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Full text of "BEZVICONI G. Necropola Capitalei 1972"

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Michel Houellebecq 

Serotonine 

reman 



Flammarion 





Michel I Iouellebecq 


Serotonine 


Fiammarion 




Michel Houellebecq 

Serotonine 


Flammarion 


II a etc tire de l ’edition originate de cet ouvrage deux cents exemplaires sur velin Rivoli des 
papeteries Arjowiggins 
numerotes de 1 a 200. 

© Flammarion et Michel Houellebecq, 2019. 


ISBN Epub : 9782081485389 
ISBN PDF Web : 9782081485396 
Le livre a ete imprime sous les references : 
ISBN: 9782081471757 


Ouvrage compose et converti par Pixellence (59100 Roubaix) 


Presentation de l'editeur 


« Mes croyances sont limitees, mais elles sont violentes. Je crois a la possibility du royaume 
restreint. Je crois a 1’ amour » ecrivait recemment Michel Houellebecq. 

Le narrateur de Serotonine approuverait sans reserve. Son recit traverse une France qui pietine ses 
traditions, banalise ses villes, detruit ses campagnes au bord de la re volte. II raconte sa vie 
d’ingenieur agronome, son amitie pour un aristocrate agriculteur (un inoubliable personnage de 
roman - son double inverse), l’echec des ideaux de leur jeunesse, l’espoir peut-etre insense de 
retrouver une femme perdue. 

Ce roman sur les ravages d’un monde sans bonte, sans solidarity, aux mutations devenues 
incontrolables, est aussi un roman sur le remords et le regret. 

Romancier, essayiste, poete lu dans le monde entier, Michel Houellebecq a regu en 2010 le prix 
Goncourt pour La carte et le territoire. Son dernier roman, Soumission, est paru en janvier 2015. 



DU MEME AUTEUR 


HP. Lovecraft - contre le monde, contre la vie, Le Rocher, 1991. 

Rester vivant - methode, La Difference, 1991. 

La poursuite du bonheur, La Difference, 1991. 

Extension du domaine de la lutte, Maurice Nadeau, 1994. 

Le sens du combat, Flammarion, 1996. 

Rester vivant suivi de La poursuite du bonheur (edition revue par l’auteur), Flammarion, 1997. 
Interventions, Flammarion, 1998. 

Lesparticules elementaires, Flammarion, 1998. 

Renaissance, Flammarion, 1999. 

Lanzarote, Flammarion, 2000. 

Plateforme, Flammarion, 2001. 

La possibility d’une ile, Fayard, 2005. 

Ennemis publics (avec Bernard-Flenri Levy), Flammarion/Grasset, 2008. 

Interventions 2, Flammarion, 2009. 

La carte et le territoire, Flammarion, 2010. 

Configuration du dernier rivage, Flammarion, 2013. 

Non reconcilie - anthologiepersonnelle 1991-2013, Gallimard, 2014. 

Soumission, Flammarion, 2015. 



Serotonine 



C’est un petit comprime blanc, ovale, secable. 


Vers cinq heures du matin ou parfois six je me reveille, le besoin est a son comble, c’est le moment 
le plus douloureux de ma journee. Mon premier geste est de mettre en route la cafetiere electrique ; la 
veille, j’ai rempli le reservoir d’eau et le filtre de cafe moulu (en general du Malongo, je suis reste 
assez exigeant sur le cafe). Je n’allume pas de cigarette avant d’avoir buune premiere gorgee ; c’est 
une contrainte que je m’impose, c’est un succes quotidien qui est devenu ma principale source de 
fierte (il faut avouer ceci dit que le fonctionnement des cafetieres electriques est rapide). Le 
soulagement que m’apporte la premiere bouffee est immediat, d’une violence stupefiante. La nicotine 
est une drogue parfaite, une drogue simple et dure, qui n’apporte aucune joie, qui se definit 
entierement par le manque, et par la cessation du manque. 

Quelques minutes plus tard, apres deux ou trois cigarettes, je prends un comprime de Captorix 
avec un quart de verre d’eau mineral e - en general de la Vfivic. 

J’ai quarante-six ans, je m’appelle Florent-Claude Labrouste et je deteste mon prenom, je crois 
qu’il tient son origine de deux membres de ma famille que mon pere et ma mere souhaitaient, chacun 
de leur cote, honorer ; c’est d’autant plus regrettable que je n’ai par ailleurs rien a reprocher a mes 
parents, ils furent a tous egards d’excellents parents, ils firent de leur mieux pour me donner les 
armes necessaires dans la lutte pour la vie, et si j’ai fmalement echoue, si ma vie se termine dans la 
tristesse et la souffrance, je ne peux pas les en incriminer, mais plutot un regrettable enchainement de 
circonstances sur lequel j’aurai 1’occasion de revenir - et qui constitue meme, a vrai dire, l’objet de 
ce livre - je n’ai quoi qu’il en soit rien a reprocher a mes parents mis a part ce minime, ce facheux 
mais minime episode du prenom, non seulement je trouve la combinaison Florent-Claude ridicule, 
mais ses elements en eux-memes me deplaisent, en somme je considere mon prenom comme 
entierement rate. Florent est trop doux, trop proche du feminin Florence, en un sens presque 
androgyne. II ne correspond nullement a mon visage aux traits energiques, sous certains angles 
brutaux, qui a souvent (par certaines femmes en tout cas) ete considere comme viril, mais pas du tout, 
vraiment pas du tout, comme le visage d’une pedale botticellienne. Quant a Claude n’en parlons pas, 
il me fait instantanement penser aux Claudettes, et l’image d’epouvante d’une video vintage de 
Claude Francois repassee en boucle dans une soiree de vieux pedes me revient aussitot, des que 
j’entends prononcer ce prenom de Claude. 

Changer de prenom n’est pas difficile, enfin je ne veux pas dire d’un point de vue administratif, 
presque rien n’est possible d’un point de vue administratif, 1’administration a pour objectif de reduire 
vos possibility de vie au maximum quand elle ne parvient pas tout simplement a les detruire, du 
point de vue de 1’administration un bon administre est un administre mort, je parle plus simplement 
du point de vue de 1’usage : il suffit de se presenter sous un prenom nouveau et au bout de quelques 
mois ou meme de quelques semaines tout le monde s’y fait, il ne vient meme plus a 1’esprit des gens 
que vous ayez pu, par le passe, vous prenommer differemment. L’operation dans mon cas aurait ete 
d’autant plus simple que mon second prenom, Pierre, correspondait parfaitement a l’image de fermete 
et de virilite que j’aurais souhaite communiquer au monde. Mais je n’ai rien fait, j’ai continue a me 
laisser appeler par ce degoutant prenom de Florent-Claude, tout ce que j’ai obtenu de certaines 



femmes (de Camille et de Kate precisement, mais j’y reviendrai, j’y reviendrai), c’est qu’elles se 
limitent a Florent, de la societe en general je n’ai rien obtenu, sur ce point comme sur presque tous 
les autres je me suis laisse ballotter par les circonstances, j’ai fait preuve de mon incapacity a 
reprendre ma vie en main, la virilite qui semblait se degager de mon visage carre aux aretes tranches, 
de mes traits burines n’etait en realite qu’un leurre, une arnaque pure et simple - dont, il est vrai, je 
n’etais pas responsable, Dieu avait dispose de moi mais je n’etais, je n’etais en realite, je n’avais 
jamais ete qu’une inconsistante lopette, et j’avais deja quarante-six ans maintenant, je n’avais jamais 
ete capable de controler ma propre vie, bref il paraissait tres vraisemblable que la seconde partie de 
mon existence ne serait, a 1’image de la premiere, qu’un flasque et douloureux effondrement. 

Les premiers antidepresseurs connus (Seroplex, Prozac) augmentaient le taux de serotonine sanguin 
en inhibant sa recapture par les neurones 5-HTj. La decouverte debut 2017 du Capton D-L allait 
ouvrir la voie a une nouvelle generation d’antidepresseurs, au mecanisme d’action finalement plus 
simple, puisqu’il s’agissait de favoriser la liberation par exocytose de la serotonine produite au 
niveau de la muqueuse gastro-intestinale. Des la fin de l’annee, le Capton D-L tut commercialise sous 
le nom de Captorix. Il se montra d’emblee d’une efficacite surprenante, permettant aux patients 
d’integrer avec une aisance nouvelle les rites majeurs d’une vie normale au sein d’une societe 
evoluee (toilette, vie sociale reduite au bon voisinage, demarches administratives simples) sans 
nullement favoriser, contrairement aux antidepresseurs de la generation precedente, les tendances au 
suicide ou a 1’automutilation. 

Les effets secondaires indesirables les plus frequemment observes du Captorix etaient les nausees, 
la disparition de la libido, l’impuissance. 


Je n’avais jamais souffert de nausees. 



L’histoire commence en Espagne, dans la province d’Almeria, exactement cinq kilometres auNord 
d’Al Alquian, sur la N 340. Nous etions au debut de l’ete, sans doute vers la mi-juillet, plutot vers la 
fin des annees 2010 - il me semble qu’Emmanuel Macron etait president de la Republique. II faisait 
beau et extremement chaud, comme toujours dans le Sud de EEspagne en cette saison. C’ etait le debut 
de l’apres-midi, et mon 4x4 Mercedes G 350 TD etait gare sur le parking de la station Repsol. Je 
venais de faire le plein de diesel et je buvais lentement un Coca Zero, appuye contre la carrosserie, 
gagne par une morosite croissante a l’idee que Yuzu arriverait le lendemain, lorsqu’une Coccinelle 
Volkswagen se gara en face de la station de gonflage. 

Deux filles dans la vingtaine en sortirent, meme de loin on voyait qu’elles etaient ravissantes, ces 
derniers temps j’avais oublie a quel point les filles pouvaient etre ravissantes, qa m’a fait un choc, 
comme une espece de coup de theatre exagere, factice. L’air etait tellement chaud qu’il semblait 
anime d’une legere vibration, de meme que l’asphalte du parking, c’etaient exactement les conditions 
d’apparition d’un mirage. Les filles etaient reelles pourtant, et je fus saisi par une legere panique 
lorsque l’une d’elles vint vers moi. Elle avait de longs cheveux chatain clair, tres legerement ondules, 
son front etait ceint d’un mince bandeau de cuir recouvert de motifs geometriques colores. Un 
bandeau de coton blanc recouvrait plus ou moins ses seins, et sa jupe courte, flottante, en coton blanc 
egalement, semblait prete a se soulever au moindre souffle d’air - il n’y avait, ceci dit, pas un souffle 
d’air, Dieu est clement et misericordieux. 

Elle etait calme, souriante, et ne semblait pas du tout avoir peur - la peur, disons-le clairement, 
etait de mon cote. Il y avait dans son regard de la bonte et du bonheur - je sus des le premier regard 
qu’elle n’avait connu dans sa vie que des experiences heureuses avec les animaux, les hommes, avec 
les employeurs meme. Pourquoi venait-elle a moi, jeune et desirable, en cette apres-midi d’ete ? Elle 
et son amie souhaitaient verifier la pression de gonflage de leurs pneus (enfin des pneus de leur 
voiture, je m’exprime mal). C’est une mesure prudente, recommandee par les organismes de 
protection routiere dans a peu pres tous les pays civilises, et meme dans certains autres. Ainsi, cette 
jeune fille n’etait pas seulement desirable et bonne, elle etait egalement prudente et sage, mon 
admiration pour elle croissait a chaque seconde. Pouvais-je lui refuser mon aide ? A l’evidence, non. 

Sa compagne etait plus conforme aux standards attendus de l’Espagnole - cheveux d’un noir 
pro fond, yeux d’un brun fonce, peau mate. Son look etait un peu moins baba cool, enfin elle semblait 
une fille assez cool aussi, mais moins baba, avec une petite touche un peu sal ope, un anneau d’argent 
pergait sa narine gauche, le bandeau recouvrant ses seins etait multicolore, d’un graphisme agressif, 
traverse de slogans qu’on pouvait qualifier de punk ou de rock j’ai oublie la difference, disons de 
slogans punk-rock pour simplifier. Contrairement a sa compagne elle portait un short et c’etait encore 
pire, je ne sais pas pourquoi on fabrique des shorts aussi moulants, il etait impossible de ne pas etre 
hypnotise par son cul. C’etait impossible, je ne l’ai pas fait, mais je me suis assez vite reconcentre 
sur la situation. La premiere chose a rechercher, expliquai-je, etait la pression de gonflage 
souhaitable, compte tenu du modele automobile considere : elle figurait en general sur une petite 
plaque metallique soudee aubas de la portiere avant gauche. 

La plaque figurait bel et bien a l’endroit indique, et je sentis s’enfler leur consideration pour mes 
competences viriles. Leur voiture n’etant pas tres chargee - elles avaient meme etonnamment peu de 
bagages, deux sacs legers qui devaient contenir quelques strings et des produits de beaute usuels - 
une pression de 2,2 kBars etait bien suffisante. 



Restait a proceder a 1’operation de regonflage proprement dite. La pression du pneu avant gauche, 
constatai-je d’emblee, n’etait que de 1,0 kBar. Je m’adressai a elles avec gravite, voire avec la 
legere severite que m’autorisait mon age : elles avaient bien fait de s’adresser a moi, il n’etait que 
temps, elles etaient sans le savoir en reel danger : le sous-gonflage pouvait produire des pertes 
d’adherence, un flou dans la trajectoire, l’accident a terme etait presque certain. Elles reagirent avec 
emotion et innocence, la chatain posa une main sur mon avant-bras. 

II faut bien reconnaitre que ces appareils sont chiants a utiliser, il faut guetter les sifflements du 
mecanisme et souvent tatonner avant de positionner l’embout sur la valve, c’est plus facile de baiser 
en fait, c’est plus intuitif, j’etais sur qu’elles auraient ete d’accord avec moi la-dessus mais je ne 
voyais pas comment aborder le sujet, bref je fis le pneu avant gauche, puis dans la foulee le pneu 
arriere gauche, elles etaient accroupies a mes cotes, suivant mes gestes avec une attention extreme, 
gazouillant dans leur langage des « Chulo » et des « Claro que si », puis je leur passai le relais, leur 
intimant de s’occuper des autres pneus, sous ma paternelle surveillance. 

La brune, plus impulsive je le sentais bien, s’attaqua d’entree de jeu au pneu avant droit, et la c’est 
devenu tres dur, une fois qu’elle bit agenouillee, ses fesses moulees dans son minishort, d’une 
rondeur si parfaite, et qui bougeaient a mesure qu’elle cherchait a controler l’embout, la chatain je 
pense compatissait a mon trouble, elle passa meme brievement un bras autour de ma taille, un bras 
sororal. 

Le moment vint, enfin, du pneu arriere droit, dont se chargea la chatain. La tension erotique etait 
moins intense, mais une tension amoureuse s’y superposait doucement, car nous le savions tous les 
trois c’etait le dernier pneu, elles n’auraient d’autre choix, a present, que de reprendre leur route. 

Elles demeurerent, cependant, avec moi pendant quelques minutes, entrelacant remerciements et 
gestes gracieux, et leur attitude n’etait pas entierement theorique, du moins c’est ce que je me dis 
maintenant, a plusieurs annees de distance, lorsqu’il me vient de me rememorer que j’ai eu, par le 
passe, une vie erotique. Elles m’entreprirent sur ma nationality - frangaise, je ne crois pas l’avoir 
mentionne -, sur l’agrement que je trouvais a la region - sur la question de savoir, en particular, si je 
connaissais des endroits sympathiques. Enun sens, oui, il y avait unbar a tapas, qui servait egalement 
de copieux petits dejeuners, juste en face de ma residence. Il y avait egalement une boite de nuit, un 
peu plus loin, qu’on pouvait en etant large qualifier de sympathique. Il y avait chez moi, j’aurais pu 
les heberger, au moins une nuit, et la j’ai la sensation (mais je fabule sans doute, avec le recul) que ca 
aurait pu etre vraiment sympathique. Mais je ne dis rien de tout cela, je fis dans la synthese, leur 
expliquant en gros que la region etait agreable (ce qui etait exact) et que je m’y sentais heureux (ce 
qui etait faux, et l’arrivee prochaine de Yuzun’allait pas arranger les choses). 

Elles partirent enfin, avec de grands gestes de la main, la Coccinelle Volkswagen effectua un demi- 
tour sur le parking, puis s’engagea sur la voie d’acces a la nationale. 

La, plusieurs choses auraient pu se produire. Si nous avions ete dans une comedie romantique, 
j’aurais, apres quelques secondes d’une hesitationdramatique (importance a ce stade dujeu d’acteur, 
je pense que Kev Adams aurait pu le faire), bref j’aurais bondi au volant de mon 4x4 Mercedes, 
j’aurais rapidement rejoint la Coccinelle sur 1’autoroute, la depassant en lui faisant de grands gestes 
dubras unpeu sots (comme en font les acteurs de rom’com), elle se serait arretee sur la bande d’arret 
d’urgence (en fait, dans une rom’com classique, il y aurait probablement euune seule fille, sans doute 
la chatain), et differents actes humains emouvants se seraient produits, dans le souffle des poids 



lourds qui nous auraient froles a quelques metres. Le dialoguiste, pour cette scene, aurait eu interet a 
chiader son texte. 

Eussions-nous ete dans un film porno que la suite eut encore ete bien davantage previsible, mais 
Eimportance du dialogue moindre. Tous les hommes souhaitent des filles fraiches, ecologiques et 
triolistes - enfin presque tous les hommes, moi en tout cas. 

Nous etions dans la realite, de ce fait je suis rentre chez moi. J’etais atteint par une erection, ce qui 
n’etait guere surprenant vu le deroulement de l’apres-midi. Je la traitai par les moyens habituels. 



Ces jeunes filles, et tout specialement la chatain, auraient pu donner un sens a mon sejour espagnol, 
et la conclusion decevante et banale de mon apres-midi ne fit que souligner cruellement une 
evidence : je n’avais aucune raison d’etre ici. J’avais achete cet appartement avec Camille, et pour 
elle. C’etait a l’epoque ou nous envisagions des projets de couple, un ancrage familial, un moulin 
romantique dans la Creuse ou que sais-je, il n’y a peut-etre que la fabrication d’enfants que nous 
n’ayons pas envisagee - et encore, ce flit a un moment donne de justesse. Ce fut mon premier achat 
immobilier, et c’etait d’ailleurs reste le seul. 

L’endroit lui avait plu d’emblee. C’etait une petite station naturiste, calme, a l’ecart des enormes 
complexes touristiques qui s’echelonnent de l’Andalousie au Levant, et dont la population etait 
essentiellement constitute de retraites d’Europe du Nord - Allemands, Hollandais, accessoirement 
Scandinaves, avec bien sur les inevitables Anglais, curieusement par contre il n’y avait pas de 
Beiges, alors que tout dans la station - 1’architecture des pavilions, l’agencement des centres 
commerciaux, le mobilier des bars - semblait reclamer leur presence, enfin c’etait vraiment un coin a 
Beiges. La plupart des residents avaient accompli leur carriere dans l’enseignement, le fonctionnariat 
au sens large, les professions intermediates. Ils achevaient maintenant leur vie de maniere paisible, 
ils n’etaient pas les derniers a l’heure de 1’aperitif, et promenaient avec bonhomie leurs fesses 
tombantes, leurs seins redondants et leurs bites inactives du bar a la plage, de la plage au bar. Ils ne 
faisaient pas d’histoires, n’etaient a l’origine d’aucun conflit de voisinage, ils etalaient avec civisme 
une serviette sur les chaises en plastique du No problemo avant de se plonger, avec une attention 
exageree, dans l’examen d’une carte pourtant courte (c’etait une politesse admise, dans l’enceinte de 
la station, d’eviter par l’apposition d’une serviette le contact entre un mobilier d’usage collectif et 
les parties intimes, possiblement humides, des consommateurs). 

Une autre clientele, moins nombreuse mais plus active, etait constitute par des babas espagnols 
(adequatement represents, je m’en rendais compte avec douleur, par ces deux jeunes filles qui 
m’avaient requis pour le gonflage de leurs pneus). Un bref detour par l’histoire recente de l’Espagne 
ne sera pas inutile. Lors de la mort du general Franco en 1975, l’Espagne (la jeunesse espagnole, 
plus precisement) se trouva confrontee a deux tendances contradictoires. La premiere, directement 
issue des annees 1960, mettait a haut prix l’amour libre, la nudite, 1’emancipation des travailleurs et 
ce genre de choses. La seconde, qui devait definitivement s’imposer dans les annees 1980, valorisait 
au contraire la competition, le porno hard, le cynisme et les stock-options, enfin je simplifie mais il 
faut simplifier sinon on n’arrive a rien. Les representants de la premiere tendance, dont la defaite 
etait par avance programmee, se replierent peu a peu vers des reserves naturelles telles que cette 
modeste station naturiste dans laquelle j’avais achete un appartement. Cette defaite programmee 
s’etait-elle d’ailleurs, finalement, produite ? Certains phenomenes bien posterieurs a la mort du 
general Franco, tels que le mouvement des Indignados, pouvaient laisser penser le contraire. Ainsi, 
plus recemment, que la presence de ces deux jeunes filles a la station Repsol d’Al Alquian, par cette 
apres-midi troublante et funeste - la femelle de Yindignado etait-elle une indignada ? avais-je done 
ete en presence de deux ravissantes indignadas ? je ne le saurais jamais, je n’avais pas su 
rapprocher ma vie de la leur, j’aurais pourtant pu leur proposer de visiter ma station naturiste, elles y 
auraient ete dans leur environnement naturel, peut-etre la brune serait-elle repartie mais j’aurais ete 
heureux avec la chatain, enfin ga devenait un peu flou, a mon age, les promesses de bonheur, mais 
pendant plusieurs nuits apres cette rencontre je revai que la chatain revenait sonner a ma porte. Elle 



etait revenue me chercher, mon errance dans ce monde avait pris fin, elle etait revenue sauver d’un 
seul mouvement ma bite, mon etre et mon ame. « Et, dans ma maison, librement et hardiment, penetre 
en maitresse. » Dans certains de ces reves elle precisait que son amie brune attendait dans la voiture, 
pour savoir si elle pouvait monter se joindre a nous ; mais cette version des reves devint de moins en 
moins frequente, le scenario se simplifiait et sur la fin il n’y eut meme plus de scenario, 
immediatement apres que j’avais ouvert la porte nous penetrions dans un espace lumineux, 
irracontable. Ces divagations se poursuivirent pendant un peu plus de deux ans - mais n’anticipons 
pas. 

Dans l’immediat, des le lendemain apres-midi, j’allais devoir aller chercher Yuzu a l’aeroport 
d’Almeria. Elle n’etait jamais venue ici, mais j’avais la certitude qu’elle detesterait l’endroit. Pour 
les retraites nordiques elle n’aurait que degout, pour les babas espagnols que mepris, aucune de ces 
deux categories (qui cohabitaient entre elles sans grande difficulte) ne pouvait s’assimiler a sa vision 
elitiste de la vie sociale et du monde en general, tous ces gens n’avaient definitivement aucune 
classe, et d’ailleurs moi non plus je n’avais aucune classe, seulement j’avais de l’argent, pas mal 
d’argent meme, a la suite de circonstances que je relaterai peut-etre quand j’aurai le temps, et une 
fois qu’on avait dit 9 a on avait dit au fond tout ce qu’il y avait a dire sur ma relation avec Yuzu, 
naturellement je devais la quitter, c’etait une evidence et meme on n’aurait jamais du s’installer 
ensemble, seulement il me fallait longtemps, tres longtemps, pour reprendre ma vie en main, comme 
j ’ai deja dit, et meme j ’en etais la plupart du temps incapable. 

Je trouvai facilement une place a l’aeroport, le parking etait surdimensionne, tout d’ailleurs dans la 
region etait surdimensionne, prevu a la mesure d’un succes touristique colossal qui n’etait jamais 
venu. 

Cela faisait des mois que je n’avais pas couche avec Yuzu, et surtout je n’envisageais pas de 
recommencer, en aucun cas, pour differentes raisons que j’expliquerai sans doute plus tard, au fond je 
ne comprenais pas du tout pourquoi j’avais organise ces vacances, et j’avais deja dans l’idee, en 
attendant sur un banc de plastique dans le hall des arrivees, de leur donner un terme plus rapide - 
j’avais prevu deux semaines, une semaine serait bien suffisante, j’allais mentir au sujet de mes 
obligations professionnelles, elle ne pourrait rien repliquer a 9 a la sal ope, elle dependait entierement 
de mon fric, 9 a me donnait tout de meme certains droits. 

L’avion en provenance de Paris-Orly etait a l’heure, et la salle des arrivees agreablement 
climatisee, presque totalement deserte - le tourisme plongeait decidement de plus en plus, dans la 
province d’Almeria. Au moment ou le panneau d’affichage electronique annon 9 a que l’avion venait 
de se poser, je faillis me lever et me diriger vers le parking - elle n’avait aucune idee de l’adresse, 
elle ne pourrait en aucun cas me retrouver. Je me raisonnai rapidement : il faudrait bien un jour ou 
1’autre que je retourne a Paris, ne serait-ce que pour des raisons professionnelles, mon travail au 
ministere de 1 ’Agriculture j’en etais d’ailleurs pratiquement aussi ecoeure que de ma compagne 
japonaise, je traversais bel et bien une mauvaise passe, il y a des gens qui se suicident pour moins 
que 9 a. 

Elle etait comme d’habitude impitoyablement maquillee, presque peinte, le rouge a levres ecarlate 
et 1 ’ombre a paupieres violine soulignaient son teint pale, sa peau « de porcelaine » comme on dit 
dans les romans d’Yves Simon, je me souvins a ce moment qu’elle ne s’exposait jamais au soleil, une 



peau blafarde (enfin une peau de porcelaine, pour le dire dans les termes d’Yves Simon) etant 
consideree par les Japonaises comme le summum de la distinction, or que faire dans une station 
balneaire espagnole si Ton refuse de s’exposer au soleil, ce projet de vacances etait decidement 
absurde, j’allais m’occuper le soir meme de modifier les reservations d’hotel sur la route du retour, 
une semaine c’etait deja trop, pourquoi pas garder quelques jours au printemps pour les cerisiers en 
fleur a Kyoto ? 

Avec la chatain tout aurait ete different, elle se serait desapee sur la plage sans ressentiment et sans 
mepris, telle une fille obeissante d’Israel, elle n’aurait pas ete derangee par les bourrelets des 
grosses retraitees allemandes (tel etait le destin des femmes, elle le savait, jusqu’a l’avenement du 
Christ en gloire), elle aurait offert au soleil (et aux retraites allemands, qui n’en auraient pas perdu 
une miette) le spectacle glorieux de ses fesses parfaitement rondes, de sa chatte candide mais 
cependant epilee (car Dieu a permis la parure), et j’aurais bande de nouveau, j’aurais bande comme 
un mammifere, mais elle ne m’aurait pas suce directement sur la plage, c’etait une station naturiste 
familiale, elle aurait evite de choquer les retraitees allemandes qui faisaient des mouvements de 
hatha yoga sur la plage au lever du soleil, cependant j’aurais senti qu’elle en eprouvait le desir et ma 
virilite en aurait ete comme regeneree, mais elle aurait attendu que nous soyons dans l’eau, a une 
cinquantaine de metres du rivage (la pente de la plage etait tres douce) pour offrir ses parties 
humides a mon phallus triomphant, et plus tard nous aurions dine d’un arroz con bogavantes dans un 
restaurant de Garrucha, le romantisme et la pornographic n’auraient plus ete separes, la bonte du 
Createur se serait manifestee avec force, bref mes pensees allaient de-ci de-la mais je parvins quand 
meme a mimer une vague expression de satisfaction en apercevant Yuzu qui penetrait dans la salle 
des arrivees au milieu d’une horde compacte de backpackers australiens. 

Nous esquissames une bise, enfm nos joues se frolerent mais c’etait sans doute deja trop, elle 
s’assit aussitot, ouvrit son vanity-case (dont le contenu etait strictement conforme aux normes 
imposees aux bagages a main sur 1 ’ensemble des compagnies aeriennes) et entreprit son repoudrage 
sans preter nulle attention au tapis de distribution des bagages - manifestement, 9 a allait etre a moi de 
me les coltiner. 

Ses bagages je les connaissais bien, a force, c’etait une marque celebre que j’avais oubliee, Zadig 
et \bltaire ou bien Pascal et Blaise, le concept quoi qu’il en soit avait ete de reproduire sur le tissu 
une de ces cartes geographiques de la Renaissance ou le monde terrestre etait represente sous une 
forme tres approximative, mais avec des legendes vintage du genre : « Icy, il doit y avoir des 
tygres », enfm c’etaient des bagages chic, leur exclusivity etait renforcee du fait qu’ils n’etaient pas 
equipes de roulettes, contrairement a de vulgaires Samsonite pour cadres moyens, il fallait done bel 
et bien se les coltiner, exactement comme les malles des elegantes de l’ere victorienne. 

Comme tous les pays d’Europe Occidentale, l’Espagne, engagee dans un processus mortel 
d’augmentation de la productivity, avait peu a peu supprime tous les emplois non qualifies qui 
contribuaient jadis a rendre la vie un peu moins desagreable, condamnant du meme coup la majeure 
partie de sa population au chomage de masse. De tels bagages, qu’ils soient sigles Zadig et \bltaire 
ou bien Pascal et Blaise, n’avaient de sens que dans une societe ou existait encore la fonction de 
porteur. 

Ce n’etait apparemment plus le cas, mais en fait si, me dis-je en sortant l’un apres 1’autre du tapis 
roulant les deux bagages de Yuzu (une valise, un sac de voyage d’une lourdeur presque identique, 
1 ’ensemble devait peser une quarantaine de kilos) : le porteur, c’etait moi. 



Je faisais egalement fonction de chauffeur. Peu apres que nous eumes rejoint 1’autoroute A7 elle 
alluma son iPhone et brancha ses ecouteurs avant de se recouvrir les yeux d’un bandeau impregne 
d’une lotion decongestionnante a l’aloe vera. En direction du Sud, dans le sens qui menait a 
l’aeroport, c’etait une autoroute qui pouvait etre dangereuse, il n’etait pas rare qu’un chauffeur de 
poids lourd letton ou bulgare perde le controle de son vehicule. Dans la direction opposee, les 
flottilles de camions qui alimentaient l’Europe duNord en legumes cultives sous serre ramasses par 
des clandestins maliens venaient d’entamer leur voyage, leurs conducteurs n’etaient pas encore en 
manque de sommeil, et je depassai une trentaine de camions sans rencontrer de probleme avant 
d’approcher de la sortie 537. A Eentree du long virage qui conduisait au viaduc surplombant le 
Rambla del Tesoro, la rambarde de protection manquait sur un peu plus de cinq cents metres ; pour 
mettre fin a Eaffaire, il suffisait que je m’abstienne de tourner le volant. La pente etait tres raide a cet 
endroit, compte tenu de la vitesse acquise on pouvait s’attendre a un parcours parfait, la voiture ne 
devalerait meme pas la pente rocheuse, elle s’ecraserait directement cent metres plus bas, un moment 
de terreur pure et puis ce serait fini, je rendrais au Seigneur mon ame incertaine. 

Le temps etait clair et calme, j’approchais rapidement de Eentree de la courbe. Je fermai les yeux 
en crispant mes mains sur le volant, il y eut quelques secondes d’equilibre paradoxal et de paix 
absolue, certainement moins de cinq, ou j’eus Eimpression d’etre sorti du temps. 

Dans un mouvement convulsif, parfaitement involontaire, je braquai violemment sur la gauche. Il 
etait temps, la roue avant droite mordit brievement le bas-cote pierreux. Yuzu arracha son masque et 
ses ecouteurs. « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ? » repeta-t-elle avec colere, mais 
avec un peu de peur aussi, et je me mis a jouer de cette peur. « Tout va bien... » dis-je le plus 
doucement que je pus, avec Eintonation onctueuse d’un serial killer civilise, Anthony Hopkins etait 
pour moi un modele, enthousiasmant et presque indepassable, enfin le genre d’hommes qu’on a 
besoin de rencontrer, a un certain stade de sa vie. Je repetai encore plus doucement, subliminalement 
presque : « Tout va bien... » 

Je n’allais pas bien du tout, en realite ; je venais d’echouer dans ma seconde tentative de 
liberation. 



Comme je m’y attendais Yuzu accueillit avec calme, essayant seulement de ne pas manifester de 
satisfaction exageree, ma decision de reduire notre periode de vacances a une semaine, et mes 
explications d’ordre professionnel parurent la convaincre immediatement ; la verite, c’est qu’elle 
n’en avait absolument rien a foutre. 

Mon pretexte n’en etait d’ailleurs pas totalement un, j’etais en effet parti avant d’avoir remis ma 
note de synthese sur les producteurs d’abricots du Roussillon, degoute par la vanite de ma tache, des 
que les accords de libre-echange actuellement en negociation avec les pays du Mercosur seraient 
signes il etait evident que les producteurs d’abricots du Roussillon n’auraient plus aucune chance, la 
protection offerte par l’AOP « abricot rouge du Roussillon » n’etait qu’une farce derisoire, le 
deferlement des abricots argentins etait ineluctable, on pouvait d’ores et deja considerer les 
producteurs d’abricots du Roussillon comme virtuellement morts, il n’en resterait pas un, pas un seul, 
meme pas un survivant pour compter les cadavres. 

J’etais, je ne crois pas 1’avoir dit, employe au ministere de 1’Agriculture, ma tache essentielle 
consistant a rediger des notes et des rapports a destination des conseillers negociateurs au sein le 
plus souvent des administrations europeennes, parfois dans le cadre de rounds commerciaux plus 
larges, dont le role etait de « definir, soutenir et representer les positions de 1’agriculture fran^aise ». 
Mon statut de contractuel me permettait de toucher un salaire eleve, bien superieur a celui que les 
textes en vigueur auraient permis d’allouer a un fonctionnaire. Ce salaire etait en un sens justifie, 
1 ’agriculture frangaise est complexe et multiple, rares sont ceux qui maitrisent les enjeux de toutes les 
branches, et mes rapports etaient en general apprecies, on louait ma capacite d’aller a l’essentiel, de 
ne pas me perdre dans une multitude de chiffres, de savoir au contraire isoler quelques elements 
clefs. D’un autre cote, je ne pouvais qu’aligner une impressionnante succession d’echecs dans ma 
defense des positions agricoles de la France, mais ces echecs au fond n’etaient pas les miens, ils 
etaient bien plus directement ceux des conseillers negociateurs, espece rare et vaine dont les insucces 
repetes n’entamaient nullement la morgue, j’avais eu affaire a quelques-uns (assez rarement, en 
general nous communiquions par mail) et j’etais ressorti ecoeure de ces contacts, il ne s’agissait en 
general pas d’ingenieurs agronomes mais d’anciens eleves d’ecoles de commerce, je n’avais depuis 
l’origine que degout pour le commerce et tout ce qui s’y apparente, l’idee de « hautes etudes 
commerciales » etait a mes yeux une profanation de la notion meme d’etudes, mais apres tout c’etait 
normal qu’on emploie a ce poste de conseiller negociateur des jeunes gens issus des hautes etudes 
commerciales, une negociation c’est toujours la meme chose, que Ton negocie des abricots des 
calissons d’Aix des telephones portables ou des fusees Ariane, la negociation est un univers 
autonome, qui obeit a ses propres lois, un univers a jamais inaccessible aux non-negociateurs. 

Je repris quand meme mes notes sur les producteurs d’abricots du Roussillon, je m’installai dans 
la chambre du haut (c’etait un duplex), et finalement pendant une semaine je ne vis a peu pres pas 
Yuzu, les deux premiers jours je fis l’effort de la rejoindre en bas, de maintenir l’illusion d’un lit 
conjugal et puis j’y renongai, je pris l’habitude de manger seul, dans ce bar a tapas en effet assez 
sympa ou j’avais laisse passer l’occasion de m’attabler avec la chatain d’Al Alquian, puis au til des 
jours je me resignai a y passer toutes mes apres-midi, dans cet espace de temps commercialement 
atone mais socialement incompressible qui separe en Europe le dejeuner du diner. L’atmosphere etait 
reposante, il y avait des gens un peu comme moi mais en pire, dans la mesure ou ils avaient vingt ou 
trente ans de plus que moi et pour eux le verdict avait ete rendu ils etaient battus, il y avait beaucoup 



de veufs l’apres-midi dans ce bar a tapas, les naturistes connaissent aussi le veuvage, enfm il y avait 
surtout des veuves, et pas mal de veufs homosexuels, dont le compagnon plus fragile s’etait envole au 
paradis des pedales, les distinctions d’orientation sexuelle semblaient d’ailleurs s’etre evaporees, 
dans ce bar a tapas manifestement plebiscite par les seniors pour y achever leur vie, au profit de 
distinctions plus platement nationales : dans les tables en terrasse on pouvait facilement distinguer le 
coin des Anglais du coin des Allemands ; j’etais le seul Frangais ; quant aux Hollandais c’etaient 
vraiment des putes ils s’asseyaient n’importe ou, une race de commergants polyglottes et 
opportunistes les Hollandais on ne le dira jamais assez. Et tout cela s’abrutissait gentiment a coup de 
cervezas et de platos combinados, F ambiance etait en general ties calme, le ton des conversations 
mesurees. De temps en temps pourtant une vague de juveniles indignados s’abattait, directement 
venue de la plage, les cheveux des filles etaient encore humides et le niveau sonore montait d’un cran 
dans l’etablissement. Je ne sais pas ce que Yuzu pouvait foutre de son cote puisqu’elle ne s’exposait 
pas au soleil, sans doute regardait-elle des series japonaises sur le Net ; je me demande encore 
maintenant ce qu’elle pouvait bien comprendre a la situation. Un simple gaijin comme moi, meme pas 
issu d’un milieu hors du commun, tout juste capable de ramener un salaire confortable sans etre 
mirobolant, aurait du normalement se sentir infiniment honore de partager l’existence d’une Japonaise 
deja, mais en plus d’une Japonaise jeune, sexy, appartenant a une famille japonaise eminente et de 
plus en contact avec les milieux artistiques les plus avances des deux hemispheres, la theorie la- 
dessus etait inattaquable, j’etais a peine digne de denouer ses sandales cela allait de soi, le probleme 
est que je manifestais une indifference de plus en plus grossiere a son statut et au mien, un soir en 
allant chercher des bieres dans le frigidaire du bas je me heurtai a elle dans la cuisine et laissai 
echapper un « Pousse-toi grosse salope » avant de me saisir du pack de San Miguel et d’un chorizo 
entame, bref elle se sentit sans doute quelque peu desargonnee durant cette semaine, rappeler 
1 ’eminence de son statut social n’est guere evident quand 1’autre risque en reponse de vous roter a la 
gueule ou de lacher un pet, il y avait certainement beaucoup de personnes auxquelles elle pouvait 
faire part de son trouble, pas sa famille qui aurait immediatement tire la situation a son profit en 
concluant qu’il etait temps pour elle de retourner au Japon, mais certainement des amies, des amies 
ou des connaissances, et je pense qu’elle utilisa abondamment Skype durant ces quelques jours ou je 
me resignai a abandonner les producteurs d’abricots du Roussillon engages dans leur descente vers 
l’aneantissement, mon indifference a l’epoque aux producteurs d’abricots du Roussillon me parait 
aujourd’hui un signe precurseur de cette indifference que je manifestai au moment decisif pour les 
producteurs laitiers du Calvados et de la Manche, en meme temps que de cette indifference plus 
fondamentale que je devais ensuite developper a l’egard de monpropre destin, et qui me faisait en ce 
moment rechercher avec avidite la compagnie des seniors, ce qui n’etait paradoxalement pas si 
facile, ils etaient prompts a me demasquer comme un faux senior, je subis notamment quelques 
rebuffades de retraites anglais (ce qui n’etait pas ties grave, on ne peut jamais etre bien accueilli par 
1’Anglais, 1’Anglais est presque aussi raciste que le Japonais dont il constitue en quelque sorte une 
version allegee), mais aussi de Hollandais, qui ne me rej etaient evidemment pas par xenophobie 
(comment un Hollandais pourrait-il etre xenophobe ? il y a deja contradiction dans les termes, la 
Hollande n’est pas un pays c’est tout au plus une entreprise), mais parce qu’ils me refusaient Faeces 
a leur uni vers de seniors, je n’avais pas fait mes preuves, ils ne pouvaient pas s’ouvrir a moi avec 
aisance de leurs problemes de prostate ni de leurs pontages coronariens, j’etais de maniere 
surprenante bien plus facilement accueilli par les indignados, leur jeunesse s’accompagnait d’une 



naivete reelle et pendant ces quelques journees j’aurais pu basculer, et il aurait fallu que je bascule 
c’etait ma derniere chance en meme temps j’avais beaucoup a leur apprendre, je connaissais 
parfaitement les derives de l’agro-industrie, leur militantisme aurait acquis a mon contact de la 
consistance, d’autant que la politique de l’Espagne a l’egard des OGM etait plus que contestable, 
l’Espagne etait un des pays europeens les plus liberaux et les plus irresponsables en matiere d’OGM, 
c’etait l’Espagne toute entiere, l’ensemble des campos espagnols qui risquait dujour au lendemain de 
se transformer en bombe genetique, il aurait au fond suffi d’une fille, il suffit toujours d’une fille, 
mais rien ne se produisit qui puisse me faire oublier la chatain d’Al Alquian, et avec le recul je 
n’incrimine meme pas les indignadas presentes, je suis meme incapable de me souvenir vraiment de 
leur attitude a mon egard, j’ai l’impression en y repensant d’une bienveillance superficielle, mais je 
suppose que je n’etais moi-meme que superficiellement accessible, j’avais ete detruit par le retour de 
Yuzu, par 1’evidence qu’il fallait que je me debarrasse de Yuzu et que je m’en debarrasse le plus vite 
possible, j’avais ete mis dans l’incapacite de vraiment remarquer et meme si je les avais remarques 
de croire a la realite de leurs charmes, elles etaient comme un documentaire sur les cascades de 
l’Oberland bernois capte sur Internet par un refiigie somalien. Mes journees s’ecoulaient de plus en 
plus douloureusement en l’absence d’evenements tangibles et simplement de raisons de vivre, sur la 
fin j’avais meme completement abandonne les producteurs d’abricots du Roussillon ; je n’allais plus 
tres souvent au cafe, de peur d’etre confronte a une indignada aux seins nus. Je regardais les 
mouvements du soleil sur les dalles, je descendais des bouteilles de brandy Cardenal Mendoza, et 
c’etait a peu pres tout. 



Malgre 1’insupportable vacuite des jours, je voyais cependant arriver avec crainte le moment du 
retour, durant les quelques journees qu’il durerait je serais oblige de coucher dans le meme lit que 
Yuzu, nous ne pouvions quand meme pas prendre des chambres separees, je me sentais incapable de 
heurter de plein fouet, a un tel degre, la Weltanschaung des receptionnistes et meme de 1’ ensemble du 
personnel hotelier, nous serions done colles l’un a l’autre en permanence, vingt-quatre heures sur 
vingt-quatre, et ce calvaire allait durer quatre jours entiers. Du temps de Camille il me suffisait de 
deux jours pour effectuer le trajet, d’abord parce qu’elle conduisait aussi et me relayait a tout 
moment, mais aussi parce que les limitations de vitesse n’etaient pas encore respectees en Espagne, 
ils n’avaient pas encore mis en place le systeme du permis a points, et la coordination des 
bureaucraties europeennes etait de toute facon moins parfaitement realisee, d’ou un laxisme general a 
l’egard des i nfr actions mineures commises par les etrangers. Non seulement une vitesse de 150 ou 
160 kilometres/heure, a la place de cette ridicule limite de 120 kilometres/heure, permettait 
evidemment de reduire le nombre d’heures de trajet, mais surtout elle permettait de rouler plus 
longtemps, et dans de meilleures conditions de securite. Sur ces interminables autoroutes espagnoles, 
rectilignes a l’infini, presque vides, ecrasees par le soleil et traversant un paysage d’un ennui total, 
en particulier entre Valence et Barcelone, mais passer par l’interieur n’arrangeait pas vraiment les 
choses, le trongon entre Albacete et Madrid etait lui aussi parfaitement plombant, sur ces autoroutes 
espagnoles meme la consommation de cafes solos a chaque occasion, meme le fait de turner cigarette 
sur cigarette permettaient tres difficilement d’eviter l’endormissement, au bout de deux ou trois 
heures de ce fastidieux parcours les yeux se fermaient necessairement, seule la decharge d’adrenaline 
induite par la vitesse aurait pu permettre de conserver sa vigilance intacte, cette absurde limitation de 
vitesse etait en realite directement a l’origine de la recrudescence des accidents mortels sur les 
autoroutes espagnoles, et sauf a risquer un accident mortel - ce qui aurait il est vrai constitue une 
solution-j’etais maintenant oblige de me limiter a des parcours de 500 ou 600 kilometres par jour. 

Du temps de Camille la difficulty etait deja, sur la route, de trouver des hotels acceptant les 
fiimeurs, mais il nous suffisait pour les raisons que j’ai dites d’une journee pour traverser l’Espagne, 
d’une autre pour rallier Paris, et nous avions decouvert quelques etablissements dissidents, l’un sur 
la cote basque, l’autre sur la cote vermeille, un troisieme dans les Pyrenees-Orientales egalement 
mais plus a l’interieur des terres, a Bagneres-de-Luchon exactement, deja dans les montagnes, et c’est 
peut-etre de ce dernier, le chateau de Riell, que je conservais le plus feerique souvenir, en raison de 
la decoration kitsch, pseudo-exotique, improbable, de l’ensemble des chambres. 

L’oppression legale etait moins parfaite alors, il y avait encore quelques trous dans les mailles du 
filet, mais aussi j’etais plus jeune, j’esperais pouvoir demeurer dans les limites de la legalite, je 
croyais encore en la justice de mon pays, j’avais confiance dans le caractere globalement benefique 
de ses lois, je n’avais pas encore acquis ce savoir-faire de guerillero qui me permettrait par la suite 
de traiter avec indifference les detecteurs de fiimee : le couvercle du dispositif une fois devisse, deux 
bons coups de pince coupante pour desactiver le circuit electrique de l’alarme et on n’en parle plus. 
Il est plus difficile de circonvenir les femmes de menage, dont l’odorat surentraine a la detection des 
odeurs de tabac ne soufffe en general aucune faiblesse, la seule solution dans ce cas est de les 
arroser, un pourboire genereusement distribue permet toujours d’acheter leur silence, mais 
evidemment dans ces conditions le sejour finit par couter cher, et on n’est jamais a l’abri d’une 
trahison. 



J’avais prevu notre premiere etape dans le parador de Chinchon, c’etait un choix peu contestable, 
les paradores en general sont un choix peu contestable mais celui-la en particulier etait charmant, 
installe dans un couvent du xvi e siecle, les chambres donnaient sur un patio dalle ou s’ecoulait une 
fontaine, partout dans les couloirs et a la reception deja on pouvait s’asseoir dans de magnifiques 
fauteuils espagnols en bois sombre. Elle s’y installa, croisant les jambes avec cette hauteur blasee 
qui lui etait habituelle, et sans preter la moindre attention au decor alluma aussitot son smartphone, a 
l’avance prete a se plaindre qu’il n’y avait pas de reseau. II y avait du reseau, ce qui etait plutot une 
bonne nouvelle, qa allait l’occuper pendant la soiree. Elle dut quand meme se relever, non sans 
marquer quelques signes d’agacement, pour presenter elle-meme son passeport, ainsi que sontitre de 
sejour en France, et pour signer aux endroits indiques, trois en tout sur les differentes fiches 
presentees par Ehotelier, E administration des paradores gardait un cote etrangement bureaucratique 
et tatillon, absolument inadapte a ce que doit etre dans Eimaginaire touristique occidental la 
reception d’un hotel de charme, les cocktails de bienvenue ce n’etait pas leur genre, la photocopie 
des passeports si, les choses n’avaient probablement pas beaucoup change depuis Franco, pourtant 
les paradores etaient des hotels de charme, e’en etait meme E archetype presque parfait, tout ce qui 
pouvait encore tenir debout en Espagne en termes de chateaux forts moyenageux ou de couvents 
Renaissance avait ete converti en parador. Cette politique visionnaire, mise en place des 1928, avait 
pris toute sa dimension un peu plus tard, avec Earrivee au pouvoir d’un homme. Francisco Franco, 
independamment d’autres aspects parfois discutables de son action politique, pouvait etre considere 
comme le veritable inventeur, au niveau mondial, du tourisme de charme , mais son oeuvre ne 
s’arretait pas la, cet esprit universel devait plus tard jeter les bases d’un authentique tourisme de 
masse (qu’on songe a Beni dorm ! qu’on songe a Torremolinos ! existait-il dans le monde, durant les 
annees 1960, quoi que ce soit qui puisse y etre compare ?), Francisco Franco etait en realite un 
authentique geant du tourisme, et c’est a cette aune qu’il fmirait par etre reevalue, il commcncait 
d’ailleurs a l’etre dans quelques ecoles hotelieres suisses, et plus generalement sur le plan 
economique le franquisme avait recemment fait l’objet de travaux interessants a Harvard et a Yale, 
montrant comment le caudillo, pressentant que EEspagne ne parviendrait jamais a raccrocher au train 
de la revolution industrielle qu’elle avait il faut bien le dire totalement manque, avait hardiment 
decide de bruler les etapes en investissant dans la troisieme phase, la phase finale de E economic 
europeenne, celle du tertiaire, du tourisme et des services, dormant ainsi a son pays un avantage 
concurrentiel decisif a l’heure ou les salaries des nouveaux pays industriels, accedant a un pouvoir 
d’achat plus eleve, souhaiteraient l’utiliser en Europe soit dans le tourisme de charme, soit dans le 
tourisme de masse, conformement a leur statut, il n’y avait ceci dit pour Einstant aucun Chinois au 
parador de Chinchon, un couple d’universitaires anglais des plus ordinaires attendait son tour 
derriere nous, mais les Chinois viendraient, ils viendraient certainement, je n’avais aucun doute sur 
leur venue, la seule chose etait peut-etre quand meme de simplifier les formalites d’accueil, quel que 
soit le respect que Eon puisse et que Eon doive eprouver pour Eoeuvre touristique du caudillo les 
choses avaient change, il etait peu probable maintenant que des espions venus du froid songent a se 
glisser dans l’innocente cohorte des touristes ordinaires, les espions venus du froid etaient eux- 
memes devenus des touristes ordinaires a E instar de leur chef, Vladimir Poutine, le premier d’entre 


eux. 



Les formalites une fois accomplies, 1’ensemble des fiches d’information de 1’hotel paraphees et 
signees, je connus encore un instant de jubilation masochiste en surprenant le regard ironique, voire 
meprisant, que me jeta Yuzu lorsque je tendis au receptionniste ma carte Amigos de Par adores pour 
faire valider mes points ; elle ne perdait rien pour attendre. Je me dirigeai vers notre chambre, 
trainant ma Samsonite ; elle me suivit, la tete hardiment dressee, ayant laisse ses deux bagages Zadig 
et \bltaire (ou bien Pascal et Blaise, j ’ai oublie) au beau milieu du hall de reception. Je feignis de ne 
rien remarquer, et aussitot arrives dans notre chambre, je me servis une Cruzcampo dans le minibar 
en allumant une cigarette - je n’avais rien a craindre, differentes experiences m’avaient convaincu 
que les detecteurs de fiimee dans les paradores dataient eux aussi de l’ere tfanquiste, plutot de la fin 
de l’ere tfanquiste, et que tout le monde s’en foutait, qu’il ne s’agissait que d’une concession tardive 
et superficielle aux normes du tourisme international, basee sur 1’illusion d’une clientele americaine 
qui de toute fagon n’atteindrait jamais 1’Europe et encore moins les paradores, Venise seule en 
Europe pouvait encore se prevaloir d’une vague frequentation americaine, il etait temps a present 
pour les professionnels europeens du tourisme de se tourner vers des pays plus ffustes et plus neufs, 
pour qui le cancer du poumon ne representait qu’un inconvenient marginal et peu documents. Pendant 
une dizaine de minutes il ne se passa rien ou a peu pres, Yuzu tourna un peu en rond, verifia que son 
smartphone captait toujours, qu’aucune boisson du minibar ne correspondait a son statut : il y avait 
des bieres, du Coca ordinaire (meme pas de Coca light) et de l’eau minerale. Puis elle lacha, d’un ton 
qui n’arrivait meme plus vraiment a etre interrogatif : « Ils n’amenent pas les bagages ? - Je 
1’ignore » repondis-je avant d’ouvrir une seconde Cruzcampo. Les Japonais ne peuvent pas vraiment 
rougir, le mecanisme psychologique existe mais le resultat est plutot ocre, enfin elle digera 1’affront 
je dois le reconnaitre, il lui fallut une minute de tremblements mais elle digera 1’affront, elle se 
retourna sans un mot et se dirigea vers la porte. Elle revint quelques minutes plus tard, trainant sa 
valise, pendant que je terminais ma biere. Lorsqu’elle revint encore cinq minutes apres avec son sac 
de voyage, j’en avais entame une troisieme - le voyage m’avait vraiment donne soif. Comme je 
l’escomptais elle ne m’adressa plus la parole de la soiree, ce qui me permit de me concentrer sur les 
mets - a 1’exploitation du patrimoine architectural, les paradores ont depuis le debut choisi 
d’adjoindre la mise en lumiere des gastronomies regionales espagnoles, et le resultat a mes yeux est 
souvent delicieux, quoique en general un peu gras. 

Pour notre seconde etape j’avais encore fait monter les encheres en optant pour un Relais 
Chateaux, le chateau de Brindos, situe sur le territoire de la commune d’Anglet, non loin de Biarritz. 
Cette fois il y eut un cocktail de bienvenue, des serviteurs empresses et multiples, des canneles et des 
macarons disposes a notre intention dans des coupelles de porcelaine, une bouteille de Ruinart nous 
attendait au ffais dans le minibar, enfm bref c’etait un putain de Relais Chateaux dans cette putain de 
cote basque, tout aurait pu aller pour le mi eux si je ne m’etais soudain rappele, precisement en 
traversant le salon de lecture ou de profonds fauteuils a oreillettes encadraient des tables recouvertes 
de piles de Figaro Magazine , Cote Basque, Vanity Fair et autres publications, que j’etais deja venu 
dans cet hotel avec Camille, a la fin de l’ete precedant notre separation, a la fin de notre dernier ete, 
le minime et tres temporaire regain de bienveillance que j’aurais pu eprouver pour Yuzu (qui dans cet 
environnement plus favorable avait repris du poil de la bete, qui s’etait en quelque sorte remise a 
ronronner, et qui avait deja commence a etaler quelques tenues sur le lit, dans l’evidente intention 
d’etre eblouissante a l’heure du diner) avait aussitot ete annule par la comparaison que j’etais 



inevitablement amene a faire entre leurs attitudes. Camille avait traverse bouche bee les salons de 
reception, contemplant le nez en l’air les tableaux dans leurs cadres, les murs de pierre apparente, les 
lampadaires ouvrages. En penetrant dans la chambre elle s’etait arretee, impressionnee, devant la 
masse immaculee du lit king size avant de s’asseoir timidement a son bord pour essayer sa souplesse 
et son moelleux. Notre junior suite avait vue sur le lac, elle avait aussitot voulu prendre une photo de 
nous deux, et lorsque ouvrant la porte du minibar je lui avais demande si elle voulait une coupe de 
champagne elle s’etait exclamee : « Oh ouuui !... » avec une expression de bonheur total, et ce 
bonheur accessible aux classes moyennes superieures je savais qu’elle en savourait chaque seconde, 
c’etait different pour moi j’avais deja eu acces a cette categorie d’hotels, c’etait dans ces hotels que 
mon pere faisait etape lorsque nous partions en vacances a Meribel, dans le chateau d’lge en Saone- 
et-Loire, ou bien au « Domaine de Clairefontaine » de Chonas-l’Amballan, j’appartenais moi-meme 
aux classes moyennes superieures alors qu’elle etait une enfant des classes moyennes moyennes, et a 
vrai dire plutot pauperisees par la crise. 

Je n’avais meme plus envie d’aller me promener sur les bords du lac en attendant l’heure du diner, 
l’idee meme m’en etait odieuse, comme une profanation, et c’est avec reticence que j’enfilai une 
veste (apres avoir quand meme termine la bouteille de champagne) pour me rendre au restaurant de 
1’hotel, simplement etoile au guide Michelin, ou John Argand revisitait de maniere creative le 
terroir basque a travers son menu « Le marche de John ». Ces restaurants auraient d’ailleurs ete 
supportables si les serveurs n’avaient recemment acquis la manie de declamer la composition du 
moindre amuse-bouche, le ton enfle d’une emphase mi-gastronomique mi-litteraire, guettant chez le 
client des signes de complicite ou au moins d’interet, dans le but j’imagine de faire du repas une 
experience conviviale partagee, alors que leur seule maniere de lancer : « Bonne degustation ! » a 
1 ’issue de leur harangue gourmande sufFisait en general a me couper l’appetit. 

Une autre innovation, encore plus regrettable, depuis ma venue en compagnie de Camille, etait 
1’installation des detecteurs de fiimee dans les chambres. Je les avais reperes des mon entree, en 
meme temps j’avais note que vu la hauteur sous plafond - au moins trois metres, plus probablement 
quatre - il me serait impossible de les desactiver. Apres avoir tergiverse une heure ou deux, je 
decouvris des couvertures supplementaires dans un placard, et m’installai pour dormir sur le balcon 
- heureusement la nuit etait douce, j ’avais vecu bien pire lors d’un congres a Stockholm sur la filiere 
porcine. Une des coupelles de porcelaine contenant les patisseries me servirait de cendrier ; il me 
suffirait de la nettoyer au matin, et d’enfouir les megots dans une des jardinieres d’hortensias. 

La troisieme journee de voyage fut interminable, 1’autoroute A10 semblait presque entierement en 
travaux, et il y eut deux heures de bouchons a la sortie de Bordeaux. C’est dans un etat d’exasperation 
avancee que j’arrivai a Niort, une des villes les plus laides qu’il m’ait ete donne de voir. Yuzu ne put 
reprimer une mimique de stupefaction en s’apercevant que notre etape du jour nous conduisait a 
1’hotel Mercure-Marais Poitevin. Pourquoi lui infligeais-je pareille humiliation ? Humiliation de 
surcroit vaine, puisque, m’apprit la receptionniste avec une nuance visible de satisfaction mauvaise, 
l’hotel venait tout recemment, « a la demande de la clientele », de passer en 100 % non-fiimeurs - oui 
c’est vrai, le site Internet n’avait pas encore ete corrige, elle en etait consciente. 


Pour la premiere fois de ma vie, c’est avec soulagement que je vis apparaitre, le lendemain en 
milieu d’apres-midi, les premiers contreforts de la banlieue parisienne. Jeune homme, lorsque chaque 



dimanche soir je quittais Senlis ou j’avais vecuune enfance tres protegee pour retourner poursuivre 
mes etudes dans le centre de Paris, lorsque je traversais Villiers-le-Bel, puis Sarcelles, puis 
Pierrefitte-sur-Seine, puis Saint-Denis, lorsque je voyais peu a peu autour de moi s’elever la densite 
de population et les barres d’immeubles, et dans 1’autobus la violence des conversations augmenter, 
et le niveau de danger visiblement s’accroitre, j’avais chaque fois la sensation nettement caracterisee 
de revenir en enfer, et dans un enter bati, a leur convenance, par les hommes. Maintenant c’etait 
different, un parcours social sans brio particulier mais correct m’avait permis d’echapper, je 
l’esperais definitivement, au contact physique et meme visuel des classes dangereuses, j’etais 
maintenant dans monpropre enfer, que j’avais bati a ma convenance. 



Nous habitions un grand trois pieces au 29 e etage de la tour Totem, une espece de structure 
alveolee de beton et de verre posee sur quatre enormes piliers de beton brut, qui evoquait ces 
champignons d’aspect repugnant mais parait-il delicieux que Ton appelle je crois des morilles. La 
tour Totem etait situee au coeur du quartier Beaugrenelle, juste en face de Tile aux Cygnes. Je 
detestais cette tour et je detestais le quartier Beaugrenelle, mais Yuzu adorait cette gigantesque 
morille de beton, elle en etait « immediatement tombee amoureuse », c’est ce qu’elle declarait a tous 
nos invites, au moins dans les premiers temps, elle le declarait peut-etre toujours d’ailleurs mais ga 
faisait bien longtemps que j ’avais renonce a rencontrer les invites de Yuzu, immediatement avant leur 
arrivee je m’enfermais dans ma chambre et je n’en sortais plus de la soiree. 

Nous faisions chambre a part depuis quelques mois, je lui avais laisse la « suite parentale » (une 
suite parentale c’est comme une chambre, mais avec un dressing et une salle de bains, je signale ga a 
Tintention de mes lecteurs des couches populaires) pour occuper la « chambre d’amis », et j’utilisais 
la salle d’eau attenante, une salle d’eau c’etait bien sufifisant pour moi : un brassage de dents, une 
douche rapide et j’enavais termine. 

Notre couple etait en phase terminale, plus rien ne pouvait le sauver et d’ailleurs cela n’aurait 
meme pas ete souhaitable, cependant il faut en convenir nous disposions de ce qu’il est convenu 
d’appeler une « vue superbe ». Du salon comme de la suite parentale on donnait sur la Seine, et au- 
dela du 16 e arrondissement sur le bois de Boulogne, le pare de Saint-Cloud et ainsi de suite ; par 
beau temps, on apercevait le chateau de Versailles. De ma chambre on avait directement vue sur 
l’hotel Novotel, situe a moins d’une encablure, et au-dela sur la majeure partie de Paris, mais cette 
vue ne m’interessait pas, je laissais constamment les doubles rideaux fermes, non seulement je 
detestais le quartier Beaugrenelle mais je detestais Paris, cette ville infestee de bourgeois 
ecoresponsables me repugnait, j’etais peut-etre un bourgeois moi aussi mais je n’etais pas 
ecoresponsable, je roulais en 4x4 diesel - je n’aurais peut-etre pas fait grand-chose de bien dans ma 
vie, mais au moins j’aurais contribue a detruire la planete - et je sabotais systematiquement le 
programme de tri selectif mis en oeuvre par le syndic de Timmeuble en balangant les bouteilles de 
vin vides dans la poubelle reservee aux papiers et emballages, les dechets perissables dans le bac de 
collecte du verre. Je m’enorgueillissais quelque peu de mon absence de civisme, mais aussi je tirais 
une mesquine vengeance du montant indecent du loyer et des charges - une fois que j’avais paye le 
loyer et les charges, verse a Yuzu Tallocation mensuelle qu’elle m’avait demandee pour « subvenir 
auxbesoins du menage » (pour Tessentiel, commander des sushis), j’avais depense exactement 90 % 
de mon salaire mensuel, en somme ma vie d’adulte se resumait a grignoter lentement Theritage de 
mon pere, mon pere n’avait pas merite ga, il etait decidement temps que je mette un terme a ces 
betises. 

Depuis que je la connaissais Yuzu travaillait a la Maison de la culture du Japon, quai Branly, 
c’etait a cinq cents metres de Tappartement mais elle y allait quand meme a velo, avec son stupide 
velo hollandais qu’elle etait ensuite obligee de monter dans Tascenseur, puis de garer dans le living- 
room. C’etaient je suppose ses parents qui Tavaient pistonnee pour cette sinecure. Je ne savais pas 
exactement ce que foutaient ses parents mais ils etaient indeniablement riches (une fille unique de 
parents riches ga donne des gens comme Yuzu, quel que soit le pays, quelle que soit la culture), 



probablement pas extremement riches, je n’imaginais pas son pere chairman de Sony ou de Toyota, 
plutot fonctionnaire, un fonctionnaire de rang eleve. 

Elle avait ete engagee, m’expliqua-t-elle, pour « rajeunir et moderniser » le programme des 
manifestations culturelles. Ce n’etait pas du luxe : le depliant que je ramassai, la premiere fois que je 
lui rendis visite a son lieu de travail, degageait un ennui mortel : ateliers d’origami, d’ikebana et de 
tenkoku, spectacles de kamishibai et de tambours jomon, conferences sur le jeu de go et la voie du the 
(ecole Urasenke, ecole Omotosenke), les rares invites japonais etaient des tresors nationaux vivants 
mais de justesse, la plupart avaient au moins quatre-vingt-dix ans, on les aurait plus adequatement 
qualifies de tresors nationaux mourants. Bref, il lui suffirait d’organiser une ou deux expositions de 
mangas, un ou deux festivals sur les nouvelles tendances du porno japonais, pour remplir son contrat; 
it was quite an easy job. 

