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LES 

FRANCS-TIREURS 



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Conlommien. — Typographie de A. MOUSSU! . 



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LES 



FRANCS-TIREURS 



PAR 



GUSTAVE AIMARD 



SIXIEME EDITION. 







/: ; ' 



BIBtfpTHÈQUE S.J. 

IfS fontaine? 
60^^MftNTlLLY 



PARIS 
AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX. 



MDCCCLXVI 



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LES FRANCS TIREURS 



FRAY ANTONIO. 



Tons les coureurs des bois ont remarqué, à pro-r 
pos des immenses forêts vierges qui couvrent encore 
une étendue considérable du sol du Nouveau-Mon- 
de, que pour quiconque essaye à pénétrer dans une 
de ces mystérieuses retraites que la main de l'homme 
n'a pas encore déformées et qui conservent intact 
le sublime cachet que leur a imprimé la Divinité, 
les premiers pas offrent des difficultés presque in- 
surmontables qui vont bientôt en s' aplanissant de 
plus en plus, et après un peu de temps finissent 
par disparaître presque entièrement, comme si la 
nature avait voulu défendre d'une ceinture de ronces 
et d'épines l'ombre mystérieuse de ces bois cente- 
naires où s'accomplissent ses plus secrets arcanes. 

Maintes fois, pendant nos courses vagabondes en 
Amérique, nous avons été à même d'apprécier la 
justesse de l'observation que nous faisons en ce 
moment; cette singulière disposition des forêts, 



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2 LES FRANCS TIREURS. 

ceintes, pour ainsi dire, d'un rempart de plantes 
parasites enchevêtrées les unes dans les autres, et 
poussant dans toutes les directions leurs jets avec 
une force de sève incroyable , nous semblait un 
problème dont la solution devait offrir un certain 
intérêt à divers points de vue, et surtout à celui 
de la science. 

Il est évident pour nous que la circulation de l'air 
favorise le développement de la végétation. 

L'air qui circule librement autour d'une grande 
étendue de terrain couverte de grands arbres, 
poussé par les diverses brises qui agitent l'atmo- 
sphère, pénètre jusqu'à une certaine profondeur 
dans le massif d'arbres qu'il entoure, et consé- 
quemment donne aliment à toutes les broussailles 
parasites que Ja végétation lui présente. Mais ar- 
rivé à une certaine profondeur sous le couvert, l'air, 
moins souvent renouvelé, ne fournit plus d'acide 
carbonique à tous les germes qui couvrent le sol et 
qui alors, faute de cet aliment, dépérissent et finis- 
sent par mourir. 

Ceci est tellement vrai, que les accidents de ter- 
rain qui permettent à l'air dans certains lieux une 
circulation plus active, tels que le lit d'un torrent 
ou une gorge entre deux éminences dont l'entrée 
se présente ouverte aux vents régnants, favorisent 
le développement d'une végétation plus active que 
dans des espaces plats. 

11 est plus que probable que fray Antonio (1) ne 
faisait aucune des réflexions par lesquelles nous com- 



p.) Voir les Rôdeurs de frontières, 1 vol. in-12. Amyot v éditeur, 
:co de Ja Paix, 8, à Paris. 



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LES FRANCS TIREURS. 3 

mençons ce chapitre, tandis qu'il se glissait discrè- 
tement et silencieusement à travers les arbres, 
laissant l'homme qui l'avait secouru et probable- 
ment lui avait sauvé la vie se débattre comme il le 
pourrait avec la nuée de Peaux -Rouges qui l'assail- 
laient, et contre lesquels il aurait sans doute grand'- 
peine à se défendre. 

Fray Antonio n'était pas un lâche, loin de là : en 
plusieurs circonstances critiques il avait fait preuve 
d'une véritable bravoure ; mais c'était un homme 
auquel l'existence qu'il menait offrait d'énormes 
avantages et d'incalculables douceurs; la vie lui 
paraissait bonne, et il faisait tout ce qu'il pouvait 
pour la passer joyeuse et exempte de soucis ; aussi, 
par respect pour lui-même, était-il d'une prudence 
extrême, ne faisant face au danger que lorsqu'il le 
fallait absolument, mais alors, comme tous les hom- 
mes poussés à bout, il devenait terrible et réellement 
redoutable à ceux qui, d'une façon ou d'une autre, 
avaient provoqué chez lui cette explosion de colère. 

Au Mexique, et généralement dans toute l'Amé- 
rique espagnole, le clergé ne se recrutant que dans 
la classe pauvre de la population, n'est composé 
que d'hommes d'une ignorance crasse, et pour la 
plupart d'une moralité plus que douteuse. Les or- 
dres religieux, qui forment près d'un tiers de la 
population, vivant presque indépendants de toute 
sujétion et de tout contrôle, reçoivent dan? leur sein 
des gens de toutes sortes, pour lesquels l'habit reli- 
gieux qu'ils endossent est un manteau à l'abri du- 
quel ils se livrent en toute liberté à leurs vices, dont 
les plus mignons sont, sans contredit, la paresse, la 
luxure et l'ivrognerie. 



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h LES FRANCS TIREURS. 

Jouissant d'un grand crédit auprès de la popu- 
lation indienne civilisée, et fort respectés par elle, 
les moines abusent effrontément de cette auréole 
de sainteté qui les entoure pour rançonner à ou- 
trance ces pauvres gens sous les plus légers pré- 
textes. 

Du reste, le dévergondage et la démoralisation 
sont arrivés à un tel point dans ces malheureuses 
contrées vieilles et décrépites sans avoir été jeunes, 
que la conduite des moines, toute choquante qu'elle 
paraisse aux yeux d'un Européen, n'a rien que de 
fort ordinaire pour les gens qui les entourent et 
n'attire nullement l'attention sur eux. 

Loin de nous la pensée de donner à supposer que 
parmi le clergé mexicain, et même parmi les moi- 
nes si décriés, il ne se trouve pas des hommes di- 
gnes de l'habit qu'ils portent et convaincus de la 
sainteté de leur ministère; il y en a, beaucoup même, 
nous en avons connu ; malheureusement ils forment 
une minorité tellement infime, qu'ils doivent être 
considérés comme l'exception, 

Fray Antonio n'était sans doute ni meilleur ni 
plus mauvais que les autres moines dont il portait 
l'habit, mais malheureusement pour lui, depuis 
quelque temps la fatalité semblait s'être plu à s'a- 
charner sur lui et à le mêler, malgré sa ferme vo- 
lonté, à des événements, non-seulement en dehors 
de son caractère, mais encore de ses habitudes, et 
à l'entraîner dans une foule de tribulations plus 
désagréables les unes que les autres, qui commen- 
çaient à lui faire paraître bien ainère cette vie que 
jusque-là il avait trouvée si douce. 

L'atroce mystification dont John Davis avait 



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LES FRANCS TIREURS. 6 

rendu le pauvre moine victime, avait surtout ré- 
pandu une teinte de tristesse plus sombre sur son 
esprit jadis si gai; un morne découragement s'était 
emparé de lui, et ce n'était que d'un pas lourd et 
incertain qu'il fuyait à travers la forêt, bien que, 
excité par les bruits du combat qui arrivaient en- 
core à son oreille, il se hâtât de s'éloigner, de 
crainte, si les Peaux-Rouges étaient vainqueurs, de 
tomber entre leurs mains. 

La nuit surprit le pauvre fray Antonio quand il 
n'avait pas encore atteint la lisière de cette forêt, 
qui lui semblait interminable. 

Peu industrieux de sa nature et pas du tout 
habitué à la vie du désert, le moine se trouva 
fort embarrassé quand il vit le soleil disparaître & 
l'horizon , dans des flots de pourpre et d'or , et 
les ténèbres couvrir presque instantanément la 
terre. 

Sans armes, sans moyen de faire du feu, à demi 
mort de faim et d'inquiétude, le moine jeta autour 
de lui un long regard de désespoir et se laissa aller 
sur le sol en poussant un sourd gémissement. 

11 ne savait littéralement h quel saint se vouer. 

Cependant, au bout de quelques instants, l'in- 
stinct de la conservation personnelle prit le dessus 
sur le découragement, et le moine, dont les dents 
claquaient de terreur en entendant résonner dans 
les profondeurs de la forêt les rauquements lugu- 
bres des fauves, qui commençaient à s'éveiller et j\ 
saluaient à leur manière le retour désiré de l'ombre, ! 
se releva avec une énergie fébrile, et en proie à? 
cette surexcitation nerveuse que donne la crainte 
poussée à un certain degré, il résolut de profiter 



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6 LES FRANCS TIREURS. 

des lueurs fugitives qui perçaient le couvert pour 
s'assurer un abri pour la nuit. 

En face de lui s'élevait un majestueux chêne-aca- 
jou, dont les branches entrelacées et l'épais feuil- 
lage semblaient lui offrir une retraite sûre contre 
les attaques probables des hôtes sombres de la 
forêt. 

Certes, dans toute autre circonstance que dans 
celle où il se trouvait, la seule pensée d'escalader 
cet arbre immense aurait paru au moine le comble 
de la folie et de l'aberration mentale, à cause de sa 
puissante rotondité, d'abord, puis de sa maladresse, 
dont il avait l'intime conviction. 

Mais le moment était critique, à chaque instant 
la situation se faisait plus dangereuse, les hurle- 
ments se rapprochaient d'une façon inquiétante, il 
n'y avait pas à hésiter : fray Antonio n'hésita pas. 

Après avoir tourné deux ou trois fois autour de 
l'arbre, afin de chercher l'endroit qui lui offrirait 
le plus de facilité pour son ascension, il poussa un 
soupir, il embrassa le tronc énorme et raboteux des 
bras et des genoux, et commença péniblement sa 
tentative d'escalade. 

Mais ce n'était pas chose facile, surtout pour un 
moine pansu, que de se hisser sur ce chêne ; fray 
Antonio s'en aperçut bientôt à ses dépens, car 
chaque fois qu'après des efforts inouïs û parvenait 
à s'élever à quelques pouces du sol, soudain les 
forces lui manquaient, il dégringolait en bas et rou- 
lait sur la terre, les habits déchirés et les mains 
ensanglantées. 

Dix fois peut-être il avait déjà renouvelé ses ef- 
forts, avec cette persévérance que donne le déses- 



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LES FRANCS TIREURS. 



poir, sans les voir couronnés de succès ; la sueur 
ruisselait sur son visage, sa poitrine haletait, il était 
dans un état à faire pitié, même à son ennemi le 
plus acharné. 

— Jamais je ne parviendrai à monter là, murmu- 
rait-il avec tristesse, et si je reste ici, je suis un 
homme perdu, car avant une heure je serai infailli- 
blement dévoré par un tigre quelconque en quête 
de son souper. 

Cette dernière réflexion, d'une vérité incontes- 
table, rendit une nouvelle ardeur au moine qui ré- 
solut de faire une nouvelle et suprême tentative. 

Mais, cette fois, il voulut prendre toutes ses pré- 
cautions ; en conséquence, il se mit à ramasser le 
bois mort épars autour de lui et à l'empiler au pied 
de l'arbre, de façon à se former un marchepied as- 
sez élevé pour lui permettre d'atteindre, sans trop 
de peine, une branche assez basse sur laquelle, à la 
rigueur,* en ayant le soin de demeurer éveillé, il 
pouvait espérer de passer la nuit assez tranquille- 
ment et sans crainte d'être dévoré, alternative pour 
laquelle le digne moine n'avait pas la meindre vo- 
cation. 

Bientôt, grâce à la vivacité avec laquelle il avait 
procédé, fray Antonio vit un amas considérable de 
bois empilé au pied de l'arbre. 

Un sourire de satisfaction éclaira sa large face, 
et il respira en essuyant la sueur qui inondait son 
visage. 

— Cette fois, murmura-t-il en calculant d'un coup 
d'œil l'espace qu'il avait à parcourir, si je ne réussis 
pas je serai bien maladroit. 

Cependant les dernières lueurs du soir, si utiles 



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8 LES FRANCS TIREURS. 

au moine, avaient complètement disparu ; l'absence 
des étoiles, qui ne se montraient pas encore, lais- 
sait dans le ciel une profonde obscurité, plus pro- 
fonde encore sous le couvert; tout commençait à 
s'effacer pour ne plus laissfer distinguer çà et là, à 
une courte distance, que quelques touffes d'arbres 
dessinant leurs masses plus sombres dans la nuit, 
ou quelques flaques d'eau formées par le dernier 
orage, qui semaient la forêt de taches plus pâles. La 
brise du soir s'était levée, et on l'entendait frisson- 
ner à travers les feuilles avec des plaintes mélanco- 
liques et lugubres. 

Les hôtes redoutables du désert avaient aban- 
donné leurs mystérieux repaires, ils faisaient cra- 
quer les branches mortes en s'avançant à pas pressés, 
au milieu d'un concert assourdissant de mugisse- 
ments félins. 

Le moine n'avait pas un instant à perdre s'il ne 
voulait être assailli de tous les côtés à la fois par les 
bêtes fauves, qu'un long jeûne rendait plus redou- 
tables encore. 

Après avoir jeté un regard investigateur autour 
de lui, afin de s'assurer que nul pressant danger ne 
le menaçait, le moine fit dévotement le signe de la 
croix, se recommanda à Dieu avec une ferveur plus 
sincère que certes il ne l'avait fait jusqu'alors, et, 
prenant brusquement son parti, il se mit résolument 
en devoir d'escalader l'amas de bois qu'il avait 
réuni au pied de l'arbre afin de lui servir de mar- 
chepied. 

Après quelques tentatives infructueuses, il par- 
vint enfin à monter sur le sommet de ce monticule 
factice* 



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LES FRANCS TIREURS. 9 

Alors il s'arrêta un instant afin de reprendre ha- 
leine ; du reste, grâce à son ingénieuse idée, fray 
Antonio se trouvait déjà à près de dix pieds de terre. 
H est vrai qu'un animal quelconque aurait facile- 
ment renversé cet obstacle ; mais malgré cela, ce , 
commencement de réussite ranima le courage du J 
moine, d'autant plus qu'en levant les yeux il aper- 
çut, à une faible distance au-dessus de lui, la bien- 
heureuse branche vers laquelle depuis si longtemps 
il tendait vainement les bras. 

— Allons, dit-il d'un ton d'espoir. 

Il embrassa de nouveau l'arbre et recommença sa 
pénible escalade. Soit hasard, soit adresse, après des 
efforts immenses le père Antonio parvint enfin à sai- 
sir la branche avec les deux mains et à s'y cram- 
ponner de toutes ses forces. 

Le reste n'était plus rien. Le moine rassembla par 
un suprême effort toute la vigueur que lui avaient 
laissée ses précédents essais, et s' élançant et s' éle- 
vant à la force des bras, il essaya de se mettre à ca- 
lifourchon sur la branche. Déjà, grâce à son énergi- 
que persistance, sa tète et ses épaules étaient par- 
venues à dépasser la branche, lorsque tout à coup 
il sentit une main ou une griffe se crisper sur sa 
, jambe droite et la lui serrer comme dans un étau. 

Un frisson de terreur agita le corps du moine ; son 
V sang se figea dans ses veines ; une sueur glacée perla 
\ à ses tempes et ses dents claquèrent à se briser. 

— Miséricorde ! s'écria-t-il d'une voix étranglée, 
je suis mort. Jésus, Maria, ayez pitié de moi ! 

Ses forces paralysées par la terreur l'abandonnè- 
rent ; ses mains lâchèrent la branche protectrice et 
il tomba comme une masse au bas de l'arbre. 



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10 LES FRANCS TIREURS. 

Heureusement pour fray Antonio, le soin qu'il 
avait pris d'entasser du bois amortit en grande par- 
tie sa chute, qui sans cela aurait probablement été 
mortelle •, mais le saisissement qu'il avait éprouvé 
avait été tellement fort qu'il perdit complètement 
éonnaissance. 

La syncope du moine fut longue ; lorsqu'il reprit 
connaissance et qu'il rouvrit les yeux, il jeta un re- 
gard effaré et se crut en proie à un horrible cau- 
chemar. 

11 n'avait pas bougé de place pour ainsi dire ; il se 
trouvait toujours auprès de l'arbre que pendant si 
longtemps il avait vainement essayé d'escalader, 
mais il était étendu auprès d'un immense brasier, 
sur lequel rôtissait la moitié d'un daim, et tout au- 
tour de lui , accroupis sur leurs talons , se trou- 
vaient une vingtaine de Peaux-Rouges, qui fu- 
maient silencieusement leurs calumets, tandis que 
leurs chevaux, entravés à quelques pas et prêts à 
être montés, broyaient leur provende à pleine bou- 
che. • * 

Fray Antonio avait plusieurs fois déjà vu des In- 
diens ; il avait même à plusieurs reprises été en re- 
lations assez suivies avec eux pour connaître un peu 
leurs habitudes. 

Ceux-ci étaient revêtus de leur grand costume de 
guerre, et à leurs cheveux relevés ainsi qu'à leurs 
longues lances cannelées il était facile de les recon- 
naître pour des Indiens Apaches. 

Le moine frisonna intérieurement. Les Apaches 
sont renommés pour leur cruauté et leur fourberie. 
Le pauvre fray Antonio était tombé de Charybde en 
Scylla ; il n'avait évité d'être dévoré par les bêtes 



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LES FRANCS TIREURS. flj 

fauves que pour être probablement martyrisé par 
les Peaux-Rouges. 

Triste perspective, et qui fournissait au malheu- 
reux moine une ample matière à des réflexions plus 
lugubres les unes que les autres, car maintes fois il 
avait entendu en frissonnant les récits des chas- 
seurs, sur les tortures atroces que les Apaches S6 
plaisent à infliger à leurs prisonniers avec une bar- 
barie sans égale. 

Cependant les Indiens continuaient à fumer silen- 
cieusement, ils ne semblaient pas s'être aperçu que 
leur captif eût recouvré sa connaissance. 

De son côté, le moine avait hermétiquement fermé 
les yeux et s'étudiait à conserver la plus complète 
immobilité, afin de laisser le plus longtemps possi- 
ble ses redoutables compagnons dans l'ignorance 
qu'il leur supposait, de l'état dans lequel il se trou- 
vait. 

Enfin, les Indiens cessèrent de fumer, et après 
avoir secoué la cendre de leurs calumets, les repas- 
sèrent à leur ceinture ; un Peau-Rouge ôta du feu la 
moitié de daim qui se trouvait cuite à point, la dé- 
posa sur des feuilles d'abanijo, devant ses compa- 
gnons, et chacun, s' armant de son couteau à scal- 
per, se prépara à une vigoureuse attaque contre la 
venaison qui exhalait une odeur fort appétissante, 
surtout pour les narines d'un homme qui, pendant 
toute la journée qui venait de s'écouler, avait été 
condamné à un jeûne absolu. 

En ce moment, le moine sentit une lourde main 
se poser pesamment sur sa poitrine, pendant qu'une 
voix lui disait, avec un accent guttural qui cepen- 
dant n'avait rien de menaçant s 



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12 LES FRANCS TIREURS. 

— Le père de la prière peut ouvrir les yeux 
maintenant, la venaison fume et sa part est coupée. 

Le moine, reconnaissant que sa ruse était décou- 
verte et excité par le fumet savoureux du daim, prit 
son parti en brave, il ouvrit les yeux et se releva 
sur son séant. 

— Och! reprit l'homme qui avait déjà parlé, que 
mon père mange, il a assez dormi, et il doit avoir 
faim. 

Le moine essaya de sourire, mais il ne put faire 
qu'une affreuse grimace, tant la frayeur le tenait à 
la gorge. Cependant comme il avait en réalité une 
faim canine, il suivit l'exemple que lui donnaient 
les Indiens, qui déjà avaient commencé leur repas, 
et il se mit à manger le morceau de venaison qu'on 
avait eu l'attention de poser devant lui. 

Le repas ne fut pas long ; cependant il fut suffi- 
sant pour rendre un peu de courage au moine, et 
lui faire envisager sa position sous des apparences 
moins sombres qu'il ne l'avait vue d'abord. 

Du reste, les façons des Apaches à son égard n'a- 
vaient rien d'hostile ; au contraire, ils étaient atten- 
tifs à lui servir ce dont il avait besoin , lui redon- 
dant à manger dès qu'ils s'apercevaient qu'il n'avait 
plus rien devant lui ; ils avaient poussé même la ga- 
lanterie jusqu'à lui faire boire quelques gorgées 
d'eau-de-vie, liqueur extrêmement précieuse et dont 
ils sont excessivement avares, même pour leur usage 
particulier, à cause de la difficulté qu'ils éprouvent 
à s'en procurer. 

Lorsqu'il eut terminé son repas, le moine, pres- 
que complètement rassuré sur les manières ami- 
cales de ses hôtes, les voyant allumer leurs longs 



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LES FRANCS TIREURS. 13 

calumets et se mettre en devoir de fumer, prit dans 
sa poche du tabac et une feuille de paille de maïs, 
et après avoir tourné un pajillo avec cette habileté 
que possèdent seuls les hommes de race espagnole, 
il savoura consciencieusement la fumée bleuâtre de 
son excellent tabac de la Havane, costa abajo. 

Un assez long espace de temps s'écoula ainsi sans 
qu'une seule parole fut échangée entre les assis- 
tants. 

Peu à peu les rangs des Peaux-Rouges s'éclaircis- 
saient ; les uns après les autres, à de courts inter- 
valles, ils se roulaient dans leurs couvertures, s'é- 
tendaienl les pieds au feu, et presque aussitôt ils 
s'endormaient. 

Fray Antonio, accablé par les poignantes émo- 
tions de la journée et par les fatigues énormes qu'il 
avait éprouvées, aurait bien, s'il l'eût osé, imité les 
Indiens, car il sentait ses yeux se fermer malgré lui, 
et avait des peines inouies à lutter contre le sommeil 
qui le gagnait. 

Enfin l'Indien qui, seul jusqu'à ce moment, lui 
avait adressé la parole, parut s'apercevoir de son 
état de somnolence et avoir pitié de lui. 

11 se leva , alla prendre une couverture de che- 
- val, et l'apportant au moine : 
i — Que mon père s'enveloppe dans cette fressada, 
lui dit-il en se servant du mauvais espagnol dont 
jusque-là il avait usé; les nuits sont froides, mon 
père a beaucoup de sommeil ; il dormira plus chau- 
dement. Demain, un chef fumera avec mon père le 
calumet en conseil. Le Renard-Bleu désire avoir un 
entretien sérieux avec le chef de la prière des Visa- 
ges-Pâles. 



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10 LES FRANCS TIREURS. 

Fray Antonio accepta avec reconnaissance la cou- 
verture si gracieusement offerte par le chef, et, sans 
chercher à prolonger la conversation, il s'enveloppa 
avec soin et s'étendit auprès du brasier, de façon à 
absorber le plus possible de calorique. 

Cependant les paroles de l'Indien ne laissèrent 
pas que de causer une certaine inquiétude au moine. 
— Hum ! murmura-t-il à part lui, voilà le revers 
de la médaille. Qu'est-ce que ce païen peut avoir à 
me dire ? Il ne me demandera probablement pas le 
baptême I Avec cela qu'il se nomme, à ce qu'il pa- 
raît, le Renard-Bleu, joli nom. de sauvage ! Enfin, 
Dieu ne m'abandonnera pas ; demain il fera jour. 
Dormons. 

Et sur cette consolante réflexion, le moine ferma 
les yeux ; deux minutes plus tard il dormait comme 
s'il n'eût jamais dû se réveiller. 

Le Renard-Bleu, car c'était effectivement entre 
les mains de ce chef que le moine était si inopiné- 
ment tombé, resta accroupi devant le feu pendant 
la nuit tout entière, plongé dans de sérieuses ré- 
flexions et veillant, seul de tous ses compagnons, 
sur la sûreté commune; parfois ses regards se 
fixaient avec une expression étrange sur le moine, 
qui dormait à poings fermés et qui était loin sans 
doute de se douter en ce moment que le guerrier 
apache s'occupait si obstinément de lui. 

Au lever du soleil, le Renard-Bleu veillait encore ; 
il était demeuré pendant toute la nuit sans changer 
de position et sans que le sommeil vînt un instant 
allourdir ses paupières. 



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LES FRANCS TIREURS, 15 

II 

DIPLOMATIE INDIENNE. 

La nuit s'écoula calme et paisible. Au moment où 
le soleil paraissait à l'horizon, salué par le concert 
assourdissant des oiseaux cachés sous la feuillée, le 
Renard-Bleu, qui jusque-là était demeuré immo- 
bile, étendit le bras droit dans la direction du moine, 
couché auprès de lui, et le toucha légèrement avec 
la main. 

Cet attouchement, tout léger qu'il fût, suffit ce- 
pendant pour réveiller fray Antonio. 

II est des circonstances dans la vie où, bien que 
le corps repose, l'esprit cependant conserve toute sa 
finesse de perception et toute sa vigilance ; le moine 
se trouvait dans une de ces situations, La mansué- 
tude dont les Apaches avaient, le soir précédent, 
fait preuve à son égard, était tellement extraordi- 
naire et en dehors de leurs habitudes vis-à-vis des 
blancs, leurs ennemis acharnés, que le moine, mal- 
gré toute l'insouciance qui formait le fond de son 
caractère, avait compris que la conduite étrange des 
hommes entre les mains desquels il était tombé de- 
vait avoir des motifs bien puissants, et que, malgré 
les semblants d'amitié dont ils l'accablaient, il ferait 
bien de se tenir sur ses gardes, afin d'être prêt à 
faire tête à l'orage, de quelque côté qu'il vînt. 

A la suite de ce raisonnement, tout en profitant 
des bonnes dispositions des Indiens, il avait sour- 



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46 LES FRANCS TIREURS* 

noisement surveillé leurs mouvements, ne s'était 
laissé qu'avec circonspection aller au sommeil, et 
n'avait dormi que d'un œil ainsi qu'on a coutume de 
le dire vulgairement. 

Il fut donc au premier signal prêt à répondre à 
l'appel du chef indien avec une vivapité qui amena 
un sourire équivoque sur les traits austères de ce- 
lui-ci. 

Les Peaux-Rouges sont naturellement physiono- 
mistes. Malgré la tranquillité que le moine affectait, 
le Renard-Bleu avait, à certains signes qui ne trom- 
pent jamais, deviné l'inquiétude secrète qui inté- 
rieurement le dévorait. 

— Mon père a bien dormi? demanda l'Indien de 
sa voix rauque; le Wacondah l'aime, il a veillé sur 
son sommeil et a éloigné de ses songes Nyang le 
génie du mal. 

— J'ai fort bien dormi, en effet, chef, et je vous 
remercie de la cordiale hospitalité qu'il vous a plu 
de m' offrir. 

Un sourire plissa les lèvres de l'Indien. Il reprit : 

— Mon père est un des chefs de la prière de son 
peuple, le dieu des Visages-Pâles est puissant, il 
protège ceux qui se vouent à son service. 

Cette phrase n'avait pas besoin de réponse, le 
moine se contenta à tout hasard de s'incliner affir- 
mativement. 

Cependant son inquiétude croissait ; sous les pa- 
roles .doucereuses du chef, il lui semblait entendre 
les sourds miaulements du tigre se pourléchant 
avant de dévorer la proie qu'il tient haletante dans 
ses griffes puissantes. 

Fray Antonio n'avait même pas la ressource de 



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LES FRANCS TIREURS. 17 

feindre ne pas comprendre son redoutable inter- 
locuteur, car, ainsi que nous l'avons fait observer 
déjà, le chef s'exprimait en mauvais espagnol, 
langue que toutes les tribus indiennes compren- 
nent et que, malgré leur répugnance à s'en servir, 
ils emploient cependant dans leurs transactions avec 
les blancs. 

La matinée était magnifique ; les arbres dont les 
feuilles étaient perlées de rosée, semblaient plus 
verts ; un léger brouillard imprégné des suaves sen- 
teurs matinales s'élevait de terre et était pompé 
par les rayons du soleil qui, d'instant en instant, se 
faisaient plus chauds. 

Le camp tout entier était encore plongé dans le 
sommeil : seuls le chef et le moine étaient éveillés. 

Après un instant de silence, le Renard-Bleu re- 
prit la parole : 

— Que mon père écoute, dit-il, un chef va par- 
ler : le Renard-Bleu est un sachem, sa langue n'est 
pas fourchue, les paroles que souffle sa poitrine sont 
inspirées par le Grand-Esprit. 

— J'écoute, répondit fray Antonio, 

— Le Renard-Bleu n'est pas un Apache, bien qu'il 
en porte le costume et qu'il guide sur le sentier de 
la guerre une de leurs plus puissantes tribus ; le 
Renard-Bleu est un Pawnée-Serpent, sa nation est 
aussi nombreuse que les grains de sable sur les 
bords du lac sans rivage. Il y a bien des lunes que 
le Renard-Bleu a quitté, sans retour, les territoires 
de chasse de sa nation pour devenir un fils d'adop- 
tion des Apaches, pourquoi le Renard-Bleu a-t-il 
agi ainsi ? * 

Le chef s'arrêta. 



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18 LES FRANCS TIREURS* 

Le moine fut sur le point de répondre qu'il l'igno- 
rait, et qu'il se souciait fort peu de l'apprendre, 
mais un instant de réflexion lui fit comprendre toute 
l'inconvenance d'une semblable réponse envers un 
homme aussi irritable que celui avec lequel il cau- 
sait. 

— Les frères du chef ont été ingrats envers lui, 
répondit-il avec un intérêt hypocrite, et le sacbem 
les a abandonnés en secouant ses mocksens à Ven- 
trée de leurs villages. 

Le chef secoua négativement la tête. 

— Non, répondit-il, les frères du Renard-Bleu 
l'aimaient, ils pleurent encore son absence, mais le 
chef était triste, un ami l'avait abandonné, et avec 
lui il avait emporté son cœur. 

— Ah 1 fit le moine qui ne comprenait pas du 
tout. 

— Oui, reprit l'Indien, le Renard-Bleu ne pouvait 
supporter l'absence de son ami, il abandonna ses 
frères pour le suivre. 

— C'est un beau dévouement, chef. Vous avez re- 
trouvé cet ami sans doute. 

— Longtemps le Renard l'a cherché sans par- 
venir à obtenir de ses nouvelles, enfin un jour il Ta 
revu. 

— Bon, et maintenant vous êtes réunis? 

— Mon père ne comprend pas, dit sèchement l'In- 
dien. 

Le fait était strictement vrai, le moine ne compre- 
nait absolument rien à ce qu'il plaisait à l'Indien de 
lui débiter, d'autant plus que ce récit obscur ne l'in- 
téressait que fort médiocrement et que pendant que 
l'Apache parlait, il s'occupait de chercher dans son 



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LES FRANCS TIREURS. 19 

esprit les raisons de cette confidence, ce qui faisait 
jue la plupart des paroles prononcées par le chef 
frappaient son oreille, mais sans produire autre 
chose qu'un vain son, dont le sens n'arrivait pas 
jusqu'à son esprit ; mais l'accent péremptoire avec 
lequel le Renard-Bleu lui adressa sa dernière ques- 
tion le réveilla pour ainsi dire brutalement, et, en 
le rappelant au sentiment de sa position présente, 
lui fit comprendre le danger reparaître ne pas s'iû- 
téresser à ce qu'on lui disait. 

— Pardonnez-moi, chef, répondit-il vivement, je 
vous comprends parfaitement au contraire ; mais je 
suis sujet à certaines absences complètement indé- 
pendantes de ma volonté dont je vous prie de ne 
pas vous formaliser, car je vous certifie qu'il n'y a 
nullement de ma faute. 

— Bon, mon père est comme tous le3 chefs de la 
prière des Visages-Pâles, ses idées sont continuel- 
lement tournées vers le Wacondah. 

— C'est cela, chef ! s'écria le moine heureux de la 
façon dont son excuse était admise, continuez, je 
vous prie, votre récit ; maintenant c'est fini, je suis 
tout oreilles. 

— Ooah ! mon père parcourt continuellement les 
praires des Visages-Pâles. 

— En effet, les devoirs de mon ministère m'obli- 
gent à 

Le Renard-Bleu l'interrompit vivement. 

— Mon père connaît les chasseurs pâles de ces 
prairies. 

— A peu-près tous. 

— Très-bon ; un de ces chasseurs est l'ami tant 
regretté par le Renard-Bleu. 



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SU LES FRANCS TIREURS» 

— À h bah ! fit le moine, qui donc V 

L'indien sembla ne pas entendre cette question et 
continua : 

— Bien souvent le guerrier Peau-Rouge s'est 
trouvé par les hasards de la chasse amené à peu de 
distance de son ami, mais jamais assez près pour 
s'en faire reconnaître. 

— C'est jouer de malheur. 

— Le chef, voudrait voir son ami fumer, avec lui le 
calumet de l'amitié, assis au feu du conseil, en cau- 
sant des anciens jours et de l'époque où tous deux, 
enfants de la même tribu, parcouraient les sentiers 
des territoires de chasse de la nation redoutée du 
sachem. 

— Ce chasseur est donc un Indien? 

— Non, c'est un Visage-Pâle, mais si sa peau est 
blanche, le Grand-Esprit a mis un cœur indien dans 
sa poitrine. 

— Mais pourquoi, si le chef sait où est son ami, 
ne va-t-il pas franchement le trouver ? Celui-ci se- 
rait probablement heureux de le revoir. 

À celte insinuation à laquelle il était loin de s'at- 
tendre , Jes sourcils du chef se froncèrent et un 
nuage obscurcit pendant quelques instants son 
visage, mais le moine était trop peu observateur 
pour remarquer cette émotion : il avait fait cette 
question comme il en aurait fait une autre, sans au- 
cune intention, simplement pour répondre et prou- 
ver ainsi au chef qu'il l'écoutait attentivement. 

Au bout de quelques secondes, le Peau-Rouge re- 
prit cette impassibilité dont les Indiens oe se dépouil- 
lent que fort rarement et lorsqu'ils sont complète- 
ment pris à l'improviste, et repartit î 



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LES FRANCS TIREURS. 21 

— Le Renard-Bleu ne va pas au-devant de son 
ami, parce que celui-ci n'est pas seul et qu'il a au- 
tour de lui des ennemis du chef. 

— C'est différent, je comprends que cela doive 
vous engager à la prudence. 

— Bon, continua l'Indien avec un sourire sardo- 
nique, la sagesse parle par la bouche de mon père, 
c'est bien un chef de la prière, ses lèvres distillent 
le miel le plus pur. 

Fray Antonio se rengorgea, son inquiétude com- 
mençait à se dissiper ; il entrevoyait vaguement que 
le Peau-Rouge voulait lui demander quelque chose, 
qu'il avait besoin de lui en un mot ; cette pensée lui 
rendait courage ; il voulut compléter l'effet qu'il 
croyait avoir produit sur l'esprit de son machiavé- 
lique interlocuteur. 

— Ce que mon frère ne peut faire, je puis, moi, 
l'entreprendre, dit-il d'une voix insinuante. 

L'Apache lui lança un regard perçant. 

— Oach ! répondit-il, mon père sait-il donc où 
rencontrer l'ami du chef? 

— Comment voulez-vous que je le sache, se récria 
le moine, vous ne m'avez pas encore dit son nom. 

— C'est vrai, mon père est bon, il pardonnera ; il 
ne connaît pas encore le chasseur pâle? 

— Je le connais peut-être ; mais, jusqu'à présent, 
j'ignore de qui le chef veut parler. 

— Le Renard-Bleu est riche, il a de nombreux 
cheVaux, il peut sous son totem rassembler cent 
guerriers et dix fois, vingt fois davantage, mon père 
veut-il servir le sachem, il sera reconnaissant. 

— Je ne demande pas mieux que de vous être 
agréable, chef, si cela est en mon pouvoir, mais en- 



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22 LES FRANCS TIREURS. 

core faut-il que vous m'expliquiez clairement ce que 
je dois faire, afin de ne pas commettre d'erreur. 

— Bon, le sachem expliquera tout à son père. 

— De cette façon, rien ne sera plus facile, 

— Mon père le croit-il ainsi? 

**• Ma foi, oui, je ne vois pas ce qui pourrait st 
jeter à la traverse. 

— Alors, que mon père écoute attentivement. 

— Parlez. 

— Parmi tous les chasseurs pâles dont les mocfc 
sens foulent incessamment les herbes de la prairib 
dans tous les sens, il en est un plus brave, plus re- 
douté que les autres ; les tigres et les jaguars fuient 
à son approche, et les guerriers indiens, eux-mêmes, 
appréhendent de se mesurer avec lui ; ce chasseur 
n'est pas un Yori (1) efféminé, le sang des Gachu- 
pines (2) ne coule pas dans ses veines ; il est fils 
d'une terre plus froide, et ses ancêtres ont longtemps 
combattu contre les Longs-Couteaux de l'Est. 

— Bon, fit le moine, d'après ce que dit mon frère, 
je reconnais cet homme pour un Canadien. 

— C'est ainsi, je crois, que l'on désigne la nation 
à laquelle appartient le chasseur pâle. 

— Mais parmi tous les chasseurs que je connais il 
n'y en a qu'un seul qui soit canadien. 

— Ooah ! fit le chef, un seul? 

— Oui ; son nom est Tranquille, je crois ; il est 
attaché à la hacienda del Mezquite. 

— Ooah 1 C'est de cet homme que le chef veut 
parler. Mon père le connaît ? 

(1) et (2) Termes de mépris employés par les Indiens pour dé- 
signer les Hispano-Àméricain3. 



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LES FRANCS TIREURS. 23 

— Pas beaucoup, je dois l'avouer, mais cependant 
assez pour me hasarder à me présenter à lui. 

— Fort bon. 

— Cependant je vous préviens , chef, que cet 
homme, de même que tous ses pareils, mène une vie 
extrêmement vagabonde, étant tantôt dans un en- 
droit et tantôt dans un autre, si bien que je suis fort 
embarrassé pour savoir où le rencontrer. 

— Oach ! que mon père ne s'inquiète pas de cela; 
le sachem le conduira au camp du tueur de tigres. 

— Ohl alors, très-bien ; je me charge du reste. 

— Que mon père garde dans son cœur les paroles 
du Renard-Bleu. Les guerriers s'éveillent, ils ne doi- 
vent rien savoir. Lorsque l'heure sera venue, le chef 
dira à mon père ce qu'il désire de lui. 

— A votre aise, chef. 
L'entretien en demeura là. 

Les guerriers s'éveillaient en effet, et le camp, si 
tranquille quelques instants auparavant, avait main- 
tenant l'aspect d'une ruche, lorsque les abeilles se 
préparent au lever du soleil à se mettre en quête de 
leur moisson quotidienne. 

Sur un signe du chef, le hachesto, ou crieur pu- 
blic, monta sur un arbre renversé et delà, dominant 
la foule, il fit entendre un cri strident qu'il répéta 
deux fois. 

À cet appel tous les guerriers, même ceux qui 
jusqu'à ce moment étaient demeurés étendus sur le 
sol, se hâtèrent devenir se ranger derrière le chef. D 
se fit alors pendant quelques minutes un silence pro- 
fond; tous les Indiens, les bras croisés sur la poitrine 
et le visage tourné vers Je soleil levant, attendaient 
avec recueillement ce que le sachem allait faire. 



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2ft LES FRANCS TIREURS. 

Celui-ci prit une calebasse pleine d'eau que lui 
présenta le hachesto, et dans laquelle trempait une 
touffe d'absinthe. Alors élevant la voix, il aspergea 
les quatre points cardinaux en disant : 

— Wacondah ! Wacondah! Esprit inconnu et tout 
puissant dont l'univers est le temple, maître de la 
vie de l'homme, protège tes enfants ! 

— Maître de la vie de l'homme protège tes enfants, 
répondirent en chœur les Àpaches en s'inclinant avec 
respect. 

— Créateur de la grande Chemiin- Anton (1) 
dont l'écaillé supporte le monde, éloigne de nous 
Nyang, le génie du mal, livre-nous nos ennemis et 
donne-nous leurs chevelures, Wacondah I Wacon- 
dah ! protège tes enfants ! 

— Wacondah ! Wacondah ! protège tes enfants ! 
reprirent les guerriers. 

Le sachem s'inclina alors vers le soleil et jeta dans 
sa direction le contenu de la calebasse en disant : 

— Et toi, astre sublime, représentant visible de 
l'invincible créateur tout puissant, continue à déver- 
ser ta vivifiante chaleur sur les territoires de chasse 
de tes fils rouges, et intercède pour eux auprès du 
maître de la vie ; que cette eau limpide que je t'offre 
te soit agréable I Wacondah ! Wacondah ! protège 
tes enfants! 

— Wacondah! Wacondah! protège tes enfants ! 
répétèrent les Apaches en s' agenouillant respec- ; 
tueusement, à l'exemple de leur chef. ( 

Celui-ci prit alors une baguette médecine que 
lui remit le hachesto, et la brandit à plusieurs re- 

(1) La tortue sacrée. 



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LES FRANCS TIREURS. 25 

prises au-dessus de sa tête en s' écriant d'une voix 
forte: 

— Nyang 1 génie du mal, esprit révolté contre le 
maître de la vie, nous bravons et nous méprisons 
ton pouvoir, car le Wacondah nous protège ! 

Tous les assistants poussèrent un grand cri et se 
relevèrent. 

La prière du matin était dite, les rites accomplis* 
chacun Commença à vaquer à ses occupations jour- 
nalières. 

Fray Antonio avait assisté avec un étonnement 
extrême à cette sainte et touchante cérémonie, dont 
cependant les détails lui avaient échappé ; car les 
paroles prononcées par le chef l'avaient été dans le 
dialecte de sa nation, et par conséquent avaient été 
incompréhensibles pour le moine ; cependant il avait 
éprouvé une certaine joie en reconnaissant que ces 
hommes, qu'il considérait comme des barbares» 
n'étaient pas complètement dénués de bons senti- 
ments et de croyances religieuses. 

Les feux mourants du campement furent ravivés 
afin de préparer le repas du matin, tandis que des 
éclaireurs partaient dans toutes les directions, pour 
s'assurer que la route était libre et qu'il n'y avait 
nul ennemi aux aguets. 

Le moine, complètement rassuré maintenant et 
commençant à se faire parfaitement à sa nouvelle 
position, mangea de bon appétit les vivres qu'on lui 
offrait, et ne fit aucune difficulté pour monter sur le 
cheval qu'on lui désigna lorsque le chef, dès que le 
repas fut terminé, eut donné le signal du départ. 

Fray Antonio commençait à trouver que les sau- 
vages, qu'on lui avait représentés sous de si sombres 

2 



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26 LES FRANCS TIREURS. 

couleurs, n'étaient pas aussi méchants qu'on le di- 
sait, qu'ils avaient beaucoup de bon, et il n'était 
pas loin de supposer qu'on les avait indignement 
calomniés à ses yeux. 

En effet, leurs façons hospitalières ne s'étaient 
pas un instant démenties à son égard; au contraire, 
ils avaient semblé s'étudier à être avec lui d'une 
convenance parfaite. 

Ils marchèrent ainsi pendant plusieurs heures à 
r ravers les sentiers tracés par les bêtes fauves, con- 
traints, à cause du peu de largeur du chemin, de 
s'avancer en file indienne, c'est-à-dire les uns der- 
rière les autres ; seulement le moine remarqua l'af- 
fectation avec laquelle le chef se tenait toujours au- 
près de lui ; mais, vu l'entretien qu'ils avaient eu 
ensemble le matin, cela ne l'inquiéta nullement. 

Un peu avant midi, la troupe fit halte sur les 
bords d'une petite rivière dont les rives étaient om- 
bragées de grands arbres, afin de laisser passer la 
plus forte chaleur du jour. 

Le moine replet et pansu ne fut pas fâché de ce 
temps d'arrêt, qui lui permit de prendre un peu de 
repos en s'étendant à l'ombre. 

Pendant la halte, le Renard-Bleu ne lui adressa 
pas la parole ; le moine, de son côté, ne fit rien pour 
entamer la conversation, préférant de beaucoup 
faire la siesta à causer avec le chef. 

Vers quatre heures du soir, la troupe remonta à 
cheval et repartit; mais cette fois, au lieu de mar- 
cher au pas, les guerriers s'élancèrent au galop. 

Les Indiens ne connaissent, du reste, que ces 
deux allures; ils trouvent le trot absurde, et nous 
avouons être un peu de leur avis. 



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LES FRANCS TIREURS. 27 

La course fut longue ; le soleil était couché déjà 
depuis deux heures au-raoins, et les Apaches galo- 
paient toujours, 

Enfin, à un signe du chef, on fit halte. 

Le Renard-Bleu s'approcha alors du moine, et le 
menant un peu à l'écart : 

— Nous nous séparons ici, lui dit-iL il ne serait 
pas prudent aux Apaches d'aller plus loin ; mon père 
continuera seul. 

— Moi ? fit le moine ébouriffé ; vous plaisantez, 
chef, je préfère demeurer avec vous. 

— Cela ne se peut pas, dit l'Indien d'un ton pé- 
remptoire. 

— Où diable voulez-vous que j'aille à cette heure 
et par ces ténèbres? 

— Que mon père regarde, reprit le chef en éten- 
dant le bras dans la direction du sud-ouest. Voit-il 
cette lueur rougeâtre qui s'élève à peine au-dessus 
de l'horizon ? 

Fray Antonio fixa attentivement ses regards dans 
la direction indiquée. 

— Oui, dit-il au bout d'un instant, je la vois. 
— Très-bon ; cette lueur est produite par la flamme 

du feu d'un campement de Visages-Pâles. 

— Ah! 

— Mon père n'a qu'à laisser aller son cheval, il 
le guidera. Dans ce campement se trouve le tueur 
de tigres. 

— Oh ! oh f vous en êtes sûr? 

— Oui; que mon père écoute : les Visages-Pâles 
recevront bien mon père. 

— Je comprends : alors je dirai à Tranquille que 



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2$ LES FRANCS TIREURS. 

son ami le Renard-Bleu désire lui parler, je lui in- 
diquerai où vous êtes, et... 

— La pie est un oiseau bavard et sans cervelle 
qui jacasse comme une vieille femme, interrompit 
rudement le chef, mon père ne dira rien, 

— Ah ! fit le moine tout interloqué. 

— Que ;joon père prenne garde de faire ce que je 
lui ordonne, s'il ne veut pas que sa chevelure sèche 
à la lance d'un chef. 

Fray Antonio frissonna à cette menace. 

— Je vous jure, chef, fit-il. 

•— Un homme ne jure pas, interrompit brutale- 
ment l'Indien ; il dit oui ou non. Lorsque mon père 
sera dans le camp des Visages-Pâles, il ne parlera 
pas des Apaches ; seulement, lorsque les chasseurs 
pâles dormiront, mon père sortira du camp, et il 
viendra avertir le Renard-Bleu. 

— Mais où vous trouverai-je? demanda piteuse- 
ment le moine, qui comprenait enfin qu'il était des- 
tiné à servir d'espion aux sauvages pour quelqu'une 
de leurs diaboliques machinations. 

— Que mon père ne s'inquiète pas de cela, je 
saurai le trouver, moi. 

— Bien. 

— Mon père a compris î 

— Oui. 

— Il fera ce que désire le chef? 

— Je le ferai. 

— C'est bon. Si mon père est fidèle, le Renard- 
Bleu lui donnera plein une peau de bison de poudre 
d'or; sinon, qu'il ne croie pas échapper au chef : les 
Apaches sont rusés, la chevelure du chef de la prière 
ornera la lance d'un sachem, j'ai dit : 



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LES FRANCS TIREURS. 39 

— Dois-je partir tout de suite? 

— Oui- 

— Vous n'avez pas d'autres ordres à me donner î 

— Nom 

— Alors, adieu. 

— Mon père veut dire au revoir, fit l'Apache en 
ricanant. 

| Fray Antonio ne répondit pas, il poussa un pro- 
l fond soupir et s'éloigna dans la direction du feu. 

Plus il approchait du campement, plus il lui pa- 
raissait difficile d'accomplir la sinistre mission dont 
le chef apache l'avait chargé ; deux ou trois fois, la 
pensée de fuir traversa son esprit, mais où serait-il 
allé? et puis il était' probable que les Indiens n'a- 
vaient en lui qu'une médiocre confiance et le sur- 
veillaient attentivement dans l'ombre. 

Enfin le campement apparut aux yeux effarés du 
moine ; il n'y avait plus à reculer, car les chasseurs 
l'avaient sans doute aperçu, il se décida à pousser 
en avant en murmurant avec désespoir : 

— A la grâce de Dieu I 



III 

DANS LE PRÉCIPICE. 

Le romancier a sur l'historien un incontestable 
avantage. N'étant pas obligé de s'astreindre aux vues 
d'ensemble et aux documents historiques, il s'appuie 
principalement sur la tradition et se plaît aux détails 
mêlés à la vie privée que dédaigne la froide et mé- 
ticuleuse histoire, contrainte de ne consigner que les 

a. 



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30 LES FRANCS TIREURS. 

grands événements, sans qu'il lui soit possible de 
descendre jusqu'aux causes souvent minimes qui les 
ont non-seulement préparés, mais encore fait éclore. 

Souvent, après une longue route, le voyageur, fa« 
tigué des vastes horizons qui se déroulent incessam- 
ment devant lui, étourdi par l'air trop vif des hau- 
teurs sur lesquelles il s'est constamment maintenu, 
abaisse les yeux vers les plaines, et son regard se 
repose avec un bien-être indéfinissable sur les mo- 
destes points de vue que d'abord il avait dédaignés. 
Ainsi le romancier s'arrête aux épisodes familiers du 
grand poëme et se prend à écouter les récits naïfs 
que lui font les anciens auteurs des scènes indiquées 
seulement par l'histoire, récits qui complètent l'a- 
ride et sévère narration des grandes guerres, et que 
les historiens n'osent rapporter. 

Il est vrai que, dans ces récits, l'ignorance se 
montre presque toujours et la prévention bien sou- 
vent, mais on y trouve la vie ; car si le peuple ra- 
conte inexactement ce qui a été, du moins il dit 
franchement ce qu'il a senti, ce qu'il a entendu et 
ce qu'il a vu, et les erreurs que parfois il commet 
sans le vouloir ne sont pas des mensonges, mais des 
vérités relatives qu'il est du devoir du romancier de 
classer et de remettre à leur place. 

Nous avons visité à plusieurs reprises l'étroit dé- 
filé où les rôdeurs de frontières et les Mexicains se 
livrèrent le combat que nous avons rapporté dans 
notre précédent ouvrage (1). C'est penché sur le pré- 
cipice, l'œil fixé sur l'abîme béant au-dessous de 



(1) Voir les Rôdeurs de frontières^ 1 vol. in-12, Àmyot, éditeur, 
rue de la Paix, 8» à Paris. 



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LES FRANCS TIREURS. 31 

nous, que nous avons écouté le récit des étranges 
péripéties de cette lutte de géants, et si nous n'a- 
vions pas été aussi certain de la véracité du narra- 
teur, nous aurions non-seulement révoqué en doute, 
mais encore complètement nié la possibilité de 
certains faits, rigoureusement vrais cependant, et 
dont nous devons maintenant entretenir le lecteur. 

Les rôdeurs de frontières avaient vu avec un cri ( 
d'horreur les deux hommes enlacés comme deux 
serpents rouler ensemble dans le précipice; les 
lueurs de l'incendie, qui faute d'aliment commençait 
déjà à s'éteindre après avoir dévasté les crêtes des 
collines, jetaient par intervalles des reflets blafards 
sur cette scène à laquelle elles donnaient un aspect 
"saisissant. 

Le premier moment de stupeur passé, John Davis, 
maîtrisant avec peine l'émotion qui l'agitait, chercha 
à rendre à tous ces hommes atterrés par cette horri- 
ble catastrophe, sinon l'espoir du moins le courage. 

John Davis jouissait, à juste titre, d'une grande 
réputation parmi les rôdeurs. Tous connaissaient 
l'amitié étroite qui liait l'Américain à leur chef ; dans 
plusieurs circonstances sérieuses il avait fait preuve 
d'un sang-froid et d'une intelligence qui lui avaient 
attiré la considération et le respect de ces hommes ; 
aussi répondirent-ils immédiatement à son appel en 
venant silencieusement se grouper autour de lui, 
car ils comprenaient instinctivement qu'entre eux 
tous un seul homme était digne de succéder au 
Jaguar et que cet homme était le Nord-Américain. 

John Davis avait deviné les sentiments qui les 
agitaient, mais il n'en laissa rien paraître ; son visage 
était pâle, sa physionomie sombre ; il promena un 



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32 Les francs tireurs. 

regard pensif sur tous ces hommes aux traits éner- 
giques qui, appuyés sur leurs fusils, fixaient sur lui 
les yeux avec tristesse et semblaient tacitement re- 
connaître déjà l'autorité que probablement il allait 
se déléguer à soi-même. 

Leur attente fut trompée, du moins provisoire- 
ment. Davis n'avait en ce moment nullement l'in- 
tention de se faire élire chef des rôdeurs de fron- 
tières, le sort de son malheureux ami l'absorbait 
seul, toute autre considération, disparaissait pour 
lui devant celle-là. 

— Caballeros, dit-il d'une voix profondément 
sentie, un horrible malheur nous a frappés. Dans 
de telles circonstances, il nous faut faire appel à tout 
notre courage et toute notre résignation, lc3 femmes 
pleurent, les hommes se vengent. La mort du Jaguar 
est non-seulement une perte immense pour nous, 
mais encore pour la cause que nous avons juré de 
défendre, et à laquelle il a déjà donné de si grandes 
preuves de dévouement. Mais avant de pleurer un 
chef si digne à tous égards des regrets qu'il laissera 
parmi nous, il est un devoir que nous avons à ac- 
complir, devoir qui, si nous le négligions, serait 
plus tard pour nous un cuisant remords. 

— Parlez ! parlez ! John Davis, nous sommes prêts 
à accomplir tout ce que vous nous ordonnerez 1 s'é- 
crièrent les rôdeurs d'une seule voix. 

— Je vous remercie, reprit l'Américain, de l'élan 
avec lequel vous m'avez répondu ; je ne puis croire 
qu'une intelligence aussi vaste, qu'un cœur aussi 
noble que celui de notre bien-aimé chef se soit ainsi 
éteint. Dieu n'aura pas voulu, j'en suis convaincu, 
briser ainsi l'espoir d'une cause pour laquelle, de- 



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LES FRANCS TIREURS. 



puis si longtemps, nous luttons avec tant de dévoue- 
ment et d'abnégation, Dieu aura fait un miracle en 
faveur de notre chef; nous le verrons reparaître 
parmi nous sain et sauf! Mais quoi qu'il arrive, si 
cette dernière espérance doit nous être enlevée, au 
moins nous n'aurons pas abandonné lâchement, 
sans avoir essayé de le sauver, celui qui vingt fois 
a bravé la mort pour chacun de nous. Quant à moi, 
je jure, par ce qu'il y a de plus sacré au monde, que 
je n'abandonnerai pas ce lieu sans m' être au préala- 
ble assuré, soit que le Jaguar est réellement mort, 
soit qu'il existe encore. 

A ces paroles un frémissement d'assentiment par- 
courut les rangs des assistants. 

John Davis continua : 

— Qui sait, dit-il, si notre malheureux chef n'est 
pas étendu brisé, mais respirant encore, au fond de 
cet abîme maudit et s'il ne nous reproche pas un 
lâche abandon I 

Les rôdeurs de frontières se récrièrent en protes- 
tant, avec les plus énergiques serments, qu'ils vou- 
laient retrouver leur chef mort ou vif. 

— Bien, mes amis! s'écria l'Américain, si mal- 
heureusement il est mort, eh bien ! nous rendrons 
son corps à la terre et nous soustrairons ses restes, 
qui nous sont chers à tant de titres, aux insultes des 
bêtes fauves ; mais, je vous le répète, un de ces 
pressentiments qui ne trompent jamais parce qu'ils 
viennent de Dieu, me dit qu'il vit encore. 

— Le ciel vous entende, John Davis, s'écrièrent 
les rôdeurs, et qu'il nous rende notre chef. 

— Je vais descendre dans le précipice, dit l'Amé- 
ricain, je sonderai ses plus secrets repaires, et avant 



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34 LES FRANCS TIREURS. 

le lever du soleil nous saurons ce que nous devons 
craindre ou espérer. 

Celte proposition de John Davis fut accueillie 
ainsi qu'elle devait l'être, c'est-à-dire avec des cris 
d'enthousiasme. 

Lorsque l'émotion des assistants fut un peu cal- 
mée , l'Américain se prépara à exécuter son pro- 
jet. 

— Permettez-moi une observation, dit un vieux 
coureur des bois. 

— Parlez, Ruperto, que voulez-vous? répondit 
Davis. 

— L'endroit où nous nous trouvons m'est bien 
connu depuis longtemps, bien souvent j'y ai chassé 
ïe daim et l'antilope. 

— Au fait, mon ami, au fait. 

— Le fait, le voilà, John Davis, vous ferez ce que 
vous voudrez du renseignement que je vais vous 
donner : en faisant un crochet sur la droite après 
avoir marché pendant trois milles environ, on tourne 
les collines, et ce qui d'ici nous apparaît comme un 
précipice n'est plus qu'une plaine un peu encaissée 
il est vrai, mais qu'il est facile de traverser à cheval. 

— Ah ! ah I fit John d'un air pensif, et que con- 
cluez-vous de cela, Ruperto? 

•— Je conclus, sauf respect, que peut-être vau- 
drait-il mieux monter à cheval et tourner les colli- 
nes. 

— Oui, ouï, cette idée est bonne , nous en profi- 
terons ; prenez vingt hommes avec vous, Ruperto , 
montez à cheval et rendez-vous en toute hâte dans 
la plaine dont vous parlez, nous ne devons négliger 
aucune chance; le reste de la troupe demeurera ici 



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LES FRANCS TIREURS. 35 

afin de surveiller les environs, tandis que j'effec- 
tuerai la descente de la barranca. 

— Vous tenez donc à votre idée? 

~ Plus que jamais. 

— A votre aise, John Davis, à votre aise, bien 
que vous risquiez de vous rompre les os par une 
nuit aussi noire. 

— A la grâce de Dieu ! J'espère qu'il me proté- 
gera. 

— Je l'espère aussi pour vous, mais je pars : 
bonne chance 1 

— Merci, vous de même. 

Le vieux Ruperto s'éloigna alors, suivi d'une 
vingtaine de rôdeurs qui s'étaient spontanément of- 
ferts pour l'accompagner, et il ne tarda pas à dis- 
paraître dans l'obscurité. 

La descente que se préparait à tenter John Davis 
n'était rien moins que facile. L'Américain était un 
trop expérimenté coureur des bois pour ne pas le 
savoir, aussi prit-il toutes ses précautions en consé- 
quence. 

Il passa à sa ceinture, à côté de son couteau, une 
large et forte hache, se fit lier par le milieu du 
corps avec une reata à laquelle les rôdeurs en 
avaient attaché plusieurs autres afin de l'allonger, 
et dont trois hommes, solidement arc-boutés sur le 
sol, saisirent l'extrémité qu'ils tournèrent d'abord 
autour du tronc d'un arbre, afin de pouvoir la lais- 
ser glisser sans secousses, suivant que le désirerait 
l'Américain. 

Comme dernière précaution, celui-ci alluma une 
branche de bois à'ocote qui devait lui servir à se 
guider pendant sa descente périlleuse, car la voûte 



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36 LES FRANCS TIREURS. 

du ciel était complètement noire, ce qui rendait les 
ténèbres tellement épaisses qu'à deux pas il était 
impossible de rien distinguer. 

Ses dernières mesures prises avec ce sang-froid 
qui distingue les hommes de sa race, le Nord-Amé- 
ricain serra les mains tendues vers lui, essaya en- 
core, par quelques paroles chaleureuses, de rendre 
l'espoir à ses compagnons, et, s'agenouillant sur la 
lèvre du gouffre, il commença à descendre lente- 
ment. 

On ne peut s'imaginer combien les sites et même 
les moindres objets changent d'aspect, suivant la 
lueur qui les éclaire : tel paysage qui, vu aux 
rayons du soleil, à un aspect riant et calme, prend* 
éclairé par la clarté rougeâtre des torches, une ap- 
parence fantastique et mystérieuse qui inspire la 
crainte et le respect à l'homme le plus résolu. 

Certes, John Davis était d'une bravoure à toute 
épreuve, sa vie n'avait été qu'une lutte continuelle 
dans laquelle il n'avait triomphé qu'à force de vo- 
lonté et d'énergie ; cependant, lorsqu'il commença 
à descendre dans la barranca, il se sentit froid au 
cœur et ne put réprimer un léger frémissement de 
terreur qui, comme une étincelle électrique, par- 
courut tous ses membres, mais il se raidit contre 
cette émotion qui n'est autre chose que cet instinct 
de conservation que Dieu a caché au fond du cœur 
de tous les hommes, les plus braves comme les plus 
lâches, et il continua à descendre. 

Bien qu'il fût, ainsi que nous l'avons dit, attaché 
par le milieu du corps, cependant ce n'était pas 
those facile que cette descente, le long d'une pente 
abrupte presque à pic, à laquelle il fallait se cram- 



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LES FRANCS TIREURS. 37 

ponner comme un reptile après chaque brin d'herbe 
ou chaque buisson qu'on rencontrait, sous peine 
d'être enlevé par le vent qui sifflait avec fureur, 
d'être ballotté dans l'espace etbrisécomme une co- 
quille de noix contre les parois du gouffre. 

Les premières minutes furent surtout terribles 
pour le hardi aventurier : les pieds et les mains ont 
besoin de s'habituer au rude labeur qui leur estin> 
posé, ce n'est que graduellement qu'ils arrivent 
pour ainsi dire instinctivement à trouver leurs points 
d'appui ; cette observation, qui peut paraître erro- 
■ée à certaines personnes qui heureusement pour 
elles ne se sont jamais trouvées dans l'obligation 
d'en faire l'expérience, sera reconnue d'une rigou- 
reuse justesse par tous les hommes qui ont voyagé 
et se sont vus dans l'obligation de monter ou des- 
cendre des montagnes. Au bout de quelques minu- 
tes, lorsque l'esprit demeure libre, le corps prend 
de lui-même l'équilibre nécessaire, les pieds ren- 
contrent les points d'appui solides, et les mains se 
posent sans hésiter sur les herbes ou les racines qui 
leur offrent le degré de résistance indispensable. 

A peine avait-il descendu une dizaine de pieds 
que John Davis se trouva sur une saillie assez vaste 
couverte d'épais buissons ; jusque-là la descente 
avait été extrêmement rapide. 

S' éclairant avec sa torche, l'Américain parcourut 
dans tous les sens cette espèce d'esplanade qui avait 
environ une douzaine de pieds de tour ; en exami- 
nant avec soin les buissons épais qui la couvraient, 
l'aventurier reconnut que la cime en était froissée 
et rompue comme si elle avait reçu un choc puis- 
sant. 



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33 LES FRANCS TIREURS. 

John Davis s'orienta. Il conclut bientôt que cette 
énorme trouée ne pouvait avait été faite que par la 
chute des deux corps ; cette remarque lui donna 
bon espoir : à une si légère distance de l'orifice du 
précipice, les deux ennemis lancés dans l'espace de- 
vaient encore être pleins de vie; la rapidité de leur 
chute avait été naturellement arrêtée par le choc 
des buissons, ils pouvaient avoir de distance en dis- 
tance rencontré de semblables obstacles et par con- 
séquent n'avoir plus fait qu'une suite de chutes peu 
dangereuses. Cette hypothèse, tout erronée qu'elle 
était, pouvait pourtant être véritable. 

John Davis continua à descendre; la pente deve- 
nait d'instant en instant moins rapide ; ce n'étaient 
plus des buissons que l'aventurier rencontrait sur 
son passage, mais des arbres groupés çà et là par 
bouquets de cinq ou six. 

Cependant John Davis ne retrouvait plus de tra- 
ces, alors une crainte lui vint et lui serra doulou- 
reusement le cœur ; il redouta que les buissons sur 
lesquels les deux hommes étaient tombés n'eussent 
à cause de leur élasticité, produit l'effet de raquet- 
tes et lancé les deux malheureux dans l'espace au 
lieu de leur avoir fait suivre la pente d'inclinaison 
du précipice. 

Cette pensée s'empara si fortement de l'esprit de 
l'Américain, qu'un découragement profond s'em- 
para de lui, et pendant quelques instants il demeura 
sans force et sans volonté, tristement accroupi sur 
le sol. 

Mais John Davis était un homme d'un caractère 
trop solidement trempé et doué d'une volonté trop 
énergique, pour se laisser longtemps aller ainsi au 



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LES FRANCS TIREURS. 39 

désespoir ; bientôt il releva la tête, et jetant autour 
de lui un regard assuré : 

— Allons ! dit-il d'une voix ferme. 

Mais au moment où il se préparait à continuer sa 
descente, il fit tout à coup un geste de surprise , et 
poussa une exclamation en s'élançant vivement vers 
une masse noirâtre à laquelle , jusqu'à ce moment, 
il n'avait accordé qu'une médiocre attention. 

Nous demandons encore une fois pardon au lec- 
teur pour l'invraisemblance des détails qui vont 
suivre, mais, nous le répétons, nous n'expliquons 
pas, nous racontons, nous bornant à être vrai, sans 
prétendre discuter le plus ou moins de possibilité 
de faits qui, tout extraordinaires qu'ils paraissent 
sont cependant positifs. 

L'aigle à tète blanche, le plus puissant et le 
mieux doué des oiseaux, fait ordinairement son nid 
sur les pentes des précipices, au sommet d'arbres 
excessivement élevés et dénués de branches jusqu'à 
une hauteur considérable ; jamais on n'en trouve 
sur les rochers. 

Ce nid, fortement charpenté, se compose de bâ- 
tons longs de trois à cinq pieds, entremêlés et mate- 
lassés avec de la barbe d'espagnol, genre de plante 
cryptogame de la famille des lichens, d'herbe sau- 
vage et de larges plaques de gazon. 

Lorsque le nid est terminé, il mesure ordinaire- 
ment de six à sept pieds de diamètre , et quelque- 
fois l'accumulation des matériaux y est si considé- 
rable, car le même nid est souvent occupé pendant 
une longue suite d'années et à chaque saison reçoit 
des augmentations, que sa profondeur égale son dia- 
mètre. 



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ÛO LES FRANCS TIREURS. 

Comme le nid de l'aigle à tête blanche est fort 
lourd, il est ordinairement placé au centre de la 
fourche formée parla rencontre fortuite de plusieurs 
grosses branches. 

John Davis venait à l'aide de sa torche de décou- 
vrir à quelques mètres de lui, et presque au niveau 
de la place où il se trouvait, un nid d'aigle à tête 
blanche, construit à la cime d'un arbre immense, 
dont le tronc plongeait à une profondeur considéra- 
ble dans le précipice. 

Deux corps humains étaient étendus en travers 
sur ce nid. 

L'Américain n'eut besoin que d'un coup d'œil 
pour s'assurer que ces deux corps étaient ceux du 
Jaguar et du capitaine mexicain. 

Ils étaient dans l'immobilité la plus complète et 
se tenaient toujours enlacés l'un à l'autre. 

Ce n'était pas une facile entreprise que d'attein- 
dre ce nid éloigné de près de dix mètres des parois 
du précipice. 

John Davis ne se rebuta pas; maintenant qui! 
avait retrouvé le corps de son chef, il voulait coûte 
que coûte, savoir s'il était mort ou vivant. 

Mais quel moyen employer pour acquérir cette 

certitude 1 

Comment atteindre l'arbre qui se balançait avec 
des craquements sinistres à chaque rafale du vent? 

Après mûres réflexions, l'Américain reconnut que 
seul il ne parviendrait jamais à escalader l'arbre ; il 
plaça alors ses mains en entonnoir auprès de sa 
bouche et fit le cri d'appel convenu avec ses compa- 
gnons. 

Ceux-ci retirèrent alors la reata à eux, et après 



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LES FRANCS TIREURS. 41 

une demi heure de fatigues inouies, Davis se re- 
trouva auprès de ses compagnons. 

Les rôdeurs de frontières l'entourèrent alors avec 
empressement pour lui demander les détails de son 
expédition, détails qu'il se hâta de donner et qui 
furent reçus avec des cris de joie par tous les rô- 
deurs de frontières. 

Alors il se passa une chose qui montre combien 
était grande l'affection que tous ces hommes por- 
taient à leur chef : sans s'être rien dit, sans s'être 
concertés entre eux, chacun s'arma de torches , et 
tous, comme obéissant à une seule et même impul- 
sion, ils se mirent à la fois à descendre dans le 
gouffre. 

Grâce à la multiplicité des torches qui répandaient 
une lumière suffisante, et grâce surtout à l'adresse 
de ces hommes habitués, dès l'enfance, à courir les 
bois et à escalader, en se jouant, les rochers et les 
précipices, cette descente s'effectua sans qu'on eût 
de nouveaux malheurs 'à déplorer, etbientôt toute la 
troupe se trouva réunie à l'endroit où l'Américain 
avait, pour la première fois, découvert le nid de 
l'aigle à tète blanche. 

Tout était dans l'état où John Davis l'avait 
laissé. 

Les deux corps étaient toujours immobiles et tou- 
jours enlacés. 

jdtaient-ils morts? 

Étaient-ils évanouis ? 

Telles étaient les questions que s'adressaient 
anxieusement les assistants, questions auxquelles 
personne ne pouvait répondre. 

Tout à coup un grand bruit se fit entendre et le 



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A2 LES FRANCS TIREURS. 

fond du précipice se trouva illuminé d'une quantité 
de torches. 

C'était la troupe de Ruperto qui arrivait. 

Guidés par les lueurs qu'ils voyaient courir le 
long des parois du précipice, ceux-ci ne tardèrent 
pas à découvrir le nid, la vérité leur fut dévoilée. 

L'arrivée de Ruperto et de ses compagnons fut 
pour l'Américain un trait de lumière, mainteuant 
rien n'était plus facile que d'atteindre le nid. 

Quatre vigoureux aventuriers, armés de haches, 
se hissèrent le long de la muraille du précipice jus- 
qu'au pied de l'arbre qu'ils commencèrent à entail- 
ler à coups redoublés, tandis que John Davis et ceux 
qui se trouvaient avec lui, avaient lancés leurs rea- 
tas après les hautes branches de l'arbre et l'attiraient 
peu à peu à eux. 

L'arbre, profondément entaillé du bas, com- 
mença tout doucement à s'incliner, et finit par se 
coucher, sans avoir reçu de trop fortes secousses, 
sur la paroi du gouffre. 

John Davis monta immédiatement dans le nid, et 
tirant son couteau de sa ceinture, il se pencha sur 
le corps du Jaguar et présenta la lame aux lèvres du 
jeune homme. 

Il y eut un moment d'anxiété profonde pour ces 
hommes; leur silence était si complet, qu'on aurait 
entendu les battements de leurs cœurs ; ils étaient 
là, les yeux obstinément fixés sur l'Américain, osant 
à peine respirer, et pour ainsi dire suspendus à ses 
lèvres. 

Enfin, John se redressa et approcha le couteau de 
la lumière d'une torche; la lame était légèrement 
ternie. 



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LES FRANCS TIREURS. A3 

— Il vit, frères ! il vit, s'écria-t-il. 

A cette nouvelle, les rôdeurs de frontières pous- 
sèrent un tel hurlement de joie et de bonheur, que 
les oiseaux de nuit, troublés dans leurs sombres re- 
paires, s'élevèrent de toute part dans l'air et com- 
mencèrent à voler lourdement çà et là en poussant 
des cris discordants et assourdissants. 

Mais ce n'était pas tout; il s'agissait maintenant 
de sortir le Jaguar du précipice et de le hisser dans 
le défilé. 

Nous avons dit que les deux corps étaient étroi- 
tement enlacés l'un à l'autre. 

Les aventuriers n'éprouvaient qu'une médiocre 
sympathie pour le capitaine Melendez, cause pre- 
mière de la catastrophe qui avait été si près d'être 
fatale au Jaguar ; aussi ne s'étaient-ils nullement 
inquiétés de s'assurer s'il était mort ou vivant, et 
lorsqu'il s'agit de trouver les moyens de transpor- 
ter le corps de leur chef dans le défilé, une discus- 
sion fort grave et fort orageuse s'engagea au sujet 
de l'officier mexicain. 

La plupart des aventuriers opinaient pour que, si 
on ne pouvait pas séparer facilement les deux corps, 
on tranchât les bras du capitaine et on le jetât dans 
le gouffre pour servir de pâture aux bêtes fauves. 

Le& plus irrités parlaient de le poignarder d'a- 
bord afin d'êlre bien certains qu'il n'en réchappe-! 
rait pas. 

Quelques-uns même avaient saisi leurs couteau* 
et leurs machetes afin de mettre, sans plus tardei; 
cette résolution à exécution. 

Mais tout à coup John Davis s'interposa. 

— Arrêtez, s'écria-t-il vivement, le Jaguar vit, il 



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Mi LES FRANCS TIREURS. 

est toujours votre chef, laissez-le libre de disposer 
à sa guise de cet homme ; qui sait si la vie de cet 
officier ne nous sera pas plus profitable plus tard 
que sa mort. 

Les aventuriers ne se laissèrent pas facilement 
convaincre d'épargner le capitaine; ils tenaient à 
leur projet de le poignarder après lui avoir coupé 
les bras ; cependant, grâce à l'influence dont il jouis- 
sait dans la troupe, John Davis parvint enfin à leur 
faire entendre raison et Ton ne s'occupa plus que 
de chercher le moyen de remonter les corps dans 
le défilé. 



IV 

DEUX ENNEMIS. 

Dans la grande œuvre de la création, c'est incon- 
testablement au sein des forêts que Dieu a le plus 
profondément imprimé le cachet indélébile de sa 
toute puissance. 

L'Océan, malgré son incommensurable étendue, 
n'offre aux regards des marins que des aspects d'une 
monotonie désespérante ou des bouleversements 
soudains qui remplissent l'âme d'une secrète et in- 
vincible terreur. 

Les montagnes qui bossèlent le monde et élèvent 
à d'immenses hauteurs leurs pics dentelés et char- 
gés de neiges éternelles, n'inspirent que l'effroi et 
ne représentent aux yeux étonnés du touriste que 
l'image pleine d'horreur du chaos et de la nature en 
travail. 



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LES FRANCS TIRlUnS. Û5 

Mais quand on a atteint la limite de Tune de ces 
splendides oasis de verdure, nommées foré ts vier- 
ges, on éprouve malgré soi une impression de reli- 
gieux recueillement et de douce mélancolie à l'as- 
pect de ces mille arceaux de feuillage, entremêlés 
et enchevêtrés comme les voûtes d'une vieille église 
gothique, dont les troncs moussus des chênes bi- 
centenaires forment la verte et imposante colon- 
nade, tantôt rampant à quelques pieds seule ment 
du sol, tantôt s' élevant à des hauteurs immenses. 

Alors, animé par l'air plus pur, respirant à pleins 
poumons, attiré et fasciné malgré soi par les pers- 
pectives mobiles et infinies qui s'ouvrent de tous 
côtés, sentant la marche plus facile sous ces moel- 
leux tapis d'humus et de poussière accumulés par 
les siècles évanouis, les allures deviennent plus li- 
bres, les regards plus perçants, la main plus ferme; 
on soupire après la vie hasardeuse et mâle du désert. 
Plus on se plonge sous ces ombres mouvantes, où la 
vie est partout bourdonnant comme une marée mon- 
tante, plus la fraîcheur qui circule à tra vers le feuil- 
lage embaume le sang, fortifie les me mbres, plus on 
comprend les irrésistibles attirements de la forêt et 
l'amour religieux des coureurs des bois pour elle. 

Les hommes habitués à la vie du désert ne veu- 
lent plus le quitter, car ils en comprenn ent toutes 
les voix, en ont sondé tous les mystères, et pour eux 
la forêt est un inonde qu'ils aiment com me le mate- 
lot aime la mer. Lorsqu'un beau soleil anime toute 
cette nature sauvage et pittoresque, que la neige 
éblouissante des pics lointains ressort comme clés 
rubans d'argent au-dessus des masses de verdure, 
que les oiseaux gazouillent sous la feuillée, que les 

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46 LES FRANCS TIREURS; 

insectes bourdonnent dans l'herbe et qu'au fond de 
leurs antres ignorés les fauves mêlent leur voix gra- 
ve à ce concert, tout invite à la rêverie et à la con- 
templation, et les coureurs des bois se sentent d'au- 
tant plus près de Dieu qu'ils sont plus loin des 
hommes. 

Ce sont des natures d'élite, fortement charpentées 
et taillées en plein bois, que celles de ces hardis ex- 
plorateurs du désert; tenus sans cesse en haleine, 
contraints à une lutte de chaque seconde contre les 
obstacles qui incessamment surgissent devant eux. 
Nul danger ne les effraie, nulle difficulté ne les ar- 
rête : les périls, ils les bravent ; les difficultés, il les 
surmontent comme en se jouant ; car, jetés par la 
volonté divine en dehors de la loi commune, leur 
existence n'est qu'une suite de péripéties étranges, 
d'enivrements fiévreux, qui les fait vivre un siècle 
en quelques minutes. 

L'hésilation des rôdeurs de frontières fut courte; 
pour ces hommes à demi sauvages, un obstacle à 
vaincre ne pouvait être qu'un excitant pour leur es- 
prit fertile en ressources. 

Les deux hommes, solidement attachés, au moyen 
des reatas, sur des bâtons posés en croix, furent 
l'un après l'autre descendus au fond du précipice et 
couchés sur le bord d'une petite rivière qui coulait 
silencieusement dans cette pleine basse en formant 
les plus capricieux méandres. 

John Davis, redoutant quelque algarade de la part 
de ses rancuniers compagnons, avait voulu se char* 
ger lui-même de descendre le capitaine, afin d'être 
certain qu'il arriverait sans encombredans la prairie. 

Lorsque les blessés eurent été enlevés au nid d'ai- 



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LES FRANCS TIREURS. t\l 

gîe qui les avait si miraculeusement sauvés, les 
aventuriers glissèrent le long des pentes avec une 
adresse et une rapidité singulières, et bientôt toute 
la troupe se trouva réunie au bord de la rivière. 

Comme cela se voit souvent dans les pays monta- 
gneux, le fond du précipice était une prairie assez 
large, abritée entre deux hautes collines qui l'en- 
caissaient à droite et à gauche, en formant une es- 
pèce de gorge qui, de l'endroit où le combat s'était 
livré, était réellement un gouffre d'une grande pro- 
fondeur. 

John Davis, sans perdre un instant, se hâta de 
prodiguer au Jaguar tous les soins que réclamait 
son état. 

Ruperto, bien qu'à contre-cœur, d'après l'ordre 
péremptoire de l'Américain, rendit au capitaine les 
mêmes services. 

Pendant les divers événements que nous avons 
rapportés, la nuit toute entière s'était écoulée, et le 
soleil se levait au moment où les aventuriers ache- 
vaient leur périlleuse descente. 

Alors le paysage reprit son aspect réel, et ce qui, 
à la lueur tremblante des torches, avait paru un dé- 
sert désolé et aride, fut une campagne charmante et 
accidentée, de l'apparence la plus riante et la plus 
enchanteresse. 

Le soleil a une puissance énorme sur l'organisa- 
tion humaine : non-seulement il chasse les sombres 
fantômes enfantés par les ténèbres, mais encore il 
réchauffe l'âme et rend au corps son élasticité et sa 
vigueur neutralisées par le froid pénétrant de la 
nuit. 

Avec le jour, l'espoir et la joie revinrent au cœur 



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48 LES FRANCS TIREURS. 

des aventuriers : joie rendue plus vive encore parla 
vue de3 caisses précipitées la veille du haut de la 
pente par les Mexicains, et qui, bien qu'effondrées 
par leur chute, avaient cependant en grande partie 
conservé le précieux métal qu'elles contenaient, 
tandis que le reste, épars çà et là sur le sol, était 
facile à réunir. 

Ainsi, le courage des Mexicains, leur dévouement 
héroïque n'avait abouti qu'à les faire tomber brave- 
ment à leur poste sans que leur sacrifice obtînt le 
résultat qu'ils espéraient. 

Bientôt la prairie prit une physionomie animée à 
laquelle certes elle n'était pas habituée ; les aven- 
turiers allumèrent des feux, élevèrent des jacales, 
et le camp fut installé en quelques minutes. 

Pendant assez longtemps les efforts de John Da- 
vis pour ranimer son ami demeurèrent infructueux, 
cependant le Jaguar n'avait reçu aucune blessure ; 
il paraissait n'avoir aucun membre brisé : son éva- 
nouissement provenait seulement de la commotion 
qne sa chute horrible lui avait fait éprouver. 

Cependant, l'Américain, loin de se rebuter, re- 
doubla de soins et d'attentions, et enfin, après un 
assez long espace de temps, il vit ses efforts couron- 
nés de succès. 

Le Jaguar fit un faible mouvement, ses lèvres re- 
muèrent comme s'il voulait parler, il porta la main 
droite à son front, poussa un profond soupir et en- 
trouvrit les yeux, mais il les referma aussitôt, ébloui 
probablement par la clarté brillante du soleil. 

— Enfin, ilestsauvél s'écria avec joie l'Américain. 

Les aventuriers entourèrent leur chef, épiant avec 
anxiété chacun de ses mouvements. 



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LES FRANCS TIREURS. A9 

Bientôt le jeune homme rouvrit les yeux, et aidé 
par Davis, qui devina son attention, il parvint à se 
redresser sur son séant. 

Une légère plaque rouge colorait la pommette de 
ses joues ; le reste de son visage conservait une pâ- 
leur terreuse et cadavérique. Il promena lentement 
autour de lui un regard dont l'expression un peu 
égarée commençait cependant déjà à briller d'un 
reflet d'intelligence. 

— A boire ! raurmura-t-il d'une voix sourde et 
inarticulée. 

John Davis déboucha sa gourde, se pencha vers 
le blessé et la présenta à ses lèvres. 

Celui-ci but avidemment pendant deux ou trois 
minutes, puis il s'arrêta avec un soupir de bien- 
être. 

— J'ai cru mourir, dit-il. 

— By god 1 fit John Davis, il s'en est fallu de 
peu. 

— Le capitaine Melendez existe-t-il encore ? 

— Oui. 

— Où est-il? 

— Ici. 

— Dans quel état? 

— Ni plus ni moins blessé que vous. 

— Tant mieux. 

— Faut-il le pendre? hasarda Ruperto qui tenait 
à son idée. 

Le Jaguar fit un brusque mouvement, ses sourcils 
se froncèrent, et il s'écria avec plus de force qu'on 
ne l'aurait supposé : { 

— Sur votre vie, que pas un cheveu ne tombe de 
sa tête ; vous me répondez de lui corps pour corps. 



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50 LES FRANCS TIREUR». 

Et il ajouta d'une voix basse et inintelligible pour ses 
auditeurs : — Je l'ai juré. 

— C'est dommage, reprit Ruperto ; je suis certain 
que la pendaison d'un capitaine mexicain aurait 
produit un bon effet dans le pays, • 

Le Jaguar fit un geste. 

— C'est bon,c'estbon, continua l'aventurier, cela 
vons déplaît, n'en parlons plus. C'est égal, c'est une 
drôle d'idée que vous avez là. 

— Assez I dit le jeune homme, j'ai ordonné. 

— Cela suffit, pardieu 1 Ne vous fâchez pas, capi- 
taine, on vous obéira. 

Et Ruperto s'éloigna en grommelant dans sa 
moustache, pour aller voir comment se trouvait le 
blessé confié à ses soins, et dont; c'est une justice à 
rendre au digne homme, il ne s'était jusqu'à ce mo- 
ment que fort médiocrement occupé. 

En approchant de l'endroit où l'on avait déposé le 
capitaine, il ne put retenir un cri de surprise. 

— Ah bien I fit-il, voilà un gaillard qui peut se 
vanter d'avoir la vie dure, par exemple. 

Soit par la fraîcheur de l'air du matin, soit pour 
toute autre cause, le capitaine avait repris connais- 
sance, il était assez remis déjà et se tenait assis au 
pied d'un arbre. 

— Eh ! eh 1 dit l'aventurier en approchant, il pa- 
raît que ça va mieux, heinî 

— Oui, répondit laconiquement l'officier. 

' — Allons, tant mieux, je vois que vous serez 
bientôt guéri ; c'est égal, vous pouvez vous flatter 
d'avoir joliment l'âme chevillée dans le corps, tout 
de même, caramba 1 vous revenez de loin I 

— Où suis- je ? 



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LES rRANCS TIRECr.S. 51 

— Dame , vous voyez, dans une superbe prairie, 
au bord d'un ruisseau limpide, répondit l'aventu- 
rier d'un air goguenard. 

— Trêve d'insolence, drôle, et répondez catégo- 
riquement à mes questions. 

— Il me semble que ce n'est pas difficile à devi- 
ner, et qu'il ne faut pas être sorcier pour reconnaî- 
tre un camp de rôdeurs des frontières. 

— Ainsi, je suis au pouvoir des bandits ? 

— Un peu 1 fit Ruperto d'un ton railleur. 

— . Quel est le nom du chef dont je suis le prison- 
nier? 

— Le Jaguar. 

— Le Jaguar ! s'écria le capitaine avec étonne- 
ment, est-ce qu'il n'est pas mort? 

— Pourquoi le serait-il, vous êles bien vivant, 
vous I Dites donc, ça a l'air de vous contrarier, hein ? 
Après cela c'est une justice à vous rendre, vous avez 
fait tout ce qui a dépendu de vous pour le tuer, et 
s'il vit, foi d'homme, vous n'avez pas le moindre 
reproche à vous adresser. 

Ces paroles furent accompagnées d'un ricanement 
narquois qui excita au plus haut degré la colère du 
capitaine. 

— Est-ce une nouvelle torture que prétend m'in- 
fliger votre chef, dit-il avec mépris, en m'imposant 
votre présence î 

— Vous méconnaissez ses bonnes intentions à 
votre égard; il m'a chargé de veiller sur votre santé 
et de vous prodiguer les soins les plus touchants, 
répondit Ruperto avec ironie. 

— Alors, laissez-moi, votre secours m'est inutile : 
je n'ai besoin de rien autre chose que de repos. 



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52 LES FRANCS TIREURS. 

— A votre aise, mon bel officier, arrangez-vous 
comme vous l'entendrez. Du moment où vous refu- 
sez mon assistance, je me lave les mains de ce qui 
arrivera et je me retire; je ne tiens pas énormément 
à votre compagnie. 

Et après avoir fait au capitaine un salut ironique, 
l'aventurier tourna les talons et s'éloigna en mur- 
murant à part lui : 

— Quel dommage que le capitaine ne veuille pas 
que ce charmant jeune homme soit pendu, c'aurait 
été si tôt fait ! 

Dès qu'il fut seul, le capitaine Melendez laissa 
tomber sa tête dans ses mains et chercha à rétablir 
l'équilibre dans son esprit et à coordonner ses pen- 
sées que le choc qu'il avait reçu avait complètement 
mises en désarroi. 

Cependant peu à peu il se laissa aller à une es- 
pèce de somnolence léthargique, suite inévitable de 
sa chute, et tomba bientôt dans un profond sommeil. 

Il dormit paisiblement pendant plusieurs heures 
sans que rien vînt troubler son repos; lorsqu'il 
s'éveilla il se trouva tout autre qu'il n'était avant de 
s'endormir : le sommeil réparateur qu'il avait goûté 
avait reposé complètement son système nerveux, 
ses forces étaient revenues et ce fut avec une sensa- 
tion de bien-être indicible qu'il se leva et qu'il fit 
quelques pas dans la prairie. 

Avec le calme de l'esprit, le courage lui était re- 
venu et il était prêta recommencer la lutte. 

11 remarqua avec une certaine joie que les aven- 
turiers le laissaient complètement libre de ses mou- 
vements et ne semblaient nullement s'occuper de 
lui. 



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LES FRANCS TIREURS. 53 

Ruperto reparut. Cette fois il avait quitté son air 
goguenard et portait des provisions de bouche dans 
une corbeille. 

L'aventurier offrit ces provisions au capitaine avec 
une politesse rude, mais où Ton devinait cependant 
l'intention d'être agréable. 

Le capitaine accepta avec empressement les vivres 
qui lui étaient offerts et mangea avec un appétit qui 
Tétonna lui-même, après une chute aussi grave. 

— Eh ! observa Ruperto, quand je disais que vous 
seriez bientôt guéri I C'est comme le capitaine, il 
est frais comme un floripondio, jamais il ne s'est si 
bien porté. 

— Dites-moi, mon ami, répondit don Juan, me 
sera-t-il permis de parler à votre chef? 

— Très-facilement, d'autant plus qu'il paraît que 
de son côté il a quelque chose à vous dire. 

— Ah! 

— Oui, il m'a même ordonné de vous demander 
si lorsque vous auriez mangé vous consentiriez à 
avoir avec lui un entretien. 

— De grand cœur, je suis complètement à ses or- 
dres, d'autant plus, ajouta en souriant le capitaine, 
que je suis son prisonnier. 

— Ça, c'est un fait. Eh bien I mangez tranquille- 
ment, pendant ce temps-là je vais faire votre com- 
mission. 

Ruperto quitta alors le capitaine, qui ne se fit pas 
répéter l'invitation et attaqua vigoureusement les vi- 
vres déposés devant lui. 

Son repas fut bientôt terminé et depuis quelque 
temps déjà il se promenait de long en large lorsque 
le Jaguar arriva. 



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5*, LES FRANCS TIREURS. 

Les deux hommes se saluèrent cérémonieusement 
et s'examinèrent pendant quelques secondes avec la 
plus grande attention. 

Jusqu'à ce moment, ils ne s'étaient pour ainsi dire 
pas vus : /eur entretien de la veille avait eu lieu 
pendant l'obscurité, puis ilsavaient lutté avec achar- 
nement l'un contre l'autre, mais ils n'avaient pas eu 
le temps de s'apprécier, comme ils le firent alors 
avec cet infaillible coup d'œil des hommes accoutu- 
més à juger en une seconde les personnes auxquel- 
les ils ont affaire. 

Ce fut le Jaguar qui le premier prit la parole. 

— Vous excuserez, caballero, dit-il, la rusticité de 
ma réception : les bannis n'ont d'autres palais que 
le dôme des forêts qui les abritent. 

Le capitaine s'inclina. 

— J'étais loin, dit-il, de m'attendre à autant de 
courtoisie de la part de... 

11 s'arrêta n'osant prononcer le mot qui lui venait 
aux lèvres, dans la crainte de choquer son interlo- 
cuteur. 

— De la part de bandits, n'est-ce pas, capitaine? 
répondit en souriant le Jaguar. Oh ! pas de dénéga- 
tion, je sais comment on nous nomme à Mexico ; 
oui, caballero, aujourd'hui nous sommes des ban- 
dits hors la loi, des rôdeurs de frontières, des francs 
tireurs , que sais-je encore ; demain peut-être se- 
rons-nous des héros et les sauveurs d'un peuple, 
ainsi va le monde ; mais laissons cela, vous désiriez 
me parler, m'a-t-on dit? 

— Vous-même, caballero, n'auriez-vous pas ma- 
nifesté l'intention de m' entretenir? 

— En effet, capitaine ; du reste je n'ai qu'une 



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LES FRANCS TIREURS. 55 

question à vous adresser, me promettez-vous d'y ré- 
pondre? 
. — Sur mon honneur ! si cela m'est possible. 

Le Jaguar se recueillit un instant, puis îl re- 
prit : 

— Vous me haïssez, n'est-ce pas î 

— Moi? s'écria vivement le capitaine. 

— Oui! 

— Qui vous fait supposer cela ? 

— Que sais-je? fit avec embarras le Jaguar, mille 
raisons, l'acharnement avec lequel, il y a quelques 
heures, vous avez cherché à m'arracher la vie. 

Le capitaine se redressa, son visage prit une ex- 
pression grave que jusqu'à ce moment il n'avait pas 
eue. 

— Je serai franc avec vous, caballero, dit-il, je 
m'y suis engagé. 

— Je vous remercie d'avance. 
L'officier reprit : 

— De vous à moi, personnellement, il ne peut 
exister de haine, de mon côté, du moins ; je ne vous 
connais pas, hier je vous ai vu pour la première fois; 
jamais, que je sache, vous n'avez ni de près ni de 
loin été mêlé à ma vie; je n'ai donc aucune raison 
de vous haïr. Mais à côté de l'homme il y 3 le soldat: 
comme officier de l'armée mexicaine... 

— Assez, capitaine, interrompit vivement le jeune 
homme, vous m'avez appris tout ce que je désirais 
savoir ; les haines politiques, toutes terribles qu el- 
les soient, ne sont cependant pas éternelles. Vous 
faites votre devoir comme je crois faire le mien, 
c'est-à-dire le mieux qu'il vous est possible; à cela 
je n'ai rien à objecter. Malheureusement, au lieu de 



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56 LES FRANCS TIREURS. 

combattre côte à côte, nous nous trouvons dans des 
camps opposés : la fatalité le veut ainsi ; peut-être 
un jour ces malheureuses dissensions se termineront- 
ellesi et alors qui sait si nous ne serons pas amis? 

— Nous le sommes déjà, caballero, s'écria cha- 
leureusement le capitaine, et il tendit la main au 
Jaguar. 

Celui-ci la serra vivement dans la sienne. 

— Suivons chacun la route qui nous est tracée, 
dit-il, mais si nous défendons une cause différente, 
conservons en dehors de la lutte cette estime et cette 
amitié que se doivent deux ennemis loyaux qui se 
sont mesurés et ont trouvé que leurs éoées étaient 
de la même longueur. 

— Soit, dit le capitaine. 

— Un mot encore, reprit le Jaguar 5 je dois répon- 
dre à votre franchise par une franchise égale. 

