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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
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LES, CLASSIQUES DE L'ORIENT
COLLECTION PUBLIÉE SOUS LE PATRONAGE
DE
L'ASSOCIATION FRANÇAISE DES AMIS DE L'ORIENT
ET
LA DIRECTION DE VICTOR GOLOUBEW
VOLUME VI
■ '? - 2 5 9
IL A ÉTÉ TIRÉ DU PRÉSENT OUVRAGE :
15 EXEMPLAIRES IMPRIMÉS EN DEUX EN-
CRES SUR VÉLIN D'ARCHES A LA FORME>
RENFERMANT UNE DOUBLE SUITE EN NOffi
ET EN BISTRE DES PLANCHES HORS TEXTE
SUR PAPIER DE SOIE JAPON TYCOON, NUMÉ-
ROTÉS DE 1 A 15 ;
140 EXEMPLAIRES IMPRIMÉS EN DEUX EN-
CRES SUR VÉLIN D'ARCHES A LA FORME,
NUMÉROTÉS DE 16 A 185;
1.500 EXEMPLAIRES IMPRIMÉS SUR VÉLIN
BOUFFANT DES PAPETERD3S DE PAPAULT,
NUMÉROTÉS DE 156 A 1655.
Copyright by Éditions Bossard, 1922.
LA BHAGAVADGITA
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LES CLASSIQUES DE L'ORIENT
LA
BHAGAVADGÎTÂ
TRADUITE DU SANSCRIT
AVEC UNE INTRODUCTION
PAR
Émile SE N ART
MEMBRE DE L'INSTITUT
Bois dessinés et gravés par H. Tirmas
EDITIONS BOSSARD
43, RUE MADAME, 43
PARIS
19»»
\
■ - - . - - \
AVERTISSEMENT
Cette traduction est destinée an public lettré;
elle ne devait pas s'alourdir de commentaires techni-
ques. Les notes très peu nombreuses n'ont d'autre
objet que de rendre notre texte plus accessible,
même à des lecteurs peu préparés.
L'introduction est elle-même très sommaire. Les
idées qui s'expriment dans la Bhagavadgîtâ sont
indissolublement enchevêtrées aux doctrines les
plus caractéristiques de la pensée religieuse chez les
Hindous. Plusieurs seront naturellement tentés de
les envisager d'un point de vue plus universel. Du
moins seront-ils avertis du danger que, à exagérer
la portée de ces formulés, ils courent d'en fausser
le sens. Trop souvent des généralisations brillantes
tirent de l'histoire, et même de documents authen-
tiques, des conclusions que le philologue, esclave
des méthodes rigoureuses, ne peut s'empêcher d'es-
timer trop subjectives et aisément décevantes.
Les habitués de la présente collection sont déjà
familiarisés avec la transcription des mots sanscrits.
Il me suffira de rappeler ici, pour lever toute hési-
tation de lecture, que
AVERTISSEMENT
w représente toujours le son ou;
e est toujours è long;
ai et au expriment les diphthongues aï, aou;
que g se prononce toujours comme en français
devant «, o, u;
que c se doit lire tch; j, dj et sh, eh, comme
dans la graphie anglaise.
INTRODUCTION
L A BHAGAVADGïTÂ est un poème
illustre. Il en est peu, dans la littérature
universelle, qui aient provoqué déplus vifs
enthousiasmes. Des œuvres du génie hindou, elle
fut, en 1785, grâce à la traduction de IVilkins,
révélée la première à l'Occident Cette date
marque le moment où commença de se déchirer
le voile qui, depuis tant de siècles, dérobait à
l'Europe le passé de VInde. L'heure était propice :
le courant romantique porta vite et haut la re-
nommée de ces vers. La recommandation de
Schlegel, de G. de Humboldt, de Hegel, acheva
d'exalter les premières curiosités; elles s'avivaient
du préjugé qui, à cette époque, attribuait à la
civilisation hindoue une antiquité prodigieuse.
L'écho de cette renommée ne s'est pas éteint. La
Gîtâ avait de quoi se défendre, même devant des
juges moins prévenus. Elle était destinée à en
INTRODUCTION
■ ■■ - - - p
rencontrer de plus favorables encore : les cénacles
thèosophiques et ésotêriques se réclament volon-
tiers de l'Inde. Je m'arrête au seuil du sanctuaire.^
Ce n'est pas un livre d'édification, même philoso-
phique, que nous apportons ici. Pour être plus
profane, notre %èle n'en est pas moins empressé.
Aujourd'hui encore, ces vers gardent une, belle
part de leur vertu sur le peuple dont ils résument,
non sans force ni sans éclat, plusieurs des idées
maîtresses; aujourd'hui encore, dans Un pays
naturellement enclin à la piété, ils agissent en
consolation et en lumière sur beaucoup d'esprits;
comment ne pas les aborder avec une déférence
sincère ? Plusieurs pourront ressentir ce qu'ont, à
nos y eux, de fantastique, d'étrange, de choquant
parfois, certaines conceptions qu'ils évoquent;
personne ne demeurera insensible à leur haute
inspiration.
Les visions et les allures partout analogues du
mysticisme, dont le souffle grisant frémit dans ces
stances, rapprochent les temps et les lieux. Quel
qu'en soit le charme subtil, une œuvre où, depuis
des siècles, l'Inde se plaît à se reconnaître, dont
elle aime à se glorifier, nous attire avant tout par ce
que, dans le fond et dans la forme, elle révèle
des notions, des procédés et des tendances de l'es-
prit hindou.
On n'entre pas de plain-pied dans un monde si
13
INTRODUCTION
éloigné de nos façons de penser que trop souvent
le traducteur est réduit à garder, sous leur forme
indigène, des termes pour lesquels nous manquent
des équivalents, même approximatifs. Ce n'est
pas ici et dans les limites où il convient de m' en-
fermer, que se peuvent aborder tous les problèmes
qui se posent, ni approfondir des discussions sin-
gulièrement délicates. Des indications rapides ne
peuvent d'ailleurs suppléer que bien imparfaite-
. ment à ces impressions directes qu'éveille et que
contrôle, seule, une familiarité prolongée avec les
manifestations diverses d'une race dans l'histoire
et dans la vie. Au moins, voudrais-je, en les invi-
tant à pénétrer sur un terrain asse% tourmenté,
offrir aux lecteurs patients quelques fils conduc-
teurs. . ' - ■
Et, tout d'abord, qu'est-ce que la Bhagavadgîtâ?
Elle se présente comme un fragment du Mahâ-
bbârata.
De l'immense épopée, le centre est le récit de la
lutte qui met aux prises pour le pouvoir suprême
deux branches d'une même famille : d'une part,
les cinq fils de Pându (dont Arjuna); de l'autre,
leur oncle Dbritarâshtra avec Duryodhana et ses
quatre-vingt-dix-neuf frères. Mais, débordant de
toutes parts le cadre héroïque, elle a pris figure
d'encyclopédie. Elle ne s'est pas contentée de s'en-
13
INÎRÔDÛCTION
richir de tout un trésor de légendes pieuses ou
guerrières, rattachées à la donnée principale par
des liens souvent très ténus; elle s'est ouverte à
des développements religieux, didactiques, si vas-
tes, qu'ils ont donné prétexte à la considérer
comme étant, d'origine et de plan prémédité, une
sorte de Corpus de la religion, de la morale et du
droit. La Bbagavadgîtâ ou « Chant du Seigneur »
— plus complètement la « Bbagavadgîtâ upa-
nishad s», « la doctrine exposée par le Seigneur »
— est un de ces épisodes.
Déjà les deux armées sont rangées en ordre de
bataille; Arjuna veut considérer les chefs contre
lesquels il va avoir à engager la lutte; il se fait
mener devant les lignes. Le conducteur de son
char de guerre est Krishna, son parent, de la
lignée de Yadu. Le dialogue qui se déroule à ce
moment entre les deux héros forme le cadre du
poème. Le roi Dbritarâshtra est aveugle; son cocher,
Sanjaya, a reçu le privilège de se transporter
instantanément sur tous les points du champ de
bataille, de ne rien perdre de ce qui s'y passe.
C'est lui qui rapporte l'incident au vieux souve-
rain enfermé dans sa nuit.
Krishna entre en scène comme compagnon d' Ar-
juna; mais aussitôt il se manifeste en maître reli-
gieux; Use transfigure en entité divine; le moment
d'après, il s'affirme le dieu unique, identique à
14
IN T R DUC T I ON
l'Âme universelle. C'est bien ainsi, quelle que
soit, au vrai, son origine, historique ou mytholo-
gique., quelles qu'aient été les étapes de cet avène-
nement, que Krishna^Vâsudeva nous apparaît,
dans la plus grande partie du Mahâbhârata, s' épa-
nouissant, — soit directement, soit par identifica-
tion avec Nârâyana-V'isbnu — en divinité su-
prême. A une certaine époque, ses fidèles consti-
tuèrent une religion à eux; l'épithète de Bbagavat.
spécialement attribuée à leur dieu leur valut le
nom de Bbâgavatas, « adorateurs de Bhagavat».
La Bhagavadgîtâ représente le texte fondamental
de la secte.
Tel qu'il nous est parvenu, avec ses cent mille
strophes et ses disparates de toutes sortes, le
Mahâbhârata ne peut passer pour Vœuvre d'un
homme, ni même d'une génération. On a, pour en
expliquer la composition, proposé plus d'un sys-
tème. Il est clair, tout au moins, que c'est de la
classé savante que le thème, d'essence héroïque, a
reçu sa forme définitive. Les éléments multiples
qu'il paraît avoir absorbés ont pu s'y introduire à
des époques diverses. Toute chronologie est, dans
l'Inde^ fâcheusement flottante, surtout pour tes
périodes antérieures aux premiers synchronismes
que fournissent, à la fin du IV* siècle avant Jésus-
Christ, les témoignages helléniques. Combien l'in-
certitude coutumière ne s' aggr ave-t-elle pas en
iS
INTROD U G TI ON
face d'un poème immense , impersonnel, qui a dû
s'accroître par stratifications successives? On
admet que le texte que nous possédons ne s'est plus
modifié sensiblement depuis les environs de l'an
300 de notre ère. Qu'est-ce à dire si les parties les
plus anciennes en peuvent être, en substance,
antérieures de bien des siècles ?
îl ne reste qu'à considérer notre épisode en lui-
même. Les questions se pressent. Quelle est sa
date? Quelle place tient-il dans l'évolution reli-
gieuse?
La Bhagavadgîtâ n'est pas l'exposé méthodique
d'une doctrine organiquement ordonnée. Elle se
déroule en une trame très lâche. Assurément, on
y reconnaît à plusieurs reprises le souci de se re-
lier aux données de la scène où elle est assez ar ^~
ficiellement enchâssée; mais, en somme, les idées
y vont et reviennent sans enchaînement exact; les
répétitions y foisonnent et certains développe-
ments s'y donnent carrière sans proportion avec
l'importance doctrinale des sujets qu'ils touchent.
Des affirmations y voisinent qui se heurtent ou se
contredisent.
On s'est refusé à croire que des disparates si
évidentes pussent remonter aune composition uni-
que. On a supposé que, tel qu'il nous est parvenu,
le poème résultait d'une double élaboration : un
16
1
ÎNTRODÙCÎIOfî
*
te$te primitif aurait, ultérieurement, de mains
dirigées par une philosophie rivale, subi des alté-
rations, surtout des additions essentielles.
Dans le cadre de V orthodoxie brahmanique,
deux systèmes spéculatifs principaux s' affrontent :
le Vedânta moniste qui proclame Vunitè de tout *
dans Vitre absolu (brahman, âtman), le Sâmkhya,
qui s'inspire d'un dualisme irréductible en sépa-
rant complètement V esprit et le monde sensible
(purusha^/prakriti). C'est, chose singulière, tantôt
l'un, tantôt l'autre, que l'on a tour à tour pré-
senté comme ayant présidé soit à la rédaction,
soit aux retouches.
On s'est appliqué à discerner les morceaux de
provenances différentes ; tentatives fragiles autant
qu'arbitraires. Bien des incohérences échappent ou
résistent. Un remaniement intentionnel, imposé
par des convictions intransigeantes,, aurait dû,
semble-t-il, procéder par élimination des doctrines
adverses; ici les pbilosophèmes contradictoires
se juxtaposent et s'associent, le plus souvent sans
que se manifeste aucun effort pour en atténuer ou
en concilier les antinomies.
Il faut certainement renvoyer dos à dos les deux
thèses.
On a, plus d'une fois, abusé de cet expédient
qui consiste à admettre de vastes interpolations.
Il- est trop commode pour n'être pas d'abord un
17
INTRODUCTION
peu suspect. Il se heurte ici à une objection déci-
sive. :
// n'est pas douteux que la Bbagavadgîtâ rap-
proche des théories, des termes, des classifications
qui s'opposent dans les formules définitives des
deux écoles philosophiques. Mais, sans parler de
livres comme les « Lois de Manu », presque tous
les morceaux didactiques du Mahâhhârata sont
dans le même cas (*) .
Et que dire de toute une série d'upanishads,
Kâthaka, Çvetâçvatara, Maitrâyana, Mundaka,
où le mélange est cependant trop intime pour se
laisser disjoindre en courants autonomes? Un fait
si étendu, si lié, ne s'explique pas par des acci-
dents fortuits . Nous sommes en présence d'un état
d'esprit qui a eu de la consistance et de la durée.
La Bbagavadgîtâ n'en est qu'une manifestation
entre beaucoup d'autres, à mon avis la plus ins-
tructive. Comment le faut-il entendre ? Et com-
ment s'est-il produit?
Prenant, en quelque sorte, le contrepied des vues
que j'écartais tout à l'heure, un critique a, dans
cette condition des croyances, cru reconnaître un
moment normal de l'évolution des idées : ce qui,
pour d'autres, est le mélange paradoxal de sys-
. (*) Il importe peu que plusieurs, appartenant à une époque
plus basse, expriment un syncrétisme déjà plus consolidé en
thème doctrinal.
îS
i
1 N T RÔ Dtf CTÎON
tèmes contraires lui est apparu comme un ensem-
ble logiquement harmonieux. De ce tronc unique,
les doctrines rivales n'auraient divergé que par
la suite en branches indépendantes, hostiles. Au
service de cette pensée il a mis un effort persévé-
rant. Très abondants, ses commentaires n'ont pas
paru très persuasifs. Ce n'est pas le lieu d'en
renouveler le procès par le menu. A coup sûr, la
thèse a recueilli peu de suffrages. Même si ses
interprétations du détail étaient plus convain-
cantes, elles supposeraient che% les Hindous de
cette époque un souci de construction, une capa-
cité d'organisation systématique qu'il n'est pas rai-
sonnable d'attendre. Ils étaient mal préparés à
dévider, suivant des lignes logiques, l'écheveau
compliqué d'une théorie maîtresse.
L'appareil didactique dans lequel les Hindous
ont enfermé intrépidement les enseignements
mêmes qui semblent y répugner le plus, ne doit
pas faire illusion. Leurs vues spéculatives ne se
fondent guère sur des prémisses nettes, sur des
enchaînements rigides, satisfaisants pour notre
esprit. Beaucoup plus que par déductions serrées,
leur pensée procède par intuitions et par classi-
fications partielles. Naturellement enclin à uni-
fier, à réduire les oppositions, leur mysticisme
subit volontiers le prestige des combinaisons
d'images et de mots.
19
INTRODUCTION
Ce qui est vrai pour toutes les époques l'est par-
ticulièrement pour les temps anciens, avant que,
mûrie par l 'expérience et obéissant à l'évolution
naturelle, leur réflexion fût devenue plus exi-
geante et s'ordonnât dans les formes scolastiques .
Là où M. Dahlmann découvre un effort puis-
samment concentré, la Bbagavadgîtâ, dans ses
incohérences, offre l'image évidente d'une pensée
inconsistante, dispersée. C'est, je pense, de là na-
ture, des conditions du mouvement religieux dont
relèvent ces spéculations, que se dégage leur vrai
caractère. Ce mouvement correspond à ce que
j'appellerais la période épique, l'âge où, au déclin
des temps védiques, se sont formés et combinés les
courants qui ont abouti au type classique du brah-
manisme.
Les limites chronologiques n'en sont rien moins
que précises. Ce qui est sûr, c'est que, détonne
heure, au-dessous du niveau marqué pour nous
par la tradition, ésotérique en un sens, des brâb-
manas, des vieilles upanishads, naquirent ou se
propagèrent des idées, des cultes ^nouveaux. La
littérature sacerdotale fut plus ou moins lente à
se les approprier ; mais, en somme, ils fournirent
l'armature de la religion générale du pays. Issus,
sans doute, de germes populaires, accueillis et fé-
condés par les dirigeants des hautes classes, ils
so
INTRODUCTION
i M *
\ _
forcèrent la forteresse des croyances et de l'orga-
nisation sociale propres à la primitive culture
âryenne. C'est le temps où V épopée se - meut
ou plonge ses racines. Là fermentent les éléments
d'où rayonner ont soit } sous leurs formes initiales,
les sectes réputées orthodoxes, soit telle religion,
comme le bouddhisme, qui, en rompant avec le
ritualisme et la primauté brâhmaniques, se rejette
formellement dans l'hétérodoxie:
La foi à la transmigration est universellement
acceptée ; elle domine pratiquement tous les esprits;
elle pénètre toutes les écoles. Pour tous, il s'agit
de se libérer de ce retour éternel à des existences
sans fin, d'assurer le « salut » (nrïoksha) . C'est le
problème de la délivrance; l'objet est commun à
tous, diverses les voies qui y mènent.
La classe sacerdotale tend à réserver ce privi-
lège à l'accomplissement des rites dont elle a le
dépôt. Plusieurs préconisent la pratique d'austé-
rités auxquelles , sans doute sous l'influence per-
sistante de vieilles notions magiques, on attribue
une puissance supérieure à la résistance même des
dieux. Puis, c'est le pouvoir merveilleux de la
gnose (jnâna), connaissance de la vertu du sacri-
fice, connaissance surtout des intuitions transcen-
dantes qu'exaltent les plus anciens livres qui pro-
clamèrent l'unité en Brahman; une vision qui
paraît avoir, de très bonne heure, enchanté et
■ - ' .' L - . :
- - ; , J *'
INTR OD U C T ION
dominé l'âme hindoue et qui demeure, à travers
les âges, comme le pôle vers lequel toujours elle
gravite. Brahman devient le nom de l'absolu,
mais il ne le devient que parce qu'il a d'abord
désigné la prière, l'hymne et, par extension, l'en-
semble du sacrifice.
D'autre part, l'idée de la transmigration, une
fois établie, se complète et s'organise; le mérite
acquis ou le démérite encouru pendant les exis-
tences terrestres, appar ait comme un capital mo-
ral, en crédit ou en débit; la balance conditionne
la nature des naissances qui se succéderont pour
chacun, agréables ou pénibles. C'est ce qu'on
appelle le Karman, ^littéralement V « acte », le
fruit des. actes. Et il était naturel que Je Karman
prît ainsi figure de cause universelle, chaque
action devenant nécessairement cause d'action,
donc d'existence ultérieure. Parallèlement, dans
la tradition sacerdotale, Karman désigne Vacte
rituel auquel est attribuée une vertu infinie.
Ces homonymies ont-elles jamais été purement
accidentelles? On voit, du moins, à quelles cons-
tructions elles risquaient d'encourager des esprits
qui, impressionnables aux jeux mystiques, traver-
sent une crise de croissance où ils se montrent à
la fois très épris de formules, peu regardants sur
la solidité des rapprochements, prompts à se payer
de comparaisons et d'à peu près.
32
»,
■* _
■ 1 t
i
INTRODUCTION'
Des deux voies oà s'engage l'école védique et
: . sacerdotale, l'une, celle de la gnose, se greffait
sans doute sur la puissance qu'une superstition
- presque universelle attribue à la connaissance de
mots et de formules réputés mystérieux; l'autre
était celle du sacrifice. Toutes deux pouvaient
aisément converger en harmonisant leur discor-
dance sous le vocable commun de « Brabman ».
Cependant, ^pas plus que le respect des rites ne
supprimait le prestige dé l'ascèse, l'exaltation
moniste n'épuisait la curiosité spéculative. Le
« Yoga » qui devait discipliner et systématiser
l'effort ascétique, en discerner les degrés et les
effets, ouvrait une voie parallèle; au-dessous de
la vision éblouie de l'unité, la recherche philoso-
phique consacrait au monde des réalités, à l'ana-
lyse plus ou moins serrée de ses éléments, un tra-
vail de classification et d'énumération d'-ou sortit
aussi son nom de « Sâmkhya ».
Assurément, toutes ces vues tendaient à se cons-
tituer en enseignements particuliers, en darçanas :
Vedânta, Sâmkhya, Yoga, Mîmâmsâ. Dans la
période ancienne, elles 'n'apparaissent pas encore
ordonnées en théorèmes définitifs; bien moins
sont-elles ressenties isolément comme sources de
vérité exclusives et inconciliables. Ce sont des
tracés de pensée indépendants. Elles gardent une
plasticité favorable , à toutes les combinaisons; et
23
INTRODUCTION
l'on s'affaire moins de comparer leur valeur ra-
tionnelle que de les compléter les unes par les
autres et de multiplier d'autant les moyens de
salut.
i { -
On entrevoit, des lors comment des doctrines
L , !
diverses — expression des plus primitives intui-
lions où survivances de superstitions vénérables,,
tentatives de réflexion spontanée ou essais hési-
tants de généralisation — purent se rejoindre
dans une atmosphère pacifique; elles y demeu-
raient en suspension, prêtes soit à se rapprocher,
soit à servir des initiatives religieuses qui enten-
daient s'en parer beaucoup plus qu'elles ne s'en
déduisaient.
Le développement d'une caste sacerdotale nom-
breuse, maîtresse de l'activité intellectuelle, à
laquelle son pouvoir social et son autorité profes-
sionnelle assurent beaucoup de liberté avec beau-
coup de ressources, le goût spontané de la race
pour les classifications et sa mysticité naturelle
créent ici une- situation unique. '
Morcellement infini des enseignements consa-
crés, sous une multitude de maîtres autonomes,
tant au rituel qu'à d'autres objets, au fur et
à mesure qu'ils prennent 'corps ; mobilité des
étudiants qui, en attendant qu'ils deviennent
maîtres à leur tour, se trouvent, dans leur car-
rière volontiers itinérante, à même de puiser à
24
INTRODUCTION
des sources variées; habitude prolongée pendant
des siècles d'une méthode purement orale, donc
facilement ouverte à tontes les influences , délibé-
rées ou accidentelles : c'est de quoi préparer des
syncrétismes auxquels son tour imaginatif et son
besoin asse% faible de logique rigoureuse incli-
naient d'ailleurs l'esprit hindou. La force persua-
sive qu'exercent sur lui des rapprochements et des
étymologies fantaisistes, le prédisposent à des
combinaisons dont s'éblouit sa facilité brillante.
