  jours  de  la  semaine  ses  fonctions 
de  grand  juge  et  de  trésorier.  Marcasse  resta  près  de  moi 
jusqu'à  sa  mort,  qui  arriva  vers  la  fin  de  la  révolution  fran- 
çaise ;  j'espère  m'èlre  acquitté  de  mon  mieux  envers  lui 
par  une  amitié  sans  restriction  et  une  intimité  sans  nuages. 

Arthur,  qui  nous  avait  sacrifié  une  année  de  son  exi.s- 
tence,  ne  j)ut  se  résoudre  à  abjurer  l'amour  de  .sa  patrie  et 
le  désir  de  contribuer  à  |son  élévation  en  lui  apportant  le 
tribut  de  ses  connaissances  et  le  résultat  de  ses  travaux; 
il  repartit  pour  Philadelphie,  où  j'allai  le  voir  après  mon 
veuvage. 

Je  ne  vous  raconterai  pas  le  bonheur  que  je  goûtai 
avec  ma  noble  et  généreuse  femme  ;  de  telles  années  ne 
se  racontent  pas.  On  ne  saurait  se  décider  à  vivre  après  les 
avoir  perdues,  si  on  ne  faisait  tous  ses  efforts  pour  ne  pas 
trop  se  les  rappeler.  Elle  me  donna  six  enfants,  dont 
quatre  vivent  encore  et  sont  avantageusement  et  sagement 
établis.  Je  me  flatte  qu'ils  achèveront  d'effacer  la  mémoire 
déplorable  de  leurs  ancêtres.  J'ai  vécu  pour  eux,  par  l'or- 
dre d'Edmée  à  son  lit  do  mort.  Permettez-moi  de  ne  vous 
point  parler  autrement  de  cette  perte  que  j'ai  faite  il  y  a 
seulement  dix  ans  ;  elle  m'est  aussi  sensible  qu'au  premier 
jour,  et  je  ne  cherche  point  à  m'en  consoler,  mais  à  me 
rendre  digne  de  rejoindre  dans  un  monde  meilleur,  après 
avoir  accompli  mon  temps  d'épreuve,  la  sainte  compagne 
de  ma  vie.  Elle  fut  la  seule  femme  que  j'aimai  ;  jamais 
aucune  autre  n'attira  mon  ret^ard  et  ne  connut  l'étreinte  de 


MAUPRAT.  399 

ma  main.  Je  suis  ainsi  fait;  ce  que  j'aime,  je  l'aime  éter- 
nellement, dans  le  passé,  dans  le  présent,  dans  l'avenir. 

Les  orages  de  la  Révolution  ne  détruisirent  point  notre 
existence,  et  les  passions  qu'elle  souleva  ne  troublèrent  pas 
l'union  de  notre  intérieur.  Nous  fîmes  de  grand  cœur,  et 
en  les  considérant  comme  de  justes  sacrifices,  l'abandon 
d'une  grande  partie  de  nos  biens  aux  lois  de  la  République. 
L'abbé,  effrayé  du  sang  versé,  renia  parfois  sa  religion  po- 
litique, quand  les  nécessités  du  temps  dépassèrent  la  force 
de  son  âme.  Il  fut  le  girondin  de  la  famille. 

Edmée  eut  plus  de  courage  sans  avoir  moins  de  sensi- 
bilité ;  femme  et  compatissante,  elle  souffrit  profondément 
des  misères  de  tous  les  partis,  elle  pleura  tous  les  malheurs 
de  son  siècle,  mais  elle  n'en  méconnut  jamais  la  grandeur 
saintement  fanatique.  Elle  resta  fidèle  à  ses  théories  d'éga- 
lité absolue.  Au  temps  où  les  actes  de  la  Montagne  irri- 
taient et  désespéraient  l'abbé,  elle  lui  fit  généreusement  le 
sacrifice  de  ses  élans  patriotiques  et  eut  la  délicatesse  de 
ne  jamais  prononcer  devant  lui  certains  noms  qui  le  fai- 
saient frémir,  et  qu'elle  vénérait  avec  une  sorte  de  persua- 
sion que  je  n'ai  jamais  A'ue  chez  aucune  femme. 

Pour  moi,  je  puis  dire  que  mon  éducation  fut  faite  par 
elle;  pendant  tout  le  cours  de  ma  vie,  je  m'abandonnai  en- 
tièrement à  sa  raison  et  à  sa  droiture.  Quand  le  désir  de 
jouer  un  rôle  populaire  vint  tenter  mon  enthousiasme, 
elle  m'arrêta,  en  me  représentant  que  mon  nom  i)aralyse- 
rait  toute  mon  influence  sur  une  classe  qui  se  méfierait  de 
moi  et  qui  me  croirait  désireux  de  m'appuyer  sur  elle  pour 
réhabiliter  mon  patriciat.  Quand  l'ennemi  fut  aux  portes 
de  la  France,  elle  m'envoya  servir  en  qualité  de  volon- 
taire ;  quand  la  carrière  militaire  devint  un  moyen  d'ambi- 
tion et  que  la  Républi([ue  fut  anéantie,  elle  me  rappela  et 
mo  dit  : 


400  MAL  P  RAT. 

—  Tu  ne  me  quitteras  plus. 

