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Full text of "L Avenir De L Europe"

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L’AVENIR / 
DE L’EUROPE 

^ PAR 


le Baron Pierre de ÇOUBERTIN 



(Enquête entreprise à la demande du journal 
L’Indépendance Belge.) 



BRUXELLES 

IMPRIMERIE DEVERVER-DEWEUWE, RUE D ANDERLECIIT, 135 . 


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L’AVENIR 


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DE L’EUROPE 


En temps de guerre, ceux qui veulent se rendre un compte exact de la 
marche des opérations ont coutume d’acheter des petits drapeaux de papier 
- qu’ils piquent avec des épingles sur la carte, au fur et à mesure des évé- 
f nements militaires dont le journal leur apporte la nouvelle. On pourrait 
0 user du même procédé pour faire le dénombrement des problèmes qui 
s’imposent à l’attention de l’Europe actuelle : il suffirait de remplacer les 
petits drapeaux par des points d’interrogation de couleurs variées, corres- 
pondant aux divers ordres de questions : politiques, économiques, reli- 
gieuses où n’en poserait-on point? Depuis Dublin jusqu’à Athènes, 

depuis Helsingfors jusqu’à Lisbonne, la carte en serait bientôt hérissée. 
Mais un tel inventaire, outre qu’il ne simplifierait guère l’étude du temps 
présent, aurait ce grave inconvénient de placer sur un même rang des 
problèmes dont l’importance, au point de vue général, est fort inégale. 
Qui ne comprend, en effet, que la cause de l’Irlande et celle de la Pologne 
peuvent être équivalentes devant la Justice suprême, mais que l’indépen- 
dance de la Pologne entraînerait de bien autres conséquences politiques 
que l’indépendance de l’Irlande? Et qui ne voit qu’une révolution à 
Budapest ou à Bruxelles aurait des résultats qu’on ne saurait en aucun cas 
redouter d’une révolution à Madrid ou à Christiania ? 

Pour agitée et compliquée qu’elle soit, l’Europe d’aujourd’hui n’en a pas 
moins acquis une certaine stabilité et, s’il est ainsi, c’est que précisément 
nombre des problèmes qui l’agitent et la compliquent sont plus localisés 
qu’ils n’en ont l’air, en sorte que l’équilibre international peut résister à 
des chocs comme celui de la guerre greco-turque, par exemple. Sans 
doute, on doit toujours compter avec l’imprévu. Une brusque saute de 
vent étend parfois l’incendie dont on se croyait maître. Remarquons, tou- 
tefois, que les dernières grandes guerres européennes ont été longuement 


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préparées : ceux qui en ont pris la responsabilité les ont jugées indispen- 
sables; il s’agissait pour l’italic de s'émanciper, pour l’Allemagne de 
s’unifier, pour la Russie de reconquérir sa prépondérance en Orient. 
Cavour et Bismarck ne Taisaient point la guerre pour le plaisir de la faire, 
mais pour réaliser un plan politique qu'ils ne pensaient pas pouvoir réa- 
liser autrement. L’heure n’est plus à de si vastes ambitions ni à de pareils 
remaniements. L’Europc, désormais, est trop tassée et trop conservatrice 
pour donner carrière aux instincts d'un Bismarck ou d'un Cavour ; les 
armements ont pris de telles proportions qu’une grande guerre même 
victorieuse équivaudrait à une ruine presque certaine; moins que jamais, 
les gouvernements se risqueront à la légère dans une aventure aussi aléa- 
toire. Envisagés à la lueur de ces faits indéniables, beaucoup de problèmes 
perdent leur aspect inquiétant; la série des points « inflammatoires » 
se restreint. 

lien est deux pourtant qui sollicitent l’attention et qui peuvent inspirer 
de légitimes anxiétés. Le premier est placé au centre même de l’organisme 
européen. Là se meurt un empire qui aurait pu exercer une action consi- 
dérable sur la civilisation et qui n'a été, en somme, qu’un vaste commis- 
sariat de police. C’est l’Autriche. Ses jours sont comptés. On ne voit pas 
comment, avec ses deux capitales, son triple ministère, ses six chambres, 
ses dix-huit diètes et ses onze nationalités, cette communauté extraordi- 
naire pourrait reprendre racine dans la vie. Mais, d’autre part, les héritiers 
ne sont guère pressés d’entrer en jouissance, tant ils prévoient de dissi- 
dences et de procès; aussi s’emploient-ils de leur mieux à prolonger 
l’existence du moribond. Si l’on réfléchit que l’héritage autrichien dépla- 
cera le centre de gravité de l’empire d’Allemagne, libérera une moitié de 
la Pologne, laissera la Bohême inorganisée et la Hongrie isolée en face de 
ses ennemis héréditaires, on conçoit que ni les Allemands, ni les Russes, 
ni les Magyars, ni même lés Tchèques n’aient le désir de le voir s’ouvrir. Il 
s’ouvrira néanmoins et peut-être plus tôt qu’on ne pense. Un robuste opti- 
misme est nécessaire pour que l'on ose envisager avec sérénité l'éventua- 
lité d’un semblable événement. 

Le second point est situé à l’Occident, hors de tout contact continental. 
Là viennent s’enregistrer les progrès d’un autre empire qui semble à 
l’apogée de la puissance et qui est, chose curieuse, aussi disséminé 
géographiquement que l’Autriche est compacte et aussi uni moralement 
qu’elle est divisée. C’est l’Empire britannique, ou, pour mieux dire — car 
il faut pouvoir y comprendre les Etats-Unis — c’est le système anglo-saxon. 
Ses gouvernants, à Washington comme à Londres, s’approchent d’un 
carrefour terrible ; de la route qu’ils choisiront dépendra ce progrès 
moral dont le monde a besoin pour équilibrer ses progrès matériels. Les 
Anglo taxons adhèreront-ils au nationalisme ou le rejetteront-ils ? Grave 
alternative ! car, s’ils y adhèrent, ils consacreront son triomphe. Or, il faut 
bien le reconnaître, le nationalisme est, à l’heure actuelle, le plus grand 
obstacle au progrès moral. Sous couleur de patriotisme, il déchaîne les 


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haines de races, soulève les passions cupides et ravive l'intolérance reli- 
gieuse. 

Voilà deux problèmes qui, par leur ampleur, dominent tous les autres. 
Notons, en passant, cette particularité, qu’il y a entre eux une sorte de 
lien philosophique. La question d’Autriche, c’est, pour ainsi dire, la 
victoire des patries. Elle ne se poserait point si l’on pouvait tuer les na- 
tions, mettre les races au tombeau. Il est avéré désormais qu’à moins de 
circonstances tout à fait exceptionnelles, cette triste besogne n’est point 
faisable. L’échec des Habsbourg est une consolation pour l’humanité, et, 
plus cet échec est complet, plus la Justice est satisfaite. Mais, par un 
saisissant contraste, à l’heure même où cette loi de la survivance des 
nations est établie sans conteste, des peuples, que rien ne menace et qui 
sont maîtres de leurs destins, s’enferment dans l’idée de patrie et la trans- 
forment en une forteresse de fanatisme et d’un foyer de discordes 
internationales. 

L’Allemagne, la Russie, la Hongrie, l’Angleterre et les États-Unis sont 
donc les pays dont vont dépendre plus particulièrement au début du 
xx ,no siècle, la paix matérielle et le repos moral de l’Europe. Les trois pre- 
miers sont directement intéressés dans la succession d’Autriche : les autres 
représentent le poids que fera pencher dans un sens ou dans l’autre la 
balance de la civilisation. Quel est, en ce qui concerne l’Empire allemand, 
son degré de consistance et comment supportera-t-il l’annexion des pro- 
vinces autrichiennes de langue allemande ? Cette annexion est-elle compa- 
tible avec son organisation intérieure et son orientation extérieure 
actuelles ? N’aura-t-elle pas pour conséquence d’ébranler l’une ou l’autre ? 
Et alors, quel esprit anime le peuple allemand ? Sous quelle forme sacrifie- 
t-il au nationalisme et quelles ambitions nourrit-il ? La Hongrie, à son 
tour, où en est-elle ? Aura-t-elle les moyens de faire accepter aux peuples, 
que la géographie oblige à vivre avec elle et par elle, un compromis qui 
les satisfasse sans diminuer pour cela son prestige ni entraver ses progrès? 
Les Tchèques, enfin, sauront-ils surmonter les difficultés que rencontre, 
en Bohême et en Moravie, la constitution du gouvernement autonome, et, 
ensuite, quelle sera leur vie de quasi-insulaires, entourés, comme d’un 
océan, par l’écrasante unité germanique ? Voilà ce qu’il nous importerait 
grandement de savoir. 

Mais ce n’est pas tout. La Russie est là, inconnue formidable qui peut- 
être réclamera les Ruthènes comme ses fils légitimes, mais qui, en même 
temps, se trouvera en présence d’une Pologne géographiquement recon- 
stituée, enrichie, populeuse et toujours vibrante de patriotisme. Saura- 
t-elle se l’attacher en lui rendant ses libertés, ou bien, l’histoire se répétant, 
la Pologne est elle destinée à redevenir, entre Germains et Slaves, une 
pomme éternelle de discorde ? Ainsi, l'Europe n’est pas achevée.; tan- 

dis que les Etats qui l’encerclent ont atteint leur développement normal 
et réalisé leur forme définitive, une incertitude plane encore au centre. 
Plus on examine le temps présent, plus on cherche à en saisir l’ ensemble 


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et à en scruter les détails et plus il semble que ce fait capital surplombe 
tout l’avenir. Les conflits coloniaux pourront, sinon s’éviter, du moins se 
circonscrire, et quelque degré d’acuité qu’atteignent jamais les rivalités 
commerciales, une guerre d’intérêts sera rarement populaire, parla rai- 
son que les citoyens d’un même pays auront toujours des intérêts contra- 
dictoires. Mais là, au cœur de l’Europe, il ne s’agit ni de fortune ni même 
de prépondérance. Ce sont des questions de vie ou de mort qui se posent; 
on ne saurait ni les éluder, ni les limiter. Mais on pourrait les aborder 
dans un esprit de paix, de liberté et de justice. En sera-t-il ainsi ? 

Aux Anglo-Saxons de lê décider. Il s’agit de savoir s’ils trouveront en 
eux-mêmes la force nécessaire pour triompher des suggestions de l’esprit 
de lucre et de domination. Déjà, chez eux, la lutte bat son plein. D’un 
côté, il y a tout un passé de libre-arbitre individuel et collectif, des tradi- 
tions de justice et de légalité, l’habitude de débattre les affaires publiques, 
de raisonner les événements, de former et d’énoncer des jugements indé- 
pendants. De l’autre, il y a une montée extraordinaire de richesse et de 
force, des projets séduisants, des entreprises audacieuses, la confiance en 
soi qu’engendre le succès, le désir de garder son avance et aussi, il faut 
bien le dire, de pernicieux exemples déjà donnés par d’autres peuples. 

Telle est, par excellence, la question d’Europe , question politique, mais 
surtout morale et dont la gravité réside principalement dans son caractère 
inéluctable. Rien ne l’empêchera de peser sur le siècle qui vient. Qu’y 
pourraient des changements de gouvernements ou de dynasties? Qu’y 
pourrait le socialisme lui-même ? Pour que se produisent, au point de vue 
international, les effets bienfaisants qu’en attendent ses partisans, ne fau- 
drait-il pas qu’au préalable la réforme morale fut accomplie et qu’un souf- 
fle de fraternité eût déjà passé sur une Europe aux frontières indiscutées? 

Aborder un semblable sujet et vouloir le traiter en quelques chapitres 
dans les colonnes d’un journal, constitue une tentative d’apparence si 
téméraire que je dois m’excuser d’en avoir accepté la charge. Si je l’ose 
pourtant, c’est que je crois la chose possible et utile. On voudra bien 
considérer cette étude comme le résumé, la quintessence d’un long travail 
préalable qui ne saurait trouver place ici. Tel qu’il est, ce résumé, au 
milieu de beaucoup de défauts, aura du moins une qualité, celle d’une 
tendance nettement impartiale. Pour juger sainement et loyalement, 
l’écrivain doit non pas regarder sans lunettes, ce qui lui ferait voir une 
humanité de convention, mais changer de lunettes en passant d’un pays à 
l’autre, de façon à utiliser successivement toutes celles qui sont en usage 
dans les pays dont il prétend étudier les progrès et surprendre les destins. 
C’est ce que je me suis efforcé de faire. 