— Parlez. 

— La question que je vous ai adressée vous a 
surpris, n'est-ce pas? 

— Je l'avoue. 

— Eh bien ! je vais vous dire pourquoi je vous l'ai 
faite. 

— A quoi bon? 

— Non, il le faut ; entre nous, il ne doit plus y 
avoir rien de caché. Malgré la haine que je devrais 
vous porter, je me sens entraîné vers vous par une 
sympathie secrète que je ne puis m' expliquer, mais 
qui me pousse à vous révéler un secret dont dépend 
le bonheur de ma vie. 

— Je ne vous comprends pas, caballero ; vos pa- 
roles me semblent étranges. Expliquez-vous, au nom 
du ciel. 



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LES FRANCS TIREURS. 57 

Une rougeur fébrile envahit lout à coup le visage 
.du Jaguar. 

— Ecoutez, capitaine, si vous ne me connaissez 
que d'aujourd'hui, il y a longtemps que pour la pre- 
mière fois votre nom a résonné à mes oreilles. 

L'officier fixa un regard interrogateur sur le jeune 
homme. 

— Oui, oui, continua celui-ci avec une animation 
croissante, elle a toujours votre nom à la bouche, 
elle ne parle que de vous. Il y a quelques jours à 

peine ; mais à quoi bon rappeler cela? qu'il vous 

suffise de savoir que je l'aime à en perdre la raison. 

— Carméla ! murmura le capitaine. 

— Ouil s'écria le Jaguar, vous aussi vous l'ai- 
mez. 

— Je l'aime! répondit simplement l'officier en 
baissant les yeux vers la terre avec embarras. 

Il y eut un long silence entre les deux hommes. 
Il était facile de découvrir que chacun d'eux soute- 
nait un combat intérieur ; enfin le Jaguar parvint à 
apaiser l'orage qui grondait dans son cœur, et il re- 
prit d'une voix ferme : 

— Merci de votre réponse loyale, capitaine ; en 
aimant Carméla vous usez de votre droit comme 
j'use du mien en l'aimant aussi ; que cet amour, au 
lieu de nous séparer, soit un lien plus fort entre 
nous. Carméla est digne de l'amour d'un galant 
homme. Aimons-la chacun de notre côté, faisons* 
nous une guerre franche, sans trahisons ni fourbe- 
ries ; tant mieux pour celui qu'elle préférera. Elle 
seule doit être juge entre nous, laissons- lui suivre 
son cœur, elle est trop pure et trop sage pour se 
tromper et faire un mauvais choix. 



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58 LES FRANCS TIREURS. 

— Bien I s'écria avec entraînement le capitaine* 
vous êtes un homme de cœur, Jaguar, et quoi qu'il 
arrive je serai toujours heureux d'avoir serré votre 
main loyale et d'être digne de compter au nombre de 
vos amis. Oui, j'ai pour Carmélaun amour profond 
et sincère; pour un sourire de ses lèvres roses je 
donnerais ma vie avec joie ; mais je vous le jure, je 
suivrai le noble exemple que vous me donnez, et la 
lutte de mon côté sera aussi loyale que du vôtre 1 

— Vive Cristo ! fit le jeune homme avec une joie 
franche et naïve, je savais bien que nous finirions 
par nous entendre. 

— Il ne nous fallait pour cela, répondit en sou- 
riant le capitaine que l'occasion de nous expliquer. 

— Canarios 1 j'espère qu'elle ne se renouvellera 
pas dans les mêmes conditions, c'est un véritable 
miracle que nous soyons encore vivants. 

- Je ne serais nullement curieux de recommen- 
cer l'épreuve. 

— Certes, ni moi, je vous le jure. Mais le soleil 
décline rapidement à l'horizon; je n'ai pas besoin de 
vous dire que vous êtes libre et maître d'aller où 
bon vous semble, si votre intention n'est pas de de- 
meurer plus longtemps parmi nous ; j'ai fait prépa- 
rer un cheval que vous me permettrez de vous 
offrir. 

— Je l'accepte de grand cœur ; je ne veux pas 
avoir de fausse honte avec vous, et à pied dans ces 
régions qui me sont inconnues, je me trouverais as- 
sez empêché. 

— Que cela ne vous inquiète pas, je vous don- 
nerai un guide qui vous accompagnera jusqu'à ce 
que vous soyez dans la bonne route. 



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LES FRANCS TIREURS. 59 

— Mille remerciements ! 

— Où comptez-vous vous rendre ? Si ma question 
est indiscrète, je vous dispense, bien entendu, d'y 
répondre. 

— Je n'ai rien à vous cacher : je compte rejoindre 
au plus vite le général Rubio, auquel je dois rendre 
compte de l'accident arrivé à la conducta de plata 
et de la catastrophe terrible dont j'ai été victime. 

— C'est le sort de la guerre, capitaine. 

— Je ne vous fais pas un reproche ; je constate 
un fait malheureux, voilà tout. 

— Du reste, si la conducta avait pu être sauvée 
par le courage et le dévouement, elle l'eût été sans 
nul doute, car vous avez dignement fait votre de- 
voir. 

— Je vous remercie de cet éloge. 

— II vous sera facile d'atteindre le camp du gé- 
néral Rubio avant le coucher du soleil. 

— Hum ! vous croyez ? 

— D'ici, vous n'en êtes qu'à trois lieues tout au 
plus. 

— Aussi près? 

— Mon Dieu, oui I 

— Oh ! si je l'avais su ! s'écria le capitaine d'un ton 
de regret. 

— Oui, mais vous l'ignoriez. Bah ! à quoi bon re- 
venir là-dessus, vous prendrez votre revanche un 
jour ou l'autre. 

— Vous avez raison, ce qui est arrivé est sans re- 
mède, je pars. 

— Déjà! 

— Il le faut. 

— C'est vrai. 



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60 LES FRANCS TIREURS. 

Le Jagnar fit un signe à un aventurier qui se te- 
nait à quelque distance. 

— Le cheval du capitaine, dit-il. 

Cinq minutes plus tard cet aventurier, qui n'était 
autre que Ruperto, reparut conduisant deux che- 
vaux, dont l'un était un mustang magnifique aux 
jambes fines et à l'œil étincelant. 

D'un bond le capitaine se mit en selle, Ruperto 
était déjà monté sur l'autre cheval. 

Les deux ennemis, amis désormais, se serrèrent 
une dernière fois la main, et après un adieu affec- 
tueux le capitaine lâcha la bride à sa monture : 

— Surtout pas de mauvaises plaisanteries, Ru- 
perto, dit d'un ton péremptoire le Jaguar à l'aven- 
turier. 

— C'est bon! c'est bon! grommela celui-ci sans 
autrement répondre. 

Les cavaliers quittèrent la prairie. Le Jaguar les 
suivit des yeux aussi longtemps qu'il put les aper- 
cevoir , puis il regagna tout pensif le jacal qui lui 
servait de tente. 



LE GENERAL RUBIO. 



Puisque l'occasion s'en présente disons quelques 
mots de l'organisation militaire des États-Unis du 
Mexique, organisation aussi singulière que tous les 
autres rouages administratifs au moyen desquels 



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LES FRANCS TIREURS. 61 

fonctionne l'étrange gouvernement de cette excen- 
trique république. 

L'uniforme militaire plaît généralement aux 
masses : la vie du soldat a quelque chose en soi de 
si indépendant de la vie commune que tous les peu- 
pies, plus ou moins, se laissent entraîner et séduire 
par le clinquant des broderies et des épaulettes, les 
roulements des tambours et les appels aigus des 
clairons. 

Les peuples jeunes surtout aiment à jouer au sol- 
dat, à faire ondoyer des panaches, caracoler des- 
chevaux de bataille et étinceler de grands sabres. 

La lutte du Mexique contre l'Espagne dura dix 
ans, constante, fiévreuse, acharnée ; elle fut fertile 
en événements terribles et en poignantes péripé- 
ties. 

Les Mexicains, tenus par leurs oppresseurs dan» 
la plus complète sujétion, étaient aussi simples au 
commencement de la révolution qu'à l'époque de la 
conquête ; la plupart ignoraient comment se charge 
un fusil, aucun d'eux n'avait eu d'armes à feu entre 
ses mains. 

Cependant excités par l'ardent désir de liberté qui 
bouillait au fond de leurs cœurs, leurs progrès en 
tactique militaire furent rapides, et bientôt les Espa- 
gnols apprirent à leurs dépens que ces misérables 
guérillas commandées par des prêtres et des curés, 
qui d'abord n'étaient armées pour la plupart que de 
lances et de flèches, étaient enfin capables de ré- 
pondre à leurs feux de peletons, de se faire brave- 
ment tuer sans reculer d'un pouce, et de leur infli- 
ger en détail des défaites terribles. 

L'enthousiasme et la haine des oppresseurs avaient 



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62 LES FRANCS TIREURS, 

fait des soldats de tous les hommes en état de porter 
les armes. 

L'indépendance proclamée, la guerre finie, le rôlo 
de l'armée était terminé pour un pays qui, sans voi- 
sins immédiats, n'avait à redouter aucune interven- 
tion étrangère dans ses affaires intérieures et qui 
n'avait à craindre aucune invasion. 

L'armée devait donc déposer ces armes qui 
avaient si vaillamment conquis la liberté du pays, 
et rentrer paisiblement dans ses foyers : c'était son 
devoir, on s'attendait à ce qu'il en fût ainsi, on se 
trompa. 

L'armée se sentait forte, redoutée, elle voulait 
garder la place qu'elle avait prise et imposer à son 
tour des conditions. 

N'ayant plus d'ennemis à combattre, elle se fit de 
son autorité privée l'arbitre des destinées du pays 
qu'elle était appelée à défendre ; afin de créer des 
avancements parmi ses officiers l'armée fit des révo- 
lutions. 

Alors commença cette ère des pronunciamientos 
dans laquelle se trouve fatalement entraîné le Mexi- 
que, et qui le conduit irrésistiblement au gouffre 
dans lequel sombrera finalement son indépendance 
si chèrement acquise et jusqu'à sa nationalité. 

Du sous-lieutenant au général de division, chacun 
se fit un marchepied du pronunciamiento pour avan- 
cer d'un grade : le lieutenant pour être capitaine, le 
capitaine colonel, le colonel général, et le général 
président de la république du Mexique. Il y a ordi- 
nairement de trois à quatre présidents à la fois, sou- 
vent il y en a cinq et même six; un seul président 
serait considéré comme un phénomène exlraordi- 



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LES FRANCS TIREURS. 63 

naire, raraacis ; je crois que depuis la proclamation 
de l'indépendance on n'a pas vu un même président 
gouverner seul la confédération pendant six mois 
consécutifs. 

Il est résulté de cet état de choses que l'armée est 
tombée dans un discrédit extrême, et autant le mé- 
tier des armes était honorable à l'époque de la lutte 
contre les Espagnols, autant aujpurd'hui il Test peu. 
L'armée est donc contrainte.de se recruter dans les 
classes les plus basses de la société, c'est-à-dire les 
bandits, les leperos et même les misérables con- 
damnés pour vol ou assassinat. 

Tous ces hommes, arrivés à certains grades, ne 
font que changer de costume, tout en conservant 
dans le nouveau rang où le hasard les place, leurs 
vices et leurs habitudes de bas étage ; aussi les jeu- 
nes gens de bonne famille ne prennent-ils que diffi- 
cilement l'épaulette et dédaignent-ils d'adopter un 
métier si peu en honneur dans l'esprit des gens du 
monde. 

Dans un corps aussi mal organisé, où la discipline 
n'existe pas et où l'instruction militaire est nulle, 
l'esprit de corps doit être inconnu, c'est ce qui ar- 
rive. Pourtant cette armée a été bonne, elle compte 
une foule de magnifiques faits d'armes dans ses états 
de service ; ses soldats et ses officiers ont fait preuve 
de bravoure dans les phases critiques de la guerre 
de l'indépendance. 

Mais aujourd'hui tout est mort, le sentiment du 
devoir est méprisé, et le point d'honneur, ce stimu- 
lant si fort pour le soldat, foulé aux pieds. Le duel, 
ce mal nécessaire jusqu'à un certain point pour faire 
«respecter à un militaire l'habit qu'il porte, est dé- 



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64 LES FRANCS TIREURS. 

fendu sous les peines les plus sévères, et en souffle- 
tant un officier mexicain et le traitant de lâche et de 
fripon on ne court qu'un risque, celui d'être traî- 
treusement assassiné. 

Il faut un long apprentissage pour devenir soldat 
et en prendre l'esprit; ce n'est qu'à la suite de lon- 
gues et sérieuses études, que lorsqu'on a souffert de 
dures privations, vu plusieurs fois la mort en face, 
qu'on acquiert ces connaissances et ce sang-froid 
qui font sacrifier la vie sans calcul et remplir les 
devoirs d'un véritable militaire. 

La plupart des généraux mexicains rougiraient de 
leur ignorance, s'ils se trouvaient en présence du 
dernier sous-officier de notre armée; car ils ne sa- 
vent absolument rien et n'ont pas la moindre idée 
de leur art. 

Pour les officiers mexicains, tout se réduit à ceci : 
changer d'écharpe. Le colonel la porte rouge, le 
général de brigade, verte, et le général de division, 
blanche. C'est dans le but d'arriver à cette dernière 
couleur que se font tous les pronunciamientos. 

Mal vêtus, mal nourris, mal payés, les soldats 
mexicains sont un fléau pour la population civile, 
qu'ils pressurent sans honte et sans pitié sous le 
plus futile prétexte. 

On comprend, d'après ce que nous venons de 
dire, combien un corps armé ainsi désorganisé doit 
être redoutable à tout le monde, car il ne connaît 
aucun frein et vit en dehors de la loi qu'il méprise, 
et l'état où se trouve aujourd'hui le Mexique prouve 
la vérité incontestable de ce que nous avançons. 

Nous n'avons voulu faire aucune personnalité, 
traitant la question au point de vue général , et nous 



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LES FRANCS TIREURS* 65 

bornant à constater ce qui est. Il existe, il est vrai, 
quelques officiers de mérite, quelques hommes réel- 
lement honorables danff cette malheureuse armée; 
mais ce sont des perles perdues dans la fange, et le 
nombre en est tellement restreint qu'en les citarrf 
tous par leurs noms nous n'arriverions pas à com- 
pléter la centaine. Ceci est d'autant plus triste que, 
plus le Mexique va, plus il approche de la catastro- 
phe et que bientôt le mal qui mine ce beau pays sera 
sans remède, et il sombrera pour toujours, non sous 
les coups des étrangers, mais assassiné par ses pro- 
pres enfants. 

Le général don José-Maria Rubio ne sortait en 
aucune façon de la foule des officiers mexicains, seu- 
lement il possédait sur ceux qui l'entouraient l'im- 
mense avantage d'être un vieux soldat de la guerre 
de l'indépendance ; chez lui l'expérience suppléait 
amplement à ce qui lui manquait du côté de l'ins- 
truction. 

Son histoire était simple, la voici en quelques 
mots : 

^ Fils d'un evangelista ou écrivain public de Tam- 
pico, il avait à grand'peine appris un peu à lire et 
à écrire sous les auspices de son père ; cette teinte 
d'éducation, toute légère qu'elle fût, devait plus 
tard lui être d'une grande utilité. 

Le grand soulèvement dont le célèbre curé Hidalgo 
fut le promoteur, soulèvement qui inaugura la ré- 
volution, trouva le jeune José-Maria errant aux en- 
virons de Tampico, où il faisait pour vivre les mé- 
tiers les plus impossibles. Le jeune homme, un peu 
muletier, un peu pêcheur et beaucoup contreban- 
dier, enivré par l'odeur de la poudre, fasciné par 

à. 



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€6 LES FRANCS TIREURS. 

l'influence toute puissante qu'Hidalgo exerçait sur 
tous ceux qui l'approchaient, jeta son fusil sur son 
épaule, enfourcha le premier cheval qui lui tomba 
sous la main, et suivit gaîment les bandes révolu- [ 
tionnaires. Depuis cette époque, sa vie ne fut plus | 
qu'un combat de toutes les heures. I 

Il devint en peu de temps, grâce à son courage, ^ 
à son énergie et à sa présence d'esprit, un des gué- 
rilleros les plus redoutables aux Espagnols. 

Toujours le premier à l'assaut, le dernier à la re- 
traite, chef d'une cuadrilla composée d'hommes d'é- 
lite pour lesquels les expéditions les plus folles et 
les plus téméraires ne semblaient être que des jeux 
d'enfants, favorisé par un constant bonheur, car la 
fortune aime les téméraires, José-Maria devint bien- 
tôt un épouvantail pour les Espagnols, son nom 
seul leur inspirait une indicible terreur 

Après avoir successivement servi sous les ordres 
de tous les héros de l'indépendance mexicaine et 
avoir vaillamment combattu à leurs côtés* la paix le 
trouva général de brigade. 

Le général Rubio n'était pas ambitieux : c'était 
un brave et digne soldat qui aimait son métier avec 
passion et auquel il fallait pour le rendre heureux 
les roulements des tambours, l'éclat des armes et 
la vie militaire dans toute son étendue. 

Lorsqu'il combattait, jamais l'idée ne lui était ve- 
,nue qu'un jour ou l'autre la guerre prendrait fin ; 
aussi fut-il tout surpris et complètement démora- 
lisé quand la paix futfaite et l'indépendance procla- 
mée. 

Le digne général regarda autour de lui. Chacun 
se préparait à se retirer dans sa famille afin deiouir 



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. LES FRANCS TIREURS. 07 

d'un repos si chèrement acheté. Don José-Maria 
n'aurait peut-être pas mieux demandé que de suivre 
cet exemple; mais sa famille à lui, c'était l'armée, 
il n'en avait ou du moins il ne s'en connaissait plus 
d'autre. Pendant les dix années de combats qui ve- 
naient de s'écouler, le général avait perdu complè- 
tement de vue tous les parents qu'il avait. Son père, 
dont il avait par hasard appris la mort, était la seule 
personne dont l'influence eût pu l'exciter à aban- 
donner la carrière militaire. Mais le foyer paternel 
était éteint; rien ne l'attirait plus vers la province * r 
il demeura donc sous les drapeaux, non par ambi- 
tion : nous le répétons, le brave soldat se rendait 
justice et reconnaissait parfaitement qu'il avait at- 
teint une position bien supérieure à celle que jamais 
il aurait osé désirer; mais afin de ne pas rester seul 
et de ne pas abandonner de vieux amis avec les- 
quels il avait si longtemps souffert, combattu, en 
un mot partagé la bonne et la mauvaise fortune. 

Les différents chefs qui, immédiatement, com- 
mencèrent à convoiter le pouvoir et à se succéder 
au siège présidentiel , loin de redouter le général 
dont le caractère simple et honnête leur était connu, 
recherchèrent au contraire son amitié et s'attache-, 
rent à lui prodiguer les preuves de la plus franche 
et de la plus réelle protection, convaincus qu'il se 
garderait bien de jamais en abuser. 

À l'époque où les Texiens commencèrent à s'agi- 
ter et à revendiquer leur indépendance, le gouver- 
nement mexicain, trompé dans le principe par les 
agents chargés de surveiller cet État, n'envoya que 
des forces insuffisantes pour rétablir l'ordre et 
étouffer les désordres ; mais bientôt l'agitation prit 



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68 LES FRANCS TIREURS» 

un caractère révolutionnaire tellement tranché, que 
le président de la république jugea urgent de faire 
une démonstration efficace. Malheureusement il 
était trop tard, le mécontentement s'était propagé 
de proche en proche; il ne s'agissait déjà plus de 
réprimer une révolte, mais bien d'étouffer une ré- 
volution, ce qui n'est pas du tout la même chose. 

Le président de la république mexicaine apprit 
alors à ses dépens que, dans toute question hu- 
maine, il y a quelque chose de plus puissant que 
la force brutale des baïonnettes : c'est l'idée dont 
le temps est venu et l'heure est sonnée. Les troupes 
expédiées au Texas furent battues, refoulées de 
toutes parts. Bref, elles se virent contraintes à re- 
culer pas à pas devant l'émeute, à traiter avec elle 
et à se retirer honteusement. 

Le gouvernement ne pouvait et ne voulait pas 
accepter un aussi flétrissant échec infligé par des 
bandes mal armées et mal disciplinées ; il se résolut 
à tenter un dernier et décisif effort. " 

Des troupes nombreuses furent massées sur les 
frontières texiennes, et autant pour en imposer aux 
révoltés, que pour en finir d'un seul coup avec eux, 
on déploya un grand appareil militaire. 

Mais alors la guerre changea de face : les 
Texiens, Américains du Nord pour la plupart, 
adroits chasseurs, marcheurs infatigables et ti- 
reurs d'une adresse proverbiale, se fractionnèrent 
on petites troupes, et au lieu d'offrir à l'armée 
mexicaine un front de bataille, qui lui eût permis 
de manœuvrer et de les anéantir, ils commen- 
cèrent une guerre de haies, de ruses et d'embus- 
cades à la mode vendéenne, qui eut pour premier 



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LES FRANCS TIREURS. 69 

résultat de fatiguer énormément les soldats en les 
obligeant à des marches et à des contre-marches 
continuelles, et jeta parmi eux le découragement 
et la démoralisation en les contraignant à lutter 
contre un ennemi insaisissable, qu'ils savaient être 
partout sans parvenir à le rencontrer nulle part 

La position devenait de plus en plus critique. 
Ces hommes mis hors de la loi, flétris des épithètes 
de bandits, de rôdeurs de frontières et de francs ti- 
reurs, que Ton affectait de confondre avec les scélé- 
rats sans aveu qui pullulent dans ces contrées et 
qu'on s'obstinait à traiter comme tels, ne leur ac- 
cordant pas de quartier et les fusillant sans juge- 
ment partout où on pouvait les saisir; ces hommes 
disciplinés maintenant, aguerris et forts de l'appui 
moral de leurs concitoyens qui applaudissaient à 
leurs succès et faisaient des vœux pour leur réus- 
site, avaient hautement levé le drapeau de l'indé- 
pendance texienne, et dans maintes rencontres, 
après avoir décimé les troupes envoyées contre eux, 
les avaient forcées à les reconnaître comme les dé- 
fenseurs avoués d'une cause honorable. 

Parmi les nombreux généraux de la république, 
le président choisit enfin le seul homme capable de 
réparer les échecs successifs subis par le gouverne- 
ment. Le général don José-Maria Rubio fut investi 
du commandement en chef des troupes chargées 
d'opérer contre le Texas. 

Ce choix était des plus heureux; le général, 
homme loyal et brave soldat, n'était pas capablede 
se vendre, quelque cher qu'on voulût Tacheter. On 
n'avait donc pas à redouter avec lui une trahison , 
devant laquelle d'autres, moins susceptibles que lui 



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70 LES FRANCS TIREURS. 

ou plus avares, n'avaient pas reculé, dans plusieurs 
circonstances. Vieux soldat de la guerre de l'indé- 
pendance, ancien partisan, don José-Maria connais- 
sait à fond toutes les ruses des guérillas et était 
bien l'homme qu'il fallait pour lutter avec avantage 
contre les adversaires qu'il avait à combattre. 
Malheureusement ce choix venait bien tard. 
Cependant le général, tout en comprenant par- 
faitement l'immense responsabilité qu'il assumait 
sur lui, ne se rebuta pas et accepta sans murmu- 
rer la rude tâche qu'on lui imposait. 

Certains hommes ont l'incontestable privilège 
d'être né pour les positions qu'ils occupent ; leur 
intelligence semble s'agrandir avec la situation : 
faits pour les grandes choses, ils s'élèvent à me- 
sure et restent toujours au niveau des événements 
quels qu'ils soient. 

Le général avait cette faculté précieuse ; du pre- 
mier coup d'oeil il jugea ses ennemis avec ce sang- 
froid des vieux soldats qui les rend si forts , et son 
plan fut élaboré en quelques minutes. 

Il changea immédiatemeut la tactique suivie 
jusqu'alors par ses prédécesseurs et adopta un 
système diamétralement opposé au leur. 

Au lieu de fatiguer ses soldats par des courses 
sans but et sans résultats probables, il se saisit des 
positions les plus fortes, dissémina ses troupes dans 
des cantonnements assez étendus, sans cependant 
être trop éloignés, de façon à ce que tous les dé- 
tachements pussent s'appuyer les uns sur les au- 
tres, en cas d'attaque, et que, s'il le fallait absolu- 
ment, l'armée entière se trouvât réunie autour de 
lui en moins de vingt-quatre heures. 



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Ï.ES FRANCS TIREURS, 71 

Puis, ces précautions prises, conservant toujours 
ses forces sous la main, il se tint prudemment sur 
la défensive, et au lieu de marcher en avant, il de- 
meura immobile, guettant avec une patience infa- 
tigable l'occasion de tomber à l'improviste sur l'en- 
nemi et de l'écraser. 

Les chefs texiens ne tardèrent pas à comprendre 
tout le danger de cette nouvelle et adroite tactique 
pour eux. En effet, les rôles étaient changés : d'as- 
saillis, les insurgés étaient contraints de se faire 
assaillants, ce qui leur faisait perdre tous les avan- 
tages de leur position en les obligeant à des concen- 
trations de troupes et à des démonstrations de forces 
contraires à leur habitude de combattre. 

Aux jeunes officiers qui murmuraient du plan 
adopté par le général et raillaient sa prudence, ce* 
lui -ci répondait en souriant que rien ne le pres- 
sait, que la guerre était un jeu de finesse où le plus 
adroit attrapait l'autre, et qu'il ne fallait pas pour 
une vaine gloriole se laisser emporter à compro- 
mettre le succès d'une entreprise qui, avec un peu 
de patience, aboutirait à une réussite certaine. 

La suite prouva que le général raisonnait juste 
et que son plan était bon. 

Les insurgés, réduits à l'inaction par le système 
adopté par le nouveau chef de l'armée mexicaine, 
essayèrent à plusieurs reprises d'attaquer ses re- 
tranchements et de l'amener à en sortir, mais le 
général se contenta de leur tuer le plus de monde 
possible, et il tint bon sans faire un pas en avant. f 

La conducta de plata, que le capitaine Melendez 
était chargé d'escorter, avait une immense impor- 
tance aux yeux du gouvernement nécessiteux de la 



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72 LES FRANCS TIREURS. 

capitale ; il fallait à toute force la sauver et faire 
arriver saines et sauves les piastres à Mexico, avec 
d'autant plus de raison que depuis quelque* temps 
les arrivages d'argent du Texas devenaient d'une 
rareté désespérante et menaçaient de manquer 
complètement avant peu. 

Le général Rubio se vit à contre-cœur contraint 
de modifier provisoirement la ligne qu'il s'était 
tracée; il ne doutait pas que les insurgés, avertis du 
passage de la conducta, ne fissent les plus grands 
efforts pour l'intercepter et s'en emparer, car eux 
aussi éprouvaient une grande pénurie d'argent, et 
les millions expédiés à Mexico étaient pour eux 
d'une immense importance; il fallait déjouer leurs 
projets et sauver la conducta ; le général rassembla 
donc un corps considérable de troupes, se mit à sa 
tête, et s'avança à marches forcées jusqu'à l'entrée 
du défilé où, d'après les rapports de ses espions, 
les insurgés devaient s'embusquer; puis, ainsi que 
nous l'avons vu, il expédia un homme sûr (à ce 
qu'il supposait du moins) au capitaine Melendez, 
pour l'avertir de son approche et le mettre sur ses 
que gardes. 

Nous avons rapporté dans les Rôdeurs de frontiè- 
res comment les choses s'étaient passées, et com- 
bien l'exprès du général était digne de la, confiance 
son chef avait placée en lui. 

Le camp mexicain s'élevait au milieu d'une 
plaine charmante, faisant face au défilé par lequel, 
d'après les instructions du général, la conducta 
devait déboucher. 

C'était le soir, le soleil était couché depuis envi- 
ron une heure. Don José-Maria, inquiet du retard 



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LES FRANCS TIREURS. 73 

du capitaine, et commençant à se douter d'un mal- 
heur, avait expédié des éclaireurs dans différentes 
directions afin de lui apporter des nouvelles, et en 
proie à une inquiétude à laquelle chaque minute 
qui s'écoulait ajoutait encore, il marchait avec agi- 
tation dans sa tente, jurant et maugréant tout bas, 
fronçant les sourcils, et s' arrêtant par intervalles 
pour prêter l'oreille à ces mille bruits qui, la nuit, 
surgissent sans cause apparente, et passent comme 
emportés sur l'aile des Djinns. 

Le général don José-Maria Rubio était un homme 
jeune encore ; il avait quarante-deux ans environ 
bien qu'il parût plus âgé à cause des fatigues de la 
vie militaire qui avaient laissé de rudes empreintes 
sur son visage à la physionomie martiale et ou- 
verte; sa taille était haute, bien prise; ses membres 
musculeux et bien attachés, sa poitrine large et 
saillante dénotaient une grande vigueur ; ses che- 
veux coupés en brosse commençaient à grisonner, 
mais son œil noir avait un éclat fulgurant plein de 
jeunesse et d'intellignce. 

Contrairement aux habitudes des officiers supé- 
rieurs mexicains qui en toutes circonstances font 
un grand étalage de broderies, et sont dorés et em- 
panachés, qu'on nous pardonne la comparaison, 
comme des marchands de vulnéraire, son costume 
était d'une simplicité et d'une sévérité qui ajoutait 
encore à sa tournure militaire et lui donnait cette 
apparence de réflexion et de majesté qui sied si 
bien à un chef d'armée. 

Un sabre était négligemment jeté, auprès d'une 
paire de pistolets d'arçon, en travers sur une carte, 
étendue sur une table au milieu de la tente, et vers 

5 



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7A tES FRANCS TIREURS. 

laquelle le général se penchait souvent dans sa pro- 
menade agitée. 

Le galop d'un cheval, d'abord éloigné, mais qui 
se rapprocha rapidement, se fit entendre. La sen- 
tinelle placée en dehors de la tente cria : Qui vive ? 
Le cavalier s'arrêta, sauta à terre, puis au bout 
d'une minute le rideau de la tente s écarta et un 
homme parut. 

Cet homme était le capitaine don Juan Melendez. 

— Enfin, vous voilà ! s'écria le général, dont les 
traits s'éclaircirent. 

Mais, en voyant l'expression de tristesse répan- 
due sur les traits de l'officier, le général, qui avait 
fait deux pas vers lui, s'arrêta, et sa physionomie 
redevint subitement inquiète. 

— Oh ! oh ! fit-il, que se passe-t-il donc? Capi- 
taine, serait-il arrivé malheur à la conducta? 

L'officier baissa la tête sans répondre. 

— Que signifie cela, caballero, reprit le général 
avec colère ; seriez- vous devenu muet par hasard? 

Le capitaine fit un effort sur lui-même. 

— Non, général, répondit-il. 

— La conducta, où est la conducta ? reprit-il 
avec violence. 

— Prise I répondit don Juan d'une voix sourde. 

— Vive Dios ! exclama le général en lui lançant 
un coup d'oeil terrible et en frappant du pied avec 
colère, la conducta est prise et vous vivez pour ve- 
nir me l'apprendre ? 

— Je n'ai pu me faire tuer. 

— Je crois même, Dieu me pardonne, dit avec 
ironie le général, que vous n'avez pas même reçu 
un* îgratignure. 



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LES FRAXCS TIREURS, 75 

— C'est vrai. 

Le général fit quelques pas dans la tente en proie 
à la plus vive agitation. 

— Et vos soldats, caballero, reprit-il au bout 
d'un instant, en s* arrêtant en face de l'officier, ils 
ont lâchement fui, sans doute, au premier coup de 
feu? 

— Mes soldats sont morts, général. 

— Hein ! que dites-vous ? 

— Je dis, général, que mes soldats se sont fait 
tuer jusqu'au dernier pour défendre le dépôt confié 
à leur honneur. 

— Hum I hum 1 répondit le général, ils sont 
morts, tous ? 

— Oui, général, tous sont couchés dans une 
tombe sanglante ; je suis le seul survivant de cin- 
quante hommes braves et dévoués. 

Il y eut un second silence. Le général connaissait 
trop bien le capitaine pour douter de son courage 
et de sa loyauté ; il commençait à soupçonner un 
mystère. 

— Mais je vous avais envoyé un guide, dit-il 
enfin. 

— Oui, général : c'est ce guide qui nous a fait 
tomber dans le piège tendu sous nos pas par les in- 
surgés. 

— Mille diables 1 si le misérable... 

— 11 est mort, interrompit le capitaine, je l'ai 
tué. 

— Bien ; mais il y a dans toute cette affaire quel- 
que chose qui m'échappe. 

— Général, s'écria le jeune homme en s* animant, 
bien que la conducta soit perdue, le combat a été 



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76 LES FRANCS TIREURS. 

glorieux pour le nom mexicain ; notre honneur n'a 
pas souffert, nous avons été écrasés par le nom- 
bre. 

— Voyons, capitaine, vous êtes un de ces hom- 
mes au-dessus de tout soupçon, que la plus légère 
souillure ne saurait atteindre ; au besoin, je cau- 
tionnerais votre loyauté et votre bravoure devant 
tous : rapportez-moi franchement et sans tergiver- 
ser ce qui s'est passé, je vous croirai ; donnez-moi 
les plus grands détails sur cette action, afin que je 
sache si je dois vous plaindre ou vous punir. 

— Ecoutez donc alors, général ; mais je vous le 
jure, si après mon récit le moindre soupçon reste 
dans votre cœur sur mon honorabilité et le dévoue- 
ment de mes soldats, je me ferai devant vous sauter 
la cervelle. 

— Parlez d'abord, caballero ; après, nous verrons 
ce qu'il conviendra que vous fassiez. 

Le capitaine s'inclina et commença le rapport 
exact des événements. 



VI 



LE CONSEIL DES CHASSEURS. 

Nous reviendrons maintenant à Tranquille, que 
nous avons trop longtemps négligé. ^. 

Tranquille s'était séparé de se3 amfl^à deux por- 
\ tées de fusil du campement texien, se ijfeservant, si 
] besoin était, de faire intervenir Carméla ; mais cela 
' n'avait pas été nécessaire : le jeune homme, bien 



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LES FRANCS TIREURS. 77 .' 

qu'à contre-cœur, avait consenti à tout ce que lui / 
avait demandé le Canadien, ce dont celui-ci avait . 
été charmé, car sans savoir précisément pourquoi, 
il lui aurait déplu de faciliter une entrevue entre les 
jeunes gens. 

) Aussitôt après son entretien avec le jeune chef 
des francs tireurs, le chasseur s'était levé, et malgré 
les instances du Jaguar pour le retenir, il avait 
quitté son camp. 

Le chasseur était donc remonté à cheval, et, à 
demi satisfait de sa conversation avec le Jaguar, il 
avait regagné au petit pas, tout en réfléchissant, 
l'endroit où ses amis étaient campés. 

Ceux-ci l'attendaient avec anxiété, Carméla sur- 
tout était dévorée d'une inquiétude extrême. 

Etrange contraste, que les femmes seules pour* 
ront expliquer, la jeune fille, à son insu pcut-êtrs f 
éprouvait pour le Jaguar et pour le capitaine Meleo- 
dez des sentimenta qu'elle redoutait elle-même dV 
nalyser, mais qui cependant la portaient à s'intéres 
ser également au sort de ces deux hommes et à 
craindre un choc entre eux, quelqu'en dût être le 
résultat pour l'un ou pour l'autre. 

Malgré cela, il est évident que s'il lui avait fallu 
expliquer la raison qui la poussait à agir ainsi, elle 
n'aurait pas su répondre, et que si on lui avait dit 
qu'elle aimait l'un ou l'autre, elle s'en serait éner- 
giquement défendue, et cela franchement persuadée 
qu'elle aurait dit vrai. 

Pourtant elle se sentait, peut-être par des motifs 
différents, irrésistiblement attirée vers eux; elle 
tressaillait à leur approche, le son de leur voix 
faisait intérieurement courir un frisson de bonheur 



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73 LES FRANCS TIREURS. 

dans tout son être ; si elle demeurait longtemps sans 
avoir de leurs nouvelles, elle devenait triste, inquiè- 
te, pensive ; leur présence lui rendait toute sa gaîté 
et son insouciance d'oiseau. 

Elait-ce de l'amitié ? était-ce de l'amour? qui sait ! 

Tranquille trouva ses amis confortablement éta - 
blis dans une étroite clairière, assis auprès d'an 
grand feu qui servait à cuire leur souper. Carméla, 
retirée un peu à l'écart, interrogeait d'un regard 
impatient la sente par laquelle elle savait que de- 
vait arriver le chasseur. 

Aussitôt qu'elle l'aperçut, elle poussa un cri de 
joie étouffé et fit un mouvement pour courir à sa 
rencontre, mais elle s'arrêta en rougissant, baissa 
la tête, et se cacha toute honteuse derrière un mas- 
sif de floripondios. 

Tranquille mit paisiblement pied à terre, ôtala 
bride à son cheval, qu'il envoya d'une claque ami- 
cale sur la croupe rejoindre ceux de ses compa- 
gnons, et il alla s'asseoir auprès du Cœur-Loyal. 

— Ouf I fit-il, enfin me voici de retour, ce n'est 
pas sans peine. 

— Auriez-vous couru quelque danger? demanda 
avec intérêt le Cœur-Loyal. 

— Nullement, au contraire ; le Jaguar m'a reçu 
comme il devait le faire, c'est-à-dire en ami, je n'ai à 
me plaindre que de sa courtoisie ; du reste nous nous 
connaissons trop pour qu'il n'en eût pas été ainsi. 

Carméla s'était avancée tout doucement près du 
chasseur ; tout à coup elle pencha sa gracieuse tête 
vers lui, et lui présenta son front à baiser : 

— Bonjour, père, lui dit-elle d'un petit ton hy- 
pocrite, vous voilà déjà de retour? 



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LES FRANCS TIREURS. 79 

— Déjà ! répondit Tranquille, en déposant tin 
baiser sur son front, et en riant , diable I fillette, il 
paraît que mon absence ne t'a pas parue longue. 

— Pardonnez-moi, ce n'est pas cela que je voulais 
dire, mon père, fit-elle toute confuse. 

— El que voulais-tu donc dire, mon enfarnr 

— Oh ! rien. 

— Au contraire, n'est-ce pas, petite sournoise? 
Mais tu as beau faire, tu ne parviendras pas à me 
tromper; je suis un trop vieux renard, fillette, pour, 
me laisser prendre à tes ruses d'enfant gâtée. 

— Vous êtes méchant, mon père, répondit-elle 
avec une moue mutine, vous interprétez toujours en 
mal ce que je vous dis. 

— Voyez- vous cela, senorita! Allons, ne te fâche 
pas, je t'apporte de bonnes nouvelles. 

— Bien vrai? s'écria-t-elle en joignant les mains 
avec joie. 

— Douterais-tu de ma parole? 

— Oh ! non, mon père. 

— A la bonne heure, maintenant assieds-toi là 
auprès de moi, et écoute. 

— Parlez, parlez, mon père ! s'écria-t-elle toute 
joyeuse, en s' asseyant à la place que lui indiquait 
le chasseur. 

— Tu t'intéresse donc bien au capitaine Melendez, 
mon enfant? 

— Moi I mon père, s'écria-t-elle avec ua mouve- 
ment de surprise. 

— Dame! il me semble qu<3 poi»r avoir risqué une 
démarche comme celle que tu as faite, il feut porter 
aux gens un vif intérêt. 

La jeune fille devint sérieuse. 



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80 LES FRANCS TIREURS. 

— Père, dit-elle, au bout d'un instant avec ce pe- 
tit ton résolu que savent si bien prendre les enfants 
gâtés, je ne saurais vous dire pourquoi j'ai agi 
ainsi que je l'ai fait, c'est malgré moi, je vous le jure, 
j'étais folle, la pensée que le Jaguar et le capitaine 
auraient à soutenir l'un contre l'autre une lutte mor- 
telle, me faisait froid au cœur, et pourtant je vous le 
certifie, maintenant que je suis de sang-froid, je 
m'interroge vainement pour connaître la raison qui 
m'a poussée à intercéder auprès de vous pour éviter 
cette rencontre. 

Le chasseur secoua la tête. 

— Tout cela n'est pas clair, Nina, reprit-il, je ne 
comprends rien à tes raisonnements; dame ! je ne 
suis qu'un pauvre coureur des bois sans autre ins- 
truction que celle puisée dans les grands spectacles 
de la nature que constamment j'ai sous les yeux, le 
cœur des femmes est pour moi un livre fermé dont 
il me serait impossible de déchiffrer un feuillet, seu- 
lement, enfant, crois-moi, prends garde, ne joue 
pas imprudemment avec des armes dont tu ignores 
la force et le mécanisme ; quelque léger que soit l'an- 
tilope, à force de sauter de rocher en rocher sur les 
bords des précipices, il arrive un moment où le ver- 
tige le prend, la tête lui tourne et il roule dans l'a- 
bîme, j'ai vu souvent de semblables catastrophes 
dans les forêts. Prends garde, fillette, prends garde, 
crois en l'expérience du vieux chasseur. 

Carméla appuya toute pensive son front rougis- 
sant sur l'épaule du Canadien et levant vers lui ses 
grands yeux bleus pleins de larmes. 

— Je souffre, père, murmura-t-elle avec tris- 
tesse. 



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LES FRANCS TIREURS. 81 

— Vive Dieu? mon enfant, tu souffres et tu ne me 
le dis pas, serais-tu malade? s'écria-t-il avec inquié- 
tude, mais aussi quelle imprudence à toi, de courir 
ainsi le désert pendant la nuit. 

— Vous vous trompez, père, répondit-elle avec 
un pâle sourire, je ne suis pas malade, ce n'est pas 
cela. 

— Qu'est-ce donc alors? 

— Je ne sais pas, mais mon cœur se serre, j'ai la 
poitrine oppressée. Oh ! je suis bien malheureuse ! 

Et cachant sa tête dans ses mains elle fondit en 
larmes. 

Tranquille la considéra un instant avec un éton- 
nement înêléd' effroi. 

— Malheureuse, toil s'écria-t-il enfin en se frappant 
le front avec colère, oh ! que lui a-t-on donc fait, 
mon Dieu, pour qu'elle pleure ainsi 1 

11 y eut un silence de quelques minutes. Lorsque 
l'entretien avait semblé prendre une tournure con- 
fidentielle , le Cœur-Loyal et Lanzi s'étaient levés 
sans affectation et s'étaient éloignés au milieu des 
fourrés où ils n'avaient pas tardé à disparaître. 
Tranquille et la jeune fille étaient donc seuls. 

Le chasseur était en proie à une de ces rages 
froides d'autant plus terribles qu'elles sont concen- 
trées; adorant la jeune fille, il se figurait dans sa 
naïve ignorance que c'était lui qui, sans s'en douter, 
par sa grossièreté et la trivialité de ses manières à 
son égard, la rendait malheureuse, et il s'accusait 
intérieurement de ne pas avoir su lui faire la vie 
calme et douce qu'il avait rêvée pour elle. 

— Pardonne-moi, mon enfant, lui dit-il avec 
•émotion f pardonne-moi d'être involontairement 

5. 



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82 LES FRANCS TIREURS. 

cause de tes souffrances. Mon Dieu, il ne faut pas 
m'en vouloir, va, ce n'est nullement ma faute, j'ai 
toujours vécu seul au désert, où aurais-je appris 
comment il faut agir avec d'aussi frêles natures que 
celle des femmes ; mais maintenant c'est fini, je me 
surveillerai, tu n'auras plus de reproches à m' adres- 
ser, je te le promets, mon enfant chérie, tout ce que 
tu voudras je le ferri, là, est-tu contente ? 

Par une réaction subite, la jeune fille essuya ses 
larmes, et partant d'un joyeux éclat de rire, elle jeta 
ses bras au cou du chasseur et, l'embrassant à plu- 
sieurs reprises : 

— C'est vous qui devez me pardonner, mon père, 
lui dit-elle de sa voix câline, car je semble prendre 
plaisir à vous tourmenter, vous qui êtes si bon ; je 
ne savais ce que je disais tout à l'heure ; je ne suis 
pas malheureuse, je ne souffre pas, je suis heureuse 
au contraire, et je vous aime bien, mon bon père, je 
n'aime que vous, que vous seul. 

Tranquille la regarda d'un air effaré; il ne com- 
prenait plus rien à ces brusques revirements d'hu- 
meur, dont la cause lui échappait. 

— Mon Dieu ! s'écria-t-il en joignant les mains 
avec stupeur, ma fille est folle ! 

A cette exclamation, la gaité de la rieuse enfant 
redoubla et son rire perlé s'élança de son gosier en 
une joyeuse cascatelle, à rendre par ses modulations 
un rossignol jaloux. 

— Mon père, dit-elle, je ne suis pas folle ; c'est 
lorsque je vous parlais ainsi que je l'ai fait, il n'y a 
qu'un instant, que je l'étais, mais maintenant la 
crise est passée ; pardonnez-moi et n'y songeons 
lias. 



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LES FRANCS TIREURS. 8.3 

Hum ! murmura le chasseur en levant les yeux 

au ciel d'un air profondément embarrassé, je ne de- 
mande pas mieux, Nina, mais je suis encore moins 
avancé qu'avant, et, sur ma parole, je ne comprends 
plus rien à tout ce qui te passe par l'esprit. 

— Qu'importe? si je vous aime, père; toutes les 
jeunes filles sont ainsi, il ne faut pas attacher d'im- 
portance à leurs caprices. 

— Bon ! bon I cela doit être ainsi, puisque tu me 
le dis, fillette. C'est égal, j'ai bien souffert, enfant, 
tes paroles me brisaient le cœur. 

Carméla l'embrassa avec effusion. 

— Et le Jaguar? demanda-t-elle. 

— Tout est arrangé; le capitaine n'a rien à re- 
douter de lui. 

— Oui, je le sais, le Jaguar est un cœur noble : 
s'il a donné sa parole, on peut s'y fier. 

— Il me l'a donnée. 

— Merci, père. Eh bien! maintenant que tout est 
arrangé suivant nos désirs... 

— Suivant tes désirs, interrompit le chasseur. 

— Les miens ou les vôtres, père, n'est-ce donc 
pas la même chose ?• 

— C'estjuste, j'ai tort, continue? 

— Eh bien ! dis-je, appelez vos amis qui rôdent 
sans doute aux environs, et mangeons, je meurs de 
faim, moi. 

— Vrai ? fit-il tout-joyeux. 

— Ma foi, oui ; je n'osais vous l'avouer. 

— Oh 1 alors ce ne sera pas long. 

Le Canadien siffla; les deux hommes qui proba- 
blement n'attendaient que ce signal parurent aus- 
sitôt. 



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84 LES FRANCS TIREURS. 

La venaison fut tirée du feu, placée sur une 
feiulle, et chacun s'installa commodément pour 
manger. 

— Eh ! mais, dit tout-à-coup Tranquille, où donc 
est Quoniam ? 

— Quelques temps après votre départ, répondit 
le Cœur-Loyal, il nous a quittés, afin, nous a-t-il 
dit, d'aller à l'hacienda del Mezquite. 

— Il a bien fait ; je n'y avais pas songé ; je ne suis 
pas inquiet de mon vieux camarade ; il saura bien 
nous retrouver. 

Chacun commença alors à manger de bon appétit 
sans se préoccuper davantage de l'absence du 
nègre. 

Une chose digne de remarque, c'est que les hom- 
mes que l'existence qu'ils mènent oblige à un conti- 
nuel déploiement de leurs facultés physiques, quel- 
les que soient les circonstances où ils se trouvent, 
les dangers qui les entourent ou l'inquiétude qui les 
obsède, mangent toujours de bon appétit et dorment 
d'un profond sommeil, tant la satisfaction de ces 
deux impérieux besoins matériels leur est indispen- 
sable pour résister avec avantage aux incessantes 
péripéties de leur existence si accidentée et si pleine 
de hasards de toutes sortes. 

Pendant le repas des chasseurs, le soleil s'était 
couché et la nuit avait envahi la forêt. 

Carméla, brisée par les divers événements de 
cette journée, se retira presqu'immédiatement dans 
un léger jacal de feuillage construit par le Cœur- 
Loyal. 

La jeune fille avait besoin de remettre de l'ordre 
dans ses idées et de prendre quelques heures d'un 



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LES FRANCS TIREURS. 85 

repos, dont la privation avait surexcité son système 
nerveux et causé la crise à laquelle elle avait élé en 
proie, quelques heures auparavant. 

Dès qu'ils furent seuls, les chasseurs firent une 
provision de bois mort, destinée à entretenir le feu 
toute la nuit, puis, après avoir jeté quelques bras- 
sées de branches sèches dans le brasier, ils s'assirent 
à l'indienne, c'est-à-dire le dos à la flamme, afin de 
ne pas avoir les yeux éblouis par la lueur et de 
pouvoir distinguer dans l'obscurité l'approche d'un 
hôte inattendu, homme ou bête fauve; puis, cette 
précaution prise et les rifles placés à portée de la 
main, ils allumèrent leurs pipes et fumèrent silen- 
cieusement. 

C'est surtout la nuit, lorsque les bruits du jour s'é- 
teignent pour faire place aux rumeurs mystérieuses 
des ténèbres, que le désert revêt un aspect grandiose 
et imposant, qui saisit l'âme et la porte à ces douces 
et mélancoliques rêveries si pleines de charmes. 

L'air plus pur de la nuit rafraîchi par la brise qui 
passe à travers les feuilles qu'elle agite doucement, 
les murmures de l'eau parmi les nénuphars, les ru- 
meurs confuses de mille insectes invisibles, ce si- 
lence du désert traversé par des souffles mélodieux 
et animés, enfin, partout ce bruit confus du grand 
flot de la vie qui vient de Dieu, qui passe sans cesse 
et toujours se renouvelle, plongent malgré lui 
l'homme au cœur fort dans un recueillement reli- 
gieux d'une douceur étrange que ceux auxquels les 
grands spectacles de la nature sont inconnus ne sau- 
ront se figurer. 

La nuit était calme et claire, une profusion de lu- 
mière ruisselait des millions d'étoiles qui plaquaient 



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80 LES FRANCS TIREURS. 

le ciel d'un bleu sombre, la lune déversait sur la terre 
sa lueur argentée qui imprimait aux objets une appa- 
rence fantastique. L'atmosphère était d'une pureté et 
d'une transparence telles qu'à une grande distance 
par les éclaircis des ravins le regard distinguait 
comme en plein jour les accidents du paysage. 

Plusieurs heures s'écoulèrent ainsi, sans qu'au- 
cun des trois hommes, séduit par la splendeur de la 
nuit, songeât à prendre un repos qui, cependant, lui 
était nécessaire après les fatigues de la journée. 

— Qui veillera ce soir? demanda enfin Lanzi, en 
repassant le tuyau de sa pipe dans sa ceinture, nous 
sommes entourés de gens avec lesquels il est bon de 
prendre ses précautions. 

— C'est juste, observa le Cœur-Loyal, dormez, 
moi je veillerai pour tous. 

— Un instant, dit le Canadien, si le sommeil ne 
vous accable pas trop, Lanzi, vous, le Cœur- Loyal 
et moi, nous profiterons de l'absence de Carméla 
pour tenir conseil. La situation, dans laquelle nous 
sommes, est intolérable pour une jeune fille, il nous 
faut absolument prendre un parti, malheureusement 
je ne sais que faire, vos lumières réunies ne seront 
pas, je le crains, de trop pour m'aidera sortir d'em- 
barras. 

— A vos ordres, Tranquille, répondit Lanzi, te- 
nons conseil, j'en serai quitte pour dormir plus 
vite. 

» — Parlez, mon ami, dit le Cœur-Loyal. 

Le chasseur se recueillit un instant, puis il reprit : 

— La vie est rude au désert, pour les natures dé- 
licates ; nous autres hommes, rompus à la fatigue et 
endurcis aux privations, non-seulement nous la sup- 



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LES FflÀNCS TIREUH3. 87 

portons sans y songer, mais encore nous y trouvons 
des jouissances inouïes. 

— C'est vrai, observa le Cœur-Loyal ; mais les dan- 
gers que des hommes tels que nous peuvent braver, 
il serait injuste et cruel d'y astreindre une femme, une 
jeune fille à peine sortie de l'enfance et dont la vie 
s'est écoulée jusqu'à ce jour exempte de soucis, de 
privations et de fatigues d'aucunes sortes. 

— Oui, appuya Lanzi. 

— Voilà justement la question, continua Tran- 
quille ; bien qu'il m'en coûte de me séparer d'elle, 
Carméla ne peut plus longtemps demeurer avec 
nous. 

— Ce serait vouloir la tuer, fit le Cœur-Loyal. 

— Ce qui ne serait pas long. Pauvre chère petite î 
grommela Lanzi. 

— Oui ; mais à qui la confier, maintenant que la 
venta est détruite ? 

— C'est épineux, observa Lanzi. 

— Mais, dit le Cœur-Loyal, n'êtes-vouspas tigrero 
de l'hacienda del Mezquite ? 

— En effet. 

— C'est celai s'écria le métis; voilà une bonne 
idée. Elle ne me serait pas venue à moi. 

— Quelle idée ? demanda le Canadien. 

— Le maître de l'hacienda, reprit le Cœur-Loyal, 
ne vous refusera pas de recevoir Carméla chez lui. 

Le chasseur secoua négativement la tête. 

— Non, non, dit-il ; si je le lui demandais, je suis 
convaincu qu'il y consentirait; mais cela ne doit pas 
être. 

— Pourquoi donc? 

— Parce que le propriétaire du Mezquite n'est 



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88 LES FRANCS TIREURS. 

pas l'homme qu'il faut pour protéger une jeune fille, 
Cœur- Loyal. 

— Hum ! fit celui-ci, notre position se complique, 
alors, car je ne vois qui pourrait s'en charger. 

— Ni moi non plus, voilà ce qui me chagrine. 

— Ecoutez, s'écria tout à coup le Cœur-Loyal, je 
ne sais, Dieu me pardonne, où j'avais la tête de ne 
pas y avoir songé tout d'abord, ne soyez pas in- 
quiets, je connais quelqu'un. 

— Vous I 

— Oui. 

— Parlez? parlez? 

— Allons, fit à part lui le métis, c'est réellement 
un bon camarade que ce Cœur-Loyal, il est plein de 
bonnes idées. 

— Pour des raisons qui, en ce moment seraient 
trop longues à vous dire, mais que quelque jour je 
vous confierai, reprit le jeune homme, je ne suis pas 
seul au désert, ma mère et un vieux serviteur de ma 
famille habitent à trois cents milles environ de l'en- 
droit où nous sommes au milieu d'une tribu Co- 
manche, dont les chefs, il y a quelques années , 
m'ont adopté ; ma mère est bonne, eile m'aime à 
l'adoration, elle sera heureuse d'avoir pour compa- 
gne une charmante enfant comme votre fille; elle 
veillera sur elle, et l'entourera de ces soins maternels 
qu'une femme seule sait prodiguer, surtout lorsque 
cette femme est réellement mère, et qu'elle tremble 
continuellement pour le salut du fils auquel elle a 
tout sacrifié ; tous les mois, à la même époque, j'a- 
bandonne la chasse, je lance mon mustang, et tra- 
versant le désert avec la rapidité d'une flèche, je 
vais voir ma mère, avec laquelle je demeure quel- 



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LES FRANCS TIREURS. 89 

ques jours dans la tribu. Voici à peu près l'époque 
où j'ai l'habitude de me rendre au village, voulez- 
vous que je vous y conduise? Venant avec moi, les 
Indiens vous recevront bien, et ma mère vous re- 
merciera de lui confier votre fille. 

— Cœur-Loyal, répondit le chasseur avec émotion, 
votre offre est celle d'un homme honnête et sans dé- 
tours, je l'accepte aussi franchement que vous me la 
faites ; près de votre mère ma fille sera heureuse et 
elle n'aura rien à redouter, merci. 

— Cœur-Loyal, fit le métis avec effusion, je ne sais 
qui vous a donné le nom que vous portez, mais, ca- 
narios! celui-là vous connaissait bien, je vous l'af- 
firme. 

Les deux hommes sourirent de la boutade de 
Lanzi. 

— Maintenant que c'est une chose arrangée, con- 
tinua-t-il, vous n'avez plus besoin de moi, n'est-ce 
pas? Alors bonsoir ; je vais dormir, j'ai les paupières 
qui me piquent comme si elles étaient remplies d'é- 
pines. 

Il s'enveloppa avec soin dans son zarapé , s'éten- 
dit sur le sol, et une minute plus tard, il dormait 
à poings fermés ; il est probable que le cligne homme 
voulait rattraper le temps perdu, car il ne se dissi- 
mulait nullement que dans le conseil, il n'avait rem- 
pli que le rôle de comparse et servi absolument à 
rien. 

— Quand partons-nous? demanda le Canadien. 

— La route est longue, répondit le Cœur-Loyal ; 
nous avons plus de trois cents milles à franchir; 
Carméla est épuisée par les fatigues que depuis quel- 
ques jours elle a endurées, peut-être ferions-nous 



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90 LES FRANCS TIREURS. 

bien de lui Laisser un jour ou deux de repos pour re- 
prendre les forces nécessaires pour supporter les 
nouvelles fatigues qui l'attendent pendant le long 
voyage que nous allons entreprendre. 

— Oui, vous avez raison ; ce voyage, qui pour 
nous ne serait rien, est énorme pour une jeune fille ; 
demeurons ici deux jours ; le campement est bon, la 
place bien choisie ; rien ne nous presse ; il vaut mieux 
agir avec prudence afin de ne pas avoir plus tard à 
regretter trop de précipitation qui pourrait être fa- 
tale à celle que nous désirons tant sauvegarder. 

— Pendant le temps que nous passerons ici, nos 
chevaux reprendront du feu et de la vigueur, et nous 
profiterons de ce temps d'arrêt pour réunir des pro- 
visions. 

— Bien parlé, frère ; c'est convenu : dans deux 
jours nous nous mettrons en route, et j'espère que 
Dieu nous fera la grâce de nous permettre d'atteh> 
dre sains et saufs le terme de notre voyage. 

— Dieu ne nous faillira pas, frère, soyez-en sûr. 

— Je lésais bien, répondit le Canadien avec cette 
foi naïve qui le caractérisait ; aussi vous me voyez 
bien heureux. Vous ne sauriez croire combien j'étais 
inquiet et quel service vous me rendez en ce mo- 
ment. 

— Ne parlons pas de cela, ne nous sommes-nous 
pas juré amitié? Eh bien! c'est à charge de re- 
vanche. 

— Je l'entends bien comme cela I C'est égal, merci 
encore une fois, mon cœur est si plein qu'il faut qu'il 
déborde; mais maintenant que nous nous sommes 
bien entendus, allez vous reposer, mon ami, la nuit 
s'avance et vous devez avoir besoin de dormir. 



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LES FRANCS TIREURS. Ci 

— Cest vous, au contraire, mon ami, qui allez 
vous reposer, vous savez bien que j'ai dit que je 
veillerais ? 

— Non pas. 

— Mais vous êtes brisé de fatigue, mon ami! 

— Moi? allons donc, j'ai un corps de fer et des 
nerfs d'acier, la lassitude n'a pas de prise sur moi. 

— Cependant, mon ami, les forces humaines, si 
étendues qu'elles soient, ont néanmoins des bornes 
au delà desquelles elles ne peuvent aller. 

— C'est possible, mon ami, je ne discuterai pas 
cette question avec vous, je me bornerai seulement 
à vous dire que la joie m'a ôté le sommeil, je suis 
éveillé comme un opossum, ce serait vainementque 
j'essaierais à fermer les yeux ; non, j'ai besoin au con- 
traire de réfléchir un peu à tout cela, et c'est ce que 
je veux faire, tandis que vous, qui naturellement 
êtes plus calme, vous dormirez. 

— Soit, puisque vous l'exigez absolument, mon 
ami, je n'insiste pas davantage. 

— A la bonne heure 1 vous devenez raisonnable, 
dit Tranquille en souriant. Bonne nuit, frère. 

— Bonne nuitl répondit le Cœur- Loyal. 

Le jeune homme, devant la volonté si nettement 
exprimée du Canadien, jugea inutile de résister plus 
longtemps, d'autant plus qu'il commençait à sentir 
les premières atteintes du sommeil. Il se coucha 
après avoir une dernière fois dit bonsoir au chas- 
seur, et il ne tarda pas à s'endormir. 

Tranquille avait dit vrai : il avait besoin de s'iso- 
ler pendant quelques heures, afin de repasser dans 
son esprit les derniers événements qui, depuis quel- 
ques jours , l'avaient assailli si à l'improviste et 



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92 LES FRANCS TIREURS. 

étaient venus rompre la placidité de la vie à laquelle, 
depuis quelques années, il s'était tout doucement ac- 
coutumé. 

Les heures s'écoulèrent les unes après les autres 
sans que le chasseur , plongé dans ses réflexions, 
sentît le sommeil alourdir ses paupières. 

Les étoiles commençaient à s'éteindre, l'horizon 
se nuançait de bandes plus pâles, la brise devenait 
plus piquante et plus froide : tout présageait, en- 
fin, le lever prochain du soleil, lorsque tout à coup 
un bruit faible, ressemblant à celui produit par le 
bris d'une branche sèche frappa l'oreille exercée du 
chasseur et le fit tressaillir. 

Le Canadien, sans bouger de place, releva la tête 
et écouta, tout en posant doucement la main sur son 
rifle placé auprès de lui. 



VII 

ON ANCIEN AMI. 

Tranquille était un trop vieux et trop rusé coureur 
des bois, pour se laisser surprendre. Les yeux opi- 
niâtrement fixé vers l'endroit où s'était produit le 
bruit qui lui avait donné l'éveil, il cherchait à per- 
cer les ténèbres et à distinguer un mouvement quel- 
conque dans les broussailles qui lui permît de for- 
mer des conjectures probables sur les visiteurs qui 
lui arrivaient. 

Pendant un assez long espace de temps, le bruit 
qu'il avait entendu ne se renouvela pas, le désert 
était retombé dans le silence. 



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LES FRANCS TIREURS. 93 

Mais le Canadien ne se rebuta pas. Au fait de 
toutes les ruses indiennes, connaissant la patience 
sans bornes des Peaux-Rouges, il continua à se tenir 
sur ses gardes ; seulement, comme il soupçonnait 
que dans l'ombre des regards investigateurs étaient 
fixés sur lui, et épiaient ses moindres mouvements, 
Tranquille bâilla à deux ou trois reprises, comme s'il 
eût été accablé de sommeil, ramena sur ses genoux 
la main posée sur le canon du rifle, et feignant de 
ne pouvoir résister à la fatigue, il laissa tomber sa 
tête sur sa poitrine par un mouvement naturel. 

Rien ne bougea. 

Une heure s'écoula sans que le moindre bruit trou- 
blât le silence de la forêt. 

Tranquille cependant était persuadé de ne s'être 
pas trompé. 

Le ciel s'éclaircissait peu à peu, la dernière étoile 
avait disparu, l'horizon prenait ces teintes rouges 
d'incendie qui précèdent immédiatement l'appari- 
tion du soleil ; le Canadien, lassé de cette longue 
attente et rie sachant à quoi attribuer cette inaction 
des Peaux-Rouges, résolut de savoir enfin à quoi 
s'en tenir et d'avoir le mot de cette énigme. 

En conséquence, il se redressa brusquement, sai- 
sit son rifle et se leva. 

Au moment où il se préparait à aller en décou- 
verte, un bruit de pas assez rapproché, mêlé à un 
froissement de feuillages et à un bris de branches 
sèches, vint frapper son oreille. 

— Ah 1 ah ! murmura le Canadien, il paraît qu'ils 
se décident enfin ; voyons donc quels sont ces voisins 
incommodes. 

Au même instant une fraîche voix de femme 



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94 LES FRANCS TIREURS. 

s'éleva harmonieuse et sonore dans le silence. 

Tranquille s'arrêta avec un geste de surprise. 

Celte voix chantait une mélodie indienne, dont 
voici les premiers vers : 

Nubim mtcfia, vmadea taneschtupa, evarenrinatro, quin 
ha besarimatsctiacua, cana mimamiine, tupitschuco ma< 
neschlupu, edaïre mcnadii cana... (1). 

— Oh ! murmura le chasseur avec un tressaille- 
ment nerveux, je connais cette chanson , c'est le 
chant des fiancés des Pawnées- Serpents I Comment 
se fait-il que si loin de leurs territoires de chasse, ces 
paroles viennent frapper mon oreille? Un détache- 
ment Pawnées rôderait-il donc aux environs? Oh 1 
4ela est impossible ! Voyons quel est ce chanteur qui 
s'est éveillé avec le soleil 1 

Sans plus hésiter, le chasseur s'avança alors à 
grands pas vers le fourré du milieu duquel la mélo- 
die s'était fait entendre. 

Mais au moment où il allait s'engager dans les 
broussailles, elles s'écartèrent brusquement, reje- 
tées à droite et à gauche par deux mains vigou- 
reuses, et deux Peaux-Rouges apparurent aux re- 
gards étonnés du Canadien, et entrèrent dans la 
clairière. 

Arrivés à dix pas du chasseur, les Peaux-Rouges 
s'arrêtèrent, étendirent les bras en avant, les mains 
ouvertes et les doigts écartés , en. signe de paix ; 

(i) Voici la traduction littérale de ce chant en langue Pawnée t 

Je te confie mon cœur au nom du Tout-Puissant, 
Je suis malheureux et personne n'a pitié de moi! 
Cependant Dieu est grand pour moi ! 

G. A, {Note de Cauteur.) 



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IES FRANCS TIREURS. 95 

croisant ensuite leurs bras sur la poitrine, ils atten- 
dirent. 

A cette manifestation des sentiments pacifiques 
des nouveaux venus, le Canadien laissa reposer à 
terre la crosse de son rifle, et d'un coup d'œil ra- 
pide, il examina les Indiens. 

Le premier était un homme de haute taille , ses 
traits étaient intelligents, sa physionomie ouverte; 
autant qu'il est possible de reconnaître l'âge d'un 
Indien, celui-ci paraissait avoir passé le milieu de 
la vie. Il était revêtu de son grand costume de 
guerre, et la plume de condor, fichée au-dessus de 
son oreille droite, indiquait qu'il avait le rang de 
sachem dans sa tribu. 

L'autre Peau-Rouge n'était pas un homme, mais 
une femme d'une vingtaine d'années au plus : sa 
taille était frêle, souple et élégante, son costume 
orné avec toute la coquetterie indienne ; cependant, 
ses traits flétris, où n'apparaissaient que comme une 
lueur fugitive les traces d'une beauté évanouie 
avant l'âge, montraient que, de même que toutes 
les femmes indiennes, elle avait été impitoyablement 
soumise aux rudes travaux du ménage dont les 
hommes leur laissent tout le poids , regardant 
comme au-dessous de leur dignité de s'en occuper. 

A la vue de ces deux personnages, le chasseur 
éprouva malgré lui une émotion dont il ne put se 
rendre compte ; plus il considérait le guerrier arrêté 
devant lui, plus il lui semblait retrouver dans cette 
physionomie martiale le souvenir lointain des traits 
d'un homme que jadis il avait connu, sans cepen- 
dant qu'il lui fût possible de se rappeler ni où ni 
quand cette liaison avait existé ; mais, refoulant au 



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96 LES FRANCS TIREURS. 

dedans de lui-même les sentiments qui l'agitaient, 
et comprenant ce que son silence prolongé devait 
avoir d'extraordinaire pour les étrangers qui depuis 
longtemps déjà attendaient qu'il leur adressât les 
compliments de bienvenue qu'exige l'étiquette de la 
coutume indienne, il se décida enfin à prendre la 
parole : 

— Que le sachem s'approche sans crainte et 
prenne place au foyer d'un ami, dit-il. 

— La voix du chasseur pâle a réjoui le cœur du 
chef, répondit le guerrier, son invitation lui plaît ; 
il fumera avec lui le calumet de^l'amitié. 

Le Canadien s'inclina poliment, le sachem fit signe 
à sa compagne de le suivre, et il alla s'accroupir sur 
ses talons devant le brasier, à une légère distance 
du Cœur-Loyal et de Lanzi toujours endormis. 

Tranquille et le guerrier commencèrent alors à 
fumer silencieusement, tandis que la jeune Indienne 
s'occupait activement à vaquer à tous les soins du 
ménage, c'est-à-dire à préparer le repas du matin. 

Les deux hommes la laissaient faire, sans paraître 
s'apercevoir de la peine qu'elle se donnait. 

Il y eut un assez long silence. Le chasseur réflé- 
chissait; l'Indien semblait être complètement absor- 
bé par l'occupation à laquelle il se livrait. 

Enfin, il secoua la cendre de son calumet en re- 
passa le tuyau à sa ceinture, et se tournant vers son 
hôte : 

— Le valkon (1) et le mawkavis (2) font toujours 
entendre le même chant, dit-il ; celui qui les aécou- 



(1) Oiseau de paradis. 
(?) Espèce d'alouette. 



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.aAKCS TIREURS. 97 

tés pendant les lunes du printemps les reconnaît en- 
core aux lunes d'hiver. Il n'eu est pas de même de f 
l'homme ; il oublie vite, son cœur ne tressaille pas 
au souvenir d'un ami, et s'il le retrouve après beau- 
coup de lunes, ses yeux ne le voient pas. ** 

— Que veut dire le chef? demanda le Canadien 
étonné de ces paroles qui semblaient impliquer un 
reproche. 

— Le Wacondah est puissant, reprit l'Indien , c'est 
lui qui dicte les paroles que souffle ma poitrine : le 
chêne robuste oublie qu'il a été un frêle arbris- 
seau. 

— Expliquez-vous, chef, reprit avec agitation le 
chasseur, le son de votre voix me cause une émotion 
singulière, vos traits ne me sont pas inconnus ; par- 
lez, qui êtes- vous ? 

— H ou- Ohpec (1), dit l'Indien en s'adressant à la 
jeune femme, vous êtes la cihuall (2) d'un sachem ; 
demandez au grand chasseur pâle pourquoi il a 
oublié son ami, celui qui, dans un temps plus heu- 
reux, fut son frère. 

— J'obéirai, répondit-elle d'une voix mélodieuse, 
mais le chef se trompe, le grand chasseur pâîe n'a 
pas oublié le wah-rush-a-menec des Pawnées-Ser- 
pents. 

— Oh ! s'écria Tranquille avec effusion , seriez-vous 
en effet le Cerf-Noir, mon frère ? Mon cœur m'aver- 
tissait secrètement de votre présence, et quoique 
vos traits fussent presque sortis de ma mémoire» 
cependant je m'attendais à retrouver un ami. 



(1) L'oiseau qui chante. 

(2) Cihuatl, femme, épouse* 



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9$ LES FRAIS GS TIREURS. 

— Ooah ! le chasseur pâle dit-il vrai, fit le chel 
avec une émotion qu'il ne parvint pas à dissimuler ; 
a-t-il réellement gardé le souvenir de son frère le 
Cerf-Noir? 

— Ah! chef, reprit tristement le chasseur, en dou- 
ter pins longtemps serait me faire injure ; comment 
pouvais-je supposer jamais vous rencontrer ici, à 
une si considérable distance descalli (huttes) de vo- 
tre nation ? 

— C'est vrai, répondit l'Indien, d'un air pensif, 
que mon frère me pardonne. 

— Eh quoi! s'écria Tranquille , l'Oiseau-qui- 
chante, cette frêle enfant que si souventj'aifaïtsau- 
ter sur mes genoux, est la charmante femme que je 
vois ici? 

— Hou-Ohpec est la femme d'un chef, répondit 
l'Indien, flatté du compliment ; il y aura quarante- 
ciuq lunes à la prochaine chute des feuilles que le 
Cerf-Noir l'a achetée à son père pour deux mustangs 
et un carquois en peau de panthère. 

L'Oiseau-qui-chante sourit gracieusementauchas- 
seur, et se remit à vaquer à ses occupations. 

— Le chef me permettra-t-il de lui adresser une 
question ? reprit Tranquille. 

— Mon frère peut parler, les oreilles d'un ami sont 
ouvertes. 

— Comment le sachem a-t-il su qu'il me trouve- 
rail ici? 

— Le Cerf-Noir l'ignorait, ce n'est pas le grand 
chasseur p£le qu'il cherchait; le Wacondahapermis 
qu'il retrouvât un ami, il l'en remercie. 

Tranquille le regarda d'un air étonné» 
Le guerrier sourit. 



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LES FRANCS TIREURS. 99 

— Le Cerf-Noir n'a pas de secret pour son 
frère, dit-il doucement; que le chasseur pâle at- 
tende; bientôt il saura tout. 

— Mon frère est libre de parler ou de se taire ; 
j'attendrai. 

La conversation s'arrêta là. 

Le sachem s'était enveloppé dans sa robe de 
% bison et semblait ne vouloir pas, quant à pré- 
sent, s'expliquer plus clairement. 

Tranquille, retenu par les devoirs de l'hospita- 
lité qui, au désert, défend d'interroger ceux que 
l'on fait asseoir à son foyer, imita la réserve de son 
hôte; mais à peine le silence durait- il depuis 
quelques minutes, que le chasseur sentit une main 
légère s'appuyer sur son épaule, tandis qu'une 
voix douce et affectueuse murmurait à son oreille : 

— Bonjour, père. 

Et un frais baiser complota cette parole. 

— Bonjour, fillette, répondit le chasseur en sou- 
riant, as -tu bien dormi ? 

— Délicieusement, père. 

— Es- tu reposée? 

— Je ne sens plus aucune fatigue. 

— Bon, voilà comme j'aime à te voir, mon enfant 
chérie. 

— Père, reprit la curieuse jeune fille en jetant 
un regard autour d'elle, il vous est donc venu des 
visiteurs? 

— Tu le vois. 

— Des étrangers? 

— Non, d'anciens amis qui, je l'espère, seront 
bientôt les tiens. 



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100 LES FRANCS TIREURS. 

— Des Peaux-Rouges? fit -elle avec un geste 
instinctif d'effroi. 

— Tous ne sont pas méchants, répondit-il avec 
un sourire, ceux-ci sont bons. Se tournant alors vers 
Flndienne qui fixait avec une admiration naïve ses 
grands yeux de velours noir sur Carméla : — 
Hou-Ohpec? dit-il. 

La jeune femme accourut en bondissant comme 
une jeune biche. 

Que désire mon père, dit-elle en s'inclinant ti- 
midement. 

— Hou-Ohpec, reprit le chasseur, cette jeune 
femme est ma fille Carméla. Et prenant dans sa 
large main les mignonnes mains des deux femmes, 
il les réunit en ajoutant avec émotion : Aimez-vous 
comme deux sœurs. 

— L'Oiseau-qui-chante serait bien heureuse d'être 
aimée par le lys blanc, répondit l'Indienne, car son 
cœur a déjà volé vers elle. 

Carméla, charmée du nom qu'avec sa poésie 
naïve lui avait donné la jeune femme, se pencha 
affectueusement vers elle et la baisant au front : 

— Je vous aime déjà, ma sœur, lui dit-elle. 

Et se tenant par la main, elles s'éloignèrent 
en babillant comme deux rossignols. 

Tranquille les suivit d'un regard attendri. 

Le Cerf Noir avait assisté à cette petite scène, 
avec ce flegme indien qui ne se dément presque 
jamais; cependant lorsqu'il se retrouva seul avec 
le chasseur, il s'inclina vers lui, en lui disant 
d'une voix légèrement émue : 

— Och ! mon frère n'a pas changé; les lunes d'hi- 
ver ont semé de neige sa chevelure, mais son cœur 



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LES FRANCS TIREURS. 101 

<est toujours demeuré bon comme lorsqu'il était jeune. 
En ce moment, les dormeurs s'éveillèrent. 

— Eh! eh! fit gaiement le Cœur-Loyal en je- 
tant un regard vers le soleil, j'ai dormi bien tard. 

— Le fait est, observa Lanzi, que je ne suis 
guère matinal non plus; mais bah 1 je rattraperai 
cela. Je vais faire boire les chevaux : les pauvres 
bêtes doivent avoir soif. 

— C'est cela, dit Tranquille, pendant ce temps- 
là le déjeuner finira de cuire. 

Lanzi se leva, monta sur son cheval, prit en main 
les autres par le lazo et s'éloigna dans la direction 
de la rivièrç, sans faire de question au sujet des 
étrangers. 

Dans la prairie il en est ainsi, un hôte est un en- 
voyé de Dieu dont la présence ne doit éveiller au- 
cune curiosité. 

Cependant le Cœur- Loyal s'était levé, lui 
aussi ; tout à coup son regard tomba sur le chef in- 
dien, dont l'œil froid était fixé sur lui ; le jeune 
homme devint subitement pâle comme un cadavre, 
et Rapprochant précipitamment du chef : 

— Ma mère? s'écria-t-il d'une voix entrecoupée 
par l'émotion, ma mère? 

Il ne put en dire davantage ; le Pawnée le salua 
gracieusement. 

— La mère de mon frère est toujours l'enfant 
chérie du Wacondah, répondit-il d'une voix douce, 
son cœur ne souffre que de l'absence de son fils. 

— Merci, chef, dit le jeune homme avec un sou- 
pir de soulagement, pardonnez-moi ce mouvement 
d'effroi qae je n'ai pu dominer, mais en vous aper- 
cevant, j'ai redouté qu'il ne fût arrivé un malheur. 



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102 LES FRANCS TIREURS. 

— Un fils doit aimer sa mère, le sentiment de 
mon frère est naturel, il vient du Wacondah ; lorsque 
j'ai quitté Xochirailco (1), la vieille tête grise, 
le compagnon de la mère de taon frère, voulait 
partir avec moi. 

— Pauvre no Eusebio , murmura le jeune 
tiomme, il m'est si dévoué! 

— Les sachems n'y ont pas consenti, la tête 
grise est nécessaire à la mère de mon frère. 

— Us ont eu raison, chef; je les remercie de 
l'avoir retenu. Vous avez suivi ma piste depuis 
le village? 

— Je l'ai suivie. 

— Pourquoi ne m' avoir pas éveillé à votre 
arrivée? 

— Le Cœur- Loyal dormait, le Cerf-Noir n'a 
pas voulu troubler son sommeil, il a attendu. 

— Bon ! mon frère est un chef, il a agi selon 
qu'il a jugé convenable. 

— Le Cerf- Noir est chargé d'un message des . 
sachems auprès du Cœur - Loyal ; il voudrait fumer 
avec lui le calumet en conseil. 

— Les raisons qui ont amené mon frère sont- 
elles urgentes? 

— Elles le sont. 

— Bou ! que mon frère parle, je l'écoute. 
Tranquille se leva et jeta son rifle sur l'épaule. 

— Où va le chasseur pâle? demanda l'Indien. 

— Pendant que vous rendrez compte de votre 
mission au Cœur-Loyal, je vais faire une pointe 
dans la forêt. 

(i) Ville des fleurs. 



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LES FRAKCS TIREURS. 103 

— Qne le chasseur pâle demeure, le cœur du 
Cerf-Noir est sans détours pour lui. La sagesse de 
mon frère est grande ; il a été élevé par les Peaux- 
Rouges ; sa place est marquée au feu du conseil. 

— Mais peut-être avez-vous à dire an Cœur- 
Loyal des choses qui ne regardent que vous. 

— Je n'ai rien à dire que mon frère ne puisse 
entendre, mon frère me désobligera en s' éloi- 
gnant. 

— Je demeurerai donc, chef, puisqu'il en est ainsi. 

En disant ces paroles le chasseur reprit sa place» 

• — Par'ez, chef, reprit-il, je vous écoute. 

Le méthodique Indien saisit son calumet, et 
pour montrer l'importance qu'il attachait à la mis- 
sion dont il était chargé, au lieu de le bourrer avec 
du tabac ordinaire, il le remplit avec du m or hic liée 
ou tabac sacré, qu'il sortit d'un petit sac en par- 
chemin renfermé dans la gibecière que tous les 
Indiens portent en voyage, et qui renferme leur 
sac à la médecine et les quelques ustensiles indis- 
pensables pour une longue route ; puis lorsque le 
calumet fut bourré; il l'alluma avec un tison qu'il 
prit dans le feu au moyen d'une baguette- méde- 
cine ornée de plumes et de grelots. 

Ces préparatifs extraordinaires firent supposer 
aux chasseurs qu'en effet le Cerf-Noir était porteur 
de» nouvelles sérieuses, et ils se préparèrent à l'é- 
couter avec toute la gravité convenable. 

Le sachem aspira deux ou trois bouffées de fu- 
mée, puis il passa le calumet à Tranquille qui 
l'imita et le passa à son tour au Cœur-Loyal. 

Le calumet continua ainsi à circuler à la ronde 
tant que le tabac ne fut pas consumé. 



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104 LES FRANCS TIREURS. 

Pendant cette cérémooie indispensable à tout 
conseil indien, les trois hommes gardèrent un reli- 
gieux silence. 

Lorsque le calumet fut éteint, le chef vida la 
cendre dans le brasier en murmurant quelques pa- 
roles inintelligibles, mais qui probablement étaient 
une invocation au Grand-Esprit; il* replaça le calu- 
met à sa ceinture et après s'être recueilli pendant 
quelques instants, il se leva enfin et prit la parole : 

— Cœur-Loyal, dit-il, vous avez quitté la ville 
des fleurs pour suivre le sentier de la chasse à Yen- 
dit-ha (1) du troisième soleil de Y inaqui-quisis (2), 
trente soleils se sont succédé depuis cette époque, 
nous sommes à peine au commencement du bina* 
hamo-quisis ( 3 ) ; eh bien I pendant un laps de 
temps aussi court, bien des choses se sont succédé 
qui réclament votre présence immédiate dans la 
tribu dont vous êtes un des fils adoptifs. La hache 
de guerre si profondément enterrée depuis dix 
lunes, entre les Comanches des prairies et les 
Apaches- Bisons , a subitement été déterrée en 
grand conseil, et les Apaches se préparent à suivre 
le sentier de la guerre sous les ordres des chefs les 
plus sages et les plus expérimentés de la nation. 
Vous dirai-je les nouvelles insultes que les Apaches 
ont osé faire à vos pères comanches ? A quoi bon ! 
votre cœur est fort, vous obéirez aux ordres de vos 
pères et vous combattrez pour eux. 

Le Cœur-Loyal inclina affirmativement la tête. 



(1) Le lever du soleil. 

{2) Lune au mois des feuilles tombantes (septembre). 

(3) Luue du gibier qui pas^e (octobre). 



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LES FRANCS TIREURS. 105 

— Nul n'a douté de vous, continua le chef; ce- 
pendant, pour une guerre contre les Apaches, les 
sachems n'auraient pas réclamé votre appui : les 
Apaches sont de vieilles femmes bavardes que les 
enfants comanches suffisent pour chasser à coups de 
fouet ; mais la position s'est compliquée tout à coup, 
et c'est bien plus votre présence au grand conseil 
de la nation que l'appui de votre bras, bien que 
vous soyez un guerrier redoutable, que réclament 
vos pères. Les Longs Couteaux de l'Eut ( 1 ) et les 
Yorris (2) ont, eux aussi, déterré la hache ; les uns 
et les autres ont offert de traiter avec les Coman- 
ches. Une alliance avec les Faces-Pâles ne sourit 
pas beaucoup aux Peaux -Rouges ; cependant leur 
anxiété est grande, ne sachant pas avec qui ils doi- 
vent se mettre et quel parti ils protégeront. 

Le Cerf-Noir se tut. 

— La situation est grave, en effet, répondit le 
Cœur-Loyal, elle est critique, même. 

— Les chefs, divisés d'opinions entre eux et ne 
sachant quelle est la meilleure, reprit le Cerf- 
Noir, m'ont expédié en toute hâte, à la recherche 
de mon frère, dont ils connaissent la sagesse, pro- 
mettant de s'en rapporter à l'avis de mon frère. 

— Je suis bien jeune, répondit le Cœur-Loyal, 
pour me hasarder à donner mon avis en pareille 
matière et à trancher une question aussi ardue. L° 
nation coraanche est la reine des prairies, ses chefs 
sont tous des guerriers expérimentés; mieux que 
moi ils sauront prendre une décision qui sauvegar 



(1) Américains du Nord, 
jpj Les Mexicains. 



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106 LES FRANCS TIREURS. 

dera en même temps les intérêts et l'honneur de la 
nation. 

— Mon frère est jeune, mais la sagesse parle par 
sa bouche. C'est le Wacondah qui souffle à sa poi- 
trine les paroles que ses lèvres prononcent; tous 
les chefs ont pour lui le respect qu'il mérite. 

Le jeune homme secoua la tête comme s'il pro- 
testait contre une telle marque de déférence. 

— Puisque vous l'exigez, dit-il, je parlerai; 
je ne donnerai mon avis qu'après ce chasseur qui, 
mieux que moi, connaît le désert. 

— Ooahl fit le Cerf-Noir, le chasseur pâle est 
sage , ses avis doivent être bons, un chef l'é- 
coute. 

Mis ainsi en demeure de s'expliquer, Tranquille 
fut contraint, malgré lui, de prendre part à la dis- 
cussion ; il ne se souciait point d'assumer sur lui la 
responsabilité du lourd fardeau dont le Cœur- 
Loyal cherchait à se décharger. Cependant il était 
trop l'homme du désert pour se refuser à émettre 
un avis dans un conseil, surtout sur une question 
aussi importante. Après avoir réfléchi quelques 
instants, il se décida à prendre enfin la parole. 

— Les Comanches sont les guerriers les plus re- 
doutables de la prairie, dit-il, nul ne doit essayer 
d'envahir leurs territoires de chasse ; qu'ils fassent 
la guerre aux Apaches, qui sont des voleurs vaga- 
bonds et sans courage, ils ont raison, c'est leur 
droit ; mais à quoi bon iraient-ils se mêler aux que- 
relles des Faces-Pâles ? Grands-Couteaux ou Yor- 
ris, les blancs ont toujours, dans tous les temps et 
dans toutes les circonstances , été les ennemis 
acharnés des Peaux-Rouges, les tuant partout où 



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LES FRANCS TIREURS. 107 

ils les trouvent , sous le plus futile prétexte et la • 
plupart du temps simplement parce qu'ils sont| 
indiens. Est-ce que lorsque les coyotes se déchirent! 
dans les prairies, les Indiens essayent de les sépa-f 
rier? Non, ils disent : Laissons-les se battre; plus 
il en tombera, moins il y aura de voleurs et de 
pillards au désert. Pour les Peaux -Rouges les 
Faces-Pâles sont des coyotes altérés de sang ; que 
les Comanches les laissent s'entre-dévorer : quel 
que soit le parti qui triomphe, ceux qui auront été 
tués seront autant d'ennemis de moins pour les In- 
diens. Cette guerre entre les Visages-Pàles dure 
depuis dix ans déjà, implacable, acharnée. Jusqu'à 
présent les Comanches sont demeurés neutres , 
pourquoi s'en mêleraient-ils aujourd'hui ? Quelque 
grands que soient les avantages qu'on leur offre, 
ils n'équivaudront pas pour eux à une neutralité 
qui les fera plus forts et plus redoutables aux yeux 
des blancs. J'ai dit. 

— Oui, dit le Cœur-Loyal, vous avez bien parlé, 
Tranquille. L'avis que vous avez émis est le seul 
que doivent suivre les Comanches, une intervention 
serait de leur part un acte de folie déplorable que 
les sachems ne tarderaient pas à regretter d'avoir 
commis. 

Le Cerf-Noir avait attentivement écouté les pa- 
roles du Canadien, elles semblaient avoir produit 
sur lui une certaine impression ; il écouta de même 
le Cœur- Loyal ; lorsque celui-ci eut fini de parler, 
le chef demeura un instant pensif, puis il ré- 
pondit : 

— Je suis heureux des paroles de mes frères, 
elles me prouvent que j'avais sainement envisagé 



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10$ LES FRANCS TIREURS. 

la situation, car j'ai donné dans le conseil flesr 
chefs le même avis que mes frères ont à l'instant 
émis. Mes frères ont parlé comme des hommes 
sages, je les remercie. 

— Je suis prêt à soutenir dans le conseil, reprit 
le Cœur-Loyal, les opinions que le chasseur blanc 
a exposées, car ce sont les seules qui doivent pré- 
valoir. 

— Je le pense aussi. Le Cœur-Loyal accompa- 
gnera-t-il le chef aux callis de sa nation. 

— C'est mon intention de me mettre en route 
demain pour y retourner ; si mon frère peut m' at- 
tendre jusque-là nous partirons ensemble. 

— J'attendrai. 

— Bon, demain à l'endit-ha nous suivrons de 
compagnie le sentier du retour. 

Le conseil était fini, cependant Tranquille cher- 
chait vainement à s'expliquer comment il se faisait 
que le Cerf-Noir, qu'il avait laissé parmi les Paw- 
nées- Serpents, se trouvait être maintenant un chef 
influent de la nation comanche ; la liaison du 
Cœur-Loyal et du chef ne l'intriguait pas moins. 
Toutes ces idées se heurtaient dans la tête du chas- 
seur, et il se promit qu'à la première occasion il 
demanderait au Cerf-Noir l'histoire de sa vie depuis 
leur séparation. 

Aussitôt que Lanzi fut de retour avec les che- 
vaux, les chasseurs et Carméla se mirent en de- / 
voir de déjeuner, servis par l'Oiseau-qui-chante» f 
qui s'acquitta de ses fonctions avec une grâce 
extrême. 



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LES FRANCS TIREURS» 109 

VIII 

IB RETOUR DB QUONUM, 

Le repas fut court ; chacun des convives, préoc- 
cupé par de secrètes pensées, mangeait vite et en 
silence. 

Tranquille, bien qu'il n'osât adresser de questions 
ni au Cerf-Noir ni au Cœur-Loyal, brûlait cependant 
d'apprendre par quel concours de circonstances ex- 
traordinaires ces deux hommes, partis de points 
diamétralement opposés, étaient arrivés à contracter 
entre eux une liaison aussi étroite. 

Il ne comprenait pas davantage comment un blanc 
de pure race, jeune et paraissant avoir reçu une 
certaine éducation, avait aussi complètement re- 
noncé au commerce des hommes de sa couleur, pour 
adopter , ainsi que l'avait fait le Cœur-Loyal , le 
genre de vie des Peaux-Rouges et faire pour ainsi 
dire partie de l'une de leurs nations. 

Mais le tueur de tigres connaissait trop bien les 
mœurs de la prairie pour chercher à mettre la con- 
versation sur un chapitre qui peut-être aurait déplu 
à ses compagnons et qui, dans tous les cas, aurait 
annoncé chez lui une curiosité indigne d'un vieux 
coureur des bois ; il se contentait donc de se creuser 
la tête pour tâcher de faire jaillir une étincelle qui 
le guidât vers la découverte de la vérité, sans se per- 
mettre la moindre allusion à un sujet qu'il brûlait 
d'approfondir. 

Cannéla s'était prise de grande amitié pour l'Oi- 

1 



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110 LES FRANCS TIREURS. 

sea'j-qui-chante, et aussitôt le repas terminé, elle 
l'avait emmenée dans le jacal, où toutes deux com- 
mencèrent à caqueter à qui mieux mieux. 

Suivant le programme arrêté entre les aventu- 
riers, le Cœur-Loyal et Tranquille prirent leurs rifles 
et, quittant le campement, ils s'enfoncèrent sous le 
couvert, chacun d'un côlé opposé, en quête de 
gibier. 

Le Cerf- Noir et Lanzi demeurèrent pour pro- 
téger les femmes au cas peu probable d'une atta- 
que. 

Les deux hommes, étendus sur le sol auprès l'un 
de l'autre, dormirent ou fumèrent avec cette apathie 
et cette nonchalante paresse, particulière aux hom- 
me?* qui dédaignent de gaspiller en pure perte les 
forces et l'énergie qui, d'un moment à l'autre, peu- 
vent leur être si nécessaires. 

Plusieurs heures s'écoulèrent ainsi sans que rien 
vînt troubler le calme et le silence qui planait sur 
le campement, si ce n'est, à de longs intervalles, les 
rires joyeux des jeunes femmes, qui éclataient tout 
à coup et vibraient harmonieusement aux oreilles des 
aventuriers, dont un léger sourire venait plisser les 
lèvres. 

Un peu avant le coucher du soleil les chasseurs 
revinrent. 

Ils semblaient s'être donné le mot, car ils reparu- 
rent presque en même temps, pliant sous le poids 
du gibier qu'ils avaient tué. 

Le Cœur-Loyal avait de plus que son compagnon 
lacé un cheval, qu'il amenait dans le but de l'oifrir 
au Cerf-Noir, qui en manquait. 

La vue de ce cheval causa une certaine inquiétude 



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LES FRAKCS TIREURS. 111 

aux aventuriers et leur fit faire de nombreuses con- 
jectures. 

Cet animal n'était nullement sauvage ; il s'était 
laissé approcher assez facilement parle Cœur- Loyal, 
qui s'en était rendu maître sans que, se sentant 
lacé, il cherchât à se délivrer par des ruades ou des 
soubresauts. 

De plus, et ce qui accroissait les inquiétudes de 
ses nouveaux propriétaires, il était complètement 
harnaché à la mexicaine. 

Tranquille en conclut, après avoir réfléchi un ins- 
tant, que les francs tireurs avaient attaqué l'escorte 
de la conducta de plata, et que l'animal, dont le 
cavalier avait été probablement tué, s'était échappé 
pendant le combat. 

Mais qui était sorti vainqueur de cette lutte? 

Voilà ce que personne ne pouvait conjecturer. 

