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allica
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NUMÉRIQUE
L'Égypte et le canal de
Suez, par Mme la
Ctesse Drohojowska
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
BnF
Jkfl^ BIBLIOTHÈQUE
^^^J NUMÉRIQUE
Oallica
Drohojowska, Antoinette-Joséphine-Françoise-Anne (1822-189.?). L'Égypte et le canal de Suez, par Mme la Ctesse Drohojowska. 1870.
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L'EGYPTE
UT
CANAL DE SUEZ
ROMAN D'UNE MATÉRIALISTE
iu-18 jésus de 252 page* 3 tV. »
MA M KL DES BIliLIOPHILES
Qt, in-8* à 2 colonnes de 3U0 pages, pa-
pier ordinaire. . . . , 1Û »
tir. papier de Hollande 25 »
*,et oufrage destiné à paraître chaque année en un fort volume rec-
tifiera certaines erreurs échappée* au célèbre lu Mm graphe Brunei, w
donnera la description d'auteurs et d éditions inconnus ou peu recherchés
jusqu'à ce jour.
Nous comptons, & cette époque où la bibliographie renferme dans ses
rangs de nombreux et savants adeptes, sur leur bienvj^llante et active
coopération. Nous serons heureux d'indiquer les sources d'où nous ueu-
di'ou« nos diiL-uiuems,
Achat, vente et échange de bibliothèques,
livres, manuscrits, & ; rédaction de catalogues,
expertises, commission, &*
Versailles. — Crïtk. imprimeur de la PréiacUire,
Egypte
ET
DE
M*- la Comtesse DROHOJOWSKA
PARIS
A. LAPORTE, ÉDITEUR,
Librairie une I eu ne et modernt
46 ? BOULEVARD HAUSSMANN, 46
DEHAliltit LE NOUVEL OPÉRA*
PREMIÈRE PARTIE
L'ÉGYPTE
I
L'Egypte ancienne
I. — Les Pharaons
« L'Egypte a été le berceau de la civilisation,
ou plutôt elle s'était civilisée longtemps avant que
la plupart des autres peuples eussent même ap-
paru sur la scène du monde. Les prodigieux monu-
ments qui en couvrent le sol et qui gardent encore
en partie le secret qui leur a été confié dans de*
temps ignorés de l'histoire, attestent du moins
d'une manière incontestable que TÉgypte a été
glorieuse et puissante h une époque où l'Europe
n'était pas née. »
- 2 L'EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
Ses premiers habitants lui vinrent de l'Ethio-
pie et elle fut d'abord gouvernée par les dieux du
premier, du second et du troisième ordre, c'est-à-
dire par les prêtres de ces fausses divinités.
C'est dans cette période que lurent bâties les
villes célèbres de Thèbes , de This et d'Eléphan-
tine. Dès lors étaient déjà connus et pratiqués en
Egypte les arts précieux de l'écriture, de la mu?
sique et de l'astronomie ; l'agriculture y était en
honneur et les cérémonies religieuses y étaient
entourées d'une grande pompe. Tout en un mot
indiquait un peuple avancé déjà dans les voies de
la civilisation.
Menés ou Misraïm substitua le pouvoir royal
à ce gouvernement théocratique et fut le fonda-
teur de la première des vingt-six dynasties qui
*
devaient gouverner l'Egypte, dont la configura-
tion et l'étendue étaient loin du reste d'être alors
ce que nous la voyons aujourd'hui. Le Nil et la
mer couvraien t de leurs eaux le sol presque en en-
tier, sauf dans la ïhébaïde (ou Haute-Egypte)
c'était la seule partie du pays qui nous occupe, qui
fût habitée.
Menés, le premier, entreprit de disputer le sol
aux eaux du tlcuvc. Il <'ii détourna le cours et
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 3
dessécha un vaste emplacement où il jeta les fon-
3 i
déments de Memphis.
On ne saurait préciser la date de cet événement;
mais il est certain qu'il précéda de plusieurs siè-
cles la fondation de Babylone et de Ninive.
Une longue suite de rois se succédèrent sur le
trône de Memphis, ajoutant chacun à la grandeur
et à la prospérité de la monarchie.
La Basse-Egypte conquise degré par degré et
grdce aux travaux des princes, imitateurs et con-
tinuateurs de Menés, le disputa bientôt à la Haute-
Egypte eu richesse et en monuments. Diospolis et
Tanis y acquirent une grande célébrité.
C'est là que les cois de la dix-septième dynastie,
dits rois pasteurs, (hyksos) établirent le siège de
leur puissance.
Sous le régné du quatrième des princes de cette
dynastie, Joseph, fils de Jacob, fut amené en
Egypte : on sait comment, monté du rang d'esclave
à la dignité de premier ministre, il mérita le titre
de sauveur de l'Egypte.
On sait aussi comment il établit dans la terre
de Gessen son père et ses frères qui y furent la
souche du peuple de Dieu.
Cependant les rois ou Pharaon? rie la Thébaïde
4 LÉGYI'TE ET LE CANAL DE SUEZ.
étant parvenus à chasser les Pharaons-Pasteurs de
la Moyenne et de la liasse-Egypte, reconstituèrent
à leur profit, une monarchie unique.
Sous cette dix-huitième dynastie, l'Egypte de-
vait monter à l'apogée de la puissance, de la gloire
et de la richesse.
Ecoutons sur cette brillante période, eu que
rapporte le savant égyptologue Champollion :
tf Alors, dit-il, existaient des communications sui-
vies et régulières entre l'empire égyptien et celui
de l'Inde. Le commerce avait une grande activité
entre ces deux puissances, et les découvertes qu'où
lait journellement dans les lombeaux de Thèbes.
de toiles de fabrique indienne, de meubles en bor-
de l'Inde et de pierres dures taillées venant cer-
tainement de l'Inde, ne laissent aucune espèce de
doute sur le commerce que l'antique Egypte en-
tretenait avec l'Inde, à une époque où tous les
peuples européens et une grande partie des Asia-
tiques était encore tout-à-fait barbare. Il est im-
possible d'ailleurs d'expliquer le nombre et la
magnificence des anciens monuments d"Egypd .
sans trouver dans l'antique prospérité commer-
ciale de ce pays la principale source des immense-
richesses dépensées pour les produire. Ainsi, il
l'kgypte et le canal de suez. 5
est, bien démontré que Memphis et Thèbes furent
le premier centre du commerce, avant que Baby-
lone, Tyr, Sidon, Alexandrie, Tadmor (Palmyre)
et Bagdad, villes toutes du voisinage de l'Egypte,
héritassent successivement de ce bel et important
privilège.
« Quant à l'état intérieur de l'Egypte à cette
grande époque, tout prouve que la politique, les
arts et les sciences y étaient portés à un très-
haut deoré d'avancement.
« Le pays était partagé en trente-six provinces
ou gouvernements administrés par dos fonetion-
naires de divers degrés, d'après un code complet
de lois écrites.
« La population s'élevait, en totalité, à cinq mil-
■
lions au moins, et sept au plus. Une partie de cette
population spécialement vouée à l'étude des scien-
ces et aux progrès des arts, était chargée en
outre des cérémonies du culte, de l'administra-
tion de la justice, de 1 établissement et de la levée
des impôts, invariablement fixés d'après la nature
et l'étendue de chaque portion de propriété me-
surée d'avance, et de toutes les branches de l'ad-
ministration civile. C'était la partie instruite et ,
savante de la nation : on l'appelait la classrsacerrlo-
*
0. L ÉGYPJ'E ET LE CANAL DE SUEZ.
talc. Les principales fonctions de cette caste étaient
exercées ou au moins dirigées par des membres
• le la famille royale.
« Une autre partie de la nation égyptienne
était spécialement destinée à veiller au repos inté-
rieur et à la défense extérieure du pays. C'est dans
ces familles nombreuses, dotées et entretenues
aux frais de l'Etat et qui formaient la caste mili-
taire, que s'opéraient les conscript ions et les levées
i le soldats. Elles entretenaient régulièrement l'ar-
mée égyptienne sur le pied de cent quatre-vingt
mille hommes. La première, mais la plus petite
division de cette armée était exercée à combattre
sur des chars à deux chevaux ; c'était la cavale-
rie de l'époque, la cavalerie proprement dite
*
n'existait pas alors en Egypte. Le reste formait des
corps de fantassins de différentes armes, savoir :
les soldats de ligne, armés d'une cuirasse, d'un
bouclier, d'un lance et d'une épée, et les troupes
légères, les archers, les frondeurs et les corps ar-
més de haches ou de fauii de bataille. Les trou-
pes exercées à des manœuvres régulières, mar-
chaient et se mouvaient en ligne, par légions et
par compagnies. Leurs évolutions s'exécutaient
au son du tambour et de la trompette,
■
l/ EGYPTE ET T.E CANAL DE SUEZ. 1
« Le roi déléguait, pour l'ordinaire le comman-
dement des différents corps à des princes de sa
famille.
« La troisième classe de la population formait la
caste agricole. Ses membres donnaient tous leurs
soins à la culture des terres, soit comme proprié-
taires, soit comme fermiers. Les produits leur
appartenaient en propre; on prélevait seulement
une portion destiuée à l'entretien du roi et à l'en-
tretien des castes sacerdotale et militaire; cela for-
mait le principal et. le plus certain des revenus
de l'Etat.
■
« D'après les anciens historiens, on doit éva-
luer le revenu annuel des Pharaons, y compris les
■
tributs payés par les nations étrangères, de G à 700
millions au moins de notre monnaie.
« Les artisans, les ouvriers de toute espèce et
les marchands composaient la quatrième classe de
la nation : c'était la vaste, industrielle, soumise à
un impôt proportionnel, et contribuant ainsi par
ses travaux à la richesse et auN charges île l'Etal .
« Les travaux de cette caste élevèrent l'Egypte
à son plus haut point de prospérité. Tous les genres
d'industrie furent, en effet, pratiqués par les an-
riens Egyptiens, et leur commerce avec les autres
8 j/égypte et le Canal de suez.
nations plus ou moins avancées qui formaient le
monde civilisé de col te époque, avait pris un grand
développement.
t
« L'Egypte faisait alors du superflu de ses pro-
duits en grains un commerce régulier et fort
étendu. Elle tirait de grands profits de ses bestiaux
et. de ses chevaux. Elle fournissait le monde de
ses toiles de lin et de ses tissus de coton égalant
en perfection et en finesse tout ce que l'industrie
de l'Inde et de l'Europe exécute aujourd'hui de
plus parfait. Les métaux, dont l'Egypte ne ren-
ferme aucune mine, mais qu'elle tirait des pays
tributaires ou d'échanges avantageux avec les na-
tions indépendantes, sortaient de ses ateliers, tra-
■
vaillés sous diverses formes et changés soit en
armes, en instruments, en ustensiles ; soit en ob-
jets de luxe et de parure recherchés à l'envi par
tous les peuples voisins. Elle exportait annuelle-
ment une masse considérable de poteries de tout
genre, ainsi que les innombrables produits de
ses ateliers de verrerie et d'émaillerie, arts que
les Égyptiens avaient portés au plus haut point
de perfection. Elle approvisionnait enfin les na-
tions voisines de papyrus ou papier formé des
pellicules intérieures d'une plante qui a cessé de-
l'Egypte kt le canal de suez, 9
puis quelques siècles d'exister en Egypte. Les
anciens Arabes nommaient cette plante berd t elle
croissait principalement dans les endroits maré-
cageux, et sa culture était une source de richesses
pour ceux qui habitaient les rives des anciens lacs
de Bourlos et de Menzaleh ou Tanis.
« Les Égyptiens n'avaient point un système
monétaire semblable au nôtre, Us avaient pour
le petit commerce intérieur une monnaie de con-
vention, mais pour les transactions considérables,
ils payaient en anneaux d'or pur d'un certain
poids et d'un certain diamètre, ou en anneaux d'ar-
gent d'un titre et d'un poids également fixes.
« Quant à l'état de la marine à cette époque re-
culée, plusieurs notions essentielles nous man-
quent encore. Nous savons cependant que l'Egypte
avait une marine militaire composée de grandes
galères marchant à la fois à la rame et à la
voile ; on doit présumer que la marine marchande
avait pris un certain essor, quoi qu'il soit à peu
près certain que le commerce et la navigation de
long cours étaient faits, en qualité de courtiers,
par un petit peuple tributaire de l'Egypte et dont
les principales villes furent Sour, Saïde . Beyrouth
et Acre. '
t.
10 l'ÊGYPTE et le canal de suez,
« Le bien-être intérieur de l'Egypte était fondé
sur le vaste développement de son agriculture et
de son industrie. On découvre à chaque instant
dans les tombeaux de Thèbes et de Sakkarah des
objets d'un travail perfectionné démontrant que
ce peuple connaissait toutes les aisances de la vie
et toutes les jouissances du luxe. Aucune nation
ancienne ou moderne n'a porté plus loin que les
vieux Egyptiens la grandeur et la somptuosité des
édifices, le goût et la recherche dans les meubles,
les ustensiles, le costume et la décoration.
« Telle fut l 'Egypte à sa plus haute période de
splendeur connue. Cette prospérité date de l'époque
des derniers rois de la dix-huitième dynastie, à
laquelle appartient Rhamsès-le-grand ou Sésos-
Iris. Les sages et nombreuses institutions 'le ce
souverain, terrible à ses ennemis, doux et modéré
à ses sujets, en assurèrent la durée.
« Ses successeurs jouirent en paix du fruit de ses
travaux et conservèrent en grande partie ses con-
quêtes. Le quatrième d'entre eux, nommé Rharn-
sès-Meiamoum, prince guerrier et ambitieux, les
étendit encore davantage; son règne entier fut une
suite d'entreprises heureuses contre les nations les
plus puissantes de l'Asie. Ce roi bâtit le beau
l'ég-yptiï et le canal de suez. H
palais de Métinet-Habuo à Thèbes, sur les murailles
duquel on voit encore sculptées et peintes toutes
les campagnes de ce Pharaon en Asie, les batailles
qu'il a livrées sur terre et sur mer, le siège et la
prise de plusieurs villes, enfin les cérémonies de
son triomphe au retour de ses lointaines expédi-
tions.
« Les Pharaons qui régnèrent après lui, firent
jouir l'Egypte d'un long repos. Pendant ce temps
d'une tranquillité profonde l'Egypte, tout en lais-
sant s'assoupir l'esprit guerrier et conquérant qui
t'avait dominée sous les précédentes dynasties, dut
nécessairement perfectionner son régime intérieur
et avancer progressivement ses arts et son indus-
trie. Mais sa domination extérieure se rétrécit de
siècle en siècle à cause des progrès de la civi-
lisation qui s'étaient effectués dans plusieurs
de ces contrées par leur liaison même avec
l'Egypte ; celle-ci ne pouvaitplus les contenir sous
sa dépendance que par un déplacement de for-
ces militaires excessif et hors de toute pro-
portion.
« Un nouveau monde politique s'était en effet
formé autour de l'Egypte. Les peuples delà Perse
réunis en un seul corps de nation, menaçaient
1*2 . i/kgvpte et i-e canaC de suez.
déjà les grands royaumes unis de Ninive et de
Babylone; ceux-ci après avoir dépouillé l'Egypte
d'importantes branches de commerce, lui dispu-
taient la possession de la Syrie et so servaient
des peuples et des tribus arabes pour inquiéter
les frontières de leur ancienne dominatrice. Dans
ce conflit les Phéniciens, ces courtiers naturels
du commerce des puissances rivales, passaient
d'un parti à l'autre, suivant l'intérêt du mo-
ment.
« Cette lutte fut longue et soutenue : il ne s'agis-
sait de rien moins que de 1 existence commer-
ciale de l'un ou de l'autre de ces puissants em-
pires. < V." ~ T
« Les expéditions militaires du Pharaon
Chéchonk I er et celles de son fils, Osorkon I er , qui
parcoururent l'Asie occidentale, maintinrent peu-
i lant quelque temps la suprématie de l'Egypte qui
eut pu jouir longtemps du fruit de ses victoires, si
une invasion des Ethiopiens ou Abyssins n'eut sou-
dain tourné toute son attention du côté du midi. Ses
efforts furent inutiles. Sabacon, roi des Ethiopiens,
s'empara de la Nubie et passa la dernière cataracte
avec une armée grossie de tous les peuples barbares
de l'Afrique. L'Egypte succomba, après une lutte
p
i/ÉGYPTK ET LE CANAL DE SUEZ. 13
dans laquelle périt son Pharaon Boc-Hor, le Boc-
choris des Grecs. » (1)
Sabaeon, fondateur de la vingt-cinquième dy-
nastie, amena en Egypte, avec la domination étran-
gère, un temps d'arrêt dans la civilisation et la
prospérité de ce pays.
Cinquante ans s'écoulèrent ainsi après lesquels
un prêtre nommé Sethos parvint à réveiller dans le
cœur du peuple le sentimen t du patriotisme. Les bar-
bares furent chassés, et après quelque temps d'incer-
■
titude et de division, le roi Psammétieus I er (de la
vingt-sixième dynastie) consolida le pouvoir royal
et, pendant un règne de quarante ans, rendit a
*
l'Egypte sa splendeur passée.
Il ouvrit les portes de son empire aux marchands
étrangers et en particulier aux Grecs, et il rendit
à la navigation égyptienne l'essor qu'avait arrêté
la domination barbare.
(1) ChampoUion a emprunté les détails de ce brillant
tableau aux témoins authentiques de la période mêmp
à laquelle il se rapporte. « Ce sont, en effet, les hiéro-
glyphes interprétés par lui qui ont fourni tous ces ren-
seignements incontestables. » Ajoutons que « les dé-
couvertes que chaque jour amène ne font que confirmer
ces renseignements. »
■
14 L EGYPTE ET 1.15 CANAL DE SUEZ.
Xéchao, son fils, continua cette heureuse impul-
sion; selon Hérodote, il équipa une flotte qui alla
reconnaître les côtes de l'Afrique dont elle fît le
tour. : y^rà , >lq -
L'histoire attribue aussi à ce prince la gloire
d'avoir fait reprendre les travaux du canal de
communication entre la Méditerranée et la mer
Roii^e, commencé, dit-on, par Sésostris.
Cependant la caste militaire que Psamméticus
avait mécontentée, précipita du trône NéVhao et
donna le sceptre à Amasis.
La conquête de l'Assyrie par Gyrus, qui sur-
vint sur ces entrefaites, en détournant de l'Egypte
l'attention du roi de Babylone, permit à Ama-
sis de concentrer toute son attention sur le com-
merce et la prospérité intérieure de ses états.
Son règne de quarante-deux ans fut paisible et
heureux: l'industrie, la civilisation, la fortune
publique, tout revint à une prospérité inconnue
depuis la dernière invasion éthiopienne.
Mais lorsque Babylone fut tombée sous les coup-
de Cyrus, Amasis jugea que l'antique puissance
r
de l'Egypte qu'il avait eu un instant l'espoir de
réédifier allait s'écrouler. Du moins eut-il le bon-
heur de ne point assister à la ruine de son trône.
l'égypte et le canal de suez. 15
I
Il mourut au moment où les années du grand
conquérant de l'Asie s'ébranlaient pour envahir-
la terre des Pharaons.
16
l.EGYPTE ET I.E C.AN.-W. DE sn-7.
II. — Les Satrapes. — Les Lapides,
Sous la conduite de Cambyse, les Perses se
présentèrent en 525 (avant J.-C.) devant Péluse,
clef de l'Egypte. Une célèbre bataille illustra ce
lieu: les Egyptiens défendirent leur indépendance
avec un grand courage ; mais accablés par le nombre
ils furent vaincus. Cambyse marcha sur Memphi s
et sur Thèbes dont il saccagea les monuments :
puis, comme saisi du vertige, il se jeta dans le désert
d'Ammondont les sables dévorèrent son armée.
i
Mais l'Egypte n'en était pas moins conquise.
Livrée aux satrapes qui la gouvernèrent au nom
du roi de Perse, elle vit dégénérer les arts, qui
avaient fait sa fortune et sa gloire; les traditions
scientifiques, qui la plaçaient à la tête de la civili-
sation, s'altérèrent et se perdirent ; les campagnes
disputées an lleuve et à la mer se dépeuplèrent,
et les plus opulentes cités devinrent désertes.
Cette ère de désordre et de rapine ne dura pas
moins de deux siècles.
On ne doit donc pas s'étonner si lorsque, pré-
cédépar la renommée de son génie et de sa gloire.
l/ÊGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 17
Alexandre parut en Egypte, il y fut accueilli
comme un sauveur.
Nul cependant ne pouvait prévoir, nul n'eût osé
rêver la splendeur de la période qu'allait ouvrir
h l'antique terre des Pharaons, l'invasion grecque.
« Pendant son règne trop court, mais si merveil-
leusement rempli, Alexandre, dit dans un récent
et remarquable travail un écrivain contempo-
rain (1), conçut et commença à exécuter d'immen-
ses projets destinés, s'ils eussent tous abouti, à
transformer tout d'un coup la face du monde
« L'Egypte devait être la première à profiter de
cette transformation qui, pour avoir été interrom-
pue par la mort subite du grand roi, n'en a pas
moins, à partir de cette époque, progressé rapide-
ment. La reconnaissance des côtes de la mer Ery-
thrée jusqu'aux embouchures del'Euphrate; recon-
naissance accomplie delà manière la plus intelli-
gente et la plus heureuse par Néarqueàla tête d'une
flotte nombreuse; les premières relations commer-
ciales par mer entre l'Inde et l'Egypte; un essai de
communication régulière avec les côtes de l'Afrique
septentrionale jusqu'aux colonnes d'Hercule ; l' ex-
(1). Histoire de l'isthme de Suez, par Olivier Ritt.
t
18 l'kCiYPTE et le canal de suez,
tension des échanges avec toutes les contrées médi-
terranéennes ; la fondation d'Alexandrie et les
grands travaux projetés pour relier cette ville à la
mer Rouge : tout' indique les espérances qu'Aie-
» r *
xandre fondait sur la position de l'Egypte qui était,
dans sa pensée, l'entrepôt naturel à la fois de
3 'Orient et de l'Occident.
<c Par une heureuse exception, l'Egypte n'eût pas
spécialement a souffrir des luttes engagées entre tes
généraux qui se partagèrent l'empire d'Alexandre.
Cette tranquillité relative, elle la dut à ce quePto-
léméeen la recevant en partage, comprit la valeur
de son lot et fit preuve, pour le conserver, de la
plus sage modération. »
L'Egypte redevint donc sous les Ptolémées la
principale puissance commerciale et maritime
du monde; les arts et les sciences y reprennent
un éclat qui atteint en splendeur, si elle ne la
surpasse, cette période brillante dont Champollion
nous traçait, quelques pages plus haut, un trop ra-
pide tableau... Enfin les travaux des géographes
et des navigateurs y créent partout de nouveaux
débouchés; des villes et des ports, des canaux et
des routes surgissent comme par enchantement
sur le sol de lu patrie régénérée, tandis que ses en-
l'égypte et le canal de suez. 19
fants vont jeter leurs comptoirs commerciaux ou
leurs colonies militaires sur les côtes de la nier
Rouge, dans le golfe Persique et jusque dans la
mer des Indes.
Mais où se montre la supériorité de l'époque des
Ptolémées sur les époques antérieures, c'est dans
la forme et dans la puissance nouvelle que les pro-
grès scientifiques de ce temps donnent à la cana-
lisation.
Cette source de richesse et do grandeur acquise
à l'Egypte depuis les temps les plus reculés, mais •
demeurée jusqu'alors à un état de simplicité t oute
primitive et qu'arrêtaient les plus légers obstacles,
se développa tout à coup au moyen de barrages
ou écluses rudimentaires formée de poutres su-
perposées et mobiles. Bien loi le canal de Néchao
et celui qu'avait plus tard creusé Darius, et qui,
élargi et recreusé par Ptolémée-Philadelpho,
prit le nom de cunal des Ptolémées, mirent enfin en
communication , malgré là différence des ni-
veaux, d'une part, la branche pélusiaque du Nil
tvec le golfe Hèroopolite (ou lacs Amers), au
■•entre de l'isthme de Péluse: d'autre part, le
golfe Hèroopolite avec la mer Rouge.
Par malheur, la fin de cette race des Lagides
20 l'ÉPtYPTE et le canal de subz.
qui avait si glorieuse mont débuté, fut marquée
par une série presque continuelle de rivalités
armées entre les branches collatérales qui souil-
r
lèrent le sol de l'Egypte de complots, de meurtre
et de guerre, sans gloire ot sans issues.
Ou arrive ainsi à la trop célèbre Cléopâtre, qui
après avoir enlevé la couronne à son frère Ptolé-
mée, et, après s'être débarrassé par le poison d'un
i
autre frère, resta souveraine maîtresse de l'Egypte;
Avec elle finit la race des Ptoléinées et l'indé-
pendance de leur empire.
Dès lors et pendant six siècles, l'histoire de la
terre des Pharaons, réduite en provinces romaines,
se confond avec celle de la métropole.
Lors de la division de l'empire romain, elle de-
vint une des provinces de l'empire d'Orient el
releva de Byzance.
Les désordres et les crimes qui marquèrent le
cours de cette dernière période, eurent leur contre-
coup en Egypte, qui depuis longtemps était fati-
guée des intrigues et des exactions de ses domi-
nateurs, lorsque se présenta tout à coup à elle un
maître nouveau.
L EGYPTE ET LE CANAL DE SLLZ.
2\
III. — Les Califes.
■
C'était Amrou, lieutenant du deuxième succes-
seur de Mahomet, le calife Omar. Memphis, que
i
les historiens ont appelée la Babylone d'Egypte,
fut attaquée la première; elle capitula sans essayer
même de se défendre.
Alexandrie, qu Amrou alla assiéger ensuite,
résista vaillamment; l'armée musulmane n'y en-
tra qu'après quatorze mois de siège.
On a accusé Amrou d'avoir, irrité de cette
longue résistance, usé de représailles et entre
autres actes de colère et de vandalisme, fait in-
cendie i' la précieuse bibliothèque d'Alexandrie.
i
« Le fait, disent les historiens modernes, parait
controuvé. Il serait dans tous les cas en contra-
diction avec la sagesse éclairée de l'administra-
tion d'-Amrou en Egypte, » et avec l'admiration
et la sympathie que ce beau pays inspira immé-
diatement à ce célèbre conquérant.
Nos lecteurs en auront la preuve, s'ils veulent
bien lire le rapport suivant, adressé par Amrou
ÏZ L EGV'PTE HT LE CANAL DE SCEZ.
lui-même au ealiic Omar, eu réponse à une lettre
de ce prince, lui demandant une description
exacte de la contrée dont il venait d'enrichir
l'empire des fils de Mahomet.
« prince des fidèles, imagine un désert aride
« et une campagne magnilique, au milieu de
« deux montagnes, dont l une a la forme d'um-
« colline de sable et l'autre du ventre d'un ehe-
« val étique ou du dos d'un chameau. Voilà
« l'Egypte !
« Toutes ses productions et ses richesses vien -
« nent d'un fleuve béni qui coule avec majesté
« au milieu. Le moment de la crue et de la re-
<f traite des eaux y est aussi réglé que le lever du
« soleil et de la lune. 11 y a une époque de l'année
« où toutes les sources de l'univers viennen t payer
« à ce roi des lleuves, le tribut auquel la Provi-
« dence les assujettit (Hivers lui. Alors, les eaux
« augmentent, sortent de leur lii, et couvrent
« toute la surface de l'Egypte, pour y déposer un
« limon productif. Il n'y a plus de commun ica-
« tions d'un village a l'autre que par le moyen
« de barques légères, aussi nombreuses que les
« feuilles du palmier. Lorsqu arrive en lin le mo-
« ment où les eaux cessent d'être nécessaires à la
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. Î3
« fertilité du sol, le 11 cuve docile rentre dans les
« bornes que la nature lui a prescrites, afin que
« les hommes puissent recueillir les trésors qu'il
« a déposés dans le sein de la terre. Alors, ce peu-
« pie protégé du ciel, ouvre légèrement la terre,
« à laquelle il confie les semences dont il attend
« la fécondité de Celui qui fait .croître et mûrir
« les moissons.
« Bientôt le germe se développe, la tige s'élève,
« l'épi se forme par le secours d'une rosée qui
« supplée aux pluies , pour entretenir le suc
« nourricier dont le sol est imprégné. La mois-
« son mûrit proniptement ; mais aussitôt à la
« plus abondante fertilité succède une stérilité
r
« complète. Et ainsi, ô prince des lidèles. l'Egypte
« offre tour à tour aux regards, l'image d'un dé-
" sert poudreux, d'une plaine liquide et moirée
<r d argent, d'un marécage noir et limoneux,
« d une prairie verte et ondoyante, d'un parterre
« de fleurs variées et d'un guéret couvert de
« moissons jaunissantes.