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I. - L’EMPIRE ALLEMAND 


L’Empire allemand est la formule qui représente l’Allemagne dans le 
monde et en tient lieu. A proprement parler, il n’y a point d’Allemagne 
comme il y a une France, une Espagne ou une Italie. Mais il y a des ter- 
ritoires occupés par le peuple allemand et qui lui appartiennent histori. 
quement. L’organisation politique de ces territoires est d’autant plus impor- 
tante que leurs contours géographiques sont moins assurés. 

La principale force de l’empire lui vient de son caractère historique, de 
cette longue accoutumance à l’idée impériale qui créa en quelque sorte les 
sujets avant qu’il y eût un souverain. Je ne parle pas ici du Saint-Empire 
romain germanique, avec lequel l’institution actuelle n’a presque aucun 
trait commun. Le nom seul les rapproche, la chose diffère totalement; il 
n'y a pas plus de ressemblance entre les deux souverainetés qu’entre le 
Reichstag et la vieille Diète de Ratisbonne. Mais si l’œuvre est nouvelle, 
cela ne veut pas dire qu’elle ait été spontanée. Le plan, au contraire, en était 
tracé depuis longtemps. Au début du xix e siècle, les matériaux de recons- 
truction s’amassaient déjà au pied du vieil édifice vermoulu dont les événe- 
ments extérieurs allaient précipiter la chute. Dès que l’Autriche eut abdi- 
qué une dignité devenue vaine, des hommes d’initiative que la foule ne 
pouvait suivre encore ni comprendre, commencèrent de rédiger des projets 
et des contre- projets en vue non de restaurer l’empire, mais d’en fonder un 
nouveau sur des bases différentes. 

Il semble qu’ils se soient beaucoup moins préoccupés d’opposer la Prusse 
à l’Autriche que de trouver la formule nouvelle qui remplacerait l’an- 
cienne. La rivalité entre ces deux puissances était inévitable, puisqu’aucun 
des autres Etats allemands n’était de taille à présider l’empire ; leurs titres, 
d’ailleurs, s’égalaient. Si l’Autriche avait pour elle son passé plus brillant 
et la plus grande étendue de ses possessions, elle avait contre elle de n’être 
qu’à demi germanique. Les traités de Vienne, qui l’enrichirent en hommes et 
en terres, ne firent qu’accroître cet inconvénient enlachassantpeuàpeu vers 
l’Orient. La Prusse, au contraire, se germanisait. Malgré cela, les Allemands 
n’avaient pas fixé leur choix. L’état d’esprit des « avancés » d’alors est très 
caractéristique. Ils feront l’empire avec la Prusse ou avec l’Autriche, ou 
avec.toutes les deux si elles arrivent à se mettre d’accord. Cette dernière 
combinaison ne serait pas viable, mais ils n’y prennent pas garde. Rien ne 
leur importe, pourvu que l’empire se fasse. Aussi, quand se réunit le Parle- 
ment de Francfort, issu du grand mouvement populaire de 1848, c’est 
d’abord l’archiduc Jean qui reçoit le titre provisoire de « vicaire impérial » 
et, l’année suivante, c'est à Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, qu’on offre 
la couronne ! Sans doute, dans l’intervalle, il y a eu des marchandages, des 
intrigues, des compromissions plus ou moins avouables ; mais, en dehors du 


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Parlement, on les ignore. L’idée impériale a, dès lors, nombre d’apôtres 
désintéressés dont l'éloquence entraîne peu à peu l'arrière-garde de l’opi- 
nion, timide et routinière. Lorsque Frédéric-Guillaume refuse cette cou- 
ronne dont l’origine révolutionnaire l’inquiète, la désillusion est grande, 
mais le projet ne sombre pas. l T n instant, on se retourne vers l’Autriche, puis 
la convention d’Olmiitz met fin à toute velléité d’entente avec elle; l’Au- 
triche décidément est vouée à la réaction et à l’immobilité. Désormais, c’est 
entendu ! On fera l’empire avec la Prusse et, s’il le faut, malgré son roi. 

Mais, pour réaliser l’idée, le peuple allemand n’est pas au bout des sacri- 
fices nécessaires. Le plus grand sera celui de la liberté. Jusqu’ici il l’a 
entrevue devant lui. C’étaient d’ardents libéraux, ces 500 jeunes gens des 
L T niversités d’Iéna, de Halle et de Leipsig qui s’étaient réunis le 18 oc- 
tobre 1817 à la Wartbourg pour proclamer leur foi en l’avenir de la patrie 
allemande. C’étaient aussi des libéraux, ces délégués des Etats allemands 
assemblés à Heidelberg le 5 mars 1848 pour provoquer la réunion d’un 
Parlement national. Tout ce qui s’est dit ou fait depuis 50 ans, a été dit ou 
fait au nom de la liberté. Mais du moment qu’il faut choisir entre la liberté 
et l’empire, nulle hésitation. L’épée prussienne, dès qu’elle sort du four- 
reau, est acclamée. Sadowa est populaire parce qu’il prépare l’empire ; 
Sedan plus encore, parce qu’il le crée. Les princes qu’amoindrit cette haute 
fortune du premier d’entre eux manquent peut-être d’enthousiasme ; mais 
le peuple rentre satisfait dans ses foyers. Ce ne sont pas tant les lauriers 
cueillis qui l’exaltent que le fait de posséder enfin ce qu’il a appris à consi- 
dérer comme le symbole de sa force et la sauvegarde de son existence. 

Symbole et sauvegarde, tel est bien le double caractère de l’idée impé- 
riale allemande : une idée qui n’est point claire pour les autres peuples etsur- 
tout pour les peuples latins. C’est que depuis le moyen âge, tout au moins 
la nationalité latine est quelque chose de précis. Qu’elle fût libre comme 
en France ou captive comme en Italie, elle ne s’ignorait point, elle n’avait 
pas de doute sur sa propre durée. La nationalité germanique, aucontraire, 
a été égarée, disséminée par les accidents de l’histoire ; elle n’a plus con- 
nu ses limites, elle s’est longtemps cherchée et ne s’est retrouvée tout 
d’abord que dans les choses de l’esprit. Le premier lien commun entre 
Allemands a été une façon identique de penser. A une pareille nationalité, 
il faut un palladium, un centre, une institution qui la domine et la rassem- 
ble. C’est ce que fait l’Empire, et la nécessité de son existence est si évidente 
qu’elle s’impose à tous, même aux socialistes; au milieu de tous les boule- 
versements qu’ils prévoient et qu’ils désirent, presque tous souhaitent le 
maintien de l’Empereur, se contentant de vouloir le liera eux par un inex- 
tricable réseau de lois tyranniques. 

L’accord va même au delà : non seulement les Allemands sont unanimes 
dans leur attachement à l'Empire, mais, chose curieuse, ils semblent l’être 
aussi dans la façon philosophique de le concevoir ; chez un peuple aussi 
épris de pensée pure que l’est le peuple allemand, ce point de vue n’est 
pas négligeable. Il est bien vrai qu’entre la théorie et la pratique se creuse 


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partout l’abîme des réalités et des intérêts. Les Allemands, surtout depuis 
qu’ils s'enrichissent et que leur prospérité s’affirme, n’ont garde d’y rester 
insensibles. Mais ils ne peuvent se soustraire à J'influence d’idées profon- 
dément enracinées et auxquelles beaucoup de leurs principaux écrivains 
ont apporté le renfort du talent et de la renommée. Ainsi s'est répandue 
parmi eux — et les événements do 1860 et de 1870 y ont grandement aidé — 
cette croyance en une force supérieure, en une sorte de Jéhovah national, 
croyance confuse et précise en même temps que chacun professe à sa ma- 
nière et parfois inconsciemment. 

Pour l’Empereur, cette force, c’est son droit divin. Il le proclame nette- 
ment. « Nous autres, Hohenzollern, s'écrie-t-il, nous tenons notre couronne 
du Ciel seul et c’est au Ciel seul que nous avons des comptes à rendre. » 
Mais ce droit divin n’est pas cependant celui de Louis XIV ou même de 
Frédéric IL II sous-entend l'inspiration permanente d'en haut et se double 
d’une mission providentielle. Lorsque Guillaume II parle de ses sujets 
comme du « peuple enfin choisi par Dieu pour donner la paix au monde », 
il établit d’une manière péremptoire le caractère de la mission. Depuis le 
temps d'Israël, on n'avait plus osé s’exprimer en de pareils termes. C'est 
qu’en effet, il n’y a point là une simple fleur de rhétorique impériale : la 
conviction est sincère, absolue. Elle éclate de même dans chacune de ces 
allocutions grandiloquentes par lesquelles l'Empereur trace aux recrues 
leurs devoirs militaires, fait sentir aux matelots les austères beautés de 
leur carrière ou rappelle aux fonctionnaires de l’Etat les graves responsa- 
bilités qu’ils encourent. Le 31 octobre 1892, on inaugure, à Wittenberg, la 
Schlosskirche; c'est le moment de la polémique soulevée par le professeur 
Harnack à propos du fait miraculeux de la naissance du Christ; le conseil 
suprême de l'Eglise de Prusse n'a pas osé prendre parti. Guillaume n’hé- 
site pas; il déclare solennellement que la naissance miraculeuse du Christ 
est une vérité fondamentale, un dogme. Il agit ainsi non par autocratisme, 
mais parce qu'il se croit inspiré. Son grand-père l’était avant lui. Dans le 
culte qu'il rend à Guillaume P r , on ne relève pas seulement l’expression 
d'une affection reconnaissante, mais un hommage à l'Elu de Dieu. Il le 
loue en termes b : bliques et prend soin de placer à côté de son image sur 
les monuments consacrés à sa gloire, une allégorie ailée qui est le symbole 
de cette Election divine. Or, la plus belle qualité de Guillaume II, celle 
qui le rend si séduisant et donne tant de relief au moindre de ses actes, 
c'est la sincérité. Sans doute, il est habile ; mais son habileté est le produit 
naturel de son intelligence rapide, de sa facilité de travail et de ses con- 
naissances générales, qui sont considérables ; il est habile par intuition ; il 
n j l’est pas par raisonnement. On ne peut attribuer une part de calcul, si 
petite soit-elle, aux rappels fréquents et le plus souvent spontanés qu'il 
lait du caractère surnaturel et providentiel de son pouvoir. 

Le point de vue est très différent, mais le résultat reste le même chez 
les disciples du Grand Réaliste, chez les bismarckiens, partisans de la Rai- 
son d'Etat, qui approuvent que la Force prime le Droit et qu’on falsifie 


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des télégrammes pour déchaîner une guerre jugée nécessaire. De même 
que le Droit divin de Guillaume II diffère de celui de Louis XIV, la Rai- 
son d'Etat de Bismarck n'est pas celle de Richelieu. Celle-là se taisait. la 
nouvelle s’affirme. On la traite d'insolente, de brutale, et on a le droit, 
mais ce sont là des qualificatifs et non des explications. D'où viennent cette 
insolence et cette brutalité dans le procédé ? Du fait que la Raison d'Etat 
est envisagée ici comme la servante non seulement de l’Allemagne, mais 
de l'humanité. Elle est glorieuse, sûre d'elle-même, parce quelle a cons- 
cience de travailler pour le bien de la civilisation, pour l’avancement de 
tous. Le Chancelier de Fer n’est pas uniquement responsable de cette con- 
ception des choses; il l’a consolidée, mais elle datait d'avant lui. L'historien 
saxon, Henri de Treitschke, qui n'avait point l'âme vulgaire, écrivait, il y 
a quarante ans, à l’heure même où Bismarck arrivait au pouvoir :« Il 
faut savoir quitter le terrain du droit quand la Raison d’Elat le demande.» 
Pour comprendre combien d’honnêtes gens étaient prêts à souscrire à 
cette maxime détestable, il faut se réinémorer les étapes douloureuses par 
lesquelles, au commencement du siècle, le patriotisme germanique avait 
dû passer. Les peuples qui souffrent ont une tendance naturelle à confon- 
dre leurs propres intérêts avec ceux de l’humanité entière et leur revanche 
avec celle de la justice. L'idée de la Revanche a dominé l’Allemagne 
comme elle domine maintenant la France ; seulement, en Allemagne elle a 
joué un rôle actif; elle a pris corps : elle a inspiré des actes, est entrée 
dans le domaine de la réalisation ; alors le sens critique s’est faussé ; on 
s'est hypnotisé à voir le but ; on a accepté les moyens sans les contrôler. 
C'est ainsi que la Raison d'Etat, invoquée par un homme sceptique entre 
tous, s'est colorée, aux yeux de la plupart de ses concitoyens et parfois 
même — qui sait ? — à ses propres yeux, de je ne sais quel reflet provi- 
dentiel et sacré. 

