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Full text of "La Bhagavadgìta"

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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France 



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LES, CLASSIQUES DE L'ORIENT 

COLLECTION PUBLIÉE SOUS LE PATRONAGE 

DE 

L'ASSOCIATION FRANÇAISE DES AMIS DE L'ORIENT 

ET 

LA DIRECTION DE VICTOR GOLOUBEW 



VOLUME VI 




■ '? - 2 5 9 




IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE : 
15 EXEMPLAIRES IMPRIMÉS EN DEUX EN- 
CRES SUR VÉLIN D'ARCHES A LA FORME> 
RENFERMANT UNE DOUBLE SUITE EN NOffi 
ET EN BISTRE DES PLANCHES HORS TEXTE 
SUR PAPIER DE SOIE JAPON TYCOON, NUMÉ- 
ROTÉS DE 1 A 15 ; 

140 EXEMPLAIRES IMPRIMÉS EN DEUX EN- 
CRES SUR VÉLIN D'ARCHES A LA FORME, 
NUMÉROTÉS DE 16 A 185; 

1.500 EXEMPLAIRES IMPRIMÉS SUR VÉLIN 
BOUFFANT DES PAPETERD3S DE PAPAULT, 
NUMÉROTÉS DE 156 A 1655. 




Copyright by Éditions Bossard, 1922. 



LA BHAGAVADGITA 



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LES CLASSIQUES DE L'ORIENT 



LA 

BHAGAVADGÎTÂ 

TRADUITE DU SANSCRIT 
AVEC UNE INTRODUCTION 

PAR 

Émile SE N ART 

MEMBRE DE L'INSTITUT 

Bois dessinés et gravés par H. Tirmas 




EDITIONS BOSSARD 

43, RUE MADAME, 43 
PARIS 

19»» 



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■ - - . - - \ 




AVERTISSEMENT 



Cette traduction est destinée an public lettré; 
elle ne devait pas s'alourdir de commentaires techni- 
ques. Les notes très peu nombreuses n'ont d'autre 
objet que de rendre notre texte plus accessible, 
même à des lecteurs peu préparés. 

L'introduction est elle-même très sommaire. Les 
idées qui s'expriment dans la Bhagavadgîtâ sont 
indissolublement enchevêtrées aux doctrines les 
plus caractéristiques de la pensée religieuse chez les 
Hindous. Plusieurs seront naturellement tentés de 
les envisager d'un point de vue plus universel. Du 
moins seront-ils avertis du danger que, à exagérer 
la portée de ces formulés, ils courent d'en fausser 
le sens. Trop souvent des généralisations brillantes 
tirent de l'histoire, et même de documents authen- 
tiques, des conclusions que le philologue, esclave 
des méthodes rigoureuses, ne peut s'empêcher d'es- 
timer trop subjectives et aisément décevantes. 

Les habitués de la présente collection sont déjà 
familiarisés avec la transcription des mots sanscrits. 
Il me suffira de rappeler ici, pour lever toute hési- 
tation de lecture, que 



AVERTISSEMENT 

w représente toujours le son ou; 
e est toujours è long; 

ai et au expriment les diphthongues aï, aou; 
que g se prononce toujours comme en français 
devant «, o, u; 

que c se doit lire tch; j, dj et sh, eh, comme 
dans la graphie anglaise. 



INTRODUCTION 



L A BHAGAVADGïTÂ est un poème 
illustre. Il en est peu, dans la littérature 
universelle, qui aient provoqué déplus vifs 
enthousiasmes. Des œuvres du génie hindou, elle 
fut, en 1785, grâce à la traduction de IVilkins, 
révélée la première à l'Occident Cette date 
marque le moment où commença de se déchirer 
le voile qui, depuis tant de siècles, dérobait à 
l'Europe le passé de VInde. L'heure était propice : 
le courant romantique porta vite et haut la re- 
nommée de ces vers. La recommandation de 
Schlegel, de G. de Humboldt, de Hegel, acheva 
d'exalter les premières curiosités; elles s'avivaient 
du préjugé qui, à cette époque, attribuait à la 
civilisation hindoue une antiquité prodigieuse. 

L'écho de cette renommée ne s'est pas éteint. La 
Gîtâ avait de quoi se défendre, même devant des 
juges moins prévenus. Elle était destinée à en 



INTRODUCTION 

■ ■■ - - - p 

rencontrer de plus favorables encore : les cénacles 
thèosophiques et ésotêriques se réclament volon- 
tiers de l'Inde. Je m'arrête au seuil du sanctuaire.^ 
Ce n'est pas un livre d'édification, même philoso- 
phique, que nous apportons ici. Pour être plus 
profane, notre %èle n'en est pas moins empressé. 

Aujourd'hui encore, ces vers gardent une, belle 
part de leur vertu sur le peuple dont ils résument, 
non sans force ni sans éclat, plusieurs des idées 
maîtresses; aujourd'hui encore, dans Un pays 
naturellement enclin à la piété, ils agissent en 
consolation et en lumière sur beaucoup d'esprits; 
comment ne pas les aborder avec une déférence 
sincère ? Plusieurs pourront ressentir ce qu'ont, à 
nos y eux, de fantastique, d'étrange, de choquant 
parfois, certaines conceptions qu'ils évoquent; 
personne ne demeurera insensible à leur haute 
inspiration. 

Les visions et les allures partout analogues du 
mysticisme, dont le souffle grisant frémit dans ces 
stances, rapprochent les temps et les lieux. Quel 
qu'en soit le charme subtil, une œuvre où, depuis 
des siècles, l'Inde se plaît à se reconnaître, dont 
elle aime à se glorifier, nous attire avant tout par ce 
que, dans le fond et dans la forme, elle révèle 
des notions, des procédés et des tendances de l'es- 
prit hindou. 

On n'entre pas de plain-pied dans un monde si 

13 



INTRODUCTION 

éloigné de nos façons de penser que trop souvent 
le traducteur est réduit à garder, sous leur forme 
indigène, des termes pour lesquels nous manquent 
des équivalents, même approximatifs. Ce n'est 
pas ici et dans les limites où il convient de m' en- 
fermer, que se peuvent aborder tous les problèmes 
qui se posent, ni approfondir des discussions sin- 
gulièrement délicates. Des indications rapides ne 
peuvent d'ailleurs suppléer que bien imparfaite- 
. ment à ces impressions directes qu'éveille et que 
contrôle, seule, une familiarité prolongée avec les 
manifestations diverses d'une race dans l'histoire 
et dans la vie. Au moins, voudrais-je, en les invi- 
tant à pénétrer sur un terrain asse% tourmenté, 
offrir aux lecteurs patients quelques fils conduc- 
teurs. . ' - ■ 

Et, tout d'abord, qu'est-ce que la Bhagavadgîtâ? 
Elle se présente comme un fragment du Mahâ- 
bbârata. 

De l'immense épopée, le centre est le récit de la 
lutte qui met aux prises pour le pouvoir suprême 
deux branches d'une même famille : d'une part, 
les cinq fils de Pându (dont Arjuna); de l'autre, 
leur oncle Dbritarâshtra avec Duryodhana et ses 
quatre-vingt-dix-neuf frères. Mais, débordant de 
toutes parts le cadre héroïque, elle a pris figure 
d'encyclopédie. Elle ne s'est pas contentée de s'en- 

13 



INÎRÔDÛCTION 

richir de tout un trésor de légendes pieuses ou 
guerrières, rattachées à la donnée principale par 
des liens souvent très ténus; elle s'est ouverte à 
des développements religieux, didactiques, si vas- 
tes, qu'ils ont donné prétexte à la considérer 
comme étant, d'origine et de plan prémédité, une 
sorte de Corpus de la religion, de la morale et du 
droit. La Bbagavadgîtâ ou « Chant du Seigneur » 

— plus complètement la « Bbagavadgîtâ upa- 
nishad s», « la doctrine exposée par le Seigneur » 

— est un de ces épisodes. 

Déjà les deux armées sont rangées en ordre de 
bataille; Arjuna veut considérer les chefs contre 
lesquels il va avoir à engager la lutte; il se fait 
mener devant les lignes. Le conducteur de son 
char de guerre est Krishna, son parent, de la 
lignée de Yadu. Le dialogue qui se déroule à ce 
moment entre les deux héros forme le cadre du 
poème. Le roi Dbritarâshtra est aveugle; son cocher, 
Sanjaya, a reçu le privilège de se transporter 
instantanément sur tous les points du champ de 
bataille, de ne rien perdre de ce qui s'y passe. 
C'est lui qui rapporte l'incident au vieux souve- 
rain enfermé dans sa nuit. 

Krishna entre en scène comme compagnon d' Ar- 
juna; mais aussitôt il se manifeste en maître reli- 
gieux; Use transfigure en entité divine; le moment 
d'après, il s'affirme le dieu unique, identique à 

14 



IN T R DUC T I ON 

l'Âme universelle. C'est bien ainsi, quelle que 
soit, au vrai, son origine, historique ou mytholo- 
gique., quelles qu'aient été les étapes de cet avène- 
nement, que Krishna^Vâsudeva nous apparaît, 
dans la plus grande partie du Mahâbhârata, s' épa- 
nouissant, — soit directement, soit par identifica- 
tion avec Nârâyana-V'isbnu — en divinité su- 
prême. A une certaine époque, ses fidèles consti- 
tuèrent une religion à eux; l'épithète de Bbagavat. 
spécialement attribuée à leur dieu leur valut le 
nom de Bbâgavatas, « adorateurs de Bhagavat». 
La Bhagavadgîtâ représente le texte fondamental 
de la secte. 

Tel qu'il nous est parvenu, avec ses cent mille 
strophes et ses disparates de toutes sortes, le 
Mahâbhârata ne peut passer pour Vœuvre d'un 
homme, ni même d'une génération. On a, pour en 
expliquer la composition, proposé plus d'un sys- 
tème. Il est clair, tout au moins, que c'est de la 
classé savante que le thème, d'essence héroïque, a 
reçu sa forme définitive. Les éléments multiples 
qu'il paraît avoir absorbés ont pu s'y introduire à 
des époques diverses. Toute chronologie est, dans 
l'Inde^ fâcheusement flottante, surtout pour tes 
périodes antérieures aux premiers synchronismes 
que fournissent, à la fin du IV* siècle avant Jésus- 
Christ, les témoignages helléniques. Combien l'in- 
certitude coutumière ne s' aggr ave-t-elle pas en 

iS 



INTROD U G TI ON 

face d'un poème immense , impersonnel, qui a dû 
s'accroître par stratifications successives? On 
admet que le texte que nous possédons ne s'est plus 
modifié sensiblement depuis les environs de l'an 
300 de notre ère. Qu'est-ce à dire si les parties les 
plus anciennes en peuvent être, en substance, 
antérieures de bien des siècles ? 

îl ne reste qu'à considérer notre épisode en lui- 
même. Les questions se pressent. Quelle est sa 
date? Quelle place tient-il dans l'évolution reli- 
gieuse? 

La Bhagavadgîtâ n'est pas l'exposé méthodique 
d'une doctrine organiquement ordonnée. Elle se 
déroule en une trame très lâche. Assurément, on 
y reconnaît à plusieurs reprises le souci de se re- 
lier aux données de la scène où elle est assez ar ^~ 
ficiellement enchâssée; mais, en somme, les idées 
y vont et reviennent sans enchaînement exact; les 
répétitions y foisonnent et certains développe- 
ments s'y donnent carrière sans proportion avec 
l'importance doctrinale des sujets qu'ils touchent. 
Des affirmations y voisinent qui se heurtent ou se 
contredisent. 

On s'est refusé à croire que des disparates si 
évidentes pussent remonter aune composition uni- 
que. On a supposé que, tel qu'il nous est parvenu, 
le poème résultait d'une double élaboration : un 

16 



1 



ÎNTRODÙCÎIOfî 

* 

te$te primitif aurait, ultérieurement, de mains 
dirigées par une philosophie rivale, subi des alté- 
rations, surtout des additions essentielles. 

Dans le cadre de V orthodoxie brahmanique, 
deux systèmes spéculatifs principaux s' affrontent : 
le Vedânta moniste qui proclame Vunitè de tout * 
dans Vitre absolu (brahman, âtman), le Sâmkhya, 
qui s'inspire d'un dualisme irréductible en sépa- 
rant complètement V esprit et le monde sensible 
(purusha^/prakriti). C'est, chose singulière, tantôt 
l'un, tantôt l'autre, que l'on a tour à tour pré- 
senté comme ayant présidé soit à la rédaction, 
soit aux retouches. 

On s'est appliqué à discerner les morceaux de 
provenances différentes ; tentatives fragiles autant 
qu'arbitraires. Bien des incohérences échappent ou 
résistent. Un remaniement intentionnel, imposé 
par des convictions intransigeantes,, aurait dû, 
semble-t-il, procéder par élimination des doctrines 
adverses; ici les pbilosophèmes contradictoires 
se juxtaposent et s'associent, le plus souvent sans 
que se manifeste aucun effort pour en atténuer ou 
en concilier les antinomies. 

Il faut certainement renvoyer dos à dos les deux 
thèses. 

On a, plus d'une fois, abusé de cet expédient 
qui consiste à admettre de vastes interpolations. 
Il- est trop commode pour n'être pas d'abord un 

17 



INTRODUCTION 



peu suspect. Il se heurte ici à une objection déci- 
sive. : 

// n'est pas douteux que la Bbagavadgîtâ rap- 
proche des théories, des termes, des classifications 
qui s'opposent dans les formules définitives des 
deux écoles philosophiques. Mais, sans parler de 
livres comme les « Lois de Manu », presque tous 
les morceaux didactiques du Mahâhhârata sont 
dans le même cas (*) . 

Et que dire de toute une série d'upanishads, 
Kâthaka, Çvetâçvatara, Maitrâyana, Mundaka, 
où le mélange est cependant trop intime pour se 
laisser disjoindre en courants autonomes? Un fait 
si étendu, si lié, ne s'explique pas par des acci- 
dents fortuits . Nous sommes en présence d'un état 
d'esprit qui a eu de la consistance et de la durée. 
La Bbagavadgîtâ n'en est qu'une manifestation 
entre beaucoup d'autres, à mon avis la plus ins- 
tructive. Comment le faut-il entendre ? Et com- 
ment s'est-il produit? 

Prenant, en quelque sorte, le contrepied des vues 
que j'écartais tout à l'heure, un critique a, dans 
cette condition des croyances, cru reconnaître un 
moment normal de l'évolution des idées : ce qui, 
pour d'autres, est le mélange paradoxal de sys- 

. (*) Il importe peu que plusieurs, appartenant à une époque 
plus basse, expriment un syncrétisme déjà plus consolidé en 
thème doctrinal. 

îS 



i 



1 N T RÔ Dtf CTÎON 

tèmes contraires lui est apparu comme un ensem- 
ble logiquement harmonieux. De ce tronc unique, 
les doctrines rivales n'auraient divergé que par 
la suite en branches indépendantes, hostiles. Au 
service de cette pensée il a mis un effort persévé- 
rant. Très abondants, ses commentaires n'ont pas 
paru très persuasifs. Ce n'est pas le lieu d'en 
renouveler le procès par le menu. A coup sûr, la 
thèse a recueilli peu de suffrages. Même si ses 
interprétations du détail étaient plus convain- 
cantes, elles supposeraient che% les Hindous de 
cette époque un souci de construction, une capa- 
cité d'organisation systématique qu'il n'est pas rai- 
sonnable d'attendre. Ils étaient mal préparés à 
dévider, suivant des lignes logiques, l'écheveau 
compliqué d'une théorie maîtresse. 

L'appareil didactique dans lequel les Hindous 
ont enfermé intrépidement les enseignements 
mêmes qui semblent y répugner le plus, ne doit 
pas faire illusion. Leurs vues spéculatives ne se 
fondent guère sur des prémisses nettes, sur des 
enchaînements rigides, satisfaisants pour notre 
esprit. Beaucoup plus que par déductions serrées, 
leur pensée procède par intuitions et par classi- 
fications partielles. Naturellement enclin à uni- 
fier, à réduire les oppositions, leur mysticisme 
subit volontiers le prestige des combinaisons 
d'images et de mots. 

19 



INTRODUCTION 



Ce qui est vrai pour toutes les époques l'est par- 
ticulièrement pour les temps anciens, avant que, 
mûrie par l 'expérience et obéissant à l'évolution 
naturelle, leur réflexion fût devenue plus exi- 
geante et s'ordonnât dans les formes scolastiques . 

Là où M. Dahlmann découvre un effort puis- 
samment concentré, la Bbagavadgîtâ, dans ses 
incohérences, offre l'image évidente d'une pensée 
inconsistante, dispersée. C'est, je pense, de là na- 
ture, des conditions du mouvement religieux dont 
relèvent ces spéculations, que se dégage leur vrai 
caractère. Ce mouvement correspond à ce que 
j'appellerais la période épique, l'âge où, au déclin 
des temps védiques, se sont formés et combinés les 
courants qui ont abouti au type classique du brah- 
manisme. 

Les limites chronologiques n'en sont rien moins 
que précises. Ce qui est sûr, c'est que, détonne 
heure, au-dessous du niveau marqué pour nous 
par la tradition, ésotérique en un sens, des brâb- 
manas, des vieilles upanishads, naquirent ou se 
propagèrent des idées, des cultes ^nouveaux. La 
littérature sacerdotale fut plus ou moins lente à 
se les approprier ; mais, en somme, ils fournirent 
l'armature de la religion générale du pays. Issus, 
sans doute, de germes populaires, accueillis et fé- 
condés par les dirigeants des hautes classes, ils 

so 



INTRODUCTION 

i M * 

\ _ 

forcèrent la forteresse des croyances et de l'orga- 
nisation sociale propres à la primitive culture 
âryenne. C'est le temps où V épopée se - meut 
ou plonge ses racines. Là fermentent les éléments 
d'où rayonner ont soit } sous leurs formes initiales, 
les sectes réputées orthodoxes, soit telle religion, 
comme le bouddhisme, qui, en rompant avec le 
ritualisme et la primauté brâhmaniques, se rejette 
formellement dans l'hétérodoxie: 

La foi à la transmigration est universellement 
acceptée ; elle domine pratiquement tous les esprits; 
elle pénètre toutes les écoles. Pour tous, il s'agit 
de se libérer de ce retour éternel à des existences 
sans fin, d'assurer le « salut » (nrïoksha) . C'est le 
problème de la délivrance; l'objet est commun à 
tous, diverses les voies qui y mènent. 

La classe sacerdotale tend à réserver ce privi- 
lège à l'accomplissement des rites dont elle a le 
dépôt. Plusieurs préconisent la pratique d'austé- 
rités auxquelles , sans doute sous l'influence per- 
sistante de vieilles notions magiques, on attribue 
une puissance supérieure à la résistance même des 
dieux. Puis, c'est le pouvoir merveilleux de la 
gnose (jnâna), connaissance de la vertu du sacri- 
fice, connaissance surtout des intuitions transcen- 
dantes qu'exaltent les plus anciens livres qui pro- 
clamèrent l'unité en Brahman; une vision qui 
paraît avoir, de très bonne heure, enchanté et 



■ - ' .' L - . : 

- - ; , J *' 

INTR OD U C T ION 

dominé l'âme hindoue et qui demeure, à travers 
les âges, comme le pôle vers lequel toujours elle 
gravite. Brahman devient le nom de l'absolu, 
mais il ne le devient que parce qu'il a d'abord 
désigné la prière, l'hymne et, par extension, l'en- 
semble du sacrifice. 

D'autre part, l'idée de la transmigration, une 
fois établie, se complète et s'organise; le mérite 
acquis ou le démérite encouru pendant les exis- 
tences terrestres, appar ait comme un capital mo- 
ral, en crédit ou en débit; la balance conditionne 
la nature des naissances qui se succéderont pour 
chacun, agréables ou pénibles. C'est ce qu'on 
appelle le Karman, ^littéralement V « acte », le 
fruit des. actes. Et il était naturel que Je Karman 
prît ainsi figure de cause universelle, chaque 
action devenant nécessairement cause d'action, 
donc d'existence ultérieure. Parallèlement, dans 
la tradition sacerdotale, Karman désigne Vacte 
rituel auquel est attribuée une vertu infinie. 

Ces homonymies ont-elles jamais été purement 
accidentelles? On voit, du moins, à quelles cons- 
tructions elles risquaient d'encourager des esprits 
qui, impressionnables aux jeux mystiques, traver- 
sent une crise de croissance où ils se montrent à 
la fois très épris de formules, peu regardants sur 
la solidité des rapprochements, prompts à se payer 
de comparaisons et d'à peu près. 

32 



», 



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i 

INTRODUCTION' 

Des deux voies oà s'engage l'école védique et 
: . sacerdotale, l'une, celle de la gnose, se greffait 
sans doute sur la puissance qu'une superstition 
- presque universelle attribue à la connaissance de 
mots et de formules réputés mystérieux; l'autre 
était celle du sacrifice. Toutes deux pouvaient 
aisément converger en harmonisant leur discor- 
dance sous le vocable commun de « Brabman ». 

Cependant, ^pas plus que le respect des rites ne 
supprimait le prestige dé l'ascèse, l'exaltation 
moniste n'épuisait la curiosité spéculative. Le 
« Yoga » qui devait discipliner et systématiser 
l'effort ascétique, en discerner les degrés et les 
effets, ouvrait une voie parallèle; au-dessous de 
la vision éblouie de l'unité, la recherche philoso- 
phique consacrait au monde des réalités, à l'ana- 
lyse plus ou moins serrée de ses éléments, un tra- 
vail de classification et d'énumération d'-ou sortit 
aussi son nom de « Sâmkhya ». 

Assurément, toutes ces vues tendaient à se cons- 
tituer en enseignements particuliers, en darçanas : 
Vedânta, Sâmkhya, Yoga, Mîmâmsâ. Dans la 
période ancienne, elles 'n'apparaissent pas encore 
ordonnées en théorèmes définitifs; bien moins 
sont-elles ressenties isolément comme sources de 
vérité exclusives et inconciliables. Ce sont des 
tracés de pensée indépendants. Elles gardent une 
plasticité favorable , à toutes les combinaisons; et 

23 



INTRODUCTION 

l'on s'affaire moins de comparer leur valeur ra- 
tionnelle que de les compléter les unes par les 
autres et de multiplier d'autant les moyens de 
salut. 

i { - 

On entrevoit, des lors comment des doctrines 

L , ! 

diverses — expression des plus primitives intui- 
lions où survivances de superstitions vénérables,, 
tentatives de réflexion spontanée ou essais hési- 
tants de généralisation — purent se rejoindre 
dans une atmosphère pacifique; elles y demeu- 
raient en suspension, prêtes soit à se rapprocher, 
soit à servir des initiatives religieuses qui enten- 
daient s'en parer beaucoup plus qu'elles ne s'en 
déduisaient. 

Le développement d'une caste sacerdotale nom- 
breuse, maîtresse de l'activité intellectuelle, à 
laquelle son pouvoir social et son autorité profes- 
sionnelle assurent beaucoup de liberté avec beau- 
coup de ressources, le goût spontané de la race 
pour les classifications et sa mysticité naturelle 
créent ici une- situation unique. ' 

Morcellement infini des enseignements consa- 
crés, sous une multitude de maîtres autonomes, 
tant au rituel qu'à d'autres objets, au fur et 
à mesure qu'ils prennent 'corps ; mobilité des 
étudiants qui, en attendant qu'ils deviennent 
maîtres à leur tour, se trouvent, dans leur car- 
rière volontiers itinérante, à même de puiser à 

24 



INTRODUCTION 

des sources variées; habitude prolongée pendant 
des siècles d'une méthode purement orale, donc 
facilement ouverte à tontes les influences , délibé- 
rées ou accidentelles : c'est de quoi préparer des 
syncrétismes auxquels son tour imaginatif et son 
besoin asse% faible de logique rigoureuse incli- 
naient d'ailleurs l'esprit hindou. La force persua- 
sive qu'exercent sur lui des rapprochements et des 
étymologies fantaisistes, le prédisposent à des 
combinaisons dont s'éblouit sa facilité brillante. 
Nulle orthodoxie catégorique ne le met en défense. 

