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Full text of "Le Capitaine Kild"

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LES BOIS-BRULES 



LE 



CAPITAINE KILD 



PAU 



GUSTAVE AIMAKD 



■i ■ i— i» 1 1 ,i 



DEUXIÈME EDITION 



V W 




PARIS 

E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEOR 

PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE d'oRLEANJ 



1876 

Tons droits réservés 



Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France 



LES BOIS-BRULES 



LE CAPITAINE KILD 



OUVRAGES DE GUSTAVE AIMARD 



PUBLIÉS PAR LA MÊME LIBIUIRIB 



La Foret vierge ♦ I. Fanny Dayton, V édîL . . 

IL Le Désert, 3* édit. . . . 

III. Le Vautour- Fauve, 3* édit. 
Aventures de Michel Hartmann. T. Les Marquards, 3' édit* . 

II. Le Chien noir, 3* édit. , . 
Çardenlo. Scènes et récits du Nouveau 

Monde* . • , 

Les Scalpeurs blancs. ...... I. L'Énigme. ....... 

II. Le Sacripant , • 

La Belle-nivJère v I. Le Fort Duqucsne. . , . 

1 II. Le Serpent de Satin. . . 
Les Bols brûles I. Le Voïadero. 

II. Le Capitaine Kild, . . . 
III. Le Saut de l'Élan. . . . 



roi. 



SOUS PRESSE 



Le Chasseur de nats. ...... I. L'CEH-Gris 

H. Le Mulâtre 

Les Vauriens du Pont-ZVeuf. . . I. Le Capitaine d'aventure. . 

II. La vie d'estoc et detaiKe. 

* III. Diane de Saint-Hyrem. . 

Les note de l'Océan I. L'OIounais 

II. Veot^n-Paone. ..... l 

Récit* d'Europe et d'Amérique 1 



vol. 



F. Àureau -*- Imp. de Lagnv 



LES BOIS-BRULES 



LE CAPITAINE KILD 



OU DONA ROSARIO COMMENCE A ESPERER 



Le capitaine s'avança vivement vers le chasseur, - et 
lui tendant la main ; 

— C'est vous I lui dit-il; soyez le bienvenu, 

— Merci, répondit Ramirez en tordant une cigarette 
sans paraître remarquer la main que le capitaine lui 
tendait ; quand partons-nous ? 

— Tout de suite ! tout de suite ! s'écria Kild d'une 
voix fébrile. 

L'ordre du départ fut donné ; bientôt la plus grande 
animation régna dans le camp; chacun était heureux de 
s'éloigner de cette contrée désolée. 



LES BOIS-BRULÉS 



Deux heures plus tard la caravane était en marche ; 
Benito Ramirez allait en avant en éclaireur. Dona 
Rosario se trouvait dans un palanquin porté par deux 
mules; les autres femmes et les enfants, étaient enr 
tassés, tant bien que mal, dans un énorme wagon recou- 
vert d'une toile goudronnée. 

Les hommes, derrière le capitaine, s'avançaient le 
fusil sur l'épaule, à droite et h gauche des bagages, 
l'oreille tendue, et l'œil au guet. 

La caravane marcha, depuis sept heures du matin 
jusqu'à midi, sans qu'il survînt aucun événement digne 
d'être rapporté. Les wagons n'avançaient qu'avec une 
lenteur extrême; les chemins étaient dans un état épou- 
vantable ; ou plutôt, il n'existait pas de chemins, et les 
voyageurs étaient obligés de s'ouvrir un passage à coup 
de hache et de bowie-kniff. 

A midi, on s'arrêta pour faire reposer les animaux 
et déjeuner. Pendant les cinq heures de marche de 
cette matinée à peine avaitrpn fait trois lieues. 

L'endroit choisi pour la halte était une clairière 
assez vaste, située au milieu d'une forêt die pins et de 
cèdres, et traversée par un ruisseau torrentueux, dont 
les rives, sajif à un seul endroit, étaient très-escarpées. 

Une tente fut dressée en toute hâte, un peu à l'écart, 
ppur dpna Rosario. 

Les femmes, ou plutôt les jeunes filles faisant par- 
tie de la troupe (lu capitaine, et dont aucune ne voya- 
geait volontairement, bien que libres en apparence, 
ttaient cependant assujetties à une surveillance active; 



lE QAPÎTAINE Kîhp 



a peine si elles pouvaient causer entre elles ; il leur 
était expressément défendu de se mêler aux hommes 
et d'avoir le moindre rapport avec eux. 

Cette sévérité était poussée si loin, qu'elles ne pou- 
vaient même pas leur adresser la parole. Quand elles 
avaient absolument bespin de quelque chose, elles de- 
vaient le demander directement au capitaine, ou, s'il 
n'était pas au camp, à son lieutenant Bluedewil. 

Cependant, parmi ces jeunes filles, il y en avait une, 

* 

dont nous avons parlé déjà, qui par la gentillesse de 
son caractère, sa gaieté et l'insouciance qu'elle affec- 
tait, était parvenue à se faire bien venir de tout le 
monde, et à conquérir les bonnes grâces de ses surveil- 
lants ; ceux>ci lui accordaient une liberté entière, liberté 
à la vérité ne dépassant pas les limites du camp, mais 
dont cependant, la pauvre enfant ne laissait pas que 
d'être heureuse. 

Cette ieune fille avait dix-huit ans environ: elle était 
grande, bien faite ; ses traits étaient beaux, sa physio- 
nomie intelligente et toujours éclairée par une expres- 
sion de douce gaieté qui la rendait extrêmement sym- 
pathique et faisait plaisir à voir. Ses grands yeux bleus 
pétillaient de malice ; ses cheveux d'un blond cendré 
tombaient en longues tresses, à la mode mexicaine, 
presque sur ses talons. Elle se nommait Harriett Dum- 
bar et était d'origine irlandaise, des environs de 
Dublin; son père et sa mère, pauvres fermiers qui, dans 

* 

leur pays mangeaient plus de kacs d'avoine que de 
pain de froment, avaient, scion l'habitude prise depuis 



4 LES BOlS-BRULÉS 



vingt ans déjà par leurs compatriotes, émigré en Amé- 
rique dans le but d'améliorer leur position, si misé- 
rable en Irlande. 

A peine débarqués à New-York, les pauvres gens, 
dont la santé était depuis longtemps ruinée par la 
misère, étaient tombés malades; privés de tous se- 
cours dans ce pays où complètement étrangers ils ne 
connaissaient encore personne ; au bout d'un mois, ils 
étaient morts, à deux jours d'intervalle , soi-disant du 
typhus, mais en réalité de faim, ne laissant même pas 
de quoi se faire enterrer, et abandonnant seule et sans 
ressources leur fille sur cette terre inhospitalière. 

Trois ou quatre jours après la mort de ses parents, 
Hariett Dumbar fut enlevée vers huit heures du soir 
au milieu de Broodway, la promenade la plus belle 
et la plus fréquentée de New- York, au moment où la 
pauvre enfant allait vendre l'alliance de sa mère pour 
s'acheter un morceau de pain. 

La jeune fille fut d'abord très-effrayée de son enlève- 
ment ; elle se croyait au pouvoir de voleurs et d'assas- 
sins ; les pensées les plus sombres traversèrent son cer- 
veau; elle versa d'abondantes larmes. 

Cependant ses ravisseurs se conduisirent avec elle 
beaucoup mieux' qu'elle n'aurait osé l'espérer; ils 
lui témoignaient même certains égards et la traitaient 
avec beaucoup de respect. 

Elle fut emmenée hors de la ville et conduite dans 
une maison bâtie entre deux jardina, dont les murs 
d'enceinte étaient si élevés, que du dehors, il était 



LE CAPITAINE KILD 



presque impossible de l'apercevoir. Dans cette maison, 
HarriettDum bar fut reçue par. deux dames d'un cer- 
tain âge et à l'air affable, qui l'embrassèrent, lui firent 
raconter son histoire, pleurèrent avec elle la mort de 
ses parents, et enfin s'emparèrent si bien de son esprit, 
qu'en moins de deux heures, la jeune fille se prit à les 
aimer de toutes ses forces. 

Dans cette maison, se trouvaient déjà cinq ou six 
jeunes filles du même âge qu'elle ; toutes étaient vêtues, 
sinon avec luxe, du moins avec convenance, et parfai- 
tement traitées; la nouvelle pensionnaire de cette 
étrange demeure, fut mise au même régime que ses 
compagnes. 

Quinze jours s'écoulèrent. 

La vie qu'elle menait dans cette maison semblait 
douce à la pauvre enfant qui, bien que très-jeune en- 
core, avait déjà été éprouvée par de si grandes misères. 
Mais tout a une fin en ce monde, le bien comme le 
mal. 

Un soir, à la tombée de la nuit, trois voitures fermées 
et attelées chacune de .quatre chevaux entrèrent dans 
la cour de la maison . 

Sans donner le temps aux jeunes filles de se recon- 
naître, ni leur fournir aucun éclaircissement sur le 
sort qui les attendait, ni l'endroit où on les conduisait, 
on leur fit rassembler et mettre en paquet les quelques 
nippes qui leur avaient été fournies. Les deux vieilles 
darnes les embrassèrent les larmes aux yeux et les 
poussèrent doucement dans les voitures, dont les por- 



B LES BOIS-BRULES 



tières furent fermées à clé à ^extérieur, et qui partirent 
immédiatement ventre à terre. 

Oette fois le vôyàgedura onze joiifs; on iie s'arrêtait 
que rarement, et pendant un temps très-court, pour 
changer de chevaux ou faire quelques réparations in- 
dispensables. Les haltes âvàieïit toujours ïièu dans 
des hameaux situés hors de là foute et peu fré- 
quentés. 

Le onzième jour au soir, les voitures arrivèrent enfin 
à leur destination. 

On fit descendre les voyageuses, dont le premier soin 
fut de jeter autour d'elles un regard curieux et investi- 
gateur. Mais leur désappointement fut grand. - 

Elles se trouvaient sur la lisière d'une forêt, à quel- 
ques pas d'Un campement dé chasseurs et trappeurs 
des prairies, ou du moins de gens qui par leurs allu- 
res et leurs costumes paraissaient appartenir à cette 
classe d'hommes. 

Ainsi qu'elles ne tardèrent pas à l'apprendre, elles 
étaient au pouvoir du capitaine Kild. Celui-ci les 
compta, les examina minutieusement, en grommelant 
entre ses dents, selon son habitude, et en hocb ant la tête ; 
puis il les fit conduire par un de ses hommes à un en- 
droit où elles rencontrèrent d'autres jeunes filles à peu 
près de leur âge, qui pour la plupart semblaient eii 
proie à la plus vive douleur. 

Le lendemain, le capitaine Kild leva son camp et 
s'enfonça dans la forêt, se dirigeant vers les grands 
déserts de l'ouest. 



LÉ CÀPifÀlNÈ klLt) 



Bien entendu il avait ômtneiîé avec lui les pauvres 

+ 

prisonnières. 

Le premier moment de tristesse passé, HarriettDurti- 
barprit résolument ie dessus sur son chagrin, et, fc- 
connaissant rimpôssibilité d'éfchapper à la captivité qui 
l'attendait, elle s'y soumit, nous ne dirons pas avec 
joie, ce serait aller beaucoup trop loin,- mais du moins 
avec toute la résignation désirable. 

Peu à peu, le sourire revint sur ses lèvres, et, comme 
son caractère la portait toujours à chercher le bon côté 
des événements, elle ne tarda pas à se trouver compa- 
rativement heurelisè. 

Telle était l'histoire simple et touchante de cette 
jeune fille, pour laquelle, depuis sa naissance* la so- 
ciété s'était montrée marâtre; et qui cependant, loin de 
se plaindre et de la prendre en hâihe, était testée telle 
que Dieu l'avait créée douce et affectueuse pour tous, 
et prête, si l'occasion s'en offrait, à venir ëh aide à celles 
ou à ceux qui n'avaient paé le courage de résister à 
l'infortune. 

Aussi, comme nous l'avons dit, Harriett Dumbar de- 
vînt-elle, au bout de quelques jours, l'oiseau chanteur 
de la troupe, et fut-elle aimée de chacun, Le capitaine 
Kild et le farouche Blûe-Dewil eux-mêmes semblaient 
s'intéresser à elle, et patfois souriaient en écoutant ses 
naïves chansons. 

La jeune fille s'était prise d'une véritable affection 
pour dona Rosafio, que toujours elle voyait si triste et 
si pâle, Doha Rosario fût touchée des attentions déli- 



8 LES BOIS-BKTJLÉS 



cate& de fet jeune fille et de la douce et discrète sympa- 
thie qu'eHôlui témoignait chaque fois qu'elle en trouvait 
l'occasion. * 

Ce fut un grand soulagement pour elle, au milieu des 
gens farouches qui l'entouraient, de rencontrer un 
cœur tendre et une âme aimante ; elle répondit aux 
avances de la jeune fille. Bientôt la glace fut rompue, 
elles devinrent inséparables. 

Le capitaine Kild vit cette liaison avec plaisir; au 
lieu de chercher à l'entraver, il la favorisa au contraire 
le plus qu'il lui fut possible, La morne tristesse de sa 
prisonnière l'inquiétait; il espéra que le caractère en- 
joué de l'Irlandaise exercerait une influence puissante 
sur l'esprit de dona Rosario et une réaction salutaire 
dans ses pensées. 

C'était Harriett Dumbar qui, de son autorité privée, 
s'était chargée de rendre à sa nouvelle amie ces mille 
petits services indispensables à une femme d'un certain 
monde, et qu'elle ne peut accepter que d'une personne 
de son sexe. 

Lorsque, ce qui arrivait souvent, la jeune fille dînait 
ou déjeunait seule, Harriett Dumbar dressait la table, 
recevait les plats des mains du domestique, desservait, 
puis les jeunes filles mangeaient de compagnie. Ces 
repas étaient toujours égayés par le charmant babil de 
la fillette, qui s'appliquait surtout à chasser de l'esprit 
de son amie l'humeur noire qui l'obscurcissait. Il n'est 
pas besoin d'ajouter que, entre ces deux enfants, et 
nous disons enfants avec intention, car elles comptaient 



LE CAPITAINE KILD Q 



à peine trente-deux ans à elles deux ; il n'est pas besoin 
d'ajouter que leur confiance était entière- Tune pour 
l'autre et qu'il n'existait pas de secret entre elles. 

Dès que la caravane eut fait halte dans la clairière, 
Harriett s'empressa de tout mettre en ordre et de tout 
préparer pour le repas de son amie, que, du reste, elle 
ne quittait presque jamais ; bientôt les deux jeunes 
filles grignotèrent leur déjeuner, tout en causant à 
voix basse. 

Les wagons étaient à peine arrêtés, que Benito Ra- 
mirez prit son fusil. 

— Nous partirons dans deux heures, dit-il ; cet en- 
droit n'est pas favorable pour une halte prolongée. 
D'ailleurs, le temps se met au beau ; les chemins ne 
tarderont pas à devenir plus faciles. Il nous faut en 
profiter. 

— Soit, dit le capitaine ; votre avis est excellent. 
Est-ce que vous ne déjeunez pas avec nous? 

— Non, dit Ramirez en hochant la tête. Vos viandes 
fumées et salées m'affadissent le cœur ; je ne me sens 
aucune fatigue et pas Je moindre appétit. En consé- 
quence, je préfère pousser une reconnaissance aux 
environs et abattre une pièce quelconque pour mon 
dîner, 

— Parfaitement raisonné, dit le capitaine en riant 
Allez donc, senor don Benito; bonne chance, et surtout- 
bonne chasse ! 

— Merci, fit don Benito Ramirez avec un rire nar- 
quois, moitié figue, moitié raisin, qui lui était habituel. 



10 LES BOIS -BRULES 



Il jeta son fusil sous son bras, s'éiôigna à grands pas 
et bientôt eut disparu derrière lès arbres. 

— Quel singulier personnage! fît le capitaine en le 
suivant du regard aussi longtemps qu'il le put aperce- 
voir; enfin, il faut le prendre comme il est ! Il me pa- 
raît fidèle, c'est le principal. D'ailleurs, quel intérêt 
aurait-il à me trahir?*.. Imbécile que je suis!... est-ce 
que l'on n'a pas toujours un intérêt à trahir ! Bah ! bahl 
je suis fou! Quelle rage ai-je, depuis quelque temps, 
de me fourrer ainsi martel en tête ! 

En ce moment, Blue-Dewil s'approcha. 

— Ah ! vous voilà I dit le capitaine. Ëh bien, commenl 
va cet animal de Lingot? 

— Le diable emporte le rascal! fit Bluedewil en riant; 
il ne se ressent déjà presque plus des coups qu'il a re- 
çus hier. Ses blessures sont magnifiques. Je l'ai laissé 
en train de manger comme un ogre et de boire comme 
une éponge* Oh ! il en reviendra, soyez tranquille. 

— Pardieu I j'y compte bien. 

— Du resté, je dois lui rendre cette justice, qu'il ne 
se dorlote pas le moins du mondé; il voulait déjà re- 
prendre son service. 

— Non, non ; qu'il se repose encore mï jour ou deux; 
cela vaudra mieux pour tout le monde. 

— À propos, capitaine, je ne sais pas si je vous ai 
dit que j'ai fait placer des sentinelles partout. v 

— Vous avez bien fait. Quoiqu'il n'y ait pas de dan- 
ger apparent, il vaut mieux être sur ses gardes. Allons 
déjeuner; je me gens un appétit formidable. 



LE CAPITAINE felLD 11 



— Et moi aussi, fit Blue-Dewil comme un écho. 

Le repas des jeunes filles ne dura pas longtemps ; 
toutes deux mangeaient du bout des lèvres et plutôt 
pour se soutenir qtîe poussées par une faim véri- 
table. 

Ce fut Harfiëtl qui, comme toujours, entama la con- 
versation. 

— Vous avêx quelque chose qui n'est pas ordinaire 
ce matin, senorita, dit-elle à dofia Rosario en la regar- 
dant d'un air espiègle. Il me semble apercevoir dans 
votre physionomie une expression de galté qui ne lui 
est pas habituelle. Pour sûr, il se passe quelque chose 
de nouveau; quoi? voilà ce que j'ignore; mais vous 
allez me le dire. 

— Curieuse, va ! dit dofia Rosario en souriant douce- 
ment. 

— Ne méjugez pas si mal, senorita; ce n'est pas cu- 
riosité, c'est amitié. 

— Je le sais, chère petite; aussi ne te férai-je pas 
languir. Je te dirai tout. 

— Ah ! à la bonne heure ! voilà comme je vous aime. 
Mais attendez un instant; je vais d'abord réassurer 
que l'on ne peut pas nous entendre. Il est bon d'être 
prudent ici ; nous avons affaire à des gens qui ne se 
font aucun scrupule d'écouter aux portes. 

Tout en parlant ainsi, elle se leva en chantonnant et 
sortit de l'espèce d'abri que Ton avait dressé pour doua 
Rosario. 

Son absence fût de courte durée. Au bout de quelques 



12 LES BOIS-BRÛLÉS 



minutes, elle reparut, et, posant UB de ses doigts mi- 
gnons sur ses lèvres, pour recommander le silence à 
son amie, elle vint se rasseoir près d'elle* 

■— Est*ce que nous sommes surveillées ? lui demanda 
doSa Rosario à voix basse* 

— Nous sommes toujours surveillées, répondit gra- 
vement la fillette ; mais aujourd'hui plus que jamais. 

— Mais pour qnel motif? à quel propos ? 

— Je l'ignore. 

-* Mais, enfin, qui te fait supposer cela, mignonne ? 

— Ah î voilà ! Figurez-vous que des sentinelles sont 
placées tout autour du camp. 

— Cela n'a rien d'extraordinaire, chère petite ; il en 
est de même toutes les fois que Ton campe. 

— C'est possible, senorita; cependant... 

— Folle que tu es ! ces sentinelles sont posées par 
crainte des Indiens, et non pour nous. 

— Vous croyez? 

— Mais certainement. . 

— Eh bien ! comment se fait-il que les sentinelles 
sont posées tout autour de la clairière, excepté précisé- 
ment derrière notre jacal? 

— Hein? qu'est-ce que tu dis? 

— La vérité, senorita; il vous est très-facile de vous 
en assurer, si vous le désirez. 

— Tu conclus de cela ? 

— Mais, senorita, une chose très- vraie : c'est que, 
par un motif que j'ignore, on veut nous inspirer une 
fausse sécurité. Remarquez bien, seflorita, que je suis 



T,E CAPITAINE KILD 13 



d'autant plus certaine de ce que j'avance, que les senti- 
nelles ont été posées devant moi par Blue-Dewil lui- 
même. Et vous savez, senorita, si Bluedèwil est notre 
ami ! il est plus mauvais encore que le capitaine* 

— Je te répète que tu es folle, dit en riant dona Ro- 
sario ; ton raisonnement n'a ni queue ni tête. 

— Bien, sefiorita ; allez toujours ; je vous remercie. 
Ainsi, Blue-Dewil ne cherche pas constamment à nous 
tourmenter ? 

Dona Rosario se pencha vers la jeune fille, lui saisit 
le bras, et, approchant sa bouche de son oreille : 

— Blue-Dewil, lui dit-elle lentement à voix basse, 
Blue-Dewil est notre seul ami. 

— Hein? s'écria Harriett, qui crut avoir mal entendu, 
en fixant un regard effaré sur dona Rosario; Blue-Dewil 
notre ami! Vous riez, senorita? 

— Je te répète que cet homme est notre ami le plus 
dévoué ; je le sais, j'en ai la preuve. 

— Ah ! dit Harriett sans pouvoir ajouter un mot, tant 
sa surprise était grande. 

— Oui, reprit dona Rosario; hier, tandis que tu m'a- 
vais quittée, je ne sais pour quel motif, et, sans re- 
proche, tu m'as laissée bien longtemps seule, Blue- 
Dewil, profitant de l'absence du capitaine Kild, s'est 
introduit dans ma tente ; là, il s'est fait connaître à moi ; 
il m'a juré un dévouement à toute épreuve; il m'a 
avoué qu'il était ici pour me protéger et me sauver; et, 
après m'avoir recommandé la plus grande circonspec- 
tion, il s'est éloigné en laissant entre mes mains les 



14 LES BOÎS-BÊULÉâ 



preuves irrécusables de sa bonne foi, et qui seraient 
en même temps des preuves terribles contre lui si, ait 
lieu de me servir comme il s'y est engagé, il tentait de 
me trahir. CompréndNu maintenant? 

— Ah ! voilà doiîe pourquoi votis étiez si éûiue, si 
hors de vous-même quand je éuis arrivée ! s'écria-t-elle, 
en râppant joyeusement des mains. Je comprends tout 
maintenant; pourquoi ne în'avoir rien dît alors? C'est 
mal, senorita^ moi qui étais si inquiète. 

— Ne m'en veux pas, Harriett; tu Tas vu, îâ joie m'é- 
touffait, j'étais folle. 

— C'est vrai; il est bien laid Bluê-Dêwîl, ficelle en 
riant. Eh bien! maintenant, je l'aime. 

ï— Enfant, tu déraisonnes; câline-toi, oii pourrait nous 
entendre. 

— Non, non, il n'y a rien à craindre, quant à présent 
du moins. Oh! chère senorita, quel bonheur pour vous 
et pour moi! car je vous suivrai, n'est-ce pas? je ne veux 
plus vous quitter! Je serai vôtre amie, votre servante 
dévouée ! Quel bonheur si nous pouvions échapper aux 
mains de cet horrible capitaine KUd, cette espèce de 
vieux hibou qui ne rit jamais qu'à travers ses lunettes. 

— Oui, oui, nous ne nous séparerons plus, ma bonne 
Harriett; nous serons toujours amies, toujours en- 
semble* 

Les deux jeunes filles tombèrent dans les bras Tune 
de l'autre et fondirent en larmes, mais ces pleurs 
étaient doux, c'étaient des pleurs d'espérance et do 
joie. 



LE CAPITAINE KILO 15 



Plusieurs minutes s'écoulèrent pendaîit lesquelles les 
deux jeunes filles, en proie à la plus vive émotion* ne 
purent échanger une parole. 

Tout à coup, doâa Rtisario tressaillit et releva vive- 
ment la tôle. 

Un léger sifflement venait dé se faite entendre au 
dehors. 

Presque aussitôt, une pierre de petite dimension 
tomba dans la teiite, et vint rduler aux pieds de dona 
Rosario, 

Puis un léger froissement se fit dans les broussailles, 
mais ne dura qu'un instanl. 

Défia Rosario ramassa la pierre; un papier y était 
attaché au moyen d'uri fil; ce papier était plié en forme 
de lettre. 

La jeune fille rouvrit d'une main tremblante et le 
parcourut vivement d'un cottp d'oeil. 

Il ne contenait que ces quelques mots : 

« Chère, bien chère Rosario, 
« J'ai vaincu tous les obstacles; j'ai réussi à décou- 
« vrir vos traces; je suis heureux, car je suis près de 
« vous, et vous m'avez reconnu; Je veille; espérez. Peut- 
« être réussirai-je à vous parler; j'ai tant de choses à 
a vous dire; il y a si longtemps que je ne me suis enivré 
« du doux chant de votre voix. 

« OCTAVIO DE VARGAS d'ÀLBACEYTE. )) 

Et au-dessous : 

« Brûlez cette lettre : espoir, courage ! » 



16 LES BOIS-BRULÉS 



— De qui peut venir cette lettre? dit l'Irlandaise, d'un 
ami sans doute ! 

— Oui, fit dona Rosario en étouffant un soupir, d'un 
ami bien cher, et dans les promesses duquel je puis 
avoir toute confiance. 

— Alors, tout va bien, fit joyeusement la jeune fille, 
et bientôt nous serons libres. 

— Dieu le veuille ! 

—N'oubliez pas la recommandation qui vous est faite- 

— Laquelle? 

— Celle de brûler cette lettre; cela est important, il 
me semble. 

— Oh ! oui, bien important I si le capitaine la trou- 
vait entre mes mains, je serais perdue. 

— Eh bien, alors, n'hésitez pas, si pénible que soit ce 
sacrifice, il faut le faire. 

Dona Rosario soupira et déchira la lettre d'une main 
frémissante. 

Au même instant, un bruit de pas se fit entendre au 
dehors. 

La jeune fille, sans s'émouvoir, froissa dans ses mains 
le papier blanc, le jeta loin d'elle, et conservant la 
partie sur laquelle le billet avait été écrit, elle y mit du 
tabac, rétendit avec soin et en fit une cigarette. 

— Peut-on entrer sans craindre de vous déranger, 
senorita? dit la voix bien connue et peu sympathique 
du capitaine Kild. 

— A quoi bon nous contraindre, capitaine, répondit 
dona Rosario, et feindre une politesse dont vous vous 



LE CAPITAINE KILD 17 



souciez fort peu? ne suis-jepas votre esclave, et comme 
telle obligée de vous obéir? Vous êtes le maître, entrez 
si cela vous plaît. 
Le capitaine entra. 

— Mon Dieu, senorita, dit-il, après s'être légèrement 
incliné, ma présence vous est donc bien odieuse, pour 
que chaque fois que je viens vous présenter mes res- 
pects, vous me receviez aussi mal? Cependant je m'ef- 
force, il me semble, de vous complaire en tout; vous 
êtes libre dans mon camp ; personne, que je sache, 
n*a jamais manqué aux égards qui vous sont dus. 

— Senor, la contrainte morale est plus terrible cent 
fois que la contrainte physique. Je ne suis pas libre ; 
je ne puis l'être tant qu'il me sera défendu de quitter 
votre camp et de me séparer pour toujours des odieux 
bandits dont vous êtes le chef. 

— Pauvre enfant! répondit-il, avec une ironique 
bonhomie, où iriez-vous, si je vous rendais la liberté 
que vous semblez si fort désirer? Vous ne feriez pas 
une lieue dans cet effroyable pays sans tomber dans 
quelque fondrière, devenir la proie des bêftes fauves ou 
des Indiens, cent fois plus féroces encore. Je serais im- 
pardonnable de vous laisser accomplir une telle folie. 

— Oh ! il y a longtemps que je connais votre huma- 
nité, senor, et votre amour du prochain; mais, pardon, 
nous parlons là de sujets futiles, et qui, sans doute, ne 
vous intéressent que [médiocrement ; veuillez, je vous 
prie; ine faire connaître le motif de votre visite. Vos 
moments sont précieux, vous ne pouvez consentir à les 



18 LES BOIS -BRULES 



perdre sans raison, en bavardages avec une jeune 
fille. 

Ces paroles furent prononcées avec ùri tel accent de 
mépris railleur, que le capitaine ne- réussit qu'à grand'- 
peine à maîtriser un mouvement de colère. 

— J'attends, reprit après un instant dora Rosario* 
en voyant qU6 le capitaine continuait à garderie silence; 
n'avez-voûs donc rien à me dire? 

— Pârdonnez^iaoiï seîïorita, rëprit-ilavec amertume ; 
mais votre accueil est si charmant, qu'il m'a fait tout 
oublier; 

— Vous permettez, n'est^Cé pas? dit nonchalamment 
la jeûne fille j nous autres Espagnoles^ nous avons l'ha- 
bitude, après îioâ repas, de brûler une cigarette^ et 
cottnnë je supposé que rôdeur du tabac ne vous in- 
commodera point, je ne me gênerai pas avec vous* 

Tout en parlant ainsi, elle fit flaûaber une allumette 
et commença à fumer. 

-^- Maintenant, ajouta- t-êlle 3 parlez* senor* je suis 
tout oreilles. 

Tout cela fut dit et fait avec une désinvolture sans pa- 
reille. La malicieuse jeune fille éprouvait dans son for 
intérieur Une joie taquine à brûler au nez de son per- 
sécuteur et à lui faire sentir la fumée de la lettre qu'on 
lui avait si expressément recommandé d'anéantir. 

Satisfaite de cette vengeance ignorée, elle se sentit 
disposée, non pas à être aimable, mais du moins à être 
moins aigre pourThottimê dont elle se considérait, avec 
tant de raison, comme la victime. 



LE CAPITAINE KtLb 19 



Celiii-ci, bien entendu, ne se doutait de rieii, et tout 
ce petit manège lui avait complètement échappé ; il re- 
marqua seulement avec plaisir queië visage de là jeune 
fille prenait une expression pllis douce et que ses re- 
gards devenaient moins ardents, 

— Seîiorita, lui dit-il, vous Tâvëz deviné, tui motif 
très-sérieux m'amène près de vous. Voici, ëh deux mots, 
ce dont il s'agit. Ce mâtiri, nous nous sommes feinis en 
marche, avec l'intention de tious éloigner aii plus vite 
de ces contrées désolées, et regagner des régions plus 
chaudes etpius hospitalières. 

— Jusques à présent, senor, je ne vois là rieù qui 
puisse beaucoup m'intéresser. 

— Permettez, seûoritâ, m'y voici; j'ai engagé iiri 
nouveau guide, un Mexiëain, nommé Bëtiito Rdmirêz, 
que je vous ai présenté... 

— Ah I fit-elle d'un ton dédaigneux, mais en détour- 
nant la tête pour ne pas laisser voir là fougeili: qui avait 
empourpré son visage au nom de Ramifôz, que m'im- 
porte cet homme? 

— Fort pôii, à vôuë, seflorita, mais, pour moi, il n'en 
est pas ainsi; ce digne jeune homme, ëdnîmè vous le- 
savez, m J a sauvé la vie; en sus de la reconnaissance 
que je lui dois, j'ai en lui la confiance la plus grande. 

— Allons, continuez, senor; s'il vous plaît de me ra- 
conter vos affairés privées, ne vous gênez pas; rien ne 
vous presse sans doute? quant à moi, mon temps ne 
vous appartient- il pas? 

— Bon! voilà que vous me raillez, mûiritenarit, se- 



20 MS BOIS-BRTJLÉS 



norita ; cependant, je ne dis pas une parole de trop ; 
si j'entre dans ces longs détails, croyez bien que c'est 
parce qu'ils sont indispensables. 

— Soit, je ne vous chicanerai pas là-dessus, senor ; 
vous disiez donc que ce guide, qui vous a sauvé la vie 
et dans lequel, en sus de la reconnaissance que vous 
lui devez, vous avez la plus grande confiance... vous 
voyez que j'ai bien retenu vos paroles* 

— En effet, seîiorita. Eh bien, ^ce guide s'engage à 
nous faire gagner trois jours de marche et à nous con- 
duire en vingt- quatre heures, dans une région presque 
tempérée. 

— Voilà qui me semble très-avantageux pour vous, 
senor; mais permettez-moi de vous répéter que je ne 
vois pas le moins du monde dans tout cela Fintérêt que 
je puis y trouver, 

— Pardon, seîiorita, un immense; vous allez en juger. 
C'est le guide lui-même qui m'a engagé à me rendre, 
auprès de vous. 

— Ceci devient extrêmement piquant. 

— Oui; ce matin, tout en marchant, nous causions... 

— C'est fort intéressant, interrompit-elle sérieuse- 
ment. 

Le capitaine sourit, et continua : 

— Ce fut alors que le guide me dit : Je puis, si vous 
le voulez, vous éviter un énorme détour, et vous faire 
descendre d'ici en vingt- quatre heures dans des ré- 
gions tempérées; seulement, ajouta-t-ii, je ne vous cache 
pas que le chemin qu'il nous faudra prendre est des 



LE CAPITAINE KlLD 21 

plus difficiles et surtout des plus périlleux ; tellement 
périlleux même, que les hommes les plus braves n'y 
passent qu'en tremblant ; c'est un chemin que Ton ne 
peut suivre que de deux façons, à pied ou à cheval. 
Vous avez dans votre troupe des femmes et des en- 
fants ; voyez, réfléchissez et surtout ne faites rien à la 
légère. A quoi je répondis : — Les femmes et les en- 
fants qui font partie de ma troupe ne m'inquiètent 
guère, il n'y a, en réalité, qu'une seule personne dont 
la sûreté me soit précieuse et que je ne voudrais pas 
aventurer sur une route aussi dangereuse, — Quelle est 
cette personne? me demanda-t-il. — Dona Rosario, 
répondis-je. — Ah ! fit-il, vous vous intéressez à cette 
jeune femme? Eh bien, mais, qui vous empêche de lui 
demander si elle se croit assez bonne écuyère pour 
confier sa vie à un cheval? Cela est très-simple, il me 
semble, et lèvera tous les scrupules que .vous pouvez 
avoir; de cette façon, nous saurons tout de suite à quoi 
nous en tenir.— En effet, répondis-je; voilà pourquoi, 
senorita, aussitôt après mon déjeuner, je me suis per- 
mis de vous venir déranger, 

— Ah ! c'est ainsi que les choses se sont passées? 

— Mon Dieu, oui; tout simplement, vous le voyez. 

— Mais alors, si je dois m'en rapporter à vos paroles, 
ce n'est pas le guide qui vous a engagé à me venir 
trouver; c'est vous au contraire qui avez jugé con- 
venable de le faire. 

— Vous croyez, senorita? 

— Dame ! il me semble. 

1 



22 tES BOÎS-BRyLÉS 



— Au fait, c'est possible ! tout cela est ppnfus dans 
nia tête de telle sorte, que je vous avoue que je n'ai 
pas une idée bien précise (les paroles qui ont été dites, 
e{ de qui est venue l'idée. Mftis ce point HP mérite même 
pas d'être éclairci, il est trop insignifiant ; le principal, 
je crpis, est de savoir si, oui ou non, vous pensez, se- 
norita, être assez bonne ecuyère pour confier votre vie 
si précieuse* à un cheval, dans les chemins difficiles 
que vous devrez syivre. 

— Ou j'ai mal saisi votre explication, senor, ou vous 
ayez, sans y penser, omis certains détails qui ne man? 
quent cependant pas d'importance. 

^ Je gais à quoi vous voulez faire alliision ; vous 
parlez deg jvagons et des bagages, n'est-ce pas,seilorita? 

^— Oui, seilor capitaine. 

f— Pour ce qui touche les wagons et les bagages, ils 
resteront en arrière, sous la direction de quelques 
hommes surs/qui suivront la route ordinaire; ils nous 
rejoindront dans la zone tempérée, où nous arriverons 
deux ou- trois jours avant eux, 

— Oh ! maintenant, je comprends parfaitement, c'est 
on ne peut plus simple, 

— Eh bien, senorita, quelle est votre réponse? 

~- Mon Dieu, capitaine, dit-elle avec mélancolie, 
cette vie que vous trouvez si précieuse, n'a pour moi 
qu'un prix très-médiocre, je l'avoue ; je n'y attache 
que peu d'importance ; aussi, pour moi, tout chemin 
est bon ; je vous suivrai sans hésiter à travers les voies 
les moins frayées. 



LE CAPITAINE KILD 23 

i 

— Pardon, senorifà, mais je vous ferai observer que, 
ou vous ne me comprenez pas, ou vous ne me voulez 
pas comprendre; car vous 1*6 répondez aucunement à 
ma question. 

— Je vous demande pardon, capitaine; je crois au 
contraire y répondre de la façon fô plus catégorique: 
vous me demandez, n'est-ce pas, si je consens à vous 

* suiyre par des chemins pçrdiis, je vous réponds oui; 
il n'y a donc pa§ d'équivoque. 

* 

-7- Soit; ainsi vous croyez pouvoir vous confier à votre 
cheval ? 

La jeune fille garda le silence, 

— C'est une réponse positive que je vous demande, 
senorita. 

— Eh bien... fit-elle avec effort, cette réponse franche 
que vous exigez, seîior, je vous la ferai. Non-seulement 
je ne suis pas assez bonne écuyère pour faire ce que 
vous me demandez; mais j'ignore même les premiers 
principes de Téquitation. Jamais je ne suis montée à 
cheval. 

— Cela suffit, seîiorita, je me retire. 

— Et yous décidez? 

— Nous continuerons notre voyage par la même 
route ; nous mettrons plus de temps, mais nous courrons 
moins de risques. Seîiorita, je vous salue. 

— Comment, Rosario ! s'écria Harriett aussitôt que 
le capitaine fut sorti, vous êtes Américaine et vous ne 
savez pas monter a cheval? 



24 LES BOIS-BRULES 



— Tais-toi, mignonne; répondit la jeune fille en 
l'embrassant/ 

Et elle ajouta avec un fin sourire : 

— En ce moment, je ne dois pas savoir monter à 
cheval. 

— Mais il me semble.» 

— Il te semble mal, enfant que tu es. Le guide dont 
nous a parlé le capitaine nous est dévoué. Si cet homme 
qui ne me connaît pas, fit-elle en baissant la voix en 
rougissant légèrement, a engagé le capitaine à m'a- 
dresser les questions que celui-ci m'a faites, c'est qu'il 
voulait que je répondisse par une fin de non-recevoir, 
c'est-à-dire par un refus clair et catégorique ; com- 
prends-tu maintenant? 

— Oui, oui ! s'écria joyeusement la fillette. Oh ! vous 
êtes fine, maîtresse; on ne vous trompera pas facile- 
ment. 

— Hélas! pauvre enfant, le malheur rend prudent; 
quand on est comme nous, entouré continuellement 
de pièges et de trahisons, l'esprit s'aiguise et devient 
clairvoyant ; la ruse et la dissimulation sont les seules 
armes dont disposent les esclaves ; nous ne pouvons 
combattre nos ennemis qu'en luttant d'adresse et de 
finesse avec eux. 

Comme l'heure du départ était arrivée, le capitaine 
Kild emboucha son bugle, et donna Tordre de se 
mettre en route. Le guide n'était pas revenu, mais 
comme il avait donné des indications précises 'sur la 
direction qu'il fallait suivre, le capitaine ne parut pas 



y" 



LE CAPITAINE KILD 25 

^ ^ ^^» ^^— -■ ' il — ^J^— J»— m 

s'inquiéter de cette absence et se mit en tête de la 
troupe. r 

Le voyage, était fort pénible. Il faisait un froid noir, 
humide qui, si bien couverts que fussentles émigrants, 
les glaçait jusqu'aux os. Quelques flocons de neige 
flottaient dans Fair ; le chemin était horriblement ra- 
viné et flanqué de précipices profonds qui exigeaient 
une extrême circonspection de la part des conducteurs, 
pour que wagons et bêtes de somme n'y fussent pas 
précipités. On ne faisait que monter et descendre ; 
souvent les voyageurs étaient forcés de passer à gué des 
torrents dont les eaux étaient extrêmement froides. 

La troupe marchait silencieusement; si parfois on 
entendait un mot, ce mot était un juron énergique ou 
un blasphème. 

Cette marche si désagréable, et pendant laquelle on ne 
fit que très-peu de chemin, se prolongea jusqu'à quatre 
heures et demie du soir, heure à laquelle la nuit com- 
mençait à tomber; la caravane atteignit alors une clai- 
rière assez semblable à celle dans laquelle elle avait 
fait halte le matin. 

Un énorme feu, ressemblant presque à un bûcher, 
flambait au milieu de la clairière. Benito Ramirez, de- 
bout devant ce brasier et les mains appuyées sur la 
bouche^du canon de son fusil, attendait la troupe. 

Les émigrants, regaillardis par la vue des flammes et 
pressés de réchauffer leurs membres engourdis par le 
froid, hâtaient le pas autant que cela leur était possible. 

Les wagons furent dételés, les mules déchargées, et 
h 2 



2G LES BOIS-BRULES 



Ton installa le campement le plus promptement pos- 
sible; mais comme on se proposait de passer la nuit 
entière dans cet endroit, on prit de sérieuses mesures 
de sûreté. Les wagons furent enchaînés en croix de 
Saint-André, l'espace laissé libre entre eux rempli par 
des abattis d'arbres, puis les tentes furent dressées ; les 
sentinelles posées tout autour du camp, et on alluma 
d'énormes feux de veille qui devaient être entretenus 
pendant toute la nuit. 

Ce ne fut que lorsque ces précautions furent prises, 
que les aventuriers eurent la permission de préparer 
leur repas du soir; soin dont ils s'occupèrent avec 
toute l'activité que peut donner un appétit excité par 
une longue course à travers de mauvais chemins. 

Lorsque le capitaine eut passé une inspection sévère 
du camp et se fut assuré que tout était en ordre, il 
s'approcha du guide ; celui-ci accroupi devant le feu 
allumé par lui, fumait nonchalamment une cigarette.' 

— Chasseur, lui dit le capitaine du ton le plus amical, 
j'espère que vous passerez la nuit avec nous, et que 
vous accepterez de prendre votre part de mon souper? 

— Je vous remercie de cette invitation, capitaine. Je 
ne vois nul inconvénient à rester ici cette nuit, et rien 
ne m'empêche de souper avec vous. Cependant ce sera, 
si cela vous est égal, à une condition, 

™ Laquelle, cher don Benito? Si cela dépend de moi, 
elle est acceptée d'avance. 

— Je ne vous demande qu'une seule chose, c'est que 
nous ne nous trouvions à table rien que des hommes? 



LE CAPITAINE KILD 27 



— Bon!, pourquoi me demandéz-Vôiïs cela? - 

— C'est assez difficile à vous expliquer; je suis un 
chasseur, moi, capitaine, j'aime avoir mon franc parler; 
rien ne m'ennuie comme ces petites minauderies que 
font les femmes et les simagrées auxquelles elles con- 
traignent les hommes pour leur être agréables; Dieu 
me garde de dire un seul mot qui porte atteints au 
respect que je dois à la jeune Sënora avec laquelle 
vous m'avez fait souper hier ; mais, Rayo de Diosf je vous 
avoue que je préférerais me coucher le ventre vide à 
me trouver de nouveau en face d'elle. 

— Bon ; rassurez-vous, vous ne la verrez pas ; d'au- 
tant plus que nous avons à nous entretenir à son sujet, 
et qu'il est inutile qu'elle assiste à la conversation. 

— S'il en est ainsi, je suis votre homme, capitaine. 
-^ Eh bien! allons nous mettre à table. 

Cinq minutes plus tard, le capitaine, Blue-Dewil et 
Benito Ramirez soupaient de compagnie et de fort bon 
appétit. 

Lorsque les premiers plats eurent disparu, que l'ap- 
pétit fat un peu calmé, le capitaine rapporta au chas- 
seur sa conversation avec dofla Rosârio au sujet du 
/changement de route proposé. 

— Vous le voyez, capitaine, dit le chasseur en haus- 
sant dédaigneusement les épaules, les femmes sont 
toujours.un embarras. Je suis sûr, sans vouloir l'offen- 
ser, que cette senora monte à cheval au moins aussi 
bien que vous et moi. 

— Mais elle m'a dit le contraire, fit le capitaine. 



28 LES B0I5-BRULBS 



— Caraï! cela se comprend; par esprit de contradic- 
tion, voilà tout! Dites blanc à une femme, il est évident 
qu'elle vous répondra noir, et vice versa. Aussi je vous 
réponds bien, foi de chasseur t que jamais je n'embar- 
rasserai mon existence d'une femme quelle qu'elle soit, 
fût-elle même la meilleure de toutes! Je craindrais trop 
d'y perdre. 

— Diablos ! fit Blue-Dewil en riant, vous ne me semblez 
pas, mon cher don Benito, un admirateur passionné 
du beau sexe. 

— Moi, répondit le chasseur avec insouciance, je ne 
l'aime ni ne le déteste; il m'est complètement indiffé- 
rent. Mon père, que Dieu ait son âme! était un homme 
d'un grand bon sens; il avait coutume de dire, qu'une 
femme dans une maison devait être considérée comme 
un meuble parfois utile, mais qu'on devait mettre de 
côté après s'en être servi. Quant à moi; je partage en- 
tièrement cet avis. 

Les deux hommes éclatèrent de rire à cette singu- 
lière boutade. 

— Ce qu'il y a de plus triste dans tout cela, dit le 
capitaine en reprenant son sérieux, c'est que nous voilà 
contraints de demeurer quatre ou cinq jours de plps 
dans cet effroyable pays. 

— Ah ! by God ! s'écria Blue-Dewil, si vous le faites, 
capitaine, c'est que cela vous conviendra ainsi. 

— Il le faut pourtant bien, fit le capitaine. 

— Je ne vois pas cela du tout, reprit Blue-Dewil ; j'ai 
pour principe qu'en toutes choses l'intérêt général doit 



LE CAPITAINE KILD 29 



passer avant l'intérêt particulier. Dona Rosario ne sait 
pas monter à cheval, dit-elle- Je l'admets, soit; mais 
s' ensuit-il de là que nous ne puissions pas l'obliger à 
nous suivre? Nullement. 

— Voyons, expliquez-vous, dit le capitaine avec in- 
térêt; que feriez-vous à ma place, vous l'homme aux 
expédients? 

— Une chose bienfacile, dit Blue-Dewil en jouant non* 
chalamment avec son couteau. Je choisirais parmi nos 
mules, celle qui a le pied le plus sur; et nous en avons 
d'excellentes; je lui mettrais un bât très-commode, 
très-moelleux, je poserais dona Rosario sur ce bat 
après l'avoir bien emmitouflée de châles, de mantes et 
de couvertures, de crainte du froid, et je rattacherais 
solidement sur la mule. 

— Tiens! tiens! tiens! c'est une idée cela! Qu'en 
pensez-vous, chasseur? 

Après avoir lancé à Blue-Dewil un regard d'une ex- 
pression singulière, le guide reprit en riant. 

— Caraï! vous connaissez, il me semble, parfaite- 
ment mon opinion; à quoi bon me la demander? Je 
partage en tout l'avis du senor Blue-Dewil. 

— Eh bien! puisqu'il en est ainsi, dit le capitaine en 
frappant du poing surla table, il sera fait ainsi que vous 
le dites, chasseur : demain, nous prendrons la route 
que vous m'avez proposée. 

— Cest convenu, fit le guide. 

La conversation fit un crochet, et on s'entretint d'au- 
tre chose. 



2. 



30 LES BOIS -BRULES 



II 



OU IL EST PROUVÉ QUE POUR VOIR, IL FAUT REGARDER, 

ET POUR ENTENDRE, ÉCOUTER* 



Vers neuf heures du soir, Blue-Dewil etBenito Raïni- 
rez prirent congé du capitaine, et se levèrent de table. 

Elue *Dewil pour aller se livrer au sommeil dont il pa- 
raissait littéralement accablé, et qui, pendant la conver- 
sation, fermait, malgré lui, ses paupières, ce qui l'obli- 
geait à faire de continuels efforts pour se tenir éveillé et ne 
pas s'endormir la tête sur la table; quant au chasseur, 
après mûres réflexions, il avait changé d'avis; au 
lieu de passer la nuit au camp ainsi que d'abord il en 
avait manifesté l'intention, il préférait battre l'estrade 
au dehors, afin de surveiller les çnvirons et de veiller 
ainsi au salut de tous. 

Il souhaita donc le bonsoir au capitaine en lui an- 
nonçant la nouvelle résolution qu'il avait prise et en 
lui promettant de revenir le lendemain, deux heures 
environ avant le lever du soleil. 

£lue-Pewil accompagna Benito Ramirez jusqu'aux rç- 



LE CAPITAINE KILD 31 



tranchèmènts, afin de lé faire reconnaître par les senti- 
nelles et donner Tordre que passage lui fût livré. ' 

Pendant ce très-court trajet, les deux hommes ne 
prononcèrent que quelques paroles banales et insigni- 
fiantes; ils sentaient peser sur eux les regards du capi- 
taine celui-ci, tout en fumant nonchalamment sa pipe 
sur le seuil de la tente, ne les perdait pas de vue. 

Après avoir échangé un bonsoir assez bref, les deux 
hommes se séparèrent : Benito Ramirez s'enfonça dans 
le désert, et bientôt il disparut dans ies ténèbres; 
Blue-Dewil revint sur ses pas; il aperçut de loin le capi- 
taine rentrant dans salente dont le rideau retomba der 
rière lui. 

Blue-Dewil se dirigea vers une espèce de cabane en 
branchage appuyée contre la paroi de la montagne et 
qui avait été construite pour lui; il entra, mais malgré 
le froid il laissa entrouvert le rideau posé en guise 
de porte; il fit plus, il n'alluma pas de feu, pas même 
do lumière ; après s'être assuré que personne ne se trou- 
vait ni dans la cabane ni aux alentours, le lieutenant 
attira une malle à lui, la plaça près de la paroi de la 
montagne contre laquelle était appuyée la cabane, s'as- 
sit sur la malle, croisa les bras sur la poitrine, et de- 
meura immobile. 

Toute apparence de sommeil avait non-seulement 
disparu de son visage, mais encore, jamais il n'avait 
paru aussi éveillé; ses regards étaient opiniâtrement 
fixés sur la tente occupée par le capitaine, et dont l'en- 
trée se trouvait précisément en face de la place qu'il 



32 LES BOIS-BRULES 



avait choisie; de façon qu'il pouvait surveiller tout ce 
qui se passait dans cette tente, sans craindre d'être 
aperçu lui-même, caché qu'il était par l'obscurité qui 
T enveloppait d'un voile impénétrable. 

Le capitaine Kild conservait de la lumière depuis 
environ une demi-heure ; Blue-Dewil aurait bien voulu 
savoir ce qu'il faisait, mais cela était impossible ; ses 
regards ne se détournaient point de cette tente qui, 
pour lui, renfermait tant de mystères; malgré lui, il se 
sentait attiré vers elle; enfin cette attraction devint tel- 
lement forte, qu'il ne put y résister ; il sortit sans bruit 
de la cabane et jeta un regard investigateur au dehors. 

Un silence profond planait sur le camp plongé dans 
les ténèbres; les feux ne jetaient aucune lueur, une 
pluie fine et glacée tombait depuis le coucher du soleil ; 
les émigrants s'étaient abrités tant bien que mal sous 
les wagons, derrière les ballots, enfin partout où ils 
l'avaient pu, et dormaient roulés dans leurs couver- 
tures ; les sentinelles elles-mêmes, le visage tourné vers 
la campagne, s'étaient blotties derrière les retranche- 
ments et celles d'entre elles qui ne dormaient pas cher- 
chaient bien plus à se garantir de la pluie qu'à surveil- 
ler ce qui se passait au dehors ou au dedans du camp. 

La lumière brillait toujours dans la tente du capi- 
taine ; la tentation était trop forte, BIuerDewil n'y résista 
pas ;. il savait que dès qu'il se retirait pour la nuit, le 
capitaine se barricadait dételle sorte à l'intérieur qu'il 
était impossible de s'introduire près de lui contre sa vo- 
lonté ; quant à l'espionner du dehors, cela était impossi- 



LE CAPITAINE KILD 33 

ble ; d'abord personne ne s'y serait risqué; il aurait été 
aussitôt découvert; et quand même cela ne serait pas ar- 
rivé, le curieux en auraitété pour ses frais d'espionnage ; 
la tente était double; il y avait un espace de près de trois 
pouces entre chacune des parois de toile goudronnée ; 
toutes ces précautions n'avaient évidemment été prises 
que pour des raisons très-sérieuses et afin que le capi- 
taine, pendantles quelques heures qu'ilpassait renfermé, 
pût se délivrer de la contrainte continuelle qu'il s'im- 
posait et redevenir lui-même, sans avoir à redouter de 
surprises. 

Telles étaient les suppositions plus ou moins plausibles 
auxquelles se livrait Blue-Pewildepuis qu'il faisait partie 
de la troupe du capitaine Kild ; souvent, sans y réussir, 
il avait essayé de découvrir ce mystère qui Tintriguait 
si fort ; mais ces insuccès répétés, loin de calmer sa cu- 
riosité en lui prouvant l'inutilité de ces tentatives 
toujours avortées, lui avaient au contraire causé une 
surexcitation telle, qu'à tout prix, il voulait avoir le mot 
de cette énigme ; l'occasion qui lui était offerte en ce mo- 
ment lui semblait si favorable qu'il résolut de ne pas la 
laisser échapper quelles qu'en dussent être pour lui les 
conséquences s'il était découvert. 

Blue-Dewil, si fin. que fût le capitaine Kild, Tétait au 
moins au tant que lui; il ne faisait rien sans y avoir 
longtemps réfléchi ;il était patient, préparait longtemps 
à l'avance les moyens qu'il comptait employer dans 
l'exécution de ses projets ; aussi n'était-il jamais pris à 
l'i m proviste ; lorsque, le moment venu, il tentait une 



34 LÈS BOIS-BRULÉS 



chose quelconque, s'il échouait, c'est que le hasard Ou 
plutôt la fatalité se mettait bontre lui. 

Depuis trop longtemps notre homme roulait dans sa 
tête le projet de découvrir, ce qui se passait dans la 
tente dti capitaine, lorsque celui-ci s'y enfermait, pour 
qtiéj profitant de ses insuccès passés, il ne se fût pas 
précautionné et n'eût pas pris ses mesures afin de 
réussir, la première fois qu'il essayerait de nouveau. 

Ce jour-là, voici quelles étaient les dispositions qu'il 
avait prises. 

Chaque fois que la caravane se mettait en -marche, 
BlUe-Dewil,en- sa qualité de lieutenant, partait en avant 
aVec une quinzaine d'hommes choisis ; cette avant-garde 
était chargée d'abord et avant tout d'éclairer la foute, 
puis, arrivée à l'endroit où l'on devait camper pour 
la nuit, elle faisait des abattis de bois destinés à former 
un retranchement, allumait les feux, dressait la grande 
tente occupée par dona Rosario, celles où devaient être 
renfermées les autres femmes et les enfants et enfin la 
tente du capitaine, dans la position la plus avanta- 
geuse* " 

Lorsque le gros de la troupe arrivait, lès wagons et 
les ballots renforçaient le retranchement; on établissait 
quelques cabanes, et tout était dit ; ce dernier travail 
durait à peine une demi-hëUre, le plus pénible ayant été 
fait par l'avant-garde. 

Le premier soin du capitaine était de visiter minu- 
tieusement sa tente, de s'assurer qu'elle était dis- 
posée comme il l'entendait; il arrivait quelquefois 



^* 



LE CAPITAINE KILD 35 

qu'il la faisait changer de place et qu'il en surveillait 
lui-même l'établissement ; mais cela était r$re ; si dans 
les premiers jours, la curiosité de ses gens avait été 
excitée, Jepuis deux mois cette curiosité avait eu le 
temps de se calmer ; d'ailleurs quel intérêt ces hommes 
accablés de fatigue , transis de froid, que surtout il 
payait bien, avaient-ils à essayer de surprendre des se- 
crets pour eux sans valeur réelle ; et puis n'était-il pas 
toujours sur le qui-vive? ne s'était-il pas assuré du 
dévouement relatif, à la vérité, mais suffisant des prin- 
cipaux de sa troupe? telles étaient les réflexions faites 
plusieurs fois par le capitaine Kild, et, plus le temps 
s'écoulait, plus elles lui semblaient justes. 

Il se trompait ; s'il ne se fût agi que d'une question 
de curiosité banale, son raisonnement eût été logique. 

On se lasse de tout, même de la curiosité ; mais là 
n'était pas la question; l'homme qui s'obstinait à dé- 
couvrir son secret, avait pour cela des raisons de la plus 
haute importance ; donc, rien ne pouvait l'arrêter, que 
cette découverte même; voilà ce que le capitaine igno- 
rait, et ce que, si méfiant qu'il fût, il ne pouvait soup- 
çonner; pas plus qu'il ne songeait à surveiller Blue- 
Dewil qui faisait constamment auprès de lui un travail 
de taupe, et auquel il était contraint par les circon- 
stances où il se trouvait d'accorder toute la confiance 
que son caractère soupçonneux le rendait capable de 
mettre en un homme autre que lui-même. 