Après une assez longue discussion, il fut enfin con- 
venu que dès que la nuit serait complètement tom- 
bée, le Cerf-Noir irait aux informations, tandis que 
ceux qui demeureraient au camp redoubleraient de 
vigilance, de crainte de surprise de la part soit des 
rôdeurs de frontières, soit des soldats mexicains, 
car bien que les aventuriers fussent connus des deux 
partis, ils redoutaient cependant avec juste raison 
les excès auxquels ils pouvaient se laisser entraîner 
dans l'enivrement de la victoire. 

Cette crainte, juste peut-être envers les soldats 
mexicains, ne l'était nullement à propos des hom- 
mes commandés parle Jaguar, et prouvait seuleuient 
que Ton avait d'eux la plus mauvaise, et en même 
temps la plus fausse opinion. 

Le soleil allait disparaître derrière la masse de 



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112 LES FRANCS TIREURS. 

plus en plus sombre des hautes montagnes qui mas- 
quaient l'horizon, lorsque le pas pressé d'un cheval 
se fit entendre à peu de distance. 

Les chasseurs saisirent leurs armes et s'embusquè- 
rent derrière les troncs énormes des sumacs qui 
croissaient autour d'eux, afin d'être prêts à tout évé- 
nement. En ce moment le cri de la hulotte bleue 
résonna à deux reprises différentes. 

— Reprenez vos places autour du feu, dit Tran- 
quille, c'est un ami. 

En effet, quelques instants plus tard, les bran- 
ches des arbustes craquèrent, les buissons furent 
brusquement écartés, et Quoniam parut. 

Le nègre, après avoir salué les assistants d'un si- 
gne de tête, mit pied à terre et vint s'asseoir auprès 
du tueur de tigres. 

— Eh bien! compère, lui demanda aussitôt celui- 
ci, quoi de nouveau? 

— Beaucoup de choses, répondit-il. 

— Ah I ah ! vous avez donc pris des renseigne- 
ments ? 

— Je n'ai pas eu la peine d'adresser des ques- 
tions; il m'a suffi d'écouter pour apprendre en une 
heure plus de nouvelles que je n'aurais pu en dé- 
couvrir en un an. 

— Oh 1 oh ! fit le Canadien, mangez un morceau, 
compère, puis lorsque votre appétit sera satisfait, 
vous nous ferez part de ce que vous avez entendu 
dire. 

— Je ne demande pas mieux, d'autant plus qu'il 
y a certaines choses qu'il est bon que vous sachiez. 

— Mangez donc sans plus tarder, afin d'être plus 
tôt à même de nous instruire. 



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LES FRANCS TIREURS. ii3 

Le nègre ne se fit pas prier davantage, et il com- 
mença à vigoureusement attaquer les vivres que 
Tranquille avait rais en réserve et que le Cœur-Loyal 
venait d'étaler sur l'herbe. 

Les chasseurs avaient hâte d'apprendre les nou- 
velles dont Quoniam se disait être porteur ; d'après 
ce qu'ils avaient été à môme de voir depuis quelques 
jours, ils soupçonnaient qu'elles devaient avoir une 
certaine importance. Cependant, si grande que fût 
leur curiosité, ils parvinrent à la dissimuler, et ils 
attendirent patiemment que le nègre eût terminé son 
repas. 

Celui-ci, qui se doutait de ce qui se passait dans 
l'esprit des assistants, ne mit pas leur patience à une 
longue épreuve; il mangea avec la rapidité prover- 
biale des chasseurs, si bien qu'en un tour de main il 
eut terminé. 

— Maintenant je suis tout à vous, dit-il en s'es- 
suyant la bouche avec un pan de sa blouse, et prêt à 
répondre à toutes vos questions. 

— Nous n'en avons aucune à vous adresser, dit 
Tranquille. C'est à vous, compère, à nous faire le 
récit succinct de ce qui vous est arrivé. 

— Oui, je crois que cela vaudra mieux ainsi ; de 
cette façon, ce sera plus clair, et il vous sera plus 
facile de déduire les conséquences que vous jugerez 
convenables. 

— Parfaitement raisonné, mon ami; nous vous 
écoutons. 

— Vous savez pourquoi je vous ai quitté? com- 
mença Quoniam. 

— Oui, on me l'a dit, et je vous ai fort approuvé. 

— Tant mieux, parce que j'ai cru un instant 



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HU LES FRANCS TIREURS. 

avoir mal fait de partir sans vous avoir averti et j'ai 
été sur le point de revenir. 

— Vous auriez eu tort. 

— A présent j'en suis convaincu et je nie félicite 
d'avoir poussé en avant. La course n'est pas longue 
d'ici à l'hacienda del Mezquite à vol d'oiseau ; mon 
cheval est bon, je coupai en droite ligne et en huit 
heures j'eus franchi la distance. 

— C'est bien marché. 

— N'est-ce pas? mais j'étais pressé de vous re- 
joindre et je tenais surtout à ne pas perdre de temps 
en route. Lorsque j'arrivai au Mezquite, l'hacienda 
était en rumeur. Les peones, les vaqueros groupés 
dans le patio parlaient et criaient tout à la fois, 
tandis que le capalaz, le mayordomo et le sefior 
haciendero lui-même, pâles et défaits, distribuaient 
des armes, faisaient élever des barricades devant 
les portes, placer des canons sur leurs affûts et 
prenaient en un mot toutes les précautions 
d'hommes qui redoutent d'être attaqués d'un mo- 
ment à l'autre. Il me fut d'abord impossible de me 
faife entendre, tout le monde parlait à la fois, les 
femmes pleuraient, les enfants criaient, les hommes 
juraient, c'étaient à se croire au milieu d'une mai* 
son de fous, tant ils semblaient tous ahuris et épou- 
vantés; enfin, à force d'aller de l'un à l'autre, in- 
terrogeant celui-ci, m'informant à celui-là, voici ce 
que j'appris : je compris alors la terreur générale ; 
l'affaire, je vous jure, en valait la peine. 

— Dites vite, mon ami, s'écria le Cœur-Loyal 
avec une impatience mal contenue. 

Quoniam n'avait de sa vie eu la prétention d'être 
orateur. Le digne nègre, fort modeste de sa nature, 



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LES FRANCS TIREURS. 115 

éprouvait même une certaine difficulté d'élocution. 
L'interruption inattendue du chasseur le troubla 
tellement qu'il s'arrêta court sans qu'il lui fût pos- 
Bible de trouver un mot. 

Tranquille, qui de longue main connaissait son 
compagnon, se hâta d'intervenir. 

— Laissez-le conter à sa guise, dit-il au Cœur- 
Loyal, sans cela il lui sera impossible d'arriver au 
bout de son récit. Quoniam a une façon de dire les 
choses qui lui est particulière ; si on l'interrompt, 
il perd le fil de ses idées, alors il s'embrouille et il 
ne peut plus se reconnaître. 

— C'est vrai, fit le nègre, je ne sais d'où cela pro- 
vient, mais c'est plus fort que moi : dès qu'on 
m'arrête, c'est fini, tout se mêle si bien dans mon 
esprit que je ne m'y retrouve plus. 

— Cela vient de votre modestie, mon ami, voilà 
tout. 

— Vous croyez ? 

— J'en suis sûr, ainsi ne vous inquiétez pas da- 
vantage et continuez en toute confiance, on ne vous 
interrompera plus. 

— Je ne demande pas mieux que de conti- 
nuer mais je ne me souviens pas où j'en étais resté. 

— Aux informations que vous étiez parvenu à 
prendre, dit Tranquille en jetant au Cœur-Loyal un 
regard, que celui-ci comprit. 

— C'est vrai; voici donc ce que j'appris. La 
conducta de plata escortée par le capitaine Melen- 
dez avait été attaquée par les rôdeurs de frontières 
ou les francs tireurs ainsi qu'on les nomme à pré- 
sent , et après un combat acharné, tous les Mexi- 
cains avaient été tués. 



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110 LES FRANCS TIREURS» 

— Tous I s'écria Tranquille avec stupeur. 

— Tous! reprit Quoniam, pas un n'a échappé, 
c'a été un massacre épouvantable. 

— Parlez plus bas, mon ami, reprit le chasseur 
en tournant la tête verslejacal, Carmôla pourrait 
vous entendre. 

Le nègre fit un signe d'assentiment. 

— Mais, continua-t-il en baissant le ton, cette 
victoire fut peu productive aux rôdeurs, car les 
Mexicains avaient eu le soin de précipiter l'or qu'ils 
portaient dans un gouffre d'où il fut impossible de 
le sortir. 

— Bien joué, pardieu! s'écria le Canadien, le 
capitaine Melendez est un brave. ' 

— Était, vous voulez dire, reprit Quoniam. 

— C'est juste, fit tristement le chasseur, conti- 
nuez, mon ami. 

— Cette victoire a mis le feu aux poudres, tout 
le Texas s'est soulevé, les villes et les pueblos sont 
en pleine révolte et les Mexicains sont traqués 
comme des bêtes fauves. 

— Est-ce donc aussi sérieux que cela? 

— Beaucoup plus que vous ne le supposez. Le 
Jaguar est en ce moment à la tête d'une véritable 
armée, il a arboré le drapeau de l'indépendance 
texienne, et a juré de ne pas déposer les armes 
avant d'avoir rendu la liberté à son pays et d'a- 
voir chassé le dernier Mexicain de l'autre côté des 
frontières. 

Il y eut un moment de stupeur parmi les assis- 
tants. 

— Est-ce tout? demanda afin Tranquille. 
t- Pas encore, répondit Quonianu 



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LES FRANCS TIREURS. 117 

— * Àvez-vous encore de mauvaises nouvelles à 
cous apprendre ? 

— Vous en jugerez vous-même , mon ami t 
lorsque j'aurai dit tout ce que je sais. 

— Parlez donc, au nom de Dieu. 

— Voilà les renseignements que je recueillis. 
Jugeant que vous ne seriez pas fâché d'apprendre 
le plus tôt possible ces nouvelles importantes, je 
me bâtais de terminer mes affaires avec le capataz 
afin de revenir au plus vite. J'eus assez de peine à 
le trouver tant il avait d'occupation. Dès que je pus 
l'atteindre, au lieu de me remettre l'argent que je 
lui demandais, il me répondit qu'il ne s'agissait 
pas de cela pour le moment, mai3 de retourner au- 
près de vous afin de vous dire de vous rendre à 
l'hacienda le plus promptement que vous pourriez, 
par ce que dans les circonstances où on se trouvait, 
votre présence était indispensable. 

— Hum I fit Tranquille sans autrement expli- 
quer sa pensée. 

— Voyant, reprit Quoniam, qu'il n'y avait pas 
autre chose à attendre du capataz, je pris congé de 
lui et je remontai à cheval pour partir ; mais au 
moment où j'allais sortir, un grand bruit se fit 
au dehors et chacun se précipita vers les portes 
eu poussant des cris de joie ; il paraît que le géné- 
ral don José-Maria Rubio, qui commande la pro- 
vince a trouvé que la position de l'hacienda del 
Mezquite est un point fort important à défendre. 

— En effet, dit Tranquille, le Mezquite com- 
mande l'entrée de la vallée et garantit, tant qu'il 
restera au pouvoir des Mexicains, l'entrée de leurs 
troupes dans l'Etat, 



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118 LES FRANCS TIREURS. 

— C'est cela, je ne me souviens plus du terme 
qu'ils ont employé. 

— Position stratégique ? 

— Juste. 

— Oui, bâtie à l'époque de la conquête, l'ha- 
cienda est une véritable forteresse ; ses murs épais 
et crénelés, &a situation sur une hauteur qui ne peut 
être dominée et qui d'un côté commande les défilés 
des montagnes et de l'autre la vallée de los Almen- 
drales, en font un point de la dernière importance et 
qui ne pourra être enlevé qne par un siège en règle. 

— C'est ce que tout le monde disait là-bas ; il 
paraît que c'est aussi l'avis du général Rubio, car 
la cause de tout le tumulte que j'entendais était 
l'arrivée d'une nombreuse troupe de soldats com- 
mandée par un lieu tenant- colonel qui avait ordre 
de s'enfermer dans l'hacienda et de la défendre 
jusqu'à la dernière extrémité. 

— Ainsi, voilà la guerre déclarée ? 

— Parfaitement. 

— La guerre civile, reprit tristement Tranquille, 
c'est-à-dire la plus horrible et la plus odieuse; celte 
où les pères combattent contre les fils, les frères 
contre les frères, où amis et ennemis parlent la 
même langue, sont issus du même tronc, ont le 
même sang dans les veines, et pour cela même sont 
plus acharnés les uns contre les autres, et s' entre- 
déchirent avec plus d'animosité et de rage; la 
guerre civile, le plus horrible fléau qui puisse ac- 
cabler un peuple ! Dieu veuille dans sa miséricorde 
qu'elle soit courte ; mais, puisque enfin la patience 
divine s'est lassée, que le Tout-Puissant a permis 
cette lutte fratricide, espérons que le droit et la 



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LES FRANCS TIREURS. 119 

justice resteront vainqueurs, et que les oppres- 
seurs, cause de tous ces maux, seront à jamais 
chassés d'un territoire qu'ils ont trop longtemps 
souillé de leur indigne et odieuse présence. 

— Dieu le veuille, répondirent les assistants 
d'une voix profonde. 

— Mais comment êtes-vous parvenu à vous 
échapper de l'hacienda après l'arrivée des soldats, 
Quoniara? reprit Tranquille. 

— J'ai compris que si je m'amusais à admirer 
les uniformes et la belle prestance des troupes, lors- 
que l'ordre serait un peu rétabli, les portes seraient 
fermées et tout espoir de départ déçu pour long- 
temps. Sans rien dire j'ai mis pied à terre, et con- 
duisant mon cheval par la bride, je me suis glissé à 
travers la foule, tant et si bien que je me suis enlin 
trouvé dehors ; alors je suis sauté en selle et j'ai pi- 
qué droit devant moi ; bien m'en a pris, je vous 
jure, car cinq minutes plus tard, toutes les portes 
furent fermées. 

— Alors, vous êtes revenu tout droit ici ? 
Quoniam sourit d'un air narquois. 

— Vous croyez ? dit-il. 

— Dame ! je le suppose du moins. 

— Eh bien ! c'est ce qui vous trompe, compère; 
je ne suis pas revenu tout droit ici, et pourtant ce 
n'était pas l'envie qui me manquait, je vous jure. 

— Que vous est-il donc arrivé? 

— Vous allez voir, je n'ai pas encore fini. 

— Alors, continuez ; mais soyez bref, si cela vous 
est possible. 

— Chacun fait ce qu'il peut, on ne doit pas lui 
en demander davantage. 



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120 LES FRANCS TIREURS. 

— C'est vrai, parlez à votre guise. 

— Jamais, continua le nègre, je n'ai galopé de si 
bon cœur; mon cheval détalait que c'était plaisir à 
voir, on aurait dit que la pauvre bête comprenait 
mon impatience de m' éloigner de l'hacienda, tant il 
courait rapidement. Cette course dura ainsi sans in- 
interruption près de quatre heures ; au bout de ce 
temps je jugeai nécessaire de donner quelques ins- 
tants de répit à ma monture, afin de lui laisser re- 
prendre haleine ; les animaux sont comme les hom- 
mes, sans comparaison : si l'on s'obstine à les sur- 
mener, ils vous manquent tout à coup sous les 
pieds, c'est ce qui me serait arrivé si je n'avais pas 
eu le soin de m' arrêter à temps. Je laissai donc mon 
cheval se reposer deux heures, puis après l'avoir 
bouchonné avec soin, je repartis ; mais je n'étais 
pas encore au bout de mes aventures : à peine 
avais-je fait un temps de galop d'une heure au plus, 
que je vins donner en plein au milieu d'une troupe 
nombreuse de cavaliers armés jusqu'aux dents, qui 
débouchèrent soudainement d'un ravin et m'enve- 
loppèrent de tous les côtés, avant seulement que 
j'aie eu le temps de bien les voir. La rencontre n'a- 
vait rien de fort agréable, d'autant plus qu'ils ne 
paraissaient pas animés des meilleures dispositions 
à mon égard, et je ne sais pas trop comment je me 
serais tiré de ce mauvais pas, si l'un de ces hommes 
ne s'était avisé de me reconnaître, bien qt?$ je ne 
me souvienne pas de l'avoir jamais vu, et s'était 
mis L crier ; Ehl mais, c'est un auji; c'est Quo- 
niam, le compagnon de Tranquille 1 J'avoue qu$ 
cette exclamation me fit plaisir : on a beau être 
brave, il y a certaines circonstances où malgré soi 



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LES FRANCS TIREURS. 121 

on se sent pris de peur; c'est justement ce qui 
m'arrivait en ce moment. 

Les chasseurs sourirent de la naïve franchise du 
nègre, mais ils se gardèrent bien de l'interrompre, 
comprenant instinctivement qu'il arrivait à l'en- 
droit le plus intéressant de sa longue et prolixe nar- 
ration. 

— Aussitôt, continua celui-ci, les manières de 
ces hommes changèrent complètement à mon 
égard ; autant ils avaient été brutaux, autant ils de- 
vinrent polis et empressés. — Conduisons-le au 
commandant, dit l'un d'eux. Les autres applaudi- 
rent; moi je me laissai faire, résister eût été une 
sottise. Je suivis sans observation l'homme qui me 
conduisait vers son chef, bien qu'en maudissant in- 
térieurement le guêpier dans lequel j'étais tombé. 
La course ne fut pas longue heureusement. Savez- 
vous, Tranquille, qui était ce commandant auquel 
on me conduisait? 

— Le Jaguar, répondit le chasseur. 

— Ah bah 1 fit le nègre avec étonnement, vous 
l'avez deviné 1 Eh bien I moi je vous jure que je ne 
m'en doutais pas du tout et que je fus fort surpris 
de le voir; du reste, je dois lui rendre cette justice 
d'avouer qu'il me reçut fort bien. Il me questionna 
sur beaucoup de choses auxquelles je répondis du 
mieux que je pus : d'où je venais, ce qu'on faisait 
à l'hacienda, où j'allais, que sais-je encore? enfin il 
causa avec moi pendant plus d'une heure, puis, 
satisfait sans doute des renseignements que je lui 
avais donnés, il me laissa libre de continuer ma 
route et reprit la sienne. Il paraît qu'il va tout droit 
à l'hacienda del Mezquite. 



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122 LES FRANCS TIREURS. 

— Voudrait-il en faire le siège ? 

— C'est, je crois, son intention, mais bien qu'il 
emmène avec lui près de douze cente bandits déter- 
minés, je crois que ses ongles et ceux de ses com- 
pagnons ne seront pas assez durs pour entamer 
d'aussi solides murailles. 

— Ceci est dans la main de Dieu, mon ami ; avez- 
vous terminé votre récit? 

— Bientôt. 

— Bon, allez. 

— Avant de me rendre la liberté, le Jaguar s'in- 
forma de vous et de dona Garméla, avec beaucoup 
d'intérêt ; puis il écrivit quelques mots sur un mor- 
ceau de papier qu'il me remit, en me recomman- 
dant bien de vous le donner aussitôt que je vous 
aurais rejoint. 

— Vive Dieu ! s'écria Tranquille avec agitation, 
et vous avez tant tardé à vous acquitter de cette 
commission 1 

— Ne fallait-il pas d'abord que je vous rendisse 
compte de ce qui m'était arrivé ? Mais il n'y a pas 
de temps de perdu, puisque voilà le papier. 

En disant cela, Quoniam tira un papier de sa po- 
che et le présenta à Tranquille, qui le lui arracha 
presque des mains. 

Le nègre, persuadé qu'il s'était fort bien acquitté 
de sa commission, ne comprit rien à cette impatience 
du chasseur; il le considéra un instant d'un air 
étonné, puis il haussa imperceptiblement les épaules, 
bourra sa pipe et se mit à fumer sans plus s'occu- 
per de ce qui se passait autour de lui. 

Le chasseur avait vivement déployé le papier ; il 
le tournait et retournait d'un air embarrassé dans 



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LES FRANCS TinEUliS. 123 

ses mains, en jetant parfois un regard de côté sur 
le Cœur-Loyal, qui avait retiré un tison enflammé 
du foyer, et le tenait à sa portée afin qu'il pût lire, 
car la nuit était complètement tombée. 

Ce manège dura pendant quelques instants; enfin, 
le Cœur-Loyal, comprenant la cause de l'hésitation 
du chasseur, se décida à lui adresser la parole. 

— Eh bien 1 lui dit-il en souriant, que vous écrit 
le Jaguar ? 

— Hum ! fit le chasseur, 

— Peut-être, continua l'autre, est-ce si mal écrit 
que vous ne parvenez pas à déchiffrer son griffon- 
nage; si vous me le permettez, j'essaierai à mon 
tour. 

Le Canadien le regarda; la physionomie du jeune 
homme était calme; rien n'indiquait qu'il eût la 
pensée de railler le chasseur. Celui-ci secoua la tête 
à plusieurs reprises; puis, se mettant franchement 
à rire : 

— Au diable la honte 1 dit-il en lui donnant la 
lettre. Pourquoi n'avouerai-je pas que je ne sais pas 
lire? Un homme dont la vie s'est écoulée au désert 
ne doit pas craindre d'avouer une ignorance qui ne 
peut rien avoir de déshonorant pour lui. Lisez, li- 
sez, mon garçon, et sachons ce que nous veut notre 
équivoque ami. 

Et il prit le tison des mains du jeune homme. 
Le Cœur-Loyal déploya le papier sur lequel il jeta 
un coup d'œil rapide. 

— La lettre est laconique, dit-il, mais elle est 
explicite. 

— Ahlahl 

— Ecoutez. 



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LES FRANCS TIREURS. 

Et il lut : 

« Le Jaguar a tenu sa parole ; de tous les Mexi- 
« cains qui accompagnaient la conducta, un seul est 
« vivant, libre et sans blessures : le capitaine don 
« Juan Melendez de Gongora. Les amis du Jaguar 
« auront-ils meilleure opinion de lui? » 

— C'est tout ? demanda Tranquille. 

— Oui. 

— Eh bien ! s'écria le chasseur, on dira ce qu'on 
voudra du Jaguar, vive Dieu! c'est un brave cœur. 

— N'est-ce pas, mon père? murmura une douce 
voix à son oreille. 

Tranquille tressaillit à cette parole et se retourna 
vivement. 
Carméla était près de lui, calme et souriante. 



IX 

L'HOSPITALITÉ. 

Nous avons dit que la nuit était tombée depuis 
quelque temps déjà; il faisait sombre sous le cou- 
vert. 

Le ciel noir roulait lourdement un chaos de nua- 
ges chargés d'électricité ; pas une étoile ne brillait 
sur la voûte céleste ; un vent d'automne sifflait par 
rafales dans les arbres, et, à chaque boufïée, cou- 
vrait la terre d'une pluie de feuilles mortes. 

On entendait au loin les sourds et lugubres ap- 
pels des bêtes fauves se rendant à l'abreuvoir, et 
les glapissements des coyotes dont par intervalles les 



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LES FRANCS TIREURS. 125 

yeux ardents brillaient comme des charbons étince- 
lants au milieu des broussailles. 

Parfois, dans les lointains de la forêt, des lueurs 
filtraient à travers l'ombrage et couraient sur l'herbe 
fine des marécages comme des feux follets; de 
grands sumacs desséchés se dressaient aux angles 
de la clairière où le campement était établi, et aux 
reflets fantastiques du brasier, ils agitaient comme 
des fantômes leurs linceuls de mousse et de lianes. 
Mille rumeurs passaient dans l'air; des cris sans 
nom s'échappaient des tanières invisibles creusées 
sous les racines des vieux arbres ; des soupirs étouf- 
fés descendaient du haut des cimes des quebradas; 
on sentait vivre autour de soi un monde inconnu, 
dont la proximité glaçait l'âme d'une secrète ter- 
reur. 

La nature était triste et menaçante, comme lors- 
qu'elle est en travail d'un de ces terribles boulever- 
sements si fréquents dans ces régions. 

Malgré eux, les chasseurs subissaient l'influence 
de ce malaise du désert; il y a des heures noires 
dans la vie, où, soit action des objets extérieurs, 
soit disposition commune et mystérieuse de l'être 
intérieur, ce moi qu'on ne peut définir, les hommes 
les plus forts se sentent à leur insu gagnés par une 
contagion étrange de tristesse qu'ils semblent res- 
pirer dans l'air et qui les abat sans qu'ils puissent 
s'en défendre. Les nouvelles apportées par Quoniam 
avaient encore augmenté cette disposition des chas- 
seurs à la mélancolie ; aussi la conversation autour 
du foyer, ordinairement gaie et insouciante, était- 
elle triste et saccadée; chacun se laissait aller au 
flot de sombres pensées qui lui serrait le cœur, et 



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126 LES FRANCS TIREURS. 

les quelques mots échangés à de longs intervalles 
entre les chasseurs demeuraient le plus souvent 
sans réponse. 

Seule, Carméla, éveillée comme un rossignol^ 
continuait à voix basse sa joyeuse conversation avec 
l'Oiseau-qui-chante, tout en se chauffant, car le 
froid était vif, et sans remarquer les regards in- 
quiets que parfois le Canadien jetait à la dérobée 
sur elle. 

Au moment où Lanzi et Qnoniam se préparaient 
à se livrer au sommeil, un léger craquement se fit 
entendre dans les broussailles. 

Les chasseurs, arrachés subitement à leurs se- 
crètes préoccupations, relevèrent vivement la tête. 

Les chevaux s'étaient arrêtés de manger, et, la 
tête tournée vers le fourré, les oreilles baissées, ils 
semblaient écouter. 

Au désert, tout bruit a une raison d'être ; les cou- 
reurs des bois, accoutumés à analyser toutes les 
rumeurs de la prairie, les connaissent et les expli- 
quent sans jamais s'y tromper; le froissement de la 
branche sur laquelle se pose l'oiseau, le bruisse- 
ment de la feuille tombant sur le sol, le murmure 
de l'eau à travers les cailloux qu'elle roule, rien 
n'échappe à la merveilleuse sagacité de ces hom- 
mes, dont les sens ont acquis une finesse extraordi- 
naire. 

— Quelqu'un rôde autour de nous, murmura le 
Cœur-Loyal d'une voix basse comme un souffle. 

— Un espion sans doute, fit Lanzi. 

— Espion ou non, l'homme qui s'approche est 
certainement un blanc, fit Tranquille en étendant le 
bras pour saisir son rifle déposé auprès de lui. 



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LES FRANCS TIREURS. 127 

— Arrêtez 1 mon père, dit vivement Carméla en 
lni retenant le bras, peut-être est-ce un pauvre mal- 
heureux perdu dans la forêt et qui a besoin de se- 
cours. 

— Au fait, c'est possible, reprit Tranquille après 
un moment de réflexion ; du reste, nous le saurons 
bientôt. 

— Que voulez-vous faire? s'écria la jeune fille 
effrayée de le voir se lever. 

— Aller au-devant de cet homme et lui demander 
ce qu'il veut, pas autre chose. 

— Prenez garde, mon père ! 

— A quoi, mon enfant? 

— Si cet homme était un de ces bandits qui par- 
courent le désert. 

— Eh bien ? 

— Il vous tuerait peut-être. 

Le Canadien haussa les épaules. 

— Moi, me tuer, fillette, allons doncl Rassure- 
toi, enfant, quel que soit cet homme, il ne me verra 
que si je le juge nécessaire, ainsi laisse-moi aller. 

La jeune fille essaya encore de l'empêcher de s'é- 
loigner, mais Te Canadien ne voulut rien entendre. 
Se dégageant doucement de l'affectueuse étreinte de 
Carméla, il ramassa son rifle et disparut dans le 
fourré d'un pas si léger et si bien mesuré, qu'il 
semblait plutôt glisser sur un nuage que fouler 
l'herbe de la clairière. 

Aussitôt qu'il fut au milieu des massifs de buis- 
sons d'où était parti le bruit de mauvais augure 
qu'il avait entendu, le chasseur, ignorant à com- 
bien d'individus il allait avoir affaire, redoubla de 
prudence et de précautions ; après une hésitation 



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128 LES FRANCS TIREURS. 

qui dura à peine quelques secondes, il s'étendit sur 
le sol et commença à ramper doucement au milieu 
des herbes sans produire le plus léger froissement. 

Nous reviendrons maintenant au moine que nous 
avons laissé se dirigeant vers le campement des 
chasseurs en compagnie du Renard-Bleu. 

Le chef apache, après lui avoir fait les recom- 
mandations qu'il supposait les plus propres à lui 
inspirer une salutaire terreur et le contraindre à 
servir ses projets, l'avait laissé seul et avait disparu 
si subitement, que le moine ne put deviner de quel 
côté il avait passé. 

Dès qu'il fut seul, fray Antonio jeta un regard 
craintif autour de lui ; son esprit était perplexe, il 
ne se dissimulait pas combien la mission dont le 
chef l'avait malgré lui chargé était délicate et diffi- 
cile à accomplir, surtout auprès d'un homme aussi 
fin et aussi au courant des ruses indiennes que le 
tueur de tigres. 

Une fois de plus le moine maudit la malignité de 
son étoile qui le conduisait dans de pareils traque- 
nards et semblait prendre plaisir à accumuler sur sa 
tête tontes les contrariétés et toutes les tribulations 
possibles. 

Un instant, il songea à fuir, mais il réfléchit que 
sans doute il était soigneusement surveillé, et qu'au 
moindre mouvement suspect qu'il essaierait, les in- 
visibles gardiens qui le guettaient apparaîtraient 
subitement devant lui et le contraindraient à tenter 
l'aventure jusqu'au bout. 

Heureusement pour lui, le moine appartenait à 
cette classe privilégiée d'hommes, sur lesquels les 
plus grands chagrins n'ont pour ainsi dire pas de 



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LES FRANCS TIREURS. 120 

prise, et qui, après s'être désolés pendant quelques 
instants, prennent franchement leur parti en se di- 
sant que, le moment arrivé de donner de leur per T 
sonne, peut-être un hasard fortuit les tirera d'em- 
barras et fera tourner les choses à leur avantage* 
au lieu de les accabler. 

Ce raisonnement, tout faux qu'il soit, est fait plus 
souvent qu'on ne pense par une quantité de gens 
qui, après avoir dit intérieurement : Bah ! lorsque 
nous en serons ià, nous verrons, forts de cette belle 
conclusion, poussent hardiment en ayant, et, chose 
extraordinaire, parviennent la plupart du temps à 
se sortir d'affaire sans laisser trop de leurs plumes 
dans la bagarre et sans savoir eux-mêmes comment 
ils ont fait pour si bien se débarrasser. 

Le moine entra donc résolument sous le couvert, 
se guidant sur la lueur du foyer comme sur un 
phare. 

Pendant quelques minutes, il marcha assez vite ; 
mais peu à peu, à mesure qu'il approchait, ses pre- 
mières terreurs le reprirent : il se souvenait de la 
rude correction que lui avait fait administrer le 
capitaine Melendez , et cette fois , il redoutait pis 
encore. 

Cependant, il se trouvait déjà si rapproché du 
campement, que toute tergiversation devenait oi- 
seuse. Dans le but de s'accorder quelques instants 
de plus de répit, il mit pied à terre et attacha son 
cheval à un arbre avec une extrême lenteur ; puis, 
n'ayant plus de prétexte plausible à se donner pour 
retarder son arrivée parmi les chasseurs, il se dé- 
cida à se mettre en route, en usant des plus minu- 
tieuses précautions pour ne pas être aperçu de trop 



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toO LES FRANCS TIREURS. 

loin, de crainte de recevoir une balle en pleine poi- 
trine avant d'avoir eu le temps de s'expliquer avec 
ceux qu'il allait visiter si à la maie heure. 

Mais fray \ntonio, malheureusement pour lui, 
était fort obèse; il marchait lourdement et comme 
un homme habitué à fouler le terrain d'une ville; de 
plus, la nuit était extrêmement sombre, ce qui fai- 
sait qu'à deux pas devant lui il ne pouvait rien dis- 
tinguer, et qu'il était contraint de ne s'avancer qu'à 
tâtons, en trébuchant à chaque pas et en se four- 
voyant à chaque obstacle qu'il rencontrait sur sa 
route. 

Aussi ne marcha-t-il pas longtemps sans donner 
l'éveil à ceux qu'il désirait si fort surprendre et 
dont l'oreille exercée, sans cesse aux aguets, avait 
du premier coup saisi le bruit insolite dont lui- 
même ne s'était pas aperçu. 

Fray Antonio, fort satisfait de sa manière de pro- 
céder et se félicitant intérieurement d'avoir si bien 
réussi à ne pas se faire découvrir, s'enhardissait de 
plus en plus et commençait à se rassurer presque 
entièrement, lorsque tout à coup il poussa un cri 
de terreur étouffé et s'arrêta comme si ses pieds 
eussent subitement pris racine dans le sol. 

Il avait senti une lourde main tomber rudement 
sur sou épaule. 

Le moine se mit à trembler de tous ses membres, 
sans oser tourner la tête ni à droite ni à gauche, 
\ intimement persuadé que sa dernière heure était 
arrivée. 

— Holà! senor padre, que faites- vous donc à 
pareille heure dans la forêt? lui dit alors une voix 
brusque. 



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LES FRANCS TIREURS. 131 

Fray Antonio se garda bien de répondre ; la ter- 
reur l'avait rendu sourd et aveugle. 

— Ètes-vous muet? reprit au bout d'un instant 
la voix d'un ton amical. Allons ! allons ! venez, il ne 
fait pas bon parcourir ainsi le désert à une heure 
aussi avancée. 

Le moine ne répondit pas davantage. 

— Le diable m'emporte, s'écria l'autre, si la ter- 
reur ne le rend pas idiot. Allons, remuez-vous, ca- 
narios 1 

Et il se mit à le secouer vigoureusement. 

— Hein? fit le moine, chez lequel commençait à 
s'opérer une espèce de réaction. 

— Bon, il y a progrès,, vous parlez, donc vous 
n'êtes pas mort, reprit joyeusement Tranquille, car 
c'était lui qui avait si cruellement effrayé le moine ; 
voyons, suivez-moi, vous devez être gelé, ne restons 
pas ici, venez vous chauffer. 

Et passant son bras sous celui du moine, il l'en- 
traîna avec lui; celui-ci le suivit passivement et 
machinalement sans se rendre encore bien compte 
de ce qui lui arrivait, mais cependant commençant 
à reprendre un peu courage. 

Au bout de quelques minutes, ils atteignirent la 
clairière. 

— Ah! s'écria Carméla avec surprise, fray An- 
tonio 1 par quel hasard se trouve-t-il par ici, lui qui 
était parti avec la conducta de plata? 

Cette parole fit dresser l'oreille au chasseur; il 
examina attentivement le moine, et le forçant à 
s'asseoir devant le feu : 

— J'espère que le bon père nous expliquera ce 
qui lui est arrivé, murmura-t-ih 



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132 LES FRANCS TIREUR». 

Cependant tout a un terme dans ce monde; le 
moine paraissait depuis quelque temps destiné à 
passer, avec la plus grande rapidité et presque sans 
transition, de la plus extrême épouvante à la sécu- 
rité la plus complète. Lorsqu'il se fut un peu ré- 
chauffé, la confusion mise dans ses idées par la 
brusque rencontre du chasseur céda peu à peu à 
l'influence de la cordiale réception qui lui était faite ; 
la voix douce de Carméla, en résonnant agréable- 
ment à ses oreilles, finit de rétablir l'équilibre dans 
son esprit et de chasser les lugubres appréhensions 
qui le tourmentaient. 

— Vous sentez-vous mieux, mon père? lui de- 
manda Carméla avec intérêt. 

— Oui, dit-il, je vous remercie, je suis mainte- 
nant tout à fait bien. 

— Tant mieux. Voulez-vous manger? avez-vous 
besoin de prendre quelque chose? 

— Rien, absolument, je vous rends grâce, je n'ai 
pas appétit. 

— Peut-être avez-vous soif, fray Antonio, en ce 
cas, tenez, voilà une bota de refino, lui dit Lanzi en 
lui présentant une outre plus d'à moitié pleine de la 
réconfortante liqueur. 

Le moine se fit prier tout juste ce qu'il fallait pour 
ne pas paraître trop aimer cette boisson ; puis il se 
laissa convaincre, et s' emparant de la bota, il but 
un copieux coup de la généreuse liqueur. 

Cette libation acheva de lui rendre tout son sang- 
froid et toute sa présence d'esprit. 

— Là, fit-il en rendant la bota au métis et en 
poussant un soupir de satisfaction, Dieu me garde! 



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LES FRANCS TIREUHS. 135 

Vienne le démon en personne maintenant» je m& 
sens capable de lui tenir tête. 

— Ah ! ah I fit Tranquille, il paraît, bon père, que 
vous voilà complètement remis en possession de vos 
facultés intellectuelles. 

— Oui, et je vous en donnerai la preuve quand 
vous voudrez. 

— Pardeu! vous me piquez au jeu; je n'osais 
pas vous interroger encore, mais, puisqu'il en est 
ainsi, je n'hésiterai pas davantage. 

— Que désirez-vous savoir ? 

— Une chose bien simple : comment il se fait 
qu'un moine se trouve seul à pareille heure en plein 
désert? 

— Bah ! fit gaîment frcy Antonio, qui vous a dit 
que j'étais seul? 

— Personne, mais je le suppose. 

— Ne faites pas de supposition, frère, car vous 
vous tromperiez. 

— Ah! 

— Oui, c'est comme j'ai l'honneur de vous te 
dire. 

— Cependant, lorsque je vous ai rencontré, vous 
étiez seul. 

— Parfaitement 

— Eh bien? 

. — Les autres étaient plus loin, voilà tout 

— Quels autres? 

— Ceux qui m'accompagnent. 

— Ah I et qui sont-ils ? 

— Voilà l.c. Bahl ajouta-t-il au bout d'un instant, 
comme s'il se fût parlé à lui-même, on fait courir 
sur moi les bruits les plus désavantageux, on m'ac- 

8 



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134 LES FRANCS TIREURS. 

cuse d'une foule de mauvaises actions; si j'essayais 
d'en faire une bonne, cela me changerait. Qui sait 
si je n'en serai pas récompensé plus tard! Bah! 
essayons toujours. 

Tranquille et ses compagnons écoutaient avec une 
extrême surprise ce singulier monologue du moine, 
ne sachant trop ce qu'ils devaient penser de cet 
homme, et assez disposés à le croire fou. 

Celui-ci s'aperçut de l'impression qu'il produisait 
sur ses auditeurs. 

— Ecoutez, dit-il d'une voix sérieuse, avec un 
léger froncement de sourcil, pensez de moi ce que 
bon vous semblera, cela m'est parfaitement égal; 
seulement je ne veux pas qu'il soit dit que j'aie re- 
connu la cordiale hospitalité de gens de ma couleur 
par une odieuse trahison. 

— Que voulez-vous dire? s'écria Tranquille, 

— Ecoutez-moi! j'ai prononcé le mot trahison, 
j'ai peut-être eu tort, car rien ne me prouve que 
c'en soit une; cependant toutes espèces de raisons 
me portent à supposer que ce n'est pas autre chose 
qu'on voulait m'obliger à commettre à votre pré- 
judice. 

— Expliquez-vous, au nom du ciel ; vous par- 
lez par énigmes, il est impossible de vous com- 
prendre. 

— Vous avez raison, je vais être clair; qui de 
vous, senores, se nomme Tranquille? 

— C'est moi. 

— Fort bien. A la suite de certaines circon- 
stances dont le récit ne vous intéresserait nulle- 
ment, je suis tombé malheureusement entre les 
mains des Apaches. 



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LES FRANCS TIREURS. 13î> 

— Des Apaches? s écria Tranquille avec sur- 
prise. 

— Mon Dieu oui, reprit le moine, et je vous as- 
sure que lorsque je me vis en leur pouvoir je ne fus 
nullement rassuré ; cependant j'avais tort de crain- 
dre : loin d'inventer pour moi une de ces tortures 
atroces qu'ils infligent sans pitié aux blancs assez 
malheureux pour devenir leurs prisonniers, ils me 
traitèrent, au contraire, avec une exême douceur. 

Tranquille fixa un regard scrutateur sur le visage 
placide du moine. 

— Mais dans quel but? dit-il d'un accent soup- 
çonneux. 

— Ah ! reprit fray Antonio, voilà ce que je n'ai 
pu comprendre, bien que je commence peut-être à 
le soupçonner. 

Les assistants se penchèrent vers le narrateur 
avec une expression d'impatiente curiosité. 

— Ce soir le chef des Peaux-Bouges m'a lui- 
même accompagné jusqu'à une courte distance de 
votre campement, continua-t-il ; arrivé en vue de 
votre feu il me l'a désigné en me disant : Va t' as- 
seoir à ce brasier, tu annonceras au grand chasseur 
pâle qu'un de ses plus anciens et plus chers amia 
désire le voir. Puis il m'a quitté après m' avoir fait 
les plus terribles menaces si je ne lui obéissais pas. 
immédiatement. Vous savez le reste. 

Tranquille et ses compagnons se regardèrent 
entre eux avec étonnement, mais sans échanger 
une parole. 

Il y eut un assez long silence, enfin Tranquille 
se chargea d'exprimer à voix haute la pensée qua 
chacun avait au fond du cœur. 



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136 LES FRANCS TIREURS, 

— C'est un piège, dit-il. 

— Oui, répondit le Cœur-Loyal, mais dans quel 
but? 

— Que sais-je ? murmura le Canadien. 

— Vous avez dit, padre Antonio, fit le jeune 
homme en s* adressant au moine, que vous soup- 
çonniez la raison de la conduite extraordinaire des 
Apaches à votre égard. 

— Je l'ai dit en eflet, répondit-il. 

— Faites-nous connaître ce soupçon. 

— Il m'a été suggéré par la façon même d'agir 
des payens, et par le piège grossier qu'ils vous 
tendent; il est évident pour moi que le chef apache 
espère, si vous consentez à l'entrevue qu'il vous 
propose, profiter de votre éloignement pour s'em- 
parer de dona Carώla. 

— De moi? s'écria la jeune fille avec un mouvement 
«l'épouvante, surprise et alarmée à la fois de cette 
conclusion, à laquelle elle était loin de s'attendre» 

— Les Peaux-Rouges aiment beaucoup lés 
femmes blanches, reprit impassiblement le moine; 
la plupart des courses qu'ils font sur notre territoire 
^sont entreprises dans le but de s'emparer de cap- 
tives de cette couleur. 

— Oh 1 s'écria Carméla avec un accent d'indomp- 
table volonté, je préférerais mourir que devenir 
l'esclave d'un de ces démons féroces. 

Tranquille secoua tristement la tête. 

— La supposition de ce moine me paraît être 
juste, dit-il. 

— D'autant plus, appuya fray Antonio, que les 
Apaches qui m'ont fait prisonnier sont ceux-là 
dénies qui ont attaqué la venta del Potrero. 



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LES FRANCS TIREURS. 137 

— Oh ! oh ! fit Lanzi, je connais leui chef alors, 
et je sais son nom : c'est un des plus implacables 
ennemis des blancs. Que c'est donc malheureux 
que je n'aie pas réussi à l'ensevelir sous les ruines 
de la venta ; c'était pourtant bien mon intention, 
Dieu m'en est témoin. 

— Quel est le nom de cet homme? lui demanda 
brusquement le chasseur évidemment ennuyé de 
son verbiage. 

— Le Renard-Bleu I dit Lanzi. 

— Ah ! fit Tranquille avec ironie et fronçant les 
sourcils d'un air de menace, effectivement je con- 
nais le Renard-Bleu depuis de longues années, et 
vous, chef? ajouta-t-il en se tournant vers le Cerf- 
Noir. 

Le nom du sachem apache avait produit sur le 
Pawnée une impression si grande, que le. Canadien 
en fut effrayé. 

Les Indiens conservent en toutes circonstances 
un masque d'impassibilité qu'ils tiennent à honneur 
de ne pas déchirer quoi qu'il arrive, mais le nom 
seul du Renard-Bleu, prononcé comme par ha- 
sard, avait suffi pour fondre cette indifférence de 
commande et faire oublier au Cerf-Noir l'étiquette 
indienne. 

— Le Renard-Blçu est un chien, fils de coyote, 
dit-il en crachant à terre avec mépris ; les gipaètes 
dédaigneraient de dévorer son cadavre immonde. 

— Ces deux hommes doivent avoir l'un pour 
l'autre une haine mortelle, murmura le chasseur, 
en jetant à la dérobée un regard sur les traits 
enflammés et les yeux étincelants du chef in- 
dien. 



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138 LES FRANCS TIREURS* 

— Mon frère tuera le Renard-Bleu? demanda le 
Pawnée. 

— C'est probable, répondit Tranquille, mais 
d'abord voyons à jouer un tour à ce maître fourbe, 
qui nous suppose assez niais pour nous laisser 
prendre aux pièges grossiers qu'il tend sous nos 
pas. Soyez franc, moine, nous avez-vous dit vrai ? 

— Sur mon honneur. 

— J'aimerais mieux un autre serment, fit à voix 
basse le Canadien avec ironie. Peut-on se fier à 
vous? 

— Oui. 

— Ce que vous nous avez dit de votre retour au 
bien est-il sincère ? 

— Mettez-moi à l'épreuve. 

— C'est ce que je compte faire, seulement réflé- 
chissez avant de répondre. Avez-vous réellement 
l'intention de nous être utile ? 

— J'ai cette intention. 

— Quoi qu'il arrive ? 

— Quoi qu'il arrive et quelles que soient les 
conséquences de ce que vous me demanderez. 

— C'est bien. Je vous avertis que vous serez pro- 
bablement exposé à des périls sérieux. 

— Je vous ai dit que ma résolution était prise ; 
parlez donc sans plus hésiter. 

— Ecoutez moi, alors. 

— Je vous écoute. Ne craignez pas de me voir 
tergiverser ou reculer, ainsi soyez bref. 

— Je tâcherai. 



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X 

L'HACIENDA DEL MEZQUITB. 

Le rapport fait par Quoniam était vrai dans 
toutes ses parties, seuleraenl le nègre ignorait cer- 
tains événements dont nous allons instruire le lec- 
teur, d'autant plus que ces événements se lient in- 
timement à notre histoire, et qu'il est indispensable 
de les faire connaître pour la clarté de notre récit. 

Nous reviendrons donc à l'hacienda del Mezquite. 

Mais d'abord expliquons la signification de ce 
mot hacienda, que déjà à plusieurs reprises nous 
avons employé dans le cours de cet ouvrage et que, 
avant nous, plusieurs auteurs ont employé sans en 
connaître la valeur. 

Dans la Sonora, le Texas, et généralement toutes 
les anciennes colonies espagnoles, où la terre est 
pour ainsi dire à qui la veut prendre et cultiver, on 
rencontre à d'immenses distances , parsemée» 
comme des points presque imperceptibles dans Té- 
tendue des friches, de vastes exploitations agricoles, 
grandes chacune comme un de nos départements. 

Ces exploitations se nomment des haciendas, 
mot que nous traduisons improprement en français 
par celui de ferme, qui n'a pas du tout la même 
signification. 

Aussitôt après la conquête, les Cortez, les Pi- 
zarre, les Almagro, et autres chefs d'aventuriers, se 
hâtèrent de récompenser leurs compagnons en 
partageant entre eux les terres des vaincus, sui- 



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i&O LES FRANCS TIREURS. 

vant, sans s'en douter probablement, l'exemple 
que quelques siècles auparavant leur avaient 
donné les chefs barbares, après l'écroulement 
et le démembrement de l'Empire romain. 

Les conquérants étaient peu nombreux, les parts 
furent grandes, et la plupart de ses héros en gue- 
nilles qui dans leur patrie, n'avaient pas même un 
toit de chaume pour reposer leur tête, se trou- 
vèrent du jour au lendemain seigneurs de domaines 
immenses, qu'ils se mirent immédiatement à faire 
valoir, déposant sans regret l'épée pour saisir la 
bêche, c'est-à-dire obligeant les Indiens devenus 
leurs esclaves à défricher pour eux les terres qu'ils 
leur avaient ravies. 

Le premier soin des nouveaux possesseurs du sol 
fut de construire dans des positions faciles à dé- 
fendre des habitations dont 4e» murai lies hautes, 
épaisses et crénelées en fissent de véritables forte- 
resses, derrière lesquelles ils pussent facilement 
braver les tentatives de révolte de leurs esclaves. 

Les habitants avaient été partagés comme la 
terre; chaque soldat espagnol en avait reçu un 
grand nombre dans son lot : les bras ne man- 
quaient pas, la pierre ne coûtait rien, les habita- 
tions furent construites dans de vastes proportions 
et avec une si extrême solidité que même au- 
jourd'hui après plusieurs siècles écoulés ces 
haciendas sont encore un objet d'admiration pour 
le voyageur. 

Seuls Lsi esclaves, pour qui la mesure du temps 
n'existe plus et dont le seul espoir est la mort, 
peuvent entreprendre et achever ces constructions 
cyclopéennes dont nous, hommes d'un autre âge, 



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LES FRANCS TIREURS. 161 

nous ne comprenons pas l'existence sur le globe 
qu'elles bossèlent de places en places comme de 
muettes et touchantes protestations. 

Dans les haciendas en sus de l'exploitation agri- 
cole qui, aujourd'hui surtout, est fort déchue de 
son importance, à cause des incessantes invasions 
des Indiens bravos, on se .livre sur une grande 
échelle à l'élève des bestiaux et à celle des che- 
vaux. 

Aussi chacune de ces fermes renferme-t-elle un 
nombre infini d'employés de toutes sortes, peones, 
vâqueros, etc., et ressemble- t-elle à une petite 
ville. 

Les propriétaires de ces exploitations sont donc 
dos hommes appartenant à la plus haute société et 
à la classe la plus riche et la plus intelligente du 
pays. La plupart préfèrent habiter les villes du 
centre et ne visitent qu'à de longs intervalles leurs 
haciendas dont ils confient la gestion à des mayor- 
domos et à des capatazes, hommes entendus, 
espèces de centaures à demi sauvages eux-mêmes, 
dont la vie se passe à courir à cheval d'une extré- 
mité à l'autre de la propriété. 

L'hacienda del Mezquite , construite à peu de 
distance des montagnes dont elle commande les 
défilés, était donc d'une grande importance au 
point vue stratégique pour les deux partis qui en 
ce moment se disputaient la possession du Texas. 

Les chefs insurgés l'avaient aussi bien compris 
que les généraux mexicains. 

Après la destruction totale du détachement com- 
mandé par le capitaine Melendez, le général Rubio 
«'était hâté de jeter une forte garnison dans le Mez- 



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1Û2 LES FRANCS TIREURS. 

quite. Vieux soldat de l'indépendance, habitué aux 
luttes incessantes d'un peuple qui veut être libre, 
il avait deviné la révolution sous la révolte en 
voyant que depuis dix ans ces insurgés, sans cesse 
vaincus, semblaient chaque fois renaître de leurs 
cendres pour revenir plus acharnés et plus forts, 
présenter leurs poitrines aux balles impitoyables de 
leurs oppresseurs. 

11 savait que les habitants n'attendaient que l'an- 
nonce d'un succès, même problématique, pour se 
lever en masse et faire cause commune avec ces har- 
dis partisans, flétris par leurs ennemis du nom de 
rôdeurs de frontières, mais qui en réalité n'étaient 
que les enfants perdus d'une révolution, et les 
apôtres convaincus d'une sainte et noble idée. 

Loin d'adresser au capitaine Melendez des repro- 
ches qu'il savait que celui-ci ne devait pas mériter, 
le général le plaignit et le consola. 

— Vous avez une revanche à prendre, colonel, 
lui dit-il, car ce grade, depuis longtemps mérité par 
le jeune officier, venait de lui être donné par le 
président de la République ; vos épaulettes neuves 
n'ont pas encore vu le feu. Je veux vous donner 
l'occasion de leur faire recevoir un chaud baptême* 

— Vous comblerez tous mes vœux, général, ré- 
pondit le jeune officier, en me chargeant d'une en- 
treprise périlleuse dont le succès me permette de 
laver la honte de ma défaite. 

— 11 n'y a pas de honte, colonel, répondit le 
général avec bonté, à être vaincu comme vous l'a- 
vez été. La guerre n'est qu'un jeu comme un autre, 
où souvent la chance se déclare pour le plus faible ; 
ne nous laissons pas abattre par un échec insigni- 



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LES FRANCS TIREURS. iU? 

fiant, mais essayons au contraire de couper la crètd 
à ces coqs qui, tout enorgueillis de leur éphémère 
triomphe, s'imaginent sans doute que nous sommes 
terrifiés et démoralisés par leur victoire. 

— Soyez persuadé, général, que je vous aiderai 
de tout mon pouvoir ; quel que soit le poste que 
vous m'assigniez, je m'y ferai tuer avant que de le 
rendre. 

— Un officier, mon ami, doit mettre de côté cette 
fougue qui sied si bien à un soldat, mais qui est 
une faute grave dans un chef chargé de la vie des 
hommes qu'on lui a confié ; n'oubliez pas que vous 
êtes une tête et non un bras. 

— Je serai prudent, général, autant que me le 
permettra le soin de mon honneur. 

— C'est cela, colonel, je ne vous demande pas 
davantage. 

Don Juan s'inclina sans répondre. 

— Ah ! çà, reprit au bout d'un instant le géné- 
ral, ces partisans ont donc des hommes capables à 
leur tète? 

— Très- capables, général, connaissant à fond 
la guerre d'embuscade, et surtout d'une bravoure 
et d'un sang-froid au-dessus de tous éloges. 

— Tant mieux, au moins nous aurons plus de 
gloire à les vaincre ; malheureusement, ils font la 
guerre comme de vrais sauvages, dit-on, massa- 
crant sans pitié les soldats qui tombent entre 
leurs mains : du reste ce qui vous est arrivé à 
vous-même en est une preuve. 

— Vous vous trompez, général ; quels que soient 
ces hommes et la cause pour laquelle ils com- 
battent , il est de mon devoir de vous éclairer et 



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ihk LES FRANCS TIREURS. 

de vous désabuser sur leur compte , car on les a 
étrangement calomniés ; ce n'est que sur mon refua 
répété à plusieurs reprises, que le combat s'est en- 
gagé ; leur chef m'offrait encore la vie au moment 
où je me précipitais avec lui dans le gouffre béant 
sous nos pas ; devenu leur prisonnier , ils m'ont 
rendu mon épée, m'ont donné un cheval et fourni 
un guide qui m'a accompagné jusqu'à portée de 
fusil de vos avants-postes : est-ce donc là la con- 
duite d'hommes cruels ? 

— Non, certes, je suis content de vous voir ainsi 
rendre justice à nos ennemis. 

— Je constate seulement un fait. 

— Oui, et un fait malheureux pour nous ; il faut 
que ces hommes se croient bien forts pour agir 
ainsi : cette clémence, de leur part, attirera un 
grand nombre de partisane* dans lours rangs. 

— Je le crains. 

— Moi aussi : n'importe, le moment est venu d'à» 
gir avec vigueur ; car, si nous n'y prenons garde, 
dans huit jours les pierres mêmes de ce pays, dont 
aujourd'hui encore nous sommes les maîtres, se 
soulèveront contre nous pour nous chasser, et le sol 
deviendra tellement brûlant sous nos pas, qu'il nou* 
faudra fuir devant les masses indisciplinées des gua- 
sos mal armés qui nous harcelleront comme des 
nuées de moustiques. 

— J'attends vos ordres, général. 

— Vous sentez-vous assez fort pour remonter à. 
cheval? 

— Parfaitement. 

— Très-bien. J'ai fait prendre les armes à trois 
cents hommes, fantassins et cavaliers : l'infanterie 



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LES FRANCS TIREURS. 1&5 

montera en croupe, afin de ne pas retarder la mar- 
che, qui doit être rapide ; il s'agit d'atteindre avant 
les insurgés l'hacienda del Mezquite, e* de vous y 
fortifier. 

— Je l'atteindrai. 

— J'y compte. Deux pièces de canon de monta- 
gne suivront le détachement; elles vous suffiront; 

/ car, si je suis bien informé, l'hacienda en possède 
déjà six en bon état ; mais comme les munitions 
pourraient vous manquer, vous en emmènerez suffi- 
samment pour tenir quinze jours. Il faut, coûte que 
coûte, que l'hacienda résiste quinze jours à tous les 
assauts que tenterait l'ennemi. 

— Elle tiendra, je vous le jure, général. 

— Je me fie à vous de ce soin. 

Le général s'approcha alors de l'entrée de la tente 
dont il souleva les rideaux. 

— Appelez les officiers désignés pour partir, 
dit-il. 

Cinq minutes plus tard les officiers parurent, ils 
étaient au nombre de neuf : deux capitaines de ca- 
valerie, deux d'infanterie, deux lieutenants et deux 
alferez ou sous-lieutenants, un capitaine, un lieute- 
nant et un alferez d'artillerie. 

Le général couvrit un instant d'un regard scruta- 
teur ces hommes qui se tenaient graves et immobiles 
devant lui. 

— Caballeros, leur dit-il enfin, je vous ai choisis 
avec soin entre tous les officiers de mon armée, 
parce que je sais que vous êtes braves et expéri- 
mentés ; sous les ordres du colonel don Juan Melen- 
dez de Gongora vous allez remplir une mission de 
confiance, que je n'aurais pas voulu donner à d'au- 



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146 LES FRANCS TIREURS. 

très dont le dévouement à la patrie m'eût été moins 
connu. Cette mission est des plus périlleuses, j'es- 
père que vous l'accomplirez en gens de cœur et que 
vous en reviendrez avec gloire. 

Les officiers s'inclinèrent en signe de remerci- 
aient. 

— N'oubliez pas, reprit le général, que vous de- 
vez à vos soldats l'exemple de la subordination et 
de la discipline ; obéissez au colonel comme à moi- 
même en tout ce qu'il vous ordonnera pour le bien 
du service et le succès de votre entreprise. 

— Nous ne pouvons désirer un meilleur chef que 
celui que votre seigneurie a choisi pour nous com- 
mander, général, répondit un des capitaines ; sous 
ses ordres nous sommes certains de faire des pro- 
diges. 

Le général sourit gracieusement, 

— Je compte sur votre zèle et sur votre bravoure. 
Maintenant, en selle sans plus tarder, il faut que 
dans dix minutes vous ayez quitté le camp. 

Les officiers saluèrent et sortirent. Don Juan fit 
Un mouvement pour les suivre. 

— Arrêtez, colonel, lui dit le général, j'ai une 
dernière recommandation à vous faire. 

Le jeune homme se rapprocha. 

— Enfermez-vous avec soin dans la place, reprit 
?e général. Si vous êtes investi, ne tentes pas de ces 
Wties qui souvent compromettent le sort d'une gar- 
nison, sans avantage positif. Contentez- vous de re- 
pousser vigoureusement les attaques, en ménageant 
le sang de vos soldats et en ne brûlant pas inconsi- 
dérément vos munitions. Aussitôt que mes dernières 
4ispositions seront prises, je marcherai en personne 



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LES FRANCS TIREUR?. Itfi 

à votre secours ; seulement il vous faut, coûte que 
coûte, résister jusque-là. 

— Je vous ai déjà dit que je tiendrai, général. 

— Je sais *que vous le ferez. Maintenant, mon 
ami, à cheval, et bonne chance 1 

— Merci, général. 

Le colonel salua et se retira immédiatement pour 
aller se mettre à la tête de la petite troupe qui, mas- 
sée à quelque distance, n'attendait que sa présence 
pour se mettre en route. 

Le général se plaça à l'entrée de la tente, afin 
d'assister au départ. 

Don Juan se mit en selle, dégaîna son sabre, et 
se tournant vers le détachement immobile : 

— Eu avant, coinmanda-t-il. 

Aussitôt les escadrons s'ébranlèrent et commen- 
cèrent à s'allonger dans l'ombre comme les noirs re- 
plis d'un sinistre serpent. 

Le général demeura sur le seuil de sa tente aussi 
longtemps que le plus léger bruit se fit entendre, 
puis, lorsque le dernier cliquetis se fut évanoui dans 
la nuit, il rentra tout pensif et laissa derrière lui re- 
tomber le rideau, en murmurant d'une voix basse 
et triste : 

— C'est à la mort que je les envoie, car Dieu com- 
bat avec nos adversaires I 

Et après avoir, à plusieurs reprises, secoué la tête 
d'un air découragé, le vieux soldat de l'indépen- 
dance se laissa tomber sur un équipai, cacha son 
visage dans ses mains et se plongea dans de sé- 
rieuses réflexions. 

Cependant le détachement continuait rapidement 
sa marche. Grâce à cettç habitude qu'ont les Mexi- 



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1/1(8 LES FRANCS TIREURS, 

cains défaire monter l'Infanterie en croupe, les trou- 
pes exécutent leurs mouvements avec une rapidité 
qui tient du prodige, d'autant plus que Ies*chevaux 
américains vont très-vite et endurent sans se blesser 
de grandes fatigues. 

Les Américains du Sud sont, en général, fort 
durs pour leurs chevaux, dont ils ne prennent au- 
cun soin. Jamais, dans l'intérieur des terres, un 
cheval, quelque temps qu'il fasse, ne passe la nuit 
autre part qu'en plein air. Chaque matin, il reçoit 
sa ration de toute la journée, demeurant parfois 
quatorze et même seize heures en marche sans s'ar- 
rêter et sans boire ; puis le soir arrivé, on lui ôte les 
harnais et on le laisse libre de chercher sa nourri- 
ture comme il pourra. Sur les frontières indiennes, 
où on a tout à redouter des Peaux- Rouges, qui sont 
grands amateurs de chevaux et ont pour les voler 
une adresse admirable, on use la nuit de certaines 
précautions : les chevaux sont entravés à l'amble 
dans l'intérieur du campement, et ils paissent les 
pois grimpants, les jeunes pousses des arbres et 
quelques mesures de maïs ou d'autres graines qu'on 
leur partage avec une extrême parcimonie. 

Pourtant, malgré l'incurie avec laquelle on les 
traite, nous le répétons, ces cheveaux sont fort 
beaux, vigoureux, d'une docilité extraordinaire et 
possèdent une allure excessivement rapide. 
Le colonel Melendez arriva de bonne heure en 
vue de l'hacienda. Sa troupe s'était, pendant toute 
la nuit, avancée à marche forcée. 

D'un coup d'œil rapide, le chef expérimenté des 
Mexicains explora les environs. 
La plaine était solitaire. 



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LES FRANCS TIREURS. 1&9 

L'hacienda del Mezquite s'élevait comme un nid 
d'aigle au sommet d'un monticule dont les pentes 
assez abruptes n'avaient jamais été adoucies, la rai- 
deur de leur ascension étant considérée comme 
moyen de défense en cas d'attaque. 

Des murs épais jaunis par le temps et dont à 
chaque angle on voyait, parles créneaux des plates- 
formes , sortir les gueules menaçantes de deux 
pièces de canon, donnaient à cette solide maison 
l'apparence d'une véritable forteresse. 

Les Mexicains hâtèrent encore leur allure déjà si 
rapide afin d'arriver à l'hacienda avant l'ouverture 
des portes et la sortie du ganado. 

Le spectacle qu'offrait cette plaine magnifique, 
au lever du soleil, avait quelque chose d'impo- 
sant. 

L'hacienda, dont le faîte des hautes murailles 
était encore noyé de vapeurs; les sombres forêts 
qui verdissaient au loin et qui s'étageaient en ondu- 
lations presque insensibles sur les contre-forts de la 
Sierra; le ruban d'argent d'une mince rivière, qui 
serpentait en capricieux méandres à travers la 
plaine, et dont les eaux étincelaient sous les chauds 
rayons du soleil ; les bouquets de mezquites , de su- 
macs et d'arbres du Pérou qui surgissaient çà et là 
du sein des hautes herbes et rompaient agréable- 
ment la monotonie de la plaine, et, du milieu des 
buissons, les chants joyeux des oiseaux quisaluaient 
gaîment le retour du jour, tout, en un mot, semblait, 
dans ce séjour si paisible eo ce moment, respirer la 
joie et le Donheur. 

Les Mexicains atteignirent l'hacienda, dont les 
portes ne s'ouvrirent que lorsque les habitants se 



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150 LES FRANCS TIREURS» 

furent bien assurés que les nouveaux venus étaient 
réellement des amis. 

Les habitants de l'hacienda avaient déjà appris la 
nouvelle de la levée générale de boucliers, causée 
par la surprise de la conducta de plata. Aussi le 
mayordoino, qui commandait en l'absence de don 
Felipe de Valreal, propriétaire de l'hacienda, se ter 
nait-il sur ses gardes. 

Ce raayordomo, nommé don Félix Paz, était un 
homme de quarante-cinq ans au plus, d'une taille 
haute, bien prise et vigoureusement charpentée; 
ses traits étaient énergiques et ses yeux étincelants; 
il avait tout à fait l'apparence d'un complet ginete 
et d'un véritable hombre de a caballo, condition 
essentielle pour remplir les rudes devoirs de sa 
charge. 

Ce mayordomo vint en personne recevoir le déta- 
chement mexicain à la porte de l'hacienda. Après 
avoir félicité le colonel, il l'informa que dès qu'il 
avait reçu la nouvelle de la révolte générale de la 
province, il avait fait rentrer tout le bétail dans l'in- 
térieur de l'habitation, avait armé les employés de 
l'hacienda et avait fait mettre en état les pièces de 
canon braquées sur les plates-formes. 

Le colonel le félicita sur sa diligence, établit sa 
troupe dans les communs destinés aux peones et aux 
vaqueros, fit occuper militairement tous les postes, 
et, en compagnie du mayordomo, il passa une in- 
spection sévère de l'intérieur de la forteresse. 

Don Juan Melendez, fort au courant de l'incurie 
et de la nonchalante paresse de ses compatriotes, 
s'attendait à trouver l'hacienda en assez mauvais 
état. Ses prévisions furent trompées ; cette grande 



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LES FRANCS TIREURS. 151 

exploitation, placée sur la limite du désert, et à che- 
val pour ainsi dire sur la civilisation et la barbarie, 
était trop exposée aux attaques imprévues des 
Peaux-Rouges et des bandits de toutes sortes qui 
pullulent sur les frontières, pour que son proprié- 
taire ne veillât pas avec le plus grand soin à la tenir 
en bon état de défense. Cette sage prévoyance était 
en ce moment d'une grande utilité pour le siège 
que probablement on aurait avant peu à soutenir. 

Le colonel ne trouva que fort peu à modifier aux 
dispositions prises parlemayordomo; il se contenta 
de faire abattre plusieurs bouquets d'arbres qui, 
placés trop près de l'hacienda, pouvaient abriter des 
tirailleurs et déranger la justesse du tir du canon. 

A chaque entrée de la forteresse on éleva, par son 
ordre, des barricades composées de pieux enchevê- 
trés les uns dans les autres, et, au dehors des murs, 
on requit les bras de tous les hommes valides, afin 
de creuser un fossé large et profond, dont la terre, 
rejetée du côté de l'hacienda, forma un épaulement 
derrière lequel on embusqua les plus adroits tireurs 
de la garnison. Les deux pièces de campagne ame- 
nées par le colonel demeurèrent attelées de façon 
à pouvoir être transportées où le besoin l'exigerait. 

Puis le drapeau mexicain fut fièrement arboré sur 
le sommet de l'hacienda. 

En comptant les domestiques del Mezquite aux- 
quels don Félix avait distribué des armes, la garni- 
son se montait à près de quatre cents hommes, 
forces suffisantes pour résister à un coup de main 
surtout dans une position aussi bonne ; les vivres et 
les munitions ne manquaient pas; les Mexicains 
étaient animés du meilleur esprit : le colonel se crnt 



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452 LES FRANCS TIREURS. 

certain de tenir quinze jours et même davantage 
s'il le fallait contre des troupes plus nombreuses et 
plus expérimentées que celles dont pouvaient dispo- 
ser les insurgés. Ë* 

Les travaux de fortification avaient été menés 
avec une si grande activité, que vingt-quatre heures 
après l'arrivée du colonel à l'hacienda, ils étaient 
terminés. 

Les batteurs d'estrade, expédiés dans toutes les 
directions, étaient revenus pour la plupart sans rap- 
porter de nouvelles de l'ennemi, dont les mouve- 
ments étaient dissimulés avec une si complète 
adresse que, depuis l'affaire de la conducta, il sem- 
blait avoir disparu sans laisser de traces, et s'être 
enfoui dans les entrailles de la terre. 

Cette ignorance complète de nouvelles, loin de 
rassurer le colonel, accroissait au contraire ses in- 
quiétudes. Ce calme factice, cette tranquillité morne 
du paysage lui semblaient plus menaçants que s'il 
eût appris l'approche de l'ennemi, dont, tout invi- 
sible qu'il demeurât, il sentait cependant, par une 
espèce d'intuition secrète, les masses se resserrer 
peu à peu autour du poste qu'il avait mission de 
défendre. 

C'était le second jour après l'entrée des Mexicains 
au Mezquite : le soleil disparaissait derrière les 
montagnes dans des flots de poudre d'or ; la nuit 
n'allait pas tarder à tomber ; le colonel Melendez et 
le mayordomo don Félix Paz, accoudés sur un des 
créneaux de la plate-forme, laissaient distraitement 
errer leurs regards sur l'immense paysage qui se 
déroulait à leurs pieds, tout en causant entre eux. 

Don Juan Melendez avait en quelques minutes 



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f* 



LES FRANCS TIREURS, 153 , 

apprécié la loyauté et l'intelligence du mayordomo 
de riiacienda. Ausjî ces deux hommes, qui s'étaient 
mutuellement compris, avaient-ils contracté une 
liaison assez intime. 

— Encore un jour de passé, dit le colonel, sans 
qu'il nous soit possible de rien savoir des mouve- 
ments des insurgés! Cela ne vous semble-t-il pas 
extraordinaire, don Félix ? 

Le mayordomo lâcha une bouffée de fumée par 
les narines et par la bouche, saisit sa cigarette de 
paille de maïs entre le pouce et l'index, et après en 
avoir secoué la cendre avec l'ongle du petit doigt : 

— Très-extraordinaire , dit-il sans détourner la 
tête et en continuant à regarder fixement le ciel. 

— Quel homme singulier vous êtes ! rien ne vous 
émeut, reprit don Juan avec dépit. Tous nos bat- 
teurs d'estrade sont-ils de retour? 

— Tous. 

— Et toujours sans nouvelles ? 

— Toujours. 

— Vive Dios ! votre flegme ferait jurer un saint. 
Que regardez-vous donc si fixement au ciel ? Croyez- 
vous que c'est là que nous trouverons les renseigne- 
ments dont nous avons besoin ? 

— Peut-être, répondit sérieusement le mayor- 
domo. Étendant alors la main dans la direction du 
N. 1/4 E. : 

— Regardez, fit-il. 

— Eh bien ? dit le colonel en fixant les yeux vers 
la direction indiquée. 

— Vous ne voyez rien ? 

— Ma foi, non. 

— Pas même ces troupes de hérons et de flamants 

». 



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ibh LES FRANCS TIREURS. 

roses qui volent en longs circuits en poussant des 
cris aigus que d'ici vous pouvez entendre? 

— Certes, je vois des oiseaux, mais qu'ont-ils de 
commun ? 

— Colonel, dit le mayordomo en l'interrompant 
vivement et en se redressant de toute sa hauteur* 
préparez-vous à vous défendre ; voilà l'ennemi. 

— Comment! voilà l'ennemi? Vous êtes fou, don 
Félix; voyez aux dernières lueurs du jour : la plaine 
est déserte. 

— Colonel, avant d'être mayordomo de l'hacienda 
del Mezquite, j'ai quinze ans fait la vie de coureur 
des bois; le désert pour moi est comme un livre 
dans lequel je puis lire à chaque page. Examinez le 
vol saccadé de ces oiseaux, faites attention aux in- 
nombrables troupes qui se joignent incessamment 
à celles que nous avons précédemment aperçues ; 
ces oiseaux, chassés en masse de leurs repaires, 
errent à l'aventure et fuient devant un ennemi que 
vous ne tarderez pas à voir paraître. Cet ennemi, 
c'est l'armée insurgée dont les masses surgiront 
bientôt à nas regards précédées peut-être de l'in- 
cendie. 

— Rayo de Dios ! senor don Félix, s'écria tout 
à coup le colonel, vous avez dit vrai, regardez. 

Une ligne rouge qui s'élargissait d'instant en in- 
stant apparut subitement à l'extrême limite de l'ho- 
rizon. 

— Le vol des oiseaux nous a-t-il trompés? de- 
manda le mayordomo. 

— Pardonnez-moi, ami, une ignorance bien excu- 
sable, mais nous n'avons pas un instant à perdre. 

Us redescendirent aussitôt 



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LES FRANCS TIREURS. 155 

Quelques minutes plus tard, les défenseurs de 
l'hacienda garnissaient le sommet des murailles et 
s'embusquaient derrière les retranchements exté- 
rieurs. 

L'armée texienne, bien visible maintenant, se dé- 
ployait en profondes colonnes dans la plaine. 



XI 

MÉTAMORPHOSE DE FRAT ANTONIO. 

Il nous faut maintenant rétrograder de quelques 
jours et retourner au campement des chasseurs que 
nous avons laissés dans une situation assez perplexe, 
guettés par l'œil vigilant des Apaches et contraints 
de se fier provisoirement à fray Antonio, c'est-à-dire 
à un homme pour lequei, au fond du cœur, aucun 
d'eux n'éprouvait la moindre sympathie. 

Cependant, s'il leur eût été possible de lire dans 
f âme du moine, leur opinion sur lui aurait proba- 
blement changé complètement. 

Une révolution s'était opérée dans l'esprit de cet 
homme, à son insu peut-être, et entraîné malgré 
lui par cette influence qu'exercent toujours les na- 
tures droites sur celles qui ne sont pas encore en- 
tièrement gâtées. Du reste, quelle que fût la cause 
du changement qui s'était presque subitement fait 
dans les idées du moine, nous devons constater qu'il 
était sincère et que fray Antonio avait réellement 
l'intention de servir ses nouveaux amis, quelles que 
dussent d'ailleurs en être pour lui les conséquences. 



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456 LES FRANCS TIREURS. 

Tranquille, habitué par la vie qu'il avait menée 
au désert, à découvrir avec une certaine habileté 
les véritables sentiments des individus avec lesquels 
le hasard le mettait en rapport, crut devoir, dans 
les circonstances présentes, sinon ajouter une foi 
entière aux protestations de dévouement du moine, 
du moins paraître complètement s'en rapporter à 
lui. 

— Etes-vous brave? lui demanda-t-il en conti- 
nuant l'entretien. 

Fray Antonio, surpris par cette question à brûle- 
pourpoint hésita un instant. 

— C'est selon, dit-il. 

— Bien, celte réponse est d'un homme sensé : il 
y a des moments où le plus brave a peur, nul ne 
peut répondre de son courage. 

Son interlocuteur fit un geste d'assentiment. 

— Il s'agit, reprit Tranquille, de tromper un 
trompeur et de faire avec lui assaut de ruse, me 
comprenez- vous? 

— Parfaitement, continuez, 

— Très-bien. Retournez auprès du Renard-Bleu. 

— Huml 

— Vous avez peur? 

— Pas précisément, seulement je crains qu'il ne 
se porte à quelque extrémité sur ma personne. 

— C'est une chance à courir. 

— Eh bien, soit 1 s'écria-t-il résolument, je la 
courrai. 

Le Canadien le regarda fixement. 

— C'est bon, lui dit-il ; tenez, prenez ceci, et au 
moins si vous êtes attaqué, vous ne mourrez pas 
sans vengeance. 



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LES FRANCS TIREURS. 157 

At il lui mit dans les mains une paire de pistolets* 

Le moine les examina un instant avec soin, les 

tournant et les retournant comme pour s'assurer 

qu'ils étaient en bon état, puis il les cacha sous ses 

vêtements avec un mouvement de joie. 

— Je ne crains plus rien maintenant, dit-il, je 
pars. 

— Au moins, faut-il que je vous explique... 

— A quoi bon ? interrompit le moine. Je dirai au 
Renard-Bleu que vous consentez à avoir une entre- 
vue avec lui, mais que, comme vous ne vous souciez 
pas de vous rendre seul dans son camp, vous dési- 
rez le voir sans témoins au milieu de la prairie. 

— C'est cela, et vous l'amènerez avec vous à l'en- 
droit où je l'attendrai. 

— J'essaierai du moins. 

— C'est ainsi que je l'entends. 

— Mais où l'attendez-vous ? 

— Sur la lisière de la forêt. 

— C'est convenu. 

— Une dernière recommandation. 

— Parlez. 

— Tenez-vous toujours à quelques pas du chef, 
ni devant ni derrière, mais à sa droite, si c'est pos- 
sible. 

— Bien, bien, je comprends. 

— Allons, bonne chance. 

— Oh I maintenant, je ne crains plus rien ; j'ai 
des armes. 

Après avoir dit ces mots, le moine se leva et s'é- 
loigna rapidement d'un pas ferme. 

Le Canadien le suivit assez longtemps du regard. 

— Est-ce un traître ? inurmura-t-iJ» 



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158 LSS FRANCS TIREURS. 

— Je ne le crois pas, répondit le Cœur-Loyal. 

— Dieu le veuille. 

— Quel est votre projet? 

— Il est simple : nous ne pouvons triompher des 
ennemis qui nous enveloppent que par la rase ; c'^st 
donc elle seule que je veux employer ; il faut à toute 
force que nous échappions à ces démons rouges. 

— C'est juste. Mais, lorsque nous serons parve- 
nus à les dépister, où irons-nous ? 

— Il ne faut pas songer, dans l'état de fermenta- 
tion où se trouve le pays, à faire un long voyage à 
travers le désert avec deux femmes au milieu de 
nous : ce serait courir à une perte assurée* 

— En effet, mais que faire alors? 

— Mon intention est de me rendre à l'hacienda 
del Mezquite. C'est encore là, je crois, que ma fille 
trouvera provisoirement l'abri le plus convenable 
pour elle. 

— Permettez-moi de vous rappeler que c'est ^vous- 
même qui avez refusé de recourir à ce moyeu de 
salut. 

— C'est vrai. Aussi je ne m'y résous qu'en dé- 
sespoir de cause. Quant à vous... 

— Quant à moi, interrompit vivement le Cœur- 
Loyal, je vous accompagnerai. 

— MercjJ s'écria le Canadien avec effusion. Mal- 
gré tout le plaisir que me cause votre offre géné- 
reuse, je ne puis cependant l'accepter, 

— Pourquoi donc cela? 

— Parce que la nation qui vous a adopté réclame 
votre secours, et que vous ne devez pas le lui refuser. 

— Elle attendra ; d'ailleurs le Cerf-Noir se char- 
gera de m'excuser. 



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LES FRANCS TIREURS. 159 

— Non, dit nettement le chef, je ne quitterai pas 
mes amis pâles dans le danger. 

— Pardieu ! s'écria Tranquille d'un air joyeux, 
puisqu'il en est ainsi, nous allons rire ; du diable si 
cinq hommes résolus et bien armés ne viennent pas 
à bout d'une centaine d'Apachesl Ecoutez-moi, 
compagnons : tandis que moi je me rendrai ostensi- 
blement au rendez-vous que j'ai assigné au Renard- 
Bleu, suivez-moi à l'indienne et soyez prêts à pa- 
raître aussitôt que je vous en aurai fait le signal en 
imitant le cri de l'épervier d'eau. 

— C'est dit. 

— Quant à vous, Lanzi, et vous, Quoniam, veillez 
sur Carméla. 

— Nous veillerons tous sur elle, mon ami, fiez- 
vous à nous, dit le Cœur-Loyal. 

Tranquille fit un dernier adieu à ses amis, jeta 
son rifle sur l'épaule et quitta le campement. 

A peine eut-il disparu que les chasseurs s'allon- 
gèrent sur le sol et suivirent sa trace en rampant ; 
Carméla, guidée par l'Oiseau-qui-chante* forma 
l'arrière-garde. 

Malgré elle, la jeune fille sentait un frisson de 
terreur agiter ses membres lorsqu'elle s'engagea 
dans la forêt. Cette course nocturne, dont l'issue 
pouvait être si fatale, l'épouvantait et lui suggérait 
de sombres pressentiments qu'elle redoutait à chaque 
pas de voir se réaliser. 

Cependant, fray Antonio avait continué sa route 
et n'avait pas tardé à sortir de la forêt. 

Loin que sa résolution chancelât au fur et à me- 
sure qu'il se rapprochait des Apaches, il îa sentait 
au contraire devenir plus ferme. Le moine avait 



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1G0 LES FRANCS TIREURS. 

hâte de prouver aux chasseurs qu'il était digne de 
la confiance qu'ils lui accordaient ; et si parfois la 
pensée des dangers auxquels il s'exposait traversait 
son esprit, il la chassait bien loin, résolu à risquer 
sa vie même s'il le fallait pour sauver doîia Car- 
méla et l'empêcher de tomber entre les mains des 
cruels ennemis qui convoitaient sournoisement sa 
possession. 

Fray Antonio avait à peine fait cinq cents pas hors 
de la forêt, lorsque tout à coup un homme surgit 
d'un buisson et lui barra le passage. 

Le moine retint avec peine un cri de frayeur à 
cette apparition imprévue, et il se rejeta vivement 
en arrière. 

Mais reprenant immédiatement son sang-froid, il 
se prépara à soutenir le choc terrible qui, sans doute, 
le menaçait, car il avait du premier coup d'oeil re- 
connu le Renard-Bleu. 

Le chef l'examina un instant en silence, fixant 
sur lui son œil noir et profond avec une expression 
de soupçon qui n'échappa pas au moine. 

— Mon père a bien tardé, lui dit-il enfin d'une 
voix sourde. 

— Le moins que j'ai pu, répondit fray Anto- 
nio. 

— Ooah ! mon père revient seul, le grand guer- 
rier pâle a eu peur, il n'a pas osé accompagner mon 
père. 

— Vous vous trompez, chef, celui que vous nom- 
mez le grand chasseur pâle, et que moi j'appelle 
Tranquille, n'a pas eu peur et n'a pas refusé de 
m'accompagner. 

— Ochl le fienard-Bleu est un sachem, sa vue 



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LES FRANCS TIREURS. 161 

perce les ténèbres les plus épaisses; il a beau regar- 
der, il ne voit rien. 

— C'est que probablement vous ne regardez pas 
du boa côté, voilà tout. 

— Que mon père s'explique, le Renard-Bleu veut 
savoir comment son ami pâle s'est acquitté de la 
mission que le sachem lui avait confiée. 

— J'ai tiré le meilleur parti possible de ma ren- 
contre avec le chasseur, afin d'accomplir les ordres 
que j'avaiî reçus. 

— Que mon père me pardonne, je ne suis qu'un 
pauvre Indien sans intelligence; il faut me répéter 
plusieurs fois les choses pour que je les comprenne. 
Le grand chasseur pâle vieudra-t-il? 

— Oui. 

— Quand î 

— Tout de suite. 

— Comment, tout de suite? Où est-il donc? 

— Je l'ai laissé là-bas à l'entrée du couvert. Il 
attend le chef. 

Le Renard-Bleu frémit à cette parole. Il fixa sur 
le moine un regard qui sembla vouloir fouiller les 
plus cachés replis de son cœur. 

— Pourquoi n'a-t-il pas jusqu'ici accompagné 
mon père? dit-il. 

Le moine prit la physionomie la plus naïve qu'il 
lui fut possible. 

— Ma foi, je ne sais pas, répondit-il, mais qu'im- 
porte? 

— On est mieux dans la prairie pour causer. 

— Vous croyez? c'est possible. Pour moi, je ne 
vois guère de différence à causer ici ou là-bas. 

Cela fut dit si insouciamment en apparence, que, 



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4G2 LES FRANCS TIREURS. 

malgré tonte sa finesse, le chef s'y laissa prendre. 

— Le grand chasseur pâle est venu seul ? 

— Non, lit nettement fray Antonio. 

— Si cela est ainsi, le Renard-Bleu n'ira pas. 

— Le chef réfléchira. 

— A quoi bon réfléchir? le père a trompé son 
ami rouge. 

— Le chasseur ne pouvait venir seul. 

— Parce que? 

— Parce qu'il ne voulait pas laisser dans la forêt 
la jeune fille qu'il accompagne. 

Le visage de l'Indien s'éclaircit tout à coup et 
prit une expression d'astuce extraordinaire. 

— Ooah! fit-il, et nulle autre personne que la 
jeune vierge pâle n'accompagne le grand chasseur 
pâle? 

— Non ; il paraît que les autres guerriers blancs 
qui se trouvaient près de lui l'ont quitté au lever du 
soleil. 

— Mon père sait-il où ils sont allés T 

— Je ne m'en suis pas informé; cela ne me re- 
garde pas; chacun a assez de ses affaires sans s'oc- 
cuper de celles des autres. 

— Mon père est un homme sage. 

Le moine ne répondit rien à ce compliment. 

Ces paroles avaient été rapidement échangées 
entre les deux hommes. Fray Antonio avait répondu 
si naturellement, avec une franchise si bien jouée, 
que l'Indien, dont les réponses du Mexicain flat- 
taient intérieurement les secrètes pensées, sentit 
s'évanouir tous ses soupçons et donna tête baissée 
dans le piège qui lui était si adroitement tendu. 

— Ocht l dit-il, le Renard-Bleu verra son ami ; 



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LES FRANCS TIREURS. 9G3 

que le père retourne au campement des guerriers 
apaches. 

— Pour cela non, chef, répondit résolument le 
moine, je préfère m'en aller avec les hommes de ma 
couleur. 

Le Renard-Bleu réfléchit un instant, puis il ré- 
pondit pendant qu'un sourire ironique pinçait ses 
lèvres railleuses : 

— Bon, mon père a raison, qu'il me snive donc. 

— Il est évident, pensa intérieurement le moine, 
que ce païen maudit machine quelque trahison, 
mais je le surveillerai, et au moindre mouvement 
suspect, je lui fais sauter le crâne comme à un chien 
qu'il est. 

Mais il garda pour lui ces réflexions et suivit le 
chef d'un air dégagé et complètement indifférent. 

Aux rayons blafards de la lune qui permettaient 
de distinguer les objets à une assez longue distance, 
ils aperçurent bientôt à l'extrême limite du couvent 
la sombre silhouette d'un homme appuyé sur un 
rifle. 

— Ah ! dit le chef, il faut nous faire reconnaître. 

— Que cela ne vous inquiète pas, je me charge 
d'avertir le chasseur quand il en sera temps. 

— Bon, murmura l'Indien. 
Ils continuèrent à s'avancer. 

Le Renard-Bleu, bien qu'il eût confiance en son 
compagnon, ne marchait cependant qu'avec précau- 
tion et une extrême prudence, sondant de l'œil les 
buissons et jusqu'aux moindres touffes d'herbe afin 
de s'assurer qu'elles ne servaient d'abri à aucun 
ennemi. 

Mais la plaine, à part l'homme qu'ils apercevaient 



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164 LES FRANCS TIREURS. 

devant eux, paraissait plongée dans la plus complète 
solitude ; tout était calme, immobile, aucun bruit 
insolite ne troublait le silence. 

— Arrêtons-nous ici, dit fray Antonio, il y aurait 
imprudence de notre part à nous avancer davantage 
sans nous annoncer, bien que probablement lç chas- 
seur nous ait déjà reconnus, car vous voyez, chef, 
qu'il n'a pas fait le moindre mouvement. 

— C'est vrai, cependant mieux vaut le prévenir, 
répondit celui-ci. 

Ils s'arrêtèrent. 

Ils n'étaient plus éloignés que d'une vingtaine de 
pas du couvert. 

Fray Antonio plaça ses mains en entonnoir de 
chaque côté de la bouche, et donnant à sa voix la 
plus grande étendue : 

— Ohé I Tranquille, cria-t-il, est-ce vous? 

— Qui m'appelle? répondit immédiatement celui- 
ci. 

— Moi, fray Antonio, je suis accompagné de la 
personne que vous attendez. 

— Avancez, sans crainte, reprit Tranquille, ceux 
qui me cherchent sans arrière-pensée de trahison 
n'ont rien à redouter de moi. 

Le moine se tourna vers le chef apache. 

— Que ferons-nous ? lui demanda-t-il. 

— Avançons, répondit laconiquement celui-ci. 
La distance qui le séparait du chasseur fut rapi- 
dement franchie. 

Le Mexicain, s'iraprovisant chef de cérémonie, 
présenta les deux hommes l'un à l'autre. 

Le sachem jeta un regard investigateur autour de 
lui. 



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LES FRANCS TIREURS. 165 

— Je ne vois pas la jeune vierge pâle, dit-il. 

— Est-ce à elle ou à moi que vous vouliez parler ? 
répondit sèchement le Canadien ; me voici prêt à 
vous entendre. Qu'avez-vous à me dire? 

L'Indien fronça les sourcils ; ses soupçons lui re- 
vinrent : il jeta un regard de menace au moine qui, 
selon la recommandation qui lui avait été faite, s'é- 
tait éloigné insensiblement de quelques pas et se 
préparait à assister, impassible en apparence, à la 
scène qui allait se passer. 

Cependant, après une lutte intérieure de quelques 
secondes, le sachem parvint à maîtriser la colère 
qui l'agitait sourdement, et, prenant une physiono- 
mie affable et confiante : 

— C'est à mon frère seul que je voulais parler, 
répondit-il d'une voix insinuante. Le Renard-Bleu 
désirait depuis bien des lunes revoir le visage d'un 
ami. 

— Si cela était réellement ainsi que le dit le chef, 
reprit le Canadien, rien ne lui aurait été plus facile. 
Bien des jours se sont succédé les uns aux autres, 
bien des années se sont enfouies dans le gouffre im- 
mense du passé depuis l'époque où, jeune et plein 
de foi, je nommai le Renard-Bleu mon ami. A cette 
époque il avait un cœur pawnée, maintenant il l'a 
arraché de sa poitrine pour le changer contre un 
cœur apache, je ne le connais plus. 

— Le grand chasseur des Visages-Pâles est sévère 
pour son frère rouge, répartit l'Indien avec une- 
feinte humilité; qu'importent les jours écoulés, si le 
chasseur retrouve son ami d'autrefois? 

Le Canadien sourit avec mépris, en haussant les 
épaules. 



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ICO LES FRANCS TIREURS. 

— Suis-je une vieille femme qu'on trompe avec 
les paroles doucereuses d'une langue fourchue? dit- 
il. Le Renard Bleu est mort, mes yeux ne voient ici 
qu'un sachem apache, c'est-à-dire un ennemi. 

— Que e mon frère Ole la peau de son cœur, il re- 
connaîtra son ami, répondit l'Indien toujours miel- 
leux. 

Tranquille sentait malgré lui l'impatience le ga- 
gner devant une aussi cynique impudence. 

Trêve de beaux discours à la sincérité desquels 

je ne crois pas, dit-il. Etait-il mon ami, celui qui, il 
y a quelques jours à peine, a voulu s'emparer de 
ma fille et à la tête de je ne sais combien de guer- 
riers a attaqué le calli qui lui servait de demeure et 
qui maintenant est réduit en cendres ? 

— Mon frère a entendu le moqueur bourdonner à 
son oreille, et il a ajouté foi à ses mensonges ; le 
moqueur est un oiseau bavard et menteur. 

— Plus menteur et plus bavard vous êtes que le 
moqueur, s'écria Tranquille en frappant avec vio- 
lence la crosse de son rifle sur le soi. Pour la der- 
nière fois, je vous repète que je vous considère, non 
pas comme un ami, mais comme un ennemi ; main- 
tenant nous n'avons plus rien à nous dire, séparons- 
nous, car cette conférence oiseuse n'a déjà duré que 
trop longtemps. 

L'Indien jeta un regard perçant autour de lui, son 
œil lança un éclair sinistre. 

— Nous ne nous quitterons pas ainsi, dit-il en 
faisant deux ou trois pas pour se rapprocher du 
chasseur toujours immobile. 

Celui-ci suivait attentivement chacun de ses mou- 



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LES FRANCS TIREURS. 167 

vements, bien qu'il affectât la confiance la plus en- 
tière. 

Quant à fray Antonio, à certains signes qui ne 
trompent pas les hommes habitués aux ruses in- 
diennes, il avait compris que le moment d'agir vi- 
goureusement approchait rapidement, et tout en 
continuant à feindre la plus complète indifférence 
pour l'en tretien auquel il assistait, il avait tout dou- 
cement dégagé ses pistoletsde dessous sçs vêtements, 
et il les tenait tout armés à la main, prêt à s'en ser- 
vir à la première alerte. 

La situation était des plus tendues entre les deux 
interlocuteurs ; chacun se préparait à la lutte, bien 
que les visages fussent toujours calmes, la voix douce 
et les paroles de plus en plus mielleuses. 

- — Si, reprit Tranquille, sans manifester la moin- 
dre émotion, nous nous quitterons ainsi, chef, et 
Dieu veuille que nous ne nous retrouvions plus face 
à face. 

— Avant de nous séparer, le chasseur répondra 
à une question. 

— A aucune, cette entrevue n'a que trop long- 
temps duré. Adieu. 

Et il fit un pas en arrière. 
Le sachem tendit le bras en ayant comme pour 
l'arrêter. 

— Un mot, dit-il. 

— Rien, reprit le Canadien. 

— Meurs donc, misérable chien, face pâle, s'écria 
le chef en jetant enfin le masque, et levant son 
casse-tête, par un mouvement d'une rapidité ex- 
trême. 

Mais au même instant un homme surgit comm* 



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168 LES FRANCS TIREURS; 

un fantôme derrière le chef apache, lui jeta les bras 
autour du corps, et l'enlevant avec une force inouïe 
il le renversa sur le sol, et lui appuya le genou sur 
la poitrine avant que le sachera, surpris et épou- 
vanté par cette brusque attaque, eut essayé de se 
défendre. 

Au cri poussé par le Renard-Bleu, une cinquan- 
taine de guerriers apaches avaient apparu comme 
par enchantement. 