Tel est le milieu où s'élabore la pensée reli- 
gieuse de ce moyen âge hindou. Il plonge dans les 
croyances et les pratiques de l'immigration 
aryenne; il aboutit aux formes familières du 
brâhmanisme hindouiste. Il couvre donc une vaste 
évolution. Malheureusement, surtout dans la pé- 
riode ancienne, le mécanisme nous en échappe. La 
littérature védique a seule encore la parole : elle le 
masque beaucoup plus qu'elle ne, le révèle. Tan- 
dis que le mouvement se poursuit dans les couches 
profondes, elle ne reflète que ce que professent les 
milieux élevés de la classe sacerdotale. Il faut 
compter avec le régime des classes et des castes, 
avec le privilège littéraire des brâhmanes. Les 
faits, ici, ne se classent pas seulement par leur 
âge, mais par le niveau social auquel ils corres- 
pondent. Le rapport qu'il est naturel d'établir 

25 



INTRODUCTION ? 

\ r - ' 

entre la genèse des idées et la date des livres 
risque d'être décevant. 

Les brâhmanas, très particulièrement le Çata- 
patha, font des allusions assez enveloppées à la 
métempsycose et au dogme du Karman. On a cru 
pouvoir en conclure que, de leur temps , ces concep- 
tions étaient encore tout juste naissantes. Ils 
semblent parfois envisager les renaissances dans 
V au-delà et prévoir pour les Mânes ; pour ceux du 
moins à qui leurs mérites n'auraient pas conquis 
l'immortalité parmi les dieux, l'éventualité d'une 
mort nouvelle. On en a conclu que, de cette notion 
que Von suppose primitive, (que l'on présente 
d'ailleurs plus précise qu'elle ne m' apparaît,) se 
serait lentement élaborée, par voie d'analogie ou 
de développement logique, toute la théorie de la 
transmigration. Base bien fragile et bien étroite 
pour une croyance qui a fait une si large fortune ! 
Se peut-il que, destinée à exercer sur l'esprit 
hindou une emprise si profonde, si irrévocable, 
elle soit sortie non d'un fait général, d'une orien- 
tation spontanée des imaginations, mais d'une 
déduction théologique? ConçoiUon, si elle n'eût 
pas été solidement constituée antérieurement au 
Çatapaiba brâhmana, à la Bribadâranyaka, à la 

V 

Cbândogya upanishad, qu'elle eût pu, à l'heure 
ou naissait le bouddhisme, détenir l'autorité sou- 
veraine que nous lui voyons dès lors? 

■ 36 



\ 



INTRODUCTION 

Ne faut4l pas bien plutôt renverser les termes ? 
Ce n'est pas de la Re-mort (punarmrityu, c'est-à- 
dire, en réalité, punahpunarmrityu) qu'est sorti 
le Samsara; c'est la popularité acquise à la doctrine 
du Samsâra qui aurait suggéré soit de doubler 
Mrityu, la mort, d'un équivalent marqué au coin 
de cette doctrine, la mort répétée, Punarmrityu, 
soit de placer sous le patronage d'un grand sage 
brahmanique ce nom auguste du « Karman », 
dans lequel se fondaient et la conception du 
mérite moral et la vieille notion brâhmanique de 
la toutepuissance du rite. 

Dans ses cercles privilégiés, la classe sacerdo- 
taie prolongea . bien au delà des temps où elles pu- 
rent jouir d'une action générale et populaire — 
ne pourrait-on pas dire qu'elle les prolonge aujour- 
d'hui encore ? — les traditions qui formaient le 
trésor de ses croyances propres et le fondement de 
son autorité. Les brâhmanas sont des manuels du 
ritualisme védique. Leur cycle littéraire repré- 
sente beaucoup moins des idées en formation que 
des combinaisons, verbales ou légendaires, pro- 
pres à glorifier pratiques et notions consacrées. 
Les doctrines différentes qui, agissant ou dominant 
à des étages inférieurs, n'ont pas eu le pouvoir 
de s'individualiser en symboles autonomes, ne s'y 
manifestent que par occasions. Affleurement spo- 

radique qui atteste du moins leur préexistence. 

27 



INTRODUCTION 

F 

Dès longtemps, sans doute, elles tendaient à péné- 
trer dans l'enseignement comme elles avaient fait 
dans la vie. Elles n'y apparurent définitivement 
installées et faisant corps avec lui que dans cette 
stratification nouvelle de la littérature épique où, 
des apports divers et des tentatives d'accommoda- 
tion réciproque, se dégagea finalement la physio- 
nomie mobile, asse% floue, de l'orthodoxie clas- 
sique. 

Tout, on Va vu, favorisait, dans cette période, 
l'èclosion de groupements qui, malgré leur indé- • 
pendance relative, puisaient en somme à un 
même réservoir commun. Combien de passages, 
de vers, de formules se retrouvent dans des 
ouvrages qui relèvent soit de sectes, sûit d'écoles 
différentes! 

La Bhagavadgîtâ en offre elle-même bien des 
exemples. 

Il n'est pas question d'y voir l'exposé des vues 
personnelles et de la libre méditation d'un pen- 
seur original. Les incohérences en seraient inima- 
ginables, autant que les fragiles essais de concilia- 
tion qu'on y voit poindre, dans un temps et chez 
un auteur pour qui se seraient posées nettement 
les incompatibilités et les exigences respectives 
de principes rivaux. 

28 



INTRODUCTION 

D'autre part, plusieurs des données propres au 
Sâmkhya classique — telle la multiplicité infinie 
des âmes — ne s'y manifestent pas ; certaines énu- 
mérations caractéristiques de la doctrine y accu- 
sent des variantes ou montrent un état sensible 
encore de fluidité. L'usage flottant de termes signi- 
ficatif s comme mky& f prakriti, yoga, etc., donne à 
penser qu'ils n'étaient pas, à l'époque de-la rédac- 
tion, à tout le moins pour le milieu où elle s'éla- 
bora, rigoureusement stabilisés dans un emploi 
technique défini Autant de motifs de plus qui 
interdisent de chercher ici un aménagement 
calculé de théories antérieurement achevées et 
ennemies. 

De bonne heure, un vif sentiment de l'instabi- 
lité, de la fragilité des choses, inspire à l'âme 
hindoue des vues de renoncement. Des lignées de 
Yogins enseignent, en même temps qu'une mora- 
lité sévère, les mérites d'une ascèse mesurée, d'une 
existence détachée de tout calcul terrestre. Prati- 
ques de tendance, volontiers dédaigneuses des 
rites védiques, elles ne pouvaient manquer de 
chercher un . point d'appui dans des données théo- 
riques. La Bhagavadgîtâ est visiblement sortie de 
quelqu'une de ces confréries. Elles constituaient 



(*) Il est, au reste, remarquable que les manuels classiques 
des systèmes soient relativement assez récents. 

39 



INTRODUCTION 

Z^s cadres solides de la vie religieuse, lui fournis- 
saient ses éléments les plus actifs, les plus tour- 
mentés de besoins de piété et de méditation. De ce 
milieu, elle reçut le trésor composite des tra- 
ditions scolaires. Mais pour que cet héritage 
s'unifiât, au moins extérieurement, pour qu'il 
s'individualisât en une secte, il fallait le ressort 
d'une force propre, comme un pôle de cristalli- 
sation. 

Partout, mais en Inde plus qu'ailleurs, une 
secte naît et croît parfaitement sans achever un 
système original de conceptions qui embrassent 
tous les problèmes de la conscience religieuse. Une 
orientation particulière peut suffire; Voye% le 
Bouddhisme des origines. Il paraît, du fait de son 
fondateur, avoir bénéficié d'une impulsion per- 
sonnelle puissante ; il prit vite l'importance d'une 
véritable religion. Combien, cependant, il pro- 
clame peu de théorèmes neufs! Combien peu il 
s'appuie sur des spéculations explicites ! Combien, 
son principe moral posé, \il se satisfait souvent 
avec des énumérations et des formules peu char- 
gées de pensée religieuse originale! Quelle ne fut 
pas cependant sa fortune ! 

Cette force d'une inspiration dominante, ardente 
et jeune, la Bhagavadgîtâ la possède au plus haut 
point. Aux différents moyens de salut — que j'ai 
signalés — auxquels elle se réfère et qu'elle ne se 

3o 



INTRODUCTION 

refuse guère à associer, elle en ajoute un : c'est la 
croyance, la dévotion, V abandon absolu à Krishna- 
Vâsudeva. Sous le titre de Bhagavat, Krishna est 
pour elle le Dieu suprême de qui la faveur assure 
le seul vrai bien — au sentiment de la tradition 
brâhmanique — V union totale en l'Être absolu 
auquel la secte l'identifie. C'est, d*un seul mot, la 
Bhakti (»). 

Cette doctrine a, dans l'Inde, une longue his- 
toire. Depuis l'Épopée jusqu'à nos jours, elle y 
forme un grand courant ininterrompu, encore 

1 w 

que canalisé en bien des branchements. Elle s'est 
tournée vers des personnalités divines variées. 
Elle s'est adressée parfois à Çiva; cependant, dès 
les origines, ses attaches les plus stables sont avec 
Nârâyana-Vishnu et les personnages divins 
comme Vâsudeva- Krishna qui se sont fondus 
dans le cycle vishnouite. Sur ce thème, des écoles 

V 

successives brodèrent plus d'une variation lègen- 
daire ou théologique; tels les Pâncarâtras, qui 
ajustent en combinaisons artificielles des person- 
nages mythiques et des conceptions abstraites. Ce 
sont fantaisies scolastiques et produits d'un âge 
plus récent. Notre poème, et ce n'est pas son 



(*) Il y a apparence que l'affectation du mot à un culte qui a un 
* bhagavat » pour objet a été favorisée par la présence dans les 
deux termes du même support, le verbe bhaj* 

3i 



INTRODUCTION 

moindre prix, remonte à une période plus pri- 
mitive de syncrétisme spontané. • 

// n'apporte pas un dogme serti dans des ençhaî- 
néments rationnels. La Bhakti n'est pas une thèse 
philosophique; c'est l'expression passionnée d'un 
culte personnel; il ne se propose pas de la démon- 
trer; il la superpose à une tradition religieuse qui 
doit lui faire piédestal. A cette piété, tout est 
bon qui magnifie son objet. 

On reconnaît là, précisée en une application 
définie, une tendance monothéiste qui se fait jour 
en bien des manières. N'est-ce pas elle qui, ailleurs 
encore, subordonnant l'Être un et universel lui- 
même, le Brahman des upanisbads, à une notion 
réputée supérieure, la présente — elle « vingt- 
sixième » — comme une catégorie suprême par delà 
le terme le plus élevé de l'échelle sâmkhy a? qui 
couronne le yoga athée du personnage aussi honoré 
qu'illogique d'Içvara? N'est-ce pas elle, aussi, qui, 
pénétrant dans le Bouddhisme, accorde à l'acte de 
dévotion le plus simple, s'il s'adresse au Seigneur 
Buddha, une efficacité qui, raisonnablement, 
devrait être réservée à la pratique héroïque du 
devoir moral .? 

Ce mouvement remonte, je crois, très haut; de 
bonne heure, il exerça une action étendue et puis- 
sante. 

K. 

La « philosophie épique » résume, tel que, sous 

32 



INTRODUCTI ON 

V action de la classe sacerdotale, il s'opéra, tant 
avec ses notions héréditaires (*) qu'avec les essais 
de la réflexion libre, le mélange ou, pour mieux 
dire, le tassement de deux nouveautés capitales : le 
dogme de la transmigration qui avait fini par 
s'imposer à tous, et une vive poussée de mono- 
théisme qui se lia à Vèclosion, au développement 
dans la conscience populaire, de divers person- 
nages divins. Elle n'apparaît guère comme un 
effort de pensée raisonnante. Elle est essentielle- 
ment la combinaison, moins organique qu'exté- 
rieure et verbale, d'apports d'origines diverses. Les 
actives communications d'écoles les rapprochaient; 
une ardente mysticité s'empressait à en harmoni- 
ser les dissonances. L'économie du salut dominait 
tout. L'orthodoxie sacerdotale, si morcelée dans 
ses organes, trouvait d'ailleurs satisfaction dans 
le domaine èminent qui restait acquis à ses tradi- 
tions, à ses pratiques, à ses privilèges. 



( 4 ) On reconnaîtra, je pense, de plus en plus, combien de rê- 
veries et de formules traditionnelles, mythiques même, ont réagi 
sur la réflexion et s'y sont mêlées. C'est ce dont j'ai essayé de 
dégager un exemple en signalant dans la théorie des trois gunas 
un prolongement delà vieille image védique des trois mondes. Il 
est clair qu'une esquisse moins sommaire que cette notice ne 
devrait pas manquer de_ dresser et de suivre — dans la double 
série ritualiste et mythologique — la liste des notions ou des 
images (karman, brahman, vidyâ, etc.; gunas, purusha, 
mâyâ, etc.) qui ont joué un rôle -plus ou moins actif dans la 
vieille spéculation. 

33 



I'.N TRODUCTÎON 

De toute cette spéculation, la Bhagavadgîtâ 
reflète avec une particulière évidence le caractère 
composite, les flottements et les imprécisions. Elle 
s'ordonne à un fait beaucoup plus général, mais 
elle V éclaire vivement ; elle nous aide à en saisir 
le caractère et à en apprécier la portée, 

La foi des Bhâgavatas est florissante dès le 
II e siècle avant notre ère. Plusieurs inscriptions 
l'attestent; dans l'une d'elles, un Grec, Héliodore, 
envoyé d'un roi hellénique du Nord-Ouest, An- 

ï 

tialkidas, la confesse; il lui consacre un monu- 
ment pieux. On ne peut douter que, à l'heure ou 
elle se manifestait ainsi, élevait des temples et 
étendait ses conquêtes à des prosélytes étrangers, 
elle ne fût loin déjà de ses débuts. Un document 
comme la Bhagavadgîtâ, où la pensée des Bhâga- 
vatas se présente sous une forme encore très géné- 
rale, peu systématisée, doit être antérieure à des 
monuments où le rayonnement de la secte se signale 
par des édifices importants et une propagande 
heureuse. 

On a tout naturellement essayé d'en préciser 
la date en se fondant sur des indices directs 
empruntés au texte. Ces tentatives n'ont mis en 
lumière aucun argument décisif. Elles s'accordent 
mal; elles flottent entre le III e siècle avant et le 



INTRODUCTION 

///* siècle après notre ère. Comment balance- 
raient-elles des conclusions que paraissent com- 
mander des témoignages épigraphiques? Des deux 
dates, la plus haute se rapproche seule des vrai- 
semblances. 

La Bhakti a certainement dans l'Inde de très 
profondes, racines. Elle est beaucoup moins un 
dogme qu'un sentiment; ce sentiment, toute la 
suite de l'histoire et de la poésie en atteste la vita- 
lité puissante. Déjà, dans les hymnes védiques, 
l'enthousiasme pieux éclate en* expressions vi- 
brantes de quasi-monothéisme; le goût passionné 
de l' « Un » pénètre la plus ancienne métaphy- 
sique : les Hindous même âryens, étaient large- 
ment préparés à s'incliner devant des unités 
divines. Les personnalités surhumaines devaient 
sortir en nombre de lu fermentation religieuse 
que, au-dessous du niveau traditionnel-, favorisait, 
avec les mélanges ethniques, le pullulement des 
traditions locales et qui poussait au premier plan 
des figures comme Vishnu, Krishna, Çiva, soit 
entièrement nouvelles, soit renouvelées par leur 
importance imprévue. Il n'était besoin pour cela 
d'aucune action étrangère. La notion d'un Dieu 
personnel conçu sous l'aspect religieux et sans 
raideur philosophique, sans exclusion expresse 
de tout un polythéisme subordonné, n'est pas une 
découverte qui éclate à un certain jour. L'idée 

35 



INTRODUCTION 

essentielle, même si elle ne s'explicite pas, som-_ 
meille dans toute âme humaine. Il est aussi vain 
de chercher dans la bhakti, l'adoration de Krishna, 
et dans leprasâda, la faveur du dieu, une influence 
de la foi ' et de la pensée chrétiennes, qu'un 
emprunt au dogme chrétien dans le dieu du Çve- 
tadvîpa. 

Tout entière, la Bhagavadgîtâ est un recueil de 
strophes et de morceaux que la tradition centrale 
de la secte a groupés autour de son idée maî- 
tresse. Il a dû être d'abord confié à la mémoire. Il 
se peut assurément que plusieurs vers y aient pris 
place tardivement. Il n'importe guère ■: ils n'en 
ont pu altérer le caractère général. Mais à quelle 
date précise l'ensemble a-t-il été dérobé par l'écri- 
ture à tous les hasards? C'est ce qu'il est, quant 

- à présent, impossible, je crois, de décider . Tout ce 

- <l ue j'ose dire, c'est que je ne vois pas que l'œuvre 
se doive ramener plus bas que le IIP siècle av,ant 
notre ère. Ainsi avait conclu Telang. Si je ne. 
puis m' approprier tous ses considérants, il est 
juste de se souvenir que, à l'heure ou il écrivait, 
il n'avait point connaissance de ceux qui me pa- 
raissent, jusqu'à nouvel ordre, les plus décisifs. 

Je n'oublie pas que l'on a prétendu discerner des 
étapes successives par lesquelles, après s'être 
ébranlé peu à peu au-dessus de son rôle primitif 
de héros guerrier ou de prophète-religieux, le dieu 

36 



I 



INTRODUCTION 

des Bhâgavatas se serait élevé graduellement à 
son rang souverain et finalement confondu avec 
l'Ame universelle. En ce qui touche les origines 
lointaines du personnage de Krishna, je n'ai pas 
à décider ici entre les hypothèses. Mais pour ce 
qui est de cette identification suprême, elle ne sau- 
rait s'expliquer par un mouvement progressif; 
une pensée réfléchie n'aurait pu manquer d'en 
sentir le paradoxe. Expression extrême d'un culte 
exalté, elle exclut, tien plus qu'elle ne T appelle, 
l'idée d'une évolution lente. Personne, d'ailleurs, 
ne conteste sans doute que, bien avant le III siè- 
cle, le monisme des upanishads eût préparé le 
terrain. Sur le nom de Nârâyana identifié à 
Purusha, la fusion du Dieu personnel avec l'Être 
absolu s'était faite de bonne heure. Des passages 
comme Çatap. Brâhm v XIII, 6, i, /; XII, 3,4, 11 
n'ont de sens que si elle avait été, dès le temps où 
ils remontent, réellement professée. 

Notre poème se place au cœur d'une évolution 
religieuse dont il synthétise beaucoup d'éléments. 
Peu d'agencement systématique, mais un syncré- 
tisme pieux dont l'ardeur n'entend rien sacrifier. 
Médiocrement embarrassé des inconsistances, il 
s'applique à ne rien abandonner d'un trésor de 

spéculations qui, si elles s'accordent mal, ne s'op- 

37 



INTRODUCTION 

posent pas pour les consciences en thèses incom- 
patibles. 

La Bbagavadgîtâ condense ainsi en affirma- 
tions hautaines ou développe en images fortes, par- 
fois bigarres, en tout cas ramasse comme en un 
foyer éclatant, l'essentiel des conceptions où, de 
bonne heure, le génie religieux de Vlnde s'est har- 
diment élevé. Que l'enthousiasme de la nouveauté 
en ait parfois exalté outre mesure la valeur poé- 
tique, qu'une illusion indulgente ait estimé trop 
haut la portée consciente de quelques-uns de ses 
philosophâmes, il se peut. Elle est, à coup sûr, un 
* miroir très précieux de l'antique « Sagesse des 
Hindous»; elle en reflète beaucoup de visions 
nobles et émouvantes. C'en' est assez pour lui 
mériter, parmi tous ceux qui pensent, des lecteurs 
attentifs, sympathiques et respectueux. 




L'ANGOISSE D'ARJUNA 



DHRITARÂSHTRA dit : 

1 . Rassemblés dans le champ sacré, le Kuruk- 
shetrà, par leur impatience de combattre, qu'ont 
fait, ô Sanjaya„les guerriers, les miens et ceux des 
Pândavas ? 

■ ■ 

SAftJAYA dit : 

2. Voyant l'armée des Pândavas en ordre de 
bataille, Duryodhana, le roi", s'approcha de son 
maître Drona et lui tint ce discours : 

3. « Regarde, ô maître, cette immense armée 
des fils de Pându, rangée par le fils de Drupada, 
ton habile élève. 

4. Que de héros, de grands archers, émules au 
combat d'Anjuna et de Bhîma : Yuyudhâna et 
Kirâta et Drupada le grand guerrier ; 

Dhritarâshtra, Cekitâna et le puissant roi de 
Kâçi, Purujit, et Kuntibhoja et le mâle chef des 
Çibis ; 

6. Et le vaillant Yudhâmanyu et le puissant 
Uttamaujas, le fils de Subhadrâ et la lignée de 
Draupadî, tous grands guerriers ! 

40 



7. Ceux aussi qui se distinguent parmi les 
nôtres, connais-les, illustre brâhmane ; ces chefs 
de mon armée, je vais te dire leurs noms : 

8. Toi-même et Bhîshma et Karna, et Kripa, 
vainqueurs dans la bataille, Açvatthâman et 
Vikarna et aussi les fils de Somadatta. 

9. Bien d'autres héros encore ont engagé leur 
vie pour ma cause, divers par l'équipement, par 
les armes, tous habiles au combat. 

10. Limitée en nombre, c'est en Bhîshma que 
notre armée a sa sauvegarde; leur armée à eux, 
sous la sauvegarde de Bhîma, est immense. 

1 1 . Quelque place que vous occupiez dans les 
lignes de bataille, ne songez tous qu'à sauver 
Bhîshma. » 

12. Ainsi parla Duryodhana. Pour réveiller en 
lui la joie, l'ancien des Kurus, l'aïeul vénérable, 
poussant son formidable cri de guerre, souffla dans 
sa conque. 

13. Aussitôt, conques, gongs, tambours et 
trompettes retentirent puissamment. Ce fut un 
fracas énorme. 

14. Alors, debout sur leur grand char attelé de 
chevaux blancs, Mâdhava et le Pândava (*) souf- 
flaient dans leurs conques divines. 



('). Je prends occasion de ce premier passage où paraissent 
des synonymes de Krishna et d'Arjuna, pour rassembler la plu- 

41 



15. Hrishîkeça soufflait dans la conque Pânca- 
janya, Dhananjaya dans Devadatta et Vrikodara(') 
aux exploits terribles dans la grande conque 
Paundra ; 

16. Le roi fils de Kuntî, Yudhishthira, dans la 
conque Anantavijaya, Nakula et Sahadeva dans 
Sughosha et Manipushpaka ; # 

17. Le roi de Kâçi, le meilleur des archers, et 
Çikhandin le grand guerrier, Dhrishtadyumna et 
Kirâta et l'invincible Sâtyaki ; 

18. Drupada et ses fils, ô roi, le fils de Subha- 
drâ aux grands bras, de tous côtés faisaient ré- 
sonner chacun sa conque. 

19. Ébranlant la terre et le ciel, ce bruit for- 
midable déchira le cœur des amis de Dhrita- 
râshtra. 