Nulle orthodoxie catégorique ne le met en défense.
Tel est le milieu où s'élabore la pensée reli-
gieuse de ce moyen âge hindou. Il plonge dans les
croyances et les pratiques de l'immigration
aryenne; il aboutit aux formes familières du
brâhmanisme hindouiste. Il couvre donc une vaste
évolution. Malheureusement, surtout dans la pé-
riode ancienne, le mécanisme nous en échappe. La
littérature védique a seule encore la parole : elle le
masque beaucoup plus qu'elle ne, le révèle. Tan-
dis que le mouvement se poursuit dans les couches
profondes, elle ne reflète que ce que professent les
milieux élevés de la classe sacerdotale. Il faut
compter avec le régime des classes et des castes,
avec le privilège littéraire des brâhmanes. Les
faits, ici, ne se classent pas seulement par leur
âge, mais par le niveau social auquel ils corres-
pondent. Le rapport qu'il est naturel d'établir
25
INTRODUCTION ?
\ r - '
entre la genèse des idées et la date des livres
risque d'être décevant.
Les brâhmanas, très particulièrement le Çata-
patha, font des allusions assez enveloppées à la
métempsycose et au dogme du Karman. On a cru
pouvoir en conclure que, de leur temps , ces concep-
tions étaient encore tout juste naissantes. Ils
semblent parfois envisager les renaissances dans
V au-delà et prévoir pour les Mânes ; pour ceux du
moins à qui leurs mérites n'auraient pas conquis
l'immortalité parmi les dieux, l'éventualité d'une
mort nouvelle. On en a conclu que, de cette notion
que Von suppose primitive, (que l'on présente
d'ailleurs plus précise qu'elle ne m' apparaît,) se
serait lentement élaborée, par voie d'analogie ou
de développement logique, toute la théorie de la
transmigration. Base bien fragile et bien étroite
pour une croyance qui a fait une si large fortune !
Se peut-il que, destinée à exercer sur l'esprit
hindou une emprise si profonde, si irrévocable,
elle soit sortie non d'un fait général, d'une orien-
tation spontanée des imaginations, mais d'une
déduction théologique? ConçoiUon, si elle n'eût
pas été solidement constituée antérieurement au
Çatapaiba brâhmana, à la Bribadâranyaka, à la
V
Cbândogya upanishad, qu'elle eût pu, à l'heure
ou naissait le bouddhisme, détenir l'autorité sou-
veraine que nous lui voyons dès lors?
■ 36
\
INTRODUCTION
Ne faut4l pas bien plutôt renverser les termes ?
Ce n'est pas de la Re-mort (punarmrityu, c'est-à-
dire, en réalité, punahpunarmrityu) qu'est sorti
le Samsara; c'est la popularité acquise à la doctrine
du Samsâra qui aurait suggéré soit de doubler
Mrityu, la mort, d'un équivalent marqué au coin
de cette doctrine, la mort répétée, Punarmrityu,
soit de placer sous le patronage d'un grand sage
brahmanique ce nom auguste du « Karman »,
dans lequel se fondaient et la conception du
mérite moral et la vieille notion brâhmanique de
la toutepuissance du rite.
Dans ses cercles privilégiés, la classe sacerdo-
taie prolongea . bien au delà des temps où elles pu-
rent jouir d'une action générale et populaire —
ne pourrait-on pas dire qu'elle les prolonge aujour-
d'hui encore ? — les traditions qui formaient le
trésor de ses croyances propres et le fondement de
son autorité. Les brâhmanas sont des manuels du
ritualisme védique. Leur cycle littéraire repré-
sente beaucoup moins des idées en formation que
des combinaisons, verbales ou légendaires, pro-
pres à glorifier pratiques et notions consacrées.
Les doctrines différentes qui, agissant ou dominant
à des étages inférieurs, n'ont pas eu le pouvoir
de s'individualiser en symboles autonomes, ne s'y
manifestent que par occasions. Affleurement spo-
radique qui atteste du moins leur préexistence.
27
INTRODUCTION
F
Dès longtemps, sans doute, elles tendaient à péné-
trer dans l'enseignement comme elles avaient fait
dans la vie. Elles n'y apparurent définitivement
installées et faisant corps avec lui que dans cette
stratification nouvelle de la littérature épique où,
des apports divers et des tentatives d'accommoda-
tion réciproque, se dégagea finalement la physio-
nomie mobile, asse% floue, de l'orthodoxie clas-
sique.
Tout, on Va vu, favorisait, dans cette période,
l'èclosion de groupements qui, malgré leur indé- •
pendance relative, puisaient en somme à un
même réservoir commun. Combien de passages,
de vers, de formules se retrouvent dans des
ouvrages qui relèvent soit de sectes, sûit d'écoles
différentes!
La Bhagavadgîtâ en offre elle-même bien des
exemples.
Il n'est pas question d'y voir l'exposé des vues
personnelles et de la libre méditation d'un pen-
seur original. Les incohérences en seraient inima-
ginables, autant que les fragiles essais de concilia-
tion qu'on y voit poindre, dans un temps et chez
un auteur pour qui se seraient posées nettement
les incompatibilités et les exigences respectives
de principes rivaux.
28
INTRODUCTION
D'autre part, plusieurs des données propres au
Sâmkhya classique — telle la multiplicité infinie
des âmes — ne s'y manifestent pas ; certaines énu-
mérations caractéristiques de la doctrine y accu-
sent des variantes ou montrent un état sensible
encore de fluidité. L'usage flottant de termes signi-
ficatif s comme mky& f prakriti, yoga, etc., donne à
penser qu'ils n'étaient pas, à l'époque de-la rédac-
tion, à tout le moins pour le milieu où elle s'éla-
bora, rigoureusement stabilisés dans un emploi
technique défini Autant de motifs de plus qui
interdisent de chercher ici un aménagement
calculé de théories antérieurement achevées et
ennemies.
De bonne heure, un vif sentiment de l'instabi-
lité, de la fragilité des choses, inspire à l'âme
hindoue des vues de renoncement. Des lignées de
Yogins enseignent, en même temps qu'une mora-
lité sévère, les mérites d'une ascèse mesurée, d'une
existence détachée de tout calcul terrestre. Prati-
ques de tendance, volontiers dédaigneuses des
rites védiques, elles ne pouvaient manquer de
chercher un . point d'appui dans des données théo-
riques. La Bhagavadgîtâ est visiblement sortie de
quelqu'une de ces confréries. Elles constituaient
(*) Il est, au reste, remarquable que les manuels classiques
des systèmes soient relativement assez récents.
39
INTRODUCTION
Z^s cadres solides de la vie religieuse, lui fournis-
saient ses éléments les plus actifs, les plus tour-
mentés de besoins de piété et de méditation. De ce
milieu, elle reçut le trésor composite des tra-
ditions scolaires. Mais pour que cet héritage
s'unifiât, au moins extérieurement, pour qu'il
s'individualisât en une secte, il fallait le ressort
d'une force propre, comme un pôle de cristalli-
sation.
Partout, mais en Inde plus qu'ailleurs, une
secte naît et croît parfaitement sans achever un
système original de conceptions qui embrassent
tous les problèmes de la conscience religieuse. Une
orientation particulière peut suffire; Voye% le
Bouddhisme des origines. Il paraît, du fait de son
fondateur, avoir bénéficié d'une impulsion per-
sonnelle puissante ; il prit vite l'importance d'une
véritable religion. Combien, cependant, il pro-
clame peu de théorèmes neufs! Combien peu il
s'appuie sur des spéculations explicites ! Combien,
son principe moral posé, \il se satisfait souvent
avec des énumérations et des formules peu char-
gées de pensée religieuse originale! Quelle ne fut
pas cependant sa fortune !
Cette force d'une inspiration dominante, ardente
et jeune, la Bhagavadgîtâ la possède au plus haut
point. Aux différents moyens de salut — que j'ai
signalés — auxquels elle se réfère et qu'elle ne se
3o
INTRODUCTION
refuse guère à associer, elle en ajoute un : c'est la
croyance, la dévotion, V abandon absolu à Krishna-
Vâsudeva. Sous le titre de Bhagavat, Krishna est
pour elle le Dieu suprême de qui la faveur assure
le seul vrai bien — au sentiment de la tradition
brâhmanique — V union totale en l'Être absolu
auquel la secte l'identifie. C'est, d*un seul mot, la
Bhakti (»).
Cette doctrine a, dans l'Inde, une longue his-
toire. Depuis l'Épopée jusqu'à nos jours, elle y
forme un grand courant ininterrompu, encore
1 w
que canalisé en bien des branchements. Elle s'est
tournée vers des personnalités divines variées.
Elle s'est adressée parfois à Çiva; cependant, dès
les origines, ses attaches les plus stables sont avec
Nârâyana-Vishnu et les personnages divins
comme Vâsudeva- Krishna qui se sont fondus
dans le cycle vishnouite. Sur ce thème, des écoles
V
successives brodèrent plus d'une variation lègen-
daire ou théologique; tels les Pâncarâtras, qui
ajustent en combinaisons artificielles des person-
nages mythiques et des conceptions abstraites. Ce
sont fantaisies scolastiques et produits d'un âge
plus récent. Notre poème, et ce n'est pas son
(*) Il y a apparence que l'affectation du mot à un culte qui a un
* bhagavat » pour objet a été favorisée par la présence dans les
deux termes du même support, le verbe bhaj*
3i
INTRODUCTION
moindre prix, remonte à une période plus pri-
mitive de syncrétisme spontané. •
// n'apporte pas un dogme serti dans des ençhaî-
néments rationnels. La Bhakti n'est pas une thèse
philosophique; c'est l'expression passionnée d'un
culte personnel; il ne se propose pas de la démon-
trer; il la superpose à une tradition religieuse qui
doit lui faire piédestal. A cette piété, tout est
bon qui magnifie son objet.
On reconnaît là, précisée en une application
définie, une tendance monothéiste qui se fait jour
en bien des manières. N'est-ce pas elle qui, ailleurs
encore, subordonnant l'Être un et universel lui-
même, le Brahman des upanisbads, à une notion
réputée supérieure, la présente — elle « vingt-
sixième » — comme une catégorie suprême par delà
le terme le plus élevé de l'échelle sâmkhy a? qui
couronne le yoga athée du personnage aussi honoré
qu'illogique d'Içvara? N'est-ce pas elle, aussi, qui,
pénétrant dans le Bouddhisme, accorde à l'acte de
dévotion le plus simple, s'il s'adresse au Seigneur
Buddha, une efficacité qui, raisonnablement,
devrait être réservée à la pratique héroïque du
devoir moral .?
Ce mouvement remonte, je crois, très haut; de
bonne heure, il exerça une action étendue et puis-
sante.
K.
La « philosophie épique » résume, tel que, sous
32
INTRODUCTI ON
V action de la classe sacerdotale, il s'opéra, tant
avec ses notions héréditaires (*) qu'avec les essais
de la réflexion libre, le mélange ou, pour mieux
dire, le tassement de deux nouveautés capitales : le
dogme de la transmigration qui avait fini par
s'imposer à tous, et une vive poussée de mono-
théisme qui se lia à Vèclosion, au développement
dans la conscience populaire, de divers person-
nages divins. Elle n'apparaît guère comme un
effort de pensée raisonnante. Elle est essentielle-
ment la combinaison, moins organique qu'exté-
rieure et verbale, d'apports d'origines diverses. Les
actives communications d'écoles les rapprochaient;
une ardente mysticité s'empressait à en harmoni-
ser les dissonances. L'économie du salut dominait
tout. L'orthodoxie sacerdotale, si morcelée dans
ses organes, trouvait d'ailleurs satisfaction dans
le domaine èminent qui restait acquis à ses tradi-
tions, à ses pratiques, à ses privilèges.
( 4 ) On reconnaîtra, je pense, de plus en plus, combien de rê-
veries et de formules traditionnelles, mythiques même, ont réagi
sur la réflexion et s'y sont mêlées. C'est ce dont j'ai essayé de
dégager un exemple en signalant dans la théorie des trois gunas
un prolongement delà vieille image védique des trois mondes. Il
est clair qu'une esquisse moins sommaire que cette notice ne
devrait pas manquer de_ dresser et de suivre — dans la double
série ritualiste et mythologique — la liste des notions ou des
images (karman, brahman, vidyâ, etc.; gunas, purusha,
mâyâ, etc.) qui ont joué un rôle -plus ou moins actif dans la
vieille spéculation.
33
I'.N TRODUCTÎON
De toute cette spéculation, la Bhagavadgîtâ
reflète avec une particulière évidence le caractère
composite, les flottements et les imprécisions. Elle
s'ordonne à un fait beaucoup plus général, mais
elle V éclaire vivement ; elle nous aide à en saisir
le caractère et à en apprécier la portée,
La foi des Bhâgavatas est florissante dès le
II e siècle avant notre ère. Plusieurs inscriptions
l'attestent; dans l'une d'elles, un Grec, Héliodore,
envoyé d'un roi hellénique du Nord-Ouest, An-
ï
tialkidas, la confesse; il lui consacre un monu-
ment pieux. On ne peut douter que, à l'heure ou
elle se manifestait ainsi, élevait des temples et
étendait ses conquêtes à des prosélytes étrangers,
elle ne fût loin déjà de ses débuts. Un document
comme la Bhagavadgîtâ, où la pensée des Bhâga-
vatas se présente sous une forme encore très géné-
rale, peu systématisée, doit être antérieure à des
monuments où le rayonnement de la secte se signale
par des édifices importants et une propagande
heureuse.
On a tout naturellement essayé d'en préciser
la date en se fondant sur des indices directs
empruntés au texte. Ces tentatives n'ont mis en
lumière aucun argument décisif. Elles s'accordent
mal; elles flottent entre le III e siècle avant et le
INTRODUCTION
///* siècle après notre ère. Comment balance-
raient-elles des conclusions que paraissent com-
mander des témoignages épigraphiques? Des deux
dates, la plus haute se rapproche seule des vrai-
semblances.
La Bhakti a certainement dans l'Inde de très
profondes, racines. Elle est beaucoup moins un
dogme qu'un sentiment; ce sentiment, toute la
suite de l'histoire et de la poésie en atteste la vita-
lité puissante. Déjà, dans les hymnes védiques,
l'enthousiasme pieux éclate en* expressions vi-
brantes de quasi-monothéisme; le goût passionné
de l' « Un » pénètre la plus ancienne métaphy-
sique : les Hindous même âryens, étaient large-
ment préparés à s'incliner devant des unités
divines. Les personnalités surhumaines devaient
sortir en nombre de lu fermentation religieuse
que, au-dessous du niveau traditionnel-, favorisait,
avec les mélanges ethniques, le pullulement des
traditions locales et qui poussait au premier plan
des figures comme Vishnu, Krishna, Çiva, soit
entièrement nouvelles, soit renouvelées par leur
importance imprévue. Il n'était besoin pour cela
d'aucune action étrangère. La notion d'un Dieu
personnel conçu sous l'aspect religieux et sans
raideur philosophique, sans exclusion expresse
de tout un polythéisme subordonné, n'est pas une
découverte qui éclate à un certain jour. L'idée
35
INTRODUCTION
essentielle, même si elle ne s'explicite pas, som-_
meille dans toute âme humaine. Il est aussi vain
de chercher dans la bhakti, l'adoration de Krishna,
et dans leprasâda, la faveur du dieu, une influence
de la foi ' et de la pensée chrétiennes, qu'un
emprunt au dogme chrétien dans le dieu du Çve-
tadvîpa.
Tout entière, la Bhagavadgîtâ est un recueil de
strophes et de morceaux que la tradition centrale
de la secte a groupés autour de son idée maî-
tresse. Il a dû être d'abord confié à la mémoire. Il
se peut assurément que plusieurs vers y aient pris
place tardivement. Il n'importe guère ■: ils n'en
ont pu altérer le caractère général. Mais à quelle
date précise l'ensemble a-t-il été dérobé par l'écri-
ture à tous les hasards? C'est ce qu'il est, quant
- à présent, impossible, je crois, de décider . Tout ce
- <l ue j'ose dire, c'est que je ne vois pas que l'œuvre
se doive ramener plus bas que le IIP siècle av,ant
notre ère. Ainsi avait conclu Telang. Si je ne.
puis m' approprier tous ses considérants, il est
juste de se souvenir que, à l'heure ou il écrivait,
il n'avait point connaissance de ceux qui me pa-
raissent, jusqu'à nouvel ordre, les plus décisifs.
Je n'oublie pas que l'on a prétendu discerner des
étapes successives par lesquelles, après s'être
ébranlé peu à peu au-dessus de son rôle primitif
de héros guerrier ou de prophète-religieux, le dieu
36
I
INTRODUCTION
des Bhâgavatas se serait élevé graduellement à
son rang souverain et finalement confondu avec
l'Ame universelle. En ce qui touche les origines
lointaines du personnage de Krishna, je n'ai pas
à décider ici entre les hypothèses. Mais pour ce
qui est de cette identification suprême, elle ne sau-
rait s'expliquer par un mouvement progressif;
une pensée réfléchie n'aurait pu manquer d'en
sentir le paradoxe. Expression extrême d'un culte
exalté, elle exclut, tien plus qu'elle ne T appelle,
l'idée d'une évolution lente. Personne, d'ailleurs,
ne conteste sans doute que, bien avant le III siè-
cle, le monisme des upanishads eût préparé le
terrain. Sur le nom de Nârâyana identifié à
Purusha, la fusion du Dieu personnel avec l'Être
absolu s'était faite de bonne heure. Des passages
comme Çatap. Brâhm v XIII, 6, i, /; XII, 3,4, 11
n'ont de sens que si elle avait été, dès le temps où
ils remontent, réellement professée.
Notre poème se place au cœur d'une évolution
religieuse dont il synthétise beaucoup d'éléments.
Peu d'agencement systématique, mais un syncré-
tisme pieux dont l'ardeur n'entend rien sacrifier.
Médiocrement embarrassé des inconsistances, il
s'applique à ne rien abandonner d'un trésor de
spéculations qui, si elles s'accordent mal, ne s'op-
37
INTRODUCTION
posent pas pour les consciences en thèses incom-
patibles.
La Bbagavadgîtâ condense ainsi en affirma-
tions hautaines ou développe en images fortes, par-
fois bigarres, en tout cas ramasse comme en un
foyer éclatant, l'essentiel des conceptions où, de
bonne heure, le génie religieux de Vlnde s'est har-
diment élevé. Que l'enthousiasme de la nouveauté
en ait parfois exalté outre mesure la valeur poé-
tique, qu'une illusion indulgente ait estimé trop
haut la portée consciente de quelques-uns de ses
philosophâmes, il se peut. Elle est, à coup sûr, un
* miroir très précieux de l'antique « Sagesse des
Hindous»; elle en reflète beaucoup de visions
nobles et émouvantes. C'en' est assez pour lui
mériter, parmi tous ceux qui pensent, des lecteurs
attentifs, sympathiques et respectueux.
L'ANGOISSE D'ARJUNA
DHRITARÂSHTRA dit :
1 . Rassemblés dans le champ sacré, le Kuruk-
shetrà, par leur impatience de combattre, qu'ont
fait, ô Sanjaya„les guerriers, les miens et ceux des
Pândavas ?
■ ■
SAftJAYA dit :
2. Voyant l'armée des Pândavas en ordre de
bataille, Duryodhana, le roi", s'approcha de son
maître Drona et lui tint ce discours :
3. « Regarde, ô maître, cette immense armée
des fils de Pându, rangée par le fils de Drupada,
ton habile élève.
4. Que de héros, de grands archers, émules au
combat d'Anjuna et de Bhîma : Yuyudhâna et
Kirâta et Drupada le grand guerrier ;
Dhritarâshtra, Cekitâna et le puissant roi de
Kâçi, Purujit, et Kuntibhoja et le mâle chef des
Çibis ;
6. Et le vaillant Yudhâmanyu et le puissant
Uttamaujas, le fils de Subhadrâ et la lignée de
Draupadî, tous grands guerriers !
40
7. Ceux aussi qui se distinguent parmi les
nôtres, connais-les, illustre brâhmane ; ces chefs
de mon armée, je vais te dire leurs noms :
8. Toi-même et Bhîshma et Karna, et Kripa,
vainqueurs dans la bataille, Açvatthâman et
Vikarna et aussi les fils de Somadatta.
9. Bien d'autres héros encore ont engagé leur
vie pour ma cause, divers par l'équipement, par
les armes, tous habiles au combat.
10. Limitée en nombre, c'est en Bhîshma que
notre armée a sa sauvegarde; leur armée à eux,
sous la sauvegarde de Bhîma, est immense.
1 1 . Quelque place que vous occupiez dans les
lignes de bataille, ne songez tous qu'à sauver
Bhîshma. »
12. Ainsi parla Duryodhana. Pour réveiller en
lui la joie, l'ancien des Kurus, l'aïeul vénérable,
poussant son formidable cri de guerre, souffla dans
sa conque.
13. Aussitôt, conques, gongs, tambours et
trompettes retentirent puissamment. Ce fut un
fracas énorme.
14. Alors, debout sur leur grand char attelé de
chevaux blancs, Mâdhava et le Pândava (*) souf-
flaient dans leurs conques divines.
('). Je prends occasion de ce premier passage où paraissent
des synonymes de Krishna et d'Arjuna, pour rassembler la plu-
41
15. Hrishîkeça soufflait dans la conque Pânca-
janya, Dhananjaya dans Devadatta et Vrikodara(')
aux exploits terribles dans la grande conque
Paundra ;
16. Le roi fils de Kuntî, Yudhishthira, dans la
conque Anantavijaya, Nakula et Sahadeva dans
Sughosha et Manipushpaka ; #
17. Le roi de Kâçi, le meilleur des archers, et
Çikhandin le grand guerrier, Dhrishtadyumna et
Kirâta et l'invincible Sâtyaki ;
18. Drupada et ses fils, ô roi, le fils de Subha-
drâ aux grands bras, de tous côtés faisaient ré-
sonner chacun sa conque.
19. Ébranlant la terre et le ciel, ce bruit for-
midable déchira le cœur des amis de Dhrita-
râshtra.