En atteignant l'endroit où la caravane devait camper, 
Blue-Dewil avait immédiatement donné Tordre de faire 



# 36 LES BOIS-BRULÉS 



les abattis pour les retranchements ; puis, dès qu'il avait 
vu ses hommes sérieusement à l'ouvrage, il s'était mis 
à examiner et à étudier le terrain. ^' 

La position était belle, facile à défendre et très-in- 
telligemment choisie par Benito Ramirez ; c'était une 
clairière assez vaste, au milieu d'une épaisse forêt 
escaladant les pentes abruptes d'une montagne ; à 
droite un immense bloc de rocher, d'une hauteur in-' 
calculable, s'élevait comme une muraille et défendait 
le camp contre toute surprise. 

Une énorme roche semblable à l'arche rompue d'un 
pont cyclopéen, s'étendait en forme de voûte au-dessus 
de la clairière, dont elle couvrait un tiers environ, à 
une hauteur de cent mètres au moins ; à gauche les 
flancs de la montagne couverts par la forêt descendaient 
en pente douce. 

Blue-Dewil s'attacha à examiner surtout les rochers 
dont nous avons parlé d'abord. Il reconnut bientôt que 
ces rochers, précipités du haut de la montagne à la 
suite d'un effroyable cataclysme, formaient un chaos 
de rocs entassés les uns sur les autres et qui, agrégés et 
soudés les uns aux autres par le temps, tout en formant' 
en apparence un tout compacte, n'étaient en réalité 
maintenus dans la position qu'ils occupaient que par 
un miracle d'équilibre ; il fit une autre découverte en- 
core, qui lui causa une joie si grande qu'il faillit se 
trahir, et que ce fut à grand'peine qu'il retint un cri de 
surprise. 

Lorsque le retranchement fut* terminé, il fit comme 



LE CAPITAINE KILT» 37 



à l'ordinaire dresser les tentes et allumer les feux. 

Quant à la tente du capitaine, il la fit dresser sous 
l'arche formée par le rocher, dans une position des 
plus avantageuses, de façon à ce que toute la toile fût 
.rejetée en avant; derrière et sur les deux côtés elle 
était inutile ; le logement du capitaine se trouvant placé 
dans une excavation naturelle, et garanti ainsi par trois 
murailles de roches* 

Le capitaine Kild fat tellement charmé de rempla- 
cement choisi par Blue-Dewil, pour son logement de la 
nuit, qu'il le félicita et le remercia chaleureusement; 
ce qui surprit tous les émigrants, qui connaissaient le 
caractère de leur chef, et le savaient surtout avare de 
compliments. 

Le lieutenant s'inclina modestement, et alla s'occu- 
per à se construire une cabane en branchages. 

Au moment où Blue-Dewil, après avoir pris la résolu- 
tion de tenter son audacieuse expédition, allait sortir 
de sa cabane, une ombre s'encadra dans la porte ou- 
verte. 

— Qui est là? demanda-t-il. 

— C'est moi, le Pelon, maître, répondit le jeune 
homme d'une voix contenue; je me rends à vos ordres. 

— Bien. Qu'as-tu fait? 

— Ce que vous m'avez commandé, lieutenant, fît-il 
en se rapprochant; après avoir aidé le Chacal à pan* 
ser Lingot, j'ai feint d'oublier le bidon de wisky cam- 
phré, ainsi que vous m'en aviez donné l'ordre. 

— Parfait, et alors? 



V 

** 



38 LES BOIS-BRULES 



— Alors je me suis caché, mais de façon à bien voir 
ce que feraient les deux hommes. 

— Qu'ont-ils fait? 

— Ce que vous aviez prévu, lieutenant, le Chacal a 
pris le bidon, encore presque entièrement plein, et 
il Ta montré en riant à Lingot, alors, ils se sont mis à 
boire à la régalade, tout en se moquant de moi... 

— Si bien? 

- — Si bien, lieutenant, que maintenant le bidon est 
vide, de sorte que Lingot et le Chacal sont ivres comme 
des futailles et dorment a pierna suelta, comme on dit 
en espagnol. 
* — Bon! qu'ils dorment; et les autres? 

— Tout le monde dort; il n'y a d'éveillé dans le 
camp, que le capitaine, vous et moi, lieutenant. . 

— Tu en es sûr? 

— Parfaitement sûr, les sentinelles mêmes ne voient 
plus rien, 

— Très- bien, mon enfant; tu sais ce qui te reste à 
faire? 

— Oui, lieutenant. 

— Va, enfant, et souviens-toi qu'en obéissant strie* 
lement à mes ordres, c'est dans ton intérêt, et pour ta 
liberté que tu travailles. 

— Je le sais, lieutenant, aussi vous pouvez compter 
sur moi, quoi que vous m'ordonniez. 

— Je le sais et j'y compte; va, maintenant, il est 
l'heure ; bientôt tu me reverras. ' 

4 

Le Pelon salua sans répondre et disparut. 



LE CAPITAINE KILD 39 

U_ il ■ ■ ■ i ii i - ^^mm -- - ■ - - - 

— A moi maintenant, murmura Blue-Dewil en s'assu- 
rant que son bowie-kiriff jouait bien dans sa gaîne et que 
ses revolvers étaient à sa ceinture; l'occasion est admi- 
rable; jamais je n'en retrouverai une pareille; si cette 
fois je ne réussis pas à découvrir ce que je cherche, 
il me faudra y renoncer;... allons. 

Et après avoir lancé un dernier regard sur la lumière 
qui continuait de briller dans la tente du capitaine, il 
.quitta définitivement la cabane. 

Mais au lieu de traverser le camp et de se diriger 
directement vers la tente, Blue-Dewil tourna aulour de 
sa cabane et longea les rochers en appuyant la main 
gauche sur la paroi; lorsqu'il eut atteint un buisson 
de plantes épineuses assez épais, le lieutenant, au 
risque de se déchirer les mains, écarta les branches, 
et presque aussitôt il disparut au centre même du 
buisson. 

Cet homme semblait doué de la faculté que possè- 
dent les fauves de voir dans les ténèbres; de ses pau- 
pières mi-closes s'élançaient des lueurs phosphores- 
centes comme de celles des tigres; il marchait sans 
hésiter avec une sûreté d'allure qui indiquait qu'il sa- 
vait parfaitement où il allait et qu'il ne craignait pas de 
se tromper. 

Après avoir entièrement traversé le buisson, il s'éten- 
dit sur le sol; et en rampant sur les mains et le ventre, 
il s'engagea dans une ouverture, formant au niveau du 
, sol une espèce de soupirail, d'un mètre carré environ, 
mais si bien cachée, et défendue parle buisson épineux, 



40 Les Bois-BRutÉs 



qu'à moins de la connaître, il était impossible de la 
découvrir du dehors, 

Benito Ramirez, en choisissant le campement, avait 
sur le buisson même, oublié, sans doute avec intention, 
une feuille de papier à cigarette qui s'était accrochée à 
une épine, et y était demeurée; c'est la vue de cette 
feuille de papier presque imperceptible, et dont Blue- 
Dewil s'était empressé de s'emparer, qui lui avait causé 
une si grande joie, et failli lui arracher un cri de sur- 
prise ; sur le papier il avait lu les indications dont il 
avait besoin. 

Après s'être glissé par l'ouverture, le lieutenant se 
trouva dans un boyau, large de près de deux mètres, 
haut de plus de cinq, dont le sol était d'un sable jaune, 
tin et poussiéreux, et qui tout en zigzaguant s'étendait 
sur toute l'étendue des rochers. 

Le lieutenant se releva et tourna à droite ; les ténè- 
bres étaient si épaisses que, ainsi que le rapporte le 
dicton populaire, le diable lui-même, ce roi des ténè- 
bres, aurait marché sur sa queue. 

Blue-Dewil s'arrêta un instant pour réfléchir et calmer 
les battements précipités de son coeur, puis, afoès-arretr- — 
répété^meBtaleœentiecB^J 

^*A?Uens+* — 



Il continua à s'avancer, maïs en usant des plus mi- 
nutieuses précautions, pour ne pas produire le moindre 
bruit, qui pût, si léger qu'il fût, le trahir. 

Après avoir marché pendant sept ou huit minutes, 
qui lui parurent d'une durée interminable, le lieute- 



LE CAPITAINE KILD 41 



t - 



nant aperçut tout à coup des lignes lumineuses qui 
rayaient la paroi gauche du souterraine 

Il était arrivé derrière la tente du capitaine. 

Blue-Dewil s'arrêta haletant, anxieux, en proie à une 
émotion qui agitait ses membres d'un tremblement 
convulsif ; il respira longuement, puis, lorsque son 
sang-froid fut complètement revenu, et qu'il se crut sûr 
de lui-même, il fixa ses regards sur la paroi du souter- 
rain et l'examina attentivement. 

Il ne lui fallut que quelques secondes pour s'assurer 
que cette paroi était sillonnée d'un nombre de fissures j ( f 
assez larges pour qu'il lui fût possible de voir la tente 
ou plutôt la grotte dans toutes ses parties; une entre 
autres placée à environ quatre pieds et demi du sol, 
lui offrait un observatoire des plus commodes. 

Le lieutenant appliqua l'œil à cette fissure et il re- 
garda. 

Mais presque aussitôt il se rejeta violemment en ar- 
rière. 

Ses traits décomposés avaient une expression de 
surprise, presque d'épouvante impossible à rendre. 

Il était livide, des gouttes de sueur perlaient à ses 
tempes. / 

— Mon Dieu! murmura-t-il intérieurement, ce n'est 
pas! ce ne peut pas être! j'ai mal vu! je me suis 
trompé!... 

71 regarda de nouveau. 

— C'est bien lui, reprit-il toujours mentalement, je 
le reconnais, le doute est impossible!... il n'est donc 



42 LES BOIS-BRULÉS 



pas mort! Aht démon! fit-il en serrant machinalement 
les poings, cette fois je te tiens, tu ne m'échapperas pas I 
Oui, oui, le Yoilà, c'est l'outlaw! le Danite sinistre! Oh! 
misérable! comment est-il encore de ce monde? mais 
maintenant j'ai son secret, qu'il tremble ! nous ne som^ 
mes pas ici dans les déserts de la Nouvelle-Hollande, ni 
dans les placers californiens; tu es pris, Harry Brown!.. 
Après avoir ainsi laissé s'exhaler les sentiments qui 
l'agitaient et donné une issue à sa colère, Blue-Dewil 
sentit le calme rentrer dans son esprit ; il passa sa main 
sur son front moite de sueur; son visage reprit son im- 
passibilié première, et il appliqua de nouveau son œil à 
la fissure. 

Cependant, en apparence du moins, ce que le lieute- 
nant avait aperçu ne justifiait en rien l'émotion étrange 
qui s'était emparée de lui- 
La grotte, assez vaste et assez haute, formait exacte- 
ment la moitié d'un cercle qui, s'il eût été complet, eût 
eu environ vingt-deux mètres du sommet à la base, 
c'est-à-dire quarante-quatre mètres de tour. Un lit de 
fer pliant, sur lequel était un maigre matelas et une 
quantité de fourrures, avait été dressé au fond de la 
grotte ; plusieurs malles étaient empilées près du lit ; 
au milieu de la grotte se trouvait une table grossière, 
sur laquelle était posée une lanterne marine allumée ; 
une bougie, placée dans un flambeau de fer-blanc, aussi 
allumée ; un nécessaire de voyage ouvert, d'où sortaient 
plusieurs liasses de papiers. Ce nécessaire, en forme 
de doubles fontes, était chaque jour posé par le capi- 



LE CAPITAINE KILD 43 



taine lui-même sur son cheval, et, quand on arrivait à 
la halte, il l'enlevait en mettant pied à terre et rempor- 
tait avec lui. 

Ce nécessaire imitait si complètement des fontes vé- 
ritables, que Blue-Dewil lui-môme * à qui cependant rien 
n'échappait, s'y était laissé prendre et n'avait jamais 
soupçonné la vérité. 

Cette découverte avait son prix pour le lieutenant. 
Une fois l'identité du personnage bien établie , on 
trouverait là sans doute toutes les preuves nécessaires 
contre lui. 

Puis, toujours sur la table, il y avait un buvard^ du 
papier, de l'encre et des plumes. 

Un homme, assis sur un escabeau grossier, écrivait, 
ou plutôt semblait prendre des notes. 

Cet individu ne ressemblait en rien au capitaine Kild, 
à moins que ce ne fût par la taille, et encore, étant 
beaucoup plus élancé, paraissait-il plus grand. 

C'était un jeune homme de trente ans au plus; il 
avait le visage ovale, le front large, échancré aux tem- 
pes ; ses cheveux d'un noir bleu, épais comme la cri- 
nière d'un lion, tombaient en larges boucles jusque sur 
ses épaules ; ses traits étaient beaux; ses yeux grands, 
bien ouverts, surmontés de sourcils touffus, étaient 
toujours en mouvement; les prunelles avaient cette 
nuance insaisissable qui s'éclaircit ou s'assombrit sui- 
vant les émotions douces et terribles que l'âme éprouve 
en certaines circonstances; comme celles des fauves, 
elles se voilaient parfois presque tout entières, et alors 



44 LES BOIS-BRULES 



elles lançaient de fulgurants éclairs d'une énorme puis- 
sance magnétique ; son nez droit, un peu recourbé à 
l'extrémité, et aux ailes mobiles qui se dilataient et se 
rétrécissaient à chaque seconde, surmontait une bou- 
che largement fendue, ourlée de lèvres épaisses, sen- 
suelles, d'un rouge de sang, et garnie de dents d'une 
éblouissante blancheur; ses pommettes étaient un peu 
saillantes, et son menton, de forme carrée, était séparé 
en deux par une profonde fossette. 

Certes, cet homme était beau dans la plus grande 
extension du mot ; partout il pouvait passer pour un 
cavalier accompli, et pourtant il y avait dans les rides 
profondes de son front, l'inquiétude de son regard, la 
pâleur olivâtre de son teint, le mouvement saccadé de 
ses narines qui semblaient aspirer le sang, le rire rail- 
leusement cruel qui se jouait sans cesse sur ses lèvres, 
une expression de férocité telle, qu'elle imprimait à 
cette physionomie singulière, un cachet d'étrangeté fé- 
line, qui faisait malgré soi courir un frisson de terreur 
dans les veines, quand on le regardait pendant deux ou 
trois minutes seulement. 

Cet homme avait le visage complètement rasé, et de 
fort près, et, malgré le nom de Harry Brown que lui 
avait donné Blue-Dewil, rien en lui ne rappelait la race 
anglo-saxonne ; au contraire, une origine espagnole, 
mêlée de quelques gouttes de sang indien , se lisait 
parfaitement dans la forme de son visage, les grandes 
lignes de ses traits, et surtout dans ses cheveux noirs 
\in peu rudes, et la teintç olivâtre de sa peau. 



LE CAPITAINE KILD 45 



Quel qu'il fût, au reste, et en s'en rapportant aux ré- 
flexions faites à son sujet par Blue-Dewil, ce personnage 
ne devait pas être un scélérat vulgaire ; il y avait en lui 
un mystère que personne jusqu'à ce moment n'avait pu 
découvrir; ce qui en faisait véritablement une énigme 
vivante. 

Quelques minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles 
cet individu continua à prendre des notes et à consulter 
divers papiers, qu'il classait, au fur et* à mesure, avec 
tout le calme et toute la tranquillité d'un homme qui a 
la certitude qu'il ne sera dérangé par personne. 

Il aurait été d'ailleurs fort difficile de pénétrer dans la 
grotte sans l'autorisation de son locataire, tant elle 
était soigneusement close; de plus, deux revolvers à 
six coups, posés sur la table à portée de la main de 
notre personnage, auraient sans doute fait immédiate- 
ment justice de l'imprudent qui se serait présenté à 
Timproviste. 

Enfin, l'inconnu repoussa les papiers étalés de- 
vant lui, posa le coude sur la table, la tête dans la 
main, et il sembla se plonger dans de profondes ré- 
flexions. 

Mais Blue-Dewil, qui l'examinait attentivement, ne 
put rien lire sur ce visage, froid comme un bloc de 
marbre. 

Dix fois le digne lieutenant avait éprouvé la tentation 
d'en finir avec cet homme en lui envoyant une balle 
dans la tête, ce qui lui eût été on ne peut plus facile ; 
dix fois sa main s'était crispée sur la poignée de ses re- 

3, 



46 LES BOIS-BRULÉS 



volvers ; mais toujours le raisonnement l'avait emporté 
sur la passion, et sa main s'était lentement retirée. 

Cet homme ne lui appartenait pas; il appartenait à 
la société à qui il devait rendre compte de ses crimes ; 
elle seule avait le droit de disposer de lui et d'en faire 
une exemplaire justice. 

Pendant près d'un quart d'heure, cet homme de- 
meura ainsi immobile, les regards perdus dans l'es- 
pace; causant mentalement avec lui-même ; enfin, il re- 
dressa la tête, se leva et fit deux ou trois tours dans la 
grotte, le front penché sur la poitrine et les bras der- 
rière le doSi 

Il s'arrêta, revint vers la table et s'occupa activement 
à ramasser ses papiers et à les replacer dans son né- 
cessaire de voyage, qu'il ferma ensuite au moyen d'un 
secret, et qu'il cacha sous le chevet de son lit. 

Tout en se livrant à cette occupation, il parlait à voix 
basse, selon l'habitude des gens qui manquent de con- 
fidents sur lesquels ils puissent compter ; cependant, il 
parlait assez haut pour que Blue-Dewil, en prêtant atten- 
tivement l'oreille, l'entendît parfaitement. Le lieutenant 
remarqua que cette voix n'avait pas le même timbre 
ni les mêmes modulations que celle du capitaine 
Kild. Chose singulière! cet homme, en se parlant, 
s'exprimait en excellent espagnol, lui qui cependant 
était Anglais. 

— Caraï! disait-il; ce démon de Blûe-Dewil a eu la 
main heureuse aujourd'hui ; il y a longtemps qu'il ne 
m'a procuré une habitation aussi commode et surtout 



LE CAPITAINE KILB 47 



aussi sûre. Ce déguisement commençait à peser comme 
un manteau de plomb sur mes épaules ; j'avais besoin 
de redevenir un peu moi-même, Ahl c'est bon de ne, 
pas être obligé de se contraindre ; d'avoir, ne serait-ce 
que pour une heure, la liberté de son allure et de ses 
mouvements, sans craindre d'être vu et espionné. Bah ! 
encore quelques jours de patience, et, si Benito Rami- 
rez m'a dit vrai, tout sera fini,,. Un charmant garçon, 
ce Ramirez, un peu brusque, un peu original, c'est 
vrai, mais pour lequel, Caraï! je me sens, je ne sais 
pourquoi, une véritable inclination. 

En entendant ces réflexions un sourire d'une expres- 
sion assez problématique crispa les lèvres du lieute- 
nant. 

— D'ailleurs il m'a sauvé la vie, continua l'autre qui 
plaçait son nécessaire de voyage sous son chevet; c'esl 
quelque chose cela; il est vrai que s'il m'avait connu 
il est probable qu'il m'aurait laissé dévorer par ce mau- 
dit ours gris; Browoel j'en ai encore la chair de poule 
rien qu'en y songeant; là, voilà qui est fait, maintenant 
remettons-nous dans la peau de cet estimable capitaine 
Kild; en voilà un par exemple qui ne se doutait guère 
des services qu'il me rendrait après sa mort, lorsque 
notre association a été si brusquement rompue à notre 
départ de Déseret et grâce au coup de poignard que je 
lui ai si adroitement donné, tandis qu'il dormait ivre 
comme une éponge; allons, allons, ne pensons plus à 
tout cela ! il est mort, il ne reviendra plus ; c'est le prin- 
cipal ; la Gorge aux Loups garde les secrets qu'on lui 



48 LES BOIS-BRULES 



confie! mais minute, je ne veux pas me coucher avant 
d'avoir fait une ronde dans le camp, la prudence est 
la mère de la sûreté, dit le proverbe. 

Tout en conversant ainsi avec lui-même, le bandit 
avait opéré sa métamorphose, il s'était remis ainsi que 
lui-même l'avait dit dans la peau du capitaine Kild et 
cela si complètement que Blue-Dewil lui- même qui était 
un artiste ne put s'empêcher de l'admirer, tant le dé- 
guisement était complet et bien réussi; rien n'avait été 
oublié de ce qui pouvait aider à l'illusion; la transfor- 
mation était exécutée avec tout l'art désirable* 

Mais comme après avoir repris sa figure et ses vête- 
ments le capitaine commençait à défaire les barricades 
qui obstruaient la porte, le lieutenant ne jugea pas pru- 
dent de demeurer davantage. 

Il abandonna son observatoire, retourna sur ses pas, 
se glissa par l'ouverture, franchit les buissons épineux; 
et après s'être assuré que personne ne le surveillait, il 
alla s'étendre devant l'entrée de lagrande tente occupée 
par dona Rosario ; et, bien enveloppé dans son manteau 
il feignit de dormir, tout en conservant les yeux ouverts 
et en regardant du côté de la voûte. 

A peine Blue-Dewil avait-il depuis dix minutes pris 
cette nouvelle position, qu'il vit se soulever le rideau 
de la tente et qu'il aperçut le capitaine, tenant en main 
une lanterne marine. 

Le capitaine Kild fit consciencieusement la ronde 
qu'il avait projetée; plus d'une sentinelle qui s'était 
laissée aller au sommeil fut désagréablement réveillée 



LE CAPITAINE KIT/D * 49 

— - . . - . — — — — — ^ — „_^_ . — . , 

par la rude main de son chef tombant sur son épaule, 
et reprit sa faction en maugréant. 

Le capitaine s'éloignait en ricanant et allait réveiller 
plus loin un autre factionnaire d'une façon tout aussi 
désagréable; tout en continuant ainsi sa promenade, le 
capitaine s'approcha de l'endroit où Blue-Dewil était 
étendu ; mais celui-ci qui le surveillait du coin de l'œil, 
bondit sur ses pieds un revolver de chaque main, en 
criant : 

— Qui va là? Arrière ou tu es mort! 

— Amil ami!* répondit vivement le capitaine. By 
god ! voilà ce qui s'appelle faire bonne garde! 

— Le capitaine! reprit le lieutenant avec une sur- 
prise parfaitement jouée, 

— Eh oui, moi! et mais, continua-t-il en levant sa 
lanterne afin de reconnaître son interlocuteur, c'est 
vous, Blue-Dewil? 

— C'est moi, oui, capitaine. m 

— Comment se fait-il que ce soit vous que je trouve 
ici, et non le Chacal? 

— Par une raison bien simple, capitaine; voici ce qui 
est arrivé : 

— Bon, allez, j'écoute. 

— Cet imbécile de Pelon, après avoir pansé avec du 
wisky camphré les blessures de Lingot, ou du moins 
ses contusions, ainsi que vous en avez donné Tordre... 

— C'est vrai, eh. bien? 

— Eh bien, il a oublié le bidon. 

*- Alors je comprends tout, fit le capitaine en riant; 



50 LES BOIS-BRTJLÉ3 



Lingot et le Chacal se sont administré le remède à l'in^ 
térieur. 

— Juste, capitaine; et si bien administré même, qu'ils 
n'ont pas laissé une goutte de wisky dans le bidon; de 
sorte qu'ils sont tous deux si complètement ivres, qu'ils 
dorment comme des pourceaux; alors, sachant combien 
vous tenez à ce que cette tente soit toujours soigneuse- 
ment surveillée, je me suis couché là pour remplacer 
cet animal' de Chacal. 

— Vous avez parfaitement agi, et je vous en sais gré, 
lieutenant; continuez,- moi je rentre; il fait un froid 
de loup et jetombe de sommeil; bonsoir, Blue-Dewil; 
bonne garde I 

— Soyez tranquille, capitaine, répondit-il en se re- 
couchant sur le sol. 

Le capitaine Kild rentra dans sa tente; presque aus- 
sitôt la lumière s'éteignit. 
Blue-Dewil se leva et siffla douce ment. 
Le Pelon parut. 

— Veille, et à la plus légère alerte, préviens-moi ; 
couche-toi à ma place. 

Le Pelon obéit sans répondre, et Blue-Dewil disparut 
dans la tente de doiia Rosario. 



LE CAPITAINE KIL.D 51 



III 



COMMENT DONA ROSARÎO REÇUT LA VISITE DE DON OCTAVIO 

bB VARGAS D'ÀLBACEYTfî 



Pendant que Blue-Dewil épiait si audacieusement le 
capitaine, et que malgré les minutieuses précautions 
prises par celui-ci pour assurer son incognito, il le con- 
traignait, sans qu'il s'en doutât, à poser devant lui à 
visage découvert, il se passait dans la tente occupée 
par dona Rosario, certains événements, qu'il est de 
notre devoir de rapporter. 

Après le départ du capitaine Kild, la jeune fille avait 
eu une longue conversation avec son amie Harriett 
Dumbar ; conversation dans laquelle il avait été con- 
venu que la jeune Irlandaise, ainsi que d'ailleurs cela 
lui arrivait très-souvent, ne se retirerait pas pour la 
nuit auprès des autres prisonnières, où elle avait sa place 
marquée ; mais qu'elle tiendrait compagnie jusqu'au 
jour à celle qu'elle s'était donnée si gentiment pour 
maîtresse et à laquelle, avec son caractère. .si aimant, 
elle avait voué un dévouement à toute épreuve. 



52 LES BOïS-BRULÉS 



Doua Rosario . attendait la visite de don Octavio 
de Vargas. 

A quelle heure viendrait-il? Comment réussirait-il à 
parvenir jusqu'à elle? La jeune fille l'ignorait complè- 
tement; mais elle avait foi en la promesse de don 
Octavio, et, le cœur serré par l'inquiétude, elle se pré- 
para à le recevoir. 

Sur Tordre dé dona Rosario et avec l'aide du Pelon 
qu'elle avait requis à cet effet, HarriettDumbar s'oc- 
cupa d'abord à recouvrir la toile de la tente à l'inté- 
rieur de petates, sur lesquels elle suspendit des fourrures 
semblables à celles qui déjà formaient la tenture. 

Ce surcroît d'épaisseur donné aux murailles de 
toile eut le double avantage d'augmenter la chaleur 
du retrait habité par la jeune fille, et de ne plus laisser 
filtrer au dehors le plus mince filet de lumière, qui dé- 
nonçât que dona Rosario veillait, au lieu de se livrer au 
sommeil. 

La lampe d'argent suspendue, destinée à éclairer le 
compartiment, fut recouverte d'une gaze verte qui en di- 
minua la clarté, et donna quelque chose de mystérieux 
à la lueur presque crépusculaire qui régna dès lors 
dans ce retrait parfumé, où grâce au brasero rempli de 
la cendre brûlante des noyaux d'olives, se répandit une 
douce et moite chaleur. 

Puis, dona Rosario congédia le Pelon et s'étendit à 
demi sur son hamac ; Harriett se plaça sur un coussin 
à ses pieds, et les deux jeunes femmes, en proie à 
toutes les anxiétés de l'attente, demeurèrent les regards 



LE CAPITAINE KILD 53 



curieusement fixés sur le cadran d'une charmante 
pendule, du plus pur rocaille, posée sur un piédouche. 

Par ordre exprès du capitaine Kild, toutes les lu- 
mières sans aucune exception devaient être éteintes 
dans le camp à dix heures précises; la ronde» que 
chaque soir il faisait avant de se retirer pour la 
nuit, avait surtout pour objet de s'assurer que cet 
ordre était ponctuellement exécuté. 

Ce soir-là comme tous les autres jours, le capitaine 
passa une ronde minutieuse, mais il ne découvrit 
aucune désobéissance à ses ordres; la tente de dona 
Rosario, comme toutes les autres, était, ou du moins 
paraissait être, du dehors, plongée dans une obscurité 
complète. 

Dona Rosario dormait; le capitaine se frotta les 
mains avec une évidente satisfaction, et la ronde ter- 
minée, il se retira dans sa tente, où il se barricada soi- 
gneusement. 

Nous avons rapporté dans notre précédent chapitre 
comment toutes ses précautions furent déjouées par 
Blue-Dewil. 

Après avoir quitté le lieutenant, le Pelon, avec cette 
obéissance passive que nous lui connaissons, et cette 
finesse qu'il dissimulait si bien sous une apparence un 
peu niaise, se mit en devoir d'exécuter les ordres qu'il 
avait reçus. 

Il était un peu plus de dix heures et demie ; la nuit 
était noire, l'obscurité profonde ; la pluie ne disconti- 
nuait pas, et, poussée par lèvent, elle fouettait avec un 



54 LES BOIS -BRÛLÉS 



bruit sec et continu sous la voûte naturelle formée par 
la roche jetée comme un pont aérien dans l'espace ; le 
Pelon semblait insensible au froid et à la pluie qui 
pénétraient les légers vêtements dont il était à peine 
couvert; il se glissa comme un serpent le long des 
parois des rochers, traversa le camp dans toute sa lar- 
geur; arrivé à l'endroit où se terminait l'esplanade et 
où les flancs de la montagne s'infléchissaient et for- 
maient dans les ténèbres un gouffre insondable, il 
s'arrêta un instant et jeta autour de lui un regard 
anxieux, comme pour s'assurer qu'il était bien seul. 

Mais ce fut vainement qu'il essaya de sonder l'obscu- 
rité; elle était si épaisse, si intense, qu'à deux pas, il 
était littéralement impossible de distinguer le moindre 
objet. 

Convaincu que si, lui, ne voyait pas, ceux qui par 
hasard tenteraient de l'espionner ne pourraient pas le 
voir davantage, et rassuré par cette réflexion pleine de 
sens, le jeune homme commença activement à se dé- 
barrasser d'un lasso en cuir tressé enroulé autour de sa 
ceinture; il assujettit solidement ce lasso au tronc d'un 
chêne gigantesque, qui s'élevait précisément sur la 
lèvre même du précipice, et après avoir lové avec soin 
dans sa main ce qui restait libre du lasso, il se pencha 
sur le gouffre et imita avec une perfection rare, le sif- 
flement railleur du serpent-fouet. 

Presque aussitôt un sifflement pareil se fit entendro 
dans le fond du précipice. 

Ce signal fut répété trois fois de part et d'autre sans 



LE CAPITAINE KILD 55 



éveiller l'attention; d'ailleurs la plupart des sentinelles 
étaient endormies; à la troisième réponse le Pelon fit 
tournoyer vigoureusement le lasso autour de sa tête, et, 
comme il avait eu la précaution d'attacher à son extré- 
mité une pierre d'une certaine grosseur, il le lança 
dans l'espace avec la force d'une catapulte. 

Quatre ou cinq minutes s'écoulèrent ; puis, un nou- 
veau sifflement se fit entendre et le lasso se tendit. 

Le Pelon respira avec un mouvement convulsif, 
comme un homme délivré d'une angoisse poignante. 

En effet, ce n'était pas chose facile, au milieu de ces 
ténèbres épaisses, et sans butre guide que le hasard, de 
lancer à travers l'espace une corde, précisément à por- 
tée de la main de celui qui sans doute l'attendait; mais 
le hasard l'avait favorisé; le Pelon né conservait plus 
de doutes à cet égard, et il laissa sa respiration qu'il 
avait longtemps retenue reprendre son cours. 

Bientôt un homme apparut sur la lèvre du précipice 
et d'un bond sauta sur l'esplanade. 

— Merci, Pelon, dit-il aussitôt à voix basse. 

— Remerciez Dieu, senor don Benito; c'est lui qui a 
tout fait, répondit le jeune homme. 

— C'est juste : il a dirigé le lasso, mais toi tu le tenais 
en véritable ginete. Ainsi, merci encore; hâte-toi main- 
tenant de faire disparaître les traces de mon passage, 
et allons ; il est tard. 

— Est-ce que vous ne repartirez point par ici? 

— Non, c'est assez pour une fois, hijo ; j'ai failli cent 
fois me rompre les op. D'ailleurs cela me ferait perdre 



56 LES BOIS-BKULÈS 



trop de temps; ce n'est pas sortir du camp qui m'em- 
barrasse; hâte-toi donc. 

Le Pelon détacha le lasso et le roula autour de son 
corps ; ce fut l'affaire de deux ou trois minutes. 

— Je suis à vos ordres, don Benito, dit-il. 
— Tu as terminé? 

— Oui. 

— Alors conduis-moi; je suis incapable de me diriger 
moi-même; je n'y vois goutte. 

— Bon f que cela ne vous inquiète pas; venez, je con 
nais le chemin. 

— Et Blue-Dewil, où est-il? 

— Je ne sais pas; vous auriez voulu le voir? 

— Oui, j'aurais désiré lui dire quelques mots. 

— : Qui sait? Peut-être le rencontrerez-vous avant 
de quitter le camp. 

— Au fait, c'est possible; tu as raison; allons, allons, 
en route. 

— Je vous attends* 

— Bien ; alors me voilà. 

— Plus un mot. 

— Je suis muet comme une tanche. 
Ils se mirent en marche. 

Le Pelon conduisait don Benito Ramirez littéralement 
par la main; il suivait la même direction qu'il avait 
prise pour venir, ouvrant l'oreille au moindre bruit si 
léger qu'il fût et plongeant ses regards dans les ténè- 
bresi mais sans qu'il lui fût possible de rien distinguer ; 
mais peu importait au Pelon; il semblait reconnaître 



LE CAPITAINE fclLD 57 

* ■ - - 

instinctivement son chemin; il allait en avant sans hé- 
siter, comme s'il eût fait grand jour. 

Cette marche hasardeuse se continua ainsi pendant 
environ dix minutes, puis le Pelon s'arrêta. 

— Vous voici arrivé, dit-il à voix basse. 

— Nous sommes près de sa tente? répondit-il sur le 
môme ton. 

— A deux pas de l'entrée, le reste vous regarde, 
sefior. 

— Non pas, Caraï! comment ferai-je? je ne suis ja- 
mais allé plus loin que la salle à manger; je commet- 
trai quelque bévue qui donnera l'éveil et tout sera 
perdu. 

— C'est juste; pardonnez-moi, senor don Benito; îe 
n'avais pas songé à cela; suivez-moi. 

— A la bonne heure ainsi; mais un moment encore? 
où le retrouverai- je au cas ou j'aurais besoin de toi? 

— Ici même, à la place où nous sommes, senor; ne 
dois-je pas veiller à votre sûreté? 

— C'est vrai; tu as toujours raison; je ne sais plus 
ce que je dis, ni ce que je fais ; la seule pensée de la re- 
voir me bouleverse tellement que, sur l'honneur, je 
crois que je deviens fou! 

— Soyez homme, senor; songez que dans cette entre- 
vue, vous risquez non-seulement votre vie, ce qui ne 
serait rien, mais encore celle si précieuse de dona Ro- 
sario! 

— Cette pensée m'épouvante ; mais elle me redonne 
le courage qui m'abandonnait; maintenant je me sens 



68 LES BOIS-BRULÉS 



4 

fort ; quoi qu'il arrive, je saurai me conduire en homme : 
marchons. 

— Venez et surtout, plus que jamais, silence I 

— Bon, sois tranquille. 

Ils pénétrèrent alors dans la tente, dont l'épais rideau 
alourdi par la pluie, retomba derrière eux avec un cra- 
quement sourd dont le bruit sinistre les fit malgré eux 
tressaillir. 

.Depuis près d'une demi-heure, les deux jeunes filles 
n'avaient pas échangé une parole; le bruit sec produit 
par Téchappement de la pendule se fit entendre et le 
timbre sonna, 

— Onze heures! murmura tristement dofia Rosario ; 
onze heures, et il ne vient pas encore. 

— Le voilà, maîtresse! répondit Harriett en se levant 
vivement. 

La jeune fille se retourna brusquement : un cri 
étouffé jaillit de ses lèvres. 

Don Benito Ramirez, ou plutôt don Octavio de Vargas, 
debout dans l'entrebâillement de la porte et tenant le 
rideau à demi soulevé, la contemplait avec une expres- 
sion que nul peintre ne saurait rendre. 

Il était pâle; sa. main droite s'appuyait sur son 
cœur, comme pour en comprimer les battements; ses 
yeux semblaient lancer des éclairs, et une joie immense 

i 

rayonnait sur; son mâle et beau visage. 

Sans prononcer une parole, les yeux fixés sur ceux 
de la jeune fille qui lui souriait avec une expression 
ineffable, il fit quelques pas, et vint s'agenouiller sur le . > 



LE CAPITAINE KILD 59 



coussin qui un instant auparavant servait de siège à 
miss Harriett. 

Celle-ci s'était reculée dans l'angle le plus éloigné 
de la pièce, où elle demeurait immobile, souriante et 
rôveuse. 

— C'est vous* vous enfin! vous que depuis un an 
bientôt je cherche sans espoir! murmura doucement le 
jeune homme. Dieu soit béni qui a permis que je vous 
retrouvasse ! oh ! que j'ai souffert pendant cette longue 
séparation. 

— Et moi? répondit-elle, ingrat, croyez-vous donc 
que je n'ai pas souffert, hélas! nul ne saura jamais ce 
que peut contenir de larmes le cœur d'une femme 
aimante 1 

— Pauvre Rosariol si malheureuse* hélas ! 

— Oh! oui, bien malheureuse, allez, don Octavio; j'ai 
horriblement souffert pendant cette année, seule avec 
ma douleur, n'ayant près de moi personne à qui faire 
partager ce poids de souffrance qui m'accablait, en- 
tourée de misérables qui ont fait de moi une esclave ; 
sans amis, sans soutiens, dans un pays inconnu, loin 
de tout ce qui m'était cher, me croyant oubliée, 

— Oh ! vous n'avez pu croire que je vous avais oubliée, 
senora; cela n'est pas, ne saurait être ! s'écria-t-il en se 
redressant et fixant sur la jeune fille un regard déses- 
péré. 

—Hélas! don Octavio, reprit-elle doucement, le mal- 
heur rend injuste; il rend méchant; les meilleurs na- 
tures se sentent défaillir ; elles succombent sous ses 



60 tEà BOIS-BRULÊâ 



implacables étreintes de fer; il faut être bien fort, pour 
lutter à chaque seconde sans faiblir, contre les coups 
sans cesse répétés de l'infortune; et moi, je ne suis 
qu'une jeune fille, presque une enfant, dont les pre- 
mières années se sont écoulées dans le calme, la joie et 
le bonheur; entourée d'êtres qu'elle chérissait et dont 
elle était chérie ; au premier souffle de l'ouragan terri- 
ble qui, à l'improviste, m'assaillait et s'acharnait sur 
moi, j'ai succombé, je me suis sentie mourir. 

— Mourir! vous Rosario! oh! ne prononcez point 
ce mot horrible; me voilà, vos douleurs vont finir, je 
vous le jure; je vous sauverai; je suis fort, moi! et 
je vous aime, Rosario, je vous aime, ne le savez-vous 
pas? 

— Vous me l'avez dit, murmura-t-elle d'une voix 
presque indistincte, mais l'amour résiste-t-il à l'ab- 
sence ? 

— Rosario, ma bien-aimée, ne blasphémez pas le 
sentiment le plus pur et le plus noble que Dieu ait mis 
au cœur de ses créatures ; je vous aime, vous dis-je, et 
maintenant que je vous ai retrouvée, rien au monde ne 
pourra nous séparer de nouveau; je vous sauverai, je 
vous le jure ! 

— Oh! je vous crois, don Octavio; je n'avais pas be- 
soin de cette nouvelle preuve de dévouement que vous 
me donnez, pour être assurée de votre amour! pour* 
quoi ne serais-je pas franche avecvous? Si j'ai supporté 
la douleur jusqu'à présent, si j'ai vécu, enfin, c'est que 
j'ai toujours espéré, que j'ai eu foi en vous, mon bien- 



le Capitaine kilû 61 



aimé Octavio, que j'avais la conviction que vous ne m'a* 
bandonneriez pas. 

— Jamais, jamais, Rosario ! s'écria-t-il avec feu; moi 
aussi, j'ai eu des luttes à soutenir, des obstacles à 
vaincre! mais tout est fini; maintenant ce n'est plus 
qu'un rêve; je suis heureux, oh! bien heureux, car je 
suis près de vous! 

Et, s'emparant des mains mignonnes que lui aban- 
donnait la jeune fille, il les couvrit de baisers de 
flamme, 

Dofia Rosario, penchée vers lui, le regardait les lèvres 
souriantes et les yeux briUants de douces larmes. 

— Oh! murmura-t-elle, je suis déshabituée du bon- 
heur depuis si longtemps, que, malgré moi, celui que 
j'éprouve en ce moment me fait peur; [prenez garde, 
Octavio, les hommes contre lesquels vous allez corn- 
battre sont des bandits féroces, des scélérats sans foi 
ni loi ; ils sont nombreux surtout. 

— Nous aussi, ma bien-aimée, nous sommes nom- 
breux; je ne me suis pas mis à votre recherche sans 
prendre les précautions nécessaires; j'ai des amis, des 
hommes braves, des cœurs forts, ils m'ont promis de 
ïïTaider, je compte sur eux; il en est un surtout,.. 

— Valentin Guillois, n'est-ce pas? s'écria-t-elle vive- 
ment. 

— Oui, c'est ainsi qu'on le nomme, je crois; un Fran- 
çais?... 

— C'est cela, c'est -cela! Vous le connaissez? 

— Pas encore, chère Rosario, mais je lui suis fort 

il 4 



02 LES BOIS-BRULES 



T!T 



recommandé; cette nuit même, je dois le rencontrer; 
mais vous-même, vous le connaissez donc? 

— Mais oui, oublieux que vous êtes, et vous aussi. 

— Moi? 

— Certainement, vous! Pendant notre traversée du 
Brésil à la Nouvelle-Orléans, ne vous ai-je pas parlé 
cent fois peut-être, d'un ami dévoué de mon père, qui, 
depuis près de vingt ans, parcourt les grands déserts 
américains? 

— C'est possible. 

— Ne vous ai-je pas dit que si j'étais assez heureuse 
pour que Dieu plaçât sur ma route cet homme et un 
chef indien son ami, ils m'enlèveraient à don Miguel? 
qu'ils me sauveraient enfin ? 

— Pardonnez-moi, Rosario, répondit-il en couvrant 
de baisers les mains que la jeune fille ne lui avait pas 
retirées, je suis bien coupable ; je le sens, je le vois; 
mais lorsque je suis près de vous comme je le suis en ce 
moment, qu'il m'est permis de plonger mon regard dans 
le vôtre, de m'enivre r du son mélodieux de votre voix, 
de vous dire comme je le fais, que je vous aime, que je 
vous aimerai toujours, j'oublie tout ce qui n'est pas 
vous-même, pour ne me souvenir que de mon amour; 
votre beauté me fascine à ce point que je m'absorbe en 
vous; il me semble que nos âmes se fondent en une 
seule et que je deviens une partie de vous-même. 

— C'est étrange, Octavio, ce que vous éprouvez, je le 
ressens moi aussi, tel que vous me le dépeignez; loin 
de vous, tout m'est ombre ; votre présence illumine mon 



LE CAPITAINE KILD 63 

m .■■ i . ■!! ■ m^ i ii ■■■ m — mm ~m i i i i i i ' ■ ~ ■■ r 

être tout entier et fait courir dans mes veines des fris- 
sons de bonheur ; que signifie donc cela, mon bien- 
aimé Octavio? 

— Cela signifie, ma Rosario chérie, que nous nous 
complétons l'un par Vautre; que chacun de nous em- 
porte avec soi une partie des forces vives de Vautre; 
que, séparés, nous ne pourrions vivre longtemps, et 
que si cette séparation était sans espoir de nous revoir, 
la vie nous abandonnerait aussitôt; 

— Oui, je le sens, Octavio; tout ce que vous dites est 
vrai ; voilà pourquoi il ne faut plus de séparation entre 
nous; cette fois, ce serait la mort, et je veux vivre, 
moi! Maintenant que je sais que vous m'êtes resté 
fidèle! je veux vivre pour être heureuse avec vous et 
par vous. 

— Vous dites vrai, mon cher amour, il faut qu'il en 
soit ainsi ; mon cœur se gonfle de joie, j'ai la certi- 
tude que votre foi en moi n'a jamais failli. Courage! 
quelques jours encore, et vous serez sauvée. 

— Octavio, n'oubliez pas Val enfin Guillois ; il a juré 
de nous protéger; lui aussi, il peut beaucoup pour 
moi. e 

— Je le sais, ma Rosario chérie, aussi je vous le ré- 
pète, toutes mes mesures sont prises; cette nuit même 
je verrai Valentin; j'ai la conviction que cette première 
entrevue sera non-seulement amicale, mais paternelle; 
nous nous concerterons immédiatement pour presser 
le plus possible le moment où vous serez enlevée de ce 
camp maudit. 



64 LES BOIS-BRULES 



»— Que Dieu vous protège, Octavio ! avec son aide 
vous réussirez. 

— Oui, et de plus j'ai pratiqué des intelligences parmi 
les hommes eux-mêmes du capitaine Kild. 

— Prenez garde, Octavio, tous les individus qui se 
trouvent ici sont des bandits de la pire espèce. 

— Je le sais, ma Rosario chérie ; aussi soyez bien 
convaincue que je n'agis qu'avec la plus extrême pru- 
dence ; je n'ai encore que deux amis dans le camp, le 
lieutenant.., 

— Ah ! s'écria-t-elle joyeusement, vous vous entendez 
avec Blue-Dewil. 

— Certes, ma mignonne ; s'il ne m'avait pas aidé 
serais-je parvenu jusqu'à vous; c'est lui quim'a engagé 
à vous demander cette entrevue ; je ne sais comment il 
a manœuvré, mais il a réussi à aplanir toutes les diffi- 
cultés ; de plus il m'a abouché avec un jeune homme, 
presqu'un enfant, qui lui aussi m'a été très-utile, je 
vous le jure ; sans son dévouement je n'aurais jamais 
réussi seul à m'introduire près de vous. 

— Ah! vous voulez parler du Pelon, dit-elle avec un 

charmant sourire. 

— C'est de lui en effet que je vous parle; mais par- 
don, chère-bien aimée ; vous connaissez ces deux hom- 
mes depuis longtemps? 

— Je les connais depuis que j'ai quitté les Etats- 
Unis avec les misérables qui se sont emparés de moi. 

— Eh bien, que pensez-vous d'eux? quelle est votre 
opinion sur leur compté? 



LE CAPITAINE KIM> C5 

— Quelle est mon opinion sur le compte de Blue De- 
vait et «la Pelon? 

— Oui, chère Rosario; vous comprenez que moi qui 
ne suis ici que depuis quelques jours, je les connais à 
peine, ou pour mieux dire pas du tout; ils m'ont rendu 
à la vérité de grands services ; ils disent vous être 
dévoués; mais en somme rien ne me prouve encore à 
moi que ce dévouement soit réel, je crains de m'être 
trompé et d'avoir commis une lourde faute en me fiant 
à eux comme je l'ai fait; rien ne ressemble plus à un 
homme dévoué qu'un traître, et entre nous je vous avoue 
que ce diable de Blue-Dewil n'a pas une physionomie 
engageante ; j'en ai peu rencontré d'aussi patibulaire. 

Dona Rosario se mit à rire, 

— Pauvre Blue-Dewil, dit-elle en riant toujours, sa 
figure lui fait grand tort, mais ce n est pas de sa faute 
s'il est si laid, 

— Certes non, répondit le chasseur sur le même ton; 
et de plus ce n'est pas une raison suffisante pour se 
méfier de lui. 

— Vous auriez tort de vous méfier de Blue-Dewil, 
mon cher Octavio, répondit la jeune fille redevenant 
sérieuse, c'est un honnête homme; dévoué et sur le- 
quel je compte entièrement. 

— Vous me dites là ce que yous pensez, chère 
Rosario? 

— Oui, mon ami; Blue-Dewil, j'en ai la preuve entre 
les mains, n'a été placé près de moi que pour me servir 
et me venir çji aiçle au besoin. 



66 LES BOIS-BRULÊS 



— Placé près de vous?. . je ne vous comprends pas, ma 
Rosario chérie; que voulez-vous dire? qui donc l'a placé 
ainsi près de vous, je vous prie? 

— Qui, Octavio? cet ami dont je vous parlais il n'y a 
qu'un instant, Valentin Guillois. 

— Valentin Guillois! s'écria-t-il avec un dépit mal 
déguisé, vous ne me parlez en effet que de cet homme • 
vous avez donc en lui une grande confiance? 

— Sans bornes, mon ami. Valentin Guillois a sauvé 
dix fois peut-être la vie à mon père; ma" mère avait 
pour lui un respect qui était presque de la vénération ; 
maintenant que je suis seule au monde... 

— Seule au monde! vous, Rosario? s'écria-t-il avec 
douleur, et moi ne suis-je donc rien pour vous! 

— Jaloux! fit-elle avec un adorable sourire, vous 
n'est-ce donc pas moi? 

— Oui, Rosario, oui, c'est vrai, pardonnez-moi, j'étais 
fou. 

— Je vous pardonne, Octavio, parce que vous ne con- 
naissez pas Valentin Guillois; cet homme qui est à lui 
seul aujourd'hui toute ma famille; que je n'ai jamais 
vu et que pourtant j'aime et je vénère comme s'il était 
mon père ; voyez-le, Octavio; et lorsque vous aurez causé 
cinq minutes seulement avec lui, votre cœur sera 
changé, et vous éprouverez pour lui le même sentiment 
qu'il m'inspire. 

— Soit, chère Rosario, et c'est croyez-le bien, d'au- 
tant plus probable que cet homme extraordinaire jouit 
d'une réputation immense parmi les chasseurs, les trap- 



LE CAPITAINE KILD 67 



peurs et même au milieu des tribus indiennes; les Peaux- 
Rouges ont pour lui le plus grand respect; ils le con- 
sultent dans leurs querelles et leurs différends ; et tou- 
jours ils se soumettent sans murmurer à la sentence 
qu'il a prononcée; oui, oui, Rosario de mi aima. J'ai le 
plus vif désir de me rencontrer face à face avec cet 
homme étrange et de le trouver tel qu'on me Va re- 
présenté et que vous-même me l'avez dépeint, 

— Lorsque vous le connaîtrez, je vous le répète, cher 
Octavio, vous sentirez combien sont faibles toutes les 
louanges qu'on lui adresse comparées à celles que vé- 
ritablement il mériterait, 

— Bien, bien, belle enthousiaste, je m'avoue vaincu, 
je vous rends les armes; revenons, s'il vous plaît, à 
Blue-DewiL 

— D'accord, cher Octavio mio, en quoi puis-je vous 
être agréable $ son sujet? 

— En me prouvant, ma bien-aimée, que vous ne vous 
trompez pas sur le compte de cet homme, et que vous 
êtes bien sûre de ce que vous avancez, 

— Je n'avance rien qui ne soit rigoureusement vrai, 
mon ami; ainsi que je vous l'ai dit, les preuves sont 
entre mes mains, pardonnez-moi de ne pouvoir vous 
les montrer, c'est un secret qui m'a été confié, et que 
j'ai promis de garder, 

— Je n'insiste plus, je vous crois, Rosario, et pour- 
tant il y a dans cet homme quelque chose de mysté- 
rieux que je ne puis définir et qui m'inquiète; il est 
évident pour moi qu'il porte un masque, fort laid, à 



08 LES BOIS-BRULES 



la vérité, mais qui n'en est pas moins un masque. 

— Il est approprié au rôle qu'il joue ici, querido Oc- 
tavio; ce masque vous inquiète, fit-elle avec une rail- 
lerie charmante. Eh ! Dios mio, vous-même êtes-vous 
ce que vous paraissez? Non, n'est-ce pas? Tous nous 
portons des masques ici, jusqu'au terrible capitaine 
Kild. 

— Quant à celui-là, dit une voix sombre, il est 
tombe- 
Les jeunes gens se retournèrent en étouffant un cri 

de terreur. 

Harriett Dumbar, dans la cachette où elle s'était ré- 
fugiée, tremblait comme la feuille. 

— Qu'est-ce à dire? s'écria le chasseur en s'avançant 
vers le lieutenant immobile et pâle devant la portière 
encore agitée. 

Blue-Dewil l'arrêta froidement, d'un geste irrésis- 
tible. 

— Je veux dire, reprit-il, que si votre masque et le 
mien nous conservent encore notre incognito, il n'en 
est plus de même du capitaine Kild, j'ai fait tomber le 
sien, j'ai enfin réussi à voir son visage. 

— Il serait possible I s'écria donaRosario en joignant 
les mains. 

— Vous avez réussi! fit le chasseur avec joie. 

— Oui, grâce aux indications que vous m'avez lais- 
sées, senor, et dont je vous remercie. 

— Ainsi vous l'avez vu? 

— Oui, à visage découvert, face à face, pendant plus 



LE CAPITAINE KILD 69 



' *- 



d'une demi-heure, sans qu'il lui fût possible de soup- 
çonner que je l'épiais. 

— Et voilà pourquoi en entrant... 

— J'ai prononcé les paroles que vous avez enten- 
dues, oui, senor. Vous craignez, ajouta-t-il avec un sou- 
rire railleur, que je n'aie écouté votre conversation; 
rassurez- vous, je n'écoute que lorsque j'ai un puissant 
intérêt à le faire; seules les dernières paroles prononcés 
par la senora ont frappé mon oreille. 

— Peu importe, senor, répondit dona Rosario, vous 
n'auriez cette fois, ce qui est rare quand on écoute, 
entendu que du bien de vous ; et cet homme, parlez- 
nous de cet homme, je vous en conjure. 

— Je suis venu précisément pour cela, senorita, mais 
le temps nous presse; je serai bref. L'homme qui com- 
mande ces bandits et qui se fait appeler Kild, est jeune, 
il a trente ans à peine ; il est d'un brun olivâtre, on le 
prendrait pour un Espagnol; il est beau, de cette beauté 
fatale, qui révèle les mauvais instincts, et respire le 
meurtre et la rapine; sous le nom de Harry Brown, au- 
quel il a donné une célébrité sinistre, il a été outlawed, 
c'est-à-dire mis hors la loi, par le gouvernement des 
États-Unis. Maintenant, ce nom est-il bien réellement 
le sien? ou n'est-ce qu'un pseudonyme sanglant, sous 
lequel se cache- une personnalité plus sanglante en- 
core? ceci je l'ignore ; mais je le saurai bientôt; et qui 
sait? peut-être ce soi-disant Harry Brown n'esl-il autre 
que ce Cornelio Bustamente dont vous m'avez fait le 
portrait, senorita? 



. 70 LES BOlS-BRtJLÉS 



— Je ne sais pourquoi, en vous écoutant, cette pensée 
m'est venue à moi-même, senor; et plus j'y songe, plus 
elle se change en certitude dans mon esprit; d'ailleurs 
ce Oornelio Bustamente était l'ami, l'obligé même, de 
don Miguel Tadeo de Castel-Leon. 

— Et il s'est fait son âme damnée pour l'exécution 
de l'odieuse machination dont vous avez été la victime, 
dit vivement le lieutenant, mais don Miguel Tadeo, ce 
démon, ce maudit qui tient tous les rouages de cette 
sanglante et horrible combinaison, où est-il, lui? Que 
fait-il? Comment a-t-il réussi à dissimuler, et à faire 
perdre si complètement ses traces? Voilà ce qu'il nous 
importe de savoir, et ce que je saurai bientôt, je vous 
le jure, si Dieu me vient en aide ! 

— Mais comment? par quels moyens? s'écria vive- 
ment le chasseur. 

— Ceci me regarde, senor, dit-il un peu sèchement; 
je tiens un fil, cela me suffit; bientôt tout Técheveau 
sera dans mes mains ; ayez foi en moi, et laissez-moi 
faire; j'ai juré à master Valentin G-uillois de réussir, je 
réussirai ou mon cadavre blanchira sur les sables du 
désert, 

— Oh ! senor Blue-Dewil, j'ai en vous la foi la plus en- 
tière. 

— Je vous remercie, sehorita; mais l'heure nous 
presse, nous perdons un temps précieux ; senor Rami- 
rez, il est temps de me suivre. 

— Déjàt ne put s'empêcher de s'écrier la jeune fille. 

— Il le faut pour que je puisse vous revoir, ma Ro- 



LE CAPITAINE KILD 71 



sario chérie; senor Blue-Dewil, je ne vous demande que 
cinq minutes pour prendre congé de la seûora. 

— Cinq minutes soit, mais pas une de plus, répondit 
leJieutenant. 

Il souleva la portière et disparut. 

La séparation des deux jeunes gens fut navrante, ni 
l'un ni l'autre ne pouvait s'y résoudre; dona Rosario 
sanglotait en se tordant les mains avec désespoir; enfin 
le chasseur réussit à s'arracher de ses bras, il confia la 
jeune fille, presque évanouie, aux soins d'Harriett Dura- 
bar, et à demi fou de douleur il se précipita au dehors, 
après avoir, d'une voix étouffée, jeté un dernier et su- 
prême adieu à celle qu'il aimait d'une passion si chaste 
et si profonde ; son cœur se brisait, il lui fallut quelques 
minutes pour reprendre son sang-froid; si Blue-Dewil, 
toujours impassible, ne Pavait point soutenu, au pre- 
mier pas, il serait tombé. 