J’avais renonce a aller aux expositions organisees par Yuzu six mois auparavant, apres celle 
consacree a Daikichi Amano. C’etait un photographe et videaste qui presentait des images de filles 
nues recouvertes de differents animauxrepugnants tels qu’anguilles, poulpes, cafards, vers anneles... 
Sur une video, une Japonaise attrapait par les dents les tentacules d’un poulpe qui sortaient d’une 
cuvette de WC. Je crois que je n’avais jamais rien vu d’aussi degueulasse. Malheureusement, comme 
d’habitude, j ’avais commence par le buffet avant de m’interesser aux oeuvres exposees ; deux minutes 
plus tard, je me precipitai dans les toilettes du centre culturel pour vomir mon riz et mon poisson cru. 

Les week-ends etaient chaque fois un supplice, mais, sinon, je pouvais traverser les semaines sans 
presque rencontrer Yuzu. Lorsque je partais pour le ministere de TAgriculture, elle etait loin d’etre 
reveillee - elle se levait rarement avant midi. Et lorsque je rentrais, vers sept heures du soir, elle 
n’etait presque jamais la. Ce n’etait probablement pas son travail qui l’incitait a des horaires si 
tardifs, apres tout c’etait normal, elle n’avait que vingt-six ans et j’en avais vingt de plus, le desir de 
vie sociale diminue avec la maturite, on finit par se dire qu’on a fait le tour de la question, en plus 
j’avais installe une box SFR dans ma chambre, je pouvais acceder aux chaines sportives et suivre les 
championnats de football nationaux fran^ais, anglais, allemand, espagnol et italien, cela representait 
un nombre d’heures de divertissement considerable, si Pascal avait connu la box SFR il aurait peut- 
etre chante une autre chanson, et tout cela pour un prix identique a celui des autres operateurs, je ne 
comprenais pas que SFR ne mette pas davantage T accent, dans ses publicites, sur son merveilleux 
bouquet sportif, enfin chacun son metier. 

Ce qui etait sans doute plus critiquable, du point de vue de la morale communement admise, c’est 
que Yuzu se rendait assez souvent, j’en avais la conviction, a des « soirees libertines ». Je l’avais 
accompagnee a Tune d’entre elles, juste au debut de notre relation. Cela se passait dans un hotel 
particulier quai de Bethune, dans File Saint-Louis. Je ne savais meme pas combien une habitation 
pareille pouvait valoir sur le marche, vingt millions d’euros peut-etre, enfin je n’avais jamais rien vu 
de tel. Il y avait une centaine de participants, deux hommes pour une femme a peu pres, dans 
1’ensemble les hommes etaient plus jeunes que les femmes, et d’un niveau social nettement moins 
releve, la plupart avaient meme un look nettement « banlieue », on doit les payer me dis-je un instant 
mais en fait probablement pas, baiser gratuitement pour la plupart des hommes est deja une aubaine, 
en plus il y avait du champagne et des petits fours, servis dans les trois salons de reception, en 
enfilade, ou je passai la soiree. 



Rien de sexuel ne se deroulait, dans ces salons de reception, mais la tenue extremement erotique 
des femmes, le fait que des couples ou des groupes se dirigent regulierement vers les escaliers 
menant aux chambres, ou au contraire a la cave, ne laissaient planer aucun doute sur 1’ esprit de la 
reunion. 

Au bout d’a peu pres une heure, lorsqu’il devint evident que je n’avais aucune intention d’aller 
explorer ce qui se tramait ou s’echangeait au-dela du buffet, Yuzu appela un Uber. Sur le chemin du 
retour elle ne me fit aucun reproche, mais ne manifesta non plus aucun regret, aucune honte ; en fait 
elle ne fit aucune allusion a la soiree, et elle ne devait d’ailleurs jamais plus en faire mention. 

Ce silence me semblait co nfi rmer mon hypothese qu’elle n’avait pas renonce a ces distractions, et 
un soir j’eus envie d’en avoir le coeur net, c’etait absurde elle pouvait rentrer a tout moment, et puis 
fouiller dans 1’ordinateur de sa compagne ga n’a rien de tres honorable, c’est une curieuse chose le 
besoin de savoir, enfin le mot de besoin est peut-etre un peu fort, disons qu’il n’y avait que des 
matchs decevants ce soir-la. 

En triant ses mails par taille, j’isolai facilement la dizaine qui comportaient des videos attachees. 
Dans la premiere, ma compagne etait au centre d’un gang-bang de facture classique : elle branlait, 
sugait et se faisait penetrer par une quinzaine d’hommes, qui attendaient leur tour sans empressement, 
et utilisaient un preservatif pour les penetrations vaginales et anales ; personne ne pronongait une 
parole. A un moment donne elle tenta de prendre deux bites dans sa bouche, mais n’y parvint pas tout 
a fait. Dans un deuxieme temps les participants ejaculerent sur son visage, qui se recouvrit peu a peu 
de sperme, plus tard elle ferma les yeux. 

Tout cela etait tres bien, enfin si je puis dire, disons que je n’etais pas exagerement surpris, mais il 
y avait autre chose qui m’interpellait da vantage : j’avais tout de suite reconnu la decoration, cette 
video avait ete tournee dans mon appartement, et plus precisement dans la suite parentale, et ga, ga ne 
me plaisait pas beaucoup. Elle devait avoir profite d’un de mes deplacements a Bruxelles, et ga 
faisait plus d’un an que j’y avais definitivement mis fin, ga avait done eu lieu tout au debut de notre 
relation, done a une epoque ou on baisait encore ensemble et ou on baisait meme beaucoup, je crois 
que je n’avais jamais autant baise de ma vie, elle etait disponible pour baiser a peu pres en 
permanence, j’en avais alors deduit qu’elle etait amoureuse de moi, c’etait peut-etre une erreur 
d’analyse, mais alors une erreur d’analyse commune a beaucoup d’hommes, ou alors ce n’est pas une 
erreur, c’est comme ga que la plupart des femmes fonctionnent (comme on dit dans les ouvrages de 
psychologie populaire), c’est dans leur logiciel (comme on dit dans les debats politiques sur Public 
Senat), Yuzu pouvait done bien etre un cas particulier. 

Un cas particulier elle 1’etait en effet, la seconde video en attestait da vantage. Cette fois ga ne se 
passait pas chez moi, et pas davantage dans l’hotel particulier de file Saint-Louis. Autant 
l’ameublement de file Saint-Louis etait classe, minimaliste, noir et blanc, autant le nouveau spot etait 
cossu, bourgeois, Chippendale, on songeait a l’avenue Foch, a un gynecologue riche ou peut-etre a un 
presentateur de television a succes, quoi qu’il en soit Yuzu se branlait sur une ottomane avant de se 
laisser glisser sur le sol recouvert d’un tapis aux motifs vaguement persans, ce sur quoi un doberman 
d’age moyen la penetrait avec la vigueur que l’on reconnait a sa race. Ensuite la camera changeait 
d’axe, et pendant que le doberman continuait a la besogner (les chiens ejaculent pourtant tres vite 
dans l’etat de nature, mais la chatte de la femme doit presenter de notables differences avec celle de 
la chienne, il ne retrouvait pas ses marques), Yuzu agagait le gland d’un bull-terrier avant de le 



prendre dans sa bouche. Le bull-terrier, sans doute plus jeune, ejaculait en moins d’une minute avant 
d’etre remplace par un boxer. 

Apres ce mini gang-bang canin, j’interrompis mon visionnage, j’etais ecoeure mais surtoutpour les 
chiens, en meme temps je ne pouvais pas me dissimuler que pour une Japonaise (d’apres tout ce que 
j’avais pu observer de la mentalite de ce peuple), coucher avec un Occidental, c’est deja presque 
copuler avec un animal. Avant de quitter la suite parentale, j’enregistrai l’ensemble des videos sur 
une clef USB. Le visage de Yuzu etait tres reconnaissable, et je commengai a envisager l’ebauche 
d’un nouveau plan de liberation, qui consistait tout simplement (les bonnes idees sont toujours 
simples) a la jeter par la fenetre. 

La realisation pratique n’offrait guere de difficultes. D’abord il s’agissait de la faire boire, 
pretextant que le breuvage etait d’une qualite tout a fait etonnante, genre cadeau d’un petit producteur 
local de mirabelle dans les \bsges, elle etait tres sensible a ces arguments, en ce sens elle etait 
vraiment restee une touriste. Les Japonais, et meme plus generalement les Asiatiques, tiennent tres 
mal l’alcool, par suite du mauvais fonctionnement chez eux de l’aldehyde deshydrogenase 2 , qui 
assure la transformation de 1’ethanol en acide acetique. En moins de cinq minutes elle plongerait dans 
l’abrutissement ethylique, j’en avais deja eu 1 ’experience ; il me suffirait alors d’ouvrir la fenetre et 
de transporter son corps, elle pesait moins de cinquante kilos (a peu pres le meme poids que ses 
bagages), je parviendrais sans difficulty a la trainer, et vingt-neuf etages 9 a ne pardonne pas. 

Je pouvais bien entendu essayer de faire croire a un accident imputable a l’ivresse, tout cela 
paraissait plutot credible, mais j’avais une confiance enorme, peut-etre exageree, dans la police de 
mon pays, et mon projet de depart etait plutot d’avouer : avec ces videos, pensais-je, je disposais de 
circonstances attenuates. Le Code penal de 1810, dans son article 324, stipule que « le meurtre 
commis par Eepoux sur son epouse, ou par celle-ci sur son epoux, n’est pas excusable (...) 
neanmoins, dans le cas d’adultere, prevu par 1’article 336, le meurtre commis par 1’epoux sur son 
epouse, ainsi que sur le complice, a 1 ’instant ou il les surprend en flagrant delit dans la maison 
conjugale, est excusable. » En somme, si j’avais debarque avec une kalachnikov le soir de la 
partouze, et que nous ayons ete a l’epoque de Napoleon, j’etais acquitte sans probleme. Mais nous 
n’etions plus a l’epoque de Napoleon, meme plus a celle de Divorce a I’italienne, et une rapide 
recherche Internet m’apprit que la peine moyenne, pour un crime passionnel commis dans un cadre 
conjugal, etait de dix-sept ans de prison ; certaines feministes souhaitaient aller plus loin, permettre 
le prononce de peines plus lourdes en introduisant la notion de « feminicide » dans le Code penal, ce 
que je trouvais plutot amusant, 9 a faisait penser a insecticide, ou a raticide. Quand meme, dix-sept 
ans, 9 a me paraissait beaucoup. 

En meme temps on n’est peut-etre pas si mal en prison, me dis-je, les problemes administratifs 
disparaissent, et on est egalement pris en charge d’un point de vue medical, le principal inconvenient 
est qu’on se fait constamment battre et sodomiser par les autres detenus, mais a bien reflechir 
c’etaient peut-etre surtout les pedophiles qui se faisaient humilier et enculer par les autres 
prisonniers, ou bien alors des jeunes mecs tres mignons, avec un petit cul d’ange, des delinquants 
fragiles et mondains qui tombaient betement, pour un rail de coke, moi j’etais baraque, trapu et un peu 
alcoolique, j’avais plutot le profil d’un prevenu moyen en realite. « Humifies et encules » c’etait un 
bon titre, du Dostoi'evski trash, d’ailleurs il me semblait que Dostoi'evski avait ecrit sur le monde 
carceral, c’etait peut-etre transposable, enfm la je n’avais pas le temps de verifier, il fallait que je 
prenne une decision rapidement, et ce qu’il me semblait c’est qu’un mec ayant tue sa femme pour 



« venger son honneur » devait beneficier d’un certain respect des codetenus, c’est ce que me soufflait 
ma faible comprehension de la psychologie du milieu carceral. 

D’un autre cote, il y avait quand meme des choses que j’aimais bien, a l’exterieur, une petite viree 
au G20 par exemple, ils avaient quatorze varietes differentes de houmous, ou bien une promenade en 
foret, enfant j’aimais les promenades en foret, j’aurais du en faire davantage, j’avais trop perdu le 
contact avec mon enfance, enfin une incarceration prolongee n’etait peut-etre pas la meilleure 
solution, mais je crois que c’est le houmous qui emporta la decision. Sans parler des aspects moraux 
lies au meurtre, bien entendu. 



Curieusement, c’est en regardant Public Senat - une chaine dont je n’attendais pas grand-chose, et 
en tout cas rien de ce genre - que la solution m’apparut enfin. Le documentaire, intitule « Disparus 
volontaires », reconstituait le parcours de differentes personnes qui un jour, de maniere totalement 
imprevisible, avaient decide de couper les ponts avec leur famille, leurs amis, leur profession : un 
type qui, un lundi matin, en se rendant a son travail, avait abandonne sa voiture sur le parking d’une 
gare et pris le premier train, laissant au hasard le choix de sa destination ; un autre qui, au sortir 
d’une soiree, au lieu de rentrer chez lui, avait pris une chambre dans le premier hotel venu avant 
d’errer pendant des mois dans differents hotels parisiens, changeant d’adresse chaque semaine. 

Les chifffes etaient impressionnants : plus de douze mille personnes, en France, chaque annee, 
choisissaient de disparaitre, d’abandonner leur famille et de refaire leur vie, parfois a F autre bout du 
monde, parfois sans changer de ville. J’etais fascine, et je passai le reste de la nuit sur Internet pour 
en apprendre da vantage, de plus en plus convaincu que j’etais a la rencontre de mon propre destin : 
je serais, moi aussi, un disparu volontaire, et mon cas etait particulierement simple, je n’avais pas a 
echapper a une femme, a une famille, a un ensemble social patiemment constitue, mais a une simple 
concubine etrangere, qui n’avait aucun droit a me poursuivre. Tous les articles en ligne sur Internet 
insistaient, ceci dit, sur un point deja bien mis en avant par le documentaire : en France, toute 
personne majeure etait libre « d’aller et de venir », 1’abandon de famille ne constituait pas un delit. II 
aurait fallu graver cette phrase, en lettres enormes, sur tous les edifices publics : Vabandon de 
famille, en France, ne constitue pas un delit. Ils insistaient beaucoup sur ce point, alignaient des 
preuves impressionnantes : dans le cas ou une personne portee disparue etait controlee par la police 
ou la gendarmerie, il etait interdit a la police ou a la gendarmerie de communiquer sa nouvelle 
adresse sans son consentement ; et, en 2013, la procedure de recherche dans l’interet des families 
avait ete supprimee. II etait stupefiant que, dans un pays ou les libertes individuelles avaient d’annee 
en annee tendance a se restreindre, la legislation ait conserve celle-ci, fondamentale, et meme plus 
fondamentale a mes yeux, et philosophiquement plus troublante, que le suicide. 

Je ne dormis pas de la nuit, et des la premiere heure je mis en oeuvre les mesures appropriees. 
Sans avoir de destination precise en tete, il me semblait que mon chemin allait maintenant me 
conduire vers des zones rurales, j’optai done pour le Credit agricole. L’ouverture de compte etait 
immediate, mais il me faudrait attendre une semaine pour disposer d’un acces Internet et d’un 
chequier. Cloturer mon compte a la BNP me prit quinze minutes, et le virement du solde sur mon 
nouveau compte fut instantane. Redomicilier les prelevements que je souhaitais maintenir (assurance 
auto, mutuelle) tut 1’affaire de quelques mails. L’appartement ce fut un peu plus long, je crus bon 
d’inventer la fiction d’un nouveau travail qui m’attendait en Argentine dans un domaine viticole 
immense situe dans la province de Mendoza, tout le monde a l’agence trouva que c’etait formidable, 
des qu’on parle de quitter la France tous les Frangais trouvent qa formidable c’est un point 
caracteristique chez eux, meme si c’est pour aller au Greenland ils trouvent qa formidable alors 
1’Argentine n’en parlons pas, si qa avait ete le Bresil je crois que la chargee de clientele se serait 
carrement roulee par terre. J’avais deux mois de preavis, je les reglerais par virement; quant a l’etat 
des lieux de sortie je ne pourrais certainement pas etre present, mais cela n’avait rien 
d’indispensable. 



Restait la question de mon travail. J’avais un statut de contractuel au ministere de 1’ Agriculture, et 
mon contrat etait renouvele annuellement, debut aout. Mon chef de service parut surpris que je 
l’appelle pendant ma periode de vacances, mais m’accorda un rendez-vous le jour meme. Pour cet 
homme relativement au fait des matieres agricoles, un mensonge plus sophistique, quoique derive du 
premier, me parut necessaire. J’inventai done la fiction d’un emploi de conseiller « export agricole » 
a l’ambassade d’Argentine. « Ah, PArgentine... » dit-il sombrement. De fait les exportations 
agricoles de P Argentine explosaient litteralement depuis quelques annees, dans tous les domaines, et 
ce n’etait pas fini, les experts estimaient que PArgentine, peuplee de quarante-quatre millions 
d’habitants, pourrait a terme nourrir six cents millions d’hommes, et le nouveau gouvernement l’avait 
bien compris, avec sa politique de devaluation du peso, ces salauds allaient litteralement inonder 
PEurope de leurs produits, enplus ils n’avaient aucune legislation restrictive sur les OGM, c’est dire 
si on etait mal barres. « Leur viande est delicieuse... » objectai-je sur un ton conciliant. « S’il n’y 
avait que la viande... » repondit-il, de plus en plus sombre : les cereales, le soja, le tournesol, le 
sucre, Parachide, P ensemble des productions ffuitieres, la viande bien entendu et meme le lait: voila 
tous les domaines dans lesquels PArgentine pouvait faire tres mal a PEurope, et cela dans les plus 
brefs delais. « En somme, vous passez a Pennemi... » conclut-il sur un ton apparemment badin, mais 
empreint d’une reelle amertume ; je preferai conserver un silence prudent. « \bus etes un de nos 
meilleurs experts ; je suppose que leur proposition est financierement interessante... » insista-t-il 
d’une voix qui donnait a craindre un derapage proche ; la non plus, il ne me parut pas opportun de 
repondre, mais je tentai une grimace a la fois affirmative, desolee, complice et modeste - enfin, 
c’ etait une grimace difficile a reussir. 

« Bien... », il tapota des doigts sur la table. II se trouve que j’etais en conge, et que celui-ci 
s’achevait a la fin de ma periode contractuelle ; techniquement, done, je n’avais plus aucunbesoin de 
revenir. Evidemment il etait un peu perturbe, un peu pris de court, mais 9 a ne devait pas etre la 
premiere fois. Le ministere de EAgriculture paie bien ses contractuels des qu’ils peuvent se 
prevaloir d’une competence operationnelle suffisante, il les paie largement mieux que ses 
fonctionnaires ; mais il ne peut evidemment pas s’aligner face au prive, ni meme face a une 
ambassade etrangere, des que celle-ci a decide de mettre en place un veritable plan de conquete, leur 
budget alors est presque illimite, je me souviens d’un camarade de promotion a qui l’ambassade des 
Etats-Unis avait fait comme on dit un pont d’or, il avait d’ailleurs completement echoue dans sa 
mission, les vins californiens etaient toujours aussi peu distribues en France et le boeuf du Middle 
West peinait a seduire alors que le boeuf argentin etait en train d’y parvenir, allez savoir pourquoi, 
c’est un petit etre impulsif le consommateur, bien plus impulsif que le boeuf, certains conseillers en 
communication avaient pourtant reconstitue un scenario plausible, 1 ’image du cow-boy avait ete selon 
eux largement surexploitee, tout le monde savait maintenant que le Middle West etait un vague 
territoire anonyme ou se succedaient les usines a viande, trop de burgers a servir quotidiennement, ce 
n’etait pas possible autrement, il fallait etre realiste, prendre les betes au lasso ce n’ etait plus 
envisageable. Alors que l’image du gaucho (une magie latino etait-elle a l’oeuvre ?) continuait a faire 
rever le consommateur europeen, il imaginait de vastes prairies a perte de vue, des betes fieres et 
fibres galopant dans la pampa (pour autant qu’un boeuf galope, c’etait a verifier), quoi qu’il en soit 
une voie royale s’ouvrait au boeuf argentin. 



Mon ancien chef de service me serra quand meme la main, mais de justesse, avant que je ne quitte 
son bureau, et il eut cet ultime courage de me souhaiter bonne chance dans ma nouvelle vie 
professionnelle. 

Debarrasser mon bureau me prit un peu moins de dix minutes. II etait presque seize heures ; en 
moins d’une journee,je venais de reorganiser ma vie. 

J’avais annul e les traces de ma vie sociale anterieure sans reel probleme, a vrai dire les choses 
etaient devenues plus faciles avec Internet, toutes les factures, declarations d’impot et autres 
formalites pouvaient maintenant se traiter de maniere electronique, une adresse physique etait 
devenue inutile, une adresse mail pouvait suffire a tout. J’avais cependant encore un corps, ce corps 
avait certains besoins, et le plus difficile, en realite, dans ma fuite, fut de decouvrir un hotel parisien 
acceptant les liimeurs. II me fallut une bonne centaine de coups de telephone, endurant a chaque fois 
le mepris triomphant du standardiste qui eprouvait un plaisir palpable a me repeter, avec une 
satisfaction mauvaise : « Non monsieur c’est impossible, notre etablissement est entierement non- 
fiimeurs, je vous remercie de votre appel », enfm je consacrai deux jours entiers a cette quete, et ce 
n’est qu’a l’aube du troisieme jour, alors que j’envisageais serieusement de devenir SDF (un SDF 
avec sept cent mille euros sur son compte, c’etait original et meme piquant), que je repensai a l’hotel 
Mercure de Niort - Marais Poitevin, encore fiimeurs peu auparavant, il y avait peut-etre une chance 
de ce cote. 

En effet, une recherche Internet de quelques heures m’apprit que si la quasi-totalite des hotels 
Mercure parisiens appliquaient une politique integralement non-fiimeurs, il y avait des exceptions. 
Ainsi la liberation ne viendrait meme pas d’un independant, mais de la repugnance d’un subalterne a 
respecter les consignes de sa hierarchie, d’une sorte d’insoumission, de rebellion de la conscience 
morale individuelle, qui avait deja ete decrite dans differentes pieces de theatre existentialistes 
immediatement posterieures a la Seconde Guerre mondiale. 

L’hotel etait situe avenue de la Soeur-Rosalie, dans le 13 e arrondissement, pres de la place d’ltalie, 
je ne connaissais pas cette avenue ni cette soeur mais place d’ltalie qa me convenait, c’etait 
suffisamment loin de Beaugrenelle, je ne risquais pas d’y rencontrer par hasard Yuzu, elle ne sortait 
guere que dans le Marais et a Saint-Germain, il suffisait d’ajouter certaines soirees coquines dans le 
16 e ou le bon 17 e et on avait trace son parcours, je serais aussi tranquille place d’ltalie que je 
l’aurais ete a Vesoul, ou a Romorantin. 



J’avais fixe mon depart au lundi l er aout. Au soir du 31 juillet, je m’installai dans le salon pour 
attendre le retour de Yuzu. Je me demandais combien de temps il lui faudrait pour prendre conscience 
de la realite, pour se rendre compte que j ’etais parti pour de bon, et que je ne reviendrais jamais. Son 
sejour en France, quoi qu’il en soit, etait directement conditionne par les deux mois de preavis de la 
location de l’appartement. Je ne savais pas au juste quel pouvait etre son salaire a la Maison de la 
culture du Japon, mais il ne suffirait certainement pas a couvrir la location, et je l’imaginais mal 
acceptant de se retrouver dans un studio minable, il lui faudrait deja se debarrasser des trois quarts 
de ses vetements et de ses produits de beaute, le dressing et la salle de bains de la suite parentale 
avaient beau etre vastes, elle avait reussi a remplir chacun des rangements a ras bord, le nombre 
d’objets qui lui etaient indispensables pour maintenir son statut de femme etait proprement siderant, 
les femmes l’ignorent en general mais c’est une chose qui deplait aux hommes, qui les ecoeure meme, 
qui finit par leur donner la sensation d’avoir acquis un produit If elate dont la beaute ne parvient a se 
maintenir que par d’infinis artifices, artifices que Ton en vient vite (quelle que soit Findulgence 
initiale que peut manifester un macho pour les travers feminins repertories) a tenir pour immoraux, et 
le fait est qu’elle passait un temps incroyable dans la salle de bains, j’avais pu m’en rendre compte 
lors de nos vacances communes : entre la toilette du matin (aux alentours de midi), la refection un peu 
plus sommaire du milieu de l’apres-midi et Finterminable et exasperant ceremonial de son bain du 
soir (elle m’avait confie un jour employer dix-huit cremes et lotions differentes), j’avais calcule 
qu’elle y consacrait six heures quotidiennes, et c’etait d’autant plus deplaisant que toutes les femmes 
n’etaient pas ainsi, il y avait des contre-exemples et je fus traverse par un elan de tristesse dechirant 
en repensant a la chatain d’Al Alquian, a son minuscule bagage, certaines femmes donnent 
Fimpression d’etre plus naturelles, plus naturellement accordees au monde, parfois meme 
parviennent a feindre Findifference a l’egard de leur propre beaute, bien entendu il s’agit d’une 
rouerie supplemental mais en pratique le resultat est la, Camille par exemple passait au maximum 
une demi-heure par jour dans notre salle de bains, et j’ etais sur qu’il en aurait ete de meme pour la 
chatain d’Al Alquian. 

Dans F incapacity de payer son loyer, Yuzu serait done condamnee a retourner au Japon, a moins 
peut-etre qu’elle ne decide de se prostituer, elle avait certaines des capacites necessaries, ses 
prestations sexuelles etaient d’un tres bon niveau, en particulier dans le domaine crucial de la pipe, 
elle lechait le gland avec application sans jamais perdre de vue Fexistence des couilles, elle avait 
juste une lacune pour ce qui est de la gorge profonde, en raison de la petite taille de sa bouche, mais 
la gorge profonde n’etait a mes yeux qu’une obsession de maniaques minoritaires, si l’on veut que sa 
bite soit entierement entouree de chair eh bien il y a tout simplement la chatte, elle est faite pour 9 a, 
la superiority de la bouche, qui est la langue, se voit de toute fagon annulee dans l’univers clos de la 
gorge profonde, ou la langue est ipso facto privee de toute possibility d’action, enfin ne polemiquons 
pas, mais le fait est que Yuzu branlait bien, et qu’elle le faisait volontiers, en toutes circonstances 
(combien de mes voyages en avion n’avaient-ils pas ete embellis par ses surprenantes branlettes !), et 
surtout qu’elle etait exceptionnellement douee dans le domaine de l’anal, son cul etait receptif et 
d’acces aise, elle l’offrait d’ailleurs avec une parfaite bonne volonte, or l’anal, dans le domaine de 
F escorting, se voit toujours appliquer un supplement tarifaire, elle pourrait meme en realite 
demander beaucoup plus qu’une simple pute avec anal, je situais son tarif probable autour de 
700 euros/heure et 5 000 euros/nuit : sa reelle elegance, son niveau de culture limite mais suffisant 



pouvaient faire d’elle une authentique escort, une femme que Ton emmenerait sans difficulty dans un 
diner, et meme dans un important diner d’affaires, sans parler de ses fonctions artistiques, source 
d’appreciates conversations, les milieux d’affaires on le sait sont friands de conversations 
artistiques, et d’ailleurs je savais que certains de mes collegues de travail m’avaient soupconnc 
d’etre avec Yuzu precisement pour ces raisons, une Japonaise de toute fagon c’est toujours un peu 
classe, pratiquement par definition, mais elle etait, je pouvais le dire sans fausse modestie, une 
Japonaise particulierement classe, je savais qu’on m’avait admire pour cela, mais pourtant je 
l’atteste, et croyez-moi je suis proche de la fin l’envie de mentir m’a definitivement deserte, ce ne 
fiirent pas ses qualites d’escort« haut de gamme » qui me firent m’eprendre de Yuzu, mais bel et bien 
ses aptitudes de pute ordinaire. 

Au fond, pourtant, Yuzu pute, je n’y croyais guere. J’avais ffequente beaucoup de putes, tantot seul, 
tantot avec les femmes qui avaient partage ma vie, et il manquait a Yuzu la qualite essentielle de ce 
merveilleux metier : la generosite. Une pute ne choisit pas ses clients, c’est le principe, c’est 
l’axiome, elle donne duplaisir a tous, sans distinction, et c’est par la qu’elle accede a la grandeur. 

Yuzu avait certes pu etre le centre de gang-bangs, mais il s’agit la d’une situation particuliere ou 
c’est la multiplicity des bites mises a son service qui plonge la femme dans un etat d’ivresse 
narcissique, le plus excitant etant sans doute d’etre entouree d’hommes qui se branlent en attendant 
leur tour, enfm je renvoie aux livres de Catherine Millet, decisifs sur ce point, toujours est-il que 
Yuzu, en dehors des gang-bangs, choisissait ses amants, elle les choisissait avec soin, j’en avais 
rencontre quelques-uns, il s’agissait en general d’artistes (mais pas tellement d’artistes maudits, 
plutot l’inverse en realite), parfois de decideurs culturels, en tout cas des gens plutot jeunes, plutot 
beaux, plutot elegants et plutot riches, ce qui represente pas mal de monde dans une ville comme 
Paris, il y a en permanence quelques milliers d’hommes qui correspondent a ce portrait-robot, je 
dirais quinze mille pour fixer un chifffe, mais elle en avait eu moins, sans doute quelques centaines, 
et quelques dizaines pendant le temps qu’avait dure notre relation, enfm on peut quand meme dire 
qu’elle s’etait bien eclatee en France, mais maintenant c’etait fini, la fete etait finie. 

Jamais, pendant tout le temps de notre relation, elle n’etait retournee au Japon ni n’avait envisage 
de le faire, et j’avais assiste a certaines de ses conversations telephoniques avec ses parents, elles 
m’etaient apparues formelles et ffoides, en tout cas breves, c’etait au moins une depense qu’on ne 
pouvait pas lui reprocher. Je soupgonnais (non qu’elle s’en soit ouverte a moi, mais la verite avait 
filtre au cours de diners que nous organisions au debut de notre relation, du temps ou nous 
envisagions encore d’avoir des amis, de nous inserer dans un reseau social raffine, chaleureux et 
exigeant, la verite avait filtre parce que d’autres femmes, qu’elle considerait comme appartenant au 
meme milieu qu’elle, des creatrices de mode par exemple ou des talent scouts , etaient presentes, et 
la presence de ces femmes etait sans doute necessaire a ses elans de confession), je soupgonnais 
done que ses parents, du fond de leur incertain Japon, nourrissaient pour elle des projets 
matrimoniaux, et meme des projets matrimoniaux extremement precis (il n’y avait semblait-il que 
deux pretendants possibles, et peut-etre meme seulement un), et qu’il lui serait, des qu’elle se 
retrouverait a nouveau sous leur coupe, extremement difficile de s’y soustraire, voire au fond 
ffanchement impossible, sauf a creer du kanjei , et a se retrouver dans une situation d’hiroku (la 
j’invente un peu les mots, enfm pas tout a fait, je me souviens de combinaisons de sonorites lors des 
conversations telephoniques), en bref son destin etait scelle des qu’elle poserait les pieds a 
l’aeroport international de Tokyo Narita. 



C’est la vie. 


II est peut-etre necessaire a ce stade que je dome quelques eclaircissements sur 1’ amour, plutot 
destines aux femmes, car les femmes comprennent mal ce qu’est 1’ amour chez les hommes, elles sont 
constamment deconcertees par leur attitude et leurs comportements, et en arrivent quelquefois a cette 
conclusion erronee que les hommes sont incapables d’aimer, elles pergoivent rarement que ce meme 
mot d’amour recouvre, chez l’homme et chez la femme, deux realties radicalement differentes. 

Chez la femme 1’ amour est une puissance, une puissance generatrice, tectonique, 1’ amour quand il 
se manifeste chez la femme est un des phenomenes naturels les plus imposants dont la nature puisse 
nous offrir le spectacle, il est a considerer avec crainte, c’est une puissance creatrice du meme ordre 
qu’un tremblement de terre ou un bouleversement climatique, il est a l’origine d’un autre ecosysteme, 
d’un autre enviromement, d’un autre univers, par son amour la femme cree un monde nouveau, de 
petits etres isoles barbotaient dans une existence incertaine et voici que la femme cree les conditions 
d’existence d’un couple, d’une entite sociale, sentimentale et genetique nouvelle, dont la vocation est 
bel et bien d’eliminer toute trace des individus preexistants, cette nouvelle entite est deja parfaite en 
son essence, comme l’avait apergu Platon, elle peut parfois se complexifier en famille mais c’est 
presque un detail, contrairement a ce que pensait Schopenhauer, la femme en tout cas se voue 
entierement a cette tache, elle s’y abime, elle s’y voue corps et ame comme on dit et d’ailleurs elle ne 
fait pas tellement la difference, cette difference entre corps et ame n’est pour elle qu’un ergotage 
masculin sans consequence. A cette tache qui n’en est pas une, car elle n’est que manifestation pure 
d’un instinct vital, elle sacrifierait sans hesiter sa vie. 

L’homme, au depart, est plus reserve, il admire et respecte ce dechainement emotionnel sans 
pleinement le comprendre, il lui parait un peu etrange de faire tant d’histoires. Mais peu a peu il se 
transforme, il est peu a peu aspire par le vortex de passion et de plaisir cree par la femme, plus 
exactement il reconnait la volonte de la femme, sa volonte inconditionnelle et pure, et il comprend 
que cette volonte, meme si l’hommage de penetrations vaginales frequentes et de preference 
quotidiennes est exige par la femme, car elles sont la condition ordinaire de sa manifestation, est une 
volonte en soi absolument bonne, ou le phallus, noyau de son etre, change de statut car il devient 
egalement la condition de possibility de manifestation de 1’amour, l’homme ne disposant guere 
d’autres moyens, et par cet etrange detour le bonheur du phallus devient un but en soi pour la femme, 
un but qui ne tolere guere de restrictions dans les moyens employes. Peu a peu, 1’immense plaisir 
donne par la femme modifie l’homme, il en congoit reconnaissance et admiration, sa vision du monde 
s’en voit transformee, de maniere a ses yeux imprevue il accede a la dimension kantienne du respect , 
et peu a peu il en vient a envisager le monde d’une autre maniere, la vie sans femme (et meme, 
precisement, sans cette femme qui lui donne tant de plaisir) devient veritablement impossible, et 
comme la caricature d’une vie ; a ce moment, l’homme se met reellement a aimer. L’amour chez 
l’homme est done une fin, un accomplissement, et non pas, comme chez la femme, un debut, une 
naissance ; voila ce qu’il faut considerer. 

Il advient cependant, rarement, chez les hommes les plus sensibles et les plus imaginatifs, que 
1’ amour se produise des le premier instant, le love at first sight n’est done pas absolument un mythe ; 
mais c’est alors que l’homme, par un prodigieux mouvement mental d’anticipation, a d’ores et deja 
imagine l’ensemble des plaisirs que la femme pourrait au fil des annees (et jusqu’a ce que la mort, 



comme on dit, les separe) lui prodiguer, que l’homme a deja (toujours deja, comme l’aurait dit 
Heidegger en ses jours de bonne humeur) anticipe la fin glorieuse, et c’etait deja cette infinite, cette 
infinite glorieuse de plaisirs partages que j’avais entrevue dans le regard de Camille (mais je 
reviendrai a Camille), et aussi de maniere plus hasardeuse (et aussi avec unpeu moins de force, mais 
il est vrai que j’avais dix ans de plus, et le sexe au moment de notre rencontre avait entierement 
disparu de ma vie, il n’y avait plus sa place, j’etais deja resigne, je n’etais deja plus tout a fait un 
homme) dans le regard trop brievement croise de la chatain d’Al Alquian, l’eternellement 
douloureuse chatain d’Al Alquian, la derniere et probablement ultime possibility de bonheur que la 
vie avait placee sur ma route. 

Je n’avais rien ressenti de tel avec Yuzu, ce n’est que peu a peu qu’elle m’ avait conquis, encore 
l’avait-elle fait par des moyens secondaires, ressortissant a ce qu’on appelle ordinairement la 
perversion, par son impudicite surtout, par sa maniere de me branler (et de se branler) en toutes 
circonstances, pour le reste je ne savais pas, j’avais connu de plus belles chattes, la sienne etait un 
peu trop compliquee, trop de replis de peau (on pouvait meme sous certains angles la qualifier de 
pendante, malgre son jeune age), le mieux quand j’y repensais etait son cul, la disponibilite 
permanente de son cul apparemment etroit mais en realite si traitable, on se retrouvait en permanence 
dans une situation de choix ouvert entre les trois trous, combien de femmes peuvent-elles en dire 
autant ? Et en meme temps comment les considerer comme femmes, ces femmes qui ne peuvent en 
dire autant ? 

On me reprochera peut-etre de donner trop d’importance au sexe ; je ne le crois pas. Meme si je 
n’ignore pas que d’autres joies prennent peu a peu sa place, au cours du deroulement normal d’une 
vie, le sexe reste le seul moment ou Eon engage personnellement, et directement, ses organes, ainsi le 
passage par le sexe, et par un sexe intense, demeure un passage oblige pour que s’opere la fusion 
amoureuse, rien ne peut avoir lieu sans lui, et tout le reste, ordinairement, en decoule avec douceur. Il 
y a de surcroit autre chose, c’est que le sexe demeure un moment dangereux, le moment par 
excellence ou on interesse la partie. Je ne parle pas specialement du SIDA, encore que le risque de 
mort puisse constituer un piment vrai, mais plutot de la procreation, danger en soi beaucoup plus 
grave, j’avais pour ma part des que possible renonce a utiliser des preservatifs, lors de chacune de 
mes relations, a vrai dire 1’absence de preservatif etait devenue une condition necessaire de mon 
desir, ou la peur d’engendrer figurait pour une part notable, et je savais bien que si par malheur 
Ehumanite occidentale en venait a separer effectivement la procreation du sexe (comme le projet lui 
en venait parfois), elle condamnerait du meme coup non seulement la procreation, mais egalement le 
sexe, et se condamnerait elle-meme par un identique mouvement, cela les catholiques identitaires 
l’avaient bien senti, meme si leurs positions comportaient par ailleurs d’etranges aberrations 
ethiques, comme leurs reticences sur d’aussi innocentes pratiques que le triolisme ou la sodomie, 
mais je m’egarais peu a peu a force de boire des verres de cognac en attendant Yuzu qui n’etait de 
toute fagon nullement catholique et encore moins catholique identitaire, il etait deja vingt-deux 
heures, je n’allais pas y passer la nuit, partir sans la re voir m’ennuyait quand meme un peu, je me fis 
un sandwich au thon pour patienter, j’avais termine le cognac mais il restait une bouteille de 
calvados. 


Ma reflexion s’approfondit peu a peu, grace au calvados, le calvados est un alcool puissant, 
profond, et injustement ignore. Certes les infidelites (pour employer un terme faible) de Yuzu 



m’avaient peine, ma vanite virile en avait souffert, et surtout j’avais ete envahi par un doute, aimait- 
elle toutes les bites a Legal de la mienne, voila la question que les hommes, classiquement, se posent 
en ces moments, et moi aussi je me l’etais posee, avant helas de conclure par 1’affirmative, il est vrai 
que notre amour en avait ete souille, et que les compliments a l’egard de ma bite qui me causaient tant 
d’orgueil au debut de notre relation (taille confortable sans etre excessive, endurance 
exceptionnelle), je les voyais maintenant d’un autre oeil, j’y voyais la manifestation d’un jugement 
froidement objectif, resultat d’une ffequentation suivie de multiples bites, plutot que l’illusion lyrique 
emanant de l’esprit echauffe d’une femme amoureuse, ce que j’aurais je l’avoue bien humblement 
prefere, je ne nourrissais aucune ambition particuliere a l’egard de ma bite, il sufFisait qu’on l’aime 
et je l’aimerais moi aussi, voila ou j’en etais, par rapport a ma bite. 

Ce n’etait pas la, pourtant, que mon amour pour elle s’etait definitivement eteint, mais en une 
circonstance apparemment plus anodine et quoi qu’il en soit plus breve, notre echange verbal n’avait 
pas dure plus qu’une minute, et il avait immediatement suivi une des conferences telephoniques 
bimensuelles que Yuzu tenait avec ses parents. Elle y avait evoque, je ne pouvais m’y tromper, son 
retour au Japon, et naturellement je l’interrogeai la-dessus, mais sa reponse se voulut rassurante, ce 
retour n’aurait lieu que dans pas mal de temps, et de toute fagon je n’aurais pas a m’en preoccuper, 
c’est alors que je compris, enune fraction de seconde je compris, une espece d’immense eclat blanc 
aneantit en moi toute conscience claire, puis je revins a un etat plus normal et me livrai a un bref 
interrogatoire, qui confirma immediatement mon soupcon essentiel : elle avait deja programme, dans 
un plan de vie ideal, son retour au Japon, mais ce serait dans une vingtaine d’annees ou peut-etre une 
trentaine, ce serait pour etre precis immediatement apres ma mort, elle avait done deja programme 
ma mort dans son plan de vie future, elle E avait prise en compte. 

Ma reaction etait sans doute irrationnelle, elle avait vingt ans de moins que moi, tout laissait a 
penser qu’elle allait me survivre, et meme largement, mais c’est la une chose justement que 1’amour 
inconditionnel vise a ignorer et meme ffanchement a nier, 1’amour inconditionnel s’est construit sur 
cette impossibility, cette negation, et qu’elle soit validee par la foi en Christ ou par la croyance dans 
le programme d’immortalite Google n’intervient a ce stade que fort peu, dans 1’amour inconditionnel 
l’etre aime ne peut pas mourir, il est par definition immortel, le realisme de Yuzu etait 1’autre nom 
d’une absence d’amour, et cette infirmite, cette absence avaient un caractere definitif, elle venait en 
une fraction de seconde de sortir du cadre de 1’amour romantique, inconditionnel, pour rentrer dans 
celui de 1’arrangement, et des ce moment je sus que c’etait fini, notre relation etait terminee et meme 
il valait mieux maintenant qu’elle s’acheve au plus vite, parce que je n’aurais plus jamais 
1’ impression d’avoir a mes cotes une femme mais une sorte d’araignee, une araignee qui se repaissait 
de mon fluide vital, et qui demeurait pourtant en apparence une femme, elle avait des seins, elle avait 
un cul (que j’ai deja eu 1’occasion de louer) et meme une chatte (sur laquelle j’ai exprime certaines 
reserves), mais rien de tout cela ne comptait plus, a mes yeux elle etait devenue une araignee, une 
araignee piqueuse et venimeuse qui m’injectait jour apres jour un fluide paralysant et mortel, il 
importait qu’elle sorte, le plus tot possible, de ma vie. 


La bouteille de calvados etait elle aussi terminee, il etait plus de vingt-trois heures, partir sans 
1’avoir revue etait peut-etre la meilleure solution, en fin de compte. Je marchai jusqu’a la baie 



vitree : un bateau-mouche, sans doute le dernier de la journee, effectual son demi-tour a la pointe de 
l’ile aux Cygnes ; c’est alors que je me rendis compte que je l’oublierais tres vite. 



Je passai une mauvaise nuit, traversee de reves deplaisants ou j’etais menace de rater l’avion, ce 
qui m’amenait a entreprendre differentes actions dangereuses comme m’envoler du dernier etage de 
la tour Totem pour tenter de rejoindre Roissy par la voie des airs - parfois il me fallait battre des 
mains, parfois simplement planer, j ’y parvenais mais de justesse, et la moindre chute de concentration 
m’aurait conduit a m’ecraser, je passai un mauvais moment au-dessus du Jardin des Plantes, mon 
altitude etait tombee a quelques metres, c’est a peine si je parvenais a survoler les enclos des fauves. 
L’interpretation de ce reve debile mais spectaculaire etait sans doute limpide : je craignais de ne pas 
reussir a m’echapper. 

Je me reveillai a cinq heures pile, j’avais envie d’un cafe mais je ne pouvais pas courir le risque 
de faire du bruit dans la cuisine. Yuzu etait tres probablement rentree. Quel que soit le deroulement 
de ses soirees, il n’arrivait jamais qu’elle decouche : s’endormir sans s’etre enduite de ses dix-huit 
cremes de beaute n’etait pas envisageable. Elle dormait sans doute deja, mais cinq heures c’etait 
encore un peu tot, c’est vers sept ou huit heures que son sommeil etait le plus pro fond, il allait falloir 
que je patiente. J’avais choisi l’option d’early check-in a l’hotel Mercure, ma chambre serait a ma 
disposition des neuf heures, je trouverais certainement un cafe ouvert dans le quartier. 

J’avais prepare ma valise des la veille, je n’avais plus rien a faire avant mon depart. Il etait un peu 
triste de constater que je n’avais aucun souvenir personnel a emmener : aucune lettre, aucune photo ni 
meme aucun livre, tout cela tenait sur mon Macbook Air, un mince parallelepipede d’aluminium 
brosse, mon passe pesait 1100 grammes. Je pris egalement conscience que durant les deux annees de 
notre relation Yuzu ne m’avait jamais offert de cadeau - absolument rien, pas un seul. 

Je pris ensuite conscience d’une chose beaucoup plus surprenante, c’est que la veille au soir, 
obnubile par Tacceptation tacite de ma mort par Yuzu, j’avais pendant quelques minutes oublie les 
circonstances de la mort de mes parents. Il y avait bel et bien une troisieme solution, pour les amants 
romantiques, independamment de l’hypothetique immortalite transhumaniste, de la tout aussi 
hypothetique Jerusalem celeste ; une solution immediatement praticable, qui ne necessitait ni 
recherches genetiques de haut niveau, ni prieres ferventes adressees a l’Eternel ; la solution meme 
que mes parents avaient adoptee, voila une vingtaine d’annees. 

Un notaire de Senlis qui comptait dans sa clientele tous les notables de la ville, une ancienne 
etudiante a l’ecole du Louvre qui s’etait ensuite contentee de son role de femme au foyer : mes 
parents, a premiere vue, n’avaient rien qui puisse laisser imaginer une histoire d’amour fou. Les 
apparences, je l’avais constate, etaient rarement trompeuses ; mais, dans ce cas, elles l’etaient. 

La veille de son soixante-quatrieme anniversaire, mon pere, qui etait atteint depuis quelques 
semaines de maux de tete persistants, consulta notre medecin de famille, qui lui prescrivit une 
tomodensitometrie. Trois jours plus tard, il lui communiqua les resultats : les images laissaient 
apparaitre une tumeur de forte taille, mais on ne pouvait pas dire a ce stade si elle etait cancereuse ou 
non, une biopsie etait necessaire. 

Une semaine plus tard, les resultats de la biopsie lurent d’une clarte parfaite : la tumeur etait 
effectivement cancereuse et c’etait une tumeur agressive, a evolution rapide, melange de 
glioblastomes et d’astrocytomes anaplasiques. Le cancer du cerveau est relativement rare mais tres 



souvent mortel, le taux de survie a un an est inferieur a 10 % ; les causes de son apparition sont 
inconnues. 

Compte tenu de 1’emplacement de la tumeur, une operation chirurgicale n’etait pas envisageable ; 
la chimiotherapie et la radiotherapie avaient parfois pu donner certains resultats. 

II est a noter que ni mon pere ni ma mere ne jugerent bon de m’informer de ces faits ; je ne les 
decouvris que par hasard, lors d’une visite a Senlis, en interrogeant ma mere sur une enveloppe 
provenant du laboratoire qu’elle avait oublie de ranger. 

Une autre chose, aussi, me donna pas mal a penser par la suite, c’est que le jour de ma visite ils 
avaient probablement deja pris leur decision, peut-etre meme deja commande les produits sur 
Internet. 

On les retrouva une semaine plus tard, allonges cote a cote sur le lit conjugal. Toujours soucieux 
d’eviter tout desagrement a autrui, mon pere avait prevenu par lettre la gendarmerie, allant jusqu’a 
placer un double des clefs dans l’enveloppe. 

Ils avaient pris les produits en debut de soiree, c’etait le jour de leur quarantieme anniversaire de 
mariage. Leur trepas avait ete rapide, m’assura gentiment 1’officier de gendarmerie ; rapide mais pas 
instantane, on devinait facilement a leurs positions dans le lit qu’ils avaient souhaite se tenir par la 
main jusqu’au bout, mais des convulsions d’agonie s’etaient produites, leurs mains s’etaient 
disjointes. 

Comment ils s’etaient procure les produits on ne le sut jamais, ma mere avait efface l’historique de 
navigation sur l’ordinateur de la maison (c’etait certainement elle qui avait pris les choses en main, 
mon pere detestait l’informatique et plus generalement tout ce qui pouvait ressembler a un progres 
technologique, il avait freine autant qu’il avait pu avant de se resigner a equiper son etude et c’etait 
sa secretaire qui avait la main sur tout, lui-meme de toute sa vie n’avait peut-etre jamais touche un 
clavier d’ordinateur). Evidemment, me dit 1’officier de gendarmerie, on pouvait peut-etre, si on y 
tenait vraiment, retrouver trace de leur commande, rien ne s’efface jamais totalement sur le cloud ; 
c’etait possible, mais etait-ce bien necessaire ? 

J’ignorais qu’on pouvait etre enterre a deux dans le meme cercueil, il y a tellement de 
reglementations sanitaires sur tout et n’importe quoi qu’on s’imagine toujours qu’a peu pres tout est 
interdit, mais la non, apparemment, c’etait possible, a moins que mon pere n’ait fait jouer ses 
relations post mortem en ecrivant quelques lettres, il connaissait comme je l’ai dit a peu pres tous les 
notables de la ville, et meme la plupart de ceux du departement, enfm quoi qu’il en soit il en fut fait 
ainsi, et ils fiirent transports en terre dans la meme biere, dans le coin Nord du cimetiere de Senlis. 
Ma mere au moment de sa mort avait cinquante-neuf ans, et elle etait en parfaite sante. Le pretre 
m’avait un peu enerve pendant son sermon avec ses effets faciles sur la magnificence de 1’amour 
humain, prelude a la magnificence encore plus grande de 1’amour divin, je trouvais un peu indecent 
que l’Eglise catholique essaie de les recuperer , quand il est mis en presence d’un cas d’amour 
authentique un pretre ga ferme sa gueule, voila ce que j’avais envie de lui dire, qu’est-ce qu’il 
pouvait bien y comprendre, ce chariot, a 1’amour de mes parents ? Moi-meme je n’etais pas sur de 
vraiment le comprendre, j’avais toujours senti dans leurs gestes, dans leurs sourires, quelque chose 
qui leur etait exclusivement personnel, quelque chose a quoi je n’aurais jamais tout a fait acces. Je ne 
veux pas dire par la qu’ils ne m’aimaient pas, ils m’aimaient sans aucun doute, et ils fiirent a tous 



points de vue d’excellents parents, attentifs, presents sans exageration, genereux quand c’etait 
necessaire ; mais ce n’etait pas le meme amour, et le cercle magique, surnaturel qu’ils formaient tous 
les deux (leur niveau de communication etait vraiment surprenant, je suis certain d’avoir assiste entre 
eux au moins a deux cas nettement averes de telepathie), j’y demeurai toujours exterieur. Ils n’eurent 
pas d’autre enfant, et je me souviens, l’annee ou je rentrai apres le bac en classe preparatoire Agro 
au lycee Henri iy lorsque je leur expliquai que, compte tenu de la mauvaise desserte de Senlis par 
les transports en commun, il serait beaucoup plus pratique pour moi de prendre une chambre a Paris, 
je me souviens nettement d’avoir surpris chez ma mere, fugitif mais indiscutable, un mouvement de 
soulagement; la premiere pensee qui lui etait venue, c’est qu’ils allaient, enfm, pouvoir se retrouver 
tous les deux. Quant a mon pere, c’est a peine s’il avait songe a dissimuler sa joie, il avait aussitot 
pris les choses en main et une semaine plus tard j’emmenageais dans un studio inutilement luxueux, 
bien plus grand je m’en rendis compte tout de suite que les chambres de bonne dont se contentaient 
mes camarades, situe rue des Ecoles, a cinq minutes a pied du lycee. 



A sept heures du matin exactement je me levai, traversal le salon sans faire le moindre bruit. La 
porte de l’appartement, blindee et massive, etait aussi silencieuse que celle d’un coffre-fort. 

En ce premier jour d’aout la circulation a Paris etait fluide, je trouvai meme a me garer avenue de 
la Soeur-Rosalie, a quelques metres de Ehotel. Contrairement aux axes majeurs (Eavenue d’ltalie, 
Eavenue des Gobelins, les boulevards Auguste-Blanqui et Vincent-Auriol...) qui, au depart de la 
place d’ltalie, drainent la plus grande partie du trafic des arrondissements du sud-est parisien, 
Eavenue de la Soeur-Rosalie s’achevait au bout de cinquante metres dans la rue Abel-Hovelacque, 
elle-meme de modeste importance. Son statut d’avenue aurait pu paraitre usurpe s’il n’y avait eu sa 
surprenante, son inutile largeur, et le terre-plein plante d’arbres qui separait les deux voies de 
circulation a present desertes, en un sens E avenue de la Soeur-Rosalie ressemblait davantage a une 
avenue privee, elle evoquait ces pseudo-avenues (Velasquez, Van Dyck, Ruysdael) que Eon rencontre 
aux abords du pare Monceau, en somme elle avait quelque chose de luxueux, et cette impression se 
renforgait encore a E entree de E hotel Mercure, curieusement constitute par un grand porche dormant 
sur une cour interieure decoree de statues, un decor que Eon aurait plutot imagine dans un palace de 
rang moyen. II etait sept heures et demie et hois cafes, sur la place d’ltalie, etaient deja ouverts : le 
Cafe de France, le cafe Margeride (specialites du Cantal, mais il etait un peu tot pour des specialites 
du Cantal) et le cafe O’Jules, au coin de la rue Bobillot. J’optai pour ce dernier malgre son nom 
stupide, parce que les patrons avaient eu l’originale idee de traduire les happy hours, qui devenait ici 
les « heures heureuses » ; j ’etais sur qu’Alain Finkielkraut aurait approuve mon choix. 

D’emblee la carte de l’etablissement me hansporta d’enthousiasme, et me fit meme reconsiderer le 
jugement negatif que j’avais d’abord forme sur son nom : l’emploi du nom Jules avait en effet permis 
Eelaboration d’un systeme de carte profondement innovant, ou la creativite des denominations 
s’associait a une contextualisation porteuse de sens, comme en temoignait deja le chapitre des 
salades, qui faisait voisiner « Jules dans le Sud » (salade, tomates, oeuf, crevehes, riz, olives, 
anchois, poivron) avec « Jules en Norvege » (salade, tomates, saumon fume, crevettes, oeuf poche, 
toasts). Pour ma part, je sentais bien que je n’allais pas tarder (peut-etre ce midi meme) a succomber 
aux attraits de « Jules a la ferme » (salade, jambon de pays, cantal, pommes sautees, cerneaux de 
noix, oeuf dur), a moins que ce ne soit a ceux de « Jules berger » (salade, tomates, crottin de chevre 
chaud, miel, lardons). 

Plus generalement, les mets proposes faisaient litiere d’une polemique obsolete, tra^ant les 
contours d’une cohabitation paisible entre cuisine de tradition (soupe a l’oignon gratinee, filets de 
hareng pommes tiedes) et fooding novateur (crevehes panko avec leur sauce salsa verde, bagel 
aveyronnais). Une meme volonte de synthese se lisait dans la carte des cocktails, qui, ouhe 
Eensemble des references classiques, recelait quelques creations veritables telles que l’« enfer 
vert » (malibu, vodka, lait, jus d’ananas, menthe alcool), le « zombie » (rhum ambre, creme 
d’abricot, jus de cihon, jus d’ananas, grenadine) et le surprenant mais simplissime « Bobillot beach » 
(vodka, jus d’ananas, sirop de fraise). Bref, je sentais que ce n’etaient pas des heures, mais des 
journees, des semaines, voire des annees heureuses que j’allais vivre dans cet etablissement. 

Vers neuf heures, ayant termine mon breakfast de nos regions, ayant laisse un pourboire suffisant 
pour m’assurer la bienveillance des serveurs, je me dirigeai vers la reception de Ehotel Mercure, ou 
l’accueil regu confirma largement mes a priori positifs. Fa receptionniste me le confirma avant meme 
de me demander ma carte Visa, precedant mes attentes : on m’avait bel et bien reserve une chambre 



fumeurs, comme je le souhaitais. « Vo us etes notre hote pour une semaine ? » poursuivit-elle avec une 
nuance d’interrogation exquise ; je confirmai. 


J’avais dit une semaine comme j’aurais dit autre chose, mon seul projet avait ete de me liberer 
d’une relation toxique qui etait en train de me tuer, mon projet de disparition volontaire avait 
pleinement reussi, et maintenant j’en etais la, homme occidental dans le milieu de son age, a Tabri du 
besoin pour quelques annees, sans proches ni amis, denue de projets personnels comme d’interets 
veritables, profondement degu par sa vie professionnelle anterieure, ayant connu sur le plan 
sentimental des experiences variees mais qui avaient eupour point commun de s’interrompre, denue 
au fond de raisons de vivre comme de raisons de mourir. Je pouvais en profiter pour prendre un 
nouveau depart, pour « rebondir », comme on le dit comiquement dans les programmes televises et 
les articles traitant de la psychologie humaine dans les magazines specialises ; je pouvais aussi me 
laisser glisser dans une inaction lethargique. Ma chambre d’hotel, j’en pris conscience tout de suite, 
m’orienterait dans cette seconde direction : elle etait reellement minuscule, 10 m 2 tout compris a mon 
avis, le lit double occupait presque tout l’espace, on pouvait se mouvoir alentour mais de justesse ; 
face a lui, sur une etroite console, etaient poses 1’indispensable television et un plateau de courtoisie 
(c’est-a-dire une bouilloire, des tasses de carton et des dosettes de cafe soluble). On avait encore 
reussi, dans cet espace restreint, a caser un minibar et une chaise faisant face a un miroir de trente 
centimetres de cote ; et voila, c’ etait tout. C’ etait ma nouvelle maison. 



Etais-je capable d’etre heureux dans la solitude ? Je ne le pensais pas. Etais-je capable d’etre 
heureux en general ? C’est le genre de questions, je crois, qu’il vaut mieux eviter de se poser. 

La seule difficult^ de la vie a 1’hotel, c’est qu’il faut sortir quotidiennement de sa chambre - et 
done de son lit - pour que la femme de menage puisse faire son travail. Le temps de sortie est dans 
son principe indetermine, l’emploi du temps des femmes de chambre n’est jamais communique au 
client. J’aurais prefere pour ma part, sachant que le menage ne durait jamais bien longtemps, qu’on 
m’impose une heure de sortie, mais ce n’etait pas prevu comme ga, et en un sens je le comprenais, 
cela n’aurait pas ete conforme aux valeurs de l’hotellerie, cela aurait plutot rappele le fonctionnement 
mettons d’une prison. Je devais done faire confiance a l’esprit d’initiative et a la reactivite de la - ou 
plutot des - femmes de menage. 

Je pouvais cependant les aider, leur donner un indice en retournant le petit carton d’information 
accroche a la poignee de la porte, le faisant passer de la position « Chhhuut je dors - Please do not 
disturb » (etat symbolise par 1’image d’unbouledogue anglais assoupi sur une moquette) a la position 
« Je suis reveille(e) - Please make up the room » (on avait cette fois deux poules, photographiees sur 
le fond d’un rideau de theatre, dans un etat d’eveil eclatant et presque agressif). 

Apres quelques tatonnements les premiers jours, je conclus qu’une absence de deux heures serait 
suffisante. Je ne tardai pas a mettre au point un mini-circuit qui commengait par le O’Jules, peu 
frequente entre dix heures et midi. Je remontais ensuite l’avenue de la Soeur-Rosalie, cette rue 
s’achevait sur une sorte de petit rond-point arbore, par beau temps je stationnais sur un des bancs 
disposes entre les arbres, j’etais generalement seul mais de temps a autre il y avait un retraite sur un 
des bancs, parfois accompagne d’un petit chien. Puis je tournais a droite dans la rue Abel- 
Hovelacque ; au coin de l’avenue des Gobelins, je ne manquais jamais de marquer un arret au 
Carrefour City. Ce magasin, j ’en avais eu 1’intuition des ma premiere visite, allait etre amene a jouer 
un role dans ma nouvelle vie. Le rayon oriental, sans atteindre la luxuriance du G20 proche de la tour 
Totem ou j’ avais mes habitudes encore quelques jours auparavant, alignait tout de meme huit varietes 
differentes de houmous dont l’abugosh premium, le misadot, le zaatar et le rarissime mesabecha ; 
quant a l’espace sandwicherie, je me demande meme s’il n’etait pas superieur. Je croyais jusque-la le 
segment du minimarket entierement domine, a Paris et dans la petite couronne, par les Daily Monop’ ; 
j’aurais du me douter qu’une enseigne comme Carrefour, lorsqu’elle entrait sur un nouveau marche, 
« n’y entrait pas », comme le rappelait recemment son PDG dans une interview a Challenges , « pour 
faire de la figuration ». 

Les horaires d’ouverture, d’une amplitude exceptionnelle, temoignaient de la meme volonte de 
conquete : de 7 heures a 23 heures en semaine, de 8 heures a 13 heures le dimanche, meme les 
Arabes n’avaient jamais fait aussi bien. Encore cette plage dominicale reduite etait-elle le resultat 
d’un apre conflit, initie par une procedure lancee par 1’inspection du travail du 13 e arrondissement, 
m’apprit une affichette placardee dans le magasin, qui, en des termes d’une virulence a couper le 
souffle, stigmatisait la « decision aberrante » prise par le tribunal de grande instance, qui les avait 
finalement conduits a s’incliner, sous la menace d’une astreinte « dont le montant exorbitant aurait 
mis en peril votre commerce de proximite ». La liberte du commerce, et au-dela celle du 
consommateur, avait done perdu une bataille ; mais la guerre, on le sentait au ton martial de 
1’affichette, etait loin d’etre terminee. 



Je m’arretais rarement au cafe La Manufacture, situe juste en face du Carrefour City ; certaines 
bieres de brasserie y paraissaient allechantes, mais je n’adherais guere a cette ambiance 
laborieusement imitee de « cafe ouvrier », dans un quartier ou les derniers ouvriers avaient 
probablement disparu vers 1920. Je n’allais pas tarder a connaitre bien pire, lorsque mes pas 
m’ameneraient jusqu’a la sinistre zone de la Butte-aux-Cailles ; mais je l’ignorais encore. 

Je redescendais ensuite L avenue des Gobelins sur une cinquantaine de metres avant de retrouver 
L avenue de la Soeur-Rosalie, et ceci constituait la seule partie veritablement urbaine de mon circuit, 
celle qui allait me permettre, a travers l’augmentation du trafic des pietons et des vehicules, de sentir 
que nous avions franchi la barriere du 15 aout, premiere etape de la reprise de la vie sociale, puis 
celle, plus decisive, du l er septembre. 

Etais-je, au fond, si malheureux ? Si par extraordinaire l’un des humains avec lesquels j’etais en 
contact (la receptionniste de Ehotel Mercure, les serveurs du cafe O’Jules, la vendeuse du Carrefour 
City) m’avait interroge sur mon humeur, j ’aurais plutot eu tendance a la qualifier de « triste », mais il 
s’agissait d’une tristesse paisible, stabilisee, non susceptible d’augmentation ni de diminution 
d’ailleurs, une tristesse en somme que tout aurait pu porter a considerer comme definitive. Je ne 
tombais cependant pas dans ce piege ; je savais que la vie pouvait encore me reserver de nombreuses 
surprises, atroces ou exaltantes c’est selon. 

Je n’eprouvais cela dit pour l’instant aucun desir, ce que de nombreux philosophes, j’en avais du 
moins E impression, avaient considere comme un etat enviable ; les bouddhistes etaient en gros sur la 
meme longueur d’onde. Mais d’autres philosophes, ainsi que Eensemble des psychologues, 
consideraient au contraire cette absence de desir comme pathologique et malsaine. Au bout d’un mois 
de sejour a Ehotel Mercure, je me sentais toujours incapable de trancher ce debat classique. Je 
renouvelais mon sejour toutes les semaines, afin de me maintenir dans un etat de liberte (etat qui, lui, 
est considere avec faveur par Eensemble des philosophies existantes). A mon avis, je n’allais pas si 
mal. II n’y avait en realite qu’un point sur lequel mon etat mental me causait de vives inquietudes, 
c’etait celui des soins du corps, et meme simplement des ablutions. Je parvenais a peu pres a me 
brosser les dents, ga c’etait encore possible, mais j’envisageais avec une tranche repugnance la 
perspective de prendre une douche ou un bain, j’aurais aime en realite ne plus avoir de corps, la 
perspective d’avoir un corps, de devoir y consacrer attentions et soins, m’etait de plus en plus 
insupportable, et meme si l’impressionnante multiplication du nombre des SDF avait peu a peu 
conduit la societe occidentale a assouplir ses criteres dans ce domaine, je savais qu’un etat de 
puanteur trop prononce finirait obligatoirement par me conduire a me singulariser de maniere 
inappropriee. 