■à*
20. Ils étaient à leur poste de combat; déjà
volaient les traits; le Pândava dont l'étendard
porte un singe ( s ), élevant son arc,
21. Adressa, ô roi, ces paroles à Hrishîkeça:
part des équivalents par lesquels on les trouvera dans la suite
plus ou moins fréquemment désignés. Je note pour Krishna :
Mâdhava, Hrishîkeça, Acyuta, Govinda, Janârdana, Madhusû-
dana (destructeur de Madhu), Keçava, Vârshneya, Hari; pour
Arjuna : fils de Kuntî, fils de Prithâ, Bhârata, Pândava, Dha-
namjaya, Gudâkeça, sans parler de plusieurs périphrases des-
criptives.
( 4 ) Autre dénomination de Bhîma,
(*) Arjuna,
42
Arrête, ô Acyuta, mon char entre les deux
armées ;
22. II faut que je considère ces guerriers alignés,
impatients de combattre, que je voie avec qui il
me faudra lutter dans cette bataille qui se
déchaîne.
23. Je veux voir ces combattants qui, réunis là,
prétendent soutenir par la force la cause du cou-
pable fils de Dhritarâshtra.
24. A ces mots de Gudâkeça, Hrishîkeça arrêta
entre les deux armées le char sans pareil.
25. Puis, face à Bhîshma, à Drona, à tous les
rois : « Vois, dit-il, ô fils de Prithâ, les Kurus ras-
semblés. »
26. Le fils de Prithâ aperçut alors, dispersés
dans les deux armées, des pères, des petits-fils et
des compagnons et des beaux-pères et des amis.
27. Voyant tous ces parents ainsi affrontés
pour la lutte, le fils de Kuntî se sentit envahi
d'une pitié immense, et, tout troublé, il prononça:
ARJUNA dit :
28. Voici, ô Krishna, que tous les hommes
de ma parenté s'avancent avides d'une lutte fra-
tricide ; à ce spectacle, mes membres défaillent et
ma bouche se sèche.
29. Mon corps frissonne et tous mes poils se
4 3
dressent; Gândîvà-f) tombe de ma main et ma
chair devient brûlante.
30. Je ne puis demeurer en place ; mon esprit
se trouble, je n'envisage que présages funestes.
31. Quel bien me promettrais-je à frapper les
miens dans la bataille ? A pareil prix, je n'aspire,
ô Krishna, ni à la victoire, ni à la royauté, ni au
plaisir.
32. Que nous sont, ô Govinda, la royauté, la
richesse, la vie même ?
33. Ceux en vue de qui nous souhaitions la
royauté, la richesse et les plaisirs, ils sont là,
rangés en bataille, renonçant à la vie et à leurs
biens,
34. Maîtres, pères et fils et aïeuls, oncles,
beaux-pères, petits-fils, gendres et parents.
35. Je ne saurais, même,sousla menace de leurs
coups, me résigner à les frapper, fût-ce pour la
royauté des trois mondes; que dire de la souve-
raineté de la terre ?
36. Quelle joie resterait-il pour nous, ô Janâr-
dana, quand nous aurions détruit la famille de
Dhritarâshtra ? Nous serions la proie du péché si
nous frappions de tels adversaires.
37. Nous ne pouvons consentir à frapper les fils
(*) Le nom de son arc ,
44
de Dhritarâshtra, nos parents. Comment, ayant
tué les nôtres, pourrions-nous jamais être heu-
reux, ô Mâdhava ?
38. Même si, aveuglés par la cupidité, ils ne
voient pas combien il est coupable de détruire
sa propre famille, quel crime c'est de trahir des
amis,
39. Comment nous, qui comprenons combien
il est coupable de détruire sa famille, ôjanârdana,
pourrions-nous ne pas reculer devant - pareil
péché ?
40. La famille détruite, c'est la fin des devoirs
familiaux imprescriptibles ; ruiné le devoir, le
désordre envahit la famille tout entière.
41. Sous l'empire du désordre, ô Krishna, les
femmes se corrompent; la corruption des femmes,
ô rejeton de Vrishni, compromet la pureté de la
race.
42. Cette confusion, c'est l'enfer, non seule-
ment pour les destructeurs de la famille, mais
pour la famille même. Les ancêtres, privés des
libations et des sacrifices, tombent aux lieux de
H
tourment.
43. Ainsi, par la faute de ceux qui, attentant à
la famille, troublent la pureté de la race, sont
renversées les lois éternelles de la caste, de la
famille.
44. Les hommes, ô Janârdana, qui n'ont plus
45
de lois de famille, sont irrémédiablement voués
à l'enfer ; telle est la loi qui nous a été transmise.
45. En vérité, c'est un grand crime que nous
allions commettre quand, par passion de la royauté
et dés plaisirs, nous nous apprêtions à frapper les
nôtres ;
46. Combien ne vaudrait-il pas mieux pour moi
être frappé sans défense, sans armes, par le glaive
des amis de Dhritarâshtra !
SANJAYA dit :
47. Ainsi parla Arjuna en pleine bataille; et,
laissant échapper arc et flèches, il retomba assis
dans le char, l'âme étreinte d'angoisse.
LA SPÉCULATION
SANJAYA dit :
i . Le voyant ainsi envahi par la pitié, aveuglé
par un flot de larmes, tout hors de lui, Madhusû-
dana lui tint ce langage :
BHAGAVAT dit :
2. D'où te viennent, ô Arjuna, à l'heure du
danger, ces pensées troubles, indignes d'un ârya,
ces pensées qui ne mènent ni au ciel, ni à l'hon-
neur ?
3. Pas de lâcheté, ô fils de Prithâ; cela te sied
mal; chasse une défaillance misérable et lève-toi,
redoutable guerrier !
ARJUNA dit :
4. Comment lutter, ô vainqueur de Madhu ?
Comment diriger mes flèches contre Bhîshma,
contre Drona, ces hommes, ô héros vainqueur, à *
qui je dois tous les respects ?
48
5- Plutôt qu'attenter à la vie de maîtres véné-
rables, mieux vaudrait vivre ici-bas d'aumônes.
A frapper des maîtres, même coupables de désirs
cupides, ma nourriture, dès cette terre, serait
souillée de sang.
6. Et nous ne savons ce qu'il nous faut plus
redouter de les vaincre ou d'être vaincus par eux.
Ces fils de Dhritarâshtra alignés devant nous,
en les frappant, nous perdrions tout motif de
désirer vivre.
7. Pitié et scrupule paralysent mes instincts de
guerrier ; mon esprit troublé discerne mal le
devoir ; je m'adresse à toi ; dis-moi nettement ce
qui est bien ; je suis ton disciple; instruis-moi ; je
me réfugie en toi !
8. Car je ne vois rien qui puisse dissiper l'an-
goisse qui anéantit mes forces, dussé-je obtenir
la souveraineté prospère, incontestée de la terre,
voire le rang de maître des dieux.
SAISfJAYA dit :
9. Quand il eut ainsi parlé à Hrishîkeça, quand
il eut déclaré à Govinda qu'il ne combattrait pas,
Gudâkeça, le héros terrible, garda le silence.
10. Hrishîkeça, ô Bhârata, répondit avec un
sourire au héros qui se désolait ainsi entre les
deux armées.
49
BHAGAVAT dit :
n . Tu t'apitoies là où la pitié n'a que faire, et
tu prétends parler raison ! Mais les sages ne s'api-
toient ni sur qui meurt ni sur qui vit.
12. Jamais temps où nous n'ayons existé, moi
comme toi, comme tous ces princes ; jamais, dans
l'avenir ne viendra le jour où les uns et les autres
nous n'existions pas.
13. L'âme, dans son corps présent, traverse
l'enfance, la jeunesse, la vieillesse : après celui-ci
elle revêtira de même d'autres corps. Le sage ne
s'y trompe pas.,
14. Les impressions des sens, ô fils de Kuntî, *
chaud et froid, plaisir et peine, vont et viennent,
elles sont fugitives ; il n'est, ô Bhârata, que de les
supporter.
15. Car l'homme qu'elles ne troublent pas, ô
Taureau des hommes, l'homme ferme, indifférent
au plaisir et à la peine, celui-là est mûr pour
l'immortalité.
16. Pas d'existence pour le néant, pas de des-
truction pour l'être. De l'un à l'autre, le philo-
sophe sait que la barrière est infranchissable.
17. Indestructible, sache-le, est la trame de cet
univers; c'est l'Impérissable; la détruire n'est ati
pouvoir de personne.
18. Les corps finissent ; l'âme qui s'y enveloppe
É
5o
est éternelle, indestructible, infinie. Combats
doncj ô Bhârata !
19. Croire que l'un tue, penser que l'autre est
tué, c'est également se tromper ; ni l'un ne tue,
ni l'autre n'est tué.
20. Jamais de naissance, jamais de mort ; per-
sonne n'a commencé, ni ne cessera d'être ; sans
commencement et sans fin, éternel, l'Ancien (')
n'est pas frappé quand le corps est frappé.
21. Celui qui le connaît pour indestructible,
éternel, sans commencement et impérissable,
comment cet homme, , ô fils de Prithâ, peut-il
imaginer qu'il fait tuer, qu'il tue ?
22. Comme un homme dépouille des vêtements
usés pour en prendre de neufs, ainsi l'âme, dé-
pouillant ses corps usés, s'unit à d'autres, nou-
veaux.
23. Le fer nè la blesse pas plus que le feu ne la
brûle, ni l'eau ne la mouille, ni le vent ne la des-
sèche.
> 24. Elle ne peut être ni blessée, ni brûlée, ni
mouillée, ni desséchée; permanente, pénétrant
tout, stable, inébranlable, elle est éternelle.
25. Insaisissable aux sens, elle ne peut être ima-
ginée et n'est sujette à aucun changement. La
(') L'Ame. Ce n'est pas lé lieu d'entrer dans le détail des
motifs qui ont favorisé cette dénomination.
5i
connaissant telle, tu ne saurais concevoir aucune
pitié.
26. Que si, même, tu pensais qu'elle naît ou
meurt indéfiniment, même alors tu ne devrais
concevoir aucune pitié pour elle.
27. Car ce qui est né est assuré de mourir et ce
qui est mort, sûr de naître; en face de l'inéluc-
table, il n'y a pas de place pour la pitié.
28. Les êtres, ô Bhârâta, nous échappent
dans leur origine; perceptibles au cours de leur
carrière, ils nous échappent de nouveau dans leur
fin. Qu'y peuvent les lamentations?
29. C'est merveille que personne Ia(*) découvre;
merveille aussi que quelqu'un l'enseigne, merveille
qu'un autre en entende la révélation; et, même
après avoir entendu, personne ne la connaît.
30. Dans tout corps, cette âme, ô Bhârata,
demeure, éternellement intangible; renonce donc
à t'apitoyer sur l'universelle destinée.
31. Considère aussi ton devoir personnel et tu
ne reculeras pas; car rien pour le Kshatriya ne
passe avant un combat légitime.
}2. D'où qu'il lui soit offert, il ouvre pour lui là
porte du ciel ; trop heureux sont les Kshatriyas, ô
fils de Prithâ, d'accepter un pareil combat.
(*) « L'âme. » On sent ici combien est souvent faible et gauche
la liaison entre les vers.
52
33- Te refuser à cette lutte légitime, ce serait
forfaire à ton devoir, à l'honneur et tomber dans
le péché.
34. L'univers racontera ton irréparable honte;
la honte est pour l'homme d'honneur pire que la
mort.
35. Les guerriers penseront que c'est par peur
que tu as esquivé la bataille ; et de ceux dont tu
avais l'estime, tu encourras le mépris.
36. Tes ennemis tiendront sur ton compte mille
propos insultants; ils contesteront ta vaillance.
Quel malheur plus cruel?
37. Mort, tu iras au ciel; ou vainqueur, tu gou-
verneras la terre. Relève-toi, ô fils deKuntî, résolu
à combattre.
38. Considère que plaisir ou souffrance, richesse
ou misère, victoire ou défaite se valent. Apprête-
toi donc au combat; de la sorte, tu. éviteras le
péché.
39. Je t'ai exposé la doctrine dans l'ordre du
sâmkhya : écoute-la maintenant dans l'ordre du
yoga ('), et à quelle doctrine il te faut t'attacher,
(*) Si j'ai maintenu dans la traduction les termes sâmkhya et
yoga, je tiens à prévenir tout malentendu. Ils ne visent pas, au
sens étroit, les deux systèmes dont ils sont la dénomination
technique. Comme plus bas, III, 3, c'est, d'une façon plus géné-
rale, le point de vue théorique et le point de vue pratique qui
sont ici opposés : sâmkhya vise la spéculation, et yoga ne se
53
ô fils de Prithâ, pour t'afïranchir des chaînes du
Karman.
40. Dans cette voie, aucune peine n'est perdue ;
point de retour en arrière; un peu, si peu que ce
soit, de cette pratique protège de beaucoup de
souffrance.
41. Ici, ô fils de Kuru, une doctrine unique
sûre d'elle-même; diverses à l'infini sont les doc-
trines des hommes que ne soutient pas la certi-
tude. '
42. Il est une parole fleurie, ô fils de Prithâ, que
proclament ceux qui n'ont pas la sagesse, ces
hommes qui, attachés à la lettre du veda, pro-
fessent qu'il ne faut s'embarrasser de rien d'autre.
4). «Esclaves du désir, qui ne voient que les
joies paradisiaques (')! Elle ne produit que la
renaissance comme résultat du Karman, se perd
dans les complications de la liturgie, ne vise que
les jouissances sensibles et les pouvoirs ma-
giques.
44. Fascinés par les jouissances sensibles et les
restreint pas au code de discipline physique et morale qui
prétend régler les méthodes du détachement, de l'extase, de
l'ascension aux pouvoirs magiques. Yoga signifie d'abord effort,
effort moral, et la Gîtâ l'emploie avec une large liberté et beau-
coup de nuances.
(*) Le svarga, c'est-à-dire le séjour temporaire des dieux
subalternes.
5 4
pouvoirs magiques, les hommes dont l'esprit est
égaré par elle, ne sauraient réaliser dans la contem-
plation la vérité sûre d'elle-même.
45. C'est le domaine sensible des trois
gunas ( l ) qui est l'objet des vedas; affranchis-toi,
ô Arjuna, du domaine des trois gunas; demeure
supérieur à toutes les sensations, de volonté iné-
branlable, indifférent à la richesse, maître de toi.
46. Un réservoir est abondant où l'eau afflue de
tous les côtés ; de même un brâhmane éclairé fait
son profit de tous les vedas.
i
47. Ne te préoccupe que de l'acte, jamais de ses
fruits. N'agis pas en vue des fruits de l'acte ; ne te
laisse pas non plus séduire par l'inaction.
48. N'agis qu'en disciple fidèle du yoga, en
dépouillant tout attachement, ô Dhananjaya, en
restant indifférent au succès ou à l'insuccès : le
yoga est indifférence.
49. Gar l'acte, ô Dhananjaya, est inférieur infi-
niment au détachement intérieur; c'est dans la
pensée qu'il faut chercher le refuge. Ils sont à
plaindre ceux qui ont le fruit pour mobile.
(*) Les trois « gunas », c'est-à-dire tout l'ensemble du monde
sensible et vivant qu'embrasse la prakriti (l'universalité des
choses sensibles), laquelle est représentée comme constituée par
trois éléments sattva, rajas et lamas, auxquels la suite va nous
ramener.
55
50. Pour qui réalise le détachement intérieur, il •
n'est plus, ici-bas, ni bien ni mai. Efforce-toi donc
au yoga; le yoga est, dans les actes, la perfection.
51 . Car les sages, qui ont réalisé le détachement
intérieur, esquivant le fruit qui naît des actes,
libérés des liens de la renaissance, vont au séjour
bienheureux.
52. Quand ta pensée aura traversé les ténèbres
de l'erreur, tu n'éprouveras que dégoût pour tout
ce que t'aura enseigné, tout ce que pourrait t'en-
seigner la révélation
53. Quand, détachée de la révélation, ta pensée
sera fixée, stable, inébranlable dans la contem-
plation, alors, tu seras en possession du yoga.
ARJUNA dit :
54. Quand dit-on, ô Keçava, qu'un homme est
en possession de la sagesse, qu'il a atteint la con-
templation ? Celui qui est en possession de la lu-
mière, comment parle-t-il? Comment s'asseoit-il?
Comment marche-t-il?
( 4 ) « Révélation » est une traduction commode, mais qui, pour
être exactement entendue, réclamerait quelque commentaire. Il
s'agit de la « çruti » (ce qui a été entendu...). Le mot embrasse
dans l'Inde les textes anciens et sacrés (tels les hymnes du veda
qui passent pour avoir été « entendus » par les sages antiques
favorisés d'une inspiration surhumaine) et s'oppose à la
« smriti » (« ce dont on se souvient »), la « tradition ».
" 56
BHAGAVAT dit :
55. Quand l'homme s'affranchit, fils de Prithâ,
de tous les désirs qui hantent l'esprit, qu'il trouve
sa satisfaction en soi et par soi, on dit qu'il est en
possession de la sagesse.
56. Sans trouble dans la souffrance, sans attrait
pour le plaisir, libre d'attachement, de colère et
de crainte, l'ascète est en possession de la lumière.
57. Celui qui ne ressent aucune inclination, qui,
d'aucun bien ni d'aucun mal, ne conçoit ni joie ni
révolte, celui-là est en possession de la sagesse.
58. Et lorsque, telle la tortue rentrant complè-
tement ses membres, il isole ses sens des objets
sensibles, la sagesse en lui est vraiment solide.
59. Les objets des sens disparaissent pour l'âme
qui n'en fait pas son aliment; la sensibilité reste.
h
A son tour, elle disparaît pour qui a reconnu l'absolu.
60. Malgré ses efforts, ô fils de Kuntî, même
chez lé sage, les sens toujours tyranniques agissent
violemment sur l'esprit.
61. Il faut, les contenant tous, se concentrer,
se fixer uniquement sur son moi. Car qui tient ses
sens sous son pouvoir, chez celui-là la sagesse est
vraiment solide.
62. Si l'homme s'attarde à considérer les objets
des sens, l'attrait s'éveille en lui; de l'attrait sort
le désir; du désir naît la coïère.
57
63. La colère produit l'égarement; l'égarement,
la défaillance de la raison ; la défaillance de la rai-
son, le naufrage de la pensée. C'est la perte de
l'homme.
64. Mais qui traverse le monde extérieur avec des
sens affranchis d'attachement et de haine, dociles
à sa volonté, celui-là, l'âme disciplinée, aborde à '
la paix.
65. Dans la paix, il trouve la fin de toutes les
souffrances, car, dans l'esprit pacifié, bien vite la
vérité s'établit.
66. Pas de vérité sans yoga; sans yoga pas
de méditation ; mais pour qui ne médite pas, point
de repos; à qui n'a point le repos d'où viendrait
le bonheur ?
67. De l'esprit qui leur obéit, le tumulte des
sens emporte la sagesse comme la tempête un
vaisseau sur l'océan.
68. Celui, ô guerrier aux grands bras, de qui
les sens sont parfaitement dégagés des objets sen-
sibles, chez celui-là, au contraire, la sagesse est
solide.
69. Ce qui est la nuit pour tous les êtres est,
pour l'homme maître de ses sens, le temps de
l'éveil; ce qui aux autres êtres est la veille, est la
nuit pour l'ascète qui voit.
70. Comme l'océan où affluent les eaux, tout
en s'en remplissant, garde un équilibre immuable,
58
de même celui en qui affluent tous les désirs
peut conserver le repos, non pas celui qui- cède à
l'attrait du désir.
71. L'homme qui, chassant tout désir, vit sans
passion, sans poursuites personnelles, sans
égoïsme, celui-là entre dans le repos. .
72. C'est là, ô fils de Prithâ, s'établir en Brah-
man; à ce point, plus d'incertitude; qui y est
parvenu, fût-ce à la dernière heure, atteint la déli-
vrance en Brahman.
L'ACTION
i
H
ARJUNA dit :
1. Si, ôjanârdana, tu juges la pensée supérieure
à l'action, pourquoi, alors, ô Keçava, me pousses-
tu à des actes terribles ? x
2. Ton discours, comme mêlé de vues con-
traires, jette mon esprit dans la perplexité ; énonce
enfin une affirmation précise qui me montre la
voie meilleure.
BHAGAVAT dit :
3. II y a en ce monde, héros sans tache, je te
l'ai dit déjà, deux attitudes : celle des penseurs qui
repose sur l'effort de l'esprit, celle des ascètes sur
l'effort pratique.
4. Il ne suffit pas de s'abstenir d'action pour
se libérer de l'acte; l'inaction seule ne mène pas à
la perfection.
5. Jamais personne ne saurait un seul instant
demeurer entièrement inactif; malgré qu'il en ait,
du fait des gunas issus de la prakriti ('), chacun
est condamné à l'action .
(*) La « prakriti », on l'a vu, embrasse tout le monde sensible
et vivant, le monde de l'activité, tout, en dehors du « purusha »,
de l'âme, conçue comme essentiellement passive.
61
F
6. Il a beau brider l'activité de ses sens,, demeu-
rer coi, celui dont l'âme est troublée par l'évo-
cation des objets sensibles, cet homme est dans la
voie de l'erreur.
7. Celui-là l'emporte qui, dominant ses sens par
l'esprit, pleinement détaché, leur impose un effort
discipliné.
8. Accomplis les actes prescrits; l'activité est
supérieure à l'inaction ; faute d'agir, la vie physi-
que elle-même s'arrêterait en toi.
9. Hors ceux qui ont pour objet le sacrifice, les
actes sont le lien qui enchaîne le monde; n'agis
donc, ô fils de Kuntî, qu'en dépouillant tout atta-
chement.
10. Jadis, après avoir, avec les créatures, produit
le sacrifice, Prajâpati (*) prononça : C'est par celui-
ci que vous vous propagerez; qu'il vous donne
tout ce que vous désirerez (*).
11. Par lui, satisfaites aux dieux et que les dieux
i vous satisfassent; grâce à cette réciprocité, vous
atteindrez le bien suprême.
1 2. Satisfaits par le sacrifice, les dieux vous don-
neront les jouissances que vous souhaiterez. Qui
(*) Le démiurge. ;
. (*) Littéralement : « qu'il soit pour vous la vache des désirs », la
vache du conte qui donnait à son maître tout ce qu'il pouvait
souhaiter.
6a
jouit de leurs dons sans leur rien donner, celui-là
n'est qu'un voleur. . *
13. Les gens de bien qui se nourrissent des
reliefs du sacrifice sont libres de toute souillure};
mais ceux-là sont des pécheurs et se nourrissent
de péché qui cuisent des aliments à leur usage.