« Béni soit le Créateur de tant de merveilles.
« Trois choses, ô prince des fidèles, contribue-
nt ront essentiellement à la prospérité de l'Egypte :
« la première de ne point adopter légèrement les
24 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
« projets inventés par l'avidité fiscale et tendant
« à une augmentation d'impôts ; la seconde,
« d'employer le tiers des revenus i\ 1 "entretien des
« canaux, des ponts et des digues; la troisième,
« tic ne lever l'impôt qu'en nature sur les fruits
« que la terre produil.
»< balut! »>
Les sages conseils d Auii'ou ne furent pas ton-
jours suivis, et parmi les nombreux lieutenants
que les califes envoyèrent en Egypte, plus d'un
pressura le peuple et abusa de sou rapide pou-
voir (1). * . , •
D'autre part, les révolutions qui tour à Lour
placèrent à la tète des Musulmans, les Abassides
et plus tard li's Faliinitcs, eurent chacun leur
écho dans cette partie si importante de l'empire
des califes (2).
(1) Les califes avaient soin de change auvent Icuiv
lieutenants en Egypte, de crainte qu'une longue auto-
rité leur inspirât des pensées d'usurpation.
(2) Presque dûs le début de l'islamisme trois famil-
les se disputèrent l'autorité. Le second successeur de
Mohamet, Moa\via, i Tétait autre qu'un usurpateur : il
s'était empare du pouvoir en détrônant Ali, le gendre
du prophète- % ' ,
Une autre famille, celle des Abassides, descendant
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 25
Puis vinrent la puissance et les querelles des
deux milices éthiopienne et turque ; on sait corn-
*
d'Abbas, oncle de Mahomet, vint à son tour, représen-
téc par Aboul-Abbas, s'emparer du pouvoir. Voulant
rompre avec les souvenirs du passé, les califes abassi-
des abandonnèrent Damas, et fondèrent sur la rive
droite du Tigre une nouvelle capitale qui devint la cité
ta plus importante des Musulmans. Cette ville était la
fameuse Bagdad, ([ui eut bientôt jusqu'à 800,000 ha-
bitants. Une autre famille jouissait aussi d'une grande
influence et formait un troisième parti, séparé des au-
tres par les intérêts, par les opinions et par la diffé-
rence dans les pratiques religieuses, car toute division
dans la société islamique se traduit surtout par les scis-
sions dans les crovances et dans les cérémonies du
culte. Cette troisième famille descendait de Fatime, la
hlle du prophète, et on l'appelait fatimite. — Pour éta-
blir une ligne de démarcation visible pour tous, elle
avait adopté exclusivement la couleur verte, tandis que
les Ommiades portaient la blanche et les Abassides, la
noire. ; >
Si, les Abassides dominaient en Asie, les Ommiades
avaient conservé tout leur prestige en Occident. Aboul-
Abbas, premier calife abasside, eut recours à la plus
odieuse trahison pour anéantir le parti contraire. Sous
le prétexte spécieux do terminer toute dispute, il invita
les princes ommiades à un festin à Damas et les fit
égorger sans pitié. Un seul membre de cette malheu-
/
26 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
nient cette dernière triompha et demeura maî-
tresse absolue de l'empire.
Cette dernière période nous conduit à l'époque
§
des croisades, époque gui, en faisant de l'Egypte
le théâtre de luttes héroïques, rendit à ce pays
une partie de son importance passée.
C'est là en effet crue l'armée d' Amaury, chef des
croisés, rencontra celle de Nour-ed-dyn, prince
puissant de Syrie ; Salah-ed-dyn (Saladin) , lieute-
nant de Nour-ed-dyn commandait les forces de
l'Islam ; il traita avec Amurat, se déclara indépen-
dant et fonda la dynastie des Ayoubites.
A la conquête de l'Egypte, point de départ de sa
fortune, Saladin ajouta successivement la Syrie,
la Mésopotamie et l'Arabie ; toutefois il conserva
pour capitale le Caire, que Bjouhar, lieutenant des
califes, avait fait bâtir deux siècles auparavant et
qu'il embellit et fortifia»
rcuse famille échappa ù la mort, il se retira en Afrique
et trouva enfin un refuge à Tubar, ville assez impor-
tante alors et dont il ne reste aujourd'hui que quelques
ruines, non loin de Tlemcen. — Ce jeune homme, cet
enfant presque, devait illustrer son nom et sh race; il
devait, jeune encore, scinder définitivement l'empire
mahométan en fondant le califat de Cordouo. Ce fut
le célèbre Abdérame.
l'égypte et le canal de suez. 27
L'empire de Saladin fut partagé à sa mort en-
îi-e ses trois fils, et l'Egypte échut à Malek-el-azir
auquel succédèrent Malek-el-adel, Suffert-el-
dyn, Malek-el-amel et Malek-el-salek, sous le rè-
gne duquel le roi saint Louis entrepôt l'avant-
dernière croisade.
En apprenant que les-croisés au lieu de se diri-
ger vers la Syrie avaient débarqué au nombre
de 50,000 devant les boucbes du Nil, Malek-el-
■
salek accourut défendre ses JEtats. Il périt dans un
sanglant combat; son fils Timran-Chab lui sue-
\ Ce fut ce dernier prince qui gagna la célèbre
bataille où saint Louis fut fait prisonnier.
11 jouit peu de son triomphe : Les chefs de son
armée le massacrèrent à l'issue d'un festin; avec
lui s "éteignit la dynastie fondée par Saladin, dynas-
tie sous bi quelle l'Egypte avait reconquis une par-
lie de son importance et de sa prospérité passée.
28 l'égypte et le canal de suez,
r\*. — I >i:s Mameluks.
La milice triomphante fonda sous le nom de
Mameluks-bahritcs, une dynastie qui gouverna
l'Egypte pendant plus d'un siècle, et à laquelle
succéda, en I.'J84,la dynastie des Mameluks-circas-
siens appelés an trône, comme les précédents, par
nue révolution militaire.
Cette dynastie se composa également d une sé-
rie d'émirs turbulents qui se disputaient l'auto-
rité et provoquaient d'ordinaire par des moyens
sanglants les vacances don! ils prolitaient.
La conquête de l'Egypte par Sélim, successeur
de ttajazol mit fin à la dvnastie des Ciivassiens;
mais non pas à la puissance des Mameluks qui, au
nombre de vingt-quatre, furent nommés bnjs ou
commandants des provinces. Toutefois au-dessus
du leur fut créé le pouvoir central et supérieur
dun pacha ou vice-roi.
Mais redoutant que ce pacha qui devait conte-
nir l'ambition du bey et de la milice, ne se servît
un jour de l'étendue de son pouvoir pour se dé-
clarer indépendant. Sélim. qui du reste, en s'em-
Ji KlïYPTtë KT LE CANAL UK SUEZ. !•
parant do l'Egypte, avait en vue bien, moins un
agrandissement de territoire que la conquête
du titre d'héritier et de lieutenant de Mahomet
que s'attribuaient les héritiers des Abassadides,
imaginad établir un contre-poids réciproque entre
10.. V
ces deux autorités, dont il prévoyait les intrigues
ambitieuses ; et pour cela il attribua aux beys,aux
corps de milice et aux principaux ulémas du pa-
chalik. le droit de contrôler les actes du pacha et
de le révoquer de ses fonctions, au cas où son
administration ne serait pas régulière.
Cette mesure était aussi impolitique que dan-
gereuse. Elle devait ruiner promptement la domi-
nation de la Sublime-Porte en Egypte.
;s-beys , en effet , ne se firent
point faute d'user de ce droit de destitution, au
moyen duquel ils recouvraient en quelque sorte
la souveraineté que le sort des armes leur avait
fait perdre.
Les révocations de pachas se succédèrent sans
être jamais discutées par le gouvernement de la
Porte. Les beys envoyaient à Gonstantinople les
pièces qui constataient les actes vrais ou suppo-
sés du pacha. Ces pièces étaient signées par eux
d'abord et ensuite par quelques officiers du corps
•>
ff
30 l/ÉftYPTE ET LE CANAL DE SUEZ,
de milice et par quelques ulémas complaisants.
Sur la réception de ce dossier, le grand seigneur
n'hésitait jamais à nommer un nouveau pacha.
Quant an tribut fixé par Sélim, comme équiva-
lent de la partie des contributions qui devaient re-
venir au gouvernement de la Porte, il fut d'abord
envoyé chaque année à Constantinople avec un
grand appareil, puis il y eut des retards, des
tiraillements ; enfin il cessa complètement d'être
payé. <u
Il serait trop long d'indiquer ici l'interminable
nomenclature des pachas égyptiens, hommes sans
importance d'ailleurs, et dont le principal souri
était de s'indemniser par toutes les voies possibles
du présent magnifique que leur avait coûté leur
investiture.
N'osant compter sur une longue autorité, ils se
hâtaient d'arriver à la fortune, et leurs exactions
ne servaient que trop de prétexte aux beys pour
les accuser et les déposer, aussitôt qu'ils pouvaient,
craindre de leur voir prendre quelque autorité
réelle.
Bientôt l 'influence administrative de ces souve-
rains de passage s'effaça complètement; ils ne
turent plus qui» des automates aux ordres des beys.
1/ EGYPTE HT LE CANAL DE SUEZ. 31
Tel était l'état des choses au moment où éclata
le conflit avec la France, à la suite duquel eut lieu
l'expédition de 1798,
C'est à ce moment que nous ferons commencer
la deuxième partie de notre récit que, sans tenir
compte des divisions ordinaires de l'histoire, nous
, avons intitulée l'Egypte moderne.
If
L'Égypte moderne.
I. — Expédition française oh Î798.
A l'époque où nous sommes arrivés il était doue
constaté : 1
1° Que la Porte ottomane n'avait pas l'ombre
«l'autorité effective en Egypte ;
2° Que le pacha n'y était que le premier esclave
des beys ;
3° Que la Porte n'en retirait pas le moindre re-
venu; " ' ^ ' : r
4° Qu'elle n'y jouissait d'aucun droit réel de
souveraineté, car les beys y disposaient à leur
gré et à leur profit de toutes les terres.
Un tel état de choses devait nécessairement être
fatal aux Européens que le commerce attirait en
Egypte. Les Français qui d'il bord a raient joui sur
ce point de 1" Afrique comme sur les côtes barba-
resques de certains privilèges, étaient devenus de-
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 33
puis 1760, c'est-à-dire depuis l'avènement au pou-
voir d'Ali-bey, l'objet de vexations particulières,
Voici ce qui s'était passé.
Tant que les pachas possédèrent en Egypte un
semblant d'autoritr, les heys et les corps de milice
vécurent dans une union apparente. Mais lorsque
le pacha eut penlu jusqn au dernier rayonnement
de ce prestige qui avait suppléé aux yeux des
foules à l'autorité réelle, la discorde se mit entre
eux. Ils se disputèrent le pouvoir ; les beys triom-
phèrent enfin, et l'un d'eux ayant rallié les autres
sous son autorité, se déclara indépendant de la Porte
à laquelle il résista les armes à la main, et se fil
nommerparle chérif delà Mecque, sultan d'Egypte.
C'était Ali-bey, musulman fanatique et par
suite ennemi de tout ce qui portait le nom chré-
lien. Ali-bey, comme les orientaux au temps des
croisades, faisait-il du royaume de France la
personnification du grand principe chrétien î
Toujours est-il qu'il avait voué à notre nation
une haine particulière, haine qui se manifestai!
non - seulemen I dans la manière hautaine ei
extravagante dont, à plusieurs .reprises, il traita
nos consuls, mais encore dans sa conduite envers
notre pavillon el nos nationaux.
■
34 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
Il exigeait de nos négociants des fournitures à
des prix ruineux, et leur empruntait des sommes
qu'il ne leur rendait jamais; il en extorquait par
force ou par ruse des présents considérables; en-
fin il fit perdre à une de nos maisons de com-
merce le montant d' une année de fournitures s ele-
vaut à la somme, alors énorme, de 300,000 francs.
or
Les successeurs d'Ali eurent plus de modération
dans leurs rapports avec notre commerce ; toutefois
h
la France eut à se plaindre gravement de leur
uouvernement.
Mais le rÔMin 1 îr plus désastreux pour nos in-
térêts commerciaux et pour la dignité de notre
pavillon fut celui de Mourad-bey et d'Ibiahim-bey
qui, amenés simultanément au pouvoir, se parta-
gèrent l'autorité.
Stimulés S3.ll S doute dans leurs exactions nar
l'exemple des pirates barbaresques qui tenaient
sous l'oppression les navires et le commerce mé-
diterranéen, les beys exercèrent dans les mêmes
pârages lii plus odieuse tyrannie; toutes les na-
tions de l'Europe eurent à se plaindre d'eux et la
France surtout se vit sérieusement olfensée dans
son honneur et compromise dans ses intérêts. "
Un instant ou se crut débarrassé «les deux
f
l'Egypte et le canal de suez
35
tyrans qui, chassés de l'Egypte par une expédition
envoyée de Gonstantinople contre eux en 1786, fu-
rent remplacés par Ïsmaïl-Bey, prince juste et
éclairé.
Cette trêve ne fut pas de longue durée : en 1790
Mourad et Ibrahim rentrèrent au Caire, et leurs
dépradations recommencèrent.
La France s'émut des pétitions, des mémoires
furent adressés au Directoire dès Tannée 1795 ;
une enquête fut ordonnée et bientôt une expédi-
tion fut résolue.
On sait comment, partie de Toulon, sans savoir
où son général, le jeune et populaire vainqueur
d'Italie, la conduisait, l'expédition après avoir
enlevé Malte en passant, arriva, devant Alexanr
drie au commencement de juillet 1798.
Après s'être emparé de la ville, Bonaparte battit
lavant-garde des Mameluks à Chébreis, détrui-
sit leur flottille du Nil, s'avança vers le Caire et.
le 24 juillet, gagna la célèbre bataille des Pyra-
mides. * ï • î
Le lendemain, notre armée triomphante taisait
son entrée au Caire.
Moins heureuse que notre armée de terre,
notre Hotte, surprise dans la baie d'Àboukir, par
36
l'égypte et le CANAL DE SI Et
Nelson, succombait avec gloirç, accablée sous les
forces ennemies.
Bonaparte cependant se hâtait d'assurer la sta-
bilité de sa conquête par une sage organisation
du pays. Il respectait les croyances, les mœurs
des habitants, qui l'appelaient « le favori d'Allah; »
il établissait un système d'impôts, perçus comme
auparavan t à l'aide des coptes. En même temps il
s'occupait d'assurer le bien-être de ses soldats et
il établissait dans un des plus vastes palais du
Caire « cet institut d'Egypte, dont les membres,
Monge, Bertholet, Fourier, Dolmieu, Larrey,
Geoffroy Saint-Hilaire, etc., commencèrent à
conquérir à la science cette contrée mystérieuse
qui n'a révélé ses secrets que depuis le jour où
le génie de la France y a passé. »
Au milieu de ces travaux la nouvelle du dé-
sastre d'Aboukir vint surprendre Bonaparte.
C'était un irréparable malheur, par suite duquel
r
l'expédition d'Egypte, qui devait nous donner
l'empire de la Méditerranée, où nous avions
maintenant quatre des positions les plus impor-
tantes : Toulon, Malte, Corfou et Alexandrie,
netuit plus qu'une aventure au lieu d'être le
commencement d'une grande chose.
LEGM'JK ET LE CANAL DE SUEZ. 37
Ici se déroule une des plus belles pages de
notre histoire et peut-être de l'histoire moderne.
« Nous étions comme emprisonnés dans notre
conquête, et sous la pression de l'Angleterre la
Porte se déclarait contre nous.
« — Eh ! bien, dit Bonaparte à ses soldats, il
faut mourir ici, ou en sortir grands comme les
■
anciens.
« Et il écrivait à Kléber qu'il avait laissé à
Alexandrie :
« — Ceci nous obligera à l'aire de plus grandes
choses que nous n'en voulions l'aire. Il Tant nous
tenir prêts.
« Kléber répondit :
■
« Oui, il faut faire de grandes choses ; je pré-
pare mes facultés.
« Bonaparte commença par achever Loccupa-
l ion de tout le pays. Une révolte ayant éclaté au
Caire fl), il la comprima avec rigueur,
, « Desaix, le sultan juste, connue l'appelaient
les Arabes, lancé à la poursuite de Mourad-
bey, s'était déjà emparé de la Thébaïdc, et se ;
régiments campaient près des cataractes de
(l) Octobre 171)8.
38 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
Syèue, aux dernières limites du monde romain.
« Bonaparte, sûr désormais de. sa conquête,
v
s'avança vers la Syrie d'où il eut pu couvrir
1 Egypte et menacer à son gré Constantinople ou
l'Inde (l). Il réussit d'abord, s'empara de Gaza
et de Jaiîa où nos soldats prirent le germe de la
peste, et dispersa à la bataille du Mont-Thabor (2)
une grande armée turque. Mais au siège de Saint-
Jean d'Acre tout son génie échoua, faute de
♦
moyens matériels, contre le courage des Turcs et
la ténacité de l'amiral anglais Sidney-Smith, le
mémo dont il a dit souvent plus tard : « — Cet
homme m'a fait manquer ma fortune. »
« N'ayant ni munitions, ni grosse artillerie, il
ne put ouvrir do bref luis praticables, et après
soixante jours de tranchées oL huit assauts meur-
triers il dut ramener en Egypte son armée épui-
sée de fatigues et décimée par la peste (3). »
La, de nouvèlles luttes l'attendaient : « Un
imposteur qui se faisait appeler l'ange El-Modhy,
tâchait de soulever le Delta. Bonaparte en eut
bien vite raison. Une (lotte anglaise avait débar-
(ï) Février 1799.
(2) 16 avril.
(3) 20 mai. ,; "
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 30
que à Àboukir dix-huit mille; janissaires; il les
jeta à la mer (1). C'est après cette brillante action
mie Kléber s'écria dans un élan d'enthousiasme :
(c — Général, vous êtes grand comme le monde!
r
« L'armée d'Egypte n'avait plus rien à craindre,
mais elle n'avait plus rien à faire. Cette inaction
pesait à Bonaparte. Quand il apprit qu'une se-
conde coalition s'était formée, que l'Italie était
perdue, que la France allait être envahie, il remît
le commandement à Kléber et montant sur une
frégate, franchit audacieusement toute la Médi-
terranée au milieu des croisières anglaises.
« Le 8 octobre, il débarquait à Fréjus... »
Pendant ce temps, Kléber se montrait fidèle
dépositaire de la gloire de nos armes : Une année
turque commandée par le grand vizir envahit
l'Egypte ; Kléber la rejoint à Héliopolis (2). Le*
ennemis étaient au nombre de soixante mille.
Notre armée comptait à peine douze mille com-
battants. La victoire néanmoins ne fut pas un
instant incertaine, et plus libre que jamais, après
ce nouveau triomphe, de se livrer à la paisible
(1) U juillet.
(2) 20 mars 1800.
■
il) l/ÉOYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
administration du pays, 'Klébcr s'attachait à faire
9
pénétrer dans les mœurs et les usages de l'Egypte
le bienfait de la civilisation occidentale, lorsqu'il
tomba sous le fer d un assassin venu de Syrie (l).
Le commandement passa aux mains du géné-
ral Menou. brave soldat, mais chef irrésolu, qui
ne sut ni s'opposer au débarquement d'une année
anglaise, ni la rejeter hors de l'Egypte. Après la
défaite de Canapé (2), il dut céder aux Anglais
le Caire et Alexandrie et signer une capitulation
par laquelle il s'engageait à rentrer en France
avec ses soldats.
La campagne d'Egypte linit ainsi ,:>;, après une
occupation de trois ans et trois mois. Elle lai>
sait pour résultats positifs, avec les admirable.-
travaux des savants qui avaient accompagné
l'expédition, les germes d une renaissance égyp-
tienne.
Favoriser cette renaissance dans l'intérêt de la
sécurité et do l'équilibre du inonde, telle a toujours
été depuis cette époque, et telle est encore la poli-
tique de la France.
0) H juin 1800.
(2) 9 avril 1801.
(3) 15 octobre 1801.
I.'KCVPTK ET Uî B&N.M. DR ST'RZ. 'il
Mais, bien que pressé de poursuivre notre récit,
nous ne pouvons passer sons silence un des.
H
épisodes de la campagne d'Egypte qui se rattache
tout particulièrement au but principal de notre
travail: le percement de l'isthme de Suez.
Parmi les questions que devaient examiner les
savants attachés à l'expédition française, il en
était une dont Bonaparte voulut commencer per-
sonnellement l'étude, persuadé qu'il était de son
immense importance. C'était la question du per-
cement de l'isthme. La première reconnaissance
dn tracé du canal de jonction faillit même coûter
la vie ati jeune général.
Bonaparte partit du Caire le 24 décembre 17VI8.
accompagné de plusieurs officiers généraux et
des principaux membres de la Commission scien-
tifique. On arriva à. Suez le 2(i et on s'occupa
immédiatement de l'examen des lieux; on tenait
avant tout à retrouver les vestiges du canal qui
avait mis autrefois en communication la mer
Rouge et les lacs Amers. Or, « en rentrant d une
de ces explorations, la petite caravane surprise
par la nuit, arriva, pendant la marée montante,
au point où elle crut avoir passé à gué le matin,
et elle s'engagea dans les lagunes recouvertes par
n i/ÉGYTPE ET LE CANAL DE SUEZ.
la mer. Déjà le cheval du général en chef a perdu
pied et se débat dans le sable mou vaut qui va
l'engloutir, quand nu des cavaliers de l'escorte
se précipite, l'enlève vigoureusement par la bride
et le forçant à s'élancer au galop, sauve Bona-
parte du danger qui le menace. »
Après avoir relevé l'ancienne trace du canal de
la mer Houge aux lacs Amers, l'expédition revint
au Gain; et fit dans la vallée de rOnaddy-Tou-
milat (l'ancienne terre de Gessen), le même travail
pour la partie du canal qui reliait autrefois le Ni!
aux lacs Amers.
Bonaparte qui avait dirigé lui-inéme ces diverses
explorations, chargea alors M. Lepère, ingé-
nieur en chef et diree Leur-général des ponts et
chaussées, d'étudier le terrain et de dresserun pro-
jet de canal pour le passage aussi direct que pos-
sible des navires de la Méditerranée dans la mer
Rouge.
Les travaux de M . Lepère et de ses collabora-
teurs durèrent trente-neuf mois et furent accom-
pagnés de difficultés et de périls de toute sorte.
« Plus d'une fois le manque d'eau douce etle défaut
d'approvisionnements forcèrent la petite brigade des
opérateurs de quitter à la hâte ledésertsous peinede
J
I
l'égypte et le canal de st'ez. 48
mort. N'ayant que des moyens de transport et des
abris insuffisants , ils furent tout le temps exposés
aux plus rudes fatigues. Enfin leur isolement sur
la frontière peu sûre de l'Egypte et do la Syrie et
leur éloignement de tout centre important des
troupes françaises, avec une centaine de soldats
pour toute garde, rendirent leur situation des plus
précaires... »
C'est à ces causes défavorables que l'on doit sans
doute attribuer l'erreur capitale qui se trouve
dans les appréciations fort justes et fort complètes
d'ailleurs de M. Lepère : son rapport conciliai l
«i ne la mer Rouge étant de neuf mètres plus èlevh
que la Méditerranée, en unissant les deux mers
ou s'exposait à amener de redoul; tbles malheurs ( 1 ) .
(1) Cette opinion erronée depuis longtemps accrédi-
te en Europe aussi bien qu'en Orient, «levait être plus
tard une des objections les plus sérieuses opposées à
M . de Lessops.
l'éc.ypte et le canal de suez.
IT. — Mkhémet-Ali.
t
Le départ dos Français laissait on Egypte le
champ libre aux Mameluks d'une part et d'autre
part aux Turcs et aux Anglais. Un nouveau compé-
titeur surgit bientôt, donl les talents, T énergie et
surtout la persévérance ne devaient pas tarder à
dominer la situation.
Nous avons nommé Méhémet-AIi.
Né en 17G9 à la Cavale en Roumélie (Macédoine)
Méhémet-AIi se plaisait à faire 1 remarquer que du
même âge que Napoléon, il était compatriote d'A-
lexandre. Ce double hasard de la naissance ne de-
vait pas être le seul rapport qu'il pût revendiquer
avec- ces deux héros. Lui aussi était destiné à orga-
T
niser un puissant Etat et à unir La bravoure du
"conquérant à la sagesse du législateur.
Coïncidence étrange! c'est à la France ou plutôt
à un agent français en Egypte, à M. Mathieu de
Lessops, père de celui qui, soixante ans plus tard,
devait jeter un si grand éclat sur le règne de son
tils et de son petit-fils, que Méhémet-AIi dut l'ori-
gine de sa haute fortune.
Alors en effet que Méhémet-AIi n'était encore
I.'KfiYPTÏï ET LE CANAL DE ST'EZ. -V*)
que le chef de quelques centaines d Albanais, le
comte Mathieu de Lesseps envoyé en Egypte comme
consul de France, après le traité d'Amiens, fut si
frappé du caractère à la fois résolu et politique de
ce chef, qu'il écrivit à son gouvernement: « Le
bimbachi Méhémet-Ali me semble, parmi lous
les chefs du pays, le seul capable de vaincre
l'anarchie qui désole et ruine l'Egypte. »
Ce jugement communiqué au comte Sébas-
tiani, alors ambassadeur à Constantinople, .diri-
gea, assure- t-on, le choix du Sultan, qui éleva
4 ■ ■
Méhémet-Ali à la dignité de Pacha d'Egypte,
La lutte s'ouvrit aussitôt entre les Mameluks
et. le nouveau pacha. Ap] télés par la milice, les
Anglais se présentèrent devant Alexandrie (1),
mais ils ne purent débarquer, grâce à l'activité et
à l'éii orgie déployées par Méhémet-Ali.
Les Mameluks ne se tinrent pas pour découra-
gés par ce brillant succès du nouveau vice-roi.
Méhémet-Ali ne triompha de leur longue résis-
tance que par la ruine complète de ses ennemis
et après plusieurs années de luttes et d'efforts (2),
(l) 1807.
">> l-Vvrior ISU.
(
46 i/ÉGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
La paix régnait enfin en Egypte et le. pacha
appliquait tonte la puissance de son génie à déve
lopper les éléments de prospérité si longtemps
étouffés par les exactions d'un despotisme arbi-
traire et par les déchirements de In guerre civile,
lorsque le Sultan l'appela en Arabie pour y dé-
fendre la ville sainte» de l'islamisme contre les
Waabites (1) qui s'en étaient emparés. Méhémct-
Ali triompha de ces sectaires et envoya à Gons-
lantinople leur chef Abdallah que le Snllan ht dé-
capiter.
f
De retour en Egypte le pacha reprit son œuvre :
Tl encouragea l'agriculture , les arts , enrégi-
menta des nègres et des fellahs, les façonna à la
discipline et à la tactique européenne, fit la con-
quête de la Haute-Nubie, du Sennaar, du Kordofan
*
e t de 1 ' E th i op i e j u sq u aux fron tières de l' Ah y s s i n i e .
Des ordres du Sultan interrompirent cette pé-
riode de conquête et d'organisation tout à la fois.
Les troupes égyptiennes durent aller soumettre
les Grecs révoltés.
Le canon de Navarin arivia Ibrahim-Pacha,
tiis de Méhémet-Ali, dans L'accomplissement de
■
T) Secte musulmane.
i
l'éiîypte et tJS canal de suez. 47 •
*
cet ordre, et ce fui uu bonheur pour l'Egypte:
« L'émancipation de la Grèce ne tarda pas en effet
ii enrichir Alexandrie par le développement du
commerce et de la marine hellénique. »
Sur ces entrefaites cependant surgit entre la
t
Porte et le pacha d'Egypte des motifs de plainte
et de rupture.
Le sultan s'était engagé, en récompense des ser-
vices de Méhémet-Ali en Arabie et en Grèce, à
t
ajouter au pachalik d'Egypte le gouvernement
du district d'Acre , mais au moment de remplir
sa promesse il craignit sans doute de rendre
trop puissant un lieutenant déjà redoutable, et
r
non-seulement il chercha les moyens d'en élu-
der l'accomplissement, mais encore, à l'occasion
de différends survenus entre le pacha d'Acre et
Méhéniet-Ali, la Porte refusa de faire justice à ce
dernier.
