Full text of "Mauprat"
MAUPRAT
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MAUPRAT
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GEORGE S AND
M AUPRAT
DIX COMPOSITIONS PAR LE BLANT
Gravées à l'eau-l'ortc par H. Toussaint
COLLECTION CALMANN LEVY
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUB SAINT-DENOIT, PARIS
M DCCC LXXXVI
NOTICE
Quand j'écrivis le roman de Mauprat à Nohant , en
1846, ye crois, je venais de plaider en séparation. Lfi ma-
riage, dont, jusque-là, j'avais combattu les abus, laissant
peut-être croire , faute d'avoir suffisamment développé ma
uensée , que j'en méconnaissais l'essence, m' apparaissait
précisément dans toute la beauté morale de son principe.
A quelque chose malheur est bon, pour qui sait réflé-
chir : plus je venais de voir combien il est pénible et dou-
loureux d'avoir à rompre de tels liens, plus je sentais que
ce qui manque au mariage , ce sont des éléments de bon-
heur et d'équité d'un ordre trop élevé pour que la société
actuelle s'en préoccupe. La société s'efforce, au contraire,
de rabaisser cette institution sacrée , en l'assimilant à un
contrat d'intérêts matériels ; elle l'attaque de tous les côtés
à la fois, par l'esprit de ses mœurs, par ses préjugés, par
son incrédulité hypocrite.
Tout en faisant un roman, jxnir m'itccupcr cl me dis-
traire, la pensée me vint de peindre un amour exclusif,
éternel, avant, pendant et après le mariage. Je fis donc
I
2 NOTICE.
le héros de mon livre proclamanf , à quatre-viuqts ans, Scf
fidélité pour la seule femme qu'il eût aimée.
L'idéal de l'amour est certainement la fidélité éter-
nelle. Les lois morales et religieuses ont voulu consacrer
cet idéal; les faits matériels le troublent , les lois civiles
sont faites de manière à le rendre souvent impossible ou
illusoire; mais ce n'est pas ici le lieu de le prouver. Le
roman de Mauprat n'a pas été alourdi par cette préoccu-
pation; seulement , le sentiment qui me pénétrait jjarticu-
lièreinent à l'époc/ue oii je l'écrivis se résume dans ces
paroles de Mauprat vers la fin de l'ouvraqe : « Elle fut la
seule femme que J'aimai dans toute ma vie; Jamais aucune
autre n'attira mon regard et ne connut Vélreinle de ma
main. »
George Sand.
5 juin 1851.
A GUSTAVE PAPET
Quoique la mode proscrive peut-être lusage patriarcal
des dédicaces, je te prie, frère et ami, d'accepter celle
d'un conte qui n'est pas nouveau pour toi. Je l'ai recueilli
on partie dans les chaumières de notre vallée Noire.
Puissions-nous vivre et mourir là, en redisant chaque soir
aiotre invocation chérie :
Sancfa simpUcilas !
George S and.
MAUPRAT
MAUPRAT
SLR les confins de lu Marche et du Berry, dans le pays
qu'on appelle la \'arenne, et qui n'esL qu'une vaste
lande coupée de bois de chênes et de châtaigniers, on trouve,
au plus fourré et au plus désert de la contrée , un petit
château en ruine, tapi dans un ravin, et dont on ne dé-
couvre les tourelles ébréchées qu'à environ cent pas de la
herse principale. Les arbres séculaires qui l'entourenl et
les roches éparses qui le dominent l'ensevelissent dans une
perpétuelle obscurité, et c'est tout au plus si, en plein
midi, on peut franchir le sentier al)an(l()inié qui y mène,
sans se heurter contre les troncs noueux et les décombres
qui l'obstruent à chaque pas. Ce sombre ravin et ce triste
castel, c'est la Uoche-Mauprat.
Il n'y a pas longtemps que le dernier des Mauprat, à
qui celle propriété tomba en héritage, en lil eidever la
8 MAUPRAT.
toiture et vendre tous les bois de charpente; puis, comme
s'il eût voulu donner un soufflet à la mémoire de ses
ancêtres, il fit jeter à terre le portail, éventrer la tour du
nord, fendre du haut en bas le mur d'enceinte, et partit
avec ses ouvriers, secouant la poussière de ses pieds, et
abandonnant son domaine aux renards, aux orfraies et aux
vipères. Depuis ce temps, quand les bûcherons et les
charbonniers qui habitent les huttes éparses aux environs
passent dans la journée sur le haut du ravin de la Roche-
Mauprat, ils sifflent d'un air arrogant ou envoient à ces
ruines quelque énergique malédiction ; mais, quand le jour
baisse et que l'engoulevent commence à glapir du haut des
meurtrières, bûcherons et charbonniers passent en silence,
pressant le pas, et, de temps en temps, font un signe de
croix pour conjurer les mauvais esprits qui régnent sur ces
ruines.
J'avoue que, moi-même, je n'ai jamais côtoyé ce ravin,
la nuit, sans éprouver un certain malaise; et je n'oserais pas
affirmer par serment que, dans certaines nuits orageuses,
je n'aie pas fait sentir l'éperon à mon cheval pour en finir
plus vite avec l'impression désagréable que me causait ce
voisinage.
C'est que, dans mon enfance, j'ai placé le nom de
Mauprat entre ceux de Cartouche et de la IJarbe-Bleue, et
qu'il m'est souvent arrivé alors de confondre, dans des rêves
eflrayants, les légendes surannées de l'Ogre et de Cro-
quemitaine avec les faits tout récents qui ont donné une
sinistre illustration, dans noire province, à cette famille
des Mauprat.
Souvent, à la chasse, lorsque mes camarades et moi,
nous quittions l'aflût pour aller nous réchauQ'er au tas
de charbons allumés que les ouvriers surveillent toute la
nuit, j'ai entendu ce nom fatal expirer sur leurs lèvres
MAUPRAT. 9
à notre approche. Mais, lorsqu'ils nous avaient reconnus,
et qu'ils s'étaient bien assurés que le spectre d'aucun de
ces brigands n'était caché parmi nous, ils nous racontaient,
à demi-voix, des histoires à faire dresser les cheveux sur
la tête, et que je me garderai bien de vous communi-
quer, désolé que je suis d'en avoir noirci et endolori ma
mémoire.
Ce n'est pas que le récit que j'ai à vous faire soit préci-
sément agréable et riant. Je vous demande pardon, au
contraire, de vous envoyer aujourd'hui une narration si
noire; mais, dans l'impression qu'elle m'a faite, il se mêle
quelque chose de si consolant et, si j'ose m'exprimer ainsi,
de si sain à l'âme, que vous m'excuserez, j'espère, en faveur
des conclusions. D'ailleurs, cette histoire vient de m'être
racontée ; vous en demandez une : l'occasion est trop belle
pour ma paresse ou pour ma stérilité.
C'est la semaine dernière que j'ai enfin rencontré Ber-
nard Maupral, ce dernier de la famille, qui, ayant depuis
longtemps fait divorce avec son infâme parenté, a voulu
constater, par la démolition do son manoir, l'horreur que
lui causaient les souvenirs de son enfance. Ce Bernard est
un des hommes les plus estimés du pays; il habite une jolie
maison de campagne vers Châteauroux, en pays de plaine.
Me trouvant près de chez lui avec un de mes amis qui
le connaît, j'exprimai le désir de le voir; et mon ami, me
promettant une bonne réception , m'y conduisit sur-le-
champ.
Je savais en gros l'histoire remarquable de ce vieillard;
mais j'avais toujours vivement souhaité d'en connaître les
détails, et surtout de les tenir de lui-même. C'était pour
moi tout un problème philosophique â résoudre que cette
étrange destinée. J'observai donc ses traits, ses manières et
son intérieur avec un intérêt particulier.
2
10 MAUPRAT.
Bernard Mauprat n"a pas moins de quatre-vingts ans,
quoique sa santé robuste, sa taille droite, sa démarche
ferme et l'absence de toute infirmité annoncent quinze ou
vingt ans de moins. Sa figure m'eût semblé extrêmement
belle, sans une expression de dureté qui faisait passer,
malgré moi, les ombres de ses pères devant mes yeux. Je
crains fort qu'il ne leur ressemble physiquement. C'est ce
que lui seul eut pu nous dire, car ni mon ami ni moi n'avons
connu aucun des Mauprat; mais c'est ce que nous nous
gardâmes bien de lui demander.
Il nous sembla que ses domestiques le servaient avec
une promptitude et une ponctualité fabuleuses pour des
valets berrichons. Néanmoins, à la moindre apparence de
retard, il élevait la voix, fronçait un sourcil encore très noir
sous ses cheveux blancs, et murmurait quelques paroles
d'impatience qui donnaient des ailes aux plus lourds. J'en
fus presque choqué d'abord; je trouvais que cette manière
d'être sentait un peu trop le Mauprat. Mais, à la manière
douce et quasi paternelle dont il leur parlait un instant
après, et à leur zèle, qui me sembla bien différent de la
crainte, je me réconciliai bientôt avec lui. Il avait, d'ail-
leurs, pour nous une exquise politesse, et s'exprimait dans
les termes les plus choisis. Malheureusement, à la fin du
dîner, une porte qu'on négligeait de fei'mer, et qui amenait
un vent froid sur son vieux crâne, lui arracha un jurement
si terrible, que, mon ami et moi, nous échangeâmes un
regard de surprise. Il s'en aperçut.
— Pardon, messieurs, nous dit-il ; je vois bien que vous
me trouvez un peu inégal; vous voyez peu de chose; je
suis un vieux rameau heureusement détaché d'un méchant
tronc et transplanté dans la bonne terre, mais toujours
noueux et rude comme le houx sauvage de sa souche. J'ai
eu encore bien de la peine avant d'en venir à l'état de
MAUPRAT. Il
douceur et de calme où vous me trouvez. Hélas ! je ferais,
si je l'osais, un grand reproche à la Providence : c'est de
m'avoir mesuré la vie aussi courte qu'aux autres humains.
Quand, pour se transformer de loup en homme, il faut une
lutte de quarante ou cinquante ans, il faudrait vivre cent
ans par delà pour jouir de sa victoire. Mais à quoi cela
pourrait-il me servir? ajouta-t-il avec un accent de tristesse.
La fée qui m'a transformé n'est plus là pour jouir de son
ouvrage. Bah! il est bien temps d'en finir!
Puis il se tourna vers moi, et, me regardant avec ses
grands yeux noirs étrangement animés :
— Allons, petit jeune homme, me dit-il, je sais ce qui
vous amène : vous êtes curieux de mon histoire. Venez près
du feu, et soyez tranquille. Tout Mauprat que je suis, je ne
vous mettrai pas en guise de bûche. \'ous ne pouvez me
faire un plus grand plaisir que de m'écouter. Votre ami
vous dira pourtant que je ne parle pas facilement de moi :
je crains trop souvent d'avoir affaire à des sots; mais j'ai
entendu parler de vous, je sais votre caractère et votre
profession : vous êtes observateur et narrateur, c'est-à-dire,
excusez-moi, curieux et bavard.
Il se prit à rire, et je m'efforçai de rire aussi, tout en
commençant à craindre qu'il ne se moquât de nous; el,
malgré moi, je pensais aux mauvais tours que son grand-
père s'amusait à jouer aux curieux imprudents qui allaient
le voir. Mais il mit amicalement son bras sous le mien, et,
me faisant asseoir devant un bon fou, auprès d'une table
chargée de tasses :
— Ne vous fâchez pas, me dit-il; je ne peux pas, à mon
âge, guérir de l'ironie héréditaire; la mienne n'a rien de
féroce. A parler sérieusement, je suis charmé de vous re-
cevoir et de vous confier l'histoire de ma vie. Un homme
aussi infortuné que je l'ai été mérite de trouver un histo-
12 MAUPRAT.
riographe fidèle, qui lave sa mémoire de tout reproche.
Ecoutez-moi donc et buvez du café.
Je lui en offris une tasse en silence ; il la refusa d'un
geste et avec un sourire qui semblait dire : « Gela est bon
pour votre génération efféminée. »
Puis il commença son récit en ces termes :
MAUPRAT. 13
Vous ne demeurez pas très loin de la Roche-Mauprat,
vous avez dû passer souvent le lonj^ de ces ruines; je n'ai
donc pas besoin de vous en faire la description. Tout ce
que je puis vous apprendre, c'est que jamais ce séjour n'a
été aussi agréable qu'il l'est maintenant. Le jour où j'en fis
enlever le toit, le soleil éclaira pour la première fois les
humides lambris où s'était écoulée mon enfance, et les
lézards auxquels je les ai cédés y sont beaucoup mieux
logés que je ne le fus jadis. Ils peuvent au moins contem-
pler la lumière du jour et réchauffer leurs membi-es froids
au rayon de midi.
Il y avait la branche aînée et la branche cadette des
Mauprat. Je suis de la branche aînée. Mon grand-père était
ce vieux Tristan de Mauprat qui mangea sa fortune, désho-
nora son nom, et fut si méchant, que sa mémoire est déjà
entourée de merveilleux. Les paysans croient encore voir
apparaître son spectre alternativement dans le corps d'un
sorcier qui enseigne aux malfaiteurs le chemin des habita-
tions de la Varenne, et dans celui d'un vieux lièvre blanc
<jui se montre aux gens tentés de quelque mauvais dessein.
La branche cadette n'existait plus, lorsque je vins au monde,
que dans la personne de M. Hubert de Mauprat, qu'on
appelait le chevalier parce qu'il était dans l'ordre de Malte,
et qui était aussi bon que son cousin l'était peu. Cadet de
14 3IAUPRAT.
famille, il s'était voué au célibat; mais, resté seul de plu-
sieurs frères et sœurs, il se fit relever de ses vœux et prit
femme un an avant ma naissance. Avant de chang-er ainsi
son existence, il avait fait, dit-on, de grands efforts pour
trouver dans la branche aînée un héritier digne de relever
son nom flétri et de conserver la fortune qui avait prospéré
dans les mains de la branche cadette. Il avait essayé de
remettre de l'ordre dans les affaires de son cousin Tristan,
et plusieurs fois apaisé ses créanciers. Mais, voyant que ses
bontés ne servaient qu'à favoriser les vices de la famille, et
qu'au lieu de déférence et de gratitude, il ne trouverait ja-
mais là que haine secrète et grossière jalousie, il renonça à
tout accord, rompit avec ses cousins, et, malgré son âge
avancé (il avait plus de soixante ans), il se maria afin d'avoir
des héritiers. Il eut une fille, et là dut finir son espoir de
postérité; car sa femme mourut, peu de lemps après, dune
maladie violente que les médecins appelèrent colique de
miserere. Il quitta le pays et ne revint plus que très rare-
ment habiter ses terres, qui étaient situées à six lieues de
la Roche-Mauprat, sur la lisière de la Varenne du Fro-
mental. C'était un homme sage et juste, parce qu'il était
éclairé, parce que son père n'avait pas repoussé l'esprit de
son siècle et lui avait fait donner de l'éducation. Il n'en
avait pas moins gardé un caractère ferme et un esprit
entreprenant; et, comme ses aïeux, il se faisait gloire de
porter en guise de prénom le surnom chevaleresque de
Casse-Tête, héréditaire dans l'ancienne tige des Mauprat.
Quant à la branche aînée, elle avait si mal tourné, ou plutôt
elle avait gardé de telles habitudes de brigandage féodal,
qu'on l'avait surnommée Mauprat Coupe-Jarret, Mon père,
qui était le fils aîné de Tristan, fut le seul qui se maria. Je
fus son unique enfant. Il est nécessaire de dire ici un fait
que je n'ai su que fort tard. Hubert Mauprat. en apprenant
MAUPRAT. 15
ma naissance, me demanda à mes parents, s'engageant, si
on le laissait absolument maître de mon éducation, à me
constituer son héritier. Mon père fut tué par accident à la
chasse à cette époque, et mon grand-père refusa l'offre du
chevalier, déclarant que ses enfants étaient les seuls héri-
tiers légitimes de la branche cadette, qu'il s'opposerait, par
conséquent, de tout son pouvoir à une substitution en ma
faveur. C'est alors que Hubert eut une fille. Mais lorsque,
sept ans plus tard, sa femme mourut en lui laissant ce seul
enfant, le désir qu'avaient les nobles de cette époque de
perpétuer leur nom l'engagea à renouveler sa demande à
ma mère. Je ne sais ce qu'elle répondit; elle tomba ma-
lade et mourut. Les médecins de campagne mirent encore
en avant la colique de miserere. Mon grand-père était de-
meuré chez elle les deux derniers jours quelle passa en ce
monde...
Versez-moi un verre de vin d'Espagne, car je sens le
froid qui me gagne. Ce n'est rien, c'est l'effet que me pro-
duisent mes souvenirs quand je commence à les dérouler.
Cela va se passer.
Il avala un grand verre de vin, et nous en fîmes autant;
car nous avions froid aussi en regardant sa figure austère
et en écoutant sa parole brève et saccadée. Il continua :
Je me trouvai donc orphelin à sept ans. Mon grand-père
pilla dans la maison de ma mère tout l'argent et toutes les
nippes qu'il put emporter; puis, laissant le reste et disant
qu'il ne voulait point avoir affaire aux gens de loi, il n'at-
tendit pas que la morte fût ensevelie, el, me prenant par
le collet (U' ma vesle, il me jeta sur la croupe de son cheval,
en me disant :
— A\\ çà I mon pupille, venez chez nous, et tâchez de
16 MAUPRAT.
ne pas pleurer longtemps; car je n'ai pas beaucoup de
patience avec les marmots.
En effet, au bout de quelques instants, il m'appliqua de
si vigoureux coups de cravache, que je cessai de pleurer
et que, me renti'ant en moi-même comme une tortue sous
son écaille, je fis le voyage sans oser respirer.
C'était un grand vieillard, osseux et louche. Je crois le
voir encore tel qu'il était alors. Cette soirée a laissé en
moi d'ineffaçables traces. C'était la réalisation soudaine de
toutes les tendeurs que ma mère m'avait inspirées en me
parlant de son exécrable beau-père et de ses brigands de
fils. La lune, je m'en souviens, éclairait de temps à autre
au travers du branchage serré de la forêt. Le cheval de
mon grand-père était sec, vigoureux et méchant comme
lui. Il ruait à chaque coup de cravache, et son maître ne
les lui épargnait pas. Il franchissait, rapide comme un
trait, les ravins et les petits torrents qui coupent la \a-
renne en tout sens. A chaque secousse, je perdais l'équi-
libre, et je me cramponnais avec frayeur à la croupière du
cheval ou à l'habit de mon grand-père. Quant à lui, il
s'inquiétait si peu de moi, que, si je fusse tombé, je doute
qu'il eût pris la peine de me ramasser. Parfois, s'aperce-
vant de ma peur, il m'en raillait, cl, pour l'augmenter,
faisait caracoler de nouveau son cheval. Mngt fois le dé-
couragement me prit, et je faillis me jeter à la renverse;
mais l'amour instinctif de la vie m'empêcha de céder à
ces instants de désespoir. Enfin, vers minuit, nous nous
arrêtâmes brusquement devant une petite porte aiguë, et
bientôt le pont-levis se releva derrière nous. Mon grand-
père me prit, tout baigné que j'étais d'une sueur froide, et
me jeta à un grand garçon estropié, hideux, qui me porta
dans la maison. C'était mon oncle Jean, et j'étais à la
Roche-Maupral.
^j</-'.<^^ jiry.yXf^^^ ^<c^
h'aupnzi
A eUANTIN ÊDIT.
MAUPRAT. 17
Mon grand-père était dès lors, avec ses huit fils, le
dernier débris que notre province eût conservé de cette
race de petits tyrans féodaux dont la France avait été cou-
verte et infestée pendant tant de siècles. La civilisation,
qui marchait rapidement vers la grande convulsion révo-
lutionnaire, effaçait de plus en plus ces exactions et ces
brigandages organisés. Les lumières de l'éducation, une
sorte de bon goût, reflet lointain d'une cour galante, et
peut-être le pressentiment d'un réveil prochain et terrible
du peuple, pénétraient dans les châteaux et jusque dans le
manoir à demi rustique des gentillâtres. Même dans nos
provinces du centre, les plus arriérées par leur situation,
le sentiment de l'équité sociale l'emportait déjà sur la cou-
tume barbare. Plus d'un mauvais garnement avait été
obligé de s'iunender en dépit de ses privilèges, et, en cer-
tains endroits, les paysans, poussés à bout, s'étaient dé-
barrassés de leur seigneur, sans que les tribunaux eussent
songé à s'emparer de l'affaire et sans que les parents eus-
sent osé demander vengeance.
Malgré cette disposition des esprits, mon grand-père
s'était longtemps maintenu dans le pays sans éprouver de
résistance. Mais, ayant eu une nombreuse famille à élever,
laquelle était pourvue comme lui de bon nombre de vices,
il se vit enfin tourmenté et obsédé de créanciers que n'ef-
farouchaient plus les menaces, et qui menaçaient eux-mêmes
(le lui faire un mauvais parti. Il fallut songer à éviter les
recors d'un côté, et, de l'autre, les querelles qui naissaient
à chaque instant, et dans lesquelles, malgré leur nombre,
leur bon accord et leur force herculéenne, les Mauprat ne
brillaient plus, toute la population se joignant à ceux qui
les insultaient et se mettant en devoir de les lapider.
Alors Tristan, ralliant sa lignée autour de lui, comme le
sanglier rassemble, après la chasse, ses marcassins dis-
3
18 AIAIPRAT.
perses, se retira dans son castel, en fit lever le pont et s'y
renferma avec dix ou douze manants, ses valets, tous bra-
conniers ou déserteurs, qui avaient intérêt comme lui à se
retirer du monde (c'était son expression) et à se mettre en
sûreté derrière de bonnes murailles. Un énorme faisceau
darmes de chasse, canardières, carabines, escopettes,
pieux et coutelas, fut dressé sur la plate-forme, et il fut
enjoint au portier de ne jamais laisser approcher plus de
deux personnes en deçà de la portée de son fusil.
Depuis ce jour, Mauprat et ses enfants rompirent avec
les lois civiles, comme ils avaient rompu avec les lois mo-
rales. Ils s'organisèrent en bande d'aventuriers. Tandis
que leurs amés et féaux braconniers pourvoyaient la mai-
son de gibier, ils levaient des taxes illégales sur les métai-
ries environnantes. Sans être lâches (et tant s'en faut), nos
paysans, vous le savez, sont doux et timides par noncha-
lance, et par méfiance de la loi, que dans aucun temps ils
n'ont comprise, et qu'aujourd'hui encore ils connaissent à
peine. Aucune province de France n'a conservé plus de
vieilles traditions et souffert plus longtemps les abus de la
féodalité. Nulle part ailleurs, peut-être, on n'a maintenu,
comme on la fait cliez nous jusqu'ici, le titre de seigneur
de la commune à certains châtelains, et nulle part il n'est
aussi facile d'épouvanter le peuple par la nouvelle de
quelque fait politique absurde et impossible. .Au temps
dont je vous parle, les Mauprat, seule famille puissante
dans un rayon de campagnes éloignées des villes et pri-
vées de communications avec l'extérieur, n'eurent pas de
peine à persuader à leurs vassaux que le servage allait
être rétabli et que les récalcitrants seraient malmenés. Les
paysans hésitèrent, écoutèrent avec inquiétude quelques-
uns d'entre eux qui prêchaient l'indépendance, puis réflé-
chirent et prirent le parti de se soumettre. Les Mauprat ne
MAUPRAT. 19
demandaient pas dargent. Les valeurs monétaires sont ce
que le paysan de ces contrées réalise avec le plus de
peine, ce dont il se dessaisit avec le plus de répug'nance.
L'argent est cher est un de ses proverbes, parce que l'ar-
gent représente pour lui autre chose qu'un travail phy-
sique. C'est un commerce avec les choses et les hommes
du dehors, un effort de prévoyance ou de circonspection,
un marché, une sorte de lutte intellectuelle qui l'enlève à
ses habitudes d'incurie, en un mot, un travail de l'esprit;
et, pour lui, c'est le plus pénible et le plus inquiétant.
Les Alauprat, connaissant bien le terrain et n'ayant
plus de grands besoins d'argent, puisqu'ils avaient re-
noncé à payer leurs dettes, réclamèrent seulement des
denrées. L'un subit la surtaxe sur ses chapons, un autre
sur ses veaux, un troisième fournit le blé, un quatrième le
fourrage, et ainsi de suite. On avait soin de rançonner
avec discernement, de demander à chacun ce qu'il pouvait
donner sans se gêner outre mesure; on promettait à tous
aide et protection, et, jusqu'à un certain point, on tenait
parole. On détruisait les loups et les renards, on accueil-
lait et on cachait les déserteurs, on aidait à frauder l'Etat,
en intimidant les employés de la gabelle et les collecteurs
de l'impôt.
On usa de la facilite d'abuser le pauvre sur ses véri-
tables intérêts, et de corrompre les gens simples en dépla-
çant le principe de leur dignité et de leur liberté natu-
relle. On fit entrer toute la contrée dans l'espèce de scission
qu'on avait faite avec la loi, et on effraya tellement les
fonctionnaires chargés de la faire respecter, qu'elle tomba
en pou d'années dans une véritable désuélude; de sorte
que, tandis qu'à une faible dislance de ce pays, la France
marchait à grands pas vers l'affranchissement des classes
pauvres, la Varenne suivait une marche rélrograde cl
20 M AU P RAT.
retournait à plein collier vers l'ancienne tyrannie des
hobereaux. Il fut bien aisé aux Mauprat de pervertir ces
pauvres gens : ils affectèrent de se populariser, afin de
contraster avec les autres nobles de la province, qui con-
servaient dans leurs manières la hauteur de leur antique
puissance. jNIon grand-père ne perdait pas surtout cette
occasion de faire partager aux paysans son aniniadversion
contre son cousin Hubert de Mauprat. Tandis que celui-ci
donnait audience à ses chevanciers, lui, assis dans son fau-
teuil, eux debout et la tête nue, Tristan de Mauprat les
faisait asseoir à sa table, goûtait avec eux le vin qu'ils lui
apportaient en hommage volontaire, et les faisait recon-
duire par ses gens au milieu de la nuit, tous ivres morts,
la torche en main et faisant retentir la forêt de refrains
obscènes. Le libertinage acheva la démoralisation des
paysans. Les Mauprat eurent bientôt dans toutes les familles
des accointances que l'on toléra parce qu'on y trouva du
profit, et, faut-il le dire? hélas! des satisfactions de va-
nité. La dispersion des habitations favorisait le mal. Là,
point de scandale, point de censure. Le plus petit village
eût suffi pour faire éclore et régner une opinion publique;
mais il n'y avait que des chaumières éparses, des métai-
ries isolées; des landes et des taillis mettaient entre les
familles des distances assez considérables pour qu'elles ne
pussent exercer mutuellement leur contrôle. La honte fait
plus que la conscience. Il est inutile de vous dire quels
nombreux liens d'infamie s'élablirent entre les maîtres et
les esclaves : la débauche, l'exaction et la banqueroute
furent l'exemple et le précepte de ma jeunesse, et l'on me-
nait joyeuse vie. On se moquait de toute équité, on ne
remboursait aux créanciers ni intérêts ni capitaux, on ros-
sait les gens de loi qui se hasardaient à venir faire des
sommations, on canardait la maréchaussée lorsqu'elle ap-
MAUPRAT. 21
prochait trop des tourelles; on souhaitait la peste au par-
lement, la famine aux hommes imbus de philosophie nou-
velle, la mort à la branche cadette des Mauprat, et on se
donnait par-dessus tout des airs de paladins du xii" siècle.
Mon grand-père ne parlait que de sa généalogie et des
prouesses de ses ancêtres; il regrettait le bon temps où
les châtelains avaient chez eux des instruments pour
la torture, des oubliettes et surtout des canons. Pour
nous, nous n'avions que des fourches, des bâtons et une
mauvaise coulevrine, que mon oncle Jean pointait, du
reste, fort bien, et qui suffisait pour tenir en respect la
chétive force militaire du canon.
22 M AU P RAT.
II
Le vieux Maupral était un animal perfide et carnassier
qui tenait le milieu entre le loup-cervier et le renard. Il
avait, avec une élocution abondante et facile, un vernis
d'éducation qui aidait en lui à la ruse. Il affectait beaucoup
de politesse et ne manquait pas de moyens de persuasion
avec les objets de ses vengeances. Il savait les attirer chez
lui et leur faire subir des traitements affreux que, faute de
témoins, il leur était impossible de prouver en justice.
Toutes ces scélératesses portaient un caractère d'habileté
si grande, que le pays en fut frappé d'une consternation
qui ressemblait presque à du respect. Jamais il ne fut pos-
sible de le saisir hors de sa tanière, quoiqu'il en sortît sou-
vent et sans beaucoup de précautions apparentes. C'était
un homme qui avait le génie du mal, et ses fils, à défaut de
l'affection dont ils étaient incapables, subissaient l'ascen-
dant de sa détestable supériorité et lui obéissaient avec
une discipline et une ponctualité presque fanatiques. Il
était leur sauveur dans tous les cas désespérés, et, lorsque
l'ennui de la réclusion commençait à planer sous nos
voûtes glacées, son esprit, facétieusement féroce, le com-
battait chez eux par l'attrait de spectacles dignes d'une
caverne de voleurs. C'étaient parfois de pauvres moines què-
ti^urs qu'on s'amusait à effrayer et à tourmenter : on leur
brûlait la barbe, on les descendait dans des puits et on les
MAL: P RAT. 23
tenait suspendus entre la vie et la mort jusqu'à ce qu'ils
eussent chanté quelque gravelure ou proféré quelque blas-
phème. Tout le pays connaît l'aventure du greffier qu'on
laissa entrer avec quatre huissiers, et qu'on reçut avec tous
les empressements d'une hospitalité fastueuse. Mon grand-
père feignit de consentir de bonne grâce à l'exécution de
leur mandat et les aida poliment à faire l'inventaire de
son mobilier, dont la vente était décrétée ; après quoi, le
dîner étant servi et les gens du roi attablés, Tristan dit au
greffier :
— - Eii ! mon Dieu, j'oubliais une pauvre haridelle que
j'ai à l'écurie. Ce n'est pas grand'chose; mais encore vous
pourriez être réprimandé pour l'avoir omise, et, comme je
A'ois que vous êtes un brave homme, je ne veux point vous
induire en erreur. Aenez avec moi la voir, ce sera l'affaire
d'un instant.
Le greffier suivit Mauprat sans défiance, et, au mo-
ment où ils entraient ensemble dans l'écurie, Mauprat, qui
marchait le premier, lui dit d'avancer seulement la tête ;
ce que fit le grefiier, désireux de montrer beaucoup d'in-
dulgence dans l'exercice de ses fonctions et de ne point
examiner les choses scrupuleusement. Alors Mauprat
poussa brusquement la porte et lui serra si fortement le
cou entre le battant et la muraille, que le malheureux en
perdit la respiration. Tristan, le jugeant assez puni, rou-
vrit la porte, et, lui demandant pardon de son iiiad\er-
tance avec beaucoup de civilité, lui offrit son bras pour le
reconduire à table, ce que le greffier ne jugea pas à pro-
pos de refuser. Mais, aussitôt qu'il fut rentré dans la salle
où étaient ses confrères, il se jeta sur une chaise, et, leur
montrant sa figure livide et son cou meurtri, il demanda
justice contre le guet-apens où on venait de l'entraînei'.
C'est alors que mon grand-père, se li\ranl à sa fourbe
24 MALPRAT.
railleuse, joua une scène de comédie d'une audace sin"-u-
lière. Il reprocha gravement au greffier de l'accuser injus-
tement, et, affectant de lui parler toujours avec beaucoup
de politesse et de douceur, il prit les autres à témoin de
sa conduite, les suppliant de l'excuser si sa position pré-
caire l'empêchait de les mieux recevoir, et leur faisant les
honneurs de son dîner d'une manière splendide. Le pauvre
greffier n'osa pas insister et fut forcé de dîner, quoique à
demi mort. Ses confrères furent si complètement dupes de
l'assurance de Mauprat, qu'ils burent et mangèrent gaie-
ment, en traitant le greffier de fou et de malhonnête. Ils
sortirent de la Roche-Mauprat tous ivres, chantant les
louanges du châtelain et raillant le greffier, qui tomba
mort sur le seuil de sa maison en descendant de cheval.
Les huit garçons, l'orgueil et la force du vieux Mau-
prat, lui ressemblaient tous également par la vigueur pliv-
sique, la brutalité des mœurs, et plus ou moins par la
finesse et la méchanceté moqueuse. Il faut le dire, c'étaient
de vrais coquins, capables de tout mal et complètement
idiots devant une noble idée ou devant un bon sentiment;
cependant il y avait en eux une sorte de bravoure déses-
pérée, qui parfois n'était pas pour moi sans une apparence
de grandeur. Mais il est temps que je vous parle de moi et
que je vous raconte le développement de mon âme au
sein du bourbier immonde où il avait plu à Dieu de me
plonger au sortir de mon berceau.
J'aurais tort si, pour forcer votre commisération à me
suivre dans ces premières années de ma Aie, je vous
disais que je naquis avec une noble organisation, avec une
âme pure et incorruptible. Quant à cela, monsieur, je n'en
sais rien. Il n'y a peut-être pas d'âmes incorruptibles, et
peut-être qu'il y en a. C'est ce que ni vous ni personne ne
saurez jamais. Cest une grande question à résoudre que
MAL P RAT. 25
celle-ci : - Y a-t-il ca nous des penchanls invincibles, et
l'éducation peut-elle les modifier seulement ou les dé-
truire? ') Moi, je n'oserais prononcer ; je ne suis ni méta-
physicien, ni psychologue, ni philosophe; mais j'ai eu une
terrible vie, messieurs; et, si j'étais législateur, je ferais
arracher la langue ou couper le bras à celui qui ose-
rait prêcher ou écrire que l'organisation des individus
est fatale, et qu'on ne refait pas j)lus le caractère d'un
homme que l'appétit d'un tigre. Dieu m'a préservé de le
croire.
Tout ce que je puis vous dire, c'est que j'avais reçu de
ma mère de bonnes notions sans avoir peut-être naturelle-
ment ses bonnes qualités. Chez elle, j'étais déjà violent,
mais d'une violence sombre et concentrée, aveugle et
brutal dans la colère, méfiant jusqu'à la poltronnerie à
l'approche du danger, hardi jusqu'à la folie quand j'étais
aux prises avec lui, c'est-à-dire à la fois timide et brave
par amour de la vie. J'étais d'une opiniâtreté révoltante;
pourtant ma mère seule réussissait à me vaincre; et, sans
bien raisonner, car mon intelligence fut très tardive dans
son développement, je lui obéissais comme à une sorte de
nécessité magnétique. Avec ce seul ascendant, dont je me
souviens, et celui dune autre fenmie que j'ai subi par la
suite, il y avait et il y a eu de quoi me mener à bien. Mais
je perdis ma mère avant qu'elle eût pu m'enseigner sérieu-
sement quelque chose; et, quand je fus transplanté à la
Roche-Mauprat, je ne pus éprouver pour le mal qui s'y
faisait qu'une répulsion instinctive, assez faible peut-être,
si la peur ne s'y fût mêlée.
Mais je remercie le ciel du fond du cœur pour les mau-
vais traitements dont j'y fus accablé, et surtout pour la
haine que mon oncle Jean conçut pour moi. Mon malheur
me prc'serva de l'indiirérence en face du mal, el mes
4
26 MAUPRAT.
souffrances m'aidèrent à détester ceux qui le commet-
taient.
Ce Jean était certainement le plus détestable de sa
race : depuis qu'une chute de cheval l'avait rendu contre-
fait, sa méchante humeur s'était développée en raison de
l'impossibilité de faire autant de mal que ses compagnons.
Obligé de rester au logis quand les autres partaient pour
leurs expéditions, car il ne pouvait monter à cheval, il
n'avait de plaisir que lorsque le cliâteau reccAail un de ces
petits assauts inutiles que la maréchaussée lui donnait
quelquefois comme pour l'acquit de sa conscience. Re-
tranché derrière un rempart en pierres de taille qu'il avait
fait construire à sa guise, Jean, assis tranquillement auprès
de sa coulevrine, effleurait de temps en temps un gen-
darme et retrouvait tout à coup, disait-il, le sommeil et
l'appétit que lui ùtait son inaction. Même il n'attendait pas
les cas d'attaque pour grimper à sa chère plate-forme; et
là, accroupi comme un chat qui fait le guet, dès qu'il
voyait un passant se montrer au loin sans faire le signal, il
exerçait son adresse sur ce point de mire et lui faisait
rebrousser chemin. Il appelait cela donner un coup de balai
sur la route.
Mon jeune âge me rendant incapable de suivre mes
oncles à la chasse et à la maraude, Jean devint naturelle-
ment mon gardien et mon instituteur, c'est-à-dire mon
geôlier et mon bourreau. Je ne vous raconterai pas les
détails de cette infernale existence. Pendant près de dix
ans, j'ai subi le froid, la faim, l'insulte, le cachot et les
coups, selon les caprices plus ou moins féroces de ce
monstre. Sa grande haine pour moi vint de ce qu'il ne put
parvenir à me dépraver; mon caractère rude, opiniâtre et
sauvage me préserva de ses viles séductions. Peut-être
n'avais-je en moi aucune force pour la vertu; mais j'en
MAUPRAT. 27
avais heureusement pour la haine. Plutôt que de complaire
à mon tyran, j'aurais souffert mille morts; je grandis donc
sans concevoir aucun attrait pour le vice. Cependant j'avais
de si étranges notions sur la société, que le métier de mes
oncles ne me causait par lui-même aucune répugnance.
Vous pensez bien qu'élevé derrière les murs de la Roche-
Maupral, et vivant en état de siège perpétuel, j'avais abso-
lument les idées qu'eût pu avoir un servant darmes au
temps de la barbarie féodale. Ce qui, hors de notre tanière,
.s'appelait, pour les autres hommes, assassiner, piller et
torturer, on m'apprenait à l'appeler combattre, vaincre et
soumettre. Je savais, pour toute histoire des hommes, les
légendes et les ballades de la chevalerie que mon grand-
père me racontait le soir, lorsqu'il avait le temps de songer
à ce qu'il appelait mon éducation ; et, quand je lui adres-
sais quelque question sur le temps présent, il me répondait
que les temps étaient bien changés, que tous les Français
étaient devenus traîtres et félons, qu'ils avaient fait peur
aux rois, et que ceux-ci avaient abandonné lâchement la
noblesse, laquelle, à son tour, avait eu la couardise de
renoncer à ses privilèges et de se laisser faire la loi par les
manants. J'écoutais avec surprise, et presque avec indigna-
tion, cette peinture de l'époque où je vivais, époque pour
moi indéfinissable. Mon grand-père n'était pas fort sur
la chronologie : aucune espèce de livre ne se trouvait
à la Roche-Mauprat, si ce n'est l'histoire des fils Ay-
mon et quelques chroniques du même genre, rapportées
des foires du pays par nos valets. Trois noms surnageaient
seuls dans le chaos de mon ignorance, Charlcmagne,
Louis XI et Louis XIV, parce que mon grand-père les fai-
sait souxent intervenir dans ses commentaires sur les droits
méconnus de la noblesse. Et moi, en vérité, je savais à peine
la différence d'un règne à une race, ctjen'élais pas l)ii'n sûr
28 MAUPRAT.
que mon yrand-père n'eût pas vu Charlemagne ; car il en
parlait plus souvent et plus volontiers que de tout autre.
Mais, en même temps que mon énergie instinctive me
faisait admirer les faits d'armes de mes oncles et m'inspirait
le désir d'y prendre part, les froides cruautés que je leur
voyais exercer au retour de leurs campagnes, et les perfi-
dies au moyen desquelles ils attiraient des dupes chez eux,
pour les rançonner ou les torturer, me causaient des émo-
tions pénibles, étranges, et dont il me serait difficile,
aujourd'hui que je parle en toute sincérité, de me rendre
compte bien clairement. Dans l'absence de tout principe de
morale, il eût été naturel que je me contentasse de celui
du droit du plus fort, que je voyais mettre en pratique;
mais les humiliations et les souffrances qu'en raison de ce
droit mon oncle Jean m'imposait m'avaient appris à ne pas
m'en contenter. Je comprenais le droit du plus brave et
je méprisais sincèrement ceux qui, pouvant mourir, accep-
taient la vie au prix des ignominies qu'on leur faisait subir
à la Roche-Mauprat. Mais ces affronts, ces terreurs, im-
posés à des prisonniers, à des femmes, à des enfants, ne
me semblaient expliqués et autorisés que par des appétits
sanguinaires. Je ne sais si j'étais assez susceptible d'un bon
sentiment pour qu'ils m'inspirassent de la pitié pour les
victimes, mais il est certain que j'éprouvais ce sentiment
de commisération égoïste qui est dans la nature, et, qui,
perfectionné et ennobli, est devenu la charité chez les
hommes civilisés. Sous ma grossière enveloppe, mon cœur
n'avait sans doute que des tressaillements de peur et de
dégoût à l'aspect des supplices que, d'un jour à l'autre, je
pouvais subir pour mon compte au moindre caprice de mes
oppresseurs; d'autant plus que Jean avait l'habitude, lors-
qu'il me voyait pâlir à ces affreux spectacles, de me dire
dun air "'^oirucnard :
MAUPRAT. 29
— Voilà ce que je te ferai quand tu désobéiras.
Tout ce que je sais, c'est que j'éprouvais un affreux
malaise en présence de ces actions iniques ; mon sang se
figeait dans mes veines, ma gorge se serrait, et je m'en-
fuyais pour ne pas répéter les cris qui frappaient mon
oreille. Cependant, avec le temps, je me blasai un peu sur
ces impressions terribles. Ma fibre s'endurcit, l'habitude
me donna des forces pour cacher ce qu'on appelait ma
lâcheté. J'eus honte des signes de faiblesse que je donnais,
et je forçai mon visage au sourire d'hyène que je voyais sur
le visage de mes proches. Mais je ne pus jamais réprimer
des frémissements convulsifs qui me passaient de temps en
temps dans tous les membres et un froid mortel qui des-
cendait dans mes veines au retour de ces scènes d'angoisse.
Les femmes traînées, moitié de gré, moitié de force, sous
le toit de la Roche-Mauprat, me causaient un trouble incon-
cevable. Je commençais à sentir le feu de la jeunesse s'é-
veiller en moi et à jeter un regard de convoitise sur cette
part des captures de mes oncles ; mais il se mêlait à ces
naissants désirs des angoisses inexprimables. Les femmes
n'étaient qu'un objet de mépris pour tout ce qui m'entou-
rait; je faisais de vains efforts pour séparer cette idée de
celle du plaisir qui me sollicitait. Ma tète était boulever-
sée, et mes nerfs, irrités, donnaient un goût violent et ma-
ladif à toutes mes sensations.
Du reste, j'avais le caractère aussi mal fait que mes
compagnons; et, si mon cœur valait mieux, mes manières
n'étaient pas moins arrogantes, ni mes plaisanteries de
meilleur goût. Un trait de ma méchanceté adolescente
n'est pas inutile à rapporter ici, d'autant plus que les
suites de ce fait eurent de l'influence sur le reste de ma
vie.
30 MAL P RAT.
III
A trois lieues de la Roche-Mauprat, en tirant vers le
Fromental, vous devez avoir vu, au milieu des bois, une
vieille tour isolée, célèbre par la mort tragique d'un pri-
sonnier que le bourreau, étant en tournée, trouva bon
de pendre, il y a une centaine d'années, sans autre forme
de procès, pour complaire à un ancien Mauprat, son sei-
gneur.
A l'époque dont je vous parle, la tour Gazeau était déjà
abandonnée, menaçant ruine : elle était domaine de l'État,
et on y avait toléré, par oubli plus que par bienfaisance, la
retraite d'un vieux indigent, homme fort original, vivant
complètement seul, et connu dans le pays sous le nom du
bonhomme Patience.
— J'en ai entendu parler à la grand'mère de ma nour-
rice, repris-je ; elle le tenait pour sorcier.
— Précisément ; et, puisque nous voici sur ce sujet, il
faut que je vous dise au juste quel homme était ce Patience;
car j'aurai plus d'une fois occasion de vous en parler dans
le cours de mon récit, et jai eu aussi celle de le connaître
à fond.
Patience était un philosophe rustique. Le ciel lui avait
départi une haute intelligence; mais l'éducation lui avait
MAUPRAT. 31
manqué, et, par une sorte de fatalité inconnue, son cer-
veau avait été complètement rebelle au peu d'instruction
qu'il avait été à même de recevoir. Ainsi il avait été à
l'école chez les Carmes de ***, et, au lieu de ressentir ou de
montrer de l'aptitude, il avait fait l'école buissonnièreavec
plus de délices qu'aucun de ses camarades. C'était une
nature éminemment contemplative, douce et indolente,
mais fière, et poussant jusqu'à la sauvagerie l'amour de
l'indépendance; religieuse, mais ennemie de toute règle;
un peu ergoteuse, très méfiante, implacable aux hypo-
crites. Les pratiques du cloître ne lui imposèrent pas, et,
pour avoir eu une ou deux fois son franc parler avec les
moines, il fut chassé de l'école. Depuis ce temps, il fut
grand ennemi de ce qu'il appelait la monacaille et se
déclara ouvertement pour le curé de Briantes, qu'on accu-
sait d'êti-e janséniste. Mais le curé ne réussit pas mieux
que les moines à instruire Patience. Le jeune paysan,
quoique doué d'une force herculéenne et d'une grande
curiosité pour la science, montrait une aversion insurmon-
table pour toute espèce de travail, soit physique, soit
intellectuel. Il professait une philosophie naturelle à
laquelle il était bien difficile au curé de répondre. On
n'avait pas besoin de travailler, disait-il, quand on n'avait
pas besoin d'argent, et on n'avait pas besoin d'argent quand
on n'avait que des besoins modérés. Patience prêchait
d'exemple; dans l'âge des passions, il eut des mœurs aus-
tères, ne but jamais que de l'eau, n'entra jamais dans un
cabaret, ne sut point danser, et fut toujours fort gauche et
fort timide avec les femmes, auxquelles, d'ailleurs, son
caractère bizarre, sa figure sévère et son esprit un peu
railleur ne plurent point. Comme s'il eût aimé à se venger,
par le dédain, de cette défaveur, ou à s'en consoler par la
sagesse, il se plaisait, comme autrefois Diogène, à dénigrer
32 MALPRAT.
les vains plaisirs d autrui ; et, si quelquefois on le voyait
passer sous la ramée, au milieu des fêtes, c'était pour v
jeter quelque saillie ingénue, éclair de son inexorable bon
sens. Quelquefois aussi son intolérante moralité s'exprima
dune manière acerbe et laissa derrière lui un nuage de
tristesse ou d'effroi dans les consciences troublées. C'est ce
qui lui suscita de violents ennemis; et les efforts d'une
haine inepte, joints à l'espèce d'étonnement qu'inspirait
son allure excentrique, lui attirèrent la réputation de sor-
cier.
Quand je vous ai dit que linstruction manqua à Pa-
tience, je me suis mal exprimé. Avide de connaître les hauts
mystères de la nature, son intelligence voulut escalader le
ciel au premier vol ; et, dès les premières leçons, le curé
janséniste se vit tellement troublé et effarouché de l'audace
de son élève, il eut tant à lui dire pour le calmer et le sou-
mettre, il fallut soutenir un tel assaut de questions hardies
et dobjections superbes, qu'il n'eut pas le loisir de lui
enseigner l'alphabet, et qu'au bout de dix ans d'études
interrompues et reprises au gré du caprice ou de la néces-
sité, Patience ne savait pas lire. C'est à grand'peine qu'en
suant sur son livre, il déchiffrait une page en deux heures,
et encore ne comprenait-il pas le sens de la plupart des
mots qui exprimaient des idées abstraites. Et pourtant ces
idées abstraites étaient en lui; on les pressentait en le
voyant, en l'écoutant ; et c'était merveille que la manière
dont il parvenait à les rendre dans son langage rustique,
animé d'une poésie barbare, si bien qu'on était, en l'enten-
dant, partagé entre l'admiration et la gaieté.
Lui, toujours grave, toujours absolu, ne voulait com-
poser avec aucune dialectique. Sto'icien par nature et par
principe, passionné dans la propagande de sa doctrine du
détachement des faux biens, mais inébranhdjlc dans la
M AU PU A T. 33
pratique de la résignation, il battait en brèche le pauvre
curé ; et c'était à ces discussions, comme il me la raconté
souvent dans ses dernières années, qu'il avait acquis ses
connaissances en philosophie. Pour résister aux coups de
bélier de la logique naturelle, le bon janséniste était forcé
d'invoquer le témoignage de tous les Pères de l'Eglise et
de les opposer, souvent même de les corroborer avec la
doctrine de tous les sages et savants de l'antiquité. Alors
les yeux ronds de Patience grossissaient dans sa lùle (c'était
son expression), la parole expirait sur ses lèvres, et, charmé
d'apprendre sans se donner la peine d'étudier, il se faisait
longuement expliquer la doctrine de ces grands hommes
et raconter leur vie. En voyant son attention et son
silence, l'adversaire triomphait; mais, au moment où il
croyait avoir convaincu cette âme rebelle. Patience, enten-
dant sonner minuit à l'horloge du village, se levait, pre-
nait congé de son hôte avec affection, et, reconduit par
lui jusqu'au seuil du presbytère, le consternait avec quelque
réflexion laconique et mordante qui confondait saint Jérôme
et Platon, Eusèbc tout autant que Sénèque, TertuUien non
moins qu'Aristote.
Le curé ne s'avouait pas trop la supériorité de cette
intelligence inculte. Néanmoins il était tout étonné de passer
tant de soirs d'hiver au coin de son feu avec ce paysan,
sans éprouver ni ennui ni fatigue ; et il se demandait
pourquoi le mt gister du village, et même le prieur du
couvent, quoique sachant grec et latin, lui semblaient,
l'un ennuyeux, l'autre erroné, dans tous leurs discours. Il
connaissait toute la pureté des mœurs de Patience, et il
s'expliquait l'ascendant de son esprit par le pouvoir et le
charme que la vertu exerce et répand autour d'elle. Puis il
s'accusait humblement, chaque soir, devant Dieu de n'avoir
pas disputé avec son élève à un point de vue assez chrétien.
5
34 MAL PP. A T.
Il confessait à son ange gardien que l'orgueil de sa science
et le plaisir qu'il avait goûté à se voir écouté si religieu-
sement lavaient un peu emporté au delà des limites de
l'enseignement religieux; qu'il avait cité trop complai-
samment les auteurs profanes; qu'il avait même trouvé un
dangereux plaisir à se promener avec son auditeur dans les
champs du passé, pour y cueillir des fleurs païennes que
l'eau du baptême n'avait pas arrosées et qu'il n'était pas
permis à un prêtre de respirer avec tant de charme.
De son côté, Patience chérissait le curé. C'était son seul
ami, le seul lien qu'il eût avec la société, le seul aussi qu'il
eût avec Dieu par la lumière de la science. Le paysan
s'exagérait beaucoup le savoir de son pasteur. Il ne savait
pas que même les plus éclairés des hommes civilisés pren-
nent souvent à rebours, ou ne prennent pas du tout le
cours des connaissances humaines. Patience eût été délivré
de grandes anxiétés d'esprit s'il eût pu découvrir, à coup
sûr, que son maître se trompait fort souvent, et que c'était
l'homme et non la vérité qui faisait défaut. Ne le sachant
pas et voyant l'expérience des siècles en désaccord avec le
sentiment inné de la justice, il était en proie à des rêveries
continuelles; et, vivant seul, errant dans la campagne à
toutes les heures du jour et de la nuit, absorbé dans des
préoccupations inconnues à ses pareils, il donnait de plus
en plus crédit aux fables de sorcellerie débitées contre lui.
Le couvent n'aimait pas le pasteur. Quelques moines
que Patience avaient démasqués haïssaient Patience. Le
pasteur et l'élève furent persécutés. Les moines ignares ne
reculèrent pas devant la possibilité d'accuser le curé auprès
de son évêque de s'adonner aux sciences occultes, de
concert avec le magicien Patience. Une sorte de guerre
religieuse s'établit dans le village et dans les alentours.
Tout ce qui n'était pas pour le couvent fut pour le curé,
MAUPRAT. 35
et réciproquement. Patience dédaigna d'entrer dans cette
lutte. Un beau matin, il alla embrasser son ami en pleu-
rant et lui dit :
— Je n'aime que vous au monde, je ne veux donc pas
vous être un sujet de persécution; comme, après vous, je
ne connais et n'aime personne, je m'en vais vivre dans les
bois à la manière des hommes primitifs. J'ai pour héritage
un champ qui rapporte cinquante livres de rente; c'est la
seule terre que j'aie jamais remuée de mes mains, et la
moitié de son chétif revenu a été employée à payer la dîme
de travail que je dois au seigneur; j'espère mourir sans
avoir fait pour autrui le métier de bête de somme. Cepen-
dant, si on vous suspend de vos fonctions, si on vous ôte
votre revenu, et que vous ayez un champ à labourer, faites-
moi dire un mot, et vous verrez que mes bras ne se seront
pas engourdis dans l'inaction.
Le pasteur combattit en vain cette résolution. Patience
partit, emportant pour tout bagage la veste qu'il avait sur le
dos, et un abrégé de la doctrine d'Epictète,pour laquelle
il avait une grande prédilection, et dans laquelle, grâce à
de fréquentes études, il pouvait lire jusqu'à trois pages par
jour, sans se fatiguer outre mesure. L'anachorète rustique
alla vivre au désert. r)"al)ord il se construisit dans les bois
une cahute de ramée. Mais, assiégé par les loups, il se
réfugia dans une salle basse de la tour Gazeau, où il se fît,
avec un lit de mousse et des troncs d'arbres, un ameuble-
ment splendide; avec des racines, des fruits sauvages et le
laitage d'une chèvre, un ordinaire très peu inférieur à celui
qu'il avait eu au village. Ceci n'est point exagéré. Il faut
voir le paysan de certaines parties de la Varenne pour se
faire une idée de la sobriété au sein de laquelle un homme
peut vivre en état de santé. Au milieu de ces habitudes
stoïques, Patience était encore une exception. Jamais le
36 .MAI PP. AT.
vin n'avait rougi ses lèvre?, el le pain lui avait toujours
semblé une superfluilé. Il ne haïssait pas, d'ailleurs, la
doctrine de Pythagore, et, dans les rares entrevues qu'il
avait désormais avec son ami, il lui disait que, sans croire
précisément à la métempsycose et sans se faire une loi
d'observer le régime végétal, il éprouvait involontairement
une secrète joie de pouvoir s'y adonner et de n'avoir plus
occasion de voir donner la mort tous lesjoursàdes animaux
innocents.
Patience avait pris cette étrange résolution à l'âge de
quarante ans; il en avait soixante lorsque je le vis pour la
première fois, et il jouissait d'une force physique extra-
ordinaire. Il avait bien quelques habitudes de promenade
chaque année ; mais, à mesure que je vous dirai ma vie,
j'entrerai dans le détail de la vie cénobilique de Patience.
A l'époque dont je vais vous parler, après de nombreuses
persécutions, les gardes forestiers, par crainte de se voir
jeter un sort, plutôt que par compassion, lui avaient enfin
concédé la libre occupation de la tour Gazeau, non sans le
prévenir qu'elle pourrait bien lui tomber sur la tète au
premier vent d'orage; à quoi Patience avait philosophique-
ment réi»(mdu que, si sa destinée était d'être écrasé, le
premier arbre de la forêt serait tout aussi bon pour cela
que les combles de la tour Gazeau.
Avant de vous mettre en scène mon personnage de
Patience, et tout en vous demandant pardon de la longueur
trop complaisante de cette biographie préliminaire, je dois
encore vous dire que, dans l'espace de ces vingt années,
l'esprit du pasteur avait suivi une nouvelle direction. Il
aimait la philosophie, et, malgré lui, le cher homme, il re-
portait cet amour sur les philosophes, même sur les moins
orthodoxes. Les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau le
transportèrent, malgré toute sa résistance intérieure, dans
MALPRAT. Ti
des régions nouvelles; et, un matin qu'au retour d'une
visite à des malades, il avait rencontré Patience herborisant
pour son dîner sur les rochers de Crevant, il s'était assis
près de lui sur la pierre druidique, et il avait fait à son
propre insu la profession de foi du vicaire savoyard. Pa-
tience mordit beaucoup plus volontiers à cette religion
poétique qu'à l'ancienne orthodoxie. Le plaisir avec lequel
il écouta le résumé des doctrines nouvelles engagea le curé
à lui donner secrètement quelques rendez-vous sur des
points isolés de la Varenne, où ils devaient se rencontrer
comme par hasard. Dans ces conciliabules mystérieux,
l'imagination de Patience, restée si fraîche et si ardente
dans la solitude, s'enflamma de toute la magie des idées et
des espérances qui fermentaient alors en France, depuis la
cour de Versailles jusqu'aux bruyères les plus inhabitées. Il
s'éprit de Jean-Jacques et s'en fit lire tout ce qu'il lui fut
possible d'en écouter sans compromettre les devoirs du
curé. Puis il se fit donner un exemplaire du Contrai social
et alla l'c-peler sans relâche à la tour Gazeau. D'abord le
curé ne lui avait communiqué cette manne qu'avec des
restrictions, et, tout en lui faisant admirer les grandes
pensées et les grands sentiments du philosophe, il avait
cru le mettre en garde contre les poisons de l'anarchie.
Mais toute l'ancienne science, toutes les heureuses citations
d'autrefois, en un mot, toute la théologie du bon prêtre fut
emportée comme un pont fragile par le torrent d'éloquence
sauvage et d'enthousiasme irréfrénable que Patience avait
amassé dans son désert. Il fallut que le curé cédât et repliât
effrayé sur lui-même. Alors il y trouva le for intérieur
lézardé et craquant de toute part. Le nouveau soleil qui
montait sur l'horizon politique et qui bouleversait toutes
les intelligences fondit la sienne comme une neige légère
au premier souffle du printemps. L'exaltation de Patience,
38 MAUI'RAT.
le «peclacle de sa vie étrange et poétique qui lui donnait
un air inspiré, la tournure romanesque que prenaient leurs
relations mystérieuses (les ignobles persécutions du couvent
ennoblissant l'esprit de révolte;, tout cela s'empara si fort
du prêtre, qu'en 1770 il était déjà bien loin du jansénisme
et cherchait vainement dans toutes les hérésies religieuses
un point où se retenir avant de tomber dans l'abîme de
philosophie, si souvent ouvert devant lui par Patience, si
souvent refermé en vain par les exorcismes de la théologie
romaine.
MALPRAT. 39
IV
Après ce récit de la vie philosophique de Patience,
rédigée par l'homme d'aujourd'hui, continua Bernard après
une pause, j'ai quelque peine à retourner aux impressions
bien différentes que reçutl'homme d'autrefois en rencontrant
le sorcier de la tour Gazeau. Je vaism'efforcer cependant de
ressaisir fidèlement mes souvenirs.
Ce fut un soir d'été qu'au retour d'une pipée où plusieurs
petits paysans m'avaient accompagné, je passai devant la
tour Gazeau pour la première fois. J'étais âgé d'environ
treize ans; j'étais le plus grand et le plus fort de mes
compagnons, et, en outre, j'exerçais sur eux, à la rigueur,
l'ascendant de mes prérogatives seigneuriales. C'était entre
nous un mélange de familiarité et d'étiquette assez bizarre.
Parfois, quand l'ardeur de la chasse ou la fatigue de la
journée les gouvernait plus que moi, j'étais forcé de céder
à leurs avis, et déjà je savais me rendre à point comme
le font les despotes, afin de n'avoir jamais l'air d'être
commandé par la nécessité; mais j'avais ma revanche dans
l'occasion, et je les voyais bientôt trembler devant l'odieux
nom de ma famille.
La nuit se faisait, et nous marchions gaiement, siffiant,
abattant des cormes à coups de pierre, imitant le cri des
oiseaux, lorsque celui (jui marchait devant s'arrêta tout à
coup, et, revenant sur ses pas, déclara qu'il ne passerait
40 MAIFHAT.
pas par le sentier de la tour Gazeau, et qu'il allait |)reiKlro
à travers bois. Cet avis fut accueilli par deux autres. Un
troisième objecta que Ion risquait de se perdre si on
quittait le sentier, que la nuit était proche et que les loups
étaient en nombre.
— Allons, canaille! m'écriai -je d'un ton de prince en
poussant le guide, suis le sentier, et laisse-nous tranquilles
avec tes sottises.
— Xon, moi \ dit reniant, je viens de voir le sorcier
qui dit (le.'i paroles sur sa porte, et je n'ai pas en\ ie d'avoir
la fièvre toute l'année.
— Bah! dit un autre, il n'est pas méchant avec tout Ir
monde. Il ne fait pas de mal aux enfants; et, d'ailleurs,
nous n'avons qu'à passer bien tranquillement sans lui rien
dire; qu'est-ce que vous voulez qu'il nous fasse?
— Oh! c'est bien, reprit le premier, si nous étions
seuls!... Mais M. Bernard est avec nous, nous sommes sûrs
d'avoir un sort .
— Qu'est-ce à dire, imbécile ? m'écriai-je en levant le
poing.
— Ce n'est pas ma faute, monseiijncur, reprit l'enfant.
Ce vieux chéh'f n'aime pas les monsi'eu, et il a dit qu'il
voudrait voir M. Tristan et tous ses enfants pendus au bout
de la même branche.
— Il a dit cela? Bon! repris-jc, avançons, et vous allez
voir. Qui m'aime me suive; cpii me «piitte est un làciie.
Deux de mes compagnons se laissèrent entraîner par la
vanité. Tous les autres feignirent de les imiter; mais, au
bout de (juatre pas, chacun avait pris la fuite en s'enfonçant
dans le taillis, et je continuai fièrement ma route, escorté
de mes deux acolytes. Le petit Sylvain, qui allait le pre-
1 . Li)Cution (1(1
liny?
MAUPRAT. 41
mier, ôta son chapeau du plus loin qu'il vit Patience, et,
lorsque nous fûmes vis-à-vis de lui, quoiqu'il eût la tête
baissée et qu'il semblât ne faire aucune attention à nous,
l'enfant, frappé de terreur, lui dit d'une voix tremblante :
— Bonsoir et bonne nuit, maître Patience !
Le sorcier, sortant de sa rêverie, tressaillit comme un
homme qui s'éveille, et je vis, non sans une certaine
émotion, sa figure basanée, à demi couverte d'une épaisse
barbe grise. Sa grosse tête était tout à fait dépouillée, et
la nudité du front contrastait avec l'épaisseur du sourcil,
derrière lequel un œil rond et enfoncé profondément dans
l'orbite lançait des éclairs comme on en voit à la lin de
l'été derrière le feuillage pâlissant. C'était un homme de
petite taille, mais large des épaules et bâti comme un
gladiateur. Il était couvert de haillons orgueilleusement
malpropres. Sa figure était courte et commune comme celle
de Socrate, et, si le feu du génie brillait dans ses traits
fortement accusés, il m'était impossible de m'en apercevoir.
Il me fit l'effet d'une bête féroce, d'un animal immonde.
Un sentiment de haine s'empara de moi, et, résolu de venger
l'affront fait par lui à mon nom, je mis une pierre dans
ma fronde, et, sans autres préliminaires, je la lançai avec
vigueur.
Au moment où la pierre partit, Patience était en train
de répondre à la salutation de l'enfant.
— Bonsoir, enfants; Dieu soit avec vous!... nous
disait-il, lorsque la pierre siffla à son oreille et alla frap-
per une chouette apprivoisée qui faisait les délices de
Patience et qui commençait à s'éveiller avec la nuit dans
le lierre dont la porte était couronnée.
La chouette jeta un cri aigu et tomba sanglante aux
pieds de son maître, qui lui répondit par un rugissement
et resta immobile de surprise et de fureur pendant ((iiel-
G
42 MAL 1> HA T.
qucs seconde?. Puis, tout à coup, prenant par les pieds la
victime palpitante, il l'enleva de terre, et, venant à notre
rencontre :
— Lequel de vous, malheureux, s'écria-l-il d'une voix
tonnante, a lance cette pierre?
Celui de mes compagnons qui marchait le dernier s'en-
fuit avec la rapidité du vent; mais Sylvain, saisi par la
large main du sorcier, tomba les deux genoux en terre, en
jurant par la sainte Vierge et par sainte Solange, patronne
du Berry, qu'il était innocent du meurtre de l'oiseau.
J'avais, je l'avoue, une forte démangeaison de le laisser se
tirer d'affaire comme il pourrait, et d'entrer dans le fourré.
Je m étais attendu à voir un vieux jongleur décrépit, et
non à tomber dans les mains d'un ennemi robuste; mais
l'orgueil me retint.
— Si c'est toi, disait Patience à mon compagnon trem-
blant, malheur à toi, car tu es un méchant enfant, et tu
seras un malhonnête homme! Tu as fait une mauvaise
action; lu as mis ton plaisir à causer de la peine à un
vieillard qui ne t'a jamais nui, et lu l'as fait avec perfidie,
avec lâcheté, en dissimulant et en lui disant le bonsoir
avec politesse. Tu es un menteur, un infâme; tu m'as arra-
ché ma seule société, ma seule richesse; tu t'es réjoui dans
le mal. Que Dieu te préserve de vivre, si tu dois continuer
ainsi !
— 0 monsieur Patience! criail l'enfanl enjoignant les
mains, ne me maudissez pas, ne me charmez pas, ne me
donnez pas de maladie; ce n'est pas moi ! Que Dieu m'exter-
mine si c'est moi !...
— Si ce n'est pas toi, c'est donc celui-là? dit Patience
en me prenant parle collet de mon habit, et en me secouant
comme un arbrisseau qu'on va déraciner.
— Oui, c'est moi, répondis-je avec hauteur, et si vous
MAUPRAT. 43
voulez savoir mon nom, apprenez quon m'appelle Bernard
Mauprat, et qu'un vilain qui louche à un gentilhomme mé-
rite la mort.
— La mort ! toi, tu me donneras la mort, Mauprat !
s'écria le vieillard pétrifié de surprise et d'indignation. El
que serait donc Dieu si un morveux comme toi avait le
droit de menacer un homme de mon âge ? La mort ! ah ! tu
es bien un Mauprat, et tu chasses de race, chien maudit !
Cela parle de donner la mort, et tout au plus si cela est
né ! La mort, mon louveteau ! sais-tu que c'est toi qui mé-
rites la mort, non pas pour ce que tu viens de faire, mais
pour être fils de ton père et neveu de tes oncles? Ah! je
suis content de tenir un Mauprat dans le creux de ma
main et de savoir si un coquin de gentilhomme pèse au-
tant qu'un chrétien.
Et en même temps il m'enlevait de teiTC comme il eût
fait d'un lièvre.
— Petit, dit-il à mon compagnon, va-t'en chez toi, et ne
crains rien. Patience ne se fâche guère contre ses pareils,
et il pardonne à ses frères, parce que ses frères sont des
ignorants comme lui et ne savent pas ce qu'ils font ; mais
un Mauprat, vois-tu, ça sait lire et écrire, et ça n'en est
que plus méchant. Va-t'en... Mais non. reste; je veux
qu'une fois dans ta vie, tu voies un gentilhomme recevoir le
fouet de la main d'un vilain. Tu vas voir cela, et je te prie
de ne pas l'oublier, petit, et de le raconter à tes parents.
J'étais pâle de colère, mes dents se brisaient dans ma
bouche; je fis une résistance désespérée. Patience, avec un
sang-froid effrayant, m'attacha à un arbre avec un Iji'in de
ramée. Il n'avait qu'à m'efflcurer de sa main large et cal-
leuse pour me plier comme un roseau, et cependant j'étais
remarquablement vigoureux pour mon âge. Il accrocha la
chouette à une branche au-dessus de ma tète, et le sang de
44 MALPRAT.
loiseau, s'égouttant sur moi, me pénétrait d'horreur; car.
quoiqu'il n'y eût là qu'une correction usitée avec les chiens
de chasse qui mordent le gibier, mon cerveau, troublé par
la rage, par le désespoir et par les cris de mon compagnon,
commençait à croire à quelque affreux maléfice; mais je
pense que j'eusse été moins puni s'il m'eût métamorphosé
en chouette que je ne le fus en subissant la correction
qu'il m'infligea. En vain je l'accablai de menaces, en vain
je fis d'effroyables serments de vengeance, en \ ain le j)e-
tit paysan se jeta encore à genoux, en répétant avec an-
goisse :
— Monsieur Patience , pour l'amour de Dieu . pour
l'amour de vous-même, ne lui faites pas de mal; les Mau-
prat vous tueront.
Il se prit à rire en haussant les épaules, et, s'armant
d'une poignée de houx, il me fustigea, je dois l'avouer,
d'une manière plus humiliante que cruelle; car, à peine
vit-il couler quelques gouttes de mon sang, qu'il s'arrêta,
jeta ses verges, et même je remarquai une subite altération
dans ses traits et dans sa voix, comme s'il se fût repenti
de sa sévérité.
— Mauprat. me dil-il en croisant ses bras sur sa pi)itrine
et en me regardant fixement, vous voilà châtié; vous voilà
insulté, mon gentilhomme : cela me suffit, ^'ous voyez que
je pourrais vous empêcher de me jamais nuire, en vous
ôtant le souffle d'un coup de pouce, cl en vous enterrant
sous la pierre de ma porte. Qui s'aviserait de venir cher-
cher ce bel enfant de noble chez le bonhomme Patience?
Mais vous voyez (jue je n'aime pas la vengeance ; car, au
premier cri de douleur qui vous est échappé, j'ai cessé. Je
n'aime pas à faire souffrir, moi; je ne suis pas un Mauprat.
Il était bon pour vous d'apprendre par vous-même ce que
c'est que d'être une fois la victime. Puisse cela vous dé-
MAUPRAT. 45
goûter du métier de bourreau que l'on fait de père en fils
dans votre famille! Bonsoir! allez-vous-en, je ne vous en
veux plus, la justice du bon Dieu est satisfaite. Vous pou-
vez dire à vos oncles de me mettre sur le gril; ils mange-
ront un méchant morceau, et ils avaleront une chair qui
reprendra vie dans leur gosier pour les étouffer.
Alors il ramassa sa chouette morte, et, la contemplant
d'un air sombre :
— Un enfant de paysan n'eût pas fait cela, dit-il. Ce
sont plaisirs de gentilhomme.
Et, se retirant sur sa porte, il fit entendre l'exclamation
qui lui échappait dans les grandes occasions et qui lui
avait fait donner le surnom qu'il portait :
— • Patience, patience!... s"écria-t-il.
C'était, selon les bonnes femmes, une formule cabalis-
tique dans sa bouche, et, toutes les fois qu'on la lui avait
entendu prononcer, il était arrivé quelque malheur à la
personne qui l'avait offensé. Sylvain se signa pour conju-
rer le mauvais esprit. La terrible parole résonna sous la
voûte de la tour où Patience venait de rentrer, puis la
porte se referma sur lui avec fracas.
Mon compagnon était si pressé de fuir, qu'il faillit me
laisser là sans prendre le temps de me détacher. Dès qu'il
l'eut fait :
— Un signe de croix, me dit-il, pour l'amour du bon
Dieu, un signe de croix! Si vous ne voulez pas faire le
signe de la croix, vous voilà ensorcelé : nous serons man-
gés par les loups en nous en allant, ou bien nous rencon-
trerons la grand'hêle.
— Imbécile! lui dis-jo, il s'agit bien de cela! Ecoute,
si tu as jamais le malheur de parler à qui que ce soit de ce
qui vient d'arriver, je t'étrangle.
— Hélas! monsieur, comment donc faire? reprit-il avec
iii MAUPRAT
un mélange de naïveLc et de malice. Le sorcier ma lum-
mandé de le dire à mes parents.
Je levai le bras pour le frapper, mais la force me man-
qua. SufToqué de rage par le traitement que je venais d'es-
suyer, je tombai presque évanoui, et Sylvain en profila
pour s'enfuir.
Quand je revins à moi-même, je me trouvais seul; je
ne connaissais pas cette partie de la \'arenne; je n'y étais
jamais venu, et elle était horriblement déserte. Toute la
journée, j'avais vu des traces de loups et de sangliers sur
le sable. La nuit régnait déjà; j'avais encore deux lieues à
faire pour arriver ii la Roche-Maupral. La porte serait fer-
mée, le pont levé; je serais reçu à coups de fusil si je n'ar-
rivais avant neuf heures. 11 y avait à parier cent contre un
que, ne connaissant pas le chemin, il me serait impossible
de faire deux lieues en une heure. Cependant j'eusse mieux
aimé subir mille morts que de demander asile à l'habitant
de la tour Gazeau, me l'eùt-il accordé avec grâce. Mon or-
gueil saignait plus que ma chair.
Je me lançai à la course à tout hasard. Le sentier faisait
mille détours; mille autres sentiers s'entre-croi.saient. J'ar-
rivai à la plaine par un pâturage fermé de haies. Là, toute
trace tle sentier disparaissait. Je franchis la haie au hasard
et tombai dans un champ. La nuit ('tail noire; eùt-il fait
jour, il n'y avait pas moyen de s'orienter à travers des
hi'ntnf/es^ encaissés dans des talus hérissés d'épines. Enfin
je trouvai des bruyères, puis des bois, et mes terreurs, un
peu calmées, se renouvelèrent; car, je l'avoue, j'étais en
proie à des terreurs mortelles. Dressé à la bravoure comme
un chien à la chasse, je faisais bonne contenance sous les
yeux d'aulrui. Mû par la vanité, j'étais audacieux quand
I. C'est le iinni qu'un donne à la polilo ])rnpriéti''.
MAUPRAÏ. 47
j'avais des spectateurs; mais, livi'é à moi-même dans la
profonde nuit, épuisé de fatigue et de faim, quoique je ne
sentisse nulle envie de manger, bouleversé par les émo-
tions que je venais d'éprouver, assuré d'être battu par mes
oncles en rentrant, et pourtant aussi désireux de rentrer
que si j'eusse dû trouver le paradis terrestre à la Roche-
Mauprat, j'errai jusqu'au jour dans des angoisses impos-
sibles à décrire. Les hurlements des loups, heureusement
lointains, vinrent plus d'une fois frapper mon oreille et
glacer mon sang dans mes veines ; et, comme si ma posi-
tion n'eût pas été assez précaire en réalité, mon imagina-
tion frappée venait y joindre mille images fantastiques.
Patience passait pour un meneur de loups. Vous savez que
c'est une spécialité cabalistique accréditée en tout pays. Je
m'imaginais donc voir paraître ce diabolique petit vieillard
escorté de sa bande affamée, ayant revêtu lui-même la
figure d'une moili'é de loup, et me poursuivant à travers
les taillis. Plusieurs fois des lapins me partirent entre les
jambes, et, de saisissement, je faillis tomber à la renverse.
Là, comme j'étais bien sûr de n'être pas vu, je faisais force
signes de croix; car, en affectant l'incrédulité, j'avais néces-
sairement au fond de l'âme toutes les superstitions de la
peur.
Enfin j'arrivai à la Roche-Mauprat avec le jour. J'atten-
dis dans un fossé que les portes fussent ouvertes, et je me
glissai à ma chambre sans être vu de personne. Gomme ce
n'était pas précisément une tendresse assidue qui veillait
sur moi, mon absence n'avait pas été remarquée durant la
nuit; je fis croire h. mon oncle Jean, que je rencontrai dans
un escalier, que je \'enais do me lever; et, ce stratagème
ayant réussi, j'allai dormir tout le jour dans l'abat-foin.
48 MAUPRAT.
N'ayant plus rien à craindre pour moi-même, il moût
été facile de me venger de mon ennemi; tout m'y conviait.
Le propos qu'il avait tenu contre ma famille eût suffi, sans
même invoquer l'outrage fait à ma personne, et que je
répugnais à avouer. Je n'avais donc qu'un mot à dire :
sept Mauprat eussent été à cheval au bout duii (puirl
d'heure, charmés d'avoir un exemple à faire en maltraitant
un homme qui ne leur fournissait aucune redevance et
qui ne leur eût semblé bon qu'à être pendu pour elTrayer
les autres.
Mais, les choses n'eussent-elles pas été aussi loin, je ne
sais comment il se fit que je sentis une répugnance insur-
montable à demander vengeance à huit hommes contre un
seul. Au moment de le faire (car, dans ma colère, je me
l'étais bien promis), je fus retenu par je ne sais quel instinct
de loyauté que je ne me connaissais pas, et que je ne pus
guère m'expliquer à moi-même. Et puis les paroles de
Patience avaient peut-être fait naître en moi, à mon insu,
un sentiment de honte salutaire. Peut-être ses justes malé-
dictions contre les nobles m'avaient -elles fait entrevoir
quelque idée de justice. Peut-être, en un mot, ce que j'avais
pris jusque-là en moi pour des mouvements de faiblesse et
de pitié commença-t-il dès lors sourdcmcnl à me sembler
plus grave et moins méprisable.
MAUPRAT. 49
Quoi qu'il en soit, je gardai le silence. Je me contentai
de rosser Sylvain pour le punir de m'avoir abandonné et
pour le déterminer à se taire sur ma mésaventure. Cet
amer souvenir était assoupi, lorsque, vers la fin de l'au-
tomne, il m'arriva de battre les bois avec Sylvain. Ce
pauvre Sylvain avait de l'attachement pour moi ; car, en
dépit de mes brutalités, il venait toujours se placer sur
mes talons, dès que j'étais hors du château. Il me défen-
dait contre tous ses compagnons, en soutenant que je
n'étais qu'un peu vif et point méchant. Ce sont les âmes
douces et résignées du peuple qui entretiennent l'orgueil
et la rudesse des grands. Nous chassions donc les alouettes
au lacet, lorsque mon page ensabotté, qui furetait tou-
jours à lavant-garde , revint vers moi en disant textuelle-
ment :
— J'avise^ eul- mcneu d' loups anc^ cul prcncu d'
taupes.
Cet avertissement fit passer un frisson dans tous mes
membres. Cependant je sentis le ressentiment faire réac-
tion dans mon cœur, et je marchai droit à la rencontre de
mon sorcier, un peu rassuré peut-être aussi par la pré-
sence de son compagnon, qui était un habitué de la Roche-
Mauprat, et que je supposais devoir me porter respect et
assistance.
Marcasse, dit le preneur de luupes, faisait profession
de purger de fouines, belettes, rats et autres animaux mal-
faisants les habitations cl les champs de la contrée. Il ne
bornait pas au lierry les liienfaits de son industrie; tous
les ans, il faisait le tour de la Marche, du Nivernais, (hi
Limousin et de la Saiutonge, parcourant seul et à i)ie<l
tous les lieux où on a\'ai[ le bon cs[)rit d'apprécier ses ta-
1. Je vois. — 2. Le. — 3. Avec,
50 MALPRAT.
lent?; bien reçu partout, au château comme à la chau-
mière, car c'était un métier qui se faisait avec succès et
probité de père en fils dans sa famille, et que ses descen-
dants font encore, il avait un gîte et une besogne assurés
pour tous les jours de l'année. Aussi régulier dans sa tour-
née que la terre dans sa rotation, on le voyait, à époque
fixe , reparaître dans les mêmes lieux où il avait passé
l'année précédente, toujours accompagné du même chien
et de la même longue épée.
Ce personnage était aussi curieux et plus comique, dans
son genre , que le sorcier Patience. C'était un homme
bilieux et mélancolique, grand, sec, anguleux, plein de
lenteur, de majesté et de réflexion dans toutes ses ma-
nières. Il aimait si peu à parler, qu'il répondait à toutes
les questions par monosyllabes ; toutefois, il ne s'écartait
jamais des règles de la plus austère politesse, et il disait
peu de mots sans élever la main vers la corne de son cha-
peau en signe de révérence et de civilité. Etait-il ainsi par
caractère? ou bien, dans son métier ambulant, la crainte
de s'aliéner quelques-unes de ses nombreuses pratiques
par des propos inconsidérés lui inspira-t-elle cette sage
réserve? On ne le savait point. Il avait l'œil et le pied dans
toutes les maisons: il avait, le jour, la clef de tous les
greniers et place, le soir, au foyer de toutes les cuisines.
Il savait tout, d'autant plus que son air rêveur et absorbé
inspirait l'abandon en sa présence, et pourtant jamais il
ne lui était arrivé de rapporter dans une maison ce qui se
passait dans une autre.
Si vous voulez savoir comment ce caractère m'avait
frappé, je vous dirai que j'avais été témoin des efforts de
mes oncles et de mon grand-père pour le faire parler. Ils
espéraient savoir de lui ce qui se passait au château de
Sainte-Sévère, chez M. Hubert de Mauprat, l'objet do leur
MAUPRAT. 51
haine et de leur envie. Quoique don Marcasse (on l'appe-
lait don parce qu'on lui trouvait la démarche et la fierté
d'un hidalgo ruiné), quoique don Marcasse, dis-je, eût été
impénétrable à cet égard comme à tous les autres, les
Mauprat Coupe- Jarret ne manquaient pas de l'amadouer
toujours davantage, espérant tirer de lui quelque chose de
relatif à Mauprat Casse-Tête.
Nul ne pouvait donc savoir les sentiments de Marcasse
sur quoi que ce soit; le plus court eut été de supposer qu'il
ne se donnait pas la peine d'en avoir aucun. Cependant 1 at-
trait que Patience semblait éprouver pour lui, jusqu'à l'ac-
compagner durant plusieurs semaines dans ses voyages,
donnait à penser qu'il y avait quelque sortilège dans son
air mystérieux, et que ce n'était pas seulement la longueur
de son épée et l'adresse de son chien qui faisaient si mer-
veilleuse déconfiture de taupes et de belettes. On parlait
tout bas d'herbes enchantées , au moyen desquelles il
faisait sortir de leurs trous ces animaux méfiants pour
les prendre au piège; mais, comme on se trouvait bien
de cette magie, on ne songeait pas à lui en faire un
crime.
Je ne sais si vous avez assisté à ce genre de chasse. Elle
est curieuse, surtout dans les greniers à fourrage. L'hi^mme
et le chien grimpant aux échelles et courant sur les bois
de charpente avec un aplomb et une agilité surprenants;
le chien flairant les trous des murailles, faisant l'office de
chat, se mettant à l'affût et veillant en embuscade jusqu'à
ce que le (jihier se livre à la rapière du chasseur; celui-ci
lardant des bottes de paille et passant l'ennemi au fil de
l'épée : tout cela, acc(^inpli et dirigé avec gravité et impor-
tance par don Marcasse, était, je vous assure, aussi singu-
lier que divertissant.
Lorsque j'aperçus ce féal, je crus pouvoir braver le
52 MALPRAT.
sorcier, cL japprochai hardiment. Svhain me rej^ardait
avec adaiiralion, el je remarquai que Palieuce lui-même
ne s'attendait pas à tant d'audace. J'alFectai d'aborder Mar-
casse et de lui parler, afin de braver mon ennemi. Ce
que voyant, il écarta doucement le preneur de taupes el,
posant sa lourde main sur ma tète, il me dit fort tran-
quillement :
— Vous avez grandi depuis quelque temps, mon beau
monsieur!
La rougeur me monta au visage, et, reculant avec
dédain :
— Prenez garde à ce que vous faites, manant, lui dis-je;
vous devriez vous rappeler que , si vous avez encore vos
deux oreilles, c'est à ma bonté que vous le devez.
— Mes deux oreilles ! dit Patience en riant avec amer-
tume.
Et, faisant allusion au surnom de ma famille, il ajouta :
— Vous voulez dire mes deux jarrets? Patience! pa-
tience! un temps n'est peut-être pas loin où les manants
ne couperont aux nobles ni les jarrets ni les oreilles, mais
la tête et la bourse...
— Taisez- vous, maître Patience, dit le preneur de
taupes d'un ton solennel, vous ne parlez pas en philosophe.
— Tu as raison, toi, répliqua le sorcier; et, au fait, je
ne sais pas pourquoi je querelle ce petit (jars. Il aurait dû
me faire mettre en bouillie par ses oncles; car je l'ai
fouetté, l'été dernier, pour une sottise qu'il m'avait faite
et je ne sais pas ce qui est arrivé dans la famille, mais les
Mauprat ont i)er(lu une belle occasion de faii-e du mal au
prochain.
— Apprenez, paysan, lui dis-je, qu'un noble se venge
toujours noblement; je n'ai pas voulu faire punir mes
injures par des gens |ilii- l'oi-ls ijur nous; mais attendez
MAUPRAT. 53
deux ans, et je vous promets de vous pendre, de ma pro-
pre main, à un certain arbre que je reconnaîtrai bien, et
qui est devant la porte de la tour Gazeau. Si je ne le fais,
je veux cesser d'être gentilhomme; si je vous épargne, je
veux être appelé meneur de loups.
Patience sourit, et, tout d'un coup devenant sérieux,
il attacha sur moi ce regard profond qui rendait sa phy-
sionomie si remarquable. Puis, se tournant vers le chas-
seur de belettes :
— C'est singulier, dit-il, il y a quelque chose dans cette
race, \oyez le plus méchant noble : il a encore plus de
cœur dans certaines choses que le plus brave d'entre nous.
Ah ! c'est tout simple, ajouta-t-il en se parlant en lui-même ;
on les élève comme ça, et nous, on nous dit que nous
naissons pour obéir... Patience!
Il garda un instant le silence, puis il sortit de sa rêverie
pour me dire dun ton de bonhomie un peu railleuse :
— Vous voulez me pendre , monseigneur Brin de
chaume? Mangez donc hraucouj) de soupe, car vous n'êtes
pas encore assez haut pour atteindre à la branche qui me
portera; et, jusque-là... il passera peut-être sous le pont
bien de l'eau dont vous ne savez pas le goût.
— Mal parlé, mal parlé, dit le preneur de taupes d'un
air grave; allons, la paix. Monsieur Bernard, pardon pour
Patience; c'est un vieux, un fou.
— Non, non, dit Patience, je veux (juil nie ponde; il
a raison, il me doit cela, et, au fait, cela arrivera peut-être
plus vite que tout le reste. Ne vous dépêchez pas trop de
grandir, monsieur; car, moi, je me dépêche de vieillir plus
que je ne voudrais; et, puisque vous êtes si brave, vous ne
voudrez pas attaquer un homme qui ne pourrait plus se
défendre.
— Vous avez bien usé de votre force avec moi I nié-
54 M AU P RAT.
criai-je; ne m'avez-vous pas fait violence? dites! nest-ce
pas une lâcheté, cela?
Il fit un geste de surprise.
— Ohl les enfants, les enfants! dit-il, voyez comme cela
raisonne! La vérité est dans la bouche des enfants.
Et il s'éloigna en rêvant et en se disant des sentences à
lui-même, comme il avait l'habitude de faire. Marcasse
m'ôta son chapeau et me dit d'un ton impassible :
— Il a tort... il faut la paix... pardon... repos... salut!
Ils disparurent, et là cessèrent mes rapports avec Pa-
tience. Ils ne furent renoués que longtemps après.
MAUPRAT. 55
VI
J'avais quinze ans quand mon grand-père mourut; sa
mort ne causa point de douleur, mais une véritable con-
sternation à la Roche-Mauprat. Il était l'âme de tous les
vices qui y régnaient, et il est certain qu'il y avait en lui
quelque chose de plus cruel et de moins vil que dans ses
fils. Après lui, l'espèce de gloire que son audace nous
avait acquise s'éclipsa. Ses enfants, jusque-là bien disci-
plinés, devinrent de plus en plus ivrognes et débauchés.
D'ailleurs, les expéditions furent chaque jour plus péril-
leuses.
Excepté le petit nombre de féaux que nous traitions
bien et qui nous étaient tous dévoués, nous étions de plus
en plus isolés et sans ressources. Le pays d'alentour avait
été abandonné à la suite de nos violences. La frayeur que
nous inspirions agrandissait chaque jour le désert autour
de nous. 11 fallait aller loin et se hasarder sur les confins
de la plaine. Là, nous n'avions pas le dessus, et ukui oncle
Laurent, le plus hardi de tous, fut grièvement blessé dans
une escarmouche. Il fallut chercher d'autres ressources.
Jean les suggéra. Ce fut de se glisser dans les foires sous
divers déguisements et d'y commettre des vols habiles.
De brigands, nous devînmes filous, et notre nom détesté
s'avilit de plus en plus. Nous établîmes des accointances
avec tout ce que la province recelait de gens tarés, el, par
5C MAL' F II AT.
un échange de services frauduleux , nous échappâmes
encore une fois à la misère.
Je dis nous, car je commençais à faire partie de cette
bande de coupe-jarrets quand mon grand-père mourut. Il
avait cédé à mes prières et m'avait associé à quelques-unes
des dernières courses qu'il tenta. Je ne vous ferai point
d'excuses, mais vous voyez devant vous un homme qui a
fait le métier de bandit. C'est un souvenir qui ne me laisse
nul remords, pas plus qu'à un soldat d'avoir fait campagne
sous les ordres de son général. Je croyais encore vivre au
moyen âge. La force et la sagesse des lois établies étaient
pour moi des paroles dépourvues de sens. Je me sentais
brave et vigoureux; je me battais. Il est vrai que les résul-
tats de nos victoires me faisaient souvent rougir ; mais,
n'en profitant pas, je m'en lavais les mains, et je me sou-
viens avec plaisir davoir aidé plus dune victime terrassée
à se relever et à s'enfuir.
Cette existence m'étourdissait par son activité, ses dan-
gers et ses fatigues. Elle m'arrachait aux douloureuses ré-
flexions qui eussent pu naître en moi. En outre, elle me
soustrayait à la tyrannie immédiate de Jean. Mais, quand
mon grand-père fut mort, et notre bande dégradée par un
autre genre d'exploits, je retombai sous cette odieuse do-
mination. Je n'étais nullement propre au mensonge et à la
fraude. Je montrais non seulement de l'aversion, mais
encore de l'incapacité pour cette industrie nouvelle. On me
regarda comme un membre inutile, et les mauvais procédés
recommencèrent. On m'eût chassé si on n'eût craint que,
me réconciliant avec la société, je ne devinsse un ennemi
dangereux. Dans cette alternative de me nourrir ou d'avoir
à me redouter, il fut souvent délibéré (je l'ai su depuis) do
me chercher querelle et de me forcer à une rixe dans la-
quelle on se déferait de moi. C'était l'avis de Jean; mais-
MAUPRAT. 57
Antoine, celui qui avait perdu le moins de l'énergie et de
l'espèce d'équité domestique de Tristan, opina et prouva
que j'étais plus précieux que nuisible. J'étais un bon soldat,
on pouvait avoir besoin encore de bras dans l'occasion. Je
pouvais aussi me former à l'escroquerie : j'étais bien jeune
et bien ignorant; mais si Jean voulait me prendre par la
douceur, rendre mon sort moins malheureux, et surtout
m'éclairer sur ma véritable situation, en m'apprenant que
j'étais perdu pour la société et que je ne pouvais y repa-
raître sans être pendu aussitôt, peut-être mon obstination
et ma fierté plieraient-elles devant le bien-être d'une part,
et la nécessité, de l'autre. 11 fallait au moins le tenter avant
de se débarrasser de moi.
— Car, disait Antoine pour conclure son homélie, nous
étions dix ]\lauprat l'année dernière; notre père est
mort, et, si nous tuons Bernard, nous ne serons plus que
huit.
Cet argument l'emporta. On me tira de l'espèce de ca-
chot où je languissais depuis plusieurs mois ; on me donna
des habits neufs; on changea mon vieux fusil pour une
belle carabine que j'avais toujours désirée; on me fît l'ex-
posé de ma situation dans le monde ; on me versa du meil-
leur vin à mes repas. Je promis de réfléchir, et, en atten-
dant, je m'abrutis un peu plus dans l'inaction et dans l'ivro-
gnerie que je n'avais fait dans le brigandage.