14. C'est dans la nourriture que les êtres ont
leur origine ; la nourriture dans la pluie, la pluie
dans le sacrifice; il n'est pas de sacrifice sans actes
rituels.
15. Quant à l'acte rituel, sache qu'il est issu de
Brahman, Brahman de l'Impérissable. Le Brahman
qui pénètre tout a donc dans le sacrifice son fon-
dement éternel (*).
16. Ainsi évolue le cercle; celui qui, ici-bas, n'en
suit pas le rythme, celui-là, ô fils de Prithâ, impie,
esclave de ses sens, perd sa vie.
17. Mais le mortel qui ne cherche sa joie qu'en
l'âme, qui se satisfait en l'âme et qui, en l'âme et
en l'âme seule se rassasie pleinement, celui-là n'a
rien à accomplir.
, 18. Nul intérêt pour lui à rien faire; à rien éviter;
de tous les êtres, aucun ne saurait être pour lui un
objet d'intérêt
1 9. Exécute donc toujours dans un esprit de dé-
(*) J'ai signalé dans l'introduction, ce rapprochement, sous le
même nom de « brahman », du sacrifice et de l'âme universelle.
63
tachement les actes qu'il faut accomplir; car
l'homme qui agit en complet détachement atteint
le but suprême.
20. C'est par les actes du sacrifice que Janaka et
tant d'autres se sont efforcés vers la perfection.
Agis, toi aussi, uniquement pour le bien du
monde.
2 1 . Tout ce que fait le chef, les autres hommes
l'imitent; la règle qu'il observe, le monde la suit.
22. Il n'est, ô fils dé Prithâ, dans les trois mon-
des, rien que je sois tenu de faire, rien qui me
manque, rien que j'aie à acquérir, et, cependant,
je demeure en action.
2). Si je n'étais pas toujours infatigablement en
action, de toutes parts, les hommes, ô fils de
Prithâ, suivraient mon exemple.
24. Les mondes cesseraient d'exister si je n'ac-
complissais pas mon œuvre ; je serais la cause de
l'universelle confusion et de la fin des créatures.
25. Les ignorants agissent par attachement à
l'acte; que le sage agisse, lui aussi, mais en dehors
de tout attachement et seulement pour le bien du
monde. '
26. Que le sage évite de jeter le trouble dans
l'âme des ignorants que mène l'attrait des actes ;
qu'il encourage toute activité en se comportant,
lui qui sait, en adepte du yoga.
27. Les actes procèdent uniquement des gunas
64
du monde sensible. Si l'homme imagine en être
l'agent, c'est qu'il est égaré par la conscience per-
sonnelle.
28. Mais celui, ô guerrier aux longs bras, qui
connaît la vérité sur la double série des gunas et
des actes, sait que ce sont toujours les gunas opé-
rant sur les gunas, et il demeure détaché (*).
29. C'est parce qu'ils sont égarés par les gunas
du monde sensible que les hommes s'attachent
aux actes, ouvrage des gunas. Il ne faut pas que
celui qui sait toute la vérité jette dans le trouble
les esprits lents, aux lumières imparfaites.
30. Rapportant à moi toute action, l'esprit replié
sur soi, affranchi d'espérance et de vues intéres-
sées, combats sans t'enfiévrer de scrupules.
31. Voilà mon enseignement : les mortels qui
s'y conforment toujours avec foi et sans murmure
sont, eux aussi, affranchis des actes. -
32. Quant à ceux qui murmurent contre ma
doctrine, qui ne s'y conforment pas, sache que ce
sont des insensés à qui toute connaissance échappe;
ils sont perdus.
33. Mais chacun, fût-ce le plus instruit, se com-
porte conformément à sa nature ; tous les êtres
(*) D'après la théorie, l'activité humaine relève de la prakriti,
non moins que les choses sensibles; par leur origine comme
par leur objet, les actes sont donc entièrement du domaine de la
prakriti.
65
suivent leur nature. Qu'y pourraient les remon-
trances ?
34. Toute impression d'un sens, quel qu'il soit,
réagit en désir ou en aversion ; il faut échapper à
l'empire de l'un et de l'autre; ce sont nos ennemis.
35. Mieux vaut accomplir, fût-ce imparfaitement,
son devoir propre que remplir, même parfaitement,
le devoir d'une autre condition; plutôt périr en
persévérant dans son devoir; assumer le devoir
d'une autre condition n'apporte que malheur.
ARJUNA dit :
36. Sous quelle impulsion l'homme s'engage-
t-il, malgré qu'il en ait, dans le péché, ô Vârshneya,
comme entraîné de force ?
BHAGAVAT dit :
37. C'est cet attrait, c'est cette aversion, nés,
l'un et l'autre, du guna rajas, qui est le grand
Vorace, le grand Méchant ( l ) ; sache que là est, ici-
bas, l'ennemi.
38. Comme le feu est masqué par la fumée, le
miroir par des taches, le fœtus par des membranes,
ainsi tout cet univers est enveloppé par lui.
(*) Notion semi-mythologique semi-symbolique de « Pâpman »,
le mal ou le péché personnifié, celui qui, dans la légende boud-
dhique, paraît dans le rôle "de Mâra Pâpman, « Mâra le Mé-
chant ».
66
39- La vérité est masquée par cet éternel ennemi
du sage qui, sous la forme du désir, ô fils de Kuntî,
est un féu insatiable.
40. Il a son siège dans les sens, la perception, la
pensée; c'est par eux que, masquant la vérité, il
égare l'esprit.
41. Commence donc, ô héros des Bhâratas, par
brider tes sens, pour frapper ce Méchant, destruc-
teur de la vérité et de l'intelligence.
42. On place haut les sens; au-dessus des sens
est le manas, le centre psychique; au-dessus du
manas, la pensée (buddbi), au-dessus de la pensée,
Lui 0).
43. Connaissant Celui qui est au-dessus de la
pensée, affermis-toi dans ta force intérieure et
frappe, ô guerrier aux longs bras, cet ennemi re-
doutable qu'est le désir.
(*) L'Esprit suprême.
I
LA CONNAISSANCE ET L'ACTION
' , r h 1
\
BHAGAVAT dit :
1. Ce yoga impérissable, je l'ai, moi, enseigné à
Vivasvat (*) ; Vivasvat le communiqua à Manu et
Manu le transmit à Ikshvâku.
2. C'est par cette tradition que l'ont connu les ■
rois-rishîs; mais, avec le temps, ce yoga, ô héros
terrible, disparut ici-bas.
3. C'est ce même antique yoga que je t'ai aujour-
d'hui enseigné ; je t'ai traité en fidèle et en ami ;
car c'est le mystère suprême.
1
ARJUNA dit
4. Ta naissance est récente; la naissance de
Vivasvat se place par delà le temps. Comment com-
prendre que tu aies pu enseigner. à l'origine?
BHAGAVAT dit : ' . .
5. Nombreuses sont les existences que j'ai tra-
versées, ô Arjuna, et nombreuses aussi les tiennes ;
(*) Le Soleil ou un héros dérivé de lui.
69
moi, je les connais toutes, ô héros, mais non pas
toi.
6. Encore que je sois l'Âme sans commencement,
impérissable, encore que je sois le Seigneur des
êtres, je nais par mon pouvoir, en vertu de ma
nature propre,
7. Toutes les fois que l'ordre chancelle, que le
désordre se dresse, je me produis moi-même.
8. D'âge en âge, je nais pour la protection des
bons et la perte dés méchants, pour le triomphe
;! de l'ordre.
9. Ma naissance, comme mon œuvre, est divine.
Qui sait cela en vérité, quand il dépouille son
corps mortel, ne va pas à une nouvelle naissance,
c'est à moi qu'il vient, ô Arjuna.
10. Affranchis de la passion, de la crainte et de
la colère, identifiés à , moi, purifiés au feu de la
connaissance, beaucoup se sont fondus en mon
être. '
11 . A chacun je fais sa part, dans la mesure où
il tend vers moi; mais de toutes façons, ô fils de
Prithâ, c'est dans ma voie que cheminent les
hommes.
12. Ceux qui recherchent le succès dans l'action
, sacrifient ici-bas aux dieux; car le succès que pro-
curent les rites se produit immédiatement dans le
monde des hommes.
13. J'ai créé la division en quatre classes que
70
distinguent le guna et les devoirs qui lui sont
propres. J'en suis l'auteur; sache pourtant que je
suis inagissant, immuable.
14. Les actes ne m'atteignent pas; en moi nul
désir du fruit des actes ; qui me connaît tel échappe
aux chaînes de l'action.
15. Ils savaient cela, les anciens, avides de déli-
vrance, et ils ont agi ; agis donc, toi aussi, comme
ont fait jadis les anciens.
16. Qu'est l'action ? Qu'est l'inaction? Les plus
sages, là-dessus, s'égarent. Je t'enseignerai donc
ce qu'est l'action pour que, le sachant, tu sois
libéré du mal.
17. Car il faut être au fait de l'action, au fait de
l'action dévoyée, au fait de l'inaction. Les sentiers
de l'action sont mystérieux.
18. Celui qui sait voir l'inaction dans l'action et
l'action dans l'inaction, celui-là est sage entre les
hommes; tout en agissant sans restriction, il reste
fidèle au yoga.
19. Celui qui, quoi qu'il fasse, n'obéit jamais au
désir ni à un calcul d'espérance, les gens sensés le
considèrent comme un sage dont les actions sont
brûlées au feu de là connaissance.
20. Indifférent au fruit de l'action, toujours sa-
tisfait, libre de toute attache, si affairé qu'il puisse
être, en réalité il n'agit pas.
2 1 . Sans désir, l'esprit dompté, ayant renoncé à
71
rien posséder, n'accomplissant que matériellement
les actes, il ne contracte aucune souillure.
22. Satisfait de ce que le hasard lui apporte, éga-
lement supérieur à toutes les perceptions, libre de
tout égoïsme, indifférent au succès ou à l'insuccès,
même en agissant il n'est point lié.
23. Pour qui, affranchi de tout attachement, dé-
livré, la pensée solidement assise dans la vérité,
s'emploie aux œuvres du sacrifice, toute activité se
dissout en néant.
24. L'instrument du sacrifice est Brahman ; l'of-
frande est Brahman ; c'est par Brahman qu'est faite
l'oblation dans le feu qui, lui-même, est Brahman.
Il ne peut aller qu'en Brahman, celui qui voit ainsi
Brahman dans l'acte liturgique.
25. Des yogins, plusieurs n'envisagent comme
objet du sacrifice que les dieux; d'aucuns, par le
sacrifice même, sacrifient à Brahman, identique au
feu.
26. D'autres sacrifient l'ouïe et tous les sens
dans le feu du renoncement; d'autres les objets
sensibles, son, etc., dans les feux des sens.
27. D'autres sacrifient toutes les opérations* des
sens et toutes les opérations du souffle vital dans
le feu du yoga, du renoncement intérieur, allumé
par la connaissance.
28. Des ascètes aux observances rigoureuses,
les uns pratiquent le sacrifice de la pauvreté ou le
72
sacrifice de l'austérité, d'autres le sacrifice du
yoga, d'autres encore le sacrifice de l'étude et de
la science.
29. D'aucuns sacrifient le souffle expiré dans le
souffle inspiré, d'autres le souffle inspiré dans le
souffle expiré, interrompant le cours de l'un et
de l'autre et appliqués uniquement à l'exercice des
souffles.
30. D'autres, restreignant leur nourriture, sa-
crifient les souffles dans les souffles. Ët tous ils
ont la notion vraie du sacrifice et, par le sacrifice,
effacent leurs souillures.
31. Ceux qui se nourrissent de cette ambroisie
que sont les restes du sacrifice vont au Brah-
man éternel. A qui" ne sacrifie pas, ce monde ne
saurait appartenir; combien moins encore l'autre
monde, ô le meilleur des Kurus?
32. Ainsi sont de bien des sortes les sacrifices
destinés à la bouche de Brahman. Mais tous im-
pliquent action. Si tu entends cela, tu atteindras
la délivrance.
33. Supérieur à tout sacrifice matériel est le sa-
crifice en esprit, ô héros terrible. En la connais-
sance se résolvent, ô fils de Prithâ, tous les actes
du sacrifice. .
34. Acquiers-la à force de soumission ('), d'ap-
(*) A l'égard du maître, du « guru ».
73
plication studieuse, de services . respectueux ; tu la
recevras des maîtres de la connaissance qui savent
la vérité.
35. Quand tu la posséderas, ô Pândava, tu ne
tomberas plus, comme tu as fait, dans Terreur ;
par elle, tu verras tous les êtres sans exception en
toi-même, puis en moi.
36. Et aussi, fusses-tu de tous les pécheurs le
plus grand, porté par la connaissance comme par
un vaisseau, tu traverseras tout l'océan du mal.
37. Un feu flambant réduit le bois en cendres,
ô Arjuna; ainsi le feu de la connaissance réduit en
cendres tous les actes.
38. Rien, ici-bas, ne purifie comme la connais-
sance; de lui-même, avec le temps, l'adepte parfait
du yoga la découvre en soi.
39. Le croyant acquiert la connaissance, qui,
uniquement tendu vers elle, a dompté ses sens ;
maître de la connaissance, il atteint bientôt le repos
suprême.
40. Il est perdu celui qui, n'ayant ni la connais-
sance ni la foi, est livré au doute; ni ce monde ni
l'autre, ni le bonheur n'est le lot de l'homme livré
au doute.
41. Celui qui par le yoga s'est libéré de l'action,
qui par la connaissance a tranché le doute, cet
homme, maître de soi, 6 Dhananjaya, les actes
ne sauraient l'enchaîner.
42. Tranche donc, armé de la vérité, ce doute
né de l'ignorance que tu portes au cœur; élève-toi
au yoga; ô Bhârata, redresse-toi!
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LE RENOINCEMEjNT
ARJUNA dit :
1. Tu loues, ô Krishna, le renoncement qui
supprime l'action et, en même temps, tu loues le
yoga qui est effort; des deux lequel enfin est le
meilleur ? Dis-le moi nettement.
BHAGAVAT dit :
2. Renoncement et yoga, l'un et l'autre mènent
au salut ; entre les deux, cependant, la pratique du
yoga vaut mieux que le renoncement à l'action.
3. Il faut reconnaître pour parfaitement détaché
celui qui ne hait ni ne désire; insensible aux per-
ceptions de toute nature, ô guerrier aux grands
bras, il s'affranchit aisément de tout lien.
4. Seuls les esprits bornés opposent sâmkhya et
yoga, mais non les sages ('). Qui est vraiment
maître de l'un est assuré du fruit des deux.
(*) Sans entrer ici dans des détails qui seraient hors de place
je ne puis me défendre de souligner combien ce vers condamne
l'interprétation par laquelle on a, de divers passages analogues,
77
5- Le but que touchent les adeptes du sâmkhya
est également atteint par ceux du yoga. Sâmkhya
et yoga ne sont qu'un; qui reconnaît cela, voit
juste.
6. Mais, en dehors du yoga, le détachement, ô
guerrier aux grands bras, est malaisé à obtenir ;
voué au yoga, l'ascète rapidement atteint Brahman.
7. Celui qui, voué au yoga, est pur, maître de
soi, tient ses sens soumis, pour qui son âme se
confond avec l'âme de tous les êtres, même s'il
agit, n'est pas souillé.
8. L'adepte du yoga est fondé, en vérité, à
estimer qu'il n'agit pas. Qu'il voie, qu'il entende,
qu'il touche, qu'il sente, qu'il mange, qu'il marche,
qu'il dorme, qu'il respire,
9. Qu'il parle, qu'il lâche ou qu'il appréhende,
qu'il ouvre ou ferme les yeux : tout cela, ce sont
pour lui les sens réagissant au contact des objets
sensibles.
ïo. Celui qui, fondant en Brahman (*) tous les
prétendu conclure que « sâmkhya » et « yoga » seraient ici deux -
systèmes fondus dans une même orientation spéculative. Rien
de pareil ; ce sont deux voies, l'une intellectuelle, l'autre pra-
tique, donc parfaitement distinctes, mais qui sont données
comme convergeant vers un but commun, la délivrance ou le
salut.
(*) C'est-à-dire pour qui les actes n'ont rien de personnel,
mais, du fait de son détachement parfait, retombent dans l'in-
détermination de l'universel Brahman.
78
i
1
actes, agit en plein détachement, le péché ne
s'attache pas à lui plus que l'eau à la feuille du lotus.
1 1 . Le corps, le sens interne l'esprit, les sens
mêmes ainsi parfaitement dégagés, les yogins,
agissant en dehors de tout attachement, travaillent
à leur purification intérieure.
12. Celui qui pratique le yoga s'affranchit du
fruit des actes et atteint la paix stable ; celui qui
ne le pratique pas, attaché au fruit sous la poussée
du désir, demeure lié.
13. Libérée en esprit de tous actes, l'âme est
heureuse, maîtresse dans sa forteresse aux neuf
portes (*), n'agissant ni ne provoquant l'action.
14. Ni l'activité, ni les actes ne procèdent du
Seigneur du monde, ni le lien qui attache le fruit
aux actes; cela, c'est le domaine de la nature indi-
viduelle (').
15. Ni péché, ni bonne œuvre n'atteint le Sei-
gneur; mais l'ignorance voile la vérité; d'où l'er-
reur des créatures.
16. Pour ceux en qui cette ignorance est détruite
par la connaissance de l'âtman (*), la science révèle,
claire comme le soleil, cette Entité suprême.
(*) Le manas est conçu comme un organe central de percep-
tion qui se superpose aux cinq sens.
( 9 ) Le corps avec ses neuf ouvertures, les yeux, etc.
( s ) Donc de la « prakriti » , n'étant pas du « purusha » .
(*) L'âme, soit individuelle soit universelle.
\ 79
17. L'esprit plein d'elle, identifiés à elle, appuyés
sur elle, réfugiés en elle, ceux qui, par la connais-
sance, ont effacé leurs fautes, s'affranchissent de
nouveaux retours.
i
18. Le brâhmane le plus savant et le plus ver-
tueux, un bœuf ou un éléphant, un chien ou un,
mangeur de chien, c'est tout un aux yeux du
sage.
19. C'en est fait de tout retour en ce monde
pour ceux dont l'esprit est fixé dans l'impassibilité
parfaite; Brahman est sans tache, impassible; ils
sont donc fixés en Brahman.
20. Le plaisir ne le réjouit pas plus que la souf-
france ne l'afflige; il a l'âme toujours égalé, jamais
troublée, celui qui connaît Brahman, qui est fixé
en Brahman.
21. Insensible aux impressions du dehors, c'est
en soi qu'il trouve le bonheur; intimement uni à
Brahman, il goûte un bonheur indestructible.
22. C'est que les jouissances que donnent les
sensations ne sont qu'une source de souffrance,
elles sont fugitives, ô fils de Kuntî. Le sage n'y
cherche pas de joie.
23. Celui qui, ici-bas, n'étant pas encore libéré
du corps, est capable de résister aux mouvements
que provoque le désir ou la colère, celui-là est un
homme intérieur, c'est un homme heureux.
24. Celui qui ne trouve de bonheur, de joie,
80
de lumière qu'au dedans, le yôgin identifié avec
Brahman atteint la paix en Brahman.
25. Ils conquièrent la paix en Brahman les rishis
purifiés de toute souillure, qui, ayant terrassé le
doute, se sont domptés eux-mêmes et ne se pas-
sionnent que pour le bien de tous les êtres.
26. Les ascètes qui, l'esprit dompté, libres de
désir et d'aversion, se connaissent eux-mêmes, ont
devant eux la paix en Brahman.
27. Celui qui se ferme aux sensations du dehors,
qui ramène tout son pouvoir visuel entre ses sour-
cils, qui maintient en équilibre les deux souffles,
respiration et inspiration, auxquels le nez livre
passage,
28. Le sage qui, dompté dans ses sens, dans sa
conscience et dans sa pensée, uniquement tendu
vers la délivrance, est toujours libre de désir, de
crainte ou de colère, celui-là vraiment est affranchi.
29. Me reconnaissant pour l'objet du sacrifice et
de l'ascèse, pour le Seigneur souverain de l'univers,
l'ami de tous Jes êtres, il atteint le repos.
LA CONTEMPLATION
BHAGAVAT dit :
1. Celui qui, sans se soucier du fruit des actes,
accomplit les actes prescrits, c'est celui-là, non
celui qui néglige le feu sacré et les rites, qui est
vraiment un détaché, un yogin.
2. Ce qu'on appelle renoncement n'est, sache-le
bien, ô Pândava, rien autre que le yoga; car on ne
peut être un yogin sans avoir renoncé au désir.
3. Pour s'élever au yoga, l'action est l'arme du
sage ; c'est l'inaction quand il s'est élevé au yoga,
4. Car c'est lorsqu'il n'a plus d'attachement ni
aux objets des sens, ni aux actes, que, affranchi de
tout désir, il s'est élevé au yoga.
5. C'est par soi-même que l'on se sauve, que
l'on échappe à la perdition ; l'homme est à lui-
même son ami, à lui-même son ennemi.
6. Il est à lui-même son ami celui qui s'est
vaincu lui-même; quant à celui qui n'est pas
h ' * 1
maître de soi, il est à lui-même comme un ennemi.
7. Celui qui s'est vaincu, qui est dans le calme,
celui-là demeure parfaitement recueilli, dans le
83
chaud comme dans le froid, dans le plaisir
comme dans la douleur, voire dans l'honneur
comme dans le mépris.
8. Celui qui fait sa joie de la vérité et de la
science, qui est concentré, maître de ses sens, de
ce yogin qui ne fait de l'or plus de cas que d'une
pierre ou d'une motte de terre, on dit qu'il est par-
venu au yoga.
9. Honneur à celui qui considère du même œil
compagnons et amis, ennemis ou indifférents,
inconnus, gens haïssables ou parents, hommes
vertueux ou pécheurs.
10. Que le yogin toujours se gouverne lui-
même, retiré, solitaire, l'esprit dompté, sans désir,
sans bien.
11. Dans un endroit pur qu'il se dresse un
siège solide, ni trop haut ni trop bas, couvert
d'étoffe, d'une peau et de kuça (').
12. Assis sur ce siège, l'esprit concentré, ayant
enrayé toute activité delà pensée et des sens, qu'il
exerce le yoga pour se purifier.
13. Impassible, tenant le corps, la tête et le cou
droits et immobiles, qu'il fixe son regard sur
l'extrémité de son nez sans le laisser errer ailleurs.