Mais presque aussitôt les compagnons du chas- 
seur qui, bien qu'invisibles, avaient attentivement 
suivi les péripéties de cette scène, s'étaient dressés 
aux côtés du Canadien. 

Fray Antonio, duquel on était loin d'attendre tant 
de résolution, avait de deux coups de pistolet ren- 
versé deux Apaches, et s'était réuni aux blancs. 

Deux groupes d'ennemis implacables étaient ainsi 
en face. 

Malheureusement les chasseurs étaient bien fai- 
bles contre les nombreux ennemis qui les envelop- 
paient de toutes parts. 

Cependant leur contenance ferme et leurs regards 
étincelants témoignaient de leur résolution immua- 
ble de se faire tuer jusqu'au dernier plutôt que de 
se rendre aux Peaux-Rouges. 

C'était un spectacle imposant que celui offert par 
cette poignée d'hommes cernés de tous les côtés par 
des ennemis implacables et qui, cependant, sem- 
blaient aussi tranquilles que s'ils se fussent trouvés 
paisiblement assis au feu de leur campement. 

Carméla etl'Oiseau-qui-chante,en proie à la plus 
vive terreur, se pressaient en tremblant auprès de 
leurs amis. 



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LES FRANCS TIREURS. 1G& 

Le Renard Bleu était toujours renversé sur le sol, 
contenu parle Cerf-Noir, dont le genou pesait sur sa 
poitrine et neutralisait les efforts inouïs qu'il faisait 
pour se relever. 

Les Apaches, leurs longues flèches barbelées di- 
rigées contre les chasseurs, n'attendaient qu'un mot 
ou qu'un signe pour commencer l'attaque. 

Cependant un silence de mort planait sur la prai- 
rie : on aurait dit que ces hommes, avant de s'en- 
tre-déchirer, réunissaient toutes leurs forces pour 
bondir en avant et se précipiter les uns contre les 
autres. 

Ce fut le Cerf-Noir qui rompit le premier le si- 
lence. 

— Ooah ! s'écria-t-il d'une voix saccadée par la 
colère, en brandissant autour de la tête de son en- 
nemi son couteau à scalper, dont la lame lançait de 
sinistres éclairs, je te rencontre donc, chien, voleur, 
cœur de poule; je tiens ma vengeance; enfin, ta 
chevelure ornera la crinière de mon cheval. 

— Tu n'es qu'une vieille femme bavarde ; tes in- 
sultes ne peuvent m' atteindre, essaie autre chose ; 
le Renard-Bleu se rit de toi, tu ne saurais l'obliger 
à jeter un cri de doulçur ou pousser une plainte. 

— Je vais suivre ton conseil, s'écria le Cerf- 
Noir exaspéré, et il saisit la chevelure de son en- 
nemi. 

— Arrêtez, je le veux, s'écria le Canadien d'une 
^voix tonnante, en retenant le bras du vindicatif 
î Indien. 

' Celui-ci obéit. 

— Laissez cet homme se relever, continua Tran- 
quille. 

10 



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170 LES FRANCS TIREURS; 

Le Cerf-Noir lui lança un regard farouche, sans 
répondre. 

— Il le faut, dit le chasseur. 

Le chef comanche baissa la tête, rendit la liberté 
à son ennemi et fit un pas en arrière. 

D'un bond le Renard-Bleu se releva; mais au lieu 
d'essayer de fuir, il croisa les bras sur la poitrine, 
reprit ce masque d'impénétrable impassibilité que 
les Indiens ne quittent jamais, et attendit. 

Tranquille le considéra un instant avec une expres- 
sion singulière, puis il lui dit : 

— J'avais tort tout à l'heure, que mon frère me 
pardonne. Non, les souvenirs de la jeunesse ne s'é- 
vanouissent pas comme les nuages que le vent em- 
porte; quand j'ai vu le danger terrible qui menaçait 
le Renard-Bleu, mon cœur a tressailli, il s'est ému, 
et je me suis souvenu que longtemps nous avons 
été amis; j'ai tremblé de voir son sang couler devant 
moi. Le Renard-Bleu est un grand chef, il doit mou- 
rir en guerrier à la face du soleil, il est libre de re- 
joindre les siens, qu'il parte. 

Le chef releva la tête. 

— A quelles conditions ? dit-il sèchement 

— A aucune. Si les guerriers apaches nous atta- 
quent, nous les combattrons, sinon nous continue- 
rons paisiblement notre voyage. Que le chef décide, 
de sa volonté dépendent les événements. 

Tranquille, en agissantainsi qu'ill'avait fait,avait 
donné une preuve évidente de la profonde connais- 
sance qu'il possédait du caractère des Peaux-Rouges, 
par lesquels toute action héroïque est immédiate^ 
ment appréciée à sa juste valeur. Le jeu était pé- 
rilleux à jouer, mais la situation des chasseurs était 



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LES FRANCS TIREURS, 171 

désespérée malgré leur courage ; si le combat avait 
commencé, ils auraient inévitablement été accablés 
par le nombre et auraient été impitoyablement mas- 
sacrés. 

Le chasseur ne pouvait, pour la réussite de son 
projet, compter que sur un bon sentiment du Re- 
nard-Bleu, il joua le tout pour le tout. 

Après avoir attentivement écouté les paroles de 
Tranquille, le Renard-Bleu demeura silencieux pen- 
dant quelques minutes, un violent combat se li.vrait 
dans son cœur ; il comprenait qu'il était dupe du 
piège que lui-même avait voulu tendre au chasseur 
en lui rappelant leur ancienne amitié, mais le mur- 
mure d'admiration que ses guerriers n'avaient pu 
réprimer en voyant la noble action du Canadien, l'a- 
vertit qu'il fallait dissimuler et feindre une recon- 
naissance qu'il était loin d'éprouver. 

Le pouvoir d'un chef indien est toujours fort pré- 
caire, et souvent il est malgré lui contraint de se 
courber aux exigences de ses subordonnés, s'il ne 
veut pas être renversé et immédiatement remplacé 
par un autre chef. 

Le Renard-B'eu sortit lentement son couteau à 
scalper de sa ceinture et le laissa tomber aux pieda 
du chasseur. 

— Le grand chasseur blanc et ses frères peuvent 
continuer à suivre leur sentier, dit-il ; les yeux des 
guerriers Apaches sont fermés, ils ne les verront 
pas. Que les Visages-Pâles s'en aillent, ils ne trou- 
veront personne sur leur route d'ici à la deuxième 
lune ; mais alors qu'ils prennent garde, un chef apa- 
chese mettra sur leur piste, afin de leur redemander 
le couteau qu'il leur abandonne et dont il aura besoin. 



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€72 LES FRANCS TIREURS. 

Le Canadien se baissa ramassa le couteau et le 
passa à sa ceinture. 

— Lorsque le Renard-Bleu me le demandera, il 
le trouvera là, dit-il en le désignant du doigt. 

— Ocht ! je saurai l'y prendre. Maintenant, nous 
sommes quittes. Adieu ! 

Le chef s'inclina alors avec courtoisie devant ses 
ennemis, puis il fit un bond prodigieux en arrière et 
disparut dans les hautes herbes. 

Les guerriers apaches poussèrent à deux reprises 
leur ôri de guerre, et presque aussitôt leurs noires 
silhouettes s'évanouirent dans les ténèbres. 

Tranquille attendit quelques instants, puis, se 
tournant vers ses compagnons : 

— Maintenant, en route, dit-il ; le chemin est 
libre. 

— Vous vous en êtes adroitement tiré, lui dit le 
^Cœur-Loyal, mais c'était risqué. 

Le Canadien sourit sans répondre autrement Us 
partirent. 



XII 

LA SOMMATION. 

Les peuples européens, habitués aux guerres de 
géants du vieux monde, où l'on voit s'entrechoquer 
sur un champ de bataille des masses énormes de 
deux et trois cent mille hommes de chaque côté, où 
les armées ont des divisions de trente et de qua- 
rante mille hommes, une cavalerie forte souvent de 



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LES FRANCS TIREURS. 173 

soixante à quatre- vingt mille chevaux, et où les 
pièces d'artillerie se comptent par plusieurs cen- 
taines, se feront difficilement une idée de la façon 
dont on fait la guerre dans certaines parties de 
l'Amérique, ainsi que la force de la composition des 
armées du Nouveau-Monde. 

Il faut, comme le Mexique, compter plusieurs mil- 
lions d'habitants pour réunir dix mille hommes sous 
les armes, chiffre énorme pour ces contrées. 

Les différentes républiques qui se sont formées à 
la suite du démembrement des colonies espagnoles, 
telles que le Pérou, le Cliili, la Nouvelle-Grenade, 
la Bolivie, le Paraguay, etc., ne peuvent réussir k 
réunir plus de deux ou trois mille soldats sous leurs 
drapeaux, et encore au moyen d'immenses sacrifices, 
car ces contrées qui, territorialement parlant, sont 
chacune beaucoup plus étendues que la France, 
sont à peu près désertes, décimées sans cesse par la 
guerre civile qui les ronge comme une lèpre hideuse, 
et rendues presque inhabitables par l'incurie des di- 
vers gouvernements qui se succèdent les uns aux 
autres avec une rapidité vertigineuse et pour ainsi 
dire fantastique. 

Ces gouvernements, subis plutôt qu'acceptés par 
ces nations infortunées, impuissants pour le- bien à 
cause de leur durée précaire, sont tout-puissants 
pour le mal et en profitent pour pressurer les peu- 
ples et gorger de richesses leurs créatures sans s'in- 
quiéter du gouffre qu'ils ouvrent sous leurs pas et 
qui toujours plus profond finira dans un temps, 
hélas ! trop prochain, par engloutir toutes ces natio- 
nalités de hasard qui seront mortes avant que de 
naître, et de la liberté n'auront connu que le mo 

10. 



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174 LES FRANCS TIREURS. 

sans avoir jamais été mises à même d'apprécier la 
chose. 

Le Texas, à l'époque où il revendiquait, par une 
/utte de dix ans, si obstinément son indépendance» 
comptait à peine sur tout son teiritoire une popula- 
tion de six cent mille habitants, chiffre bien faible 
et bien modeste, comparé aux sept millons d'indi- 
vidus de la confédération mexicaine. 

Seulement, ainsi que nous l'avons fait observer 
dans un précédent chapitre, la population texienne 
se composait en grande partie d'Américains du 
Nord, hommes énergiques, entreprenants, d'une 
bravoure à toute épreuve et qui, aigris par les lon- 
gues vexations que le gouvernement fédéral s'obs- 
tinait par jalousie et étroitesse de vues à faire peser 
sur eux, avaient juré, pour se garantir la possession 
de leurs propriétés et la sûreté de leurs personnes, 
d'être libres à tout prix et d'en appeler à cette n//i- 
ma ratio, les armes. 

Depuis dix ans la lutte était engagée ; sourde et 
timide d'abord, elle avait peu à peu grandi, tenant 
constamment en échec la puissance mexicaine, et 
était enfin arrivée à cette dernière et sublime pé- 
riode de la lutte où il fallait vaincre ou mourir 1 

La surprise de la conducta, si adroitement ame- 
née par le Jaguar, avait été l'étincelle électrique qui 
devait définitivement galvaniser le pays et le faire 
se lever tout entier pour ce dernier et suprême com- 
bat de Spartiates. \ 

Les chefs indépendants qui guerroyaient sur toutes ^ 
les frontières, à la nouvelle imprévue du succès $ 
décisif obtenu par le Jaguar, avaient rassemblé tf 
leurs cuadri(las È et comme d'un commun accord, par 



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LES FRANCS TIREURS. 175 

un héroïque élan, ils étaient venus se ranger sous 
les drapeaux du jeune chef et lui avaient juré obéis- \ 
sance afin de décider enfin l'affranchissement du 
pays. 

Grâce à ce généreux concours de tous les chefs 
de partisans, le Jaguar se trouva du jour au lende- 
main à la tête de forces imposantes, c'est-à-dire 
qu'il réunit une armée d'environ onze cents hommes. 

Que l'on ne sourie pas à ce nom d'armée donné à 
ce qui chez nous ne serait même pas la moitié d'un 
régiment. 

Jamais jusqu'alors le Texas n'avait réuni autant 
de cpmbattants sous un seul chef; et puis tout est 
relatif dans le monde, les plus grandes masses n'ac- 
complissent pas les plus beaux faits d'armes. N'a- 
vons-nous pas vu, il y a à peine quelques années, en 
Sonora, l'héroïque et infortuné comte de Raousset- 
Boulbon,àla tête seulement de deux cent cinquante 
Français déguenillés et à demi morts de faim et de 
fatigue, attaquer Hermosillo, ville de quinze mille 
âmes, fermée de murs et défendue par une garnison 
de douze cents hommes de troupes réglées et six 
mille Indiens, s'en elnparer en une heure^ et y en- 
trer, l'épée à la main, à la tête de ses soldats qui 
n'osaient eux-mêmes croire à leur héroïsme (1). 

La petite armée du Jaguar était composée d'hom- 
mes aguerris par de longs combats, qui brûlaient de 
se mesurer avec les Mexicains, et qui surtout vou- 
laient être libres 1 II n'en fallait pas plus pour qu'ils 
accomplissent des miracles 1 

(i; Voir la Fièuïed'or, i vol, in-12. Àmyot, éditeur, rue de la 
Paix, 8, à Paria. 



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176 LES FRANCS TIREURS. 

Le Jagaar connaissait à fond le caractère de ses 
soldats, il savait qu'il ne devait leur demander qu'une 
chose, l'impossible, et c'était l'impossible aussi qu'il 
voulait tenter. 

Par les soins du nouveau commandant en chef, 
tous les capitaines de cuadrilla furent réunis en un 
conseil de guerre, afin de dresser un plan de cam- 
pagne. 

Chacun émit librement son opinion. Les débats 
furent courts : tous avaient la même idée, s'emparer 
au plus vite de l'hacienda del Mezquite, afin de cou- 
per les communications de l'armée mexicaine, de 
l'empêcher de recevoir des renforts des autres Etats 
<le la Confédération, et de pouvoir, une lois maîtres 
de la forteresse, battre en détail des divers détache- 
ments mexicains disséminés sur le territoire du 
Texas. 

Ce plan était d'une simplicité remarquable, le 
Jaguar résolut de le mettre immédiatement à exé- 
cution. 

Après avoir laissé un détachement de cent cin- 
quante chevaux pour assurer ses derrières et éviter 
toute surprise, il s'avança à marche forcée avec le 
gros de sa troupe sur le Mezquite avec l'intention 
de l'investir et de s'en emparer avant que les Mexi- 
cains n'eussent le temps d'y mettre garnison et d'y 
faire élever des retranchements. 

Malheureusement, malgré toute la diligence que 
le Jaguar apporta dans l'exécution de son projet, 
les Mexicains, grâce à la longue expérience et au 
coup d'œil infaillible du général Rubio, avaient été 
plus prompts que lui, et la place était ravitaillée de- 
puis deux jours d^jà et en parfait état de défense. 



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LES FRANCS TIREURS. 177 

lorsque l'armée texienne apparut aux pieds de ses 
murailles. 

Ce contre-temps chagrina beaucoup le Jaguar, 
mais ne le découragea pas. Il comprit que c'était 
un siège à faire et il s'y prépara hravement. 

Le général improvisé profita des ténèbres de la 
nuit pour tracer ses lignes de circonvallation et faire 
les épaulements indispensables pour abriter ses sol- 
dats, dont il voulait autant que possible dissimuler 
le nombre à l'ennemi. 

Les Américains remuent la terre avec une célérité 
inimaginable. La nuit suffit pour terminer Jes tra- 
vaux préparatoires et faire les épaulements et les 
parapets. Les Mexicains ne donnèrent pas signe 
de vie et laissèrent les insurgés s'établir paisible- 
ment dans leurs lignes ; au lever du soleil, tout était 
fait. 

C'était un spectacle étrange que celui qu'offrait 
cette poignée d'hommes qui, sans artillerie et sans 
matériel de siège d'aucune espèce, traçaient résolu- 
ment des lignes autour d'une forteresse solidement 
construite, admirablement placée pour la résistance 
et défendue par une garnison nombreuse et résolue 
à ne pas se rendre. 

Mais ce qui, dans cette héroïque folie, frappait 
d'admiration et presque de stupeur, c'était la con- 
viction qu'avaient ces hommes qu'ils finiraient par 
s'emparer de la place; cette persuasion, en doublant 
les forces des insurgés, les rendait susceptibles 
d'accomplir les plus grandes choses. 

Arrivés après le coucher du soleil, lorsque la nuit 
était déjà sombre, les Texiens n'avaient pu qu'im- 
parfaitement se rendre compte de l'état de défense 



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178 LES FRANCS TIREURS. # 

dans lequel se trouvait la place qu'ils se proposaient 
d'enlever ; aussi avaient-ils hâte que le jour parût, 
afin de reconnaître quel était positivement l'ennemi 
auquel ils allaient avoir affaire. 

La surprise fut peu agréable pour eux , ils 
furent contraints d'avouer tout bas que la tâche se- 
rait rude et que les retranchements dont ils vou- 
laient s'emparer avaient une apparence formidable. 

Cette surprise se changea presque en décourage- 
ment lorsque la forteresse arbora fièrement le dra- 
peau mexicain en l'appuyant de plusieurs coups de 
canon dont les boulets et la mitraille vinrent tomber 
au milieu du camp où ils tuèrent et blessèrent une 
quinzaine d'hommes. 

Mais ce mouvement de faiblesse fut court ; bientôt 
une réaction 3' opéra chez ces hommes énergiques, 
et ce fut avec des hourras et des cris de joie qu'ils 
déployèrent les couleurs de l'indépendance texienne. 
Ils n'appuyèrent pas, et pour cause, l'apparition de 
leur drapeau avec des coups de canon, mais ils le 
saluèrent d'une salve de mousqueterie dont le tir 
parfaitement réglé renvoya aux assiégés la mort 
qu'ils avaient semée dans le camp. 

Le Jaguar, après avoir attentivement examiné les 
fortifications, se résolut à procéder dans toutes les 
règles et à sommer la place avant d'en commencer 
sérieusement le siège. 

En conséquence, il fit arborer le pavillon parle- 
mentaire sur la cime des retranchements, et il at- 
tendit. 

Au bout de quelques minutes, un drapeau blanc 
fut hissé sur l'épaulement construit en dehors de la 
place. 



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« . LES FRAKCS TIREURS. 179 

Le Jaguar, précédé d'un trompette et suivi par 
deux on trois officiers, sortit du camp et gravit le 
monticule au sommet duquel s'élevait l'hacienda. 

Un nombre d'officiers égal au sien était sorti de 
la place et s'avançait à sa rencontre. 

Arrivé à peu près à. égale distance des deux li- 
gnes, le Jaguar attendit. 

Au bout de quelques minutes, les officiers mexi- 
cains le joignirent. 

Don Félix Paz les commandait. 

Après les premiers compliments échangés avec 
une extrême politesse, don Félix prit la parole : 

— A qui ai-je l'honneur de parler ? demanda-t-il. 

— Au commandant en chef de l'armée texienne, 
répondit le Jaguar. 

— Nous ne connaissons pas d'armée texienne, 
répondit sèchement le mayordomo ; le Texas fait 
partie intégrante du Mexique ; son armée, la seule 
au moins qu'il doive posséder, est mexicaine. 

— Si vous ne connaissez pas celle que j'ai l'hon- 
neur de commander, fit le Jaguar avec un sourire 
d'une ironie superbe, avant peu de temps, grâce à 
Dieu, elle aura fait tant de bruit que, malgré vous, 
vous la connaîtrez. 

— C'est possible, mais quant à présent nous ne 
la connaissons pas. 

— Yous ne voulez donc pas parlementer? 

— Avec qui ? 

— Tenez , Caballero , nous tournons dans un 
cercle vicieux duquel je crains fort que nous ayons 
de la peine à sortir : soyons francs et jouons cartes 
sur table. Voulez-vous? 

— Je ne demande pas mieux. 



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180 LES FRANCS TIREURS. 

— Vous savez aussi bien que moi que nous com- 
battons pour notre indépendance ? 

' — Fort bien. Alors vous êtes des insurgés ? 

— Certes, et nous en tirons vanité. 

— Hum ! nous ne traitons pas avec des révoltés, j 
mis hors la loi, et qui, comme tels, ne peuvent nous 
offrir aucune garantie sérieuse. 

— Caballero! s'écria le Jaguar avec une impa- 
tience mal déguisée, j'ai l'honneur de vous faire ob- 
server que vous m'insultez. 

— J'en suis désolé, mais quelle réponse autre 
que celle-là puis-je vous faire? 

Il y eut un moment de silence ; la vigoureuse ré- 
sistance qui lui était opposée donnait de sérieuses 
inquiétudes au Jaguar. 

— Etes-vous le commandant de la place? de- 
manda-t-il. 

— Non. 

— Pourquoi ôtes-vous venu? 

— Parce qu'on me l'a ordonné. 

— Hum ! et qui est le gouverneur de la place? 

— Un colonel. 

— Pourquoi n'est-il pas venu en personne ver» 
tnoi? 

— Parce que probablement il n'a pas jugé conve- 
nable de se déranger. 

— Hum ! cette façon de procéder me paraît un 
peu sans gêne, la guerre a des lois que chacun doit 
suivre. 

— C'est possible , mais ici il ne s'agit pas de 
guerre, ne confondons pas. 

— De quoi s'agit-il donc, à votre avis? 

— D'insurrection. \ 



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LES FRANCS TIREURS. 181 

— Enfin , je veux parler à votre commandant, 
c'est avec lui seul que je dois traiter. Etes-vous 
disposé à me le laisser voir? 

— Cela ne dépend pas de mou 

— De qui donc? 

— De lui. 

— Fort bien. Puis-je compter que vous lui trans- 
mettrez ma demande? 

— Je n'y vois pas d'inconvénient. 

— Veuillez donc retourner sur-le-champ auprès 
de lui, je vous attends à cette place, à moins que 
vous ne m'autorisiez à entrer dans la forteresse. 

— Gela ne se peut pas. 

— • Comme il vous plaira; j'attendrai donc ici 
votre réponse^ 

— A votre aise. 

Les deux hommes se saluèrent courtoisemeni e* 
prirent congé l'un de l'autre. 

Don Félix Paz rentra dans la forteresse, tandis 
que le Jaguar, s'asseyant sur le tronc d'un arbre 
renversé, examina avec la plus grande attention les 
fortifications de l'hacienda dont, du lieu où il se 
trouvait en ce moment, l'ensemble était plus facile 
à saisir. 

Le jeune homme appuya son coude sur son genou 
et laissa tomber sa tête dans sa main ; ses yeux er- 
aient sur les objets environnants avec une expres- 
sion d'indéfinissable mélancolie; peu à peu un* 
sombre tristesse s'empara de son esprit ; tout à ses 
pensées, les objets extérieurs disparurent de devanf 1 
ses yeux, et, s'isolant complètement en soi-même 
il s'abandonna au flot d'amers souvenirs qui mon 

11 



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182 LES FRANCS TIREURS. 

taient de son cœur à son cerveau et l'enlevaient aux 
préoccupations de sa situation prése'nte. 

Depuis longtemps déjà il était plongé dans cette 
espèce de prostration, lorsqu'une voix amie résonna 
à son oreille. 

Le Jaguar, subitement tiré de sa rêverie par le 
son de cette voix qu'il crut reconnaître, releva vive- 
ment la tête et fit un geste de surprise en reconnais- 
sant don Juan Melendez de Gongora. 

C'était en effet le colonel qui lui avait parlé. 

Le chef texien se leva, et s' adressant à ses offi- 
ciers : 

— En arrière, caballeros, dit-il ; ce gentilhomme 
et moi, nous avons à causer de choses que nul ne 
doit entendre. 

Les Texiens reculèrent hors de la portée de la 
voix. 

Le colonel était seul : en reconnaissant le Jaguar, 
il avait ordonné à son escorte de l'attendre au pied 
des retranchements. 

— C'est donc vous que je retrouve ici, mon ami, 
dit le Jaguar avec tristesse. 

— Oui, répondit le jeune officier; la fatalité sem- 
ble s'obstiner à nous opposer continuellement l'un 
à l'autre. 

— Déjà, reprit l'indépendant, en examinant la 
hauteur et la force de vos murailles, j'avais reconnu 
les difficultés de la tâche qui m'est imposée : ces 
difficultés deviennent presque des impossibilités 
maintenant. 

— Hélas 1 mon ami, ainsi le veut le sort, nous 
sommes contraints de nous soumettre à ses caprices , 
bien que déplorant au fond du cœur ce qui arrive, 



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LES FRANCS TIREURS. 183 

je suis cependant résolu à faire mon devoir en 
homme de cœur et à mourir sur la brèche, la poi-/ 
trine tournée vers vous. 

— Je le sais, frère, et je ne puis vous en vouloir ; 
car moi aussi je suis résolu à accomplir la tâche dif- 
ficile qui m'est imposée. 

— Telles sont les exigences terribles des guerres 
civiles, que les hommes les plus portés à s'estimer 
et à s'aimer sont contraints d'être ennemis les uns 
des autres. 

— Dieu et notre pays nous jugeront, ami, et 
notre conscience nous absoudra ; ce ne sont pas des 
hommes qui combattent, ce sont des principes fata- 
lement placés en présence. 

— J'ignorais que v^ous fussiez le chef des bandes 
insurgées qni ont investi la place, cependant un se- 
cret pressentiment m'avertissait sourdement de 
votre présence, 

— C'est étrange, murmura le Jaguar, ce pressen- 
timent dont vous me parlez, moi aussi je l'ai éprou- 
vé ; voilà pourquoi il y a un instant j'ai si fort in- 
sisté pour avoir une entrevue avec le commandant 
de l'hacienda. 

— Cette même raison m'avait poussé, au con- 
traire, à ne pas me montrer, mais j'ai dû céder de- 
vant votre insistance, et me voilà; je vous jure que 
j'eusse voulu éviter cette entrevue, qui nous est si 
pénible à l'un et à l'autre à cause de nos sentiments 
réciproques. 

— Mieux vaut qu'elle ait eu lieu ; maintenant que 
nous nous sommes franchement expliqués, nous se- 
rons plus forts pour faire notre dçvoir. 

— Vous avez raison, mon ami: peut-être en 



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184 LES FRANCS TIREURS, 

effet, mieux vaut-il qu'il en soit ainsi; laissez-moi 
une dernière fois serrer votre main loyale , et 
puis nous reprendrons chacun notre rôle. 

— La voilà, mon ami, répondit le jeune chef. 
Les deux hommes se pressèrent les mains par 

une chaleureuse étreinte, puis ils reculèrent de 
quelques pas en faisant signe à leurs escortes res- 
pectives de les rejoindre. 

Lorsque les officiers se furent rangés derrière 
leurs chefs, le Jaguar ordonna à son trompette de 
sonner un appel. 

Celui-ci obéit. 

Le trompette mexicain répondit aussitôt. 

Alors le Jaguar fit deux pas en avant, et se dé- 
couvrant avec courtoisie devant le colonel : 

— A qui ai-je l'honneur de parler ? dit-il. 

— Je suis, répondit l'officier en rendant le saluf, 
le colonel don Juan Melendez de Gongora* investi 
par le général don José-Maria Rubio, commandant 
en chef des troupes mexicaines dans le Texas, du 
gouvernement militaire de l'hacienda del Mezquite, 
élevée par la force des circonstances présentes au 
rang de place de guerre de premier ordre ; et vous, 
qui êtes-vous, caballero? 

— Moi* répondit le Jaguar en se redressant et 
remettant son chapeau sur sa tête, je suis le chef 
supérieur de l'armée confédérée du Texas. 

— Les hommes qui prennent ce nom et celui qui 
les commande ne peuvent être considérés par moi 
que comme des traîtres à la patrie et des fauteurs 
de rébellion. 

— Peu importe, colonel, le nom qu'on nous. 



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LES FRANCS TIREURS. i 85 

donne et la façon dont on envisage nos actes ; nous 
avons pris les armes pour donner l'indépendance à 
notre pays, et nous ne les déposerons que lorsque 
cette noble tâche sera accomplie. Voici les proposi- 
tions que je crois devoir vous faire. 

— Je ne puis ni ne veux traiter avec des rebelles, 
répondit nettement et sèchement le colonel. 

— Vous agirez à votre guise, colonel, mais l'hu- 
manité vous ordonne d'éviter, s'il est possible, l'ef- 
fusion du sang, et votre devoir vous commande 
impérieusement d'écouter ce que j'ai à vous dire. 

— Soit, caballero, je vous écouterai ; je verrai 
ensuite ce que j'aurai à vous répondre; seulement, 
soyez bref. 

Le Jaguar appuya la pointe de son épée sur le 
sol et, jetant un regard clair et perçant sur l'état- 
major mexicain, il reprit la parole d'une voix haute, 
ferme et accentuée. 

*— Moi, commandant en chef de l'armée libéra- 
trice du Texas, je vous fais sommation, à vous, 
colonel au service de la république du Mexique, 
dont nous ne reconnaissons plus la souveraineté, 
d'avoir à nous livrer cette hacienda del Mezquite 
dont vous vous intitulez gouverneur et que vous 
retenez sans droit ni raison. Si dans les vingt-quatre 
heures la susdite hacienda, est remise entre nos 
mains avec tout ce qu'elle contient, canons, muni- 
tions, matériel de guerre ou autre, la garnison 
sortira de la place avec les honneurs de la guerre, 
en armes, tambours et trompettes sonnant ; puis, 
après avoir déposé les armes, la garnison sera 
libre de se retirer dans l'intérieur du Mexique, après 
toutefois avoir juré que pendant un an et un jour 



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185 LES FRANCS TIREURS. 

elle ne servirait pas au Texas contre les troupes li- 
bératrices. 

— Avez- vous fini? dit le colonel avec une iinpa* 
tience mal déguisée. 

— Pas encore, répondit froidement le Jaguar. 

— Terminez donc sans plus tarder. 

A voir ces deux hommes se lançant des regards 
courroucés et placés ainsi face à face dans une posi- 
tion aussi hostile, certes, nul n'aurait supposé qu'ils 
s'aimaient et gémissaient au fond du cœur du pé- 
nible rôle que la fatalité les appelait à jouer contre 
leur volonté. 

C'est que chez l'un le fanatisme militaire et chez 
l'autre l'ardent amour de la patrie avaient imposé 
silence à tout autre sentiment pour ne plus leur en 
laisser écouter qu'un, le plus impérieux de tous, le 
sentiment du devoir. 

— Le Jaguar, toujours calme et froid, reprit la 
parole avec le même accent ferme et résolu. 

— Si contre mes prévisions, dit-il, ces conditions 
sont refusées et que la place s'obstine à se défendre, 
l'armée libératrice l'investira immédiatement, pous- 
sera le siège avec toute la vigueur dont elle sera 
susceptible, puis lorsque l'hacienda sera prise, elle 
subira le sort des villes prises d'assaut ; la garnison 
sera décimée, et elle demeurera prisonnière jusqu'à 
la fin de la guerre. 

— Soit, répondit ironiquement le colonel ; quel- 
que dures que soient ces conditions, nous les pré- 
férons au premières, et si le sort des armes nous 
trahit, nous subirons sans nous plaindre la loi du 
vainqueur. 

Le Jaguar s'inclina cérémonieusement. 



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LES FRANCS TIREURS. 187 

— Je n'ai pins qu'à me retirer, dit-il. 

— Un instant, fit vivement le colonel, vous m'a- 
vez expliqué vos conditions, maintenant à votre 
tour d'entendre les miennes. 

— Quelles conditions pouvez-vous avoir à nom 
faire, puisque vous refusez de vous rendre? 

— Vous allez le savoir. 

— J'écoute. 

Le colonel promena autour de lui un regard as- 
suré, puis, croisant les bras sur la poitrine et reje- 
tant le buste en arrière d'un air de souverain mépris 
pour ceux auxquels il allait s'adresser, il prit la 
parole d' une voix railleuse et saccadée. 

— Moi, dit-il, don Juan Melendez de Gongora, 
colonel au service de la république mexicaine, gou- 
verneur de l'hacienda del Mezquite, considérant que 
la plupart des individus rassemblés en ce moment 
au pied de mes murailles sont de pauvres ignorants 
que le mauvais exemple et de mauvais conseils ont 
entraînés dans la révolte qu'ils détestent au fond du 
cœur, sachant bien que toujours le gouvernement 
mexicain a été pour eux bon, juste et paternel; con- 
sidérant, en outre, que peut-être la crainte du sé- 
vère châtiment qu'ils ont mérité par leur conduite 
coupable, les retient, malgré leur désir et leur vo- 
lonté, dans les rangs des rebelles; usant des préro- 
gatives que me donnent mon titre de gouverneur 
d'une place de premier ordre, et ma qualité d'offi- 
cier supérieur de l'armée mexicaine, je leur pro- 
mets, s'ils mettent immédiatement bas les armes et, 
comme preuve d'un sincère repentir, me livrent les 
chefs qui les ont trompés et entraînée à la révolte, 
je leur promets, dis-je, un pardon complet et l'oubli 



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188 LES FRANCS TIREURS, 

des fautes qu'ils ont pu commettre jusqu'à ce jour, 
mais à cette condition seulement. Ils ont jusqu'au 
coucher du soleil de la présente journée pour faire 
leur soumission ; passé ce délai, ils seront tenus pour 
rebelles invétérés et traités comme tels, c'est-à-dire 
pendus haut et court sans aucun jugement, après 
constatation de leur identité, et privés comme indi- 
gnes, à leurs derniers moments, des secours de la 
religion. Quant aux chefs, ils seront fusillés comme 
traîtres par derrière, puis leurs corps suspendus par 
les pieds à des gibets où ils demeureront attachés 
pour devenir la pâture des oiseaux de proie et servir 
d'exemple à ceux qui ne craindraient pas de suivre 
leurs traces. Réfléchissez donc et repentez-vous, 
car voilà les seules conditions que vous obtiendrez 
de moi (1) ; maintenant, caballeros, ajouta-t-il en se 
retournant vers les officiers, rentrons au fort, nous 
n'avons plus rien à faire ici, 

Les assistants avaient écouté avec une surprise 
croissante cet étrange discours, prononcé d'un ton 
de sarcasme et de mépris hautain, qui avait gonflé 
de fiel le cœur des insurgés compagnons du Jaguar, 
tandis que les officiers du colonel ricanaient entre eux. 

D'un geste, le Jaguar imposa silence à ses compa- 
gnons, et s'inclinant cérémonieusement devant le 
colonel : 

— Que votre volonté soit faite, dit-il, Dieu jugera 
,ntre nous ; que le sang versé retombe sur votre tête. 

— J'en accepte la responsabilité, répondit le 
gouverneur avec dédain* 



fi) Toute cette scène est historique* — Gustave Aimard. 



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LES FRANCS TIREURS. 189 

— Ainsi ces paroles que vous venez de prononcer 
sont sérieuses? 

— Oui. 

« — Vous êtes bien résolu à agir ainsi envers nous? 

— - Certes. 

-<— » Votre résolution ne changera pas? 

— Elle est immuable. 

- — Bataille alors ! s'écria le Jaguar avec enthou- 
siasme. Viva la patria! viva la independencia! 

Ce cri, répété par ses compagnons, fut entendu 
du f camp et poussé alors avec un élan indicible par 
les insurgés. 

— Viva Mejico ! dit le colonel. 

Puis il se retira suivi de ses officiers ; de son côté, 
le. Jaguar rentra dans son camp, résolu à tenter un 
vigoureux coup de main sur la place. 

Des deux côtés on se prépara donc à la lutte ter- 
rible qui allait s'engager, implacable et sans pitié, 
entre membres de la même famille et enfants de la 
même terre, lutte homicide et criminelle, plus hor- 
rible cent fois que la guerre étrangère ! 

XIII 

LE SIÈGE. 

Cependant, ainsi que nous l'avons dit plus haut, 
les chasseurs avaient repris leur route aussitôt que 
les Àpaches avaient disparu. 

La nuit était claire, les coureurs des bois mar- 
chaient en file indienne, c'est-à-dire les un& derrière 
les autres; seulement, par mesure de prudence, 

11. 

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100 LES FRANCS TIREURS. 

Carméla avait été placée en croupe sur le cheval de 
Tranquille, et l'Oiseau-qui-chante sur celui du Cerf- 
Noir. 

Le Canadien avait dit quelques mots à voix basse 
à Quoniam et à Lanzi, à la suite desquels les deux 
hommes, sans répondre, avaient piqué leurs che- 
vaux et s'étaient éloignés au galop. 

— Quand on a des dames avec soi, avait dit en 
riant Tranquille au Cœur-Loyal, il faut prendre des 
précautions. 

Le chasseur ne lui avait pas demandé l'explica- 
tiou de ces paroles, et les quatre hommes avaient 
continué à marcher silencieusement. 

La nuit tout entière s'écoula ainsi sans que rien 
vînt troubler leur voyage : les Apaches avaient tenu 
parole, ils s'étaient bien réellement éloignés. 

Tranquille n'avait pas un instant douté de leur 
parole. 

Parfois le chasseur se tournait vers la jeune fille, 
et lui demandait avec une inquiétude mal déguisée 
si elle se sentait fatiguée, mais toujours Carméla lui 
répondait que non. 

Quelques minutes avant le lever du soleil, il se 
pencha une dernière fois vers elle. 

— Courage, lui dit-il, nous arriverons bientôt. 
La jeune fille essaya de sourire; cette longue nuit 

passée à cheval l'avait accablée de fatigue : elle ne 
se sentait même plus la force de répondre, tant elle 
était annihilée. 

Tranquille, inquiet de l'état de sa fille, pressa la. 
marche de la caravane. 

Cependant aux lueurs du soleil, dont les chauds 
rayons vinrent la caresser, la jeune fille se sentit 



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LES FRANCS TIREURS 191 

renaître, le courage lui revint, et elle se redressa en 
poussant un soupir de soulagement. 

Alors la route continua plus gaîment. Chacun, à 
l'apparition si désirée du jour, avait oublié les fati-* 
gués et les émotions de la nuit. 

Deux heures plus tard, on arriva au pied d'une 
colline à mi-côte de laquelle s'ouvrait une grotte 
naturelle. 

— C'est là que nos amis nous attendent, dit 
Tranquille. 

Quelques instants plus tard, la petite troupe s'en- 
gouffrait à cheval dans la grotte, sans laisser de 
traces de son passage. 

Cette grotte, de même que beaucoup d'autres, 
possédait plusieurs entrées, et c'est à cette particu- 
larité qu'elle devait de servir souvent de refuge aux 
coureurs des bois qui, en connaissant tous les dé- 
tours, pouvaient facilement échapper aux recher- 
ches des ennemis qui auraient suivi leur piste. 

Elle était divisée en plusieurs compartiments sans 
communication visible entre eux, et formait une es- 
pèce de dédale qui serpentait en méandres inextri- 
cables sous toute la colline. 

Dans la prairie on lui avait donné le nom de 
Grotte des Jaguars ou Kenuy-Pangû en langue 
apache. 

Les deux chasseurs, détachés en avant par le 
Canadien, étaient assis autour d'un énorme feu de 
bruyère et faisaient paisiblement rôtir un magni- 
fique quartier d'élan en fumant silencieusement leu> 
pipe. 

Bien qu'ils dussent attendre leurs compagnons 
depuis longtemps déjà, cependant à l'arrivée de 



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192 LES FRANCS TIREURS. 

Tranquille et des personnes qui l'accompagnaient, 
ils be contentèrent de saluer en inclinant seulement 
la tête, sans témoigner le moindre désir d'appren- 
dre ce qui s était passé depuis leur départ; ces 
hommes vivaient depuis si longtemps au désert, 
qu'ils 3n étaient arrivés à prendre toutes les façons 
indiennes. 

Tranquille conduisit les deux femmes dans un 
compartiment assez éloigné de celui où ils se te- 
naient. 

— Ici, leur dit-il d'une voix faible comme un 
souffle, il faut parler le moins possible et le plus 
bas qu'on peut , car on ne sait jamais quels voi- 
sins l'on a ; faites bien attention à cette recomman- 
dation, il y va de votre sûreté. Si vous avez besoin 
de moi, ou s'il vous plaît de vous réunir à nous, 
vous savez où nous sommes, il vous est facile de 
vous y rendre; adieu. 

Sa fille le retint parle bras et lui parla on instan 
à l'oreille. 

Il s'inclina sans répondre et sortit. 

Lorsque les deux femmes se trouvèrent seules, 
leur premier mouvement fut de tomber dans les 
bras l'une de l'autre. 

Ce premier mouvement de sensibilité passé, elles 
se laissèrent aller sur le sol avec ce sentiment de 
bien-être qu'on éprouve lorsqu'on a longtemps 
vainement soupiré après un repos dont on sent un 
besoin extrême. 

Au bout d'une heure environ, Tranquille revint. 

— Est-ce que nous repartons? lui demanda vive- 
ment Carméla, avec une anxiété nullement dé- 
guisée. 



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LES FRANCS TIREUfiS. 193 

•—Non pas, je compte, au contraire, demeurer 
ici jusqu'au coucher du soleil. 

— Dieu soit loué! s'écria la jeune fille. 

— Je viens vous avertir que le déjeuner est prêt 
et que nous n'attendons plus que vous pour com- 
mencer le repas. 

— Mangez sans nous, mon bon père, répondit 
Carméla, nous avons en ce moment plus besoin de 
sommeil que d'autre chose. 

— A votre aise, dormez; seulement je vous ap- 
porte des habits d'homme, dont je vous prie de vous 
vêtir. 

— Comment, j>ère, nous habiller en hommes? 
dit Carméla avec étonnement et une légère répu- 
gnance. 

— Il le faut, mon enfant, cela est indispensable. 
■— Alors je vous obéirai, mon père. 

— Merci, mon enfant. 
Le chasseur se retira. 

Les deux jeunes femmes ne tardèrent pas à s'en- 
dormir. 

Leur sommeil dura longtemps. Le soleil commen- 
çait déjà à baisser à l'horizon lorsqu'elles se ré- 
veillèrent, complètement remises de leurs fatigues. 
Carméla, fraîche et rose, ne se ressentait plus 
en aucune façon de la longue insomnie de la nuit 
précédente; l'Indienne, plus forte ou plus endurcie 
aux fatigues, n'avait pas autant souffert que sa com- 
pagne. 

Les deux femmes s'occupèrent alors, tout en 
riant et en babillant, à préparer toutes les choses 
nécessaires au déguisement que le chasseur leur 
avait recommandé. 



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19A LES FRANCS TIREURS. 

— Procédons à notre toilette, dit gaîment Car* 
mêla à l'Oiseau-qui-chante. 

Au moment où elles allaient laisser tomber leurs 
robes, elles entendirent un bruit de pas assez près 
d'elles, et se retournèrent comme deux biches effa- 
rouchées , pensant que Tranquille revenait voir si 
elles étaient enfin éveillées ; mais deux mots pro- 
noncés distinctement leur firent prêter l'oreille et 
lester palpitantes d'émotion, d'étonnement et de 
Curiosité. 

— Mon frère a bien tardé, avait dit la voix qui 
semblait appartenir à un homme placé à deux ou 
trois pas des jeunes filles au plus ; depuis deux heu- 
res déjà je l'attends. 

— By god ! chef, votre observation est parfaite- 
ment juste, mais il m'a été impossible de venir plus 
tôt, répondit immédiatement une autre personne, 
que son accent fortement prononcé faisait recon- 
naître pour étrangère. 

— Que mon frère parle sans perdre de temps. 

— C'est ce que je compte faire. 

En ce moment Tranquille entra, les jeunes filles 
posèrent l'index sur les lèvres pour lui recomman- 
der le silence ; le chasseur comprit ce que signifiait 
ce geste, il s'avança à pas de loup et prêta l'oreille. 

— Le Jaguar, reprit le second interlocuteur, dé- 
sire vivement que, selon la promesse que vous lui 
avez faîte, vous rejoigniez son armée avec vos guer- 
riers. 

— Jusqu'à présent cela m'a été impossible. 

— Le Renard-Bleu I murmura Tranquille. 

— Je vous avertis qu'il vous accuse de vouloir lui 
manquer de parole. 



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LES FRANCS TIREURS. 195 

— Le chef pâle a tort ; un sachera n'est pas une 
vieille femme bavarde qui ne sait ce qu'elle dit. Ce 
soir je l'aurai rejoint à la tête de deux cents guer- 
riers d'élite. 

— Nous verrons, chef. 

— Au premier chant du mawkawis, les guerriers 
apaches entreront dans le camp. 

— Tant mieux. Le Jaguar prépare un assaut gé- 
néral de la place , il n'attend que votre arrivée 
pour donner le signal de l'attaque. 

— Je répète à mon frère que les Apaches ne 
manqueront pas. 

— Ces diables de Mexicains se battent comme 
des démons; l'homme qui les commande semble 
les avoir galvanisés, tant ils le secondent bien ! By 
god! il n'y a qu'un bon officier dans toute l'armée 
mexicaine, il faut que ce soit contre lui que nous 
devions combattre I C'est réellement ne pas avoir de 
chance. 

— Le chef des Yoris n'est pas invulnérable. Les 
flèches des Apaches sont longues, ils le tueront. 

— Bahl fit l'autre d'un ton de mauvaise humeur, 
cet homme semble avoir un charme qui le protège. 
Nos rifles kentukiens sont d'une justesse admirable, 
nos tireurs ont une adresse peu commune : aucune 
balle ne peut l'atteindre. 

— En arrivant à cette grotte, le Renard-Bleu a 
pris la chevelure d'un chef des Yoris. 

— Ah 1 fit avec indifférence le premier interlocu- 
teur. 

— La voilà; cet homme était porteur d'un col- 
lier. 

— Une lettre? By god l s'écria l'autre avec in- 



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196 LES FRANCS TIREURS. 

quiétude, qu'en avez-vous fait? Vous ne l'avez pas 
déchirée, je suppose ? 

— Non, le chef l'a gardée. 

— Vous avez bien fait 1 Montrez-la-moi, peut-être 
est-elle importante. 

— Ooah ! c'est quelque médecine (1) des Visages- 
Pâles; le chef n'en veut pas, que mon frère la 
prenne. 

— Merci ! 

Il y eut un instant de silence. 
On aurait entendu battre à l'unisson le cœur des 
trois écouteurs, tant leur anxiété était grande. 

— By god! s'éGria tout à coup le blanc avec ex- 
plosion, une lettre adressée au colonel don Juan 
Melendez de Gongora, gouverneur del Mezquite, par 
le général Rubio I Vous avez eu la main heureuse ! 
Etes-vou3 sûr que le porteur de cette iettre soit 
mont, audnoins? 

— C'est le Renard-Bleu qui l'a tué. 

. — Alors je suis rassuré, je puis m'en rapporter à 
•/ous ; maintenant, voici ce qu'il faut que Vous fas- 
siez : dès que la... 

Mais en prononçant ces paroles, les deux interlo- 
cuteurs s'étaient éloignés, et le son de leur voix se 
perdit dans l'éloignement sans qu'il fût possible 
d'entendre la fin de la phraseou d'en deviner le sens. 

les deux femmes se retournèrent. Tranquille 
avait disparu ; de nouveau elles étaient seules. 

Carméla, à la suite de cet entretien étrange dont 
le hasard lui avait fait saisir quelques bribes, était 



(4) Les Peaux-Rouges donnent !c nom de médecine, à toute» 1e» 
choses qu'il» ne comprennent pas. 



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LES FRANCS TIREURS. 197 

tombée dans une rêverie profonde, que sa compagne, 
avec ce sentiment du convenance inné chez les Peaux- 
Rouges, se garda bien de troubler. 

Cependant le temps s'écoulait, l'ombre s'épais- 
sissait dans la grotte, car la nuit était venue; les 
deux femmes, redoutant de demeurer seules dans 
l'obscurité, se préparaient à rejoindre leurs compa- 
gnons, lorsqu'un bruit de pas se fit entendre, et 
Tranquille entra. 

— Comment! leur dit-il, vous n'êtes pas prêtes? 
Hâtez-vous de revêtir yos costumes masculins, une 
minute est un siècle. 

Les jeunes filles ne se le firent pas répéter ; elles 
disparurent dans un compartiment voisin, et revin- 
rent au bout de quelques instants entièrement dé- 
guisées et méconnaissables. 

— Bien, fit le Canadien en les examinant un 
instant, nous allons tenter de nous introduire au 
Mezquite; maintenant suivez-moi, et de la pru- 
dence. 

Les huit personnes sortirent de la grotte, glissant 
dans les ténèbres comme des fantômes. 

Nul ne peut, s'il ne Ta expérimenté par lui- 
jnême, se figurer ce que c'est qu'une marche de nuit 
dans le désert, lorsque l'on craint à chaque instant 
de tomber entre les mains des invisibles ennemis 
qui vous guettent derrière chaque buisson. 

Tranquille s'était placé en tète de la petite troupe 
qui marchait en file indienne, parfois se courbant 
jusqu'à terre, se traînant sur les genoux ou ran* 
pant sur le ventre, se confondant le plus possible 
avec l'ombre afin de dissimuler son passage. 

Doua Carméla , malgré les difficultés inouïes 



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198 LES FRANCS TIREURS. 

qu'elle avait à surmonter, avançait avec un courage 
admirable, ne se plaignant jamais et supportant 
sans paraître s'en apercevoir les égratignures des 
ronces et des épines qui lui déchiraient les mains et 
lui causaient les douleurs atroces. 

Après trois heures d'efforts gigantesques sur les 
traces du Tigrero, celui-ci s'arrêta et leur dit à voix 
basse de regarder autour d'eux. 

Ils levèrent la tête : il se trouvaient au milieu da 
camp des insurgés texiens. 

Tout autour d'eux , aux rayons de la lune, ils 
voyaient s'allonger les énormes silhouettes des ca- 
valiers indiens appuyés sur leurs longues lances, 
immobiles comme des statues équestres, sentinelles 
vigilantes veillant au salut de leurs frères les Visa- 
ges-Pâles. 

Les jeunes filles sentirent un frisson de terreur 
parcourir leur corps à cet aspect si peu fait pour les 
rassurer. 

Heureusement pour elles les Indiens se gardent 
fort mal et le plus souvent ne posent des sentinelles 
que pour la montre et effrayer l'ennemi ; dans la 
circonstance présente, comme ils savaient fort bien 
qu'ils n'avaient aucune sortie à redouter de la part 
de la garnison du Mezquite, les sentinelles dor- 
maient presque toutes, mais le moindre geste mal 
calculé, le moindre faux pas pouvait les éveiller, car 
ces hommes habitués à tenir leurs sens en alerte 
ne peuvent presque jamais être pris en défaut. 

A deux cents pas au plus des aventuriers s'éle* 
vaient les premières redoutes du Mezquite, mornes, 
silencieuses et, en apparence du moins, abandonnées 
ou plongées dans le sommeil. 



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LES FRANCS TIREURS. £99 

Tranquille ne s'était arrêté que pour bien faire 
comprendre à ses compagnons le danger imminent 
qu'ils couraieot et les engager à redoubler de pru- 
dence, car à la moindre faiblesse ils étaient perdus. 

On se remit en marche. 

Ils avancèrent ainsi une centaine de pas, la moi- 
tié à peu près de la distance qui les séparait du 
Mezquite, lorsque tout à coup, au moment où Tran- 
quille étendait les bras en avant pour s'abriter der- 
rière une butte de sable, plusieurs hommes qui ram- 
paient en sens inverse se trouvèrent face à face avec 
lui. 

Il y eut une seconde d'anxiété terrible. 

— Qui vive ? dit une voix basse et menaçante. 

— Oh! fit-il, nous sommes sauvés 1 C'est moi, 
Tranquille le tigrero. 

— Quels sont les gens qui sont avec toi ? 

— Des coureurs des bois, dont je réponds. 

— C'est bien, passez. 

Les deux troupes se séparèrent et s'éloignèrent 
l'une de l'autre en rampant dans deux directions dif- 
férentes. 

La troupe avec laquelle les chasseurs avaient 
échangé quelques mots était commaudée par don 
Félix Pax qui, plus vigilant que les Texiens, faisait 
une ronde sur les glacis de la place afin de s'assurer 
que tout était calme et qu'aucune surprise n'était à 
redouter. 

Ce fut fort heureux pour Tranquille et ses compa- 
gnons, que le Jaguar, pour faire honneur au Re- 
nard-Bleu, eût coofié cette nuit-là la garde du camp 
à ses guerriers et que sur la foi des Peaux-Rouges 
les Texiens se fussent livrés au repos avec cette in- 



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200 LES FRANCS TIREURS. 

eouciance caractéristique des Américains, car avec 
d'autres sentinelles que celles au milieu desquelles 
ils avaient glissé invisibles comme des spectres, les 
aventuriers auraient infailliblement été pris. 

Dix minutes après leur rencontre avec don Félix, 
rencontre qui avait falli leur devenir si fatale, les 
chasseurs atteignirent les barrières. 

Au nom de Tranquille le passage leur fut aussitôt 
ouvert. 

Ils étaient enfin en sûreté dans ï hacienda. 

11 était temps qu'ils arrivassent : quelques pas de 
plus, Carméla et sa compagne restaient en route. 
Malgré tout leur courage et toute leur volonté, les 
jeunes filles ne pouvaient plus se soutenir, ieursfor- 
ces étaient épuisées ; aussi, dès que le danger fut 
passé et que la surexcitation nerveuse qui seule les 
soutenait leur manqua, elles tombèrent sans con- 
naissance. 

Tranquille enleva Carméla dans ses bras et la 
transporta dans l'intérieur de l'hacienda, tandis que 
le Cerf-Noir qui, malgré son apparente insensibilité, 
adorait sa femme, s'empressait auprès d'elle afin de 
lui prêter secours. 

L'arrivée imprévue de Tranquille causa une joie 
générale parmi les habitants de l'hacienda, qui tous 
avaient une profonde amitié pour cet homme dont 
en maintes circonstances ils avaient été à même 
d'apprécier le beau caractère. 

Le chasseur était encore occupé près de sa fille 
qui commençait à peine à reprendre connaissance, 
lorsque don Félix Pax, de retour de sa ronde, entra 
dans le cuarto, chargé par le colonel de prier le Ca- 
nadien de se rendre immédiatement auprès de lui. 



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LES FRANCS TIREURS, 201 

Tranquille obéit, ses soins n'étaient plus néces- 
saires à dona Carméla : à peine la jeune fille avait- 
elle repris ses sens qu'elle était tombée dans un 
profond sommeil, suite naturelle des fatigues énor- 
mes que depuis quelques jours elle avait endu- 
rées. 

Dans le trajet pour se rendre à l'appartement du 
colonel , Tranquille interrogea le mayordomo avea 
lequel il était lié de longue date. Celui-ci ne se fit 
aucun scrupule de répondre aux questions du chas- 
seur. 

Les choses étaient loin de bien aller au Mezquite : 
le siège se poursuivait avec un acharnement inouï 
des deux parts et des péripéties étranges. 

Les insurgés, fort incommodés par l'artillerie de 
la forteresse qui leur tuait beaucoup de inonde et à 
laquelle ils ne pouvaient répondre, vu leur manque 
absolu de canon, avaient adopté par représailles un 
système de riposte qui causait beaucoup de mal aux 
assiégés. 

Ce système fort simple consistait en ceci : les in* 
surgés, chasseurs pour la plupart, étaient des ti- 
reurs extraordinairement habiles et renommés pour 
tels dans un pays où la science du tir est poussée à 
ses extrêmes limites. 

Un certain nombre de ces tireurs s'embusquaient 
derrière les épaulements du camp, et chaque fois 
qu'un artilleur se hasardait à charger une pièce, ils 
lui brisaient infailliblement les mains (1) . 

Ceci avait élé poussé si loin, que presque tous les 
artilleurs se trouvaient hors de combat, et que ce 

(1) Historique, 



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202 LES FRANCS TIREURS. 

n'était qu'à de très-longs intervalles qu'un coup de 
canon partait de la forteresse. 

Ce coup isolé, fort mal pointé à cause de la préci- 
pitation que les servants apportaient à rectifier leur 
tir tant ils redoutaient d'être mutilés ne causait que 
d'insignifiants dommages aux insurgés, qui s'applau 
dissaient avec îaison du bon résultat de cette cible 
d'une nouvelle espèce. 

D'un autre côté, la place était si étroitement in- 
vestie et surveillée avec tant de soin, que rien ne 
pouvait y entrer ni en sortir. 

Personne dans la place rie comprenait comment 
les aventuriers étaient parvenus à se glisser dans 
l'hacienda en traversant le camp ennemi dans toute 
sa longueur. 

Nous devons constater en passant, afin d'être juste 
envers tout le monde, que les aventuriers le com- 
prenaient moins que personne. 

La garnison de l'hacienda vivait donc comme si 
elle eût été brusquement séparée du monde, car 
aucun bruit ne transpirait du dehors et aucune nou- 
velle ne parvenait jusqu'à elle. 

Cette situation était extrêmement désagréable 
pour les Mexicains; malheureusement pour eux, 
elle s'aggravait tous les jours et menaçait de deve- 
nir avant peu complètement intolérable. 

Le colonel Melendez, depuis le commencement du 
siège, s'était montré ce qu'il était, c'est-à-dire un 
officier d'un rare mérite, d'une vigilance que rien ne 
pouvait mettre en défaut et d'une bravoure à toute 
épreuve. 

Voyant ses artilleurs si cruellement décimés par 
les balles texiennes, il avait voulu les remplacer lui- 



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LES FRANCS TIREURS. 203 

même, chargeant au péril de sa vie les canons et les 
tirant contre les insurgés. 

Tant de courage avait frappé ceux-ci d'une si 
grande admiration que, bien que maintes fois il leur 
; eût été facile de tuer leur téméraire ennemi, tou- 
jours leurs rifles s'étaient détournés de cet homme 
qui semblaient comme à plaisir braver à chaque ins- 
tant une mort certaine. 

Le Jaguar, tout en serrant la place de près, et en 
désirant vivement s'en emparer, avait donné Tordre 
péremptoire d'épargner la vie de son ami, qu'il ne 
pouvait s'empêcher de plaindre et d'admirer autant 
pour son courage que pour son dévouement à la 
cause qu'il servait. 

Bien qu'il fût près de minuit, le colonel était de- 
bout ; au moment où le chasseur fut introduit auprès 
de lui, il se promenait d'un air soucieux dans sa 
chambre à coucher, consultant de temps en temps 
un plan détaillé des fortifications de la place déplié 
sur une table. 

L'arrivée de Tranquille lui causa une vive satis- 
faction, il espérait avoir par lui des nouvelles du 
dehors. 

Malheureusement le chasseur ne savait pas grand' 
chose sur les affaires politiques du pays, à cause de 
la vie isolée qu'il menait dans les forêts. 

Cependant il répon dit avec la plus grande fran- 
chise à toutes les questions qu'il plut au colonel de 
lui adresser et lui donna les quelques renseigne- 
ments qu'il avait pu obtenir ; puis il lui rapporta les 
divers incidents de son voyage. Au nom de Cannéla, 
le jeune officier se troubla légèrement et une vive 
rougeur empourpra son visage, cependant il se re- 



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20& LES FRANCS TIREURS. 

mit et continua à écouter attentivement le récit du 
chasseur. 

Lorsque celui-ci arriva à l'incident de la grotte et 
à la bribe de conversation surprise par lui entre le 
chef apache et le Texien, son intérêt fut vivement 
excité, et il lui fit recommencer le récit de cette 
aventure. 

— Oh ! cette lettre, mumura-t-il à plusieurs re- 
prises, cette lettre, que ne donnerais-je pas pour en 
connaître le contenu ! 

Malheureusement cela était impossible. Au bout 
d'un instant, le colonel pria Tranquille de continuer 
son récit. 

Le chasseur lui raconta alors de quelle façon il 
était parvenu à traverser les lignes ennemies et à 
s'introduire dans la place. 

Cette action hardie frappa vivement le colonel. 

— Vous avez été plus heureux que prudent, dit-il, 
en vous aventurant ainsi au milieu des ennemis. 

Le chasseur sourit d'un air de bonne humeur. 

— J'étais à peu près certain de réussir, dit-il. 

— Comment cela ? 

— J'ai une longue expérience des coutumes des 
Indiens, qui me permet de jouer presque à coup sûr 
contre eux. 

— D'accord ; mais ici ce n'était pas à des Indiens 
que vous aviez affaire. 

— Pardonnez-moi, colonel. 

— Je ne vous comprends pas ; veuillez, je vous 
prie, vous expliquer. 

— C'est chose facile : le Renard-Bleu est arrivé ce 
soir au camp texien à la tête de deux cents guer- 
riers. 



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LES FRANCS TIREURS. 205» 

— Je l'ignorais, fit le colonel avec surprise. 

— Le Jaguar, pour faire honneur à ses redouta- 
ble alliés, leur a confié, pour cette nuit, la gardé de 
son camp. 

— De sorte? 

— De sorte, colonel, que tous les Texiens dorment 
en ce moment à jambe détendue (1) pendant que les 
Apaches veillent ou, du moins, devraient veiller à la 
sûreté des lignes. 

— Qu'entendez-vous par devraient veiller? 

— J'entends que les Peaux-Rouges ne compren- 
nent rien à notre manière de faire la guerre, qu'il* 
ne sont pas habitués à faire sentinelle et que tout le 
monde dort au camp. 

— Ah 1 fit le colonel en reprenant d'un air préoc- 
cupé sa promenade qu'il avait interrompue pour 
écouter le récit du chasseur. 

Gelui-ci attendit, en jetant un regard interroga- 
teur à don Félix qui était demeuré dans la chambre* 
qu'il plût au commandant de le congédier. 

Quelques minutes s'écoulèrent sans qu'un mot 
fût échangé ; don Juan paraissait plongé dans de 
sérieuses réflexions. 

Tout à coup il s'arrêta devant le chasseur, et le 
regardant bien en face : 

— Je vous connais depuis longtemps de réputa- 
tion, lui dit-il d'une voix brève, vous passez pour un 
homme loyal et auquel on peut se fier. 

Le Canadien salua, ne comprenant pas encore où 
tendaient ces préliminaires. 

(4) Noos avons voulu conserver cette locution essentiellement 
espagnole : Dormir a pierna swlta, 

A3 



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206 LES FRANCS TIREURS. 

— Vous croyez, n'est-ce pas, que le camp ennemi 
est plongé dans le sommeil? reprit le colonel. 

— C'est ma conviction, répondit Tranquille, nous 
avons trop facilement traversé leurs lignes pour 
qu'il en soit autrement. 

Don Félix se rapprocha. 

— Oui, murmura le jeune officier, ce serait une 
leçon à leur donner. 

— Leçon dont ils ont grand besoin, appuya te 
mayordomo. 

— Ah ! ah ! fit en souriant le colonel, vous m'a- 
vez compris, don Félix ? 

— Certes. 

— Et vous m'approuvez? 

— Entièrement. . 

— Il est une heure du matin, reprit le colonel en 
jetant un regard sur une pendule placée sur une 
console; c'est le moment où le sommeil est le plus 
profond. Soit, nous tenterons une sortie : faites 
éveiller les officiers de la garnison. 

Le mayordomo sortit. Cinq minutes plus tard, les 
officiers encore à demi endormis se rendaient à l'or- 
dre de leur chef. 

— Caballeros, leur dit celui-ci, dès qu'il les vit 
rangés autour de lui, j'ai résolu de faire une sortie 
contre les rebelles, de les surprendre et d'incendier 
leur camp si cela est possible. Choisissez parmi vos 
soldats cent cinquante hommes sur lesquels vous 
puissiez compter ; faites-leur prendre les armes ; mu- 
nissez-les de matières inflammables, et que dans 
cinq minutes ils soient rangés dans le patio. Allez, 
surtout je vous recommande le plus grand si* 
lence. 



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LES FRANCS TIREURS. 20? 

Les officiers saluèrent et sortirent immédiate- 
ment. 
Le colonel se tourna alors vers Tranquille. 

— Etes-vous fatigué? lui deinanda-t-il. 

— Je ne le suis jamais. 

— Vous êtes adroit? 

— On le dit. 

— C'est bien ! vous nous servirez de guide ;. 
malheureusement, il m'en aurait fallu deux autres. 

— Je puis les procurer à votre seigneurie. 

— Vous? 

— Oui, un coureur des bois et un chef comanche 
qui sont entrés avec moi dans le fort, et dont je ré- 
ponds corps pour corps : le Cœur-Loyal et le Cerf 
Noir. 

— Bien, avertissez-les, et allez tous trois m' atten- 
dre dans le patio. 

Tranquille se bâta d'aller prévenir ses amis. 

— Si ce chasseur a dit vrai, et je le crois, reprit 
le colonel en s' adressant au mayordomo , je suis 
convaincu que nous avons une excellente occasion 
de rendre au centuple aux rebelles le mal qu'ils 
nous ont fait ; m'accompagnez-vous, don Félix ? 

. — Moi ! je ne voudrais point, pour une fortune, 
vous quitter d'un pas dans une pareille circon 
stance. 

— Venez donc, alors , car le détachement doit 
maintenant nous attendre. 

Us sortirent 



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30B tES FRANCS TIREURS. 

HT 

Il PROPOSITION. 

La même nuit, presque à la mèaieiheure,(le Ja- 
guar, retiré au fond de sa tente, assis sur un mo- 
deste équipai en bois de chêne à peine dégrossi, le 
coude appuyé sur une table et la tête dans la main, 
lisait, à la lueur d'un modeste candil qtii ne jetait 
qu'une lueur douteuse, des dépêches importantes 
qu'il avait reçues dans la soirée. 

Absorbé par sa lecture, le jeune commandant des 
insurgés ne prêtait aucune attention au bruit du 
dehors, lorsque tout à coup un courant d'air. assez 
vif agita la flamme de la mèche, et l'ombre d'un 
bomme se dessina en noir sur la toile de sa tente. 

Le jeune homme contrarié d'être dérangé dans 
sa lecture, releva la tête avec humeur et regarda du 
côté de l'entrée de sa tente avec un froncement de 
sourcils qui ne promettait rien d'agréable à son 
malencontreux interrupteur. 

Mais à la vue de l'homme qui se tenait sur le . 
seuil appuyé sur un long rifle, en fixant sur lui 
deux yeux brillants comme des escarboucles, .le Jar 
guar contint avec peine un cri de surprise et 'fit un 
mouvement pour saisir les pistolets placés à portée 
de sa main sur la table. 

Cet homme que nous avons déjà eu l'occasion de 
présenter au lecteur dans une circonstance assez 
grave, n'avait, nous devons l'avouer, dans son 
aspect rien qui prévînt beaucoup en sa faveur. 



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LES FRANCS TIREURS* 209 

Ses regards farouches, sa physionomie dure ren- 
due plus sévère encore par sa longue barbe blan- 
che, sa taille haute, son accoutrement bizarre, 'tout 
en lui inspirait la répulsion et presque la crante. 

Le mouvement du Jaguar fit naître un sourire 
sinistre sur ses lèvres pâles. 

— A quoi bon chercher vos armes? dit-il d'une 
voix rauque en frappant de la paume de la main 
droite sur le canon de son rifle : si j ? avais eu l'in- 
tention de vous tuer, depuis longtemps déjà vous 
seriez mort. 

Le jeune homme fit opérer un mouvement de ro- 
tation à son équipai, qui le plaça face à face avec 
l'étranger. 

Les deux hommes s'examinèrent un instant avec 
l'attention la plus minutieuse. 

— M'avez-vous assez regardé? reprit enfin l'é- 
tranger. 

— Oui, répondit le Jaguar, maintenant dites-moi 
qui vous êtes, ce qui vous amène ici, £t comment 
vous êtes parvenu jusqu'à moi. 

«-*- Voilà bien des questions à la fois, cependant 
je tâcherai d'y répondre; qui je suis, nul ne le sait, 
il y a des moments où je l'ignore moi-mêtne : je 
suis un maudit et un réprouvé, rôdant dans le dé- 
sert comme une bête fauve en quête d'une proie; 
les Peaux-Rouges dont je suis l'ennemi implacable 
«t auxquels j'inspire une terreur superstitieuse, me 
nomment le Kiéin-Stomanni ces renseignements 
vous suffisent-ils? 

— Quoi, s'écria le jeune homme, au comble de 
la surprise, ce Seal peur-Blanc... ? 

— C'est moi, répondit tranquillement l'étranger 

12, 



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210 LES FRANCS TIREURS. 

on me désigne aussi quelquefois sous le nom du 
Jans-Pitié. 

Tout cela avait été dit par le vieillard de ce ton 
Monotone et rauque, particulier aux hommes qui, ' 
privés depuis longtemps de la société de leurs sem- 
blables, ont été astreints à un silence forcé, et pour 
lesquels la parole est presque devenue un travail. 

Le Jaguar fit un geste de répulsion à l'aspect de 
cet homme sinistre, dont la lugubre réputation était 
parvenue jusqu'à lui avec son auréole sanglante. 

Sa mémoire lui rappela immédiatement tous les 
traits de férocité et de cruauté imputés à cet homme, 
et ce fut sous l'impression de ce souvenir qu'il lui 
dit avec un accent de dégoût qu'il ne se donna pas 
la peine de cacher : 

— Qu'y a-t-il de commun entre vous et moi? 
Le vieillard sourit d'un air railleur. 

— Dieu, répondit-il, rattache tous les hommes les 
uns aux autres par des liens invisibles qui les font 
solidaires les uns des autres ; il l'a voulu ainsi, dans sa 
suprême sagesse, afin de rendre les sociétés possibles. 

En entendant cet étrange solitaire citer le nom de 
Dieu, et émettre une si singulière proposition, le 
Jaguar sentit son étonnement redoubler. 

— Je ne discuterai pas avec vous, reprit-il ; cha- 
cun dans ïa vie suit la voie que lui a tracé le sort, il 
ne m'appartient de vous juger ni en bien ni en mal ; 
.seulement, je crois avoir le droit de dénier toute so 
5darité avec vous, quels que soient vos sentiments 
pour moi et les motifs qui vous ont amené ici ; 
jusqu'à présent nous sommes demeurés étrangers 
l'un à l'autre, je désire qu'il continue d'en être ainsi. 

— Qu'en savez-vous ? Quelle certitude avez-vous 



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LES FRANCS TIREURS. 21 1 

que cette fois soit la première qui nous ait mis face 
à face? L'homme ne peut pas plus répondre du 
passé que de l'avenir, l'un et l'autre sont dans les 
mains d'un plus puissant que lui, de Celui qui juge " 
immédiatement les actions et pour lequel il n'y a 
qu'un poids et qu'une mesure : Dieu, enfin. 

— Je m'étonne, répondit le Jaguar intéressé mal- 
gré lui, que le nom de Dieu se trouve si souvent sur 
vos lèvres. 

— Parce qu'il est profondément gravé dans mon 
cœur, répondit le vieillard avec une teinte de sombre 
tristesse qui répandit un voile de mélancolie sur ses 
traits austères. Vous avez dit vous-même que vous 
ne vouliez pas me juger ; conservez de moi la mau- 
vaise impression que vous ont laissée des récits 
peut-être mensongers; peu m'importe l'opinion 
des honomes, je ne reconnais d'autre juge de mes 
actions que ma conscience. 

— Soit ; maintenant permettez-moi de vous faire 
observer que le temps s'écoule rapidement, que la 
nuit s'avance, que de sérieuses occupations me ré- 
clament et que»j'ai besoin d'être seul. 

— En un mot, vous me mettez à la porte ; mal- 
heureusement, il ne me plaît pas, quant à présent, 
d'accéder à votre désir, ou, si vous le préférez,, 
d'obéir à votre ordre; je veux d'abord répondre à 
toutes vos questions, puis, si vous l'exigez encore, je 
me retirerai. 

— Cette obstination de votre part pourrait, pre- 
nez-y garde, avoir pour vous des conséquences fu- 
nestes.. 

— Pourquoi menacer celui qui ne nous insulte 
pas? répondit le vieillard toujours impassible; 



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212 LES FRANCS TIREURS. 

croyez-vous donc que ce soit pour rien que je me 
sais dérangé ? Non, non ; de sérieux motifs m'a- 
mènent auprès de vous, et je me trompe fort, ou 
ce temps que maintenant vous regrettez de m'ac- 
corder, vous reconnaîtrez bientôt que vous ne 

! pouviez mieux faire que de l'employer à m'en- 

4? tendre. 

Le Jaguar haussa les épaules avec impatience; il 
lui répugnait d'user de violence envers un homme 
qui, après tout, n'était pas sorti vis-à-vis de lui des 
bornes de la plus stricte politesse, et puis malgré 
lui une espèce de pressentiment secret l'avertissait 
que la visite de ce vieillard singulier lui serait 
utile. 

— Parlez donc, lui dit-il, au bout d'un instant, 
du ton d'un homme qui se résigne à subir une 
chose qui lui déplaît, mais à laquelle il ne peut se 
soustraire, seulement soyez bref. 

— Je n'ai pas assez l'habitude de la parole pour 
me plaire à faire de longs discours, répondit le 
Scalpeur ; je ne dirai que les choses strictement in- 
dispensables pour être bien compris de vous., 

— Faites donc sans plus de préambules. 

— Soit. Je reviens maintenant à la seconde 
question que vous m'avez adressée ; vous m'avez 
demandé quelle raison m'amenait ici. Je vous le 
dirai bientôt, mais je répondrai d'abord à votre 
troisième question : comment je suis parvenu 
jusqu'à vous, 

— En effet, s'écria le Jaguar, cela me semble 
extraordinaire 1 

■* - Pas aussi extraordinaire que vous le sup- 
posez : je pourrais vous dire que je suis un trop 



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LES FRANCS TIREURS. 213 

vieux routier des prairies pour ne pas mettre en 
défaut les sentinelles les plus vigilantes ; je préfère 
vous avouer la vérité, elle vous sera plus profitable. 
Vous avez confié cette nuit la garde de votre camp 
à des chiens apacbes, qui au lieu de veiller, comme 
ils s'y s 00 * en g a gés» se sont endormis à leur poste, si 
bien que le premier venu peut s'introduire, comme 
bon lui semble, dans vos lignes, et cela est si vrai, 
qu'il y a à peine deux heures, une troupe de huit 
individus a traversé votre camp dans toute sa lon- 
gueur, et est entrée dans l'hacienda sans que per- 
sonne ait cherché à s'y opposer. 

— Vive Diosl s'écria le Jaguar en se levant 
blême de colère, est-il donc possible qu'il en soit 
ainsi? 

— J'en suis la preuve, il me semble, répondit 
simplement le vieillard. 

Le jeune homme saisit ses pistolets et fit un 
brusque mouvement pour s'élancer au dehors, l'é- 
tranger le retint. 

— A quoi bon, lui dit-il, soulever une querelle 
avec vos alliés? C'est un fait accompli, mieux vaut 
en subir les conséquences ; seulement que cela vous 
serve de leçon pour prendre une autre fois mieux 
vos précautions. 

— Mais ces hommes qui ont traversé le camp? 
reprit le Jaguar d'une voix saccadée. 

— Vous n'avez rien à redouter d'eux, ce sont de 
pauvres diables de chasseurs qui probablement 
cherchaient un refuge pour les deux femmes qu'il 
-emmenaient au milieu d'eux. 

— Deux femmes ? 

— Oui, une blanche et une indienne; bien 



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214 LES FRANCS TIREURS. 

qu'elles fussent habillées en homme, je les aï re- 
connues d'autant plus facilement que depuis long- 
temps déjà je les surveillais. 

— Ah? fit le Jaguar d'un air pensif, connaissez- 
vous quelqu'un de ces chasseurs ? 

— Un seul, qui est, je crois, le tigrero de cette 
'^Hcienda. 

— Tranquille! s'écria le Jaguar avec une expres- 
sion impossible à rendre. 

— Oui. 

— Alors l'une de ces deux femmes est sa fille 
Carméla? 

— Probablement. 

J — Ainsi elle se trouve maintenant au Mezquite ? 

— Oui 

— Ohl s'écria-t-il avec explosion, il faut à tout 
prix que je m'empare de cette hacienda maudite, 

— C'est justement ce que je viens vous proposer, 
dit paisiblement le Scalpeur. 

Le jeune homme fit un pas en avant. 

— Hein! reprit-il, que dites- vous? 

— Je dis, répondit du même ton le vieillard, que 
fi viens vous proposer de vous emparer de l'ha- 
cienda. 

— Vous ? 

— Moi. 

— C'est impossible. 

— Pourquoi donc? 

Parce que, reprit le Jaguar avec agitation, 

l'hacienda est bien fortifiée ; elle est défendue par 
une garnison nombreuse et brave, commandée par 
an de* meilleurs officiers de l'armée mexicaine,^ et, 
depuk. dix-sept jours que j'ai investi ces murailles 



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LES FRANCS TIREURS. 215 

maudites, je n'ai pu, malgré tous mes efforts, faire 
un pas en avant. 

— Tout cela est vrai. 

— Eh bien? 

— Eh ! bien je vous réitère ma proposition. 

— Mais comment ferez-vous? 

— Cela me regarde. 

— Ceci n'est pas une réponse? 

— Je ne puis vous en faire d'autre. 

— Cependant? 

— Là où la force n'aboutit à rien, il faut employer 
la ruse; cet avis n'est-il pas le vôtre? 

— Oui ; mais encore faut-il avoir entre les maina 
les moyens nécessaires. 

— Ces moyens, je les ai. 

— Pour nous emparer de l'hacienda? 

— Je vous introduirai dans l'intérieur, le reste 
vous regarde. 

— Oh ! une fois dedans, je n'en sortirai plus. 

— Ainsi, vous acceptez? 

— Un moment. 

— Vous hésitez? 

— J'hésite. 

— Lorsque je vous offre une réussite imprévue ? 

— Pour cela même. 

— Je ne vous comprends pas. 

— Je vais m'expliquer. 

— Soit. 

— Il n'est pas admissible que ce soit seulement 
par intérêt pour moi ou pour la cause que je sers que 
vous soyez venu me faire une semblable proposi- 
tion? 

— Peut-être. 



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210 LES FRANCS TIRBDRS. 

— Jouons cartes sur table. Quel que soit du reste 
votre caractère, vous avez une manière de voir les 
choses qui vous rend fort indifférent aux chances 
bonnes ou mauvaises de la lutte engagée en ce mo- 
ment dans ce malheureux pays. 

— Vous êtes dans le vrai. 

— N'est-ce pas ? Peu vous importe que le Texas 
soit indépendant ou esclave. 

— Je l'admets. 

— Vous avez donc une autre raison pour agir ainsi 
que vous le faites ? 

— On a toujours une raison. 

— Parfaitement; eh bien ! c'est ceUe raison que 
je veux connaître. 

— Et si je refuse de vous la dire? 

— Je n'accepte pas Votre proposition. 

— Vous aurez tort. 

— C'est possible. 

— Réfléchissez. 

— C'est tout réfléchi. 

Il y eut un instant de silence ; ce fut le vieillard 
qui le rompit. 

— Vous êtes un enfant soupçonneux et entêté, lui 
dit-il, qui, par un sentiment de loyauté mal entendu, 
risquez de perdre une occasion que peut-être vous 
ne retrouverez jamais. 

— J'en courrai le risque ; je veux être franc avec 
vous : je ne vous connais que sous de fort mauvais 
rapports, votre réputation est exécrable, rien ne me 
prouve que sous le prétexte de me servir vous n'ayez 
pas l'intention de me tendre un piège. 

Le visage pâle du vieillard se couvrit d'une rou- 
geur subite à ces rudes paroles, un frisson nerveux 



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LES FRANCS TIREURS. 217 

agita tons ses membres; mais, par un effort violent, 
il parvint à maîtriser l'émotion qu'il éprouvait, et, 
au bout de quelques instants, il répondit d'une voix 
calme mais dans laquelle restait encore un peu de la 
tempête qui grondait sourdement au fond de son 
cœur. 

— Je vous pardonne, dit-il ; vous deviez me parler 
ainsi que vous l'avez fait, je ne puis vous en vouloir. 
Le temps s'écoule, il est près d'une heure du matin ; 

- bientôt il sera trop tard pour exécuter le hardi pro- 
jet que j'ai formé; je n'ajouterai qu'un mot : réflé- 
chissez avant de me répondre, car de cette réponse 
dépendra ma résolution. Le motif qui me pousse à 
vous offrir de vous introduire dans l'hacienda m'est 
tout personnel, il ne vous touche ni ne vous regarde 
en rien. 

— Mais quelle garantie me donnez-vous de la sin- 
cérité de vos intentions? 

Le vieillard fit un pas en avant, redressa sa haute 
taille, et d'une voix empreinte d'un accent de majesté 
suprême : 

— Ma parole, dit-il, la parole d'un homme qui, 
quoi qu'on rapporte sur son compte, n'a jamais 
failli à ce qu'il se doit lui-même ; je vous jure sur 
l'honneur, en présence de ce Dieu devant lequel 
vous et moi nous comparaîtrons peut-être bientôt, 
que mes intentions sont pures et loyales, sans aucune 
arrière-pensée de trahison. Maintenant, répondez, 
que résolvez-vous î 

En prononçant ces paroles, l'attitude du vieillard, 
ses gestes, son visage même étaient empreints de 
tant de noblesse et de grandeur qu'il semblait trans- 
figuré. 



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218 LES FRANCS TIREURS. 

Malgré lui, le Jaguar se sentit ému, il fut séduit 
et entraîné par cet accent qui lui parut venir du 
cœur. 

— J'accepte, dit-il d'une voix ferme. 

— J'y comptais, répondit le vieillard ; chez les 
natures jeunes et généreuses, les bons sentiments 
trouvent toujours de l'écho. Vous ne vous repentirez 
pas de la confiance que vous m'accordez. 

— Voilà ma main, dit le jeune homme avec en- 
traînement serrez-la sans crainte, c'est celle d'un 
ami. 

— Merci, réponditle vieillard, tandis qu'une larme 
brûlante perlait à ses paupières ; cette parole me paie 
de bien des souffrances et de bien des douleurs. 

— Maintenant, expliquez-moi votre projet. 

C'est ce que je vais faire en deux mots ; seule- 
ment, avant que nous débattions le plan que nous 
adopterons, faites sans bruit rassembler trois ou 
quatre cents hommes afin que nous puissions nous 
mettre en marche aussitôt que nous nous serons en- 
tendus. 

— Vous avez raison. 

— Je n'ai pas besoin de vous conseiller la pru- 
dence; il faut que vos hommes se réunissent dans le 
plus grand silence. Ne prenez pas de Peaux-Rouges 
avec vous, ils vous seraient plus nuisibles qu'utiles. 
Je ne tiens pas à être vu d'eux, vous savez que je suis 
leur ennemi. 

— Soyez tranquille, j'agirai comme vous le dé- 
sirez. 

Le Jaguar sortit, son absence dura un quart 
d'heure à peine ; pendant ce temps le Scalpeur-Blanc 
demeura immobile au milieu de la tente, appuyé 



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LES FRANCS TIREURS. 219 

d'un air pensif sur le canon de son rifle, dont la 
crosse reposait à terre. 

Bientôt on entendit au dehors comme un impercep- 
tible bourdonnement d'abeilles dans la ruche. C'é- 
tait le camp qui s'éveillait. 

Le Jaguar rentra. 

— Maintenant, dit -il, les ordres sont donnés ; 
avant un quart d'heure, quatre cents hommes auront 
pris les armes. 

— C'est plus de temps qu'il ne nous en faut pour 
ce que j'ai à vous dire ; mon plan est des plus sim- 
ples, et, si vous le suivez de point en point, nous en- 
trerons dans l'hacienda sans coup férir; écoutez-moi 
avec attention. 

— Parlez. 

Le vieillard approcha un équipai de la table de- 
vant laquelle se tenait le Jaguar, s'assit, plaça son 
rifle entre ses jambes et commença. 

— Il y a fort longtemps que je connais l'hacienda 
del Mezquite, dit-il. A la suite d'événements trop 
longs à vous raconter et qui ne vous intéresseraient 
que médiocrement, je fus pendant près d'un an un 
de ses habitants en qualité de mayordomo. A cette 
époque, le père du propriétaire actuel vivait encore, 
pour certaines raisons, il avait en moi la plus grande 
confiance. Vous savez que lorsqu'à l'époque de la 
conquête les Espagnols construisirent ces haciendas, 
ils en firent plutôt des forteresses que des fermes, 
contraints qu'ils étaient de se défendre presque cha- 
que jour contre les agressions des Peaux-Rouges ; 
or, il faut que vous sachiez que dans toute forteresse 
il existe une porte masquée, une sortie secrète qui, 
au besoin, sert à la garnison, soit pour recevoir des 



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220 LES FRANCS TIREURS. 

secours en vivres ou en hommes, soit pour évacuer 
la place, si elle est serrée de trop près. 

— Oh I s'écria le Jaguar en se frappant le front, 
l'hacienda posséderait-elle une de ces sorties ? 

— Patience, laissez-moi continuer. 

— Mais, reprit le jeune homme, regardez : voilà 
le plan détaillé du Mezquite fait par un homme dont 
la famille l'habite de père en fils depuis trois gêné- 
tions, et rien de pareil n'y est marqué. 

Le vieillard jeta un regard indifférent sur le plan 
que lui montrait le jeune homme. 

— Parce que, reprit-il, ce secret n'est ordinaire- 
ment connu que par le propriétaire seul de l'hacien- 
da, mais laissez-moi finir. 

— Parlez 1 parlez ! 

— Ces sorties, si utiles à l'époque de la conquête, 
finirent avec le temps, et grâce à la longue paix qui 
régnadanslepays, par être complètement négligées ; 
puis, peu à peu, comme elles ne servaient plus à 
rien, le souvenir s'en perdit totalement, et je suis 
convaincu que la plupart des hacienderos, aujour- 
d'hui , ignorent l'existence de ces portes secrètes 
dans leurs habitations; le propriétaire du Mezquite 
est du nombre. 

— Qu'en savez-vous ? peut-être la porte est-elle 
bouchée ou du moins défendue par un fort détache- 
ment. 

Le vieillard sourit. 

— Non, dit-il, la porte n'est pas bouchée, nul dé- 
tachement ne la garde. 

— Vous en êtes certain? 

— Ne vous ai-je pas dit que depuis quelques jours 
je rôde aux environs? 



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LES FRANCS TIREURS» 221 

— Je ne me le rappelle pas. 

— J'ai voulu m* assurer de l'existence de cette 
porte, qu'un hasard fortuit m'avait fait découvrir au- 
trefois. 

— Eh bien ? 

— Eh bien ! je l'ai cherchée, je l'ai retrouvée et 
je l'ai ouverte. 

— ViveDios! s'écria le Jaguar avec joie, l'hacienda 
est à nous, alors ! 

— Je le crois, à moins d'une fatalité ou d'un mi- 
racle, deux choses aussi improbables Tune que 
l'autre. 

— Mais où est-elle placée, cette porte ? 

— Comme toujours, dans l'endroit où il est le 
moins possible d'en soupçonner l'existence. Regar- 
dez, ajouta-t-il en se penchant sur le plan : l'hacien- 
da, construite sur une hauteur, est exposée, en cas 
d'un long siège, à voir ses norias se tarir, n'est-ce 
pas? 

— Oui. 

— Fort bien. La rivière de ce côté passe au pied 
des rochers au sommet desquels s'élèvent ses mu- 
railles. 

— Oui, oui, dit le jeune homme qui suivait avide- 
ment les indications que donnait le viellard. 

— Jugeant avec raison, reprit-il, que de ce coté 
l'hacienda était imprenable, vous vous êtes contenté 
d'établir sur le bord de la rivière quelques postes 
chargés de surveiller les mouvements de l'ennemi. 

— Toute fuite de ce côté est impossible pour la 
garnison, d'abord à cause de la hauteur des murail- 
les, et puis ensuite à cause delà rivière qui lui forme 
un fossé naturel. 



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222 LES FRANCS TIREURS. 

— Eh bien I c'est justement dans ces rochers, 
presque au niveau de l'eau, que se trouve la porte 
par laquelle nous nous introduirons ; elle s'ouvre au 
fond d'une grotte naturelle dont l'entrée est telle- 
ment obstruée par les plantes grimpantes, que du 
rivage opposé il est impossible d'en soupçonnerl'exis- 
tence. 

— Enfin ! s'écria le Jaguar, cette redoute, qui jus- 
qu'à présent a constamment été un des anneaux de 
la lourde chaîne rivée sur le Texas, sera donc de- 
main une des plus solides barrières de son indépen- 
dance. Que Dieu soit loué, lui qui a permis qu'un 
aussi éclatant triomphe couronnât nos efforts ! 

— J'espère vous voir maître de la place avant le 
lever du soleil. 

— Dieu vous entende I 

— Maintenant, nous partirons quand vous voudrez. 

— Tout de suite, tout de suite. 
Us sortirent de la tente. 

D'après les ordres du Jaguar, John Davis avait 
fait éveiller quatre cents hommes choisis parmi les 
plus résolus et les plus adroits tireurs des partisans 
texiens réunis en ce moment devant la place. 

Ils étaient rangés à quelques pas de la tente, im- 
mobiles et silencieux. Leurs rifles, dont les canons 
étaient bronzés, afin de ne pas jeter d'éclairs dénon- 
ciateurs aux reflets des rayons de. la lune, étaient 
posés en faisceaux sur le sol. 

Les officiers formaient un groupe à part. Ils cau- 
saient entre eux à voix basse avec une certaine ani- 
mation, ne comprenant rien à l'ordre qu'ils avaient 
reçu et ne sachant pas pour quelle raison leur chef 
les avait fait éveiller. 



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LES FRANCS TIREURS. 223 

Le Jaguar s'avança vers eux. 

A son approche, les officiers s'écartèrent à droite 
et à gauche. Le jeune homme, suivi du Scalpeur, 
entra dans le cercle qui se referma aussitôt. 

John Davis, en apercevant le vieillard qu'il re- 
connut aussitôt, poussa un cri de surprise étouffé. 

— Caballeros, dit le Jaguar à voix basse, nous al- 
lons tenter un coup de rnain qui, s'il réussit, nous 
rendra maîlres de l'hacienda presque sans coup 
férir. 

Un murmure d'étonnement parcourut comme un 
frisson les rangs des officiers. 

— Une personne en laquelle j'ai la plus entière 
confiance, continua le Jaguar, m'arévélé l'existence 
d'une porte secrète ignorée de la garnison, qui nous 
donnera accès dans la place. Que chacun de vous 
prenne le commandement de son détachement. No- 
tre marche doit être sourde comme celle des guer- 
riers indiens sur le sentier de la guerre. Vous m'a- 
vez bien compris, je compte sur votre concours. Le 
mot d'ordre sera, en cas de séparation, Texas y li- 
bertad. A vos postes. 

Le cercle se rompit, et chaque officier alla se pla- 
cer en serre-file au poste qu'il devait occuper. 
John Davis s'approcha alors du Jaguar. 

— Un mot , lui dit-il, en se penchant à son 
oreille. 

— Parlez. 

— Savez- vous quel est cet homme qui se tient là 
près de vous ? 

— Oui. 

— Vous en êtes sûr? 

— C'est le Scalpeur-Blanc. 



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22ft LES FRANCS TIREURS* 

— Et vous vous fiez à lui? 

— Entièrement. 
L'Américain hocha la tête. 

— Est-ce lui qui vous a révélé l'existence de la 
porte par laquelle nous devons entrer? 

— Oui. 

— Prenez garde. 

A son tour, le Jaguar haussa les épaules. 

— Vous êtes fou, dit-il. 

— Hum ! c'est possible , reprit John, mais c'est 
égal, je le surveillerai. 

— A votre aise. 

— Voyons, venez. 

L'Américain le suivit en jetant sur le vieillard un 
dernier regard de soupçon. 

Celui-ci n'avait paru nullement s'occuper de cet 
aparté ; indifférent en apparence à ce qui se passait 
autour de lui, il attendait, tranquillement appuyé 
sur son rifle, qu'il plût au Jaguar de donner l'ordre 
de départ. 

Enfin le mot marche I circula de rangs en rangs 
et la colonne s'ébranla. 

Ces hommes, habitués pour la plupart aux lon- 
gues courses du désert, posaient si légèrement les 
pieds sur le sol qu'ils semblaient glisser comme des 
fantômes, tant leur marche était silencieuse. 

En ce moment, comme si le ciel eût voulu se 
metlre de la partie, un immense nuage noir s'éten- 
dit sur la voûte céleste et intercepta les rayons de la 
lune, substituant presque sans transition une obs- 
curité profonde à la clarté qui régnait auparavant, 
et la colonne disparut dans les ténèbres. 

A quelques pas en avant du gros de la troupe, 



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* LES FRANCS TIREURS. 225 

marchaient côte à côtelé Jaguar, le Scalpeur-Blanc 
€t John Davis. 

— Bravo, murmura le jeune homme , tout nous 
favorise. 

— Attendons la fin grommela l'Américain, dont 
les soupçons, loin de diminuer, ne faisaient au con- 
traire qu'augmenter d'instant en instant. 

Cependant au lieu de sortir du camp du côté de 
l'hacienda dont la sombre silhouette se dessinait si- 
nistre et menaçante au sommet de la colline, le Scal- 
peur fit faire un long circuit à la colonne qui côtoya 
les derrières du camp. 

Le plus profond silence régnait dans la plaine, le 
camp et l'hacienda semblaient dormir, pas une lu- 
mière ne luisait dans l'ombre, on aurait cru en 
voyant un calme aussi profond que la plaine était 
déserte, mais ce calme factice renfermait dans ses 
flancs une tempête terrible prête à éclater au pre- 
mier signal. 

Ces hommes qui marchaient à pas de loups, son- 
dant les ténèbres autour d'eux et le doigt placé sur 
la détente du rifle, sentaient battre leurs cœurs 
d'impatience d'en venir aux mains avec leurs enne- 
mis. 