Le lieutenant le guida avec une sollicitude paternelle 
à travers le camp, le lui fit traverser sans encombre, et 
lorsqu'il se fut éloigné, chancelant encore et brisé par 
l'émotion, il suivit dans les ténèbres son ombre qui 
allait s'effaçant de plus en plus, en murmurant à voix 
basse : 

— Pauvre jeune homme ! quelle âme! quel cœur! Oh 
oui, je sauverai ces deux enfants. Dieu ne saurait con- 
damner ces âmes chastes et innocentes à une éternelle 
douleur I 

Il revint, à pas lents, reprendre le poste qu'il avait 
choisi près de la tente de dona Rosario et après avoir 



72 LES BOIS-BRULES 



congédié le Pelon, il s'enveloppa dans son manteau, se 
coucha sur le sol et ferma les yeux. 

Jusqu'à l'aube il demeura immobile sur la terre nue 
et trempée ; dormit-il? lui seul aurait pu répondre. 



LE CAPITAINE KILD 73 



IV 



QUI ETAIT REELLEMENT BENITO RAMIREZ 



Nous abandonnerons provisoirement le digne capi- 
taine. Kild, que nous ne tarderons pas à revoir, et nous 
retournerons au Yoladero, où nous avons laissé plu- 
sieurs des personnages les plus importants et les plus 
sympathiques de cette histoire. 

Après avoir exécuté leur expédition en faveur des 
émigrants, les chasseurs avaient jugé à propos de de- 
meurer à couvert dans la grotte du Voladero ; non pas 
qu'ils redoutassent pour eux des représailles, de la 
part des Indiens Corbeaux ; il était évident que ceux- 
ci ne les avaient pas reconnus dans le premier mo- 
ment de leur fuite précipitée, et qu'ils n'avaient pas 
cherché plus tard à les reconnaître; la raison de cette 
séquestration temporaire, était beaucoup plus impor- 
tante; Valentin attendait, disait-il, des nouvelles, il ne 
voulait rien tenter avant de les avoir reçues. 

Curumilla et Navaja avaient seuls été exceptés de 

il 5 



74 LES BOIS-BRULES 



cette mesure ; c'était à cette exception que Lingot de- 
vait la rude leçon qu'il avait reçue. 

Curumilla et Navaja servaient d'éclaireurs à leurs 
compagnons; ils s'étaient partagé la zone environnant 
le Voladero ; sans cesse ils y battaient les buissons. 

La rencontre de Lingot, par Navaja, révéla aux chas- 
seurs quels étaient les hommes que, dans leur amour 
de l'humanité, ils s'étaient laissés aller à défendre, et 
qu'ils avaient sauvés d'un désastre complet. 

Nous rendrons cette justice à Valentin Guillois, de 
constater que, bien que les hommes qu'il avait défendus 
fussent des misérables, il ne regretta pas de l'avoir fait* 
Non pas qu'il s'intéressât le moins du monde à leur 
sort, mais à cause des femmes et des enfants qu'ils 
avaient avec eux; femmes et enfants que probablement 
ils avaient enlevés et dont ils voulaient trafiquer; 
malgré le secret dont s'entourait le capitaine Kild, la 
vérité commençait à se faire jour, et des soupçons 
graves s'élevaient gur l'étrange métier auquel il se 
livrait. 

Tel était l'état des choses au moment où nous péné* 
trons dans la grotte de Voladero. 

Quatre jours s'étaient écoulés depuis le combat livré 
aux Indiens Corbeaux; une trentaine de chasseurs 
blancs et bois-brûlés s'occupaient activement, sous la 
surveillance de Valentin Guillois, à nettoyer leurs ar- 
mes et les mettre en bon état, à préparer des provisions 
de bouche pour plusieurs jours, à garnir et boucler 
leurs havre-sacs, et enfin se livraient à toutes les occu- 



LE CAPITAINE KJLb 76 



i**-ii 



pations qui précèdent ordinairement une expédition. 
Il était environ midi, des reliefs de venaison et quel- 
ques morceaux de biscuit épars ça et là laissaient de- 
viner que les chasseurs avaient depuis peu terminé leur 
repas. 

— Y sommes-nous, compagnons? demanda Valentin 
Guillois qui, lui aussi, se livrait à la même, occupation 
que les autres chasseurs. 

* — Oui, nous sommes prêts, répondit Belhumeur. 

— Eh bien! alors, partons 1 II faut que ce soir nous 
campions à six lieues d'ici. 

— Ainsi, dit le Castor, vous êtes décidé? 

— Tout ce qu'il y a de plus décidé, fit Valentin; du 
reste, nous saurons ce soir- môme à quoi nous en tenir. 

— Mais Navaja et Curumilla nous ont quittés comme 
chaque jour au lever du soleil ; où nous rejoindront-ils? 
demanda Belhumeur. 

— Que cela ne vous inquiète pas, fit Valentin ; je les 
ai expédiés en avant, non pas pour préparer nos loge- 
ments, mais pour nous déblayer la route et choisir l'em- 
placement où nous camperons. 

— Alors rien ne nous arrête plus? dit le Castor. 

— Rien, répondit Valentin. 

— Partons, partons ! s'écrièrent tous les chasseurs 
d'une seule voix. 

— En route, dit Valentin. Seftor don Pablo, venez, je 
vous prie, près de moi, vous n'êtes pas, comme nous$ 
habitué à la vie du désert; je désire veiller sur vous. Je 
tiens, ajouta-t-il en riant, .à ce que dona Dolorès ne 



76 LES BOIS-BRULES 



m'adresse pas de reproches quand je vous aurai réunis. 

— Dieu veuille que ce soit bientôt! dit le jeune 
homme en étouffant un soupir. 

— Je l'espère; répondit Valentin, 
Toute la troupe quitta alors la grotte. 

Nous ne la suivrons pas à travers les souterrains 
qu'elle était obligée de parcourir pour atteindre la fo- 
rêt; les lecteurs les connaissent déjà. 

La journée était froide, mais belle; le ciel était bleu, 
l'atmosphère pure ; le soleil avait presque entièrement 
fondu la neige, et, ainsi que le disait en plaisantant 
Belhumeur, il faisait un véritable temps de petite maî- 
tresse. 

Les chasseurs se mirent en file indienne -sous la 
direction de Valentin Guillois, ils prirent le pas cadencé 
et gymnastique, particulier aux Indiens et aux coureurs 
des bois et s'éloignèrent rapidement du Voladero- 

Sur Tordre de Valentin, trois peones indiens, sur la 
fidélité desquels on pouvait compter, étaient demeurés 
à la garde des chevaux, inutiles dans une expédition 
comme celle qu'on entreprenait, et qu'on avait décidé 
de ne pas emmener. 

La direction que suivaient les chasseurs les fit passer 
assez près des Bois-Brûlés, et Valentin remarqua avec 
une certaine surprise que ceux-ci, qui, pendant si long- 
temps, étaient restés immobiles dans leurs retrancher 
ments, faisaient des préparatifs comme s'ils pensaient 
à s'éloigner. Cette observation donna fort à réfléchir au 
Chercheur-de-Pistes; et, pour tout dire, l'inquiéta se- 



T,B CAPITAINE KILD 77 



rieusement. Cependant, il n'en laissa rien paraître et 
continua, tout en songeant profondément, à s'avancer 
dans la direction qu'il s'était marquée à l'avance. 

Mais Valentin Guilloîs n'était pas homme à négliger 
une précaution, si minime qu'elle fut. 

Tout en marchant, il faisait sauter dans sa main 
quelques pierres, qu'il avait ramassées machinalement 
en apparence. 

Arrivé à un endroit où la sente faisait un coude, le 
chasseur s'arrêta sans rien dire, laissa passer ses com- 
pagnons devant lui; lorsque ceux-ci eurent disparu 
complètement; qu'il se fut assuré qu'il* se trouvait 
bien seul, et que personne ne pouvait le voir, il avisa 
trois arbres, dont la disposition avait cela de singulier 
qu'ils formaient un triangle régulier. 

Le chasseur monta tour à tour sur chacun des trois ar- 
bres, s'arrêta à la maîtresse branche cf gratta la mousse 
sur un espace de quelques pouces, de manière à ce 
que Ton pût supposer que cela avait été fait, non par 
un homme, mais par le bec d'un oiseau quelconque. 

Au-dessus de l'endroit où il avait ôté cette mousse, 
qu'il se garda bien de perdre, le chasseur posa une des 
pierres qu'il avait ramassées et l'enfonça dans les lianes 
de façon à ce qu'elle fût solidement maintenue, et que, 
sans être trop apparente, un œil exercé, et la soupçon- 
nant là, pût facilement l'apercevoir. 

Après avoir, ainsi que nous l'avons dit, répété cette 
opération sur chacun.des trois arbres, Valentin réunit 
en un seul monceau la mousse qu'il avait récoltée et la 



78 LES BOIS-BRÛLÉS 



déposa au pied rtiêmè de l'arbre qlii, paP Sa position, 
figurait le sommet du triangle ; et, sur ëê t&s de ititJUsse 
mêlée de feuilles, il éparpilla Quelques petits cailloux 
dans un désordre apparent, mais cjui pour lui avait évi- 
demment une signification; car, à dôUx et mêitie à trois 
reprises différentes, il modifia ces singuliers hiéro- 
glyphes. Cela fait, le chassêUr fôuilîa les eri virons du re- 
gard et, certain de n'avoir été espionné par aucUn cu- 
rieux, il jeta tioribhaiàmiilëhtsoli fdsil sous soil bras, Se 
remit en marche et rejoignit, ëfl sifflotant, fcëâ Compa- 
gnons qui avaient continué leUr foute* 

* 

Ainsi que nous l'avons dit, CurUffiillâ et Nilvaja 
étaient partis au lever du soleil en MltëUrs d'estrade, 
Valentiîi avait donné à son ami dès instructions parti- 
culières, et peut-être pensait-il à lui en accomplissant 
l'œuvre énigmàliqUe à laquelle nous l'avôliâ vu se livrer 
et qui était évidemment un signal. 

D'ailleurs le Chercheur-de-Pistes était Un esprit 
beaucoup trop sérieux, et surtout beaucoup trop délié, 
pour perdre son temps en futilités. 

Lorsqu'il rejoignit la petite troupe, il île dit rien à 
ses compagnons, et ceux-ci ne songèrent pas à l'inter- 
roger. 

La marche continua ainsi pendant tout le jour, sans 
aucun incident digne de remarque; nous noterons seu- 
lement que deux élans furetittuéâ; mais il le furent 
non pas à coups de fusil, mais à coups de flèches. 

Vers cinq heures du soir, un peu après le coucher 
du soleil, les chasseurs atteignirent l'endroit où Va- 



LE CAPITAINE KÏLD 79 



lehtiii Griiillois avait résolu de camper polir la nuit. 

Cet endroit, comme presque toujours, était ûhë 'clai- 
rière assez vaste. 

Navaja, accroupi près d'un feu qu'il venait d'allti- 
mer, fumait nonchalamment, tout ëii attendant l'arrivée 
de ses compagnons. 

Quant à Curumilla, il était absent. 

Valentin Guillois ne fit aucune observation à son sujet 
et lie sembla point s'ètôhnèr de ne pas lô voih 

Un campement de Coureurs des bois n'est pas idhg à 
établir. 

Deux ou trois fôûx sont alliirfaés et entretenus pen- 
dant toute la nuit. Puis, après avbir eipédié le repas 
du soir, chacun s'enveloppe tant bifeh que taàl dans ses 
fourrures et s'èhdôrt les pieds au feu, laissant au plus 
.prudent le soiude veiller à là sûreté générale. Les cou- 
reurs des bois sont trop habitués à jouer àvéb lé danger 
pour prendre des précautions tpri leur paraissent su- 
perflues. 

Don Pablô Hidalgo, étaht le plus jeune de la troupe, 
avait été chargé par Valentib de la première veille. 

Vers onze heures du soir, le Chercheur-de-Pistes se 
leva douceùîëht et s'approcha si légèrement de là sen- 
tinelle, que celle-ci, quand même elle eût été éveillée, 
n'aurait pu l'entendre venir. 

Don Pabld, peu accoutumé à la vie du désert et de 
plus rendu de fatigue à cause de la longue taarche qu'il 
avait faîte dans îa journée, s'était, malgré lui, laissé 
aller au sommeil, et dormait de tout son cœur. 



80 LES BOIS-BRULÉS 



— Nous sommes bien gardés! murmura le chasseur 
en souriant, après avoir approché son visage, presque 
à le toucher, de celui du singulier factionnaire qu'il se 
garda bien d'éveiller. * 

Le chasseur demeura une minute ou deux plongé en 
apparence dans de sérieuses réflexions, puis il se glissa 
dans les broussailles et disparut presque instantané- 
ment* 

Dès qu'il fut hors de la clairière, après avoir jeté 
un regard vers le ciel comme pour bien s'assurer de 
la direction qu'il devait prendre, il s'éloigna à grands 
pas, en homme qui ne craint pas de se tromper et sait 
parfaitement où il va. 

Sa course ne fut pas longue. 

Au bout d'une demi-heure, il s'arrêta auprès d'un 
rocher qui s'élevait au bord d'un torrent, au-dessus 
duquel il s'avançait en affectant la forme presque ogi- 
vale qui lui donnait l'apparence d'un cintre brisé par la 
moitié; puis, après s'ôtre assuré que son fusil était en 
bon état, le chasseur se plaça dans la bouche l'index 
de chaque main et imita à deux reprises le cri doux et 
mélancolique de la hulotte bleue, le seul oiseau de ces 
parages qui se fasse entendre pendant la nuit. 

Presque au môme instant, un cri pareil se fit entendre 
à une courte distance, l'ombre d'un homme émergea 
du couvert, à une vingtaine de pas de l'endroit où se 
tenait Valentin. 

L'homme s'avança résolument vers lui, en conservant, 
preuve de confiance extraordinaire dans un pareil lieu 



LE CAPITAINE KILD 81 



et dans de telles circonstances, en conservant son fusil 
en bandoulière et continuant de fumer une cigarette. 

— On ne m'avait pas trompé, dit Valentin dont les 
traits se détendirent et qui sourit de ce rire silencieux 
dont il avait contracté l'habitude au désert. 

Il ne fallut que trois ou quatre minutes à l'inconnu 
pour franchir la distance qui le séparait de Valentin. 

Les deux hommes s'abordèrent en se tendant la main 
comme s'ils eussent été de vieilles connaissances, bien 
qu'il fût évident, à la façon dont chacun examinait 
l'autre à la dérobée, que cette fois était la première 
qu'ils se rencontraient face à face. 

— Eh bien? demanda Valentin. 

— Une heure après votre passage j'ai rencontré le 
chef; il était en train de déchiffrer une énigme que vous 
avez laissée sur votre route à son adresse; c'est lui qui 
m'a dit que je vous rencontrerais ici, et à quelle heure 
je devais m'y trouver. 

— Pourquoi ne vous a-t-il pas accompagné, senor? 
— Jel'ignore, senorChercheur-de-Pistes, reprit l'autre 

en souriant; j'ajouterai, si vous me le permettez, quese- 
lon toutes probabilités vous le savez mieux que moi; le 
chef m'a dit seulement que vous l'aviez chargé d'une 
mission qui l'obligeait à retourner sur ses pas. 

— C'est cela môme, je craignais qu'il n'eût pas bien 
compris mes recommandations; dit Valentin, 

— Oh! quant à cela vous ne devez conserver aucun 
doute! le chef a déchiffré votre signal, ace qu'il m'a 
paru, aussi facilement que s'il lisait, dans un livre; 

5. 



82 LÈS BÔÏS-BRULES 



maintenant înë voici, sëflôr, et tout â Vos ordres. 

— Parlez, senor, je vous écoute, Répondit le Chassetir 
d'un air affable. 

Lô jeune homme setiibià réfléchir pêttdâtit quelques 
secondes, puis il reprit d'une Voix qiië i'émbtion rendait 
légèrement tremblante : 

— Si je me trouvais en présence de tôttt attire hômtiië 
que le célèbre Chercheur-dè-Pistés, si je pouvais suppo- 
ser que dans le cœur de cet hôtnme, il pût y avoir JJlace 
pour tout autres sentirîieïlte que pour fceui qui en ont 
fait le Roi du désert, et là personnalité devant laquelle, 
tous, blancs et rouges s'inclinent avefc resjpebt; je lui di- 
rais : senor, je suis huit oii dix fois rhîlliotitiâire ; grâce 
aux mines que je possédé daris les États de Sonora et de 
Cbihuàhua, je pourrais si je le voulais être encore plus 
riche que je ne ie suis ; rendez-moi le service que j*at- 
tends de vous, service si important pour moi que pour 
vous rencontrer et vous adresser môi-tùôrùé nia requête, 
je n'ai pas hésité à franchir plus de tfr)is cents lieues 
de désert, où la mort me guettait à chaque pas ; et cette 
fortune immense, nous la diviserons ëh deux paHs, dont 
la plus grosse, si vous le désirez, vous appartiendra. 

Le jeune homme se tut et fixa un regard anxieux sûr 
le chasseur. 

— Bien, répondit celui-ci avec un Fin sourire, mais à 
moi, que me direz-vous? 

— A vous, senor Valentin, reprit l'étranger en même 
temps que ses yeux se remplissaient de larmes, je ne 
dirai que deux mots : Je souffre, j'ai le cœur brisé par 



fcfe CÀÊtfÀtftÉ KILD 



le désespoir ; rëndei-hidi le bonheur qui m*à été ravi, 
et si quelque joilr VoUs ave2 besoin d'ùrië Vie pour sslu- 
Ver la Vôtre? je Votis ddfiiiërai le rïiièhiië avec joie, 
comme déjà je vous ai prouvé ma foi entière en vous, 
eh bravant sans hésiter lés dangers les plttè terribles, 
pour vous adresser iha pHèrê ; eÊlHi y â fceld d'ëtrarige 
en voUs, serlor Valëritirij que chabilii au déëett s'incline 
devant votre volohté qiiëlle qu'elle soit; et que vôtre in- 
contestable siipértdritë est fecôniiiië fcaité discussion 
môme par voë ënhertiiS: 

— Allons, répondit le chasseur, je crois qdë ïidtis hdué 
entendrons,- senor ; haais il est encore tirie fobnlalité que 
vous avez oublié de remplir,* il ihë semble? 

— Laquelle* seflDr? 

— En Vous quittant, thon ami feetiitd Ramirëz iid 
Vûus a-t-it rien remis pour moi? 

— Si, en effet, je l'avais Oublié ; eicuSëi-iHbi, sènor, je 
vous avoue que malgré idutès më& résolutions, j'Ui été 
prissiàrittiproViste par votre Rencontré, que Cette par- 
tie des instructions de don Bentto Râitiirëz ëlait coiii- 
plétertiënt sortie de ma pensée. 

Il retira alors de sa ceinture urt ldng poignard et le 
présentant à Valôntin : 

— Voici tndn Signe de rëëôhnàîs&ânee, dit-il, est-cd 
bien cela? maintenant avez-vodS confiance ëhinoi? 

— Celte confiance, je l'avais déjà, Sènor ; si j'ai insiste, 
c'est parce que dans des circonstances aussi graves cjlië 
celles dans lesquelles nous nous trouvons, aucune pré- 
caution n'est de trop ; veuillez me suivre ; nous avohs à 



84 LES BOIS-BRULÉS 



causer longuement ; le lieu où nous sommes est peu 
convenable pour un entretien tel que doit être le nôtre. 

L'inconnu s'inclina et suivit Valentin sans prononcer 
un mot. 

Le chasseur fit le tour du rocher, gravit quelques 
gradins qui semblaient creusés par le temps dans la 
pierre dure, se glissa par une ouverture étroite qui 
donnait sur le torrent, et, après avoir fait quelques 
pas, les deux hommes se trouvèrent dans une grotte 
assez profonde et que, du dehors, il était impossible 
d'apercevoir. 

— Vous êtes dans une de mes retraites favorites ; dit 
Valentin, tout en allumant une torche et prenant plu- 
sieurs brassées de bois sec placé en tas auprès de la 
muraille. Je suis venu ici bien souvent, ajouta-t-il avec 
un sourire mélancolique. Cette grotte a été le théâtre 
d'événements bien tristes; mais, il y a près de dix ans 
de cela, tout le monde les a oubliés, excepté moi ; cette 
caverne n'est connue que de deux personnes : Curu- 
milla et moi ; vous êtes le seul étranger qui y ayez péné- 
tré depuis les événements auxquels je fais allusion. 
Nous y sommes parfaitement en sûreté ; nous pouvons 
causer sans craindre des oreilles indiscrètes ou des re- 
gards curieux; les morts seuls nous écoutent, ajouta-t- 
il en frappant le sol à un endroit où le terrain formait, 
en effet, une légère éminence ; les morts gardent fidè- 
lement les secrets qu'on leur confie ; le feu est allumé, 
asseyez-vous et causons; surtout soyez franc, allez 
droit au but ; il est important que je connaisse votre 



LE CAPITAINE KÏLD 85 



histoire jusque dans ses plus intimes détails, afin de 
vous pouvoir prêter un concours efficace. 

— Je n'ai rien à cacher, senor. Grâce à Dieu, ma vie 
a toujours été pure; ma conscience ne s'est jamais 
éveillée en moi que pour blâmer quelques folies de 
jeunesse. 

— Je vous écoute ; mais, pour abréger cet entretien 
qui pourrait se prolonger peut-être trop longtemps, et 
vous savez que nos instants sont précieux, je dois vous 
avertir que don Benito Ramirez, en vdus recomman- 
dant à moi, a pris soin de me renseigner de la façon la 
plus précise sur tout ce qui se rapporte à la partie de 
votre histoire qui précède l'événement qui nous met 
aujourd'hui en présence ; je connais donc votre nom, 
votre famille, votre position dans le monde et la bonne 
réputation dont vous jouissez. Du reste, vous devez 
comprendre que Ramirez, mon ami, ne vous aurait pas 
recommandé aussi chaleureusement à moi, qu'il Ta fait, 
si quelques doutes s'étaient élevés dans son esprit au 
sujet de votre honneur. Venez donc tout droit à l'affaire 
principale, je n'ai que deux heures à vous donner. 

— Moi-même, répondit-il, je dois être, au lever du 
soleil, au camp du capitaine Kild. Je serai bref : 

J'étais passager à .bord du navire sur lequel don 
Miguel Tadeo de Castel-Leon s'était embarqué à Bahia, 
pour se rendre à la Nouvelle-Orléans, avec les deux 
enfants que vous savez. Je m'étais trouvé compromis 
dans un pronunciamiento^ et, pour échapper à ceux dans 
les mains de qui se trouvait le pouvoir, j'avais quitté 



èô Tis feDlS-BRULÊS 



le Mexique, pour më réfugier aii Ërésil. Vous saVez 
comment se passent lés Choses dans notre màlheurëUi 
pays. Au bout de quelques mdis, mes amis politiques 
chassèrent ceux qui m^vàiËiit obligé à m'èxilër. Dès 
que la nouvelle me parvint, je më hâtai de quitter le 
Brésil. Le seul navire en partance faisait voilé pour la 
Nouvelle-Orléans. De cette ville à la frontière mexicaine 
il n'y a pas loin. L'argent îié ïHB tnahquait pas, je m'em- 
barquai. Là prudence est surtout une vertu mexicaine. 
Ignorant si Un 'troisième pronunctamiento ne viendrait 
point, petidant le vtJyage, Renverser nies ainis et refaire 
de moi un proscrit, je jugeai convenable de conserver 
le plus strict incognito. Je parlé l'anglais presque fiiissi 
couramment qUe Ma làhgue maternelle ; je me fis pas- 
ser pour Un Hche pldtiteur du Texas établi à Galvës- 
towii, et que ses affaires COrttttiCreiâles avaient conduit 
au Brésil. Les Américains du Nord pratiquent l'égoïsme 
le plus absolu, vous ne Tighorez pas, Seiîor : chacun 
chez eux vit pour soi et sans s'occuper de ce que fait 
son voisin, tant que, bien entendu, ce voisin ne s'avise 
pas de se mêler imprudemment à des affaires qui iié le 
regardent paë. Personne n'essaya donc de percer le 
mystère dé mon iitcognitù, qui fut parfaitement res- 
pecté. Don Miguel Tadeti de Castel-Leon, après avoir 
pris auprès du Capitaine certains renseignements sur 
moi, essaya d'entamer des relations dont je ne compris 
pas bien le but d'abord. J'éprouvais pour cet homme 
une répulsion instinctive ; les politesses dont il m'acca- 
blait nie causaient Un malaise inexplicable; pourtant 



LE CAPITAINE KtLD Ô? 



comme je n'avais aucun fftOtif piàùsible pour repous- 
ser bomplétëniënt &ë3 aVaflëes, tout en demeurant âveé 
lui dans une certaine réserve* je ne jugeai pas prudent 
de m'en faire un ennemi: Résolution dotit plus tard je 
me féliëitai; lorsque nos relations devinrent plus in- 
timée , je téussîs â apprendre dès malheureux enfants 
l'histoire terrible que Vous savez. Ce lie fut qu'en trem- 
blant, et eii më recommandant aVee des larmes de leur 
garder le secret, que Luis et sa sœtir, doM Rosatto, 
ûl'apprirentld mort fatale de îeiif pèfB et de leur mère et 
lés horribles persécutions auxquelles ils sô trouvaient 
en butté de la part de leur ihdigiië parent. Je compris 
alors podb quel motif don MigUël Tàdeo avait si opi- 
niâtrement Cherché à lier ttvec moi des relations ; vers 
qtièl but tendaient lés questions qu'il to'adressdit con- 
tinuellement sur l'esclavage dans les contrées méridio- 
nales deâ États-Unis, et de quelle façon il était pratiqué. 
Je sëi^i franti avec Vous* sëflor, comme je vous l'ai 
prômië; si je vous disais que', révolté par l'horrible con- 
duite de don Miguel j la pitié bien naturelle que m'ins- 
piraient cëfe malheureuses victitaës m'avait seule poussé 
à les défendre^ je tnentirûië; Je plaignais les pauvres 
enfants de toute mon âme ; j'aurais au besoin tenté de 
les défendre cïtmtrë Certaines brutalités, dont la barba- 
rie aurait justifié mon intêrventioh, mais jamais je n'au- 
rais été au delà. D'abord^ parce que celte affaire ne me 
regardait nullement, de plus, parce que la position de 
don Miguel Tadëù paraissait claire, bien assise, que 
rien en apparence ne le distinguait des autres passa* 



88 LES BOIS-BRULÉS 



gers ; non, co qui m'engagea à me dévouer corps et 
âme au salut de ces infortunés enfants, ce fat une rai- 
son toute personnelle. Dona Rosario avait alors près de 
quinze ans, elle était grande, bien faite, ce qui la fai- 
sait paraître un peu plus âgée; je ne vous dirai rien 
de sa beauté, sefior, vous la connaissez sans doute? 

— Non, fit Valentin en secouant la tête avec mélan- 
colie; mais j'ai beaucoup connu sa mère, dont, m'a- 
t-on dit, elle est tout le portrait. 

— Je ne pus voir dona Rosario sans l'aimer, ou plu- 
tôt sans en devenir éperdûment amoureux; jusqu'alors, 
je n'avais jamais aimé. J'ignorais la puissance fa- 
tale de cette passion; je faisais plus, avec ce dédain de 
convention que tous les jeunes gens de mon âge se pi- 
quent d'avoir, j'allais presque jusqu'à nier que l'amour 
existât. En débarquant à la Nouvelle-Orléans, je fus 
forcément séparé de don Miguel et des deux enfants ; 
mais j'eus le temps de dire à dona Rosario de prendre . 
courage quoi qu'il arrivât, que toujours je veillerais sur 
elle. La pauvre et chère enfant me dit adieu les yeux 
pleins de larmes et s'éloigna en compagnie de son pa- 
rent ou plutôt de son bourreau. Mais je tins stricte- 
ment le serment que je m'étais fait à moi-même. Tout 
en demeurant invisible, je ne perdis pas de vue la jeune 
fille; après le départ de don Miguel pour le Brésil, je 
réussis à voir dona Rosario, pendant les courtes pro- 
menades qu'elle faisait les jours de congé avec ses com- 
pagnes de pension. La situation dans laquelle se trou- 
vaient dona Rosario et son frère, me semblait jusqu'à un 



LE CAPITAINE ÏULD 89 



certain point autoriser les moyens même les plus vio- 
lents pour leur venir en aide, et les arracher aux mains 
de leur implacable ennemi, dont l'absence cachait sans 
doute un piège. Après m'être assuré du consentement 
de don Luis et de celui de sa sœur, je fis venir ma mère 
à la Nouvelle-Orléans; ma mère devait prendre les 
deux enfants sous sa protection, remplacer auprès d'eux 
la famille qu'ils avaient perdue et servir de chaperon à 
dofia Rosario jusqu'à ce que je fusse revenu du Chili 
où je voulais me rendre dès que j'aurais délivré les 
enfants. Je voulus de plus avertir le consul du Chili de 
de la trahison infâme dont dona Rosario et son frère 
étaient victimes, et réclamer pour eux sa protection, 

— Tout cela était parfaitement combiné, senor ; vous 
agissiez réellement en homme de cœur et d'intelligence, 

— Je me mis immédiatement en mesure d'exécuter 
les projets que j'avais formés. Malheureusement, des 
raisons indépendantes de sa volonté retardèrent l'arri- 
vée de ma mère à la Nouvelle-Orléans ; le jour môme 
où je voulais agir, j'appris que don Miguel était revenu 
à la Louisiane ; et que depuis huit jours environ les 
deux jeunes gens avaient disparu, sans qu'il fût possible 
de découvrir ce qu'ils étaient devenus. Cette affreuse 
nouvelle me réduisit au désespoir; le coup que je re- 
çus fut terrible; pendant quelque temps on craignit 
pour ma vie. J'étais en proie à une fièvre cérébrale 
horrible. Pendant près de deux mois, je demeurai lit- 
téralement entre la vie et la mort. Mais enfin, la jeu- 
nesse fut plus forte que le mal, et je revins à la vie pour 



90 LES BOIS-BRULÉS 



souffrir. Grâce à la présence de manière à îâ Nouvelle- 
Orléans, où elle se trouve encore, les deux ldiïgs mois 
pendant lesquels je deiiiëlirai étendu stir tm lit de doii- 
leur, Savaient pas été entièrement perdus. Certains 
individus adboits, lancés sur la piste des deux malheu- 
reuses créatures, avaient réussi à découvrir leurs 
traces. 

Dès que je toe sentis assez fort pour recommencer la 
lutte qtie j'avais entreprise, j& me remis à l'œuvre. Ce 
fut aldrsque, par un hasard providentiel, je fis la coïi- 
naissance de dtin Benito Râtnirez, et que, grâce àuri lé- 
ger service que j'eus le bohhetirdeliïirendrë, je parvins 
à gagner son amitié et à l'intéresser à l'affaire qui m'oc- 

■F t 

cupàit Don Benito Ràmirez më parla de vous, senor, 
comme du sëtil hdtatùe qui pouvait, s'il le voulait, sau- 
ver celle que j'àime, et il m'autorisa à prendre son 
nom. 

Je ne vous dirai rien qui vous paraisse extfaordi^ 
naire, senor, en vous appreharit que je Connaissais déjà 
votre nom et votre réputation ; tant vous les avez faits 
grands, vous simple chasseur. Mais don Benito Ramirez 
jugea ihdispensable de me soumettre à Un apprentissage 
de trois itlois avant que dé me donner carte blanche et 
de me laisser agir à ma guise. 

Né en Sohora, habitué à la vie au grand air qiife mè- 
nent tous les habitants du pays, je connaissais déjà le 
désert ; mais l'expérience me ïhâiiqùait un peu. J'étais 
fort adroit aux exercices du corps, je montais bien à 
cheval, je possédais mie certaine habileté dans le ma- 



LE CAPITAINE KILD 91 



niement des armes. J'aVai^eïiun mOt,toUs les ëlétaents 
nécessaires polir devenir, avec le tèfflps, uii excellent 
coureur de bois. L'apprentissage fiit rlidfe. Mon maître 
prenait à tâche de më placer àrimprOVisté dâils les po- 
sitions lés plus terribles, etl thé ïaissàrit le soiil de m'en 
tirer comme je le pourrais, tout en veillant de loin sur 
moi, ainsi qu'il ine le dit plltétârd; Tardelif dont j'étais 
animé était si grande que ées tMiérâotë d'apprentissage 
me valurent des années. Aujourd'hui, je suis roitipu à 
toutes les fatigues de là vie des sâVàhes ; mon adressé 
est remarquable : ma bàllë ne* manque jamais lé but; 
le froid, le dliaud, les privations* si grandes tfu'ëlles 
soient: je subis tôîit avec une égale ihdiflëretice, 

tJn jour, dori Betiito Rd'niirez toe dit enfin : ibaiîi- 
tenant, ami, voiis êtes tel que jfe voliiais vous voir; allez 
trouver Vàlentih Ortrillbis, vdiis le rèricôntt , erez atix en- 
virons du Votàdero de POiifâ gris, dans les montagnes 
Rocheuses; pfésôntez-iui ce coutead et dites-lui que 
c'ëët moi qui vous eriVoié vers lui. 

Je lui obéis, senor, et me voici. 

— Vous avez oublié tpielque chose dans votre récit, 
sèùor don Octâvio. 

— Je sais ce que vous voulez dire, senor, voiis vou- 
lez parler dé mon eftgagëmght àveb le capitaine Kild? 

— Oui ; du reste, je Voua félitile devoir si bien réussi 
à le troua per ; mais prenez garde, le drôle est bien fin : 
au moindre soupçon, vous seriez perdu. 

— j'aurai soin de ne pas éveiller sa tnéfiancé, répon- 
dit en souriant le jeune hoiiittie. 



92 



LES BOIS-BRULES 



— Dieu le veuille! Quoi qu'il arrive, comptez sur 
moi. Avant de vous connaître, avant de soupçonner 
même votre existence, gavais résolu déjà de me dé- 
vouer corps et ârae au salut de ces deux enfants. Le 
père de don Luis et de dofla Rosario a été mon ami le 
plus cher. J'ai fait le serment de sauver ses enfants ; 
jusqu'à ce jour, je n'ai jamais failli à aucune de mes 
promesses. Sachez, don Octavio, que vous aurez autour 
de vous plus d'amis et d'alliés que vous ne pourriez le 
supposer. Un ami intime de la famille de don Luis doit, 
en outre, bientôt nous rejoindre. Cet ami se nomme 
don Gregorio Peralta ; c'est lui qui m'a donné tous les 
détails de cette horrible histoire ; voilà plusieurs mois 
que nous nous sommes attachés aux pas de Thomme 
que vous voulez abattre. Bien que, jusqu'à présent, il ait 
déjoué toutes nos combinaisons , nous en aurons bien- 
tôt raison, soyez-en convaincu. Dans son camp même, 
un de nos amis a réussi à se glisser avant nous; il a 
reçu mes instructions. Vous avez dû le reconnaître au 
premier mot. 

+ 4 

— Vous parlez de Blue-Dewil, n'est-ce pas? 

— Oui; ayez toute confiance en lui ; cela est d'autant 
plus important, que, sans le vouloir, il pourrait contre- 
carrer vos projets, et faire ainsi avorter les nôtres. 

— N'ayezaucune crainte à cet égard, senor; Blue-De- 
wil et moi, nous n'ayons pas de secrets Fun pour l'au- 
tre ; vous en aurez bientôt la preuve, 

— Tant mieux. Maintenant, sachez qu'il y a en ce 
moment plus de trente chasseurs qui, sous mes ordres, 



LE CAPITAINE KILD 93 



se sont voués à la délivrance de dona Rosario. Avant un 
mois, nous serons soixante ; nos alliés sont en route; 
mais les distances sont longues au désert, et dans quel- 
ques jours seulement ils nous rejoindront. 

— S'il en est ainsi, nous sommes certains de réussir! 
s'écria don Octavio avec joie. 

— J'espère que nous réussirons, car notre cause est 
juste ; mais nous avons bien des obstacles à vaincre, 
bien des ennemis à combattre, avant d'atteindre le but 
vers lequel nous tendons- Ces ennemis sont d'au- 
tant plus redoutables, qu'ils ne reculent devant rien. 
Ce n'est que depuis deux jours que je sais qu'un homme 
dont j'ai sauvé le campement est un bandit de la pire 
espèce, un certain capitaine Rild, le complice et le bras 
droit de don Miguel Tadeo, qui, lui, est parvenu, onne 
sait comment, à dissimuler si bien ses traces, que nul ne 
sait où il se trouve. Ces renseignements m'ont été fournis, 
par miracle, par un de mes agents les plus dévoués et 
les plus fins, qui lui sert de lieutenant, et que je croyais 
en Sonora.C'est Blue-Dewil auquel, je vous l'ai dit, vous 
pouvez avoir toute confiance. Mais c'est don Miguel 
que je redoute le plus. Cet homme possède un génie 
infernal pour le mal; il doit rôder autour de nous; 
mais où est-il ? voilà ce qu'il me faut absolument décou- 
vrir, et j'y parviendrai. Soyez prudent, don Octavio ; 
vous vous êtes mis dans un guêpier. Ce Kild est un mi- 
sérable qui n'hésiterait pas à vous poignarder sur l'om- 
bre seule d'un soupçon. Nous avons d'autres ennemis 
encore, les Indiens d'abord, puis ce fameux chef des 



04 LÈS BOIS-BRULES 



Bois-Brûlés, Olivier ou John Grifûths, cet étrange com- 
posé de bien et de mal, et dans l'esprit duquel un 
crime ne pèse pas plus qu'une bonne action ; et enfin 
tous les bandits et les pirates de la savane. Vous voyez 
que nous avons affaire à forte partie. Je soupçonne 
môme qu'une entente secrète existe entre Kild et, par 
conséquent, don Miguel et Griffiths. J'ai plusieurs fois 
rencontré, sur la frontière, un mauvais dr£le qui lui 
-sert de lieutenant, un certain Margottet. Ce jeune co- 
quin ne m'inspire qu'une confiance très-médiocre ; je 
crois même qu'au besoin il pe reculerait pas devant un 
crime, Enfin, vqus void averti, mon jeune maître; 
agissez en conséquence. Malgré tous mes efforts, je n'ai 
pu encore lire dans le jeu de Kild; il y a en lui quelque 
chose qui me çléroute. S'il n'était pas, et depuis si long- 
temps, connu dans la prairie, je croirais presque.,, 
mais non, c'est impossible ; je me trompe!... Dans tous 
les cas, prenez garde, senor : un pub!*, une impru- 
dence, une maladresse, je ne dis pas nous perdrait; il 
y a longtemps que nous ayons fait le sacrifice de notre 
vie; mais, ce qui est beaucoup plus grave* perdrait 
ceux que nous ayops juré <\e sauver ! Allez, dou Oçlayio, 
je suis heureux de vous connaître ; vous êtes une belle 
et loyale nature; je ferai pour yous pe que* je ferais 
pour iin frère. Surtout, entendez,- vpus avecEilue-Pewil; 
cV?t un vieux routier ; il sent les coquins comme un bpn 
chien sent le gibier. 

•v- Un mot à pe sujet, s'il vqus plaît, senor ; ce que 
vous m'avez dit, il n'y a qu'un instant, à propos de ce 



LE CAPITAINE KILD Ôo 



misérable Kild, me rappelle que Blue-Dewil assure avoir 
enfin soulevé le iqasque derrière lequel ^se cache ce 
drôle. 

.~- Il serait possible? s'écria Valentin 

-*- Il m'a affirmé l'avoir reconnu la nuit dernière, 
lorsque, retiré dans sa tente, le capitaine, qui ne se 
croyait pas espionné, avait jeté bas son déguisement. 

— Ah ! ah ! voici un renseignement précieux. 

— Vous en jugerez ! Il affirme que cet homme n'est 
autre qu'un bandit nommé Harry Brown, qui cacherait 
lui-même une personnalité plus redoutable encore, 
celle d'un certain don Cornelio Bustamente ! 

— Bustamente ! s'écria Valentin avec agitation. Ohl 
je connais ce nom ! Mon Dieu I pourquoi don Qregorio 
n'est-il pas ici? EnOn, patience!... Mais adieu ; voici 
l'heure où nous devons nous séparer. Don Cornelio 
Bustamente ! je n'oublierai pas ce root ; dans deux 
jours, nous nous reverrons. 

— A quel endroit? Il est important que je sache le 
lieu exact. 

— Nous nous rencontrerons, cher senor, près du 
morne nommé le Brûlis - d'Hiver ; retenez bien ce, 
nomi 

-^ Soyez tranquille, j'aurai bonne mémoire. 

— Et maintenant, bonne chance ! merci encore pour 
le précieux renseignement que vous m'avez donné. Re- 
tournez au plus vite dans votre camp, dont vous êtes 
loin encore ; moi, je n'ai que quelques pas à faire. Dans 
deux jours, à la même heure; Adieu. 



96 LES BOIS-BRULES 



Les deux hommes se serrèrent affectueusement la 
main et quittèrent la caverne, en prenant chacun une 
direction différente. 

Quand Valentin arriva à son campement, don Pablo 
dormait encore, et, naturellement, personne n'avait 
songé à le relever ; donc, sa faction continuait, 

Valentin lui frappa doucement sur l'épaule. 

Le jeune homme tressaillit, se redressa, et, se frottant 
les yeux, il s'écria : 

— Hein ? quoi ? qu'y a-t-il ? 

— Rien, lui dit Valentin. Seulement vous êtes très- 
mal comme cela pour dormir ; vous êtes gelé. Allez 
vous étendre près du feu. 

— Je crois, en effet, que je m'étais endormi, dit le 
jeune homme ; j'étais tellement fatigué, que je n'ai pu 
résister au sommeil. Pardon, mon cher maître. 

— Oui, vous faites un apprentissage très-rude. Allez 
vous reposer, don Pablo, et laissez-moi le soin de con- 
tinuer votre faction. 

— Oh 1 maintenant, je suis éveillé ; je ne me rendor- 
mirai plus. 

— C'est possible ; mais, demain, si vous ne prenez 
pas cette nuit quelques heures de repos, vous serez in- 
capable de nous suivre; et je vous avertis que la journée 
sera longue. 

Le jeune homme ne demandait pas mieux que d e 
suivre le conseil du chasseur ; il n'avait insisté que parce 
qu'il se sentait un peu humilié d'avoir été surpris en- 
dormi. Aussi no fit-il pas de plus longues difficultés 



LE CAPITAINE KILD 97 



pour se laisser convaincre, et cinq minutes plus tard il 
dormait à poings fermés* 

Le reste de la nuit se passa tranquillement. 

Une heure avant le lever du soleil, le cri du hibou se 

fit entendre à trois reprises. 
Valentin répondit par un cri semblable. 

Si quelqu'un des chasseurs avait été éveillé en ce mo- 
ment, il aurait été étonné, non sans raison, de la singu- 
lière conversation qui s'engagea alors entre Valentin et 
son invisible interlocuteur. 

Les cris d'oiseaux les plus diSérents se répondaient 
sans interruption, mêlés aux abois du chien des prai- 
ries, aux glapissements du loup rouge, aux miaule- 
ments du jaguar ou aux grognements de Tours gris. 

On aurait cru que tous les fauves et tous les oiseaux 
de la forêt tenaient un sanhédrin diabolique. 

Mais, quel que fut le sens réel de cette conversation à 
laquelle Valentin prenait une part si aciive, elle parut le 
satisfaire ; car, lorsqu'elle fut terminée, il dit, en allant 
éveiller Belhumeur pour qu'il prît la faction à son 
tour : 

— Il a réussi ! tout va bien ! 

Au lever du soleil , les chasseurs se remirent en 
marche. 

Curumilla n'avait pas encore reparu; mais Valentin 
ne sembla pas, plus que la veille, s'inquiéter de cette 
absence. 



il 6 



98 LES BOIS-BRULES 



OU CURUMILLA DONNE DE SES NOUVELLES* 



C'est ordinairement au mois de septembre que s'ou- 
vre pour les Indiens l'époque des grandes chasses 
d'hiver, dans les régions où se passe notre histoire. 

Ces chasses sont surtout importantes, parce que, à 
cette saison de Tannée, les fourrures des animaux étant 
plus belles, les Indiens peuvent s'en défaire plus avan- 
tageusement dans les comptoirs américains et anglais. 
Elles réunissent dans les déserts du Grand-Nord, ainsi 
que Ton nomme ces contrées désolées, des détache- 
ments d'élite de toutes les nations indiennes qui vivent 
dans un rayon de plus de trois cents lieues autour de 
ce territoire. 

Les nations les plus célèbres qui se donnent ren- 
dez-vous sur ces lieux de chasse, sont en général 
celles des Sioux } des Piekanm, ou Indiens du sang, des 
Corbeaux y des Picanmux et d'autres moins considé- 
rables, et qu'il est inutile de nommer ici; 

Ces Indiens, pour la plupart ennemis les uns des 



LÉ CAPITAINE KILD 99 



autres, semblent conclure une tfèvé tâciië efttré eux, 
lorsque arrive la saison des grandes chàsâès d'hiver. 

Ils désarment d'un commun accord à cette époque, 
et à moins de circonstances exceptionnelles, ils lie s'at- 
taquent jamais; l'intérêt personnel, seul Hèh qui puisse 
les retenir, les oblige à cette modération ëii dehors de 
leurs habitudes. 

En effet, outre les fourrures qu'ils vendent, lés In* 
diens en conservent d'autres pour leurs Velémentâ; 
de plus la chair des animaux q"u*ils ont tués, salée ou 
boucanée, les aide à passer sans trop de souffrances 
cette rude saison d'hiver dont les rigueurs sont ordinai- 
rement si terribîes pour ces nations imprévoyantes. 

Dans le Grand-Nord ie gibier foisonne; on y rencontre 
en quantités innombrables les bisons, les élans, les 
castors, les loutres, les daims, les ours gris, les bœuls 
musqués, le loup rouge, le renard commun et lé renard 
bleu, le musquash, qui est une espèce de niarlré, le 
raton, l'hermine et quelques opossums; comme gibier 
k plumes, les perdrix grises et blanches, l'outarde, 
l'aigle gris à tête noire, abondent; enfin les lacs et les 
rivières dont ie lit est en général très-profond, four- 
millent de poissons, tels que saumons, carpes, estur- 
geons, etc., sans compter ie Ticer mangue, ou poisson 
blanc, dont certains pèsent souvent jusqu'à seize livres. 

Le lecteur comprendra de quel intérêt il est pour ces 
misérables nomades, de veiller sur leurs territoires de 
chasse; les Peaux-Rouges ne cultivent pas la terre, 
quelques tribus seulement, sèment un peu de mais, ou 



100 LES BOIS-BRULÉS 



blé indien; les autres croiraient se déshonorer en tou- 
chant une houe; aussi lorsque le gibier manque, la 
misère est-ello grande dans les tribus, la famine ne 
tarde pas à paraître et les décime. 

La haine que les Indiens professent pour les blancs, 
haine implacable, et que rien ne pourra jamais étein- 
dre, provient en grande partie de l'envahissement par 
ceux-ci, de leurs territoires de chasse. 

Les coureurs des bois, sang-mêlés, métis, bois- 
brûlés ou blancs, sont en général munis d'armes excel- 
lentes, et de plus sont tous d'une adresse remarquable. 

Les Indiens consentiraient cependant à la rigueur à 
partager avec eux leurs territoires; souvent même ils 
s'associent avec ces déclassés de la civilisation, dont 
les idées, sur beaucoup de points, sont les leurs; mais 
ils détestent mortellement les pionniers et les squatters 
qui apparaissent par troupes nombreuses au désert, 
s'établissent sur les points les plus avantageux; abat- 
tent les bois, défrichent les plaines, et forment des éta- 
blissements qui éloignent à jamais le gibier. 

Les Indiens ne veulent pas admettre que les blancs 
aient le droit de s'établir sur les terres inhabitées, et 
qui en réalité ne sont à personne. 

Mais une discussion sur ce point important ne serait 
pas à sa place ici; elle nous entraînerait beaucoup 
trop loin; nous préférons la clore brusquement et 
reprendre notre récit. 

Les diverses tribus rassemblée pour les chasses d'hi- 
ver, dans le Grand-Nord, avaient vu avec une colère 



LE CAPITAINE KILD 101 



secrète l'arrivée du capitaine. Grilïiths et son campe- 
ment sur leur territoire; cette colère avait encore été 
augmentée par l'arrivée imprévue du capitaine Kild et 
de sa troupe* 

La surprise tentée contre les émigrants n'avait été 
que la conséquence de cette colère- 
Quelques jours après cette attaque, un camp Indien 
était établi sur les bords d'une petite rivière, affluent 
perdu de la rivière Rouge, et à laquelle dans la langue 
du pays, on donne le nom de rivière de l'Ours-, Bear- 
River, à cause sans doute des nombreux ours gris qui, 
à une époque assez reculée déjà, peuplaient ses rives. 

Le camp, composé d'une trentaine de huttes en peau 
de bison, soigneusement gazonnées aux pieds afin de 
ne pas laisser pénétrer le froid, était occupé par une 
fraction assez importante de. la principale tribu des 
Piékanns ou Indiens du sang. 

Ces Indiens appartiennent à la grande nation des 
Pieds-Noirs et forment, encore aujourd'hui, une des 
peuplades les plus redoutables et les plus belliqueuses 
du Nord-Amérique. 

Les Pieds-Noirs chassent sur une étendue de pays 
immense; ils vont voler des chevaux jusque sur la 
frontière mexicaine. 

Ceux dont nous nous occupons en ce moment com- 
posaient une troupe d'environ deux cents hommes ; tous 
guerriers d'élite et Grands braves de la nation, réunis 
sous le commandement de plusieurs chefs, mais tous 
soumis au principal sachent de la nation, nommé le 

6. 



102 T.ES BOÏS-BRULÊS 



Couteau-Rouge; ce nom qu'il avait vaillamment gàgtiè 
par de nombreux exploits, et que les guerriers liai 
avaient décerné avec enthousiasme, témoignait de îâ 
valeur féroce de ce chef, et de la grande réputation 
dont il jouissait 

Le Couteau-Rouge était un homme de trente anâ 
à peine, haut de plus de six pieds anglais, c'est-à-dire 
environ cinq pieds huit pouces et demi français ; sa taille 
était élégante, sa vigueur extraordinaire, son adresse 
à tous les exercices et à toutes ies armes remar- 
quable; ses traits avaient une expression hautaine, 
remplie de majesté; ses yeux un peu petits, tin peu 
enfoncés sous l'orbite, pétillaient^ astuce, de finesse et 
de méchanceté. 

Les guerriers placés sous ses ordreë l'adoraient, et 
bien que la positioii d'un sachem soit toujours assez 
précaire, et qu'il soit souvent contraint à certaines 
concessions, jamais le Couteau-Rouge n* avait vu dis- 
cuter ses ordres ; il régnait sur sa tribu, comme un 
roi asiatique sur ses peuples. 

Ordinairement, lorsque les guerriers indiens sont 
sur le territoire de xshasse, ils emmènent avec eux 
leurs femmes, leurs enfants et ieurs chiens; les chiens 
surtout, qu'ils attellent à des espèces de traîneaux, et 
auxquels ils font transporter leurs bagages; de plus, ils- 
effacent avec le plus grand soin toutes leurs couleurs 
belliqueuses et leurs emblèmes menaçants, pour ies 
remplacer par des peintures essentiellement paci- 
fiques. 



LE ÔÀfiTÀÎNE KfLB (63 



Cette fois lès Piékaïms fi*aVaient pas â£i ainsi. Le 
chef avait amené avec M seulement des guérriëfS de 
choix, qui tous avaient conservé lëtirs tatouages de 
guerre. Oh ne voyait dans le cattiji; ni féuimës, ni en- 
fants, ni chiens* Toutes preuves évidentes que, cette 
fois, là chassé n'était qU'Uri pbéléxte pôui* les Pieds- 
Noirs, et qu'en réalité itè se (tàiisidérâieîit comme étant 
sur le sentier de id guerre. 

Il y avait dix jours ehvifôïi cjuè lès Péàïïx-Rouges 
étaient arrivés à leur campèmëiit ordinaire. Nous disons 
campement ordinaire, partie (Jiiè lofs dès gfrandeS 
chasses, chaque tribu, poiir évitée les querelles, campô 
sur un emplacement choisi a l'avarice, et adopté depuis 
de longues années. 

Parmi les croyances ihdiëfméë, il en est tlîie surtout, 
plus singulière que les atitfës, que nous devons Men- 
tionner ici: chaque tribu prétend descendre d'un animal 
quelconque, dont chacun de ses guerriers grave l'ef- 
figie, plus ou moins bien réussie, sur sd poitrine ; et 
qui, peinte en rouge, sur un (Jârré de peau de biëtm 
qu'on attache au bout d'une lance, garnie à'ô plumes 
sur toute sa longueur, devient ce que les Indiens appel- 
lent le totem ou étendard sacré de la tribu; cet emblème 
est extrêmement respecté, et lors des expéditions, il 
est confié à un guerrier renommé. 

Chaque tribu porte donc le nom d*un animal; il y a 
la tribu du Castor, celle de TOpossum, celle de l'É- 
lan, etc., etc. 

Cette croyance des Indiens ne les empêche pas, 



104 LES BOIS-BRULÈS 



cependant, lorsqu'ils sont sur le territoire de chasse, 
de tuer ranimai dont ils se prétendent issus; mais ils 
ne commettent jamais ce meurtre sans s'excuser au 
préalable, et expliquer à leur victime que c'est la né- 
cessité seule qui les oblige à agir ainsi, que leur vie* 
time le sait bien, que le Wacondah ou Grand-Esprit, 
les a autorisés à la mettre à mort, etc., etc., etc. 

Il y a parfois de fort singuliers colloques, faits ainsi 
par les Indiens avec des animaux. Je me rappelle que, 
pendant le cours d'une certaine expédition que je fai- 
sais avec la tribu Comanche du Castor, par laquelle 
j'avais été adopté, notre file indienne fit la rencontre 
fortuite d'un étang sur lequel s'était établie une colonie 
de castors. 

Notre sachem s'arrêta aussitôt; tous les guerriers 
firent face à l'étang, et alors à qui mieux mieux, ils 
commencèrent à saluer les castors, et à leur adresser 
des compliments et des félicitations, en les traitant de 
bons cousins, et d'amis fidèles; et cela pendant plus 
d'une heure, au grand effarement des castors accroupis 
sur le seuil de leurs cabanes- 
Toutes ces protestations n'empêchèrent pas cepen- 
dant le sachem de revenir six mois plus tard, à l'époque 
des chasses, avec sa tribu, et de détruire complètement 
cette pacifique colonie, avec laquelle ils prétendaient 
avoir une origine commune. 

La tribu du Couteau-Rouge était convaincue que 
son premier ancêtre avait été un ours gris; elle en 
portait le nom, et voilà pourquoi chaque année elle 



LE CAPITAINE KILD 105 



revenait camper sur le bord de la Rivière de l'Ours. 

C'était par une belle matinée des derniers jours du 
mois de septembre, le soleil se levait, les Indiens éveillés 
depuis longtemps déjà, se livraient avec nonchalance 
aux travaux du matin. Les guerriers répugnent assez 
ordinairement à ces travaux de propreté, dont ils lais- 
sent dans les villages le soin aux femmes. 

Le camp solidement établi, sur le bord môme de 
l'eau, et garanti du côté de la terre, par une double 
rangée de pieux, avait cette apparence de saleté et 
d'incurie, qui distingue tous les établissements des 
Peaux-Rouges. 

De magnifiques mustangs, retenus à des piquets, 
mangeaient à pleine bouche les pois grimpants qui leur 
servaient de provende. -Le Couteau-Rouge, gravement 
accroupi sur ses talons près d'un feu allumé devant 
sa tente, fumait son calumet, la tête penchée sur la poi- 
trine et les yeux à demi-clos. Deux chefs importants de 
la tribu, mais d'une réputation moins grande que celle 

du sachem, se tenaient immobile à ses côtés, et soit 

* 

respect, soit préoccupation, ils affectaient la même 
contenance que lui. 

Après que les chevaux eurent mangé, on les con- 
duisit à l'abreuvoir, puis les guerriers s'occupèrent de 
préparer leur déjeuner; les hommes, selon la coutume 
indienne, devant toujours passer après les animaux. 

Bientôt on plaça devant le chef les mets destinés à 
son repas; ces mets très-simples consistaient en pen- 
nekann, viande de bison séchée et réduite en poudre, 



106 LES BÔÏS=BJÛJLÈS 



eh nolchaski, œufs d'esturgeon piles avec dés groseilles 
et des framboises sauvages, et enfin eh hômijnie, épaisse 
bouillie de maïs, additionnée d'un peu dé graisse d'ours 
ou de bison et de sel, et que l'on saupoudre ordinaire- 
ment de pennekann. 

Lorsque le hachesio, bu cfiôtir de là tfibu, ëlit sè^vi, 
le Couteau-Rouge invita d'un geste majestueux les deux 
chefs accroupis près de lui à prëûdfë lÔUf pâPt de son 
déjeuner. 

Ceux-ci acceptèrent par un hôchèùïënt de tête ; dé- 
posèrent leurs calumets et le fêpââ comrhença saiis 
qu'une parole fût échangée entre les trois homfhes. 

Ce déjeuner qui, certes, "n*&uraît que três-rûédioCfë- 
ment flatté le palais dïin Européen, était arrosé d^é&U 
de Smilax et de wisky. 

Lorsqu'ils ont des vivres, les Indiens mangent glou- 
tonnement, La quantité d'aliments que leur éëtûinac 
peut engloutir est extraordinaire; quand tin étranger 
est invité par eux à un repas, il commettrait une iïhpo- 
litesse grave, s'il laissait devant lui la moindre parcelle 
des mets qui lui sont à profusion présentés. 