Patience  joua  un  grand  rôle  clans  la  Révolution.  Il  fut 
nommé  à  l'unanimité  juge  de  son  district.  Son  intégrité, 
son  impartialité  entre  le  château  et  la  chaumière,  sa  fer- 
meté et  sa  sagesse,  ont  laissé  des  souvenirs  inelTaçables 
dans  la  Varenne. 

J'eus  l'occasion,  à  la  guerre,  de  sauver  les  jours  de 
M.  de  La  Marche  et  de  l'aider  à  passer  en  pays  étranger. 

Voilà,  je  crois,  dit  le  vieux  Mauprat ,  tous  les  événe- 
ments de  ma  vie  où  Edmée  joue  un  rô\o.  Le  reste  ne  vaut 
pas  la  peine  d'être  raconté.  S'il  y  a  quelque  chose  de  bon 
et  d'utile  dans  ce  récit,  profitez-en,  jeunes  gens.  Souhaitez 
d'a\oir  un  conseiller  franc,  un  ami  sévère;  et  aimez,  non 
pas  celui  qui  vous  flatte,  mais  celui  qui  vous  corrige.  Ne 
croyez  pas  trop  à  la  phrénologie;  car  j'ai  la  bosse  du  meur- 
tre très  développée,  et,  comme  disait  Edmée  dans  ses  jours 
de  gaieté  mélancolique,  on  lue  de  naissance  dans  notre  fa- 
mille. Ne  croyez  pas  à  la  fatalité,  ou  du  moins  n'exhortez 
personne  à  s'y  abandonner.  Voilà  la  morale  de  mon  histoire. 


Ainsi  disant,  le  vieux  Bernard  nous  donna  un  bon  sou- 
per et  nous  parla  encore,  sans  confusion  et  sans  fatigue, 
pendant  une  partie  de  la  soirée.  Nous  l'avions  prié  de  dé- 
velopper un  peu  plus  ce  qu'il  appelait  la  moralité  de  son 
histoire  :  il  s'éleva  alors  à  des  considérations  générales 
dont  le  bon  sens  et  la  netteté  nous  frappèrent. 


Je  vous  parlais  de  la  phrénologie,  nous  dit-il,  m  m  pas 
pour  faire  la  critique  d'un  système  qui  a  son  bon  coté  en 
ce  qu'il  tend  à  compléter  la  série  d'observations  physiolo- 
giques qui  a  pour  but  la  connaissance  dt-  l'iionime.  Je  me 


MAUPRAT.  401 

suis  servi  du  mot  phrénologîe  parce  que  la  seule  fatalité  à 
laquelle  on  croie  de  nos  jours,  c'est  celle  que  nos  instincts 
nous  créent  à  nous-mêmes.  Je  ne  pense  pas  que  la  phréno- 
logie  soit  plus  fataliste  qu'aucun  système  de  ce  genre,  et 
Lavater,  accusé  de  fatalisme  aussi  dans  son  temps,  était 
l'homme  le  plus  chrétien  que  l'Evangile  ait  jamais  formé. 

Ne  croyez  à  aucune  fatalité  absolue  et  nécessaire,  mes 
enfants,  et  cependant  admettez  une  part  d'entraînement 
dans  nos  instincts,  dans  nos  facultés,  dans  les  impressions 
qui  ont  entouré  notre  berceau,  dans  les  premiers  specta- 
cles qui  ont  frappé  notre  enfance  ;  en  un  mot,  dans  tout  ce 
monde  extérieur  qui  a  présidé  au  développement  de  notre 
âme.  Admettez  que  nous  ne  sommes  pas  toujours  absolu- 
ment libres  de  choisir  entre  le  bien  et  le  mal,  si  vous  voulez 
être  indulgents  pour  les  coupables,  c'est-à-dire  justes  comme 
le  ciel;  car  il  y  a  beaucoup  de  miséricordes  dans  les  juge- 
ments de  Dieu,  autrement  sa  justice  serait  incomplète. 