Cependant ma captivité me laissa de si tristes impres-
sions, que je fis le serment, à part moi, de m'exposer à
tout ce qui pourrait m'advenir sur les terres du roi de
France, plutôt que de supporter le retour de ces mauvais
traitements. Un méchant point d'honneur me retenait seul
à la Roche-Mauprat. Il était évident que l'orage s'amassait
sur nos têtes. Les paysans étaient mécontents, malgré tout
ce que nous faisions pour nous les attacher; des doctrines
58 MAUPRAT.
cl'indéjiendance s'insinuaient sourdement parmi eux ; nos
plus fidèles serviteurs se lassaient d'avoir le pain et les
vivres en abondance; ils demandaient de l'argent, et nous
n'en avions pas. Plusieurs sommations nous avaient été
faites sérieusement de payer à l'Etat les impôts du fisc;
et, nos créanciers se joignant aux gens du roi et aux
paysans révoltés, tout nous menaçait d'une catastrophe
semblable à celle dont le seigneur de Pleumartin venait
d'être la victime dans le pays^
Mes oncles avaient longtemps projeté de s'adjoindre
aux rapines et à la résistance de ce hobereau. Mais, au mo-
ment où Pleumartin, près de tomber au pouvoir de ses en-
nemis, nous avait donné sa parole de nous accueillir comme
amis et alliés si nous marchions à son secours, nous avions
appris sa défaite et sa fin tragique. Nous étions donc à
toute heure sur nos gardes. Il fallait quitter le pays ou
traverser une crise décisive. Les uns conseillaient le pre-
mier parti; les autres s'obstinaient à suivre le conseil du
père mourant et à s'enterrer sous les ruines du donjon. Ils
traitaient de lâcheté et de couardise toute idée de fuite ou
de transaction. La crainte d'encourir un pareil reproche
et peut-être un peu d'amour instinctif du danger me rete-
naient donc encore ; mais mon aversion pour cette exis-
tence odieuse sommeillait en moi, toujours prête à éclater
violemment.
1. Le seigneur de Pleumartin a laissé dans le pays des souvenirs
qui préserveront le récit de Maupratdu reproche d'exagération. La
plume se refuserait à tracer les féroces obscénités et les raffinements
de torture qui signalèrent la vie de cet insensé, et qui perpétuèrent
les traditions du brigandage féodal dans le Bcrry jusqu'aux derniers
jours de l'ancienne monarchie. On fit le siège de son château, et,
après une résistance opiniâtre, il fut pris et pendu. Plusieurs per-
sonnes encore vivantes, et d'un âge ([ui n'est pas même très avancé,
l'ont ciMinu.
MAUPRAT. 59
Un soir que nous avions largement soupe, nous res-
tâmes à table, continuant à boire et à converser. Dieu sait
dans quels termes et sur quels sujets! Il faisait un temps
affreux , l'eau ruisselait sur le pavé de la salle par les
fenêtres disjointes, l'orage ébranlait les vieux murs. Le
vent de la nuit sifflait à travers les crevasses de la voûte et
faisait ondoyer la flamme de nos torches de résine. On
m'avait beaucoup raillé, pendant le repas, de ce qu'on
appelait ma vertu ; on avait traité ma sauvagerie envers
les femmes de continence, et c'était surtout à ce propos
qu'on me poussait à mal par la mauvaise honte. Comme,
tout en me défendant de ces moqueries grossières et en
ripostant sur le même ton, j'avais bu énormément, ma
farouche imagination s'était enflammée, et je me vantais
d'être plus hardi et mieux venu , auprès de la pi'emière
femme qu'on amènerait à la Roche-Mauprat, qu'aucun de
mes oncles. Le défi fut accepté avec de grands éclats de
rire. Les roulements de la foudre répondirent à cette gaieté
infernale.
Tout à coup le cor sonna à la herse. Tout rentra dans
le silence. C'était la fanfare dont les Mauprat se servaient
entre eux pour s'appeler et se reconnaître. C'était mon
oncle Laurent qui avait été absent tout le jour et qui de-
mandait à rentrer. Nous avions tant de sujets de méfiance,
que nous étions nous-mêmes porte-clefs et guichetiers de
notre forteresse. Jean se leva en agitant les clefs; mais il
resta immobile aussitôt pour écouter le cor, qui annonçait
par une seconde fanfare qu'il amenait une prise, et qu'il
fallait aller au-devant de lui. En un clin d'œil, tous les
Mauprat furent à la herse avec des flambeaux, excepté
moi, dont l'indifl'érence était profonde, et les jambes sé-
rieusement avinées.
— Si c'est une femme, s'écria Antoine en sortant, je jure
60 MAUPRAT.
sur l'âme de mon père qu'elle te sera adjugée, vaillant
jeune homme! et nous verrons si ton audace répond à tes
prétentions.
Je l'estai les coudes sur la table, plongé dans un malaise
stupide.
Lorsque la porte se rouvrit, je vis entrer une femme
d'une démarche assurée et revêtue d'un costume étrange.
Il me fallut un effort pour ne pas tomber dans une sorte de
divagation, et pour comprendre ce que l'un des Mauprat
vint me dire à l'oreille. Au milieu tl'une battue aux loups,
à laquelle plusieurs seigneurs des environs, avec leurs
femmes, avaient voulu prendre part, le cheval de cette
jeune personne s'était effrayé et l'avait emportée loin de la
chasse. I^orsqu'il s'était calmé après une pointe de près
d'une lieue, elle avait voulu retourner en arrière; mais, ne
connaissant pas le pays de la Varenne, où tous les sites se
ressemblent, elle s'était de plus en plus écartée. L'orage et
la nuit avaient mis le comble à son embarras. Laurent,
l'ayant rencontrée, lui avait offert de la conduire au châ-
teau de Rochemaure, qui était en effet à plus de six lieues
de là, mais qu'il disait très voisin, et dont il feignait d'être
le garde-chasse. Cette dame avait accepté son offre. Sans
connaître la dame de Rochemaure, elle était un peu sa
parente et se flattait d'être bien accueillie. Elle n'avait
jamais rencontré la figure d'aucun Mauprat et ne songeait
guère être si près de leur repaire. Elle avait donc suivi son
guide sans défiance, et, n'ayant vu de sa vie la Rochc-
Mauprat ni de près ni de loin, elle fut introduite dans la
salle de nos orgies sans avoir le moindre soupçon du piège
où elle était tombée.
Quand je frottai mes yeux appesantis et regardai cette
femme si jeune et si belle, avec un air de calme, de fran-
chise et d'honnêteté que je n'avais jamais trouvé sur le
MAUPRAT. 61
front d'aucune autre (toutes celles qui avaient passé la herse
de notre manoir étant d'insolentes prostituées ou des vic-
times stupides), je crus faire un rêve.
J'avais vu des fées figurer dans mes légendes de cheva-
lerie. Je crus presque que Morgane ou Urgande venait chez
nous pour faire justice, et j'eus envie un instant de me
jeter à genoux et de protester contre l'arrêt qui m'eût con-
fondu avec mes oncles. Antoine, à qui Laurent avait rapi-
dement donné le mot, s'approcha d'elle, avec autant de
politesse qu'il était capable d'en avoir, et la pria d'excuser
son costume de chasse et celui de ses amis. Ils étaient tous
neveux ou cousins de la dame de Rochemaure, et ils atten-
daient, pour se mettre à table, que cette dame, qui était
fort dévote, fût sortie de la chapelle, où elle était en confé-
rence pieuse avec son aumônier. L'air de candeur et de
confiance avec lequel l'inconnue écouta ce mensonge ridi-
cule me serra le cœur; mais je ne me rendis pas compte de
ce que j'éprouvais.
— Je ne veux pas, dit-elle à mon oncle Jean, qui faisait
l'assidu d'un air de satj're auprès d'elle, déranger cette
dame ; je suis trop inquiète de l'inquiétude que je cause
moi-même à mon père et à mes amis dans ce moment
pour vouloir m'arrêter ici. Dites-lui que je la supplie de
me prêter un cheval frais et un guide, afin que je retourne
vers le lieu où je présume qu'ils peuvent avoir été m'al-
tendre.
— Madame, répondit Jean avec assurance, il est im-
possible que vous vous remettiez en route par le temps
qu'il fait; d'ailleurs, cela ne servirait qu'à retarder le
moment de rejoindre ceux qui vous cherchenl. Dix de
nos gens bien montés et armés de torches partent à
l'instant même par dix routes dilTérentcs et vont par-
courir la Varenne sur tous les points. Il est donc impos-
62 MAUPRAT.
sible que, dans deux heures au plus, vos parents n'aient
pas de vos nouvelles, et que bientôt vous ne les voyiez
arriver ici , où ils seront hébergés le mieux possible.
Tenez-vous donc en repos et acceptez quelques cordiaux
pour vous remettre, car vous êtes mouillée et accablée de
fatigue.
— Sans l'inquiétude que j'éprouve, je serais alTamée,
répondit-elle en souriant. Je vais essayer de manger quel-
que chose; mais ne faites rien d'extraordinaire pour moi.
Vous avez déjà mille fois trop de bonté.
l'aile s'approcha de la table où j'étais resté accoudé, et
prit un fruit tout près de moi sans m'apercevoir. Je me
retournai et la regardai effrontément d'un air ahi-iiti. Elle
supporta mon regard avec arrogance. Voilà du moins ce
qu'il me sembla. J'ai su depuis qu'elle ne me voyait seu-
lement pas; car, tout en faisant effort sur clle-niéme pour
paraître calme et répondre avec confiance à l'hospitalité
qu'on lui offrait, elle était fort troublée de la présence
inattendue de tant d'hommes ('Iranges, de mauvaise mine
et grossièrement vêtus. Pourtant nul soupçon ne lui ve-
nait. J'entendis un des Mauprat dire près de moi à
Jean :
— Jjon ! tout va bien ; elle doime dans le ])ann('au; fai-
sons-la boire, elle causera.
— Un instant, répondit Jean, surveillez-la, l'all'aire est
sérieuse; il y a mieux à faire ici qu'à se divertir. Ji' vais
tenir conseil, on vous appellera pour dire votre avis; mais
ayez l'œil un peu sur 13ernard,
— Qu'est-ce qu'il y a? dis-je brusquement en me re-
tournant vers lui. Est-ce que cette file ne m'appartient
pas? N'a-t-on pas juré sur l'âme de mon grand-père...?
— Ah! c'est pariileu vrai! dit Antoine en s'approchant
de notre groupe, tandis tpie les autres Mau])rat ciilduraient
MALPRAT. 63
la dame. Ecoute, Bernard, je tiendrai ma parole à une
condition.
— Laquelle?
— C'est bien simple : d'ici à dix minutes, tu ne diras
pas à cette donzeUe qu'elle n'est pas chez la vieille Roche-
maure.
— Pour qui me prenez-vous? répondis-je en enfonçant
mon chapeau sur mes yeux. Croyez-vous que je sois une
bête? Attendez, voulez- vous que j'aille prendre la robe de
ma grand'mère qui est là-haut, et que je me fasse passer
pour la dévote de Rochemaure ?
— Bonne idée, dit Laurent.
— Mais, avant tout, j'ai à vous parler, reprit Jean.
Et il les entraîna dehors, après avoir fait un signe aux
autres. Au moment où ils sortaient tous, je crus voir que
Jean voulait engager Antoine à me surveiller ; mais An-
toine, avec une insistance que je ne compris pas, s'obstina
à les suivre. Je restai seul avec l'inconnue.
Je demeurai un instant étourdi, bouleversé, et plus em-
barrassé que satisfait du tête-à-tête; puis, en cherchant
à me rendre compte de ce qui se passait de mystérieux
autour de moi, je parvins à m'imaginer, à travers les fu-
mées du vin, quelque chose d'assez vraisemblable, quoique
pourtant ce fût une erreur complète.
Je crus expliquer tout ce que je venais de voir et d'en-
tendre, en supposant: 1° que cette dame si tranquille et si
parée était une de ces filles de bohème que j'avais vues
quelquefois dans les foires ; 2° que Laurent, l'ayant ren-
contrée par les champs, l'avait amenée pour divertir la
compagnie ; 3" qu'on lui avait fait confidence de mon état
d'ivresse fanfaronne, et qu'on l'amenait pour mettre ma
galanterie à l'épreuve, tandis qu'on me regarderait par le
trou de la serrure. Mon premier mouvement, dès que cette
64 MAUPHAT.
pensée se l'ut emparée de moi, lui de me le\er et d'aller
droit à la porte, que je fermai à double tour et doul je tirai
les verrous; puis je revins vers la dame, déterminé que
j'étais à ne pas lui donner lieu de railler ma timidité.
Elle était assise sous le manteau de la cheminée; et,
comme elle était occupée à sécher ses habits mouillés et
penchée vers le foyer, elle ne s'était pas rendu compte de
ce que je faisais ; mais l'expression étrange de mon visage
la fit tressaillir lorsque je m'approchai d'elle. J'étais déter-
miné à l'embrasser pour commencer; mais, je ne sais par
quel prodige, dès qu'elle eut levé ses yeux sur moi, cette
familiarité me devint impossible. Je ne me sentis que le
courage de lui dire :
— Ma foi! mademoiselle, vous êtes charmante, et vous
me plaisez, aussi vrai que je m'appelle Bernard Mauprat.
— Bernard Mauprat ! s'écria-t-elle en se levant ; vous
êtes Bernard Mauprat, vous? En ce cas, changez de lan-
gage et sachez à qui vous parlez; ne vous l'a-t-on pas dit ?
— On ne me l'a pas dit, mais je le devine, répondis-je
en ricanant et en m'elForçant de lutter contre le respect
que m'inspiraient sa pâleur subite et son attitude impé-
rieuse.
— Si vous le devinez, dit-elle, comment est-il possible
que vous me parliez comme vous faites? Mais on m'avait
bien dit que vous étiez mal élevé, et pourtant j'avais tou-
jours désiré vous rencontrer.
— En vérité, dis-je en ricanant toujours, \ous! prin-
cesse de grandes routes, qui avez connu tant de gens en
votre vie? Laissez mes lèvres rencontrer les vôtres, s'il
vous plaît, ma belle, et vous saurez si je suis aussi bien
élevé que messieurs mes oncles, que vous écoutiez si bien
tout à l'heure.
— A os oncles ! s'écria-t-ello en saisissant bi-uscpiL-ment
MAUPRAT. 65
sa chaise et en la plaçant entre nous comme par un instinct
de défense. Oh! mon Dieu! mon Dieu! je ne suis pas chez
]\,jme jg Rochemaure !
— Le nom commence toujours de même, et nous
sommes d'aussi bonne roche que qui que ce soit.
— La Roche-Mauprat!... murmura-t-elle en frissonnant
de la tête aux pieds comme une biche qui entend hurler
les loups.
Et ses lèvres devinrent toutes blanches. L'angoisse
passa dans tous ses traits. Par une involontaire sympathie,
je frémis moi-même et je faillis changer tout à coup de
manières et de langage.
— Qu'est-ce que cela a donc de surprenant pour elle?
me disais-je ; n'est-ce pas une comédie qu'elle joue ? et, si
les jNIauprat ne sont pas là derrière quelque boiserie à nous
écouter, ne leur racontera-t-elle pas mot pour mot tout ce
qui se sera passé ? Cependant elle tremble comme une
feuille de peuplier... Mais si c'est une comédienne? J'en ai
vu une qui faisait Geneviève de Brabant et qui pleurait à
s'y méprendre.
J'étais dans une grande perplexité, et je promenais des
yeux hagards tantôt sur elle, tantôt sur les portes, que je
croyais toujours près de s'ouvrir toutes grandes, aux éclats
de rire de mes oncles.
Cette femme était belle comme le jour. Je ne crois pas
que jamais il ait existé une femme aussi jolie que celle-là.
Ce n'est pas moi seulement qui l'atteste ; elle a laissé une
réputation de beauté qui n'est pas encore oubliée dans le
pays. Elle était d'une taille assez élevée, svelte et remar-
quable par l'aisance de ses mouvements. Elle élail blanche
avec des yeux noirs et des cheveux d'ébène. Ses regards et
son sourire avaient une expression de bonté et de finesse
dont le mélange était incompréhensible ; il sem])lait (pie le
0
66 MALPRAT.
ciel lui eût donné deux âmes, une toute d'intelligence, une
toute de sentiment. Elle était naturellement gaie et brave;
c'était un ange que les chagrins de l'humanité n'avaient
pas encore osé toucher. Rien ne l'avait fait soulTrir, rien
ne lui avait appris la méfiance et l'effroi. C'était donc là la
première souffrance de sa vie, et c'était moi, brute, qui la
lui inspirais. Je la prenais pour une bohémienne, et c'était
un ange de pureté.
C'était ma jeune tante à la mode de Bretagne, Edmée
de Mauprat , lîUe de M. Hubert, mon grand-oncle (à la
mode de Bretagne aussi), qu'on appelait le chevalier, et
qui s'était fait relever de l'ordre de Malte pour se marier
dans un âge déjà mûr; car, ma tante et moi, nous étions
du même âge. Nous avions dix-sept ans tous deux, à quel-
ques mois de différence, et ce fut là notre première en-
trevue. Celle que j'aurais dià protéger au péril de ma vie,
envers et contre tous, était là, devant moi, palpitante et
consternée comme une victime devant le bourreau.
Elle lit un L;raii(l effort, et, s'approchanl de moi, qui
marchais avec préoccupation dans la salle, elle se nomma
et ajouta :
— Il est impossible que vous soyez un inlànie comme
tous ces brigands que je viens de voir et dont je sais la vie
infernale. Vous êtes jeune; votre mère était bonne et sage.
Mon père voulait vous élever et vous adopter. Encore
aujoui'd'juii, il regrette de ne pouvoir vous tirer de l'abîme
où vous êtes plongé. N'avez-vous pas reçu plusieurs mes-
sages de sa part? Bernard, vous êtes mon proche parent,
songez aux liens du sang ; pourquoi voulez-vous m'insul-
ter? Veut-on m'assassiner ici ou me doinicr la torture?
Pourquoi m'a-t-on trompée en me disant que j'étais à Ho-
chemaure ? pourquoi s'est-on retiré d'un air de mystère?
Que pré|iaro-t-on ? que se passe-t-il ?
MAUPRAT. 67
La parole expira sur ses lèvres ; un coup de fusil venait
de se faire entendre au dehors. Une décharg-e de coule-
vrine y répondit, et la trompe d'alarme ébranla de sons lu-
gubres les tristes murailles du donjon. M"*^ de Mauprat
retomba sur sa chaise. Je restai immobile, ne sachant si
c'était là une nouvelle scène de comédie imag'inée pour se
divertir de moi, et décidé à ne point me mettre en peine
de cette alarme jusqu'à ce que j'eusse la preuve certaine
qu'elle n'était pas simulée.
— Allons, lui dis-je en me rapprochant d'elle, convenez
que tout ceci est une plaisanterie. Vous n'êtes pas made-
moiselle de Mauprat, et vous voulez savoir si je suis un
apprenti capable de faire l'amour.
— J'en jure par le Christ, répondit-elle en prenant mes
mains dans ses mains froides comme la mort, je suis Edmée,
votre parente, votre prisonnière, votre amie; car je me
suis toujours intéressée à vous, j'ai toujours supplié mon
père de ne pas vous abandonner... Mais écoutez, Bernard,
on se bat, on se bat à coups de fusil ! C'est mon père qui
vient me chercher sans doute, et on va le tuer! Ah! s'écria-
t-elle en tombant à genoux devant moi, allez empêcher
cela, Bernard, mon enfant! Dites à vos oncles de respecter
mon père, le meilleur des hommes, si vous saviez. Dites-
leur que, s'ils nous haïssent, s'ils veulent verser du sang-,
eh bien, qu'ils me tuent! qu'ils m'arrachent le cœur, mais
qu'ils respectent mon père...
On m'appela du dehors d'une voix véhémente.
— Où est ce poltron? où est cet enfant de malheur?
disait mon oncle Laurent.
On secoua la porte ; je l'avais si bien fermée, (ju'elle
résista à des secousses furieuses.
— Ce misérable lâche s'amuse à faire l'amour pendant
qu'on nous égorge! Bernard, la maréchaussée nous attaque.
68 MALPRAT.
Votre oncle Louis vient d'être tué. ^'enez, pour Dieu,
venez, Bernard I
— Que le diable vous emporte tous! m'écriai-je, et
soyez tué vous-même, si je crois un mot de tout cela; je
ne suis pas si sot que vous pensez ; il n'y a de lâches ici que
ceux qui mentent. Moi, j'ai juré que j'aurais la femme, et
je ne la rendrai que quand il me plaira.
— Allez au diable! répondit Laurent, vous faites sem-
blant...
Les décharges de mousqueterie redoublèrent. Des cris
alTreux se firent entendre. Laurent quitta la porte et se mit
à courir vers le bruit. Son empressement marquait tant de
vérité, que je n'y pus résister. L'idée qu'on m'accuserait de
lâcheté l'emporta; je m'avançai vers la porte.
— 0 Bernard ! ô monsieur de !^L'luprat 1 sécria
Edmée en se tramant après moi, laissez-moi aller avec
vous ; je me jetterai aux pieds de vos oncles, je ferai ces-
ser ce combat, je leur céderai tout ce que je possède, ma
vie, s'ils la veulent... pour que celle de mon père soil
sauvée.
— Attendez, lui dis-je en me retournant vers elle, je
ne peux pas savoir si on ne se moque pas de moi. Je crois
que mes oncles sont là derrière la porte, et que, pendant
que nos valets de chiens tiraillent dans la cour, on tient
une couverture pour me berner. Vous êtes ma cousine, ou
vous êtes une... A'ous allez me faire un serment, et je vous
en ferai un à mon tour. Si vous êtes une princesse errante,
et que, vaincu par vos grimaces, je sorte de cette chambre,
vous allez jurer d'être ma maîtresse et de ne souffrir per-
sonne auprès de vous avant que j aie usé de mes droits;
ou bien, moi, je vous jure que vous serez corrigée comme
j'ai corrigé ce matin Flore, ma chienne mouchetée. Si vous
êtes Edmée, et que je vous jure de me mettre entre votre
MAUPRAT. 69
père et ceux qui voudraient le tuer, que me promettez-
vous, que me jurez-vous?
— Si vous sauviez mon père, s"écria-t-elle, je vous jure
que je vous épouserais.
— Oui-da! lui dis-je, enhardi par son enthousiasme,
dont je ne comprenais pas la sublimité. Donnez-moi donc
un gage, afin qu'en tout cas, je ne sorte pas d'ici comme
un sot.
Elle se laissa embrasser sans faire résistance ; ses joues
étaient glacées. Elle s'attachait machinalement à mes pas
pour sortir; je fus obligé de la repousser. Je le fis sans
rudesse ; mais elle tomba comme évanouie. Je commençai
à. comprendre la réalité de ma situation; car il n'y avait
personne dans le corridor, et les bruits du dehors deve-
naient de plus en plus alarmants. J'allais courir vers mes
armes, lorsqu'un dernier mouvement de méfiance, ou peut-
être un autre sentiment, me fit revenir sur mes pas et fer-
mer à double tour la porte de la salle où je laissais Edmée.
Je mis la clef dans ma ceinture, et j'allai aux remparts,
armé de mon fusil, que je chargeai en courant.
C'était tout simplement une attaque de la maréchaussée ;
il n'y avait là rien de commun avec M"'' de Mauprat. Nos
créanciers avaient obtenu prise de corps contre nous. Les
gens de loi, battus et maltraités, avaient requis de l'avocat
du roi au présidial de Bourges un mandat d'amener, que la
force armée exécutait de son mieux, espérant s'emparer de
nous avec facilité au moyen d'une surprise nocturne. Mais
nous étions en meilleur état de défense qu'ils ne pensaient ;
nos gens étaient braves et bien armés, et puis nous nous
battions pour notre existence tout entière ; nous avions le
courage du désespoir, et c'était un avantage immense. No-
tre troupe montait à vingt-quatre personnes, la leur à plus
de cinquante militaires. Une vingtaine de paysans lan-
70 MVIPRAT.
çaient des pierres sur les côtés ; mais ils faisaient plus de
mal à leurs alliés qu'à nous.
Le combat fut acharné pendant une demi-heure ; puis
notre résistance effraya tellement l'ennemi, qu'il se replia
et suspendit ses hostilités ; mais il revint bientôt à la charge
et fut de nouveau repoussé avec perte. Les hostilités furent
encore suspendues. On nous somma de nous rendre pour
la troisième fois, en nous promettant la vie sauve. Antoine
Mauprat leur répondit par une moquerie obscène. Ils res-
tèrent indécis, mais ne se retirèrent pas.
Je m'étais battu bravement; j'avais fait ce que j'appe-
lais mon devoir. La trêve se prolongeait. Nous ne pou-
vions plus juger de la distance de l'ennemi, et nous
n'osions risquer une décharge dans l'obscurité, car nos mu-
nitions de guerre étaient précieuses. Tous mes oncles
étaient cloués aux remparts dans l'incertitude d'une nou-
velle attaque. L'oncle Louis était grièvement blessé. Ma
prisonnière me revint en mémoire. J'avais, au commence-
ment du combat, entendu dire à Jean Mauprat qu'il fallait,
en cas de défaite, l'offrir à ccjndition qu'on lèverait le siège,
ou la pendre aux yeux de l'ennemi. Je ne pouvais plus dou-
ter de la vérité de ce qu'elle m'avait dit. Quand la victoire
parut se déclarer pour nous, on oublia la captive. Seule-
ment le rusé Jean se détacha de sa chère coulevrine qu'il
pointait avec tant d'amour, et se glissa comme un cliat
dans les ténèbres. Un mouvement de jalousie incroyable
s'empara de moi. Je jetai mon fusil, et je m'élançai
sur ses traces, le couteau dans la main, et résolu, je
crois, à le poignarder s'il touchait à ce que je regardais
comme ma capture. Je le vis approcher de la porte, essayer
de l'ouvrir, regarder avec attention par le trou de la ser-
rure, pour s'assurer que sa proie ne lui avait pas échappé.
Les coups de fusil recommencèrent. Il tourna sur ses ta-
MAUPRAT. 71
Ions inégaux avec l'agilité surprenante dont il était doué et
courut aux remparts. Pour moi, caché dans l'ombre, je le
laissai passer et ne le suivis pas. Un autre instinct que celui
du carnage venait de s'emparer de moi. Un éclair de ja-
lousie avait enflammé mes sens. La fumée de la poudre, la
vue du sang, le bruit, le danger et plusieurs rasades d'eau-
de-vie avalées à la ronde pour entretenir l'activité, m'a-
vaient singulièrement échauffé la tête. Je pris la clef dans
ma ceinture, j'ouvris brusquement la porte, et, quand je
reparus devant la captive, je n'étais plus le novice méfiant
et grossier qu'elle avait réussi à ébranler; j'étais le brigand
farouche de la Roche-AIauprat, cent fois plus dangereux
cette fois que la première. Elle s'élança vers moi avec im-
pétuosité. J'ouvris mes bras pour la saisir ; mais, au lieu
de s'en effrayer, elle s'y jeta en criant:
— Eh bien, mon père?
— Ton père, lui dis-je en l'embrassant, n'est pas là. Il
n'est pas plus question de lui que de toi sur la brèche à
l'heure qu'il est. Nous avons descendu une douzaine de
gendarmes, et voilà tout. La victoire se déclare pour nous
comme de coutume. Ainsi ne tinquièle plus de ton père;
moi, je ne m'inquiète plus des gens du roi. Vivons en paix
et fêtons l'amour.
En parlant ainsi, je portai à mes lèvres un broc de vin
qui restait sur la table. Mais elle me l'ôta des mains d'un
air d'autorité qui m'enhardit.
— Ne buvez plus, me dit-elle; songez à ce que vous
dites. Est-ce vrai, ce que vous avez dit? en répondez-vous
sur l'honneur, sur l'àme de votre mère?
— Tout cela est vrai, je le jure sur votre belle bouclic
toute rose, lui répondis-je en essayant de l'embrasser
encore.
Mais elle recula avec terreur.
72 MALPRAT.
— Ohl mon Dieu, dit-elle, il est ivre! Bernard 1 Ber-
nard! souvenez-vous de ce que vous avez promis, gardez
votre parole. Vous savez bien, à présent, que je suis votre
parente, votre sœur.
— Vous êtes ma maîtresse ou ma femme, luircpondis-je
en la poursuivant toujours.
— Vous êtes un misérable! reprit-elle en me repous-
sant de sa cravache. Quavez-vous fait pour que je vous
sois quelque chose? Avez-vous secouru mon père?
— J"ai juré de le secourir, et je l'aurais fait s'il eut été
là; c'est donc comme si je l'avais fait. Savez-vous que, si
je l'avais fait et que j'eusse échoué, il n'y aurait pas eu à
la Roche-Mauprat de supplice assez cruel et assez Icnl
pour me punir à petit feu de cette trahison! J'ai juré assez
haut, on peut lavoir entendu. Ma foi, je ne m'en soucie
guère, et je ne tiens pas à vivre deux jours de plus ou de
moins; mais je tiens à vos faveurs, ma belle, et à n'être
pas un chevalier langoureux dont on se moque. Allons,
airnez-moi tout de suite, ou, ma foi, je m'en retourne là-
bas, et, si je siiis tué, tant pis pour vous. Vous n'aurez plus
de chevalier, et vous aurez encore sept Mauprat à tenir en
bride. Je crains que vous n'ayez pas les mains assez fortes
pour cela, ma jolie petite linotte.
Ces paroles, que je débitais au hasard et sans y attacher
d autre importance que de la distraire pour m'emparer de
ses mains ou de sa taille, firent une vive impression sur
elle. Elle s'enfuit à l'autre bout de la salle et s'efforça
d'ouvrir la fenêtre; mais ses petites mains ne purent seu-
lement en ébranler le châssis de plomb aux ferrures rouil-
lées. Sa tentative me fit rire. Elle joignit les mains avec
anxiété et resta immobile ; puis tout à coup l'expression de
son visage changea; elle sembla prendre son parti et vint
à moi l'air riant et la main ouverte. Elle était si belle ainsi.
Maapral
A ÇUANTIN ÈDIT
MAUPRAT. 73
qu'un nuage passa devant mes yeux, et pendant un instant
je ne la vis plus.
Passez-moi une puérilité. Il faut que je vous dise com-
ment elle était habillée. Elle ne remit jamais ce costume
depuis cette nuit étrange, et pourtant je me le rappelle
minutieusement. Il y a longtemps de cela. Eh bien, je
vivrais encore autant que j'ai vécu, que je n'oublierais pas
un seul détail, tant j'en fus frappé au milieu du tumulte qui
se faisait au dedans et au dehors de moi, au milieu des
coups de fusil qui battaient le rempart, des éclairs qui
sillonnaient le ciel, et des palpitations violentes qui préci-
pitaient mon sang- de mon cœur à mon cerveau, et de ma
tête à ma poitrine.
Oh! qu'elle était belle! Il me semble que son spectre
passe encore devant mes yeux. Je crois la voir, vous dis-je,
avec son costume d'amazone qu'on portait dans ce temps-
là. Ce costume consistait en une jupe de drap très ample;
le corps serré dans un gilet de satin gris de perle boutonné,
et une écharpe rouge autour de la taille; en dessus, on
portait la veste de chasse galonnée, courte et ouverte par
devant; un chapeau de feutre gris à grands bords, relevés
sur le front, et ombragé d'une demi-douzaine de plumes
rouges, surmontait des cheveux sans poudre, retroussés
autour du visage et tombant par derrière en deux longues
tresses, comme ceux des Bernoises. Ceux d'Edmée étaient
si longs, qu'ils descendaient presque à terre.
Cette parure fantastique pour moi, cette fleur de jeu-
nesse et ce bon accueil qu'elle semblait faire à mes préten-
tions, c'en était bien assez pour me rendre fou d'amour et
de joie. Je ne comprenais rien de plus agréable qu'une
belle femme qui se donnait sans paroles grossières et sans
larmes de honte. Mon premier mou\omenl fut de la saisir
dans mes bras; mais, comme vaincu parce besoin irrésis-
10
7i MALPRAT.
tible d'adoration qui caractérise le premier amour, même
chez les êtres les plus gçrossiers, je tombai à ses genoux et
je les pressai contre ma poitrine; celait pourtant, dans
cette hypothèse, à une grande dévergondée cpie s'adressait
cet hommage. Je n'en étais pas moins près do m'évanouir.
Elle prit ma tête dans ses deux belles mains, en s'écriant :
— Ah 1 je le voyais bien, je le savais bien, que vous
n'étiez pas un de ces réprouvés. Oh! vous allez me sau-
ver. Dieu merci! Soyez béni, ô Dieu! et vous, mon
cher enfant, dites de quel côté... \'ite, fuyons! Faut-il
sauter par la fenêtre? Oh! je n'ai pas peur, moucher mon-
sieur ; allons !
Je crus sortir duii rêve, et j'avoue que cela me fut
horriblement désagréable.
— Qu'est-ce à dire? lui répondi.s-je en me relevant; vous
jouez-vous de moi? ne savez-vous pas où vous êtes, et
croyez-vous que je sois un enfant?
— Je sais que je suis à la Roche-Mauprat. répondit-elle
en redevenant pâle, et que je vais être outragée et assas-
sinée dans deux heures si. d'ici là, je n'ai pas réussi à vous
inspirer quelque pitié. Mais j'y réussirai, s"écria-t-ellc en
tombant à son tour à mes genoux, vous n'êtes pas un de
ces hommes-là. Vous êtes trop jeune pour être un monstre
comme eux ; vous avez eu l'air de me plaindre ; vous me
ferez évader, n'est-ce pas, n'est-ce pas, mon cher cœur ?
Elle prenait mes mains et les baisait avec ardeur pour
me fléchir; je l'écoutais et je la regardais avec une stupi-
dité peu faite pour la rassurer. Mon âme n'était guère
accessible par elle-même h la générosité et à la compas-
sion, et, dans ce niomcnl, une passion plus violente que
tout le reste faisait taire en moi ce qu'elle essayait d y
trouver. Je la dévorais des yeux sans rien comprendre à
.ses discours. Toute la question pour moi était de savoir si
MAL' P RAT. 75
je lui avais plu, ou si elle avait voulu se servir de moi pour
la délivrer.
— Je vois bien que vous avez peur, lui dis-je; vous avez
tort d'avoir peur de moi ; je ne vous ferai certainement pas
de mal. Vous êtes trop jolie pour que je songe à autre
chose que vous caresser.
— Oui, mais vos oncles me tueront, s'écria-t-elle, vous
le savez bien. Est-il possible que vous vouliez me laisser tuer?
Puisque je vous plais, sauvez-moi, je vous aimerai après.
— Oh! oui, après, après! lui répondis-je en riant d'un
air niais et méfiant, après que vous m'aurez fait pendre par
les gens du roi, que je viens d'étriller si bien. Allons, prou-
vez-moi que vous m'aimez tout de suite, je vous sauverai
après; après, moi aussi.
Je la poursuivis autour de la chambre; elle fuyait.
Cependant elle ne me témoignait pas de colère et me résis-
tait avec des paroles douces. La malheureuse ménageait en
moi son seul espoir et craignait de m'irriter. Ah! si j'avais
pu comprendre ce que c'était qu'une femme comme elle,
et ce qu'était ma situation! Mais j'en étais incapable et je
n'avais qu'une idée fixe, l'idée qu'un loup peut avoir en
pareille occasion.
Enfin, comme à toutes ses prières je répondais toujours
la même chose : « M'aimez-vous, ou a'ous moquez-vous? »
elle vit à quelle brute elle avait affaire; et, prenant son
parti, elle se retourna vers moi, jeta ses bras autour de
mon cou, cacha son visage dans mon sein et me laissa
baiser ses cheveux. Puis elle me repoussa doucement en
me disant :
— Eh! mon Dieu, ne vois-tu pas que je l'aime el (pie lu
m'as plu dès le momentque je t'ai vu? Mais ne comprends-
tu pas que je hais tes oncles et ([ue je ne veux appartenir
qu'à toi?
76 MALPHAT.
— Oui, lui rcpondis-je obstinément, parce que vous
avez dit : " A'oilà un imbécile à qui je persuaderai tout ce
que je voudrai en lui disant que je lainie ; il le croira, et
je le mènerai pendre. » ^'oyons, il n'y a qu'un mot qui
serve, si vous m'aimez...
Elle me regardait d'un air d'angoisse, tandis que je cher-
chais à rencontrer ses lèvres quand elle ne détournait pas
la tête. Je tenais ses mains dans les miennes, elle ne pouvait
plus que reculer l'instant de sa défaite. Tout à coup sa
figure pâle se colora, elle se mit à sourire, et, avec une
expression de coquetterie angélique :
— Et vous, dit-elle, m'aimez-vous?
De ce moment, la victoire fut à elle. Je n'eus plus la
force de vouloir ce que je désirais; ma tète de loup-cervier
fut bouleversée, ni plus ni moins que celle d'un homme, et
je crois que j'eus l'accent de la voix humaine en mécriant
pour la première fois de ma vie :
— Oui, je t'aime! oui, je t'aime!
— Eh bien, dit-elle d'un air fou et avec un ton cares-
sant, aimons-nous et sauvons-nous.
— Oui, sauvons-nous, lui répondis-je ; je déteste cette
maison et mes oncles. Il y a lonj^'tcmps que je veux me
sauver. Mais on me pendra, tu sais bien.
— On ne te pendra pas, reprit-elle en riant; mon pré-
tendu est lieutenant général.
— Ton prétendu! m'écriai-je, saisi d'un nouvel accès
de jalousie plus vif que le premier; tu vas te marier?
— Pourquoi non? répondit-elle en me regardant avec
attention.
Je pâlis et je serrai les dents.
— En ce cas..., lui dis-je en essayant de l'emporter
dans mes bras.
— En ce cas, me répondit-elle en me donnant une
MAUPRAT. 77
petite tape sur la joue, je vois que tu es jaloux; mais c'est
un singulier jaloux que celui qui veut posséder sa maî-
tresse à dix heures pour la céder à minuit à huit hommes
ivres qui la lui rendront demain aussi sale que la boue des
chemins.
— Ah! tu as raison, m'écriai-je, va-t'en 1 va-t'en 1 Je te
défendrais jusqu'à la dernière goutte de mon sang; mais je
succomberais sous le nombre et je périrais avec la pensée
que tu leur restes. Quelle horreur I tu m'y fais penser; me
voilà triste. Allons, pars!
— Oh! oui! oh! oui! mon ange, s'écria-t-elle en m'em-
brassant sur les joues avec effusion.
Cette caresse, la première qu'une femme m'eût faite
depuis mon enfance, me rappela, je ne sais comment ni
pourquoi, le dernier baiser de ma mère; et, au lieu de
plaisir, elle me causa une tristesse profonde. Je me sentis
les yeux pleins de larmes. Ma suppliante s'en aperçut et
baisa mes larmes en répétant toujours :
— Sauve-moi ! sauve-moi !
— Et ton mariage? lui dis-je. Oh! écoute, jure-moi que
tu ne te marieras pas avant que je meure; ce ne sera pas
long, car mes oncles font bonne justice et courte justice,
comme ils disent.
— Est-ce que tu ne vas pas me suivre? reprit-elle.
— Te suivre? Non! pendu là-bas pour avoir fait le
métier de bandit, pendu ici pour t'avoir fait évader, ce
sera toujours l)ieii la même chose, et, du moins, je n'aurai
pas la honte de passer pour un délateur et d'être pendu en
place publique.
— Je ne te laisserai pas ici, s'écria-t-clle, dussé-je y
mourir; viens avec moi; tu ne risques rien, crois-en ma
parole. Je réponds de toi devant Dieu. Tue-moi si je mens;
mais partons vite... Mon Dieu! je les entends chanter! Ils
78 MAIPRAT.
viennent! Ah ! si tu ne veux pa> me défendre, tue-moi tout
de suite !
Elle se jeta dans mes bras. L'amour et la jalousie ga-
gnaient de plus en plus en moi; j'eus, en effet, l'idée de la
tuer, et j'eus la main sur mon couteau de chasse tout le
temps que j'entendis du bruit et des voix dans le voisinage
de la salle. C'étaient des cris de victoire. Je maudis le ciel
de ne l'avoir pas donnée à nos ennemis. Je pressai Edmée
sur ma poitrine, et nous restâmes immobiles dans les bras
l'un de l'autre, jusqu'à ce qu'un nouveau coup de fusil
annonçât que le combat recommençait. Alors je la serrai
avec passion sur mon cœur.
— Tu me rappelles, lui dis-je, une pauvre tourterelle
qui, étant poursuivie par le milan, vint, un jour, se jeter
dans ma veste et se cacher jusque dans mon sein.
— Et tu ne l'as pas livrée au milan, n'est-ce pas? reprit
Edmée.
— Non, de par tous les diables! pas plus que je ne te
livrerai, toi, le plus joli des oiseaux des bois, à ces mé-
chants oiseaux de nuit qui le menacent.
— Mais comment fuirons-nous? dit-elle en écoulant
avec terreur la fusillade.
— Aisément, lui dis-je; suis-moi.
Je pris un flambeau, et, levant une trappe, je la fis
descendre avec moi dans la cave. De là, nous gagnâmes un
souterrain creusé dans le roc, et qui servait autrefois à
risquer un grand moyen de défense quand la garnison était
plus considérable ; on sortait dans la campagne par une
extrémité opposée à la herse, et on tombait sur les derrières
des assiégeants, qui se trouvaient pris entre deux feux.
Mais il y avait longtemps que la garnison de la Roche-
Mauprat ne pouvait plus se diviser en deux corps, et,
d'ailleurs, durant la nuit, il y aurait eu folie à se risquer
MAL' P RAT. 79
hors de l'enceinte. Nous arrivâmes donc sans encombre à
la sortie du souterrain; mais, au dernier moment, je fus
saisi d'un accès de fureur. Je jetai ma torche par terre, et,
m'appuyant contre la porte :
— Tu ne sortiras pas d'ici, dis-je à la tremblante Edmée,
sans être à moi.
Nous étions dans les ténèbres ; le bruit du combat ne
venait plus jusqu'à nous. Avant qu'on vînt nous surprendre
en ce lieu, nous avions mille fois le temps d'échapper.
Tout m'enhardissait, Edmée ne dépendait plus que de mon
caprice. Quand elle vit que les séductions de sa beauté
ne pouvaient plus agir sur moi pour me porter à l'enthou-
siasme, elle cessa de m'implorer et fit quelques pas en arrière
dans l'obscurité.
— Ouvre la porte, me dit-elle, et sors le premier, ou je
me tue; car j'ai pris ton couteau de chasse au moment où
tu l'oubliais sur le bord de la trappe, et, pour retourner
chez tes oncles, tu seras obligé de marcher dans mon
sang.
L'énergie de sa voix m'effraya.
— Rendez ce couteau, lui dis-je, ou, à tout risque, je
vous l'ôte de force.
— Crois-tu que j aie peur de mourir? dit-elle avec
calme. Si j'avais tenu ce couteau là-bas, je ne me serais pas
humiliée devant toi.
— Eh bien, malheur! m'écriai-je, vous mo trompez,
vous ne m'aimez pas! Partez! je vous méprise, je ne vous
suivrai pas.
En même temps, j'ouvris la porte.
— Je ne veux pas partir sans vous, dit-elle; et vous,
vous ne voulez pas que nous partions sans que je sois
déshonorée. Lequel de nous deux est le plus généreux?
— Vous êtes folle, lui dis-je, vous m'avez menti, et
80 MAUPRAT.
VOUS ne savez que faire pour me rendre imbécile. Mais
vous ne sortirez pas dici sans jurer que votre mariag'e avec
le lieutenant g^éncral ou avec tout autre ne se fera pas avant
que vous ayez été ma maîtresse.
— Votre maîtresse? dit-elle. Y pensez-vous? Ne pou-
vez-vous du moins, pour adoucir l'insolence, dire votre
femme ?
— C'est ce que diraient tous mes oncles à ma place,
parce qu'ils ne se soucieraient que de votre dot. Moi, je
n'ai envie de rien autre que de votre beauté. Jurez que
vous serez à moi d'abord, et, après, vous serez libre; je le
jure. Si je me sens trop jaloux pour le soulfrir, un homme
n'a qu'une parole, je me ferai sauter la cervelle.
— Je jure, dit Kdmée, de n'être à personne avant d'être
â vous.
— Ce n'est pas cela; jurez d'être à moi avant d'être à
qui que ce soit.
— C'est la même chose, répondit-elle, je le jure.
— Sur l'Evangile? sur le nom du Christ? sur le salut de
votre âme ? sur le cercueil de votre mère ?
— Sur l'Evangile, sur le nom du Christ, sur le salut de
mon âme, sur le cercueil de ma mère!
— C'est bon.
— Un instant, reprit-elle : vous allez jurer que ma
promesse et son exécution resteront un secret entre nous,
que mon père ne le saura jamais ni personne qui puisse le
lui redire ?
— Ni qui que ce soit au monde. Qu'ai-je besoin qu'on
le sache, pourvu que cela soit?
Elle me lit répéter la formule du serment, et nous nous
élançâmes dehors, les mains unies en signe de foi mutuelle.
Là, notre fuite devenait périlleuse. Edmée craignait
presque autant les assiégeants que les assiégés. Nous eûmes
MAUPRAT. 81
le bonheur de n'en rencontrer aucun; mais il n'était pas
facile d'aller vite : le temps était si sombre que nous nous
heurtions contre tous les arbres, et la terre si glissante, que
nous ne pouvions nous soutenir. Un bruit inattendu nous
fit tressaillir; mais, aussitôt, au son des chaînes qu'il traînait
aux pieds, je reconnus le cheval de mon grand-père, animal
extraordinairement vieux, mais toujours vigoureux et ar-
dent : c'était le même qui m'avait amené dix ans aupara-
vant, à la Roche-Mauprat; il n'avait qu'une corde autour
du cou pour toute bride. Je la lui passai dans la bouche
avec un nœud coulant; je jetai ma veste sur sa croupe, j'y
plaçai ma fugitive, je détachai les entraves, je sautai sur
l'animal, et, le talonnant avec fureur, je lui fis prendre le
galop à tout hasard. Heureusement pour nous qu'il con-
naissait les chemins mieux que moi et n'avait pas besoin
d'y voir pour en suivre les détours sans se heurter aux
arbres. Cependant il glissait souvent, et, pour se retenir,
il nous donnait des secousses qui nous eussent mille fois
désarçonnés (équipés comme nous l'étions) si nous n'eus-
sions été entre la vie et la mort. Dans de semblables
situations, les entreprises désespérées sont les meilleures,
et Dieu protège ceux que les hommes poursuivent. Nous
semblions n'avoir plus rien à craindre, lorsque tout à coup
le cheval heurta une souche, son pied se prit dans une
racine à Heur de terre, et il s'abattit. Avant que nous
fussions relevés, il avait pris la fuite dans les ténèbres, et
j'entendais ses pas rapides s'éloigner de plus en plus. J'avais
reçu Edmée dans mes bras; elle n'eut aucun mal, mais je
pris une entorse si grave qu'il me fut impossible de faire
un pas. Edmée crut que j"a\ais la jambe cassée; je le
croyais un peu moi-même tant je souffrais; mais je ne
pensai bientôt plus ni à la soullrance ni à l'inquiétude. La
tendre sollicitude que me témoignait Edmée me lit tout
11
82 MALPRAT.
oublier. En vain je la pressais de continuer sa route sans
moi; elle pouvait maintenant s'échapper. Nous avions fait
beaucoup de chemin. Le jour ne tarderait pas à paraître.
Elle trouverait des habitations, et partout on la protégerait
contre les Mauprat.
— Je ne te quitterai pas, répondit-elle avec obstination :
tu tes dévoué à moi, je me dévoue à toi de même; nous
nous sauverons tous deux ou nous mourrons ensemble.
— Je ne me trompe pas, m'écriai-je; c'est une lumière
que j'aperçois entre ces branches. Il y a là une habitation.
Edmée, allez y frapper. Vous m'y laisserez sans inquiétude,
et vous trouverez un p^uide pour vous conduire chez vous.
— Quoi qu'il arrive, je ne vous quitterai pas, dit-elle;
mais je vais voir si l'on peut vous secourir.
— Non, lui dis-je. je ne vous laisserai pas frapper seule
à cette porte. Cette lumière, au milieu de la nuit, dans
une maison située au fond des bois, peut cacher quelque
embûche.
Je me traînai jusqu'à la porte. Elle était froide comme
du métal ; les murs étaient couverts de lierre.
— Qui est là? cria-t-on du dedans avant que nous eus-
sions frappé.
— Nous sommes sauvés, s'écria Edmée : c'est la voix
de Patience.
— Nous sommes perdus, lui dis-je : nous sommes enne-
mis mortels, lui et moi.
— Ne craig^nez rien, dit-elle, suivez-moi ; c'est Dieu qui
nous amène ici.
— Oui, c'est Dieu qui t amène ici, lille du ciel, étoile
du matin, dit Patience en ouvrant la porte, et quiconcpic
te suit soit le bienvenu à la tour Gazeau !
Nous pénétrâmes sous une voûte surbaissée, au milieu
de laquelle pendait une lampe de fer. A la clarté de ce
MAUPRAT. 83
luminaire lug^ubre et des maigres broussailles qui flambaient
dans l'âti^e, nous vîmes avec surprise que la tour Gazeau
était honorée d'une compagnie inusitée. D'un côté, la
figure pâle et grave d'un homme en habit ecclésiastique
recevait le reflet de la flamme; de l'autre côté, un chapeau
à grands bords ombrageait un cône olivâtre terminé par
une maigre barbe, et le mur recevait la silhouette d'un nez
tellement effilé, qu'il n'y avait rien au monde qui pût lui
être comparé, si ce n'est une longue rapière posée en
travers sur les genoux du personnage, et la face d'un petit
chien qu'on eût prise, à sa forme pointue, pour celle d'un
rat gigantesque, si bien qu'il régnait une harmonie mys-
térieuse entre ces trois pointes acérées, le nez de don
Marcasse, le museau de son chien et la lame de son épée.
Il se leva lentement et porta la main à son chapeau. Ainsi
fit le curé janséniste. Le chien allongea la tète entre les
jambes de son maître, et, muet comme lui, montra les
dents et coucha les oreilles sans aboyer.
— Chutl Blaireau! lui dit Marcasse.
84 M AU PP. AT.
\ll
A peine le curé eut-il reconnu Edmée, qu'il fit trois pas
en arrière avec une exclamation de surprise ; mais ce ne
fut rien auprès de la stupéfaction de Patience, lorsqu'il eut
promené sur mes traits la lueur du tison enflammé qui lui
servait de torche.
— La colombe en compagnie de l'ourson! s'écria-l-il ;
que se passe-t-il donc?
— Ami, répondit Edmée en mettant, à mon propre
étonnement, sa main blanche dans la main grossière du
sorcier, recevez-le aussi bien que moi-même. J'étais pri-
sonnière à la Roche-Mauprat, et il m'a délivrée.
— Que les iniquités de sa race lui soient pardonnées
pour cette action 1 dit le curé.
Patience me prit le bras sans rien dire et me conduisit
auprès du feu. On m'assit sur l'unique chaise de la rési-
dence, et le curé se mit en devoir d'examiner ma jambe,
tandis qu'Edmée racontait, jusqu'à certain point, notre
aventure, et s'informait de la chasse et de son père.
Patience ne put lui en donner aucune nouvelle. Il avait
entendu le cor résonner dans les bois, et la fusillade contre
les loups avait troublé son repos plusieurs fois dans la
journée. Mais, depuis l'orage, le bruit du vent avait étoufl'é
tous les autres bruits, et il ne savait rien de ce qui se
passait dans la Varenne. Marcasse monta lestement une
MAUPRAT. 85
échelle qui, à défaut de l'escalier rompu, conduisait aux
étages supérieurs de la tour ; son chien le suivit avec une
merveilleuse adresse. Ils redescendirent bientôt, et nous
apprîmes qu'une lueur rouge montait sur l'horizon du côté
de la Roche -Mauprat. Malgré la haine que j'avais pour
cette demeure et pour ses hôtes, je ne pus me défendre
d'une sorte de consternation en entendant dire que, selon
toute apparence, le manoir héréditaire qui portait mon nom
était pris et livré aux flammes ; c'était la honte et la défaite, et
cet incendie était comme un sceau de vasselage apposé sur
mon blason par ce que j'appelais les manants et les vilains. Je
me levai en sursaut, et, si je n'eusse été retenu par une vio-
lente douleur au pied, je crois que je me serais élancé dehors.
— Qu'a^'ez-vous donc? me dit Edmée, qui était près de
moi en cet instant.
— J'ai, répondis-je brusquement, qu'il faut que je re-
tourne là-bas ; car mon devoir est de me faire tuer plutôt
que de laisser mes oncles parlementer avec la canaille.
— La canaille ! s'écria Patience en m'adressant pour la
première fois la parole ; qui est-ce qui parle de canaille ici?
J'en suis, moi, de la canaille; c'est mon titre, et je saurai
le faire respecter.
— Ma foi! ce ne sera pas de moi, dis-je en repoussant
le curé, qui m'avait fait rasseoir.
— Ce ne serait pourtant pas pour la première fois,
répondit Patience avec un sourire méprisant.
— Vous me rappelez, lui dis-je, que nous avons de
vieux comptes à régler.
Et, surmontant l'alfreuse douleur de mon entorse, je
me levai de nouveau, et, d'un revers de main, j'envoyai
don Marcasse, qui voulut succéder au curé dans le rôle de
pacificateur, tomber à la renverse au milieu des cendres.
Je ne lui voulais aucun mal, mais j'avais les mouvements
86 MALPRAT.
un peu brusques; et le pauvre homme était si grêle, qu'il
ne pesait pas plus dans ma main qu'une belette n'eût fait
dans la sienne. Patience était debout devant moi, les bras
croisés, dans une attitude de philosophe stoïcien ; mais
son regard laissait jaillir la flamme de la haine. Il était évi-
dent que, retenu par ses principes d'hospitalité, il atten-
dait, pour m'écraser, que je lui eusse porté le premier
coup. Je ne l'eusse pas fait attendre, si Edmée, méprisant
le danger qu'il y avait à s'approcher d'un furieux, ne m'eût
saisi le bras en me disant d'un ton absolu :
— Rasseyez-vous, tenez-vous tranquille, je vous l'or-
donne.
Tant de hardiesse et de confiance me surprit et me plut en
même temps. Les droits qu'elle s'arrogeait sur moi étaient
comme une sanction de ceux que je prétendais avoir sur elle.
— C'est juste, répondis-je en m'asseyant.
Et j'ajoutai en regardant Patience :
— Cela se retrouvera.
— Amen, répondit-il en levant les épaules.
Marcasse s'était relevé avec beaucoup de sang-froid, et,
secouant les cendres dont il était sali , au lieu de s'en
prendre à moi, il essayait à sa manière de sermonner Pa-
tience. La chose n'était pas facile en elle-même; mais rien
n'était moins irritant que cette censure monosyllabique
jetant sa note au milieu des querelles comme un écho dans
la tempête.
— A votre âge, disait-il à son hùtc, pas patient du tout !
Tout le tort, oui, tort, vous!
— Que vous êtes méchant ! me disait Edmée, en lais-
sant sa main sur mon épaule; ne recommencez pas, ou je
vous abandonne.
Je me laissais gronder par elle avec plaisir, et sans
m'apercevoir que, depuis un instant, nous avions changé
MAUPRAT. 87
de rôle. C'était elle maintenant qui commandait et mena-
çait; elle avait repris toute sa supériorité réelle sur moi en
franchissant le seuil de la tour Gazeau; et ce lieu sauvage,
ces témoins étrangers, cet hôte farouche, représentaient
déjà la société où je venais de mettre le pied, et dont j'al-
lais bientôt subir les entraves.
— Allons, dit-elle en se tournant vers Patience, nous
ne nous entendons pas ici, et, moi, je suis dévorée d'in-
quiétude pour mon pauvre père, qui me cherche et qui se
tord les bras à l'heure qu'il est. Bon Patience! trouve-moi
un moyen de le rejoindre avec ce malheureux enfant que
je ne puis laisser à ta garde, puisque tu ne m'aimes pas
assez pour être patient et miséricordieux avec lui.
— Qu'est-ce que vous dites? s'écria Patience en posant
sa main sur son front comme au sortir d'un rêve. Oui,
vous avez raison; je suis un vieux brutal, un vieux fou.
Fille de Dieu, dites à ce garçon... à ce gentilhomme que
je lui demande pardon du passé, et que, pour le présent,
je mets ma pauvre cellule à ses ordres; est-ce bien parler?
— Oui, Patience, dit le curé; d'ailleurs, tout peut
s'arranger; mon cheval est doux et solide, M'"' de Mau-
prat va le monter; vous et Marcasse le conduirez par la
bride, et, moi, je resterai ici près de notre blessé. Je
réponds de le bien soigner et de ne l'irriter en aucune
façon. N'est-ce pas, monsieur Bernard, vous n'avez rien
contre moi, vous êtes bien sûr que je ne suis pas votre en-
nemi?
— Je n'en sais rien, répondis-je, c'est comme il vous
plaira. Ayez soin de la cousine, conduisez-la; moi, je n'ai
besoin de rien et je ne me soucie de personne. \j\\C: botte
de paille et un verre de vin, c'est tout ce que je voudrais,
si c'était possible.
— Vous aurez l'un et l'autre, dit Marcasse en me pré-
88 MAL PUAT.
sentant sa gourde, et voici d'abord de quoi vous récon-
forter; je vais à l'écurie préparer le cheval.
— Non, j'y vais moi-même, dit Patience; ayez soin de
ce jeune homme.
Et il passa dans une autre salle basse qui servait d'écu-
rie au cheval du curé, durant les visites que celui-ci lui
rendait. On fit passer l'animal par la chambre où nous
étions, et Patience, arrangeant le manteau du curé sur la
selle, y déposa Edmée avec un suin paternel.
— Un instant, dit-elle avant de se laisser emmener ;
monsieur le curé, vous me promettez sur le salul de votre
âme de ne pas abandonner mon cousin avant que je sois
revenue avec mon père pour le chercher?
— Je le jure, répondit le curé.
-^ Et vous, Bernard, dit Edmée, vous jurez sur l'hon-
neur que vous m'attendrez ici?
.. ;^- Je n'en sais rien du tout, répondis-je; cela dépendra
du temps et de ma patience; mais vous savez bien, cousine,
que nous nous reverrons, fût-ce au diable , et , quant à
moi, le plus tôt possible.
A la clarté du tison que Patience agitait autour d'elle
pour examiner le harnais du cheval, je vis son beau visage
rougir et pâlir; puis elle releva sa tête penchée tristement
et me regarda fixement d'un air étrange.
— Partons-nous? dit Marcasse en ouvrant la porte.
— Marchons, dit Patience en prenant la bride. Ma fille
Edmée, baissez-vous bien en passant sous la porte.
— Qu'est-ce qu'il y a. Blaireau? dit Marcasse en
s'arrêtant sur le seuil et en mettant en avant la pointe de
son épée glorieusement rouillée dans le sang des animaux
rongeurs.
Blaireau resta immobile, et, s'il n'eut été inucf de nais-
sance, comme le disait son maître, il eût aboyé; mais il
H.Touss&inl se.
Mauprat
A QUANTIN KDri
MAUPRAT. 89
avertit à sa manière en faisant entendre une sorte de
toux sèche, qui était son plus grand signe de colère et
d'inquiétude...
— Quelque chose là-dessous, dit Marcasse.
Et il avança fort courageusement dans les ténèbres en
faisant signe à l'amazone de ne pas sortir. La détonation
d'une arme à feu nous fit tous tressaillir. Edmée sauta lé-
gèrement à bas de cheval, et, par un mouvement instinctif
qui ne m'échappa point, vint se placer derrière ma chaise.
Patience s'élança hors de la tour; le curé courut au che-
val épouvanté, qui se cabrait et reculait sur nous; Blaireau
réussit à aboyer. J'oubliai mon mal, et, d'un saut, je fus
aux avant-postes.
Un homme, criblé de blessures et répandant un ruis-
seau de sang, était couché en travers devant la porte.
C'était mon oncle Laurent, mortellement blessé au siège
de la Roche-Mauprat, qui venait expirer sous nos yeux.
Avec lui était son frère Léonard, qui venait de tirer à tout
hasard son dernier coup de pistolet et qui heureusement
n'avait atteint personne. Le premier mouvement de Pa-
tience fut de se mettre en défense; mais, en reconnaissant
Marcasse, les fugitifs, loin de se montrer hostiles, deman-
dèrent asile et secours, et personne ne crut devoir leur re-
fuser l'assistance que réclamait leur déplorable situation.
La maréchaussée était à leur poursuite. La Roche-Maupral
était la proie des flammes ; Louis et Pierre s'étaient fait
tuer sur la brèche ; Antoine, Jean et Gaucher étaient en
fuite d'un autre côté. Peut-être étaient-ils déjà prison-
niers. Rien ne saurait rendre l'horreur des derniers mo-
ments de Laurent. Son agonie fut rapide, mais aiïreuso. Il
blasphémait à faire pâlir le curé. A peine la porte fut-elle
refermée et le moribond déposé à terre, qu'un râle hor-
rible s'empara de lui. Malgré nos représentations, Léo-
12
90 MAUPRAT.
nard, ne connaissant d'autre remède que l'eau-de-vie, ar-
rachant de mes mains (non sans m'adresser en jurant un
reproche insultant pour ma fuite) la j^ourde de Marcasse,
desserra de force, avec la lame de son couteau de chasse,
les dents contractées de son frère, et lui versa la moitié de
la {,^ourde. Le malheureux bondil, aj^-'ita ses bras dans des
convulsions désespérées, se redressa de toute sa hauteur,
et retomba raide mort sur le carreau ensang-lanté. Nous
n'eûmes pas le loisir d'une oraison funèbre ; la porte re-
tentit sous les coups redoublés de nouveaux assaillants.
— Ouvrez, de parle roi! ci-ièrenl plusieurs voix ; ou-
vrez à la maréchaussée.
— A la défense! s'écria Léonard en relevant son cou-
teau et en s'élançant vers la porte. Vilains, montrez-vous
gentilshommes! Et toi, Bernard, répare la faute, lave la
honte, ne souffre pas qu'un Mauprat tombe \ i\;nil dans les
mains des g^endarmes!
Commandé par l'instinct du couraj^e et de la llerté,
j'allais l'imiter, quand Patience, s'élançant sur lui et le
terrassant avec une force herculéenne, lui mit le ^■■enou
sur la poitrine en criant à ^Lircasse d'ouvrir la porte. Cela
fut fait avant que j'eusse pu prendre parti pour mon oncle
contre son hôte inexorable. Six neiidai-mes s'élancèrent
dans la tour et nous tinrent tous innnubiles au ])oul de
leurs fusils.
— Holà! messieurs! dil Patience, ne faites de mal à
personne et prenez ce prisonnier. Si j'eusse été seul avec
lui, je l'eusse défendu ou fait sauver; mais il y a ici des
braves gens qui ne doivent pas payer pour un coquin, et
je ne me soucie jias de les exposer dans un engagcmcnl.
Voilà le Mauprat. Songez que votre devoir est de le re-
mettre sain et sauf dans les mains de la justice. Cet autre
est mort.
MAUPRAT. 91
— Monsieur, rendez-vous, dit le sous-officier de maré-
chaussée en s'emparant de Léonard.
— Jamais un Mauprat ne traînera son nom sur les bancs
d'un présidial, répondit Léonard d'un air sombre. Je me
rends, mais vous n'aurez que ma peau.
Et il se laissa asseoir sur une chaise sans l'aire de résis-
tance.
Tandis qu'on se préparait à le lier :
— Une seule, une dernière charité, mon père, dit-il au
curé. Passez-moi le reste de la gourde; je me meurs de
soif et d'épuisement.
Le bon curé lui passa la gourde, qu'il avala d'un trait.
Sa figure décomposée avait une sorte de calme efTrayant.
Il semblait absorbé, atterré, incapable de résistance. Mais,
au moment où on lui liait les pieds, il arracha un pistolet
à la ceinture d'un des gendarmes et se fit sauter la cer-
velle.
Je fus bouleversé de ce spectacle affreux. Plongé dans
une morne stupeur, ne comprenant plus rien à ce qui
m'entourai l, je restai pétrifié, ne m'apercevant pas que,
depuis quelques instants, j'étais l'objet d'un débat sérieux
entre la maréchaussée et mes hôtes. Un gendarme préten-
dait me reconnaître pour un Mauprat Coupe-Jarret. Pa-
tience niait que je fusse autre chose qu'un garde-chasse de
M. Hubert de Mauprat escortant sa fille. Ennuyé de ce
débat, j'allais me nommer, lorsque je vis un spectre se
lever à côté de moi. C'était Edmée qui s'était collée entre
la muraille et le pauvre cheval effrayé du curé, lequel, les
jambes étendues et l'reil en feu, lui faisait comme un rem-
part de son corps, l'allé était pâle comme la mort, et ses
lèvres étaient tellement contractées d'horreur, (pTcllc fi(
d'abord des efforts inouïs pour parler, sans pouvoir s'ex-
primer autrement que par signes. Le sous-officier, touché
92 M AlPRAT.
de sa jeunesse et de sa situation, attendit avec déférence
qu'elle réussît à s'expliquer. Enfin, elle obtint (ju'on ne me
traitât pas en prisonnier et qu'on me conduisit avec elle
au château de son père, où elle donnait sa parole d'hon-
neur qu'on fournirait sur mon compte des explications et
des garanties satisfaisantes. Le curé et les deux autres
témoins appuyant cette promesse, nous partîmes tous
ensemble, Edmée sur le cheval du sous-officier, qui prit
celui d'un de ses hommes, moi sur le cheval du curé. Pa-
tience et le curé à pied entre nous, la maréchaussée sur
nos flancs, Marcasse en avant, toujours impassible au mi-
lieu de l'épouvante et de la consternation générales. Deux
gendarmes restèrent à la tour pour garder les cadavres et
constater les faits.
MAUPRAT. 93
VIII
Nous avions fait une lieue environ dans les bois, nous
arrêtant à chaque embranchement de route pour appeler;
car Edmée, convaincue que son père ne rentrerait pas
chez lui sans l'avoir retrouvée, suppliait ses compagnons
de voyage de l'aider à le rejoindre ; ce à quoi les gen-
darmes répugnaient beaucoup, craignant d'être surpris et
attaqués par quelques groupes des fuyards de la Roche-
Mauprat. Chemin faisant, ils nous apprirent que le repaire
avait été conquis à la troisième attaque. Jusque-là, les as-
saillants avaient ménage leurs forces. Le lieutenant de
maréchaussée voulait qu'on s'emparât du donjon sans le
détruire, et surtout des assiégés sans les tuer; mais cela
fut impossible à cause de la résistance désespérée qu'ils
firent. Les assiégeants furent tellement maltraités à leur
seconde tentative, qu'ils n'avaient plus d'autre parti à
prendre que le parti extrême ou la retraite. Le feu fut mis
aux bâtiments d'enceinte, et, au troisième engagement,
on ne ménagea plus rien. Deux Mauprat furent tués sur
les débris de leur bastion ; les cinq autres disparurent. Six
hommes furent dépêchés à leur poursuite d'un côté, six de
l'autre; car on avait trouvé sur-le-champ la trace des fugi-
tifs, et ceux qui nous transmettaient ces détails avaient
suivi de si près Laurent et Léonard, qu'ils avaient atteint
de plusieurs balles le premier de ces infortunés, à peu de
91 MA II' HAT.
distance de la tour Gazeau. Ils l'avalent entendu crier qu'il
était mort, et, selon toute apparence, Léonard l'avait porté
jusqu'à la demeure du sorcier. Ce Léonard était le seul
qui méritât quelque pitié, car c'était le seul qui eût peut-
être été susceptible d'embrasser une meilleure vie. Il était
parfois chevaleresque dans son brigandage, et son cœur
farouche était capable d'affection. J'étais donc très touché
de sa mort tragique, et je me laissais entraîner machinale-
ment, plongé dans de sombres pensées, et résolu à finir
mes jours de la même manière si l'on me condamnait aux
all'ronts (ju'il n'a\'ait pas voulu subir.
Tout à coup le son des cors et les hurlements des
chiens nous annoncèrent l'approche d'un groupe de chas-
seurs. Tandis qu'on leur répondait par des cris de notre
côté, Patience courut à la découverte. Edmée, impatiente
de retrouver son père et surmontant toutes les terreurs
de cette nuit sanglante, fouetta son cheval et atteignit les
chasseurs la première. Lorsque nous les eûmes rejoints, je
vis Edmée dans les bras d'un homme de grande taille et
d'une figure vénérable. Il était vêtu avec luxe ; sa veste de
chasse, galonnée d'or sur toutes les coulures, et le magni-
fique cheval normand qu'un piqueur tenait derrière lui,
me frappèrent tellement, que je me crus en présence d'un
prince. Les témoignages de tendresse qu'il donnait à sa
fille étaient si nouveaux pour moi, que je faillis les trouver
exagérés et indignes de la gravité d'un homme ; en même
temps, ils m'inspiraient une sorte de jalousie brutale, et il
ne me venait pas à l'esprit (junn hoininc si bien mis put
être mon oncle. Edmée lui parla bas et avec vivacité. Cette
conférence dura quelques instants, au bout desfpiels le
vii'illard vint à moi et m'embrassa cordialement. Tout me
paraissait si nouveau dans ces manières, que je me tenais
immobile et muet devant les protestations et les caresses
MAUPRAT. 95
dont j'étais l'objet. Un grand jeune homme, d'une belle
figure et vêtu avec autant de recherche que M. Hubert,
vint me serrer la main et m'adresser des remerciements
auxquels je ne compris rien. Ensuite il entra en pourpar-
lers avec les gendarmes, et je compris qu'il était le lieute-
nant général de la province et qu'il exigeait qu'on me
laissât libre de suivre mon oncle le chevalier dans son châ-
teau, où il répondait de moi sur son honneur. Les gen-
darmes prirent congé de nous, car le chevalier et le lieu-
tenant général étaient assez bien escortés par leurs gens
pour n'avoir à craindre aucune mauvaise rencontre. Un
nouveau sujet de surprise pour moi fut de voir le chevalier
donner de vives marques d'amitié à Patience et à Mar-
casse. Quant au curé, il était avec ces deux seigneurs sur
un pied d'égalité. Depuis quelques mois, il était aumônier
du château de Sainte-Sévère, les tracasseries du clergé dio-
césain lui ayant fait abandonner sa cure.
Toute cette tendresse dont Edmée était l'objet, ces af-
fections de famille dont je n'avais pas l'idée, ces cordiales
et douces relations entre des plébéiens respectueux et des
patriciens bienveillants, tout ce que je voyais et entendais
ressemblait à un rêve. Je regardais et n'avais le sens d'au-
cune appréciation sur quoi que ce soit. Mon cerveau com-
mença cependant à traxaiiler lorsque, la caravane s'étant
remise en route, je vis le lieutenant général (M. de La
Marche) pousser son cheval entre celui d'Edmée et le
mien, et se placer de droit à son côté. Je me souvins
qu'elle m'avait dit à la Roche- Mauprat qu'il était son
fiancé. La haine et la colère s'emparèrent de moi, et je ne
sais quelle absurdité j'eusse faite, si Edmée, semblant devi-
ner ce qui se passait dans mon âme farouche, ne lui eùL
dit (pi'elle voulait me parler et ne m'eut rendu ma place
auprès d'elle.
96 MAUPRAT.
— Qu'avez-vous à me dire? lui demandai-je avec plus
d'empressement que de politesse.
— Rien, me répondit-elle à demi-voix. J'aurai beau-
coup à vous dire plus tard ; jusque-là, ferez-vous toutes
mes volontés ?
— Et pourquoi diable ferais-je vos volontés, cousine?
Elle hésita un peu à me répondre, et, faisant un effort,
elle dit :
— Parce que c'est ainsi qu'on prouve aux l'emmes
qu'on les aime.
— Est-ce que vous croyez que je ne vous aime pas?
repris-je brusquement.
— Qu'en sais-je? dit-elle.
Ce doute m'étonna beaucoup, et j'essayai de le com-
battre à ma manière.
— N'êtes-vous pas belle, lui dis-je, et ne suis-je pas un
jeune homme? Peut-être croyez-vous que je suis trop en-
fant pour m'apercevoir de la beauté d'une femme; mais, ;'i
présent que j'ai la tête calme et que je suis triste et bien
sérieux, je puis vous dire que je suis encore plus amou-
reux de vous que je ne pensais. Plus je vous regarde, plus
je vous trouve belle. Je ne croyais pas qu'une femme
pût me paraître aussi belle. \'rai, je ne dormirai jias tant
que...
— Taisez-vous 1 dit-elle sèchement.
— Oh ! vous craignez que ce monsieur ne m'entende,
repris-je en lui désignant M. de La Marche. Soyez tran-
quille, je sais garder un serment, et j'espère qu'étant une
fille bien née, vous saurez aussi garder le vôtre.
Elle se tut. Nous étions dans un chemin où l'on ne
pouvait marcher que deux de front. L'obscurité était pro-
fonde, et, quoique le chevalier et le lieutenant général
fussent sur nos talons, j'allais m'enhardir à jiasser mon
MAUPRAT. 97
bras autour de sa taille, lorsqu'elle me dit d'une voix triste
et affaiblie :
— Mon cousin, je vous demande pardon si je ne vous
parle pas. Je ne comprends pas bien ce que vous me dites.
Je me sens exténuée de fatigue, il me semble que je vais
mourir. Heureusement, nous voici arrivés. Jurez-moi que
vous aimerez mon père, que vous céderez à tous ses con-
seils, que vous ne prendrez parti sur quoi que ce soit sans
me consulter. Jurez-le-moi si vous voulez que je croie à
votre amitié.
— Oh ! mon amitié, n'y croyez pas, j'y consens, répon-
dis-je; mais croyez à mon amour. Je jure tout ce qu'il
vous plaira; mais vous, ne me promettez- vous rien, là, de
bonne grâce?
— Que puis-je vous promettre qui ne vous appartienne?
dit-elle d'un ton sérieux; vous m'avez sauvé l'honneur, ma
vie est à vous.
Les premières lueurs du matin blanchissaient alors l'ho-
rizon, nous arrivions au village de Sainte-Sévère, et bientôt
nous entrâmes dans la cour du château, l-'n descendant de
cheval, Edmée tomba dans les bras de son père; elle était
pâle comme la mort. M. de La Marche fit un cri et aida à
l'emporter. Elle était évanouie. Le curé se chargea de moi.
J'étais fort inquiet sur mon sort. La méfiance naturelle aux
brigands se réveilla dès que je cessai d'être sous la fasci-
nation de celle qui avait réussi à me tirer de mon antre.
J'étais comme un loup blessé, et je jetais des regards
sombres autour de moi, prêt à m'élancer sur le premier qui
ferait un geste ou dirait un mot équivoque. On me condui-
sit à un appartement splendide, et une collation, préparée
avec un luxe dont je n'avais pas l'idée, me fut servie im-
médiatement. Le curé me témoigna l)eaucoup d'intérêt, et,
ayant réussi à me rassurer un peu, il me quitta pour s'oc-
13
98 MAI PUAT.
cuper de son ami Patience. Mon trouble et un reste il'iii-
quiétude ne tinrent pas contre l'appétit généreux dont est
douée la jeunesse. Sans les empressements et les respects
d'un valet beaucoup mieux mis que moi, qui se tenait der-
rière ma chaise, et auquel je ne pouvais m'cmpècher de
rendre ses politesses chaque fois qu'il s'élançait au-devant
de mes désirs, j'eusse fait un déjeuner elfrayant; mais son
habit vert et ses culottes de soie me gênaient beaucoup. Ce
lui i)ii'n pis lorsque, s'étanl a^cnouilli', il se mil cii devoir
de me déchausser pour nie mettre au lit. Pour le coup, je
crus qu'il se moquait de moi, el je faillis lui assener un
grand coup de poing sur la tête ; mais il avait l'air si grave
en s'acquittant de cette besogne, que je restai stujjéfait à
le regarder.
Dans les premiers moments, me trouvant au lit, sans
armes, et avec des gens qui allaient et venaient auhuu- de
moi en marchant sur la pointe du pied, il me vint encore
des mouvements de méfiance. Je profitai d'un instant où
j'étais seul pour me relever, et, prenant sur la table à demi
desservie le jilus long couteau (jue je pus choisir, je me
couchai plus tranquille et m'endormis profondément en le
tenant bien serré dans ma main.
Quand je m'éveillai, le soleil couchant jetait sur mes
draps, d'une finesse extrême, le rellet adouci de mes ri-
deaux de damas rouge, et faisait élinceler les grenades do-
rées qui ornaient les coins du dossier. Ce lit était si beau
et si moelleux, que je faillis lui faire des excuses de m'ètre
couché dedans. 1mi me soulcNanl, je ^•is une figure douce
et vénérable qui cuir ou\rait ma courliuc cl (|ui nie sou-
riait. C'était le cheNalicr lluhcrl (\r .M,ui|iimI, (pii m'iulcr-
rogeait avec intérêt sur l'état de ma santé. J'essavai d'être
poli et reconnaissant; mais les expressions dont je me ser-
vais ressemblaient si peu aux siennes, que je me troublai
MALPRAT. 99
et soufYris de ma grossièreté sans pouvoir m'en rendre
compte. Pour comble de malheur, à un mouvement que je
fis, le couteau que j'avais pris pour camarade de lit tomba
aux pieds de M. de Mauprat, qui le ramassa, le regarda, et
me regarda ensuite avec une extrême surprise. Je devins
rouge comme le feu et balbutiai je ne sais quoi. Je m'at-
tendais à des reproches pour cette insulte faite à son hos-
pitalité; mais il était trop poli pour pousser plus loin l'ex-
plication. Il posa tranquillement le couteau sur la cheminée,
et, revenant à moi, il me parla ainsi :
— Bernard, je sais maintenant que je vous dois la vie
de ce que j'ai de plus cher au monde. Toute la mienne sera
consacrée à vous prouver ma reconnaissance et mon estime.
Ma fdle aussi a contracté envers vous une dette sacrée.
N'ayez donc aucune inquiétude pour votre avenir. Je sais
à quelles persécutions et à quelles vengeances vous vous
êtes exposé pour venir à nous; mais je sais aussi à quelle
affreuse existence mon amitié et mon dévouement sauront
vous soustraire. Vous êtes orphelin, et je n'ai pas de fils.
Voulez-vous m'accepter pour votre père?
Je regardai le chevalier avec des yeux égarés. Je ne
pouvais en croire mes oreilles. Toute impression était
paralysée chez moi par la surprise et la timidité. Il me fut
impossible de répondre un mot; le chevalier éprouva lui-
même un peu de surprise, il ne s'atlendait pas à lrou\er
une nature aussi brutalement inculte.
— Allons, me dit-il, j'{'s|H''re ([ue vous vous accniilu-
merez à nous. Donnez-moi seulement une poignée de main
pour me prouver que vous avez confiance en moi. Je vais
vous envoyer votre domestique : commandez-lui loid ce
que vous voudrez, il est à vous. J'ai seulement une ])ro-
messe à exiger de vous, c'est que vous ne sortirez j)as de
l'enceinte du parc d'ici à ce que j'aie pris des mesures pour
100 MAUPRAT.
VOUS soustraire aux poursuites de la justice. On pourrait
faire rejaillir sur vous les accusations qui pèsent sur la
conduite de vos oncles.
— Mes oncles! dis-je en passant mes mains sur ma tête,
est-ce un mauvais rêve que j'ai fait? Où sont-ils? Qu'est
devenue la Roche-Mauprat ?
— La Roche-Mauprat a élé préservée des flammes, ré-
pondit-il. Quelques bâtiments accessoires ont été détruits;
mais je me charge de réparer votre maison et de racheter
votre fief aux créanciers dont il est aujoiird'luii la proie.
Quant à vos oncles... vous êtes probablement le seul héri-
tier d'un nom qu'il vous appartient de réhabiliter.
— Le seul! m'écriai-je. Quatre Mauprat ont succombé
cette nuit; mais les trois autres...
— Le cinquième, (laucher, a péri dans sa fuite ; on l'a
retrouvé ce matin noyé dans l'étang des Froids. On n'a
retrouvé ni Jean ni Anloine ; mais le cheval cK' l'un et le
manteau de l'autre, trouvés à peu de distance du lieu où
gisait le cadavre de Gaucher, sont des indices sinistres de
quelque événement semblable. Si l'un des Mauprat s'est
échappé, c'est pour ne jilus reparaître, car il n'y aurait
plus d'espoir pour lui ; et, puisqu'ils ont attiré sur leur tète
ces orages inévitables, mieux vaut pour eux et pour nous,
(jui avons le malheur de porler le même nom, (pi'ils aient
eu cette lin tragique les armes à la main que de subir une
mort infâme au bout d'une potence. Acceptons ce (jne
Dieu a décidé à leur égard. L'arrêt est rude. Sept lionunes
pleins de force et de jeunesse apj^elés, dans une seule nuil,
à rendre un compte terrible!... Prions pour eux, Bernard,
et, à force de bonnes œuvres, tâchons de réparer le mal
qu'ils ont lait et d'enlever les lâches «pTils «ml imprimées
à notre écusson.
Ces dernières paroles résumaienl tout le caractère du
MAUPRAT. 101
chevalier. Il était pieux, équitable, plein de charité ; mais,
chez lui, comme chez la plupart des gentilshommes, les
préceptes de l'humilité chrétienne venaient échouer devant
l'oi'gueil du i\ing. Il eût volontiers fait asseoir un pauvre à
sa table, et, le vendredi saint, il lavait les pieds à douze
mendiants ; mais il n'en était pas moins attaché à tous les
préjugés de notre caste. Il trouvait ses cousins beaucoup
plus coupables d'avoir dérogé à leur dignité d'homme, étant
gentilshommes, que s'ils eussent été plébéiens. Dans cette
hypothèse, selon lui, leurs crimes eussent été de moitié
moins graves. J'ai partagé longtemps cette conviction ; elle
était dans mon sang, si je puis m'exprimer ainsi. Je ne l'ai
perdue qu'à la suite des rudes leçons de ma destinée.
Il me confirma ensuite ce que sa fille m'avait dit. Il
avait désiré vivement être chargé de mon éducation dès
ma naissance ; mais son frère Tristan s'y était opposé avec
acharnement. Ici, le front du chevalier se rembrunit.
— Vous ne savez pas, dit-il, combien cette velléité de
ma part a eu des suites funestes pour moi et pour vous
aussi. Mais ceci doit rester enveloppé dans le mystère...
mystère affreux, sang des Atrides !...
Il me prit la main et ajouta d'un air accablé :
— Bernard, nous sommes victimes tous deux d une la-
mille atroce. Ce n'est pas le moment de récriminer contre
ceux qui paraissent à cette heure devant le redoutable tri-
bunal de Dieu; mais ils m'ont fait un mal ii'réparablo, ils
m'ont brisé le cœur... Celui qu'ils vous ont fait sera réparé,
j'en jure par la mémoire de votre mère. Ils vous ont privé
d'éducation, ils vous ont associé à leurs brigandages ; mais
votre âme est restée grande et pure comme était celle de
l'ange qui vous donna le jour. \'t)us réparerez les erreurs
involontaires de votre enfance ; vous recevrez une éduca-
tion conforme à votre rang; vous relèverez Ihonneur de
102 MAUPr. AT.
la famille, n'est-ce pas, vous le voulez? Moi, je le veux ;
je me mettrai à vos genoux pour obtenir votre confiance,
et je l'obtiendrai, car la Providence vous destinait à être
mon fils. Ah ! j'avais rêvé jadis une adoption plus com-
plète. Si, à ma seconde tentative, on vous eût accordé à
ma tendresse, vous eussiez été élevé avec ma fille, et vous
seriez certainement devenu son époux. Mais Dieu ne l'a pas
voulu. Il faut que vous commenciez votre éducation, et la
sienne s'achève. Elle est d'âge à être établie, et, d'ailleurs,
elle a fait son choix; elle aime M. de La Marche, quelle
est à la veille d'épouser ; elle vous la dit.
Je balbutiai quelques paroles confuses. Les caresses et
les paroles généreuses de ce vieillard respectable m'avaient
vivement ému, et je sentais comme une nouvelle nature se
réveiller en moi. Mais, lorsqu'il prononça le nom de son
futur gendre, tous mes instincts sauvages se réveillèrent,
et je sentis qu'aucun principe de loyauté sociale ne me
ferait renoncer à la possession de celle que je regardais
comme ma proie. Je pâlissais, je rougissais, je sulfoquais.
Nous fûmes heureusement interrompus par l'abbé Aubert
(le curé janséniste), qui venait s'informer des suites de ma
chute. Alors seulement le chevalier sut que j'étais blessé,
circonstance qu'il n'avait pas eu le loisir d'apprendre dans
l'agitation de tant d'événements plus graves. Il envoya
chercher son médecin, et je fus entouré de soins affectueux
qui me parurent assez puérils, et auxquels je me soumis
pourtant par un instinct de reconnaissance.
Je n'avais pas osé demander au chevalier des nouvelles
de sa fille. Je fus plus hardi avec l'abbé. Il m'apprit que la
prolongation et l'agitation de son sommeil donnaient quel-
que inquiétude; et le médecin, étant revenu le soir pour
me faire un nouveau pansement, me dit qu'elle avait beau-
coup de lièvre, et qu'il craignait pour elle une maladie grave.
MAUPRAT. 103
Elle fut, en effet, assez mal pendant quelques jours pour
donner de l'inquiétude. Dans les terribles émotions qu'elle
avait éprouvées, elle avait déployé beaucoup d'énergie ;
mais elle subit une réaction assez violente. De mon côté,
je fus retenu au lit ; je ne pouvais faire un pas sans res-
sentir de vives douleurs, et le médecin me menaçait d'y
rester cloué pour plusieurs mois si je ne me soumettais à
l'immobilité pendant quelques jours. Comme j'étais d'ail-
leurs en pleine santé et que je n'avais jamais été malade
de ma vie, la transition de mes habitudes actives à cette
molle captivité me causa un ennui dont rien ne saurait
rendre les angoisses. Il faut avoir vécu au fond des bois,
dans toute la rudesse des mœurs farouches, pour comprendre
l'espèce d'effroi et de désespoir que j'éprouvai en me trou-
vant enfermé pendant plus d'une semaine entre quatre ri-
deaux de soie. Le luxe de mon appartement, la dorure de
mon lit, les soins minutieux des laquais, tout, jusqu'à la
bonté des aliments, puérilités auxquelles j'avais été assez
sensible le premier jour, me devint odieux au bout de vingt-
quatre heures. Le che\alier me faisait de tendres et courtes
visites, car il était absorbé par la maladie de sa fdle chérie.
L'abbé fut excellent pour moi. Je n'osais dire ni à l'un ni
à l'autre combien je me trouvais malheureux; mais, lors-
que j'étais seul, j'avais envie de rugir comme un lion mis
en cage, et, la nuit, je faisais des rêves où la mousse des
bois, le rideau des arbres de la forêt et jusqu'aux sombres
créneaux de la Roche-^fauprat m'apparaissaient comme le
paradis terrestre. D'autres fois, les scènes tragiques qui
avaient accompagné et suivi mon évasion se retraçaient si
énergiquement à ma niémon-e, (|ue, même éveillé, j'étais
en proie à une sorte de délire.
Une visite de M. de La Marche augmenta le désordre
et l'exaspération de mes idées. Il me témoigna beaucoup
iOl MAIPRAT.
d'intérêt, me serra la main à plusieurs reprises, me demanda
mon amitié, s'écria dix fois qu'il donnerait sa vie pour
moi, et je ne sais combien d'autres protestations que je
n'entendis guère; car j'avais un torrent dans les oreilles
tandis qu'il me parlait, et, si j'avais eu mon couteau de
chasse, je crois que je me serais jeté sur lui. Mes manières
farouches et mes regards sombres létonnèrenl beaucoup ;
mais, l'abbé lui ayant dit que j'avais l'esprit frappé des
événements terribles advenus dans ma famille, il redoubla
ses protestations et me quitta de la manière la plus affec-
tueuse et la plus courtoise.
Cette politesse que je trouvais dans tout le monde, de-
puis le maître de la maison jusqu'au dernier des serviteurs,
me causait un malaise inouï, bien qu'elle me frappât d'ad-
miration ; car, n'eût-elle pas été inspirée par la bienveil-
lance qu'on me portait, il m'eût été impossible de com-
[irondrc qu'elle pouvait être une chose bien dislincle delà
bonté. Elle ressemblait si peu à la faconde gasconne et
railleuse des Mauprat, qu'elle était pour moi comme une
langue tout à fait nouvelle que je comprenais, mais que je
ne pouvais parler.
Je retrouvai pourtant la faculté de répondre, lorsque
l'abbé, m'ayant annoncé qu'il était chargé de mon éduca-
tion, m'interrogea pour savoir où j'en étais. Mon igno-
rance était tellement au delà de tout ce qu'il eût pu
imaginer, que j'eus honte de la lui révéler, et, ma fierté
sauvage reprenant le dessus, je lui déchirai cjue j étais
gcntilliomme et que je n'avais nulle envie de devenir
clerc. 11 ne me répondit que par un éclat de rire qui
m'offensa beaucoup. Il me tapa doucement sur l'épaule
d'un air d'amitié, en disant que je changerais d'avis
avec le temps, mais que j'étais un drôle de corps. J étais
pourpre de colère quand le chevalier entra. L'abbé lui
MAUPRAT. 105
rapporta notre entretien et ma réponse. M. Hubert ré-
prima un sourire.
— Mon enfant, me dit-il avec affection, jamais je ne
veux me rendre fâcheux pour vous, même par amitié. Ne
parlons pas d'études aujourd'hui. Avant d'en concevoir le
goût, il faut que vous en compreniez la nécessité. Vous
avez l'esprit juste, puisque vous avez le cœur noble ; l'envie
de vous instruire vous viendra d'elle-même. Soupons. Avez-
vous faim ? aimez- vous le bon vin ?
— Beaucoup plus que le latin, répondis-je.
— Eh bien, l'abbé, pour vous punir d'avoir fait le cuis-
tre, reprit-il gaiement, vous en boirez avec nous. Edmée
est tout à fait hors de danger. Le médecin permet à Ber-
nard de se lever et de faire quelques pas. Nous souperons
dans sa chambre.
Le souper et le vin étaient si bons, en effet, que je me
grisai très lestement, selon la coutume de la Roche-Mau-
prat. Je crois que l'on m'y aida, afin de me faire parler
et de connaître tout de suite à quelle espèce de rustre
on avait affaire. Mon manque d'éducation surpassait tout
ce qu'on avait prévu ; mais sans (huile on augura bien du
fond, car on ne m'abandonna pas et on travailla à tailler
ce quartier de roc avec un zèle qui marquait de l'espérance.
Dès que je pus sortir de la chambre, mon ennui se dissipa.
L'abbé se fit mon compagnon inséparable tout le premier
jour. La longueur du second fut adoucie par l'espérance
qu'on me donna de voir Edmée le lendemain, et par les
bons traitements dont j'étais l'objet, et dont je commençais
à sentir la douceur, à mesure que je m'habituais à ne plus
m'en étonner. La bonté inséparable du chevalier était bien
faite pour vaincre ma grossièreté ; elle me gagna rapide-
ment le cœur. C'était la première affection de ma vie. Elle
s'installait en moi de pair avec un amour violent pt)ur sa
14
106 MALl'RAT.
fille, et je ne songeais pas seulement à l'aire lullei- un de ces
deux sentiments contre l'autre. J'étais tout besoin, loul
instinct, tout désir. J'aAais les passions d'un homme dans
l'âme d'un enfant.
MAUPRAT. 107
IX
Enfin, un malin, M. Hubert, après déjeuner, m'emmena
chez sa tille. Quand la porte de sa chambre s'ouvrit, l'air
tiède et parfumé qui me vint au visage faillit me suffoquer.