Ajoutons que, par contre, quand il le faut, lés Indiens, 
supportent les privations avec le plus grand courage. 

Malgré la quantité de mets placés devant eux, lè§ 
chefs ne prolongèrent pas longtemps leur repas, en 
quinze ou vingt minutes ils eurent terminé ; le hâchësto, 
qui les guettait du coin de l'œil, accourut près d'eux 
lorsqu'il vit qu'ils avaient achevé et leur présenta le 
calumet allumé. 



LE CAPITAINE KILB 107 



Les autres guerriers, dont le repas était aussi ter- 
miné, se roulèrent dans leurs fourrures, se couchèrent 
devant les feux et s'endormir eut. 

Les PeauxtRouges n'ont que deux occiipatiqns sé- 
rieuses, chasser ou faire la guerre, hors de là, ils man- 
gent, boivent, dorment et fument. 

Seuls les trois chefs demeurèrent éveillés. 

i 

Deux heures s'écoulèrent, sans que le camp fût trou- 
blé par aucun mouvement insolite, et sans que les trois 
chefs eussent changé de posture. 

Il était environ onze heures, lorsque le galop de plu- 
sieurs chevaux se fit entend rç au dehors; ïe hachesto 
se, leva «et se dirigea vers rentrée du camp. 

Trois cavaliers indiens armés en guerre, et qu'aux 

nombreuses queues de renard qui pendaient à leurs 

talons, ainsi qu'à la plume d'aigle gris plantée droite 

•au-dessus de l'oreille gauche, on reconnaissait pour 

des chefs, s'approchaient rapidement, 

LorsquHls eurent atteint la clôture de pieux formant 
l'enceinte, ils s'arrêtèrent. Alors celui qui paraissait 
être le chef des autres, et se tenait un peu en avant 
d'eux, leva le bras droit au-dessus de sa tête, présen- 
tant la paume de la main en dehors, les quatrq doigts 
réunis et le pouce, courbé, 

Le hachesto fit un geste pareil, puis il s'approcha des 
nouveaux venus, les salua respectueusement, et d'une 
voix basse et contenue^ il leur demanda ce qu'ils dési- 
raient. 

Après avoir rapidement échangé quelques mots avec 



108 LES BOIS-BRULÉS 



les étrangers, le hachesto les salua avec le même res- 
pect, puis il rentra dans le camp afin de rendre compte 
au sachem de leur arrivée. 

Le Couteau-Rouge écouta d'un air impassible les 
paroles du hachesto, puis il lui ordonna d'introduire les 
inconnus. 

Au bruit des chevaux les guerriers s'étaient éveillés. 

Les inconnus mirent pied à terre et après avoir aban- 
donné la bride de leurs chevaux à des guerriers qui 
s'étaient approchés, ils s'avancèrent, précédés par le 
hachesto, vers les trois chefs de la tribu qui les re- 
gardaient froidement venir. 

Le Couteau-Rouge leva la tête, et alors il remarqua 
que les trois étrangers, bien qu'ils portassent leur cos- 
tume de guerre, n'avaient cependant aucune peinture 
belliqueuse sur !ë visage, 

— Mes frères sont les bien venus, dit-il, Ahnimiki est 
un grand chef dans sa nation, il prendra place près de 
son frère le Couteau-Rouge, et il fumera avec lui le 
calumet de paix. 

Ahnimiki, car le principal chef des trois étrangers 
était eu effet le redoutable sachem des Corbeaux, 
Ahnimiki s'inclina gracieusement à ce compliment, il 
s'accroupit et accepta le calumet que lui présentait le 
Couteau -Rouge, 

Sur un geste de ce dernier les autres chefs prirent 
place à leur tour. 

Quelques minutes s'écoulèrent pendant lesquelles les 
trois guerriers fumèrent silencieusement. L'étiquette 



LE CAPITAINE KILD 109 



indienne exige impérieusement qu'aucune question ne 
soit adressée aux étrangers qui viennent s'asseoir au 
feu du conseil. Eux seuls ont le droit d'engager l'en- 
tretien et de diriger la conversation. 

Lorsque Ahnimiki eut complètement fumé le calumet 
que lui avait présenté le sachem, il en secoua la cendre 
sur son pouce, puis il se pencha vers le Couteau-Rouge, 
et le saluant avec un gracieux sourire : 

— Je souhaite à mon frère des bisons à profusion, 
et la rencontre de beaucoup d'ours gris, dit-il. 

— Je remercie mon frère, répondit le Couteau-Rouge 
en répondant par un sourire non moins gracieux au 
sourire d'Ahnimiki; malheureusement les ours gris se 
font de plus en plus rares. Les visages pâles sont 
maîtres dans la savane ; les Peaux- Rouges n'ont plus 
que leurs restes. 

— Oui, fit Ahnimiki avec un sourire amer, les Longs 
Couteaux de F Ouest s'emparent de tout le gibier comme si 
le Wacondah l'avait créé pour eux seuls. La charrue 
des visages pâles se rapproche chaque jour davantage 
des territoires de chasse des guerriers Rouges* Bientôt 
la terre manquera sous les pieds des enfants du Grand- 
Esprit; ils seront contraints de mourir faute de gibier 
pour les nourrir. Mon cœur se déchire lorsque je songe 
aux misères qui attendent ma nation. Il me semble 
que le sang coule moins pur dans mes veines; je me 
demande si le Grand-Esprit, qui est juste, a réellement 
consenti à ce que les Blancs, s'emparent ainsi de tous 
ces biens qui nous ont été donnés par lui. 

n. 1 



110 LES BOIS-BRULES 



— Mon frère est un guerrier sage, répondit le Cou- 
teau-Rouge avec tristesse ; les paroles que souffle sa 
poitrine lui sont dictées par le Grand-Esprit lui-même ; 
mon frère Ahnimiki n'a point la langue fourchue ; les 
paroles qu'il a prononcées ont profondément ému son 
ami le Couteau-Rouge ; qu'il parle, les oreilles d'un 
Chef sont ouvertes, un ami écoute. 

— Je parlerai donc, reprit Ahnimiki, puisque mon 
frère m'y invile si gracieusement. Lorsque le Wacon- 
dah fit sortir l'homme de la terre, il lui montra les fo- 
rêts, les savanes, les lacs, les rivières, et il lui dit : 
« Prends, tout ceci est à toi. » Alors, il n'y avait pas de 
visages pâles ; Maboya, l'esprit du mal, ne les avait 
pas encore fait surgir des volcans pour persécuter les 
Peaux-Rouges ; les guerriers s'inclinèrent devant le 
Grand-Esprit et lui dirent « merci ». Des années s'é- 
coulèrent, cinquante, cent, deux cents, et trente années 
encore passèrent ainsi. Les Peaux-Rouges étaient heu- 
reux. Ils oublièrent le Grand-Esprit et commirent des 
crimes ; ce fut alors que le Wacondah permit au génie du 
mal de faire paraître les faces pâles. Les faces pâles 
se sont emparées de tous les biens des Peaux-Rouges; 
il les ont dispersés sur la terre comme des grains de 
maïs gâtés ; mais la méchanceté de Maboya a été plus 
loin que ne le voulait le Wacondah. Aujourd'hui les 
fautes des Peaux-Rouges sont oubliées. Les Blancs 
leur ont fourni des armes terribles et des chevaux in- 
fatigables; l'heure de la vengeance est venue; pourquoi 
mes frères n'en profiteraient-ils pas? Voyez cet immense 



LE CAPITAINE KILÎ) 1 1 1 



territoire de chasse; il y a dix lunes à peine, il foison- 
nait encore de gibier de toute sorte;' aujourd'hui tous 
les animaux ont fui devant les visages pâles ; les 
Peaux-Rouges sont condamnés à mourir de faim, s'ils 
ne contraignent pas ces ennemis implacables de leur 
race, à se retirer, comme ils le doivent, près du grand 
Lac Salé, qui se trouve bien loin par delà les mon- 
tagnes. Que pense mon frère de mes paroles? J'ai dit. 

— Mon frère a bien parlé, ses paroles résonnent à 
mon oreille aussi agréablement que le cri de l'aigle 
fondant sur sa proie. Les guerriers Piékanns sont ve- 
nus sur leur territoire de chasse, non pas pour pour- 
suivre les ours ou les bisons, mais pour renvoyer les 
faces pâles dans leurs villages en pierre; mais que peu- 
vent faire deux cents guerriers si braves qu'ils soient? 
Un Chef attend ; que mon frère réponde ! 

— Le Couteau-Rouge a les cheveux noirs, mais sa 
sagesse est grise, c'est un guerrier prudent au feu du 
conseil. Les Corbeaux de la tribu de l'Opossum igno- 
raient l'arrivée des Piékanns; ils ont attaqué les visages 
pâles; les visages pâles les ont vaincus. Les Corbeaux 
flairent le sang, la vengeance a mis une peau épaisse 
sur leur cœur ; ils se sont rendus chez les Picaneaux, 
chez les Sioux et chez les autres nations, maîtresses, 
comme eux, de ce territoire de chasse. Partout ils ont 
été bien accueillis; partout ils ont fumé le calumet de 
paix, et ont trouvé des alliés contre les faces pâles ; la 
hache est enterrée entre toutes les tribus et les Cor- 
beaux ; que fera le Couteau-Rouge? 



112 LES BOIS-BRULÉS 



• — Le Couteau-Rouge n'enterrera pas la hache ; il y 
a longtemps que l'amitié règne entre lui et les Cor- 
beaux de TOpossum. Le Sachem a jeté si loin sa hache 
derrière lui qu'il serait impossible de la retrouver. 
Mon frère a un ami; les guerriers du Couteau-Rouge 
sont les siens ; voici mon tomawhaack, mon couteau et 
mon calumet. 

— Je remercie mon frère de cette alliance et je reçois 
avec joie ses présents. Je prie mon frère d'accepter en 
échange mes armes et mon calumet. J'y joindrais mon 
cheval de guerre, si je ne savais pas que le Couteau- 
Rouge en possède de plus beaux et de plus rapides. 
Dans quatre soleils, après celui-ci, trois cents guerriers 
se réuniront à la cinquième heure de la nuit au Saut 
de l'Élan. 

— Le Couteau-Rouge y sera en compagnie de tous 
ses guerriers. 

Ahnimiki se leva et prit alors congé du Couteau- 
Rouge; le Sachem l'accompagna, ainsi que les princi- 
paux Chefs Pi ékanns jusqu'à l'entrée du camp. 

Quelques minutes plus tard, le Chef Corbeau et ses 
deux compagnons avaient disparu dans les méandres 
sans nombre de la savane. 

Depuis une heure environ, les Chefs Corbeaux s'é- 
taient éloignés, lorsque un grand bruit se fit entendre 
sous le couvert de la forêt, dont les derniers taillis des- 
cendaient en pente douce jusques a l'entrée du vallon 
où les Piékanns avaient établi leur camp. 

Ce bruit, en se rapprochant, prit rapidement les pro- 



LE CAPITAINE K1IJ) 113 

portions d'un véritable tumulte ; plusieurs coups de feu, 
tirés à très-peu d'intervalle les uns des autres, vinrent 
encore augmenter l'inquiétude que causait aux Indiens 
ce bruit dont ils ne pouvaient deviner la cause. 

Sur l'ordre du Couteau-Rouge, tous les guerriers 
prirent les armes et se portèrent aux retranchements; 
prêts à intervenir, si tout ce tapage n'était qu'une feinte 
de leurs ennemis, pour leur donner le change et sur- 
prendre leur camp. 

Deux jeunes guerriers furent envoyés à la décou- 
verte ; mais, à peine avaient-ils quitté le camp, que 
deux cavaliers émergèrent de la foret avec une rapidité 
vertigineuse. 

L'un de ces cavaliers se retournant sur sa selle, sans 
ralentir sa course, épaula son fusil et lâcha la détente. 

Ce cavalier portait le costume indien; autant qu'on 
pouvait le reconnaître, à la distancje assez éloignée où 
il se trouvait du camp, ce devait être un Chef, bien qu'il 
fut impossible de savoir à quelle nation et à quelle 
tribu il appartenait. 

Le second cavalier portait des vêtements européens; 
malgré le manteau dont il était recouvert presque en 
entier, tout faisait supposer que ce devait être une 
femme. 

Cependant les deux inconnus poursuivaient leur 
course affolée à travers la savane, ne sachant trop de 
quel côté se diriger. 

Quelques minutes s'étaient écoulées depuis leur ap- ' 
parition, lorsqu'une dizaine de cavaliers, vêtus comme 



114 LES BOIS-BRULÉS 



les chasseurs canadiens ou Bois-Brûlés, sortant derrière 
eux de la forêt, les suivirent à fond de train. 

Le péril des fugitifs était extrême; tout espoir de 
salut leur était enlevé; cependant, loin de se découra- 
ger, ils redoublaient d'efforts pour gagner la rivière à 
une courte distance du camp. 

Lorsqu'ils atteignirent le bord de l'eau, celui des 
deux cavaliers qui portait le costume européen, lança 
résolument son cheval dans le courant, l'autre, au con- 
traire, s'arrêta, se retourna une fois encore sur sa selle 
et, d'un coup de feu, désarçonna un de ceux qui le 
poursuivaient. 

Ceux-ci poussèrent des hurlements de rage, et firent 
une décharge générale de leurs armes sur l'homme 
qui les narguait ainsi. 

L'Indien brandit son fusil au-dessus de sa tête, d'un 
air de triomphe; jeta dans l'air son terrible cri de 
guerre, et fit entrer son cheval dans l'eau. 

Bientôt les deux fugitifs atteignirent la rive oppo- 
sée et la suivirent à toute bride dans la direction du 
camp. 

Arrivé en face du campement, l'Indien se dépouilla 
de sa robe de bison qu'il fit flotter au-dessus de sa tête, 
en même temps que d'une voix stridente, il cria à trois 
reprise, ces mots : 

— Ziraïng! ziraïng! — un frère ! un frère ! 

— Ho ! ho ! ho ! répondirent les Piékanns en frappant 
joyeusement dans leurs mains. . 

Le Couteau-Rouge s'était hâté de se rendre sur le 



LE CAPITAINE KILD 115 

rivage; il avait suivi avec admiration les péripéties 
émouvantes de cetle fuite si brave et si fière. 

Au cri poussé par le Chef inconnu, il leva le bras, 
la main ouverte et la paume en dehors, puisilôta sa 
robe et l'agita en criant d'une voix claire : 

— Andezeit andezei! — Viens ici 1 viens ici! 

L'étranger, suivi par son compagnon, fit alors entrer 
son cheval dans la sente aboutissant au camp. 

Cependant les cavaliers, après avoir fait halte pour 
relever leur camarade blessé et le remettre en selle, 
avaient repris la poursuite obstinée des fugitifs que, 
depuis un instant, ils avaient perdu de vue. 

Ils entrèrent à leur tour dans la rivière, la traversè- 
rent, et alors ils aperçurent avec une rage impuissante, 
les fugitifs pénétrant dans le camp des Piékanns. 

Il y eut parmi eux un moment d'hésitation. 

Mais presque aussitôt, ils se dirigèrent, eux aussi, 
vers le camp. 

Cinquante guerriers bien armés, [montés sur leurs 
mustangs, s'étaient rangés sur une seule ligne, à l'en- 
trée des retranchements- 

A cette vue, les cavaliers s'arrêtèrent et se consultè- 
rent de nouveau; puis l'un d'eux, s'avançant à quelques 
pas du front de la troupe indienne, leva sa main au- 
dessus de sa tête et ût le signe de paix. 

Deux ou trois minutes s'écoulèrent sans qu'il reçût 
de réponse. 

I 

Le chasseur ne se découragea pas, il fit de nouveau 
un signal, en criant dans le français du Canada, langue 



116 LES BOIS-BRULES 



comprise et même généralement parlée par les tribus 
indiennes qui fréquentent ces parages : 

— Ami des Peaux-Rouges ! je demande une entrevue 
avec les Sachems de la nation ! 

— Que veut le visage pâle? répondit le Couteau-Rouge 
avec hauteur. 

— Entretenir le Chef d'une affaire importante. 

— Bon! que mon frère attende, une, trois, ou six 
minutes. 

Force fut au chasseur de se soumettre; mais bien- 
tôt il comprit la cause de ce retard. Il aperçut une 
quarantaine d'Indiens Piékarms, qui sortis du camp 
sans être vus, avaient traversé la rivière à la même 
place où eux-mêmes l'avaient passée et prenaient posi- 
tion, pour leur couper la retraite. 

Les Bois-Brûlés se regardèrent avec inquiétude; 
mais connaissant les hommes auxquels ils avaient af- 
faire, ils affectèrent d'être tranquilles. 

Aussitôt que le Couteau-Rouge se fut assuré que ses 
ordres avaient été exécutés, il leva la main, et s'adres- 
sant au chasseur qui suivait tous ses mouvements avec 
anxiété : 

— Mes frères, les visages pâles, sont les bienvenus, 
dit-il, que quatre d'entre eux traversent la rivière et 
entrent, sans armes, dans le camp. 

Toute résistance était inutile, le piège était si bien 
tendu que les chasseurs se sentirent pris. 

Quatre d'entre eux, après avoir quitté leurs armes, 
se décidèrent à obéir à cette railleuse invitation. 



LE CAPITAINE KILD 117 



Le Couteau-Rouge et les principaux Chefs de la tribu 
attendaient les étrangers. Ils s'avancèrent courtoise- 
ment à leur rencontre, et les conduisirent jusqu'au feu 
du conseil, sans qu'une parole fût échangée. 

Arrivé près du l'eu du conseil, le t Couteau-Rouge 
prit place et fit signe aux étrangers de s'asseoir. 

Il y eut un silence assez long, dont les chasseurs 
profitèrent pour jeter autour d'eux un regard investi- 
gateur. 

Ils aperçurent alors les deux fugitifs, appuyés l'un 
et l'autre contre le Totem de la tribu, planté à quel- 
ques pas seulement du feu du conseil, à l'entrée de la 
tente du Chef, 

— Pourquoi les visages pâles se sont-ils introduits 
dans mon camp? demanda enfin le Couteau-Rouge, 
d'une voix sourde; quelle demande ont-ils à adresser 
aux guerriers Piékanns? il n'y a rien de commun entre 
les visages pâles et les guerriers Peaux-Rouges. 

Cette question, et surtout le ton sur lequel elle était 
faite, n'avait rien d'amical ; de plus les chasseurs re- 
marquèrent avec une anxiété secrète que le calumet, 
contre l'habitude indienne, ne leur avait pas été offert; 
on les traitait donc, non-seulement en étrangers, mais 
encore en ennemis. 

Le Chef des chasseurs Bois-Brûlés était notre an- 
cienne connaissance, Hippolyte Margotîet; il élait de- 
puis trop longtemps au courant des mœurs indiennes, 
pour ne pas comprendre tout ce que cette réception 
avait d'hostile. 

7. 



118 LES BOIS-BRULES 



Mais c'était un homme d'une grande bravoure, doué 
d'une certaine finesse, et qui, familiarisé depuis son 
enfance avec le péril, avait appris aie regarder en face. 

— Je me suis présenté dans le camp des guerriers 
Piékanns, répondit-il, pour m'asseoir au feu du con- 
seil, et adresser à mes frères rouges une demande 
trop juste pour être repoussée par eux. 

— Les Piékanns sont des hommes sages, répondit le 
Couteau-Rouge avec emphase, nul ne s'adresse en vain 
à leur justice. 

— Je le sais, répondit en s'inclinant le lieutenant du 
capitaine Griffiths, qui connaissait parfaitement les 
gens auxquels il parlait, et par conséquent n'avait pas 
la moindre foi dans leurs paroles; je le sais, les Pié- 
kanns sont des guerriers sages, leur demander satisfac- 
tion d'une injure, ou réparation d'une insulte, c'est 
l'obtenir. 

Les Chefs indiens s'inclinèrent sans répondre; le 
lieutenant continua, d'un air aussi tranquille que s'il se 
fut trouvé en visite dans une maison de New-York ou 
de Boston: 

— J'ai une si grande confiance dans la loyauté de 
mes frères rouges que je n'ai pas un instant hésité à 
venir dans leur camp avec mes jeunes hommes; d'ail- 
leurs aucun motif de querelle n'existe entre les Pié- 
kanns et les Bois-Brùlés de la rivière Rouge; la hache 
est enterrée entre eux depuis longtemps. Pourquoi 
donc craindrais-je de venir sans armes parmi mes 
frères? Si je les avais crus mes ennemis, deux cents 



LE CAPITAINE KILD 119 



guerriers Bois-brûlés campent à deux lieues et demie 
h peine d'ici ; j'aurais pu venir avec eux adresser aux 
Sachems la réclamation qui m'amène dans leur camp. 
Je ne l'ai pas voulu, je savais que je venais vers des 
amis: 

Il y eut un silence. 

-Bien qu'ils n'eussent /rien perdu de leur impassibi- 
lité, les Indiens avaient parfaitement compris l'allusion 
faite par le jeune homme au sujet des forces dont il 
pouvait disposer au besoin. 

Le Couteau-Rouge fit un geste imperceptible; un 
guerrier se sépara du groupe qui se pressait autour dix 
feu du conseil, et s'éloigna aussitôt. Mais ce mouve- 
ment n 4 échappa pas au lieutenant. Il devina que le chef 
expédiait un espion pour s'assurer de la vérité de ses 
paroles, il sourit et reprit : 

— Un Peau-Rouge vagabond n'appartenant à au- 
cune tribu, et que toutes les nations repoussent, s'est 
présenté dans mon camp et m'a demandé l'hospitalité ; 
celte hospitalité lui a été accordée; il a reconnu tna 
loyauté, en enlevant une de mes captives ; que mes frères 
répondent : cet homme avait-il le droit d'agir ainsi? sa 
conduite est-elle loyale? n'est-il pas traître aux lois de 
l'hospitalité? Que mes frères soient juges; j'ai dit! 

Tous les regards se tournèrent vers l'Indien toujours 
immobile et nonchalamment appuyé contre la hampe 
du totem. 

Le Sachem lui fit signe d'approcher et lui lançant un 
regard soupçonneux : 



120 LES BOIS-BRULES 



— Mon frère est accusé, dit-il, ne se défendra- t-il pas? 
L'Indien sourit dédaigneusement, mais faisant un 

effort sur lui-même : 

— Je croyais que l'oiseau moqueur ne se rencontrait 
pas dans ces froides contrées, dit-il d'une voix railleuse ; 
et pourtant son chant trompeur résonne à mon oreille. 
A quelle tribu appartient ce chien menteur qui ose 
prétendre que je n'en ai pas, moi qui suis un Chef et 
un Sagamore de ma nation? regardez sa peau, elle n'est 
ni blanche, ni rouge, ni noire; de quelle race est-il 
donc issu? il n'appartient à aucune ; il ne peut repro- 
duire un homme de sa couleur; il sort de l'accouple- 
ment scandaleux d'une chienne huronne et d'un voleur 
face pâle. De quel droit élève-t-illa voix devant le con- 
seil des Chefs, lui qui ne commande qu'à une troupe de 
bandits? Ma nation habite bien loin, du côté où vient 
le soleil; elle est nombreuse et vaillante; je suis un 
grand Chef chez les Aucas, mon nom est Curumilla ; voici 
mon Totem. 

En parlant ainsi, Curumilla, car c'était bien lui, fit 
deux pas en avant et écarta la blouse qui lui couvrait 
la poitrine. 

Alors tous les assistants purent voir tatoué en bleu 
sur son sein gauche un soleil sortant des nuages. 

— Curumilla ! s'écrièrent les chefs en s'inclinant de- 
vant lui avec respect. 

— Le frère et l'ami du Chercheur-de-Pistes, le pro- 
tecteur des Peaux-Rouges? dit le Couteau-Rouge avec 
émotion. 



LE CAPITAINE KILD 121 



— Je suis Curumilla; pour ne pas me séparer de 
celui que vous nommez le Chercheur-de-Pistes, j'ai tout 
quitté, amis, parents, tribu, et dans ce pays où je suis 
venu, j'ai retrouvé d'autres frères, parmi les hommes 
de ma couleur. 

Le Couteau-Rouge se leva, et, s'inclinant avec grâce 
devant le chef : 

— Lui-même Ta dit, répondit-il, il est un Sagamore ; 
qu'il prenne la place du Couteau-Rouge au feu du con- 
seil; qu'il commande; ce qu'il décidera sera exécuté; 
ce que fait Curumilla est bien; la sagesse est en lui 
et le Wacondah l'aime; il n'a jamais à expliquer sa 
conduite, 

Curumilla, avec une dignité dont furent frappés tous 
les assistants, s'assit à la place que lui cédait le Couteau- 
Rouge, et levant la main pour réclamer le silence : 

— Je remercie mon frère de ne pas me demander 
d'explication, dit-il, mais ma langue n'est pas fourchue, 
et mon honneur exige que mes fils les Piékanns soient 
juges entre cet homme et moi; ce Sang-Mêlé s'est traî- 
treusement introduit dans la maison de cette femme ; il 
Ta enlevée à sa famille et à ses amis, qui la pleurent 
parce qu'ils la croient morte ; depuis il traîne cette 
infortunée à sa suite pour la vendre aux Mormons, 
voilà ce qu'a fait cet homme, en avait-il le droit? Non, 

— Non ! répondirent les Chefs d'une seule voix, 

— Voici ce que j'ai fait moi, reprit Curumilla, j'ai 
demandé l'hospitalité, non pas à lui, mais à son chef, 
le capitaine Griffiths; cette femme trahie et maltraitée 



122 LES BOIS-BRULKS 



par les Sangs-Mêlés, a imploré près de moi la pitié et 
la protection des Peaux-Rouges, cette protection je ne 
pouvais la lui refuser; hier, lorsque les Bois-Brûlés ont 
quitté leur camp, je me suis éloigné, puis ce matin à la 
halte de midi, tandis que tous dormaient gorgés de 
nourriture et de wistky, je me suis glissé au milieu 
d'eux, et j'ai enlevé la jeune fille; mes frères savent le 
reste. En quoi ai-je manqué aux lois de l'hospitalité? 
que mes frères décident. 

En ce moment, le guerrier expédié par le Couteau- 
Rouge à la découverte reparut; il fit ail Sachem un si- 
gne que celui-ci comprit seul. 

— C'est à mon frère à juger et non à nous ; dit le Cou- 
teau-Rouge ; sa conduite a été loyale ; les traîtres sont 
les Bois-Brûlés. 

— Allez, fit Curumilla en s'adressant au lieutenant, 
vos mocksens ont laissé des traces déjà trop profondes 
dans le camp des Piékanns ; la prisonnière est libre ; 
vous n'êtes pour nous, ni des amis, ni des ennemis ; 
partez, mais souvenez-vous que la hache n'est pas en- 
fouie entre nous, de façon à ce quelle ne puisse être 
promptement retrouvée ; allez, un Chef a parlé. 

Malgré son effronterie, le lieutenant Margottet ne 
trouva rien à répondre ; forcé de reconnaître intérieu- 
rement qu'il n'avait point le beau rôle, et surtout qu'il 
n'était pas le plus fort, il baissa silencieusement la tête, 
et se leva fort satisfait, du reste, de sortir à ce prix du 
guêpier dans lequel il s'était si maladroitement four-. 
Yoyé« 



LE CAPITAINE KILB 123 



Ses trois compagnons et lai rejoignirent le gros de 
leur troupe, qui s'éloigna ventre à terre dès qu'elle eut 
traversé la rivière. 

Les guerriers Piékanns embusqués à quelque dis- 
tance et qui sans doute avaient reçu des ordres, les 
laissèrent passer sans les inquiéter. 

Deux heures plus tard, le lieutenant Margottet ren- 
trait au camp du capitaine Griffiths et lui faisait d'un 
air penaud le récit de sa déconvenue. 



124 LES BOIS-BUULÈS 



DANS LEQUEL VALENTîN GUILLOIS CONTRACTE UNE ALLIANCE 

AVEC LES PIEDS-NOIRS. 



Les Chefs étaient demeurés accroupis sur leurs ta- 
lons autour du feu du conseil, fumant silencieusement 
leurs calumets, et paraissant plongés dans de sérieuses 
réflexions. 

Curumilla après avoir donné Tordre que dofia Dolo- 
rès fût conduite dans un toldo, où on l'avait respec- 
tueusement installée, Curumilla, disons-nous, fatigué 
sans doute d'avoir tant et si longtemps parlé contre ses 
habitudes de mutisme, s'était enveloppé dans sa robe 
de peau de Bison, comme pour se concentrer en soi- 
même ; cependant parfois il relevait brusquement la tête 
et semblait prêter l'oreille à des bruits perceptibles 
pour lui seul. 

Les Chefs respectaient le silence songeur duSachem, 



T.E CAPITAINE KILD 125 



bien qu'ils attendissent avec une certaine anxiété qu'il 
lui plût de le rompre. 

Les faits s'étaient effectivement passés de la façon 
qu'il les avait expliqués devant le conseil. 

Valenlin G-uillois, qui jamais n'oubliait les promesses 
faites à ses amis ou à ses ennemis, avait chargé le 
Chef de s'introduire sous un prétexte quelconque 
dans le camp des Bois-Brûlés, de l'examiner avec 
soin, de tâcher de voir dona Dolorès, de s'entendre 
avec elle, et d'aviser aux moyens à employer pour 
délivrer la jeune fille. 

Curumilla av^t écouté son ami, comme il le faisait 
toujours, c'est d-dire en lui répondant ce seul mot : 

— Bon! 

Puis il était parti et avait été tout droit demander 

l'hospitalité au capitaine Griffiths; hospitalité que 

celui-ci lui avait accordée d'autant plus facilement qu'il 

désirait se mettre bien avec les Peaux-Rouges dont 

' il essayait de se faire des alliés. 

Bien reçu dans le camp où on le laissait entièrement 
libre de ses mouvements, le Chef furela avec celte 
adresse indienne sans égale et qu'il possédait à un si 
haut degré; sans éveiller les soupçons, il réussit à 
rencontrer dona Dolorès, à s'en faire reconnaître et à 
lui faire part d'un projet, dont la pensée lui vint à l'esprit, 
en causant avec elle; ce projet sembla à la jeune fille 
à la fois si simple etsi infaillible, qu'elleraccueillit avec 
joie, et assura le Chef qu'elle le suivrait partout où 
il lui plairait de la conduire, plutôt que de rester 



126 LES BOIS-BRULÉS 



plus longtemps entre les mains de ses ravisseurs. 

Tout bien convenu et bien arrêté entre lui et la jeune 
fille, le Chef prit congé d'elle, et alla s'étendre auprès 
d'un feu de veille, où il s'endormit, ou du moins parut 
s'endormir presque aussitôt 

Curumilla s'était dit ceci : Valentin veut délivrer 
dofia Dolorès, il m'envoie en avant pour tout préparer; 
si l'occasion s'en présente, pourquoi ne délivrerais-je 
pas la jeune fille? Essayons; si je réussis, Valentin me 
remerciera; d'autant plus que je lui aurai rendu un 
grand service, en faisant tout de suite une chose que 
lui ne pourrait accomplir que dans quelques jours, et 
encore ! 

Le lendemain le Chef prit congé du Capitaine et par- 
tit, au moment où celui-ci levait son camp pour se 
porter au rendez-vous qu'il avait assigné au capitaine 
Kild. 

Mais Curumilla n'alla pas loin ; après s'être un peu 
éloigné du camp, il s'embusqua de façon à voir sans être 
vu tout ce qui s'y passait: les chariots furent charges et 
attelés; puis les Bois-Brûlés montèrent à cheval et se 
mirent en route; le chef les suivit de loin, sans les 
perdre de vue une seconde. 

A midi les Bois-Brûlés firent halte, pour manger et 
se reposer; leur troupe était si nombreuse, ils inspi- 
raient un tel effroi aux Indiens ; ils avaient un telle con- 
viction de ne pas être attaqués que, leur repas terminé, 
ils se livrèrent au sommeil, sans prendre d'autre pré- 
caution que de placer deux sentinelles. 



LE CAPITAINE KILT) 127 



Lorsque Curumilla vit les Bois-Brûlés endormis, il 
jugea que le moment d'agir était venu; il se glissa 
comme un serpent dans les broussailles, poignarda les 
sentinelles, qui tombèrent sans pousser un cri; puis, 
débarrassé de ces surveillants incommodes, il s'empara 
de deux vigoureux mustangs qu'il conduisit dans les 
halliers, 

Dona Dolorès, que l'espoir et l'inquiétude tenaient 
éveillée, avait assisté.toute frémissante aux opérations de 
Curumilla; en le voyant emmener les chevaux, elle 
s'était levée et l'avait suivi le cœur palpitant; aussi au 
moment où le Chef se retournait pour aller l'avertir, 
la vit-il debout et anxieuse derrière lui; Curumilla fit 
un geste de satisfaction; plaça la jeune fille sur un che- 
val, monta sur l'autre et se penchant à son oreille : 

— Tout doucement, dit-il. 

En effet, ils s'éloignèrent au petit pas ; ils marchèrent 
ainsi pendant près d'un quart d'heure, l'oreille tendue 
au moindre bruit. 

Tout à coup ils entendirent une grande clameur; 
dona Dolorès voulut mettre son cheval au galop. 

, — Pas encore, dit-il. 

Les Bois-Brûlés en s'éveillant avaient découvert les 
cadavres des sentinelles; de là, leurs cris de fureur. 

Les fugitifs continuèrent donc à cheminer paisible- 
ment ; seulement, du pas, ils étaient passé au trot, puis 
au grand trot, de sorte qu'ils s'éloignaient assez rapi- 
dement. 

Soudain Curumilla se pencha vers dona Dolorès. 



128 LES BOIS-BRULES 



— Maintenant ! dit-il. 

Les deux mustangs partirent comme le vent. 

Cependant, si rapide que fût leur course, ceux qui 
les poursuivaient n'épargnaient pas leurs montures; on 
entendait retentir les sabots de leurs chevaux sur la 
terre durcie, comme le roulement sinistre d'un tonnerre 
lointain. 

— Ma sœur est-elle brave ? demanda le chef à sa com- 
pagne. 

— Je l'ignore, répondit-elle tout enfiévrée, ce que je 
sais, c'est que je me tuerai plutôt que de retomber au 
pouvoir de ces misérables. 

— Bon! fit le chef, ma sœur n'a rien à craindre ; 
Curumilla a juré de la sauver. 

— Merci, répondit- elle; je le crois; et j'ai confiance 
en vous. 

La fuite continua. 

Bientôt les Bois-Brûlés apparurent; ils arrivaient 
comme une trombe. 

Curumilla, nous l'avons dit, avait des armes excel- 
lentes : deux revolvers Galand et une carabine. 

— Continuez à galoper, dit-il à la jeune fille. 

— Que prétendez -vous faire? Je ne veux pas vous 
quitter t 

— Soit, restez ; votre cheval soufflera. Cela vaut mieux. 
Curumilla s'arrêta, prit un de ses revolvers, redressa 

la tige et épaula comme s'il se fût agi d'une carabine. 
Les Bois-Brûlés n'étaient éloignés que de neuf cents 
à mille mètres au plus. 



LE CAPITAINE KILD 129 



Le Chef tira six fois ; six chevaux roulèrent sur le 
sol entraînant leurs cavaliers dans leur chute. 

Les fugitifs recommencèrent à fuir. 

Les Bois-Brûlés, effrayés de la longue portée et de la 
justesse de ces armes terribles, avaient fait halte ; les 
chevaux seuls avaient été frappés. Curumilla n'avait 
pas tiré sur les hommes; les six cavaliers démonlés, 
moulus de leur chute, ne purent continuer la pour- 
suite ; les autres repartirent ventre à terre. 

Mais bientôt le second revolver de Curumilla abattit 
encore six cavaliers ; les Bois-Brûlés étaient fous de 
rage; cependant ils continuèrent; ce fut alors que le 
Chef se servit de sa carabine et déboucha dans la plaine 
en face du camp des Piékanns ; le lecteur sait le reste. 

-Doîia Dolorès était sauvée... provisoirement du 
moins. 

La journée s'avançait, le silence durait depuis plu- 
sieurs heures ; Curumilla, de plus en plus absorbé 
dans ses pensées, ne semblait pas songer à le rompre. 

Le Couteau-Rouge se décida enfin à prendre la pa- 
role. 

— Les oreilles de mon père sont-elles ouvertes ? de- 
manda-t-il. 

— Que désire mon fils? répondit le chef en relevant 
la tête. 

— Les guerriers Piékanns réclament de mon père un 
conseil. 

— Les Piékanns sont les enfants de Curumilla ; il 
écoute. 



j * 

130 LES BOIS-BRULES 



— Curumilla n'a pas la langue fourchue, un men- 
songe n'a jamais souillé ses lèvres : les coyotes et les 
loups s'associent pour chasser l'élan et le bison dans les 
grandes solitudes, ainsi font les faces pâles pour voler 
les territoires de chasse des Peaux-Rouges, Quelle est 
la pensée de mon père? que doivent faire les Indiens 
pour renvoyer sur les bords du grand lac Salé les faces 
pâles, dont la convoitise est insatiable ? 

Sans répondre, le Sachecn prit un carquois rempli 
de flèches, posé à terre près de lui, et, après avoir 
réuni toutes les flèches en un seul faisceau dans sa 
main, il présenta ce faisceau au Couteau-Rouge en lui 
disant : 

— Mon frère est jeune, sa vigueur est grande, com- 
ment fera-t-il pour briser ce faisceau? 

Le Pied-Noir secoua la tête. 

— Je n'essayerai pas, dit-il, je ne pourrais le rompre. 
Curumilla sourit et présenta tour à tour le faisceau à 

tous les autres Chefs, dont il reçut la même réponse. 

— Ce faisceau, dit-il alors, ce : sont les nations in- 
diennes ; réunies, aucune force ne serait assez puis- 
sante pour les vaincre ; ces flèches ainsi attachées ré- 
sistent à tous les efforts, mais, séparées, un enfant les 
briserait. 

Et, après avoir éparpillé les flèches autour de lui, il 
les reprit les unes après les autres* et, au fur et à we* 
sure, il les cassa toutes; 

— Mes frères m'ont-ils compris? ajouta-t-iL 

— Oui, répondit le Couteau-Rouge, Sans-Traces, le 



LE CAPITAINE KILD 131 



grand sagamore des Aucas, nous conseille d'être unis. 
Les Indiens ont prévenu son désir : déjà plusieurs puis- 
santes nations ont enterré profondément la hache 
entre elles et se sont alliées pour combattre les visages 
pâles. Mais l'entreprise qu'elles veulent tenter' est diffi- 
cile, leurs ennemis sont puissants. Elles redoutent 
d'être vaincues; pourquoi le Chercheur-de-Pistes, l'ami 
des Indiens, ne vient-il pas en aide aux guerriers Peaux- 
Rouges? Avec son appui, ils seraient vainqueurs ! 

— Le Chercheur-de-Pistes a de nombreux ennemis; 
ces ennemis le poursuivent; s'il vient en aide aux 
Peaux-Rouges, peut-il compter sur leur alliance? Il 
n'est pas seul, plus de trente chasseurs renommés 
marchent dans la trace de ses mocksens; que mes 
frères décident ! 

— Le grand Chercheur-de-Pistes demande-t-il le se* 
cours des ften'has? dit le Couteau-Rouge d'une voix 
insinuante; le Sachem est-il envoyé près des Pieds- 
Noirs pour demander ce secours? 

— Non, répondit froidement Curumilla; le Chercheur- 
de-Pistes n'a jamais refusé le secours que lui deman- 
daient ses amis les Peaux-Rouges. Bien souvent il leur 
est venu en aide, mais jamais, jusqu'à ce jour* il n'a 
sollicité leur appui ; les paroles prononcées par Curu- 
milla ont été soufflées à son cœur par l'amitié qu'il 
éprouve pour les Piékanns, mais il n'est chargé d'au- 
cune mission auprès d'eux; peut-être si les Ken'haâ 
sollicitent l'appui du Grand-Chasseur pâle, consentira-t- 
il à le leur accorder, mais jamais il ne réclamera leur 



132 LES BOIS-BRULÉS 



protection. Un Sachem a parlé, que les chefs réfléchis- 
sent. 

Curumilla se leva et précédé par le Couteau-Rouge, 
il se retira dans une hutte, que sur Tordre du Chef, on 
avait faite exprès pour lui. 

Là, les Sachems se séparèrent avec toutes les céré- 
monies exigées par l'étiquette compliquée des Indiens, 
puis le Couteau-Rouge retourna à pas lents et d'un air 
pensif, s'asseoir au feu du conseil. 

Vers le soir, un peu avant le coucher du soleil, les 
Chefs, qui avaient tenu entre eux un grand conseil mé- 
decine, se levèrent et se rendirent à la hutte habitée par 
Curumilla. 

— Mes frères sont les bien venus, dit-il avec un 
gracieux sourire. 

Les guerriers s'inclinèrent silencieusement, puis sur 
une invitation muette du Chef ils s'accroupirent autour 
du foyer de la hutte et allumèrent leurs calumets. 

Lorsque les calumets eurent été fumés, après un 
court silence, le Couteau-Rouge salua Curumilla et prit 
la parole : 

— Les guerriers Piékanns, dit-il, après avoir écouté les 
paroles du Sachem des Aucas, ont réfléchi pendant plu- 
sieurs heures, autour du feu du conseil, sur la détermi- 
nation qu'il leur convenait de prendre; Curumilla est un 
Chef sage ; il sait que les femmes et les enfants seuls, ne 
possédant ni l'intelligence, ni l'expérience des guer- 
riers, prennent étourdiment et sans y songer des déter- 
minations dont ils sont incapables de comprendre la 



LE CAPITAINE KILD 133 



portée; mais les Piékanns n'agissent pas ainsi, eux, 
parce que ce sont des hommes; voici ce que disent les 
Chefs et les grands braves de la nation : Curumilla 
aime ses frères les Pieds-Noirs; lorsqu'il parlait dans 
le conseil, si sa bouche soufflait des paroles, son cœur 
les inspirait, et les conseils qu'il a donnés aux chefs 
doivent être pris en considération. Le Chercheur-de- 
Pistes est l'ami des Peaux-Rouges, sans cesse il les a 
aidés et secourus; il n'a pas besoin d'être aidé par 
eux, ce sont eux qui ont besoin d'être protégés par lui; 
Curumilla dit vrai, il n'a reçu aucune mission de son 
ami. Mais les Piékanns, dont il est l'hôte, réclament 
de lui un service; les Chefs désirent que le Chercheur- 
de-Pistes se montre parmi eux, qu'il vienne dans leur 
camp; s'ils savaient où le rencontrer, ils se mettraient 
immédiatement à sa recherche; mais Curumilla con- 
naît le campement de son ami, il ira vers lui et il lui dira : 
« Chercheur-de-Pistes, vos fils les Piékanns, ont une 
peau épaisse sur le coeur, ils implorent votre assistance, 
ils réclament votre appui contre leurs ennemis; venez 
près d'eux au plus vite ; que votre présence les console, 
et fasse succéder, dans leur esprit, la joie à la tristesse 
qui les dévore. » 

— Les paroles de mon frère le Sachem ont résonné 
à mon oreille avec une douceur extrême, répondit Cu- 
rumilla; ce que désirent les Piékanns, Curumilla le 
fera cette nuit même; le nuase, qui s'est étendu sur le 
cœur de mes fils les Piékanns, doit être promptement 
dissipé; dans une heure Curumilla quittera le camp de 

lu 8 



134 Les êois-brxjles 



ses frères en confiant à leur loyauté la jeune fille pâle 
qu'il leur a amenée. J'ai dit. 

— La jeune fille pâle est la sœur des Piékanns, ré- 
pondit le Couteau-Rouge avec noblesse ; elle est sous 
la sauvegarde du Totem de ma nation; nul danger ne 
saurait l'atteindre, quand môme Curumilla demeurerait 
pendant le cours d'une lune entière, éloigné de ses amis. 

Une heure plus tard, c'est-à-dire aussitôt que la nuit 
fut complètement tombée, Curumiïla quitta le camp 
ainsi qu'il l'avait promis. 

Nous avons, dans un précédent chapitre, expliqué 
comment au milieu des ténèbres, éloignés l'un de 
l'autre d'au moins une demi-lieue, Valentin Guillois et 
Curumilla étaient cependant parvenus à causer entre 
eux en imitant le cri de divers animaux, et à échanger 
ainsi tous les renseignements dont ils avaient besoin. 

Un peu avant le lever du soleil, Curumilla était de 
retour dans le camp des Pieds-Noirs. 

Le Couteau-Rouge, leur premier Sachent embusqué 
près des retranchements, épiait anxieusement l'arrivée 
du Chef. 

— Que dit mon père, le Chercheur-de-Pistes? de- 
manda le Sachem Pied-noir* lorsqu'il eût échangé les 
premiers saluts avec le Chef. 

— Le Chercheur- de-Pistes, dit Curumilla, a répondu 
ces paroles : « Je ne serai pas sourd à l'appel de mes 
enfants Rouges : lorsque le soleil sera assez haut dans 
le ciel pour que l'ombre disparaisse au pied des arbres, 
j'entrerai dans le camp des Pieds-Noirs, » 



LE CAPITAINE KILD 135 



— Bon, répondit affectueusement le Sachem, mon 
frère a paiement tenu sa promesse ; je le remercie. 
Le Chercheur-de-Pistes sera reçu comme il a le droit de 
l'être par ses enfants Rouges. 

En ce moment, la couverture servant de porte, ou 
plutôt de portière, à la hutte de dona Dolorès de Caste* 
lar, fut soulevée par une main mignonne, et la jeune 
fille parut. * 

Bien qu'elle se sût parfaitement en sûreté au milieu 
des Indiens auxquels Curumilla l'avait confiée, la situa- 
tion précaire dans laquelle elle se trouvait remplissait 
d'amertume le cœur de cette jeune fille ; pendant la 
nuit presque tout entière, elle était demeurée éveillée 
sous l'empire .d'une surexcitation nerveuse, causée 
sur elle par les événements dont, quelques heures au- 
paravant, elle avait été l'héroïne, et les pèrépéties d'une 
course affolée à travers monts et fondrières. 

Aux premières lueurs du jour, doila Dolorès sortait 
pour rafraîchir son front brûlant au souffle glacé de la 
brise matinale. 

Elle s'approcha des deux Sachems et les salua avec 
un gracieux et mélancolique sourire. 

Le Couteau-Rouge, avec cette grâce et cette délica- 
tesse qui semblent innées chez les Peaux-Rouges, 
salua la jeune femme avec respect et s'informa affec- 
tueusement de la façon dont elle avait passé la nuit. 
Pour la rassurer complètement, il lui réitéra qu'elle 
n'avait plus rien à redouter de ses ennemis ; que ja- 
mais elle ne retomberait entre leurs mains. 



136 LES BOIS-BRULÉS 



— Je vous rends grâces, Chef, répondit-elle; mais, 
ajouta la jeune femme, dont le fier regard étincela d'une 
sombre résolution, si, malgré votre toute-puissante 
protection, les bandits qui une fois ont réussi à m'en- 
lever s'emparaient de nouveau de moi, ils ne m'au- 
raient que morte. Je me tuerai plutôt que de redevenir 
leur captive. 

Et, d'un geste significatif, elle écarta le pan de son 
zarapé et montra le manche d'un long poignard passé 
dans sa ceinture. 

— Ma fille est brave, répondit le Couteau-Rouge en 
souriant ; mais ses armes lui sont inutiles, elle est sous 
la sauvegarde du Totem de ma nation, mes guerriers 
combattront pour elle. 

Nous ouvrirons ici une parenthèse pour constater un 
fait que, nous ne savons pourquoi, un grand nombre 
d'historiens anciens et modernes ont constamment es- 
sayé de révoquer en doute; laissant ainsi se propager 
une erreur fâcheuse, pour ne pas dire une calomnie 
honteuse, qui attaque surtout l'honneur des femmes 
blanches et que, pour cette raison, il est important de 
détruire. 

Le premier propagateur de cette calomnie est le baron 
de la Hontan ; dans les mémoires plus que fantaisistes 
publiés par lui sur le Canada, 1715, cet auteur affirme 
que les dames de Québec et de Montréal étaient si eu- 
rieuses des sauvages quelles attendaient avec une vive 
anxiété l'époque où ceux-ci se rendaient dans les deux 
capitales du Canada pour y vendre leurs pelleteries. 



LE CAPITAINE KILD 137 



I 



v 



Le baron de la Hontan ajoute plus bas que les sau- 
vages n'étaient pas moins curieux des femmes blanches, 
et qu'aucun obstacle n'était assez fort pour les empê- 
cher d'en faire leurs maîtresses- 
Pourquoi le baron de la Hontan a-t-il écrit cela? Par 
dépit ou par vengeance peut-être? Le père Charlevoix, 
l'homme qui a le mieux connu les Indiens de celte 
époque, relève vertement cette calomnie. 

Depuis, lors, jusqu'au jour où nous écrivons, tous les 
hommes qui ont vécu parmi les Indiens, ont été à même 
de s'assurer de la fausseté de ce fait honteux. 

Voici la vérité à ce sujet : on a constaté que dans les 
colonies françaises, les planteurs de race blanche ont 
souvent des maîtresses noires*; mais il est constant que 
jamais une créole blanche n'est devenue volontaire- 
ment la maîtresse d'un nègre. 
/ Nous répétons que nous ne parlons que des co- 
lonies françaises, car dans les colonies anglaises, cela 
se passait tout autrement. 

Bien que nos créoles fussent accoutumées dès l'en- 
fance à vivre au milieu des nègres, qu'elles eussent 
pour eux souvent une vive affection, et qu'elles les 
traitassent presque toujours avec une grande bonté, 
elles ne virent jamais en eux que des hommes d'une 
race très-inférieure à la leur, et avec lesquels toute 
alliance était impossible. 

Eu Amérique de terre ferme, ce sentiment est poussé 
beaucoup plus loin; il existe entre les deux races blan- 
che et rouge une antipathie tellement grande, qu'elle 

8, 



°) 



138 LES BÔIS-BRULÉS 



i 



^ 



est poussée de la part des Indiens jusqu'au dégoût le 
plus profond. Il y a loin de là à la curiosité constatée 
par le baron de la Hontan. 

Bien souvent les Peaux- Rouges se sont emparés de 
blanches jeunes et belles ; ils en ont toujours fait leurs 
esclaves, jamais leurs femmes. S'il y a eu alliance 
entre les deux races, cette alliance n'a été contractée 
que par des créoles de race anglo-saxonne ou par des 
hommes de race blanche qui, vivant dans les tribus in- 
diennes, s'y sont mariés et ont ainsi formé cette race, 
cette classe de métis, auxquels on a donné le nom de 
Bois-Brûlés; mais il n'existe pas un seul exemple d'une 
femme blanche, Française surtout, mariée à un Indien ou 
devenue sa maîtresse de son plein gré. 

Aussi les femmes savent-elles que, lorsqu'elles tom- 
bent entre les mains des Indiens, elles n'ont pas à re- 
douter le déshonneur, mais la torture et la mort. 

Maintenant que nous avons bien constaté que le dire 
du baron de la Hontan et d'autres écrivains, aussi peu 
dignes de foi, n'est qu'une odieuse calomnie, nous re- 
prendrons notre récit au point où nous l'avons laissé 
quelques lignes plus haut 

Curumilla était un trop profond observateur; il avait 
une trop grande et surtout une trop longue expérience 
du cœur humain, pour ne pas découvrir au premier 
mot l'inquiétude dont la jeune femme était dévorée; il 
ne fit donc aucune difficulté de l'instruire de ce qui s'é- 
tait passé entre lui et. les Chefs Piékanns, et de lui an- 
noncer l'arrivée prochaine de Valenluii 



LE CAPITAINE KILB 139 



Cette nouvelle causa une vive émotion à dona Dolo- 
rès; la jeune femme sentit l'espérance se glisser douce- 
ment dans son cœur et réchauffer de ses bienfaisants 
rayons ; il lui sembla que l'intervention dans ses affaires 

4 

du Chercheur^de-Pistes ne pouvait que lui être avanta- 
geuse, d'autant plus qu'il lui parut impossible que don 
Pablo Hidalgo, après l'insuccès de la tentative qu'il 
avait si vaillamment exécutée contre les aventuriers, 
n'eût pas trouvé l'occasion de se mettre en rapport 
avec le célèbre coureur des bois, et par conséquent de 
trouver auprès de lui l'appui qui jusque-là lui avait 
manqué pour agir efficacement en faveur de celle qu'il 
aimait, et la soustraire, une fois pour toutes, aux per- 
sécutions dont elle était depuis si longtemps la victime. 

Ce fut donc avec une anxiété mêlée d'espérance et 
de joie que la jeune femme attendit l'arrivée du Cher- 
cheur de pistes, et qu'elle se prépara à le recevoir. 

Le Couteau-Rouge et les autres Chefs Pieds-Noirs 
n'étaient pas moins impatients que la jeune femme ; 
mais ils avaient mis sur leurs visage ce masque d'im- 
passibilité indienne au moyen duquel les Peaux-Rouges 
réussissent si bien à cacher leurs sentiments, môme les 
plus vifs. 

Midi sonnait, dirions-nous, si nous nous trouvions 
dans une ville au lieu d'être en plein désert du Grand- 
Nord, lorsque les Indiens, dont tous les regards étaient 
fixés sur la campagne, qu'ils interrogeaient fiévreuse- 
ment, virent tout à coup un cavalier émerger d'une 
sombre chèneraie, située à l'extrême limite* de l'hori 



140 LES BOIS-BRULÉS 



zon, et se diriger au galop de chasse vers le camp* 

Ce cavalier était seul ; les Indiens n'eurent besoin 
que d'un regard pour le reconnaître : c'était Valentin 
Guillois. 

Le Couteau-Rouge porta à sa bouche Yitkitchota sus- 
pendu sur sa poitrine et en tira une note stridente. 

A ce signal, une quarantaine de guerriers sautèrent 
à cheval. Le Couteau-Rouge se mit à leur tête, et tous, 
bondissant à sa suite comme une légion de démons, 
s'élancèrent à fond de train dans la plaine. 

Ils s'étendirent bientôt en éventail, faisant caracoler 
leurs chevaux, brandissant leurs armes au-dessus de 
leurs têtes, lançant leurs fusils en l'air et les rattrapant 
sans ralentir leur course furieuse; exécutant, en un 
mot, tous les exercices de haute école hippique, aux- 
quels Jes Arabes ont donné le nom de fantasia, avec une 
habileté et une précision admirables. 

A un certain moment, ils firent une décharge géné- 
rale de leurs fusils ; puis se mettant sur une seule li- 
gne, ils poussèrent une charge à fond de train, et avec 
une adresse merveilleuse et qui semblait tenir du pro- 
dige, ils vinrent s'arrêter, comme si les pieds de leurs 
chevaux eussent subitement pris racine en terre, à dix 
pas à peine de Valentin. 

Le Chercheur-de -Pistes n'avait ni hâté, ni ralenti 
l'allure de son cheval. Il était depuis beaucoup trop 
longtemps identifié avec toutes les coutumes indiennes, 
pour ne pas reconnaître dans cette démonstration, ce 
qu'elle était en réalité, c'est-à-dire un témoignage écla- 



LE CAPITAINE KILD 141 



tant de la considération respectueuse que les Indiens 
éprouvaient pour lui, et de la joie qu'ils ressentaient 
en le voyant arriver seul et confiant au milieu d'eux. 

Le Couteau-Rouge et les autres Chefs de la tribu 
avaient continué à se rapprocher à petits pas ; bientôt, 
ils furent auprès du chasseur. 

Alors les salutations commencèrent. 

Chez aucune nation, même des plus civilisées de l'Eu- 
rope, ou de l'Orient, on ne trouve une étiquette, nous 
ne dirons pas plus, mais seulement aussi méticuleuse 
que chez les Indiens. 

Le roi Henri III, qui le premier en France s'occupa 
sérieusement de régler l'étiquette de la cour; le roi 
Louis XIV, qui, à force de l'augmenter, en fît, pour 
ainsi dire, un dogme, quelque chose de saint et de 
révéré, établissant une barrière infranchissable entre 
la personne du souverain et les gentilshommes des 
plus anciennes familles de France, n'ont rien fait de 
comparable aux raffinements obtenus par les Indiens 
sur la question d'étiquette. 

Les saluts et les présentations se prolongèrent pen- 
dant plus d'une heure et demie. 

Valentin Guillois supporta patiemment toutes ces 
exigences ; il avait un but qu'il voulait atteindre, rien 
ne pouvait l'arrêter. 

Les présentations terminées, les Indiens reprirent le 
chemin du camp en poussant force hurlements de joie, 
chargeant et déchargeant leurs fusils et recommençant 
en même temps et dans des proportions plus extraor- 



142 LES BOIS-BRULÉS 



dinaires encore la brillante fantasia que précédemment 
ils avaient déjà exécutée. 

A peine de retour dans le camp, les Chefs se réuni- 
rent dans le calli ou hutte médecine, et tinrent un grand 
conseil auquel tout naturellement assistèrent Valentin 
Guillois et Curumilla. 

Beaucoup de discours furent prononcés* 

Valentin prié de parler, expliqua alors dans les plus 
minutieux détails la politique qu'il convenait aux 
Indiens de suivre* 

Ces développements écoutés avec la plus sérieuse at- 
tention, frappèrent vivement les Chefs qui adoptèrent à 
l'unanimité et presque sans discussion, les propositions 
du chasseur. 