Méhémet-Ali vit dans ce fait l'indice d'une dé-
faveur prochaine, et, sans laisser à l'intrigue qui
se tramait contre lui, le "temps d'éclater, il résolut
de se fa ire justice lui-même.
Six mille déserteurs égyptiens étaient déjà à la
solde du pacha d'Acre. Il lui écrivit pour les récla-
mer, ajouta n t. brièvement que s'il ne leur taisait
48 i/ÉOVPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
repasser immédiatement la frontière «il irait les
prendre avec un homme de plus!»
Le pacha d'Acre n'ayant pas répondu à cette
juste réclamation, Méhémet-Ali réalisa sa menace.
Soixante mille hommes sous le commandement
d'Ibrahim- Pacha franchirent la frontière de Syrie
et allèrent attaquer Saint-Jean d'Acre, après s'être
emparé de Gaza et de Jaffa.
La ville fut emportée d'assaut (1) après six mois
de siège ; quatorze cents Egyptiens périrent sur la
brèche, et la garnison réduite à quatre cents
hommes, obtint une capitulation honorable.
Abdallah fut embarqué pour Alexandrie, où
Méhémet-Ali le reçut avec les plus grands égards.
A la nouvelle de cet événement la Porte s'émut :
une armée turque fut dirigée sur la Syrie en
même temps que la flotte des "Dardanelles rece-
vait l'ordre de lever l'ancre et de se porter sur les
côtes d'Egypte.
Méhémet-Ali, objet de cet armement et déclaré
rebelle, continuait de protester de sa soumission à
la Porte. Pendant ce temps [brahim marchait de
*
victoire en victoire. Les Egyptiens mieux orgaui-
1; '21 mai 1*:V.\
I/ÉfiVPTE ET I-E CANAL DE SUEZ. 4 9
sés, mieux armés, mieux disciplinés que les
troupes turques semblaient infatigables et invinci-
Mes. La prise de Damas, la bataille de Homs sui-
vie de la prise de la ville du même nom, la prise
d'Alep et la bataille du défilé de Beyian-Boghosi
anéantirent l'année d'Hussein-Pacha.
Les Egyptiens pouvaient alors tout espérer, tout
tenter; le génie do Méhémet-Ali lui fit compren-
dre que le parti le plus sage était relui de la mo-
dération, et une trêve tacite vint suspendre les
hostilités.
L'escadre turque était bloquée par l'escadre
* É * -
égyptienne à Marmorizza; un ordre du puissant
r
pacha d'Egypte eut été le signal de sa destruction.
Mais tset ordre, Méhémet-Ali no le voulut point
ilonne] 1 . « Ceux qui ont vécu alors dans l'intimité
île ce prince savent combien était loin de sa pen-
sée l'idée qu'on lui a si gratuitement prêtée, de
fonder un empire arabe. Il n'avait d'autre ambi-
tion que de créer au midi de l'empire ottoman
une force capable de compenser l'allaiblisseraent
graduel des provinces du nord; d'empêcher ou au
moins de retarder une décadence qui déjà pa-
raissait être imminente , de se faire, en un mot.
le soutien de son suzerain.
l'égyptb et lk canal de suez
(( Aussi à ceux qui le félicitaient du triomphe
des Arabes commandés par Ibrahim sur les Turcs:
— Ce sont les officiers plus que les soldats, disait-
il, qui gagnent les batailles; or, les officiers de
mon armée sont turcs, comme je le suis moi-
même. »
Et il poussait avec activité les négociations
avec la Porte. La France s'était portée médiatrice,
et le sultan paraissait incliner à un accommode-
ment; mais m politique anglaise se mit au travers
de ces dispositions pacifiques.
Hussein- Pacha, le vaincu de lloms et de Bey-
lan fut remplacé par le grand-visir Reschid- Pacha,
et une nouvelle armée de soixante mille hommes
l'ut envoyée en Syrie. Ibrahim-Pacha n'avait âVôc
lui que vingt mille combattants. Les deux armées
se rencontrèrent près de la ville de Koniah el le
triomphe du fils de Méhémet- Ali fut complet fl).
Ce fut là le dernier épisode de la campagne de
Syrie.
L'armée égyptienne n'était qu'à six jours de
marche du Bosphore; toutes les populations si»
déclaraient pour elle, et il n'y avait plus de trou-
Ci) 2\ décembre 1832.
1
l/ËCYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. S l
pes turques qui pussent arrêter sa marche. L'oc-
casion eut donc été belle si Méhémet-Ali avait eu
l'intention de détrôner le sultan; mais sa con-
duite montra bien que telle n'avait jamais été sa
pensée: il envoya l'ordre à son fils de s'arrêter et
de cesser les hostilités.
Quelques jours plus tard il accédait aux propo-
sitions du sultan, déclarées justes par les puissances
médiatrices (1), Par ce traité dit paix de kuîayê,
du nom de l'endroit où se trouvaient Ibrahim et son
armée au moment où il fut signé (2). Méhémet-
Ali se reconnut vassal de la Porte et s'engagea,
en gardant la Syrie, à payer exactement la con-
tribution annuelle consentie précédemment par
les pachas de cette province.
Méhémet-Ali en se montrant très-exact à exé-
cuter les conditions de ce traité, apporta toute
l'activité de son esprit essentiellement organisa-
teur, à créer une administration régulière dans ses
nouveaux états.
Peut-être l'autorité militaire qui y resta en per-
manence, y'déploya-t-elle une sévérité trop grande.
Toujours est-il que dès le début il se manifesta
(1) La France, l'Autriche et la Russie.
1) U mai 1833.
■
52 l'kgypti: et le canal de suez.
dans la population syrienne des germes de mé-
contentement qui ne tardèrent pas à se dévelop-
per, exploités ([ii ils furent bientôt par les adver-
saires de la puissance égyptienne.
Le gouvernement anglais après avoir fait tous
ses efforts pour empêcher la signature du traité
de Kutayé, n'avait jamais cessé d'agir sur le
sultan pour ramener à rompre avec Méhémet-
Ali qui, disait-il à toute occasion: « devait être
débusqué du terrai)) menaçant sa)' leijurt il s'était
placé. j>
La Porte tint bon pendant sept ans contre tous
les conseils et toutes les insinuations ; les menées
malveillantes des ennemis du pacha devaient
toutefois aboutir. La Syrie vit nne ibis encore une
armée turque arriver sur son territoire pour y
être ba t tue par Ibrabim-Paeha (1 ) .
Sur ces entrefaites une armée anglaisé débar-
qua en Syrie et s'empara de Beyroutet de Saint-
Jean d'Acre pendant que des agents secrets sou-
levaient les montagnards du Liban contre l'ad-
ministration égyptienne.
Ibrahim évacua la Syrie et rentra en Egypte.
T. Bataille do Nozib, 1839. -
V 1 ~N
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 5 S
I
De nouvelles négociations auxquelles cette fois prit
part l'Angleterre, s'ouvrirent alors entre la France,
1 Autriche, la Russie, la Prusse et la Turquie. Ces.
négociations n'aboutiront pas tout d'abord; la
France faisait de l'hérédité et de la conservation
del'Egyptedans la famille de Méhémet-Ali la coir
dit ion fondamentale de iout traité. Los puissances
prétendirent décider la question sans le concours
delà France, qui déclara qu'elle interviendrait par
les armes si l'hérédité n'était pas accordée. Plu-
sieursrédactionsdecettecondition furent proposées, -
mais aucune ne garantissait assez clairement les
droits do Méhémet-Ali et de sa famille pour sa-
lisfaire le gouvernement français.
La Porte dut enfin, accepter cette rédaction
claire et formelle : « Quand le gouvernement de
« l'Egypte sera vacant, il passera du fils aîné au
« fils aîné, dans la ligne directe masculine des
« fds et descendants de Méhémet-Ali (i). »
Toutefois le pachalik de Syrie avait été rétabli, et
la puissance extérieureduvice-roid'Egypto se trou-
vait ainsi bien diminuée : « Méhémet-Ali comprit
(1) Hatti-chérif donné par le sultan on juin 18-51 n
accepté et garanti par le? cinq grandes puissances do
l'Europe.
I
h'i L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
que l'Egypte, dont la prospérité était désormais
liée à celle de sa famille, devait, dans son propre
intérêt et dans l'intérêt commun de l'empire otto-
man, concen trer tous ses ettbrts et toutes ses ressour-
ces sur elle-même. Il consacra h cette politique
la fin de sa carrière en se montrant le vassal
dévoué du sultan, et il la légua à ses successeurs.
Les événements de la dernière guerre (l) ont dé-
montré que l'œuvre de Méhémet-Ali était un des
principaux éléments de vitalité pour l'empire otto-
man. La France a droit de se féliciter d'v avoir
m
contribué. Ni l'Egypte, ni la Turquie ne doivent
l'oublier. »
Cependant l'Egypte proprement dite ne formait
pas seule l'apanage que le traité de 1841 assurait
à la famille du vice-roi sous la souveraineté de la
Porte. . . '-•]('••/-.
Le même hatti-chérif, qui détachait de l'Egypte
les provinces conquises par Méh émet- Ali, c'est-à-
dire l'Arabie et la Syrie, y joignait de vastes pro-
vinces à l'intérieur de l'Afrique : La Nubie, le
Kordofan, le Senuaaret les pays situés aux en-
virons du point de jonction du Nil bleu et du
I
f \) La guerre dp Crimée.
*
L EGYPTE ET LE CAXAL DE SUEZ. 55
•
Nil blanc avec le fleuve qui féconde l'Egypte,
Tel est encore aujourd'hui le territoire sur
lequel s'étend l'autorité du khédive.
Ce territoire a été divisé par Méhémet-Ali lui-
même en soixante-quatre départements, non com-
pris les provinces du Soudan ( 1 ) et les villes du
(1) On appelle Soudan les quatre provinces que l'É-
gypte possède en Nulue et qui sont : le Dongolah, le
lterber, le Sennaar et le Kordofan. Les trois premières
ont été conquises en 1820 ; la quatrième, quelques an-
nées plus tard. Le Soudan est une dépendance extrô-
moment importante de l'Egypte. 11 a plus de quatre-
vingt-quatre mille lieues carrées de surface et au mo-
ment où les Égyptiens s'en sont emparés il comptait
plus de cinq-cent mille habitants.
Toutefois et. malgré celle importance, les premières
expéditions qui y furent envoyées eurent plutôt le ca-
ractère de razzias impitoyables que celui d'une conquête
à stabiliser. On semblait n'avoir pour but que quelques- f
unes de ces chasses à l'homme que Ton organise
annuellement dans l'intérieur de l'Afrique pour acqué-
rir des esclaves et enrichir les chefs de tribus par le pil-
lage; aussi aboutirent-elles à la ruine, à la dépopulation
du pays, et furent-elles signalées par de sanglants épi'
sodés (*); , s4 «ij.-j'i; iv i
Il était réservé à Mohammed-Saïd de réparer cette
*; \*:mn\ ces épisodes, nous voulons en ci for un : la mort
■
5 ( i
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
Caire, do Damielte ot do Rosette qui ont une ad-
ministration à part.
Découragé ou aigri par la lutte qu'il avait eu à
soutenir contre l\Vu aie terre et son influence,
faute ot d'organiser sur de larges et solides hases les
provinces du Soudan.
d'Ismaïl-Paeha, lils de Méhémet~Àli, et commandant do la
première expédition cmoyée dans le Soudan.
« La race de Méhémet-Àli est bravo : Ismaïl-Paelia
qui d'ailleurs se montrait administrateur inhabile et sans
entrailles, eut bientôt conquis les trois provinces de Don-
golah, de Berber et de Sennaar. Son père qui Humais
beaucoup, m> lui avait demanda que deux choses à son
départ pour le. Soudan : de l'argent et des hommes. Is-
maïl- Pacha n'imagina pas quil ont d'autres devoirs a
remplir que d'exécuter ces ordres.
« Des lamilles entières furent enlevées et conduites à
Syèin 1 , oit Méhémet-Àli formait alors (1820) le noyau d'une
armée qu'on disciplinait à l'européenne. Ce fut d'ailleurs
un trait de génie du réformateur de TKgypte d'aller cher-
cher dans l'intérieur de l'Afrique des soldats obéissants
et exempts de préjugés pour remplacer une soldatesque
fanatique. Mais que de misères individuelles causent sou*
vent l'exécution des plus grands et des plus beaux des-
seins»«*« * m
'[„ L'esprit de révolte se propagea dans le Soudan. La
contrée -n'avait pas encore été assez foulée pour que toute
énergie fut éteinte parmi ses populations; Leur douceur
et leur soumission naturelle tirent place à. l'exaspération
et au désir rt*> la vengeance. Eli* 1 * résolurent de se délivrer
L ÊtrVPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 57
MiMiémet-Ali sembla vouloir rompre avec la civi-
lisation occidentale à laquelle il setait montré
favorable jusqu'alors ; « il laissa tomber une à
une les institutions qu'il lui avait empruntées, »
et ne s'occupa plus qu'à consolider son gouver-
nement. 11 mourut eu !8U. .• =r :
par un coup d'éclat, d'une tyrannie devenue insuppor-
table* u ■ *,it>c tii
« Le complot, qui fut celui de touLun peuple, resta se-
cret, et Ismaïl-Pacha confiant dans sa force et sa supério^
rité, ne soupçonna même pas forage qui allait bientôt fon-
dre sur sa tête.
« 11 poursuivit sans relâche son système d'exactions, et
ne prit aucune précaution contre une race qu'iî méprisait ;
aussi favorisa-t-il par cette insouciance le succès de la
conspiration.
« Un jour, il partit avec une assez faible escorte pour
aller, à quelques journées au sud de Sennaar, lever des
contributions dans un district déjà ruiné par le pavement
d'impôts antérieurs. À peine y eût-il assis son camp qu'il
lit venir les chefs du pays et leur intima Tordre de lui
fournir dans un très-court délai, mille mesures de blé,
mille charges de bois, mille chameaux, mille chevaux et
d'autres produil s calculés par mille, sans égard pour la
nature ou l'étendue des ressources de la population.
« Les habitants, feussent-ils voulu, n'auraient pas pu
sans doute exécuter strictement cet ordre peu raisonnable.
Us prirent donc conseil d'une situation véritablement dé-
sespérée.
« Le soir de ce jour, tsmad-Pacha se trouvait dans sa
tente avec les officiers qui l'avaient accompagné, lorsque
les habitants furent aperçus venant à la file déposer au-
58 L* EGYPTE ET LE CANAL I.E SUEZ.
Ibrahim-Pacha avait précédé son père dans la
tombe, et aux termes de la loi fixant le mode
F i
d'hérédité du pachalik d'Egypte, Abbas-Pacha,
lils d'Ibrahim, succéda à son aïeul Méhémet- Ali.
Nous ne nous arrêterons pas sur le règne d' Ab-
bas-Pacha.
tour de la Lente du bois dont ils formèrent un huche i
circulaire à quelque distance. Ismaïl sortit et questionna
un cheT qui répondit:
« — C'est une partie du tribut de la contrée et comme
il n'existe pas de magasins, les habitants viennent dépo-
ser à tespîods les produits que tu as exigés*
« Satisfait de cette explication plausible, Ismaïl ne poussa
pas plus loin l'enquête, et la nuit vernie, après un souper
achevé en compagnie de sa suite, le pacha s'endormit
ainsi que tous les siens*
« C'est r instant qu'avaient fixé les révoltés. Ils mirent
le feu aux tas de bois qu'ils avaient apportés et en môme
temps ils lancèrent des torches incandescentes contre la
tente. Les Egyptiens réveillés en sursaut se virent envi-
ronnés d'un cercle brûlant. Chacun d'eux vivement éclairé
dans cette ceinture de feu devinrent le but de flèches lan-
cées par les nègres qui se tenaient dans l'obscurité, en
dehors du cercle enflammé. Ceux qui essayèrent de le
franchir se virent rejetés sur les bûchers à coups de lances ;
d'autres furent asphyxiés par la fumée ; la plupart brû-
lés vifs. Ismaïl périt avec ses compagnons, victime comme
eux de cette vengeance infernale* • <
« Quand Méhémet-Âli àpprit cette mort tragique, il
éprouva autant de colère que de douleur, et il chargea sou
gendre Méliémet-Bey, d'aller à la tête d'une nouvelle ar-
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
59
Ce fut, disent les historiens, un vrai prince
de l'ancien Orient; un despote au cœur trop peu
énergique pour avoir fait beaucoup de mal, à
l'esprit trop rétrograde pour avoir fait aucun
bien/ •
L'œuvre de Méhémet-Ali resta stationnaire
■
sous le règne de son petit-fils, et si elle ne périt
pas, il faut l'attribuer moins encore à la puis-
sante impulsion qu'elle avait reçue qu'à la fai-
blesse d'Abbas-Pacha qui n'osant point rompre
avec les Etats européens, se vit contraint de subir
en une foute de circonstances l'heureuse pression
des représentants de ces Etats.
niée, exercer dans le pays insurgé des représailles impi-
toyables. On ne saurait comparer le passage de ce géné-
ral dans le Sennaar qu'à une invasion de ces barbares
qui, à certaines époques de l'histoire, se sont rués sur
l'Europe civilisée, et n'y ont laissé qu'un sol l'amant, des
cadavres et des ruines. Ici les envahisseurs étaient les ci-
vilisés et les envahis étaient les barbares. Mais les pre-
miers agirent comme autrefois les bandes d'Attila : aucun
fléau, aucune trombe, aucun tremblement de terre, au-
r
cune inondation n'auraient exercé de tels ravages. Tout
fut brûlé, tout fut détruit ; bon nombre d'habitants péri-
rent dans des supplices raffinés; beaucoup furent vendus
comme esclaves et beaucoup s'en luirent. Le pays n'a ja-
mais pu se remettre de cette terrible exécution... »
Paul Merruau. — L'Egypte contemporaine.
60 LEMTTIî ET LE CANAL DE SUEZ.
■
Sa mort (1) laissa arriver au pouvoir un prince
digne de reprendre et de poursuivre les prnjets.de
Méhémet-Ali; ce prince était Mohammed-Saïd.
(1) Juillet 1854.
■
L EGYPTE ET LE CANAL DE SlEZ. 61
III. — Muhammed-Saïu.
Plus jeune de neuf années qu'Abbas- Pacha son
neveu et prédécesseur, Mohannnecl-Saïd était né
en 182?. Il arrivait donc au jxmvoir dans la vi-
* *
gueur de l'âge et de la force. Elevé en Egypte par
des professeurs français (1), il avait puisé dans
I :> Muliammed-Saïd était le quatrième iils de Méhé-
tuet-AIi. Sa mère, circassienne de naissance, femme
d'un caractère élevé et énergique, se dévoua toute en-
tière à l'éducation de son unique enfant. L'instruction,
que comporte la première éducation en Turquie fut
ainsi donnée avec autant de sollicitude que de dévoue-
ment au jeune prince qui fut ensuite confié aux soins
d'un Français, Kœnig-Bey, dont plusieurs années de
professoral au mllége île Djiliad-Alibad , au Caire,
avait mis en lumière le mérite au double point de vue
intellectuel et moral. Kœniir-Ucy, — qui fut plus tard
secrétaire des commandements de Saïd- Pacha,— exerça
dès lors la plus heureuse influence sur le caractère et
l'intelligence du jeune prince qui, sous sa direction,
fit de rapides progrès dans l'étude de la langue fran*
caise, de l'histoire et des sciences mathématiques et
physiques, principalement dans leur application à l'art
militaire.
S
I
62 LEftYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
une instruction solide et dans une éducation li-
bérale, le goût de la civilisai ion européenne et dct-
sentiments de justice et de clémence fort rares
jusqu'alors riiez les princes orientaux.
Plein de respect et de vénération pour le génie
et les vues élevées de Méhémet-Ali, il ne se fai-
sait point illusion cependant sur ce qu'il pouvait y
avoir à compléter et même à réforincrdnns l'œuvre
de ce prince. Mohamined-Saïd qui n'était pas des-
tiné à exercer le pouvoir souverain, dut, croyons-
nous, à cette circonstance une partie des qualités
éminentes qui en ont fait un des grands princes
de notre temps, et à coup sur un des souverains
les plus remarquables qu'aura jamais l'Egypte.
Destiné à régner il eut reçu une éducation toute
autre qui l'eût peut-éire entraîné plus tard dans
cette voie de prévention et de crainte, à l'endroit
de la civilisation européenne, dont Méhémet-Ali
malgré lotit son génie, ne sut pas assez s'affran-
i lin*
Du reste, hàtons-nous d'ajouter qu une intelli-
gence supérieure et une nature d'élite vinrent ici
merveilleusement en aide à l'éducation.
Mohammed-Saïd avait à peine seize ans lors-
qu un écrivain qui certes ne pouvait prévoir les
✓
U ÉfrYPTE ET %m CANAL DE SUEZ. 03
hautes destinées réservées à ce prince, disait de
lui : « Sou éducation s'est faite en mer, destiné
qu'il est depuis le berceau au commandement na-
val. Ce jeune homme a développé de bonne heure
une aptitude singulière. Entouré à son bord d'en-
fants de sou Age, tous pris dans la classe du peu-
ple, nourri et élevé comme eux, il rappelle sous
un rapport le jeune Sésostris à qui son père avait
donné pour condisciples des Egyptiens de tous
rangs, nés le même jour que lui et qui furent
pendant toutes ses expéditions ses compagnons
vaillants et fidèles. »
Mohammed-Saïdlui aussi, sut s'attacher dès ces
années de la jeunesse où les affections sont si vraies
et si sincères, des cœurs dévoués et fidèles, non-
seulement parmi les camarades de son âge, mais
parmi surtout les professeurs et les étrangers de
distinction qui l'approchèrent pendant cette pre-
• mière période de sa vie. C'est là que plus tard il
a trouvé ses meilleurs conseillers et les plus zélés
collaborateurs de ses travaux.
Pour ne citer qu'un nom et un souvenir, nous
dirons que c'est à une de ces liaisons de jeunesse
qu'il faut faire remonter l'amitié qui n'a cessé
<J exister en tre ce princeet M. Ferdinand de Lesseps,
r,' ( l'égvpte et le canal de suez,
et qui a donné naissance à la plus grande concep-
tion que notre siècle, si fécond en merveilles, ait
vu se réaliser. Certes une œuvre de ce genre suffît
à illustrer un règne. Ce n'est pas cependant la
seule gloire qui, dans la postérité la plus reculée,
s'attachera, aussi bien qu'aujourd'hui, au nom de
Mohammed-Saïd .
Mais remontons au début de ce règne si glo-
rieux pour la vieille Egypte : Mohammed-Saïd était
grand-amiral de la Hotte, quand . le i:> juillet
1854, il fut appelé au troue parla mort d'Ahhas-
Pacha. " ■I-'il
Quelques tentatives de révolte, inspirées par
le parti fanatique et rétrograde dirigé par le
vieux kiaiah, Elfy-Bey, furent promptement et
facilement étouffées; et le nouveau vice-roi, sou-
verain du pays sans contestation, reconnu par tou-
tes les puissances qui n'ignoraient ni ses tendan-
ces libérales, ni les qualités de sa haute intellH
gence, se rendit immédiatement à Constantinople
pour y faire hommage de son investiture au Sui-
tan, son suzerain.
Saïd-Pai'ha reçut de la Porte l'accueil le plus
sympathique. Il sut gagner la confiance de tous
les membres influents du Divan. Les sentiments
j/ EGYPTE ET LE CANAL DE SI'EZ. 65
de fidélité dont il venait témoigner furent au sur-
plus mis de suite à l'épreuve.
La guerre qui avait éclaté l'année précédente
entre la Turquie et la Russie était encore à son
début ; Abbas-Parha avait prêté au Sultan le con-
cours de ses soldats et de ses marins. Les navires
égyptiens avaient partagé le sort de la flotte otto-
mane, détruite à Sinope par l'amiral Nachimow, 1
et les bataillons du vice-roi avaient héroïquement
défendu Silis trie. La position de la Turquie était
critique ; de nouveaux renfor! s étaient nécessaires :
Mohammed-Saut, dès son retour à Alexandrie,
se Inl ta d'équiper et d'expédier un nouveau con-
tingent de dix mille hommes qui , pendant
toute la campagne de Crimée et particulièrement
à Kupatoria, figurèrent avec honneur près des
troupes françaises et anglaises. Ce contingent fut,
pendant toute la durée de son service, entretenu
et soldé par le Trésor égyptien.
En même temps, Mohammed-Saïd consacrait
tous ses efforts à apporter de réelles améliorations
dans le gouvernement qui lui était échu.
• Ainsi, il n'hésita pas à accorder amnistie pleine cl
entière à Elfy-Bey et à toutes les personnes com-
promises dans sa tentative de résistance. Celle
I -
I
66 i/kgyjpte et le canal de suez.
preuve de concorde et de conciliation était d'un
heureux présage pour l'avenir.
Une des traditions les plus anciennes de
l'Orient a pour objet d'éloigner le souverain du
détail de l'administration, et c'est là peut-être là
principale cause de l'état de décadence où sont
tombées les nations asiatiques. Les abus d'auto-
rité, les exactions de toutes sortes exercées par cette
foule de fonctionnaires qui dépendent, il est vrai,
du pouvoir souverain, lequel, à son gré, les nomme
ou les révoque, mais dont les fonctions s'exer-
cent sans contrôle et avec un arbitraire et une cu-
pidité d'autant plus âpre, que le caprice de celui
qui leur a donné leur emploi pouvant le leur re-
tirer le lendemain, ils ont hâte d'assurer leur for-
tune ; voilà la plaie la plus profonde des sociétés
musulmanes.
Mohammed-Saïd l avait dès longtemps compris,
et ce fut de ce côté que, dès son avènement au pou-
voir, il porta toute son attention ; son premier
soin fut de se mettre en contact direct avec ses
sujets afin de faire profiter tous les rangs sociaux
de ses bonnes intentions.
Pour cela il réforma entièrement l'organisation
administrative, et voulu tqucnon-seulementtout»^
h ÉGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 67
les affaires de l'Etat, mais jusqu'aux plus humbles
suppliques des simples particuliers, tout passât
sous ses yeux.
Travailleur infatigable, chaque matin il lisait
ou se faisait lire par ses secrétaires tous les rap-
ports, tous les documents, tous les placets qu'on
lui adressait, indiquant lui-même le sens dans
lequel il fallait y répondre, et s'assurant chaque
soir que ces réponses avaient été faites selon ses
prescriptions.
Deux points surtout portaient singulièrement à
l'arbitraire et la tyrannie exercée par les fonction-
naires de tous grades : la perception des impôts
et la levée des contingents militaires.
C'est sur ces deux points que s'exerça tout
d'abord l'esprit de justice et la fermeté de carac-
tère de Mohammed-Saïd. Tout était à innover en
cette matière; Méhémet-Ali lui-même n'avait
jamais songé à modifier l'antique usage du pays,
et il était évident que toucher à cette source iné-
puisable de richesses pour les fonctionnaires de
tous grades de l'empire égyptien, c'était s'exposer .
à soulever contre soi les plus violenls orales.
Voici comment on avait cou lu me de procéder :
« Le vice-roi avait-il besoin de soldats, l'ordre de
08 i/kcyptk et le canal de ptez.
i
lever îles hommes était transmis par les gou-
verneurs de provinces aux chefs de villages, et.
ceux-ci désignaient sans contrôle et sans appel
les fellahs qui devaient marcher pour rejoindre
Le drapeau. Pouvoir exorbitant dans un pays
surtout où la corruption règne comme un des
fruits naturels d'une longue oppression !
, « Ceux que les chefs de villages désignaient
pour le service militaire étaient surtout ceux qui
ne pouvaient pas payer pour être exemptés. Il va
sans dire que les fils de cheiks échappaient tou-
jours à la nécessité de porter le mousquet. »
On n'agissait pas avec plus de justice pour la
levée des impôts: Le cheik-el-beled indiquait ceux
qui devaient être principalement poursuivis, ceux
qui devaient abandonner au fisc leurs bestiaux,
unique propriété du fellah, dernière ressource de
la culture de son champ. La cupidité, l'immunité,
toutes les passions trouvaient à se satisfaire par
l'exercice d'une telle autorité... Quand il s'agissait
des corvées d'hommes, des emprunts de chevaux,
d'ânes, de chameaux demandés par le gouverne-
t m m
ment, le cheik choisissait les hommes, désignait où
il fallait prendre les animaux. Bref il était sultan
dans son village, et comment n'aurait-il pas abus/'
t/égypte et le canal de suez. GO
de ce pouvoir absolu... Quelques cheiks, il est vrai,
se distinguaient par un esprit de justice au moins
relatif; ils s'intéressaient à la prospérité de leur
village; ils prenaient à cœur les intérêts de leurs
administrés, mais c'était le petit nombre, c'était
l'exception.