Cette chambre était simple et charmante, tendue et meublée
en toile de Perse à fond blanc, et toute parfumée de grands
vases de Chine remplis de fleurs. Il y avait des oiseaux
d'Afrique qui jouaient dans une cage dorée et qui chantaient
d'une voix douce et amoureuse. Le tapis ctail plus moelleux
aux pieds que la mousse des bois au mois de mars. J'étais
si ému qu'à chaque instant ma vue se troublait ; mes pieds
s'accrochaient gauchement l'un à l'autre, et je heurtais
tous les meubles sans pouvoir avancer. Edniée était cou-
chée sur une chaise longue et roulait nonchalamment un
éventail de nacre entre ses doigts. Elle me sembla encore
plus belle que je ne l'avais vue, mais si différente, que je
me sentis tout glacé de crainte au milieu de mon transport.
Elle me tendit la main ; je ne savais pas que je pusse la lui
baiser devant son père. Je n'entendis pas ce qu'elle me
disait ; je crois que ce furent des paroles affectueuses. Puis,
comme brisée de fatigue, elle pencha sa tête en arrière sur
son oreiller et ferma les yeux.
— J'ai à travailler, me dit le chevalier, tenez-lui compa-
gnie ; mais ne la faites pas beaucoup parler, car elle est
■encore bien faible.
108 MALPRAT.
Cette recommandation ressemblait vraiment à une rail-
lerie ; Eclmée feignait d'être assoupie pour cacher peut-
être un peu d'embarras intérieur; et, quant à moi, j'étais
si incapable de combattre cette réserve, que c'était vrai-
ment pitié de me recommander le silence.
Le chevalier ouvrit une porte au fond de l'appartement
et la referma ; mais, en l'entendant tousser de temps en
temps, je compris que son cabinet n'était séparé que par
une cloison de la chambre de sa fille. Néanmoins j'eus quel-
ques instants de bien-être en me trouvant seul avec elle tant
qu'elle parut dormir. Elle ne me voyait pas et je la regar-
dais à mon aise ; elle était aussi pâle et aussi blanche que
son peignoir de mousseline et que ses mules de satin garnies
de cygne ; sa main fine et transparente était à mes yeux
comme un bijou inconnu. Je ne m'étais jamais douté de ce
que c'était qu une femme; la beauté, pour moi, c'avait été
jusqu'alors la jeunesse et la santé, avec une sorte de har-
diesse virile. Edmée, en amazone, s'était un peu montrée
sous cet aspect la première fois, et je l'avais mieux com-
prise ; maintenant je l'étudiais de nouveau, et je ne pouvais
plus concevoir que ce fût là cette femme que j'avais tenue
dans mes bras à la Roche-Mauprat. Le lieu, la situation,
mes idées elles-mêmes, qui commençaient à recevoir du
dehors un faible rayon de lumière, tout contribuait à rendre
ce second tête-à-tête bien différent du premier.
Mais le plaisir étrange et inquiet que j'éprouvais à la
contempler fut troublé par l'arrivée d'une duègne qu'on
appelait M"'' Leblanc, et qui remplissait les fonctions de
femme de chambre dans les appartements particuliers, celles
de demoiselle de compagnie au salon. Elle avait peut-être
reçu de sa maîtresse l'ordre de ne pas nous quitter; il est
certain qu'elle s'assit auprès de la chaise longue, de ma-
nière à présenter à mon œil désappointé son dos sec et
MAUPRAT. 109
long", à la place du beau visage d'Edmée; puis elle tira son
ouvrage de sa poche et se mit à tricoter tranquillement.
Pendant ce temps, les oiseaux gazouillaient, le chevalier
toussait, Edmée dormait ou faisait semblant de dormir, et
j'étais à l'autre bout de l'appartement, la tête penchée sur
les estampes d'un livre que je tenais à l'envers.
Au bout de quelque temps, je m'aperçus qu'Edmée ne
dormait pas et qu'elle causait à voix basse avec sa sui-
vante ; je crus voir que celle-ci me regardait en dessous de
temps en temps et comme à la dérobée. Pour éviter l'em-
barras de cet examen, et aussi par un instinct de ruse qui
ne m'était pas étranger, j'appuyai mon visage sur le livre,
et le livre sur la console, et, dans cette posture, je restai
comme endormi ou absorbé. Alors elles élevèrent peu à
peu la voix, et j'entendis ce qu'elles disaient de moi.
— C'est égal, mademoiselle a pris un drôle de page.
— Leblanc, tu me fais rire avec tes pages. Est-ce qu'on
a des pages à présent? Tu te crois toujours avec ma
grand'mère. Je te dis que c'est le fils adoptif de mon père.
— Certainement, M. le chevalier fait bien d'adopter un
fils; mais où diable a-t-il péché cette figure-là?
Je jetai un reg'ard de côté, et je vis qu'Edmée riait sous
son éventail ; elle s'amusait du bavardage de cette vieille
fille, qui passait pour avoir de l'esprit et à qui on laissait
le droit de tout dire. Je fus très blessé de voir que ma cou-
sine se moquait de moi.
— Il a l'air d'un ours, d'un blaireau, d'un loup, d'un
milan, de tout, plutôt que d'un homme! continua la Le-
blanc. Quelles mains! quelles jambes! et encore ce n'est
rien à présent qu'il est un peu décrassé. Il fallait le voir, le
jour où il est arrivé avec son sarrau et ses guêtres de cuir;
c'était à faire trembler!
— Tu trouves? reprit Edmée. Moi, je l'aimais mieux
110 MALl'UAT.
avec son costume de braconnier; cela allait mieux à sa
figure et à sa taille.
— Il avait l'air d'un bandit; mademoiselle ne l'a donc
pas regardé?
— Si fait.
Le ton dont elle prononça ce si f;ùt me fit frémir, et je
ne sais pourquoi l'impression du baiser qu'elle m'avait
donné à la Roche-Mauprat me revint sur les lèvres.
— Encore, s'il était coiffé I reprit la duègne ; maisjamais
on n'a pu le faire consentir à se laisser poudrer. Saint-Jean
m'a dit qu'au moment où il avait approché la houppe de sa
tète, il s'était levé furieux en disant : <( Ah! tout ce que
vous voudrez, excepté cette farine-là. Je veux pouvoir
remuer la tète sans tousser et éternuer. » Dieu I quel sau-
vage :
— Mais, au fcjiid, il a bien raison : si la mode nauto-
risait pas cette absurdité-là, tout le monde s'apercevrait
que c'est laid et incommode. Regarde s'il n'est pas plus
beau d'avoir de grands cheveux noirs.
— Ces grands cheveux-là? Quelle crinière I cela fait
peur.
— D'ailleurs, les enfants ne portent pas de poudre, et
c'est encore un enfant que ce garçon-là.
— Un enfant? Tudieu ! quel marmotl il en mangerait à
son déjeuner, des enfants! C'est un ogre. Mais d'où sort ce
gaillard-là? M. le chevalier l'aura tiré de la charrue pour
l'amener ici. Kst-ce qu'il s'appelle?... Comment donc s'ap-
pelle-t-il?
— Curieuse, je t'ai dit qu'il s'appelle Rernard.
— Bernard! et rien avec?
— Rien, pour le moment. Que regardes-tu?
— 11 dort comme un loir! Wiyez ce balourd ! Je regarde
s'il ressemble à M. le chevalier. C'est peut-être un instant
M Al P RAT. IH
d'erreur : il aura eu un jour d'oubli avec quelque bouvière.
— Allons donc ! Leblanc, vous allez trop loin...
— Eh! mon Dieu! mademoiselle, est-ce que M. le che-
valier n'a pas été jeune comme un autre? et cela empêche-
t-il la vertu de venir avec l'âge ?
— Sans doute, tu sais ce qui en est par expérience.
Mais écoute, ne t'avise pas de taquiner ce jeune homme.
Tu as peut-être deviné juste ; mon père exige qu'on le traite
comme l'enfant de la maison.
— Eh bien, c'est agréable pour mademoiselle! Quant à
moi, qu'est-ce que cela me fait? Je n'ai pas affaire à ce
monsieur-là.
— Ah! si tu avais trente ans de moins!...
— Mais est-ce que monsieur a consulté mademoiselle
pour installer ce grand brigand-là chez elle?
- — Est-ce que tu en doutes? Y a-t-il au monde un meil-
leur père que le mien?
— Mademoiselle est bien bonne aussi... Il y a bien des
demoiselles à qui cela n'aurait guère convenu.
— Et pourquoi donc? ce garçon-là n'a rien de déplai-
sant; quand il sera bien élevé...
— Il sera toujours laid à faire peur.
— Il s'en faut de beaucoup qu'il soit laid, ma chère
Leblanc; tu es trop vieille, tu ne t'y connais plus.
Leur conversation fut interrompue par le chevalier
qui vint chercher un livre.
— Mademoiselle Leblanc est ici? dit-il d'un air 1res
calme. Je vous croyais en tête à tête avec mon fds. Eh
bien, avez-vous causé ensemble, Edmée? lui avez-vous dit
que vous seriez sa sœur? Es-tu content d'elle, Bernard?
Mes réponses ne pouvaient compromettre personne ;
c'étaient toujours quatre ou cinq paroles incohérentes,
estropiées par la honte. M. de Mauprat retourna à son
112 MAUPRAT.
cabinet, et je me rassis, espérant que ma cousine allait
renvoyer sa duègne et me parler. Mais elles échangèrent
quelques paroles tout bas; la duègne resta, et deux mor-
telles heures s'écoulèrent sans que j'osasse bouger de ma
chaise. Je crois qu'Edmée dormait réellement. Quand la
cloche sonna le dîner, son père revint me prendre, et,
avant de quitter son appartement, il lui dit de nou-
veau :
— Eh bien, avez-vous causé?
— Oui, mon bon père, répondit-elle avec une assurance
qui me confondit.
Il me parut prouvé, d'après cette conduite de ma cou-
sine, qu'elle s'était jt)uée de moi et que, maintenant, elle
craignait mes reproches. Et puis l'espérance me revint
lorsque je me rappelai le ton dont elle avait parlé de moi
avec M"" Leblanc. J'en vins même à penser qu'elle crai-
gnait les soupçons de son père, et qu'elle n'affectait une
grande indifférence que pour m'attirer plus sûrement dans
ses bras quand le moment serait venu. Dans l'incertitude,
j'attendis. Mais les jours et les nuits se succédèrent sans
qu'aucune explication arrivât et sans qu'aucun message
secret m'avertît de prendre patience. Elle descendait au
salon une heure le matin; le soir, elle venait dîner et jouait
au piquet ou aux échecs avec son père. Pendant tout ce
temps, elle était si bien gardée, que je n'aurais pas même
pu échanger un regard avec elle; le reste du jour, elle était
inabordable dans sa chambre. Plusieurs fois, voyant cpie
je m'ennuyais de l'espèce de captivité où j'étais forcé de
vivre, le chevalier me dit :
— Va causer avec Edmée, monte à sa chambre, (Hs-lui
que c'est moi qui t'envoie.
Mais j'avais beau frapper, sans doute on m'entendait
venir et on me reconnaissait à mon pas incertain et lourd.
MAUPRAT. 113
Jamais la porte ne s'ouvrait pour moi ; j'étais désespéré,
j'étais furieux.
Il est nécessaire que j'interrompe le récit de mes im-
pressions personnelles pour vous dire ce qui se passait à
cette époque dans la triste famille des Mauprat. Jean et
Antoine avaient réellement pris la fuite, et, quoique les
recherches eussent été sévères, il fut impossible de s'em-
parer de leurs personnes. Tous leurs biens furent saisis, et
la vente du fief de la Roche-Mauprat fut décrétée par
autorité de justice. Mais on n'alla pas jusqu'au jour de
l'adjudication : M. Hubert de Mauprat fit cesser les pour-
suites. Il se porta adjudicataire; les créanciers furent satis-
faits, et les titres de propriété de la Roche-Mauprat pas-
sèrent dans ses mains.
La petite garnison des Mauprat, composée d'aventuriers
de bas étage, avait subi le même sort que ses maîtres. Elle
était, comme on sait, réduite depuis longtemps à très peu
d'individus. Deux ou trois périrent; d'autres prirent la
fuite : un seul fut mis en prison. On instruisit son procès,
et il paya pour tous. Il fut grandement question d'instruire
aussi par contumace contre Jean et Antoine de Mauprat,
dont la fuite paraissait prouvée; car on n'avait pas retrouvé
leurs corps après le dessèchement du vivier où celui de
Gaucher avait surnagé; mais le chevalier craignit pour
l'honneur de son nom une sentence infamante, comme si
cette sentence eût pu ajouter quelque chose à l'horreur du
nom de Mauprat. Il usa de tout le crédit de M. de La
Marche et du sien propre (qui était réel dans la province,
surtout à cause de sa grande moralité) pour assoupir
l'alfaire, et il y réussit. Quant à moi, quoique j'eusse cer-
tainement trempé dans plus d'une des exactions de mes
oncles, il ne fut pas question de m'accuser même au tribu-
nal de l'opinion publique. Au milieu du déchaînement
15
114 MAUPRAT.
qu'excitaient mes oncles, on se plut à me considérer uni-
quement comme un jeune captif, victime de leurs mauvais
traitements et plein d'heureuses dispositions. Le chevalier,
dans sa générosité bienveillante et dans son désir de réha-
biliter la famille, exagéra beaucoup, à coup sûr, mes
mérites, et fit partout répandre le bruit que j'étais un ange
de douceur cl d'intelligence.
Le jour où M. Hubert se porta adjudicataire, il entra
dès le matin dans ma chambre, accompagné de sa fille et
de l'abbé, et, me montrant les actes par lesquels il consom-
mait le sacrifice (la Roche-Mauprat valait environ deux
cent mille livres), il me déclara que j'allais être mis sur-le-
champ en possession, non seulement de ma part d'héritage,
qui n'était pas considérable, mais encore de la moitié du
revenu de la propriété. En même temps, la propriété totale,
fonds et produit, m'allait être assurée par testament du
chevalier, le tout à une .seule conclilion : c'est que je con-
sentirais à recevoir une éducation sorlahle à ma f/ualilé.
Le chevalier avait fait toutes ces dispositions avec
bonté et simplicité, moitié par reconnaissance de ce qu'il
savait de ma conduite envers Edmée, moitié par orgueil
de famille ; mais il ne s'attendait pas à la résistance qu'il
trouva en moi au sujet de l'éducation. Je ne saurais dire
quel mécontentement souleva en moi le mot de condilion.
Je crus y voir surtout le résultat de quelque manœuvre
d'Edmée pour se débarrasser de sa parole envers moi.
— Mon oncle, répondis-je après avoir écouté toutes ses
offres magnifiques dans un silence absolu, je vous remercie
de tout ce que vous voulez faire pour moi; mais il ne me con-
vient pas de l'accepter. Je n'ai pas besoin de fortune. A un
homme comme moi, il ne faut que du iniin, un fusil, un
chien de chasse et le premier cabaret qui se trouvera sur
la lisière du bois. Puisque vous avez la complaisance de
MAUPRAT. 115
me servir de tuteur, payez-moi la rente de mon huitième
de propriété sur le fief, et n'exigez pas que j'apprenne vos
sornettes de latin. Un gentilhomme en sait assez, quand il
peut abattre une sarcelle et signer son nom. Je ne tiens
pas à être seigneur de la Roche-Mauprat, c'est assez d'y
avoir été esclave. Vous êtes un brave homme, et, sur mon
honneur, je vous aime; mais je n'aime guère les conditions.
Je n'ai jamais rien fait par intérêt; et j'aime mieux rester
ignorant que de devenir bel esprit aux gages du prochain.
Quant à ma cousine, je ne consentirai jamais à faire une
pareille brèche dans sa fortune. Je sais bien qu'elle ferait
volontiers le sacrifice d'une partie de sa dot pour se dis-
penser...
Edmée, qui était restée fort pâle et comme distraite
jusque-là, me lança tout à coup un regard étincelant et
m'interrompit pour me dire avec assurance :
— Pour me dispenser de quoi, s'il vous plaît, Bernard?
Je vis que, malgré son courage, elle était fort émue;
car elle brisa son éventail en le fermant. Je lui répondis,
avec un regard où l'honnête malice du campagnard devait
se peindre :
— Pour vous dispenser, cousine, de tenir certaine pro-
messe que vous m'avez faite à la Uochc-Mauprat.
Elle devint plus pâle qu'auparavant, et son visage prit
une expression de terreur que déguisait mal un sourire de
mépris.
— Quelle promesse lui avez-vous donc faite, Edmée? dit
le chevalier en se tournant vers elle avec candeur.
En même temps, le curé me serra le bras à la dérobée,
et je compris que le confesseur de ma cousine était en pos-
session de notre secret.
Je haussai les épaules; leurs craintes me faisaient injure
et pitié.
116 MAUPRAT,
— Elle m'a promis, repris-je en souriant, de me regarder
toujours comme son frère et son ami. Ne sont-ce pas là
vos paroles, Edmée, et croyez- vous que cela se prouve
avec de l'argent?
Elle se leva avec vivacité, et, me tendant la main, elle
me dit d'une voix émue :
— ^'ous avez raison , Bernard , vous êtes un grand
cœur, et je ne me pardonnerais pas si j'en doutais un
instant.
Je vis une larme au bord de sa paupière, et je serrai sa
main un peu trop fort sans doute, car elle laissa échapper
un petit cri accompagné d'un charmant sourire. Le cheva-
lier m'embrassa, et l'abbé dit à plusieurs reprises en s'agi-
tant sur sa chaise :
— C'est beau ! c'est noble ! c'est très beau ! (Jn n'a pas
besoin d'apprendre cela dans les livres, ajouta-t-il en s a-
dressant au chevalier. Dieu écrit sa parole et répand son
esprit dans le cœur de ses enfants.
— \'ous verrez, dit le chevalier vivement attendri, que
ce Mauprat relèvera l'honneur de la famille. Maintenant,
mon cher Bernard, je ne te parlerai plus d'affaires. Je sais
comment je dois agir, et tu ne peux pas m'empêcher de
faire ce que bon me semblera pour que mon nom soit réha-
bilité dans ta personne. La seule réhabilitation véritable
m'est garantie par tes nobles sentiments; mais il en est
encore une autre que tu ne refuseras pas de tenter : c'est
celle des talents et des lumières. Tu t'y prêteras par atTec-
tion pour nous, je l'espère; mais ce n'est pas encore le
temps d'en parler. Je respecte ta fierté et veux assurer ton
existence sans condition. Venez, l'abbé, vous allez m'ac-
compagner à la ville chez mon procureur. La voiture est
prête. \'ous, enfants, vous allez déjeuner ensemble. Allons,
Bernard, donne le bras à ta cousine, ou, pour mieux dire,
MAUPRAT. 117
à ta sœur. Apprends la courtoisie des manières, puisque,
avec elle, c'est l'expression de ton cœur.
— Vous dites vrai, mon oncle, répondis-je en m'empa-
rant un peu rudement du bras d'Edmée pour descendre
l'escalier.
Elle tremblait ; mais ses joues avaient repris leur incar-
nat, et un sourire affectueux errait sur ses lèvres.
Quand nous fûmes vis-à-vis l'un de l'autre à table, notre
bon accord se refroidit en peu d'instants. Nous redevînmes
embarrassés tous les deux; si nous eussions été seuls, je
me serais tiré d'affaire par une de ces brusques sorties que
je savais m'imposer à moi-même quand j'étais trop hon-
teux de ma timidité; mais la présence de Saint-Jean, qui
nous servait, me condamnait au silence sur le point prin-
cipal. Je pris le parti de parler de Patience et de demander
à Edmée comment il se faisait qu'elle fût si bien avec lui,
et ce que je devais penser du prétendu sorcier. Elle me
raconta en gros l'histoire du philosophe rustique et me
dit que c'était l'abbé Aubert qui l'avait menée à la tour
Gazeau. Elle avait été frappée de l'intelligence et de la
sagesse du cénobite stoïcien, et prenait à causer avec lui
un plaisir extrême. De son côté. Patience avait conçu pour
elle tant d'amitié, que, depuis quelque temps, il s'était
relâché de ses habitudes et venait assez souvent lui rendre
visite en même temps qu'à l'abbé.
\'ous pensez bien qu'elle eut quelque peine à rendre ces
explications intelligibles pour moi. Je fus très frappé des
éloges qu'elle donnait à Patience et de la sympathie qu'elle
éprouvait pour ses idées rév'olutionnaires. C'était la pre-
mière fois que j'entendais parler d'un paysan comme d'un
homme. En outre, j'avais considéré jusque-là le sorcier de
la tour Gazeau comme bien au-dessous d'un paysan ordi-
naire, et voilà qu'Edmée le plaçait au-dessus de la plupart
118 MAUPRAT.
des hommes qu'elle connaissait, et prenait parti pour lui
contre la noblesse. Je réussis à en tirer cette conclusion,
que l'éducation n'était pas si nécessaire que le chevalier et
l'abbé voulaient bien me le faire croire.
— Je ne sais guère mieux lire que Patience, ajoutai-je,
et je voudrais bien que vous eussiez autant de plaisir dans
ma société que dans la sienne ; mais il n'y paraît guère,
cousine, car, depuis que je suis ici...
Comme nous quittions alors la table et que je me ré-
jouissais de me trouver enfin seul avec elle, j'allais devenir
beaucoup plus explicite, lorsqu'en entrant dans le salon,
nous y trouvâmes M. de La Marche, qui venait d'arriver et
qui entrait par la porte opposée. Je le donnai, dans mon
cœur, à tous les diables.
M. de La Marche était un jeune seigneur tout à fait à la
mode de son époque. Épris de philosophie nouvelle, grand
voltairien , grand admirateur de PVanklin , plus iionnête
qu'intelligent, comprenant moins ses oracles qu il n'avait le
désir et la prétention de les comprendre; assez mauvais
logicien, car il trouva ses idées beaucoup moins bonnes et
ses espérances politiques beaucoup moins douces le jour où
la nation française se mit en tête de les réaliser; au demeu-
rant, plein de bons sentiments, se croyant beaucoup plus
confiant et romanesque qu'il ne l'était en effet; un peu plus
fidèle à ses préjugés de caste et beaucoup plus sensible à
l'opinion du monde qu'il ne se flattait et ne se piquait de
l'être : voilà tout l'homme. Sa figure était charmante; mais
je la trouvais excessivement fade, car j'avais contre lui
la plus ridicule animosité. Ses manières gracieuses me
semblaient serviles auprès d'Edmée; j'eusse rougi de les
imiter, et pourtant je n'étais occupé qu'à renchérir sur les
petits services qu'il pouvait lui rendre. Nous sortîmes dans
le parc, qui était considérable et coupé par l'Indre, qui
A ÇIIAWTIN EDll
MAUPRAT. 119
n'est là qu'un joli ruisseau. Chemin faisant, il se rendit
agréable de mille manières; il n'apercevait pas une violette,
qu'il ne la cueillît pour l'offrir à ma cousine. Mais, quand
nous arrivâmes au bord du ruisseau, nous trouvâmes la
planche sur laquelle on le traversait en cet endroit rompue
et emportée par les orages des jours précédents. Alors je
pris Edmée dans mes bras sans lui en demander la permis-
sion, et je traversai tranquillement. J'avais de l'eau jusqu'à
la ceinture, et je portais ma cousine à bras tendus avec tant
de force et de précision, qu'elle ne mouilla pas un de ses
rubans. M. de La Marche, ne voulant pas paraître plus
délicat que moi, n'hésita pas à mouiller ses beaux habits
et à me suivre avec des éclats de rire un peu forcés; mais,
quoiqu'il ne portât aucun fardeau, il trébucha plusieurs fois
sur les pierres dont le lit de la rivière était encombré et ne
nous rejoignit qu'avec peine. Edmée ne riait pas; je crois
qu'en faisant malgré elle cette épreuve de ma force et de
ma hardiesse, elle fut très effrayée de songer à l'amour
qu'elle m'inspirait. Elle était même irritée et me dit,
lorsque je la déposai doucement sur le rivage :
— Bernard, je vous prie de ne jamais recommencer de
pareilles plaisanterie?.
— Ah ! bon, lui dis-je, vous ne vous en fâcheriez pas de
la part de l'autre.
— Il ne se le permettrait pas, reprit-elle.
— Je le crois bien, répondis-je, il s'en garderait!
Regardez comme le voilà fait... Et, moi, je ne vous ai pas
dérangé un cheveu. Il ramasse très bien les violettes;
mais, croyez-moi, dans un danger, ne lui donnez pas la
préférence.
M. de La Marche me fit de grands compliments sur
cet exploit. J'avais espéré qu'il serait jaloux; il ne parut
pas seulement y songer et prit son parti gaiement sur le
120 MALPRAT.
pitovable état de sa toilette. Il faisait extrêmement chaud,
et nous étions séchés avant la fin de la promenade ; mais
Edmée demeura triste et préoccupée. Il me sembla qu'elle
faisait effort pour me montrer autant d'amitié que pendant
le déjeuner. J'en fus affecté; car je n'étais pas seulement
amoureux d'elle, je l'aimais. Il m'eût été impossible de
faire cette distinction ; mais les deux sentiments étaient en
moi : la passion et la tendresse.
Le chevalier et l'abbé rentrèrent à l'heure du dhicr.
Ils s'entretinrent à voix basse avec M. de La Marche du
règlement de mes affaires, et, au peu de mots que j'enten-
dis malgré moi, je compris qu'ils venaient d'assurer mon
existence dans les conditions brillantes qui m'avaient été
annoncées le matin. J'eus la mauvaise honte de ne point
en témoigner naïvement ma reconnaissance. Cette généro-
sité me troublait, je n'y comprenais rien ; je m'en méfiais
presque comme d'une embûche qu'on me tendait pour
m'éloigner de ma cousine. Je n'étais pas sensible aux
avantages de la fortune. Je n'avais pas les besoins de la
civilisation , et les préjugés nobiliaires étaient chez moi
un point d'honneur, nullement une vanité sociale.
Voyant qu'on ne me parlait pas ouvertement, je pris
le parti peu gracieux de feindre une complète ignorance.
Edmée devint toujours plus triste. Je remarquai que ses
regards se portaient alternativement sur M. de La Marche
et sur moi avec une inquiétude vague. Toutes les fois que
je lui adressais la parole, ou même que j'élevais la voix en
parlant aux autres personnes, elle tressaillait, puis elle
fronçait légèrement le sourcil, comme si ma voix lui eût
causé une douleur physique. Elle se retira aussitôt après le
dîner; son père la suivit avec inquiétude.
— Ne remarquez-vous pas, dit l'abbé en les voyant
s'éloigner et en s'adressant à M. de La Marche, que M"" de
MAUPRAT. 121
Mauprat est bien changée depuis ces derniers temps?
— Elle est maigrie, répondit le lieutenant général; mais
je crois qu'elle n'en est que plus belle.
— Oui; mais je crains qu'elle ne soit plus malade qu'elle
ne l'avoue, repartit l'abbé. Son caractère est aussi changé
que sa figure; elle est triste.
— Triste? Mais il me semble qu'elle n'a jamais été aussi
gaie que ce matin; n'est-il pas vrai, monsieur Bernard?
C'est depuis la promenade seulement qu'elle s'est plainte
d'avoir un peu de migraine.
— Je vous dis qu'elle est triste, reprit l'abbé. Quand
elle est gaie, maintenant, elle l'est plus que de raison ; il y
a en elle quelque chose d'étrange alors et de forcé, qui n'est
pas du tout dans sa manière d'être accoutumée. Puis, un
instant après, elle retombe dans une mélancolie que je
n'avais jamais remarquée avant la fameuse nuit de la forêt.
Soyez sûr que les émotions de cette nuit ont été graves.
— Elle a été témoin, en effet, d'une scène affreuse à la
tour Gazeau, dit M. de La Marche ; et puis cette course de
son cheval à travers la forêt, lorsqu'elle a été emportée
loin de la chasse, a dû la fatiguer et l'eirrayer beaucoup.
Cependant elle est douée d'un courage si admirable!...
Dites-moi, cher monsieur Bernard, lorsque vous la ren-
contrâtes dans la forêt, vous {)arut-elle très épouvantée?
— Dans la forêt? repris-je. Je ne l'ai point rencontrée
dans la forêt.
— Non, c'est dans la Varenne que vous l'avez rencon-
trée, dit l'abbé avec précipitation... A propos, monsieur
Bernard, voulez-vous bien me permettre de vous dire un
mot d'aiïaires en particulier sur votre propriété de...
Il m'entraîna hors du j^alon et me dit à \oix basse :
— Il ne s'agit pas d'aiïaires; je vous supplie de ne laisser
soupçonner à qui que ce soit, pas même à M. de La Marche,.,
IG
122 M AT PUAT.
que M"*^ de Mauprat ait été seulement l'espace d'une se-
conde à la Rochc-Mauprat...
— Et pourquoi donc? deniandai-je, n'y a-t-elle pas été
sous ma protection? n'en est-elle pas sortie pure, grâce à
moi? et peut-on ignorer dans le pays qu'elle y ait passé
deux heures?
— On l'ignore entièrement, répondit-il; au moment où
elle en sortait, la Roche-Mauprat tombait sous les coups
des assiégeants, et aucun de ses hôtes ne reviendra du sein
de la tombe ou du fond de l'exil pour raconter ce fait.
Quand vous connaîtrez davantage le monde, vous com-
prendrez de quelle importance il est pour la réputation
d'une jeune personne qu'on ne puisse pas supposer que
l'ombre d'un danger ait seulement passé sur son honneur.
En attendant, je vous adjure, au nom de son père, au nom
de l'amitié que vous avez pour elle, et que vous lui avez
exprimée ce matin d'une manière si noble et si touchante!...
— Vous êtes très adroit, monsieur l'abbé, dis-je en
l'interrompant; toutes vos paroles ont un sens caché que je
comprends fort ])ien, tout grossier que je suis. Dites à ma
cousine qu'elle se rassure. Je n'ai pas sujet de nier sa vertu,
très certainement, et je ne suis, d'ailleurs, pas capable de
faire manquer le mariage qu'elle désire. Dites-lui que je ne
réclame d'elle qu'une chose, c'est cette promesse (Wimihc
qu'elle m'a faite à la Roche-Mauprat.
— Cette promesse a donc à vos yeux une singulière so-
lennité ? dit 1 abbé. VA (juelle méfiance peut-elle vous laisser
en ce cas?
Je le regardai lixemenl, el, comme il me semblait troublé,
je pris plaisir à le tourmenter, espérant qu'il rapporterait
mes paroles à Edmée.
— Aucune, répondis-je ; seulement, je vois qu'on craint
l'abandon de M. de La Marche au cas où l'aventure de la
MAUPRAT. 125
Roche-Mauprat viendrait à se découvrir. Si ce monsieur
est capable de soupçonner Edmée et de lui faire outrage à
la veille de ses noces, il me semble qu'il y a un moyen biea
simple de raccommoder tout cela.
— Et lequel, selon vous?
— C'est de le provoquer et de le tuer.
— Je pense que vous ferez tout pour épargner cette
dure nécessité et ce péril affreux au respectable M. Hubert.
— Je les lui épargnerai de reste en me chargeant de
venger ma cousine. C'est mon droit, monsieur l'abbé; je
connais les devoirs d'un gentilhomme tout aussi bien que si
j'avais appris le latin. Vous pouvez le lui dii'e de ma part.
Qu'elle dorme en paix; je me tairai, et, si cela ne sert à
rien, je me battrai.
— Mais, Bernard, reprit l'abbé d'un ton insinuant et
doux, songez-vous à l'attachement de votre cousine pour
M. de La Marche ?
— Eh bien, raison de plus, m"écriai-je, saisi d'un mou-
vement de rage.
Et je lui tournai le dos brusquement.
L'abbé rapporta toute cette conversation à sa pénitente.
Le rôle de ce digne prêtre était fort embarrassant ; il avait
reçu sous le sceau de la confession une confidence à laquelle
il ne pouvait que faire des allusions très détournées, en
s'entretenant avec moi. Cependant il espérait, au moyen
de ces délicates allusions, me faire comprendre le crime de
mon obstination et m'amener à y renoncer loyalement. Il
augurait trop bien de moi; tant de vertu était au-dessus
de mes forces, comme elle était au-dessus de mon inlelli-
gence.
12i MALPRAT.
X
Quelques jours se passèrent dans un calme apparenl.
Etlmée se disait souffrante et sortait peu de sa chambre ;
M. de La Marche venait presque tous les jours, son château
étant situé à peu de distance. Je le prenais de plus en plus
en aversion, malgré les politesses dont il me comblait.
Je ne comprenais rien à ses affectations de philosophie,
et je le combattais avec toute la grossièreté de préjugés
et d'expressions dont j'étais susceptible. Ce qui me con-
solait un peu de mes souffrances secrètes, c'était de voir
qu'il n'était pas reçu plus que moi dans les appartements
d'Edmée.
Le seul événement de cette semaine fut l'installation de
Patience dans une cabane voisine du château. Depuis que
l'abbé Aubert avait trouvé auprès du chevalier une exis-
tence à l'abri des persécutions ecclésiastiques, il n'y avait
plus pour lui de nécessité à voir secrètement son ami le
cénobite. Il lavait donc vivement engagé à quitter le
séjour des bois et à se rapprocher de lui. Patience s'était
fait beaucoup prier. Tant d'années passées dans la solitude
l'avaient tellement attaché à sa tour Gazeau, qu'il hésitait
à lui préférer la société de son ami. En outre, il disait que
l'abbé allait se corrompre dans le commerce des (jrnnds^
f\ne bientôt il subirait à son insu l'iniluence des vieilles
idées, et qu'il se refroidirait à l'égard de la cause sainte. Il
AIAUPRAT. 125
est vrai qu'Edmée avait gag^né le cœur de Patience, et
qu'en lui offrant une petite habitation appartenant à son
père, et située dans un ravin pittoresque, à la sortie de son
parc, elle s'y était prise avec assez de grâce et de délicatesse
pour ne pas blesser sa fierté chatouilleuse. C'était à l'effet
de terminer cette grande négociation que l'abbé s'était
rendu à la tour Gazeau avec Marcasse, le soir où, retenus
par l'orage, ils avaient donné asile à Edmée et à moi. La
scène affreuse qui suivit notre arrivée trancha toutes les
irrésolutions de Patience. Enclin aux idées pythagori-
ciennes, il avait horreur du sang répandu. La mort d'une
biche lui arrachait des larmes, comme au Jacques de
Shakespeare ; à plus forte raison les meurtres humains lui
étaient impossibles à contempler, et, du moment que la
tour Gazeau eut été le théâtre de deux morts tragiques,
elle lui sembla souillée, et rien n'eût pu le décider à y
passer une nuit de plus. Il nous suivit à Sainte-Sévère, et
bientôt il laissa vaincre ses scrupules philosophiques par
les séductions d'Edmée. La maisonnette dont on lui fit
accepter la jouissance était assez humble pour ne pas le
faire rougir d'une transaction trop apparente avec la civi-
lisation. Il y trouva une solitude moins profonde qu'à la
tour Gazeau; mais les fréquentes visites de l'abbé et celles
d'Edmée ne lui laissèrent pas le droit de se plaindre.
Ici le narrateur interrompit de nouveau son récit pour
entrer dans le développement du caractère de M"" de
Mauprat.
Edniéo, dit-il, et croyez bien (jue ce n'est pas le langage
de la prévention, était, au sein de sa modeste obscurité,
une des femmes les plus parfaites qu'il y eût en France.
Pour qu'elle fût citée et vantée entre toutes, il ne lui a
126 MAI PRAT.
manqué que le désir ou la nécessité de se faire connaître
au monde. Mais elle était heureuse dans sa famille, et la
plus douce simplicité couronnait ses facultés et ses hautes
vertus. Elle ignorait son mérite comme je l'ignorais moi-
même à cette époque, où, brute a\ ide, je ne voyais que
par les yeux du corps et croyais ne l'aimer que parce qu'elle
était belle. Il faut dire aussi que son fiancé, M. de La
Marche, ne la comprenait guère mieux. Il avait développé
la pâle intelligence dont il était doué à la froide école de
^'oltaire et d'Helvétius. Edmée avait allumé sa vaste intel-
ligence aux brûlantes déclamations de Jean-Jacques. Un
temps est venu où j'ai compris Edmée; le temps où M. de
La Marche l'aurait comprise ne fût jamais arrivé.
Edmée, privée de sa mère dès le berceau et abandonnée
à ses jeunes inspirations par un père plein de confiance, de
bonté et d'incurie, s'était formée à peu près seule. L'abbé
Aubert, qui lui avait fait faire sa première communion,
n'avait point proscrit de ses lectures les philosophes qui
l'avaient séduit lui-même. Ne trouvant autour d'elle ni con-
tradiction ni même discussion, car, en toute chose, elle en-
traînait son père dont elle était l'idole, Edmée était restée
fidèle à des principes en apparence bien opposés : la pliilo-
sophie, qui préparait la ruine du christianisme, et le chris-
tianisme, qui proscrivait l'esprit d'examen. Pour expliquer
cette contradiction, il faut que vous vous reportiez à ce
que je vous ai dit de l'effet que produisit sur l'abbé Aubert
la Profession de foi du vicaire savoyard. \'ous n'ignorez
pas, d'ailleurs, que dans les âmes poétiques le mysticisme
et le doute régnent de ])air. Jean-Jacques en fui un cMMiiplc
éclatant et magnilique, et vous savez quelles sym[)alhies il
éveilla chez les prêtres et chez les nobles, alors même qu'il
les gourmandait avec tant de véhémence. (Juels miracles
n opère pas la conviction, aidée d'une éloquence sublime 1
MAUPRAT. 127
Edmée avait bu à cette source vive avec toute l'axidité
d'une âme ardente. Dans ses rares voyages à Paris, elle
avait recherché les âmes sympathiques à la sienne. Mais,
là, elle avait trouvé tant de nuances, si peu d'accord, et
surtout, malgré la mode, tant de préjugés indestructibles,
qu'elle s'était rattachée avec amour à sa solitude et à ses
poétiques rêveries sous les vieux chênes de son parc. Elle
parlait déjà de ses déceptions et refusait avec un bon sens
au-dessus de son âge, et peut-être de son sexe, toutes les
occasions de se mettre en rapport direct avec ces philo-
sophes dont les écrits faisaient sa vie intellectuelle.
— Je suis un peu sybarite, disait-elle en souriant. J'aime
mieux respirer un bouquet de roses prépiiré pour moi dès
le matin dans un vase, que d'aller le chercher au milieu des
épines et à l'ardeur du soleil.
Ce qu'elle disait de son sybaritisme n'était, d'ailleurs,
qu'une figure. Elevée aux champs, elle était forte, active,
courageuse, enjouée : elle joignait à toutes les grâces de
la beauté délicate toute l'énergie de la santé ])hysique
et morale. C'était une fière et intrépide jeune fille autant
qu'une douce et alï'able châtelaine. Je l'ai trouvée souvent
bien haute et bien dédaigneuse; Patience et les pauvres de
la contrée l'ont toujours trouvée humble et débonnaire.
Edmée chérissait les poètes presque autant que les phi-
losophes spiritualistes; elle se promenait toujours un livre
à la main. Un jour qu'elle avait pris le Tasse, elle rencontra
l^atience, et, selon sa coutume, il s'enquit avec curiosité
et de l'auteur et du sujet. 11 fallut quEdméc lui fit com-
prendre les croisades : ce ne fut pas le plus difficile. Grâce
aux récits de l'abbé et à sa prodigieuse mémoire des faits,
Patience connaissait passablement le canevas de l'histoire
universelle. Mais ce qu'il eut de la peine à saisir, ce fut le
rapport et la différence de la poésie épique à l'histoire.
128 M AU PU A T.
D'abord il était indigné des fictions des poètes et prétendait
qu'on n'eût jamais dû souffrir de telles impostures. Puis,
quand il eut compris que la poésie épique, loin d'induire
les générations en erreur, donnait, avec de plus grandes
proportions, une éternelle durée à la gloire des faits
héroïques, il demanda pourquoi tous les faits importants
n'avaient pas été chantés par les bardes, et pourquoi l'his-
toire de l'humanité n'avait pas trouvé une forme populaire
qui put, sans le secours des lettres, se graver dans toutes
les mémoires. Il pria Edmée de lui expliquer une strophe
de hi Jérusalem; il y prit goût, et elle lui en lut un chant en
français. Quelques jours plus lard, elle lui en fit connaître
un second, et bientôt Patience connut tout le poème. Il se
réjouit d'apprendre que ce récit héroïque était populaire
en Italie, et essaya, en résumant ses souvenirs, de leur
donner en prose grossière une forme abrégée ; mais il n'a\ ait
nullement la mémoire des mots. Agité par ses vives im-
pressions, mille images grandioses passaient devant ses
yeux. Il les exprimait dans des improvisations où son génie
triomphait de la barbarie de son langage; mais il lui était
impossible de ressaisir ce qu'il avait dit. Il eût fallu qu'on
pût l'écrire sous sa dictée, et encore cela n'eût servi de rien ;
car, au cas où il eût réussi à le lire, sa mémoire, n'étant
exercée qu'au raisonnement, n'avait jamais pu conserver un
fragment quelconque précisé ])ar la parole. 11 citait pour-
tant beaucoup, et son langage était parfois bihlicpu-; mais,
au delà de certaines expressions qu'il affectionnait et d'un
nombre de courtes sentences qu'il trouvait encore moyen
de s'approprier, il n'avait rien retenu des pages qu'il s'était
fait souvent relire et qu'il écoutait toujours avec la même
émotion que la première fois. C'était un véritable plaisir
que de voir l'effet des beautés poétiques sur cette puissante
organisation. Peu à peu l'abbé, iMlinée et nioi-mènie, par la
M AU P RAT. 129
suite, nous vînmes à bout de lui faire connaître Homère et
Dante. Il était si frappé des événements, qu'il pouvait faire
l'analyse de /a Divine Comédie d'un bout à l'autre sans
oublier ni transposer la moindre partie du voyage, des
rencontres et des émotions du poète : là se bornait sa
puissance. Quand il essayait de ressaisir quelques-unes des
expressions qui l'avaient charmé à l'audition, il arrivait à
une abondance de métaphores et d'images qui tenait du
délire. Cette initiation de Patience à la poésie marqua dans
sa vie une époque de transformation ; elle lui donna en rêve
l'action qui manquait à son existence réelle. Il contempla
dans son miroir magique des combats gigantesques, vit
des héros hauts de dix coudées ; il comprit l'amour, qu'il
n'avait jamais connu; il combattit, il aima, il vainquit, il
éclaira les peuples, pacifia le monde, redressa les torts du
genre humain et bâtit des temples au grand esprit de
l'univers. Il vit dans la splière étoilée tous les dieux de
l'Olympe, pères de la primitive humanité; il lut dans les
constellations l'histoire de l'Age d'or et celle des âges d'ai-
rain; il entendit dans le vent d'hiver les chants de Morveri
et salua dans les nuées orageuses les spectres de Fingal et
de Comala.
— Avant de connaître les poètes, disait -il dans ses der-
nières années, j'étais comme un homme à ({ui niampierait
un sens. Je voyais bien que ce sens était nécessaire, puis-
que tant de choses en sollicitaient l'exercice. Je me pro-
menais seul la nuit avec inquiétude, me demandant pour-
quoi je ne pouvais dormir, pourquoi j'avais tant de plaisir
à regarder les étoiles, que je ne pouvais m'arracher à cette
contemplation; pourquoi mon cœur battait tout d'un coup
de joie en voyant certaines couleurs, ou s'altrislait jus-
qu'aux larmes à l'audition de certains sons. Je m'en ef-
frayais quelquefois jusqu'à m'imaginer, en comparant mon
17
130 MAi:PRAT.
a<:fitation continuelle à 1 insouciance des autres hommes de
ma classe, que j'étais fou. Mais je m'en consolais bientôt
en me disant que ma folie était douce, et j'eusse mieux
aimé n'être plus que d'en g^uérir. A présent, il me suffit de
savoir que ces choses ont été trouvées belles de tout temps
par tous les hommes intelligents, pour comprendre ce
qu'elles sont et en quoi elles sont utiles à l'homme. Je me
réjouis dans la pensée qu'il n'y a pas une fleur, pas une
nuance, pas un souflle d'air qui n'ait fixé l'attention et ému
le cœur d'autres hommes, jusqu'à recevoir un nom consa-
cré chez tous les peuples. Depuis que je sais qu'il est per-
mis à l'homme, sans déf^rader sa raison, de peupler l'uni-
vers et de l'expliquer avec ses rêves, je vis tout entier dans
la contemplation de l'univers; et, quand la vue des misères
et des forfaits de la société brise mon cœur et soulève ma
raison, je me rejette dans mes rêves; je me dis que, puis-
que tous les hommes se sont entendus pour aimer l'ieuvre
divine, ils s'entendront aussi, un jour, pour s'aimer les uns
les autres. Je m'iniaj:riiie que, de père en fils, les éducations
vont en se perfectionnant. Peut-être suis-je le j)remier
ignorant qui ait deviné ce dont il n'avait aucune idée
communiquée du dehors. Peut-être aussi que bien d'autres
avant moi se sont inquiétés de ce qui se passait en eux-
mêmes, et sont morts sans en trouver le premier mot.
Pauvres gens que nous- sommes! ajoutait Patience; on ne
nous défend ni l'excès du tra\ail physique, ni celui du vin,
ni aucune des débauches qui peuvent détruire notre intel-
ligence. 11 y a des gens qui j)ayent cher le travail des bras,
afin que les pauvres, pour satisfaire les besoins de leur fa-
mille, travaillent au delà de leurs forces; il y a des cabarets
et d'autres lieux plus dangereux encore, où le gouverne-
ment jirélève, dit-on, ses bénéfices; il y a aussi des prêtres
qui montent en chaire pour nous dire ce que nous devons
MAUPRAT. 131
au seigneur de notre village, et jamais ce que notre sei-
gneur nous doit. Il n'y a pas d'écoles où l'on nous enseigne
nos droits, où l'on nous apprenne à distinguer nos vrais et
honnêtes besoins des besoins honteux et funestes, où l'on
nous dise enfin à quoi nous pouvons et devons penser
quand nous avons sué tout le jour au profit d'autrui, et
quand nous sommes assis, le soir, au seuil de nos cabanes
à regarder les étoiles rouges sortir de l'horizon.
Ainsi raisonnait Patience ; et croyez bien qu'en tradui-
sant sa parole dans notre langue méthodique, je lui ôte
toute sa grâce, toute sa verve et toute son énergie. Mais
qui pourrait redire l'expression textuelle de Patience? Son
langage n'appartenait qu'à lui seul ; c'était un composé du
vocabulaire borné, mais vigoureux, des paysans, et des
métaphores les plus hardies des poètes, dont il enhardissait
encore le tour poétique. A cet idiome mélangé, son esprit
synthétique donnait l'ordre et la logique. Une incroyable
abondance naturelle suppléait à la concision de l'expression
propre. Il fallait voir quelle lutte téméraire sa volonté et
sa conviction livraient à l'impuissance de ses formules;
tout autre que lui n'eût pu s'en tirer avec honneur, et je
vous assure que, pour qui songeait à quelque chose de plus
sérieux qu'à rire de ses solécismes et de ses hardiesses, il y
avait dans cet homme matière aux plus importantes ob-
servations sur le développement de l'esprit humain, et à
la plus tendre admiration pour la beauté morale et primi-
tive.
A l'époque où je compris entièrement Patience, j'avais
un lien sympathique avec lui dans ma destinée exception-
nelle. Coinnie lui, j'avais été inculte; comme lui, j'avais
cherché au dehors l'explication de mon être, comme on
cherche le mot d'une énigme. Grâce aux circonstances for-
tuites de la naissance et de la richesse, j'étais arrivé à un
132 MALPRAT.
développement complet, tandis que Patience se débattit
jusqu'à la mort dans les ténèbres d'une ignorance dont il
ne voulait ni ne pouvait sortir; mais ce ne fut pour moi
qu'un sujet de plus de reconnaître la supériorité de cette
orj::anisation puissante qui se dirigeait plus hardiment à
l'aide de faibles lueurs instinctives, que moi à la clarté de
tous les flambeaux de la science, et qui n'avait pas eu,
d'ailleurs, un seul mauvais penchant à vaincre, tandis que
je les avais eus tous.
Mais, à l'époque dont j'ai à poursuivre le récit, Pa-
tience n'était, à mes yeux, qu'un personnage grotesque,
objet d'amusement pour Edmée et de compassion chari-
table pour l'abbé Aubert. Lorsqu'ils me parlaient de lui
d'un ton sérieux, je ne les comprenais plus et je m'ima-
ginais qu'ils prenaient ce sujet comme une sorte de texte
parabolique pour me démontrer les avanlaj;es de léduca-
lion, la nécessité de s'y prendre de bonne heure et les re-
grets inutiles des vieilles années.
J'allais rôder cependant dans les taillis dont sa nouvelle
demeure était entourée, parce que j'avais vu lùlniée s'y
rendre à travers le parc, et que j'espérais obtenir, par
surprise, un tête-à-téte avec elle au retour. Mais elle était
toujours accompagnée de l'abbé, quelquefois même de son
père; et, si elle restait seule avec le vieux paysan, il l'es-
cortait ensuite jusqu'au château. Souvent, caché dans les
toufl'es d'un if monstrueux qui étendait ses nondjreux
rejets et ses branches pendantes à quelques pas de cette
chaumière, je vis Edmée assise au seuil, un livre à la main,
tandis que Patience l'écoutait, les bras croisés, la tète cour-
bée sur la poitrine et brisée en apparence par l'effort de
l'attention. Je m'imaginais alors qu'Edmée essayait de lui
apprendre à lire, et je la trouvais folle tie s'obstiner à une
éducation impossible. Mais elle était belle aux rellols du
M AU P RAT. 133
couchant, sous le pampre jaunissant de la chaumière, et je
la contemplais en me disant qu'elle m'appartenait, en me
jurant à moi-même de ne jamais céder à la force ni à la
persuasion qui voudraient m'y faire renoncer.
Depuis quelques jours, ma souffrance était excitée au
dernier point; je ne trouvais d'autre moyen de m'y sous-
traire qu'en buvant beaucoup à souper, afin d'être à peu
près abruti à cette heure, si douloureuse et si blessante
pour moi, où elle quittait le salon après avoir embrassé
son père, donné sa main à baiser à M. de La Marche, et
dit en passant devant moi : « Bonsoir, Bernard! » d'un ton
qui semblait dire : « Aujourd'hui finit comme hier, et de-
main finira comme aujourd'hui. »
C'est en vain que j'allais m'asseoir dans le fauteuil le
plus voisin de la porte, de manière qu'elle ne pût sortir
sans que son vêtement effleurât le mien, je n'en obtenais
jamais autre chose, et je n'avançais pas ma main pour sol-
liciter la sienne; car elle me l'eût accordée d'un air négli-
gent, et je crois que je l'eusse brisée dans ma colère.
Grâce aux larges libations du souper, je parvenais à
m'enivrer silencieusement et tristement. Je m'enfonçais
ensuite dans mon fauteuil de prédilection, et j'y restais
sombre et assoupi jusqu'à ce que, les fumées du vin étant
dissipées, j'allasse promener dans le parc mes rêves insen-
sés et mes projets sinistres.
On ne semblait pas s'apercevoir de cette grossière ha-
bitude. Il y avait pour moi chuis la famille tant d'indul-
gence et de bonté, qu'on craignait de me faire la plus
légitime observation ; mais on avait très bien remarqué ma
honteuse passion pour le vin, et le curé en avisa Edmée.
Un soir, à souper, elle me regarda fixement à plusieurs
reprises et avec une expression étrange. Je la regardais à
mon tour, espérant qu'elle me provoquerait; mais nous en
134 MALPRAT.
fûmes quittes pour un échangée de regards malveillant?. En
sortant de table, elle me dit tout bas, très vite et d'un ton
impérieux :
— Corrigez-vous de boire, et apprenez tout ce que
l'abbé vous enseignera.
Cet ordre et ce ton d'autorité, loin de me donner de
l'espérance, me parurent si révoltants, que toute ma timi-
dité se dissipa en un instant. J'attendis l'heure où elle
montait à sa chambre, et je sortis un peu avant elle pour
aller l'attendre sur l'escalier.
— Croyez-vous, lui dis-je, que jesoisdupe de vos men-
songes, et que je ne m'aperçoive pas très bien, depuis un
mois que je suis ici sans que vous m'adressiez la parole,
que vous m'avez berné comme un sot? Vous m'avez menti,
et, aujourd'hui, vous me méprisez, parce que j'ai eu l'hon-
nêteté de croire à votre parole.
— Bernard, me dit-elle d'un ton froid, ce n'est pas ici
le lieu et l'heure de nous expliquer.
— Oh ! je sais bien, rcpris-je, que ce ne sera jamais le
lieu ni l'heure selon vous; mais je saurai les trouver, n'en
doutez pas. Vous avez dit que vous m'aimiez; vous m'avez
jeté les bras au cou, et vous m'avez dit, en m'embrassant,
ici, je sens encore vos lèvres sur ma joue: « Sauve-moi, et
je jure par l'Evangile, par l'honneur, par le souvenir de
ma mère et de la tienne, que je t'appartiendrai. » Je sais
bien que vous avez dit tout cela parce que vous a\iez peur
de ma force; et, ici, je sais bien que vous me fuyez parce
que vous avez peur de mon droit. Mais vous n'y gagnerez
rien; je jure que vous ne vous jouerez pas longtemps de
moi.
— Je ne vous appartiendrai jamais, répondit-elle avec
une froideur de plus en plus glaciale, si vous ne changez
pas de langage, de manières et de senlinuMits. Tel t|ue vous
MAUPRAT. 135
êtes, je ne vous crains pas. Je pouvais, lorsque vous me
paraissiez bon et généreux, vous céder moitié par peur et
moitié par sympatliie ; mais, du moment que je ne vous
aime plus, je ne vous crains pas davantage. Corrigez-vous,
instruisez-vous, et nous verrons.
— Fort bien, lui dis-je ; voilà une promesse que j'en-
tends. J'agirai en conséquence, et, ne pouvant être heu-
reux, je serai vengé.
— Vengez-vous tant qu'il vous plaira, dit-elle; cela fera
que je vous mépriserai.
Elle tira, en parlant ainsi, un papier de son sein et le
brûla tranquillement à la flamme de sa bougie.
— Qu'est-ce que vous faites là? lui dis-je.
— Je brûle une lettre que je vous avais écrite, répon-
dit-elle. Je voulais vous faire entendre raison, mais c'est
bien inutile; on ne s'explique pas avec les brutes.
— Vous allez me donner celle lettre! m'écriai-je en me
jetant sur elle pour lui arracher le papier enflammé.
Mais elle le retira brusquement, et, l'éteignant dans
sa main avec intrépidité, elle jeta le flambeau à mes pieds
et s'échappa dans les ténèbres. Je la poursuivis en vain. Elle
gagna la porte de son appartement avant moi et la poussa
sur elle. J'entendis tirer les verrous, et la voix de M"'' Le-
blanc qui demandait à sa jeune maîtresse la cause de sa
frayeur.
— Ce n'est l'ien, répondit la voix tremblante dEdmée ;
c'est une espièglerie.
Je descendis au jardin et j'arpentai les allées d'un pas
eff'réné. A cette fureur succéda la plus profonde tristesse.
Edmée, fière et audacieuse, me paraissait plus belle et plus
désirable que jamais. Il est de la nature de tous les désirs
de s'irriter et de s'alimenter de la résistance. Je sentis que
je l'avais olfensée, qu'elle ne m'aimait pas, qu'elle ne m'ai-
136 MAUIMIAT.
merait poul-être jamais, et, sans renoncer à la criminelle
résolution de la posséder par la force, je cédai à la dou-
leur que me causait sa haine. J'allai m'appuyer au hasard
contre un mur sombre, et, cachant ma tête dans mes
mains, j'exhalai des sanj^lots désespérés. Ma robuste poi-
trine se brisait, et mes larmes ne la soulageaient pas à mon
gré. J'aurais voulu rugir, et je mordais mon mouchoir
pour ne pas céder à cette tentation. Le bruit sinistre de
mes cris étouffés éveilla l'attention d'une personne qui
priait dans la chapelle, de l'autre côté du mur où je m'é-
tais adossé à tout hasard. Une fenêtre en ogive, garnie de
ses meneaux de pierre surmontés d'un trèlle, était située
immédiatement à la hauteur de ma tête.
— Qui donc est là? demanda une figure pâle qu'éclai-
rait le rayon oblique de la lune à son lever.
En reconnaissant Kdmée, je aouIus m'éloigner; mais
elle passa son beau bras entre les meneaux et me saisit par
le collet de mon habit en me disant :
— Pourquoi donc pleurez-vous, Bernard?
Je cédai à cette douce violence, moitié honteux d'avoir
laissé surprendre le secret de ma faiblesse, moitié ra\ i de
voir qu'lulmée n'y était pas insensible.
— Quel chagrin avez-vous donc? reprit-elle. Qui peut
vous arracher de tels sanglots ?
— Vous me méprisez, vous me haïssez, et \ous de-
mandez pourquoi je souffre, pourquoi je suis en colère !
— C'est donc de colère que vous pleurez? dil-elle en
retirant son bras.
— C'est de colère et d'autre chose encore, répon-
dis-je.
— Mais quoi encore? dit ICdmée.
— Je n'en sais rien; peut-être de chagrin, comme vous
avez dit. Le fait est que je souffre; ma poitrine se brise. Il
MAUPRAT. 137
faut que je vous quitte, Edmée, et que j'aille vivre au mi-
lieu des bois. Je ne puis pas rester ici.
— Pourquoi soulTrez-vous tant? Expliquez-vous, Ber-
nard; voici l'occasion de nous expliquer.
— Oui, avec un mur entre nous. Je conçois que vous
n'ayez pas peur de moi ici.
— Et pourtant je ne vous témoigne que de l'intérêt, il
me semble, et n'ai-je pas été aussi affectueuse il y a une
heure, lorsqu'il n'y avait pas un mur entre nous?
— Je crois que vous n'êtes pas craintive, Edmée, parce
que vous avez toujours la ressource d'éviter les gens ou de
les attraper avec de belles paroles. Ah ! on m'avait bien
dit que toutes les femmes sont menteuses et qu'il n'en faut
aimer aucune.
— Qui est-ce qui vous disait cela? votre oncle Jean,
ou votre oncle Gaucher, ou votre grand-père Tristan ?
— Raillez, raillez-moi tant que vous voudrez ! Ce n'est
pas ma faute si j'ai été élevé par eux. Mais ils pouvaient
dire parfois quelque chose de vrai.
— Bernard, voulez- vous que je vous dise pourquoi ils
croyaient les femmes menteuses?
— Dites.
— C'est qu'ils eni|)loyaient la violence et la tyrannie
avec des êtres plus fjiihk's qu'eux. Toutes les fois qu'on se
fait craindre, on risque d'être trompé. Lorsque, dans votre
enfance, Jean vous frappait, n'avez-vous jamais évité ses
brutales corrections en déguisant vos petites fautes?
— C'est vrai : c'était ma seule ressource.
— La ruse est donc, sinon le droit, du moins la res-
source des opprimés. Ne le sentez-vous pas?
— Je sens que je aous aime, et qu'il n'y a pas là de
motif pour que vous me trompiez.
— Aussi qui vous dit que je vous trompe?
18
138 MALPRAT.
— Vous m'avez trompé; vous m'avez dit que vous
m'aimiez, vous ne m'aimiez pas.
— Je vous aimais, parce que je vous voyais, partagé
entre de détestables principes et un cœur généreux, pen-
cher vers la justice et l'honnêteté. Et je vous aime parce
que je vois que vous triomphez des mauvais principes, et
que vos méchantes inspirations sont suivies des larmes d'un
bon cœur. Voilà ce que je puis vous dire devant Dieu et
la main sur la conscience, aux heures où je vous vois tel
que vous êtes. Il y a d'autres moments où vous me sem-
blez si au-dessous de vous-même que je ne vous recon-
nais plus et que je crois ne pas vous aimer. Il ne lient
qu'à vous, Bernard, que je ne doute jamais ni de vous
ni de moi.
— Et comment faut-il faire pour cela?
— Vous corriger de vos mauvaises habitudes, ouvrir
l'oreille aux bons conseils, le cœur aux préceptes de la
morale. A'ous êtes un sauvage, Bernard, et soyez bien sûr
que ce n'est ni votre gaucherie à faire un salul ni votre
ignorance à tourner un compliment qui nie choquent en
vous. Au contraire, ce serait à mes yeux un charme très
grand s'il y avait de grandes idées et de nobles sentiments
sous cette rudesse. Mais vos sentiments et vos idées sont
comme vos manières, et c'est là ce que je ne puis souffrir.
Je sais que ce n'est pas votre faute, et, si je vous voyais
décidé à vous corriger, je vous aimerais autant à cause de
vos défauts qu'à cause de vos qualités. La compassion en-
traîne l'affection; mais je n'aime pas le mal, je ne peux
pas l'aimer, et, si vous le cultivez en vous-même, au lieu de
l'extirper, je ne peux pas vous aimer. Comprenez- vous cela?
— Non.
— Comment, non?
— Non, vous dis-je. Je ne sens pas qu'il y ait du mal
MAUPRAT. 139
en moi. Si vous n'êtes pas choquée du peu de grâce de
mes jambes, du peu de blancheur de mes mains et du peu
d'élégance de mes paroles, je ne sais plus ce que vous
haïssez en moi. J'ai entendu de mauvais préceptes dès
mon enfance, mais je ne les ai pas acceptés. Je n'ai jamais
cru qu'il fût permis de commettre de mauvaises actions,
ou du moins je ne l'ai jamais trouvé agréable. Quand jai
fait le mal, j'ai été contraint par la force. J'ai toujours dé-
testé mes oncles et leur conduite. Je n'aime pas la souf-
france d'autrui; je n'aime à dépouiller personne; je mé-
prise l'argent, dont on faisait un dieu à la Roche-Mauprat;
je sais être sobre et je boirais de l'eau toute ma vie,
quoique j'aime le vin, s'il fallait, comme mes oncles, ré-
pandre le sang pour me procurer un bon souper. Cepen-
dant j'ai combattu avec eux; cependant j'ai bu avec eux;
pouvais-je faire autrement? Aujourd'hui que je peux me
conduire comme je veux, à qui fais-je du mal? Votre abbé,
qui parle de vertu, me prend-il pour un assassin et pour
un voleur? Ainsi, avouez-le, Edmée, vous savez bien que
je suis honnête; vous ne me croyez pas méchant; mais je
vous déplais parce que je n'ai pas d'esprit, et vous aimez
M. de La Marche parce qu'il sait dire des niaiseries dont
je rougirais.
— Et si, pour me plaire, dit-elle en souriant, aprèsm'avoir
écouté avec beaucoup d'attention, et sans retirer sa main,
que j'avais prise à travers le grillage; si, pour être préféré
à M. de La Marche, il fallait acquérir de l'esprit, comms
vous dites, ne le feriez-vous pas?
— Je n'en sais rien, répondis-je après un instant d'hé-
sitation; peut-être scrais-je assez fou pour cela, car je ne
comprends rien au pouvoir que vous avez sur moi; mais
ce serait une grande lâcheté et une grande folie.
— Pourquoi, Bernard?
140 MALPRAT.
— Parce qu'une femme qui aime un homme, non pas
pour son bon cœur, mais pour son bel esprit, ne vaut
guère la peine que je me donnerais. Voilà ce qu'il me
semble.
Elle garda le silence à son tour et me dit ensuite en
me pressant la main :
— \'ous avez bien plus de sens et d'esprit qu'on ne croi-
rait. Me voilà forcée d'être tout à fait sincère avec vous
et de vous avouer que, tel que vous êtes, et quand même
vous ne devriez jamais changer, j'ai pour vous une estime
et une amitié qui dureront autant que ma vie. Soyez sûr
de cela, Bernard, quelque chose que je puisse vous dire
dans un moment de colère, car vous savez que je suis très
vive : cela est de famille. Le sang des ^Mauprat ne coulera
jamais aussi tranquillement que celui des autres humains.
Ménagez donc ma fierté, vous qui savez si bien ce que
c'est (jue la fierté; ne vous targuez jamais avec moi des
droits acquis. L'affection ne se commande pas, elle se de-
mande ou s'inspire : faites que je vous aime toujours; ne
me dites jamais que je suis forcée de vous aimer.
— Cela est juste, en ellel, répondis-je ; mais pourquoi
me ])arlez-vous quelquefois connue si j'étais forcé de vous
obéir? Pourquoi, ce soir, m'avez-vous défendu de boire et
ordonné d'étudier?
— Parce que, si on ne peut commander à l'affeclion
qui n'existe pas, on peut du moins commander à l'affection
qui existe, et c'est parce que je suis sûre de la vôtre que
je lui commande.
— C'est bien! m'écriai-jc avec transport; j'ai donc le
droit de commander à la vôtre aussi, puisque vous m'avez
dit fprelle existait ccrlaincniL'nl... Edméc, je vous com-
mande de m'embrasser.
— Laissez, Bernard, s'écria-t-clie, vous me cassez le
J lej^U.a'
U.iu/i,,,!
MAUPRAT. 141
bras. Voyez, vous m'avez écorchée contre le grillage.
— Pourquoi vous êtes-vous retranchée contre moi ? lui
dis-je en couvrant de mes lèvres la légère blessure que je
lui avais faite au bras. Ah! que je suis malheureux! Maudit
grillage! Edmée, si vous vouliez pencher votre tête, je
pourrais vous embrasser... vous embrasser comme ma sœur.
Edmée, que craignez- vous?
— Mon bon Bernard, répondit-elle, dans le monde où
je vis, on n'embrasse même pas sa sœur, et nulle part on
ne s'embrasse en secret. Je vous embrasserai devant mon
père, tous les jours si vous voulez, mais jamais ici.
— Vous ne m'embrasserez jamais ! m'écriai-je, rendu
à mes fureurs accoutumées. Et votre promesse? et mes
droits?...
— Si nous nous marions ensemble dit-elle avec em-
barras, quand vous aurez reçu l'éducation que je vous sup-
plie de recevoir...
— Mort de ma vie ! vous moquez-vous ? Est-il question
de mariage entre nous? Nullement; je ne veux pas de
votive fortune, je vous l'ai dit.
— Ma fortune et la vôtre n'en font plus qu'une, répon-
dit-elle. Entre parents aussi proches que nous le sommes,
le tien et le mien sont des mots sans valeur. Jamais la
pensée ne me viendra de vous croire cupide. Je sais que
vous m'aimez, que vous travaillerez à me le prouver, et
qu'un jour viendra où votre amour ne me fera plus peur,
parce que je pourrai l'accepter à la face du ciel et des
hommes.
— Si c'est là votre idée, repris-je tout à fait distrait de
mes sauvages transports par la direction nouvelle qu'elle
donnait à mes pensées, ma position est bien dilfércnte ;
mais, à vous dire vrai, il faut que j'y réfléchisse... Je n'avais
pas songé que vous l'entendriez ainsi...
142 MAUPRAT.
— Et comment voulez-vous que je puisse l'entendre
différemment? reprit-elle. Une demoiselle ne se déshonore-
t-elle pas en se donnant à un autre homme que son époux?
Je ne veux pas me déshonorer, vous ne le voudriez pas
non plus, vous qui m'aimez; vous ne voudriez pas me faire
un tort irréparable. Si vous aviez cette intention, vous se-
riez mon plus mortel ennemi.
— Attendez, Edmée, attendez, repris-je; je ne puis
rien vous dire de mes intentions, je n'en ai jamais eu d'ar-
rêtées à votre égard. Je n'ai eu que des désirs, et jamais
je n'ai pensé à vous sans devenir fou. Vous voulez que je
vous épouse? Eh! pourquoi donc, mon Dieu?
— Parce qu'une jeune fille qui se respecte ne peut ap-
partenir à un homme sans la pensée, sans la résolution,
sans la certitude de lui appartenir toujours. Ne savez-vous
pas cela?
— Il y a tant de choses que je ne sais pas, ou aux-
quelles je n'ai jamais pensé !
— L'éducation vous apprendrait, Bernard, ce que vous
devez penser des choses qui vous intéressent le plus, de
votre position, de vos devoirs, de vos sentiments. Vous ne
voyez clair ni dans votre cœur ni dans votre conscience.
Moi qui suis habituée à m'interroger sur toute chose et
à me gouverner moi-même, comment voulez-vous que je
prenne pour maître un homme soumis à l'instinct et guidé
par le hasard?
— Pour maître! pour mari! Oui, je comprends que
vous ne puissiez soumettre votre vie tout entière à un ani-
mal de mon espèce... Mais je ne vous demandais pas cela,
moi!... et je n'y puis penser sans frémir!
— Il faut que vous y pensiez cependant, Bernard; pen-
sez-y beaucoup, et, quand vous l'aurez fait, vous sentirez
la nécessité de suivre mes conseils et de mettre votre es-
MAUPRAT. 143
prit en rapport avec la nouvelle position où vous êtes entré
en quittant la Roche-Mauprat ; quand vous aurez reconnu
cette nécessité, vous me le direz, et alors nous prendrons
plusieurs résolutions nécessaires.
Elle retira doucement sa main d'entre les miennes, et
je crois qu'elle me dit bonsoir, mais je ne l'entendis pas.
Je restai absorbé dans mes pensées, et, quand je relevai la
tête pour lui parler, elle n'était plus là. J'allai à la cha-
pelle; elle était rentrée dans sa chambre par une tribune
supérieure qui communiquait avec ses appartements.
Je retournai dans le jardin, je m'enfonçai dans le
parc et j'y restai toute la nuit. Ma conversation avec Ed-
mé m'avait jeté dans un monde nouveau. Jusque-là, je n'a-
vais pas cessé d'être l'homme de la Roche-Mauprat, et je
n'avais pas prévu que je pusse ou que je dusse cesser de
l'être ; sauf les habitudes qui avaient changé avec les cir-
constances, j'étais resté dans le cercle étroit de mes pen-
sées. Au sein de toutes les choses nouvelles qui m'envi-
ronnaient, je me sentais blessé de leur puissance réelle et
je raidissais ma volonté en secret, afin de ne pas me sentir
humilié. Je crois qu'avec la persévérance et la force dont
j'étais doué, rien n'eût pu me faire sortir de ce retranche
ment d'obstination, si Edmée ne s'en fût mêlée. Les biens
vulgaires de la vie, les satisfactions du luxe, n'avaient
pour moi d'autre charme que celui de la nouveauté. Le
repos du corps me pesait, et le calme de cette maison,
pleine d'ordre et de silence, m'eût écrasé, si la présence
d'Edmée et l'orage de mes désirs ne l'eussent remplie de
mes agitations et peuplée de mes fantômes. Je n'avais pas
désiré un seul instant devenir le chef de cette maison, le
maître de cette fortune, et je venais, avec plaisir, d'en-
tendre l^ldmée rendre justice à mon désintéressement. Ce-
pendant je répugnais encore à l'idée d'associer deux buts
144 M AUPRAT.
si distincts, ma passion et mes intérêts. J'errai dans le parc
en proie à mille incertitudes, et je gagnai la campagne
sans m'en apercevoir. La nuit était magnifique, ha pleine
lune versait des flots de sa lumière sereine sur les guérets
altérés par la chaleur du jour. Les plantes flétries se rele-
vaient sur leur tige, chaque feuille semblait aspirer par
tous ses pores lliumide fraîcheur de la nuit. Je ressentais
aussi cette douce influence ; mon c(cur battait avec force,
mais avec régularité. J'étais inondé d'une vague espérance;
l'image d'Edmée flottait devant moi sur les sentiers des
prairies et n'excitait plus ces douloureux transports, ces
fougueuses aspirations qui m'avaient dévoré.
Je traversais un lieu découvert où quelques massifs de
jeunes arbres coupaient çà et là les verts steppes des pâtu-
rages. De grands bœufs dun blond clair, agenouillés sur
l'herbe courte, immobiles, paraissaient plongés dans de
paisibles contemplations. Des collines adoucies montaient
vers l'horizon, et leurs croupes veloutées semblaient jouer
dans les purs reflets de la lune. Pour la première fois de
ma vie, je sentis les beautés voluptueuses et les émana-
tions sublimes de la nuit. J'étais pénétré de je ne sais quel
bien-être inconnu ; il me semblait que, pour la première
fois aussi, je voyais la lune, les coteaux et les prairies. Je
me souvenais d'avoir entendu dire à Edmée qu'il n'y avait
pas de plus beau spectacle que celui de la nature, et je
m'étonnais de ne l'avoir pas su jusque-là. J'eus par instants
la pensée de me mettre à genoux et de prier Dieu ; mais
je craignais de ne pas savoir lui parler et de l'olfenser en
le priant mal. Vous avouerai-je une singulière fantaisie qui
me vint comme une révélation enfantine de l'amour poé-
tique au sein du chaos de mon ignorance? La lune éclai-
rait si largement les objets, que je distinguais dans le ga-
zon les moindres fleurettes. Une petite marguerite des prés
31 A UP RAT. 145
me sembla si belle, avec sa collerette blanche frangée de
pourpre et son calice d'or plein des diamants de la i^osée,
que je la cueillis et la couvris de baisers, en m'écriant,
dans une sorte d'égarement délicieux :
— C'est toi, Edmée! oui, c'est toi ! te voilà! tu ne me
fuis plus!
Mais quelle fut ma confusion lorsqu'en me relevant je
vis que j'avais un témoin de ma folie! Patience était de-
bout devant moi.
Je fus si mécontent d'avoir été surpris dans un tel accès
d'extravagance, que, par un reste d'habitude de coupe-
jarret, je cherchai mon couteau à ma ceinture; mais je
n'avais plus ni ceinture ni couteau. Mon gilet de soie à
poches me fît souvenir que j'étais condamné à n'égorger
plus personne. Patience sourit.
— Eh bien, eh bien, qu'y a-l-il? dit le solitaire avec
calme et douceur; croyez-vous que je ne sache pas bien ce
qui en est? Je ne suis pas si simple que je ne comprenne ;
je ne suis pas si vieux que je ne voie clair. Qui est-ce qui
secoue les branches de mon if toutes les fois que la fille
sainte est assise à ma porte? Qui est-ce qui nous suit
comme un jeune loup, à pas comptés, sous le taillis, quand
je reconduis la belle enfant chez son père? Et quel mal
y a-t-il à cela? Vous êtes jeunes tous deux, vous êtes beaux
tous deux, vous êtes parents, et, si vous vouliez, vous se-
riez un digne et honnête homme, comme elle est une digne
et honnête fille.
Tout mon courroux était tombé en écoutant Patience
parler d'Edmée. J'avais un si grand besoin de m'entretenir
d'elle, que j'en aurais entendu (Hre du mal pour le seul
plaisir d'entendre prononcer son nom. Je continuai ma
promenade côte à côte avec Patience. Le vieillard marchait
pieds nus dans la rosée. II est vrai que ses pieds, ayant
19
146 MALPRAT.
oublié depuis longtemps l'usage des chaussures, étaient
arrivés à un degré de callosité qui les mettait à l'abri de
tout. Il avilit pour tout vêtement un pantalon de toile
bleue qui, faute de bretelles, tombait sur ses hanches, et
une chemise grossière. Il ne pouvait soullrir aucune con-
trainte dans ses habits, et sa i)eau, endurcie ])ar le hàle,
n'était sensible ni au chaud ni au froid. On l'a vu, jusqu'à
plus de quatre-vingts ans, aller tête nue au soleil le plus
ardent, et la veste entr'ouverte à la bise des hivers. Depuis
qu'Edmée veillait à tous ses besoins, il élail arrivé à une
certaine propreté; mais, dans le désordre de sa toilette et
sa haine pour tout ce qui dépassait les bornes du strict
nécessaire, se retrouvait, sauf rini]Mi(k'ur, ([ui lui a\ail
toujours été odieuse, le cynique des anciens jours. Sa
barbe brillait comme de l'argent. Son crâne chauve élail
si luisant, que la lune s'y reflétait comme dans l'eau. 11
marchait lentement, les mains derrière le dos, la tête levée,
comme un homme qui surveille son empire. Mais le
plus souvent ses regards se perdaient vers le ciel, et il
interrompait sa conversation pour dire en monlranl la voûte
étoilée :
— Voyez cela, voyez comme c'est beau!
C'est le seul paysan que j'aie vu admirer le ciel, ou tout
au moins c'est le seul que j'aie vu se rendre conq)le de son
admiration.
— Pourquoi, maîlre Patience, lui dis-je, jiensez-vous
que je serais un honnête lioninie .si je voulais ? Croyez-
vous donc que je ne le sois pas?
— Ohl ne soyez pas fâché, répondil-il ; Patience a le
droit de tout dire. N'est-ce pas le fou du château?
— Kdmée prétend que vous en êtes le sage, au con-
traire.
— Prétend-elle cela, la sainte fille de Dieu? Mli bien,
MAUPRAT. 147
si elle le croit, je veux agir en sage et vous donner un
bon conseil, maître Bernard Mauprat. Voulez-vous l'en-
tendre?
— Il paraît que tout le monde ici se mêle de conseiller.
N'importe, j'écoute.
— Vous êtes amoureux de votre cousine.
— Vous êtes bien hardi de faire une pareille question.
— Ce n'est pas une question, c'est un fait. Eh bien, je
vous dis, moi : faites-vous aimer de votre cousine et soyez
son mari.
— Et pourquoi me portez-vous cet intérêt, maître Pa-
tience?
— Parce que je sais que vous le méritez.
— Qui vous l'a dit? l'abbé?
— Non pas.
— Edmée?
— Un peu. Et cependant elle n'est pas bien amoureuse
de vous, au moins. Mais c'est votre faute.
— Gomment cela, Patience?
— Parce qu'elle veut que vous deveniez savant, et
vous, vous ne le voulez pas. Ah! si j'avais votre âge, moi,
pauvre Patience, et si je pouvais, sans étouffer, me tenir
enfermé dans une chambre seulement deux heures par
jour, et si tous ceux que je rencontre s'occupaient de
m'instruire! si l'on me disait : « Patience, voilà ce qui
s'est fait hier; Patience, voilà ce qui se fera demain. »
Maisbaste! il faut que je trouve tout moi-même, et c'est
si long, que je mourrai de vieillesse avant d'avoir trouvé
le dixième de ce que je voudrais savoir. Mais écoutez, j ai
encore une raison pour désirer que vous épousiez Edmée.
— Laquelle, bon monsieur Patience?
— C'est que ce La Marche ne lui convient pas. Je le
lui ai dit, oui-da! et à lui aussi, et à l'abbé, et à tout le
148 MAUPRAT.
monde. Ce n'est pas un homme, cela. Cela sent bon comme
tout un jardin; mais j'aime mieux le moindre brin de ser-
polet.
— Ma foi! je ne l'aime ^iière non plus, moi. Mais si
ma cousine l'aime, hein! Patience?
— Votre cousine ne l'aime pas. Elle le croit bon. elle
le croit véritable; elle se trompe, et il la trompe, et il
trompe tout le monde. Je le sais, moi. c'est un homme qui
n'a pas de cela (et Patience posait la main sur son cœur).
C'est un homme qui dit toujours : « Moi, la A'erlu! moi,
les infortunes! moi, les sages, les amis du genre humain,
etc., etc. » Eh bien, moi, Patience, je sais qu'il laisse
mourir de faim de pauvres gens à la porte de son châloau.
Je sais que, si on lui disait : « Donne ton château, mange
du pain noir, donne tes terres, fais-toi soldat, et il n'y aura
plus d'infortunés dans le monde, le genre humain, comme
tu dis, sera sauvé », V homme dirait : « Merci, je suis sei-
gneur de mes terres, et je ne suis pas soûl de mon châ-
teau. » Oh! je les connais bien, ces faux bons! Quelle
différence avec Edmée! A'ous ne savez pas cela, vous!
Vous l'aimez parce qu'elle est belle comme la marguerite
des prés, et moi je l'aime parce qu'elle est bonne c-omme
la lune qui éclaire tout le monde. C'est une iille (pii donne
tout ce qu'elle a, qui ne porterait pas un joyau, parce
<ju'avec l'or dune bague, on peut faire vivre un homme
pendant un an. Et, si elle rencontre dans son chemin un
petit pied d'enfant blessé, elle ôtera son soulier pour le lui
donner et s'en ira pied nu. l'^t puis, c'est un cœur qui va
droit, voyez-vous. Si demain le village de Sainte-Scvère
allait la trouver en masse ci lui dire : « Demoiselle, c'est
assez vivre dans la richesse; donnez-nous ce que vous avez,
et travaillez à votre tour. — C'est juste, mes bons enfants »,
dirait-elle. Et gaiement elle irait mener les troupeaux aux
MAUPRAT. U9
champs! Sa mère était de même; car, voyez-vous, j'ai
connu sa mère toute jeune, comme elle est à présent, et
la vôtre aussi, da! Et c'était une maîtresse femme, chari-
table, juste. Et vous en tenez, à ce qu'on dit.
— Hélas! non, répondis-je, saisi d'attendrissement par
le discours de Patience. Je ne connais ni la charité ni la
justice.
— Vous n'avez pu encore les pratiquer; mais cela est
écrit dans votre cœur, je le sais, moi. On dit que je suis
sorcier, et je le suis un peu. Je connais un homme tout de
suite. Vous souvenez-vous de ce que vous m'avez dit un
jour sur la fougère de Validé? ^^ous étiez avec Sylvain;
moi, j'étais avec Marcasse. Vous me dîtes qu'un honnête
homme vengeait ses querelles lui-même. Et à propos, mon-
sieur Mauprat, si vous n'êtes pas content des excuses que
je vous ai faites à la tour Gazeau, il faut le dire. Voyez, il
n'y a personne ici, et, tout vieux que je suis, j'ai encore le
poignet aussi bon que vous; nous pouvons nous allonger
quelques bons coups, c'est le droit de nature; et, quoique
je n'approuve pas cela, je ne refuse jamais de donner répa-
ration à qui la demande. Je sais qu'il y a des hommes qui
mourraient de chagrin s'ils n'étaient pas vengés, et moi
qui vous parle, il m'a fallu plus de cinquante ans pour
oublier un affront que j'ai reçu... et, quand j'y pense
encore, ma haine pour les nobles se réveille, et je me fais
un crime d'avoir pu pardonner dans mon cœur à quel-
ques-uns.
— Je suis pleinement satisfait, maître Patience, et je
sens, au contraire, de l'amitié pour vous.
— Ah! c'est que je gratte l'œil qui vous démange!
Bonne jeunesse! Allons, Mauprat, du courage. Suivez les
conseils de l'abbé, c'est un juste. Tâchez de plaire à votre
cousine, c'est une étoile du firmament. Connaissez la
150 MAUPRAT.
vérité; aimez le peuple; détestez ceux qui le détestent;
soyez prêt à vous sacrifier pour lui... Écoutez, écoutez! je
sais ce que je dis; faites-vous l'ami du peuple.
— Le peuple est-il donc meilleur que la noblesse, Pa-
tience? De bonne foi, et puisque vous êtes un sage, dites la
vérité.
— Le peuple vaut mieux que la noblesse, parce que la
noblesse l'écrase et qu il le soulFre! Mais il ne le souffrira
peut-être pas toujours. Enfin, il faut que vous le sachiez;
vous voyez bien ces étoiles? Elles ne chanj^'^eronl pas, elles
seront à la même place et verseront autant de feu dans
dix mille ans qu'aujourd'hui; mais, avant cent ans, avant
moins peut-être, il y aura bien des changements sur la
terre. Croyez-en un homme qui pense à la vérité et qui ne
se laisse pas égarer par les grands airs des forts. Le pauvre
a assez souffert; il se tournera contre le riche, et les châ-
teaux tomberont, et les terres seront dépecées. Je ne verrai
pas cela, mais vous le verrez; il y aura dix chaumières à la
place de ce parc, et dix familles vivront de son revenu. 11
n'y aura plus ni valets, ni maîtres, ni vilains, ni seigneurs.
Il y aura des nobles qui crieront haut et qui ne céderont
qu'à la force, comme eussent fait vos oncles s'ils eussent
vécu, comme fera M. de La Marche, malgré ses beaux dis-
cours. Il y en aura qui s'exécuteront généreusement comme
Edmée, et comme vous, si vous écoutez la sagesse. Et
alors il sera bon pour Edmée qu'elle ait pour mari un
homme et non pas un brin de muguet. Il sera bon que
Bernard Mauprat sache pousser une charrue ou tuer le gibier
du bon Dieu, pour nourrir sa famille; car le vieux Patience
sera couché sous l'herbe du cimetière et ne pourra rendre
à Edmée les services qu'il aura reçus. Ne riez pas de ce que
je dis, jeune homme; c'est la voix de Dieu qui dit cela.
Voyez le ciel. Les étoiles vivent en paix, et rien ne dérange
MAUPRAT. 151
leur ordre éternel. Les grosses ne mangent pas les petites,
et nulle ne se précipite sur ses voisines. Or un temps
viendra où le même ordre régnera parmi les hommes. Les
méchants seront balayés par le vent du Seigneur. Assurez
vos jambes, seigneur Mauprat, afin de rester debout et
de soutenir Edmée ; c'est Patience qui vous avertit, Pa-
tience qui ne vous veut que du bien. Mais il y en aura
d'autres qui voudront le mal, et il faut que les bons se
fassent forts.
Nous étions arrivés jusqu'à la chaumière de Patience.
Il s'était arrêté à la barrière de son petit enclos, et, une
main appuyée sur les barreaux, gesticulant de l'autre, il
parlait avec énergie. Son regard brillait comme la flamme,
son front était baigné de sueur; il y avait en lui quelque
chose de puissant comme la parole des vieux prophètes, et
la simplicité plus que plébéienne de son accoutrement
rehaussait encore la fierté de son geste et ronctioii de sa
voix. La Révolution française a fait savoir, depuis ce temps,
qu'il y avait dans le peuple de fougueuses éloquences et
une implacable logique; mais ce que je voyais en ce mo-
ment était si neuf pour moi et me fit une telle impression,
que mon imagination sans règle et sans frein se laissa
entraîner aux terreurs superstitieuses de l'enfance. Il me
tendit la main, et j'obéis à cet appel avec plus d'effroi que
de sympathie. Le sorcier de la tour Gazeau, suspendant sur
ma tête la chouette ensanglantée, venait de repasser devant
mes yeux.
152 M AU P RAT.
XI
Lorsque, accablé de lassilude, je m'éveillai le lende-
main, tous les incidents de la veille m'apparurent comme
un songe. Il me sembla qu'Edmée, en me parlant de deve-
nir ma femme, avait voulu reculer mes espérances indéfi-
niment par un leurre perfide; et, quant à l'effet des paroles
du sorcier, je ne me les rappelais pas sans une profonde
humiliation. Quoi qu'il en soit, cet effet était produit. Les
émotions de cette journée avaient laissé en mui une trace
ineffaçable ; je n'étais déjà plus l'homme de la veille, et je
ne devais jamais redevenir complètement celui de la Hoche-
Mauprat.
Il était tard, et j'avais réparé dans la matinée seule-
ment les heures de mon insomnie. Je n'étais pas levé, et
déjà j'entendais sur le pavé de la cour résonner le sabot
du cheval de M. de La Marche. Tous les jours, il arrivait à
cette heure ; tous les jours, il voyait Edmée aussitôt que
moi, et, ce jour-là même, ce jour où elle avait voulu me
persuader de compter sur sa main, il all;iil poser avant
moi son fade baiser sur cette main qui iii";i|)p;irlenaiL
Cette pensée réveilla tous mes doutes. Comment lùlmée
souffrait-elle ses assiduités, si elle avait réellement l'inten-
tion d'en épouser un autre que lui ? Peut-être n'osait-elle
pas l'éloigner ; peut-être était-ce à moi de le faire. Je ne
savais pas les usages du monde où j'entrais. L'instinct me
MAUPRAT. Jo3
conseillait de m'abandonner à mes impétueuses inspira-
tions, et l'instinct parlait haut.
Je m'habillai à la hâte. J'entrai au salon pâle et en dé-
sordre; Edmée était pâle aussi. La matinée était pluvieuse
et fraîche. On avait fait du feu dans la vaste cheminée.
Etendue dans sa bergère, elle chauffait ses petits pieds en
sommeillant. C'était l'attitude nonchalante et transie qu'elle
avait eue durant ses jours de maladie. M. de La Marche
lisait la gazette à l'autre bout de la chambre. En voyant
Edmée brisée plus que moi par les émotions de la veille,
je sentis ma colère tomber, et, m'approchant d'elle, je
m'assis sans bruit et la regardai avec attendrissement.
— C'est vous, Bernard ? me dit-elle sans faire un mou-
vement et sans ouvrir les yeux.
Elle avait les coudes appuyés sur les bras de son fau-
teuil et les mains gracieusement entrelacées sous son men-
ton. Les femmes avaient à cette époque et presque en toute
saison les bras demi-nus. J'aperçus à celui d'Edmée une
petite bande de taffetas d'Angleterre qui me fit battre le
cœur. C'était la légère blessure que je lui avais faite la
veille contre le grillage de la croisée. Je soulevai douce-
ment la dentelle qui retombait sur son coude, et, enhardi
par son demi-sommeil, j'appuyai mes lèvres sur cette chère
blessure. AL de La Marche pouvait me voir, et il me
voyait en effet, et j'agissais à dessein. Je brûlais d'a\oir
une querelle avec lui. Edmée tressaillit et devint toute
rouge; mais, reprenant aussitôt un air d'enjouement plein
d'indolence :
— En vérité, Bernard, me dit-elle, vous êtes galant ce
matin comme un abbé de cour. N'auriez-vous pas fait
quelque madrigal la nuit dernière?
Je fus singulièrement mortifié de cette raillerie; mais,
payant d'a-ssurance à mon tour :
20
ibi MAUPRAT.
— Oui, j'en ai fait un hier au soir à la fenêtre de la cha-
pelle, répondis-je; et, s'il est mauvais, cousine, c'est votre
faute.
— Dites que c'est la faute de votre éducation, reprit-
elle en s'animant.
Et elle n'était jamais plus belle que lorsque sa fierté et
sa vivacité naturelles se réveillaient.
— M'est avis que j'ai beaucoup trop d'éducation, en
effet, répondis-je, et que, si j'écoutais davantage mon bon
sens naturel, vous ne me railleriez pas tant.
— Il me semble, en vérité, que vous faites assaut d'es-
prit et de métaphores avec Bernard, dit M. de La Marche
en pliant son journal d'un air indifférent et en se rappro-
chant de nous.
— Je l'en tiens quitte, répondis-je, blessé de cette im-
pertinence; qu'elle garde son esprit pour vos pareils.
Je me levai pour l'affronter, mais il ne parut pas s'en
apercevoir; et, s'adossant à la cheminée avec une incroya-
ble aisance, il dit, en se penchant vers Kdmée, d'une voix
douce et presque affectueuse :
— Qua-l-il donc? comme s'il se fût informé de la santé
de soo petit chien.
— Que sait-on? répondit Edméc du même ton.
Puis elle se leva en ajoutant :
— J'ai trop mal à la tête pour rester là. Donnez-moi le
bras pour remonter dans ma chambre.
Elle sortit appuyée sur lui; je restai stupéfait.
J'attendis, résolu à linsuller dés (ju'il serait revenu au
salon; mais l'abbé entra, et, peu après, mon oncle Hubert.
Ils se mirent à causer de sujets qui m'étaient tout à fait
étrangers (et il en était ainsi de presque tous les sujets de
conversation). Je ne savais que faire pour me venger;
mais je n'osais me trahir en présence de mon oncle. Je
MAUPRAT. 155
sentais ce que je devais au respect et aux droits de l'hospi-
talité. Jamais je ne m'étais fait une telle violence à la
Roche-Mauprat. L'outrage et la colère se manifestaient
spontanément ; je faillis mourir dans l'attente de ma ven-
geance. Plusieurs fois le chevalier, remarquant l'altération
de mes traits, me demanda avec bonté si j'étais malade.
M. de La Marche ne parut s'apercevoir ni se douter de
rien. L'abbé seul m'examinait avec attention. Je surprenais
ses yeux bleus, où la pénétration naturelle se voilait tou-
jours sous une habitude de timidité, attachés sur moi avec
inquiétude. L'abbé ne m'aimait pas. Il m'était facile de voir
que ses manières douces et enjouées devenaient froides
comme malgré lui dès qu'il s'adressait à moi; je remar-
quais même qu'en tout temps, son visage s'attristait à mon
approche.