■à* 

20. Ils étaient à leur poste de combat; déjà 
volaient les traits; le Pândava dont l'étendard 
porte un singe ( s ), élevant son arc, 

21. Adressa, ô roi, ces paroles à Hrishîkeça: 



part des équivalents par lesquels on les trouvera dans la suite 
plus ou moins fréquemment désignés. Je note pour Krishna : 
Mâdhava, Hrishîkeça, Acyuta, Govinda, Janârdana, Madhusû- 
dana (destructeur de Madhu), Keçava, Vârshneya, Hari; pour 
Arjuna : fils de Kuntî, fils de Prithâ, Bhârata, Pândava, Dha- 
namjaya, Gudâkeça, sans parler de plusieurs périphrases des- 
criptives. 

( 4 ) Autre dénomination de Bhîma, 

(*) Arjuna, 

42 



Arrête, ô Acyuta, mon char entre les deux 
armées ; 

22. II faut que je considère ces guerriers alignés, 
impatients de combattre, que je voie avec qui il 
me faudra lutter dans cette bataille qui se 
déchaîne. 

23. Je veux voir ces combattants qui, réunis là, 
prétendent soutenir par la force la cause du cou- 
pable fils de Dhritarâshtra. 

24. A ces mots de Gudâkeça, Hrishîkeça arrêta 
entre les deux armées le char sans pareil. 

25. Puis, face à Bhîshma, à Drona, à tous les 
rois : « Vois, dit-il, ô fils de Prithâ, les Kurus ras- 
semblés. » 

26. Le fils de Prithâ aperçut alors, dispersés 
dans les deux armées, des pères, des petits-fils et 
des compagnons et des beaux-pères et des amis. 

27. Voyant tous ces parents ainsi affrontés 
pour la lutte, le fils de Kuntî se sentit envahi 
d'une pitié immense, et, tout troublé, il prononça: 

ARJUNA dit : 

28. Voici, ô Krishna, que tous les hommes 
de ma parenté s'avancent avides d'une lutte fra- 
tricide ; à ce spectacle, mes membres défaillent et 
ma bouche se sèche. 

29. Mon corps frissonne et tous mes poils se 

4 3 



dressent; Gândîvà-f) tombe de ma main et ma 
chair devient brûlante. 

30. Je ne puis demeurer en place ; mon esprit 
se trouble, je n'envisage que présages funestes. 

31. Quel bien me promettrais-je à frapper les 
miens dans la bataille ? A pareil prix, je n'aspire, 
ô Krishna, ni à la victoire, ni à la royauté, ni au 
plaisir. 

32. Que nous sont, ô Govinda, la royauté, la 
richesse, la vie même ? 

33. Ceux en vue de qui nous souhaitions la 
royauté, la richesse et les plaisirs, ils sont là, 
rangés en bataille, renonçant à la vie et à leurs 
biens, 

34. Maîtres, pères et fils et aïeuls, oncles, 
beaux-pères, petits-fils, gendres et parents. 

35. Je ne saurais, même,sousla menace de leurs 
coups, me résigner à les frapper, fût-ce pour la 
royauté des trois mondes; que dire de la souve- 
raineté de la terre ? 

36. Quelle joie resterait-il pour nous, ô Janâr- 
dana, quand nous aurions détruit la famille de 
Dhritarâshtra ? Nous serions la proie du péché si 
nous frappions de tels adversaires. 

37. Nous ne pouvons consentir à frapper les fils 



(*) Le nom de son arc , 



44 



de Dhritarâshtra, nos parents. Comment, ayant 
tué les nôtres, pourrions-nous jamais être heu- 
reux, ô Mâdhava ? 

38. Même si, aveuglés par la cupidité, ils ne 
voient pas combien il est coupable de détruire 
sa propre famille, quel crime c'est de trahir des 
amis, 

39. Comment nous, qui comprenons combien 
il est coupable de détruire sa famille, ôjanârdana, 
pourrions-nous ne pas reculer devant - pareil 
péché ? 

40. La famille détruite, c'est la fin des devoirs 
familiaux imprescriptibles ; ruiné le devoir, le 
désordre envahit la famille tout entière. 

41. Sous l'empire du désordre, ô Krishna, les 
femmes se corrompent; la corruption des femmes, 
ô rejeton de Vrishni, compromet la pureté de la 
race. 

42. Cette confusion, c'est l'enfer, non seule- 
ment pour les destructeurs de la famille, mais 
pour la famille même. Les ancêtres, privés des 
libations et des sacrifices, tombent aux lieux de 

H 

tourment. 

43. Ainsi, par la faute de ceux qui, attentant à 
la famille, troublent la pureté de la race, sont 
renversées les lois éternelles de la caste, de la 
famille. 

44. Les hommes, ô Janârdana, qui n'ont plus 

45 



de lois de famille, sont irrémédiablement voués 
à l'enfer ; telle est la loi qui nous a été transmise. 

45. En vérité, c'est un grand crime que nous 
allions commettre quand, par passion de la royauté 
et dés plaisirs, nous nous apprêtions à frapper les 
nôtres ; 

46. Combien ne vaudrait-il pas mieux pour moi 
être frappé sans défense, sans armes, par le glaive 
des amis de Dhritarâshtra ! 

SANJAYA dit : 

47. Ainsi parla Arjuna en pleine bataille; et, 
laissant échapper arc et flèches, il retomba assis 
dans le char, l'âme étreinte d'angoisse. 



LA SPÉCULATION 



SANJAYA dit : 

i . Le voyant ainsi envahi par la pitié, aveuglé 
par un flot de larmes, tout hors de lui, Madhusû- 
dana lui tint ce langage : 

BHAGAVAT dit : 

2. D'où te viennent, ô Arjuna, à l'heure du 
danger, ces pensées troubles, indignes d'un ârya, 
ces pensées qui ne mènent ni au ciel, ni à l'hon- 
neur ? 

3. Pas de lâcheté, ô fils de Prithâ; cela te sied 
mal; chasse une défaillance misérable et lève-toi, 
redoutable guerrier ! 

ARJUNA dit : 

4. Comment lutter, ô vainqueur de Madhu ? 
Comment diriger mes flèches contre Bhîshma, 
contre Drona, ces hommes, ô héros vainqueur, à * 
qui je dois tous les respects ? 

48 




5- Plutôt qu'attenter à la vie de maîtres véné- 
rables, mieux vaudrait vivre ici-bas d'aumônes. 
A frapper des maîtres, même coupables de désirs 
cupides, ma nourriture, dès cette terre, serait 
souillée de sang. 

6. Et nous ne savons ce qu'il nous faut plus 
redouter de les vaincre ou d'être vaincus par eux. 
Ces fils de Dhritarâshtra alignés devant nous, 
en les frappant, nous perdrions tout motif de 
désirer vivre. 

7. Pitié et scrupule paralysent mes instincts de 
guerrier ; mon esprit troublé discerne mal le 
devoir ; je m'adresse à toi ; dis-moi nettement ce 
qui est bien ; je suis ton disciple; instruis-moi ; je 
me réfugie en toi ! 

8. Car je ne vois rien qui puisse dissiper l'an- 
goisse qui anéantit mes forces, dussé-je obtenir 
la souveraineté prospère, incontestée de la terre, 
voire le rang de maître des dieux. 

SAISfJAYA dit : 

9. Quand il eut ainsi parlé à Hrishîkeça, quand 
il eut déclaré à Govinda qu'il ne combattrait pas, 
Gudâkeça, le héros terrible, garda le silence. 

10. Hrishîkeça, ô Bhârata, répondit avec un 
sourire au héros qui se désolait ainsi entre les 
deux armées. 

49 



BHAGAVAT dit : 

n . Tu t'apitoies là où la pitié n'a que faire, et 
tu prétends parler raison ! Mais les sages ne s'api- 
toient ni sur qui meurt ni sur qui vit. 

12. Jamais temps où nous n'ayons existé, moi 
comme toi, comme tous ces princes ; jamais, dans 
l'avenir ne viendra le jour où les uns et les autres 
nous n'existions pas. 

13. L'âme, dans son corps présent, traverse 
l'enfance, la jeunesse, la vieillesse : après celui-ci 
elle revêtira de même d'autres corps. Le sage ne 
s'y trompe pas., 

14. Les impressions des sens, ô fils de Kuntî, * 
chaud et froid, plaisir et peine, vont et viennent, 
elles sont fugitives ; il n'est, ô Bhârata, que de les 
supporter. 

15. Car l'homme qu'elles ne troublent pas, ô 
Taureau des hommes, l'homme ferme, indifférent 
au plaisir et à la peine, celui-là est mûr pour 
l'immortalité. 

16. Pas d'existence pour le néant, pas de des- 
truction pour l'être. De l'un à l'autre, le philo- 
sophe sait que la barrière est infranchissable. 

17. Indestructible, sache-le, est la trame de cet 
univers; c'est l'Impérissable; la détruire n'est ati 
pouvoir de personne. 

18. Les corps finissent ; l'âme qui s'y enveloppe 

É 

5o 




est éternelle, indestructible, infinie. Combats 
doncj ô Bhârata ! 

19. Croire que l'un tue, penser que l'autre est 
tué, c'est également se tromper ; ni l'un ne tue, 
ni l'autre n'est tué. 

20. Jamais de naissance, jamais de mort ; per- 
sonne n'a commencé, ni ne cessera d'être ; sans 
commencement et sans fin, éternel, l'Ancien (') 
n'est pas frappé quand le corps est frappé. 

21. Celui qui le connaît pour indestructible, 
éternel, sans commencement et impérissable, 
comment cet homme, , ô fils de Prithâ, peut-il 
imaginer qu'il fait tuer, qu'il tue ? 

22. Comme un homme dépouille des vêtements 
usés pour en prendre de neufs, ainsi l'âme, dé- 
pouillant ses corps usés, s'unit à d'autres, nou- 
veaux. 

23. Le fer nè la blesse pas plus que le feu ne la 
brûle, ni l'eau ne la mouille, ni le vent ne la des- 
sèche. 

> 24. Elle ne peut être ni blessée, ni brûlée, ni 
mouillée, ni desséchée; permanente, pénétrant 
tout, stable, inébranlable, elle est éternelle. 

25. Insaisissable aux sens, elle ne peut être ima- 
ginée et n'est sujette à aucun changement. La 



(') L'Ame. Ce n'est pas lé lieu d'entrer dans le détail des 
motifs qui ont favorisé cette dénomination. 

5i 




connaissant telle, tu ne saurais concevoir aucune 
pitié. 

26. Que si, même, tu pensais qu'elle naît ou 
meurt indéfiniment, même alors tu ne devrais 
concevoir aucune pitié pour elle. 

27. Car ce qui est né est assuré de mourir et ce 
qui est mort, sûr de naître; en face de l'inéluc- 
table, il n'y a pas de place pour la pitié. 

28. Les êtres, ô Bhârâta, nous échappent 
dans leur origine; perceptibles au cours de leur 
carrière, ils nous échappent de nouveau dans leur 
fin. Qu'y peuvent les lamentations? 

29. C'est merveille que personne Ia(*) découvre; 
merveille aussi que quelqu'un l'enseigne, merveille 
qu'un autre en entende la révélation; et, même 
après avoir entendu, personne ne la connaît. 

30. Dans tout corps, cette âme, ô Bhârata, 
demeure, éternellement intangible; renonce donc 
à t'apitoyer sur l'universelle destinée. 

31. Considère aussi ton devoir personnel et tu 
ne reculeras pas; car rien pour le Kshatriya ne 
passe avant un combat légitime. 

}2. D'où qu'il lui soit offert, il ouvre pour lui là 
porte du ciel ; trop heureux sont les Kshatriyas, ô 
fils de Prithâ, d'accepter un pareil combat. 



(*) « L'âme. » On sent ici combien est souvent faible et gauche 
la liaison entre les vers. 

52 



33- Te refuser à cette lutte légitime, ce serait 
forfaire à ton devoir, à l'honneur et tomber dans 
le péché. 

34. L'univers racontera ton irréparable honte; 
la honte est pour l'homme d'honneur pire que la 
mort. 

35. Les guerriers penseront que c'est par peur 
que tu as esquivé la bataille ; et de ceux dont tu 
avais l'estime, tu encourras le mépris. 

36. Tes ennemis tiendront sur ton compte mille 
propos insultants; ils contesteront ta vaillance. 
Quel malheur plus cruel? 

37. Mort, tu iras au ciel; ou vainqueur, tu gou- 
verneras la terre. Relève-toi, ô fils deKuntî, résolu 
à combattre. 

38. Considère que plaisir ou souffrance, richesse 
ou misère, victoire ou défaite se valent. Apprête- 
toi donc au combat; de la sorte, tu. éviteras le 
péché. 

39. Je t'ai exposé la doctrine dans l'ordre du 
sâmkhya : écoute-la maintenant dans l'ordre du 
yoga ('), et à quelle doctrine il te faut t'attacher, 



(*) Si j'ai maintenu dans la traduction les termes sâmkhya et 
yoga, je tiens à prévenir tout malentendu. Ils ne visent pas, au 
sens étroit, les deux systèmes dont ils sont la dénomination 
technique. Comme plus bas, III, 3, c'est, d'une façon plus géné- 
rale, le point de vue théorique et le point de vue pratique qui 
sont ici opposés : sâmkhya vise la spéculation, et yoga ne se 

53 



ô fils de Prithâ, pour t'afïranchir des chaînes du 
Karman. 

40. Dans cette voie, aucune peine n'est perdue ; 
point de retour en arrière; un peu, si peu que ce 
soit, de cette pratique protège de beaucoup de 
souffrance. 

41. Ici, ô fils de Kuru, une doctrine unique 
sûre d'elle-même; diverses à l'infini sont les doc- 
trines des hommes que ne soutient pas la certi- 
tude. ' 

42. Il est une parole fleurie, ô fils de Prithâ, que 
proclament ceux qui n'ont pas la sagesse, ces 
hommes qui, attachés à la lettre du veda, pro- 
fessent qu'il ne faut s'embarrasser de rien d'autre. 

4). «Esclaves du désir, qui ne voient que les 
joies paradisiaques (')! Elle ne produit que la 
renaissance comme résultat du Karman, se perd 
dans les complications de la liturgie, ne vise que 
les jouissances sensibles et les pouvoirs ma- 
giques. 

44. Fascinés par les jouissances sensibles et les 



restreint pas au code de discipline physique et morale qui 
prétend régler les méthodes du détachement, de l'extase, de 
l'ascension aux pouvoirs magiques. Yoga signifie d'abord effort, 
effort moral, et la Gîtâ l'emploie avec une large liberté et beau- 
coup de nuances. 

(*) Le svarga, c'est-à-dire le séjour temporaire des dieux 
subalternes. 

5 4 




pouvoirs magiques, les hommes dont l'esprit est 
égaré par elle, ne sauraient réaliser dans la contem- 
plation la vérité sûre d'elle-même. 

45. C'est le domaine sensible des trois 
gunas ( l ) qui est l'objet des vedas; affranchis-toi, 
ô Arjuna, du domaine des trois gunas; demeure 
supérieur à toutes les sensations, de volonté iné- 
branlable, indifférent à la richesse, maître de toi. 

46. Un réservoir est abondant où l'eau afflue de 
tous les côtés ; de même un brâhmane éclairé fait 
son profit de tous les vedas. 

i 

47. Ne te préoccupe que de l'acte, jamais de ses 
fruits. N'agis pas en vue des fruits de l'acte ; ne te 
laisse pas non plus séduire par l'inaction. 

48. N'agis qu'en disciple fidèle du yoga, en 
dépouillant tout attachement, ô Dhananjaya, en 
restant indifférent au succès ou à l'insuccès : le 
yoga est indifférence. 

49. Gar l'acte, ô Dhananjaya, est inférieur infi- 
niment au détachement intérieur; c'est dans la 
pensée qu'il faut chercher le refuge. Ils sont à 
plaindre ceux qui ont le fruit pour mobile. 



(*) Les trois « gunas », c'est-à-dire tout l'ensemble du monde 
sensible et vivant qu'embrasse la prakriti (l'universalité des 
choses sensibles), laquelle est représentée comme constituée par 
trois éléments sattva, rajas et lamas, auxquels la suite va nous 
ramener. 

55 




50. Pour qui réalise le détachement intérieur, il • 
n'est plus, ici-bas, ni bien ni mai. Efforce-toi donc 
au yoga; le yoga est, dans les actes, la perfection. 

51 . Car les sages, qui ont réalisé le détachement 
intérieur, esquivant le fruit qui naît des actes, 
libérés des liens de la renaissance, vont au séjour 
bienheureux. 

52. Quand ta pensée aura traversé les ténèbres 
de l'erreur, tu n'éprouveras que dégoût pour tout 
ce que t'aura enseigné, tout ce que pourrait t'en- 
seigner la révélation 

53. Quand, détachée de la révélation, ta pensée 
sera fixée, stable, inébranlable dans la contem- 
plation, alors, tu seras en possession du yoga. 

ARJUNA dit : 

54. Quand dit-on, ô Keçava, qu'un homme est 
en possession de la sagesse, qu'il a atteint la con- 
templation ? Celui qui est en possession de la lu- 
mière, comment parle-t-il? Comment s'asseoit-il? 
Comment marche-t-il? 



( 4 ) « Révélation » est une traduction commode, mais qui, pour 
être exactement entendue, réclamerait quelque commentaire. Il 
s'agit de la « çruti » (ce qui a été entendu...). Le mot embrasse 
dans l'Inde les textes anciens et sacrés (tels les hymnes du veda 
qui passent pour avoir été « entendus » par les sages antiques 
favorisés d'une inspiration surhumaine) et s'oppose à la 
« smriti » (« ce dont on se souvient »), la « tradition ». 

" 56 



BHAGAVAT dit : 



55. Quand l'homme s'affranchit, fils de Prithâ, 
de tous les désirs qui hantent l'esprit, qu'il trouve 
sa satisfaction en soi et par soi, on dit qu'il est en 
possession de la sagesse. 

56. Sans trouble dans la souffrance, sans attrait 
pour le plaisir, libre d'attachement, de colère et 
de crainte, l'ascète est en possession de la lumière. 

57. Celui qui ne ressent aucune inclination, qui, 
d'aucun bien ni d'aucun mal, ne conçoit ni joie ni 
révolte, celui-là est en possession de la sagesse. 

58. Et lorsque, telle la tortue rentrant complè- 
tement ses membres, il isole ses sens des objets 
sensibles, la sagesse en lui est vraiment solide. 

59. Les objets des sens disparaissent pour l'âme 
qui n'en fait pas son aliment; la sensibilité reste. 

h 

A son tour, elle disparaît pour qui a reconnu l'absolu. 

60. Malgré ses efforts, ô fils de Kuntî, même 
chez lé sage, les sens toujours tyranniques agissent 
violemment sur l'esprit. 

61. Il faut, les contenant tous, se concentrer, 
se fixer uniquement sur son moi. Car qui tient ses 
sens sous son pouvoir, chez celui-là la sagesse est 
vraiment solide. 

62. Si l'homme s'attarde à considérer les objets 
des sens, l'attrait s'éveille en lui; de l'attrait sort 
le désir; du désir naît la coïère. 

57 




63. La colère produit l'égarement; l'égarement, 
la défaillance de la raison ; la défaillance de la rai- 
son, le naufrage de la pensée. C'est la perte de 
l'homme. 

64. Mais qui traverse le monde extérieur avec des 
sens affranchis d'attachement et de haine, dociles 
à sa volonté, celui-là, l'âme disciplinée, aborde à ' 
la paix. 

65. Dans la paix, il trouve la fin de toutes les 
souffrances, car, dans l'esprit pacifié, bien vite la 
vérité s'établit. 

66. Pas de vérité sans yoga; sans yoga pas 
de méditation ; mais pour qui ne médite pas, point 
de repos; à qui n'a point le repos d'où viendrait 
le bonheur ? 

67. De l'esprit qui leur obéit, le tumulte des 
sens emporte la sagesse comme la tempête un 
vaisseau sur l'océan. 

68. Celui, ô guerrier aux grands bras, de qui 
les sens sont parfaitement dégagés des objets sen- 
sibles, chez celui-là, au contraire, la sagesse est 
solide. 

69. Ce qui est la nuit pour tous les êtres est, 
pour l'homme maître de ses sens, le temps de 
l'éveil; ce qui aux autres êtres est la veille, est la 
nuit pour l'ascète qui voit. 

70. Comme l'océan où affluent les eaux, tout 
en s'en remplissant, garde un équilibre immuable, 

58 



de même celui en qui affluent tous les désirs 
peut conserver le repos, non pas celui qui- cède à 
l'attrait du désir. 

71. L'homme qui, chassant tout désir, vit sans 
passion, sans poursuites personnelles, sans 
égoïsme, celui-là entre dans le repos. . 

72. C'est là, ô fils de Prithâ, s'établir en Brah- 
man; à ce point, plus d'incertitude; qui y est 
parvenu, fût-ce à la dernière heure, atteint la déli- 
vrance en Brahman. 




L'ACTION 

i 

H 

ARJUNA dit : 

1. Si, ôjanârdana, tu juges la pensée supérieure 
à l'action, pourquoi, alors, ô Keçava, me pousses- 
tu à des actes terribles ? x 

2. Ton discours, comme mêlé de vues con- 
traires, jette mon esprit dans la perplexité ; énonce 
enfin une affirmation précise qui me montre la 
voie meilleure. 

BHAGAVAT dit : 

3. II y a en ce monde, héros sans tache, je te 
l'ai dit déjà, deux attitudes : celle des penseurs qui 
repose sur l'effort de l'esprit, celle des ascètes sur 
l'effort pratique. 

4. Il ne suffit pas de s'abstenir d'action pour 
se libérer de l'acte; l'inaction seule ne mène pas à 
la perfection. 

5. Jamais personne ne saurait un seul instant 
demeurer entièrement inactif; malgré qu'il en ait, 
du fait des gunas issus de la prakriti ('), chacun 
est condamné à l'action . 



(*) La « prakriti », on l'a vu, embrasse tout le monde sensible 
et vivant, le monde de l'activité, tout, en dehors du « purusha », 
de l'âme, conçue comme essentiellement passive. 

61 

F 



6. Il a beau brider l'activité de ses sens,, demeu- 
rer coi, celui dont l'âme est troublée par l'évo- 
cation des objets sensibles, cet homme est dans la 
voie de l'erreur. 

7. Celui-là l'emporte qui, dominant ses sens par 
l'esprit, pleinement détaché, leur impose un effort 
discipliné. 

8. Accomplis les actes prescrits; l'activité est 
supérieure à l'inaction ; faute d'agir, la vie physi- 
que elle-même s'arrêterait en toi. 

9. Hors ceux qui ont pour objet le sacrifice, les 
actes sont le lien qui enchaîne le monde; n'agis 
donc, ô fils de Kuntî, qu'en dépouillant tout atta- 
chement. 

10. Jadis, après avoir, avec les créatures, produit 
le sacrifice, Prajâpati (*) prononça : C'est par celui- 
ci que vous vous propagerez; qu'il vous donne 
tout ce que vous désirerez (*). 

11. Par lui, satisfaites aux dieux et que les dieux 
i vous satisfassent; grâce à cette réciprocité, vous 

atteindrez le bien suprême. 

1 2. Satisfaits par le sacrifice, les dieux vous don- 
neront les jouissances que vous souhaiterez. Qui 



(*) Le démiurge. ; 
. (*) Littéralement : « qu'il soit pour vous la vache des désirs », la 
vache du conte qui donnait à son maître tout ce qu'il pouvait 
souhaiter. 