Le culte rendu par les Prussiens à l’Etat est venu renforcer cette ten- 
dance. C’est, chez eux, une tradition lointaine : ils possèdent une bureau- 
cratie fortement organisée qui leur a rendu de grands services et qui en 
ressent de l'orgueil. Etait-ce à elle que pensait Feuerbach lorsqu’il écri- 
vait, en 1841, que« le vrai Dieu, le Dieu humain, sera l’Etat »? P]n tous les 
cas, une telle formule ne peut être lancée impunément dans un milieu où 
la croyance à la perfectibilité indéfinie de l'Etat est déjà répandue, pas 
plus que des doctrines comme celles de Kant, d’Hegel ou de Fichte n'y 
peuvent être impunément prêchécs. Donc, qu’elle soit attribuée au sou- 
verain ou à l’Etat, à la couronne ou à la nation, la mission providentielle 
de l’Allemagne a été implicitement admise pai un nombre considérable de 
citoyens de toutes classes et de toutes conditions qui, sans même s’en ren- 
dre compte, en font la base de tous leurs raisonnements. 

On pourrait croire que les socialistes échappent à un semblable état 
d’esprit; mais ils y sont, au contraire, plus sujet que les autres. Avec eux, 
en effet, le programme se précise : l’Allemagne n’est plus seulement desti- 
née à conduire le monde, mais à organiser son bonheur. Le socialisme alle- 


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mand a pour lui le nombre et la discipline. Sa puissance numérique se ma- 
nifeste aux élections par un nombre toujours croissant de suffrages: 100.000 
en 1871 et près de 2,000,000 aujourd’hui. Quant à sa discipline, ni la ré- 
pression impitoyable organisée jadis par M. de Bismarck, ni les avances 
habiles qui ont été tentées depuis lors n’ont réussi à l’entamer sérieuse- 
ment. L’un et l’autre phénomènes sont explicables par la loi. Les trois quarts 
des socialistes allemands seraient hostiles à la République; les deux tiers 
s’effaroucheraient si demain ils se trouvaient face à face avec les consé- 
quences pratiques du collectivisme. En revanche, ils professent tous un 
même credo pour lequel beaucoup d’entre eux se laisseraient certainement 
martyriser. La Kôlnische Volkszcitung l’avait, du reste, fort bien dit : «La 
démocratie socialiste n’est pas un parti, c’est une conception du monde. 
Elle vise à remplacer Dieu et la religion, la famille et l’Etat, pour s’y sub- 
stituer elle-même avec la souveraineté sans bornes delà Société Invisible 
sur l’individu, ses efforts, ses pensées et ses actes. » Gela manque peut-être 
de clarté, mais non de franchise. Déjà la religion socialiste a ses dogmes, ses 
prophètes, son culte. Les prophètes, ce sont Jésus de Nazareth, dépouillé, 
bien entendu, de sa nature divine et considéré comme un simple précur- 
seur, Hegel, à cause de sa théorie de l’Etat, Darwin pour son matérialisme 
pourtant antiégalitaire, mais surtout et avant tout Marx, le prophète par 
excellence, le nouveau Mahomet. Quant aux dogmes, le premier et le plus 
important est celui de l’évolution. 

L’évolution socialiste est fatale, perpétuelle et totale : c’est-à-dire qu’elle 
englobe l’esprit et la matière et jamais ne repasse par les même états; en 
un mot, elle atteint ce que, dans l’homme, on s’est habitué à considérer 
comme indélébile, à savoir les instincts individualistes; ces instincts, 
n’étant pas le fait de la nature humaine, mais de la déformation sociale, 
doivent, dès lors, disparaître avec le régime «capitaliste» qui les a fait 
naître (1). Le culte, enfin, consiste dans la diffusion doctrinale, seul gage de 
progrès. Répandre la science — la science, c’est ici l’ensemble des doctrines 
socialistes — est donc le devoir de tous, l’acte méritoire. De là un ardent 
prosélytisme intellectuel, une propagande vraiment apostolique. Tout parti 
recueille des cotisations, organise des conférences, publie des journaux et 
des brochures. Mais en plus, celui-ci a son calendrier, ses anniversaires, 
ses recueils de poésies et de chants, ses associations de jeux, ses théâtres, 
ses restaurants et jusqu’à ses auberges. Il a surtout son « université » circu- 
lante et multiforme, dans laquelle sont enseignées méthodiquement une 
Histoire et une Economie politique bien singulières. Certes, jamais la science 
ne s’était vu travestir de si piteuse façon et jamais pourtant on ne lui a 
rendu des honneurs plus sincères. Les socialistes allemands s’inclinent 


(1) Le récent Congrès de Hanovre n'indique pas que sur ce point le mançisme soit eq 
déroute, la fpi dans l'Evolution est toujours auçsi graude, 


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devant elle avec ferveur, ils croient la serv ir en se l’assimilant par bribes, 
au hasard, en l’interprétant à leur guise; ils croient lui obéir un peu com- 
me Tes sauvages, en écoutant la voix de leurs propres passions, croyaient 
obéir à leurs manitous. Cette science est allemande. D’internationalisme en 
tout ceci, on ne voit pas trace; l’exclusivisme, au contraire, se fait partout 
sentir. Pour un peu, on s’étonnerait que Jésus ne fût pas né en Allemagne. 
En tout cas, c'est grâce à l’Allemagne socialiste que le monde sera sauvé, 
comme par surcroît: s'il ne sait pas la suivre, il se perdra. 

A peine est-il besoin d’ajouter que ces états d'esprit si divers se reflètent 
dans l’armée. Profondément dévouée à son souverain qui la dirige en per- 
sonne, soustraite pratiquement au contrôle parlementaire par l’institution 
.du septennat, commandée par une aristocratie militaire qui se recrute elle- 
même (on devient officier comme on devient membre d’un club, par le vote 
de ses futurs collègues), l’armée croit au droit divin et admet volontiers la 
Raison d’Etat. On dit que, d’autre part, la propagande socialiste, assez active 
parmi les soldats, a pénétré jusque danslesrangs des officiers; la chose 
est probable. Mais entre militaires et socialistes, les points de vue ne diffè- 
rent pas tellement et les habitudes de discipline sont les mêmes. L’absence 
d’antagonisme est, d’ailleurs, probante. Des cas toujours assez nombreux 
de désertion et le fait que les AY/rr/cr.sTcmm», associations de vétérans 
protégées par le gouvernement, prononcent chaque année des exclusions 
pour cause de socialisme trop avéré, n'infirment pas l’importance de cette 
constatation que les ouvriers gardent, en général, bon souvenir de leur 
temps de caserne et ne témoignent d’aucune hostilité contre le principe du 
service militaire. Il serait profondément naïf, au moins en ce qui concerne 
rAllemagne, d’associer l’idée du désarmement à l’idée du triomphe socia- 
liste. Non seulement la démocratie socialiste, si elle arrivait à dominer dans 
l’empire, se garderait de briser l’outil militaire, mais elle en ferait proba- 
blement usage pour imposer sa formule autour d’elle. 

Tel est l’Empire allemand. Suite logique de l’histoire, cristallisation 
légitime et nécessaire du germanisme, ce grand corps est en équilibre mo- 
ral de pensée et d’action. Unité des sources et des formes de la pensée, 
unité des mobiles et des formes de l’action, ce sont là des garanties d’ave- 
nir, car cela suffit à composer une civilisation nationale. Sans doute, on 
pourrait imaginer cette civilisation plus large, plus ouverte, plus apte à 
servir la civilisation universelle, Mais au point de vue national, elle non 
est pas moins productive de force et de cohésion. L'Empire a, en plus, cet 
avantage d’avoir à sa tète des chefs qui furent les artisans de sa grandeur 
et demeurent les représentants héréditaires de ses intérêts ; les services 
que lui rend de la sorte la maison de Hohenzollcrn sont immenses ; les 
trois personnalités princières qui se sont déjà succédé sur le trône, comptent 
parmi les plus remarquables du temps présent. Il n'est pas jusqu’à la 
brièveté du règne de Frédéric III qui n'ait contribué à donner à l'insti- 
’ tution une élasticité précieuse. Ce souverain généreux eût, sans doute, 
échoué dans ses entreprises libérales, parce que l'heure n’y était pas pro- 


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pice ; mais de son rapide passage sur le trône, la minorité libérale a con- 
clu qu’il pouvait y avoir des empereurs libéraux et cette assurance l’a 
satisfaite. Quant à (il illaume II, il a merveilleusement saisi les sentiments 
cle la majorité de ses sujets et jusqu’ici il y a conformé sa conduite. Il 
s’applique à les guider, à les pousser dans la voie de la civilisation moderne: 
le moindre progrès matériel l'intéresse; chaque point qui s’éclaire sur 
l’horizon humain, fixe aussitôt son regard et, d’autre part, autour de lui, 
tout marque la puissance, il s’environne d’un appareil guerrier et met 
l’épée à la main pour parler de la Paix. Cette épée est celle de l’Empire : 
elle constitue le symbole et la sauvegarde longtemps désirés par le peuple 
allemand; aussi la contemple-t-il avec ferveur, n’étant pas encore blasé sur 
la satisfaction de la posséder. 

On ne voit pas, au premier abord, en quoi pourrait nuire aux proprié- 
taires d’un vaste domaine, fortement constitué et gouverné, l’accroisse- 
ment de biens provenant d’un héritage que nul n’aurait le droit de leur 
disputer ou de recueillir à leur place. Le Tyrol et la Styrie du Nord, 
Salzbourg, la Haute et la Basse-Autriche sont des provinces purement 
allemandes; le lien qui les retenait à la monarchie des Habsbourg venant 
à se rompre, il est inévitable que celle des Ilohenzollern agisse sur elles 
comme un centre d’attraction. Or, cet événement si simple et si aisé à pré- 
voir aurait pour conséquence presque immédiate d’entraver le fonctionne- 
ment des rouages politiques dans l’Allemagne actuelle. 

Etablie en 1867 et simplement retouchée en 1870, la Constitution alle- 
mande est, en grande partie, l’œuvre de Bismarck. Elle comporte trois 
rouages principaux, le llvichstay, le Bundesrath et ce pouvoir exécutif 
qui s’appela d’abord le Bundespraesidium et devint ensuite l’Empire. Le 
Reichstag se compose d’une Chambre unique, nombreuse, élue au suffrage 
universel direct et secret, très différente, par conséquent, de la Chambre 
prussienne, qui est issue, elle, d’un suffrage censitaire à deux degrés. La 
compétence impériale du Reichstag est limitée, mais elle peut être étendue 
au moyen d’une révision constitutionnelle pour laquelle il suffît de l’ac- 
cord de deux majorités simples au Reichstag et au Bundesrath. Ce dernier 
corps est un conseil fédéral dans lequel siègent les délégués des quatre 
royaumes allemands (Prusse, Bavière, Saxe, Wurtemberg), des trois 
villes libres (Hambourg, Brême, Lubeck) et des 18 grands-duchés, duchés 
et principautés admis dans la Confédération de 1867. Le Bundesrath a des 
pouvoirs considérables: son assentiment est nécessaire pour signer les 
traités et déclarer la guerre ; d'importants fonctionnaires lui doivent leurs 
postes ; il prépare les lois soumises au Reichstag et les examine de nou- 
veau quand elles en reviennent avant que l'Empereur puisse les promul- 
guer. 11 a des attributions judiciaires de Cour suprême; il sert d’arbitre 
légal entre les Etats; il fait des instructions administratives et exerce 
même, en certains cas, un pouvoir exécutif. Mais le plus étonnant de ses 
privilèges, c’est peut-être que ses membres aient le droit de siéger au 
Reichstag et de prendre part aux débats. 