Me sentant près de m'évanouir, tant la contrainte que
je subissais était hors de mes habitudes et au-dessus de
mes forces, j'allai me jeter sur l'herbe du parc. C'était là
mon refuge dans toutes mes agitations. Ces grands chênes,
cette mousse centenaire qui pendait à toutes les branches,
ces fleurs de bois pâles et odorantes, emblèmes des dou-
leurs cachées, c'étaient là les amis de mon enfance, les
seuls que j'eusse retrouvés sans altération dans la vie so-
ciale comme dans la vie sauvage. Je cachai mon visage
dans mes mains ; je ne me rappelle pas avoir souffert da-
vantage dans aucune des calamités de ma vie. Pourtant
j'en éprouvai de bien réelles par la suite, et, à tout prendre,
j'eusse dû m'estimer heureux, au sortir du rude ci piM-il-
leux métier de coupe-jarret, de trouver tant de Ijiens ines-
pérés, affection, sollicitude, richesse, liberté, enseignement,
bons conseils et bons exemples. Mais il est certain que, pour
passer d'un état de l'âme à un état opposé, même du mal
au bien, même de la douleur à la jouissance et de la fa-
156 MAL' PU AT.
ligue au repos, il faut que l'homme souffre, et que, dans cet
enfantement d'une nouvelle destinée, tous les ressorts de
son être se tendent jusqu'à se briser. Ainsi, à l'approche de
l'été, le ciel se couvre de sombres nuées, et la terre, fré-
missante, semble prête à s'anéantir sous les coups de la
tempête.
Je n'étais occupé en ce moment qu'à chercher un moyen
d'assouvir ma haine contre M. de La Marche, sans trahir
et sans laisser même soupçonner le lien mystérieux dont je
me prévalais auprès d'Edmée. Quoique rien ne fût moins
en vig-ueur à la Roche-Mauprat que la sainteté du serment,
les seules lectures que j'eusse faites étant, comme je vous
l'ai dit, quelques ballades de chevalerie, je m'étais pris
d'un romanesque amour pour la fidélité des promesses, et
c'était à peu près la seule vertu que j'eusse acquise. Le se-
cret dû à Edmée me retenait donc invinciblement.
— Mais ne trouverai-je pas, me disais-je, quelque pré-
texte plausible pour me jeter sur mon ennemi et pour
l'étranj^ler?
A dire vrai, cela n'était pas facile avec un homme qui
semblait avoir un parti jjris de politesse et de prévenances
à mon égard.
Dans ces perplexités, j'oubliai l'heure du dîner, et,
quand je vis le soleil descendre derrière les tours du châ-
teau, je me dis trop tard que mon absence avait dû être
remarquée, et que je ne pourrais rentrer sans subir ou les
brusques questions d'Edmée ou ce clair et froid regard de
l'abbé, qui me semblait toujours éviter le mien, et que je
surprenais tout à coup plongeant au plus profond de ma
conscience.
Je résolus de ne rentrer qu'à la nuit, et je m'étendis
sur l'herbe, essayant de dormir pour reposer ma tête
brisée. Je m'endormis en effet. Quand je m'éveillai, la lune
MAUPRAT. 157
montait dans le ciel, encore rouge des feux du soir. Le
bruit qui m'avait fait tressaillir était bien léger; mais il est
des sons qui frappent le cœur avant de frapper l'oreille, et
les plus subtiles émanations de l'amour pénètrent quelque-
fois la plus rude organisation. La voix d'Edmée venait de
prononcer mon nom à peu de distance, derrière le feuil-
lage. D'abord je crus avoir rêvé; je restai immobile, je
retins mon haleine et j'écoutai. C'était elle qui se rendait
chez le solitaire avec l'abbé. Ils s'étaient arrêtés dans le
sentier couvert, à cinq ou six pas de moi, et ils causaient à
demi-voix, mais de cette manière distincte qui, dans les
confidences, donne à l'attention tant de solennité.
— Je crains, disait Edmée, qu'il ne fasse un esclandre à
M. de La Marche; quelque chose de plus sérieux encore,
que sait-on? Vous ne connaissez pas Bernard.
— Il faut à tout prix l'éloigner d'ici, répondit l'abbé.
Vous ne pouvez vivre de la sorte, continuellement exposée
à la brutalité d'un brigand.
— Il est certain que ce n'est pas vivre. Depuis qu'il a
mis le pied ici, je n'ai pas eu un instant de liberté. Prison-
nière dans ma chambre, ou forcée de recourir à la protec-
tion de mes amis, je n'ose faire un pas. C'est tout au plus
si je puis descendre l'escalier, et je ne traverse pas la gale-
rie sans envoyer Leblanc en éclaireur. La pauvre fille, qui
m'a vue si brave, me croit folle. Cette contrainte est odieuse.
Je ne dors plus que sous les verrous. Et voyez, l'abbé, je
ne marche pas sans un poignard, ni plus ni moins qu'une
héroïne de ballade espagnole.
— Et, si ce malheureux vous rencontre et vous effraye,
vous vous en frapperez le sein, n'est-ce pas? De pareilles
chances ne peuvent s'accepter. Edmée, il faut trouver le
moyen de changer une position qui n'est pas tenable. Je
conçois que vous ne vouliez pas lui ôler l'amitié de votre
158 MAUPRAT.
père, en confessant à celui-ci la monstrueuse transaction
que vous avez été forcée de faire avec ce bandit à la Roche-
Mauprat. Mais, quoi qu'il arrive... Ah! ma pauvre Edmée,
je ne suis pas un homme de sang, mais je me prends vingt
fois le jour à déplorer que mon caractère de prêtre m'em-
pêche de provoquer cet homme et de vous en débarrasser
à jamais.
Ce charitable regret, exprimé si naïvement à mon
oreille, me donna une violente démangeaison de me mon-
trer brusquement, ne fût-ce que pour mellre à l'épreuve
l'humeur guerrière de l'abbé; mais j'étais enchaîné parle
désir de surprendre enfin les véritables sentiments et les
véritables desseins d' Edmée à mon égard.
— Soyez donc tranquille, dit-elle d'un air dégagé ; s'il
lasse ma patience, je n'hésiterai nullement à lui planter
cette lame dans la joue. Je suis bien sûre qu'une petite sai-
gnée calmera son ardeur.
Alors ils se rapprochèrent de quelques pas.
— Ecoutez-moi, Edmée, dit l'abbé en s'arrêtanl de nou-
veau; nous ne pouvons parler de cela devant Patience;
ne rompons pas cet entretien sans conclure quelque chose.
Vous arrivez avec Bernard à la crise imminente. Il me sem-
ble, mon enfant, que vous ne faites pas tout ce que vous
devriez faire pour prévenir les malheurs qui |ieuvc.'iit nous
frapper; car tout ce qui vous sera funeste nous le sera à
tous et nous frappera au fond du cœur.
— Je vous écoule, mon excellent ami, réi)on(lil l^dmée,
grondez-moi, conseillez-moi.
En même temps, elle s'adossa contre l'arbre au pied
duquel j'étais couché parmi les broussailles et les hautes
herbes. Je pense qu'elle eût ]ni me \oir, car je la voyais
distinctement; mais elle était loin de soupçonner cjue je
contemplais sa figure céleste, sur laquelle la brise faisait
MAUPRAT. 159
passer alternativement l'ombre des feuilles agitées et les
pâles diamants que la lune sème dans les bois.
— Je dis, Edmée, reprit l'abbé en croisant ses bras sur
sa poitrine et en se frappant le front par instants, que vous
ne jugez pas nettement votre situation. Tantôt elle vous
afflige au point que vous perdez toute espérance et que
vous voulez vous laisser mourir (oui, ma chère enfant, au
point que votre santé en est visiblement altérée), et tantôt,
je dois vous le dire, au risque de vous fâcher un peu, vous
envisagez vos périls avec une légèreté et un enjouement
qui m'étonnent.
— Ce dernier reproche est délicat, mon ami, répondit-
elle ; mais laissez -moi me justifier. Votre étonnement
vient de ce que vous ne connaissez pas bien la race Mau-
prat. C'est une race indomptable, incorrigible, et dont il
ne peut sortir que des casae- tôles ou des coupe -jarrets.
A ceux que l'éducation a le mieux rabotés, il reste encore
bien des nœuds : une fierté souveraine, une volonté de fer,
un profond mépris pour la vie. Vous voyez que, malgré sa
, bonté adorable, mon père est si vif parfois, qu'il casse sa
tabatière en la posant sur la table, lorsque vos arguments
l'emportent sur les siens en politique, ou lorsque vous le
gagnez aux échecs. Pour moi, je sens que mes veines sont
aussi larges que si j'étais née dans les nobles rangs du peu-
ple, et je ne crois pas que jamais aucun Mauprat ait brillé
à la cour par la grâce de ses manières. Comment donc vou-
driez-vous que je fisse grand cas de la vie, étant née brave?
II est pourtant des instants de faiblesse où je me décourage
de reste et m'apitoie sur mon sort comme une vraie femme
que je suis. Mais que l'on me fâche, que l'on me menace,
et le sang de la race forte se ranime ; et alors, ne pouvant
briser mon ennemi, je me croise les bras et me mets à rire
de pitié de ce qu'il espère me faire peur. Tenez, l'abbé,
IGO MAUPRAT.
que ceci ne vous paraisse pas une exagération; car, demain,
ce soir peut-être, ce que je dis peut se réaliser: depuis que
ce couteau de nacre, qui n'a pas l'air bien matamore, mais
qui est bon, voyez, a été affilé par don Marcasse (qui s'y
entend), je ne l'ai quitté ni jour ni nuit, et mon parti a été
pris.
« Je n'ai pas le poignet bien ferme, mais je saurais me
donner un coup de couteau aussi bien que je sais donner
un coup de cravache à mon cheval. Kh bien, cela posé,
mon honneur est en sûreté: ma vie seule tient à un fil, à
un verre de vin de plus ou de moins qu'aura bu un de ces
soirs M. Bernard, à une rencontre, à un regard qu'il aura
cru surprendre entre de La Marche et moi ; à rien peut-
être ! Qu'y faire? Quand je me désolerais, effacerais-je le
passé ? Nous ne pouvons arracher une seule page de notre
vie, mais nous pouvons jeter le livre au feu. Quand je pleu-
rerais du soir au malin, empêcherais-je que la destinée,
dans un jour de méchante humeur, ne m'ait conduite à la
chasse, qu'elle ne m'ait égarée dans les bois et fait rencon-
trer un Mauprat, qui m'a conduite dans son antre, où je
n'ai échappé à l'opprobre et peut-être à la mort qu'en liant
à jamais ma vie à celle d'un enfant sauvage qui n'avait aucun
de mes principes, aucune de mes idées, aucune de mes
sympathies, et qui peut-être (et qui sans doute, devrais-je
dire) ne les aura jamais? Tout cela, c'est un malheur.
J'étais dans tout l'éclat d'une heureuse destinée, j'étais
l'orgueil et la joie de mon vieux père, j'allais épouser un
homme que j'estime et qui me plaisait; aucune douleur,
aucune appréhension n'avait approché de moi ; je ne con-
naissais ni les jours sans sécurité ni les nuits sans sommeil.
Eh bien, Dieu n'a pas voulu (pi'une si belle vie s'accom-
plît ; que sa volonté soit faite I II est des jours où la perte
de toutes mes espérances me semble tellement inévitable,
MAUPRAT. 161
que je me considère comme morte et mon fiancé comme
veuf. Sans mon pauvre père, j'en rirais vraiment, car la
contrariété et la peur sont si peu faites pour moi, que je
suis déjà lasse de la vie, pour le peu de temps que je les ai
connues.
— Ce courage est héroïque, mais il est affreux! s'écria
l'abbé d'une voix altéi'ée. C'est presque la détermination
au suicide, Edmée.
— Oh ! je disputerai ma vie, répondit-elle avec cha-
leur ; mais je ne marchanderai pas avec elle un instant si
mon honneur ne sort pas sain et sauf de tous ces risques.
Quant à cela, je ne suis pas assez pieuse pour accepter ja-
mais une vie souillée, par esprit de mortification pour des
fautes dont je n'eus jamais la pensée. Si Dieu est sévère
à ce point avec moi que j'aie à choisir entre la mort et la
honte...
— Il ne peut jamais y avoir de honte pour vous,
Edmée; une âme aussi chaste, une intention aussi pure...
— Oh! n'importe, cher abbé ! je ne suis peut-être pas
aussi vertueuse que vous pensez; je ne suis pas très ortho-
doxe en religion, ni vous non plus, l'abbé!... Je me soucie
peu du monde, je ne l'aime pas; je ne crains ni ne méprise
l'opinion, je n'aurai jamais allaire à elle. Je ne sais pas trop
quel principe de vertu serait assez puissant pour mempê-
cher de succomber, si le mauvais esprit m'entreprenait.
J'ai lu la Nouvelle Héloïse, et j'ai beaucoup pleuré. ^lais,
par la raison que je suis une Mauprat et que j'ai un inflexible
orgueil, je ne souffrirai jamais la tyrannie de l'homme, pas
plus la violence d'un amant que le soufflet d'un mari ; il
n'appartient qu'à une âme vassale et à un lâche caractère
de céder à la force ce qu'elle refuse à la prière. Sainte So-
lange, la belle pasloure, se laissa trancher la tète plutôt
que de subir le droit du seigneur. Et vous savez que, de
21
162 MAUPRAT,
mère en fille, les Mauprat sont vouées au baptême sous les
auspices de la patronne du Berry.
— Oui, je sais que vous êtes fièrc et forte, dit l'abbé;
et, parce que je vous estime plus qu'aucune femme au
monde, je veux que vous viviez, que vous soyez libre,
que vous fassiez un mariage digne de vous, afin de rem-
j)lir, dans la famille humaine, le rôle que savent encore
ennoblir les belles âmes. Vous êtes nécessaire à votre père,
d'ailleurs ; votre mort le précipiterait dans la tombe, tout
vert et tout robuste qu'est encore le Mauprat. Chassez
donc ces pensées lugubres et ces résolutions extrêmes. Il
est impossible que cette aventure de la Roche-Mauprat
soit autre chose qu'un rêve sinistre. Nous avons tous eu le
cauchemar dans cette nuit d'épouvante, mais il est temps
de nous éveiller ; nous ne pouvons rester accablés de stu-
peur comme des enfants ; vous n'avez qu'un parti à prendre,
celui que je vous ai dit.
— Eh bien, l'abbé, c'est celui que je regarde comme le
plus impossible de tous. J'ai juré par tout ce qu'il y a de
plus sacré dans l'univers et dans le cœur humain.
— Un serment arraché par la menace et la violence
n'engage personne, les lois humaines l'ont décrété; les lois
divines, dans des circonstances de ce genre principalement,
en délient sans nul doute la conscience humaine. Si vous
étiez orthodoxe, j'irais à Rome, et j'irais à pied, pour vous
faire relever d'un vœu si téméraire; mais vous n'êtes pas
soumise au pape, Edmée..., ni moi non plus.
— Ainsi vous voudriez que je fusse parjure?
— \'otre âme ne le serait pas.
— Mon âme le serait ! j'ai juré, sachant bien ce que je
faisais, et pouvant me tuer sur l'heure; car j'avais dans
la main un couteau trois fois grand comme celui-ci. J'ai
voulu vivre, j'ai voulu surtout revoir mon père et l'em-
MAUPRAT. 163
brasser. Pour faire cesser l'angoisse où ma disparition le
laissait, j'eusse engagé plus que ma vie, j'eusse engagé mon
âme immortelle. Et depuisje vous l'ai ditencore hier au soir,
j'ai renouvelé mon engagement, et bien librement encore;
car il y avait un mur entre mon aimable fiancé et moi.
— Comment avez-vous pu faire une telle imprudence,
Edmée? Voilà encore où je ne vous comprends plus.
— Oh! pour cela, je le crois bien, car je ne me com-
prends pas moi-même, dit Edmée avec une expression sin-
gulière.
— Ma chère enfant, il faut que vous me parliez à cœur
ouvert. Je suis le seul ici qui puisse vous porter conseil,
puisque je suis le seul à qui vous puissiez tout dire sous le
sceau d'une amitié aussi sacrée que le secret de la confes-
sion catholique peut l'être. Répondez-moi donc. Vous ne
regardez pas comme possible un mariage entre vous et
Bernard Mauprat?
— Gomment ce qui est inévitable serait-il impossible?
dit Edmée. Il n'est rien de plus possible que de se jeter
dans la rivière ; rien de plus possible que de se vouer au
malheur et au désespoir; rien de plus possible, par consé-
quent, que d'épouser Bernard Mauprat.
— Ce ne sera toujours pas moi qui prêterai mon mi-
nistère à cette union absurde et déplorable, s'écria l'abbé.
Vous, la femme et l'esclave de ce coupe-jarret! Edmée,
vous disiez tout à l'heure que vous ne supporteriez pas plus
la violence de l'amant que le soufflet du mari.
— Vous pensez qu'il me battrait?
— S'il ne vous tuait pas!
— Oh! non, répondit-elle d'un air mutin en faisant
sauter son couteau dans sa main, je le tuerais auparavant.
A Mauprat, Mauprat et demie!
— Vous riez, Edmée, ô mon Dieu! vous riez à la pen-
164 MAIPP.AT.
sée d'un tel hymen! Mais, quand même cet homme aurait
de l'alTection et des égards pour vous, songez- vous à l'im-
possibilité de vous entendre, à la grossièreté de ses idées,
à la bassesse de son langage? Le cœur se lève de dégoût à
l'idée d'une telle association, et dans quelle langue lui par-
leriez-vous, grand Dieu I
Je faillis encore une fois me lever et tomber sur mon
panégyriste; mais je vainquis ma colère, Edmée parlait. Je
redevins tout oreilles.
— Je sais fort bien qu'au bout de trois jours, je n'aurai
certainement rien de mieux à faire que de me couper la
gorge; mais puisque, dune manière ou de l'autre, il faut
que cela arrive, pourquoi n'irais-je pas devant moi jus-
qu'à 1 heure inévitable? Je vous avoue que j'ai un peu de
regret à la vie. Tous ceux qui ont été à la Roche-Mauprat
n'en sont pas revenus. Moi. j'ai été, non y subir la mort,
mais me liancer avec elle. Eh bien, j irai jusqu'au jour de
mes noces, et, si Bernard m'est trop odieux, je me tuerai
après le bal.
— Edmée, vous avez la tête pleine de romans à présent,
dit l'abbé fort impatienté. Votre père. Dieu merci, ne con-
sentira pas à ce mariage; il a donné sa parole à M. de La
Marche, et vous aussi, vous l'aviez donnée. C'est cette pro-
messe-là qui seule est valide.
— Mon père souscrirait avec joie à un accord qui per-
pétuerait directement son nom et sa lignée. Quant à ^L de
La Marche, il me relèvera de ma parole sans que je prenne
la peine de le lui demander; dès qu'il saura que j'ai passé
deux heures à la Roche-^L^uprat, il ne sera pas besoin
d'autre explication.
— Il faudrait qu'il fut bien indigne de l'estime que je
lui porte s'il croyait votre nom souillé par une aventure
malheureuse dont vous êtes sortie pure.
MAUPRAT. 165
— • Grâce à Bernard! dit Edmée, car enfin je lui dois
de la reconnaissance, et, malgré ses réserves et conditions,
son action est grande et inconcevable de la part d'un
coupe-jarret.
— Dieu me préserve de nier les bonnes qualités que
l'éducation eût pu développer dans ce jeune homme, et
c'est à cause de ce bon côté qu'il est possible de lui faire
entendre raison.
— Pour s'instruire? Jamais il n'y consentira; et, quand
il s'y prêterait, il ne le pourrait pas plus que Patience.
Quand le corps est fait à la vie animale, l'esprit ne peut plus
se plier aux règles de l'intelligence.
— Je le crois; aussi je ne parle pas de cela. Je parle
d'avoir une explication avec lui et de lui faire comprendre
que son honneur l'engage à vous rendre votre promesse et
à prendre son parti sur votre mariage avec M. de La
Marche; ou ce n'est qu'une brute indigne de toute estime
et de tout ménagement, ou il sentira son crime et sa folie et
s'exécutera honnêtement et sagement. Déliez-moi du secret
que vous m'avez imposé, autorisez-moi à m'ouvrir à lui, et
je vous réponds du succès.
— Je vous réponds du contraire, moi, dit Edmée,
d'ailleurs, je n'y saurais consentir. Quel que soit Bernard,
je tiens à sortir avec honneur de mon duel avec lui, et il
aurait sujet, si j'agissais comme vous voulez, de croire que
je l'ai indignement joué jusqu'ici.
— Eh bien, il est un dernier moyen : c'est de vous
confier à l'honneur et à la sagesse de M. de La Marche.
Qu'il juge librement votre situation, et qu'il en décide.
Vous avez bien le droit de lui confier votre secret, et vous
êtes bien sûre de son honneur. S'il a la lâcheté de vous
abandonner dans une pareille situation, il vous reste pour
dernière ressource de vous mettre à l'abri des violences
166 MAUPHAT.
de Bernard derrière les <,^rilles d'un couvent. Vous y reste-
rez quelques années ; vous ferez mine de prendre le
voile. Le jeune homme vous oubliera; on vous rendra votre
liberté.
— C'est, en effet, le seul parti raisonnable, et j"y
ai déjà songé; mais il n'est pas encore temps d y recou-
rir.
— Sans doute. Il faut tenter l'aveu à M. de La Marche.
S'il est homme de cœur, comme je n'en doute pas, il vous
prendra sous sa protection, et il se charj^era d'éloigner
Bernard, soit par la persuasion, soit par l'autorité.
— Quelle autorité, l'abbé, s'il vous plaît?
— L'autorité qu'un gentilhomme peut avoir sur son
égal dans nos mœurs, l'honneur et l'épée.
— Ah! l'abbé, vous aussi, vous êtes un homme de sang!
Eh bien, voilà ce que j'ai voulu éviter jusqu'ici, ce que
j'éviterai, dùl-il m'en coûter la vie et 1 honneur! Je ne veux
pas de conflit entre ces deux hommes.
— Je le conçois; l'un des deux vous est cher à juste
titre. Mais évidemment, dans ce conflit, le danger ne serait
pas pour M. de La Marche.
— Il serait donc pour Bernard! s'écria Edmée avec
force. Eh bien, j'aurais horreur de M. de La Marche s'il
provoquait en duel ce pauvre enfant, qui ne sait manier
qu'un bâton ou une fronde. Comment de telles idées peu-
vent-elles vous venir, à vous, l'abbé? Il faut que vous ha'is-
siez bien ce malheureux Bernard ! Et moi qui le ferais égor-
ger par mon mari pour le remercier de m'avoir sauvée au
péril de sa vie ! Non, non, je ne souffrirai ni qu'on le pro-
voque, ni qu'on l'humilie, ni qu'on l'afflige. C'est mon
cousin, c'est un Maupral, c'est presque un frère. Je ne
souffrirai pas qu'on le chasse de cette maison; j'en sortirai
plutôt moi-même.
MAUPRAT. 167
— Voilà de très généreux sentiments, Edmée, répondit
l'abbé. Mais avec quelle chaleur vous les exprimez! J'en
demeure confondu, et, si je ne craignais de vous offenser,
je vous avouerais que cette sollicitude pour le jeune Mau-
prat me suggère une étrange pensée.
— Eh bien, dites-la donc, reprit Edmée avec une cer-
taine brusquerie.
— Je la dirai si vous l'exigez; c'est que vous semblez
porter à ce jeune homme un plus vif intérêt qu'à M. de
La ^Marche, et j'aurais aimé à rester dans la persuasion
contraire.
— Lequel a le plus besoin de cet intérêt, mauvais chré-
tien ? dit Edmée en souriant ; n'est-ce pas le pêcheur en-
durci dont les yeux n'ont pas vu la lumière?
— Mais enfin, Edmée, vous aimez M. de La Marche?
Ne plaisantez pas au nom du ciel I
— Si par aimer, répondit-elle d'un ton sérieux, vous
entendez avoir confiance et amitié, j'aime M. de La Mar-
che; ou bien, si vous entendez avoir compassion et sol-
licitude, j'aime Bernard. Reste à savoir laquelle des deux
affections est la plus vive. Cela vous regarde , l'abbé ;
moi, je m'en inquiète peu; car je sens que je n'aime
qu'une personne avec passion, c'est mon père, et qu'une
chose avec enthousiasme, c'est mon devoir. Je regretterai
peut-être les soins et le dévouement du lieutenant géné-
ral; je souffrirai du chagrin que je serai forcée de lui
faire bientôt, en lui annonçant que je ne puis être sa
femme ; mais cette nécessité ne me jettera dans aucune
nuance de désespoir, parce que je sais que M. de La
Marche se consolera aisément... Je ne plaisante pas,
l'abbé; M. de La Marche est un homme léger et un peu
froid.
— Si vous ne l'aimez pas plus que cela, tant mieux!
ItiS MAL PUAT.
c'est une souffrance de moins parmi tant de souffrances ;
et pourtant je perds, en apprenant cette indifférence, le
dernier espoir que j'eusse conservé de vous voir échapper
à Bernard Mauprat.
— Allons, ami, ne vous désolez point : ou Bernard sera
sensible à l'amitié et à la loyauté, et il s amendera, t)U je
lui échapperai.
— Mais par quelle issue?
— Par la porte du couvent ou par celle du cimetière.
En parlant ainsi d'un air calme, Edmée secoua sa lon-
gue chevelure noire, qui s'était déroulée sur ses épaules,
et dont une partie couvrait son visage pâle.
— Allons, dit-elle. Dieu viendra à notre aide ; c'est folie
et impiété que de douter de lui dans le danger. Sommes-
nous donc des athées pour nous décourager ainsi? Allons
voir Patience, il nous dira quelque sentence qui nous ras-
surera ; il est le vieux oracle qui résout toute chose sans
en savoir aucune.
Ils s'éloignèrent et je demeurai consterné.
Oh! combien cette nuil fut différente de la précédente 1
Quel nouveau pas je venais de faire dans la vie, non plus
sur le sentier fleuri, mais sur le roc aride! Maintenant je
connaissais tout l'odieux réel de mon rôle, et je venais de
lire jusqu'au fond du cœur d'Edmée la crainte et le dé-
goût que je lui inspirais. Rien ne pouvait calmer ma dou-
leur, car rien ne pouvait plus exciter ma colère. Elle
n'aimait point M. de La Marche, elle ne se jouait ni de lui
ni de moi; elle n'aimait aucun de nous; et comment
avais-je pu croire que cette pitié généreuse envers moi, ce
dévouement sublime à la foi jurée, fussent de l'amour?
Comment, aux heures où cette présomptueuse chimère
m'abandonnait, pouvais-je croire qu'elle eût besoin, i)our
résister à ma passion, d'avoir de l'amour pour un autre ?
MAUPRAT. 169
Enfin, je n'avais donc plus de ressource contre mes pro-
pres fureurs I Je ne pouvais en obtenir autre chose que la
fuite ou la mort d'Edmée! Sa mort ! A cette idée, mon sang'
se glaçait dans mes veines, mon cœur se serrait, et je sen-
tais tous les aifçuillons du repentir le traverser. Celte dou-
loureuse soirée fut pour moi le plus énergique appel de la
Providence. Je compris enfin ces lois de la pudeur et de la
liberté sainte que mon ignorance avait outragées et blas-
phémées jusque-là. Elles m'étonnaient plus que jamais,
mais je les voyais; elles étaient prouvées par leur évidence.
L'âme forte et sincère d'Edmée était devant moi comme la
pierre du Sinaï, où le doigt de Dieu venait de tracer la
vérité immuable. Sa vertu n'était pas feinte, son couteau
était aiguisé et toujours prêt à laver la souillure de mon
amour! Je fus si effrayé du danger que j'avais couru de la
voir expirer dans mes bras, si consterné de l'outrage que
je lui avais fait en espérant vaincre sa résistance, que je
cherchai tous les moyens extrêmes de réparer mes torts el
de lui rendre le repos.
Le seul qui parût au-dessus de mes forces fut de
m'éloigner; car, en même temps que le sentiment de l'es-
time et du respect se révélait à moi, mon amour, chan-
geant pour ainsi dire de nature, grandissait dans mon Ame
et s'emparait de mon être tout entier. Edmée m'appa-
raissait sous un nouvel aspect. Ce n'était plus cette belle
fille dont la présence jetait le désordre dans mes sens ;
c'était un jeune homme de mon âge, beau comme un séra-
phin, fier, courageux, inflexible sur le point d'hon-
neur, généreux, capable de cette amitié sublime qui
faisait les frères d'armes, mais n'ayant d'amour passionné
que pour la Divinité, comme ces paladins qui, à travers
mille épreuves, marchaient à la terre sainte sous une ar-
mure d'or.
22
no M Al" P RAT,
Je senlis dès ce moment mon amour descendre des
orages du cerveau dans les saines régions du cœur, et le
dévouement ne me parut plus une énigme. Je résolus de
faire dès le lendemain acte de soumission et de tendresse.
Je rentrai fort tard, accablé de lassitude, mourant de faim,
brisé d'émotions. J'entrai dans l'office, je pris un morceau
de pain et je le mangeai trempé de mes larmes. J'étais
appuyé contre le poêle éteint, à la lueur mourante d'une
lampe épuisée; Edmée entra sans me voir, prit quelques
cerises dans le bahut et s'approcha lentement du poêle;
elle était pâle et absorbée. En me voyant, elle jela un cri
et laissa tomber ses cerises.
— Edmée, lui dis-je, je vous supplie de n'avoir plus ja-
mais peur de moi; c'est tout ce que je puis vous dire, car
je ne sais pas m'expliquer; et pourtant j'avais résolu de
vous dire bien des choses.
— \^ous me direz cela une autre fois, mon bon cou-
sin, me répondit-elle en essayant de me sourire.
Mais elle ne pouvait dissimuler la peur qu'elle éprou-
vait en se trouvant seule avec moi.
Je n'essayai pas de la retenir; je ressentais vivement la
douleur et l'humiliation de sa méfiance, et je n'avais pas
le droit de m'en plaindre; cependant jamais homme n'avait
eu autant besoin d'être encouragé.
Au moment où elle quittait l'appartement, mon cœur
se brisa, et je fondis en larmes, comme la veille, à la fenêtre
de la chapelle. Edmée s'arrêta sur le seuil, hésita un ins-
tant; puis, entraînée par la bonté de son cœur et surmon-
tant ses craintes, elle revint vers moi, et, s'arrêtanl à quel-
ques pas de ma chaise :
— Bernard, vous êtes malheureux, me dit-elle; est-ce
donc ma faute?
Je ne pus répondre, j'étais honteux de mes larmes;
MAUPRAT. 17!
mais plus je faisais d'efforts pour les retenir, plus ma poi-
trine se gonflait de sanglots. Chez les êtres aussi physique
ment forts que je l'étais, les pleurs sont des convulsions;
les miens ressemblaient à une agonie.
— Voyons! dis donc ce que tu as! s'écria Edmée avec
la brusquerie de l'amitié fraternelle.
Et elle osa poser sa main sur mon épaule. Elle me re-
gardait d'un air d'impatience, et une grosse larme coulait
sur sa joue. Je me jetai à genoux et j'essayai de lui parler,
mais cela me fut encore impossible ; je ne pus articuler que
le mot demain à plusieurs reprises.
— Demain? quoi donc, demain? dit Edmée; est-ce que
tu ne te plais pas ici? est-ce que tu veux t'en aller?
— Je m'en irai si vous voulez, répondis-je; dites, vou-
lez-vous ne me revoir jamais?
— Je ne veux point de cela, reprit-elle ; vous resterez
ici, n'est-ce pas?
— Commandez, répondis-je.
Elle me regarda avec beaucoup de surprise; je restais
à genoux ; elle s'appuya sur le dos de ma chaise.
— Moi, je suis sûre que tu es très bon, dit-elle, comme
si elle eût répondu à une objection intérieure; un Mauprat
ne peut rien être à demi, et, du moment que tu as un
bon quart d'heure, il est certain que tu dois avoir une
noble vie.
— Je l'aurai, répondis-je.
— Vrai? dit-elle avec une joie naïve et bonne.
— Sur mon honneur, Edmée, et sur le tien! Oses-tu
me donner une poignée de main?
— Certainement, dit-elle.
Elle me tendit la main; mais elle tremblait.
— Vous avez donc pris de bonnes résolutions? me dit-
elle.
172 MAUPRAT.
— J'en ai pris de telles, que vous n'aurez jamais un
reproche à me faire, répondis-je. Et maintenant retirez-
vous dans votre chambre, Edmée, et ne tirez jilus les ver-
rous ; vous n'avez plus rien à craindre de moi; je ne vou-
drai jamais que ce que vous voudrez.
Elle attacha encore sur moi ses reg^ards avec surprise,
et, pressant ma main, elle s'éloigna, se retourna plusieurs
fois pour me regarder encore, comme si elle n'eut pu croire
à une si rapide conversion; puis enfin, s'étant arrêtée sur
la porte, elle me dit d'une voix affectueuse :
— 11 faut aller vous reposer aussi; vous êtes fatigué,
vous êtes triste et très changé depuis deux jours. Si vous
ne voulez jias m'affliger, vous vous soignerez, Bernard.
Elle me fit un signe de tête amical et doux. 11 y avait
dans ses grands yeux, creusés déjà par la souffrance, une
expression indéfinissable, où la méfiance et l'espoir, l'affec-
tion et la curiosité, se peignaient allLM-nalivement et par-
fois tous ensemble.
— Je me soignerai, je dormirai, je ne serai pas triste,
répondis-je.
— Et vous travaillerez?
— Et je travaillerai... Mais vous, lulmée, vous me par-
donnerez tous les chagrins que je vous ai causés, et vous
m'aimerez un peu.
— Et je vous aimerai beaucoup, répondit-elle, si vous
êtes toujours comme ce soir.
Le lendemain, dès le point du jour, j'entrai dans la
chambre de l'abbé; il était déjà levé et lisait.
— Monsieur Aubert, lui dis-je, vous m'avez proposé plu-
sieurs fois de me donner des leçons; je \iens vous prier de
mettre à exécution votre offre obligeante.
J'avais passé une partie de la nuit à préparer cette
phrase de début et le injiinlicii cpie je voulais garder vis-à-
\
MAUPRAT. 173
vis de l'abbé. Sans le haïr au fond, car je sentais bien qu'il
était bon et n'en voulait qu'à mes défauts, je me sentais
beaucoup d'amertume contre lui. Je reconnaissais bien in-
térieurement que je méritais tout le mal qu'il avait dit de
moi à Edmée ; mais il me semblait qu'il eût pu insister un
peu plus sur ce ho7i côté dont il n'avait dit qu'un mot en
passant, et qui n"avait pu échapper ta un homme aussi
sagace que lui. J'étais donc décidé à rester très froid et
très fier à son égard. Pour cela, je pensais avec assez de
logique que je devais montrer beaucoup de docilité tant
que durerait la leçon, et qu'aussitôt après, je devais le
quitter avec un remerciement très bref. En un mot, je vou-
lais l'humilier dans son emploi de précepteur, car je n'igno-
rais pas qu'il tenait son existence de mon oncle, et qu'à
moins de renoncer à cette existence ou de se montrer in-
grat, il ne pouvait se refuser à faire mon éducation. En
ceci, je raisonnais très bien, mais d'après un très mauvais
sentiment; et, par la suite, j"en eus tant de regret, que je
lui en fis une sorte de confession amicale, avec demande
d'absolution.
Mais, pour ne pas anticiper sur les événements, je dirai
que les premiers jours de ma conversion me vengèrent
pleinement des préventions trop bien fondées, à beaucoup
d'égards, de cet homme, qui eût mérité le nom de juste,
octroyé par Patience, si une habitude de méfiance n'eût
gêné ses premiers mouvements. Les persécutions dont il
avait été si longtemps l'objet avaient développé en lui ce
sentiment de crainte instinctive qu'il conserva toute sa vie,
et qui rendit toujours sa confiance difficile, et d'autant
plus flatteuse et plus touchante peut-être. J'ai remarqué ce
caractère, par la suite, chez beaucoup de prêtres honnêtes.
Ils ont généralement l'esprit de charité, mais non le senti-
ment de l'amitié.
17i MAUPRAT.
Je voulais le faire souffrir, et j'y réussis. Le dépit m'ins-
pirait ; je me conduisis en véritable gentilhomme vis-à-
vis de son subalterne. J'eus une excellente tenue, beau-
coup d'attention, de politesse, et une raideur glacée. Je
ne lui laissai aucune occasion de me faire rougir de mon
ignorance; et, pour cela, je pris le parti d'aller au-devant
de toutes ses observations, en m'accusant moi-même de ne
rien savoir et en l'engageant à m'enseigner les choses à
l'état le plus élémentaire. Quand j'eus pris ma première
leçon, je vis dans ses yeux pénétrants, où j'étais arrivé à
pénétrer moi-même, le désir de passer de cette froideur
à une sorte d'intimité; mais je ne m'y prêtai nullement.
Il crut me désarmer en louant mon attention et mon intel-
ligence.
— \^ous prenez trop de soin, monsieur l'abbé, lui répon-
dis-je; je n'ai pas besoin d'encouragement. Je ne crois
nullement à mon intelligence, mais je suis sûr de mon
attention; et, comme je ne rends service qu'à moi-même
en m'appliquant de mon mieux à l'étude, il n'y a pas de
raison pour que vous m'en fassiez coin]iliment.
En parlant ainsi, je le saluai et me retirai dans ma
chambre, où je fis tout de suite le thème français qu'il
m'avait donné.
Quand je descendis pour le déjeuner, je vis qu'Edmée
était déjà informée de l'exécution de mes promesses de la
veille. Elle me tendit sa main la première et m'appela son
bon cousin à plusieurs reprises durant le dc^jcuner, si
bien que M. de La Marche, dont le visage n'exprimait
jamais rien, exprima de la surprise ou quelque chose d'ap-
prochant. J'espérais qu'il chercherait l'occasion de nie de-
mander l'explication de mes grossières paroles de la veille,
et, quoique je fusse déterminé à apporter beaucoup de mo-
dération à cet entretien, je me sentis très blessé du soin
MAUPRAT. 175
qu'il prit de l'éviter. Cette indifférence à une injure venant
de moi impliquait une sorte de mépris dont je souffris
beaucoup ; mais la crainte de déplaire à Edmée me donna
la force de me contenir.
Il est incroyable que la pensée de le supplanter ne fût
pas un instant ébranlée par cet apprentissage humiliant
qu'il me fallut faire avant d'arriver seulement à saisir les
premières notions de toute chose. Un autre que moi,
pénétré comme je l'étais du repentir des maux qu'il avait
causés, n'eût pas trouvé de manière plus certaine de les
réparer qu'en s'éloignant et en rendant à Edmée sa parole,
son indépendance, son repos absolu. Ce moyen fut le seul
qui ne me vint pas; ou, s'il me vint, il fut repoussé avec
mépris, comme l'aveu d'une défection. L'obstination, alliée
à la témérité, coulait dans mes veines avec le sang des
Mauprat. A peine avais-je entrevu un moyen de conquérir
celle que j'aimais, que je l'avais embrassé avec audace, et
je pense qu'il n'en eût pas été autrement lors même que
ses confidences à l'abbé dans le parc m'eussent appris
qu'elle avait de l'amour pour mon rival. Une pareille con-
fiance de la part d'un homme qui prenait à dix-sept ans sa
première leçon de grammaire française, et qui s'exagérait
de beaucoup la longueur et la difliculté des études néces-
saires pour être l'égal de M. de La Marche, accusait, vous
l'avouerez, une certaine force morale.
Je ne sais si j'étais heureusement doué sous le rapport
de l'intelligence. L'abbé l'assura; mais je pense que je ne
dois faire honneur de mes progrès rapides qu'à mon cou-
rage. Il était tel, qu'il me fit trop présumer de mes forces
physiques. L'abbé m'avait dit qu'avec une forte volonté on
pouvait, à mon âge, en un mois, connaître parfaitement
les règles de la langue. Au bout d'un mois, je m'exprimais
avec facilité et j'écrivais purement. Edmée avait une sorte
176 MAUPRAT.
de direction occulte sur mes études; elle voulut que l'on ne
m'enseijj^nât pas le latin, assurant qu'il était trop lard pour
consacrer plusieurs années à une science de luxe, et que
l'important était de former mon cœur et ma raison avec des
idées, au lieu d'orner mon esprit avec des mots.
Le soir, elle prétextait le désir de relire quelque livre
favori, et elle lisait haut, alternativement avec l'abbé, des
passages de Gondillac, de Fénelon, de Bernardin de Saint-
Pierre, de Jean-Jacques, de Montaigne même et de Mon-
tesquieu. Ces passages étaient certainemeiiL choisis d'a-
vance et appropriés à mes forces; je les comprenais assez
bien et je m'en étonnais en secret; car, si dans la journée
j'ouvrais ces mêmes livres au hasard, il m'arrivait d'être
arrêté à chaque ligne. Dans la superstition naturelle aux
jeunes amours, je m'imaginais volontiers qu'en passant par
la bouche d'Edmée, les auteurs acquéraient une clarté ma-
gique, et que mon esprit s'ouvrait miraculeusement au son
de sa voix. Du reste, Edmée ne me montrait pas ouverte-
ment l'intérêt qu'elle prenait à m'inslruii-e elle-même. Elle
se trompait sans doute en pensant quelle devait me cacher
sa sollicitude; j'en eusse été d'autant plus stimulé et ar-
dent au travail. Mais en ceci elle était imbue de l'Emile
et mettait en pratique les idées systématiques de son cher
philosophe.
Au reste, je ne m'épargnai guère, et, mon courage ne
souffrant pas la prévoyance, je fus bientôt forcé do m'ar-
rêter. Le changement d'air, de régime ol dhabitiKles, les
veilles, l'absence d'exercices violents, la contention de
l'esprit, en un mot, l'effroyable révolution que mon être
était forcé d'opérer sur lui-même pour passer de l'état
d'homme des bois à celui d'homme intelligent, me causa
une maladie de nerfs qui me rendit presque fou pendant
quelques semaines, idiot ensuite durant quelques jours, et
MAUPRAT. 177
qui enfin se dissipa, me laissant tout rompu, tout anéanti
à l'égard de mon existence passée, mais pétri pour mon
existence future.
Une nuit, à l'époque de mes plus violentes crises, dans
un moment lucide, je vis Edmée dans ma chambre. Je
crus d'abord faire un songe. La veilleuse jetait une lueur
vacillante; une forme pâle, immobile, était couchée dans
une grande bergère. Je distinguai une longue tresse noire
détachée et tombant sur une robe blanche. Je me soule-
vai, faible, pouvant à peine me mouvoir ; j'essayai de sortir
de mon lit. Aussitôt Patience m'apparut et marrêta dou-
cement. Saint-Jean dormait dans un autre fauteuil. Toutes
les nuits, deux hommes veillaient ainsi près de moi pour
me tenir de force lorsque j'étais en proie aux fureurs du
délire. Souvent c'était labbé, parfois le brave Marcasse,
qui, avant de quitter le Berry pour faire sa tournée an-
nuelle dans les provinces voisines, était revenu faire une
dernière chasse dans les greniers du château, et qui obli-
geamment relayait les serviteurs fatigués dans le j)énil)lc
emploi de me garder.
N'ayant pas la conscience de mon mal, il élail fort na-
turel que la présence inopinée du solitaire dans ma cham-
bre me causât une grande surprise et jetât le désordre dans
mes idées. J'avais eu de si violents accès ce soir-là, qu'il
ne me restait plus de force. Je me laissai donc aller à des
divagations mélancoliques, et, prenant la main du bon-
homme, je lui demandai si c'était bien le cadavre d'Kdmée
qu'il avait jiosé sur ce fauteuil auprès de moi.
— C'est Edmée bien vivante, me répondit-il à voix
basse; mais elle dort, mon cher monsieur, ne la réveillons
pas. Si vous avez désir de quelque chose, je suis ici pour
vous soigner, et c'est de bon cœur, oui-da!
— Mon bon Palionce, tu me trompes, lui dis-je; elle
178 MALPRAT.
est morle, et moi aussi, et tu viens pour nous ensevelir. Il
faut nous mettre dans le même cercueil, entends-tu? car
nous sommes fiancés. Où est son anneau? Prends-le et
mets-le à mon doigt; la nuit des noces est venue.
Il voulut en vain combattre cette hallucination; je
persistai à croire qu'Edmée était morte, et je déclarai que
je ne m'endormirais pas dans mon linceul tant que je n'au-
rais pas l'anneau de ma femme. Edmée, qui avait passé
plusieurs nuits à me veiller, était si accablée, qu'elle ne
m'entendait pas. D'ailleurs, je parlais bas, comme Pa-
tience, par un instinct d'imitation qui ne se rencontre que
chez les enfants ou chez les idiots. Je m'obstinai dans ma
fantaisie, et Patience, qui craignait quelle ne se changeât
en fureur, alla prendre doucement une bague de cornaline
qu'Edmée avait au doigt et la passa au mien. Aussitôt
que je l'eus, je la portai à mes lèvres, puis je croisai mes
mains sur ma poitrine dans l'attitude qu'on donne aux ca-
davres dans le cercueil, et je m'endormis profondément.
Le lendemain, quand on voulut me reprendre la bague,
j'entrai en fureur, et on y renonça. Je m'endormis de nou-
veau, et l'abbé me l'ôta pendant mon sommeil. Mais, quand
j'ouvris les yeux, je m'aperçus du rapt et je recommençai
à divaguer. Aussitôt Edmée, qui était dans la chambre,
accourut à moi et me passa l'anneau au doigt en adressant
quelques reproches à l'abbé. Je me calmai sur-le-champ et
dis en levant sur elle des yeux éteints :
— N'est-ce pas que tu es ma femme après ta mort comme
pendant ta vie?
— Certainement, me dit-elle; dors en paix.
— L'éternité est longue, lui dis-je, et je voudrais l'oc-
cuper du souvenir de tes caresses. Mais j'ai beau chercher,
je ne retrouve pas la mémoire de ton amour.
Elle se pencha sur moi et me donna un baiser.
Mauprat
A QUANTIN EDIT
MAUPRAT. 179
— Vous avez tort, Edmée, dit l'abbé : de tels remèdes
se changent en poison.
— Laissez-moi, l'abbé, lui répondit-elle avec impa-
tience en s'asseyant près de mon lit; laissez-moi, je vous
en prie.
Je m'endormis une main dans les siennes, et lui répé-
tant par intervalles :
— On est bien dans la tombe ; on est heureux d'être
mort, n'est-ce pas ?
Durant ma convalescence, Edmée fut beaucoup moins
expansive, mais tout aussi assidue. Je lui racontai mes
rêves et j'appris d'elle ce qu'il y avait de réel parmi mes
souvenirs; sans cette confirmation, j'aurais toujours cru
que j'avais tout rêvé. Je la suppliai de me laisser la
bague, et elle y consentit. J'aurais dû ajouter, pour recon-
naître tant de bontés, que je gardais cet anneau comme
un gage d'amitié et non comme un anneau de fiançailles ;
mais l'idée d'une telle abnégation était au-dessus de mes
forces.
Un jour, je demandai des nouvelles de M. de La
Marche. Ce fut seulement à Patience que j'osai adresser
cette question.
— Parti, répondit-il.
— Comment! parti? repris-je; pour longtemps?
— Pour toujours, s'il plaît à Dieu! Je n'en sais rien, je
ne fais pas de questions; mais j'étais dans le jardin par
hasard quand il a fait ses adieux, et tout cela était froid
comme une nuit de décembre. On s'est pourtant dit de
part et d'autre : « Au revoir ! » mais, quoique Edmée eût
l'air bon et franc qu'elle a toujours, l'autre avait la figure
d'un fermicM' qui voit venir la gelée en avril. Mauprat,
Mauprat, on dit que vous êtes devenu grand cludiant et
grand hon sujet . Souvenez-vous de ce que je vous ai dit :
180 :\lArPRAT.
quand vous serez vieux, il n y aura peut-être plus de titres
ni de seigneuries. Peut-être qu'on vous appellera le père
Mauprat, comme on m'appelle le père Patience, bien que
je n'aie jamais été ni moine ni père de famille.
— Eh bien, où veux-tu en venir?
— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit. répéta-t-ii :
il y a bien des manières d'être sorcier, et on peut connaître
l'avenir sans s'être donné au diable ; moi, je donne ma
voix à votre mariage avec la cousine. Continuez à vous
bien conduire, ^'ous voilà savant; on dit que vous lisez
couramment dans le premier livre venu. Qu'est-ce qu'il
faut de plus? Il y a ici tant de livres, que la sueur me
coule du front rien qu'à les voir; il me semble que je re-
commence à 7ie pouvoir pas apprendre h lire, ^'ous voilà
bientôt guéri. Si ^I. Hubert voulait m'en croire, on ferait
la noce à la Saint-Martin.
— Tais-toi, Patience! lui dis-je, tu me lais de la peine;
ma cousine ne m'aime pas.
— Je vous dis que si, moi; vous mentez par la gorge !
comme disent les nobles. Je sais comme elle vous a soigné,
et Marcasse, élanl sur le toit, la vue à travers sa fenêtre,
qui était à genoux au milieu de sa chambre à cinq heures
du matin, le jour que vous étiez si mal.
Les imprudentes assertions de Patience, les tendres soins
d'Edmée, le départ de M. de La Marche, et, plus que tout
le reste, la faiblesse de mon cerveau, furent cause que je me
persuadai ce que je désirais; mais, à mesure que je repris
mes forces, Edmée rentra dans les bornes de lamilié tran-
quille et prudente. Jamais jiersonne ne recouvra la sauté
avec moins de plaisir que moi; car chaque jour rendait les
visites d'Edmée plus courtes, et, (piand je pus sortir de ma
chambre, je n'eus plus que quelques heures par jour à
passer |)rès d'elle, comme avant ma maladie. Elle avait eu
MALPRAT. 481
l'art merveilleux de me témoigner la plus tendre affection
sans jamais se laisser amener à une explication nouvelle sur
nos mystérieuses fiançailles. Si je n'avais pas encore la
g'randeur d'àme de renoncer à mes droits, du moins j'avais
acquis assez d'honneur pour ne plus les rappeler, et je me
retrouvai précisément dans les mêmes termes avec elle
qu'au moment où j'étais tombé malade. M. de La Marche
était à Paris; mais, selon elle, il y avait été appelé par les
devoirs de sa charge, et il devait revenir à la fin de l'hiver
où nous entrions. Rien dans les discours du chevalier ou de
l'abbé ne témoignait qu'il y eût rupture entre les fiancés. On
parlait rarement du lieutenant général, mais on en parlait
naturellement et sans répugnance; je retombai dans mes
incertitudes et n'y trouvai d'autre remède que de ressaisir
l'empire de ma volonté. « Je la forcerai à me préférer »,
me disais-je en levant les yeux de dessus mon livre et en
regai'dant les grands yeux impénétrables d'Edmée attachés
avec calme sur les lettres de M. de La Marche, que son
père recevait de temps en temps, et qu'il lui remettait
après les avoir lues. Je me replongeai dans l'étude. Je
souffris longtemps d'atroces douleurs à la tète, mais je les
surmontai avec stoïcisme; Kdmée reprit le cours d'études
qu'elle faisait pour moi indirectement durant les soirs
d'hiver. Jétonnai de nouveau l'abbé par mon aptitude et
la rapidité de mes triomplies. Les soins qu'il a^■ait eus de
moi dans ma maladie m'avaient désarmé, et, quoique je ne
pusse encore l'aimer cordialement, sachant ])icn qu'il ne
me servait pas auprès de ma cousine, je lui témoignai lieau-
coup plus de confiance et d'égards que par le passé. Ses
longs entretiens me furent aussi utiles que mes lectures :
on m'associa aux promenades du parc et aux visites phi-
losophiques à la cabane couverte de neige de Patience.
Ce fut un moyen de voir Edmée plus souvent cl plus
182 M A V l' H A T.
longtemp>. Ma conduite fut telle que toute sa méfiance se
dissipa et qu'elle ne craifrnit plus de se trouver seule avec
moi. Mais je n'eus guère l'occasion de prouver là mon
héroïsme; car l'abbé, dont rien ne pouvait endormir la
prudence, était toujours sur nos talons. Je ne souffrais plus
de cette surveillance; au contraire, elle me satisfaisait;
car, malgré toutes mes résolutions, l'orage bouleversait
mes sens dans le mystère, et, une fois ou deux, m'étant
trouvé en tète-à-tête avec Edmée, je la quittai brusquement
et la laissai seule pour lui cacher mon trouble.
Notre vie était donc tranquille et douce en apparence,
et pendant quelque temps elle le fut en effet ; mais bientôt
je la troublai plus que jamais par un vice que l'éducation
développa en moi, et qui jusque-là était resté enfoui sous
des vices plus choquants, mais moins funestes; ce vice, qui
fit le désespoir de mes nouvelles années, fut la vanité.
Malgré leur système, l'abbé et ma cousine commi-
rent la faute de me savoir trop de gré de mes progrès. Ils
s'étaient si peu attendus à ma persévérance, qu'ils en firent
tout l'honneur à mes hautes facultés. Peut-être aussi y eut-il
de leur part un peu de triomphe personnel à voir avec
exagération le succès de leurs idées philosophiques appli-
quées à mon développement. Ce qu'il y a de certain, c'est
que je me laissai facilement persuader que j'avais une haute
intelligence et que j'étais un homme très au-dessus du
commun. Bientôt mes chers instituteurs recueillirent le
triste fruit de leur imprudence, et déjà il était trop tard
pour arrêter l'essor de cet amour démesuré de moi-même.
Peut-être aussi cette passion funeste, comprimée par les
mauvais traitements que j'avais subis dans mon enfance, ne
fit-elle que se réveiller. Il est à croire que nous portons en
nous, dès nos premiers ans, le germe des vertus et des vices
que l'action de la vie extérieure féconde avec le temps.
MAUPRAT. 183
Quant à moi, je n'avais pas encore trouvé d'aliment à ma
vanité; car de quoi aurais-je pu me pavaner dans les pre-
miers jours que je passai auprès d'Edmée? Mais, dès que
cet aliment fut trouvé, la vanité souffrante se leva dans
son triomphe et m'inspira autant de présomption qu'elle
m'avait suggéré de mauvaise honte et de farouche retenue.
J'étais, en outre, aussi charmé de pouvoir enfin commu-
niquer facilement ma pensée que le jeune faucon qui sort
du nid et essaye ses ailes nouvellement poussées. Je devins
donc aussi bavard que j'avais été silencieux. On se plut
trop à mon babil. Je n'eus pas le bon sens de voir qu'on
l'écoutait comme celui d'un enfant gâté; je me crus un
homme, et, qui plus est, un homme remarquable. Je devins
outrecuidant et souverainement ridicule.
Mon oncle le chevalier, qui ne s'était point mêlé de
mon éducation et qui avait seulement souri avec une bonté
paternelle à mes premiers pas dans la carrière, fut le pre-
mier aussi qui s'aperçut de la fausse voie où je m'engageais.
Il trouva déplacé que j'élevasse le ton aussi haut que lui, et
en fit la remarque à sa fille. Elle m'avertit avec douceur
et me dit, pour me faire supporter ses remontrances, que
j'avais raison dans la discussion, mais que son père n'était
pas d'âge à être converti aux idées nouvelles, et que je
devais à sa dignité patriarcale le sacrifice de mes assertions
enthousiastes. Je promis de ne plus recommencer, mais je
ne tins pas parole.
Le fait est que le chevalier était imbu de beaucoup de
préjugés. Il avait reçu une très bonne éducation pour son
temps et pour un noble campagnard ; mais le siècle avait
marché plus vite que lui. Edméc, ardente et romanesque;
l'abbé, sentimental et systématique, avaient marché plus
vite encore que le siècle ; et si l'immense désaccord qui
se trouvait entre eux et le patriarche ne se faisait guère
181 :\iArpr. AT.
sentir, c'était grâce au respect qu'il inspirait ajuste titre et
à la tendresse qu'il avait pour sa fille. Je me jetai à plein
collier, comme vous pouvez croire, dans les idées d'Edmée ;
mais je n'eus pas, comme elle, la délicatesse de me taire à
point. La violence de mon caractère trouvant une issue
dans la politique et dans la philosophie, je goûtais un
plaisir indicible à ces orageuses disputes qui préludaient
alors en France, dans toutes les réunions et jusque dans
le sein des familles, aux tempêtes révolutionnaires. Je
pense qu'il n'était pas une maison, palais ou cabane, cjui ne
nourrît alors son orateur, âpre, bouillant, absolu, et prêt à
descendre dans la lice parlementaire. J'étais donc l'orateur
du château de Sainte-Sévère, et mon bon oncle, habitué à
une apparence d'autorité qui l'empêchait de voir la révolte
réelle des esprits, ne put souffrir une contradiction aussi
ingénue que la mienne. Il était fier et bouillant, et, de
plus, il avait une difficulté à s'exprimer qui augmentait son
impatience naturelle, et qui lui donnait de l'humeur contre
les autres, à force de lui en donner contre lui-même. Il
frappait du pied sur les bûches enflammées de son foyer. Il
mettait en pièces ses verres de lunettes, il répandait son
tabac à grands flots sur le parquet et faisait retentir des
éclats de sa voix sonore les hauts plafonds de son manoir.
Tout cela me divertissait cruellement; car, d'un mot tout
fraîchement épelé dans mes livres, je renversais le fragile
échafaudage des idées de toute sa vie. C'était une grande
sottise et un fort sot orgueil de ma part; mais ce besoin de
lutte, ce plaisir de déployer intellectuellement l'énergie
qui manquait à ma vie physique, m'emportaient sans cesse.
En vain Edmée toussait pour m'avertir de me taire et
s efforçait, pour sau\ep raïuour-projire de son jière, de
trouver, contre sa propre conscience, quelque raison en sa
faveur; la tiédeur de son assistance et l'espèce de conces-
MAUPRAT. 185
sion qu'elle semblait me commander irritaient de plus en
plus mon adversaire.
— Laissez-le donc dire, s'ccriait-il ; Edmée, ne vous
mêlez pas de cela; je veux le battre sur tous les points. Si
vous nous interrompez toujours, je ne pourrai jamais lui
prouver son absurdité.
Et alors la bourrasque soufflait en crescendo de part et
d'autre, jusqu'à ce que le chevalier, profondément blessé,
sortît de l'appartement et allât passer sa mauvaise humeur
sur son piqueur ou sur ses chiens de chasse.
Ce qui contribuait à ramener ces querelles déplacées et
à nourrir mon obstination ridicule, c'était la bonté extrême
elle rapide retour de mon oncle. Au bout d'une heure, il ne
se souvenait plus de mes torts ni de sa contrariété; il me
parlait comme de coutume et s'enquérait de tous mes désirs
et de tous mes besoins avec cette inquiétude paternelle qui
le tenait toujours en haleine de générosité. Cet homme
incomparable n'eût pas dormi tranquille, s'il n'eût, avant
de se coucher, embrassé tous les siens, et s'il n'eût réparé,
par une parole ou un regard bienveillant, les vivacités dont
le dernier de ses valets avait eu à souffrir dans la journée.
Cette bonté eût dû me désarmer et me fermer la bouche à
jamais; j'en faisais le serment chaque soir; mais chaque
malin, je retournais, comme dit riù'rilure, à mou vomis-
sement.
Edmée souffrait chaque jour davantage du caractère qui
se développait en moi, et elle chercha le moyen de m'en
corriger. S'il n'y eut j;ini:ns de fiancée plus forte et plus
réservée, jamais il n'y eut de mère plus tendre qu'elle.
Après beaucoup de conférences avec l'abbé, elle résolut de
décider son père à rompre un peu l'habitude de notre Aie
et à transporter notre établissement à Paris pendant les
dernières semaines du carnaval. Le séjour de la campagne,
2i
186 MAUPRAT.
le grand isolement où la position de Sainte-Scvcre et le
mauvais état des chemins nous laissaient depuis l'hiver,
l'uniformité des habitudes, tout contribuait à entretenir
notre fastidieux ergotage ; mon caractère s'y corrompait de
plus en plus; mon oncle y prenait encore plus de plaisir
que moi, mais sa santé en souffrait, et ces puériles émo-
tions journalières hâtaient sa caducité. L'ennui avait gagné
l'abbé; Edmée était triste, soit par suite de notre genre de
vie, soit par suite de causes cachées. Elle désira partir, et
nous partîmes; car son père, inquiet de sa mélancolie,
n'avait d'autre volonté que la sienne. Je tressaillais de joie
à l'idée de connaître Paris ; et tandis qu'Edmée se flattait
de voir le commerce du monde adoucir les aspérités de
mon pédantisme, je me rêvais une attitude de conquérant
dans ce monde décrit avec tant de dénigrement par nos
philosophes. Nous nous mîmes en route par une belle ma-
tinée de mars, le chevalier avec sa fille et M"'' Leblanc dans
une chaise de poste; moi dans une autre avec l'abbé, qui
dissimulait mal sa joie de voir la capitale pour la première
fois de sa vie, et mon valet de chambre Saint-Jean, qui
faisait de profonds saints à tous les passants pour ne pas
perdre ses habitudes de politesse.
MAUPRA.T. 187
XII
Le vieux Bernard, fatigué d'avoir tant parlé, nous avait
remis au lendemain. Sommé par nous, à Theure dite, de
tenir sa parole, il reprit son récit en ces termes :
Cette époque marqua dans ma vie une nouvelle phase.
A Sainte-Sévère, j'avais été absorbé par mon amour et mes
études. J'avais concentré sur ces deux points toute mon
énergie, A peine arrivé à Paris, un épais rideau se leva
devant mes yeux, et, pendant plusieurs jours, à force de
ne rien comprendre, je ne me sentis étonné de rien. J'at-
tribuais à tous les acteurs qui paraissaient sur la scène une
supériorité très exagérée; mais je ne m'exagérais pas moins
la facilité que j'aurais bientôt à égaler cette puissance idéale.
Mon naturel entreprenant et présomptueux voyait partout
un défi et nulle part un obstacle.
Logé à un étage séparé dans la maison qu'occupaient
mon oncle et ma cousine, je passai désormais la plus grande
partie de mon temps auprès de l'abbé. Je ne fus point
étourdi des avantages matériels de ma position ; mais, en
voyant beaucoup de positions équivoques ou pénibles, je
commençai à sentir le bien-être de la mienne. Je compris
l'excellent caractère de mon gouverneur, et le respect de
mon laquais ne me sembla plus incommode. Avec la liberté
188 MAIPRAT.
dont je jouissais, l'argent qui m'était fourni à discrétion et
la vigueur athlétique de ma jeunesse, il est étonnant que
je ne sois pas tombé dans quelque désordre, ne fût-ce que
dans celui du jeu, qui n'allait pas mal à mes instincts de
combativité. Ce fut mon ignorance de toute chose qui me
préserva ; elle me donnait une méfiance excessive, et labbé,
qui était très pénétrant et qui se sentait responsable de
mes actions, sut habilement exploiter ma sauvagerie dédai-
gneuse. Il l'augmenta à l'égard des choses qui m'eussent
été nuisibles, et la dissipa dans le cas contraire. Puis il sut
accumuler autour de moi les distractions honnêtes, qui ne
remplacent pas les joies de l'amour, mais qui diminuent
l'âcreté de ses blessures. Quant aux tentations de la dé-
bauche, je ne les connus point. J'avais trop d'orgueil pour
désirer une femme qui ne m'eût pas semblé, comme Kdmée,
la première de toutes.
L heure du dîner nous réunissait, et, le soir, nous allions
dans le monde. En peu de jours, j'en appris plus, à examiner
d'un coin de l'appartement ce qui se faisait là, que je no
l'aurais fait en un an de conjectures et de recherches. Je
crois que je n'aurais jamais rien compris à la société, vue
d'une certaine distance. Rien n'établissait des rapports bien
nets entre mon cerveau et ce qui occupait le cerveau des
autres hommes. Dès que je me trouvai au milieu de ce
chaos, le chaos fut forcé de se débrouiller devant moi et
de me laisser connaître une grande jiarlie de ses éléments.
Cette route qui me menait à la vie ne fut j)as sans charmes,
je m'en souviens, à son point de départ. Je n'avais rien à
demander, à désirer ou à débattre dans les intérêts sociaux.
La fortune m'avait pris par la main. Un beau matin, elle
m'avait tiré d'un abîme pour m'asseoir sur l'édredon et
pour me faire enfant de famille. Les agitations des autres
étaient un amusement pour mes yeux. Mon cœur n'était
MAUPRAT. 189
intéressé à l'avenir que par un point mystérieux, l'amour
que j'éprouvais pour Edmée.
La maladie, loin de diminuer ma force physique, lavait
retrempée. Je n'étais plus cet animal lourd et dormeur que
la dig-estion fatiguait, que la fatigue abrutissait. Je sentais
la vibration de toutes mes fibres élever dans mon âme des
accords inconnus, et je m'étonnais de découvrir en moi
des facultés dont pendant si longtemps je n'avais pas soup-
çonné l'usage. Mes bons parents s'en réjouissaient sans en
paraître surpris. Ils avaient si complaisamment auguré
de moi dès le principe, qu'ils semblaient n'avoir pas fait
d'autre métier toute leur vie que de civiliser des bar-
bares.
Le système nerveux qui venait de se développer en
moi, et qui me fit payer pendant tout le reste de ma vie,
par de vives et fréquentes souffrances, les jouissances et
les avantages qu'il me procura, m'avait rendu surtout im-
pressionnable ; et cette aptitude à ressentir l'effet des choses
extérieures était aidée d'une puissance d'organes qu'on ne
trouve que chez les animaux ou chez les sauvages. Je m'é-
tonnais de l'étiolement des facultés chez les autres. Ces
hommes en lunettes, ces femmes dont l'odorat était émoussé
par le tabac, ces vieillards précoces, sourds et goutteux
avant l'âge, me faisaient peine. Le monde me représentait
un hôpital, et, quand je me trouvais avec mon organisation
robuste au milieu de ces infirmes, il me semblait que, d'un
souffle, je les aurais lancés dans les airs comme des graines
de chardon.
Cela me donna le tort et le malheur de m'abandonner
à un genre d'orgueil assez sot, qui est de se prévaloir des
dons de la nature. Cela me porta à négliger longtemps
leur perfectionnement véritable, comme un progrès de
luxe. La préoccupation où je fus bientôt de la nullité d'au-
190 MAIPRAT.
trui m'empêcha moi-même de m'élcver au-dessus de ceux
que je crovais désormais mètre inférieurs. Je ne voyais
pas que la société est faite d'éléments de peu de valeur,
mais que leur arranp^ement est si savant et si solide, qu'a-
vant d'y mettre la moindre pièce, il faut être reçu praticien.
Je ne savais pas qu'il n'y a pas de milieu dans cette société
entre le rôle de grand artiste et celui de bon ouvrier. Or
je n'étais ni l'un ni l'autre, et, s'il faut dire vrai, toutes mes
idées n'ont jamais abouti à m'affranchir de la routine,
toute ma force ne ma servi qu'à réussir à grand'peine à
faire comme les autres.
Ainsi, en peu de semaines, je passai d'un excès dadmi-
ration à un excès de dédain pour la société. Dès que jeus
saisi le sens de ses ressorts, ils me parurent si misérable-
ment poussés par une génération débile, que l'attente de
mes maîtres fut déçue sans qu'ils s'en doutassent. Au lieu
de me sentir dominé et de chercher à m'elTacer dans la
foule, je m'imaginai que je pourrais la dominer quand je
voudrais, et je m'entretins secrètement dans des rêves
dont le souvenir me fait rougir. Si je ne me rendis pas
souverainement ridicule, c'est grâce à l'excès même de
cette vanité, qui eût craint de se commettre en se mani-
festant.
Paris offrait alors un spectacle que je n'essayerai pas de
vous retracer, parce que vous l'avez sans doute étudié
maintes fois avec avidité dans les excellents tableaux qu'en
ont tracés des témoins oculaires, sous forme d'histoire
générale ou de mémoires particuliers. D'ailleurs, une telle
peinture sortirait des bornes de mon récit, et j'ai promis
seulement de vous raconter le fait capital de mon his-
toire morale et philosophique. Pour que vous vous fas-
siez une idée du travail de mon esprit à cette époque, il
suffira de vous dire que la guerre de l'indépendance éclatait
MAUPRAT. 191
en Amérique, que Voltaire recevait son apothéose à Paris,
et que Franklin, prophète d'une religion politique nouvelle,
apportait au sein même de la cour de France la semence
de la liberté. La Fayette préparait secrètement sa roma-
nesque expédition, et la plupart des jeunes patriciens
étaient entraînés par la mode, par la nouveauté et par le
plaisir inhérent à toute opposition qui n'est pas dangereuse.
L'opposition revêtait des formes plus graves et faisait
un travail plus sérieux chez les vieux nobles et parmi les
membres des parlements; l'esprit de la ligue se retrouvait
dans les rangs de ces antiques patriciens et de ces fiers
magistrats, qui d'une épaule soutenaient encore pour la
forme la monarchie chancelante, et de l'autre prêtaient un
large appui aux envahissements de la philosophie. Les pri-
vilégiés de la société donnaient ardemment les mains à la
ruine prochaine de leurs privilèges, par mécontentement
de ce que les rois les avaient restreints. Ils élevaient leurs
fils dans des principes constitutionnels, s'imaginaient qu'ils
allaient fonder une monarchie nouvelle où le peuple les
aiderait à se replacer plus haut que le trône, et c'est pour
cela que les plus grandes admirations pour Voltaire et les
plus ardentes sympathies pour Franklin furent exprimées
dans les salons les plus illustres de Paris.
Une marche si insolite, et, il faut le dire, si pou natu-
relle, de l'esprit humain avait donné une impulsion toute
nouvelle, une sorte de vivacité querelleuse aux relations
froides et guindées des vestiges de la cour de Louis XIV.
Elle avait aussi mêlé des formes sérieuses et donné une
apparence de fond aux frivoles manières de la Régence. La
vie pure, mais effacée, de Louis XVI ne comptait pas et
n'imposait rien à personne; jamais on ne vit tant de grave
babil, tant de maximes creuses, tant de sagesse d'apj)arat,
tant d'inconséquences entre les paroles et la conduite.
192 MAUPRAT.
qu'il s'en débita à cette époque parmi les castes soi-disant
éclairées.
Il était nécessaire de vous rappeler ceci pour vous faire
comprendre l'admiration que j'eus d'abord pour un monde
en apparence si désintéressé, si courageux, si ardent à la
poursuite de la vérité; le dégoût que je ressentis bientôt
pour tant d'affectation et de légèreté, pour un tel abus des
mots les plus sacrés et des convictions les plus saintes.
J'étais de bonne foi pour ma part et j'appuyais ma ferveur
pliilosophique, ce sentiment de la liberté nouvellement
révélé qu'on appelait alors le culte de la raison, sur les
bases d'une inflexible logique. J'étais jeune et bien con-
stitué, condition première peut-être de la santé du cer-
veau; mes études n'étaient pas étendues, mais elles étaient
solides; on m'avait servi des aliments sains et une diges-
tion facile. Le peu que je savais me servait donc à voir
que les autres ne savaient rien ou qu'ils mentaient à eux-
mêmes.
Il ne vint pas beaucoup de monde dans les commence-
ments chez le chevalier. .\nii d'enfance de M. Turgot et de
plusieurs hommes distingués, il ne s'était point mêlé à la
jeunesse dorée de son temps, il avait vécu sagement à la
campagne après s'être loyalement conduit à la guerre. Sa
société se composait donc de quelques graves hommes de
robe, de plusieurs vieux militaires et de quelques seigneurs
de sa province, vieux et jeunes, à qui une fortune honnête
licrmettait, comme à lui, de venir passer à Paris un hiver
sur deux; mais il avait conservé de lointaines relations
avec un monde plus brillant, où la beauté et les excellentes
manières d'Edmée furent remarquées dès qu'elle y parut.
Fille unique, convenablement riche, elle fut recherchée
par les importantes maîtresses de maison, espèce d'entre-
metteuses de haut lieu qui ont toujours quelques jeunes
3IAUPRAT. 193
protégés endettés à établir aux dépens d'une famille de
province. Puis, quand on sut qu'elle était fiancée à
M. de La Marche, rejeton à peu près ruiné d'une très
illustre famille, on lui fit encore plus d'accueil, et peu à
peu le petit salon qu'elle a^ait choisi pour les vieux amis
de son père devint trop étroit pour les beaux esprits de
qualité et de profession et les grandes dames à idées phi-
losophiques, qui voulurent connaître la yeu/je quakeresse
ou la rose du Berry (ce fuirent les noms qu'une femme à la
mode lui donna).
Ce rapide succès d'Edmée, dans un monde auquel jus-
que-là elle avait été inconnue, ne l'étourdit nullement; et
l'empire qu'elle possédait sur elle-même était si grand, que
jamais, malgré toute l'inquiétude avec laquelle j'épiais ses
moindres mouvements, je ne pus savoir si elle était flattée
de produire tant d'effet. Ce que je pus remarquer, ce fut
l'admirable jjon sens qui présidait à toutes ses démarches
et à toutes ses paroles. Son attitude à la fois naïve et
réservée, un certain mélange d'abandon et de fierté mo-
deste, la faisaient briller parmi les femmes les plus admi-
rées et les plus habituées à capter l'attention; et c'est ici
le lieu de dire que je fus extrêmement choqué tout d'abord
du ton et de la tenue de ces femmes si vantées; elles me
semblaient ridicules dans leurs grâces étudiées, et leur
grande habitude du monde me faisait l'effet d'une insup-
portable effronterie. Moi, si hardi intérieurement et na-
guère si grossier dans mes manières, je me sentais mal à
l'aise et décontenancé auprès d'elles; et il me fallait tous
les reproches et toutes les remontrances d'Edmée pour ne
pas me livrer à un profond mépris pour cette courtisanerie
des regards, de la toilette et des agaceries, qui s'appelait
dans le monde la coquetterie permise, le désir charmant
de plaire, l'amabilité, la grâce. L'abbé était de mon avis.
9:.
19i MMPRAT.
Quand le salon était vide, nous restions quelques instants
en famille au coin du feu avant de nous séparer. Ccst le
moment où l'on sent le besoin de résumer ses impressions
éparses et de les coniniuni([uer à des êtres sympathiques.
L'abbé rompait donc les mêmes lances que moi contre mon
oncle et ma cousine. Le chevalier, galant admirateur du
beau sexe, qu'il n'avait jamais beaucoup pratiqué, prenait,
en vrai chevalier français, la défense de toutes les beautés
que nous attaquions impitoyablement. Il accusait, en riant,
labbé de raisonner à l'éj^'ard des femmes comme le renard
de la fable à 1 égard des raisins. Moi, je renchérissais sur les
critiques de l'abbé; c'était une manière de dire avec cha-
leur à Edmée combien je la préférais à toutes les autres;
mais elle en paraissait plus scandalisée que flattée et me
reprochait sérieusement cette disposition à la malveillance,
qui prenait sa source, disait-elle, dans un immense orgueil.
Il est vrai qu'après avoir généreusement embrassé la
défense des personnes mises en cause, elle se rangeait à
notre opinion dès que, Rousseau en main, nous lui disions
que les femmes du monde avaient à Paris un air cai\tl{er
et une manière de regarder un homme en face qui n'est
pas tolérable aux yeux d'un sage. Edmée ne savait rien
objecter quand Rousseau avait prononcé; elle aimait à
reconnaître avec lui que le plus grand charme d'une femme
est dans l'allenlion intelligente et modeste qu'elle donne
aux discours graves; et je lui citais toujours la comparai-
son de la femme supérieure avec un bel enfant aux grands
yeux pleins de sentiment , de douceur et de finesse, aux
(piestions timides, aux objections pleines de sens, afin
qu'elle se reconnût dans ce portrait, qui semblait avoir été
tracé d'après elle. Je renchérissais sur le texte, et, conti-
nuant le portrait :
— Une femme vraiment supérieure, lui disais-je en la
MALPRAT. 193
regardant avec ardeur, est celle qui en sait assez pour ne
jamais faire une question ridicule ou déplacée, et pour ne
jamais tenir tête à des gens de mérite; cette femme sait se
taire, surtout avec les sots qu'elle pourrait railler et les
ignorants qu'elle pourrait humilier; elle est indulgente aux
absurdités parce qu'elle ne tient pas à montrer son savoir,
et elle est attentive aux bonnes choses parce qu'elle désire
s'instruire. Son grand désir, c'est de comprendre et non
d'enseigner; son grand art (puisqu'il est reconnu qu'il faut
de l'art dans l'échange des paroles) n'est pas de mettre en
présence deux fiers antagonistes, pressés d'étaler leur
science et d'amuser la compagnie en soutenant chacun une
thèse dont personne ne désire trouver la solution, mais
d'éclaircir toute discussion inutile en y faisant intervenir
tous ceux qui peuvent à point y jeter du jour. C'est un
talent que je ne vois point chez ces maîtresses de maison
si prônées. Chez elles, je vois toujours deux avocats en
vogue et un auditoire ébahi, où personne n'est juge; elles
ont l'art de rendre le génie ridicule, le vulgaire muet cl
inerte; et l'on sort de là en disant : « C'est bien parlé », et
rien de plus.
Je pense bien que j'avais raison; mais je me souviens
aussi que ma grande colère contre les femmes venait de ce
qu'elles ne faisaient aucune attention aux gens qui se
croyaient du mérite et qui n'avaient pas de célébrité; et
ces gens-là, c'était moi, comme vous pouvez bien l'ima-
giner. D'un autre côté, et maintenant que j'y songe sans
prévention et sans vanité blessée, je suis certain que ces
femmes avaient un système d'adulation pour les fa^•oris du
public, qui ressemblait beaucoup plus à une puérile vanité
qu'à une sincère admiration ou à une franche sympathie.
Elles étaient comme une sorte d'éditeur de la conversa-
lion, écoulant de toutes leurs oreilles, et faisant impéricu-
J9G MAL PUAT.
scment si^jne à l'auclitoire d'écouler rclig:ieusenicnt toute
niiiiserie sortant d une bouche illustre, tandis quelles
étouffaient un bâillement et faisaient chuiuer les branches
de leur éventail à toute parole, si excellente qu elle fut,
dès quelle n'était pas sij^née d'un nom en vogue. J'ij^nore
les airs des femmes beaux esprits du mx*^ siècle; j'ignore
même si cette race subsiste encore : il y a trente ans que
je n'ai été dans le monde; mais, quant au passé, vous
pouvez croire ce que je vous en dis. Il y en avait cinq ou
six (pii m étaient réellement odieuses. L'une avait de l'es-
prit et flépensait à tort et à travers ses bons mots, qui
étaient aussitôt colportés dans tous les salons, et qu'il me
fallait entendre répéter vingt fois dans un jour; une autre
avait lu Montesquieu et faisait la leçon aux plus vieux
magistrats; une troisième jouait de la harpe pitoyablement,
mais il était convenu que ses bras étaient les plus beaux
de France; et il fallait supporter l'aigre grincement de ses
ongles sur les cordes, alin qu'elle pût ôter ses gants d'un
iiir timide et enfantin. Que sais-je des autres? Elles rivali-
saient d'idlectation et de niaises hvp(icri>ies di>nt tous les
iiommes consentaient puérilement à paraître dupes. Lue
seule était vraiment belle, ne disait rien et plaisait par la
nonchalance de ses attitudes, (".elle-là eût trouvé grâce
devant moi parce qu'elle était ignorante, mais elle en faisait
gloire, afin de contraster avec les autres par une pi(|uanle
ingénuité. Un jour, je découvris qu elle a\ait de l'esprit,
et je la pris en a\ersion.
Ivlmée restait seule dans toute sa fraîcheur de sincé-
rité, dans tout l'éclat de sa grâce naturelle. Assise sur un
sofa auprès de M. de .Ma]i'>iu'ii)i'-. elle était la même per-
sonne (pie j'avais contemplée tant de fois au soleil couchant,
sur !<• liane de pierre au seuil de la chaumière de Patience,
MAL pp. A T. 197
XIII
Vous pensez bien que les hommages dont ma cousine
<îtait entourée rallumèrent dans mon sein la jalousie assou-
pie. Depuis qu'obéissant à son ordre, je m'étais livré à
l'étude, je ne saurais trop vous dire si j'osais compter sur
la promesse qu'elle m'avait laite d'être ma femme lorsque
je serais en état de comprendre ses idées et ses sentiments.
Il me semblait bien que ce temps était venu, car il est cer-
tain que je comprenais Edmée, mieux peut-être quaucun
des hommes qui lui faisaient la cour en prose et en vers.
J étais bien résolu à ne me plus prévaloir du serment arra-
ché à la Roche-Mauprat ; mais la dernière promesse faite
librement à la fenêtre de la chapelle, et la conclusion que
je pouvais tirer de l'entretien avec l'abbé, surpris par moi
dans le parc de Sainte-Sévère; mais l'insistance qu'elle
avait mise à m'em|)êcher de m'éloigner d'elle et à diriger
mon éducation; mais les soins maternels quelle mavait
prodigués durant ma maladie, tout cela ne me donnait-il
pas, sinon des droits, du moins des motifs d'espérance? Il
est vrai que son amitié était glaciale dès que ma passion
se trahissait dans mes paroles ou dans mes regards; il est
vrai que, depuis le premier jour, je n'avais pas fait un pas
de plus dans son intimité; il est vrai aussi que M. de La
Marche venait souvent dans la maison et quelle lui té-
moignait toujours la même amitié qu'à moi, avec moins de
198 MAUPRAT.
familiarité et plus d'égards, nuance que la différence de
nos caractères et de nos âges amenait naturellement, et qui
ne prouvait aucune préférence pour l'un ou pour l'autre.
Je pouvais donc attribuer sa promesse à un arrêt de sa
conscience; l'intérêt qu'elle prenait à m'instruire, au culte
qu'elle rendait à la dignité humaine réhabilitée par la phi-
losophie; son affection calme et continue })our M. de La
Marche, à un regret profond, dominé par la l'orce et la
sagesse de son esprit. Ces perplexités étaient poignantes.
L'espoir de forcer son amour par ma soumission et mun
dévouement m'avait longtemps soutenu, mais cet espoir
commençait à s'affaiblir, car, de l'aveu de tous, j'avais fait
des progrès extraordinaires, des efforts prodigieux, et il
s'en fallait de beaucoup que l'estime d'Edmée pour moi eût
grandi dans la même proportion. Elle n'avait pas paru
étonnée de ce qu'elle appelait ma haute inlellir/ence: elle
y avait toujours cru; elle l'avait louée plus que de raison.
Mais elle ne s'aveuglait pas sur les défauts de mon carac-
tère, sur les vices de mon âme; elle me les reprochait
avec une douceur impitoyable, avec une patience faite
pour me désespérer, car elle semblait avoir pris le parti
de ne m'aimer jamais ni plus ni moins, quoi qu'il arrivât
désormais.
Cependant tous lui faisaient la cour, et nul n'était
agréé. On avait bien dit dans le monde qu elle était pro-
mise à M. de La Marche, mais on ne comprenait pas plus
que moi le retard indélini apporté à cette union. On en
vint à dire qu'elle cherchait des prétextes pour se débar-
rasser de lui, et on ne trouva pas à motiver cette répu-
gnance autrement qu'en lui supposant une grande passion
pour moi. Mon histoire singulière avait fait du bruit : les
femmes m'examinaient avec curiosité, les hommes me té-
moignaient de l'intérêt et une sorte de considération que
MAUPRAT. i99
j'affectais de mépriser, mais à laquelle j'étais assez sensible;
et, comme rien n'a crédit dans le monde sans être embelli
de quelque fiction, on exagérait étrangement mon esprit,
mon aptitude et mon savoir; mais, dès qu'on avait vu, en
présence d'Edmée, M. de La Marche et moi, toutes les in-
ductions étaient réduites à néant par le sang-froid et l'ai-
sance de nos manières. Edmée était avec nous en public ce
qu'elle était en particulier ; M. de La Marche, un manne-
quin sans âme et parfaitement dressé aux airs convenables;
moi, dévoré de passions diverses, mais impénétrable à
force d'orgueil, et aussi, je dois l'avouer, de prétentions à
la sublimité du maintien américain. Il faut vous dire que
j'avais eu le bonheur d'être présenté à Franklin comme un
sincère adepte de la liberté. Sir Arthur Lee m'avait honoré
d'une sorte de bienveillance et d'excellents conseils : j'avais
donc la tête tournée tout comme ceux que je raillais si
durement, et au point même que cette petite gloriole ap-
portait à mes tourments un allégement bien nécessaire. Ne
hausserez-vous pas les épaules, si je vous avoue que je
prenais le plus grand plaisir du monde à ne point poudrer
mes cheveux, à porter de gros souliers, à me présenter
partout en habit plus que simple, rigidement propre et de
couleur sombre, en un mot, à singer, autant qu'il était per-
mis de le faire alors sans être confondu avec un vérilah/e
rolurier, la mise et les allures du bonhomme Richard I
J'avais dix-neuf ans et je vivais dans un temps où chacun
afTectait un rôle; c'est là toute mon excuse.
Je pourrais alléguer aussi que mon trop indulgent et
trop naïf gouverneur m'approuvait ouvertement; que mon
oncle Hubert, tout en se moquant de moi de temps en
temps, me laissait faire, et qu'lulmée ne me disait abso-
lument rien de ce ridicule et semblait ne pas s'en aper-
cevoir.
200 MAUPRAT.
Le printemps était revenu cependant, nous allions re-
tourner à la campagne; les salons se dépeuplaient, et j'étais
toujours dans la même incertitude. Je remarquai un jour
que M. de La Marche montrait, malgré lui. le désir de se
trouver seul avec Edmée. Je pris d'abord plaisir à le faire
souffrir en restant immobile sur ma chaise: mais je crus
voir au front d'Edmée ce léger pli que je connaissais si
bien, et, après un dialogue muet avec moi-même, je sortis,
décidé à voir les suites de ce tète-à-tête et à connaître mon
sort, quel qu'il fût.
Je revins au salon au bout d'une heure: mon oncle
était rentré; AL de La ALirche restait à diner; Edmée était
rêveuse, mais non triste: l'abbé lui adressait avec les yeux
des questions qu'elle n'entendait pas ou ne voulait pas en-
tendre.
M. de La Marche accompagna mon oncle à la Comédie-
Française. Edmée dit qu'elle avait à écrire et demanda la
permission de rester. Je suivis le comte et le chevalier;
mais, après le premier acte, je m'esquivai et je rentrai à
1 hôtel. Edmée avait fait défendre sa porte, mais je ne pris
pas cette défense pour moi ; les domestiques trouvaient
tout simple que j'agisse en enfant de la maison. J'entrai au
.salon, tremblant qu'Edmée ne fut dans sa chambre: là, je
n'aurais pu la poursuivre. Elle était près de la cheminée et
s'amusait à effeuiller les asters bleus et blancs que j'avais
cueillis dans une promenade au tombeau de Jean-Jacques
Rousseau. Ces Heurs nie rappelaient une nuit d entliou-
siasme, un clair de lune, les seules heures de bonheur peut-
être que je pusse mentionner dans ma vie.
— Déjà rentré? me dit-elle sans se déranger.
— Déjà est un mot bien dur, lui répondis-je; voulez-
vous que je me retire dans ma chambre, Edmée?
— Non 'pas, vous ne me gênez nullement ; mais vous
MAUPRAT. 201
auriez plus profité à la représentation de Mérope qu'en
écoutant ma conversation de ce soir, car je vous avertis
que je suis idiote.
— Tant mieux, cousine, vous ne m'humilierez pas, et,
pour la première fois, nous serons sur le pied de l'égalité.
Mais voulez-vous me dire pourquoi vous méprisez tant
mes asters ? Je croyais que vous les garderiez comme une
relique.
— A cause de Rousseau, dit-elle en souriant avec ma-
lice sans lever les yeux sur moi.
— Oh ! c'est bien ainsi que je l'entends, repris-je.
— Je joue un jeu très intéressant, dit-elle; ne me dé-
rangez pas.
— Je le connais, luidis-je; tous les enfants de la Varenne
le jouent, et toutes nos bergères croient à l'arrêt du sort
que ce jeu révèle. Voulez-vous que je vous explique vos
pensées, lorsque vous arrachiez ces pétales quatre à quatre?
— Voyons, grand nécromant !
— Un peu, c'est ainsi que quelqu'un vous aime; beau-
coup, c'est ainsi que vous l'aimez; passionnément, un autre
vous aime ainsi; pas du (ouf, voilà comme vous aimez
celui-là.
— Et pourrait-on savoir, monsieur le devin , reprit
Edmée, dont la figure devint plus sérieuse, ce que signi-
fient quelqu'un et un autre ? Je crois que vous êtes comme
les antiques pythonisses : vous ne savez pas vous-même le
sens de vos oracles.
— Ne sauriez-vous deviner le mien, Edmée?
— J'essayerai d'interpréter l'énigme, si vous voulez me
promettre de faire ensuite ce que fit le sphinx vaincu par
Œdipe.
— Oh ! Edmée, m'écriai-je, il y a longtemps que je me
casse la tête contre les murs à cause de vous et de vos in-
20
202 MAL'PRAT.
lerprétations! et cependant vous n'avez pas devine juste
une seule fois.
— Oh! mon Dieu, si! dit-elle en jetant le bouquet sur
la cheminée; a-ous allez voir. J'aime un f)cii M. de La
Marche, et je vous aime beaucoup. Il m'aime passi'onné-
mcnl, et vous ne m'aimez /)<?.y du loul. \'oilà la vérité
— Je vous pardonna' de tout mon cceur celle méchante
interprétation à cause du mol beaucoup, lui répondis-je.
Et j'essayai de prendre ses mains; elle les retira brus-
quement, et, en vérité, elle eut tort, car, si elle me les eût
abandonnées, je me lusse borné à les serrer fralernelle-
ment; mais cette sorte de méfiance réveilla des souvenirs
danj;creux pour moi. Je crois qu'elle avait ce soir-là dans
son air et dans ses manières beaucoup de coquellerie, el
jusque-là je ne lui en avais jamais vu la moindre velléité.
Je me sentis enhardi sans trop savoir pourquoi, el j'osai
lui faire des remarques piquantes sur son tête-à-lêle avec
M. de La Marche. Elle ne prit aucun soin pour repousser
mes interprétations et se mit à rire lorsque je la priai de
me remercier de la politesse exquise avec laquelle je m'é-
tais retiré en lui voyanl froncer le sourcil.
Celle léj^creté superbe commençait à m'irriler un peu,
lorsqu'un domestique enlra et lui remit une lettre en lui
disant qu'on altendail la réponse.
— Approchez la table et taillez-moi une plume, me
dit-elle.
Et, d'un air noiichalanl, elle décacheta ol parcourut la
lettre, tandis que, sans savoir de quoi il s'agfissail. je pré-
parais tout ce qui était nécessaire pour écrire.
Depuis longtemps la plume de corbeau était taillée ;
depuis longtemps le papier à vignettes di' couleur était sorti
du portefeuille ambré, et Edmée, n'y faisant aucune atten-
tion, ne se disposait point à en faire usage. La lettre dépliée
MAUPRAT. 203
était sur ses genoux, ses pieds étaient sur les chenets, ses
coudes sur les bras de son fauteuil dans son attitude favo-
rite de rêverie. Elle était complètement absorbée. Je lui
parlai doucement ; elle ne m'entendit pas. Je crus qu'elle
-avait oublié la lettre et qu'elle s'endormait. Au bout d'un
quart d'heure, le domestique rentra et demanda, de la part
du messager, s'il y avait une réponse.
— Certainement, répondit-elle ; qu'il attende.
Elle relut la lettre avec une attention extraordinaire et
se mit à écrire avec lenteur ; puis elle jeta au feu sa réponse,
repoussa du pied son fauteuil, fit quelques tours dans l'ap-
partement, et tout d'un coup s'arrêta devant moi et me
regarda d un air froid et sévère.
— Edmée, m'écriai-je en me levant avec impétuosité,
qu'avez-vous donc, et quel rapport avec moi peut avoir
cette lettre qui vous préoccupe si fortement ?