Mohammed- S aï d coupa le mal dans sa racine.
A la désignation du chcik il substitua, pour la levée
contingent militaire, le tour de rôle réglé
d'après la date des naissances, et il remplaça les -
■
contributions arbitrai renient levées, par un impôt
déterminé selon des bases fixes et rigoureuse-
ment inscrites sur des registres à souches et à
quittances, à la façon européenne . Enfin les
corvées furent régularisées et taxées, et la con-
fiscation d'animaux au profit du gouvernement
supprimée.
Cette importante réforme administrative ac-
complie, restait à modifier le gouvernement cen-
tral. Mohammed-Saïd ne craignit pas de limiter
volontairement l'étendue de son propre pouvoir
en établissant un contrôle public sur l'usage des
revenus de l'Etat, dont les lois de l'Egypte
attribuent au vice-roi la libre et entière dispo-
sition. • .
70 L ÉKYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
i
A cet elfet il créa un conseil d'Etat avant mis-
sion de discuter les décrets d'intérêt général
avant leur présentation à la signature du vice-
roi. Le pouvoir de cette assemblée n'est, comme
on pourrait le penser, eu égard aux mœurs de
l'Orient, nullement fictif ; il s'est très-nettement
accusé en plusieurs occasions, par le rejet des
projets à elle soumis sur on 1 1*0 du pacha.
Un ministère des finances où fonctionne une
comptabilité sérieuse, mit un terme aux malver-
sations, aux gaspilla 1:08 et en partie à la véna-
lité qui sont la grande plaie des gouvernements
orientaux , et qui ont si longtemps ernpiVhé
1 Egypte d'entrer dans la voie prospère où elle
m arche aujourd'hui à grands pas.
La création de deux autres ministères, de Tinté-
rieur et de la guerre, acheva cette réorganisa-
tion centrale.
Un préfet fut nommé dans chaque départe-
ment et les cheiks-el-beled ou chefs de villages
eurent, ainsi que nous l avons déjà vu, leurs attri-
butions modifiées et régularisées.
Ce qui frappe surtout dans toutes ces réformes
c'est, ainsi que nous [l'avons déjà fait ressortir, le
soin jaloux avec lequel Mohammed-Saïd s'est
I
4
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. "il
efforcé d écarter tout intermédiaire nuisible entre
lui et le peuple, et d'attaquer cette autorité ty-
rannique qui, jusqu'à lui, se rencontrait à tous les
degrés de la hiérarchie administrative.
'Mais la victoire la plus importante qu'il ait
remportée sur l'ancien état de choses , c'est le
droit obtenu du Sultan pour les pachas d'Egypte
de nommer eux-mêmes, non-seulenient le grand
cadi ou chef suprême de la justice qui était
nommé ou plutôt qui achetait sa charge à Cons-
tantinople, mais encordes juges jusqu'alors à la
nomination du grand-cadi.
Par cette organisation le service judiciaire
échappait entièrement à la direction et au con-
trôle du gouvernement ; de plus le grand cadi
payant sa charge fort cher, ne trouvait rien de
mieux que de se la faire rembourser par les juges
qu'il nommait ; ceux-ci, à leur tour, demandaient
à 1« bourse des plaideurs un dédommagement qui
influençait trop souvent la loyauté de leurs juge-
ments. Le scandale de ces marchés entre juges
et plaideurs était arrivé à son comble, ou plutôt à
peine y avait-il scandale, tellement cette façon de
rendre la justice était passée dans les mœurs pu-
bliques, et cela sans que le gouvernement y pût
■
72 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
rien, puisqu'il n'avait aucun moyen d'action sur
la magistrature à quel degré qu'elle appartint.
Aujourd'hui et grâce à Mohammed-Saïd, il
n'en est plus ainsi. Nommés par le vice-roi. les
juges sont révocables par lui au moindre abus de
leur autorité, au moindre déni de justice.
L'organisation du service militaire n'a pas subi
une transformation moins radicale.
r
Jusqu'à notre temps, l'Egypte n'avait jamais en
d'armée nationale. La création du Nizam, ou
armée régulière recrutée parmi les habitants du
pays eut sans contredit soulevé l'Egypte et ren-
versé un gouvernement moins fort que celui de
Méhémet-Ali.
i
C'est que « les Egyptiens en qualité de peuple
cultivateur, sont très-casaniers. Ils aiment le
champ près duquel ils sont nés, alors même
qu'ils le cultiveraient pour autrui ; ils aiment leur
misérable hutte de boue qu'on prendrait pour une
■
ruche et qui est aussi nue, aussi sale, aussi déso-
lée au dedans qu'au dehors ; ils aiment surtout
le Nil et ils ne comprennent pas qu'on puisse vivre
heureux loin de ce fleuve nourricier. Aussi quel-
que dure que fût l'oppression sous laquelle ils
r
gémissaient, alors que l'Egypte gouvernée par
l'ÉOYPTK ET LE CàXàL DE SUEZ. ïô
I
une milice féodale, les Mameluks, était la proie
de ces mercenaires belliqueux, peufc-être eussent-
ils préféré se laisser éternellement fouler par des
maîtres ignorants, brutaux, et avides, plutôt que
4
de prendre les armes pour former une armée na-
tionale. » . -j
Si, à ces motifs de répugnance, on ajoute l'ar-
bitraire et la violence avec laquelle se fit, dès le
début, le recrutement; si on se souvient du peu de
soin de Méhémet-Ali et de ses officiers pour le
bien-être et rnùine pour la vie du soldat; si on
calcule ce que dut coûter d'hommes cette longue
période de guerres, et ce que durent amener de
déplacements tant de conquêtes lointaines; si
enfin ou tient compte des rigueurs nécessitées
par les désertions des premiers contingents (I),
on est en droit de s'étonner de la bravoure et de
la discipline de troupes composées ainsi par force
et on se demande ce que pourra l'armée égyp-
tienne maintenant qu'elle se recru te au sein d'une
(1) Pour éviter ces désertions on chargeait les recrues
de liens et d'entraves et c'était sous bonne escorte et
en véritables prisonniers qu'on les envoyait rejotnd Tr-
ieur? drapeaux le plus loin possible de leurs foyers, afin
rie les dépayser plus complètement.
Ï4 > L'Èl.Yi J TE ET LE CÀÎïAL 1>E SUEZ.
population libre et dans des conditions toutes
différentes .
Non-seulemen t, en effet, Mohammed- Saïd a mo-
difié le mode de recrutement et l'a rendu popu-
#
laire en y introduisant l'esprit de justice et une
égalité sévère ; mais encore il a modifié l'organi-
sation militaire elle-même.
Dans le principe, la durée du service militaire
était illimitée. Les hommes appelés sous les dra-
peaux et transportés, le plus souvent, en Arabie et
en Syrie, ne pouvaient que bien rarement donner
de leurs nouvelles. Ils disparaissaient donc pour
toujours du foyer domestique, où leur départ fai-
sait entrer la douleur et la misère ; car on les
appelait à tout âge, l'homme marié, le père de
famille, aussi bien que le jeune garçon.
Saïd-Pacha, à l'exemple de ce qui a lieu en
Europe, a voulu faire de son armée une grande
école où, sous l'empire de la règle et de T obéis-
t
sance, chaque Egyptien vient à son tour « puiser
ces notions générales des hommes et des choses
qui facilitent la diffusion de la civilisation et qu'ils
n'eussent jamais obtenues dans l'enceinte de leur
village. » En poursuivant ce but ce prince a réa-
lisé une grande pensée patriotique et obéi à un géné-
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 75
reux sentiment d'humanité. Le service militaire
n'enlèvera plus que temporairement le soldat à la
famille et les hasards de la guerre ne raviront
plus qu'accidentellement des citoyens à la patrie.
Les jeunes gens sont enrôlés au sortir de
l'enfance (i). Leur condition est non-seulement
supportable, mais infiniment meilleure que celle
ir l'habitant des campagnes. En temps de paix,
le service n'a rien de pénible, la discipline rien
d'oppressif (2). La durée du temps à passer au
service ne dépasse guère une année en moyenne.
En gardant si peu de temps les jeunes soldats
sous les drapeaux, le khédive a pour but de dé-
truire le principal préjugé, qui rendait si odieux
le service militaire aux Egyptiens, cest-à-dire la
croyance généralement répandue, qu'un homme
enrôlé dans l'armée était à jamais perdu pour sou
village et pour sa famille.
(1) L'âge de la conscription est fixé <> soizo uns. C'csl
pour l'Egyptien le moment de la plus grande vigueur
physique et du plus complet déveleppeinent intellectuel.
(2) Mohammed -Saïd a reconnu aux soldats égyptiens *
le droit de professer publiquement le christianisme et
leur a garanti toute la liberté qui leur est due pour
l'accomplissement de leurs devoirs religieux.
~iC> LÉOVPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
Mais, pour arriver à organiser la conscription
sur les bases que nous venons d'indiquer , il a
fallu créer en Egypte un état civil qui permît de
connaître exactement le nombre et la date des
naissances.
Or, pour qui connaît les mœurs arabes, ce fait
qui nous paraît si simple, est un immense triom-
phe remporté sur les coutumes ou plutôt sur la
routine de ces peuples.
• Disons que, pour obtenir ce résultat, il a fallu
organiser un service de femmes qui sont chargées
de passer dans les maisons pour y faire le relevé
des naissances. On n'aurait pu sans cela parvenir
à en avoir connaissance.
. Quant aux décès, ils sont contrôlés par des au*
torités ad hoc dans les villes, et, dans les cam-
pagnes, par les cheics de village.
En matière d'agriculture et de commerce Moham-
med-Saïd a suivi une marche diamétralement
opposée à celle adoptée par Méhérnet-Ali (1). Le
(1) « Est-ce à dire, se demande ici un des historiens
*
contemporains de l'Egypte (*) que la conduite de Mo*
(*) M. Paul Merruau dont le savant ouvrage l'Egypte
contemporaine nous a été d'un grand secours dans cette
partie de notre travail.
*
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUE». " 1
fondateur de sa race avait établi partout le mono-
pôle de l'Etat; Saïd-Pacha, au contraire, a inau-
guré dans toutes les branches de l'industrie et du
négoce aussi bien que dans la division et la pos-
session même du sol, le régime de la liberté
qu'étend et développe aujourd'hui a\w, succès son
successeur, Ismaïl-Pacha.
Non content d'accorder au cultivateur le droit
de -posséder le sol qu'il exploite, de l'augmenter ou
de l'aliéner à son gré et enfin de disposer de sa
hammed-Saïd comporte le blâme de celle de Méhémet-
Ali? Nullement... Saïd-Pajma n'a fait, à notre avis, que
compléter avec discernement l'œuvre du fondateur de
sa race. Quand celui-ci prit en main l'administration
de l'Êgypte ruinée et découragée, il comprit que la li-
berté serait une nourriture trop forte, un air trop vit'
pour l'agriculture et le commerce agonisants ; il les
soigna en malades qui eussent péri, si on les eut aban-
donnés à la simple opération de la nature... La guéri-
son devait être rapide et complète. L'agriculture sur les
bords du Nil ayant été, dès l'antiquité, pratiquée avec
intelligence et avec fruit, le commerce ne demandant
qu'à renaître dans un pays où la production est infini-
ment plus abondante que la consommation, l'Egypte a
pu être soustraite au régime restrictif qui lui avait été
imposé, non «seulement sans danger, mais avec un grand
proBt. h
)
7*
I, Éf.YPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
récolte, Mohammed- Saïd a supprimé toutes les
douanes intérieures, aboli tous les droits exor-
bitants et les règlements arbitraires qui entra-
vaien t la navigation ( 1 ) .
Pendant que la uoble terre des Pharaons recou-
m
(I) Unique propriétaire du sol, Méhémet-Àli en
était aussi Tunique cultivateur et le commerce des pro-
duits du sol était tout entier en ses mains. •< En cela,
d'ailleurs, il n'avait rien innové, s'il était simplement
mis au lieu et place du Sultan, lequel était désintéressé
par un tribut régulièrement payé- *
Le système du monopole commercial adopté par ce
prince se liait à un système de culture que lui-même
se réservait le droit de diriger et qui comprenait la to-
talité du sol. Chaque année il décidait quelle culture
devait être spécialement développée, c'était tantôt le riz,
tantôt le blé, tantôt l'indigo et le coton. Alors et sur son
ordre telle ou telle zone était dévolue à tel ou tel pro-
duit. v r f ... riij],, ; , tfjjtfMo ÂÎ ïoïî« nf r; ràfiÉÉÉ
Quant au cultivateur, fécondant de ses sueurs un sol
qui ne lui appartenait pas, il n'avait ni le choix du
genre de culture imposé à la terre, ni la disposition de
la récolte en provenant. Cette récolte faite, le produit
en était porté dans les magasins de l'État. Une partie
servait à acquitter la contribution foncière à laquelle
était soumis chaque paysan comme s'il eut été proprié-
taire du sol ; 1p m*to <Hait acheté aa compte du gou-
^ l'égypte et le canal de sîjez. 79
vrait ainsi, grâce à l'habile et paternelle adminis-
tration d'un grand prince, les principaux éléments
de son antique prospérité, le percement de l'isthme
de Suez qui promet lait de lui rendre son impor-
tance géographique et commerciale, se poursui-
Él
vernement qui, seul, pouvait faire le commerce extérieur.
DJaprès ce que nous avons dit de la cupidité et de l'ar-
bitraire des fonctionnaires de cette époque la fraude
-'opérait sur une grande échelle. Tous les produits ap-
portés dans les magasins de l'État étaient dépréciés par
l'agent chargé de les recevoir. On trompait tes cultiva-
teurs par une fausse appréciation de la qualité et des
prix courants de, la denrée ; on le trompait encore sur
le poids. Il y avait deux sortes de poids, les uns à l'en-
trée des produits en magasin, les autres à leur sortie.
Les premiers servaient à peser les marchandises pré-
^nti V>>, les autres à peser les marchandises qu'on livrait
en payement de la partie de la récolte achetée par l'ad-
ministration, car, le gouvernement payait en nature et
c'était un excellent moyen d'écouler à des prix très-
élevés les produits des manufactures que Môhémet-AU
cherchait à créer.
Un semblable système supprimait complètement la
propriété et, par suite, maintenait toute une classe de
la société dans la dépendance et la misère; mais le
temps n'était pas venu pour le souverain de l'Egypte
de se préoccuper de ce détail : avant de penser à assu-
I
*
yU LÉGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
vait avec vigueur et succès (1), Moliamnied-Saïd
pouvait donc se croire près d'atteindre le double
but qu'il poursuivait, lorsque la mort vint le frap-
per dans la vigueur de l'âge et dans la plénitude
de la force.
rer le bonheur de ses habitants, Mêhémet-Àli avait à
assurer la grandeur et même, à vrai dire, l'existence de
l'Kgypte !... Le reste devait être l'œuvre de ses succes-
seurs et ils n'ont point failli à cette mission d'organisa-
tion et de développement civilisateur.
(1) « L'histoire ne saurait passer sous silence les
grands travaux d'utilité publique que Mohammed-Saïd
a fait entreprendre, qu'il a protégés ou patronnés. C'est
sous son administration qu'on a continué les travaux
du barrage du Nil commencés par Méhémet-Àli, et
que se sont exécutés la prolongation du chemin de fer
du Delta au Caire et du Caire k la mer Rouge, le che-
min de fer de Tantah à Samanoud, l'embranchement
de Benha à Zagazig. L'Egypte lui doit le balisage et
l'éclairage du port d'Alexandrie, le curage du canal
Mahmoudiéh avec route latérale, l'établissement du
télégraphe électrique sous-marin qui relie l'Egypte à
l'Europe, la création de la Compagnie maritime de la
Medjidieh. etc., etc. »
111
L'Egypte contemporaine.
Ism ail- Pacha.
Mohammed-Saïd était mort dan s la nuit du 17 au
18 janvier 1863, après quelques mois de souffrances
qui, bien que fort pénibles pour ce prince, n'ins-
piraient à personne d'inquiétudes sérieuses. Dans
les derniers temps s'était même manifestée une
amélioration sensible.
Le 18 janvier, S. A. Ismaïl-Paeha, neveu de
Mohammed- Saïd était proclamé vice-roi d'Egypte.
Ce prince, né au Caire, en 1830, esL le second
des trois fils d'Ibrahim, le vainqueur de Konieh et
de Nézib et le petit-fils do Méh émet-Ali. Il a suc-
cédé à son oncle en vertu du fîrman de 1841, ré-
glant l'ordre de la succession au trône d'Egypte
entre les héritiers de Méhémet-Ali.
Après avoir fait une partie de ses études à Paris,
à l'Ecole égyptienne, et avoir suivi avec distinc-
32 L EGYPTE ET LE oANAL DE SUEZ.
tion les cours de l'Ecole d'état-major, Ismaïl-Pa-
-
cha, de retour dans son pays, en 1849, était resté,
quoique partageant en tout les vues libérales de
son oncle, en dehors des actes du gouvernement,
pour s'occuper pins particulièrement de l'admi-
nistration de ses domaines. Aimant l'agriculture
qui fait la fortune tic l'Egypte, il s'est toujours
montré bon administrateur en même temps qui 1
financier habile et intègre.
« En 1855, S. A. Ismaïl-Pacha était venu de
nouveau en France, chargé par Mohainmed-Saïd
d'une mission confidentielle . Re tournan t en Egypte
il s'était arrêté à Rome pour porter au pape des
présents magnifiques et une lettre authographe du
vire- roi.
« Vivant à l'écart des coteries et dans une digne
et sage réserve que commandaient les défiances
habituelles de l'Orient à son titre d'héritier pré-
somptif, son Altesse a été cependant, à deux re-
prises différentes, à même de moutrer au pays ce
qu'il pouvait espérer d'Eîlo dans un moment don-
né. Une première fois, Ismaïl-Pacha fut chargé de
l'intérim du gouvernement pendant que Saïd-
Pacha procédait à une excursion en Arabie ; une
seconde fois, en 1862. il tint les rênes de l'Étal
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 83
pendant plusieurs mois, alors que Saïd-Pacha vi-
sitait la France et l'Angleterre.
<c Aussi son avènement au trône s'est-il effectué
sans aucune secousse pour l'Egypte (1). »
Cependant la mort de Mohammed-Saïd allait
placer son successeur dans une position fort dé-
licate, eu égard à l'ache vement du canal de jonc-
tion des deux mers.
Sous l'influence de l'Angleterre la Porte était à
l'affût d'un prétexte qui lui permit d'interrompre
les travaux du percement de l'isthme ; ce prétexte,
l'avènement du nouveau khédive le lui offrit.
Ismaïl I er , en effet, s'était engagé à abolir la
r
corvée dans ses Etats, aussitôt qu'il arriverait au
pouvoir ; on s'appuya sur cet engagement pour
exiger la suppression des contingents de travail-
leurs fellahs que son prédécesseur avait mis au
service de la Compagnie jusqu'à l'achèvement des
travaux de l'isthme.
C'était la ruine d'une entreprise qulsmaïl I er ,
aussi bien que Mohammed-Saïd , considérait
comme l'œuvre capitale de son règne et comme le
gage assuré de la grandeur à venir de l'Egypte.
(1) L'isthme de Suez, journal de V Union des deux Mers.
février 1863.
*
SI L* EGYPTE et le canal de suez.
Nous dirons ailleurs comment la prudente fer-
meté de M. de Lesseps para à ce danger.
Ce qu'il nous importe d'établir ici c'est que le
motif qui servit de prétexte à cette décision était
tout à l'honneur du nouveau khédive.
De corvéable à merci qu'il était auparavant le
fellah égyptien était devenu sous le gouvernement
de Mohammed- S; ul corvéable salarié, si l'on peu!
ainsi parler, c'est-à-dire que forcé de remplir une
tâche, il était du moins rétribué pour son travail.
Ismaïl I er complétait cette œuvre d'amélioration :
du corvéable salarié, il faisait un travailleur libre.
La sollicitude de ce prince pour le peuple dont
lesdestinées lui sont confiées, ne s'est point bornée
à cette importante réforme sociale, et dès le début
de son règne on l'a vu s'occuper avec une infati-
gable ardeur de toutes les branches d'industrie
et d'administration inaugurées par son prédéces-
seur.
L'Egypte a continué à se transformer rapide-
ment. Les voies ferrées se multiplient, les villes,
sans compter celles que le percement de l'isthme
a fait surgir comme par enchantement, ont prib
un aspect nouveau, et l'agriculture en particulier
est dans une voie de progrès telle que. au dire des
>
ï/ EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 85
voyageurs qui n avaient pas vu l'Egypte depuis
quelques années et que l'inauguration du canal
maritime y appelaient naguère, le pays n'est pas
reconnaissante.
Comme Mohammed-Saïd , Ismaïl I er a adopté
en économie politique le système de la liberté de
commerce; comme lui aussi, il aime son peuple,
s'occupe d'assurer le bien-être de tous et s'attache
à développer le patriotisme et l'esprit militaire do
la nation.
Le corps d'élite formé par Saïd-Paeha est l'ob-
jet de ses soins particuliers. La plupart des offi-
ciers ont été faire en France leur éducation mili-
taire et le corps entier composé d'hommes de
choix tous fort jeunes, forment une réunion de
types indigènes qui font l'admiration des Euro-
péens. Tous les voyageurs sont unanimes à recon-
naître que la race égyptienne est remarquable par
l'élégance des formes, l'élasticité des membres et
la rapidité de l'allure ; aussi les chasseurs égyptiens
n'ont-iis pas de rivaux en Orient, pour la tenue,
la physionomie générale et l'ensemble des mou-
vements.
L'Algérie seule a le privilège de former des
corps indigènes qui réunissent à un même degré
I
* I
8G LEGYPTE ET LE CANAL DE SVV.Z,
la précision et la discipline des troupes euro-
péennes et les qualités particulières au guerrier
arabe.
Le khédive aime ces troupes qui font honneur à
son armée, comme tout souverain aime ses sol-
dats d'élite « pour leur utilité d'abord et ensuite
parce qu'en les voyant on conçoit plus prompte-
ment une idée favorable du pays auquel ils appar-
tiennent. »
Mais ce qui est surtout pour Ismaïl I er l'objet
d'une attention particulière, c'est renseignement
de la jeunesse. Los écoles se multiplient chaque
jour, des méthodes meilleures y sont introduites,
l'instruction, en un mot , est encouragée avec une
sollicitude et une intelligence dos besoins des
populations orientales qui ne peuvent manquer de
m
faire avancer rapidement l'Egypte dans la voie
de progrès où elle est entrée.
Or, si l'on tient compte de l'esprit de routine
où, jusqu'à ce jour, est demeuré l'enseignement
musulman, lequel est entièrement fermé au pro-
grès, hostile à toute idée, à toute invention mo-
derne, se limitant à la lecture d'une certaine
quantité de versets du Coran, appris par cœur et
reproduits par l'écriture. « on estimera qu'il a
i
' L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 87
fallu uno grande force de volonté à Méhémet-
Ali et à ses successeurs, pour rompre avec ces
vieilles traditions, et importer sur le vieux sol de
l'Egypte rajeunie, le savoir moderne, et l'y entre-
#
tenir à grands frais. »
Uno autre réforme non moins importante et
non moins délicate, est en ce moment à l'étude.
Nous voulons parler de la réforme judiciaire
commencée par Mohammed-Saïd, au point de vue
t
des rapports entre l'Etat et la magistrature du
pays et étendue par le khédive actuel à la légis-
lation elle-même en matières civiles et crimi-
nelles.
Il y avait là une foule de difficultés à écarter,
et des intérêts plus nombreux encore à ménager,
par suite delà multiplicité des juridictions appar-
tenant les unes aux autorités consulaires, les au-
tres au gouvernement.
Les désordres les plus graves éclataient tous
les jours dans le sein de cette société. Ils étaient
arrivés à ce degré d'intensité que tout le monde
reconnaissait la nécessité d'y porter un remède.
Dans ces circonstances, le gouvernement égyptien
résolut de s'adresser aux gouvernements étran-
gers, et de leur demander de se mettre d'accord
88 l'égtpte et le canal de suez.
avec lui pour réaliser une réforme de nature
à satisfaire tous les intérêts engagés, et à
mettre un terme à une situation devenue in toi é-
rable.
Une commission internationale fut nommée à
la suite de cette démarche. Ses délibérations se
sont prolongées du 28 octobre 1809 au 17 jan-
vier 1870, et elle a conclu à la nécessité de
promptes réformes.
« La Commission a donc adopté en principe le
projet d'une juridiction unique en Egypte. Des
tribunaux de première instance et une cour
d'appel seront institués à Alexandrie, au Caire,
et à Zagazig ou à Tsmaïlia.
« Il sera créé une cour de révision, les magis-
trats européens seront partout en majorité. Les
langues officielles seront : la langue du pays, le
français et l'italien.
« Une question longuement débattue a été celle
de la nomination et du choix des juges ; il a été
décidé que cette nomination appartiendrait au
gouvernement égyptien. »
Le conflit toujours menaçant entre le sultan et
le khédive, laissera-t-il à Ismaïl- Pacha, la possi-
. bilité de mener aussi rapidement qu'il paraît le
. l'égypte et le canal DE SUEZ. 89
désirer, cette œuvre importante entre toutes (1), à
bonne fin?
Telle est la question que se pose en ce moment
l'Europe, et. bien que tout fasse présumer qu'elle
(1) Pour donner une idée à nos lecteurs de cette im-
portance, nous croyons ne pouvoir mieux faire que de
reproduire ici l'article suivant publié par le journal La
janvier dernier.
«Alexandrie, le 18 janvier 187U.
« Quoiqu'il advienne du projet des membres de la
Commission internationale on ne peut former qu'un
vœu, c'est que la justice acquiert ici l'unité qui lui man-
que, et cela, non-seulement dans l'intérêt de la fortune
des Européens, mais aussi en vue de leur sécurité per-
sonnelle.
'«Ainsi, à Alexandrie, par suite de la multiplicité des
juridictions, l'impunité semblait acquise à certaines
bandes composées de Grecs, de Maltais, de Dahnat.es.
etc., à qui Ton attribue la plupart des crimes commis
dans ces derniers temps. .
« Déjà le mois passé, un fait d'une audace inouïe
avait jeté le trouble parmi la population européenne du
Caire.
« Six hommes très-bien mis étaient entrés, vers sept
heures du soir, dans le plus élégant café de la ville. Les
consommateurs abondaient. Deux de ces hommes res-
tent en sentinelle an rez-de-chaussée. Les quatre autre*
r
90
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ
se résoudra par l'a ff innative, on se rend compte
cependant jusqu'à un certain point que quelques
craintes aient pu circuler à cet égard dans le
monde politique.
montent au premier étage, où se tient une roulette. Ils
pénètrent dans la salle de jeu. Là, le révolver au poing,
ils ajuste ni et menacent les joueurs et les banquiers de
la roulette.
« Personne ne bouge. Les quatre voleurs se jettent
sur les enjeux qui pouvaient représenter une somme de
2 ou 3,000 francs, et qui se trouvaient entassés sur un
grand plat en métal. Ils saisissent le plat al cherchenl
à le vider dans leurs poches. Un des employés de la
roulette a l'idée de donner un coup de poing dans le plat*
Ce qui reste d'or tombe et va rouler sur le plancher et
jusque dans l'escalier. Les voleurs ne se déconcertent
pas: ils redescendent tranquillement, sortent du café
sans être inquiétés, tant était grande la stupeur et aussi
la crainte des revolvers! Ullima ratio revolver.
« Hâtons-nous d'ajouter que, grâce à l'activité de la
police du Caire, les six hardis coquins ont été bientôt
mis sous la main de la justice,
« À Alexandrie, c'est autre chose. Vous allez en ju-
ger. *" r ; - ' • u '* ' vv>^. ; ï r :/ , Vfl|&J
« L(a semaine dernière, un Anglais, traversant la place
des Consuls, donne à un pauvre petit mendiant arabe
une pièce de monnaie valant 2 fr. 50. Un Grec de mau-
vaise mine passait ou même moment. Il surprend le*
L EGYPTE ET LE %y$AL DE SUEZ. 91
Pour le .gouvernement ottoman, en effet, « la
t
possession de l'Egypte n'est pas seulement une
question d'une importance exceptionnelle, c'est
une question capitale, une question vitale.
mouvement de générosité do l'Anglais. Celui-ci parti,
le Grec se jette sur l'enfant et. veut lui arracher les deux
schellings; le petit résiste; le Grec le frappe d'un coup
de couteau et le tue.