Je n’avais jamais consulte de psychiatre, et au fond je croyais peu en Eefficacite de cette 
corporation, je choisis done sur Doctolib un praticien consultant dans le 13 e , pour au moins 
minimiser le temps de transport. 

Quitter la rue Bobillot pour bifurquer dans la rue de la Butte-aux-Cailles (les deux se rejoignant au 
niveau de la place Verlaine), c’etait quitter E uni vers de la consommation ordinaire pour penetrer 
dans un monde de creperies militantes et de bars alternatifs (le « Temps des cerises » et le « Merle 
moqueur » etaient pratiquement face a face), entrecoupes de magasins bio equitables et d’echoppes 
proposant piercings ou coupes afro ; j ’avais toujours eu Eintuition que les annees 1970 n’avaient pas 
disparu en France, qu’elles avaient juste opere un repli. Certains grafs n’etaient pas mal, et je suivis 



la rue jusqu’au bout, ratant l’embranchement de la rue des Cinq-Diamants, ou consultait le docteur 
Lelievre. 


Lui-meme avait unpeuune tete de zadiste, me dis-je au premier regard, avec ses cheveux mi-longs 
et Irises, qui commengaient a etre envahis de fils blancs ; mais son noeud papillon contredisait un peu 
cette premiere impression, ainsi que le luxe global de l’ameublement de son cabinet, je reconsiderai 
mon point de vue, c’etait tout au plus un sympathisant. 

Lorsque je lui eus resume ma vie ces derniers temps, il convint que j’avais, eneffet, unreel besoin 
d’une prise en charge, et me demanda si j’etais traverse par des idees de suicide. Non, repondis-je, 
la mort ne m’interesse pas. II reprima une grimace de mecontentement, reprit d’un ton coupant, je ne 
lui etais manifestement pas sympathique : il existait un antidepresseur de nouvelle generation (c’etait 
la premiere fois que j’entendais ce nom de Captorix, qui devait en venir a jouer un role si important 
dans ma vie), qui pouvait s’averer efficace dans mon cas, il fallait compter une a deux semaines pour 
en ressentir les premiers effets, mais c’etait un medicament qui demandait une surveillance medical e 
rigoureuse, il me faudrait imperativement reprendre rendez-vous dans un mois. 

J’acquiesgai avec empressement, m’efforgant de ne pas m’emparer de l’ordonnance avec une 
avidite excessive ; j’etais bien decide a ne jamais revoir ce con. 

De retour chez moi, je veux dire dans ma chambre d’hotel, j’etudiai avec soin la notice, qui 
m’apprit que j’allais vraisemblablement devenir impuissant, et que ma libido allait disparaitre. Le 
Captorix fonctionnait en augmentant la secretion de serotonine, mais les informations que je pus 
recueillir sur Internet au sujet des hormones du fonctionnement psychique donnaient une impression 
de confusion et d’incoherence. Il y avait certaines remarques de bon sens, du style : « Un mammifere 
ne decide pas, chaque matin au reveil, s’il va rester avec le groupe ou s’en eloigner pour vivre sa 
vie », ou encore : « Un reptile ne possede aucun sentiment d’attache avec les autres reptiles ; les 
lezards ne font pas confiance aux lezards. » Plus specifiquement, la serotonine etait une hormone liee 
a l’estime de soi, a la reconnaissance obtenue au sein du groupe. Mais par ailleurs elle etait 
essentiellement fabriquee au niveau de l’intestin, et on signalait son existence chez de tres 
nombreuses creatures vivantes, y compris les amibes. De quelle estime de soi pouvaient bien se 
prevaloir les amibes ? De quelle reconnaissance au sein du groupe ? La conclusion qui se degageait 
peu a peu, c’est que l’art medical demeurait en ces matieres confiis et approximate, et que les 
antidepresseurs faisaient partie de ces nombreux medicaments qui fonctionnent (oupas) sans que Ton 
sache exactement pourquoi. 

Dans mon cas cela paraissait fonctionner, enfin la douche c’etait quand meme trop violent, mais je 
parvins peu a peu a prendre un bain tiede, et meme a me savonner vaguement. Et du point de vue de la 
libido 9 a ne changeait pas grand-chose, je n’avais de toute fagon rien eprouve qui ressemble a un 
desir sexuel depuis la chatain d’A1 Alquian, la peu oubliable chatain d’A1 Alquian. 

Ce n’est done certainement pas un elan de concupiscence qui me poussa, quelques jours plus tard, 
en milieu d’apres-midi, a telephoner a Claire. Qu’est-ce qui m’y poussa, alors ? Je n’en avais 
absolument aucune idee. Cela faisait plus de dix ans que nous n’avions eu aucun contact ; je 
m’attendais a vrai dire a ce qu’elle ait change de numero de telephone. Mais non, elle n’avait pas 
change. Elle n’avait pas change d’adresse non plus - mais 9 a, c’etait normal. Elle parut un peu 



surprise de m’ entendre - mais, au fond, pas plus que 9 a, et elle proposa qu’on dine ensemble le soir 
meme dans un restaurant de son quartier. 


Lorsque je rencontrai Claire j’avais vingt-sept ans, mes annees d’etudiant etaient derriere moi, il y 
avait deja eu pas mal de filles - des etrangeres essentiellement. II faut bien se rendre compte qu’a 
l’epoque les bourses Erasmus, qui devaient plus tard tellement faciliter les echanges sexuels entre 
etudiants europeens, n’existaient pas, et qu’un des seuls lieux possibles de drague d’etudiantes 
etrangeres etait la Cite Internationale Universitaire du boulevard Jour dan, ou miraculeusement l’Agro 
disposait d’un pavilion, ou avaient lieu quotidiennement des concerts et des fetes. Je connus done 
charnellement des jeunes filles de differents pays, et j’ acquis la conviction que E amour ne peut se 
developper que sur la base d’une certaine difference, que le semblable ne tombe jamais amoureux du 
semblable, meme si en pratique de nombreuses differences peuvent faire E affaire : une extreme 
difference d’age, on le sait, peut donner lieu a des passions d’une violence inoui'e ; la difference 
raciale conserve son efficacite ; et meme la simple difference nationale et linguistique n’est pas a 
dedaigner. II est mauvais que des aimes parlent la meme langue, il est mauvais qu’ils puissent 
reellement se comprendre, qu’ils puissent echanger par des mots, car la parole n’a pas pour vocation 
de creer E amour, mais la division et la haine, la parole separe a mesure qu’elle se produit, alors 
qu’un informe babillage amoureux, semi-linguistique, parler a sa femme ou a son homme comme Eon 
parlerait a son chien, cree les conditions d’un amour inconditionnel et durable. Si encore l’onpouvait 
se limiter a des sujets immediats et concrets - ou sont les clefs du garage ? A quelle heure va passer 
l’electricien ? - 9 a pourrait encore aller, mais au-dela commence le regne de la desunion, du 
desamour et du divorce. 

Il y eut done differentes femmes, essentiellement des Espagnoles et des Allemandes, quelques Sud- 
Americaines, une Hollandaise egalement, appetissante et ronde, qui ressemblait vraiment a une 
publicity de gouda. Il y eut Kate enfin, la derniere de mes amours de jeunesse, la derniere et la plus 
grave, apres elle on peut dire que ma jeunesse etait terminee, je n’ai plus jamais connu ces etats 
mentaux qu’on associe habituellement au mot de « jeunesse », cette insouciance charmante (ou, au 
choix, cette degoutante irresponsabilite), cette sensation d’un monde indefini, ouvert, apres elle le 
reel s’est referme sur moi, definitivement. 

Kate etait danoise, et c’est sans doute la personne la plus intelligente que j’aie jamais rencontree, 
enfin je dis 9 a non que 9 a ait une reelle importance, les qualites intellectuelles n’ont guere 
d’importance dans une relation amicale, encore moins evidemment dans une relation amoureuse, elles 
ont bien peu de poids par rapport a la bonte du coeur ; j’en parle surtout parce que son incroyable 
agilite intellectuelle, ses capacites d’assimilation hors du commun etaient vraiment une curiosite, un 
phenomene. Elle avait vingt-sept ans au moment de notre rencontre - cinq ans de plus que moi, done 
- et son experience de la vie etait largement plus etendue, je me sentais un petit gar 9 on a ses cotes. 
Apres des etudes de droit accomplies a une vitesse record, elle etait devenue avocat d’affaires dans 
un cabinet londonien. « So, you should have met some kind of yuppies... », je me souviens de lui 
avoir dit 9 a, au matin de notre premiere nuit d’amour. « Florent, I was a yuppie » me repondit-elle 
doucement, je me souviens de cette reponse et je me souviens de ses petits seins fermes, dans la 
lumiere matinale, a chaque fois que 9 a me revient j’ai une tres forte envie de crever, enfin passons. 
Apres deux ans, elle s’etait rendue a E evidence : la yuppietude ne correspondait nullement a ses 



aspirations, ses gouts, sa maniere generale d’envisager la vie. Aussi avait-elle decide de reprendre 
des etudes, de medecine cette fois. Je ne me souviens plus tres bien de ce qu’elle faisait a Paris, je 
crois qu’un hopital parisien beneficiait d’une grande reconnaissance internationale dans je ne sais 
plus quelle maladie tropicale, telle etait la raison de sa presence. Pour situer les capacites de cette 
fille : le soir de notre rencontre - elle etait tombee sur moi, plus exactement je m’etais propose pour 
Paider a porter ses bagages jusqu’a sa chambre au troisieme etage du pavilion du Danemark, ensuite 
on a bu une biere et puis deux, etc., elle venait d’arriver a Paris le matin meme et ne parlait pas un 
mot de trangais ; deux semaines plus tard, elle maitrisait a peupres parfaitement la langue. 

La derniere photo que j’ai de Kate doit etre quelque part dans mon ordinateur mais je n’ai pas 
besoin de l’allumer pour m’en souvenir, il me suffit de fermer les yeux. Nous venions de passer les 
fetes de Noel chez elle, enfin chez ses parents, ce n’etait pas a Copenhague, le nom de la ville 
m’echappe, quoi qu’il en soit j’avais eu envie de revenir en France lentement, par le train, le debut 
du voyage etait etrange, le train filait a la surface de la mer Baltique, deux metres seulement nous 
separaient de la surface grise des eaux, parfois une vague plus forte que les autres venait frapper les 
hublots de notre habitacle, nous etions seuls dans la rame au milieu de deux immensites abstraites, le 
ciel et la mer, je n’avais jamais ete aussi heureux de ma vie et probablement est-ce que ma vie aurait 
du s’arreter la, une lame de fond, la mer Baltique, nos corps defmitivement meles, mais ceci ne se 
produisit pas, le train atteignit sa gare de destination (etait-ce Rostock ou Stralsund ?), Kate avait 
decide de m’accompagner quelques jours, sa rentree universitaire commengait le lendemain mais elle 
allait s’arranger. 

La derniere photo que j’ai de Kate est prise dans le pare du chateau de Schwerin, petite ville 
allemande, capitale du land de Mecklembourg-Pomeranie Occidentale, et les allees du pare sont 
recouvertes d’une neige epaisse, au loin on apercoit les tourelles du chateau. Kate se retourne vers 
moi et me sourit, j’ai probablement du lui crier de se retourner pour que je la prenne en photo, elle 
me regarde et son regard est plein d’amour, mais aussi d’indulgence et de tristesse parce qu’elle a 
probablement deja compris que je vais la trahir, et que l’histoire va se terminer. 

Le meme soir nous avons dine dans une brasserie de Schwerin, je me souviens du serveur, 
quadragenaire maigre, nerveux et malheureux, probablement emu par notre jeunesse et par 1 ’amour 
qui irradiait de notre couple et a vrai dire surtout d’elle, le serveur qui avait carrement interrompu 
son service, les assiettes une fois posees, pour se tourner vers moi (enfm vers nous deux mais surtout 
vers moi, il devait avoir senti que j’etais le maillon faible) pour me dire en ffan^ais (il devait etre 
francais lui-meme, comment un Francais avait-il pu se retrouver serveur dans une brasserie de 
Schwerin, la vie des gens est un mystere), enfm pour me dire avec une gravite inhabituelle, sacree : 
« Restez comme 9 a tous les deux. Je vous enprie, restez comme 9 a. » 

Nous aurions pu sauver le monde, et nous aurions pu sauver le monde en un clin d’oeil, in einem 
Augenblick, mais nous ne 1’avons pas fait, enfm je ne l’ai pas fait, et 1’amour n’a pas triomphe, j’ai 
trahi 1 ’amour et souvent quand je n’arrive plus a dormir c’est-a-dire a peu pres toutes les nuits je 
reentends dans ma pauvre tete le message de son repondeur, « Hello this is Kate leave me a 
message », et sa voix etait si ffaiche, c’etait comme plonger sous une cascade a la fin d’une 
poussiereuse apres-midi d’ete, on se sentait aussitot lave de toute souillure, de toute dereliction et de 
tout mal. 



Les dernieres secondes eurent lieu a Francfort, dans la gare centrale, la Frankfurter 
Hauptbahnhof elle devait cede fois vraiment rentrer a Copenhague, ses obligations universitaires 
elle avait quand meme exagere, enfin elle ne pouvait en aucun cas m’accompagner a Paris, je me 
revois debout a la portiere du train, et elle sur le quai, on avait baise toute la nuit et jusqu’a onze 
heures du matin jusqu’a ce qu’il soit vraiment l’heure d’aller a la gare, elle m’avait baise et suce 
jusqu’a la limite de ses forces et ses forces etaient grandes moi aussi a l’epoque je rebandais 
facilement enfm a vrai dire la question n’est pas la elle n’est pas essentiellement la, elle est surtout 
que Kate, a un moment donne, debout sur le quai, s’est mise a pleurer, pas vraiment a pleurer, 
quelques larmes ont coule sur son visage, elle me regardait, elle m’a regarde pendant plus d’une 
minute, jusqu’au depart du train, son regard n’a pas quitte le mien une seule seconde et a un moment 
donne, malgre elle, des larmes se sont mises a couler, et je n’ai pas bouge, je n’ai pas saute sur le 
quai, j ’ai attendu que les portes se referment. 

Pour cela je merite la mort, et meme des chatiments beaucoup plus graves, je ne peux pas me le 
dissimuler : je terminerai ma vie malheureux, acariatre et seul, et je l’aurai merite. Comment un 
homme, l’ayant connue, pouvait-il se detourner de Kate ? C’est incomprehensible. J’ai fini par 
l’appeler, apres avoir laisse je ne sais combien de ses messages sans reponse, et tout ga pour une 
immonde Bresilienne qui allait m’oublier des le lendemain de son retour a Sao Paulo, j’ai appele 
Kate et je l’ai appelee exactement trop tard, le lendemain elle partait en Ouganda, elle s’etait 
engagee dans une mission humanitaire, les Occidentaux l’avaient decue forcement, mais moi en 
particulier. 



On finit toujours par s’interesser au decompte des charges. Claire avait eu sa part de melodrame, 
elle avait connu des annees agitees, sans veritablement s’approcher du bonheur - mais cela, qui le 
peut ? pensait-elle. Plus personne ne sera heureux en Occident, pensait-elle encore, plus jamais, nous 
devons aujourd’hui considerer le bonheur comme une reverie ancienne, les conditions historiques 
n’en sont tout simplement plus reunies. 

Insatisfaite et meme, sur le plan personnel, desesperee, Claire avait par contre connu des joies 
immobilieres intenses. Lorsque sa mere avait rendu sa vilaine petite ame a Dieu - ou plus 
probablement au neant - le troisieme millenaire venait de commencer, et c’etait peut-etre, pour 
1’Occident anterieurement qualifie de judeo-chretien, le millenaire de trop, dans le meme sens qu’on 
park pour les boxeurs du combat de trop, l’idee en tout cas s’en etait largement repandue, dans 
1’Occident anterieurement qualifie de judeo-chretien, enfin j’en parle pour situer sur le plan 
historique, mais de tout ga Claire ne se preoccupait nullement, elle avait bien d’autres soucis en tete, 
sa carriere d’actrice avant tout - puis, peu a peu, le decompte des charges avait pris une place 
predominate dans sa vie, mais n’anticipons pas. 

Je l’avais rencontree le soir du reveillon du 31 decembre 1999, que j’avais passe chez un 
specialiste de la communication de crise que j’avais rencontre a mon travail - je travaillais a 
l’epoque chez Monsanto, et Monsanto etait a peu pres en permanence dans une situation de 
communication de crise. Je ne sais pas comment il connaissait Claire, je crois en fait qu’il ne la 
connaissait pas, mais qu’il couchait avec une de ses amies - enfin amie ce n’est peut-etre pas le mot 
juste, disons une autre actrice qui jouait dans la meme piece. 

Claire etait alors a l’aube de son premier grand succes theatral - qui devait, d’ailleurs, etre le 
dernier. Elle avait du jusque-la se contenter de figurations dans des films ffangais a budget faible ou 
moyen, et de quelques pieces radiophoniques sur France Culture. Cette fois, elle tenait le role feminin 
principal dans une piece de theatre de Georges Bataille - enfin ce n’etait pas exactement et meme pas 
du tout une piece de theatre de Georges Bataille, le metteur en scene s’etait livre a un travail 
d’adaptation a partir de differents textes de Georges Bataille, les uns de fiction, les autres 
theoriques. Son projet etait, a ce qu’il declara dans plusieurs interviews, de relire Bataille a la 
lumiere des nouvelles sexualites virtuelles. II se declarait particulierement requis par la 
masturbation. II ne cherchait pas a dissimuler la difference, voire 1’opposition entre les positions de 
Bataille et de Genet. Toute 1’affaire se montait dans un theatre subventionne de l’Est parisien. Bref, 
onpouvait s’attendre cette fois a d’importantes retombees mediatiques. 

Je me rendis a la premiere. Je ne couchais avec Claire que depuis un peu plus de deux mois, mais 
elle s’etait deja installee chez moi, il faut dire que la chambre ou elle vivait etait ffanchement 
minable, la douche sur le palier, qu’elle partageait avec une vingtaine de locataires, etait si crasseuse 
qu’elle avait fini par s’inscrire au Club Med Gym uniquement pour se laver. Je ne fus pas tellement 
impressionne par le spectacle - mais par Claire davantage, elle degageait durant toute la piece une 
sorte d’erotisme glace, la costumiere et l’eclairagiste avaient fait un bon travail, ce n’est pas tant 
qu’on avait envie de la baiser mais on avait envie de se laisser baiser par elle, on sentait que c’etait 
une femme qui pouvait, d’un instant a 1’autre, etre traversee par 1’impulsion irresistible de vous 
baiser, et d’ailleurs c’est ce qui se passait, dans notre vie quotidienne, rienne transparaissait sur son 
visage et d’un seul coup elle posait une main sur ma bite, defaisait la braguette en quelques secondes 



et s’agenouillait pour me sucer, ou bien variante elle enlevait sa culotte et commengait a se branler, et 
cela je m’en souviens a peu pres n’importe ou, y compris une fois dans la salle d’attente du service 
municipal des impots directs, il y avait une Noire avec deux enfants qui avait paru un peu choquee, 
bref elle maintenait en matiere sexuelle un suspense permanent. La critique flit unanimement 
elogieuse, la piece eut droit a une page entiere dans les pages culture du Monde , et deux dans celles 
de Liberation. Claire avait plus que sa part dans ce concert de louanges, Liberation en particulier la 
comparait a ces heroines de Hitchcock blondes et froides mais enrealite brulantes a l’interieur, enfin 
ces comparaisons style omelette norvegienne que j’avais deja lues des dizaines de fois au point de 
voir immediatement de quoi il etait question sans meme jamais avoir vu aucun film de Hitchcock, moi 
j’etais plutot de la generation Mad Max, mais enfin quoi qu’il en soit c’etait assez juste, dans le cas 
de Claire. 

Dans l’avant-derniere scene de la piece, que le metteur en scene considerait manifestement comme 
une scene clef, Claire retroussait ses jupes et, jambes ecartees face au public, se masturbait pendant 
qu’une autre actrice lisait un long texte de Georges Bataille dans lequel il etait essentiellement 
question, m’avait-il semble, de l’anus. Le critique du Monde avait specialement goute cette scene, et 
louait le « hieratisme » dont Claire faisait preuve dans son interpretation. Hieratisme le mot me 
paraissait fort, mais disons qu’elle etait calme, et ne semblait pas du tout excitee - elle ne Letait 
d’ailleurs effectivement pas du tout, comme elle me le confirma le soir de la premiere. 

Sa carriere en somme etait lancee, et cette premiere joie fut completee d’une seconde lorsque le 
vol Air France AF232 a destination de Rio de Janeiro s’abima au beau milieu de F Atlantique Sud, un 
dimanche de mars. Il n’y avait aucun survivant, et la mere de Claire faisait partie des passagers. Une 
cellule d’assistance psychologique fut immediatement mise en place a destination des proches des 
victimes. « C’est la que je me suis trouvee bonne actrice... me dit Claire au soir de sa premiere 
rencontre avec les psychologues-experts, j’ai fait la fille devastee aneantie, je crois que j’ai vraiment 
reussi a cacher ma joie. » 

De fait, malgre la haine qu’elles eprouvaient l’une pour l’autre, sa mere etait, elle le pressentait, 
beaucoup trop egocentrique pour avoir pris la peine de rediger un testament, pour avoir consacre une 
seule minute a songer a ce qui pouvait se produire apres sa mort, et il est de toute facon bien difficile 
de desheriter ses enfants, en tant que fille unique elle avait le droit legal et inalienable a une part 
reservataire de 50 %, bref Claire n’avait pas grand-chose a craindre, et un mois apres ce miraculeux 
crash aerien elle se trouva en effet en possession de son heritage, essentiellement constitue par un 
magnifique appartement situe passage du Ruisseau-de-Menilmontant, dans le 20 e arrondissement. 
Nous demenageames deux semaines plus tard, le temps de nous debarrasser des affaires de la vieille 
- qui n’etait d’ailleurs pas si vieille que 9a, elle avait quarante-neuf ans, et le crash aerien qui lui 
avait coute la vie s’etait produit alors qu’elle partait en vacances au Bresil avec un type de vingt-six 
ans, mon age exactement. 

L’appartement se situait dans une ancienne trefilerie qui avait ferme ses portes au debut des annees 
1970, etait restee inoccupee quelques annees avant d’etre rachetee par le pere de Claire, un 
architecte entreprenant et prompt a flairer les affaires juteuses, qui l’avait amenagee en lofts. L’entree 
etait un grand porche securise par une grille aux barreaux enormes, le digicode venait d’etre 
remplace par un systeme biometrique d’identification de l’iris ; les visiteurs, eux, disposaient d’un 
interphone couple a une camera video. 



Une fois ce barrage franc hi on penetrait dans une vaste cour pavee, qu’entouraient les anciens 
batiments industriels - il y avait une vingtaine de coproprietaires. Le loft qui etait revenu a la mere 
de Claire, l’un des plus vastes, etait constitue d’un grand open space de 100 m 2 - d’une hauteur sous 
plafond de 6 metres - dormant sur une cuisine ouverte equipee d’un ilot central, d’une grande salle de 
bains avec douche a l’italienne et baignoire jacuzzi, de deux chambres dont l’une en mezzanine et 
l’autre completee par un dressing, et d’un bureau ouvrant sur un petit coin de jardin. L’ensemble 
faisait un peu plus de 200 m 2 . 

Meme si le terme etait encore peu repandu a l’epoque, les autres coproprietaires etaient 
exactement ce qu’on devait par la suite appeler des bobos, et ils ne pouvaient que se rejouir d’avoir 
pour voisine une actrice de theatre, que serait le theatre sans les bobos on se le demande, le journal 
Liberation a l’epoque n’etait pas encore uniquement lu par les interimttents du spectacle mais aussi 
par une partie (quoique decroissante) de leur public, et Le Monde maintenait encore a peu pres ses 
ventes et son prestige, bref Claire flit accueillie avec enthousiasme dans l’immeuble. Mon cas, j’en 
etais conscient, pouvait etre plus delicat, Monsanto devait leur apparaitre comme une firme a peu 
pres aussi honorable que la CIA. Un bon mensonge emprunte toujours certains elements a la realite, 
je fis tout de suite savoir que je travaillais dans la recherche genetique sur les maladies orphelines, 
les maladies orphelines c’est inattaquable, on imagine tout de suite soit un autiste soit un de ces 
pauvres petits enfants victimes de progeria qui, a l’age de douze ans, ont deja l’apparence de 
vieillards, j’aurais ete bien incapable de travailler dans ce domaine mais j’en savais bien assez en 
genetique pour tenir tete a n’importe quel bobo, fut-ce unbobo instruit. 

A vrai dire, je me sentais moi-meme de plus en plus mal a l’aise dans mon emploi. Rien 
n’etablissait clairement la dangerosite des OGM, et les ecologistes radicaux etaient la plupart du 
temps des imbeciles ignorants, mais rien n’etablissait non plus leur innocuite, et mes superieurs au 
sein de la firme etaient tout simplement des menteurs pathologiques. La verite est qu’on ne savait 
rien, ou a peu pres rien, sur les consequences a long terme des manipulations genetiques vegetales, 
mais le probleme a mes yeux n’etait meme pas la, il etait que les semenciers, les producteurs 
d’engrais et de pesticides jouaient par leur existence meme, sur le plan agricole, un role destructeur 
et letal, il etait que cette agriculture intensive, basee sur des exploitations gigantesques et sur la 
maximisation du rendement a l’hectare, cette agro-industrie entierement basee sur l’export, sur la 
separation de 1’agriculture et de l’elevage, etait a mes yeux 1’exact contraire de ce qu’il fallait faire 
si Ton voulait aboutir a un developpement acceptable, il fallait au contraire privilegier la qualite, 
consommer local et produire local, proteger les sols et les nappes phreatiques en revenant a des 
assolements complexes et a l’utilisation des fertilisants animaux. Je dus en surprendre plus d’un, lors 
des multiples aperos de voisins qui suivirent les premiers mois de notre installation, par la 
vehemence et le caractere extremement documents de mes interventions sur ces sujets, bien sur ils 
pensaient la meme chose que moi mais sans y connaitre quoi que ce soit, par pur conformisme de 
gauche en verite, toujours est-il que j ’avais eu des idees, j ’avais peut-etre meme eu un ideal, ce n’est 
pas par hasard que j ’avais fait 1’Agro plutot qu’une ecole generaliste du type Polytechnique ou HEC, 
bref j ’avais eu un ideal et j ’etais en train de le trahir. 

Il n’etait cependant pas question que je demissionne, mon salaire etait indispensable a notre survie, 
parce que la carriere de Claire, malgre le succes critique de cette piece adaptee de Georges Bataille, 
demeurait obstinement au point mort. Son passe la confinait au domaine culturel et c’etait un 
malentendu parce que son reve etait de travailler dans le cinema de divertissement, elle-meme 



n’allait jamais voir que des films immediatement accessibles a tous, elle avait adore Le Grand Bleu 
et plus encore Les Visiteurs alors que le texte de Bataille elle 1’ avait trouve « completement con », et 
ce flit la meme chose avec un texte de Leiris dans lequel elle fut embringuee un peu plus tard, mais le 
pire sans doute fut une lecture d’une heure de Blanchot pour France Culture, jamais elle n’aurait 
soupgonne me dit-elle Fexistence de merdes pareilles, c’etait stupefiant me dit-elle qu’on ose 
proposer au public de telles conneries. Je n’avais pour ma part aucune opinion sur Blanchot, je me 
souvenais juste d’un amusant paragraphe de Cioran dans lequel il explique que Blanchot est Fauteur 
ideal pour apprendre a taper a la machine, parce qu’on n’est pas « derange par le sens ». 

Son physique, malheureusement pour Claire, allait dans le meme sens que son CV : sa beaute 
blonde, elegante et froide semblait la predisposer a des textes lus d’une voix blanche dans un theatre 
subventionne, l’industrie du divertissement lourd etait a l’epoque plutot friande de bombes latinos ou 
de metisses un peu chaudasses, bref elle n’etait absolument pas dans le move et pendant l’annee qui 
suivit elle ne decrocha aucun role en dehors des cultureries que j’ai mentionnees, malgre une lecture 
reguliere du Film frangais, malgre un acharnement jamais dementi a se presenter a peu pres a 
n’importe quel casting. Meme dans les pubs pour deodorants, il n’y avait decidement aucune place 
pour les omelettes norvegiennes. C’est peut-etre, paradoxalement, dans l’industrie du porno qu’elle 
aurait eu le plus de chances : sans evidemment mesestimer les bombasses latinos ou blacks, ce 
secteur s’efforgait de maintenir une grande diversity de physiques et d’ethnies parmi ses actrices. 
Elle s’y serait peut-etre resolue en mon absence, meme si elle savait bien qu’une carriere dans le 
porno n’avait jamais debouche sur une carriere d’actrice dans le cinema normal, mais je crois qu’a 
niveau de remuneration a peu pres egal, elle aurait encore prefere ga a lire du Blanchot sur France 
Culture. £a n’aurait de toute fagon pas dure bien longtemps, l’industrie du porno vivait ses derniers 
mois avant d’etre detruite par le porno amateur sur Internet, YouPorn allait detruire l’industrie du 
porno encore plus rapidement que YouTube l’industrie musicale, le porno a toujours ete a la pointe 
de Finnovation technologique, comme Font d’ailleurs deja fait remarquer de nombreux essayistes, 
sans qu’aucun ne s’avise de ce que cette constatation avait de paradoxal, parce qu’apres tout la 
pornographic est quand meme le secteur de l’activite humaine ou F innovation tient le moins de place, 
il ne s’y produit meme absolument rien de nouveau, tout ce qu’on peut imaginer en matiere de 
pornographic existait deja largement a l’epoque de l’antiquite grecque ouromaine. 

De mon cote, Monsanto commengait a me porter vraiment sur les nerfs, et je me mis a reellement 
regarder les annonces, a peu pres par tous les moyens offerts a un ancien de l’Agro, en particulier par 
l’intermediaire de F Association des anciens eleves, mais ce ne fut que debut novembre que je tombai 
sur une offre reellement interessante qui emanait de la Direction regional e de F agriculture et de la 
foret de Basse-Normandie. Il s’agissait de creer une nouvelle structure dediee a Fexportation des 
fromages frangais. J’envoyai un CV et obtins rapidement un rendez-vous, je fis l’aller-retour a Caen 
dans la journee. Le directeur de la DRAF etait lui aussi un ancien de l’Agro, un jeune ancien, je le 
connaissais de vue, il etait en deuxieme annee quand moi j’etais en premiere. Je ne sais pas ou il 
avait fait son stage de fin d’etudes, mais il en avait garde la manie (peu repandue alors dans 
Fadministration ffangaise) d’employer assez inutilement des termes anglo-saxons. Son constat de 
depart etait que le homage frangais continuait a s’exporter presque uniquement en Europe, que ses 
positions restaient insignifiantes aux Etats-Unis, et surtout que contrairement au vin (il rendit a ce 
stade un hommage long et appuye a Finterprofession des vins de Bordeaux), le secteur fromage 



n’avait pas su anticiper l’arrivee des emergents, essentiellement la Russie, mais bientot la Chine, et 
sans doute l’lnde un peu plus tard. Cela valait pour tous les fromages francais ; mais nous etions en 
Normandie, souligna-t-il avec pertinence, et la task force qu’il envisageait de mettre en place aurait 
pour premiere ambition de promouvoir les « seigneurs de la trilogie normande » : le camembert, le 
pont-l’eveque, le livarot. Seul le camembert, jusqu’a present, beneficiait d’une reelle notoriete 
internationale, pour des raisons historiques d’ailleurs passionnantes mais sur lesquelles il n’avait pas 
le temps de s’etendre, le livarot et meme le pont-l’eveque demeuraient en Russie et en Chine de 
parfaits inconnus, il ne disposait pas de moyens illimites mais enfin il avait quand meme reussi a 
decrocher le budget necessaire pour recruter cinq personnes, et ce qu’il cherchait en premier lieu 
c’etait le chef de cette task force , etais-je interesse par le job ? 

Je l’etais, et le confirmai avec un melange approprie de professionnalisme et d’enthousiasme. Une 
premiere idee m’etait venue, et je crus bon de lui en faire part : de nombreux Americains, enfin 
nombreux je ne savais pas au juste, disons des Americains, venaient chaque annee visiter les plages 
du Debarquement ou des membres de leur famille, et parfois leurs propres parents, avaient accompli 
le sacrifice supreme. Naturellement le temps du recueillement devait etre respecte, il n’etait pas 
question d’organiser des degustations de fromage a la sortie des cimetieres militaires ; mais enfin on 
finit toujours par manger, et etait-il certain que les fromages normands mettent suffisamment a profit 
ce tourisme de la memoire ? Il s’enthousiasma : c’est exactement ce genre de choses, en effet, qu’il 
convenait de mettre en place, et plus generalement 1’imagination devait toujours rester au rendez¬ 
vous ; les synergies qu’avait su developper la viticulture champenoise avec l’industrie frangaise du 
luxe avaient peu de chances d’etre immediatement reproductibles : imaginait-on Gisele Bundchen 
degustant du livarot (alors qu’une coupe de Moet et Chandon, si) ? Bref, j’aurais plus ou moins carte 
blanche, il s’en serait voulu de brider ma creativite, d’ailleurs mon travail chez Monsanto n’avait pas 
du etre facile non plus (en realite je n’avais pas eu trop d’efforts a faire, 1’argumentation mise en 
place par le semencier etait d’une simplicity brutale : sans les OGM, nous n’aurions pas les moyens 
de nourrir une population humaine en croissance constante ; en gros, c’etait Monsanto ou la famine). 
Bref, au moment ou je quittai son bureau, je savais deja, surtout par la maniere dont il avait parle au 
passe de mon emploi chez Monsanto, que ma candidature etait retenue. 

Mon contrat demarrait le l er janvier 2001. Apres quelques semaines a 1’hotel je trouvai une jolie 
maison a louer, isolee au milieu d’un paysage vallonne de bosquets et d’herbages, a deux kilometres 
du village de Clecy, qui s’enorgueillissait du titre un peu exagere de « capitale de la Suisse 
normande ». C’etait vraiment une maison ravissante, a colombages ; il y avait un grand sejour au sol 
recouvert de tomettes de terre cuite, trois chambres parquetees, un bureau. En annexe, un ancien 
pressoir reamenage pouvait servir de maison d’amis ; le chauffage central avait ete installe. 

C’etait une maison ravissante, et je sentis tout au long de la visite que son proprietaire 1’avait 
beaucoup aimee, qu’il 1’avait entretenue avec un soin meticuleux, c’etait un petit vieux tout rabougri, 
entre soixante-quinze et quatre-vingts ans, il avait bien vecu ici me dit-il tout de suite mais maintenant 
ga n’allait plus, il avait besoin d’une assistance medicale frequente, une infirmiere a domicile au 
moins trois fois par semaine et en periode de crise tous les jours, alors voila un appartement a Caen 
c’etait plus raisonnable, il avait de la chance ceci dit ses enfants s’occupaient bien de lui, sa fille 
avait tenu a choisir 1’infirmiere elle-meme, il avait de la chance avec ce qu’on voyait de nos jours, et 
en effet, j’etais de son avis, il avait de la chance, seulement voila depuis que sa femme etait morte ce 



n’etait plus pareil, et ce ne serait jamais plus pareil, il etait de toute evidence croyant et le suicide est 
une chose qu’il n’aurait jamais envisagee, mais il trouvait parfois que Dieu tardait un peu a le 
rappeler a lui, a son age a quoi qa pouvait bien servir, j’eus les larmes aux yeux pendant a peu pres 
toute la visite. 

C’etait une maison ravissante, mais j’allais l’habiter seul. A l’idee de demenager dans un village 
de Basse-Normandie, Claire avait oppose un refiis clair et net. J’avais un moment envisage de lui 
suggerer qu’elle pourrait « revenir a Paris pour les castings » avant de prendre conscience de 
l’absurdite de l’idee, elle se rendait a peu pres a dix castings par semaine, qa n’avait aucun sens, 
demenager a la campagne serait un suicide dans sa carriere, en meme temps est-ce vraiment grave de 
suicider ce qui est deja mort ? voila ce que je pensais au fond de moi-meme, mais evidemment je ne 
pouvais pas le lui dire, pas aussi directement, et comment le dire indirectement ? Aucune solution ne 
m’apparut. 

Nous convinmes done, enapparence raisonnablement, que c’est moi qui reviendrais a Paris pour le 
week-end, sans doute meme eumes-nous P illusion partagee que cette separation et ces retrouvailles 
hebdomadaires donneraient de la respiration et de l’energie a notre couple, que chaque week-end 
deviendrait une fete amoureuse, etc. 

Il n’y eut pas de rupture entre nous, pas de rupture nette et definitive. Ce n’est pas complique de 
prendre le train Caen-Paris, c’est direct et qa dure un peu plus de deux heures, il se produisit juste 
que je le pris de moins en moins souvent, d’abord en pretextant un surcroit de travail, puis sans rien 
pretexter du tout, et au bout de quelques mois tout flit dit. Au fond de moi-meme, je n’avais jamais 
renonce a l’idee que Claire viendrait me rejoindre dans cette maison, qu’elle renoncerait a son 
improbable carriere d’actrice, qu’elle accepterait d’etre simplement ma femme. A plusieurs reprises 
je lui avais meme poste des photos de la maison, prises par beau temps, les fenetres grandes ouvertes 
sur les bosquets et les herbages, j ’avais un peu honte d’y repenser. 

Le plus remarquable avec le recul, c’est que, comme avec Yuzu vingt ans plus tard, Pensemble de 
mes possessions terrestres tenait dans une valise. J’avais decidement peu d’appetit pour les 
possessions terrestres ; ce qui, aux yeux de certains philosophes grecs (epicuriens ? stoi'ciens ? 
cyniques ? un peu les trois ?) etait une disposition mentale ties favorable ; la position inverse, me 
semblait-il, avait rarement ete soutenue ; il y avait done, sur ce point precis, consensus chez les 
philosophes - ce qui est suffisamment rare pour etie souligne. 

Il etait un peu plus de cinq heures quand je raccrochai d’avec Claire, il me restait trois heures a 
tuer avant le diner. Assez vite, en l’espace de quelques minutes, je commengai a me demander si cette 
rencontre etait vraiment une bonne idee. Elle ne deboucherait a Pevidence sur rien de positif, son 
seul resultat serait de reveiller des sentiments de deception et d’amertume que nous avions, apres une 
vingtaine d’annees, plus ou moins reussi a enfouir. Que la vie soit amere et decevante nous le savions 
tous les deux assez, etait-il bien utile de payer un taxi, une note de restaurant, pour obtenir une 
confirmation supplementaire ? Et avais-je vraiment envie de savoir ce que Claire etait devenue ? 
Rien probablement de ties brillant, rien de conforme en tout cas a ses esperances, sinon j’aurais pu 
m’en rendre compte rien qu’en regardant les affiches de film dans la rue. Mes propres aspirations 



professionnelles etaient moins bien definies, et l’echec de ce fait moins visible, je n’en avais pas 
moins le sentiment, assez net, d’etre a ce jour un rate. La rencontre de deux losers quadragenaires et 
anciens amants, ca aurait pu etre une scene magnifique dans un film francais, avec les acteurs 
appropries, mettons pour situer Benoit Poelvoorde et Isabelle Huppert; dans la vie reelle, en avais- 
je si envie que ga ? 

Dans certaines circonstances critiques de ma vie, j’ avais eu recours a une forme de telemancie, 
dont j’etais a ma connaissance l’inventeur. Les chevaliers duMoyen age, plus tard les puritains de la 
Nouvelle-Angleterre, lorsqu’ils avaient une decision difficile a prendre, ouvraient leur Bible au 
hasard, posaient au hasard leur doigt sur la page, et tentaient de donner une interpretation au verset 
pointe, de prendre leur decision dans le sens indique par Dieu. De meme, il m’arrivait d’allumer la 
television au hasard (sans choisir la chaine, il fallait juste appuyer sur la touche On) et d’essayer 
d’interpreter les images qui m’etaient transmises. 

A 18 heures 30 exactement, j’appuyai sur la touche On du televiseur de ma chambre de l’hotel 
Mercure. Le resultat me parut d’abord deconcertant, difficile a decoder (mais cela arrivait aussi 
parfois aux chevaliers du Moyen age, et meme aux puritains de la Nouvelle-Angleterre) : je tombai 
sur une emission d’hommage a Laurent Baffie, ce qui etait en soi surprenant (etait-il mort ? il etait 
encore jeune, mais certains animateurs de television sont foudroyes en pleine gloire, et brutalement 
enleves a Lamour de leurs fans, c’est la vie). Le ton en tout cas etait bien celui de l’hommage, et tous 
les intervenants soulignaient la « profonde humanite » de Laurent, pour certains c’ etait un « super- 
pote, un roi de la deconne, un deglinguos total », d’autres qui L avaient connu de plus loin mettaient 
1’ accent sur le « professionnel impeccable », cette polyphonie bien orchestree par le montage 
conduisait a une vraie relecture du travail de Laurent Baffie, et s’achevait de maniere symphonique 
par la reprise quasi chorale d’une expression qui faisait l’unanimite des intervenants : Laurent etait, 
par quelque bout qu’on le prenne, une « belle personne ». J’appelai un taxi a 19 heures 20. 



J’arrivai a 20 heures precises au Bis trot du Parisien, rue Pelleport, Claire avait en effet reserve 
une table, c’etait un point positif mais je sentis des les premieres secondes, rien qu’en traversant le 
restaurant peu frequente mais apres tout on etait un dimanche soir, que ce serait le seul de la soiree. 

Au bout de dix minutes, un serveur vint me demander si je souhaitais prendre un aperitif pour 
patienter. De nature il paraissait bienveillant et devoue, surtout je sentis d’emblee qu’il avait anticipe 
un rendez-vous a problemes (comment un serveur dans un bistrot du 20 e ne serait-il pas un peu 
chamane, voire un peu psychopompe ?), et je pergus aussi que ce soir-la il se rangerait plutot de mon 
cote (avait-il deja percu mon angoisse qui montait ? il est vrai que j’avais deja devore de nombreux 
gressins), au point ou j ’en etais je pris un Jack Daniels, un triple. 

Claire arriva vers 20 h 30, elle marchait avec precaution, s’appuya sur deux tables avant de 
rejoindre la notre, elle etait visiblement deja pas mal torchee, la pensee de me revoir etait-elle si 
bouleversante, le rappel si douloureux des promesses de bonheur dont l’avait ffustree la vie ? J’eus 
cet espoir quelques secondes, deux ou trois pas davantage, puis une pensee plus realiste me vint, qui 
etait que Claire etait vraisemblablement dans le meme etat que tous les jours a la meme heure, a peu 
pres identiquement torchee. 

J’ouvris les bras avec elan pour m’exclamer qu’elle avait l’air en pleine forme, qu’elle n’avait 
absolument pas change, je ne sais pas d’ou ga me vient cette aptitude au mensonge, pas de mes 
parents en tout cas, de mes premieres annees de lycee peut-etre, mais le fait est qu’elle avait 
horriblement morfle, il y avait de la graisse qui depassait d’un peu partout et son visage etait 
franchement envahi par la couperose, son premier regard fut d’ailleurs un peu dubitatif, sa premiere 
pensee fut sans doute que je me foutais de sa gueule mais cela ne dura pas plus de dix secondes, elle 
baissa rapidement la tete puis la releva aussitot et son expression etait changee, la jeune fille de 
nouveau se manifestait en elle, elle me fit un clin d’oeil presque coquin. 

L’examen de la carte, plaisamment bistrotiere, me permit de laisser passer pas mal de temps. 
J’optai finalement pour une cassolette d’escargots de Bourgogne (6) aubeurre d’ail, a suivre des noix 
de Saint-Jacques poelees a l’huile d’olive et leurs tagliatelles. Je souhaitais ainsi depasser le 
traditionnel dilemme terre/mer (vin rouge vs vin blanc) en optant pour un choix qui nous permettrait 
de prendre une bouteille de chaque. Le raisonnement de Claire semblait adopter les memes voies, 
puisqu’elle se prononga pour une tartine d’os a moelle au sel de Guerande, suivie par une bourride 
de lotte a la pro venial e et son aioli. 

Je craignais d’avoir a m’ exprimer sur un plan personnel, d’avoir a raconter ma vie, mais ceci ne se 
produisit pas, des la commande passee Claire se langa dans une longue narration qui ne visait a rien 
de moins qu’a synthetiser la vingtaine d’annees qui s’etaient ecoulees depuis notre derniere 
rencontre. Elle buvait vite, sec, et il devint rapidement evident que nous aurions besoin de deux 
bouteilles de rouge (ainsi, un peu plus tard, que de deux bouteilles de blanc). Apres mon depart rien 
ne s’etait arrange, sa recherche de roles etait demeuree vaine, et la situation avait fini par devenir un 
peu bizarre, entre 2002 et 2007 le prix de l’immobilier a Paris avait double, et dans son quartier 
1’augmentation avait ete encore plus rapide, la rue de Menilmontant devenait de plus en plus hype et 
le bruit courait obstinement que Vincent Cassel venait d’y emmenager, qu’il ne tarderait pas a etre 
suivi par Kad Merad et Beatrice Dalle, prendre son cafe dans le meme etablissement que Vincent 
Cassel etait un privilege considerable et cette information non dementie avait provoque un nouveau 



bond en avant des prix, vers 2003-2004 elle s’etait rendu compte que son appartement gagnait tous 
les mois beaucoup plus qu’elle, elle devait absolument tenir, vendre maintenant aurait ete sur le plan 
immobilier un suicide, elle en vint a des solutions de desespoir comme se lancer pour le compte de 
France Culture dans l’enregistrement d’une serie de CD de Maurice Blanchot, elle tremblait de plus 
en plus en me racontant ga, elle me regardait avec des yeux fous et rongeait litteralement son os a 
moelle, je fis signe au serveur d’accelerer le mouvement. 

La bourride de lotte lui apporta un leger apaisement, et coincida avec un moment plus paisible de 
son recit. Debut 2008, elle repondit a une offre de Pole Emploi : l’organisme se proposait de mettre 
en place des ateliers theatre a destination des chomeurs, l’idee etant de leur redonner confiance en 
eux-memes, le salaire n’etait pas enorme mais il tombait regulierement tous les mois, cela faisait 
maintenant plus de dix ans qu’elle gagnait sa vie comme ga, a Pole Emploi elle faisait partie des 
meubles et l’idee, elle pouvait maintenant le dire avec un vrai recul, n’etait pas absurde, cela 
marchait en tout cas mieux que les psycho therapies, c’est vrai que le chomeur de longue duree se 
transformait ineluctablement en un petit etre recroqueville et mutique, et que le theatre, en particular 
pour d’obscures raisons le repertoire de vaudeville, redonnait a ces tristes creatures le minimum 
d’aisance sociale requis pour un entretien d’embauche, en tout cas elle aurait maintenant pu, avec ce 
salaire modeste mais regulier, s’en sortir, n’eut ete le probleme des charges, parce qu’une partie des 
coproprietaires, enivres par la gentrification foudroyante du quartier de Menilmontant, avaient 
envisage de se lancer dans des investissements proprement delirants, le remplacement du digicode 
par un systeme biometrique d’identification de l’iris n’avait ete que le prelude a une succession de 
projets insenses tels que le remplacement de la cour pavee par un jardin zen avec petites cascades et 
blocs de granite directement importes des Cotes-d’Armor, le tout sous la surveillance d’un maitre 
japonais mondialement connu. A present sa decision etait prise, d’autant qu’apres une seconde et plus 
breve flambee vers 2015-2017 le marche de 1’immobilier parisien s’etait durablement tasse, elle 
allait revendre, et de fait elle venait de contacter une premiere agence. 

Sur le plan sentimental elle avait moins a dire, il y avait eu quelques relations, et meme deux 
tentatives de vie commune, elle parvint a mobiliser une emotion suffisante pour en parler, mais, 
quand meme, elle ne pouvait se le dissimuler : les deux hommes (deux acteurs, au succes a peu pres 
egal au sien) qui avaient envisage de partager sa vie etaient beaucoup moins amoureux d’elle que de 
son appartement. Au fond, j’etais peut-etre le seul homme qui l’ait vraiment aimee, conclut-elle avec 
une sorte de surprise. Je m’abstins de la detromper. 

Malgre le caractere desenchante et meme nettement triste de ce recit, j’avais apprecie mes Saint- 
Jacques, et me penchai avec interet sur la carte des desserts. Le vacherin glace et son coulis de 
framboises retint aussitot mon attention ; Claire opta pour les profiteroles au chocolat chaud, un 
classique ; je commandai une troisieme bouteille de vin blanc. Je commensals vraiment a me 
demander si, a un moment donne, elle allait me dire : « Et toi ? », enfin les choses qu’on dit dans ce 
genre de circonstances, au moins dans les films et meme, me semblait-il, dans la vie reelle. 

Vu le deroulement de la soiree, j’aurais normalement du refuser de « prendre un dernier verre » 
chez elle, et encore maintenant je me demande ce qui m’a pousse a accepter. Peut-etre un peu la 
curiosite de re voir cet appartement ou j’avais quand meme passe un an de ma vie ; mais, aussi, je 
devais commencer a me demander ce que j ’avais bien pu trouver a cette fille. Il devait quand meme y 
avoir eu autre chose que le sexe ; oubien non, c’etait efffayant a penser, il n’y avait eu que le sexe. 



Ses intentions a elle, en tout cas, etaient sans ambiguite, et apres m’avoir propose un verre de 
cognac elle m’entreprit a la maniere directe qui etait la sienne. Plein de bonne volonte j’otai mon 
pantalon et mon slip afin de lui faciliter la prise en bouche, mais en realite j ’etais deja traverse d’une 
premonition inquietante, et lorsqu’elle eut pendant deux a trois minutes mastique sans resultat mon 
organe inerte, je sends que la situation risquait de degenerer, et je lui avouai que je prenais en ce 
moment des antidepresseurs (des « doses massives » d’antidepresseurs, ajoutai-je pour faire bonne 
mesure), ce qui avait pour inconvenient de supprimer en moi toute libido. 

L’effet de ces quelques paroles flit magique, je la sends aussitot rassuree, evidemment on prefere 
toujours incriminer les antidepresseurs de 1’ autre plutot que ses propres bourrelets, mais de plus un 
mouvement de compassion sincere traversa son visage, pour la premiere fois de la soiree elle sembla 
s’interesser a moi, lorsqu’elle me demanda si je traversais un moment de deprime, pourquoi et depuis 
quand. 

Je produisis alors un recit simplifie de mes dernieres mesaventures conjugales, disant a peu pres la 
verite sur tout (a part les aventures canines de Yuzu, que j’estimais inutiles a la comprehension 
d’ensemble), la seule difference notable etant que dans mon recit c’etait Yuzu qui avait fmalement 
decide de repartir au Japon, obtemperant fmalement aux representations repetees de sa famille, et 
presente comme ga le true devenait assez beau, un conflit classique entre 1’amour et le devoir familial 
et/ou social (comme l’aurait ecrit un gauchiste des annees 1970), c’etait un peu comme un roman de 
Theodor Fontane, precisai-je a Claire, bien qu’elle ne connut vraisemblablement pas cet auteur. 

La Japonaise ajoutait a Taventure un cachet exotique a la Loti, ou a la Segalen je les confonds, en 
tout cas l’histoire lui plaisait visiblement beaucoup. Profitant de ce que je la voyais mariner dans 
d’amples meditations femelles aggravees d’un second verre de cognac, je me reajustai discretement, 
et au moment meme ou je refermais ma braguette je fus traverse par la pensee que nous etions 
aujourd’hui le l er octobre, dernier jour du preavis de Tappartement de la tour Totem. Yuzu avait 
certainement attendu le dernier jour, et sans doute etait-elle en ce moment dans le vol qui la ramenait 
a Tokyo, peut-etre meme l’appareil entamait-il son approche de l’aeroport de Narita et ses parents 
etaient deja derriere les barrieres du hall d’arrivee des voyageurs, le fiance attendait probablement 
pres de la voiture dans le parking, tout etait ecrit et maintenant tout allait s’accomplir, et c’etait peut- 
etre precisement pour cette raison que j ’avais telephone a Claire, j ’avais oublie jusqu’il y a quelques 
minutes que nous etions le l er octobre mais quelque chose en moi, mon inconscient sans doute, n’ avait 
pas oublie, nous vivons sous T emprise de divinites incertaines, « le chemin que nous firent prendre 
ces jeunes filles etait absolument fallacieux, il faut aj outer qu’il pleuvait », comme 1’ecrit 
probablement Nerval quelque part, je ne pensais plus trop souvent a Nerval ces temps-ci, il s’etait 
pourtant pendu a quarante-six ans, et Baudelaire lui aussi etait mort a cet age, ce n’est pas un age 
facile. 

La tete de Claire reposait maintenant sur sa poitrine et des ronflements montaient de sa gorge, elle 
etait visiblement blindee et en principe j ’aurais du partir a ce moment, mais je me sentais bien sur le 
gigantesque canape de son open space, une extreme lassitude m’envahit a l’idee de retraverser Paris, 
je m’allongeai et me tournai sur le cote pour eviter de la voir, une minute plus tard je m’endormis. 



II n’y avait dans cette taule que du cafe soluble, ce qui etait deja en soi un scandale, s’il n’y avait 
pas de machine Nespresso dans un appartement pareil ou pouvait-il y en avoir on se le demande, 
enfin je me fis un cafe soluble, un jour faible filtrait par les persiennes et malgre toutes mes 
precautions je heurtai quelques meubles, Claire apparut presque aussitot sur le seuil de la cuisine, sa 
nuisette courte et semi-transparente dissimulait peu ses appas, heureusement elle semblait penser a 
autre chose et accepta le verre de cafe soluble que je lui tendais, putain elle n’avait meme pas de 
tasses, une seule gorgee lui suffit et elle se mit aussitot a parler, c’etait amusant que j’habite tour 
Totem dit-elle (je n’avais pas mentionne ma recente installation a l’hotel Mercure), parce que son 
pere etait a Torigine du projet, il avait ete Tassistant d’un des deux architectes, elle avait peu connu 
son pere il etait mort quand elle avait six ans mais elle se souvenait que sa mere avait garde une 
coupure de presse dans laquelle il se justifiait des polemiques qu’avait engendrees la construction, la 
tour Totem avait plusieurs fois ete classee parmi les batiments les plus laids de Paris, sans jamais se 
hisser a la hauteur de la tour Montparnasse, regulierement designee dans les sondages comme 
Timmeuble le plus laid de France, et dans un sondage recent de Touristworld comme le plus laid du 
monde, juste derriere l’hotel de ville de Boston. 

Elle se dcplaca jusqu’a Topen space, et a mon leger effarement revint deux minutes plus tard avec 
un album photos qui menacait d’etre le support d’une ample narration de vie. Durant les lointaines 
annees 1960, son pere avait de toute evidence ete une sorte de minet - des photos de lui en costume 
Renoma, a la sortie du Bus Palladium, ne laissaient planer aucun doute la-dessus, il avait en somme 
mene la vie aisee d’un jeune homme aise des annees 1960, d’ailleurs il ressemblait un peu a Jacques 
Dutronc, et par la suite il etait devenu un architecte entreprenant (et sans doute un peu affairiste) tout 
au long des annees Pompidou et Giscard, avant de trouver la mort au volant de sa Ferrari 308 GTB, 
de retour d’un week-end a Deauville qu’il avait passe en compagnie de sa maitresse suedoise, le jour 
meme de l’election de Francois Mitterrand a la presidence de la Republique. Sa carriere deja tres 
convenable aurait alors pu prendre un nouvel essor, ses amis au Parti socialiste etaient nombreux et 
Francois Mitterrand un president batisseur, peu de choses l’empechaient d’arriver auplus haut niveau 
de sa profession, mais un trente-cinq tonnes qui s’etait deporte sur le milieu de la chaussee en avait 
decide autrement. 

Sa mere avait regrette ce mari volage mais munificent, et qui d’ailleurs lui laissait pas mal de 
liberte de son cote, mais surtout elle n’avait pas supporte l’idee de se retrouver seule avec sa fille, 
son mari etait certes un queutard mais egalement un pere assez tendre, qui prenait une grande part 
dans les soins de 1’enfant, et elle ne se sentait aucune fibre maternelle, absolument aucune, et avec les 
enfants dans le cas de la mere c’est tout un, soit on se devoue totalement a eux, on oublie son propre 
bonheur pour se consacrer au leur, soit c’est 1’inverse qui se produit, et ils ne sont plus qu’une 
presence immediatement genante et rapidement hostile. 

A Page de sept ans, Claire avait ete casee dans un internat de filles a Ribeauville, tenu par la 
congregation des Soeurs de la Divine Providence, je connaissais deja cette partie de l’histoire et il 
n’y avait meme pas de croissants, meme pas un pain au chocolat, que dalle, Claire se servit un verre 
de vodka, ga y etait, elle partait au quart de tour des sept heures du matin. « Tu t’es enfiiie a Page de 
onze ans... » coupai-je pour abreger sa narration. Je me souvenais de sa fuite, c’etait un moment fort 
de sa geste heroique, de sa conquete de l’independance, elle etait revenue a Paris en auto-stop, quand 
meme c’etait risque il aurait pu lui arriver n’importe quoi d’autant qu’elle commcncait serieusement, 



selon ses propres termes, a « s’interesser a la bite », mais il ne lui etait rien arrive du tout, c’etait 
selon elle un signe, a ce moment je sentis venir le tunnel de ses relations avec sa mere et j’eus le 
courage d’exiger que nous sortions dans un cafe prendre un petit dejeuner normal, un double express 
avec des tartines, et peut-etre meme une omelette aujambon, j’avais faimarguai-je d’un tonplaintif, 
j’avais vraiment faim 

Elle passa un manteau au-dessus de sa nuisette, rue de Menilmontant il devait y avoir tout ce qu’il 
fallait, peut-etre meme aurions-nous la chance de voir Vincent Cassel attable devant un noisette, en 
tout cas on etait sortis de l’appartement c’etait une etape, dehors c’etait deja un matin d’automne, 
venteux et un peu frais, au cas ou l’affaire se prolongerait j’avais prevu d’invoquer un rendez-vous 
medical en milieu de matinee. 

A ma grande surprise, immediatement apres que nous fumes attables, Claire revint sur l’histoire de 
« ma Japonaise », elle souhaitait en savoir plus, la coincidence de la tour Totem l’avait frappee. 
« Les coincidences sont les clins d’oeil de Dieu », etait-ce de Vauvenargues ou de Chamfort je l’avais 
oublie, peut-etre de La Rochefoucauld ou de personne, quoi qu’il en soit je pouvais tenir longtemps 
sur le theme du Japon, j’avais deja experiment, je commengais par prononcer avec subtilite : « Le 
Japon est une societe plus traditionaliste qu’on ne le croit souvent », ensuite je pouvais enchainer 
pendant deux heures sans risque d’etre contredit, de toute fagon personne ne comprenait rien au Japon 
ni aux Japonais. 

Au bout de deux minutes je me rendis compte que parler me fatiguait encore plus qu’ecouter, 
c’etaient les relations humaines en general qui me posaient un probleme, et tout particulierement, il 
fallait bien en convenir, les relations humaines avec Claire, je lui repassai le de de la conversation, 
le decor de ce cafe etait agreable mais le service un peu lent, et nous replongeames vers les onze ans 
de Claire alors que des clients qui ressemblaient tous a des intermittents du spectacle envahissaient 
peu a peu le cafe. 

D’emblee une lutte s’etait engagee avec sa mere, une lutte qui avait dure presque sept ans, une lutte 
feroce, basee avant tout sur une competition sexuelle de tous les instants. J’en connaissais certains 
moments forts, comme celui ou Claire, ayant decouvert des preservatifs en fouillant dans le sac a 
main de sa mere, avait traite celle-ci de « vieille pute ». Je savais moins, et je l’appris, que Claire, 
joignant en quelque sorte le geste a la parole, avait entrepris de seduire la plupart des amants de sa 
mere en utilisant cette technique, simple mais efficace, que je l’avais vue employer avec moi. Je 
savais encore moins que la mere de Claire, contre-attaquant avec les moyens plus sophistiques dont 
la femme mure apprend peu a peu a user par la lecture des feminins de reference, avait de son cote 
entrepris de se taper les petits amis de Claire. 

Dans un film YouPorn nous aurions eu une sequence du genre « Mom teaches daughter », mais la 
realite etait comme souvent moins riante. Les croissants arriverent assez vite mais 1’omelette au 
jambon mit plus de temps, elle arriva au moment ou Claire atteignait ses quatorze ans, et je l’eus 
terminee avant qu’elle ne fete son seizieme anniversaire, j’etais cale maintenant et je me sentais assez 
bien, il me parut soudain realisable d’abreger la rencontre en synthetisant d’un ton intense et 
heureux : « Et puis le jour de tes dix-huit ans tu es partie, tu as trouve un emploi dans un bar pres de 
la Bastille et une chambre a toi, apres quoi nous nous sommes rencontres mon amour, j’avais oublie 
de te le dire mais j’ai un rendez-vous chez mon cardiologue a dix heures allez bisous on s’appelle 
tres vite », j’avais deja depose un billet de vingt euros sur la table, je ne lui ai laisse aucune chance. 
Elle me jeta un regard un peu bizarre, un peu battu, lorsque je sortis du cafe en agitant largement la 



main, je luttai une a deux secondes contre un ultime reflexe de compassion puis m’engageai avec 
rapidite dans la descente de la rue de Menilmontant. Par pur reflexe j’obliquai dans la rue des 
Pyrenees, je maintins un trot soutenu et en moins de cinq minutes j ’etais au metro Gambetta, elle etait 
de toute evidence foutue, sa consommation d’alcool n’allait cesser de s’accroitre et rapidement cela 
ne lui suffirait plus, elle y rajouterait des medicaments le coeur finirait par lacher et on la retrouverait 
etouffee dans ses vomissures au milieu de son petit deux pieces sur cour du boulevard Vincent- 
Lindon. Non seulement je n’etais pas en etat de sauver Claire mais plus personne n’etait en etat de 
sauver Claire, hormis peut-etre certains membres de sectes chretiennes (ceux-la memes qui 
accueillent ou feignent d’accueillir avec amour, comme des freres en Christ, les vieillards, les 
handicapes et les misereux) dont Claire de toute facon ne voudrait pas entendre parler, leur 
compassion fraternelle lui sortirait immediatement par les yeux, ce dont elle avait besoin c’ etait de 
tendresse conjugale ordinaire et plus immediatement d’une bite dans sa chatte, mais c’etait justement 
cela qui n’etait plus possible, la tendresse conjugale ordinaire n’aurait pu venir que comme 
accompagnement d’une sexualite rassasiee, il aurait imperativement fallu repasser par la case 
« sexe », qui lui etait desormais, et a jamais, interdite. 