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Ainsi cohabitent en face du trône la démocratie pure appuyée sur le 
suffrage universel et le vieux particularisme germanique ressuscité par 
ceux-là même qui voulaient l’anéantir. Frédéric II sûrement s’en fût alar- 
mé, mais les temps ont marché et il n’y aurait rien Là de trop inquiétant si 
le pouvoir de l’Kmpereur faisait contrepoids. Or, l’Empereur, d’après la 
Constitution, n’est pas un vrai souverain ; il est le délégué des gouverne- 
ments confédérés; il n’a pas l’initiative des lois ; pour procéder à une exé- 
cution fédérale, pour dissoudre le Reichstag, il lui faut la sanction du 
Rundesrath. Seulement, il est roi de Prusse et, ce qu’il ne peut comme em- 
pereur, il le peut comme roi de Prusse par le moyen de son chancelier, 
lequel préside de droit le Rundesrath et de fait le ministère prussien, et, 
grâce à ce cumul, peut impérialiser le pouvoir royal. (Test ici le centre 
de toute la machine, le boulon par lequel l'Allemagfie tient à la Prusse. On 
dirait vraiment que Bismarck, en le rivant, n’a songé qu’à assurer la du- 
rée de son propre pouvoir, à se rendre nécessaire et, qu’après avoir orga- 
nisé pour son suzerain deux prisons éventuelles, le Reichstag et le Run- 
desrath, il s’était contenté d’en garder les clefs dans sa poche. 

Les inconvénients d’une telle organisation sont à peine sensibles tant 
que dure la lune de miel de .la victoire, prolongée, d’ailleurs, par l’habi- 
leté et l’autorité personnelle de Guillaume II. Mais elle ne saurait durer 
ou.jours, et si même le Rundesrath et le Reichstag pouvaient continuer 
d’être le conseil froidement discret et l’assemblée un peu hargneuse, mais 
obéissante quand même, qu'ils ont été jusqu’à présent, cette situation ne 
saurait survivre à l’annexion des provinces autrichiennes. Sans doute, le 
particularisme est mort, en tant qu’obstacle à l’unité ; seulement unité 
allemande et prédominance prussienne ne sont pas synonymes à perpétuité; 
s’ils le furent au début, les deux termes perdent déjà un peu de leur équi- 
valence. L’accord, d’ailleurs, n’existe entre Allemands ni au point de vue 
religieux, ni au point de vue économique. Le jour où le Sud recevra un 
pareil renfort, comment les conflits qui déjà mettent aux prises catho- 
liques et protestants, industriels et agrariens n’auraient-ils pas une ré- 
percussion directe au sein du Conseil Fédéral ? Ce jour-là, le roi de Prusse 
ne pourra plus gouverner l’Empire sans l’exposer à de graves désordres. 
II faudra de toute nécessité modifier l’œuvre de 18(57 et créer les préroga- 
tives impériales qui n’existent pas. Cela ne se fera point sans résistances de 
la part de la Prusse. Si Guillaume II n'est plus, son successeur sera-t-il à 
la hauteur de cette tâche intéressante et patriotique, mais infiniment déli- 
cate ?... Tout est là. 

Les apparences, on le voit, sont trompeuses. Au premier abord, ce qui 
paraît solide en Allemagne, c’est l’édifice politique puissamment construit, 
cimenté de sang et de gloire, tandis que les oppositions de caractères, de 
religions, d’intérêts, les exagérations de l’impérialisme, les progrès des 
socialistes tendraient à faire croire que socialement et moralement, l’unité 
n’est point complète. Dans la réalité, c’est tout le contraire. Les rouages 
politiques sont frêles parce que le poids qu’ils étaient destinés à supporter 


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a été mal calculé, et c’est l’accord des citoyens qui produit la force na- 
tionale. Un même orgueil les enflamme. L’Allemagne impériale est pour 
eux plus qu’une patrie, plus qu’une époque, presque une déesse. Croyants 
ou non-croyants, le « Gott mit uns » inscrit sur leurs monnaies est l’ex- 
pression exacte de leurs sentiments. Gott, ce n’est point le Dieu universel, 
c’est le Iahvé fidèle à son peuple et dur aux autres nations. Le iahvéisme 
des Hébreux ne fut ni plus caractérisé ni plus répandu que celui-ci. Entre 
les deux, pourtant, il y a des siècles d'évolution et tout l’immense progrès 
des sciences ! 

Supposons maintenant l'Allemagne ayant complété son unité territoriale 
et perfectionné le détail de ses institutions. A quoi va-t-elle tendre ? La 
réponse est inscrite sur la ca^rte. Trieste sera son objectif. N’oublions pas 
qu’il s’agit d’une communauté possédant d’énormes ressources écono- 
miques et ayant le désir et le goût de les faire valoir ; or, de ses nouvelles 
frontières, l’Adriatique sera toute proche, et l’Adriatique, c’est la Méditer- 
ranée, l’Orient, Suez, la route des Indes et de la Chine. Pour y atteindre, 
il suffira de traverser la Carinthie déjà plus qu’à demi allemande, et la 
Carniole, propriété de ces Slovènes qui, tirés par Hernadotte et Bonaparte 
de leur longue léthargie, ont ressuscité par les lettres et les arts, autour 
de Laybach leur capitale, une nationalité digne de respect, mais un peu 
fictive et dont les revendications, pour justes qu’elles soient, triompheront 
bien difficilement. Les plus grands obstacles que l’Allemagne rencontrera 
en ces régions, viendront encore de la nature qui a dressé là un formi- 
dable massif montagneux; mais la science fournit les moyens de tourner de 
tels obstacles, et l’enjeu, du reste, vaut un vigoureux effort ; le pays qui 
possédera à la fois Hambourg et Trieste, aura devant lui une ère d’incom- 
parable prospérité ; or, cette prospérité, loin d’en être jalouse, l’Europe 
devra s’en féliciter, car il lui importe que l’Allemagne soit grande et riche 
et que son activité s’épande au dehors en progrès matériels. Le débouché 
vers le Sud assurera la circulation normale du sang germanique, et consti- 
tuera la sécurité de la Belgique, de la Hollande et de la Suisse. Ce sera un 
puissant élément de paix. 

Mais, en dehors même des complications imprévues dont on doit tou- 
jours tenir compte, les difficultés sur cette route abondent. La principale, 
c’est encore le déplacement du centre de gravité de l’Empire auquel il 
faudra tant de souplesse et d'énergie pour remédier à temps. Il est encore 
ce que Bismarck l’a fait : une Prusse agrandie. Pour qu’il atteigne les 
vastes horizons qui sont devant lui, il faut que le roi de Prusse, muni d’un 
véritable pouvoir impérial et appuyé sur un Sénat indépendant et vrai- 
ment national, devienne ce qu’il n’est encore que de nom : l’empereur 
d'Allemagne, de toute l’Allemagne. 


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IL - L’IMBROGLIO HONGROIS 


Il est impossible de n'ètre point frappé, au premier coup d'œil jeté sur 
une carte, par la configuration géographique de la Hongrie. On dirait une 
forteresse. Les Karpatlies, les Alpes transylvaniennes, les montagnes de 
Serbie, de Bosnie, de Slavonie, de Styrie lui font une ceinture de rem- 
parts ; au centre s'étend une esplanade immense, semée de villes, abon- 
damment pourvue d'eau, divisée par le Danube et la Theiss en trois par- 
ties presque égales et ouvrant à ses deux extrémités par les deux ponts- 
levis de Presbourg et des Portes-de-Fer, d’une part sur le monde occi- 
dental et de l’autre sur le monde oriental. Telle est la contrée privilégiée 
que les Magyars envahirent au ix'* siècle sous la conduite d’Arpad et dans 
laquelle ils s’établirent. On sait comment leur roi Etienne, fils de Geza, les 
initia au christianisme ; comment la dynastie d’Arpad s’élant éteinte avec 
André II l en 1556, le trône devint électif ; comment, après les luttes lé- 
gendaires de Hunyadi et de Mathias Corvin contre les Turcs, la prospérité 
qui avait atteint son apogée avec Louis I" dit le Grand, commença de dé- 
cliner sous Wladislas, qui réunissait alors les trois couronnes de Bohême, 
de Pologne et de Hongrie ; comment, en 1526, Louis II mourut à Mohacz 
avec 500 magnats et 50,000 guerriers, ouvrant la Hongrie à Soliman, qui la 
ravagea ; comment, enfin, Ferdinand d’Autriche, frère de Charles-Quint 
et beau-frère de Louis II par sa femme, Anne Jageiion, recueillit son héri- 
tage et, élu par la diète de Presbourg, prêta le serment traditionnel des 
rois de Hongrie. 

Ce serment consacrait de précieuses libertés. Dès la fin du xi lm> siècle, 
le roi Bêla l vt avait organisé ces fameux comitats qui ne constituaient rien 
moins que de petites républiques municipales, présidées, mais sans pou- 
voir effectif, parle « comte suprême » représentant du Roi et nommé par 
lui. Ces assemblées où se discutaient ( en latin, langue officielle de l’Etat ) 
toutes les affaires du comitat, comprenaient les nobles, les délégués des 
petites villes, les ministres du culte et, en général, tous ceux qui exerçaient 
des professions libérales ; on y élisait les fonctionnaires, juges, notaires, 
rceveurs des finances ; chacun y parlait librement. « C’est là, dit 
» M. Asseline, dans son Histoire de V Autriche, que se formait ce singulier 
» type magyar, fougueux comme un cavalier d’Attila et subtil comme un 
» légiste de Byzance, en appelant avec une égale passion aux sabres frais 
>> émoulus et aux parchemins poussiéreux, orgueilleux de sa patrie au 
» point de mépriser le reste de l'humanité, poussant à l'extrême les magni- 
v licences et les égoïsmes du patriotisme, enivré de la liberté jusqu’au 
» délire, mais ne la souhaitant que pour sa race et ne se souciant nulle- 
» ment de cette puissance d’expansion qui fait des progrès d'un peuple le 
» patrimoine de tous les autres. » — «Un dirait, ajoute spirituellement 


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» l’écrivain, que pour faire un magnat hongrois, on a pris la moitié d’un 
» lord anglais et la moitié d’un émir oriental. » Le portrait, peut-être un 
peu chargé, n’est point inexact. La civilisation magyare rappelle en même 
temps l’Angleterre et l’Asie. Un admirable souci de la légalité, le respect 
de coutumes même surannées, un libéralisme sincère, mais fortement 
teinté d’exclusivisme, des rapports sociaux à la fois démocratiques et iné- 
galitaires, une religion quasi nationale professant à l’égard des autres 
cultes une tolérance certaine, mais dédaigneuse, voilà des particularités 
architecturales de l’édifice britannique qui se retrouvent dans la construc- 
tion hongroise. Par contre, mille choses demeurent là-bas imprégnées 
d’asiatisme, et parasiatisme il faut se garder d’entendre les abaissements 
de l’Islam, mais bien la philosophie indécise et grandiose de cette Asie 
centrale où l’homme a commencé de vivre sa vie moderne. D'Asie est ve- 
nue notamment la conception patriarcale de la souveraineté qui la place 
hors des atteintes du raisonnement, au-dessus de la personnalité de l’hom- 
me qui l’exerce, si haut que, même si l’on entre en lutte avec elle, on ne 
cesse point pour cela de la vénérer. 

Ce sont là des traits de caractère qui s’opposent ordinairement. Aussi la 
nationalité de la plupart des peuples de l’Europe ne s’est-elle formée et 
fortifiée qu’au détriment de leurs libertés. Partout où la vie municipale 
fut intense — dans l’ancienne Allemagne, par exemple, — le pouvoir cen- 
tral demeura faible et le sentiment national fut tardif. La Hongrie fit 
exception et réalisa de la sorte une avance considérable sur son temps. Les 
comitats furent les cellules de son organisme politique et l’accoutumèrent 
au contrôle régulier des affaires publiques. La Diète symbolisa l’unité et la 
préserva. Avec ses deux Chambres, l’une composée des seigneurs et des 
évêques, l’autre où siégeaient les députés des comitats et des villes royales, 
elle réalisait en plein moyen-âge le gouvernement parlementaire. Plus 
d’un Etat moderne pourrait encore aujourd’hui faire des emprunts profi- 
tables à cette fameuse « Bulle d’or» du roi André II, qui, codifiée en 1231 
par la Diète, devint la Constitution hongroise. Sans doute, une ombre 
subsistait dans le tableau de ces institutions libérales : le paysan n'était 
point émancipé ; il demeurait attaché à la glèbe, soumis à la corvée, ex- 
posé aux punitions corporelles ; il était traité, en un mot, comme un être 
d’une espèce inférieure. Mais où donc. vit-on, en ces temps reculés, la 
liberté de conscience pratiquée, fùt-ce d’une façon incomplète? Où vit-on 
la noblesse partager le pouvoir avec la petite bourgeoisie, l’élection pour- 
voir à tous les emplois, l ’ habeas corpus garantir la liberté individuelle? 
De telles conquêtes impliquaient nécessairement un avenir de progrès dé- 
mocratique et l’on voudra bien admettre qu’un peuple qui avait su, dès le 
xm e siècle, s’élever à une conception gouvernementale aussi haute que 
celle dont la Constitution du « sérénissime roi André » posait les bases, 
n’était point destiné à en rester là. 