« Cela se passait en plein jour. La foule se tenait à
distance; mais elle était émue, indignée. Le Grec, après
avoir pris la pièce de monnaie du pauvre petit mort, s'en
va, et rentre dans sa maison, un chenil, au fond d'un
quartier perdu.
« Surviennent quelques cawas. On leur explique le
crime. L'un de? soldats prend l'enfant dans ses bras et
l'emporte. Les autres restent pour obtenir des indica-
tions sur le meurtrier et sur le lieu de sa retraite. Si-
lence général. Alors un Italien ayant l'apparence d'un
ouvrier, se risque, et dit que si les cawas répondent de
lui, il les conduira à l 'endroit où il suppose que Tassas-
sin a dû se réfugier. Les cawas acceptent.
« L'Italien les cl irise sans hésitation* Au bout de
vingt minutes de marches et de contre-marches à tra-
vers des ruelles désertes, il leur montre une masure iso-
lée et leur dit: C'est là.
« Les cawas s'avancent. Un homme paraît: c'est l'as-
sassin. 11 a un fusil à la main. Sans attendre ni somma-
tion, ni attaque, il ajuste, fait feu et étend un cawas
1
L EGYPTE jst le canal de suez.
« En effet, le sultan n'étend son autorité sur la
masse des musulmans orthodoxes, il n'est le eoni-
i
mandeur des croyants qu'à titre de successeur des
califes et de protecteur des villes saintes. Or,
raide-mort. Les autres ripostent, À son tour, le meur-
trier est mortellement atteint. Voyant cela, l'Italien se
^ uve.
« Le lendemain avait lieu l'enterrement du Grec.
Trente des sien* raccompagnaient, farouches et armés
de couteaux, do pistolets et de tromblons. En les voyant
passer, personne ne disait mot. Le dénonciateur se ca-
chait dans la foute et regardait curieusement. Si bien
dissimulé qu'il fût, les Grecs le découvrirent,
« Aussitôt, sur un geste de l'un deux, le convoi s'ar-
rête. On dépose sur le sol \i\ bière qu'on portait à dos
d'hommes. Les Grecs se montrent le pauvre diable dl-
talien qui détale à toutes jambes : la chasse commence.
« Le fugitif perdait du terrain. La maison du consulat
d'Angleterre s'offre à lui, il sV réfugie en toute ha te.
Les Grecs y pénètrent à sa suite.
« Le consulat est gardé par des cawas. Ceux-ci, voyant
une irruption à main armée, veulent s'y opposer. Les
Grecs font feu. Les cawas ripostent. Alors, baruffe gé-
néral, comme on dit ici. De part et d'autre, coups et
blessures. La police locale arrive: les Grecs, ne se trou-
vant plus en nombre, se sauvent, et on ne peut plus
mettre la main sur personne, pas même sur le mort
qui avait disparu.
L ÉLi-VriK ET Lli GANAL DE SU£Z.
93
comment a-t-il obtenu ce double titre? Par la cou-
quête de l'Egypte accomplie en 1517.
Ce que Sélim T er allait chercher sur la vieille
I erre des Pharaons, c'était bien moins une ex-
• i
m
« Le coup ayant été commis par dos Grecs, les cou-
pables appartenaient de droit à la juridiction de leur
consul. , - *
< Mais cet échappatoire n'était point du goût du consul
anglais, qui ne plaisante, à ce qu'il paraît, pas plus que
notre consul de France* Il a réclamé les drôles qui, dit*
il, en violant son domicile consulaire, ont outragé le sol
an dais lui-même.
« En attendant que le consul d'Angleterre obtienne sa-
tisfaction, et il l'aura malgré les résistances du consul
grec, le vice-roi a, d'un trait de plume, changé toute sa
haute police, tant au Caire qu'à Alexandrie. Les nou-
veaux fonctionnaires se sont fait consigner par lespriu-
cipales puissances européennes les pouvoirs nécessaires
pour déroger momentanément aux dispositions capitu-
lâmes, dans l'intérêt de l'ordre et de la sécurité publi-
cité. 7 |' 9 >\\<\?v • rt • •> >ft *^ï£)tiÈâ K ~ J '«W*
« Munis de ces pouvoirs, ils guettaient l'occasion de
frapper un grand coup.
« On avait signalé que plusieurs des meurtriers com-
promis dans les dernières affaires se réunissaient au café
Marcellus, à la tombée de la nuit. Il y a trois jours, le
chef de la police de sûreté d'Alexandrie, un Français
nommé Bresse, depuis longtemps au service de l'Egypte,
94 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
tension de territoire tjne le droit de parler, au
nom du prophète, au monde musulman et de
devenir son vicaire sur la terre.
« Ce privilège appartenait alors depuis plusieurs
*
siècles aux sultans du l'Egypte qui ne régnaient
qu'au nom des derniers califes de la maison
d'Abbas. Sélim en leur succédant se donna comme
héritier de leurs droits; il prit le titre vénéré de
serviteur et de protecteur des villes saintes; il se
fit désigner comme tel dans les prières publiques,
prit avec lui quelques cawas deconiiance/etse rendit au
café désigné. Il y avait nombreuse société* Sur les ta-
bles, à côté des verres et des cartes, on voyait de longs
couteaux et des pistolets.
« Bresse paraît ; il s'avance vers le plus mal famé de
la bande. Il le saisit au collet. A ce moment un coup
de feu est dirigé contre Bresse et le manque* À cette
attaque, les cawas qui avaient chacun leur homme dési-
gné à Pavanée, tirent avec ensemble et précision, et jet-
tent en même temps sur le carreau l'écume des assas-
sins d'Alexandrie.
« Bresse risquait sa vie. Le vice-roi vient de le nom-
mer caïmacan, grade qui équivaut à celui de lieutenant-
colonel. »
i Qu'on juge après cela, si les circonstances actuelles
doivent faire désirer l'unification rte la législation!»
- >, V
L ÉGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 95
reçut des ehérifs de la Mecque les clefs de la
Kasba et, du dernier Abâsside, l'étendard du pro-
phète! » viJ l) ini
Ceci suffirait à expliquer les appréhensions du
gouvernement ottoman à l'endroit du développe-
ment rapide de l'Egypte. D'autres motifs de crainte
si 1 rattachent à la, position nouvelle faite à ce pays
par le percement de l'isthme de Suez.
Ce grand événement, en effet, augmentera
encore l'ascendant naturel de l'Egypte sur les
pays voisins. Il lui donnera des villes nouvelles
sur le chemin de l'Arabie, et, en ce pays, une pré-
pondérance plus grande ; il aura pour résultats
d'accroître dans de grandes proportions ses forces
maritimes, de lui assigner dans le pèlerinage de
la Mecque un rôle de plus en plus grand, et de
mettre pour ainsi dire à sa discrétion le territoire
de l'Hedjaz, sacré pour les musulmans. »
Mais en dépit de ces causes d'agrandissement ci
de progrès la crainte que Injonction des deux mers
favorise l'indépendance de l'Egypte, crainte ex-
ploitée par les adversaires de M. de Lesseps au dé-
but de son entreprise et que semble réveiller
1* inauguration du canal maritime, est- elle fondée?
Non, affirment des écrivains compétents; bien
96 l'égvpte et le canal de suez.
loin de favoriser les projets d'indépendance que
r
pourraient avoir conçu les pachas d'Egypte, le ca-
nal de Suez serait au contraire un empêchement
a la réalisation de ces projets.
« La position de l'Egypte, en effet, est réglée par
des traités que l'Europe a garantis. Cette position
ne pourrait changer que par la volonté de toutes
les puissances. Ce n'est pas un canal de plus ou
de moins qui peut arrêter la marche d'une armée.
Mais lorsque ce canal est situé de telle sorte qu'en
l'occupant, l'Europe se trouve placée de manière
à remplir avec une autorité irrésistible le rôle de
médiateur, il donne une nouvelle garantie que les
traités acceptés par toutes ces puissances ne pour-
ront être révisés en ce qui touche les rapports du
r
suzerain et de l'Etat vassal que du consentement
et sur le contrôle des mêmes puissances (1). »
Nous nous arrêtons à cette dernière considéra-
tion, et nous y voyons pour la dynastie de Méhé-
met-Ali une garantie de paix et de sécurité qui
lui permettra de continuer et de développer sans
obstacle l'œuvre de civilisation qu'elle a si glorieu-
sement entreprise.
Cl) Viiyijyk contemporaine. M. Paul Merruau.
#
DEUXIEME PARTIE
LTSTHME DE SUEZ
I
Suez.
« Le désert ! l'horizon d'une morne rougeur ;
Prison sans murs, qui marche avec le voyageur ;
Point d*arbres, un sol noir, quelque vautour qui plane;
L'hyène qui, de loin., guette lu caravane ;
Et parfois le simoun, horrible et furieux,
Soulevant l'Océan des sables jusqu'aux cieux
Ici rien n'aime l'homme et rien ne le redoute.
Rien ne distrait les veux, rien ne charme la route;
Cependant en ce lieu fatal et désolé
L'homme régnait jadis... Il s'en est exilé (1).
Telle était, — il y a moins de dix ans, entre
Suez sur la mer Rouge et l'antique Péluse sur
(1) Cette langue de terre, disait, il y a quelques années,
un écrivain célèbre, était autrefois vivifiée par la présence
et l'industrie de lMiomfhe^Uiais elle ne présente plus
aujourd'hui qu'une rtuai^ solitude qu\ttristent encore
98 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
la Méditerranée, cette bande de terre de trente
lieues à peine, que sillonnent aujourd'hui les
vaisseaux des deux mondes; imperceptible bar-
rière pour l'œil qui la cherche sur la carte du
monde ; région fameuse pour la pensée qu'éclaire
le souvenir des hommes et des choses qui pen-
dant tant de siècles se sont passés en cet étroit
espace ; terre illustre mitre toutes pour quicon-
que évoque les brillantes images des destinées
qui lui sont promises, maintenant que servant
de passage et de lien entre les deux mers, elle
relie 1 Occident à l'Orient.
Cette terre plongée dans un sommeil qu'avait
allourdi la succession de longs siècles écoulés, et
qui semblait être le prélude de la mort, s'est ré-
les ruines de la vie qui n'est plus. On y trouve d'espace
on espace, des cadavres de villes, des débris de monu-
ments.
... La plus grande, la plus intéressante de ces ruines,
c'est le canal des Pharaons, dont le lit se creuse encore
visible aujourd'hui, après des années d'abandon. Cette
vaste plaine, silencieuse comme la mort, se tache de
loin en loin de quelques broussailles, de quelques ar-
bustes rabougris. Là où le vieux Nil apporte un peu de
ses eaux douces et de son limon vivifiant, là seulement
verdoie une végétation qui rappelle l'Afrique.
».
• 1
L JÉSGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 99
veillée de sa profonde léthargie ; elle a secoué son
linceul ; « des cadavres de ses villes évanouies »
sont sorties des villes nouvelles ; « les débris de
ses monuments » ont servi de base à des monu-
ments non moins grandioses encore que ceux du
passé ; il n'est pas jusqu'au « canal des Pharaons »
qui n'ait vu se creuser à ses côtés une voie plus
large et plus profonde ! La terre de Gessen a reven-'
diqué son antique renommée, et a reconquis sa
place dans l'histoire du monde.
Quel? sont les illustres promoteurs de cette
œuvre, une des plus glorieuses de notre siècle, si
fécond cependant en grandes œuvres et en auda-
cieuses entreprises.
Le poète va nous répondre :
L'un est jeune et de noble attitude.
Sérieux, attentif, comme son compagnon,
Il gouverne l'Êgypte et Saïd est son nom.
L'autre sur qui les ans ont pesé davantage,
A la douce énergie et le calme d'un sage ;
On sent qu'il est. de ceux qui ne reculent pas,
Et qui marchent au but sans dévier d'un pas.
De Lesseps ! nom qu'attend au bout de la carrière.
La gloire impartiale ainsi que la lumière. (1)
(1) M. le vicomte de Bornier: IHsthmëde Suez, poëme
couronné pnr F A endémie française.
100 L'jÈftVPTK et le canal uk sleï.
Mais quittons le présent, et la Bible à la
main, remontons le cours des âges. Il n'est pas
un seul point de la terre qui nous occupe, qui ne
nous rappelle et ne nous confirme les récits du
saint livre. Abraham, Joseph, Jacob, Moïse ont
partout, ici laissé l'indélébile empreinte de leur
passage.
Abraham, durant sdn séjour en Egypte, s'éta-
blit à Memphis; il dut doue traverser l'isthme au
moins à deux reprises.
Jacob, appelé par Joseph, son lils, à la cour du
pharaon Aménophis, se rendit à Rhamsès et
passa sur les bords du lac Timsah, un dos trois,
lacs traversés i>ar le canal de Suez.
Enfin la concession de la terre de Gesscn fixa
les Hébreux dans la contrée qui nous occupe ; là
s'écoulèrent l'enfance et la jeunesse du libérateur
du peuplé de Dieu ; là, s'accomplirenl les premiers
actes de sa carrière prédestinée.
M. de Lesseps s'exprime ainsi au sujet du tou-
chant épisode de l'exposition de Moïse sur les
eaux : « Quelques géographes, dit-il, ont placé
le berceau de Moïse en face de Memphis où le
Nil est très-profond et très-rapide. Us n'ont pas
songé que jamais une mère n'aurait exposé son
l'kgyptk et le canal de suez. toi
fils là où le courant l'aurait sûrement emporté.
« Moïse a dû être exposé dans la branche tani-
tique, près du lac Menzaleh et devant l'ancienne
ville de Tsan, voisine de la vallée de Gessen. Les
récentes découvertes de M. Mariette ont constaté
que c'était la résidence des rois pasteurs appelés
hycsos. Le nom de sos signifie en langue éthio-
pienne pasteur et je pense que suez vient de sos.
Ainsi la terre de Gessen qui, en hébreux, veut dire
terre des pâturages, ne serait que la traduction
de sos. !;
« Moïse a donc été sauvé sur une des branches
du Nil prise pour le Nil. Aujourd'hui encore les
Arabes, comme la Bible, appellent Nil toutes les
branches du fleuve, tous les grands canaux qui en
dérivent. Ainsi, lorsque la Bible dit que Moïse a
été sauvé du Nil, ce passage s'accorde parfaite-
ment avec les dernières découvertes qui constatent
■
que la capitale où résidaient les Pharaons èAnh
■ Tsan, plus tard Tanis et Avaris, située à peu près
à dix lieues de Port-Saïd, entrée de notre canal
sur la Méditerranée.
« Au pied des ruines de cette ville coule l'an-
cienne branche tanitique qui maintenant se jette
dans le lac Menzaleh mu lieu de se jeter dans la
. 6.
[02 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
Méditerranée, son embouchure ayant été oblitérée.
On voit sur ses bords, près de Tsan, comme autre-
fois, des roseaux nombreux, et l'on comprend que
c'est dans cet endroit qu'a dû s'arrêter le berceau
de Moïse, ainsi que le dit la Bible, dont les descrip-
tions sont toujours exactes. »
Si des récits de l'Ancien Testament nous pas-
sons à ceux du Nouveau, nous trouverons l'isthme
de Suez tout embaumé du souvenir de la sainte
famille.
Les Arabes en effet montrent près du lac de
Timsah, la place où Jésus, Marie et Joseph firent
halte, alors qui 1 fuyant la persécution d'Hérode,
ils venaient chercher un asile en Egypte: « Jésus
enfant, selon la remarque de M. de Lesseps, sé-
journa ainsi près de l'endroit même où Moïse
avait été sauvé des eaux. »
t
Plus tard quand l'Eglise naissante jeta tant
d'éclat sur la terre des Pharaons, quand les dé-
serts de l'Egypte virent naître et se développer
l'esprit cénobitique, l'antique terre de Gessen ne
dut pas demeurer en arrière; et ces lieux qui tout
imprégnés encore du souvenir d'un premier sau-
veurvenu à l'Egypte de la terre de Chanaan, avaient
joui de la divine présence du Sauveur du monde,
l'égyptk et le canal de suez. 103
ne lurent pas sans recevoir la visite de pieux pè-
lerins et sans donner asile à de fervents anacho-
rètes. :*w» «fc ; %% a ? 3 * m oajr
' Dans ce désert que viennent de rendre au mou-
vement et à la vie le génie et la j>ersévérance
d'un Français, tout parle donc d'un passé qui
appartient au monde chrétien tout entier. Et à ce
point de vue, plus encore qu'à relui des intérêts
commerciaux et industriels des nations, c'est un
spectacle grandiose et imposant que de voir, après
des siècles de silence et d'abandon, cette terre
■
oubliée renaître à la fécondité et devenir le ren-
dez-vous et le point central, où se rencontreront
et se donneront la main tous les peuples du
monde ! (1)
t
(1) « Comme affaire financière — disait, il y a quel-
ques années, un savant écrivain (*) — le percement de
l'isthme de Suez est une fort belle opération ; mais il
faut l'envisager de plus haut* Une abréviation de trois
mille lieues dans la traversée d'Europe aux mers d'Asie
no représente pas seulement une activité commerciale
doublée, un fret diminué de moitié et l'intérêt du capi-
tal général augmenté en raison de l'augmentation du
nombre des voyages: elle représente surtout une diffu-
(*) M. Paul Merruan . Y Egypte contemporaine*
UH l/ÉOYPTR ET I/B CANAÏ. DE SUEZ.
s ion des lumières et de la civilisation occidentale dans
une partie du monde "où l'Europe n'a accès aujourd'hui
que rarement et difficilement ; elle annonce l'émanci-
pation morale et intellectuelle de centaines de millions,
de créatures humaines. L'Afrique occidentale va se
trouver sur le passage habituel de la navigation. Lp
commerce ne tnrdera pas a exploiter des régions qui
lui sont maintenant fermées. Cette mer Rouge qu'on a
cherché à représenter comme inhospitalière, sera bien-
tôt parcourue en tous sens par des bateaux à vapeur.
C'est une «>re nouvelle qui s'ouvre pour l'Oripnt.
I
l'kgyptr ET r.E CANAL de suez, 105
, H. — Ismaïlia et Port-Saïd.
C'est dans une dépression longitudinale que
Corme de Suez à Péluse, entre les rivages de la
mer Kouge et de la Méditerranée, la rencontre
de deux plaines dont l'une remonte vers la Syrie
et l'autre vers la vallée du Nil, qu'a été creusé le
canal qui unit les deux mers.
Sur son parcours, ce canal rencontre trois larges
bassins qu'il traverse : ce sont les lacs Amers, le
lac Timsah et le lac Menzaleh.
Situés à cinq lieues de Suez, les lacs Amers,
dont la superficie est de trois-cent trente millions
de mètres carrés, étaient depuis longtemps à sec;
mais outre l'assurance qu'en donnait la tradition,
le témoignage même du sol ne permettait pas
île douter que cet immence bassin eût été autre-
fois rempli par les eaux de la mer que la main de
l'homme y a ramenées, afin de s'en servir comme
d'un modérateur qui permet de tenir le canal
ouvert sans écluses, et d'éviter pourtant qu'un
courant trop fort ne s'y établisse et ne nuise à
la navigation tout en rlégrarlnnt les berges du
canalt .ooi<?>nu^i?fïîî 1 s/ijcjs!) nrp XfiSiwjô^çxxx
lOt; I.'lV.YPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
Le lac Timsah est situé à distance à peu près
égale des deux extrémités de l'isthme; sa surface
couvre 2, 000. hectares de terrain. Le Nil dans ses
plus grandes crues y jette le trop plein de ses eaux
et féconde ses rivages que couvre une brillante
végétation. La nature a creusé le fond de ce lac
bien au-dessous du niveau de la Méditerranée. Il
offrait donc toutes sortes de facilités pour la créa-
tion d'un port intérieur et d'un point de jonction
où la grande navigation put se relier à la naviga-
tion fluviale.
Ce port intérieur a été créé, et, où naguère ré-
gnaient la solitude et le silence, s'élève une ville
déjà importante, et qui, dans un avenir prochain,
sera un des principaux centres commerciaux
du monde. C'est Ismaïlia dont la rade merveil-
leuse et le climat enchanteur feront bientôt, au
milieu de ce pays d'une fécondité sans égale, le
premier port de repos et de ravitaillement du
11
monde, i
La ville se présente aux yeux ravis comme une
véritable oasis. Toutes les maisons sont envelop-
pées par un rempart de verdure. Cette particula-
rité donne à l'ensemble de la ville un air de calme
mystérieux qui captive l'imagination.
L ÉGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 107
Ismaïlia mérite donc vraiment ie titre qui lui
a été donné de Merveille du désert.
La proximité de Zagazig, — le trajet en chemin
de fer est deux heures à peine, — lui fournit, au
point de vue du commerce égyptien, une fort
grande importance; et, sous ie rapport agricole,
les belles cultures qui longent le chemin de fer
depuis Zagazig jusqu'au sortir de la vallée de
l'Ouady (terre de Gessen), ne sauraient manquer,
dans un avenir prochain, de conquérir le désert et
de se continuer des deux côtés du canal.
La situa Lion d'Ismaïlia est donc à tous égards
admirablement choisie. Voisine de Zagazig où
arrivent tous les cotons et autres produits de
l'Egypte, elle communique avec le vaste réseau
des voies de navigation fluviale par un canal d'eau '
douce suffisant pour tous les transports sur les
barques indigènes qui vont se décharger directe-
ment à bord des plus grands navires à l'ancre
dans le lac Timsah.
Du port d 'Ismaïlia. — aussi profond et spacieux
que la petite rade de Toulon, — on se rend immé-
diatement dans la Méditerranée ou dans la mer
Rouge. Et quand on songe que ce port qui com-
munique ainsi avec deux mers, est situé à HO kilo-
108 LÉGYPTË ET LE CANAL DE HUEZ.
mètres dans les terres, n'y a-t-il pas lieu de s éton-
ner et d'admirer?... (i)
Le troisième réservoir d'eau, ie lac Menzaleh
borde la Méditerranée au golfe de Péluse dont il
n'est- séparé que par un long ruban de terre, large
rte cent a mil -cinquante mètres au plus. « Ce lac
dont le fond est desséché autour de Péluse, s'étend
à Test sur dix ou douze lieues jusqu'à Damiette. Il
communique à la mer par des coupures naturelles
qui servent d'issue aux eaux du Nil dans les
(l) Quoique née d'hier — ait AL Élie Sorin (*) —
ismaïiia semble avoir conscience de ses futures destinées.
Elle se donne dès maintenant dos allures de capitale.
Port-Saïd est la ville du travail rude et sévère ; Ismaïiia
est la ville de l'élégance; c'est elle qui, la première, in-
troduit dans T isthme les raffinements de la vie euro-
péenne.
Elle a de gracieux chùlets qui semblent apportés des
environs de Paris et qui dominent les belles eaux du
lac; elle a des magasins uù se mêlent en de fantaisistes
étalages les produits du goût français et ceux du goût
oriental. Elle a déjà des promenades avec des arbres,
et sur sa plage est installé un établissement de bains
de mer... Le temps est proche où Ton ira passer l'hiver
a Ismaïiia, ainsi qu'on va le passer à Nice ou à Monaco*
(*)Suez, Histoire de la jonction des doux Mers.
L l'XYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 109
grandes crues et qui laissent pénétrer celles de
la mer alternativement quand le niveau du fleuve
est abaissé. »
\ 1
Le canal de Suez traverse ces trois lacs qu'on
dirait échelonnés exprès par la nature pour le re-
cevoir, et c'est on sortant de celui de Mcnzaloh
qu'il débouche dans la Méditerranée. En ce lieu
la place d'une ville était marquée; elle s'y est
élevée d'elle-même et par la force des choses: ce
point, il y a moins de dix ans, ignoré du monde,
s'appelle aujourd'hui Port-Saïd (1).
En attendant qu'il fallut un port de station aux
bâtiments entrant dans le canal, il fallait un quar-
tier général aux ingénieurs qui allaient entre-
prendre le percement de l'isthme; il fallait un
entrepôt pour recevoir les machines venant de
l'Europe. Ce triple besoin, a donné naissance dès
les premiers jours des travaux, à la ville qui nous
occupe et a déterminé sa forme et son aspect.
Port-Saïd, en effet. « est un bassin entouré de
chantiers. (2) »
(1) Un juste hommage de reconnaissance pour le
prince qui a doté l'Egypte du canal de Suez, a imposé
spontanément ce nom à la ville naissante.
(2) * Quand nous lisons dans les historiens anciens
7
*
111» L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
Partout éclate le mouvement et l'activité ; par-
tout là variété de couleur, la physionomie de vie
maritime et de cité ouvrière en même temps. Des
ion laines publiques réparties dans les différents
quartiers sont continuellement entourées de grou-
pes d'hommes, de femmes et d'enfants aux cos-
tumes de vingt pays divers.
Voici le quartier européen qu'un espace vide
de 200 à 300 mètres sépare du village arabe, dont
les longues lignes de petits logements construits
le récit de la fondation d'une ville, ils nous parlent tout
d'abord de l'enceinte fortifiée qu'on a élevée autour de
ses limites, de la citadelle ou du Gapitole qui s'est dressé
sur son point culminant, comme le symbole de sa future
[iuissance. Ainsi se sont passées les choses à Port-Saïd.
Dès le premier jour, on lui a donne des remparts contre
l'ennemi qui la menaçait : — on a bâti des jetées dans
la mer. On lui a donné, en guise de citadelle, une tour
lumineuse qui appelât à elle le^ navigateurs et lui fil
une garnison de navires : — on a bâti un phare.
« Jetées, phares, bassins, scieries,' tout ce que peut
construire l'art de l'ingénieur et tout ce qui lui sert à
construire, voilà Port-Saïd : une ville-atelier; elle est
subitement issue du désert et elle a servi à le refouler. »
M. Élie Sorin: Siwz ; histoire de la jonction des deux
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 111
on pisé, en bois, ou nattes, en briques, conduisent
jusqu'au bout du quais dont le développement
n'a pas moins de deux kilomètres.
Voici la maison dos religieuses du Bon-Pas-
teur d'Angers avec sa gracieuse chapelle, son vaste
promenoir et les classes propres et aérées où ces
dignes religieuses instruisent tout un essaim do
jeunes filles.
Voici encore un couvent, c'est celui des Pères
franciscains, dits de la Terre-Sainte ; ees dignes
fils de saint François tiennent l'école dos petits
garçons. Près do là, la chapelle catholique élève
son clocher carré au-dessus des constructions en-
vironnantes, connue pour rappeler sans cosse à
La ruche toujours grossissante qui s'agite autour
d'elle y qu'il y a d'autres besoins que ceux du corps,
d'autres intérêts que ceux qui se rapportent à la
fortune et aux jouissances de la vie!
i
112 L EGYPTE ET LE CANAL DL SUEZ.
III. — Un précédent a utiliser.
* Mais ce n'était pas assez que l'Europe prodiguât
ses savants ingénieurs, ses admirables machines,
toutes les ressources, en un mot, de la science et
de l'industrie; il lai lait qu'une armée de travail-
leurs vint donner le mouvement et la vie à ces
puissants moyens d'action.
Or, pour ces ateliers immenses et liors de toutes
proportions avec ce que nous voyons en Europe,
d'immenses approvisionnements étaient néces-
saires. 1*0111' tout ce que l'on peut acheter, cette
question d approvisionnements n'avait rien qui
pût effrayer ni arrêter les promoteurs de cette
gigantesque entreprise ; mais il était un objet
de première nécessité, que la nature seule peut
procurer, et qui faisait absolument défaut dans
l'isthme; nous voulons parler de l'eau potable.
Avant donc {pie de commencer l'œuvre elle-
même, il fallait aviser au moyen d'amener de l'eau
I
douce sur les lieux où se faisaient les (r;i\;ui\ du
Ïi'kOYPTK ET LE CANAL DE SUEZ. 113
canal maritime (I) ; le succès de l'entreprise on
dépendait.
Un précédent existait d'ailleurs en Egypte qui
(1) « Au début des travaux — en 1860— sur les rives du
lac Menzaleh on se procurait l'eau douce dans quelques
puits isolés ou en la faisant venir de Damiette, ou en.
core en distillant l'eau saine de la mer ou du lac. La tonne
(l'eau douce apportée de Damiette, coûtait 5 francs; la
tonne distillée à Port-Saïd en coûtait 25, — Ces diffi-
cultés, cette élévation de prix ne pouvaient qu'augmen-
ter à mesure qu'on avançait vers l'intérieur de l'isthme.