— Qu'est-ce que cela vous fait ? répondit-elle.
— Qu'est-ce que cela me fait ! m'écriai-je. Et que me fait
l'air que je respire? que m'importe le sang qui coule dans
mes veines ? Demandez-moi cela, à la bonne heure ! mais
ne me demandez pas en quoi une de vos paroles ou un de
vos regards m'intéresse, car vous savez bien que ma vie en
dépend.
— Ne dites pas des folies, Bernard, reprit-elle en retour-
nant à son fauteuil d'un air distrait : il y a temps pour
tout.
— lulmée ! Edmée ! ne jouez pas avec le lion endormi,
ne rallumez pas le feu qui couve sous la cendre.
VA\c haussa les épaules et se mit à écrire avec beaucoup
d'animation. Son teint était coloré, et, de temps en temps,
elle passait ses doigts dans ses longs cheveux bouclés en
repentir sur son épaule. Elle était dangereusement belle
<Ians ce désordre ; elle avait l'air d'aimer : mais qui? celui-
204 MALPRAT.
J;i sans doute à qui elle écrivait. La jalousie brûlait mes
entrailles. Je sortis brusquement et je traversai lanlicham-
bre ; je regardai l'homme (jiii avait apporté la lettre ; il était
à la livrée de M. de La Marche. Je n'en doutai pas ; mais
cette certitude augmenta ma fureur. Je rentrai au salon en
jetant violemment la porte. Edmée ne tourna pas seulement
la tête ; elle écrivait toujours. Je m'assis vis-à-vis d'elle ; je
la regardai avec des yeux de feu. Elle ne daigna pas lever
les siens sur moi. Je crus même remarquer sur ses lèvres
vermeilles un demi-sourire qui me parut insulter à mon
angoisse. Enfin elle termina sa lettre et la cacheta. Je me
levai alors et m'approchai d'elle, violemment tenté de la
lui arracher des mains. J'avais appris à me contenir un peu
plus qu'autrefois, mais je sentais qu'un seul instant peut,
dans les âmes passionnées, renverser le travail de bien des
jours.
— Edmée, lui dis-je avec amertume et avec une
elfroyable grimace qui s'efforçait d'être un sourire caus-
tique, voulez-vous que je remette cette lettre au laquais de
M. de La Marche et que je lui dise en même temps à l'oreille
à quelle heure son maître peut venir au rendez-vous ?
— Mais il me semble, répondit-elle avec une tranquil-
lité qui m'exaspéra, que j'ai pu indiquer l'heure dans ma
lettre et qu'il n'est pas besoin d'en informer les valets.
— Edmée, vous devriez me ménager un peu i)lus 1
m'écriai-je.
— Je ne m'en soucie pas le moins du monde, réjiondil-
elle.
Et, me jetant sur la table la lettre reçue, elle sortit pour
remettre elle-même sa réponse au messager. Je ne sais si
elle m'avait dit de lire cette lettre. Je sais que le mouve-
ment qui me porta à le faire fut irrésistible. Elle était conçue
à peu près ainsi ;
MAUPRAT. 205
« Edmée, j'ai enfin découvert le secret fatal qui a mis,
selon vous, un insurmontable obstacle à notre union. Ber-
nard vous aime; son agitation de ce matin l'a trahi. Mais
vous ne l'aimez pas, j'en suis sûr... cela est impossible !
Vous me l'eussiez dit avec franchise. L'obstacle est donc
ailleurs. Pardonnez-moi ! J'ai réussi à savoir que vous avez
passé deux heures dans la caverne des brigands ! Infortunée,
votre malheur, votre prudence, votre sublime délicatesse,
vous ennoblissent encore à mes yeux. Et pourquoi ne m'avoir
pas dit, dès le commencement, de quel malheur vous étiez
victime ? J'aurais d'un mot calmé vos douleurs et les
miennes. Je vous aurais aidée à cacher votre secret. J'en
aurais gémi avec vous, ou plutôt j'en aurais effacé l'odieux
souvenir par le témoignage d'un attachement à toute
épreuve. Mais rien n'est désespéré; ce mot, il est toujours
temps de le dire, et le voici : Edmée, je vous aime plus que
jamais ; plus que jamais je suis décidé à vous offrir mon
nom ; daignez l'accepter. »
Ce billet était signé Adhémar de La Marche.
A peine en avais-je terminé la lecture, qu'Edmée rentra
et s'approcha de la cheminée avec inquiétude, comme si
elle eût oublié un objet précieux. Je lui tendis la lettre que
je venais de lire, mais elle la prit d'un air distrait, et, se
baissant vers le foyer, elle saisit avec précipitation et avec
une sorte de joie un papier chiffonné que la flamme n'avait
fait qu'effleurer. C'était la ])remiére réponse qu'elle avait
faite au billet de AL de La ALu-che, et (|u"elle navait pas
jugé à propos d'envoyer.
— Edmée, lui dis-je en me jetant à ses genoux, laissez-
moi voir ce papier. Quel qu'il soit, je me soumettrai à
l'arrêt dicté par votre premier mouvement.
— En vérité, dit-elle avec une expression indéfinissable,
le feriez-vous? Si j'aimais M. de La Marche, si je vous
'206 MAUPRAT.
faisais un irrand sacrifice en renonçant à lui. seriez-vous
assez t,'énéreux pour me rendre ma parole?
J'eus un instanl (riiésitalion ; une sueur froide parcou-
rut mon corps. Je la reg'ardai fixement ; son œil impéné-
trable ne trahissait pas sa pensée. Si j'avais cru qu'elle
m'aimât et qu'elle soumît ma vertu à une épreuve, j'aurais
peut-être joué riiéro'isme ; mais je craignis un piège; la
passion l'emporta. Je ne me sentais pas la force de renoncer
à elle de bonne grâce, et l'hypocrisie me répugnait. Je me
leviii Ireinhlant de colère.
— Vous l'aimez, m'écriai-je, avouez que vous l'aimez !
— Et quand cela serait, répondit-elle en mettant le
papier dans sa poche, où serait le ci'ime?
— Le crime serait d'avoir menti juscpi ici en me disant
que vous ne l'aimiez pas.
— Juscfuici est beaucoup dire, reprit-elle en me regar-
dant fixement ; nous n a\ons pas eu d'explication à cet
égard depuis l'année passée. .\ cette époque, il était pos-
sible que je n'aimasse pas beaucoup Adhémar, et, à pris-
sent, il serait possible (pie je l'aimasse mieux que vous.
Si je compare la conduite de l'un et de l'autre aujourd'hui,
je vois d'un côté un homme sans orgueil et sans délica-
tesse, qui se prévaut d'un engagement que mon ceur n'a
peut-être pas ratifié ; de l'autre, je vois un admirable ami,
dont le dévouement sublime brave tous les préjugés, et,
me croyant souillée d'un affront inefîaçable, n'en persiste
pas moins à couvrir cette tache de sa protection.
— Quoi 1 ce misérable croit que je vous ai lait \iolence,
et il ne me provof[ue pas en duel?
— Il ne le croit pas, lîernard; il >ail (pie vous ni'aNez fait
évader de la Uochc-Mauprat, mais il croit que vous m'avez
secourue trop tard et que j'ai été victime des autres bri-
gands.
M AU P RAT. 207
— Et il veut vous épouser, Edmée? Ou c'est un homme
sublime, en effet, ou il est plus endetté qu'on ne pense.
— Taisez-vous ! dit Edmée avec colère ; cette odieuse
explication d'une conduite généreuse part d'une âme insen-
sible et d'un esprit pervers. Taisez-vous, si vous ne voulez
pas que je vous haïsse.
— Dites que vous me haïssez , Edmée, dites-le sans
crainte, je le sais.
— Sans crainte ! ^ ous deA'Hez savoir aussi que je ne
vous fais pas l'honneur de vous craindre. Enfin, répondez-
moi ; sans savoir ce que je prétends faire, comprenez-vous
que vous devez me rendre ma liberté et renoncer à des
droits barbares ?
— Je ne comprends rien, sinon que je vous aime avec
fureur et que je déchirerai avec mes ongles le cœur de
celui qui osera vous disputer à moi. Je sais que je vous
forcerai à m'aimer, et que, si je ne réussis pas, je ne souf-
frirai jamais, du moins, que vous apparteniez à un autre,^
moi vivant. On marchera sur mon corps criblé de blessures
et saignant par tous les pores avant de vous passer au doigt
un anneau de mariage ; encore vous déshonorerai-je à mon
dernier soupir en disant que vous êtes ma maîtresse, et je
troublerai ainsi la joie de celui qui triomphera de moi ; et,
si je puis vous poignarder en expirant, je le ferai, afin que
dans la tombe, du moins, vous soyez ma femme. VoiUi ce
que je compte faire, Edmée. Et maintenant, jouez au plus
fin avec moi, conduisez-moi de piège en piège, gouvernez-
moi par votre admirable politique : je pourrai être dupe
cent fois, parce que je suis un ignorant; mais votre intrigue
arrivera toujours au même dénouement, parce cpie j'ai juré
par le nom de Mauprat !
— De Mauprat Coupe-jarret ! réponilil-clle avec une
froide ironie.
208 MALPRAT.
Et elle voulut sortir.
J'allais lui saisir le bras lorsque la sonnette se fit en-
tendre ; c'était l'abbé qui rentrait. Aussitôt qu'il parut,
Edmée lui serra la main et se retira dans sa chambre sans
m'adresser un seul mot.
Le bon abbé, s'apercevant de mon trouble, me ques-
tionna avec l'assurance que devaient lui donner désormais
ses droits à mon affection ; mais ce point était le seul sur
lequel nous ne nous fussions jamais expliqués. Il l'avait
cherché en vain. Il ne m'avait pas donné une seule leçon
d'histoire sans tirer des amours illustres un exemple ou un
précepte de modération ou de générosité ; mais il n'avait
pas réussi à me faire dire un mot à ce sujet. Je ne pouvais
lui pardonner tout à fait de m'avoir desservi auprès d'Edmée.
Je croyais deviner qu'il me desservait encore, et je me
tenais en f^arde contre tous les arguments de sa philosophie
et toutes les séductions de son amitié. Ce soir-là, plus que
jamais, je fus inattaquable. Je le laissai inquiet et chagrin,
et j'allai me jeter sur mon lit, où je cachai ma tête dans
les couvertures, afin d'étouffer les anciens sanglots, impi-
toyables vainqueurs de mon orgueil et de ma colère.
MAUPRAT. 20Î)
XIV
Le lendemain, mon désespoir [fut sombre. Edmée fut
de glace, M. de La Marche ne vint pas. Je crus m'aper-
cevoir que l'abbé allait chez lui et entretenait Edmée du
résultat de leur conférence. Ils furent, du reste, parfaite-
ment calmes , et je dévorai mon inquiétude en silence ;
je ne pus être seul un instant avec Edmée. Le soir, je
me rendis à pied chez M. de La Marche; je ne sais pas
ce que je voulais lui dire; j'étais dans un état d'exaspé-
ration qui me poussait à agir sans but et sans plan. J'ap-
pris qu'il avait quitté Paris. Je rentrai. Je trouvai mon
oncle fort triste. Il fronça le sourcil en me voyant, et,
après avoir échangé avec moi quelques paroles oiseuses
et forcées, il me laissa avec l'abbé , qui tenta de me faire
parler et qui n'y réussit pas mieux que la veille. Je cher-
chai pendant plusieurs jours l'occasion de parler à Edmée;
elle sut l'éviter constamment. On faisait les apprêts du
départ pour Sainte-Sévère; elle ne montrait ni tristesse
ni gaieté. Je me résolus à glisser dans les feuillets de son
livre deux lignes pour lui demander un entretien. Je reçus
la réponse suivante au bout de cinq minutes :
« Un entretien ne mènerait à rien. Vous persistez dans
votre indélicatesse; moi, je persévérerai dans ma loyauté.
Une conscience droite ne sait pas se dégager. J'ai juré de
n'être jamais à un autre que vous. Je ne me marierai pas,
-210 :\IAUPRAT.
mais je n'ai pas juré dètre à vous en dépit de tout. Si
vous continuez à être indigne de mon estime, je saurai
rester libre. Mon pauvre père décline vers la tombe; un
couvent sera mon asile quand le seul lien qui m'attache à
la société sera rompu. »
Ainsi j'avais rempli les conditions imposées par Edmée,
et, pour toute récompense, elle me prescrivait de les rom-
pre. Je me trouvais au même point que le jour de son
entretien avec l'abbé.
Je passai le reste de la journée enfermé dans ma cham-
bre; toute la nuit, je marchai avec agitation ; je n'ess.iyai
pas de dormir. Je ne vous dirai pas quelles furent mes ré-
flexions; elles ne furent pas indignes d'un honnête homme.
Au point du jour, j'étais chez La Fayette. Il me procura
les papiers nécessaires pour sortir de France. Il me dit
d'aller l'attendre en Espagne, où il devait s'embarquer
pour les Etats-Unis. Je rentrai à l'hôtel pour prendre les
effets et l'argent indispensables au plus modeste voyageur.
Je laissai un mot pour mon oncle, afin qu'il ne s'inquiétât
pas de mon absence, que je promettais de lui expliquer
avant peu dans une longue lettre. Je le suppliai de ne pas
me juger jusque-là et de croire que ses bontés ne sor-
tiraient jamais de mon cœur.
Je partis avant que personne fût levé dans la maison;
je craignais que ma résolution ne m abandonnât au moin-
dre signe d'amitié, et je sentais que j'avais abusé d'une
affection trop généreuse. Je ne pus passer devant l'apparte-
ment d'Edmée sans coller mes lèvres sur la serrure; puis,
cachant ma tête dans mes mains, je me mis à courir comme
un fou: je ne m'arrêtai guère que de 1 "autre côté des Pyré-
nées. Là, je pris un peu de repos, et j'écrivis à Edmée
qu'elle était libre et que je ne contrarierais aucune de ses
résolutions, mais qu'il m'était impossible d'être témoin du
MAUPRAT. 211
triomphe de mon rival. J"avais l'intime persuasion qu'elle
l'aimait; j'étais résolu à étoufTer mon amour; je promettais
plus que je ne pouvais tenir, mais les premiers effets de
l'org-ueil blessé me donnaient confiance en moi-même.
J'écrivis aussi à mon oncle pour lui dire que je ne me
croirais pas digne des bontés illimitées qu'il avait eues
pour moi tant que je n'aurais pas gagné mes éperons de
chevalier. Je l'entretenais de mes espérances de gloire et
de fortune guerrière avec toute la na'ivelé de mon orgueil,
et, comme je pensais bien qu'Edmée lirait cette lettre,
j'afFectais une joie sans trouble et une ardeur sans regret.
Je ne savais pas si mon oncle avait connaissance des vrais
motifs de mon départ ; mais ma fierté ne put se soumettre à les
lui avouer. 11 en fut de même à l'égard de l'abbé, auquel
j'écrivis, d'ailleurs, une lettre pleine de reconnaissance et
d'affection. Je terminais en suppliant mon oncle de ne faire
aucune dépense à mon intention au triste donjon de la
Roche-Mauprat, assurant que je ne pourrais jamais me ré-
soudre à l'habiter, et de considérer le fief racheté par lui
comme la pi'ii|)riété de sa fille. Je lui demandais seulement
de vouloir bien m'avancer deux ou trois années de revenu
de ma part, afin que je pusse faire les frais de mon équipe-
ment et ne pas rendre onéreux pour le noble La Fayette
mon dévouement à la cause américaine.
On fut content de ma conduite et de mes lettres. Arrivé
sur les côtes d'Espagne, je i^eçus de mon oncle une lettre
pleine d'encouragements et de doux reproches sur mon
brusque départ. Il me donnait sa bénédiction paternelle,
déclarait sur son honneur que le fief de la Roche-Mauprat
ne serait jamais repris par Edmée , et m'envoyait une
somme considérable sans toucher à mon futur revenu.
L'abbé joignait aux mêmes reproches des encouragements
plus chauds encore. Il était facile de voir qu'il préférait le
212 :MALI>r,AT.
repos crEtlmée à mon bonheur, et qu'il éprouvait une joie
véritable de mon départ. Cependant il m'aimait , et cette
amitié s'exprimait d'une manière touchante à travers la
satisfaction cruelle qui s'y mêlait. Il enviait mon sort. Il
était plein d'ardeur pour la cause de l'indépendance et
prétendait avoir été tenté plus d'une fois de jeter le froc
aux orties et de prendre le mousquet; mais c'était de sa
part une puérile allectalion. Son naturel doux et timide
resta toujours prêtre sous le manteau de la philosophie.
Un billet étroit et sans suscription se trouvait comme
glissé après coup entre ces deux lettres. Je comprenais
bien qu'il était de la seule personne qui m'intéressât réel-
lement dans le monde, mais je n'avais pas le couraj^e de
l'ouvrir. Je marchais sur le sable au bord de la mer, re-
tournant ce mince papier dans ma main tremblante, et
craignant de perdre, en le lisant, l'espèce de calme déses-
péré que j'avais trouvé dans mon courage. Je craignais
surtout des remerciements et l'expression d'une joie en-
thousiaste, derrière laquelle j'eusse aperçu un autre amour
satisfait.
— Que peut-elle m'écrire? disais-je; pourquoi mécrit-
elle? Je ne veux pas de sa pitié, encore moins de sa re-
connaissance.
J'étais tenté de jeter ce fatal billet à la mer. Une fois
même , je l'élevai au-dessus des flots ; mais je le serrai
aussitôt contre mon cieur et l'y laissai quelques instants
caché, comme si j'eusse cru à cette vue occulte des par-
tisans du magnétisme, qui prétendent lire avec les or-
ganes du sentiment et de la pensée aussi bien qu'avec les
yeux.
Enfin je me décidai à rompre le cachet et je lus ces
mots :
« Tu as bien agi, Bernard ; mais je ne te remercie pas.
MAUPRAT. 213
car je souffrirai de ton absence plus que je ne puis le dire.
Va pourtant où ton honneur et l'amour de la sainte vérité
t'appellent; mes vœux et mes prières te suivront partout.
Reviens quand ta mission sera accomplie, tu ne me re-
trouveras ni mariée ni religieuse. »
Elle avait joint à ce billet la liague de cornaline qu'elle
m'avait cédée durant ma maladie, et que je lui avais ren-
voyée en quittant Paris. Je fis faire une petite boîte d or
où j'enfermai le billet et cet anneau, et que je plaçai sur
moi comme un scapulaire. La Fayette, arrêté en France
par ordre du gouvernement, qui s'opposait à son expé-
dition, vint nous joindre bientôt, après s'être évadé de
prison. J'avais eu le temps de faire mes préparatifs ; je
mis à la voile plein de tristesse , d'ambition et d'espé-
rance.
Vous n'attendez pas que je vous fasse le récit de la
guerre d'Amérique. Encore une fois, j'isole mon existence
des faits de l'histoire, en vous contant mes aventures.
Mais ici je supprimerai même mes aventures personnelles;
elles forment dans ma mémoire un chapitre à part, où
Edméejoue le rôle d'une madone constamment invoquée,
mais invisible. Je ne puis croire que vous preniez le moindre
intérêt à entendre les incidents d'une portion de récit
d'où cette figure angélique, la seule digne d'occuper votre
attention, et par elle-même d'abord, et par son attention sur
moi, serait entièrement absente. Je vous dirai seulement
que, des grades inférieurs, joyeusement acceptés par moi
au début, dans l'armée de Washington, je parvins régulière-
ment, mais rapidement, au grade d'officier. Mon éduca-
tion militaire fut prompte. Là, comme dans tout ce que
j'ai entrepris durant ma vie, je me mis tout entier; et,
voulant obstinément, je triomphai des difficultés.
J'oljtins la conliance de mes chefs illustres. Mon excel-
21i MAUPRAT.
lente constitutioa me rendait propre aux fatij^ues de la
guerre; mes anciennes habitudes de brigand me furent
même d'un secours immense : je supportais les revers
avec un calme que n'avaient pas tous les jeunes Français
débarqués avec moi, quel que fût d'ailleurs l'éclat de leur
coura;;"o. Le mien fut froid et tenace, à la grande surprise
de nos alliés, qui doutèrent plus d une fois de mon ori-
gine, en voyant combien je me familiarisais vite avec les
forêts, et comme je savais lutter de ruse et de méfiance
avec les sauvages qui inquiétèrent parfois nos manœuvres.
Au milieu de mes travaux et de mes déplacements,
j'eus le bonheur de pouvoir cuUi\ t-r mon esprit dans l'in-
timité d'un jeune homme de mérite que la Providence me
donna pour compagnon et pour ami. L'amour des sciences
naturelles l'avait jeté dans notre expédition, et il s'y con-
duisait en bon militaire; mais il était facile de voir que la
synij)alhie politique ne jouait dans sa résolution qu'un rôle
secondaire. Il n'avait aucun désir d avancement, aucune
aptitude aux études stratégiques. Son herbier et ses obser-
\alions zoologiques l'occupaient bien plus que le succès
de la guerre et le triomphe de la liberté. Il se battait trop
bien dans l'occasion pour mériter jamais le reproche de
tiédeur; mais, jusqu'à la mmUc du combat, et dès le len-
demain, il semblait ignorer qu'il fut question d'autre chose
que d'une excursion scienlifupie dans les savanes du nou-
veau monde. Son portemanteau était Idujuurs i-enipli,
non d'argent et de nippes, mais d'échantillons d histoire
naturelle ; et, tandis que, couchés sur l'herbe, nous étions
attentifs aux moindres bruits qui pouvaient nous révéler
l'approche de l'ennemi, il était absorbé dans l'analyse d'une
plante ou d'un insecte. C'était un admirable jeune homme,
pur comme un ange, désintéressé comme un sloïque,
patient comme un savant, et a\"ec cela enjt)ué et alleclueux.
MAUPRAT. 215
Lorsqu'une surprise nous mettait en danger, il n'avait de
soucis et d'exclamations que pour les précieux cailloux et
les inappréciables brins d'herbe qu'il portait en groupe; et
pourtant, lorsqu'un de nous était blessé, il le soignait avec
une bonté et un zèle incomparables.
Il vit, un jour, la boite d'or que je cachais sous mes
habits, et il me supplia instamment de la lui céder pour y
mettre quelques pattes de mouche et quelques ailes de
cigale qu'il eût défendues jusqu'à la dernière goutte de
son sang. Il me fallut tout le respect que je portais aux
reliques de l'amour pour résister aux instances de l'ami-
tié. Tout ce qu'il put obtenir de moi, ce fut de glisser
dans ma précieuse boîte une petite plante fort jolie qu'il
prétendait avoir découverte le premier, et qui n'eut droit
d'asile à côté du billet et de l'anneau de ma fiancée qu'à
la condition de s'appeler Edmunda sylvcslris. Il y con-
sentit; il avait donné à un beau pommier sauvage le nom
de Samuel Adams, celui de Franklin à je ne sais quelle
abeille industrieuse, et rien ne lui plaisait comme d'asso-
cier ces nobles enthousiasmes à ses ingénieuses obser-
vations.
Je conçus pour lui un attachement d'autant plus %if que
c'était ma première amitié pour un homme de mon âge.
Le charme que je trouvais dans cette liaison me révéla
une face de la vie, des facultés et des besoins de l'âme
que je ne connaissais pas. Comme je ne pus me détacher
jamais des premières impressions de mon enfance , dans
mon amour pour la chevalerie, je me plus à voir en lui
mon frère d'armes, et je voulus qu'il me donnât ce titre,
à l'exclusion de tout autre ami intime. Il s'y prêta avec
un abandon de cœur qui me prouva combien la sympa-
thie était \\\e entre nous. Il prétendait que j'étais né pour
être naturaliste , à cause de mon aptitude à la vie nomade
21G M AU P RAT.
et aux rudes expédition». Il me reprochait un peu de
préoccupation et me g:rondait sérieusement lorsque je
marchais étourdiment sur des plantes intéressantes; mais
il assurait que j'étais doué de l'esprit de méthode et que
je pourrais inventer un jour, non pas une théorie de la
nature, mais un excellent système de classification. Sa
prédiction ne se réalisa point , mais ses encouragements
réveillèrent en moi le p^oùt de l'étude et empêchèrent
mon esprit de relomber en paralysie dans la vie des
camps. Il fut pour moi l'envoyé du ciel; sans lui, je fusse
redevenu peut-être, sinon le coupe-jarret de la Roche-
Mauprat, du moins le sauvage de la ^'arenne. Ses ensei-
gnements ranimèrent en moi le sentiment de la vie intel-
lectuelle. Il agrandit mes idées , il ennoblit aussi mes
instincts; car, si une merveilleuse droiture et des habi-
tudes de modestie l'empêchaient de se jeter dans les dis-
cussions philosophiques, il avait l'amour inné de la justice
et décidait avec une sagacité infaillible toutes les questions
de sentiment et de moralilé. 11 ])rit sur moi un ascendant
que n'eut jamais pu prendre l'abbé dans la position où
notre méfiance mutuelle nous avait placés dès le jjrincipc.
Il me révéla une grande partie du monde physique; mais
ce qu'il m'apprit de plus précieux fut de m'habituer à me
connaître moi-même et à rélléchir sur mes impressions. Je
parvins à gouverner mes mouvements jusqu'à un certain
point. Je ne me corrigeai jamais de l'orgueil et de la vio-
lence. On ne change pas l'essence de son être, mais on
dirige vers le bien ses facultés diverses; on arrive presque
à utiliser ses défauts; c'est, au reste, le grand secrt-t ol le
grand problème de l'éducation.
Les entretiens de mon cher Arthur m'amenèrent à de
telles réflexions, que je parvins à déduire logiquement de
tous mes souvenirs les motifs de la conduite d Mdmée. Je
MAUPRAT. 217
la trouvai grande et généreuse, surtout dans les choses
qui, mal vues et mal appréciées, m'avaient le plus blessé.
Je ne l'en aimai pas davantage, c'était impossible; mais
j'arrivai à comprendre pourquoi je l'aimais invinciblement
malgré tout ce qu'elle m'avait fait souffrir. Cette flamme
sainte brûla dans mon âme, sans pâlir un seul instant,
durant les six années de notre séparation. Malgré l'excès
de vie qui débordait mon être, malgré les excitations d'une
nature extérieure pleine de volupté, malgré les mauvais
exemples et les nombreuses occasions qui sollicitent la
faiblesse humaine dans la liberté de la vie errante et mili-
taire, je prends Dieu à témoin que je conservai intacte ma
robe d'innocence et que je ne connus pas le baiser d'une
seule femme. Arthur, qu'une organisation plus calme solli-
citait moins vivement et que le travail de l'intelligence
absorbait presque tout entier, ne fut pas toujours aussi
austère ; il m'engagea même plusieurs fois à ne pas courir
les dangers d'une vie exceptionnelle, contraire au vœu de
la nature. Quand je lui confiai qu'une grande passion
éloignait de moi toute faiblesse et rendait toute chute im-
possible, il cessa de combattre ce qu'il appelait mon fana-
tisme (c'était un mot très en vogue et qui s'appliquait à
presque tout indifféremment), et je remarquai qu'il avait
pour moi une estime plus profonde, je dirai même une
sorte de respect qui ne s'exprimait point par des paroles,
mais qui se révélait dans mille petits témoignages d'adhé-
sion et de déférence.
Un jour qu'il me parlait de la grande puissance
qu'exerce la douceur extérieure jointe à une volonté iné-
branlable, me citant pour exemple et le bien et le mal
dans l'histoire des hommes, surtout la douceur des apô-
tres et l'hypocrisie des prêtres de toutes les religions, il
me vint à l'idée de lui demander si, avec la fougue de
218 MALPRAT.
mon sang et l'emporlement de mon caractère, je pourrais
jamais exercer une influence quelconque sur mes proches.
En me servant de ce dernier mot, je ne songeais qu'à
lùlmée. Arthur me répondit que j aurais un autre ascen-
dant que celui de la douceur acquise.
— Ce sera, dil-il, celui de la bonté naturelle. La cha-
leur de l'âme, lardeur et la persévérance de l'affection,
voilà ce qu'il faut dans la vie de famille , et ces qualités
font aimer nos défauts à ceux-là mêmes qui habituelle-
ment en souffrent le plus. Nous devons donc lâcher de
nous vaincre par amour pour ceux qui nous aiment; mais
se proposer un système de modération dans le sein de
l'amour ou de l'amitié serait, je pense, une recherche
puérile, un travail égo'iste, et qui tuerait l'affection en
nous-mêmes d'abord et bientôt après dans les autres. Je
ne vous parlais de modération rélléchie que dans l'appli-
cation de l'autorité sur les masses. Or si vous avez jamais
l'ambition...
— Or vous croyez, lui dis-je sans écouter la dernière
partie de son discours, que, tel que vous me connaissez,
je puis rendre une femme heureuse et me faire aimer d'elle
malgré tous mes défauts et les torts qu'ils entraînent?
- 0 cervelle amoureuse ! s'écria-t-il, qu'il est diflicile
de vous distraire!... Eh bien, si vous le voulez, Bernard,
je vous dirai ce que je pense de vos amours. La personne
que vous aimez si ardemment vous aime, à moins qu'elle
ne soit incapable d'aimer ou tout à l'ail dépourvue de
jugement.
Je lui assurai qu'elle était autant au-dessus de toutes
les autres femmes que le lion est au-dessus de l'écureuil, le
cèdre au-dessus de l'hysope , et , à force de métaphores,
je réussis à le convaincre. Alors il m'engagea à lui con-
ller quelques détails, afin, disait-il, qu'il put juger ma
MAUPRAT. 219
position à l'égard d'Edmée. Je lui ouvris mon cœur sans
réserve et lui racontai mon histoire d'un bout à l'autre.
Nous étions alors sur la lisière d'une belle forêt vierge,
aux derniers rayons du couchant. Le parc de Sainte-
Sévère, avec ses beaux chênes seigneuriaux qui n'avaient
jamais subi l'outrage de la cognée, se représentait à ma
pensée pendant que je regardais les arbres du désert af-
franchis de toute culture, s'épanouissant dans leur force
et dans leur grâce primitive au-dessus de nos têtes. L'ho-
rizon brûlant me rappelait les visites du soir à la cabane
de Patience, Edmée assise sous les pampres dorés; et le
chant des perruches allègres me retraçait celui des beaux
oiseaux exotiques qu'elle élevait dans sa chambre. Je
pleurai en songeant à l'éloignement de ma patrie, au large
Océan qui nous séparait et qui a englouti tant de pèlerins
au moment où ils saluaient la rive natale. Je pensai aussi
aux chances de la fortune, aux dangers de la guerre, et,
pour la première fois, j'eus peur de mourir; car mon cher
Arthur, serrant ma main dans les siennes, m'assurait que
j'étais aimé et qu'il voyait une nouvelle preuve d'affection
dans chaque trait de rigueur et de méfiance.
— Enfant, me disait-il, si elle ne voulait pas t'épouser,
ne vois-tu pas qu'elle aurait eu cent manières de se débar-
rasser à jamais de tes prétentions? Et, si elle n'avait pour
toi une tendresse inépuisable, se serait-elle donné tant de
peine et imposé tant de sacrifices pour te tirer de l'abjec-
tion où elle t'avait trouvé et pour te rendre digne d'elle?
Eh bien, toi qui ne rêves qu'aux antiques prouesses de la
chevalerie errante, ne vois-tu pas que tu es un noble preux,
condamné par la dame à de rudes épreuves pour avoir
manqué aux lois de la gahuiterio, en réclamant d'un ton
impérieux l'amour qu'on doit implorer à genoux?
Il entrait alors dans un examen détaillé de mes crimes
220 M A L l' R A T.
el trouvait les cliàlinieuls rudes, mais justes; il (li<cutail
ensuite les probabilités .de l'avenir et me donnait l'excel-
lent conseil de me soumettre jusqu'à ce qu'on juj^eât à
propos de m'absoudre.
— Mais, lui disais-jc, n'est-ce point une honte qu'un
honune mûri, comme je le suis maintenant, par la réllexion
et rudement éprouvé par la «guerre se soumette comme
un enfant au caprice d'une femme?
— Non, me répondait Aitluu-, ce n'est point une honte,
et la conduite de cette femme n'est point dictée par le
caprice. Il n'y a que de l'honneur à réparer le mal qu'on a
fait, et combien peu d'hommes en sont capables! 11 n'y a
que justice dans la pudeur offensée qui réclame ses droits
et son indépendance naturelle. Vous vous êtes conduit
comme Albion, ne vous étonnez pas qu'Edmée se conduise
connue Philadelphie. Mlle ne se rendra qu'à la condition
d'une paix glorieuse, et elle aura raison.
11 voulut savoir (|uelle conduite axait tenue l'"dmée à
mon éi^ard depuis deux ans f|ue nous étions en .\iuéri(pie.
,1e lui montrai les rares et courtes lettres tpie j avais re-
çues d'elle. 11 fut frappé du grand sens et de la parfaite
loyauté qui lui parurent ressortir de l'élévation el de la
précision virile du style. l'>dmée ne me faisait aucune jiro-
messe et ne m'encourageait même par aucune espérance
directe: mais elle témoignait un vif désir de mon retour
et me [larlail du hoiiheur (|ni' nous goûterions luiis, réunis
autour de l'àtre, (|iiaiid mes récits extraordinaires pro-
longeraient les veillées du château; elK- n'hésitait pas à me
dire que j'étais, avec son père, Vuiik/uc soUiciludc de sa
vie. Cependant, malgré unv tendresse si soutienne, un ter-
rible soupçon m'obsédait. Dans ces courtes lettres de ma
cousine, comme dans celles de son père, comme dans les
longues épitres tendres el lleuries de l'abbé .\ulierl, on
MAUPRAT. 2-21
ne me faisait jamais part des événements qui pouvaient et
qui devaient survenir dans la famille. Chacun m'entre-
tenait de soi-même, et jamais ils ne me disaient un mot les
uns des autres ; c'est tout au plus si on me parlait des atta-
ques de goutte du chevalier. Il y avait comme une con-
vention passée entre chacun des trois de ne me point dire
les occupations et la situation d'esprit des deux autres.
— Eclaire-moi et rassure-moi, si tu peux, à cet égard,
dis-je à Arthur. Il y a des moments où je m'imagine
qu'Edmée est mariée, et qu'on est convenu de ne me
l'apprendre qu'à mon retour ; car enfin qui l'en empêche?
Est-il probable qu'elle m'aime assez pour vivre dans la so-
litude par amour pour moi, tandis que cet amour, soumis
aux principes d'une froide raison et d'une austère con-
science, se résigne à voir mon absence se prolonger indé-
liniment avec la guerre? J'ai des devoirs à remplir ici,
sans nul doute ; l'honneur exige que je défende mon dra-
peau jusqu'au jour du triomphe ou de la défaite irréparable
de la cause que je sers ; mais je sens que je préfère Edmée
à ces vains honneurs et que, pour la voir une heure plus
tôt, j'abandonnerais mon nom à la risée et aux malédic-
tions de l'univers.
— Cette dernière pensée vous est suggérée, répondit
Arthur en souriant, par la violence de votre passion ; mais
vous n'agiriez point comme vous dites, l'occasion se pré-
sentant. Quand nous sommes aux prises avec une seule de
nos facultés, nous croyons les autres anéanties; mais qu'un
choc extérieur les réveille, et nous voyons bien que notre
âme vit par plusieurs points à la fois. Vous n'êtes pas in-
sensible à la gloire, IJcniard, et, si Ivlmée vous invitait à
y renoncer, vous vous apercevriez que vous y teniez plus
que vous ne pensiez; vous avez d'ardentes convictions ré-
publicaines, cl c'est bvdniéc qui \(Uis les u inspirées la pre-
2->l M A r 1' p. A T.
mière. Que penseriez-vous d'elle, et que serait-elle, en elfet,
si elle vous disait aujourd'hui : « Il y a, au-dessus de la
relijrion que je vous ai prèchée et des dieux que je vous ai
révélés, quelque chose de plus auguste et de plus sacré :
c'est mon bon plaisir? » Bernard, Aotre amour est [ilein
d'exigences contradictoires. L'inconséquence est. d'ailleurs,
le propre de tous les amours humaines. Les hommes s'ima-
ginent que la femme n'a point d'existence par elle-même et
qu'elle doit toujours s'absorber en eux, et pourtant ils
n'aiment fortement que la femme qui paraît s'élever, par
son caractère, au-dessus de la faiblesse et de l'inertie de
son sexe. Vous voyez sous ce climat tous les colons dis-
poser de la beauté de leurs esclaves, mais ils ne les aiment
point, quelque belles qu elles soient; et, lorsque par hasard
ils s'attachent à une d'elles, leur premier soin est de l'af-
franchir. Jusque-là, ils ne croient pas avoir allaire à une
créature humaine. L'esprit d'indépendance, la notion de la
vertu, l'amour du devoir, privilège des âmes élevées, est
donc nécessaire dans luie compagne ; et plus votre maîtresse
vous montre de force et de patience, plus vous la chérissez,
en dépit de vos souffrances. Sachez donc distinguer l'amour
du désir; le désir veut détruire les obstacles qui rallirent,
et il meurt sur les débris d'une vertu vaincue ; l'amour veut
vivre, et, pour cela, il veut voir l'objet de son culte long-
temps défendu par cette muraille de diamant dont la force
et l'éclat font la valeur et la beauté.
C'est ainsi qu'Arthur m'expliquait les ressorts mysté-
rieux de ma passion et projetait la lumière de sa sagesse
dans les orages ténébreux de mon âme. (Juclquefois il
ajoutait :
— Si le ciel m'eiil (loniié la femme que j'ai jiarfois
rêvée, je crois que j'aurais su faire de mon amour une
passion noble et généreuse; mais la science prend li-oj) (1(>
MAUPRAT. 223
temps : je n'ai pas eu le loisir de chercher mon idéal, et, si
je l'ai rencontré, je n'ai pu ni l'étudier ni le reconnaître.
Ce bonheur vous est accordé, Bernard; mais vous n'appro-
fondirez pas l'histoire naturelle : un seul homme ne peut
pas tout avoir.
Quant à mon soupçon sur le mariage d'Edmée que je
redoutais, il le rejetait bien loin, comme une obsession
maladive. Il trouvait, au contraire, dans le silence d'Edmée
à cet égard, une admirable délicatesse de conduite et de
sentiments.
— Une personne vaine prendrait soin, disait-il, de vous
apprendre tous les sacrifices qu elle vous fait, de vous énu-
mérer les titres et les qualités des prétendants qu'elle re-
pousse; mais Edmée est une âme trop élevée, un esprit
trop sérieux, pour entrer dans ces détails futiles. Elle re-
garde vos conventions comme inviolables et n'imite pas
ces consciences faibles qui parlent toujours de leurs victoires
pour se faire un mérite de ce que la vraie force trouve facile.
Elle est née si fidèle, qu'elle n'imagine même pas qu'on
puisse la soupçonner de ne pas l'être.
Ces entretiens versaient un baume salutaire sur mes bles-
sures. Lorsque la France accorda enfin ouvertement son
alliance à la cause américaine, j'appris de l'abbé une nou-
velle qui me rassura entièrement sur un point. Il m'écrivait
que proljablement je retrouverais au nouveau monde un
ancien ami. Le comte de La Marche avait obtenu un ré-
giment, et il partait pour les Etats-Unis.
« Entre nous soit dit, ajoutait l'abbé, il lui était bien
nécessaire de se créer une position. Ce jeune homme,
quoique modeste et sage, a toujours eu la faiblesse de
céder à un préjugé de famille. Il avait honte de sa jiau-
vreté et la cachait comme on cache une lèpre, si bien qu'il
a achevé de se ruiner en ne vonlant pas laisser paraître les
2-24 MAI PRAT.
pro<,'rës de sa ruine. On attribue dans le monde la rupture
d'Edmée avec lui à ces revers de fortune, et l'on va jus-
qu'à dire qu'il était peu épris de sa personne et beaucoup
de sa dot. Je ne saurais me résoudre à lui supposer des vues
basses, et je crois seulement qu'il a subi les souffrances aux-
quelles conduisent de faux principes sur le prix des biens
de ce monde. Si vous le rencontrez, Edniée désire que vous
lui témoigniez de l'intérêt et que vous lui exprimiez celui
qu'elle a toujours manifesté pour lui. La conduite de votre
admirable cousine a été, en ceci comme en toute chose,
pleine de douceur et de dignité. »
MAUPRAT. 225
XV
L;i veille du départ de M. de La Marche, après l'envoi
de la lettre de l'abbé, il s'était passé dans la \'arenne un
petit événement qui me causa en Amérique une surprise
agréable et plaisante, et qui, d'ailleurs, s'enchaîna dune
manière remarquable aux événements les plus importants
de ma vie, ainsi que vous le verrez plus tard.
Quoique assez grièvement blessé à la malheureuse af-
faire de Savannah, j'étais activement occupé en A'irginie,
sous les ordres du général Green, à rassembler les débris
de l'armée de Gates, qui était, à mes yeux, un héros bien
supérieur à son rival heureux Washington. Nous venions
d'apprendre le débarquement de l'escadre de M. de Ternay,
et la tristesse qui nous avait gagnés à cette époque de re-
vers et de détresse commençait à se dissiper devant l'espoir
d'un secours plus considérable que celui qui nous arrivait
en effet. Je me promenais dans les bois, à peu de distance
du camp, avec Arthur, et nous profitions de ce moment
de répit pour nous entretenir enfin d'autre chose que de
Cornwallis et de l'infâme Arnoltls. Longtemps affligés par
le spectacle des maux de la nation américaine, par la crainte
de voir l'injustice et la cupidité triompher de la cause des
peuples , nous nous abandonnions à une douce gaieté.
Lorsque j'avais une heure de loisir, j'oubliais mes rudes
travaux pour me réfugier dans l'oasis de mes pensées, dans
29
226 MALPRAT,
la famille de Sainte-Sévère. Selon ma coutnme, à ces
heures-là, je racontais au complaisant Arthur quelque
scène bouffonne de mes débuts tlans la vie au sortir de la
Roche-Mauprat. Je lui décrivais tantôt ma première toi-
lette, tantôt le mépris et l'horreur de M"*^ Leblanc pour
ma personne, et ses recommandations à son ami Saint-
Jean de ne jamais approcher de moi à la portée du bras.
Je ne sais comment, au milieu de ces amusantes figures,
celle du solennel hidalgo Marcasse se présenta à mon
imagination, et je me mis à faire la peinture fidèle et dé-
taillée de l'habillement, de la démarche et de la conver-
sation de cet énigmatique personnage. Ce n'est pas que
Marcasse fût réellement aussi conii(jiu' ([u'il m'apparaissait
à travers ma fantaisie; mais, à vingt ans, un homme n'est
qu'un enfant, surtout lorsqu'il est militaire, qu'il vient
d'échapper à de grands périls, et que la conquête de sa
propre vie le remplit d'un orgueil insouciant. Arthur riait
de tout son cœur en m'écoutant et m'assurait qu'il don-
nerait tout son bagage de naturaliste pour un animal aussi
curieux que celui dont je lui faisais la description. Le plai-
sir qu il trouvait à partager mes enfantillages me donnant
de la verve, je ne sais si j'aurais pu résister au désir de
charger un peu mon modèle, lorsque tout à coup, au dé-
tour du chemin, nous nous trouvâmes en présence d'un
homme de haute taille, pauvrement vêtu, pitoyablement
décharné, lequel marchait à nous d'un air grave et pensif,
portant à la main une longue épée nue, dont la pointe était
pacifiquement baissée jusqu'à terre. Ce personnage ressem-
blait si fort à celui que je venais de décrire, qu'Arthur,
frappé de l'à-propos, fut pris d'un rire inextinguible, et, se
rangeant de côté pour laisser passer le sosie de Marcasse,
se jeta sur le gazon au milieu d'une quinte de toux con-
vulsive.
MAUPRAT. 2'27
Quant à moi, je ne riais point, car rien de ce qui semble
surnaturel ne manque de frapper vivement l'homme le
plus habitué au dan^i^er. La jambe en avant, l'œil fixe, le
bras étendu, nous nous approchions l'un vers l'autre, moi
et lui, non pas l'ombre de Marcasse, mais la personne
respectable, en chair et en os, de l'hidalgo preneur de
taupes.
Pétrifié de surprise, lorsque je vis ce que je prenais
pour un spectre porter lentement la main à la corne de son
chapeau et le soulever sans perdre une ligne de sa taille, je
reculai de trois pas, et cette émotion, qu'Arthur prit pour
une facétie de ma part, augmenta sa gaieté. Le chasseur de
belettes n'en fut aucunement ému ; peut-être pensa-t-il,
dans son calme judicieux, que c'était la manière d'aborder
les gens sur l'autre rive de l'Océan.
Mais la gaieté d'Arthur faillit redevenir contagieuse
lorsque Marcasse me dit avec un flegme incomparable :
— Il y a longtemps, monsieur Bernard, que j'ai l'hon-
neur de vous chercher.
— Il y a longtemps, en elTet, mon bon Marcasse, ré-
pondis-je en serrant gaiement la main de cet ancien ami;
mais dis-moi par quel pouvoir inouï j'ai eu le bonheur de
l'attirer jusqu'ici. Autrefois, tu passais pour sorcier; le
serais-je devenu aussi sans m'en douter?
— Je vous dirai tout cela, mon cher général, répondit
Marcasse, que mon uniforme de capitaine éblouissait appa-
remment; veuillez me permettre d'aller avec vous, et je
vous dirai bien des choses, bien des choses!
En entendant Marcasse répéter son dernier mot d'une
voix allaiblie et comme se faisant écho à lui-même, manie
qu'un instant auparavant j'étais en train de contrefaire,
Arthur se remit à rire. Marcasse se retourna vers lui, et,
l'ayant regardé fixement, le salua avec une gravité imper-
228 MALPRAT.
turbable. Arthur, reprenant tout à coup son sérieux, se
leva et lui rendit son salut jusqu'à terre avec une dignité
comique.
Nous retournâmes ensemble au camp. Chemin faisant,
Marcasse me raconta son histoire dans ce style bref, qui,
forçant l'auditeur à mille questions fatigantes , loin de
simplifier le discours, le compliquait exlraordinairemenl.
Ce fut un grand divertissement pour Arthur; mais comme
vous ne trouveriez pas le même plaisir à entendre une rela-
tion exacte de cet interminable dialogue, je me bornerai à
vous dire comment Marcasse s'était décidé à quitter sa
patrie et ses amis pour apporter à la cause américaine le se-
cours de sa longue épée.
M. de La Marche partait pour l'Amérique à l'époque où
Marcasse, installé à son château du Berry pour huit jours,
faisait sa ronde annuelle sur les poutres et solives des gre-
niers. La maison du comte, bouleversée de ce départ, se
livrait à de merveilleux commentaires sur ce pays lointain,
plein de dangers, de prodiges, d'où l'on ne revenait jamais,
suivant les beaux esprits du village, qu'avec une fortune si
considérable et tant de lingots d'or et d'argent, qu'il fallait
dix vaisseaux pour les rapporter. Sous son extérieur glacé,
(ion Marcasse, semblable aux volcans hyperboréens, cachait
une imagination brûlante, un amour passionné pour l'ex-
traordinaire. Habitué à vivre en équilibre sur les ais des
charpentes, dans une région évidemment plus élevée que
les autres hommes, et n'étant pas insensible à la gloire
d'étonner chaque jour les assistants par la hardiesse et la
tranquillité de ses manœuvres acrobatiques, il se laissa
enllammer par la pciiilurc de l'Eldorado, et cetlt' faiilaisie
fut d'autant plus vive que, selon son haliitude, il ne son
ouvrit à personne. AL de La ALTrchc fut donc fort surpris,
lorsque, la veille de son déi)art, Marcasse se présenta
MAUPRAT. 229
devant lui et lui proposa de Taccompagner en Amérique
en qualité de valet de chambre. En vain M. de La Marche
lui représenta qu'il était bien vieux pour quitter son état
et pour courir les chances dune existence nouvelle ; Mar-
casse montra tant de fermeté, qu'il finit par le convaincre.
Plusieurs raisons déterminèrent M. de La Marche à faire ce
singulier choix. Il avait résolu d'emmener un domestique
encore plus âgé que le chasseur de belettes, et qui ne le
suivait qu'avec beaucoup de répugnance. Mais cet homme
avait toute sa confiance, faveur que ^L de La Marche
accordait difficilement, n'ayant du train d'un homme de
qualité que l'apparence, et voulant être servi avec éco-
nomie, prudence et fidélité. 11 connaissait Marcasse pour un
homme scrupuleusement honnête, et même singulièrement
désintéressé ; car il y avait du don Quichotte dans l'âme de
Marcasse tout aussi bien que dans sa personne. Il avait trouvé
dans une ruine une sorte de trésor, c'est-à-dire un pot de
grès renfermant une somme de dix mille francs environ,
en vieille monnaie d'or et d'argent; et non seulement il
l'avait remis au possesseur de la ruine, qu'il aurait pu
tromper à son aise, mais encore il avait refusé une récom-
pense, disant avec emphase, dans son jargon abréviatif,
que riionncletè mourrait se venclanl.
La frugalité de Marcasse, sa discrétion, sa ponctualité,
devaient en faire un homme précieux, s'il pouvait s'habituer
à mettre ces qualités au service d'autrui. Il y avait seule-
ment à craindre qu'il ne pût s'habituer à la perte de son
indépendance ; mais, avant que l'escadre de M. de Ternay
mît à la voile, M. de La Marche pensa qu'il aurait le temps
de faire une épreuve suffisante de son nouvel écuyer.
De son côté, Marcasse éprouva bien quelque regret en
prenant congé de ses amis et de son pays; car, s'il avait
des aDii.s jjarfoiil, parlaut une patrie , comme il disait,
230 yi A L P r. A T.
faisant allusion à sa vie errante, il avait pour la ^'a^enne
une préférence bien marquée; et, de tous ses châteaux (car
il avait pour coutume d'appeler siens tous ses gîtes), le
château de Sainte-Sévère était le seul où il arrivât avec
plaisir et dont il s'éloignait avec regret. Un jour que le
pied lui avait manqué sur la toiture et qu'il avait fait une
chute assez grave, Edmée, encore enfant, avait gagné son
cœur par les pleurs que cet accident lui avait fait répandre
et par les soins naïfs qu'elle lui avait donnés. Depuis que
Patience habitait la lisière du parc, Marcasse sentait encore
plus d'attrait pour Sainte-Sévère, car Patience était l'Oreste
de Marcasse. Marcasse ne comprenait pas toujours Pa-
tience; mais Patience était le seul qui comprît parfaitement
Marcasse et qui sût tout ce qu'il y avait d'honnêteté
chevaleresque et de bravoure exaltée sous cette bizarre
enveloppe. Prosterné devant la supériorité intellectuelle
du solitaire, le chasseur de belettes s'arrêtait respectueu-
sement, lorsque la verve poétique, s'emparant de Patience,
devenait inintelligible pour son modeste ami. Alors Marcasse,
avec une touchante douceur et s'abstenant de questions et
de remarques déplacées, baissait les yeux, et, faisant signe
de la tète de temps à autre, comme s'il eût compris et
approuvé, donnait au moins à son ami l'innocent plaisir
d'être écouté sans contradiction.
Cependant Marcasse en avait compris assez pour embras-
ser les idées républicaines et pour partager les romanesques
espérances de nivellement universel et de retour à légalité
de l'âge d'or que nourrissait ardemment le bonhomme
Patience. Ayant plusieurs fois ouï dire à son ami (prii
fallait cultiver ces doctrines avec prudence (précepte que,
d'ailleurs, Patience n'observait guère pour son propre
compte), l'hidalgo, puissamment aidé par son habitude et
son penchant, ne parlait jamais de sa philosophie ; mais il
MAUPRAT. 231
faisait une propagande plus efficace, en colportant du châ-
teau à la chaumière et de la maison bourgeoise à la ferme
ces petites éditions à bon marché de la Science du bonhomme
Richard, et d'autres menus traités de patriotisme populaire,
que, selon la société jésuitique, une société secrète de
philosophes voltairiens, voués aux pratiques diaboliques de
la franc-maçonnerie, faisait circuler gratis dans les basses
classes.
Il y avait donc autant d'enthousiasme révolutionnaire
que d'amour pour les aventures dans la subite résolution de
Marcasse. Depuis longtemps, le loir et la fouine lui parais-
saient des ennemis trop faibles, et l'aire aux grains un champ
trop resserré pour sa valeur inquiète. Il lisait chaque jour les
journaux de la veille dans l'office des bonnes maisons qu'il
parcourait, et cette guerre d'Amérique, qu on signalait
comme le réveil de la justice et de la liberté dans l'univers,
lui avait semblé devoir amener une révolution en France.
Il est vrai qu'il prenait au pied de la lettre cette influence
des idées qui devaient traverser les mers et venir s'emparer
des esprits sur notre continent. Il voyait en rêve une armée
d'Américains victorieux descendant de nombreux vaisseaux
et apportant l'olivier de paix et la corne d'abondance à la
nation française. Il se voyait dans ce même rêve comman-
dant une légion héroïque et reparaissant dans la ^'arenne,
guerrier, législateur, émule de Washington , supprimant
les abus, renversant les grandes fortunes, dotant chaque
prolétaire d'une portion convenable, et, au milieu de ces
vastes et rigoureuses mesures, protégeant les bons et loyaux
nobles et leur conservant une existence honorable. Il est
inutile de dire que les nécessités douloureuses des grandes
crises politiques n'entraient point dans l'esprit de Marcasse,
et que pas une goutte de sang répandu ne venait souiller le
romanesque tableau que Patience déroulait devant sesyeux.
•J3-2 MAL PUAT.
Il V avait loin de ces espérances gigantesques au métier
de valet de chambre de M. de La Marche; mais jNIarcasse
n'avait pas d'autre chemin pour arriver à son but. Les
cadres du corps d'armée destiné pour l'Amérique étaient
remplis depuis longtemps, et ce n'était qu'en qualité de
passager attaché à l'expédition qu'il pouvait prcMulre place
sur un bâtiment marchand à la suite de l'escadre. Il avait
questionné l'abbé sur tout cela sans lui dire son jjrojet. Son
départ fut un coup de théâtre pour tous les habitants de la
^'arennc.
A peine eut-il mis le pied sur le rivage de l'Union, qu il
sentit un besoin irrésistible de prendre son grand chapeau
et sa grande épée, et d'aller tout seul dc\anl lui à travers
bois, comme il avait coutume de faire dans son pays; mais
sa conscience lui défendait de quitter son maître a[)rès avoir
contracté l'engagement de le servir. Il avait com|Ué sur la
fortune, et la fortune le seconda. La guerre étant beaucouj)
plus meurtrière et plus active qu'on ne s'y attendait, M. de
La Marche craignit à tort d'être embarrassé par la santé
débile de son maigre écuyer. Pressentant, d'ailleurs, son
désir de liberté, il lui offrit une somme d'argent et des
lettres de recommandation pour qu'il pût se joindre comme
volontaire aux; troupes américaines. Marcasse, sachant la
fortune de son maître, refusa l'argent, n'accepta que les
recommandations, et partit léger connne la plus agile des
belettes qu'il eût jamais occises.
Son intention était de se rendre à Philadelphie; mais un
hasard inutile à raconter lui ayant fait savoir que j'étais
dans le Sud, comptant avec raison trouver en moi un con-
seil et un ap|nii, il était venu me rejoindre, seul, â pied, à
travers des contrées inconnues, presque désertes et souvent
pleines de périls de toute espèce. Son habit seul avait
souffei't; sa ligure jaune n'a\ait pas changé de nuance, et
MAUPRAT. 233
il n'était pas plus étonné de sa nouvelle destinée que s'il
eût parcouru la distance de Sainte-Sévère à la tour Gazeau.
La seule chose insolite que je remarquai en lui fut qu'il
se retournait de temps en temps et regardait en arrière,
comme s'il eût été tenté d'appeler quelqu'un; puis aussitôt
il souriait et soupirait presque au même instant. Je ne pus
résister au désir de lui demander la cause de son in-
quiétude.
— Hélas! répondit-il, habitude ne peut se perdre; un
pauvre chien ! un bon chien I Toujours dire : « Ici, Blaireau !
Blaireau, ici ! »
— J'entends, lui dis-je; Blaireau est mort, et vous ne
pouvez vous habituer à l'idée que vous ne le vei'rez plus
sur vos traces.
— Mort? s'écria-t-il avec un geste d'épouvante. Non,
Dieu merci ! Ami Patience, grand ami ! Blaireau heureux,
mais triste comme son maître, son maître seul!
— Si Blaireau est chez Patience, dit Arthur, il est heu-
reux en eirct, car Patience ne manque de rien ; Patience le
chérira pour l'amour de vous, et certainement vous reverrez
votre digne ami et votre chien fidèle.
Marcasse leva les yeux sur la personne qui semblait si
bien connaître sa vie; mais, s'étant assuré qu'il ne l'avait
jamais vue, il prit le parti qu'il avait coutume de prendre
quand il ne comprenait pas; il souleva son chapeau et salua
respectueusement.
Marcasse fut, à ma prompte recommandation , enrôle
sous mes ordres, et, peu de temps après, il fut nommé ser-
gent. Ce digne homme lit toute la campagne avec moi et la
fit bravement, et, lorsqu'en 1782 je passai sous le drapeau
de ma nation et rejoignis l'armée de Rochambeau, il me
suivit, voulant partager mon sort jusqu'à la fin. Dans les
premiers jours, il fut pour moi un amusement plutôt qu'une
30
234 M AL- P RAT.
société; mais bientôt sa homie conduite et son intrépidité
calme lui méritèrent l'estime de tous, et j'eus lieu d'être
fier de mon protégé. Arthur aussi le prit en grande amitié,
et, hors du service, il nous accompagnait dans toutes nos
promenades, portant la boîte du naturaliste et perforant
les serpents de son épée.
Mais, lorsque j'essayai de le faire parler de ma cousine,
il ne me satisfit point. Soit qu'il ne comprît pas l'intérêt
que je mettais à savoir tous les détails de la vie qu'elle
menait loin de moi, soit qu'il se fût fait à cet égard une de
ces lois invariables qui gouvernaient sa conscience, jamais
je ne pus obtenir une solution claire aux doutes qui me
tourmentaient. Il me dit bien d'abord qu'il n'était question
de son mariage avec personne; mais, quelque habitué que
je fusse à la manière vague dont il s'exprimait, je m'ima-
ginai qu'il avait fait cette réponse avec embarras et de l'air
d'un homme qui s'est engagé à garder un secret. L'honneur
me défendait d'insister au point de lui laisser voir mes
espérances; il y eut donc toujours entre nous un point
douloureux auquel j'évitais de louciier. et sur lequel, malgré
moi, je me trouvais revenir toujours. Tant qu'Arthur fut
près de moi, je gardai ma raison, j'interprétai les lettres
d'Edmée dans le sens le plus loyal; mais, quand j'eus la
douleur de me séparer de lui, mes souffrances se réveil-
lèrent , et le séjour de l'Amérique me pesa de plus en
plus.
Celte séparation eut lieu lorsque je quittai l'armée
américaine pour faire la guerre sous les ordres du général
français. Arthur était Américain, et il n'attendait, d'ailleurs,
que l'issue de la guerre pour se retirer du service cl se fixer
à Boston, auprès du docteur Cooper, qui l'aimait comme
son fils, et qui se chargea de l'atlacher à la bibliothèque
de la société de Philadelphie, en qualité de bibliothécaire
MAUPRAT. 235
principal. C'était tout ce qu'Arthur avait désiré comme
récompense de ses travaux.
Les événements qui remplirent ces dernières années
appartiennent à l'histoire. Je vis, avec une joie toute per-
sonnelle, la paix proclamer l'existence des Etats-Unis. Le
chagrin s'était emparé de moi, ma passion n'avait fait que
grandir et ne laissait point de place aux enivrements de la
gloire militaire. J'allai, avant mon départ, embrasser Arthur,
et je m'embarquai avec le brave Marcasse, partagé entre
la douleur de quitter mon seul ami et la joie de revoir mes
seules amours. L'escadre dont je faisais partie éprouva de
grandes vicissitudes dans la traversée, et plusieurs fois je
renonçai à l'espérance de mettre jamais un genou en terre
devant Edméc, sous les grands chênes de Sainte-Sévère.
Enfin, après une dernière tempête essuyée sur les côtes de
France, je mis le pied sur les grèves de la Bretagne, et je
tombai dans les bras de mon pauvre sergent, qui avait
supporté, sinon avec plus de force physique, du moins avec
plus de tranquillité morale, les maux communs, et nos
larmes se confondirent.
236 MALPRAT.
XVI
Nous partîmes de Brest sans nous faire précéder d'au-
cune lettre.
Lorsque nous approchâmes de la ^'a^enne, nous mîmes
pied à terre, et, envoyant la chaise de poste par le plus
long chemin, nous prîmes à travers bois. Quand je vis les
arbres du parc élever leurs têtes vénérables au-dessus des
bois taillis comme une grave phalange de druides au milieu
d'une multitude prosternée, mon cœur battit si fort, que je
fus forcé de m'arrêter.
— Eh bien ! me dit Marcasse en se retournant d'un
air presque sévère, et comme s'il m'eût reproché ma fai-
blesse.
Mais, un instant après, je vis sa physionomie égale-
ment compromise par une émotion inattendue. Un petit
glapissement plaintif et le frôlement d une queue de renard
dans ses jambes l'ayant fait tressaillir, il jeta un grand cri
en reconnaissant Blaireau. Le pauvre animal avait senti
son maître de loin, il était accouru avec l'agilité de sa pre-
mière jeunesse pour se rouler à nos pieds. Nous crûmes
un instant qu'il allait y mourir, car il resta immobile et
comme crispé sous la main caressante de Marcasse; puis
tout à coup, se relevant comme frappé d'une idée digne
d'un homme, il repartit avec la rapidité de l'éclair et se
dirigea vers la cabane de Patience.
MAUPRAT. 237
— Oui, va avertir mon ami, brave chien! s'écria Mar-
casse; plus ami que toi serait plus qu'homme.
Il se retourna vers moi, et je vis deux grosses larmes
rouler sur les joues de l'impassible hidalgo.
Nous doublâmes le pas jusqu'à la cabane. Elle avait
subi de notables améliorations; un joli jardin rustique,
clos par une haie vive adossée à des quartiers de roc,
s'étendait autour de la maisonnette; nous arrivâmes, non
plus par un sentier pierreux, mais par une belle allée, aux
deux côtés de laquelle des légumes splendides s'étalaient
en lignes régulières comme une armée en ordre de marche.
Un bataillon de choux composait l'avant-garde ; les ca-
rottes et les salades formaient le corps principal, et, le
long de la haie, l'oseille modeste formait le cortège. De
jolis pommiers, déjà forts, inclinaient sur ces plantes leur
parasol de verdure, et les poiriers en quenouille, alternant
avec les poiriers en éventail, les bordures de thym et de
sauge baisant le pied des tournesols et des giroflées, tra-
hissaient dans Patience un singulier retour à des idées
d'ordre social et à des habitudes de luxe.
Ce changement était si notable, que je croyais ne plus
trouver Patience dans cette habitation. Une inquiétude
plus grave encore commençait à me gagner; elle se chan-
gea presque en certitude, lorsque je vis deux jeunes gens
du village occupés à tailler des espaliers. Notre traversée
avait duré plus de quatre mois, et il y en avait bien six
que nous n'avions entendu parler du solitaire. Mais Mar-
casse ne ressentait aucune crainte ; Blaireau lui avait dit
que Patience vivait, et les traces du petit chien fraîche-
ment marquées sur le sable de l'allée attestaient hi direc-
tion qu'il avait prise. Néanmoins, j'avais tellement peur
de voir troubler la joie d'un pareil jour, que je n'osai pas
faire une question aux jardiniers de Patience et que je
238 MAUPRAT.
suivis en silence l'hidalgo, donl l'œil attendri se prome-
nait sur ce nouvel Eden, et dont la bouche discrète ne
laissait échapper que le mot changement, plusieurs fois
répété.
Enfin l'impatience me prit : l'allée était interminable,
bien que très courte en réalité, et je me mis à courir, le
cœur bondissant d'émotion.
— Edmée, me disais-je, est peut-être là!
Elle n'y était pourtant pas, et je n'entendis que la voix
du solitaire qui disait :
— Ah çà ! qu'est-ce qu'il y a donc? ce pauvre chien
est-il devenu enragé? A bas, Blaireau! A'ous n'auriez pas
tourmenté votre maître de la sorte. Ce que c'est que de
gâter les gens!
— lîlaireau n'est pas enragé, clis-je en entrant; êtes-
vous donc devenu sourd à l'approche d'un ami, maître
Patience!
Patience laissa retomber sur la table une pile d'argent
qu'il était en train de compter, et vint à moi avec son an-
cienne cordialité. Je l'embrassai; il fut surpris et touché de
ma joie; puis, me regardant de la tête aux [)ieds, il s'émer-
veillait du changement opéré dans ma personne, lorsque
Marcasse parut sur le seuil de la porte.
Alors Patience, avec une expression sublime, s'écria en
levant sa large main vers le ciel :
— Les paroles du Cantique ! Maintenant, je puis mou-
rir : mes yeux ont vu cehii (pic j'aUciidais.
L'hidalgo ne dit rien; il leva son chapeau comme de
coutume, et, s'asseyant sur une chaise, il devint pâle et
ferma les yeux. Son chien sauta sur ses genoux en tc-moi-
gnant sa tendresse par des essais de petits cris (pii se
changeaient en éternuements multipliés (vous savez qu'il
était muel de naissance). Tout tremblant de vieillesse et
MAUPRAT. 239
de joie, il allong'ea son nez pointu vers le long nez de son
maître ; mais son maître ne lui répondit pas comme à l'or-
dinaire :
— A bas, Blaireau !
Marcasse était évanoui.
Cette âme aimante, qui ne savait pas plus que celle de
Blaireau se manifester par la parole, succombait sous le
poids de son bonheur. Patience courut lui chercher un
grand pichet de vin du pays, de seconde année, c'est-à-
dire du plus vieux et du meilleur possible ; il lui en fit ava-
ler quelques gouttes dont la verdeur le ranima. L'hidalg-o
excusa sa faiblesse en l'attribuant à la fatigue et à la cha-
leur; il ne voulut ou ne sut pas l'attribuer à son véritable
motif. Il est des âmes qui s'éteignent, après avoir brûlé
pour tout ce qu'il y a de beau et de grand dans l'ordre
moral, sans avoir trouvé le moyen et même sans avoir senti
le besoin de se manifester aux autres.
Quand les premiers élans furent calmés chez Patience,
qui était aussi expansif que son ami l'était peu :
— Ah çà ! me dit-il, je vois, mon officier, que vous
n'avez pas envie de rester ici longtemps. Allons donc vite
où vous êtes pressé d'arriver. On va être bien surpris et
bien content, je vous jure.
Nous pénétrâmes dans le parc, et, en le traversant.
Patience nous expliqua le changement survenu dans son
habitation et dans sa vie.
— Quant à moi, vous voyez que je n'ai pas changé,
nous dit-il. Même tenue, mêmes allures; et, si je vous ai
servi du vin tout à l'heure, je n'ai pas cessé pour cela de
boire de l'eau. Mais j'ai de l'argent et des terres, et des
ouvriers, da! Eh bien, tout cela, c'est malgré moi, comme
vous allez le savoir. Il y a trois ans environ. M"" Edmée me
parla de l'embarras où elle était de faire la charité à propos.
211) MALPRAT.
Labbé était aussi malhabile qu'elle. On les trompait tous
les jours en leur tirant de l'argent pour en faire un mé-
chant usage, tandis que des journaliers fiers et laborieux
manquaient de tout sans qu'on pût le savoir. Elle crai-
gnait de les humilier en allant s'enquérir de leurs besoins,
et, lorsque de mauvais sujets s'adressaient ù elle, elle
aimait mieux être leur dupe que de se tromper au détri-
ment de la charité. De cette manière elle dépensait beau-
coup d'argent et faisait peu de bien. Je lui lis alors en-
tendre que l'argent était la chose la moins nécessaire aux
nécessiteux; que ce qui rendait les hommes vraiment mal-
heureux, ce n'était pas de ne pouvoir se vêtir mieux que
les autres, aller au cabaret le dimanche, étaler à la grand'-
messe un bas bien blanc avec une jarretière rouge sur le
genou, de ne pouvoir dire : « Ma jument, ma vache, ma
vigne, mon grenier, etc. », mais bien d'avoir le corps faible
et la saison dure, de ne pouvoir se préserver du froid, du
chaud, des maladies, de la grand' soif et de la grand' faim.
Je lui dis donc de ne pas juger de la force et de la santé
des paysans d'après moi, mais d'aller s'informer elle-même
de leurs maladies et de ce qui manquait à leur ménage. Ces
gens-là ne sont pas philosophes ; ils ont de la vanité, ils
aiment la hraverie, mangent le peu qu'ils gagnent pour
paraître, et n'ont pas la prévoyance de se priver d'un petit
plaisir pour mettre en réserve une ressource contre les
grands besoins. Enfin ils ne savent pas gouverner l'ar-
gent; ils vous disent qu'ils ont des dettes, et, s'il est vrai
qu'ils en aient, il n'est pas vrai qu'ils emploient à les payer
l'argent que vous leur donnez. Ils ne songent pas au lende-
main, ils payent l'intérêt aussi haut qu'on veut le leur
faire payer, et ils achètent avec votre argent une ciiène-
vière ou un mobilier, afin que les voisins s'étomient et
soient jaloux. Cependant les dettes augmentent tous les
MAUPRAT. 241
ans, et, au bout du compte, il faut vendre chènevière et
mobilier, parce que le créancier, qui est toujours un d'entre
eux, veut son remboursement ou de tels intérêts qu'on ne
peut y suffire. Tout s'en va, le fonds emporte le fonds; les
intérêts ont emporté le revenu; on est vieux, on ne peut
plus travailler. Les enfants vous abandonnent, parce que
vous les avez mal élevés et qu'ils ont les mêmes passions
et les mêmes vanités que vous; il vous faut prendre une
besace et aller de porte en porte demander du pain, parce
que vous êtes habitué au pain et ne sauriez sans mourir
manger des racines comme le sorcier Patience, rebut de la
nature, que tout le monde hait et méprise, parce qu'il ne
s'est pas fait mendiant.
« Le mendiant, au reste, n'est guère plus malheureux
que le journalier, moins peut-être. Il n'a plus ni bonne ni
sotte fierté, il ne souffre plus. Les gens du pays sont bons;
aucun hesacier ne manque d'un gîte et d'un souper en fai-
sant sa ronde, les paysans lui chargent le dos de morceaux
de pain , si bien qu'il peut nourrir volaille et pour-
ceaux dans la petite cahute où il laisse un enfant et une
vieille parente pour soigner son bétail. Il y revient toutes
les semaines passer deux ou trois jours à ne rien faire et
à compter les pièces de deux sous qu'il a reçues. Cette
pauvre monnaie lui sert souvent à satisfaire des besoins
superflus que l'oisiveté engendre. Un métayer prend bien
rarement du tabac; beaucoup de mendiants ne peuvent
s'en passer et en demandent avec plus d'avidité que du
pain. Ainsi le mendiant n'est pas plus à plaindre que le
travailleur ; mais il est corrompu et débauché quand il
n'est pas méchant et féroce, ce qui, du reste, est assez
rare.
« — Voici donc ce qu'il faudrait faire, disais-je à Ed-
mée; et l'abbé m'a dit que cela était l'avis de vos philo-
31
242 MAUPRAT.
sophes. Il faudrait que les personnes qui font comme vous
beaucoup de charités particulières les fissent sans consulter
la fantaisie de celui qui demande, mais bien après avoir
reconnu ses véritables besoins.
« Edmée m'objecta que cette connaissance-là lui serait
impossible, qu'il y faudrait passer toutes ses journées, et
abandonner M. le chevalier, qui se fait vieux, et qui ne
peut plus lire ni rien faire sans les yeux et la tête de sa
fille. L'abbé aimait trop à s'instruire pour son compte dans
les livres des savants, pour avoir du temps de reste.
« — Voilà à quoi sert toute la science de la vertu, lui
dis-je, elle fait qu'on oublie d'être vertueux.
(' — Tu as bien raison, repartit Edmée; mais comment
faire ?
(( Je promis d'y songer, et voici ce que j'imaginai. Je
me promenai tous les jours du côté des terres, au lieu de
me promener comme d'habitude du côté des bois. Cela me
coûta beaucoup; j'aime à être seul, et partout je fuyais
l'homme depuis tant d'années, que je n'en sais plus le
compte. Enfin, c était un devoir, je le fis. J'approchai des
maisons, m'enquis d'abord par-dessus la haie et puis jusque
dans l'intérieur des habitations, et comme par manière de
conversation, de ce que je voulais savoir. D'abord on me
reçut comme un chien perdu en temps de sécheresse, et je
vis, avec un chagrin que j'eus bien de la peine à cacher,
la haine et la méfiance sur toutes ces figures. Je n'avais
pas voulu vivre avec les hommes, mais je les aimais; je les
savais plus malheureux que méchants; j'avais passé tout
mon temps à m'affiiger de leurs maux, à m'indigner contre
ceux qui les causaient; et, quand pour la première fois
j'entrevoyais la possibilité de faire quelque chose pour
quelques-uns, ceux-là fermaient bien vite leur porte du plus
loin qu'ils m'apercevaient, et leurs enfants, de beaux en-
MAUPRAT. 243
fants que j'aime tant! se cachaient dans les fossés pour
n'avoir pas la fièvre que je donnais, disait-on, avec le
regard. Cependant, comme on savait l'amitié qu'Edmée
avait pour moi, on n'osa pas me repousser ouvertement, et
je vins à bout de savoir ce qui nous intéressait. Elle ap-
porta remède à tous les maux que je lui fis connaître. Une
maison était lézardée, et, tandis que la jeune fille portait
un tablier de cotonnade à quatre livres l'aune, la pluie
tombait sur le lit de la grand'mère et sur le berceau des
petits enfants : on fit réparer les toits et les murailles, les
matériaux furent fournis et les ouvriers payés par nous ;
mais plus d'argent pour les beaux tabliers. Ailleurs, une
vieille femme était réduite à mendier, parce qu'elle n'avait
écouté que son cœur en donnant son bien à ses enfants,
qui la mettaient à la porte ou lui rendaient la vie si dure à
la maison qu'elle aimait mieux vagabonder. Nous nous
fîmes les avocats de la vieille, avec menace de porter, à
nos frais, l'affaire devant les tribunaux, et nous obtînmes
pour elle une pension que nous augmentâmes de nos
deniers quand elle ne suffisait pas. Nous amenâmes plu-
sieurs vieillards, qui se trouvaient dans la même position,
à s'associer et à se mettre en pension chez l'un d'entre eux,
ta qui nous fîmes un petit fonds, et qui, ayant de l'indus-
trie et de l'ordre, fit de bonnes affaires, à tel point que ses
enfants vinrent faire leur paix et demander à l'aider dans
son établissement.
« Nous fîmes bien d'autres choses encore dont le détail
serait trop long et que vous verrez de reste. Je dis noiis^
parce que peu à peu, quoique je ne voulusse me mêler de
rien au delà de ce que j'avais fait, je fus entraîné et forcé
à faire davantage, à me mêler de beaucoup de choses, et
finalement de tout. Bref, c'est moi qui prends les informa-
tions, qui dirige les travaux et qui fais les négociations.
244 MAUPRAT.
M"" Edmée a voulu qu'il y eut de l'arfrenl dans mes mains,
que je pusse en disposer sans la consulter davance; c'est
ce que je ne me suis jamais permis, et aussi jamais elle ne
m'a contredit une seule fois dans mes idées. Mais tout
cela, voyez-vous, m'a donné bien de la fatigue et bien du
souci. Depuis que les habitants savent que je suis un petit
Turgot, ils se sont mis ventre à terre devant moi, et cela
m'a fait de la peine. J'ai donc des amis dont je ne me
soucie pas, et j'ai aussi des ennemis dont je me passerais
bien. Le? faux besogneux m'en veulent de ne pas être
leur dupe; il y a des indiscrets et des gens sans vertu qui
trouvent qu'on fait toujours trop pour les autres, jamais
assez pour eux. Au milieu de ce bruit et de ces tracasse-
ries, je ne me promène plus la nuit, je ne dors plus le jour;
je suis monsieur Patience, et non plus le sorcier de la tour
Gazeau, mais je ne suis plus le solitaire; et, croyez-moi, je
voudrais de tout mon cœur être né égoïste, et jeter là
le collier pour retourner à ma vie sauvage et à ma li-
berté. >'
Patience nous ayant fait ce récit, nous lui finies com-
pliment ; mais nous nous permîmes une objection contre
sa prétendue abnégation personnelle ; ce jardin magni-
fique attestait une transaction avec les nécessifés super-
flues dont il avait toute sa vie déploré l'usage chez les
autres.
— Cela ? dit-il en allongeant le bras du cûté de son
enclos. Gela ne me regarde pas : ils l'ont fait malgré moi ;
mais, comme c'étaient de braves gens et que mon refus les
affligeait, j'ai été forcé de le souffrir. Sachez que, si j'ai
fait bien des ingrats, j'ai fait aussi quelques heureux recon-
naissants. Or deux ou trois familles auxquelles j'ai rendu
service ont cherché tous les moyens possibles de me faire
plaisir; et, comme je refusais tout, on a imaginé de me
MAUPRAT. 245
surprendre. Une fois, j'avais été passer plusieurs jours à la
Berlhenoux pour une affaire de confiance dont on m'avait
chargé ; car on est venu à me supposer un grand esprit,
tant les gens sont portés à passer d'une extrémité à l'autre.
Quand je revins, je trouvai ce jardin tracé, planté et fermé
comme vous l'avez vu. J'eus beau me fâcher, dire que je ne
voulais pas travailler, que j'étais trop vieux, et que le
plaisir de manger quelques fruits de plus ne valait pas la
peine que ce jardin allait me coûter à l'entretenir; on n'en
tint compte et on l'acheva, en me déclarant que je n'aurais
rien à y faire, parce qu'on se chargeait de le cultiver pour
moi. En effet, depuis deux ans, les braves gens n'ont pas
manqué de venir, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, passer
dans chaque saison le temps nécessaire à son parfait entre-
tien. Au reste, quoique je n'aie rien changé à ma manière
de vivre, le produit de ce jardin m'a été utile: j'ai pu
nourrir pendant l'hiver plusieurs pauvres avec mes lé-
gumes ; les fruits me servent à gagner l'amitié des petits
enfants, qui ne crient plus au loup quand ils me voient, et
qui s'enhardissent jusqu'à venir embrasser le sorcier. On
m'a aussi forcé d'accepter du vin et de temps en temps du
pain blanc et des fromages de vache; mais tout cela ne me
sert qu'à faire politesse aux anciens du village, quand ils
viennent m'exposer les besoins de l'endroit et me charger
d'en informer le château. Ces honneurs ne me tournent
pas la tête, voyez-vous; et même je puis dire que, quand
j'aurai fait à peu près tout ce que j'ai à faire, je laisserai là
les soucis de la grandeur et je retournerai à la vie du phi-
losophe, peut-être à la tour Gazeau, qui sait?
Nous touchions au terme de notre marche. En mettant
le pied sur le perron du château, je joignis les mains, et,
saisi d'un sentiment religieux, j'invoquai le ciel avec une
sorte de terreur. Je ne sais quel vague effroi se réveilla ;
2i6 MAUPRAT.
j'imaginai tout ce qui pouvait m'empêcher d'être heureux,
et j'hésitai à franchir le seuil de la maison, puis je m'élan-
çai. Un nuage passa devant mes yeux, un bourdonnement
remplit mes oreilles. Je rencontrai Saint-Jean, qui, ne me
reconnaissant pas, fit un grand cri et se jeta devant moi
pour m'empêcher d'entrer sans être annoncé ; je le poussai
hors de mon chemin, et il tomba consterné sur une chaise
dans l'antichambre, tandis que je gagnais la porte du salon
avec impétuosité. Mais, au moment de la pousser brusque-
ment, je m'arrêtai saisi d'un nouvel elTroi et j'ouvris si
timidement, qu'Edmée, occupée à broder au métier, ne
leva pas les yeux, croyant reconnaître dans ce léger bruil
la manière respectueuse de Saint-Jean. Le chevalier dor-
mait et ne s'éveilla pas. Ce vieillard, grand et maigre comme
tous les Mauprat, était affaissé sur lui-même, et sa tête pâle
et ridée, que l'insensibilité du tombeau semblait avoir déjà
enveloppée, ressemblait à une des figures anguleuses, en
chêne sculpté, qui ornaient le dossier de son grand fau-
teuil. Il avait les pieds allongés devant un feu de sarmenl,
quoique le soleil fût chaud et qu'un clair rayon tombal sur
sa tête blanche et la fit briller comme l'argent. Comment
vous peindrais-je ce que me fit éprouver l'attitude d'Edmée?
Elle était penchée sur sa tapisserie, et de temps en temps
elle levait les yeux sur son père pour interroger les moin-
dres mouvements de son sommeil. Mais que de patience et
de résignation dans tout son être! Edmée n'aimait pas les
travaux d'aiguille; elle avait l'esprit trop sérieux pour
attacher de l'importance à l'effet d'une nuance à côté d'une
nuance et à la régularité d'un point pressé contre un autre
point. D'ailleurs, elle avait le sang impétueux ; et, quand
son esprit n'était pas absorbé par le travail de l'intelli-
gence, il lui fallait de l'exercice et le grand air. Mais,
depuis que son père, en proie aux infirmités de la vieillesse,
MAUPRAT. 247
ne quittait presque plus sou fauteuil, elle ne quittait plus
son père un seul instant; et, ne pouvant toujours lire et
vivre par l'esprit, elle avait senti la nécessité d'adopter ces
occupations féminines, « qui sont, disait-elle, les amuse-
ments de la captivité ». Elle avait donc vaincu son carac-
tère d'une manière héroïque. Dans une de ces luttes ob-
scures qui s'accomplissent souvent sous nos yeux sans que
nous en soupçonnions le mérite, elle avait fait plus que de
dompter son caractère, elle avait changé jusqu'à la circula-
tion de son sang. Je la trouvai maigrie, et son teint avait
perdu cette première fleur de la jeunesse, qui est comme la
fraîche vapeur que l'haleine du matin dépose sur les fruits
et qui s'enlève au moindre choc extérieur, bien que l'ar-
deur du soleil l'ait respectée. Mais il y avait dans cette pâ-
leur précoce et dans cette maigreur un peu maladive un
charme indéfinissable; son regard, plus enfoncé et toujours
impénétrable, avait moins de fierté et plus de mélancolie
qu'autrefois ; sa bouche, plus mobile, avait le sourire plus
fin et moins dédaigneux. I^orsqu'elle me parla, il me sem-
bla voir deux personnes en elle, l'ancienne et la nouvelle ;
et, au lieu d'avoir perdu de sa beauté, je trouvai qu'elle
avait complété l'idéal de la perfection. J'ai pourtant ouï dire
alors à plusieurs personnes qu'elle avait beaucoup changé ;
ce qui voulait dire, selon elles, qu'elle avait beaucoup
perdu. Mais la beauté est comme un temple dont les pro-
fanes ne voient que les richesses extérieures. Le divin mys-
tère de la pensée de l'artiste ne se relève qu'aux grandes
sympathies, et le moindre détail de l'œuvre sublime ren-
ferme une inspiration qui échappe à l'intelligence du vul-
gaire. Un de vos modernes écrivains a dit cela, je crois, en
d'autres termes et beaucoup mieux. Quant à moi, dans
aucun moment de sa vie je n'ai trouve Edmée moins belle
que dans un autre moment; jusque dans les heures de souf-
2i8 MAIPHAT.
france où la beauté semble eiracée dans le sens matériel, la
sienne se divinisait à mes yeux et me révélait une nouvelle
beauté morale dont le reflet éclairait son visage. Au reste,
je suis doué médiocrement sous le rapport des arts, et, si
j'avais été peintre, je naurais pu reproduire qu un seul
type, celui dont mon âme était remplie; car une seule
femme m'a semblé belle dans le cours de ma longue vie :
ce fut Edmée.
Je restai quelques instants à la regarder, pâle et tou-
chante, triste, mais calme, vivante image de la piété filiale,
de la force enchaînée par lafTection ; puis je m'élançai et
tombai à ses pieds sans pouvoir dire un mot. Elle ne fit pas
un cri, pas une exclamation; mais elle entoura ma tète
dans ses deux bras et la tint longtemps serrée contre sa
poitrine. Dans cette forte étreinte, dans cette joie nuietle,
je reconnus le sang de ma race, je sentis ma sœur. Le bon
chevalier, réveillé en sursaut, Tœil i\xc, le coude appuyé
sur son genou et le corps plié en avant, nous regardait en
disant :
— Kh bien, qu'est-ce donc que cela?
Il ne pouvait voir mon visage caché dans le sein
d lùimée; elle me poussa vers lui. et il me serra dans ses
bras affaissés avec un élan de tendresse généreuse qui lui
rendit un instant la vigueur de la jeunesse.
Vous pouvez imaginer les questions dont on m'accabla
et les soins qui me furent prodigués. Edmée était jiour moi
une mère véritable. Cette bonté expansive et confiante
avait tant de sainteté, que, pendant toute cette journée, je
n'eus pas auprès d'elle d'autres pensées que celles que j'au-
rais eues si j'avais été réellement son fils.
.Il' fus vivement louché du s(jin cpi'on prit d'enji>liver à
1 abbé la surprise de mon retour; jy vis une I)reu^e cer-
taine de la joie qu'il en devait ressentir. On me fit cacher
MAUPRAT. 249
sous le métier d'Edmée et on me couvrit de la grande toile
verte dont elle enveloppait son ouvrage. L'abbé s'assit tout
près de moi, et je lui fis faire un cri en lui prenant les
jambes. C'était une plaisanterie que j'avais l'habitude de
lui faire autrefois; et, lorsque je sortis de ma cachette, en
renversant brusquement le métier et en faisant rouler tous
les pelotons de laine sur le parquet, il y eut sur son visage
une expression de joie et de terreur tout à fait bizarre.
Mais je vous tiens quittes de toutes ces scènes d'inté-
rieur, sur lesquelles ma mémoire se reporte malgré moi
avec trop de complaisance.
32
250 MAUPRAT.
X\II
Un immense changement s'était opéré en moi clans le
cours de six années. J'étais un homme à peu prés semhlahlc
aux autres; les instincts étaient parvenus à s'équilihrer
presque avec les alVections, et les impressions avec le rai-
sonnement. Cette éducation sociale s'était faite naturelle-
ment. Je n'avais eu qu'à accepter les leçons de l'expérience
et les conseils de l'amitié. Il s'en fallait de heaucoup que
je fusse un homme instruit; mais j'étais arrivé à pouvoir
acquérir rapidement une instruction solide. J'avais sur
toute chose des notions aussi claires qu'on pouvait les
avoir de mon temps. Je sais que, depuis celte ('-poque, la
science de l'homme a fait des progrès réels; je les ai suivis
de loin et je n'ai jamais songé à les nier. Or, comme je ne
vois pas tous les hommes de mon âge se montrer aussi rai-
sonnables, j'aime à croire que j'ai été mis de bonne heure
dans une voie assez droite, puisque je ne me suis pas arrêté
dans l'impasse des erreurs et des préjugés.
Les progrès de mon esprit et de ma raison parurent sa-
tisfaire Edmée.
— Je n'en suis pas étonnée, me dit-elle; vos lettres me
l'avaient appris; mais j'en jouis avec un orgueil maternel.
Mon bon oncle n'avait plus la force de se livrer, comme
autrefois, à d'orageuses discussions, et je crois vraiment
que, s'il eût conservé cette force, il eût un peu regretté de
IMAUPRAT. 251
ne plus retrouver en moi l'antagoniste infatigable qui
l'avait tant contrarié jadis. Il fit même quelques essais de
contradiction pour m'éprouver; mais j'eusse regardé alors
comme un crime de lui donner ce dangereux plaisir. Il eut
un peu d'humeur et trouva que je le traitais trop en vieil-
lard. Pour le consoler, je détournai la conversation vers
l'histoire du passé qu'il avait traversé, et je l'interrogeai
sur beaucoup de points où son expérience le servait mieux
que mes lumières. De cette manière, j'acquis de bonnes
notions sur l'esprit de conduite dans les affaires person-
nelles, et je satisfis pleinement son légitime amour-propre.
Il me prit en amitié par sympathie, comme il m'avait adopté
par générosité naturelle et par esprit de famille. Il ne me
cacha pas que son j)lus grand désir, avant de s'endormir du
sommeil éternel, était de me voir devenir l'époux d'Edmée;
et, lorsque je lui répondis que c'était l'unique pensée de
ma vie, l'unique vœu de mon âme :
— Je le sais, je le sais, me dit-il; tout dépend dellc, et
je crois qu'elle n'a plus de motifs d'hésitation. Je ne vois
pas, ajouta-t-il après un instant de silence et avec un peu
d'humeur, ceux qu'elle pourrait alléguer à présent.
D'après cette parole, la première (jui lui fût échappée
sur le sujet qui m'intéressait le plus, je vis que, depuis
longtemps, il était favorable à mes désirs et que l'obstacle,
s'il en existait encore un, venait d'Edmée. La dernière
réflexion de mon oncle impliquait un doute que je n'osai
pas chercher à éclaircir et qui me laissa beaucoup d in-
quiétude. La fierté chatouilleus(> d"l'](lmée m'inspirait tant
de crainte, sa bonté inell'able m'imposait tant de respect,
que je n'osai lui demander ouvertement de se prononcer
sur mon sort. Je ])ris li' parli d'agii- comme si je n'eusse
pas entretenu d'autre espérance que celle d être à jamais
son frère et son ami.
252 M A U P R A T.
Un événement qui fut longtemps inexplicable vint faire
diversion pendant quelques jours à mes pensées. Je m'étais
d'abord refusé à aller prendre possession de la Roche-
Mauprat.
— Il faut absolument, m'avait dit mon oncle, que vous
alliez voir les améliorations que j'ai faites à votre domaine,
les terres qu'on a mises en bon état de culture, le cheptel
que j'ai recomposé dans chacune de vos métairies. \'ous
devez enfin vous mettre au courant de vos affaires, montrer
à vos paysans que vous vous intéressez à leurs travaux;
autrement, après ma mort, tout ira de mal en pis. vous
serez forcé d affermer, ce qui vous rapportera peut-être
davantage, mais diminuera la valeur de votre fonds. Je
suis trop vieux maintenant pour aller surveiller votre bien.
Il y a deux ans que je n'ai pu quitter cette misérable robe
de chambre; l'abbé n'y entend rien; Edmée est une excel-
lente tête, mais elle ne peut pas se décider à aller dans cet
endroit-là; elle dit quelle y a eu trop peur, ce qui est un
enfantillage.
— Je sens que je dois moiilier ])Uis de courage, lui
répondis-je; et pourtant, mon bon oncle, ce que vous me
prescrivez est pour moi la chose la plus rude qui soit au
monde. Je n'ai pas mis le pied sur cette terre maudite
depuis le jour où j'en suis sorti arrachant Edmée à ses
ravisseurs. Il me semble que vous me chassez du ciel pour
m'envoyer visiter l'enfer.
Le chevalier haussa les épaules ; l'abbé me conjura de
prendre sur moi de le satisfaire; c'était une véritable con-
trariété pour mon bon oncle que ma résistance. Je me
soumis, et, résolu à me vaincre, je pris congé d'Edmée
pour deux jours. L'abbé voulait m'accompagner pour me
distraire des tristes pensées qui allaient m'assiéger; mais
je me fis scrupule de l'éloigner d'Edmée pendant ce court
MAUPRAT. 253
espace de temps; je savais combien il lui était nécessaire.