Mais, de leur côté, les Habsbourg n’étaient pas gens à s’en accommoder 
et le serment qu’ils prêtaient à leur avènement ne le3 gênait guère. Aussi 


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l'élection de Ferdinand d’Autriche marque-t-elle l’ouverture d’un conflit 
qui devait durer près de 350 ans. Avec une inlassable persévérance, les 
Habsbourg travaillèrent à implanter en Hongrie le despotisme civil et reli- 
gieux qui constituait leur programme de gouvernement; tantôt ils l’en- 
sanglantèrent comme Léopold I 11 , tantôt ils l’enserrèrent comme Joseph II 
ou François I er dans le réseau de Ter d’une administration centralisée. Les 
comitats furent soumis à des fonctionnaires impériaux ; de longs intervalles 
se passèrent sans que la Diète pût s’assembler. Pendant toute cette période, 
les révoltes furent incessantes et la plupart aboutirent à des traités qui 
consacraient à nouveau l’autonomie nationale, mais dont les clauses ces- 
saient vite d’être observées. Le loyalisme magyar dépensait, d’ailleurs, avec 
prodigalité, au service de l’Empire, l’or et le sang du pays ; seulement, dès 
que la guerre prenait fin, l’Empereur, n’ayant plus à ménager ses « fidèles 
sujets », les replaçait avec empressement sous l’oppression de son joug pa- 
ternel. Un tel régime, s’il n’affaiblit point le patriotisme d’une race bien 
trempée, ébranle néanmoins ses institutions. Non seulement tout progrès 
devient impossible, l’activité générale s’employant à défendre les résultats 
acquis, sans cesse remis en question, mais ces résultats eux-mêmes finissent 
par se trouver compromis. Il en est des mécanismes politiques et sociaux 
comme de tous les mécanismes : un mouvement régulier leur est seul 
favorable, les saccades et les intermittences les dérangent. 

En se reportant aux débats dont la Diète hongroise fut le théâtre entre 
1825 et 1835, on peut mesurer le terrain perdu. A cette époque, il y eut 
comme un réveil de la nationalité magyare, assoupie comme tant d’autres, 
à la suite des luttes titanesques qui avaient mis aux prises avec l’Europe 
entière la Révolution française et Napoléon, son héritier. La Hongrie 
constitutionnelle ressemblait au château de la Belle au Bois dormant, avec 
ses ferrures rouillées, ses panneaux déjetés, sa moisissure et ses toiles 
d’araignée ; les abus s’y étaient répandus : la noblesse avait mis la main 
sur les comitats et démesurément accru ses privilèges ; la corporation en- 
chaînait l’ouvrier comme la terre le paysan. Les travaux publics étaient en 
retard, l’enseignement végétait. Sous l’énergique impulsion de Szechenyi, 
de Nagy, de Kossuth et de leurs amis, l’esprit public se réforma et la vieille 
bataille recommença. Car, décidément, les Habsbourg n’avaient rien oublié 
ni rien appris. La crise de 1848 elle-même, qui mit la dynastie à deux 
doigts de sa perte, fut impuissante à dessiller leurs yeux. Quand, à l’aide 
des Russes, la Hongrie eut èiù terrassée, Schwartzenberg reprit l’œuvre de 
Metternich en y apportant seulement un peu plus de brutalité et un peu 
moins d’hypocrisie. Il fallut Solferino et surtout Sadowa pour que François- 
Joseph se vît enfin forcé de restituer à la Hongrie son autonomie totale — 
et de s’appuyer sur elle. 

Bien que plus d’un quart de siècle se soit écoulé depuis le grand événe- 
ment qui réalisa, au centre de l’Europe, une triple émancipation germanique 
italienne et magyare, on ne saurait encore porter de jugement certain sur 
la politique intérieure de la Nouvelle-Hongrie. Ce qui parait acquis, c’est 


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(pie les Magyars n’ont point dégénéré; on pouvait s’y attendre. L’énergie 
merveilleuse qu’ils déployèrent pendant la guerre de 1848-1849 et la 
sagesse dont ils donnèrent les preuves pendant la période qui suivit leur 
défaite suffisaient à garantir leur avenir. Les statistiques indiquent que 
l’accroissement de population — qui est considérable — est du surtout à la 
fécondité de la race, mais pour une part aussi à son pouvoir d’assimilation. 
Quelles que soient donc les difficultés intérieures avec lesquelles, après 
trois siècles et demi d’oppression, le gouvernement magyar se trouve aux 
prises, la situation apparaîtrait sous un jour favorable si la question des 
« langues » ne venait la compliquer singulièrement. 

L’homogénéité géographique de la Hongrie ne se double pas d’une 
homogénéité ethnique. . L’esplanade de la forteresse est aux Magyars; 
d’autres peuples occupent les remparts : Slovaques et Ruthènes sur la 
crête des Karpathes, Roumains en Transylvanie, Serbes sur la rive gauche 
du Danube, Serbo-Croates le long de la Drave. La diversité des cultes n’est 
pas moindre que celle des races: grecs-orthodoxes, grecs-unis, catholiques 
romains, calvinistes, luthériens, unitariens vivent juxtaposés et parfois 
mêlés les uns aux autres. En vertu de leur maxime favorite: «Diviser pour 
régner », les Habsbourg exploitèrent cette situation ; ils accordèrent aux 
Roumains de Transylvanie un patronage platonique et les habituèrent à 
regarder du côté de Vienne sans jamais leur donner un secours effectif 
contre la tyrannie d’ailleurs trop réelle de la noblesse magyare. Cette 
politique avait le double avantage d’affaiblir les deux partis en entrete- 
nant leurs dissentiments et de détourner l’attention de la Diète transylva- 
nienne de ce qui se passait au dehors. L’Empereur n’avait garde d’oublier 
que le voïvode de Transylvanie, Jean Zapolya, concurrent de Ferdinand 
d’Autriche à la succession de Louis II, avait failli devenir roi de Hon- 
grie. Mêmes procédés avec les Serbes. En 1339, après la bataille de Kos- 
sovo, dans laquelle sombra l’empire serbe, une émigration des vaincus 
avait commencé qui, très lente au début, fut encouragée par l’Autriche 
dans ce double but d’assurer la défense de l’Empire contre les Turcs et 
d’opposer aux Magyars, dans leur propre pays, une population qui ne par- 
lait pas leur langue et pratiquait un autre culte. Les Serbes étaient d’ad- 
mirables soldats : en retour des services qu’ils rendaient et pour les inciter 
à passer le Danube en plus grand nombre, on leur promit une indépen- 
dance presque complète, maison s’abstint de défendre ensuite cette indé- 
pendance contre les Magyars qui, regardant, non sans quelque raison, les 
Serbes comme des intrus, prétendaient les mettre hors la loi. 

Frères des Serbes par le sang, mais fidèles à l’Église romaine et dominés 
par un clergé riche et puissant, les Croates étaient unis à la Hongrie par* 
des liens politiques qui dataient du roi Koloman. Le royaume « triunitaire» 
de Croatie, Slavonie et Dalmatie, était gouverné par la Diète d’Agram et 
par le Ban, sorte de vice-roi jouissant d’une autorité assez considérable ; 
certaines lois votées à Presbourg devaient l’être aussi à Agram et des repré- 
sentants de la Diète croate siégeaient à la Diète hongroise. Avec le temps des 


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changements importants se produisirent dans la constitution du royaume 
triunitaire. La Dalmatie en fut détachée par la conquête vénitienne ; 
occupée ensuite parles Français, elle fut en 1815 rendue à l’Autriche qui 
l’érigea en province impériale et la gouverna directement. D’autre part, 
des colonies serbes se créèrent en Slavonie, où, dès lors, naquirent des riva- 
lités confessionnelles dont l’Empire fit son profit. Enfin, dans le comitat 
même d’Agram se constitua peu à peu un district noble doté de privilèges 
exorbitants, entièrement soumis à l’influence magyare et exerçant sur le 
reste de la noblesse croate une action nettement favorable à la politique 
hongroise. C'étaient là des éléments certains de trouble et de confusion. 
L’institution dite des «confins militaires» complétait l’état chaotique de la 
partie orientale de l’Empire. Les confins formaient une longue et étroite 
bande de terre qui allait de l’Adriatique aux frontières moldo-valaques et 
sur laquelle vivait une population composite dont le chiffre finit par attein- 
dre un million. C'étaient des soldats appartenant à toutes les races de la 
monarchie et soumis à un régime à la fois communiste et militaire qui, s’il 
était favorable à leur entrainement professionnelle l’était certes pas à leur 
moralité. Ces guerriers laboureurs avaient été créés en 1550 en vue de 
défendre les lignes du Danube et de la Save contre les Turcs. Mais plus 
tard l’Autriche vit en eux des auxiliaires éventuels pour les luttes intesti- 
nes qu’elle prévoyait. 

Les théoriciens et les moralistes reprochent volontiers aux Magyars de 
n’avoir point émancipé tous ces peuples qui gravitaient dans leur orbite et 
de leur avoir, au contraire, imposé une domination qui dégénéra souvent 
en oppression et iis en accusent l’orgueil exalté et l’égoïsme irréductible 
dans lesquels ils croient voir les deux traits fondamentaux du caractère 
magyar. Outre que ce dernier point est sujet à controverse, on ne saurait 
s’étonner que la Hongrie n’ait point répandu autour d’elle les bienfaits 
d’une liberté qu’on lui refusait à elle-même. Historiquement forte, numé- 
riquement faible, il s’agissait pour elle de demeurer une grande puissance. 
Si pendant les 350 ans qu'a duré son struggle for life, elle s’était abandon- 
née un seul instant, c’en était fait de sa grandeur nationale. Sans doute 
cette politique avait son danger. On le vit bien en 1818 lorsque, attaquée 
en Transylvanie par les Roumains révoltés, au sud parles Serbes, à l’ouest 
par les Croates unis aux Impériaux, les Magyars durent faire front de tous 
les côtés à la fois. Malgré cela, leurs armes furent victorieuses et il fallut à 
François-Joseph l’appoint de 100,000 Russes pour que la fortune tournât 
de son côté. Aujourd’hui que la Hongrie achève de s’émanciper et de s’or- 
ganiser, la sagesse politique qui l’a si longtemps soutenue lui commande 
d’améliorer la situation des peuples qui partagent ses destinées; certains 
indices laissent supposer qu’elle en aperçoit la nécessité et que ses hom- 
mes d’État s’y préparent, mais il est évident que la tâche n’est point aisée. 

Ce ne sont pas les souvenirs du passé qui la compliquent le plus; à cet 
égard, le fossé n’est pas de ceux qui ne peuvent se combler. Rien ne servit 
aux Roumains, aux Serbes et aux Croates de prendre parti dans la querelle 


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— 21 — 


de 1848 ; ils n'en tirèrent aucun profit. Ils s'ôtaient laissés entraîner par 
leurs illusions à l’endroit de l’Autriche non moins que par leurs ressenti- 
ments envers la Hongrie ; la guerre emporta les illusions et diminua plutôt 
les ressentiments en départageant les torts. On arriverait à s’entendre s’il 
n’y avait cette terrible question des langues que la politique autrichienne 
entre 1849 et 1867 exaspéra jusqu’à la rendre presque insoluble. La Cons- 
titution du 4 mars 1849 reconnut, en effet, l’égalité de droits non plus des 
peuples historiques, mais des peuplades (Volkerstàmme). Bien entendu, 
l’administration et la langue allemande recevaient seules l’estampille offi- 
cielle; on leur confiait comme au temps de Joseph II le soin d’assurer 
l’unité de l’Empire. C’était la rançon obligatoire de la triple défaite que 
les nationalités venaient d’éprouver en Hongrie, en Italie et en Bohême. 
Mais, au second plan, les autres langues étaient admises et placées toutes 
sur le même rang. Ainsi le ruthène était égalé au tchèque et au polonais, 
le slovaque au magyar, le Slovène au croate... etc. Tout groupe ethnique 
était admis à « cultiver sa langue et sa nationalité ». Jamais le « Diviser pour 
régner» n’avait reçu une plus ingénieuse application. On abaissait les natio- 
nalités dangereuses et en même temps on leur opposait les inoffensives, 
fières de leur être égalées. Il y eut des déceptions, par exemple lorsque le 
gouvernement tenta de ruthéniser l’université de Lemberg, qui avait tou- 
jours été un foyer de culture polonaise ; il fallut bientôt y renoncer : les 
étudiants ne comprenaient point le ruthène... l’allemand lui fut substitué. 
On fut plus heureux avec les Slovaques ; on les aida à se composer une 
langue historique, voire une histoire tout entière et à se réunir en congrès 
nationaux... Cette politique prit fin après Sadowa lorsque l’Autriche, enfin 
domptée, dut faire sa paix avec la Hongrie. Mais, appliquée pendant plus 
de quinze ans, elle a laissé des traces. Son influence s’est même propagée 
au loin. Le monde des Balkans tout entier est en proie aujourd’hui à une 
véritable crise philologique. Chacun s’ingénie à prouver qu’il conjugue les 
verbes ou décline les substantifs autrement que son voisin ; il n’en faut 
pas davantage pour se créer des titres à l’indépendance. 