L'entreprise devait être singulièrement retardée 9
peut-être manquée à jamais par ce fâcheux état de
choses. — A Suez la situation était pire : on ne vivait,
une partie de Tannée, que de l'eau conservée dans des
caisses de 1er que le chemin de fer apportait* L'eau i\
moitié salubre était le privilège des riches. Les pau-
vres s'abreuvaient comme ils le pouvaient et mou-
raient de soif. » !
tën 1SI12, on écrivait de Kantara, centre, | cette épo-
que, des travaux du canal maritime.
« Ce qui est le plus difficile a assurer, c'est le service
de l'eau douce. Le canal reliant Gassassine à Timsah a
bien été mis en eau, mais son extrémité se trouve à une
dizaine de kilomètres d'El-Guisr. Comme de plus, tes
hommes sont répartis sur une longueur de 32 kilomè-
tres depuis El-Guisr jusqu'à Kantara, la dislanee
moyenne pour apporter l'eau douce dépasse 30 kilomè-
114
I. KIIYPTR ET LE CANAL DE SUEZ .
démontrait l'importance au double point de vue de
l'humanité et des intérêts de l'œuvre, de s'occuper
m van t t ontes choses, non-seulement de la subsis-
tance des ouvriers, mais de leur assurer un bien-
être relatif et aussi complet que possible.
très. C'est tout ce qu'un chameau peut l'aire, si on veut
le ménager pour un long travail.
« Donc pour apporter l'eau, la décharger et revenir
chercher un nouvel approvisionnement, il faut deux ■
journées de marche.
■ i
« La charge du chameau ne saurait dépasser !T>o
kilogrammes pour de pareilles courses dans 1rs sables.
En retranchant de ce chiffre, le poids du harnachement
et des barils, reste 12r> kilogrammes utiles, soit 125 li-
tres d'eau. Cola représente l'approvisionnement de 25
lu mimes par jour, pour tous les usages, plus la ration
de trois ou quatre animaux attachés a T équipe.
« Pour nos vinsl milte travailleurs, il faut donc huit
cents chameaux arrivant et s'en retournant chaque
jour ; seize cent rien que pour le service de l'eau
douce ! . . .
Nous avons calculé que la dépense journalière
de ce service est de 8,000 francs, et nous n'espérons pas
que la situation change avant quelques mois!... » His*
taire de Visihmè de Suez. Olivier Ritt.
On comprend combien il était urgent de presser les
travaux du canal d eau douce.
1
l'kCiYpte î:t le canal nrc sri-z. 115
C'était on 1819, Méhémet-Ali voulant creuser
un canal d'irrigation dans la branche de Ro-
sette, entre le village d'Àtfeh et Alexandrie,
consacra plusieurs années à ce travail et y occupa
trois cent mille fellahs. « Malheureusement on
ne prit pour leur bien-être, et même pour leur sub-
sistance, aucune des précautions qu 'exige l'huma-
nité. On négligea de former des approvisionne-
ments de vivres sur les lieux; l'eau manqua en
vingt endroits sur l'étendue de vingt lieues que
parcourt le canal. Puis l'excès de la fa ligue, les
mauvais traitements engendrèrent des maladies
qui emportèrent les ouvriers par milliers. Dans
l'espace de dix mois, il en périt douze mille dont
les ossements gisent sous les chemins de hallage
qu'on a élevés des deux côtés du canal (1).
Une seule chose étonne, c'est que la mortalité
n'ait pas été plus grande encore, alors que tant de
négligence et tant de dédain pour la vie humaine
avaient signalé ce travail.
Méhémet-Ali, dans la poursuite de ses vastes
desseins, comptait pour peu les instruments qu'il
(1) Ces chemins de hallage ont &tê remplacés, il y a
uno dizaine <1*anmVs, par une hoilo routp.
110 LÉGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
I
employait. Et ce qui chez lui n'était que l'iniperfec
tion d'un esprit supérieur, dévouait riiez les subal-
ternes une cruauté froide et réfléchie. Les autori-
tés chargées de l'exécution du canal imposaient
aux malheureux paysans uu labeur au-dessus de
leurs forces. De l'aube du jour à la nuit close les
ouvriers étaient au travail et la moindre négli-
gence était aussitôt punie par des coups de bâton.
« Le canal Mahmoudieh fut fait. Il avait coûté
cher: environ 7,500,000 fr., sans compter les
hommes sacrifiés ; mais une grande pensée avait
été réalisée ; un nouvel élément de prospérité était
t
acquis à l'Egypte... »
Par malheur, le limon fertilisant que le Nil char-
rie en si grande quantité, ne tarda pas à obstruer
le lit du canal, et quand Méhémet-Ali mourut, la
navigation y était devenue singulièrement difficile.
Abbas-Pacha n'était pas homme à tenter une
entreprise telle que le curage de cette impor-
tante voie de navigation : « le canal continua
donc à s'envaser . et quand Mohannned-Saïd
F
arriva au gouvernement de l'Egypte, le mal était
devenu si grand q u il fallait nécessairement y por-
ter un remède immédiat, ou renoncer à utili-
ser désormais un ouvrage qui avait coûté tant
l'égypte et le CANAL DE SUEZ. 117
de peines, tant chargent et tant de bras. (1) »
Le khédive n'hésita pas. Les ingénieurs ayant
calculé que soixante-cinq mille hommes étaient
nécessaires pour déplacer dans l'espace d'un mois
de travail, la quantité de vase amassée dans le lit
du canal, ordre fut envoyé aux provinces de four-
nir ce nombre de travailleurs.
Aulieu de soixante-cinq mille hommes, les pro-
T *
vinces en envoyèrent cent quinze mMle ! Moham-
mcd-Saïd, recueillait ainsi dès le commencement
de son règne, les fruits de son esprit de justice :
Il possédait la confiance du peuple l
Cette confiance comment la jus tifïa-t-il ? En pre-
nant des mesures d'approvisionnement,d'hygiène,
cl par-dessus tout de loyale justice, qui prou-
vèrent au monde qu'on peut employer en Egypte
des centaines de mille hommes à un travail d'uti-
lité publique, non-seulement sans qu'il en résulte
aucun accident, mais encore avec profit pour tous.
Tel est le précédent dont nous avons parlé.
C'était tout h la fois un stimulant pour ne rien
négliger de ce qui pouvait, assurer la subsistance
des travailleurs, et un gage de succès.
([) UÉgypte contemporaine par M. Paul Merruau.
m
i m
118 l'Egypte et le canal dk suez.
IV. — Règlement pour les travailleurs
INDIGÈNES.
Un acte do concession en date du 30 novem-
bre 1854, avait donné à M. de Lesseps pouvoir
exclusif & l'effet de constituer et diriger une com-
pagnie universelle pour le percement de l'isthme
de Suez.
Le 5 janvier 1856, Mohammed-Saïd complétai!
cet acte de concession par un cahier des charges
pour la construction et l'exploitation du orand canal
maritime de Suez et dépendances. Sous cette der-
nière date, et en lui en vo vaut le cahier des
charges, le khédive écrivait à M. de Lesseps en
ces termes :
A mon dévoué ami de haute naissance et de rang élevé.
Monsieur Ferdinand de Lesseps,
« La concession accordée à la Compagnie uni-
« verselle du canal de Suez devant être ratifiée
« par S. M. I. le Sultan, je vous remets cette
« copie authentique, afin que vous puissiez
« constituer ladite Compagnie.
l'êgypte et le canal de SUEZ. 119
« Quant aux travaux relatifs au percement de
<( l'isthme, elle pourra les exécuter elle-même
« aussitôt que l'autorisation de la Sublime-Porte
« m'aura été accordée. »
Mais avant même que cette autorisation eut
été accordée, le khédive se préoccupa de garantir
à ceux de ses sujets qui seraient appelés à con-
courir aux travaux gigantesques de l'œuvre de
M. de Lesseps, les bons traitements que lui-même
; i vai t assurés aux travaille u rs du canal d'Alex a n d vie.
Le 20 juillet 1850, il signait à cet effet un firman
soigneusement étudié par lui. Ce firman, le voici :
Règlement pour les ouvriers fellahs qu'emploiera
la Compagnie de l'isthme de Suez.
Nous, Mohammed-Saïf 1 - Pacha, vice-roi d'Egypte,
voulant assurer l'exécution des I nivaux du canal
maritime de Suez, pourvoir au bon traitement des
ouvriers égyptiens qui y seront employés et
veiller en même temps aux intérêts des culti-
vateurs, propriétaires et entrepreneurs du pays,
avons établi de concert avec M. Ferdinand dt i
Lesseps, comme président-fondateur de la Com-
pagnie universelle du dit canal les dispositions
suivantes :
120 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
1° Les ouvriers qui seront employés aux tra-
vaux de la Compagnie seront fournis par le gou-
vernement égyptien d'après les demandes des
ingénieurs en chef et suivant les besoins.
2° La paye allouée aux ouvriers sera fixée, sui-
vant les prix payés en moyenne pour les travaux
des particuliers, à la somme de deux piastres et
demie à trois piastres par jour, non compris les
rations qui seront délivrées en nature par la
compagnie pour Ta valeur d'une piastre. Les ou-
vriers au-dessous de douze ans ne recevront qu'une
piastre, mais ration entière.
Les rations en nature seront délivrées par jour
ou tous les deux ou trois jours à l'avance et, dans
le cas où l'on serait assuré que les ouvriers qui en
feront la demande, seront en état de pourvoir à
leur nourriture, la ration leur sera donnée en
argent.
La paye en argent aura lieu toutes les semaines.
• Cependant la Compagnie ne comptera, pendant le
premier mois, que la moitié de La paye, jusqu'à ee
qu'elle ait accumulé une réserve de quinze jours
de solde, après quoi la paye entière sera délivrée
aux ouvriers.
Le soin de fournir fte i'eav potable es abondance)
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 121
pour tous les besoins des ouvriers est à la charge
de la Compagnie.
3 B La tâche journalière imposée aux ouvriers ne
dépassera pas celle qui est fixée dans l'admi-
nistrât ion dos ponts-et-chaussées en Egypte, et
qui a été adoptée- dans les grands travaux de
canalisation exécutés en ces dernières années.
•Le nombre des ouvriers employés sera désigné
en prenant en considération les époques des tra-
vaux agricoles.
4° La police des chantiers sera faite par les
officiers et agents du gouvernement, sous les
ordres et suivant les instructions des ingénieurs
en chef, conformément à un règlement spécial
qui recevra notre approbation.
5° Les ouvriers qui n'auront pas rempli leur
tâche, seront soumis à une diminution de solde
qui n'ira pas au delà du tiers et qui sera pro-
portionnée au déficit de l'ouvrage commandé .
Ceux qui déserteront perdront, par ce seul fait, les *
quinze jours de solde en réserve; le montant en
sera versé à la caisse de l'hôpital, dont il va être
parlé.
Les ouvriers qui apporteraient des troubles
dans les chantiers, seront également privés des
i
122 l'éoypte et lk canal de stjez.
quinze jours de solde en réserve. Ils seront en
outre passibles d'une amende qui sera versée à
la caisse de l'hôpital.
6° La Compagnie sera tenue d'abriter les ouvriers
soit sous des tentes, soitdans des hangars ou niai-
sons convenables. Elle entretiendra un hôpital ri
des ambulances avec tout le personnel et tout le
matériel nécessaires pour traiter les malades à ses
irais.
7° Les frais de voyage des ouvriers engagé! et
de leurs familles, depuis le lieu de leur départ
jusqu'à leur arrivée sur les chantiers, seront à la
charge de la Compagnie.
Chaque malade recevra à l'hôpital, dans les am-
bulances, oui iv les soins que réclamera son étal,
une paye d'un piastre et demie pendant tout le
temps qu'il ne pourra travailler.
8° Les ouvriers d'art, tels que maçons, charpen-
tiers, tailleurs de pierres, forgerons, etc., rece-
•vront la paye que le gouvernement est dans l'usage
de leur allouer pour ses travaux, outre la ration
de vivres ou sa valeur.
4
9° Lorsque des militaires appartenant au service
actif seront employés aux travaux, la Compagnie
déboursera pour chacun d'eux, à titre de haute
l'écypte et le CANAL ÛË SUEZ. 123
p;iye, do solde ordinaire ou d'entretien, une somme
égale à la paye des ouvriers civils • . .
Nos ingénieurs, Linant-Bey et Mougil-Bey, que
nous mettons à la disposition de la Compagnie
pour la direction et la conduite des travaux, auront
la surveillance supérieure des ouvriers et s'enten-
dront avee-ladmmi strate tir délégué de la Compa-
gnie pour aplanir les difficultés qui pourraient
survenir dans l'exécution du présent décret.
Fait à Alexandrie, le 20 juillet Î856.
Disons de suite, que grâce à la paternelle solli-
citude qui avait dicté ce règlement et à la loyale
exactitude avec laquelle il fut exécuté, aucune
contestation sérieuse n'a été soumise à cet arbi-
trage nommé d'avance par le khédive.
i
ïîA l'égypte et le canal de suez.
V. — Les fellahs.
Avant de passer outre, quelques détails récla-
ment leur place sur ces ouvriers fellahs, dont le
nom que nous avons plusieurs fois prononcé
noussanêmes dans les pages qui précédent a si
souvent été redit en Europe pendant les six der-
nières années qui viennent de s'écouler.
«Le peuple égyptien, affirme un écrivain compé-
tent, mérite à tous égards la sollicitude dont il es l
l'objet de la part de ses souverains. » 1
Le christianisme a laissé en ce pays de fortes ra-
cines et ceux-là même qui sont les plus exacts à
suivre la loi de Mahomet ont au fond du cœur je
ne sais quels sentiments secrets , quel souvenir
qui les tient à l'abri des excès de fanatisme et
d'intolérance (i) qui partout ailleurs caractérisent
(1) La population chrétienne des diverses sectes dé-
passe en Egypte le chiffre de deux-cent-soixante mille
individus. Bien que la religion musulmane ait dans ce
pays de fervents adeptes, les chrétiens n'y ont jamais
été persécutés; le gouvernement n'y a jamais proscrit
leurs croyances; seulement il ne leur donnait pas lasanc-
LKf.YPTK ET LE CANAL Dtë SUEZ .
les populations musulmanes et les gardent en parti-
culier de ce fatalisme qui a si tristement précipité
l'Orient dans l'état de décadence où nous le
voyons plongé.
On peut affirmer sans crainte que par ses qua-
lités comme par ses défauts naturels, — abstrac-
tion d'une reconnaissance publique, et les tenaient pour
dégradantes; ce qui suffisait ù placer les chrétiens dans
une situation d'infériorité et presque d' asservisse-
ment.
V
Méhémet-Àli, le premier, se servit indistinctement
de toutes les capacités qui pouvaient lui être utiles sans
acception de foi religieuse. Encore cependant eut-il
soin de réserver exclusivement les hauts emplois à des
musulmans, i
Saïd-Pacha, et après lui, S. À. lsmaïl I er se sont mon-
trés plus libéraux. Bien que réguliers et môme austères
dans la pratique du culte musulman, ils ont appelé au
service de l'Etat, sans acception de religion, tous ceux
qu'ils en ont jugés dignes et capables et ils ont accordé
à tous une complète liberté dans l'exercice de leur
Culte, (x.
Get esprit de tolérance a éclaté dans toute sa force
lors des cérémonies religieuses qui ont signalé la pré-
sence de l'Impératrice et des princes chrétiens à
l'ouverture du canal de Sue/.; mais depuis longtemps
ce même esprit s'était montré dans plusieurs occasions
s
I
126 L ÉfiTPTK ET LE CANAL DE SUEZ.
tion faite de la cupidité qui est un vice artificiel, —
la population des fellahs d'Egypte a une grande
analogie avec colle de nos campagnes. Plaeôe
dans les mêmes conditions, tirée de son igno-
rance, elle nous ressemble bien plus encore.
(Test ainsi que l'enfance du fils do Mohammed a été
confiée aux soins d'une chrétienne; c'est ainsi encore
quVn toutes circonstances, ce prince s'est più à accor-
der des faveur^ spéciales aux sœurs de charité établies
à Alexandrie, où elles se vouent avec cette abnégation
et ce zèle qui distinguent leur ordre, à l'instruction et
au soulagement des pauvres.
Mais la preuve la plus éloquente se trouve dans le
choix d'un chrétien fait par Saïd- Pacha pour gouverner
le Soudan.
Avant munie que le percement de l'isthme eut im-
porté sur le sol égyptien une colonie nombreuse de
rlirétiens d'Europe, uft-^yageur fendait cotte justice
au khédive et à son peuple ; « au Caire, nous avons vu
célébrer publiquement l'office divin d'après le rite ca-
tholique, sans troubles, sans gardes, au milieu d'une po-
pulation gravement curieuse, mais nullement hostile.*
Ismaïl-Pacha continue cette même ligne de conduite
et se montre de plus en plus favorable aux œuvres du
catholicisme en Egypte.
Ajoutons à la gloire du catholicisme qu'il rend am- '
r
plement à L'Egypte, en services de tontes sortes, ce qu'il
r
■
L'ÉfîYPTR ET Mï H.AWL DE SÏÏEZ. 127
On accuse les fellahs d'être une race légère ei
cupide; il y a du vrai dans ces reproches, mais ce
double défaut tient plus peut-être à l'état de dé-
pondance et d'oppression où a vécu pendant des .
siècles ce peuple, qu'à sou caractère munie.
reçoit en appui et en bienveillance de la part de son
souverain.
Un écrivain qu'on ne taxera certes pas de partialité
en ce qui touche aux ordres religieux, confirmait na-
guère cette appréciation: « N'oublions pas, dit M, Ch.
Sauves tre (*) les immenses services que rendent dans
■
tout l'Orient ~ et en particulier eu Kgypte — les frères
des écoles chrétiennes et les sœurs de Saint- Vincent
de Paul.
« Grâce aux premiers, la langue française est répan-
due dans tous ces pays et y est devenue d'un usage
presque général, »
Grâce aux secondes, les enfants , les malades, tous
ceux qui souffrent, connaissent et bénissent le nom et
la charité de la France; et, bienfait plus signalé encore,
les jeunes filles reçoivent, dans une éducation que la
société musulmane ne saurait leur donner, le germe
de la véritable vie morale qui ressuscitera l'Orient :
le sentiment de la famille, la dignité de la femme, le
dévouement de la mère, le respect du foyer,
'*) Opinion nationale dn 18 novembre 1800.
128 l/ÉfîYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
On ajoute qu'ils n'ont pas consience de leur pro-
pre dignité etqu'ils manquent de ce respect de soi-
même qui est le trait distinctif des grandes na-
tions. On les voit en effet tendre la main sans honte
et poursuivre les- voyageurs de leurs sollicitations
importunes sans se laisser rebuter par les admo-
nestations les plus humiliantes. On les voit cour-
bés sous une discipline' dégradante, recevoir un
châtiment corporel sans y attacher aucune idée
d'infamie... Mais tout cela ne s'explique-t-il pas
par l'état de dépendance où ils ont été tenus si
longtemps...
S'il y a lieu de s'étonner, c'est nous semble-t-il
qu'en dépit de cet asservissement ils aient — à
côté de ces défauts que beaucoup dépeuples libres
n'évitent pas complètement, — conservé des
qualités qui les rendent vraiment remarquables,
et les placent en tête des autres peuples orientaux .
t
Si en effet « l'Egyptien est léger et oublieux
comme on l'assure, il est intelligent, il a la
compréhension vive et prompte. Il est actif ;
sur le champ qu'il cultive il n'y a pas de travaux
si pénibles qui puissent déconcerter sa patience,
épuiser sa force vraiment herculéenne... Il faut le
voir charger sur ses épaules des fardeaux énormes
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 129
et s'avancer ensuite d'un pas élastique qui con-
traste avec la lourde marche de nos porteurs d'Eu-
rope. Et quand il s'agit de remuer la terre, quel
peuple pourrait montrer plus de dextérité et de
promptitude. »
Mais ce qui, entre tout, met en lumière l'in-
telligence, la vigueur et le bon vouloir des fellahs
pour l'exécution des entreprises les plus gigan-
tesques, c'est le rôle qu'ils ont pris dans le per-
cement de l'isthme de Suez !
Les Européens appelés les premiers à ce rude
travail se découragèrent vite. Lorsque le climat
dévorant n'usait pas leurs forces, la nostalgie les
poussait à la désertion, et il fallut bien reconnaître
que les populations indigènes pouvaient seules
permettre d'attendre le résultat qu'on pour-
suivait.
Alors des ouvriers grecs, dalmates, arméniens,
furent recrutés de toutes parts sans que leur
nombre — et peut-être leur force et leur énergie,
fussent en rapport avec la tâche à remplir.
Toute l'espérance du succès va donc se con-
centrer sur ces pauvres fellahs, sur ces corvéables
si peu connus, et par suite, si injustement
méprisés en Europe, où on ne les croyait capables
i
130 LÉOYPTE KT LE CANAL DE .SUEZ. '
de travail que sous la pression de la force, et grâce
à l'cuiploi du fouet...
Nous venons de dire comment plusieurs entre-
prises précédentes avaient déjà prouvé combien
ils étaient loin do mériter cette réputation, pour
peu qu'on prît soin de stimuler leur zèle, et de
gagner leur confiance en assurant leur salaire et
ens'occupant de leur bien-être et de leurs intérêts.
L'œuvre nouvelle à laquelle ils allaient prendre
une si large part — car il faut bien l'avouer, dans
l' accomplissement de ces travaux qui préparent à
l'Egypte de si belles destinées, c'est leur énergie,
leur patience, leur sobriété, qui ont permis de
vaincre tous les obstacles — devait cnliu réba-
biliter aux yeux du inonde, toute une classe
d'hommes à laquelle Mohammed- Saïd a eu la
gloire d'être le premier à rendre justice et à
accorder pro tection e t app 1 1 i .
Encore uu trait à l'honneur du caractère na-
tional des populations égyptiennes :
Les fellahs ne sont pas seulement d'intelligents
ouvriers, de rudes travailleurs, ce sont encore de
vaillants et hardis soldats, dont l'obéissance à la
discipline militaire," la solidité et le courage
devant L'ennemi ont été*, ainsi une nous l'avons
LÉGYl'TE ET LE CANAL DE SUEZ. 131
déjà fait remarquer, brillamment prouves dans les
campagnes d'Arabie et de Syrie sous Méhémet-
Ali et plus récemment encore dans la défense de
Silistrie et dans celle d'Eupatoria.
j 4 I I
loi LÉfiYPTE ET LE G AN AL DE SUEZ.
VI. — La vapeur et les machines.
Le curage du canal de Mamoudieb. travail pro-
digieux, si on met en regard les difficultés de
l'entreprise, la simplicité toute primitive du ma-
tériel (1), et la promptitude de l'exécution, avait
été fait avec les seules forces de l'homme ; des
masses inouïes de sahlc et de vase avaient été
remuées, déplacées à la main.
Pour le percement de 1 isthme de Suez , les
4'orces de l'homme ne devaient pas être mises
seules en jeu ; les foires mécaniques allaient leur
venir en aide et cela avec une puissance qu'on ne
leur avait point encore connue.
De véritables esclaves de fer et d'airain de-
vaient être créés pour coopérer à cette œuvre de
(i) Les cent quinze mille hommes employés à ce
travail furent divisés en contingents dont les places
furent marquées par îles poteaux. On lit aux ouvriers
une distribution d'outils : une pioche par cinq hommes.
L'un maniait l'outil ; un second chargeait les paniers ;
les trois autres transportaient en courant le contenu
à l'endroit où le vice-roi avait décidé rétablissement
d'une route.
l'égypte et LE CANAL JJE SUEZ. . 13o
géaut et rivaliser avec les bras et la vigueur d'une
armée de travailleurs infatigables.
Entrepris un demi-siècle plutôt, alors que la
puissance de la vapeur avait à peine dit son
premier mot, le percement de l'isthme de Suez
eut épuisé les forces de plusieurs générations
d'hommes, peut-être même eut-il été impossible.
Arrêtons-nous donc un instant, pour étudier
comment s'est réalisée cette transformation appor-
tée à notre temps dans le travail de l'homme par
la science mécanique. j
Interrogé dans une enquête sur la définition à
donner aux machines, un ouvrier anglais répon-
dit : « Tout ce qui, au-delà des dents et des
ongles, sert à travailler est une machine. »
Cet ouvrier se trompait : « Les dents et les ongles
sont eux-mêmes des machines, comme chacun
de nôs membres qui sont des leviers. On pourrait
tout au plus distinguer des machines naturelles
et des machines artificielles; mais c'est là une
distinction sans importance. La main est la plus
admirable des machines : les outils qu'elle manie
sont aussi des machines, et les machinos-outilsno
sont que des outils puissants mis en mouvement
par une force plus énergique que celle de l'homme.
8
i
134 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
« L'outil est destiné à modifier dans s;i forme,
ses dimensions ou sou aspect, un fragment quel-
conque de matière. Les outils se sont perfection-
nés comme le langage. D'abord grossiers et in-
formes comme la pierre du chemin, comme le
silex naturel, ils étaient tout à la fois les armes,
les ustensiles et les outils do l'homme primitif.
Plus tard, ils furent de silex poli, usé de manière
à présenter des arêtes tranchantes , taillé en
forme de hache, de flèche ou de couteau. Ceux-ci
à leur tour cédèrent la place àdes outils de bronze
nui seront remplacés par des outils de 1er et
d'acier.
«... Tant qu'on ne fit usage que d'outils tenus
à la main, on ne travailla les grandes pièces mé-
talliques qu'en petit nombre; aussi les premières
machines à vapeur renferment-elles un certain
nombre d'organes en bois et les transformations
de mouvements sont-elles limitées. Un outillage
plus complet et plus puissant pouvait seul per-
mettre de travailler de grandes pièces et de réali-
ser d'autres moyens de transmission que le balan-
cier; d'autre part, la vapeur seule oflraitune force
suffisante, et d'un emploi facile pour manier un
outil plus énergique» On s'explique ainsi com-
J •
I
L'ÉGYPTE et le canal DE SUEZ. 135
ment la vapeur a été la cause directe et indirecte
de la création des inachines-outils : La force de
l'homme est remplacée par la vapeur et sa main
par une machine. C'est tout à la fois la puissance,
la régularité, la continuité, et l'amplitude des
mouvements. »
Or, jamais avons -nous dit les machines, ces
doigts de fer et ces ongles d'acier auxquels rien
ne résiste, n'avaient montré une plus formidable
résistance qu'à l'isthme de Suez. Si la science ne
nous avait accoutumé aux surprises de ses inces-
sants progrès, nous croirions pouvoir affirmer qu'à
■
cette occasion a été fait le suprême effort, a été
dit le dernier mot de la vapeur appliquée à l'in-
dustrie.
Et cependant jamais appareil destiné à une
œuvre aussi considérable ne présenta un ensem-
ble plus simple ; c'est là ce qui étonne surtout la
pensée :« Drague, longs-couloirs, élévateurs, cha-
lands-flotteurs, gaharres à clapets latéraux. Kieu
t le plus !..
« Mais ces appareil s construits dans un but spé-
cial d'après des plans combinés en vue des condi-
tions dans lesquelles il s'agissait d'opérer, sont des
machines types qui n'ont pas de précédent analo-
13C L Éf.YPTE F.T LE CANAL DE SUEZ.
gue et qui serviront de modèle si jamais, sur un
autre point du globe, l'art de l'ingénieur renou-
velle une semblable entreprise. »
« Parlons d'abord de la drague : véritable navire
de fer portant et logeant une énorme machine à
vapeur elle fait, dirigée par quatorze hommes (1)
le travail qu'un millier de terrassiers ferait à
peine ; elle remue en dix heures quinze cents
mètres cubes, trois mille de kilogrammes !... que
ses lourds godets apportent incessamment au
long-couloir. »
Ce long-couloir est ainsi décrit par M. de
Lesseps lui-même : « Figurez-vous une fois et
demie la longueur de la colonne Vendôme coupée
par le milieu, appliquée au haut de la drague par
un bout, déversant au loin par l'autre le produit du
dragage et formant au milieu du canal comnn-
un pont volant.
« Les dragues pourvues de cet appareil et cons-
truites de manière à l'utiliser ne déversent pas les
déblais comnn" 1 le font les dragues ordinaires, dans
(43 Le chef dragueur, le mécanicien, trois hommes
atudu'-s à la machine, plus huit; hommes d'équipage
et un mousse.
I
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 137
des bateaux qui viennent les accoster. Elles amè-
nent les déblais directement sur les berges, et cela
à des distances de 00 à 70 mètres.