Comme nous ferons assister bientôt le lecteur à l'exé- 
cution du plan proposé par Valentin Guillois, il est 
inutile d'en parler quant à présent. Nous nous borne- 
rons seulement à constater que le Chercheur-de-Pistes 
vivement sollicité par tous les Sachems de prendre le 
commandement des forces alliées, refusa péremptoire- 
ment de le faire. 

En effet, la guerre que les Indiens venaient à l'instant 
de résoudre, était une guerre essentiellement indienne; 
une revendication que lés Peaux-Rouges faisaient de 
leurs territoires de chasse; une protestation contre 
l'envahissement de leur pays par les Blancs; et, bien 
que les hom mes contre lesquels les Indiens allaient faire 
la guerre, ne fussent pas les compatriotes du chasseur, 
cependant eux et lui étaient sinon de la môme couleur 



LE CAPITAINE KILD 143 



mais tout au moins avaient la môme origine ; par consé- 
quent son intervention en qualité de chef de la ligue, 
- pouvait jusqu'à un certain point, être considérée comme 
une trahison, ou tout au moins une apostasie ; le seul 

■ 

rôle qu'il lui fût permis de prendre était donc celui de 
conseiller et de simple volontaire dans les rangs des 
guerriers. 

Les Peaux-Rouges connaissaient trop l'inflexibilité 
de caractère du chasseur pour essayer de lui faire mo- 
difier sa résolution, et bien qu'à regret ils s'inclinèrent 
devant sa volonté. 

A l'issue du conseil, des émissaires furent expédiés 
dans plusieurs directions, afin d'instruire les confédérés, 
des mesures qui venaient d'être prises; leur demander 
leur approbation et les prier en même temps de se réunir 
le plus tôt possible, afin que les tribus alliées fussent 
en mesure d'agir efficacement dans un délai très-court. 

En effet, il importait surtout que les Blancs dissémi- 
nés sur un grand espace dans le désert, ne fussent pas 
prévenus des mouvements de leurs ennemis, et fussent 
surpris à Timproviste; sans qu'on leur eût laissé le 
loisir de se concerter entre eux, de s'appuyer les uns 
sur les autres, et d'organiser ainsi la défense. 

Le soir même les Chefs qui avaient contracté al- 
liance avec les Pieds-Noirs arrivèrent au camp. 

Chacun de ces Chefs, au nombre de cinq, élait suivi 
de trente guerriers d'élite. 

Il y avait un Chef Sioux, un Cher Corbeau, un Picca- 
neau, un Renard et un Àssiniboin; 



144 LES BOIS-BRULES 



Tous étaient des guerriers expérimentés, des grands 
braves, aux talons desquels de nombreuses queues de 
loups étaient attachées, qui depuis longtemps avaient^ 
fait leurs preuves, tant sur le sentier de la chasse que 
sur celui de la guerre, et sur lesquels on pouvait 
compter, 

Valentin les vit arriver avec un vif sentiment de joie. 

Le chasseur suivait, avec un plaisir secret et qui 
s'augmentait à chaque instant, la marche des événe- 
ments; marche qu'il avait préparée avec tant de finesse 
et de prudence, pour la réussite de ses projets; ce qu'il 
avait obtenu comme résultat en quelques jours à peine 
était énorme. 

En effet, arrivé un mois auparavant à peu près seul 
dans ces contrées désolées, où tout devait lui être et 

É 

lui était en réalité hostile, avec la résolution fermement 
arrêtée d'entamer une lutte mortelle contre un ennemi 
puissant et aguerri ; il était parvenu, non-seulement à 
réunir autour de lui une troupe d'amis dévoués, braves et 
pleins d'expérience ; mais encore à se créer des relations 
avec les Peaux-Rouges, les seuls souverains réels de ces 
immenses territoires; et à s'allier avec eux contre l'en- 
nemi qu'il voulait abattre. 

Cet ennemi, isolé maintenant dans le désert, se trou- 
vait à son insu entouré d'un réseau invisible et d'au- 
tant plus redoutable, dont les mailles allant sans cesse 
se resserrant, ne tarderaient pas à l'envelopper de 
toutes parts et finiraient certainement par l'étouffer. 

Valentin avait donc la conviction et presque la certi- 



LE CAPITAINE KILD 145 



tude d'un succès prochain et définitif; aussi était-ce 
avec raison qu'il se félicitait des progrès qu'il avait faits 
dans l'accomplissement de sa vengeance. 

Cette nuit- là même, après un nouveau conseil auquel 
Valentin fut appelé à prendre part, les Chefs tombèrent 
définitivement d'accord. C'est-à-dire qu'une alliance 
offensive et défensive fut conclue entre les diverses 
nations indiennes, eh ce moment réunies sur les grands 
territoires de chasse des savanes de la rivière Rouge, et 
les chasseurs et trappeurs blancs, dont Valentin Guil- 
lois avait été reconnu chef; et la guerre déclarée à tous 
les métis, sang-mêlés, Bois-Brûlés, émigrants ou autres 
de race ou d'origine blanche qui prétendraient, malgré 
la volonté des Indiens alliés, envahir ou seulement tra- 
verser leurs territoires de chasse. 

Des coureurs furent expédiés dans toutes les direc- 
tions pour avertir les tribus alliées de la résolution 
prise par le conseil; des hérauts, choisis parmi les 
guerriers les plus célèbres, reçurent la dangereuse 
mission d'aller jeter dans les camps des blancs et des 
Bois -Brûlés les flèches sanglantes attachées par une 
peau de vipère, emblèmes symboliques d'une guerre 
à outrance; puis, sur un signe des principaux chefs, le 
poteau de la guerre fut dressé au milieu du camp. 

Le Couteau-Rouge toucha le premier le poteau de sa 
hache en chantant et en dansant, le cri de guerre fut 
poussé et la danse du scalp commença; elle dura la 
nuit tout entière. 

Une heure avant le lever du soleil, les Chefs alliés 

ii. 9 



146 LES BOIS-BRULES 



prirent congé du Couteau-Rouge et retournèhent à 
leurs camps respectifs, afin de presser les derniers 
préparatifs de la campagne qu'ils allaient entre- 

prendre. 

Notons en passant que les Indiens, sur le sentier de 
la guerre, rompent brusquement et sans transition avec 
leurs habitudes indolentes et paresseuses ; ce ne sont 
plus les mêmes hommes; la guerre les métamorphose 
entièrement; ils endurent, avec un stoïcisme inébran- 
lable, les fatigues les plus grandes et les privations les 
plus dures ; ' parfois même ces sauvages grossiers, et 
dont la gloutonnerie est effrayante, demeurent, sans se 
plaindre, deux, trois et même quatre jours entiers sans 
prendre aucune nourriture et sans qu'une goutte d'eau 
mouille leurs lèvres. 

Il semble que la fatigue n'ait pas de prise sur ces 
organisations de granit ; rien ne les arrête, rien ne les 
surprend; insensibles au froid comme au chaud, à la 
pluie comme au soleil, ils se rient de la douleur; aucun 
obstacle ne saurait les rebuter, aucun contre-temps ne 
réussirait à les abattre. 

Là est le secret de la rapidité de leurs mouvements, de 
la fureur de leurs attaques et de l'indomptable énergie 
qu'ils déploient en combattant. 

Valentin Guillois connaissait depuis longtemps ces 
précieuses qualités de ses nouveaux alliés ; aussi espé- 
rait-il beaucoup du concours qu'ils lui donneraient 

Après le dernier conseil tenu au coucher du soleil, il 
avait eu avec Curumilla une courte conversation, à la 



Le capitaine kîld 147 



suite de laquelle le Chef avait immédiatement quitté le 
camp. 

Le chasseur s'était tenu à l'écart des démonstrations 
belliqueuses de ses alliés ; pendant toute la nuit, il resta 
assis devant un feu de veille, sans que, pendant une 
seule minute, le sommeil vînt clore ses paupières. 

Une heure environ après le lever du soleil, Curumilla 
rentra au camp. 

Le Chef n'était pas seul; un homme raccompagnait; 
cet homme était don Pablo Hidalgo. 

En apercevant les nouveaux venus, Valentin se leva 
et se dirigea vers eux. 

— Vous voilà enfin, dit-il, en tendant avec un bon 
sourire la main au jeune homme, je vous attendais avec 
grande impatience. 

— Nous avons marché toute la nuit, répondit le jeune 
homme en souriant; moi aussi j'avais bâte de vous voir, 
j'avais comme un pressentiment que quelque chose 
d'heureux m'attendait près de vous, senor: vous êtes si 
bon pour ceux que vous aimez* 

— Ce pressentiment ne vous a pas trompé; venez, 
sënor; 

Il se dirigea aussitôt vers un toldo peu éloigné* à là 
claie duquel il frappa. 

Cette claie s'ouvrit; une femme parut; 

Deux cris de bonheur furent poussés à la fois. 

Doua Dolorès était dans les bras de don Pablo. 

Valentin les considérait en souriant; bien que ses yeux 
fussent humides; 



148 LES BOIS ^BRULES 



VI 



LES PRÉPARATIFS D'UNE SURPRISE- 



Une heure plus tard, Valentin Guillois prit congé des 
Peaux-Rouges, et accompagné par Curumilla, don 
Pablo Hidalgo et sa charmante fiancée, dofia Dolorès 
de Castelar, il regagna son camp où, il arriva vers huit 
heures du soir. 

— Quoi de nouveau? demanda-t-il à Belhumeur, en 
mettant pied à terre. 

— Rien, répondit le chasseur; le Castor et Navaja 
ont poussé une reconnaissance assez loin aux environs, 
sans rien apercevoir de suspect. 

Une tente avait été dressée tout exprès pour dofia 
Dolorès ; les chasseurs, quelque temps qu'il fasse, ne se 
construisent jamais d'abri. 

Le lendemain à l'aube, Valentin éveilla don Pablo 
Hidalgo, qui dormait près de lui enveloppé dans ses 
fourrures* 

— Levez- vous, lui dit-il, et me suivez; dofia Dolorès 
nous attend pour déjeuner. 



LE CAPITAINE KIU) 149 



— Déjeimer déjà! fit don Pablo avec .étonnement ; 
quelle heuie est-il donc? 

— Sept heures du matin, le soleil ne va pas tarder à 
paraître. Venez. 

Don Pablo le suivit ne comprenant pas la nécessité 
de ce repas matinal, mais n'osant pas interroger le 
chasseur. 

Dans l'enfoncement d'un rocher, près d'un feu bril- 
lant, un couvert avait été dressé sur un tapis de Tur- 
quie, donaDolorès, assise sur un monceau de fourrures, 
attendait; en apercevant son fiancé, un délicieux sou- 
rire comme un rayon de soleil perçant entre deux 
nuages, illumina sa ravissante physionomie ; la 
charmante femme n'était pas encore accoutumée au 
bonheur. 

— A table, dit gaiement Valentin et mangeons bien 
surtout, qui sait quand nous dînerons? 

— Je vous avoue, don Valentin, répondit don Pablo, 
en s' asseyant, que je ne me sens que très-peu d'appétit 
encore! 

— Tant pis, don Pablo, tant pis, efforcez-vous! Je 
vous avertis que vous avez une longue course à faire 
aujourd'hui. 

— Une longue course! s'écria dofia Dolorès avec in- 
quiétude* 

— Oui, fit le chasseur en souriant. 

— Où va-t-il donc? reprit-elle. 

— Vous le saurez, senorila, puisque vous l'accom- 
pagnerez.. 



150 LES BOIS-BRULES 



— Moi? - 

— Dame ! à moins que vous préfériez le voir partir 
seul. 

— Qu'est-ce que cela signifie? demanda donPablo en 
laissant tomber son couteau et regardant le chasseur 
d'un air effaré- 

— Allons, fit gaîment Valentin, ne vous effrayez pas 
ainsi; je n'ai que de bonnes nouvelles à vous annoncer. 

— Ah! tant mieux, fit naïvement le jeune homme, en 
respirant comme un noyé que Ton sauve deTeau. 

— Voici, en deux mots, ce dont il s'agit; avant huit 
jours, une guerre d'extermination commencera dans 
cette région, le sang coulera comme de l'eau; yous sa- 
vez cela aussi bien que moi. 

Les deux jeunes gens firent un signe de tête affirma- 
tif en se serrant l'un contre l'autre. 

— J'ai pensé, continua Valentin en souriant, que 
vous aviez suffisamment payé votre dette au malheur; 
maintenant vous êles réunis; il n'y a aucune néces- 
sité de vous rendre acteurs ou spectateurs de ces ef- 
froyables combats; mieux vaut vous laisser prendre 
sur ce chemin de la vie si obstrué de ronces quelques 
heures de soleil. 

— Oh ! vous êtes bon! s'écrièrent les deux jeunes 
gens en lui prenant les mains* 

— Je ne sais pas, dit-il avec bonhomie, seulement 
je suis homme et j'ai souffert; peut-être est-ce pour 
cela que je comprends tant de choses ! et il soupira. 

Pendant quelques minutes il mangea silencieuse- 



LE CAPITAINE K1LB 151 



ment; mais, tout à coup, relevant vivement la tête: 

— Au diable les souvenirs, dit-il 1 ils font un enfant 
de l'homme le plus fort ! revenons à vous. Voici ce que 
j'ai arrêté : aussitôt après le déjeuner vous vous mettrez 
en route ; vos bagages sont chargés, vos chevaux sellés, 
vos peones prêts, de plus, trois chasseurs, des hommes 
solides sur lesquels oa peut compter, vous accompa- 
gneront jusqu'à la limite des établissements ; avec une 
escorte de dix hommes on passe partout; vos six peo- 
nes, mes trois chasseurs et vous, en voilà plus qu'il 
n'en faut pour mettre en faite les plus déterminés ban- 
dits de nos savanes. 

— Je ne sais si je dois accepter tant de grâces, don 
Valentin? 

— Mon cher ami, répondit-il en riant, vous seriez seul, 
que j'aurais eu garde de me priver de votre concours, 
car vous êtes brave, loyal et dévoué ; trois qualités fort 
rares qui ne se rencontrent pas souvent dans le même 
homme; mais il y a avec vous la senora à laquelle 
vous devez songer avant tout; ainsi ne parlons plus de 
cela, et laissez-moi achever : traverser la Cordillière 
pour redescendre dans les savanes, vous prendrait trop 
de temps et serait dangereux, surtout aux environs de 
Dezeret ; et puis en supposant que nul obstacle ne vînt 
yous arrêter, votre voyage durerait plusieurs mois; son- 
gez que nous sommes ici, dans un pays perdu, aux con- 
fins de l'Amérique. J'ai trouvé mieux; vous traverse- 
rez les États-Unis. Il vous faut trois jours tout au plus 
avec de bons guides, et ceux que je vous donne sont 



152 LES BOIS* BRULES 



excellents, pour atteindre les frontières du Minosota; 
là, vous vous retrouverez sans transition en pleine civi- 
lisation : chevaux, chemins de fer, voitures, tous les 
moyens de locomotion seront à votre disposition; en 
moins de quinze jours, vous serez de retour à votre ha- 
cienda del Rio Bravo del Norte. Cela vous sourit-il ainsi ? 

— Oh! oui, oui ! vous êtes bon, je vous aime, don 
Valentin, s'écria la jeune fille les larmes aux yeux, 
nous vous devrons notre bonheur ! 

— Et vous don,Pablo, vous ne dites rien ? 

— C'est que je ne sais comment vous avouer,., mur- 
mura le jeune homme embarrassé. 

— Que venant au désert, vous ne vous êtes muni 
que très-médiocrement d'argent; est-ce cela que vous 
me voulez dire? 

— Ma foi oui, don Valentin, puisque vous possédez 
le talent de tout deviner, pourquoi vous eu ferais-je 
un secret; de sorte que bien que je sois très riche, je 
n'ai pas sur moi les fonds nécessaires, pour subvenir 
aux dépenses d'un voyage à travers les États-Unis; et 
que je me vois contraint à mon grand regret d'y renon- 
cer et de m'en retourner par où je suis venu ; c'est à 
peine si j'ai cinq cents piastres avec moi. 

— C'est déjà une très-jolie somme, mais elle ne suf- 
firait pas. 

~ Vous voyez bien, fit-il piteusement, d'autant plus 
que nous sommes huit, 

— C'est vrai. 

— Ah ! si j'avais su! 



LE CAPITAINE KILD 153 



— On dît toujours cela lorsqu'il est trop tard. 

— Enfin il faut en prendre notre parti ! s'écria réso- 
lument 'donaDolorès; vous verrez, querido Pablo, quel 
voyage charmant nous ferons ainsi côte à côte; le temps 
s'envolera sans que nous y songions seulement, 

— C'est très-joli ce que vous dites là, senora , fit 
Valentin en riant, seulement cela n'a pas le sens com- 
mun. J'ai trouvé mieux. 

— Voyons, fit-elle curieusement. 

Don Pablo Hidalgo hocha lamentablement la tête. 

— Bon ! vous ne me croyez pas ? 

— Oh! je ne dis pas cela, seîîor, se récria-t-il vivement. 

— Eh bien, écoutez; je vous ai dit que je vousiaisais 
accompagner par trois chasseurs, n'est-ce pas? 

— Oui, seîior. 

— Très-bien, l'un de ces trois chasseurs, que vous 
connaissez du reste, se nomme Pawlet. C'est lui que 
j'ai chargé de la direction de votre petite troupe ; en 
atteignant la frontière américaine, il vous conduira à 
un comptoir de pelleteries; le plus riche peut-être 
de toute l'Amérique du Nord; ce comptoir est dirigé par 
la raison sociale Milnes, Maxwel and Son ; trois hommes 
charmants et du meilleur monde, avec lesquels je suis 
depuis quelque dix ans en relations d'affaires et à qui 
vous remettrez, je yous prie, cette lettre de ma part. 

— Cette lettre? fit don Pablo en hésitant. 

— Je devine, moi! s'écria dona Dolorèsen battant des 
mains. 

— Oh ! Mexicain méfiant et incrédule ! fit Valentin en 

il. 9, 



154 LES BOIS-BRULES 



riant; n'ayez pas peur, cette lettre n'a rien de compro- 
mettant, c'est tout simplement une ouverture de crédit 
sur la maison Milnes, Maxwel and Son, afin que vous 
soyez en mesure de faire face à toutes les dépenses 
de votre voyage. 

— Moi, j'avais deviné; dit la jeune femme en tendant 
avec un sourire charmant sa main mignonne au chas- 
seur. 

— Oh! don Valentin, s'écria don Pablo avec effusion, 
pardonnez-moi, je suis un demi-sauvage; votre délica- 
tesse me confond; je ne sais comment je pourrai jamais 
reconnaître tout ce que vous faites pour moi. 

— Je ne vois qu'un moyen : c'est d'accepter ce prêt 
aussi franchement que je vous le fais, 

— Certes, j'accepte, j'accepte de grand cœur; ce se- 
rait vous faire injure que d'agir autrement. 

— A la bonne heure, dit gaiement Valentin ; mainte- 
nant je vous reconnais. Le crédit que je vous ai ouvert 
est de dix mille dollars, 

— C'est beaucoup, je ne pense pas... 

— Vous prendrez ce dont vous aurez besoin, c'est en- 
tendu; seulement, ne vous gênez pas; croyez-moi, 
point de fausse délicatesse, je suis beaucoup plus riche 
que vous ne le supposez; cette somme n'est rien pour 
moi ; d'ailleurs, je ne vous en tiens pas quitte. Je compte 
bien aller vous la réclamer moi-même un jour ou 
l'autre, lorsque je retournerai en Sonora. 

— Oh! si vous faisiez cela, don Valentin, vous met- 
triez le comble à toutes vos bontés. 



LE CAPITAINE KILD 15& 



— Je le ferai, soyez tranqujlle. 

— Dqnnez-mQi yotre parole, senor, ài\ cjofia Dolorès. 
rr Vous vous méfiez donc de moi, seuorita? 

— îfàn, mais je vous saisi oublieux envgrs ceux que 
vous obligez; votre parole, sinon nous n'acceptons pas** 
Qu\en (iites-vofiSj Pablo? 

— Je suis parfaitement de yotrp $vis, Rplprès. 

— Vous voilà pris, senor Valentin, fit-^lp en le me- 
naçant du doigt. 

— Allons, répondit-il avec bonhomie, \l faut faire ce 
que vous voulez, senorita; je vous donne ma parple 
d'aller vqys voir d'ici à six mpis. Êtes-vous satisfaite 
maintenant, senorita? 

— Je suis bien heureuse, et je vous remercie du plus 
profond de mon cœur, 

— Prenez garde, dpn Pablo mon ami, vous avez là 
une fiancée qui me semble un peu volontaire; faites 
bien vos conditions en vous mariant. 

— Oh! fini en riant, c'est inutile, je ferai toujours 
tout ce qu'elle voudra. 

— Ohl les amoureux! s'écria Valentin, 
On se leva, le déjeuner était terminé. 

— Maintenant il faut partir, dit Valentin, le temps 
presse, je voudrais déjà vous voir loin d'ici. Venez. 

Il conduisit alors les jeunes gens à une centaine de 
pas du camp, où une troupe de cavaliers attendait im- 
mobile au milieu d'une espèce de carrefour où venaient 
aboutir plusieurs sentes. 

Les deux mules de bât étaient chargées des bagages, 



156 LES BOIS-BRULES 



les chasseurs et les peones étaient en selle, ils n'atten- 
daient plus que don Pablo Hidalgo et sa fiancée* 

— Vous savez ce que vous m'avez promis, mon cher 
Pawlet? dit Valentin au chasseur chargé de la direction 
de la petite troupe. 

— Soyez tranquille, master Valentin, répondit le 
chasseur; d'ailleurs, vous me connaissez. 

— Oui, mon vieil ami; aussi, vous le voyez, je n'ai 
pas hésité à vous donner cette mission de confiance. 

— Je vous remercie, vous n'aurez pas à vous en re- 
pentir. 

— Faites diligence, j'aurai besoin de vous ici. 

— Dans sept jours, vous me reverrez. 

— J'y compte- Allons, don Pablo, mon ami, embras- 
sons-nous et en route. 

Les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de 
Tautre. 

Le chasseur, malgré son stoïcisme, était ému-. Don 
Pablo avait les yeux pleins de larmes. 

— Embrassez-moi, seuor Valentin, dit la jeune 
femme en s'approchant; embrassez-moi, cela me por- 
tera bonheur. 

— Soyez heureuse, mon enfant, dit le chasseur en la 
baisant au front. ^ 

Et, comme il sentait l'émotion le gagner : 

— A cheval! à cheval! cria-t-il d'une voix forte. 
Les deux jeunes gens obéirent, 

— En route et bon voyage! reprit-il en leur serrant la 
main; que Dieu vous protège! 



LE CAPITAINE KILD* 157 

— Au revoir 1 à bientôt ! s'écrièrent les deux fiancés. 

— Oui, au revoir! Soyez heureux, 

La petite troupe se mit en route, quelques mots fu- 
rent encore échangés de loin, puis les cavaliers tournè- 
rent l'angle de la sente, s'enfonçant dans un pli de ter- 
rain, et on ne les vit plus. 

Valentin demeura un instant immobile à la môme 
place. 

— Oui, murmura- t-il, qu'ils" soient heureux, les pau- 
vres enfants ! 

Et il regagna son camp lentement et tout pensif. 

Curumilla l'attendait. 

Les deux hommes eurent entre eux un long entre- 
tien; c'est-à-dire que Valentin parla et que son ami ré- 
pondit par force gestes et quelques interjections pro- 
noncées d'une voix gutturale; après cet entretien, 
Valentin serra la main du chef, et celui-ci quitta immé- 
diatement le camp. 

Le rôle que Valentin s'était réservé était assez dif- 
ficile; il lui fallait constamment se tenir à égale dis- 
tance des Bois-Brûlés et de la troupe du capitaine 
Kild, dont il s'était réservé la surveillance spéciale, 
tout en demeurant cependant en communication di- 
recte avec ses nouveaux alliés, les confédérés Peaux- 
Rouges* 

Ceux-ci surtout lui donnaient fort à faire par leur 
impatience d'en venir aux mains. 

Des émissaires avaient été envoyés dans tous les 
villages d'hiver pour rassembler des guerriers; de son 



158 LES BOIS-BRULÉS 



côté Valentin avait fait prévenir tous les chasseurs 
et trappeurs blancs, disséminés dans les montagnes 
dans un périmètre de cinquante lieues au moins; il 
fallait donner à tous ces secours le temps d'arriver et 
de se réunir à un rendez-vous qui leur avait été assigné 
à une vingtaine de lieues environ de la rivière Jourdan, 
presque à la descente dans les plaines des plateaux se- 
condaires des montagnes. 

Valentin avait eu plusieurs entrevues avec Benito 
Ramirez, ou plutôt Octavio Vargas; par lui il avait eu 
des nouvelles de dona Rosario; tout semblait marcher 
vers un dénoûment prochain. 

Celui de tous les confédérés qui donnait le plus de 
peine à Valentin était le chef des Indiens-Corbeaux ; 
Ahnimiki ne pardonnait pas au capitaine Kild l'échec 
que celui-ci lui avait fait subir; il ne rayait que ven- 
gpance contre les émigrants; il avait fait promettre 
à Valentin de le conduire lorsque le moment d'agir 
serait yenu, au camp des blancs; celui-ci n'avait 
consenti, à la vérité, à lui donner cette satisfaction 
qu'en se réservant de choisir lui-même l'heure et le 
temps qui lui sembleraient propices. 

Six jours s'étaient écoulés depuis le départ de don 
Pabip Hidalgo et de dpna Dolorès pour les établisse- 
ments; rien de particulier ne s'était passé; chaque jour 
on marchait, puis, le soir venu on campait-; et cela 
avec des précautions si grandes et si bien prises que 
depuis si longtemps que durait ce manège, les émi- 
grants n'avaient pas encore pu s'apercevoir c|e la sur- 



LE CAPITAINE KILD 159 



veillance incessante dont ils étaient l'objet; la môme 
chose arrivait pour les Bois-Brûlés. 

Et pourtant Bois-Brûlés et émigrants avaient con- 
stamment de nombreux éclaireurs en campagne, et 
de hardis batteurs d'estrade en avant et sur leurs 
flancs. 

Mais tout était inutile; çclaireurs et batteurs d'es- 
trade ne voyaient et n'entendaient rien. 

Les Peaux-Rouges et les chasseurs avaient disparu 
sans laisser de traces derrière eux, on aurait dit que la 

terre les avait subitement engloutis. 

On approchait des plaines; quatre jours encore et 
l'on atteindrait la rivière Jourdan. 

Un soir, Curumilla qui battait incessamment les 
montagnes dans tputes les flirections, annonça l'appa- 
rition de deux troupes assez nombreuses, l'une venant 
de l'Est et l'autre du Nord-Ouest. 

Ces deux troupes, Curumilla n'avait pu les recon- 
naître suffisamment; cependant il s'était assez ap^ 
proche d'elles pour se crqire autorisé à affirmer qu'elles 
étaient entièrempnt composées cThQinme§ b]ancs. 

Cette nouvelle inquiéta fort Valentin Guillois, à qui 
elle donna beaucoup à réfléchir. 

Selon le parti qu'ils adapteraient, ces nouveaux venus 
pouvaient exercer une très-grande influence sur les 
suites de la guerre ; il n'y avait donc plus à hésiter, 
il fallait eh finir au plus vite, si Ton ne voulait avoir 
sur lès bras le double d'ennemis à combattre; car, 
selon toute probabilité, ces inconnus appartenant à la 



160 LES BOIS-BRULÉS 



race blanche, se rangeraient plutôt avec des hommes de 
leur couleur qu'avec les Peaux -Rouges. 
- Cette supposition était rigoureusement logique, et 
comme cela arrive trop souvent dans la vie pratique, 
par cela même elle était fausse; mais Valentin ne pou- 
vait pas s'en douter. 

Il assigna au chef des Corbeaux un rendez-vous au 
coucher du soleil, à une assez courte distance du camp 
des émigrants, et à l'heure dite il s'y trouva. 

Ahnimiki ne se fit pas attendre de son côté. 

Après avoir échangé les compliments d'usage, Va- 
lentin pria le chef de le suivre, ce que celui-ci, qui 
pénétrait sans doute les motifs pour lesquels le chas- 
seur lui avait assigné ce rendez-vous, fit aussitôt. 

Ils s'enfoncèrent alors sous le couvert, marchant l'un 
derrière l'autre et sans échanger une parole. 

Arrivé auprès d'un arbre creux, Valentin s'arrêta, 
puis après avoir examiné scrupuleusement les envi- 
rons, il reprit sa marche. 

Cette fois elle ne dura que quelques minutes, Va- 
lentin s'arrêta de nouveau, s'assit sur un quartier de 
roc et invita son compagnon à l'imiter. 

Cet endroit était un des mieux choisis pour y faire 
halte et causer sans crainte d'être entendu. . 

Un torrent descendant des montagnes tombait en 
tourbillonnant d'une hauteur prodigieuse, et allait re- 
joindre la plaine par les conduits souterrains qu'il 
s'était creusés. 

Les grondements formidables de cette chute d'eau, 



LE CAPITAINE KILD 161 



étouffaient la voix de telle sorte qu'un écouteur, éloigné 
de deux pas seulement, n'aurait pu rien entendre. 

— J'ai conduit mon frère, dit Valentin, ainsi que 
je le lui avai^ promis, au campement des émigrants, 
contre lesquels sa tribu a combattu il a quelques 
jours. 

— Oui, répondit Ahnimiki avec ressentiment, je re- 
mercie le chasseur de m'avoir si bien tenu parole. Ces 
chiens des visages pâles m'ont tué les plus grands 
braves de ma tribu. Que diraient les Ciualt — femmes 
des guerriers morts — si en rentrant dans mes villages, 
je ne rapportais pas les chevelures de ceux qui ont tué 
leurs maris? J'ai vu le camp, c'est vrai, mais mes jeunes 
hommes ne sont pas des oiseaux, pour planer dans les 
airs; il ne suffit pas de dire : voici le camp des visages 
pâles? 

— Que désire donc de plus mon frère ? 

— Connaître le sentier qui conduit à ce camp. 

— Le Chef Corbeau ne désire pas savoir autre chose? 

— Non; que le chasseur m'indique le sentier; et les 
visages pâles sont morts. 

Valentin hocha la tête à plusieurs reprises. 

— Vous vous trompez, Chef, reprit-il, ce que vous me 
demandez ne suffit pas pour vous assurer la victoire; 
je sais que vos guerriers sont braves, mais les visages 
pâles sont braves aussi ; de plus ils ont des armes excel- 
lentes que vous ne possédez pas. 

— C'est vrai, mais mon frère a des petits fusils, dont 
chacun tue vingt hommes, il a de plus un rifle méde- 



162 LES BOIS-BRULES 



cine qui se charge et se décharge tout seul, avec une 
rapidité extrême; ce que l'œil de mon frère aperçoit, 
mon frère l'abat à n'importe quelle distance. Le grand 
chasseur pâle combattra pour ses amis, et ils seront 
vainqueurs. 

Valentin jeta un regard de satisfaction et d'orgueil 
sur les revolvers et le fusil Galand que, ainsi que nous 
l'avons dit, il avait achetés pendant son séjour à la 
Nouvelle-Orléans au capitaine d'un bâtiment français. 

Ces armes admirables, dont le mécanisme est si sim- 
ple, le tir si juste, et la portée si grande, le rendaient 
invincible., il le savait, car, quelle que soit la perfection 
qu'aient atteinte les armes américaines, elles sont en- 
core de beaucoup inférieures à celles de nos grands 
armuriers français et particulièrement de Galand, 

Mais cette supériorité même affligeait le chasseur; il 
redoutait de se servir de ces engins destructeurs; il 
s'était juré dans son for intérieur, de ne les employer 
contre ses ennemis que dans des circonstances toutes 
particulières, et seulement lorsqu'il serait dans l'abso- 
lue nécessité dé défendre sa vie. 

Aussi hocha-t-il de nouveau la tête, et fut-ce avec un 
mélancolique sourire qu'il répondit à Ahnimiki : 

— Mon frère a raison. Le Sachem Araucan et moi, 
seuls dans la prairie, nous possédons ces armes admi- 
rables, mais en ce moment, il ne s'agît pas de tuer quel- 
ques guerriers, en laissant échapper les autres; il faut 
s'emparer du camp et surprendre les blancs, comme 
on surprend une couvée de vautours; mon frère est un 



LE CAPITAINE KILB 163 



Chef trop sage et trop expérimenté, pour ignorer que 
souvent on réussit mieux par la ruse que par la 
force. 

— Oah ! le chasseur parle bien, sa voix résonne agréa- 
blement aux oreilles d'Ahnimiki, sans doute il possède 
les moyens dont il parle ; grâce à lui, les Corbeaux 
surprendront leurs ennemis. 

— Allons, Chef, dit en riant le chasseur, vous me tirez, 
malgré moi, mon secret du cœur; il y a du plaisir à 
parler avec un homme qui comprend à demi-mot. 

— Le grand chasseur pâle a donc un secret? dit le 
chef d'une voix insinuante. 

— Oui, je voulais vous faire une surprise, Chef. 

— Et cette surprise quelle est-elle? le chasseur la 
révélera à son ami? 

En ce moment le cri du hibou se fit entendre à une 
assez grande distance, et vint presque mourir aux 
oreilles des deux hommes. 

— Qu'est cela? demandale Chef en relevant vivement 
la tête. 

— La surprise que je vous ménage. 

Et, en même temps, il imita le cri du hibou, avec une 
perfection telle que tout autre qu'un Peau Rouge s'y 
serait trompé. 

— Bon, reprit Ahnimiki, mon frère a un ami dans le 
camp des blancs, cet ami veut le voir et il rappelle. 

— Vous avez deviné, Chef. 

— Pourquoi mon frère ne va-t-il pas au-devant de 
son ami? 



164 LES BOIS-BRULES 



— Parce que c'est inutile, Chef; c'est lui au contraire 
qui sera ici dans quelques minutes. 

— Oah t le grand chasseur a vécu si longtemps avec 
les Indiens, que son cœur est devenu rouge. Il a beau- 
coup de ruse et de sagesse, 

— Merci du compliment, Chef, dit le chasseur en 
riant; il me plaît d'autant plus qu'il me vient de vous 
et que vous vous y connaissez- Mais attendez encore un 
peu, et vous verrez jusqu'à quel point je mérite vos 
éloges. 

— Le grand chasseur pâle était un puissant guerrier 
dans sa nation, il a pris sans doute de nombreuses 
chevelures, quand il était jeune? 

— Non, Chef, vous vous trompez; les guerriers de 
mon pays ignorent ce que c'est que le scalp; ils turnt 
leurs ennemis, mais ils ne leur enlèvent pas la che- 
velure. 

— Bon, les visages pâles sont sages; ils préfèrent at- 
tacher leurs ennemis au poteau de torture? 

— Pas davantage, Chef; nous tuons et nous blessons 
nos ennemis, pendant la bataille, mais après le combat, 
nous ne leur infligeons aucune torture. 

— Oah! fit l'Indien, avec une surprise qu'il ne put 
dissimuler, les visages pâles craignent donc ladouleur? 

— Tous les hommes redoutent la douleur, Chef, qu'ils 
soient blancs, jaunes, noirs, ou rouges. Les hommes 
de ma nation sont aussi braves que vos plus braves 
guerriers; mais leurs coutumes ne 'sont pas les vôtres; 
ils entendent la bravoure d'un façon différente. Votre 



LE CAPITAINE KILD 165 



stoïcisme dans la souffrance, n'est pour eux qu'une mar- 
que d'orgueil et de vanité puérile; j'essayerais vaine- 
ment de vous donner une explication à ce sujet, vous 
ne pourriez la comprendre. Du reste, ajouta-t-il en 
souriant, nous n'avons plus le temps de causer de ces 
choses; un entretien plus sérieux nous réclame. En- 
tendez-vous ce bruit dans les broussailles? 

— Ahnimiki l'entend, depuis quelques instants déjà. 

— Eh bien, Chef, ce bruit nous annonce l'arrivée de 
l'ami que nous attendons. Préparez-vous à le recevoir 
et à lui faire bon accueil. 

— Le frère du chasseur pâle est l'ami d' Ahnimiki, 
répondit le Chef en posant la main droite sur sa poi- 
trine. 

Presque au même instant les buissons s'écartèrent et 
un homme parut. 

Cet homme était don Benito Rarnirez, ou du moins 
le personnage qui avait pris ce nom, que d'ailleurs il 
portait bien. 

Dès qu'il aperçut le chasseur et le Chef Corbeau, il 
s'approcha d'eux sans hésiter,et les salua avec une gra- 
cieuse aisance. 

— Soyez le bienvenu, senor Ramirez, dit le chasseur 
en lui tendant la main, nous vous attendons. 

— Je serais arrivé plus tôt, dit le jeune homme avec 
un sourire, mais vous vous souvenez, senor Valentin, 
que vous m'avez expressément défendu de quitter le 
camp avant six heures du soir. 

— C'est vrai, je reconnais mon tort. Assevez-vous là 



166 LÈS BOÎS-BRTJLES 



près de nous et causons. Avant tout j'ai l'honneur de 
vous présenter un des Chefs les plus justement célèbres 
de la prairie; et un de mes meilleurs amis, en ce mo- 
ndent, Ahnimiki, le grand Sachen des Indiens Corbeaux. 
Les deux hommes s'inclinèrent l'un devant l'autre, 
et ils se serrèrent cordialement la main, mais sans 
échanger une parole. 

— Là, maintenant que la présentation est faite dans 
toutes les règles, revenons à nos affaires, senor Rami- 
rez; yous me permettrez, Chef, de in'entretenir un ins- 
tant avec mon ami de choses qui me regardent seul, et 
n'ont, par conséquent, aucun intérêt pour vous. 

— Ahnimiki est sourd et aveugle, quand son ami le 
désire, répondit le chef; quand il plaira au chasseur il 
appellera son ami. 

Il se leva en souriant, alla s'asseoir à quelques pas 
plus loin et il alluma son calumet qu'il se mit à fumer 
avec toute la gravité indienne. 

Le chasseur, après avoir fait un geste amical au 
Peau-Rouge, s'adressa de nouveau à Benito Ramirez. 

— A nous deux, lui dit-il, 

— Je ne demande pas mieux, senor, nesuis-jepas 
complètement à vos ordres? 

— Je sais que vous êtes un brave et noble cœur; je 
vous aime* et. croyez bien que je ne faillirai pas à la 
promesse que je vous ai faite. 

— Oh! il est inutile de revenir là-dessus, senor Va- 
lentin, votre parole est là, inscrite dans mon cœur. 

— Eh bien, soyez tranquille, avant peu j'espère la 



tB CAPITAINE KILt 167 



dégager; qu'y a-t-il de nouveau? êtes -vous toujours 
dans les bonnes grâces du capitaine Kild? 

— Mieux que jamais, 

— Très-bien; et votre ami Blue-Dewil 5 enêtes-vous 
toujours satisfait? 

— Toujours; nous sommes dans les meilleurs ter- 
mes; c'est l'homme le plus singulier que je connaisse, 
l'esprit le plus excentrique et le cœur le plus dévoué 
qui existe; vous avez en lui un ami sûr et précieux. 

— Allons, je vois que vous l'appréciez comme il le mé- 
rite; oui, c'est un ami précieux et qui ne recule devant 
rien. 

— C'est vrai; tout en jouant son rôle avec une per- 
fection telle que parfois je crois qu'il se trompe lui- 
même, il est infatigable; toujours cherchant, toujours 
furetant; il est en ce moment lancé sur une nouvelle 
piste. 

— Laquelle donc? 

— Tout simplement celle de notre plus cruel ennemi. 

— Don Miguel Tadeo de CastelLeon? 

— Lui-même, 

**• Il croit avoir retrouvé ses traces? 

— Il l'affirme du moins. 

— Viva Diost ce serait un coup de partie, si c'était 
vrai; cet homme qui a su se faire si complètement in- 
visible, qui a disparu sans avoir laissé de traces ! 

— Blue-Dewil prétend que c'est parce que nous 
cherchons très-loin, ce que nous avons presque sous 
la main. 



168 LES BOIS-BRULÉS 



— Hein! que voulez-vous dire? s'écria-t-il en tres- 
saillant, je ne vous comprends pas, don Octavio. 

— En un mot, cher sefior, répondit le chasseur, 
Blue-Dewil prétend que don Miguel Tadeo que nous sup- 
posons, réfugié dans quelque établissement frontière, est 
tout uniment caché dans le camp môme des émigrants. 

— Bon ! c'est de la folie ! 

— Hum ! je ne partage pas votre opinion. Blue- 
Dewil est bien fin ; il n'est pas homme à se laisser leur- 
rer et à prendre des illusions pour des réalités. 

— Je sais cela. Mais sur quoi fait-il reposer cette sup- 
position? 

— Sur une foule de petits faits qui, tous insignifiants 
en apparence et, pris isolément, ne signifient rien, réu- 
nis en une masse compacte, forment un corps et pren- 
nent tout à coup des proportions énormes. Vous savez 
que notre ami se prétend, avec raison selon moi, ar- 
tiste ; il prouve, par l'impossible et l'improbable; et je 
dois convenir qu'il se trompe rarement. Dans le cas 
présent, il s'est fait ce raisonnement, qui ne manque 
certes pas d'une certaine logique : Je suis entouré 
d'ennemis très-fins, très-déliés, qui ont tout intérêt à 
me découvrir; je n ? ai qu'un moyen de leur échapper : 
c'est de disparaître, de trouver une cachette si bien 
choisie, que personne ne songe à m'y relancer. Com- 
ment obtenir ce résultat, qui est pour moi une question 
de vie et de mort? 

— Oui, comment? 

— Le moyen est simple; c'est toujours Blue-Dewil 



<!i 



LE CAPITAINE KILD 169 



qui parle ou plutôt raisonne comme, selon lui, a dû 
raisonner don Miguel Tadeo. . 

— Oui, oui ; c'est convenu, allez. 

— Le moyen est simple. Je confie le commandement 
apparent à un homme dont je suis sûr, dont je tiens 
l'existence entre mes mains, et qui, par conséquent, a 
tout intérêt à me servir; puis, cela fait, je me mets dans 
la peau d'un aventurier quelconque, et je m'engage 
dans sa troupe, en ayant grand soin de me confondre 
dans la foule et de n'avoir avec mon remplaçant que le 
moins de rapports possible, autres que ceux stricte- 
ment exigés par mon service. Évidemment une combi- 
naison si audacieuse échappera à tous les soupçons; 
nul ne supposera que j'aie eu la témérité de me cacher 
dans mon propre camp, d'autant plus que, et je compte 
là-dessus, un jour ou l'autre, le hasard, qui gouverne le 
monde, fera à son insu tomber le masque de mon rem- 
plaçant, que jusque-là on aura pris pour moi, et sur 
qui tous les soupçons se seront dirigés ; alors le tour 
sera joué, mes ennemis complètement déroutés, et je 
déjouerai facilement tous leurs efforts; car, lorsque 
se voyant aux abois, ils me chercheront très-loin, je se- 
rai plus près, et rien ne me sera plus facile que de me 
débarrasser d'eux une fois pour toutes. 

— Ce raisonnement est subtil. 

— Trouvez-vous qu'il .manque de logique ? . 

— Je ne dis pas cela; cependant, je doute de la 
réussite. 

— Blue-Dewil l'affirme. 

il. 10 



170 LES BOIS-BRULES 



— Quelle preuve a-t-il à l'appui ? 

— Aucune encore ; mais il répond d'en avoir sous 
deux jours. , 

— Il Yise donc quelqu'un ? 

— Pardieu ! Sans cela, son raisonnement n'aurait ni 
queue ni tête? 

— C'est juste. De qui s'agit-il? 

— D'un pauvre diable, malingre, débile, qui s'est fait 
le souffre-douleur de tous les autres aventuriers, qui 
s'en servent à peu près comme d'un domestique pour 
lui faire faire tout ce qui leur répugne, sans que jamais 
il se rebiffe ou se plaigne; enfin, un de ces êtres in- 
offensifs qui semblent nés pour servir de jouet à ceux 
qui les entourent. 

— Hum 1 Blue-Dewil ne me semble pas avoir eu la 
main heureuse en cette circonstance. 

— Peut-être. Je lui ai fait cette même observation ; il 
m'a répondu, en riant, que c'était précisément à cause 
du rôle abject joué par cet homme que ses soupçons 
s'étaient dirigés sur lui. Il prétend que les grands ac^ 
teurs- étant enclins à exagérer leurs rôles, don Miguel 
Tadeo avait, malgré lui, tellement chargé le sien, 
que, sans le vouloir, il l'avait rendu ridicule, et sur- 
tout suspect aux yeux d'un homme clairvoyant. Re- 
marquez que cet homme, qui se nomme ou se fait nom- 
mer Stilder, est taillé en hercule, et n'a nullement la 
physionomie d'un imbécile. 

— Enfin, qui vivra verra. Blue-Dewil demande deux 
jours, n'est-ce pas ? 



LE CAPITAINE KILD 171 



— Deux jours, oui, senor/ 

— Eh bien, attendons jusque-là- Et dona Rosario, 
Tavez-vous prévenue, ainsi que vous vous y êtes en* 
gagé? ' • 

— Oui, seîior; dona Rosario est prévenue; elle est 

au comble de la joie ; le moment venu, elle sera prête, 

— Pauvre chère enfant ! D,ieu permettra, je l'espère, 
que nous puissions la sauver. 

Et il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et sembla 
s'abîmer dans de trisles et sombres pensées. 



172 LES BOIS-BRULES 



VII 



LES PREPARATIFS DUNE SURPRISE 

(Suite) 



Presque aussitôt Valentin G-uillois releva la tête, 
et tendant la main à Benito Ramirez : 

— Excusez-moi, ami, lui dit-il, de m'être laissé aller 
à mes pensées devant vous, voilà qui est fini, je les ai 
refoulées dans mon cœur. 

Il se leva et s'approchant du Sachem : 

— Mon frère Ahnimiki consent-il à écouter ce que le 
chasseur blanc a à nous dire? fit-il. 

— Mes oreilles sont ouvertes, répondit le Chef. 
Il se leva et vint reprendre sa première place. 

— Mon père comprend -il le français ? demanda le 
chasseur au Sachem. 

— Ahnimiki est un grand Chef dans sa nation, il com- 
prend toutes les langues des pays sur lesquels son 
cheval de guerre pose le pied, le chasseur blanc n'a 
pas une langue fourchue dans sa bouche, qu'il parle la 



LE CAPITAINE KILD 173 



langue des hommes de sa nation, Ahnimiki comprendra, 
il connaît le Mexique. 
Benito Rarnirez s'inclina. 

— Avant tout, chasseur, dit alors Valentin, donnez- 
moi un renseignement, je vous prie, 

— Lequel, senor? 

— Tout à l'heure j'examinais votre camp, il est placé 
dans une situation excellente; mais, je ne sais si c'est 
une illusion, il m'a semblé qu'il avait bien peu d'éten- 
due pour le nombre d'hommes qu'il doit renfermer, 

Ramirez se mit à rire. 

— Diablos ! dit-il, vous y voyez clair, senor; il ne se- 

m 

rait pas facile de vous tromper ; effectivement, notre 
camp est petit, et cela par une raison toute simple, 
c'est qu'il n'y a dans ce camp, tout au plus que le tiers 
de la troupe. 

— Comment? que voulez-vous dire? 

— C'est une idée à moi, et je vous avoue, senor, que 
je la trouve bonne. 

— Expliquez-vous? 

— Mon Dieu, la chose est toute simple, qu'est-ce qui 
vous importe surtout, c'est de sauver doiia Rosario, 
n'est-ce pas? 

— Sans doute, dit Valentin en jetant un regard de 
côté sur le Chef Corbeau. 

— Que veut dire doûâ Rosario? demanda le Chef, je 
ne comprends pas. 

Valentin le regarda en face. 
Le visage du Sachem demeura impassible. 

10. 



174 LES BOIS-BRULÉS 



— Hum ! hum f grommela le chasseur à part lui, voilà 
un gaillard qui me semble jouer un double jeu; et s'a- 
dressantauSachem:Jevousexpliqueraicela, Chef, dit-il. 

— Bon, fit l'Indien. 

— N'oubliez pas, reprit Valentin en s'adressant à Ra- 
mirez, n'oubliez pas que ce Kild est un démon, un vé- 
ritable fléau pour la prairie; enfin un bandit de sac et 
de corde, auquel il importe d'infliger un châtiment 
exemplaire. .. 

— Oh I je suis parfaitement de votre avis, senor Va- 
lentin; mais ce coquin ne saurait nous occuper exclusi- 
vement, il ne peut nous, échapper un jour ou l'autre. 
Je crois donc, quoi que vous en disiez, et malgré tout 
le respect que je vous dois, qu'il est surtout important 
de songer à sauver... 

— Sauver les marchandises précieuses renfermées 
dans le camp, interrompit vivement Valentin avec in- 
tention. 

— Précisément, de sauver les marchandises pré- 
cieuses... 

— Très-important, dit le Sacb^m en baissant affirma- 
tivement la tête, 

— Et j'ai agi dans ce but, ajouta le chasseur. 

— Allons, allons, très-bien, dit Valentin en riant, 
chacun prêche pour son saint; vous avez bien raison et 
je ne vous blâme pas ; voyons donc ce plan mirifique. ■ 

— Oui, voyons le plan ; appuya l'Indien, qui ne corn • 
prenait rien à toutes cgs paroles à double entente, mais 
qui, dans son esprit, poursuivait obstinément son but. 



LE CAPITAINE KILB 175 



— Je vous répète, senor Valentin, qu'il est d'une sim- 
plicité biblique. 

— C'est possible, mais je vous avoue aussi, moi, que les 
choses qui sont si simples que cela, m'inspirent géné- 
ralement une sainte terreur; ceci n'empêche pas votre 
explication. Vous disiez donc? 

— Voici l'affaire en deux mots : vous savez le système 
que j'ai adopté avec le capitaine Kild, la brusquerie 
jusqu'à la brutalité, la liberté entière. 

— Oui, oui, je crois me rappeler que vous m'avez 
parlé en effet de quelque chose comme cela; con- 
tinuez. 

— Il y a quelques jours, j'avais planté déjà un pre- 
mier jalon de ce projet; ce matin je suis revenu à la 
charge et j'ai réussi à lui persuader qu'il valait beau- 
coup mieux pour lui, afin d ! éviter certains dangers qui, 
je l'avoue, n'existent que dans mon imagination, faire 
prendre aux femmes qu'il a dans son camp un chemin 
de traverse, dans lequel les chevaux ne peuvent s'en- 
gager; chemin difficile, périlleux môme dans certains 
endroits, mais qui lui ferait gagner beaucoup de temps, 
et raccourcirait de près de huit jours le chemin qui lui 
reste à faire pour atteindre le Saut de l'Élan, sur la 
rivière Jourdan. 

— Mais il n'existe aucun chemin de traverse ou autre, 
qui raccourcisse autant le chemin! s'écria Valentin en 
riant. 

—Je le sais parfaitement, senor; mais j'avais mon idée, 
répondit le jeune homme sur le môme ton. 



176 LES BOIS-BRULES 



— A la bonne heure, je comprends ; continuez. 

— Trop de paroles, dit l'Indien d'un air contrarié, 
visage pâle, trop, beaucoup bavard* 

Les deux chasseurs se mirent à rire de l'impatience 
de leur compagnon, et Rarairez continua sans tenir le 
moindre compte de la réflexion tant soit peu brutale 
du Chef des Indiens Corbeaux : 

— Le capitaine Kild admit ma proposition, seulement 
il la modifia à son idée. Voici le plan qu'il adopta, et je 
dois à la vérité de reconnaître qu'il est fort bien conçu. 
Puisque les femmes peuvent passer par ce sentier, dit- 
il, les hommes y peuvent passer aussi. Seulement pour 
éviter un encombrement, les femmes passeront d'abord, 
et à quelques heures de distance les hommes prendront 
la même route. Ce qui fut dit, fut fait. Les femmes se 
mirent en route; c'est leur camp, que vous ave? aperçu 
tout à l'heure; le capitaine Kild a suivi à distance; il 
est campé à trois lieues et demie plus bas; voilà! 

— C'est assez ingénieux, dit Valentin Guillois en 
riant; seulement je ne reconnais pas la prudence habi- 
tuelle du capitaine Kild. 

— Pourquoi cela, senor? 

— Mais il me semble -que cela saute aux yeux; com- 
ment, il partage sa troupe en deux parties et c'est la 
plus faible qu'il met en avant; de plus, il campe, 
lui personnellement, à trois lieues et demie de cette 
première troupe, c'est-à-dire hors de portée de la dé- 
fendre en cas d'attaque ! 

— Il m'est facile de répondre à vos deux objections. 



LE CAPITAINE KILD 177 



sefior ; quand il a envoyé les femmes en avant, c'est qu'il 
espérait les rejoindre; s'il ne l'a pas fait, c'est que le 
temps lui a manqué, et qu'il n'a pas osé s'avancer plus 
loin dans les ténèbres; d'ailleurs, comme depuis la 
tentative de surprise, faite par les guerriers du grand 
Sachem Ahnimiki,le capitaine Kild n'aplus été inquiété, 
qu'il n'a plus aperçu un Peau-Rouge, et que les nom- 
breux éclaireurs que chaque jour il charge de battre la 
campagne n'ont jamais rien aperçu de suspect, le 
digne capitaine est dans une sécurité profonde, et po- 
sitivement convaincu que personne ne s'occupe plus de 
lui ; du reste j'ai soin de le maintenir dans cette bonne 
opinion ; il résulte donc de tout cela, que le capitaine 
Kild ne redoute aucune attaque. 

— Combien se trouve-t-il de guerriers blancs dans le 
camp dont parle mon frère? demanda l'Indien qui sui- 
vait toujours sa pensée. 

— Celui où je me trouve, moi? 

— Oui, 

— Une quarantaine environ; mais je dois vous aver- 
tir que ce sont les plus braves de la troupe; de vérita- 
bles démons, et que si vous ne les prenez pas par sur- 
prise, vous aurezun rude écheveau à démêler avec eux. 

— Mon' frère le chasseur blanc, nous indiquera le 
chemin qu'il faut suivre et nous les surprendrons. 

— C'est précisément pour cela que je suis venu vous 
trouver, chef, 

— Ainsi vousêtes d'avis d'une attaque immédiate? 
— Cettenuit même, oui, senor, et voici pourquoi; cette 



178 LES BOIS-BRTJLÉS 



nuit, la troupe du capitaine Kild est séparée en deux, 
ce qui rend notre tâche beaucoup plus facile, 
— Bonne parole, jeune tête, vieille sagesse, dit l'Indien. 

— Demain, le capitaine Kild réunira sa troupe en 
une seule, et ne la partagera plus en deux comme il a 
fait aujourd'hui ; il en a trop bien reconnu les inconvé- 
nients; alors quand nous l'attaquerons, ce ne seront 
plus quarante hommes seulement que nous aurons* à 
combattre, mais quatre-vingts; cette dernière raison 
mérite je crois considération, 

— En effet, ce que vous dites'est parfaitement juste 
et je l'approuve ; mais dans une expédition aussi 
sérieuse, nous ne devons rien faire à la légère; ce qu'il 
nous faut surtout, c'est de la prudence et de l'adresse ; 
un échec compromettrait tout; nous devons combiner 
nos moyens de façon à rendre le succès infaillible, 

— Mon frère le Chercheur-de-Pistes parle bien; c'est 
un grand guerrier; il est sage, il nous conseillera. 

— Tenons donc un conseil alors* 
Ahnimiki s'inclina. 

— Tenons un conseil, dit-il- 

— Soit, mon avis est que nous devons attaquer; nous 
avons donc tous trois la même pensée; seulement peut- 
être varions-nous sur les moyens d'exécution à emplo- 
yer; c'est sur ces moyens surtout qu'il est important 
de bien nous entendre, si nous voulons réussir; que 
mon frère le Sachem expose le plan qu'il a conçu, ses 
frères pâles écoutent. 

Le Sachem hocha la tête à deux ou trois reprises, 



LE CAPITAINE KILD 179 



fuma pendant deux ou trois minutes son calumet qu'il 

* 

avait allumé, puis le passant à Valentin : 
, — Le Chercheur-de-Pistes estrami des Peaux-Rouges, 
dit-il, cette guerre n'est pas la sienne ; il n'a pas d'in- 
jures à venger ; il combat pour aider ses frères rouges, 
par son courage, comme Grand Brave et par sa sa- 
gesse au feu du conseil ; Ahnimiki est le premier Sachem 
de sa nation, il a à venger la mort de ses guerriers tués 
par ce chien voleur des visages pâles; une peau est 
étendue sur son cœur, les paroles^que soufflerait sa 
poitrine seraient malgré lui des paroles de haine et de 
colère; la haine est mauvaise conseillère; elle aveugle 
les hommes les plus clairvoyants; le Chef n'a pas conçu 
de plan ; il ne peut en concevoir un bon, parce que ce 
plan serait l'œuvre de sa haine; il ne parlera pas; c'est 
au grand chasseur des visages pâles, seul, qu'il appar- 
tient de donner son opinion, parce que cette opinion 
étant exempte de tout autre sentiment que celui de la 
justice, sera bonne; le Chercheur-de-Pistes a le regard 
perçant de l'aigle, le courage de Tours gris et la pru- 
dence de Toppossum.; qu'il parle, le Sachem obéira et 
dira : c'est bon. J'ai dit. 

— Et vous, senor Ramirez ; que pensez-vous que noua 
devions faire? 