C’etait certes bien triste, pendant quelques annees pourtant, avant de sombrer dans un alcoolisme 
definitif, Claire avait du etre une quadragenaire relativement flamboyante, peut-etre meme 
assimilable a une cougar ou a une MILF, une MILF sans enfants certes, quoi qu’il en soit j’en etais 
persuade sa chatte etait longtemps restee humidifiable, allons elle n’avait pas euune si mauvaise vie. 
Je me souvenais par contraste il y a trois ans, immediatement avant de tomber entre les griffes de 
Yuzu, d’avoir eu la facheuse idee de revoir Marie-Helene, j’etais dans une de mes nombreuses 
periodes d’apathie sexuelle, sans doute avais-je uniquement Fintention de prendre langue, 
probablement meme pas de tirer un coup, ou alors il aurait vraiment fallu que les circonstances s’y 
pretent, et cela me paraissait peu vraisemblable avec cette pauvre Marie-Helene, je m’attendais en 
sonnant a sa porte au pire mais la situation en fait etait encore bien plus penible que ce que j ’avais pu 
imaginer, elle venait d’etre victime d’une crise psychiatrique quelconque, bipolarite ou schizophrenic 
je ne sais plus, et elle en etait restee effroyablement diminuee, elle vivait dans une residence 
ultrasecurisee de 1’avenue Rene-Coty, ses mains tremblaient sans cesse et elle avait litteralement 
peur de tout : du soja modifie, de l’arrivee au pouvoir du Front national, de la pollution aux 
particules fines... Elle se nourrissait de the vert et de graines de lin, pendant la demi-heure qu’avait 
dure ma visite elle m’avait uniquement parle de son allocation d’adulte handicapee. J’etais ressorti 
avec des envies de demis pression et de sandwiches aux rillettes, en meme temps conscient qu’elle 
allait tenir tres longtemps comme ga, au moins jusqu’a quatre-vingt-dix ans, elle me survivrait sans 
doute largement, de plus en plus tremblante, de plus en plus dessechee et craintive, creant sans cesse 
des problemes de voisinage alors qu’en realite elle etait deja morte, j’avais ete conduit a fourrer 
mon nez dans le con d’une morte , pour reprendre la parlante expression que j’avais lue je ne sais 
plus ou, probablement dans un roman de Thomas Disch, auteur de science-fiction et poete qui avait 
eu son heure de gloire, aujourd’hui injustement meconnu, suicide un 4 juillet, un peu c’est vrai parce 
que son compagnon venait de mourir du SIDA mais aussi parce que ses revenus d’auteur ne lui 
permettaient tout simplement plus de vivre, et qu’il voulait temoigner, par le choix symbolique de 
cette date, du sort que l’Amerique reservait a ses auteurs. 

Par comparaison Claire allait presque bien, apres tout elle pouvait encore s’inscrire aux 
Alcooliques anonymes, ils obtiennent parfois parait-il des resultats surprenants, et aussi, j’en pris 



conscience lors de mon re tour a 1’ hotel Mercure, certes Claire mourrait solitaire, elle mourrait 
malheureuse, mais au moins elle ne mourrait pas pauvre. Apres la vente de son loft, compte tenu des 
prix du marc he, elle se retrouverait avec trois fois plus d’argent que moi. Ainsi, une seule operation 
immobiliere avait suffi a son pere a gagner largement davantage que ce que le mien avait mis 
quarante ans a peniblement amasser, a force de redaction d’actes authentiques et d’enregistrement 
d’hypotheques, l’argent n’avait jamais recompense le travail, ga n’avait strictement rien a voir, 
aucune societe humaine n’avait jamais ete construite sur la remuneration du travail, et meme la 
societe communiste future n’etait pas censee reposer sur ces bases, le principe de la repartition des 
richesses etait reduit par Marx a cette formule parfaitement creuse : « A chacun selon ses besoins », 
source de chicaneries et d’ergotages sans tin si par malheur on avait tente de la mettre en pratique, 
heureusement cela ne s’etait jamais produit, dans les pays communistes pas davantage que dans les 
autres, 1’ argent allait a 1’ argent et accompagnait le pouvoir, tel etait le dernier mot de 1’ organisation 
sociale. 

Lors de ma separation d’avec Claire, mon sort avait ete notablement adouci par la frequentation 
des vaches normandes, elles avaient ete pour moi une consolation, presque une revelation. Les 
vaches, pourtant, ne m’etaient pas etrangeres ; nous sejournions quand j’etais enfant chaque annee un 
mois d’ete a Meribel, ou mon pere avait acquis des parts d’un chalet en multipropriete. Pendant que 
mes parents passaient leurs journees a randonner en amoureux sur les senders de montagne, je 
regardais la television, en particular le Tour de France, pour lequel je devais developper une 
addiction durable. De temps en temps quand meme je sortais, les centres d’interet des adultes etaient 
pour moi un mystere, et il devait certainement y avoir un interet, me disais-je, a sillonner ces 
montagnes elevees, puisque tant d’entre eux, a commencer par mes propres parents, le faisaient. 

J’echouai a developper en moi une reelle emotion esthetique devant les paysages alpins ; mais je 
me pris d’affection pour les vaches, dont je croisais ffequemment un troupeau ambulant d’une estive a 
1’autre. II s’agissait de tarentaises, vaches petites et vives, a la robe fauve, excellentes marcheuses, 
au temperament primesautier ; elles avancaient souvent en gambadant sur les chemins de montagne, et 
les cloches pendues a leur cou produisaient, avant meme qu’onles ait apergues, un bruit joli. 

A l’oppose, on n’imaginait pas qu’une vache normande se mette a gambader, l’idee meme avait 
quelque chose d’irreverencieux, une simple acceleration de leur demarche n’aurait pu a mon avis se 
produire que dans une situation de peril vital extreme. Amples et majestueuses, les vaches normandes 
etaient , et ceci semblait largement leur suffire ; ce n’est qu’en decouvrant les vaches normandes que 
je compris pourquoi les Hindous tenaient cet animal pour sacre. Au long de ces week-ends solitaires 
que je passais a Clecy, dix minutes de contemplation d’un des troupeaux de vaches qui paissaient 
dans les bocages environnants suffisaient a chaque fois a me faire oublier la rue de Menilmontant, les 
castings, Vincent Cassel, les efforts desesperes de Claire pour se faire accepter par ce milieu qui ne 
voulait pas d’elle, et finalement a oublier Claire elle-meme. 

Je n’avais pas trente ans mais j ’entrais peu a peu dans une zone hivernale que n’eclaircissait aucun 
souvenir de la bien-aimee, aucune esperance de renouveler le miracle, cette asthenie des sens se 
doublait d’un desinvestissement professional croissant, la task force s’effilochait peu a peu, il y eut 
encore quelques etincelles, quelques declarations de principe, notamment a 1’occasion des pots 
d’entreprise (il y en avait au moins un par semaine a la DRAF), il fallait bien convenir que les 



Normands ne savaient pas vendre leurs produits, le calvados par exemple avait toutes les qualites 
d’un grand alcool, un bon calvados etait comparable a un bas-armagnac ou meme a un cognac, il etait 
pourtant cent fois moins present dans les boutiques duty free des aeroports, un peu partout dans le 
monde ; et meme dans les supermarches frangais, sa place etait en general symbolique. Quant au cidre 
n’en parlons pas, le cidre etait virtuellement absent de la grande distribution, a peine present dans les 
bars. Des prises de position vehementes se manifestaient encore, au cours de ces pots d’entreprise, 
on se promettait d’agir sans tarder, et puis tout cela retombait doucement, au fil de semaines 
identiques et pas entierement desagreables, l’idee qu’on ne peut de toute fagon pas grand-chose a 
quoi que ce soit finissait tranquillement par s’imposer, le directeur lui-meme, si offensif et fringant du 
temps de mon embauche, s’arrondissait peu a peu, il venait de se marier et parlait surtout de 
l’amenagement du corps de ferme qu’il venait d’acheter pour y loger sa future famille. Il y eut un peu 
plus d’animation pendant quelques mois, durant le bref passage d’une exuberante stagiaire libanaise, 
qui decrocha notamment une photo de George W. Bush faisant honneur a un copieux plateau de 
fromages, photo qui devait provoquer une mini-polemique dans certains medias americains, ce cretin 
de Bush n’avait apparemment meme pas pris conscience que 1’ importation des fromages au lait cru 
venait d’etre interdite dans son pays, il y eut done un impact mediatique leger mais pour autant les 
ventes ne decollerent pas, et les envois repetes de livarot et de pont-l’eveque a Vladimir Poutine 
n’eurentpas da vantage d’effet. 

Je n’etais pas tres utile mais je n’etais pas nefaste, il y avait quand meme un progres par rapport a 
Monsanto, et le matin en me rendant au travail, traversant au volant de mon G 350 les bancs de 
brouillard qui flottaient sur le bocage, je pouvais encore me dire que ma vie n’etait pas 
definitivement ratee. En traversant le village de Thury-Harcourt, je me demandais chaque fois s’il y 
avait un rapport avec Aymeric, et je finis par rechercher la reponse sur Internet, c’etait plus laborieux 
a l’epoque, le reseau etait beaucoup moins developpe, mais je finis par trouver la reponse sur le site 
encore embryonnaire de Patrimoine Normand, « le magazine de l’histoire et de Part de vivre en 
Normandie ». Oui, il y avait un rapport, et meme un rapport tres direct. Le bourg s’etait 
originellement appele Thury, puis Harcourt, en reference a la famille ; il etait redevenu Thury a la 
Revolution avant de prendre son nom actuel de Thury-Harcourt, dans une tentative de reconciliation 
des « deux France ». Il s’y etait eleve depuis l’epoque de Louis XIII un chateau gigantesque, parfois 
qualifie de « Versailles normand », qui servait de residence aux dues d’Harcourt, alors gouverneurs 
de la province. Laisse presque intact par la Revolution, il avait brule en aout 1944 lors de la retraite 
de la division « das Reich », prise en tenaille par le 59 e Staffordshire. 

Pendant mes trois annees d’etudes a l’Agro, Aymeric d’Harcourt-Olonde avait ete mon seul 
veritable ami, et j’avais passe le plus clair de mes soirees dans sa chambre - d’abord a Grignon, 
puis dans le pavilion de l’Agro a la Cite Internationale - a descendre des packs de 8,6 en fiimant de 
la beuh (enfin c’etait surtout lui qui fumait, au fond je preferais la biere, mais lui devait en etre a une 
trentaine de petards par jour, durant ses deux premieres annees d’etudes il a du etre defence a peu 
pres en permanence), et surtout a ecouter des disques. Avec ses longs cheveux Irises et blonds, ses 
chemises de bucheron canadien, Aymeric avait un look grunge assez typique, mais chez lui c’etait alle 
beaucoup plus loin que Nirvana et Pearl Jam, il etait vraiment remonte aux sources et dans sa 
chambre toutes les etageres etaient occupees par des centaines de vinyles des annees 1960 et 1970 : 
Deep Purple, Led Zeppelin, Pink Floyd, les Who, il avait meme les Doors, Procol Harum, Jimi 



Hendrix, Van der Graaf Generator... YouTube n’existait pas encore, et a peu pres personne a 
l’epoque ne se souvenait de ces groupes, en tout cas pour moi c’etait une decouverte to tale, un 
emerveillement absolu. 

Souvent nous passions la soiree tous les deux, parfois il y avait un ou deux autres types de la 
promotion - pas tres remarquables, j’ai du mal a me rememorer leurs visages, quant a leur nom je 
l’ai completement oublie - par contre il n’y avait jamais de filles, c’est la un point curieux quand j’y 
repense, je ne me souviens pas d’avoir connu a Aymeric de relation amoureuse. Il n’etait pas puceau 
enfin je ne crois pas, il ne donnait pas Timpression d’avoir peur des filles mais plutot de penser a 
autre chose, peut-etre a sa vie professionnelle, il y avait en lui un serieux qui m’a sans doute echappe 
a l’epoque, parce que ma vie professionnelle pour ma part je m’en foutais completement, je ne crois 
pas y avoir pense plus d’une demi-minute, il me paraissait invraisemblable qu’on s’interesse 
serieusement a autre chose qu’aux filles - et le pire est qu’a quarante-six ans je m’apercevais que 
j ’avais eu raison a l’epoque, les filles sont des putes si on veut, on peut le voir de cette maniere, mais 
la vie professionnelle est une pute bien plus considerable, et qui ne vous donne aucun plaisir. 

A la fin de la deuxieme annee, je m’attendais a ce qu’Aymeric choisisse comme moi une 
specialisation bidon, genre sociologie rurale ou ecologie, mais au contraire il s’inscrivit en 
zootechnie, consideree comme une filiere de bosseurs. A la rentree de septembre il arriva avec les 
cheveux courts et une garde-robe entierement renouvelee, et lorsqu’il partit faire son stage de fin 
d’etudes chez Danone il etait carrement en costume-cravate. Nous nous vimes un peu moins cette 
annee-la, dont je me souviens plus ou moins comme d’une annee de vacances, j’avais finalement 
choisi la specialisation d’ecologie et on passait notre temps a se deplacer un peu partout en France 
pour etudier sur le terrain telle ou telle formation vegetale. A la fin de Tannee j’avais appris a 
reconnaitre les differentes formations vegetales presentes en France, je pouvais prevoir leur 
occurrence a l’aide d’une carte geologique et des donnees meteorologiques locales, et c’etait a peu 
pres tout, meme si 9 a devait me servir par la suite a clouer le bee des militants Verts lorsque la 
conversation venait sur les consequences reelles du rechauffement climatique. Lui-meme avait 
effectue une grande partie de son stage au service marketing de Danone, et on pouvait 
raisonnablement s’attendre a ce que sa carriere soit consacree a la conception de nouveaux yaourts a 
boire ou de nouveaux smoothies. Il devait me surprendre une nouvelle fois, le soir de la ceremonie de 
remise des diplomes, en me declarant qu’il avait 1 ’intention de reprendre une exploitation agricole 
dans la Manche. Les ingenieurs agronomes sont presents a peu pres dans tous les domaines de 
l’industrie agroalimentaire, parfois a des postes techniques, le plus souvent a des postes de direction, 
mais il n’arrive a peu pres jamais qu’ils deviennent eux-memes agriculteurs ; en consultant l’annuaire 
des anciens eleves de l’Agro pour retrouver son adresse, je m’apergus qu’Aymeric etait le seul de 
notre promotion a avoir fait ce choix. 

Il habitait a Canville-la-Rocque, me prevint au telephone que j’aurais du mal a trouver, et qu’il me 
faudrait demander aux habitants le chateau d’Olonde. Oui, 9 a appartenait a sa famille aussi, mais 
c’etait bien anterieur a Thury-Harcourt, le chateau avait ete detruit une premiere fois en 1204, puis 
reconstruit au milieu du xm e siecle. Sinon il s’etait marie Fan dernier, sur son exploitation agricole il 
avait un troupeau de trois cents laitieres, il avait pas mal investi enfin il m’en parlerait. Non, il 
n’avait revu personne de l’Agro depuis son installation. 



J’arrivai devant le chateau d’Olonde a la tombee du soir. C’etait moins un chateau qu’un 
incoherent assemblage de batisses, dans un etat de conservation variable, on avait du mal a 
reconstituer le plan initial de l’edifice ; au centre, unbatiment d’habitation principal, rectangulaire et 
massif, semblait encore se tenir a peu pres, des herbes et des mousses avaient cependant commence a 
grignoter les pierres, mais il s’agissait de blocs de granit epais, du granite de Flamanville 
probablement, il faudrait encore quelques siecles pour les attaquer serieusement. Plus vers l’arriere, 
un donjon cylindrique, eleve et mince, semblait presque intact; mais plus pres de 1’entree le donjon 
principal, qui avait du etre carre et constituer le noyau militaire de la forteresse, avait perdu ses 
fenetres et sa toiture, les lambeaux de murs restants etaient adoucis, arrondis par 1’ erosion, ils se 
rapprochaient doucement de leur destin geologique. A une centaine de metres, un grand hangar et un 
silo juraient dans le paysage par leur eclat metallique, je crois que c’etait le premier batiment recent 
que je voyais depuis une cinquantaine de kilometres. 

Aymeric avait de nouveau les cheveux longs, et s’etait remis a porter des grosses chemises a 
carreaux, mais cette fois elles etaient redevenues ce qu’elles etaient a l’origine : des vetements de 
travail. « L’endroit a servi de cadre a la fin du dernier roman de Barbey d’Aurevilly, Une histoire 
sans nom, m’apprit-il. En 1882, Barbey le qualifie de “vieux chateau presque delabre” ; comme tu 
peux le voir, ga ne s’est pas arrange depuis. 

— Tu n’es pas aide par les Monuments historiques ? 

— Vaguement... On est inscrits a l’lnventaire en tout cas, mais c’est rare qu’on obtienne une aide. 
Cecile, ma femme, aimerait faire de gros travaux de renovation pour le transformer en hotel, enfin en 
hotel de charme, ce genre de choses. Effectivement, il y a une quarantaine de chambres inoccupees, 
on chauffe cinq pieces sur le total. Tu veux boire quoi ? » 

J’acceptai un verre de chablis. Je ne savais pas si ce projet d’hotel de charme avait un sens, mais 
en tout cas la salle a manger etait une piece chaleureuse et agreable, avec une grande cheminee, de 
profonds fauteuils en cuir vert bouteille, et cet amenagement ne devait certainement rien a Aymeric, 
son indifference a la decoration etait absolue, sa chambre a l’Agro etait une des plus anonymes que 
j ’aie vues, elle ressemblait a un campement provisoire de soldat - a E exception des disques. 

La, ils occupaient tout un pan de mur, c’etait impressionnant. « J’ai recompte l’hiver dernier, j’en 
ai un peu plus de cinq mille... » dit Aymeric. Il avait toujours la meme platine, une Technics MK2, 
mais je n’avais jamais vu les enceintes - deux enormes parallelepipedes de noyer brut, hauts de plus 
d’un metre. « Ce sont des Klipschorn, dit Aymeric, les premieres enceintes fabriquees par Klipsch, et 
peut-etre les meilleures ; mon grand-pere les avait achetees en 1949, c’etait un fou d’opera. A sa 
mort, monpere me les a donnees, il ne s’est jamais interesse a la musique. » 

J’avais 1’impression que cet equipement ne servait plus tres souvent, une legere couche de 
poussiere s’etait deposee sur le couvercle de la MK2. « Oui, c’est vrai... » confirma Aymeric, il 
avait du surprendre quelque chose dans mon regard, «je n’ai plus tellement la tete a ecouter de la 
musique. C’est dur, tu sais, depuis le debut je n’ai jamais reussi a atteindre l’equilibre financier, 
alors le soir je rumine, je refais mes comptes, mais bon comme tu es la on va se mettre un morceau, 
ressers-toi un verre en attendant». 

Apres avoir fouille dans ses rayonnages une a deux minutes, il ressortit Ummagumma. « Le disque 
a la vache, c’est de circonstance... » commenta-t-il avant de poser 1’aiguille au debut de 
Grantchester Meadows. C’etait extraordinaire ; je n’avais jamais entendu, ni meme soupconne 



1’existence d’un son pareil ; chaque chant d’oiseau, chaque clapotis de la riviere etait parfaitement 
defini, les graves etaient tendus et puissants, les aigus d’une purete incroyable. 

« Cecile arrive dans pas longtemps, reprit-il, elle avait rendez-vous a la banque, pour son projet 
d’hotel. 

— J’ai l’impression que tu n’y crois pas beaucoup. 

— Je ne sais pas, est-ce que tu as eu 1’ impression de voir beaucoup de touristes dans la region ? 

— A peu pres aucun. 

— Eh ben voila... Remarque, je suis d’accord avec elle sur un point: il faut faire quelque chose. 
On ne peut pas continuer a perdre de Eargent comme ga tous les ans. Si on s’en sort financierement, 
la, c’est uniquement grace aux fermages, et surtout a la vente des terres. 

— Tu as beaucoup de terres ? 

— Des milliers d’hectares ; on possedait a peu pres toute la region entre Carentan et Carteret. 
Enfin je dis « on », ga appartient toujours a mon pere, mais depuis que j’ai monte Eexploitation il a 
decide de me laisser le produit des fermages, et meme avec ga je suis souvent oblige de mettre une 
parcelle en vente. Le pire c’est que je vends meme pas a des agriculteurs du coin, mais a des 
investisseurs etrangers. 

— De quels pays ? 

— Surtout des Beiges et des Hollandais, et de plus en plus souvent des Chinois. L’an dernier j’ai 
vendu cinquante hectares a un conglomerat chinois, ils etaient prets a en acheter dix fois plus, et a 
payer deux fois le prix du marche. Les agriculteurs du coin ne peuvent pas s’aligner, ils ont deja du 
mal a rembourser leurs emprunts et a payer leurs fermages, sans arret il y en a qui renoncent et qui 
mettent la clef sous la porte, et quand ils sont en difficulty j’ai du mal a les presser trop, je les 
comprends trop bien, je suis dans la meme situation qu’eux maintenant, pour mon pere c’etait plus 
facile, il a longtemps vecu a Paris avant de se replier sur Bayeux, c’etait le seigneur tout de meme... 
Alors oui, ce projet d’hotel je ne sais pas, mais c’est peut-etre un moyen... » 

Pendant tout le trajet, j’avais reflechi pour savoir ce que j’allais dire a Aymeric de mes fonctions 
exactes a la DRAF. Je ne me voyais pas lui avouer que j’etais directement implique dans ce projet de 
promotion a E export des fromages normands, dans ce qu’il fallait bien appeler mon echec dans la 
promotion a l’export des fromages normands. J’insistai davantage sur des taches plus administratives, 
liees a la transformation des AOC frangaises en AOP europeennes ; ce n’etait du reste pas faux, ces 
questions d’un formalisme juridique exasperant occupaient une part croissante de mon temps de 
travail, il fallait sans arret « etre dans les clous », par rapport a quoi je ne l’ai jamais vraiment su, il 
n’y a certainement aucun secteur de l’activite humaine qui degage un ennui aussi total que le droit. Je 
connus pourtant, en fin de compte, certains succes dans mes nouvelles taches ; c’est par exemple une 
de mes recommandations, formulee dans une note de synthese, qui aboutit quelques annees plus tard, 
lors de Eadoption du decret definissant l’AOP Livarot, a ce que ce fromage soit obligatoirement 
produit a partir de lait provenant de vaches normandes. Et j’etais en ce moment engage dans un 
conflit de procedure en passe d’etre victorieux avec le groupe Lactalis et la cooperative Isigny 
Sainte-Mere, qui souhaitaient s’affranchir de l’obligation d’utilisation du lait cru dans la fabrication 
des camemberts. 


J’en etais au milieu de mes explications lorsque Cecile arriva. C’etait une jolie brune, mince et 
elegante, mais son visage etait marque par la tension, la souffrance presque, elle avait visiblement 



passe une journee difficile. Elle flit cependant aimable avec moi, et fit de son mieux pour preparer un 
repas, mais je sends qu’elle prenait enormement sur elle, que sa premiere reaction en rentrant, si je 
n’avais pas ete la, aurait ete de se coucher avec des antalgiques. Elle etait contente, me dit-elle, 
qu’Aymeric regoive une visite, ils travaillaient trop, ils ne voyaient plus personne, ils s’enterraient 
alors qu’ils n’avaient pas trente ans. A vrai dire j’etais dans la meme situation, a cela pres que ma 
charge de travail n’avait rien d’excessif, et au fond tout le monde etait dans la meme situation, les 
annees d’etudes sont les seules annees heureuses, les seules annees ou l’avenir parait ouvert, ou tout 
parait possible, la vie d’adulte ensuite, la vie professionnelle n’est qu’un lent et progressif 
enlisement, c’est meme sans doute pour cette raison que les amities de jeunesse, celles qu’on noue 
pendant ses annees d’etudiant et qui sont au fond les seules amities veritables, ne survivent jamais a 
l’entree dans la vie adulte, on evite de revoir ses amis de jeunesse pour eviter d’etre confronts aux 
temoins de ses esperances deques, a E evidence de sonpropre ecrasement. 

Cette visite a Aymeric etait en somme une erreur, mais une erreur pas trop grave, pendant deux 
jours nous allions reussir a faire bonne figure, apres le repas il mit le disque live du concert de Jimi 
Hendrix a file de Wight, ce n’etait certainement pas son meilleur concert mais c’etait le dernier, 
moins de deux semaines avant sa mort, je sentais que ce retour sur le passe d’Aymeric agagait 
legerement Cecile, elle-meme a l’epoque n’etait certainement pas grunge, je la voyais plutot comme 
une Versaillaise, enfin une Versaillaise moderee, un peu tradi sans etre integriste, Aymeric s’etait 
marie dans son milieu, c’est ce qui se produit le plus souvent en fin de compte, et c’est ce qui donne 
en principe les meilleurs resultats, enfin c’est ce que j’avais entendu dire, le probleme dans mon cas 
est que je n’avais pas de milieu, pas de milieu precis. 

Le lendemain matin je me levai vers neuf heures et je le trouvai attable devant un copieux petit 
dejeuner a base d’oeufs au plat, de boudin grille et de bacon, qu’il accompagna de cafe, puis de 
calvados. Sa journee etait commencee depuis longtemps, m’expliqua-t-il, il se levait tous les matins a 
cinq heures pour la traite, il n’avait pas achete de robot de traite, c’etait selon lui un investissement 
disproportion^, la plupart de ses collegues qui s’etaient lances la-dedans avaient plonge peu apres, 
et puis les vaches aiment bien se faire traire par des mains humaines, enfin c’est ce qu’il pensait, il y 
avait un cote sentimental aussi. Il me proposa d’aller voir le troupeau. 

Le hangar metallique flambant neuf que j’avais apercu la veille en arrivant etait effectivement une 
etable, les box disposes sur quatre rangees etaient presque tous occupes, exclusivement par des 
vaches normandes, notai-je aussitot. « Oui, c’est un choix, me confirma Aymeric, leur rendement est 
un peu moins bon que celui des Prim’Holstein, mais je trouve leur lait vraiment superieur. Done, 
evidemment, 9 a m’a interesse ce que tu disais hier sur l’AOP Livarot - meme si, en ce moment, je 
vends plutot aux producteurs de pont-l’eveque. » 

Dans le fond, des cloisons de contreplaque isolaient un petit bureau avec un ordinateur, une 
imprimante et des classeurs metalliques. « Tu te sers de 1’ordinateur pour commander leur 
alimentation? lui-demandai-je. 

— Eventuellement, 1’ordinateur peut declencher l’approvisionnement des mangeoires en ensilage 
de ma'is ; je peux aussi programmer le raj out de complements vitaminiques, les reservoirs sont 
connectes. Enfin, bon, c’est un peu des gadgets, en realite il me sert surtout pour la comptabilite. » 
Rien que d’employer le mot « comptabilite » avait suffi a l’assombrir. Nous sortimes sous le ciel 



serein, d’un bleu vif. « Avant la DRAF, je travaillais chez Monsanto, avouai-je, mais je suppose que 
tu n’utilises pas de mais OGM. 

— Non, je respecte le cahier des charges bio, enplus j’essaie de limiter Futilisation de mais, une 
vache en principe 9 a mange de l’herbe. Enfin j’essaie de faire les choses correctement, 9 a n’a rien 
d’un elevage industriel ici, tu as pu voir les vaches ont de la place, et elles sortent un peu tous les 
jours, meme en hiver. Mais plus j’essaie de faire les choses correctement, moins j’arrive a m’en 
sortir. » 

Qu’est-ce que je pouvais repondre a 9 a ? En un sens enormement, j’aurais pu tenir trois heures 
dans un debat consacre a ces questions sur une chaine d’infos quelconque. Mais pour Aymeric, pour 
Aymeric precisement, dans sa situation, je ne pouvais pas lui dire grand-chose, il connaissait les 
elements aussi bien que moi. Le ciel etait si clair ce matin-la qu’on apercevait 1’ocean, dans la 
distance. « On m’avait propose de rester chez Danone, a la fin de mon stage... » dit-il pensivement. 

Je consacrai le reste de ma journee a la visite du chateau, il y avait une chapelle ou les seigneurs 
d’Harcourt devaient faire leurs devotions, mais le plus impressionnant etait une salle a manger aux 
dimensions gigantesques, aux murs entierement recouverts de portraits d’ancetres, avec une cheminee 
de sept metres de large dont on imaginait parfaitement qu’elle ait pu servir a faire rotir des sangliers 
ou des cerfs, lors d’interminables ripailles moyenageuses, l’idee d’hotel de charme prenait un peu 
plus de consistance, je n’avais pas ose le dire a Aymeric mais il me paraissait peu vraisemblable que 
la situation des eleveurs soit en passe de s’ameliorer, j’avais entendu des rumeurs selon lesquelles, a 
Bruxelles, on commen 9 ait a agiter l’idee d’une suppression des quotas laitiers - cette decision qui 
devait plonger des milliers d’eleveurs fran 9 ais dans la misere, et les reduire a la faillite, ne flit 
definitivement adoptee qu’en 2015, sous la presidence de Fran 9 ois Hollande, mais l’arrivee de dix 
nouveaux pays dans l’espace europeen des 2002, a la suite du traite d’Athenes, devait, en mettant la 
France dans une position nettement minoritaire, la rendre a peu pres ineluctable. Plus generalement il 
me devenait de plus en plus difficile de parler a Aymeric, meme si toute ma sympathie allait aux 
agriculteurs, si je me sentais pret en toutes circonstances a plaider leur cause, j’etais bien oblige de 
me rendre compte que j’etais maintenant du cote de l’Etat ffan 9 ais, que nous n’etions plus tout a fait 
dans le meme camp. 

Je partis le lendemain apres le dejeuner, sous un soleil dominical eclatant, qui contrastait avec ma 
tristesse grandissante. Il me parait surprenant aujourd’hui de me rememorer ma tristesse, alors que je 
roulais a petite vitesse sur les departementales desertes de la Manche. On aimerait qu’il y ait des 
premonitions ou des signes, mais en general il n’y en a aucun, et rien, en cette apres-midi ensoleillee 
et morte, ne me laissait presager que j’allais rencontrer Camille le lendemain matin, et que ce lundi 
matin serait le debut des plus belles annees de ma vie. 



Revenons, avant d’aborder ma rencontre avec Camille, a un mois de novembre bien different, 
presque une vingtaine d’annees plus tard, un mois de novembre sensiblement plus triste dans la 
mesure oil les enjeux vitaux (comme l’onparle de pronostic vital) etaient deja largement fixes. Vers 
la fin du mois, les premieres decorations de Noel envahirent le centre Italie II, et je commengai a me 
demander si j’allais rester a l’hotel Mercure pendant la periode des fetes. Je n’avais aucune vraie 
raison d’en partir, aucune autre que la honte, mais c’est deja en soi une raison serieuse, avouer son 
absolue solitude n’est pas si facile meme aujourd’hui, et je me mis a songer a differentes destinations, 
la plus evidente etait les monasteres, nombreux sont ceux qui songent lors de ces journees de 
commemoration de la naissance du Sauveur a faire retour sur eux-memes, c’est du moins ce que 
j ’avais lu dans un numero special de Pelevin Magazine, et dans ce cas la solitude n’est pas seulement 
normale elle est meme recommandee, oui c’etait la meilleure solution, j’allais me renseigner des 
maintenant sur quelques monasteres potentiels, il n’etait que temps, il etait meme plus que temps, 
comme me l’apprit une premiere recherche sur Internet (et comme me l’avait deja fait soupgonner ce 
numero de Pelevin Magazine), tous les monasteres auxquels je me connectai etaient overbookes. 

Un autre probleme encore plus immediat etait de renouveler mon ordonnance de Captorix, l’utilite 
de ce medicament etait indeniable, grace a lui ma vie sociale etait maintenant denuee de heurts, 
j’operais chaque matin une toilette minimale mais suffisante, et je saluais avec chaleur et familiarite 
les serveurs du O’Jules, seulement je n’avais aucune envie de revoir un psychiatre, evidemment pas 
le psychiatre de la rue des Cinq-Diamants cette caricature, mais aucun psychiatre en general, les 
psychiatres en general me debectaient ; c’est alors que je repensai au docteur Azote. 

Ce generaliste au nom etrange consultait rue d’Athenes, a deux pas de la gare Saint-Lazare, et je 
1 ’avais vu une fois pour une sorte de bronchite, au sortir d’un de mes voyages hebdomadaires entre 
Caen et Paris. Je m’en souvenais comme d’un homme d’une quarantaine d’annees, atteint d’une 
calvitie importante, ses cheveux restants etaient longs, gris et assez sales, enfin il faisait davantage 
penser au bassiste d’un groupe de hard-rock qu’a un medecin. Je me souvenais aussi qu’au beau 
milieu de la consultation il avait allume une Camel, « excusez-moi c’est une mauvaise habitude je 
suis le premier a deconseiller... », je me souvenais surtout qu’il m’avait prescrit sans faire 
d’histoires un sirop a la codeine, qui commengait deja a susciter certaines suspicions chez ses 
co nfr eres. 

Il avait vingt ans de plus, mais sa calvitie n’avait pas reellement progresse (ni bien sur diminue), 
et ses cheveux restants etaient toujours aussi longs, gris et sales. « Ouais le Captorix c’est valable, 
j ’ai eu de bons retours... commenta-t-il avec sobriete, vous en voulez pour six mois ? » 

« V)us faites quoi pour la periode des fetes ? me demanda-t-il un peu plus tard, il faut se mefier de 
la periode des fetes, pour les depressifs souvent c’est fatal, j’ai eu plein de clients que je croyais 
stabilises et paf le 31 les mecs se flinguent, toujours le 31 dans la soiree, une fois qu’ils ont passe 
minuit c’est gagne. Il faut se representer le true, deja Noel 9 a leur a foutu un coup, ils ont eu toute une 
semaine pour ruminer leur merde, peut-etre ils ont eu des plans pour echapper au 31 et leurs plans ont 
foire, et puis le 31 arrive et ils supportent pas, ils s’approchent de leur fenetre et ils se balancent ou 
ils se tirent une balle, c’est selon. Moi j’en parle c’est comme 9 a mais mon boulot a la base c’est 
d’empecher les gens de mourir, enfin un certain temps, autant que possible. » Je m’ouvris a lui de 
mon idee de monastere. « Ouais c’est pas con, approuva-t-il, j’ai d’autres clients qui font 9 a, mais a 
mon avis vous vous y prenez un peu tard. Sinon, il y a aussi les putes en Thailande, la signification de 



Noel en Asie c’est un true que vous oubliez completement, et le 31 vous pouvez faire glisser en 
souplesse, les filles sont la pour ga, vous devriez pouvoir trouver un billet, c’est moins booke que les 
monasteres, la aussi j’ai eu que de bons retours, meme des fois c’est quasiment therapeuti que, j’ai eu 
des mecs qui revenaient completement reboostes, au top de leur croyance dans leur seduction virile, 
bon c’etaient des mecs un peu nazes, enfin des bons cons faciles a berner, vous me faites 
malheureusement pas cette impression-la. Le probleme aussi avec vous c’est le Captorix, avec le 
Captorix peut-etre vous banderezpas, ga je peux pas le garantir, meme avec deuxjolies petites putes 
de seize ans je peux pas le garantir, c’est ga qu’est chiant avec le produit, et en meme temps vous 
pouvez pas arreter brutalement, ga je vous le deconseille franchement en plus ga donnerait rien il y a 
deux semaines de latence, mais enfin si ga doit arriver vous saurez que c’est le produit, dans le pire 
des cas vous pourrez prendre le soleil et bouffer des curries de crevettes. » 

Je lui repondis que j’examinerais cette suggestion, qui etait en effet interessante, quoique pas tout a 
fait adaptee a mon cas parce que ce n’etait pas seulement toute capacite a 1’erection qui avait disparu 
en moi mais meme tout desir, l’idee de baiser me paraissait dorenavant saugrenue, inapplicable, et 
meme deux petites putes thaies de seize ans, je le ressentais avec evidence, n’y pourraient rien, de 
toute fa^on Azote avait raison, c’etait bien pour des braves types un peu nazes, souvent des Anglais 
issus des couches populaires, tout prets a croire a n’importe quelle manifestation d’amour ou plus 
simplement d’excitation sexuelle chez une femme, aussi invraisemblable puisse-t-elle paraitre, ils 
ressortaient regeneres de leurs mains, de leur chatte et de leur bouche, ils n’etaient decidement plus 
les memes, ils avaient ete detruits par les femmes occidentales, le cas le plus flagrant etant en effet 
celui des Anglo-Saxonnes, et ils ressortaient bel et bien regeneres, mais je n’etais pas dans le meme 
cas, je n’avais rien a reprocher aux femmes et de toute fagon cela ne me concernait pas puisque je ne 
banderais plus jamais, et que meme la sexualite avait disparu de mon horizon mental, ce que 
curieusement je n’avais pas ose avouer a Azote, je m’etais limite a parler de « difficultes erectiles », 
mais c’etait quand meme un excellent medecin, et en ressortant de chez lui un peu de ma confiance 
s’etait restauree en l’humanite, la medecine et le monde, c’est presque d’un pas leger que j’obliquai 
dans la rue d’Amsterdam, et c’est au niveau de la gare Saint-Lazare que je commis l’erreur, mais 
etait-ce une erreur au fond je n’en sais rien, je ne le saurai qu’a la fin, il est vrai que la fin approche 
mais ce n’est pas encore, pas tout a fait la fin. 

J’eus l’etrange impression de penetrer dans une sorte d’auto fiction en penetrant dans la salle des 
pas perdus de la gare Saint-Lazare, devenue un assez banal centre commercial axe sur le pret-a- 
porter mais qui pourtant meritait bien son nom, mes pas etaient vraiment perdus, j ’errais sans langage 
entre des enseignes incomprehensibles, au vrai le terme d’auto fiction ne m’evoquait que des idees 
imprecises, je l’avais memorise a l’occasion de la lecture d’un livre de Christine Angot (enfin des 
cinq premieres pages), toujours est-il qu’en approchant des quais il me sembla de plus enplus que le 
mot convenait a ma situation, qu’il avait meme ete invente pour moi, ma realite etait devenue 
intenable, aucun etre humain ne pouvait survivre dans une solitude aussi rigoureuse, sans doute 
essayais-je de creer une sorte de realite alternative, de remonter a l’origine d’une bifurcation 
temporelle, en quelque sorte d’acquerir des credits de vie supplementaires, peut-etre est-ce qu’ils 
etaient restes caches la, pendant toutes ces annees, a m’attendre entre deux quais, mes credits de vie, 
dissimules sous la poussiere et la graisse des motrices, a ce moment mon coeur se mit a tressauter 
follement, comme celui d’une musaraigne reperee par un predateur, de bien jolis petits etres les 



musaraignes, j’etais arrive en face du quai 22, et c’etait la, exactement la, a quelques metres, que 
Camille m’avait attendu, aubout du quai 22, tous les vendredis soir, pendant presque une annee, alors 
que je revenais de Caen. Des qu’elle m’apercevait, trainant mon « bagage cabine » sur ses pitoyables 
roulettes, elle courait vers moi, elle courait le long du quai, elle courait de toutes ses forces, elle etait 
a la limite de ses capacites pulmonaires, alors nous etions ensemble et l’idee de la separation 
n’existait pas, n’existait plus, cela n’aurait meme eu aucun sens d’en parler. 

J’ai connu le bonheur, je sais ce que c’est, je peux en parler avec competence, et je connais aussi 
sa fin, ce qui s’ensuit habituellement. Un seul etre vous manque et tout est depeuple comme disait 
1’autre, encore le terme de « depeuple » est-il bien faible, il sonne encore unpeu sonxvm e siecle a la 
con, on n’y trouve pas encore cette saine violence du romantisme naissant, la verite est qu’un seul 
etre vous manque et tout est mort, le monde est mort et Ton est soi-meme mort, ou bien transforme en 
figurine de ceramique, et les autres aussi sont des figurines de ceramique, isolant parfait des points 
de vue thermique et electrique, alors plus rien absolument ne peut vous atteindre, hormis les 
soufiffances internes, issues du delitement de votre corps independant, mais je n’en etais pas encore 
la, mon corps se comportait pour f instant avec decence, il y a juste que j’etais seul, litteralement 
seul, et que je ne tirais aucune jouissance de ma solitude, ni du libre fonctionnement de mon esprit, 
j’avais besoin d’amour et d’amour sous une forme tres precise, j’avais besoin d’amour en general 
mais en particulier j’avais besoin d’une chatte, il y avait beaucoup de chattes, des milliards a la 
surface d’une planete pourtant de taille moderee, c’est hallucinant ce qu’il y a comme chattes quand 
on y pense, ga vous donne le tournis, chaque homme je pense a pu ressentir ce vertige, d’un autre cote 
les chattes avaient besoin de bites, enfin du moins c’est ce qu’elles s’etaient imagine (heureuse 
meprise, sur laquelle repose le plaisir de 1’homme, la perpetuation de l’espece, et peut-etre meme 
celle de la social-democratie), en principe la question est soluble mais en pratique elle ne Test plus, 
et voila comment une civilisation meurt, sans tracas, sans dangers ni sans drames et avec tres peu de 
carnage, une civilisation meurt juste par lassitude, par degout d’elle-meme, que pouvait me proposer 
la social-democratie evidemment rien, juste une perpetuation du manque, un appel a l’oubli. 



M’ eloigner par la pensee du quai 22 de la gare Saint-Lazare se fit je pense en quelques 
microsecondes, il me revint aussitot que notre rencontre s’etait produite a Fautre bout de la ligne, 
enfin cela depend des trains, certains vont jusqu’a Cherbourg d’autres s’arretent a Caen, je ne vois 
pas pourquoi je parle de 9 a, des informations inutiles sur les horaires de train Paris-Saint-Lazare 
defilent par intermittence dans mon cerveau dysfonctionnel, quoi qu’il en soit nous nous etions 
rencontres sur le quai C de la gare de Caen, un lundi matin ensoleille de novembre, il y a dix-sept ans 
maintenant, ou dix-neuf je ne sais plus. 

La situation etait deja en soi etrange : il etait anormal qu’on me confie l’accueil d’une stagiaire 
dans le service veterinaire (Camille etait alors eleve veterinaire, en deuxieme annee a l’ecole de 
Maisons-Alfort), on me considerait maintenant un peu comme un interimaire de luxe auquel on peut 
confier des taches variees mais pas trop degradantes, j’etais tout de meme un ancien eleve de l’Agro, 
e nfi n c’etait l’aveu implicite que ma mission « fromages normands » etait de moins en moins prise au 
serieux par ma hierarchie. Il ne faut surtout pas, ceci dit, s’exagerer Limportance du hasard en ces 
matieres amoureuses : si j’avais croise Camille quelques jours plus tard dans un couloir de la DRAF, 
la meme chose se serait produite, a peu pres exactement; mais il se trouve que cela s’est produit en 
gare de Caen, a l’extremite du quai C. 

L’acuite de mes perceptions avait nettement augmente, deja quelques minutes avant l’arrivee du 
train, ce qui constitue un cas de precognition bizarre ; j’avais note entre les voies Fexistence non 
seulement d’herbes mais de plantes aux fleurs jaunes dont j’avais oublie le nom, j’avais appris leur 
existence pendant F unite de valeur « vegetation spontanee en milieu urbain » que j’avais suivie 
durant ma deuxieme annee d’etudes a l’Agro, une UV assez fun ou l’on allait prelever des specimens 
entre les pierres de l’eglise Saint-Sulpice, sur les talus du boulevard peripherique... J’avais par 
ailleurs apergu derriere la gare d’etranges parallelepipedes aux bandes saumon, ocre et bistre, qui 
m’evoquaient une cite fiituriste babylonienne - il s’agissait en realite du centre commercial « Les 
bords de FOrne », une des fiertes de la nouvelle municipality, les references majeures de 
la consommation moderne y etaient presentes, de Desigual a The Kooples, les bas-normands 
accedaient grace a ce centre eux aussi a la modernite. 

Elle descendit les quelques marches metalliques de son wagon et se tourna vers moi, elle n’avait 
pas de valise a roulettes, je le notai avec une bizarre satisfaction - juste un grand sac en toile, de 
ceux qu’on porte en bandouliere. Lorsqu’elle me dit apres un temps tres long, dans lequel cependant 
n’existait aucune gene (elle me regardait, je la regardais, et c’etait absolument tout), mais lorsqu’elle 
me dit, peut-etre dix minutes plus tard : « Je suis Camille », le train etait deja reparti - en destination 
de Bayeux, puis de Carentan et Valognes, son terminus etait en gare de Cherbourg. 

Enormement de choses, a ce stade, etaient deja dites, determinees, et, comme l’aurait dit monpere 
dans son jargon notarial, « actees ». Son regard etait d’un brun doux, elle me suivit le long du quai C 
puis de la rue d’Auge, j’etais gare a une centaine de metres, et lorsque j’eus place sonbagage dans le 
coffre elle s’installa tranquillement a la place avant comme si elle Favait deja fait des dizaines, des 
centaines de fois et comme si elle allait le faire des dizaines, des centaines, des milliers de fois 
encore, il n’y avait absolument pas d’enjeu et je me sentais si calme, d’un calme que je n’avais 
jamais connu, si bien qu’il me fallut je pense une bonne demi-heure avant de mettre le contact, j’ai 
peut-etre dodeline de la tete comme un imbecile heureux, mais elle ne manifesta aucune reaction 



d’impatience, ni meme le moindre signe de surprise devant mon immobilite ; le temps etait 
resplendissant, le ciel d’un bleu turquoise, presque irreel. 

En passant le peripherique Nord, puis en longeant le CHU, je pris conscience que nous entrions 
dans une ZAC sinistre, surtout constituee de batiments bas, en tole ondulee grise ; l’environnement 
n’etait meme pas hostile, il etait juste d’une neutrality effrayante, cela faisait un an que je traversais 
ce decor tous les matins sans meme avoir remarque son existence. F’hotel de Camille etait situe entre 
un fabricant de protheses et un cabinet d’expertise comptable. « J’ai hesite entre l’Appart City et 
EAdagio Aparthotel, bafouillai-je, evidemment l’Appart City est pas central du tout mais c’est a un 
quart d’heure a pied de la DRAF, si vous voulez sortir le soir vous etes tout pres du tramway Claude- 
Bloch, 9 a prend dix minutes pour rejoindre le centre-ville et il marche jusqu’a minuit, remarquez on 
aurait pu dire 9 a dans E autre sens, vous auriez pu aller travailler en tramway, et de E Adagio vous 
aviez une vue sur les quais de l’Orne, d’un autre cote a EAppart City les studios premium ont une 
terrasse, je me suis dit que 9 a pourrait etre agreable aussi, enfm on change si vous voulez, 
evidemment c’est la DRAF qui prend en charge... » Elle me jeta un regard bizarre, difficile a 
interpreter, melange d’incomprehension et d’une sorte de compassion ; plus tard elle m’expliqua 
qu’elle s’etait demande pourquoi je me fatiguais a ces justifications laborieuses, alors qu’il etait 
evident que nous allions vivre ensemble. 

Dans cet environnement periurbain hardcore, les batiments de la DRAF donnaient une etrange 
impression de desuetude, et a vrai dire aussi de negligence et d’abandon, et ce n’etait pas seulement 
une impression dis-je a Camille, des qu’il pleuvait il y avait des fuites d’eau dans la majorite des 
bureaux, et il pleuvait ici la plupart du temps. Moins que de batiments administratifs on avait 
Eimpression d’un hameau de maisons particulieres disseminees au hasard dans ce qui aurait pu etre 
un pare mais qui s’apparentait da vantage a un terrain vague, envahi d’une vegetation inextricable, les 
allees de bitume qui separaient les batiments commen 9 aient d’ailleurs a se craqueler sous la poussee 
de la vegetation. J’allais maintenant, poursuivis-je, devoir la presenter a son responsable de stage 
officiel, le directeur des services veterinaires, qui ne pouvait objectivement etre decrit, poursuivis-je 
avec resignation, que comme un vieux con. De nature mesquine et belliqueuse, il harcelait sans pitie 
tous les employes qui avaient la malchance d’etre sous ses ordres, en particulier les jeunes, il 
eprouvait une aversion particuliere pour la jeunesse, il n’ etait pas loin de considerer cette obligation 
qui lui etait faite d’accueillir une jeune stagiaire comme une offense personnelle. Non seulement il 
detestait les jeunes mais il n’aimait pas tellement les animaux non plus, a Eexception des chevaux, les 
chevaux etaient pour lui les seuls animaux dignes d’etre pris en consideration, les autres quadrupedes 
il les voyait comme un indistinct sous-proletariat animal, voue de toute fa 9 on a l’abattage dans un 
delai rapide. Il avait fait l’essentiel de sa carriere au haras national du Pin, et bien que cette 
nomination a la DRAF constitue une promotion - et meme, a vrai dire, le couronnement de sa carriere 
- il l’avait vecue comme un affront. Cela dit, cette rencontre n’etait qu’un mauvais moment a passer, 
lui dis-je, Eaversion du directeur pour les jeunes etait telle qu’il ferait Eimpossible pour eviter tout 
contact, elle etait a peupres certaine de ne pas le revoir durant ses trois mois de stage. 

Une fois ce moment passe (« C’est en effet un vieux con... » confirma-t-elle avec sobriete), je la 
confiai a une des veterinaires du service - une personne douce, d’une trentaine d’annees, avec qui 
j’avais toujours eu de bons rapports. Et, pendant une semaine, il ne se passa rien. J’avais note le 
numero de Camille dans mon agenda, je savais que c’etait a moi de l’appeler, c’etait une chose qui 
n’avait pas tellement change, dans les rapports homme-femme - par ailleurs j’avais dix ans de plus 



qu’elle, c’etait un point a considered Je garde de cette periode un souvenir etrange, je ne peux la 
comparer qu’a ces moments rares, qui ne se produisent que lorsqu’on est extremement apaise et 
heureux, ou Ton hesite a basculer dans le sommeil, se retenant a l’ultime seconde, tout en sachant que 
le sommeil qui va suivre sera profond, delicieux et reparateur. Je ne crois pas faire erreur en 
comparant le sommeil a 1 ’amour ; je ne crois pas me tromper en comparant 1 ’amour a une sorte de 
reve a deux, avec il est vrai des petits moments de reve individuel, des petits jeux de conjonctions et 
de croisements, mais qui permet en tout cas de transformer notre existence terrestre en un moment 
supportable - qui en est meme, a vrai dire, le seul moyen. 

Les choses ne se passerent pas en realite comme je l’avais prevu ; le monde exterieur imposa sa 
presence, et il le fit avec brutalite : Camille m’appela presque exactement une semaine plus tard, en 
debut d’apres-midi. Elle etait en etat de panique, refiigiee dans un McDonalds de la zone industrielle 
d’Elbeuf, elle venait de passer la matinee dans un elevage industriel de poules, elle avait profite de 
la pause dejeuner pour s’echapper et il fallait que je vienne, il fallait que je vienne immediatement la 
rechercher et la sauver. 

Je raccrochai, furieux : quel etait le connard de la DRAF qui avait pu l’envoyer la ? Je connaissais 
parfaitement cet elevage, c’etait un elevage enorme, plus de trois cent mille poules, qui exportait ses 
oeufs jusqu’au Canada et en Arabie Saoudite, mais surtout il avait une reputation infecte, une des 
pires de France, toutes les visites avaient conclu a un avis negatif sur l’etablissement : dans des 
hangars eclaires en hauteur par de puissants halogenes, des milliers de poules tentaient de survivre, 
serrees a se toucher, il n’y avait pas de cages c’etait un « elevage au sol », elles etaient deplumees, 
decharnees, leur epiderme irrite et infeste de poux rouges, elles vivaient au milieu des cadavres en 
decomposition de leurs congeneres, passaient chaque seconde de leur breve existence - au maximum 
un an - a caqueter de terreur. Cela c’etait vrai meme dans les elevages mieux tenus, et c’etait la 
premiere chose qui vous frappait, ce caquetement incessant, ce regard de panique permanent que les 
poules vous jetaient, ce regard de panique et d’incomprehension, elles ne demandaient aucune pitie 
elles en auraient ete incapables mais elles ne comprenaient pas, elles ne comprenaient pas les 
conditions dans lesquelles elles etaient appelees a vivre. Sans parler des poussins males inutiles a la 
ponte jetes tout vivants, par poignees, dans les broyeuses ; je connaissais tout cela, j’avais eu 
l’occasion de visiter plusieurs elevages de poules dont celui d’Elbeuf etait sans doute le pire, mais 
1 ’abjection commune dont je savais comme tout le monde faire preuve m’avait permis de l’oublier. 

Elle courut vers moi des qu’elle me vit arriver sur le parking et elle se serra dans mes bras, elle se 
serra longtemps, sans pouvoir s’arreter de pleurer. Comment les hommes pouvaient-ils faire 9 a ? 
Comment pouvaient-ils laisser faire 9 a ? Je n’avais rien a dire a ce sujet, que des generalites 
ininteressantes sur la nature humaine. 

Une fois dans la voiture, en route vers Caen, elle en vint a des questions plus embarrassantes : 
comment des veterinaires, inspecteurs de la sante publique, pouvaient-ils laisser faire 9 a ? Comment 
pouvaient-ils visiter ces endroits ou la torture des animaux etait quotidienne, et les laisser 
fonctionner, voire collaborer a leur fonctionnement, alors qu’ils etaient quand meme, au depart, 
veterinaires ? La, j’avoue qu’en effet je me suis interroge : etaient-ils surpayes pour garder le 
silence ? Je ne le crois meme pas. Apres tout il y avait surement des medecins, avec un diplome 
d’etudes medicales, dans les camps nazis. Finalement, la aussi, c’etait une source de considerations 
banales et peu encourageantes sur l’humanite, je preferai me taire. 



Quand meme, lorsqu’elle me dit qu’elle hesitait a arreter, a renoncer a ses etudes veterinaires, 
j’intervins. C’etait une profession liberate, lui rappelai-je ; rienne pouvait l’obliger a travailler dans 
un elevage industriel, rien ne pouvait meme la contraindre a en revoir un, et il me fallait aj outer 
qu’elle avait vu le pire, la pire des situations possibles (enfin au moins en France, il y avait bien pire 
pour les poules dans d’autres pays, mais je m’abstins de le preciser). Maintenant elle savait, c’etait 
tout - c’etait beaucoup, mais c’etait tout. Je m’abstins egalement de preciser que ce n’etait pas mieux 
pour les pores, ni meme de plus en plus souvent pour les vaches - c’etait deja suffisant pour une 
journee, il me semble. 

Arrives a la hauteur de son Appart City, elle me dit qu’elle ne pouvait pas rentrer chez elle comme 
ga, qu’elle avait imperativement besoin de boire un verre. Il n’y avait pas grand-chose dans le coin 
qui s’y pretat, le coin etait aussi peu sympa que possible, il n’y avait en realite que l’hotel Mercure 
Cote de Nacre, dont la clientele etait exclusivement constitute de cadres moyens en affaires avec 
l’une oul’autre des entreprises dupolygone industriel. 

Le bar s’avera curieusement agreable, parseme de canapes et de profonds fauteuils reconverts de 
tissu ocre, avec un barman present sans exces. Camille avait vraiment pris un coup moralement, 
c’etait une bien petite fille, pour visiter un elevage industriel de poules, et ce n’est qu’au bout de son 
cinquieme Martini qu’elle parvint reellement a se detendre. Moi-meme je me sentais epuise, epuise a 
1’extreme, c’etait comme si un tres long voyage venait de prendre fin, je ne me sentais meme pas 
capable de reprendre la route pour retourner a Clecy, je me sentais tres peu de force en verite, j ’etais 
benin et heureux. Nous primes done une chambre pour la nuit a 1’hotel Mercure Cote de Nacre, c’etait 
ce a quoi on peut s’attendre dans un hotel Mercure, enfin c’est la que nous passames notre premiere 
nuit, et il est probable que je m’en souviendrai jusqu’a la fin de mes jours, que les images de cette 
decoration ridicule reviendront me hanter jusqu’a la derniere limite, d’ailleurs elles reviennent deja 
chaque soir et je sais que cela ne cessera pas, que cela ne fera au contraire que s’accentuer, de 
maniere de plus enplus lancinante, jusqu’a ce que la mort me delivre. 



Je m’attendais evidemment a ce que la maison de Clecy plaise a Camille, j’etais pourvu d’un sens 
esthetique rudimentaire, enfm j’etais capable de me rendre compte qu’il s’agissait d’une jolie 
maison ; je n’avais par contre pas anticipe qu’elle en ferait aussi vite sa maison, qu’elle aurait des 
les premiers jours des idees de decoration et d’amenagement, qu’elle souhaiterait acheter quelques 
tissus, deplacer quelques meubles, enfm qu’elle se comporterait aussi vite en femme - au sens pre- 
feministe du terme - alors qu’elle n’avait que dix-neuf ans. J’y vivais jusqu’a present comme a 
1’hotel, un bon hotel, un hotel de charme reussi, mais ce n’est qu’apres l’arrivee de Camille que j’eus 
1’impression qu’il s’agissait, veritablement, de ma maison - et uniquement parce que c’etait la 
sienne. 

Ma vie quotidienne connut d’autres modifications ; je faisais jusqu’a present, assez platement, mes 
courses au Super U de Thury-Harcourt, qui avait l’avantage annexe de me permettre de refaire le 
plein de diesel au sortir du supermarche, et de temps en temps de verifier la pression de mes pneus ; 
je n’avais meme jamais visite ce bourg de Clecy, au charme pourtant certain, atteste par des guides 
touristiques d’obedience variee, la capitale de la Suisse normande quand meme, ce n’etait pas rien. 

Tout cela changea avec Camille, et nous devinmes des clients reguliers de la boucherie- 
charcuterie, ainsi que de la boulangerie-patisserie, toutes deux situees place du Tripot, comme la 
mairie et Toffice de tourisme. Enfin, pour parler plus exactement, Camille en devint une cliente 
reguliere - je me contentais en general de Tattendre enbuvant des demis a la brasserie Le Vincennes , 
qui faisait egalement bar-tabac et Loto-PMU, situee place Charles-de-Gaulle, juste en face de 
l’eglise. Nous dinames meme une fois Au site normand, le restaurant du village, qui 
s’enorgueillissait d’avoir en 1971 accueilli les Chariots pour le tournage d’une scene du film 
Les Bidasses en folie, il n’y avait pas eu que Pink Floyd et Deep Purple, les annees 1970 avaient eu 
leur part d’ombre, mais quoi qu’il en soit le restaurant etait bon, et le plateau de fromages somptueux. 

C’etait pour moi un mode de vie nouveau, dont je n’avais jamais imagine la possibility avec 
Claire, et qui s’averait plein de charmes insoupgonnes, enfin ce que je veux dire c’est que Camille 
avait des notions sur la maniere de vivre, on la plagait dans un joli bourg normand perdu en pleine 
campagne, et elle voyait tout de suite comment tirer le meilleur parti de ce joli bourg normand. Les 
hommes en general ne savent pas vivre, ils n’ont aucune vraie familiarite avec la vie, ils ne s’y 
sentent jamais tout a fait a leur aise, aussi poursuivent-ils differents projets, plus ou moins ambitieux 
plus ou moins grandioses c’est selon, en general bien entendu ils echouent et parviennent a la 
conclusion qu’ils auraient mieux fait, tout simplement, de vivre, mais en general aussi il est trop tard. 

J’etais heureux, jamais je n’avais ete aussi heureux, et jamais plus je ne devais l’etre autant ; je 
n’oubliai a aucun moment, pourtant, ce que la situation avait d’ephemere. Camille n’etait qu’en stage 
a la DRAF, elle devrait ineluctablement repartir fin janvier, pour reprendre ses etudes a Maisons- 
Alfort. Ineluctablement ? J’aurais pu lui proposer d’arreter ses etudes, de devenir femme au foyer, 
enfin de devenir ma femme, et avec le recul quand j’y repense (et j’y repense a peu pres tout le 
temps), je pense qu’elle aurait dit oui - surtout apres l’elevage industriel de poules. Mais je ne l’ai 
pas fait, et sans doute je ne pouvais pas le faire, je n’avais pas ete formate pour une telle proposition, 
ga ne faisait pas partie de mon logiciel, j’etais un moderne, et pour moi comme pour tous mes 
contemporains la carriere professionnelle des femmes etait une chose qui devait etre avant toute autre 
respectee, c’etait le criterium absolu, le depassement de la barbarie, la sortie du Moyen age. En 
meme temps je n’etais peut-etre pas absolument un moderne, puisque cet imperatif j’avais pu 



envisager, meme quelques secondes, de m’y soustraire ; mais une fois de plus je ne fis rien, je ne dis 
rien, je laissai les evenements suivre leur cours, alors qu’au fond je n’avais aucune confiance dans ce 
retour a Paris, Paris comme toutes les villes etait faite pour engendrer la solitude, et nous n’avions 
pas eu assez de temps ensemble, dans cette maison, un homme et une femme, seuls face a face, 
pendant quelques mois nous avions constitue Pun pour Pautre le reste du monde, est-ce que nous 
arriverions a maintenir cela ? Je ne sais plus, je suis vieux maintenant, je n’arrive plus bien a me 
souvenir, mais il me semble que j’avais deja peur, et que j’avais bien compris, deja a cette epoque, 
que le monde social etait une machine a detruire P amour. 

De cette periode a Clecy il ne me reste que deux photographies, nous avions trop a vivrej’imagine 
pour perdre notre temps en selfies, mais peut-etre aussi cette pratique etait-elle moins repandue a 
P epoque, le developpement des reseaux sociaux n’ etait encore qu’embryonnaire, si meme ils 
existaient ; oui, sans doute, a P epoque, les gens vivaient da vantage. Ces photographies sont 
probablement prises le meme jour, dans une foret proche de Clecy ; elles sont surprenantes, parce 
qu’elles datent probablement de novembre, alors que tout dans P image - la lumiere tfaiche et vive, 
Peclat des feuillages - laisse penser au debut du printemps. Camille y porte une jupe courte et un 
blouson coordonne en jean. Sous le blouson, une chemisette blanche nouee a la taille, ornee 
d’imprimes representant des fruits rouges. Sur la premiere photographic son visage est illumine par 
un sourire radieux, elle eclate litteralement de bonheur - et il me parait aujourd’hui insense de me 
dire que la source de son bonheur, c’est moi. La seconde photographic est pornographique, c’est le 
seul cliche pornographique que j’aie conserve d’elle. Son sac a main, d’un rose vif, est pose dans 
l’herbe a ses cotes. Agenouillee devant moi, elle a pris mon sexe dans sa bouche, ses levres sont 
refermees a mi-hauteur de mon gland. Ses yeux sont clos, et elle est tellement concentree sur cette 
fellation que son visage en est vide d’expression, ses traits sont parfaitement purs, je n’ai plus jamais 
eu P occasion de voir une telle representation du don. 

Je vivais avec Camille depuis deux mois, etj’etais installe a Clecy depuis un peu plus d’un an, 
lorsque mon proprietaire mourut. Il pleuvait le jour de son enterrement, comme c’est souvent le cas 
en Normandie en janvier, et a peu pres tout le village etait la, des personnes agees presque 
uniquement, il avait fait son temps, entendis-je en suivant le cortege, il avait euune bonne vie, le cure 
venait je m’en souviens de Falaise, a une trentaine de kilometres, avec la desertification, la 
dechristianisation et toutes ces choses en « de » le pauvre cure avait bien du travail il etait sans arret 
sur les routes mais enfin la c’etait un enterrement facile, l’etre mortel qui venait de s’evanouir n’avait 
jamais delaisse les sacrements, sa fidelite etait demeuree intacte, un chretien authentique venait de 
rendre son ame a Dieu, et, il pouvait l’affirmer avec certitude : sa place etait d’ores et deja reservee 
aux cotes du Pere. Ses enfants presents pouvaient certes pleurer car le don des larmes avait ete 
accorde a l’homme et il etait necessaire, mais ils ne devaient nourrir aucune crainte, ils se 
retrouveraient bientot dans un monde meilleur ou seraient abolies la mort, la souffrance et les larmes. 

Les deux enfants en question etaient faciles a reconnaitre, ils avaient trente ans de moins que la 
population de Clecy, et je sentis tout de suite que la fille avait quelque chose a me dire, quelque 
chose de difficile, j’attendis done qu’elle vienne vers moi, sous une pluie obstinee et froide, alors 
que des pelletees de terre etaient lentement dispersees sur la tombe, mais elle ne parvint a s’exprimer 
qu’au cafe ou l’assistance s’etait rassemblee a l’issue de la ceremonie. \bila, elle etait vraiment 



ennuyee d’avoir a me dire 9 a, mais j ’allais devoir demenager, la maison de son pere etait en viager et 
les acheteurs hollandais souhaitaient la recuperer rapidement, il est assez rare que les viagers soient 
mis en location, ceci se produit dans le cas d’un viager occupe dont le vendeur a conserve l’usufruit, 
a ce moment je compris qu’ils etaient vraiment dans la merde sur le plan financier, la location d’un 
viager occupe est une formule qui n’est presque jamais utilisee, surtout parce que le locataire risque 
de faire des difficultes pour restituer le bien. J’essayai tout de suite de la rassurer, je ne ferais pas de 
difficultes, 9 a allait pour moi j ’avais un salaire, mais eux-memes est-ce qu’ils en etaient vraiment la ? 
Eh bien oui, ils en etaient vraiment la, son epoux venait de perdre son emploi chez Graindorge, qui 
traversait en effet de reelles difficultes, et la on rejoignait le coeur de mon travail, le coeur inavouable 
de mon incompetence. L’entreprise Graindorge, fondee en 1910 a Livarot, s’etait apres la Seconde 
Guerre mondiale diversifiee dans le camembert et le pont-l’eveque, elle avait connu son heure de 
gloire (leader inconteste du livarot, elle s’etait hissee au second rang dans la production des deux 
autres fromages de la trilogie normande) avant d’entrer au debut des annees 2000 dans une spirale de 
crise qui deviendrait de plus en plus aigue avant de s’achever en 2016 lors de son rachat par 
Lactalis, le numero un mondial du lait. 