« Cet appareil est une des plus heureuses inno-
vations parmi celles que notre entreprise ait fait
naître, et le spectateur le plus indifférent comme
l'ingénieur le plus expérimenté, est vivement
frappé par la vue de cette immense machine, qui
creusant le milieu du canal, verse au-delà de ses
bords des torrents d'eau et de terre... »
Pour juger de l'ensemble de ce travail, il faut
gravir les quatre étages de l'escalier de fer con-
duisant à la lanterne qui couronne la charpente
de ladrague. « Arrivé au plus haut palier, on se sent
pris de vertige en face de la majestueuse grandeur
de cet ensemble de mouvements d'une précision
admirable et d'une force irrésistible, se mêlant
au grondement des roues, au^grincement des
chaînes, aux trépidations imprimées à l'appareil
chaque fois que les godets laissent tomber leur
contenu dans le couloir, au tremblement profond
qui secoue toute la drague quand le couteau d'un
godet, après une énergique morsure, arrache du
fond du canal une pleine charge de matière sableuse
ou quelque énorme pierre perdue dans la masse.»
8.
f
138 l'êgypte et le kanal de suez.
L'élévateur esL un long biiti formé de deux pou-
tres en fer reliées et soutenues par un treillis de
fer ; cet appareil repose sur un solide charriot à
huit roues que l'on fait circuler sur des rails le
long des talus, pour y recevoir les wagons chargés
do terre que lui amènent les chalantls. les élever et
les déverser aux lieux où ils doivent régulariser le
sommet des tertres.
m
Enfin, les chalands-flotteurs et les gaharres à cla-
pets complètent par un attirail naval, d'une grande
perfection, l'attirail terrestre que nous venons de
décrire (1).
Tels sont les immenses préparatifs faits on vin»
(1) Dès le moment où les chantiers fonction nère ni
d'un bout à Pautre de la ligne avec tout leur matériel
installé, Pensemble de ce matériel comprit une force de
22,000 chevaux-vapeur.
Pour mieux taire comprendre rimpurtanre de ce
chiffre, nous allons évaluer combien de bras d'hommes
il représente*
En tenant compte de la différence de sol et de climat,
on estime ({ne le rendement de deux millions de mètres
cubes de déblais correspond à un rendement; de deux
millions cinq cent mille mètres cubes en Europe; soit
80,000 métros cubes par jour représentant le travail de
4O}0ÔQ hommes en cas de transport à moins de 35 mètres
LÏîfiYITH ET LE CANAL DE SUEZ. 139
d'une entreprise que beaucoup de gens traitaient
de rêve et d'utopie et dont M. de Les seps était
peut-être le seul à envisager sans crainte l'issue.
Nous nous trompons, un autre esprit ferme et
persévérant, lu khédive n'éprouvait ni hésitation,
ni inquiétude. La confiance de M. Lesseps l'avait
gagné ; il avait foi dans le succès. Peut-être cepen-
dant n osait-il le rêver aussi complet et aussi
prompt qu'il l'a été.
de distance et celui d'un nombre double avec un trans-
port plus éloigné.
Si on ajoute à ces chiffres les obstacles imprévus,
les infiltrations d'eau, les écoulements, etc.. ,on se
trouve en [irésonce d'éventualités et de besoins qui
doublent presque la main-d'œuvre ; ce n'est donc pas
i,rop d'évaluer à cent cinquante mille le nombre d'hom-
mes dont la présence aurait été nécessaire pour réaliser
le travail fait par les machines avec l'aide d'un nombre
oiïoctu de douze mille ouvriers, nombre qui, à dater
du moment où In matériel a été complet dans les chan-
tiers du canal maritime, n'y a jamais été déliassé.
140
L EGYPTE ET LE CANAL DE S F M.
VII. — Commencement des travaux. — Le
CANAL D EAU DOUCE s
Une société financière s'était formée ; tout était
prêt, on n'attendait plus que le signal qui devait
mettre en mouvement l'armée pacifique prête à
envahir l'isthme de Suez, non pour y porter le fer
de la conquête, mais pour lui ouvrir des destinées
merveilleuses et toutes pacifiques.
Ce signal, nous l'avons dit, c'est le Sultan
qui devait le donner. À titre de suzerain de
l'Egypte il lui appartenait en cil et de confirme]'
ou d'infirmer les concessions faites à M. de Les-
seps par le khédive.
Or, ici devait se faire sentir la malveillance ja-
louse d'une puissance rivale de la France ; l'An-
gleterre effrayée de l'ascendant que devait nous
assurer en Orient le succès d'une œuvre aussi pro-
digieuse et, menacée, pensait-elle, dans son omni-
potence dans l'Inde par la facilité de eoinmunica-
tions ouvertes au reste de l'Europe par la voie
nouvelle, fit tous ses efforts pour faire échouer le
percement de l'isthme.
*
L'éOVPTE V.T LE CANAL DE SUEZ. 141
Il ne fallut rien moins que la rare persévérance
de M. de Lesseps pour déjouer ce mauvais vou-
loir, ri K* f>f^ v - j t «>vHK
La Sublime-Porte, influencée par l'Angleterre,
semblait craindre d'autre part de fortifier un vas-
sal déjà trop puissant à son gré , en faisant de
1 Egypte la route de l'Inde, c'est-à-dire le lieu de
passage et l'entrepôt d'un commerce immense (1),
(1) Le journal ries 'Débats — 26 novembre 1857 —
appréciait ainsi le mouvement commercial qui déjà se
manifestait à. Suez sous l'influence de la puissante ad-
ministration de Mohammed-Saïd : « Chameaux et bar-
ques arabes, tout cet attirail décrépit de la tradition
musulmane menace ou plutôt promet de disparaître
avant qu'il soit longtemps devant trois puissants agents
du progrès : rétablissement de la navigation à la va-
peur sur la mer Rouge qui, vivement encouragée par
le pacha commencera, dit-on, dans peu de mois son
œuvre ; l'achèvement du chemin de fer du Caire,
et s'il plaît à Dieu — malgré l'Angleterre. — l'ouver-
ture du canal de Suez. On conçoit que pour les barques
chétives non pontées et misérablement armées des
marchands d'Arabie, la mer Rouge n'ait guère été
jusqu'ici qu'une nier hérissée de difficultés et de dan-
gers : de bons bateaux à vapeur, commandés par d'ha-
biles ca pitaines, franchiront aisément en quelques jours
l'espace qu'on a toujours mis plusieurs semaines et soir
142
l/ÉfiYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
Ici nous devons revenir de que Iquespas c ti arrière :
M. de Lesseps qui s'était rendu à Gonstantinople
où il pensait n'avoir à remplir qu'une simple for-
malité, se trouva donc en présence de difficultés
sérieuses; le gouvernement et le sultan lui-même
témoignaient d'une apparente lionne volonté .
mais sir Stratford de Retcliffe, ambassadeur d'Au-
gle terre opposait son veto et il était aisé de juger
([u on n'aurait pas facilement raison de cet obstacle.
Pensant avec justesse, q^i f ainsi posée ,1a (question
vent plusieurs mois à parcourir. Si le gouvernement
égyptien qui se montre animé des intentions les plus
éclairées, Veille soigneusement h ce que les tarifs de la
navigation comme ceux du chemin do for soient mode-
rés, il assurera à l'Egypte, indépendamment du com-
merce de l'Yémen, de THedjaz, de 1* Arabie, de i'Adra-
maùt, tout le trafic, depuis quelques temps en rapides
progrès, de la côte des Saumaiis, de Zanzibar, de So-
fala, de Mozambique, de î'Abyssinie, du Soudan, du
Darfour, en un mot de toute l'Afrique orientale,
dont les relations s'effectuent en grande partie par
le Cap : et Suez, aujourd'hui pauvre et triste bour-
gade située au fond d'une sorte d'impasse, deviendra
certainement l'un des centres importants du monde
commercial (*).
(*) On sait comment rexpéricnrn Q justifié ce jugement.
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 143
était devenue européenne, M. de Lcsseps au lieu
d'insister auprès de la Sublime- Porte, prit le parti
de porter sa cause devant le tribunal des grandes
puissances.
« La période de discussion commença. Elle fut
menée avecbeaucoup d'ardeur etune grande abon-
dance de bonnes raisons. Les adversaires du pro-
jet qui se rencontraient surtout en Angleterre, ne
trouvaient à opposer à l'exécution du canal que
quatre objections, variées à l'infini dans la forme
et dans les détails, mais toujours les mêmes. Ils
disaient:
« 1° Que le projet était inexécutable et chimé-
rique ;
« 2° Que fût-il mis à exécution, les produits
du canal seraient insuffisants à compenser les frais
■
que son percement aurait coûtés;
« 3° Que cette entreprise, si elle aboutissait,
tendrait à séparer l'Egypte de la Turquie et
mettrait le premier de ces deux pays en état de
se rendre indépendant de l'autre;
« 4° Que l'ouverture de l'isthme était une me-
nace pour reinpire Anglo-Indien et, qu'au point,
de vue politique, il causerait un grand préjudice
aux intérêts de la Grande-Bretagne. *
14 i L ÉLfVPTK KT I.E CANAL DIS SUEZ.
« Pas une de ces assertions ne soutenait l'exa-
men; » (l) el cependant il se trouva, même en
France, une foule d'esprits éclairés qui s'enga-
gèrent dans la discussion et firent tous leurs
efforts pour combattre une entreprise si glorieuse
pour notre siècle.
Mais grâce à Dieu, M. de Lesseps est une de
ces natures dont on peut dire qu'elles sont « iné-
branlables comme le roc»; il accepta la lutte et ne
se retira de l'arène qu'après avoir réduit ses
adversaires à l'impuissance.
Une commission internationale de savants et
d'ingénieurs formée par ses soins, se rendit sur
les lieux afin d'explorer le désert de Suez et de
déterminer les difficultés réelles que pourraient
rencontrer les travailleurs.
Pendant ce temps, il faisait appel aux prin-
cipaux représentants du commerce maritime an-
glais, qui se déclaraient en faveur du projet.
Lord Palmerston intervint alors; la presse
anglaise , influencée par sa décision, apporta
dans la question une violence qui eut à coup
sûr fait hésiter un jouteur moins sur de lui-
i
i M + Kmi Merruau, \ Egypte contemporaine.
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 145
même que M. de Lesseps. Pour toute réponse
aux diatribes, aux menaces dont il était l'objet,
il se borna à presser de tout son pouvoir les tra-
vaux de la Commission (1).
Après une longue étude, et à la suite d'obser-
vations faites sur tous les points où pouvaient
surgir quelques difficultés, la Commission « dé-
clara solennellement que l'exécution du canal
entre les deux mers était non-seulement possible,
mais facile. »
Cette décision fut, — après examen approfondi
des travaux qui l'avaient dictée, — approuvée par
l'Académie des sciences de Paris, et les principaux
corps savants de l'Europe lui donnèrent leur
adhésion (2).
(1) Cette commission se composait d'ingénieurs hol-
landais, anglais, espagnols, autrichiens, prussiens, sardes
et français. Elle comprenait en outre des marins
français et anglais et un ingénieur hydrographe de ta
marine française. i
(2) Parmi les sociétés savantes qui accueillirent avec
la faveur la plus empressée le projet de percement de
l'isthme de Suez, nous citerons, outre l'Académie de : -
sciences que nous venons de nommer et qui, à deux
reprises différentes et à l'unanimité donna son appro-
bation aux communications qui lui furent faites par
g
L46
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
La Turquie se décida alors à autoriser les tra-
vaux de la Compagnie universelle.
Lord Palmerston ne se tint pas pour battu;
après s'être oublié jusqu'à formuler, à la tribune
du parlement anglais, des paroles outrageantes
pour M. de Lesseps, insultes qui provoquèrent
l'indignation de l'Europe entière — le grand mi-
nistre anglais se rejeta sur la raillerie : «Lesseps,
répétait-il à tout propos, se précipite avec lafuria
française ; mais il manquera de souffle chemin
faisant. » • V 1 ~* :
M. le baron Charles Dupin, des études préparatoires
l'a i ï os à ce sujet. Nous citerons, disons-nous, en France,
V Académie française qui, après avoir félicité M. de
Lesscps de. sa courageuse initiative, choisit pour
concours de poésie le percement de l isthme de Suez (*),
la Société impériale de géographie, la Société d^acclimata-
Hon et le Cojigrès scientifique. A l'étranger : Les Sociétés
économiques de lîarcelone et de Madrid ; VAvadémir
royale de Turin ; Y Académie des sciences de Naples ;
VJnstilut de Venise ; V Académie des sciences d'Amster-
dam ; la Société scientifique de Harlem ; V Académie im-
(*) Le prix de ce concours fut remporté en 18G1, par M.
le vicomte Henri de Bornier. C'està ce remarquable poème
%'uo nous avons emprunté les beaux vers cités an com-
mencement de cette second»- partir «le nuire travail.
Ij EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. f 4*î
Bien qu'il n'ait point vu Je succès complet
de l'œuvre, lord Palmerston a assez vécu cepen-
dant pour ne pouvoir douter du résultat.
Ce n'est pas que l'Angleterre se soit tenue dès
l'abord pour vaincue. Loin delà : lorsqu'eu 1863,
la mort vint ravir à l'entreprise celui qui, après
M. (Te Lesseps, en avait été le plus ardent propa-
gateur, Mohamed-Saïd, elle reprit ses intrigues
et obtint du gouvernement de la Sublime-Porte,
deux décisions qui devaient porter un coup mortel
au percement de l'isthme : « Le sultan exigea que
pénale et royale des sciences (Autriche); 1 Académie impé-
riale et royale de géographie (Autriche), et entin la Société
impériale de géographie de Saint-Pétersbourg.
L'intérêt témoigné par le commerce en faveur de la
grande entreprise de M. de Lesseps fut plus vif encore,
dit l'auteur auquel nous empruntons ces détails, que
celui que manifestaient si unanimement 1ns représen-
tants de la science, « De toutes parts , le* chambres de
commerce, les conseils provinciaux, les grandes com-
pagnies maritimes l'appuyèrent de leurs encourage-
ments. Pour ne parler que de la France, les conseils
généraux consultés répondirent par soixante-et-six
votes favorables et cinquante-deux chambres de com-
merce sur cinquante-quatre, donnèrent un avis con-
forme. »
r
1 18 L EliVPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
le nouveau vice-roi Ismaïl-Pacha retirât de
i'islhiiic son contingent de Fellahs ; il l'obligea
en outre de résilier la concession du canal d'eau
douce et des terrains environnants. »
C'était la ruine de la Compagnie et L'anéan-
tissement de L'entreprise.
En face d'un péril si grand et si inattendu,
M. de Les seps ne perdit rien de sa fermeté et de
sa confiance. IL eu appela aux tribunaux ; Nubar-
Pacha vint à Paris soutenir les prétentions du
gouvernement égyptien qui, au foud avait le plus
vif désir d'être forcé de remplir ses engagements,
et qui en conséquence accepta avec empressement
l'arbitrage de l'Empereur des Français.
« Dès lors 1 Angleterre était vaincue : elle
n'avait plus qu'à s'incliner deva n t le fait accompli,
en attendant l'heure d'en profiter. »
L EGYPTE ET I.E CANAL DE SUEZ.
VIN. — M. Ferdinand de Lesseps.
Nos lecteurs ne s'attendent pas à ce que nous
les fassions assister à la marche de celte œuvre
• * *
gigantesque qui nous saisirait d'admiration et tic
surprise, si nous en lisions le récit dans l'histoire
de l'antiquité, et que notre temps a vu s'accomplir
sans trop d etonnement, accoutumé qu'il est aux
audaces de la science moderne.
Il nous suffit d'avoir indiqué dans quelles con-
ditions s'est produite l'idée-mère de cette noble
entreprise; quel appui elle a rencontré chez un
grand prince et chez son successeur, quels élé-
ments de réussite lui sont venus en aide, et, d'une
autre part, quels obstacles lui ont été suscités et
comment elle les a surmontés.
Arrivant tout à l'heure au résultat obtenu, nous
montrerons les deux mers se rencontrant et nié-
*
huit leurs eaux sous les yeux attentifs de plusieurs
jff ■
souverains et des délégués de la science, des
lettres et de l'industrie du monde civilisé.
F
Mais entre ces deux récits, ou plutôt entre les
deux parties d'un même récit auquel il ne manque
150 l/ÉGYPTK ET LE CANAL DE SUEZ,
que la voix inspirée d'un poète pour prendre les
vastes proportions d'une admirable épopée, il
nous semble qu'il est de toute justice de faire
halte un instant pour esquisser le portrait de celui
qui en est le principal héros.
Né à Versailles, le 19 novembre 1806, M. Fer-
dinand de Lesseps devait voir surgir, de toutes
parts, autour de son enfance, des exemples et des
impressions de nature à développer en lui le goût
des grandes entreprises et à fortifier l'esprit d'éner-
gie et de persévérance qui, dès le berceau, fut le
trait saillant de son caractère.
C'était le temps, en effet, où les bulletins jour-
naliers de nos victoires allumaient, avant l'âge
dans un cœur d'enfant, lus ardeurs du patrio-
tisme et la fièvre de la gloire ; le temps où les
jeunes générations croyaient tout possible au
génie de la France aussi bien qu'à son épée.
Le jeune Ferdinand de Lesseps trouvait en outre
au foyer même de la famille, un aliment de nature
à entretenir et à développer' sans cesse ce puissant
enthousiasme, qui devait survivre en lui aux en-
traînements de la première, jeunesse M l'accom-
pagner pendant tout le cours de sa vie.
Les traditions d'honneur, do courage, de ta-
-
t
l'égypte et us canal de SUEZ. 151
■
lent, abondaient autour de lui, et son intelligence
s'éveilla aux récits de nobles entreprises accom-
plies par des hommes de son sang et de son nom.
C'est ainsi , par exemple , que parti avec La-
peyronse pour le voyage de circumnavigation où
l'illustre explorateur trouva la mort, un Lesseps (i)
fut l'unique des compagnons de l'infortuné navi-
gateur qui revi,t la France, à laquelle il rapporta
les seuls documents que nous possédions sur
a
cette expédition.
11 s'était séparé de Lapcyrouso sur les côtes du
Kamchatka et avait traverséen traineaules steppes
glacés de l'Asie jusqu'à Saint-Pétersbourg, où il
était arrivé après deux années d'aventures péril-
leuses.
Sou frère, le comte Mathieu de Lesseps, père de
celui dont nous essayons d'esquisser la vie, avait
suivi la carrière diplomatique. Tour à tour repré-
sentant de la Franco nu Maroc, en Egypte, en
Espagne, il avait eu, lui aussi, maintes occasions
i de lutter contre les difficultés el de déployer cette
' fermeté qui semble héréditaire dans cette famille.
Les antécédents du père, les services rendus et
(]) M. H.'ivtliclomy <l»* ï>sseps.
152 L'ÉCtYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 1
les souvenirs laissés par lui dans la carrière diplo-
matique, décidèrent de l'avenir du fils.
Dès les premières années du gouvernement de
Juillet, nous le trouvons consul en Egypte, où,
quoique bien jeune encore, il est clnr-c de l in-
térim du consulat général.
g
En 1834, la peste sévit en Egypte avec une
violence inouie.Les Européens résidant à Alexan-
drie sont frappés de stupeur et préparent d'au-
tant plus de victimes au fléau , qu'ils essaient
moins de réagir contre l'épouvante qui les domine.
Seul peut-être au milieu de cette panique du
premier moment, un homme, un Français, envi-
sage le péril sans effroi. Il fait plus, il lutte corps
â corps contre le terrible fléau - il dispute, il arra-
che à la mort ses victimes, en leur remontant le
moral, en leur rendant le courage et 1m résigna-
tion. ■' ' . - : ^ r f IÇ Jï l *p|PWé?i4f jvtsfà
Cet homme, c'est M. Ferdinand de Lesseps !
Sur ces entrefaites, un conflit est sur le point
d'éclater entre le sultan et le vice-roi: le jeune
représentant de la France, par son esprit de con-
ciliation et de prudence, rétablit fichons rapports
entre les deux princes.
Et par ce double service, il soutient noblement
l'kcypte et r.E canal ru: suez. j:>:î
la réputation laissée dans le pays par son père à
qui les circonstances avaient permis de contribuer
h l'élévation de Méhémet-Ali au pouvoir.
Dès ce moment la sympathie du khédive pour
le jeune diplomate, sympathie jusqu'alors basée
sur l'amitié qu'il avait vouée au comte Mathieu,
s'appuya sur une estime personnelle, sur une re-
connaissance directe, si l'on peut ainsi parler, et
des liens d'intimité et dé confiance, qui nedevaient
jamais s'affaiblir, s'établirent entrela jeune famille
du vice-roi et M. Ferdinand de Lesseps.
Un changement de résidence qui devait le faire
marcher pas à pas sur les traces de son père,
appela en 1833, M. de Lesseps en Espagne.
Le bombardement de Barcelone, en 1842, à la
suite de troubles politiques, le trouve consul dans
cette ville et met pleinement eti lumière le géné-
reux dévouement de l'homme privé et. l'énergique
fermeté du fonctionnaire.
Intervenant avec autant d'habileté que d'à-pro-
pos il sut pourvoir à la sûreté do ses nationaux et
i
sauvegarder leurs intérêts.
Là ne se bornèrent pas ses soins : après avoir
fait donner asile à bord des navires français aux
Espagnols dont la vie était cil péril, il sauva par
9.
K"i4 i/kiiypti: p:t lh caîvat. ue suez.
d'heureuses démarches la ville d'un désastre com-
plet. Cette conduite lui valut les témoignages les
plus spontanés et les plus précieux de la reconnais-
sance et de l'admiration générale.
L'évêque de Barcelone lui adressa des remercie-
ments publics au nom de son église et des fidèles
de son diocèse.
La Chambre de commerce de ki même ville
commanda sa statue en marbre et lui vota des
remerciements ; les résidents français lui firent
frapper une médaille.
Ces témoignages de juste gratitude trouvèrent
un écho sur tous les points de l'Europe : plusieurs
chambres de commerce, notamment celle de Mar-
seille, lui votèrent une adresse. Les gouverne-
ments étrangers dont il avait sauvegardé les natio-
naux le firent remercier par voie diplomatique
et pour la plupart lui conférèrent les insignes de
leurs ordres ; en lin le gouvernement français le
nomma officier de la Légion d'honneur et échan-
gea son titre de consul contre celui de consul gé-
néral, tout en le maintenant à ce même poste de
Barcelone, où il venait de jeter un si yrand éclat
sur le drapeau de la France devenu par ses soins
l'étendard du la conciliation et de la paix.
L KftYPTE ET LE CANAL^ DE SUEZ. 1 155
Une brillante carrière devait suivre de si beaux
débuts ; en effet, envoyé par le gouvernement pro-
visoire de 1848, à Madrid, comme ministre pléni-
potentiaire, et chargé bientôt après d'une mission
■
conciliatrice à Rome, M . de Lesseps semblait desti-
né à quelque poste diplomatique de premier ordre,
lorsque un désaccord survenu entre lui et le .gou-
vernement français, sur la conduite à tenir vis-à-
vis la République romaine ayant donné lieu à son
rappel, il demanda sa mise en disponibilité. Bien-
tôt après il renonçait définitivement à la vie po-
litique et reportait toute l'activité de sa pensée
sur un projet dont la première idée remontait,
paraît-il, à son arrivée en Egypte, en 1831.
Ce projet, que l'ingénieur Lepère avait déclaré
irréalisable etqui avait fait sourire plus tard, lorsque
le chef des saints simoniens, le célèbre père En fan-
lin en avait émis l'idée, avait pour but de corriger eu
quelque sorte un oubli de la nature, en faisant dispa-
raître unedes deux barrières placées sur la ceinture
maritime qui entoure le globe de l'ouest à l'est ( 1 ) .
(1) La seconde de ces barrières, l'isthme de Panama
entre les deux Amériques, va, paraît-il, bientôt dispa-
raître à son tour. Dès lors le problème de la circum-
navigation du globe sera entièrement résolu.
Ijfi I.'ÉfiVPTK ET I.E CANAL DE 3UBZ,
Après cinq années ainsi employées à de laborieu-
ses études, un de ces coups de la Providence qui,
au moment où on s'y attend le moins, se plaît à
intervenir et à faciliter l'exécution de plans aux-
quels elle semblait étrangère bien qu'elle les eut
inspirés et éclairés en secret, vint ménager à
M. de Lesseps la réalisation de ce qu'il n'avait
guère jusqu'alors pu considérer que comme un
beau rêve.
Tant qu'Abbas-Pacha était pacha d'Egypte,
une œuvre comme 'celle qu'il méditait était, en
effet, impossible.
Or, non-seulement 1 avènement de Mohamed-
Saïd au trône modifiait la situation, mais encore
un des premiers actes du nouveau Khédive eut
pour résultat d'aplanir les voies devant M. do
Lesseps.
• Mohamed-Saïd désireux de s'appuyer sur les
amis de sa jeunesse et de puiser, dans leur expé-
rience de la civilisation de l'Europe, les moyens
de travailler à la prospérité de son peuple, avait
tout d'abord pensé à M. de Lesseps et l'appelait
auprès de lui.
M. de Lesseps se rendit avec empressement à
cette flatteuse invitation, et mettant à profit l'in-
I
J. ÉOYPTE ET LE CANAL DE SIEZ. 157
timité de ses rapports avec le prince, il sut lui
inspirer ses convictions au sujet de la possibi-
lité du percement de l'isthme de Suez.
Mohamed-Saïd ne perdit pas de temps: appor-
tant dans l'exécution de l'œuvre dont il compre-
nait ln grandeur el l'opportunité, toute l'activité
de son Caractère, il eut stimulé au besoin l'ardeur
p
de M. de Lesseps.
Sur sa demande un mémoire lui fut présenté,
le 15 novembre 1854; quinze jours plus tard il si-
gnait au Caire le premier firman et concession
dont nous avons parlé précédemment.
L'action était engagée ; nos lecteurs ont vu M.
de Lesseps à l'œuvre; ils applaudiront tout à
l'heure h son triomphe.
Il ne nous reste pour terminer qu'à choisir au
hasard, pour les reproduire ici, quelques traits ty-
piques du portrait que nous avons cherché à es-
quisser.
« M. de Lesseps est diplomate, ingénieur, ora-
teur, homme d'action en même temps que pen-
seur et homme d'étude. Sa physionomie révèle
ses multiples qualités : le front un peu fuyant
indique la tendance à l'imagination, aux hardies
conceptions qui tiennent du rêve ; mais le reste
158 j/kgyptk et lk canal hk suez.
du visage révèle une fermeté et une précision de
volonté qui prouvent que le rêve peut se réaliser.
Le nez est fortement arqué, indice de l'énergie
militante. Les yeux, petits, noirs, étincèlent, et
leur regard exprime la finesse sans que la fran-
chise en soit exclue. La chevelure et les mous-
taches blanches donnent à l'ensemble de cette
tête un aspect martial. »
Le caractère dominant du génie de M . de Les-
seps, ce qui a fait sa force et assuré son succès,
c'est la simplicité et la vérité. « Son éloquence,
en effet, consiste surtout dans le naturel avec le-
quel il exprime de grandes choses ; l'auditoire est
saisi, entraîné par ce constraste. M. de Lesseps
possède le grand talent de provoquer 1rs applau-
dissements avec un mot, un chiffre. En Franco,
en Angleterre, il a remué des milliers d'hommes
par la seule éloquence de l'exactitude. Il y a des
questions qui passionnent d'autant plus qu'elles
sont présentées avec plus de vérité. » M »
Mais c'est en Egypte surtout que son ascendant
se montre dans toute sa puissance, s'exerce dans
toute son étendue.
Les Arabes l'entourent d'une sorte de culte :
« Quand ils le voient passer enveloppé d un
L EGYPTE i-T LE CANAL DE SUEZ, 159
burnous et monté sur son dromadaire blanc, ani -
mal presque fantastique, il leur semble qu'Allah
a suscité cet homme pour les mener vers une con-
quête qu'ils ne comprennent qu'à demi, mais dont
ils parlent avec étounement sous leurs tentes »
TROISIÈME PARTIE
•loivr/rio^i des deux mer».