14. Parfaitement calme, libre de crainte, fidèle
(*) Une herbe spécialement affectée à différents usages litur-
giques.
84
à la chasteté, la pensée maîtrisée, l'esprit plein de
moi, qu'il demeure concentré, tendu vers moi.
15. Le yogin à l'intelligence domptée, qui tou-
jours s'exerce de la sorte, atteint le repos, la paix
suprême qui a son- siège en moi.
16. Pas de yoga, ô Arjuna, pour qui abuse de
la nourriture, non plus que pour celui qui s'en
prive complètement, pour qui veut trop dormir
non plus que pour qui prétend ne dormir jamais.
17. L'effort qui mesure les aliments et l'exer-
cice, qui, dans l'action, mesure le mouvement,
qui mesure le sommeil et la veille, voilà ce qui
constitue le yoga destructeur de la souffrance.
18. Quand l'esprit discipliné se replie unique-
ment sur lui-même, alors, on dit que l'homme,
libéré de tous les désirs, a atteint le yoga.
19. Une lampe à l'abri du vent dresse sa
flamme immobile; c'est l'image consacrée du
yogin qui, l'esprit maîtrisé, parvient à se concen-
trer en soi.
20. Quand la pensée s'arrête suspendue par
la pratique du yoga, quand, découvrant par
soi-même l'âtman (Pâme), l'homme trouve sa
satisfaction en soi ;
21. Quand il connaît ce bonheur infini qui,
n'étant accessible qu'à l'esprit, dépasse les sens,
et au sein duquel il ne peut plus s'écarter de la
vérité,
85
22. Dont la possession fait apparaître insigni-
fiant tout autre bien, que ne peut atteindre au-
cune disgrâce, si cruelle qu'elle soit ;
2). C'est cette libération de la souffrance
qu'on appelle yoga. Ce yoga, il le faut résolument
poursuivre d'une volonté que rien ne décou-
rage.
24. Il faut s'affranchir pleinement de toutes les
passions, filles du désir; il faut dominer complè-
tement par l'esprit la troupe des sens ;
25. Puis, peu à peu, l'esprit soutenu par une
volonté ferme, glisser dans le calme et, s'enfer-
mant en soi, ne plus penser.
26. Toutes les fois que l'esprit, remuant, mo-
bile, prétend s'extérioriser, chaque fois il faut le
réfréner et le ramener en soi à la soumission.
27. Un bonheur parfait pénètre le yogin qui a
l'esprit pacifié, qui, la passion calmée, sans tache,
s'identifie à Brahman.
28. Le yogin, affranchi de souillure, qui tou-
jours se gouverne ainsi, atteint aisément le bon-
heur infini qu'est l'union en Brahman.
29. Il découvre l'âtman (l'âme) dans tous les
êtres et tous les êtres en l'âtman, l'homme gou-
verné par le yoga qui reconnaît l'identité de tout.
30. Celui qui me voit en tout et qui voit
tout en moi ne se sépare jamais de moi, et jamais
je ne me sépare de lui.
86
31. Celui qui, réalisant l'unité, m'adore dans
tous les êtres, ce yogin, .où qu'il se meuve, de-
meure. en moi.
32. Celui, ô Arjuna, qui, à l'image de l'unité en
l'âtman, voit que tout est identique, plaisir ou
souffrance, celui-là est réputé yogin parfait.
ARJUNA dit :
33. Ce yoga, ô vainqueur de Madhu, que tu dé-
finis par l'impassibilité parfaite ('), j'ai peine à
comprendre, étant donné notre mobilité, com-
ment il se peut asseoir fermement ;
34. Car l'esprit, ô Krishna, est mobile, impé-
rieux, violent, tenace; autant que le vent, il est
difficile à enchaîner.
BHAGAVAT dit':
35. Assurément, ô guerrier aux grands bras,
l'esprit est mobile et malaisé à enchaîner; cepen-
dant, ô fils de Kuntî, on le peut réduire à force
d'application et de détachement.
( l ) Pour bien comprendre la liaison avec ce qui précède, il faut
se souvenir que, dans ce passage, « l'identité » qu'exprime le mot
sama enferme un double aspect : il s'agit à la fois de l'identité
métaphysique de tout dans l'être universel et de l'identité de
toutes choses,, plaisir, souffrance, etc., au regard de l'homme
également détaché de tout. Sâmya que je traduis par impassi-
bilité embrasse ainsi a la fois et la notion théorique du monisme
et l'indifférence absolue du sage que rien ne peut toucher.
87
36. Le yoga, je l'avoue, est d'accès difficile
pour qui n'a pas l'âme domptée; mais celui dont
l'âme est maîtrisée et qui se donne de la peine, y
peut parvenir par des efforts bien conduits.
ARJUNA dit :
37. Celui qui ne parvient pas à l'ascèse, qui,
encore que possédant la foi, ne s'élève pas jus-
qu'au yoga, à défaut de la perfection du yoga,
quel but atteint-il, ô Krishna ?
38. Est-ce que, manquant également tous ses
objets, il ne se perd pas, ô guerrier aux grands
bras — tel un nuage qui se déchire — égaré sans
point d'appui à la recherche de Brahman ?
39. Dissipe clairement pour moi cette incerti-
tude, ô Krishna ; seul tu le peux.
BHAGAVAT dit :
40. O fils de Prithâ, celui que tu dis ne se perd
ni dans ce monde, ni dans l'autre; qui fait le bien,
ô mon frère, ne saurait aller à sa perte.
41. Cet homme qui a manqué le yoga, élevé
au séjour des gens de bien, y demeure des années
infinies, puis il renaît de parents purs et fortunés ;
42. Ou, mieux encore, il revit dans une famille
de sages yogins ; car une pareille naissance est la
plus rare à obtenir en ce monde.
43. Là, ô rejeton de Kuntî, il retrouve l'état
88
d'esprit où il s'était élevé dans cette existence an-
térieure, et avec un zèle redoublé il s'efforce vers
la perfection.
44. Même à son insu, la vertu de son applica-
tion d'autrefois le soutient ; il conçoit le désir de
s'initier au yoga et dépasse la sagesse scriptu-
raire.
45. Or le yogin, purifié de ses fautes, qui
s'efforce avec zèle, se perfectionnant à travers
de nombreuses naissances, finit par atteindre le -
but suprême.
46. Le yoga est supérieur à l'ascèse, supérieur
même à la science ; le yoga est supérieur aux
œuvres du sacrifice ; deviens donc un yogin,
ô Arjuna.
47. Mais, de tous les yogins, celui qui, l'âme
unie à moi, m'aime dans une foi profonde, c'est lui
qui est, à mes yeux, le yogin parfait.
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L'EXPOSÉ DE LA CONNAISSANCE
BHAGAVAT dit :
1 . Ecoute maintenant, ô fils de Prithâ, comment,
t'appliquant au yoga, la pensée attachée à moi,
réfugié en moi, tu me connaîtras entièrement et '
sans nuage.
2. Sans réserve, je te communiquerai et te ren-
drai claire cette vérité qui, connue, ne laisse plus
rien à apprendre ici-bas.
3. Entre des milliers d'hommes, c'est à peine si
l'un ou l'autre s'efforce vers la perfection et parmi
ces parfaits, à peine si l'un ou l'autre me connaît
en vérité.
4. Terre, eau, feu, vent, éther, sens interne,
esprit, individualité, telles sont les huit manifesta-
tions diverses de ma nature sensible (*).
5. Cela c'est ma nature inférieure; mais sache
que j'en ai une autre, transcendante, qui est âme
vivante, ô guerrier aux grands bras, et qui est le
support de cet univers.
(*) La « prakriti » présentée ici comme l'aspect sensible de
Fàme universelle avec laquelle le dieu est identifié.
91
6. La première est la matrice de tous les êtres,
je suis, moi (*), l'origine et la fin de l'univers tout
entier.
7. Il n'est rien au-dessus de moi, ô héros; je
suis la trame sur laquelle le tout est tissé, tels les
rangs de perles sur un fil.
8. Dans l'eau je suis le goût, ô fils de Kuntî, la
lumière dans la lune et dans le soleil, la syllabe
om dans tous les vedas, le son dans l'espace, la
virilité dans les hommes.
9. Je suis dans la terre le parfum, la splendeur
dans l'astre du jour, la vie dans tous les êtres,
l'ascèse dans les ascètes.
10. Sache, ô fils de Prithâ, que je suis le germé
éternel de tous les êtres; je suis la pensée des
êtres pensants, la grandeur des grands.
11. Je suis la force, affranchie de désir et de
passion, des forts; dans les êtres vivants je suis,
ô héros des Bhâratas, l'amour permis.
12. Tous les dérivés du sattva, comme du rajas
ou du tamas ( s ), sache bien qu'ils procèdent de
(*) « Moi » c'est-à-dire « mon essence transcendante ».
(*) Le sattva, le rajas et le tamas qu'on transcrit en « bonté »,
« passion », « ténèbres », sont les trois gunas dont il a été sou-
vent question. « Guna » signifie dans la langue courante
qualité : mais c'est, je pense, sur un sens très différent que s'est
échafaudée cette théorie singulière. En somme elle se résume
à imaginer que la prakriti se compose de ces trois éléments
qui, mélangés en proportions diverses, constituent, aux diffé-
92
moi seul; non que je sois en eux; ce sont eux
qui sont en moi.
13. Aveuglé par ces triples produits desgunas,
tout cet univers est impuissant à me reconnaître
au-dessus d'eux, impérissable.
14. C'est que ce monde illusoire des gunas,
manifestation de ma puissance divine, est difficile
à traverser; ceux-là seuls le franchissent qui
viennent à moi.
15. Ils ne viennent pas à moi, ces pécheurs, ces
insensés, les derniers des hommes, qui, se laissant
égarer par l'illusion, tombent au niveau des esprits
méchants (*).
16. De quatre sortes, ô Arjuna, sont les gens de
bien qui m'adorent : l'homme qui souffre,
l'homme passionné de savoir, l'homme qui pour-
suit la richesse et celui qui possède la connais-
sance, ô taureau des Bhâratas.
17. De tous, le premier est celui qui, possédant
la connaissance, s'applique infatigablement et se"
voue à moi uniquement; car je suis infiniment
cher à celui qui possède la connaissance, et lui à
moi.
i& Tous sont des êtres d'élite; mais celui qui
rents stages de la nature et de la vie, tous les êtres transitoires
de tout ordre.
(*) Cf. ci-dessous IX, 12 et plus loin, XVI, 6sq.
93
1 1
possède la connaissance est pour moi comme
moi-même. Car, appliqué au yoga, il tend vers
moi seul comme but suprême.
19. Ce n'est qu'au terme de bien des vies que
m'atteint celui qui possède la connaissance; il est
rare l'être magnanime qui sait que Vâsudeva est
tout. 1
20. Ceux qu'égarent des désirs divers s'adres-
sent à d'autres divinités; ils obéissent chacun à sa
nature, en assumant des pratiques diverses.
21. Mais, quelque forme divine qu'un fidèle,
dans sa foi, souhaite honorer, c'est moi qui ins-
pire en lui cette foi inébranlable.
22. Plein de cette foi, il se rend telle divinité
propice ; il reçoit ensuite, en réalité dispensé par
moi, l'objet de ses désirs.
23. Mais éphémère est le fruit que cueillent les
esprits à la courte sagesse ; ceux qui sacrifient aux
dieux vont aux dieux; ce sont ceux qui se vouent
à moi qui viennent à moi.
24. Pour les ignorants, je ne surs qu'un dieu in-
visible qui s'est manifesté^); ils ne connaissent
pas mon essence transcendante, impérissable,
suprême.
25. Voilé par l'illusion que produit ma puis-
sance, je n'apparais pas clairement à tous; le
(') Dans la personne de Vâsudeva-Krishna.
94
monde égaré ne me reconnaît pas, moi, l'éternel,
l'impérissable.
26. Je connais, ô Arjuna, les êtres passés, pré-
sents et à venir; mais, moi, personne ne me con-
naît.
27. Troublés par les mouvements contraires
qu'engendrent le désir et la répulsion, ô Bhârata,
tous les êtres, en naissant, deviennent la proie de
l'erreur.
28. Mais les hommes vertueux, une fois leur
péché épuisé, libérés du trouble que suscite la sen-
sibilité en ses mouvements contraires, se vouent
à moi par un culte immuable.
29. Ceux qui s'appliquent, en se réfugiant en
moi, à s'affranchir de la vieillesse et de la mort,
ceux-là connaissent ce Brahman universel et indi-
viduel; ils connaissent le tout des actes liturgiques.
30. Ceux qui reconnaissent en moi l'essence des
êtres, l'essence du divin, l'essence du sacrifice,
ceux-là, l'esprit concentré, me connaissent encore
à leur dernier moment.
Ai
r
LE SALUT EN BRAHMAN
ARJUNA dit :
1. Qu'est-ce que ce Brahman? et l'âme indivi-
duelle? Qu'est-ce que l'acte, ô suprême Seigneur?
Qu'entends-tu s par l'essence des êtres ? par l'es-
sence du divin ?
2. Qui — et comment? — ô vainqueur de
Madhu, peut, ici-bas, dans un corps mortel, con-
tenir l'essence du sacrifice? Comment, à l'heure
suprême, peux-tu être connu des hommes qui ont
su se discipliner?
BHAGAVAT dit :
3. L'Impérissable est le Brahman suprême; on
appelle âme individuelle la nature propre de cha-
cun ; le devenir des êtres résulte de cette offrande
créatrice qui s'appelle l'acte rituel.
4. Existence transitoire dans l'ordre des êtres,
esprit (purusha) dans l'ordre des dieux, j'incarne
en ce corps, ô le meilleur des hommes, l'essence
du sacrifice.
5. Celui qui, à l'heure, de sa fin, rejette sa
97
■>
1
guenille mortelle en pensant uniquement à moi
rejoint mon être; là-dessus aucun doute.
6. Quelque existence que conçoive celui qui, au
terme de sa vie, se sépare du corps, c'est à cette
condition qu'il passe, ô fils de Kuntî; toujours
c'est dans cette condition qu'il revit
7. Pense donc à moi en tout temps et combats;
l'esprit et la pensée fixés sur moi, c'est à moi que
tu viendras; rien de plus certain.
8. Celui, ô fils de Prithâ, qui, l'esprit concentré
dans la pratique du yoga, et incapable de s'en
laisser distraire, pense le divin Purusha suprême,
va à lui.
9. Celui qui se souvient du Sage primordial,
du Maître, plus ténu que l'atome; auteur de l'uni-
vers, pour qui aucune forme n'est imaginable, qui
a l'éclat du soleil, qui demeure par delà la ténèbre;
10. Celui qui, au .moment du grand départ, la
pensée inébranlable, concentrée dans la dévotion
et dans l'effort du yoga, sait ramener entre ses
sourcils toute sa puissance vitale, celui-là va au
r
divin Purusha suprême.
11. Cette demeure, que les connaisseurs du
veda déclarent impérissable, où pénètrent les
ascètes libérés de la passion, en vue de laquelle
on pratique la chasteté, je te la vais décrire en
raccourci .
r h
12. Quand, fermant toutes les issues sur le
98
1
3
dehors, emprisonnant en soi la faculté de perce-
voir, retenant dans la tête son souffle vital, on
réalise la concentration du yoga;
13. Que l'on dépouille le corps en prononçant
« ora » — Brahman même en une syllabe — et en
pensant à moi, on s'élève à l'asile suprême.
14. Celui qui, sans aucune défaillance, pense
toujours à moi, pour ce yogin incessamment
concentré, je suis, ô fils de Prithâ, facile à obtenir.
15. Quand ils m'ont atteint, les sages, s'étant
élevés à la suprême perfection, ne sont plus sou-
mis à la renaissance, au séjour de souffrance et
d'instabilité.
16. Tous les mondes jusqu'au ciel de Brahmâ^),
ô Arjuna, reviennent à des existences nouvelles;
mais pour qui m'a atteint, ô fils de Kuntî, plus de
renaissance.
17. Ceux qui savent qu'un jour de Brahmâ dure
mille yugas (*) et mille une nuit, ces hommes
connaissent vraiment le jour et la nuit.
18. De l'indétermination sortent, au lever du
jour, toutes les réalités sensibles ; elles s'y fondent
de nouveau à la tombée de la nuit.
(*) Brahmâ, masculin, le dieu Brahmâ, ordinairement rap-
proché de Vishnu et de Çiva; non pas Brahman, au neutre,
l'être un.
(*) Nom d'une vaste période cosmique.
99
" *4
19.. Ainsi mécaniquement, o fils de Prithâ, toute
la foule des êtres, indéfiniment ramenée à I'exis-,
tence, se dissout à la tombée de la nuit, renaît au
lever du jour.
20. Mais, par delà cette indétermination ('), est
une autre essence, entité indéterminée, éternelle,
qui, tous , les êtres disparaissant, elle, ne disparaît
pas.
21. C'est T « Indestructible ». C'est lui qui
est marqué comme le but suprême, celui d'où l'on
ne revient pas ; c'est là mon siège suprême.
22. C'est, ô fils de Prithâ, ce suprême Purusha
qu'on ne peut atteindre que par un attachement
exclusif, le Purusha qui embrasse tous les êtres,
par qui a été déployé l'univers.
23. Et maintenant, à quels moments les yogins
quittent la vie, soit sans retour, soit pour y reve-
nir, je vais te l'enseigner, ô Bhârata.
24. Feu, lumière, jour, quinzaine claire, semes-
tre ascendant du soleil vers- le nord, c'est sous ces
(*) Avyakta, littéralement « l'indistinct, l'indiscriminé » ; c'est
un des noms que l'on donne à la prakriti dans son état primitif
et, en quelque sorte, chaotique. On voit ici avec évidence que
. ces notions réputées spéculatives sur l'origine des choses repo-
• - ..' sent, au moins pour une part, sur Tarrière-plan des conceptions .
mythiques et construisent lfL genèse première à l'image de
Forigine quotidienne du cosmos sortant au matin de la nuit et y
retombant le soir.
*
100
I
_ t
signes lumineux que vont à Brahman les hommes
qui connaissent Brahman.
25. Fumée, nuit, quinzaine sombre, semestre
descendant du soleil au sud, — sous ces signes
d'ombre, le yogin atteint la lumière de la lune
pour revenir ensuite à de nouvelles existences.
26. Ce sont les deux voies éternelles, l'une
claire, l'autre obscure, de l'univers; par l'une il
n'est pas de retour, par l'autre on revient en
arrière.
27. Les yogins les connaissent ces deux sentiers,
et aucun d'eux ne s'égare, ô fils de Prithâ; sois
donc, ô Arjuna, en tout temps appliqué au yoga.
28. Le mérite qui est assigné à l'étude du veda,
au sacrifice, à l'ascèse, à l'aumône, le yogin qui
sait tout cela, le dépasse; il s'élève au lieu su- -
prême, au lieu des origines.
LE MYSTÈRE ROYAL
BHAGAVAT dit :
1 . Je te veux, à toi qui es plein de zèle, faire
entendre clairement la science la plus secrète,
celle dont la connaissance t'affranchira de tout mal.
2. C'est la science royale, le secret royal, le
moyen de sanctification le plus puissant ; elle
s'impose par l'évidence; elle est sainte, facile à
pratiquer, impérissable.
3. Les hommes qui n'ont pas foi en cette doc-
trine, ô héros terrible, impuissants à m 'atteindre,
retombent dans les sentiers de la transmigration
et de la mort.
4. C'est moi, dénué de toute forme sensible,
qui ai déployé cet univers. Tous les êtres sont
en moi et moi je ne suis pas en eux.
5. Et, à vrai dire, les êtres ne sont pas en moi.
Admire ici ma puissance souveraine : mon être
porte les créatures, il n'est pas dans les créatures,
et c'est par lui qu'existent les créatures.
6. Comme un grand vent toujours en mouve-
ment dans l'espace, s'insinue partout, ainsi faut-il
lo3
entendre que toutes les créatures sont en moi.
7. Tous les êtres, ô fils de Kuntî, à la fin du
kalpa ('), rentrent dans ma prakriti ("); au com-
mencement du kalpa, je les rends à l'existence.
8. C'est au moyen de ma prakriti que je produis
et reproduis toute cette foule des êtres, mécani-
quement, par la seule poussée de la prakriti.
9. Et cette activité, ô Dhananjaya, ne m'en-
chaîne pas, car j'y démeure comme étranger, étant
sans aucune attache à ces œuvres.
, 10. C'est grâce à moi que la prakriti produit
toutes les créatures vivantes ou inertes ; mais je
ne suis là que spectateur; et c'est ainsi, ô fils dé
Kuntî, que le monde évolue.
1 1 . Incorporé dans une figure humaine, les
égarés me méconnaissent ; ils ignorent mon
essence suprême de souverain Seigneur des êtres.
12. Insensés, dont les espérances, les œuvres
et la science sont également vaines et qui s'aban-
donnent aux égarements propres par nature aux
démons et aux esprits mauvais!
13. Mais les sages, ô fils de Prithâ, qui relèvent
de la nature divine, s'attachent à moi unique-
(*) Période cosmique.
(') La prakriti, on l'a vu, c'est le monde sensible et vivant;
elle est conçue, dans le syncrétisme qui prévaut ici, comme une
sorte d'extériorisation de l'âme universelle avec laquelle est
identifié le Dieu,
104
ment; ils me connaissent pour l'origine impéris-
sable des êtres.
14. Les uns me glorifient sans cesse, et, adon-
nés aux pratiques rigides, m'adorant pieusement,
me servent avec une application constante.
15. D'autres me servent en me rendant un
culte de connaissance, soit qu'ils me considèrent
dans l'unité ou dans la multiplicité infinie de mes
manifestations distinctes.
16. Je suis le rite, jé suis le sacrifice, je suis
l'offrande et l'herbe rituelle ; c'est moi qui suis la
prière, le beurre clarifié ; je suis le feu; je suis la
libation.
17. De ce monde, je suis le père, la mère, l'or-
donnateur, l'ancêtre ; je suis l'objet de la science,,
le purificateur, la syllabe om, le rie, le sâman, le
yajus (*) ;
18. Je suis le but, le soutien, le maître, le
témoin, la demeure, le refuge, l'ami, "l'origine et
la fin, le support, le réceptacle, le germe, l'impé-
rissable.
19. Je donne la chaleur, je retiens la pluie et je
la répands; je suis l'immortalité et la mort ; je
suis, ô Ârjuna, l'être et le non-être.