Singulière coïncidence , étrange fatalité qui fai- 
sait à la même heure, pour ainsi dire au même mo- 
ment, tenter une double surprise par les assiégeants 
et les assiégés et lançait à l'aveuglette les uns con- 
tre les autres des hommes qui chacun de leur côté 
.s'avançaient avec l'espoir d'une réussite certaine, 
et convaincus qu'ils allaient surprendre endormis 
les ennemis trop confiants qu'ils brûlaient d'égor- 
ger. 

13 



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228 LES FRANCS TIREURS. 

Aussitôt sortis du camp les insurgés se rappro- 
chèrent des bords de la rivière, dont les rives gar- 
nies d'épais buissons et de plantes aquatiques leur 
auraient offert, même en plein jour, un abri certain 
contre les Mexicains. 

Arrivée à une demi -lieue environ des retranche- 
ments, la colonne s'arrêta; le Scalpeur-Blanc s'a- 
vança seul de quelques pas en avant, puis il rejoi- 
gnit le Jaguar. 

— C'est ici que nous devons traverser la rivière, 
lui dit-il ; il y a un gué, les hommes n'auront de 
l'eau que jusqu'à la ceinture. 

Et donnant l'exemple, le vieillard descendit le 
premier dans le lit de la rivière. 

Les autres suivirent immédiatement; ainsi que 
l'avait annoncé le Scalpeur, les soldats n'avaient de 
l'eau que jusqu'à la ceinture. 

Ils passèrent sur trois de front, et en serrant les 
rangs afin de refouler le courant assez fort, qui sans 
ces précautions aurait pu les entraîner. 

Dix minutes plus tard toute la troupe se trouvait 
réunie dans l'intérieur de la grotte au fond de la- 
quelle s'ouvrait la porte secrète. 

— Le moment est venu, dit alors le Jaguar , de 
redoubler de prudence; évitons, si cela est possible, 
l'effusion du sang ; que pas un mot ne soit pro- 
noncé, pas un coup de rifle tiré sans mon ordre, il 
y va de la vie; puis se tournant vers le Scalpeur- 
Blanc 

— Maintenant, lui dit-il d'une voix ferme 9 ou- 
vrez la porte ! 

11 y eut alors un moment d'anxiété suprême pour 
les insurgés, qui attendaient en frémissant d'impa- 



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LES FRANCS TIREURS. 227 

tience la chute du frêle obstacle qui les séparait de 
leurs ennemis. 



XV 



COUP DE FOUDRE. 

Nous retournerons maintenant à l'hacienda. 

Le colonel et le mayordomo étaient descendus 
dans le patio, où ils avaient trouvé réunis les cent 
cinquante hommes choisis pour l'exécution de la 
surprise que le colonel se proposait de tenter con- 
tre le camp des rebelles. 

Tranquille, suivant l'ordre qu'il en avait reçu, 
après s'être assuré que Carméla dormait d'un som- 
meil paisible et réparateur, s'était hâté d'avertir le 
Cœur- Loyal et le Cerf-Noir de ce que le Colonel at- 
tendait d'eux. 

Les deux hommes avaient immédiatement suivi 
leur ami dans le patio où déjà les soldats étaient 
réunis. 

Le colonel partagea sa troupe en trois détache- 
ments de cinquante hommes chacun ; il prit le com- 
mandement du premier, gardant avec lui le Cana- 
dien ; don Félix ayant le Cœur-Loyal pour guide eut 
le commandement du second, et le troisième déta- 
chement, à la tête duquel fut placé un capitaine, 
vieux soldat plein d'expérience, devait être dirigé 
parle Cerf -noir. 

Ces dispositions prises, le colonel donna l'ordre 
du départ. 



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22fc LES FRANCS TIREURS. 

Les trois détachements se séparant aussitôt quit- 
tèrent l'hacienda par trois portes différentes. 

Le plan du colonel était on ne peut plus simple : 
descendre sans être entendu jusqu'au camp des re- 
belles, y entrer par trois côtés différents et y mettre 
le feu à trois places à la fois ; puis, profitant du dé- 
sordre et du tumulte occasionnés par cette surprise, 
se ruer sur les rebelles, aux cris de Viva Mejico I les 
empêcher de se rallier ou d'éteindre l'incendie, en 
massacrer le plus possible, puis opérer en bon or- 
dre la retraite vers l'hacienda. 

Au moment où les Mexicains quittèrent l'hacienda 
il leur arriva ce qui arrivait aux insurgés qui, au 
même instant, sortaient de leur camp, c'est-à-dire 
qu'ils furent soudain enveloppés par d'épaisses té- 
nèbres. 

Le colonel se pencha alors vers Tranquille, auquel 
il dit d'un ton de bonne humeur : 

Ceci est de bon augure pour la réussite de notre 
expédition. 

Le Jaguar disait à peu près la même chose au Scal- 
peur-Bianc, presque à la même minute. 

Les trois détachements descendirent silencieuse- 
ment la colline, marchant en file indienne, et pre- 
nant le plus grand soin d'étouffer le bruit de leurs 
pas sur le sol. 

Arrivés à une certaine distance des retranche- 
ments texiens, ils s'arrêtèrent d'un commun accord 
pour reprendre haleine, comme des tigres qui, au 
moment de se jeter sur la proie qu'ils convoitent, se 
replient et se pelotonnent avant de s'élancer, afin 
de prendre un vigoureux élan, 

Les lignes exécutèrent une conversion sur place, 



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LES FRANCS TIREURS. 229 

de façon à présenter un front de bandière assez 
étendu; puis chaque soldat s'allongea sur le sable, 
et au signal murmuré à voix basse par les guides, ils 
commencèrent à ramper comme des reptiles dans les 
hautes herbes, se frayant un passage à travers les 
buissons, s'avançant en droite ligne devant eux et 
franchissant les obstacles sans jamais les tour- 
ner. 

Nous avons dit que le Scalpeur-Blanc, dans l'in- 
ention sans doute de donner une plus grande sécu- 
rité à la garnison du Mezquite et afin de lui persua- 
der que tout était tranquille au camp, s'était opposé 
à ce que les sentinelles apaches fussent éveillées, 
considérant leur vigilance comme à peu près in utile, 
dans la persuasion où il était que les Mexicains n'o- 
seraient quitter leurs lignes de défense et se hasar- 
der à prendre l'initiative d'une sortie. 

La direction que le vieillard avait donnée au déta- 
chement (fu'il guidait, en l'éloignant des approches 
de la forteresse, avait encore servi les projets du co- 
lonel , qui, sans cela, auraient probablement été 
déjoués. 

Cependant, le chasseur canadien était trop pru- 
dent et trop accoutumé aux ruses des guerres in- 
diennes pour ne pas s'assurer premièrement qu'il 
n'avait aucun piège à redouter. 

Aussi, arrivé à une quinzaine de pas environ des 
épaulements, il fit faire halte, puis se glissant com- 
me un serpent à travers les broussailles et les arbres 
morts qui jonchaient le sol en cet endroit, il poussa 
une reconnaissance en avant. 

Le Cœur-Loyal et le Cerf-Noir, auquels avantde 
quitter l'hacienda il avait donné des instructions dé- 



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230 LES FRANCS TIREURS. 

taillées sur la manière dont ils devaient agir, exéca. 
tèrent la même manœuvre. 

L'absence des batteurs d'estrade fut longue, ou 
du moins parut telle à tous ces hommes impatients 
de bondir sur leurs ennemis et de commencer l'at- 
taque. 

Enfin Tranquille reparut, il était soucieux, ses 
sourcils étaient froncés, une sombre inquiétude sem- 
blait l'agiter. 

Ces indices n'échappèrent pas au colonel. 

— Qu'avez -vous? lui demanda-t-il ; est-ce que les 
rebelles ont pris l'éveil? avez-vous remarqué dans 
leur camp quelques signes d'agitation ? 

— Non, répondit-il, les regards obstinément cloués 
devant lui comme s'il eût voulu percer les ténèbres 
et en deviner les mystères, je n'ai rien vu, rien re- 
marqué, le calme le plus profond règne en appa- 
rence dans le camp. 

— En apparence, dites-vous? 

— Oui, car il est impossible que ce calme soit réel; 
les insurgés texiens sont, pour la plupart, de vieux 
chasseurs habitués aux rudes fatigues de la vie du 
désert. Que pendant la première partie de la nuit, ils 
ne se soient pas aperçus de l'apathique négligence 
des sentinelles apaches, à la rigueur je le com- 
prends, mais ce que je n'admets pas, ce que je ne 
puis admettre en aucune façon, c'est que dans le 
cours de la nuit entière, pas un de ces partisans aux- 
quels la prudence est si impérieusement recomman- 
dée, ne se soit réveillé pour visiter les postes et s'as- 
surer que tout était en ordre, le Jaguar surtout, cet 
homme dv, fer qui ne dort jamais et qui, quoique 
bien jeune encore, possède toute la sagesse et Tex- 



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LES FRANCS TIREURS. 231 

périence qui ne sont ordinaiiement l'apanage que 
des hommes qui ont dépassé le milieu de la vie. 

— Vous concluez de cela? 

— Je conclus que peut-être nous ferions mieux 
de ne pas pousser plus loin cette reconnaissance, et 
de regagner, en toute hâte, l'hacienda, car, ou je 
me trompe fort, ou cette nuit sombre cache dans ses 
flancs ténébreux de sinistres mystères qu'avant peu 
nous verrons s'accomplir et dont peut-être, si nous 
n'y prenons garde, nous serons les victimes. 

— D'après ce que vous me dites, répondit le co- 
lonel, je vois que vous me donnezplutôt l'expression 
de vos appréciations personnelles, que le résultat de 
faits importants que vous ayez pu voir pendant votre 
reconnaissance. 

— En effet, mon colonel, mais si vous me permet- 
tez de parler ainsi, je vous ferai observer que ces ap- 
préciations sont celles d'un hommepour lequel, grâce 
à son expérience, le désert n'a pas conservé de se- 
crets, etque ses pressentiments ontrarement trompé. 

— Oui, tout cela est juste, et peut-être devrais-je 
suivre votre conseil ; ma résolution a peut-être été 
prématurée, malheureusement il est trop tard main- 
tenant pour y revenir : retourner sur nos pas estim- 
possible, ce serait prouver à mes soldats que je me 
suis trompé, ce qui n'est pas admissible. Nous de- 
vons, coûte que coûte, subir les conséquences de 
notre imprudence, et pousser: en avant quoi qu'il ar- 
rive; seulement, nous redoublerons de prudence, 
et nous tâcherons d'accomplir notre projet sans trop 
nous aventurer. 

— Je suis à vos ordres, colonel, prêt à vous suivre 
partout où il vous plaira de me conduire. 



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232 LES FRANCS TIREURS. 

— En avant donc et à la grâce de Dieu ! dit réso- 
lument le jeune officier. 

L'ordre fut transmis à voix basse, et les soldats, que 
ce long colloque avait fort intrigués et qui redoutaient 
d'être contraints de retourner sur leurs pas, le reçu- 
rent avec joie et s'avancèrent avec une nouvelle ar- 
deur. 

La distance qui les séparait de l'épaulement fut 
bientôt franchie, et les retranchements furent esca- 
ladés sans qu'une seule des sentinelles apaches 
donnât l'éveil. 

Soudain de trois points différents du camp une 
immense gerbe de feu s'éleva en tourbillonnant 
vers le ciel, et les Mexicains s'élancèrent en courant 
aux cris de : Viva Mejicol sur lesinsurgésréveillés 
^n sursaut et qui, encore à peine éveillés, couraient 
ck et là sans rien comprendre à cet ouragan de 
flammes qui les enveloppait de toutes parts, et à ces 
cristerribles qui résonuaient comme un glas funèbre 
à leurs oreilles. 

Pendant près d'une heure la lutte fut un chaos, 
la fumée et le bruit enveloppaient tout. 

D'après la coutume américaine, lus insurgés avaient 
pour la plupart leurs femmes et leurs enfants avec 
€ux; aussi dès le premier moment le combat prit-il 
des proportions gigantesquenient horribles. 

La campagne étai t couverte d'une mêlée confuse 
de femmes égarées qui appelaient leurs maris ou 
leurs frères, de cavaliers apaches galopant au mi- 
lieu des piétons attérés, de tentes renversées d'où 
s'élevaient des cris d'enfants et des gémissements de 
blessés. 

Puis tout autour du camp une immense ligne de 



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LES FRANCS TIREURS» 233 

fumée bordait les flammes attisées parles Mexicains, 
qui bondissaient comme des bêtes fauves en pous- 
sant des hurlements terribles. 

Tous ces cris réunis formaient an chœur d'une 
horreur inexprimable, dont le retentissement s'é- 
tendait jusqu'à l'extrême limite de l'horizon, lu- 
gubre et triste comme celui d'une mer qui monte. 

Tels sont les résultats affreux des guerres civiles, 
qu'elles déchaînent et décuplent toutes les mauvai- 
ses passions des hommes ; alors ceux-ci mettent en 
oubli tout sentiment humain dans l'espoir d'attein- 
dre le but qu'ils ambitionnent, et poussent incessam- 
ment en avant sans se soucier si leurs pieds tré- 
buchent contre des ruines ou marchent dans le 
sang. 

Cependant, le premier mouvement de surprise 
passé, les insurgés commencèrent peu à peu à se 
rallier, malgré les efforts incessants des Mex icains, 
et la résistance s'organisa tant bien que mal. 

Le colonel Melendez avait atteint son but, la réus- 
site de son coup de main était complète, les pertes 
des Texiens en hommes et en munitions, immenses ; 
il ne voulut pas, avec aussi peu de monde qu'il en 
avait autour de lui, s'engager davantage dans ce 
camp en feu où l'on ne marchait que sous une voûte 
de flammes, risquant à chaque instant d'être atteint 
par les débris lancés des magasins à poudre qui 
sautaient les uns après les autres, avec un fracas 
horrible. 

Le colonel jeta un regard de triomphe sur les rui- 
nes fumantes amoncelées autour de lui et fit sonner 
définitivement la retraite. 

Les Mexicains s'étaient laissés entraîner dans tou- 



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234 LES FRANCS TIREURS, 

tes les directions par leur ardeur; quelques-uns, 
malgré les recommandations réitérées de leur chef, 
se trouvaient déjà trop loin pour qu'il leur fut pos- 
sible de reprendre aussitôt leurs rangs. 

Il fallut les attendre. 

Le trois détachements se formèrent en demi- 
cercle, tiraillant contre les insurgés, qui profitaient 
du moment de répit que leur fournissait le hasard 
pour devenir à chaque instant plus nombreux. 

Ils reconnurent alors le petit nombre de leurs as- 
saillants et se ruèrent résolument contre eux. 

Les Mexicains, maintenant réunis, voulurent ef- 
fectuer leur retraite; mais à chaque instant leur po- 
sition se faisait plus difficile et menaçait de devenir 
critique. 

Les Texiens, toujours plus nombreux, la rage dans 
le cœur de s'être ainsi laissés surprendre et brûlant 
de se venger, pressaient vigoureusement les Mexi- 
cains qui, obligés de ne reculer que pas à pas et de 
faire continuellement face en arrière, étaient sur le 
point d'être débordés, malgré la résistance héroïque 
qu'ils opposaient aux assaillants. 

Le colonel Melendez, voyant le danger de la posi- 
tion, réunit autour de lui une quarantaine d'hommes 
résolus, et se mettant à leur tête, il se précipita sur 
les insurgés avec un élan irrésistible. 

Aussi sr/pris à leur tour de cette vigoureuse at- 
taque, à laquelle ils étaient si loin de s'attendre, 
les Texiens reculèrent et finirent par lâcher prise 
pour aller se reformer à quelques centaines de mètres 
en arrière, poursuivis l'épée dans les reins par le 
colonel. 

Cette heureuse diversion donaa le temps au gros 



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LES FRANCS TIREURS. 235 

des Mexicains de gagner du terrain, et lorsque les 
Texiens^ revinrent à Ja charge avec une nouvelle ar- 
deur, le moment propice était passé, et les Mexi- 
cains étaient définitivement à l'abri de toute in- 
sulte. 

— Vive Dios ! s'écria le colonel en rejoignant sa 
troupe, l'affaire a été chaude, mais l'avantage nous 
reste. 

— Je n'ai pas vu le Jaguar pendant toute l'action, 
murmura le Canadien. 

— En effet, reprit le jeune homme, c'est étrange. 

— Son absence m'inquiète, dit tristement le chas- 
seur ; j'aurais préféré qu'il fût là. 

— Où peut-il être? dit le colonel devenu subiter 
ment pensif. 

— Peut-être ne l'apprendrons-nous que trop tôt, 
répondit le Canadien avec un hochement de tête de 
mauvais augure. 

Tout à coup et comme si le hasard eût voulu 
donner raison aux tristes prévisions du chasseur 
s'éleva de l'hacienda une rumeur immense au milieu 
de laquelle on distinguait des cris de détresse mêlés 
au crépitement continu de la fusillade. Puis, une 
lueur sinistre s'éleva au-dessus du Mezquite qu'elle 
colora de reflets d'incendie. 

— En avant ! en avant 1 cria le colonel ; l'ennemi 
s'est introduit dans la place ! 

Du premier coup d'œil le jeune officier avait com- 
pris ce qui <*e passait, et la vérité s'était fait jour 
dans son esprit. 

Tous s'élancèrent vers l'hacienda dans l'intérieur 
de laquelle paraissait se livrer un combat acharné. 

Bientôt ils atteignirent les portes qui, heureuse- 



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23f LES FRANCS TIREURS. 

ment potrf eux- étaient encore an pouvoir de leurs 
compagnons, et ils se précipitèrent dans le patio. 

Là un spectacle terrible s'offrit à leurs yeux. 

Voilà ce qui s'était passé : 

Au moment où le Scalpeur-Blanc se préparait à 
faire sauter la porte avec le levier, la clameur pous- 
sée par les Mexicains en incendiant le camp des in- 
surgés, arriva jusqu'aux Texiens groupés dans la 
grotte. 

— Rayo de Dios ! s'écria le Jaguar, qu'est-ce que 
cela signifie ? 

— Probablement les Mexicains qui attaquent 
Votre camp, répondit tranquillement le vieillard. 

Le jeune chef lui jeta un regard de travers. 

— Nous sommes trahis, dit John Davis en armant 
un pistolet dont il dirigea le canon vers le vieil- 
lard. 

— Je commence à le croire, murmura le Jaguar 
en reprenant tous ses soupçons. 

— Par qui, demanda le Scalpeur-Blanc avec un 
sourire de mépris. 

— Par vous, by god 1 répondit rudement l'Amé- 
ricain. 

— Vous êtes fou ! dit le vieillard en haussant les 
épaules avec dédaiu, si je vous avais trahi, vous 
aurais-je conduit ici ? 

— C'est vrai ! fit le Jaguar ; mais cela est étrange, 
le bruit augmente. Les Mexicains massacrent sans 
doute nos compagnons, nous ne pouvons les aban- 
donner ainsi, il nous faut aller à leur secours. 

— N'en faites rien, s'écria vivement le Scalpeur. 
Hâtez-vous , au contraire, d'envahir la forteresse 
abandonnée sans doute de la plupart de ses défen- 



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LES FRANCS TIREURS, 237 

seurs ; vos compagnons, dès qu'ils se seront ralliés, 
suffiront pour repousser leurs agresseurs. 
Le Jaguar hésitait. 

— Que faire? murraura-t-il, d'un air indécis, ea 
jetant un regard interrogateur aux hommes qui se* 
pressaient autour de lui. 

— Agir sans perdre une minute, s'écria avec en-\ 
traînement le vieillard, et d'un coup vigoureusement 
appliqué il défonça la porte qui tomba en éclats sur 
le sol; voilà l'issue ouverte, reprit-il, reculerez- 
vous? 

— Non, non, s'écrièrent-ils avec élan, et ils s'en- 
gouffrèrent dans le souterrain béant devant eux. 

Ce souterrain formait un corridor assez large pour 
que quatre personnes pussent y marcher de front, et 
d'une hauteur suffisante pour qu'on ne fût pas con- 
traint de se baisser; il s'élevait en pente douce ; ce 
souterrain s'allongeait en nombreux détours qui en 
faisaient une sorte de labyrinthe. 

L'obscurité était complète, mais l'élan était donné, 
et l'on n'entendait d'autre bruit que celui de la respi- 
ration haletante de ces hommes, et de leurs pas 
pressés qui résonnaient sourdement sur le sol hu- 
mide qu'ils foulaient. 

Après vingt minutes environ d'une marche qui 
parut durer un siècle, la voix du Scalpeur s'éleva 
dans les ténèbres et prononça ce seul mot : Halte. 

Chacun s'arrêta. 

— C'est ici qu'il nous faut prendre nos dernières 
dispositions, continua le Scalpeur , mais d'abord 
laissez-moi vous procurer de la lumière afin que 
vous sachiez bien où vous êtes. 

Le vieillard, qui semblait doué du précieux pri- 



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239 LES FRAN CS TIREURS. 

vilége de voir dans les ténèbres , marcha pendant 
quelques instants dans diverses directions , rassem- 
blant sans doute les ingrédients nécessaires au feu 
qu'il voulait allumer, pu)S il battit le briquet, allu- 
ma un morceau d'amadou, et presque aussitôt une 
flamme brillante sembla jaillir du sol comme un 
phaFe magique, et éclaira suffisamment les objets 
pour qu'on pût facilement les distinguer. 

Le vieillard avait tout simplement allumé un feu 
de bois sec, probablement préparé à l'avance. 

Les Texiens regardèrent curieusement autour 
d'eux aussitôt que leurs yeux, d'abord éblouis parla 
flamme claire du feu, se furent accoutumés à la lu- 
mière. 

Ils se trouvaient dans une salle assez vaste, pres- 
que ronde, ressemblant assez à une crypte; les murs 
étaient hauts, et la voûte arrondie en forme de 
dôme. Le sol se composait d'un sable très-fin, très- 
sec et jaune comme de l'or. Cette salle semblait 
taillée dans le roc, car aucune apparence de maçon- 
nerie ne s'y laissait voir. 

Au fond, un escalier d'une vingtaine de marches, 
large et sans rampes, montait jusqu'à la voûte, où 
il se terminait, sans qu'il fût possible de distinguer 
s'il existait ou une trappe ou une ouverture quel- 
conque. 

Celte trappe existait sans doute, mais le temps 
en avait recouvert les jointures avec l'impalpable 
poussière qu'il émiette incessamment du granit le 
plus dur. 

Après avoir attentivement examiné la salle au 
moyen d'un tison enflammé, le Jaguar revint auprès 



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LES FRANCS TIREURS. 239 

du vieillard qui était demeuré immobile auprès du 
feu. 

— Où sommes-nous ici? lui demanda-t-il. 
Chacun tendit curieusement l'oreille afin d'en- 
tendre la réponse du Scalpeur. 

— Nous sommes, dit-il juste au-dessous du patio 
de l'hacienda ; cet escalier conduit à une ouverture 
que je vous indiquerai et qui débouche dans un cor- 
ral depuis longtemps abandonné, et dans lequel, 
en ce moment, se trouvent, je le crois du moins, 
les restes de la provision de bois de l'hacienda. 

— Bien, répondit le Jaguar, mais avant de nous 
risquer dans ce qui peut être un piège adroitement 
tendu, je ne serais pas fâché de visiter moi-même 
ce corral dont vous parlez, afin de voir par mes yeux 
et de m' assurer que les choses sont bien telles que 
vous le dites. 

— Je ne demande pas mieux que de vous y con- 
duire. 

— Merci, mais je ne vois pas trop comment nous 
ferons pour ouvrir le passage dont vous parlez sans 
occasionner un bruit qui nous attirera en un instant 
toute la garnison sur les bras, ce que je redoute ex- 
trêmement, car nous ne sommes guère commodé- 
ment placés pour combattre. 

— Que cela ne vous embarrasse pas, je me charge 
d'ouvrir la trappe sans produire aucun bruit. 

— Ceci vaut mieux, allons, car le temps presse. 

— C'est juste, venez. 

Les deux hommes se dirigèrent alors vers l'esca- 
lier. 

Arrivés au haut, le Scalpeur-Blanc appuya le 
sommet de sa tête contre la voûte, et après plusieurs 



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240 LES FRANCS TIREURS. 

efforts une dalle se souleva lentement, se déchaussa 
et retomba sans bruit au-dehors, livrant un passage ! 
assez grand pour que deux hommes pussent monter ! 
à la fois sans se gêner. 

Le Scalpeur-Blanc passa par cette ouverture; 
Vvm bond te Jeguar ae trouva aussitôt à ses côtés, 
le pistolet à la main, prêt à ljiï Lruler la cervelle au 
premier mouvement suspect. 

Mais bientôt il reconnut que le vieillard n'avait 
nullement l'intention de le trahir, et honteux des 
soupçons qu'il lui avait témoigné, il cacha ses ar- 
mes. 

Ainsi que le Scalpeur l'avait annoncé, ils se trou- 
vaient dans un corral abandonné , espèce de vastes 
hangars à ciel ouvert dans lesquels les Américains 
renferment leurs chevaux ; seulement le hangar était 
complètement vide. 

Le Jaguar s'approcha de la porte derrière laquelle 
il entendit une certaine rumeur de pas et de froisse- 
ments d'armes , et s'assura que rien n'était plus 
facile que de faire sauter cette porte qui tenait à 
peine. 

— Bien, murmura-t-il, vous m'avez tenu parole; 
merci. 

Le Scalpeur ne parut pas l'entendre ; ses yeux 
étaient tournés vers la porte avec une fixité étrange 
et ses membres tremblaient comme s'ils eussent été 
agités par un fort frisson de fièvre. 

Sans s'occuper plus longtemps à chercher la cause 
de l'émotion extraordinaire de sou vieux compa- 
gnon, le Jaguar courut à l'ouverture sur laquelle il 
se pencha. 
John Davis se tenait sur la première marche. 



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LES FRANCS TIREURS. 2/jt 

— Eh bien ? demanda-t-il. 

— Tout va bien, montez, pas le moindre bruit. 
Les quatre cents Texiens surgirent alors les uns 

après les autres du fond du souterrain. 

Au fur et à mesure qu'ils mettaient le pied sur la 
sol ils prenaient silencieusement leur rang. 

Lorsque tous furent arrivés dans le corral le Ja- 
guar rebattit la dalle, puis se tournant vers ses com- 
pagnons : 

— Toute retraite nous est enlevée, leur dit-il 
d'une voix basse mais parfaitement distincte, main- 
tenant ils nous faut vaincre ou mourir I 

Les insurgés ne répondirent pas^ mais leurs yeux 
lancèrent de si fulgurants éclairs que le Jaguar com- 
prit qu'ils ne reculeraient pas d'un £ouce. 

Ce fut un moment d'anxiété terrible que celui qui 
s'écoula pendant que le Scalpeur-Blanc forçait la 
porte. 

— En avant ! cria le Jaguar. 

Tous ses compagnons se ruèrent à sasuiteavec la. 
force irrésistible d'un torrent qui brise ses digues. 

Au contraire des Texiens dont le camp avait été 
si facilement envahi, les Mexicains ne dormaient pas, 
ils étaient, eux, parfaitement éveillés. 

D'après les ordres du colonel, aussitôt après qu'il 
avait quitté l'hacienda, toute la garnison avait pris 
les armes et s'était rangée dans le patio, afin, si be- 
soin était, de porter immédiatement secours au corps 
expéditionnaire. 

Cependant ils étaient si loin de s'attendre à être 
attaqués surtout de cette façon, que l'apparition su- 
bite de cette troupe de démons qui semblaient sur- 
gir de l'enfer leur causa une surprise et une terreur 



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?A2 LES FRANCS TIREURS. 

inouïes, et pendant quelque temps ce fut un désor- 
dre, un chaos et un tohu-bohu inexprimable. 

Les Texiens, profitant habilement de l'épouvante 
causée par leur présence, redoublèrent d'efforts 
pour mettre leurs ennemis dans l'impossibilité de 
tenter une plus longue défense. 

Mais renfermés dans une cour sans issue, l'im- 
possibilité même dans laquelle ils se trouvaient de 
fuir, rendit aux Mexicains le courage nécessaire 
pour se rallier et combattre courageusement. 

Serrés autour de leurs officiers qui les excitaient 
de la voix et de l'exemple, ils se résolurent à faire 
bravement leur devoir, et le combat enfin régularisé 
recommença avec un nouvel acharnement. 

Ce fut alors que le colonel Melendez et les sol- 
dats qui l'avaient suivi dans son expédition firent 
irruption dans la cour et par leur présence furent 
sur le point de rendre à leur parti la victoire qui lui 
échappait. 

Malheureusement ce secours venait trop tard. Les 
Mexicains, enveloppés de tous les côtés par les 
Texiens, furent contraints, après une résistance dés- 
espérée et des prodiges de valeur, de mettre bas les 
armes et de se livrer à la discrétion du vainqueur. 

Pour la second fois don Juan Melendez était pri- 
sonnier du Jaguar. 

Comme la première, ce n'était que vaincu par la 
fatalité plutôt que par son heureux ennemi qu'il s'é- 
tait vu contraint de briser son épée. 

Le premier soin du Jaguar, aussitôt qu'il fut maî- 
tre de la place, fut de donner des ordres sévères 
pour que l'ordre se rétablît et que les femmes ne 
fussent pas insultées* 



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LES FRANCS TIREURS. 24$ 

Les conditions imposées aux vaincus par le chef 
de l'armée texienne , furent les mêmes que celles 
que dans le principe il leur avait offertes. 

Les Mexicains, persuadés que les Texiens étaient 
des hommes plus d'à demi sauvages, furent agréa- 
blement surpris de cette mansuétude sur laquelle 
ils étaient loin de compter, et s'engagèrent sans hé- 
siter à observer scrupuleusement les conditions de la 
capitulation. 

La garnison mexicaine devait au lever du soleil 
quitter l'hacienda. 

À peine les préliminaires de la reddition de la 
place étaient-ils convenus entre les deux chefs, que 
tout à coup des cris perçants se firejt entendre dans 
les bâtiments occupés par les femmes. 

Presque aussitôt le Scalpeur-Blanc, dont pendant 
l'entraînement du combat on ne s'était pas occupé 
et qu'on avait perdu de vue, sortit de ces bâtiments 
portant jetée sur son épaule une femme dont la lon- 
gue chevelure traînait jusqu'à terre. 

Le vieillard avait le regard étincelant, l'écume k 
la bouche ; de la main droite il brandissait son rifle 
qu'il tenait par le canon, et reculait pas à pas comme 
un tigre aux abois devant ceux qui cherchaient vai- 
nement à lui barrer le passage. 

— Ma fille 1 s'écria Tranquille en se précipitant 
vers lui. 

11 avait reconnu Carméla. 

La pauvre enfant était évanouie, elle semblait 
morte. 

Le colonel et le Jaguar avaient eux aussi reconnu 
la jeune fille et s'étaient d'un commun accord élancés 
à son secours. 



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^t\!x LES FRANCS TIREURS. 

Le Scalpeur-Blanc, reculant pas à pas devant la 
nuée d'ennemis qui le cernaient, ne répondait pas 
une parole aux insultes qu'on lui prodiguait; il riait 
d'un rire nerveux et saccadé ; lorsqu'un assaillant 
s'approchait trop de lui, il levait sa terrible massue 
et l'imprudent roulait le crâne fracassé sur le sol. 

Les chasseurs et les deux jeunes gens, reconnais- 
sant l'impossibilité de frapper cet homme sans cou- 
rir le risque de blesser celle qu'ils voulaient sau- 
ver, se contentèrent de rétrécir peu à peu le cercle 
autour de lui afin de l'acculer dans un angle de la 
-cour où il leur serait possible de s'emparer de lui. 

Mais le féroce vieillard déjoua leurs calculs ; sou- 
dain il bondit en avant , renversa ceux qui s'oppo- 
saient à son passage et escalada avec une rapidité 
vertigineuse les degrés de la plate-forme. 

Arrivé là, il se retourna une dernière fois vers 
ses ennemis attérés, poussa un éclat de rire strident 
et s'élança par-dessus les remparts dans la rivière, 
emportant avec lui la jeune fille qu'il n'avait pas lâ- 
chée. 

Lorsque les témoins de cet acte inouï de démen- 
ce, revenus de la stupeur qu'il leur avait causée, 
s'élancèrent sur la plate-forme , ce fut vainement 
que leurs regards anxieux interrogèrent la rivière ; 
le3 eaux avaient repris leur limpidité habituelle. 

Le Scalpeur-Blanc avait disparu avec la malheu- 
reuse victime dont il s'était si audacieusement em- 
paré! 

C'était afin d'accomplir ce rapt inouï qu'il avait 
livré à l'armée texienne l'hacienda del Mezquite. 

Quel motif avait poussé cet homme étrange à cet 
acte inqualifiable ? 



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LES FRANCS TIREURS. 2Zj5 

Le mystère impénétrable qui enveloppait sa vie, 
rendait toute supposition impossible 1 



XVI 

LES CONSPIRATEURS, 

Plus heureux que les auteurs dramatiques, les ro- 
manciers n'étant assujettis à aucune règle de temps 
ou de lieu peuvent, à leur gré, transporter leur ac- 
tion et leurs personnages d'une contrée dans une 
autre, puis retourner à leur point de départ sans 
tenir compte du temps écoulé ou de l'espace par- 
couru, lisant donc à notre tour du privilège qui nous 
est acquis, nous quitterons momentanémentla fron- 
tière indienne sur la lisière de laquelle s'est jusqu'à 
présent, déroulé notre récit, et franchissant d'un 
seul bond environ deux cents mille, nous prierons le 
lecteur de nous suivre à Gai veston, a» centre du 
Texas, quatre mois après les événements que nous 
avons rapportes dans notre dernier chapitre. 

A l'époque où se passe notre histoire, cette ville, 
dans laquelle le général Lallemand voulait fonder le 
Champ d'asile, cette sublime utopie d'un noble cœur 
brisé, était loin de cette prospérité commerciale que 
les progrès de la civilisation, des émigrations suc- 
cessives et en dernier lieu le 3 spéculations de hardis 
capitalistes lui ont fait atteindre depuis quelques 
années, nous la décrirons djnc telle qu'elle était lors 
de notre séjour en Amérique sans tenir compte des 
énormes transformations que depuis elle a subies. 

Galveston est bâtie sur lapetite île sablonneuse de 



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246 LES FRANCS TIREURS. 

San Luis qui ferme presque l'embouchure du Rio- 
Trinidacl. 

Alors les maisons étaient basses, pour la plupart 
construites en bois, entourées de jardins plantés 
d'arbres odorants qui imprégnaient l'atmosphère de 
délicieuses senteurs. 

Malheureusement il est une chose que rien ne 
peut changer, c'est le climat et la nature du sol. 

La chaleur suffocante qui règne presque continuel- 
lement dans la ville, corrode la terre et la change 
en une impalpable poussière dans laquelle on en- 
fonce jusqu'aux genoux, et qui au moindre souffle 
d'air, pénètre par les yeux, la bouche et les narines ; 
des millions de maringoins, dont les piqûres sont ex- 
trêmement douloureuses, et surtout la mauvaise 
qualité de l'eau que les habitants recueillent à grande 
peine dans des réservoirs de planches, lors de la sai- 
son des pluies, et que le soleil chauffe à outrance ; 
ces divers inconvénients fort graves, surtout pour 
les Européens, rendent le séjour de Galveston in- 
supportable et des plus dangereux. 

Les Texiens eux-mêmes redoutent tellement l'in- 
fluence mortelle de ce climat, que pendant les cha- 
leurs torrides de l'été, les gens riches émigrent en 
masse sur la terre ferme si bien que la ville devenue 
presque subitement déserte par cet abandon mo- 
mentané, prend un aspect de morne désolation qui 
fait peine à voir. 

Vers les quatre heures du soir, à l'instant où la 
brise de mer en se levant commençait à rafraîchir 
l'atmosphère, une légère pirogue indienne, faite en 
écorce de bouleau, se détacha de la terre ferme, et 
poussée vigoureusement par deux hommes armés de 



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LES FRANCS TIREURS. 247 

larges pagaies, se dirigea vers la ville et vint accoster 
le môle en planches qui servait alors de débarcadère. 

Dès que la pirogue fut immobile, un troisième in- 
dividu, nonchalamment couché à l'arrière de l'em- 
barcation , se leva, regarda autour de lui comme pour 
reconnaître l'endroit où il se trouvait; puis, prenant 
son élan, d'un bond il sauta sur le môle. 

La pirogue vira immédiatement de bord et s'éloi- 
gna rapidement, sans qu'un seul mot eût été échan- 
gé entre les pagayeurs et le passager qu'ils avaient 
amené. 

Celui-ci enfonça alors son chapeau sur les yeux, 
s'enveloppa avec soin dans les plis d'un large zarapé 
de fabrique indienne et à couleurs voyantes, et il se 
dirigea à grands pas vers le centre de la ville. 

Après quelques minutes démarche l'inconnu s'ar- 
rêta devant une maison dont l'apparence conforta- 
ble et le jardin bien entretenu montrait qu'elle ap- 
partenait à une personne sinon riche, du moins à 
son aise, 

La porte était entr' ouverte ; l'inconnu la poussa, 
entra et la referma derrière lui ; puis, sans hésiîer, 
comme un homme sûr de son fait, il traversa le jar- 
din dans lequel il ne rencontra personne, franchit 
le péristyle de la maison, tourna à droite et se trouva 
dans un salon modestement, bien que confortable- 
ment meublé. 

Arrivé là, l'inconnu se laissa aller sur une butacca 
avec le geste d'un homme fatigué charmé de se re- 
poser après une longue course, se débarrassa de son 
zarapé qu'il plaça sur un équipai, jeta son chapeau 
par-dessus, puis, lorsqu'il sefut ainsi installé, il tor- 
dit une cigarette de maïs, battit le briquet avec un 



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248 LES FRANCS TIREURS. 

mechero d'or qu'il tira de sa poche, alluma son pa- 
pelito, et bientôt il fut enveloppé d'un épais nuage de 
fumée bleuâtre et odorante qui monta en tourbillon- 
nant au-dessus de sa tête et lui forma une espèce 
d'auréole. 

Alors l'inconnu rejeta le corps en arrière, ferma 
ii demi les yeux et se plongea dans cette douce ex- 
tase, que les Italiens nomment le dolce far nient e, 
les Espagnols la siesta, les Turcs le kief, et à la- 
quelle nous autres Français, natures plus énergiques 
•et plus fortement trempées, nous n'avons pas trou- 
vé de nom par la raison toute simple que nous ne la 
connaissons pas. 

A peine l'inconnu était-il à la moitié de sa ciga- 
rette, qu'un second personnage entra dans le salon. 
Ce deuxième individu, sans paraître aucunement 
remarquer la personne qui l'avait précédé, agit ce- 
pendant absolument comme elle, ôta son zarapé, 
s'étendit dans une butacca, alluma une cigarette et 
se mit à fumer ; bientôt le sable du jardin cria sous 
les pieds d'un troisième visiteur, suivi presque im- 
médiatement d'un quatrième, puis d'un cinquième ; 
bref, au bout d'une heure, vingt personnes étaient 
réunies dans ce salon. Ces vingt personnes fumaient 
insoucieusement en apparence et depuis leur arri- 
vée n'avaient pas échangé une parole entre elles. 

Du reste, elles ne semblaient nullement se préoc- 
cuper de la présence les unes des autres, et elles 
continuaient nonchalamment à s'envelopper de nua- 
ges de fumée. 

Six heures sonnèrent à une pendule placée sur 
une console. 

A peine le dernier coup de l'heure eut-il fini de 



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LES FRANCS TIREURS* 2&9 

Tibrer sur le timbre que les assistants comme d'un 
commun accord jetèrent leurs cigares et se levèrent 
avec une vivacité que certes on était loin d'attendre 
de la précédente nonchalance de leur pose. 

Au même instant une porte dérobée s'ouvrit dans 
la muraille et un homme parut sur le seuil. 

Cet homme avait la taille haute, élégante et dé- 
gagée; il paraissait jeune. Un demi-masque de velours 
noir cachait la partie supérieure de son visage ; 
quant à son costume, il était absolument semblable 
à celui des individus réunis dans le salon ; seule- 
Dttefit, une paire de longs pistolets et un poignard 
étaient passés dans une ceinture de crêpe de Chine 
rouge qui lui serrait étroitement la taille. 

A l'apparition de l'inconnu, il y eut un frémisse- 
ment qui, comme un courant électrique, parcourut 
les rangs de l'assemblée. 

L'homme masqué, la tète hante, les bras croisés 
sur la poitrine, le corps fièrement rejeté en arrière, 
promena sur les assistants un regard dont on voyait 
les cjairs rayons jaillir à travers les trous de son loup 
4e velours. 

— Bien, dit-il enfin d'une voix sonore, vous êtes 
fidèles au rendez-vous, caballeros ; nul de vous ne 
s'est fait attendre. Voilà, depuis un mois, la huitième 
fois que je vous convoque, et toujours je vous ai vu 
aussi prompts et aussi fidèles ; merci au nom de la 
patrie, caballeros. 

Les assistants s'inclinèrent silencieusement. 

L'inconnu reprit, après une légère pause : 
. — Le temps nous presse, caballeros; la situation 
se fait d'instant en instant plus grave ; aujourd'hui, 
ce n'est plus un coup de main hasardeux qu'il nous 



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250 LES FRANCS TIREURS. 

faut tenter; l'heure est venue de jouer résolument 
notre tète dans une partie glorieuse et décisive. 
Etes-vous prêts? 

— Nous le sommes, répondirent-ils d'une seule 
voix. 

— Réfléchissez encore avant que de vous engager 
davantage, continua l'homme masqué d'une voix 
vibrante. Cette fois, je vous le répète, nous atta- 
querons le taureau par les cornes, nous lutterons 
corps à corps avec lui : sur cent chances, quatre* 
vingt-dix-huit sont contre nous. 

— Qu'importe, répondit fièrement le personnage 
qui le premier était entré dans le* salon, qu'im- 
porte? S'il nous reste deux chances, elles nous 
suffiront. 

— Je n'attendais pas moins de vous , John 
Davis , dit l'inconnu , vous avez toujours été 
l'homme du dévoûment et de l'abnégation; mais 
peut-être que parmi nos compagnons quelques- 
uns ne pensent pas entièrement comme vous. Je 
ne leur en fais pas un crime, on peut aimer sa 
patrie avec passion sans cependant consentir à 
lui faire sans regret le sacrifice de sa vie ; seule- 
ment, il faut que je puisse entièrement compter sur 
cecj qui me suivront ; il faut qu'eux et moi n'ayons 
qu'un cœur et qu'une pensée. Que ceux donc 
auxquels il répugnerait de s'associer à l'œuvre 
que nous devons accomplir cette nuit, se retirent. 
Je sais que si cette fois la prudence les oblige de 
s'abstenir, dans toute autre, circonstance moins dé- 
sespérée , je les trouverai prêts à me soutenir. 

Il y eut un assez long silence ; personne ne 
bougea. 



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LES FRANCS TIREURS. 251 

Enfin l'inconnu reprit avec une expression de 
joie qu'il ne chercha pas à dissimuler : 

— Allons, je ne m'étais pas trompé, vous êtes 
de braves cœurs. 

John Davis haussa les épaules. 

— By god ! dit-il, l'épreuve était inutile ; vous 
deviez savoir depuis longtemps qui nous sommes. 

— Certes , je le savais, mais mon honneur me 
commandait d'agir ainsi que je l'ai fait. Maintenant, 
tout est dit ; nous réussirons ou nous périrons tous 
ensemble. 

— A la bonne heure, voilà qui est parler, by god I 
fit l'ancien marchand d'esclaves avec un gros rire ; 
les partisans de Saota-Anna n'ont qu'à bien se tô* 
nir, car ou je me trompe fort, ou avant peu nous 
leur taillerons des croupières. 

En ce moment un sifflement aigu , bien qu'assez 
éloigné, se fit entendre. 

L'inconnu étendit le bras pour recommander le 
silence. 

Un second sifflement plus rapproché traversa l'es- 
pace. 

— Messieurs, reprit l'inconnu, on m'avertit de 
l'approche d'un ennemi; peut-être n'est-ce qu'une 
fausse alerte, cependant l'intérêt de la cause que 
nous défendons nous ordonne impérieusement la 
prudence. Suivez John Davis, tandis que moi je re- 
cevrai l'importun qui nous arrive. 

— Venez, dit l'Américain. 

Les conjurés, car ces hommes n'étaient autres 
que des conspirateurs, eurent un instant d'hésita- 
tion, il leur répugnait de se cacher. 

— Allez, reprit l'inconnu, il le faut 



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262 LES FRANCS TIREURS. 

Tous alors s'inclinèrent et sortirent du salon à la 
suite de John Davis par la porte dérobée qui avait 
livré passage à leur chef et qui se referma sur eux 
sans laisser trace de son existence , tant elle était 
dissimulée avec soin dans la muraille. 

Un troisième coup de sifflet fort rapproché cette 
fois retentit. 

— Oui, oui, dit le chef avec un sourire, qui que 
tu sois tu peux venir maintenant; quand bien même 
tu aurais la finesse de l'oppossum et les yeux de 
l'aigle des hautes solitudes, je te mets au défi de 
rien découvrir ici de suspect. 

Il défit son masque, dissimula ses armes et s'é- 
tendit sur une butacca. 

Presque aussitôt la porte s'ouvrit et un homme 
parut. 

Cet hotnme était Lanzi le métis. Il portait le cos- 
tume des marins du port ; pantalon écru, serré aux 
hanches , chemise de toile blanche à grand collet 
bleu soutaché de blanc, chapeau ciré. 

— Eh bien ! demanda le chef sans se retourner» 
pourquoi nous avez-vous averti, Lanzi? 

— On l'aurait fait à moins, répondit celui-ci. 

— Est-ce donc sérieux ? 

— Vous en jugerez vous-même. Le gouverneur 
6e dirige de ce côté en compagnie de plusieurs offi- 
ciers et d'un détachement de soldats. 

— Le général Rubio? 

— En personne. 

— Diable! fit le conspirateur, serions-nous mena- 
cés d'une visite domiciliaire î 

— Vous ne tarderez pas à le savoir, car je l'en- 
tends. 



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LES FRANCS TIREURS. 253 

— Bon, bon, nous verrons ce qu'ils nous veulent 
En attendant, prends ce masque et ces armes. 

— Les armes aussi? fit l'autre avec étonnement. 

— Que veux-tu que j'en fasse, ce n'est pas de 
cette façon que je dois lutter avec eux en ce mo- 
ment. Va, les voici. 

Le métis prit le masque et les armes, fit jouer un 
ressort caché par une rosace, la porte s'ouvrit et il 
disparut. 

On entendait le sable du jardin crier sous les pas 
de plusieurs personnes. Enfin la porte du salon fut 
poussée, et le général entra suivi de quatre ou cinq 
aides-de-camp qui comme lui étaient en grand uni- 
forme. 

Le général s'arrêta sur le seuil et jeta un regard 
pénétrant autour de lui. 

Le chef s'était levé et se tenait immobile au mi- 
lieu (Je la salle. 

Le général Rubio était avant tout un homme du 
monde. Il salua poliment et s'excusa d'avoir ainsi 
pénétré dans la maison sans s'être fait annoncer, 
sur ce qu'il avait trouvé les portes ouvertes, et 
qu'aucun domestique ne s'était présenté pour lui 
servir d'introducteur. 

— Ces excuses sont inutiles, caballero , répondit 
le jeune homme , le gouverne aient mexicain nous a 
depuis longtemps accoutumé au sans-façon de ses 
procédés à notre égard; d'ailleurs le gouverneur d< 
la ville a le droit, je le suppose, d'entrer lorsque 
bon lui semble dans toutes les maisons, et s'il n'er 
trouve les portes ouvertes de les faire ouvrir, soit 
avec un passe-partout, soit avec un marteau. 

— Vos paroles, caballero, répondit le général, 

45 



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$)k LES FRANCS TIREURS. 

respirent une irritation regrettable; l'état d'effer- 
vescence dans lequel se trouve en ce moment le 
Texas serait plus que suffisant pour autoriser la dé- 
marche insolite que je fais auprès de vous. 

— J'ignore ce à quoi il vous plaît de faire allusion, 
senor général, dit froidement le jeune homme ; que 
le Texas soit dans un état d'effervescence, cela est 
possible : au besoin les vexations du gouvernement 
à son égard le justifieraient complètement; mais 
pour ce qui me regarde, moi personnellement, j'au- 
rais peut-être droit de me plaindre de voir sans 
sommation préalable, lorsque rien ne vient auto- 
riser cette mesure arbitraire, ma maison envahie 
par la force armée. 

— Ètes-vous bien sûr, caballero, que je n'aie pas 
le droitd'agir ainsi que je le fais? vous croyez-vous 
tellement à l'abri du soupçon, que vous considériez 
réellement cette démarche comme arbitraire ? 

— Je vous répète, caballero, reprit le jeune homme 
avec hauteur, que je ne comprends rien aux paroles 
que vous me faites l'honneur de m'adresser. Je suis 
un citoyen paisible; rien dans ma conduite n'a, que 
je sache, éveillé la sollicitude jalouse du gouverne- 
ment; s'il plaît à ses agents de me faire subir une 
vexation imméritée, il n'est pas en mon pouvoir de 
m'y opposer autrement qu'en protestant énergique- 
ment contre l'injure qui m'est faite. Vous avez la 
force de votre côté, général, faites ce que bon vous 
semblera ; je suis seul ici, je ne chercherai en au- 
cune façon à résister aux mesures que vous jugerez 
convenable de prendre. 

— Ce langage, caballero, est celui d'un homme 
bien sûr de sou fait. 



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LES FRANCS TIREURS, 255 

— Vous vous trompez, général, c'est celui d'un 
homme libre justement indigné. 

— Soit, je ne discuterai pas avec vous; mais 
vous me permettrez de vous faire observer que 
pour un homme si justement indigné, et si seul 
en apparence , vous vous faites garder bien soi- 
gneusement ; car, si la maison est vide, ainsi que 
vous le dites, les alentours en sont surveillés par 
des afliflés qui, je dois le reconnaître, s'acquittent 
à merveille de la mission dont ils sont chargés en 
vous prévenant assez à l'avance des visites im- 
prévues pour que vous preniez vos précautions en 
conséquence, et qu'il vous soit loisible de faire 
disparaître en un clin d'oeil les personnes dont la 
présence ici pourrait vous compromettre. 

— Au lieu de parler ainsi par énigmes, général, 
peut-être vaudrait-il mieux nous expliquer clai- 
rement ; alors sachant ce qu'on mimpute, peut- 
être pourrai-je tenter de me défendre. 

— Qu'à cela ne tienne, caballero, rien n'est plus 
facile ; seulement vous me permettrez de vous faire 
remarquer que depuis assez longtempa déjà nous 
causons ensemble et que vous ne m'avez pas encore 
offert un siège. 

Le jeune chef jeta au général un regard ironique. 

— Pourquoi userais-je envers vous de ces banales 
formules de politesse, général? Dès l'instant où, 
sans mon autorisation et contre ma volonté, vous 
vous êtes introduit dans cette maison, vous avez dû 
vous considérer comme étant chez vous. C'est donc 
moi qui ne suis plus qu'un étranger ici ; datis cette 
position, il ne m'est plus permis de faire les hon- 
neurs de cette demeure. 



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250 LES FRANCS TIREURS. 

— Caballero, répondit le général avec un mouve- 
ment d'impatience, je suis peiné de rencontrer en 
vous cette raideur et ce parti pris de mauvais vou- 
loir ; à mon entrée dans cette maison, mes intentions 
ne vous étaient peut-être pas aussi hostiles que vous 
le supposez; mais puisque vous me contraignez à 
une explication claire et catégorique, je suis prêt à 
vous satisfaire et à vous prouver que je connais 
non-seulement votre conduite, mais encore les pro- 
jets que vous nourrissez et dont vous poursuivez 
l'exécution avec une audace et une ténacité qui, si 
je n'y prenais garde, amèneraient inévitablement 
leur succès dans un avenir prochain. 

Le jeune homme tressaillit intérieurement, un 
éclair jaillit de sa fauve prunelle à cette insinuation 
directe qui lui révélait le danger dont il était me- 
nacé ; mais reprenant instantanément sa présence 
d'esprit et éteignant le feu de son regard, il reprit 
froidement : 

— Je vous écoute, général. 
Celui-ci se tourna vers ses officiers. 

— Faites comme moi, senores, dit-il en s'as- 
seyant, prenez des sièges, puisque ce caballero re- 
fuse de nous en offrir. Cette conversation amicale 
peut se prolonger encore longtemps, il est inutile 
que vous vous fatiguiez à l'écouter debout. 

Les officiers s'inclinèrent et ils s'installèrent com- 
modément sur les butaccas dont l'appartement était 
garni. 

Le général reprit après quelques minutes de si- 
lence, pendant que le jeune homme le considérait 
! d'un œil indifférent , en tordant une cigarette de 
paille de maïs : 



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LES FRANCS TIREURS. 257 

— Et d'abord, afin de procéder par ordre et de 
vous prouver que je suis bien instruit de tout ce qui 
vous concerne, dit-il en appuyant avec affectation 
sur les mots, je commencerai par vous dire votre 

nm. 

— En effet, général, c'est par là que vous au- 
riez dû commencer, dit insoucieuseraent le jeune 
homme. 

— Vous êtes, continua tranquillement le général, 
le chef fameux que les insurgés et les Francs Tireurs 
ont surnommé le Jaguar. 

— Ah! ahl fit-il avec ironie, vous savez cela, 
seigneur gouverneur? 

— El bien d'autres choses encore, comme vous 
allez voir. 

— Voyons, dit-il en se renversant en arrière avec 
la gracieuse négligence d'un ami en visite. 

— Après avoir donné une forte organisation à la 
révolte sur la frontière indienne en vous emparant 
de l'hacienda del Mezquite et en vous alliant à éer- 
taines tribus comanches et apaches, vous avez com- 
pris qu'il vous fallait, pour réussir, cesser la guerre 
d'embuscade, que depuis si longtemps, je dois l'a- 
vouer, vous faisiez avec un certain succès. 

— Merci, dit le Jaguar en s'inclinant avec ironie. 

— Vous avez donc laissé provisoirement le com- 
mandement de vos bandes à un de vos compagnons, 
et vous êtes venu dans le cœur du Texas avec vos 
plus fidèles associés, afin de révolutionner les côtes 
et de frapper un grand coup en vous emparant d'uu 
port de mer. Galveston, par sa position à l'entrée 
du fleuve Trinidad, est un point stratégique de la 
dernière importance pour vos projets. Depuis deux 



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258 LES FRANCS TIREURS, 

mois, vous êtes caché dans cette maison dont vous 
avez fait le quartier général de l'insurrection, et où 
vous préparez tout pour l'audacieuse entreprise que 
vous voulez tenter. Vous avez à votre disposition de 
nombreux émissaires, des afiidés fidèles ; le gouver- 
nement des Etats-Unis vous fournit en abondance 
les armes et les munitions dont vous croyez avoir 
bientôt besoin. Vos mesures ont été si bien prises, 
vos machinations conduites avec une si grande ha- 
bileté ; vous vous croyez tellement sur le point de 
réussir, que vous avez aujourd'hui, il y a une heure 
à peine, convoqué ici les principaux meneurs de 
votre parti, afin de leur donner vos dernières instruc- 
tions. Est-ce bien cela? suis-je bien instruit? répon- 
dez, caballero. 

— Que voulez-vous que je vous réponde, général, 
fit le jeune homme avec un charmant sourire, puis- 
que vous savez tout? 

— Ainsi, vous avouez que vous êtes le Jaguar, le 
chef des Francs Tireurs. 

— Canarios ! je le crois bien. 

— Vous avouez aussi que vous êtes venu ici dans 
le but de vous emparer de la ville? 

— Incontestablement, reprit-il d'un air railleur* 
cela ne fait pas l'ombre d'un doute. 

— Faites-y bien attention, dit sèchement le gé- 
néral, ceci est beaucoup plus sérieux que vous ne 
paraissez le croire. 

— Que diable voulez-vous que j'y fasse, général? 
ce n'est point de ma fauLe : vous entrez chez moi 
sans dire gare avec une nuée de soldats et d'offi- 
ciers, vous entourez ma maison, vous vous en 
emparez, et lorsque vous avez terminé ce métier 



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LES FRANCS TIREURS. 259 

d'alguazil, sans me montrer le moindre petit chif- 
fon de papier qui vous autorise à agir de la sorte, 
sans avoir exhibé le plus léger mandat, vous venez 
me dire en face que je suis un chef de bandits, 
un conspirateur, que sais-je encore ; et vous vous 
engagez à me le prouver. Ma foi, tout autre à ma 
place agirait ainsi que je le fais : comme moi il s'in- 
clinerait devant la majesté d'une si grande force 
militaire et d'une si entière conviction. Tout ceia 
me semble tellement extordinaire et tellement inouï, 
que je viens à douterde mapropre identité, et je me 
demande intérieurement si je ne me serais pas 
trompé jusqu'à présent en me croyant Manuel Gu- 
tierrez, le ranchero de Santa-Àldegonda, dans l'Etat 
de Sonora, et si je ne suis pas, au contraire, le féroce 
Jaguar dont vous me parlez et pour lequel vous me 
faites l'honneur de me prendre. Je vous avoue, gé- 
néral, que cela m'intrigue au plus haut degré, et 
que je serais fort heureux que vous voulussiez bien 
me fixer à cet égard. 

— Ainsi, caballero, jusqu'à présent vous avez 
raillé ? dit sèchement le général. 

Le Jaguar se mit à rire. ' 

— Guerpo de Cristo, répondit-il, je le crois 
bien. Que pouvais-je faire autre chose devant de 
telles accusations ? Les discuter avec vous ? Vous 
savez aussi bien que moi, n'est-ce pas, général, 
qu'on ne discute pas un parti pris et une conviction 
faite. Au lieu de me dire que je suis le Jaguar, 
prouvez-le moi, alors je m'inclinerai devant la vé- 
rité. Cela est bien simple, il me semble. 

— Bien simple, en effet, caballero ; j'espère par- 
venir bientôt à vous donner cette certitude." 



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LES FRANCS TIREURS. 



— Fort bien ; mais jusque-là, je vous ferai obser- 
ver que vous vous êtes introduit chez moi d'une 
façon contraire aux lois, que le domicile d'un ci- 
toyen est inviolable, et que ce que vous avez fait 
aujourd'hui, le juez de lettras seul, porteur d'un 
mandat d'amener en bonne et due forme, avait le 
droit de le faire. 

— Peut-être auriez-vous raison , caballero, si 
nous nous trouvions en temps ordinaire ; mais en 
ce moment, ce n'est plus ceJÂ : l'Etat est en état de 
siège, le pouvoir militaire a remplacé le pouvoir 
civil, et c'est moi seul qui ait le droit d'ordonner et 
de faire exécuter les mesures relatives au maintien 
du bon ordre. 

Le jeune homme, pendant que parlait le géné- 
ral, avait à la dérobée jeté un regard sur la pen- 
dule. Lorsque le gouverneur se tut il se leva, et le 
saluant cérémonieusement : 

— Pour être bref, lui dit-il, soyez assez bon, mon- 
sieur, pour m'expliquer catégoriquement et sans 
plus de détours les motifs de votre présence chez 
moi. Voilà longtemps déjà que nous causons sang 
que cet entretien me fasse rien entrevoir de vos 
intentions. Je vous serais donc obligé de me les 
faire connaître sans retard, parce que des affaires 
importantes réclament ma présence au dehors et 
que si vous vous obstiniez à demeurer ici je me 
verrais forcé de vous y laisser seul. 

— Oh! ohl vous changez de ton, il me semble, 
caballero, répondit le général avec une légère 
ironie; ces motifs que vous voulez connaître je 
vais vous les dire ; quant à quitter la maison, 
sans moi ou sans mon autorisation, ce qui est 



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LES FRANCS TIREURS. 2G1 

la même chose, je crois que cela vous serait assez 
difficile» 

— Ce qui veut dire que vous me considérez 
comme prisonnier, n'est-ce pas, général ? 

— A peu près, caballero. Lorsqu'on aura fait 
une visite exacte dans votre maison et que Ton se 
sera assuré que rien de suspect ne s'y trouve, alors 
peut-être consentïrai-je à vous faire conduire à 
bord d'un navire qui vous emmènera hors du ter- 
ritoire de la confédération mexicaine. 

— Ainsi? sans mandat? par votre seule volonté? 

— Par ma seule volonté, oui, caballero. 

— Canariosl senor général; je vois que votre 
gouvernement a conservé les saines traditions espa- 
gnoles, et qu'il entend à ravir l'ai bi traire, fit le 
Jaguar en raillant ; il s'agit de savoir si je œe sou- 
mettrai, moi, de bonne grâce à un tel procédé. 

— - Vous avez dû vous apercevoir déjà que la 
force n'est pas de votre côté, quant à présent du 
moins. 

— Oh I général, quand on a pour soi le droit, la 
force ne tarde pas à se trouver. 

— Essayez alors, caballero, seulement je vous 
avertis que ce sera à vos risques et périls. 

— Ainsi vous eraploiriez la force pour contrain- 
dre un homme seul et sans armes dans sa propre 
maison ? 

— Parfaitement. 

— Oh I s'il en est ainsi je vous remercie, car 
vous me donnez beau jeu. 

— Qu'entendez-vous par ces paroles, caballero? 
demanda le général en fronçant le sourcil. 

— Ce que vous entendez vous-même, sefior gou- 

£5. 

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262 LES FRANCS TIREURS. 

verneur. J'entends que tous les moyens sont bons 
pour échapper à une arrestation arbitraire et que 
je les emploierai sans la moindre hésitation. 

— Essayez, fit l'officier avec ironie. 

— Lorsque le moment sera venu d'agir, je n'at- 
tendrai pas pour cela votre permission, général, 
répondit le Jaguar d'un ton de sarcasme. 

Bien que ce fût la première fois que le général 
Rubio et le Jaguar se trouvassent en présence, le 
gouverneur de Galveston connaissait de longue 
date, de réputation, l'homme auquel il avait affaire, 
il savait combien son esprit était fertile en res- 
sources et l'audacieuse témérité qui formait le fond 
de son caractère; personnellement il lui gardait 
rancune de l'enlèvement de la conducta de plata et 
de la prise de l'hacienda del Mesquite, aussi éprou- 
vait-t-il un vif désir de prendre une éclatante re- 
vanche de ce hardi aventurier. 

Le ton dont le Jaguar avait prononcé ces der- 
nières paroles avait causé un moment d'inquiétude 
au général ; mais après avoir jeté un regard au- 
tour de lui, il se rassura. En effet, grâce aux pré- 
cautions prises par le vieux soldat, il paraissait 
matériellement impossible que son prisonnier lui 
échappât, seul, sans armes dans une maison en- 
veloppée de soldats,, et entouré lui-même de plu- 
sieurs officiers résolus ; il considéra donc sa réponse 
comme une bravade et ne s'en préoccupa pas da- 
vantage. 

— Je vous absous d'avance, dit-il avec dédain, 
des efforts que vous tenterez pour échapper. 

— Je vous remercie, général, répondit le Ja- 
guar en s'iucliuaut cérémonieusement, je n'atten- 



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LES FRANCS TIREURS. 263 

dais pas moins de votre courtoisie i je prends 
bonne note de votre promesse. 

— Soit, caballero. Maintenant nous allons, sauf 
votre bon plaisir, commencer notre visite domici- 
liaire. 

— Faites, général, faites; si vous le désirez, je 
vous guiderai moi-même. 

— A mon tour je vous remercie de cette offre 
obligeante , mais je ne veux pas mettre votre 
complaisance à cette épreuve, d'autant plus que 
je connais parfaitement cette maison. 

— Vous croyez , général ? 

— Jugez-en vous-même. 

. Le Jaguar s'inclina sans répondre, et alla non- 
chalamment s'appuyer du coude contre la console 
sur laquelle la pendule était placée. 

— Nous commencerons d'abord par ce salon , 
continua le général. 

— Vous voulez dire que vous finirez par lui, 
dit en souriant ironiquement le jeune homme. 

— Voyons d'abord la porte secrète qui est là 
dans la muraille. 

— Ah ! ah ! vous la connaissez? 
— Il paraît. 

— Diable, vous êtes mieux renseigné que je ne le 
supposais. 

— Vous n'êtes pas au bout encore. 

— Je l'espère ; d'après le commencement, je 
m'attends à des découvertes extraordinaires. 

— Peut être. Consentez- vous à faire jouer le 
ressort vous-même, caballero, ou préférez- vous 
que ce soit moi? 

— Ma foi, je vous avoue, général, que tout 



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264 LES FRANCS TIREURS. 

cela m'intéresse si vivement que jusqu'à nouvel 
ordre je désire demeurer simple spectateur, afin de 
ne pas troubler mon plaisir. 

Cette continuelle ironie impressionnait cepen- 
dant malgré lui le général ; l'attitude calme et froi- 
dement railleuse du jeune homme le troublait in- 
térieurement ; il redoutait un piège, sans savoir ni 
quand ni comment il se révélerait. 

— Faites-y attention , caballero , dit-il d'un ton 
menaçant au Jaguar, je sais pertinemment que 
lorsque je suis arrivé ici vous vous y trouviez en 
nombreuse compagnie ; à mon entrée vos complices 
ont fuit par cette porte. 

— C'est vrai, fit le jeune homme avec un geste 
d'assentiment. 

— Prenez garde, continua le général, que si des 
assassins sont cachés derrière cette porte, le sang 
versé retombera sur votre tête. 

— Général, répondit sérieusement le Jaguar, 
faites jouer le ressort, le couloir est vide ; je n'ai 
besoin de personne autre que de moi-même pour 
me délivrer de vos mains lorsque je le jugerai 
convenable. 

Le gouverneur n'hésita plus, il alla résolument 
à la muraille et pressa le ressort ; ses officiers l'a- 
vaient suivi , prêts à lui venir en aide si un dan- 
ger quelconque se révélait. Le Jaguar n'avait pas 
quitté sa place. 

La porte s'ouvrit, démasquant un long corridor 
complètement désert. 

— Eh bien! général, vous ai-je tenu parole? dit 
le Jaguar. 

— Oui, seûor, je dois en convenir. Maintenant 



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LES FRANCS TIREURS. 2G5 

caballeros, continua le général en s'adressant à 
ses officiers, l'épée à la main et en avant I 

— Un instant, s'il vous plaît, dit le Jaguar. 

— Que voulez-vous, senorî 

— Vous rappeler simplement que je vous ai 
averti que vous finiriez votre visite domiciliaire 
par ce salon. 

— Eh bien? 

— Je tiens cette seconde promesse comme j'ai 
tenu la première. 

Au même instant, et avant que le général et ses 
officiers pussent se rendre compte de ce qui leur 
arrivait, il sentirent tout à coup le plancher se 
dérober sous leurs pieds et ils roulèrent au fond 
d'un souterrain de peu de profondeur, il est vrai, 
mais plongé dans d'épaisses ténèbres. 

— Bon voyage? dit en riant le Jaguar, tout 
en refermant la trappe. 



XVII 

L'ESPION. 

Sur ces entrefaites le soleil s'était couché et la 
nuit avait presque immédiatement succédé au jour. 

Dès que le Jaguar eut refermé la trappe sur les 
prisonniers, il se dirigea vers la porte secrète dans 
le but de rejoindre ses compagnons ; mais un bruit 
de pas qu'il entendit au dehors lui fit changer d'avis ; 
il poussa le ressort de la porte et revint s'accouder 
à la console pour recevoir le nouvel arrivant. 

Celui-ci ne se fit pas attendre. Bien que la nuit 



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266 LES FRANCS TIREURS. 

fût assez noire pour empêcher le Jaguar de recon- 
naître ses traits, cependant à l'éclat de ses broderies 
qui élincelaient dans l'ombre et au frottement de 
ses éperons et du fourreau de son sabre sur les dalles, 
il comprit qu'il se trouvait de nouveau en présence 
d'un officier supérieur mexicain. 

Cependant au bout d'un instant les yeux du Ja- 
guar, doués peut-être de cette précieuse faculté que 
possèdent les animaux de la race féline de voir la 
nuit, semblèrent avoir reconnu l'étranger. Le jeune 
nomme fronça les sourcils et fit un geste de désap- 
pointement. 

— N'y a-t-il donc personne ici? demanda l'officier 
en s' arrêtant sur le seuil de la porte avec une hési- 
tation bien excusable. 

— Qui êtes- vous, et que voulez-vous? répondit le 
Jaguar en déguisant sa voix. 

— La question est curieuse , reprit l'officier en 
faisant un pas en avant, la main sur la poignée de 
son sabre ; faites d'abord éclairer cette salle qui res- 
semble à un coupe-gorge, nous causerons en- 
suite. 

— A qui bon, pour ce que nous avons à nous 
dire ? Vous pouvez du reste laisser en repos votre 
sabre : bien que cette maison soit obscure, ce n'est 
pas un coupe-gorge ainsi que vous paraissez le 
croire. 

— Que sont devenus le général Rubio et les offi- 
ciers qui l'accompagnaient ? 

— Me les avez- vous donnés à garder, colonel 
Melendez, répondit le Jaguar d'un ton de sarcasme* 

— Qui donc êtes-vous, vous qui semblez me con- 
naître el me répondez d'une si étrange sorte ? 



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LIS FRANCS TIREURS. 5G7 

— Peut-être un ami, chagriné de vous voir ici et 
qui désirerait vous savoir ailleurs. 

— Un ami ne se cacherait pas ainsi que vous le 
faites. 

— Pourquoi non, si les circonstances l'y obli- 
gent? 

— Trêve à cet échange de paroles puériles ; vou- 
lez-vous oui ou non répondre à ma question ? 

— A laquelle? 

— A celle que je vous ai adressée sur le général. 

— Et si je refuse? 

— Je saurai vous y contraindre. 

— Voilà de hautaines paroles, colonel. 

— Que je saurai soutenir par l'exécution. 

— Je ne le crois pas ; non point que je mette en 
doute votre courage, Dieu m'en garde, je le connais 
de longue date. 

— Eh bien 1 qui m'en empêchera ? 

— Les moyens d'exécution. 

— Ils sont faciles- à trouver. 

— Essayez. 

Tout en parlant, le colonel avait machinalement 
fait un pas ou deux dans l'intérieur du salon. 

— A bientôt, dit l'officier en se retournant vers la 
porte, sur laquelle il appuya la main. 

Le Jaguar ne répondit que par un sourd ricane- 
ment 

La porte était fermée. Ce fut en vain que le colo- 
nel essajia de l'ouvrir ; elle résista à tous ses ef- 
forts. 

— Ainsi, reprit-il en s' adressant au jeune homme, 
je suis votre prisonnier ? 

— Peut-être; cela dépendra de vous. 



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263 LES FRANCS TIREURS. 

— Ainsi, vous voulez me faire. tomber dans le 
même guet-apens où probablement sont tombés 
avant moi le général et ses officiers. Essayez, senor. 
Seulement, je vous avertis que je suis sur mes gardes 
et que je me défendrai. 

— Vos paroles sont dures, colonel. Vous insultez 
gratuitement un homme dont jusqu'à présent vous 
n'avez pas eu réellement à vous plaindre, et que vous 
regretterez d'avoir offensé lorsque vous le connaî- 
trez. 

— Faites-moi connaître le sort de mes compa- 
gnons, dites-moi quelles sont vos intentions à mon 
égard. 

— Mes intentions sont meilleures que les vôtres, 
colonel ; car, si vous me teniez en votre pouvoir 
comme je vous tiens au mien, il est probable que, 
si ce n'est pas vous, du moins votre général me ferait 
payer cher l'imprudence que j'aurais commise ; mais 
brisons là, nous n'avons déjà perdu que trop de 
temps. Le général Rubio et ses officiers sont mes 
prisonniers, vous-même reconnaissez intérieurement 
que vous êtes à ma discrétion ; faites retirer les sol- 
dats qui cernent ma demeure, donnez-moi votre pa- 
role d'honneur que rien ne sera tenté contre moi par 
le gouvernement mexicain avant vingt-quatre heu- 
res , et je vous rends immédiatement la liberté à 
tous. 

— Je ne sais qui vous êtes, senor; les conditions 
que vous voulez m'imposer sont celles d'un vain- 
queur à des ennemis réduits à l'impuissance. 

— Qu êtes-vous autre chose en ce moment ? inter- 
rompit le jeune homme avec violence. 

— Soit ; mais je ne puis prendre sur moi d'accep- 



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LES FRANCS TIREURS. 269 

ter on de refuser ces conditions, le général seul a le 
droit de prendre une détermination et d'engager sa 
parole. 

— Demandez-lui donc à lui-même quelles sont 
ses intentions, il vous répondra. 

— Est-il donc ici? s'écria vivement le colonel en 
faisant un pas en avant. 

— Peu vous importe où il se trouve, pourvu qu'il 
vous entende et vous réponde ; ne bougez pas d'où 
vous êtes ; un pas de plus et vous êtes mort ; que 
résolvez- vous. 

— J'accepte. 

— Parlez-lui donc alors! 

Le Jaguar fit jouer le ressort qui fermait la trappe 
et découvrit l'entrée du souterrain dans lequel les 
officiers mexicains avaient été si brusquement pré- 
cipités par lui ; mais l'obscurité était si complète, que 
le colonel ne put rien apercevoir malgré ses efforts 
pour chercher à distinguer une lueur dans ces 
ténèbres ; seulement il entendit un léger bruit pro- 
duit par le frottement de la trappe dans la rai- 
nure. 

Le colonel comprit qu'il lui fallait s'exécuter de 
bonne grâce, et sortir à tout prix du mauvais pas 
dans lequel il se trouvait. 

— Général, dit-il en élevant la voix, pouvez-vous 
m'entendre? 

— Qui m'appelle ? répondit immédiatement le 
général. 

— Moi, le colonez Melendez de Gongora. 

— Dieu soit loué ! s'écria le général ; alors tout va 
bien. 

— Tout va mal au contraire. 



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270 li:s fraxcs tireurs. 

— Que voulez-vous dire ? 

— Que comme vous je suis entre les mains des 
insurgés maudits qui vous retiennent. 

— Mil demonios I s'écria le vieux soldat avec 
colère. 

— Etes-vous sauf? 

— De corps, oui ; mes officiers et moi n'avons 
reçu aucune blessure : je dois avouer que le démon 
qui nous a joué ce tour indigne y a mis certaines 
formes. 

— Merci, général, dit le Jaguar d'une voix rail- 
leuse. 

— Ah ! salteador , s'écria le général avec rage, 
je jure Dieu que nous réglerons un jour nos comptes. 

— Je l'espère ainsi, général; mais, quant à pré- 
sent, croyez-moi, écoutez ce que le colonel Melen- 
dez a à vous dire. 

— Il le faut bien, murmura le gouverneur. Parlez, 
colonel, reprit-il à voix haute. 

— Général, on nous offre la liberté, à condition, 
répondit immédiatement le colonel, que vous don- 
nerez votre parole d'honneur de ne rien tenter contre 
l'homme qui nous retient prisonniers. 

— Ni contre ses adhérents, quels qu'ils soient, 
interrompit le Jaguar. 

— Soit, ni contre ses adhérents, d'ici vingt-quatre 
heures, et que cette maison sera débloquée. 

— Hum 1 fit le général, ceci demande réflexion. 

— Je vous donne cinq minutes. 

— Demonio ! c'est bien court, vous n'êtes guère 
généreux. 

— Il m'est impossible de vous accorder davan- 
tage. 



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LES FRANCS TIREURS. 271 

— Et si je refuse ? 

— Vous ne refuserez pas. 

— Pour quelle raison? 

— Parce quç vous êtes furieux contre moi, et que 
vous espérez vous venger un jour. 

— Parfaitement raisonné, mais supposez que je 
refuse? 

— Alors, je vous ferai à vous et aux vôtres juste 
ce que vous vouliez me faire à moi et aux miens. 

— C'est-à-dire? 

— Que vous serez tous fusillés dans un quart- 
d'heure. 

Il y eut un silence funèbre. 

On n'entendait d'autre bruit que celui sec et mo- 
notone produit par l'échappement de kt pendule. 
Ces hommes, réunis sans se voir dans un si petit 
espace , sentaient leur cœur battre à briser leur 
poitrine ; ils frémissaient d'une rage impuissante, 
car ils reconnaissaient qu'ils étaient bien réellement v 
aux mains d'un ennemi implacable contre lequel 
toute lutte était sinon impossible, du moins in- 
sensée. 

— Vive Dios! s'écria le colonel, mieux vaut mou- 
rir que de se rendre ainsi. 

Et il s'élança l'épée haute. 

Une main de fer s'abattit sur lui, le renversa, et 
il sentit la pointe de sa propre épée, que dans sa 
chute il avait hissée échaper, lui piquer la gorge. 

— Rendez-vous ou vous êtes mort ! cria une voix 
rude à son oreille. 

— Non, mildemonios 1 reprit le colonel avec rage, 
je ne me rendrai pas à un bandit : tuez-moi. 

— Arrêtez, dit le Jaguar, je le veux. 



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272 LES FRANCS TIREURS. 

L'homme qui tenait le colonel renversé le laissa 
libre. 
Celui-ci se releva tout peiné et tout honteux. 

— Eh bien, reprit le jeune homme, acceptez-vous, 
général ? 

— Oui, démon, répondit celui-ci avec colère, mais 
je me vengerai. 

— Ainsi, vous me donnez votre parole dfe soldat 
que les conditions que je vous impose seront loyale- 
ment exécutées par vous? 

— Je vous la donne ; mais qui me garantira que, 
de votre côté, vous agirez loyalement ? 

— Mon honneur, senor général, répondit fière- 
ment le Jaguar, mon honneur qui, vous le savez, est 
aussi immaculé que le vôtre. 

— C'est bien ! senor, je me fie à vous comme vous 
vous fiez à moi. Faut-il vous rendre nos épéesî 

— Général, répondit le Jaguar avec r.oblesse, un 
brave soldat ne se sépare jamais de ses armes ; je 
rougirais de vous enlever les vôtres. Vos compagnons 
peuvent ainsi que vous conserver leurs épées. 

— Merci de cette courtoisie, caballero, elle me 
prouve que tout bon sentiment n'est pas mort dans 
votre cœur. Maintenant j'attends que vous me don- 
niez les moyens de sortir de l'endroit dans lequel 
vous m'avez si adroitement fait tomber. 

— Vous aJez être satisfait, seigneur général. 
Quant à vous, colonel, vous pouvez vous retirer, la 
porte est ouverte maintenant. 

— Pas avant de vous avoir vu, répondu jt'&flicier. 

— A quoi bon, si vous ne m'avez pas reconnu ? 
dit le jeune homme en reprenant sa voix naturelle. 

— Le Jaguar, s'écria le colonel avec surprise. Ah ! 



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LES FRANCS TIREURS. 273 

j'aurais dû m'y attendre, plus que jamais je reste, 
ajoute-t-il avec une inflexion singulière dans sa 
voix. 

— Soit, fit le chef, demeurez. 

Il frappa dans ses mains. Quatre peones entrèrent 
avec des candélabres allumés. 

Dès que le salon fut éclairé, le jeune officier aper- 
çut le général et ses aides de camp debout dans le 
souterrain. 

— Maintenant, dit en souriant le Jaguar, peu 
m'importe que vous connaissiez les secrets de ma 
demeure. ; quand vous reviendrez, je l'aurai quittée 
pour toujours.' 

Un criado avait appuyé une échelle sur le bord de 
la trappe, les Mexicains montèrent alors à demi sar- 
tisfaits, à demi honteux. 

— Messieurs, continua l'insurgé, vous êtes libres. 
Tout autre à ma place aurait sans doute profité de la 
mauvaise position dans laquelle vous vous trouviez, 
pour vous imposer des conditions autrement dures 
que celles que j'ai exigées de vous ; moi je ne com- 
prends que la lutte franche, fer contre fer, poitrine 
contre poitrine. Allez en paix, mais prenez garde, 
car les hostilités sont commencées entre nous et la 
guerre sera rude. 

— Un mot avant de nous quitter, dit le général* 
• — Je vous écoute, caballero. 

— Quelles que soient les circonstances où nous 
nous trouvions plus tard placés vis-à-vis l'un de 
l'autre, je n'oublierai pas votre conduite d'aujour- 
d'hui. 

— Je vous dispense de toute reconnaissance à cet 
égard, général, d'autant plus que si j'ai agi ainsi 



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Tlli LES FRANCS TIREURS. 

que je l'ai fait, c'est pour des raisons qui vous sont 
complètement étrangères. 

— Quels que soient les motifs de votre conduite, 
il est de mon honneur de vous en tenir compte. 

— A votre aise ; je vous demande seulement de 
vous souvenir de nos conditions. 

— Elles seront ponctuellement exécutées. 

Le Jaguar s'inclina alors devant le général ; celui 
ci lui rendit son salut, et, faisant signe à ses officiers 
de le suivre, il sortit du salon. 

Le jeune chef écouta attentivement le bruit des 
pas qui s'éloignaient rapidement, puis il se re- 
dressa. 

— Quoi, s'écria-t-il avec surprise en apercevant 
le colonel, vous êtes encore ici, seîior don Juan? 

— Oui, frère, répondit celui-ci d'une voix triste, 
je suis encore ici. 

Le Jaguar s'avança vivement vers lui, et lui pre- 
nant la main : 

— Qu'avez- vous à me dire, ami? Est-ce un nou- 
veau malheur que vous me venez annoncer? 

— Hélas 1 ami, quel malheur plus grand vousan- 
noncerais-je que celui qui, en ruinant nos plus 
chères espérances, nous a plongés dans le déses- 
poir? • 

— Avez- vous reçu des nouvelles de nos amis ? 

— Aucune. 

— Tranquille? 

— Je ne sais ce qu'il est devenu. 

— Le Cœur-Loyal ? 

— Disparu aussi. 

— Ecoutez, frère , cette situation ne peut plus 
longtemps durer. Quoi qu'il arrive, il faut qu'elle 



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LES FRANCS TIREURS. 275 

cesse. Le temps me manque en ce moment pour vous 
expliquer certaines choses que vous devez savoir, 
demain nous nous verrons. 

— Où et à quelle heure? 

— Au Salto del Frayle, à deux heures de l'après- 
dîner. 

— Pourquoi si loin et si tard, frère? 

— Parce que d'ici là il se passera quelque chose 
que je ne puis vous dire à présent, qui m'obligera 
sans doute à traverser la baie et à me réfugier en 
terre ferme. 

— Je n'ai pas le droit de vous demander l'explica- 
tion de vos paroles, frère ; mais prenez garde : quoi 
que vous tentiez, vous aurez affaire à un rude adver- 
saire; le général est furieux contre vous, il a tftie 
revanche à prendre, et si vous lui en fournissez l'oc- 
casion, il ne la laissera pas échapper. 

j'en suis convaincu, mon ami, mais le sort en 

est jeté ; malheureusement nous suivons chacun une 
voie différente. Dieu aidera le bon droit. Votre main 
encore une fois, et adieu. 

— Adieu, frère, et à demain, c'est convenu. 

— La mort seule m'empêcherait de me rendre au 
rendez-vous que je vous assigne. 

Les deux ennemis politiques, si cordialement liés 
ensemble, se pressèrent la main et se séparèrent. 

Le colonel s'enveloppa dans son manteau, quitta 
le salon et sortit immédiatement de la maison. 

Le général s'était éloigné en intimant au détache- 
ment posté aux environs de la maison, de le suivre; 
la rue était cr mplétement déserte. 

Le Jaguar était si intimement convaincu de la 
fidélité avec laquelle le général Rubio remplirait ses 



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276 L£8 FRANCS TIREURS. 

engagements, qu'il ne se donna pas même la peine 
de s'en assurer. 

Aussitôt qu'il fut seul, il referma la trappe, fit 
jouer le ressort de la porte secrète, et quitta à son 
tour le salon pour s'engager dans le corridor obscur 
par lequel, à l'entrée du général, ses amis avaient 
disparu à la suite de John Davis, l'ex-trafiquant 
d'esclaves. 

Ce corridor, après quelques détours, aboutissait 
à une salle assez vaste où tous les conjurés étaient 
réunis silencieux et sombres, attendant, la main sur 
leurs armes, que leur chef réclamât leur interven- 
tion. 

Lanzi se tenait en vedette à l'entrée de la salle 
afin d'éviter toute surprise; le Jaguar reprit son 
masque, passa ses pistolets à sa ceinture et entra; 
en le voyant au milieu d'eux les conjurés firent un 
mouvement de joie réprimé aussitôt par un geste du 
jeune homme. 

— Mes compagnons, dit-il d'une voie triste, j'ai à 
vous annoncer une mauvaise nouvelle. Si mes me- 
sures n'avaient pas été aussi bien concertées, en ce 
moment nous serions tous prisonniers. Un traître 
s'est glissé parmi nous , cet homme a donné au 
gouverneur les renseignements les plus positifs et 
les plus détaillés sur nos projets. Un miracle seul 
nous a sauvés. 

Un frémissement d'indignation parcourut les rangs 
des conjurés, par un mouvement instinctif ils s'é- 
loignèrent les uns des autres en se lançant de sinis- 
tres regards et en portant la main à leurs armes. 

Cette vaste salle, éclairée seulement par une lampe 
fumeuse dont les lueurs rougeâtres faisaient à cha- 



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LES FRANCS TIREURS. 277 

que souffle d'air passer de fauves reflets surles éner- 
giques physionomies des conjurés, avait un aspect 
lugubre et saisissant à la fois. 

Après un instant de silence, le chef reprit d'une 
voix ferme et accentuée : 

— Qu'importe, compagnons, qu'un espion se soit 
lâchement glissé dans nos rangs ; l'heure des crain- 
tes et des hésitations est passée, maintenant c'est à 
la face de tous que nous marcherons ; plus de réu- 
nions secrètes, plus de masques, ajouta-t-il en arra- 
chant violemment le sien et le foulant aux pieds ; il 
faut .que nos ennemis nous connaissent enfin et sa- 
chent que nous sommes réellement les apôtres de la 
liberté qui va luire comme un phare éclatant sur no- 
tre patrie. 

— Le Jaguar! s'écrièrent les conjurés en se pré- 
cipitant joyeusement vers lui. 

— Oui, le Jaguar, reprit-il d'une voix tonnante, 
le chef des francs-tireurs, l'homme qui le premier 
au Texas a osé se lever contre nos oppresseurs ; le 
Jaguar, qui a juré de vous faire libres et qui 
tiendra son serment, à moins que la mort ne l'ar- 
rête ; maintenant, que le lâche qui nous a vendus 
complète son œuvre, en révélant mon nom au gou- 
verneur qui déjà l'a deviné presque et sera heureux 
d'acquérir enfin une certitude. Cette dernière dénon- 
ciation sera chèrement payée sans doute I mais qu'il 
se hâte, demain il serait trop tard. 

En ce moment un homme se fit jour au milieu des 
conjurés en écartant à droite et à gauche ceux qui 
lui barraient le passage, et vint se placer en face du 
jeune chef. ' 

— Ecoutez, dit-il en se tournant vers ses compa- 

10 



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278 LES FRANCS TIREURS, 

gnons, et que ce que vous allez entendre soit pour 
vous une leçon profitable. Celui qui a révélé le secret 
de vos réunions au gouvernement, l'homme qui vous 
a vendus, le traître, enfin, qui a voulu vous livrer, 
je le connais 1 

— Son nom! son nom! s'écrièrent, tous les cou- 
jurés en brandissant leurs armes avec colère, 

— Silence ! commanda le Jaguar, laissez parler 
notre compagnon. 

— Ne me donnez plus ce nom, Jaguar. Votre com- 
pagnon, je ne le suis pas, je ne l'ai jamais été. Je 
suis votre ennemi, non pas votre ennemi à vous per- 
sonnellement, je ne vous connais pas, mais l'enne- 
mi de tout homme qui cherche à ravir à la républi- 
que mexicaine cette terre texienne où je suis né et 
qui est le plus beau fleuron de son Union. C'est moi, 
moi seul qui vous ai vendu , moi , Lopez Hidalgo 
d'Avila, mais non pas lâchement comme vous le sup- 
posez, car le moment venu de me faire connaître à 
vous, je m'étais juré à moi-même de vous révéler 
ma conduite; maintenant vous savez tout, je suis en 
votre pouvoir. Voilà mes armes, ajouta-t-il en les 
jetant à terre avec dédain, je ne résisterai pas, faites 
ce que bon vous semblera de moi. 

Après avoir ^prononcé ces paroles avec un accent 
de hauteur impossible à rendre, don Lopez Hidalgo 
croisa fièrement ses bras sur sa poitrine, releva la 
tête et attendit. 

Les conjurés avaient écouté cette étrange révéla- 
tion avec une indignation et une rage poussées à un 
paroxysme de violence tellement extrême, que leur 
volonté en fut pour ainsi dire paralysée, et que 
malgré eux ils demeurèrent immobiles. Mais dès que 



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LES FRANCS TIREURS. 27D- 

don Lopez eut fini de parler, leurs sentiments se 
firent jour tout à coup, et ils s'élancèrent sur lui 
avec des rugissements de tigres. 

— Arrêtez! arrêtez! s'écria le Jaguar en se pré- 
cipitant en avant et faisant de son corps un rempart 
à celui contre lequel vingt poignards étaient levés, 
arrêtez ! frères. Cet homme l'a dit : il est en notre 
pouvoir, il ne peut nous échapper; bien que son 
sang soit celui d'un traître, ne nous en souillons pas 
j&r un assassinat, jugeons-le. 

— Oui, oui! hurlèrent les conjurés, jugeons-le f 
jugeons-le ! 

— Silence ! reprit le Jaguar, et se tournant ver& 
don Lopez Hidalgo, qui pendant ce qui précède était 
demeuré calme et souriant comme s'il eût été étran- 
ger à ce qui se passait : Répondrez-vous franche- 
ment aux questions que je vous adresserai ? lui de- 
manda-t-il. 

— Oui, répondit simplement don Lopez. 

— Est-ce purement l'amour de votre patrie, ainsi 
que vous la nommez, qui vous a engagé à feindre 
d'être des nôtres, afin de nous trahir plus sûrement, 
ou plutôt n'est-ce pas l'espoir d'une riche récom- 
pense qui vous a poussé à l'action infâme dont vous 
vous êtes rendu coupable? 

Le Mexicain haussa les épaules avec dédain, 

— Je suis riche h moi seul plus que vous tous en- 
semble, répondit-il; qui ne connaît le riche mineur 
don Lopez Hidalgo d'Avila? 

— En effet, appuya un des assistants, cet homme, 
je dois le dire, car je le connais depuis de longues 
années, ne sait pas le chiffre de sa fortune. 



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280 LES FRANCS TIREUR?. 

Le front du Jaguar se plissa sous l'effort d'une 
pensée ainère. 

— Ainsi, ce sentiment si noble et si révéré, l'a- 
mour de la patrie, au lieu d'élever votre âme et de 
faire germer en elle de généreux sentiments, reprit- 
il, a fait de vous un lâche. Au lieu de combattre 
franchement et loyalement au grand jour contre 
nous, vous avez pris les ténébreux sentiers de l'es- 
pionnage pour nous trahir, le masque de l'amitié 
pour nous vendre. 

— Je n'ai fait que ramasser l'arme que vous- 
même me présentiez. Est-ce donc au grand jour (Jue 
vous combattiez? Non, vous conspiriez sournoise- 
ment dans les ténèbres ; comme la taupe, vous creu- 
siez sous terre la mine qui devait nous engloutir : je 
vous ai contre-minés. Mais à quoi bon discuter, vous 
ne comprendrez pas plus les motifs de ma conduite 
que je ne prétends comprendre ceux de la vôtre. 
Finissons-en, croyez-moi, c'est le seul moyen de 
nous mettre d'accord. 

— Un instant encore, don Lopez. Expliquez -moi 
quelle est la raison qui, lorsque aucun soupçon ne 
pesait sur vous, lorsque nul ne songeait à vous de- 
mander compte de vos actes, vous a engagea 
vous dénoncer vous-même et à vous livrer à notre 
merci. 

— J'ai, bien qu'invisible, assisté à ce qui s'est 
passé entre vous et le gouverneur, répondit froide- 
ment le Mexicain ; j'ai vu de quelle façon s'est dé- 
nouée pour vous la périlleuse position dans laquelle 
j'avais réussi à vous placer ; j'ai compris que tout 
était perdu, et je n'ai pas voulu survivre à notre 
défaite. 



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LES FRANCS TIREURS. 281 

— Ainsi vous connaissez les conditions que j'ai 
imposées au général Rubio ? 

— Et qu'il a été contraint d'accepter. Oui, je les 
connais; je sais aussi que vous êtes un homme trop 
fin et trop déterminé pour ne pas mettre à profit ces 
vingt-quatre heures de répit que vous .avez si adroi- 
tement gagnées. Alors j'ai désespéré de la cause que 
je défendais, 

— Bien, don Lopez, voilà tout ce que je voulais 
savoir. Lorsque vous êtes entré dans notre associa- 
tion, vous en avez accepté toutes les lois? 

— Je les ai acceptées. 

— Vous savez que vous avez mérité la mort? 

— Je le sais et je la désire. 

Le Jaguar se tourna vers les conjurés qui avaient 
écouté, haletants de colère et d'impatience, ce sin- 
gulier dialogue. 

— Frères, dit-il, vous avez entendu tout ce qui 
s'est dit entre don Lopez Hidalgo d'Avila et moi? 

— Oui, répondirent-ils. 

— Dans votre âme et conscience, cet homme 
est-il coupable ? 

— 11 est coupable, reprirent-ils avec force. 

— Quel châtiment a-t-il mérité? 