— Senor Valentin, le Sachem a parlé avec une grande 
sagesse; je partage entièrement son opinion, dites-nous 
ce qu'il faut faire, nous obéirons. 

Le chasseur se recueillit un instant, puis après avoir 
rendu le calumet au Chef Corbeau, il prit la parole : 



180 LES BOIS-BRULES 



— Eh bien! dit-il, je parlerai donc puisque tous deux 
le désirez. 

Les deux hommes inclinèrent affirmativement la 

tête. 

— Je crois, Chef, continua Valentin, qu'il est impor- 
tant que vous laissiez reposer vos guerriers jusqu'à mi- 
nuit ; ils auront ainsi dormi six heures et se réveilleront 
frais, dispos et en état de combattre vaillamment. D'un 
autre côté, j'ai remarqué depuis longtemps que c'est 
dans la seconde partie de la nuit, vers deux heures du 
matin, que le sommeil est. le plus profond, et rend ainsi 
les surprises plus faciles ; c'est donc à deux heures seu- 
lement, que nous devons tenter notre coup de main. 

— Hug! dit le chef avçc satisfaction* 

— A minuit, continua Valentin, on éveillera les guer- 
riers, ils se lèveront, se glisseront silencieusement dans 
leshalliers, en rampant comme dés serpents jusqu'aux 
approches du camp des visages pâles; puis au signal 
que vous donnerez, ils s'introduiront dans le camp de 
tous les côtés à la fois; je vous assure que s'ils savent 
s'y prendre, ils auront facilement raison d'hommes 
ainsi surpris au milieu de leur sommeil, 

— Bon! mon frère parle bien; ce qu'il dit est juste. 
Mais quel chemin prendront les guerriers Peaux -Rouges 
pour s'approcher du camp des visages pâles? Le grand 
chasseur blanc a oublié d'en instruire son frère. 

— Non pas, je ne l'ai point oublié, répondit Valentin 
avec un sourire équivoque, mais avant de vous faire 
cette révélation, il faut que nous convenions bien de 



LE CAPITAINE KILD 181 



nos faits, Chef; j'ai une demande à vous adresser et, 
une promesse à obtenir de vous, 

— Que mon frère s'explique; Àhnimiki l'aime, et s'il 
le peut, il fera ce qu'il désire. 

— Je l'espère, Chef. 

— Mais pourquoi, reprit l'Indien, mon frère le chas- 
seur a-t-il attendu si longtemps pour adresser cette de- 
mande à son ami? 

— Pourquoi? je vais vous le dire, Chef. Parce .que j'ai 
tenu avant tout à vous prouver que j'agis avec vous 
franchement, que je n'ai pas l'intention de vous trom- 
per, et que vous pouvez compter sur moi. 

— Je n'ai jamais douté de (mon frère ; il ne saurait 
donner sa parole en vain, comme une vieille femme ba- 
varde^ ou un Yankee ; j'attends que mon frère s'ex- 
plique. 

— Eh bien, Chef, sans de plus longues phrases, 
je vous dirai qu'il me répugne de faire la guerre aux 
femmes qui sont des êtres faibles et ne peuvent se dé<- 
.fendre ; la femme, quelles que soient sa nation et sa 
couleur, ne saurait être considérée par les guerriers 
comme un ennemi; les guerriers braves doivent tuer les 
hommes, respecter et protéger les femmes ; en deux mots 
je désire que vous me promettiez sur votre Totem, le grand 
Calumet sacré de votre nation, et par l'alliance que nous 
avons contractée l'un avec l'autre, que toutes les femmes 
qui se trouvent dans le camp des visages pâles, seront 
non-seulement épargnées, mises à l'abri de toute insulte, 
mais encore seront placées sous ma protection spéciale, 

h. 11 



182 LES BOIS-ËRULÉS 



et que seul j'aurai le droit de disposer de leur sort; à ' 
cette condition j'aiderai mon frère de tout mon pouvoir 
et je le laisserai disposer de toutes les richesses que 
renferme le camp. 

— Mon frère demande beaucoup ; les Corbeaux ont 
besoin d'esclaves; les femmes pâles savent préparer la 
nourriture aux guerriers. 

— C'est possible, Chef, mais quant à celles-là, non* 
seulement elles ne seront pas esclaves et ne prépareront 
aucune nourriture à vos guerriers ; mais encore elles 
seront remises entre mes mains; je vous avertis que 
lorsque ma résolution est prise, elle est immuable ; 
ainsi c'est à prendre ou à laisser. Que voulez-vous 
faire? 

— A: cette condition, mon frère, le grand chasseur 
pâle, enseignera les sentes qui conduisent au camp des 
visages pâles? . 

— Je vous en donne ma parole, Chef. 

— Oah! c'est bon; Ahnimiki aime le chasseur, pour- 
quQiunnuage s'élèverait-il entre deux grands guerriers" 
pour des femmes? Ce que désire mon frère, Ahnimiki 
le fera. Il le promet sur son Totem et sur le Calumet sa- 
cré de sa nation* 

— Merci, Chef,, j'ai votre parole et je la garde; je sais 
que vous n'y manquerez pas. Maintenant, écoutez-moi 
avec attention : trois sentiers conduisent au camp des 
émjgrants. Deux partent des hauteurs, le troisième est 
le sentier même que ces émigrants ont suivi pour at- 
teindre l'endroit où ils se sont arrêtés pour passer la 



tE CAPITAINE KILD 183 



-■-■-- 



nuit. Voici donc ce que je propose à mou frère le Chef 
des Corbeaux :1e Sachem divisera ses guerriers en trois 
troupes : les deux premières seront de trente guerriers 
chacune; la troisième en comptera quarante. Celle-&, 
comme étant la plus nombreuse, Suivra le sentier du 
bas, afin de couper la retraite aux blancs et empêcher 
ceux de leurs amis qui, ainsi que l'a dit le senor Rami- 
xez, sont campés à deux ou trois lieues d'ici, de leur 
porter secours. De quelle troupe le chef veut-il prendre 
le commandement? 

, — Le poste le plus périlleux revient de droit â Ahni- 
miki, il suivra le sentier du bas. ' 
, — Soit, reprit Valentin, ce poste appartient à mon 
frère ; à présent je vais lui apprendre pourquoi l'attaque 
ne peut avoir lieu avant deux heures du matin. 
, — Les oreilles du Chef sont ouvertes. 

— Parce que, à un quart de lieue d'ici, campés dans 
la montagne, se trouvent une quarantaine de chasseurs 
et trappeurs blancs qui se sont volontairement placés 
sous mes ordres; ces chasseurs, je dois les avertir; ils 
aideront à l'exécution de notre surprise ; ce qui vous 
, permettra, Chef, de renforcer votre troupe en prenant 
avec vous cinquante guerriers au lieu de quarante. A 
.deux heures après minuit, le cri du hibou répété deux 
fois donnera le signal de l'attaque. Si l'un des détache- 
, ments ne répondait pas à l'appel, c'est qu'il serait sur- 
venu un empêchement quelconque, et l'attaque serait 
provisoirement suspendue. Tout cela vous çonvient-il 
ainsi, Chef? 



184 LES ÈûlS-BRULES 



— La sagesse parle par la bouche de mon frère, les 
paroles que souffle sa poitrine sont entrées profondé- 
ment dans l'esprit d'Ahnimiki; le Chef se souviendra, 
il donnera à ses guerriers l'exemple de l'obéissance. 

— Eh bien, puisque tout est convenu avec mon frère, 
et que lui et moi nous nous entendons, il est temps de 
nous séparer ; nous n'avons pas un instant à perdre 
pour être en mesure d'agir à l'heure dite. Curumilla, le 
grand Chef Araucan, indiquera à mon frère le sentier 
qu'il doit suivre pour gagner son poste sur le sentier du 
bas; cela fait, le Chef priera mon frère Curumilla de 
revenir près de moi, j'ai besoin de m'entretenir avec 
lui; d'ailleurs, il servira de guide à ceux de ses guer- 
riers que le Sachem choisira pour suivre le senor Rami- 
rez et moi-même ; Curumilla les conduira ici où nous les 
attendrons. 

— Oah! mon frère le chasseur pâle a toujours raison; 
Ahnimiki retourne au campement; dans deux heures, 
les guerriers promis par le Chef seront ici, conduits par 
le grand Sachem Aucas. 

Llndien se leva alors, salua gracieusement les deux 
hommes et, se glissant comme un serpent au milieu 
des halliers et des broussailles, il disparut presque aus- 
sitôt à leurs regards. 

Valentin et Ramirez demeurèrent un instant silen- 
cieux l'un près de l'autre. 

' Cependant, au bout de quelques minutes, ils se le- 
vèrent et s'éloignèrent dans une direction opposée à 
celle qu'avait prise le Chef Corbeau. 



LE CAPITAINE KILD 185 



Ils atteignirent bientôt une espèce de carrefour, si 
Ton peut donner ce nom à un espace de terrain assez 
médiocre entièrement dépourvu d'arbres, où ve- 
naient aboutir et pour ainsi dire s'enchevêtrer les unes 
dans les autres plusieurs sentes de bêtes fauves, et au 
milieu desquelles, en y regardant d'un peu près et avec 
attention, il aurait été facile de reconnaître les traces 
du passage récent d J un assez grand nombre d'hommes. 

— C'est ici que nous nous séparons, mon cher don 
Octavio, dit Valentin en pressant affectueusement la 
main du jeune Mexicain ; vous, pour retourner au camp 
du digne capitaine Kild, afin de veiller à ce que rien ne 
vienne entraver nos projets ; moi, pour aller prévenir 
mes compagnons, dont le bivouac est installé à quel- 
ques centaines de pas d'ici, dans la montagne. Du reste, 
avant deux heures je serai de retour. 

— Vous me retrouverez à cette place, seiior don Va- 
lentin, prêta exécuter vos ordres. 

— C'est convenu, mon ami; à bientôt. 

Valentin Guillois fit quelques pas pour s'éloigner; 
mais soudain il s'arrêta, sembla hésiter pendant un 
moment, puis il revint vivement vers Ramirez* ' 

— À propos, lui dit-il, j'oubliais de vous avertir que 
malgré le serment que m'a fait le Sachem sur son Totem 
et le Calumet sacré de sa nation, je n'ai qu'une très- 
médiocre confiance dans la loyauté de nos alliés 
Peaux-Rouges. Les Corbeaux sont des Indiens pillards 
qui haïssent les blancs; ils pourraient fort bien profiter 
de cette occasion pour nous jouer quelque tour. 



186 LES BOIS-BRULES 



— Caraï ! s'écria Benito Ramirez en tressaillant, les 
croyez-vous donc capables d'une telle trahison? 

— Je ne dirais ni oui ni non; de plus, quoique le se- 
cret ait été bien gardé, j'ai une peur effroyable que ce 
démon d'Àhnimiki , qui est fin et retors comme un 
serpent , n'ait quelque soupçon de me devoir la dé- 
faite qu'il a éprouvée lors de son attaque contre le 
camp des émigrants. 

—Le croyez- vous? 

— Je ne sais que penser ; mais qu'il sache ou non à 
quoi s'en tenir à ce sujet, cela ne m'inquiète pas; je suis 
convaincu qu'il n'osera rien tenter ostensiblement contre 
moi, il saittrop bien qu'ilne serait pasle plus fort; cepen- 
dant il est possible qu'il ne résiste pas au plaisir de me 
jouer un mauvais tour, si l'occasion lui en était offerte 
de façon à ce qu'il puisse se disculper de toute partici- 
pation, si je meplaignais; en somme, je crois que, dans 
tous les cas, nous ferons bien de prendre nos précau- 
tions* 

— Mais quelles précautions? Je ne vois pas trop.,. 

— Parce que vous ne vous donnez pas la peine de 
réfléchir, mon ami, interrompit Valentin; ne vous ai-je 
pas dit que j'avais avec moi une quarantaine d'amis, 
chasseurs et trappeurs, sur lesquels je puis compter. 

— C'est vrai, vous me l'avez dit,[sefior. 

— Eh bien, je partagerai ma troupe en deux; c'est- 
à-dire que je vous confierai une vingtaine de mes chas- 
seurs auxquels j'aurai soin de donner des ordres parti- 
culiers; si vous aperceviez parmi nos alliés quelque 



LE CAPITAINE KILD 187 



hésitation suspecte, grâce à ces braves gens, dont cha- 
cun vaut quatre Peaux- Rouges, il vous serait facile de 
maintenir les guerriers Corbeaux; et même, le cas 
échéant, de les mettre à la raison. 

— Cette idée est excellente, querido senor, s'écria-Wl . 
avec joie, je vois que vous pensez à tout. 

— Eh ! mon ami, fit-il, avec bonhomie, n'est-ce pas 
mon devoir? soutenu ainsi par vingt hommes résolus 
et de votre couleur, vous n'aurez plus rien à redouter. . 
Les Indiens comprendront que toute trahison est im- 
possible et agiront en conséquence; vous voyez que 
c'est très-simple. 

— Très-simple en effet, senor, dit en riant le chas- ; 
seur, mais encore fallait-il y songer. 

— Maintenant je vous laisse, reprit Valentin Guillois ; 
dans deux heures, ainsi que nous en sommes convenus, 
nous nous retrouverons ici. 

— J'aurai garde d'y manquer; au revoir, senor Va-: 
lentin... 

Les deux hommes se serrèrent la main, et cette fois, 
ils se séparèrent définitivement, 

Benito Ramirez, nous continuerons, quant à présent, 
à lui donner ce nom, Benito Ramirez réussit à se glis- 
ser dans le camp des émigrants sans être aperçu des 
sentinelles, qui, d'ailleurs fatiguées de la longue traite 
de la journée, et croyant n'avoir aucun danger à re- 
douter, n'exerçaient pas une sérieuse surveillance et 
dormaient, pour ainsi dire, les yeux ouverts. 

La plus complète tranquillité régnait dans le camp; 



188 LES BOIS-BRULÉS 



les émigrants, roulés dans leurs couvertures et couchés 
devant les feux à demi éteints, étaient plongés dans un 
profond sommeil. 

Deux heures s'écoulèrent sans que nul incident, de 
quelque nature que ce fût, ne vint troubler le silence 
du campement. 

Benito Ramirez, qui s'était étendu au pied d'un épais 
buisson de groseillers sauvages, réussit à s'éloigner 
sans attirer l'attention. 

Il ne lui fallut qu'une vingtaine de minutes pour at- 
teindre l'espèce de carrefour, dont nous avons parlé, 
et au centre duquel Valentin lui avait donné rendez- 
yous. 

Le chasseur, toujours actif, l'avait devancé; depuis 
près d'un quart d'heure, il était arrivé avec sa troupe, 
et attendait. 

Les signaux de reconnaissance furent faits; Benito 
Ramirëz pénétra dans le carrefour. 

Les chasseurs étaient groupés autour de Valentin 
Guillois; ils semblaient écouter avec attention les ins- 
tructions que celui-ci leur donnait; mais en apercevant 
Benito Ramirez, il se tut et s'avançant vivement vers le 
jeune homme : 

— Compagnons, dit-il aux chasseurs, voici l'homme 
dont je vous ai parlé, quelques-uns de vous le connais- 
sent déjà et savent ce qu'il vaut ; je vous le recommande 
fortement, il est aussi brave, aussi dévoué que n'im- 
porte lequel de nous. Si nous réussissons cette nuit à 
délivrer doua Rosario, c'est à son courage et à son in- 



LE CAPITAINE K1LD 189 



telligence que nous le devrons. Je prie donc ceux de 
vous que je placerai provisoirement sous ses ordres de 
lui obéir comme ils m'obéi raient à moi-même. Et 
maintenant à l'œuvre : Belhumeur, mon camarade, 
vous voudrez bien choisir, je vous prie, dix-neuf de nos 
compagnons, qui avec vous se joindront à la troupe du 
senor Benito Ramirez. Je vous ai fait part de mes 
craintes au sujet de nos alliés; je ne veux rien préju- 
ger; cependant comme, ainsi que vous le savez,, les In- 
diens Corbeaux sont des féroces pillards, je dois le dire, 
et qu'il est important qu'ils ne déshonorent pas notre 
victoire par des cruautés indignes de gens de cœur 
comme nous sommes, je vous recommande la plus 
grande prudence ; et surtout pendant le combat que 
nous allons livrer, de veiller, non-seulement à ce que 
nos amis Peaux-Rouges ne nous trahissent pas, mais 
encore à ce qu'ils ne manquent pas à la parole que leur 
chef m'a donnée en leur nom, d'épargner les femmes; 
souvenez-vous que quoi qu'il arrive, les femmes doivent 
être efficacement protégées, et mises à l'abri de toute 
insulte; vous m'avez bien compris? 

— Parfaitement, répondit Belhumeur au nom de ses 
camarades, 

— C'est bien, il ne nous reste plus maintenant qu'à 
faire bravement notre devoir, Dieu qui connaît nos in- 
tentions, et qui sans doute les approuve, combattra 
pour nous, je l'espère! Qu'y a-t-il de nouveau, senor 
don Benito Ramirez? 

— Rien, seuor; répondit le jeune Mexicain avec un 



190 LES BOIS-BRULES 



sourire d'une expression assez équivoque; les émi- 
grants du capitaine Kild, continua-t-il avec intention, 
dorment comme s'ils ne devaient jamais se réveiller. 

— C'est probablement ce qui leur pend au nez, dit 
Bel humeur avec un sourire narquois; nous tâcherons 
de ne pas vous faire mentir, senor. 

En ce moment on entendit un léger bruissement dans 
les broussailles, et presque aussitôt Curumilla parut, 

— Quelles nouvelles apporte mon frère ? lui de- 
manda Valentin, 

— Les guerriers Corbeaux sont là; ils attendent à la 
chute du torrent. 

— Combien en avez-vous amenés, chef? 

— Trente, répondit-il en souriant à sa manière, c'est- 
à-dire en faisant une atroce grimace; Curumilla a 
pensé qu'il était inutile d'en amener davantage ; le ca-> 
pitaine Kild peut venir de ce côté; assez de guerriers. 

— Je le pense comme vous, chef; si avec soixante- 
dix hommes résolus Ahnimiki ne parvient pas à arrêter 
les bandits qui tenteraient une diversion pour protéger 
les leurs, il y mettra de la mauvaise volonté, ou les 
guerriers qu'il commande ne sont que des femmes 
bavardes. 

Et se tournant vers ses compagnons : 

— Le Chef a eu une excellente idée, ajouta- Ml, de 
n'amener qu'un si petit norpbre d'Indiens avec lui. Du 
reste, la facilité avec laquelle Ahnimiki a consenti à la 
demande du Chef, dissipe tous mes doutes. Il est main- 
tenant évident pour moi que les Corbeaux jouent franc 



LB CAPITAINE KILD 191 



jeu, et qu'ils ne nourrissent contre nous aucune pensée 
de trahison, 

— En effet, répondit Belhumeur, s'il en était autre- 
ment, le Chef n'aurait pas consenti à envoyer un aussi 
faible détachement. Mais est-ce que vingt Indiens seu- 
lement seront engagés dans le combat? 

— Non pas, ils seront quatre-vingts, ceux- ci ne for- 
ment que le premier détachement commandé par le 
sefior Ramirez; allons, allons, tout va mieux que je ne 
l'espérais* hâtez-vous d'aller chercher vos hommes, nous, 
n'avons pas un instant à perdre, amenez-les au fur et à 
mesure ici, nous formerons les détachements et nous 
nous mettrons en route. 

Curumilla sourit d'un air do bonne humeur et s'éloi- 
gna* 

Son absence fut de courte durée. 

Après quelques minutes les guerriers apparurent. 

C'étaient des hommes d*élite; aux traits durs, à l'air, 
sombre; tous portaient le signe distinctif des grands 
braves, c'est-à-dire de nombreuses queues de loup at- 
tachées à leurs talons, mais, lorsqu'ils combattaient 
à pied, comme en ce moment, elles étaient retenues le - 
long des jambes par des courroies de cuir. 

La moitié de ces guerriers étaient armés de ces fusils 
de fabrique américaine, dont les trafiquants nomades 
des États-Unis inondent les prairies, armes fort mal 
conditionnées ; beaucoup plus à redouter pour ceux 
qui s'en servent que pour ceux contre qui on les dirige. 

Les autres avaient la lance, l'arc et le tomahawk. 



192 LES BOIS-BRULES 



Valentin Guillois, après avoir soigneusement examiné 
les guerriers, les salua gracieusement et les plaça sous 
les ordres de don Benito Ramirez. 

Quelques minutes plus tard, vingt autres guerriers, 
tous armés de fusils, arrivèrent conduits par Curumilla 
et vinrent d'eux-mêmes se ranger derrière Valentin 

Guillois. 

Le Chercheur de Pistes choisit alors dix chasseurs 
parmi ceux qui lui restaient, et les confiant à Curu- 
milla : 

— Que mon frère se rende auprès du Sachem des 
Corbeaux, lui dit-il, et qu'il place ces guerriers des 
visages-pâles sous ses ordres, Curumilla demeurera 
près du Sachem. 

Curumilla s'inclina sans répondre, et s'éloigna suivi 
par les dix chasseurs. 

Puis, sans plus longue conversation, les deux troupes 
restées dans le défilé se séparèrent. 

Celle de Valentin avait le plus de chemin à faire; il 
lui fallait tourner le camp, en se glissant par une sente 
presque impraticable, et gagner la route par laquelle 
s'avançaient les émigrants afin de leur barrer le pas- 
sage en avant, tandis que le Sachem des Corbeaux avec 
cinquante guerriers et dix chasseurs leur barrerait le 
passage en arrière. 

Cette manœuvre fort simple en apparence était en 
réalité très-difficile à exécuter. 

Cependant à force de patience, d'adresse, et surtout 
de courage, Valentin réussit a faire descendre à ses 



LE CAPITAINE K1LD . 193 



compagnons un ravin presque impraticable, et à s'éta- 
blir solidement sur la sente sans qu'aucun bruit sus- 
pect n'eût dénoncé leur présence. 

Par son ordre les guerriers, aidés par les chasseurs, 
amoncelèrent des arbres morts et des quartiers de ro- 
che, de façon à former ainsi une barricade qui inter- 
ceptait toute la largeur de la route. 

Le plan de Valentin était fort simple et d'une exécu- 
tion très-facile. Voici pourquoi : 

Benito Ramirez avait fait établir le camp sur une es- 
pèce d'esplanade, comme on en rencontre si souvent 
dans ces parages, esplanade formée par un immense 
rocher saillant, au-dessus d'un précipice d'au moins 
huit cents mètres; derrière était la montagne dont les 
pentes abruptes paraissaient infranchissables. 

A droite et àgauche s'étendait le sentier, courant en 
zigzags sur les flancs escarpés de la cordillière. 

La situation des émigrants était donc des plus cri- 
tiques, puisque devant eux, ils avaient la troupe de 
Valentin Guillois, solidement retranchée ; derrière eux 
celle du Chef Corbeau; et au-dessus d'eux, sur les 
flancs de la montagne, seul endroit par lequel ils pou- 
vaient tenter de s'échapper, Benito Ramirez se tenait 
en embuscade. 

Après s'être assuré, d'un coup d'œil, que ses ordres 
avaient été ponctuellement exécutés, Valentin, à trois 
reprises différentes, imita le cri du hibou. 

Presque aussitôt le même signal fut répété derrière 
le camp et sur la montagne. 



194 LES BOIS-BRULÉS 



— Bon ! murmura Valentin, nos amis sont à leurs 
postes ! Attention, compagnons ! 

Et laissant dix Indiens armés de fusils et deux chas- 
seurs à la garde de la barricade, il se mit à la tête du 
reste de la troupe, et lui et ses hommes commencèrent 
à ramper dans l'ombre comme des serpents en se rap- 
prochant insensiblement de ceux qu'ils voulaient sur- 
prendre. 

La môme manœuvre était, en môme temps, exécutée * 
par Benito Ramirez et Ahnimiki. 

Tout à coup, sur un ordre de Valentin Guillois, 
Peaux-Rouges et chasseurs se relevèrent, jetèrent au 
vent leur horrible cri de guerre, et bondirent comme 
une meute de tigres à la curée par-dessus les ballots 
qui formaient la clôture du camp des émigrants. 



T1 3 CAPITAINE KILD 195 



YIU 



LA PRISE DU CAMP 



i Nous reviendrons maintenant- au capitaine Kild, 
l'homme aux lunettes vertes, que nous avons négligé' 
depuis trop longtemps, et qui avait en ce moment le 
privilège d'exciter un si vif intérêt parmi les nomades 
de la prairie. 

Le capitaine Kild était, nous l'avons dit déjà, la mé- 
fiance incarnée. 

Un seul homme avait réussi à lui inspirer une cer- 
taine confiance. 

Cet homme était Benito Ramirez. 
* Et, bien souvent, dans son for intérieur, le digne ca- 
pitaine se reprochait cette faiblesse qu'il éprouvait, il 
ne savait trop pourquoi, pour le chasseur, et se pro- 
mettait de surveiller attentivement tous ses actes. 

Il est vrai qu'il n'en faisait rien ; mais le doute était 
en germe dans son esprit, et pour un homme de son 
espèce, du doute au soupçon, il n'y avait qu'un pas. 

Lorsqu'un matin, il avait Y demandé à son guide de 



196 LES BOIS-BRULES 



lui faire quitter au plus vite les régions élevées des 
montagnes Rocheuses, et que celui-ci lui avait proposé 
deJe conduire par un chemin, presque impraticable à 
la vérité, mais qui devait, en quatre jours au plus, lui 
faire atteindre les plaines, il avait accepté cette propo- 
sition avec la joie la plus vive- 
Mais peu à peu, et au fur et à mesure que Benito 
Ravirez entrait dans les détails circonstanciés du plan 
qu'il avait conçu, l'enthousiasme du capitaine se cal- 
mait, il réfléchissait, et modifiait dans son esprit le 
projet qui lui était soumis. 

Voilà pourquoi, au lieu d'accepter complètement, 
comme le Mexicain s'y attendait, le projet que celui-ci 
avait conçu, il avait dressé un plan à côté, et malgré 
quelques observations de Benito Ramirez, qui n'osait 
pas trop s'avancer, et pour cause, il s'était obstiné dans 
son exécution. 

Trente hommes soigneusement triés et choisis , 
placés sous les ordres immédiats de Blue-Dewil, avaient 
été chargés d'escorter les femmes et les enfants, et de 
marcher en avant. 

Lingot, à peu près remis de ses blessures, avait été 
adjoint à Blue-Dewil , plutôt pour le surveiller que 
pour tout autre motif. 

Trois jours plus tard, le lieutenant et sa troupe s'é- 
taient mis en marche à huit heures du matin, guidés 
par Benito Ramirez; puis, vers quatre heures du soir, 
lorsque cette troupe avait été solidement établie, à 
l'endroit où nous l'avons vue, Benito Ramirez était re- 



LE CAPITAINE KILD * 197 



tourné sur ses pas afin de rejoindre le capitaine Kild. 

D'après les conventions faites entre le capitaine et le 
guide, le premier ne devait quitter son camp que le 
lendemain, afin de laisser à la troupe expédiée en avant 
toutes facilités pour traverser le passage dangereux 
du chemin. 

Ce n'était pas en avant que le capitaine Kild, redou- 
tait une attaque, mais en arrière, où tous ses ennemis, 
pensait-il, étaient restés; il avait donc voulu commander 
l'arrière-garde, et se tenir assez éloigné de sa caravane 
pour que, s'il était attaqué, les femmes et les en- 
fants ne fussent pas exposés à tomber entre les mains * 
de l'ennemi. 

En somme ces femmes et ces enfants étaient la plus 
précieuse marchandise du digne capitaine. 

La surprise de Benito Ramirez fut grande, lorsqu'à 
deux lieues à peine de la première troupe, il rencontra 
à Timproviste le campement que le capitaine venait 
d'établir. Il avait exécuté son plan à lui, et s'était rap- 
proché, afin de pouvoir, à la plus légère alerte, rejoin- 
dre son avant-garde. 

Bien que le Mexicain fût intérieurement très-vexé 
que le capitaine lui eût manqué de parole, ce qui 
pouvait faire avorter ses projets, il se garda bien de 
laisser voir son mécontentement, et lorsque le capi- 
taine lui dit d'un air goguenard : 

— Vous ne comptiez pas me rencontrer par ici, n'est- 
pas, chersenor? 

Il lui répondit du ton le plus délibéré : 



198 LES BOIS-BKULÉS 



— C'est vrai, capitaine; mais, sur ma foi, je vous 
avoue que je suis très-heureux de vous y voir. 

— Comment, vrai? fit Kiid, en lui lançant un regard 
inquisiteur par-dessus ses lunettes. 

— Mais certainement, capitaine. 

— Eh ! eh ! fit Kild , expliquez-moi donc pour- 
quoi? 

— Mon Dieu, capitaine, pour une raison toute simple. 
J'ai réfléchi que, dans le désert, on est surtout menacé 
des dangers les plus improbables, et que par consé- 
quent on ne saurait prendre trop de précautions. 

— Parfaitement raisonné; continuez, mon cher, re- 
prit le capitaine toujours railleur; et alors vous vous 
êtes dit?.-. 

— Etalorsj.eme suis dit, capitaine, que vous commet- 
tiez une lourde faute en demeurant aussi en arrière de 
votre troupe, et qu'il était important que vous la rejoi- 
gniez au plus vite; voilà pourquoi je me hâtais de me 
rendre près de vous, afin de vous engager à vous rap- 
procher promptement. 

— Eh bien, voyez comme c'est heureux, reprit le ca- 
pitaine, à peine étiez-vous parti ce matin, que la même 
pensée m'est venue. Vous le savez, je suis, avant tout, 
homme d'exécution; aussi à peine cette pensée eut-elle 
germé dans mon esprit que j'ai levé le camp. 

— Vous avez eu parfaitement raison, capitaine. 

— Ainsi, vous approuvez ce que j'ai fait ? 

— Il faudrait que je fusse fou, pour ne pas l'approu- 
ver, capitaine ! 



LE CAPITAINE KILD 199 



— Eh bien, vrai, cela me fait plaisir, dit-il en rica T 
nant, je craignais que cela ne vous contrariât, 

— Comment avez-vous pu supposer cela, capitaine! 
; — Eh ! mon Dieu, on voit des choses si singulières en 
ce monde, et vous, senor Benito Ramirez, vous êtes si 
absolu dans vos volontés que je ne sais jamais com- 
ment agir avec vous; enfin n'en parlons plus, voulez- 
yous partager mon dîner? 

, — Cela m'est impossible, capitaine, 

— Pourquoi cela? 

; — Vous oubliez nos conventions, capitaine, 

— C'est vrai, c'est vrai ; pardonnez-moi, mettons que 
je n'ai rien dit. 

— Non pas, je ne veux pas que vous puissiez sup- 
poser que je vous garde rancune. 

— Oh ! qui suppose cela ? 

— Eh ! mon Dieu, capitaine, malgré l'amitié que vous 
me témoignez, je vous l'avoue, je redoute toujours 
d'encourir vos reproches. 

— Bon^ dit Kild, nous nous faisons une confession 
mutuelle, 

— Non pas, seulement je tiens à ce que vous com- 
preniez bien mes intentions. 

— Oh ! je les comprends parfaitement, 

— Peut-être I ainsi, en ce moment, je suis très-inquiet. 
J'ai pris la direction du mouvement que nous opérons ; 
naturellement la responsabilité en doit peser sur moi 
seul; or, comme je ne veux pas que par ma faute, 
ou par ma négligence, il arrive malheur à la caravane, 



200 LES BOIS-BRÛLÉS 



je refuse votre dîner, afin de battre l'estrade autour du 
camp, et réassurer par moi-même que nous n'avons 
aucune surprise à redouter de la part des Peaux-Rou- 
ges, Ils sentent que nous allons leur échapper, aussi ils 
sont furieux, ils ne demandent pas mieux, sans doute, 
que de tenter quelque coup de main hardi. C'est ce que 
je veux éviter. Les Indiens sont bien fins, capitaine. 

— Oui, oui, senor Benito Ramirez, ils sont très-fins; 
mais nous ne sommes pas des imbéciles, nous autres, 
eh, eh ! qu'en pensez-vous ? 

— Non certes, nous ne sommes pas des imbéciles ; 
aussi, est-ce une raison de plus pour ne pas nous 
laisser surprendre par eux, 

— Oh 1 oh ! nous y veillerons. 

— Eh bien, capitaine, avec votre permission, c'est ce 
que je vais faire, et cela tout de suite. 

— Quand vous reverrai-je, senor Benito Ramirez? 

— Demain, avant le lever du soleil. 

— Eh bien, c'est dit, au revoir, senor Benito Ramirez; 
surtout au moindre mouvement suspect que vous aper- 
cevrez dans la monlagne, avertissez-moi, 

— Oh I rapportez-YOus-en à moi pour cela , capi- 
taine. 

Le chasseur fit un dernier geste d'adieu, jeta son fu- 
sil sur son épaule et s'éloigna à grands pas. 

— Quel excellent garçon que ce Ramirez, grommela 
le capitaine en le regardant s'éloigner ; c'est véritable- 
ment un plaisir d'avoir affaire à des hommes comme 
celui-là ! 



LE CAPITAINE KILO 201 



Tout en parlant ainsi, le capitaine entra dans sa tente 
et se mit à table. 

Cependant plus le temps se passait, plus la nuit se 
faisait noire, et plus le capitaine Kild, sans savoir à 
quoi attribuer ce qu'il sentait, se trouvait en proie à 
une inexprimable inquiétude. Un sombre pressentiment 
lui serrait la gorge ; une tristesse profonde, s'emparait 
de lui ; le cœur lui manquait. Il lui semblait qu'un dan- 
ger terrible et inconnu le menaçait. 

Enfin, les choses en arrivèrent à un tel point, vers 
une heure du matin, qu'il se leva de sa couche, sur la- 
quelle il se tordait depuis de si longues heures en appe- 
lant vainement le sommeil, et il quitta sa tente. 

Tout était calme au dehors. 

Un silence profond planait sur le désert ; on n'en- 
tendait pas un cri, pas un bruissement. 

— Est-ce que je deviendrais fou? murmura à part lui 
le capitaine avec une angoisse secrète. 

Il se recoucha. 

Mais à peine fut-il de nouveau enveloppé dans les 
fourrures qui lui servaient de lit, que son inquiétude 
se réveilla plus grande et plus poignante que jamais. 

— Il faut en finir ! murmura-t-il. 

Dès ce moment, sa résolution fut prise* 
Il se leva en toute hâte, prit ses armes, sella lui- 
même son cheval, se mit en selle, sortit du camp et 
s'élança en avant à toute bride. ' ♦ 

Cette course affolée dura près de trois quarts d'heure* 
Tout à coup, il tira vivement sur la bride. 



202 LES BOIS-BRULèS 



Son cheval s'arrêta sur ses jarrets tremblants. 

Le capitaine pencha le corps en avant et prêta l'o- 
reille ; il lui avait semblé entendre un bruit sourd et 
continu dont il ne pouvait deviner la cause. 

Mais ce fut vainement qu'il écouta pendant trois ou 
quatre minutes. 

Un bruit vague, indéterminé, saùS cause appréciable, 
parvenait jusqu'à lui. 

Le capitaine sauta à bas de son cheval et appuya son 
oreille contre le sol. 

Au bout d'un instant, il se releva, pâle, hagard, les 
traits décomposés, en murmurant d'une voix frémis- 
sante : 

— Ce sont des coups de feu! Les Indiens attaquent le 
camp ! Le guide m'a trahi! Oh ! Ramirez maudit, si tu 
tombes entre mes mains!*.* Allons, allons! tout n'est 
peut-être pas encore perdu ! 

Et, se relevant brusquement, il voulut saisir son che- 
val à la bride et se remettre en selle. 

Mais l'animal, effrayé par la brusquerie de ce mou- 
vement auquel il ne s'attendait pas, tourna sur lui- 
même, pointa les oreilles, et, lançant une ruade, il 
partit à fond de train dans la direction du camp, 
, — Malédiction! s'écria le capitaine Kild, en proie à 
une rage inexprimable; tout me manque à la fois ! 

Et, machinalement, il mit l'animal enjoué. 

Mais, presque aussitôt, rabaissant son fusil : 

— Je suis fou ! murmura-t-iL Quand je le tuerai, en 
arriverai-je plus vite? 



LE CAPITAINE KTLP 2Q3 



Et, à son tour, il partit au pas gymnastique, sur les 
traces de son cheval : 

Mais celui-ci, qui avait une avance considérable et 
détalait toujours, atteignit le camp bien avant le capi- 
taine. 

Les sentinelles, en voyant le cheval revenir sans ca- 
valier , les harnais en désordre , supposèrent qu'un 
malheur était arrivée leur chef; elles donnèrent IV 
larme et réveillèrent tout le monde ; de sorte que lors- 
que le capitaine, essoufflé, hors d'haleine et accablé de 
fatigue, atteignit enfin le camp, il trouva tous ses gens 
debout, en proie à la plus vive inquiétude et.se consul- 
tant sur ce qu'ils devaient faire. 

Le capitaine, lorsqu'il eut un peu repris sa respira- 
tion et qu'il lui fut possible de parler, expliqua en 
quelques mots à ses hommes ce qui se passait, et, lais- 
sant trois ou quatre aventuriers à la garde du camp et 
des bagages, il ordonna aux autres de monter à cheval 
et de le suivre. 

Cinq minutes plus tard, ils galopaient tous, le capi- 
taine en tête, pour rejoindre l'avant-garde . 

Au far et à mesure qu'ils avançaient, les coups de 
feu devenaient plus distincts, et on entendait réson- 
ner, comme un glas funèbre, le cri de guerre des 
Indiens. 

Les trois partis indiens avaient, ainsi que nous l'avons 
rapporté, attaqué simultanément, et de trois côtés diffé- 
rents, le camp des émigrants. 

Mais, malgré les précautions qu'ils avaient prises, la 



204 LES BOIS-BRULÉS 



surprise n'avait pas été aussi complète qu'ils l'avaient 
espéré. 

Au lieu d'avoir affaire, comme ils le supposaient, à des 
hommes endormis et faciles à égorger, ils s'étaient 
trouvés en face de gens résolus à leur opposer une 
vive résistance et à vendre chèrement leur vie* 

Au lieu de surprendre, c'étaient eux au contraire 
qui avaient été surpris. 

Accueillis par une décharge à bout portant, ils recu- 
lèrent en désordre et s'abritèrent contre les balles, afin 
de combiner une nouvelle attaque. 

Valentin Guillois ne comprenait rien à ce qui se pas- 
sait après les renseignements qu'il avait reçus de Benito 
Ramirez ; une sérieuse inquiétude s'était emparée de 
lui ; il savait en effet, que les Indiens se laissent aussi 
vite entraîner par une terreur panique, qu'ils mettent 
d'ardeur et de résolution dans leur attaque. 

Voici ce qui s'était passé dans le camp, et que Va- 
lentin Guillois ne pouvait savoir. 

Pendant la marche, Lingot avait remarqué, avec une 
jalousie secrète, que Benito Ramirez et Blue-Dewîl, 
contre leur ordinaire, avaient eu ensemble une longue 
conversation à voix basse, et avaient paru cette fois 
être parfaitement d'accord, contre leur habitude. 

Lingot, le lecteur le sait, nourrissait contre Blue- 
Dewil, une haine secrète, qui ne demandait qu'à écla- 
ter au grand jour, d'autant plus que le lieutenant, 
chaque fois que l'occasion s'en présentait, ne se gênait 
nullement pour lui témoigner le mépris le plus complet. 



LE CAPITAINE KlLt) 205 



De plus, le bandit avait vu avec envie l'intimité qui 
s'était si fortement établie entre Benito Ramirez et le 
capitaine Kild. 

Depuis quelque temps déjà, le capitaine lui-même 
ne montrait plus à Lingot la confiance à laquelle il 
avait habitué celui-ci. Le bandit se sentait soupçonné. 
Il comprenait que sa position se faisait chaque jour plus 
difficile près du capitaine et du lieutenant. 

D'un autre côté, il était loin d'avoir la conscience nette. 

Un homme de cette trempe, a toujours quelque chose 
à se reprocher. 

Le bandit avait conçu le projet d'abandonner ses 
compagnons, et d'aller chercher fortune à l'aventure; 
mais il ne voulait partir que les mains pleines et après 
s'être vengé des insultes qu'il se figurait avoir reçues. 

Aussi épiait-il l'occasion propice, avec toute l'astuce 
dont le démon l'avait doué. 

Ainsi que nous l'avons dit, la longue conversation du 
guide et du lieutenant lui avait donné l'éveil. 

Pendant les deux visites que Benito Ramirez avait 
faites au camp dans la soirée, les deux hommes s'étaient 
entretenus de nouveau avec une grande animation. 

Lingot était sur des épines. 

Il était évident pour lui, qu'il y avait un projet dans 
l'air; projet que Ton s'obstinait à lui cacher, et que 
pour cette raison même, il tenait énormément à dé- 
couvrir. 

Vers dix heures du soir, au moment où Blue-Dewil, 
après avoir fait sa ronde dans le camp, et s'être assuré 

IL 12 



206 LES BOIS-BRULÉS 



que tout le monde dormait, se glissait mystérieusement 
dans le jacal servant d'abri provisoire à dona Rd- 
sario, Lingot épiait le. lieutenant du coin de l'Ceil ; il 
rampa comme un serpent jusqu'au jacal, et appuya son 
oreille fine comme celle d'un tigre, contré la frêle cloi- 
son de la cabane. 

Le jacal avait été construit à la hâte avec des bran- 
ches d'arbres entrelacées, des couvertures avaient été 
tendues à l'intérieur pour intercepter l'air, et c'était 
tout* 

Le bandit reconnut tout de suite que s'il lui était 
impossible de voir, du moins il lui était facile d'enten- 
dre ; en somme, c'était tout ce qu'il désirait, et en effet, 
bien que les interlocuteurs parlassent à voix contenue, 
il ne perdit pas un mot de leur entretien; nous de- 
vons constater avec regret, que cette conversation le 
' combla de joie et fit éclore une grimace d'une expres- 
sion diabolique sur son hideux visage. 
. Dona Rosario et Blue-Dewil causaient en espagnol, 
mais peu importait au bandit, il parlait cette langue 
comme la française. 

— Vous avez bien tardé à venir, mon ami, dit gra- 
cieusement dona Rosario à Blue-Dewil. 

— A mon grand regret, senorita, répondit celui-ci; 
mais si je viens tard, j'ai en revanche de bonnes nou- 
velles à vous annoncer* 

— Que Dieu vous récompense! les bonnes nouvelles 
sont rares pour moi. 

— Celle-ci est excellente. 



LE CAPITAINE KJLD 207 



— Parlez vite alors, je vous en supplie, 

— - Je serai bref, car le temps nous presse. Vous 
avez vu sans le comprendre, penora , que le capitaine 
Kild a partagé sa troupe et en a envoyé une partie en 
avant, 

— Il est vrai; je vous avoue que cela m'a fort in- 
quiétée. 

-^ Vous avez eu tort ; voici pourquoi, rien ne pou- 
< vait être plus heureux pour vous. Benito Ramirez, 
ajouta-t-il en appuyant sur ce nom, ce qui fît sourire la 
jeune fille, est seul cause de ce mouvement qu'il a 
suggéré au capitaine. Cette nuit, vers deux heures du 
matin, Yalentin Guillois et ses chasseurs, aidés par 
une centaine d'Indiens Corbeaux, surprendront le camp 
et vous enlèveront. Dans quelques heures, vous serez 
libre. 

— Mon Dieu ! s'écria la jeune fille avec émotion, se- 
rait-il possible ? 

* —Je vous en donne ma parole d'honneur ; tout est 
prêt, convenu, arrêté, réglé de telle sorte, que la sur- 

* prise ne saurait échouer. Quand [le capitaine Kild vien- 
dra, s'il vient, ce qui n'est pas probable, au secours de 
ses bandits, il arrivera trop tard. Déjà vous vous trou* 
verez depuis longtemps sous la protection de Valentin 
Guillois, de Ramirez, de moi et de tous les autres chas- 
seurs blancs, 

— Mais qui donc êtes-vous ? s'écria la jeune fille au 
comble de la joie et de l'étonnement. 

— Je suis, répondit Blue-Devil, un homme dévoué à 



208 LES BOIS-BRULES 



Valentin Guillois, je vous l'ai dit déjà, et qui ai j are de 
vous sauver, senorita ; maintenant, écoutez- moi bien : 
j'ai, il y a une heure, chargé moi-même deux mules de 
tous les objets qui peuvent vous être utiles; ces mules 
serviront de montures à vous et à votre amie Harriett 
Dumbar ; quant à moi, je vous accompagnerai à cheval; 
ces mules ont été placées en lieu sûr, sous la sauve- 
garde du Pelon et d'un homme sur qui je puis compter. 
Quant à vous, senorita, voici ce que vous allez faire,... 
Tout à coup la frêle muraille du jacal oscilla brus* 
quement. 

— On nous écoutait ! s'écria Blue-Dewil ens'élançant 

au dehors. 

Il lui sembla apercevoir une ombre, qui se glissait 
parmi les dormeurs, mais ce fut tout. 

Lingot écoutait avec une si grande attention cette 
conversation, si intéressante pour lui, que, afin de ne 
pas en perdre un mot, il s'était penché en avant, plus 
qu'il n'aurait dû le faire, et avait failli passer à travers 
la mince cloison. 

— Il y a un traître, murmura Blue-Dewil, ce traître ne 
saurait être que Lingot; comment le confondre ? 

Il réfléchit pendant quelques instants, puis il se diri- 
gea vers la sortie du camp, du côté par lequel la cara- 
vane était venue. * 

Après avoir franchi les retranchements avec précau* 
tion, et comme un homme qui essaie de se cacher, il 
s'arrêta et se blottit entre deux ballots. 

A peine s'était-il embusqué que Lingot parut. 



LE CAPITAINE KILD 209 



Le bandit marchait à pas de loup; le corps penché 
en avant, l'oreille au guet, pour saisir le moindre bruit, 
et en ayant soin de sonder les ténèbres du regard; il 
demeura un instant immobile, puis, rassuré par le si- 
lence et la solitude, il enjamba à son tour le retranche- 
ment. 

Mais, au même instant, il fut brusquement saisi à la 
gorge, une couverture fut jetée sur sa tête et, en moins 
de deux minutes, il se trouva ficelé et garrotté de façon 
à ne pouvoir faire un mouvement. 

Ce qu'il y avait de plus terrible pour Lingot dans 
cette aventure, c'est que, pris àl'improviste et ignorant 
à qui il avait affaire, il éprouvait une crainte presque 
superstitieuse. 

Cependant il soupçonnait le lieutenant. 

Celui-ci le laissa provisoirement à la place où il se 
trouvait; et il se hâta de retourner au jacal où il avait 
laissé dofia Rosario en proie aune indicible anxiété. 

— Nous n'avons pas un instant à perdre, lui dit-il. 

— Parlez, que faut-il faire? répondit résolument la 
jeune fille, ordonnez. 

— Hâtez-vous de jeter un manteau sur vos épaules, 
répondit-il d'une voix haletante, que miss Harriett en 
fasse autant, et suivez-moi toutes deux ; surtout pas 
d'hésitation, pas de frayeur, le moment est suprême. 
Je ne vous le cache pas, senorita, il s'agit pour vous 
d'être libre ou de mourir ! 

— Je veux être libre ! s'écria-t-elle avec exaltation. 
Blue-Dewil s&uleva alors une dç§ couvertures, déplaça 



210 LES BOIS-BRTJLÉS 

quelques branchages et, faisant signe aux deux jeunes 
filles de le suivre, tous trois sortirent du jgtcal par cette 
porte improvisée. 

Le jacal avait été construit presque à toucher la mon- 
tagne. 

En cet endroit, elle s'élevait en pente douce, de fq- 
çon à ce que, sans trop de fatigue, on pût se tenir de- 
bout, tout en s'abritant derrière les buissons et se rete- 
nant à eux afin de conserver l'équilibre, 

Blue-De^vil marchait en avant, et frayait le passage à 
ses compagnes, dont les pieds délicats avaient peine à 
les soutenir. 

Enfin , après [d'énormes fatigues , les trois fugitifs 
réussirent à tourner le camp dans la direction opposée 
à celle où était resté le capitaine. 

Ils regagnèrent alors le sentier, qui était frayé et 
assez large, ce qui leur permit de s'avancer avec une 
rapidité plus grande ; en moins de trois quarts d'heure 
ils atteignirent un épais fourré, au milieu duquel deux 
mules avaient été placées sous la garde du Pelon, et de 
Thomme de confiance dont le lieutenant avait précé-; 
demment parlé à dona Rosario. 

— Ici vous êtes en sûreté, dit-il, quelque bruit que 
vous entendiez, quelque clameur qui soit poussée près 
devons, demeurez cachées jusqu'à ce que vous me 
voyiez reparaître. Je vous jure sur l'honneur qu'aucun 
danger ne vous peut atteindre. Et toi, drôle, ajouta-t-il 
en s'adressant à l'émigrant, tu sais ce que tu m'as 
promis ? 



t^B , CAPITAINE KILB 211 



J/homme ainsi qualifié de drôle haussa les épaules. 

— Vous n'avez rien à me recommander, dit-il; est-ce 

i 

.que vous ne me connaissez pas ? 

— C'est bien! c'est bienl fit Blue-Dewil en riant; 

4 

au revoir I chacun sera récompense selon se? mé- 
rites. 

Et, après avoir encore fait quelques recommanda- 
tions aux deux jeunes femmes, il retourna au camp 
par le même chemin qu'il avait guivi pour venir. 

Spn premier soin fut de faire une ronde. 

Personne n'avait bougé. 

Il se rendit alors à l'endroit *où il avait laissé Lingot ; 
il coupa légèrement, en deux ou trois endroits, le lasso 
avec lequel il l'avait garrotté et, le laissant se tortiller 
comme une anguille, il rentra dans le jacal de dona 
Rosario, et se hâta de boucher la brèche qu'il avait 
faite dans la cloison. 

À peine achevait-il ce travail qu'il lui sembla en- 
tendre pn léger frôlement auprès du jacal. 

En effet, aussitôt que Lingot avait senti ses liens se 
relâcher, il avait mis tout en œuvre, pour recouvrer la 
liberté de ses membres, ce qui lui avait réussi assez ra- 
pidement. 

Mais ce fut en vain qu'il chercha des yeux et essaya 
de découvrir l'homme qui avait tranché ses liens. 

Il se trouvait seul. 

Alors il rentra dans le camp, et essaya de retrouver 
Blue-Dewil; car il était intimement convaincu que c'é- 
tait lui qui l'avait si adroitement ficelé. 



212 LES BOIS-BRULES 



Ne rencontrant nulle part le lieutenant, machinale- 
ment il se rapprocha du jacal. 

Son étonnement fut extrême, et il retint à grand'- 
peine une exclamation de surprise, lorsqu'en mettant 
son oreille à la cloison il entendit qu'on parlait à l'in- 
térieur de la cabane. 

— Excusez-moi, sefiorita, disait Blue-Dewil, excu- 
sez-moi de vous avoir quittée si brusquement; j'avais 
cru que quelqu'un nous écoutait au dehors; mais je 
me suis bientôt assuré que je me trompais. Alors, 
comme on ne saurait être trop prudent, je suis sorti 
du camp, afin de m'assurer si les mules dont je vous ai 
parlé étaient toujours à l'endroit où je les ai cachées. 
Il n'y a donc rien de changé dans nos dispositions. Vers 
deux heures, au moment où on attaquera le camp, je 
viendrai vous prendre pour vous mettre en sûreté. 
D'ici-là, essayez de dormir, car vous aurez bientôt à 
endurer des fatigues extrêmes. Je dois vous prévenir 
en outre que, dans la crainte d'une trahison, je pren- 
drai certaines précautions pour votre sûreté, car nous 
pourrions être trompés, et avoir affaire à des ennemis 
au lieu de n'avoir en face de nous que des amis. A 
bientôt, senorita, à l'heure dite vous me verrez appa- 
raître. 

Lingot entendit alors un certain mouvement de pieds, 
et il se hâta de s'éloigner et de s'étendre près d'un 
feu. 

— Ah ça, fît-il en voyant Blue-Dewil sortir du jacal, 
est-ce que j'ai la berlue, ou bien me suis-je trompé? 



LE CAPITAIKE KILD 213 



Sacrebleu ! si ce gaillard -là m'a mis dedans, il est ru- 
dement fortl C'est égal, nous verrons. 

Blue-Dewil semblait chercher quelqu'un ; enfin, il so 
dirigea vers l'endroit où Lingot était couché. 

Celui-ci ferma vivement les yeux. 

— Eh ! garçon, lui dit Blue-Dewil, en le poussant 
assez rudement du pied, assez dormi quant à présent 1 

— Hein? quoi? fit le bandit en bâillant à se démonter 
la mâchoire, que me voulez-vous, lieutenant? est-ce 
donc vous qui m'appelez? 

— Oui, mon ami, j'ai à causer avec vous. 

— A vos ordres, lieutenant, reprit l'autre en bondis* 
sant sur ses pieds. 

— Venez par ici, continua Blue-Dewil, en l'entraî- 
nant à l'écart ; quoique tous ces gaillards me semblent 
dormir à poings fermés, dit-il d'un ton de bonhomie 
goguenarde, je ne sais pourquoi il me semble toujours 
qu'ils sont éveillés comme des lièvres au gîte et qu'ils 
ont leurs longues oreilles ouvertes. Or, la conversation 
que nous allons avoir ensemble, ne doit être entendue 
que de nous deux. 

— Bon; de quoi s'agit-il donc? 

— Mon ami, dit nettement Blue-Dewil, en jetant un 
regard autour de lui, comme si, malgré la précaution 
qu'il avait prise, il redoutait d'être entendu, nous 
sommes dans une situation déplorable, je dois vous en 
avertir, dans un guêpier dont je ne sais pas, le diable 
me confonde, comment nous ferons pour sortir* 

— Ah ! baht fit Lingot avec un grand sérieux. 



214 LES BQïgrpitpLÊS 



— C'est comme j'ai rhoiraeur de vous le dire; peuts 
être qu'avant deux heures nous serpns tous gcalpés. 

— Eh, lieutenant! ne plaisantez pas, s'il vous plaît! 
cette perspective ne me sourit que très-médiocrement. 

— Dame, mon ami, les philosophes doivent s'attendre 
a tout; aussi je vous répète que notre situation est 
très-loin d'être agréable; j'ai pensé à vous, parce que 
je sais que vous êtes un gaillard malin, qui, si vous le 
voulez, pouvez nous donner un solide coup de main. 

— Quant à cela, lieutenant, vous comprenez que je 
suis tout prêt à vous obéir ; que faut -il faire ? 

— Me seconder, tout simplement. Ramirez m'a averti 
que les Indiens doivent nous attaquer cette nuit; est-ce 
vrai? est-ce faux? je n'en puis encore rien dire; seule- 
ment, je crois qu'il est bon de nous tenir sur nos gardes, 

— Sacrebleu! je le crois aussi, lieutenant. 

Les deux hommes jouaient leur rôle avec une per- 
fection si grande, que chacun se laissait prendre aux 
paroles de l'autre en croyant se tromper mutuellement, 

— Il est minuit et demi environ; dans une demi- 
heure, on éveillera nos hommes* Comme il est possible 
que nous soyons à la fois attaqués en avant et en ar- 
rière, nqus partagerons la troupe en deux, Vous pren- 
drez le commandement de l'une, et moi, le commande- 
ment de l'autre; cela vous convient-il? 

— Parfaitement 

— Quel poste préférez-vous ? 

— Oh ! celui quevous voudrez, dit Lingot, je n'y mets 
pas d'amour-propre, 



LE CAPITAINE KILB 2Î5 



— C'est égal, parlez hardiment, je tiens à vous satis- 
faire • 

— Eh bieti, lieutenant, puisque cela vous est égal, 
je me mettrai, si vous voulez, à l'arrière-gàrdë, 

— Vous n'êtes pas dégoûté, mon gaillard, c'est le 
poste le plus périlleux. 

— Je désire vous prouver, lieutenant, que vous vous 
êtes trompé sur mon compte. 

— Eh bien, vous êtes dans l'erreur, répondit Blué- 
Dewil, avec un accent de mordante ironie, qui fit mal- 
gré lui tressaillir le bandit, je vous assure que je ne 
me suis pas trompé le moins du monde sur votre 
compte, et que je sais parfaitement à quoi m'en tenir à 
votre égaïd; aussi, soyez tranquille, il ne tiendra pas à 
moi que justice ne vous soit rendue. 

— Je vous remercie, lieutenant, mais un honnête 
homme n'a pas besoin de récompensé pour avoir bien 
fait son devoir ; répondit le bandit d'un air béat. 

— C'est égal; ainsi je puis compter sur vous? 

— Je vous en donne ma parole. 

— C'est convenu ; surtout veillez bieii ! 

— Oht n'ayez crainte ! 

Les deux hommes se séparèrent, fort satisfaits l'un 
de Vautre, «n apparence du moins. 

Lingot avait demandé le commandement de l'arrière- 
garde, tout simplement, parce que c'était de ce côté 
que se trouvait placé le jacal de doîia Rosârio, et que 
c'était de ce côté aussi qu'il avait vu Blue-Dewil quitter 
le camp. 



;*■ 



216 LES BOIS-BRULES 



Nous avons rapporté de quelle façon les Indiens 
avaient été reçus par les émigrants. 

Cette réception, nous l'avons dit aussi, avait donné à 
réfléchir à Valentin Guillois. 