T. — Le premier coup ni? pioche.
Un témoin oculaire écrivait de Port-Saïd le
24 avril 1850: « Me voici arrivé depuis hier... Notre
traversée n'a pas été trop agitée. Le capitaine avait,
déjà fait la route et n'a pas hésité, pour se diriger
vers la terre, juste au point voulu. Et il y a à cela
un certain mérite, car la plage très-basse ne se
distingue pas de loin. Les abords de Port-Saïd
sont indiqués seulement par une petite tour avec
un mât qu'on appelle le signal Larousse... On dit
que nous ne sommes pas très-loin de l'a u tique
Prluse qui a eu jusqu'à cent mille habitants... dont
il ne* reste plus un seul. Il y a aussi à une dis-
tance de deux heures, à l'ouest dans la Menzaleh,
un îlot couvert de monceaux de briques provenant
des ruines de Tennis. 11 paraît que ca était une
162 l'ÉGYPTF. ET LE CANAL LiF STT/.
grande cité, voii*e même un évêché au xi e ou xn*
siècle. Je le veux bien, mais ce qu'il y a de certain,
c'est qu'on n'y trouve plus que les briques en
question.
« Si du moins on s'empresse de nous en cons-
truire des maisons, il y aura un peu de consolation;
mais pour l'heure, nous sommes sous la tente et
.c'est tout ce qu'il y a de moins confortable... Dé-
barqué hier à midi j'ai été comme asphyxié en pé-
nétrant dans mon logement de toile. Après six
heures de terrible soleil j'ai été saisi l\ l'arrivée de
la nuit par une humidité subi le . A minuit j'ai jeté
sur moi toute ma défroque, mes couvertures ne
suffisant pas à me réchat iilei \ Enfin, sur les deux ,
heures du matin, ne pouvant *plus résister à l'en-
gourdissement, j'ai dû me lever pour me livrer à
un exercice violent. Je prends mes chaussures
dans l'obscurité, j'y mets le pied, j'entends un cra-
quement et je suis pincé jusqu'au sang. J'allume...
«les centaines de petits crabes se promenaient au-
tour de mon lit. Quanta la tente, son dôme s etaril
infléchi sous le poids delà rosée. Je m'y ferai ;
niais ce premier essai m'a un peu ébranlé (1).
*
(l) Nous reproduisons cette description, afin que nos
■
1
h EGYPTE ET LE CANAL DR SUEZ. 163
« . . . Demain on doit se réunir sur la plage de
Port-Saïd pour donner le premier coup de
pioche
« A après-demain le récit de cette solennité. »
26 avril 1859.
«La manifestation annoncée a eu lieu. Je dia
manifestation, parce qu'il me paraît évident, que
M. de Lesseps a eu surtout pour but de montrer
:i tous les intéressés qu'il ne veut rien négliger
pour donner suite à son magnifique projet. Quant
à constituer dès à présent un chantier véritable,
nous ne sommes ni assez bien outillés ni assez
nombreux, bien que, indépeni la minent d'une
ilizaine d'Européens on ait réuni de cent à cent-
vingt ouvriers indigènes.
« Au surplus, si notre groupe était comme perdu
dans l'immensité, le cadre même de la scène et
l'idée de la grandeur de fjœuvre à accomplir ont
lecteurs puissent comparer un établissement au début
avec l'état de prospérité et de développement de l'isthme
au moment où nous écrivons.
104 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUE/.
prêté à l'acte d'hier une solennité que ne saurait
oublier aucun fin ceux qui ont été appelés à y
assister.
« ... M. de Lesseps a fait déployer le drapeau
égyptien à la tête de la tranchée jalonnée sur
le tracé du canal maritime, et nous a dit quelques
mots d'une voix émue. On sentait qu'il avait con-
science de l'immensité de sa tâche: mais en même
temps l'énergique bonté empreinte sur son visage
dissipait toute inquiétude. Chacun^ h son exemple,
a commencé à creuser la tranchée où passeront
un jour les grands navires faisant le voyage entre
l'Occident et l'extrême Orient.
« ...Avec la plus ferme confiance dans le succès
définitif je n'ai jamais eu comme aujourd'hui le
sentiment du gigantesque effort qu il faudra dé-
ployer pour transformer, en un port, la lagune où
l'on nous a réunis et pour creuser dans le désert qui
nous sépare de la mer Rouge. Si nos chefs n'en
sont pas effrayés, nous devons conserver notre
calme ; je ne me sens pus du tout disposé au dé-
couragement, seulement je vois surgir des diffi-
cultés dont je ne me doutais pas.
« Nous allons rester bien peu dans notre cam-
pement avec un petit approvisionncmentde vivres.
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 1 bô
de l'eau dans des barriques et des outils. On nous
occupera d'abord à ériger un phare... On doit aussi
nous envoyer du bois pour faire un baraquement. »
Tels furent les modestes débuts de cette entre-
prise dont les résultats complets, rapides, éton-
nent à bon droit le inonde!... *
1 t>t> l'ÉOYPTE et le canal de suez.
II. — Arrivée de la Méditerranée au lac
Timsah.
Moins do ijiiaLrc aimées plu^ Lard lr même cor
respondaut écrivait :
KMiuirs. H novembre 1862*
« Unbeau spectacle en ce moment c'est celui des
chantiers depuis le kilomètre 68 jusqu'au lac Tim-
sah. Tous les ouvriers ont été massés sur ces huit
kilomètres. Afin d'avoir terminé le IN de ce mois,
jour lixé pour l'arrivée de la Méditerranée au lac,
on travaille sans interruption jour el nuit, les équi-
pes se relayant continuellement.
«... On ne peut se faire une idée de Telle t pro-
duit par mu* vingtaine de mille hommes sur nu
pareil chantier. De jour, la large tranchée vigou-
reusement éclairée par le soleil, qui rend éblouis-
sant l'écî.'d du sable, paraît comme nue l'onr-
millière humaine. Incessamment de longues files
d'hommes montent les berges escarpées le long ■ les
madriers, sur lesquels on a disposé des lattes en
L KliVFTK ET LE CANAL DE SUEZ. 167
travers pour figurer des marches, et vont jeter au-
delà de la crête à 25 mètres de hauteur, le cou-,
tenu de leur couffins , d'autres redescendent
avec leurs paniers vides. Au fond du profil
les hommes les plus forts piochent le sol avec
leur l'as* , tandis que d'autres remplissent les
couffins qu'on leur apporte. Pas un ne chôme...
«La nuit ce tableau est encore plus saississan t
s'il estpossiMe. Des centaines de Maehallahs dis-
posés le long des berges éclairent la tranchée à
la lueur de ces torches de bois gras qu'avivent
continuellement des gardiens spéciaux. Les tra-
vailleurs avec l'eurs corps bronzés et leurs vête-
ments blancs ou bleus semblent une légion fan-
tastique. Leur activité est d'autant plus grande
que la température est fraîche et que le travail
est mieux payé. De temps à autre quelque sur-
veillant mi I.- rin'-iks du village entonnent un
chant rythmé que répètent les porteurs en caden-
cant leurs mouvements... »
Et pour cadre à ce magnifique tableau, on a un
panorama splendide :
« Au nord et à l'ouest, le désert descendant à
perte de vue du plateau sur lequel se détache El-
(jriiisr, avec sa mosquée légère, ses toits blancs et
1138 L EGYPTE ET LE CANAL DE SllîZ.
sa chapelle coquette (S) ; à l'est, la tranchée dis-
paraissant d'abord à pic sous les pieds, puis se
montrant plus loin de biais, avec ^es rampes cou-
vertes d'ouvriers; au sud, la nappe desséchée du
* s.
lac Timsah, noire de limon du Nil, tapissée de
toulïes vertes et bordée de dunes à l'arête sinueuse.
■
Au-delà, sur deux plans nettement accusés, la
silhouette du mont Geneffe et de 1 Altaka.
(1) Reconnaissant la nécessité d'avoir sur place des
prêtres des trois cuites représentés sur les chantiers,
M. de Lesseps a toujours eu soin que les grands cam-
pements aient une chapelle catholique, une chapelle
grecque et une mosquée, construites par la Compagnie*
et desservies à ses frais. Là est peut-être le véritable
secret de la manière vraiment merveilleuse duut 1rs
travaux ont été dirigés et exécuté*. En effet, outre les
pratiques de chaque culte qui étaient ainsi exactement
assurées, les mariages, les baptêmes, les soins spiri-
tuels à donner aux malades, les derniers devoirs à
rendre aux morts, entretenaient dans cette population
mobile une régularité de mœurs et des sentiments de
famille qui en faisaient disparaître les inconvénients
d'ordinaire attachés aux nombreuses agglomérations
rie travailleurs.
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 169
o 19 novembre ISG'2. v
« La fétc d'hior est île celles qui font époque...
« Dès l'avant- veille les visiteurs arrivaient de
toutes parts. Un train spécial gracieusement mis
par le vice-roi à la disposition de M. de Lesseps
a transporté du Caire à Zagazi ses invités.
« Dès huit heures du matin, le 18, on s'est mis
en marche vers le kiosque du chantier/VI. Voitures
attelées de chevaux, chameaux, dromadaires, bau-
dets ; tout avait été mis en réquisition, ce qui n'em-
pêchait pas que le nombre des piétons, avançant
péniblement sur la roule sablonneuse, tut encore
considérable. Mais chacun était trop animé pour
s'arrêter à de pareilles déceptions...
«Le kiosque et ainsi qu'un large espace réservé
devant sa façade nord étaient entourés de mats
vénitiens aux banderolles de toutes couleurs. Ou
entrait dans l'enceinte par un arc de triomphe orné
de bannières et de branches de palmier. Sur le
flanc est de la hauteur et bordant le sommet de
la berge, une estrade couverte d une tente aux
montants enlacés de palmes et de drapeaux qui
10
■
170 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
■
avait été préparée pour les autorités et pour les
dames venues en assez grand nombre.
« Au pied du talus, le chemin de hallage était
encombré d'une masse compacte d'ouvriers euro-
péens et indigènes. Quelques-uns se tenaieni
par un miracle d'équilibre le long de la pente
abrupte de la berge.
« Sur un terre-plein méuaué entre le lac etleseaux
de la Méditerranée (introduites depuis deux jours
dans la tranchée) le chef de la religion de l'Egypte
t
à côté de TEvêque catholique et des Pères de la
Terre-Sainte mêlés à des ulémas du Caire, étaient
prêts à appeler ensemble la bénédiction du Ciel
sur l'œuvre dont un des premiers succès allait
s'affirmer solennellement. Le délégué du vice-roi
à la tête d'un groupe d'officiers, représentait son
souverain dont jusqu'au dernier moment on avait
espéré la présence.
«Monté sur le barrage, M. de Lesseps comman-
dait aux ouvriers chargés de couper cet obstacle.
Je me rappelais la scène du premier coup de pio-
che. L'émotion de notre président était aussi
grande. Malgré son empire sur lui-même, son
visage était pâle; mais il exprimait cette fois
un légitime orgueil. S'il avait eu de terribles
L'EGYPTE ht le canal de SUEZ. 1 7 1
luttes à soutenir, sa victoire n'en était que plus
éclatante.
« Au nom do sou Altesse Mohammed-Saïd, dit-
il, je commande que les eaux de la Méditerranée
m
soient introduites dans le lac Timsah, avec la
grâce de Dieu ! . . . »
«A ces mots les pioches s'abaissent: en un ins-
tant un sillon est creusé au centre des barrages et
les hommes n'ont que le temps de se retirer sur
la berge. Déjà l'eau se précipite en bouillonnant,
élargit violemment l'ouverture qu'on lui a livrée,
fouille, entraîne le sable et, rompant le reste de la
digue, dépasse l'extrémité du seuil pour aller cou-
vrir d'une nappe écumeuse les bords du bassin
qu'elle doit remplir un joui 1 .
«... De ma vie je n'oublierai cette journée où
la mer, ramenée par la main de l'homme, a repris
possession de son lit abandonné depuis tant d'an-
« Du Port-Saïd jusqu'au lac Timsah, sur 75 ki-
lomètres de parcours dans l'intérieur de l'Isthme
une première passe du canal maritime était en eau
172 L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
III. — "Entrée de la Méditerranée dans les
lacs Amers.
Ismaïlia. 1î mars 1809.
La population tout entière, — fonctionnaires,
agents, ouvriers, industriels Arabes et Européens.
se presse aux abords du chemin de fer prêt à
saluer par ses vivats son Altesse Ismaïl I er venant
pour la première fois dans l'isthme de Suez.
« D'autres, dit le savant auteur auquel nous
avons emprunti les deux tableaux i [ni précèdent ( I ),
— d'autres ont pris soin de décrire sous l'impres-
sion du moment les incidents de cette visite, les
mille banderolles flottant au vent, les arcs de
triomphes, les trophées d instruments de travail.
les cantates et les fanfares.., tout le cortège enfin
des fêtes improvisées à chaque étape de l'excur-
sion, sur les chantiers du canal. v
«Quant à nous, c'est un autre souvenir que nous
voulons évoquer.
« Il est peu de travaux humains, surtout à notre
(1) M. Olivior Hitf. Histoire de t'isthme de Sur;,
\
ï/ÉOYPTE ET LK C.ANÀI. DE SUEZ. 173
époque marquée par les plus admirables progrès,
qui n'aient leurs similaires en quelque point du
globe. Avoir vu l'un suffit le plus souvent pour
apprécier les autres. Mais un des côtés earacté-
ris tiques de l'œuvre du percement de Suez, c'est
qu'elle n'a pas eu de précédent, et qu'il a toujours
été impossible de s'en faire une j uste idée sans
avoir assisté à son exécution.
« De là tant d'attaques , plus tard regrettées,
dont elle a été l'objet ; de là aussi tant de chaleu-
reuses admirations que sa vue a excitées.
« Les sympathies des premiers temps s'expri-
maient en encouragements chaque jour plus
accentués: les incrédulités ignorantes ou systé-
matiques avaient successivement cédé à l'évi-
dence. 11 n'était plus le temps où toute une grande
nation hésitait à se prononcer, en présence d'une
opposition ministérielle qui s'était peut-être taci-
tement condamnée elle-même.
Toute l'Europe avait envoyé durant les
quatre dernières années surtout, ses représentants
les plus distingués dans l'isthme, dont la visite
était devenue le complément obligé du péleri-
g
nage aux merveilles de l'Egypte, et l'étape in-
diquée des voyages vers l'extrême Orient.
10.
—
-
174 l/ÉfiYPTK F.T LE l'ÏAN'AL DE SUEZ.
« Quels devaient donc être les sentiments du
khédive Ismaïl I er en venant lui-même se rendre
compte des progrès de l'œuvre ? Ce n'était pas
seulement un grand travail qu'il allait contem-
pler : c'était le désert vaincu et refoulé ; c'était
la vie apportée au milieu du sable; c'était une
nouvelle province tirée du néant et conquise à
ses Etats ; c'était la revanche qui s apprêtait par
une grande victoire pacifique des défaites essuyées
par les Turcs lors de l'établissement des Portu-
gais dans l'Inde; c'était enfin, réalisé dans toute
sa splendeur, le rêve de Néchao, de Darius, de
Ptoléniée, de Trajan, d'Adrien, de Soliman, de
Bonaparte , de Méhémet-Ali.
« Mais ce que nous voulons rappeler ici, c'est
la solennité présidée par le khédive : l'inaugura-
tion du pertuis- déversoir destiné au remplissage
du bassin des lacs Amers par l'eau de la Médi-
terranée.
« Après trois journées consacrées à l'examen de
tous les chantiers, depuis Ismaïlia jusqu'à Port-
Saïd, Son Altesse, s'embarquam sur un bateau à
vapeur escorté par toute une flotille chargée de
monde, traverse le lac Timsah et pénètre dans
les tranchées de Toussoum et du Sérapéum. Le
r
J, BGYPTE ET LE CANAL \W. SUEZ. 175
flanc des berges porte les traces profondes du
bouleversement causé par l'abaissement subit du
plan de l'eau douce jusqu'au niveau de la mer et
le flot qui vient baigner leur pied rejette comme
une écume diaprée, le corps de milliers de pois-
sons, victimes de ce mariage insolite du Nil avec
la Méditerranée.
« Un débarcadère construit auprès du pertuis-
déversoir, conduit à une estrade décorée de pal-
mes et (le drapeaux, faisant face au canal d'intro-
duction dans le bassin des lacs Amers, et d'où
l'on aperçoit le déversoir dans tout son dévelop- k
pement.
« La passerelle pavoisée de l'ouvrage est garnie
d'ouvriers , chargés de lever les poutrelles-
aiguilles, pour livrer passage à l'eau.
v A un signal donné par In prince, la première
poutrelle de la travée centrale est dégagée. Un
jet s'élance en sifflant par l'ouverture. Les autres
poutrelles sont lovées à leur tour et le jet devient
une gerbe, puis une cascade. Deux, trois, quatre,
dix, vingt travées s'ouvrent encore ; le Ilot gagne
de proche en proche, jaillit de toutes parts autour
des rocs tapissant le chenal et augmente inces-
samment de vitesse. Enfin, les cinq cents aiguilles
17*1 l/ÙCVPTE KT I.K CANAL DE SUEZ.
sont levées : la nappe d'eau rapidement grossie
est devenue un irrésistible torrent qui passe en
mugissant et qui se changeant plus bas en un
fleuve couvert de flocons de sel, s'écoule vers le
centre du bassin des lacs Amers...
« Après avoir contemplé quelque temps cet
émouvant spectacle, le khédive revient au Séra-
péum,'et, avant départir pour le Caire, laisse le té-
légramme suivant, adressé à Nuhar-Paeha . à Pari s .
i
» Sérapôum, 18 mars 1869, 1 heure du soir.
« Je viens de visiter le parcours du canal et
« j'ai assisté ;'t l'enfivt' des eaux de la Méditerra-
« née dans les lacs Amers. Je rentre au Caire
« plein d'admiration pour ce grand œuvre et de
« confiance dans son prompt achèvement.
Le même jour le président de la Compagnie qui
avait télégraphié l'événement à sa Majesté l'Em-
pereur Napoléon [II, recevait cette réponse :
L'Empereur des Français à M. de Lesseps.
Paris, 18 mars 1869, 5 heures 35 minutes du soir.
« J'apprends avec plaisir l'heureux résultat de
votre entreprise. L'Impératrice joint ses félicita-
tions aux miennes. » « Napoléon. »
L EGYPTE ET LE CANAL DE PUEZ. 177
t
TV. — Inauguration m? canal maritime.
Voici vomie la dernière période de la lutte : le
canal maritime destiné à relier la mer Rouge à la
Méditerranée est entièrement creusé ; l'eau y a
pris son niveau définitif, un hosphore créé de
mains d'hommes est ouvert aux plus grands na-
vires de toutes les nations du globe.
Il ne reste plus qu'à inaugurer avec éclat cet
admirable triomnlie de la volonté, de la science et
du travail. Et pour rendre hommage à l'homme
qui a snserôé cette grande œuvre, aux princes qui
l'ont comprise et protégée, à l'année de vaillants
combattants qui l'a réalisée, ce n'est pas trop que
de convier les représentants de l'Europe entière !
Les invités du Khédive étaient, donc nombreux
et choisis parmi l'élite delà société contemporaine.
Les sciences, les arts, les lettres y étaient digne-
ment représentés, et la terre des Pharaons pouvait
à bon droit s'enorgueillir, en voyant ces manda-
taires de 1m civilisation uioderne accourus de tous
les points de l'Occident, pour assister au réveil de
son antique gloire.
178 LEfîYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
La généreuse hospitalité du Khédive avait pré-*
paré à ses invités une réception réellement prin-
cière. Impossible d'imaginer un accueil plus gra-
cieux, plus attentif; impossible de mieux respecter
lalibcrté de ses hôtes tout en veillant sans cesse sur
leur bien-être et en devançant tous leurs désirs.
Depuis leurs premiers pas sur le sol égyptien j us-
qu'à l'instant de leur départ, rien de ce qui foiirluiii
à leurs commodités et même à leurs plaisirs n'a été
négligé. Dans tous les pays de l'Europe on parlera
longtemps des prévenances délicates et de la somp-
tueuse magnificence des princes et des peuples de
l'Orient, naguère encore si hostiles à tout ce qui
portait le nom chrétien (i).
Mais arrivons sans plus tarder au jour fixé
(1) La renaissance commencée par la France et con-
tinuée d'une façon si glorieuse par Méhémet-Ali et ses
.successeurs est — ainsi qLie le fait observer un dos in-
vités Ou khédive — trop manifeste pour ne pas frapper
les yeux les moins disposés à voir. Ceci explique pour-
quoi le vice-roi a multiplié ses invitations et convié l'Eu-
rope à venir en Égypte. Si forte qu'ait pu être la dé-
pense, le pays a trop à gagner à ce qu'on le connaisse,
pour que l'argent que quelques-uns prétendent avoir
été jeté par les fenêtres, ne se trouve pas plus tard avoir
Ht' un bon placement...
LÉCiYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 179
pour les fêtes de l'inauguration et cédons la plume
à un des témoins oculaires.
Ismaïlia, 18 novembre 1869.
« Hier, suivant le programmerons les bâtiments
* qui devaient figurer dans là fête d inauguration
se sont mis en marche et sont entrés l'un après
l'autre dans le canal.
« L\4 important l'impératrice Eugénie, lus yachts
de l'empereur d'Autriche, du prince de Prusse
et des autres souverains ouvraient la marche.
« Le P cluse venait à leur suite, et après lui les
autres navires au nombre total de trente, formant
trois divisions. C'était un spectacle imposant de
voir cette escadre filer dans un ordre parfait, par
le plus beau temps du monde et sous un ciel
splendide.
» « On ne saurait imaginer la joie, la confiance,
\ enthousiasme qui éclataient de toutes parts; on se
félicitait, on se serrait les mains, des vivats et
des hourra hs frénétiques retentissaient jusqu'au
fond du désert. M. de Lesseps était à bord de
L'Aigle et ses deux fils à bord du yacht de l'empe-
reur d'Autriche... »
Le défilé dans le canal a duré deux jours.
I
/
180 l'égypte et le canal de suez.
Le matin du second jour l'Aigle faisait son en-
trée à dix heures du matin dans lu magnifique
port de Suez, au bruit de l'artillerie et aux accla-
mations de la foule. L escadre tout entière est
venue se ranger à sa suite
L'impératrice reçue à Suez avec l'enthousiasme ,
que sa présence a excitée partout, a donné là,
comme dans toutes les villes de l'Orient, oii elle a
fait admirer en elle le charme de la charité chré-
tienne, sa première pensée à ceux qui souffrent :
sa première visite a été pour l'hôpital où sa pré-
sence est venue, connue un rayon de soleil, con-
soler et encourager les pauvres malades.
Constatons ici avec tous les témoins, des fêtes
dont nous cherchons à esquisser rapidement l'en-
semble. — Constatons qu'au milieu de ce con-
cours de toutes les nations du monde civilisé et
en présence d'un des plus imposants spectacles
qu'il puisse être donné aux hommes de contem-
pler; l'impératrice Eugénie a été pour jious,
Européens, aussi bien qu'indigènes, l'objet d'un in-
térét particulier. On se redisait les services qu'elle
a rendus à l'œuvre du canal, et l'appui énergique
quelle a su donner a M. de Lesseps, au moment
où le gouvernement français lui-même semblait
l' EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 181
indécis. Sa présence à cette fête paraissait toute
naturelle à. ceux qui sont au courant des vicissi-
tudes qu'a subies l'entreprise, et c'est avec l'effusion
d'une vive et profonde reconnaissance qu'elle él ni t
partout acclamée... »
Grâce à l'Impératrice l'art français était présent
non seulement par ses représentants, mais par ses
œuvres mêmes à cette belle fête, et il y était pour
se faire l'organe d'un sentiment tout patrioti-
que : la reconnaissance et l'admiration de la
France poui- celui qui a attaché l'impérissable mé-
moire de notre génie national au percement de
l'isthme de Suez et en a fait une oeuvre française.
m-
Par une délicate attention, l'Impératrice avait
commandé d'avance et fait exécuter presque en
secret un magnifique vase d'orfèvrerie qu'elle a
offert elle-même à M. de Lesseps, comme souve-
nir du moment où s'est définitivement réalisée
l'œuvre immense due à son initiative.
1 î hm l do plus beau n'était encore sorti des ate-
liers des deux habiles artistes (1) choisis par \\m-
pèratrice pour exécuter cettocoupe. C'osfunoœuviv
parfaite qui. défiant feule concurrence étrangère,
'1 MM/F&nnièi'o* frères.
182. LÉGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ.
suffirait à elle seule pour établir la supério-
rité de la France sur toutes les autres nations
modernes dans l'art de l'orfèvrerie (1).
Mais « l'Egypte, elle aussi, a excellé dans le
travail des métaux précieux, — il y de cela quelque
chose comme trois à quatre mille ans. — A son
tour aujourd'hui la terre des Pharaons a pu saluer
l'art français dans toute sa splendeur. »
La religion enfin n'est pas demeurée muette
■
(I) La donnée de cette coupe est toute allégorique.
Au vase lui-même les artistes ont attribué la forme
d'une nef antique. Deux figures sont assises à la poupe,
elles symbolisent la science et l'industrie, ces deux
puissances toutes modernes dont les efforts réunis de-
vaient seuls rendre possible la réalisation d'une œuvre
vraiment gigantesque.
Derrière elles, debout au gouvernail, tenant un flam-
beau à la main, surgit la rayonnante figure de la civi-
lisation moderne.
À l'avant, couchée sur la poupe s'élance la renommée
embouchant sa trompette sonore et se rattachant à un
trophée du plus beau style que surmonte la couronne
impériale.
Enfin sur les flancs de la nef se déroulent deux pe-
tits bas-reliefs d'une finesse extrême représentant d'un
côté les travaux du percement de l'isthme, de l'autre
le moment où se rencontrent les flots des deux mers.
L EGYPTE ET LE CANAL DE SUEZ. 183
en cette grande 'solennité. Elle a été la première
à célébrer le succès de l'entreprise dont elle avait
béni les débuts et accompagné la marche ; elle a
emprunté en cette occasion la voix éloquente et
sympathique de Monseigneur Bauër, Téminent
orateur de Notre-Dame ut des Tuileries. (1) '
(1) Au moment où nous écrivons ces lignes, Monsei-
gneur Bauër qui, au lieu de rentrer en France après
l'inauguration du canal, était reparti de Suez pour le
Caire avec l'intention de visiter la Haute-Egypte à- la
tète d'une nouvelle troupe d'excursionnistes vient de
parcourir en pèlerin les solitudes de la Thébaïde
célébrant les saints mystères sur les autels depuis
si longtemps abandonn^eù^leslîéièbrèrent les grands
anachorètes de rÉgyp^^réfciUanv^après des siècles
de silence, les écnes^-ae leur* solitudes, aux accents
bénis de la lithurgie-eâth;plique.
- ^ FIN. ' ' ■ \
TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE.
L'Égypte.
I.
I.'kUYfTE ANCIENNE.
' • -7
ïN^es î^araôn^/; * i
IL Les'satrap'ës, les Lapides. — Domination ro-
III, Les califes 21
IV. Les Mameluks 28
IL
l/ÈGYPTE MODERNE*
L Expédition française de 1798 32
IL Métiômet-Ali . . 44
111. Mohammed-Saïd b!
111.
LïîGYPTE CONTEMPORAINE,
Ïsmaïl-Pacha T , . 81
18C
TABLE DES MATIÈRES.
DEUX I KM E PARTIE.
L'isthme de Suez,
L Suez
IL Ismaïlia et Port-Stud
Pages.
97
105
III. Un précédent à utiliser . . , . 112
IV. Règlement pour les travailleurs indigène. , . 118
V. Les Fellahs. . - . - 124
VL La vapeur et les machines. . * 132
VIL Commencement des travaux. — Canal d eau
flntifp 1 'ifl
VIII. M, Ferdinand de Lesseps 149
L Le premier coup de pioche 162
IL Arrivée de la Méditerranée au lac de Timsab. 16G
IIL Entrée de la Méditerranée dans les lacs Amers. 172
IV. Inauguration du canal maritime 177
TROISIÈME PARTIE.
Jonction des deux mers
Versailles, — Imprimerie Cr£té,
i
PREMIÈRE PARTIE.
I.
Pages.
I. Les Pharaons
II. Les satrapes, les Lagides.- Domination romaine
III. Les califes
IV. Les Mameluks
IL
I. Expédition française de 1798
II. Méhémet-Ali
III. Mohammed-Saïd
Ml.
Ismaïl-Pacha
DEUXIÈME PARTIE.
I. Suez
II. Ismaïlia et Port-Saïd
III. Un précédent à utiliser
IV. Règlement pour les travailleurs indigènes
V. Les Fellahs
VI. La vapeur et les machines
VII. Commencement des travaux. - Canal d'eau douce
VIII. M. Ferdinand de Lesseps
TROISIÈME PARTIE.
I. Le premier coup de pioche
II. Arrivée de la Méditerranée au lac de
III. Entrée de la Méditerranée dans les lacs Amers
IV. Inauguration du canal maritime