— La mort. 

— Vous entendez , don Lopez, vos frères vous 
condamnent à mourir I • 

— Je les remercie ; cette grâce est la seule que 
j'espérais et que je désirais recevoir d'eux. 

Il y eut un instant de silence suprême ; tous les 
regards étaient fixés sur le Jaguar qui, la tête pen- 
chée sur la poitrine et les sourcils froncés, semblait 
plongé dans de sérieuses réflexions. 



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282 LES FRANCS TIREURS. 

Soudain le jeune homme releva la tète; un fulgu- 
rant éclair passa dans son regard, un étrange sou- 
rire crispa ses lèvres, et d'une voix saccadée, du ton 
d'une amère ironie : 

— Vos frères vous ont condamné à mourir, dit-il* 
eh bien I moi, leur chef, je vous condamne à vivre. 

Don Lopez, malgré tout son courage, se sent pâlir 
à cette parole incisive et hachée par une émotion 
contenue ; instinctivement il se baissa pour ramasser 
les armes qu'il avait précédemment jetées à ses pieds. 

Mais le Jaguar devina sa pensée.; 

— Êmparëz-vous de cet homme 1 s'écria-t-il. 

John Davis et deux ou trois autres conjurés s'é- 
lancèrent sur le Mexicain, et malgré la vive résis- 
tance qu'il leur opposa, ils l'eurent bientôt réduit à 
l'impuissance. 

— Garottez-le, dit encore le Jaguar. 
Cet ordre fut immédiatement exécuté. 

— Maintenant, écoutez-moi, frères, reprit le Ja- 
guar d'une voix vibrante, la tâche que nous nous 
sommes donnée, est une tâche immense, hérissée 
de périls et de difficultés de toutes sortes ; nous ne 
sommes plus des hommes, nous sommes des lions, 
ceux qui tombent dans nos mains doivent éternelle- 
ment porter l'empreinte de notre griffe puissante. 
Ce que cet homme a fait dans un but honorable à ses 
yeux, un autre pourrait être tenté de le faire pour 
satisfaire une passion sordide. La mort n'est que la 
fin de la vie, un moment à passer ; bien des hom- | 
/nés la souhaitent par désœuvrement, par ennui ou * 
par dégoût. Don Lopez nous a dit lui-même qu'il 
voulait nous donner une leçon profitable, il ne s'est 
pas trompé, elle nous profitera en effet. En letuant. 



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LES FRANCS TIREURS. 2&3 

nous ne ferions qu'accomplir son plus cher désir, il 
nous l'a avoué lui-même; laissons-le vivre, puisque 
nous voulons le punir, mais que cette vie qu'il con- 
servera lui devienne tellement à charge, soit si mi- 
sérable, qu'il regrette éternellement de ne pas être 
tombé sous nos poignards ; cet homme est jeune, 
beau, riche et honoré de ses concitoyens; enlevons- 
loi, non pas ses richesses: quant àprésent, cela n'est 
pas en notre pouvoir, mais cette beauté, cette fleur 
de jeunesse dont il est si fier, et faisons-en l'être le 
plus misérable et le plus méprisé de la création. De 
cette façon, notre vengeance sera complète , nous 
aurons atteint notre but en imprimant une juste 
terreur au cœur de ceux qui seraient tentés plus 
tard de suivre son exemple. 

Les conjurés, malgré toute leur résolution et leur 
courage, éprouvaient, malgré eux, une secrète épou- 
vante en entendant les féroces paroles de leur chef, 
dont la sombre physionomie reflétait une énergie 
terrible, 

— Don Lopez Hidalgo d'Avila, reprit le Jaguar 
d'une voix sourde, traître à vos frères, votre langue 
menteuse sera arrachée, vos oreilles coupées : telï 
est le jugement que moi, le chef des francs-tireurs, 
je prononce contre vous, et afin que chacun sache 
bien que vous êtes un traître, un T sera imprimé 
sur votre front , entre vos deux sourcils. 

Cet arrêt causa un instant de stupeur parmi les as- 
sistants ; mais bientôt un rugissement de tigre s'é- 
chappa de toutes ces poitrines haletantes, et ce fut 
avec des trépignements de joie féroce que ces hom- 
mes se préparèrent à exécuter le jugement atroce 
prononcé par leur chef. 



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28& LES FRANCS TIREURS. 

Le prisonnier lutta en vain pour briser les liens qui 
le retenaient ; en vain il réclama la mort à grands 
cris ; ahisi que l'avait dit le Jaguar, la griffe du lion 
était sur lui, les conjurés furent implacables, le ju- 
gement fut exécuté dans toute sa rigueur. 

Une heure plus tard, don Lopez Hidalgo d'Avilla, 
sanglant et mutilé, était déposé à la porte de la mai- 
son du gouverneur. Sur sa poitrine on avait attaché 
une large pancarte sur laquelle étaient écrits avec 
son sang ces deux mots ; 

Cobarde {lâche) Traidor (traître). 

Après cette épouvantable exécution, les conjurés 
étaient rentrés en séance comme si rien d'extraor- 
dinaire n'avait interrompu leur réunion (1). 

Mais la vengeance du Jaguar fut trompée, du moins 
en partie : lorsque, on point du jour, on releva sa 
malheureuse victime, elle était morte. 

Don Lopez avait eu la force et le courage de se 
iriser le crâne à l'angle d'une pierre de la maison 
auprès de laquelle on l'avait jeté comme un animal 
immonde. 

(1) Afin qu'on ne nous accuse pas de faire de l'horrible à plai- 
air, nous affirmons que cette scène est rigoureusement historique. 



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: LES FRANCS TIREURS. 285 

XVIII 

• LA PULQUERIÀ. 

Le jour môme où noua reprenons notre récit , au 
coup de canon tiré par le fort qui commande l'en- 
trée du port de Galveston , pour annoncer le cou- 
cher du soleil dont en effet le disque étincelant 
achevait de disparaître dans la mer en colorant au 
loin l'horizon de teintes rougeâtres, la ville, qui du- 
rant tout le jour avait été, à cause de la chaleur, 
plongée dans une torpeur morne et triste , se ré- 
veilla tout à coup en poussant vers le ciel une lon- 
gue et joyeuse clameur. 

Les rues , jusque-là solitaires , se peuplèrent 
comme par enchantement d'une foule immense, qui 
s'échappait en désordre de toutes les maisons, tant 
elle avait hâte de respirer l'air frais du soir que la 
brise de mer lui apportait sur ses ailes humides; les 
boutiques s'ouvrirent et s'illuminèrent d'un nombre 
infini de fallots en papier de couleur. 

Enfin, ce fut bientôt dans cette ville où, une heure 
à peine auparavant, régnait tant de silence et de 
recueillement, un pêle-mêle et un tohu-bohu d'in- 
dividus de toutes classes et de tous pays , Espa- 
gnols, Américains, Mexicains, Français, Anglais, 
Russes et Chinois, chacun revêtu de son costume 
national ; de femmes coquettement drapées dans 
leurs rebozos, lançant à droite et à gauche des œil- 
lades effrontées ; de marchands ambulants vantant 



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286 LES FRANCS TIREURS. 

leur marchandise , et de serenos armés jusqu'aux 
dents et cherchant à maintenir le bon ordre. 

Et toute cette foule allait, venait, courait, s'arrê-l 
tait, se poussant et se coudoyant, riant, chantant, j 
criant, disputant, faisant aboyer les chiens et pieu- 
Fer les enfants. 

Deux jeuues gens revêtus du gracieux et sévère 
uniforme des officiers de la. marine des Etats-Unis, 
venant de l'intérieur de la ville, arrivaient en se 
frayant à grand'peine un chemin à travers la foule 
qui les arrêtait à chaque pas sur le port, se dirigeant 
vers le môle, autour duquel se trouvaient amarrées 
un grand nombre de pirogues de toutes formes et 
de toutes grandeurs. 

A peine ces officiers atteignirent-ils le débarca- 
dère, qu'ils se virent entourés d'une vingtaine de 
bateliers qui leur offrirent leurs services, en exagé- 
rant à qui mieux mieux, selon leur louable habitude, 
les qualités surprenantes et la vélocité sans pareille 
de leurs embarcations respectives, et cela dans ce 
patois bâtard qui n'appartient à aucune langue, 
mais qui est formé de mots pris au hasard dans 
toutes, et au moyen duquel, dans tous les ports de 
mer du monde, les gens du pays et les étrangers sont 
parvenus à se comprendre, et qu'on nomme dans 
les Echelles du Levant la langue franque. 

Après avoir jeté un coup d'œil indilîérent sur les 
nombreuses pirogues qui se balançaient devant eux, 
les officiers congédièrent, en refusant péremptoire- 
ment leurs services, les bateliers dont ils ne parvin- 
rent cependant à se débarrasser qu'en leur affirmant 
qu'ils avaient une embarcation et en leur jetant 
quelques piastres en menue monnaie. 



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LES FRANCS TIREURS. 28* 

Les bateliers s'éloignèrent moitié fâtehés, moitié 
satisfaits, et les officiers demeurèrent enfin seuls sur 
le môle. 

Nous avons dit que depuis quelque temps déjà le 
soleil était couché, donc la nuit était sombre; ce- 
pendant les deux officiers, pour s'assurer sans doute 
que les ténèbres ne recelaient aucun espion, parcou- 
rurent à plusieurs reprises le môle dans toute sa 
. longueur, en causant entre eux à voix basse et en 
examinant avec la plus scrupuleuse attention les en- 
droits qui auraient pu offrir un abri à un surveillant 
quelconque. 

Ils étaient bien seuls. 

L'un d'eux sortit de sa poitrine un de ces sifflets 
en argent, semblable à ceux dont se servent les con- 
tre-maîtres à bord des navires; puis, après l'avoir 
approché de ses lèvres, il en tira à trois reprises 
différentes un son doux et prolongé. 

Quelques minutes se passèrent sans que rien 
vîiit prouver aux officiers que leur signal avait été 
tendu. -■ 

Enfin, un léger sifflement, faible comme le der- 
nier souffle de la brise, traversa l'espace et vint 
mourir aux oreilles des deux hommes qui écoutaient, 
le corps penché en avant et le visage tourné vers la 
mer. 

— Us viennent, dit l'un. 

— Attendons, répondit laconiquement son com- 
pagnon. 

Us s'enveloppèrent avec soin dans leurs man- 
teaux pour se garantir de l'air humide que la mer 
leur apportait; ils s'appuyèrent contre un canon 
planté debou% servant à amarrer les chaloupes, et 



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288 LES FRANCS TIREURS* 

ils demeurèrent immobiles comme des statues sans 
échanger une parole. 

Quelques minutes se passèrent ainsi ; les ténèbres 
s'obscurcissaient de plus en plus, les bruits de la 
ville s'éloignaient insensiblement, et les promeneurs 
chassés par le froid de la nuit quittaient le bord de 
la mer pour rentrer dans l'intérieur des rues. Bien- 
tôt la plage fut complètement déserte; seuls les 
deux officiers demeurèrent appuyés contre les ca- 
nons. 

Enfin un bruit éloigné, à peine perceptible, mais 
que des oreilles exercées devaient reconnaître, s'é- 
leva de la mer; ce bruit se fit peu à peu de plus en 
plus distinct, et il fut facile surtout à des marins 
d'entendre le bruit sec et cadencé des avirons d'une 
embarcation frappant contre les dames et tombant 
dans la mer, bien quo ces avirons, par le son sourd 
qu'ils rendaient, dussent être garnis au portage et 
maniés avec une extrême précaution. 

En effet, l'embarcation elle-même ne tarda pas h 
se faire visible; sa longue silhouette noire dessina 
ses sombres contours sur la bande lumineuse tracée 
par la lune sur les flots, s' approchant du môle avec 
une extrême rapidité. 

Les deux officiers avaient curieusement penché le 
corps en avant, sans cependant quitter le poste d'ob- 
servation qu'ils avaient choisi. 

Arrivée à une portée de pistolet du môle, l'em- 
barcation s'arrêta/ 

Soudain une voix rude, mais contenue par la pru- 
dence sans doute, s'éleva dans le silence, fredonnant 
les premiers vers de cette chanson bien connue dans 
ces parages : 



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LES FRASCS TIREDC5, 280 

l Que rumor 
Lejos suena, 
Que el silencio 
Eo la serena 
Negranoche interrumpio? (i) 

A peine l'homme qui chantait eut-il terminé ces 
cinq vers, que l'un des officiers continua la chanson 
d'une voix sonore, répondant sans doute au signal 
qui lui était fait par le patron de l'embarcation : 

l Es del caballo la veloz carrera, 
Tendido eo el escape volador, 
el aspero rugir de hambricnta fiera, 
Oel silbido tal vez del aquilon? (2) 

11 y eût un temps d'arrêt de quelques secondes 
pendant lequel on n'entendit d'autre bruit que le 
clapotement monotone des lames qui venaient mourir 
sur la plage en roulant les galets, pu les grincements 
lointains de quelques jarabès ou vihaelas, jouant 
ces seguedillas et ces tyranas si chères à tous les 
peuples de race espagnole ; enfin la voix qui la pre- 
mière avait entonné la chanson reprit, mais cette 
fois avec une intonation approchant de la menace, 
sans que pourtant l'homme qui parlait parût s'a- 
dresser à personne en particulier. 

(IJ Quelle rumeur 

résonne au loin, 
qui interrompt 
le silence placide 
de la nuit noire? 
(S) Serait-ce du cheval la course rapide, 
lancé sur l'étroite carrière, 
ou le rugissement féroce d'un fauve affama, 
ou peut-être les sifflements de l'aquilon. 1 

47 



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290 LES FRANCS TIREURS, 

— La nuit est noire, il est imprudent d'errer à 
l'aventure sur le bord de la mer. 

— Oui, lorsqu'on est seul et qu'on sent son cœur 
défaillir dans sa poitrine, répondit immédiatement 
l'officier qui déjà avait chanté. 

— Qui peut se flatter d'avoir le cœur ferme? re- 
prit la voix. 

— Celui dont le bras est toujours prêt à appujer 
les paroles pour le soutien d'une bonne cause, ré- 
pliqua immédiatement l'autre. 

— Allons ! allons J s'écria gaiement le marin, en 
s'adressant cette fois à ses compagnons; souquez 
sur vos avirons, garçons, les jaguars sont en chasse. 

— Gare aux coyotes 1 dit encore l'officier. 
L'embarcation laissa arriver en grand sur le 

môle, au pied duquel elle se trouva presque immé- 
diatement accostée. 

Les deux officiers avaient de leur côté quitté leur 
abri et s'étaient dirigés à grands pas vers l'extré- 
mité du môle. 

Là un homme vêtu en marin, la tète couverte 
d'un surouest ciré dont les larges ailes dissimulaient 
ses traits, se tenait immobile, un pistolet à chaque 
main. 

— Patria ! dit-il d'une voix brève lorsque les offi- 
ciers ne furent plus qu'à trois pas de lui. 

— Libertad ! répondirent-ils sans hésiter. 

— Vive DiosI fit le marin en repassant ses pisto- 
lets à la ceinture de cuir qui lui serrait les hanches, 
un bon vent vous amène, don Serapio, et vous aussi, 
don Cristoval. 

— Tant mieux! Ramirez, répondit celui des offi- 
ciers auquel on avait donné k s>m de Serapio. 



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LES FRANCS TIREURS. 201 

— Avez-vous donc des nouvelles? fit curieuse* 
ment son compagnon. 

— D'excellentes, don Cristoval, d'excellentes, re- 
prit Ramirez en se frottant joyeusement les mains. 

— Oh! oh! murmurèrent les deux officiers en 
échangeant un regard de satisfaction ; contez-nous 
donc cela, Ramirez. 

Celui-ci jeta un regard soupçonneux autour de 
lui. 

— Je le voudrais, dit-il, mais l'endroit où nous 
sommes ne me semble guère propice pour une con- 
versation du genre de celle que nous devons avoir 
ensemble. " # 

— C'est vrai, fit don Serapio, mais alors qui nous 
empêche de monter à bord de votre chaloupe? Là 
nous pourrons causer à notre aise. 

Ramirez secoua négativement la tête. 

— Oui, dit-il, mais alors il nous faudra pousser 
au large, et je ne me soucie pas plus que vous-mê- 
mes, je le présume, d'être découvert et hélé par 
quelque ronde des embarcations du port. 

— C'est juste, objecta don Cristoval, il nous faut 
trouver un autre moyen moins périlleux pour nous 
de causer sans craindre les oreilles indiscrètes. 

— Quelle heure est-il ? demanda Raiïiirez. 
' Don Serapio fit sonner sa montre. 

— Dix heures, répondit-il. * 

— Bien I nous avons le temps, alors^ puisque 
l'affaire n'est que pour minuit ; venez avec rtoji, je 
connais une pulqueria où nous serons aussi en^sû- 
relé que sur l'extrémité du Coffre de Perote (1)* 

(1) Montagne des environs de Mexico. 



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£92 LES FRANCS TREURS, 

— Mais l'embarcation? objecta don Cristoval. 

— Soyez tranquille, elle est sous les ordres de 
Lucas. Si fins limiers que soient les Mexicains, il est 
homme à jouer à cache-cache avec eux pendant 
toute la nuit; d'ailleurs il a mes instructions. 

Les officiers s'inclinèrent sans répondre autre- 
ment que par un geste d'acquiescement. 

Les trois hommes se mirent en marche. Ramirez 
s'avançait à quelques pas en avant de ses compa- 
gnons. Bien que la nuit fût tellement obscure, qu'à 
dix mètres de distance il fût impossible de distin- 
guer les objets, cependant le marin se dirigeait à 
travers les mes étroites et" tortueuses de la ville 
avec autant de facilité et de certitude que s'il l'eût 
parcourue en plein joitr, aux rayons éblouissants du 
soleil. 

Tout près du cabildo, à l'angle de la place Mayor t 
s'élevait une espèce de cabane faite de débris de na- 
vires assemblés et cloués tant bien que mal, qui of- 
frait, à l'heure accablante de midi, un abri précaire 
aux leperos et aux désœuvrés de toute espèce qui 
s'y . réunissaient pour fumer, boire du mezcal ou 
jouer au Monte, ce jeu si cher aux Hispano-Améri» 
cains de toutes les classes. 

L'intérieur de ce rancho suspect décoré du nom 
de pulqueria, répondait parfaitement à l'aspect" 
misérable de l'extérieur ; dans une vaste salle éclai- 
! ;ée seulement par la lumière douteuse d'un candil 
: fumeux, une foule d'individus aux visages farou- 
\ ches, couverts de haillons sordides et armés jus- 
qu'aux dents, se pressaient autour de quelques 
planches posées en équilibre sur des barriques 
rides et qui servaient de table; ces hommes b i- 



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LES FRANCS TIREURS. 293 

vaient et jouaient avec cette insouciance mexicaine 
que nul événement, si grave qu'il soit, ne parvient 
à troubler, et engageaient des monceaux d'or qu'ils 
puisaient à pleines mains dans leurs calzoneras ra- 
piécées. 

Ce fut devant ce bouge immonde, par la porte 
brisée duquel s'échappait, comme d'une bouche de 
l'enfer, une vapeur rougeâtre chargée d'émanations 
pestilentielles, que Ramirez s'arrêta. 

— Où diable nous conduisez- vous ? lui demanda 
donSerapio avec une exprès^ ,\ de 'icgoût qu'il ne 
put maîtriser à l'aspect repoussant ote *s repaire* 

Le marin posa un doigt sur sa bcuc;;~. 

— Chut ! dit-il, vous le saurez. Attendez-moi un 
instant ici ; seulement ayez soin de vous tenir dans 
l'ombre de façon à ne pas être aperçus : les-com- 
mensaux de cet honnête établissement ont de si 
nombreuses raisons de se défier des espions, que 
s'ils vous voyaient tout à coup apparaître au milieu 
d'eux ils seraient dans le premier moment capables 
de vous faire un mauvais parti. 

— Mais quelle nécessité, reprit avec insistance 
don Serapio, nous oblige à entrer dans ce cloaque 
pour ceque nous avons à nous dire ? Il me semble que 
nous devons au contraire rechercher la solitude. 

Ramirez sourit avec finesse. 

— Croyez-vous donc, dit-il, que si je n'avais eu 
que certaines nouvelles à vous apprendre, je vous 
aurais amenés jusqu'ici ? 

— Pourquoi donc alors ? 

— Vous le saurez bientôt, je ne puis rien vous 
dire en ce moment. 

— Allez donc, puisqu'il en est ainsi ; seulement, 



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294 LES FRANCS TIREURS. 

je vous en prie, ne nous laissez pas trop longtemps 
à la porte de cette odieuse maison. 

— Soyez tranquille, je ne ferai qu'entrer et sortir. 

Puis, après^voir recommandé une dernière fois 
aux deux ofliciS's d'être prudents, il poussa la porte 
de la pulqueria qui céda immédiatement et il entra. 

Dans le coin le plus obscur de cette salle, presque 
complètement cachés par les épais nuages de fumée 
qui tourbillonnaient et se condensaient au-dessus de 
la tête des joueurs, deux hommes enveloppés dans 
les larges plis de leurs zarapés de fabriques in- 
diennes, les ailes du chapeau rabaissées sur les 
yeux, précautions bien inutiles dans les ténèbres, où 
ils étaient relégués, appuyés sur leurs longs rifles 
dont la crosse reposait sur le sol en terre battue de 
la salle, causaient bouche à oreille, en jetant par 
Intervalles des regards inquiets sur les leperos 
groupés à quelques pas d'eux. 

Les joueurs, tout à leur partie, ne songeaient 
nullement à surveiller les inconnus qui, cependant, 
par leur tournure martiale, la propreté et la finesse 
de leurs vêtements, faisaient tache au milieu d'eux 
et ne devaient év déminent pas appartenir à la com- 
pagnie qui, ordinairement, se réunissait dans ce 
rancho ; c'était donc en pure perte que les incon- 
nus prenaient des précautions pour échapper à leurs 
regards inquisiteurs, en supposant que tel fût le 
but des étrangers. 

Onze heures sonnèrent au cabildo; au même 
instant une ombre se dessina dans l'encadrement de 
la porte et un homme parut sur le seuil. 

Cet individu s'arrêta, jeta un regard perçant dans 
la salle, puis, après une légère hésitation causée 



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LES FRANCS TIREURS. 295 

sans doute par la difficulté de reconnaître dans la 
foule celui où ceux à qui il avait affaire, il entra 
dans le rancho et se dirigea violemment et d'un pas 
rapide vers les étrangers. 

£eux-ci se retournèrent au bruit de sa marche 
et firent un mouvement de joie en le reconnaissant. 

Le nouveau venu, le lecteur Ta sans doute de- 
viné déjà, n'était autre que Ramirez. 

• Les trois hommes se serrèrent la main avec une 
expression de plaisir qui montrait que pour eux ce 
n'était'pas une de ces banales politesses dont on a 
la coutume de tant abuser dans la vie soi-disant ci- 
vilisée des villes. 

— Eh bien, demanda Ramirez, qu'avez-vousfait? 

— Rien, répondit un des deux hommes, nous 
vous attendions. 

— Et ces drôles? reprit-il: 

— Us sont déjà aux trois quarts ruinés* 

— Tant mieux, ils ne marcheront qu'avec plus 
d'entrain. 

— Ils ne peuvent tarder maintenant à voir le 
fond de leurs bourses. 

— Vous croyez? 

— J'en suis sûr ; ils jouent depuis huit heures 
du matin, à ce que dit le pulquero. 

— Sans désemparer ? fit le marin avec étonne- 
inent, 

— Ils n'ont point cessé une minute. 

— Tant mieux. 

— Ah çà I dit un des inconnus, ètes-vous donc 
venu seul? Et ceux que vous vous étiez fait fort d'a- 
mener ? 

— lis sont là ; vous les verrez dans un instant. 



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2C6 LES FRANCS TIREURS. 

— Fort bien. Ainsi c'est toujours pour cette 
nuit? 

— Vous devez le savoir mieux que moi. 

— Ma foi non. 

— Vous ne l'avez donc pas vu ? 

— Qui ? 

— Lui, pardieu ! 

— Non. 

— Diable ! cela est contrariant. 

— Je n'avais pas besoin de le voiré 

— Mais moi c'est autre chose. 

— Pourquoi donc ? 

— Parce que j'ai exécuté ses ordres, puisqu'ils 
sont avec moi. 

— C'est juste. 

— Vive Dios ! J'ai été contraint d'employer la 
ruse pour les faire consentir à me suivre jusqu'ici. 

— Pourquoi ne les pas faire entrer tout de suite ? 

— Je m'en garderais bien, quant à présent du 
moins. Ce sont des officiers de marine froids et 
compassés, dont le sourire en n'importe quelle cir- 
constance ressemble toujours à une grimace, tant 
leurs lèvres minces sont pincées ; les allures un peu 
débraillées de nos dignes associés, ajouta-il avec un 
sourire, pourraient leur déplaire. 

— Mais quand le maître arrivera ? 

— Oh ! alors ce sera lui que tout regardera. 

Au même instant un sifflement aigu se fit entendre 
au dehors. 

Les joueurs se levèrent comme s'ils eussent été 
frappés par une commotion électrique. 

Ramirez se pencha à l'oreille des deux hommes* 

— Le voilai leur dit-il à voix basse, à bientôt. 



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LES FRANCS TIREURS. 297 

— Où allez-vous donc î lui demanda vivement un 
des inconnus. 

— Rejoindre ceux qui m'attendent. 

Et se faufilant à travers les groupes, le marin sor- 
tit inaperçu de la pulqueria. 

A peine Ramirez eut-il quitté la salle que la porte 
fut ouverte d'un vigoureux coup de poing, et un 
homme entra ou plutôt se précipita dans l'intérieur. 

Les assistants se découvrirent comme d'un com- 
mun accord et s'inclinèrent respectueusement. 

Nous ferons en peu de mots le portrait de ce nou- 
veau personnage appelé à jouer un des rôles les 
plus importants de cette histoire. 

L'étranger paraissait avoir vingt à vingt-deux ans 
au plus, bien que probablement il en eût davantage; 
6a taille frêle et délicate était petite mais parfaite- 
ment proportionnée ; tous ses mouvements étaient 
empreints d'une grâce et d'une noblesse indicibles. 

Son visage complètement imberbe était encadré 
dans de magnifiques cheveux noirs qui s'échap- 
paient en profusion de son chapeau et s'épanouis- 
saient en larges touffes sur ses épaules. 

Cet homme avait le front haut et large, intelligent 
et rêveur, l'œil profond et bien ouvert, le nez droit 
aux ailes mobiles, la lèvre dédaigneuse et sardonique; 
l'ensemble de ses traits formait à cet individu une 
physionomie d'une expression étrange mais puis- 
sante et dominatrice. On ne pouvait l'aimer, mais 
on devait le craindre. 

Ses pieds et ses mains étaient d'une petitesse qui 
dénotait la race. 

Revêtu du pittoresque costume des campesinos 

17. 



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293 IES FRANCS TIREURS. 

mexicains, il portait ses habits si riches avec une 
grâce et une désinvolture inimitables. 

Qui était-il? 

Ses meilleurs amis, et il en comptait beaucoup 
parmi les gens au milieu desquels il était si subite- 
ment apparu, n'auraient su le dire. . 

En Amérique, surtout à l'époque où se passe no- 
tre histoire, c'était la chose du monde la plus facile 
que de cacher et de murer son existence privée ; 
tout-à-coup un homme intelligent se révélait sans 
que l'on s'inquiétât ni d'où il venait ni où il allait; 
brillant météore, il traçait une ligne lumineuse dans 
le chaos de la lutte révolutionnaire qu'il éclairait des 
lueurs étranges d'actions inouïes ; puis cet homme, 
ce héros inconnu disparaissait aussi subitement qu'il 
avait surgi ; la nuit se faisait autour de lui, les ténè- 
bres s'épaississaient de plus en plus, et un mystère 
impénétrable confondait ensemble sa naissance et 
6on tombeau. 

L'étranger était un de ces hommes. Lui et le Ja- 
guar se trouvaient ainsi placés dans une situation 
identique aux yeux de leurs partisans ; mais l'on vit 
si vite lorsque sonne l'heure de la lutte suprême, 
que nul ne cherchait à sonder ces ténèbres et à pé- 
nétrer le secret des deux jeunes chefs. 

Celui dont nous nous occupons en ce moment 
était communément nommé El Alfe/ez par ses amis 
etses ennemis. Ce mot qui, dans la langue espagnole, 
signifie littéralement sous-lieutenant, était devenu 
le nom de ce personnage singulier, nom que, du 
reste, il avait accepté et auquel il répondait. 

Maintenant pourquoi lui avait-on donné ce titre si 
bizarrement choisi ? 



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LES FRANCS T1REUHS. 5299 

À cette question, comme à toute autre, il nous est 
impossible de répondre, quant à présent, du moins. 

Après a\oir promené un regard hautain et assuré 
sur les assistants groupés en désordre autour de lui, 
le jeune homme s'appuya contre un tonneau ren- 
versé, et d'une voix un peu traînante, avec une non- 
chalance affectée, il dit en souriant aux individus 
qui l'entouraient : 

— Eh bien 1 mes drôles, vous êtes-vous bien di- 
vertis ? 

Il y eut dans les rangs de l'assemblée un mur- 
mure de satisfaction unanime. 

— Bien! mes coyotes, reprit-il du même ton 
sournoisement railleur ; vous avez besoin de sen- 
tir un peu le sang, maintenant, n'est-ce pas? 

— Oui, reprirent en chœur les sinistres person- 
nages. 

— Oh ! rassurez-vous ; je vous le ferai sentir 
avant peu et de façon à vous satisfaire. Mais je ne 
vois pas Ramirez parmi vous; est-ce qu'il aurait eu 
la maladresse de se faire pendre. Bien qu'il ait mérité 
de l'être depuis longtemps, je ne le crois pas assez 
niais pour s'être laissé appréhender par les espions 
du gouvernement mexicain. 

Ces paroles furent prononcées d'une voix douce, 
harmonieusement timbrée mais cependant incisive 
et un peu criarde. 

— J'ai entendu mon nom, dit Ramirez en appa- 
raissant sur le seuil de la porte. 

— Certes, je l'ai prononcé. Eh bien! est-ce que tu 
est seul ? 

— Non pas. 

— Ils sont là lous deux? 



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3C0 LES FRANCS TIREURS» 

— Tous deux. 

— Voilà qui est bien. Maintenant, si le Jaguar est 
aussi fidèle à sa parole que je le serai à la mienne ; 
je réponds du succès. • 

— Je retiens votre promesse, senor Alferez, dit un 
homme qui, depuis quelques minutes, s'était intro- 
duit dans la salle. 

— Rayo de Dios ! Soyez le bienvenu, vous et vos 
compagnons, car vous n'êtes sans doute pas seul. 

— J'ai vingt hommes qui en valent cent. 

— Bravo ; je reconnais là le Jaguar. 
Celui-ci se mit à rire. 

— Ils n'attendent qu'un signe de moi pour entrer. 
— ■ Qu'ils entrent, qu'ils entrent, le tempsest pré- 
cieux, ne le gaspillons pas à des niaiseries. 

Le Jaguar alla jusqu'à la porte et jeta à terre la 
cigarette allumée qu'il tenait à la main. 

Les vingt conjurés entrèrent et se rangèrent si- 
lencieusement derrière leur chef. 

Ramirez entra immédiatement après» suivi par 
les deux officiers de marine. 

— Tout est bien entendu entre nous, Jaguar? 

— Tout. 

— Nous agissons l'un envers l'autre avec toute 
franchise et loyauté ? 

— Oui? 

— Vous le jurez? 

— Sans hésiter, je le jure. 

— Bien, merci, mon ami ; de mon coté, je jure de 
vous être fidèle et loyal compagnon. 

— Combien avez-vous' d'hommes ? 

— Vo:.s le voyez, trente. 

— Qui ajoutés aux vingt que j'amène, moi, nous 



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LES FRANCS TIREURS. 801 

donnent le chiffre respectable de cinquante ; si l'af- 
faire est bien conduite, c'est plus qu'il ne nous en 
faut. 

— Maintenant, partageons-nous les rôles. 

— Rien n'est changé, je crois : je surprendrai le 
gallo tandis que, vous, vous enlèverez la corvette. 

— Convenu. Où sont les guides? 

— Nous voici, répondirent en s' avançant les deux 
hommes avec lesquels Bamirez avait causé à sa pre- 
mière entrée dans la pulqueria. 

ElAlferezlesexaminaattentivementpendantquel- 
ques minutes, puis, se tournant vers le Jaguar: 

— Vous pouvez partir, il me semble. 

— Combien conservez-vous d'hommes î , 

— Prenez-les tous, je ne garderai avec moi que 
Bamirez et deux personnes auxquelles il doit me 
présenter et qui, saqs doute, se trouvent ici. 

— En effet, dit le marin. 

— Allons, les coyotes, reprit El Alferez, suivez 
votre nouveau chef; je vqus place provisoirement 
sous les ordres du Jaguar auquel je cède tous mes 
droits sur vous. 

Les assistants s'inclinèrent sans répondre. 

— Et maintenant, frères, reprit, le jeune homme, 
souvenez-vous que vous allez combattre pour la li- 
berté de votre patrie et que l'homme qui vous com- 
mande, n'épargnera pas plus que vous sa vie pour la 
réussite du hardi coup demain qu'il va tenter avec 
votre aide ; cela doit vous rendre invincibles. Allez. 

— N'oubliez pas le signal, une fusée si nous 
échouons. 

—Trois si nous réussissons; nous réussirons, frère. 

— Dieu le veuille. 



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302 LES FRANCS TIREURS» 

— Âu revoir. 

Les deux hommes se serrèrent la main, et le Ja- 
guar sortit de la pulqueria, suivi par ces hommes 
fauves qui marchaient silencieusement derrière lui, 
comme den bêtes féroces allant à la curée. 

Il ne resta plus bientôt dans la salle que El Alfe- 
rez, les deux officiers de marine, Ramirezetlepul- 
quero qui, les yeux agrandis par la terreur, regar- 
dait et écoutait tout cela sans y rien comprendre. 

El Alferez demeura immobile, le corps penché en 
avant, tant qu'il lui fut possible de percevoir le bruit 
de plus en plus faible des pas des hommes qui s'é- 
loignaient ; lorsque tout fut rentré dans le silence, il 
se redressa, et se tournant vers ses compagnons at- 
tentifs comme lui ; 

— A la grâce de Dieu ! dit-il en faisant pieusement 
le signe de la croix ; maintenant, caballeros, à notre 
tour. 

— Nous sommes prêts, répondirent les trois hom- 
mes. 

Et Alferez jeta un rapide regard autour de la salle. 

Le pulquero, soit curiosité, soit désœuvrement, soit 
tout autre motif, se tenait immobile dans un angle 
reculé de la salle, suivant d'un œil attentif les mou- 
vements de ses singulières pratiques. 

— Holà, lui dit El Alferez, approchez. 

Le pulquero ôta obséquieusement son chapeau 
de paille et se hâta d'obéir à cette injonction qui. 
n'admettait pas de réplique. 

— Que désirez-vous, seigneurie? dit-il? 

— Vous adresse^ une question. 

— Faites. 

— Aimez-vous l'argent? 



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LES FRANCS TIREURS. 303 

— Dam! assez, seigneurie, répondit-il avec 
une grimace sournoise qui avait sans doute la pré- 
tention d'être un sourire. 

— Fort bien, voici une once; en partant nous 
vous en donnerons une seconde; seulement souve- 
nez-vous que vous devez être muet et aveugle. 

— C'est facile, répondit-il en empochant la pièce 
d'or et en se retirant à l'écart. 

Depuis le départ du Jaguar, les deux officiers 
étaient en proie à une inquiétude qu'ils ne cher- 
chaient pas à dissimuler, inquiétude dont ne sem- 
blait nullement s'apercevoir El Alferez dont au con- 
traire le visage rayonnait. 

En effet, l'expédition qu'ils devaient tenter en 
compagnie du hardi partisan leur paraissait non- 
seulement téméraire mais insensée, surtout depuis 
que El Alferez avait si cavalièrement disposé en 
faveur du Jaguar de trente hommes résolus dont 
l'appui leur aurait, croyaient-ils, été indispensable. 

Après les avoir un instant examiné attentivement : 

— Allons , allons, senores, dit en souriant le 
jeune homme, reprenez courage ; que diable 1 vous 
avez des miues de déterrés ; nous ne sommes pas 
morts encore, je suppose. 

— C'est vrai ; mais nous n'en valons guère 
mieux, répondit nettement don Serapio. 

El Alferez fronça le sourcil. 

— Auriez-vous peur, par hasard? dit-il aveo 
hauteur. 

— Nous n'avons point peur de mourir mais seu- 
lement d'échouer. \ 

— Cela me regarde, je vous réponds du succè3 
sur ma tête. 



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30A LES FRANCS TIREURS. 

— Nous savons fort bien ce dont vous êtes ca- 
pable, sefior , mais nous ne sommes que quatre 
hommes, et en fin de compte 

- — Et l'équipage de la chaloupe? 

— C'est vrai : mais l'équipage de la chaloupe 
n'est que de seize hommes. 

— Ils suffiront. 

— Je le souhaite sans oser y compter. 

— Bref, oui ou non, êtes-vous résolus k m'obéir 
quand même ? 

— Nous avons fait le sacrifice de notre vie. 
~ Ainsi, quoi qu'il arrive, vous agirez ? 

— Quoi qu'il arrive. 

— C'est bien. 

El Alferez sembla réfléchir un instant, puis s'adres- 
sant au pulqueroqui se tenait inquiet auprès de lui* 

— Vous a-t-on remis quelque chose pour moi? 
lui deman(Ja-t-il. 

— Oui, seigneurie ; ce soir à l'oraison un homme 
a apporté une malle sur ses épaules. 

— Où est- elle? 

— Comme cet homme m'a assuré qu'elle conte- 
nait des objets d'une valeur assez importante, j'ai 
fait placer cette malle dans ma chambre afin qu'elle 
fût en sûreté. 

— Conduisez-moi à votre chambre. 

— Comme il vous plaira, seigneurie. 

— Sefiores, dit El Alferez en s' adressant aux deux 
officiers de marine et à Ramirez, attendez-moi dans 
cette salle : dans dix minutes je suis à vous. 

Et sans attendre de réponse, il fit signe au pul- 
quero de le conduire, et il sortit de la salle d'un pas 
rapide. 



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LES FRANCS TIREURS. 805 

Il y eut un instant de silence entre les trois 
hommes ; ils paraissaient en proie à de tristes pen- 
sées , et jetaient autour d'eux des regards in- 
quiets. 

Le temps, qui jamais ne s'arrête, avait rapide- 
ment marché pendant le cours des événements que 
nous avons rapportés. La nuit presque tout en- 
tière s'était écoulée, les premières lueurs de l'aube 
commençaient à blanchir les parois enfumées de la 
pulqueria, et déjà quelques habitants éveillés plus 
tôt que les autres se hasardaient dans les rues : le 
soleil n'allait pas tarder à paraître. 

— Voici bientôt le jour, observa don Serapio en 
hochant la tête avec inquiétude. 

— Qu'importe ? répondit Ramirez. 

— Comment, qu'importe? s'écria avec étonne- 
ment don Serapio ; mais il me semble que, pour 
l'entreprise que nous voulons tenter, une des condi- 
tions les plus importantes est le mystère. 

— Certes, appuya don Cristoval, si nous atten- 
dons que le jour soit entièrement leyé, toute sur- 
prise devient impossible. 

Ramirez haussa les épaules. 

— Vous ne connaissez pas l'homme sous les 
ordres duquel vous vous êtes volontairement pla- 
cés, répondit-il, ce sont justement les choses im- 
possibles qu'il se plaît à tenter. 

• — Vous le connaissez donc mieux que nous, vous 
qui en parlez ainsi ? 

— Mieux que vous et que tout le monde, dit le 
marin avec une certaine animation ; j'ai ta lui la 
foi la plus grande ; depuis dix ans, j'ai vécu à ses 
côtés, et maintes fois j'ai été à même d'apprécier ce 



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306 LES FRANCS TIREURS. 

qu'il y avait de noble et de réellement généreux 
dans son cœur. 

— Ahl firent les deux officiers en se rapprochant 
vivement. Qui est-il donc? 

Un sourire ironique plisa les lèvres fines de Ra- 
mirez. 

— Vous le savez aussi bien que moi : un chaud 
patriote et un des chefs les plus renommés du mou- 
vement révolutionnaire. 

— Hum I fit don Cristoval, ce n'est pas cela que 
nous vous demandons. 

— Quoi donc alors? dit-il avec une imperceptible 
ironie. 

— Dam I vous avez, dites-vous, vécu dix ans au- 
près de cet homme, reprit don Serapio ; vous devez 
savoir sur lui certaines particularités que tout le 
monde ignore, et que nous ne serions pas fâchés de 
connaître. 

— C'est possible ; malheureusement il m'est.de 
toute impossibilité de satisfaire votre curiosité à cet 
égard; si El Alferez n'a pas jugé convenable de vous 
donner certains détails intimes de sa vie privée, 
ce n'est pas à moi à vous les révéler. 

Don Serapio allait répliquer avec une certaine 
aigreur au marin, lorsque la porte par laquelle était 
sorti El Alferez se rouvrit et livra passage au pul- 
quero ; une dame le suivait. 

Les deux officiers ne purent réprimer un cri d'é- 
tonnement en reconnaissant sous ce costune E 1 
Alferez lui-même. 

Le jeune chef portait l'habit féminin avec une 
grâce et une désinvolture telles ; il marchait avec 
une aisance si grande et paraissait être si habitué 



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LES FRAftCS TIREURS. 307 

aux mille brimborions de la toilette féminine ; en 
un mot, la nétrmorphose était si .complète, que, 
n'eût été son re jard dont le jeune homme n'avait 
pu parvenir à é eindre complètement le rayonne- 
ment étrange, les trois hommes eussentjuré que cet 
être singulier était bien réellement une femme. 

Le costume de El Alferez sans être riche était 
élégant et de bon goût ; son visage, à demi caché 
sous les plis soyeux de son rebozo, dissimulait en 
partie l'expression hautaine de sa physionomie; à 
la main droite il tenait un charmant éventail en bois 
de santal dont il jouait avec cette gracieuse non- 
chalance si pleine d'habileté que seules possèdent 
les Espagnoles et leurs filles de l'Amérique du Sud. 

— Eh bien! caballeros, dit le jeune homme en 
minaudant et d'une voix douce et harmonieuse, ne 
me reconnaissez-vous pas? je suis la fille de votre 
amie dona Léônor Salcedo, dona Mencia. 

Les trois hommes s'inclinèrerft respectueusement. 

— Pardonnez-moi, senorita, répondit don Sera- 
pio en baisant gravement le bout de ses doigts effi- 
lés, nous vous reconnaissons parfaitement au con- 
traire, mais nous étions si loin de nous attendre 
au bonheur de vous rencontrer ici... 

— Que même en ce moment, après vous avoir 
parlé, nous n'osons encore croire à la réalité de ce 
que nous voyons. 

Le pulquero promenait de l'un à l'autre des as- 
sistants des regards effarés. Le brave homme ne 
comprenait plus rien à ce qui se passait ; il se deman- 
dait dans son for intérieur s'il dormait ou s'il était 
éveillé. En somme, il n'était pas loin de araire à 
un sortilège. 



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308 LES FRANCS TIREURS. 

— Je ne comprends pas votre étonnement, ca- 
balleros, reprit avec intention la feinte dona Men- 
cia; n'était-il pas convenu depuis quelques jours 
déjà entre vous, ma mère et mon mari, que nous 
irions ce matin déjeuner à bord de la corvette Li- 
bertad avec le commandant Rodriguez ? 

— En effet, s'écria vivement don Serapio, excu- 
eez-rooi, senorita, je ne sais véritablement où j'ai 
la tête. Comment ai-je pu oublier cela ? 

— Je vous excuserai, répondit en souriant El 
Alferez, mais à la condition que vous réparerez 
votre oubli inexplicable et votre procédé peu ga- 
lant en m' offrant votre bras pour nous rendre im- 
médiatement de compagnie à bord de la corvette. 

— D'autant plus , appuya don Cristoval, que 
nous avons un assez long trajet à faire et que sans 
doute le commandant nous attend. 

— Canarios ! s'il vous attend ! s'écria Ramirez. 
Je le crois bien, senor, puisqu'il m'a expédié avec 
une embarcation pour vous conduire à bord. 

— Puisqu'il en est ainsi, je crois que nous ferons 
bien de partir sans plus tarder. 

— Nous sommes à vos ordres, senorita. 

— Tenez, brave homme, reprit El Alferez d'une 
voix douce, en s' adressant au pulquero, prenez ceci 
en souvenir de moi. 

Le digne homme, à moitié hébété par ce qu'il 
voyait, tendit machinalement sa main droite, dans 
laquelle le mystérieux aventurier laissa nonchalam- 
ment tomber une once d'or ; puis, prenant le bras de 
don Serapio, il sortit accompagné de don Cristoval 
et de Ramirez, qui prirent les devants afin de pré- 
venir les canotiers. .. 



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LES FRANCS TIREURS. 809 

Le brave pulquero se mit sur le seuil de sa porte 
et suivit des yeux aussi longtemps qu'il les put 
appercevoir les étranges visiteurs qui pendant 
la nuit entière étaient restés dans sa maison ; puis 
il rentra chez lui en hochant la tête d'un air pensif 
et en murmurant tout en faisant sauter dans sa 
main la pièce d'or qu'il avait reçue : 

— Tout cela n'est pas clair : un homme qui est 
une femme, des amis qui ne se reconnaissent pas 
après avoir causé deux heures ensemble, c'est dia- 
blement louche; pour sûr il se prépare quelque 
chose. Du diable si je m'en mêlerai : il est bon 
dans certaines circonstances de savoir retenir sa 
langue ; d'ailleurs ce n'est pas mon affaire, l'or que 
l'on m'a donné est bon, je ne dois pas voir plus loin. 

Fort de ce raisonnement philosophique et rem- 
pli de prudence, le pulquero ferma la porte et 
alla se coucher afin de rattraper pendant le jour 
le sommeil que ses singulières pratiques lui avaient 
fait perdre pendant la nuit. 



XIX 

EN MER. 

H était environ quatre heures du matin ; l'aube 
commençait à iriser l'horizon de larges bandes- 
blanchâtres ; à l'extrême ligne bleue des flots, un 
reflet d'un rouge vif, précurseur du lever du soleil* 
annonçait que le jour n'allait pas tarder à paraître. 

En ce moment un léger brick sortit peu à £eu 
de l'épais nuage de brume quUe cachait et apparut 



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310 LES FRÀISCS TIREURS. 

îou voyant au plus près du vent, longeant pénible- 
ment à cause d'une brise carabinée du sud-sud- 
ouest la côte si dangereuse et si accidentée qu 
forme rentrée de la baie de Galveston à l'embou- 
chure du Rio-Trinidad. 

C'était un joli navire de trois cents tonneaux au 
plus, aux allures fringantes et hardies, à la coque 
fine et élancée, et à la haute mâture coquettement 
rejetée en arrière. 

Son gréement bien peigné et goudronné avec 
soin, ses vergues brassées avec symétrie, et plus 
que tout les gueules menaçantes de quatre petites 
caronades de huit qui sortaient tribord et bâbord 
des sabords percés dans ses lisses, et la longue 
pièce de trente à pivot allongée sur son gaillard 
d'avant, indiquaient que, si à la pomme de son 
grand mât il n'avait pas la flamme des bâtiments 
de guerre, il n'en était pas moins résolu, le cas 
échéant, de lutter énergiqueraent contre les croi- 
seurs qui chercheraient sous n'importe quel pré- 
texte à entraver sa marche, 

A l'instant où nous l'avons aperçu, à part le ti- 
monier placé à la roue du gouvernail et un indi- 
vidu qui se promenait de long en large sur l'arrière 
en fumant sa pipe, au premier coup d'œil le pont 
du brick semblait désert ; pourtant, en examinant 
avec soin, on eût aperçu, couchés et dormant tout 
à fait à l'avant du navire, une quinzaine d'hommes 
composant la bordée de quart, et que le plus léger 
signal suffirait pour éveiller. 

— Eh ! dit tout à coup le promeneur en s* arrê- 
tant près de l'habitacle et en s' adressant au timo- 
nier, je crois que le yent adonne, hein ? 



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LES FRANCS TIREURS. 311 

— Oui, inaître Love], répondit le matelot en 
portant la main à son bonnet de laine, c'est ma foi 
vrai, il vient d'adonner de deux quarts. 

L'individu qui répondait au gracieux nom de Lo- 
vel étant appelé à jouer un certain rôle dans les 
scènes que nous avons entrepris de raconter, nous 
demandons au lecteur la permission de le lui faire 
connaître et de tracer son portrait. 

Au physique, c'était un homme d'une cinquan- 
taine d'années, d'une taille presque aussi large que 
haute et ne ressemblant pas mal à une futaille à la- 
quelle on aurait adapté des pieds, et pourtant doué 
d'une force et d'une agilité peu communes; son nez 
violet, ses lèvres épaisses et sa face enluminée, en- 
cadrée de gros favoris rouges, lui donnaient une 
physionomie joviale que deux petits yeux gris et 
enfoncés, pleins de feu et de résolution, rendaient 
sceptique et railleuse. 

Au moral , c'était un brave et digne homme, 
franc et loyal, excellent matelot et n'aimant que 
deux choses ou plutôt deux êtres au monde : son 
capitaine qu'il avait élevé et comme il le disait sou- 
vent, auquel il avait appris à faire sa première 
épissure en lui administrant du tabac, et son na- 
vire qu'il avait vu construire, sur lequel il était 
monté dès qu'on l'avait lancé et qu'il n'avait plus 
quitté depuis. 

Maître Lovel n'avait jamais connu son père ni sa 
mère; aussi s'était-il fait une famille de son brick 
et de son capitaine ; toutes ses facultés aimantes, 
longtemps* refoulées et endormies au fond de son 
cœur, s'étaient si bien concentrées sur eux que ce 
qu'il éprouvait pour l'un comme pour l'autre dépas- 



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312 LES FRANCS TIREURS. 

sait toutes les limites d'une affection raisonnable et 
avait acquis les proportions gigantesque d'un véri- 
table fanatisme. 

Du reste, ce capitaine dont nous parlerons bien- 
tôt, rendait amplement au vieux matelot l'amitié que 
celui-ci avait pour lui. 

— Dites donc, lieutenant, sans vous commander, 
reprit le timonier, encouragé sans doute par la ma- 
nière dont lui avait parlé son chef, savez- vous que 
nous faisons une drôle de navigation depuis quel- 
ques jours ? 

— Tu trouves, garçon? 

— Dam ! ces bordées continuelles que nous ti- 
rons, cette embarcation que nous avons envoyée 
hier à terre et qui n'est pas encore revenue, tout 
cela est assez singulier. 

— Hum I fit l'officier, sans exprimer autrement 
son opinion. 

— Où donc que nous allons comme ça, lieute- 
nant ? reprit le matelot. 

— Est-ce quetu tiens beaucoup aie savoir, répon- 
dit maître Lovel de son air moitié figue, moitié raisin. 

— Dam ! fit l'autre en tournant sa chique dans sa 
bouche et en lançant un jet de salive noirâtre, j'a- 
voue, lieutenant, que cela me flatterait assez. 

— Vrai?... Eh bienl my boy, dit le vieux marin 
avec un sourire narquois, si on te le demande, tu 
répondras que tu ne le sais pas ; de cette façon tu ' 
es certain de ne pas te compromettre; et surtout de \ 
ne pas te tromper, 

Puis après avoir considéré un instant la mine 
penaude du timonier à cette étrange réponse, il 
ajouta : 



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f LES FRANCS TIREURS. 813 

— Pique huit, my decir, voilà le soleil qui se lève 
là bas derrière les montagnes ; nous allons appeler 
au quart. 

Et après avoir replacé sa pipe dans le coin de sa 
bouche, il reprit sa promenade. 

Le matelot saisit la cordelle attachée au battant 
de la cloche et frappa quatre coups doubles. 

A ce signal, bien connu d'eux, les hommes éten- 
dus sur le gaillard d'avant se levèrent en tumulte et 
se précipitèrent dans l' entre-pont en criant à tue- 
tète : 

— Debout au quart, tribordais ! debout I debout I 
Il est quatre heures, triborbais I debout ! debout ! 

Dès que le quart fut changé, le maître donna le» 
ordres nécessaires pour faire la toilette du navire ; 
puis, comme le soleil commençait à se lever à l'ho- 
rizon dans un flot de vapeurs rougeâtres qui dissi- 
pait peu à peu la brume épaisse dont toute la nuit 
le navire avait été enveloppé comme d'un linceul* 
il fit monter un homme en vigie sur les barres de 
pelit perroquet afin d'interroger l'espace et de sur- 
veiller les rives que le navire côtoyait; puis, ces di- 
vers devoirs remplis, le vieux marin reprit sa pro- 
menade en jetant de temps en temps un regard à la 
mâture et en murmurant entre ses dents : 

— Hum! où allons-nous? Il serait bien aimable,, 
lui, s'il me le disait; c'est une véritable navigation 
d'aveugles que nous faisons là, et nous serons bien 
heureux si nous nous en retirons sains et saufs. 

Tout à coup son visage sembla s'éclairer, et un 
sourire joyeux s'épanouit sur sa large face. 

Le capitaine venait de sortir de sa chambre et dô 
paraître sur le pont. 

ts 



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Zik LES FRANCS TIREURS. 

Le capitaine Johnson était à cette époque un 
homme de trente-trois ans à peine, d'une taille au- 
dessus de la moyenne; ses gestes étaient simples, 
gracieux et remplis d'une élégance naturelle; ses 
traits étaient mâles et accentués, et ses yeux noirs 
dans lesquels rayonnait l'intelligence imprimaient à 
sa physionomie une expression de grandeur, de 
force et de loyauté. 

— Bonjour, père, dît-il à maître Lovel en lui ten- 
dant cordialement la main. 

— Bonjour, garçon, répondit celui-ci, as-tu bien 
dormi ? 

— Très- bien, merci, père. Qu'avons-nous de 
nouveau? 

A cette question si simple en apparence, le 
lieutenant se redressa, porta la main à son chapeau 
et répondit avec déférence. 

— Capitaine, il n'y a rien de nouveau à bord ; 
j'ai fait virer lof pour lof le brick à trois heures, et 
selon vos ordres nous courons la longue bordée au 
plus près du vent, filant six nœuds deux tiers à 
l'heure, les perroquets dessus et tenant toujours la 
pointe de Galveston par la hanche de bâbord. 

— C'est bien, répondit le capitaine, en jetant un 
coup d'œil sur le compas et sur la voilure. 

Pour tout ce qui regardait le service, maître Lo- 
vel, malgré les observations réitérées de son chef, 
avait toujours conservé vis-à-vis de lui le ton et le* \ 
manières d'un subordonné devant son supérieur ; 
le capitaine, voyant que c'était un parti pris de 
la part du vieux marin, avait fini par ne plus y 
faire attention, et il le laissait libre de lui parler 
à sa guise. 



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LES FRANCS TIREURS.. 315 

— Ah ça, capitaine, reprit le lieutenant avec une 
certaine hésitation, nous approchons de la passe ; ! 
est-ce que vous avez l'intention de donner dedans? 

— Juste. 

— Mais nous allons nous faire couler bas. 

— Pas si bêtes. 

— Hura I je ne sais pas comment nous nous en 
tirerons. 

— Tu verras ; d'ailleurs ne faut-il pas que nous 
allions à la recherche de notre chaloupe qui n'est 
point encore revenue? 

— C'est vrai ; je n'y songeais pas. 

— Tu vois bien ; et nos passagers? 

— Je ne les ai point encore vus aujourd'hui. 

— Bon ; ils ne tarderont pas à monter sur le 
pont. 

— Navire 1 cria la vigie. 

— Voilà ce que j'attendais, dit le capitaine. 

— Pour virer de bord ? 

— Au contraire, pour passer sans coup férir de- 
vant le fort qui cofoinande l'entrée de la baie. 

— Je ne comprends pas. 

— Sois tranquille, tu comprendras bientôt 
Et s' adressant à la vigie : 

— Dans quelle direction se trouve ce navire T 
cria-t-il. 

— A tribord, au vent à nous ; il sort d'une crique 
dans laquelle il était caché et laisse arriver en plein 
sur le brick. 

— Très-bien, répondit le capitaine; vois-tu, con- 
tinua-t-il ?n se tournant vers maître Lovel : ce na- 
vire nous donne la chasse; nous allons peu à peu, 
en louvoyant, doubler le fort de la passe et la bat- 



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310 LES FRANCS TIREURS. 

terie dont les feux se croisent avec lui ; les Mexicains 
qui nous surveillent, persuadés que nous ne pou- 
vons pas échapper à leur croiseur, ne se donneront 
pas la peine de faire feu sur nous et nous laisseront 
passer devant eux sans nous inquiéter. 

Et quittant son lieutenant ébahi de ce singulier 
raisonnement auquel il ne comprenait goutte, le ca- 
pitaine monta sur le banc de quart, et s' accoudant 
sur la lisse, il commença à suivre avec soin tous les 
mouvements du navire signalé par la vigie. 

Une heure se passa ainsi sans amener aucun chan- 
gement dans la position respective des deux navires ; 
seulement le brick, qui n'avait pas l'intention de 
trop s'éloigner du croiseur, était loin de porter toute 
la toile qu'il aurait pu larguer. 

Le branle-bas de combat avait été fait à la sour- 
dine, et trente vigoureux matelots armés jusqu'aux 
délits étaient rangés sur les manœuvres courantes, 
prêts à obéir au moindre signe de leur capitaine. 

Cependant, depuis à peu près une heure, le brick 
se rapprochait du cap, et obligé de côtoyer un récif 
so::s-marin dont le gisement ne lui était pas bien 
connu, le capitaine avait fait carguer les perroquets 
et les basses voiles, et s'avançait la sonde à la main; 
le croiseur, au contraire, s'était littéralement cou- 
vert de toile et grossissait à vue d'œil, prenant les 
imposantes proportions d'une corvette de premier 
rang ; l'on voyait déjà parfaitement sa coque noire 
traversée dans toute sa longueur par une large bande 
Manche percée de quinze sabords qui laissaient pas- 
ser les bouches de ses canons à la Paixhans. Sur la 
côte dont on était fort proche, et grpupés sur les 
focliers, on distinguait une foule d'individus des 



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LES FRANCS TIREURS. 817 

deux sexes qui, hurlant, criant et battant des mains, 
suivaient avec anxiété les péripéties de cette chasse 
étrange. 

Tout à coup un léger nuage de fumée s'éleva de 
l'avant de la corvette, un coup de canon retentit 
sourdement, et un pavillon mexicain fut hissé à sa 
corne. 

— Ah ! ah ! fit le capitaine Johnson en mâchant 
machinalement le bout du cigare qu'il tenait entre 
ses lèvres, elle se décide donc enfin à rompre l'in- 
cognito ? Allons, lieutenant, politesse pour politesse, 
montrons-lai nos couleurs, que diable I elles en va- 
lent bien la peine. 

Deux secondes plus tard, un large pavillon étoile 
se déployait majestueusement à l'arrière du brick. 

A l'apparition des couleurs des États-Unis, si au- 
dacieusement arborées, un hurra de colère fut 
poussé à bord de la corvette mexicaine, hurra ré- 
pété par la foule rassemblée à la pointe du cap, sans 
qu'il fût possible, à cette distance, de savoir si les 
cris des gens groupés à terre étaient des cris de joie 
ou des cris de colère. 

Cependant le soleil commençait à s'élever, la ma- 
tinée s'avançait, il fallait en finir, d'autant plus que 
la corvette, confiante dans sa force et presque arri- 
vée à portée de canon, n'allait sans doute pas tarder 
& ouvrir son feu contre le navire américain. Chose 
étrange, la garnison du fort et celle de la batterie 
avaient, ainsi que l'avait prévu le capitaine, laissé 
le brick doubler la pointe du cap sans chercher à lui 
barrer le passage, ce qui leur aurait été on ne peut 
plus facile, grâce à leurs feux croisés. 

Le capitaine fit signe à son lieutenant d'appro- 

18. 



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ai 8 LES FRANCS TIREURS. 

cher, et se penchant à son oreille, il lui dit quel-r 
ques mots à voix basse. 

— Eh ! eh I répondit le lieutenant avec un gros 
rire, c'est une idée I Pour lors, cela peut devenir 
drôle ! 

Et, sans dire un mot de plus, il se rendit sur l'a- 
vant. 

Arrivé auprès de la pièce à pivot, il la fit démar- 
rer et charger avec soin, en ajoutant un boulet et 
une grappe de raisin à la charge ordinaire; et, se 
penchant sur le point de mire, il saisit la vis de 
pression placée sous la culasse, puis, faisant signe 
de se tenir prêts aux servants de droite et de gauche 
qui, armés d'anspects, attendaient ses ordres, il 
commença à pointer la pièce lentement et. avec la 
plus grande précaution, calculant scrupuleusement 
la distance qui séparait les deux navires et la dévia- 
tion causée par le tangage et le roulis; enfin, lors- 
qu'il crut être arrivé au résultat désiré, il saisit le 
cordon de la batterie, se rejeta en arrière, et fit un 
geste au capitaine qui, de son banc de quart, atten- 
dait impatiemment la fin de ces préparatifs. 

— Attention 1 cria celui-ci, des hommes aux bras 
partout I 

Il y eut une minute d'attente suprême. 

— Sommes-nous parés? demanda le capitaine. 
-T- Oui, reprit le lieutenant. 

— Pare à virer!... commanda le capitaine; la 
barre dessous!... file l'écoute de foc !... change der- 
rière !... change devant !... borde les perroquets!.», 
borde les basses voiles!... haie les boulines!... 

Les matelots se précipitèrent sur les manœuvres, 
et le navire, obéissant à l'impulsion qui lui était 



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LES FRANCS TIREURS. 310 

donnée, tourna majestueusement sur lui-même. Au 
moment où il faisait son abattée et où il présentait 
son avant par le travers de la corvette, maître Love], 
qui épiait l'occasion favorable d'exécuter Tordre 
qu'il avait reçu, tira vivement le cordon de la bat- 
terie et fit feu. 

Les Mexicains, confondus de cette agression su- 
bite à laquelle ils étaient loin de s'attendre de la part 
d'un ennemi si faible en apparence, ripostèrent avec 
furie, et un ouragan de fer et de plomb vint s'a- 
battre avec un fracas horrible sur le pont et dans la 
mâture du bâtiment américain qu'il enveloppa de 
fumée. 

Le fort et la batterie continuaient à garder la plus 
stricte neutralité. 

Le capitaine Johnson ne se donna pas la peine de 
riposter. 

— Oriente au plus près du vent 1 dit-il ; haie les 
boulines! C'est assez nous amuser, garçons I 
Et le brick continua sa route. 
Lorsque la fumée fut dissipée, l'on aperçut la cor- 
vette mexicaine. 

Elle était dans un état pitoyable. 
Le coup de canon tiré par maître Lovel lui avait 
coupé son beaupré au ras de la poulaine, ce qui 
avait naturellement entraîné la chute du mât de mi- 
saine; et la pauvre corvette, à demi-désemparée et 
mise dans l'impossibilité de poursuivre plus long- 
temps son audacieux adversaire, s'occupait triste- 
ment et en toute hâte à réparer les avaries majeures 
qu'elle avait éprouvées. 

A bord du brick, grâce à la précipitation avec la- 
quelle les Mexicains avaient riposté, l'on n'avait eu 



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320 LES FRANCS TIREURS. 

qu'un homme tué et trois légèrement blessés; quant 
aux avaries, elles étaient insignifiantes : quelques 
manœuvres coupées, voilà tout. 

— Maintenant, dit le capitaine en descendant du 
banc de quart, père, dans dix minutes tu vireras de 
bord, et quand nous serons par le travers du fort, 
tu mettras le navire sur le mât, tu pareras la cha- 
loupe et tu m'avertiras. 

— Comment ! ne put s'empêcher de dire le lieu- 
tenant, est-ce que vous voulez descendre à terre? 

— By god ! reprit le capitaine, je ne viens ici que 
pour cela. 

— Au fort? 

— Oui ; seulement, comme il est toujours bon 
d'être prudent, tu feras embarquer dans la chaloupe 
les dix hommes les plus résolus de l'équipage avec 
haches, sabres, fusils et pistolets ; que tout soit en 
ordre et prêt pour un combat. 

— Je crois que ces précautions seront inutiles, 
dit alors un homme qui venait de monter sur le pont 
et s'était approché des deux interlocuteurs. 

— Ahl c'est vous, maître Tranquille, répondit le 
capitaine en serrant la main du vieux chasseur, car 
c'était lui qui s'était si inopinément mêlé à la con- 
versation ; que dites-vous donc? 

— Je dis, reprit le Canadien de sa voix calme, 
que vos précautions seront probablement inu- 
tiles.' 

— Comment cela ? 

— Dame, je ne sais pas, moi, je ne suis pas ma- 
rin; regardez vous-même; ne vous semble-t-il pas, 
ainsi qu'à moi, qu'il se passe quelque chose* d'ex- 
traordinaire à bord de la corvette? 



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LES FRANCS TIREURS. 321 

Le capitaine ouvrit vivement sa longue-vue et ii 
la braqua sur le navire mexicain. 

— En effet, dit-il au bojit d'un instant. Oh ! oh ! 
ûotro audacieux coup de main aurait-il réussi ? 

— Tout le fait supposer, reprit le cnasseur tou* 
jours impassible. 

— Vive Dieu ! j'en aurai le cœur net. 
<r*~ Que voulez- vous faire ? 

— Pardieu ! m' assurer de ce qui s^ passe. 
~- A votre aise. 

— Laisse arriver !. .. commanda le capitaine. 

La manœuvre s'exécuta, les boulines furent lar- 
guées, et le navire, prenant plus d'air dans ses voi- 
les, s'avança rapidement vers la corvette où, en ef- 
fet, se passait en ce moment une scène étrange, 
dont le résultat devait, au plus haut degré, intéres- 
ser le capitaine Johnson. 

Mais pour bien expliquer cette scène au lecteur, 
il nous faut, à présent, retourner auprès de El Al- 
ferez et de ses compagnons que nous avons aban- 
donnés à leur sortie de la pulqueria. 

Au moment où nos quatre personnages atteigni- 
rent le môle, bien qu'il fût environ sept heures du 
matin, la plage était encore à peu près déserte; 
seulement quelques embarcations des navires 
mouillés sur rade accostaient le môle et mettaient 

j à terre les hommes chargés d'aller aux provisions. 

* Il fut donc facile aux conspirateurs de s'embar- 

| <juer sans attirer l'attention sur leurs mouve- 

f ments. 

Au signal donné par Ramirez, l'embarcation, qui 
3v&it passé la nuit à louvoyer bord sur bord, se 
rapprocha de terre, puis, lorsque nos quatre per- 



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322 LES FRANCS TIREURS. 

sonnages se furent assis dans la chambre de l'ar- 
rière et que Ramirez eut pris en main la barre du 
gouvernail, la chaloupe déborda et mit le cap sur 
une petite crique située un peu en dehors de la 
rade. 

La brise, qui pendant toute la nuit avait été assez 
faible, s'était levée peu à peu ; la chaloupe gagna 
facilement le large, orienta ses voiles et bientôt 
elle donna dans le goulet de la crique. 

La corvette la Libertad se balançait doucement 
sur ses ancres. 

Cependant il était facile à un marin de reconnaî- 
tre que ce navire si calme en apparence était ce- 
pendant paré à appareiller au premier signal. Les 
voiles, bien que serrées, étaient sur les fils de car- 
ret, et l'a icre virée à long pic n'avait besoin que 
d'un tour de cabestan pour être dérapée. 

Postée sournoisement dans cette^crique comme 
un oiseau de proie dans le creux d'un rocher, la 
corvette pouvait instantanément livrer ses larges 
voiles à la brise et fondre sur les navires suspects 
signalés par la vigie. 

Sans prononcer une parole, nos personnages 
échangèrent entre eux un regard significatif : ils 
s'étaient compris. 

A peine la chaloupe arriva-t-elle à portée de voix 
qu'une sentinelle placée dans les passe-avant de 
tribord la héla en espagnol. 

Ramirez répondit, et appuyant sur la barre, il 
lit décrire une courbe gracieuse à l'embarcation et 
vint l'accoster à l'échelle de tribord. 

L'officier de quart se tenait à la coupée pour re- 
cevoir les visiteurs. 



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LES FRAKCS TIREURS. 323 

Lorsqu'il aperçut une dame, il se hâta de des- 
cendre, afin de lui offrir la main et lui faire les hon- 
neurs du navire sur lequel elle allait poser le 
pied. 

A droite et à gauche de la coupée des matelots 
rangée en ligne saluèrent les étrangers en portant 
la main à leur chapeau, tandis qu'un quartier-maî- 
tre donnait le coup de sifflet d'usage. 

Nous avons dit plus haut que la Libertad était 
une corvette de premier rang. Don Manuel Rodri- 
guez son commandant, était un vieux marin élevé 
dans la marine espagnole et qui en avait conservé 
les saines traditions ; aussi son navire était-il tenu 
avec un soin et une coquetterie extrêmes. Don Se- 
rapio et don Cristoval, officiers de marine eux- 
mêmes, ne purent se dispenser d'exprimer à l'offi- 
cier de quart la satisfaction qu'ils éprouvaient en 
voyant un navire aussi Lien espalmé. 

Le commandant Rotlrignez, averti par un timo- 
nier de service, se hâta de monter sur le pont pour 
recevoir ses hôtes. 

La chaloupe fut amarrée à l'arrière de la corvette, 
et ses canotiers se retirèrent sur le gaillard d'avant 
avec les matelots de l'équipage. 

De même que les autres républiques hispano- 
américaines; la Confédération mexicaine compte 
peu de navires, sa marine militaire est presque 
nulle et ne se compose que d'une dizaine de bâti- 
ments tout au plus, briks, goélettes et corvettes. 

La gravité des événements qui se passaient au 
Texas avait engagé le gouvernement mexicain à y 
envoyer une corvette, afin de demeurer maître de 
la mer et d'empêcher les États-Unis, dont les sym- 



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324 LES FRANCS TIREURS. 

pathies pour la révolution texienne étaient connues, 
de donner aux insurgés des secours en armes, ea 
hommes ou en argent. 

Le commandant Rodriguez, homme énergique et 
excellent marin, avait été choisi pour exécuter cette 
dangereuse mission ; depuis deux mois il croisait 
sur les côtes du Texas où il avait établi un blocus 
rigoureux, et, grâce à son intelligente initiative, il 
avait réussi, jusqu'à l'époque où nous sommes ar- 
rivés, à arrêter ou à faire rebrousser chemin à tous 
les bâtiments expédiés des États-Unis au secours 
des insurgés. 

Ceux-ci, réduits à leurs propres forces et com- 
prenant que l'heure décisive n'allait pas tarder à 
sonner pour eux, avaient résolu d'en finir avec celte 
corvette qui leur causait d'énormes préjudices, et 
de s'en emparer coûte que coûte. 

Les chefs des révoltés avaient dressé leurs batte- 
ries eu conséquence. Pendant les rares visites 
faites par le commandant Rodriguez à Galveston, il 
avait été adroitement circonvenu par des personnes 
qui ostensiblement professaient pour la révolution 
une haine profonde, tandis qu'en secret elles étaient 
les agents actifs et dévoués des chefs insurgés. 
Presque malgré lui le commandant avait été amené 
à inviter plusieurs personnes à venir visiter sa cor- 
vette et à déjeuner à son bord ; mais le vieux ma- 
rin était un Mexicain de race, c'est-à-dire habitué à 
toutes les fourberies et les trahisons d'un pays où 
les révolutions se comptent par centaines, depuis 
vingt ans à peine qu'il a proclamé sa soi-disant in- 
dépendance ; sa prudence ne lui fit pas défaut dans 
cette circonstance. Ne se souciant nullement de 



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LES FRANCS TIREURS. 325 

courir le rîsque de se voir enlever son navire, il 
quitta la rade et alla mouiller dans une crique so- 
litaire, afin d'avoir ses coudées franches ; puis au 
lieu d'inviter beaucoup de personnes à la fois, il 
pria seulement dona Mencia, son père et deux des 
cousins de la jeune fille, officiers au service des États- 
Unis, de lui faire l'honneur de venir à son bord. 
N Nous savons maintenant quelles étaient réelle- 
. ment les personnes qui avaient accepté son invi- 
jtation. 

: Le commandant fronça le sourcil en voyant le 

.. nombreux équipage de l'embarcation ; mais réflé- 

'chissant qu'il avait deux cent cinquante hommes à 

i son bord, il ne lui vint pas à la pensée que seize 

matelots, en apparence sans armes, chercheraient 

à s'emparer de son navire, et ce fut de l'air le plus 

riant et le plus affectueux qu'il reçut dona Mencia et 

les personnes qui l'accompagnaient. 

Après avoir fait visiter à ses hôtes la corvette 
dans toutes ses parties, il les conduisit dans sa ga- 
lerie où une table avait été dressée, et où un ma- 
gnifique déjeuner les attendait. 

Cinq personnes seulement prirent place autour 
de la table : la jeune fille supposée, les soi-disant 
cousins, le commandant et son second, vieux ma- 
rin, comme lui rempli d'expérience et de bravoure. 
Le repas commença sous les apparences les plus 
cordiales et les plus franches ; le commandant re- 
gretta que le père de dona Mencia n'eût pu, ainsi 
que cela avait été convenu, accompagner sa fille, et 
l'entretien s'engagea gaiement. 

Sur ces entrefaites, un timonier entr' ouvrit la 
porte, et, sur un signe du commandant, il vint lui 

19 



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320 LES FRANCS TIREURS. 

dire quelques mots à l'oreille; celui-ci, après s'être 
excusé auprès de ses convives, lui donna un ordre 
à voix basse, et le timonier se retira aussi discrète- 
ment qu'il s'était présenté. 

— Sefiora, dit le commandant en se penchant 
vers la jeune femme placée à son côté, redoutez- 
vous la mer ? 

— Moi, répondit-elie en souriant, pourquoi cette 
question, caballero? 

— Parce que, reprit-il, à moins que vous ne 
quittiez immédiatement mon bord, ce qui, je vous 
l'avoue, me chagrinerait fort, vous serez obligée 
de faire une promenade de quelques heures au 
large. 

— Je suis fille et cousine de marins, comman- 
dant ; c'est vous dire qu'une promenade en mer ne 
peut en toute circonstance que m' être fort agréa- 
ble ; en ce moment ce sera un charmant intermède 
à notre déjeuner et cela complétera la gracieuse 
hospitalité que vous avez bien voulu nous offrir. 

— A la bonne heure, dit gaîment le comman- 
dant, vous êtes une véritable héroïne, dona Men- 
cia; vous ne redoutez rien. 

— Ou du moins fort peu de chose, répondit- 
elle avec une intonation dont l'expression échappa 
à son interlocuteur. 

— Me permettez-vous de vous demander, com- 
mandant, dit don Serapio, si vous appareillez sim- 
plement pour nous procurer le plaisir d'une pro- 
menade en mer, ou si un motif plus grave vous 
engage à quitter le mouillage et à mettre sous 
voiles. 

— Mon Dieu, je n'ai point de secret pour vous, 



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LES FRANCS TIREURS, 3^7 

reprit-il avec bonhomie, voici. l'affaire en quelques 
mots : depuis environ une quinzaine de jours je 
joue aux barres avec un lutin de brick dont les al- 
lures sont on ne peut plus suspectes. Son gréemenf; 
et la finesse de sa coque me portent à croire que 
c'est un corsaire nord-américain qui cherche à je- 
ter des armes et peut-être des hommes aux in- 
surgés. 

— Vous croyez, objecta don Cristoval, qu'un 
brick corsaire, vous sachant dans ces parages, ose- 
rait se hasarder à tenter de forcer la passe? 

— Parfaitement. Ces démons de corsaires ne 
doutent de rien ; du reste, à l'époque de la guerre 
de l'indépendance, j'ai moi-même accompli des en- 
treprises plus téméraires. 

— Ainsi, nous allons assister à un combat naval? 
demanda dona Mencia, d'un air craintif. 

— Oh ! rassurez-vous, senorita ; cela, je l'espère, 
n'ira pas aussi loin ; ce brick que, depuis deux 
jours, j'avais perdu de vue, vient de reparaître, 
mais cette fois dans le but apparent d'approcher 
assez près de la terre pour y envoyer une embar- 
cation. Je lui appuierai une chasse vigoureuse qui 
l'engagera, je n'en doute pas, à virer de bord au 
plus vite et à regagner le large ; il est impossible 
qu'il essaie sérieusement de se mesurer avec nous. 

— Mais, c'est charmant, cela, s'écria en riant 
dona Mencia; la fête sera complète : promenade en 
mer, chasse et peut-être capture d'un navire! 
Vous nous comblez, commandant. 

Tandis que la conversation devenait d'à plus en 
plus amicale et animée dans la chambre du com- 
mandant, la corvette avait appareillé, et toutes 



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328 LES FRA. NCS TIREURS. 

voiles dehors, s'était lanc ée à la poursuite du brick 
du capitaine Johnson. 

Cependant l'air plus vif qui pénétrait par les fe- 
nêtres de la galerie, le mouvement lent et Mesuré 
du navire que le roulis commençait à balancer* 
avertirent les convives que la corvette avait quitté 
le mouillage. 

— Eh 1 fit tout à coup don Cristoval, et notre 
chaloupe, qu'est-elle devenue ? 

— On Ta laissée mouillée sur une bouée, répon- 
dit le commandant ; nous la reprendrons en rega- 
gnant le mouillage. 

— Eh ! mais, observa don Serapio en riant, si le 
corsaire avait la velléité de combattre , les seize 
hommes de notre équipage sont tout à votre dispo- 
sition. 

— Je vous remercie, mais je crois que je n'aurai 
pas besoin de leur secours. 

— Qui sait? nul ne peut prévoir les événements. 
Nos matelots sont braves, et s'il y a combat, soyez 
certain qu'ils y prendront part. 

Seul un des convives était demeuré muet pen- 
dant tout le repas, se contentant de boire et de 
manger en écoutant attentivement ce qui se disait 
autour de lui. Ce convive était le lieutenant chargé 
du détail de la corvette. Aussitôt que le navire eut 
appareillé, il quitta la table, sulua à la ronde et 
monta sur le pont. 

— Votre lieutenant n'est pas causeur, comman- 
dant, observa dona Mencia; il n'a desserré les 
dents que pour manger et boire. 

— C'est vrai, senorita, mais veuillez l'excuser, je 
vous prie ; c'est un vieux marin peu au fait des 



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LES FRANCS TIREURS. 329 

exigences du monde, il se trouvait gêné et presque 
déplacé au milieu de vous ; mais peu d'hommes 
connaissent leur métier aussi bien que lui et sont 
aussi fermes et aussi intrépides dans le danger. 

En ce moment une assez forte détonation fit 
trembler le navire dans ses membrures. 

— Ah ! fit dona Mencia avec un cri d'effroi » 
qu'est-ce que cela signifie ? 

— Moins que rien, senorita ; nous avons tout 
simplement arboré notre pavillon en l'assurant d'un 
coup de canon chargé à poudre, afin d'obliger le 
brick à montrer ses couleurs. 

— Y aurait-il du danger à monter sur le pont ? 
demanda curieusement dona Mencia. 

— Pas le moindre. 

— Oh ! bien alors, si vous me le permettez, nous 
irons voir ce qui se passe en haut. 

— Je suis à vos ordres, senorita. 

Le déjeuner était terminé ; on quitta la table et 
on monta sur le gaillard d'arrière. 

Le navire présentait aux yeux d'hommes igno- 
rants des choses maritimes un aspect des plus sin- 
guliers et des plus attachants. 

La brise assez forte arrondissait les voiles, orien- 
tées au plus près du vent ; la corvette bondissait 
sur la lame comme une gazelle, sans cependant 
embarquer une goutte d'eau par ses bossoirs. 

Sur le pont, l'équipage se tenait silencieux et 
immobile sur les manœvres, les canonniers aux* 
pièces et les gabiers dans les hunes. 

Sur le gaillard d'avant, Ramirez et ses seize ca- 
notiers étaient groupés près de la poulaine, indilfé- 



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330 tES FRANCS TIREURS. 

rents en apparence, mais surveillant activement les 
divers mouvements des Mexicains. 

A portée et demie de canon, à peu près, on aper- 
cevait le brick à la corne duquel flottait orgueilleu- 
sement un large pavillon américain. 

— Je m'en doutais, dit le commandant, c'est un 
corsaire ; il a arboré les couleurs américaines pour 
nous tromper, mais nous sommes sur nos gardes. 

— Croyez vous donc que ce navire ne soit pas 
américain ? demanda don Serapio. 

— Pas plus que nous, c'est un corsaire argentin 
ou brésilien. 

— Cependant, sa construction parait bien être 
américaine. 

— La construction ne prouve rien : nos navires, 
achetés à divers pays, n'ont rien qui les fasse re 
connaître ; nous n'avons pas de chantiers. 

— C'est juste, mais tenez, le voilà qui vient an 
vent, il va virer. 

— En effet, ses voiles commencent à faseiller. 
Les Mexicains se croyaient si bien à l'abri d'une 

attaque, que la plus grande partie de l'équipage 
avait quitté les postes de combat pour suivre la 
manœuvre du brick ; les matelots perchés dans les 
haubans ou penchés aux sabords, regardaient cu- 
rieusement sans songer au danger qu'il pouvait y 
avoir à manquer ainsi à la discipline. 

Cependant le brick virait, ainsi que l'avait dit 
.don Serapio ; tout à coup, au moment où il termi- 
•nait son abattée, une détonation, se fît entendre, un 
sifflement aigu traversa l'espace, et le mât de beau- 
pré de la corvette, coupé par un boulet, tomba à la 
mer en entraînant dans sa chute le mât de misaine* 



• 



LES FRANCS TIREURS. 831 

Klors ce fat à bord de la corvette un désordre et 
une panique impossible à décrire. Les matelots 
épouvantés couraient dans tous les sens sans rien 
entendre. 

Enfin le commandant parvint à dominer le tu- 
multe ; l'équipage reconnut sa voix, et au com- 
mandement de : Feu! quinze pièces de canon 
tonnèrent à la fois, en réponse à l'agression inqua- 
lifiable du corsaire. 



XX 

LA PRISE. 

Les avaries éprouvées par la corvette étalent 
graves. 

Le înàt de beaupré est la clé de la mâture d'un 
navire ; sa chute avait entraîné celle du mât de mi- 
saine, que le grand-mât de perroquet, n'étant plu» 
étayé, n'avait pas tardé à suivre. 

Le plus grand désordre régnait à bord, où, comme 
cela arrive presque toujours en pareille circonstance, 
l'équipage était subitement passé d'une confiance 
folle à une terreur profonde. 

Le pont était encombré de débris de toutes sortes, 
vergues, espars, voiles, boutes-hors de bonnettes, 
manœuvres enchevêtrées les unes dans les autres, 
au milieu desquels les matelots couraient éperdus, 
abandonnant leurs postes, sourds aux exhortations 
tout comme aux menaces de leurs chefs, n'ayant 
plus qu'une pensée : échapper à la mort qu'ils 
croyaient suspendue sur leur tête. 



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332 LES FRANCS TIREURS. 

Cependant les officiers ne se dissimulaient nulle- 
ment la gravité de leur position, que la manœuvre 
hardie du brick compliquait encore et rendait à 
chaque seconde plus précaire ; ils se multipliaient 
pour rendre un peu de courage à tous ces individu^ 
que la terreur affolait, et les engager à vendre chè- 
rement leur vie. 

Un nouvel incident vint encore, tout à coup, 
rendre, s'il est possible, plus critique et plus déses- 
pérée la situation du navire. 

Le commandant Rodriguez n'avait pas quitté son 
banc de quart. Immobile à son poste pendant les 
événements que nous avons rapportés, il avait con- 
tinué à donner ses ordres d'une voix ferme, sans pa- 
raître remarquer les symptômes de désobéissance 
qui, depuis la catastrophe arrivée à la corvette, se 
manifestaient parmi les hommes de l'équipage. 

Le front pâle, les sourcils froncés, les lèvres ser- 
rées, le vieux marin jouait machinalement avec la 
poignée de son sabre, jetant par intervalles un re- 
gard froid et résolu autour de lui, tout en excitant 
ses officiers à redoubler d'efforts et à faire brave 
ment leur devoir. 

Dona Mencia et les deux officiers supposés de la 
marine américaine se tenaient silencieux et attentifs 
auprès de lui, attendant probablement le moment 
d'agir ; au tumulte qui s'était soudain élevé sur le .' 
gaillard d'avant, tous trois avaient tressailli et s'é-, 
taient encore rapprochés du commandant. 

Lorsque le brick en virant de bord avait si adroi-4 
tement coupé le mât de beaupré de la Liber lad, Ra ^ 
mirez et ses matelots avaient été les premiers à se- 
mer et à propager la terreur parmi l'équipage en 



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LES FRAXCS TIREURS. 333 

poussant des cris d'épouvante et en courant de tous 
les côtés. 

Leur exemple fut promptement suivi; alors, ils 
changèrent de tactique et commencèrent à accuser 
à haute voix le commandant, soutenant qu'il les tra- 
hissait, qu'il voulait les perdre et livrer le navire 
aux insurgés. 

Il n'y a chose si stupide qu'elle soit, a dit un pen- 
seur, qu'on ne fasse croire aux gens en s'y prenant 
d'une certaine façon ; cette parole est d'une exacti- 
tude rigoureuse, et cette fois encore elle reçut une 
entière application. 

Les matelots de la Libertad oublièrent en un ins- 
tant tout ce qu'ils devaient à leur commandant, 
dont la constante sollicitude veillait sur eux avec 
une paternelle bonté, poussés et excités parles per- 
fides insinuations de Ramirez et de ses compa- 
gnons. Le courage qui leur manquait pour se dé- 
fendre et faire leur devoir en gens de cœur, ils le 
retrouvèrent pour accuser leur chef de trahison, et, 
se saisissant de toutes les armes qui leur tombèrent 
sous la main, ils se précipitèrent tumultueusement 
vers le gaillard d'arrière en proférant des menaces 
et des cris de révolte. 

Les officiers, effrayés à bon droit, et ne sachant 
quel moyen employer pour faire rentrer ces hom- 
mes dans le devoir, vinrent se grouper autour de 
leur commandant, résolus à se sauver ou à périr 
avec lui. 

Le vieux marin était toujours aussi calme et aussi 
impassible en apparence ; rien ne révélait sur son 
visage austère l'angoisse qui lui broyait secrètement 
le cœur; les bras croisés sur la poitrine, la tôle 



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ZZh 1ES FRANCS TIREURS. 

haute et le regard assuré, il attendit les révoltés. 

Ceux-ci ne tardèrent pas à envahir l'arrière du 
navire; cependant, après avoir dépassé le grand 
mât, par un reste de ce respect inné chez les ma- 
telots pour leurs supérieurs, ils s'arrêtèrent. 

Le gaillard d'arrière est la partie du pont d'un 
bâtiment exclusivement réservée aux officiers; les 
matelots ne peuvent, dans aucun cas, y mettre le 
pied, à moins que ce ne soit pour exécuter une ma- 
nœuvre. 

Arrivés au pied du grand-mât, les révoltés 
avaient donc hésité, ils ne se sentaient plus sur leur 
terrain, finalement ils s'étaient arrêtés, car le fait 
seul de l'envahissement de cette partie du pont 
constituait une grave infraction à la discipline ma- 
ritime. 

Ils s'étaient arrêtés, disons-notis, mais comme a 
mer en courroux qui se brise aux pieds d'une di- 
gue, qu'elle ne peut franchir, c'est-à-dire en hur- 
lant et en gesticulant avec colère, mais cependant 
sans faire un pas de plus en avant; il est vrai qu'ils 
n'en faisaient pas non plus un en arrière. 

Mais cette hésitation et cette attitude presque ti- 
mide des révoltés ne faisaient nullement l'affaire 
des meneurs qui les avaient poussés à l'insubordi- 
nation. Mêlés aux derniers rangs des matelots, ils 
criaient et gesticulaient plus fort que les autres, 
cherchant, par tous les moyens, à rallumer ce feu 
qui, déjà, menaçait de s'éteindre. 

Le pont de la corvette présentait en ce moment 
un aspect des plus désolants et à la fois des plus 
imposants. Au milieu de ces débris entassés pêle- 
mêle sur ce beau navire si fatalement décapité par 



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LES FRANCS TIltEURS. 335 

la mitraille, ces hommes aux traits rudes et farou- 
ches groupés en désordre dans des attitudes mena- 
çantes, puis, à quelques pas à peine devant eux, , 
un petit groupe d'officiers calmes et résolus, pres- 
sés autour de leur commandant qui, debout sur son 
banc de quart, semblait dominer cette scène et pla- 
ner, pour ainsi dire, sur tout ce quiTentourait; 
enfin, un peu en arrière, dona Mencia et les deux 
officiers américains, spectateurs en apparence dé- 
sintéressés des événements auxquels le hasard les 
obligeait d'assister, mais, en réalité, suivant d'un 
regard anxieux toutes les péripéties du drame qui 
se déroulait sous leurs yeux : certes, dans la posi- 
tion des divers personnages de cette histoire, et 
dans l'expression qui, par éclairs se reflétait sur 
leurs mâles visages, un peintre aurait trouvé un 
magnifique sujet de tableau. 

Puis, au loin, à l'horizon, on voyait blanchir les 
hautes voiles du brick qui se rapprochait rapide- 
ment, dans l'intention, sans doute, de venir, 
comme le Deus ex machina antique, dénouer, 
lorsqu'il en serait temps, cette situation que cha- 
que seconde qui s'envolait tendait davantage. 

Il y eut une minute de trêve entre les deux par- 
tis qui, semblables à des duellistes consommés, 
cherchaient, avant d'engager définitivement le fer, 
le point vulnérable de leur adversaire. 

Un silence profond régnait sur le pont de ce na- 
vire, où, en cet instant tant de passions bouillon- 
naient dans les replis cachés de toutes ces poitrines 
de bronze ; on n'entendait d'autre bruit que le mu- 
gissemeut sourd et monotone de la mer, qui se bri- 
sait sur les flancs de la corvette ou s'engouffrait aux 



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336 LES FRANCS TIREURS. 

écubiers, et le bruissement indistinct d'armes ser- 
rées par des mains crispées. 

Cette hésitation suprême avait quelque chose de 
sinistre et d'effrayant; le commandant résolut, 
coûte que coûte, de la faire cesser : il comprenait 
qu'à lui seul appartenait de tenter un dernier effort 
auprès de ces hommes égarés, mais qui, peut-être 
ne demeureraient pas sourds à la voix du devoir 
parlant par la bouche d'un homme dont ils avaient 
été maintes fois à même d'apprécier le noble ca- 
ractère, et que longtemps ils avaient été accoutumés 
à respecter et à aimer. 

Le commandant Rodriguez promena lentement 
autour de lui un regard triste, mais cependant 
ferme; et, étendant le bras dans la direction du 
brick, qui serrait le vent de plus en plus afin de 
pouvoir plus facilement élonger la corvette en 
l'accostant : 

— Équipage, dit-il d'une voix forte et accentuée, 
voici l'ennemi. Nous avons une revanche à prendre 
contre lui; pourquoi chacun de vous n'est-il pas à 
son poste de combat? Que me voulez- vous? Crai- 
gnez-vous que lorsque sonnera l'heure de la lutte 
je vous fasse défaut? 

À cette interpellation si ferme et si directe, un 
frémissement indéfinissable parcourut les rangs des 
révoltés ; quelques-uns d'entre eux se préparaient à 
répondre, lorsqu'une voix s'éleva des derniers rangs. 

— Qui vous dit que nous considérons ce bâtimen 
comme un ennemi? s'écria-t-elle. 

Immédiatement, des hurras et des trépignements 
de joie mêlés à des jurons et à des sifflets, partirent 
de tous les côtés. 



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LES FRANCS TIREURS* 237 

— L'homme qui ose parler ainsi, s*écria le com- 
mandant d'une voix qui, pour un instant, domina le 
tumulte, l'homme qui ose parler ainsi est un traître 
et un lâche. Il ne fait pas partie de l'équipage de 
mon navire. 

Ce fut alors un tumulte inexprimable. Les mate- 
lots, oubliant tout respect et toute discipline, se ruè- 
rent avec des cris et des vociférations affreuses sur 
le gaillard d'arrière. * 

Le commandant, sans se laisser déconcerter par 
cette manifestation hostile, saisit un pistolet que lui 
présentait un timonier demeuré fidèle, il l'arma 
froidement, et s' adressant aux mutins : 

— Prenez garde, dit-il 2 le premier qui fait un pas 
de plus, je lui brûle la cervelle. 

Les organisations d'élite sont douées d'une si 
grande puissance magnétique, et leur influence sur 
le vulgaire est tellement réelle, que les deux ou trois 
cents mutins, à l'aspect de cet homme qui seul leur 
tenait tête à tous en les menaçant d'un pistolet, hési- 
tèrent et finalement s'arrêtèrent avec un vague mou- 
vement d'appréhension. 

Il était évident que ce pistolet était peu à crain- 
dre, même dans l'hypothèse où le commandant met- 
trait sa menace à exécution, puisqu'il ne pourrait 
que tuer ou blesser une seule personne ; cependant, 
nous le répétons, tous ces hommes s'arrêtèrent sur- 
pris, épouvantés peut-être, mais, certainement, ne se 
rendant pas compte du sentiment qu'ils éprouvaient. 

Un fin sourire se dessina sur les lèvres du com- 
mandant ; il comprit que ces natures abruptes et re- 
belles étaient domptées ; il voulut assurer son triom- 
phe. 