(') C'est-à-dire le verbe même de chacun des Vedas, Rigveda,
Sâmaveda et Yajurveda.
io5
20. Les maîtres de la triple science ( l ) qui
en buvant le soma se purifient de leurs péchés,
cherchent, en m'honorant par des sacrifices, à
gagner le ciel ; introduits dans le monde pur du
roi des dieux, ils goûtent, là-haut, les jouissances
divines des hôtes célestes.
21. Quand ils ont joui de ce monde immense
du ciel et que leurs mérites sont épuisés, ils
rentrent dans le monde des mortels; ainsi vont
et viennent ceux qui, livrés au désir, vivent sous
la' loi de la triple science.
22. Quant aux hommes qui me servent, en
n'ayant de pensée que pour moi, qui s'appliquent
à une concentration constante, je leur dispense la
félicité.
23. Ceux-là même qui, attachés à d'autres divi-
nités, sacrifient avec foi, en réalité, ô fils de
Kuntî, c'est à moi qu'implicitement ils sacrifient.
24. Car c'est moi qui suis réellement l'objet et
le maître de tous les sacrifices, mais ils ne me
connaissent pas tel que je suis ; et c'est pourquoi
ils retombent dans la vie.
25. Ceux qui servent les dieux vont aux dieux,
aux mânes ceux qui servent les mânes, aux
démons ceux qui servent les démons ; ainsi
(•) Des trois vedas. — Le soma est la plante sacrée que l'on
pressure dans les sacrifices.
106
viennent à moi ceux qui m'offrent leurs sacrifices.
26. Que l'on me présente avec dévotion fût-ce
une feuille, une fleur, un fruit, un peu d'eau, je
jouis de l'offrande pieuse du serviteur au cœur
zélé.
27. Actions et repas, libations, aumônes, péni-
tences, offre-moi tout, ô. fils de Kuntî.
28. Par là tu te libéreras des chaînes de l'action
et de ses fruits bons ou mauvais ; voué au détache-
ment et au yoga, affranchi, tu viendras à moi.
29. Entre toutes les créatures, je ne fais nulle
différence, aucune ne m'est en haine, aucune ne
m'est chère ; mais ceux qui s'attachent à moi avec
dévotion, ceux-là sont en moi et moi en eux.
30. Même un grand criminel, s'il m'adore sans
partage, doit être considéré comme un juste ; car
sa croyance est vraie.
31. Vite il devient irréprochable et atteint la
paix éternelle. Entends-le bien, ô fils de Kuntî,
jamais mon serviteur ne se perd.
32. Ceux, ô fils de Prithâ, qui prennent en moi
leur refuge, fussent-ils de la pire origine, femmes,
vaiçyas ou çûdras, ceux-là même atteignent le but
suprême;
33. Combien plus les brâhmanes purs et les
rois-rishis qui se donnent à moi. Tombé dans ce
monde éphémère et misérable, sois mon servi-
teur.
107
34- Tourne vers moi ta pensée, donne-toi à
moi, offre-moi tes sacrifices, adore-moi ; en te
gouvernant ainsi, uniquement occupé de moi, tu
viendras à moi.
LES MANIFESTATIONS
BHAGAVAT dit :
1 . Écoute encore, ô guerrier aux grands bras,
ma parole suprême, et réjouis-toi d'un enseigne-
ment que je te communique pour ton bien.
2. Ni les dieux, ni les grands rishis ne connais-
sent ma naissance ; car je suis moi-même l'origine
unique des dieux et des grands rishis.
3. Celui qui me connaît pour souverain du
monde, éternel, sans commencement, celui-là,
maître entre les mortels de la vérité, est affranchi
de tout péché. /'
4. Intelligence, connaissance, fermeté d'esprit,
patience, sincérité, maîtrise de soi, paix, plaisir
et souffrance, naissance et destruction, crainte et
courage,
5. Douceur, égalité d'âme, contentement, péni-
tence, aumône, honneur et déshonneur, tous les
modes divers de l'existence procèdent de moi seul.
6. Les sept grands rishis du commencement et
les quatre manus ( l ) procèdent de moi ; ils sont
(*) Personnages de la cosmogonie légendaire. #
110
mes fils spirituels de qui sont issues dans le
monde toutes les créatures.
7. Celui qui connaît en vérité , mon expansion
et ma puissance, celui-là est, de toute certitude,
en possession du yoga inébranlable.
8. Je suis l'origine de tout; de moi tout pro-
cède ; c'est dans cette conviction que s'attachent
à moi les sages à la pensée profonde.
9. L'esprit en moi, toute leur vie suspendue à
moi, s'éclairant les uns les autres et proclamant
sans cesse mes louanges, ils sont comblés, ils
débordent de joie.
10. A ces hommes constamment recueillis, qui
s'attachent à moi avec délices, je communique la
force d'esprit par laquelle ils s'élèvent à moi.
11. Pour eux, par grâce, me manifestant dans
ma vraie nature, je dissipe les ténèbres de l'igno-
rance à l'éclatante lumière de la vérité.
ARJUNA dit :
1 2. Tu es le Brahman suprême, le refuge su-
prême, le suprême purificateur. Le divin Esprit
(purusba) éternel, le premier des dieux, l'être sans
commencement, omniprésent :
i}. Ainsi te nomment tous les rishis et Nârada,
le rishi divin* Asita Dévala, Vyâsa; ainsi toi-même
tu te révèles à moi.
14. C'est sur ta parole, ô Keçava, que je tiens
m
tout cela pour vrai, car les dieux ni les démons
ne savent, ô Bhagavat, comment tu te manifestes.
15. Toi seul tu te connais toi-même, ô suprême
Purusha, auteur des êtres, souverain des êtres,
dieu des dieux, seigneur du monde !
16. Daigne exposer sans réserve tes manifesta-
tions divines, ces manifestations par lesquelles tu
pénètres incessamment tous les mondes.
17. Comment, ô maître du yoga, même" à
méditer sur toi sans trêve, saurais-je dans quelles
formes de l'être je dois te reconnaître, ô Bha-
gavat ? . S
18. Parle encore ; expose-moi en détail, ô
Janârdana, ta puissance et ta manifestation ; je
ne puis me rassasier de l'ambroisie de ta parole.
BHAGAVAT dit :
19. Je t'énumérerai donc, ô le meilleur des
Kurus, mes manifestations divines, mais en rac-
courci, car le détail en serait sans fin.
20. Je suis, ô Gudâkeça, l'âme qui a son siège
dans tous les êtres : de tous les êtres, je suis le
commencement, le milieu et la fin.
A
21. Entre les Adityas, je suis Vishnu, entre les
astres, le soleil radieux; je suis Marîci entre les
Maruts, la lune entre les constellations.
22. Des vedas je suis le sâman et Vâsava parmi
les dieux \, parmi les sens, je suis le sens interne
et entre les êtres l'esprit;
23. Des Rudras (') je suis Çamkara, entre les
Yakshas et les Rakshas le dieu des richesses ; des
Vasus je suis le feu, et des sommets le Meru;
24. Sache, ô fils de Prithâ, que je suis le chef
des prêtres domestiques, Brihaspati, entre, les
chefs d'armée Skanda, entre les eaux l'Océan ;
25. Des grands rishis, je suis Bhrigu et, entre
les sons, la syllabe unique om, dans le sacrifice
la prière, entre les montagnes l'Himâlaya ;
26. L'açvattha entre tous les arbres et Nârada
entre les rishis divins; Citraratha entre les Gan-
dharvas et, entre les saints, l'ascète Kapila.
27. Sache que, entre les chevaux, je suis
Uccaihçravas né avec l'ambroisie, Airâvata (*) entre
les éléphants et, parmi les hommes, le roi.
28. Des armes je suis la foudre, des vaches la
vache qui comble tous les vœux. Je suis l'Amour,
le dieu de la génération. Entre les serpents, je
suis Vâsuki.
29. Je suis Ananta parmi les Nâgas, Varuna
(*) Rudras, Yakshas, Rakshas, Vasus, catégories diverses de
génies, dieux ou démons. De même plus bas les Gandharvas,
les Nâgas, etc.
( a ) Uccaihçravas est un cheval mythique qui sort du baratte-
ment de l'océan ; Airâvata, l'éléphant qui sert de monture au
dieu Indra.
n3
parmi les habitants des eaux. Parmi les Mânes, je
suis Aryaman et Yama (') parmi les potentats.
30. Je suis Prahlâda entre les démons et Kâla (le
Temps) entre tout ce qui se compte (*), le lion
parmi les animaux et, parmi les oiseaux, le fils de
Vinatâ.
31. Je suis le vent entre tout ce- qui purifie,
Râma entre les guerriers, entre les poissons le
Makara, entre les fleuves le Gange.
32. Des créations, ô Arjuna, je suis le commen-
cement et la fin, le milieu aussi ; des sciences la
connaissance de l'âtman ; entre les thèses con-
traires la vérité.
33. Des lettres, je suis Va, je suis le premier
parmi les composés; c'est moi qui suis le temps
infini, moi le créateur au visage innombrable.
34. Je suis la mort qui emporte tout et la nais-
sance de ceux qui doivent venir à la vie; parmi
les génies féminins, je suis la Gloire, la Fortune
et la Parole, la Mémoire, la Sagesse, la Fermeté,
la Patience.
35. Entre les sâmans (')' je suis le Brihatsâman
et entre les ries la Gâyatrî; entre les mois
(*) Le dieu des morts, avec un jeu étymologique sur sam-yam.
(*) Par jeu de mots sur le thème kal, origine de Kâla, « le
temps ».
( s ) Formules du Sâmaveda.
114
1
I
Mârgaçîrsha, entre les saisons ie printemps.
36. Entre tout ce qui trompe, je suis le jeu, je
^ suis la splendeur de ce qui brille, je suis la vic-
toire, la certitude, je suis la vertu des gens ver-
tueux.
37. Entre les Vrishnis je suis Vâsudeva et entre
les Pândavas Arjuna; des ascètes je suis Vyâsa,
des sages le sage Uçanas. - '
38. Je suis la force des* dominateurs, la politique
des conquérants, je suis le silence des mystères et
la science des savants.
39. Le germe de tous les êtres, ô Arjuna, c'est
moi; il n'est pas un être animé ou inanimé qui
puisse être sans moi.
40. Innombrables, ô héros, sont mes manifes-
tations divines; cette énumération n'est qu'une
manière d'exemple.
41. Entends que toute manifestation, toute vie,
toute beauté et toute énergie a pour origine une
parcelle de ma puissance.
42. Mais à quoi bon, ô Arjuna, tout ce détail?
Un mot suffit : d'une seule parcelle de moi je
porte éternellement tout cet univers.
?
f
J ■*
* ■ ' ' ■
LA VISION
DE L'ÊTRE INNOMBRABLE
ARJUNA dit :
1. Le suprême mystère que pour mon bien tu
m'as communiqué, la doctrine de l'âtman, a banni
de moi toute erreur.
2. De ta bouche, ô héros aux yeux de lotus, j'ai
appris en détail l'origine et la fin des êtres et ta
grandeur impérissable.
3. Il en est comme tu l'as dit en t'afïïrmant toi-
même le dieu souverain. Je désire, ô suprême Pu-
rusha, te voir dans ta forme divine.
4. Situ estimes, ô maître, que je la puisse con-
templer, ô dieu du yoga, montre-toi à moi comme
l'Impérissable.
BHAGAVAT dit :
5. Vois, ô fils de Prithâ, par centaines, par mil-
liers, mes formes divines, infiniment diverses, infi-
niment variées de couleur et d'aspect.
6. Vois les Adityas, les Vasus, les Rudras et les
Açvins et les Maruts; vois, ô Bhârata, d'innombra-
117
bles merveilles que jamais jusqu'ici nul n'a aper-
çues.
7. Vois ici dans mon seul corps, ô Gudâkeça,
tout l'univers, tous les êtres vivants ou inanimés
et quelque objet enfin que tu souhaites contempler.
8. Mais tu ne peux me voir avec tes seuls yeux
d'homme; je te confère la vue divine; contemple
+
ma puissance souveraine.
SANJAYA dit :
9. A ces mots, Hari, le grand maître du yoga,
découvrit, ô roi, au fils de Prithâ sa forme de sou-
verain Seigneur,
10. Pourvu de bouches et d'yeux sans nombre,
vision de merveilles sans fin, orné de joyaux divins
innombrables, brandissant mille armes divines,
11. Paré de guirlandes et de vêtements divins,
oint de parfums célestes, c'est, fait de tous les pro-
diges, le dieu infini se manifestant en toutes
choses.
12. Si l'éclat de mille soleils surgissait tout d'un
coup dans le ciel, ce serait quelque chose comme
l'éclat que tépand le grand Être. '
13. Tout cet univers fait de tant de parties, le
Pândava le vit ramassé là dans le corps du dieu
des dieux.
14. Alors Dhananjaya pénétré de stupeur, tous
us
I
les poils hérissés, s'inclinant devant le dieu et les
mains réunies pour l'hommage, prononça :
ARJUNA dit : -
1 5. O dieu, je vois dans ton corps tous les dieux
et toutes les sortes d'êtres, Brahmâ, Çiva, le dieu
au siège de lotus et les rishis et tous les serpents
divins.
16. Je te vois avec un nombre infini de bras, de
poitrines, de bouches et d'yeux, illimité en tous
sens; de toi, ô maître de l'univers aux aspects
infinis, je ne vois ni la fin, ni le milieu, ni le com-
mencement.
17. Avec le diadème, la massue et le, disque —
telle une masse de feu qui projette de tous côtés
des flammes — je te vois, toi si difficile à aperce-
voir, immense, répandant en tous sens l'éclat d'un
brasier ardent, du soleil.
18. En toi il faut reconnaître l'Être indestruc-
tible, suprême; tu es le suprême support de l'uni-
vers; tu es, je le sais, l'impérissable gardien de l'or-
dre permanent, l'éternel Purusha.
19. Je te vois sans commencement, sans milieu
et sans fin, de force infinie, armé de bras sans
nombre, pour yeux le soleil et la lune, pour bouche
le feu flambant, réchauffant l'univers de ta splen-
deur.
20. Car, entre terre et ciel, seul tu remplis tout.
U9
1
A la vue de ta forme merveilleuse et terrible, ô
grand Être, les trois mondes sont frappés d'épou-
vante»
2 1 . Car voici que les troupes des dieux entrent
en toi; quelques-uns, effrayés, chantent en t'ado-
rant; les troupes des rishis et des Siddhas te bénis-
sent et te comblent de louanges infinies.
A
22. Rudras et Adityas, Vasus et Sâdhyas, Viçve-
devas et Açvins, les Maruts, les Mânes, la troupe
des Gandharvas, des Yakshas, des Asuras et < des
Siddhas, tous te contemplent émerveillés. "
23. A la vue de cette apparition immense, aux
bouches, aux yeux innombrables, aux bras, aux
jambes, aux pieds sans nombre, ô héros aux
grands bras, avec tes innombrables poitrines, tes
crocs formidables, les mondes tremblent et je
tremble, moi aussi.
24. En te voyant toucher le ciel de la tête,
éblouissant de mille couleurs, les bouches ouvertes,
les yeux immenses et flamboyants, je me sens
épouvanté, je ne puis me ressaisir ni reprendre
contenance, ô Vishnu.
25. A la vue de tes bouches aux crocs formi-
dables, pareilles au feu cosmique qui met fin à
toutes choses, je suis éperdu, je ne sais où cher-
cher un refuge. Grâce! ô maître des dieux qui pé-
nètres l'univers.
26. En toi se précipitent tous ces fils de Dhrita-
120
râshtra, avec la foule des rois, Bhîshma, Drona et
aussi Karnà, avec, encore, les chefs de nos guer-
riers.
27. Ils se précipitent en hâte dans tes bouches
terrifiantes aux crocs formidables ; plusieurs appa-
raissent suspendus,, la tête écrasée, entre tes dents.
28. Comme les flots pressés des fleuves roulent
rapides vers l'océan, tels ces héros se précipitent
dans tes mâchoires flamboyantes.
29. Comme des papillons se hâtent à leur perte
dans la flamme brillante, ainsi les hommes courent
à leur perte en se précipitant dans tes bouches.
30. De tes langues de flamme tu enveloppes,
tu dévores avidement tous les hommes ; tes feux
redoutables, ô Vishnu, brûlent l'univers qu'ils
remplissent tout entier de leur splendeur.
3 1 . Révèle-moi qui tu es sous cet aspect terrible.
Adoration à toi! Grâce! ô maître des -dieux. Je •
souhaite te connaître; tu es origine; je ne com-
prends pas ce rôle de destructeur où je te vois.
BHAGAVAT dit :
32. Je suis le Temps qui, en progressant, détruit
le monde ; mon rôle est de supprimer ici-bas les
hommes ; quoi que tu fasses, ils cesseront tous
quelque jourde vivre, ces guerriers rangés en ligne
de bataille.
33. Donc, lève-toi, conquiers la gloire ; triomphe
\
de tes ennemis et jouis d'un royaume prospère.
C'est moi qui, d'abord, frappe tous ces guerriers;
sois seulement, ô toi l'habile archer, l'instrument
dans ma main.
34. Drona, Bhîshma, Jayadratha, Karnaettous
ces autres héros, c'est moi-même qui^ les frapperai ;
frappe-les, toi aussi; n'hésite pas. Combats! Tu
vaincras dans la lutte tous tes rivaux.
SANJAYA dit :
35. A ce discours de Keçava, le héros au dia-
dème, tremblant, les mains jointes pour l'hom-
mage, adorant Krishna avec épouvante, répondit
d'une voix coupée par l'émotion.
ARJUNA dit :
36. C'est justice, ôHrishîkeça, que, à t'entendre
célébrer, le monde soit transporté de joie et
d'amour, que les mauvais esprits épouvantés s'en-
fuient et que toutes les troupes des Siddhas tom-
bent en adoration.
37. Comment ne t'adoreraient-ils pas, ô grand
Êtrej toi premier agent plus vénérable que Brahmâ
même! O maître infini des dieux, appui de l'uni-
vers, tu es l'Impérissable, tu es l'être et le non-
être et ce qui est par-delà.
38. Tu es le premier des dieux, l'Esprit, l'An-
'cien, tu es le support suprême de tout cet univers;
122
tu es le sujet et l'objet de toute science et le bien
suprême; par toi, ô dieu aux aspects infinis, le
tout a été déployé.
39. Tu es Vâyu, Yarria, Agni, Varuna; tu es la
Lune; tu es Prajâpati; tu es l'Ancêtre. Adoration,
mille fois adoration à toi, et puis, encore et encore,
adoration, adoration à toi !
40. De l'est et de l'ouest, adoration à toi, adora-
tion de tous les points de l'horizon, ô toi qui es
tout. Immense et sans limite est ta puissance. Tu
pénètres tout et ainsi tu es tout.
41. Ne voyant en toi que l'ami, si je me suis
laissé aller à m'écrier : « O Krishna, ô Yâdava, ô
ami! » méconnaissant ta grandeur par légèreté
ou par entraînement de tendresse,
42. Si, par plaisanterie, je t'ai manqué de respect,
dans l'agitation ou le repos, dans des réunions ou
des repas, soit seul, ô Àcyuta, soit devant témoins,
je t'en demande pardon, à toi, l'Immense.
43. Tu es le père de ce monde animé et inanimé,
tu es son maître vénérable, adorable. Tu n'as pas
d'égal, combien moins de supérieur! Dans les
trois mondes ta puissance est incomparable.
44. C'est pourquoi, la tête inclinée, tout entier
prosterné, je t'implore, toi, le maître digne de
toute louange. Comme le père au fils, comme l'ami
à l'ami, comme l'amant à l'aimée, daigne, ô dieu,
m'être indulgent.
123
45. Devant ce spectacle inouï, je frissonne et
mon esprit est ébranlé par la crainte. Montre-moi
seulement ta forme de dieu; fais-moi cette grâce,
1 ô maître des dieux, support de l'univers!
?: 46. Je désire te revoir simplement ainsi avec le
diadème, la massue et le disque. Reprends cette
figure ' à quatre bras, ô dieu aux mille bras, aux
formes infinies. >
j
BHAGAVAT dit :
47. C'est pour te témoigner ma faveur que, par
un effet de ma puissance, je t'ai révélé, ô Arjuna,
ma forme suprême, toute resplendissante, totale,
infinie, primitive, cette forme qu'aucun autre que
toi n'a jamais vue.
48. Au prix d'aucune étude, veda ni sacrifice,
d'aucune aumône, d'aucun rite, fût-ce de la plus
terrible pénitence, je ne saurais, ô chef des Kurus,
être, dans le monde des hommes, vu sous cet
aspect par personne autre que toi.
49. Ne t'effraie ni ne te trouble pour m'avoir vu
sous cette forme redoutable. Cependant, bannis-
sant toute crainte et le cœur satisfait, contemple
maintenant de nouveau ma forme coutumière.
SANJAYA dit :
50. Parlant ainsi, Vâsudeva se manifesta de nou-
veau à Arjuna sous ses traits ordinaires ; et le grand
124
1
A
Etre rendit le calme au guerrier terrifié, en appa-
raissant derechef avec son air de bienveillance.
ARJUNA dit :
51. En voyant, ô Janârdana, ta forme humaine
à l'expression bienveillante, voici que j'ai repris
mes sens; je suis redevenu maître de moi.
BHAGAVAT dit :
52. Elle est bien malaisée à voir cette forme de
moi que tu as vue; en vain les dieux eux-mêmes y
aspirent sans cesse.
53. Ni par les vedas ou la pénitence, ni à force
d'aumônes ou de sacrifices, on n'obtient de me
voir tel que tu m'as vu.
54. C'est seulement au prix d'une dévotion sans
partage que l'on peut, ô Arjuna, me connaître sous
ces traits et me contempler au vrai et entrer en
moi, ô héros redoutable.
55. Celui qui n'agit qu'en vue de moi, dont je
suis le tout, qui se dévoue à moi, libre de toute
attache, qui ne connaît de Haine pour aucun être,
celui-là, ô Pândava, parvient à moi.
LA BHAKTI
ARJUNA dit :
1 . De ceux qui te servent ainsi, s'attachant à toi
avec une application constante, ou de ceux qui ne
connaissent que l'Indestructible inaccessible aux
sens, lesquels sont les meilleurs disciples du
yoga?
BHAGAVAT dit :
2. Ceux qui, pleins d'une foi inébranlable,
fixant en moi leur pensée, me servent avec une
application incessante, ce sont ceux-là que je tiens
pour les yogins les plus parfaits.