J’etais ties au courant de la situation mais je n’en dis rien a la fille de mon ancien proprietaire 
parce qu’il y a des moments ou il vaut mieux fermer sa gueule, apres tout il n’y avait pas de quoi se 
vanter, j’avais echoue a aider l’entieprise de son mari et finalement a sauver son emploi, mais je 
l’assurai entout cas qu’elle n’avait rien a craindre, que je libererais la maison des que possible. 

J’avais eprouve une reelle affection pour son pere, et lui-meme je le sentais m’aimait bien, de 
temps a autre il passait m’apporter une bouteille, pour les vieux c’est important les bouteilles 
d’alcool, ils n’ont plus guere que 9 a. Avec sa fille j’avais immediatement sympathise, et elle-meme 
avait enormement aime son pere, cela se voyait, son amour filial etait franc, entier, inconditionnel. 
Pourtant, nous n’etions pas destines a nous revoir, et nous nous quittames avec la certitude que nous 
ne nous reverrions jamais, que l’agence immobiliere s’occuperait des details. Ce genre de choses se 
produit constamment, dans la vie des hommes. 

Je n’avais en realite pas la moindre envie de vivre seul dans cette maison ou j’avais vecu avec 
Camille, pas la moindre envie de vivre ailleurs nonplus mais je n’avais plus le choix il fallait agir, 
son stage touchait vraiment a sa fin, il ne nous restait plus que quelques semaines, et bientot quelques 
jours. C’est evidemment pour cela, principalement et presque uniquement pour cela, que je decidai 
de revenir a Paris, mais je ne sais quelle pudeur masculine me poussa a invoquer d’autres raisons 
lorsque j’en parlais a tout le monde et meme a elle, heureusement elle n’ etait pas tout a fait dupe et 
lorsque je lui parlais de mes ambitions professionnelles elle me j etait un regard hesitant et peine, il 
etait en effet regrettable que je n’aie pas le courage de lui dire simplement: « Je veux revenir a Paris 
parce que je t’aime, et que je veux vivre avec toi », elle devait se dire que les hommes ont leurs 
limitations, j’etais son premier homme mais je pense qu’elle avait rapidement, et facilement compris 
les limitations masculines. 

Ce discours sur mes ambitions professionnelles n’etait d’ailleurs pas totalement un mensonge, 
j’avais pu prendre conscience a la DRAF des limites etioites de mes possibilities d’action, le vrai 
pouvoir etait a Bruxelles, ou au moins dans des services de 1’administration centrale en relation 
etroite avec Bruxelles, c’etait la en effet qu’il fallait que j’aille si je voulais faire entendre mon point 
de vue. Seulement a ce niveau les postes etaient rares, beaucoup plus rares que dans une DRAF, et il 



me fallut presque un an pour aboutir a mes fins, annee pendant laquelle je n’eus pas le courage de 
chercher un nouvel appartement a Caen, 1’Aparthotel Adagio offrait une solution mediocre mais 
acceptable pour quatre nuits par semaine, c’est la que je detruisis monpremier detecteur de fiimee. 

Presque tous les vendredis soir il y avait un pot a la DRAF, m’y soustraire etait impossible, je ne 
crois pas avoir jamais reussi a prendre le train de 17 h 53. Celui de 18 h 53 me faisait arriver a 
20 h 46 gare Saint-Lazare, comme j’ai deja dit je connais le bonheur, et les choses qui le constituent, 
je sais tres exactement de quoi il s’agit. Tous les couples ont leurs petits rites, des rites insignifiants, 
un peu ridicules meme, dont ils ne parlent a personne. L’un des notres etait de commencer nos week¬ 
ends en dinant, tous les vendredis soir, a la brasserie Mollard, juste en face de la gare. Il me semble 
qu’a chaque fois j’ai pris des bulots mayonnaise et un homard Thermidor, et qu’a chaque fois j’ai 
trouve qa bon, je n’ai jamais eprouve le besoin, ni meme le desir d’explorer le reste de la carte. 

A Paris j’avais trouve a louer un joli deux pieces sur cour, rue des Ecoles, je me retrouvais a 
moins de cinquante metres du studio ou j’avais vecu pendant mes annees d’etudiant. Je ne peux 
pourtant pas dire que la vie commune avec Camille me rappelait mes annees d’etudiant; ce n’etait 
plus la meme chose, deja je n’etais plus etudiant, et surtout Camille etait differente, il n’y avait pas en 
elle cette legerete, ce je-m’en-foutisme qui etaient les miens lorsque j’etudiais a l’Agro. C’est une 
banalite de dire que les filles sont plus serieuses dans leurs etudes, et c’est sans doute une banalite 
exacte, mais il y avait autre chose, je n’avais que dix ans de plus que Camille mais indeniablement 
quelque chose avait change, Tambiance de cette generation n’etait plus la meme, je m’en rendais 
compte chez tous ses camarades, quelle que soit leur filiere d’etudes : ils etaient serieux, bosseurs, 
accordaient une grande importance a leur reussite scolaire, comme s’ils savaient deja qu’a Texterieur 
on ne leur ferait aucun cadeau, que le monde qui les attendait etait inhospitalier et dur. Parfois ils 
eprouvaient le besoin de decompresses alors ils se saoulaient en groupe, mais leurs souleries elles- 
memes etaient differentes de celles que j’avais connues : ils s’enivraient brutalement, ingurgitaient a 
toute vitesse des doses d’alcool enormes, comme pour atteindre Tabrutissement le plus vite possible, 
ils se saoulaient exactement comme devaient le faire les mineurs du temps de Germinal - la 
ressemblance etait encore augmentee par le retour en force de T absinthe, qui atteignait des titrages 
d’alcool ahurissants, et permettait en effet de se torcher en un temps minime. 

Ce meme serieux qu’elle avait dans ses etudes, Camille le manifestait dans sa relation avec moi. Je 
ne veux pas dire par la qu’elle etait austere ni guindee, au contraire elle etait tres gaie, elle riait d’un 
rien, et par certains aspects elle etait meme restee singulierement enfantine, elle avait parfois des 
crises de Kinder Bueno, des choses de ce genre. Mais nous etions en couple, c’etait une affaire 
serieuse, c’etait meme l’affaire la plus serieuse de sa vie, et j’etais bouleverse, jusqu’a en avoir le 
souffle coupe, litteralement, chaque fois que je lisais dans son regard pose sur moi la gravite, la 
profondeur de son engagement - une gravite, une profondeur dont j’aurais ete bien incapable a Page 
de dix-neuf ans. Peut-etre partageait-elle ce trait, aussi, avec d’autres jeunes gens de sa generation- 
je savais qu’autour d’elle ses amis consideraient qu’elle « avait de la chance d’avoir trouve », et le 
caractere en quelque sorte installe, bourgeois de notre couple satisfaisait en elle un besoin profond - 
le fait que nous nous rendions chaque vendredi soir dans une brasserie 1900 vieillotte, plutot que 
dans un bar a tapas d’Oberkampf, me parait symptomatique du reve dans lequel nous essayions de 
vivre. Le monde exterieur etait dur, impitoyable aux faibles, il ne tenait presque jamais ses 
promesses, et l’amour restait la seule chose en laquelle onpuisse encore, peut-etre, avoir foi. 



Mais pourquoi m’entrainer vers ces scenes passees, comme disait 1’ autre, je veux rever et non 
pleurer, ajoutait-il comme si Ton avait le choix, il me suffira de dire que notre histoire dura un peu 
plus de cinq ans, cinq ans de bonheur c’est deja considerable, je n’en meritais certainement pas tant, 
et qu’elle prit fin d’une maniere effroyablement stupide, des choses comme 9 a ne devraient pas avoir 
lieu, elles ont lieu pourtant, elles ont lieu tous les jours. Dieu est un scenariste mediocre, c’est la 
conviction que presque cinquante annees d’existence m’ont amene a former, et plus generalement 
Dieu est un mediocre, tout dans sa creation porte la marque de 1’ approximation et du ratage, quand ce 
n’est pas celle de la mechancete pure et simple, bien sur il y a des exceptions, il y a forcement des 
exceptions, la possibility du bonheur devait subsister ne fut-ce qu’a titre d’appat , enfinje m’egare 
revenons a mon sujet qui est moi, ce n’est pas qu’il soit specialement interessant mais c’est mon 
sujet. 

Au cours de ces annees je connus certaines satisfactions professionnelles, j’eus meme a de brefs 
moments - en particulier au cours de mes deplacements a Bruxelles - 1’illusion d’etre un homme 
important. Important, je l’etais sans doute da vantage que quand je me livrais a de guignolesques 
operations promotionnelles autour du livarot, je jouais un certain role dans 1 ’elaboration de la 
position frangaise sur le budget agricole europeen - mais ce budget, je devais assez vite m’en rendre 
compte, avait beau etre le premier budget europeen, et la France le premier pays beneficiaire, le 
nombre d’agriculteurs etait simplement trop eleve pour inverser la tendance au declin, je conclus peu 
a peu que les agriculteurs frangais etaient simplement condamnes, aussi me detachai-je de cet emploi, 
comme des autres, je compris que le monde ne faisait pas partie des choses que je pouvais changer, 
d’autres etaient plus ambitieux, plus motives, plus intelligents sans doute. 

C’est au cours d’un de mes deplacements a Bruxelles que me vint la fiineste idee de coucher avec 
Tam L’idee serait d’ailleurs venue a peu pres a n’importe qui je pense, elle etait ravissante cette 
petite black, surtout son petit cul, enfin elle avait un joli petit cul de black c’est tout dire, ma methode 
de seduction s’en inspira d’ailleurs directement, c’etait unjeudi soir et onbuvait des bieres au Grand 
Central, un groupe d’eurocrates relativement jeunes, peut-etre la fis-je rire a un moment donne j’etais 
capable de faire ce genre de choses a l’epoque, quoi qu’il en soit au moment ou on sortait pour aller 
continuer la soiree dans une boite de la place du Luxembourg je lui ai mis la main au cul, en principe 
ces methodes simplistes fonctionnent mal mais cette fois 9 a a marche. 

Tam appartenait a la delegation anglaise (T Angleterre a Tepoque faisait encore partie de TEurope, 
ou du moins faisait semblant) mais elle etait d’origine jama'icaine je pense, ou peut-etre de la 
Barbade, enfin d’une de ces lies qui semblent pouvoir produire en quantite illimitee de la ganja, du 
rhum et des jolies blacks a petit cul, toutes choses qui aident a vivre mais ne transforment pas la vie 
en destin. J’ajoute qu’elle su 9 ait « comme une reine », ainsi qu’on le dit bizarrement au moins dans 
certains milieux, et certainement bien mieux que la reine d’Angleterre, enfinje ne le nie pas j’ai 
passe une nuit agreable, tres agreable meme, mais etait-il opportun de recommencer ? 

Parce que je recommen 9 ai, a l’occasion d’un de ses sejours a Paris, elle venait de temps en temps 
a Paris, pourquoi je 1’ignore absolument, certainement pas pour faire du shopping, ce sont les 
Parisiennes qui viennent faire du shopping a Londres en aucun cas Tinverse, e nfi n les touristes 
doivent avoir leurs raisons, enbrefje la rejoignis a son hotel dans le quartier Saint-Germain, et alors 
que je sortais en sa compagnie rue de Buci, la tenant par la main, avec probablement cette expression 
un peu niaise de Thomme qui vient de jouir, je me retrouvai nez a nez avec Camille, que faisait-elle 



dans ce quartier je l’ignore egalement, j’ai dit que c’etait une histoire stupide. Dans le regard qu’elle 
me jeta il n’y avait rien d’autre que la peur, c’etait un regard de terreur pure ; puis elle se retourna et 
prit la fuite, litteralement elle prit la fuite. II me fallut quelques minutes pour me depetrer de la fille, 
mais je suis a peupres sur d’etre arrive a l’appartement cinq minutes apres elle, pas davantage. Elle 
n’eut aucun reproche, aucune manifestation de colere, ce flit plus atroce : elle se mit a pleurer. 
Pendant des heures elle pleura, doucement, les larmes inondaient son visage sans qu’elle songe a les 
essuyer ; c’etait le pire moment de ma vie, il n’y a aucun doute la-dessus. Mon cerveau travaillait 
lentement, brumeusement, a chercher une formule du style : « On ne va pas tout casser pour une 
histoire de cul... » ou : « Je n’eprouve rien pour cette fille, j’avais bu... » (vrai pour la premiere 
fois, a l’evidence faux pour la seconde), mais rienne me paraissait adequat, approprie. Le lendemain 
elle continua a pleurer en rassemblant ses affaires, pendant que je me creusais la tete pour trouver 
une formule adequate, a vrai dire j’ai passe les deux ou trois annees qui suivirent a chercher une 
formule adequate, probablement meme est-ce que je n’ai jamais cesse de chercher. 

Ma vie ensuite se deroula sans evenement notable - a part Yuzu, j ’en ai parle - et voila que je me 
retrouvais seul, plus seul que je ne l’avais jamais ete, enfin j’avais le houmous, adapte aux plaisirs 
solitaires, mais la periode des fetes c’est plus delicat, il aurait fallu un plateau de fruits de mer, or ce 
sont la des choses qui se partagent, un plateau de fruits de mer en solitaire c’est une experience 
ultime, meme Frangoise Sagan n’aurait pas pu decrire cela, c’est vraiment trop gore. 

Demeurait la Tha'ilande, mais je sentais que je n’y arriverais pas, plusieurs collegues m’en avaient 
parle c’etaient des filles adorables mais elles avaient quand meme une certaine fierte 
professionnelle, et un client qui ne bandait pas elles n’aimaient pas trop ga, elles se sentaient remises 
en cause, enfin je ne voulais pas creer d’incident. 

En decembre 2001, immediatement apres ma rencontre avec Camille, je m’etais retrouve, pour la 
premiere fois de ma vie, confronte a ce drame recurrent, inevitable, de la periode des fetes - mes 
parents etaient morts en juin, quoi feter ? Camille etait restee proche de ses parents, elle allait 
souvent dejeuner chez eux le dimanche midi, ils habitaient Bagnoles-de-l’Orne, a une cinquantaine de 
kilometres. Je sentais depuis le debut que mon silence a ce sujet intriguait Camille, mais elle 
s’abstenait de m’en parler, elle attendait que j’aborde moi-meme le sujet. Je le fis, fmalement, une 
semaine avant Noel, je lui racontai l’histoire de leur suicide. Cela lui fit un choc, je m’en rendis 
compte tout de suite, un choc profond ; il y a des choses auxquelles on n’a pas tellement eu 1’occasion 
de penser a l’age de dix-neuf ans, des choses en realite auxquelles on ne pense pas avant que la vie 
ne vous y oblige. C’est alors qu’elle me proposa de passer les fetes de fin d’annee avec elle. 

C’est toujours un moment delicat, inconfortable, la presentation aux parents, mais dans le regard 
qu’elle me jeta je lus tout de suite une evidence : en aucun cas ses parents ne remettraient en cause 
son choix, cela ne leur traverserait meme pas 1’esprit ; elle m’avait choisi, je faisais partie de la 
famille, c’etait aussi simple que ga. 

Ce qui avait amene les Da Silva a s’installer a Bagnoles-de-l’Orne devait jusqu’au bout me rester 
obscur, tout autant que ce qui avait permis a Joaquim Da Silva - quand meme un simple ouvrier en 
batiment, au depart - d’acquerir la gerance du principal et meme de l’unique tabac-presse de 
Bagnoles-de-l’Orne, qui jouissait d’une situation remarquable, au bord du lac. Le recit de vie 



d’humains appartenant aux generations immediatement anterieures offre souvent ce genre de 
configuration ou l’on peut observer le fonctionnement d’un dispositif devenu presque mythique jadis 
connu sous le nom d’« ascenseur social ». Toujours est-il que Joaquim Da Silva avait vecu la, en 
compagnie de son epouse egalement portugaise, sans jamais regarder en arriere, il n’avait jamais 
nourri de reve de retour vers son Portugal natal, et il avait donne naissance a deux enfants : Camille, 
puis, beaucoup plus tard, Kevin. Francais moi-meme autant qu’on peut l’etre, je n’avais rien a dire 
sur ces sujets, la conversation cependant tut facile et agreable, ma profession interessait Joaquim 
Da Silva, lui-meme d’origine agricole comme tout le monde, ses propres parents avaient tente de 
cultiver je ne sais plus quoi dans l’Alentejo, il n’etait pas insensible a la detresse de plus en plus 
criante des agriculteurs de sa region, meme il n’etait pas loinparfois, lui le gerant d’un tabac-presse, 
de se considerer comme un privilegie. De fait, quoique travaillant beaucoup, il travaillait quand 
meme moins que la moyenne des agriculteurs ; de fait, quoique gagnant peu, il gagnait da vantage. Les 
conversations sur 1’economic sont un peu semblables aux conversations sur les cyclones ou les 
tremblements de terre ; on Unit assez vite par ne plus comprendre de quoi on parle, on a 1’impression 
d’evoquer une divinite obscure et on se ressert de champagne, enfm du champagne surtout en periode 
de fetes, j’ai remarquablement mange pendant ce sejour chez les parents de Camille, et plus 
generalement j’ai ete tres bienregu, ils ont ete adorables, mais je pense que mes parents s’en seraient 
bien tires aussi, dans un genre un peu plus bourgeois mais au fond pas tellement, ils savaient mettre 
les gens a l’aise j’avais eu maintes fois l’occasion de les voir a l’oeuvre, la veille de notre depart je 
revai que Camille etait regue chez mes parents a Senlis et je faillis lui en parler au reveil juste avant 
de me souvenir qu’ils etaient morts, j’ai toujours eu du mal avec la mort, c’est chez moi un trait 
caracteristique. 

Je voudrais quand meme essayer, ne serait-ce que pour un lecteur inhabituellement attentif, 
d’eclaircir untant soit peu ces sujets : pourquoi avais-je envie de revoir Camille ? pourquoi avais-je 
eprouve le besoin de revoir Claire ? et meme la troisieme, l’anorexique aux graines de lin dont le 
prenom m’echappe a 1’instant mais le lecteur s’il est aussi attentif que je 1’imagine completera, 
pourquoi avais-je souhaite la revoir ? 

La plupart des mourants (c’est-a-dire, a part ceux qui se font euthanasier vite fait bien fait dans un 
parking ou une salle dediee) organisent une sorte de ceremonial autour de leur trepas ; ils souhaitent 
revoir, une derniere fois, les personnes qui ont joue un role dans leur vie, et ils souhaitent leur parler, 
une derniere fois, pour un temps variable. Ceci est tres important pour eux, je l’ai observe a de 
maintes reprises, ils s’inquietent quand on n’a pas eu la personne au telephone, ils veulent organiser 
le rendez-vous des que possible, et bien entendu cela se comprend, ils n’ont plus que quelques jours 
a leur disposition, dont le nombre ne leur a pas ete communique, mais de toute fagon pas beaucoup, 
quelques-uns. Les unites de soins palliatifs (du moins celles que j’ai eu l’occasion de voir 
fonctionner, et il y en a pas mal, forcement, a mon age) traitent ces demandes avec competence et 
humanite, ce sont des gens admirables, ils appartiennent au contingent faible et courageux de ces 
« petites personnes admirables » qui permettent le fonctionnement de la societe dans une periode 
globalement inhumaine et merdique. 

De meme, probablement essayais-je, sur une echelle plus limitee mais qui pouvait servir 
d’entrainement, d’organiser un mini-ceremonial d’adieux autour de ma libido, ou pour parler plus 
concretement autour de ma bite, a l’heure ou elle me signalait qu’elle s’appretait a terminer son 



service ; je souhaitais revoir toutes les femmes qui l’avaient honoree, qui l’avaient aimee a leur 
maniere. Les deux ceremonials dans mon cas, le petit et le grand, seraient d’ailleurs presque 
identiques, les amities masculines avaient peu compte dans ma vie, au fond il n’y avait eu 
qu’ Aymeric. C’est curieux, cette volonte d’etablir un bilan, de se persuader au moment ultime qu’on a 
vecu; ou peut-etre que pas du tout, c’est le contraire qui est affreux et etrange, il est affreux et etrange 
de penser a tous ces hommes, a toutes ces femmes qui n’ont rien a raconter, qui n’envisagent d’autre 
destin fiitur que de se dissoudre dans un vague continuum biologique et technique (parce que c’est 
technique les cendres, meme lorsqu’elles ne sont destinees qu’a servir d’engrais, il faut evaluer les 
taux de potassium et d’azote), tous ceux en somme dont la vie s’est deroulee sans incident exterieur, 
et qui la quittent sans y penser, comme on quitte un sejour de vacances tout juste correct, sans 
d’ailleurs avoir l’idee d’une destination ulterieure, avec juste cette vague intuition qu’il aurait ete 
preferable de ne pas naitre, enfm je parle la de la majeure partie des hommes et des femmes. 

C’est done avec une nette sensation d’irremediable que je reservai une chambre a l’hotel Spa du 
Beryl, au bord du lac de Bagnoles-de-l’Orne, pour la nuit du 24 au 25, puis que je me mis en route au 
matin du 24, c’etait un dimanche 24, la plupart des gens devaient etre partis le vendredi soir, au plus 
tard le samedi aux premieres heures, 1’autoroute etait deserte, hormis les inevitables poids lourds 
lettons et bulgares. Je consacrai l’essentiel de mon parcours a mettre au point une mini-narration a 
destination de la receptionniste, du personnel d’etage s’il s’en trouvait: la tete familiale prevue etait 
d’une telle ampleur que mon oncle (cela se passait chez mon oncle mais toutes les branches de la 
famille seraient presentes, je serais amene a revoir des cousins perdus de vue depuis des annees, des 
decennies meme) se trouvait dans 1’incapacity d’heberger tout le monde, je m’etais done sacrifie pour 
passer la nuit a l’hotel. C’etait je trouve une excellente histoire, et je me mis peu a peu a y croire ; le 
maintien de sa consistance interdisait evidemment que je fasse appel sur place au room service, et je 
fis provision de produits regionaux (livarot, cidre, pommeau, andouille) peu avant d’arriver a 
destination, au relais autoroutier « Pays d’Argentan ». 

J’avais commis une erreur, une enorme erreur, mon passage gare Saint-Lazare avait deja ete 
penible, mais j’y avais surtout 1’image de Camille remontant les quais en courant pour, a bout de 
souffle, se precipiter dans mes bras, et la c’etait pire, c’etait bienpire, tout me revint avec une nettete 
hallucinee avant meme d’arriver a Bagnoles-de-l’Orne, des que je traversai la foret domaniale 
d’Andaines, ou j’avais fait une si longue promenade avec elle, une longue, interminable et enun sens 
eternelle promenade, par une apres-midi de decembre, nous etions rentres essouffles et les joues 
rouges, heureux a un point que je ne parviens plus tout a fait a m’imaginer, nous nous etions arretes 
chez un « fabricant chocolatier » qui proposait un gateau effroyablement cremeux qu’il avait 
denomme le « Paris-Bagnoles », ainsi que de faux camemberts en chocolat. 

Cela se poursuivit par la suite, rien ne me flit epargne, et je reconnus 1’etrange tourelle aux damiers 
blancs et rouges qui surmontait 1’hotel-restaurant « La Potinerie du Lac » (speciality de tartiflettes), 
comme la curieuse maison Belle-Epoque, ornee de briques de toutes les couleurs, qui le jouxtait 
presque, je me souvins encore du petit pont recourbe qui enjambait 1’extremity du lac, et de la 
pression de la main de Camille se posant sur mon avant-bras pour me faire observer le mouvement 
des cygnes glissant sur les eaux, cela avait eu lieu le 31 decembre, au coucher du soleil. 



II serait faux de dire que c’est a Bagnoles-de-l’Orne que j’ai commence a aimer Camille, cela a 
commence comme j’ai dit a l’extremite du quai C, en gare de Caen. Mais il n’y a aucun doute que 
quelque chose s’etait approfondi, entre nous, au cours de ces deux semaines. Le bonheur conjugal de 
mes parents je l’avais toujours, au fond de moi, ressenti comme inaccessible, d’abord parce que mes 
parents etaient des gens etranges, malaisement terrestres, qui ne pouvaient guere servir d’exemple a 
une vie reelle, mais aussi parce que ce modele conjugal je le sentais, en quelque sorte, detruit, ma 
generation y avait mis fin, enfin pas ma generation, ma generation etait bien incapable de detruire, 
encore moins de reconstruire quoi que ce soit, disons la generation anterieure, oui la generation 
anterieure etait certainement en cause, quoi qu’il en soit les parents de Camille, le couple ordinaire 
des parents de Camille, representait un exemple accessible, un exemple immediat, puissant et fort. 

Au point ou j’en etais, je parcourus la petite centaine de metres qui me separait du tabac-presse. 
Un dimanche apres-midi, le 24 decembre, il etait evidemment ferme, mais je me souvenais que 
l’appartement de ses parents etait juste au-dessus. L’appartement etait eclaire, brillamment eclaire, et 
evidemment j’eus 1’impression qu’il etait joyeusement eclaire, je demeurai la un temps difficile a 
evaluer, sans doute bref en realite mais qui me parut s’etirer a l’infini, une brume deja epaisse 
montait du lac. Il commengait probablement a faire ffoid mais je ne le ressentais que par moments et 
de maniere en quelque sorte superficielle, la chambre de Camille etait allumee elle aussi, puis elle 
s’eteignit, ma pensee se dissolvait en de contuses expectatives, je restais cependant conscient qu’il 
n’y avait aucune raison que Camille ouvre la fenetre pour humer la brume du soir, absolument aucune 
et d’ailleurs je ne le souhaitais meme pas, je me contentais de prendre pleinement conscience de la 
nouvelle configuration de ma vie, et aussi, avec une certaine frayeur, que le but de mon voyage n’etait 
peut-etre pas uniquement commemoratif; que ce voyage etait peut-etre, d’une maniere que j’allais 
devoir assez vite elucider, tourne vers un avenir possible. Il me restait quelques annees pour y 
reflechir ; quelques annees ou quelques mois, je ne savais pas exactement. 

Le Spa du Beryl me fit d’emblee une impression execrable ; j’avais fait, entre tous les choix 
possibles (et ils ne manquaient pas, en decembre, a Bagnoles-de-l’Orne) le plus mauvais, son 
architecture etait deja la seule, au milieu des ravissantes maisons Belle-Epoque, a deshonorer les 
bords autrement harmonieux du lac, et je n’eus pas le courage de debiter mon histoire a la 
receptionniste, qui n’avait marque a ma vue que des signes de surprise et meme d’hostilite avouee, 
qu’est-ce que je foutais la onpouvait en effet se le demander, cela dit des clients solitaires la nuit de 
Noel ga existe, tout existe dans la vie d’une receptionniste, je n’etais qu’un mode particular 
d’existence malheureuse ; presque soulage par mon statut de modalite anonyme, je me contentai, 
lorsqu’elle me tendit la clef de ma chambre, de hocher la tete. J’avais achete deux andouilles entieres 
et la messe de minuit serait sans nul doute televisee, je n’etais pas le plus a plaindre. 

Au bout d’un quart d’heure je n’avais plus rien, en realite, a faire a Bagnoles-de-l’Orne ; revenir a 
Paris des le lendemain, ceci dit, me paraissait imprudent. J’avais franchi la haie du24, mais il restait 
a sauter celle du 31 - autrement plus ardue, selon le docteur Azote. 


Le passe on s’y enfonce, on commence a s’y enfoncer et puis il semble qu’on s’y engloutisse, et 
que plus rien ne puisse tracer de limite a cet engloutissement. J’avais eu quelques nouvelles 



d’Aymeric, pendant les annees qui avaient suivi ma visite, mais ces nouvelles se resumaient pour 
l’essentiel a des naissances : d’abord Anne-Marie, puis, trois annees plus tard, Segolene. De la sante 
de son exploitation agricole il ne me parlait jamais, ce qui me laissait supposer qu’elle etait restee 
mauvaise, voire qu’elle s’etait aggravee ; chez les gens d’une certaine education, pas de nouvelles 
equivaut necessairement a mauvaises nouvelles. Peut-etre appartenais-je d’ailleurs, moi aussi, a cette 
infortunee categorie des gens bien eduques : mes premiers mails apres ma rencontre avec Camille 
etaient debordants d’enthousiasme ; mais de notre rupture, je m’etais abstenu de parler ; puis les 
contacts avaient completement cesse. 

Le site des anciens eleves de l’Agro etait maintenant accessible sur Internet, et dans la vie 
d’Aymeric rien ne paraissait avoir change : il avait toujours la meme activite, la meme adresse, le 
meme mail, le meme telephone. Pourtant je compris tout de suite, des que j’entendis sa voix - lasse, 
lente, il avait le plus grand mal a terminer ses phrases -, que quelque chose avait change. Je pouvais 
passer quand je voulais, ce soir meme pourquoi pas, il pouvait m’heberger sans probleme, meme si 
les conditions d’hebergement avaient change, enfin il m’expliquerait. 

Entre Bagnoles-de-l’Orne et Canville-la-Rocque ce fut un lent, tres lent parcours de l’Orne a la 
Manche, le long de departementales desertes et embrumees - nous etions, je le rappelle, un 
25 decembre. Assez souvent je m’arretais, j’essayais de me souvenir pourquoi j’etais la, je n’y 
parvenais pas tout a fait, des bancs de brume flottaient sur les herbages, aucune vache n’etait 
presente. On aurait puj ’imagine qualifier mon voyage de poetique, mais le mot en est venu a degager 
une facheuse impression de legerete, d’evanescence. J’en etais bien conscient, au volant de mon 4x4 
Mercedes qui ronronnait gentiment sur ces routes faciles, alors que la climatisation degageait une 
agreable chaleur : il existe aussi une poesie tragique. 

Nul delabrement evident n’avait frappe le chateau d’Olonde depuis ma derniere visite, une 
quinzaine d’annees auparavant; a l’interieur, c’etait bien autre chose, et la salle a manger, autrefois 
une piece chaleureuse, etait devenue un reduit sinistre et sale, malodorant, jonche qa et la 
d’emballages de jambon et de boites de cannellonis en sauce. « J’ai rien a bouffer... », tels furent les 
premiers mots par lesquels m’accueillit Aymeric. « Il me reste une andouille » repondis-je ; ce fut 
ainsi que se passerent mes retrouvailles avec celui qui avait ete, qui etait encore en un sens (mais 
plutot par defaut) mon meilleur ami. 

« Tu veux boire quoi ? » enchaina-t-il ; la, par contre, il semblait y avoir plethore, il etait quand 
j’arrivai en train de descendre une bouteille de Zubrowka, je me contentai d’un Chablis. Il etait 
egalement en train de graisser et de remonter les pieces d’une arme a feu que j’identifiai comme un 
fusil d’assaut, pour l’avoir vu dans differents feuilletons televises. « C’est un Schmeisser S4. 
Calibre 223 Remington » precisa-t-il sans necessite. Pour alleger 1’atmosphere, je decoupai quelques 
tranches d’andouille. Physiquement il avait change, ses traits etaient epaissis et couperoses, mais 
c’est surtout le regard qui etait effrayant, un regard creux, mort, qu’il semblait impossible de 
distraire, davantage que quelques secondes, de la contemplation du vide. Il me paraissait vain de 
poser la moindre question, j’avais deja compris l’essentiel, il fallait bien essayer de parler 
cependant, notre envie de nous taire etait pourtant pesante, on se resservait regulierement, lui de 
vodka moi de vin, en dodelinant de la tete, quadragenaires fourbus. « On parlera demain » conclut 
finalement Aymeric, mettant un terme a ma gene. 



II m’ouvrit le chemin au volant de son pick-up Nissan Navara. Je le suivis pendant cinq kilometres 
le long d’une route etroite et cahoteuse, a peine assez large, des buissons d’epineux griffaient nos 
carrosseries. Puis il coupa son moteur et descendit, je le rejoignis : nous etions au sommet d’un vaste 
amphitheatre en demi-cercle, dont la pente herbeuse descendait doucement vers la mer. Loin a la 
surface de L ocean, la pleine lune faisait scintiller les vagues, mais on distinguait a peine les 
bungalows, regulierement repartis sur la pente, espaces d’une centaine de metres. « J’ai vingt-quatre 
bungalows en tout, dit Aymeric. Finalement on n’a jamais eu la subvention pour transformer le 
chateau en hotel de charme, ils ont trouve qu’avec le chateau de Bricquebec c’etait deja sufifisant 
pour le Nord de la Manche, alors on s’est reportes sur ce projet de bungalows. £a marche pas si mal, 
enfin c’est le seul true qui me rapporte un peu de ble, je commence a avoir des clients avec les ponts 
de mai, une fois meme 9 a a ete complet en juillet. Evidemment, en hiver, c’est completement vide - 
enfin si, curieusement en ce moment il y a un bungalow qui est loue, a un type seul, un Allemand, je 
crois qu’il s’interesse a 1 ’ornithologie, de temps en temps je le vois dans les prairies avec des 
jumelles et des teleobjectifs, il ne te derangera pas, je crois qu’il ne m’a meme jamais adresse la 
parole depuis son arrivee, il me fait un signe de tete en passant et c’est tout. » 

Vus de pres, les bungalows etaient des blocs rectangulaires, quasi cubiques, recouverts de lattes de 
pin verni. L’interieur etait lui aussi en bois blond, la piece etait relativement vaste : un lit a deux 
places, un canape, une table et quatre chaises - en bois egalement -, une kitchenette et un 
refrigerateur. Aymeric ralluma le compteur electrique. Au-dessus du lit, un petit televiseur sur unbras 
articule. « J’ai la meme avec une chambre d’enfants, deux lits superposes ; et avec deux chambres 
d’enfants, quatre lits supplementaires ; vu la demographie occidentale, j’ai pense que ce serait 
suffisant. Malheureusement, j’ai pas de wifi... » regretta-t-il. J’emis un grognement indifferent. « Qa 
me fait perdre pas mal de clients, insista-t-il, j’ai plein de gens c’est la premiere question qu’ils 
posent, le plan haut debit pour les campagnes ga traine un peu, dans la Manche. Enfin c’est bien 
chauffe, poursuivit-il en designant le radiateur electrique, la-dessus j’ai jamais eu de plaintes, on a 
fait attention a 1 ’isolation au moment de la construction, c’est le point central. » 

Il se tut brusquement. Je sentis qu’il etait sur le point de parler de Cecile, je me tus egalement, 
j ’attendis. « On se parlera demain, repeta-t-il d’une voix etouffee, je te souhaite une bonne nuit. » 

Je m’allongeai sur le lit et allumai la television, le lit etait douillet, confortable, la temperature 
dans la piece s’adoucissait rapidement, il avait raison le chauffage marchait bien, c’etait juste unpeu 
dommage d’etre seul, la vie n’est pas simple. La fenetre etait tres large, presque une baie vitree, sans 
doute dans le but de profiter de la vue sur 1 ’ocean, la pleine lune continuait a illuminer la surface des 
eaux qui me semblait-il s’etait sensiblement rapprochee depuis notre arrivee, c’etait sans doute un 
phenomene de marees je ne sais pas je n’y connais rienj’ai vecu ma jeunesse a Senlis et je passais 
mes vacances a la montagne, plus tard j’etais sorti avec une fille dont les parents avaient une villa a 
Juan-les-Pins, une petite Vietnamienne qui pouvait contracter sa chatte a un point incroyable, oh non 
je n’avais pas eu que du malheur dans ma vie, mais mon experience des marees demeurait plus que 
restreinte, c’etait curieux de sentir cette enorme masse liquide qui montait calmement pour recouvrir 
la terre, a la television il y avait On n ’est pas couches , le talk-show excite contrastait de maniere 
anormale avec la lente progression de 1 ’ocean, il y avait trop d’animateurs et ils parlaient trop fort, le 
niveau sonore de cette emission etait dans 1 ’ensemble exagerement eleve, je coupai la television mais 



je le regrettai aussitot, j’avais maintenant l’impression de manquer quelque chose de la realite du 
monde, de me mettre en retrait de l’histoire, et que ce que je manquais etait peut-etre essentiel, le 
casting des invites etait impeccable, on avait la les gens qui comptaient j’en avais la certitude. En 
regardant par la fenetre je constatai que l’eau semblait s’etre encore rapprochee, de maniere meme 
inquietante, allions-nous etre submerges dans l’heure suivante ? Dans ce cas, autant se divertir un 
peu. Finalement je tirai les rideaux, je rallumai la television en coupant le son et je compris aussitot 
que j’avais fait le bon choix, comme 9 a c’etait bien, l’excitation dans remission demeurait vive mais 
E inaudibility des propos, au fond, ajoutait a la joie, c’etaient comme de petites figurines mediatiques 
legerement insensees mais plaisantes, elles allaient certainement m’aider a trouver le sommeil. 



Le sommeil vint en effet mais il ne fut pas bon, ma nuit tut agitee de reves funebres, parfois 
erotiques mais globalement funebres, j’avais peur maintenant de mes nuits, de laisser mon esprit se 
mouvoir sans controle, parce que mon esprit etait conscient que mon existence s’orientait maintenant 
vers la mort, et il ne manquait pas une occasion de me le rappeler. Dans mon reve je reposais a demi 
allonge, a demi enfoui dans le sol, sur une pente au sol visqueux et blanchatre ; intellectuellement je 
savais, sans que rien ne l’indique dans le paysage, que nous etions dans une zone de moyennes 
montagnes ; a perte de vue autour de moi s’etendaitune atmosphere cotonneuse, blanchatre egalement. 
J’appelais faiblement, de maniere repetee, avec Constance, sans que mes appels soulevent le moindre 
echo. 

Vers neuf heures du matin je ffappai a la porte du chateau, sans succes. Apres une courte hesitation 
je me dirigeai vers l’etable, Aymeric n’y etait pas non plus. Les vaches me suivirent du regard avec 
curiosite tandis que je remontais les allees ; je passai la main a travers les barreaux pour toucher 
leurs mufles ; le contact etait tiede, humide. Leur regard etait vif, elles avaient l’air robustes et en 
bonne sante ; quelles que soient ses difficultes, il parvenait encore a prendre soin de ses betes, c’etait 
rassurant. 

Le bureau etait ouvert, et 1’ordinateur allume. Dans la barre des menus, je reconnus l’icone 
Firefox. Ce n’est pas que j’avais tant de raisons que qa de me connecter a Internet ; j’en avais 
exactement une. 

Comme celui des anciens de l’Agro, l’annuaire des anciens de Maisons-Alfort etait maintenant en 
ligne, et il me fallut a peu pres cinquante secondes pour retrouver la fiche de Camille. Elle exergait 
en liberal, son cabinet etait situe a Falaise. C’etait a trente kilometres de Bagnoles-de-l’Orne. Ainsi, 
apres notre separation, elle etait revenue vivre aupres de sa famille ; j’aurais du m’en douter. 

La fiche comportait uniquement l’adresse et le telephone de son cabinet, il n’y avait aucune 
information personnelle ; je l’imprimai et la pliai en quatre avant de la ranger dans une poche de mon 
caban, sans savoir precisement ce que je comptais en faire, ouplus exactement sans savoir si j’aurais 
le courage de le faire, mais pleinement conscient que le reste de ma vie en dependait. 

En revenant vers mon bungalow je croisai l’ornithologue allemand, enfin je faillis le croiser. En 
m’apercevant a une trentaine de metres de distance il se figea brusquement et demeura immobile 
quelques secondes, avant de bifurquer dans un chemin qui montait sur la gauche. Il avait un sac a dos 
et portait en bandouliere un appareil photo pourvu d’un teleobjectif enorme. Il marchait a pas 
rapides, je m’arretai pour suivre son parcours : il remonta pratiquement jusqu’au sommet de la pente, 
qui etait a cet endroit assez raide, puis la longea sur presque un kilometre avant de redescendre en 
oblique vers son bungalow, qui etait a une centaine de metres du mien. Ainsi, il avait fait un detour 
d’un quart d’heure uniquement pour eviter d’avoir a m’adresser la parole. 

La ffequentation des oiseaux devait avoir des charmes qui m’avaient echappe jusqu’alors. On etait 
le 26 decembre, les magasins devaient etre ouverts. En effet, dans une armurerie de Coutances, je fis 
1’acquisition d’une paire de fortes jumelles, des Schmidt & Bender, qui etaient, m’assura avec 
enthousiasme le vendeur, homosexuel et joli, afflige d’un petit defaut de prononciation qui le faisait 
parler un peu comme un Chinois, « vlaiment ce qu’on tlouvait de mieux sur le malche, sans 
compalaison » : leurs optiques Schneider-Kreuznach etaient d’un pique exceptionnel, et elles 



beneficiaient d’un amplificateur de lumiere efficace : meme a l’aube, meme au crepuscule, meme par 
fortbrouillard, j’etais assure d’atteindre sans difficultes ungrossissement de 50x. 

Je consacrai le reste de ma journee a observer la marche saccadee, mecanique, des oiseaux sur la 
plage (la mer s’etait retiree a des kilometres, on la distinguait a peine dans la distance, laissant place 
a une immense etendue grise, parsemee de flaques irregulieres dont l’eauparaissait noire, unpaysage 
assez sinistre en verite). C’etait interessant cette apres-midi naturaliste, ga me rappelait un peu mes 
annees d’etudes, a cela pres que je m’etais surtout interesse aux plantes par le passe, mais pourquoi 
pas les oiseaux ? II semblait y en avoir trois types : un completement blanc, 1’ autre blanc et noir, le 
troisieme blanc avec de longues pattes, et unbec a l’avenant. Leur nom, tant scientifique que vulgaire, 
m’etait inconnu ; leurs activites, par contre, ne presentaient aucun mystere : piquant frequemment de 
leur bee le sable humide, ils se livraient a 1’equivalent de ce que Ton appelle chez les humains la 
peche a pied. Un panneau d’informations touristiques m’avait un peu plus tot appris 
qu’immediatement apres le retrait des grandes marees on pouvait facilement, dans le sable ou dans 
les flaques, faire ample provision de bulots, de bigorneaux, de couteaux, d’amandes de mer, parfois 
meme d’huitres ou de crabes. Deux humains (plus precisement, comme le grossissement de mes 
jumelles me le revela, deux humaines d’une cinquantaine d’annees, au physique trapu) remontaient 
elles aussi la plage, armees de crochets et de seaux, afin de disputer aux oiseaux leur pitance. 

Je frappai de nouveau a la porte du chateau vers dix-neuf heures ; cette fois Aymeric etait la, il 
avait l’air non seulement saoul mais un peu defence. « Tu as repris la beuh ? » m’informai-je. 
« Ouais, j ’ai un dealer a Saint-Lo » confirma-t-il en sortant une bouteille de vodka du congelateur ; je 
preferai pour ma part m’en tenir au Chablis. Cette fois il ne remontait pas son fusil d’assaut, mais il 
avait sorti un portrait d’ancetre, appuye contre un fauteuil ; c’etait un type trapu, au visage carre et 
parfaitement glabre, l’oeil mauvais et attentif, sangle dans une armure metallique. Dans une main il 
tenait un glaive enorme, qui lui arrivait presque a la poitrine, dans 1’ autre une hache ; dans 
1’ ensemble il degageait une impression de puissance physique et de brutalite extraordinaires. 
« Robert d’Harcourt, dit le Fort... commenta-t-il, la sixieme generation de Harcourt ; bien apres 
Guillaume le Conquerant, done. Il a accompagne Richard Coeur de Lion a la troisieme croisade. » Je 
me suis dit que c’etait bien, quand meme, d’avoir des racines. 

« Cecile est partie il y a deux ans » poursuivit-il sans changer de ton. £a y est, on y vient, me dis- 
je ; il allait aborder le sujet, enfin. « Dans un sens c’est de ma faute, je l’ai trop fait bosser, la gestion 
de la ferme c’etait deja enorme mais avec les bungalows c’est devenu dingue, j’aurais du la menager, 
essayer de m’occuper un peu d’elle. Depuis notre installation on n’avait pas pris une journee de 
vacances. Les femmes, ga a besoin de vacances... » Il en parlait de maniere assez vague, comme 
d’une espece apparentee, mais qu’il connaissait mal. « Et puis t’as vu ou on est, les distractions 
culturelles. Les femmes, ga a besoin de distractions culturelles... » Il eut un geste evasif, comme pour 
eviter de preciser ce qu’il entendait par la. Il aurait pu ajouter que du point de vue shopping ce n’etait 
pas Babylone, et que la Fashion Week n’etait pas pres de se decentraliser a Canville-la-Rocque. En 
meme temps, je me disais, elle n’avait qu’a epouser quelqu’un d’autre, la salope. 

« Ou bien lui acheter des trues, tu vois, des trues un peu jolis... », il tira a nouveau sur son joint, la 
a mon avis il s’egarait unpeu. Il aurait pu aj outer, avec plus de pertinence, qu’ils ne baisaient plus, et 
que c’etait la le coeur du probleme, les femmes sont moins venales qu’on ne le pretend parfois, 



question bijoux tu leur achetes un colifichet africain de temps a autre et 9 a passe mais si tu les baises 
plus, si tu les desires meme plus, la 9 a commence a craindre, et 9 a Aymeric le savait, avec le sexe 
tout peut etre resolu, sans le sexe plus rien ne peut l’etre, mais je savais qu’il n’en parlerait pas, sous 
aucun pretexte, pas meme a moi et sans doute surtout pas a moi, a une femme peut-etre il en aurait 
parle, mais a vrai dire en parler n’aurait servi a rien et aurait meme ete contre-productif, remuer le 
couteau dans la plaie n’etait pas la bonne option, j’avais evidemment compris la veille que sa femme 
l’avait quitte et pendant la journee j’avais eu le temps de preparer une contre-attaque, d’elaborer un 
projet positif, mais ce n’etait pas encore le moment d’y venir, je rallumai une cigarette. 

« II faut dire aussi qu’elle est partie avec un mec » ajouta-t-il apres un tres long silence. II eut une 
sorte de petit gemissement douloureux, involontaire, juste apres le mot « mec ». La il n’y avait rien a 
repondre, on etait dans le dur, dans 1 ’humiliation masculine a l’etat brut, et je ne pus qu’emettre a mon 
tour un gemissement douloureux correspondant. « C’etait un pianiste, poursuivit-il, un pianiste connu, 
il fait des concerts partout dans le monde, il a enregistre des disques. Il etait venu la pour se reposer, 
pour faire un break, et puis il est reparti avec ma femme... » 

Il y eut de nouveau un silence, mais j ’avais pas mal de moyens de meubler ce silence, reprendre un 
verre de Chablis, faire claquer les jointures de mes doigts. « Je suis vraiment un con, j’ai pas fait 
gaffe... » reprit finalement Aymeric, d’une voix tellement basse que 9 a en devenait alarmant. « On a 
un tres bon piano dans le chateau, un Bosendorfer demi-queue qui appartenait a une de mes a'ieules, 
elle tenait une espece de salon pendant le Second Empire, enfm dans la famille on n’a jamais 
vraiment ete des mecenes, jamais comme les Noailles, mais elle avait quand meme un salon, il parait 
que Berlioz a joue sur ce piano, bref je lui ai propose de jouer s’il voulait, il a fallu le faire 
reaccorder bien sur, mais enfm il a passe de plus en plus de temps dans le chateau, et maintenant 
voila, ils habitent a Londres mais ils se deplacent beaucoup, il fait des concerts partout dans le 
monde, en Coree du Sud, au Japon... 

— Et tes filles ? » Je sentais qu’il valait mieux oublier l’histoire du Bosendorfer, avec les filles je 
soup 9 onnais que la situation n’etait guere enthousiasmante, mais le Bosendorfer c’etait le genre de 
detail qui tue, litteralement, qui vous pousse directement au suicide, il fallait absolument chasser 9 a 
de son esprit, les filles il y avait certainement une possibility d’ouverture. 

« J’ai un droit de garde, evidemment, mais en pratique elles sont a Londres, 9 a fait deux ans que je 
ne les ai pas vues ; qu’est-ce que tu veux que je fasse, ici, avec deux petites filles de cinq et sept 
ans ? » 

Je jetai un regard sur la salle a manger, les boites de cassoulet et de cannellonis eventrees qui 
jonchaient le sol, l’armoire abattue qui laissait echapper une vaisselle de porcelaine en miettes (et 
c’etait probablement Aymeric lui-meme qui avait renverse cette armoire, au cours d’une crise de rage 
ethylique) ; en effet, on ne pouvait pas lui donner tort, c’est etonnant a quel point les hommes se 
laissent sombrer rapidement. J’avais remarque la veille que les vetements d’Aymeric etaient 
franchement sales, et meme qu’ils puaient un peu ; deja, a l’Agro, il ramenait son linge a laver a sa 
mere tous les week-ends, enfin moi aussi mais quand meme j’avais appris a faire fonctionner les 
machines mises a disposition des etudiants dans le sous-sol de la residence, et je 1 ’avais fait deux ou 
trois fois, lui jamais, il n’en avait meme pas soup 9 onne l’existence je crois. Peut-etre en effet est-ce 
qu’il valait mieux laisser tomber, pour les petites filles, et se concentrer sur l’essentiel, apres tout des 
petites filles il pourrait enrefaire d’autres. 



II se resservit un grand verre de vodka, qu’il avala d’un trait, et conclut avec sobriete : « Ma vie 
est foutue. » La je fus traverse par une sorte de declic, et je dissimulai un sourire interieur parce que 
je savais des le debut qu’il en arriverait la et pendant les quelques silences qui avaient entrecoupe sa 
narration j’avais eu le temps de peaufiner ma replique, ma contre-attaque, ce projet positif que 
j ’avais secretement elabore au long de mon apres-midi consacree a 1 ’ observation des oiseaux de mer. 

« Ton erreur de base, attaquai-je avec alacrite, ca a ete de te marier dans ton milieu. Toutes ces 
gonzesses, les Rohan-Chabot, les Clermont-Tonnerre, qu’est-ce que c’est aujourd’hui, en realite ? 
juste des petites petasses pretes a tout pour decrocher un stage dans un hebdomadaire culturel, ou 
chez un couturier alternatif (la je tombais assez juste sans le savoir, parce que Cecile etait une 
Faucigny-Lucinge, une famille tout a fait du meme niveau, du meme niveau de noblesse s’entend). 
Bref, enaucuncas des femmes d’agriculteurs. Alors que t’as des centaines, des milliers, des millions 
de filles (je m’emportais un peu) pour lesquelles tu representes Tideal masculin absolu. Prends une 
Moldave, ou d’un autre point de vue une Camerounaise ou une Malgache, une Laotienne a la rigueur : 
ce sont des filles pas tres riches et meme carrement pauvres, issues d’un milieu absolument rural, 
elles n’ont jamais connu d’autre univers, dies ne savent meme pas que 9 a existe. Alors la tu arrives, 
tu es dans la force de l’age, encore pas mal physiquement, un beau mec costaud dans la quarantaine, 
et tu possedes la moitie du departement en herbages (la j ’exagerais un peu, mais enfin c’etait l’idee). 
Evidemment 9 a te rapporte que dalle mais 9 a elles ne peuvent pas le deviner et au fond elles ne le 
comprendront jamais parce que dans leur esprit la richesse c’est la terre, c’est la terre et le troupeau, 
alors je peux t’assurer qu’elles ne lacheront pas Taffaire, elles seront dures a la tache, elles ne 
renonceront jamais, elles seront debout a cinq heures du matin pour la traite. Et en plus elles seront 
jeunes, largement plus sexy que toutes tes petasses aristocratiques, et elles baiseront quarante fois 
mieux. II faudra juste que tu freines un peu sur la vodka, 9 a risque de leur rappeler leur milieu 
d’origine, surtout si c’est une fille des pays de l’Est, mais de toute fa 9 on 9 a peut pas te faire de mal, 
de ffeiner un peu sur la vodka. Elles se leveront a cinq heures du matin pour la traite, 
m’enthousiasmai-je, de plus en plus convaincu par ma propre evocation, je visualisais la Moldave, 
ensuite elles te reveilleront avec une pipe, et enplus le petit dejeuner sera pret!... » 

Je jetai un regard a Aymeric, il m’avait ecoute jusque-la avec attention j’en etais persuade mais il 
commen 9 ait a s’assoupir, il avait du commencer a picoler avant mon arrivee, au debut de 1 ’apres- 
midi probablement. « Ton pere serait de mon avis... » conclus-je, un peu a bout d’arguments ; la 
j’etais moins sur, je connaissais a peine le pere d’Aymeric, je ne l’avais vu qu’une fois, il m’avait 
fait l’effet d’un brave type mais unpeuraide, les transformations sociales survenues en France depuis 
1794 lui avaient sans doute plus ou moins echappe. Historiquement je savais que je n’avais pas tort, 
l’aristocratie n’avait jamais hesite, en cas de signes de decadence averes, a renouveler la genetique 
du troupeau en allant chercher des blanchisseuses ou des lingeres, maintenant il fallait aller les 
chercher un peu plus loin c’est tout, mais Aymeric etait-il en etat de faire preuve de bon sens ? Puis 
un doute plus general, plus biologique me vint: a quoi bon essayer de sauver un vieux male vaincu ? 
Nous en etions a peu pres au meme point, nos destinees etaient differentes, mais la fin comparable. 

Il s’etait vraiment endormi, maintenant. Peut-etre n’avais-je pas parle en vain, peut-etre la 
Moldave pourrait-elle s’insinuer dans son reve. Il dormait, assis tout droit sur le canape, les yeux 
grands ouverts. 



Je savais que je ne reverrais pas Aymeric le lendemain, ni probablement les jours suivants, il allait 
regretter sa confession, il reviendrait le 31 parce que quand meme on ne peut pas rien faire le soir 
du 31, enfin ga m’etait deja arrive plusieurs fois mais j’etais different de lui, plus impermeable aux 
modalites. Il me restait quatre jours de solitude et je sends tout de suite que les oiseaux n’allaient pas 
suffire, ni la television ni les oiseaux, pris ensemble ou separement, ne pourraient suffire, c’est alors 
que je repensai a TAllemand, des le matin du 27 je braquai mes jumelles Schmidt & Bender sur 
l’Allemand, au fond je crois que j’aurais aime etre flic, m’insinuer dans la vie des gens, penetrer 
leurs secrets. Je ne m’attendais a rien de bien passionnant, concernant l’AHemand ; je me trompais. 
Vers cinq heures de l’apres-midi, une petite fille ffappa a la porte de son bungalow ; enfin une petite 
fille entendons-nous, c’etait une brunette d’une dizaine d’annees au visage enfantin, mais elle etait 
plus grande que son age. Elle etait venue a velo, elle devait vivre dans les environs immediats. Bien 
entendu, je soupgonnai immediatement une affaire de pedophilie : quelle raison pouvait bien avoir 
une petite fille de dix ans pour ffapper a la porte d’un quadragenaire misanthrope et sinistre, 
allemand de surcroit ? Etait-ce pour qu’il lui fasse lecture des poemes de Schiller ? C’etait bien plus 
vraisemblablement pour qu’il lui montre sa queue. L’homme avait d’ailleurs tout a fait un profil de 
pedophile, cultive dans la quarantaine, solitaire, incapable de nouer des relations avec les autres et 
encore moins avec les femmes, c’est ce que je me dis avant de me rendre compte qu’on aurait pu dire 
la meme chose de moi, que j’aurais pu etre decrit exactement dans les memes termes, cela m’agaga, 
je braquai pour me calmer mes jumelles sur les fenetres du bungalow, mais les rideaux etaient tires, 
je ne pus ce soir-la en apprendre davantage, sinon qu’elle ressortit presque deux heures plus tard, et 
qu’elle consulta les messages de son portable avant de remonter sur son velo. 

Le lendemain elle revint a peu pres a la meme heure, mais cette fois il avait oublie de tirer les 
rideaux, ce qui me permit de distinguer une camera video installee sur un trepied ; mes soupgons se 
confirmaient. Malheureusement, immediatement apres l’arrivee de la fille, il s’apergut que les 
rideaux etaient ouverts, se dirigea vers la fenetre et occulta la piece a ma vue. Ces jumelles etaient 
extraordinaires, j’avais parfaitement distingue 1’expression de son visage, son etat d’excitation etait 
extreme, j’eus meme l’impression sur le moment qu’il salivait un peu ; lui-meme de son cote, j’en 
suis certain, ne soupconnait aucunement ma surveillance. La fillette repartit, comme la veille, au bout 
d’un peu moins de deux heures. 

Le meme scenario se reproduisit le surlendemain, a ceci pres que j’eus brievement l’impression de 
voir passer la fillette a l’arriere-plan, en tee-shirt, fesses nues ; mais ce flit flou et fugitif, j’avais fait 
la mise au point sur le visage du type, et cette incertitude devenait ffanchement exasperante. 

Une ouverture se presenta enfin le matin du 30. Vers dix heures je le vis partir, deposer dans son 
4x4 (un Defender de collection, probablement un modele de 1953 ou quelque chose, l’imbecile 
n’etait pas seulement un misanthrope et probablement un pedophile mais egalement un snob de la pire 
espece, pourquoi est-ce qu’il ne se contentait pas d’un 4x4 Mercedes comme tout le monde et comme 
moi, il allait le payer, il allait cherement le payer), bref le pedophile (je ne l’ai pas note mais il avait 
exactement une tete d’universitaire allemand, un universitaire allemand en conge maladie ou plus 
probablement en conge de recherches, sans doute allait-il observer des sternes arctiques dans le 
Nord-Ouest du Cotentin, pres du cap de la Hague ou quelque chose), bref il deposa une glaciere dans 
le cofffe de son Defender, elle devait contenir quelques bieres bavaroises dont il avait le secret, et un 



sac en plastique vraisemblablement rempli de sandwiches, il en avait pour la matinee, il reviendrait 
probablement peu avant son rendez-vous rituel de cinq heures de l’apres-midi, c’etait le moment 
d’operer, et de le confondre. 

J’attendis quand meme une heure, pour etre sur, puis me dirigeai tranquillement, en flanant, vers 
son bungalow. J’avais emporte une trousse d’outillage d’urgence, que j’avais constamment dans le 
cofire de ma Mercedes, mais la porte n’etait meme pas fermee, c’est etonnant quand meme la 
confiance qu’ont les gens, quand ils arrivent dans la Manche, ils se sentent penetrer dans un espace 
brumeux, paisible, eloigne des enjeux humains habituels et en un sens eloigne du mal, enfin c’est 
1 ’image qu’ils en ont. Il me fallut quand meme rallumer l’ordinateur, il devait etre soucieux de la 
consommation d’electricite meme en mode veille, il nourrissait des convictions ecologistes 
probablement, par contre il n’y avait pas de mot de passe et la c’etait carrement stupefiant, tout le 
monde a un mot de passe maintenant, meme les enfants de six ans ont un mot de passe sur leur 
tablette, c’etait quoi aujuste ce type ? 

Les fichiers etaient classes par annee et par mois, et dans le dossier de decembre il n’y avait 
qu’une seule video, intitulee « Nathalie ». Je n’avais jamais vu de video pedophile, je savais que 9 a 
existait mais sans plus, et tout de suite je sentis que j’allais souffrir de l’amateurisme de la prise de 
vue, des les premieres secondes il braquait accidentellement sa camera sur le carrelage de la salle de 
bains, puis la remontait vers le visage de la fillette qui etait en train de se farder, elle etalait sur ses 
levres une couche epaisse de vermilion, une couche trop epaisse, 9 a debordait, puis se passait du 
bleu a paupieres, la aussi elle s’y prenait mal, par gros pates, pourtant 9 a avait l’air de plaire 
beaucoup a l’ornithologue, je l’entendais grommeler : « Gut... gut... », c’etait jusqu’a present la 
seule chose un peu degoutante du film. Ensuite il tenta un mouvement de travelling arriere, enfin plus 
exactement il recula et on decouvrit la fille devant le miroir de la salle de bains, nue a 1 ’exception 
d’un minishort en jean, c’etait le meme qu’elle avait en arrivant. Elle n’avait presque pas de seins, 
enfin on distinguait un bourgeonnement, une promesse. Il dit quelques mots que je ne compris pas, 
aussitot elle ota son short et s’assit sur le tabouret de la salle de bains, puis elle ecarta les jambes et 
commen 9 a a passer son majeur sur sa chatte, elle avait une petite chatte bien formee mais 
parfaitement glabre, la je suppose qu’un pedophile aurait du commencer a etre serieusement excite, et 
en effet je l’entendais respirer de plus enplus fort, la camera tremblait unpeu. 

Brutalement on changea de plan, et on redecouvrit la fille dans la salle de sejour. Deja vetue d’une 
micro-jupe ecossaise elle enfilait des bas reside, qu’elle accrochait a un porte-jarretelles - tout 9 a 
etait un peu grand pour elle, 9 a devait etre des vetements pour adultes, des XS, enfin 9 a allait mais de 
justesse. Ensuite elle a noue un petit haut, egalement en tissu ecossais, autour de sa poitrine et la j ’ai 
trouve qu’elle avait raison, meme si elle n’avait pas de seins 9 a donnait l’idee. 

Il y eut ensuite un passage un peu confus au cours duquel il chercha une cassette audio qu’il 
introduisit dans un radiocassette, je ne savais pas que 9 a existait encore ce truc-la, enfin c’etait 
comme le Defender, c’etait vintage. La fille attendait tranquillement, les bras ballants. J’eus du mal 
lorsqu’elle demarra a reconnaitre la chanson, 9 a ressemblait a un true disco de la fin des annees 1970 
ou du debut des annees 1980, du Corona peut-etre, mais la fille reagit bien, elle se mit aussitot a 
tourner sur elle-meme et a danser et c’est la que je commen 9 ai vraiment a avoir mal au coeur, pas a 
cause du contenu mais de la prise de vue, il devait s’etre accroupi pour la prendre en contre-plongee, 
il devait sautiller autour d’elle comme un vieux crapaud. La fille dansait avec un reel enthousiasme, 



emportee par le rythme, de temps en temps elle faisait virevolter sa jupette, ce qui permettait a 
1’ornithologue de tres beaux apergus sur son petit cul, a d’autres moments elle s’immobilisait face a 
la camera et ouvrait les cuisses en se mettant un ou deux doigts, elle enfongait ensuite les doigts dans 
sa bouche et les sugait longuement, quoi qu’il en soit il s’excitait de plus enplus, les mouvements de 
la camera devenaient franchement chaotiques et je commensals a en avoir unpeu marre lorsque enfin 
il se calma, reposa la camera sur son trepied et revint s’asseoir sur le canape. La fille continua a 
tourner quelque temps sur la musique pendant qu’il la regardait avec adoration, il avait deja joui, 
intellectuellement s’entend, demeurait une dimension physique, je suppose qu’il avait deja commence 
de se branler. 

La cassette s’interrompit soudain, avec un declic net. La fille fit une petite reverence, elle eut une 
sorte de rictus ironique, puis elle s’approcha de l’Allemand et s’agenouilla entre ses cuisses - il 
avait baisse son pantalon, sans cependant l’enlever. Il n’avait pas bouge la camera de son socle, ce 
qui fait qu’on ne voyait a peu pres rien - ce qui etait contraire a tous les codes de la video 
pornographique, amateur incluse. La fille semblait malgre son jeune age s’acquitter de sa tache avec 
competence, 1’ornithologue poussait de temps a autre un grognement satisfait, qu’il entrecoupait de 
mots tendres du genre « Mein Liebchen », enfin il semblait enormement tenir a cette fille, je n’aurais 
jamais cruga, chezuntype aussi froid. 