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338 LIS FRANCS TIREURS. 

— Chacun à soj poste de combat, dit-il ; que les 
gabiers s'occupent à déblayer le navire, tandis que les 
charpentiers prépareront tout pour mettre un autre 
beaupré en place. 

Et quittant son banc de quart, le commandant s'a- 
vança résolument vers les mutins ; ceux-ci, au fur 
et à mesure qu'il avançait, reculaient, sans parler, 
sans gesticuler, mais opposant encore cependant 
cette dernière résistance, la plus redoutable de tous, 
la force d'inertie. 

Cependant c'en était fait de la révolte ; l'équipage, 
ébranlé par la conduite ferme et sage de son chef, 
n'allait pas tarder à rentrer dans le devoir, lors- 
qu'un incident inattendu vint changer complètement 
la face des choses et replacer les officiers du bâti- 
ment dans la situation critique dont leur chef les 
avait fait si facilement sortir. 

Nous avions dit que dona Mencia et ses deux 
compagnons suivaient attentivement les péripéties de 
cette scène, prêts à intervenir dès que besoin serait. 
A peine le commandant Rodriguez eut-il quitté son 
banc de quart, que la jeune fille ou le jeune homme, 
ainsi qu'il plaira au lecteur de nommer cet être 
mystérieux, s'y élança, et saisissant une longue-vue, 
il la braqua dans la direction du brick, afin de bien 
relever la position du corsaire et s'assurer sans 
doute qu'on aurait au besoin un appui efficace. 

Le brick n'était plus qu'à deux encablures de la 
corvette ; encore quelques minutes et il arriverait à 
portée. 

Tout h coup dona Mencia, abandonnant sans tran- 
sition son rôle de femme, déchira d'un mouvement 
brusque et rapide la robe qui la couvrait, enleva sa 



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LES FF A IV CS TIREUr.rï. ZoO 

coiffai e féminine et apparut sous les vêlements mas- 
culins que portait El Alferez dans la pulqueria. 

Cette transformation avait été tellement rapide 
que l'équipage et les officiers de la corvette n'étaient 
pas encore revenus del'étonnementque leur causait 
cette étrange métamorphose, lorsque le jeune homme 
saisissant un pistolet à sa ceinture , l'armait et en 
dirigeait le canon sur un amas de gargousses mon- 
tées par les mousses sur le pont lors du branle-bas 
de combat, et que dans le désordre qui avait suivi la 
chute de la mâture, ils avaient laissé pêle-mêle au 
pied du mât d'artimon. 

— Rendez-vous, cria El Alferez d'une voix ton- 
nante, rendez-vous, ou vous êtes morts. 

Don Cristoval et don Serapio se tenaient à droite 
et à gauche du jeune homme, un pistolet de chaque 
main. 

Ramirez avait, de son côté, mis le temps à profit ; 
par ses soins , deux caronades du gaillard d'avant 
avaient été retirée» de leurs sabords, braquées sur 
l'arrière, et deux matelots, mèche en main , se te- 
naient immobiles auprès d'elles, n'attendant qu'un 
signal pour faire feu. 

Ramirez et les quatorze hommes qui lui restaient, 
rangés derrière les pièces, couchaient en joue les 
matelots mexicains. 

L'équipage était pris entre deux feux. Deux cent 
cinquante homme étaient à la merci de vingt. 

La position était désespérée. 

Le commandant n'avait plus même la ressource 
de se faire tuer honorablement. 

Les événements s'étaient accomplis avec une telle 
rapidité» ce coup de main préparé depuis longtemps 



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340 LES FRANCS TIREURS. 

avait été exécuté avec un si grand sang-froid et une 

si grande habileté, tout avait été si bien prévu, que, 

! malgré lui, après avoir jeté un regard désolé sur le 

I pont de son navire , le vieux marin fut contraint de 

j convenir qu'il ne lui restait plus qu'une chance de 

salut : mettre bas les armes. 

Cependant il hésita. 

El Alferez comprit le combat qui se livrait dans 
le cœur du brave officier. 

— Nous ne sommes pas des pirates, dit-il, com- 
mandant Rodriguez ; nous sommes des Texiens : 
vous pouvez sans honte nous rendre vos armes, non 
pas pour sauver votre vie à laquelle l'échec que vous 
subissez en ce moment vous fait attacher peu de 
prix, et que vous sacrifieriez sans doute avec joie 
pour venger la honte de votre défaite, mais vous 
répondez devant Dieu des deux cent cinquante 
hommes de votre équipage. A quoi bon verser inu- 
tilement un sang précieux? Pour la dernière fois» 
rendez-vous, je vous y invite. 

En ce moment, une ombre épaisse couvrit le pont 
du navire. 

Le brick, que chacun avait oublié, avait conti- 
nué à s'avancer ; il était arrivé à portée de pistolet, 
et sa haute voilure s'étendait comme un rideau sur 
le bâtiment qu'il élongeait en lui interceptant les 
rayons du soleil. 

— Ho du navire ! ohé 1 cria une voix partie de 
l'arrière du croiseur, envoyez une embarcation à 
bord avec le capitaine dedans. 

Cette voix résonna comme un coup de tonnerre 
aux oreilles des Mexicains. 



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LES FRANCS TIREURS. 841 

Le brick avait masqué ses voiles et se tenait im- 
mobile à tribord de la corvette. 

11 y eut un instant de silence suprême, tous les 
yeux se dirigèrent instinctivement vers le corsaire. 

Ses hunes étaient garnies de gabiers armés de 
fusils et de grenades ; par ses sabords ouverts on 
apercevait ses matelots rangés aux pièces : il te- 
nait littéralement la corvette sous son feu. 

— Eh bien, reprit El Alferez en frappant du pied 
avec impatience, vous décidez-vous, oui ou non ? 

— Monsieur, répondit le commandant, par une 
trahison infâme, vous vous êtes rendu maître de 
mon navire, toute résistance est désormais inutile, 
je me rends. 

Et, par un geste plein de majesté, le vieux marin 
dégaina son épée, en brisa la lame , dont il jeta les 
morceaux à la mer, et se retira sur l'arrière d'un 
pas calme et résigné. 

— Capitaine Johnson ! cria El Alferez, la cor- 
vette est à nous, envoyez une embarcation à bord. 

Un coup de sifflet résonna sur le pont du brick ; 
une embarcation fut affalée à la mer, et quelques 
minutes plus tard vingt corsaires armés jusqu'aux 
dents et commandés par le capitaine en personne 
montèrent à bord de la corvette. 

Le désarmement de l'équipage s'opéra sans la 
moindre résistance. 

Le commandant Rodriguez et son état-major 
avaient été transportés sur le brick, afin que les ma- 
telots mexicains, beaucoup plus nombreux que 
leurs vainqueurs, demeurassent sans chef dans le 
cas où, par un effort désespéré, ils tenteraient de 
reconquérir leur navire. 



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3&3 LES FRANCS TIREURS. 

Mais cette précaution était inutile, les Mexicains 
ne songeaient nullement à se révolter; au contraire, 
la plupart d'entre eux étaient nés au Texas ; dans 
les marins du brick ils avaient retrouvé beaucoup 
de leurs amis et d'anciennes connaissances aussi ; 
au bout de quelques minutes, les deux équipages 
avaient établi les rapports les plus cordiaux, et s'é- 
taient, pour ainsi dire, confondus. 

Le capitaine Johnson résolut de mettre cette heu- 
reuse circonstance à profit. 

Le corsaire se trouvait dans une position fort dif- 
ficile, et éprouvait littéralement, en ce moment, la 
gêne qu'occasionne toujours l'embarras des ri- 
chesses ; il s'était, sans coup férir, emparé d'une 
corvette de guerre de premier rang; mais il fallait 
un équipage à cette corvette, et les matelots dont il 
pouvait disposer en les enlevant de son propre na- 
vire pour les placer sur sa prise étaient insuffisants; 
la bonne harmonie qui s'était presque subitement 
établie entre les deux équipages lui fournit un 
moyen de sortir d'embarras à son honneur. 

Les matelots sont, en général, des hommes durs 
à la fatigue, fidèles, mais peu scrupuleux en fait de 
politique, dont les questions sont beaucoup trop 
abstraites pour leur intelligence naturellement bor- 
née pour tout ce qui regarde les choses de terre. 

Accoutumés à être sévèrement conduits &t à être 
dirigés pour toutes les actions de leur vie, depuig, ïes 
plus graves jusqu'aux plus futiles, les matelots ne 
sont donc, en résumé, que de grands enfants qui 
n'apprécient qu'une chose, la force. Un homme ré- 
solu en fera toujours ce que bon lui semblera, s'il 
parvient à leur prouver sa supériorité sur eux. 



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LES FRANCS TIREURS. 343 

Le capitaine Johnson était un trop vieux routier 
pour ne pas savoir comment il devait agir dans la 
circonstance où il se trouvait; aussitôt le désarme- 
ment opéré, il monta sur le banc de quart, prit en 
main le porte -voix, et, sans faire de distinction 
entre les matelots éparpillés sur le pont, il com- 
manda une série de manœuvres destinées à habi- 
tuer ces hommes au son de sa voix et à leur prou- 
ver qu'il connaissait à fond son métier, ce que tous 
reconnurent en quelques minutes. 

Ces ordres furent alors exécutés avec une préci- 
sion et une rapidité telles , que la corvette, presque 
désemparée une heure auparavant, se trouva avoir 
installé des mâts de fortune en remplacement de 
ceux qu'elle avait perdus, avoir rétabli sa voilure, 
et être en état de faire route pour quelque port où 
il plairait à son nouveau chef de la conduire. 

Le pont avait été complètement déblayé ; les ma- 
nœuvres courantes, coupées pendant le combat, 
repassées ; enfin, une heure avant le coucher du so- 
leil, un étranger que le hasard aurait amené sur la 
Libertad n'aurait pu se douter de ce qui s'était 
passé. 

Lorsqu'il eut obtenu ce résultat, le capitaine sou- 
rit dans sa moustache et ordonna à maître Lovel, 
qui l'avait suivi à bord, de donner un coup de sif- 
flet pour rassembler l'équipage. 

A cet appel bien connu d'eux, les matelots main- 
tenant soumis vinrent gaiement se ranger au pied 
du grand mât, et attendirent silencieusement ce 
qu'il plairait au capitaine de leur commander. 

Celui-ci savait comment il fallait parler à ces 
rudes natures. 



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SM LES FRANCS TIREURS. 

Après les avoir félicités sur la façon intelligente 
dont ils avaient compris et exécuté ses ordres, il 
leur dit qu'il n'avait nullement l'iniention de les 
retenir prisonniers; que la plupart d'entre eux 
étaient des Texiens comme lui, qui, en cette qua- 
lité, avaient droit à toutes ses sympathies. En con- 
séquence, les matelots qui ne voudraient pas servir 
la république texienne seraient immédiatement rais 
à terre sur le premier point du territoire mexicain 
où toucherait le bâtiment ; quant à ceux qui con- 
sentiraient à servir leur pays et à demeurer à bord 
de la corvette, leurs appointements seraient portés 
à vingt-cinq piastres par mois, et, afin de leur 
prouver les bonnes intentions du gouvernement 
texien à leur égard, un mois de gratification leur 
serait accordé à titre de prime pour leur engage- 
ment, et payés séance tenante. 

Cette proposition généreuse fut accueillie avec 
des cris et des trépignements de joie par ces hom- 
mes qui commencèrent immédiatement à supputer 
intérieurement combien de verres de tafia et de me- 
sures de pulque ils pourraient consommer pour 
cette somme fabuleuse de vingt-cinq piastres. Les 
pauvres diables, depuis qu'ils étaient au service du 
gouvernement mexicain, ^'avaient encore été payés 
qu'en promesses, et, depuis longtemps déjà, ils 
trouvaient que cette solde était par trop maigre. 

Le capitaine connaissait cette circonstance, il vit 
l'effet qu'il avait produit et continua au milieu d'un 
religieux silence : 

— Ainsi, c'est convenu, matelots, vous êtes li- 
bres de ne pas demeurer à bord, où je ne prétends 
pas vous retenir prisonniers; seulement, réfléchis- 



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LES FRANCS TIREURS, 345 

sez aux propositions que je vous fais au nom du 
gouvernement que j'ai l'honneur de servir, je les 
crois de tous points avantageuses pour vous. Main- 
tenant, que ceux qui veulent s'engager à bord de 
la corvette passent à bâbord, tandis, que ceux qui 
préfèrent être mis à terre n'ont qu'à demeurer où 
ils sont. L'officier d'administration fera signer l'en- 
gagement et comptera immédiatement la prime. 

Le capitaine Johnson avait installé l'officier d'ad- 
ministration du brick au pied du mât d'artimon sur 
une chaise avec une table devant lui et des sacs 
pleins de piastres à ses pieds. 

Cette mise en scène obtint le plus grand succès ; 
il n'en fallut pas davantage, la vue des piastres 
acheva de décider les plus irrésolus. Au comman- 
dement de : Allez! dit par le capitaine, les matelots 
se précipitèrent en foule vers l'officier d'adminis- 
tration, qui, bientôt ne sut plus auquel entendre» 
tant chacun avait hâte de toucher sa prime. 

Le capitaine sourit à ce résultat de sou éloquen- 
ce, mais il jugea à propos de venir en aide à l'of- 
ficier chargé de l'enrôlement, et, d'après son or- 
dre, les matelots mirent un peu moins de précipi- 
tation à se présenter à lui. 

L'enrôlement dura deux heures. Tous les mate- 
lots s'étaient engagés, tous faisaient maintenant 
sauter joyeusement dans leurs mains calleuses les 
belles piastres qu'ils avaient reçues, et, certes, si 
un navire mexicain s'était présenté en ce moment» 
le nouvel équipage l'aurait rudement reçu et s'en 
serait infailliblement emparé. 

Du reste, le résultat obtenu par le capitaine 
Johnson était facile à prévoir : dans tout matelot,. 



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u46 LES FRANCS TIREURS, 

il y a toujours un peu l'étoffe d'.un corsaire, et l'ar- 
gent comptant a seul raison avec lui. 

Mais le capitaine Johnson était un homme froid 
et méthodique, sur lequel l'enthousiasme n'avait 
aucune prise. Il ne se laissa nullement griser parle 
succès inespéré qu'il avait obtenu; il savait fort 
bien que le premier moment d'effervescence passé, 
la réflexion viendrait, et, avec la réflexion, l'esprit 
d'insubordination, si naturel au caractère du marin. 
11 fallait surtout éviter de donner un prétexte quel- 
conque à une révolte; pour cela, il était urgent 
d'enlever à l'équipage de la corvette cette autonomie 
que l'habitude de vivre ensemble et une connais- 
sance approfondie de leur caractère respectif don- 
naient à chaque marin. Pour cela le moyen était 
simple ; le capitaine l'employa. Son brick armé pour 
la course était fort ; il comptait cent quatre-vingt- 
dix hommes ; il ne garda que cinquante de ses an- 
ciens matelots; les autres passèrent sur la cor- 
vette, dont cent quarante hommes furent transpor- 
tés sur le brick ; de cette façon les deux équipages 
se fondirent l'un dans l'autre, et se trouvèrent com- 
plètement à la disposition de leur capitaine, qui en 
devint définitivement le maître. 

Les divers événements que nous avons rapportés 
et les incidents qui les avaient suivis, avaient de- 
mandé beaucoup de temps; la journée tout en- 
tière s'était écoulée, et tout n'avait été complète- 
ment organisé qu'une heure avant le coucher du 
soleil. 

Le capitaine Johnson donna le commandement de 
la corvette- à don Serapio avec don Cristoval pour 
lieutenant chargé du détail, etKamirez pour maître 



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LES FRANCS TIREURS. 347 

d'équipage ; quant à lui, il se réserva le comman- 
dement du brick. 

Puis, lorsque tout fut paré, comme on dit en ma- 
rine, c'est-à-dire que Tordre fut entièrement réta- 
bli, le capitaine fit hisser le pavillon mexicain à la 
corne de la corvette qui fit immédiatement route 
pour donner dans lapasse de Galveston. 

Le capitaine retourna à son bord en emmenant 
avec lui El Alferez grâce à la détermination et au 
sang-froid duquel le gouvernement révolutionnaire 
texien devait d'avoir une marine. 

Le résultat était beau, il dépassait même les pré- 
visions et les espérances des insurgés, mais ce n'é- 
tait pas assez ; en mettant le pied sur son navire, 
le capitaine ordonna que le pavillon texien fût 
frappé, renversé ayant au-dessus de lui les couleurs 
mexicaines, puis il donna l'ordre de hisser les deux 
pavillons à la corne. 

Le brick orienta ses voiles et marcha de conserve 
avec la corvette, en ayant soin de se placer sous le 
feu de sa batterie, comme si, réellement, il avait été 
amariné par elle. 

Les marins ne comprenaient rien à cette singu- 
lière manœuvre ; mais, comme ils avaient vu rire 
leur capitaine, ils se doutèrent qu'elle cachait quel- 
que stratagème, et, malgré la honte qu'ils éprou- 
vaient de voir leurs couleurs au-dessous de celles du 
Mexique, ils continrent leurs murmures dans l'es- 
poir d'une prompte revanche. 

Cependant toute la population de Galveston était 
depuis le matin plongée dans la plus grande anxiété ; 
réunie sur le môle, elle avait assisté de loin à la 
chasse acharnée des deux navires, puis elle les avait 



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348 LES FRANCS TIREURS. 

tus disparaître ; le bruit du canon, répété par les 
échos des falaises, était arrivé jusque la ville ; un 
combat s'était livré, mais quel en était le résultat, 
voilà ce que chacun se demandait sans que nul pût 
ou voulût répondre, car, évidemment dans cette 
foule, il devait se trouver quelque individu mieux 
informé. 

Le silence du fort avait aussi semblé inexplicable : 
on ne comprenait pas qu'il n'eût point foudroyé le 
brick, lorsque celui-ci avait passé à le ranger. Tout 
à coup, il y eut une explosion de cris de joie et de 
vivats, le brick et la corvette venaient d'apparaître 
à l'entrée du goulet, les couleurs mexicaines flot- 
taient orgueilleusement sur les deux navires au- 
dessus du pavillon texien honteusement renversé. 

Cette joie ne 'connut plus de bornes lorsque l'on 
vit les navires se rapprocher du fort et mouiller sous 
le feu de ses batteries ; les Mexicains étaient vain- 
queurs, les révoltés texiens venaient de subir un 
échec dont peut-être ils ne se relèveraient pas. 



XXI 

UNB LÉGENDE FANTASTIQUE. 

Nous reviendrons maintenant au Jaguar, que nous 
avons laissé sortant de la pulqueria et se dirigeant 
à la tête de ses hardis compagnons vers le fort de 
la pointe. Mais avant d'aller plus loin, afin de bien 
faire comprendre au lecteur les difficultés presque 
insurmontables que le Jaguar devait rencontrer 
dans l'audacieuse expédition qu'il tentait, nous lui 



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LES FRANCS TIREURS. 3/l& 

demandons la permission de lui raconter la légende 
qui courait sur cette forteresse, légende qui s'est' 
conservée jusqu'à ce jour dans toute sa naïve inté- ' 
grité. , 

Le voyageur européen qui, pour la première fois» 
visite le Texas et en général toutes les côtes de l'A- 
mérique méridionale, éprouve un sentiment de tris- 
tesse indéfinissable à l'aspect de ces côtes mornes 
et désolées qui ont vu tant de sinistres- et contre les- 
quelles les flots sombres du Pacifique viennent se 
briser avec de mystérieux murmures. 

Tout en effet dispose à la rêverie dans ces poéti- 
ques contrées : ce ciel qui semble une plaque de tôle 
rougie au feu, ces hautes falaises dénudées, dont les 
contours capricieux paraissent découpés à plaisir 
par quelque artiste géant des siècles passés, et por- 
tant parfois sur leurs cimes orgueilleuses les ruines 
imposantes encore de quelque vieux palais des Incas 
ou de quelque teocalli dont les massives murailles 
se perdent dans les nuages ; antiques repaires de 
ces féroces prêtres du Soleil qui faisaient tout trem- 
bler autour d'eux et prélevaient leur dîme sanglante 
sur la terre et la mer. 

Avant la conquête, alors que les descendants de 
Quetzalcoatl (1), le serpent couvert de plumes, ré- 
gnaient paisiblement dans ces contrées, les épaisses 
murailles de ces sombres teocallis ont étouffé bien 
des agonies, caché et autorisé bien des crimes. 

De tous les récits qui nous furent faits pendant 

notre dernier voyage au Texas sur ces lugubres de- 

\ meures disséminées çà et là sur son territoire, nous 

1 

(1) De qudiaUi, plume, et de coati serpent. 

20 



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350 LES FRANCS TIREURS. 

n'en rapporterons qu'un qui a trait au récit que nous 
avons entrepris de raconter, 

C'était peu de temps après l'audacieuse expédi- 
tion pendant laquelle Christophe Colomb, en cher- 
chant un nouveau chemin pour se rendre dans 
l'Inde, avait retrouvé l'Amérique ; la fièvre des dé- 
couvertes s'était emparée de toutes les imaginations ; 
chacun, les yeux fixés sur ce monde nouveau qui 
venait de surgir comme par merveille, s'élançait 
vers ces régions inconnues avec toute cette fiévreuse 
ardeur que nous avons vue se réveiller subitement 
à propos des placeres de la Californie. 

Parmi les aventuriers qui allaient tenter la for- 
tune, les uns n'étaient entraînés que par l'espoir des 
découvertes, tandis que d'autres, au contraire, n'o- 
béissaient qu'à la soif de l'or, et renouvelaient sur 
un autre théâtre les exploits fabuleux des Scandi- 
naves, ces hardis rois de la mer dont la vie était un 
perpétuel combal. 

Or, au nombre de ces hommes, il en était un qui 
avait, avec l'infortuné de La Salle, fait cette mai- 
heureuse expédition pendant laquelle il traversa le 
Texas dans toute sa longueur. Seulement, cet aven- 
turier, nommé Estevan de Sourdis, se souciant peu 
des dangers sans profit que le brave aventurier fran- 
çais avait courus, et songeant au contraire à la for- 
tune, avait, avec le bâtiment qu'il commandait, 
abandonné son chef et s était mis sournoisement à 
écumer les côtes de la nouvelle terre si récemment 
découverte. 

L'idée était bonne, le profit fut grand ; en quel- 
ques mois le navire de l'aventurier regorgea de ri- 
chesses plus ou moins bien acquises; seulement, 



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LES FRÀISXS TIREURS. 351 

pour des raisons à lui connues, don Estevan, ainsi 
que le nomment les Espagnols, ou le comte Etienne 
de Sourdis, comme nous l'appelons, nous, ne se 
souciait nullement de retourner en France. 

Il résolut donc de chercher un endroit où il lui 
serait possible de bâtir une forteresse capable de le 
protéger et de lui servir de retraite assurée contre 
les écumeufs qui, de même que lui, parcouraient 
ces mers ; il commença donc à explorer avec soin la 
côte texienne, afin de trouver un lieu convenable à 
l'exécution de ses projets. 

Le hasard le conduisit à l'embouchure du Rio- 
Trinidad, à quelques milles de l'endroit où plus 
tard s'éleva Galveston, dans un pays sauvage et 
inhabité dont l'aspect le séduisit tout d'abord. En 
vieux routier qu'il était, le comte admira le magni- 
fique bloc de granit qui commandait l'entrée de 
la baie où il avait abordé, et toute la campagne 
voisine, et comprenant la force d'une citadelle bâ- 
tie sur la cime de ce rocher, la puissance qu'elle 
donnerait plus tard à sa race, il résolut d'y bâtir 
son aire. 

Son choix arrêté, le pirate fit tirer son navire à 
la plage, campa avec toute sa suite au pied même 
du rocher et se , mit à rêver au moyen d'exécuter 
son hardi projet. 

Beaucoup de choses l'embarrassèrent : d'abord 
où trouver les pierres nécessaires à une telle con- 
struction ? 

Les pierres trouvées, quels seraient les maçons 
capables de les tailler, de les assembler et de les 
cimenter ? 

Le comte Etienne de Sourdis et ses compagnons 



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852 LES FRANCS TIREURS. 

étaient de forts bons marins, tuant, pillant et vio- 
lant en conscience chaque fois que l'occasion s'en 
présentait, mais ils étaient en général fort mauvais 
maçons et pas du tout architectes. 

Et puis, les pierres trouvées, taillées et amenées 
au pied du rocher, Comment les hisser au sommet? 

Là était réellement la difficulté insurmontable, 
et tout autre que le hardi pirate aurait renoncé à 
l'exécution d'un projet reconnu impossible. 

Mais le comte était entêté ; il se disait , avec 
une certaine apparence de raison , du reste , que 
plus les difficultés qu'il avait à vaincre étaient 
grandes, plus son château serait fort et à l'abri des 
attaques. 

En conséquence, loin de se rebuter, il arma ses 
gens de longs pics de fer et commença à tracer 
dans le roc vif un sentier qui serpentait tout autour 
du rocher et devait aboutir au sommet. 

Ce sentier, large de trois pieds au plus, était 
tellement raide et tellement abrupte que le moindre 
faux pas suffisait pour précipiter ceux qui s'y enga- 
geaient dans un abîme au fond duquel ils se bri- 
saient. 

Au bout d'un an de travaux surhumains, le sen- 
tier fut creusé, et le comte, le gravissant au galop 
de son cheval, "au risque de se rompre cent fois le 
cou, planta sa bannière sur la crête du roc en pous- 
sant un cri de triomphe et d'orgueil. 

Un autre cri répondit au sien. 

Mais ce cri était si ironique et si railleur, que le 
yieux pirate, dont les nerfs étaient durs comme 
des cordes et qui jamais n'avait tremblé, sentit un 
frisson de terreur parcourir tous Ses membres, ses 



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LES FRANCS TIREURS. 353 

cheveux se dresser d'épouvante sur sa tète et une 
sueur glacée perler à ses tempes. 

Il se retourna. 

Un homme enveloppé d'un grand manteau noir 
et la tête couverte d'un chapeau orné d'une longue 
plume rouge se tenait près de lui. 

Le vigage de cet homme était blafard, ses yeux 
brillaient d'un feu sombre, et ses lèvres pincées 
grimaçaient un lugubre sourire. 

Le comte le considéra un instant avec étonne- 
ment : puis comme, au demeurant, c'était un brave 
marin qui ne redoutait rien au monde, il lui de- 
manda d'une voix ferme qui il était et comment il 
se trouvait en ce lieu. 

A ces deux questions, l'inconnu répondit poli- 
ment qu'il avait entendu dire que le comte de 
Sourdis cherchait un architecte capable de lui bâtir 
une belle et solide fortesse, et qu'il venait le trouver 
afin de traiter avec lui. 

Le chef s'inclina avec courtoisie, et le dialogue 
suivant s'engagea entre les deux interlocuteurs. 

— N'est-ce pas, maître, dit le pirate, que cet 
endroit est parfaitement choisi pour le projet que 
je médite ? 

— Monseigneur , répondit l'inconnu, vous ne 
pouviez trouver un plus bel emplacement sur toute 
la côte. 

Le pirate sourit avec orgueil. 

— Oui, dit-il, et lorsque mon château sera bâti 
là, nul n'y pourra mordre, 

— Sans aucun doute ? 

— Tenez, continua-t-il en faisant signe à l'in- 
connu de le suivre, voilà ce que je compte faire* 

21. 



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35 1\ LES FRANCS TIREURS, 

Et marchant sur la plate-forme, il exposa son 
plan dans les plus grands détails ; l'inconnu ap- 
prouvait du geste, remuant la tète et souriant de 
son rire narquois. 

Cependant le temps se passait; depuis une heure 
environ, le jour avait fait place à la nuit, et l'ombre 
avait peu à peu envahi le rocher ; le pirate, em- 
porté par . l'attrait irrésistible qu'on éprouve tou- 
jours à émettre ses idées surtout en présence 
d'une personne qui semble les approuver de tous 
points, continuait ses démonstrations sans s'aper- 
cevoir que les ténèbres étaient devenues trop 
épaisses pour que son interlocuteur pût tirer 
grand fruit de ce qu'il lui disait; enfin il se tourna 
vers l'inconnu, 

— Eh bien, lui dit-il, que pensez-vous de cela? 

— C'est parfait, répondit l'autre. 

— N'est-ce pas? fit le chef avec conviction, 

— Oui, mais... 

— Ah I dit le pirate, s'il y a un mais? 

— Il y en a toujours, objecta judicieusement 
l'inconnu. 

— C'est vrai, snumura le vieux pirate. 

— Vous savez que je suis architecte? 

— Vous me l'avez dit. 

— Eh bien 1 moi aussi, j'ai fait un plan. 

— Tiens, tiens, tiens. 

— Oui, et si vous me le permettez, monsei- 
gneur, j'aurai l'honneur de vous le soumettre. 

— Soumettez, mon cher, soumette*, dit le chef 
avec un sourire de condescendance, car il était inté- 
rieurement convaincu que son plan était le meilleur 
des deux. 



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LES FRANCS TIREURS. 355 

— A l'instant. 

— Mais je fais une réflexion. 

— Laquelle ? 

— C'est qu'il fait un peu bien noir, et que pour 
voir votre plan... 

— Il faudrait de la lumière, n'est-ce pas, mon- 
seigneur ? 

— Mais oui, reprit le pirate, je crois que nous en 
aurions besoin. 

— Qu'à cela ne tienne, répondit l'inconnu, je 
vais m'en procurer. Alors, avec un grand sang- 
froid, il ôta la plume qui ornait son chapeau et la 
planta dans le rocher, où elle se mit soudain à 
flamboyer, ni plus ni moins que si elle eût été une 
torche. 

Le comte fut tout ébahi de ce prodige; maisr 
comme, après tout, il était bon chrétien, et qu'il 
commençait à se méfier extraordiDairemeut de son 
compagnon, il fit machinalement le geste de se 
signer. 

L'inconnu lui arrêta le bras avec empressement. 

— Ne perdons pas notre temps, monseigneur, lui 
dit-il. 

Et tirant de dessous son manteau uu rouleau de 
parchemin, il le déroula et le présenta au pirate qui 
resta en extase devant le plan magnifique qu'il 
voyait. 

— Comment trouvez-vous cela, monseigneur t 
dit l'architecte de son air moitié figue, moitié 
raisin. 

— Sublime l s'écria-t-il transporté d'admiration. 

— Vous comprenez, reprit l'autre. Vpici ce que 
je compte faire. 



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355 Ï<ES FRANCS TIREURS. 

Et à Sun tonr il se mit à entrer dans les plus mi- 
nutieux détails. 

Le vieux marin T écoutait la bouche béante et les 
yeux écarquillés, ne se lassant pas de regarder la 
superbe forteresse dessinée sur le parchemin. 

Lorsque l'architecte se tut, l'esprit bouleversé 
par tout ce qu'il venait d'entendre, le pirate resta 
xm instant anéanti et cherchant à remettre de l'or- 
dre dans ses idées. 

— Et, demanda-t-il enfin avec une certaine 
nuance d'incrédulité, qui malgré lui perçait dans 
sa voix, vous vous croyez capable d'exécuter un pa- 
reil chef-d'œuvre ? 

— Rien n'est plus facile. 

— Mais nous manquons de pierres» 

— J'en trouverai. 

— Je n'ai pas de maçons. 

— J'en ferai venir. 

— Mais le fer, le bois, enfin toutes les choses né- 
cessaires à une telle construction, comment les 
avoir? 

— Je m'en charge. 

— Mais cela va me coûter horriblement cher 1 dit 
le comte en insistant, car la peur s'emparait de 
plus en plus de lui. 

— Peuh ! fit négligemment l'inconnu en allon- 
geant la lèvre inférieure avec dédain, moins que 
rien, une misère. 

— Et combien de temps vous faudrait-il pour 
que mon château soit terminé comme il l'est sur ce 
parchemin? 

— Attendez, fit l'autre en calculant sur ses doigts 
et en se grattant le front comme un homme qui 



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LES FRANCS TIREURS. 357 

cherche la solution d'un problème difficile à résou- 
dre ; il est neuf heures, n'est-ce pas ? 

— A peu près, dit le comte qui ne comprenait 
pas où Tinconnu voulait en venir. 

— Eh bien ! au lever du soleil, tout sera prêt et 
vous pourrez prendre possession de votre manoir. 

— Ah ça ! mais vous êtes donc le diable? s'écria 
le pirate au comble de la stupéfaction. 

L'inconnu se leva, salua le pirate avec courtoisie 
et lui répondit avec une politesse de bon goût et un 
véritable laisser-aller de gentilhomme : 

— En personne, monseigneur ; sur ma foi, ajouta- 
t-il en se dandinant avec grâce, je n'ai jamais pu 
laisser un galant homme dans l'embarras; j'ai été 
touché de votre perplexité et j'ai résolu de vous ve- 
Bir en aide. 

— Vous êtes bien bon, murmura machinalement 
le vieux marin sans même savoir ce qu'il disait. 

— Je suis comme cela, répondit l'autre en s'in- 
clinant avec modestie. 

— Merci... et vous me demandez? 

— Je vous l'ai dit, une misère. 
• — Mais encore... 

— Nous nous arrangerons toujours ; d'ailleurs, 
je suis trop bon gentilhomme pour vous traiter 
comme un robin ; seulement, pour que nous soyons 
en règle, signez ce simple engagement. 

— Permettez, permettez ; je ne sais pas lire, moi, 
et je ne puis rien signer... Vous comprenez que je 
ne me soucie pas de vous donner mon âme. 

— Allons donc, monseigneur, reprit le diable, 
est-ce que vous croyez que je veux faire un marché 
de dupe? 



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858 LES FRANCS TIREURS. 

— Ilein ? 

— Parbleu 1 votre âme m'appartient depuis long- 
temps déjà, et je n'ai pas besoin de votre autorisa- 
tion pour la prendre. 

— Ah bah ! fit le digne pirate tout interloqué* 
vouscroyez que Notre Seigneur n'y regardera pas à 
deux fois avant de damner un homme de ma sorte ? 

— Pas le moins du monde, continua le diable 
avec bonhomie; ainsi, rassurez-vous, ce n'est pas 
cela que je veux vous demander. 

— Parlez alors, et foi de gentilhomme aventu- 
rier, je vous l'accorde. 

— Tope ! fit Satan en avançant gracieusement la 
main. 

— Tope 1 reprit le pirate. 

— Voilà qui est fait. Eh bien ! vous m'abandon- 
nerez en toute propriété la première créature vi- 
vante à laquelle vous adresserez la parole demain 
en vous éveillant. Vous voyez que je ne suis pas 
exigeant, hein ; car j'aurais pu vous demander 
beaucoup plus cher. 

Le comte Etienne fit la grimace : la première per- 
sonne à laquelle il parlait chaque matin était sa 
fille. 

— Vous hésitez ? dit le diable de son air moitié 
figue moitié raisin. 

Le pirate poussa un soupir. La condition lui sem- 
blait dure ! cependant il finit par se décider. 

— Ma foi non, dit-il, va comme il est dit. 

— Très-bien 1 Maintenant laissez-moi faire. 

— A votre aise, répondit le pirate, et il se pré- 
para à redescendre; mais, se ravisant tout à 



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LES FRANCS TIREURS. 359 

coup : Dites donc, ajouta-t-il, vous ne pourriez pas 
me rendre un service? 

— Avec plaisir. 

— Je vous avouerai que pendant notre conver- 
sation la nuit est venue, il fait noir comme chez 
vous, et j'ai une peur atroce de me rompre le cou 
en descendant dans la plaine. 

— Vous voulez vous reposer ? 

— Oui, la journée a été fatigante et je me sens 
envie de dormir. 

— Qu'à cela ne tienne, rien n'est plus facile. 

— Ainsi j'aurai demain mon châtean? 

— A lever du soleil, je vous l'ai promis. 

— Merci, maintenant si vous voulez m'aider... 

— Comment donc ? certainement ; tenez-vous 
ferme. 

Et le diable, empoignant par le queue le cheval 
sur lequel le pirate était monté, le fit un instant 
tournoyer autour de sa tête, puis le lança à toute 
volée dans l'espace. 

Le pirate, un peu étourdi par la rapidité de la 
course, tomba, sans se faire le moindre mal, à l'en- 
trée de sa tente ; il mit immédiatement pied à terre 
et se prépara à prendre du repos. 

Son contre-maître l'attendait pour l'aide? à se 
désarmer. 

Le comte se jeta tout soucieux sur sa couche, 
mais il eut beau fermer les yeux, se tourner et se 
- retourner de toutes les façons pour tâcher de s'en- 
dormir, il lui fut impossible de trouver le sommeil. 

Le contre-maître, couché en travers de la tente, 
veillait aussi, mais par un autre motif : il lui sem- 
blait voir des lueurs étranges courir le long du ro- 



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360 LES FRANCS TIREURS. 

cher ; entendre des bruits de marteaux et de pics» 
de pierres que Ton sciait, des craquements de pou- 
lies, enfin, ces mille bruits que font les maçons, les 
charpentiers et les forgerons lorsqu'ils travaillent. 

Le pauvre marin, ne sachant à quoi attribuer ce 
qu'il croyait voir et entendre, se frottait les yeux 
pour s'assurer qu'il ne dormait pas ; il se mettait 
les doigts dans les oreilles, craignant, à juste titre, 
que tout cela ne fût qu'une illusion. 

Enfin, ne pouvant plus douter, il résolut d'en 
avertir son capitaine, et entra dans la tente . 

Comme nous l'avons dit, le comte ne dormait 
pas ; il se leva en toute hâte et suivit son contre- 
maître; puis, comme il avait la plus grande confiance 
dans ce digne homme qui depuis vingt ans le ser- 
vait, il ne se fit pas scrupule de lui conter ce qui 
s'était passé entre le diable et lui, et ce qu'il lui avait 
promis, en ajoutant, du ton le plus insinuant qu'il 
put prendre, qu'il avait compté sur son attache- 
ment à sa personne pour empêcher sa fille de péné- 
trer le lendemain dans sa tente comme elle en avait 
l'habitude et pour trouver un moyen de le sortir 
d'embarras. 

A cette confidence et surtout à la preuve de con- 
fiance qui l'accompagnait, le contre-maître devint 
tout soucieux ; il aimait bien son chef, cela était in- 
contestable : vingt fois il avait risqué sa vie pour 
lui; mais le digne matelot était breton, fort bon 
chrétien, et il ne se souciait nullement d'aller ainsi • 
tout grouillant se fourrer dans les griffes de mes- 
sire Satanas, pour une affaire qui ne le regardait 
nullement. 

Pourtant, après quelques minutes de réflexion % 



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LES FRANCS TIREURS. SGI 

son visage se rasséréna et prit son apparence d'in- 
souciante gaieté ordinaire, et il dit en riant à son 
capitaine : 

— Allez dormir, monsieur le comte : demain il 
fera jour ; après tout, le diable n'est peut-être pas 
aussi fin qu'il en a l'air. 

Le pirate, tout reconforté par l'air joyeux de son 
contre-maître, se sentit plus tranquille; il regagna 
sa couche et ne tarda pas à s'endormir. 

Le matelot passa toute la nuit en prières. Puis, 
dès que l'aube commença à rayer le ciel de teintes 
blanchâtres, il se rendit au chenil, prit un pauvre 
vieux chien pelé et tout perclus qui, retiré dans un 
coin, achevait d'y mourir, revint à la tente, intro- 
duisit l'animal dans l'intérieur et, rabaissant la 
toile, il attendit ce qui allait arriver. 

La pauvre bête ne fut pas plus tôt libre, que 
d'un bond elle se précipita sur la couche de son 
maître et commença à lui lécher le visage. 

— Que le diable t'emporte, maudit animal ! s'é- 
cria le pirate éveillé en sursaut et furieux d'être 
ainsi troublé dans son sommeil. 

Un coup de vent terrible secoua la tente, un hur- 
lement épouvantable se fit entendre, et le chie» 
disparut. 

Le diable s'enfuyait tout penaud avec la maigre 
proie qu'il avait happée. 

Du reste, messire Sataûas avait consciencieuse- 
ment travaillé : une forteresse formidable s'élevait 
orgueilleusement sur la cime du rocher qui, le soir 
précédent, était nue et déserte. 

Le comte était ravi. 

Le jour même il s'installa dans son château* 

21 



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SC2 LES FRANCS TIREURS. 

Mais ce que le diable lui avait dit à propos de son 
aine, avait mis la puce à l'oreille du digne seigneur; 
aussi sans perdre de temps il s'occupa de son sa- 
lut. Son premier soin fut de fonder une ville auprès 
de sa forteresse en attirant, à force de promesses, 
les aventuriers de tous pays dans cette contrée ; 
puis il chercha un moine capable de le débarrasser 
de ses nombreux péchés, et il est probable qu'il en 
trouva un, ajouta le digne franciscain qui nous 
contait cette légende, à laquelle il croyait ferme- 
ment, car le comte Estevan de Sourdis mourut en 
état de grâce, après avoir légué la plus grande par- 
tie de ses biens au clergé, fondé deux monastères 
et bâti trois églises. 

Définitivement , le vieux pirate avait jusqu'au 
bout pris le diable pour dupe. 

Sans accorder à cette légende la foi entière de 
celui qui nous la rapportait, cependant nous nous 
sentions saisi d'admiration à la vue de l'immense 
bloc de granit taillé à pic de tous les côtés, sur la 
crête duquel s'élève audacieusement le château, 
perché là comme un nid de vautour, et nous fûmes 
forcé de convenir que Jes moyens employés pour 
le bâlir nous semblaient de tout point incompré- 
hensibles. 

C'était cette forteresse que le Jaguar avait résolu 
d'enlever par surprise. 

ta tâche, si elle n'était pas impossible, était 
pour le moins fort difficile, et il fallait toute l'au- 
dacieuse témérité du jeune chef pour avoir seule- 
ment conçu la pensée de l'entreprendre. 

La nuit était noire ; de gros nuages chargés d'é- 
lectricité couraient lourdement dans le ciel, et en 



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LES FRANCS TIREURS 363 

interceptant les rayons de la lune, rendaient les té- 
nèbres plus épaisses encore. 

Les conjurés passaient silencieusement dans les 
rues désertes de la ville comme une légion de fan- 
tômes. 

Ils marchèrent assez longtemps ainsi, l'œil au 
guet et le doigt sur la détente du rifle, prêts à faire 
feu au moindre bruit suspect ; mais rien ne vint 
troubler leur trajet jusqu'au bord de la mer, qu'ils 
atteignirent après avoir fait mille circuits afin de 
déjouer les espions qui auraient essayé de les sur- 
veiller dans l'ombre. 

L'endroit où ils se trouvaient était une petite 
plage sablonneuse en forme de crique, abritée de 
tous les côtés par des hautes falaises ; là, sur un 
mot du Jaguar, ils s'arrêtèrent. 

Les difficultés de l'expédition allaient commen- 
cer. 

Le jeune chef réunit ses compagnons autour de 
lui. 

— Caballeros, dit-il alors à voix basse, nous 
allons au fort de la Pointe, qu'il nous faut enlever 
avant le lever du soleil ; écoutez-moi bien, faites la 
plus grande attention à mes paroles, et retenez mes 
instructions, afin que dans le cours de l'expédition 
nous ne soyons pa,s exposés à un malentendu qui , 
dans la situation où nous nous trouvons, serait 
non-seulement mortel pour nous, mais encore ferait 
perdre à nos compagnons, qui de leur côté tentent 
une expédition hasardeuse, tout le fruit de leurs 
travaux. 

Les conjurés se rapprochèrent afin de mieux en- 
tendre* 



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364 Î-ES FRANCS TIREURS. 

La mer venait mourir à leurs pieds avec de 
sourds murmures, et Ton voyait à quelque distance 
au large blanchir la crête des lames tourmentées 
par une brise carabinée du N.-N.-E. 1/2 N. qui 
semblait devoir, avant une heure souffler en foudre 
et se changer en tempête. 

Le Jaguar reprit : 

— Le fort de la Pointe est imprenable ou du 
moins passe pour tel ; je me suis promis de lui en- 
lever cette auréole orgueilleuse, et pour cela, j'ai 
compté sur vous, compagnons. Grâce à l'opinion 
que se font formée les Mexicains de la force de cette 
citadelle, ils ont jugé inutile d'y entretenir une 
nombreuse garnison, convaincus que par sa posi- 
tion elle se défendra toute seule, et que, à moins 
d'une trahison, il est impossible de s'en emparer. 
La garnison ne se compose donc seulement que de 
trente soldats commandés par un lieutenant ; c'est 
peu et c'est énorme : peu, si nous parvenons à les 
contraindre à une lutte corps à corps ; énorme, si 
nous sommes au contraire obliges de demeurer à 
distance. Du côté de la terre, le bloc de granit sur 
lequel le fort est assis est taillé tellement à pic, que 
nous ne pourrions jamais atteindre seulement la 
moitié de sa hauteur ; car excepté le sentier creusé 
dans le roc, sentier défendu d'espace en espace par 
d'énormes barricades, l'escalade est impraticable. 
Il ne faut donc pas songer à attaquer de ce côté. 
Mais si la terre nous manque, il nous reste la mer. 
|Si nous parvenons à mettre le pied sur l'étroite lan- 
Jgue de terre qui, à la marée basse, reste découverte 
pendant environ une heure au pied de la forteresse, 
il est probable que nous réussirons dans notre en- 



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LES FRANCS TIREURS. 365 

treprise, car jamais il ne Tiendra dans l'esprit des 
hommes de la garnison qu'on songe sérieusement, 
par une nuit comme celle-ci, à les attaquer par mer. 
Ce n'est pas tout, il faut que nous arrivions sur cette 
langue de terre, et cela bientôt : la mer commence 
à baisser, dans une heure elle sera étale; le mo- 
ment sera donc favorable. Voici ce que nous allons 
faire. 

Les conjurés, pressés autour de leur chef, prê- 
taient la plus sérieuse attention à ses paroles. C'é- 
tait pour eux une question de vie ou de mort qui 
s'agitait 

— Or, mes compagnons, continua le Jaguar, 
nous n'avons aucune embarcation pour atteindre le 
pied du fort ; le bruit des avirons frappant sur les 
taquets du canot donnerait l'alarme, éveillerait les 
soupçons de la garnison et révélerait notre présence* 
C'est donc à la nage qu'il nous faut faire le trajet; 
la route est longue : il y a près d'une lieue ; le cou- 
rant rapide, et nous serons contraints de le couper 
en deux; de plus, la nuit est noire et la mer mau- 
vaise. Je ne vous parle que pour mémoire des re- 
quins et des tmtoreras que nous sommes exposés à 
rencontrer sur notre route. Vous voyez, compa- 
gnons, que l'affaire est rude; évidemment, nous 
n'atteindrons pas tous la langue de sable. Quelques- 
uns de nous resterons en route, mais qu'importe, 
si nous réussissons ? Vous êtes des gens de cœur; 
j'ai préféré vous parler nettement et vous faire tout 
d'un coup envisager la question, que de vous trom- 
per. Un danger connu est à demi vaincu. 

Malgré tout leur courage, les conjurés se senti- 
rent frémir intérieurement. Cependant pas un d'eux 



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366 LES FRANCS TIREURS. 

n'hésita ; ils avaient fait franchement le sacrifice de 
leur vie ; d'ailleurs, ils étaient trop avancés main- 
tenant pour reculer, il fallait aller en avant quand 
même. 

Nous devons dire, à la louange des conjurés, que 
de tous les périls si longuement et comme à plaisir 
énumérés par le Jaguar, un seul les effrayait réelle- 
ment. 

Ce qu'ils redoutaient le plus était la rencontre 
d'une tintorera. 

Nous expliquerons en deux mots au lecteur qui 
l'ignore sans doute, ce que c'est que cet animal si 
redoutable et qui a le privilège de donner la chair 
de poule à l'homme le plus brave, rien qu'en enten- 
dant prononcer son nom. 

Les mers du Mexique et surtout ses côtes four- 
millent de poissons dangereux parmi lesquels le re- 
quin tient une place fort honorable. Quelque terri- 
ble que soit le requin, les pêcheurs de perles mexi- 
cains, indiens pour la plupart, s'en soucient peu et 
le combattent bravement lorsque l'occasion s'en 
présente. Il en est cependant une espèce particu- 
lière qu'ils redoutent extraordinairement ; nous 
voulons parler de la tintorera. 

La tintorera est un requin de la plus grande es- 
pèce, il doit son nom à une particularité singulière 
qui révèle sa présence à une assez grande dis- 
tance. 

Des trous placés autour du museau des tintoreraa 
distillent une matière gluante qui se répand sur 
tout le corps de l'animal et le rend luisant comme 
des mouches à feu. C'est surtout pendant les nuits 
d'orage, lorsque le vent souffle avec force et que le 



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LES FRANCS TIREURS. 867 

tonnerre gronde, que ces lueurs phosphoriques 
sont brillantes. Le même phénomène se produit 
pendant les nuits noires ; plus les ténèbres sont 
épaisses, plus le sillon que tracent les tintoreras 
est éclatant. En outre, cet animal est presque aveu- 
gle, et ne peut, par conséquent, se diriger par la 
vue sur la proie qu'il veut atteindre. 

De plus que les autres requins, qui pour happer 
se retournent simplement sur le côté, les tintoreras 
sont contraintes de se mettre complètement le ven- 
tre en l'air. 

Dans les îles perlières de la côte mexicaine, il y 
a des plongeurs indiens et métis qui ne redoutent 
nullement de combattre les tintoreras et qui sou- 
vent parviennent à les tuer. 

— Maintenant, reprit le Jaguar après avoir laissé 
à ses compagnons quelques minutes pour réfléchir, 
il est temps de nous mettre en mesure. Ecoutez- 
moi. Nous allons tenter une surprise, donc il nous 
faut agir en conséquence. Laissons ici les armes à feu 
qui non-seulement nous seraient inutiles mais pour- 
raient encore nous devenir nuisibles en révélant 
notre présence, si un coup de feu partait par im- 
prudence ; ainsi, que chacun se déshabille et ne 
garde que son pantalon, pour arme un poignard 
entre les dents ; cela suffira, le surplus nous gêne- 
rait pour la longue traversée qu'il nous faut ef- 
fectuer. 

La nuit se faisait de plus en plus sombre. La mer 
mugissait lugubrement sous l'impulsion du coromuel 
qui commençait à souffler par rafales, les loups ma- 
rins hurlaient dans les ténèbres, la gaviota gémis- 
sait tristement sur le sommet des rochers, et de 



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363 LES FRANCS TIREURS. 

temps à autre, comme jaloux d'ajouter sa basse lu- 
gubre aux bruits sinistres de la nuit, le lamantin 
mêlait aux soupirs saccadés du vent ses accents 
mélancoliques et plaintifs comme ceux d'une âme 
en peine ; tout enfin présageait une tempête. L'heure 
était bien choisie pour une œuvre de ténèbres. 

La première émotion passée, les conjurés, galva- 
nisés pour ainsi dire par l'accent ferme et convaincu 
de leur chef, avaient pris bravement leur parti, 
sans observation, sans murmure. Ils avaient aban- 
donné leurs armes, quitté leurs vêtements, et s'é- 
taient silencieusement rangés sur la plage, n'atten- 
dant plus que l'ordre de se jeter à la mer. 

Le Jaguar, l'œil fixe et les sourcils froncés, de- 
meura immobile pendant quelques minutes, son- 
geant sans doute à l'immense responsabilité qu'il 
assumait en vouant peut-être à la mort tant d'hom- 
mes qui avaient placé en lui leur foi et leur espoir ; 
enfin, il fit un puissant effort sur lui-même; un 
soupir s'échappa de sa poitrine oppressée, et se 
tournant vers ses compagnons qui attendaient im- 
passibles l'ordre du départ qui, pour beaucoup 
d'eux, devait être probablement un arrêt de mort : 

— Prions, frères, dit-il d'une voix sourde. 

Tous s'agenouillèrent. 

Alors le Jaguar commença à prier. Sa voix for- 
tement timbrée se mêlait aux hurlements des fauves 
et aux grincements de la tempête ; ses compagnons 
répétaient après lui ses pa'roles avec la foi des âmes 
primitives pour lesquelles les croyances léguées 
par les ancêtres sont les seules vraies. 

C'était un spectacle touchant et terrible à la fois 
que celui que présentaient ces hommes primitifs à 



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LES FRANCS TIREURS. 369 

Faine simple, au cœur de lion, pieusement agenouil- 
lés sur cette plage déserte par la nuit noire, pen- 
dant que la tempête faisait rage autour d'eux, se 
préparant par la prière au sacrifice de leur vie, 
seuls dans les ténèbres, sans le prestige éclatant 
d'un beau soleil et de milliers de spectateurs, con- 
traints à faire le sacrifice de leur vie, sacrifice ignoré 
de tous et dont la récompense ne devait jamais se 
trouver sur la terre. 

La prière achevée, tous se relevèrent d'un bond; 
ils se sentaient plus forts : Dieu était désormais 
avec eux, qu'avaient-ils à redouter? Ils en avaient 
fait leur complice I 

Le Jaguar se leva le dernier; son front rayonnait, 
une ardeur fébrile faisait étinceler ses yeux ; il 
croyait au succès de son entreprise» Après s'être 
assuré que tous ses compagnons étaient prêts : 

— Le poignard aux dents, commanda-t-il, Dieu 
nous protège. En avant, frères, et vive la liberté I 

— Vive la liberté ! s'écrièrent les conjurés. 

Un bruit sourd se fit entendre, ils avaient tous 
sauté dans la mer d'un seul bond. 



XXII 

LA SURPRISE. 

Le Jaguar avait dit vrai, la tâche entreprise pai 
les conjurés était rude. 

Serrés les uns contré les autres, les Texiens s'a- 
vançaient en ligne droite dans la direction du fort que 

2i. 



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370 LES FRANCS TIREURS. 

l'obscurité les empêchait d'apercevoir. La mer était 
dure et clapoteuse ; de lourdes lames arrivaient du 
large et roulaient à chaque instant par-dessus leurs 
têtes; le vent redoublait ,de violence; le terrible 
coromuel, effroi de ces côtes, où il cause tant de si- 
nistres, venait de se lever ; au ciel pas une étoile, 
pas une lueur qui pût guider ces hommes si fermes 
de cœur. 

Ils nageaient toujours, pas un cri, pas une 
plainte, pas un soupir, ne trahissait chez eux, la 
fatigue ou le découragement. En tête de la ligne 
sombre formée par les têtes énergiques des con- 
jurés, le Jaguar allait seul. 

Trois quarts d'heure s'écoulèrent, pendant les- 
quels tout ce que la volonté humaine a de force et 
de courage fut dépensé dans cette lutte de géants 
par ces hommes que rien ne pouvait rebuter. 

Pas un n'avait faibli, 

La ligne était toujours aussi compacte, elle s'a- 
vançait toujours avec la même vigueur. 

Devant eux, à portée de fusil environ, une ombre 
plus épaisse faisait tache dans l'obscurité. Cette 
ombre était projetée au loin par la masse énorme 
du fort. 

Ils approchaient! 

Depuis leur départ, les conjurés, les yeux arden* 
ment fixés devant eux, n'avaient pas échangé une 
parole. Qu'auraient-ils dit? Ils connaissaient par* 
faitement les conséquences probables de leur folle 
entreprise, ils avaient entièrement conscience des 
dangers qu'ils couraient. Dailleurs, à quoi bon 
parler quand on peut agir? 

Donc ; ls se taisaient, mais ils agissaient vigou- 



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LES FRANCS TIREURS. 371 

reusement. Seulement, comme tous ces hommes 
nageaient comme des loutres, et qu'ils avaient l'ha- 
bitude de l'élément perfide sur lequel ils se trou- 
vaient, ils ne dépensaient que la somme de force 
nécessaire pour ne pas se fatiguer inutilement, et 
ils avaient grand soin de constamment se maintenir 
à la hauteur les uns des autres. 

Enfin, après des efforts surhumains, ils parvin- 
rent à couper le courant qui s'engouffrait avec une 
rapidité et une force extrêmes dans la passe. Le 
plus fort était fait : maintenant ils n'avaient plus, 
pour ainsi dire, qu'à se laisser doucement porter à 
terre, en ayant soin cependant de conserver la 
bonne direction. 

— Courage I dit le Jaguar. 

Ce mot, le premier que le jeune homme eût pro- 
noncé depuis le départ,, rendit les forces à ses 
compagnons et réveilla leur ardeur. 

La forteresse détachait sa masse sombre et impo- 
sante à peu de distance en avant. 

Les conjurés nageaient maintenant au milieu de 
l'ombre projetée par le rocher. 

Tout à coup un cri traversa l'espace et troubla le 
silence. 

— Tintorera! 

Une masse brillante venait au-devant des conju- 
rés, laissant derrière elle une longue trace phos- 
phorescente. 

— Tintorera ! cria une seconde voix. 

En effet, un autre requin s'avançait de la haute 
mer et nageait droit vers les conjurés en traçant 
une ligne de feu. 



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^72 LES FRANCS TIREURS. 

— Tintorera! dit une troisième voix avec un 
accent d'angoisse indicible. 

Trois tintoreras cernaient les nageurs et rétré- 
cissaient de minute en minute le cercle dans lequel 
elles les enlaçaient. 

Le danger était sérieux . 

— En avant, compagnons ! dit le Jaguar, de sa 
voix calme et sympatique; nagez doucement et sans 
bruit; vous savez que ces monstres sont presque 
aveugles et plus qu'à moitié sourds : ils ne nous 
ont pas vus. John Davis ! ajouta-t-il. 

— Me voilà! répondit Y Américain. 

— Où êtes-vous ? 

— Je suis l'avant-dernier à droite. 

— Bien. A vous la seconde tintorera t je me 
charge de la première, Lanzi ! 

— Lanzi vient de disparaître , répondit une 
voix. 

— Malédiction ! dit le Jaguar. Serait-il mortî 
Qui attaquera la troisième tintorera? 

— Ne vous en occupez pas, Jaguar, répondit la 
voix bien connue du métis : je suis après elle. 

— Bien I Nagez compagnons , et laissez-nous 
nous mesurer avec ces monstres. 

Les conjurés continuèrent de s'avancer silencieu- 
sement. Seulement, ils redoublèrent d'efforts. 

Le Jaguar, plongea immédiatement et se dirigea 
vers le requin. Celui-ci allait entre deux eaux à une 
médiocre profondeur. Bientôt le chef et le monstre , 
se trouvèrent tellement rapprochés l'un de l'autre, ' 
que les nageoires brunâtres de la tintorera effleu- 
rèrent l'épaule du hardi Texien, qui vit l'œil vi- 
treux du squale, cet œil à demi-recouvert d'une 



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LES FRANCS TIREURS. 373 

membrane, fixé sur lui avec une expression de^ 
froide méchanceté. 

Le Jaguar s'élança en faisant nn crochet, re- 
monta au niveau de l'eau et se retourna en saisis- 
sant son poignard. Au même instant, le ventre 
argenté du monstre se montra tandis qu'il ouvrait 
sa gueule énorme, armée de ses redoutables dents, 
hérissées comme les pointes d'une herse. 

Le Jaguar plongea de toute sa force son poi- 
gnard dans le ventre du monstre et le lui fendit 
dans un tiers au moins de sa longueur. 

Frappé à mort, la hideuse tintorera fit un bond 
énorme en battant follement l'eau à droite et à 
gauche, et retomba. Elle était morte. 

Le Jaguar, à demi aveuglé par l'eau sanglante 
lancée par le monstre, et ballotté dans le remous 
causé par son agonie, fut près d'une minute à re- 
prendre ses esprits. Cependant, par un effort su- 
prême, il revint sur l'eau, aspira l'air avec force 
et étouffa un cri de triomphe en voyant auprès de 
lui le corps inanimé de son ennemi que la lame 
balançait 

Sans s'arrêter davantage, il jeta autour de lui 
un regard anxieux. 

— ■ C'est fait ! lui cria une voix peu éloignée. 

— Est-ce vous, Lanzi? 

— C'est moi ! répondit le métis d'une voix aussi 
calme que s'il se fût trouvé tranquillement à terre. 

— Eh bien? 

— Le requin est mort. 

— Au troisième, alors I Je ne vois pas John 
Davis. 

— Allons 1 



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374 LES FRANCS TIREURS. 

Sans s'occuper davantage de leurs compagnons 
qui nageaient toujours vers la terre, ces deux 
cœurs de lion volèrent au secours de l'Américain, 

Mais tout était silencieux et sombre autour d'eux. 
Vainement ils interrogeaient les ténèbres, rien ne 
paraissait, ni homme, ni tiotorera. 

— Serait -il mort? murmura le Jaguar d'une 
voix sourde. 

— Oh ! oh ! je ne le crois pas, répondit Lanzi ; 
il est si brave et si adroit ! 

— Cherchons alors. 

— Soit. 

— Si nou3 l'appelions? peut-être est-il blessé? 

— Mais on nous entendra du fort 

— Non : le vent est pour nous. 

— A moi ! à moi ! s'écria en ce moment une 
voix assez rapprochée. 

— C'est lui I dit le Jaguar. Nous voilà, John, 
nous voilà, courage 1 

Et, redoublant d'efforts, ils se dirigèrent du 
côté où était parti le cri d'appel. 

— A moi I à moi ! fit encore la voix avec une 
expression d'angoisse telle, que les deux hommes 
se sentirent frissonner de terreur, eux cependant 
inacessibles à la crainte. 

C'est qu'il y a dans le dernier cri de l'agonie de 
l'homme fort, vaincu par la nécessité, une expres- 
sion si poignante et si navrante à la fois, que, 
malgré soi, on se sent remué jusqu'au fond de 
l'âme. 

— Courage I courage ! répétèrent les deux 
hommes en redoublant encore des efforts déjà 
prodigieux. 



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LES FRANCS TIREURS. 375 

Tout à coup ils virent une masse noire tourbil- 
lonner à un mètre <feux et s'enfoncer dans Feau. 
Le Jaguar plongea immédiatement et la ramena au 
niveau de la mer. Cette masse dont ils n'avaient 
pu, à cause de l'obscurité, distinguer la forme, 
était le corps de John Davis. 

Il était temps que les deux hommes arrivassent. 
A bout de forces, se reconnaissant vaincu dans la 
lutte opiniâtre qu'il avait si longtemps soutenue 
contre la mort, l'Américain se laissait couler. 

Cependant il n'avait pas entièrement perdu con- 
naissance. Maintenu au-dessus de l'eau, il aspira 
l'air à pleins poumons, et fut bientôt en état de 
répondre aux questions que lui adressaient ses 
compagnons. 

— Etes-vous blessé ? demanda le Jaguar. 

— Oui. 

— Qu'avez-yous? 

— Je crois avoir l'épaule démise : le monstre en 
mourant m'a asséné un coup de queue qui m'a 
presque fait évanouir. Sans vous j'étais perdu. 
Mais ce n'est que partie remise ; adieu et merci ! ne 
perdez pas plus de temps avec un homme à demi 
mort. 

— Nous ne vous abandonnerons pas si vous ne 
vous abondonnez pas vous-même, Johnl Nous 
sommes ici, Lanzi et moi deux hommes vigoureux 
prêts à tout faire pour vous sauver. 

— Nous sommes trop loin de terre. 

— Vous vous trompez, nous la touchons pres- 
que ; encore quelques brassées, et nous trouverons 
pied. Laissez -nous faire. 

— Soit, puisque vous le voulez f 



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376 LES FRANCS TIREURS. 

— Pouvez-vous tous soutenir sur l'eau, en pla- 
çant une main sur l'épaule de Lanzi et l'autre sur 
la mienne ? 

— J'essaierai, frère. 

— Allons alors 1 

John Davis, étouffant la souffrance horrible qu'il 
éprouvait, parvint à faire ce que lui demandait le 
Jaguar ; et tous trois s'avancèrent alors vers le ri- 
vage qui, en effet, n'était pas très- éloigné, puisque, 
malgré les ténèbres, on en distinguait parfaitement 
les contours. 

Mais, malgré tout son courage, les souffrances de 
John Davis étaient tellement atroces qu'il sentit 
sa vue se troubler et les forces lui manquer tout-à- 
fait. 

— Non, dit-il, c'est impossible, je ne puis pas. 
Adieu ! 

Et, lâchant le point d'appui qui jusqu'à ce moment 
l'avait soutenu, il s'enfonça sous l'eau. 

— Cuerpo de Cristo ! s'écria le Jaguar dans un élan 
de douleur sublime, je le sauverai ou je périrai avec 
lui. 

Il plongea résolument, empoigna son ami par sa 
noire chevelure, et remontant avec lui, il lui main- 
tint la tête au-dessus de l'eau, tandis que de la main 
droite il nageait doucement 

Lanzi n'avait en aucune façon cherché à s'oppo- 
ser à l'action héroïque du chef des francs tireurs 
seulement il ne l'avait pas abandonné : il nageait 
auprès de lui, prêt à lui venir en aide s'il le voyait 
faiblir. 

Heureusement pour le Jaguar, l'énorme masse du 
rocher sur lequel était bâti le fort, neutralisait les 



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LES FRANCS TIREURS, 377 

efforts du vent et occasionnait un calme factice qui 
permit au jeune homme d'aborder sur la grève 
étroite où déjà l'attendaient ses compagnons, avec 
son précieux fardeau. Seulement, en prenant pied 
sur la langue de sable, il s'évanouit. Les forces hu- 
maines ont des limites qu'elles ne peuvent dépasser : 
tant que le péril avait duré, le Jaguar avait lutté 
énergiquement ; maisledanger passé, son ami sauvé, 
il avait été contraint de s'avouer vaincu, et il avait 
roulé sur le sable avec lui. 

Les conjurés furent épouvantés de l'état où ils 
Toyaient leur chef : 4 sans lui que feraient-ils? qu'al- 
laient-ils devenir? 
Lanzi les rassura. 

Il leur rapporta ce qui était arrivé. Alors chacun 
s'empressa autour du jeune homme et de l'Améri-^ 
cain dont la position était beaucoup plus grave puis- 
qu'il avait reçu une blessure sérieuse. 

Ainsi que nous l'avons dit, la fatigue seule et la 
surexcitation morale avaient causé la syncope du 
Jaguar. Grâce aux soins empressés et intelligents de 
ses compagnons, il ne tarda pas à reprendre ses 
sens et à rentrer dans la plénitude de ses facultés. 
Le temps pressait, il fallait agir sans retard si on 
ne voulait être surpris par le retour de la mer. 

Dès que le Jaguar fut revenu à lui, son premier 
soin fut-de compter ses compagnons. 
Neuf manquaient. 

Ces neuf hommes étaient morts sans pousser un 
cri, sans articuler une plainte : lorsque la fatigue les 
avait accablés, ils avaient mieux aimé se laisser 
couler et mourir que de réclamer un secours qui 
aurait occasionné probablement la perte de leurs 



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378 LES FRANCS TIREURS. 

compagnons, en obligeant ceux-ci à leur prêter une 
aide qui, en quelques instants, aurait épuisé leurs 
forces. 

Les grandes causes seules produisent de tels dé- 
vouements. 

Les conjurés se trouvaient au pied même du ro- 
cher au sommet duquel le fort était bâti. C'était un 
grand pas de fait, mais ce n'était rien encore tant 
que le rocher n'était pas escaladé. 

Mais comment tenter cette escalade par une nuit 
sombre, et le coromuel qui, d'instant en instant, 
soufflait avec plus de force et menaçait de renverser 
au fond de l'abîme l'homme assez téméraire pour 
oser tenter cette ascension ? 

Cependant il fallait agir. 

Le Jaguar n'hésita pas. Il n'avait pas risqué sa vie 
et celle de ses compagnons pour s'arrêter devant un 
obstacle quelconque ; l'impossible même ne devait 
pas l'arrêter : il pouvait être tué, il ne voulait pas 
reculer. 

Cependant les moyens dont il disposait étaient 
bien restreints. Il n'avait qu'une corde de soie, lon- 
gue de cent brasses environ, roulée autour .de son 
corps, et ses compagnons n'avaient d'autres armes 
que leurs poignards. 

Les personnes qui ont lu les premières scènes de 
ce récit se souviendront sans doute du portrait que 
nous avons fait du Jaguar. Bien que fort jeune en- 
core, ou du moins le paraissant, il joignait à une 
agilité et à une adresse merveilleuse une force ex- 
ceptionnelle; son caractère aventureux se plaisait 
aux choses extraordinaires : l'impossible seul avait 
de l'attrait pour lui. 



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LES FRANCS TIREURS. 379 

Après avoir réfléchi quelques instants, il recom- 
manda à ses compagnons de se coucher au pied du 
rocher afin de ne pas être renversés par le coro- 
muel qui soufflait alors avec une violence extrême, 
passa deux poignards dans sa ceinture, en prit un 
troisième dans la main droite, et commença à exa- 
miner avec la plus scrupuleuse attention le rocher 
qu'il voulait attaquer. 

Cette masse granitique, dont la base baignait dans 
la mer et était continuellement battue par la lame, 
n'avait jamais été analysée sérieusement par per- 
sonne. Quel intérêt aurait-on eu à le faire? 

Seul le Jaguar, depuis que la pensée lui était ve- 
nue de s'emparer du fort par surprise, avait, à plu- 
sieurs reprises et pendant des heures entières, essayé 
avec une longue-vue d'en reconnaître les anfractuo- 
sités. Malheureusement, il ne pouvait, de crainte 
d'éveiller les soupçons, regarder que de fort loin; 
aussi, beaucoup de détails avaient nécessaire- 
ment échappé à son inspection : il s'en aperçut 
aussitôt qu'il commença une sérieuse investiga- 
tion. 

En effet, cette roche qui, de loin, paraissait former 
une muraille entièrement droite, était creusée par 
place, laissait pousser même des pariétaires qui s'é- 
taient attachées solidement aux fissures ouvertes par 
le temps, ce grand démolisseur qui émiette le granit 
le plus dur. 

L'ascension était toujours extrêmement difficile, 
mais elle n'était pas impossible. 

Le Jaguar en acquit bientôt la certitude avec un 
vif mouvement de joie. 

— A. bientôt, frères, dit-il à ses compagnons, pre- 



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380 LES FRANCS TIREURS. 

nez courage 1 Maintenant, j'ai le ferme espoir que 
nous réussirons. 

Et il se prépara à monter. 

Lanzi le suivit. 

— Où alte-vous? lui demanda le Jaguar. 

— Avec v*. ^, répondit laconiquement le métis. 

— A quoi bon? un homme suffit pour ce que je 
vais faire. 

— Oui, répondit-il; mais deux valent mieux. 

— Eh bien I soit : venez. Et, se retournant vers 
ses compagnons attentifs : Aussitôt que la corde 
tombera , cramponnez-vous après sans crainte , 
ajouta-t-il. 

— Oui, firent les conjurés. 

Le Jaguar planta alors son poignard au-dessus de 
sa tête dans une fissure, et s* aidant des pieds et des 
mains, il se souleva assez pour planter un second 
poignard au-dessus du premier. 

Le premier pas était fait ; de poignard en poignard, 
le Jaguar, en quelques minutes, atteignit une espèce 
de plate-forme de deux mètres carrés environ, où il 
lui fut possible de reprendre haleine. 

Lanzi y arriva presque aussitôt que lui. 

— Eh 1 fit-il, c'est assez amusant, cette prome- 
nade ; il est malheureux seulement qu'il fasse si 
noir. 

— Tant mieux, au contraire 1 répondit le Jaguar : 
nous ne craignons pas le vertitge. 

— Tiens 1 au fait, c'est vrai, fit le métis qui se 
souciait du vertige comme d'un grain de maïs. 

Ils examinèrent l'endroit où ils se trouvaient. 
C'était une espèce d'enfoncement, creusé probable- 
ment par le temps aux flancs du roc. Malheureuse- 



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LES FRANCS TIREURS. 33} 

ment, au-dessus de cet enfoncement, le rocher for- 
mait une sorte de calotte, qui avançait en dehors et 
rendait ainsi l'ascension impossible. Il ne fallait pas 
songer à monter plus haut en ligne droite. Pendant 
que le Jaguar cherchait à droite et à gauche le 
moyen de continuer son escalade, le métis, jugeant 
inutile de se fatiguer, s'assit tranquillement dans le 
fond de la crevasse, afin de s'abriter du vent. 

Le fond de cette crevasse était tapissé d'un épais 
rideau de broussailles, contre lesquelles Lama se 
laissa aller avec cette confiante volupté de l'homme 
qui est charmé de se reposer, ne serait-ce qu'une 
minute, après de longues fatigues. Mais les brous- 
sailles faiblirent sous son poids, et le métis tomba 
tout de son long à la renverse. 

— Tiens ! dit-il avec ce magnifique sang-froif 
qui ne l'abandonnait jamais : qu'est-ce que c'est 
que ça? 

— Taisez-vous donc ! s'écria le Jaguar en s' appro- 
chant vivement : vous allez nous faire dépister. 
Qu'est-ce qui vous arrive ? 

— Damel je ne sais pas, moi; voyez vous- 
même. 

Les deux hommes s'avancèrent alors, les bras 
étendus devant eux à cause de l'obscurité. 

— Vive Dios ! s'écria le Jaguar au bout d'un ins- 
tant ; mais c'est une grotte ! 

— Cela m'en a tout l'air, répondit le métis tou- 
jours impassible. 

Effectivement, cette excavation qui, de loin, pa- 
raissait une fissure étroite, cachait l'entrée d'une 
grotte naturelle, masquée complètement par des 
broussailles que le hasard y avait plantées, et qu'un 



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382 LES FRANCS TIREURS. 

hasard non moins grand avait fait découvrir au 
métis* 

Mais maintenant quelle était cette grotte? 

Etait-elle profonde ? 

Montait-elle? 

Descendait-elle? 

Etait-elle connue de la garnison ? 

Voilà les diverses questions que s'adressaient les 
aventuriers, questions auxquelles naturellement ils 
ne pouvaient se répondre. 

— Que faisons-nous? demanda Lanzi. 

~ Por Dios! Ce n'est point difficile à deviner, ré- 
pondit le Jaguar ; nous allons explorer le souter- 
rain. 

— C'est aussi mon avis : seulement je crois qu'a- 
vant cela, il y a une chose urgente à faire. 

— Laquelle? 

— Quelle que soit cette grotte, n'importe où elle 
aboutisse, il est certain qu'elle peut, dans tous les 
cas, nous offrir un excellent abri. En supposant 
néanmoins, ce qui est possible, que nous ne parve- 
nions pas à terminer cette nuit l'ascension du ro- 
cher, nous nous y cacherons demain, et nous serons 
tout portés pour terminer, la nuit suivante, ce que 
nous n'aurons pas eu le temps de faire pendant 
celle-ci. 

— C'est une excellente idée, reprit le Jaguar, et 
nous allons immédiatement la mettre à exécu- 
tion. 

Le jeune homme détacha alors la corde qui lui 
ceignait les reins, et, après en avoir amarré solide- 
ment un bout autour d'une pointe de rocher, et at- 
taché une pierre à l'autre extrémité, afin que le vent 



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LES FRANCS TIREURS. 383 

ne la fît pas vaciller, il la laissa tomber dans l'es- 
pace. 

Au bout de quelques minutes, la corde se raidit : 
les conjurés, aux aguets sur la plage, l'avaient 
saisie. 

Quelque minutes s'écoulèrent encore ; puis un 
homme parut, puis un deuxième, puis un troisième ; 
enfin, tous atteignirent la plate-forme. Au fur et à 
mesure qu'ils arrivaient, Lanzi les faisait entrer dans 
la grotte. 

— Et John Davis ? demanda le Jaguar d'un ton de 
reproche, l'avez-vous donc abandonné? 

— Non, certes ! répondit le conjuré auquel il s'a- 
dressait et qui était monté le dernier : avant dépar- 
tir, j'ai eu le soin, malgré ses réclamations, de l'at- 
tacher soldement à la corde dont plusieurs brasses 
font le toui* de son corps. Je ne suis parvenu à vain- 
cre son obstination qu'en lui persuadant que le poids 
de son corps empêcherait la corde de vaciller et ren- 
drait mon ascension plus facile. 

— Bien, merci, reprit le Jaguar. Allons, enfants, 
à l'œuvre 1 N'abandonnons pas notre frère. 

A l'ordre, ou plutôt à la prière du chef, huit ou 
dix hommes se placèrent sur la corde, et bientôt 
l'Américain fut hissé sur la plate-forme. 

— A quoi bon prendre tant de peine pour moi? 
dit-il : je ne puis vous servir à rien ; au contraire, 
je ne ferai que \ous gêner et entraver vos opéra- 
tions. Mieux valait me laisser mourir ; la mer m'au- 
rait emporté en revenant et m'aurait servi de lin- 
ceul. 

Le Jaguar ne lui répondit pas, mais il le fit trans • 
porter dans la grotte où on l'étendit commodément. 



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384 LES FRANCS TIREURS. 

Le jeune chef rassembla alors ses compagnons et 
leur expliqua cornaient, par un hasard providentiel* 
Lanzi avait découvert l'entrée de la caverne. Seule- 
ment, elle n'avait pas encore été explorée, et il était 
urgent de s'assurer de sa profondeur et de recon- 
naître où elle aboutissait; malheureusement, ajouta 
le jeune homme, les ténèbres sont épaisses et nous 
n'avons aucun moyen de nous procurer du feu. 

— Ecoutez, Jaguar, dit John Davis qui avait suivi 
attentivement les renseignements donnés par le 
chef; je vais vous donner du feu, moi. 

— Vous ! fit le jeune homme avec un vif mouve- 
ment de joie : mais c'est impossible 1 

Malgré les souffrances qu'il éprouvait l'Améri- 
cain essaya de sourire. 

— Comment, vous qui êtes un coureur d<;s bois, 
dit-il, n'avez-vous pas songé à cela ? c'est cependant 
bien simple. Fouillez dans la poche droite de mes 
calzonera$ % et prenez un paquet que vous y trou- 
verez. 

Le Jaguar se hâta d'obéir. 

Il sortit un paquet assez mince, mais long de sept 
pouces environ, enveloppé dans une peau-de-diable 
et ficelé avec soin. 

— Que contient ce paquet? demanda-t-il avec 
une certaine curiosité. 

— Une douzaine de cebos dont je me suis muni à 
tout hasard, répondit tranquillement l'Américain. 

— Des chandelles ! ! Vive Dios 1 s'écria avec joie 
le jeune homme, voilà une triomphante idée. John, 
vous êtes un homme précieux. Mais, ajouta-t-il tris- 
tement au bout d'un instant, à quoi nous serviront- 
elles? 



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LES FRANCS TIREURS. 38& 

— A nous éclairer, by god ! 

— Malheureusement tous nos briquets ont été 
mouillés par la mer. 

. — Pas le mien. Croyez-vous, Jaguar, que je sois 
homme à négliger une précaution et à faire les cho- 
ses à demi? Fouillez dans la poche gauche de mes 
calzoneras, mon ami. 

Le Jaguar ne se fit pas répéter l'invitation. Effec- 
tivement, il trouva un second paquet plus petit que 
le premier, enveloppé aussi d'une peau-de-diable 
pour le préserver de l'humidité, et ficelé avec soin. 
Ce paquet renfermait un mechero d'or avec son fu- 
sil et sa pierre. 

— Oh ! fit le jeune chef, maintenant nous som- 
mes sauvés ! 

— Je l'espère, dit l'Américain en se laissant aller 
sur le sol, où, vaincu par la douleur, il demeura im- 
mobile. 

Quelques minutes plus tard, quatre chandelles 
étaient allumées et éclairaient l'intérieur de la 
grotte. 

Les conjurés continrent avec peine un cri d'é- 
pouvante. 

Grâce à la précaution prise par John Davis, ifô 
étaient sauvés, mais non pas dans le sens que le 
croyait le Jaguar. 

Cette grotte s'étendait fort loin ; ses parois étaient 
assez élevées ; elle semblait monter. Mais, au mi- 
lieu, s'ouvrait un gouffre qui tenait environ les deux 
tiers de sa largeur, et dont la profondeur parais- 
sait énorme; un pas de plus dans l'intérieur du sou- 
terrain , et les conjurés disparaissaient dans le 
gouffre I 

tt 



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386 LES FRANCS TIREURS. 

Il est de ces dangers qui dépassent la portée de 
toute prévision humaine, et qui, par cela même, gla- 
cent d'effroi les hommes les plus intrépides. 

Ces hommes qui, depuis quelques heures, avaient 
risqué vingt fois leur vie dans une lutte insensée, 
et qui existaient, pour ainsi dire, par miracle, frémi- 
rent en songeant à l'horrible péril auquel ils avaient 
échappé par un hasard providentiel. 

— Oh ! s'écria le Jaguar avec une expression im- 
possible à rendre, il est évident que le ciel se déclare 
pour nous et que nous devons réussir. Suivez-moi, 
frères I Comme à moi, il doit vous tarder d'avoir le 
dernier mot de cette énigme. 

Tous s'élancèrent sur ses pas. 

La grotte formait plusieurs circuits. Mais, contrai- 
rement à ce que l'on rencontre ordinairement dans la 
plupart des cavernes naturelles, elle ne semblait 
pas avoir d'autres artères que* celle dans laquelle 
étaient engagés les conjurés. 

Ceux-ci marchaient toujours, suivant pas à pa§ 
leur chef. Plus ils s'enfonçaient dans le souterrain, 
plus la montée devenait rude. 

Le Jaguar ne s'avançait plus qu'avec précaution 
et une défiance extrême. Il lui paraissait impossible 
que ce souterrain fût ignoré du commandant de la 
garnison. En y réfléchissant, il en vint à supposer, ce 
qui avait une apparence de vérité, que cette grotte 
avait, dans d'autres temps, été creusée à mains 
d'hommes, et que le gouffre dans lequel lui et ses 
compagnons avaient failli se précipiter, n'était autre 
qu'un puits destiné à alimenter la garnison en cas 
de siège. 



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LES FRANCS TIREURS. 387 

Il acquit bientôt la preuve que ses suppositions 
étaient justes. 

Après avoir encore marché pendant plusieurs mi- 
nutes, les conjurés furent soudain arrêtés par une 
porte garnie de fer, qui leur barra le passage. 

Sur un signe du Juguar, ils demeurèrent immo- 
biles, la main sur le manche de leurs poignards. 

Le moment d'un finir était arrivé : cette porte don- 
nait évidemment dans le fort. 

Le Jaguar examina un instant ses ferrures, puis 
il ordonna d'éteindre les lumières. 

On lui obéit, et tout retomba dans les ténè- 
bres. 

Cette porte fort ancienne, et qui probablement 
n'avait pas été ouverte depuis, longues années, ne 
devait pas opposer une résistance sérieuse. 

Le jeune chef introduisit la pointe de son poi- 
gnard entre le pêne de la serrure et la gâche, et fit 
une pesée. 

La gâche tomba à terre. Cependant la porte ré- 
sista : elle était maintenue à l'intérieur par de forts 
verroux. 

Il y eut un moment d'anxiété suprême et de dé- 
couragement parmi les conjurés. 

Comment ouvrir cette porte? Fallait-il revenir sur 
ses pas et perdre le bénéfice de tant de difficultés 
vaincues et de périls affrontés ? 

La position était grave. 

Mais, nous l'avons dit, le Jaguar était un homme 
auquel les impossibilités seules souriaient. 

Il fit rallumer une chandelle, et examina et sonda 
la porte avec le soin le plus minutieux. 

Le bois, rongé par l'humidité et la vétusté, tonr, 



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388 LES FRANCS TIREURS. 

bait par écailles et se détachait en poussière impal- 
pable au moindre effort. 

Lorsque la chandelle eut été éteinte de nouveau, 
le jeune homme s'agenouilla devant la porte et 
il commença à la fouiller avec son poignard, en 
ayant le plus grand soin de ne pas faire de bruit, de 
peur de donner l'éveil à la garnison ; car, s'il était 
convaincu que cette porte donnait accès dans le 
fort, il ne pouvait savoir à quel endroit elle abou- 
tissait. 

Après dix minutes d'un travail lent, et continu, 
tout le bas de la porte était enlevé. Le Jaguar se 
glissa en rampant par l'ouverture; et, sans chercher 
à reconnaître où il se trouvait, il se releva, chercha 
avec ses mains dans l'obscurité la place des verrous, 
les tira doucement les uns après les autres, et ou 
vrit la porte par l'entrebâillement de laquelle ses 
compagnons se glissèrent silencieusement. 

Les conjurés s'avancèrent alors en tâtonnant le 
long des murs, ne voulant pas allumer de lumière 
de crainte de donner l'éveil, et s'en fiant au hasard 
du soin de leur indiquer la direction qu'ils devaient 
prendre. 

Le hasard auquel ils se recommandaient ne leur 
faillit pas. Lanzi arriva à upe porte qu'il poussa ma- 
chinalement et qui n'était qu'entrebâillée. 

Cette porte donnait sur un long corridor éclairé 
par un fanal. 

Les insurgés s'eagagèrent résolument dans le cor- 
ridor, après avoir eu la précaution de décrocher le 
fanal et de l'éteindre. 

Il était alors environ quatre heures et demie du 
matin, le jour commençait à paraître. 



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LES FRAKCS TIREURS. 389 

À Fextrémité du corridor, le Jaguar aperçut une 
ombre immobile, appuyée contre le mur. Sur Tordre 
du chef, le métis se glissa comme un serpent du 
côté de cette ombre, qui n'était rien moins qu'une 
sentinelle qui, son fusil placé auprès d'elle, dormait 
paisiblement ; et, arrivé à portée par un bond de 
panthère, le métis sauta à la gorge du dormeur 
qu'il renversa sans lui donner le temps de pousser 
un cri. 

,- Le pauvre diable fut garrotté et bâillonné avant 
d'être assez éveillé pour comprendre ce qui lui ar- 
rivait. 

Ce factionnaire était posé à l'entrée d'un corps-de- 
garde, dans lequel dormaient une quinzaine de sol- 
dats. 

Le poste fut enlevé, sans coup férir, par les insur- 
gés, qui garrottèrent les soldats et s'emparèrent de 
leurs armes. 

L'expédition marchait bien : déjà une partie delà 
garnison était surprise, les insurgés étaient presque 
maîtres du fort. 

Malheureusement, pendant que se passait dans le 
corps-de-garde la scène que nous avons rapportée, 
le factionnaire du corridor, que l'on avait négligé, 
était parvenu à se débarrasser de ses liens et avait 
donné l'alarme. 

La position devenait grave. 

— Allons, dit paisiblement le Jaguar, il parait 
qu'il nous va falloir livrer bataille. Maintenant plu- 
sieurs d'entre vous sont armés; compagnons, souve- 
nez-vous de mes recommandations : pas de quar- 
tier! 

12. 



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390 LES FRANCS TIREURS. 

Les insurgés, ne se souciant pas d'être assiégés 
dans le corps-de-garde, où il aurait été facile de se 
rendre maître d'eux, sortirent alors. 

Au moment où ils parurent dans le corridor, ils 
aperçurent une trentaine de soldats, à la tête des- 
quels marchaient trois officiers en uniforme, qui ve- 
naient résolument à leur rencontre. 

— Feu ! cria le Jaguar d'une voix tonnante, et en 
avant ! 

Dix coups de fusils éclatèrent, les trois officiers 
tombèrent la poitrine traversée, et les insurgés se 
ruèrent avec furie sur les soldats. 

Ceux-ci, attérés par cette attaque furieuse et 
voyant leurs chefs morts, n'opposèrent qu'une faible 
résistance; après quelques minutes d'un combat 
corps à corps, soutenu plutôt pour sauvegarder leur 
honneur militaire que dans l'espoir de vaincre leurs 
aggresseurs, ils demandèrent à capituler. 

Le Jaguar ordonna de suspendre le combat, et in- 
tima à la garnison de mettre bas les armes. 

Les Mexicains obéirent avec empressement. 

Les Texiens étaient vainqueurs. 

Pendant le court combat qui avait été livré, ils 
avaient perdu huit hommes tués à coup de baïon- 
nettes. 

Le fort de la Pointe, qui passait pour imprenable, 
avait été surpris par vingt-cinq hommes, armés seu- 
lement de poignards! Mais ces vingt-cinq hommes 
combattaient pour une idée sainte et grande : ils 
étaient résolus à vaincre ou à périr. 

Le Jaguar avait accompli la tâche qui lui avait été 
imposée dans le vaste plan conçu par les insurgés 
texiens. 



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LES FRAKCS TIREURS. 391 

La prise du fort devait inévitablement amener la 
reddition de la ville, si El Alferez parvenait à se 
rendre maître de la corvette la Libertad. l 

Nous avons vu comment, de son côté, ce chef s'é- 
tait conduit et quel résultat il avait obtenu. 



XXIII 

EL SALTO DEL FRAYE. 

La façon expéditive dont le Jaguar avait assuré la 
prise du château, en faisant tirer sans sommation 
préalable sur le commandant de la garnison et ses 
officiers, n'était peut-être pas strictement loyale et 
reconnue par le code de la guerre : mais Ton ne doit 
pas oublier que le Jaguar et ses hommes étaient mis 
hors la loi par les Mexicains, qu'ils étaient considé- 
rés comme des bêtes fauves, et qu'une prime impor- 
tante était offerte pour leur tête. 

Placés dans une telle position, les insurgés texiens 
devaient se considérer comme déliés vis-à-vis de 
leurs ennemis de toute obligation courtoise, et ils 
Tétaient en effet. Pour eux, jusqu'à ce qu'il leur fût 
permis de traiter de puissance à puissance avec leurs 
anciens maîtres, il n'y avait qu'une seule chose à 
voir : le but à atteindre ; dans cette circonstance, ils 
l'avaient atteint ; on ne devait pas leur demander da- 
vantage. 

Le premier soin du Jaguar, aussitôt qu'il fut en 
possession de la forteresse, fut de faire installer John 
Davis dans une chambre confortable et bien aérée;. 



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392 LES FRANCS TIREURS» 

puis il expédia quelques hommes à la crique d'où 
était partie l'expédition, pour en rapporter les ha- 
' bits et les armes que les conjurés y avaient lais- 
sés. 
• Pendant tous les travaux nécessités par une nou- 
velle installation et la reconnaissance exacte de 
l'importante forteresse dont les Texiens avaient 
réussi à s'emparer, le jour avait fini de paraître et 
le soleil s'était levé. 

Le Jaguar, après avoir pris toutes les précautions 
nécessaires pour éviter d'être surpris à son tour, sai- 
sit une longue- vue, et il monta sur la plate-forme du 
château. 

De ce lieu, la vue planait sur un immense terrain, 
et un splendide panorama se déroulait au regard. 
D'un côté, les campagnes texiennes si accidentées 
que de hautes montagnes fermaient à l'horizon ; de 
l'autre, la mer avec sa grandiose et mystérieuse im- 
mensité. 

Le Jaguar, après avoir mis sa lunette au point, la 
promena un instant d'un air assez indifférent sur la 
ville de Gai veston d'abord, qui commençait à s'éveil- 
ler et dont les rues se peuplaient peu à peu, puis sur 
la terre ferme et l'entrée du Rio-Trinidad encore 
plongé dans une morne solitude. 

Se retournant ensuite, il braqua sa lunette sur la 
mer et examina attentivement l'horizon. 

Lanzi, nonchalamment assis sur un affût de canon, 
confectionnait une cigarette en paille de maïs avec 
toute la sérieuse attention qu'il apportait d'ordinaire 
à cette importante opération 

— Lanzi ! dit tout-à-coup le Jaguar en se retour- 
nant vers lui. 



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LES FRANCS TIREURS. 303 

— Hein ? répondit-il en levant la tête, mais sans 
se déranger autrement. 

— Savez-vous ce qu'est devenu le drapeau mexi- 
cain que nous avons trouvé dans la chambre du com- 
mandant ? 

— Jtta foi non ! t . . 

. — Il faudrait vous en informer à l'instant, mon 
ami. Dès que vous l'aurez, vous me l'apporterez. 

— Bon. . f , 

Le métis se leva et quitta la plate-forme. 

Cependant le Jaguar, appuyé sur le revers du înur* 
paraissait vivement intéressé. 

En effet, la chasse donnée par la corvette au cor- 
saire, commençait en ce moment, et les deux navi- 
res venaient d'apparaître courant sous toutes voiles. 

— Oh 1 oh ! murmura le Jaguar, comment cela 
finira-t-il ?Le brick est bien mince et bien fluet pour 
amariner un aussi gros bâtiment ! Bah I ajouta-t-il 
par réflexion, nous nous sommes bien emparés du 
fort : pourquoi ne prendraient-ils pas la corvette? 

— Je ne vois rien d'impossible à cela, dit une voix 
auprès du jeune homme. 

Le Jaguar se retourna ; le métis était auprès de 
lui, tenant un paquet d'étamine roulé sous son bras. 

— Eh bienl lui demanda- 1— il, le drapeau? 

— Le voilà ! 

— Maintenant, mon ami, vous allez hisser le dra- 
peau à la pomme du mât de pavillon qui est là ; seu- 

ement, afin que nos amis ne se méprennent pas sur 
nos intentions, ayez soin d'attacher un poignard au- 
dessus du pavillon. Les habitants de Gai veston ne 
remarqueront pas cette addition, tandis que nos 
amis, qui ont intérêt à examiner attentivement ce 



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394 LES FRANCS TIREURS. 

qui se passe ici, comprendront à l'instant ce que cela 
veut dire. 

Lanzi exécuta ponctuellement Tordre qui lui était 
donné, et cinq minutes plus tard le drapeau mexi- , 
cain, surmonté d'un poignard, flottta majestueuse- 
ment à la tête du mât de pavillon. 