6a 



jouit de leurs dons sans leur rien donner, celui-là 
n'est qu'un voleur. . * 

13. Les gens de bien qui se nourrissent des 
reliefs du sacrifice sont libres de toute souillure}; 
mais ceux-là sont des pécheurs et se nourrissent 
de péché qui cuisent des aliments à leur usage. 

14. C'est dans la nourriture que les êtres ont 
leur origine ; la nourriture dans la pluie, la pluie 
dans le sacrifice; il n'est pas de sacrifice sans actes 
rituels. 

15. Quant à l'acte rituel, sache qu'il est issu de 
Brahman, Brahman de l'Impérissable. Le Brahman 
qui pénètre tout a donc dans le sacrifice son fon- 
dement éternel (*). 

16. Ainsi évolue le cercle; celui qui, ici-bas, n'en 
suit pas le rythme, celui-là, ô fils de Prithâ, impie, 
esclave de ses sens, perd sa vie. 

17. Mais le mortel qui ne cherche sa joie qu'en 
l'âme, qui se satisfait en l'âme et qui, en l'âme et 
en l'âme seule se rassasie pleinement, celui-là n'a 
rien à accomplir. 

, 18. Nul intérêt pour lui à rien faire; à rien éviter; 
de tous les êtres, aucun ne saurait être pour lui un 
objet d'intérêt 
1 9. Exécute donc toujours dans un esprit de dé- 



(*) J'ai signalé dans l'introduction, ce rapprochement, sous le 
même nom de « brahman », du sacrifice et de l'âme universelle. 

63 



tachement les actes qu'il faut accomplir; car 
l'homme qui agit en complet détachement atteint 
le but suprême. 

20. C'est par les actes du sacrifice que Janaka et 
tant d'autres se sont efforcés vers la perfection. 
Agis, toi aussi, uniquement pour le bien du 
monde. 

2 1 . Tout ce que fait le chef, les autres hommes 
l'imitent; la règle qu'il observe, le monde la suit. 

22. Il n'est, ô fils dé Prithâ, dans les trois mon- 
des, rien que je sois tenu de faire, rien qui me 
manque, rien que j'aie à acquérir, et, cependant, 
je demeure en action. 

2). Si je n'étais pas toujours infatigablement en 
action, de toutes parts, les hommes, ô fils de 
Prithâ, suivraient mon exemple. 

24. Les mondes cesseraient d'exister si je n'ac- 
complissais pas mon œuvre ; je serais la cause de 
l'universelle confusion et de la fin des créatures. 

25. Les ignorants agissent par attachement à 
l'acte; que le sage agisse, lui aussi, mais en dehors 
de tout attachement et seulement pour le bien du 
monde. ' 

26. Que le sage évite de jeter le trouble dans 
l'âme des ignorants que mène l'attrait des actes ; 
qu'il encourage toute activité en se comportant, 
lui qui sait, en adepte du yoga. 

27. Les actes procèdent uniquement des gunas 

64 



du monde sensible. Si l'homme imagine en être 
l'agent, c'est qu'il est égaré par la conscience per- 
sonnelle. 

28. Mais celui, ô guerrier aux longs bras, qui 
connaît la vérité sur la double série des gunas et 
des actes, sait que ce sont toujours les gunas opé- 
rant sur les gunas, et il demeure détaché (*). 

29. C'est parce qu'ils sont égarés par les gunas 
du monde sensible que les hommes s'attachent 
aux actes, ouvrage des gunas. Il ne faut pas que 
celui qui sait toute la vérité jette dans le trouble 
les esprits lents, aux lumières imparfaites. 

30. Rapportant à moi toute action, l'esprit replié 
sur soi, affranchi d'espérance et de vues intéres- 
sées, combats sans t'enfiévrer de scrupules. 

31. Voilà mon enseignement : les mortels qui 
s'y conforment toujours avec foi et sans murmure 
sont, eux aussi, affranchis des actes. - 

32. Quant à ceux qui murmurent contre ma 
doctrine, qui ne s'y conforment pas, sache que ce 
sont des insensés à qui toute connaissance échappe; 
ils sont perdus. 

33. Mais chacun, fût-ce le plus instruit, se com- 
porte conformément à sa nature ; tous les êtres 



(*) D'après la théorie, l'activité humaine relève de la prakriti, 
non moins que les choses sensibles; par leur origine comme 
par leur objet, les actes sont donc entièrement du domaine de la 
prakriti. 

65 



suivent leur nature. Qu'y pourraient les remon- 
trances ? 

34. Toute impression d'un sens, quel qu'il soit, 
réagit en désir ou en aversion ; il faut échapper à 
l'empire de l'un et de l'autre; ce sont nos ennemis. 

35. Mieux vaut accomplir, fût-ce imparfaitement, 
son devoir propre que remplir, même parfaitement, 
le devoir d'une autre condition; plutôt périr en 
persévérant dans son devoir; assumer le devoir 
d'une autre condition n'apporte que malheur. 

ARJUNA dit : 

36. Sous quelle impulsion l'homme s'engage- 
t-il, malgré qu'il en ait, dans le péché, ô Vârshneya, 
comme entraîné de force ? 

BHAGAVAT dit : 

37. C'est cet attrait, c'est cette aversion, nés, 
l'un et l'autre, du guna rajas, qui est le grand 
Vorace, le grand Méchant ( l ) ; sache que là est, ici- 
bas, l'ennemi. 

38. Comme le feu est masqué par la fumée, le 
miroir par des taches, le fœtus par des membranes, 
ainsi tout cet univers est enveloppé par lui. 



(*) Notion semi-mythologique semi-symbolique de « Pâpman », 
le mal ou le péché personnifié, celui qui, dans la légende boud- 
dhique, paraît dans le rôle "de Mâra Pâpman, « Mâra le Mé- 
chant ». 

66 



39- La vérité est masquée par cet éternel ennemi 
du sage qui, sous la forme du désir, ô fils de Kuntî, 
est un féu insatiable. 

40. Il a son siège dans les sens, la perception, la 
pensée; c'est par eux que, masquant la vérité, il 
égare l'esprit. 

41. Commence donc, ô héros des Bhâratas, par 
brider tes sens, pour frapper ce Méchant, destruc- 
teur de la vérité et de l'intelligence. 

42. On place haut les sens; au-dessus des sens 
est le manas, le centre psychique; au-dessus du 
manas, la pensée (buddbi), au-dessus de la pensée, 
Lui 0). 

43. Connaissant Celui qui est au-dessus de la 
pensée, affermis-toi dans ta force intérieure et 
frappe, ô guerrier aux longs bras, cet ennemi re- 
doutable qu'est le désir. 



(*) L'Esprit suprême. 




I 

LA CONNAISSANCE ET L'ACTION 

' , r h 1 

\ 

BHAGAVAT dit : 

1. Ce yoga impérissable, je l'ai, moi, enseigné à 
Vivasvat (*) ; Vivasvat le communiqua à Manu et 
Manu le transmit à Ikshvâku. 

2. C'est par cette tradition que l'ont connu les ■ 
rois-rishîs; mais, avec le temps, ce yoga, ô héros 
terrible, disparut ici-bas. 

3. C'est ce même antique yoga que je t'ai aujour- 
d'hui enseigné ; je t'ai traité en fidèle et en ami ; 
car c'est le mystère suprême. 

1 

ARJUNA dit 

4. Ta naissance est récente; la naissance de 
Vivasvat se place par delà le temps. Comment com- 
prendre que tu aies pu enseigner. à l'origine? 

BHAGAVAT dit : ' . . 

5. Nombreuses sont les existences que j'ai tra- 
versées, ô Arjuna, et nombreuses aussi les tiennes ; 



(*) Le Soleil ou un héros dérivé de lui. 

69 



moi, je les connais toutes, ô héros, mais non pas 
toi. 

6. Encore que je sois l'Âme sans commencement, 
impérissable, encore que je sois le Seigneur des 
êtres, je nais par mon pouvoir, en vertu de ma 
nature propre, 

7. Toutes les fois que l'ordre chancelle, que le 
désordre se dresse, je me produis moi-même. 

8. D'âge en âge, je nais pour la protection des 
bons et la perte dés méchants, pour le triomphe 
;! de l'ordre. 

9. Ma naissance, comme mon œuvre, est divine. 
Qui sait cela en vérité, quand il dépouille son 
corps mortel, ne va pas à une nouvelle naissance, 
c'est à moi qu'il vient, ô Arjuna. 

10. Affranchis de la passion, de la crainte et de 
la colère, identifiés à , moi, purifiés au feu de la 
connaissance, beaucoup se sont fondus en mon 
être. ' 

11 . A chacun je fais sa part, dans la mesure où 
il tend vers moi; mais de toutes façons, ô fils de 
Prithâ, c'est dans ma voie que cheminent les 
hommes. 

12. Ceux qui recherchent le succès dans l'action 
, sacrifient ici-bas aux dieux; car le succès que pro- 
curent les rites se produit immédiatement dans le 
monde des hommes. 

13. J'ai créé la division en quatre classes que 

70 



distinguent le guna et les devoirs qui lui sont 
propres. J'en suis l'auteur; sache pourtant que je 
suis inagissant, immuable. 

14. Les actes ne m'atteignent pas; en moi nul 
désir du fruit des actes ; qui me connaît tel échappe 
aux chaînes de l'action. 

15. Ils savaient cela, les anciens, avides de déli- 
vrance, et ils ont agi ; agis donc, toi aussi, comme 
ont fait jadis les anciens. 

16. Qu'est l'action ? Qu'est l'inaction? Les plus 
sages, là-dessus, s'égarent. Je t'enseignerai donc 
ce qu'est l'action pour que, le sachant, tu sois 
libéré du mal. 

17. Car il faut être au fait de l'action, au fait de 
l'action dévoyée, au fait de l'inaction. Les sentiers 
de l'action sont mystérieux. 

18. Celui qui sait voir l'inaction dans l'action et 
l'action dans l'inaction, celui-là est sage entre les 
hommes; tout en agissant sans restriction, il reste 
fidèle au yoga. 

19. Celui qui, quoi qu'il fasse, n'obéit jamais au 
désir ni à un calcul d'espérance, les gens sensés le 
considèrent comme un sage dont les actions sont 
brûlées au feu de là connaissance. 

20. Indifférent au fruit de l'action, toujours sa- 
tisfait, libre de toute attache, si affairé qu'il puisse 
être, en réalité il n'agit pas. 

2 1 . Sans désir, l'esprit dompté, ayant renoncé à 

71 



rien posséder, n'accomplissant que matériellement 
les actes, il ne contracte aucune souillure. 

22. Satisfait de ce que le hasard lui apporte, éga- 
lement supérieur à toutes les perceptions, libre de 
tout égoïsme, indifférent au succès ou à l'insuccès, 
même en agissant il n'est point lié. 

23. Pour qui, affranchi de tout attachement, dé- 
livré, la pensée solidement assise dans la vérité, 
s'emploie aux œuvres du sacrifice, toute activité se 
dissout en néant. 

24. L'instrument du sacrifice est Brahman ; l'of- 
frande est Brahman ; c'est par Brahman qu'est faite 
l'oblation dans le feu qui, lui-même, est Brahman. 
Il ne peut aller qu'en Brahman, celui qui voit ainsi 
Brahman dans l'acte liturgique. 

25. Des yogins, plusieurs n'envisagent comme 
objet du sacrifice que les dieux; d'aucuns, par le 
sacrifice même, sacrifient à Brahman, identique au 
feu. 

26. D'autres sacrifient l'ouïe et tous les sens 
dans le feu du renoncement; d'autres les objets 
sensibles, son, etc., dans les feux des sens. 

27. D'autres sacrifient toutes les opérations* des 
sens et toutes les opérations du souffle vital dans 
le feu du yoga, du renoncement intérieur, allumé 
par la connaissance. 

28. Des ascètes aux observances rigoureuses, 
les uns pratiquent le sacrifice de la pauvreté ou le 

72 



sacrifice de l'austérité, d'autres le sacrifice du 
yoga, d'autres encore le sacrifice de l'étude et de 
la science. 

29. D'aucuns sacrifient le souffle expiré dans le 
souffle inspiré, d'autres le souffle inspiré dans le 
souffle expiré, interrompant le cours de l'un et 
de l'autre et appliqués uniquement à l'exercice des 
souffles. 

30. D'autres, restreignant leur nourriture, sa- 
crifient les souffles dans les souffles. Ët tous ils 
ont la notion vraie du sacrifice et, par le sacrifice, 
effacent leurs souillures. 

31. Ceux qui se nourrissent de cette ambroisie 
que sont les restes du sacrifice vont au Brah- 
man éternel. A qui" ne sacrifie pas, ce monde ne 
saurait appartenir; combien moins encore l'autre 
monde, ô le meilleur des Kurus? 

32. Ainsi sont de bien des sortes les sacrifices 
destinés à la bouche de Brahman. Mais tous im- 
pliquent action. Si tu entends cela, tu atteindras 
la délivrance. 

33. Supérieur à tout sacrifice matériel est le sa- 
crifice en esprit, ô héros terrible. En la connais- 
sance se résolvent, ô fils de Prithâ, tous les actes 
du sacrifice. . 

34. Acquiers-la à force de soumission ('), d'ap- 



(*) A l'égard du maître, du « guru ». 

73 



plication studieuse, de services . respectueux ; tu la 
recevras des maîtres de la connaissance qui savent 
la vérité. 

35. Quand tu la posséderas, ô Pândava, tu ne 
tomberas plus, comme tu as fait, dans Terreur ; 
par elle, tu verras tous les êtres sans exception en 
toi-même, puis en moi. 

36. Et aussi, fusses-tu de tous les pécheurs le 
plus grand, porté par la connaissance comme par 
un vaisseau, tu traverseras tout l'océan du mal. 

37. Un feu flambant réduit le bois en cendres, 
ô Arjuna; ainsi le feu de la connaissance réduit en 
cendres tous les actes. 

38. Rien, ici-bas, ne purifie comme la connais- 
sance; de lui-même, avec le temps, l'adepte parfait 
du yoga la découvre en soi. 

39. Le croyant acquiert la connaissance, qui, 
uniquement tendu vers elle, a dompté ses sens ; 
maître de la connaissance, il atteint bientôt le repos 
suprême. 

40. Il est perdu celui qui, n'ayant ni la connais- 
sance ni la foi, est livré au doute; ni ce monde ni 
l'autre, ni le bonheur n'est le lot de l'homme livré 
au doute. 

41. Celui qui par le yoga s'est libéré de l'action, 
qui par la connaissance a tranché le doute, cet 
homme, maître de soi, 6 Dhananjaya, les actes 
ne sauraient l'enchaîner. 



42. Tranche donc, armé de la vérité, ce doute 
né de l'ignorance que tu portes au cœur; élève-toi 
au yoga; ô Bhârata, redresse-toi! 



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LE RENOINCEMEjNT 



ARJUNA dit : 

1. Tu loues, ô Krishna, le renoncement qui 
supprime l'action et, en même temps, tu loues le 
yoga qui est effort; des deux lequel enfin est le 
meilleur ? Dis-le moi nettement. 

BHAGAVAT dit : 

2. Renoncement et yoga, l'un et l'autre mènent 
au salut ; entre les deux, cependant, la pratique du 
yoga vaut mieux que le renoncement à l'action. 

3. Il faut reconnaître pour parfaitement détaché 
celui qui ne hait ni ne désire; insensible aux per- 
ceptions de toute nature, ô guerrier aux grands 
bras, il s'affranchit aisément de tout lien. 

4. Seuls les esprits bornés opposent sâmkhya et 
yoga, mais non les sages ('). Qui est vraiment 
maître de l'un est assuré du fruit des deux. 



(*) Sans entrer ici dans des détails qui seraient hors de place 
je ne puis me défendre de souligner combien ce vers condamne 
l'interprétation par laquelle on a, de divers passages analogues, 



77 



5- Le but que touchent les adeptes du sâmkhya 
est également atteint par ceux du yoga. Sâmkhya 
et yoga ne sont qu'un; qui reconnaît cela, voit 
juste. 

6. Mais, en dehors du yoga, le détachement, ô 
guerrier aux grands bras, est malaisé à obtenir ; 
voué au yoga, l'ascète rapidement atteint Brahman. 

7. Celui qui, voué au yoga, est pur, maître de 
soi, tient ses sens soumis, pour qui son âme se 
confond avec l'âme de tous les êtres, même s'il 
agit, n'est pas souillé. 

8. L'adepte du yoga est fondé, en vérité, à 
estimer qu'il n'agit pas. Qu'il voie, qu'il entende, 
qu'il touche, qu'il sente, qu'il mange, qu'il marche, 
qu'il dorme, qu'il respire, 

9. Qu'il parle, qu'il lâche ou qu'il appréhende, 
qu'il ouvre ou ferme les yeux : tout cela, ce sont 
pour lui les sens réagissant au contact des objets 
sensibles. 

ïo. Celui qui, fondant en Brahman (*) tous les 



prétendu conclure que « sâmkhya » et « yoga » seraient ici deux - 
systèmes fondus dans une même orientation spéculative. Rien 
de pareil ; ce sont deux voies, l'une intellectuelle, l'autre pra- 
tique, donc parfaitement distinctes, mais qui sont données 
comme convergeant vers un but commun, la délivrance ou le 
salut. 

(*) C'est-à-dire pour qui les actes n'ont rien de personnel, 
mais, du fait de son détachement parfait, retombent dans l'in- 
détermination de l'universel Brahman. 

78 



i 



1 



actes, agit en plein détachement, le péché ne 
s'attache pas à lui plus que l'eau à la feuille du lotus. 

1 1 . Le corps, le sens interne l'esprit, les sens 
mêmes ainsi parfaitement dégagés, les yogins, 
agissant en dehors de tout attachement, travaillent 
à leur purification intérieure. 

12. Celui qui pratique le yoga s'affranchit du 
fruit des actes et atteint la paix stable ; celui qui 
ne le pratique pas, attaché au fruit sous la poussée 
du désir, demeure lié. 

13. Libérée en esprit de tous actes, l'âme est 
heureuse, maîtresse dans sa forteresse aux neuf 
portes (*), n'agissant ni ne provoquant l'action. 

14. Ni l'activité, ni les actes ne procèdent du 
Seigneur du monde, ni le lien qui attache le fruit 
aux actes; cela, c'est le domaine de la nature indi- 
viduelle ('). 

15. Ni péché, ni bonne œuvre n'atteint le Sei- 
gneur; mais l'ignorance voile la vérité; d'où l'er- 
reur des créatures. 

16. Pour ceux en qui cette ignorance est détruite 
par la connaissance de l'âtman (*), la science révèle, 
claire comme le soleil, cette Entité suprême. 



(*) Le manas est conçu comme un organe central de percep- 
tion qui se superpose aux cinq sens. 
( 9 ) Le corps avec ses neuf ouvertures, les yeux, etc. 
( s ) Donc de la « prakriti » , n'étant pas du « purusha » . 
(*) L'âme, soit individuelle soit universelle. 

\ 79 



17. L'esprit plein d'elle, identifiés à elle, appuyés 
sur elle, réfugiés en elle, ceux qui, par la connais- 
sance, ont effacé leurs fautes, s'affranchissent de 
nouveaux retours. 

i 

18. Le brâhmane le plus savant et le plus ver- 
tueux, un bœuf ou un éléphant, un chien ou un, 
mangeur de chien, c'est tout un aux yeux du 
sage. 

19. C'en est fait de tout retour en ce monde 
pour ceux dont l'esprit est fixé dans l'impassibilité 
parfaite; Brahman est sans tache, impassible; ils 
sont donc fixés en Brahman. 

20. Le plaisir ne le réjouit pas plus que la souf- 
france ne l'afflige; il a l'âme toujours égalé, jamais 
troublée, celui qui connaît Brahman, qui est fixé 
en Brahman. 

21. Insensible aux impressions du dehors, c'est 
en soi qu'il trouve le bonheur; intimement uni à 
Brahman, il goûte un bonheur indestructible. 

22. C'est que les jouissances que donnent les 
sensations ne sont qu'une source de souffrance, 
elles sont fugitives, ô fils de Kuntî. Le sage n'y 
cherche pas de joie. 

23. Celui qui, ici-bas, n'étant pas encore libéré 
du corps, est capable de résister aux mouvements 
que provoque le désir ou la colère, celui-là est un 
homme intérieur, c'est un homme heureux. 

24. Celui qui ne trouve de bonheur, de joie, 

80 




de lumière qu'au dedans, le yôgin identifié avec 
Brahman atteint la paix en Brahman. 

25. Ils conquièrent la paix en Brahman les rishis 
purifiés de toute souillure, qui, ayant terrassé le 
doute, se sont domptés eux-mêmes et ne se pas- 
sionnent que pour le bien de tous les êtres. 

26. Les ascètes qui, l'esprit dompté, libres de 
désir et d'aversion, se connaissent eux-mêmes, ont 
devant eux la paix en Brahman. 

27. Celui qui se ferme aux sensations du dehors, 
qui ramène tout son pouvoir visuel entre ses sour- 
cils, qui maintient en équilibre les deux souffles, 
respiration et inspiration, auxquels le nez livre 
passage, 

28. Le sage qui, dompté dans ses sens, dans sa 
conscience et dans sa pensée, uniquement tendu 
vers la délivrance, est toujours libre de désir, de 
crainte ou de colère, celui-là vraiment est affranchi. 

29. Me reconnaissant pour l'objet du sacrifice et 
de l'ascèse, pour le Seigneur souverain de l'univers, 
l'ami de tous Jes êtres, il atteint le repos. 





LA CONTEMPLATION 



BHAGAVAT dit : 

1. Celui qui, sans se soucier du fruit des actes, 
accomplit les actes prescrits, c'est celui-là, non 
celui qui néglige le feu sacré et les rites, qui est 
vraiment un détaché, un yogin. 

2. Ce qu'on appelle renoncement n'est, sache-le 
bien, ô Pândava, rien autre que le yoga; car on ne 
peut être un yogin sans avoir renoncé au désir. 

3. Pour s'élever au yoga, l'action est l'arme du 
sage ; c'est l'inaction quand il s'est élevé au yoga, 

4. Car c'est lorsqu'il n'a plus d'attachement ni 
aux objets des sens, ni aux actes, que, affranchi de 
tout désir, il s'est élevé au yoga. 

5. C'est par soi-même que l'on se sauve, que 
l'on échappe à la perdition ; l'homme est à lui- 
même son ami, à lui-même son ennemi. 

6. Il est à lui-même son ami celui qui s'est 
vaincu lui-même; quant à celui qui n'est pas 

h ' * 1 

maître de soi, il est à lui-même comme un ennemi. 

7. Celui qui s'est vaincu, qui est dans le calme, 
celui-là demeure parfaitement recueilli, dans le 

83 




chaud comme dans le froid, dans le plaisir 
comme dans la douleur, voire dans l'honneur 
comme dans le mépris. 

8. Celui qui fait sa joie de la vérité et de la 
science, qui est concentré, maître de ses sens, de 
ce yogin qui ne fait de l'or plus de cas que d'une 
pierre ou d'une motte de terre, on dit qu'il est par- 
venu au yoga. 

9. Honneur à celui qui considère du même œil 
compagnons et amis, ennemis ou indifférents, 
inconnus, gens haïssables ou parents, hommes 
vertueux ou pécheurs. 

10. Que le yogin toujours se gouverne lui- 
même, retiré, solitaire, l'esprit dompté, sans désir, 
sans bien. 

11. Dans un endroit pur qu'il se dresse un 
siège solide, ni trop haut ni trop bas, couvert 
d'étoffe, d'une peau et de kuça ('). 

12. Assis sur ce siège, l'esprit concentré, ayant 
enrayé toute activité delà pensée et des sens, qu'il 
exerce le yoga pour se purifier. 