J’en etais la, et la video touchait a sa fin, 1’ejaculation ne pourrait a mon avis plus guere tarder, 
lorsque j’entendis des crissements de pas sur le gravier. Je me levai d’un bond, aussitot conscient 
qu’il n’y avait aucune issue, aucun moyen d’eviter l’affrontement, et que cet afffontement pouvait etre 
mortel, il pouvait me tuer tout de suite et esperer s’en tirer, il avait peu de chances mais enfin il 
pouvait esperer. En entrant il eut un soubresaut quasi cataleptique, tout son corps tremblait, j’eus un 
moment l’espoir qu’il allait s’evanouir mais finalement non, il demeura campe sur ses jambes, son 
visage etait extraordinairement rouge. « Je ne vous denoncerai pas ! » hurlai-je, je sentais qu’il fallait 
hurler, que seul un hurlement puissant pourrait me tirer d’affaire, et puis tout de suite apres je compris 
que le mot « denoncer » lui etait probablement inconnu, je me mis a hurler de plus belle : « Je ne 
parlerai pas ! Je ne dirai rien a personne ! », et je recommengai plusieurs fois a hurler : « Je ne 
parlerai pas ! Je ne dirai rien a personne ! » tout en entamant un lent mouvement d’approche vers la 
porte. Tout en hurlant j’avais leve les bras, ecartes devant moi, comme un signe d’innocence ; il ne 
devait avoir aucune habitude de la violence physique, c’etait mon espoir, ma seule chance. 

Je continuai a m’avancer doucement, en repetant a voix plus basse, sur un rythme que j’esperais 
obsedant : « Je ne parlerai pas. Je ne dirai rien a personne. » Et d’un seul coup, lorsque j’arrival a 
moins d’un metre de lui, etais-je entre dans un territoire corporel individuel je ne sais pas mais il fit 
un bond en arriere, m’ouvrant l’acces a la porte, je me precipitai dans l’ouverture, continuai en 
courant sur le chemin et en moins d’une minute j ’etais boucle dans mon bungalow. 

Je me servis un grand verre de poire Williams et revins rapidement a la raison : c’etait lui qui etait 
en danger, ce n’etait pas moi ; c’etait lui qui risquait trente ans de prison incompressibles, ce n’etait 
pas moi; il n’allait pas faire long feu. Et en effet, moins de cinq minutes plus tard, je l’observai - ces 
jumelles etaient decidement remarquables - pendant qu’il enfournait ses bagages dans le coffre de 
son Defender, qu’il se mettait au volant et qu’il disparaissait vers un destin inconnu. 



Au matin du 31 je me levai d’une humeur presque paisible, et promenai un oeil serein sur le 
paysage de bungalows, dont j’etais a present le seul locataire ; si l’ornithologue avait bien roule il 
devait a present etre aux alentours de Mayence, ou de Coblence, et il devait etre heureux, de ce bref 
bonheur que Ton eprouve lorsqu’on vient d’echapper a un malheur considerable, et que Ton se 
retrouve conffonte au malheur ordinaire. Tout en me concentrant avant tout sur TAllemand, je n’avais 
pas neglige les amateurs de peche a pied, qui s’etaient succede, tout au long de la semaine, en rafales 
serrees, il est vrai que nous etions enperiode de vacances. Un petit guide tres bien fait, edite par les 
editions Ouest-France, que j’avais achete au Super U de Saint-Nicolas-le-Brehal, m’avait revele 
Tampleur du phenomene de la peche a pied, ainsi que T existence de certaines especes animales 
telles que les galathees, les mactres, les anomies et les scrobiculaires, sans oublier la donace des 
canards, qui se cuisine poelee avec une persillade. Un espace de convivialite se jouait la, j’en avais 
la certitude, j’avais vu celebrer ce mode de vie sur TF1, plus rarement sur France 2, les gens se 
regroupaient en families ou parfois en couples d’amis, puis ils faisaient griller des couteaux et des 
clams sur un feu de braises, qu’ils accompagnaient d’un muscadet consomme avec moderation, nous 
avions la affaire a un stade de civilisation superieur ou les appetits sauvages se trouvaient rassasies 
lors de la peche a pied. La confrontation n’allait pas sans risques, le guide m’en avertissait sans 
ambages : la petite vive pouvait infliger des douleurs insupportables, c’etait le plus virulent des 
poissons ; si F anomie etait facile a pecher, la capture du scrobiculaire demandait patience et agilite ; 
la prise de l’ormeau ne pouvait s’envisager sans l’aide d’un croc a longue tige ; aucune marque, il 
fallait le savoir, ne permettait de reperer les palourdes. Ce stade de civilisation avance je n’y avais 
pas accede, et encore moins le pedophile allemand, qui devait a cette heure etre aux alentours de 
Dresde, peut-etre meme etait-il passe en Pologne, ou les conditions d’extradition etaient plus 
difficiles. Vers dix-sept heures, comme tous les jours, la petite fille arreta son velo devant le 
bungalow de l’ornithologue. Elle Ifappa longuement a la porte, puis s’approcha pour regarder a 
travers les rideaux ; elle retourna ensuite a la porte, Ifappa encore longuement avant de renoncer. Son 
expression etait difficile a dechiffrer, elle ne semblait pas vraiment triste (pas encore ?), plutot 
surprise et depitee. A cet instant je me demandai s’il la payait, c’etait difficile a savoir, mais la 
reponse a mon avis etait probablement oui. 

Vers dix-neuf heures je me dirigeai vers le chateau, il etait temps d’en finir avec cette annee. 
Aymeric n’etait pas la mais il avait accompli certains preparatifs, des cochonnailles etaient disposees 
sur la table de la salle a manger, de l’andouille de Vire et du boudin artisanal, d’autres charcuteries 
plus italiennes et egalement des lfomages, quant a la boisson il y en aurait toujours, la-dessus je ne 
m’inquietais aucunement. 

La nuit, l’etable etait un endroit apaisant, le troupeau des trois cents vaches produisait une rumeur 
douce faite de soupirs, de meuglements legers, de mouvements dans la paille - car il y avait de la 
paille, il s’etait refuse a la facilite du caillebotis, il tenait a produire du filmier pour en recouvrir ses 
champs, son objectif etait vraiment de travailler a l’ancienne. J’eus un moment d’abattement en me 
souvenant que sur le plan comptable il etait foutu, puis quelque chose d’autre advint, les meuglements 
doux des vaches, l’odeur pas du tout deplaisante du filmier, tout cela me donna brievement le 
sentiment peut-etre pas d’avoir une place dans le monde, il ne faut pas exagerer, mais quand meme 
d’appartenir a une sorte de continuum organique, de regroupement animal. 



Le petit reduit qui lui servait de bureau etait allume et Aymeric etait derriere son ordinateur, un 
ensemble casque-micro sur la tete, il etait captive par le contenu de l’ecran et ne m’apergut qu’a la 
derniere seconde. II se leva brusquement et eut un geste de protection absurde, comme s’il voulait me 
dissimuler 1’image, que je ne pouvais en aucun cas apercevoir. « T’en fais pas, prends ton temps, t’en 
fais pas, je retourne au chateau... » lui fis-je avec un vague geste de la main (j’essayais sans doute 
inconsciemment d’imiter l’inspecteur Columbo, l’inspecteur Columbo a euun impact surprenant sur 
les jeunes gens de mon age), avant de rebrousser chemin. J’avais leve les bras pour accompagner 
mes paroles, un peu comme la veille avec le pedophile allemand, mais helas il ne s’agissait pas de 
pedophilie, c’etait bien pire, j’en etais certain il avait tenu en ce dernier jour de l’annee a echanger 
par Skype avec Londres, surement pas avec Cecile mais bel et bien avec ses filles, il devait 
communiquer par Skype avec ses filles au moins une fois par semaine. « Et comment tu vas mon 
papa ? », je voyais qa comme si j’y etais, et je comprenais bien la position des petites filles, est-ce 
qu’unpianiste de concerts classiques qa pouvait leur donner une image paternelle virile, en aucun cas 
evidemment (Rachmaninov ?), juste une pedale londonienne de plus, alors que leur pere avait affaire 
a des vaches adultes, de gros mammiferes tout de meme, au moins cinq cents kilos. Et lui-meme 
qu’ est-ce qu’il pouvait bien raconter a ses petites filles, des sottises evidemment, il leur disait qu’il 
allait bien ce con alors qu’il allait tout sauf bien, il etait juste en train de crever de leur absence, et de 
E absence d’amour plus generalement. Ainsi, selon toute vraisemblance il etait foutu, me dis-je en 
retraversant la cour, il ne se sortirait jamais de cette histoire, il en souffrirait jusqu’a la fin de ses 
jours, et tout mon baratin sur la Moldave n’aurait servi a rien. J’etais de mauvaise humeur, et je me 
servis un grand verre de vodka sans l’attendre, tout en devorant des tranches de boudin artisanal, 
decidement on ne peut rien a la vie des gens me disais-je, ni l’amitie ni la compassion ni la 
psychologie ni Eintelligence des situations ne sont d’une utilite quelconque, les gens fabriquent eux- 
memes le mecanisme de leur malheur, ils remontent la clef a bloc et ensuite le mecanisme continue de 
tourner, ineluctablement, avec quelques rates, quelques faiblesses lorsque la maladie s’enmele, mais 
il continue de tourner jusqu’a la fin, jusqu’a la derniere seconde. 

Aymeric arriva un quart d’heure plus tard, il affectait une certaine legerete, comme pour faire 
oublier Eincident, ce qui ne fit que co nfi rmer mes certitudes, et plus encore celle de mon 
impuissance. Je n’etais cependant pas tout a fait calme, pas tout a fait resigne, et j’attaquai la 
conversation en abordant d’emblee le sujet qui fait mal. 

« Tu vas divorcer ? » demandai-je tres calmement, sur un ton presque indifferent. 

Il s’affaissa litteralement sur le canape, je lui servis un grand verre de vodka, il lui fallut au moins 
trois minutes avant d’y porter ses levres, j ’eus meme a un moment Eimpression qu’il allait se mettre a 
pleurer, ce qui aurait ete embarrassant. Ce qu’il avait a me raconter n’avait rien d’original, non 
seulement les gens se torturent les uns les autres, mais ils se torturent avec une totale absence 
d’originalite. Il est evidemment penible de voir quelqu’un qu’on a aime, avec lequel on a partage des 
nuits, des reveils, peut-etre des maladies, des soucis pour la sante des enfants, se transformer en 
quelques jours enune sorte de goule, de harpie dotee d’une avidite financiere sans limites ; c’est une 
experience penible, dont on ne se remet jamais tout a fait, mais elle est peut-etre en un sens salutaire, 
la traversee d’un divorce est peut-etre le seul moyen efficace de mettre fin a Eamour (dans la mesure 
evidemment ou Eon considere que la fin de l’amour puisse etre une chose salutaire), si j’avais pour 
ma part epouse Camille avant d’en divorcer peut-etre aurais-je reussi a cesser de l’aimer - et c’est 



exactement a ce moment, tout en ecoutant le recit d’Aymeric, que pour la premiere fois, sans 
precaution, affabulation ni restriction d’aucun ordre, je laissai directement penetrer dans ma 
conscience cette evidence penible, atroce et letale que j’aimais encore Camille ; decidement, ce 
reveillon etait bien mal parti. 

Dans le cas d’Aymeric c’etait encore pire, meme la cessation de son amour pour Cecile ne lui 
serait d’aucun secours, il y avait les petites filles, le piege etait parfait. Et sur le plan financier son 
histoire, quoique absolument fidele a ce qu’onpeut communement observer dans les cas de divorce, 
presentait certains aspects specialement inquietants. La communaute reduite aux acquets tres bien, 
c’etait le regime usuel, mais les acquets, dans son cas, etaient loin d’etre negligeables. D’abord il y 
avait la ferme, la nouvelle etable, les machines agricoles (E agriculture est une industrie lourde, qui 
immobilise des capitaux de production importants pour degager un revenu faible ou nul, voire dans le 
cas d’Aymeric un revenu negatif) : la moitie de ce capital appartenait-elle a Cecile ? Surmontant sa 
repugnance pour les finasseries juridiques, les membres du barreau et sans doute plus generalement 
pour la loi, son pere s’etait resolu a engager un avocat, qui lui avait ete conseille par une relation du 
Jockey-Club. Les premieres conclusions du consultant avaient d’ailleurs ete relativement rassurantes, 
au moins en ce qui concernait la ferme : les terres appartenaient toujours au pere d’Aymeric, et 
1’ensemble des ameliorations apportees, la nouvelle etable, les machines, on pouvait le considerer, 
aussi ; legalement, on pouvait soutenir la these qu’Aymeric n’etait qu’une sorte de regisseur. Pour les 
bungalows, c’etait autre chose : l’entreprise hoteliere, l’ensemble des constructions etait a sonnom, 
seules les terres etaient demeurees la propriety de son pere. Si Cecile s’obstinait a reclaimer la moitie 
de la valeur des bungalows, ils n’auraient d’autre choix que de mettre l’entreprise en liquidation 
judiciaire et d’attendre que se presente un repreneur, ce qui pourrait prendre du temps, des annees 
probablement. En somme, conclut Aymeric avec un melange de desespoir et de degout, ce melange 
qui finit par etre votre etat d’esprit permanent lors d’un divorce a mesure que se met en place la 
procedure, que se succedent les tractations, negociations, propositions et contre-propositions 
d’avocats et de notaires, en somme ce divorce, il n’etait pas pres d’en voir la fin. 

« En plus il n’est pas question pour mon pere de vendre les terrains dormant sur la mer, ceux sur 
lesquels sont construits les bungalows, qa il ne s’y resoudra jamais... ajouta-t-il. Depuis des annees 
il prend sur lui, chaque fois que je suis oblige de vendre une parcelle pour equilibrer mes comptes, je 
sais qu’il en souffre, il en soufiffe presque physiquement, il faut bien te rendre compte que pour un 
aristocrate traditionnel - et c’est ce qu’il est, tres exactement - l’essentiel c’est de transmettre le 
domaine familial aux generations ulterieures, si possible de l’agrandir un peu mais au moins de ne 
pas le reduire, et depuis le debut c’est ce que je fais, je reduis le domaine familial, je n’arrive 
simplement pas a m’en sortir autrement, alors forcement il commence a en avoir marre, il aurait envie 
que je jette l’eponge, la derniere fois il me l’a dit ouvertement, “la vocation des Harcourt n’a jamais 
ete d’etre des fermiers...”, il me l’a dit comme qa, c’est peut-etre vrai mais ce n’est pas non plus 
d’etre des hoteliers, et curieusement il aimait bien le projet de Cecile, le projet d’hote 1 de charme, 
mais c’est sans doute seulement parce que qa aurait permis de restaurer le chateau, les bungalows par 
contre il s’en fout completement, on pourrait les detruire demain au bazooka que qa lui serait egal. Ce 
qui est terrible c’est que c’est quelqu’un qui n’a a peu pres rien fait d’utile de sa vie - il s’est 
contente d’aller a des mariages, des enterrements, quelques chasses a courre, un verre de temps en 
temps au Jockey-Club, il a eu quelques maitresses aussi je crois, enfin rien d’excessif- et il a laisse 
le patrimoine des Harcourt intact. Moi j ’essaie de monter quelque chose, je me creve au boulot, je me 



leve tous les jours a cinq heures, je passe mes soirees dans la comptabilite - et le resultat, en fin de 
compte, c’est que j ’appauvris la famille...» 


II avait parle longtemps, il s’etait cette fois vraiment explique a fond, et il etait j’imagine pas tres 
loin de minuit lorsque je lui proposai de mettre de la musique, ce qui etait depuis longtemps la seule 
chose a faire, la seule chose possible dans notre situation, il acquies^a avec reconnaissance et la je 
ne me souviens plus trop bien de ce qu’il a mis parce que j’etais moi-meme completement saoul, 
saoul et desespere, le fait de repenser a Camille m’ avait acheve en quelques secondes, 
immediatement avant je me sentais le mec fort, le sage et le consolateur, et d’un seul coup je n’etais 
plus qu’une merde a la derive, enfm je suis sur qu’il nous a mis ce qu’il avait de mieux, ce a quoi il 
tenait le plus. Le seul souvenir precis que j’ai, c’est un enregistrement de Child in time , un pirate 
realise a Duisburg en 1970, la sonorite de ses Klipschorn etait vraiment exceptionnelle, 
esthetiquement c’etait peut-etre le plus beau moment de ma vie, je hens a le signaler dans la mesure 
ou la beaute peut servir a quelque chose, enfm on a du se le passer trente ou quarante fois, a chaque 
fois captives, sur le fond de la calme maitrise de Jon Lord, par le mouvement d’envoi absolu par 
lequel Ian Gillan passait de la parole au chant, puis du chant au cri, et ensuite revenait a la parole, 
immediatement apres s’ensuivait le break majestueux de Ian Paice, il est vrai que Jon Lord le 
soutenait avec son habituel melange d’efificacite et de grandeur, mais quand meme le break de Ian 
Paice etait somptueux, c’etait sans doute le plus beau break de l’histoire du rock, puis Gillan revenait 
et la seconde partie du sacrifice etait consommee, Ian Gillan s’envolait a nouveau de la parole au 
chant, puis du chant au cri pur, et malheureusement peu apres le morceau se terminait et il n’y avait 
plus qu’a replacer 1’aiguille au debut et nous aurions pu vivre eternellement ainsi, eternellement je ne 
sais pas c’etait sans doute une illusion mais une illusion belle, j’etais alle avec Aymeric je m’en 
souvenais a un concert de Deep Purple au Palais des Sports, c’etait un bon concert mais quand meme 
moins bon que celui de Duisburg, nous etions vieux, les moments allaient maintenant devenir rares, 
mais tout cela reviendrait au moment de notre agonie, de la sienne comme de la mienne, il y aurait 
aussi Camille dans mon cas, et probablement Kate, je ne sais pas comment j’ai reussi a rentrer, je me 
souviens d’avoir attrape une tranche de boudin artisanal que je machonnai longuement, au volant de 
mon 4x4, sans en sentir veritablement le gout. 



Le matin du l er janvier se leva, comme tous les matins du monde, sur nos existences 
problematiques. Je me levai egalement, pretai de mon cote une attention relative au matin - qui etait 
de nature brumeuse, mais brumeuse sans exces, un matin de brume ordinaire ; des emissions de bonne 
annee suivaient leur cours sur les principales chaines de divertissement, mais je ne connaissais 
aucune des chanteuses, il m’apparut cependant que la bombasse latino cedait du terrain par rapport a 
la Celtique concernee, mais je n’avais de cet aspect de la vie qu’une vision episodique et 
approximative, globalement optimiste : si les audiences en avaient decide ainsi, en un sens, c’etait 
bien. Vers seize heures, je me dirigeai vers le chateau. Aymeric etait revenu a son etat habituel, c’est- 
a-dire morose, bute et desespere ; il demontait et remontait, un peu mecaniquement, son fusil d’assaut 
Schmeisser. C’est alors que je lui dis que j’avais envie d’apprendre a tirer. 

« Tirer comment ? Tirer pour te defendre, ou tir sportif ? », il avait Tair ravi que j’aborde un sujet 
concret, technique, soulage surtout que je ne revienne pas sur la conversation de la veille. 

« Unpeules deux, je crois... » De fait, lors de ma confrontationavec Tornithologue, je me serais 
senti plus a Taise avec un revolver ; mais, aussi, il y avait dans le tir de precision quelque chose qui 
m’attirait depuis longtemps. 

« Comme arme de defense, je peux te passer un Smith & Wesson a canon court - un peu moins 
precis que le canon long, mais beaucoup plus facile a transporter. C’est du 357 Magnum, letal sans 
probleme a dix metres, et c’est super-simple a utiliser, je t’explique en cinq minutes. Pour le tir 
sportif... », sa voix etait devenue plus sonore, j’y sentais ffemir un enthousiasme que je ne lui avais 
pas connu depuis des annees, depuis nos vingt ans en fait, « le tir sportif j’ai vraiment adore 9 a, j’en 
ai fait des annees tu sais. C’est vraiment extraordinaire, le moment ou tu as la cible au centre de ta 
mire tu ne penses plus a rien, tu oublies tous tes soucis. Les premieres annees de mon installation 
c’etait tellement dur, tellement plus dur que ce que j’avais pu imaginer, je crois que j’aurais pas tenu 
le coup sans mes seances de tir. Maintenant, evidemment... » il tendit sa main droite a Thorizontale, 
et en effet au bout de quelques secondes elle se mit a trembler, de maniere faible mais indiscutable. 
« La vodka... C’est une incompatibility absolue, il faut choisir. » Est-ce qu’il avait eu le choix ? Est- 
ce que quiconque a le choix ? J’avais des doutes a ce sujet. 

« Pour le tir sportif j ’ai vraiment une arme que j ’ai adoree, une Steyr Mannlicher, la HS50, je peux 
te la preter si tu veux mais il faut que je la verifie, que je la nettoie a fond, 9 a fait trois ans qu’elle n’a 
pas servi, je m’enoccupe ce soir. » 

Il tituba legerement en se dirigeant vers son armurerie, trois portes coulissantes dans 1 ’entree, et 
derriere il y avait une vingtaine d’armes - des fusils, des carabines et quelques armes de poing - 
ainsi que des dizaines de boites de cartouches empilees. La Steyr Mannlicher me surprit, cela ne 
ressemblait nullement a une carabine mais a un simple cylindre d’acier d’un gris sombre, d’une 
abstraction totale. « Il y a le reste, evidemment, il faut la remonter... Mais la precision d’usinage du 
canon, je t’assure, c’est l’essentiel... » Il tint un instant le canon dans la luimere, pour me le faire 
admirer ; oui c’etait un cylindre, sans doute un cylindre par fait, j’etais pret a en convenir. « Bon, je 
m’enoccupe... conclut-il sans insister davantage, je te l’amene demain. » 

En effet, le lendemain matin des huit heures il gara son pick-up devant le bungalow, il etait 
vraiment dans un etat d’excitation inhabituel. Le Smith & Wesson ce flit vite vu, ces engins sont d’une 
simplicity d’utilisation deconcertante. La Steyr Ma nnl icher c’etait autre chose, il sortit de son cofffe 



un etui de protection en polycarbonate rigide, qu’il deposa avec precaution sur la table. A Tinterieur, 
precisement positionnes dans leurs logements en mousse, gisaient quatre elements d’acier gris 
sombre, usines avec une precision extreme, dont aucun n’evoquait directement une arme, et qu’il me 
fit monter et demonter a plusieurs reprises : outre le canon il y avait un socle, un chargeur et un 
trepied d’appui ; 1’ensemble une fois monte ne ressemblait toujours pas a une carabine au sens 
habituel du terme mais a une sorte d’araignee de metal, une araignee tueuse ou pas une fioriture 
esthetique n’etait admise, pas un gramme de metal n’etait inutile, et je commengais a comprendre son 
enthousiasme, je crois que je n’avais jamais vu d’objet technologique dont emanat une telle sensation 
de perfection. II ajouta enfm, au sommet de 1’assemblage metallique, une lunette de visee. « C’estune 
Swarovski DS5, precisa-t-il, qa c’est tres mal vu dans les milieux du tir sportif, c’est meme 
carrement interdit en competition, ce qu’il faut voir c’est que la trajectoire de la balle n’est pas 
rectiligne, elle est forcement parabolique, et les instances du tir sportif considerent que qa fait partie 
de l’epreuve, qu’il est normal que les concurrents s’habituent a viser un peu au-dessus du centre pour 
tenir compte de la deviation parabolique. La Swarovski a un telemetre laser integre, elle estime ta 
distance par rapport a la cible et elle corrige d’elle-meme done tu n’as plus a y penser tu vises au 
centre, exactement au centre. Ils sont plutot traditionalistes dans les milieux du tir sportif, ils aiment 
bien raj outer des petites complications inutiles, c’est pour qa que j’ai assez vite arrete la competition. 
Bref j’ai fait realiser le caisson de transport sur mesure, et j’ai prevu un emplacement pour la 
Swarovski. Mais l’essentiel, qa reste l’arme. On va sortir l’essayer... » 

II prit une couverture dans une armoire. « On va commencer directement par la position du tireur 
couche, c’est la position reine, celle qui permet les tirs les plus precis. Mais il faut que tu sois 
confortable allonge sur le sol, il faut que tu te proteges du froid et de l’humidite, qa pourrait 
occasionner des tremblements. » 

Nous nous arretames en haut de la pente qui devalait vers la mer, il etala la couverture sur le sol 
herbeux et me designa une barque enfouie dans le sable, a une centaine de metres. « Tu vois 
Timmatriculation peinte sur le flanc, BOZ-43 ? Tu vas essayer de placer une balle au centre du O. £a 
fait a peu pres vingt centimetres de diametre ; avec la Steyr Mannlicher, un bon tireur y arriverait 
sans probleme a quinze cents metres ; mais bon, on va commencer comme qa. » 

Je m’allongeai sur la couverture. « Trouve ta position, prends ton temps... Il faut que tu n’aies plus 
aucune raison de bouger ; plus aucune autre raison que ta propre respiration. » 

J’y parvins sans grande difficulty ; la crosse etait une surface courbe, lisse, facile a positionner au 
creux de mon epaule. 

« Tu trouveras des mecs genre zen qui te diront que Tessentiel c’est de ne plus faire qu’un avec sa 
cible. J’y crois pas c’est des conneries, d’ailleurs les Japonais sont nuls en tir sportif, ils n’ont 
jamais gagne une seule competition internationale. Par contre, c’est vrai que le tir de precision qa 
ressemble beaucoup au yoga : tu essaies de ne plus faire qu’un avec ta propre respiration. Alors tu 
vas respirer lentement, de plus en plus lentement, aussi lentement et profondement que tu peux. Et, 
quand tu es pret, tu positionnes ta mire au centre de ta cible. » 

Je m’y appliquai. « C’est bon, tu y es ? » J’acquiesgai. « Alors maintenant ce que tu dois savoir 
c’est qu’il ne faut pas chercher Timmobility absolue, c’est juste impossible. Tuvas forcement bouger, 
puisque tu respires. Mais ce qu’il faut c’est arriver a un mouvement tres lent, un va-et-vient regulier, 
commande par ton souffle, de part et d’autre du coeur de la cible. Une fois que tu y es, une fois que tu 
as le mouvement, il suffit d’appuyer sur la gachette au moment ou tu passes au centre. Juste un tout 



petit mouvement, pas plus, elle est reglee hypersensible. La HS50 est un modele a un coup ; si tu veux 
tirer a nouveau, il faut recharger ; c’est pour 9 a que les snipers l’utilisent pas tellement dans les 
vraies guerres, ils recherchent avant tout l’efficacite, ils sont la pour tuer ; moi je trouve que c’est 
bien, personnellement, d’avoir une seule chance. » 

Je fermai brievement les yeux pour eviter d’avoir a songer aux implications personnelles de ce 
choix, puis je les rouvris ; 9 a se passait bien, comme il m’avait dit, les lettres BOZ passaient et 
repassaient lentement dans ma mire, j ’appuyai sur la gachette au moment qui me parut juste, il y eut un 
bruit tres faible, un plop leger. C’etait en etfet une experience extraordinaire, je venais de passer 
quelques minutes en dehors du temps, dans un espace balistique pur. En me redressant, je vis 
qu’ Aymeric avait braque ses jumelles sur la barque. 

« C’est pas mal, c’est pas mal du tout... » dit-il en se retournant vers moi. « Tu n’as pas eu le 
centre, mais tu as place ta balle dans la peinture du O, enfin tu etais a dix centimetres de l’objectif. 
Pour un premier tir, a une distance de cent metres, je dirais meme que c’est tres bon. » 

Avant de partir il me conseilla de m’entrainer longtemps sur des cibles fixes, avant de passer aux 
« cibles mobiles ». Les lettres de Timmatriculation c’etait parfait, 9 a permettait de se reperer avec 
precision. La barque je pouvais l’endommager sans probleme, dit-il en reponse a mon objection, il 
connaissait le proprietaire (qui etait par parenthese un vrai con), elle ne reprendrait 
vraisemblablement jamais plus la mer. Il m’avait laisse dixboites de cinquante cartouches. 



Pendant les quelques semaines qui suivirent, je m’entrainai au moins deux heures tous les matins. 
Je ne peux pas dire que «j’oubliai tous mes soucis », ce serait excessif, mais il est vrai que chaque 
matin je traversais une periode de calme, et de paix relative. En plus le Captorix aidait, c’etait 
indeniable, mes doses d’alcool journalieres restaient moderees ; il etait en outre reconfortant de 
constater que j’en etais au dosage de 15 mg, un peu en dessous du dosage maximal. Denue de desirs 
comme de raisons de vivre (les deux termes etaient-ils d’ailleurs equivalents ? c’etait la un sujet 
difficile, sur lequel je n’avais pas d’opinion bien formee), je maintenais le desespoir a un niveau 
acceptable, on peut vivre en etant desespere, et meme la plupart des gens vivent comme 9 a, de temps 
en temps quand meme ils se demandent s’ils peuvent se laisser aller a une bouffee d’espoir, enfin ils 
se posent la question, avant d’y repondre par la negative. Cependant ils persistent, et il s’agit la d’un 
spectacle touchant. 

Sur le plan du tir je progressais rapidement, avec une rapidite meme qui m’impressionnait ; en 
moins de deux semaines je parvins a placer mes tirs non seulement au centre du O, mais aussi a 
l’interieur des deux boucles fermees du B, et du triangle du 4 ; c’est alors que je songeai aux « cibles 
mobiles ». Elies ne manquaient pas sur la plage, les plus evidentes etant les oiseaux de mer. 

De ma vie je n’avais jamais tue un animal, 9 a ne s’etait pas presente, dans le principe cependant je 
n’y etais pas hostile. Autant les elevages industriels me repugnaient, autant je n’avais jamais eu 
d’objection au principe de la chasse, qui laisse les animaux dans leur milieu naturel, qui les laisse 
libres de courir et de voler jusqu’a ce qu’ils soient mis a mort par un predateur plus eleve dans la 
chaine alimentaire. La Steyr Mannlicher HS50 faisait de moi un predateur tres eleve dans la chaine 
alimentaire, cela ne faisait aucun doute ; il reste que je n’avais jamais tenu un animal au bout de mon 
fusil. 

Je m’y decidai un matin, un peu apres dix heures. J’etais bien sur ma couverture, au sommet de la 
pente, le temps etait ffais et agreable, les cibles ne manquaient pas. 

Je maintins longtemps un volatile au centre de ma mire, ce n’etait ni une mouette ni un goeland, rien 
d’aussi celebre, juste un petit volatile indifferencie, aux longues pattes, que j’avais deja vu de 
nombreuses fois sur ces plages, un proletaire des plages en quelque sorte, en verite un volatile 
stupide, a l’oeil fixe et mechant, une petite mecanique tueuse qui se depla 9 ait sur ses longues pattes, 
dont la demarche mecanique et previsible ne s’interrompait que lorsqu’il avait repere une proie. En 
lui faisant sauter la tete je pouvais sauver la vie de nombreux gasteropodes, de nombreux 
cephalopodes aussi, enfin j’introduisais une petite variation dans la chaine alimentaire, sans y avoir 
moi-meme d’interet, ce sinistre piaf etait probablement immangeable. Je devais juste me souvenir que 
j’etais unhomme, un seigneur et maitre, l’univers avait ete cree a ma convenance par unDieujuste. 

La confrontation dura quelques minutes, au moins trois, plus probablement cinq ou dix, puis mes 
mains se mirent a trembler et je compris que j’etais incapable d’appuyer sur la detente, je n’etais 
decidement qu’une lopette, une triste et insignifiante lopette, vieillissante de surcroit. « Qui n’a pas le 
courage de tuer n’a pas le courage de vivre », la phrase tournait en boucle dans ma tete, sans creer 
autre chose qu’un sillon de douleur. Je retournai vers le bungalow pour en sortir une douzaine de 
bouteilles vides que je pla 9 ai au petit bonheur au bord de la pente avant de les reduire en miettes en 
moins de deux minutes. 



Une fois toutes les bouteilles explosees, je m’apergus que j’etais arrive auterme de ma reserve de 
cartouches. Cela faisait presque deux semaines que je n’avais pas vu Aymeric, mais j’avais remarque 
qu’il avait, depuis le debut de l’annee, regu differentes visites - frequemment, des 4x4 ou des pick-up 
stationnaient dans la cour du chateau, et je l’avais vu raccompagner jusqu’a leur vehicule des 
hommes de son age, vetus comme lui de vetements de travail - d’autres agriculteurs du coin, 
probablement. 

Au moment ou j’arrivais devant le chateau, il sortit en compagnie d’un type d’une cinquantaine 
d’annees, que j’avais deja vu deux jours auparavant - un type au visage blafard, intelligent et triste ; 
ils etaient tous deux vetus d’un costume sombre, avec des cravates bleu marine qui juraient avec le 
costume ; j’eus soudain la certitude qu’il venait de preter une cravate a 1’autre mec. II me presenta 
comme « un ami, qui loue un bungalow », sans mentionner mon ancienne appartenance au ministere 
de 1’Agriculture, ce dont je lui sus gre. Frank etait le « responsable du syndicat pour la Manche », 
ajouta-t-il. J’attendis quelques secondes avant qu’il ne precise : « La Confederation paysanne. » II 
hocha la tete, dubitatif, avant d’ajouter : « De temps en temps, je me demande si on ne devrait pas 
rejoindre la Coordination rurale. Je sais pas, je suis pas sur, je suis plus sur de rien en ce 
moment... » 

« On va a un enterrement, la... ajouta Aymeric. On a un collegue a Carteret qui s’est tire une balle, 
il y a deux jours. 

— C’est le troisieme depuis le debut de l’annee... » ajouta Frank. Il avait prevu d’organiser une 
reunion syndicale le surlendemain, dimanche apres-midi, a Carteret ; je serais le bienvenu, si je 
souhaitais venir. « Il faut qu’on fasse quelque chose, de toute facon, on ne peut pas accepter la 
nouvelle baisse des prix du lait, si on laisse passer qa on est tous foutus, jusqu’au dernier, autant 
arreter tout de suite. » Avant de monter dans le pick-up de Frank, Aymeric me jeta un regard 
d’excuse ; je ne lui avais pas du tout parle de ma propre vie sentimentale, je n’avais pas dit un mot 
sur Camille, je m’en rendis compte a ce moment, mais en general ce n’est pas la peine de dire grand- 
chose, les choses se comprennent de soi, et il devait bien se douter que qa n’allait pas fort pour moi 
non plus en ce moment, que le sort des eleveurs laitiers allait avoir du mal a susciter ma compassion 
active. 

Je revins vers sept heures du soir, Aymeric avait deja eu le temps de descendre une demi-bouteille 
de vodka. L’enterrement avait ete ce qu’on pouvait imaginer ; le suicide ne laissait aucune famille, il 
n’avait jamais trouve a se marier, son pere etait mort et sa mere a peu pres gateuse, elle n’avait fait 
que sangloter en repetant que les temps avaient change. « Pour Frank, j’ai ete oblige de lui expliquer 
un peu... s’excusa-t-il. J’ai ete oblige de lui avouer que tu t’y connaissais un peu, sur les enjeux 
agricoles ; mais il ne t’en veut pas, il ne faut pas croire, il sait bien que la marge de manoeuvre des 
fonctionnaires est faible... » 

Je n’etais pas fonctionnaire, ce qui n’augmentait d’ailleurs pas ma marge de manoeuvre, et j’etais 
tente de passer a la vodka moi aussi, a quoi bon prolonger nos supplices ? Quelque chose me retint 
cependant, je demandai a Aymeric d’ouvrir une bouteille de blanc. Il acquiesca, huma le breuvage 
avec surprise avant de me servir, comme le souvenir d’une epoque plus heureuse. « Tu viendras 
dimanche ? » me demanda-t-il presque avec legerete, comme s’il evoquait une plaisante reunion 
amicale. Je ne savais pas, je repondis que oui, probablement, mais est-ce qu’il allait ressortir 
quelque chose de cette reunion ? Est-ce qu’une action allait etre decidee ? A son avis oui, 



probablement oui, les producteurs etaient vraiment remontes, au minimum ils allaient cesser la 
livraison de lait aux cooperatives et aux industriels. Seulement voila, quand les citernes de lait 
arriveraient deux ou trois jours plus tard, en provenance de Pologne ou d’lrlande, qu’est-ce qu’ils 
allaient faire ? Bloquer la route avec des fusils ? Et meme s’ils en arrivaient la, qu’est-ce qu’ils 
feraient quand les citernes reviendraient sous la protection de compagnies de CRS ? Ouvrir le feu ? 

L’idee d’« actions symboliques » me traversa 1’esprit, mais je fus paralyse par la honte avant 
meme de terminer ma phrase. « Deverser des hectolitres de lait sur le parvis de la prefecture a 
Caen... ajouta Aymeric, evidemment on pourrait le faire, mais ca fera une journee de couverture 
mediatique, pas plus, et au fond je crois pas que j’aie envie de 9 a. Je faisais partie de ceux qui ont 
deverse des citernes de lait dans la baie du Mont-Saint-Michel, en 2009 ; j ’en garde un sale souvenir. 
Faire la traite comme tous les matins, remplir les citernes, et puis balancer le tout comme un true sans 
valeur... Je crois que je prefere sortir les fusils. » 

Avant de repartir, je lui repris quelques boites de cartouches ; je n’imaginais pas que la situation 
allait bifiirquer vers un affrontement arme, enfm je n’imaginais rien du tout, mais il y avait quelque 
chose d’inquietant dans leur etat d’esprit, en general il ne se passe rien mais parfois il se passe 
quelque chose, on n’y est jamais vraiment prepare. Un peu d’entrainement au tir ne pouvait pas me 
faire de mal, de toute fag on. 



Fa reunion syndicate avait lieu au Carteret, une immense brasserie situee place du Terminus, ce 
qui faisait reference je pense a Tancienne gare, situee juste en face, desaffectee, deja partiellement 
envahie par les herbes. En termes de restauration, le Carteret proposait surtout des pizzas. J’arrivai 
largement en retard, les discours avaient deja eu lieu, mais il y avait encore une centaine de paysans 
attables, la plupart buvaient des bieres ou des verres de blanc. Ils parlaient peu- l’atmosphere de la 
reunion n’avait rien de joyeux - et me jeterent des regards mefiants lorsque je me dirigeai vers la 
table ou Aymeric etait assis en compagnie de Frank et de trois autres types qui, comme lui, avaient un 
visage raisonnable et triste, et donnaient T impression d’avoir fait des etudes, au minimum des etudes 
agricoles, enfin c’etaient sans doute d’autres syndicalistes, eux nonplus ne parlaient pas beaucoup, il 
faut dire que la diminution des prix du lait (je m’etais renseigne entre-temps dans la Manche libre) 
avait cette fois ete brutale, un coup de massue, je ne voyais meme pas comment ils pouvaient 
envisager une base pour d’eventuelles negociations. 

« Je vous derange... dis-je en essayant d’adopter un ton leger. Aymeric me jeta un coup d’oeil 
embarrasse. 

— Meme pas, meme pas... repondit Frank, qui me sembla encore plus las, encore plus abattu que 
la derniere fois. 

— \bus avez decide d’une action ? Je ne sais pas ce qui me poussa a poser la question, je n’avais 
meme pas envie de connaitre la reponse. 

— On y travaille, on y travaille... » Frank me jeta alors un regard etrange, par en dessous, un peu 
hostile mais surtout incroyablement triste, desespere meme, il me parlait comme de Tautre cote d’un 
abime, et la je commengai a ressentir une gene reelle, je n’avais rien a faire parmi eux, je n’etais pas 
solidaire, je ne pouvais pas l’etre, je n’avais pas la meme vie qu’eux, ma vie n’etait guere brillante 
non plus mais ce n’etait pas la meme, et voila tout. Je pris conge rapidement, j’etais reste cinq 
minutes pas davantage, mais je crois qu’en sortant j’avais deja compris que les choses pouvaient, 
cette fois, reellement tourner mal. 

Pendant les deux jours qui suivirent je demeurai cloitre dans mon bungalow, terminant mes 
dernieres provisions, hesitant entre differentes chaines ; a deux reprises, je tentai de me masturber. 
Au matin du mercredi, le paysage etait noye dans un lac de brume immense, a perte de vue, on ne 
distinguait rien a dix metres du bungalow ; il fallait pourtant bien que je sorte pour me ravitailler, au 
moins que j’aille au Carrefour Market de Barneville-Carteret. Il me fallut a peu pres une demi-heure, 
en roulant tres prudemment, sans depasser les 40 kilometres/heure ; de temps en temps, de vagues 
halos jaunatres signalaient la presence d’un autre vehicule. Carteret offrait d’ordinaire le spectacle 
d’une petite station balneaire pimpante, avec son port de plaisance, ses magasins d’articles de voile, 
son restaurant gastronomique proposant des homards de la baie ; elle apparaissait aujourd’hui comme 
une cite fantome, envahie par le brouillard, je ne croisai le long de mon chemin vers le supermarche 
aucune autre voiture, ni meme aucun pieton ; le Carrefour Market, aux allees presque desertes, 
apparaissait comme un dernier vestige de civilisation, d’occupation humaine ; j’y fis provision de 
fromage, de charcuteries et de vin rouge, avec l’impression irraisonnee mais persistante que j’allais 
devoir soutenir un siege. 

Je passai le reste de la journee a marcher sur le chemin cotier, dans un silence ouate, total, passant 
d’un banc de brume a l’autre, sans distinguer a aucun moment l’ocean en contrebas ; ma vie me 



paraissait aussi informe et incertaine que le paysage. 

Le lendemain matin, passant devant la porte du chateau, je vis Aymeric distribuer des armes a un 
petit groupe, ils etaient une dizaine, vetus de parkas et de vestes de chasse. Puis ils monterent dans 
leurs vehicules avant de prendre la direction de Valognes. 

En repassant vers cinq heures je vis que le pick-up d’Aymeric etait gare dans la cour, je me 
dirigeai directement vers la salle a manger : il etait assis en compagnie de Frank et d’un troisieme 
type, un colosse roux, Fair pas commode, qu’on me presenta sous le nom de Barnabe. Ils venaient 
apparemment d’arriver, avaient garde leurs armes a portee de main et s’etaient servis de vodka, mais 
n’avaient pas encore enleve leurs manteaux-je m’apergus alors qu’il faisait terriblement froid dans 
la piece, Aymeric avait apparemment renonce a chauffer, je n’etais pas sur non plus qu’il se 
deshabille au moment de se coucher, il etait en train apparemment de renoncer a pas mal de choses. 

« Ce matin, on a arrete les citernes de lait qui venaient du port du Havre... C’etait du lait irlandais 
et bresilien. Ils ne s’attendaient pas a faire face a des types armes, ils sont repartis sans difficultes. 
Seulement, c’est a peu pres sur qu’ils sont alles a la gendarmerie tout de suite apres. Qu’est-ce qu’on 
va faire demain, quand ils vont revenir avec une compagnie de CRS ? On en est toujours au meme 
point; on est a la frontiere. 

— Il faut tenir le coup, ils oseront pas tirer sur nous, ils peuvent pas faire ga, plaida le geant roux. 

— Non, ils tireront pas les premiers... intervint Frank. Mais ils vont nous charger et essayer de 
nous desarmer, l’affrontement est inevitable. Fa question, c’est de savoir si nous, on tire. Si on 
resiste, de toute fagon, on passera la nuit demain a la gendarmerie de Saint-Fo. Mais s’il y a des 
blesses ou des morts, ga sera une autre histoire. » 

Je jetai un regard incredule a Aymeric qui se taisait, faisait tourner son verre entre ses mains ; il 
avait Fair bute, morose, evitait mon regard et la je me suis dit que je devais vraiment intervenir, 
essayer d’intervenir, si c’etait encore possible. « Ecoute ! » dis-je fmalement avec force, sans dutout 
savoir ce que je voulais dire ensuite. 

« Oui ?... » Cette fois il redressa la tete et plongea son regard dans le mien - le meme regard 
franc, honnete qui etait le sien du temps de nos vingt ans, et qui m’ avait tout de suite fait F aimer. 
« Dis-moi, Florent... continua-t-il ties doucement, dis-moi ce que tu enpenses, j’ecouterai ton point 
de vue. Est-ce qu’on est vraiment foutus, est-ce qu’on peut essayer de faire quelque chose ? Est-ce 
que je dois essayer de faire quelque chose ? Ou bien est-ce que je dois me comporter comme mon 
pere, revendre la ferme, renouveler mon inscription au Jockey-Club et finir ma vie comme ga, 
tranquille ? Dis-moi ce que tu enpenses. » 

On devait depuis le debut en arriver la ; depuis ma premiere visite, un peu plus de vingt ans 
auparavant, alors qu’il venait de s’installer comme agriculteur et que je tentais plus banalement de 
commencer une carriere de cadre, nous avions retarde cette conversation pendant plus de vingt ans, le 
moment etait venu, maintenant, et les deux autres, avec une totale soudainete, se turent; c’etait entre 
nous deux maintenant, entre lui et moi. 

Aymeric attendait, son regard plante dans le mien, droit et candide, et je commengai a parler sans 
meme avoir pleinement conscience de ce que je disais, j’avais l’impression de glisser sur un plan 
incline, c’etait etourdissant et un peu ecoeurant, comme chaque fois qu’on plonge dans le vrai, en 
meme temps ga n’arrive pas si souvent, dans une vie. « Tu vois, dis-je, de temps en temps on ferme 
une usine, on delocalise une unite de production, mettons qu’il y a soixante-dix ouvriers de vires, ga 
donne un reportage sur BFM, il y a un piquet de greve, ils font bruler des pneus, il y a un ou deux 



politiques locaux qui se deplacent, enfin 9 a fait un sujet d’actu, un sujet interessant, avec des 
caracteristiques visuelles fortes, la siderurgie ou la lingerie c’est pas pareil, onpeut faire de l’image. 
La, bon, tous les ans, tu as des centaines d’agriculteurs qui mettent la clef sous la porte. 

— Ou qui se tirent une balle... intervint sobrement Frank, puis il secoua la main comme pour 
s’excuser d’avoir parle, et son visage redevint triste, impenetrable. 

— Ou qui se tirent une balle, confirmai-je. Le nombre d’agriculteurs a enormement baisse depuis 
cinquante ans en France, mais il n’a pas encore suffisamment baisse. II faut encore le diviser par deux 
ou trois pour arriver aux standards europeens, aux standards du Danemark ou de la Hollande - enfm, 
j’en parle parce qu’on parle des produits laitiers, pour les fruits 9 a serait le Maroc oul’Espagne. La, 
il y a un peu plus de soixante mille eleveurs laitiers ; dans quinze ans, a mon avis, il en restera vingt 
mille. Bref, ce qui se passe en ce moment avec Fagriculture en France, c’est un enorme plan social, 
le plus gros plan social a l’oeuvre a l’heure actuelle, mais c’est un plan social secret, invisible, ou les 
gens disparaissent individuellement, dans leur coin, sans jamais donner matiere a un sujet pour 
BFM. » 

Aymeric secoua la tete avec une satisfaction qui me fit mal parce que je compris a ce moment qu’il 
n’attendait rien d’autre de moi, il attendait juste la confirmation objective de la catastrophe et je 
n’avais rien, absolument rien a lui proposer, en dehors de mes absurdes reveries moldaves, et le pire 
etait que je n’avais pas fini. 

« Une fois qu’on aura divise le nombre d’agriculteurs par trois » poursuivis-je avec cette fois la 
sensation d’etre au coeur de l’echec de ma vie professionnelle, et de me detruire moi-meme a chaque 
parole que je pronon 9 ais, enmeme temps si j’avais euun succes personnel a aligner, si j’avais reussi 
a faire le bonheur d’une femme ou au moins d’un animal mais meme pas, « une fois qu’on sera aux 
standards europeens, on n’aura toujours pas gagne, on sera meme au seuil de la defaite definitive, 
parce que la on sera vraiment en contact avec le marche mondial, et la bataille de la production 
mondiale on ne la gagnera pas. 

— Et vous pensez qu’il n’y aura jamais de mesures protectionnistes ? £a vous parait absolument 
impossible ? » Le ton de Frank etait etrangement detache, absent, comme s’il s’informait au sujet de 
curieuses superstitions locales. 

« Absolument impossible, tranchai-je sans hesitation. Le verrou ideologique est trop fort. » 
Repensant a mon passe professional, a mes annees de vie professionnelle, je me rendais compte que 
j’avais ete confronte, en effet, a de bien etranges superstitions de caste. Mes interlocuteurs ne se 
battaient pas pour leurs interets, ni meme pour les interets qu’ils etaient supposes defendre, 9 ’aurait 
ete une erreur de le croire : ils se battaient pour des idees ; pendant des annees j’avais ete confronte a 
des gens qui etaient prets a mourir pour la liberte du commerce. 

« Done voila, je me tournai a nouveau vers Aymeric, a mon avis c’est foutu, c’est vraiment foutu, 
alors moi ce que je te dis c’est d’essayer de t’en sortir a titre individuel, Cecile c’etait une grosse 
salope laisse-la baiser avec son pianiste et oublie tes filles, demenage, revends la ferme, oublie tout 
le true absolument, si tu t’y prends tout de suite tu as encore une petite chance de recommencer ta 
vie. » 


Cette fois j’avais ete clair, j’aurais difificilement pu l’etre davantage, et je ne restai que quelques 
minutes. Au moment ou je me levai pour prendre conge Aymeric me jeta un regard bizarre, ou je crus 



lire une pointe d’amusement - mais c’etait peut-etre, plus vraisemblablement meme, une pointe de 
folie. 


Le lendemain, je pus suivre le developpement du conflit sur BFM - un bref reportage. Ils avaient 
fmalement decide de lever le blocus sans resistance, et de laisser passer les citernes de lait en 
provenance du port du Havre vers les usines de Meautis et de Valognes. Frank avait pu beneficier de 
presque une minute d’interview, ou il exposait de maniere a mon avis tres claire, synthetique et 
convaincante, avec quelques chiffres, en quoi la situation des eleveurs normands etait devenue 
impossible. II concluait que le combat ne faisait que commencer, et que la Confederation paysanne et 
la Coordination rurale, reunies, appelaient pour le dimanche suivant a une grande journee d’action. 
Aymeric etait a ses cotes pendant toute Finterview mais il ne dit rien, se contentant de jouer 
machinalement avec le percuteur de son fusil d’assaut. Je ressortis de ce reportage dans un etat sans 
doute temporaire et paradoxal d’optimisme : Frank avait ete si clair, si modere et si lucide dans son 
intervention - en une minute d’interview, il me paraissait impossible de faire mieux - que je ne 
voyais pas comment on pourrait refuser d’en tenir compte, comment on pourrait, en face, refuser de 
negocier. Puis j’eteignis le televiseur, regardai par la fenetre de mon bungalow - il etait un peu plus 
de six heures, les volutes de brume cedaient peu a peu devant la montee de la nuit - et je me souvins 
que moi aussi, pendant presque quinze ans, j ’avais toujours eu raison dans mes notes de synthese, qui 
defendaient le point de vue des agriculteurs locaux, j’avais toujours aligne des chiffres realistes, 
proposant des mesures de protection raisonnables, des circuits courts economiquement viables, mais 
je n’etais qu’un agronome, un technicien, et au bout du compte on m’avait toujours donne tort, les 
choses avaient toujours au dernier moment bascule vers le triomphe du libre-echangisme, vers la 
course a la productivity, alors j’ouvris une nouvelle bouteille de vin, la nuit etait maintenant installee 
sur le paysage, Nacht ohne Ende , qui etais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au 
mouvement du monde ? 



Les eleveurs normands etaient appeles a converger dimanche midi au centre de Pont-l’Eveque. En 
apprenant la nouvelle sur BFM je crus d’abord qu’il s’agissait d’un choix symbolique, destine a 
assurer une bonne couverture mediatique a la manifestation - le nom du fromage etait connu un peu 
partout en France, et meme ailleurs. En realite, comme la suite des evenements devait le montrer, 
Pont-l’Eveque avait ete choisie parce qu’elle etait a Eintersection de la branche de EA132 venant de 
Deauville et de EA13 Caen-Paris. 

Lorsque je me levai, au petit matin, le vent d’Ouest avait totalement dissipe la brume, l’ocean 
scintillait, agite de tres legeres ondulations, jusqu’a l’infini. Le ciel d’une limpidite parfaite offraitun 
degrade de teintes candides, d’un bleu tres clair ; il me sembla, pour la premiere fois, distinguer a 
l’horizonles cotes d’une lie. Je ressortis avec mes jumelles : oui, c’etait etonnant vula distance, mais 
on apercevait bel et bien un leger ressaut d’un vert tendre, qui devait etre la cote orientale de Jersey. 

Par un temps pareil rien de dramatique ne semblait pouvoir arriver, et je n’avais plus vraiment 
envie de me retrouver confronte au malaise des agriculteurs ; en montant au volant de mon 4x4, 
j’avais plus ou moins l’intention d’aller me promener sur les falaises de Flamanville, peut-etre de 
pousser jusqu’au nez de Jobourg ; par une journee pareille, on apercevrait certainement les cotes 
d’Alderney ; brievement, je repensai a l’ornithologue ; peut-etre sa quete sans issue l’avait-elle 
conduit beaucoup plus loin, dans des zones beaucoup plus sombres, peut-etre croupissait-il en ce 
moment dans une geole de Manille, les autres prisonniers s’etaient deja bien occupes de lui, son 
corps tumefie et sanglant etait recouvert par un flot de cafards, sa bouche aux dents brisees etait 
incapable de fermer le passage aux insectes qui s’insinuaient dans sa gorge. Cette image deplaisante 
flit le premier accroc au deroulement de la matinee. II y en eut un second lorsque, passant devant le 
hangar ou Aymeric stockait ses machines agricoles, je l’apergus qui faisait des allers-retours, 
stockant des jerricans de fuel sur le plateau de son pick-up. Pourquoi des jerricans de fuel ? Cela ne 
laissait rien presager de bon. Je coupai le moteur, hesitant, est-ce que je devais aller lui parler ? 
Mais pour lui dire quoi ? Que pouvais-je lui dire de plus, par rapport a notre derniere soiree ? Les 
gens n’ecoutent jamais les conseils qu’onleur donne, et lorsqu’ils demandent des conseils c’est tout a 
fait specifiquement afin de ne pas les suivre, afm de se faire confirmer, par une voix exterieure, qu’ils 
se sont engages dans une spirale d’aneantissement et de mort, les conseils qu’on leur donne jouent 
pour eux exactement le role du choeur tragi que, confirmant au heros qu’il a pris le chemin de la 
destruction et du chaos. 

Pourtant la matinee etait si belle, je n’y croyais pas encore tout a fait, et, apres une breve 
hesitation, je redemarrai en direction de Flamanville. 

Ma promenade sur les falaises flit malheureusement un echec. Jamais la lumiere pourtant n’avait 
ete aussi belle, jamais Fair n’avait ete aussi ffais et revigorant, jamais le vert des prairies n’avait ete 
aussi intense, jamais le miroitement du soleil sur les vaguelettes de l’ocean presque etale n’avait ete 
aussi enchanteur ; jamais non plus, je crois, je n’avais ete aussi malheureux. Je poursuivis jusqu’au 
nez de Jobourg et ce fut encore pire, il etait probablement inevitable que 1’image de Kate me 
revienne, le bleu du ciel etait encore plus profond, la lumiere da vantage cristalline, c’etait maintenant 
une lumiere du Nord, je revis d’abord son regard tourne vers moi dans le pare du chateau de 
Schwerin, son regard tolerant et doux, qui me pardonnait deja, et puis d’autres souvenirs me 
revinrent, de quelques jours plus anciens, lors d’une promenade que nous avions faite ensemble sur 



les dunes de Sonderborg, c’etait cela, ses parents habitaient Sonderborg et la lumiere ce matin-la 
etait exactement la meme, je me refiigiai quelques minutes au volant de mon G 350 et je fermai les 
yeux, mon corps etait traverse de bizarres petites secousses mais je ne pleurais pas, apparemment je 
n’avais plus de larmes. 

Vers onze heures du matin, je pris la direction de Pont-l’Eveque. Deux kilometres deja avant 
1’entree de la ville, la departementale etait barree par des tracteurs gares au milieu de la chaussee. II 
y en avait beaucoup jusqu’au centre-ville, plusieurs centaines, l’absence des forces de l’ordre etait 
un peu surprenante, cela dit les agriculteurs pique-niquaient et buvaient des bieres a proximite de 
leurs vehicules, ils paraissaient plutot calmes. J’appelai le portable d’Aymeric, sans obtenir de 
reponse, puis je continuai quelques minutes a pied avant de me rendre a 1’evidence : dans cette foule, 
je n’avais aucune chance de le retrouver. Je retournai a ma voiture et fis demi-tour en direction de 
Pierrefitte-en-Auge, avant d’obliquer en direction d’une butte qui surplombait la jonction 
autoroutiere. J’etais a peine gare depuis deux minutes lorsque les evenements se precipiterent. Un 
petit groupe d’une dizaine de pick-up, parmi lesquels je reconnus le Nissan Navara d’Aymeric, 
descendit lentement la bretelle d’acces a l’A13. Une derniere voiture, en slalomant un peu, eut le 
temps de passer, avec un hurlement de klaxons, avant qu’ils ne barrent l’acces vers Paris. Ils avaient 
tres bien choisi leur emplacement, immediatement apres une ligne droite d’au moins deux kilometres, 
la visibility etait parfaite, les voitures avaient largement le temps de freiner. La circulation etait 
encore fluide en ce debut d’apres-midi, un bouchon s’etablit cependant assez vite, il y eut encore 
quelques coups de klaxon, de plus en plus rares, puis le silence se fit. 

Le commando etait compose d’une vingtaine d’agriculteurs ; huit d’entre eux s’installment a 
l’arriere de leurs pick-up, braquant leurs armes sur les automobilistes, il y avait jusqu’aux premieres 
voitures un espace d’une cinquantaine de metres. Aymeric etait au centre, son fusil d’assaut 
Schmeisser a la main. Il etait decontracte, tres a l’aise, et alluma nonchalamment ce qui me parut etre 
un joint - a vrai dire, je ne l’avais jamais vu fiimer autre chose. Prank etait a sa droite, je le sentais 
beaucoup plus nerveux, il serrait entre ses mains ce qui m’apparut etre un simple fusil de chasse. Les 
autres agriculteurs commencerent a decharger les jerricans de fuel stockes sur les plateaux des pick¬ 
up avant de les transporter une cinquantaine de metres en arriere et de les disperser sur toute la 
largeur de 1’autoroute. 

Ils avaient a peu pres termine lorsque apparut a 1’horizon le premier vehicule blinde des CRS. La 
lenteur de leur intervention devait faire l’objet de nombreuses polemiques ; pour en avoir ete temoin, 
je peux dire que c’etait vraiment difficile de se ffayer un chemin, ils avaient beau actionner 
frenetiquement leurs sirenes, les automobilistes (dont la plupart avaient ffeine en catastrophe, pas mal 
de voitures s’etaient embouties sur la chaussee) n’avaient simplement aucun moyen de bouger ; il 
aurait fallu qu’ils s’extraient de leur vehicule blinde et qu’ils continuent a pied, c’etait la seule 
decision a prendre, et voila le seul reproche qu’on pouvait, a mon avis, honnetement adresser au 
commandant de peloton. 

Au meme moment exactement ou ils arrivaient a proximite des lieux de l’affrontement, les deux 
machines agricoles descendirent la bretelle d’acces ; c’etaient des engins enormes, une 
moissonneuse-batteuse et une ensileuse de mais, presque aussi larges que la bretelle d’acces en elle- 
meme, leurs conducteurs etaient perches a quatre metres du sol. Les deux machines se garerent 
pesamment, definitivement, au milieu des jerricans, avant que leurs conducteurs ne sautent de leur 



siege et ne viennent rejoindre leurs camarades ; je comprenais maintenant ce qu’ils s’appretaient a 
faire, et j’avais du mal a y croire. Pour obtenir les engins agricoles ils avaient du s’adresser a la 
CUMA, probablement celle du Calvados ; je revoyais les locaux de la CUMA, a quelques dizaines 
de metres de la DRAF, F image de la receptionniste (une vieille divorcee malheureuse qui n’avait pas 
tout a fait reussi a renoncer au sexe, et cela avait dome lieu a bien des episodes navrants) me 
traversa meme brievement F esprit. Pour qu’on leur prete une ensileuse et une moissonneuse-batteuse 
(qu’avaient-ils bien pu raconter d’ailleurs ? ce n’etait pas la saison de Fensilage, encore moins celle 
de la moisson), ils avaient du au moins fournir leur identite, ce n’etait pas possible autrement, ces 
machines valaient plusieurs centaines de milliers d’euros, et ils etaient penalement responsables, ils 
ne s’en sortiraient plus maintenant, c’etait impossible, ils etaient engages dans une voie sans issue, 
une voie rapide vers le suicide brother ? 

Tout s’enchaina ensuite avec une rapidite surprenante, comme une sequence longuement repetee, 
parfaite ; des que les deux conducteurs d’engins eurent rejoint les autres, un grand type costaud et 
roux (je crus reconnaitre Barnabe, que j’avais vu chez Aymeric peu auparavant) sortit de la cabine 
arriere de son pick-up un lance-roquettes, qu’il arma posement. 

II y eut deux roquettes, lancees en direction des reservoirs de carburant des engins. La combustion 
tut instantanee, deux immenses gerbes de flammes s’elancerent vers le ciel avant de se rejoindre et 
que ne s’y superpose un nuage de fiimee immense, noiratre et proprement dantesque, jamais je 
n’aurais soupgonne que le fuel agricole puisse produire une fiimee aussi noire. C’est pendant ces 
quelques secondes que fiirent prises la majorite des photographies reproduites, ensuite, dans tous les 
journaux du monde - et en particulier celle d’Aymeric, qui devait faire tant de couvertures, du 
Corriere della Sera au New York Times. Deja il etait souverainement beau, les boufifissures de son 
visage semblaient mysterieusement annulees, et surtout il paraissait paisible, amuse presque, sa 
longue chevelure blonde flottant dans un souffle de vent qui s’etait, a cette seconde, leve ; un joint 
pendait toujours au coin de sa bouche, et il tenait a demi dresse, contre sa hanche, son fusil d’assaut 
Schmeisser ; l’arriere-plan etait d’une violence abstraite et absolue, une colonne de flammes se 
tordait sur un fond de fiimee noire ; mais a cette seconde Aymeric paraissait heureux, enfm presque 
heureux, il paraissait a sa place tout du moins, son regard et sa pose decontractee surtout refletaient 
une incroyable insolence, il etait l’une des images eternelles de la revolte et c’est cela qui fit 
reprendre cette image par tant de quotidiens d’information dans le monde. Aussi, et 9 a j’etais 
certainement Fun des seuls a le comprendre, il etait FAymeric que j’avais toujours cornu, un type 
gentil, gentil a la base et meme bon, il avait simplement voulu etre heureux, il s’etait engage dans son 
reve agreste base sur une production raisonnable et de qualite, sur Cecile aussi, mais Cecile s’etait 
averee etre une grosse sal ope passionnee par la vie a Londres avec un pianiste mondain, et F Union 
europeenne elle aussi avait ete une grosse salope, avec cette histoire de quotas laitiers, il ne 
s’attendait certainement pas a ce que les choses se terminent ainsi. 

Malgre tout cela je ne comprends pas, je ne comprends toujours pas pourquoi les choses se 
terminerent ainsi, differentes configurations de vie acceptables se presentaient encore, je ne pensais 
pas avoir exagere avec mon histoire de Moldave, c’etait meme compatible avec le Jockey-Club, il 
existe certainement une noblesse moldave, il existe des noblesses un peu partout, enfm on aurait 
certainement pu bricoler un scenario, mais toujours est-il qu’a un moment donne Aymeric leva son 
arme, la plaga clairement en position de tir et s’avanga en face de la ligne des CRS. 



Ils avaient eu le temps de reconstituer une formation de combat acceptable ; un deuxieme vehicule 
blinde etait arrive entre-temps, avait expulse sans trop de management quelques journalistes, ils 
avaient bien entendu proteste mais avaient cede devant la simple menace virile d’un bon coup de 
crosse dans la tete, meme pas besoin de montrer ses armes, c’est quand meme plus facile quand on a 
affaire a des lopes, enfin ils s’etaient replies bien en contrebas de 1 ’action (les journalistes en 
question twittaient deja des protestations sur les atteintes a la liberte de la presse, mais 9 a ce n’etait 
pas le boulot des CRS, il y avait des communicants). 

Quoi qu’il en soit la ligne des CRS etait la, a une trentaine de metres a mon avis de celle des 
agriculteurs. C’ etait une ligne compacte, legerement incurvee, militairement acceptable, defmie par 
un rempart de boucliers de Plexiglas renforce. 