Attachée comme elle l'était au fauteuil du chevalier, sa
vie était si grave, si retirée, que le plus petit événement
s'y faisait sentir. Chaque année avait augmenté son isole-
ment, et il était devenu à peu près complet depuis que la
caducité du chevalier avait chassé de sa table les chansons
et les bons mots, enfants joyeux du vin. Il avait été grand
chasseur, et la Saint-Hubert, se trouvant précisément sa
fête, avait rassemblé jadis autour de lui, à cette époque,
toute la noblesse du pays. Longtemps les cours avaient
retenti des hurlements de la meute; longtemps les écuries
avaient serré deux longues files de chevaux fringants entre
leurs stalles luisantes; longtemps la voix du cor avait
plané sur les grands bois d'alentour ou sonné la fanfare
sous les fenêtres de la grande salle, à chaque toast de la
brillante compagnie. Mais ces beaux jours avaient disparu
depuis longtemps; le chevalier ne chassait plus, et l'espoir
d'obtenir la main de sa fdlc ne retenait plus autour de son
fauteuil les jeunes gens ennuyés de sa vieillesse, de ses
attaques de goutte et des histoires qu'il redisait le soir, ne
se souvenant plus de les avoir dites le malin. Le refus
obstiné d'Edmée et le renvoi de M. de La Marche avaient
causé bien de la surprise et donné lieu à bien des recher-
ches de curiosité. Un jeune homme amoureux d'elle, écon-
duit comme les autres et poussé par un sot et lâche orgueil
à se venger de la seule femme de sa classe qui, selon lui,
eût osé le repousser, découvrit qu'Edmée avait été enlevée
par les coupe-jarrels, et lit courir le bruit qu'elle avait
passé une nuit d'orgie à la Rochc-Mauprat. C'est tout au
plus s'il daigna dire qu'elle n'avait cédé qu'à la violence.
Edmée imposait trop de respect et d'estime pour qu'on
l'accusât de complaisance avec les brigands; mais elle
passa bientôt pour avoir élé victime de leur brutalité.
254 MAIPRAT.
Marquée d'une tache inelTaçable, elle ne fut plu? recher-
chée de personne. Mon absence ne servit qu'à confirmer
cette opinion. Je l'avais sauvée de la mort, disait-on, mais
non pas de la honte, et je ne pouvais en faire ma femme;
j'en étais amoureux, et je la fuyais pour ne pas succomber
à la tentation de l'épouser. Tout cela avait tant de vrai-
semblance, qu'il eût été difficile de faire accepter au public
la véritable version. Elle le fut d'autant moins qu'Edmée
n'avait pas voulu agir en conséquence et faire cesser les
méchants bruits en donnant sa main à un homme (ju'eile
ne pouvait pas aimer. Telles étaient les causes de son iso-
lement; je ne les sus bien que plus tard. Mais, voyant
l'intérieur si austère du chevalier et la sérénité si mélan-
colique d'Edmée, je craignis de faire tomber une feuille
sèche sur cette onde endormie, et je suppliai l'abbé de
rester auprès d'elle jusqu'à mon retour. Je ne pris avec
moi que mon fidèle sergent Marcasse, c|u'l'jlnK''e iiaNait
pas voulu laisser s'éloigner de moi, et qui jjarlageait
désormais la cabane élégante et la vie administrative de
Patience.
J'arrivai à la Roche-Mauprat, par une soirée brumeuse,
aux premiers jours de l'automne; le soleil était voilé, la
nature s'assoupissait dans le silence et dans la brume; les
plaines étaient désertes, l'air seul élail remi»li du mouve-
ment et du bruit des grandes phalanges d'oiseaux de pas-
sage; les grues dessinaient dans le ciel des triangles gigan-
tesques, et les cigognes, passant à une hauteur incommen-
surable, remplissaient les nuées de cris mélancoliques qui
planaient sur les campagnes attristées comme le chant
funèbre des beaux jours. Pour la première fois de l'année,
je sentis le froid de l'atmosphère, et je crois que tous les
hommes sont saisis d'une tristesse instinctive à l'approche
de la saison rigoureuse. Il y a dans les premiers frimas
MAUPRAT. 255
quelque chose qui rappelle à l'homme la prochaine disper-
sion des éléments de son élre.
Nous avions traversé les bois et les bruyères, mon
compagnon et moi, sans nous dire une seule parole; nous
avions fait un long' détour pour éviter la tour Gazeau, que
je ne me sentais pas la force de revoir. Le soleil se cou-
chait dans des voiles gris quand nous fi'anchîmes la herse
de la Roche-Mauprat. Cette herse était brisée ; le pont ne
se levait plus et ne donnait plus passage qu'à de paisibles
troupeaux et à leurs insouciants /jafour^. Les fossés étaient
à demi comblés, et déjà l'oseraie bleuâtre étendait ses
rameaux flexibles sur les basses eaux; l'ortie croissait au
pied des tours écroulées, et les traces du feu semblaient
encore fraîches sur les murs. Les bâtiments de ferme élaien
tous renouvelés, et la basse-cour, pleine de bétail, de
volailles, d'enfants, de chiens de berger et d'instruments
aratoires, contrastait avec cette sombre enceinte, où je
croyais encore \'oir monter la flamme rouge des assaillants
et couler le sang noir des Mauprat.
Je fus reçu avec la cordialité tranquille et un peu froide
des paysans du Berry. On n'essaya pas de me plaire, mais
on ne me laissa manquer de rien. Je fus installé dans le
seul des anciens bâtiments qui n'eût pas été endommagé
lors du siège du donjon, ou abandonné depuis cette époque
à l'action du temps. C'était un corps de logis dont l'archi-
tecture massive remontait au \° siècle; la porte était plus
petite que les fenêtres, et les fenêtres elles-mêmes donnaient
si peu (le jour, iju'il fallut allumer des flambeaux pour y
pénétrer, quoique le soleil fût à peine couché. Ce bâtiment
avait été restauré provisoirement pour servir de pied à
terre au nouveau seigneur ou à ses mandataires. Mon oncle
Hubert y était venu souvent surveiller mes intérêts tant
que ses forces le lui avaient permis, et on me conduisit à
256 MAIPRAT.
la chambre qu'il ïf'était réservée et qui s'appelait désormais
la chambre du maître. On y avait transporté tout ce qu'on
avait sauvé de mieux de l'ancien ameublement; et, comme
elle était froide et humide malj^ré tous les soins qu'on
avait pris pour la rendre habitable, la servante du métayer
me précéda, un. tison dans une main et un fagot dans
l'autre.
Aveuglé par la fumée dont elle promenait le nuage
autour de moi, trompé par la nouvelle porte qu'on avait
percée sur un autre point de la cmir et par certains corri-
dors qu on avait murés pour se dispenser de les entretenir,
je parvins jusqu'à cette chambre sans rien reconnaître; il
m'eût même été impossible de dire dans quelle partie des
anciens bâtiments je me trouvais, tant le nouvel aspect de
la cour déroutait mes souvenirs, tant mon âme assombrie
et troublée était peu frappée des objets extérieurs.
On alluma le feu tandis que, me jetant sur une chaise
et cachant ma tête dans mes mains, je me laissais aller
à de tristes rêveries. Cette situation n'était pourtant |)as
sans charme, tant le passé se revêt nalurellemenl de formes
embellies ou adoucies dans le cerveau des jeunes gens,
maîtres présomptueux de l'avenir. Quand, à force de souf-
fler sur son tison, la servante eut rempli la chambre d'une
épaisse fumée, elle sortit pour aller chercher de la braise
et me laissa seul. Marcasse était resté à l'écurie pour soi-
gner nos chevaux. Blaireau m'avait suivi; couché devant
l'àlre, il me regardait de temps en temjis d'un air mécon-
tent, comme pour me demander raison d'un si niéciiimt
gîte et d'un si pauvre feu.
Tout à coup, en jetant les yeux autour de moi, il me
sembla que ma mémoire se réveillait. Le feu, après avoir
fait crier le bois vert, envoya un jet de flamme dans la
cheminée, et toute la chambre fut éclairée d'une lueur bril-
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MAUPRAT. 257
lante, mais aj^àtée, qui donnait aux objets une apparence
douteuse et bizarre. Blaireau se releva, tourna le dos au
feu et s'assit entre mes jambes, comme s'il se fût attendu
à quelque chose d'étrange et d'imprévu.
Je reconnus alors que ce lieu n'était autre que la
chambre à coucher de mon grand-père Tristan, occupée
depuis, pendant plusieurs années, par son fils aîné, le dé-
testable Jean, mon plus cruel oppresseur, le plus fourbe et
le plus lâche des coupe-jarrets. Je fus saisi d'un mouve-
ment de terreur et de dégoût en reconnaissant les meubles
et jusqu'au lit à colonnes enroulées, où mon grand-père
avait rendu à Dieu son âme criminelle dans les tortures
d'une lente agonie. Le fauteuil sur lequel j'étais assis était
celui où Jean le Tors (comme il prenait plaisir, dans ses
jours facétieux, à se nommer lui-même) s'asseyait pour
méditer ses scélératesses ou pour rendre ses odieux arrêts.
Je crus voir passer, en cet instant, les spectres de tous les
Mauprat avec leurs mains sanglantes et leurs yeux hébétés
par le vin. Je me levai et j'allais céder à l'horreur que
j'éprouvais en prenant la fuite, lorsque, tout à coup, je vis
se dresser devant moi une figure si distincte, si reconnais-
sable, si différente, par toutes les apparences de la réalité,
des chimères dont je venais d'être assiégé, que je retom-
bai sur mon siège, tout baigné d'une sueur froide. Jean
Mauprat était debout auprès du lit. Il venait d'en sortir,
car il tenait encore un pan du rideau entr'ouvert. Il me
sembla le même qu'autrefois; seulement il était encore
plus nuiigi'e, plus pâle et plus hideux; sa tête était rasée
et son corps enveloppé d'un suaire de couleur sombre. Il
me lança un regard infernal ; un sourire haineux et mépri-
sant effleura sa lèvre mince et flétrie. Il resta immobile,
son œil étincelant attaché sur moi, et il semblait tout prêt
à m'adresser la parole. J'étais convaincu, en cet instant,
33
258 MAIPRAT.
que ce que je voyais était un être vivant, un homme de
chair et d'os; il est donc incroyable que je me sentisse
f^lacé d'une terreur aussi puérile. Mais je le nierais en
vain, et je n'ai jamais pu ensuite me l'expliquer à moi-
même, j'étais enchaîné par la peur. Son re^ijard me pétri-
fiait, ma lanf^ue était paralysée. Blaireau s'élança sur lui;
alors il aj^ita les plis de son lu-^^ibre vêlement, semblable
à un linceul souillé tic riuiinidilé du sépidcre. et je m'éva-
nouis.
Lorsque je revins à moi-même, Marcasse était auprès
de moi et me relevait avec inquiétude. J'étais étendu à
terre et raide comme un cadavre. J'eus beaucoup de peine
à rassembler mes idées; mais, aussitôt que je pus me tenir
sur mes jambes, je saisis Marcasse par le corps, et je l'en-
traînai précipitamment hors de la chambre maudite. Je
faillis tomber plusieurs fois en descendant l'escalier à vis,
et ce ne fut qu'en respirant dans la cour l'air du soir et la
saine odeur des élables que je recouvrai l'usage de ma
raison.
Je n'hésitai pas à attribuer ce qui venait de se passer
à une hallucination de mon cerveau. J'avais fait mes
preuves de courage à la guerre, en présence de mon brave
sergent; je ne rougissais pas devant lui d'avouer la vérité.
Je répondis sincèrement à ses questions, et je lui peignis
mon horrible vision avec de tels détails, qu'il en fut
frappé à son tour comme d'une chose réelle, et répéta plu-
sieurs fois d'un air pensif, en se promenant avec moi dans
la cour :
— Singulier, singulier!... étonnant I
— Non, cela n'est pas étonnant, lui dis-je quand je me
sentis tout à fait remis. J'ai é])r()uvé la sensation la plus
douloureuse en venant ici; depuis jilusieurs jours, je lut-
tais pour surmonter la répugnance que j'éprouvais à revoir
3IAUPRAT. 259
la Roche-Mauprat. J'ai eu le cauchemar la nuit dernière,
et j'étais si fatigué et si triste en m'éveillant, que, si je
n'eusse craint de montrer de la mauvaise volonté à mon
oncle, j'aurais encore différé ce voyage désagréable. En
entrant ici, j'ai senti le froid me gagner; ma poitrine était
oppressée, je ne respirais pas. Peut-être aussi l'acre fumée
dont la chambre était remplie m' a-t-elle troublé le cerveau.
Enfin, après les fatigues et les périls de notre malheureuse
traversée, dont nous sommes à peine remis l'un et l'autre,
est-il étonnant que j'aie éprouvé une crise nerveuse à la
première émotion pénible?
— Dites-moi, reprit Marcasse toujours pensif, avez-
vous remarqué Blaireau dans ce moment-là? Qu'a fait Blai-
reau ?
— J'ai cru voir Blaireau s'élancer sur le fantôme au
moment où il a disparu; mais j'ai rêvé cela comme le
reste.
— Ilum! dit le sergent, quand je suis entré. Blaireau
était tout en feu. Il venait à vous, flairait, pleurait à sa
manière, allait du côté du lit, grattait le mur, venait à moi,
allait à vous. Singulier, cela! Etonnant, capitaine, éton-
nant, cela !
Après quelques instants de silence :
— Pas de revenants, s'écria-t-il en secouant la tête,
jamais de revenants; d'ailleurs, pourquoi mort, Jean?
Pas mort! Deux Mauprat encore. Qui le sait? Où dialjle?
Pas de l'evenants; et mon maître, fou? Jamais. Malade?
Non.
Après ce colloque, le sergent alla chercher de la lu-
mière, tira du fourreau son inséparable épée, sil'lla Blai-
reau, et reprit lîravement la corde qui servait de rampe à
l'escalier, m'engageant à rester en bas. Quelle que fût ma
répugnance à remonter dans celle chambre, je nhésilai
2t)0 MALPRAT.
pas à suivre ^larcasse, malgré ses recommandations, et
notre premier soin fut de visiter le lit; mais, pendant que
nous causions dans la cour, la servante avait mis des draps
blancs et elle achevait de lisser les couvertures.
— Qui donc avait couché là? lui dit Marcasse avec sa
prudence accoutumée.
— Personne autre, répondit-elle, que M. le chevalier
ou M. l'abbé Aubert, du temps qu'ils y venaient,
— Mais, aujourd'hui ou hier, par exemple? reprit Mar-
casse.
— Ohl hier et aujourd hui, personne, monsieur; car il
y a bien deux ans que M. le chevalier n'est venu, et, pour
M. l'abbé, il n'y couche jamais depuis qu'il y vient tout
seul. Il arrive le matin, déjeune chez nous et s'en retourne
le soir.
— Mais le lit était défait, dit Marcasse en la regardant
fixement.
— Ah 1 dame I monsieur, répondit-elle, ça se peut ; je
ne sais comment on l'a laissé la dernière fois qu'on y a
couché; je n'y ai pas fait attention en mettant les draps;
tout ce que je sais, c'est qu'il y avait le manteau à M. Ber-
nard dessus.
— Mon manteau? m'écriai-je. Il est resté à l'écurie.
— Et le mien aussi, dit Marcasse; je viens de les rouler
tous les deux et de les placer sur le colFre à l'avoine.
— Vous en aviez donc deux? reprit la servante; car je
suis sûre d'en avoir ûté un de dessus le lit. un manteau
tout noir et pas neuf I
Le mien était précisément doublé de rouge et bordé
d'un galon d'or. Celui de Marcasse était gris clair. Ce n'é-
tait donc pas un de nos manteaux apportés un instant et
rapportés à l'écurie par le garçon.
— Mais qu'en avez- vous fait? dit le sergent.
MAUPRAT. 261
— Ma foi, monsieur, je l'ai mis là sur le fauteuil, ré-
pondit la grosse fille; mais vous l'avez donc repris pendant
que j'allais chercher de la chandelle? car je ne le vois plus.
Nous cherchâmes dans toute la chambre, le manteau
fut introuvable. Nous feignîmes d'en avoir besoin, ne niant
pas qu'il fût le nôtre. La servante défit le lit, retourna les
matelas en notre présence, alla demander au garçon ce
qu'il en avait fait. Il ne se trouva rien dans le lit ni dans la
chambi'e ; le garçon n'était même pas monté. Toute la
ferme fut en émoi, craignant que quelqu'un ne fût accusé
de vol. Nous demandâmes si un étranger n'était pas venu
à la Roche-Mauprat et n'y était pas encore. Quand nous
nous fûmes assurés que ces braves gens n'avaient logé ni
vu personne, nous les rassurâmes sur le manteau perdu en
leur disant que Marcasse l'avait roulé parmégarde dans les
deux autres, et nous nous enfermâmes dans la chambre,
afin de l'explorer à notre aise; car il était à peu près évi-
dent, dès lors, que je n'avais point vu un spectre, mais
Jean Mauprat lui-même ou un homme qui lui ressemblait
et que j'avais pris pour lui.
Marcasse, ayant excité Blaireau de la voix et du geste,
observa tous ses mouvements.
— Soyez tranquille, me dit-il avec orgueil ; le vieux
chien n'a pas oublié le vieux métier; s'il y a un trou, un
trou grand comme la main, n'ayez peur... A toi, vieux
chien!... N'ayez peur !...
Blaireau, en effet, ayant flairé partout, s'obstina à
gratter la muraille à l'endroit où j'avais vu l'apparition;
il tressaillait chaque fois que son nez pointu rencontrait
une certaine partie du lambris; puis il agitait sa queue de
renard d'un air satisfait, revenait vers son maître et sem-
blait lui dire de fixer là son attention. Le sergent se mit
alors à examiner la muraille et la boiserie, il essaya d'in-
262 MALPRAT.
sinuer son épée dans quelque fente ; rien ne céda. Néan-
moins une porte pouvait se trouver là, car les rinceaux de
la boiserie sculptée pouvaient cacher une coulisse adroite-
ment pratiquée. Il fallait trouver le ressort qui faisait jouer
cette coulisse; mais cela nous fut impossible, malj^ré tous
les efforts que nous fîmes pendant deux grandes heures.
Nous essayâmes vainement d'ébranler le panneau, il ren-
dait le même son que les autres; tous étaient sonores et
indiquaient que la boiserie n'était pas posée immédiate-
ment sur la maçonnerie ; mais elle pouvait n'en être éloi-
gnée que de quelques lignes. Enfin, Marcasse, baigné de
sueur, s'arrêta et me dit :
— Nous sommes bien fous; quand nous chercherions
jusqu'à demain, nous ne trouverions pas un ressort, s'il
n'y en a pas ; et, quand nous cognerions, nous n'enfonce-
rions pas la porte, s il y a derrière de grosses barres de fer,
comme j'en ai vu déjà dans d'autres vieux manoirs.
— Nous pourrions, lui dis-je, trouver l'issue, s'il en
existe une, en nous servant de la cognée; mais pourquoi,
sur la simple indication de ton chien qui gratte le mur,
t'obstiner à croire que Jean Mauprat, ou l'homme qui lui
ressemble, n'est pas entré et sorti par la porte?
— Entré, tant que vous voudrez, répondit Marcasse,
mais sorti! non, sur mon honneur! car, comme la servante
descendait, j'étais sur l'escalier, brossant mes souliers;
quand j'entendis tomber quelque chose ici. je montai vite
trois marches, voilà tout, et me voilà près de vous. Vous
mort, allongé sur le carreau et bien malade ; personne de-
dans ni dehors, sur mon honneur!
— En ce cas, j'ai rêvé de mon diable d'oncle, et la ser-
vante a rêvé d'un manteau noir; car, à coup sur. il n'y a
pas ici de porte secrète; et, quand il y en aurait une. et
que tous les Mauprat, vivants et morts, en auraient la clef.
BIAUPRAT. 263
que nous fait cela? Sommes-nous attachés à la police pour
nous enquérir de ces misérables? et, si nous les trouvions
cachés quelque part, ne les aiderions-nous pas à fuir plutôt
que de les livrer à la justice? Nous avons nos armes, nous
ne craignons pas qu'ils nous assassinent cette nuit; et, s'ils
s'amusent à nous faire peur, ma foi, malheur à eux! je ne
connais ni parents ni alliés quand on me réveille en sur-
saut. Ainsi donc, faisons-nous servir l'omelette que les
braves gens du domaine nous préparent ; car, si nous con-
tinuons à frapper et à gratter les murailles, ils vont nous
croire fous.
Marcasse se rendit par obéissance plutôt que par con-
viction; je ne sais quelle importance il attachait à décou-
vrir ce mystère, ni quelle inquiétude le tourmentait, car il
ne voulait pas me laisser seul dans la chambre enchantée.
Il prétendait que je pouvais encore me trouver malade et
tomber en convulsion.
— Oh 1 cette fois, lui dis-je, je ne serai pas si poltron.
Le manteau m'a guéri de la peur des revenants, et je ne
conseille à personne de se frotter à moi.
L'hidalgo fut forcé de me laisser seul. J'amorçai mes
pistolets et je les plaçai à portée de ma main sur la table;
mais ces précautions furent en pure perte : rien ne troubla
le silence de la chambre , et les lourds rideaux de soie
rouge, aux coins armoriés d'argent noirci, ne furent pas
agités par le plus léger soufile. Marcasse revint, et, joyeux
de me trouver aussi gai qu'il m'avait laissé, prépara notre
souper avec autant de soins que si nous fussions venus à la
Rochc-Mauprat avec la seule intention de faire un bon
repas. Il plaisanta sur le chapon qui chantait encore à la
broche, et sur le vin qui faisait l'effet d'une brosse dans le
gosier. Mais le métayer vint augmenter sa bonne humeur
en nous apportant quelques bouteilles d'excellent madère
264 MAUPRAT.
que le chevalier lui avait confiées autrefois, et dont il aimait
à boire un verre ou deux lorsqu'il mettait le pied à l'étrier.
Pour récompense, nous invitâmes le digne homme à sou-
per avec nous, pour causer dalFaires le moins cnnuycuse-
ment possible.
— A la bonne heure, nous dit-il, ce sera donc comme
autrefois, les manants mangeaient à la table des seigneurs
de la Roche-Mauprat ; vous faites de même, monsieur Ber-
nard, et c'est bien.
— Oui, monsieur, lui répondis-je très froidement; mais
je le fais avec ceux qui me doivent de l'argent, et non avec
ceux à qui j'en dois.
Cette réponse et le mot de monsieur l'inlimidcrent
tellement, qu'il lit beaucoup de façons pour se niellre à
table; mais j'insistai, voulant sur-le-champ lui donner la
mesure de mon caractère. Je le traitai comme un homme
que j'élevais à moi, non comme un homme vers qui je vou-
lais descendre. Je le forçai d'être chaste dans ses plaisan-
teries, et je lui permis d'être expansif et facétieux dans les
limites d'une honnête gaieté. C'était un homme jovial et
franc. Je l'examinais avec attention pour voir s'il n'aurait
pas quelque accointance avec le fantôme qui laissait traî-
ner son manteau sur les lits; mais cela n'était aucunement
probable, et il avait au fond tant d'aversion pour les coupe-
jarrets, que, sans son respect pour ma parenté, il les eut
de bon cœur habillés, en ma présence, comme ils méritaient
de l'être. Mais je ne pus souffrir aucune liberté de sa part
sur ce sujet, et je l'engageai à me rendre compte de mes
affaires, ce qu'il fit avec intelligence, exactitude et loyauté.
Quand il se retira, je m'aperçus que le madère lui avait
fait beaucoup d'effet, car ses jambes étaient avinées et
s'accrochaient à tous les meubles; néanmoins il avait eu
assez d'empire sur son cerveau pour raisonner juste. J'ai
MAUPRAT. 265
toujours remarqué que le vin agissait beaucoup plus sur
les muscles des paysans que sur leurs nerfs; qu'ils diva-
guaient difficilement, et qu'au contraire les excitants pro-
duisaient en eux une béatitude que nous ne connaissons
pas, et qui fait de leur ivresse un plaisir tout dilférent du
nôtre et très supérieur à notre exaltation fébrile.
Quand nous nous trouvâmes seuls, Marcasse et moi,
quoique nous ne fussions pas gris, nous nous aperçûmes
que le vin nous avait donné une gaieté, une insouciance
que nous n'aurions pas eues à la Roche-Mauprat, même
sans l'aventure du fantôme. Habitués à une franchise mu-
tuelle, nous en fîmes la réflexion, et nous convînmes que
nous étions beaucoup mieux disposés qu'avant souper à
recevoir tous les loups-garous de la Varenne.
Ce mot de loup-garou me rappela l'aventure qui m'avait
mis en relation très peu sympathique avec Patience, à l'âge
de treize ans. Marcasse la connaissait ; mais il ne connaissait
guère le caractère que j'avais à cette époque, et je m'amusai
à lui raconter ma course efTarée à travers champs, après
avoir été fustigé par le sorcier.
— Cela me fait penser, lui dis-je en terminant, que j'ai
l'imagination facile à exalter et que je ne suis pas inacces-
sible à la peur des choses surnaturelles. Ainsi le fantôme
de tantôt...
— N'importe, n'importe, dit Marcasse en examinant
l'amorce de mes pistolets et en les posant sur ma table de
nuit; n'oubliez pas que tous les coupe-jarrets ne sont pas
morts; que si Jean est de ce monde, il fera du mal jusqu'à
ce qu'il soit enterré, enfermé à triple tour chez le diable.
Le vin déliait la langue de l'hidalgo, qui ne manquait
pas d'esprit lorsqu'il se permettait ces rares infractions à >a
sobriété habituelle. Il ne voulut pas me quitter et fit son lit
à côté du mien. Mes nerfs étaient excités par les émotions
34
266 M AU P RAT.
de la journée; je me laissai donc aller à parler d'Edmée,
non de manière à mériter de sa part l'ombre d'un reproche
si elle eut entendu mes paroles, et cependant plus que je
n'aurais du me le permettre avec un homme qui n'était
encore que mon subalterne et non mon ami, comme il le
devint plus tard. Je ne sais pas positivement ce que je lui
dis de mes chagrins, de mes espérances et de mes inquié-
tudes; toutefois ces confidences eurent un effet terrible,
ainsi que vous le verrez bientôt.
Nous nous endormîmes tout en causant, Blaireau sur
les pieds de son maître, lépée en travers à côté du chien
sur les genoux de l'hidalge, la lumière entre nous deux,
mes pistolets au bout de mon bras, mon couteau de chasse
sous mon oreiller et les verrous tirés. Rien ne troubla notre
repos; et, quand le soleil nous éveilla, les coqs chantaient
joyeusement dans la cour, et les boirons échangeaient des
facéties rustiques en liant ^ leurs bœufs sous nos fenêtres.
— C'est égal, il y a quelque chose là-dessous!
Telle fut la première parole de Marcasse en ouvrant les
yeux et en reprenant la conversation où il l'avait laissée
la veille.
— A?-lu vu ou entendu quelque chose celte nuit? lui
dis-je.
— Rien du tout, répondit-il; mais c'est égal. Blaireau
n'a pas bien dormi, mon épée est tombée parterre; et puis
rien de ce qui s'est passé ici n'est expliqué.
— L'explique qui voudra, répondis-je; je ne m'en oc-
cuperai certainement pas.
— Tort, tort, vous avez tortl
— Cela se peut, mon bon sergent ; mais je n'aime pas du
1. Les bouviers lient le joug avec des courruics aux cornes d'une
paire de bœufs de travail.
MAUPRAT. 267
tout cette chambre, et elle me semble si laide au grand jour,
que j'ai besoin d'aller bien loin respirer un air pur.
— Eh bien, moi, je vous conduirai, mais je reviendrai.
Je ne veux pas laisser aller cela au hasard. Je sais de quoi
Jean Mauprat est capable et pas vous.
— Je ne veux pas le savoir, et s'il y a quelque danger
ici pour moi ou les miens, je ne veux pas que tu y re-
viennes.
Marcasse secoua la tête et ne répondit rien. Nous fîmes
encore un tour à la métairie a\ant de partir. Marcasse fut
très frappé d'une chose que je n'eusse pas remarquée. Le
métayer voulut me présenter à sa femme ; mais elle ne
voulut jamais me voir et alla se cacher dans sa chènevière.
J'attribuais cette timidité à la sauvagerie de la jeunesse.
— Belle jeunesse, ma foi! dit Marcasse; une jeunesse
comme moi, cinquante ans passés! Il y a quelque chose là-
dessous, quelque chose là-dessous, je vous dis.
— Et que diable peut-il y avoir?
— Hum ! elle a été bien dans son temps avec Jean
Mauprat. Elle a trouvé ce fortii à son gré. Je sais cela,
moi; je sais encore bien des choses, bien des choses, sovez
sûr !
— Tu me les diras quand nous reviendrons ici, lui
répondis-je; et ce ne sera pas de sitôt, car mes affaires
vont beaucoup mieux que si je m'en mêlais, et je n'aimerais
pas à prendre l'habitude de boire du madère pour ne pas
avoir peur de mon ombre. Si tu veux m'obliger, Marcasse,
tu ne parleras à personne de ce qui s'est passé. Tout
le monde n'a pas pour ton capitaine la même estime que
toi.
— Celui-là est un imbécile qui n'estime pas mon capi-
taine, répondit l'hidalgo d'un ton doctoral; mais, si vous
me l'ordonnez, je ne dirai rien.
268 MAIPRAT.
Il me tint parole. Pour rien au monde, je n'eusse voulu
troubler l'esprit d'Edmée de cette sotte histoire. Mais je
ne pus empêcher Marcasse d'exécuter son projet ; dès le
lendemain matin, il avait disparu, et j'appris de Patience
qu'il était retourné à la Roche-Mauprat sous prétexte d'y
avoir oublié quelque chose.
MAUPRAT. 269
XVIII
Tandis que ^larcasse se livrait à ses graves recherches,
je passais auprès d'Edniée des jours pleins de délices et
d'angoisses. Sa conduite ferme, dévouée, mais réservée à
beaucoup d'égards, me jetait dans de continuelles alterna-
tives de joie et de douleur. Un jour, le chevalier eut une
longue conférence avec elle tandis que j'étais à la prome-
nade. Je rentrai au moment où leur conversation était le
plus animée, et, dès que je parus :
— Approche, médit mon oncle; viens dire à Edmée
que lu l'aimes, que tu la rendras heureuse, que tu es cor-
rigé de tes anciens défauts. Arrange-toi pour être agréé,
car il faut que cela finisse. Notre position vis-à-vis du
monde n'est pas tenable, et je ne veux pas descendre dans
le tombeau sans avoir vu réhabiliter l'honneur de ma fille,
et sans être sûr que quelque sot caprice de sa part ne
la jettera pas dans un couvent, au lieu de lui laisser
occuper dans le monde le rang qui lui appartient, et que
j'ai travaillé toute ma vie à lui assurer. Allons, Bernard,
à ses pieds! Ayez l'esprit de lui dire quelque chose qui la
persuade! ou bien je croirai. Dieu me pardonne, que c'est
vous qui ne l'aimez pas et qui ne désirez pas sincèrement
l'épouser.
— Moi! juste ciel,m'écriai-je, ne pas le désirer! quand
270 MAUPRAT.
je n'ai pas d'autre pensée depuis sept ans, quand mon cœur
n'a pas d'autre vœu et que mon esprit ne conçoit pas d'autre
bonheur !
Je dis à Edmée tout ce que me suggéra la passion la plus
exaltée. Elle m'écouta en silence et sans retirer ses mains,
que je couvrais de baisers. Mais sa physionomie était grave,
et l'expression de sa voix me lit trembler lorsqu'elle dit,
après avoir réfléchi quelques instants :
— !Mon père ne devrait jamais douter de ma parole; j'ai
promis d'épouser Bernard, je l'ai promis à Bernard et à
mon père; il est donc certain que je l'épouserai.
Puis elle ajouta après une nouvelle pause cl d'un ton
plus sévère encore :
— Mais, si mon père se croit à la veille de mourir, quelle
force me supposc-t-il donc pour m'engager à ne songer
qu'à moi et me faire revêtir ma robe de noces à l'heure de
ses funérailles? Si, au contraire, il est, comme je le crois,
toujours plein de force malgré ses souffrances, et appelé à
jouir encore pendant de longues années de l'amour de
sa famille, d'où vient qu'il me presse si impérieusement
d'abréger le délai que je lui ai demandé? N'est-ce pas une
chose assez importante pour que j y réfléchisse? Un enga-
gement qui doit durer toute ma vie et qui décidera, je ne
dis pas de mon bonheur, je saurais le sacrifier au moindre
désir de mon père, mais de la paix de ma conscience et de
la dignité de ma conduite (car quelle femme peut être
assez sûre d'elle-même pour répondre d'un avenir enchaîné
contre son gré?); un tel engagement ne mérite-t-il pas que
j'en pèse tous les risques et tous les avantages pendant
plusieurs années au moins?
— Dieu merci ! voilà sept ans que vous passez à peser
tout cela, dit le chevalier; vous devriez savoir à quoi vous
en tenir sur le compte de votre cousin. Si vous voulez
MAUPRAT. 271
l'épouser, épousez-le; mais si vous ne le voulez pas, pour
Dieu! diles-le, et qu'un autre se présente.
— Mon père, répondit Edmée un peu froidement, je
n'épouserai que lui.
— Que lui est fort bien, dit le chevalier en frappant
avec la pincettesur les bûches; mais cela ne veut peut-être
pas dire que vous l'épouserez.
— Je l'épouserai, mon père, reprit Edmée. J'aurais
désiré quelques mois encore de liberté; mais puisque vous
êtes mécontent de tous ces retards, je suis prête à obéir à
vos ordres, vous le savez.
— Parbleu! voilà une jolie manière de consentir, s'écria
mon oncle, et bien engageante pour votre cousin. Ma foi!
Bernard, je suis bien vieux; mais je puis dire que je ne
comprends encore rien aux femmes, et il est probable que
je mourrai sans y avoir rien compris.
— Mon oncle, lui dis-je, je comprends fort bien l'éloi-
gnement de ma cousine pour moi; je l'ai mérité. J'ai fait
tout ce qui était en mon pouvoir pour réparer mes crimes.
Mais dépend-il d'elle d'oublier un passé dont elle a sans
doute trop souffert? .Vu reste, si elle ne me le pardonne
pas, j'imiterai sa rigueur, je ne me le pardonnerai pas à
moi-même; et, renonçant à tout espoir en ce monde, je
m'éloignerai d'elle et de vous pour me punir par un clu'di-
ment pire que la mort.
— Allons, voilà que tout est rompu! dit mon oncle en
jetant les pincettes dans le feu; voilà, voilà ce que vous
cherchiez, ma fille?
J'avais fait quelques pas pour sortir; je souffrais horri-
blement.
Edmée courut vers moi, me prit le bras, et, me rame-
nant vers son père :
— Ce que vous dites est cruel et plein d'ingratitude, me
272 MAUPRAT.
dit-elle. Appartient-il à un esprit modeste, à un cœur
généreux, de nier une amitié, un dévouement, j'oserai me
servir d'un autre mot, une fidélité de sept ans, parce que
je vous demande encore quelques mois d'épreuve? Kt,
quand même je n'aurais jamais pour vous, Bernard, une
affection aussi vive que la vôtre, celle que je vous ai té-
moignée jusqu'ici est-elle donc si peu de chose que vous
la méprisiez, et que vous y renonciez par dépit de ne pas
m'inspirer précisément celle que vous croyez devoir exiger?
Savez-vous qu'à ce compte une femme n'aurait pas le droit
déprouver l'amitié? Enfin voulez-vous me punir de vous
avoir servi de mère en vous éloignant de moi, ou ne m'en
récompenser qu'à la condition d'être votre esclave?
— Non, Edmée, non, lui répondis-je le cœur serré et
les yeux pleins de larmes en portant sa main à mes lèvres ;
je sens que vous avez fait pour moi plus que je ne méritais ;
je sens que je voudrais en vain m'éloigner de votre pré-
sence; mais pouvez-vous me faire un crime de souffrir
auprès de vous? C est, au reste, un crime si involontaire et
tellement fatal, qu'il échapperait à tous vos reproches et à
tous mes remords. N'en parlons pas, n'en parlons jamais;
c'est tout ce que je puis faire. Conservez-moi votre amitié,
j'espère m'en montrer toujours digne à l'avenir.
— Embrassez-vous et ne vous séparez jamais l'un de
l'autre, dit le chevalier attendri. Bernard, quel que soit le
caprice d'Edmée, ne l'abandonnez jamais, si vous voulez
mériter la bénédiction de votre père adoptif. Si vous ne
parvenez pas à être son mari, soyez toujours son frère.
Songez, mon enfant, que bientôt elle sera seule sur la
terre, et que je mourrai désolé si je n'emporte dans la
tombe la certitude qu'il lui reste un appui et un défenseur.
Songez enfin que c'est à cause de vous , à cause d'un ser-
ment que son inclination désavoue peut-être, mais que sa
MAUPRAT. 273
conscience respecte, qu'elle est ainsi abandonnée, calom-
niée...
Le chevalier fondit en larmes, et toutes les douleurs de
cette famille infortunée me furent révélées en un instant.
— Assez! assez! m'écriai-je en tombant à leurs pieds;
tout cela est trop cruel. Je serais le dernier des misérables,
si j'avais besoin qu'on me remît sous les yeux mes fautes et
mes devoirs. Laissez-moi pleurer à vos genoux; laissez-moi
expier par l'éternelle douleur, par l'éternel renoncement
de ma vie, le mal que je vous ai fait! Pourquoi ne m'avoir
pas chassé lorsque je vous ai nui? pourquoi, mon oncle, ne
m'avoir pas cassé la tête d'un coup de pistolet, comme à
une bête fauve? Qu'ai-je fait pour être épargné, moi qui
payais vos bienfaits de la ruine de votre honneur? Xon,
non, je le sens, Edmée ne doit pas m'épouser; ce serait
accepter la honte de l'injure que j'ai attiré sur elle. Moi, je
resterai ici ; je ne la verrai jamais si elle l'exige ; mais je me
coucherai en travers de sa porte comme un chien fidèle, et
je déchirerai le premier qui osera se présenter devant elle
autrement qu'à genoux; et, si quelque jour un honnête
homme, plus heureux que moi, mérite de fixer son choix,
loin de le combattre, je lui remettrai le soin cher et sacré
de la protéger et de la défendre; je serai son ami, son
frère; et, quand je les verrai heureux ensemble, j'irai mou-
rir en paix loin d'eux.
Mes sanglots m'étoulTaient, le chevalier serra sa fille et
moi sur son cœur, et nous confondîmes nos larmes, en lui
jurant de ne jamais nous séparer, ni pendant sa vie, ni
api'ès sa mort.
— Ne perds pourtant pas l'espérance de l'épouser, me
dit le chevalier à voix basse quelques instants après, (piand
le calme se fut rétabli; elle a d'étranges volontés; mais,
vois-tu, rien ne m'ôtera de l'esprit qu'elle a de l'amour
35
274 MALPRAT.
pour toi. Elle ne veut pas s'expliquer encore. Ce que
femme veut, Dieu le veut.
— Ce qu'EcImée veut, je le veux, répondis-je.
Quelques jours après cette scène, qui lit succéder dans
mon âme la tranquillité de la mort aux agitations de la ^■ic,
je me promenais dans le parc avec l'abbé.
— Il faut, me dit-il, que je vous fasse part d'une aven-
turc qui m'est arrivée hier, et qui est passablement roma-
nesque. J'avais été me promener dans les bois de Briantes,
et j'étais descendu à la fontaine des Fougères, ^'ous savez
qu il faisait chaud comme au milieu de l'été ; nos belles
plantes, rougies par l'automne, sont plus belles que jamais
autour du ruisseau qu'elles couvrent de leurs longues dé-
coupures. Les bois n'ont jilus que bien peu d'ombrage;
mais le pied foule des tapis de feuilles sèches dont le bruit
est pour moi plein de charme. Le tronc satiné des bouleaux
et des jeunes chênes est couvert de mousse et de junger-
manes, qui étalent délicalenu'iil leur nuance brune, mêlée
de vert tendre, de rouge et de fauve, en étoiles, en rosaces,
en cartes de géographie de toute espèce, où l'imagination
peut rêverde nouveauxmondes en miniature. J'étudiaisavec
amour ces prodiges de grâce et de finesse, ces arabesques
où la variété infinie s'allie à la régularité inaltérable, et.
heureux de savoir que vous n'êtes pas, comme le vul-
gaire, aveugle à ces coquetteries adorables de la création,
j'en détachai quelques-unes avec le plus grand soin, enle-
vant même l'écorce de l'arbre où elles prennent racine,
afin de ne pas détruire la pureté de leurs dessins. J'en ai
fait une petite provision que j'ai déposée chez Patience en
passant, et que nous allons voir si vous le Voulez. Mais,
chemin faisant, je veux vous dire ce qui m'arriva en appro-
chant de la fontaine. J'avais la tête baissée, je marchais sur
les cailloux humides, guidé par le petit bruit du jet clair
MAUPRAT. 275
et délicat qui s'élance du sein de la roche moussue. J'allais
m'asseoir sur la pierre qui forme un banc naturel à côté,
lorsque je vis la place occupée par un bon religieux dont
le capuchon de bure cachait à demi la tète pâle et flétrie.
Il me parut très intimidé de ma rencontre ; je le rassurai
de mon mieux en lui disant que mon intention n'était pas
de le déranger, mais d'approcher seulement mes lèvres de
la rigole d'écorce que les bûcherons ont adaptée à la roche
pour boire plus facilement.
« — 0 saint ecclésiastique I me dit-il du ton le plus hum-
ble, que n'ôtes-vous le prophète dont la verge frappait aux
sources de la grâce, et pourquoi mon âme, semblable à ce
rocher, ne peut-elle donner cours à un ruisseau de larmes? »
Frappé de la manière dont ce moine s'exprimait, de
son air triste, de son attitude rêveuse, en ce lieu poétique
où j'ai souvent rêvé l'entretien de la Samaritaine avec le
Sauveur, je me laissai aller à causer de plus en plus sym-
pathiquement. J'appris de ce religieux qu'il était trappiste
et qu'il était en tournée pour accomplir une pénitence.
« — Ne me demandez ni mon nom ni mon pays, dit-il.
J'appartiens à une illustre famille que je ferais rougir en
lui rappelant que j'existe; d'ailleurs, en entrant à la Trappe,
nous abjurons tout orgueil du passé, nous nous faisons
semblables à des enfants naissants ; nous mourons au monde
pour revivre en Jésus-Christ. Mais soyez sûr que vous
voyez en moi un des exemples les plus frappants des mi-
racles de la grâce, et, si je pouvais vous faire le récit de
ma vie religieuse, de mes terreurs, de mes remords, de
mes expiations, vous en seriez certainement touché. Mais
à quoi me serviront la compassion et l'indulgence des
lionuues, si la miséricorde de Dieu ne daigne m'absoudre? »
— Vous savez, continua l'abbé, que je n'aime pas les
moines, que je me défie de leur humilité, que j'ai horreur
270 MAUPRAT.
de leur fainéantise. Mais celui-là parlait d'une manière si
triste et si affectueuse, il était si pénétré de son devoir, il
semblait si malade, si exténué d'austérités, si plein de
repentir, qu'il m'a gagné le cœur. 11 y a dans son regard
et dans ses discours des éclairs qui trahissent une grande
intelligence, une activité infatigable, une persévérance à
toLile épreuve. Nous avons passé deux grandes heures en-
semble, et je l'ai quitté si attendri, que j'ai désiré le revoir
avant son départ. Il avait pris gîte pour la nuit à la ferme
des Goulets, et jai voulu en vain l'amener au château. Il
m'a dit avoir un compagnon de voyage qu'il no jiouNail
quitter.
(( — ^lais, puisque vous êtes si charitable, nie dit-il, je
m'estimerai heureux de vous retrouver ici demain au cou-
cher du soleil ; peut-être même m'enhardirai-je au point
de vous demander une grâce ; vous pouvez m'être utile
pour une affaire importante dont je suis chargé dans ce
pays-ci. Je ne puis vous en dire davantage en ce moment. »
Je l'assurai qu'il pouvait compter sur moi, et que
j'obligerais de grand cœur un homme connne lui.
— Si bien que vous attendez avec impatience l'heure
du rendez-vous? dis-je à l'abbé.
— Sans doute, répondit-il, et ma nouvelle connaissance
a pour moi tant d'attraits, que, si je ne craignais d'abuser
de la confiance que cet honnne m'a témoignée, je condui-
rais Edmée à la fontaine des I'\iugéres.
— Je crois, repris-je, (pi lùhnéc a beaucouj) mieux à
faire que d'écouter les déclamations de votre moine, qui
peut-être, après tout, n'est qu'un intrigant, comme tant
d'autres à qui vous avez fait la charité aveuglément. Par-
donnez-moi, mon bon abbé, mais vous n'êtes pas un grand
physionomiste, et vous êtes un peu sujet à vous laisser
prévenir pour ou contre les gens, sans autre motif que lu
MAUPRAT. 277
disposition bienveillante ou craintive de votre esprit roma-
nesque.
L'abbé sourit, prétendit que je parlais ainsi par ran-
cune, soutint la piété du trappiste et retomba dans la bota-
nique. Nous passâmes assez de temps à herboriser chez
Patience; et, comme je ne cherchais qu'à échapper à moi-
même, je sortis de la cabane avec l'abbé et le conduisis
jusqu'au bois où il avait son rendez-vous. A mesure que
nous en approchions, l'abbé semblait revenir un peu de son
empressement de la veille et craindre d'avoir été trop loin.
L'incertitude succédant si vite à l'enthousiasme résumait
tellement tout son caractère mobile, aimant^ timide, mé-
lange singulier des entraînements les plus opposés, que je
recommençai à le railler avec l'abandon de l'amitié.
— Allons, me dit-il, il faut que j'en aie le cœur net et
que vous le voyiez. "Vous regarderez son visage, vous l'étu-
dierez pendant quelques instants, et vous nous laisserez
seuls ensemble, puisque je lui ai promis d'écouter ses
confidences.
Je suivis l'abbé par désœu\rement ; mais, quand nous
fûmes au-dessus des rochers ombragés d'où la fontaine
s'échajjpe, je m'arrêtai pour regarder le moine à travers le
branchage d'un massif de frênes. Placé immédiatement au-
dessous de nous, au bord de la fontaine, il intei-rogeait
l'angle du sentier que nous devions tourner pour arriver à
lui ; mais il ne songeait pas à regarder l'endroit où nous
étions, et nous pouvions le contempler à l'aise sans qu'il
nous vît.
A peine l'eus-je envisagé, que, saisi d'un rire amer, je
pris l'abbé par le bras, je l'entraînai à quelque distance et
lui parlai ainsi, non sans une grande agitation :
— Mon cher abbé, n'avez-vous jamais rencontré quelque
part autrefois la figure de mon oncle Jean de Mauprat?
278 MAUPRAT.
— Jamais que je sache, répondit l'abbé tout interdit ;
mais où voulez-vous donc en venir?
— A vous dire, mon ami, que vous avez fait là une
jolie trouvaille, et que ce bon et vénérable trappiste à qui
A'ous trouvez tant de g^râce, de candeur, de componction
et d'esprit, n'est autre que Jean de Mauprat le coupe-
jarret.
— Vous êtes fou ! s'écria l'abbé en reculant de trois pas.
Jean Mauprat est mort il y a lonj^temps.
— Jean Mauprat n'est pas mort, ni Antoim' Mauprat
non plus peut-être, et je suis moins surpris que vous parce
que j'ai déjà rencontré un de ces deux revenants. Qu'il se
soit fait moine et qu'il pleure ses péchés, cela est fort pos-
sible ; mais, qu'il se soit dég^uisé pour venir poursuivre
ici quelque mauvais dessein, c'est ce qui n'est pas impos-
sible non plus, et je vous engage à vous tenir sur vos
gardes...
L'abbé fut effrayé au point de ne vouloir plus aller au
rendez-vous. Je lui démontrai qu'il était nécessaire de
savoir où voulait en venir le vieux pécheur. Mais, comme
je connaissais la faiblesse de l'abbé, comme je craignais
que mon oncle Jean ne réussît à l'engager dans quelque
fausse démarche et à s'emparer de sa conscience par des
aveux mensongers, je pris le parti de me glisser dans le
taillis de manière à tout voir et tout entendre.
Mais les choses ne se passèrent pas comme je l'aurais
cru. Le trappiste, au lieu de jouer au plus fin, dévoila sur-
le-champ à l'abbé son véritable nom. 11 lui déclara que,
touché de repentir et ne croyant pas que sa conscience
lui permît d'en éviter le châtiment à l'abri du froc (car il
était réellement tra])pistt' (h'piiis plusieurs années), il venait
se mettre entre les mains de la justice, afin d'expier d'une
manière étlalanle les crimes dont il était souillé. Cet homme,
MAUPRAT. 279
doué de facultés supérieures, avait acquis dans le cloître
une éloquence mystique. Il parlait avec tant de grâce, de
douceur, que je fus pris tout aussi bien que l'abbé. Ce fut
en vain que ce dernier essaya de combattre une résolution
qui lui semblait insensée ; Jean de Maupi-at montra le plus
intrépide dévouement à ses idées religieuses. Il dit qu'ayant
commis les crinies de l'antique barbarie païenne, il ne pou-
vait racheter son âme qu'au prix d'une pénitence publique
digne des premiers chrétiens.
— On peut, dit-il, être lâche envers Dieu comme envers
les hommes, et, dans le silence de mes veilles, j'entends
une voix terrible qui répond à mes sanglots :
<( — Misérable poltron, c'est la peur des hommes qui
te jette dans le sein de Dieu; et, si tu ne craignais la
mort temporelle, tu n'aurais jamais songé à la vie éter-
nelle. »
Alors je sens que ce que je crains le plus, ce n'est pas
la colère de Dieu, mais la corde et le bourreau qui m'at-
tendent parmi mes semblables. Eh bien, il est temps que
ma honte finisse vis-à-vis de moi-même, et c'est le jour où
les hommes me couvriront d'opprobre et de châtiment que
je me sentirai absous et réhabilité à la face du ciel. C'est
alors seulement que je me croirai digne de dire à Jésus
mon sauveur :
« Ecoute-moi, victime innocente, toi qui écoutas le
« bon larron ; écoute la victime souillée, mais repentante,
« associée à la gloire de ton martyre et rachetée par ton
« sang ! »
— Dans le cas où vous persisteriez dans cette volonté
enthousiaste, lui dit l'abbé après lui avoir présenté sans
succès toutes les objections possibles, veuillez du moins
me dire en quoi vous avez pensé que je consentirais à vous
aider.
280 MM'PRAT.
— Je ne puis agir en ceci, répondit le trappiste, sans
l'autorisation d'un homme qui bientôt sera le dernier des
Mauprat ; car le chevalier n'a cpie peu de jours à attendre
la récompense céleste acquise à ses vertus, et, quant à moi,
je ne puis échapper au supplice que je viens chercher que
pour retomber dans l'éternelle nuit du cloître. Je veux
parler de Bernard Mauprat : je ne dirai pas mon neveu ;
car, s'il m'entendait, il rouj;irait de porter ce titre funeste.
J'ai su son retour d'Amérique, et cette nouvelle m'a décidé
à entreprendre le voyage au terme douloureux duciuel vous
me voyez.
Il me sembla qu'en jKirlanl ainsi, il jetait un regard
oblique sur le massif où j'étais, comme s'il eût deviné ma
présence. Peut-être l'agitation de quelques branches
m'avait-elle trahi.
— Puis-je vous demander, dit l'abbé, ce que vous avez
de commun aujourdhui avec ce jeune homme? Ne crai-
gnez-vous pas qu'aigri par les mauvais Irailemenls qui ne
lui furent pas épargnés autrefois à la Roche-Maupral, il
ne refuse de vous voir?
— Je suis certain qu'il le refusera; car je sais la haine
qu'il nourrit contre moi , dit le trappiste en se tournant
encore vers le lieu où j'étais. Mais j'espère que vous le
déciderez à m'accorder cette entrevue , car vous êtes géné-
reux et bon, monsieur l'abbé. \'ous m'avez promis de
m'obliger, et, d'ailleurs, vous êtes l'ami du jeune Maui)rat,
et vous lui ferez comprendre cpiil y va de ses intérêts et
de l'honneur de son nom.
— Comment cela? reprit l'abbé. Sans diuite, il sera juni
flatté de vous voir paraître devant les tribunaux pour
des crimes efîacés désormais dans l'ombre du cloître. Il
doit désirer certainement que vous renonciez à cette ex-
piation éclatante; conmient espérez-vous qu'il y consente?
MAUPRAT. 281
— Je l'espère, parce que Dieu est bon et grand, parce
que sa grâce est efficace , parce qu'elle touchera le cœur
de quiconque daignera écouter le langage d'une âme vrai-
ment repentante et fortement convaincue; parce que mon
salut éternel est dans les mains de ce jeune homme, et
qu'il ne voudra pas se venger de moi au delà de la tombe.
D'ailleurs, il faut que je meure en paix avec ceux que j'ai
offensés, il faut que je tombe aux pieds de Bernard Mau-
prat et qu'il me remette mes péchés. Mes larmes le
toucheront, ou, si son âme impitoyable les méprise, j'aurai
du moins accompli un impérieux devoir.
Voyant qu'il parlait avec la certitude d'être entendu
par moi, je fus saisi de dégoût; je crus voir la fraude et la
lâcheté percer sous cette basse hypocrisie. Je m'éloignai
et j'allai attendre l'abbé à quelque distance. Il vint bientôt
me l'ejoindre; l'entrevue s'était terminée par la promesse
mutuelle de se revoir bientôL. L'abbé s'était engagé à me
transmettre les paroles du trappiste, qui menaçait, du ton
le plus doucereux du monde, de venir me trouver si je
me refusais à sa demande. Nous nous promhiies d'en con-
férer, l'abbé et moi , sans en informer le chevalier ni
Edmée, afin de ne pas les inquiéter sans nécessité. Le
trappiste avait été se loger à la Châtre, au couvent des
carmes; ce qui avait mis l'abbé tout à fait sur ses gardes,
malgré son premier engouement pour le repentir du
pécheur. Ces carmes l'avaient persécuté dans sa jeunesse,
et le prieur avait luii par le forcer à se séculariser. — Le
prieur vivait encore, vieux, mais implacable; infirme,
caché, mais ardent à la haine et à l'intrigue. L'abbé n'en-
tendit pas son nom sans fr(''iuir ; il m'engagea à me conduire
prudemment dans toute cette affaire.
— Quoique Jean Mauprat soit sous le glaive des lois,
me dit-il, et que vous soyez au faîte de l'honneur et de la
3S
282 MAUPRAT.
prospérité, ne méprisez pas la faiblesse de votre ennemi.
Qui sait ce que peuvent la ruse et la haine? Elles peuvent
prendre la place du juste et le jeter sur le fumier; elles
peuvent rejeter leur crime sur autrui et souiller de leur
ig-nominie la robe de l'innocence. A'ous n'en avez peut-être
pas fini avec les Mauprat !
Le pauvre abbé ne croyait pas dire si vrai.
MAUPRAT. 283
XIX
Après avoir rénéchi mûrement sur les intentions pro-
bables du trappiste, je crus devoir accorder l'entrevue
demandée. Ce n'était pas moi que Jean Mauprat pouvait
espérer d'abuser par ses artifices, et je voulus faire ce qui
dépendait de moi pour éviter qu'il vînt tourmenter de ses
intrigues les derniers jours de mon grand-oncle. Je me
rendis donc dès le lendemain à la ville, vers la (în des
vêpres, et je sonnai, non sans émotion, à la porte des
carmes.
La retraite choisie par le trappiste était une de ces
innombrables communautés mendiantes que la France
nourrissait; celle-là, quoique soumise à une règle austère,
était riche et adonnée au plaisir. A cette époque sceptique,
le petit nombre des moines n'étant plus en rapport avec
l'étendue et la richesse des établissements fondés pour
eux, les religieux errant dans les vastes abbayes au fond
des provinces, au sein du luxe, débarrassés du contrôle
de l'opinion (toujours effacée là où 1 homme s'isole),
menaient la vie la plus douce et la plus oisive qu'ils
eussent jamais goûtée. Mais cette obscurité, mère des
vices aimables, comme on disait alors, n'était chère qu'aux
ignorants. Les chefs étaient livrés aux pénibles rêves d'une
ambition nouiTie dans l'ombre, aigrie dans l'inaction. Agir,
même dans le cercle le plus restreint et à l'aide des élé-
28i MAUPRAT.
menls les plus nuls, agir à tout prix, telle était l'idée fixe
des prieurs et des abbés.
Le prieur des carmes chaussés cpie j'allai voir était la
vivante image de cette impuissance agitée. Cloué par la
goutte dans son grand fauteuil, il m'offrit un étrange pen-
dant à la vénérable figure du che\alier, pâle et immobile
comme lui, mais noble et patriarcal dans sa mélancolie. Le
prieur était court, gras et plein de pétulance. La partie
supérieure de son corps était libre, sa tête se tournait avec
vivacité à droite et à gaucbe; ses bras s'agitaient pour
donner des ordres ; sa parole était brève et son organe
voilé semblait donner un sens mystérieux aux moindres
choses. En un mot, la moitié de sa personne paraissait
lutter sans cesse pour entraîner l'autre, comme cet homme
enchanté des contes arabes, qui cachait sous sa robe son
corps de marbre jusqu'à la ceinture.
Il me reçut avec un empressement exagéré, s'irrita de
ce qu'on ne m'apportait pas un siège assez vite, étendit
sa grosse main flasque pour attirer ce siège tout près du
^ien, fit signe à un grand satyre barbu, qu'il appelait son
frère trésorier, de sortir; puis, après m'avoir accablé de
questions sur mon voyage, sur mon retour, sur ma santé,
sur ma famille, et dardant sur moi de petits yeux clairs
et mobiles qui soulevaient les ])lis des paupières, grossies
et affaissées par l'intempérance, il entra en matière.
— Je sais, mon cher enfant, dit-il, le sujet qui vous
amène : vous voulez rendre vos devoirs à votre saint
parent, à ce trappiste, modèle d'édilication, que Dieu nous
ramène pour servir d'exemple au monde et faire éclater le
miracle de la grâce.
— Moiisi(>ur le prieur, lui ri'-jiondis-je , je ne suis pas
assez bon chrétien pour apprécier le miracle dont vous
parlez. Que les âmes dévotes en rendent grâces au ciel 1
M AU P RAT. 285
pour moi, je viens ici parce cpie M. Jean de Mauprat dé-
sire me faire part, a-t-il dit, de projets qui me concernent
et que je suis prêt à écouter. Si vous voulez permettre que
je me rende près de lui...
— Je n'ai pas voulu qu'il vous vît avant moi, jeune
homme ! s'écria le prieur avec une affectation de fran-
chise, et en s'emparant de mes mains, que je ne sentais
pas sans dégoût dans les siennes ; j'ai une grâce à vous
demander au nom de la charité, au nom du sang qui coule
dans vos veines...
Je dégageai une de mes mains, et le prieur, voyant
l'expression de mon mécontentement, changea sur-le-champ
de langage avec une souplesse admirable.
— Vous êtes homme du monde, je le sais. Vous avez à
vous plaindre de celui qui fut Jean de Mauprat et qui
s'appelle aujourd'hui l'humble frère Jean-Népomucène.
Mais, si les préceptes de notre divin maître Jésus-Christ
ne vous portent pas à la miséricorde, il est des considé-
rations de décence publique et d'esprit de famille qui
doivent vous faire partager mes craintes et mes efforts.
Vous savez la résolution pieuse, mais téméraire, qu'a
formée frère Jean; vous devez vous joindre à moi pour
l'en détourner, et vous le ferez, je n'en doute pas.
— Peut-être, monsieur, répondis-je froidement; mais
ne pourrais-je vous demander à quels motifs ma famille
doit l'intérêt que vous voulez bien prendre à ses affaires?
— A l'espi'it de charité (jui anime tous les serviteurs
du Christ, répondit le moine avec une dignité fort bien
jouée.
Retranché derrière ce prétexte, à la faveur duquel le
clergé s'est toujours immiscé dans tous les secrets de
famille, il lui fut aisé de mettre un terme à mes questions;
et, sans détruire le soupçon qui combattait contre lui dans
286 M A r P R A T.
mon esprit, il réussit à prouver à mes oreilles que je lui
devais de la reconnaissance pour le soin qu'il prenait de
l'honneur de mon nom. Il fallait bien voir où il voulait en
venir, et ce que j'avais prévu arriva. Mon oncle Jean ré-
clamait de moi la part qui lui revenait du lief de la Roche-
Mauprat, et le prieur était chargé de me faire entendre
que j'avais à opter entre une somme assez considérable à
débourser (car on parlait du revenu arriéré de mes sept
années de jouissance, outre le fonds d'un septième de pro-
priété) et l'action insensée qu'il prétendait faire, et dont
l'éclat ne manquerait pas de hâter les jours du vieux cheva-
lier et de me créer peut-être d'élmnges embarras per-
sonnels. Tout cela me fut insinué merveilleusement sous
les dehors de la plus chrétienne sollicitude pour moi , de
la plus fervente admiration pour le zèle du trappiste, et de
la plus sincère inquiétude pour les effets de cette ferme
résolution. Enfin, il nie fut démontré clairemenl que Jean
Mauprat ne venait pas me demander des moyens d'exis-
tence, mais qu'il me fallait le supplier humblement d'ac-
cepter la moitié de mon bien pour l'enipécher de traîner
mon nom et peut-être ma personne sur le banc des crimi-
nels.
J'essayai une dernière objection.
— Si la résolution du frère Népomucène, comme vous
l'appelez, monsieur le prieur, est aussi bien arrêtée que
vous le dites; si le soin de son salut est le seul qu'il ait en
ce monde, expliquez-moi comment la séduction des biens
temporels pourra l'en détourner? 11 y a là une inconsé-
quence que je ne comprends guère.
Le prieur fut un peu embarrassé du regard perçant fjue
j'attachais sur lui; mais, se jetant au même instant dans
une de ces parades de naïveté qui sont la haute ressource
des fourbes :
MAUPRAT. 287
— Mon Dieu ! mon cher fils, s"écria-t-il, vous ne savez
donc pas quelles immenses consolations la possession des
biens de ce monde peut répandre sur une âme pieuse ?
Autant les richesses périssables sont dignes de mépris
lorsqu'elles représentent de vains plaisirs, autant le juste
doit les réclamer avec fermeté quand elles lui assurent le
moyen de faire le bien. A la place du saint trappiste, je ne
vous cache pas que je ne céderais mes droits à personne;
que je voudrais fonder une communauté religieuse pour la
propagation de la foi et la distribution des aumônes avec
les fonds qui, entre les mains d'un jeune et brillant seigneur
comme vous, ne servent qu'à entretenir à grands frais des
chevaux et des chiens. L'Eglise nous enseigne que, par de
grands sacrifices et de riches offrandes, nous pouvons
racheter nos âmes des plus noirs péchés. Le frère Népo-
mucène, assiégé d'une sainte terreur, croit qu'une expia-
tion publique est nécessaire à son salut. Martyr dévoué, il
veut offrir son sang à l'implacable justice des hommes.
Combien ne sera-t-il pas plus doux pour vous (et plus sûr
en même temps) de lui voir élever quelque saint autel à la
gloire de Dieu et cacher dans la paix bienheureuse du
cloître l'éclat funeste du nom qu'il a déjà abjuré! Il est
tellement dominé par l'esprit de la Trappe, il a pris un tel
amour de l'abnégation, de l'humilité, de la pauvreté, qu'il
me faudra bien des efforts et bien des secours d'en haut
pour le déterminer à accepter cet échange de mérites.
— C'est donc vous, monsieur le prieur, qui vous char-
gez, par bonté gratuite, de changer cette funeste résolu-
tion? J'admire votre zèle et je vous en remercie, mais je ne
pense pas que tant de négociations soient nécessaires.
M. Jean de Mauprat réclame sa part d'héritage, rien n'est
plus juste; et, lors même que la loi refuserait tout droit
civil à celui qui n'a dû son talent qu'à la fuite (ce que je
288 MAUPRAT.
ne veux point examiner), mon parent peut être assuré qu'il
n'y aurait jamais la moindre contestation entre nous à cet
égard, si j'étais libre possesseur d'une fortune quelconque.
Mais vous n'ignorez pas que je ne dois la jouissance de
celte fortune qu'à la bonté de mon grand-oncle, le chevalier
Hubert de ^lauprat; qu'il a as^ez fait en payant le^ dettes
de la famille, qui absorbaient au delà du fonds; que je ne
puis rien aliéner sans sa permission, et que je ne suis
réellement que le dépositaire d'une fortune que je n'ai pas
encore acceptée.
Le prieur me regarda avec surprise et comme frappé
d'un coup imprévu; puis il sourit d'un air rusé et me dit :
— Fort bien! Il paraît que je m'étais trompé et que
c'est à ^I. Hubert de Maupral qu'il faut s'adresser. Je le
ferai, car je ne doute pas qu'il ne me sache très bon gré
de sauver à sa famille un scandale qui peut avoir de très
bons résultats dans l'autre vie pour un de ses jiarenls, mais
qui à coup sûr peut en avoir de très mauvais pour un
aulre parent dans celle-ci.
— J'entends, monsieur, répondis-je. C'est une menace;
je répondrai sur le même ton. Si M. Jean de Mauprat se
permet d'obséder mon oncle et ma cousine, c'est à moi
qu'il aura affaire, et ce ne sera pas devant les tribunaux
que je l'appellerai en réparation de certains outrages que
je n'ai point oubliés. Dites-lui que je n'accorderai point
l'absolution au pénitent de la Trappe s'il ne reste lidèle
au rôle qu'il a adopté. Si M. Jean de Mauprat est sans
ressource et qu'il implore ma bonté, je pourrai lui donner,
sur les revenus qui me sont accordés, les moyens d'exister
humblement et sagement, selon l'esprit de ses vœux; mais,
si l'ambition ecclésiastique s'empare de son cerveau, cl
qu'il compte, avec de folles et puériles menaces, intimider
assez mon oncle pour lui arracher de quoi satisfaire ses
MAL P RAT. 289
nouveaux goûts, qu'il se détrompe, dites-le-lui bien de ma
part. La sécurité du vieillard et lavenir de la jeune fille
n'ont que moi pour défenseur, et je saurai les défendre,
fût-ce au péril de l'honneur et de la vie.
— L'honneur et la vie sont pourtant de quelque impor-
tance à votre âge, reprit l'abbé visiblement irrité, mais
affectant des manières plus douces que jamais ; qui sait à
quelle folie la ferveur religieuse peut entraîner le trap-
piste? Car, entre nous soit dit, mon pauvre enfant...
voyez, moi, je suis un homme sans exagération ; j'ai vu le
monde dans ma jeunesse et je n'approuve pas ces partis
extrêmes , dictés plus souvent par l'orgueil que par la
piété. J'ai consenti à tempérer l'austérité de la règle, mes
religieux ont bonne mine et portent des chemises...
Croyez bien, mon cher monsieur, que je suis loin d'ap-
prouver le dessein de votre parent et que je ferai tout
au monde pour l'entraver ; mais enfin, s'il persiste, à quoi
vous servira mon zèle? Il a la permission de son supé-
rieur et peut se livrera une inspiration funeste... Vous
pouvez être gravement compromis dans une affaire de ce
genre; car enfin, quoique vous soyez, à ce qu'on assure,
un digne gentilhomme, bien que vous ayez abjuré les
erreurs dupasse, bien que peut-être votre âme ait toujours
haï l'iniquité , vous avez trempé de fait dans bien des
exactions que les lois humaines réprouvent et châtient.
Qui sait à quelles révélations involontaires le frère Népo-
mucène peut se voir entraîné, s'il provoque l'inslruclion
d'une procédure criminelle? Pourra-l-il la provoquer
contre lui-même sans la provoquer en même temps contre
vous?... Croyez-moi, je veux la paix... je suis un bon
homme...
— Uui, un très bon homme, mon père, répondis-je
avec ironie, je le vois parfaitement. Mais ne vous inquiétez
37
290 MALPRAT.
pas trop ; car il y a un raisonnement fort clair cpii doit
nous rassurer l'un et l'autre. Si une véritable vocation
religieuse pousse frère Jean le trappiste à une réparation
publique, il sera facile de lui faire entendre qu'il doit
s'arrêter devant la crainte d'entraîner un autre que lui
dans l'abîme; car l'esprit du Christ le lui défend. Mais, si
ce que je présume est certain , si M. Jean de Mauprat n'a
pas la moindre envie de se livrer entre les mains de la
justice, ses menaces sont peu faites pour m'épouvanter, et
je saurai empêcher qu'elles ne fassent plus de bruit qu'il
ne convient.
— C'est donc là toute la réponse que j'aurai à lui
porter? dit le prieur en me lançant un regard où perçait le
ressentiment.
— Oui, monsieur, répondis-je ; à moins qu'il ne lui
plaise de recevoir cette réponse de ma propre bouche et
de paraître ici. Je suis venu, déterminé à vaincre le dégoût
que sa présence m'inspire, et je m'étonne qu'après avoir
manifesté un si vif désir de m'enlretenir, il se tienne à
1 écart quand j'arrive.
— Monsieur, reprit le prieur avec une ridicule majesté,
mon devoir est de ïaïre régner en ce lieu saint la paix du
Seigneur. Je m'opposerai donc à toute entrevue qui pourrait
amener des explications violentes...
— \'ous êtes beaucoup trop facile à effrayer, monsieur
le prieur, répondis-je ; il n'y a lieu ici à aucun emporte-
ment. Mais, comme ce n'est pas moi qui ai provocpié ces
explications et que je me suis rendu ici par pure com-
plaisance, je renonce de grand cœur à les pousser plus
loin et vous remercie d'avoir bien voulu servir d'inter-
médiaire.
Je le saluai profond(''ment ci me relirai.
MAUPRAT. 291
XX
Je fis à l'abbé, qui m'attendait chez Patience, le récit
de cette conférence, et il fut entièrement de mon avis; il
pensa, comme moi, que le prieur, loin de travailler à dé-
tourner le trappiste de ses prétendus desseins, l'engageait
de tout son pouvoir à m'épouvanter pour m'amener à de
grands sacrifices d'argent. Il était tout simple, à ses yeux,
que ce vieillard, fidèle à l'esprit monacal, voulût mettre
dans les mains d'un Mauprat moine le fruit des labeurs et
des économies d'un Mauprat séculier.
— C'est là le caractère indélébile du clergé catholique,
me dit-il. Il ne saurait vivre sans faire la guerre aux fa-
milles et sans épier tous les moyens de les spolier. Il sem-
ble que ces biens soient sa propriété et que toutes les
voies lui soient bonnes pour les recouvrer. Il n'est pas
aussi facile que vous le pensez de se défendre contre ce
doucereux brigandage. Les moines ont l'appétit persévé-
rant et l'esprit ingénieux. Soyez prudent et attendez-vous
à tout. Vous ne pourrez jamais décider un trappiste à se
battre; retranché sous son capuchon, il recevra, courbé et
les mains en croix, les plus sanglants outrages ; et, sachant
fort bien que vous ne 1 assassinerez pas, il ne vous craindra
guère. VA puis vous ne savez pas ce qu'est la justice dans
la main des hommes et de quelle manière un procès criminel
2C2 -■>• ^l l'HAT.
est conduit et jU{,^é quand une des parties ne recule devant
aucun moyen de séduction et d'épouvante. Le clergé est
puissant ; la robe est déclamatoire ; les mots probité et in-
tég'rité résonnent depuis des siècles sur les murs endurcis
des prétoires, sans empêcher les ju<jes prévaricateurs et les
arrêts iniques. Méfiez-vous, méiiez-vous 1 Le trappiste peut
lancer la meute à bonnet carré sur ses traces et la dépister
en disparaissant à point et la laissant sur les vôtres. \'ous
avez blessé bien des amours-propres en faisant échouer les
nombreuses prétentions des épouseurs d'héritajj^e. L'n des
plus outrés et des plus méchants est proche parent d'un
magistrat tout-puissant dans la province. De La Marche a
([uitlé la robe pour l'épée ; mais il a pu laisser |)arnii ses
anciens confrères des gens portés à vous desservir. Je suis
fâché que vous n'ayez pu le joindre en Amérique et vous
mettre bien avec lui. Ne haussez pas les épaules; vous en
tuerez dix, et les choses iront de mal en pis. On se ven-
gera, non peut-être sur votre vie, on sait que vous en faites
bon marché, mais sur votre honneur; et votre grand-onde
mourra de chagrin... lliiliii...
— \'ous avez 1 habitude de voir tout en noir au premier
coup d œil, quand jiar hasard vous ne voyez pas le soleil
en plein minuit, mon bon ahlx', lui dis-je en l'interrom-
pant. Laissez-moi vous dire tout ce qui doit écarter ces
sombres pressentiments. Je connais Jean Maupral de
longue main ; c'est un insigne imposteur, et, de plus, le
dernier des lâches. Il rentrera sous terre à mon aspect, et.
dès le premier mot, je lui ferai avouer qu'il n'est ni trap-
piste, ni moine, ni dévot. Tout ceci est un tour de cheva-
lier (rinduslrie, et je lui ai entendu jadis faire dc^ projets
qui m'empêchent de m'étonner aujourd'hui de son impu-
dence; je le crains donc fort |)eu.
— El vous avez tort, reprit l'abbé, il faut toujours
MAUPRAT. 293
craindre un lâche, parce qu'il nous frappe par derrière au
moment où nous l'attendons en face. Si Jean Mauprat
n'était pas trappiste, si les papiers qu il ma montrés
avaient menti, le pi'ieur des carmes est trop subtil et trop
prudent pour s'y être laissé prendre. Jamais cet homme-là
n'embrassera la cause d'un séculier, et jamais il ne prendra
un séculier pour un des siens. Au reste, il faut aller aux
informations, et je vais écrire sur-le-champ au supérieur
de la Trappe; mais je suis certain quelles confirmeront ce
que je sais déjà. Il est même possible que Jean de Mauprat
soit sincèrement dévot. Rien ne sied mieux à un pareil
caractère que certaines nuances de l'esprit catholique.
L'inquisition est l'âme de l'I^j^lise, et l'inquisition doit sou-
rire à Jean de Mauprat. Je crois volontiers qu'il se livrerait
au glaive séculier rien que pour le plaisir de vous perdre
avec lui, et que l'ambition de fonder un monastère avec
vos deniers est une inspiration subite dont tout l'honneur
appartient au prieur des carmes...
— Cela n'est guère probable, mon cher abln-, lui dis-je.
D'ailleurs, à quoi nous mèneront ces commentaires? Agis-
sons. Gardons à vue le chevalier, ])our que l'animal im-
monde ne vienne pas empoisonner la sérénité de ses der-
niers jours. Ecrivons à la Trappe, offrons une pension au
misérable, et voyons-le venir, (oui en épiant avec soin ses
moindres démarches. Mon sergent Marcasse est un admi-
rable limier. Mettons-le sur la piste, et, s'il peut parvenir
à nous rappoi'ter en langue \ulgaire ce cpi'il aura vu et en-
tendu, nous saurttns bientôt ce qui se passe dans tout le
pays.
\\n (l('\isanl ainsi, nous arrivâmes au château à la chute
du jour. Je ne sais (pu'lle inquicMudc (endre cl |)uérile.
comme il en vient aux mères lorsqu elles s'éloignent un
instant de leur progéniture, s'empara de moi en entrant
294 >1 A L P R A T.
dans cette demeure silencieuse. Cette sécurité éternelle (jiie
rien n'avait jamais troublée dans l'enceinte des vieux lam-
bris sacrés, la caducité nonchalante des serviteurs, les
portes toujours ouvertes, à tel point que les mendiants
entraient parfois dans le salon sans rencontrer personne ou
sans causer d'ombraj^e ; toute cette atmosphère de calme,
de confiance et d'isolement contrastait avec les pensées de
lutte et les soucis dont le retour de Jean et les menaces du
carme avaient rempli mon esprit durant quelques heures.
Je doublai le pas, et, saisi d'un tremblement involontaire,
je traversai la salle de billard. Il me sembla, en cet instant,
voir passer sous les fenêtres du rez-de-chaussée une om!)re
noire qui se g^lissait parmi les jasmins, cl qui disparut dans
le crépuscule. Je poussai vivement la porte du salon et
m'arrêtai. Tout était silencieux et immobile. J'allais me
retirer et chercher Edmée dans la chambre de son père,
lorsque je crus voir remuer quelque chose de blanc près
de la cheminée où le chevalier se tenait toujours.
— Edmée, êtes-vous ici? m'écriai-je.
Rien ne me répondit. Mon front se couvrit d'une sueur
froide et mes genoux tremblèrent. Honteux dune faiblesse
si étrange, je m'élançai vers la cheminée en répétant avec
angoisse le nom d'Edmée.
— Est-ce vous enfin, Bernard? me r(''])oiHlit-el]e d'inie
voix tremblante.
Je la saisis dans mes bras; elle était agenouillée auprès
du fauteuil de son père et pressait contre ses lèvres les
mains glacées du vieillard.
— Crand Dieu I m'écriai-je en dislinguanl. à la f.iible
clarté qui régnait dans ra]iparl('inciil, la face livide et
roidie du chevalier, notre père a-t-il cessé de vivre?...
— Peut-être, me dit-elle avec un organe étouffé; peut-
être évanoui seulement, s'il plaît à Dicul Delà lumière, au
I
MAtPRAT. 295
nom du ciel, sonnez! Il n'y a qu'un instant qu'il est clans
cet état.
Je sonnai à la hâte ; l'abbé nous rejoignit, et nous eûmes
le bonheur de rappeler mon oncle à la vie.
Mais, lorsqu'il ouvrit les yeux, son esprit semblait lut-
ter contre les impressions d'un rêve pénible.
— Est-il parti, est-il parti, ce misérable fantôme?
s'écria-t-il à plusieurs reprises. Holà ! Saint-Jean ! mes
pistolets!... Mes gens! qu'on jette ce drôle par les fe-
nêtres !
Je soupçonnai la vérité.
— Qu'est-il donc arrivé? dis-je à Edmée à voix basse;
qui donc est venu ici durant mon absence ?
— Si je vous le dis, répondit Edmée, vous le croirez à
peine, et vous nous accuserez de folie, mon père et moi ;
mais je vous conterai cela tout à l'heure; occupons-nous
de mon père.
Elle parvint, par ses douces paroles et ses tendres
soins, à rendre le calme au vieillard. Nous le portâmes à
son appartement, et il s'endormit tranquille. Quand Edmée
eut retiré légèrement sa main de la sienne et abaissé le ri-
deau ouaté sur sa tête, elle s'approcha de l'abbé et de moi,
et nous raconta qu'un quart d'heure avant noire retour, un
frère quêteur était entré dans le salon où elle brodait selon
sa coutume, près de son père assoupi. Peu surprise d'un
incident qui arrivait quelquefois, elle s'était levée pour
prendre sa bourse sur la cheminée, tout en adressant au
moine des paroles de bienveillance. Mais, au moment où
elle se retournait par lui tendre son aumône, le chevalier,
éveillé en sursaut, s'était écrié en toisant le moine d'un air
à la fois courroucé et elfrayé :
— Par le diable ! monsieur, que venez-vous faire ici
sous ce liarnais-là ?
396 MALPRAT.
Edniée avait alors regardé le vlsajrc du moine, el elle
avait reconnu...
Ce que vous n'imaj;inerie/. jamais, dit-elle. l'allVeux
Jean Mauprat 1 Je ne lavais au qu'iuie heure dans ma vie,
mais cette iijj^ure repoussante n'était jamais sortie de ma
mémoire, et jamais je n'ai eu le moindre accès de fièvre
sans ([u elle se présentât devant mes veux. Je ne pus rete-
nir un cri.
.. — N ayez pas peur, nous dit-il avec un cHroyable sou-
rire, je viens ici non en ennemi, mais en suppliant. »
Kt il se mit à f,'enoux si près de mon père, (jue, ne
sachant ce qu'il voulait faire, je me jetai entre eux el je
poussai violemment le fauteuil à roulettes qui recula jus-
qu'à la muraille. Alors le moine, parlant dune voix lu-iu-
bre, qui rendait encore plus elfrayante l'approche de la
nuit, se mit à nous déclamer je ne sais quelle formule la-
mentable de confession, demandant grâce pour ses crimes
et se disant déjà couvert du voile noir des parricides lors-
qu'ils montent à Téchafaud.
c. — Ce malheureux est devenu fou ■, dit mon père en
tirant le cordon de la sonnette.
Mais Saint-Jean est sourd et il ne vint pas. 11 nous
fallut donc entendre, dans une anj^oisse inexprimable, les
discours étranjjes de cet homme qui se dit trappiste et (pii
prétend cpi'il vient se livrer au f,daive séculier en expiation
de ses forfaits. Il voulait, auparavant, demander à mon père
son pardon et sa dernière bénédiction. En disant cela, il se
traînait sur ses <;enoux et parlait avec véhémence. Il
y avait de l'insulte et de la menace dans le son de cette
vftix qui proférait les paroles dune extravajjante humilité.
Gomme il se ra])proihait toujours de mon pèreelcjucl idée
des sales caresses qu'il semblait voidoir lui adresser me
remplissait de dé},'oùt, je lui ordonnai d'un ton assez impé-
n.l:'-
Maxiprat
A QUANTIN EDIT
1
I
I
MAUPRAT. 297
rieux de se lever et de parler convenablement. Mon père,
courroucé, lui commanda de se taire et de se retirer ; et,
comme en cet instant il s'écriait: « Non ! vous me laisserez
embrasser vos genoux! » je le repoussai pour l'empêcher
de toucher à mon père. Je frémis d'horreur en songeant
que mon gant a effleuré ce froc immonde. Il se retourna
vers moi, et, quoiqu'il atVectàl toujours le repentir et Ihu-
milité, je vis la colère briller dans ses yeux. !Mon père fil
un violent effort pour se lever, et il se leva en elfet comme
par miracle ; mais aussitôt il retomba évanoui sur son
siège; des pas se firent entendre dans le billard, et le moine
sortit par la porte vitrée avec la rapidité de l'éclair. C'est
alors que vous m'avez trouvée demi- morte et glacée
d'épouvante aux pieds de mon père anéanti,
— L'abominable lâche n"a pas perdu de temps, vous le
voyez, l'abbé ! m'écriai-je; il voulait effrayer mon oncle et
sa tille : il y a réussi ; mais il a compté sans moi, et je jure
que, fallût-il le traiter à la mode de la Koche-Mauprat...
s'il ose jamais se présenter ici de nouveau...
— Taisez-vous, Bernard, dit Edmée, a^ous me faites
frémir; parlez sagement, et dites-moi tout ce que cela
signiiie.
Quand je l'eus mise au fait de ce qui était arrivé à
l'abbé et à moi, elle nous blâma de ne pas l'avoir pré-
venue.
— Si j'avais su à quoi je devais m'attendre, nous dit-
elle, je n'aurais pas été ellVayée, et j'eusse pris des pré-
cautions pour ne jamais rester seule à la maison avec mon
père et Saint-Jean, qui n'est guère plus ingambe. Mainte-
nant, je ne crains plus rien, et je me tiendrai sur mes
gardes. Mais le plus sûr, mou cher Bernard, est d'éviter
tout contact avec cet homme odieux et de lui faire l'au-
mône aussi largement que possible pour nous en débarras-
38
298 M AlPn \T.
?er. L ybbé a raison; il peut être redoutable. Il sait que
notre parenté avec lui nous empêchera toujours de nous
mettre à l'abri de ses persécutions en invoquant les lois;
et, s'il ne peut nous nuire aussi sérieusement qu il s'en
llatte, il peut du moins nous susciter mille déj^oùts que je
répug'ne à braver. Jetez-lui de l'or, et qu il s'en aille; mais
ne me quittez plus, Bernard. A'ovez, vous m'êtes nécessaire
absolument; soyez consolé du mal que vous prétendez
m'avoir fait.
Je pressai sa main dans les miennes cl jurai do ne
jamais m'éloigner d'elle, fût-ce par son ordre, tant que ce
trappiste n'aurait pas délivré le pays de sa présence.
L'abbé se chargea des négociations avec le couvent. Il
se rendit à la ville le lendemain et porta, de ma part, au
trappiste l'assurance expresse que je le ferais sauter par
les fenêtres s'il s'avisait jamais de reparaître au château de
Sainte-Sévère. Je lui proposai en même temps de subvenir
à ses besoins, largement même, à condition qu'il se retire-
rait sur-le-champ, soit à sa chartreuse, soit dans toute
autre retraite séculière ou religieuse, à son choix, et (|u il
ne remettrait jamais les pieds en Herry.
Le prieur reçut l'abbé avec tous les témoignages d'un
profond dédain et d'une sainte a\ersion pour son état d'hé-
résie; loin de le cajoler comme moi, il lui dit qu'il voulait
rester étranger à toute cette affaire, qu'il s'en lavait les
mains et qu'il se bornerait à transmettre les décisions de
part et d'autre, et à donner asile au frère Népomuccne,
autant par charité chrétienne que pour édilier ses reli-
gieux par l'exemple d'un honnne vraiment saint. A l'en
croire, le frère Népomucène serait le second du nom placé
au |)remier rang de la milice céleste, en vertu des canons
de l'Église.
Le jour suivant, 1 abbé , raj)pelé au couvent par un
MAUPRAT. 299
messag-e particulier, eut une entrevue avec le trappiste.
A sa g-rande surprise, il trouva que l'ennemi avait changé
de tactique. Il refusait avec indignation toute espèce de
secours, se retranchant derrière son vœu de pauvreté et
d'humilité, et blâmant avec emphase son cher hôte le
prieur d'avoir osé proposer, sans son aveu, l'échange des
biens éternels contre les biens périssables. Il refusait de
s'expliquer sur le reste et se renfermait dans des réponses
ambiguës et boursouflées; Dieu l'inspirerait, disait-il, et il
comptait, à la prochaine fête de la Vierge, à l'heure au-
guste et sublime de la sainte communion, entendre la voix
de Jésus parler à son cœm' et lui dicter la conduite qu'il
aurait à tenir. L'abbé dut craindre de montrer de 1 inquié-
tude en insistant pour percer ce .Sfu'nt mystère, el il vint
me rendre cette réponse, qui était moins faite que toute
autre pour me rassurer.
Cependant les jours et les semaines s'écoulèrent sans
que le trappiste donnât le moindre signe de volonté sur
quoi (pie ce soit. Il ne reparut ni au château ni dans les
environs, et se tint tcllenicut enfermé aux carmes que peu
de personnes virent son visage. Cependant on sut bientôt,
et le prieur mit grand soin à en répandre la nouvelle, que
Jean de Mauprat, converti â la [)lus ardente et à la plus
exemplaire piété, était de passage, comme pénitent de la
Trappe, au couvent des carmes. Chaque matin on fit cir-
culer un nouveau trait de vertu, un nouvel acte d'austérité
de ce saint personnage. Les dévoles, avides du mcrxcil-
leux, voulurent le voir et lui portèrent mille petits pré-
sents qu'il refusa avec obstination. Quelquefois il se cachait
si bien, qu'on le disait i)arti pour la Trappe; mais, au
moment où nous nous flattions d'en être débarrassés, nous
apprenions qu'il venait de s'infliger, dans la cendre et sous
le cilice, des mortifications épouvantables; ou bien il avait
300 MALPRAT.
été, pieds nu>, clans les endroits les plus déserts et les plus
incultes de la Varenne, accomplir des pèlerinages. On alla
jusqu'à dire qu'il faisait des miracles; si le prieur n'était
pas guéri de la goutte, c'est que, par esprit de pénitence,
il ne voulait pas guérir.
Cette incertitude dura près de deux mois.
MAUPRAT. 301
XXI
Ces jours, qui s'écoulèrent clans rintimité, furent pour
moi délicieux et terribles. Voir Edmée à toute heure, sans
crainte d'être indiscret, puisque elle-même m'appelait à
ses côtés, lui faire la lecture, causer avec elle de toute
chose, partager les tendres soins qu'elle rendait à son père,
être de moitié dans sa vie, absolument comme si nous eus-
sions été frère et sœur, c'était un grand bonheur sans
doute, mais c'était un dangereux bonheur, et le volcan se
ralluma dans mon sein. Quelques paroles confuses, quel-
ques regards troublés me trahirent. Edmée ne fut point
aveugle, mais elle resta impénétrable; son œil noir et pro-
fond, attaché sur moi comme sur son père avec la sollicitude
d'une âme exclusive, se refroidissait quelquefois tout à coup
au moment où la violence de ma passion était près d'éclater.
Sa physionomie n'exprimait alors qu'une patiente curiosité
et la volonté inébranlable de lire jusqu'au fond de mon
âme sans me laisser voir seulement la surface de la sienne.
Mes souffrances, quoique vives, me furent chères dans
les premiers temps; je me plaisais à les offrir intérieure-
ment à Edmée comme une expiation de mes fautes pas-
sées. J'espérais qu'elle les devinerait et qu'elle m'en sau-
rait gré. Elle les vit et ne m'en parla pas. ^lon mal s'aigrit,
mais il se passa encore des jours avant que je perdisse la
force de le cacher. Je dis des jours, parce que, pour qui-
302 MAL Pi; A T.
conque a aimé une femme el s'est trouvé seul avec elle,
contenu par sa sévérité, les jours ont dû se compter comme
des siècles. Quelle vie pleine et pourtant dévorante! Que
de langueur et d'agitation, de tendresse et de colère! Il me
semblait que les heures résumaient des années; et aujour-
d hui. si je ne rectifiais par des dates l'erreur de ma mé-
moire, je me persuaderais aisément que ces deux mois
remplirent la moitié de ma vie.
Je voudrais peut-être aussi me le persuader pour nie
réconcilier avec la conduite ridicvde et coupable que je
tins, au mépris des bonnes résolutions que je venais à peine
de former. La rechute fut si prompte et si complète,
qu'elle me ferait rougir encore si je ne l'avais cruellemeiil
expiée, comme vous le verrez bientôt.
Après une nuit d'angoisse, je lui écrivis une lettre
insensée, qui faillit avoir pour moi des résultats effroya-
bles; elle était à peu près conçue en ces termes ;
« ^^ous ne m'aimez point, Edmée, vous ne maime-
rez jamais. Je le sais, je ne demande rien, je n'espère rien;
je veux rester près de vous, consacrer ma vie à votre ser-
vice et à votre défense. Je ferai, pour vous être utile, tout
ce qui sera possible à mes forces; mais je souffrirai, et,
quoi que je fasse pour le cacher, nous le verre/,, et vous
attribuerez peut-être à des motifs étrangers une tristesse
que je ne pourrai pas renfermer avec un constant hé-
roïsme. Vous m'avez profondément aflligé hier en m'enga-
geant à sortir un peu pour me di.slrairc. Me distraire de
vous, Edmée! quelle amère raillerie! Ne soyez pas cruelle,
ma pauvre sœur, car alors vous redevenez mon impérieuse
fiancée des mauvais jours... et, malgré moi, je redeviens
le brigand que vous détestiez... Ah! si vous saviez com-
bien je suis malheureux! Il y a en moi deux hommes qui
se combattent à mort et sans relâche; il faut bien c-pt-rcr
I
M AU pp. AT. 303
que le brig-and succombera ; mais il se défend pied à pied
et il rugit, parce qu'il se sent couvert de blessures et
frappé mortellement. Si vous saviez, si vous saviez, Ed-
mée, quelles luttes, quels combats, quelles larmes de sang-
mon cœur distille, et quelles fureurs s'allument souvent
dans la partie de mon esprit que gouvernent les anges
rebelles! Il y a des nuits que je soufFre tant, que, dans le
délire de mes songes, il me semble que je vous plonge un
poignard dans le cœur et que, par une lugubre magie, je
vous force ainsi à m'aimer comme je vous aime. Quand je
m'éveille, baigné d'une sueur froide, égaré, hors de moi,
je suis comme tenté d'aller vous tuer, afin d'anéantir la
cause de mes angoisses. Si je ne le fais pas, c'est que je
crains de vous aimer morte avec autant de passion et de
ténacité que si vous étiez vivante. Je crains d'être con-
tenu, gouverné, dominé par votre image, comme je le suis
par votre personne; et puis il n'y a pas de moyen de des-
truction dans la main de l'homme, l'être qu'il aime et qu'il
redoute existe en lui lorsqu'il a cessé d'exister sur la terre.