13. Impassible, tenant le corps, la tête et le cou 
droits et immobiles, qu'il fixe son regard sur 
l'extrémité de son nez sans le laisser errer ailleurs. 

14. Parfaitement calme, libre de crainte, fidèle 



(*) Une herbe spécialement affectée à différents usages litur- 
giques. 



84 




à la chasteté, la pensée maîtrisée, l'esprit plein de 
moi, qu'il demeure concentré, tendu vers moi. 

15. Le yogin à l'intelligence domptée, qui tou- 
jours s'exerce de la sorte, atteint le repos, la paix 
suprême qui a son- siège en moi. 

16. Pas de yoga, ô Arjuna, pour qui abuse de 
la nourriture, non plus que pour celui qui s'en 
prive complètement, pour qui veut trop dormir 
non plus que pour qui prétend ne dormir jamais. 

17. L'effort qui mesure les aliments et l'exer- 
cice, qui, dans l'action, mesure le mouvement, 
qui mesure le sommeil et la veille, voilà ce qui 
constitue le yoga destructeur de la souffrance. 

18. Quand l'esprit discipliné se replie unique- 
ment sur lui-même, alors, on dit que l'homme, 
libéré de tous les désirs, a atteint le yoga. 

19. Une lampe à l'abri du vent dresse sa 
flamme immobile; c'est l'image consacrée du 
yogin qui, l'esprit maîtrisé, parvient à se concen- 
trer en soi. 

20. Quand la pensée s'arrête suspendue par 
la pratique du yoga, quand, découvrant par 
soi-même l'âtman (Pâme), l'homme trouve sa 
satisfaction en soi ; 

21. Quand il connaît ce bonheur infini qui, 
n'étant accessible qu'à l'esprit, dépasse les sens, 
et au sein duquel il ne peut plus s'écarter de la 
vérité, 

85 




22. Dont la possession fait apparaître insigni- 
fiant tout autre bien, que ne peut atteindre au- 
cune disgrâce, si cruelle qu'elle soit ; 

2). C'est cette libération de la souffrance 
qu'on appelle yoga. Ce yoga, il le faut résolument 
poursuivre d'une volonté que rien ne décou- 
rage. 

24. Il faut s'affranchir pleinement de toutes les 
passions, filles du désir; il faut dominer complè- 
tement par l'esprit la troupe des sens ; 

25. Puis, peu à peu, l'esprit soutenu par une 
volonté ferme, glisser dans le calme et, s'enfer- 
mant en soi, ne plus penser. 

26. Toutes les fois que l'esprit, remuant, mo- 
bile, prétend s'extérioriser, chaque fois il faut le 
réfréner et le ramener en soi à la soumission. 

27. Un bonheur parfait pénètre le yogin qui a 
l'esprit pacifié, qui, la passion calmée, sans tache, 
s'identifie à Brahman. 

28. Le yogin, affranchi de souillure, qui tou- 
jours se gouverne ainsi, atteint aisément le bon- 
heur infini qu'est l'union en Brahman. 

29. Il découvre l'âtman (l'âme) dans tous les 
êtres et tous les êtres en l'âtman, l'homme gou- 
verné par le yoga qui reconnaît l'identité de tout. 

30. Celui qui me voit en tout et qui voit 
tout en moi ne se sépare jamais de moi, et jamais 
je ne me sépare de lui. 

86 




31. Celui qui, réalisant l'unité, m'adore dans 
tous les êtres, ce yogin, .où qu'il se meuve, de- 
meure. en moi. 

32. Celui, ô Arjuna, qui, à l'image de l'unité en 
l'âtman, voit que tout est identique, plaisir ou 
souffrance, celui-là est réputé yogin parfait. 

ARJUNA dit : 

33. Ce yoga, ô vainqueur de Madhu, que tu dé- 
finis par l'impassibilité parfaite ('), j'ai peine à 
comprendre, étant donné notre mobilité, com- 
ment il se peut asseoir fermement ; 

34. Car l'esprit, ô Krishna, est mobile, impé- 
rieux, violent, tenace; autant que le vent, il est 
difficile à enchaîner. 

BHAGAVAT dit': 

35. Assurément, ô guerrier aux grands bras, 
l'esprit est mobile et malaisé à enchaîner; cepen- 
dant, ô fils de Kuntî, on le peut réduire à force 
d'application et de détachement. 



( l ) Pour bien comprendre la liaison avec ce qui précède, il faut 
se souvenir que, dans ce passage, « l'identité » qu'exprime le mot 
sama enferme un double aspect : il s'agit à la fois de l'identité 
métaphysique de tout dans l'être universel et de l'identité de 
toutes choses,, plaisir, souffrance, etc., au regard de l'homme 
également détaché de tout. Sâmya que je traduis par impassi- 
bilité embrasse ainsi a la fois et la notion théorique du monisme 
et l'indifférence absolue du sage que rien ne peut toucher. 

87 




36. Le yoga, je l'avoue, est d'accès difficile 
pour qui n'a pas l'âme domptée; mais celui dont 
l'âme est maîtrisée et qui se donne de la peine, y 
peut parvenir par des efforts bien conduits. 

ARJUNA dit : 

37. Celui qui ne parvient pas à l'ascèse, qui, 
encore que possédant la foi, ne s'élève pas jus- 
qu'au yoga, à défaut de la perfection du yoga, 
quel but atteint-il, ô Krishna ? 

38. Est-ce que, manquant également tous ses 
objets, il ne se perd pas, ô guerrier aux grands 
bras — tel un nuage qui se déchire — égaré sans 
point d'appui à la recherche de Brahman ? 

39. Dissipe clairement pour moi cette incerti- 
tude, ô Krishna ; seul tu le peux. 

BHAGAVAT dit : 

40. O fils de Prithâ, celui que tu dis ne se perd 
ni dans ce monde, ni dans l'autre; qui fait le bien, 
ô mon frère, ne saurait aller à sa perte. 

41. Cet homme qui a manqué le yoga, élevé 
au séjour des gens de bien, y demeure des années 
infinies, puis il renaît de parents purs et fortunés ; 

42. Ou, mieux encore, il revit dans une famille 
de sages yogins ; car une pareille naissance est la 
plus rare à obtenir en ce monde. 

43. Là, ô rejeton de Kuntî, il retrouve l'état 

88 




d'esprit où il s'était élevé dans cette existence an- 
térieure, et avec un zèle redoublé il s'efforce vers 
la perfection. 

44. Même à son insu, la vertu de son applica- 
tion d'autrefois le soutient ; il conçoit le désir de 
s'initier au yoga et dépasse la sagesse scriptu- 
raire. 

45. Or le yogin, purifié de ses fautes, qui 
s'efforce avec zèle, se perfectionnant à travers 
de nombreuses naissances, finit par atteindre le - 
but suprême. 

46. Le yoga est supérieur à l'ascèse, supérieur 
même à la science ; le yoga est supérieur aux 
œuvres du sacrifice ; deviens donc un yogin, 
ô Arjuna. 

47. Mais, de tous les yogins, celui qui, l'âme 
unie à moi, m'aime dans une foi profonde, c'est lui 
qui est, à mes yeux, le yogin parfait. 





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L'EXPOSÉ DE LA CONNAISSANCE 



BHAGAVAT dit : 

1 . Ecoute maintenant, ô fils de Prithâ, comment, 
t'appliquant au yoga, la pensée attachée à moi, 
réfugié en moi, tu me connaîtras entièrement et ' 
sans nuage. 

2. Sans réserve, je te communiquerai et te ren- 
drai claire cette vérité qui, connue, ne laisse plus 
rien à apprendre ici-bas. 

3. Entre des milliers d'hommes, c'est à peine si 
l'un ou l'autre s'efforce vers la perfection et parmi 
ces parfaits, à peine si l'un ou l'autre me connaît 
en vérité. 

4. Terre, eau, feu, vent, éther, sens interne, 
esprit, individualité, telles sont les huit manifesta- 
tions diverses de ma nature sensible (*). 

5. Cela c'est ma nature inférieure; mais sache 
que j'en ai une autre, transcendante, qui est âme 
vivante, ô guerrier aux grands bras, et qui est le 
support de cet univers. 



(*) La « prakriti » présentée ici comme l'aspect sensible de 
Fàme universelle avec laquelle le dieu est identifié. 

91 



6. La première est la matrice de tous les êtres, 
je suis, moi (*), l'origine et la fin de l'univers tout 
entier. 

7. Il n'est rien au-dessus de moi, ô héros; je 
suis la trame sur laquelle le tout est tissé, tels les 
rangs de perles sur un fil. 

8. Dans l'eau je suis le goût, ô fils de Kuntî, la 
lumière dans la lune et dans le soleil, la syllabe 
om dans tous les vedas, le son dans l'espace, la 
virilité dans les hommes. 

9. Je suis dans la terre le parfum, la splendeur 
dans l'astre du jour, la vie dans tous les êtres, 
l'ascèse dans les ascètes. 

10. Sache, ô fils de Prithâ, que je suis le germé 
éternel de tous les êtres; je suis la pensée des 
êtres pensants, la grandeur des grands. 

11. Je suis la force, affranchie de désir et de 
passion, des forts; dans les êtres vivants je suis, 
ô héros des Bhâratas, l'amour permis. 

12. Tous les dérivés du sattva, comme du rajas 
ou du tamas ( s ), sache bien qu'ils procèdent de 



(*) « Moi » c'est-à-dire « mon essence transcendante ». 

(*) Le sattva, le rajas et le tamas qu'on transcrit en « bonté », 
« passion », « ténèbres », sont les trois gunas dont il a été sou- 
vent question. « Guna » signifie dans la langue courante 
qualité : mais c'est, je pense, sur un sens très différent que s'est 
échafaudée cette théorie singulière. En somme elle se résume 
à imaginer que la prakriti se compose de ces trois éléments 
qui, mélangés en proportions diverses, constituent, aux diffé- 

92 



moi seul; non que je sois en eux; ce sont eux 
qui sont en moi. 

13. Aveuglé par ces triples produits desgunas, 
tout cet univers est impuissant à me reconnaître 
au-dessus d'eux, impérissable. 

14. C'est que ce monde illusoire des gunas, 
manifestation de ma puissance divine, est difficile 
à traverser; ceux-là seuls le franchissent qui 
viennent à moi. 

15. Ils ne viennent pas à moi, ces pécheurs, ces 
insensés, les derniers des hommes, qui, se laissant 
égarer par l'illusion, tombent au niveau des esprits 
méchants (*). 

16. De quatre sortes, ô Arjuna, sont les gens de 
bien qui m'adorent : l'homme qui souffre, 
l'homme passionné de savoir, l'homme qui pour- 
suit la richesse et celui qui possède la connais- 
sance, ô taureau des Bhâratas. 

17. De tous, le premier est celui qui, possédant 
la connaissance, s'applique infatigablement et se" 
voue à moi uniquement; car je suis infiniment 
cher à celui qui possède la connaissance, et lui à 
moi. 

i& Tous sont des êtres d'élite; mais celui qui 



rents stages de la nature et de la vie, tous les êtres transitoires 
de tout ordre. 
(*) Cf. ci-dessous IX, 12 et plus loin, XVI, 6sq. 

93 



1 1 



possède la connaissance est pour moi comme 
moi-même. Car, appliqué au yoga, il tend vers 
moi seul comme but suprême. 

19. Ce n'est qu'au terme de bien des vies que 
m'atteint celui qui possède la connaissance; il est 
rare l'être magnanime qui sait que Vâsudeva est 
tout. 1 

20. Ceux qu'égarent des désirs divers s'adres- 
sent à d'autres divinités; ils obéissent chacun à sa 
nature, en assumant des pratiques diverses. 

21. Mais, quelque forme divine qu'un fidèle, 
dans sa foi, souhaite honorer, c'est moi qui ins- 
pire en lui cette foi inébranlable. 

22. Plein de cette foi, il se rend telle divinité 
propice ; il reçoit ensuite, en réalité dispensé par 
moi, l'objet de ses désirs. 

23. Mais éphémère est le fruit que cueillent les 
esprits à la courte sagesse ; ceux qui sacrifient aux 
dieux vont aux dieux; ce sont ceux qui se vouent 
à moi qui viennent à moi. 

24. Pour les ignorants, je ne surs qu'un dieu in- 
visible qui s'est manifesté^); ils ne connaissent 
pas mon essence transcendante, impérissable, 
suprême. 

25. Voilé par l'illusion que produit ma puis- 
sance, je n'apparais pas clairement à tous; le 



(') Dans la personne de Vâsudeva-Krishna. 

94 




monde égaré ne me reconnaît pas, moi, l'éternel, 
l'impérissable. 

26. Je connais, ô Arjuna, les êtres passés, pré- 
sents et à venir; mais, moi, personne ne me con- 
naît. 

27. Troublés par les mouvements contraires 
qu'engendrent le désir et la répulsion, ô Bhârata, 
tous les êtres, en naissant, deviennent la proie de 
l'erreur. 

28. Mais les hommes vertueux, une fois leur 
péché épuisé, libérés du trouble que suscite la sen- 
sibilité en ses mouvements contraires, se vouent 
à moi par un culte immuable. 

29. Ceux qui s'appliquent, en se réfugiant en 
moi, à s'affranchir de la vieillesse et de la mort, 
ceux-là connaissent ce Brahman universel et indi- 
viduel; ils connaissent le tout des actes liturgiques. 

30. Ceux qui reconnaissent en moi l'essence des 
êtres, l'essence du divin, l'essence du sacrifice, 
ceux-là, l'esprit concentré, me connaissent encore 
à leur dernier moment. 




Ai 

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LE SALUT EN BRAHMAN 



ARJUNA dit : 

1. Qu'est-ce que ce Brahman? et l'âme indivi- 
duelle? Qu'est-ce que l'acte, ô suprême Seigneur? 
Qu'entends-tu s par l'essence des êtres ? par l'es- 
sence du divin ? 

2. Qui — et comment? — ô vainqueur de 
Madhu, peut, ici-bas, dans un corps mortel, con- 
tenir l'essence du sacrifice? Comment, à l'heure 
suprême, peux-tu être connu des hommes qui ont 
su se discipliner? 

BHAGAVAT dit : 

3. L'Impérissable est le Brahman suprême; on 
appelle âme individuelle la nature propre de cha- 
cun ; le devenir des êtres résulte de cette offrande 
créatrice qui s'appelle l'acte rituel. 

4. Existence transitoire dans l'ordre des êtres, 
esprit (purusha) dans l'ordre des dieux, j'incarne 
en ce corps, ô le meilleur des hommes, l'essence 
du sacrifice. 

5. Celui qui, à l'heure, de sa fin, rejette sa 

97 



■> 



1 




guenille mortelle en pensant uniquement à moi 
rejoint mon être; là-dessus aucun doute. 

6. Quelque existence que conçoive celui qui, au 
terme de sa vie, se sépare du corps, c'est à cette 
condition qu'il passe, ô fils de Kuntî; toujours 
c'est dans cette condition qu'il revit 

7. Pense donc à moi en tout temps et combats; 
l'esprit et la pensée fixés sur moi, c'est à moi que 
tu viendras; rien de plus certain. 

8. Celui, ô fils de Prithâ, qui, l'esprit concentré 
dans la pratique du yoga, et incapable de s'en 
laisser distraire, pense le divin Purusha suprême, 
va à lui. 

9. Celui qui se souvient du Sage primordial, 
du Maître, plus ténu que l'atome; auteur de l'uni- 
vers, pour qui aucune forme n'est imaginable, qui 
a l'éclat du soleil, qui demeure par delà la ténèbre; 

10. Celui qui, au .moment du grand départ, la 
pensée inébranlable, concentrée dans la dévotion 
et dans l'effort du yoga, sait ramener entre ses 
sourcils toute sa puissance vitale, celui-là va au 

r 

divin Purusha suprême. 

11. Cette demeure, que les connaisseurs du 
veda déclarent impérissable, où pénètrent les 
ascètes libérés de la passion, en vue de laquelle 
on pratique la chasteté, je te la vais décrire en 
raccourci . 

r h 

12. Quand, fermant toutes les issues sur le 

98 



1 



3 




dehors, emprisonnant en soi la faculté de perce- 
voir, retenant dans la tête son souffle vital, on 
réalise la concentration du yoga; 

13. Que l'on dépouille le corps en prononçant 
« ora » — Brahman même en une syllabe — et en 
pensant à moi, on s'élève à l'asile suprême. 

14. Celui qui, sans aucune défaillance, pense 
toujours à moi, pour ce yogin incessamment 
concentré, je suis, ô fils de Prithâ, facile à obtenir. 

15. Quand ils m'ont atteint, les sages, s'étant 
élevés à la suprême perfection, ne sont plus sou- 
mis à la renaissance, au séjour de souffrance et 
d'instabilité. 

16. Tous les mondes jusqu'au ciel de Brahmâ^), 
ô Arjuna, reviennent à des existences nouvelles; 
mais pour qui m'a atteint, ô fils de Kuntî, plus de 
renaissance. 

17. Ceux qui savent qu'un jour de Brahmâ dure 
mille yugas (*) et mille une nuit, ces hommes 
connaissent vraiment le jour et la nuit. 

18. De l'indétermination sortent, au lever du 
jour, toutes les réalités sensibles ; elles s'y fondent 
de nouveau à la tombée de la nuit. 



(*) Brahmâ, masculin, le dieu Brahmâ, ordinairement rap- 
proché de Vishnu et de Çiva; non pas Brahman, au neutre, 
l'être un. 

(*) Nom d'une vaste période cosmique. 

99 



" *4 




19.. Ainsi mécaniquement, o fils de Prithâ, toute 
la foule des êtres, indéfiniment ramenée à I'exis-, 
tence, se dissout à la tombée de la nuit, renaît au 
lever du jour. 

20. Mais, par delà cette indétermination ('), est 
une autre essence, entité indéterminée, éternelle, 
qui, tous , les êtres disparaissant, elle, ne disparaît 
pas. 

21. C'est T « Indestructible ». C'est lui qui 
est marqué comme le but suprême, celui d'où l'on 
ne revient pas ; c'est là mon siège suprême. 

22. C'est, ô fils de Prithâ, ce suprême Purusha 
qu'on ne peut atteindre que par un attachement 
exclusif, le Purusha qui embrasse tous les êtres, 
par qui a été déployé l'univers. 

23. Et maintenant, à quels moments les yogins 
quittent la vie, soit sans retour, soit pour y reve- 
nir, je vais te l'enseigner, ô Bhârata. 

24. Feu, lumière, jour, quinzaine claire, semes- 
tre ascendant du soleil vers- le nord, c'est sous ces 



(*) Avyakta, littéralement « l'indistinct, l'indiscriminé » ; c'est 
un des noms que l'on donne à la prakriti dans son état primitif 
et, en quelque sorte, chaotique. On voit ici avec évidence que 
. ces notions réputées spéculatives sur l'origine des choses repo- 
• - ..' sent, au moins pour une part, sur Tarrière-plan des conceptions . 
mythiques et construisent lfL genèse première à l'image de 
Forigine quotidienne du cosmos sortant au matin de la nuit et y 
retombant le soir. 

* 

100 



I 




_ t 

signes lumineux que vont à Brahman les hommes 
qui connaissent Brahman. 

25. Fumée, nuit, quinzaine sombre, semestre 
descendant du soleil au sud, — sous ces signes 
d'ombre, le yogin atteint la lumière de la lune 
pour revenir ensuite à de nouvelles existences. 

26. Ce sont les deux voies éternelles, l'une 
claire, l'autre obscure, de l'univers; par l'une il 
n'est pas de retour, par l'autre on revient en 
arrière. 

27. Les yogins les connaissent ces deux sentiers, 
et aucun d'eux ne s'égare, ô fils de Prithâ; sois 
donc, ô Arjuna, en tout temps appliqué au yoga. 

28. Le mérite qui est assigné à l'étude du veda, 
au sacrifice, à l'ascèse, à l'aumône, le yogin qui 
sait tout cela, le dépasse; il s'élève au lieu su- - 
prême, au lieu des origines. 




LE MYSTÈRE ROYAL 



BHAGAVAT dit : 

1 . Je te veux, à toi qui es plein de zèle, faire 
entendre clairement la science la plus secrète, 
celle dont la connaissance t'affranchira de tout mal. 

2. C'est la science royale, le secret royal, le 
moyen de sanctification le plus puissant ; elle 
s'impose par l'évidence; elle est sainte, facile à 
pratiquer, impérissable. 

3. Les hommes qui n'ont pas foi en cette doc- 
trine, ô héros terrible, impuissants à m 'atteindre, 
retombent dans les sentiers de la transmigration 
et de la mort. 

4. C'est moi, dénué de toute forme sensible, 
qui ai déployé cet univers. Tous les êtres sont 
en moi et moi je ne suis pas en eux. 

5. Et, à vrai dire, les êtres ne sont pas en moi. 
Admire ici ma puissance souveraine : mon être 
porte les créatures, il n'est pas dans les créatures, 
et c'est par lui qu'existent les créatures. 

6. Comme un grand vent toujours en mouve- 
ment dans l'espace, s'insinue partout, ainsi faut-il 

lo3 




entendre que toutes les créatures sont en moi. 

7. Tous les êtres, ô fils de Kuntî, à la fin du 
kalpa ('), rentrent dans ma prakriti ("); au com- 
mencement du kalpa, je les rends à l'existence. 

8. C'est au moyen de ma prakriti que je produis 
et reproduis toute cette foule des êtres, mécani- 
quement, par la seule poussée de la prakriti. 

9. Et cette activité, ô Dhananjaya, ne m'en- 
chaîne pas, car j'y démeure comme étranger, étant 
sans aucune attache à ces œuvres. 
, 10. C'est grâce à moi que la prakriti produit 
toutes les créatures vivantes ou inertes ; mais je 
ne suis là que spectateur; et c'est ainsi, ô fils dé 
Kuntî, que le monde évolue. 

1 1 . Incorporé dans une figure humaine, les 
égarés me méconnaissent ; ils ignorent mon 
essence suprême de souverain Seigneur des êtres. 

12. Insensés, dont les espérances, les œuvres 
et la science sont également vaines et qui s'aban- 
donnent aux égarements propres par nature aux 
démons et aux esprits mauvais! 

13. Mais les sages, ô fils de Prithâ, qui relèvent 
de la nature divine, s'attachent à moi unique- 



(*) Période cosmique. 

(') La prakriti, on l'a vu, c'est le monde sensible et vivant; 
elle est conçue, dans le syncrétisme qui prévaut ici, comme une 
sorte d'extériorisation de l'âme universelle avec laquelle est 
identifié le Dieu, 



104 



ment; ils me connaissent pour l'origine impéris- 
sable des êtres. 

14. Les uns me glorifient sans cesse, et, adon- 
nés aux pratiques rigides, m'adorant pieusement, 
me servent avec une application constante. 

15. D'autres me servent en me rendant un 
culte de connaissance, soit qu'ils me considèrent 
dans l'unité ou dans la multiplicité infinie de mes 
manifestations distinctes. 

16. Je suis le rite, jé suis le sacrifice, je suis 
l'offrande et l'herbe rituelle ; c'est moi qui suis la 
prière, le beurre clarifié ; je suis le feu; je suis la 
libation. 

17. De ce monde, je suis le père, la mère, l'or- 
donnateur, l'ancêtre ; je suis l'objet de la science,, 
le purificateur, la syllabe om, le rie, le sâman, le 
yajus (*) ; 

18. Je suis le but, le soutien, le maître, le 
témoin, la demeure, le refuge, l'ami, "l'origine et 
la fin, le support, le réceptacle, le germe, l'impé- 
rissable. 

19. Je donne la chaleur, je retiens la pluie et je 
la répands; je suis l'immortalité et la mort ; je 
suis, ô Ârjuna, l'être et le non-être. 