Je crus quelque temps avoir ete le seul temoin de ce qui devait suivre, mais en fait non, un 
cameraman de BFM avait reussi a se dissimuler dans un bosquet sur le talus de 1’ autoroute, 
echappant a la rafle des CRS, et devait produire de l’evenement des images parfaitement claires, qui 
furent meme diffusees pendant deux heures sur la chaine avant qu’elle ne fasse des excuses publiques 
et ne les retire, mais c’etait trop tard, la sequence etait passee sur les reseaux sociaux et en milieu 
d’apres-midi elle totalisait deja plus d’un million de vues ; le voyeurisme des chaines de television 
tut une nouvelle fois, et a juste titre, stigmatise ; il aurait mieux valu en effet que cette video serve aux 
besoins de l’enquete, et auxbesoins de l’enquete exclusivement. 

Son fusil d’assaut confortablement pose a hauteur de la taille, Aymeric entama un lent mouvement 
tournant, visant l’un apres l’autre les CRS. Ils resserrerent leur formation, la largeur de la ligne 
diminua d’au moins un metre, il y eut un bruit assez fort lorsque leurs boucliers de Plexiglas se 
heurterent, puis le silence se fit. Les autres agriculteurs avaient saisi leurs fusils et s’etaient avances 
au-devant d’Aymeric, braquant eux aussi leurs armes ; mais ils n’avaient que des fusils de chasse, et 
les CRS comprenaient evidemment que le Schmeisser d’Aymeric, calibre en 223, etait le seul a 
pouvoir ffacturer leurs boucliers, transpercer leurs gilets pare-balles. Et retrospectivement je pense 
que c’est ga, 1 ’extreme lenteur du mouvement d’Aymeric, qui provoqua la tragedie, mais aussi 
l’etrange expression de son visage, il avait Pair pret d tout , et les hommes prets d tout sont 
heureusement peu nombreux mais peuvent produire un degat considerable, ces CRS ordinaires, 
habituellement bases a Caen, le savaient mais de maniere un peu theorique, ils n’etaient pas prepares 
a affronter ce danger, les gens du GIGN ou du RAID auraient probablement davantage conserve leur 
sang-froid, et cela flit suffisamment reproche au ministre de l’lnterieur, mais aussi comment prevoir, il 
ne s’agissait pas de terroristes internationaux, c’etait, au depart, une simple manifestation 
d’agriculteurs. Aymeric semblait amuse, sincerement amuse et narquois, mais tres loin aussi, 
carrement ailleurs, je crois que je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi loin, je m’en souviens parce 
que l’idee me vint un moment de devaler la pente et de courir vers lui, et au moment meme ou je la 
formais je compris qu’elle etait inutile et que rien d’amical ni d’humain ne pourrait plus, en ce 
dernier moment, l’atteindre. 

Il tourna lentement, de la gauche vers la droite, visant individuellement chaque CRS, derriere son 
bouclier (ils ne pouvaient en aucun cas tirer les premiers, ga j’en avais la certitude ; mais c’etait la 
seule certitude, en realite, que j’avais). Il accomplit ensuite le mouvement inverse, de la droite vers 
la gauche ; puis, ralentissant encore, il revint vers le centre, s’immobilisa pendant quelques secondes, 



je pense moins de cinq. Quelque chose de different passa alors sur son visage, comme une douleur 
general e ; il retourna le canon, le placa sous son menton et appuya sur la detente. 

Son corps s’abattit vers Farriere, heurtant bruyamment le plateau metallique du pick-up ; il n’y eut 
pas de projection de sang, de cervelle, rien de ce genre, tout tut etrangement sobre et mat ; mais 
personne a part moi et le cameraman de BFM n’avait vu ce qui venait de se passer. Deux metres en 
avant de lui Frank poussa un hurlement et dechargea son arme, sans meme viser, en direction des 
CRS ; plusieurs autres agriculteurs Fimiterent aussitot. Tout cela tut clairement etabli, au cours de 
Fenquete, par le visionnage de la bande : non seulement les CRS n’avaient pas abattu Aymeric, 
contrairement a ce qu’avaient cru ses camarades, mais ils avaient essuye quatre ou cinq coups de feu 
avant de riposter. Il reste que dans leur riposte - et ceci fit l’objet d’une autre polemique, plus 
serieuse - ils ne firent pas dans la demi-mesure : neuf agriculteurs furent tues sur le coup ; et un 
dixieme deceda dans la nuit, a Fhopital general de Caen, ainsi qu’un CRS, ce qui portait le nombre 
de victimes a onze. Cela ne s’etait pas vu en France depuis ties longtemps, et certainement jamais a 
Foccasion d’une manifestation d’agriculteurs. J’appris tout cela unpeuplus tard, dans les medias, les 
jours suivants. Je ne sais pas comment je reussis le jour meme a rentier a Canville-la-Rocque ; il y a 
des automatismes pour la conduite ; il y a des automatismes, semble-t-il, a peu pres pour tout. 



Je me reveillai tres tard le lendemain matin, dans un etat de nausee et d’incredulite proche du 
spasme, rien de tout cela ne me paraissait possible ni reel, Aymeric ne pouvait pas s’etre flingue, qa 
ne pouvait pas se terminer de cette maniere. J’avais vecu un peu le meme phenomene, une fois, lors 
d’une descente d’acide, il y a tres longtemps, mais c’etait infiniment moins grave, personne n’etait 
mort, il y avait juste une histoire de nana qui ne se souvenait plus si elle avait accepte de se faire 
enculer, enfin des problemes de jeunes. J’allumai la cafetiere, avalai mon comprime de Captorix et 
defis l’emballage d’une nouvelle cartouche de Philip Morris avant d’allumer BFM, et tout me sauta 
aussitot a la figure, je n’avais pas reve ma journee de la veille, tout etait vrai, BFM diffusait 
exactement les images dont je me souvenais, qu’ils essayaient d’assortir de commentaires politiques 
appropries, mais quoi qu’il en soit les evenements de la veille avaient bel et bien eu lieu, le bruit 
ambiant chez les eleveurs de la Mane he et du Calvados s’etait synthetise en drame, une fracture 
locale s’etait concretisee en une sequence de dechainement lourd, et une configuration historique 
assortie d’un mini-recit s’etait aussitot organisee. Cette configuration etait locale, mais elle aurait 
manifestement des repercussions globales, les commentaires politiques se mettaient peu a peu en 
place sur la chaine d’informations, et leur teneur generate me surprit : tout le monde comme de 
coutume condamnait la violence, deplorait la tragedie et l’extremisme de certains agitateurs ; mais, 
aussi, il y avait chez les responsables politiques une gene, un embarras tres inhabituels chez eux, 
aucun ne manquait de souligner qu’il fallait, jusqu’a un certain point, comprendre la detresse et la 
colere des agriculteurs, et en particulier des eleveurs, le scandale de la suppression des quotas 
laitiers revenait comme un impense obsedant, coupable, dont personne ne parvenait tout a fait a 
s’affranchir, seul le Rassemblement national semblait tout a fait clair sur ce sujet. Les conditions 
insupportables que la grande distribution faisait peser sur les producteurs etaient elles aussi un sujet 
honteux, que chacun, a part peut-etre les communistes - j’appris en cette occasion qu’il existait 
encore un Parti communiste, et qu’il avait meme des elus -, preferait essayer d’eluder. Le suicide 
d’Aymeric, je m’en rendais compte avec un melange d’effarement et de degout, allait peut-etre avoir 
des effets politiques, la ou rien d’autre n’aurait pu le faire. De mon cote je n’avais qu’une certitude 
c’est que je devais partir, je devais chercher un nouvel hebergement. Je songeai a la connexion 
Internet de l’etable, elle devait fonctionner, il n’y avait aucune raison. 

Une camionnette de gendarmerie etait garee dans la cour du chateau. J’y penetrai a mon tour. Deux 
gendarmes, dont l’un pouvait avoir cinquante ans et 1’autre trente-cinq, s’etaient arretes devant le 
placard renfermant les armes d’Aymeric et se les passaient en les examinant avec attention. Ils etaient 
visiblement captives par cet arsenal, echangeaient a voix basse des commentaires que j’imagine 
judicieux, apres tout c’etait un peu leur metier, et je dus lancer un « Bonjour ! » sonore pour qu’ils me 
pretent attention. J’eus un bref moment de panique au moment ou le plus age se retournait vers moi, je 
repensai a la Steyr Mannlicher, mais je me raisonnai tout de suite, je me dis que c’etait surement la 
premiere fois qu’ils voyaient les armes d’Aymeric, ils n’avaient aucune raison de soup^onner qu’il en 
manquait une - et meme deux, avec le Smith & Wesson. Evidemment s’ils verifiaient les permis de 
port d’armes et faisaient le recoupement qa risquait de poser un probleme, mais demain s’occupera 
de demain, comme dit a peu pres l’Ecclesiaste. Je leur expliquai que je logeais dans un des 
bungalows, mais m’abstins de preciser que je connaissais Aymeric. Je n’etais nullement inquiet : 
pour eux j’etais un element insignifiant, une espece de touriste, ils n’avaient aucune raison de se 
compliquer la vie avec moi, leur tache ne devait deja pas etre facile, c’etait un departement paisible, 



ou la criminalite etait presque inexistante, Aymeric m’avait dit que les gens laissaient souvent leur 
porte ouverte lorsqu’ils s’absentaient dans la journee, ce qui etait devenu rare meme en zone rurale, 
bref ils n’avaient certainement jamais connu de situation analogue. 

« Ah oui, les bungalows... » repondit le plus age, comme s’il sortait d’une longue reverie, il 
semblait avoir oublie jusqu’a l’existence des bungalows. 

« Maintenant il faut que je parte, poursuivis-je, c’est tout ce que j’ai a faire. 

— Oui, il faut que vous partiez, confirma le plus age, c’est tout ce que vous avez a faire. 

— \bus deviez etre en vacances, intervint le plus jeune, c’est dommage pour vous. » 

Nous hochames la tete tous les trois, satisfaits de la convergence de nos analyses. « Je reviens tout 
de suite » conclus-je un peu bizarrement pour mettre fin a la conversation. En franchissant la porte, je 
me retournai: ils s’etaient deja replonges dans l’examen des fusils et des carabines. 

Dans l’etable, je fus accueilli par de longs meuglements inquiets, plaintifs ; mais oui, me dis-je, 
elles n’ont pas ete nourries ni traites ce matin, et probablement aurait-il fallu les nourrir egalement la 
veille au soir, est-ce que qa faisait des repas reguliers les vaches je n’en savais rien. 

Je retournai vers le chateau et rejoignis les gendarmes devant le ratelier d’armes ; ils paraissaient 
toujours plonges dans des meditations impenetrables, sans doute d’ordre balistique et technique ; ils 
devaient peut-etre se dire aussi que si tous les agriculteurs du coin etaient pareillement armes, ils 
risquaient d’avoir des difficultes en cas de troubles serieux. Je les informai de la situation des 
vaches. « Ah oui, les vaches... dit le plus age d’un ton dolent, qu’est-ce qu’on va pouvoir faire avec 
les vaches ? » Ehbienje ne sais pas, moi, les nourrir, oubien appeler quelqu’un qui puisse le faire, 
enfin c’etait leur probleme pas le mien. « Je vais partir tout de suite » continuai-je. « Oui, bien sur, 
vous allez partir tout de suite » appuya le plus jeune comme si c’etait manifestement la chose a faire, 
et meme comme s’il souhaitait mon depart. C’est bien ce que j’avais pense : ils n’avaient vraiment 
pas besoin de problemes supplementaires, semblait vouloir me dire le gendarme, de fait ils 
paraissaient completement depasses par l’ampleur de l’evenement, par la minutie probable avec 
laquelle la hierarchie policiere allait decortiquer leur rapport sur l’« aristocrate martyr de la cause 
paysanne », ainsi qu’on commcncait a 1’appeler dans certains journaux, et je retournai a mon 4><4 
sans qu’aucune autre parole ne soit echangee. 

De mon cote je ne me sentais finalement pas le courage de rechercher un hebergement sur Internet, 
surtout accompagne par le meuglement plaintif des vaches, je ne me sentais a vrai dire pas le courage 
de grand-chose, je roulai pendant quelques kilometres absolument au hasard, dans un etat de blanc 
mental presque absolu, mes dernieres facultes perceptives entierement consacrees a la recherche d’un 
hotel. Le premier que j’apergus s’appelait VHostellerie de la Baie, ')Q n’avais meme pas remarque le 
nom du village, le proprietaire devait m’apprendre par la suite qu’il s’agissait de Regneville-sur- 
Mer. Je demeurai pendant deux jours prostre dans ma chambre, je prenais toujours mon Captorix mais 
je n’ai pas reussi a me lever, a me laver ni meme a defaire ma valise. J’etais incapable de penser a 
l’avenir, ni d’ailleurs au passe, et au present pas davantage, mais c’etait surtout l’avenir immediat qui 
posait un probleme. Pour eviter que le proprietaire ne s’alarme, je lui expliquai que j’etais un ami 
d’un des agriculteurs tues dans la manifestation, que j’etais present au moment des faits. Son visage 
plutot avenant s’assombrit d’un seul coup ; manifestement, comme tous les habitants de la region, il 
etait solidaire des agriculteurs. « Moi, je dis qu’ils ont bien fait ! affirma-t-il avec force, c’etait pas 
possible qu’ils continuent comme 9 a, il y a des choses qui sont pas admissibles, il y a des moments 



ou il faut reagir... » J’etais d’autant moins tente de le contredire que je pensais, au fond, a peu pres la 
meme chose. 

Au soir du deuxieme jour, je me levai pour m’alimenter. A la sortie du village, il y avait un petit 
restaurant appele Chez Maryvonne. Le bruit que j’etais un ami de « monsieur d’Harcourt » devait 
s’etre repandu dans le village, je fus accueilli par la patronne avec bienveillance et respect, elle 
s’inquieta a plusieurs reprises de savoir si je n’avais besoin de rien d’autre, si je n’etais pas bop 
dans les courants d’air, etc. Les rares autres clients etaient des paysans du coin qui buvaient des 
verres de blanc au bar, j’etais le seul a manger. De temps en temps ils echangeaient quelques paroles 
a voix basse, je reconnus plusieurs fois le mot « CRS », prononce avec colere. Je sentais autour de 
moi une etrange ambiance dans ce cafe, presque Ancien Regime, comme si 1789 n’y avait laisse que 
des traces superficielles, je m’attendais d’un moment a 1’autre a ce qu’un paysan evoque Aymeric en 
1 ’appelant« notre monsieur ». 

Le lendemain je me rendis a Coutances noyee dans la brume, c’est a peine si Ton apercevait les 
fleches de la cathedrale, qui paraissait ceci dit d’une grande elegance, la ville dans son ensemble 
etait paisible, arboree et belle. J’avais achete un Figaro dans le bar-tabac-presse et j’entrepris de le 
lire a la Taverne du Parvis, une vaste brasserie directement installee sur la place de la cathedrale, 
qui faisait egalement restaurant et hotel, le decor etait assez 1900, avec des sieges en cuir et bois, 
quelques lampadaires Art nouveau, enfin c’etait visiblement the place to be a Coutances. J’etais a la 
recherche d’une analyse de fond, ou au moins de la position officielle des Republicains, mais il n’y 
avait rien de ce genre, un long article par contre etait consacre a Aymeric, dont l’enterrement avait eu 
lieu la veille, la ceremonie avait ete celebree dans la cathedrale de Bayeux en presence d’« une foule 
dense et recueillie », precisait le quotidien. L’accroche de l’article, « La fin tragique d’une grande 
famille fran^aise », me paraissait excessive, il avait quand meme deux soeurs, du point de vue 
transmission des titres nobiliaires 9 a posait peut-etre un probleme, mais la 9 a depassait mes 
competences. 

Je trouvai un cybercafe deux rues plus loin, il etait tenu par deux Arabes qui se ressemblaient 
tellement qu’ils devaient etre jumeaux, et dont le look salafiste etait si outre qu’ils etaient 
probablement inoffensifs. Je m’imaginai qu’ils devaient etre celibataires et vivre ensemble, ou peut- 
etre maries a des soeurs jumelles et vivre dans des maisons mitoyennes, e nfi n c’etait ce genre de 
relation. 

Il y avait pas mal de sites, il y a des sites pour n’importe quoi maintenant, et je trouvai mon 
bonheur sur aristocrates.org, ou peut-etre sur noblesse.net, j’ai oublie. Je savais qu’Aymeric etait 
issu d’une ancienne famille mais j’ignorais a quel point, et je fus quand meme impressionne. Le 
fondateur de la dynastie etait un certain Bernard le Danois, compagnon de Rollon, chef viking qui 
avait obtenu en 911, par le traite de Saint-Clair-sur-Epte, la possession de la Normandie. Par la suite, 
les trois fferes Errand, Robert et Anquetil d’Harcourt avaient participe a la conquete de l’Angleterre 
aux cotes de Guillaume le Conquerant. Ils avaient re 9 u en recompense la suzerainete de vastes 
domaines d’un cote et de 1’autre de la Manche, et avaient en consequence eprouve certaines 
difficultes a se positionner au moment de la premiere guerre de Cent Ans ; ils finirent cependant par 
opter pour les Capetiens au detriment des Plantagenets, enfin a part Geofffoy d’Harcourt, dit « le 
Boiteux », qui joua dans les annees 1340 un role assez ambigu, ce qui lui flit reproche avec son 
emphase habituelle par Chateaubriand, mais a cette exception pres ils devinrent de fideles serviteurs 



de la couronne frangaise - le nombre d’ambassadeurs, de prelats et de chefs militaires qu’ils avaient 
domes au pays etait considerable. II demeurait cependant une branche anglaise, dont la devise, « Le 
bon temps viendra », etait bien peu appropriee a la circonstance. La mort brutale d’Aymeric, sur le 
plateau de son pick-up Nissan Navara, me semblait a la fois conforme et contraire a la vocation de sa 
famille, et je me demandais ce que pouvait en penser son pere ; il etait mort les armes a la main pour 
proteger la paysannerie fran^aise, ce qui avait ete de tout temps la mission de la noblesse ; d’un autre 
cote il s’etait suicide, ce qui ne ressemblait guere au trepas d’un chevalier chretien ; il aurait ete bien 
preferable, a tout prendre, qu’il occise deux ou trois CRS. 

Ces recherches m’avaient pris du temps, et l’un des deux freres m’offrit un the a la menthe que je 
refusai, j’avais toujours deteste ga, j’acceptai par contre un soda. En degustant mon Sprite Orange je 
repris conscience que mon projet initial etait de trouver un hebergement, de preference dans la region 
- je ne me sentais pas le courage de revenir a Paris, ou d’ailleurs rien ne m’appelait - et de 
preference cette nuit meme. Mon idee precisement etait de trouver un gite rural a louer dans le coin 
de Falaise ; il me fallut un peu plus d’une heure de recherches supplementaires pour trouver l’endroit 
approprie : c’etait entre Flers et Falaise, dans un village repondant au nom bizarre de Putanges, ce 
qui conduisait inevitablement a des periphrases pascaliemes, « Fa femme n’est ni ange ni pute », etc. 
« Qui veut faire l’ange fait la pute » ceci dit ga ne voulait pas dire grand-chose, mais deja le sens de 
la version originale m’avait toujours echappe, qu’est-ce que Pascal avait bien pu vouloir dire ? 
Labsence de sexualite me rapprochait sans doute de l’ange, au moins c’est ce que me soufflaient mes 
faibles lueurs en angelologie, mais en quoi est-ce que ga me conduisait a faire la bete ? Je ne voyais 
pas. 

Fe proprietaire du gite, quoi qu’il en soit, tut facile a joindre, oui l’endroit etait disponible, pour 
un temps indetermine, disponible le soir meme si je le souhaitais, c’etait assez difficile a trouver me 
prevint-il, isole au milieu des bois, nous convinmes de nous retrouver a 18 heures aupied de l’eglise 
de Putanges. 

Isole au milieu des bois, il fallait peut-etre que je fasse quelques provisions. Diverses affiches 
m’avaient informe de 1’existence a Coutances d’un centre Feclerc, accompagne d’un Feclerc drive, 
d’une station-service Feclerc, d’un espace culturel Feclerc et d’une agence de voyages - Feclerc 
egalement. Il n’y avait pas d’espace fiineraire Feclerc, mais ga semblait etre le seul service 
manquant. 

Je n’avais jamais, a mon age, mis les pieds dans un centre Feclerc. Je fus ebloui. Jamais je 
n’aurais imagine 1’existence d’un magasin aussi richement achalande, ce genre de choses etait 
inconcevable a Paris. En outre j’avais vecu mon enfance a Senlis, ville desuete, bourgeoise, 
anachronique meme a certains egards - et mes parents s’etaient acharnes, jusqu’a leur mort, a 
soutenir par leurs achats l’existence d’un commerce de proximite. Quant a Meribel n’enparlons pas, 
c’etait un endroit artificiel, recree, a l’ecart des flux authentiques du commerce mondial, une pure 
pantalonnade touristique. Fe centre Feclerc de Coutances c’etait autre chose, la on etait vraiment dans 
la grande, la tres grande distribution. Des produits alimentaires de tous les continents s’offraient au 
long de rayonnages interminables, et j’avais presque le vertige en songeant a la logistique mobilisee, 
aux immenses porte-conteneurs traversant les oceans incertains. 


Vois sur ces canaux 



Dor mir ces vaisseaux 
Dont l’humeur est vagabonde ; 

C’est pour assouvir 

Ton moindre desir 

Qu’ils viennent du bout du monde. 

Je ne pus, au bout d’une heure de deambulation, et alors que mon caddie etait deja plus qu’a demi 
rempli, m’empecher de songer a nouveau a la Moldave potentielle dont Aymeric aurait pu, aurait du 
faire le bonheur, et qui mourrait a present, dans un obscur recoin de sa Moldavie natale, sans meme 
avoir soupgonne l’existence de ce paradis. Ordre etbeaute, c’etait le moins qu’onpuisse dire. Luxe, 
calme et volupte, vraiment. Pauvre Moldave ; et pauvre Aymeric. 



La maison etait situee a Saint-Aubert-sur-Orne ; c’etait un hameau dependant de Putanges, mais il 
ne figurait pas sur tous les GPS, m’expliqua le proprietaire. II avait une quarantaine d’annees, comme 
moi, ses cheveux gris etaient coupes tres court, presque ras, comme les miens, et il avait Pair d’un 
type plutot sinistre, comme moi aussi j ’en ai peur ; il conduisait un Mercedes classe G, nouveau point 
commun qui permet souvent a un embryon de communication de se creer, entre hommes d’age moyen. 
Mieux encore il avait un G 500, et moi un G 350, ce qui etablissait entre nous une mini-hierarchie 
acceptable. Il venait de Caen ; je me demandais ce qu’il pouvait faire comme profession, je 
n’arrivais pas bien a le situer. Il etait architecte, me dit-il. Un architecte rate, precisa-t-il. Enfm, 
comme la plupart des architectes, ajouta-t-il. Il etait entre autres responsable de l’Appart City de la 
ZAC de Caen Nord ou Camille avait reside une semaine avant de veritablement entrer dans ma vie ; 
il n’y avait pas de quoi se glorifier, commenta-t-il; non, il n’y avait pas de quoi, en effet. 

Il souhaitait evidemment savoir combien de temps j ’avais Lintention de rester ; 9 a c’etait une vraie 
question, 9 a pouvait etre trois jours ou trois ans. Nous convinmes assez aisement d’un bail d’un mois, 
renouvelable par tacite reconduction, je lui verserais le loyer au debut de chaque mois, par cheque 9 a 
pouvait aller, il pouvait les faire passer sur son compte d’entreprise. Ce n’etait meme pas pour 
l’economie d’impots, ajouta-t-il avec degout, c’est juste que c’etait chiant a remplir la declaration, il 
ne savait jamais s’il fallait mettre 9 a en BZ ou en BY, ne rien mettre etait le plus simple ; je ne fus pas 
surpris, j’avais deja remarque 9 a chez des representants des professions independantes, cette 
lassitude. Lui-meme ne re venait jamais dans cette maison, et il commen 9 ait a avoir 1’impression qu’il 
n’y reviendrait jamais ; depuis son divorce il y a deux ans il avait perdu beaucoup de sa motivation 
pour l’immobilier, ainsi que pour bien d’autres choses. Nos vies etaient si semblables que 9 a en 
devenait presque oppressant. 

Des locataires il en avait peu, et de toute fa 9 on aucun avant les mois d’ete, il allait tout de suite 
s’occuper de retirer l’annonce du site. Meme en ete, de toute fa 9 on, 9 a ne marchait pas fort. « Il n’y a 
pas d’Internet, me dit-il avec une inquietude soudaine, j’espere que vous le saviez, je suis a peu pres 
sur de l’avoir precise sur l’annonce. » Je lui repondis que je savais, que j’avais accepte l’idee. Dans 
ses yeux, alors, je vis passer un bref mouvement de crainte. Les depressifs qui souhaitent s’isoler, 
passer quelques mois dans les bois pour « faire le point avec eux-memes », 9 a ne doit pas manquer ; 
mais des gens qui acceptent sans sourciller de se couper d’Internet pour un temps indefmi, c’est 
qu’ils filent un bien mauvais coton, je le lisais dans son regard anxieux. « Je ne me suiciderai pas » 
dis-je avec un sourire que j’aurais espere desarmant, mais qui devait en realite etre assez louche. 
« Enfin, pas dans l’immediat » ajoutai-je, comme une concession. Il poussa un grommellement et se 
concentra sur les aspects techniques, qui etaient au demeurant fort simples. Les radiateurs electriques 
etaient commandes par un thermostat, il me suffisait de tourner un bouton pour obtenir la temperature 
souhaitee ; l’eau chaude etait directement fournie par la chaudiere, je n’avais absolument rien a faire. 
Je pouvais faire un feu de bois si je le souhaitais ; il me montra les allume-feu, la reserve de buches. 
Les portables passaient plus ou moins, SFR pas du tout, Bouygues assez bien, Orange il avait oublie. 
Il y avait sinon un telephone fixe, il n’avait pas mis en place de systeme de compteur, il preferait faire 
confiance aux gens, ajouta-t-il avec un geste du bras par lequel il semblait tourner en derision sa 
propre attitude, il esperait simplement que je ne passe pas mes nuits en communication avec le Japon. 
« Avec le Japon surement pas » coupai-je avec une brutalite que je n’avais pas premeditee, il fron 9 a 
les sourcils, je sentis qu’il hesitait a m’interroger, a essayer d’en savoir davantage, au bout de 



quelques secondes il renonga, se retourna et se dirigea vers son 4x4. Je pensais encore que nous 
allions nous revoir, que c’etait l’ebauche d’une relation, mais avant de redemarrer il me tendit une 
carte de visite : « Mon adresse, pour le loyer... » 

J’etais done maintenant sur la terre, comme l’ecrit Rousseau, n’ayant plus de frere, de prochain, 
d’ami, de societe que moi-meme. Cela correspondait assez, mais la ressemblance s’arretait la : des 
la phrase suivante, Rousseau se proclamait « le plus sociable et le plus aimant des humains ». Je 
n’etais pas dans le meme cas ; j’ai parle d’Aymeric, j’ai parle de certaines femmes, la liste en 
definitive est breve. Contrairement a Rousseau, je ne pouvais pas non plus dire que j’avais ete 
« proscrit de la societe des hommes par un accord unanime » : les hommes ne s’etaient nullement 
ligues contre moi ; il y avait eu simplement qu’il n’y avait rien eu, que mon adherence au monde, 
d’entree de jeu limitee, etait peu a peu devenue nulle, jusqu’a ce que plus rien ne puisse interrompre 
le glissement. 

Je remontai le thermostat avant de me decider a dormir, ou du moins a m’etendre sur le lit, dormir 
c’etait autre chose, nous etions en plein coeur de l’hiver, les journees avaient commence de rallonger 
mais la nuit serait encore longue, et au milieu des forets elle serait absolue. 



Je sombrai finalement dans un sommeil douloureux, non sans des recours repetes au calvados hors 
d’age du centre Leclerc de Coutances. Aucun reve n’y avait prelude, mais je fus brusquement 
reveille, au plus obscur de la nuit, par la sensation d’un frolement ou d’une caresse sur mes epaules. 
Je me redressai, marchai de long en large dans la piece pour me calmer, allai jusqu’a la fenetre : la 
nuit etait totale, on devait etre dans cette phase de la lune ou elle est completement cachee, on 
n’apercevait aucune etoile, la couverture nuageuse etait trop basse. II etait deux heures du matin, la 
nuit n’en etait qu’a son mi-temps, c’etait l’heure de 1’ofFice de vigiles, dans les monasteres ; j’allumai 
toutes les lampes disponibles, sans parvenir a me sentir reellement rassure : j’avais reve de Camille 
c’est certain, c’est Camille dans mon reve qui m’avait caresse les epaules, comme elle le faisait 
toutes les nuits il y a quelques annees, beaucoup d’annees en fait. Je n’avais plus guere d’espoir 
d’etre heureux, mais j’ambitionnais encore d’echapper a la demence pure et simple. 

Je me rallongeai, jetai un regard circulaire sur la chambre : elle formait un triangle equilateral 
parfait, les deux pans de murs inclines se rejoignant au centre, au niveau de la poutre maitresse. 
Alors, je pris conscience du piege qui s’etait referme sur moi : c’est dans une chambre exactement 
identique que j’avais dormi toutes les nuits avec Camille, a Clecy, les trois premiers mois de notre 
vie commune. La coincidence en soi n’avait rien de surprenant, toutes ces maisons normandes sont 
plus ou moins baties sur le meme modele, et nous n’etions qu’a vingt kilometres de Clecy ; mais je ne 
l’avais pas anticipe, exterieurement les deux maisons ne se ressemblaient pas, celle de Clecy avait 
des colombages, alors que les murs de celle-ci etaient de pierres grossieres - du gres probablement. 
Je m’habillai hativement et redescendis jusqu’a la salle a manger, la temperature etait glaciale, le feu 
n’avait pas pris, je n’avais jamais ete doue pour le feu, je ne comprenais rien a 1’assemblage de 
buches et de brindilles qu’il convenait de batir, c’etait un des nombreux points qui me separaient de 
l’homme de reference - mettons pour situer Harrison Ford - que j’aurais souhaite d’etre, enfin pour 
1’instant la question n’etait pas la, mon coeur flit tordu par une crispation douloureuse, les souvenirs 
revenaient sans discontinuer, ce n’est pas l’avenir c’est le passe qui vous tue, qui revient, qui vous 
taraude et vous mine, et finit effectivement par vous tuer. La salle a manger, aussi, etait exactement 
identique a celle dans laquelle nous avions dine, trois mois durant, avec Camille, apres nos courses a 
la boucherie-charcuterie artisanale de Clecy, a la boulangerie-patisserie tout aussi artisanale, chez 
divers producteurs de legumes aussi, et apres qu’elle se soit mise aux fourneaux, avec cet 
enthousiasme qui retrospectivement me faisait si mal. Je reconnaissais la rangee de casseroles de 
cuivre, qui brillaient d’un eclat doux sur le mur de pierre. Je reconnaissais le vaisselier en noyer 
massif, aux etageres ajourees pour mettre en valeur des faiences de Rouen, au dessin colore et naif. 
Je reconnaissais la comtoise de chene, definitivement arretee sur une heure, sur un moment du passe - 
certains l’avaient arretee a la mort d’un fils, ou d’un proche ; d’autres au moment de la declaration de 
guerre de la France a l’Allemagne, en 1914 ; d’autres au moment des pleins pouvoirs votes au 
marechal Petain. 

Je ne pouvais pas en rester la, et j’attrapai une grosse clef en metal qui m’ouvrait Faeces a 1’autre 
aile, elle n’ etait pas en ce moment tres habitable m’avait averti l’architecte, il etait impossible de la 
chauffer, enfm si je restais jusqu’a Fete je pourrais en profiter. J’aboutis dans une piece tres vaste, 
qui avait du etre en d’autres temps la piece principale de la maison, qui etait pour l’heure encombree 



d’un fatras de fauteuils et de chaises de jardin, mais un pan de mur entier etait occupe par une 
bibliotheque, oil je decouvris avec surprise une edition integrate du marquis de Sade. Elle devait 
dater duxix e siecle, l’objet etait relie pleine peau, avec diverses fioritures dorees sur le plat et sur la 
tranche, 9 a doit couter un bras cette merde me dis-je brievement en feuilletant l’ouvrage qui etait orne 
de nombreuses gravures, enfm je m’arretai surtout aux gravures et le point curieux etait que je n’y 
comprenais rien, differentes postures sexuelles etaient representees, mettant en scene un nombre 
variable de protagonistes, mais je n’arrivais pas a me situer, a imaginer une place que j’aurais pu 
tenir dans l’ensemble, tout cela ne menait a rien et je me dirigeai vers la mezzanine, au-dessus 9 a 
avait du etre plus funky et plus cool, il en restait des canapes eventres au tissu moisi, a demi 
renverses sur le sol. II y avait surtout un electrophone et une collection de disques, surtout des 
45 tours, que j’identifiai apres une hesitation comme des disques de twist - cela se reconnaissait 
surtout aux postures des danseurs representes sur les pochettes, les chanteurs et les groupes avaient 
quant a eux sombre dans un oubli definitif. 

L’architecte je m’en souvins avait paru mal a l’aise tout au long de la visite, il n’etait reste 
strictement que le temps necessaire a m’expliquer le fonctionnement des appareils, dix minutes au 
grand maximum, et m’ avait repete a plusieurs reprises qu’il ferait mi eux de revendre cette maison, si 
tout n’etait pas si complique les formalites de notaire etc., et surtout s’il avait une chance de trouver 
un acquereur. En effet il devait y avoir un passe dans cette maison, un passe dont j’avais du mal a 
definir les contours, entre le marquis de Sade et le twist, un passe dont il devait se defaire, sans pour 
autant que s’ouvre la possibility d’un avenir, mais le contenu de cette aile en tout cas ne m’evoquait 
rien que j’aurais pu rencontrer dans la maison de Clecy, c’etait une autre pathologie, une autre 
histoire, et je me recouchai presque rasserene tant il est vrai que nous rassure, au milieu de nos 
drames, l’existence d’autres drames, qui nous auront ete epargnes. 



Le lendemain matin, une promenade d’une demi-heure m’amena jusqu’aux bords de l’Orne. Le 
parcours n’avait guere d’interet, hormis pour ceux qui s’interesseraient au processus de 
transformation des feuilles mortes en humus - ce qui avait ete mon cas par le passe, il y a maintenant 
plus de vingt ans, j’avais meme effectue differents calculs sur la quantite d’humus produite en 
fonction de la densite de la couverture forestiere. D’autres semi-souvenirs, extremement imprecis, me 
revenaient de mes etudes, il me semblait remarquer par exemple que cette foret etait mal tenue - la 
densite de lianes et de plantes parasites etait trop forte, la croissance des arbres devait en etre genee ; 
il est faux de s’imaginer que la nature laissee a elle-meme produit des fiitaies splendides, aux arbres 
puissamment decouples, de ces fiitaies qu’on a pu comparer a des cathedrales, qui ont pu aussi 
provoquer des emotions religieuses de type pantheiste ; la nature laissee a elle-meme ne produit en 
general qu’un informe et chaotique fouillis, compose de plantes variees et dans 1’ ensemble assez 
moches ; c’est a peupres ce spectacle que m’offrit ma promenade jusqu’aux bords de l’Orne. 

Le proprietaire m’avait recommande d’eviter de donner a manger aux biches, si par hasard j’en 
croisais. Non qu’une telle operation lui paraisse contraire a leur dignite d’animal sauvage (il eut un 
haussement d’epaules impatient, comme pour souligner le ridicule de l’objection), les biches comme 
la plupart des animaux sauvages sont des omnivores opportunistes, elles mangent a peu pres 
n’importe quoi, rien ne les met davantage en joie que de tomber sur les restes d’un pique-nique, ou 
sur un sac-poubelle eventre ; c’est simplement que si je commengais a les nourrir elles reviendraient 
tous les jours, je ne pourrais plus m’en depetrer, de veritables pots de colle quand elles s’y mettent, 
les biches. Si cependant, touche par la grace de leurs petits sauts, j’etais travaille par une emotion 
d’ordre animalier, il me conseillait les pains au chocolat, elles avaient pour les pains au chocolat une 
predilection presque incroyable - en cela elles etaient tres differentes des loups, dont les gouts se 
portaient plutot sur le fromage, mais de toute fagon il n’y avait pas de loups, pour 1’instant les biches 
n’avaient pas de soucis a se faire, il faudrait encore pas mal d’annees pour qu’ils remontent des 
Alpes, ou meme du Gevaudan. 

Je ne rencontrai quoi qu’il en soit aucune biche. Je ne rencontrai plus generalement rien qui puisse 
justifier ma presence dans cette maison perdue au milieu des bois, et c’est presque ineluctablement 
me sembla-t-il que je remis la main sur la feuille ou j’avais note l’adresse et le telephone du cabinet 
veterinaire de Camille, apres 1’avoir recherche sur l’ordinateur installe dans le coin bureau de 
l’etable d’Aymeric, enun temps qui me paraissait tres lointain, qui me paraissait presque appartenir a 
une vie anterieure, un temps qui remontait en realite a moins de deux mois. 

Il n’y avait qu’une vingtaine de kilometres jusqu’a Falaise, mais il me fallut presque deux heures 
pour accomplir le parcours. Je demeurai longtemps gare sur la place principale de Putanges, fascine 
par 1’Hotel du Lion Verd, sans autre motif perceptible que son etrange toponymie - mais un lion vert 
aurait-il ete plus acceptable ? Je m’arretai ensuite, avec encore moins de raison, a Bazoches-au- 
Houlme. On quittait ensuite la Suisse normande, ses accidents et ses detours, les dix derniers 
kilometres de la route vers Falaise etaient parfaitement rectilignes, j ’avais l’impression de glisser sur 
un plan incline et je m’apergus que j’etais involontairement monte a 160, c’etait une erreur stupide, 
c’etait exactement le genre de coin ou l’on installait des radars, et surtout cette glissade facile me 
conduisait probablement vers le neant, Camille avait du refaire sa vie, elle avait du retrouver un mec, 
cela faisait deja sept ans, comment pouvais-je m’imaginer autre chose ? 



Je me garai au pied des fortifications qui entouraient Falaise, dominees par le chateau oil etait ne 
Guillaume le Conquerant. Le plan de Falaise etait simple, et je trouvai sans difificulte le cabinet 
veterinaire de Camille : il etait situe place du docteur Paul-Germain, a l’extiemite de la rue Saint- 
Gervais, manifestement une des principales rues commergantes de la ville, et pres de l’eglise du 
meme nom - dont les fondations, de style gothique primitif, avaient beaucoup souffert du siege de 
Philippe Auguste. A ce stade j’aurais pu entrer directement, m’adresser a la receptionniste et 
demander a la voir. C’est ce que d’autres gens auraient fait, et c’est peut-etre moi-meme ce que je 
fmirais par faire, apres differentes tergiversations denuees d’interet comme de sens. J’avais 
d’emblee ecarte la solution du coup de telephone ; l’idee d’une lettre m’avait plus longtemps retenu, 
les lettres personnelles sont devenues si rares qu’elles ont toujours un impact, c’ etait surtout la 
sensation de mon incompetence qui m’avait fait abandonner l’idee. 

II y avait un bar juste en face, Au due normand, et c’est fmalement la solution que je retins, dans 
l’attente que mes forces, ou mon desir de vivre, ou quoi que ce soit de ce genre, l’emporte. Je choisis 
de commander une biere, qui ne serait je le sentais que la premiere d’une longue serie, il n’etait que 
onze heures du matin. L’etablissement etait minuscule, il n’y avait que cinq tables et j’etais le seul 
client. J’avais sur le cabinet veterinaire une vue parfaite, de temps en temps des gens rentraient, 
accompagnes d’un animal domestique - le plus souvent un chien, parfois dans un panier -, 
echangeaient les mots appropries avec la receptionniste. De temps en temps aussi des gens entraient 
dans le bar, s’installaient a quelques metres de moi et commandaient un cafe arrose, il s’agissait la 
plupart du temps de vieillards, pourtant ils ne s’asseyaient pas, ils preferaient consommer au 
comptoir, je comprenais et j’adherais a leur choix, on avait la affaire a des vieillards courageux, qui 
souhaitaient montrer qu’ils en avaient encore sous le capot, qui ne flechissaient pas sur leurs ischio- 
jambiers, on aurait eu bien tort de les balayer d’un revers de main. Pendant que ses clients privileges 
s’adonnaient a cette mini-demonstration de force, le patron poursuivait, avec une lenteur presque 
sacerdotale, la lecture de Paris-Normandie. 

J’en etais a ma troisieme biere, et mon attention etait devenue legerement flottante, lorsque Camille 
apparut devant mes yeux. Elle sortit de la salle ou elle recevait ses patients, echangea quelques mots 
avec la receptionniste - c’etait l’heure de la pause dejeuner, evidemment. Elle etait a une vingtaine 
de metres de moi, pas davantage, et elle n’avait pas change, physiquement elle n’avait pas change du 
tout, c’etait effrayant, elle avait depasse trente-cinq ans maintenant et elle avait toujours Failure 
d’une gamine de dix-neuf. J’avais moi-meme change, physiquement, j’etais conscient que j’avais subi 
un ou plusieurs coups de vieux, je le savais pour me croiser de temps a autre dans la glace sans 
reelle satisfaction, sans reel deplaisir non plus, a peu pres comme on croise un voisin de palier pas 
ties genant. 

Pire encore, elle etait vetue d’un jean et d’un sweat-shirt gris clair, et e’etait exactement la meme 
tenue qu’elle portait en descendant du train de Paris, un lundi matin de novembre, tenant son sac en 
bandouliere, juste avant que nos regards ne plongent Fun dans Fautre pour quelques secondes ou 
quelques minutes, enfmpour un temps indetermine, et qu’elle ne me dise : « Je suis Camille », creant 
ainsi les conditions d’un nouvel enchainement de circonstances, d’une nouvelle configuration 
existentielle dont je n’etais pas sorti, dont je ne sortirais probablement jamais, et dont je n’avais a 
vrai dire aucune intention de sortir. J’eus un bref moment de terreur quand les deux femmes, sortant 
du cabinet veterinaire, echangerent quelques mots sur le trottoir : allaient-elles dejeuner Au due 
normand ? Me retiouver en face de Camille par hasard me paraissait la pire des solutions possibles, 



la certitude de l’echec. Mais non, elles remonterent la rue Saint-Gervais, et a vrai dire, a mieux 
examiner le Due normand, je compris que ma crainte avait ete vaine, le patron ne proposait aucun 
type de restauration, pas meme des sandwiches, le coup de feu de midi ce n’etait pas son style, il 
continuait par contre sa lecture exhaustive de Paris-Normandie, a laquelle il me paraissait prendre 
un interet exagere, morbide. 

Je n’attendis pas le retour de Camille, payai immediatement mes bieres et retournai dans un etat 
d’ivresse leger a la maison de Saint-Aubert-sur-Orne ou je me rebouvai co nfr onts aux murs 
triangulaires de la chambre, aux casseroles de cuivre sur les murs et plus generalement a mes 
souvenirs, il me restait une bouteille de Grand Marnier e’etait insuffisant, l’angoisse augmentait 
d’heure en heure, par petits paliers secs, les episodes de tachycardie commencerent des onze heures 
du soir, aussitot suivis de sudations abondantes et de nausees. Vers deux heures du matin, je compris 
que e’etait une nuit dont je ne me remettrais pas totalement. 



En effet, c’est a partir de ce moment que mon comportement commence a m’echapper, que j’hesite 
a lui assigner un sens, et qu’il se met a s’ecarter nettement d’une morale commune, et par ailleurs 
d’une raison commune, que je croyais jusque-la posseder en partage. Je n’avais jamais eu, je crois 
Eavoir suffisamment explique, ce qu’on appelle une personnalite forte, je n’etais pas de ceux qui 
laissent des traces indelebiles dans l’histoire, ni meme dans la memoire de leurs contemporains. 
Depuis quelques semaines je m’etais remis a lire, enfin si Eon peut dire, ma curiosite de lecteur 
n’etait pas tres etendue, je lisais en fait uniquement « Les ames mortes », de Gogol, et je ne lisais pas 
beaucoup, une ou deux pages par jour pas da vantage, et je relisais souvent, plusieurs jours de suite, 
les memes. Cette lecture me procurait des plaisirs infinis, jamais peut-etre je ne m’etais senti aussi 
proche d’un autre homme que de cet auteur russe un peu oublie, pourtant je n’aurais su dire, 
contrairement a Gogol, que Dieu m’avait donne une nature tres complexe. Dieu m’avait donne une 
nature simple, infiniment simple a mon avis, c’etait plutot le monde autour de moi qui etait devenu 
complexe, et la j’avais atteint un etat de trop grande complexite du monde, je ne parvenais 
simplement plus a assumer la complexite du monde ou j’etais plonge, aussi mon comportement, que 
je ne cherche pas a justifier, est-il devenu incomprehensible, choquant et erratique. 

Le lendemain j’etais mDuc normand a dix-sept heures, le patron dubar s’etait deja habitue a ma 
presence, la veille il avait paru un peu surpris aujourd’hui pas du tout, il avait deja la main sur la 
manette de sa pompe a biere avant meme que je ne passe ma commande, et je me reinstallai 
exactement a la meme place. Vers dix-sept heures quinze une jeune fille d’une quinzaine d’annees 
poussa la porte du cabinet veterinaire, elle tenait un enfant par la main, un tout petit gargon, il pouvait 
avoir trois ou quatre ans. Camille surgit dans la piece et le prit dans ses bras, elle tourna plusieurs 
fois sur elle-meme en le couvrant de baisers. 

Un enfant, done, elle avait un enfant ; c’est ce qu’on appelle un fait nouveau. J’aurais pu 
l’anticiper, les femmes font parfois des enfants, mais le fait est que j’avais songe a tout sauf a 9a. Et 
mes premieres pensees, a vrai dire, ne fiirent pas pour 1’enfant lui-meme : un enfant se fait 
generalement a deux, voila ce que je me disais, generalement mais pas toujours, il y a maintenant 
differentes possibility medicales, dont j’avais entendu parler, et de fait j’aurais prefere que l’enfant 
soit issu d’une fecondation artificielle, il me serait apparu en quelque sorte moins reel , mais ce 
n’etait pas le cas, cinq ans plus tot Camille avait achete un billet de train et une entree pour le 
Festival des Vieilles Charrues, alors qu’elle etait enpleine periode de fecondite, et elle avait couche 
avec un mec rencontre dans un concert - elle ne se souvenait plus du nom du groupe. Elle n’ avait pas 
choisi exactement le premier venu, le mec n’etait ni trop moche ni trop con, c’etait un etudiant dans 
une ecole de commerce. Le seul point un peu douteux, chez lui, etait qu’il etait fan de heavy metal, 
mais enfin nul n’est parfait, et pour un fan de heavy metal il etait poli et propre. La chose avait eu lieu 
sous la tente du type, plantee dans une prairie a quelques kilometres des scenes de concert ; cela 
s’etait deroule ni bien ni mal, enfin correctement ; la question du preservatif avait ete eludee sans 
grande difficulty, comme toujours avec les mecs. Elle s’etait reveillee avant lui et avait laisse en 
evidence une feuille de son carnet Rhodia, en indiquant un faux numero de portable ; c’etait a vrai 
dire une precaution un peu inutile, il y avait peu de chances qu’il la rappelle. La gare etait a cinq 
kilometres a pied, c’etait le seul inconvenient, mais sinon il faisait beau, c’etait une matinee d’ete, 
claire et agreable. 



Ses parents avaient accueilli la nouvelle avec resignation, le monde avait change ils en etaient 
conscients, pas forcement en bien pensaient-ils au fond d’eux-memes mais enfin il avait change, et la 
nouvelle generation devait en passer par de bizarres detours afm d’accomplir sa fonction 
reproductrice. Aussi avaient-ils hoche la tete, chacun de leur cote, mais d’une maniere legerement 
differente : chez le pere persistait quand meme la honte, la sensation d’avoir au moins partiellement 
failli dans sa mission educative, et que les choses auraient du se passer differemment; alors que la 
mere etait au fond deja entierement dans la joie d’accueillir son petit-fils - car elle savait que ce 
serait un gargon, elle en avait eu la certitude immediate, et ce fut un gar^on, en effet. 

Vers dix-neuf heures Camille sortit en compagnie de la receptionniste, qui partit de son cote dans 
la rue Saint-Gervais, ferma la porte du cabinet veterinaire et s’installa au volant de sa Nissan Micra. 
J’avais plus ou moins anticipe de la suivre, enfin l’idee m’avait traverse 1 ’esprit, plus tot dans la 
journee, mais j’avais gare ma voiture pres des remparts, c’etait trop loin, je n’avais pas le temps 
d’aller la rechercher et de toute fagon je ne m’en sentais plus la force, pas ce soir, il y avait quand 
meme 1’ enfant, 1’ ensemble de la situation demandait a etre reconsidere, il etait plus opportun pour 
1 ’instant d’aller au Carrefour Market de Falaise et de racheter une bouteille de Grand Marnier, meme 
plutot deux. 

Le lendemain etait un samedi, et le cabinet veterinaire de Camille ne devait pas etre ferme, me dis- 
je, c’etait meme probablement sa journee de plus grande activite, les gens attendent quand leur chien 
est malade, ils attendent jusqu’a avoir du temps libre, c’est comme qa que qa se passe, en general, la 
vie des gens. L’ecole ou la creche ou la halte-garderie de son fils devait par contre, elle, etre fermee, 
sans doute faisait-elle appel, pour cette journee, a une baby-sitter, enfin probablement elle serait 
seule, et ceci me paraissait une circonstance favorable. 

J’arrivai des onze heures et demie, au cas qui me paraissait improbable ou elle fermerait le samedi 
apres-midi. Le patron avait acheve Paris-Normandie, mais s’etait lance dans une lecture tout aussi 
exhaustive de France Football, c’etait un lecteur exhaustif, il en existe, j’avais connu des gens 
comme qa, qui ne se contentent pas des gros titres, des declarations d’Edouard Philippe ou du 
montant du transfert de Neymar, ils veulent aller jusqu’au fond des choses ; ils sont le fondement de 
1 ’opinion eclairee, le pilier de la democratic representative. 

Des clients se succederent, a un rythme soutenu, dans le cabinet veterinaire, mais Camille ferma 
cependant plus tot que la veille, il etait a peu pres dix-sept heures. J’avais cette fois gare ma voiture 
dans la contre-allee, a quelques metres de la sienne, j’eus peur un instant qu’elle ne la reconnaisse, 
mais c’etait peu probable. Il y a vingt ans, a l’epoque ou je l’avais achetee, la Mercedes Classe G 
etait une voiture peu repandue, les gens l’achetaient quand ils envisageaient de traverser l’Afrique, 
ou au minimum la Sardaigne ; elle etait aujourd’hui a la mode, son cote vintage avait seduit, enfin 
c’etait plus ou moins devenu une voiture de keke. 

Elle obliqua a Bazoches-au-Houlme, et au moment precis ou sa voiture prit la direction de 
Rabodanges j’eus la certitude qu’elle vivait seule avec son fils. Ce n’etait pas uniquement 
l’expressiond’undesir : c’etait une certitude intuitive, puissante quoique injustifiable. 

Nous etions seuls sur la route de Rabodanges et je ralentis nettement, la laissant prendre de 
l’avance ; la brume se levait, je distinguais a peine ses feux arriere. 



L’arrivee au bord du lac de Rabodanges, sur lequel le soleil commengait son declin, 
m’impressionna : il s’etendait sur des kilometres, de part et d’autre d’un pont, au milieu de forets 
denses de chenes et d’ormes ; c’etait un lac de barrage, probablement ; il n’y avait presque aucun 
signe d’occupation humaine, ce paysage ne me rappelait rien que j’avais pu voir en France, on se 
serait plutot cru en Norvege, ou au Canada. 

Je me garai a l’arriere d’un bar-restaurant situe au sommet de la pente, ferme pour la saison, dont 
la terrasse offrait des « vues panoramiques sur le lac », et qui s’affirmait pret a realiser sur demande 
des banquets, ainsi qu’en ete a servir des glaces a toute heure. La voiture de Camille s’engagea sur le 
pont; je sortis mes jumelles Schmidt & Bender de la boite a gants, je n’avais plus aucune peur de la 
perdre, j’avais deja devine ou elle se rendait: c’etait un petit chalet en bois, de l’autre cote du pont, 
a quelques centaines de metres ; une terrasse, a l’avant, donnait sur le lac. Perdu a mi-pente au milieu 
des forets, le chalet ressemblait vraiment a une maison de poupee, cernee par les ogres. 

En effet, au debouche du pont, la Nissan Micra s’engagea sur un chemin pentu, puis s’arreta juste 
en dessous de la terrasse. Une jeune fille d’une quinzaine d’annees accueillit Camille - la meme que 
j’avais vue la veille. Elies echangerent quelques mots, puis la jeune fille repartit en scooter. 

Ainsi Camille vivait la, dans une maison isolee au milieu des bois, a des kilometres du moindre 
voisinage - enfin j ’exagerais il y avait une autre maison, un peu plus grande, situee plus au Nord, a un 
ou deux kilometres, mais c’etait visiblement une maison de vacances, les volets etaient fermes. Il y 
avait le bar-restaurant panoramique La Rotonde, aussi, derriere lequel j’etais gare, un examen plus 
attentif m’apprit qu’il rouvrirait en avril, au debut des vacances de Paques (il y avait meme juste a 
cote un club de ski nautique, qui reprendrait ses activites a peu pres au meme moment). L’entree de la 
salle de restaurant etait protegee par une alarme, un petit voyant rouge clignotait au bas d’un boitier 
numerique ; mais, plus bas, une entree de service permettait Faeces des livreurs, je forgai la serrure 
sans difficulty. La temperature a l’interieur etait plutot douce, bien plus agreable que la temperature 
exterieure, il devait y avoir un systeme de thermostat, sans doute surtout pour proteger la cave - une 
tres belle cave, avec des centaines de bouteilles. Du point de vue de la nourriture solide c’etait moins 
brillant, il y avait quelques etageres de conserves - des legumes en boite et des fruits au sirop, 
essentiellement. Je decouvris egalement un mince matelas, sur un petit lit de fer, dans une piece de 
service ; il devait servir aux employes, en saison, lorsqu’ils s’accordaient un moment de repos. Je le 
transportai facilement en haut, dans la salle du restaurant panoramique, et m’installai, mes jumelles a 
mes cotes. Le matelas etait loin d’etre confortable, mais le bar regorgeait de bouteilles d’aperitif 
entamees, enfin je ne saurais expliquer l’ensemble de la situation, mais pour la premiere fois depuis 
des mois - des annees plutot - je me sentais exactement a la place ou je devais etre, et pour le dire 
simplementj’etais heureux. 

Elle etait assise sur le canape de son salon, son fils a ses cotes, et ils etaient plonges dans un DVD 
que j’avais du mal a identifier, probablement Le Roi Lion , puis Fenfant s’endormit, elle le prit dans 
ses bras et se dirigea vers l’escalier. Peu apres, les lumieres s’eteignirent dans toute la maison. Je 
n’avais pour ma part qu’une lampe-torche, et guere d’autre solution : j’etais sur qu’a cette distance 
elle ne pouvait pas m’apercevoir, mais si par contre j’avais allume la salle du restaurant elle aurait 
soup^onne quelque chose d’anormal. Je me restaurai rapidement a Foffice, d’une boite de petits pois 



et d’une autre de peches au sirop, que j’accompagnai d’une bouteille de Saint-Emilion, et je 
m’endormis presque aussitot. 

Le lendemain vers onze heures Camille sortit, assujettit Eenfant dans un siege bebe et demarra, 
reprenant le pont dans E autre sens, sa voiture passa a une dizaine de metres de la salle de restaurant; 
elle serait avant midi a Bagnoles-de-EOrne. 



Toute chose existe, demande a exister, ainsi des situations s’assemblent, parfois porteuses de 
puissantes configurations emotives, et une destinee finit par s’accomplir. La situation que je viens de 
decrire se poursuivit pendant a peu pres trois semaines. J’arrivais en general vers dix-sept heures, je 
m’installais aussitot a mon poste d’observation, j’etais maintenant bien organise, j’avais mon 
cendrier, ma lampe-torche ; parfois j’apportais des tranches de jambon, pour accompagner les 
legumes en boite de l’office ; une fois, meme, je me munis d’un saucisson a Tail. Quant aux reserves 
d’alcool, elles auraient pu me permettre de tenir des mois. 

II etait maintenant evident non seulement que Camille vivait seule, qu’elle n’avait pas d’amants, 
mais qu’elle n’avait pas tellement d’amis non plus ; au cours de ces trois semaines, elle ne regut 
aucune visite. Comment avait-elle pu en arriver la ? Comment avions-nous pu en arriver la, tous les 
deux ? Et, pour le dire dans les termes du barde communiste : est-ce ainsi que les hommes vivent ? 

Eh bien oui, la reponse est oui, j’en prenais peu a peu conscience. Et je prenais egalement 
conscience que les choses n’allaient pas s’arranger. Camille etait maintenant engagee dans une 
relation profonde et exclusive avec son fils ; cela durerait encore au moins dix ans, plus 
probablement quinze, avant qu’il ne la quitte pour faire des etudes - car il travaillerait bien a l’ecole, 
serait suivi avec attention et devouement par sa mere, et il ferait des etudes superieures, je n’avais 
aucun doute la-dessus. Peu a peu les choses deviendraient moins simples, il y aurait des filles - et 
puis, pire encore, il y aurait une fille, qui serait mal accueillie, Camille alors deviendrait une gene, 
un empechement (et meme si ce n’etait pas une fille mais un gargon la situation serait a peine plus 
favorable, nous n’en etions plus aux temps ou les meres accueillaient avec soulagement 
l’homosexualite de leur fils, ils se mettent en couple aujourd’hui les petits pedes, et echappent tout 
autant a la domination maternelle). Elle se battrait alors, elle se battrait pour conserver 1’uni que 
amour de sa vie, la situation serait quelque temps douloureuse, mais elle finirait par se rendre a 
1’evidence, elle se plierait aux « lois naturelles ». Elle serait libre alors, a nouveau libre et seule - 
mais elle aurait cinquante ans deja, et pour elle bien evidemment il serait trop tard, quant a moi n’en 
parlons pas, j ’etais deja a peine vivant, je serais dans quinze ans plus que largement mort. 

Cela faisait deux mois que je n’avais pas utilise la Steyr Mannlicher, mais les pieces s’ajusterent 
sans difficult^, avec souplesse et precision, leur usinage etait vraiment admirable. Je passai le reste 
de l’apres-midi a m’entrainer sur une maison abandonnee, situee un peu plus loin dans les bois, ou il 
restait quelques vitres a casser : je n’avais rien perdu, ma precision a cinq cents metres restait 
excellente. 

Pouvait-on imaginer que Camille mette en danger pour moi cette relation parfaite et fusionnelle 
qu’elle vivait avec son fils ? Et pouvait-on imaginer que lui, 1’enfant, accepte de partager 1’affection 
de sa mere avec un autre homme ? La reponse a ces questions etait passablement evidente, et la 
conclusion ineluctable : c’ etait lui oumoi. 

Le meurtre d’un enfant de quatre ans provoque inevitablement une vive emotion mediatique, je 
pouvais m’attendre a ce que des moyens de recherche considerables soient mis en oeuvre. Le 
restaurant panoramique serait rapidement identifie comme le lieu d’origine du tir, mais je n’avais 
jamais quitte mes gants de latex, a aucun moment, dans cet etablissement, j’etais certain de ne laisser 
aucune empreinte. Pour l’ADN, je ne savais pas exactement ce qui permettait de prelever de l’ADN : 



sang, sperme, cheveux, salive ? J’avais prevu d’emmener un sac plastique ou je deversais au fur et a 
mesure les megots que j’avais tenus entre mes dents ; au dernier moment je rajoutai les couverts que 
j’avais portes a ma bouche, en ayant 1’impression de prendre des precautions un peu superflues, a 
vrai dire mon ADN n’avait jamais ete preleve, le prelevement systematique de l’ADN en dehors de 
toute infraction n’avait jamais ete vote, nous vivions a certains egards dans un pays libre, enfin je 
n’avais pas l’impression d’un danger tres vif. La clef du succes me paraissait resider dans une 
execution rapide : en moins d’une minute apres le tir, je pouvais avoir definitivement quitte 
La Rotonde ; en moins d’une heure, je pouvais etre sur l’autoroute de Paris. 

Un soir, alors que je passais mentalement en revue les parametres de l’assassinat, je fus transperce 
par le souvenir d’une soiree a Morzine, un 31 decembre, le premier soir de reveillon ou mes parents 
m’avaient autorise a rester eveille jusqu’a minuit, ils recevaient quelques amis, c’etait probablement 
une petite fete mais je n’avais aucun souvenir de cet aspect, ce dont je me souvenais par contre c’est 
de mon ivresse absolue a l’idee que nous entrions dans une nouvelle annee, une annee absolument 
neuve ou chaque geste, y compris le plus anodin, y compris celui de boire un bol de Nesquik, serait 
en un sens accompli pour la premiere fois, je pouvais avoir cinq ans a l’epoque, un peu plus age que 
le fils de Camille, mais je voyais alors la vie comme une succession de bonheurs qui ne pouvait que 
s’elargir, que donner lieu dans le fiitur a des bonheurs de plus en plus varies et plus grands, et au 
moment ou ce souvenir me revint a 1’esprit je sus que je comprenais le fils de Camille, que je 
pouvais me mettre a sa place, et que cette identite me donnait le droit de le tuer. A vrai dire si j ’avais 
ete un cerf, ou un macaque du Bresil, la question ne se serait meme pas posee : la premiere action 
d’un mammifere male, lorsqu’il fait la conquete d’une femelle, est de detruire toute progeniture 
anterieure, afin d’assurer la preeminence de son genotype. Cette attitude s’etait longtemps maintenue, 
dans les premieres populations humaines. 

J’ai tout le temps maintenant de repenser a ces quelques heures, et meme a ces quelques minutes, je 
n’ai plus grand-chose d’autre, comme programme dans la vie, que d’y repenser : je ne crois pas que 
les forces contraires, les forces qui tentaient de me retenir sur la pente du meurtre, aient eu grand- 
chose a voir avec la morale ; c’etait plutot une question anthropologique, une question 
d’appartenance a l’espece tardive, d’adhesion aux codes de l’espece tardive - une question de 
conformisme, pour le dire autrement. 

Si je parvenais a outrepasser ces limites, la recompense ne serait bien entendu pas immediate. 
Camille souffrirait, elle souffrirait enormement, il me faudrait attendre au moins six mois avant de 
reprendre contact. Et puis je reviendrais, et elle m’aimerait de nouveau parce qu’elle n’avait jamais 
cesse de m’aimer, c’etait aussi simple que cela, simplement elle voudrait un autre enfant, elle le 
voudrait tres vite ; et c’est cela qui se produirait. Une large embardee s’etait produite, quelques 
annees auparavant, nous avions atrocement devie de nos destinees normales ; j’avais commis la 
premiere faute, mais Camille avait rencheri de son cote ; il etait temps maintenant de reparer, il etait 
tout juste temps, c’etait maintenant notre derniere chance, etj’etais le seul a pouvoir le faire, j’etais 
le seul a avoir les cartes en main, la solution etait au bout de ma Steyr Mannlicher. 



Une opportunity se presenta des le samedi suivant, en milieu de matinee. Nous etions debut mars, 
l’air etait deja d’une douceur printaniere, et lorsque j’ouvris de quelques centimetres une des baies 
vitrees qui donnaient sur le lac, afin d’y glisser le canon de mon arme, je ne ressentis aucun souffle 
de ifoid, rien qui puisse compromettre la stability de ma visee. L’enfant s’etait installe sur la table de 
la terrasse, devant une grande boite de carton qui contenait les pieces d’un puzzle Disney - plus 
precisement Blanche-Neige, m’apprirent mes jumelles, seuls le visage et le buste de l’heroi'ne avaient 
jusqu’a present ete reconstitues. Je reglai la lunette de visee au maximum avant de positionner mon 
arme, puis ma respiration devint reguliere et lente. La tete de Lenfant, de profil, occupait Lintegrality 
de la mire ; lui-meme ne bougeait absolument pas, il etait totalement concentre sur son puzzle - c’est 
un exercice, il est vrai, qui demande une grande concentration. Quelques minutes auparavant, j’avais 
vu la baby-sitter disparaitre en direction des chambres du haut - lorsque Lenfant se lancait dans une 
lecture ou dans un jeu, je l’avais remarque, elle en profitait pour monter surfer sur Internet apres 
avoir entile un casque audio, elle en avait probablement pour quelques heures, je ne pensais pas 
qu’elle redescende avant l’heure du dejeuner de Lenfant. 