Ce  que  je  vous  dis  là  n'est  peut-être  pas  très  ortho- 
doxe; mais  c'est  chrétien,  je  vous  en  réponds,  parce  que 
c'est  vrai.  L'homme  ne  naît  pas  méchant;  il  ne  naît  pas 
bon  non  plus,  comme  l'entend  Jean-Jacques  Rousseau,  le 
vieux  maître  de  ma  chère  Edmée.  L'homme  naît  avec  plus 
ou  moins  de  passions,  avec  plus  ou  moins  de  vigueur  pour 
les  satisfaire,  avec  plus  ou  moins  d'aptitude  pour  en  tirer 
un  bon  ou  un  mauvais  parti  dans  la  société.  Mais  l'éduca- 
tion peut  et  doit  trouver  remède  à  tout  ;  là  est  le  grand 
problème  à  résoudre,  c'est  de  trouver  l'éducation  qui  con- 
vient à  chaque  être  en  particulier.  L'éducation  générale  et 
en  commun  semble  nécessaire,  s'ensuit-il  qu'elle  doive  être 
la  même  pour  tous?  Je  crois  bien  que,  si  l'on  m'eût  mis  au 
collège  à  dix  ans,  j'eusse  été  sociable  de  meilleure  heure; 
mais  eût-on  su  corriger  mes  violents  appétits  et  m'ensei- 
gner  à  les  vaincre  comme  Edmée  l'a  fait?  J'en  doute.  Tout 

51 


402  MALPRAT. 

le  monde  a  besoin  d'être  aimé  pour  valoir  quelque  chose  ; 
mais  il  faut  qu'on  le  soit  de  différentes  manières  :  celui-ci 
avec  une  indulgence  infatigable,  celui-là  avec  une  sévérité 
soutenue.  En  attendant  qu'on  ait  résolu  le  problème  d'une 
éducation  commune  à  tous,  et  cependant  appropriée  à 
chacun,  attachez-vous  à  vous  corriger  les  uns  les  autres. 

Vous  me  demandez  comment?  Ma  réponse  sera  courte: 
en  vous  aimant  beaucoup  les  uns  les  autres.  —  C'est  ainsi 
que,  les  mœurs  agissant  sur  les  lois,  vous  en  viendrez  à 
supprimer  la  plus  odieuse  et  la  plus  impie  de  toutes,  la  loi 
du  talion,  la  peine  de  mort  qui  n'est  autre  chose  que  la 
consécration  du  j)rincipe  de  la  fatalité,  puisqu'elle  suppose 
le  coupable  incorrigible  et  le  ciel  implacable. 


FIN. 


TABLE 


AUPRAT 


Pages 
Notice 1 

dédicace ^ 

...  Je  me  cramponnais  avec  fraijeur  à  la  croupière  du 
cheval  ou  à  l'habit  de  mon  grand-père...  —  Dossin  de  .T.  Le 
Blaxt,  gravure  de  H.  Toussaint Ifi 

—  Vous  êtes  un  misérable!  dil  Edmée  en  me  repoussant 
de  sa  cravache...  —  Dessin  de  J.  Le  Bi.ant,  gravure  de 
H.  Toussaint 72 

...  Mon  oncle  Laurent,  mortellement  blessé,  venait  expi- 
rer sous  nos  yeux...  —  Dessin  de  J.  Le  Blant,  gravure  de 
H.  Toussaint 89 

...  Je  pris  Edmée  dans  mes  bras  et  la  portai  à  l'autre 
bord  du  ruisseau...  —  Dessin  de  J.  Le  Blant,  gravui'c  de 
IL  Toussaint 119 

...  Je  couvrais  de  mes  lèvres  la  blessure  ([ue  j'avais  faite 
à  Edmée...  —  Dessin  de  J.  Li:  Blant,  gravure  de  IL  Tous- 
saint   ISl 


401  TABLI'. 

Pages. 
...  Edmèe    me  passa    l'anneau   au  doicfl,  en   adressant 
quelques  reproches  à  l'ahhé...  —  Dessin  de   J.  Lf.  Blant, 
gravure  de  II.  Touî^saint 1"8 

...  Jean  Maupral  élail  debout  auprès  du  III...  —  De:î«in 
de  J.  Le  Bla>t,  gravure  de  II.  Toussaint 257 

...  Edmée  avait  reconnu  Jean  ^[aupral  sous  le  capuchon 
du  moine...  —  Dessin  de  J.  Le  Blant,  gravure  de  II.  Tous- 
saint  200 

...  Edmée  était  étendue  par  terre,  baignant  dans  son 
sang...  —  Dessin  de  .T.  Le  Bi.ant.  gravure  do  II.  Toussaint.     .T1  i 

.  .  Pendant  que  Marcasse  accomplissait  son  pèrilleu.T 
trajet,  deux  coups  de  feu  partirent  de  la  tour...  —  Dessin 
de  J.  Le  Blant,  gravure  de  II.  Toussaint 387 


FIN     n  E     LA     T  A  n  I.  E. 


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