(') C'est-à-dire le verbe même de chacun des Vedas, Rigveda, 
Sâmaveda et Yajurveda. 

io5 



20. Les maîtres de la triple science ( l ) qui 
en buvant le soma se purifient de leurs péchés, 
cherchent, en m'honorant par des sacrifices, à 
gagner le ciel ; introduits dans le monde pur du 
roi des dieux, ils goûtent, là-haut, les jouissances 
divines des hôtes célestes. 

21. Quand ils ont joui de ce monde immense 
du ciel et que leurs mérites sont épuisés, ils 
rentrent dans le monde des mortels; ainsi vont 
et viennent ceux qui, livrés au désir, vivent sous 
la' loi de la triple science. 

22. Quant aux hommes qui me servent, en 
n'ayant de pensée que pour moi, qui s'appliquent 
à une concentration constante, je leur dispense la 
félicité. 

23. Ceux-là même qui, attachés à d'autres divi- 
nités, sacrifient avec foi, en réalité, ô fils de 
Kuntî, c'est à moi qu'implicitement ils sacrifient. 

24. Car c'est moi qui suis réellement l'objet et 
le maître de tous les sacrifices, mais ils ne me 
connaissent pas tel que je suis ; et c'est pourquoi 
ils retombent dans la vie. 

25. Ceux qui servent les dieux vont aux dieux, 
aux mânes ceux qui servent les mânes, aux 
démons ceux qui servent les démons ; ainsi 



(•) Des trois vedas. — Le soma est la plante sacrée que l'on 
pressure dans les sacrifices. 

106 



viennent à moi ceux qui m'offrent leurs sacrifices. 

26. Que l'on me présente avec dévotion fût-ce 
une feuille, une fleur, un fruit, un peu d'eau, je 
jouis de l'offrande pieuse du serviteur au cœur 
zélé. 

27. Actions et repas, libations, aumônes, péni- 
tences, offre-moi tout, ô. fils de Kuntî. 

28. Par là tu te libéreras des chaînes de l'action 
et de ses fruits bons ou mauvais ; voué au détache- 
ment et au yoga, affranchi, tu viendras à moi. 

29. Entre toutes les créatures, je ne fais nulle 
différence, aucune ne m'est en haine, aucune ne 
m'est chère ; mais ceux qui s'attachent à moi avec 
dévotion, ceux-là sont en moi et moi en eux. 

30. Même un grand criminel, s'il m'adore sans 
partage, doit être considéré comme un juste ; car 
sa croyance est vraie. 

31. Vite il devient irréprochable et atteint la 
paix éternelle. Entends-le bien, ô fils de Kuntî, 
jamais mon serviteur ne se perd. 

32. Ceux, ô fils de Prithâ, qui prennent en moi 
leur refuge, fussent-ils de la pire origine, femmes, 
vaiçyas ou çûdras, ceux-là même atteignent le but 
suprême; 

33. Combien plus les brâhmanes purs et les 
rois-rishis qui se donnent à moi. Tombé dans ce 
monde éphémère et misérable, sois mon servi- 
teur. 

107 



34- Tourne vers moi ta pensée, donne-toi à 
moi, offre-moi tes sacrifices, adore-moi ; en te 
gouvernant ainsi, uniquement occupé de moi, tu 
viendras à moi. 



LES MANIFESTATIONS 



BHAGAVAT dit : 

1 . Écoute encore, ô guerrier aux grands bras, 
ma parole suprême, et réjouis-toi d'un enseigne- 
ment que je te communique pour ton bien. 

2. Ni les dieux, ni les grands rishis ne connais- 
sent ma naissance ; car je suis moi-même l'origine 
unique des dieux et des grands rishis. 

3. Celui qui me connaît pour souverain du 
monde, éternel, sans commencement, celui-là, 
maître entre les mortels de la vérité, est affranchi 
de tout péché. /' 

4. Intelligence, connaissance, fermeté d'esprit, 
patience, sincérité, maîtrise de soi, paix, plaisir 
et souffrance, naissance et destruction, crainte et 
courage, 

5. Douceur, égalité d'âme, contentement, péni- 
tence, aumône, honneur et déshonneur, tous les 
modes divers de l'existence procèdent de moi seul. 

6. Les sept grands rishis du commencement et 
les quatre manus ( l ) procèdent de moi ; ils sont 



(*) Personnages de la cosmogonie légendaire. # 

110 



mes fils spirituels de qui sont issues dans le 
monde toutes les créatures. 

7. Celui qui connaît en vérité , mon expansion 
et ma puissance, celui-là est, de toute certitude, 
en possession du yoga inébranlable. 

8. Je suis l'origine de tout; de moi tout pro- 
cède ; c'est dans cette conviction que s'attachent 
à moi les sages à la pensée profonde. 

9. L'esprit en moi, toute leur vie suspendue à 
moi, s'éclairant les uns les autres et proclamant 
sans cesse mes louanges, ils sont comblés, ils 
débordent de joie. 

10. A ces hommes constamment recueillis, qui 
s'attachent à moi avec délices, je communique la 
force d'esprit par laquelle ils s'élèvent à moi. 

11. Pour eux, par grâce, me manifestant dans 
ma vraie nature, je dissipe les ténèbres de l'igno- 
rance à l'éclatante lumière de la vérité. 

ARJUNA dit : 

1 2. Tu es le Brahman suprême, le refuge su- 
prême, le suprême purificateur. Le divin Esprit 
(purusba) éternel, le premier des dieux, l'être sans 
commencement, omniprésent : 

i}. Ainsi te nomment tous les rishis et Nârada, 
le rishi divin* Asita Dévala, Vyâsa; ainsi toi-même 
tu te révèles à moi. 

14. C'est sur ta parole, ô Keçava, que je tiens 

m 



tout cela pour vrai, car les dieux ni les démons 
ne savent, ô Bhagavat, comment tu te manifestes. 

15. Toi seul tu te connais toi-même, ô suprême 
Purusha, auteur des êtres, souverain des êtres, 
dieu des dieux, seigneur du monde ! 

16. Daigne exposer sans réserve tes manifesta- 
tions divines, ces manifestations par lesquelles tu 
pénètres incessamment tous les mondes. 

17. Comment, ô maître du yoga, même" à 
méditer sur toi sans trêve, saurais-je dans quelles 
formes de l'être je dois te reconnaître, ô Bha- 
gavat ? . S 

18. Parle encore ; expose-moi en détail, ô 
Janârdana, ta puissance et ta manifestation ; je 
ne puis me rassasier de l'ambroisie de ta parole. 

BHAGAVAT dit : 

19. Je t'énumérerai donc, ô le meilleur des 
Kurus, mes manifestations divines, mais en rac- 
courci, car le détail en serait sans fin. 

20. Je suis, ô Gudâkeça, l'âme qui a son siège 
dans tous les êtres : de tous les êtres, je suis le 
commencement, le milieu et la fin. 

A 

21. Entre les Adityas, je suis Vishnu, entre les 
astres, le soleil radieux; je suis Marîci entre les 
Maruts, la lune entre les constellations. 

22. Des vedas je suis le sâman et Vâsava parmi 



les dieux \, parmi les sens, je suis le sens interne 
et entre les êtres l'esprit; 

23. Des Rudras (') je suis Çamkara, entre les 
Yakshas et les Rakshas le dieu des richesses ; des 
Vasus je suis le feu, et des sommets le Meru; 

24. Sache, ô fils de Prithâ, que je suis le chef 
des prêtres domestiques, Brihaspati, entre, les 
chefs d'armée Skanda, entre les eaux l'Océan ; 

25. Des grands rishis, je suis Bhrigu et, entre 
les sons, la syllabe unique om, dans le sacrifice 
la prière, entre les montagnes l'Himâlaya ; 

26. L'açvattha entre tous les arbres et Nârada 
entre les rishis divins; Citraratha entre les Gan- 
dharvas et, entre les saints, l'ascète Kapila. 

27. Sache que, entre les chevaux, je suis 
Uccaihçravas né avec l'ambroisie, Airâvata (*) entre 
les éléphants et, parmi les hommes, le roi. 

28. Des armes je suis la foudre, des vaches la 
vache qui comble tous les vœux. Je suis l'Amour, 
le dieu de la génération. Entre les serpents, je 
suis Vâsuki. 

29. Je suis Ananta parmi les Nâgas, Varuna 



(*) Rudras, Yakshas, Rakshas, Vasus, catégories diverses de 
génies, dieux ou démons. De même plus bas les Gandharvas, 
les Nâgas, etc. 

( a ) Uccaihçravas est un cheval mythique qui sort du baratte- 
ment de l'océan ; Airâvata, l'éléphant qui sert de monture au 
dieu Indra. 

n3 



parmi les habitants des eaux. Parmi les Mânes, je 
suis Aryaman et Yama (') parmi les potentats. 

30. Je suis Prahlâda entre les démons et Kâla (le 
Temps) entre tout ce qui se compte (*), le lion 
parmi les animaux et, parmi les oiseaux, le fils de 
Vinatâ. 

31. Je suis le vent entre tout ce- qui purifie, 
Râma entre les guerriers, entre les poissons le 
Makara, entre les fleuves le Gange. 

32. Des créations, ô Arjuna, je suis le commen- 
cement et la fin, le milieu aussi ; des sciences la 
connaissance de l'âtman ; entre les thèses con- 
traires la vérité. 

33. Des lettres, je suis Va, je suis le premier 
parmi les composés; c'est moi qui suis le temps 
infini, moi le créateur au visage innombrable. 

34. Je suis la mort qui emporte tout et la nais- 
sance de ceux qui doivent venir à la vie; parmi 
les génies féminins, je suis la Gloire, la Fortune 
et la Parole, la Mémoire, la Sagesse, la Fermeté, 
la Patience. 

35. Entre les sâmans (')' je suis le Brihatsâman 
et entre les ries la Gâyatrî; entre les mois 



(*) Le dieu des morts, avec un jeu étymologique sur sam-yam. 
(*) Par jeu de mots sur le thème kal, origine de Kâla, « le 
temps ». 
( s ) Formules du Sâmaveda. 

114 



1 



I 




Mârgaçîrsha, entre les saisons ie printemps. 

36. Entre tout ce qui trompe, je suis le jeu, je 
^ suis la splendeur de ce qui brille, je suis la vic- 
toire, la certitude, je suis la vertu des gens ver- 
tueux. 

37. Entre les Vrishnis je suis Vâsudeva et entre 
les Pândavas Arjuna; des ascètes je suis Vyâsa, 
des sages le sage Uçanas. - ' 

38. Je suis la force des* dominateurs, la politique 
des conquérants, je suis le silence des mystères et 
la science des savants. 

39. Le germe de tous les êtres, ô Arjuna, c'est 
moi; il n'est pas un être animé ou inanimé qui 
puisse être sans moi. 

40. Innombrables, ô héros, sont mes manifes- 
tations divines; cette énumération n'est qu'une 
manière d'exemple. 

41. Entends que toute manifestation, toute vie, 
toute beauté et toute énergie a pour origine une 
parcelle de ma puissance. 

42. Mais à quoi bon, ô Arjuna, tout ce détail? 
Un mot suffit : d'une seule parcelle de moi je 
porte éternellement tout cet univers. 




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LA VISION 
DE L'ÊTRE INNOMBRABLE 



ARJUNA dit : 

1. Le suprême mystère que pour mon bien tu 
m'as communiqué, la doctrine de l'âtman, a banni 
de moi toute erreur. 

2. De ta bouche, ô héros aux yeux de lotus, j'ai 
appris en détail l'origine et la fin des êtres et ta 
grandeur impérissable. 

3. Il en est comme tu l'as dit en t'afïïrmant toi- 
même le dieu souverain. Je désire, ô suprême Pu- 
rusha, te voir dans ta forme divine. 

4. Situ estimes, ô maître, que je la puisse con- 
templer, ô dieu du yoga, montre-toi à moi comme 
l'Impérissable. 

BHAGAVAT dit : 

5. Vois, ô fils de Prithâ, par centaines, par mil- 
liers, mes formes divines, infiniment diverses, infi- 
niment variées de couleur et d'aspect. 

6. Vois les Adityas, les Vasus, les Rudras et les 
Açvins et les Maruts; vois, ô Bhârata, d'innombra- 

117 



bles merveilles que jamais jusqu'ici nul n'a aper- 
çues. 

7. Vois ici dans mon seul corps, ô Gudâkeça, 
tout l'univers, tous les êtres vivants ou inanimés 
et quelque objet enfin que tu souhaites contempler. 

8. Mais tu ne peux me voir avec tes seuls yeux 
d'homme; je te confère la vue divine; contemple 

+ 

ma puissance souveraine. 

SANJAYA dit : 

9. A ces mots, Hari, le grand maître du yoga, 
découvrit, ô roi, au fils de Prithâ sa forme de sou- 
verain Seigneur, 

10. Pourvu de bouches et d'yeux sans nombre, 
vision de merveilles sans fin, orné de joyaux divins 
innombrables, brandissant mille armes divines, 

11. Paré de guirlandes et de vêtements divins, 
oint de parfums célestes, c'est, fait de tous les pro- 
diges, le dieu infini se manifestant en toutes 
choses. 

12. Si l'éclat de mille soleils surgissait tout d'un 
coup dans le ciel, ce serait quelque chose comme 
l'éclat que tépand le grand Être. ' 

13. Tout cet univers fait de tant de parties, le 
Pândava le vit ramassé là dans le corps du dieu 
des dieux. 

14. Alors Dhananjaya pénétré de stupeur, tous 

us 



I 

les poils hérissés, s'inclinant devant le dieu et les 
mains réunies pour l'hommage, prononça : 

ARJUNA dit : - 

1 5. O dieu, je vois dans ton corps tous les dieux 
et toutes les sortes d'êtres, Brahmâ, Çiva, le dieu 
au siège de lotus et les rishis et tous les serpents 
divins. 

16. Je te vois avec un nombre infini de bras, de 
poitrines, de bouches et d'yeux, illimité en tous 
sens; de toi, ô maître de l'univers aux aspects 
infinis, je ne vois ni la fin, ni le milieu, ni le com- 
mencement. 

17. Avec le diadème, la massue et le, disque — 
telle une masse de feu qui projette de tous côtés 
des flammes — je te vois, toi si difficile à aperce- 
voir, immense, répandant en tous sens l'éclat d'un 
brasier ardent, du soleil. 

18. En toi il faut reconnaître l'Être indestruc- 
tible, suprême; tu es le suprême support de l'uni- 
vers; tu es, je le sais, l'impérissable gardien de l'or- 
dre permanent, l'éternel Purusha. 

19. Je te vois sans commencement, sans milieu 
et sans fin, de force infinie, armé de bras sans 
nombre, pour yeux le soleil et la lune, pour bouche 
le feu flambant, réchauffant l'univers de ta splen- 
deur. 

20. Car, entre terre et ciel, seul tu remplis tout. 

U9 



1 



A la vue de ta forme merveilleuse et terrible, ô 
grand Être, les trois mondes sont frappés d'épou- 
vante» 

2 1 . Car voici que les troupes des dieux entrent 
en toi; quelques-uns, effrayés, chantent en t'ado- 
rant; les troupes des rishis et des Siddhas te bénis- 
sent et te comblent de louanges infinies. 

A 

22. Rudras et Adityas, Vasus et Sâdhyas, Viçve- 
devas et Açvins, les Maruts, les Mânes, la troupe 
des Gandharvas, des Yakshas, des Asuras et < des 
Siddhas, tous te contemplent émerveillés. " 

23. A la vue de cette apparition immense, aux 
bouches, aux yeux innombrables, aux bras, aux 
jambes, aux pieds sans nombre, ô héros aux 
grands bras, avec tes innombrables poitrines, tes 
crocs formidables, les mondes tremblent et je 
tremble, moi aussi. 

24. En te voyant toucher le ciel de la tête, 
éblouissant de mille couleurs, les bouches ouvertes, 
les yeux immenses et flamboyants, je me sens 
épouvanté, je ne puis me ressaisir ni reprendre 
contenance, ô Vishnu. 

25. A la vue de tes bouches aux crocs formi- 
dables, pareilles au feu cosmique qui met fin à 
toutes choses, je suis éperdu, je ne sais où cher- 
cher un refuge. Grâce! ô maître des dieux qui pé- 
nètres l'univers. 

26. En toi se précipitent tous ces fils de Dhrita- 

120 



râshtra, avec la foule des rois, Bhîshma, Drona et 
aussi Karnà, avec, encore, les chefs de nos guer- 
riers. 

27. Ils se précipitent en hâte dans tes bouches 
terrifiantes aux crocs formidables ; plusieurs appa- 
raissent suspendus,, la tête écrasée, entre tes dents. 

28. Comme les flots pressés des fleuves roulent 
rapides vers l'océan, tels ces héros se précipitent 
dans tes mâchoires flamboyantes. 

29. Comme des papillons se hâtent à leur perte 
dans la flamme brillante, ainsi les hommes courent 
à leur perte en se précipitant dans tes bouches. 

30. De tes langues de flamme tu enveloppes, 
tu dévores avidement tous les hommes ; tes feux 
redoutables, ô Vishnu, brûlent l'univers qu'ils 
remplissent tout entier de leur splendeur. 

3 1 . Révèle-moi qui tu es sous cet aspect terrible. 
Adoration à toi! Grâce! ô maître des -dieux. Je • 
souhaite te connaître; tu es origine; je ne com- 
prends pas ce rôle de destructeur où je te vois. 

BHAGAVAT dit : 

32. Je suis le Temps qui, en progressant, détruit 
le monde ; mon rôle est de supprimer ici-bas les 
hommes ; quoi que tu fasses, ils cesseront tous 
quelque jourde vivre, ces guerriers rangés en ligne 
de bataille. 

33. Donc, lève-toi, conquiers la gloire ; triomphe 



\ 




de tes ennemis et jouis d'un royaume prospère. 
C'est moi qui, d'abord, frappe tous ces guerriers; 
sois seulement, ô toi l'habile archer, l'instrument 
dans ma main. 

34. Drona, Bhîshma, Jayadratha, Karnaettous 
ces autres héros, c'est moi-même qui^ les frapperai ; 
frappe-les, toi aussi; n'hésite pas. Combats! Tu 
vaincras dans la lutte tous tes rivaux. 

SANJAYA dit : 

35. A ce discours de Keçava, le héros au dia- 
dème, tremblant, les mains jointes pour l'hom- 
mage, adorant Krishna avec épouvante, répondit 
d'une voix coupée par l'émotion. 

ARJUNA dit : 

36. C'est justice, ôHrishîkeça, que, à t'entendre 
célébrer, le monde soit transporté de joie et 
d'amour, que les mauvais esprits épouvantés s'en- 
fuient et que toutes les troupes des Siddhas tom- 
bent en adoration. 

37. Comment ne t'adoreraient-ils pas, ô grand 
Êtrej toi premier agent plus vénérable que Brahmâ 
même! O maître infini des dieux, appui de l'uni- 
vers, tu es l'Impérissable, tu es l'être et le non- 
être et ce qui est par-delà. 

38. Tu es le premier des dieux, l'Esprit, l'An- 
'cien, tu es le support suprême de tout cet univers; 



122 



tu es le sujet et l'objet de toute science et le bien 
suprême; par toi, ô dieu aux aspects infinis, le 
tout a été déployé. 

39. Tu es Vâyu, Yarria, Agni, Varuna; tu es la 
Lune; tu es Prajâpati; tu es l'Ancêtre. Adoration, 
mille fois adoration à toi, et puis, encore et encore, 
adoration, adoration à toi ! 

40. De l'est et de l'ouest, adoration à toi, adora- 
tion de tous les points de l'horizon, ô toi qui es 
tout. Immense et sans limite est ta puissance. Tu 
pénètres tout et ainsi tu es tout. 

41. Ne voyant en toi que l'ami, si je me suis 
laissé aller à m'écrier : « O Krishna, ô Yâdava, ô 
ami! » méconnaissant ta grandeur par légèreté 
ou par entraînement de tendresse, 

42. Si, par plaisanterie, je t'ai manqué de respect, 
dans l'agitation ou le repos, dans des réunions ou 
des repas, soit seul, ô Àcyuta, soit devant témoins, 
je t'en demande pardon, à toi, l'Immense. 

43. Tu es le père de ce monde animé et inanimé, 
tu es son maître vénérable, adorable. Tu n'as pas 
d'égal, combien moins de supérieur! Dans les 
trois mondes ta puissance est incomparable. 

44. C'est pourquoi, la tête inclinée, tout entier 
prosterné, je t'implore, toi, le maître digne de 
toute louange. Comme le père au fils, comme l'ami 
à l'ami, comme l'amant à l'aimée, daigne, ô dieu, 
m'être indulgent. 

123 




45. Devant ce spectacle inouï, je frissonne et 
mon esprit est ébranlé par la crainte. Montre-moi 
seulement ta forme de dieu; fais-moi cette grâce, 

1 ô maître des dieux, support de l'univers! 

?: 46. Je désire te revoir simplement ainsi avec le 

diadème, la massue et le disque. Reprends cette 
figure ' à quatre bras, ô dieu aux mille bras, aux 
formes infinies. > 

j 

BHAGAVAT dit : 

47. C'est pour te témoigner ma faveur que, par 
un effet de ma puissance, je t'ai révélé, ô Arjuna, 
ma forme suprême, toute resplendissante, totale, 
infinie, primitive, cette forme qu'aucun autre que 
toi n'a jamais vue. 

48. Au prix d'aucune étude, veda ni sacrifice, 
d'aucune aumône, d'aucun rite, fût-ce de la plus 
terrible pénitence, je ne saurais, ô chef des Kurus, 
être, dans le monde des hommes, vu sous cet 
aspect par personne autre que toi. 

49. Ne t'effraie ni ne te trouble pour m'avoir vu 
sous cette forme redoutable. Cependant, bannis- 
sant toute crainte et le cœur satisfait, contemple 
maintenant de nouveau ma forme coutumière. 

SANJAYA dit : 

50. Parlant ainsi, Vâsudeva se manifesta de nou- 
veau à Arjuna sous ses traits ordinaires ; et le grand 

124 



1 



A 

Etre rendit le calme au guerrier terrifié, en appa- 
raissant derechef avec son air de bienveillance. 

ARJUNA dit : 

51. En voyant, ô Janârdana, ta forme humaine 
à l'expression bienveillante, voici que j'ai repris 
mes sens; je suis redevenu maître de moi. 

BHAGAVAT dit : 

52. Elle est bien malaisée à voir cette forme de 
moi que tu as vue; en vain les dieux eux-mêmes y 
aspirent sans cesse. 

53. Ni par les vedas ou la pénitence, ni à force 

d'aumônes ou de sacrifices, on n'obtient de me 
voir tel que tu m'as vu. 

54. C'est seulement au prix d'une dévotion sans 
partage que l'on peut, ô Arjuna, me connaître sous 
ces traits et me contempler au vrai et entrer en 
moi, ô héros redoutable. 

55. Celui qui n'agit qu'en vue de moi, dont je 
suis le tout, qui se dévoue à moi, libre de toute 
attache, qui ne connaît de Haine pour aucun être, 
celui-là, ô Pândava, parvient à moi. 




LA BHAKTI 



ARJUNA dit : 

1 . De ceux qui te servent ainsi, s'attachant à toi 
avec une application constante, ou de ceux qui ne 
connaissent que l'Indestructible inaccessible aux 
sens, lesquels sont les meilleurs disciples du 
yoga? 

BHAGAVAT dit : 

2. Ceux qui, pleins d'une foi inébranlable, 
fixant en moi leur pensée, me servent avec une 
application incessante, ce sont ceux-là que je tiens 
pour les yogins les plus parfaits. 