Pendant dix minutes il demeura parfaitement immobile, a L exception de lents mouvements de la 
main pour fouiller dans le tas de pieces en carton - le corsage de Blanche-Neige se completait peu a 
peu. Son immobility n’avait d’egale que la mienne -, jamais je n’avais respire aussi lentement, aussi 
profondement, jamais mes mains n’avaient aussi peu tremble, jamais je n’avais aussi bien maltose 
mon arme, je me sentais sur le point d’accomplir le tir parfait, liberateur et unique, le tir le plus 
important de ma vie, le seul objectif au fond de mes mois d’entrainement. 

Il s’ecoula ainsi dix minutes immobiles, plus probablement quinze ou vingt, avant que mes doigts 
ne se mettent a trembler, et que je ne m’effondre sur le sol, mes joues rapaient la moquette et je 
venais de comprendre que c’etait foutu, que je ne tirerais pas, que je ne parviendrais pas a modifier 
le cours des choses, que les mecanismes du malheur etaient les plus forts, que je ne retrouverais 
jamais Camille et que nous mourrions seuls, malheureux et seuls, chacun de notre cote. J’etais agite 
de tremblements lorsque je me relevai, ma vue etait brouillee par les larmes et j’appuyai sur la 
detente a tout hasard, la baie vitree de la salle panoramique explosa en centaines d’eclats de verre, le 
bruit etait tel que je me suis dit qu’on l’avait peut-etre entendu, dans la maison d’en face. Je braquai 
mes jumelles sur l’enfant: non, il n’avait pas bouge, il etait toujours concentre sur son puzzle, la robe 
de Blanche-Neige se completait peu a peu. 

Lentement, tres lentement, avec la lenteur d’un ceremonial funebre, je devissai les pieces de la 
Steyr Mannlicher, qui s’emboiterent, toujours avec la meme precision, dans leurs logements de 
mousse. L’etui en polycarbonate une fois referme, j ’eus un moment l’idee de le jeter dans le lac, puis 
cette manifestation d’echec ostentatoire me parut bien inutile, l’echec etait de toute fagon consomme, 
le souligner da vantage aurait ete injuste a l’egard de cette honnete carabine, qui n’avait demande de 
son cote qu’a servir son utilisateur, a accomplir ses desseins avec precision et excellence. 

L’idee me vint, dans un deuxieme temps, de traverser le pont, de me presenter a l’enfant. Je 
balancai le projet dans ma tete pendant deux a trois minutes puis je terminai une bouteille de 
Guignolet-Kirsch et ce fut le retour de la raison ou du moins d’une forme normale de raison, je ne 
pouvais etre de toute fagon qu’un pere ou un substitut, et qu’est-ce que cet enfant pouvait bien avoir a 



faire d’un pere, en quoi pouvait-il avoir besoin d’un pere quelconque ? En rien absolument, j ’avais la 
sensation de retourner dans ma tete les parametres d’une equation deja resolue, et resolue en ma 
defaveur, c’etait lui oumoi, comme j’ai dit, et c’etait lui. 

Plus raisonnablement, dans un troisieme temps, je rangeai l’arme dans le coffre de mon G 350 et 
demarrai sans me retourner en direction de Saint-Aubert. Dans un peu plus d’un mois des gens 
viendraient rouvrir le restaurant, constateraient des traces d’occupation sauvage, incrimineraient 
probablement un SDF, decideraient d’installer une alarme supplemental en bas pour proteger 
1 ’acces des fournisseurs - il n’etait meme pas certain que la gendarmerie ouvre une enquete, se lance 
dans la recherche d’empreintes. 

De mon cote, plus rien ne semblait pouvoir freiner mon chemin vers l’aneantissement. Je ne quittai 
cependant pas la maison de Saint-Aubert-sur-Orne, du moins pas immediatement, ce qui me parait 
retrospectivement difficile a expliquer. Je n’esperais rien, j’etais pleinement conscient que je n’avais 
rien a esperer, mon analyse de la situation me paraissait complete et certaine. II existe certaines zones 
de la psyche humaine qui demeurent mal connues, parce qu’elles ont ete peu explorees, parce que 
heureusement peu de gens se sont trouves en situation d’avoir a le faire, et que ceux qui Pont fait ont 
en general conserve trop peu de raison pour en produire une description acceptable. Ces zones ne 
peuvent guere etre approchees que par l’emploi de formules paradoxales et meme absurdes, dont 
E expression esperer au-dela de toute esperance est la seule qui me revienne reellement. Ce n’est 
pas similaire a la nuit, c’est bien pire ; et sans avoir personnellement connu cette experience j’ai 
1 ’impression que meme lorsqu’on plonge dans la vraie nuit, la nuit polaire, celle qui dure six mois 
consecutifs, demeure le concept ou le souvenir du soleil. J’etais entre dans une nuit sans fin , pourtant 
il demeurait, tout au fond de moi il demeurait quelque chose, bien moins qu’une esperance, disons 
une incertitude. On pourrait aussi dire que meme lorsqu’on a personnellement perdu la partie, 
lorsqu’on a joue sa derniere carte, demeure chez certains - pas chez tous, pas chez tous - l’idee que 
quelque chose dans les cieux va reprendre la main, va decider arbitrairement de distribuer une 
nouvelle donne, de relancer les des, et cela meme lorsqu’on n’a jamais ressenti, a aucun moment de 
sa vie, 1’intervention ni meme la presence d’une divinite quelconque, meme lorsqu’on est conscient 
de ne pas particulierement meriter l’intervention d’une divinite favorable, et meme lorsqu’on se rend 
compte, considerant 1’accumulation des erreurs et des fautes qui constitue votre vie, qu’on la merite 
moins que personne. 

La location de la maison courait encore sur une periode de trois semaines, ce qui avait au moins 
l’avantage de fournir une borne concrete a ma demence - meme s’il etait peu probable que je tienne 
dans cette situation davantage que quelques jours. Il y avait de toute facon une necessity immediate, 
celle d’un aller-retour a Paris, je devais passer a 20 mg de Captorix, c’etait une precaution de survie 
elementaire, que je ne pouvais pas negliger. Je pris rendez-vous avec le docteur Azote le 
surlendemain matin a onze heures, peu apres l’arrivee de mon train a Saint-Lazare, en laissant juste 
une marge de temps suffisante pour couvrir le retard probable. 



Le voyage curieusement me fit un certain bien, en faisant deriver mes pensees vers des 
considerations certes negatives, mais impersonnelles. Le train arriva en gare Saint-Lazare avec un 
retard de trente-cinq minutes, ce qui etait a peu pres ce que j’avais anticipe. L’orgueil ancestral des 
cheminots, l’orgueil ancestral du respect de l’horaire, tellement puissant et ancre au debut du 
xx e siecle que les villageois, dans les campagnes, reglaient leurs horloges sur le passage des trains, 
avait bel et bien disparu. La SNCF etait une des entreprises dont j’aurais assiste, de mon vivant, a la 
faillite et a la degenerescence completes. Non seulement l’horaire indicatif devait aujourd’hui etre 
considere comme une pure plaisanterie, mais toute notion de restauration semblait avoir disparu des 
trains Intercites, ainsi que tout projet d’entretien du materiel - les sieges, laceres, laissaient echapper 
une bourre opaque, et les toilettes, celles du moins qui n’avaient pas ete condamnees, probablement 
par oubli, etaient dans un etat a ce point immonde que je ne pus me resoudre a y penetrer, et que je 
preferai me soulager sur la plate forme entre deux voitures. 

Une ambiance de catastrophe globale allege toujours un peu les catastrophes individuelles, c’est 
sans doute pour cette raison que les suicides sont si rares enperiode de guerre, et c’est presque d’un 
pas vif que je me dirigeai vers la rue d’Athenes. Le premier regard que me jeta le docteur Azote, cela 
dit, me fit rapidement dechanter. II melangeait inquietude, compassion et pure preoccupation 
professionnelle. « Qa n’a vraiment pas Fair d’aller... » commenta-t-il avec brievete. Je pouvais 
d’autant moins le contredire qu’il ne m’avait pas vu depuis plusieurs mois, il avait un point de 
comparaison qui me manquait, forcement. 

« Evidemment je vais vous passer a 20 mg, poursuivit-il, mais bon 15 mg ou 20... Les 
antidepresseurs ne peuvent pas tout faire, je suppose que vous en etes conscient. » J’en etais 
conscient. « Et puis 20 mg, il faut bien se rendre compte, c’est quand meme le dosage maximal sur le 
marche. Evidemment vous pourriez prendre deux comprimes, passer a 25, 30, et puis 35, et puis ou 
est-ce qu’on s’arrete ? Franchement, je vous le conseille pas. La verite est que 9 a a ete teste a 20, pas 
au-dela, et j ’ai pas tres envie de prendre le risque. Ou est-ce que vous en etes, sur le plan sexuel ? » 

La question me laissa bouche bee. Ce n’etait pourtant pas une mauvaise question, je devais en 
convenir, il y avait un rapport avec ma situation, un rapport qui me paraissait lointain, incertain, mais 
un rapport tout de meme. Je ne repondis rien mais probablement est-ce que j’ecartai les mains, que 
j’ouvris legerement la bouche, entin je devais offfir une expression assez parlante du neant parce 
qu’il dit: « OK. OK, je vois... » 

« \bus allez quand meme me faire une prise de sang, pour controler le taux de testosterone. 
Normalement il devrait etre tres mauvais, la serotonine produite par l’intermediaire du Captorix 
inhibe la synthese de la testosterone, contrairement a la serotonine naturelle, me demandez pas 
pourquoi on n’en sait rien. Normalement, je dis bien normalement, l’effet devrait etre completement 
reversible, des que vous arreterez le Captorix 9 a reviendra, entin c’est ce que les etudes ont montre, 
en meme temps on n’est jamais certains a 100 %, s’il fallait attendre d’avoir une certitude 
scientifique absolue on n’aurait jamais mis un seul medicament sur le marche, vous comprenez bien 
tout 9 a ? » J’acquies 9 ai. 

« Quand meme, quand meme... poursuivit-il, on va pas se limiter a la testosterone, je vais vous 
faire un bilan hormonal global. Seulement moi je ne suis pas endocrinologue, il peut y avoir des 
choses qui me depassent un peu, vous n’aimeriez pas consulter un specialiste, j’en connais un qui 
n’est pas trop mal ? 



— J’aimerais mieux pas. 

— \bus aimeriez mieux pas... Bon, je suppose que je dois prendre 9 a comme une marque de 
confiance. Eh ben d’accord, on va essayer de continuer. Au fond ce n’est pas si complique que ga les 
hormones, une petite dizaine on a fait le tour. En plus j’aimais bien ga, du temps de mes etudes, 
l’endocrinologie, c’etait une de mes matieres preferees, ga me fera plaisir de m’y replonger un 
peu... » II semblait atteint d’un vague relent de nostalgie, comme il est sans doute inevitable a partir 
d’un certain age, lorsqu’on repense a ses annees d’etudiant, je le comprenais d’autant mieux que 
j’avais moi aussi beaucoup aime la biochimie, j’avais eprouve un plaisir etrange a l’etude des 
proprietes de ces molecules complexes, la difference c’est que je m’etais plutot interesse a des 
molecules vegetales, du genre chlorophylle ou anthocyanines, mais enfin les bases etaient en gros les 
memes, je voyais tres bien de quoi il voulait parler. 

Je repartis done avec deux ordonnances, je me procurai le Captorix 20 mg dans une pharmacie 
proche de la gare Saint-Lazare, pour Eanalyse hormonale ga attendrait mon retour a Paris, j’allais 
revenir a Paris maintenant c’etait ineluctable, la solitude parfaite y est quand meme plus normale, 
plus adequate a l’environnement. 



Je retournai pourtant, une derniere fois, sur les bords du lac de Rabodanges. J’avais choisi un 
dimanche midi, moment ou j’etais certain que Camille ne serait pas la, qu’elle dejeunerait avec ses 
parents a Bagnoles-de-l’Orne. II m’aurait ete je pense presque impossible, si Camille avait ete la, de 
prononcer des adieux defmitifs. Adieux defmitifs ? Est-ce que j’y croyais vraiment ? Oui j’y croyais 
vraiment, apres tout j’avais vu des gens mourir, j’allais mourir moi-meme dans peu de temps, E adieu 
definitif on le rencontre constamment, tout au long de son existence, a moins que celle-ci ne soit 
bienheureusement breve, on le rencontre pratiquement tous les jours. Le temps etait absurdement 
beau, un soleil vif et chaleureux illuminait les eaux du lac, faisait scintiller les forets. Les vents ne 
gemissaient pas, les Lots ne murmuraient pas da vantage, la nature manifestait une absence d’empathie 
presque insultante. Tout etait paisible, majestueux et calme. Aurais-je pu vivre pendant des annees 
seul avec Camille, dans cette maison isolee au milieu des bois, et etre heureux ? Oui, je savais que 
oui. Mon besoin de relations sociales (si Ton entend par la les relations autres que les relations 
amoureuses), d’abord tres faible, etait au til des ans devenu nul. Etait-ce normal ? II est vrai que les 
peu ragoutants ancetres de l’humanite vivaient en tribus de quelques dizaines d’individus, et que cette 
formule s’etait longtemps maintenue, aussi bien chez les chasseurs-cueilleurs que chez les premieres 
peuplades agricoles, c’ etait a peu pres la taille d’un hameau. Mais du temps avait passe depuis lors, 
il y avait eu L invention de la ville et son corollaire naturel, la solitude, auquel seul le couple pouvait 
vraiment offrir une alternative, nous ne retournerions jamais au stade de la tribu, certains sociologues 
de peu d’intelligence pretendaient distinguer de nouvelles tribus dans les « families recomposees », 
c’etait bien possible, mais des families recomposees pour ma part je n’en avais jamais vu, des 
families decomposees oui, je n’avais meme a peu pres vu que ga, hormis bien entendu les cas 
d’ailleurs nombreux ou le processus de decomposition intervenait deja au stade du couple, avant la 
production d’enfants. Quant au processus de recomposition, je n’avais pas eu Loccasion de le voir a 
L oeuvre, « Quand notre coeur a fait une fois sa vendange / Vivre est un mal » ecrivait plus justement 
Baudelaire, cette histoire de families recomposees n’ etait a mon avis qu’une degoutante foutaise, 
quand bien meme il ne s’agissait pas d’une propagande pure, optimiste et postmoderne, decalee, 
dediee aux CSP+ et CSP++, inaudible au-dela de la porte de Charenton. Ainsi, oui, j’aurais pu vivre 
seul avec Camille, dans cette maison isolee au milieu des bois, j’aurais vu chaque matin le soleil se 
lever sur le lac, et je pense que, dans toute la mesure qui m’ etait permise, j’aurais ete heureux. Mais 
la vie, comme on dit, en avait decide autrement, mes bagages etaient prets, je pourrais etre a Paris en 
debut d’apres-midi. 



Je reconnus sans difficultes la receptionniste de 1’hotel Mercure, et elle me reconnut aussi. « \bus 
etes de retour ? » s’enquit-elle, je le lui confirmai avec une pointe d’emotioncar j’avais senti, j’avais 
senti avec certitude qu’elle avait ete sur le point de dire : « \bus etes de retour parmi nous ? », un 
scrupule 1’ avait au dernier moment retenue, elle devait avoir une notion tres precise des familiarites 
acceptables avec un client, meme un client fidele. Sa phrase suivante, « \bus etes notre hote pour une 
semaine ? », etait me semble-t-il exactement celle qu’elle avait prononcee il y a quelques mois, lors 
de mon premier sejour. 

Je retrouvai avec une satisfaction puerile et meme pathetique ma minuscule chambre d’hotel, son 
amenagement fonctionnel et ingenieux, et je repris des le lendemain mes circuits quotidiens qui 
m’emmenaient de la brasserie O’Jules au Carrefour City en passant par la rue Abel-Hovelacque, que 
j’enchainais par la breve remontee de 1’avenue des Gobelins, avant la bifurcation terminale vers 
1’avenue de la Soeur-Rosalie. Quelque chose cependant avait change, dans 1’ ambiance generate, une 
annee ou presque avait suivi son cours et nous etions au debut du mois de mai, un mois de mai 
exceptionnellement doux, une veritable prefiguration de l’ete. J’aurais normalement du ressentir 
quelque chose de l’ordre du desir, ou du moins de la simple envie, en me retrouvant aux cotes de ces 
jeunes filles en jupes courtes, ou en leggings moulants, attablees non loin de moi dans la brasserie 
O’ Jules, et qui commandaient des cafes en echangeant peut-etre des confidences amoureuses, bien 
plus probablement qu’elles ne comparaient leurs plans respectifs d’assurance-vie. Je ne ressentais 
pourtant rien, radicalement rien, alors que nous appartenions theoriquement a la meme espece, il 
fallait que je m’occupe de cette histoire de dosage hormonal, le docteur Azote m’avait demande de 
lui faire envoyer une copie des resultats. 

Je l’appelai trois jours plus tard, il semblait embarrasse. « Ecoutez, c’est bizarre... Si qa ne vous 
ennuie pas, j’aimerais bien consulter un confrere. On prend rendez-vous dans une semaine ? » Je 
notai sans commentaires le rendez-vous dans mon agenda. Lorsqu’un medecin vous dit qu’il a 
remarque quelque chose de bizarre dans vos resultats d’analyse, on devrait au moins etre traverse par 
une inquietude ; ce n’etait pas mon cas. Immediatement apres avoir raccroche je me suis dit que 
j’aurais pu, au moins, feindre 1’inquietude, enfin m’interesser un peu, c’etait probablement ce qu’il 
attendait de moi. A moins peut-etre, me dis-je dans un deuxieme temps, qu’il n’ait vraiment compris 
ou j’en etais ; c’etait la une idee embarrassante. 

Mon rendez-vous etait a 19 h 30, le lundi suivant, je suppose que c’etait son dernier rendez-vous 
de la journee, je me demande meme s’il n’avait pas prolonge un peu. Il avait l’air epuise, et alluma 
une Camel avant de m’en proposer une - ca faisait un peu condamne a mort. Je vis qu’il avait 
griffonne quelques calculs sur mes resultats d’analyse. « Bon... dit-il, le taux de testosterone est 
ffanchement bas, qa je m’y attendais c’est le Captorix. Mais ce qu’il y a, aussi, c’est que votre taux 
de cortisol est tres eleve, c’est incroyable ce que vous pouvez secreter comme cortisol. En fait... je 
peux vous parler ffanchement ? » Je lui repondis que oui, que c’etait plutot le ton de nos echanges 
jusqu’a present, la franchise. « Eh bien, en fait... », il hesita quand meme, ses levres tremblerent 
legerement avant qu’il ne me dise : « J’ai 1’impression que vous etes tout simplement en train de 
mourir de chagrin. 

— Qa existe, mourir de chagrin, qa a un sens ? », telle flit la seule reponse qui me vint a 1’esprit. 



« Bon, c’est pas tres scientifique, comme terminologie, mais autant appeler les choses par leur 
nom. Enfin ce n’est pas le chagrin qui vous tuera, pas directement. Je suppose que vous avez deja 
commence a grossir ? 

— Oui, je crois, je n’ai pas bien remarque, mais il me semble. 

— Avec le cortisol c’est inevitable, vous allez grossir de plus en plus, vous allez devenir 
franchement obese. Et une fois que vous serez obese, la ce ne sont pas les maladies mortelles qui 
manquent, il y a l’embarras du choix. Ce qui m’a fait changer d’avis sur votre traitement, c’est le 
cortisol. J’hesitais a vous conseiller d’arreter le Captorix, de peur que votre taux de cortisol 
augmente ; mais la, franchement, je vois pas comment il pourrait monter davantage. 

— Done, vous me conseillez d’arreter le Captorix ? 

— Eh ben... c’est pas evident, comme choix. Parce que si vous arretez votre depression va 
revenir, elle va meme revenir beaucoup plus forte, vous allez devenir une vraie larve. D’un autre 
cote, si vous continuez, la sexualite vous pouvez faire une croix dessus. Ce qu’il faudrait, c’est 
maintenir la serotonine a un niveau correct - la 9 a va, vous etes bon - mais en baissant le cortisol, et 
peut-etre un peu augmenter la dopamine et les endorphines, 9 a serait 1’ideal. Mais j’ai l’impression 
de pas etre tres clair, 9 a va, vous suivez toujours ? 

— Pas tout a fait, a vrai dire. 

— Bon... » Il jeta de nouveau un regard sur la feuille, un regard un peu egare, il me donnait 
l’impression de ne plus vraiment croire a ses propres calculs, avant de relever son regard sur moi et 
de me lancer : « \fous avez pense aux putes ? » J’en restai bouche bee, et sans doute ma bouche 
s’ouvrit-elle effectivement, je dus lui donner une impression d’ahurissement complet, parce qu’il 
reprit: 

« Enfin maintenant on appelle 9 a des escorts, mais 9 a revient au meme. Sur le plan financier, je 
crois que vous n’etes pas trop gene ? » 

Je lui confirmai que de ce point de vue-la, tout du moins, 9 a allait pour 1’instant. 

« Bon..., il me parut un peu ragaillardi par ma reaction, il y en a qui sont pas mal, vous savez. 
Enfin faut etre honnete c’est 1’exception, la plupart c’est des cash machines a l’etat brut, en plus elles 
se sentent obligees de jouer la comedie du desir, du plaisir et de 1 ’amour et tout ce qu’on veut, 9 a 
peut peut-etre marcher avec des gens tres jeunes et tres cons, mais pas avec des gens comme nous (il 
avait probablement voulu dire « comme vous », mais le fait est qu’il dit « comme nous », il etait 
quand meme etonnant ce medecin). Bref, dans notre cas, 9 a ne peut qu’augmenter le desespoir. Mais 
quand meme on baise, c’est pas rien, et si on peut baiser avec des filles valables c’est mieux, enfin je 
suppose que vous savez 9 a. 

— Bref, poursuivit-il, bref, je vous ai prepare une petite liste... » Il sortit d’un tiroir de son bureau 
une feuille A4 sur laquelle etaient inscrits trois prenoms : Samantha, Tim et Alice ; chaque prenom 
etait suivi d’un numero de portable. « C’est pas la peine de dire que vous appelez de ma part. Enfin 
si, remarquez, peut-etre il vaut mieux le dire, c’est des filles qui se mefient, il faut les comprendre, 
elles n’ont pas un metier facile. » 

Il me fallut un certain temps pour me remettre de ma surprise. Je comprenais dans un sens, les 
medecins ne peuvent pas tout faire, il faut un minimum de plaisir pour reussir a vivre, pour mettre un 
pied devant 1 ’autre comme on dit, enfin les escorts c’etait quand meme surprenant, et la je me tus, il 
lui fallut lui-meme quelques minutes avant de reprendre (il n’y avait plus aucune circulation dans la 
rue d’Athenes, le silence dans la piece etait maintenant parfait) : 



« Je ne suis pas partisan de la mort. La mort, en regie generate, je ne l’aime pas. Enfm, 
evidemment, il y a des cas... » (il eut un geste vague, impatient, comme pour balayer une objection 
recurrente et stupide), « il y a quelques cas ou c’est la meilleure solution, des cas tres rares 
d’ailleurs, beaucoup plus rares qu’on ne le dit, la morphine qa marche presque a tous les coups, et 
dans les cas rarissimes d’intolerance a la morphine il reste l’hypnose, mais vous n’en etes pas la, bon 
Dieu vous n’avez meme pas cinquante ans ! Il faut bien voir un true, c’est que si vous etiez en 
Belgique ou en Hollande, et que vous demandiez a etre euthanasie, avec la depression que vous vous 
tapez, on vous l’accorderait sans probleme. Mais moi, je suis medecin. Et si un mec vient me voir : 
“Je suis deprime, j’ai envie de me flinguer”, est-ce que je vais lui repondre : “OK, flinguez-vous, je 
vais vous filer un coup de main...” ? Eh ben non, je suis desole mais non, c’est pas pour qa que j’ai 
fait medecine. » 

Je lui affirmai que je n’avais, pour l’heure, aucune intention de me rendre en Belgique ni en 
Hollande. Il parut rassure, je crois en effet qu’il attendait de ma part une affirmation de ce genre, est- 
ce que j’en etais vraiment la, de maniere aussi visible ? J’avais a peu pres compris ses explications, 
mais il y avait un point, quand meme, qui m’echappait, et je lui posai la question : la sexualite etait- 
elle le seul moyen de reduire la secretion excessive de cortisol ? 

« Non, non pas du tout. Le cortisol on l’appelle souvent 1’hormone du stress, et c’est pas faux. Je 
suis sur que les moines, par exemple, secretent tres peu de cortisol ; mais la, c’est plus vraiment de 
mon ressort. Alors je sais, qa peut paraitre bizarre de vous qualifier de stresse alors que vous foutez 
a peu pres rien de votre journee, mais les chifffes sont la ! », il tapota avec vigueur ma feuille de 
resultats d’analyse, « vous etes stresse, vous etes stresse a un point epouvantable, c’est un peu comme 
si vous faisiez un burn-out immobile, comme si vous vous consumiez de l’interieur. Enfin, c’est pas 
evident a expliquer, ce genre de trues. En plus, il se fait tard... » Je consultai ma montre, il etait en 
effet plus de 21 heures, j ’avais vraiment abuse de son temps, et en plus je commentate a avoir un peu 
faim, l’idee me traversa brievement 1’esprit que je pourrais aller diner chez Mollard, comme du 
temps de Camille, et aussitot apres elle fut chassee par un mouvement de terreur pure, il n’y a pas de 
doute j ’etais vraiment un con. 

« Ce que je vais faire, conclut-il, c’est vous donner une ordonnance pour du Captorix 10 mg, au 
cas ou vous decideriez d’arreter - parce que, je vous le repete, pas d’arret brusque. En meme temps, 
pas la peine de trop compliquer le protocole : vous restez deux semaines a 10 mg, et ensuite zero. Je 
vous le cache pas, qa risque d’etre dur, parce que qa fait deja longtemps que vous etes sous 
antidepresseurs. Qa va etre dur, mais je crois que c’est la chose a faire... » 

Il me serra longuement la main, sur le pas de sa porte, avant de me quitter. J’aurais aime dire 
quelque chose, trouver une formule exprimant ma reconnaissance et mon admiration, je recherchai 
ffenetiquement une formule pendant les trente secondes qu’il me fallut pour mettre mon manteau, pour 
marcher jusqu’a la porte ; mais, cette fois encore, les mots me manquerent. 



Deux ou peut-etre trois mois passerent, j’avais souvent sous les yeux l’ordonnance pour le 10 mg, 
celle qui devait me conduire a l’arret; j’avais aussi la page A4, avec le numero des trois escorts ; et 
je ne faisais rien, hormis regarder la television. Je l’allumais des la fin de ma petite promenade, un 
peu apres midi, et en definitive je ne l’eteignais jamais, il y avait un dispositif ecologique 
d’economic d’energie qui obligeait toutes les heures a appuyer sur la touche OK, j’appuyais done 
toutes les heures, jusqu’a ce que le sommeil m’apporte une delivrance temporaire. Je la rallumais un 
peu apres huit heures, les debats de Politique matin m’aidaient indiscutablement a me laver, au vrai 
je ne pouvais pretendre en avoir une comprehension parfaite, je confondais constamment La 
Republique en marche et La France insoumise, de fait ga se ressemblait un peu, les deux appellations 
avaient en commun de degager une impression d’energie presque insupportable, mais c’etait cela, 
justement, qui m’aidait : au lieu d’attaquer directement la bouteille de Grand Marnier, je passais le 
gant savonneux sur mon corps, et bientot j ’etais pare pour ma petite promenade. 

Le reste des programmes etait plus indistinct, je m’enivrais lentement, zappant avec moderation, 
avec 1’impression dominante de passer d’une emission culinaire a 1’autre, les emissions culinaires 
s’etaient multipliees dans des proportions considerables - alors que l’erotisme, dans le meme temps, 
disparaissait de la plupart des chaines. La France, et peut-etre 1’Occident tout entier, etait sans doute 
en train de regresser au stade oral , pour le dire dans les termes du guignol autrichien. Je suivais la 
meme voie, c’etait indubitable, je grossissais doucement, et 1’alternative sexuelle ne se presentait 
meme plus clairement a mes yeux. J’etais loin d’etre le seul dans ce cas, il demeurait sans doute 
encore des queutards et des bais euses mais c’etait devenu un hobby, un hobby minoritaire et 
particulier, reserve a une elite (elite a laquelle, je m’en souvins brievement un matin au O’Jules, et ce 
fut sans doute la derniere fois que je repensai a elle, avait appartenu Yuzu), nous etions en quelque 
sorte revenus au xvni e siecle, ou le libertinage etait reserve a une aristocratic composite, melange de 
la naissance, de la fortune et de la beaute. 

Il y avait peut-etre aussi les jeunes, enfm certains jeunes, appartenant de par leur simple jeunesse a 
1’aristocratic de la beaute, et qui y croyaient peut-etre encore pour quelques annees, entre deux et 
cinq, certainement moins de dix ; nous etions debut juin et en allant chaque matin au cafe je devais 
bien me rendre a 1’evidence : les jeunes filles n’etaient nullement en cause, les jeunes lilies etaient 
toujours la, alors que les trentenaires et les quadragenaires avaient plus que largement renonce, que 
la Parisienne « chic et sexy » n’etait plus qu’un mythe sans consistance, enfin au milieu de la 
disparition de la libido occidentale les jeunes filles, obeissant j’imagine a une irrepressible 
impulsion hormonale, continuaient de rappeler a l’homme la necessity de reproduire l’espece, on ne 
pouvait objectivement s’en prendre a elles, elles croisaient les jambes au moment opportun 
lorsqu’elles etaient attablees au O’Jules, a quelques metres de moi, parfois meme elles se livraient a 
de delicieuses simagrees, lechant leurs doigts au moment de deguster un cornet pistache-vanille, enfm 
elles faisaient plus qu’honnetement leur travail d’erotisation de la vie, elles etaient la mais c’est moi 
qui n’ etais plus la, ni pour elles ni pour personne, et qui n’envisageais plus de l’etre. 

En debut de soiree, a peu pres a l’heure de Questions pour un champion, j’etais traverse par de 
douloureux moments d’autoapitoiement. Je repensais alors au docteur Azote, cet homme se 
comportait-il de la meme maniere avec tous ses patients je ne le savais pas mais si oui c’etait un 
saint, et aussi je repensais a Aymeric mais les choses avaient change, j’avais bel et bien vieilli, je 



n’allais pas inviter le docteur Azote chez moi pour ecouter des disques, aucune ami tie ne naitrait 
entre nous, le temps des relations humaines etait revolu, pour moi en tout cas. 



J’etais done dans cet etat stabilise, encore que morose, lorsque la receptionniste m’annonga une 
bien mauvaise nouvelle. C’etait un lundi matin, et je m’appretais comme chaque jour a prendre la 
direction du O’Jules, j’etais guilleret, avec meme une certaine satisfaction a l’idee d’entamer une 
nouvelle semaine, lorsque la receptionniste m’arreta par un « Monsieur... » discret. Elle souhaitait 
m’informer, elle devait m’informer, c’etait son triste devoir de m’informer que 1’hotel allait 
prochainement passer en 100 % non-fiimeurs, e’etaient les nouvelles normes me dit-elle, la decision 
avait ete prise au niveau du groupe, ils n’avaient aucun moyen de s’y soustraire. C’etait ennuyeux lui 
dis-je, il allait falloir que j’achete un appartement, mais meme si j’achetais le premier que je visitais 
ga allait prendre du temps en formalites, il y a tout un tas de diagnostics maintenant, performance 
energetique gaz a effets de serre ou je ne sais quoi, enfin ga prend des mois, deux ou trois au 
minimum, avant qu’onpuisse reellement emmenager. 

Elle me regarda avec perplexite, comme si elle n’avait pas bien compris, avant de se faire 
confirmer : j’allais acheter un appartement parce que je ne pouvais pas rester a l’hotel, c’etait bien 
ga ? J’en etais la ? 

Eh bien oui, j’en etais la, qu’est-ce que je pouvais lui dire d’autre ? Il y a des moments ou la 
pudeur cede, parce qu’on n’a simplement plus les moyens de la maintenir. J’en etais la. Elle me 
regardait droit dans les yeux, je lisais la compassion qui montait sur son visage, qui deformait peu a 
peu ses traits, j’esperais juste qu’elle n’allait pas se mettre a pleurer, c’etait une gentille fille j’en 
avais la certitude, je suis sur que son mec etait heureux, mais qu’est-ce qu’elle y pouvait ? Qu’est-ce 
que nous pouvons, tous autant que nous sommes, a quoi que ce soit ? 

Elle allait en parler a son superieur, me dit-elle, elle allait lui en parler ce matin meme, elle etait 
sure qu’on allait pouvoir trouver une solution. Je lui fis un grand sourire en partant, un sourire tout a 
fait sincere en tant que signe amical, mais qui voulait en meme temps communiquer une impression 
d’optimisme heroi'que - ga va aller, je vais m’en sortir - franchement malhonnete. Qa n’allait pas 
aller, je n’allais pas m’en sortir, et je le savais bien. 

J’etais en train de regarder Gerard Depardieu s’emerveiller devant la fabrication de saucisses 
artisanales dans les Pouilles lorsque le superieur en question me rappela. Son physique me surprit, il 
ressemblait a Bernard Kouchner, ou disons plus generalement a un medecin humanitaire, bien 
davantage qu’a un gerant d’hotel Mercure ; je ne comprenais pas comment ses fonctions quotidiennes 
avaient pu creer ces rides d’expression, ce bronzage. Il devait faire des treks de survie en milieu 
hostile le week-end, c’etait sans doute 1’explication. Il m’accueillit en allumant une Gitane, m’en 
offrit une. « Audrey m’a explique votre situation... », commenga-t-il, ainsi elle s’appelait Audrey. Il 
semblait gene en ma presence, il avait du mal a me regarder dans les yeux - e’est normal, quand on a 
affaire a un homme condamne on ne sait jamais comment s’y prendre, e nfi n les hommes ne savent 
jamais, les femmes parfois, rarement. 

« On va s’arranger, poursuivit-il. Forcement je vais avoir une inspection, mais pas tout de suite, a 
mon avis dans six mois au minimum, mais plutot dans un an. Ca vous laisse le temps de trouver une 
solution... » 

J’acquiescai, lui confirmai que je serais parti, au maximum, dans trois ou quatre mois. Voila, 
c’etait fini, nous n’avions plus rien a nous dire. Il m’avait aide. Je le remerciai avant de quitter son 
bureau, il m’affirma que ce n’etait rien, c’etait vraiment le moins qu’il puisse faire, je sentis qu’il 



avait envie de se lancer dans une diatribe sur ces connards qui nous pourrissent la vie mais 
fmalement il se tut, cette diatribe sans doute il 1’ avait deja trop lancee, et il savait que qa ne servait a 
rien, les connards etaient les plus forts. De mon cote, avant de franchir la porte, je m’excusai du 
derangement, et au moment ou je prononcais ces mots banals je compris que c’etait a cela, 
maintenant, qu’allait se resumer ma vie : m’excuser du derangement. 



J’en etais done au stade ou 1’animal vieillissant, meurtri et se sentant mortellement atteint, se 
cherche un gite pour y terminer sa vie. Les besoins d’ameublement sont alors limites : un lit suffit, on 
sait qu’on n’aura plus guere a en sortir ; pas besoin de tables, de canapes ni de fauteuils, ce seraient 
des accessoires inutiles, des resurgences superflues, voire douloureuses, d’une vie sociale qui n’aura 
plus lieu. Une television est necessaire, la television divertit. Tout cela m’orientait plutot vers un 
studio - plutot un grand studio, autant se donner un peu de mouvement, si possible. 

La question du quartier s’avera plus difficile. Je m’etais au fil du temps constitue un petit reseau de 
therapeutes, a chacun etait devolue la surveillance de Tun de mes organes, afin d’eviter que je ne sois 
confronte, avant l’heure de ma mort effective, a des soufffances exagerees. La plupart consultaient 
dans le 5 e arrondissement de Paris, j’etais reste fidele pour ma derniere vie, ma vie medicale, ma 
vraie vie, au quartier de mes etudes, de ma jeunesse, de ma vie revee. II etait logique que je cherche 
a me rapprocher de mes therapeutes, mes principaux interlocuteurs desormais. Ces deplacements 
jusqu’a leur cabinet etaient en quelque sorte aseptises, rendus inoffensifs par leur nature medicale. 
Habiter dans le meme quartier aurait au contraire constitue, je m’en rendis compte des le debut de 
mes demarches immobilieres, une erreur terrible. 

Le premier studio que je visitai, rue Laromiguiere, etait tres agreable : haut de plafond, lumineux, 
il donnait sur une cour large et arboree, le prix etait bien entendu eleve mais je pouvais peut-etre me 
le permettre, enfin ce n’etait pas si certain, mais quand meme j’etais pratiquement resolu a conclure 
1’affaire lorsqu’en debouchant dans la rue Lhomond je fus fauche par une vague de tristesse affreuse, 
accablante, qui me coupa le souffle, je respirais avec difficulte et mes jambes ne me portaient qu’a 
peine, je dus me refugier dans le premier cafe venu, ce qui n’arrangea rien bien au contraire, je 
reconnus immediatement un des cafes que je frequentais lors de mes etudes a l’Agro, sans doute 
meme etais-je alle dans ce cafe avec Kate, l’interieur avait a peine change. Je commandai a manger, 
une omelette aux pommes de terre et trois Leffe m’aiderent a me reprendre peu a peu, oh oui 
1’Occident regressait au stade oral, et je comprenais qu’il le fasse, je croyais etre a peu pres tire 
d’affaire au moment ou je quittai l’etablissement mais tout recommcnca des que je debouchai dans la 
rue Mouffetard, ce parcours se transformait en chemin de croix, cette fois c’etaient les images de 
Camille qui me revinrent, sa joie enfantine au moment de faire le marche le dimanche matin, son 
emerveillement devant les asperges, les fromages, les legumes exotiques, les homards vivants, ma 
remontee vers le metro Monge me prit plus de vingt minutes, je titubais comme un vieillard et je 
haletais de souffrance, de cette souflfance incomprehensible qui vient parfois aux vieillards, et qui 
n’est rien d’autre que le poids de la vie, non le 5 e arrondissement etait a exclure, a exclure 
absolument. 

Ainsi entamai-je une descente progressive le long de la ligne 7, descente accompagnee par une 
baisse correspondante des prix, et me retrouvai-je avec surprise, au debut du mois de juillet, a visiter 
un studio avenue de la Soeur-Rosalie, presque en face de Thotel Mercure. J’y renongai au moment 
meme ou je pris conscience que je nourrissais, quelque part au fond de moi-meme, le projet 
informule de rester en contact avec Audrey, mon Dieu que l’esperance est difficile a vaincre, qu’elle 
est tenace et rusee, tous les hommes sont-ils ainsi ? 

II me fallait descendre, descendre encore plus au Sud, rejeter loin de moi tout espoir d’une vie 
possible, je ne pouvais pas m’en sortir autrement, et e’est dans cet etat d’esprit que j’entamai la 
visite des tours qui s’etendent entre la porte de Choisy et la porte d’lvry. Je devais rechercher le 



vide, le blanc et le nu ; renvironnement correspondait presque idealement a cette quete, habiter dans 
une de ces tours c’etait habiter nulle part, pas tout a fait nulle part, disons dans le voisinage immediat 
de nulle part. Le prix au metre carre devenait par ailleurs, dans ces zones peuplees d’employes, fort 
accessible, j’aurais pu pour le budget prevu y faire l’acquisition d’un deux, voire d’un trois-pieces, 
mais en meme temps pour y loger qui ? 

Toutes ces tours se ressemblaient, et tous ces studios se ressemblaient aussi, il me semble que je 
choisis le plus vide, le plus tranquille et le plus nu, dans une tour des plus anonymes, la au moins 
j’etais sur que mon emmenagement passerait inapergu, ne susciterait aucun commentaire - et mon 
deces pas davantage. Le voisinage, essentiellement compose de Chinois, m’assurerait neutrality et 
politesse. La vue de mes fenetres etait inutilement etendue, sur la banlieue Sud - dans le lointain on 
distinguait Massy, et probablement Corbeil-Essonnes ; cela etait de peu d’importance, car il y avait 
des volets roulants, que je me proposais des le lendemain de mon installation de clore a jamais. Il y 
avait un vide-ordures, ce qui je crois m’a defmitivement seduit ; en utilisant le vide-ordures d’une 
part, et de Lautre le nouveau service de livraison de Lalimentaire mis en place par Amazon, je 
pouvais atteindre a une autonomie presque parfaite. 

Mon depart de l’hotel Mercure tut curieusement un moment difficile, surtout a cause de la petite 
Audrey, elle avait les larmes aux yeux, en meme temps qu’est-ce que je pouvais faire, si elle ne 
supportait pas qa elle ne pourrait jamais rien supporter dans la vie, elle avait vingt-cinq ans a tout 
casser mais quand meme il fallait qu’elle s’endurcisse. Du coup je lui fis une bise, et puis deux, et 
puis quatre, elle se langait dans ces bises avec un reel abandon, elle me serra meme fiigitivement 
dans ses bras et puis tout tut dit, mon taxi etait arrive a la porte de Lhotel. 



Mon emmenagement fut facile, je trouvai rapidement des meubles, me reabonnai a une box SFR - 
j ’etais decide a rester fidele a cet operateur, fidele jusqu’a la fin de mes jours, c’etait une des choses 
que la vie m’avait apprises. Leur offre sportive cependant m’interessait moins, je m’en rendis compte 
au bout de quelques semaines, je vieillissais c’etait normal je devenais moins sportif. II demeurait 
cependant, dans le bouquet SFR, bien des pepites, sur le plan culinaire en particulier, je devenais 
maintenant un bon vieux gros bonhomme, un philosophe epicurien pourquoi pas, qu’est-ce qu’Epicure 
avait d’autre en tete, au juste ? En meme temps un quignon de pain rassis et un filet d’huile d’olive 
c’etait un peu limite, il me fallait des medaillons de homard et des Saint-Jacques avec leurs petits 
legumes, j ’etais un decadent moi, pas un pede rural grec. 

Vers la mi-octobre je commengai a me lasser des emissions culinaires, irreprochables pourtant, et 
ce fut le vrai debut de ma descente. Je tentai de m’interesser aux debats de societe, mais cette periode 
fut decevante et breve : 1’extreme conformisme des intervenants, la navrante uniformite de leurs 
indignations et de leurs enthousiasmes etaient devenus tels que je pouvais a present prevoir leurs 
interventions non seulement dans leurs grandes lignes mais meme dans le detail, en realite au mot 
pres, les editorialistes et les grands temoins defilaient comme d’inutiles marionnettes europeennes, 
les cretins succedaient aux cretins, se congratulant de la pertinence et de la moralite de leurs vues, 
j’aurais pu ecrire leurs dialogues a leur place et je finis par eteindre definitivement mon televiseur, 
tout cela n’aurait fait que m’attrister davantage, si j ’avais eu la force de continuer. 

Cela faisait longtemps que j’avais le projet de lire La Montagne magique, de Thomas Mann, 
c’etait j’en avais l’intuition un livre fiinebre, mais apres tout cela convenait a ma situation, c’etait 
sans doute le moment. Je m’y plongeai done, avec admiration d’abord, puis avec une reserve 
croissante. Meme si son etendue, ses ambitions etaient considerablement plus grandes, le sens ultime 
de l’ouvrage etait au fond exactement le meme que celui de Mort a Venise. Pas davantage que ce 
vieil imbecile de Goethe (l’humaniste allemand tendance mediterraneenne, Fun des plus sinistres 
radoteurs de la litterature mondiale), pas davantage que son heros Aschenbach (largement plus 
sympathique pourtant), Thomas Mann, Thomas Mann lui-meme, et c’etait extremement grave, avait 
ete incapable d’echapper a la fascination de la jeunesse et de la beaute, qu’il avait fmalement placees 
au-dessus de tout, au-dessus de toutes les qualites intellectuelles et morales, et devant lesquelles il 
s’etait aubout du compte lui aussi, sans la moindre retenue, abjectement vautre. Ainsi toute la culture 
du monde ne servait a rien, toute la culture du monde n’apportait aucun benefice moral ni aucun 
avantage, puisque dans les memes annees, exactement dans les memes annees, Marcel Proust 
concluait, a la fin du « Temps retrouve », avec une remarquable franchise, que ce n’ etaient pas 
seulement les relations mondaines, mais meme les relations amicales qui n’offraient rien de 
substantiel, qu’elles etaient tout simplement une perte de temps, et que ce n’ etait nullement de 
conversations intellectuelles que l’ecrivain, contrairement a ce que croient les gens du monde, avait 
besoin, mais de « legeres amours avec des jeunes filles en fleurs ». Je tiens beaucoup, a ce stade de 
1’argumentation, a remplacer « jeunes filles en fleurs » par « jeunes chattes humides » ; cela 
contribuera me semble-t-il a la clarte du debat, sans nuire a sa poesie (qu’y a-t-il de plus beau, de 
plus poetique, qu’une chatte qui commence a s’humidifier ? Je demande qu’ony songe serieusement, 
avant de me repondre. Une bite qui entame son ascension verticale ? Cela pourrait se soutenir. Tout 
depend, comme beaucoup de choses en ce monde, du point de vue sexuel que Ton adopte). 



Marcel Proust et Thomas Mann, pour en revenir a mon sujet, avaient beau posseder toute la culture 
du monde, ils avaient beau etre a la tete (en cet impressionnant debut du xx e siecle, qui synthetisait a 
lui seul huit siecles et meme un peu plus de culture europeenne) de tout le savoir et de toute 
T intelligence du monde, ils avaient beau representer, chacunde leur cote, le sommet des civilisations 
frangaise et allemande, c’est-a-dire des civilisations les plus brillantes, les plus profondes et les plus 
raffinees de leur temps, ils n’en etaient pas moins restes a la merci, et prets a se prosterner devant 
n’importe quelle jeune chatte humide, ou n’importe quelle jeune bite vaillamment dressee - suivant 
leurs preferences personnelles, Thomas Mann demeurant a cet egard indecidable, et Proust au fond 
n’etant pas tres clair non plus. La fin de La Montagne magique etait ainsi encore plus triste que la 
premiere lecture ne le laissait apparaitre ; elle ne signifiait pas seulement, par la plongee en 1914 
dans une guerre aussi absurde que meurtriere entre les deux plus hautes civilisations de l’epoque, la 
faillite de toute idee de culture europeenne ; elle signifiait meme, par la victoire finale de T attraction 
animale, la fin definitive de toute civilisation, de toute culture. Une minette aurait pu rendre raide 
dingue Thomas Mann ; Rihanna aurait fait flasher Marcel Proust; ces deux auteurs, couronnements 
de leurs litteratures respectives, n’ etaient, pour le dire autrement, pas des hommes honorables, et il 
aurait fallu remonter bien plus haut, au debut du xix e siecle sans doute, aux temps du romantisme 
naissant, pour respirer un air plus salubre et plus pur. 

Encore cela pouvait-il se discuter, cette purete, Lamartine n’etait au fond qu’une sorte d’Elvis 
Presley, il avait la capacite par son lyrisme de faire craquer les gonzesses, au moins ces conquetes 
fiirent-elles gagnees au nom du lyrisme pur, Lamartine se dehancha avec davantage de moderation 
qu’Elvis, enfm je le presume, il faudrait pouvoir examiner des documents video inexistants a 
l’epoque, mais cela n’avait pas une importance enorme, ce monde de toute fag on etait mort, il etait 
mort pour moi et pas seulement pour moi il etait simplement mort. C’est finalement dans la lecture 
plus accessible de sir Arthur Conan Doyle que je trouvai un certain reconfort. Outre la serie des 
« Sherlock Holmes », Conan Doyle etait Eauteur d’un nombre impressionnant de nouvelles, d’un 
agrement de lecture constant, et meme souvent franchement palpitantes, il avait ete toute sa vie un 
exceptionnel page turner et sans doute le meilleur de l’histoire litteraire mondiale, mais cela ne 
comptait sans doute pas beaucoup a ses propres yeux, la n’ etait pas son message, la verite de Conan 
Doyle etait qu’on sentait a chaque page vibrer la protestation d’une ame noble, d’un coeur sincere et 
bon. Le plus touchant etait sans doute son attitude personnelle a E egard de la mort: ecarte de la foi 
chretienne par des etudes medicales d’un materialisme desesperant, confronte toute sa vie a des 
pertes repetees, cruelles, dont celle de ses propres fils, sacrifies aux desseins guerriers de 
l’Angleterre, il n’avait pu en dernier ressort que se tourner vers le spiritisme, espoir dernier, 
consolation ultime de tous ceux qui ne parviennent ni a accepter la mort de leurs proches, ni a 
s’adherer a la chretiente. 

Denue de proches, il me semblait pour ma part que j’acceptais de plus enplus facilement l’idee de 
la mort ; bien entendu j’aurais aime etre heureux, acceder a une communaute heureuse, tous les 
humains veulent ga, mais enfm c’etait vraiment hors sujet, a ce stade. Debut decembre j’achetai une 
imprimante photo, ainsi qu’une centaine de boites de papier Epson mat, au format 10x15 cm. Parmi 
les quatre murs de mon studio, l’un etait occupe par une baie vitree, a mi-hauteur, dont je maintenais 
les volets roulants fermes, et par un grand radiateur en dessous. L’espace du second etait reduit par 
mon lit, une table de chevet, deux bibliotheques demi-format. Le troisieme mur etait presque 



entierement libre, a l’exception d’une ouverture conduisant a l’entree, au coin salle de bains sur la 
droite, au coin cuisine sur la gauche. Seul le quatrieme mur, en face de mon lit, etait entierement 
disponible. En me limitant par commodite aux deux derniers murs, je disposais d’un espace 
d’exposition de 16 rtf ; compte tenu d’un format de tirage de 10x15 cm, je pouvais exposer un peu 
plus de mille photos. II y en avait un peu plus de trois mille sur mon ordinateur portable, qui 
representaient l’integralite de ma vie. En choisir une sur trois cela me paraissait raisonnable, tres 
raisonnable meme, et me donnait Eimpression que j ’avais plutot bien vecu. 

(Elle s’etait quand meme deroulee etrangement, a bien y regarder, ma vie. Au fond, pendant 
plusieurs annees, apres ma separation d’avec Camille, je m’etais dit que nous allions tot ou tard nous 
retrouver, que c’ etait inevitable puisque nous nous aimions, qu’il fallait comme on dit laisser 
cicatriser les choses, mais que nous etions encore jeunes, que nous avions toute la vie devant nous. 
Maintenant je me retournais et je m’apercevais que la vie etait fmie, qu’elle etait passee a cote de 
nous sans vraiment nous faire de grands signes, puis qu’elle avait repris ses cartes avec discretion et 
elegance, avec douceur, qu’elle s’etait tout simplement detournee de nous ; vraiment, a y regarder de 
pres, elle n’avait pas ete bien longue, notre vie.) 

Je souhaitais en quelque sorte realiser un mur Facebook, mais a mon usage personnel, un mur 
Facebook qui ne serait jamais vu que par moi - et, tres brievement, par 1’employe de l’agence 
immobiliere qui aurait a evaluer mon appartement a la suite de mon deces ; il serait un peu surpris, 
puis il jetterait tout qa a la poubelle, et sans doute prevoirait un lessivage, pour eliminer les traces de 
colle sur les murs. 

La tache etait aisee, grace aux fonctionnalites des cameras modernes ; a chacun de mes cliches 
etaient associees l’heure et la date de la prise de vue, rien n’ etait plus simple que de realiser un tri 
selon ces criteres. Aurais-je active, sur mes appareils successifs, la fonction GPS que j’aurais 
egalement pu, avec certitude, retrouver les lieux ; mais cela en verite etait inutile, je me souvenais 
des lieux de ma vie, je m’en souvenais meme parfaitement, avec une precision chirurgicale, inutile. 
Ma memoire des dates etait plus incertaine, les dates etaient sans importance, toute chose qui avait 
lieu avait lieu pour l’eternite, je le savais maintenant, mais il s’agissait d’une eternite fermee, 
inaccessible. 

J’ai mentionne dans le cours de ce recit certaines photos, deux avec Camille, une avec Kate. Il y en 
avait d’autres, un peu plus de trois mille autres, d’un interet beaucoup moins grand, c’etait meme 
surprenant de constater a quel point mes photos etaient mediocres : ces cliches touristiques, a Venise 
ou a Florence, exactement semblables a ceux de centaines de milliers d’autres touristes, pourquoi 
avais-je cru bon de les prendre ? Et qu’est-ce qui avait bien pu m’inciter a faire developper ces 
images banales ? J’allais cependant les coller, chacune a sa place, sur le mur, sans esperer qu’il s’en 
degage une beaute ni un sens ; mais j’allais quand meme continuer, jusqu’au bout, parce que je 
pouvais le faire, materiellement je pouvais le faire, c’etait une tache physiquement a ma portee. 


Par consequent, je le fis. 



Je finis, moi aussi, par m’interesser au decompte des charges. Elies etaient extraordinairement 
elevees dans ces tours du 13 e arrondissement, ce que je n’avais pas anticipe, et qui allait interferer 
avec mon plan de vie. II y a encore quelques mois (quelques mois seulement ? une annee entiere, 
voire deux ? je ne parvenais plus a associer de chronologie a ma vie, seules quelques images 
survivaient au milieu d’un neant confus, le lecteur attentif completera), enfin bref au moment ou je 
decidai de disparaitre, de m’ eloigner definitivement du ministere de E Agriculture comme de Yuzu, 
j’avais encore la sensation d’etre riche, et que 1’heritage de mes parents me permettrait un temps de 
vie illimite. 

II restait a present sur mon compte un peu plus de deux cent mille euros. Naturellement il etait hors 
de question que je prenne des vacances (des vacances pour quoi faire ? du funboard, du ski alpin ? et 
dans quel cadre ? Une fois, dans un club quelconque de Fuerteventura ou j’etais parti avec Camille, 
j’avais croise un type qui etait venu seul : il dinait seul, et il dinerait seul, de toute evidence, jusqu’a 
la fin de son sejour ; il avait une trentaine d’annees, c’etait un Espagnol me semblait-il, physiquement 
pas mal et sans doute d’un niveau social acceptable, on l’imaginait guichetier dans une banque ; le 
courage qu’il devait journellement deployer, en particulier a l’heure des repas, m’ avait sidere, 
m’ avait presque plonge dans la terreur). Je ne partirais pas non plus en week-end, les hotels de 
charme c’etait termine pour moi, aller seul dans un hotel de charme autant se tirer une balle, j’avais 
eu un vrai moment de tristesse en rangeant mon G 350 dans ce parking sinistre, au troisieme sous-sol, 
qui etait vendu avec mon appartement, le sol etait repugnant et gras, 1’atmosphere nauseabonde, des 
epluchures de legumes trainaient ga et la : c’etait une bien triste fin, pour mon vieux G 350, la 
reclusion dans ce parking sale et glauque, lui qui avait devale des chemins de montagne, traverse des 
marecages, passe des gues, lui qui avait un peu plus de 380 000 kilometres au compteur, et qui ne 
m’ avait a aucun instant dccu. 

Je ne pensais pas davantage faire appel a des escorts, d’ailleurs j’avais perdu la feuille que 
m’ avait remise le docteur Azote. Au moment ou je m’en ape reus, ou je me dis que je l’avais 
probablement oubliee dans ma chambre de l’hotel Mercure, j’eus un instant d’inquietude a l’idee 
qu’Audrey avait pu tomber dessus, que son estime pour moi avait pu en etre alteree (mais qu’est-ce 
que ga pouvait me foutre ? c’etait vraiment n’importe quoi, ma psychologie). Je pouvais evidemment 
redemander a Azote, oubienje pouvais chercher par moi-meme, les sites Internet ne manquaient pas, 
mais cela me paraissait bien vain : rien qui ressemble a une erection n’etait pour l’heure 
envisageable, mes sporadiques tentatives de masturbation ne me laissaient aucun doute a ce sujet, 
ainsi le monde s’etait trans forme en une surface neutre, sans relief et sans attrait, mes depenses de 
fonctionnement du coup s’etaient considerablement reduites ; mais le montant des charges etait si 
indecemment eleve que meme en me limitant aux joies moderees de la nourriture et des vins, je 
pouvais au maximum escompter dix ans avant que mon solde bancaire, s’approchant de zero, ne 
termine le processus. 

J’avais 1’intention d’operer de nuit, pour ne pas etre arrete par la vue du beton de 1’esplanade, je 
croyais peu en mon propre courage. Dans la sequence que j’avais prevue, le deroulement des 
evenements etait bref et parfait: a 1’entree de la piece principale, un commutateur me permettait de 
relever les volets roulants en quelques secondes. En essayant d’eviter toute pensee je me dirigeais 
vers la fenetre, je faisais coulisser les baies vitrees, je me penchais et voila c’etait fait. 



Je fus longtemps retenu par la pensee du temps de chute, je m’imaginais flotter des minutes dans 
l’espace, reprenant progressivement conscience de 1’ineluctable eclatement des organes au moment 
de 1’impact, de la douleur absolue qui me traverserait, et de plus en plus envahi, a chaque seconde de 
ma chute, par un etat de terreur affreux, total, qui ne serait meme pas adouci par la grace bienheureuse 
d’un evanouissement. 

C’etait bien la peine d’avoir fait des etudes scientifiques longues : la hauteur h parcourue par un 
corps en chute libre en un temps t etait en realite precisement donnee par la formule h=l/2gt 2 , g etant 
la constante gravitationnelle, ce qui donnait un temps de chute, pour une hauteur h, de V2h/g. Compte 
tenu de la hauteur (cent metres presque exactement) de mon immeuble, et du fait que la resistance de 
l’air pouvait pour ces hauteurs de chute etre negligee, cela representait un temps de chute de quatre 
secondes et demie, cinq secondes au maximum si Ton tenait absolument a introduire la resistance de 
l’air ; pas de quoi, comme on le voit, en faire un drame ; avec quelques verres de calvados dans le 
nez, il n’etait meme pas certain qu’on ait clairement le temps de penser. II y aurait certainement bien 
davantage de suicides si les gens connaissaient ce simple chiffre : quatre secondes et demie. 
J’atteindrais le sol a une vitesse de 159 kilometres/heure, ce qui etait un peu moins agreable a 
envisager, mais bon, ce n’etait pas de l’impact avant tout dont j’avais peur, mais du vol, et, la 
physique l’etablissait avec certitude, mon vol serait bref. 

Dix ans c’etait beaucoup trop, mes souffrances morales auraient atteint bien avant un niveau 
insoutenable et directement letal, mais en meme temps je ne me voyais pas laisser un heritage (a qui 
d’ailleurs, a l’Etat ? la perspective etait supremement deplaisante), il fallait done que j’augmente le 
rythme de mes depenses, c’etait pire que mesquin c’etait franchement minable, mais la perspective de 
mourir avec de 1’argent sur mon compte, je ne pouvais pas la supporter. J’aurais pu donner, me 
montrer genereux, mais avec qui ? Les paralytiques, les SDF, les migrants, les aveugles ? Je n’allais 
quand meme pas filer mon pognon a des Roumains. On m’avait peu donne, et j’avais peu envie de 
donner moi-meme ; la bonte ne s’etait pas developpee enmoi, le processus psychologique n’avait pas 
eu lieu, les humains dans leur ensemble m’etaient au contraire devenus de plus en plus indifferents, 
sans meme parler des cas d’hostilite pure et simple. J’avais tente de me rapprocher de certains 
humains (et surtout de certaines humaines, parce qu’au depart elles m’attiraient davantage, mais de 
cela j’ai deja parle), enfmje crois que j’avais faitunnombre de tentatives normal, standard, dans la 
moyenne, mais pour differentes raisons (que j’ai egalement evoquees) rienne s’etait concretise, rien 
ne m’avait permis de penser que j ’avais un endroit pour vivre, ni un cadre, ni une raison de le faire. 

La seule solution pour reduire mon solde bancaire etait de continuer a bouffer, d’essayer de 
m’interesser a des mets onereux et fins (truffes d’Alba ? homards du Maine ?), je venais de depasser 
quatre-vingts kilos mais qa n’influencerait pas le temps de chute, comme l’avaient deja etabli les 
remarquables experiences de Galilee, effectuees selon la legende a partir du sommet de la tour de 
Pise, mais plus probablement du sommet d’une tour de Padoue. 

Ma tour avait egalement un nom de ville italienne (Ravenne ? Ancone ? Rimini ?). La coincidence 
n’avait rien d’hilarant, mais cependant il ne me paraissait pas absurde d’essayer de developper une 
attitude humoristique, d’envisager comme une plaisanterie le moment ou je me pencherais par la 
fenetre, ou je m’abandonnerais a l’action de la pesanteur, 1’esprit de plaisanterie etait apres tout, 
concernant la mort, atteignable, des tas de gens mouraient a chaque seconde et ils y reussissaient 



parfaitement, du premier coup, sans faire d’histoires, certains en avaient meme profite pour faire des 
bons mots. 

J’y arriverais, je sentais que j’etais sur le point d’y arriver, c’etait la derniere ligne droite. II me 
restait deux mois de Captorix sur mon ordonnance, il faudrait sans doute que je revoie une derniere 
fois le docteur Azote ; cette fois je devrais lui mentir, feindre une amelioration de mon etat, eviter de 
sa part une tentative de sauvetage, une hospitalisation en urgence ou je ne sais quoi; il faudrait que je 
me montre optimiste et leger, enfin sans exagerer non plus, mes capacites d’acteur etaient restreintes. 
Ce ne serait pas facile, il etait loin d’etre bete ; mais abandonner le Captorix, meme une seule 
journee, n’etait pas envisageable. Il ne faut pas laisser monter la souffrance au-dela d’un certain 
niveau sinon on se met a faire n’importe quoi, on avale du Destop Turbo et vos organes internes, 
composes des memes substances qui bouchent habituellement les eviers, se decomposed dans des 
souffrances horribles ; ou bien on se jette sous le metro et on se retrouve avec deux jambes en moins 
et les couilles hachees enmorceaux, mais toujours pas mort. 



C’est un petit comprime blanc, ovale, secable. 

II ne cree, ni ne transforme ; il interprete. Ce qui etait defmitif, il le rend passager ; ce qui etait 
ineluctable, il le rend contingent. Il fournit une nouvelle interpretation de la vie - moins riche, plus 
artificielle, et empreinte d’une certaine rigidite. Il ne donne aucune forme de bonheur, ni meme de 
reel soulagement, son action est d’un autre ordre : transformant la vie en une succession de 
formalites, il permet de donner le change. Partant, il aide les hommes a vivre, ou du moins a ne pas 
mourir - durant un certain temps. 

La mort, cependant, finit par s’imposer, l’armure moleculaire se fendille, le processus de 
desagregation reprend son cours. C’est sans doute plus rapide pour ceux qui n’ont jamais appartenu 
au monde, qui n’ont jamais envisage de vivre, ni d’aimer, ni d’etre aimes ; ceux qui ont toujours su 
que la vie n’etait pas a leur portee. Ceux-la, et ils sont nombreux, n’ont, comme on dit, rien a 
regretter ; je ne suis pas dans le meme cas. 

J’aurais pu rendre une femme heureuse. Enfin, deux ; j’ai dit lesquelles. Tout etait clair, 
extremement clair, des le debut ; mais nous n’en avons pas tenu compte. Avons-nous cede a des 
illusions de liberte individuelle, de vie ouverte, d’infini des possibles ? Cela se peut, ces idees 
etaient dans Tesprit du temps ; nous ne les avons pas formalisees, nous n’en avions pas le gout; nous 
nous sommes contentes de nous y conformer, de nous laisser detruire par elles ; et puis, tres 
longuement, d’en souftfir. 

Dieu s’occupe de nous en realite, il pense a nous a chaque instant, et il nous donne des directives 
parfois tres precises. Ces elans d’amour qui affluent dans nos poitrines jusqu’a nous couper le 
souffle, ces illuminations, ces extases, inexplicables si Ton considere notre nature biologique, notre 
statut de simples primates, sont des signes extremement clairs. 

Et je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement repete devant 
l’endurcissement des coeurs : ils ont tous les signes, et ils n’en tiennent pas compte. Est-ce qu’il faut 
vraiment, en supplement, que je donne ma vie pour ces minables ? Est-ce qu’il faut vraiment etre, a 
ce point, explicite ? 


Il semblerait que oui.