Ces titres, l’Europe ne saurait les reconnaître et il ne faut pas être grand 
prophète pour prédire qu’elle ne les reconnaîtra pas. C’est la prétention des 
Serbes et des Roumains de Hongrie de ne point comparaître devant les 
officiers de l’état civil magyar, qui a mis en échec, à Budapest, la loi du 
mariage civil. De telles prétentions sont inadmissibles, parce qu’elles ren- 
draient tout gouvernement impossible. Confinant à la Serbie et à la Rou- 
manie, qui sont des Etats indépendants, la Hongrie ne peut permettre que 
la langue serbe et la langue roumaine prennent pied chez elle au même 
titre que la langue magyare. Autant lui demander de renier son histoire 
et d’abdiquer son rang. Elle ne le fera pas et on ne saurait l'y contraindre, 
car elle a derrière elle un appui considérable, c’est l’Allemagne. L’alliance 
allemande est, pour elle, dans la force des choses ; l'intérêt — un intérêt 
vital — la conseille et aucun sentiment ne vient à la traverse. Le contact 
germanique a presque toujours été, pour les Magyars, salutaire et fécond. 


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La persécution leur vint de l’Empereur, non de l’Empire. Ils n’ont rien à 
reprocher aux Allemands dans le passé, ils n’ont rien à en redouter dans 
l’avenir. Dans le présent, ils ont même un ennemi commun qui est le 
panslavisme. 

Pour les gens naïfs, le panslavisme est un grand courant d’union fondé 
sur l’attrait réciproque et l’origine commune de tous les Slaves, quelque 
chose comme une vaste association de secours mutuels placée sous la pré- 
sidence désintéressée du premier des Slaves, le Tsar. Mais pour quiconque 
observe et réfléchit, le panslavisme est une machine de guerre, un grou- 
pement fictif, démenti par les faits et condamné dans son principe. En 
vain cite-t-on les déclarations échangées à Prague en 1848 lors du fameux 
Gongrèsslave — plus tard, en 1807, la visite de Palacki et de Riegerau 
Congrès de Moscou —plus récemment encore la célèbre boutade échappée 
à Mgr Strossmayer, le Lavigeric croate : « Plutôt Russes que Magyars ! », 
aucun de ces incidents n’a de valeur réelle. Un abîme sépare ces peuples 
qu’on prétend confondre. Le moins slave de tous, c’est peut-être celui 
dont notre ignorance occidentale a fait le peuple slave par excellence, les 
Russes. Leur slavisme, en tout cas, est partout imprégné d’influences 
finnoises et tartares ; un Serbe et un Croate n’ont ni les mêmes tendances, 
ni la même forme d’esprit ; un Tchèque, encore bien moins. Les intérêts 
s’opposent également, comme aussi les traditions. L’attitude de la Serbie 
et de la Bulgarie l’a prouvé. Ce n’est pas pour le simple plaisir de se mon- 
trer ingrates et frondeuses qu’elles ont, dès le lendemain de leur émanci- 
pation, tenté d’orienter leur politique ailleurs que vers Pétersbourg ; la 
Bohême et la Croatie feraient de même dès qu’elles seraient libres ; com- 
mercialement elles dépendent du système germano-italien et c’est de ce côté 
que leur prospérité s’aflirmera dans l’avenir. Voilà pour les intérêts ; 
quant aux traditions, elles sont lointaines. A l’heure où la Russie, échap- 
pant à l’étreinte mongole, formait à grand’peine sa laborieuse unité, la Po- 
logne était assez puissante pour menacer Moscou, Raguse méritait déjà le 
nom d’Athènes des Slaves, la Bohême avait derrière elle six siècles de 
pensée et de progrès, et les Serbes, gardant en leur cœur le souvenir de la 
« Grande Serbie », rêvaient de la reconstituer un jour. Tous ces peuples 
ont développé des institutions nationales conformes à leur génie et ils y 
demeurent fortement attachés. On en parle pourtant comme s’il s’agissait 
de tribus moscovites égarées qui seront heureuses, le jour venu, de ren- 
trer dans le giron familial. En réalité, ils ont demandé la protection russe 
contre le Turc qui les opprimait ou contre l’Allemand ou le Magyar qui 
voulaient les absorber, tout comme demain ils demanderont la protection 
germanique contre le Russe, s’il menace leur liberté reconquise. 

Le panslavisme, en tant qu’unification éventuelle du monde slave, est 
donc une chimère sans importance : il n’est un danger qu’en tant qu’il 
fournit à la Russie, pour le jour où la succession d’Autriche s’ouvrira dé- 
finitivement, des motifs d’intervention dans toute la péninsule des Balkans 
et jusqu’au centre de l’Europe. Nous avons vu quelles seront pour l’Alle- 


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magne les conséquences de cet événement, et nous verrons en face de 
quelles alternatives il placera la Russie. Le rôle de la Hongrie est plus 
difficile à déterminer ; il dépendra, pour une large part, des circon- 
stances; mais il ne saurait être insignifiant. Pour être prêts à le remplir, 
il semble que les Magyars ne puissent mieux faire que de compléter forte- 
ment leur organisation intérieure, de resserrer les liens qui les unissent à 
l'Allemagne et de desserrer ceux qui les unissent à la Croatie. Ce serait 
là, pour eux, une politique d’avenir. 

Une chose, en tout cas, est certaine: c’est qu’ici toute application du 
système fédéral donnerait des résultats désastreux. En théorie, cette solu- 
tion des difficultés austro-hongroises est si séduisante que de bons esprits 
sont excusables de l’avoir prônée. Il suffit pourtant d’un coup d’œil donné 
à certains districts de la Transylvanie et de la Bukovine, par exemple, 
pour en faire toucher du doigt l’absolu néant... 

Restent les Tchèques. Leur droit est éclatant, leur volonté manifeste. 
Ils doivent être les maîtres chez eux. C’est à l’Allemagne à le comprendre; 
sa sécurité l’exige non moins que son bon renom; ce serait au besoin à 
1’Europe à le lui rappeler et peut-être une neutralité garantie par l’accord 
des puissances constituerait-elle la meilleure solution.. ; toutefois, ne nous 
payons pas d’illusions. L’intervention européenne sera toujours tempérée 
par ce fait que presque de tous côtés les Tchèques sont entourés par l’Alle- 
magne ou ses alliés certains : fait regrettable, mais contre lequel on ne 
peut rien et qui place le royaume de saint Wenceslas dans une sorte de 
dépendance morale de ces Germains qu’imprudemment les princes de la 
dynastie Premysl appelaient jadis en Bohême pour perfectionner l’agri- 
culture et développer l’industrie. 


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III. - LE PROBLÈME RUSSE 


« Il n\v a sur la terre russe, écrivait Samarine en 1862, que deux forces 
» vivantes : l’autocratie au sommet, la commune rurale en bas; mais ces 
» deux forces, au lieu d’être rattachées ensemble, sont, au contraire, sépa- 
» rées par toutes les couches intermédiaires.» On peut dire que le Problèm e 
russe tient tout entier dans cette constatation. Qu’en Russie le Tsar et 
le moujik représentent deux forces vivantes, nul n’en saurait douter. Que 
le contact de ces deux forces, s’il était réalisé, suffise à créer une organisa- 
tion politique équilibrée et durable, cela n’est pas impossible. Telle est la 
thèse des slavophilcs (1). «Le peuple libre sous un Tsar omnipotent» cons- 
titue leur formule favorite et résume leur programme. Anxieux de ne rien 
emprunter à l’Occident, ils se persuadent que la civilisation slave tient en 
réserve une combinaison gouvernementale inédite, originale, permettant 
d’éluder les problèmes que Latins et Germains s’efforcent péniblement de 
résoudre. A condition d’écarter ce terme de Slave, qui, en l’espèce, n’a 
aucune signification, on doit admettre, qu’en effet le peuple russe possède 
des matériaux de construction assez particuliers, pour que l’architecture 
de son édifice politique ne rappelle qu’indirectement les monuments élevés 
par les autres peuples. Entre le mir, qui semble un produit spontané delà 
démocratie naturelle, et le trône où s’assied un souverain dont non seule- 
ment le droit, mais aussi le pouvoir revêt ce caractère divin, il existe des 
liens puissants qu’un long passé patriarcal a tissés et que le modernisme le 
plus savant ne dénouera qu’avec lenteur. 

Seulement, suivant l’observation de Samarine, ces liens ont perdu toute 
flexibilité: la courroie de transmission ne fonctionneplus.La faute en est aux 
intermédiaires, c’est-à-dire à l’aristocratie et à la bourgeoisie qui sont en 
tout temps et en tout pays monarchique les intermédiaires naturels entre 
le pouvoir et la démocratie. En Russie, on ne peut ni les utiliser ni les sup- 
primer. Elles ont derrière elles une existence déjà longue et sont loin de 
représenter des quantités négligeables; mais au point de vue gouvernemen- 
tal, il n’y a rien à en attendre. La noblesse territoriale, à cet égard, a fait ses 
preuves. En vain Catherine lui conféra-t-elle, en 1785, d’exorbitants privi- 
lèges, tels que la nomination de presque tous les fonctionnaires locaux et 
jusqu’à un contrôle sur les gouverneurs des provinces; en vain Alexan- 
dre II l'associa-t-il, dans une pensée pleine de sagesse, au grand acte de 
l’émancipation des serfs; en vain, en créant les zenitscos, ou assemblées 
provinciales (186/*), lui réservâ t il, avec la présidence de ces assemblées, le 


(1) Il importo de ne pas confondre les slavophilcs avec les panslavistes. 


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moyen d’y exercer une action prépondérante, — jamais la noblesse ne sut 
se prévaloir des avantages qui lui étaient concédés, ni profiter des occasions 
qui lui étaient offertes pour établir solidement son influence. Des tentatives 
plus récentes on tété fai tes en sa faveur; l’empereur Nicolas II s’estpréoccupé 
des moyens de relever sa situation économique ; son père, dans les dernières 
années de son règne, avait institué des chefs de cantons , fonctionnaires 
rétribués, à la fois administrateurs et juges, qui doivent être choisis parmi 
les propriétaires nobles et exercent sur les communes une sorte de tutelle 
— innovation dangereuse par parenthèse, puisqu’elle porte atteinte aux 
franchises communales. Mais la noblesse demeura ce qu’elle fut toujours, 
une isolée tirant sa force des faveurs du trône ou des lois de l’Etat et non 
de son propre organisme, ne pouvant, par conséquent, servir d’appui ni 
au trône ni à l’Etat. Si l’on fait exception pour le noyau très restreint des 
descendants de Rurik et des Jagelions, la plupart des nobles russes sont de 
sang étranger, Géorgiens, Grecs, Yalaques, Lithuaniens, Polonais, Suédois, 
Allemands, ou bien ce sont des anoblis du tcliine , ce mandarinat moscovite 
qui, de Pierre le Grand à Alexendre III, suffisait à conférer la noblesse 
héréditaire. A cette imperfection d’origine est venue s’ajouter l’action des 
coutumes testamentaires. La Russie est un pays de « partage égal ». Elle 
répugne au droit d’aînesse, et l’usage des majorats, malgré les encourage- 
ments donnés en haut lieu, n’a pu s’implanter sérieusement; les biens se 
divisent, le titre appartient également à tous les fils. Sur ces grandes 
plaines uniformes d’ailleurs, la féodalité n’eut jamais prise et le «château» 
n’est ordinairement qu’une habitation toute moderne, reconstruite après 
maints incendies et pas toujours à la même place. 