^. Cependant, ceux dont le zèle religieux a pour 
objet l'Indestructible, inexprimable, inaccessible 
aux sens, omniprésent et impensable, inébran- 
lable, immuable, fixe ; 

4. Qui, dominant leurs sens, n'éprouvent, au 
regard de toutes les sensations, qu'une indiffé- 
rence complète,ces hommes passionnés pour le bien 
de tous les êtres, c'est moi-même qu'ils atteignent. 

5. Mais l'effort est bien plus pénible pour les 

127 



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esprits qui s'attachent à l'inaccessible; un objet 
abstrait est, pour les hommes, malaisé à atteindre. 

6. Ceux, au contraire, qui, s'allégeant en moi de 
tous actes, ne voient que moi, qui me servent en 
concentrant dans ma contemplation tout leur 
effort, 

7. Ces hommes dont l'esprit se réfugie en moi, 
rapidement, ô fils de Prithâ, je les arrache à 
l'océan deja transmigration et de la mort. 

8. Porte ta pensée vers moi seul, fixe en moi ton 
intelligence, tu seras sûr alors de demeurer doré- 
navant en moi. 

9. Si tu ne peux fixer fermement en moi ton 
esprit, tâche, ô Dhananjaya, de m'atteindre par 
l'effort d'exercices soutenus. 

10. Si tu ne petix davantage réussir par ces pra- 
tiques, consacre-moi toutes tes actions; en agis- 
sant en vue de moi seul, tu pourras encore atteindre 
la perfection. 

11.. Si tu es, enfin, incapable d'agir de la sorte 
en t'efforçant à t'unir à moi, renonce, l'âme maî- 
trisée, à tout fruit des actes. 

12. Car la connaissance vaut mieux que les pra- 
tiques ascétiques ; la contemplation l'emporte sur 
la connaissance, et sur la contemplation, le renon- 
cement au fruit des actes ; le renoncement con- 
duit immédiatement à la paix du salut. 

\}. Sans haine pour aucun être, tendre et pi- 

128 




toyable, détaché, dénué d'égoïsme, patient jusqu'à 
l'indifférence au regard de la souffrance et du 
plaisir, 

14. Toujours satisfait, le yogin, maître de lui, 
ferme eh ses résolutions, qui, tendrement attaché 
à moi, repose en moi son esprit et sa pensée, 
celui-là m'est cher. 

15. Celui de qui les hommes n'ont rien à re- 
douter et qui ne redoute rien des hommes, celui 
qui est affranchi de tous mouvements de joie, de 
colère, de crainte, celui-là m'est cher. 

16. Détaché, pur, fort, parfaitement indifférent, 
supérieur à toute agitation, celui qui, renonçant à 
toute activité intéressée, m'est tendrement atta- 
ché, celui-là m'est cher. 

17. Celui qui, plein de tendre dévotion, ne se 
réjouit ni ne hait, ne s'attriste ni ne désire, renonce 
également à ce qui est agréable ou pénible, celui-là 
m'est cher. 

18. Celui qui ne fait nulle différence entre en- 
nemi et ami, entre l'honneur et le mépris, le froid 
et le chaud, le plaisir et la peine, libéré de tout 
attachement, 

19. L'homme plein de dévotion tendre, qui 
accueille le blâme et l'éloge du même silence dé- 
daigneux, qui est également satisfait de tout, qui, 
sans asile, garde le cœur ferme, cet homme m'est 
cher. 

129 




20. Mais ceux qui, s'attachant à moi comme à 
leur objet suprême, croient fermement au pieux 
enseignement, précieuse ambroisie, que je viens 
de te dispenser, par-dessus tout ceux-là me sont 
chers. 








#11 



LE MONDE SENSIBLE ET L'ESPRIT 



BHAGAVAT dit : 

r . 

1 . Le corps, ô fils de Kuntî, est appelé le kshe- 
tra (*); celui qui le connaît est dit kshetrajna par 
ceux qui savent. 

2. Mais apprends aussi, ô Bhârata, que dans 
tous les kshetras je suis le kshetrajna. La science 
du kshetra et du kshetrajna, voilà qui est vraiment 

i 

la science. 

3. Ce qu'est le kshetra, ce qui le caractérise, 
comment il se diversifie et quelle est son origine, 
et ce ksetrajna, quel il est et quelle est sa puis- 
sance, je vais te l'expliquer brièvement; écoute- 
moi. 

4. Les rishis ont proclamé cet enseignement au 
hasard de leurs chants, dans nombre de vers, et 
aussi dans l'exposé précis et solidement déduit 
des sûtras relatifs au Brahman. 

5. Les éléments, l'individualité, l'intelligence et 



(*) Kshetra signifie « le champ » ; kshetrajfia « qui connaît le 
champ » ; c'est le corps et l'âme. 

132 



1 




l'indéterminé, les dix sens avec le sens central et 
les cinq domaines des sens (*), . 

6. Le désir et la haine, le plaisir et la souffrance, 
le corps, la pensée, la volonté : voilà, en abrégé, 
ce qu'on appelle le kshetra dans ses aspects di- 
vers. 

7. L'humilité, la loyauté, la douceur, la pa- 
tience, la probité, le respect du maître, la pureté, 
la fermeté, la maîtrise de soi, 

8. L'indifférence aux objets des sens, l'arfran- - 
chissement de tout égoïsme, la claire vision des 
maux qu'apportent la naissance et la mort, la -ma- 
ladie et la vieillesse, 

9. Le renoncement, le détachement de tout, fils, 
femme, maison, et la constante égalité d'âme de- 
vant tous les événements agréables ou pénibles, 

10. L'union avec moi exclusive et incessante, la 
pratique de la solitude, le dégoût de la société des 
hommes, . 



j 

( 4 ) Les vingt-quatre premiers tattvas du Sâmkhya figurent ici 
dans une énumération qui ne paraît pas encore définitivement 
systématisée» puisqu'ils y sont associés à des termes de tout 
autre caractère. Je veux seulement remarquer que ce que je 
traduis « l'indéterminé » # est Yavyakta, autrement dit la prakriti 
considérée en quelque sorte à l'état abstrait,' avant que, par la 
différenciation des êtres» le cosmos ait pris une réalité concrète 
accessible aux sens* « Éléments » traduit mahâbhûta, « indivi- 
dualité » ahahkâra, « intelligence » buddhij lz « sens interne » 

133 




1 1 . La recherche assidue de la science de l'ât- 
man, et le vif sentiment du prix de la vérité, — voilà 
ce qu'on appelle la connaissance; l'ignorance en 
est le contraire. 

12. Quant à l'objet de la connaissance, je vais te 
le révéler, cet objet dont la connaissance procure 
l'immortalité : c'est le Brahman suprême qui n'a 
pas de commencement, dont on dit qu'il n'est ni 
l'être ni le non-être. 

13. Il est partout pieds et mains, yeux, têtes et 
bouches, partout oreilles; il embrasse toutes 
choses. 

14. Il se manifeste par tous les sens et il est 
dépourvu de tout sens ; détaché de tout, il porte 
tout; étranger aux gunas, il perçoit les gunas. 

15. Il est à l'extérieur et à l'intérieur des êtres, 
immobile et mobile; si subtil qu'il ne peut être 
perçu ; il est loin et il est près. 

16. Indivisible il réside dans les êtres comme 
s'il était divisé ; c'est lui qui conserve les êtres, lui 
aussi qui les dévore, lui qui les produit. 

17. On l'appelle la lumière des lumières, celle 
qui est par delà les ténèbres. Connaissance et 
objet de la connaissance, accessible par la con- 
naissance, il réside au cœur de chacun. 

18. Ainsi je t'ai dit eh bref ce qu'est le kshetrà 
et aussi la connaissance et l'objet de la connais- 

134 




sance. Celui qui, uniquement attaché à moi, com- 
prend cela, accède à mon être. 

19. Sache que Prakriti et Purusha sont tous 
deux sans commencement et ; que de la Prakriti 
sont issus les modalités (vikâras) et les gunas. 

20. De la Prakriti procède toute activité — - 
effets et causes, du Purusha toute perception — 
plaisir et souffrance. 

21. Résidant dans la Prakriti, le Purusha perçoit 
les gunas issus d'elle ; son attachement aux gunas 
est la cause des naissances heureuses ou malheu- 
reuses. 

22. Même dans le corps où son seul rôle est 
d'être spectateur passif, de conserver, de perce- 3 
voir, c'est le Purusha transcendant, celui qu'on 
appelle le Maître souverain et l'Esprit suprême. 

23. Celui qui connaît ainsi le Purusha et la 
Prakriti avec les gunas, en quelque condition qu'il 
se trouve, ne renaît pas. 

24. Quelques-uns découvrent eux-mêmes en soi 
l'âtman (l'âme universelle) par la contemplation, 
d'autres par l'effort de la pensée, d'autres par 
l'effort dans l'action. 

25. Plusieurs, s'ils ne s'élèvent pas d'eux-mêmes 
à la vérité, y croient, instruits par d'autres ; eux 
aussi, uniquement dirigés par la révélation, triom- 
phent de la mort. 

135 



26. Dans tous les cas où naît un être, animé bu 
inanimé, sache, ô taureau des Bharatas, que c'est 
par l'union du kshetra et du kshetrajna. 

27. Celui qui connaît que c'est le souverain Sei- 
gneur qui réside, le même, dans tous les êtres sans 
jamais périr avec ceux qui périssent, celui-là sait. 

28. Celui qui voit le Seigneur résidant partout, 
toujours identique, celui-là ne risque pas de se 
perdre lui-même ; il atteint le but suprême. 

29. Celui qui voit que toujours et partout l'ac- 
tion est œuvre de la seule Prakriti, et que l'âme 
n'est point agent, celui-là voit. 

30. Quand il reconnaît que c'est sur le même 
être unique que repose la foule des existences par- 
ticulières et que de lui tout rayonne, alors il atteint 
Brahman. 

31. Cet âtman suprême, impérissable parce qu'il 
est sans commencement et sans gunas, bien qu'il 
demeure dans le corps, n'agit pas,ô fils del^untî; 
il ne contamine pas. 

32. Comme l'éther répandu partout échappe 
par sa subtilité à toute souillure, de même l'âtman 
partout répandu dans le corps, ne se contamine 
jamais. 

33. Comme le soleil à lui seul illumine tout cet 
univers, de même, ô Bhârata, le maître du kshetra 
illumine le kshetra entier. 

136 




34- Ceux qui, à la lumière de la science, ont 
ainsi reconnu la distinction du kshetra et du 
kshetrajna et comment on s'affranchit du monde 
sensible des créatures, ceux-là atteignent l'absolu. 




/ 




11*» 



:C<<<« «'»>>>)»>») 



LA RÉPARTITION 
DES TROIS GUNAS 



BHAGAVAT dit : 

1 . Je t'enseignerai maintenant la science su- 
prême, la plus haute des connaissances, par laquelle 
tous les ascètes se sont d'ici-bas élevés à la su- 
prême perfection. 

2. Ceux qui s'identifient à moi, grâce à cette 
connaissance, ne renaissent pas, même au renou- 
vellement du kalpa, et demeurent sans trouble à 
l'heure de sa destruction. 

3. Le grand Brahman est pour moi la matrice; 
j'y dépose le germe; de là, ô Bhârata, tous les 
êtres tirent leur origine. 

4. Les formes qui sortent d'une matrice quelle 
qu'elle soit, ô fils de Kuntî, de toutes lé grand 
Brahman est la matrice; j'en suis* moi, le père, 
celui qui donne la semence. 

5. Les trois gunas dits sattva, rajas et tamas, 
ont pour origine la prakriti ; ce sont eux, guerrier 
aux grands bras, qui tiennent prisonnière dans le 
corps l'âme impérissable. 

i3g 



6. Le sattva, étant sans tache, est lumière et Joie; 
il enchaîne, ô héros irréprochable, par l'attrait du 
plaisir et par l'attrait de la connaissance. 

7. Le rajas, sache-le, est passion; il a pour ori- 
gine l'attrait du désir; c'est par l'attrait de l'action, 
ô fils de Kuntî, qu'il enchaîne l'âme. 

8. Quant au tamas, né de l'ignorance, il égare 
toutes les âmes ; c'est par la négligence, la paresse 
et le sommeil qu'il enchaîne, ô Bhârata. 

9. Le sattva conduit à la joie, le rajas à l'action, 
ô Bhârata ; quant au tamas, il obscurcit la pensée 
et jette dans la négligence du devoir. 

10. C'est en dominant rajas et tamas que s'éta- 
blit le sattva, ô Bhârata, le tamas en dominant 
rajas et sattva, et le rajas en dominant sattva et 
tamas. 

11. Quand la lumière, la connaissance pénètre 
dans le corps par toutes ses portes, alors on peut 
être assuré que le sattva domine. 

u. Lorsque grandit le rajas, ô Bhârata, alors 
naissent la cupidité, l'activité, l'esprit d'entreprise, 
l'inquiétude, le désir. 

13. Quand le tamas se développe, ô fils de 
Kuru, alors naissent l'obscurité, la paresse, la né- 
gligence et l'erreur. 

14. Si la mort survient quand le sattva domine, 
l'âme atteint les mondes purs des êtres qui pos- 
sèdent la science la plus haute. 

140 




I 



15. Si c'est le rajas, elle renaît parmi les êtres 
épris d'activité; si c'est le tamas, parmi les êtres 
dénués de raison. 

16. D'un acte vertueux le fruit sans tache est 
de la nature du sattva; du rajas le fruit est là souf- 
france, et l'ignorance le fruit du tamas. 

17. Du sattva naît la connaissance et du rajas la 
cupidité; la négligence et l'erreur, l'ignorance 
aussi, viennent du tamas. 

18. Ceux qui sont en puissance du sattva ten- 
dent à monter, ceux qui participent de la nature 
du rajas restent dans les régions moyennes, les 
êtres qui sont dans la sphère du dernier des gunas, 
les êtres pénétrés de tamas, vont aux abîmes. 

19. Quand ce témoin (qu'est l'esprit) sait qu'il 
n'y a pas d'agent en dehors des gunas et connaît 
celui qui est par delà les gunas, il s'élève jusqu'à 
mon être. 

20. Dans ce corps même, il dépasse les trois 
gunas qui sont l'origine du corps; affranchi de la 
naissance et de la mort, de la vieillesse et de la 
souffrance, il atteint l'immortalité. 

ARJUNA dit : 

21. A quels signes, ô Maître, se reconnaît celui 
qui a dépassé les trois gunas ? Comment se com- 
porte-t-il et en quelle façon domine-t-il les trois 
gunas ? 

141 



BHAGAVAT dit : 

Y 

22. Ni la lumière, ni l'activité, ni l'erreur ne lui 
inspirent, présents, de répugnance ni, absents, de 
désir. 

23. Celui qui, parfaitement indifférent, n'est nul- 
lement troublé par les gunas, qui, se disant : 
« Ce sont les gunas qui seuls sont en cause», se 
tient tranquille et ne s'agite pas, 

24. Qui, maître de lui, également inaccessible 
au plaisir et à la souffrance, ne fait pas de diffé- 
rence entre une motte de terre, une pierre ou un 
lingot d'or, qui considère du même œil le plaisant 
et le déplaisant, qui est ferme, indifférent au blâme 
et à l'éloge, 

25. Pour qui estime et mépris sont tout un, qui 
est le même pour amis et ennemis, qui a renoncé 
à toute entreprise, celui-là a dépassé les gunas. 

26. Et celui qui me sert avec une dévotion sans 
défaillance, celui-là, dépassant les gunas, est mûr 
pour se fondre en Brahman. 

27. Car c'est moi qui suis le support de Brah- 
man, de l'Immortalité et de l'Impérissable et de 
l'ordre éternel et du bonheur parfait. 




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1 



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L'ESPRIT SUPRÊME 



BHAGAVAT dit : 

~ i . On raconte qu'il est un açvattha impérissable, 
les racines en haut, les branches en bas, dont les 
hymnes du veda sont les feuilles; celui qui le 
connaît, celui-là connaît le veda. 

2. Ses branches se développent en hauteur et 
en profondeur, poussant sur les gunas ; ses bour- 
geons sont les objets des sens; par en bas, ses 
racines se ramifient, liées aux actes, dans le 
monde des hommes. 

3. On n'en perçoit pas en ce monde la forme, 
ni la fin, ni le commencement, ni l'envergure. Il 
faut, avec l'arme solide du renoncement, trancher 
d'abord cet açvattha aux puissantes racines; 

4. Puis rechercher le lieu d'où l'on ne revient 
pas et se réfugier dans le Purusha primitif de qui 
émane l'impulsion originelle. 

5. Ce lieu impérissable est le lot assuré dës.sages 
libres d'orgueil et d'erreur qui ont triomphé de la 
concupiscence et, toujours ramassés sur eux- 
mêmes, ont fait taire tous les désirs, qui se sont 

144 




affranchis également de toutes les impressions 
contraires, plaisir ou souffrance. 

6. Ce lieu, ni le soleil, ni la lune, ni le feu ne 
l'éclairé ; ce lieu d'où il n'est pas de retour, c'est 
ma demeure suprême. 

7. Une parcelle de moi éternelle, devenue âme 
vivante dans le monde des vivants, groupe les six 
sens — dont le sens interne — qui procèdent de la 
prakriti. 

8. Qu'il prenne possession d'un corps où qu'il 
l'abandonne, Içvara (*) les entraîne avec soi comme 
le vent les odeurs d'un brûle-parfums. 

9. C'est par l'ouïe, la vue et le toucher, le goût 
et l'odorat et grâce au sens interne qu'il perçoit les 
objets. 

10. Qu'il sorte du corps, ou qu'il y réside, ou 
qu'il perçoive dans son enveloppe de gunas, les 
esprits égarés ne le découvrent pas; il ne se dé- 
couvre qu'aux yeux de la connaissance. 

1 1 . En faisant effort, les yogins aussi le voient 
résidant en eux; mais les hommes dénués de 
réflexion et de vie intérieure ne le voient au prix 
d'aucun effort. 

12. La splendeur qui, ramassée dans le soleil, 
illumine tout l'univers, celle qui est dans la lune et 



( 4 ) « Dieu », c'est-à-dire l'âme universelle intégrée, comme 
ordinairement ici, dans un Dieu personnel. 

145 




celle qui est dans le feu, sache que toute cette 
splendeur est de moi. 

13. C'est moi qui, pénétrant la terre, soutiens 
par ma force tous les êtres, moi qui nourris toutes 
les plantes, étant le soma, la sève par excellence. 

14. Moi qui, étant la chaleur au corps des vivants, 
associé au souffle vital ('), assimile les quatre sortes 
d'aliments. 

15. Je demeure au cœur de tout être; de moi 
procèdent la mémoire, la connaissance, le raison- 
nement; c'est moi seul que tous les vedas ont 
pour but de faire connaître; je suis l'auteur du 
vedânta et le maître du veda. 

16. Il y a deux Purushas en ce monde, le des- 
tructible et l'indestructible : le premier embrasse 
tous les êtres ; le second est l'immuable. 

17. Mais il est un autre Purusha, le plus haut, 
qu'on appelle le suprême âtman, qui, Seigneur 
impérissable, pénètre et soutient les trois mondes. 

18. Comme je dépasse le destructible et que je 
suis supérieur même à l'indestructible, je suis 
dans le monde et dans le veda célébré sous le 
nom de Très-Haut {purushottama) {% 

19. Celui qui, inaccessible à l'erreur, me connaît 



(*) Littéralement « associé au souffle inspiré et au souffle 
expiré ». 
(*) « Esprit suprême ». 

146 




ainsi comme Purushottama, celui-là sait tout, ô 
Bhârata ; il se voue à moi de tout son être. 

20. Ce que je te révèle là, ô héros sans tache, 
c'est la doctrine la plus secrète. Qui la connaît pos- 
sède vraiment l'intelligence ; il ne lui reste rien à 
accomplir. 






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4 




DESTINÉES DIVINES 
ET DESTINÉES DÉMONIAQUES 

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BHAGAVAT dit : 

1 . L'intrépidité, la pureté intérieure, la fermeté 
à acquérir la science, la libéralité, la maîtrise de 
soi, la piété, l'étude, l'austérité, la droiture, 

2. La bonté, la véracité, la patience, le renonce- 
ment, le calme, la sincérité, la pitié, le désintéres- 
sement, la tendresse, la pudeur, la tranquillité, 

3. La force, l'endurance, la volonté, la pureté, 
l'indulgence, la modestie, tels sont, ô fils de 
Pându, les traits de qui est qualifié pour une des- 
tinée divine. 

4. La fausseté, l'orgueil et l'infàtuation, la colère 
et la dureté et, aussi, l'ignorance, ô fils de Prithâ, 
les traits de qui est voué à une destinée démo- 
niaque. 

5. La qualification divine mène à la délivrance, 
la démoniaque à l'asservissement de la transmi- 
gration. Réjouis-toi, ô fils de Pându, tu es marqué 
pour une destinée divine. 

6. Il y a dans ce monde deux ordres d'êtres, les 
uns divins, les autres démoniaques. Je viens de te 

149 



I 

décrire le premier ; écoute, ô fils de Prithâ, ce qui 
caractérise le second. 

7. Les hommes de complexion démoniaque ne 

savent ni agir ni s'abstenir de l'action ; en eux ni 
pureté, ni conscience, ni véracité. 

8. Pour eux, cet univers est sans loi, sans fon- 
dement, sans dieu; il n'est pas produit par une série 
de causes enchaînées mais résulte uniquement du 
désir. 

9. Partant de cette erreur, ces êtres à l'esprit 
faible, funestes à eux-mêmes, naissent, malfaisants 
et pernicieux, pour le malheur de l'univers. 

10. Dominés par l'insatiable désir, pleins de faus- 
seté, d'orgueil et de folie, se forgeant, dans leur 
égarement, des idées mauvaises, ils vivent adonnés 
à des pratiques impures. 

1 1 . Absorbés par une inquiétude incessante qui 
ne finit qu'avec leur vie, uniquement tendus vers 
les jouissances du plaisir, ils se tiennent assurés 
qu'il n'est rien au delà. 

12. Enchaînés par les mille liens de l'espérance, 
livrés au désir et à la colère, pour satisfaire leurs 
appétits, ils cherchent à s'enrichir, fût-ce par des 
moyens coupables. 

13. J'ai acquis ceci aujourd'hui; je pourrai satis- 
faire, tel désir; ceci est à moi; tel autre bien encore 
va m'échoir ; 

14. J'ai frappé tel de mes ennemis; à leur tour, 

i5o 




je vais frapper les autres ; je suis le maître, je jouis, 
je réussis, je suis fort, je suis heureux; 

15. Je suis riche, je suis bien né; quel autre est 
mon égal? Je sacrifierai, je ferai des largesses, je 
vivrai dans la joie... Ainsi pensent les hommes 
égarés par l'ignorance. 

16. Trompés par leurs illusions, pris au filet de 
l'erreur, attachés aux jouissances du plaisir, ils 
tombent dans l'enfer impur. 

17. Pleins de soi, arrogants, animés de l'orgueil 
et de la folie de la richesse, ils offrent des sacrifices 
qui ne sont que formules vaines, œuvres d'osten- 
tation que ne règle pas une exacte piété. . 

18. Voués à l'égoïsme, à la violence, à la. vanité, 
au désir et à la colère, envieux et me poursuivant 
de leur haine en eux et dans les autres, 

19. Ces êtres haineux, cruels, partout les der- 
niers des hommes, ces êtres impurs, je les rejette 
indéfiniment dans des naissances démoniaques. 

20. Condamnés de naissance en -naissance à une 
destinée démoniaque, ces insensés, ô fils de Kuntî, 
loin de m'atteindre, tombent au dernier échelon 
de la vie. 