Cependant, après quelques minutes de délibération, 
les guerriers résolurent de tenter une nouvelle attaque. 

Blue-Dewil avait profité de ces quelques instants de 
repos pour s'assurer de ce que faisait Lingot. 

Le bandit avait disparu. 

Aux premiers coups de feu, il s'était précipité dans 
le jacal; il ne lui avait fallu qu'un regard pour s'as- 
surer qu'il avait été joué par le lieutenant. 

Alors il avait sauté par-dessus les retranchements, 
et, au risque de se faire écharper par les Indiens, il 
s'était précipité à corps perdu dans le sentier et avait 
réussi, grâce à des prodiges d'audace inouïs, à passer 
à travers les guerriers. 

Au même instant, la seconde attaque commençait. 

Cette fois, ,les émigrants ne résistèrent que molle- 
ment aux Indiens, qui réussirent à sauter par-dessus 
les ballots et à pénétrer dans le camp. 

Un cri terrible se fit entendre au dehors. 

C'était le capitaine Kild, qui arrivait à la tête de ses 
derniers hommes et attaquait les Indiens par der- 
rière. 

Alors s'engagea une lutte formidable. 

Mais les émigrants étaient démoralisés ; ils combat- 
taient sans ensemble, et ne pouvaient ainsi opposer une 
sérieuse résistance. 



LE CAPITAINE KILD 217 



Aussi leur' défaite fut bientôt complète, et ils se mi- 
rent à fuir dans toutes les directions. 

Le capitaine Kild, après avoir vaillamment combattu, 
reconnaissant la folie d'une plus longue résistance, 
avait donné le signal de la retraite et s'était éloigné à 
toute bride, suivi par une vingtaine de cavaliers, seuls 
survivants de sa nombreuse troupe. 

Les Indiens, joyeux et enivrés de leur succès, lais- 
sèrent le capitaine s'éloigner sans chercher à s'empa- 
rer de lui. 

Les guerriers Corbeaux avaient strictement tenu la 
parole donnée à Valentin Guillois. 

Les femmes et les enfants avaient été religieusement 
épargnés. 

Valentin et Benito Ramirez cherchèrent fiévreuse- 
ment dona Rosario au milieu de ces pauvres créatures 
affolées de terreur, et qui, les prenant pour des enne- 
mis, se jetaient à leurs genoux en implorant leur 
pitié, quand, tout à coup, Blue-Dewil, qui avait quitté 
le camp après la première attaque, apparut au milieu 
d'eux. 

Il était pâle, défait ; ses yeux hagards roulaient dans 
leurs orbites avec une expression presque folle. 

En l'apercevant, les deux hommes s'élancèrent vers 

lui. 

— Eh bien! lui dirent-ils, dona Rosario, où est- 
elle ? 

— Perdue ! s'écria-t-il ; disparue ! enlevée ! v 
Les deux hommes demeurèrent atterrés, 

il. 13 



<>18 LES BOIS-BRULÈS 

r 



4 • 

— Oh ! nous la retrouverons ! s'écrièrent-ils. 

Et, abandonnant le camp aux Indiens, ils se dirigè- 
rent, suivis par la plupart de leurs compagnons et gui- 
dés par Blue-Dewil, vers F endroit où celui-ci avait con- 
duit les deux jeunes filles. 

Ce fut en vain que les chasseurs se livrèrent aux re- 
cherches les plus actives. 

Doua Rosario, miss Harriett, le Pelon, et Brown, 
l'homme de confiance du lieutenant, avaient disparu 
sans laisser de traces. 

Les mules elles-mêmes, ainsi que le cheval de Blue- 
Dewil, avaient été emmenés. 

Par qui avait été exécuté ce hardi coup de main ? 

Par qui les jeunes filles avaient-elles été enlevées? 



LÉ CAPITAINE KILD 219 



IX 



COMMENT PA>VLET DÉCOUVRIT UNE PISTE ET CE QUI 

EN ADVINT 



William' s Pawlet, le chasseur à qui Valentin Guillois 
avait confié la mission délicate d'escorter, avec deux de 
ses camarades, doîia Dolorès de Cagtelar et don Pablo 
Hidalgo jusqu'aux premiers établissements américains, 
s'était acquitté de cette mission dangereuse avec toute 
l'intelligence et tout le dévouement que Valentin, qui 
le connaissait de longue date, attendait de lui» 

Le voyage, un peu retardé par divers accidents peu 
importants, s'était cependant terminé dans les meil- 
leures conditions ; les voyageurs n'avaient pas été une 
seule fois inquiétés, ni par les rôdeurs de frontières, 
bandits sans foi ni loi, qui abondent aux environs des 
habitations ; ni par les Peaux-Rouges , rôdeurs non 
moins dangereux; ni enfin par les bêtes fauves, si 
nombreuses dans les montagnes Rocheuses. 

Pawlet semblait posséder un instinct infaillible pour 
éventer à distance ces divers ennemis et les éviter. 



220 LES BOIS-BRULES 



Seul un ours gris, apparaissant à Timproviste en 
face des voyageurs, avait eu la velléité de leur barrer le 
passage. 

Le redoutable fauve avait payé cher cette malencon- 
treuse fantaisie. 

Pawlet, à la grande joie de dona Dolorès, l'avait tué 
roide et s'était emparé de sa peau, qui était magnifique, 
de sorte qu'il avait fait une excellente affaire. 

L'Amérique du Nord a cela de particulier, que Ton y 
passe subitement et sans transition de la barbarie' la 
plus complète à la civilisation la plus raffinée. 

Les nuances n'existent pas, et ne peuvent exister chez 
un peuple qui est, pour ainsi dire, dans un état coni- 
nuel de gestation. A peine a-t-on franchi la frontière, que 
ayant encore derrière soi, à une portée de fusil à peine, 
le désert dans toute sa majestueuse horreur, l'on se 
trouve pour ainsi dire enveloppé par la civilisation. 

La ville deFort-Snelling, dans laquelle les voyageurs 
entrèrent quatre jours à peine après avoir quitté Va- 
lentin Guillois, était, il y a quelque vingt ans, un simple 
comptoir de traite; aujourd'hui, c'est une ville bien bâ- 
tie, éclairée au gaz, renfermant tous les raffinements 
du luxe le plus confortable, et dont l'immense com- 
merce s'étend jusqu'en Europe. 

Le premiersoin de don Pablo, en arrivant à Fort-Snel- 
ling, fut de s'installer dans le premier hôtel de la ville 
avec sa suite ; après s'être reposé et avoir changé de 
costume; celui qu'il portait, excellent pour une course 
dans les prairies, n'étant plus en rapport avec le mi- 



LE CAPITAINE KILD 221 ' 



lieu dans lequel il se trouvait placé ; il pria Pawlet de 
le conduire chez le banquier ou plutôt chez le traitant 
pour lequel Valentin Guillois lui avait donné une 
lettre. 

Après avoir traversé plusieurs bureaux magnifiques 
dans lesquels écrivaient un monde d'employés, don 
Pablo Hidalgo fut introduit en présence du banquier. 

Ce banquier, véritable gentleman dans la plus rigou- 
reuse expression du mot, reçut parfaitement son visi- 
teur, et après avoir pris connaissance de la lettre que 
celui-ci lui présentait il se mit à son entière dispo- 
sition. 

— Vous m'êtes chaudement recommandé, senor, dit 
gracieusement master Maxwell; du reste c'est un plaisir 
pour moi d'être agréable à master Valentin. 

— Ce chasseur est donc riche? demanda curieuse- 
ment le jeune homme. 

— Lui, fit le traitant avec un gros rire; il achèterait 
la ville s'il le voulait. 

— Vous le connaissez beaucoup? 

— Qui ne connaît pas Valentin Guillois 1 il chassait le 
bison sur la rivière Saint-Pierre avant que nous son- 
gions à nous établir à Fort-Snelling; il nous a rendu 
d'immenses services; nous sommes, comme vous pou- 
vez le voir, campés en plein territoire ennemi, les Sioux 
et les Corbeaux nous enveloppent de toutes parts; nous 
sommes ici dans le pays des hautes herbes ; la popula- 
tion rouge est six ou sept fois plus nombreuse que la 
nôtre, aujourd'hui encore. 



223 LES BOIS-BRULÉS 



— Comment I il y a tant d'Indiens que cela dans le 
Minosota. 

~ Seuls les Sioux ou Dacotah dépassent trente mille ; 
ce sont des sauvages farouches et cruels qui haïssent 
les blancs, puis viennent les Corbeaux, et d'autres na- 
tions pillardes. 

— Je vois que, ainsi que vous me l'avez dit, vous êtes 
campé bien plutôt qu'établis en véritable pays en- 
nemi, 

— Positivement, senor, répondit le banquier, mois 
notre population qui s'accroît tous les jours est compo- 
sée d'hommes dévoués, d'un courage et d'une persévé- 
rance à toute épreuve; les commencements de la 
colonisation ont été très-rudes et nécessairement diffi- 

+ + 

ciles; nous avions contre nous pays, habitants, animaux, 
climat, tout nous était hostile; la civilisation marche 
vite en Amérique, cela est vrai; mais à quel prix! 
chaque pas que nous faisons en avant, nous coûte des 
torrents de sang, nous soutenons chaque jour des luttes 
gigantesques contre les barbares. L'établissement de 
Fort-Snelling, le plus important de tout le pays, n'a été 
fondé sur les bases solides que vous lui voyez aujour- 
d'hui que par des miracles d'audace et d entêtement. 
Les sauvages auxquels nous achetons loyalement les 
terrains, dès qu'ils nous voient commencer les défri- 
chements, prétendent revenir sur les marches, ils nous 
harcèlent, nous attaquent, tuent nos pionniers, brûlent 
nos huttes, pillent nos convois, nous tendent les pièges 
et les guet-apens les plus odieux ! la mauvaise foi et la 



LE CAPITAINE KILD 223 



i 

haine dirigent toutes leurs actions ; ils ne nous vendent 
leurs terres qu'avec l'arrière-pensée de ne pas nous les 
livrer; en Europe on s'apitoie sur le sort de ces mal- 
heureux Indiens, si injustement dépouillés par les Yan- 
kees avides, et tués comme des fauves, 

— Mais pourtant, cher monsieur, répondit don Pa- 
blo, tous les Indiens ne sont pas tels que vous me les 
représentez. 

— Certes non ; je me hâte de le reconnaître, il y en a 
de sages, d'honnêtes, de loyaux, mais ils sont en petit 
nombre; master Valentin, qui connaît mieux que per- 
sonne la race rouge, convient lui-même, que les na- 
tions honnêtes sont en minorité; il nous a rendu d'im- 
menses services lors des commencements de notre 
colonisation ; sans lui et la grande influence dont il jouit 
dans les tribus indiennes, jamais nous n'aurions réussi 
à nous établir solidement dans ce pays. 

— C'est un grand cœur et un esprit d'élite. 

— Il est révéré de tout le monde dans le Minosota, 
blancs et rouges se feraient hacher pour lui; s'il le vou- 
lait, grâce à son immense fortune, à sa vaste intelli- 
gence et à son beau caractère, il parviendrait à tout 
dans notre pays, où Ton sait si bien apprécier les hommes 
pratiques ; mais il s'obstine à demeurer au désert, il 
aime les Indiens, et se plaît parmi eux. 

— Ils ont donc du bon ces Indiens, dit en souriant 
don Pablo, puisqu'un homme comme celui dont nous 
parlons leur porte un si grand intérêt- 

— Certes ils en ont, senor, et beaucoup même, nul 



224 LES BOIS-BRULÉS 



plus que moi, n'est porté à le reconnaître ; malheureu- 
sement, c'est une race réfractaire à tout progrès et à 
toute civilisation. 

— Dame ! la civilisation et le progrès ne leur sont que 
médiocrement avantageux, vous en conviendrez, 

— C'est vrai, mais par leur faute; voyez-vous, senor, 
toute race nuisible à la société en général, et qui s'ob- 
stine à lutter contre l'intérêt commun, hommes, ani- 
maux ou végétaux, doit fatalement disparaître; ceci est 
une loi fatale de la nature; l'Amérique nous a été don- 
née par Dieu, pour la civiliser, la moraliser et, à un mo- 
ment donné, régénérer la grande famille humaine, en 
reconstituant sur des bases solides dans ces contrées 
vierges le niveau moral si fort abaissé dans le vieux 
inonde, pourri de vices, et qui, au moindre choc, tombera 
en poussière ; nous avons un rôle providentiel à jouer, 
nous sommes une race militante, tout ce qui refuse de 
se courber sous notre niveau doit fatalement disparaî- 
tre ; les Peaux-Rouges ne veulent pas accepter la civili- 
sation, tant pis pour eux, ils seront à jamais effacés de 
la terre comme l'ont été avant eux les races anté-dilu- 
viennes, dont on retrouve à peine quelques ossements 
pétrifiés au fond des cavernes; il faut qu'il en soit ainsi 
pour que le progrès accomplisse son œuvre, e£ que la 
volonté divine, qui nous pousse malgré nous en avant, 
soit exécutée. 

— Je crois, senor Maxwel, que vous attribuez à la 
Providence un rôle auquel jamais elle n'a songé, ré- 
pondit le jeune homme en riant. 



LE CAPITAINE KILD 225 



— Vous verrez, vous verrez, senor. 

Don Pablo se leva, le banquier lui compta la somme 
désignée dans sa lettre de crédit, et ils se séparèrent en 
se serrant la main. 

% Don Pablo se rendit chez le premier armurier de la 
ville, où il fit plusieurs emplettes, puis il rentra à 
l'hôtel. 

Le lendemain, Pawlet et les deux autres chasseurs 
vinrent prendre congé de don Hidalgo et de donaDolo- 
rès; Pawlet était radieux, il avait très-bien vendu la 
peau de Tours gris à master Maxwel ; maintenant que 
sa mission était accomplie il avait hâte de retourner 
dans les montagnes Rocheuses. 

Le jeune Espagnol remit au chasseur une lettre 
pour Valentin Guillois, lettre écrite en commun par les 
deux fiancés, et dans laquelle ils remerciaient le Cher- 
cheur-de-Pistes du service immense qu'il leur avait 
rendu; lui rappelaient sa promesse d'aller les voir; lui 
disaient que ce bonheur qu'ils lui devaient ne serait 
complet que lorsqu'ils auraient reçu sa visite; et l'assu- 
raient de leur éternelle reconnaissance; cette lettre était 
signée par don Pablo et dona Dolorès. 

Don Pablo fit ensuite cadeau à chacun des chasseurs 
d'un excellent rifle, auquel il joignit une paire de ma- 
gnifiques revolvers à six coups. 

Un rifle et une paire de revolvers furent de plus con- 
fiés à Pawlet pour être remis au Castor, a qui les deux 
jeunes gens avaient de grandes obligations; surtout 
celle d'avoir connu Valentin Guillois. 

13. 



226 * LES BOIS-BRULÉS 



Dona Dolorès ne voulant pas rester en arrière de gé- 
nérosité avec ces braves gens, qui lui avaient fait si 
bonne et si sûre escorte, offrit à chacun une excellente 
montre en or à double boîtier, en les priant d'en re- 
mettre une semblable en son nom au Castor. 

Ce dernier cadeau combla les chasseurs de joie; ils 
prirent congé avec force remerciements et assurances 
de dévouement, puis ils se retirèrent. 

Le lendemain don Pablo et sa fiancée quittèrent la 
ville de Fort-Snelling pour continuer leur voyage. 

Au moment du départ, ils reçurent les derniers adieux 
des chasseurs, qui n'avaient pas voulu les laisser s'éloi- 
gner sans les remercier une fois encore* 

Deux heures plus tard, Pawlet et ses deux camarades, 
Jansen et Lemann, quittaientà leur tour la ville, et re- 
prenaient le chemin des montagnes Rocheuses dont les 
crêtes dénudées estompaient au loin l'horizon comme 
un nuage grisâtre* 

Il leur fallut deux jours, bien que leurs chevaux fus- 
sent toujours maintenus au grand trot, pour traverser 
la région plate, nommée pays des Hautes-Herbes. 

En effet, cette contrée n'est qu'une immense prairie, 
coupée de nombreux cours d'eaux, où les herbes attei- 
gnent une hauteur extraordinaire, mais dans laquelle 
ne croît pas un seul arbre. 

Rien ne saurait rendre l'aspect à la fois imposant et 
désolé de cet^océan de verdure dont rien ne rompt la 
monotone régularité, et qui est incessamment parcouru 
par des troupes de guerriers Sioux ou Dacotahs, et des 



LE CAPITAINE KILD 227 



Indiens Corbeaux en chasse des bisons, des assalhas et 
des élans qui foisonnent dans ces solitudes, 

Pawlet et ses deux compagnons se dirigèrent avec 
tant de prudence, qu'ils ne firent aucune mauvaise ren- 
contre pendant ce trajet [de près de cinquante lieues, 
réputé, avec raison, un des plus dangereux que Ton 
puisse faire. 

Le matin du troisième jour, vers dix heures, ils attei- 
gnirent les premiers contre-forts des montagnes Ro- . 
cheuses ; le soir ils campèrent en pleine montagne. 

Deux ou trois heures avant le coucher du soleil, 
Pawlet avait relevé de nombreuses empreintes qui lui 
firent supposer qu'une troupe considérable les précé- 
dait sur la route qu'ils suivaient. 

Les traces laissées sur le sol étaient évidemment 
celles d'hommes blancs; mais quels étaient ces blancs, 
voilà ce quïl était important de savoir. 

Il est souvent beaucoup plus dangereux au désert de 
rencontrer des hommes de sa couleur que des Peaux- 
Rouges. 

C'est surtout dans ces contrées barbares, que le prq- 
verbe : homo homini lupus y est applicable dans toute sa 
rigueur. 

Le désert est lé refuge naturel de tous les déclassés 
de la civilisation, qui vont y pêcher en eau trouble, en 
ne reconnaissant d'autres lois que la force. 

Les trois chasseurs résolurent donc de redoubler de 
prudence jusqu'à plus ample informé. 

Le soir, lorsque l'heure de camper fut venue, le ha- 



228 'les bois-brulés 



sard leur fit découvrir une grotte assez profonde dans 
laquelle ils s'installèrent avec leurs chevaux, et où ils 
purent allumer du feu, ce qu'ils n'auraient pas osé 
faire, s'il leur avait fallu camper en pleine forêt, 

La nuit était belle, diamantée d'étoiles brillantes, 
mais sans lune, et par conséquent assez sombre; de 
plus elle était très-froide ; ce qui leur fit apprécier l'avan- 
tage d'un bon feu de veille pour les réchauffer d'abord 
et ensuite pour cuire leurs aliments. 

Lorsque les chevaux furent pansés, qu'on leur eut 
donné leur provende, les chasseurs s'occupèrent de 
leur souper, repas des plus frugals et qui ne nécessita 
pas de grands apprêts; puis le souper mangé, Tes chas- 
seurs sortirent dans la forêt pour faire la provision de 
bois sec, nécessaire à l'entretien du feu pendant toute 
la nuit. 

Bientôt ils en eurent un énorme tas amoncelé dans 
un des coins de la grotte, 

— Mes camarades, dit alors Pawlet, j'ai cru aperce- 
voir une lueur briller tout à l'heure à travers les arbres, 
à une courte distance de l'endroit où nous sommes. 

— A environ une portée de fusil, dit Jansen, je l'ai 
aperçue aussi. 

— Eh bien, que pensez-vous de cela? 

— Ja pense, dit Jansen, que c'est un feu de veille; 
nous avons des voisins campés près de nous. 

— Quels sont ces voisins? Yoilà la question, dit Le- 
mann. 

— Ce sont des .blancs, dit nettement Pawlet. 



LE CAPITAINE KILD 229 



— Vous en êtes sûr? demandèrent les deux chas- 
seurs . 

— Parfaitement ; j'ai découvert leur piste cette après- 

dînée. 

— Bon, mais peut-être le feu que vous avez aperçu, 
n'est-il pas allumé par eux? 

— Ja'ffirme le contraire. 

— Qui le prouve? 

— Le feu lui-même; n'avez-vous pas remarqué 
comme moi, Jansen, que ce feu jette presque autant 
de fumée que de flamme. 

— En effet, j'ai remarqué cela; ce qui me fait pen- 
cher pour votre opinion. 

— Des blancs seuls, et des blancs peu accoutumés à 
la vie des prairies, peuvent allumer un feu avec si peu 
de précautions; des Peaux- Rouges ou de vieux chas- 
seurs comme nous, ne commettraient jamais une pa- 
reille imprudence; il ne manque pas de bois sec dans 
la forêt. 

— C'est vrai, il y a là une faute notoire ; et vous con- 
cluez? 

— Je conclus que nos voisins sont des blancs peu 
expérimentés, et que, selon toute probabilités, ce sont 
des rôdeurs de frontières. 

— Je ne vois pas trop ce que des rôdeurs de fron- 
tières viendraient faire dans les montagnes où il n'y a 
rien à glaner pour eux; c'est plutôt aux environs des 
établissements qu'ils devraient être. 

— C'est vrai; mais après cela, peut-être avons-nous 



230 LES BOIS-BKULÉS 



affaire à des émigrants de l'espèce du capitaine Kild, 
c'est-à-dire à des marchands de chair humaine. 

— Cette seconde supposition me paraît plus probable 
que la première; du reste, je crois que nous ne ferons 
pas mal de nous en assurer* 

-— Oui, le plus tôt sera le mieux, 

— C'est bien votre avis, compagnons? demanda 
Pawlet 

— Certes, dit Jansen, il est important que nous sa- 
chions à quoi nous en tenir sur le compte de ces étran- 
gers. 

— Afin de prendre les précautions nécessaires pour 
ne pas être surpris par eux, appuya Lemann, si, ce qui 
est probable, nous avons affaire à des ennemis. 

— Eh bien, reprit Pawlet, je me charge d'aller les 
reconnaître; demeurez tranquilles ici près du feu, avant 
une heure je vous rapporterai des nouvelles. 

— Surtout ne vous laissez pas prendre. 

— Oh J- il n'y a pas de danger; à bientôt. 

— Bonne chance, lui dirent ses deux compagnons. 

— Merci, répondit-il. 
Et il quitta la grotte. 

Les chasseurs avaient campé pour la nuit sur le ver- 
sant d'une côte boisée qui descendait en pente douce 
jusque dans un vallon, boisé aussi, mais de peu d'éten- 
due, et dont le versant opposé, sur lequel la foret se 
continuait, remontait par une pente presque perpendi- 
culaire; au centre du vallon traversé, selon toute pro- 
babilité, par un cours d'eau, sans doute il se trouvait 



LE CAPITAINE KILB 231 



une clairière ; c'était dans cet endroit que les inconnus, 
dont le voisinage intriguait si fort les chasseurs, étaient 
campés. 

Le brave Pawlet, après avoir quitté la grotte, s'orienta 
afin de bien s'assurer de la direction dans laquelle se 
trouvait le feu, puis, après un instant de réflexion, 
comme s'il combinait tout un plan dans sa tête, il jeta 
brusquement son fusil en bandoulière, s'élança vers 
l'arbre le plus proche et se mit à y grimper avec 
l'adresse et l'agilité d'un singe. 

Parvenu à la maîtresse branche de cet arbre, le chas- 
seur hésita pendant une seconde, puis il attira à lui 
une branche d'un arbre voisin et sauta; bref, il com- 
mença à passer d'arbre en arbre avec une sûreté de 
mouvements, une précision et un aplomb qui eussent 
fait honneur à un gymnaste de profession. 

Ce singulier mode de locomotion adopté par le, chas- 
seur avait le double avantage d'être plus rapide que 
s'il avait marché à travers les halliers et les brous- 
sailles et de ne pas laisser de traces de son passage ; 
c'est à cette manière de voyager, souvent adoptée dans 
les forêts vierges par les Peaux-Rouges et les chas- 
seurs, qu'il ont donné le nom caractéristique de piste 
en Voir* 

Dans certaines circonstances, les nomades du désert 
font souvent plusieurs lieues ainsi, sans mettre pied à 
terre une seule fois. 

Il ne fallut que quelques minutes à Pawlet pour fran- 
chir le flanc de la montagne et se trouver non-seule* 



232 LES BOIS-BRULÉS 



ment dans le vallon, mais encore à la limite extrême 
du couvert. 

Arrivé là, le chasseur se blottit au plus épais de 
l'arbre qui lui servait d'observatoire improvisé et il re- 
garda. 

C'était bien réellement un camp d'hommes blancs 
qu'il avait devant lui, sa longue expérience ne l'avait 
pas trompé; seulement ce camp était beaucoup plus 
considérable, et le nombre des hommes réunis là était 
beaucoup plus grand qu'il ne l'avait d'abord sup- 
posé. 

Ce n'était pas un feu qui brûlait, mais dix, autour de 
chacun desquels des chasseurs étaient, soit couchés et 
dormant, soit accroupis et fumant, ou causant entre 
eux. 

En les voyant si nombreux, Pawlet comprit que, s'ils 
avaient laissé des traces derrière eux, ce n'était pas par 
ignorance des coutumes indiennes, mais par dédain 
d'une précaution que la force dont ils disposaient ren- 
dait presque puérile* 

Le digne chasseur s'affermit d'autant plus dans cette 
pensée que, parmi les hommes groupés autour des 
feux, il lui sembla retrouver plusieurs visages de con- 
naissance. 

En somme, ces voyageurs, quels qu'ils fussent, étaient 
environ quatre-vingts. 

Pawlet ne découvrit aucune femme. 

Ce n'étaient pas des trafiquants d'esclaves. 

Ils n'avaient avec eux ni wagons, ni bestiaux. 



LE CAPITAINE KI1D 233 



Ce n'étaient pas non plus des trafiquants ou des mar- 
chands ambulants. 

Dix ballots, de moyenne grosseur, très-soigneuse- 
ment fermés, étaient empilés près d'un jacal en bran- 
chages, la seule habitation qui existât dans le camp. 

Les chevaux des voyageurs, parmi lesquels se trou- 
vaient cinq mules, étaient attachés à des piquets et man- 
geaient leur provende à pleine bouche. 

Devant un feu allumé à une légère distance du jacal, 
deux hommes assis sur des crânes de bison, causaient 
entre eux avec une certaine animation en fumant de fi- 
nes cigarettes de paille de mais. 

— Ce sont des Mexicains, murmura le chasseur; 
quel diable de métier font-ils, et pourquoi viennent-ils 
par ici ? 

Et il examina plus attentivement les deux individus. 

Le premier, bien que très-vert encore, devait appro- 
cher la soixantaine, ses cheveux étaient blancs; ses 
traits avaient une grande expression de bonté et de 
franchise ; en ce moment, il semblait soucieux. 

Le second était un jeune homme de haute taille, aux 
traits fins et distingués, sa physionomie douce et rê- 
veuse, peut-être un peu trop belle pour un homme, 
avait une indicible expression de volonté et d'énergie ; 
il avait les yeux bleus et de long cheveux blonds 
tombant en boucles soyeuses sur ses épaules; une 
fine moustache commençait à tracer une légère teinte 
de bistre sur sa lèvre supérieure ; il ne devait pas avoir 
plus de vingt ans. 



234 LES BOIS-BRULÉS 



Il portait avec une aisance parfaite, le costume pit- 
toresque des coureurs des bois» tout dans ses manières 

* 

décelait l'homme de race, et était empreint d'un grand 
cachet de distinction, sans morgue et sans hauteur. 

Lui aussi avait un voile de mélancolie rêveuse, ré- 
pandu sur sa physionomie fière et sympathique à la 
fois* 

* — Ces gens-là ne sont ni des pirates des prairies, ni 
des chasseurs de bisons, ni des marchands, murmura 
le chasseur après un mûr examen, que sont-ils? Il faut 
que je le sache. By god I ajouta-t-il en riant, ils ne me 
tueront pas sans me laisser le temps de m'expliquer ; 
allons, il faut tenter l'aventure ; qui sait? peut-être me 
trouverai-je plus en pays de connaissance que je ne le 
suppose. 

Ces réfl exions furent faites avecla rapidité d'un hom m e 
habitué à prendre promptement son parti ; le chasseur 
après s'être assuré de la position exacte des sentinelles 
placées, de distance en distance, autour de la clairière, 
se laissa glissera bas de son arbre, et se dirigea d'un 
pas ferme vers le camp sans essayer d'assourdir le bruit 
de sa marche. / 

A peine le chasseur avait-il fait une dixaine de pas, 
qu'il entendit un bruit auquel son oreille exercée ne 
pouvait se méprendre. 

C'était le bruit sec d'an fusil que Ton arme. 

— Eh 1 cria-t-il, pas de mauvaise plaisanterie, s'il 
vous plaît; ne tirez pas, je suis un ami. 

— Ami, ou ennemi, arrête, si tu ne veux recevoir 



LE CAPITAINE KILD 2'35 



une balle en pleine poitrine, répondit une voix rude, 
d'un ton de menace, 

— Soit; venez me reconnaître ; c'est drôle, ajouta-t- 
il, entre haut et bas, voilà une voix que j'ai entendue 
quelque part. 

Un bruit se fit dans les buissons, les broussailles s'é- 
cartèrent, et deux hommes parurent, le canon du fusil 
en avant et le doigt sur la gâchette. 

— Qui êtes-vous ? et que demandez-vous ? reprit 
l'homme qui déjà avait parlé. 

— Le diable m'emporte si ce n'est pas la voix de mon 
vieux camarade Tom-Trick ! fit le chasseur sans répon- 
dre à la question qui lui était adressée. 

— Oui, je suis Tom-Trick; après? fit l'autre d'un 
ton bourru. 

— Toujours aimable et caressant, ce cher ami, fit le 
chasseur en riant; comment, tu ne me reconnais pas, 
vieil ours! 

— Eh ! Dieu me damne! c'est Pawlet ! s'écria l'autre 
avec la plus grande surprise. 

— Allons donc, ce n'est pas malheureux ! tu as mis 
du temps à me reconnaître. 

— Qu'est-ce que tu viens donc faire par ici? demanda 
Tom-Trick en désarmant son fusil, mouvement imité 
aussitôt par son silencieux compagnon. . 

— Je viens te voir, répondit-il en riant. 

— Ah ! fit l'autre avec méfiance. 

— Oui, tout à l'heure, du haut d'un arbre où j'étais 
perché, pour examiner le camp plus à mon aise, j'ai 



236 LES BOIS-BRULÉS 



cru te reconnaître et, ma foi, je n'ai pas résisté au dé- 
sir de te serrer la main. 

— Tu es bien aimable, fit l'autre en ricanant; viens 
donc un peu par ici, peut-être notre capitaine ne sera- 
t— il pas fâché de causer avec toi. 

— A son aise ; je ne demande pas mieux. 

Ils se mirent en route sans plus longue conversa- 
tion. 

Cinq minutes plus tard, ils pénétraient dans le camp. 

La nouvelle s'était déjà répandue de l'arrivée d'un 
chasseur étranger. 

Aussi tout le monde était-il debout, regardant cu- 
rieusement le nouveau venu, qui lui, s'avançait avec 
insouciance entre les deux hommes qui lui servaient de 
gardes du corps. 

Plusieurs chasseurs reconnurent Pawlet, et vinrent 
lui souhaiter cordialement la bienvenue parmi eux. 

'Celui-ci répondit joyeusement a leurs avances, et leur 
distribua de nombreuses poignées de main, de sorte 
que ce fut au milieu d'une escorte considérable qu'il 
fut conduit en présence du capitaine. 

Ainsi que Pawlet Favait supposé, le capitaine de cette 
nombreuse troupe était le vieillard que, du haut de 
son perchoir, le chasseur avait aperçu assis devant un 
feu près du jacal, et causant avec ce grand jeune homme 
blanc de si haute mine* 

En voyant s'approcher les chasseurs conduisant un 
étranger au milieu d'eux, il interrompit sa conversation 
et s'adressant aux arrivants : 



LE CAPITAINE KILD 237 



— Que.se passe-t-il donc, mes enfants? demanda- 
Ml, quel est cet étranger que vous m'amenez et que la 
plupart de vous semblent si bien connaître? 

— Pour cela, capitaine, répondit Tom-Trick, pour 
sûr que nous le connaissons et beaucoup même. 

— Qu'est-ce qui ne connaît pasPawlet, le chasseur de 
bisons? dit un autre . 

— Ouï, oui, s'écrièrent plusieurs voix à la fois, c'est 
Pawlet, notre camarade. 

— Bien; alors ce n'est pas un ennemi pour nous ? 
dit le vieillard en souriant, 

— Pour ça, il n'y a pas'de danger; j'en jurerais ! re- 
prit Tom-Trick. 

— Alors pourquoi me l'amenez-vous ainsi comme un 
prisonnier? 

— Parce que, capitaine, la consigne est la consigne, 
je ne connais que cela; il a voulu s'introduire dans le 
camp, je l'ai arrêté, quoique je sois son ami; j'aurais 
agi de. même quand ça aurait été mon frère. 

— Vous avez bien fait, Tom-Trick, répondit le capi- 
taine; et s' adressant au chasseur qui jusque-là n'avait 
encore pu placer un mot : Vous avezessayé de vousintro- 
duire dans mon camp? lui demanda-t-il. 

— Oui, mon capitaine, répondit le chasseuravec un 
salut respectueux; mais Tom-Trick vous dit que je me 
suis présenté franchement, sans me cacher, comme un 
honnête homme qui demande l'hospitalité et non 
comme un espion qui médite une trahison. 

— Ça c'est vrai, fit Tom-Trick ; et quant à être un 



(X 



238 LES BOIS-BRULES 



traître, Pawletne mange pas de ce pain-là, c'est connu; 
n'est-ce pas, les autres? 

— Pawlet est un brave chasseur, nous répondons de 
lui, dirent les assistants d'une seule voix. 

— Cela suffit, mes enfants, reprit le capitaine en sou- 
riant, retirez- vous ; quant à vous, chasseur, cette hos- 
pitalité que vous demandez vous est accordée, ajouta- 
t-il; asseyez-vous là, près de moi, je désire causer avec 
vous. 

— A vos ordres, mon capitaine, je suis venu pour 
cela. 

Les chasseurs se retirèrent ainsi que leur chef le leur 
avait ordonné, mais non sans avoir auparavant, pour 
la plupart, serré amicalement la main de Pawlet. 

Celui-ci s'assit sur un crâne de bison, en face du 

capitaine. 

— Vous comptez de nombreux amis parmi nous ; lui 
dit en souriant le vieillard, 

— Ce n'est pas étonnant, senor, répondit-il avec bon- 
homie, tout en bourrant sa pipe, voilà quinze ans que 
je cours le désert, ils me connaissent presque tous. 

— C'est juste; comment se fait-il que vous traversiez 
seul la lorêt à cette heure de nuit, et que vous soyez 
contraint, vous un vieux chasseur de bisons, de de^ 
mander l'hospitalité dans mon camp? 

— Bon, je vous vois venir, senor, répondit-il en riant * 
c'est mon histoire que vous voulez savoir? 

— Oui ; trouvez-vous quelque inconvénient à me la 
raconter? 



à 

LE CAPITAINE KILD 239 



— Moi, pourquoi cela, capitaine? pas le moins du 
monde ; je n'ai rien à cacher, grâce à Dieu ! 

— Alors, si vous n'êtes pas trop fatigué, après avoir 
bu un verre de rhum à votre bienvenue , vous nous 
direz les motifs de votre présence ici ? 

— Je vous dirai tout ce que vous voudrez, capitaine ; 
quant au verre de rhum, quoique je ne sois pas un 
grand buveur, je l'accepterai avec plaisir, vu que la 
chaleur est loin d'être exagérée. 

— Eh bien, à la bonne heure, voilà qui est parler, dit 
gaiement le capitaine; je crois que nous nous enten- 
drons. 

— Et moi, j'en suis sûr, seflor, dit-il d'un tonde bonne 
humeur. 

Le capitaine appela un domestique assis près du 
jacal, et lui donna ses ordres, qui furent aussitôt 
exécutés. 

— A votre santé, chasseur, dit le vieillard en choquant 
son verre contre celui du chasseur et celui du jeune 
homme. 

— A la vôtre, mon capitaine, répondit Pawlet. 
Il but son verre d'un trait. 

— Hum ! fit-il en le rendant au domestique, cela fait 
du bien; j'avais besoin de cela, sans mentir. 

11 alluma sa pipe. 

— Vous voulez donc savoir pourquoi je suis venu 
vous trouver, seflor? reprit-il au bout d'un instant. 

— ÔUij si cela ne vous contrarie point? 

— Pas le moins du monde, capitaine ; voici la chose 



240 LES BOIS-BRULES 



en deux mots : Pour lors, senor, il est bon que vous 
sachiez que plusieurs de mes camarades et moi nous 
nous sommes réunis dans les montagnes Rocheuses aux 
environs de la rivière du Vent, pour mener à bien une 
expédition très-dangereuse. Cette expédition dure déjà 
depuis plusieurs mois; pour lors il y a quelques jours, 
nous avons eu la chance de sauver une jeune fille que 
les Bois-Brûlés de la rivière Roqge avaient enlevée, je ne 
sais dans quel but, et que son fiancé, don Pablo Hidalgo, 
avait prié notre Chef de délivrer, ce qui a été fait ; 
pour lors, quand donaDolorès a été rendue à son fiancé, 
qui est un très-riche Mexicain, notre Chef a dit aux 
deux jeunes gens : c'est pas tout ça, vous voilà heu- 
reux, vous n'avez plus rien à faire ici, il faut retourner 
chez vous par les États-Unis, et ça, tout dé suite; 
comme vous n'avez probablement pas d'argent sur 
vous, vu que l'argent ne sert à rien dans le désert, si 
ce n'est à s'assassiner les uns les autres, voilà une 
lettre de crédit pour un banquier de Fort-Snelling où 
je vais vous faire conduire par trois de mes camarades, 
vous, votre fiancée et vos domestiques; quant à l'ar- 
gent que je vous avance, vous me le remettrez un de 
ces jours, quand nous nous reverrons. J'ai donc été 
chargé avec deux de mes camarades de conduire ces 
braves jeunes gens à Fort-Snelling où je les ai vus 
partir en voiture pour aller s'embarquer sur un bateau 
à vapeur du Mississipi. Après avoir accompli notre 
mission, mes camarades et moi nous nous sommes mis 
en route pour rejoindre au plus vite notre Chef, qui 



LE CAPITAINE KILD 241 



nous a recommandé de nous presser, parce qu'il a grand 
besoin de nous là-bas. 

— Et quel est votre Chef, mon camarade, pouvez-vous 
me le dire? 

■ 

— Pourquoi pas, sefior? c'est un des plus renommés 
chasseurs du désert, aimé çt redouté de tout le monde; 
blancs et rouges le respectent; mais chaque chose 
viendra en son temps, laissez-moi finir. 

— C'est juste, continuez. 

— Voilà trois jours que nous sommes en route, après 
avoir traversé la région des Hautes-Herbes ; nous sommes 
entrés aujourd'hui dans les montagnes; nous n'avons 
pas perdu de temps? 

— En effet, c'est bien marcher. 

— Ce matin, j'ai découvert votre piste. 

— Ce n'était pas difficile. 

— C'est vrai, vous ne la cachez pas ; ce soir, en ra- 
massant du bois pour notre feu de veille, j'ai aperçu 
vos foux; dans le désert, il faut surtout se méfier de ses 
voisins, hommes ou fauves, surtout les hommes, parce 
que sur cent il y en a quatre- vingt dix-neuf de mauvais. 

— Vous dites là une triste vérité, mon ami, fit le 
vieillard en hochant la tête. 

— Voilà quinze ans que je chasse dans les prairies, 
vous comprenez que j'ai appris bien des choses, et que 
je* sais à quoi m'en tenir là-dessus; pour lors, après 
souper, j'ai dit à mes deux camarades : c'est pas tout 
ça, ces voisins que nous avons là me taquinent, je veux 
savoir à quoi m'en tenir sur leur compte ; restez ici bien 

h. 14 



242 LES BOIS-BRULES 



tranquilles à vous chauffer, moi, je vais pousser une 
reconnaissance de leur côté; Je suis donc venu en 
courant d'arbre en arbre; après vous avoir examinés 
tout à mon aise, je me préparais à m'en retourner, lors- 
qu'en vous regardant, capitaine, une idée m'est passée 
par la tête, et, aulieude m'en aller, je me suis présenté 
à votre camp. Voilà, vous en savez maintenant autant 
que moi. 

— Pas encore, fit le vieillard en souriant, vous ne 
m'avez pas dit quelle était (cette idée qui vous avait 
passé par la tête, et vous avait engagé à vous présenter 
dans mon camp. 

— C'est ma foi vrai, capitaine, je vous remercie de 
m'y faire penser, j'avais complètement oublié. ' Pour 
lors, figurez-vous que tous nous aimons beaucoup notre 
Chef, nous nous ferions hacher pour lui rendre service, 
il le sait bien, aussi il nous rend notre amitié avec 
usure ; depuis plus d'un mois il est très-inquiet, parce 
qu'il ne reçoit pas de nouvelles d'un ami qu'il a laissé 
dans les établissements, et qui lui avait promis de le re* 
joindre; depuis quelque temps, il nous répète sans 
cesse : attendons, ne nous pressons pas, don Gregorio 
ne tardera pas à arriver et alors.*. 

— Quel nom avez-vous prononcé ? s'écria vivement le 
vieillard, 

— Le nom de l\ami de notre chef, celui qu'il attend, 
don Gregôrio, est-ce que vous le connaissez ? 

— Peut-être; est-ce qu'il ne lui donnait pas un autre 
nom encore? 



LE CAPITAINE KILB 243 



— Si, By god, il rappelle don Gregorio Venalta, Be- 
rarda, Peralta; oui, c'est cela, don Gregorio Peralta ! 

Le vieillard et le jeune homme étaient en proie aune 
agitation extrême ; ils échangeaient des regards pleins 
d'éclairs, leurs yeux étaient mouillés de larmes, et pour- 
tant leur physionomie était radieuse. 

— Oh ! le doigt de Dieu est là ! s'écria le vieillard avec 
agitation; c'est lui qui a conduit ici ce chasseur. 

— Qu'est-ce que vous avez donc, senor? demanda 
Pawlet tout interloqué et sans savoir quelle contenance, 
tenir; est-ce que, sans le vouloir, je vous aurais, fait de 
la peine ? 

— Non, mon brave, non, au contraire ; vous nous avez 
causé une joie immense. 

— Oui, oui, mon ami ! s'écria le jeune homme en lui 
tendant la main, votre Chef, ce chasseur qui vous 
commande, il se nomme Valentin Guiilois$ n'est-ce 
pas? 

— Oui, Valentin Guillois, le Chercheur-de-Pistes, ré- 
pondit Pawlet. 

— Et il a avec lui un Chef indien, son ami, son frère, 
reprit le jeune homme, en proie à une émotion qu'il 
n'essayait môme pas de dissimuler, 

— Gurumilla, le Chef Araucan; ah ça, est-ce que, par 
hasard, mon idée serait bonne et que, sans le savoir, 
j'aurais?... 

— Retrouvé l'ami de votre Chef; oui, mon ami, je 
suis don Gregorio Peralta; je vais le rejoindre, je le 
cherche. 



244 LES BOIS-BRÛLÉS 



— Ah! bonté divine, c'est un coup du ciel! décria 
joyeusement le chasseur, eh bien, soyez tranquille, mon 
digne sefior, vous ne chercherez pas longtemps Valentin 
Guillois, je vous le promets; je vais vous conduire tout 
droit vers lui, moi ! 

— Bien, mon ami, bien,, j'accepte. 

— Et moi je vous remercie ; je suis le fils adoptif, le 
frère de... 

— Dona Rosario, la jeune fille que nous voulons dé- 
livrer? 

— Oui! 

— Ahl by god! s'écria le chasseur en s'appliquant 
sur la cuisse un coup de poing à assommer un bœuf, 
que j'ai donc bien fait de suivre mon idée et d'entrer 
dans le camp ! 

— Oui, mon ami, car vous nous avez rendus bien 
heureux! s'écrièrent les deux hommes en lui serrant 
les mains avec effusion* 



LE CAPITAINE KILD 245 



POURQUOI BON GREGORIO SE RENDIT A SAINT-LOUIS DU 

MISSOURI 



Nous avons raconté, dans la première partie de cette 
histoire comment don Gregorio Peralta avait été griève- 
ment blessé à la cuisse, à l'atiaque tentée à la Nouvelle- 
Orléans, contre la maison de Valentin Guillois par les 
bandits de don Miguel Tadeo de Castel Léon, et comment 
le chasseur, contraint de se mettre sans retard à la re- 
cherche de dona Rosario, s'était vu dans l'obligation 
d'abandonner son ami malade dans la capitale de la 
Louisiane. 

Don Gregorio Peralta et Valentin Guillois étaient 
convenus d'un rendez-vous où ils se retrouveraient; et, 
de plus, il avait été entendu entre eux que tandis que 
le chasseur se mettrait à la poursuite des ravisseurs de 
la jeûne fille, don Gregorio, dès qu'il serait guéri, se 
mettraitluide son côté à la recherche du jeune homme. 

La blessure de don Gregorio, bien quelle ne lésât 

14. 



246 LES BOIS- BRULES 



aucun organe important, était très-sérieuse; cependant 
le digne chacarero aurait été bien plus promptement 
guéri et en état de se livrer aux recherches qu'il médi- 
tait, si le chagrin qu'il éprouvait d'être ainsi réduit à 
l'impuissance, n'avait pas aggravé son mal et retardé sa 
guérison, en rendant le plus souvent inutiles tous les 
efforts du médecin et neutralisé l'effet des remèdes. 

Cependant les exhortations réitérées de master John 
Estor, qui chaque jour venait lui faire une longue visite, 
réussirent à lui faire comprendre que, s'il ne prenait 
pas sur lui de se calmer, sa maladie pourrait durer très- 
longtemps encore; don Gregorio qui naturellement 
avait hâte de guérir se décida à suivre ses conseils; de 
sorte que son état ne tarda pas à s'améliorer, et que 
bientôt il entra en convalescence. 

Il était presque guéri, et déjà il entrevoyait le moment 
où il lui serait permis de reprendre ses recherches; son 
médecin ne lui demandait plus que cinq ou sixjoursde 
repos afin que ses forces fussent complètement remises, 
lorsqu'un matin don Gregorio vitentrerchez lui master 
John Estor en tenue de voyage. 

— Je viens vous faire mes adieux, seîior don Gregorio, 
fit Tex-chef de la police en s'installant dans un fauteuil 
à disque. 

— Vous partez? s'écria don Gregorio avec surprise. 

— Dans une heure. 

— Il y a donc du nouveau? 

— Beaucoup. 

— Au sujet de Rosario ou de Luis? 



LE CAPITAINE KILD 247 



— De l'un et do l'autre, 

— Vous allez me mettre aufait, n'est-ce pas? s'écria- 
t-il avec émotion. 

— Je viens exprès pour cela* calmez-vous donc, je 
vous prie. 

— Je suiscalme* senor John Estor, très-calme, je vous 
jure. 

L'Américain sourit avec bonhomie. 
-—* Soit, dit-il, je vous avertis que si vous me trompez, 
ce sera tant pis pour vous. 

— Pourquoi cela? 

'—* Parce que, si vous vous laissez aller à votre émo- 
tion, yoûs aurez lafièvre; que cette fièvre amènera peut- 
être des complications ; et qu'au lieu de vous mettre en 
routedans quatre ou cinq jours, comme il est important 
que vous le fassiez, vous serez obligé de garder le lit, 
Dieu sait pendant combien do temps; car une rechute 
est toujours terrible, et que tout sera remis en question; 
c'est-à-dire que peut-être perdrons-nous définitivement 
les traces dujeune homme que vous voulez sauver ! 

— Le ciel me préserve d'un semblable malheur, senor 
John Estor t répondit-il; mais soyez tranquille, cela 
n'arrivera pas; je réponds de moi, quoi que vous me di- 
siez, je demeurerai froid. 

— Vous en êtes sûr? 

— Je vous le promets. 

— Puisqu'il en est ainsi, je n'hésite plus; écontez-moi 
donc. 

— Je suis toul oreilles. 



248 LES BOÎS-BRULÉS 



— Voici les faits : le fils de votre ami a été vendu 
comme esclave par son parent lui-même, à un riche 
planteur des environs de Saint-Louis du Missouri* 

— Vous êtes certain de cela? 

— Voici les preuves dit-il en posant une liasse de 
papiers; sur une table; vous aurez tout le temps de par- 

* 

courir ces actes plus ou moins légaux, lorsque vous 
serez seul. Voici comment la chose s'est passée; don. 
Miguel Tadeo a emmené le jeune homme à Saint-Louis, 
là il lui a fait prendre un narcotique et, pendant son 
sommeil, il a été vendu et conduit sur la plantation; 
c'est presque toujours ainsi que Ton procède ; c'est sim- 
ple, comme vous voyez. 

— Et infâme I dit don G-régorio d'une voix sourde. 

— Je partage entièrement votre avis ; mais permettez- 
moi de vous faire observer que nous n'avons pas à 
discuter le plus ou moins de moralité ou de légalité de 
cette vente ; le pointimportant pour nous, c'est de la faire 
annuler; ce qui, si vous vous y prenez bien, sera facile, 

— Comment dois-je faire pour obtenir ce résultat? 

— Vous avez les papiers dujeune homme, je suppose? 

— Tous et parfaitement en règle. 

— Tant mieux, alors cela marchera tout seul; d'au- 
tant plus que le gouvernement est excessivement sé- 
vère pour ces actes odieux; seulement il n'y a pas un 
instant à perdre, parce que le jeune homme serait dé- 
paysé, et alors il vous serait impossible de le retrouver. 

— Comment, dépaysé? 

— Oui, c'est-à-dire qu'on l'enverrait sur une planta- 



T,E CAPITAINE KILD 249 



tion éloignée située dans un autre État, comprenez-vous ; 
de sorte qu'en supposant que vous finissiez par le dé- 
couvrir, il vous faudrait des années pour obtenir jus- 
tice; et encore! 

— Vous m'effrayez, master John Estor. 

— Telle n'est pas mon intention, cher senor; je vous 
dis les choses comme elles sont, afin que vous sachiez 
à quoi vous en tenir, voilà tout. 

— Fort bien, continuez. 

— Par votre consul vous obtiendrez un ordre qui 
vous permettra de requérir le marshallde Saint-Louis; 
ce magistrat saura ce qu'il y aura à faire; votre rôle se 
bornera à reconnaître le jeune homme dès qu'il sera 
retrouvé. 

— Pas autre chose? 

— Non, laissez agir le marshall; il a l'habitude de ces 
sortes d'affaires. 

• — Très-bien, maintenant quel est le planteur qui a 
acheté le malheureux enfant? 

— C'est un certain Josuah Lewis, un drôle cousu 
de mauvaises affaires; possédant une fortune colossale, 
gagnée on ne sait comment; il est très-redouté à 
Saint-Louis, où il jouit du reste de la plus exécrable 
réputation; il est probable qu'il vaut encore moins 
qu'elle. 

— C'est le portrait d'un scélérat que vous me faites là ? 

— C'est vrai, et même au lieu de l'enlaidir, je l'ai 
embelli ; réglez-vous là-dessus : en somme, malgré sa 
fortune, c'est un bandit de la pire espèce ; un gredin de 



250 LES BOIS-BRULES 



sac et de corde, qui n'hésite devant rien, et avec lequel 
il ne faut reculer devant aucune extrémité. 

— Je ferai mon profit de vos renseignements. 

— L'habitation de ce Josuah Lewis est immense, il 
occupe plus de quinze cents nègres ; elle se nomme la 
Pierre Noire, Black-Stone, et n'est éloignée que de 
trois lieues ou trois lieues et demie de Saint-Louis; du 
reste, tous ces renseignements et bien d'autres encore 
sont dans les papiers que je vous apporte; je les ai 
écrits exprès pour vous; vous n'aurez qu'à les suivre à 
la lettre. 

— Je n'y manquerai pas; est-ce tout? 

— Absolument tout. 

— Maintenant passons à la seconde question, vous 
partez? 

— Dans une heure, je vous l'ai dit, parle steamboat. 

— Où allez-vous ? 

— A Saint-Louis d u Missouri tout droit, sans m'arrêter, 

— Mais alors? fit don Grégorio. 

— Quoi donc? 

— Rien ne vous est plus facile' que de retarder votre 
voyage de trois ou quatre jours ; nous partirons en- 
semble, 

— Je le voudrais, mais c'est impossible pour deux 
raisons, 

— Lesquelles? 

— La première, c'est que je suis une piste et que je 
vais tenter un coup départie; la plus légère impru- 
dence me perdrait; j'ai affaire à un homme excessi- 



LE CAPITAINE KILD 251 



vement fin, avec lequel il va me falloir lutter de ruse et 
d'astuce; sil'onnous voyait ensemble, tout serait perdu; 
la seconde, c'est que ce n'est pas John Estor qui part, 
mais un individu quelconque , avec lequel votre position 
dans le monde vous défend toute relation. 

— Que me*contez-vous là, cher ami? 

— La vérité, en vous quittant, je rentre chez moi, je 
me transforme, et je vous jure que si vous me rencon- 
trez, vous ne^me reconnaîtrez pas- 

— Et de Saint-Louis, où allez-vous? 

-^ Ahl quant à cela, je l'ignore ; vous m'en deman- 
dez trop, senor; je suis la piste de notre homme : où il 
ira, j'irai r . 

— C'est juste; excusez-moi* 

— En arrivant à Saint-Louis, j'annoncerai votre visite 
prochaine au marshall; vous serez bien reçu quand 
vous le verrez, rapportez-vous-en à moi pour cela. 

— Je ne sais réellement comment vous remercier? 

— En me donnant une bonne poignée de main. 

— Oh ! de grand cœur ! 

— Et notre ami, si je le vois avant vous, que lui 

dtrai-je ? 

— Que j'agis de mon côté et que je le rejoindrai le 
plus tôt possible, c'est-à-dire quand j'aurai réussi. 

— C'est convenu; maintenant je me sauve. 

— Déjà I 

— Il le faut ! 

— Allez donc, mon ami, et bonne chance ; mais d'a- 
bord embrassons-nous. 



252 LES BOIS-BRULÊS 



Les deux hommes se tinrent un instant pressés dans 
les bras l'un de l'autre. 

— Je vous renvoie votre souhait, don Grégorio ; Dieu 
veuille que chacun de notre côté nous réussissions, 

— Oui, Dieu le veuille! 

— Adieu ! adieu ! 

— Au revoir. 

Et il sortit, tout courant 

Lorsque don Grégorio se trouva seul, il demeura 
pendant quelques instants replongé dans ses réflexions; 
puis il attira à lui la liasse de papiers laissée par John 
Estor, il la défit et se mit à lire. 

Cette lecture dura plusieurs heures. 

Douze jours après le départ de l'ancien chef de la 
police secrète, don Grégorio arrivait à Saint-Louis-du- 
Missouri; il était accompagné du consul du Chili qui 
avait tenu à venir avec lui, au cas où il se présenterait 
quelques difficultés imprévues. 

Les deux voyageurs s'installèrent dans un hôtel assez 
confortable; puis, comme ils ne voulaient pas perdre 
un instant, ils se firent indiquer la demeure du rna^s- 
hall et s'y rendirent. 

Ce magistrat étaitjeune encore, bien fait, d'une phy- 
sionomie avenante et de manières distinguées; c'était 
un true gentleman dans la plus complète acception du 
mot. 

Il accueillit les visiteurs de la façon la plus charmante; 
prit connaissance des papiers qu'ils lui présentèrent, et 
lorsque les premiers compliments furent terminés, il 



LE CAPITAINE KILD '253 



leur dit en leur offrant des cigares et des cigarettes ; 

— Messieurs, je n'ai, je dois vous l'avouer, lu les 
papiers dont vous êtes porteurs que pour la forme; 
voire visite m'a été annoncée par un de mes plus an- 
ciens et de mes meilleurs amis, qui vous a si chaude- 
ment recommandé à moi, que je n*ai qu'un mot à vous 
dire : je suis à vous. Vous voyez, messieurs, que je vous 
attendais; par conséquent, considérez-moi, non pas 
comme un ami, notre connaissance est de trop fraîche 
date pour que j'ose ambitionner un tel titre, mais 
comme un homme disposé à faire tout ce que vous dé- . 
sirerez. 

— Vous nous comblez, monsieur, dit don Gregorio 
avec effusion. L'affaire pour laquelle nous venons ré- 
clamer votre concours est tellement hérissée de diffi- 
cultés, que nous ne saurions que nous féliciter d'avoir 
un auxiliaire tel que vous, 

— Cette affaire, fort grave à la vérité, répondit le 
marshall en souriant, n'est peut-être pas si difficile à 
mener à bien que vous le supposez, 

— Nous avons affaire à bien forte partie, monsieur ! 

— C'est vrai, monsieur ; mais vous avez pour vous le 
droit des gens, indignement violé, et l'appui des lois. 
Mais, tenez, parlons franc ; je ne veux pas plus long- 
temps prolonger votre inquiétude; je vous ai dit que 
vous m'aviez été chaudement recommandé par un de 
mes amis. 

— Et le mien, monsieur, dit en s'inclinant don Gre- 
gorio, 

n. 15 



254 LES BOIS-BRULÉS 



— Eh bien, continua le marshall, je me suis fait ex- 
pliquer cette affaire dans tous ses détails par mon ami; 
puis, comme j'avais quelques jours devant moi, et que 
je tenais surtout à vous être agréable, je me suis mis à 
l'œuvre. 