^. Cependant, ceux dont le zèle religieux a pour
objet l'Indestructible, inexprimable, inaccessible
aux sens, omniprésent et impensable, inébran-
lable, immuable, fixe ;
4. Qui, dominant leurs sens, n'éprouvent, au
regard de toutes les sensations, qu'une indiffé-
rence complète,ces hommes passionnés pour le bien
de tous les êtres, c'est moi-même qu'ils atteignent.
5. Mais l'effort est bien plus pénible pour les
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esprits qui s'attachent à l'inaccessible; un objet
abstrait est, pour les hommes, malaisé à atteindre.
6. Ceux, au contraire, qui, s'allégeant en moi de
tous actes, ne voient que moi, qui me servent en
concentrant dans ma contemplation tout leur
effort,
7. Ces hommes dont l'esprit se réfugie en moi,
rapidement, ô fils de Prithâ, je les arrache à
l'océan deja transmigration et de la mort.
8. Porte ta pensée vers moi seul, fixe en moi ton
intelligence, tu seras sûr alors de demeurer doré-
navant en moi.
9. Si tu ne peux fixer fermement en moi ton
esprit, tâche, ô Dhananjaya, de m'atteindre par
l'effort d'exercices soutenus.
10. Si tu ne petix davantage réussir par ces pra-
tiques, consacre-moi toutes tes actions; en agis-
sant en vue de moi seul, tu pourras encore atteindre
la perfection.
11.. Si tu es, enfin, incapable d'agir de la sorte
en t'efforçant à t'unir à moi, renonce, l'âme maî-
trisée, à tout fruit des actes.
12. Car la connaissance vaut mieux que les pra-
tiques ascétiques ; la contemplation l'emporte sur
la connaissance, et sur la contemplation, le renon-
cement au fruit des actes ; le renoncement con-
duit immédiatement à la paix du salut.
\}. Sans haine pour aucun être, tendre et pi-
128
toyable, détaché, dénué d'égoïsme, patient jusqu'à
l'indifférence au regard de la souffrance et du
plaisir,
14. Toujours satisfait, le yogin, maître de lui,
ferme eh ses résolutions, qui, tendrement attaché
à moi, repose en moi son esprit et sa pensée,
celui-là m'est cher.
15. Celui de qui les hommes n'ont rien à re-
douter et qui ne redoute rien des hommes, celui
qui est affranchi de tous mouvements de joie, de
colère, de crainte, celui-là m'est cher.
16. Détaché, pur, fort, parfaitement indifférent,
supérieur à toute agitation, celui qui, renonçant à
toute activité intéressée, m'est tendrement atta-
ché, celui-là m'est cher.
17. Celui qui, plein de tendre dévotion, ne se
réjouit ni ne hait, ne s'attriste ni ne désire, renonce
également à ce qui est agréable ou pénible, celui-là
m'est cher.
18. Celui qui ne fait nulle différence entre en-
nemi et ami, entre l'honneur et le mépris, le froid
et le chaud, le plaisir et la peine, libéré de tout
attachement,
19. L'homme plein de dévotion tendre, qui
accueille le blâme et l'éloge du même silence dé-
daigneux, qui est également satisfait de tout, qui,
sans asile, garde le cœur ferme, cet homme m'est
cher.
129
20. Mais ceux qui, s'attachant à moi comme à
leur objet suprême, croient fermement au pieux
enseignement, précieuse ambroisie, que je viens
de te dispenser, par-dessus tout ceux-là me sont
chers.
#11
LE MONDE SENSIBLE ET L'ESPRIT
BHAGAVAT dit :
r .
1 . Le corps, ô fils de Kuntî, est appelé le kshe-
tra (*); celui qui le connaît est dit kshetrajna par
ceux qui savent.
2. Mais apprends aussi, ô Bhârata, que dans
tous les kshetras je suis le kshetrajna. La science
du kshetra et du kshetrajna, voilà qui est vraiment
i
la science.
3. Ce qu'est le kshetra, ce qui le caractérise,
comment il se diversifie et quelle est son origine,
et ce ksetrajna, quel il est et quelle est sa puis-
sance, je vais te l'expliquer brièvement; écoute-
moi.
4. Les rishis ont proclamé cet enseignement au
hasard de leurs chants, dans nombre de vers, et
aussi dans l'exposé précis et solidement déduit
des sûtras relatifs au Brahman.
5. Les éléments, l'individualité, l'intelligence et
(*) Kshetra signifie « le champ » ; kshetrajfia « qui connaît le
champ » ; c'est le corps et l'âme.
132
1
l'indéterminé, les dix sens avec le sens central et
les cinq domaines des sens (*), .
6. Le désir et la haine, le plaisir et la souffrance,
le corps, la pensée, la volonté : voilà, en abrégé,
ce qu'on appelle le kshetra dans ses aspects di-
vers.
7. L'humilité, la loyauté, la douceur, la pa-
tience, la probité, le respect du maître, la pureté,
la fermeté, la maîtrise de soi,
8. L'indifférence aux objets des sens, l'arfran- -
chissement de tout égoïsme, la claire vision des
maux qu'apportent la naissance et la mort, la -ma-
ladie et la vieillesse,
9. Le renoncement, le détachement de tout, fils,
femme, maison, et la constante égalité d'âme de-
vant tous les événements agréables ou pénibles,
10. L'union avec moi exclusive et incessante, la
pratique de la solitude, le dégoût de la société des
hommes, .
j
( 4 ) Les vingt-quatre premiers tattvas du Sâmkhya figurent ici
dans une énumération qui ne paraît pas encore définitivement
systématisée» puisqu'ils y sont associés à des termes de tout
autre caractère. Je veux seulement remarquer que ce que je
traduis « l'indéterminé » # est Yavyakta, autrement dit la prakriti
considérée en quelque sorte à l'état abstrait,' avant que, par la
différenciation des êtres» le cosmos ait pris une réalité concrète
accessible aux sens* « Éléments » traduit mahâbhûta, « indivi-
dualité » ahahkâra, « intelligence » buddhij lz « sens interne »
133
1 1 . La recherche assidue de la science de l'ât-
man, et le vif sentiment du prix de la vérité, — voilà
ce qu'on appelle la connaissance; l'ignorance en
est le contraire.
12. Quant à l'objet de la connaissance, je vais te
le révéler, cet objet dont la connaissance procure
l'immortalité : c'est le Brahman suprême qui n'a
pas de commencement, dont on dit qu'il n'est ni
l'être ni le non-être.
13. Il est partout pieds et mains, yeux, têtes et
bouches, partout oreilles; il embrasse toutes
choses.
14. Il se manifeste par tous les sens et il est
dépourvu de tout sens ; détaché de tout, il porte
tout; étranger aux gunas, il perçoit les gunas.
15. Il est à l'extérieur et à l'intérieur des êtres,
immobile et mobile; si subtil qu'il ne peut être
perçu ; il est loin et il est près.
16. Indivisible il réside dans les êtres comme
s'il était divisé ; c'est lui qui conserve les êtres, lui
aussi qui les dévore, lui qui les produit.
17. On l'appelle la lumière des lumières, celle
qui est par delà les ténèbres. Connaissance et
objet de la connaissance, accessible par la con-
naissance, il réside au cœur de chacun.
18. Ainsi je t'ai dit eh bref ce qu'est le kshetrà
et aussi la connaissance et l'objet de la connais-
134
sance. Celui qui, uniquement attaché à moi, com-
prend cela, accède à mon être.
19. Sache que Prakriti et Purusha sont tous
deux sans commencement et ; que de la Prakriti
sont issus les modalités (vikâras) et les gunas.
20. De la Prakriti procède toute activité — -
effets et causes, du Purusha toute perception —
plaisir et souffrance.
21. Résidant dans la Prakriti, le Purusha perçoit
les gunas issus d'elle ; son attachement aux gunas
est la cause des naissances heureuses ou malheu-
reuses.
22. Même dans le corps où son seul rôle est
d'être spectateur passif, de conserver, de perce- 3
voir, c'est le Purusha transcendant, celui qu'on
appelle le Maître souverain et l'Esprit suprême.
23. Celui qui connaît ainsi le Purusha et la
Prakriti avec les gunas, en quelque condition qu'il
se trouve, ne renaît pas.
24. Quelques-uns découvrent eux-mêmes en soi
l'âtman (l'âme universelle) par la contemplation,
d'autres par l'effort de la pensée, d'autres par
l'effort dans l'action.
25. Plusieurs, s'ils ne s'élèvent pas d'eux-mêmes
à la vérité, y croient, instruits par d'autres ; eux
aussi, uniquement dirigés par la révélation, triom-
phent de la mort.
135
26. Dans tous les cas où naît un être, animé bu
inanimé, sache, ô taureau des Bharatas, que c'est
par l'union du kshetra et du kshetrajna.
27. Celui qui connaît que c'est le souverain Sei-
gneur qui réside, le même, dans tous les êtres sans
jamais périr avec ceux qui périssent, celui-là sait.
28. Celui qui voit le Seigneur résidant partout,
toujours identique, celui-là ne risque pas de se
perdre lui-même ; il atteint le but suprême.
29. Celui qui voit que toujours et partout l'ac-
tion est œuvre de la seule Prakriti, et que l'âme
n'est point agent, celui-là voit.
30. Quand il reconnaît que c'est sur le même
être unique que repose la foule des existences par-
ticulières et que de lui tout rayonne, alors il atteint
Brahman.
31. Cet âtman suprême, impérissable parce qu'il
est sans commencement et sans gunas, bien qu'il
demeure dans le corps, n'agit pas,ô fils del^untî;
il ne contamine pas.
32. Comme l'éther répandu partout échappe
par sa subtilité à toute souillure, de même l'âtman
partout répandu dans le corps, ne se contamine
jamais.
33. Comme le soleil à lui seul illumine tout cet
univers, de même, ô Bhârata, le maître du kshetra
illumine le kshetra entier.
136
34- Ceux qui, à la lumière de la science, ont
ainsi reconnu la distinction du kshetra et du
kshetrajna et comment on s'affranchit du monde
sensible des créatures, ceux-là atteignent l'absolu.
/
11*»
:C<<<« «'»>>>)»>»)
LA RÉPARTITION
DES TROIS GUNAS
BHAGAVAT dit :
1 . Je t'enseignerai maintenant la science su-
prême, la plus haute des connaissances, par laquelle
tous les ascètes se sont d'ici-bas élevés à la su-
prême perfection.
2. Ceux qui s'identifient à moi, grâce à cette
connaissance, ne renaissent pas, même au renou-
vellement du kalpa, et demeurent sans trouble à
l'heure de sa destruction.
3. Le grand Brahman est pour moi la matrice;
j'y dépose le germe; de là, ô Bhârata, tous les
êtres tirent leur origine.
4. Les formes qui sortent d'une matrice quelle
qu'elle soit, ô fils de Kuntî, de toutes lé grand
Brahman est la matrice; j'en suis* moi, le père,
celui qui donne la semence.
5. Les trois gunas dits sattva, rajas et tamas,
ont pour origine la prakriti ; ce sont eux, guerrier
aux grands bras, qui tiennent prisonnière dans le
corps l'âme impérissable.
i3g
6. Le sattva, étant sans tache, est lumière et Joie;
il enchaîne, ô héros irréprochable, par l'attrait du
plaisir et par l'attrait de la connaissance.
7. Le rajas, sache-le, est passion; il a pour ori-
gine l'attrait du désir; c'est par l'attrait de l'action,
ô fils de Kuntî, qu'il enchaîne l'âme.
8. Quant au tamas, né de l'ignorance, il égare
toutes les âmes ; c'est par la négligence, la paresse
et le sommeil qu'il enchaîne, ô Bhârata.
9. Le sattva conduit à la joie, le rajas à l'action,
ô Bhârata ; quant au tamas, il obscurcit la pensée
et jette dans la négligence du devoir.
10. C'est en dominant rajas et tamas que s'éta-
blit le sattva, ô Bhârata, le tamas en dominant
rajas et sattva, et le rajas en dominant sattva et
tamas.
11. Quand la lumière, la connaissance pénètre
dans le corps par toutes ses portes, alors on peut
être assuré que le sattva domine.
u. Lorsque grandit le rajas, ô Bhârata, alors
naissent la cupidité, l'activité, l'esprit d'entreprise,
l'inquiétude, le désir.
13. Quand le tamas se développe, ô fils de
Kuru, alors naissent l'obscurité, la paresse, la né-
gligence et l'erreur.
14. Si la mort survient quand le sattva domine,
l'âme atteint les mondes purs des êtres qui pos-
sèdent la science la plus haute.
140
I
15. Si c'est le rajas, elle renaît parmi les êtres
épris d'activité; si c'est le tamas, parmi les êtres
dénués de raison.
16. D'un acte vertueux le fruit sans tache est
de la nature du sattva; du rajas le fruit est là souf-
france, et l'ignorance le fruit du tamas.
17. Du sattva naît la connaissance et du rajas la
cupidité; la négligence et l'erreur, l'ignorance
aussi, viennent du tamas.
18. Ceux qui sont en puissance du sattva ten-
dent à monter, ceux qui participent de la nature
du rajas restent dans les régions moyennes, les
êtres qui sont dans la sphère du dernier des gunas,
les êtres pénétrés de tamas, vont aux abîmes.
19. Quand ce témoin (qu'est l'esprit) sait qu'il
n'y a pas d'agent en dehors des gunas et connaît
celui qui est par delà les gunas, il s'élève jusqu'à
mon être.
20. Dans ce corps même, il dépasse les trois
gunas qui sont l'origine du corps; affranchi de la
naissance et de la mort, de la vieillesse et de la
souffrance, il atteint l'immortalité.
ARJUNA dit :
21. A quels signes, ô Maître, se reconnaît celui
qui a dépassé les trois gunas ? Comment se com-
porte-t-il et en quelle façon domine-t-il les trois
gunas ?
141
BHAGAVAT dit :
Y
22. Ni la lumière, ni l'activité, ni l'erreur ne lui
inspirent, présents, de répugnance ni, absents, de
désir.
23. Celui qui, parfaitement indifférent, n'est nul-
lement troublé par les gunas, qui, se disant :
« Ce sont les gunas qui seuls sont en cause», se
tient tranquille et ne s'agite pas,
24. Qui, maître de lui, également inaccessible
au plaisir et à la souffrance, ne fait pas de diffé-
rence entre une motte de terre, une pierre ou un
lingot d'or, qui considère du même œil le plaisant
et le déplaisant, qui est ferme, indifférent au blâme
et à l'éloge,
25. Pour qui estime et mépris sont tout un, qui
est le même pour amis et ennemis, qui a renoncé
à toute entreprise, celui-là a dépassé les gunas.
26. Et celui qui me sert avec une dévotion sans
défaillance, celui-là, dépassant les gunas, est mûr
pour se fondre en Brahman.
27. Car c'est moi qui suis le support de Brah-
man, de l'Immortalité et de l'Impérissable et de
l'ordre éternel et du bonheur parfait.
\
1
■■. _j '■ -Txï^ 4
■ y ■
L'ESPRIT SUPRÊME
BHAGAVAT dit :
~ i . On raconte qu'il est un açvattha impérissable,
les racines en haut, les branches en bas, dont les
hymnes du veda sont les feuilles; celui qui le
connaît, celui-là connaît le veda.
2. Ses branches se développent en hauteur et
en profondeur, poussant sur les gunas ; ses bour-
geons sont les objets des sens; par en bas, ses
racines se ramifient, liées aux actes, dans le
monde des hommes.
3. On n'en perçoit pas en ce monde la forme,
ni la fin, ni le commencement, ni l'envergure. Il
faut, avec l'arme solide du renoncement, trancher
d'abord cet açvattha aux puissantes racines;
4. Puis rechercher le lieu d'où l'on ne revient
pas et se réfugier dans le Purusha primitif de qui
émane l'impulsion originelle.
5. Ce lieu impérissable est le lot assuré dës.sages
libres d'orgueil et d'erreur qui ont triomphé de la
concupiscence et, toujours ramassés sur eux-
mêmes, ont fait taire tous les désirs, qui se sont
144
affranchis également de toutes les impressions
contraires, plaisir ou souffrance.
6. Ce lieu, ni le soleil, ni la lune, ni le feu ne
l'éclairé ; ce lieu d'où il n'est pas de retour, c'est
ma demeure suprême.
7. Une parcelle de moi éternelle, devenue âme
vivante dans le monde des vivants, groupe les six
sens — dont le sens interne — qui procèdent de la
prakriti.
8. Qu'il prenne possession d'un corps où qu'il
l'abandonne, Içvara (*) les entraîne avec soi comme
le vent les odeurs d'un brûle-parfums.
9. C'est par l'ouïe, la vue et le toucher, le goût
et l'odorat et grâce au sens interne qu'il perçoit les
objets.
10. Qu'il sorte du corps, ou qu'il y réside, ou
qu'il perçoive dans son enveloppe de gunas, les
esprits égarés ne le découvrent pas; il ne se dé-
couvre qu'aux yeux de la connaissance.
1 1 . En faisant effort, les yogins aussi le voient
résidant en eux; mais les hommes dénués de
réflexion et de vie intérieure ne le voient au prix
d'aucun effort.
12. La splendeur qui, ramassée dans le soleil,
illumine tout l'univers, celle qui est dans la lune et
( 4 ) « Dieu », c'est-à-dire l'âme universelle intégrée, comme
ordinairement ici, dans un Dieu personnel.
145
celle qui est dans le feu, sache que toute cette
splendeur est de moi.
13. C'est moi qui, pénétrant la terre, soutiens
par ma force tous les êtres, moi qui nourris toutes
les plantes, étant le soma, la sève par excellence.
14. Moi qui, étant la chaleur au corps des vivants,
associé au souffle vital ('), assimile les quatre sortes
d'aliments.
15. Je demeure au cœur de tout être; de moi
procèdent la mémoire, la connaissance, le raison-
nement; c'est moi seul que tous les vedas ont
pour but de faire connaître; je suis l'auteur du
vedânta et le maître du veda.
16. Il y a deux Purushas en ce monde, le des-
tructible et l'indestructible : le premier embrasse
tous les êtres ; le second est l'immuable.
17. Mais il est un autre Purusha, le plus haut,
qu'on appelle le suprême âtman, qui, Seigneur
impérissable, pénètre et soutient les trois mondes.
18. Comme je dépasse le destructible et que je
suis supérieur même à l'indestructible, je suis
dans le monde et dans le veda célébré sous le
nom de Très-Haut {purushottama) {%
19. Celui qui, inaccessible à l'erreur, me connaît
(*) Littéralement « associé au souffle inspiré et au souffle
expiré ».
(*) « Esprit suprême ».
146
ainsi comme Purushottama, celui-là sait tout, ô
Bhârata ; il se voue à moi de tout son être.
20. Ce que je te révèle là, ô héros sans tache,
c'est la doctrine la plus secrète. Qui la connaît pos-
sède vraiment l'intelligence ; il ne lui reste rien à
accomplir.
t
4
DESTINÉES DIVINES
ET DESTINÉES DÉMONIAQUES
"H
BHAGAVAT dit :
1 . L'intrépidité, la pureté intérieure, la fermeté
à acquérir la science, la libéralité, la maîtrise de
soi, la piété, l'étude, l'austérité, la droiture,
2. La bonté, la véracité, la patience, le renonce-
ment, le calme, la sincérité, la pitié, le désintéres-
sement, la tendresse, la pudeur, la tranquillité,
3. La force, l'endurance, la volonté, la pureté,
l'indulgence, la modestie, tels sont, ô fils de
Pându, les traits de qui est qualifié pour une des-
tinée divine.
4. La fausseté, l'orgueil et l'infàtuation, la colère
et la dureté et, aussi, l'ignorance, ô fils de Prithâ,
les traits de qui est voué à une destinée démo-
niaque.
5. La qualification divine mène à la délivrance,
la démoniaque à l'asservissement de la transmi-
gration. Réjouis-toi, ô fils de Pându, tu es marqué
pour une destinée divine.
6. Il y a dans ce monde deux ordres d'êtres, les
uns divins, les autres démoniaques. Je viens de te
149
I
décrire le premier ; écoute, ô fils de Prithâ, ce qui
caractérise le second.
7. Les hommes de complexion démoniaque ne
savent ni agir ni s'abstenir de l'action ; en eux ni
pureté, ni conscience, ni véracité.
8. Pour eux, cet univers est sans loi, sans fon-
dement, sans dieu; il n'est pas produit par une série
de causes enchaînées mais résulte uniquement du
désir.
9. Partant de cette erreur, ces êtres à l'esprit
faible, funestes à eux-mêmes, naissent, malfaisants
et pernicieux, pour le malheur de l'univers.
10. Dominés par l'insatiable désir, pleins de faus-
seté, d'orgueil et de folie, se forgeant, dans leur
égarement, des idées mauvaises, ils vivent adonnés
à des pratiques impures.
1 1 . Absorbés par une inquiétude incessante qui
ne finit qu'avec leur vie, uniquement tendus vers
les jouissances du plaisir, ils se tiennent assurés
qu'il n'est rien au delà.
12. Enchaînés par les mille liens de l'espérance,
livrés au désir et à la colère, pour satisfaire leurs
appétits, ils cherchent à s'enrichir, fût-ce par des
moyens coupables.
13. J'ai acquis ceci aujourd'hui; je pourrai satis-
faire, tel désir; ceci est à moi; tel autre bien encore
va m'échoir ;
14. J'ai frappé tel de mes ennemis; à leur tour,
i5o
je vais frapper les autres ; je suis le maître, je jouis,
je réussis, je suis fort, je suis heureux;
15. Je suis riche, je suis bien né; quel autre est
mon égal? Je sacrifierai, je ferai des largesses, je
vivrai dans la joie... Ainsi pensent les hommes
égarés par l'ignorance.
16. Trompés par leurs illusions, pris au filet de
l'erreur, attachés aux jouissances du plaisir, ils
tombent dans l'enfer impur.
17. Pleins de soi, arrogants, animés de l'orgueil
et de la folie de la richesse, ils offrent des sacrifices
qui ne sont que formules vaines, œuvres d'osten-
tation que ne règle pas une exacte piété. .
18. Voués à l'égoïsme, à la violence, à la. vanité,
au désir et à la colère, envieux et me poursuivant
de leur haine en eux et dans les autres,
19. Ces êtres haineux, cruels, partout les der-
niers des hommes, ces êtres impurs, je les rejette
indéfiniment dans des naissances démoniaques.
20. Condamnés de naissance en -naissance à une
destinée démoniaque, ces insensés, ô fils de Kuntî,
loin de m'atteindre, tombent au dernier échelon
de la vie.