Le Jaguar acquit bientôt la certitudeque son si- 
gnal avait été compris : car le brick, vivement pour- 
suivi par la corvette, attendit presque d'être arrivé 
à portée de pistolet du fort pour virer de bord et 
reprendre la bordée du large, ce qu'il n'aurait pas 
fait s'il n'avait été certain de n'avoir rien à crain- 
dre. 

Pendant la plus grande partie de la journée, le 
Jaguar suivit avec le plus grand intérêt la poursuite 
acharnée des deux navires, et assista du haut de son 
observatoire aux dernières péripéties de la lutte. 

Cependant, vers deux heures de l'après-dtnée, il 
descendit dans l'intérieur du fort, et, après avoir 
recommandé à ses amis la plus grande vigilance, il 
s'arma, jeta un zarapé sur ses épaules, et il aban- 
donna le fort. 

Par les soins de Lanzi, un cheval lui avait été 
préparé auprès du rocher. Le Jaguar se mit en 
selle, et après avoir jelé un regard à la forteresse, 
il enfonça les éperons dans les flancs de sa monture 
et s'éloigna au galop. 

Le Jaguar se rendait au Salto-del-Froyle que, la 
nuit précédente et avant de le quitter pour tenter la 
surprise de la forteresse, il avait assigné pour ren- 
dez-vous au colonel don Juan Melendez de Gongora. 

Les côtes du Mexique sont peut-être les plus acci- 
dentées de tous celles du Nouveau-Monde. Le lit— 



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LES FRANCS TIREURS. 295 

oral du Texas, surtout, est si bizarrement découpé, 
que l'esprit se perd à chercher quels accidents ou 
quel cataclysme antédiluvien ont été assez puissants 
pour produire ces dentelures hardies et ces fissures 
subites dans les hautes falaises qui le bordent. 

Non loin de Gai veston, sur le bord de la mer, se 
trouve un chemin assez large, dont les capricieux 
méandres suivent pendant un espace assez long la 
crête des falaises. 

Ce chemin assez fréquenté est ordinairement suivi 
par les muletiers et les voyageurs de toutes sortes 
qui se rendent au Mexique. Assez large et assez 
commode, il pouvait à bon droit passer pour excel- 
lent dans une contrée où les grandes voies de com- 
munication sont — ou du moins étaient — complè- 
tement inconnues, car maintenant le Texas possède 
de larges routes carrossables et de longues voies fer- 
rées. Mais à un endroit, le chemin dont nous par- 
lons se rétrécit tout-à-coup; la falaise, fendue 
comme par un coup du sabre d'un géant, montre 
une ouverture béante large de près de trois mètres 
et profonde de plus de deux cents. 

Au fond de cette ouverture la mer se brise con- 
stamment avec fureur en produisant un bruit sourd 
et monotone. 

Puis de l'autre côté de la fissure le chemin reprend 
de plus belle. 

En Europe, où le gouvernement est sans cesse 
occupé d'améliorer les voies de communication, on 
aurait facilement trouvé un remède à cette interrup- 
tion en jetant un pont d'une rive à l'autre de la fis- 
sure; mais en Amérique ce n'est pas cela. Les gou- 
vernements ont autre chose à faire qu'à s'occuper 



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396 LES FRANCS TIREURS 

du bien-être général : il faut d'abord qu'ils fassent 
rentrer le plus possible l'argent des contribuables, 
puis qu'ils se défendent contre les pronuncxamientos 
et les ambitions sans cesse aux aguets pour les ren- 
verser. Il en résulte que tout va comme il peut, et 
que chacun se tire d'affaire comme il l'entend. 

Heureusement, les chevaux et les mules, plus in- 
telligents que les hommes, ont, grâce à cet instinct 
de conservation que Dieu leur a donné, remédié à 
cette incurie. ' 

Rien n'est si curieux à voir que le passage de la 
fissure par une recua de mules. 

Ces animaux arrivent doucement en allongeant le 
cou, sondant le terrain à chaque pas et' flairant au- 
tour d'eux avec toutes les marques de la plus vive 
inquiétude. Parvenus sur la lèvre de la fissure, ils 
raidissent les pieds de devant, fléchissent sur ceux 
de derrière, soufflent en branlant la tête à droite et 
à gauche ; puis, tout-à-coup, ils prennent leur élan 
et retombent de l'autre côté, fermes et droits sur 
leurs quatre pieds, sans jamais se tromper. 

Seulement il faut , en cette circonstance , que . 
l'homme qui les monte fasse abnégation complète 
de sa volonté et les abandonne entièrement à leur 
instinct infaillible. S'il prétend les diriger, tout est 
Mit: homme et monture roulent sans rémission au 
fond du précipice où tous deux arrivent en lam- 
beaux. 

Quant au nom de Salto-del-Frayle^ c'est-à-dire 
Saut-du-Moine, que porte cet endroit, voici d'après 
la chronique locale en quelle circonstance ce nom 
lui a été donné. 

On raconte (nous n'affirmons rien et ne préten- 



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LES FRANCS TIREURS. 397 

dons en aucune sorte' garantir la véracité de cette 
légende), on raconte, disons-nous, que quelques an- 
nées après ('établissement des Espagnols au Texas, 
un moine franciscain, padre guardian ou prieur de 
son couvent, accusé d'avoir mis à mal une jeune 
fille dont il était le confesseur, échappa aux maips 
des alguazils envoyés pour s'emparer de sa per- 
sonne et se mit à fuir à travers la campagne. Après 
une assez longue course, et serré de près par les 
soldats furieux de ne pouvoir l'atteindre, il arriva 
sur le bord de cette fissure. Jetant un regard sur 
l'abîme, le pauvre mohie se vit perdu ; recomman- 
dant son âme à son saint patron, et attestant le ciel 
de son innocence, il s'élança résolument de l'autre 
côté du gouffre. Les soldats, qui arrivaient en ce 
moment, virent alors distinctement deux anges qui 
soutenaient le moine par-dessous les bras, et le re- 
posèrent doucement en sûreté sur l'autre bord. 

Naturellement les soldats tombèrent à genoux et 
implorèrent la bénédiction du saint homme, dont 
l'innocence leur fut alors prouvée jusqu'à l'évidence. 
Celui-ci se retourna vers eux, le visage rayonnant, 
les bénit avec onction, puis il disparut, au son d'une 
musique mélodieuse, dans un nuage de pourpre et 

d ' or - ,.. , i 

Voilà le récit que firent de leur expédition les sol- 
dats de retour à la ville. Avaient-ils dit vrai, avaient- 
ils menti, nul ne le sut jamais. Ce qu'il y a de cer- 
tain, c'est que depuis cette époque on n'entendit 
plus parler du moine. 

Le peuple, toujours amoureux du merveilleux, 
ajouta la foi la plus entière à cette histoire, et une 
procession annuelle fut instituée, procession à la- 

23 



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203 LES FRANCS TIREURS. 

quelle nous eûmes l'honneur d'assister, et qui, à 
chaque anniversaire du saut miraculeux du digne 
prieur, se rend en grande cérémonie, avec un con- 
cours immense de peuple venu de tous les coins du 
Texas, au Salto-del-Frayle. 

Quoi qu'on doive penser de l'authenticité de cette 
histoire, ce qui est certain, c'est que cet endroit se 
nomme le Saut-du-Moine, et que c'est là que le Ja- 
guar avait donné rendez-vous au colonel don Juan 
Melendez de Gongora. 

Le soleil était descendu presque au niveau de l'ho- 
rizon au moment où le jeune À)omme atteignit la fis- 
sure. Il jeta un regard autour de lui ; la route était 
solitaire ; alors il mit pied à terre, entrava son che- 
val, s'étendit sur le sol et attendit. 

Il était là depuis environ un quart-d'keure, lors- 
que le bruit d'une course précipitée arn > v a à, son 
oreille; il se releva et regarda. Bientôt il vit l'u ca- 
valier apparaître au tournant du chemin.. Ce cava- 
lier, c'était le colonel. 

En arrivant auprès du Jaguar il le salua et sauta 
sur le sol. 

— Pardonnez-moi, mon ami, lui dit-il, de vous 
avoir fait attendre : mais il y a loin d'ici à Galves- 
ton ; et vous et vos compagnons, vous nous donnez 
tant de besogne que, vive Diosl nous n'avons pas 
un instant à nous. 

Le jeune homme sourit finement. 

— Vous êtes tout pardonné, colonel, dit-il. Auriez- 
vous donc reçu encore de mauvaises nouvelles? 

— Ni mauvaises, ni bonnes, mais en vérité de fort 
désagréables : il s'est formé, dit-on, un corps de 
francs-tireurs, dont on vous soupçonne fort d'être 



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LES FRANCS TIREURS. 890 

le chef, et qui en ce moment ravage toutes les cam- 
pagnes. 

— Vous ne savez rien autre ? 

— Non, quant à présent. 

— Eh bien ! avant de nous séparer, je vous don- 
nerai, moi, colonel, une nouvelle qui, si je ne me 
trompe, vous chagrinera fort. 

— Que voulez-vous dire, mon ami? expliquez- 
vous 1 

— Pas en ce moment. Nous ne sommes pas ici 
pour nous occuper de politique, mais bien de nos 
propres affaires. Procédons par ordre, nous aurons 
toujours assez' de temps pour revenir à la politique. 

— C'est juste ! mais dites-moi un mot seulement. 

— Lequel î 

— La nouvelle que vous avez à m' apprendre, est- 
elle réellement grave? 

Le Jaguar fronça les sourcils, il frappa du pied 
la terre avec une violence contenue. 

— Excessivement grave 1 dit-il. 
Il y eut un instant de silence. 

Enfin le jeune homme se rapprocha du colonel et 
lui posant la main sur l'épaule : 

— Don Juan, lui dit-il d'une voit affectueuse, 
écoutez- moi un instant. 

— Parlez, mon ami. 

— Don Juan, reprit-il, pourquoi vous obstiner à 
défendre une cause perdue? Pourquoi verser votre 
généreux sang au service de la tyrannie ? Le Texas 
veut être libre : il le sera 1 Comptez les hommes ca- 
pables qui servent dans vos rangs : à part deux ou 
trois peut être, il n'en est pas un que vous puissiez 
citer ; le Mexique, épuisé par les révolutions qui sans 



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AOO v LES FBÀNCS TIREURS. 

cesse le bouleversent, n'a à sa disposition ni assez 
d'hommes ni assez d'argent pour prendre une vigou- 
» reuse offensive ; le nom mexicain même est odieux 
aux Texiens. De tous côtés le peuple se soulève con- 
tre vous, c'est une marée qui monte toujours et qiù 
brise toutes les digues. Vous êtes débordés de toutes 
parts; avant un mois votre armée sera honteuse- 
ment chassée de notre territoire. Réfléchissez, mon 
ami, il en est temps encore ; remettez votre épée au 
fourreau et laissez à la fatalité le soin d'accomplir 
son œuvre. 

— Ecoutez-moi à votre tour, ami, répondit le co- 
lonel d'une voix triste. Ce que vôus>enez de rae 
dire, je le sais comme vous ; je seùs depuis long- 
temps déjà que la terre tremble sous nos pas, et que 
dans un jour prochain, nous serons engloutis parla 
révolution. Je ne me fais donc aucune illusion sur 
le sort qui nous attend. Mais je suis soldat , mon 
ami, j'ai prêté serment : ce serment je dois, coûte 
que coûte, le tenir. De plus, je suis Mexicain, ne l'ou- 
bliez pas : je dois donc envisager cette question sous 
un point de vue complètement différent du vôtre. 
D'ailleurs ajouta-t-il avec une feinte gaieté, nous n'en 
sommes pas encore où vous croyez : vous nous avez 
pris quelques pueblos, il est vrai, mais nous avons 
les villes encore et nous sommes maîtres de la mer. 
Vous chantez trop tôt victoire, la révolution texien- 
ne n'est encore qu'à l'état d'insurrection. Plus tard, 
lorsqu'elle possédera une ville forte, que son gou- 
vernement sera constitué, nous verrons ce qu'il nous 
restera à faire. Mais quant à présent, rien n'est 
désespéré, mon ami, vous n'en êtes pas où vous 
pensez. 



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LES FRANCS TIREURS. &Ci 

— Peut-être I répondit le Jaguar avec ua accent 
équivoque qui donna à réfléchir au colonel. J'ai cru 
devoir vous parler eu ami, vous donner ua conseil 
désintéressé ; vous ne voulez pas le suivre, irore -<* 
vous, mon ami. 

— Vous avez tort de vous piquer ; mes paroles ne 
peuvent avoir rien de blessant pour vous. Je n'a- 
vais aucunement l'intention de vous contrarier en 
parlant ainsi que je l'ai fait : mais mettez-vous un 
instant à ma place : si je vous avais fait, moi, les 
propositions que vous m'avez adressées, qu'auriez- 
vous répondu ? 

— J'aurais refusé, vive Dios I s'écria impétueuse- 
ment le jeune homme. 
Le colonel se mit à rire. 

— Eh bien ! j'ai agi comme vous auriez -agi vous- 
jmême. Quel mal trouvez-vous à cela ? 

— C'est vrai I vous avez raison ; je suis fou ! par- 
donnez-moi, mon ami. D'ailleurs, n'est-il pas con- 
venu que les questions politiques ne doivent jamais 
nous séparer? Revenons donc à l'objet beaucoup 
plus important pour nous de notre rendez-vous, et 
laissons provisoirement les Mexicains et lé Texiens 
s'arranger comme ils pourront. 

Depuis quelques instants le colonel Melendez avait 
les yeux fixés sur la mer et n'écoutait que d'une fa- 
^on assez distraite les paroles de son ami. 

— Eh mais ! dit-il tout-à^coup : regardez donc, 
mon ami ! 

— Quoi donc? 

- — Ne voyea-vous pas? 

— Que voyez-vous, d'abord T 

— Dame ! je vois là corvette la Liber tad qui vient 



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A02 LES FRANCS TIREURS. 

prendre son mouillage sous le feu du fort de la 
pointe en amenant avec elle un brick corsaire, 
qu'elle a, selon toute apparence , amariné dans les 
attérissages. 

— Vous croyez ! fit le Jaguar d'un air railleur. 

— Voyez vous-même. 

— Mon ami, je suis un peu comme saint Tho- 
mas, moi. 

— Ce qui veut dire ? 

— Que tant que je n'aurai pas acquis une certi- 
tude complète, je n'ajouterai qu'une foi fort médio- 
cre au témoignage de mes yeux. 

Ces paroles furent prononcées avec une intona- 
tion de voix si singulière que, malgré lui, le colonel 
se sentit inquiet. 

— Que voulez-vous dire ? fit-il. 

— : Rien autre que ce que je dis, reprit le Jaguar. 

— Pourtant , je ne me trompe pas , il me sem- 
ble! je vois bien distinctement le pavillon mexi- 
cain flotter au-dessus des couleurs texiennesrenver- 



— En effet, répondit froidement le Jaguar. Mais 
qu'est-cte que cela prouve? 

— Comment 1 ce que cela prouve ? 

— Oui. 

— Etes-vous donc si ignorant des choses mariti- 
mes, que vous ne sachiez pas comment cela se passe 
après un combat à bord d'un navire ? 

— Pardonnez-moi, mon ami, je sais parfaitement 
cela. Mais je sais aussi que ce que nous voyons peut 
être l'effet d'un stratagème, et que le brick , après 
s'être emparé de la corvette ,^peut avoir intérêt à 
faire supposer le contraire. 



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LES FRANCS TIREURS. Û03 

— Allons , allons , dit en riant le colonel , c'est 
aussi pousser trop loin l'optimisme; laissons le 
brick et la corvette et revenons à nos moutons. 

— En effet, je crois que nous aurons raison ; 
car, d'après la tournure que prend la conversation, 
si elle continuait encore quelque temps, nous fini- 
rions par ne plus du tout nous entendre. 

Le soleil s'était couché sur ces entrefaites , et la 
nuit était complètement tombée. Les deux hommes 
se rapprochèrent de leurs chevaux dont ils passèrent 
la bride dans leurs bras, afin de les empêcher de 
s'éloigner, et ils se mirent d'un commun accord à 
marcher au petit pas auprès l'un de l'autre dans la 
direction du Rio-Trinidad. 

La nuit était claire, le ciel pailleté d'une profu- 
sion d'étoiles brillantes, l'atmosphère d'une trans- 
parence infinie ; c'était en un mot une de ces nuits 
américaines si pleines d'acres senteurs et de dou- 
ces rêveries. 

Les jeunes gens se laissaient , malgré eux, aller 
au charme enivrant de cette tiède soirée. Tout à 
leurs pensées, ils ne songeaient ni l'un ni l'autre à 
reprendre un entretien brusquement terminé par 
un parole acerbe. 

Depuis assez longtemps déjà ils marchaient ainsi, 
lorsqu'ils arrivèrent à un coude de la route où le 
sentier qu'ils suivaient se divisait en plusieurs bran- 
ches. 

Ils s'arrêtèrent. 

— C'est ici qu'il faut nous séparer, don Juan, dit 
le Jaguar, car nous ne suivons probablement pas la 
même route. 

— C'est vrai, ami^je le regrette, répondit dou- 



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&04 LES FRANCS TIREURS, 

cernent le colonel : j'aurais été si heureux de vous 
voir constamment auprès de moi I 

— Merci, ami ! mais vous le savez , c'est impos- 
sible. Profitons donc de quelques instants qu'il 
nous reste à être ensemble. Eh bien ! qu'avéz-vous 
fait? 

• — Rien, hélas ! un soldat est esclave de la dis- 
cipline; en temps de guerre, surtout, il lui est 
impossible de s'éloigner de son corps : je n'ai donc 
pu prendre aucun renseignement. Et vous, avez- 
vous été plus heureux ? 

— Je n'ose encore en répondre ; cependant j'es- 
père. Tranquille doit, cette nuit même, me complé- 
ter certains renseignements que je suis parvenu à 
obtenir. 

— Et ce Tranquille est ici? 

— Il est arrivé aujourd'hui même , mais je n'ai 
pas encore pu le voir. 

— Ainsi vous croyez? dit vivement le colonel. 

— Voici ce que je suis parvenu à savoir. Remar- 
quez que je n'affirme rien ; je ne suis en ce moment 
que l'écho de bruits peut-être fondés** mais qui peu- 
vent aussi être faux. 

— C'est égal : parlez, mon ami, au nom du 
ciel! 

— Il y a un mois et demi environ, d'après ce que 
mes espions m'ont appris, qu'un homme inconnu 
est arrivé dans ce pays amenant une jeune fille. Cet 
homme a acheté un rancho de peu d'importance 
situé à quelques lieues d'ici, presque sur le bord de 
la mer; il a payé argent comptant son acquisition, 
s'est renfermé dans son rancho avec la jeune fille, 
et, depuis, personne ne les a vus : l'hommo s'est, 



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MB FRANCS TIREURS. 405 

Iporar ainsi dire, muré dans sa propriété où mil n'a 
accès. Maintenant det homme est-il le Scalpeur- 
Blanc, cette jeune fille est-elle Carméla , voilà ce 
que personne ne saurait dire et ce que je n'oserais 
{infirmer., Plusieurs fois j'ai rôdé autour de l'habita- 
tion de cet être mystérieux sans parvenir à i'aper- 
jçevoir; fenêtres et portes sont constamment fer- 
mées, rien ne transpire au dehors de ce qui se passe 
dans cette étrange maison, qui, du reste, par sa po- 
sition isolée , se trouve jusqu'à un certain point à 
l'abri des indiscrétions. Voilà ce que j'avais à , vous 
apprendre ; peut-être demain en saurais-je davan- 
tage. 

— Non, répondit don Juan d'un air rêveur, cet 
homme ne peut être le Scalpeur-Blanc, il est impos- 
sible que cette jeune fille soit Carméla. 

— Qui vous le fait supposer? 

— Le mystère même dont s'enveloppe cet indi- 
vidu. Le Scalpeur-Blanc» ne l'oubliez pas, est un 
homme pour lequel la vie nomade du désert a trop 
4e charme pour qu'il ait ainsi consenti à se séques- 
trer. Et puis pour quelle raison l' aurait-il fait? Pour 
garder une jeune fille ? mais dona Carméla n'est 
point une frêle et timide enfant, étiolée par l'air 

: méphitique des villes, sans volonté et sans force. 
C'est une brave et courageuse jeune fille, au cteur 
résolu et au bras ferme , qui jamais n'aurait con- 
senti à courber ainsi la tète sous le joug. Un hom- 
me, si fort qu'il soit, est bien faible, croyez-moi, 
lorsqu'il se trouve devant une femme qui lui dit ré- 
solument : Non ! La femme, par cela même qu'elle 
n'a ordinairement qu'une pensée à la fois, nous est 
de beaucoup supérieure, et arrive presque toujours 



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£06 LES FRANCS TREtJRS. 

au but qu'elle veut atteindre. Et puis , pour quelle 
raison le Scalpeur-Blanc, qui avait à sa portée les 
mille cachettes ignorées du désert pour y dérober 
sa captive à tous les regards , serait-il venu sans 
motif plausible se retirer auprès d'une ville, dans 
un pays populeux, où il ne pouvait espérer de ne 
pas attirer les soupçons et de ne pas éveiller l'at- 
tention. Non, il est évident pour moi que vous vous 
trompez. 

— Peut-être avez-vous raison. Cependant , il est 
de mon devoir d'éclaircir cette affaire, et je l'éclair- 
cirai. 

— Certes , vous agirez prudemment. Je vous 
avoue que si cela m'était possible, je serais heureux 
de vous accompagner dans votre expédition. Car, en 
supposant , ce que je crois, que cet homme n'est 
point le Scalpeur-Blanc , il est probable que le 
mystère dont il s'entoure cache un crime , et que 
si votre expédition n'obtient pas le résultat que 
vous vous proposez, elle aura au moins servi à 
délivrer une jeune fille victime d'une odieuse ty- 
rannie* 

— Qui sait? 

— Un seul homme aurait pu, à mon avis , grâce 
aux nombreuses relations qu'il entretient avec les 
Indiens, vous mettre sur la piste de celle que nous 
avons si malheureusement perdue. 

— De qui voulez-vous parler î 

— Pu Cœur-Loyal. 

— C'est vrai. Il a été élevé par les Indiens , une 
de leurs tribus l'a adopté. Mieux que personne il 
aurait été à même de nous renseigner. 

— Pourquoi ne vous êtes-vouspas adressé à lui î 



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LES FRANCS TIREURS. £07 

— Par une raison bien simple, c'est que le len- 
demain de la prise de l'hacienda del Mezquite , le 
Cœur-Loyal nous a quittés pour retourner dans sa 
tribu où l'appelaient de graves intérêts. 

— Voilà qui est fâcheux, fit le colonel d'un air 
rêveur. Je ne sais pour quelle raison, mais je suis 
convaincu que ce chasseur, que cependant je con- 
nais fort imparfaitement, puisque j'ai causé une fois 
seulement avec lui et cela pendant dix minutes au 
plus, je suis convaincu, dis-je, que ce chasseur peut 
nous être extrêmement utile dans la recherche de 
l'infortunée Carméla. 

— Peut-être avez vous raison, colonel. Cette nuit, 
ainsi que je vous l'ai annoncé, je dois voir Tran- 
quille ; j'aurai avec lui une explication sérieuse. Au- 
tant, et plus que nous peut-être, il est intéressé au 
succès de nos recherches. C'est un homme d'une 
prudence extrême ; il connaît à fond le désert. Je 
verrai ce qu'il me dira. 

— Insistez, je vous prie, mon ami, pour établir 
des rapports sérieux avec le Cœur-Loyal. 

— Je n'y manquerai pas; d'ailleurs Tranquille 
doit avoir rendez-vous avec lui. 

— C'est probable. Du reste, je puis maintenant 
vous parler à cœur ouverl, mon ami. L'honneur seul 
m'a jusqu'à présent retenu à mon poste; j'aspire à 
recouvrer ma liberté, je n'attends pour donner ma 
démission qu'une occasion honorable. Je ne vou- 
drais pas abandonner mes compagnons d'armes 
dans un moment critique, mais je vous jure sur 
l'honneur, ami, que le jour où je serai libre, et ce 
jour est prochain je l'espère , je me joindrai à vous, 
et alors nous retrouverons Carméla, ou je périrai I 



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408 LES FRANCS TIREURS. 

Le colonel prononça ces paroles avec lin feu et 
une animation qui firent malgré lui tressaillir son 
ami, et éveillèrent dans son cœur un vif sentiment 
de jalousie. Cependant le Jaguar eut assez de pou- 
voir sur lui-même pour cacher l'émotion qu'il éprou- 
vait, et il répondit d'une voix calme : 

— Dieu veuille que ce soit bientôt, mon ami ! A 
nous deux que ne ferions-nous pas ! 

— Ainsi, cette nuit même vous comptez tenter 
l'expédition dont vous m'avez parlé? reprit le co- 
lonel. 

— Ce n'est pas moi, bien que probablement j'y 
assisterai ; mais une autre personne la dirigera. 

— Pourquoi pas vous ? 

— Tranquille le veut ainsi : il est le père deCar- 
mela, je dois accéder à sa volonté. 

— C'est juste. Maintenant, quand et comment 
nous reverrons-nous î J'ai le plus grand désir de sa- 
voir ce qui se sera passé cette nuit ; quel que soit le 
résultat de cette expédition , je tiendrais à être infor- 
mé de ce que vous aurez fait. Malheureusement, je 
crains qu'il ne nous soit assez difficile de nous revoir. 

— Pourquoi donc cela ? 

— Eh mon Dieu, mon ami, vous le savez aussi 
bien que moi I la trêve conclue entre vous et le gé- 
néral Rubio expire ce soir. 

— Eh bien ? 

— Vous ne comptez pas, je le suppose, rentrer à 
Galveston ? 

— Quant à présent non ; mais avant peu j'espère 
y retourner. 

— Ne procédons pas d'après des probabilités, 
nous risquerions trop de nous tromper. 



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LES FRANCS TIREURS. Û09 

Le Jaguar se mit à rire. 

— Vous avez parfaitement raison, dit-il. Cepen- 
dant, il est important que nous nous voyons d'ici à 
vingt-quatre heures, n'est-ce pas? 

— Certes! 

— Si je ne puis pas rentrer à Galveston , vous 
pouvez en sortir, vous? 

— Parfaitement. 

— Eh bien alors, rien déplus facile. Je vais vous 
enseigner un endroit où vous serez certain de me 
rencontrer. 

— Prenez garde, mon ami, soyez prudefot ! je ne 
vous cacherai pas que le général est furieux d'être 
tombé dans le piège que vous lui avez si habilement 
tendu, et qu'il fera tout son possible pour s'empa- 
rer de votre personne. 

— J'y compte bien : mais, rassurez-vous, il n'y 
réussira pas. 

— Je le désire, mon ami, mais croyez-moi, ne 
soyez pas trop confiant. 

— Je le défie de me venu: prendre dans l'en- 
droit où je serai avant une heure, et où je serai 
heureux de vous recevoir, s'il vous plaît de m'y ve- 
nir visiter. 

— Et quel est ce lieu privilégié, mon ami? 

— Le fort de la Pointe, mon ami. 

— Hein ! fit le colonel en s'arrêtant brusquement 
et en le regardant en face : vous plaisantez, sans 
doute? 

— Pas le moins du monde, mon ami. 

— Comment I vous me donnez rendez-vous au 
fort de la Pointe? 

— Oui. 



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&10 LES FRANCS TIREURS. 

— Mais, c'est impossible I 

— Pourquoi donc? 

— Mais vous êtes fou, mon ami! 

— Songez donc que le fort de la Pointe est à moi 
depuis douze heures déjà, interrompit froidement le 
Jaguar : je m'en suis emparé la nuit passée par 
surprise. 

— Oh ! fit le colonel avec stupeur. 

— Ne vous avais-je pas annoncé que j'avais de 
graves nouvelles à vous apprendre? continua le 
jeune homme. Maintenant voulez-vous connaître la 
seconde ? 

— La seconde ! répéta le colonel au comble de 
l'étonnement ; et quelle peut être cette seconde nou- 
velle ? Après ce que je viens d'apprendre, je dois 
m' attendre à tout. 

— Cette seconde nouvelle, la voici : la corvette la 
Liber tad a été amarinée par le brick corsaire avec 
lequel elle a mouillé au coucher du soleil sous le 
canon du fort. 

A cette révélation inattendue, le colonel chancela, 
comme un homme ivre ; il était pâle comme un ca- 
davre et ses membres étaient agités d'un mouve- 
ment convulsif. 

— Malheur 1 malheur I cria-t-il d'une voix étouf- 
fée. 

Le Jaguar se sentit ému de pitié devant cette 
douleur si vraie et si poignante. 

— Hélas 1 mon ami, lui dit-il d'une voix douce, 
c'est le sort de la guerre. 

— Oh ! Galveston ! Galveston ! s'écria le colonel 
avec désespoir, Galveston que le général avait juré 
de ne jamais rendre 1 



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LES FRANCS TIREURS. Ml 

Après un instant de silence, le colonel se mit en 
selle. 

— Laissez-moi partir, dit-il, il faut que je trans- 
mette immédiatement cette affreuse nouvelle au gé- 
néral. 

— Allez, mon ami, répondit affectueusement le 
Jaguar. Seulement, souvenez- vous que vous me 
trouverez au fort de la Pointe. 

— Nous sommes maudits 1 s'écria le colonel 
avec égarement; et, enfonçant les éperons dans 
les flancs de son cheval qui hennit de douleur, il 
partit à fond de train. 

— Pauvre ami I murmura mélancoliquement le 
Jaguar en le suivant des yeux , cette nouvelle Ta 
tout bouleversé 1 

Après cette réflexion, le jeune homme monta à 
cheval et reprit tout pensif la route du fort où il ar* 
riva une demi-heure plus tard* 



XXIV 

LA DESCENTE. 

Aussitôt arrivé au mouillage, le capitaine John- 
son, après avoir un instant causé en particulier avec 
El Alferez avait ordonné que le commandant Ro- 
driguez et ses officiers fussent amenés en sa pré- 
sence. 

Le commandant, malgré la politesse avec laquelle 
il avait été traité et la bienveillance que lui avaient 
témoigée les corsaires, ne pouvait leur pardonner la 
façon dont ils s'étaient emparés de son bâtiment; il 



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412 LES FRANCS TIREURS. 

était triste, et à toutes les questions qui jusqu'à ce 
moment lui avaient été adressées, il n'avait réponda 
que par un dédaigneux silence ou de méprisants 
monosyllabes. 

Lorsque l' état-major de la corvette fut réuni dans 
sa chambre, le capitaine se leva, et saluant poliment 
les officiers mexicains : 

— Messieurs, dit-il, vous me voyez désespéré de 
ce qui arrive. J'aurais voulu vous rendre immédiate- 
ment la liberté, mais le refus formel de votre com- 
mandant de s'engager à ne pas servir pendant un an 
contre nous, refus dont je respecte les motifs, tfi'o- 
Wige, à mon grand regret, à vous retenir prison- 
niers, du moins provisoirement. Du reste, Messieurs, 
croyez bien que vous serez traités en caballeros, et 
tpie tout sera mis en usage pour adoucir ce que 
cette captivité* temporaire pourrait avoir pour vous 
de trop triste. 

Les officiers et le commandant lui-même s'incli- 
nèrent en signe de remerciement. 
Le capitaine reprît : 

— Tout ce qui vous appartient a été transporté 
dans la chaloupe que j'ai donné l'ordre d'armer pour 
vous conduire à terre. Vous ne perdrez donc rien de 
™ qui forme votre propriété particulière ; si la 

guerre a des exigences terribles, j'ai tâché, autant 
que cela était en mon pouvoir, de vous en épargner 
les plus amères conditions. Si rien ne vous retient 
ici, veuillez vous préparer à partir. 

— Serait-ce une indiscrétion de vous demander, 
capitaine, en quel endroit vous avez donné l'ordre 
de nous conduire ? demanda le commandant Rodri- 

* guez. 



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LES FRÀ1ÏCS TIREURS. 413 

— Nullement, commandant, répondit le capitaine ; 
vous allez être conduits au fort de la Pointe, dont 
l'enceinte, jusqu'à nouvel ordre, vous servira de 
prison. 

— Comment I fit avec étonnement le vieux marin, 
au fort de la Pointe ! 

— Oui, répondit en souriant le capitaine, au for 
de la Pointe, dont quelques-uns de mes amis s'em- 
paraient tandis que moi-même j'avais l'honneur d'à- 
mariner votre belle corvette, commandant. 

Le capitaine aurait pu longtemps encore parler 
sur le même ton ; le vieil officier, confondu par ce 
qu'il venait d'entendre, était incapable ae rassem- 
bler deux idées de suite. 

Enfin, il laissa tomber avec découragement sa tête 
sur sa poitrine, et faisant signe à ses officiers de le 
suivre, il monta sur le pont. 

Une embarcation armée par dix hommes se ba- 
lançait à la coupée de tribord. 

Le commandant, toujours silencieux, y descendit ; 
son état-major l'imita. 

— Pousse 1 ordonna El Alferez qui, assis à l'ar- 
rière, tenait Ja barre. 

L'embarcation déborda, et bientôt elle disparut. 
Pendant quelques instants encore, on entendit le 
bruit cadencé des avirons qui tombaient dans la mer ; 
puis, peu à peu tout rentra dans le silence. 

Le capitaine avait assisté au départ de ses prison- 
mers. Lorsque le canot se fut perdu dans l'obscurité, 
il donna l'ordre à maître Lovel de lever l'ancre^et de 
mettre le cap au large, puis il redescendit dans sa 
chambre. 

Un homme l'y attendait. 



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hl& LES FRANCS TIREURS. 

Cet homme était Tranquille, le tueur de tigres, le 
vieux chasseur canadien. 

— Eh bien? dit le chasseur. 

— Ils sont partis, grâce à Dieu, répondit le capi- 
taine en s' asseyant. 

— Ainsi, nous voilà libres? 

— Parfaitement. 

— Quand descendrons-nous? 

— Cette nuit même. Mais vos renseignements 
sont-ils positifs ? 

— Je les crois tels. 

— Enfin, nous saurons bientôt à quoi nous en 
tenir! 

— Dieu veuille que nous réussissions ! 

— Espérez. Croyez-vous la côte gardée ? 

— Je le crains, votre navire doit avoir été signalé 
sur toute la côte. 

— Savez-vous si les Mexicains, outre la corvette 
dont nous nous sommes emparés, ont d'autres na- 
vires en observation sur les attérissages? 

— Je crois qu'ils en ont trois encore, notais plus 
faibles que la Libertad. 

— Diable ! il faudra agir avec prudence alors ; en- 
fin, à la grâce de Dieu ! Quoi qu'il arrive, je n'aban- 
donnerai pas un vieil ami comme vous dans le mal- 
heur. Nous avons encore trois heures devant nous, 
tâchez de dormir un peu, car la besogne sera proba- 
blement rude. 

Tranquille sourit à cette recommandation ; mais 
pour complaire à son ami qui déjà s'était étendu sur 
son cadre dans la position d'un homme qui se pré- 
pare à dormir, il s'enveloppa dans son zarapé, s'ap- . 
puya sur le dossier de son siège et ferma les yeuii 



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IES FRANCS TIREURS. M5 

La nuit, fort belle et fort claire au commencemeiit 
de la soirée, était subitement devenue sombre et 
orageuse ; des nuages noirs et chargés d'électricité 
voilaient le ciel d'un point de l'horizon à l'autre ; la 
brise mugissait sourdement dans les cordages, se 
mêlant au clapotement continu des lames sur les 
flancs du navire. 

Le brick courait lourdement au plus près du vent, 
ne portant pour toute voilure que ses huniers avec 
deux ris, son petit foc et sa brigantine. 

Au moment où le timonier piqua sur la cloche 
les deux coups doubles qui signifient dix heures, le 
capitaine Johnson et Tranquille parurent sur le 
pont. 

Le capitaine était vêtu d'un épais caban de drap 
bleu. Une ceinture de cuir, dans laquelle étaient 
passés un sabre, deux pistolets et une hache, lui ser- 
rait la taille ; un manteau était jeté sur ses épaules, 
et un cii^peau de feutre à larges bords cachait com- 
plétèrent son visage. 

Le Canadien portait, lui, son costume de chas- 
seur ; seulement, à cause de la circonstance, il avait 
ajouté une paire de pistolets à son armement ordi- 
naire. 

Les ordres du capitaine avaient été exécutés avec 
cette conscience minutieuse que maître Lovel ap- 
portait dans tout ce qui touchait au service. 

Les filets d'abordage étaient tendus au bout des 
lisses, et les manœuvres bossées comme pour un 
combat. 

A la coupée de tribord, la chaloupe se balançait 
avec ses trente hommes d'équipage, armés jusqu'aux 
dents et assis à leurs bancs, tenant hauts et prêts à 



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A1G LES FRANCS TIREURS. 

les laisser tomber à la mer leurs avirons dont le 
portage avait été garni de laine, afin d'étouffer au- 
tant que possible le bruit de la nage et de déjouer 
la vigilance des Mexicains. 

— C'est bien, mes enfants, dit le capitaine après 
avoir jeté un regard satisfait sur ces préparatifs; 
partons ! Surtout, père, ajouta-t-il en se tournant 
vers maître Lovel, fais bonne guette I Si à quatre 
heures du matin , au quart de diane, nous ne som- 
mes pas de retour à bord, laisse porter au large, 
sans t'occuper de nous davantage; car il serait inu- 
tile, de nous attendre plus longtemps, parce que 
nous serions prisonniers des Mexicains, et une plus 
longue station dans ces parages compromettrait la 
sûreté du navire. Au revoir, et courage ! j'ai es- 
poir que nous réussirons. 

Et après avoir serré amicalement la main du vieux 
marin, il descendit dans le canot, s'assit à l'arrière 
auprès de Tranquille qui l'y avait précédé, saisit la 
barre du gouvernail et dit à voix basse ; 

— Pousse!... 

A ce commandement, l'amarre qui retenait la cha- 
loupe fut larguée, les avirons tombèrent ensemble 
à la mer et le canot déborda. 

Lorsqu'il eut disparu dans la brume, maître Lovel 
courut à toutes jambes à l'arrière de brick, et, se 
penchant au dehors : 

— Est-tu là? demanda-t-il. 

— Oui, répondit-on d'une voix étouffée. 

— Sois paré, répondit le maître ; et, s'adressant 
à un vieux matelot qui l'avait suivi : Tu sais ce que 
je t'ai recommandé, Wills, lui dit-il ; je compte sur 
toi, et je te confie le navire. 



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LES FRANCS TIREURS. Û17 

_ Soyez calme, maître, répondit le matelot : vous 
pouvez filer sans crainte votre grelin, j'ouvrirai l'œil 

au bossoir. 

— Convenu l Embarque les lascars, embarque en 

double ! 

lîne quarantaine de matelots qui, de même que 
ceux partis d'abord, étaient bien armés, s'affalèrent 
les uns après les autres par un bout de filin qui pep- 
dait en dehors du couronnement, et se placèrent dans 
une seconde embarcation que maître Lovel avait fait 
préparer à la sourdine et dont il prit en personne le 
commandement. 

Il démarra aussitôt et mit le cap sur la péniche 
du capitaine, dont il connaissait à peu près la direc- 
tion, en disant de temps à autre à ses rameurs, pour 
les exciter à faire diligence : 

Souquez, garçons I... souquez un coup !... et 

il ajoutait en mâchonnant son énorme chique avec 
un sourire narquois : Plus souvent que je laisserai 
mon gars aller se faire casser la figure par ces bri- 
gands de Mexicains l Ils sont sournois comme tout, 
ces caïmans-là ! . . . 

Dès qu'il eut quitté son navire, le capitaine, lais 
sant sur la droite un petit bourg de pêcheurs dont 
il voyait les lumières scintiller dans l'ombre, mit le 
cap au vent d'une pointe avancée, endroit où il es- 
pérait probablement débarquer en sûreté. 

Après avoir ramé à peu près pendant trois quarts 
d'heure , une ligne noire commença à se dessi- 
ner vaguement à l'horizon sur l'avant de la cha- 
loupe. 

Le capitaine fit signe à ses hommes de se reposer 
un instant sur leurs avirons, et saisissant une Ion- 



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/il 8 LES FRANCS TIREURS* 

. gue-vue de nuit, il examina attentivement les gise 
inents de la côte. 

Puis, après deux ou trois minutes, il repoussa les 
verres de la lunette avec la pauine de la main, et 
ordonna de nager. 

Tout à coup la quille de la péniche grinça sur le 
sable. 

On était arrivé à terre. 

Après avoir, d'un coup d'œil rapide, exploré les 
environs, l'équipage saula sur la rive, ne laissant 
qu'un homme à la garde de la chaloupe qui poussa 
immédiatement au large afin de ne pas être capturée 
par l'ennemi. 

Tout était calme, et un silence solennel régnait 
sur cette côte qui , en apparence , semblait dé- 
serte. 

Le capitaine s'étant assuré que, provisoirement 
du moins, il n'avait rien à craindre, fit cacher ses 
hommes derrière les rochers de la plage, et s' adres- 
sant à Tranquille : 

— Maintenant, c'est affaire à vous, vieux chasseur, 
lui dit-il. 

— Bien ! répondit celui-ci sans ajouter d'autre 
parole. 

Il quitta son abri et s'avança à la découverte, un 
pistolet d'une main et une hache de l'autre, s' ar- 
rêtant par intervalles pour regarder autour de lui et 
prêter l'oreille à ces mille bruits sans cause connue 
qui, la nuit, troublent le silence sans qu'on puisse 
deviner d'où ils viennent ni ce qui les produit. 

Parvenu à cent mètres environ de l'endroit où le 
débarquement s'était effectué, le chasseur s'arrêta 
et commença à siffler doucement les premières me- 



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LES FRÀKCS TIREURS. &19 

sures d'un air canadien. Un sifflet répondit au sien 
et acheva l'air qu'il avait a dessein interrompu- 
Dés pas se firent entendre et un homme se mon- 
tra. 

Cet homme était Quoniam, le nègre. 

Me voilà ! dil-il, où sont vos hommes ? 

— Cachés à quelques pas derrière les rochers. 
Avertissez-les, nous n'avons pas un instant à 

perdre. 

Tranquille frappa deux coups dans ses mains : une 
minute plus tard le capitaine et ses matelots l'avaient 
rejoint. 

— Maintenant, dans quel lieu se trouve la per- 
sonne que nous venons délivrer? demanda le capi- 
taine. 

— Dans un rancho à deux milles d'ici. Je vais vous 

y conduire. 

Il y eut un instant de silence. 

Le capitaine considérait la figure noble du nègre, 
sa physionomie franche et ouverte, son œil noir et 
plein d'éclairs, qui rayonnait d'audace et de loyauté ; 
il se demandait intérieurement si un tel homme 
pouvait être un traître. 

Quoniam sembla deviner sa pen9ée, car il lai dit 
en posant avec abandon sa main sur l'épaule du Ca- 
nadien : 

— Si j'avais l'intention de vous trahir, ce serait 
déjà fait... Fiez-vous à moi, capitaine : je dois la 
vie à Tranquille, j'ai presque vu naître la jeune fille 

' <», vous voulez sauver : mon amitié et ma recon- 
naisse ance vous ré P on( knt de ma fidélité. Mar- 

chons ' 
Et sans P arler davantage, il se plaça à la tête de 



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420 LES FRANCS TIREURS. 

la troupe, qui s'engagea sur ses pas 4 a ns un chemin 
creux, profondément encaissé entre deux collines, 
où elle ne tarda pas à disparaître. 

Pendant que les incidents que nous venons de 
rapporter se passaient sur le rivage, deux personnes, 
un homme et une femme, réunis dans un salon mo- 
destement bien que confortablement meublé, avaient 
entre elles une conversation qui, à l'expression en- 
flammée de leur visage, paraissait être des plus ora- 
geuses. 

Ces deux personnes étaient Çarméla et le Seal 
peur-Blanc. 

Carméla était à demi couchée sur un hamac ; elle 
était pâje, souffrante ; ses traits étaient fatigués; ses 
yeux rougis montraient qu'elle avait pleuré. 

Le Salpeur-Blanc, revêtu d'un magnifique cos- 
tume de campesino mexicain, marchait à grands pas 
en mordillant sa moustache grise et en faisant ré- 
sonner avec colère sur le parquet ses lourds éperons 
d'argent. 

— Prenez garde, Carméla ! dit-il en s'arrêtant 
tout à coup devant la jeune femme : vous savez que 
je brise qui me résiste ; pour la dernière fois, je vous 
le demande, voulez-vous, oui ou non , me dire 
la raison de ces refus continuels ? 

— A quoi bon vous le dire? répondit-elle d'une 
voix triste, voua ne me comprendriez pas. 

— Oh I cette femme me rendra fou 1 s'écria-t-ilen 
serrant les poings. 

— Qu'ai-je donc fait encore? dit Carméla ayeer^ 
étonnement ironique. 

— Rien, rien, murmura-t-il en reprenant s ^ mar- 
che précipitée. Puis, au bout d'un instant, ,-e veûaD t 



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LES FRANCS TIREURS. &2t 

vers la jeune fille : Vous me haïssez donc bien? lui 
dit-il. 

Carméla haussa les épaules sans répondre, et dé- 
tourna la tète. 

— Parlez donc! fit-il en lui saisissant le bras et 
le lui serrant avec force dans sa main nerveuse. 

Carméla se débarrassa de son étreinte et lui dit 
avec amertume : 

— Je croyais que depuis que vous aviez quitté les 
prairies de l'Ouest vous vous contentiez de faire in- 
fliger la torture à vos victimes par vos esclaves* 
sans descendre vous-même au rôle de bourreau. 

— Ah I fit-il, avec rage. 

— Tenez I reprit-elle, cette comédie ma fatigue. 
Aussi bien, il faut en finir : je vous connais trop bien 
maintenant pour ne pas savoir que vous n'hésiterez 
pas à vous porter envers moi à d'odieuses extrémi- 
tés, si je ne veux pas me soumettre à voire volonté. 
Puisque vous l'exigez, je vais vous dévoiler ma pen- 
sée tout entière. 

Se levant toute droite et le fixant d'un regard clair 
et provocateur, elle continua d'une voix ferme et 
profondément accentuée : 

— Vous me demandez si je vous hais? Non, je ne 
vous hais pas : je vous méprise ! 

— - Silence ! malheureuse. 

— Vous-même m'avez commandé de parler, et 
je ne me tairai pas avant de vous avoir tout dit ! 
Oui, je vous méprise, parce que, au lieu de respec- 
ter une pauvre jeune fille que vous avez lâchement 
enlevée à ses parents et à ses amis, vous la torturez 
et vous vous êtes fait son bourreau ! Je vous mé- 
prise parce que vous êtes un homme sans âme, ua 

24 



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A22 LES FRANCS TIREURS. 

vieillard dont je pourrais être la fille, et que vous 
ne rougissez pas de me proposer, sous je ne sais 
quel prétexte ignoble de ressemblance avec une 
femme que sans doute vous ave:; tué, de vous aimer, 

— Carméla ! 

— Je vous méprise enfin, parce que vous êtes 
une bête féroce qui, de tous les sentiments hu- 
mains, n'en possédez qu'un seul, l'amour du meur- 
tre I que pour vous il n'existe rien de sacré, et que 
si j'étais assez folle pour consentir à ce <que vous 
exigez, vous me feriez mourir de désespoir, en me 
broyant le cœur comme à plaisir ! 

— Prenez garde, Carméla ! s'écria-il avec rage, 
en faisant un pas vers elle. 

— Des menaces I continua-t-elle d'une voix écla- 
tante. Eh I ne sais-je pas que tout est préparé déjà 
pour mon supplice? Appelez vos esclaves, mou 
maître, faites-moi torturer I Mais sachez-le, jamais, 
jamais, entendez-vous, je ne consentirai à vous 
obéir. Je ne suis pas aussi abandonnée que vous 
vous plaisez à le supposer ; j'ai des amis que 
j'aime et qui m'aiment aussi. Hâtez-vous 1 Qui sait, 
si vous ne me tuez pas aujourd'hui, si je ne me dé- 
livrerai pas demain? 

— Oh ! c'en est trop, dit le Scalpeur-Blanc d'une 
voix basse et inarticulée, tant d'audace ne restera 
pas impunie. Àh 1 tu comptes, folle enfant, sur tes 
amis ! mais ils sont loin, fit-il avec un rire amer ; 
nous sommes en sûreté ici, et je saurai, entends-tu, 
je saurai te courber sous ma volonté. 

— Jamais 1 s'écria-t-elle avec exaltation. 

Et se précipitant vers lui, elle s'arrêta presque 
à le toucher en ajoutant : 



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LES FRANCS TIREURS. Û23 

— Je vous défie, lâche ! qui menacez une femme. 

— A moi ! s'écria le Scalpeur-Blanc avec un ru- 
gissement de tigre. 

Tout à coup la fenêtre s'ouvrit avec fracas, et 
Tranquille parut. 

— Vous avez appelé, je crois, senor? dit-il d'une 
voix calme, en sautant dans le salon et en s'avan- 
çant d'un pas ferme et mesuré. 

— Mon père ! mon père ! s'écria la pauvre en- 
fant en se jetant dans ses bras avec bonheur, enfin 
vous voilà! 

Le Scalpeur-Blanc, au comble de la stupéfaction, 
épouvanté de l'apparition imprévue du chasseur, je- 
tait autour de lui des regards effarés, sans parvenir 
à reprendre son sang-froid. 

Le Canadien, après avoir répondu avec amour 
au chaleureux accueil de la jeune fille, la déposa 
doucement sur le hamac, et se tournant vers le 
Scalpeur-Blanc qui commençait enfin à se remettre : 

— Je vous demande pardon, senor, dit-il avec 
une aisance parfaite, de ne pas vous avoir fait pré- 
venir de ma visite; mais vous le-savez, nous sommes 
en délicatesse, et comme il est probable que si je 
vous avais écrit vous ne m'auriez pas reçu, j'ai pré- 
féré brusquer les choses. 

— Au fait senor, que me voulez-vous ? répondit 
sèchement le Scalpeur. 

— Vous me permettrez de vous faire observer se- 
nor, répondit Tranquille toujours de son même air 
placide, que la question me paraît au moins singu- 
lière dans votre bouche. Je veux tout simplement 
reprendre ma fille que vous m'avez enlevée. 

— Votre fille? reprit l'autre avec ironie. 



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424 LES FRANCS TIREURS. 

— Ma fille ? oui senor. 

— Pourriez-vous me prouver que cette jeune 
personne est réellement votre fille ? 

— Hein 1 qu'entendez-vous par ces paroles? 

— J'entends que dona Carméla n'est pas plas 
votre fille qu'elle n'est la mienne, que par consé- 
quent nos droits sont égaux, et qu'ainsi je ne suis 
pas plus forcé de vous la rendre que vous n'êtes en 
<iroit de l'exiger. 

— C'est fort contrariant, dit sournoisement le 
chasseur. 

— N'est-ce pas ? fit le Scalpeur-Blanc. 
Tranquille sourit avec ironie. 

— Je crois que vous vous trompez singulière- 
ment, senor, dit-il toujours impassible, 

— Ah! 

— Ecoutez-moi quelques minutes. Je n'abuserai 
pas longtemps de vos instants, qui doivent être pré- 
cieux. Je ne suis qu'un pauvre chasseur, moi, se- 
fior, ignorant des choses du monde et des subtilités 
de la civilisation. Seulement, je crois que l'homme 
qui adopte un enfant au berceau, en prend soin et 
j'élève avec une tendresse et un amour qui ne se 
démentent jamais, est bien plus son père que celui 
qui, après lui avoir donné la vie, l'abandonne sans 
plus s'en occuper davantage : voilà de qu'elle fa- 
çon j'entends la paternité, senor. Peut-être me 
.trompé-je ; mais dans un cas comme dans l'autre, 
comme je n'ai ni leçons, ni ordres à recevoir de 
vous, j'agirai comme il me plaira de le faire, que 
cela vous convienne ou non. Venez, ma chère Car- 
méla, nous ne sommes que trop longtemps demeu- 
rés ici. 



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LES FRANCS TIREURS. &25 

La jeune fille se leva d'un bond et vînt se placer 
auprès du chasseur. 

— Un instant, sefior! s'écria le Scalpeur; vous 
avez appris comment on entre dans cette maison, 
mais vous ignorez comment on en sort ! 

Et prenant deux pistolets sur une table, il en di- 
rigea les canons vers le Canadien en criant : 

— A moi ! à moi I 

Tranquille sans s'émouvoir avait épaulé son rifle. 

— Je serais charmé que vous m'indiquiez la 
route, fit-il paisiblement. 

Une dizaine d'esclaves et de soldats mexicains se 
précipitèrent en tumulte dans le salon. 

— Ah ! ah ! fit le Scalpeur, je crois que je vous 
tiens enfin, vieux tueur de tigres I 

— Bah ! fit une voix railleuse, pas encore. En ce 
moment, par la croisée qui avait livré passage au 
Canadien, le capitaine et ses matelots firent comme 
un ouragan irruption dans le salon, en poussant 
des cris épouvantables. 

Alors il y eut une mêlée et un désordre inexpri- 
mables; les lumières furent éteintes, et les escla- 
ves, sans armes pour la plupart et ne sachant à 
combien d'ennemis ils avaient affaire, se mirent à 
fuir dans toutes les directions. Le Scalpeur fut en- 
traîné par les fuyards, et disparut avec eux. 

Les Texiens profitèrent de la stupeur de leurs 
ennemis pour évacuer le rancho et opérer leur re- 
traite. 

,~ Mon père, s'écria la jeune fille, je savais bien 
que tu viendrais. 

— Oh ! s'écria le chasseur avec un bonheur inef- 
fable, tu m'es enfin rendue I 

24.' 



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426 LES FRANCS TIREURS. 

— Hâtons-nous 1 hâtons-nous I s'écria le capi- 
taine : qui sait si avant un instant nous ne serons 
pas accablés par des forces supérieures? 

Sur son ordre, les matelots, mettant la jeune 
femme au milieu d'eux, s'élancèrent au pas de 
course dans la direction du rivage. 

On entendait au loin les tambours et les clairons 
qui appelaient les troupes aux armes. 

Déjà à l'horizon on distinguait les silhouettes 
noires de nombreux soldats qui accouraient dans 
l'intention évidente de couper la retraite aux 
Texiens. 

Haletants, épuisés, ceux-ci couraient toujours. 

Le rivage commençait à apparaître à leurs 
yeux : quelques pas encore, et ils l'atteignaient. 

Tout à coup une troupe commandée par le 
Scalpeur-Blanc se précipita sur eux en criant : 

— Tue ! tue 1 les Texiens I tue ! tue 1 égorgez ! 
égorgez l 

— O mon Dieu I s'écria Carméla en s' affaissant 
sur elle-même et joignant les mains avec ferveur : 
mon Dieu ! nous abandonnerez-vous? 

— Enfants I dit le capitaine en s' adressant à ses 
marins, ici, il ne s'agit plus de vaincre : il faut 
mourir I 

— Mourons, capitaine ! répondirent d'une seule 
voix les matelots en faisant tête aux Mexicains. 

— Père , dit la jeune fille , me laisserez- vous 
tomber vivante aux mains de ce tigre? * 

— Non , répondit Tranquille en déposant un i 
baiser sur son front pâle. Tiens, enfant, voilà mon | 
poignard I * 

— Merci 1 dit-elle en s'en emparant et les yeux * 



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LES FRANCS TIREURS. Û57 

rayonnants de joie : oh I maintenant je suis cer- 
taine de mourir libre I 

Pour ne pas être entourés, les Texiens s'étaient 
adossés à un rocher et ils attendaient, la baïon- 
nette croisée, le choc des Mexicains ! 

— Rendez -vous, chiens 1 cria avec mépris le 
Scalpeur. 

— Allons donc! répondit le capitaine : vous 
êtes fou, senor! Est-ce que des hommes comme 
nous se rendent jamais ? 

— En avant I vociféra le Scalpeur. 

Les Mexicains se précipitèrent sur leurs ennemis 
avec une rage indicible. 

Alors commença une lutte héroïque , gigan- 
tesque, le combat impossible à décrire de trois 
cents hommes contre trente ; carnage horrible et 
jsans merci, où personne ne demandait quartier, 
et où les Texiens certains de tomber tous, ne vou- 
laient succomber qu'après s'être ensevelis sous un 
monceau de cadavres ennemis. 

Après vingt minutes qui durèrent un siècle, les 
Texiens n'étaient plus que douze debout : dix-huit 
avaient succombé ! Le capitaine, Tranquille, Quo- 
niam et neuf matelots restaient seuls, accomplissant 
des prodiges de valeur. 

— Enfin I s'écria le Scalpeur en bondissant pour 
saisir Carméla. 

— Pas encore ! dit Tranquille en lui portant un 
coup de hache. 

Le Scalpeur évita le coup en se jetant de côté et 
riposta avec son machete. 

Tranquille tomba sur un genou. 11 avait la cuisse 
traversée. 



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628 LES FRANCS TIREURS. 

— Oh ! s'écria-t-il avec désespoir, perdue ! mon 
l Dieu, perdue! 

Carraéla comprit qu'il ne lui restait plus d'espoir. 
Appuyant alors le poignard sur sa poitrine : 

— Un pas de plus, cria-t-elle au Scalpeur, et je 
tombe morte à vos pieds ! 

Malgré lui, cet homme fauve, terrifié par la réso- 
lution qu'il voyait étinçelçr dans l'œil de la jeune 
fille, hésita une seconde; mais reprenant presque 
aussitôt toute sa férocité : 

— Que m'importe, s'écria-t-il, pourvu que tu ne 
sois à personne ! . 

Et il s'élança vers elle en poussant un hurlement 
sauvage. 

Epouvanté du danger immense que courait sa 
fille, le chasseur réunit toutes ses forces, et par jin 
effort surhumain il se retrouva debout et menaçant 
devant son ennemi. 

Les deux hommes échangèrent un regard terrible 
et se précipitèrent l'un vers l'autre. 

Carméla presque morte de terreur gisait étendue 
«ntre les deux ennemis, formant avec son corps une 
barrière qu'ils n'osèrent franchir, mais par-dessus 
laquelle ils croisèrent leurs machetes dont les lames 
se froissèrent avec un bruit sinistre. 

Malheureusement, Tranquille, affaibli par sa bles- 
sure, ne pouvait, malgré son indomptable courage, 
longtemps soutenir ce combat acharné, et par con- 
séquent ne retardait que de quelques minutes l'ef- 
froyable catastrophe qu'il voulait empêcher. Il le 
comprit aussi, car, tout en maniant son machete 
avec une dextérité peu commune, et ne laissant pas 
à son adversaire le temps de respirer, il jeta un re- 



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LES FRANCS TIREURS. Û?9 

gard inquiet autour de lui : Quoniam combattait 
comme un lion à ses côtés. 

— Ami 1 s'écria-t-il d'une voix navrante, au nom 
de ce que vous avez déplus cher, sauvez-la, sauvez 
Carméla ! 

— Mais vous? répondit le nègre. 

— Ehl fit noblement le cjiassepr, moi, qu'im- 
porte ce que je deviendrai, pourvu qu'elle échappe 
à ce monstre et qu'elle soit heureuse I 

Quoniam hésita une seconde : un sentiment de 
regret et de douleur assombrit son visage. Mais, à 
un dernier regard du chasseur, regard chargé d'une 
expression de désespoir impossible à rendre, il se 
décida enfin à lui obéir, et abaissant sa hache ruis- 
selante de sang et rouge jusqu'à la poignée, U se 
pencha vers la jeune fille. 

Mais celle-ci, se redressant tout à coup et bon- 
dissant comme une lionne : 

— Laissez-moi ! laissez-moi ! s'écria-t-elle avec 
délire : c'est pour moi qu'il meurt, je ne veux point 
l'abandonner I 

Et elle se plaça résolument auprès de son p£re. 

Au mouvement de celle qu'ils se disputaient avec 
tant d'acharnement, les deux homipes avaient fait 
un pas en arrière en abaissant la pointe de leurs ma- 
chetes. 

Mais cette trêve né fut que de courte durée, car 
après une seconde de répit ils revinrent comme 
d'un commun accord l'un vers l'autre. 

Alors Texiens et Mexicains se rejetèrent dans la 
mêlée avec une nouvelle fureur, et le combat recom- 
mença plus terrible que jamais. 



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£30 LES FRANCS TIREURS* 

XXV 

EN AVANT! 

Cependant, maître Lovel faisait vigoureusement 
ramer ses canotiers, afin de gagner bientôt le rivage. 
Mais quelque désir qu'il eût de se presser, il lui fut 
impossible d'atteindre la plage aussitôt qu'il l'aurait 
voulu, parce que ne connaissant pas la côte et vo- 
guant pour ainsi dire à l'aveuglette, son canot tou- 
cha à plusieurs reprises contre des roches sous-ma- 
rines, ce qui lui fit perdre un temps considérable en 
l'obligeant à changer plusieurs fois de direction. 
Aussi, lorsqu' enfin il arriva à terre, depuis longtemps 
déjà le capitaine était débarqué. 

Le vieux marin fit tenir son canot et celui du ca- 
pitaine accostés afin de pouvoir s'en servir au be- 
soin ; il sauta sur le sable suivi de ses hommes et 
s'avança avec précaution dans l'intérieur des terres. 

A peine avait-il fait en avant quelques pas au ha- 
sard, que le bruit d'une course furieuse parvint jus- 
qu'à lui, et du chemin creux dont nous avons parlé, 
il vit s'élancer, en désordre et serrés de près par 
un grand nombre de soldats mexicains, les marins 
qui avaient accompagné le capitaine dans son expé- 
dition. 

Maître Lovel ne perdit pas la tête dans cette cir- 
constance critique. Au lieu de se jeter dans la mê- 
lée, il embusqua ses hommes derrière un bouquet 
d'arbres du Pérou et de mahoganys qui s'élevaient 
à peu de distance, et se prépara avec un grand 



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LES FRANCS TIREURS* 431 

saùg-froid à faire une diversion en faveur de ses 
camarades lorsque le moment propice serait venu. 
Les Texiens, adossés à un rocher, à dix pas au 
plus de la mer, combattaient en désespérés contre 
un nomhre infini d'ennemis. Une minute encore et 
c'en était fait, ils périssaient tous, lorsque tout à 
coup le cri : En avant ! Texas y libertad ! résonna 
avec force derrière les Mexicains, accompagné d'une 
clameur formidable, et une décharge meurtrière 
faite presque à bout portant viitf semer l'épouvante 
et le désordre dans leurs rangs. 

C'était maître Lovel qui opérait sa diversion pour 
sauver son capitaine, ou comme il disait dans son 
naïf dévouement, son fils adoptif. 

Les Mexicains, qui déjà se croyaient vainqueurs, 
furent terrifiés par cette attaque imprévue, que, à 
cause de la vigueur avec laquelle elle était conduite, 
ils crurent faite par un corps considérable de ces re- 
doutables francs-tireurs, commandés par le Jaguar, 
dont la réputation était déjà immense dans les rangs 
de l'armée américaine. 

Persuadés que les Texiens avaient débarqué en 
grand nombre, et n'avaient feint de reculer que 
pour les faire tomber plus sûrement dans le piège, 
ils hésitèrent, reculèrent à leur tour, et finalement, 
saisis d'une terreur panique que leurs officiers ne 
parvinrent pas à maîtriser, ils se débandèrent et se 
mirent à fuir dans toutes les directions, en jetant 
leurs armes. 

Les Texiens ranimés par l'arrivée providentielle du 
vieux marin et excités par la voix de leur capitaine, 
redoublèrent d'efforts. 

Tranquille entoura sa cuisse d'un mouchoir, et 



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432 LÉS FRANCS TIREURS. 

soutenu par Quoniam qui pendant l'action ne l'avait 
pas quitté d'un pouce . se mit en retraite vers le» 
embarcations entraînai Carméla avec lui et suivi 
du capitaine et de ses braves matelots. Ceux-ci, 
comme des lions aux abois, se retournaient à cha- 
que instant pour fondre haches et baïonnettes haute» 
sur quelques Mexicains que leurs officiers étaient 
enfin parvenus à réunir, mais qui cependant n'o- 
saient se hasarder \ serrer de trop près les redou- 
tables adversaires que depuis le commencement de 
l'action ils avaient appris à apprécier et par consé- 
quent à craindre. 

Toujours combattant les marins atteignirent enfin 
les canots préparés pour les recevoir. 

Le capitaine Johnson ordonna de placer les bles- 
sés dans la chaloupe, et montant dans l'autre em- 
barcation avec Tranquille, Quoniam et lés hommes 
valides, il parvint à quitter la côte en remorquant le 
canot qui servait d'ambulance. 

Cette audacieuse retraite, opérée sous le feu de 
l'ennemi, fut exécutée avec une précision et une 
adresse admirables. 

Une partie de l'équipage de la péniche tiraillait 
contre les Mexicains qui garnissaient le rivage, tan- 
dis que l'autre partie nageait vigoureusement dans 
la direction du brick. 

Bientôt la côte disparut en se confondant avec la 
bruine, les cris de l'ennemi devinrent moins dis- 
tincts, les coups de fusil cessèrent, les lumières que j 
l'on voyait courir çà et là sur le rivage s'éteignirent . 
les unes après les autres, et tout retomba dans le 
silence. 

— Ah 1 dit ïe capitaine avec un soupir de soula- 



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LES FRANCS TIREURS, A33 

gement, en tendant la rnain à maître Lovel, sans 
toi, père, nous étions perdus! 

— By god ! répondit le vieux marin avec un gros 
rire et en se frottant joyeusement les mains, je me 
doutais bien que si vous vous cachiez de moi, c'est 
que vous ruminiez quelque folie; aussi, je me suis 
méfié. 

Le capitaine ne répondit que par une nouvelle 
étreinte amicale à ces paroles du digne contre- 
maître. 

Carméla, les mains jointes et les yeux au ciel, 
priait avec ferveur, rendant grâce à Dieu de sa mi- 
raculeuse délivrance. 

— Voilà celle qne nous avons sauvée, dit Tran- 
quille. C'est à vous que je dois d'avoir retrouvé ma 
fille, je ne l'oublierai pas, capitaine ! 

— Bahl vieux chasseur, fit en riant le capitaine, 
je n'ai fait que tenir la parole que je vous avais don- 
née : n'avais-je pas juré de vous aider, même au 
péril de ma vie? 

— Et vous avez été bien prêt de perdre votre en- 
jeu, observa maître Lovel, Après ça, ajouta-t-il en 
se reprenant avec galanterie, bien que je ne m'y 
connaisse guère, je comprends parfaitement qu'oa 
risque sa peau pour amariner une aussi gentille cor- 
vette, by god 1 

Cette saillie ramena parmi les marins la gatté qne 
les graves événements qui venaient de se passer 
avaient fait provisoirement envoler. 

— Nous sommes bien véritablement hors de dan- 
ger, n'est-ce pas, mon père? demanda la jeune fille 
avec un frémissement de crainte qu'elle fut impuis- 
sante à dissimuler. 

25 



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A3A LES FRANCS TIREURS. 

— Oui, mon enfant, rassure-toi, répondit le chas- 
seur : nous sommes en sûreté maintenant 

Justement au même instant les matelots, comme 
s'ils eussent voulu appuyer la parole du Canadien, 
ou peut-être plutôt dans le but de narguer les en- 
nemis auxquels ils avaient si bravement échappé, 
commencèrent un de ces chants cadencés qui servent 
à régler la mesure et dont chacun répète les paroles 
en souquant sur les avirons. 

Nous donnerons ici les premiers couplets de ce 
chant de bord, que nous traduisons plutôt comme 
spécimen de poésie maritime que pour sa valeur 
réelle. 

Maître Lovel, après avoir tourné et retourné plu- 
sieurs fois dans sa bouche l'énorme chique qui lui 
gonflait la joue droite, fit signe aux matelots de la 
péniche et entonna le premier d'une voix rauque ce 
refrain que tous reprirent en chœur après luï : 

Des flots mouvants 
Avec nos famés 
Fendions les lames 
Malgré les vents? 

Ce chant, accompagné en sourdine par le bruit 
de la mer et le sifflement de la brise, courait sur le 
dos des lames et allait ironiquement mourir aux 
oreilles des Mexicains rassemblés sur la plage. r 

— Allons, les gars ! reprit maître Lovel f attention 
à nager ensemble 1 

Et il reprit s 

Le capitaine a dit qu'en Chine 
Nous trouverions des lingots d'or, 



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LES FRANCS TIREURS. Û35 

Que tout marin de bonne mine 
En rapporterait on trésor. 

Le refrain fut répété joyeusement par tout l'équi- 
page : 

— A moi ! dit alors le capitaine Johnson, charmé 
de voir les matelots revenir aussi vite à leur insou- 
ciance accoutumée, et voulant s'associer à leur 
galté: ,• ,,- 

Le second a dit qu'au Mexique 
Nous trouverions le paradis, 
Et que grâce à notre physique, 
Nous épouserions des hourisj . 

— By god ! fit maître Lovel lorsque le chœur eut 
répété le refrain, c'est un vrai chant de corsaire, 
cela. Attention! t 

Le matelot dit qu'il faut boire 
Le vin qu'on vole aux ennemis, 
Et qu'il ne connaît d'autre gloire 
Que de se battre et d'être gris ! 

Ce couplet obtint un succès beaucoup plus franc 
que les précédents. Maître Lovel, encouragé par ces 
témoignages non équivoques de la part des matelots, 
commença immédiatement le quatrième couplet: 

Le mousse a dit que toute femme 
Est infidèle en tout pays, 
Et qu'il aime bien mieux la lame 
Que les trésors et les hourisl 

- Ce fut en riant à gorge déployée que les nageurs 



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A36 LES FRANCS TIREURS. 

chantèrent en appuyant avec force sur les avirons: 

Des flots mouvants 
Avec nos rames 
Fendons les lames 
Malgré les vents ! 

Cette chanson, interminable comme toutes les 
complaintes de bord, aurait selon toutes probabilités 
duré longtemps encore, si tout à coup le capitaine 
n'avait d'un geste impérieux ordonné de faire 
silence . 

— Est-ce qu'un nouveau danger nous menace? 
demanda Tranquille avec inquiétude. 

— Peut-être ! répondit le capitaine, qui depuis 
quelques instants interrogeait l'horizon en fronçant 
les sourcils. 

— Que voulez-vous dire ? s'écria le chasseur. 

— Voyez 1 répondit le capitaine, en étendant le 
bras dans la direction du village de pêcheurs dont 
nous avons parlé plus haut. 

Tranquille saisit vivement la longue-vue. 

Une douzaine de grandes barques, pleines de sol- 
dats, sortaient d'une petite crique et gagnaient le 
large. 

La mer était houleuse, la brise forte, et la cha- 
loupe surchargée de monde n'avançait que lente- 
ment, obligée de remorquer le canot. 

Le péril auquel on avait cru échapper renaissait 
sous une autre forme, et cette fois il prenait des di- 
mensions réellement effrayantes, car les Mexicains 
se rapprochaient rapidement et ne tarderaient pas à 
arriver à portée de fusil. 



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LES FRANCS TIREURS. A37 

Le brick, dont on apercevait la haute mâture, n'é- 
tait, il est vrai, qu'à deux encablures au plus des 
chaloupes texiennes ; mais les quelques hommes 
laisses à bord ne suffisaient pas, tant s'en fallait, pour 
exécuter les manœuvres nécessaires pour que le 
navire vînt d'une manière efficace en aide à ses em- 
barcations. 

La position, se faisait à chaque seconde plus cri- 
tique, le capitaine se leva : 

— Enfants! dit-il, que les dix meilleurs nageurs 
d'entre vous se jettent à la mer et aillent avec moi 
chercher le navire. 

— Capitaine, s'écria le chasseur, que prétendez- 
vous faire? 

— Vous sauver, répondit il simplement en se pré- 
parant à mettre son projet à exécution. 

— Oh ! oh I fit brusquement maître Lovel, je ne 
souffrirai pas une telle folie. 

— Silence, monsieur, interrompit le capitaine 
avec rudesse, je commande seul à mon bord, 

— Mais, vous êtes blessé? reprit le maître. 
Effectivement, le capitaine Johnson avait reçu un 

coup de hache qui avait profondément entaillé son 
épaule droite. 

— Silence, vous dis-je! Je n'admets pas d'obser- 
vations! 

Le vieux marin baissa la tête 'en essuvant une 
larme à la dérobée. 

Après avoir serré la main du chasseur, le capi- 
taine et ses dix matelots plongèrent résolument dans 
la mer et disparurent dans Tombre. 

A la nouvelle d'un nouveau danger, Carméla était 
tombée anéantie dans le fond de la chaloupe. 



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438 LES FRANCS TIREURS. 

Maître Lovel, la tête penchée en avant, cherchait 
à découvrir son chef. De grosses larmes coulaient 
le long de ses joues hâlées, et tous ses membres 
étaient agités de mouvements convulsifs. 

Les Mexicains approchaient de plus en plus. Déjà 
ils étaient assez près pour qu'on pût facilement dis- 
tinguer le nombre de leurs barques, et un brick- 
goëlette sortait à son tour de la crique et faisait 
force de voiles pour se joindre à la flottille d'abor- 
dage et assurer le succès de l'attaque. 

En ce moment un cri lugubre, désespéré comme 
un dernier râle d'agonie, traversa l'espace et fit 
tressaillir d'épouvante tous ces hommes qu'aucun 
danger ne pouvait émouvoir. 

— Oh! le malheureux! s'écria Tranquille en se 
levant et en faisant un geste pour s'élancer. 

Lovel l'arrêta par la ceinture, et malgré sa résis- 
tance, l'obligea à se rasseoir. 

— Que faites-vous donc? lui demanda-t-il. 

— Eh ! reprit Tranquille, j'acquitte ma dette en* 
vers votre capitaine : il a risqué sa vie pour moi, 
je vais à mon tour risquer la mienne pour le sau- 
ver. 

— Bien! by god! s'écria le contre-maître, vous 
êtes un homme 1 Mais tenez-vous en repos ; ceci ne 
vous regarde pas, j'en fais mon affaire. 

Et avant que Tranquille eût eu le temps de lui ré- 
pondre, il plongea dans les flots. fl 

Le capitaine avait trop présumé de ses forces. A j 
peine dans l'eau, sa blessure lui avait causé fies 
souffrances intolérables, et son bras s'était engourdi. 
Avec cette ténacité qui faisait le fond de son carac- 
tère, il avait voulu lutter contre la douleur, et la 



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LES FRANCS TIREURS. Û39 

vaincre; mais la nature avait été plus forte que sa 
volonté et son énergie, un brouillard avait passé sur 
, ses yeux, ses mouvements avaient perdu leur en- 
semble, et il s'était senti couler. 

Alors il avait poussé ce cri d'appel suprême au- 
quel maître Lovel avait répondu en volant à son se- 
cours. 

Dix minutes se passèrent, dix minutes d'angoisse, 
pendant lesquelles les individus restés à bord de la 
chaloupe osèrent à peine respirer. 

— Courage, les gars ! cria tout-à-coup la voix ha- 
letante de Lovel, il est sauvé ! 

Les marins poussèrent une exclamation de joie, 
et, se courbant sur les avirons, ils redoublèrent 
d'efforts. 

Une décharge épouvantable leur répondit, et les 
balles vinrent s'aplatir en sifflant contre les plats- 
bords de la péniche et faire bouillonner la mer au- 
tour d'elle. 

Les Mexicains, arrivés à portée, ouvraient un feu 
terrible contre les texiens. 

Ceux-ci ne ripostèrent pas, mais continuèrent à 
ramer, 

Un grondement sourd se fit entendre, suivis de 
cris de désespoir et d'imprécations, et une masse 
passa au vent de la chaloupe. 

C'était le brick qui venait au secours de son équi* 
page et qui, en passant, coulait et dispersait les em- 
barcations ennemies. 

En mettant le pied sur le pont du navire, Car- 
mêla, succombant enfin à ses émotions, pçrdit con* 
- naissance. 

Tranquille la saisit dans ses bras, et aidé par Quo- 



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Ii'àO les francs tireurs. 

ijiam et le capitaine, il la descendit en tonte hâte 
dans la cabine. 

— Capitaine ! capitaine ! cria un mousse en se 
précipitant dans la chambre, les Mexicains 1 les 
•Mexicains! 

Pendant que les Texiens s'occupaient à transbor- 
der leurs blessés, persuadés que les barques mexi- 
caicaines avaient été toutes, ou du moins la plus 
grande partie, coulées par le navire, ils n'avaient 
pas songé à surveiller des ennemis qu'ils croyaient 
anéantis. Ceux-ci avaient habilement profité de cette 
négligence pour se rallier, et, se réunissant sous 
l'avant du brick, ils s'étaient audacieusement élan- 
cés à l'abordage en grimpant après les chaînes de 
haubans, la civadière et tous les bouts de corde 
qu'il leur avait été possible de saisir. Heureuse- 
ment maître Lovel avait fait tendre le soif précédent 
les filets d'abordage. Grâce à cette sage précaution 
du vieux marin, la surprise désespérée des Mexi- 
cains n'obtint pas le succès qu'ils s'étaient promis. 

Les Texiens, obéissant à la voix de leur capitaine, 
saisirent de nouveau leurs armes et se précipitèrent 
sur les Mexicains déjà presque maîtres de l'avant du 
navire où ils commençaient à s'affermir. 

Tranquille, Quoniam, le capitaine Johnson et 
Lovel, armés de haches, l'œil étincelant et la lèvre 
frémissante, s'étaient placés au premier rang et 
excitaient par leur exemple leurs hommes à bien 
faire leur devoir. 

Alors, sur un espace restreint de dix mètres car- 
rés au plus, commença un de ces effroyables combats 
maritimes, sans ordre et sans tactique, où la rage et 
la force brutale suppléent à la science. 



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IES FRANCS TIKBtRS. 



Lutte horrible, carnage affreux, à coups de >£ 

à outrance des plus mauvais jours da m y en-age, 
alors que la force brutale seule faisait lov 

Jauïïs e Scalpeur-Blaoc n'avait combattu avec 
a uSacharnement.Furieu X d'avoirla,ssééchap- 
neSprote dont il s'était si audacieuseinen empa- 
ré à dem fou de colère, il semblait se multiplier, 
?éla^S sans re lâche, avec des rauquements de 
bêtfauve au plus épais de la mêlée, cherchan 
Carméla et brûlant de tuer celui qui la lui avait si 

•12Œ^ vouloir un instant lui sourire 

en le plaçant tout à coup en face du capitaine. 

_ A nous deux ! s'écria-t-il en poussant un en 

de joie. 

Le capitaine leva sa hache. . nmo . 

_ Non 1 non 1 fit Tranquille en se jetant vivement 
devant lui, cette victime m'est réservé 1 C est moi, 
moi seul qui tuerai ce tigre à face humaine. D ail- 
leurs, ajouta-t-il avec un sourd ricanement, c est 
mon métier de tuer les bêtes fauves : celle-là ne 
saurait m'échapper. 

— Ah 1 fit le Scatpeur-Blanc, c'est bien réelle- 
ment la fatalité qui te remet devant moi I Eh bien, 
soitl A toi d'abord I 

— C'est toi qui va mourir, misérable ! reprit le 
Canadien. Ah! tu m'avais enlevé ma fiUMute 
croyais bien caché, n'est-ce pas ? Mais je m étais 
mis sur ta piste, voilà trois mois que je te suis pas 
à pas et que je guette l'heure favorable de la ven- 
geance. 



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bl& LES FRANCS TIREURS. 

En entendant ces paroles, le Scalpeur se précipita 
avec rage sur son ennemi. ' 

Celui-ci ne fit pas un mouvement pour l'éviter ; 
au contraire, il le saisiUdans ses bras nerveux et, 
s* abandonnant complètement sur lui, il chercha à 
le renverser, tout en lui labourant les reins avec la 
pointe de son poignard. 

Ces deux hommes, les regards étincelants, les 
lèvres écumantes, animés d'une haine implacable, 
enlacés poitrine contre poitrine, visage contré vi- 
sage, silencieux et horribles à voir, cherchant 
chacun à tuer son adversaire, se souciant peu de 
vivre pourvu que son ennemi mourût, ressemblaient 
à deux bêtes fauves acharnées à s'entre-détruire. 

Texiens et Mexicains s'étaient arrêtés comme 
d'un commun accord et demeuraient spectateur? 
épouvantés de cet atroce combat. 

Enfin le chasseur, grièvement blessé déjà avant 
la lutte, tomba en entraînant son ennemi dans la 
chute. 

Celui-ci poussa un cri de triomphe qui s'éteignit 
en un râle de douleur : Quoniam s'était précipité à 
corps perdu sur lui; malheureusement il avait mal 
calculé son élan, et tous deux tombèrent dans la 
mer qui se referma sur eux avec un bruit sourd et 
sinistre. 

Les Mexicains, privés de leur chef, ne songèrent 
plus qu'à fuir et se jetèrent en désordre dans leurs 
barques. 

Une minute plus tard ils avaient tous quitté le 
brick. 

En ce moment Quoniam reparut. Le brave nègre 
ruisselait d'eau. 11 fit quelque pas en chancelant et 



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LES FRANCS TIREURS. AA3 

vint s'affaisser auprès de Tranquille auquel Carméla 
et le capitaine prodiguaient les soins les plus em- 
pressés, et qui commençait à reprendre connais- 
sance. 

Au bout de quelques instants le chasseur se sentit 
assez fort pour essayer de se relever. 

— Eh bien 1 demanda-t-il à Quoniam en tour- 
nant la tête vers lui, est-il mort ? 

— Je le crois, répondit le nègre. Tenez, ajouta- 
t— il en lui tendant un objet de petite dimension 
qu'il tenait caché dans sa main. 

— Qu'est-ce que c'est que cela ? reprit le chas- 
seur. 

Quoniam secoua tristement la tête. 

— Regardez, dit-il. 

Après avoir un instant attentivement examiné le 
nègre, dont les traits exprimaient un abattement 
étrange chez un pareil homme : 

— Seriez-vous grièvement blessé? lui demanda- 
t-il avec inquiétude. 

Le nègre secoua la tète. 

— Non, répondit-il, je ne suis pas blessé. 

— Qu'avez-vous donc alors ? 

— Prenez ceci, reprit-il en étendant une seconde 
fois le bras, prenez ceci et vous le saurez^ 

Étonné de cette insistance singulière, Tranquille 
tendit le bras à son tour. 

— Donne 1 dit-il 

Quoniam lui remit l'objet qu'il semblait dérober 
aux regards des personnes présentes. 

Le Canadien poussa un cri de surprise en le 
voyant. 



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hhh LES FRANCS TIREURS. 

— Où as -tu trouvé cela? s'écria -t -il avec 
anxiété ? 

— Quand je me suis précipité sur cet homme, je 
ne sais comment cela se fit, mais cette chaîne et ce 
qui se trouve après furent pour ainsi dire placés 
par le hasard dans ma main. En tombant à la mer, 
je conservai cette chaîne; la voilà, faites- en ce 
que vous voudrez. 

Tranquille, apès avoir une seconde fois examiné 
cet objet mystérieux, le cacha dans sa poitrine en 
poussant un profond soupir. 

Tout à coup Carméla se redressa avec épou- 
vante. 

— Oh 1 voyez 1 voyez, mon père ! s'écria-t-elle, 
malheur ! malheur ! nous sommes perdus I 

Le chasseur tressaillit au son de la voix de la 
Jeune fille, ses yeux se remplirent de larmes. 

— Que se passe-t-il donc î murmura-t-il d'une 
voix faible. 

— Il se passe, dit rudement le capitaine, que, à 
moins d'un miracle, pour cette fois, ainsi que le 
dit dona Carméla, nous sommes bien réellement 
perdus I 

Et il montra une trentaine de chaloupes, armées 
en guerre, qui arrivaient à force de rames et con- 
vergeaient autour du brick de façon à l'enserrer 
dans un cercle dont il lui serait impossible de 
sortir. 

— Oh ! c'est trop de fatalité ! s'écria Carméla 
avec désespoir. 

— Non, ce n'est pas possible, dit vivement Tran- 
quille ! Dieu ne nous abandonnera pas ainsi ! 

— Nous sommes sauvés I s'écria maître Lovel, 



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LES FRANCS TIREURS. A&5 

nous sommes sauvés! Voyez! voyez! les barques 
virent de bord et prennent chasse. 

L'équipage poussa un hurra de joie et de 
triomphe. 

Aux premiers rayons du soleil levant la corvette 
la Libertad, apparaissait franchissant la passe de 
Galveston et manœuvrant à deux portés de canon 
au plus du brick. 

Les chaloupes mexicaines faisaient force de 
rames dans la direction de la terre. 
Bientôt toutes eurent disparu. 
Le brick laissa alors arriver sur la corvette, et 
tous deux reprirent de conserve la direction du 
mouillage. 

Une heure plus tard les deux bâtiments étaient 
affourchés à l'abri des canons du fort. 

A peine les navires avaient-il laissé tomber l'an- 
cre, qu'une embarcation accosta le brick. Cette 
embarcation venait du fort, elle amenait le Jaguar 
et El Alferez. 

Les prisonniers mexicains avaient été remis à la 
garde du Jaguar, qui, tout en ordonnant qu'on les 
surveillât avec soin, avait cependant jugé conve- 
nable de les laisser libres dans l'enceinte de la for- 
teresse. 

La réussite des deux hasardeuses expéditions 
tentées par les Texiens avait fait faire un grand pas à 
la cause qu'ils défendaient. En quelques heures, la 
la révolte était devenue révolution, et les chefs in- 
surges, des hommes avec lesquels on était désor- 
mais contraint de compter. 

Le Jaguar désirait pousser activement les choses. 
U voulait profiter du découragement probable dea 



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646 LES FRANCS TIREURS. 

Mexicains pour obtenir, si cela était possible, la 
reddition de la ville sans coup férir.. 

Dans sa conversation avec le colonel Melendez, 
le jeune chef lui avait exprès annoncé aussi brus- 
quement le résultat de ces expéditions, comptant, 
pour le succès de ses négociations futures, sur la 
stupeur qu'éprouverait le général Rubio & cette 
nouvelle. 

Mais avant de rien entreprendre, le Jaguar vou- 
lait s'aboucher avec ses amis, afin d'arrêter d'une- 
façon définitive la conduite qu'il devait tenir dans 
une circonstance si grave, ne se souciant nullement 
d'assumer sur lui la responsabilité des résolutions 
qui seraient prises. 

C'était agir non-seulement avec prudence, maïs 
encore avec une entière abnégation, surtout après' 
la conduite qu'il avait tenu depuis le commence- 
ment des hostilités avec le gouvernement mexicain, 
et la haute position à laquelle il était parvenu par- 
mi les siens. 

Mais comme le cœur de l'homme même le plus 
pur et le plus loyal, n'est jamais exempt de ces fai- 
blesses inhérentes à la nature humaine, le Jaguar 
peut-être sans oser se l'avouer à soi-même , avait 
un autre motif qui le poussait à venir ainsi en toute 
hâte à bord du brick. 

Ce motif, d'une nature toute intime, était le désir 
de connaître le plus tôt possible les résultats de 
l'expédition tentée par Tranquille et le capitaine 
Johnson contre le rancho du Scalpeur-Blanc. 

Aussi, à peine le jeune homme eut-il posé le 
pied sur le pont du navire, que sans même répondre 
aux salutations empressées de ses amis qui étaient 



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LES FRANCS TIREÇRS. lih 1 

accourus le recevoir à la coupée, il 9'informa de 
Tranquille, 9' étonnant avec raison de ne pas le voir 
parmi les personnes présentes. 

Le capitaine, sans lui répondre autrement, lui 
fit signe de le suivre. 

Le jeune homme sans rien comprendre à cette 
réserve, mais sérieusement inquiet, descendit dans 
la chambre. 

Là, il vit Tranquille couché sur un cadre. Une 
femme pleurait assise auprès de lui sur un tabou- 
ret. 

Le Jaguar fut sur le point de défaillir, il pâlit : 
dans cette femme il avait reconnu Carméla. 

Son émotion fut tellement vive, qu'il fut con- 
traint de s'appuyer à la cloison pour ne pas tom- 
ber. 

Au bruit causé par son arrivée, la jeune fille 
avait relevé la tête. 

— Oh I s'écria-t-elle en joignant les mains avec 
joie, c'est vous! vous, enfin 1 

— Merci, Carméla 1 répondit-il d'une voix étouf- 
fée, merci de cette bonne parole ! elle me prouve 
que vous ne m'ayez pas oublié. 

— Vous oublier, vous à qui, après mon père, je 
dois tout I Oh ! vous savez bien que c'était impos- 
sible. 

— Merci encore ? vous ne savez pas, vous ne 
pouvez savoir' combien vous me rendez heureux en 
ce moment, Carméla. Ma vie entière employée à 
vous servir ne suffira pas pour reconnaître le bien 
que vous me faites. Vous êtes enfin libre 1 Brave 
Tranquille, j'étais sur qu'il réussirait I 

— Hélas l mon ami, cette réussite lui coûte cher. 



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448 LES FRANCS TIREURS. 

— Que voulez-vous dire? Il n'est pas dangereu- 
sement blessé, j'espère ? 

— Je crains le contraire, mon ami. 

— Oh ! nous le sauverons ! 

— Approchez , Jaguar , dit alors le chasseur 
d'une voix faible ; donnez-moi votre main, v que je 
la presse dans les miennes. 

Le jeune homme s'approcha vivement. 

— Oh ! de grand cœur, s'écria-t-il en lui ten- 
dant la main. 

— L'affaire a été chaude, mon ami, reprit le Ca- 
nadien, cet homme est xm lion. 

— Oui, oui, c'est un rude adversaire ; mais vous 
en êtes venu à bout enfin ? 

— Grâce à Dieu ! mais je conserverai ses mar- 
ques toute ma vie, si Dieu veut que je me relève. 

— Canarios I j'espère que cela sera et bientôt» 
Le chasseur hocha la tête. 

— Non, non, répondit-il : je me connais en bles- 
sures pour en avoir fait pas mal moi-même et en 
avoir reçu bon nombre ; celles ci sont sérieuses. 

— Ne conservez -vous donc plus d'espoir de 
guérison ? 

— Je ne dis pas cela. Seulement, je vous répète 
que bien des jours se passeront avant que je puisse 
retourner au désert, reprit le chasseur avec un sou- 
pir étouffé. 

— Bah ! bah ! qui sait ? Toute blessure qui ne 
tue pas est bien vite guérie, disent les Indiens, et 
ils ont raison. Et cet homme, qu' est-il devenu ? 

— Selon toutes probabilités il est mort, dit Tran- 
quille d'une voix sourde. 

•«- Alors, tout est pour le mieux. 



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LES FRANCS TIREURS» liU9 

En ce moment, le capitaine Johnson entr'ouvrit 
la porte. 

— Une embarcation portant pavillon parlemen- 
taire accoste le navire ; que faut-il faire demanda- 
t-îL 

— La recevoir, sangre de Dios ! la recevoir, mon 
cher Johnson, Cette embarcation doit, si je ne me 
tro-— être une messagère de bonnes nouvelles. 

^- i\os amis désireraient que vous fussiez là pour 
entendre les propositions qui sanB doute vont nous 
être faites. 

— Qu'en dites-vous, Tranquille? demanda le 
jeune chef en se tournant vers le vieux chasseur. 

— Allez, mon ami, où vous appelle votre devoir, 
répondit celui-ci ; je sens que j'ai besoin de repos. 
Du reste, votre absence ne sera pas longue* n'est- 
ce pas ? 

— Certes ! et aussitôt libre, je reviendrai près de 
vous, mais pour vous faire transporter à terre ; 
votre état réclame les soins que vous ne pouvez re- 
cevoir ici. 

— J'accepte, mon ami, d'autant plus que je crois 
qu'effectivement l'air de la terre me fera du bien. 

— Voilà qui est convenu; dit joyeusement le Ja- 
guar; à bientôt I 

— A bientôt ! répondit Tranquille qui se laissa 
retomber sur sa couche, 

Le jeune homme après avoir salué Carméla qui 
lui répondit par un doux et triste regard, sortit 
de la cabine avec le capitaine et remonta sur le 
pont. 

Dans notre prochain ouvrage nous retrouverons 
face & face tous les personnages de cette longue 



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£50 LES FRANCS TIREURS. 

histoire, car la partie suprême est prête à s'en- 
gager; la liberté et le despotisme se trouvent enfin 
en présence et d'une bataille va dépendre peut-être 
le sort d'un peuple (1). 

(1) .Voir te Cœur-Loyal % 1 vol. in-! 2. Àmyot éditeur, 8 rue dt 
la Paix, Paris. 



*!*. 



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TABLE 



Pages. 

I. — Fray Antonio. ..••••••••••• 1 

II. — Diplomatie Indienne. • • . . . 15 

III. — Dans le Précipice • . • 29 

IV. — Deux Ennemis 44 

Y. — Le général Rubio 60 

VI. — Le conseil des Chasseurs . . 76 

Vil. — Un ancien Ami 92 

VIII. — Le retour de Quoniam. • 109 

IX. — L'Hospitalité 124 

* X. — L'Hacienda del Mezquite • • 139 

XI. — Métamorphose de Fray Antonio 155 

XII. — La Sommation. ••• . . • 172 

XIII. — Le Siège • 489 

XIV. — La Proposition 208 

XV. — Coup de Foudre 227 

XVI. — Les Conspirateurs. 245 

XVII. — L'Espion 265 

XVIII. — La Pulqueria. 285 

XIX. - En Mer. 309 

XX. — La Prise 331 

XXI. — Une Légende fantastique •••••• 348 

XXII. - La Surprise 369 

XXfH. — El Saltodel Frayle 391 

XXIV. — La Descente 411 

XXV. — En ayant • • . . 430 



NU DB LA TABLE. 



Coulommiers. •— Imprimerie de A. MOUSS1N. 



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