— Eh quoi, monsieur * vous avez poussé l'obli- 
geance?,. 

— Jusqu'à faire mon devoir? certes, monsieur. Or, 
écoutez bien ceci : je savais que, depuis quelques 
jours, une fermentation extrême existait parmi les 
Noirs de l'habitation de M. Josuah Lewis ; je fis sur- 
veiller l'habitation par des détectives adroits- J'appris 
que cette fermentation était excitée par un jeune esclave 
sang-mêlé, nouvellement arrivé sur la plantation, qui 
prétendait être de race blanche, et avoir été vendu 
comme esclave par suite d'une odieuse machination 
dont on l'avait rendu victime. 

— C'était Luis, le fils de mon ami ! s'écria vivement 
don Grregorio. Oh ! si seulement je pouvais le voir! 

— Attendez; dit doucement le marshall avec un fin 
sourire. 

— C'est juste ; pardonnez -moi, monsieur. Mais si vous 
saviez, si vous pouviez savoir... 

— Patience, monsieur ! 

— Calmez-vous, mon ami, je vous en supplie, lui dit 
le consul ; laissez monsieur le marshall nous expliquer 
ce qu'il a cru devoir faire. 

— Oui, vous avez raison, je suis fou— Allez, allez, 
monsieur, je ne dirai plus rien, je suis mnet. 



LE CAPITAINE KILD 255 



Le marshall sourit et continua : 

— Il y a trois jours, je fus averti, par un de mes 
agents, que la fermentation augmentait dans de telles 
proportions, que, si elle continuait ainsi, elle ne tarde- 
rait pas à se changer en révolte. Je pris alors mes pré- 
cautions, afin d'être prêt à tout événement ; en effet, 
hier malin, j'appris que la révolte venait définitivement 
d'éclater dans dès conditions terribles. Je fis aussitôt 
monter à cheval six brigades d'agents ; je me mis à 
leur tête, et je me dirigeai en toute hâte vers l'habi- 
tation. 

Il était temps que j'arrivasse. Les révoltés étaient 
presque maîtres de la plantation. Master Josuah Lewis, 
son majordome et quelques noirs, restés fidèles, s'é- 
taient barricadés dans un pavillon isolé et faisaient un 
■feu terrible par les fenêtres sur les révoltés, qui es- 
sayaient de s'emparer du pavillon et d'y mettre le 
feu. 

En m'apercevant master Josuah Lewis jeta un cri de 
triomphe. Quant aux révoltés, ils poussèrent des hur- 
lements de terreur et s'enfuirent dans toutes les direc- 
tions, en abandonnant leurs armes ; ou du moins les 
bâtons, les haches, les couteaux et les pierres qui leur 
en tenaient lieu. 

Un seul, un jeune homme de vingt ans à peine, armé 
d'une hache qu'il maniait avec une adresse remarqua- 
ble, n'imita pas la lâche conduite des autres révoltés 
et continua bravement à combattre. 

Ce jeune homme, que cependant je n'avais jamais 



256 LÉS ÊOtS-B&ULÉS 



vu, je le reconnus au premier coup d'oeil : c'était celui 
qui m'était recommandé. 

Je m'avançai vers lui, et, me faisant connaître, je lui 
ordonnai de jeter sa hache et de se laisser arrêter. 

— Soit, monsieur, me dit-il fièrement ; vous êtes ma- 
gistrat ; je me rends à vous ; car je demande en vain 
justice , et je suis convaincu que vous me la ferez 
obtenir. 

— Justice sera faite ; lui dis-je. 

Dix minutes plus tard, tous les noirs étaient rentrés 
dans le devoir et la paix était rétablie* 

Je dis rapidement à mon prisonnier : Pas un mot, 
laissez-moi faire, je viens de la part de don Gregorio. 

Le jeune homme me regarda avec surprise, je posai 
un doigt sur mes lèvres, et je me hâtai d'aller au-devant 
de master Josuah Lewis qui avait quitté son pavillon 
et se dirigeait vers moi en toute hâte. 

Master Josuah me remercia chaleureusement du se- 
cours que je lui avais apporté si providentiellement ; 
me dit que sans moi, ses esclaves révoltés l'auraient 
tué; me fit les offres les plus brillantes que je déclinai, 
bien entendu, et il me demanda si j'avais arrêté beau- 
coup de ces misérables noirs, je répondis négativement. 

— C'est égal, me dit-il, ce sont des brutes, je ne leur 
en veux pas trop ; mais il en est un, le chef du complot, 
le misérable qui a dirigé la révolte, celui-là payera pour 
tous ; je lui réserve un châtiment exemplaire! rien ne 
pourra le soustraire à ma vengeance I 

En ce moment il aperçut mon prisonnier* 



LE CAPITAINE KILD 257 



— Ahl ah! dit-il en s'avançant vers lui les regards 
étincelants et la cravache levée. Le voilai ah! misé- 
rable, nous allons régler nos comptes. 

— Pas devant moi, lui dis-je, en lui arrêtant lo 
bras. 

Le prisonnier n'avait pas fait un mouvement, il re- 
gardait son maître avec une expression d'écrasant mé- 
pris ; celui-ci rugissait de fureur. 

— C'est bon, dit-il entre ses dents* il ne perdra pas 
pour attendre. 

Et se tournant vers son majordome qui se tenait im- 
mobile à ses côtés, son redoutable courbache en peau 
d'hippopotame à la main : 

— Faites mettre ce misérable aux ceps, les jambes 
croisées, dit-il, nu sur un lit de feuilles de cactus, les 
bras attachés derrière le dos; allez, et hâtez-vous. 

Le majordome fît signe à deux noirs de s'approcher 
et de se préparer à obéir. 

— Pardon, dis-je au majordome en l'arrêtant ; cet 
homme est mon prisonnier, je vous défend d'y toucher. 

— Qu'est-ce à dire? s'écria master Josuah avec me- 
nace; je suppose que vous faites erreur, master 
marshall. 

— Pas le moins du monde, répondis-je. 

— Cet homme est mon esclave, il m'appartient, re- 
prit-il avec emportement; j'ai tous droits sur lui, même 
celui de le tuer; personne ne peut m'empêcher de le 
châtier. 

— Je ne vous empêche pas de le châtier, master 



253 LES BOIS-BRULËS 



Josuah, répondis-je froidement ; je suis prêt, au con- 
traire, à vous prêter main forte, s'il est coupable. 

— Vous demandez s'il est coupable? s'écria-t-il en 
frappant du pied avec colère ; lui qui a fait révolter mes 
nègres et s'est mis à leur tête ! lui qui a voulu me tuer 
et qui l'aurait fait, si vous n'étiez pas arrivé ! 

— Vous êtes certain que cet homme est bien réelle- 
ment le chef de la révolte, master Josuah? 

— Certes, je l'affirme, master marshail, et je l'affir- 
merais, s'il le fallait, devant tous les magistrats de 
l'État. 

— Très-bien, master Josuah ; messieurs, vous êtes té- 
moins; maintenant, messieurs, à cheval, hâtons-nous; il 
faut que cet homme soit avant une heure renfermé 
dans la prison du comté, 

— Hein! qu'est-ce que vous dites? s'écria master Jo- 
suah, en frémissant de colère, est-ceque vous préten- 
driez m'enlever mon esclave? 

— Je ne vous enlève pas votre esclave, je le conduis 
simplement à la prison du comté. 

— De quel droit voulez-vous l'enlever ? 

— Du droit que me donne la loi. 

— La loi? la loi, n'a rien à voir dans tout ceci ; mon 
esclave est à moi, personne ne peut l'enlever de dessus 
ma plantation. 

— Vous vous trompez, master Josuah; répondis-je 
posément, votre esclave est à vous, c'est votre bien, 
votre propriété, je le reconnais; je n'ai nullement 
l'intention de vous l'enlever. 



LE CAPITAINE KILD 259 



— Eh bien! alors? s'écria-t-il en frappant du pied 
avec colère. 

— Le code noir qui régit l'esclavage, vous accorde 
le droit de justice sur vos esclaves, pour tout ce qui 
regarde les cas de discipline intérieure ou privée; mais 
lorsqu'il s'agit comme dans la question présente de 
révolte et rébellion à main armée, le code noir dit tex- 
tuellement ceci : tout esclave qui sera reconnu cou- 
pable du crime de révolte ou rébellion à main armée 
contre son maître et légitime possesseur sera immé- 
diatement livré aux autorités compétentes du comté, 
pour en être fait bonne et prompte justice ; à l'effet 
de servir d'exemple aux autres esclaves qui laisseraient 
voir l'intention de commettre d'autres désordres; le 
maître du dit esclave sera indemnisé, s'il y a lieu de le 
faire ; -voilà, master Josuah, en vertu de quelle loi je 
procède ; veuillez donc, je vous prie, me livrer passage, 
afin que je puisse enmener mon prisonnier. 

— Vous ne partirez pas, Dieu me damne ! s'écria-t-il 
en proie à une rage furieuse; ce rascal ne sortira pas 
de mes domaines l 

— Prenez garde, master Josuah! vos paroles ont 
sonné mal à mon oreille ; voudriez-vous faire de la ré- 
bellion, vous aussi? Emmenez le prisonnier, dis-je à 
mes agents. 

Ceux-ci obéirent aussitôt ; le prisonnier fut garrotté 
avec un grand luxe de précautions apparentes et placé v 
sur un cheval, derrière un agent» 

Master Josuah écumait de rage ; il était littéralement 



260 LES BOIS-BRULES 



vert; il grinçait des dents, prononçait des paroles sans 
suite, mais, en somme, la force était pour moi ; il ne fit 
aucune opposition aux ordres que j'avais donné* 

— En route ! criai-je à mes gens. 

— Nous verrons, me dit.master Josuah, d'une voix 
frémissante ; moi aussi, je vais à Saint-Louis. 

— A votre aise, répondis-je. 
Et je partis. 

Un peu avant que d'entrer en ville , master Josuah 
me dépassa ; il galopait ce mme un furieux. 

— A bientôt! me cria-t-il d'un air de menace, en pas- 
sant près de moi. 

Je haussai les épaules sans répondre, et continuai 
paisiblement mon chemin. 

Vous comprenez bien que je ne m'étais pas risqué à 
tenter une telle expédition sans prendre mes précau- 
tions à l'avance ; j'avais consulté le gouverneur et le 
chief justice à qui j'avais raconté l'affaire dans tous ses 
détails, en leur disant qui m'avait fourni tous ces ren- 
seignements; ces honorables gentlemen étaient indi- 
gnés ; Josuah Lewis est bien connu ici depuis long- 
temps; on sait ce dont il est capable; le gouverneur et 
le chief-justice n'avaient donc aucun doute sur la cul- 
pabilité et l'odieuse machination, dont le malheureux 
enfant avait été victime ; cependant ils hésitaient, votre 
absence et le manque d'ordres leur donnaient fort à pen- 
* ser; ce que je voulais faire était, il faut en convenir, 
fort irrégulier; puisque je n'avais aucune preuve à l'ap- 
pui de l'accusation que je portais contre un person- 



LE CAPITAINE KILD 261 



nage très-riche et très-influent, si mauvaise que fût 
d'ailleurs sa réputation. 

Mais je levai tous les doutes 5 et fis cesser toutes les 
hésitations de ces honorables gentlemen, en leur af- 
firmant que vous arriveriez ici sous deux jours, muni de 
toutes les pièces nécessaires; qu'il y avait urgence à 
agir immédiatement ; et que finalement j'assumais sur 
moi la responsabilité de tout ce qui serait fait. 

Le gouverneur et le chief-justice se rendirent alors, 
et ils me donnèrent carte blanche* 

Lorsque master Josuah Lewis se présenta au gou- 
verneur, celui-ci le reçut fort mal et le renvoya au 
chief-justice, qui le reçut plus mal encore; et lui con- 
seilla dans son propre intérêt de se taire, et surtout de 
ne rien tenter, parce que cela pourrait tourner fort mal 
pour lui ; que j'avais fait mon devoir, et que je n'avais 
pas agi sans avoir en taains toutes les preuves irrécu- 
sables du crime qui avait été commis; que jusqu'à ce 
moment on ne l'accusait point, qu'on le supposait la 
dupe de misérables qui auraient abusé de sa loyauté; 
mais que dans la situation où il se trouvait, il était 
de la plus haute importance pour lui de ne pas at- 
tirer trop fortement les regards de la justice sur cette 
affaire, 

Master Josuah Lewis était loin d'avoir la conscience 
aussi nette qu'il voulait le faire croire; il comprit à demi- 
mot, baissa la tête, et, sans insister davantage, il prit 
congé et retourna en maugréant à sa plantation; il avait 
senti que la justice était plus instruite qu'il ne le sup- 

15. 



262 LES BOIS-BRULES 



posait; et qu'il était important pour lui d'agir avec la 
plus extrême prudence. 
Que pensez-vous de tout cela, messieurs? 

— Nous pensons, monsieur, que vous avez agi en 
homme de cœur et d'intelligence; nous vous remer- 
cions sincèrement de votre généreuse initiative. 

— Je ne sais comment il me sera possible de m'ac- 
quitter jamais envers vous, monsieur, dit don Gregorio 
avec effusion . 

— Ne parlons pas de cela, monsieur ; j'ai fait mon 
devoir. 

■ 

— Et ce malheureux enfant, où est-il ? 

— Rassurez-vous, il est en prison, mais traité avec 
tous les égards auxquels il a droit ; avant une heure il 
vous sera rendu, 

— Pauvre enfant I soupira don Gregorio. 

— Maintenant, messieurs, il faut, s'il vous plaît, que 
vous preniez la peine de m'accompagner chez le gou? 
verneur et chez le chief-justice, afin de remplir les der? 
nières formalités nécessaires à la mise en liberté de 

• notre intéressant prisonnier. 

— Nous sommes prêts à faire tout ce que vous dési- 
rerez, monsieur. 

— Me permettez-vous de vous donner un conseil* 
messieurs ? 

— Parlez, monsieur, 

— Eh bien, croyez-moi, lorsque le jeune homme vous 
sera rendu, n'intentez aucune action; le pays est depuis 
quelque temps dans un état de fermentation exlraordi- 



LE CAPITAINE KILD 263 



nairejnous sommes peut-être à la veille de grands et 
terribles événements; vous êtes étrangers, ^oyez pru- 
dents. 

— C'est notre intention, monsieur. 

— Il est bien entendu, dit en riant le marshall, que si 
vous êtes attaqués, vous avez Je droit dp ypus défendre. 
— r Que voulez vous dire, monsieur ? 

— Mon Dieu! tout simplement qu'il faut s'attendre à 
tout de la part d'un misérable de l'espèce de Josuah 
Lewis, et qu'il est parfaitement capable de you3 tendre 
quelque piège* 

— Nous nous tiendrons sur nos gardes, monsieur. 

— Et vous aurez raison: dans tous les cas, vous voilà 
prévenus, agissez en conséquence. 

On se leva et on sortit 

Le gouverneur et le chief-justice reçurent fort bien 
les deux étrangers, ils se félicitèrent d'avoir autorisé le 
marshall à agir à sa guise, toutes les formalités furent 
remplies, et après force compliments, on se sépara. 

Le marshall conduisit alors le consul et don Gregorio 
à la prison, et après avoir fait lever Fécrou, il ordonna 
au directeur de faire amener le prisonnier. 

L'entrevue de don Gregorio et de don Luis fut on ne 
plus attendrissante, ils se jetèrent en pleurant dans les 
bras l'un de l'autre et demeurèrent longtemps em- 
brassés. 

Don Gregorio était radieux; un des deux enfants de 
son ami était sauvé ; la moitié de sa tâche était accomplie. 

Don Gregorio avait eu la précaution de faire apporter 



264 LES BOÏS-BRULÈS 



des vêtements convenables au rang que le jeune homme 
occupait dans la société; sur l'invitation de son ami, don 
Luis s'en revêtit aussitôt. 

Tous les assistants furent émerveillés du changement 
que ces vêtements opérèrent en lui ; il semblait trans- 
formé, c'était un tout autre homme. 

Quant au jeune homme, la joie le rendait fou; il riait 
et pleurait à la fois; il n'osait encore croire à sa déli- 
vrance, et adressait à ses sauveurs les questions les 
plus singulières et parfois les plus étranges. 

C'est que la transition avait été brusque, presque 
brutale. 

Lui, un instant auparavant esclave, c'est-à-dire une 
espèce de bête dénomme que Ton pouvait battre et 
torturer à sa guise ; qui n'était même pas considéré 
comme un homme, n'ayant ni le droit de penser, ni 
celui d'agir : il devait se courber humblement sous le 
courbache du majordome, et tendre le dos aux verges, 
sans avoir le droit de pousser une plainte, ni d'adresser 
une prière à ses bourreaux; condamné par le fait même 
de cet esclavage hideux, à être pour jamais rayé du 
livre de vie, et à végéter comme une brute au milieru d'ê- 
tres atrophiés par cette misérable existence ; puis tout 
à coup, en quelques secondes à peine, les liens qui le 
garrottaient et lui entraient dans la chair étaient tombés, 
les hideuses guenilles qui le recouvraient à peine 
avaient disparu ; il se retrouvait tel qu'il avait été jadis ; 
il avait d'un seul coup reconquis tous ses droits; il était 

enfin un homme comme les autres; il pouvait penser, 



LE CAPITAINE KILD 265 



parler, rire ou pleurer, sans avoir à redouter une dé- 
gradante insulte; il était libre! 

Ce mot, c'était pour lui la vie, le bonheur; il le répé- 
tait avec des cris et des sanglots dont ses amis étaient 
effrayés; fort contre l'infortune et la souffrance, il avait 
désespérément lutté sans se décourager jamais, pour 
reconquérir cette liberté qu'il possédait par un miracle 
providentiel et inespéré ; maintenant il succombait 
sous le poids de son bonheur, et ne se sentait pas assez 
fort pour le supporter. 

— Oh! s'écria-t-il tout à coup, ces murs m'étreignent 
de trop près, ils m'enlèvent la respiration; mes pou- 
mons manquent d'air sous ces voûtes funèbres; sortons, 
mes amis, sortons, que je voie le soleil ; que mes pou- 
mons se gonflent enfin du souffle de la liberté. 

Et il s'élança au dehors. 

Ses amis le suivirent attendris et souriants. 



266 LES BOIS-BRULÉS 



Xï 



COMMENT DON LUIS IMPROVISA UN PROLOGUE A L'OPERA 

DE : I PUR1TANI 



Don Gregorio Peralta avait hâte de quitter Saint- 
Louis, et si cela n'eût dépendu que de lui, il serait parti 
le soir même pour retourner à la Nouvelle-Orléans, 

Malheureusement cela était impossible, et il n'y fal- 
lait pas songer; quoique au point de vue commercial il 
régnât une grande activité sur le fleuve et que les rela- 
tions entre Saint-Louis et la Nouvelle-Orléans fassent 
journalières, au point de vue des voyageurs et des tou- 
ristes il n'en était pas de môme ; à moins de s'embar- 
quer sur les immenses chalands chargés de marchandi- 
ses qui descendaient le Missouri, et de se résigner à tous 
les ennuis, tous les embarras et toutes les lenteurs de 
cette navigation, il fallait prendre son parti d'un séjour 
d'une huitaine de jours dans Ja ville, et attendre le départ 
dusteamboat qui, le lundi de chaque semaine, se ren- 
dait à la Nouvelle-Orléans chargé de passagers* 



LE CAPITAINE KILD 267 



Don Gregorio Peralta était arrivé un mardi à Saint- 
Louis, c'était donc une semaine tout entière qu'il lui 
fallait séjourner dans la ville ; le chasseur s'y résigna 
d'autant plus facilement qu^il savait que don Luis n'a- 
vait rien à redouter officiellement de son ancien maître; 
que sa position était nette, et qu'en cas de besoin, il 
trouverait un appui efficace auprès des autorités du 
pays, très-décidées à s'opposer à tout guet-apens et à 
toute violence de la part de master Josuah Lewis. 

D'ailleurs le planteur semblait résigné à la perte de 
son soi-disant esclave; l'affaire avait fait beaucoup de 
bruit ; il avait été généralement blâmé ; et, depuis Tin? 
succès de ses démarches auprès du gouverneur et du 
chief- justice, il était retourné à son habitation et ne 
donnait plus signe de vie. ■ . 

Don Gregorio.Peralta avait de trop grandes obliga- 
tions au marshall , celui-ci s'était conduit dans toute 
l'affaire de la délivrance de don Luis de Prébois-Crancé 
avec trop de courtoisie et de dévouement, pour qu'il 
n'eût pas en lui la plus entière confiance, et hésitât à lui 
révéler dans leurs plus intimes détails les motifs de 
son voyage aux États-Unis, et ce qui lui était arrivé à la 
Nouvelle-Orléans. 

Un jour qu'après déjeuner ils causaient, les coudes 
sur la table, en dégustant un délicieux café et fumant 
d'excellents havanes, la conversation se fit peu à peu 
plus intime, et bientôt prit une tournure très-intéres- 
sante. 

— Ainsi, monsieur, lui dit le marshall, vous con- 



268 LES BOIS-BRULÉS 



naissez ce fameux coureur des bois que les Peaux- 
Rouges et les chasseurs ont surnommé le Chercheur- 
de-Pistes? 

— Certes, je le connais beaucoup ; nous sommes in- 
timement liés depuis près de vingt-cinq ans; je vous ai 
dit que le père de don Luis était son frère de lait... 

— Oui, interrompit le marsball, vous m'avez raconté 
cette histoire intéressante- Il faut avouer que ce Valen- 
tin Guillois est un homme bien étrange ! lui et son ami 
l'Indien Curumilla jouissent d'une réputation immense 
dans toutes les prairies, où ils sont adorés et respectés 
de tous les chasseurs ou trappeurs blancs et des Peaux- 
Rouges, 

— Est-ce que vous les connaissez ? 

— Qui ne connaît pas Valentin Guillois et Curumilla! 
s'écria le marsball, ils possèdent une fortune colossale; 
le plus riche banquier de Saint-Louis a chez lui en 
compte courant plus de deux millions de dollars qui 
leur appartiennent, et il n'est pas le seul chez qui ils 
ont déposé des fonds; j'ai vu plusieurs fois ces deux 
hommes remarquables, j'ai même l'honneur d'être leur 
ami; ils nous ont été d'un grand secours lors de cer- 
tains démêlés que nous avons eus avec les Peaux- 
Rouges ; démêlés dont nous n'aurions su comment sor- 
tir si, grâce à son influence sur les Indiens, Valentin 
Guillois n'avait réussi à détruire les obstacles qui 
s'opposaient à une entente amiable. 

— Je suis bien heureux d'apprendre ce que vous me 
dites, monsieur. 



LE CAPITAINE KILB 269 



— Oh 1 ces deux hommes sont fort aimés à Saint- 
Louis ; lorsque l'on saura que le charmant jeune 
homme que nous avons réussi à délivrer, est presque 
leur fils adoptif, il trouvera de nombreux défenseurs 
dans la population, et master Josuah Lewis fera bien 
de se tenjr tranquille. 

— Soyez certain que mon premier soin, aussitôt que 
je verrai mon ami Valentin, sera de lui faire pajt des 
bons sentiments dont on est ici animé envers lui. 

. — Comptez-vous donc revoir bientôt Valentin Guil- 
lois, cher monsieur? 

— Mais oui, fit don Gregorio en souriant, aussitôt que 
j'aurai terminé certaines affaires à la Nouvelle-Orléans, 
ce qui ne sera pas long, je me hâterai d'aller le rejoindre. 

— Vous savez donc où le trouver ? 

— Parfaitement, nous avons pris rendez-vous en- 
semble. 

— Y aurait-il indiscrétion à vous demander à quel 
endroit se trouve ce rendez-vous ? 

— Pas le moins du monde, car je suis convaincu que 
l'intérêt que vous voulez bien me porter vous engage 
seul à m 'adresser cette question. 

— Vous m'avez bien compris, monsieur. 

— Nous devons nous rencontrer dans les montagnes 
Rocheuses, entre la rivière du Vent et la rivière Rouge, 
dans un endroit nommé le Voladero de l'Ours gris. . 

— Hum ! fit le marshall en riant, voilà bien un ren- 
dez-vous à l'indienne ; est-ce que vous connaissez l'en- 
droit? 



270 LES BOIS-BRULÊS 



— Moi ! comment le connaîtrais-je ? je ne suis jamais 
allé dans les prairies. 

— Ah ! diable ! ce n'est pas facile alors, car vous ne 
trouverez ni chemins de fer, ni steamboats, ni diligences 
pour vous conduire. 

— C'est probable, fit don Gregorio en souriant. Je 
compte recruter un certain nombre de coureurs des 
bois, qui me renseigneront et m'indiqueront ce Vola- 
dero de TOurs gris, ils doivent le connaître, eux? 

— Quelques-uns d'entre eux, tout au moins, quoique 
les montagnes Rocheuses soient encore très-peu fré- 
quentées et par conséquent presque inconnues ; com- 
bien comptez-vous enrôler de coureurs des bois ? 

— Une centaine. 

— Tant que cela ? cela vous coûtera un argent fou. 

— Que voulez-vous, j'en passerai par la; vous savez 
quelle est l'expédition entreprise par Valentin Guillois, 
elle est très-difficile et surtout très-périlleuse; je ne l'ai 
pas vu depuis longtemps, j'ignore donc complètement 
dans quelle situation il se trouve. Peut-être est-il ar- 
rêté faute de forces suffisantes; eh bien, ces forces, je 
les lui amènerai. 

— Vous avez raison, cher senor; votre pensée est ex- 
cellente; ainsi vous allez recruter une troupe de cou- 
reur des bois? 

— Oui, aussitôt arrivé à la Nouvelle -Orléans, ce sera 
mon premier soin. 

— Pourquoi à la Nouvelle -Orléans? 

— Dame ! il me semble que dans une grande ville 



LE CAPITAINE K1LD 271 

■ ■ .-■.— — — .■-- — ■■ ■ — — M ,1 , l .... . I— — .,, ■ ^^- 

comme celle-là, je trouverai plus facilement et surtout 
pluspromptement mon affaire, que dans une ville moins 
grande et moins commerçante. 

— Comme Saint-Louis, par exemple? 

— Comme Saint-Louis, si vous voulez? 

— Eh bien, cher monsieur, vous êtes dans l'erreur la 
plus complète et la plus dangereuse. 

— Moi, monsieur? 

— Oui, cher monsieur, veuillez m'écouter. 

— Je ne demande pas mieux. 

— Savez- vous ce que vous trouverez à la Nouvelle- 
Orléans ? 

— Mais les hommes que je cherche, probablement. 

— Nullement. Vous trouverez des gens de sac et de 
corde, des bandits de la pire espèce; oh I cela à foison; 
il n'en manque pas, au contraire, il n'y en a que trop \ 
™ais pas un seul coureur des bois ni un seul chasseur. 

— Pourquoi donc? 

— Oh! pour une raison bien simple, c'est qu'il n'y en a 
pas; les coureurs des bois ne se hasardent jamais dans 
l'intérieur du pays civilisé, à moins d'urgence extrême, 
ils ne fréquentent que les villes frontières, où ils ne 
viennent que pour trafiquer, c'est-à-dire vendre leurs 
pelleteries et acheter les provisions dont ils ont besoin. 

— Vous devez avoir raison, en effet, 

— J'ai raison, certainement. l 

— Ainsi vous pensez, monsieur, que je puis enrôler 
ici tous les coureurs des bois dont j'ai besoin? 

— J'en suis sûr ; il vous faudra quelque temps, par 



272 LES BOIS-BRULÉS 



exemple; cent hommes comme ceux qu'il vous faut, 
c'est-à-dire, honnêtes, fidèles et résolus, ne sont pas 
faciles à trouver; il vous faudra plusieurs jours, mais 
en leur disant que c'est pour aider Valentin Guillois dans 
une expédition, ils accepteront avec joie vos conditions. 

— Ainsi vous consentez à m'aider encore dans cette 

affaire ? 

— Certes, et de tout cœur; nous nous mettrons à 
l'œuvre quand il vous plaira, 

— Je suis à vos ordres, 

— Très-bien, mais d'abord convenons de nos faits 
afin d'éviter tout malentendu à venir; vous comptez 
retourner à la Nouvelle-Orléans? 

— Il le faut absolument. 

— Voici donc ce que nous allons faire : nous profite- 
rons des quelques jours que vous avez encore à passer 
ici, pour enrôler le plus d'hommes possible; vous con- 
naissez les conditions d'enrôlement? 

— Pas le moins du monde; je vous serai obligé de 
me les faire connaître. 

— Les voici : cent dollars par mois et deux cents 
dollars d'avance au cas où ils seraient enrôlés pour 
trois mois. Seulement, comme vous voulez des hommes 
choisis, je vous conseille de ne pas chicaner sur le prix 
et même, si cela vous est possible, de leur donner un 
peu plus. 

— Qu'à cela ne tienne, cher monsieur, je leur donne- 
rai cent cinquante dollars par mois et trois cents dol- 
lars d'avance et, de plus, une prime de cent dollars à 



LE CAPITAINE KILD 273 



chacun, aussitôt l'expédition terminée; l'enrôlement 
sera fait pour trois mois; la solde et la prime seront 
acquises aux chasseurs, quand même l'expédition se 
terminerait avant les trois mois révolus. 

— Ces conditions sont superbes et, à ce prix, je vous 
réponds que je vous trouverai les hommes qu'il vous 
faut/ seulement je vous avertis que cela vous coûtera 
cher, réfléchissez-y, cela fait une somme nette de cin- 
quante-cinq mille dollars. 

— Peu importe la somme ; le principal pour moi est 
de réussir; don Luis, Valentin Guillois et moi nous 
sommes riches. 

— Parfait, c'est entendu ; il est inutile que vous re- 
veniez ici ; au fur et à mesure que les hommes seront 
enrôlés, je leur indiquerai un rendez-vous où vous les 
trouverez vous attendant. 

— Vous me comblez, réellement 

— Eh! non, j'essaye de vous être utile, voilà tout; et 
puis, je vous le répète, vous m'avez été très-chaude- 
ment recommandé, et je tiens à ce que vous soyez con- 
tent de moi. 

— Il est important que ce rendez-vous se trouve aux 
environs du lieu où nous devons nous rendre. 

— Ou du moins n'en soit pas trop éloigné, je ne vois 
qu'un seul point convenable. 

— Lequel? 

— C'est un comptoir de traite situé dans l'État de 
Minosota, où il vous sera facile de compléter votre 
troupe au cas où nous n'aurions pu le faire ici. 



274 LES BOIS-BRULÉS 



— Comment nommez-vous ce comptoir de traite? 

— Fort-Snelling ; c'est une petite ville à moitié in- 
dienne encore, où il se fait un grand commerce de 
pelleteries; elle est bâtie en plein territoire peau-rouge; 
à l'extrême limite de la région des hautes herbes; elle 
n'est éloignée que de cinquante lieues au plus des mon- 
tagnes Rocheuses et dans les environs de la rivière 
Rouge. 

— Bravo; l'endroit est parfaitement choisi; mais 
comment m'y rendrai-je, moi, de la Nouvelle-Orléans? 

— Oh! très-facilement, les communications ne lais- 
sent rien à désirer; les chemins de fer et les bateaux à 
vapeur vous conduiront à quelques lieues de Fort- 
Snelling; vous pourriez repasser par ici, mais cette 
route serait la plus longue et vous ferait perdre trop 
de temps; d'autant plus que vous êtes pressé. 

— Très-pressé; je vais donc vous donner un bon de 
soixante mille piastres sur mon banquier de la Nou- 
velle-Orléans, MM. Arthur Wiîson Rouquette et Blon- 
deau; bon que mon ami, le consul chilien endossera, et 
nous nous mettrons immédiatement à notre affaire de 
recrutement. 

— Parfait, c'est de l'or en barre; mais pourquoi 
soixante mille dollars, c'est beaucoup trop, il me 
semble. 

— .Non pas, chaque homme devant se munir d'un 
cheval; vous leur distribuerez une prime d'engagement 
de cinquante dollars à chacun, afin de les aider à cou* 
vrir leurs premiers frais. 



LE CAPITAINE KILD 275 



— Très-bien! On ne fait pas plus largement les 
choses; voilà comment les affaires les plus difficiles 
réussissent; voici plume, encre et papier, écrivez-moi 
le bon. 

Don Gregorio écrivit, puis il passa la plume au con- 
sul qui avait assisté, sans desserrer les dents, à cette 
conversation , et qui endossa le bon sans se , faire 
prier. 

— Là, voilà qui est fait, dit le marshali en serrant le 
bon dans son portefeuille, nous passerons chez un ban- 
quier et de là nous irons visiter les comptoirs ; c'est 
précisément la saison où , les chasseurs viennent s'ap- 
provisionner pou* les grandes chasses d'hiver ; nous 
sommes certains d'en enrôler aujourd'hui même. 

On se leva-. 

— N'oubliez pas, monsieur le consul, dit* le marshali, 
que ce soir à six heures précises nous dînons en- 
semble, nous allons ensuite au théâtre entendre l'opéra 
I PuritanL 

— C'est convenu, monsieur, je serai exact, répondit 
le consul. 

— Si vous voyez don Luis, n'oubliez pas, je vous 
prie, de lui rappeler mon invitation. 

— Je n'y manquerai pas. 

Nos trois personnages sortirent, se serrèrent la main, 
le consul tourna à droite, le marshali et don Gregorio 
prirent à gauche. 

— Que devient donc notre affranchi ? dit- en riant, 
tout en marchant, le marshali à don Gregorio ; il devait 



276 LES BOIS -BRÛLÉS 



déjeuner avec nous ce matin, et nous ne l'avons pas vu. 

— Il est sorti de très-bonne heure, pour aller je ne 
sais où ; lorsque je me suis levé, répondit le chacarero, 
mon domestique m'a remis un mot dans lequel, tout 
en m'annonçant qu'il était forcé de sortir, il m'invitait 
à ne pas m'inquiéter, et il me priait de l'excuser auprès 
de vous. 

— Qu'il y prenne garde ! répondit le marshall, il a 
affaire à un vilain drôle qui saisira toutes les occa- 
sions de lui jouer un mauvais tour. 

— Oh! quant à cela, je ne suis nullement inquiet; si 
jeune qu'il vous paraisse, don Luis a bec et ongles; 
son père qui l'adorait lui a donné une véritable éduca- 
tion de coureur des bois; il.est doué d'une vigueur peu 
commune, est d'une agilité surprenante, et d'une adresse 
aux armes et à tous les exercices du corps qui dépasse 
les limites du possible; je lui ai vu, à cheval et à pied, 
accomplir des choses extraordinaires; avec cela il aune 
bravoure de lion et un sang-froid qui ne se dément ja- 
mais. Si par hasard Josuah Lewis s'attaque à lui, il 
aura affaire à forte partie. 

— Tant mieux s'il en est ainsi; du reste je l'ai déjà 
vu à l'œuvre; et ma foi je ne vous cache pas que j'ai été 
émerveillé ; il a conduit cette révolte des noirs avec une 
adresseetun sang-froid remarquables; sans notre inter- 
vention, le planteur ne s'en serait pas tiré; ma foi je 
vous avoue que je ne serais pas fâché qu'il lui donnât 
une bonne leçon. 

— Je crains que telle soit son intention; il est ran- 



LE CAPITAINE KlLD 277 



cunier ; sans doute il voudra se venger avant que de 
quitter Saint-Louis. 

— Je comprends cela ; il y a de quoi garder rancune ; 
s'il trouve sa belle, il fera bien d'en profiter. Mais nous 
voici devant la porte du banquier, entrons. 

Ce banquier faisait aussi le commerce des pelleteries; 
il reçut fort bien les deux hommes, ne fit aucune diffi- 
culté de prendre le bon, et lorsqu'il sut ce que cher- 
chait don Gregorio, il se mit de fort bonne grâce à sa 
disposition. 

— J'ai précisément dans mes bureaux, dit-il, plu- 
sieurs chasseurs des prairies qui échangent des four- 
rures ; si vous voulez les voir, rien n'est plus facile ; 
peut-être vous entendrez-vous avec eux. 

Les deux hommes acceptèrent. 

Le banquier les conduisit dans ses bureaux; il y 
avait foule; le marshall reconnut une vingtaine de cou» 
reur des bois qui, par leur allure sauvage et leurs cos- 
tumes excentriques, tranchaient complètement sur les 
individus auxquels ils étaient mêlés accidentellement. 

— Est-ce que vous connaissez ces braves gens? de- 
manda le marshall au banquier. 

— Beaucoup; voilà plusieurs années que je fais des 
affairés avec eux, je vous réponds de leur honnêteté; 
vous pouvez les engager sans crainte ; s'ils y consentent 
toutefois; voulez- vous que je vous abouche avec l'un 
d'eux? 

— Je vous serai obligé de le faire, répondit don Gre- 
gorio. 

u. 10 



278 LES BOIS-BRULÉS 



— Hé ! Tom Trick ! cria le banquier, venez donc un peu 
par ici, mon camarade, on a des propositions à vous 
faire. 

— A vos ordres, master Greewil? répondit le chasseur 
en s'approchant. 

En quelques mots on le mit au fait. 

Le chasseur sembla réfléchir un instant, puis il Se 
retourna vers l'endroit où se tenaient les autres coureurs 
des bois, et élevant la voix en même temps qu'il leur 
faisait signe: 

— Ohé! les autres, venez-donc,cria-t-il, il y a du nou- 
veau. 

Les chasseurs se frayèrent un passage à travers la 
foule et s'approchèrent 

C'étaient tous des hommes dans la force de l'âge, aux 
traits énergiques et d'apparence vigoureuse, 

— De quoi s'agit-il ? demanda l'un d'eux après avoir 
salué profondément. 

— Voilà la chose : il paraît que Valentin Guillois, le 
Chercheur-de-Pistes, est en ce moment en expédition 
dans les montagnes Rocheuses, du côté du Voladero de 
FOurs gris, entre la rivière du Vent... 

— Et la rivière Rouge; je connais l'endroit, répondit 
l'autre. 

— Eh bien! notre ami est fort serré de près là-bas, il 
nous appelle à lui. 

— T'es sûr de cela, Tom Trick ? 

— Certain, Johnson, mon ami. 

— Alors faut y aller. 



LE CAPITAINE KILD 279 



— C'est ton avis? 

— C'est notre avis à tous ! s'écrièrent les chasseurs 
d'une seule voix. 

— Nous ne pouvons pas laisser dans l'embarras 
Phomme qui nous a rendu tant de services ! ponctua 
Johnson. 

—Eh bien, mescompagnons, voici Monsieur, continua 
TomTrick en désignant don Gregorio, qu'il a chargé de 
recruter et de lui amener cent hommes résolus, 

— Monsieur peut compter sur nous d'abord ; reprit 
Johnson, les autres se trouveront bientôt. 

— On engage pour trois mois, cent cinquante dollars 
par mois, cinquante dollars de prime d'engagement, 
trois cents dollars d'avance, et cent dollars de prime, 
l'expédition terminée. 

— Valentin fait bien les choses comme toujours ; ré- 
pondit Johnson, nous y serions allés pour rien ; nous 
sommes prêts à donner notre vie pour le Chercheur- 
de-Pistes ; mais puisqu'il nous offre un engagement, ce 
serait une insulte de'le refuser.Monsieur, nous sommes 
prêts à signer. 

L'affaire se fit séance tenante. 

— Monsieur, dit Tom Trick, ne vous donnez pas la 
peine de courir les comptoirs, nous amènerons ici nos 
camarades; avant trois jours, vous aurez vos cent 
hommes, tous gaillards résolus et connaissant le désert 
sur le bout du doigt. 

—Vous savez mes conditions? répondit don Gregorio, 
je tiens surtout à n'avoir dans ma troupe que des gens 



280 LES BOIS-BRULES 



honnêtes et loyaux, comme vous l'êtes vous-mêmes. 

— Soyez tranquille, monsieur, nous en ferons notre 
affaire, tous ceux que nous engagerons seront bien 
connus de Valentin, et il n'accepte pour amis que des 
honnêtes gens. 

— Eh bien, c'est convenu, mes braves; je vous donne 
carte blanche; vous Tom Trick et Van Johnson, vous 
me viendrez voir à mon hôtel, pour me tenir au courant 
de ce que vous aurez fait ; là je vous ferai connaître le 
point où nous devrons nous réunir pour entrer en cam- 
pagne. 

— Autrement dit, nous mettre sur le sentier de la 
guerre, fit Tom Trick en riant; et où se trouve-t-il, sans 
vous commander, votre hôtel, mon maître? 

— Hôtel Wasingthon, vous demanderez don Gregorio 
Peralta. 

— C'est entendu, senor; à vous revoir, vous aurez 
bientôt de nos bonnes nouvelles. 

Le marshall et don Diego prirent congé de M. Greewil 
et se retirèrent fort satisfaits de leur visite* 

En effet, ils n'avaient pas à se plaindre; d'un seul 
coup don Gregorio avait engagé trente-quatre* hommes 
sur lesquels il savait pouvoir compter ; c'est-à-dire le 
tiers de sa troupe ; dans de telles proportions, l'enrôle- 
ment complet serait terminé en trois jours à peine, c'é- 
tait un magnifique résultat. 

A quelques pas de la demeure du banquier les deux 
hommes se séparèrent, en se donnant rendez-vous pour 
le soir à six heures précises. 



LE CAPITAINE KILD 281 



Le marshall alla à ses affaires, don Gregorio rentra à 
son hôtel. 

Il s'informa si don Luis était rentré. 

Personne ne l'avait vu. 
: Don Gregorio, assez inquiet de cette longue absence, 
se retira dans son appartement; pendant toute la jour- 
née il écrivit ou prit des notes. 

Un peu avant six heures, au moment où don Gregorio 
se préparait à se rendre chez le marshall, don Luis entra 
dans la chambre où il se tenait. 

Le jeune homme était en grande toilette, frais, reposé 
comme s'il fût demeuré pendant toute la journée chez 
lui. 

— Ah ! fit gaiement don Gregorio, vous voilà donc 
enfin, déserteur? 

— A vos ordres, monsieur; répondit le jeûne honjme 
en s'inclinant. 

v ■ — Où donc avez-vous passé toute votre journée, que 
personne ne vous a vu? 

. —J'ai couru, monsieur; il y a si peu de temps que je 
suis libre que, vous le comprenez, j'ai besoin d'air et de 
mouvement; il m'est impossible de demeurer en place. 

— Je comprends cela; mais enfin vous aviez un but? 

— Peut-être, fit-il avec un sourire d'une expression 
singulière ; je suis allé visiter les environs; il sont très- 
pittoresques; je me suis trouvé sans y songer entraîné 
plus loin que je n'aurais voulu; de là le retard que je 
regrette et dont je vous prie, monsieur, de vouloir bien 
agréer toutes mes excuses, - 

16, 



282 LES BOIS-BEULÉS 



■^- Vous n'avez pas d'excuses à me faire, mon cher 
enfant ; mais vous auriez dû vous souvenir qu'il y a cer- 
taines convenances, des devoirs de société que l'on doit 
remplir. 

— , C'est vrai, monsieur, répondit-il en souriant, mais 
il y a si peu de temps encore que j'étais esclave, que 
je ne suis peut-être pas aussi coifyable que vous le sup- 
posez; du reste me voici prêt à vous accompagner chez 
le marshall. 

— J'attends encore notre ami le consul. 

— Me voici, répondit celui-ci en ouvrant la porte, 
nous partirons quand vous voudrez, cher don Gregorio. 

— Je suis prêt. 

— En route alors ; eh bien! et vos enrôlements? cela 
marche -t-il? 

— Parfaitement; beaucoup mieux que je ne l'espé- 
rais; j'ai déjà plus du tiers de mon effectif. 

— Bravo! alors vous pourrez bientôt vous mettre en 
route. 

— Que n'est-ce demain ! avec quel bonheur je me 
jetterai dans les bras de mon père adoptif! s'écria le 
jeune homme avec émotion; ce fidèle ami de mon maU 
heureux père ; oh ! que je voudrais être déjà près de 
lui ! 

— Patience, mon enfant, bientôt vous le verrez. 

— Et ce sera à vous que je devrai cette immense joie, 
oh! cher don G-regorio, jamais je ne pourrai vous faire 
comprendre combien je vous aime! 

On entra chez le marshall, 



LE CAPITAINE KILD 283 



— A la bonne heure, s'écria gaiement celui-ci en 
apercevant le jeune homme; voilà notre coureur re- 
trouvé. 

— Oui, monsieur, répondit don Luis avec un char- 
mant sourire ; et bien désolé d'avoir manqué votre bien- 
veillante invitation de ce matin. 

— Allons, n'en parlons plus, puisque vous venez ce 
soir; à table, à table 1 

Le dîner commença. 

— Vous savez, don Luis, dit le marshall au bout d'un 
instant, que nous allons au théâtre* 

— Oui, monsieur, vous m'avez fait l ? honneur de me 
le dire. 

— C'est peut-être un peu pour cela que vous êtes 
venu, hein? fît-il en riant. 

— Oh! monsieur, pouvez-vous le supposer! J'aime 
beaucoup le théâtre dont je suis privé depuis longtemps, 
mais cependant... 

— Bien, bien, interrompit-il, ne vous disculpez pas, 
c'est inutile. 

— On donne, je crois IPuritani? C'est un magnifique 
ouvrage que je reverrai avec le plus grand plaisir. La 
troupe est-elle bonne? 

— Je ne saurais vous le dire ; c'est une troupe ita- 
lienne de passage, comme toutes celles que nous avons 
ici; on parle beaucoup de la première chanteuse, 
voilà tout ce que je puis dire ; du reste, nous l'enten- 
drons. |f 

— Et la salle , comment est-elle ? 






284 LES BOIS-BRULES / 



-j- 



— Assez bien, pour une salle de province qui; la plu- 
part du temps, est fermée. 

— A-t-elle un foyer ? 

— Comment, si elle a un foyer? je le crois bien; il est 
magnifique, c'est ce qu'il y a de mieux au théâtre. 

— Alors j'espère que vous me le montrerez? 

— Avec le plus grand plaisir. 

— Sommes-nous bien placés ? 

— Nous avons une loge à côté de celle du gouverneur, 
et parfaitement en vue'. 

Don Luis sourit. 

— Allons, dit-il, je vois que, gr$ce à vous, cher mon- 
sieur, nous passerons une charmante soirée. 

Lorsque le dîner fut terminé, les quatre convives se 
levèrent, et ils se rendirent au théâtre en causant et en 
fumant leur cigare. 

Lorsqu'ils entrèrent dans leur loge, le rideau n'était 
pas encore levé, la salle était comble. 

Le peuple américain est le peuple enthousiaste par 
excellence; il se passionne facilement pour tout ce qui 

lui semble sortir de l'ordinaire. 

L'affaire de don Luis avait fait un bruit énorme dans 
la ville; Josuah Lewis avait été généralement désap- 
prouvé et fort maltraité dans tous les lieux publics. 

Lorsque don Luis parut dans sa loge, la salle tout 
entière se leva, et les bravos éclatèrent de toutes parts 
avec un ensemble admirable, qui prouvait la vive sym- 
pathie que la population ressentait pour le jeune 
homme, r * -> * -> 



LE CAPITAINE KILD 285 



Don Luis rougît, il se pencha sur le devant de la loge 
et salua gracieusement. 

Les bravos et les hourrahs redoublèrent avec une 
énergie à faire crouler la salle. 

Au même instant un coup de sifflet retentit en mémo 
temps qu'une voix s'écriait avec fureur : 

— À la porte le mulâtre ! dehors l'esclave ! 

Tout le monde se tourna du côté d'où partaient ces 
cris. 

On aperçut alors Josuah Lewis, seul dans une loge, 
hurlant comme un démon et menaçant du poing son an- 
cienne victime. 

— A la porte le bandit! à la porte le pirate ! le man- 
geur de chair humaine S chassez-le I Lynchez-le, lynch ! 
lynch ! 

Ces menaces se succédaient avec une rapidité ex* 
trême ; on montait sur les banquettes ; on essayait 
d'escalader la loge où le planteur continuait à crier et à 
se démener; quelques spectateurs s'étaient même élan* 
ces dans les corridors, et se bousculaient en courant 
vers la loge- 
Don Luis, toujours calme et souriant, attendait que 
Tordre se rétablît. 

Mais loin de là, le tumulte prenait des proportions 
immenses, le public, rendu furieux par l'attitude pro- 
vocante du planteur, semblait disposé à se porter aux 
dernières extrémités contre lui. 

Don Luis se pencha légèrement vers le marshaliet lui 
dit quelques mots à voix basse. 



286 LES BOIS-BRULES 



Le marshall sourit en faisant un signe d'acquiesce- 
ment, il se leva et, se plaçant à côté du jeune homme : 

— Citoyens américains, cria-t-il d'une voix de sten- 
tor qui domina le tumulte, libres habitants de la cité 
de San Luis du Missouri ; monsieur le comte don Luis 
de Prébois-Crancé vous remercie du fond du cœur 
des preuves éclatantes de sympathie que vous lui 
donnez ; il désire vous exprimer lui-même sa gratitude, 
écoutez-le ! 

Les Américains, si farouches républicains qu'ils 
soient, adorent les titres de noblesse; les comtes, les 
marquis, les barons et les lords sont toujours accueillis 
par eux avec le plus grand respect; d'où cela provient- 
il? C'est ce que nul ne saurait expliquer; cela est, voilà 
ce qui est constant. 

Le speach du marshall fut accueilli avec dé chaleu- 
reux applaudissements. 

Tout le monde criait à la fois t Écoutez le comte ; par- 
lez, comte, parlez I engageant le jeune homme à prendre 
la parole. 

Enfin, peu à peu, le calme succéda à la tempête et le 
silence se rétablit à peu près. 

Don Luis saisit ce moment pour saluer le public et 
prendre la parole. 

— Citoyens, dit-il, étranger dans ce pays, victime du 
plus odieux attentat, j'ai été sauvé par vous ; citoyens 
de cette noble et grande cité, la sympathie que vous me 
témoignez augmenterait la reconnaissance que j'éprouve 
pourvous, si cela m'était possible; yous m'avez tiré d'entre 



LE CAPITAINE KILD 287 



les griffes du tigre qui me torturait, vous m'avez rendu, 
avec la liberté, mon rang dans le monde et ma place 
dans la société, merci du fond du cœur, merci ! 

— Bravo I bravo ! vive don Luis ! 

— Silence 1 

— Ecoutez ! écoutez ! 

i— Mais ce n'est pas tout, ce n'est pas assez, nobles 
et généreux citoyens des États-Unis, il est un dernier 
service que je réclame de vous. 

— Parlez 1 parlez I 

— Je m'étais promis de ne pas me venger de mon 
bourreau; j'étais résolu à mépriser la bête féroce dont 
j'ai été la victime ; je ne voulais emporter qu'un sou- 
venir dans mon cœur, en quittant cette ville, celui de 
vos bienfaits. 

— Bravo ! 

— Vive don Luis 1 

— Écoutez ! 

— Silence f 

— Mais ce misérable, méconnaissant le verdict d'in- 
famie prononcé contre lui par l'opinion publique, ose 
relever brutalement sa tête ignoble ; non content des 
souffrances qu'il m'a infligées, il a l'audace de venir vous 
défier et vous insulter en face ; car c'est vous plutôt que 
moi qu'il insulte, par son insolente protestation contre 
votre arrêt; tant de cynisme mérite un châtiment exem- 
plaire. 

— Oui! oui t Lynchons-le 1 

— A mort I 



288 tES BOIS-BRtJLÉS 



— Silence t 

— Laissez parler? 

— Ce châtiment, si vous me le permettez, et cette 
grâce, je vous la demande au nom de la reconnaissance 
que je vous dois, je le lui infligerai séance tenante, de- 
vant vous. Le spectacle n'est pas commencé encore ; 
faites lever le rideau, qu'on nous place en face l'un de 
l'autre sur la scène, un pistolet à la main, nous tirerons 
ensemble à votre signal. Ce sera le véritable jugement 
de Dieu, car ce sera kii seul qui frappera le coupable. 

Un moment de stupeur succéda à cette étrange pé- 
roraison à laquelle on était si loin de s'attendre. 

Mais les Américains adorent l'excentrique ; presque 
aussitôt les bravos éclatèrent avec frénésie de toutes 
les parties de la salle, les femmes elles-mêmes s'en 
mêlèrent ; pendant quelques instants, ce fut un tumulte 
et un vacarme indescriptibles, puis tout à coup la toile 
se leva, et on aperçut plusieurs personnes qui ame- 
naient entre elles le planteur sur la scène. 

Le misérable était livide ; il roulait des yeux égarés 
et se faisait littéralement traîner, en criant d'une voix 
sourde : 

— Non, non, je ne veux pas ! je ne veux pas ! 
C'était tout ce qu'il pouvait dire. 

— Aussi lâche que cruel ! s'écria don Luis avec mé- 
pris. 

Et s'élançant de la loge, malgré les observations d3 
ses amis, il vint par un bond prodigieux tomber sur la 
scène, à deux pas de son ennemi atterré. 



LE CAPITAINE KILT) 289 



Celui-ci , comprenant alors que rien ne pourrait le sau- 
ver, s'il s'obstinait à refuser plus longtemps le combat, 
et qu'il serait écharpé et mis en lambeaux par la 
foule exaspérée, sembla reprendre courage- 

— Eh bien f soit, dit-il, lâchez-moi, je me battrai ! 
Mourir pour mourir, il préférait être tué d'un seul 

coup. 

Les deux adversaires furent placés chacun à une ex- 
trémité de la scène, l'un à droite, l'autre à gauche* 

On leur remit à chacun un pistolet chargé. 

C'était un spectacle étrange que celui que présentait 
cette salle remplie de spectateurs; avec ces dames en 
grandes toilettes, éblouissantes de diamants et de fleurs 
garnissant les loges ; le marshall, au milieu ie la scène 
prêt à donner le signal, et au fond, rangés en demi- 
cercle les acteurs revêtus de leurs pittoresques cos- 
tumes, et assistant, eux aussi, à ce spectacle terrible, 
auquel quelques moments auparavant nul ne s'atten- 
dait. 

Singulier prologue pour Topera si dramatique des 

Puritains. 

— Êtes-vous prêts? dit le marshall. 

— Oui ; répondit don Luis, en saluant. 

— Oui ; fit Josuah Lewis d'une voix sourde, mais en 
faisant bonne contenance, 

— Feu! cria le marshall. 

Les deux coups éclatèrent à la fois. 
Josuah fit un bond énorme, tourna sur lui-même et 
tomba la face sur les planches, sans pousser un cri. 

il. 17 



290 LES BOIS-BRTJLÉS 



Il était mort ; tué roide par la balle de don Luis qui, 
lui, n'avait pas été touché* 

— Justice est faite; dit le marshall, c'est vraiment le 
jugement de Dieu! 

La salle entière éclata en bravos frénétiques* 

Don Luis salua et disparut dans la coulisse; un ins- 
tant plus tard, il avait regagné sa loge. 

La toile fut baissée. 

Mais presque aussitôt l'orchestre joua l'ouverture, la 
toile se leva et l'opéra commença. 

Il fut écouté avec la même attention que si rien d'ex- 
traordinaire ne s'était passé- 

— Je comprends maintenant pourquoi vous m'aviez 
demandé si le foyer du théâtre était grand ; dit le mar- 
shall à l'oreille du jeune homme. 

— Dieu en a décidé autrement; répondit don Luis en 
souriant. 

Lorsque l'attention fut fixée sur les acteurs, don Luis 
et ses amis sortirent doucement. 

A trois jours de là, la troupe de don Gregorio était au 
complet. 

Le cbacarero, après avoir assigné à ses hommes 
rendez-vous pour quinze jours plus tard à Port-Snel- 
ling, les vit se mettre résolument eh route. 

Deux jours après leur départ, don Gregorio prit 
congé du marshall, envers lequel il avait contracté de 
si grandes obligations; et s'embarqua sur un steamboat 
qui devait le conduire à la Nouvelle-Orléans, en corn- 
pagnie du consul Chilien et de don Luis, 



LE CAPITAINE KILD 291 



■ 

Voilà à la suite de quels événements nous l'avons 
trouvé campé dans les montagnes Rocheuses, à la têle 
d'une si nombreuse troupe de chasseurs et se mettant 
sous la direction de Pawlet et de ses deux compa- 
gnons à la recherche du Voladero de l'Ours gris, où 
Valentin Guillois , en le quittant trois mois aupara- 
vant, lui avait donné rendez-vous. 



FIN DU CAPITAINE KILD 



TABLE 



I. — Oùdofia Rosario commence à espérer. ; ; ; ♦ ï 
IL — Où il est prouvé que pour voir, il faut regarder, et 

pour entendre, écouter 30 

III- — Gomment dona Rosario reçut la visite de don Oc- 

tavio de Vargas d'Albaceyte m 

IV. — Qui était réellement Benito Ramirez. 7n 

V. — Où Curumilla donne de ses nouvelles et dans lequel 
Valentin Guillois contracte une alliance avec les 

Pieds-Noirs 03 

VL — Les préparatifs d'une surprise in 

VIL — Les préparatifs d'une surprise (suite) 1*3 

VIII. — La prise du camp v~7> 

IX, — Comment Pawlet découvrit une piste et ce qu'il en, 

advint v f 

X. — Pourquoi don Gregorio se rendit à Saint-Louis du 

Missouri sr» 

XL — Comment don Luis improvisa un prologue à Topera 

J Puriiani 2C3 



flN DE LA TABLB 



F* Àureau, — Imprimerie de Lagny