Pour qu’une aristocratie formée de la sorte pût jouer un rôle important, 
il faudrait à tout le moins qu’elle eût en face d’elle une royauté débonnaire 
et une démocratie à peine éveillée. Or, les conditions sont inverses: le Tsar 
est, pour ainsi dire, un despote obligatoire: Alexandre II et Alexandre III 
ont été souvent forcés de faire usage de leur autocratie dans des circons- 
tances où d’abord ils avaient cru pouvoir s’en passer, tant l’habitude s’est 
établie de voir dans la puissance impériale le centre de toutes choses, le 
moteur unique. Quant à la démocratie, elle n’est pas endormie comme nous 
le verrons tout à l’heure. Prise entre ces deux « forces vivantes », la 
noblesse n’est pas plus capable de s’émanciper du joug de la première que 
d’imposer à la seconde sa domination morale; elle continuera de refléter 
l’une et d’ignorer l’autre. La Cour restera son centre d’attraction, et les pré- 
séances, le but de ses désirs. 

La bourgeoisie tient un rôle encore moindre. Si effacée qu’au premier 
abord on ne l'aperçoit point et qu’on est tenté de nier son existence, elle 
se complaît dans son effacement. Sur une des places de Moscou s’élève un 
monument qui rappelle une phase critique de l’histoire de Russie. Pendant 
l’interrègne qui suivit la mort des fils d’Ivan le Terrible et l’usurpation de 
Boris Godounof, un boucher de Nijni-Novgorod, Ivosma Minine, souleva 
le peuple et l’appela à la délivrance de la patrie. Moscou était aux mains 


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des Polonais, ils furent chassés ; on convoqua des sortes d’Etats-Généraux 
qui proclamèrent tsar Michel Romanof et se séparèrent aussitôt. Selon le 
mot d’un auteur russe: « Le peuple, ayant rétabli l’ordre et refait un tsar, 
donna sa démission. » Chez les bourgeois d’alors, la vacance du trône n’avait 
éveillé ni le goût ni le sens de la liberté. Tels ils étaient, tels ils sont encore. 
Peut-être la nécessité ferait-elle surgir parmi eux quelque nouveau Minine; 
en tout cas, on les conçoit fort bien, pressés, leur besogne accomplie, de se 
décharger d’un lourd fardeau et renouvelant, au besoin, l’appel légendaire 
que leurs ancêtres adressaient à Rurik : « Notre pays est grand et riche, 
venez et régnez sur nous. » Cette incapacité qu’éprouve le Grand-Russien 
des classes moyennes à s’intéresser aux choses de la politique a toujours 
charmé les slavophiles; on ne sait trop pourquoi ils s’en montrent si tiers, 
mais elle constitue, à coup sûr, une particularité du caractère national. La 
même indifférence et la même tendance à l’abstention ont marqué l’admi- 
nistration des villes par les corporations de marchands selon le système mis 
en vigueur par Catherine et supprimé en 1870 seulement; sous le régime 
nouveau dans lequel la représentation est basée sur la propriété, l’enthou- 
siasme n’est point né : en 1893, le gouvernement a dû compléter d’office le 
conseil municipal de Saint-Pétersbourg, que les électeurs ne parvenaient 
point à former. Le symptôme, d'ailleurs, le plus probant à cet égard, c’est 
l’absence de discussions politiques. En d’autres pays, plus la politique est 
frappée d’interdit, plus elle a d’attraits. Si les actes du pouvoir échap- 
pent au contrôle des citoyens, ils n’échappent point à leur critique. Mais 
en Russie, où pourtant les discussions particulières sont très libres, il 
semble que ce sujet n'offre point d’intérêt. Les universités ne sauraient 
modifier cette situation, car la bourgeoisie y est peu représentée et n’en 
subit pas l’influence. Si dans l’avenir elle s’éprend de quelque chose, ce 
sera de progrès matériel, de commerce, d’industrie, d’expansion et de ri- 
chesse. C’est dans cette direction que déjà elle engage ses pas. 

En somme, nobles et bourgeois ne sont pas sans utilité pour le pays : ils 
lui rendent des services; ils aident à son administration comme à sa pros- 
périté; ce qu’ils ne peuvent pas faire, c’est d’aider à le gouverner. Mais 
serait-ce bien nécessaire? Jusqu’ici on s’est passé de leur concours; ne peut- 
on continuer ? A cette question, beaucoup de Russes et d’étrangers répon- 
dent affirmativement. C’est qu’à première vue, le tsarisme moderne fait 
assez bonne figure dans le monde ; il semble réaliser cet idéal de « despo- 
tisme éclairé » dont la France s’était éprise au début du règne de Napo- 
léon III. On le voit porter partout la marque de sa sollicitude : il n’est pas, 
pour lui, d’insignifiants détails ; il conçoit et exécute de beaux desseins, 
tels que l’émancipation des serfs et tout récemment la Conférence de la 
Paix; sa force repose sur l’affection constante de tous; c’est un fait indé- 
niable qu’en Russie la famille impériale est chérie plus encore que respectée 
par la grande masse de la nation. Il en était déjà ainsi quand l’empereur 
s’appelait Paul ou Nicolas I er ; ce n’est pas le passage sur le trône d’un 
prince aussi vertueux qu’Alexandre III qui a pu affaiblir de tels sentiments. 


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Tout cela est vrai, mais il est également vrai que toute une part de gouver- 
nement se trouve — tant par la force des choses que par le rôle intéressé 
de certains fonctionnaires — soustraite au contrôle du tsar et que partout 
où ce contrôle fait défaut, la vénalité et la corruption ont libre carrière. 
En supposant même que par un effort presque surhumain on parvienne à 
extirper ces vices qu’une longue tradition a profondément enracinés, que 
pourrait-on contre la méfiance qui répond d’en haut à la confiance d’en bas? 
Un pouvoir despotique est tenu d’être méfiant; plus le pays est vaste, peu- 
plé et actif, plus ses gouvernants sont incités à rendre la surveillance étroite. 
Il n’est pas indispensable que leur police soit sanguinaire comme le fut 
l’inquisition d’Etat créée par Pierre le Grand; il est même superflu qu’il y 
en ait deux s’espionnant l’une l’autre comme le voulaitNicolas I er ; maiselle 
n’en demeure pas moins la seule source de renseignements, l’unique sécurité. 

De là, ces« façades » innombrables qui, dans les institutions russes, trom- 
pent à chaque instant le regard. On n’élève plus surle passage du souverain, 
comme au temps de Catherine, des villages de carton peuplés de figurants 
et destinés à masquer le caractère inculte de la contrée et par suite le 
détournement des crédits affectés à son développement. Mais on n’a pas 
renoncé à simuler des réformes et à tourner habilement les difficultés qui 
pouvaient en résulter. Des lois de détail viennent amender la loi fonda- 
mentale qui reste seule en vue : ou bien on a recours aux « règlements 
temporaires» qui, sans modifier le principe du droit, en suspendent 
l’application. Certains délits sont soustraits «provisoirement» aux juri- 
dictions compétentes et déférés à des tribunaux d’exception : de toutes 
façons, les concessions accordées en bloc sont reprises une à une. Après 
cela, on peut se vanter que la peine de mort soit abolie (sauf en matière 
politique), qu’une partie de la magistrature soit élue, qu’il y ait un jury, 
ou que la presse soit relativement libre... — C’est exact en théorie et faux 
en pratique. L’instruction publique révèle des contradictions plus surpre- 
nantes encore. La méfiance, ici, est universelle et incessante. Un Russe a 
pu dire que dans son pays, tous les efforts du ministre de l’instruction 
publique étaient dirigés contre l’enseignement populaire. Ce n’était pas 
un paradoxe. 

A vrai dire, aucun de ces abus n’est prémédité. La volonté de réformer, 
d’améliorer est sincère. On ne donne pas avec la pensée de retirer ensuite; 
mais on retire parce qu’on ne peut pas faire autrement, parce que rien n’est 
prêt pour acclimater une 1 iberté, si humble soit-elle ; parce que la méfiance 
est l’unique moyen de gouvernement, et la police, l’unique instrument. Et 
le mal ne fera qu’empirer. La population s’accroît, l’immigration étrangère 
aussi; les chemins de fer, l’électricité, les applications de la science 
s’étendent; tout cela comporte une activité intellectuelle, des changements 
sociaux, lents, mais certains, et contre lesquels aucune force humaine ne 
saurait lutter. En quoi pourrait s'en trouver facilité l’établissement de 
libertés qu’hier on jugeait dangereuses? Demain, elles le seraient encore 
bien davantage. Le tsarisme ne se maintiendra qu’à grand renfort de sur* 


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veillance occulte et de police secrète. Et très vite la limite sera atteinte : 
un pareil système est incompatible avec un pareil empire; le maître est 
déjà débordé, ses conseillers ne tarderont pas à l'être aussi. 

Pendant ce temps, la démocratie rurale est isolée; ces fonctionnaires et 
ces politiciens dont le pouvoir ne peut se passer contribuent à le séparer 
d'elle, à accroître la densité des couches intermédiaires qui empêchent Je 
Tsar et le moujik de se connaître et de se comprendre. On est étonné que 
la démocratie rurale soit si lente dans son évolution; étant donné qu’elle 
sort d'une servitude de trois siècles, cet étonnement n'est pas de mise. Du 
reste, son avenir n’est guère indécis, tant les traits qui la distinguent sont 
déjà marqués. D’abord le nombre et l’uniformité; les paysans représentent 
85 p. c. de la population totale — chiffre énorme dont leur similitude 
accroît la signification ; ils sont partout les mêmes, à la fois réalistes et 
mystiques, absolus ou dissimulés, sachant souffrir patiemment et attendre 
indéfiniment. C'est en second lieu leur conception du pouvoir et de la pro- 
priété; pour eux, le Tsar est tout-puissant, non pas en fait, mais (ce qui est 
plus grave) en droit. L'expropriation implicitement contenue dans l'acte 
d’émancipation de 18G1 n'a pu, bien entendu, que les confirmer dans ce 
radicalisme. Tout le monde sait que beaucoup d’entre eux n’en furent pas 
satisfaits. « Petit père, disaient les délégués d'une commune à un sei- 
gneur, que les choses restent comme par le passé ; nous vous appartenons, 
mais la terre est à nous. » Cette offre est topique : la terre est à eux! Au 
fond, depuis trente neuf ans, ils n'en ont pas démordu ; il y a là une con- 
viction qui se transformera, mais qui ne s'effacera pas. Une troisième 
caractéristique, c’est l’organisation delà commune, si robuste qu’elle a pu 
traverser intacte la haute période d’asservissement. «Il est peu d’Étatsen 
Europe et en Amérique, a dit M. Leroy-Beaulieu, où la commune ait vis- 
à-vis du pouvoir central une telle autonomie; il n’en est peut-être pas un 
où elle garde sur ses membres une telle puissance. » Toutes les fonctions 
y sont électives et salariées, le collectivisme y a posé plus d’un germe et, 
d'autre part, l’esprit de clocher n’y règne pas ; ils sont tous pareils, les 
clochers, sur la terre russe, et le moujik semble avoir gardé quelque 
chose de ces tendances nomades qui décidèrent jadis Fôodoret Boris Go- 
dounofà le fixer au sol, afin qu’il n’échappe point, par ses constantes péré- 
grinations, au service et au fisc. 

Il ne faudrait pas conclure de tout ceci que la commune russe menace 
de devenir un foyer révolutionnaire. Bien au contraire, les paysans répu- 
gnent à toute propagande anarchiste. Mais il n’en est pas moins vrai que 
«la Russie est le seul pays du monde où l’on pourrait supprimer la pro- 
priété par décret » (i), et cela, ils s’en rendent compte; ce seul fait est 
pernicieux pour l'ordre social. Il implique l’existence d’un malentendu 


(l) A Leroy-Beaulieu. 


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très difficile à dissiper; seigneurs et fonctionnaires s’y emploieraient en 
vain ; les paysans n’ont pas foi en eux. Le Tsar lui-même échouerait ; 
Alexandre III, s’adressant aux slarostes (maires de village) réunis à 
Moscou à l’occasion de son couronnement, leur a dit loyalement que 
l’organisation de la propriété était définitive ; cette parole ne semble pas 
avoir fait sur eux la moindre impression. Serait-il prudent, d’ailleurs, de 
trop insister ? Le. dogme de la toute-puissance impériale est pour beau- 
coup dans la stabilité du pays, et ce dogme comporte, aux yeux de ses 
sujets, la qualité de propriétaire universel attribuée au souverain. 