C'est l'àme d'un amant qui sert de cercueil à .sa maîtresse
et qui conserve à jamais ses brûlantes reliques pour s'en
nourrir sans jamais les consumer... Mais, ô ciel! dans
quel désordre sont mes idées ! \'oyez, Edmée, à quel point
mon esprit est malade, et prenez pitié de moi. Patientez,
permettez-moi d'être triste, ne suspectez jamais mon dé-
vouement; je suis souvent fou, mais je vous chéris tou-
jours. Un mol, un regard de vous me rappellera toujours
au sentiment du devoir, et ce devoir me sera doux quand
vous daignerez m'en faire souvenir... A l'heure où je vous
écris, Edmée, le ciel est chargé de nuées plus sombres et
plus lourdes que l'airain; le tonnerre gronde, et à la lueur
des éclairs semblent flotter les spectres douloureux du pur-
gatoire. Mon àme est sous le poids de l'orage, mon esprit
30 i MALPRAT.
troublé flotte comme ces clartés incertaines qui jaillissent
(le l'horizon. Il me semble que mon être va éclater comme
la tempête. Ah 1 si je pouvais élever vers vous une voix
semblable à la sienne! si j'avais la puissance de produire
au dehors les anj^oisses et les fureurs qui me rouj^i^ent!
Souvent, quand la tourmente passe sur les j^^rands chênes,
vous dites que vous aimez le spectacle de sa colère et de
leur résistance. G est , dites-vous, la lutte des grandes
forces, et vous croyez saisir dans les bruits do 1 "air les im-
précations de l'aquilon et les cris douloureux des antiques
rameaux. Lequel soulfre davantage, Edmée, ou de l'arbre
qui résiste ou du vent qui s'épuise à l'attaque? N'est-ce
pas toujours le vent qui cède et qui tombe? et alors le
ciel, affligé de la défaite de son noble fds, se répand sur la
terre en ruisseaux de pleurs. \ ous aimez ces folles images,
Edmée ; et, chaque fois que vous contemplez la force vain-
cue par la résistance, vous souriez cruellement, et votre
regard mystérieux semble insulter à ma misère. Eh bien,
n'en douiez pas, vous m'avez jeté à terre, et, quoique
brisé, je souifre encore; sachez-le, puisque vous voulez le
savoir, puisque vous êtes impitoyable au point de m'inter-
roger et de feindre pour moi la compassion. Je soulfre et
je n'essaye plus de soulever le pietl c|ue le vainqueur or-
gueilleux a posé sur ma poitrine défaillante. »
Le reste de cette lettre, qui était fort longue, fort dé-
cousue et absurde d'un bout a l'autre, était conçu dans le
même sens. Ce n'était pas la j)reinière fois que j'écrivais à
Edmée, quoique vivant sous le même toit et ne la quittant
qu'aux heures du repos. Ma passion m'absorbait à tel point,
que j'étais invinciblement entraîné à prendre sur mon som-
meil pour lui écrire. Je ne croyais jamais lui avoir assez
parlé d'elle, assez renouvelé la promesse d'une soumission
à laquelle je m.inquais à ch;i(|ue inst;int; nuiis la lettre dont
M AU P RAT. 305
il s'agit était plus hardie et plus passionnée qu'aucune des
autres. Peut-être fut-elle écrite fatalement sous l'influence
de la tempête qui éclatait au ciel, tandis que, courbé sur
ma table, le front en sueur, la main sèche et brûlante, je
traçais avec exaltation la peinture de mes souffrances. Il
me semble qu'il se fit en moi un grand calme, voisin du
désespoir, lorsque je me jetai sur mon lit après être des-
cendu au salon et avoir glissé ma lettre dans le panier à
ouvrage d'Edmée. Le jour se levait chargé à l'horizon des
ailes sombres de l'orage qui s'envolait vers d'autres ré-
gions. Les arbres, chargés de pluie, s'agitaient encore sous
la brise fraîchissante. Profondément triste, mais aveuglé-
ment dévoué à la souffrance, je m'endormis soulagé,
comme si j'eusse fait le sacrifice de ma vie et de mes espé-
rances. Edmée ne parut pas avoir trouvé ma lettre, car
elle n'y répondit pas. Elle avait coutume de le faire ver-
balement, et c'était pour moi un moyen de provoquer de
sa part ces effusions d'amitié fraternelle dont il fallait bien
me contenter, et qui versaient du moins un baume sur ma
plaie. J'aurais dû me dire que, cette fois, ma lettre devait
amener une explication décisive, ou être passée sous si-
lence. Je soupçonnai labbé de l'avoir soustraite et jetée au
feu, j'accusai Edmée de mépris et de dureté; néanmoins je
me tus.
Le lendemain, le temps était parfaitement rétabli. Mon
oncle fit une iironienadc en voiture, et, chemin faisant,
nous dit (juil ne voulait pas mourir sans avoir fait une
grande et dernière chasse au renard. Il était passionné
pour ce divertissement, et sa santé s'était améliorée au
point de rendre à son esprit des velléités de plaisir et d'ac-
tion. Une étroite berline très légère, attelée de fortes mules,
courait rapidement dans les traînes sablonneuses de nos
bois, et quelquefois déjà il avait suivi de petites chasses
39
306 -MAIPRAT.
que nous montions pour le distraire. Depuis la visite du
trappiste, le chevalier avait comme repris à la vie. Doué
de force et d'obstination comme tous ceux de sa race, il
semblait qu'il pérît faute d'émotions, car le plus léj^er
appel à son énerj^ie rendait momentanément la chaleur ;'i
son sang engourdi. Comme il insista beaucoup sur ce pro-
jet de chasse, Edmée s'engagea à organiser avec moi une
battue générale et à y prendre une part active. Une des
grandes joies du bon vieillard était de la voir à cheval, ca-
racoler hardiment autour de sa \oilnpe et lui tendre toutes
les branches fleuries qu elle arrachait aux buissons en j)as-
sant. Il fut décidé que je monterais à cheval |)our l'escorter
et que l'abbé accompagnerait le chevalier dans la berline.
Le ban et l'arrière-ban des gardes-chasse, forestiers, pi-
queurs, voire des braconniers de la Varenne, furent con-
voqués à cette solennité de famille. Un grand repas fut
préparé à l'office pour le retour, avec force pâtés d'oie et
vin du terroir. Marcasse, dont j'avais fait mon régisseur à
la Roche-Mauprat, et qui avait de grandes connaissances
dans l'art de la chasseau renard, jiassa deux jours entiers à
boucheries terriers. Quelques jeunes fermiers des environs,
intéressés à la battue et capables de donner un bon conseil
dansToccasion, s'offrirent gracieusement à être de la partie,
et enfin Patience, malgré son éloignement pour la destruc-
tion des animaux innocents, consentit à suivre la chasse en
amateur. Au jour dit, qui se leva chaud et serein sur nos
riants ])r(>iets et sur mon implacable destinée, une cin-
quantaine de personnes se trouva sur pied avec cors, che-
vaux et chiens. La journée devait se terminer j)ar une dé-
confiture de lapins dont le noniljre était excessif, et cpi il
était facile de détruire en masse en se rabattant sur la partie
des bois qui n'aurait pas été traquée pendant la chasse.
Chacun de nous s'arma donc d'une carabine, et mon oncle
M AU P RAT. 307
lui-même en prit une pour tirer de sa voiture; ce qu'il
faisait encore avec beaucoup d'adresse.
Durant les deux premières heures, Edmée, montée sur
une jolie petite jument limousine fort vive, et qu'elle
s'amusait à exciter et à retenir avec une coquetterie tou-
chante pour son vieux père, s'écarta peu de la calèche,
d'où le chevalier souriant, animé, attendri, la contemplait
avec amour. De même que, emportés chaque soir par la
rotation de notre f^lobe, nous saluons, en entrant dans la
nuit, l'aslre radieux qui va régner sur un autre hémisphère,
ainsi le vieillard se consolait de mourir en voyant la jeu-
nesse, la force et la beauté de sa fille lui survivre dans une
autre génération.
Quand la chasse fut bien nouée, Edmée, qui se ressen-
tait certainement de l'humeur guerroyante de la famille,
et chez qui le calme de l'âme n'enchaînait pas toujours
la fougue du sang, céda aux signes réitérés que lui fai-
sait son père, dont le plus grand désir était de la voir ga-
loper, et elle suivit le lancer, qui était déjà un peu en
avant.
— Suis-la, suis-la! me cria le chevalier, qui ne l'avail
pas plus tôt vue courir, que sa douce vanité paternelle
avait fait place à l'inquiétude.
Je ne me le fis pas dii-e deux fois, et, enfonçant mes
éperons dans le ventre de mon cheval, je rejoignis Edmée
dans un sentier de traverse qu'elle avait pris pour retrou-
ver les chasseurs. Je frémis en la vovant se plier comme
un jonc sous les branches, tandis que son cheval, excité
par elle, l'emportait au milieu du taillis avec la rapidité de
l'éclair.
— Edmée, pour l'amour de Dieu! lui criai-je, n'allez pas
si vite. V^ous allez vous faire tuer.
— Laisse-moi courir, me dit-elle gaiement ; mon père
308 MAUPRAT.
me Ta permis. Laisse-moi tranquille, te dis-je; je le donne
sur les (loi<xls, si lu arrêtes mon cheval.
— Laisse-moi du moins le suivre, lui dis-je en la ser-
rant de près; ton père me l'a ordonné, et je ne suis là que
pour me tuer, s'il t'arrive malheur.
Pourquoi élais-je obsédé par ces idées sinistres, moi
qui avais vu si souvent Edmée courir à cheval dans les
bois? Je l'ignore. J'étais dans un état bizarre; la chaleur
de midi me montait au cerveau, et mes nerfs étaient sin-
gulièrement excités. Je n'avais pas déjeuné, me trouvant
dans une mauvaise disposition en parlant, et, pour me
soutenir à jeun, j'avais avalé plusieurs lasses de calé mêlé
(le rhum. Je sentais alors un clfroi insurni(int;il)le ; puis au
bout de quelques instants cet effroi lit place à un senti-
ment inexprimable d'amour et de joie. L'excitation de la
course devint si vive, que je m'imaginai n'avoir pas d'autre
but que de poursuivre Kdmée. A la voir fuir de\ant moi,
aussi légère que sa cavale noire, dont les pieds volaient
sans bruit sur la mousse, on l'eût prise pour une fée a|ipa-
raissant en ce lieu désert pour troubler la raison des
hommes et les entrahier sur ses traces au fond de ses re-
traites perfides. J'oubliai la chasse et tout le reste. Je
ne vis qu'Edmée ; un nuage passa devant mes veux et
je ne la vis plus, mais je courais toujours; j'étais dans un
état de démence muette, lorsqu'elle s'arrêta brusquement.
— Que faisons-nous? me dit-elle. Je n'entends plus la
chasse, et j'aperçois la rivière. Nous avons trop donné <ur
la gauche.
— Au contraire, l'idmée, lui répondis-je sans savoir un
mot de ce que je disais; encore un temps de galop, et nous
y sommes.
— Comme vous êtes rougel me dit-elle. Mai- ( onumii!
passerons-nous la rivière?
MAUPRAT. 309
— Puisqu'il y a un clicmin, il y a un gué, lui répon-
dis-je. Allons, allons!
J'étais possédé de la rage de courir encore ; j'avais une
idée, celle de m'enfoncer de plus en plus dans le bois avec
elle; mais cette idée était couverte d'un voile, et, lorsque
j'essayais de le soulever, je n'avais plus d'autre perception
que celle des battements impétueux de ma poitrine et de
mes tempes.
Edmée fit un geste d'impatience.
— Ces bois sont maudits; je m'y égare toujours,
dit-elle.
Et sans doute elle pensa au jour funeste où elle avait
été emportée loin de la chasse et conduite à la Roche-
Mauprat; car j'y pensai aussi, et les images qui s'offrirent
à mon cerv^eau me causèrent une sorte de vertige. Je suivis
machinalement Edmée vers la rivière. Tout à coup je lavis
à l'autre bord. Je fus pris de fureur en voyant que son
cheval était plus agile et plus courageux que le mien;
car celui-ci fit, pour se risquer dans le gué, qui était assez
mauvais, des difficultés durant hi'scpielles Edmée prit en-
core sur moi de l'avance. Je mis les flancs de mon cheval
en sang ; et, quand, après avoir failli être renversé plu-
sieurs fois, je me trouvai sur la rive, je me lançai à la
poursuite d'Edmée avec une colère aveugle. Je l'atteignis
et je pris la bride de sa jument en m'écrianl :
— Arrêtez-vous, Edmée, je le veux I ^'ous n'irez jias
plus loin.
En même temps, je secouai si rudement les rênes, que
son cheval se révolta. Elle perdit l'équilibre, et. pour ne
pas tomber, elle sauta légèrement entre nos deux chevaux,
au risque d'être blessée. Je fus à terre presque aussi-
tôt qu'elle et repoussai vi\ement les chevaux. Celui
d'Edmée, qui était fort doux, s'arrêta et se mit à brouter.
310 MAIPRAT.
Le mien s'emporta et disparut. Tout cela fut l'alFaire d'un
instant.
J'avais reçu Edmée dans mes bras; elle se dé^^agea et
me dit avec sécheresse :
— \'ous êtes fort brutal, Bernard, et je déteste vos ma-
nières. A qui en avez-vous?
Troublé, confus, je lui dis que je croyais que sa jument
prenait le mors aux dents, et que je craip^nais qu'il ne lui
arrivât malheur en s'abandonnant de la sorte à l'ardeur de
la course.
— El, pour me sauver, vous me faites tomber, au
risque de me tuer, répondit-elle. Cela est fort obli^^eant, en
vérité.
— Laissez-moi vous remettre sur votre cheval, lui
dis-je.
Et, sans attendre sa permission, je la pris dans mes bras
et je l'enlevai de terre.
— \'ous savez fort bien que je ne monte pas à cheval
ainsi, s'écria-t-elle tout à fait irritée. Laissez-moi, je n'ai
pas besoin de vos services.
Mais il ne m'était plus permis d'obéir. Ma tête se per-
dait; mes bras se crispaient autour de la taille d'Edmée,
et c'était en vain que j'essayais de les en détacher; mes
lèvres effleurèrent son sein malgré moi; elle pâlit de
colère.
— Que je suis malheureux, disais-je avec des yeux pleins
de larmes, que je suis malheureux de t'olTenser toujours
et d'être ha'i de plus en plus à mesure que je t'aime davan-
tage !
Edmée était de nature impérieuse et violente. Son
caractère, habitué à la lutte, avait pris avec les années une
énergie inflexible. Ce n'était plus la jeune fdle tremblante,
fortement inspirée, mais plus ingénieuse que téméraire à
MAUPRAT. 311
la défense, que j'avais serrée dans mes bras à la Roche-
Mauprat; c'était une femme intrépide et fière, qui se fût
laissé égorger plutôt que de permettre une espérance auda-
cieuse. D'ailleurs, c'était la femme qui se sait aimée avec
passion et qui connaît sa puissance. Elle me repoussa donc
avec dédain, et, comme je la suivais avec égarement, elle
leva sa cravache sur moi et me menaça de me tracer une
marque d'ignominie sur le visage, si j'osais toucher seule-
ment à son étrier.
Je tombai à genoux en la suppliant de ne pas me
quitter ainsi sans me pardonner. Elle était déjà à cheval,
et, regardant autour d'elle pour retrouver son chemin, elle
s'écria :
— Il ne me manquait plus que de revoir ces lieux dé-
testés I Voyez, monsieur, voyez où nous sommes!
Je regardai à mon tour et vis que nous étions à la
lisière du l)ois, sur le bord ombragé du petit étang de
Gazeau. A deux pas de nous, à travers le bois épaissi
depuis le départ de Patience, j'aperçus la porte de la tour
qui s'ouvrait comme une bouche noire derrière le feuillage
verdoyant.
Je fus pris d'un nouveau vertige, il y eut en moi une
lutte terrible des deux instincts. Qui expliquera le mys-
tère qui s'accompHt dans le cerveau de l'iiominc, aloi-s
que l'âme est aux prises avec les sens et qu'une j)artie de
son être cherche à étouffer l'autre? Dans une organisation
comme la mienne, cette lutte devait être affreuse, croyez-
le bien, et n'imaginez pas que la volonté joue un rôle
secondaire chez les natures emportées ; c'est une sotte habi-
tude que de dire à un homme épuisé dans de semblables
combats : « Vous auri(v. (h"i vous vaincre. »
3 12 MALI' RAT.
XXII
Gomment vous expliquerai-je ce qui se passa en moi à
l'aspect inattendu de la tour Gazeau? Je ne l'avais vue que
deux fois dans ma vie; deux fois elle avait été le témoin
des scènes les plus douloureusement émouvantes, et ces
scènes n'étaient rien encore auprès de ce qui m'était des-
tiné à cette troisième rencontre; il est des lieux maudits I
Il me semble voir encore, sur cette porte demi-brisée,
le sang des deux Mauprat qui l'avait arrosée. Leur crimi-
nelle et tragique destinée me lit rougir des instincts de
violence que je sentais en moi-même. J'eus horreur de ce
que j'éprouvais et je compris pourquoi Edmée ne m'ai-
mait pas. Mais, comme s'il y avait eu dans ce déplurai)le
sang des éléments de sympathique fatalité, je sentais la
force effrénée de mes passions grandir en raison de l\'ll'(>rl
de ma volonté pour les vaincre. J'avais terrassé toutes les
autres intempérances; il n'en restait en moi presque plus
de traces. J'étais sobre, j'étais, sinon doux et patient, du
moins affectueux et sensible; je concevais au plus haut
point les lois de l'honneur et le respect de la dignité d'au-
trui ; mais l'amour était le plus redoutable de mes ennemis,
car il se rattachait à tout ce que j'a\ais acquis de moralité
et de délicatesse ; c'était le lien entre l'homme ancien et
l'honmie nouveau, lien indissoluble et dont le milieu m'é-
tait presque impossible à trouver.
I
MAUPRAT. 313
Debout devant Edmée, qui s'apprêtait à me laisser seul
et à pied, furieux de la voir méchapper pour la dernière
fois, car, après l'offense que je venais de lui faire, jamais,
sans doute, elle ne braverait le danger d'être seule avec
moi, je la regardais d'une manière effrayante. J'étais pâle,
mes poings se contractaient; je n'avais qu'à vouloir, et la
plus faible de mes étreintes l'eût arrachée de son cheval,
terrassée, livrée à mes désirs. Un moment d'abandon à
mes instincts farouches, et je pouvais assouvir, éteindre,
par la possession d'un instant, le feu qui me dévorait
depuis sept années! Edmée n'a jamais su quel péril son
honneur a couru dans cette minute d'angoisses; j'en garde
un éternel remords; mais Dieu seul en sera juge, car je
triomphai, et cette pensée du mal fut la dernière de ma
vie. A cette pensée, d'ailleurs, se borna tout mon crime;
le reste fut l'ouvrage de la fatalité.
Saisi d'effroi, je tournai brusquement le dos, et, tor-
dant mes mains avec désespoir, je m'enfuis par le sentier
qui m'avait amené, sans savoir où j'allais, mais comprenant
qu'il fallait me soustraire à ces tentations dangereuses. Le
jour était brûlant, l'odeur des bois enivrante; leur aspect
me ramenait au sentiment de ma vie sauvage : il fallait fuir
ou succomber. Edmée m'ordonnait, d'un geste impérieux,
de m'éloigner de sa présence. L'idée de tout autre danger
que celui qu'elle courait avec moi ne pouvait, en cet ins-
tant, se présenter à ma pensée ni à la sienne; je m'enfonçai
dans le bois. Je n'avais pas franchi l'espace de trente pas,
qu'un coup de feu partit du lieu où je laissais Edmée. Je
m'arrêtai glacé d'épouvante sans savoir pourquoi; car, au
milieu d'une battue, un coup de fusil n'était pas chose
étrange; mais j'avais l'âme si lugubre, que rien ne pou-
vait me sembler indifférent. J'allais retourner sur mes pas
et rejoindre Edmée, au risque de l'offenser encore, lors-
40
314 MALI' RAT.
qu'il me sembla entendre un gémissement humain du côté
de la tour Gazeau. Je m'élançai et puis je tombai sur mes
genoux, comme foudroyé par mon émotion. Il me fallut
quelques minutes pour triompher de ma faiblesse; mon
cerveau était plein d'images et de bruits lamentables, je
ne distinguais plus l'illusion de la réalité; en plein soleil
je marchais à tâtons parmi les arbres. Tout à coup je me
trouvai face à face avec l'abbé; il était inquiet, il cherchait
Edmée. Le chevalier, ayant été se placer avec sa voiture
au passage du lancer et n'ayant pas vu sa fille parmi les
chasseurs, avait été saisi de crainte. L'abbé s'était jeté à la
hâte dans le bois, et bientôt, retrouvant la trace de nos
chevaux, il venait s'informer de ce que nous étions deve-
nus. 11 avait entendu le coup de feu, mais sans en être
elfrayé. En me voyant pâle, les cheveu.\ en désordre, l'air
égaré, sans cheval et sans fusil (j'avais laissé tomber le
mien à l'endroit où je m'étais à demi évanoui, et je n'avais
pas songé à le relever), il fut aussi épouvanté que moi et
sans savoir plus que moi-même à quel propos.
— Edmée! me dit-il, où est Edmée?
Je lui répondis des paroles sans suite. 11 fut si consterné
de me voir ainsi, qu'il m'accusa d un crime en lui-même,
comme il me l'a plus tard avout'.
— M;ilheureux enfant! me dit-il en me secouant forte-
ment le bras pour me rappeler à moi-même, de la prudence,
du calme, je vous en sujjplie!...
Je ne le comprenais pas, mais je l'entraînais vers l'en-
droit fatal. 0 spectacle inelTaçable! Edmée était étendue
par terre, roide et baignée dans son sang. Sa jument brou-
liiit l'herbe à quelques |)as de là. Patience était debout
auprès d'elle les bras croisés sur sa poitrine, la face livide,
et le cœur tellement gonllé, qu'il lui fut impossible de
répondre à l'abbé, qui l'interrogeait avec des sanglots et
H Toussaint se
A QUANTIN KDl :
MAUPRAT. 315
de? cri?. Pour moi, je ne pus comprendre ce qui se passait.
Je crois que mon cerveau, déjà troublé par les émotions
précédentes, se paralysa entièrement. Je m'assis par terre
à côté d'Edmée, dont la poitrine était frappée de deux
balles. Je regardai ses yeux éteints, dans un état de stupi-
dité absolue.
— Éloignez ce misérable! dit Patience à l'abbé en me
jetant un regard de mépris; le pervers ne se corrige pas.
— Edmée! Edmée! s'écria l'abbé en se jetant sur
l'berbe et en s'efforçant d'étancher le sang avec son mou-
choir.
— - Morte! morte! dit Patience, et voilà le meurtrier!
Elle la dit en rendant à Dieu son âme sainte, et c'est
Patience qui sera le vengeur! C'est bien dur; mais ce
sera!... Dieu l'a a-ouIu, puisque je me suis trouvé là pour
entendre la vérité.
— C'est horrible ! c'est horrible! criait l'abbé.
J'entendais le son de cette dernière syllabe, et je sou-
riais d'un air égaré en la répétant comme un écho.
Des chasseurs accoururent. Edmée fut emportée. Je
crois que son père m'apparut debout et marchant. Je ne
saurais, au reste, affirmer que ce ne fût pas une vision
mensongère (car je n'avais conscience de rien, et ces mo-
ments affreux n'ont laissé en moi que des souvenirs vagues,
semblables à ceux d'un rêve), si on ne m'eût assuré que le
chevalier sortit de sa calèche sans l'aide de personne, qu'il
marcha et qu'il agit avec autant de force et de présence
d'esprit qu'un jeune homme. Le lendemain, il tomba dans
un état complet d'enfance et d'insensibilité et ne se releva
plus de son fauteuil.
Que se passa-t-il quant à moi? Je l'ignore. Quand je
repris ma raison, je m'aperçus que j'étais dans un autre
endroit de la forêt auprès d'une petite chute d'eau, dont
316 MAUPRAT.
j'écoutais machinalement le murmure avec une sorte de
bien-être. Blaireau dormait ù mes pieds, et son maître,
debout contre un arbre, me regardait attentivement. Le
soleil couchant g-lissait des lames d'or rougeâtre parmi les
tiges élancées des jeunes frênes; les fleurs sauvages sem-
blaient me sourire; les oiseaux chantaient mélodieusement.
C'était un des plus beaux jours de l'année.
— Quelle magnifique soirée! dis-je à Marcasse. Ce lieu
est aussi beau qu'une forêt de l'.Vmérique. Eh bien, mon
vieil ami, que fais-tu là? Tu aurais dû m'éveiller plus tôt;
j'ai fait des rêves affreux.
Marcasse vint s'agenouiller auprès de moi; deux ruis-
seaux de larmes coulaient sur ses joues sèches et bilieuses.
Il y avait sur son visage, si impassible d'ordinaire, une
expression ineffable de pitié, de chagrin et d'affection.
— Pauvre maître! disait-il : égarement, maladie de tête,
voilà tout. Grand malheur! mais fidélité ne guérit pas.
Eternellement avec vous, quand il faudrait mourir avec
vous.
Ses larmes et ses paroles me remplirent de tristesse;
mais c'était le résultat d'un instinct sympalhicpie aidé en-
core de l'affaiblissement de mes organes, car je ne me
rappelais rien. Je me jetai dans ses bras en pleurant comme
lui, et il me tint serré contre sa poitrine avec une effusion
vraiment paternelle. Je pressentais bien que quelque affreux
malheur pesait sur moi; mais je craignais de savoir en
quoi il consistait, et pour rien au monde je n'eusse voulu
l'interroger.
Il me prit par le bras et m'emmena à travers la forêt.
Je me laissai conduire comme un enfant, et puis je fus
pris d'un nouvel accablement, et il fut forcé de me laisser
encore assis pendant une demi-heure. Enfin il me releva
et réussit à m'cmmencr à la Hoche-Maupral, où nous
MAUPRAT. 317
arrivâmes fort tard. Je ne sais ce que j'éprouvai dans la
nuit. Mareasse m'a dit que j'avais été en proie à un délire
affreux. Il prit sur lui d'envoyer chercher au village le plus
voisin un barbier qui me saigna dès le matin, et quelques
instants après je repris ma raison.
Mais quel affreux service il me sembla qu'on m'avait
rendu! Morte! morte! morte! c'était le seul mot que je
pusse articuler. Je ne faisais que gémir et m'agiter sur mon
lit. Je voulais sortir et courir à Sainte-Sévère. Mon pauvre
sergent se jetait à mes pieds et se mettait en travers de la
porte de ma chambre pour m'en empêcher. Il me disait
alors, pour me retenir, des choses que je ne comprenais
nullement, et je cédais à l'ascendant de sa tendresse et
à mon propre épuisement sans pouvoir m'expliquer sa
conduite. Dans une de ces luttes, ma saignée se rouvrit,
et je me remis au lit sans que Mareasse s'en aperçut. Je
tombai peu à peu dans un évanouissement profond, et
j'étais presque mort, lorsque, voyant mes lèvres bleues et
mes joues violacées, il s'avisa de soulever mon drap et
me trouva nageant dans une mare de sang.
C'était, au reste, ce qui pouvait m'arriver de plus
heureux. Je demeurai plusieurs jours plongé dans un
anéantissement où la veille différait peu du sommeil, et
grâce auquel, ne comprenant rien, je ne souffrais pas.
Un matin, ayant réussi à me faire prendre quelques
aliments et voyant qu'avec la force, la tristesse et l'inquié-
tude me revenaient, il m'annonça avec une joie naïve et
tendre qu'Edméc n'était pas morte et qu'on ne désespérait
pas de la sauver. Ce fut pour moi un coup de foudre, car
j'en étais encore à croire que cette affreuse aventure était
l'ouvrage de mon délii'e. Je me mis à crier et à me tordre
les bras d'une manière effrayante. Mareasse, à genoux près
de mon lit, me suppliait de me calmer, et vingt fois il me
3t9 MAUPRAT.
répéta ces paroles, qui me faisaient toujours leiret des
mois dépourvus de sens qu'on entend dans les rêves :
— ^'ous ne l'avez pas fait exprès; je le sais bien. moi.
\on, vous ne l'avez pas fait exprès. C'est un malheur, un
fusil qui part dans la main, par hasard.
— Allons, que veux-tu dire? m'écriai-je impatienté;
quel fusil? quel hasard? pourquoi moi?
— Ne savez-vous donc pas comment elle a été frappée,
maître?
Je passai mes mains sur ma tête comme pour y ramener
rénerf:fie et la vie, et, ne pouvant m'expliquer l'événement
mystérieux (jui en brisait tous les ressorts, je me crus fou
et je restai muet, consterné, craignant de laisser échapper
une parole qui pût faire constater la perte de mes facultés.
EnOn peu à peu je ressaisis mes souvenirs; je demandai
du vin pour me fortifier, et à peine en eus-je bu quelques
gouttes, que toutes les scènes de la fatale journée se dé-
roulèrent comme par magie devant moi. Je me souvins
même des paroles que j'aAais entendu prononcera Patience
aussitôt après révénement. IClles étaient comme gravées
dans cette partie de la mémoire qui garde le son des mots,
alors même que sommeille celle qui sert à en pénétrer le
sens. Un instant encore je fus incertain; je me demandai si
mon fusil était parti entre mes mains au moment où je
quittais Edmée. Je me rappelai clairement que je l'avais
déchargé une heure auparavant sur une huppe dont l'xlméo
avait envie de voir de près le plumage; et puis, lorsque le
coup qui l'avait frappée s'était fait entendre, mon fusil était
dans mes mains, et je ne l'avais jeté par terre que ([uelques
instants après : ce ne pouvait donc être cette arme cpii fut
partie en tombant. D'ailleurs, j'étais beaucoup trop loin
d'Edmée dans ce moment pour que, même en supposant
une fatalili' incroyable, le cou|i l'atteignit. 1-iiliii je n'avais
MALPRAT. 319
pas eu de la journée une seule balle sur moi, et il était
impossible que mon fusil se trouvât chargé à mon insu,
puisque je ne l'avais pas ôté de la bandoulière depuis que
j'avais tué la huppe.
Bien sûr donc que je n'étais pas la cause de l'accident
funeste, il me restait à trouver une explication à cette
catastrophe foudroyante. Elle m'embarrassa moins que per-
sonne ; je pensai qu'un tirailleur maladroit avait pris, à
travers les branches, le cheval d'Edmée pour une bête fauve,
et je ne songeai pas à accuser qui que ce fût d'assassinat
volontaire; seulement j'ai compris que j'étais accusé moi-
même. J'arrachai la vérité à Marcasse. Il m'apprit que le
chevalier et toutes les personnes qui faisaient partie de la
chasse avaient attribué ce malheur à un accident fortuit, à
une arme qui s'était, à mon grand désespoir, déchargée
lorsque mon cheval m'avait renversé; car on pensait que
j'avais été jeté par terre. Telle était à peu près l'opinion que
chacun émettait. Dans les rares paroles qu'Edmée pouvait
prononcer, elle répondait aflîrmativement à ces commen-
taires. Une seule personne m accusait, c'était Patience;
mais il m'accusait en secret et sous le sceau du serment
auprès de ses deux amis, Marcasse et labbé Aubert.
— Je n'ai pas besoin, ajouta Marcasse, de vous dire que
l'abbé garde un silence absolu et se refuse à vous croire
coupable. Quanta moi, je puis vous jurer que jamais...
— Tais-toi, tais-toi ! lui dis-je ; ne me dis pas même cela,
ce serait supposer que quelqu'un sur la terre peut le croire.
Mais Edmée a dit quelque chose d'inouï à Patience au
moment où elle a expiré; car elle est morte, tu veux en
vain m'ahuser; elle est morte, je ne la verrai plus!
— Elle n'est pas morte! s'écria Marcasse.
Et il me fit des serments qui me convainc[uii't'nl, car
je savais qu'il eût fait de vains efforts pour mentir; tout
320 .MALPRAT.
son être se fût mis en révolte contre ses charitables inten-
tions. Quant aux paroles d'Edmée, il se refusa franchement
à me les rapporter, et je compris par là qu elles étaient
accablantes. Alors je m'arrachai de mon lit, je repoussai
inexorablement Marcasse qui voulait me retenir. Je fis
jeter une couverture sur le cheval du métayer et je partis
au grand galop. J'avais l'air d'un spectre quand j'arrivai
au château. Je me traînai jusqu'au salon sans rencontrer
personne que Saint-Jean, qui fit un cri de terreur en m'a-
percevant et qui disparut sans répondre à mes questions.
Le salon était vide. Le métier d'Edmée, enseveli sous
la toile verte que sa main ne devait peut-être plus soulever,
me fit l'eiTet d'une bière sous un linceul. Le grand fauteuil
de mon oncle n'était plus dans le coin de la cheminée ; mon
portrait, que j'avais fait faire à Philadelphie et que j'avais
envoyé pendant la guerre d'Amérique, avait été enlevé de
la muraille. C'étaient des indices de mort et de malédiction.
Je sortis à la hâte de cette pièce et je montai l'escalier
avec la hardiesse que donne l'innocence, mais avec le
désespoir dans l'âme. J'allai droit ù la chambre d'Edmée, et
je luuriKii la clef aussitôt après avoir frappé. M"'' Leblanc
vint à ma rencontre, fit de grands cris et s'enfuit en cachant
son visage dans ses mains, comme si elle eût vu paraître
une bête féroce. Qui donc avait pu répandre d'all'reux
soupçons sur moi? L'abbé avait-il été assez peu loyal pour
le faire? Je sus plus tard qu'Edmée, quoique ferme et
généreuse dans ses instants lucides, m'avait accusé tout
haut dans le délire.
Je m'approchai de son lit, et, en proie moi-même au
délire, sans songer que mon aspect inattendu pouvait lui
porter le coup de la mort, j'écartai les rideaux dune main
avide et je regardai Edmée. Jamais je n'ai vu une beauté
plus surprenante. Ses grands yeux noirs avaient grandi
MAUPRAT. 321
encore de moitié et brillaient d'un éclat extraordinaire,
quoique sans expression, comme des diamants. Ses joues
tendues et décolorées, ses lèvres aussi blanches que ses
joues, lui donnaient l'aspect d'une belle tête de marbre.
Elle me regarda fixement, avec aussi peu d'émotion que si
elle eût regardé un tableau ou un meuble, et, retournant
un peu son visage vers la muraille, elle dit avec un sourire
mystérieux :
— C'est la fleur qu'on appelle Edmea sylveslri.s.
Je tombai à genoux, je pris sa main, je la couvris de
baisers, j'éclatai en sanglots; elle ne s'aperçut de rien. Sa
main immobile et glacée resta dans la mienne comme un
morceau d'albâtre.
41
322 MAUPRAT.
XXIII
L'abbé entra et me salua d'un air sombre cl froid, puis
il me fit signe, et, m'éloignant du lit :
— \'ous êtes un insensé ! me dit-il. Retournez tiu'z vous,
ayez la prudence de ne j)as venir ici; c'est tout ce qui vous
reste à faire.
— Et depuis cpiand. m"écriai-je transporté de fureur,
avez-vous le droit de me chasser du sein de ma famille?
— Hélas 1 vous n'avez pluis de famille, répondit-il avec
un accent de douleur qui me désarma. D'un père et d'une
fille, il ne reste plus que deux fantômes chez qui la vie
morale est éteinte et que la vie physique va bientôt aban-
donner. Respectez les derniers instants de ceux qui vous
ont aimé.
— Et comment jjuis-jc témoij^ner mf)n respect et ma
douleur en les abandonnant? répondis-je atterré.
— A cet égard, dit 1 abl)é, je ne veux et ne dois rien
vous dire, car vous savez que votre présence est ici une
témérité et une profanation. Partez. Quand ils ne seront
plus (ce qui ne peut tarder), si vous avez des droits sur
cette maison, vous y reviendrez, et vous ne m'y trouverez
certainement pas ]iour vous les contester ou pour vous les
confirmer. En attendant, comme je ne connais pas ces
droits, je crois pouvoir prendre sur moi de faire respecter
juscpi'au bout ces deux saintes agonies.
MALPRAT. S 23
— • Malheureux! m'écriai-je, je ne sais à quoi Lient que
je ne te mette en pièces! Quel abominable caprice te pousse
à me retourner vingt fois le poignard dans le sein? Crains-
tu que je ne survive à mon malheur? Ne sais-tu pas que
trois cercueils sortiront ensemble de cette maison? Crois-tu
que je vienne chercher ici autre chose qu'un dernier regard
et une dernière bénédiction ?
— Dites un dernier pardon, répondit labbé d'une
voix sinistre et avec un geste d'inexorable condamna-
tion.
— Je dis que vous êtes fou! m'écriai-je, et que, si vous
n'étiez pas un prêtre, je vous briserais dans ma main pour
la manière dont vous me parlez.
— Je vous crains peu, monsieur, me répondit-il. M'ôter
la vie serait me rendre un grand service; mais je suis fâché
que vous confirmiez par vos menaces et votre emporte-
ment les accusations qui portent sur votre tête. Si je vous
voyais touché de repentir, je pleurerais avec vous; mais
votre assurance me fait horreur. Jusqu ici, je n'avais vu en
vous qu'un fou furieux; aujourd'hui, je crois voir un scé-
lérat. Retirez-vous.
Je tombai sur un fauteuil, sulï'oqué de rage et de dou-
leur. Un instant, j'espérai que j'allais mourir. Edmée expi-
rante à côté de moi, et en face de moi un juge saisi d'une
telle conviction, que, de doux et timide qu'il était par na-
ture, il se faisait rude et implacable ! La perte de celle que
j'aimais me précipitait vers le désir de la mort; mais
l'accusation horrible (pii pesait sur moi réveillait mon
énergie.
Je ne pouvais croire qu'une telle accusation tint un seul
instant contre l'accent de la vérité. Je m'imaginais qu'il
suflirait d'un regard et d'un mot de moi pour la faire tom-
ber ; mais je me sentais si consterné, si profondément
32 i MALPRAT.
blessé . que ce moyen de défense m'était refusé ; et plus
l'opprobre du soupçon s'appesantit sur moi, plus je com-
pris qu'il est presque impossible de se défendre avec
succès quand on n'a pour soi que la fierté de l'innocence
méconntie.
Je restais accablé sans pouvoir proférer une parole. Il
me semblait qu'une voûte de plomb me pesait sur le crâne.
La porte se rouvrit, et M"° Leblanc, s'approcbant de moi
d'un air haineux el guindé, me dit qu'une porsonnt- (|ui
était sur l'escalier demandait à me parler. Je sortis machi-
nalement et je trouvai Patience qui m'attendait, les bras
croisés, dans son attitude la plus austère et avec une ex-
pression de visage qui m'eût commandé le respect et la
crainte si j'eusse été coupable.
— Monsieur de Mauprat , dil-il. il est nécessaire que
j'aie avec vous un entretien particulier; voulez-vous bien
me suivre jusque chez moi?
— Oui, je le veux, répondis-je. Je supporterai toutes
les humiliations, pourvu que je sache ce qu'on veut de moi
et pourquoi l'on se plaît à outrager le plus infortuné des
hommes. Marche, Patience, et va vite, je suis pressé de
revenir ici.
Patience marcha dexant moi d'un air impassible. «4.
quand nous fûmes arrivés à sa maisonnette, nous vhiies
mon pauvre sergent qui venait d'arriver aussi à la hâte.
Ne trou\ant ])as de che\al pour me suivre et ne voulant
pas me quitter, il était venu à pied et si vite, qu'il était
baigné de sueur. Il se releva néanmoins avec vivacité du
banc sur lequel il s'était jeté sous le berceau de vigne,
pour venir â notre rencontre.
— Patience! s'écria-t-il d'un ton dramaticpie (jiii mCût
fait sourire s'il m'eût été possible d'avoir une lueur de
gaieté dans de tels instants. \'itni\ fou!... Calonniiatrur à
MAUPRAT. 325
votre âge?... Fi! monsieur... Perdu par la fortune... vous
le tes... oui.
Patience, toujours impassible, leva les épaules et dit à
son ami :
— Marcasse, vous ne savez ce que vous dites. Allez-
vous reposer au bout du verger. Vous n'avez rien à faire
ici, et je ne puis parler qu'à votre maître. Allez, je le veux,
ajouta-t-il en le poussant de la main avec une autorité à
laquelle le sergent, quoique fier et chatouilleux, céda par
instinct et par habitude.
Quand nous fûmes seuls, Patience entra en matière et
procéda à un interrogatoire que je résolus de subir afin
d'obtenir plus vite moi-même l'éclaircissement de ce qui
se passait autour de moi.
— Voulez-vous bien, monsieur, me dit-il, m'apprendre
ce que vous comptez faire maintenant?
— Je compte rester dans ma famille, répondis-jc, tant
que j'aurai une famille, et, quand je n'aurai plus de famille,
ce que je ferai n'intéresse personne.
— Mais, monsieur, reprit Patience, si on vous disait
que vous ne pouvez pas rester dans votre famille sans por-
ter le coup de la mort à l'un ou h l'autre de ses membres,
vous obstineriez-vous à y rester?
— Si j'étais convaincu qu'il en fût ainsi, répondis-je,
je ne me montrerais pas devant eux; j'attendrais, au seuil
de leur porte, ou le dernier jour de leur vie ou celui de
leur rétablissement ])our leur redemander une tendresse
que je n'ai pas cessé de mériter...
— Ah! nous en sommes là! dit Patience avec un sou-
rire de mépris. Je ne l'aurais pas cru. Au reste, j'en suis
bien aise, c'est plus clair.
— Que voulez-vous dire? m'écriai-je. Parlez, misérable!
expliquez-vous.
326 -MM P RAT.
— 11 n'y a ici que vous de misérable, répondit-il froi-
dement et s'asseyant sur son unique escabeau, tandis que
je restais debout devant lui.
Je voulais à tout prix qu'il sexpliquàt. Je me contins,
j'eus même l'humilité de dire que j'écouterais un bon con-
seil s'il consentait à me répéter les paroles qu'Edmée avait
prononcées aussitôt après l'événement, et celles qu'elle
disait encore aux heures de la fièvre.
— Non. certes, répondit Patience avec dureté; vous
n'êtes pas digne d'entendre un mot de cette bouche, et ce
ne sera pas moi qui vous les redirai. Qu'avez-vous besoin
de les savoir? Espérez-vous cacher désormais quelque chose
aux hommes? Dieu vous a vu, il n'y a pas de secret pour
lui. Partez, restez à la Roche-Mauprat. tenez-vous tran-
quille, et, quand votre oncle sera mort, que vos alFaires
seront réglées, quittez le pays. Si vous m'en croyez même,
quittez-le dès à présent. Je ne veux pas vous faire pour-
suivre, à moins que vous ne m'y forciez par votre conduite.
Mais d'autres que moi ont. sinon la certitude, du moins le
soupçon de la vérité. Avant qu'il soit deux jours, un mot
dit au hasard dans le public, l'indiscrétion d'un domes-
tique, peuvent éveiller l'attention de la justice, et de là à
l'échafaud, quand on est coupable, il n'y a qu'un j)as. Je
ne vous ha'issais point, j'ai même eu de l'amitié jiour vous;
croyez donc ce bon conseil que vous vous dites dis|)osé à
recevoir. Parlez, ou tenez-vous caclié et \>vcl ;i fuir. Je ne
voudrais pas votre perte, lùlmée ne la xoudrail pas non
plus... ainsi... Entendez-vous?
— \ ous êtes insensé de croire (pie j écouterai un sem-
blable conseil. Moi, me cacher I moi, fuir comme un cou-
pable ! vous n'y songez pas 1 Allez, allez, je vous brave
tous. Je ne sais quelle fureur et quelle haine vous rongent,
vous liguent contre moi ; je ne sais pi>ur<|Uoi vous voulez
M AU P RAT. 327
m'empêcher de voir mon oncle et ma cousine; mais je mé-
prise vos folies. Ma place est ici, je ne m'en éloignerai que
sur l'ordre formel de ma cousine ou de mon oncle, et en-
core faudra-t-il que j'entende cet ordre sortir de leur
bouche; car je ne me laisserai transmettre d'avis par au-
cun étranger. Ainsi donc, merci de votre sagesse, monsieur
Patience, la mienne ici suffira. Je vous salue.
Je m'apprêtais à sortir de la chaumière, lorsqu'il s'é-
lança au-devant de moi, et un instant je le vis disposé à
employer la force pour me retenir. Malgré son âge avancé
malgré ma grande taille et ma force athlétique, il était en-
core capable de soutenir une lutte de ce genre peut-être
avec avantage. Petit, voûté, large des épaules, c'était un
hercule.
Il s'arrêta pourtant au moment où il levait le bras sur
moi, et, saisi d'un de ces accès de vive sensibilité auxquels
il était sujet dans les moments de sa plus grande rudesse,
il me regarda d'un air attendri et me parla avec douceur.
— Malheureux! me dit-il, toi que j'ai aimé comme mon
enfant, car je te regardais comme le frère d'Edmée, ne
cours pas à ta perte. Je t'en supplie au nom de celle que tu
as assassinée et que tu aimes encore, je le sais, mais que tu
ne peux plus revoir. Crois-moi, ta famille était, hier en-
core, un vaisseau superbe dont tu tenais le gouvernail ; au-
jourd'hui c'est un vaisseau échoué qui n'a plus ni voile ni
pilote ; il faut que les mousses fassent la manœuvre, comme
(lit l'ami Marcasse. Eh bien, mon pauvre naufragé, ne vous
obstinez pas à vous noyer; je vous tends la corde, prenez-
la ; un jour de plus, et il sera trop tard. Songez que, si la
justice s'empare de vous, celui qui essaye aujourdiuii de
vous sauver sera obligé demain de vous accuser et de vous
condamner. Ne me forcez pas à faire une chose dont la
^eu\e pensée m'arrache des larmes. Bernard, vous avez
328 ^1 A L l' H A T.
été aimé, mon enfant, vivez encore aujourd'hui sur le
passé.
Je fondis en larmes, et le sergent, qui rentra en cet
instant, se mit à pleurer aussi et à me supplier de retour-
ner à la Roche-Mauprat. Mais bientôt je me relevai, et les
repoussant :
— Je sais que vous êtes des hommes excellents, leur
dis-je; vous êtes généreux et vous m aimez bien, puisque,
me croyant souillé d'un crime effroyable, vous songez en-
core à me sauver la vie. Mais rassurez-vous, mes amis, je
suis pur de ce crime, et je désire, au contraire, qu'on
cherche des éclaircissements qui m'absoudront , soyez-en
sûrs. Je dois à ma famille de vivre jusqu'à ce que mon hon-
neur soit réhabilité. Ensuite, si je suis condamné à voir
périr ma cousine, comme je n'ai qu'elle à aimer sur la terre,
je me ferai sauter la cervelle. Pourquoi donc serais-je acca-
blé? Je ne tiens pas à la vie. Que Dieu rende douces el
sereines les dernières heures de celle à qui je ne survivrai
certainement pas! c'est tout ce que je lui demande.
Patience secoua la tête d'un air sombre et mécontent.
Il était si convaincu de mon crime, que toutes mes dénéga-
tions m'aliénaient sa pitié. Marcasse m'aimait quand même ;
mais je n'avais pour garant de mon innocence que moi seul
au monde.
— Si vous retournez au château, vous allez jurer ici
de ne pas rentrer dans la chambre de votre cousine ou
de votre oncle sans l'autorisation de l'abbé I s'écria Pa-
tience.
— Je jure que je suis innocent, répondis-je, el que je
ne me laisserai convaincre de crime par personne. Arrière
tous deux! laissez-moi. Patience, si vous croyez qu il soit
de votre devoir de me dénoncer, allez, faites-le; tout ce
que je désire, c'est qu'(jn ne me condamne pas sans m en-
MAUPRAT. 329
tendre; j'aime mieux le tribunal des lois que celui de l'o-
pinion.
Je m'élançai hors de la chaumière et je retournai au
château. Cependant, ne voulant pas faire d'esclandre de-
vant les valets et sachant bien qu'on ne pourrait me cacher
le véritable état d'Edmée, j'allai m'enfermer dans la cham-
bre que j'habitais ordinairement.
Mais, au moment où j'en sortais, vers le soir, pour sa-
voir des nouvelles des deux malades. M'"' Leblanc me dit
de nouveau qu'on me demandait dehors. Je remarquai
sur son visage une double expression de satisfaction et
de peur. Je compris qu'on venait m'arréter, et je pressen-
tis (ce qui était vrai) que M"^" Leblanc m'avait dénoncé.
Je me mis à la fenêtre, et je vis dans la cour des cava-
liers de la maréchaussée.
— C'est bien, dis-je, il faut que mon destin s'accom-
plisse.
Mais, avant de quitter, pour toujours peut-être, cette
maison où je laissais mon âme, je voulus revoir Edmée
pour la dernière fois. Je marchai droit à sa chambre.
M'"' Leblanc voulut se jeter en travers de la porte ; je
la poussai si rudement, qu'elle tomba, et se fit, je crois,
un peu de mal. Elle remplit la maison de ses cris et fit
grand bruit plus tard, dans les débats, de ce qu'il lui plai-
sait d'appeler une tentative d'assassinat sur sa personne.
J'entrai donc chez Edmée ; j'y trouvai l'abbé et le méde-
cin. J'écoutai en silence ce que disait celui-ci. J'appris
que les blessures n'étaient pas mortelles par elles-mêmes,
qu'elles ne seraient même pas très graves, si une vio-
lente irritation du cerveau ne compliquait le mal et ne
faisait craindre le tétanos. Ce mot affreux tomba sur moi
comme un arrêt de mort. A la suite de blessures l'cçues à
la guerre, j'avais vu en Améi-ique beaucoup de personnes
42
3.10 MAUPRAT.
mourir de cctlc tarrible maladie. Je m'approchai du lit.
Labbé était si consterné, qu'il ne songea point à m'en
empêcher. Je pris la main d'Edmce, toujours insensible
et froide. Je la baisai une dernière fois, et, sans dire un
seul mot aux autres personnes, j allai me livrer à la ma-
réchaussée.
MAUPRAT. 331
XXIV
Je fus immédiatement enfermé dans la prison de la
prévôté, à la Châtre; le lieutenant criminel au bailliage
d'Issoudun prit en main l'assassinat de M"'' de Mauprat
et obtint permission de faire publier un monitoire le
lendemain. Il se rendit au village de Sainte-Sévère et
dans les fermes des environs du bois de la Curât, où
l'événement s'était passé, et reçut les dépositions de plus
de trente témoins. Je fus décrété de prise de corps huit
jours après mon arrestation. Si j'avais eu l'esprit assez
libre, ou si quelqu'un se fût intéressé à moi, cette infrac-
tion à la loi et beaucoup d'autres, qui eurent lieu durant
le procès, auraient pu être hardiment invoquées en ma
faveur et eussent prouvé qu'une haine cachée présidait
aux poursuites. Dans tout le cours de l'affaire, une main
invisible dirigea tout avec une célérité et une àpreté im-
placables.
La première instruction n'avait produit qu une seule
charge contre moi , celle de M"*' Leblanc. Tandis que
tous les chasseurs déclaraient ne rien savoir et n'avoir
aucune raison de regarder cet accident comme un meurtre
volontaire, M"° Leblanc, qui me haïssait de longue main
pour quelques plaisanteries que je m'étais permises sur
son compte, et qui, d'ailleurs, avait été gagnée, comme
on la su depuis, déclara qu'Edmée, au sortir de son pre-
332 MAL P RAT.
niier évanouissement, étant sans fièvre et raisonnant fort
bien, lui avait confié, en lui recommandant le secret,
qu'elle avait été insultée, menacée, jetée à bas de son
cheval et enfin assassinée par moi. Cette méchante fille,
s'emparant des révélations qu'Edniée avait faites dans la
iiévre, composa assez habilement un récit complet et
renibellit de toutes les richesses de sa haine. Dénaturant
les paroles vagues et les impressions délirantes de sa maî-
tresse, elle affirma par serment qu'Edmée m'avait vu diri-
y!;er le canon de ma carabine sur elle en disant : •■ .K* te
l'ai promis, tu ne mourras que de ma main. •>
Saint-Jean, interrogé le même jour, déclara ne rien
savoir que ce que M"*" Leblanc lui avait raconté dans la
soirée, et son récit fut exactement conforme à la dépo-
sition précédente. Saint-Jean était un honnête homme,
mais froid et borné. Par amour de la ponctualité, il
n'omit aucun des renseignements oiseux qui pouvaient
être mal interprétés contre moi. Il assura que j'avais
toujours été bizarre, brouillon, fantasque; que j'étais
sujet à des maux de tête durant lesquels je ne me con-
naissais plus; qu'en proie plusieurs fois déjà à des crises
nerveuses, j'avais parlé de sang et de meurtre à une per-
sonne que je croyais toujours voir; enfin que j étais
d'un caractère tellement emporté, que j'étais c;ipa})Jt' de
jeter uîmporle quoi it J.t fêle (l'une personne, f/uoique
j)ourl;tnl je ne me fusse j;unuis porté, h sa coni};iiss;mce,
il aucun excès de ce f/enre. Telles sont souvent les dépo-
sitions qui décident de la vie et de la mort en matière cri-
minelle.
Patience fut introuvable le jour de cette enquête. I/abbé
déclara qu'il avait des idées si incertaines sur l'événement,
qu'il subirait toutes les peines infligées aux témoins récal-
citrants plutôt que de s'expliquer avant un |»lus ample in-
MAUPRAT. 333
formé. Il engag'ea le lieutenant criminel à lui donner du
temps, promettant sur l'honneur de ne pas se dérober à
l'action de la justice, et représentant qu'il pouvait acquérir
au bout de quelques jours, par l'examen des choses, une
conviction quelconque; et en ce cas il s'engageait à s'ex-
pliquer nettement, soit pour, soit contre moi. Ce délai fut
accordé.
Marcasse dit que, si j'étais l'auteur des blessures de
M'"' de Mauprat, ce dont il commençait à douter beaucoup,
j'en étais du moins l'auteur in\-olontaire. Il engageait son
honneur et sa vie sur cette assertion.
Tel fut le résultat de la première information. Elle fut
continuée à différentes reprises les jours suivants, et plu-
sieui's faux témoins affirmèrent qu'ils m'avaient vu assas-
siner M"'' de Mauprat, après avoir vainement essayé de la
faire céder à mes désirs.
Un des plus funestes moyens de l'ancienne procédure
était le monituire; on appelait ainsi un avertissement par
voie de prédication, lancé par l'évèque et proclamé par
tous les curés, aux habitants de leur paroisse, enjoignant
de rechercher et de révéler tous les faits qui viendraient
à leur connaissance sur le crime dont on informait. Ce
moyen était un reflet adouci du principe inquisitorial qui
l'égnait plus ouvertement dans d'autres contrées. La plu-
part du temps, le monitoire, institué d'ailleurs pour perpé-
tuer au nom de la religion l'esprit de délation, était un
c'hcl'-d œuvre d'atrocitc' ridicule ; on v supposait souvent
le crime et toutes les circonstances imaginaires que la
passion des plaignants avait besoin de prouver; c'était la
publical loii d'un (hcme tout fait sur lequel, pour gagner
quelque argent, le premier coquin venu pouvait faire une
déposition mensongère dans l'intérêt du plus offrant... Le
monitoire avait pour effet inévitable, quand lu rédaction
334 "MALPRAT.
en était partiale, tle soulever contre laccusé la haine pu-
blique. Les dévots surtout, recevant du clergé leur opinion
toute faite, poursuivaient la victime avec acharnement, et
c'est ce qui eut lieu pour moi, d'autant plus que le cleri^é
de la province joua en ceci un autre rôle occulte qui faillit
décider de mon sort.
L'affaire, portée en cour criminelle au présidial de
Bourges, fut instruite en très peu de jours.
Vous pouvez imaginer le sombre désespoir auquel je
fus en proie. Edmée était dans un étal de jjIus en plus
déplorable, sa raison était complètement égarée. .l'étais
sans inquiétude sur l'issue du procès; je ne pensais pas qu'il
fût possible de me convaincre d'un crime cpie je n'avais pas
commis; mais que m'importaient l'honneur et la vie si
Edmée ne devait pas retrouver la faculté de me réhabiliter
vis-à-vis d'elle-même? Je la considérais comme morte,
morte en me maudissant! Aussi j'étais irrévocablement
décidé à me tuer aussitôt après mon arrêt, quel qu'il fût.
Je m'imposais comme un devoir de subir la vie jus{pie-là
et de faire ce qui serait nécessaire ]iour le lri(Hii|>he de la
vérité; mais j'étais accablé d'une telle stupeur, que je ne
m'informais pas même de ce qu'il y avait à faire. Sans
l'esprit et le zèle de mon avocat, sans le dévouement admi-
rable de Marcasse, mon incurie m'eut abandonné au sort
le plus funeste.
Marcasse passait toutes ses journées à courir et à s'em-
ployer pour moi. Le soir, il venait se jeter sur une botte
de paille au pied de mon lit de sangle; et, après m'avoir
donnédcs nouvelles d'Edmée et demononcle. qu'il allait voir
tous les jours, il me racoutait le résultat di' ses démarches.
Je lui serrais la main avec tendresse; mais, la plupart du
temps, absorbé par ce qu'il venait de me dire sur Edmée,
je ne l'entendais point sur le reste.
MAUPRAT. 335
Cette prison de la Châtre, ancienne forteresse des Ele-
vains de Lombaud, seigneurs de la province, ne consistait
plus alors qu'en une formidable tour carrée, noircie par
les siècles et plantée sur le roc au revers d'un ravin où
l'Indre forme un vallon étroit, sinueux et riche de la plus
belle végétation. La saison était magnifique. Ma chambre,
placée au plus haut de la tour, recevait les rayons du soleil
levant, qui projetait, d'un horizon à l'autre, les ombres
grêles et gigantesques d'un triple rideau de peupliers.
Jamais paysage plus riant, plus frais et plus pastoral ne
s'offi'it aux regards d'un prisonnier; mais de quoi pouvais-
je jouir? Il y avait des paroles de mort et d'outrage dans
toutes les brises qui passaient dans les violiers de la
muraille crevassée. Chaque son rustique, chaque refrain
de cornemuse qui montait vers moi, semblaient renfermer
une insulte ou signaler un profond mépris pour ma douleur.
Il n y avait pas jusqu'au bêlement des troupeaux qui ne me
parût l'expression de l'oubli et de l'indifférence.
Marcasse avait depuis quelque temps une idée fixe : il
pensait qu'Edmée avait été assassinée par Jean de Mau-
prat. Cela pouvait être; mais, comme je n'avais à cet
égard aucune probabilité à faire valoir, je lui imposai silence
dès qu'il m'en parla. Il ne me convenait pas de chercher à
me disculper aux dépens dautnii. Quoique Jean de Mau-
prat fût capable de tout, il était possible que la pensée ne
lui fût jamais venue de commettre ce crime, et, n'ayant pas
entendu parler de lui depuis plus de six semaines, il me
semblait qu'il y aurait eu de la lâcheté à l'inculper. Je
persistais à croire qu'un des chasseurs de la battue avait
tiré sur Edmée par mégardc et qu'un sentiment de crainte
et de honte l'empêchait d'avouer son malheur. Marcasse
eut le courage d'aller voir tous ceux qui avaient pris part
à cette chasse, et de les supplier, avec toute l'éloquence
336 MAL P RAT.
dont le ciel lavait doué, de ne pas craindre le châtiment
d'un meurtre involontaire et de ne pas laisser charger un
innocent à leur place. Toutes ces démarches furent sans
résultat, et les réponses d'aucun des chasseurs ne purent
laisser à mon pauvre ami l'espérance de trouver là une
révélation du mystère qui nous enveloppait.
Je fus transféré à Bourges, dans l'ancien château des
ducs de Berry, qui sert désormais de prison. Ce fut une
grande douleur pour moi d'être séparé de mon fidèle ser-
gent. On lui eût permis de me suivre ; mais il craignait
d'être arrêté bientôt, à la suggestion de mes ennemis (car il
persistait à me croire poursuivi par des haines cachéesj, et
de se trouver par là hors d'état de me servir. Il voulait
donc ne pas perdre un instant pour continuer ses recherches
tant qu'on ne Yupprùhendcruil pus au corps.
Deux jours après mon installation à Bourges, Marcasse
produisit un acte dressé à sa réquisition par deux notaires
de la Châtre, par lequel, d'après les dépositions dr dix
témoins, on constatait qu'un frère mendiant avait rôdé, tous
les jours antérieurs à celui de l'assassinat dans la \'arcnne,
paru sur divers points à des distances très rapprochées, et
notamment couché à Notre-Dame de Pouligny la veille de
l'événement. Marcasse prétendait que ce moine était Jean
de Maupral ; deux femmes déposèrent (ju'elles avaient cru le
reconnaitre. soit pour Jean, soit pour Gaucher de Mauj)rat,
qui lui ressL'iiiblaiL l)L'aucuui). Mais ce Gaucher était mort
noyé dans un étang, le lendemain de la prise du donjon, et
toute la ville de la Châtre ayant vu, le jour de l'assassinat
d'Edmée, le trappiste conduire, depuis le matin jusqu'au
soir, avec le prieur des carmes, la procession et les offices
au pèlerinage de Vaudevant, ces dépositions, loin de m'être
favorables, firent le plus mauvais elfet et jetèrent de l'odieux
sur ma défense. Le trappiste fit victorieusement prouver
MAUPRAT. 337
son alibi, et le prieur des carmes l'aida à répandre que
j'étais un infâme scélérat. Ce fut un temps de triomphe
pour Jean de Mauprat; il disait hautement qu'il était venu
se remettre à ses juges naturels pour subir la peine due
à ses fautes passées, et personne ne voulait admettre la
pensée de poursuivre un si saint homme. Le fanatisme qu'il
inspirait dans notre province éminemment dévote était
tel, qu'aucun magistrat n'eût osé braver l'opinion publique
en faisant sévir contre lui. Dans ses dépositions, Marcasse
raconta l'apparition mystérieuse et inexplicable du trap-
piste à la Roche-Mauprat, ses démarches pour s'introduire
auprès de M. Hubert et de sa fille, l'insolence qu'il avait
eue d'aller les effrayer j usque dans leurs appartements, et
les efforts du prieur des carmes pour obtenir de moi des
sommes considérables en faveur de ce personnage. Toutes
ces dépositions furent traitées comme un roman, car Mar-
casse avouait n'avoir été témoin d'aucune des apparitions
du trappiste, et ni le chevalier ni sa fille n'étaient en état
de témoigner. Mes réponses aux divers interrogatoires que
je subis confirmèrent, il est vrai, ces récits; mais, comme
je déclarai avec une parfaite sincérité que depuis deux mois
le trappiste ne m'avait donné aucun sujet d'inquiétude ou
de mécontentement, et comme je me refusai à lui attribuer
le meurtre, il sembla, pendant quelques jours, que le trap-
piste dût être à jamais réhabilité dans l'opinion publique.
Mon peu d'animosité contre lui n'adoucit pourtant pas
celle de mes juges. On usa des pouvoirs arbitraires qu'avait
la magistrature des temps passés, surtout au fond âet^ pro-
Ainces, et on paralysa tous les moyens de mon avocat par
une précipitation féroce. Plusieurs personnages de robe
que je ne veux pas désigner se livrèrent sur mon compte,
et publiquement, à des déclamations qui eussent dû les
faire récuser au tribunal de la dignité et de la morale hu-
13
338 :^IArPRAT.
niaines. Il» intri-^uèrenl auprès de moi pour m'aniener à
des révélations et me promirent presque un arrêt favorable
si j'avouais au moins avoir blessé M"*' de Mauprat par
mégarde. Le mépris avec lequel je reçus ces ouvertures
acheva de me les aliéner. Etranger à toute intrigue, dans
un temps où la justice et la vérité ne pouvaient triompher
sans l'intrigue, je fus la proie de deux ennemis redoutables,
le clergé et la robe : le premier, que j'avais olTensé dans la
personne du prieur des carmes, et la seconde, dont j'étais
haï à cause des prétendants qu'Edmée avait repoussés, et
dont le plus rancuncux tenait de près au personnage le
plus éminent du présidiai.
Néanmoins quelques hommes intègres auxquels j'étais
à peu près inconnu prirent intérêt à mon sort, en raison
des efforts qui furent faits pour me rendre odieux. L'un
d'eux, M. E..., qui ne manquait pas d'influence, car il était
frère de l'intendant de la province et se trou\ ail en rapport
avec tous les délégués, me servit par les excellents avis
qu'il ouvrit pour jeter du jour sur cette affaire embarras-
sante.
Patience eut pu servir mes ennemis sans le vouloir, par
la conviction où il était de ma culpabilité; mais il ne le
voulait pas. 11 avait repris sa vie errante dans les bois, et,
sans se cacher, il était insaisissable. ^L'^rcasse était fort
inquiet de ses intentions et ne comprenait rien à sa con-
duite. Les cavaliers de la maréchaussée étaient furieux de
voir un vieillard se jouer d eux sans sortir du rayon de
(juelqucs lieues de pays. Je pense qu'avec les habitutles et
la constitution de ce vieillard, il eût pu vivre des aimées
dans la \'arenne sans tomber entre K'urs main-^ et sans
éprouver le besoin de se rendre, que l'ennui et l'effroi de la
solitude suggèrent, la plupart du temps, aux grands crimi-
nels eux-mème><.
M AU P RAT. 339
XXV
Le jour des débats arriva. Je m'y rendis avec calme,
mais l'aspect de la foule m'attrista profondément. Je n'avais
là aucun appui, aucune sympathie. Il me semblait quec eût
été une raison pour trouver du moins cette apparence de
respect que le malheur et l'état d'abandon réclament. Je
ne vis sur tous les visages qu'une brutale et insolente
curiosité. Des jeunes filles du peuple se récrièrent tout
haut à mes oreilles sur ma bonne mine et ma jeunesse. Un
grand nombre de femmes, appartenant à la noblesse et à la
finance, étalaient aux tribunes de bi-illantcs toilettes, comme
s'il se fût agi d'une fêle. Grand nombre de capucins mon-
traient leur crâne rasé au milieu d'une populace qu'ils
excitaient contre moi, et des rangs serrés de laquelle j en-
tendais sortir les appellations de brigand, d'impie et de bête
farouche. Les hommes à la mode du pays se dandinaient aux
bancs d'honneur et s'exprimaient sur ma passion en termes
de ruelles. J'entendais et je voyais tout avec la tranquillité
dim |)r()fond dégoût (le la \ie. et comme un voyageur, arrivé
au terme de sa course, voit avec indifTérence et lassitude
les agitations de ceux qui repartent pour un but plus
lointain.
Les débats commencèrent avec cette solennité empha-
tique qui caractérise dans tous les temps l'exercice des
fonctions de la magistrature. Mon interrogatoire fut court,
340 MAL PUAT.
mal^^ré la quantilL' innombrable de questions qui mo furent
adressées sur toute ma vie. Mes réponses déjouèrent sin-
gulièrement les espérances de la curiosité publique et
abrégèrent de beaucoup la séance. Je me renfermai dans
trois réponses principales et dont le fond était invariable :
1° à toutes celles qui concernaient mon enfance et mon
éducation, je répondis que je n'étais point sur le banc des
accusés pour faire le métier d'accusateur ; "2" à celles qui
portèrent sur Edmée et sur la nature de mes sentiments et
de mes relations avec elle, je répondis que le mérite et la
réputation de M"'' de Mauprat ne permettaient pas même
la plus simple question sur la nature de ses relations avec
un homme quelconque; que, quant à mes sentiments, je
n'en devais compte à personne: 3° à celles qui eurent pour
but de me faire avouer mon prétendu crime, je répondis
que je n'étais pas même l'auleur invokmlaire de l'accident.
J'entrai par réponses monosyllabiques dans le détail des
circonstances qui avaient précédé immédiatement l'événe-
ment : mais, sentant que je devais à Edmée aulaiil ((u'à moi-
même de taire les mouvements tumultueux qui m'avaient
agité, j'expliquai la scène à la suite de laquelle je l'avais
quittée, par une chute de cheval, et l'éloignement où l'on
m'avait trouvé de son corps gisant, par la nécessité où je
m'étais cru de courir après mon cheval pour l'escorter de
nouveau. Malheureusement tout cela n'était pas clair et
ne pouvait pas l'être. Mon cheval avait couru dans le sens
contraire à celui que je disais, et le désordre où l'on
m'avait vu avant que j'eusse connaissance de l'accident
n'était pas suffisamment expliqué par une chute de cheval.
On m'interrogeait surtout sur cette pointe que j'avais faite
dans le bois avec ma cousine, au lieu de suivre la chasse
comme nous l'avions annoncé; on ne voulait pas croire
que nous nous fussions égarés, précisément guidés par la
MAUPRAT. 3il
fatalité. On ne pouvait, disait-on, se représenter le hasard
comme un être de raison, armé d'un fusil, attendant Edmée
à point nommé à la tour Gazeau pour l'assassiner au mo-
ment où j'aurais le dos tourné pendant cinq minutes. On
voulait que je l'eusse entraînée, soit par artifice, soit par
force, en ce lieu écarté, pour lui faire violence et lui donner
la mort, soit par vengeance de n'y avoir pas réussi, soit par
crainte d'être découvert et châtié de ce crime.
On fit entendre tous les témoins à charge et à décharge.
A vrai dire, il n'y eut que Marcasse parmi ces derniers
qu'on pût réellement considérer comme tel. Tous les autres
affirmaient seulement qu'un moine, ayant la ressemblance
des Mauprat, avait erré dans la ^'arenne à l'époque fatale
et qu'il avait même paru se cacher le soir qui suivit l'évé-
nement. On ne l'avait pas revu depuis. Ces dépositions,
que je n'avais pas provoquées et que je déclarais n'avoir
pas personnellement invoquées, me causèrent beaucoup
d'étonnement ; car je vis figurer parmi ces témoins les plus
honnêtes gens du pays. Mais elles n'eurent de poids qu'aux
yeux de M. E..., le conseiller qui s'intéressait réellement à
la vérité. Il éleva la voix pour demander comment il se
faisait que M, Jean de Mauprat n'eût pas été sommé de se
présenter pour être confronté avec ces témoins, puisque
d'ailleurs il s'était donné la peine de faire constater son
alibi par des actes. Cette objection ne fut accueillie que
par un murmure d'indignation. Les gens qui ne regardaient
pas Jean Maii|)rat comme un saint n'étaient pourtant pas
en petit nombre; mais ils étaient froids à mon égard
et n'étaient venus là que pour assister à un spectacle.
L'enthousiasme des cagots fut au comble lorsque le
trappiste, sortant tout à coup de la foule et baissant son
capuchon d'une manière théâtrale, s'approcha hardiment
de la barre, en disant qu'il était un misérable pécheur digne
3i2 MAL PU AT.
de tous les outrages, mais qu'en celte occasion, où la
vérité était un devoir pour tous, il se re-jardait comme
obligé de donner l'exemple de la franchise et de la sim-
plicité en s'ofFrant de lui-même à toutes les épreuves qui
pourraient éclairer la conscience des juges. Il y eut des
trépignements de joie et de tendresse dans l'auditoire. Le
trappiste fut introduit dans l'enceinte de la cour et con-
fronté avec les témoins, qui déclarèrent tous, sans hésiter,
que le moine qu'ils avaient vu porlnil le même habit et
avait un air de famille, une sorte de ressemblance éloignée
avec celui-là, mais que ce n'était pas le même, et qu'il ne
leur restait pas un doute à cet égard.
L'issue de cet incident fut un nouveau triomphe pour
le trappiste. Personne ne se dit que les témoins avaient
montré tant de candeur, qu'il était difficile de croire qu'ils
n'eussent point vu réellemcul un autre trappiste. Je me
souvins en cet instant que, lors de la première entrevue de
l'abbé avec Jean de Mauprat à la fontaine des Fougères, ce
dernier lui avait touché quelques mots d'un sien frère en
relifjion qui voyageait avec lui et qui avait passé la nuit
à la ferme des Goulets. Je crus devoir communiquer celle
réminiscence à mon avocat, et il alla en conférer tout bas
avec l'abbé, qui était sur le banc des témoins et qui se rap-
pela fort bien cette circonstance sans pouvoir y ajouter
aucun renseignemet subséquennl.
Quand ce fut au tour de 1 abbi- à parler, il se tourna
vers moi d'un air d'angoisse; ses yeux se remplirenl de
larmes, et il répondit aux questions de formalité avec
trouble et dune voix éteinte. Il lit un grand effort sur
lui-même pour repeindre sur le fond, et cnliii il le Ht en ces
termes :
— J étais dans le bois lorscpn- M. le chevalier Hubert
de Mauprat me |)ria de descendre de voiture cl d'aller voir
MAUPRAT. 343
ce qu'était devenue sa fille Edmée, qui s'était écartée de la
chasse depuis un temps assez long pour lui causer de lin-
quiétude. Je courus assez loin et trouvai, à trente pas de
la tour Gazeau, M. Bernard de Mauprat dans un grand
désordre. Je venais d'entendre un coup de feu. Je vis
qu'il n'avait plus sa carabine; il l'avait jetée (déchargée,
comme le fait a été constaté j à quelques pas de là.
Nous courûmes ensemble jusqu'à M''*^ de Mauprat, que
nous trouvâmes à terre percée de deux balles. L'homme
qui nous avait devancés et qui était près d'elle en cet
instant pourrait seul nous dire les paroles qu il a pu re-
cueillir de sa bouche. Elle était sans connaissance quand je
la vis.
— Mais vous avez su ponctuellement ces paroles de
cette personne, dit le président ; car il existe, dit-on, une
liaison d'amitié entre vous et ce paysan instruit qu'on ap-
pelle Patience.
L'abbé hésita et demanda si les lois de la conscience
n'étaient pas ici en contradiction avec les lois de la procé-
dure ; si les juges avaient le droit de demandera un homme
la révélation d'un secret confié à sa loyauté et de le faire
manquer à son serment.
— Vous avez fait serment ici, par le Christ, de dire la
vérité, toute la vérité, lui répondit-on; c'est à vous de
savoir si ce serment n'est pas plus solennel que tous ceux
que vous avez pu faire précédemment.
— Mais si j'avais reçu cette confidence sous le sceau
de la confession, dit l'abbé, vous ne m'exhorteriez certai-
nement pas à la révéler.
— Il y il longtemps, dit le président, que vous ne con-
fessez plus personne, monsieur l'abbé.
A cette remarque inconvenante, il y eut de la gaieté
sur le visage de Jean de Mauprat, une gaieté affreuse qui
344 MALI' RAT.
me le représenta tel qu'autrefois je l'avais vu, >e tordant
de rire à la vue des souffrances et des pleurs.
L'abbé trouva dans le dépit que lui causa cette petite
attaque personnelle la force qui lui eût manqué sans cela.
Il resta quelques instants les yeux baissés. On le crut hu-
milié; mais, au moment où il .^e redressa, on vit briller
dans son regard la maligne obstination du prêtre.
— Tout bien considéré, dit-il d'un ton fort doux, je
crois que ma conscience m'ordonne de taire cette révéla-
tion, je la tairai.
— Aubert, dit l'avocat du roi avec emportement, vous
ignorez apparemment les peines portées par la loi contre
les témoins qui se conduisent comme vous le faites.
— Je ne les ignore pas, répondit l'abbé d'un ton plus
doux encore.
— Et sans doute votre intention n'est pas de les bra-
ver ?
— Je les subirai s'il le faut, repartit l'abbé avec un
imperceptible sourire de fierté et un maintien si parfaite-
ment noble, que toutes les femmes s'émurent.
Les femmes sont d'excellents appréciateurs des choses
délicatement belles.
— C'est fort bien, reprit le ministère public. Persistez-
vous dans ce système de silence?
— Peut-être, répondit l'abbé.
— Nous direz-vous si. duraiit les jours qui ont suivi
l'assassinat de M"" de ALiuprat, vous vous êtes trouvé à
portée d'entendre les paroles qu'elle a proférées, soit dans
le délire, soit dans la lucidité de ses idées?
— Je ne vous dirai rien de cela, répondit l'abbé. Il
serait contre mes affections et contre toute convenance à
mes yeux de redire des paroles qui, en cas de tlélire, ne
prouveraient absolument rien, et, en cas d'idée lucide, n au-
MAUPRAT. 345
raient été prononcées que dans lépanchement d'une amitié
toute filiale.
— C'est fort bien, dit l'avocat du roi en se levant; la
cour sera par nous requise de délibérer sur votre refus de
témoig-nage en joignant l'incident au fond.
— Pour moi, dit le président, en attendant, et en vertu
de mon pouvoir discrétionnaire, j'ordonne qu'Aubert soit
arrêté et conduit en prison.
L'abbé se laissa emmener avec une tranquillité mo-
deste. Le public fut saisi de respect, et le plus profond
silence régna dans l'assemblée, malgré les efforts et le
dépit des moines et des curés, qui fulminaient tout bas
contre l'hérétique.
Tous les témoins entendus fet je dois dire que ceux
qu'on avait subornés jouèrent leur rôle très faiblement en
public), M"" Leblanc comparut pour couronner l'œuvre.
Je fus surpris de voir cette lîlle si acharnée contre moi et
si bien dirigée dans sa haine. Elle avait, d'ailleurs, des
armes bien puissantes pour me nuire. En vei-tu du droit
d'écouter aux portes et de surprendre tous les secrets de
famille que s'arrogent les laquais, habile d'ailleurs aux
interprétations et féconde en mensonges, elle savait et
arrangeait à sa guise la plupart des faits qu'elle ]iouvait
invoquer pour ma perte. Elle raconta de quelle manière,
sept ans auparavant, j'étais arrivé au château de Sainte-
Sévère à la suite de M"" de Mauprat, que j'avais sous-
traite à la grossièreté et à la méciianceté de mes oncles.
— Gela soit dit, ajoula-t-elle en se tournant avec une
grâce dantichambre vers Jean de Mauprat, sans faire allu-
sion au saint homme qui est dans cetle enceinte, et qui,
de grand |)écii('ur, est de\eiui un grand sainl. .Mais à quel
prix, continua-t-elle en se retournant vers la cour, ce mi-
sérable banfht avait-il sauvé ma chère maîtresse? Il l'avait
3i6 MALI' RAT.
déshonorée, messieurs; et toute la suite des jours de la
pauvre demoiselle s'est passée dans les larmes et dans la
honte, à cause de la violence qu'elle avait subie et dont
elle ne pouvait pas se consoler. Trop fière pour confier
son malheur à personne et trop honnête pour tromper au-
cun homme, elle a roniini avec M. de La Marche, quelle
aimait à la passion, et qui l'aimait de même : elle a refusé
toutes les demandes en mariaj^e qui lui ont été laites pen-
dant sept ans, et tout cela par point d'honneur, car elle
détestait M. Bernard. Dans les commencements, elle vou-
lait se tuer; car elle avait fait aij^uiser un petit couteau
de chasse de son père, et (M. Marcasse est là pour le dire,
s'il veut s'en souvenir) elle se serait tuée certainement si
je n'avais jeté ce couteau dans le puits de la maison. Elle
songeait aussi à se défendre contre les attaques nocturnes
de son persécuteur; car elle mettait toujours ce couteau,
tant qu'elle l'a eu, sous son oreiller; elle verrouillait tous
les soirs la porte de sa chambre, et plusieurs fois je l'ai
vue rentrer ptUe et près de s'évanouir, tout essoufllée,
comme une personne qui vient d'être poursuivie et d'a\oir
une ^^'■rande frayeur. A mesure que ce monsieur a pri.s de
l'cducilKtii et des manières, mademoiselle, voyant qu'elle
ne pouvait pas avoir d'autre mari, puisqu'il parlait tou-
jours de tuer tous ceux qui se présenteraient, espéra qu'il
se corrif/erail de sa férocité et lui montra beaucoup de
douceur et de bonté, l'allé le soij^na même pendant sa ma-
ladie, non pas qu'elle l'aimât et Veslimàl autant qu'il a plu
à M. Marcasse de le dire dans sa version; mais elle crai-
j,mait toujours que, dans son délire, il ne trahit, devant les
domestiques ou devant son père, le secret <ie laUVont cpi il
lui avait fait, et qu'elle avait j^rand soin de cacher par pu-
deur et par fierté. Toutes les dames qui sont ici doivent
bien comprendre cela. (Jiiaiid la famille alla pas-cr Ihiver
MAUPRAT. 347
de 77 à Paris, M. Bernard redevint jaloux, despote, et fil
tant de menaces de tuer M. de La Marche, que mademoi-
selle fut forcée de cong-cdier celui-ci. Après cela, elle eut
des scènes violentes avec Bernard, lui déclara qu'elle ne
l'aimait pas et ne l'aimerait jamais. De colère et de cha-
«jann, car on ne peut pas nier qu'il n'en fût amoureux
comme un tigre, il partit pour l'Amérique, et, pendant les
six ans qu'il y passa, ses lettres le montrèrent fort amendé.
Quand il revint, mademoiselle avait pris son parti d'être
vieille fille, et elle était redevenue très tranquille. M. Ber-
nard paraissait devenu, de son côté, assez hon enfant.
Mais, à force de la voir tous les jours et d'être sans cesse
appuyé sur le dos de son fauteuil, ou de lui dévider des
écheveaux de laine, en lui parlant tout bas pendant que
son père dormait, voilà qu'il en est redevenu si amoureux,
que la lête lai en a parti. Je ne veux pas trop l'accuser, le
pauvre malheureux, et crois que sa place est aux Petites-
Maisons plutôt qu'à la potence. Il criait et rugissait toute
la nuit, et lui écrivait des lettres .si hâtes, qu'elle les lisait
en souriant et les mettait dans sa poche sans y répondre.
Au reste, en voici une que j'ai trouvée sur elle quand je
l'ai déshabillée après le malheureux événement ; elle a été
percée par une balle et tachée de sang-, mais on peut en-
core en lire assez pour voir que monsieur avait souvent
l'intention de tuer mademoiselle.
Elle déposa sur le bureau un papier demi-brùIé, donii-
sanglant, qui produisit sur les assistants un mouvenient
d'horreur, sincère chez quel({ues-uns, affecté chez beaucoup
d'autres.
Avant qu'on le lût, elle acheva sa déposition cl la ter-
mina par des assertions qui me troublèrent profondément,
car je ne distinguais plus la limite entre la réalité et la per-
fidie.
348 MAIPHAT.
— Depuis son accident, dit-i'Ue, niadenioiselle a tou-
jours été entre la vie cl la mort, l^lle n'en relèvera certai-
nement pas, quoi qu'en disent MM. les médecins. J'ose
dire que ces messieurs, ne voyant la malade qu'à de cer-
taines heures, ne connaissent pas sa maladie comme moi,
qui ne 1 ai pas (piittée une seule nuit. Ils prétendent que
les blessures vont bien, mais que la tète est déran*;ée. Je
dis, moi, que les blessures vont mal et que la tète va
mieux qu'on ne dit. Mademoiselle déraisonne fort rare-
ment, et, SI elle ;i it déraisonner, c'est en présence de ces
messieurs, qui la troublent et l'eiTrayent. Elle fait alors
tant d'efforts pour ne pas sembler folle, qu'elle le devient;
mais, sitôt qu'on la laisse seule avec moi ou avec Saint-
Jean ou avec M. l'abbé, qui a fort bien pu dire ce (/ui en
est, s'd l'a voulu, elle redevient calme, douce, sensée
comme à 1 ordinaire. l'Jle dit qu'elle souffre à en mourir,
bien qu'elle prétende avec MM. les médecins qu'elle ne
souffre presque plus, l^lle parle alors de son meurtrier avec
la générosité qui convient à une cliictienne, et répète cent
fois par jour :
« — Que l)ieu lui pardonne dans rauli'e \ie cumme je
lui pardonne dans celle-ci! Après (nul, i/ f.tul hicn aimer
une femme pour la tuer ! J'ai eu tort de ne pas l'épouser,
il m'aurait peut-être rendue heureuse ; je l'ai porté au dé-
sespoir, et il s'est venj^é de moi. Chère Leblanc, f^arde-toi
de jamais trahir le secret que je te coiilie ! In ninl indis-
cret le conduirait à réciiafaiid, cl iimn pèi-e en mour-
rait 1...
<' La ])auvre demoiselle est loin dimaiiiner que les
choses en sont là, que je suis sonmiée i)ar la loi et par la re-
ligion de dire ce que je voudrais taire, et qu'au lieu de ve-
nir chercher ici un api)areil pour les douches, je suis venue
confesser la vériti'-. Ce qui me console, c'est cpie tout cela
MAUPRAT. 319
sera facile à cacher à M. le chevalier, qui n'a pas plus sa
tête que l'enfant qui vient de naître. Pour moi, j'ai fait
mon devoir; que Dieu soit mon juge! »
Après avoir ainsi parlé avec une parfaite assurance et
une grande volubilité, M"'' Leblanc se rassit au milieu d'un
murmure approbateur, et on procéda à la lecture de la
lettre trouvée sur Edmée.
C'était bien celle que je lui avais écrite quelques jours
avant le jour funeste. On me la présenta; je ne pus me dé-
fendre de porter à mes lèvres l'empreinte du sangd'Edmée;
puis, ayant jeté les yeux sur l'écriture, je rendis la lettre
en déclarant avec calme qu'elle était de moi.
La lecture de cette lettre fut mon coup de grâce. La
fatalité qui semble ingénieuse à nuire à ses victimes, voulut
(et peut-être une main infâme contribua-t-elle à cette mu-
tilation) que les passages qui témoignaient de ma soumis-
sion et de mon respect fussent détruits. Certaines allusions
poétiques qui expliquaient et excusaient les divagations
exaltées furent illisibles. Ce qui sauta aux yeux et s'empara
de toutes les convictions, ce furent les lignes restées in-
tactes qui témoignèrent de la violence de ma passion et de
l'emportement de mes délires. Ce furent des phrases telles
que celles-ci : J'ai parfois envie de me lever au milieu de
la nuil el d\iller vous lucr ! Je l'aurais fait déjà cent fois,
si j'clais assuré de ne plus vous aimer quand vous serez
morte. Mcnagez-moi, car il y a doux hommes en moi, et
i/uch/ucfois le /)ri(f;in(l d'au/refois rè(/ne sur l'hoiunu' nou-
veau, etc. Un sourire de délices passa sur les lèvres de mes
ennemis. Mes défenseurs furent démoralisés, et mon pauvre
sergent lui-même me regarda d'un air désespéré. Le public
m'avait déjà condamné.
Après cet incident, l'avocat du roi eut beau jeu à décla-
mer un réquisitoire fulminant, dans lequel il me présenta
350 .MAllT.AT.
comme im pervers incurable, comme un rejeton m.iucliL
d'une souche maudite, comme un exemple de la fatalité
des méchants instincts ; et, après s'être évertué à faire de
moi un objet d'horreur et d'épouvante, il essaya, pour se
donner un air d'impartialité et de g^énérosilé, de provo-
quer en ma faveur la compassion des juj^es; il \(uilul prou-
ver que je n'étais pas maître de moi-même; que ma raison,
bouleversée dès l'enfance par des spectacles atroces et des
principes de perversité, n'était pas complète et n'aurait
jamais pu l'être, quels qu'eussent été les circonstances et
le développement de mes passions. Enfin, après avoir fait
de la philosophie et de la rhétorique, au grand plaisir des
assistants, il conclut contre moi à la peine d'interdiction et
de réclusion à perpétuité.
Quoique mon avocat fût un homme de cduir et de tête,
la lettre l'avait tellement surpris, l'auditoire était si mal
disposé pour moi, la cour donnait publiquement de telles
marques d'incrédulité et d'impatience en l'écoutant (habi-
tude indécente qui s'est perpétuée sur les sièges de la ma-
gistrature de ce pays), que son plaidoyer fut pîde. Tout ce
qu'il parut fondé à demander avec force fut un supplément
d'instruction. Il se plaignit de ce que toutes les formalités
n'avaient ])as été remplies, de ce que la justice n'avait |)as
suffisamment éclairé toutes les parties de l'allaire, de ce
qu'on se hâtait de juger une cause dont plusieurs circon-
stances étaient encore enveloppées de mystère, il demanda
que les médecins fussent appelés à s'expliquer sur la possi-
bilité de faire entendre M"" de Maupral. Il démontra que
la plus importante, la seule importante déposition était
celle de Patience, et que Patience pouvait se présenter au
premier jour et me disculper. Il demanda enfin qu'on fit
des recherches pour retrouver le moine quéleui- dont la
ressemblance avec les Maupral n'avait pas encore été cxj)li-
MAUPRAT. 351
quée et avait été affirmée par des témoins dignes de foi.
Il fallait, selon lui, savoir ce qu'était devenu Antoine de
Mauprat et faire expliquer le trappiste à cet égard. Il se
plaignit hautement de ce qu'on l'avait privé de tous ces
moyens de défense en refusant tout délai, et il eut la har-
diesse de faire entendre qu'il y avait de mauv'aises passions
intéressées à la marche aveugle et rapide d'une telle procé-
dure. Le président le rappela à l'ordre ; l'avocat du roi ré-
pliqua victorieusement que toutes les formalités étaient
remplies, que la cour était suffisamment éclairée, que la
recherche du moine quêteur était une puérilité de mauvais
goût, que Jean de Mauprat avait prouvé la mort de son
dernier frère, arrivée plusieurs années auparavant. La cour
se retii'a pour délibérer, et, au bout d'une demi-heure, elle
rentra et rendit contre moi un arrêt qui me condamnait à
la peine capitale.
352 MALPRAT.
XW'I
Quoique la promptitude et la rif^^idilé de cet arrêt fus-
sent une chose inique et qui frappa de stupeur les plus
acharnés contre moi, je reçus le coup avec un grand
calme: je ne m'intéressais plus à rien sur la terre. Je re-
commandai à Dieu mon âme et la réhabilitation de ma mé-
moire. Je me dis que, si Edmée mourait, je la retrouverais
dans un monde meilleur; que, si elle me survivait et re-
trouvait la raison, elle arriverait un jour à 1 éclaircissement
de la vérité, et qu alors je vivrais dans son cœur comme
un souvenir cher et douloureux. Irritable comme je le suis,
et toujours disposé à la fureur envers tout ce qui mesl
obstacle ou offense, je m'étonne de la rési{,^nation philoso-
phique et de la Gerté silencieuse que jai trouvées dans les
grandes occasions de ma vie, et surtout dans celle-là.
Il était deux heures du matin. L'audience durait depuis
quatorze heures. Un silence de mort planait sur l'assem-
blée, qui élait aussi attentive, aussi nombreuse tjuau
commencement, tant les honnnes sonl a\ ides de specta-
cles. Celui qu olFrait l'enceinte de la cour criminelle en cet
instant élait lugubre. Ces hommes en robe rouge, aussi
pâles, aussi absolus, aussi implacables que le Conseil des
Dix à \'enise; ces spectres de femmes coiffées de lleurs,
que la lueur blafarde des flambeaux faisait ressembler à des
souvenirs de la vie llollanl dans les tribunes au-dessus des
MAUPRAT. 353
prêtres de la mort; les mousquets de la garde étincelant
dans l'ombre des derniers plans ; l'attitude brisée de mon
pauvre sergent, qui s'était laissé tomber à mes pieds ; la
joie muette et puissante du trappiste, infatigablement de-
bout auprès de la barre; le son lugubre d'une cloclie de
couvent qui se mit à sonner les matines dans le voisinage,
au milieu du silence de l'assemblée : c'était de quoi émou-
voir les nerfs des femmes de fermiers généraux et faire
battre les larges poitrines des corroyeurs du parterre.
Tout à coup, au moment où la cour allait se disperser
et annoncer la levée de la séance, une figure, en tout sembla-
ble à celle qu'on prête au paysan du Danube, trapue, en
haillons, pieds nus, à la bai^be longue, aux cheveux en dé-
sordre, au front large et austère, au regard imposant et
sombre, se leva au milieu des mouvants reflets dont la
foule était à demi éclairée, et se dressa devant la barre en
disant d'une voix creuse et accentuée :
— Moi, Jean Le Houx, dit Patience, je m'oppose à ce
jugement, comme inique quant au fond et illégal quant à
la forme. Je demande qu'il soit revisé, afin que je puisse
faire ma déposition, qui est nécessaire, souveraine peut-
être, et qu'on aurait dû attendre.