•m 

21. Triple est cette porte de l'enfer si funeste à 
l'âme : désir, colère, cupidité; que l'homme donc 
évite ces trois périls. 

22. Libéré, ô fils de Kuntî, de ces trois portes de 

l5i 




J 

ténèbres, l'homme marche dans les voies du salut; 
il atteint le but suprême. 

23. Celui qui, rejetant les prescriptions de l'en- 
seignement, ne connaît de règle que le désir, celui- 
là n'atteint pas la perfection ni le bonheur ni le 
séjour suprême. 

24. Que l'enseignement soit donc ta règle pour 
établir ce qu'il faut faire, ce qu'il faut éviter; con- 
nais et ne manque pas de pratiquer ici-bas ce que 
prescrit l'enseignement. 




1 



LA TRIPLE FOI 



ARJUNA dit : 

1. Ceux qui, tout en se dérobant aux préceptes 
de l'enseignement, sacrifient avec foi, sur quel 
terrain sont-ils, sattva, rajas ou tamas? 

BHÀGAVAÎ dit : 

2. La foi est, dans les âmes, de trois sortes; 
expression en chacune de sa nature propre, elle se 
colore de sattva, de rajas et de tamas. Écoute ! 

3. La foi de chacun est, ô Bhârata, conforme à 
son être intime; c'est sa foi qui fait l'homme; telle 
sa foi, tel il est lui-même. 

4. Les êtres de sattva sacrifient aux dieux, les 
êtres de rajas aux Yakshas et aux Rakshas; les 
autres, les hommes de tamas, sacrifient aux morts 

-1- 

et aùx spectres. 

5. Les hommes qui se soumettent à des austéri- 
tés, excessives que l'enseignement ne prescrit pas, 
hypocrites et égoïstes, pleins de violence, de pas- 
sion et de désir, 

6. Molestant sans mesure les éléments groupés 

l54 



dans leur corps et moi-même qui y fais ma de- 
meure, ceux-là, sache-le, obéissent à une inspira- 
tion démoniaque. . 

7. La nourriture préférée de chacun est égale- 
ment de trois sortes, et aussi le sacrifice, l'ascèse 
et l'aumône; écoute les différences. 

8. Aux êtres de sattva, les aliments qui déve- 
loppent la vie, la solidité, la force, la santé, le bien- 
être, la joie, aliments savoureux, onctueux, forti- 
fiants, agréables. . - 

9. Les aliments amers, acides, salés, trop chauds, 
piquants, grossiers et brûlants- sont ceux que pré- 
fèrent les êtres de rajas; ils causent déplaisir, 
souffrance et maladie. 

10. Ce qui est passé, qui a perdu toute saveur, 
qui est pourri, corrompu, voire des restes impurs, 
telle est la nourriture qui plaît aux êtres de tamas. 

1 1 . Le sacrifice procède du sattva, qui est prati- 
qué conformément aux rites par des hommes qui 
ne poursuivent aucun fruit, qu'inspire uniquement 
la pensée que sacrifier est un devoir. 

12. Au contraire, c'est du rajas, ô le meilleur des 
Bhâratas, que procède le sacrifice offert en vue du 
fruit qu'on s'en promet ou bien encore par osten- 
tation . 

13. Du tamas procède le sacrifice qui s'écarte des 
rites, où manquent les offrandes ou les prières, 

i55 




que n'accompagne pas le don du aux prêtres, que 
n'inspire pas une foi sincère. 

14. Culte des dieux, des brâhmanes, des maîtres 
et des sages, pureté, droiture, chasteté et respect 
de la vie, voilà ce qu'on appelle l'ascèse d'action ; 

15. Un langage qui ne blesse jamais, vrai, agréa- 
ble et utile et la récitation du veda, c'est l'ascèse 
de parole; 

16. Le calme de l'esprit, la bonté, le silence, la 
maîtrise de soi, la pureté intérieure, constituent 
l'ascèse de pensée. 

17. Pratiquée avec une foi parfaite par des 
hommes appliqués au yoga et insensibles à tout 
calcul de récompense, cette triple ascèse procède 
du sattva. 

18. Quant à l'ascèse qui recherche hypocrite- 
ment l'admiration, les respects et la vénération 
de la foule, fragile et instable, elle participe du 
rajas . 

19. L'ascèse, inspirée de folles illusions, que l'on 
pratique en se torturant soi-même ou en vue de. 
procurer la perte d'autrui, celle-là procède du 
tamas. 

20. L'aumône uniquement dictée par le précepte 
de charité, qui s'adresse à qui ne l'a pas prévenue 
par des bienfaits antérieurs, et qui, faite en lieu et 
en temps convenables, va à qui en est digne, cette 
aumône est de la nature du sattva. 

i56 



21. Mais celle qu'inspire l'espoir de la récom- 
pense ou d'une contre-partie de bienfaits, cette 
aumône, souillée dans sa source, est de la nature 
du rajas. 

22. 'L'aumône qui n'est faite ni en lieu ni en 
temps convenables, ni à des gens qui en soient 
dignes; qui s'exerce d'une façon blessante et mé- 
prisante, de celle-là, on dit qu'elle procède du 
tamas. 

2}. On enseigne que la formule om } tat } sat sert 
à désigner Brahman; c'est par ces trois mots 
qu'ont, au commencement, été institués les brâh- 
manes, les vedas et les sacrifices. 

24. C'est pourquoi tous les exercices prescrits, 
sacrifices, aumônes, pénitences» sont toujours, 
chez les maîtres du Brahman, précédés de la syl- 
labe om. 

25. C'est en pensant à tat, que les hommes qui 
cherchent la délivrance accomplissent, sans se 
préoccuper de leurs fruits, toutes les pratiques du 
sacrifice, de l'ascèse ou de la charité (*). 

26. On emploie sat pour dire ce qui est et ce 
qui est bien ; ainsi, le mot sat } ô fils de Prithâ, s'ap- 
plique à toute action louable. 

27. La pratique fidèle du sacrifice, de la péni- 



(*) Tat, « cela » sert dans la spéculation védantique à désigner 
l'être universel, la seule réalité objective. 

i5 7 



I 




tence et de l'aumône est sat, et l'on proclame sat 
tout acte qui s'y rapporte. 

28. Toute offrande, toute aumône, toute péni- 
tence, tout acte accompli sans la foi, ô fils de Pri- 
thâ, est dit asat, et n'est, en effet, réellement pas, \ 
ni ici-bas ni dans l'au-delà. 





RENONCEMENT ET DÉLIVRANCE 



ARJUNA dit : 

; ' \. i. Je voudrais, ô héros aux grands bras, connaî- 

tre la nature du détachement et du renoncement, 

i ■}'■' o Hrishîkeça, ô vainqueur de Keçin, et ce qui les 

distingue. 

BHAGAVAT dit : 

2. S'abstenir des actes qu'inspire le désir, voilà 
ce que les maîtres entendent par détachement; 
renoncer à tout fruit des actes, c'est ce que les 
hommes éclairés appellent renoncement. 

}. Suivant certains sages, tout acte implique 
faute, et il faut renoncer à tous ; d'autres estiment - 
qu'il ne faut pas renoncer aux pratiques du sacri- 
fice, de l'aumône, ni de la pénitence. 

4. Écoute donc ce que j'enseigne sur le renon- 
cement, ô le meilleur des Bhâratas. Du renonce- 
ment, ô Tigre des hommes, on distingue trois 
sortes. 

5. Il ne faut pas renoncer aux pratiques du sacri- 
fice, de l'aumône et de la pénitence; il faut les 
accomplir. Le sacrifice, l'aumône et la pénitence 

l6o 

■ / 

* 



I* 



sont pour les sages des moyens de sanctification. 

6. Mais ces pratiques mêmes, il faut les accom- 
plir sans s'y attacher, ni à leurs fruits ; voilà, ô fils 
dePrithâ, quelle est ma formelle et suprême doc- 
trine. 

7. Il ne convient pas de s'affranchir .d'un acte 
prescrit ; y renoncer, c'est s'égarer, c'est être sous 
l'empire du tamas. 

8. Si quelqu'un, par crainte de la souffrance phy- 
sique, se dérobe à quelque acte, le jugeant pénible, 
il agit sous l'empire du rajas ; il ne saurait cueillir 
le fruit du renoncement. 

9. Accomplis l'acte prescrit, ô Arjuna, par la 
seule raison qu'il doit être accompli, sans attache- 
ment, sans égard pour ses fruits ; c'est là le renon- 
cement qui relève du sattva. 

10. L'homme qui pratique vraiment le renonce- 
ment, l'homme pénétré de sattva, affranchi du 
doute, n'éprouvé pas plus de répulsion pour un 
acte pénible que d'attrait pour un acte agréable. 

1 1 . Quant à renoncer complètement à tous les 
actes, l'âme, liée au corps, ne le peut pas; c'est 
celui qui renonce aux fruits des actes qui vraiment 
pratique le renoncement. 

12. Le fruit des actes est de trois sortes : désa- 
gréable, agréable, mélangé ; il est le partage, après 
cette vie, de ceux qui n'ont pas pratiqué le renon- 
cement; jamais de ceux qui ont vécu détachés. 

i6r 



i). Apprends de moi, ô guerrier aux grands 
bras, les cinq facteurs que la réflexion révèle dans 
l'accomplissement de tous les actes, 

14. Le sujet, l'agent et les organes divers, les 
différents modes d'activité et enfin, en cinquième, 
le destin. 

15. Quoi que, en acte, en parole ou en pensée, 
l'homme entreprenne de bien ou de mal, tou- 
jours apparaissent les cirtq facteurs. 

16. Les choses étant ainsi, celui qui est assez 
irréfléchi pour penser que l'âme en est l'agent 
indépendant, celui-là voit mal, il se trompe. 

17. Celui que n'égare pas l'égoïsme, dont 
l'intelligence n'est* pas troublée, tuât-il toutes les 
créatures, ne tue pas, 11 ne se charge d'aucune 
chaîne. 

18. La connaissance, l'objet à connaître et le 
sujet qui connaît sont les trois éléments qui pré- 
parent l'action; l'organe, l'acte, l'agent, les trois 
éléments qui embrassent l'acte lui-même. 

19. La connaissance, l'acte et l'agent sont de 
trois sortes selon le guna qui y domine. C'est 
ce qu'enseigne la théorie des gunas ; écoutes-en 
le détail fidèle. 

20. La doctrine qui reconnaît dans tous les 
êtres une essence unique, impérissable, indivi- 
sible, quoique répandue dans des objets séparés, 
sache que cette doctrine procède du sattva. , 

162 



^^^^^^^^^^^ 



21. Mais la doctrine qui, égarée par la multipli- 
cité des objets, admet dans tous les êtres des 
entités diverses et distinctes, dérive, celle-là, du 
rajas. 

22. Quant à cette doctrine superficielle et bor- 
née qui, sans remonter aux causes, s'attache à un 
objet particulier comme s'il était tout, celle-là 
procède du tamas. 

; 23. L'acte prescrit que ne suggère aucun attrait, 
qui s'accomplit en dehors de toute passion, de 
toute haine, et sans préoccupation de ses fruits, 
cet acte procède du sattva. 

24. Mais l'acte qu'on accomplit avec effort, sous 
l'empire du désir ou d'une pensée égoïste, cet 
acte est de la nature du rajas. 

25. L'acte est dit procéder du tamas que Ton 
entreprend à l'aveuglette, sans mesurer sa force, 
sans se préoccuper des- suites, des pertes qu'il 
entraînera en biens ou en vies. 

26. L'agent procède du sattva qui est affranchi 
de tout attachement, ne se préoccupe pas de soi, 
est capable de volonté et d'énergie, ne se soucie 
ni du succès ni de l'insuccès. 

27. Celui qui est passionné, préoccupé du fruit 
de l'acte, cupide, violent, impur, impressionnable 
à la joie et à la souffrance, un pareil agent relève 
du rajas. 

28. L'agent léger, d'instincts bas, arrogant, 

163 



fourbe, malhonnête, paresseux, découragé et lent, 
celui-là procède du tamas. 

29. Écoute, ô Dhanafijaya, complète et détaillée, 
la triple distinction, d'après les gunas, de l'intelli- 
gence et de la volonté. 

30. L'intelligence qui connaît quand il faut agir 
ou non, ce qu'il faut faire et éviter, ce qu'il faut 
craindre ou ne pas craindre, ce qui lie et ce qui 
délivre, cette intelligence, ô fils de Prithâ, parti- 
cipe du sattva. 

31. L'intelligence qui ne discerne pas avec 
exactitude ce qui est permis ou interdit, ce qu'il 
faut faire ou éviter, cette intelligence, ô fils de 
Prithâ, procède du rajas. 

32. L'intelligence enveloppée de ténèbres qui 
prend le mal pour le bien, et partout le vrai pour 
le faux, cette intelligence, ô fils de Prithâ, est de 
la nature du tamas. 

33. La volonté qui, d'un efïort sans défaillance, 
soutient l'activité de l'esprit, de la vie et des sens, 
cette volonté, ô fils de Prithâ, est de la nature du 
sattva. ^ 

34. La volonté, ô Arjuna, qui obéissant, faute 
de renoncement, au désir des fruits, poursuit le 
bien, l'agréable et l'utile, est, elle, ô fils de Prithâ, 
de la nature du rajas. 

35. Celle de l'insensé qui ne se libère pas du 
sommeil, de la crainte, de la tristesse, de l'indo- 

164 



\ 



lence, de l'enivrement, cette volonté, ô fils de 
Prithâ, relève du tamas. 

36. Et maintenant,, apprends de moi, ô le 
meilleur des Bhâratas, comment le bonheur est 
de trois sortes : celui qui grandit en durant et qui 
met définitivement un terme à la souffrance, 

37. Qui, au commencement, semble amer 
comme un poison et, finalement, a la douceur de 
l'ambroisie, ce bonheur né de la paix que procure 
la connaissance de soi est lié au sattva. 

38. Le bonheur que procure la satisfaction des 
sens, qui, d'abord, a la douceur de l'ambroisie, et, 
finalement, l'amertume du poison, ce bonheur 
procède* du rajas. 

39. Le bonheur qui, du commencement à la 
fin, n'est qu'égarement de l'âme, que l'on cherche 
dans le sommeil, la paresse, l'indolence, ce 

* bonheur-là est de la nature du tamas. 

40. Il n'est, ni sur terre ni au ciel, parmi les 
dieux, rien qui soit affranchi de ces trois gunas 
qui naissent de la Prakriti. 

41. Entre Brâhmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et 
Çûdras, les devoirs, ô héros terrible, sont répar- 
tis d'après les gunas qui déterminent leur nature 
aux uns et aux autres. 

42. Le calme, la maîtrise de soi, l'ascèse, la 
pureté, la patience et la droiture, la connaissance, 

i65 



l'intelligence et la foi sont affaire au brâhmane et 
fondés dans sa nature. 

43. La vaillance, la force, la constance, l'adresse 
et dans le combat le courage qui ne connaît pas 
la fuite, la libéralité, l'exercice du pouvoir sont le 
devoir du kshatriya conforme à sa nature. 

44. Le labourage, le soin des troupeaux et le 
négoce sont la tâche que sa nature assigne au 
vàiçya; quant au çûdra, sa destination naturelle 
est de servir. 

45. C'est en s'attachant chacun à sa tâche 
propre que les hommes atteignent la perfection. 
Écoute comment. 

■r 

46. C'est en honorant par l'activité qui lui est 
dévolue l'être d'où vient l'impulsion de la vie et par 
lequel tout cet univers a été déployé, que 
l'homme trouve la perfection. 

47. Mieux vaut accomplir, fût-ce médiocrement, 
son devoir propre qu'assumer, même pour 
l'accomplir en perfection, la tâche qui appartient 
à un autre. On ne contracte aucune tache à rem- 
plir le devoir que sa nature assigne à chacun. 

48. Il ne faut pas, ô fils de Kuntî, se dérober à 
l'acte, même s'il apparaît coupable, qu'impose à 
chacun sa naissance ; car, comme le feu se mêle 
de fumée, toute activité se mêle d'imperfection. 

49. L'esprit libre de tout attrait, maître de soi, 
affranchi de tout désir, s'élève par le détachement 

166 



,à la perfection suprême qu'est la suppression de 
l'acte. 

50. Apprends de moi, ô fils deKuntî, comment, 
atteignant la perfection, on atteint du même coup 
Brahman, ce qui est le sommet suprême de la 
connaissance. 

5 1 . Celui dont l'intelligence est éclairée, qui se 
maîtrise par une volonté ferme, qui est détaché 
des sons et des autres objets des sens, qui déra- 
cine en soi la passion et la haine, 

52. Qui pratique la solitude, mange légèrement, 
qui en tout, pensées, paroles et actions, se domine, 
qui, uniquement appliqué à la contemplation, se 
recueille dans une invariable impassibilité, 

53. Qui, s'affranchissant de l'égoïsme, de la 
violence, de l'orgueil, du désir, de la colère, de la 
richesse, supérieur à tout calcul personnel, atteint 
au calme, celui-là est mûr pour se fondre en 
Brahman. 

54. Identifié à Brahman, l'âme sereine, il ne 
connaît ni la tristesse, ni le désir ; voyant tous les 
êtres du même œil, il se voue à moi d'une dévo- 
tion suprême. 

55. Grâce à cette dévotion, il méconnaît; il sait 
quel et combien grand je suis en vérité; dès 
qu'il me connaît tel que je suis, aussitôt il entre 
en moi. 

56. Quelques actions encore qu'il accomplisse 

167 



jamais, après qu'il a pris en moi son refuge, il 
atteint, par ma faveur, la demeure éternelle; 
impérissable. 

57. Ne voyant que moi, rapportant à moi en 
pensée toutes tes actions, tendant l'effort J de 
ton intelligence, demeure toujours l'esprit plein 
de moi. 

58. L'esprit plein de moi, par ma faveur, tu 
franchiras tous les obstacles; mais si, par infatua- 
tion égoïste, tu ne m'écoutes pas, tu es perdu. 

59. Quand, esclave de ta pensée propre, tu 
refuses de combattre, ta résolution est vaine; ta 
nature intime l'emportera. 

60. Lié, ô fils de Kuntî, par ta tâche innée, ce 
que, dans ton erreur, tu te refuses à faire, tu le 
feras, fût-ce contre ton gré. 

61. Dieu, ô Arjuna, réside au cœur de tous les 

■ * 

êtres, les mettant en mouvement par sa puis- 
sance, comme s'ils étaient des ressorts en sa 
main. 

62. Prends en lui ton refuge, ô Bhârata, de tout 
ton être; par sa faveur, tu atteindras la paix 
suprême, la demeure éternelle. 

63. Je t'ai fait connaître la vérité, le mystère des 
mystères; médite à fond mes enseignements, 
puis, agis comme il te plaira. 

64. Encore une fois, écoute ma suprême parole, 
de toutes la plus mystérieuse... Tu m'es profon- 
ds 



-1- 





dément cher ; c'est pourquoi je veux te parler 
pour ton bien. 

65. Que ton esprit s'attache à moi, que ta dévo- 
tion soit pour moi, pour moi tes sacrifices, à moi 
tes adorations, et c'est à moi que tu viendras ; je 
te le promets en vérité ; car tu m'es cher. 

66. Laisse-là toutes les règles et accours à moi 
comme à ton seul refuge ; je t'affranchirai de tous 
les maux, ne t'inquiète pas. 

67. Cette parole tu ne la dois jamais communi- 
quer à qui ne pratique pas l'ascèse ni la dévotion, 
à qui n'est pas disposé à obéir, à qui me dénigre. 

68. Mais celui qui répandra ce mystère suprême 
parmi mes fidèles, ayant pratiqué envers moi la 
dévotion parfaite, entrera assurément en moi. 

69. Nul parmi les hommes ne fera œuvre qui me 
soit plus agréable, nul ici-bas ne me sera plus 
cher. 

70. Et celui qui se pénétrera de cette conver- 
sation sainte échangée entre nous, je considé- 
rerai qu'il m'a offert le sacrifice en esprit. 

71. Et l'homme qui l'aura seulement ' écoutée 
avec foi et componction, affranchi, lui aussi, 
atteindra les mondes heureux réservés aux 
hommes de bien. 

72. As-tu, ô fils de Prithâ, recueilli mes paroles 
d'un esprit tout à fait attentif? En est-ce fait, ô 
Dhananjaya, des erreurs de ton ignorance ? 

169 




ARJUNA dit : 

73. C'en est fait de mon erreur; grâce à toi, ô 
Acyuta, j'ai retrouvé l'esprit, me voici ferme, 
affranchi du doute; j'exécuterai ton ordre. 

SANJAYA dit : 

74. Tel j'ai entendu ce dialogue de Vâsudeva et 
de l'illustre fils de Prithâ, dialogue merveilleux 
qui fait frissonner d'admiration. 

75. Grâce à Vyâsa, j'ai recueilli ce mystère 
suprême, le yoga, de la bouche de Krishna, le 
maître du yoga enseignant directement en per- 
sonne. 

76. O roi, chaque fois que je pense à ce pur, à 
ce merveilleux dialogue de Keçava et d'Arjuna, 
j'éprouve une joie toujours nouvelle. 

77. Et chaque fois que je repense à cette vision 
merveilleuse de Hari/ une stupeur m'étreint et 
j'éprouve une joie toujours nouvelle. 

78. Où est Krishna, le dieu du yoga, où l'archer 
fils de Prithâ, là sont fixées à, toujours la fortune, 
la victoire, la prospérité. Telle est ma foi. 




TABLE DES MATIÈRES 



Avertissement 9 

Introduction 11 

I. — L'angoisse d'Arjuna 39 

II. — La spéculation. . 47 

III. — L'action 60 

IV. — La connaissance et l'action 68 

V. — Le renoncement 76 

VI. — La contemplation. . . - 82 

VIL — Les précisions de la connaissance . . 90 

VIII. — Le salut en Brahman 96 

IX. — Le mystère royal 102 

X. — Les manifestations 109 

XI. — La vision de l'Être innombrable. . 116 

XII. — LaBhakti. Ï26 

XIII. — Le Monde sensible et l'Esprit. . . . 131 

XIV. — La répartition des trois Gunas. . . 138 

XV. — L'Esprit suprême 143 

XVI . — Destinées divines et destinées démo- 

niaques 148 

XVII. — La triple Foi 163 

XVIII. — Renoncement et Délivrance .... 159 




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LA COLLECTION DES 
CLASSIQUES DÈ L'ORIENT 
EST IMPRIMÉE SUR LES 
PRESSES DE P. MERSCH, 
L. SEITZ ET C )B , 17, VILLA 
D ' A LÉ S I A , A PARIS. 



i 



TABLE DES MATIERES 
AVERTISSEMENT 
INTRODUCTION 
I. - L'angoisse d'Arjuna 



Il - 

II. 


1 ex cnûPi 1 1 o t ï /"^ n 
La ojJcuUldUUI 1 


III 
III. 


L dUUUÏ 1 


I\/ - 

IV. 


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V - 


Le l cl IUl lUcl 1 Ici 1 1 


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VI.- 


■ La coniernpidiion 


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VII. 


Lcb fJlcUlolUilo Uc Id OUI II Idloodl lue 


VIII 

VIII. 


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Le odIUL cil Dldllllldll 


IY - 
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X. - 


Les manifestations 


XI. - 


La vision de l'Etre innombrable 


XII. 


- La Bhakti 


XIII. 


- Le Monde sensible et l'Esprit 


XIV 


. - La répartition des trois Gunas 


XV. 


- L'Esprit suprême 



XVI. - Destinées divines et destinées démoniaques 

XVII. - La triple Foi 

XVIII. - Renoncement et Délivrance