•m
21. Triple est cette porte de l'enfer si funeste à
l'âme : désir, colère, cupidité; que l'homme donc
évite ces trois périls.
22. Libéré, ô fils de Kuntî, de ces trois portes de
l5i
J
ténèbres, l'homme marche dans les voies du salut;
il atteint le but suprême.
23. Celui qui, rejetant les prescriptions de l'en-
seignement, ne connaît de règle que le désir, celui-
là n'atteint pas la perfection ni le bonheur ni le
séjour suprême.
24. Que l'enseignement soit donc ta règle pour
établir ce qu'il faut faire, ce qu'il faut éviter; con-
nais et ne manque pas de pratiquer ici-bas ce que
prescrit l'enseignement.
1
LA TRIPLE FOI
ARJUNA dit :
1. Ceux qui, tout en se dérobant aux préceptes
de l'enseignement, sacrifient avec foi, sur quel
terrain sont-ils, sattva, rajas ou tamas?
BHÀGAVAÎ dit :
2. La foi est, dans les âmes, de trois sortes;
expression en chacune de sa nature propre, elle se
colore de sattva, de rajas et de tamas. Écoute !
3. La foi de chacun est, ô Bhârata, conforme à
son être intime; c'est sa foi qui fait l'homme; telle
sa foi, tel il est lui-même.
4. Les êtres de sattva sacrifient aux dieux, les
êtres de rajas aux Yakshas et aux Rakshas; les
autres, les hommes de tamas, sacrifient aux morts
-1-
et aùx spectres.
5. Les hommes qui se soumettent à des austéri-
tés, excessives que l'enseignement ne prescrit pas,
hypocrites et égoïstes, pleins de violence, de pas-
sion et de désir,
6. Molestant sans mesure les éléments groupés
l54
dans leur corps et moi-même qui y fais ma de-
meure, ceux-là, sache-le, obéissent à une inspira-
tion démoniaque. .
7. La nourriture préférée de chacun est égale-
ment de trois sortes, et aussi le sacrifice, l'ascèse
et l'aumône; écoute les différences.
8. Aux êtres de sattva, les aliments qui déve-
loppent la vie, la solidité, la force, la santé, le bien-
être, la joie, aliments savoureux, onctueux, forti-
fiants, agréables. . -
9. Les aliments amers, acides, salés, trop chauds,
piquants, grossiers et brûlants- sont ceux que pré-
fèrent les êtres de rajas; ils causent déplaisir,
souffrance et maladie.
10. Ce qui est passé, qui a perdu toute saveur,
qui est pourri, corrompu, voire des restes impurs,
telle est la nourriture qui plaît aux êtres de tamas.
1 1 . Le sacrifice procède du sattva, qui est prati-
qué conformément aux rites par des hommes qui
ne poursuivent aucun fruit, qu'inspire uniquement
la pensée que sacrifier est un devoir.
12. Au contraire, c'est du rajas, ô le meilleur des
Bhâratas, que procède le sacrifice offert en vue du
fruit qu'on s'en promet ou bien encore par osten-
tation .
13. Du tamas procède le sacrifice qui s'écarte des
rites, où manquent les offrandes ou les prières,
i55
que n'accompagne pas le don du aux prêtres, que
n'inspire pas une foi sincère.
14. Culte des dieux, des brâhmanes, des maîtres
et des sages, pureté, droiture, chasteté et respect
de la vie, voilà ce qu'on appelle l'ascèse d'action ;
15. Un langage qui ne blesse jamais, vrai, agréa-
ble et utile et la récitation du veda, c'est l'ascèse
de parole;
16. Le calme de l'esprit, la bonté, le silence, la
maîtrise de soi, la pureté intérieure, constituent
l'ascèse de pensée.
17. Pratiquée avec une foi parfaite par des
hommes appliqués au yoga et insensibles à tout
calcul de récompense, cette triple ascèse procède
du sattva.
18. Quant à l'ascèse qui recherche hypocrite-
ment l'admiration, les respects et la vénération
de la foule, fragile et instable, elle participe du
rajas .
19. L'ascèse, inspirée de folles illusions, que l'on
pratique en se torturant soi-même ou en vue de.
procurer la perte d'autrui, celle-là procède du
tamas.
20. L'aumône uniquement dictée par le précepte
de charité, qui s'adresse à qui ne l'a pas prévenue
par des bienfaits antérieurs, et qui, faite en lieu et
en temps convenables, va à qui en est digne, cette
aumône est de la nature du sattva.
i56
21. Mais celle qu'inspire l'espoir de la récom-
pense ou d'une contre-partie de bienfaits, cette
aumône, souillée dans sa source, est de la nature
du rajas.
22. 'L'aumône qui n'est faite ni en lieu ni en
temps convenables, ni à des gens qui en soient
dignes; qui s'exerce d'une façon blessante et mé-
prisante, de celle-là, on dit qu'elle procède du
tamas.
2}. On enseigne que la formule om } tat } sat sert
à désigner Brahman; c'est par ces trois mots
qu'ont, au commencement, été institués les brâh-
manes, les vedas et les sacrifices.
24. C'est pourquoi tous les exercices prescrits,
sacrifices, aumônes, pénitences» sont toujours,
chez les maîtres du Brahman, précédés de la syl-
labe om.
25. C'est en pensant à tat, que les hommes qui
cherchent la délivrance accomplissent, sans se
préoccuper de leurs fruits, toutes les pratiques du
sacrifice, de l'ascèse ou de la charité (*).
26. On emploie sat pour dire ce qui est et ce
qui est bien ; ainsi, le mot sat } ô fils de Prithâ, s'ap-
plique à toute action louable.
27. La pratique fidèle du sacrifice, de la péni-
(*) Tat, « cela » sert dans la spéculation védantique à désigner
l'être universel, la seule réalité objective.
i5 7
I
tence et de l'aumône est sat, et l'on proclame sat
tout acte qui s'y rapporte.
28. Toute offrande, toute aumône, toute péni-
tence, tout acte accompli sans la foi, ô fils de Pri-
thâ, est dit asat, et n'est, en effet, réellement pas, \
ni ici-bas ni dans l'au-delà.
RENONCEMENT ET DÉLIVRANCE
ARJUNA dit :
; ' \. i. Je voudrais, ô héros aux grands bras, connaî-
tre la nature du détachement et du renoncement,
i ■}'■' o Hrishîkeça, ô vainqueur de Keçin, et ce qui les
distingue.
BHAGAVAT dit :
2. S'abstenir des actes qu'inspire le désir, voilà
ce que les maîtres entendent par détachement;
renoncer à tout fruit des actes, c'est ce que les
hommes éclairés appellent renoncement.
}. Suivant certains sages, tout acte implique
faute, et il faut renoncer à tous ; d'autres estiment -
qu'il ne faut pas renoncer aux pratiques du sacri-
fice, de l'aumône, ni de la pénitence.
4. Écoute donc ce que j'enseigne sur le renon-
cement, ô le meilleur des Bhâratas. Du renonce-
ment, ô Tigre des hommes, on distingue trois
sortes.
5. Il ne faut pas renoncer aux pratiques du sacri-
fice, de l'aumône et de la pénitence; il faut les
accomplir. Le sacrifice, l'aumône et la pénitence
l6o
■ /
*
I*
sont pour les sages des moyens de sanctification.
6. Mais ces pratiques mêmes, il faut les accom-
plir sans s'y attacher, ni à leurs fruits ; voilà, ô fils
dePrithâ, quelle est ma formelle et suprême doc-
trine.
7. Il ne convient pas de s'affranchir .d'un acte
prescrit ; y renoncer, c'est s'égarer, c'est être sous
l'empire du tamas.
8. Si quelqu'un, par crainte de la souffrance phy-
sique, se dérobe à quelque acte, le jugeant pénible,
il agit sous l'empire du rajas ; il ne saurait cueillir
le fruit du renoncement.
9. Accomplis l'acte prescrit, ô Arjuna, par la
seule raison qu'il doit être accompli, sans attache-
ment, sans égard pour ses fruits ; c'est là le renon-
cement qui relève du sattva.
10. L'homme qui pratique vraiment le renonce-
ment, l'homme pénétré de sattva, affranchi du
doute, n'éprouvé pas plus de répulsion pour un
acte pénible que d'attrait pour un acte agréable.
1 1 . Quant à renoncer complètement à tous les
actes, l'âme, liée au corps, ne le peut pas; c'est
celui qui renonce aux fruits des actes qui vraiment
pratique le renoncement.
12. Le fruit des actes est de trois sortes : désa-
gréable, agréable, mélangé ; il est le partage, après
cette vie, de ceux qui n'ont pas pratiqué le renon-
cement; jamais de ceux qui ont vécu détachés.
i6r
i). Apprends de moi, ô guerrier aux grands
bras, les cinq facteurs que la réflexion révèle dans
l'accomplissement de tous les actes,
14. Le sujet, l'agent et les organes divers, les
différents modes d'activité et enfin, en cinquième,
le destin.
15. Quoi que, en acte, en parole ou en pensée,
l'homme entreprenne de bien ou de mal, tou-
jours apparaissent les cirtq facteurs.
16. Les choses étant ainsi, celui qui est assez
irréfléchi pour penser que l'âme en est l'agent
indépendant, celui-là voit mal, il se trompe.
17. Celui que n'égare pas l'égoïsme, dont
l'intelligence n'est* pas troublée, tuât-il toutes les
créatures, ne tue pas, 11 ne se charge d'aucune
chaîne.
18. La connaissance, l'objet à connaître et le
sujet qui connaît sont les trois éléments qui pré-
parent l'action; l'organe, l'acte, l'agent, les trois
éléments qui embrassent l'acte lui-même.
19. La connaissance, l'acte et l'agent sont de
trois sortes selon le guna qui y domine. C'est
ce qu'enseigne la théorie des gunas ; écoutes-en
le détail fidèle.
20. La doctrine qui reconnaît dans tous les
êtres une essence unique, impérissable, indivi-
sible, quoique répandue dans des objets séparés,
sache que cette doctrine procède du sattva. ,
162
^^^^^^^^^^^
21. Mais la doctrine qui, égarée par la multipli-
cité des objets, admet dans tous les êtres des
entités diverses et distinctes, dérive, celle-là, du
rajas.
22. Quant à cette doctrine superficielle et bor-
née qui, sans remonter aux causes, s'attache à un
objet particulier comme s'il était tout, celle-là
procède du tamas.
; 23. L'acte prescrit que ne suggère aucun attrait,
qui s'accomplit en dehors de toute passion, de
toute haine, et sans préoccupation de ses fruits,
cet acte procède du sattva.
24. Mais l'acte qu'on accomplit avec effort, sous
l'empire du désir ou d'une pensée égoïste, cet
acte est de la nature du rajas.
25. L'acte est dit procéder du tamas que Ton
entreprend à l'aveuglette, sans mesurer sa force,
sans se préoccuper des- suites, des pertes qu'il
entraînera en biens ou en vies.
26. L'agent procède du sattva qui est affranchi
de tout attachement, ne se préoccupe pas de soi,
est capable de volonté et d'énergie, ne se soucie
ni du succès ni de l'insuccès.
27. Celui qui est passionné, préoccupé du fruit
de l'acte, cupide, violent, impur, impressionnable
à la joie et à la souffrance, un pareil agent relève
du rajas.
28. L'agent léger, d'instincts bas, arrogant,
163
fourbe, malhonnête, paresseux, découragé et lent,
celui-là procède du tamas.
29. Écoute, ô Dhanafijaya, complète et détaillée,
la triple distinction, d'après les gunas, de l'intelli-
gence et de la volonté.
30. L'intelligence qui connaît quand il faut agir
ou non, ce qu'il faut faire et éviter, ce qu'il faut
craindre ou ne pas craindre, ce qui lie et ce qui
délivre, cette intelligence, ô fils de Prithâ, parti-
cipe du sattva.
31. L'intelligence qui ne discerne pas avec
exactitude ce qui est permis ou interdit, ce qu'il
faut faire ou éviter, cette intelligence, ô fils de
Prithâ, procède du rajas.
32. L'intelligence enveloppée de ténèbres qui
prend le mal pour le bien, et partout le vrai pour
le faux, cette intelligence, ô fils de Prithâ, est de
la nature du tamas.
33. La volonté qui, d'un efïort sans défaillance,
soutient l'activité de l'esprit, de la vie et des sens,
cette volonté, ô fils de Prithâ, est de la nature du
sattva. ^
34. La volonté, ô Arjuna, qui obéissant, faute
de renoncement, au désir des fruits, poursuit le
bien, l'agréable et l'utile, est, elle, ô fils de Prithâ,
de la nature du rajas.
35. Celle de l'insensé qui ne se libère pas du
sommeil, de la crainte, de la tristesse, de l'indo-
164
\
lence, de l'enivrement, cette volonté, ô fils de
Prithâ, relève du tamas.
36. Et maintenant,, apprends de moi, ô le
meilleur des Bhâratas, comment le bonheur est
de trois sortes : celui qui grandit en durant et qui
met définitivement un terme à la souffrance,
37. Qui, au commencement, semble amer
comme un poison et, finalement, a la douceur de
l'ambroisie, ce bonheur né de la paix que procure
la connaissance de soi est lié au sattva.
38. Le bonheur que procure la satisfaction des
sens, qui, d'abord, a la douceur de l'ambroisie, et,
finalement, l'amertume du poison, ce bonheur
procède* du rajas.
39. Le bonheur qui, du commencement à la
fin, n'est qu'égarement de l'âme, que l'on cherche
dans le sommeil, la paresse, l'indolence, ce
* bonheur-là est de la nature du tamas.
40. Il n'est, ni sur terre ni au ciel, parmi les
dieux, rien qui soit affranchi de ces trois gunas
qui naissent de la Prakriti.
41. Entre Brâhmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et
Çûdras, les devoirs, ô héros terrible, sont répar-
tis d'après les gunas qui déterminent leur nature
aux uns et aux autres.
42. Le calme, la maîtrise de soi, l'ascèse, la
pureté, la patience et la droiture, la connaissance,
i65
l'intelligence et la foi sont affaire au brâhmane et
fondés dans sa nature.
43. La vaillance, la force, la constance, l'adresse
et dans le combat le courage qui ne connaît pas
la fuite, la libéralité, l'exercice du pouvoir sont le
devoir du kshatriya conforme à sa nature.
44. Le labourage, le soin des troupeaux et le
négoce sont la tâche que sa nature assigne au
vàiçya; quant au çûdra, sa destination naturelle
est de servir.
45. C'est en s'attachant chacun à sa tâche
propre que les hommes atteignent la perfection.
Écoute comment.
■r
46. C'est en honorant par l'activité qui lui est
dévolue l'être d'où vient l'impulsion de la vie et par
lequel tout cet univers a été déployé, que
l'homme trouve la perfection.
47. Mieux vaut accomplir, fût-ce médiocrement,
son devoir propre qu'assumer, même pour
l'accomplir en perfection, la tâche qui appartient
à un autre. On ne contracte aucune tache à rem-
plir le devoir que sa nature assigne à chacun.
48. Il ne faut pas, ô fils de Kuntî, se dérober à
l'acte, même s'il apparaît coupable, qu'impose à
chacun sa naissance ; car, comme le feu se mêle
de fumée, toute activité se mêle d'imperfection.
49. L'esprit libre de tout attrait, maître de soi,
affranchi de tout désir, s'élève par le détachement
166
,à la perfection suprême qu'est la suppression de
l'acte.
50. Apprends de moi, ô fils deKuntî, comment,
atteignant la perfection, on atteint du même coup
Brahman, ce qui est le sommet suprême de la
connaissance.
5 1 . Celui dont l'intelligence est éclairée, qui se
maîtrise par une volonté ferme, qui est détaché
des sons et des autres objets des sens, qui déra-
cine en soi la passion et la haine,
52. Qui pratique la solitude, mange légèrement,
qui en tout, pensées, paroles et actions, se domine,
qui, uniquement appliqué à la contemplation, se
recueille dans une invariable impassibilité,
53. Qui, s'affranchissant de l'égoïsme, de la
violence, de l'orgueil, du désir, de la colère, de la
richesse, supérieur à tout calcul personnel, atteint
au calme, celui-là est mûr pour se fondre en
Brahman.
54. Identifié à Brahman, l'âme sereine, il ne
connaît ni la tristesse, ni le désir ; voyant tous les
êtres du même œil, il se voue à moi d'une dévo-
tion suprême.
55. Grâce à cette dévotion, il méconnaît; il sait
quel et combien grand je suis en vérité; dès
qu'il me connaît tel que je suis, aussitôt il entre
en moi.
56. Quelques actions encore qu'il accomplisse
167
jamais, après qu'il a pris en moi son refuge, il
atteint, par ma faveur, la demeure éternelle;
impérissable.
57. Ne voyant que moi, rapportant à moi en
pensée toutes tes actions, tendant l'effort J de
ton intelligence, demeure toujours l'esprit plein
de moi.
58. L'esprit plein de moi, par ma faveur, tu
franchiras tous les obstacles; mais si, par infatua-
tion égoïste, tu ne m'écoutes pas, tu es perdu.
59. Quand, esclave de ta pensée propre, tu
refuses de combattre, ta résolution est vaine; ta
nature intime l'emportera.
60. Lié, ô fils de Kuntî, par ta tâche innée, ce
que, dans ton erreur, tu te refuses à faire, tu le
feras, fût-ce contre ton gré.
61. Dieu, ô Arjuna, réside au cœur de tous les
■ *
êtres, les mettant en mouvement par sa puis-
sance, comme s'ils étaient des ressorts en sa
main.
62. Prends en lui ton refuge, ô Bhârata, de tout
ton être; par sa faveur, tu atteindras la paix
suprême, la demeure éternelle.
63. Je t'ai fait connaître la vérité, le mystère des
mystères; médite à fond mes enseignements,
puis, agis comme il te plaira.
64. Encore une fois, écoute ma suprême parole,
de toutes la plus mystérieuse... Tu m'es profon-
ds
-1-
dément cher ; c'est pourquoi je veux te parler
pour ton bien.
65. Que ton esprit s'attache à moi, que ta dévo-
tion soit pour moi, pour moi tes sacrifices, à moi
tes adorations, et c'est à moi que tu viendras ; je
te le promets en vérité ; car tu m'es cher.
66. Laisse-là toutes les règles et accours à moi
comme à ton seul refuge ; je t'affranchirai de tous
les maux, ne t'inquiète pas.
67. Cette parole tu ne la dois jamais communi-
quer à qui ne pratique pas l'ascèse ni la dévotion,
à qui n'est pas disposé à obéir, à qui me dénigre.
68. Mais celui qui répandra ce mystère suprême
parmi mes fidèles, ayant pratiqué envers moi la
dévotion parfaite, entrera assurément en moi.
69. Nul parmi les hommes ne fera œuvre qui me
soit plus agréable, nul ici-bas ne me sera plus
cher.
70. Et celui qui se pénétrera de cette conver-
sation sainte échangée entre nous, je considé-
rerai qu'il m'a offert le sacrifice en esprit.
71. Et l'homme qui l'aura seulement ' écoutée
avec foi et componction, affranchi, lui aussi,
atteindra les mondes heureux réservés aux
hommes de bien.
72. As-tu, ô fils de Prithâ, recueilli mes paroles
d'un esprit tout à fait attentif? En est-ce fait, ô
Dhananjaya, des erreurs de ton ignorance ?
169
ARJUNA dit :
73. C'en est fait de mon erreur; grâce à toi, ô
Acyuta, j'ai retrouvé l'esprit, me voici ferme,
affranchi du doute; j'exécuterai ton ordre.
SANJAYA dit :
74. Tel j'ai entendu ce dialogue de Vâsudeva et
de l'illustre fils de Prithâ, dialogue merveilleux
qui fait frissonner d'admiration.
75. Grâce à Vyâsa, j'ai recueilli ce mystère
suprême, le yoga, de la bouche de Krishna, le
maître du yoga enseignant directement en per-
sonne.
76. O roi, chaque fois que je pense à ce pur, à
ce merveilleux dialogue de Keçava et d'Arjuna,
j'éprouve une joie toujours nouvelle.
77. Et chaque fois que je repense à cette vision
merveilleuse de Hari/ une stupeur m'étreint et
j'éprouve une joie toujours nouvelle.
78. Où est Krishna, le dieu du yoga, où l'archer
fils de Prithâ, là sont fixées à, toujours la fortune,
la victoire, la prospérité. Telle est ma foi.
TABLE DES MATIÈRES
Avertissement 9
Introduction 11
I. — L'angoisse d'Arjuna 39
II. — La spéculation. . 47
III. — L'action 60
IV. — La connaissance et l'action 68
V. — Le renoncement 76
VI. — La contemplation. . . - 82
VIL — Les précisions de la connaissance . . 90
VIII. — Le salut en Brahman 96
IX. — Le mystère royal 102
X. — Les manifestations 109
XI. — La vision de l'Être innombrable. . 116
XII. — LaBhakti. Ï26
XIII. — Le Monde sensible et l'Esprit. . . . 131
XIV. — La répartition des trois Gunas. . . 138
XV. — L'Esprit suprême 143
XVI . — Destinées divines et destinées démo-
niaques 148
XVII. — La triple Foi 163
XVIII. — Renoncement et Délivrance .... 159
i
LA COLLECTION DES
CLASSIQUES DÈ L'ORIENT
EST IMPRIMÉE SUR LES
PRESSES DE P. MERSCH,
L. SEITZ ET C )B , 17, VILLA
D ' A LÉ S I A , A PARIS.
i
TABLE DES MATIERES
AVERTISSEMENT
INTRODUCTION
I. - L'angoisse d'Arjuna
Il -
II.
1 ex cnûPi 1 1 o t ï /"^ n
La ojJcuUldUUI 1
III
III.
L dUUUÏ 1
I\/ -
IV.
l_d OUI II Idloodl lue cl 1 dOUUII
V -
Le l cl IUl lUcl 1 Ici 1 1
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VI.-
■ La coniernpidiion
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VII.
Lcb fJlcUlolUilo Uc Id OUI II Idloodl lue
VIII
VIII.
_ 1 a ooli it ûn Rrohmon
Le odIUL cil Dldllllldll
IY -
i /\ .
i_c myoïcic luydi
X. -
Les manifestations
XI. -
La vision de l'Etre innombrable
XII.
- La Bhakti
XIII.
- Le Monde sensible et l'Esprit
XIV
. - La répartition des trois Gunas
XV.
- L'Esprit suprême
XVI. - Destinées divines et destinées démoniaques
XVII. - La triple Foi
XVIII. - Renoncement et Délivrance