— Et, si vous aviez quelque chose à dire, s'écria l'avo-
cat du roi avec passion, que ne vous présentiez-vous lors-
que vous en avez été requis ? ^'ous en imposez à la cour
en prétendant que vous avez des motifs à faire valoir.
— Et vous, répondit Patience d'un ton plus lent et
dune voix plus creuse encore qu'auparavant, vous en im-
posez au public en disant que je n'en ai pas. \'ous savez
bien que je dois en avoir.
— Songez où vous êtes, témoin, et rappelez-vous à qui
vous parlez.
— Je le sais trop et je ne dirai rien de trop. Je déclare
45
354 MAllT.AT.
ici que j'ai des choses iniportanles à dire et que je les au-
rais dites à temps si vous n'aviez pas violcnlc le temps. Je
veux les dire et je les dirai; et. croyez-moi. il \aut mieux
que je les dise pendant qu'on peut encore revenir sur la
procédure. Gela vaut mieux encore pour les juijes cpie pour
le condamné; car celui-là re\il |)ar l'hunneur. au moment
uù les autres meurent par l'infamie.
— Témoin, dit le maj^istrat irrité, l'âcrelé et l'insolence
de votre lanf,'age seront plus nuisibles qu'avantajreuses à
l'accusé.
— Et qui vous dit que je sois favorable à l'accusé ? dit
Patience d'une voix de tonnerre. Que savez-vous de moi ?
Kl s'il me plait de faire ([u un arrêt illé'ial et sans force
devienne un arrêt puissant et irrévocable ?
— Comment accorder ce désir de faire respecter les
lois, dit le mag'isiral, véritablement ébranlé ])ar l'ascendant
de Patience, avec l'infraction f|ue vous avez commise contre
elles en ne vous rendant pas à l'assipualion du lieutenant
criminel ?
- — Parce (pie je ne voulais ])as.
— Il y a des peines sévères contre ceux dont la volonté
ne s'accorde pas toujours avec les lois du royaume.
— Possible.
— \'enez-vous avec 1 intention de vous y soumettre
aujourd'hui ?
— Je viens avec celle de \ dus les faire respecter.
— Je vous préviens cpie, si vous ne clianire/. de ton, je
vais vous faire conduire en prison.
— Je vous préviens que, si vous aimez la juslit-e et si
vous servez Dieu, vous m ('nlcn(h"ez et suspendrez 1 exé-
cution de l'arrêt. 11 n'appartient pas à celui qui apporte la
vérité de s'humilier devant ceux qui la cherchent. Mais,
vous qui m'entendez, hommes du peuple dont les f^rands
MAUPRAT. 353
ne voudraient sans doute pas se jouer, vous dont on appelle
la voix voir de Dieu, joignez-vous à moi, embrassez la dé-
fense de la vérité, qui va être étoufFée peut-être sous de
malheureuses apparences, ou bien qui va triompher par de
mauvais moyens. Mettez-vous à genoux, hommes du peuple,
mes frères, mes enfants; priez, suppliez, obtenez que jus-
tice soit faite et colère réprimée. C'est votre devoir, c'est
votre droit et votre intérêt ; c'est vous qu'on insulte et
qu'on menace quand on viole les lois.
Patience parlait avec tant de chaleur, et la sincérité
éclatait en lui avec tant de puissance, qu'il y eut un mou-
vement sympathique dans tout l'auditoire. La philosophie
était alors trop à la mode chez les jeunes gens de qualité
pour que ceux-ci ne répondissent pas des premiers à un
appel qui ne leur était pourtant pas adressé. Ils se levèrent
avec une impétuosité che\'aleresque et se tournèrent vers
le peuple, qui se leva, entraîné par ce noble exemple. Il y
eut une clameur furieuse, et chacun, sentant sa dignité et
sa force, oublia les préventions personnelles pour se réunir
dans le droit commun. Ainsi quelquefois il suffit d'un noble
élan et d'une parole vraie pour ramener les masses égarées
par de longs sophismes.
Le sursis fut accordé, et je fus reconduit à ma prison
au milieu des applaudissements. Marcasse me suivit. Pa-
tience se déroba à ma reconnaissance et disparut.
La revision de mon jugement ne pouvait se faire que
sur un ordre du grand conseil. Pour ma part, j'étais dé-
cidé, avant l'arrêt, <à ne point me pourvoir auprès de cette
chambre de cassation de l'ancienne jurisprudence ; mais
l'action et le discours de Patience n'avaient pas moins agi
sur mon espi-it (pn^ sur celui des spectateurs. L'esprit de
lutte et le sentiment de la dignité humaine, engourdis et
comme paralysés en moi par le chagrin, se réveillèrent sou-
356 MAIPRAT.
tlainement. et je sentis à cette heure que Ihomme n'est
pas fait pour cette concentration égoïste du désespoir qu'on
appelle ou l'abnégation, ou le stoïcisme. Nul ne peut aban-
donner le soin de son honneur sans abandonner le respect
dû au principe de l'honneur. S'il est beau de sacrilier sa
gloire personnelle et sa vie aux mystérieux arrêts de la
conscience, c'est une lâcheté d'abandonner l'une et l'autre
aux fureurs d'une injuste persécution. Je nie sentis relève'-
à mes propres yeux, et je passai le reste de cette nuit im-
portante à chercher les moyens de me réhabiliter, avec
autant de persévérance que j'en avais mis à m'abandonner
au destin. Avec le sentiment de la force je sentis renaître
celui de l'espérance, lulmée n'était peut-être ni folle ni
frappée de mort. Elle pouvait mabsoudre, elle pouvait
guérir.
— Qui sait? me disais-je, elle m'a peut-être déjà rendu
justice ; peut-être est-ce elle qui envoie Patience à mon
secours? Sans doute j'accomplirai son vœu en reprenant
courage, en ne me laissant pas écraser par les fourbes.
Mais comment obtenir cet ordre du grand conseil ? 11
fallait une ordonnance du roi ; qui la solliciterait? qui baie-
rait ces odieuses lenteurs que la justice sait apporter (piaiid
il lui plait, dans les mêmes aifaires où elle s'est jetée avec
une précipitation aveugle? qui empêcherait mes ennemis
de me nuire et de paralyser tous mes moyens ? qui com-
battrait pour moi, en un mot? J/abbé seul aurait |)u le
laire, mais il était en jirison à cause de moi. ."^a généreuse
conduite dans le procès m'avait prou\é (ju'il était encore
mon ami, mais son zèle était enchaîné. Que pouvait Mar-
casse dans son obscure condition et son langage énigma-
lique? Le soir vint, et je m'endormis avec l'espérance d'un
secours céleste, car j'avais prié Dieu avec ferveur. Quel-
ques heures de sommeil me rafraîchirent, et j'ouvris les
MAUPRAT. 357
yeux au bruit des A-errous qu'on tirait derrière ma porte.
0 Dieu de bonté ! quel fut mon transport en voyant Arthur,
mon compagnon d'armes, cet autre moi-même pour lequel
je n'avais pas eu un secret pendant six ans, s'élancer dans
mes bras ! Je pleurai comme un enfant en recevant cette
marque d'amour de la Providence. Arthur ne m'accusait
pas ! il avait appris à Paris, où les intérêts scientifiques de
la bibliothèque de Philadelphie l'avaient appelé, la triste
affaire où j'étais inculpé. Il avait rompu des lances avec
tous ceux qui me chargeaient, et il n'avait pas perdu un
instant pour venir me sauver ou me consoler.
J'épanchai mon Ame dans la sienne avec délices et lui
dis ce qu'il pouvait faire pour moi. Il voulait prendre la
poste dès le soir même pour Paris ; mais je le priai de com-
mencer par aller à Sainte-Sévère me chercher des nouvelles
d'Edmée ; il y avait quatre mortels jours que je n'en avais
reçu, et Marcasse ne m'en avait d'ailleurs jamais donné
d'aussi exactes et d'aussi détaillées que je les aurais vou-
lues.
— Rassure-toi, me dit Ai'lhur; pai- moi, tu sauras la
vérité. Je suis assez bon ciiirurgien ; j'ai le coup d'œil
exercé, je pourrai te dire vraisemblablement ce que tu
dois craindre ou espérer ; de là, je partirai immédiatement
pour Paris.
Il m'écrivit dès le surlendemain une lettre longue et
détaillée.
Edmée était dans un état fort extraordinaire. l'>lle ne
parlait pas et ne paraissait pas soulfrir, tant ([u'on se bor-
nait à lui épargner toute espèce d'excitation n(M-veuse ;
mais, au premier mot qui pouvait réveiller la niénion-e de
ses douleurs, elle tombait en convulsion. L'isolement moral
où elle se li'ouvait était le plus grand obstacle à sa guérison.
Elle ne manquait de rien quant aux soins physiques ; elle
358 MALI» RAT.
avait deux bons médecins et une garde-malade i'orl dévouée.
M"" Leblanc la soignait aussi, sous ce rapport, avec beau-
coup de zèle; mais celle lille dangereuse lui laisail souvent
du mal par ses réflexions déplacées et ses interrogations
indiscrètes. Arthur m'assura d'ailleurs que, si jamais Kdmée
m'avait cru coupable cl s'élail expliquée à cet égard, ce
devait être dans une phase jirécédente de sa maladie ; car,
depuis au moins quinze jours, elle était dans un état d'iner-
tie complète. Elle sommeillait souvent, mais sans dormir
tout à fait ; elle digérait quelques breuvages gélatineux et
ne se plaignait jamais ; elle répondait par des signes non-
chalants et toujours négatifs aux questions des médecins
sur ses soullVances ; elle ii"('\])riniail jiar aucun signe le sou-
venir des allections qui avaient rempli sa vie. Sa tendresse
pour son père, ce sentiment si profond et si puissant en
elle, n'él.iil |)()in-l;iiil pas éteint ; elle versait souncuI des
larmes abondantes, mais alors elle paraissait n'entendre
aucun son ; c'était en vain qu'on essayait de lui faire com-
prendre que son père nClail pas mort, comme elle semblait
le croire, l'allé repoussait d'un geste supplianl. non le bruil
[i\ ne send)lait pas frap|)er son oreille^, mais le mouvement
qui se faisait autour d'elle, et, cachant son visage dans
ses mains, s'eni'onvant dans son i'auleuil cl roidissanl ses
genoux jusque vers sa poitrine, elle semblait ii\i'(''e à un
désespoir sans remède Cette muette douleur, cpii ne se
combattait plus elle-même et ne voulait plus être combattue;
cette grande volonté, (|ui avait clv < ap^blc de dompter les
plus violents orages et qui s'en allait à la dérive sur une
mer morte et par un calme plat, était, selon .\rlhur. le
spectacle le phis doiildurcnx (pi'il cûl jiunais conlemph'.
Edmée semblait vouloir avoir rt)mpu avec la vie. M"" Le-
blanc, pour ré|)ruuver et pour l'émouvoir, s'était grossiè-
rement ingérée de lui dire que son père élail niorl ; elle
MAUPRAÏ. 359
avait fait entendre par un signe de tête quelle le savait.
Quelques heures plus tard, les médecins avaient essayé de
lui l'aire comprendre qu'il était vivant : elle avait répondu
par un autre signe qu'elle ne le croyait pas. On avait roulé
le fauteuil du chevalier dans sa chambre, on les avait mis
en présence l'un de l'autre ; le père et la fdle ne s'étaient
pas reconnus. Seulement, au bout de quelques instants,
Edmée, prenant son père pour un spectre, avait jeté des
cris affreux et était tombée dans des convulsions qui avaient
rouvert une de ses blessures et donné à craindre pour sa
vie. On avait soin depuis ce moment de les tenir séparés et
de ne prononcer, devant Edmée, aucune parole qui eût
rapport à lui. Elle prenait Arthur pour un médecin du pays
et l'avait reçu avec la même douceur et la même indill'é-
rence que les autres. Il n'avait pas osé essayer de lui parler
de moi ; mais il m'exhortait à ne pas désespérer. L'état
d'Edmée n'avait rien dont le temps et le repos ne pussent
triompher ; elle avait peu de fièvre, aucune des fonctions
vitales de son être n'était réellement troublée ; les blessures
étaient à peu près guéries, et le cerveau ne paraissait pas
devoir se désorganiser par un excès d'activité. L alfaiblis-
sement où cet organe était tombé, la prostration de tous
les autres organes, ne devaient pas lutter longtemps, selon
Arthur, contre les ressources de la jeunesse et la puissance
dune admirable constitution. Il m'engageait enfin à songer
à moi-même ; je pouvais être utile à Edmée par mes soins
et devenir heureux par le retour de son affection et de son
estime.
Au bout de quinze jours, .\rthur revint de Paris avec
l'ordonnance du roi [)our la revision de mon jugement.
De nouveaux témoins furent entendus. Patience ne |)arul
pas; mais je reçus de sa part un morceau de papier, avec
ces mots d'une écriture informe : u Vous n'êtes pas cou-
3G0 MAI PRAT.
pable. espérez donc. " Les médecins alTirmèroiil que .M ' de
Mauprat pouvait désormais être interrogée sans dan<^er,
mais que ses réponses n'auraient aucun sens. Elle était
mieux portante. Elle avait reconnu son père et ne le quit-
tait plus. Mais elle ne comprenait rien à tout ce qui n'était
pas lui. Elle paraissait éprouver un p'and plaisir à le
soigner comme un enfant, et, de son côté, le chevalier
reconnaissait de temps en temps sa lille chérie ; mais les
forces de ce dernier décroissaient sensibleniciil. ( )ii linler-
rogea dans un de ses moments lucides. Il répondit que sa
iille était e/feclivemenl tombée de cheval, à la chasse, et
qu'elle s'étail ouvert la poitrine sur une souche d arbre,
mais que personne n'avait tiré sur elle, même par mé-
garde, et qu'il fallait être fou pour croire son cousin ca-
pable d'un pareil crime. Ce fut tout ce qu'on put obtenir
de lui. (Juand on lui demanda ce qu il pensait de 1 absence
de son neveu, il répondit que son neveu n'était point absent
et qu'il le voyait tous les jours. Fidèle à son respect pour
la réputation dune famille, hélas I si compromise, voulut-il.
par des mensonges enfantins, repousser les investigations de
la justice? C'est ce que je n'ai jamais jni savoir. Edmée ne
put être interrogée. A la pn-mière question qui lui fui
adressée, elle haussa les épaules et fit signe quelle voulait
être tranquille. Le lieutenant criminel insistant et deve-
nant plus explicite, elle le regarda lixcment et parut s'elfor-
cer de le comprendre. Il |)rononça mon nom, clic |niussa
un grand cri et tomba évanouie. Il fallut renoncer à I l'ii-
tendre. Cependant Arthur ne désespéra point. Au con-
traire, le récit de cette scène lui lit penser cpi'il pouvait
s'opérer dans les facultés intellectuelles d'Edmée une crise
favorable. Il repartit aussitôt et alla s'installer à Sainte-
Sévère, où il resta plusieurs jours sans m'écrire, ce qui me
jeta dans une grande anxiété.
MAUPRAT. 361
L'abbé, interrogé de nouveau, persista dans ses refus
calmes et laconiques.
Mes juges, voyant que les renseignements promis par
Patience n'arrivaient pas, hâtèrent la revision de la pro-
cédure et donnèrent, par une nouvelle précipitation, une
nouvelle preuve de leur animosité contre moi. Le jour fixé
arriva. J'étais dévoré d'inquiétude. Arthur m'avait écrit
d'espérer, dans un style aussi laconique que Patience. Mon
avocat n'avait pu saisir aucune bonne preuve à faire valoir.
Je voyais bien qu'il commençait à me croire coupable. Il
n'espérait obtenir que des délais.
4G
362 MAUPRAT.
X\\II
L'auditoire fut encore plus nombreux que la première
l'ois. La garde fut forcée aux portes du prétoire, et la
foule envahit jusqu'aux fenêtres du manoir de .lacques
Cœur, aujourd hui l'hôtel de ville. J'étais fort troublé, cette
fois, quoique j'eusse la force et la fierté de n'en rien laisser
paraître. Je m'intéressais désormais au succès de ma cause,
et, les espérances que j'avais conçues ne semblant pas de-
voir se réaliser, j'éprouvais un malaise indicible, une
fureur concentrée, une sorte de haine contre ces hommes
([ui n'ouvraient pas les yeux sur mon innocence et contre ce
l)ieu qui semblait m'abandonner.
Dans cet état violent, je fis un tel travail sur moi-même
pour paraître calme, que je m'aperçus à peine de ce qui
se passait autour de moi. Je retrouvai ma présence d'esprit
pour répondre dans les mêmes termes que la première fois
à mon nouvel interrogatoire. Puis un crêpe funèbre sembla
s étendre sur ma tête: un anneau de fer me serrait le
front, je sentais un froid de glace dans mes orbites, je ne
voyais plus que moi-même, et je n'entendais que des
bruits vagues et incompréhensibles. Je ne sais ce qui se
passa ; je ne sais si l'on annonça l'apparition qui me frappa
subitement. Je me souviens seulement qu'une porte s'ou-
vrit derrière le tribunal. qu'Arthur s'avança soutenant une
fenune voilée, (ju'il lui ôla son voile après l'avoir fait
MAUPR AT. 363
asseoir sur un lar^e fauteuil que les huissiers roulèrent vers
elle avec empressement, et qu'un cri d'admiration remplit
l'auditoire lorsque la beauté pâle et sublime d'Edmée lui
apparut.
En ce moment, j'oubliai et la foule et le tribunal, et
ma cause et l'univers entier. Je crois qu'aucune force
humaine n'aurait })u s'opposer à mon élan impétueux. Je
me précipitai comme la foudre au milieu de l'enceinte, et,
tombant aux pieds d'Edmée, j'embrassai ses genoux avec
effusion. On m'a dit que ce mouvement entraîna le public
et que presque toutes les dames fondirent en larmes. Les
jeunes élégants n'osèrent railler; les juges furent émus. La
vérité eut un instant de triomphe complet.
Edmée me regarda longtemps. L'insensibilité de la
mort était sur son visage. Il ne semblait pas qu'elle pùl
jamais me reconnaître. L'assemblée attendait dans un pro-
fond silence qu'elle ex])rimât sa haine ou son all'ection pour
moi. Tout à coup elle fondit en larmes, jeta ses bras au-
tour de mon cou et perdit connaissance. Arthur la fit em-
porter aussitôt; il eut de la peine à me faire retourner à
ma place. Je ne savais plus où j'étais ni de quoi il s'agis-
sait; je m'attachais à la robe dlulmée, je voulais la suivre.
Arthur, sadressant à la cour, demanda qu'on fît constater
de nouveau l'état de la malade par les médecins qui
l'avaient examinée dans la matinée. Il demanda et obtint
qu'lulméc fût de nouveau appelée en témoignage et con-
frontée avec moi lorsque la crise qu'elle subissait en cet
instant serait passée.
— Cette crise n'est pas grave, dit-il ; M"'' de Mauprat en
a éprouvé plusieurs du même genre ces jours derniers et
pendant son voyage. A la suite de chacun de ces accès,
ses facultés intellectuelles ont pris un développement de
plus en plus heureux.
364 MAl'PRAT.
— Allez donner vos soins à la malade, dit le président.
Elle sera rappelée dans deux heures, si vous croyez que ce
temps suffise pour mettre fin à son évanouissement. En
attendant, la cour entendra le témoin à la requête duquel
le premier jugement n'a point reçu l'exécution.
Arthur se retira, et Patience fut introduit. Il était vêtu
proprement ; mais, après avoir dit quelques paroles, il dé-
clara qu'il lui était impossible de continuer si on ne lui
permettait pas d'ôter son habit. Cette toilette d'emprunt le
l^ênait tellement et lui semblait si lourde, qu'il suait à
fjrosses g^outtes. Il attendit à peine un si^Mie d'adhésion ac-
compagné d'un sourire de mépris que lui lit le président,
pour jeter à terre ces insignes de la civilisation, et, abais-
sant avec soin les manches de sa chemise sur ses bras
nerveux, il parla à peu près ainsi :
— Je dirai la vérité, toute la vérité. Je lève la main
une seconde fois, car j'ai à dire des choses qui se contre-
disent et que je ne peux pas m'cxpliquer moi-même. Je
jure devant Dieu et devant les hommes que je dirai ce
que je sais, comme je le sais, sans être influencé pour ni
contre personne.
Il leva sa large main et se tourna vers le peuple avec
une confiance na'ive, comme pour lui dire : <■ \'ous voyez
tous que je jure, et vous savez que I On j)eut croire en
moi. »
Cette confiance de sa part n'était pas mal fondée.
Un s'était beaucoup occupé, depuis l'incident du premier
jugement, de cet homme extraordinaire qui avait parlé de-
vant le tribunal avec tant d'audace et liarangué le peuple
en sa présence. Cette conduite inspirait beaucoup de curio-
sité et de sympathie à tous les démocrates et philadelphcs.
Les œuvres de Beaumarchais avaient, auprès des hautes
classes, un succès qui vous expliquera comment Patience,
3IAUPRAT. 365
en opposition avec toutes les puissances de la province, se
trouvait soutenu et applaudi par tout ce qui se piquait
d'un esprit élevé. Chacun croyait voir en lui Figaro sous
une forme nouvelle. Le bruit de ses vertus privées s'était
répandu; car vous vous souvenez que, durant mon séjour
en Amérique, Patience sétait fait connaître aux habitants
de la Varenne et avait échangé sa réputation de sorcier
contre celle de bienfaiteur. On lui avait donné le surnom
de (jrand juge, parce qu'il intervenait volontiers dans les
différends et les terminait à la satisfaction de chacun avec
une bonté et une habileté admirables.
Il parla cette fois d'une voix haute et pénétrante; il
avait dans la voix plusieurs belles cordes. Son geste était
lent ou animé selon la circonstance, toujours noble et sai-
sissant ; sa figure courte et socratique était toujours belle
d'expression. Il avait toutes les qualités de l'orateur; mais
il ne mettait à les produire aucune vanité. 11 parla d'une
manière claire et concise qu'il avait acquise nécessairement
dans son commerce récent avec les hommes et dans la
discussion de leurs intérêts positifs.
— Quand M"'= de Mauprat reçut le coup, dit-il, j'étais à
dix pas tout au plus; mais le taillis est si épais dans cet
endroit, que je ne pouvais rien voir à deux pas de moi. On
m'avait engagé à faire la chasse. Gela ne m'amusait guère.
Me retrouvant près de la tour Gazeau, que j'ai habitée pen-
dant vingt ans, j'eus envie de revoir mon ancienne cellule,
et j'y arrivais à grands pas quand j'entendis le coup. Cela
ne m'effraya pas du tout : c'était si naturel qu'on fît du
bruit dans une battue! Mais, quand je fus sorti du fourré,
c'est-à-dire environ deux minutes après, je trouvai Edmée
(pardonnez-moi, j'ai l'iiabitude de l'appeler comme cela, je
suis avec elle comme qui dirait une sorte de père nour-
ricier), je trouvai Edmée à genoux par terre, blessée, ainsi
366 MALPRAT.
qu'on vou? la dit, et tenant encore la bride de son cheval,
qui se cabrait. Elle ne savait pas si elle avait peu ou beau-
coup de mal. mais elle avait son autre main sur la poitrine
et disait :
0 — Bernard, c'est affreux ! je ne vous aurais jamais cru
capable de me tuer. Bernard, oùètes-vous? \'enez me voir
mourir. Vous tuez mon père ! »
Elle tomba tout à fait en disant cela et lâcha la bride
de son cheval. Je m'élançai vers elle.
« — Ahl tu 1 as vu, Patience? me dit-elle. N'en parie
pas, ne dis pas à mon père... »
Elle étendit les bras, son corps se roidit ; je la crus
morte, et elle ne parla plus que dans la nuit, après qu'on
eut retiré les balles de sa poitrine.
— ^'îtes-vous alors Bernard de Maupral?
— Je le vis sur le lieu de l'événement, au moment où
Edmée perdit connaissance et sembla rendre l'âme ; il était
comme fou. Je crus que c'était le remords qui l'accablait ;
je lui parlai durement, je le traitai d'assassin. II ne répon-
dit rien et s'assit à terre auprès de sa cousine. Il re-;la là,
abruti lonj^^temps encore après qu'on l'eut emportée. Per-
sonne ne sonpea à l'accuser; on pensait qu il était tombé
de cheval, parce qu'on voyait son cheval courir au bord
de 1 étang; on crut que sa carabine s'était déchar',a'e en
tombant. M. l'abbé .Aubert fut le seul qui entendit accuser
M. Bernard d'avoir assassiné sa cousine. Les jours suivants,
Edmée parla; mais ce ne fut pas toujours en ma |)ré-
sence, et, d'ailleurs, depuis ce moment, elle eut presque
toujours le délire. Je soutiens qu elle n'a conlié à personne
(à M"® Leblanc mi>ins qu â personne) ce qui s'était passé
entre elle et M. de Mauprat avant le coup de fusil. Elh-
ne me la pas confié plus qu'aux autres. Dans les mo-
ments bien rares où elle avait sa tète, elle réponrlail â nos
iAIAUPRAT. 367
questions que certainement Bernard ne l'avait pas fait
exprès, et, plusieurs fois même, durant les trois premiers
jours, elle demanda à le voir. Mais, quand elle avait la
lièvre, elle criait :
" — Bernard! Bernard! vous avez commis un grand
crime, vous avez tué mon père! »
C'était là son idée; elle croyait réellement que son père
était mort, et elle l'a cru longtemps. Elle a donc dit très
peu de chose qui ait de la valeur. Tout ce que M"^" Le-
blanc lui a fait dire est faux. Au bout de trois jours, elle a
cessé de dire des paroles intelligibles, et, au bout de huil
jours, sa maladie a tourné à un silence complet. Elle a
chassé M"** Leblanc depuis sept jours qu'elle a retrouvé sa
raison, ce qui prouverait bien quelque chose contre cette
fille de chambre. Voilà ce quej'ai à dire contre M. de Mau-
prat. Il ne tenait qu'à moi de le taire ; mais, ayant autre
chose à dire encore, j'ai voulu révéler toute la vérité.
Patience fît une pause; 1 auditoire et la cour elle-même,
qui commençait à s'intéresser à moi et à perdre lâcreté de
ses préventions, restèrent comme atterrés d'une déposition
si différente de celle qu'on attendait.
Patience reprit la parole.
— Je suis resté convaincu pendant plusieurs semaines,
dit-il, du crime de Bernard. Et puis j'ai beaucoup réflé-
chi à cela; je me suis dit bien des fois qu'un homme
aussi bon et aussi instruit que l'était Bernard, un homme
dont Edmée faisait tant d'estime, et que ^L le chevalier
de Mauprat aimait comme son fils, un homme enfin qui
avait tant d'idées sur la justice et sur la vérité, ne pouvait
pas, du jour au lendemain, devenir un scélérat. VA puis
il m'est venu à l'idée que ce pouvait bien être quelque
autre Mauprat qui eût fait le coup. Je ne parle pas de
celui qui est trappiste, ajouta-t-il, en cherchant dans l'au-
368 MALPRAT.
ditoire Jean de Mauprat, qui n'y était pas; je parle de
celui dont la mort n'a pas été constatée, quoique la cour
ait cru devoir passer outre et en croire sur parole M. Jean
de Mauprat.
— Témoin, dit le président, je vous ferai observer que
vous n'êtes ici ni pour servir davocat à l'accusé ni pour
reviser les arrêts de la cour. \'ous devez dire ce que
vous savez du fait, et non ce que vous préjugez du fond de
l'affaire.
— Possible, répondit Patience. Il faut pourtant que je
dise pourquoi je n'ai pas voulu témoigner la première fois
contre Bernard, n'ayant à fournir que des preuves contre
lui, et n'ayant pas foi à ces preuves mêmes.
— On ne vous le demande pas pour le moment. Ne vous
écartez pas de votre déposition.
— Un instant! j'ai mon lionneur à défendre, j ai ma
propre conduite à expliquer, s'il vous plaît.
— Vous n'êtes pas l'accusé, vous n'avez pas lieu à
plaider votre propre cause. Si la cour juge à propos de
vous poursuivre pour votre désobéissance, vous aviserez
à vous défendre: mais il n'est pas question de cela main-
tenant.
— Il est question de faire savoir à la cour si je suis un
honnête homme ou un faux témoin. Pardon! il nif
semble que cela fait quelque chose à l'affaire ; la vie de
l'accusé en dépend ; la cour ne peut pas regarder cela
comme indifférent.
— Parlez, dit l'avocat du roi, et tâchez de garder le res-
pect que vous devez à la cour.
— Je n'ai pas envie d'offenser la cour, reprit Patience;
je dis seulement qu'un homme peut se soustraire aux ordres
de la cour par des raisons de conscience que la cour peut
condamner légalement, mais que chaque juge en particulier
MALI' RAT. 369
peut comprendre et excuser. Je dis donc que je n'ai pas
senti en moi-même que Bernard de Mauprat fût coupable:
mes oreilles seules le savaient ; ce n'était pas assez pour
moi. Excusez-moi, messieurs, je suis juge, moi aussi. En-
quérez-vous de moi! dans mon village, on m'appelle le
grand Juge. Quand mes concitoyens me prient de prononcer
sur une querelle de cabaret ou sur la limite d'un champ, je
n'écoute pas tant leur sentiment que le mien. On a d'autres
notions sur les gens qu'un fait tout court. Il y en a beau-
coup d'autres qui servent à démontrer la vérité ou la faus-
seté du dernier qu'on leur impute. Ainsi, ne pouvant croire
que Bernard fût un assassin et ayant entendu témoigner
à plus de dix personnes, que je regarde comme incapables
de faux serment, qu'un moine fait en manière de Mauprat
avait couru le pays, ayant moi-même vu le dos et le froc de
ce moine passer à Pouligny le matin de l'événement, j'ai
voulu savoir s'il était dans la Varenne et j'ai su qu'il y
était encore, c'est-à-dire qu'après l'avoir quittée, il y était
revenu aux environs du jugement du mois dernier, et, qui
plus est, qu'il avait accointance avec M. Jean de Mauprat.
Quel est donc ce moine? medisais-je; pourquoi sa figure
fait-elle peur à lousles habitants dupays?Qu"est-ce qu'il lait
dans la Varenne? S'il est du couvent des carmes, pourquoi
n'en porte-t-il pas l'habit? S'il est de l'ordre de M. Jean,
pourquoi n'est-il pas logé avec lui aux Carmes? S'il est quê-
teur, pourquoi, après avoir fait sa quête, ne va-t-il pas plus
loin, plutôt que de revenir importuner les g'ensqui lui ont
donné la veille? S'il est trappiste et qu'il ne veuille pas rester
aux Carmes comme l'autre, pourquoi ne retourne-t-il pas
dans son couvent? Qu'est-ce donc que ce moine vagabond?
et pourquoi M. Jean de Mauprat, qui a dit à plusieurs per-
sonnes ne pas le connaître, le connaît-il si jiien, qu'ils
déjeunent de temps en temps ensemble, dans un cabaret à
47
370 MALPRAT.
Crevant? J'ai donc voulu alors que ma déposition fût faite,
même dût-elle nuire en partie à Bernard, afin d'avoir le
droit de dire ce que je vous dis lii, même cjuand cela ne
servirait à rien. Mais comme, vous autres, vous ne donnez
jamais le temps aux témoins de chercher à s'éclairer sur ce
qu'ils ont à croire, je suis reparti tout de suite pour mes
bois, où je vis à la manière des renards, me promettant de
n'en pas sortir tant que je n'aurais pas découvert ce que ce
moine fait dans le pays. Je me suis donc mis sur sa piste
cl j'ai découvert ce qu'il est : il est l'assassin d'Edmée de
.Mauprat, il sajipelle Antoine de Mauprat.
Cette révélation causa un grand mouvement dans la cour
et dans l'auditoire. Tous les reg^ards cherchèrent Jean de
Mauprat, dont la figure ne parut point.
— Quelles sont vos preuves? dit le président.
— Je vais vous les dire, répondit Patience. Sachant par
la cabaretière de Crevant, à qui j'ai eu occasion de rendre
service, que les deux trappistes déjeunaient chez elle de
temps en temps, comme je vous l'ai dit, j'ai été me loger
à une demi-lieue de là, dans un ermitage (ju'on ap|K'lle le
Trou aux Fades, et qui est au milieu des bois, abandonné
au premier venu, logis et mobilier. C'est une caverne dans
le rocher, avec une grosse pierre pour s'asseoir et rii-n avec.
Je vécus là deux jours de racines et d'un morceau de pain
qu'on m'apportait de temps en temps du cabaret. Il n'est pas
dans mes principes de demeurer dans un cabaret. Le troi-
sième jour, le petit garçon de la cabaretière vint m'avertir
que les deux moines allaient se mettre à table. J'y courus
et je me cachai dans un cellier qui touche au jardin. La
porte de ce cellier est ombragée d'un pommier, sous lequel
ces messieurs déjeunaient en plein air. M. Jean était
sobre; l'autre mangeait comme un carme et buvait comme
un cordelicr. J'entendis cl je vis tout à mon aise.
\
3IAUPRAT. 371
« — Il est temps que cela finisse, disait Antoine, que je
reconnus fort bien en le voyant boire et en l'entendant jurer,
je suis las du métier que vous me faites faire. Donnez-moi
asile chez les carmes ou je fais du bruit.
« — Et quel bruit pouvez-vous faire qui ne vous conduise
à la roue, lourde hèle ? lui répondit M. Jean. Soyez sûr que
vous ne mettrez pas les pieds aux Carmes; je ne me sou-
cie pas de me voir inculpé dans un procès criminel, car on
vous découvrirait là au bout de trois heures.
« — Pourquoi donc, s'il vous plaît? Vous leur faites
bien croire que vous êtes un saint!
« — Je suis capable de me conduire comme un saint, et
vous vous conduisez comme un imbécile. Est-ce que vous
pouvez vous tenir une heure de jurer et de casser les pots
après dîner !
« — Dites donc, Nèpomucène , est-ce que vous espéreriez
sortir de là bien net, si j'avais une affaire criminelle?
reprit l'autre.
« — Qui sait? répondit le trappiste ; je n'ai point pris
part à votre folie ni conseillé rien de ce genre.
" — Ah ! ah ! le bon apôtre ! s'écria Antoine en se ren-
versant de rire sur sa chaise, vous en êtes bien content, à
présent que cela est fait. Vous avez toujours été lâche, et,
sans moi, vous n'auriez ima}J!"iné rien de mieux que daller
vous faire trappiste, pour singer la dévotion et venir en-
suite vous faire absoudre du passé, afin d'avoir le droit de
tirer un peu d'argent aux casse-têtes de Sainte-Sévère.
Belle ambition, ma foi ! que de crever sous un froc après
s'être gêné toute sa vie et n'avoir pris que la moitié de
tous les plaisirs, encore en se cachant comme une taupe !
Allez, allez, cjuand on aura |)endu le gentil Bernard, t|ue la
belle Edmonde sera morte, et que le vieux casse-cou aura
rendu ses grands os à la terre, quand nous hériterons de
372 MM PHAT.
celte jolie fortune-là, vous trouverez que c'est là un joli
coup de Jarnac : se défaire de trois à la fois! Il m'en coû-
tera bien un peu de faire le dévot, moi qui n'ai pas les
habitudes du couvent et qui ne sais pas porter l'habit : aussi
je jetterai le froc aux orties, et je me contenterai de bâtir
une chapelle à la Roche-Mauprat et d'y communier quatre
fois l'an.
« — Tout ce que vous avez fait là est une sottise et une
infamie !
u — Ouais! ne parlez pas d'infamie, mon doux frère,
ou je vais vous faire avaler cette bouteille toute cachetée!
<( — Je dis que c'est une sottise et que, si cela réussit,
vous devez une belle chandelle à la^'ierge; si cela ne réussit
pas, je m'en lave les mains, entendez-vous? Quand j'étais
caché dans la chambre secrète du donjon, et que j'ai entendu
Bernard conter à son valet, après souper, qu'il |)erdait l'es-
prit pour la belle Edmée. je vous ai dit en lair qu'il y aurait
là un joli coup à faire; et, comme une brute, vous avez j^ris
la chose au sérieux, vous avez été, sans me consulter et
sans attendre un moment favorable, exécuter une chose
qui voulait être pesée et mûrie.
" — Le moment favorable, cu'ur de lièvre que vous
êtes! et où donc l'aurais-je trouvé ?/<'octM.v/'<// /-/// le lurritn.
Je me vois surpris par la chasse au milieu du bois; je me
cache dans la maudite tour Gazeau : je vois arriver mes
deux tourtereaux; j'entends une conversation à crever de
rire, Bernard larmoyant, la fille faisant la Hère; Bernard
se retire comme un sot, sans avoir fait métier d'homme ; je
me trouve sur moi, le bon Dieu sait comment, un scélérat
de pistolet tout chargé. P;if.'...
•■ — Taisez-vous, bête sauvaj^e ! dit l'autre tout effrayé:
j)arle-l-on de ces choses-là dans un cabaret ? Tenez votre
langue, malheureux! ou je ne vou-^ \(>rrai plu-.
MAIPRAT. 373
« — 11 faudra pourtant bien que vou» me voyiez, mon
doux frère, quand j'irai sonner et faire carillon à la porte
des Carmes.
« — Vous n'y viendrez pas, ou je vous dénonce.
<( — Vous ne me dénoncerez pas, car j'en sais trop long
sur votre compte.
(( — Je ne vous crains pas, j'ai fait mes preuves; j'ai
expié mes péchés.
« — Hypocrite I
« — Allons, taisez-vous, insensé, dit l'autre ; il faut que
je vous quitte. Voilà de l'arg'ent.
(' — Tout cela !
« — Que voulez-vous que vous donne un religieux?
Croyez-vous que je sois riche?
« — Vos carmes le sont, et vous en faites ce que vous
voulez.
« — Je pourrais vous donner davantag-e que je ne le
ferais pas. Vous n'auriez pas plus tôt deux louis, que vous
feriez des débauches et un bruit qui vous trahiraient.
« — Et, si vous voulez que je quitte le pays pour quel-
que temps, avec quoi voulez-vous que je voyage?
« — Ne vous ai-je pas déjà donné trois fois de quoi par-
tir, et n'êtes-vous pas revenu après avoir bu linil cl- ({lic
vous aviez dans le premier mauvais lieu à la frontière de la
province? Votre impudence me révolte, après les déposi-
tions qu'on a faites contre vous, quand la maréchaussée a
l'éveil, quand Bernard fait reviser son jugement, et ({ue
vous allez être découvert !
(■ — Mon frère, c'est à vous d'y veiller; \ous menez les
carmes, les carmes mènent 1 évèque. Dieu sait pour ([uelle
petite folie qui a été faite de compagnie, en grand secret,
après souper, dans leur couvent... »
Ici, le président interrompit le récit de Patience.
374 MAI P RAT.
— Témoin, dit-il, je vous rappelle à roriire; vous ou-
tragez la verlu d'un prélat par le récit scandaleux d'une
telle conversation.
— Nullement, répondit Patience, je rapporte les invec-
tives d un crapuleux et d un assassin contre le prélat; je
n'en prends rien sur moi, et chacun ici sait le cas qu'il a à
en faire; mais, si vous le voulez, je n'en dirai pas davantage
sur ce sujet. Il y eut encore un assez long débat. Le vrai
trappiste voulait faire partir le faux trappiste, et celui-ci
s'obstinait à rester, disant que, s'il n'était pas sur les lieux,
son frère le ferait arrêter aussitôt après que Bernard aurait
la tête tranchée, afin d'avoir l'héritage à lui tout seul. Jean,
poussé à bout, le menaça sérieusement de le dénoncer et
de le livrer à la justice.
« — Baste ! vous vous en g-arderez l)itMi. après tout,
reprit Antoine ; car si Bernard est absous, adieu l'héritage. »
C'est ainsi qu'ils se séparèrent. Le vrai trappiste s'en
alla fort soucieux, l'autre s'endormit les coudes sur la table.
Je sortis de ma cachette ])our procéder à son arrestation.
C'est dans ce moment que la maréchaussée, qui est à mes
trousses depuis longtemi)s pour me forcer à venir témoi-
gner, me mit la main au collet. J'eus beau désigner le moine
comme l'assassin d'Edmée, on ne voulut pas me croire, et
on me dit qu'on n'avait pas d'ordre contre lui. Je voulais
ameuter le village, on m'empéciia de parler ; on m'amena
ici de brigade en brigade comme un th-serteur, et. depuis
huit jours, je suis au cachot, sans cpion daigne faire droit
à mes réclamations. Je n'ai même pu voir l'avocat de
yi. Bernard et lui faire sa\oir (pie j'(''tais en prison ; c'est
tout à l'heure seulement (|ue le geôlier est venu me dire
(|u il fallait endosser un habit et comparoir. Je ne sais pas
si tout cela est dans les formes de la justice ; mais ce qu'il
y a de certain, c'est ipie l'assassin auiail ]in être arrêt»'- et
MAUPRAT. 375
qu'il ne l'est pas, et quil ne le sera pas si vous ne vous
assurez de la personne de M. Jean de Mauprat pour l'em-
pêcher d'avertir, je ne dis pas son complice, mais son
protégé. Je fais serment que dans tout ce que j'ai entendu
M. Jean de Mauprat est à l'abri de tout soupçon de com-
plicité ; quant à l'action de laisser livrer à la rigueur des
lois un innocent et de vouloir sauver un coupable au point
de feindre sa mort par de faux témoignages et de faux
actes...
Patience, voyant que le président allait encore l'inter-
rompre, se hâta de terminer son discours en disant :
— Quant à cela, messieurs, il appartient à vous et non
à moi de le juger.
376 M VIP RAT.
X X \' 1 1 I
Après cette déposition importante, la cour suspendit
pendant quelques instants la séance, et, lorsqu'elle rentra,
Edniée fut ramenée en sa présence. Pâle et brisée, pouvant
à peine se traîner jusqu'au fauteuil qui lui était réservé,
elle montra cependant une grande force et une grande pré-
sence d'esprit.
— Croyez-vous pouvoir répondre avec calme et sans
trouble aux questions qui vont vous être adressées? lui dit
le président.
— Je l'espère, monsieur, répondit-elle. Il est vrai que
je sors d'une maladie grave et que j'ai recou\ré depuis peu
de jours seulement l'exercice de ma mémoire; mais je crois
l'avoir très bien recouvrée, et mon esprit ne ressent aucun
trouble.
— ^'otre nom?
— Solange-Edmonde de Mauprat , Edmcn sijlveslris^
ajouta-t-elle à demi-voix.
Je frissonnai. Son regard avait pris, en disant celte pa-
role intempestive, une expression étrange. Je crus (ju elle
rillait divaguer plus (pie jamais. Mon avocat eifrayé me
regarda d'un air d'interrogation. Personne autre que mo
n'avait compris ces deux mots, tpriùlmée avait pris l'ha-
bitude de répéter souvent dans les premiers et dans les
MAUPRAT. 377
derniers jours de sa maladie. Heureusement ce fut le
dernier ébranlement de ses facultés. Elle secoua sa belle
tête comme pour chasser des idées importunes; et, le prési-
dent lui ayant demandé compte de ces mots inintelligibles,
elle répondit avec douceur et noblesse :
— Ce n'est rien, monsieur; veuillez continuer mon in-
terrogatoire.
— Votre âge, mademoiselle?
— Vingt-quatre ans.
— Vous êtes parente de l'accusé?
— Sa tante à la mode de Bretagne. Il est mon cousin
issu de germain et le petit-neveu de mon père.
— Jurez-vous de dire la vérité, toute la vérité !
— Oui, monsieur.
— Levez la main.
Edmée se retourna vers Arthur avec un triste sourire.
Il lui ôta son gant et l'aida à élever son bras sans force et
presque sans mouvement. Je sentis de grosses larmes cou-
ler sur mes joues.
Edmée raconta avec finesse et naïveté qu'étant égarée
dans le ])ois avec moi, elle avait été jetée à bas de son
cheval par l'empressement plein de sollicitude que j'avais
mis à la retenir, croyant qu'elle était emportée; qu'il s'en
était suivi une petite altercation, à la suite de laquelle, par
une petite colère de femme assez niaise, elle avait voulu
remonter seule sur sa jument; qu'elle m'avait même dit
des paroles dures, dont elle ne pensait pas un mot, car elle
m'aimait comme son frère; {[ue, proroiuh'mciit aflligi' de
sa brusquerie, je m'étais éloigné de quelques pas pour lui
obéir, et qu'au moment de me suivre, aflligée qu'elle était
elle-même de notre puérile querelle, elle avait senti une
violente commotion à la poitrine, et qu'elle était tombée
en entendant à peine la détonation. 11 lui était impossible
48
378 MAI P RAT.
de dire de quel côté elle éljiil tournée et de quel côté était
parti le coup.
— Voilà tout ce qui est arrivé, ajouta-t-elle ; je suis la
dernière personne en état de vous expliquer cet accident.
Je ne puis en mon âme et conscience l'attribuer qu'à la
maladresse d'un de nos chasseurs qui aura craint de l'a-
vouer. Les lois sont si sévères! et la vérité est si difficile à
prouver !
— Ainsi, mademoiselle, vous ne pensez pas quô votre
cousin soit l'auteur de cet attentat ?
— Non, monsieur, certainement noni Je ne suis plus
folle, et je ne me serais pas laissé conduire devant vous, si
j'avais senti mon cerveau malade.
— Vous semble/, imputer à un état d'aliénation mentale
les révélations que vous avez faites au bonhomme Patience,
à M"" Leblanc, votre {.gouvernante, et peut-être aussi à
l'abbé Aubert.
— Je n'ai fait aucune révéhiliun, répondit-elle avec as-
surance, pas plus au digne Patience qu'au respectable abbé
et à la servante Leblanc. Si l'on appelle révélation les pa-
roles dépourvues de sens qu'on dit dans la fièvre, il faut
condamner à mort toutes les figures qui nous font peur
dans les rêves. Quelle rcrcl;ili<in aurais-je pu faire d'un fait
que j'ignore ?
— Mais vous avez dit au moment où vous avez reçu
la blessure en tombant de votre cheval : Bernard, Ber-
nard, je ne vous aurais jamais cru capable de me tuer!
— Je ne me souviens pas d'avoir jamais dit cela; et,
quand je l'aurais dit, je ne concevrais pas l'importance
f|u"on peut atlril)uer aux impressions d'une personne frap-
pée de la foudre et dont l'esprit est comme anéanti. Ce
que je sais, c'est que Bernard de ^Liuprat donnerait sa vie
pour mon père et pour moi, ce qui ne rend pas très probable
MAUPRAT. 379
qu'il ait voulu m'assassiner. Et pour quelle raison, grand
Dieu !
Le président se servit alors, pour embarrasser Edmée,
de tous les arguments que pouvaient lui fournir les déposi-
tions de AP''^ Leblanc. Il y avait de quoi la troubler en
effet. Edmée, surprise de voir la justice en possession de
tant de choses qu'elle croyait secrètes, reprit cependant
courage et fierté lorsqu'on lui fit entendre, dans les termes
brutalement chastes qu'on emploie devant les tribunaux en
pareil cas, quelle avait été victime de ma grossièreté à la
Roche-ALiuprat. C'est alors que, prenant avec feu la dé-
fense de mon caractère et celle de son honneur, elle affirma
que je m'étais conduit avec une loyauté bien supérieure à
celle qu'on pouvait attendre encore de mon éducation.
Mais il restait à expliquer toute la vie d'Edmée à partir de
cette époque, la rupture de son mariag'e avec M. de La
Marche, ses querelles fréquentes avec moi, mon brusque
départ pour l'Amérique, le refus qu'elle avait fait de se
marier.
— Cet interrog-atoire est une chose odieuse, dit-elle en
se levant tout à coup et en retrouvant ses forces physiques
avec l'exercice de sa force morale. On me demande compte
de mes plus intimes sentiments, on descend dans les mys-
tères de mon âme, on tourmente ma pudeur, on s'arroge
des droits qui n'appartiennent qu'à Dieu. Je vous déclare
que, s'il s'agis.sait ici de ma vie et non de celle d'autrui,
vous ne m'arracheriez pas un mot de plus. Mais, pour
sauver la vie du dernier des hommes, je sacrifierais mes
répugnances; à plus forte raison le ferais-je pour celui qui
est devant vos yeux. Apprenez-le donc, puisque vous me
contraignez à faire un a\eu contraire à la réserve et à la
fierté de mon sexe : tout ce qui vous semble inexplicable
dans ma conduite, tout ce que vous attribuez aux torts de
380 MAL PUAT.
Bernard et à mes ressentiments, à ses menaces et à mes
terreurs, se justifie par un seul mot : Je l'aime!
En prononçant ce mot avec la rougeur au front et
l'accent profond de lame la plus passionnée et la plus
orgueilleusement concentrée qui ait jamais existé, Edmée
se rassit et couvrit son visage de ses deux mains. En ce
moment, je fus si transporté, que je mécriai sans pouvoir
me contenir :
— Qu'on me mène à l'échafaud maiiitenanl. je suis le
roi de la terre !
— A l'échafaud! toi I dit Edmée en se relevant ; on m'v
mènera plutôt moi-même. Est-ce ta faute, malheureux en-
fant, si depuis sept ans, je te cache le secret de mon alTec-
tion, si j'ai voulu attendre pour te le dire que tu fusses le
premier des hommes par la sagesse et l'intelligence, comme
tu en es le premier par le cœur? Tu payes cher mon ambi-
tion, puisqu'on l'interprète par le mépris et la haine. Tu
dois bien me ha'ir, puisque ma fierté l'a conduit sur le banc
du crime. Mais je laverai la honte par une réparation
éclatante, et, quand même on t'enverrait à l'échafaud di'-
main, tu n'y marcherais qu'avec le titre de mon époux.
— \ otre générosité vous entraine trop loin, Edmée de
.Maii|)ral. dit le j)résident; vous consentiriez presque, pour
sauver votre parent, à vous accuser de coquetterie et de
dureté; car comment expliqueriez-vous vos sept années de
refus, (pii ont exaspéré la passion de ce jeune iiomme?
— Peut-être, monsieur, dit Edmée avec malice, la cour
n'est-elle pas compétente sur cette matière. Beaucoup de
fenunes pensent que ce n'est pas un grand crime d'avoir un
j)eu de cocjuetterie avec riionime (piOn aime. On en a peut-
être le droit, quand on lui a sacrifié tous les autres lionuiies;
c'est une fierté naturelle bien innocente que de vouloir faire
sentir à celui cpi on préfcic cpi on est nne àme île prix et
MAL P RAT. 381
qu'on mérite d'être sollicitée et recherchée lon<,'-temps. Il
est vrai que si cette coquetterie avait pour résultat de faire
condamner un amant à la mort, on s'en corrigerait vite.
Mais il est impossible, messieurs, que vous vouliez consoler
de la sorte ce pauvre jeune homme de mes rigueurs.
En parlant ainsi d'un air dexcitation ironique, Edmée
fondit en pleurs. Cette sensibilité nerveuse, qui mettait en
dehors toutes les qualités de son âme et de son esprit,
tendresse, courage, finesse, fierté, pudeur, donnait en
même temps à son visage une expression si mobile et si
admirable sous toutes ses faces, que la grave et sombre
assemblée des juges sentit tomber la cuirasse d'airain de
l'intégrité impassible et la chape de plomb de l'hypocrite
vertu. Si Edmée ne m'avait pas défendu victorieusement
par ses aveux, du moins elle avait excité au plus haut
point l'intérêt en m.a faveur. Un homme aimé d'une belle
et \ertueuse femme porte avec lui un talisman qui le rend
invulnérable; chacun sent que sa vie a plus de prix que
celle des autres.
Edmée subit encore beaucoup de queslions et rétablit
les faits dénaturés par M"'" Leblanc; elle m'épargna beau-
coup, il est vrai; mais elle sut, avec un art admirable,
éluder certaines questions et se soustraire à la nécessité de
mentir ou de me condamner. l<]l!e s'accusa généreusement
de tous mes torts et prétendit que, si nous avions eu des
querelles, c'était parce qu'elle y prenait un secret plaisir,
parce qu'elle y voyait la force de mon amour; qu'elle m'a-
vait laissé partir pour l'Amérique, voulant mettre ma vertu
à l'épreuve et ne pensant pas que la campagne durerait
plus d'un an, comme on le (Usait alors, qu'ensuite elle
m'avait regardé comme engagé d'honneur à subir cette
prolongation illimitée, mais qu'elle avait souffert plus que
moi de mon absence; enfin elle reconnut fort bien la lettre
382 M A L P II A T.
qu'on avait trouvée sur elle; et. la ])reiiaiil, elle en rétablit
les passages mutilés avec une mémoire surprenante et en
priant le greiller fie suivre avec elle les mots à demi
effacés.
— Cette lettre est si peu une lettre de menace, dit-elle,
et l'impression que j'en ai reçue est si peu celle de la
crainte et de l'aversion, qu'on l'a trouvée sur mon cœur,
où je la portais depuis huit jours, bien que je n'eusse pas
seulement avoué à Bernard que je l'eusse reçue.
— Mais vous n'expliquez point, lui dit le président,
pourquoi, il y a sept ans, dans les premiers temps du
séjour de votre cousin auprès de vous, vous étiez armée
d'un couteau que vous placiez toutes les nuits sous votre
oreiller, et que vous aviez fait aiguiser pour un cas urgent
de défense?
— Dans ma famille, répondit-elle en rougissant, cjn a
l'esprit assez romanesque et l'humeur très lîère. 11 est vrai
que j eus plusieurs fois dessein de me tuer, parce que je
sentais naître v\\ moi pour mon cousin un penchant insui'-
montable. Me croyant liée par des engagements indisso-
lubles à M. de La Marche, je serais morte plutôt que de
manquer à ma parole et plutôt (jue d'épouser un autre
homme que Bernard. Plus tard. M. de La Marche me
rendit ma promesse avec beaucoup de dc'licalesse et de
loyauté, et je ne songeai plus à mourir.
Edmée se retira suivie tle tous les regards et d'un nun--
mure approbateur. A peine a\ail-elle franchi la porte du
prétoire, qu'elle s'évanouit de nouveau; mais eette crise
n'eut pas tle suites graves et ne laissa pas de traces au bout
de quelques jours.
J étais si bouleversé, si enivri- de ce (pi'elle venait de
dire, que je ne vis plus guère ce ipii se |)a>sail. (concentré
dans la seule pensée de mon amour, je (loulai> pourtant:
MAUPRAT. 383
car, si Edmée n'avait pas avoué tous mes efforts, elle pou-
vait bien aussi avoir exagéré son inclination pour moi dans
le dessein d'atténuer mes défauts. Il m'était impossible de
croire qu'elle m'eût aimé avant mon départ pour l'Amé-
rique, et surtout dès les premiers temps de mon séjour
auprès d'elle. Je n'avais que cette préoccupation dans
l'esprit; je ne me souvenais même plus de la cause ni du
but de mon procès. Il me semblait que la question agitée
dans ce froid aréopage était uniquement celle-ci : Est-il
aimé ou n'est-il pas aimé ? Le triomphe ou la défaite, la
vie ou la mort n'étaient que là pour moi.
Je fus tiré de ces rêveries par la voix de l'abbé Aubert.
Il était maigre et défait, mais plein de calme ; on l'avait
tenu au secret, et il avait souffert toutes les rigueurs de
la prison avec la résignation d'un martyr. Malgré toutes
les précautions, l'adroit Marcasse, habile à se glisser par-
tout comme un furet, avait réussi à lui faire tenir une lettre
d'Arthur, où Edmée avait ajouté quelques mots. Autorisé
par cette lettre à tout dire, il fit une déposition conforme
à celle de Patience, avouant que, d'après les premières
paroles d'Edmée après l'événement, il m'avait accusé ; mais
qu'ensuite, voyant l'état d'aliénation de la malade et se
souvenant de ma conduite sans reproche depuis plus de six
ans, tiranl aussi quelque lumière des précédents débats et
<les bruits publics sur l'existence et la présence d'Antoine
Mauprat, il s'était senti trop convaincu de mon innocence
pour vouloir témoigner conlre moi. S'il le faisait mainle-
nanl, c'est qu'il pensait cpiun supplément d'instruction
avait éclairé la cour, et que sa déposition n'aurait pas
les conséquences graves qu'elle eût pu avoir un mois aupa-
ravant.
Interrogé sur les sentiments d'Edmée à mon égard, il
détruisit toutes les inventions de M"*^ Leblanc et déclara
384 .MAllT.AT.
que. 111 >ii seulement Edniée m'aimait ardemment, mais
qu'elle avait senti de l'amour pour moi dès les premiers
jours de notre entrevue. Il ralTirnia par serment, tout en
appuyant un peu plus sur mes torts passés que ne 1 avait
l'ait Edmée. 11 avoua qu'il avait craint plusieurs fois alors
que ma cousine ne lit h lulie de m'épouser, mais qu'il
n'avait jamais eu de crainte pour sa vie, puisque, d'un mot
et d'un re<;ard. il l'avait toujours vue me réduire, mémo à
l'époque de ma plus mauvaise éducation.
La continuation des débats fut remise à l'issue des per-
quisitions ordonnées pour découvrir et arrêter lassassin.
Un compara mon procès à celui de Calas, et cette compa-
raison n eut pas plus tôt cours dans les conversations, (pie
mes juges, se voyant en butte à mille traits sanglants,
éprouvèrent par eux-mêmes que la haine et la prévention
sont de mauvais conseillers et des guides dangereux. L'in-
tendant de la province se déclara le champion de ma cause
et le chevalier d'Edniée, qu'il reconduisit en personne
auprès de son père. Il mit sur pied toute la maréchaussée.
On agit avec vigueur, on arrêta Jean de Mauprat. Quand
il se vit saisi et menacé, il livra son frère et déclara (pion
le trouverait toutes les nuits réfugié à la Roche-Maupi"al
et caché dans une chambre secrète où la femme du métayer
l'aidait à se renfermer à linsu de son mari.
On conduisit le trappiste sous bonne escorte à la Koche-
Alauprat, afin qu'il révélât cette chambre secrète, à laquelle,
malgré tout son génie à explorer les murailles et les char-
pentes, l'ancien chasseur de fouines, le taupeur Marcasse,
n'avait jamais pu parvenir. On m'y conduisit moi-même,
afin (pu- j'aidasse à retrouver cette chambre nu les passages
(|ui pouvaient y aboutir, au cas où le trappiste se départi-
rait de la sincérité de ses intentions. Je revis donc encore
une fois ce manoir déleste avec son ancien chefde brigands
MAUPRAT. 385
transformé en trappiste. Il se montra si humble et si ram-
pant vis-à-vis de moi, il fit si bon marché de la vie de son
frère et m'exprima une si vile soumission, que, saisi de
dégoût, je le priai, au bout de quelques instants, de ne plus
madresser la parole. Gardés à vue par les cavaliers, nous
nous mîmes à la recherche de la chambre secrète. Jean
avait prétendu dabord qu'il en savait l'existence sans en
connaître la situation exacte depuis que le donjon était
aux trois quarts détruit. Quand il me vit, il se souvint que
je l'avais surpris dans ma chambre et qu'il avait disparu
par la muraille. Il se résigna donc à nous y conduire et à
nous montrer le secret, qui était fort curieux, et dont je
ne m'amuserai pas à vous faire la description. La chambre
secrète fut ouverte, il ne s'y trouva personne. L'expédition
avait été pourtant conduite avec promptitude et mystère.
Il ne paraissait pas probable que Jean eût eu le temps de
prévenir son frère. Le donjon était entouré de cavaliers,
toutes les issues étaient bien gardées. La null était sombre,
et nous avions fait une invasion qui avait bouleversé d'effroi
tous les habitants de la métairie. Le métayer ne compre-
nait rien a ce que nous cherchions; mais le trouble et l'an-
goisse de sa femme semblaient nous assurer la présence
d'Antoine dans le donjon. Elle n'eut pas la présence d'es-
prit de prendre un air rassuré après que nous eûmes e.xploré
la première chambre, et cela fit penser à Marcasse qu'il y
en avait une seconde. Le trappiste en avait-il connaissance
et feignit-il de l'ignorer? Il joua si bien son rôle, que nous
y fûmes tous pris. Il fallut explorer de nouveau les moindres
détours et recoms des ruines. Une grande tour isolée de
tous les bâtiments ne semblait pouvoir olfrir aucun refuge.
La cage de l'escalier s'était entièrement écroulée lors de
l'incendie, et il ne se trouvait pas d'échelle as.cz longue,
à beaucoup près, même en attachant l'une à l'autre avec
386 MAL P HA T.
des cordes celles du métayer, pour alleiiidre au dernier
étage, qui semblait bien conservé, et contenir une pièce
éclairée par deux meurtrières. Marcasse objecta qu'il pou-
vait se trouver un escalier dans l'épaisseur du mur, ainsi
qu'il arrive dans beaucoup d'anciennes tours. Mais où se
trouvait l'issue? Dans quelque souterrain peul-èlre. L'as-
sassin oserail-il sortir de sa retraite tant que nuus serions
là? S'il avait, malj^ré la nuit obscure et le silence que nous
gardions, vent de notre présence, se risquerait-il dans la
campagne tant que nous serions [loslés comme nous l'étions
sur tous les points?
— Ce n'est pas probable, dit Marcasse. Il laiil liouNcr
un moyen prompt de parvenir là-haut, et j'en vois un.
Il montra une poutre noircie par le l'eu qui joignait la
tour à une hauteur eirrayante, et sur une portée de vingt
pieds environ, aux greniers du bâtiment voisin. Une large
crevasse, faite par l'éboulement des parties attenantes,
était située à l'extrémité de celte poutre dans le ilanc de la
tour. Dans ses explorations, il avait bien semblé à Mar-
casse voir au travers de cette crevasse les marches d'un
petit escalier. Le mur avait, d'ailleurs, l'épaisseur néces-
saire pour le contenir. Le taupeur n'avait jamais osé se
risquer sur cette poutre, non à cause de sa ténuiti' ni de
son élévation, il était habitué à ces périlleuses Iruvcr.sccs,
comme il les appelait; mais la poutre était attaquée par le
feu et tellement amincie par le milieu, qu'il était impos-
sible de savoir si elle porterait le poids d'iiii homme, fùt-il
svelte et diaphane comme le brave sergent. Jusque-là,
aucune considération assez importante pour risquer sa vie
à cette expérience ne s'était présentée ; elle s'offrait en cet
instant, Marcasse n'hésita pas. Je n'étais |ioint auprès de
lui lorscpi'il conçut ce dessein ; je l'en aurais enq)éehé à tout
prix. Je ne m'en aperçus que lorsque Marcasse était déjà
Mauprat
A QUANTIN ÉDIT
MAUPRAT. 387
au milieu de la poutre, à l'endroit où le bois calciné n'était
peut-être qu'un charbon. Comment vous rendre ce que
j'éprouvai en voyant mon fidèle ami debout dans les airs,
marchant avec gravité vers son but? Blaireau allait devant
lui avec autant de tranquillité que s'il se fût agi d'aller
comme jadis au milieu des bottes de foin à la découverte
des fouines et des loirs. Le jour se levait et dessinait dans
l'air grisâtre la silhouette effilée et la démarche modeste et
fîère de l'hidalgo. Je mis mes mains sur mon visage, il me
semblait entendre craquer la poutre fatale; j'étouffai un
cri de terreur dans la crainte de l'émouvoir en cet instant
solennel et décisif. Je ne pus retenir ce cri, je ne pus
m'empêcher de relever la tête lorsque deux coups de feu
partirent de la tour. Le chapeau de Marcasse tomba au
premier coup, le second effleura son épaule. Il s'était
arrêté.
— Pas touché! nous cria-t-il.
Et, prenant son élan, il franchit au pas de course le
reste du pont aérien. Il pénétra dans la tour par la cre-
vasse et s'élança dans l'escalier en criant :
— A moi, mes amis! la poutre est solide.
Aussitôt cinq hommes hardis et vigoureux , qui l'ac-
compagnaient, se mirent à cheval sur la poutre en s'aidant
des mains et parvinrent un à un à l'autre extrémité.
Lorsque le premier d'entre eux pénétra dans le grenier où
était retiré Antoine de Mauprat, il le trouva aux prises
avec Marcasse, qui, tout exalté de son triomphe et ou-
bliant qu'il ne s'agissait pas de tuer iennomi, mais de le
prendre, s'était mis en devoir de le larder comme une be-
lette avec sa longue rapière. Mais le faux trappiste était
un ennemi redoutable. Il avait arraché l'épée des malus du
sergent, l'avait terrassé et l'aurait étranglé si on ne se fût
jeté sur lui par derrière. Il résista avec une force prodi-
388 M VIP HAT.
gieu.-e aux trois premiers assaillants; mais, avec l'aide des
deux autres, on réussit à le dompter. Quand il se vit pris,
il ne fit plus de résistance et se laissa lier les mains pour
descendre l'escalier, qui venait aboutir au fond d'un puits
desséché qui se trouvait au centre de la tour. Antoine
avait l'habitude d'en sortir et d'y descendre par une échelle
que lui tendait la femme du métayer, et qu'elle retirait
aussitôt après. Je me jetai a\ec transport dans les bras du
serf^^ent.
— Ce n'est riiMi. dit-il, cela ma amusé. .1 ai senti que
j'avais encore la jambe sûre et la tête froide, l'^h I eh!
vieux sergent, ajouta-t-il en regardant sa jambe, vieil
hidalgo, vieux taupeur, un ne se moquera plus tant de ton
mollet.
MAUPRAT. 389
XXIX
Si Antoine de Mauprat eiit été un homme énergique, il
aurait pu me faire un mauvais pai'ti en se disant témoin de
l'assassinat commis par moi sur la personne d'Edmée.
Comme il avait, pour se cacher, des raisons antérieures à
ce dernier crime, il eût expliqué le mystère dont il s'enve-
loppait et son silence sur l'événement de la tour Gazeau.
Je n'avais pour moi que le témoignage de Patience. Eût-il
suffi pour m'absoudre? Tant d'autres, même ceux de mes
amis, même celui d'Edmée, qui ne pouvait nier mon carac-
tère violent et les probabilités de mon crime, étaient
contre moi !
Mais Antoine, le plus insolent en paroles de tous les
coupe-jarrets, était le plus lâche en action. Il ne se vit pas
plus tôt au pouvoir de la justice, qu'il avoua tout, même
avant de saA'oir que son frère l'avait abandonné.
Il y eut de scandaleux débats, où les deux frères se
chargèrent l'un Taiiti-e dune manière infâme. Le trappiste,
toujours contenu par son hypocrisie, abandonnait froide-
ment l'assassin à son sort et se défendait de lui avoir jamais
donné le conseil de commettre le crime ; l'autre, porté au
désespoir, l'accusa des forfaits les plus horribles, de l'em-
poisonnement de ma mère et de celui de la mère d'Edmée,
qui étaient mortes l'une et l'autre de violentes inflamma-
390 M A L P l\ A T.
lions d'entrailles à des époques assez rapprochées. Jean de
Mauprat était, disait-il, très habile dans l'art de préparer
les poisons, et s'introduisait dans les maisons sous divers
déguisements pour les mêler aux aliments. Il assura que. le
jour où Edmée avait été amenée à la Roche-M;iu|irat, il
avait assemblé tous ses frères pour délibérer avec eux sur
le moyen de se débarrasser de cette héritière d'une for-
tune considérable, fortune qu'il avait travaillé à saisir par
les voies du crime, en essayant de détruire les effets du
mariage du chevalier Hubert. Ma mère avait payé de sa
vie l'affection qui avait porté ce dernier à vouloir adopter
l'enfant de son frère. Tous les Mauprat voulaient qu'on se
débarrassât d'Edmée et de mcii du même coup, et Jean
apprêtait le poison lorsque la maréchaussée vint faire di-
version à cet affreux dessein en attaquant le donjon. Jean
repoussa ces accusations avec horreur, disant humblement
qu'il avait commis bien assez de péchés mortels dans la
débauche et l'irréligion, sans qu'on lui imputât encore
ceux-là. Comme ils étaient difficiles à admettre, sans exa-
men, de la bouche d'Antoine; que cet examen était à peu
près impossible, et que le clergé était trop puissant et trop
intéressé à empêcher ce scandale pour le permettre. Jean
de Maupral fut déchargé de l'accusation de complicité et
seulement renvoyé à la Trappe, avec défense de l'arche-
vêque de remettre les pieds dans le diocèse et invitation à
ses supérieurs de ne le laisser jamais sortir de son couvent.
Il y mourut peu d'années après, dans les transes d'un
repentir exalté, qui avait même le caractère de l'aliéna-
tion. Il est vraisemblable qu'à force de feindre le remords,
.'ifin d'arriver à une sorte de réhabilitation sociale, il avait
fini, après avoir échoué dans ses projets, par ressentir, au
sein des austérités et des châtiments terribles de son ordre,
les frayeurs et les angoisses d'iiiie mauvaise conscience et
MAUPRAT. 391
d'un tardif repentir. La peur de l'enfer est la seule foi des
âmes viles.
Je ne fus pas plus tôt acquitté, réhabilité et élargi, que
je courus auprès d'Edmée ; j'arrivai pour assister aux der-
niers moments de mon grand-oncle. Il recouvra, vers sa
fin, non la mémoire des événements, mais celle du cœur.
Il me reconnut, me pressa sur sa poitrine, me bénit en
même temps qu Edmée, et mit ma main dans celle de sa
fille. Après que nous eûmes rendu les derniers devoirs à
cet excellent et noble parent, dont la perte nous fut aussi
douloureuse que si nous ne l'eussions pas prévue et atten-
due depuis longtemps, nous quittâmes pour quelque temps
le pays, afin de n'êti-e pas témoins de l'exécution d'An-
toine, qui fut condamné au supplice de la roue. Les deux
faux témoins qui m'avaient chargé furent fouettés, flétris,
et chassés du l'essort du présidial. M"*^ Leblanc, que l'on
ne pouvait accuser précisément de faux témoignage, car
elle n'avait guère procédé que par induction, se déroba au
mécontentement public et alla vivre dans une autre pro-
vince avec assez de luxe pour faire penser qu'elle avait
reçu des sommes considérables pour me perdre.
Nous ne voulûmes pas nous séparer, même momenta-
nément, de nos excellents amis, de mes seuls défenseurs,
Marcasse, Patience, Arthur et l'abbé Aubert. Nous mon-
tâmes tous dans la même voiture de voyage : les deux
premiers, habitués au grantl air, occupèrent volontaire-
ment le siège extérieur; nous les traitâmes sur le pied de la
plus parfaite égalité. Jamais, dès lors, ils n'eurent d'autre
table que la nôtre. Quelques personnes eurent le mauvais
goût de s'en étonner; nous laissâmes dire. Il est des cir-
constances qui effacent radicalement toutes les distances
imaginaires ou réelles du rang et de l'éducation.
Nous visitâmes la Suisse. Arthur jugeait ce voyage
392 MALPRAT.
nécessaii'e au rétablissement complet d'Edmée; les soins
tendres et ingénieux de cet ami dévoue, le bonheur dont
notre affection chercha à entourer Edmce, ne conlribuè-
rent pas moins que le beau spectacle des montagnes à
chasser sa mélancolie et à effacer le souvenir des orages
que nous venions de traverser. La Suisse produisit sur le
cerveau poétique de Patience un effet magique. Il entrait
souvent dans une telle exaltation, que nous en étions à la
fois ravis et effrayés. Il fut tenté de se conslruiic un chalet
au fond de quelque vallée et d'y passer le reste de ses
jours dans la contemplation de la nature; mais sa ten-
dresse pour nous le lit renoncer à ce projet. Marcasse dé-
clara par la suite que, malgré tout le plaisir qu'il avait
goûté dans notre compagnie, il regardait ce voyage
comme le temps le plus funeste de sa vie. A l'auberge de
Martigny , lors de notre retour, Blaireau, dont l'âge
avancé rendait les digestions pénibles, mourut victime du
trop bon accueil qu'il reçut à la cuisine. Le sergent ne dit
pas un mot, le contempla quelque temps d un air sombre
et alla l'enterrer dans le jardin sous le plus beau rosier; il
ne parla de sa douleur que plus d'un an après.
Pendant ce voyage, Edmée fut j)our moi un ange de
bonté et de sollicitude; s'abandonnant désormais à toutes
les inspirations de son cœur, n'ayant plus aucune méliance
contre moi, ou se disant que j'avais été assez malheureux
[Kiui- mériter ce dédonmiagement, elle me conlirnia nulle
fois les célestes assurances d'amour qu elle avait données
en public lorsqu'elle avait élevé la voix pour [)r<iclanier mon
innocence. Quelques réticences qui m'avaient iiapj)c «lans
sa déposition, et le souvenir des paroles accusatrices qui
lui étaient échappées lorsque Patience l'avait trouvée as-
sassinée, me laissèrent, je l'avoue, une assez longue souf-
franci*. .le pensai, avec raison peut-être, (pi Ivlnue avait
MAUPRAT. 393
fait un grand effort pour croire à mon innocence avant les
révélations de Patience. Mais elle s'expliqua toujours avec
beaucoup de délicatesse et un peu de réserve à cet égard.
Cependant, un jour, elle ferma la plaie en me disant avec
sa brusquerie charmante :
— Et si je t'ai aimé assez pour t'absoudre dans mon
cœur et pour te défendre devant les hommes au prix d'un
mensonge, qu'as-tu à dire?
Ce qui ne m'importait pas moins, c'était de savoir à
quoi m'en tenir sur l'amour qu'elle prétendait avoir eu
pour moi dès les premiers jours de notre liaison. Ici elle
se troubla un peu, comme si, dans son invincible fierté, elle
eût regretté la jalouse possession de son secret. Ce fut
l'abbé qui se chargea de me faire sa confession et de m'as-
surer que dans ce temps il avait bien souvent grondé Ed-
mée de son penchant pour Yenfant sauvage. Comme je lui
objectais l'entretien confidentiel que j'avais surpris un soir
dans le parc entre Edmée et lui, et que je lui rapportais
avec la grande exactitude de mémoire que je possède, il
me répondit ;
— Si vous nous eussiez suivis un peu sous les arbres,
vous eussiez entendu, ce soir-là même, une querelle qui
vous eût bien rassuré, et qui vous eût expliqué comment,
d'antipathique (je dirai presque d'odieux) que vous m'é-
tiez, vous me devîntes supportable d'abord, et peu à peu
cher au plus haut degré.
— ■ Racontez-le-moi, m"écriai-je; d'où vint ce miracle?
— D'un mot, répondit-il : Edmée vous aimait. Quand
elle me l'eut avoué, elle couvrit son visage de ses deux
mains et resta un instant comme accablée de honte et de
chagrin; puis, tout à coup, relevant la tête :
« — Eh bien, oui, s'écria-t-elle , eh bien, oui, je
l'aime! puisque vous voulez le savoir absolument. J'en
50
394 MALPllAT.
suis éprise, comme vous dites. Ce nesl pas ma faute,
pourquoi en rougirais-je? Je n'y puis rien; cela est venu
fatalement. Je n'ai jamais aimé M. de La Marche; je n'ai
que de l'amitié pour lui. Et pour Bernard, c'est un autre
sentiment, un sentiment si fort, si mobile, si rempli d'agi-
tations, de haine, de peur, de pitié, de colère et de ten-
dresse, que je n'y comprends rien, et que je n'essaye plus
d'y rien comprendre.
« — 0 femme! femme! ni"écriai-je consterné en joi-
gnant les mains, tu es un abîme, un mystère, et celui qui
croit te connaître est trois fois insensé.
(, — Tant qu'il vous plaira, l'abbé, reprit-elle avec une
résolution pleine de dépit et de trouble, cela m'est bien
égal. Je me suis dit à moi-même, à cet égard, plus que
vous n'avez dit à toutes vos ouailles dans tout le cours de
votre vie. Je sais que Bernard est un ours, un blaireau,
comme dit M"" Leblanc; un sauvage, un rustre, quoi en-
core? Il n'est rien de plus hérissé, de plus épineux, de plus
sournois, de plus méchant que Bernard ; c'est une brute
qui sait à peine signer son nom; c'est un homme grossier,
qui croit me dompter comme une haquenée des Varennes.
Il se trompe beaucoup; je mourrai plutôt que de lui ap-
partenir jamais, à moins que, pour m'épouser. il ne se
civilise, .\ulant vaudrait compter sur un miracle: je l'es-
save sans l'espérer. Mais qu'il me force à me tuer ou à me
faire religieuse, qu'il reste lil quil est ou qui! devienne
pire, il n'en sera pas moins vrai que je l'aime. Mon cher
abbé, vous savez qu'il doit m'en coûter de faire cet aveu,
et vous ne devez pas, lorsque mon amitié se fait pénitente
à vos pieds et dans votre sein, m'humilicr par vos excla-
mations et vos exorcismes! Réiléchissez maintenant; exa-
minez, discutez, décidez! Voilà le mal, je l'aime! \'oici les
svin|ilomes : j»' ne ])ense qu à lui, je ne vois cpie lui, et je
MAUPRAT. 395
n'ai pas pu dîner aujourd'hui parce qu'il n'était pas rentré.
Je le trouve plus beau qu'aucun homme qui existe. Quand
il me dit qu'il m'aime, je vois, je sens que c'est vrai, cela
me choque et me charme en même temps. M. de La
Marche me paraît fade et guindé depuis que je connais
Bernard. Bernard seul me semble aussi fier, aussi colère,
aussi hardi que moi et aussi faible que moi; car il pleure
comme un enfant quand je l'irrite, et voilà que je pleure
aussi en songeant à lui. »
— Cher abbé! m'écriai-je en me jetant à son cou, que
je vous embrasse jusqu'à vous étouffer, pour vous être
souvenu de tout cela.
— L'abbé brode, dit Edmée avec malice.
— Eh quoi ! lui dis-je en serrant ses mains à les briser,
vous m'avez fait souffrir sept ans, et, aujourd'hui, vous
avez regret à trois paroles qui me consolent.
— N'aie pas regret au passé, me dit-elle; va, nous
eussions été perdus si, tel que tu étais dans ce temps-là,
je n'avais pas eu de la raison et de la force pour nous deux.
Où en serions-nous aujourd'hui, grand Dieu ! Tu aurais
bien autrement souffert de mes duretés et de mon orgueil;
car tu m'aurais offensée dès le premier jour de notre union,
et je t'aurais puni en t'abandonnant, ou en me donnant la
mort, ou en te tuant toi-même ; car on tue dans notre
famille, c'est une habitude d'enfance. Ce qu'il y a de cer-
tain, c'est que tu aurais fait un détestable mari; tu m'au-
rais fait rougir par ton ignorance, tu aurais voulu m'oppri-
mer, et nous nous serions brisés l'un contre l'autre; cela
eût fait le désespoir de mon père, et, tu le sais, mon père
passait avant tout ! .1 aurais peut-être risqué mon propre
sort très légèrement si j'avais été seule au monde, car j'ai
de la témérité dans le caractère ; mais mon père devait
être heureux, calme et respecté ; il m'avait élevée dans le
390 M A L P R A T.
bonheur, clans l'indépendance. Je n'aurais jamais pu me
réconcilier avec moi-même, si j'avais privé sa vieillesse des
biens qu'il a^-ait répandus sur toute ma vie. Ne crois pas
que je sois vertueuse et grande, comme l'abbé le prétend;
j'aime, voilà tout, mais j'aime avec force, avec exclusion,
avec persévérance. Je t'ai sacrifié à mon père, mon pauvre
Bernard ! et le ciel, qui nous eût maudits si j'eusse sacrifié
mon père, nous récompense aujourd'hui en nous donnant
éprouvés et invincibles l'un à l'autre. A mesure que tu as
g:randi à mes yeux, j'ai senti que je pouvais attendre,
parce que j'avais à t'aimer longtemps, et que je ne crai-
gnais pas de voir évanouir ma passion avant de l'avoir
satisfaite, comme font les passions dans les âmes faibles.
Nous étions deux caractères d'exception, il nous fallait des
amours héro'iques ; les choses ordinaires nous eussent ren-
dus méchants l'un et l'autre.
MAUPRAT. 397
XXX
Nous revînmes à Sainte-Sévère à l'expiration du deuil
d'Edmée, époque fixée pour notre mariage. Lorsque nous
avions quitté cette province où nous avions éprouvé l'un
et l'autre de si profonds dégoûts et de si grands malheurs,
nous nous étions imaginé que nous ne sentirions jamais le
besoin d'y revenir; et pourtant telle est la force des sou-
venirs de l'enfance et le lien des habitudes domestiques,
qu'au sein d'un pays enchanteur, et qui ne nous rappelait
aucune amertume, nous avions vite regretté notre Varenne
triste et sauvage, et soupiré après les vieux chênes de notre
parc. Nous y rentrâmes avec une joie profonde et respec-
tueuse. Le premier soin d'Edmée fut de cueillir les belles
fleurs du jardin et d'aller les déposer à genoux sur la tombe
de son père. Nous baisâmes cette terre sacrée et nous y
fîmes le serment de travailler sans cesse à laisser un nom
respectable et vénéré comme le sien. Il avait souvent porté
cette ambition jusqu'à la faiblesse, mais c'était une fai-
blesse noble et une sainte vanité.
Notre mariage fut célébré dans la chapelle du village,
et la noce se fit en famille; aucun autre qu'Arthur, l'abbé,
Marcasse et Patience ne s'assit à notre baucpict modeste.
Qu'avions- nous besoin de spectateurs étrangers à notre
bonheur? Ils eussent peut-être cru nous faire une grâce en
venant couvrir de leur importance les taches de notre fa-
398 MAL P RAT.
mille. Nous étions assez pour être heureux et joyeux entre
nous. Nos cœurs avaient autant d'amitiés qu'ils en pou-
vaient contenir. Nous étions trop fiers pour solliciter celle
de personne, trop contents les uns des autres pour aspirer
à quelque chose de mieux. Patience retourna à sa cabane,
et, refusant toujours de rien changer à sa vie sobre et
retirée, reprit à certains jours de la semaine ses fonctions
de grand juge et de trésorier. Marcasse resta près de moi
jusqu'à sa mort, qui arriva vers la fin de la révolution fran-
çaise ; j'espère m'èlre acquitté de mon mieux envers lui
par une amitié sans restriction et une intimité sans nuages.
Arthur, qui nous avait sacrifié une année de son exi.s-
tence, ne j)ut se résoudre à abjurer l'amour de .sa patrie et
le désir de contribuer à |son élévation en lui apportant le
tribut de ses connaissances et le résultat de ses travaux;
il repartit pour Philadelphie, où j'allai le voir après mon
veuvage.
Je ne vous raconterai pas le bonheur que je goûtai
avec ma noble et généreuse femme ; de telles années ne
se racontent pas. On ne saurait se décider à vivre après les
avoir perdues, si on ne faisait tous ses efforts pour ne pas
trop se les rappeler. Elle me donna six enfants, dont
quatre vivent encore et sont avantageusement et sagement
établis. Je me flatte qu'ils achèveront d'effacer la mémoire
déplorable de leurs ancêtres. J'ai vécu pour eux, par l'or-
dre d'Edmée à son lit do mort. Permettez-moi de ne vous
point parler autrement de cette perte que j'ai faite il y a
seulement dix ans ; elle m'est aussi sensible qu'au premier
jour, et je ne cherche point à m'en consoler, mais à me
rendre digne de rejoindre dans un monde meilleur, après
avoir accompli mon temps d'épreuve, la sainte compagne
de ma vie. Elle fut la seule femme que j'aimai ; jamais
aucune autre n'attira mon ret^ard et ne connut l'étreinte de
MAUPRAT. 399
ma main. Je suis ainsi fait; ce que j'aime, je l'aime éter-
nellement, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir.
Les orages de la Révolution ne détruisirent point notre
existence, et les passions qu'elle souleva ne troublèrent pas
l'union de notre intérieur. Nous fîmes de grand cœur, et
en les considérant comme de justes sacrifices, l'abandon
d'une grande partie de nos biens aux lois de la République.
L'abbé, effrayé du sang versé, renia parfois sa religion po-
litique, quand les nécessités du temps dépassèrent la force
de son âme. Il fut le girondin de la famille.
Edmée eut plus de courage sans avoir moins de sensi-
bilité ; femme et compatissante, elle souffrit profondément
des misères de tous les partis, elle pleura tous les malheurs
de son siècle, mais elle n'en méconnut jamais la grandeur
saintement fanatique. Elle resta fidèle à ses théories d'éga-
lité absolue. Au temps où les actes de la Montagne irri-
taient et désespéraient l'abbé, elle lui fit généreusement le
sacrifice de ses élans patriotiques et eut la délicatesse de
ne jamais prononcer devant lui certains noms qui le fai-
saient frémir, et qu'elle vénérait avec une sorte de persua-
sion que je n'ai jamais A'ue chez aucune femme.
Pour moi, je puis dire que mon éducation fut faite par
elle; pendant tout le cours de ma vie, je m'abandonnai en-
tièrement à sa raison et à sa droiture. Quand le désir de
jouer un rôle populaire vint tenter mon enthousiasme,
elle m'arrêta, en me représentant que mon nom i)aralyse-
rait toute mon influence sur une classe qui se méfierait de
moi et qui me croirait désireux de m'appuyer sur elle pour
réhabiliter mon patriciat. Quand l'ennemi fut aux portes
de la France, elle m'envoya servir en qualité de volon-
taire ; quand la carrière militaire devint un moyen d'ambi-
tion et que la Républi([ue fut anéantie, elle me rappela et
mo dit :
400 MAL P RAT.
— Tu ne me quitteras plus.
Patience joua un grand rôle clans la Révolution. Il fut
nommé à l'unanimité juge de son district. Son intégrité,
son impartialité entre le château et la chaumière, sa fer-
meté et sa sagesse, ont laissé des souvenirs inelTaçables
dans la Varenne.
J'eus l'occasion, à la guerre, de sauver les jours de
M. de La Marche et de l'aider à passer en pays étranger.
Voilà, je crois, dit le vieux Mauprat , tous les événe-
ments de ma vie où Edmée joue un rô\o. Le reste ne vaut
pas la peine d'être raconté. S'il y a quelque chose de bon
et d'utile dans ce récit, profitez-en, jeunes gens. Souhaitez
d'a\oir un conseiller franc, un ami sévère; et aimez, non
pas celui qui vous flatte, mais celui qui vous corrige. Ne
croyez pas trop à la phrénologie; car j'ai la bosse du meur-
tre très développée, et, comme disait Edmée dans ses jours
de gaieté mélancolique, on lue de naissance dans notre fa-
mille. Ne croyez pas à la fatalité, ou du moins n'exhortez
personne à s'y abandonner. Voilà la morale de mon histoire.
Ainsi disant, le vieux Bernard nous donna un bon sou-
per et nous parla encore, sans confusion et sans fatigue,
pendant une partie de la soirée. Nous l'avions prié de dé-
velopper un peu plus ce qu'il appelait la moralité de son
histoire : il s'éleva alors à des considérations générales
dont le bon sens et la netteté nous frappèrent.
Je vous parlais de la phrénologie, nous dit-il, m m pas
pour faire la critique d'un système qui a son bon coté en
ce qu'il tend à compléter la série d'observations physiolo-
giques qui a pour but la connaissance dt- l'iionime. Je me
MAUPRAT. 401
suis servi du mot phrénologîe parce que la seule fatalité à
laquelle on croie de nos jours, c'est celle que nos instincts
nous créent à nous-mêmes. Je ne pense pas que la phréno-
logie soit plus fataliste qu'aucun système de ce genre, et
Lavater, accusé de fatalisme aussi dans son temps, était
l'homme le plus chrétien que l'Evangile ait jamais formé.
Ne croyez à aucune fatalité absolue et nécessaire, mes
enfants, et cependant admettez une part d'entraînement
dans nos instincts, dans nos facultés, dans les impressions
qui ont entouré notre berceau, dans les premiers specta-
cles qui ont frappé notre enfance ; en un mot, dans tout ce
monde extérieur qui a présidé au développement de notre
âme. Admettez que nous ne sommes pas toujours absolu-
ment libres de choisir entre le bien et le mal, si vous voulez
être indulgents pour les coupables, c'est-à-dire justes comme
le ciel; car il y a beaucoup de miséricordes dans les juge-
ments de Dieu, autrement sa justice serait incomplète.
Ce que je vous dis là n'est peut-être pas très ortho-
doxe; mais c'est chrétien, je vous en réponds, parce que
c'est vrai. L'homme ne naît pas méchant; il ne naît pas
bon non plus, comme l'entend Jean-Jacques Rousseau, le
vieux maître de ma chère Edmée. L'homme naît avec plus
ou moins de passions, avec plus ou moins de vigueur pour
les satisfaire, avec plus ou moins d'aptitude pour en tirer
un bon ou un mauvais parti dans la société. Mais l'éduca-
tion peut et doit trouver remède à tout ; là est le grand
problème à résoudre, c'est de trouver l'éducation qui con-
vient à chaque être en particulier. L'éducation générale et
en commun semble nécessaire, s'ensuit-il qu'elle doive être
la même pour tous? Je crois bien que, si l'on m'eût mis au
collège à dix ans, j'eusse été sociable de meilleure heure;
mais eût-on su corriger mes violents appétits et m'ensei-
gner à les vaincre comme Edmée l'a fait? J'en doute. Tout
51
402 MALPRAT.
le monde a besoin d'être aimé pour valoir quelque chose ;
mais il faut qu'on le soit de différentes manières : celui-ci
avec une indulgence infatigable, celui-là avec une sévérité
soutenue. En attendant qu'on ait résolu le problème d'une
éducation commune à tous, et cependant appropriée à
chacun, attachez-vous à vous corriger les uns les autres.
Vous me demandez comment? Ma réponse sera courte:
en vous aimant beaucoup les uns les autres. — C'est ainsi
que, les mœurs agissant sur les lois, vous en viendrez à
supprimer la plus odieuse et la plus impie de toutes, la loi
du talion, la peine de mort qui n'est autre chose que la
consécration du j)rincipe de la fatalité, puisqu'elle suppose
le coupable incorrigible et le ciel implacable.
FIN.
TABLE
AUPRAT
Pages
Notice 1
dédicace ^
... Je me cramponnais avec fraijeur à la croupière du
cheval ou à l'habit de mon grand-père... — Dossin de .T. Le
Blaxt, gravure de H. Toussaint Ifi
— Vous êtes un misérable! dil Edmée en me repoussant
de sa cravache... — Dessin de J. Le Bi.ant, gravure de
H. Toussaint 72
... Mon oncle Laurent, mortellement blessé, venait expi-
rer sous nos yeux... — Dessin de J. Le Blant, gravure de
H. Toussaint 89
... Je pris Edmée dans mes bras et la portai à l'autre
bord du ruisseau... — Dessin de J. Le Blant, gravui'c de
IL Toussaint 119
... Je couvrais de mes lèvres la blessure ([ue j'avais faite
à Edmée... — Dessin de J. Li: Blant, gravure de IL Tous-
saint ISl
401 TABLI'.
Pages.
... Edmèe me passa l'anneau au doicfl, en adressant
quelques reproches à l'ahhé... — Dessin de J. Lf. Blant,
gravure de II. Touî^saint 1"8
... Jean Maupral élail debout auprès du III... — De:î«in
de J. Le Bla>t, gravure de II. Toussaint 257
... Edmée avait reconnu Jean ^[aupral sous le capuchon
du moine... — Dessin de J. Le Blant, gravure de II. Tous-
saint 200
... Edmée était étendue par terre, baignant dans son
sang... — Dessin de .T. Le Bi.ant. gravure do II. Toussaint. .T1 i
. . Pendant que Marcasse accomplissait son pèrilleu.T
trajet, deux coups de feu partirent de la tour... — Dessin
de J. Le Blant, gravure de II. Toussaint 387
FIN n E LA T A n I. E.
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T.u IlniiiuM de In Mumie. 1 vol.
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