On voit combien, étant données les circonstances, l’espoir des slavo- 
philes est chimérique. Le contact entre le trône et la commune, l’appui 
mutuel que se prêteraient le Tsar et le % moujik ne sont point réalisables. 
Il serait mille fois plus aisé de réunir la mer Noire à la mer Caspienne 
pour rendre à celle-ci son niveau que de tracera travers la masse indécise 
des classes aisées le chemin qui irait du palais à l’isba. Pourtant, nous 
l’avons vu, le statu quo est impossible; aujourd’hui, les réformes sont 
utiles; demain, elles seront urgentes. Rien ne servirait d’en prendre la 
formule à l’étranger puisqu’on ne trouverait pas en Russie des éléments 
pour l’appliquer, mais il n’y a pas davantage à espérer faire jaillir du sol 
russe une formule nouvelle ; on s’en rend compte, d’ailleurs, jusque sur 
les bords de la Néva ; il faut bien reconnaître maintenant que les beaux 
projets conçus au lendemain de l’émancipation des serfs se sont évanouis 
comme des mirages sur la steppe. 

Cependant le problème gouvernemental n’est pas insoluble ; il serait 
même près de trouver sa solution le jour où le Tsar voudrait se rappeler 
qu’il n’est pas seulement l’empereur des Grands-Russiens, mais qu’il 
règne aussi sur 20 millions de Petits Russiens, qu’il est souverain des pro- 
vinces baltiques et de la Lithuanie, roi de Pologne et grand-duc de 
Finlande. Ses domaines, en effet, sont peu homogènes. L’énorme Mos- 
covie qui en occupe le centre est comme encerclée dans une série d’États 
autonomes qui en diffèrent essentiellement ; mœurs et aspirations poli- 
tiques, organisation sociale, croyances religieuses, coutumes successo- 
rales, régime de la propriété, tout est dissemblable. C’est dans ces diver- 
gences précisément que réside le secret de la politique future. On affiche 
à Pétersbourg des prétentions d’unité et d’uniformité qui constituent une 
façade de plus ; derrière cette architecture trompeuse, il n’y a, en réalité, 
ni unité ni uniformité. Si la Pologne, par exemple, est nominalement 
assimilée aux provinces de l’Empire, c’est à la condition d’être exclue du 
bénéfice de toutes les lois un peu libérales qui règlent le sort de ces pro- 
vinces. L’Esthonie et la Livonie, peuplées d’Allemands, de Letto-Estho- 
niens et de Finnois, ont été l’objet de mesures d’exception très rigoureuses. 
Le privilège des assemblées provinciales, créées par Alexandre II, a été 
refusé non seulement à la Pologne et à la Lithuanie, mais à toute la Rus- 
sie Blanche, à la Podolie et à la Volhynie ; par contre, on l’étendit aux 
Cosaques du Don qui pétitionnèrent ensuite auprès d’Alexandre III pour 


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être débarrassés de ces gênantes institutions. Les Tatars de l’Ëst furent 
souvent mieux traités que les Roumains de Bessarabie. 

Enfin, tout récemment, une audacieuse tentative a été dirigée contre 
les libertés finlandaises; en admettant même qu’il n’y ait pas eu là une 
entorse au droit et à la loi jurée, la maladresse n’en subsisterait pas 
moins. Ce qu’on vient de faire, il faudra de toute nécessité le défaire; 
les franchises et l’indépendance locales qu’on poursuit seront le salut de 
tout l’Empire. L’Empereur a cette chance qu’aucune persécution n’a 
entamé la popularité de sa couronne chez les peuples mêmes qui en 
furent l’objet. Il semble qu’un peu de la philosophie résignée du moujik 
excusant le Tsar d*ignorer les abus dont il souffre, ait passé les frontières 
moscovites. Même en Pologne, oe sentiment existe; la haine et le mépris 
s’arrêtent aux marches du trône. En vérité, il faudrait peu de chose pour 
faire d’Helsingfors, de Riga, de Varsovie des foyers d’ardent loyalisme ; 
le souverain n’y puiserait pas seulement des forces nouvelles pour tenir 
son sceptre, il y trouverait les moyens de gouvernement qui lui manquent. 
En rendant aux différentes portions de son empire leur vie propre, il réa- 
liserait pour l’ensemble ces conditions d’équilibre, d’élasticité et d’ému- 
lation hors desquelles aucune prospérité n’est durable. 

Car gouvernement et prospérité ne sont point séparables. Le mot du 
baron Louis : «Faites-moi de bonne politique et je vous ferai de bonnes 
finances», demeure éternellement vrai. La substitution d’une entreprise 
de progrès matériel — la mise en valeur de la Sibérie — à des luttes stériles 
d’influence religieuse ou militaire (œuvre à laquelle M. de Witte a génia- 
lement attaché son nom), ne saurait tenir lieu de réformes gouverne- 
mentales. L’autocratie russe n’en est pas moins une impasse. L’homme qui 
fait des affaires a besoin d’être libre tout comme celui qui lance des idées ; 
le passeport et la police, la censure et la bureaucratie sont des entraves 
dont ni l’un ni l’autre ne peu vent s’accommoder. Mais comment y échapper? 
Nous venons de voir que la Russie elle-même n’en fournissait pas les 
moyens. Par bonheur, il y a des pays annexés moins robustes qu’êlle, 
moins débordants de sève, mais infiniment plus souples et d’autant plus 
aptes à guider son émancipation qu’un tel avenir pour eux ne serait que 
la suite logique du passé, la reprise de leurs traditions les plus chères. 

Peut-être un tel point de vue finirait-il par s’imposer de lui-même par 
le simple enchaînement des circonstances et la seule évidence des faits. 
Mais pour qu’il en soit ainsi, il faudrait qu’aucun événement extérieur ne 
vint brusquer la situation, mettre le gouvernement russe en présence 
d’alternatives périlleuses et le contraindre à une décision immédiate. Or, 
la question polonaise peut surgir inopinément du fait de la Galicie et même 
contre son gré. Les Polonais de Galicie, qui sont plus de 3,500,000 et ont 
augmenté de 15 p. c. entre 1880 et 1800, n’ont jamais dissimulé leurs 
espérances, et leur attitude vis à vis de l’Autriche n’a eu d’autre but que 
d’en préparer la réalisation. Dirigé par des hommes habiles et actifs, le 
parti polonais a su non seulement se faire écouter à Vienne, mais y 

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prendre une influence considérable sur la marche des affaires. Ses 
membres se sont conduits en opportunistes, en «possibilités», mais sans 
perdre de vue le résultat final, qui sera le rétablissement de la Pologne. 
Sans doute, ce rétablissement, ils l’ont rêvé complet, absolu. L’auto-t 
nomie sans l’indépendance leur semblerait une duperie. Si demain, 
pourtant, la succession d’Autriche s’étant ouverte, le Tsar les conviait à se 
réunir à leurs frères pour vivre librement sous son sceptre, ils n’auraient 
pas le droit de refuser; leur russophobie ne saurait prévaloir contre les 
intérêts manifestes de la patrie. Il y a parmi eux, d’ailleurs, plus d’un fin 
politique; ceux-là ont dû, depuis longtemps, peser le pour et le contre ; et 
ils savent bien que la future Pologne aurait tout à perdre à se séparer de 
la Russie, tout à gagner dans le maintien de l’union. 

Le grand écueil en cette affaire, c’est la coïncidence des deux événements: 
d’une part, la dislocation de l’Autriche qui posera la question polonaise; 
de l’autre, une modification radicale du système politique russe, nécessaire 
pour la résoudre. Tout annonce que l’Autriche est près de sa fin, mais rien 
n’indique que la Russie se prépare à la réforme de son système, ni même 
qu’elle en aperçoive encore la nécessité. L’autocratisme, chez elle, ne fera 
point une brusque faillite ; il ira se compliquant, s’embarrassant de plus 
en plus dans ses propres vêtements. Peut-être cherchera-t-on à le soutenir 
par des diversions bruyantes au dehors. Le panslavisme formerait un facile 
prétexte. La Russie, à cet égard, a de dangereuses traditions. Du jour où 
Napoléon I er , après lui avoir offert sur le radeau du Niémen le partage du 
monde, s’est fait battre par elle, — lui, l’invincible! — elle a pris le goût 
et l’habitude de l’intervention. Or, l^panslavisme et l’orthodoxie colorent 
facilement ses interventions d’un reflet de croisade qui peut tromper 
l’Empereur lui-même et détourner la nation de sa véritable voie. 


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IV. - ESPRIT PUBLIC & NATIONALISME 


Si bref que soit ce résumé — et nul, plus que l’auteur, n’en regrette 
l’aspect trop condensé et l’inévitable sécheresse — il suffit pourtant à 
établir les données caractéristiques de la « question d’Europe ». Elle a ceci 
de particulier et de nouveau que sa gravité ne réside pas dans les rema- 
niements territoriaux, mais bien dans les évolutions gouvernementales 
qu’ils occasionnent. Nous ne sommes plus aux temps de la Paix de West- 
phalie ou des traités de Vienne ; et pourtant quelque chose se prépare qui 
paraît devoir y ressembler. Au centre de l’Europe sont réunis les éléments 
d’un dernier partage : seulement, ce partage est obligatoire ; l’ambition ni 
les calculs politiques n’y seront pour rien ; le double effort du xix e siècle 
vers le développement économique et vers l’affirmation des nationalités 
l’aura rendu nécessaire ; il s’opérerait au besoin de lui-même et la volonté 
des gouvernants ne pourrait jamais qu’en retarder l’exécution. Jusqu’ici 
pareil fait ne s’était point présenté dans l’histoire. Rien ne marque plus 
clairement le passage d’une phase de la civilisation à une autre, l’entrée en 
jeu de principes nouveaux, rien ne fait mieux pressentir les modifications 
profondes qui se préparent dans le droit international. 

A cet égard, les philosophes du socialisme sont dans le vrai lorsqu’ils 
proclament l’avènement de la fatalité. Il n’est point certain que la fatalité 
entre dans leurs vues et réalise leurs prophéties, mais il est évident que son 
rôle gagne en importance à mesure qne monte le flot démocratique. Les 
événements qui jadis dépendaient de l’intervention de quelques hommes, 
de leur travail réfléchi ou parfois de leur caprice, échappent aujourd’hui 
à qui prétend les conduire ; ils sont le résultat de forces collectives qui 
ressemblent à des fleuves ; on peut les canaliser, hausser ou baisser leur 
niveau, ralentir ou précipiter leur cours et, dans certains cas, les faire 
communiquer entre eux ; mais les ramener vers leurs sources ou les con- 
duire d’une vallée dans une autre, est une impossibilité. Aussi les leaders 
modernes — qu’ils se nomment Cavour, Bismarck, Gladstone, Castelar ou 
Léon XIII — sont-ils des hommes dont le premier mérite a été de com- 
prendre leur pays et leur époque, de se tenir en harmonie avec l’opinion, 
de se guider sur les grands courants qu’ils surent apercevoir ou deviner. 

La succession d’Autriche participe de ce caractère fatal. Si elle doit 
provoquer dans l’avenir la réunion de quelques congrès, leur action se 
trouvera forcément limitée : ils seront impuissants à en modifier l’ensemble. 
Guillaume II et Nicolas II n’ont plus, comme leurs ancêtres, la faculté de 
procéder à des échanges de territoires et de troquer leurs sujets. Ils ne 
peuvent s’offrir Koenigsberg à la place de Gracovie ou Prague au lieu de 
Munich ; ils ne peuvent arrêter dans leur développement logique les consé- 
quences de Sadowa, ni décréter que les sentiments pangermaniques ne 


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devront pas franchir l’Inn. Pour les mêmes raisons, François-Joseph n’a 
point de testament à rédiger ; il n'a rien à léguer. La géographie et l’ethno- 
graphie ont désigné d’avance la part de chacun de ses héritiers. Ce serait 
là, sans doute, un précieux gage de paix ; mais le malheur veut que ces 
parts d’héritage entraînent pour ceux qui les recueilleront de pénibles 
sacrifices et des changements redoutables. Si la France ou l’Espagne étaient 
forcées de prévoir la nécessité éventuelle de l’annexion de la Belgique et 
du Portugal et que ces annexions dussent avoir pour conséquence de 
porter au pouvoir ici les collectivistes et là les césariens, l’opinion, à Paris 
et à Madrid, aurait le droit de s’émouvoir. Sous bien des rapports on peut à 
Budapest, à Berlin et à Pétersbourg, nourrir des appréhensions analogues. 
La crise détruira l’équilibre gouvernemental actuel : il faudra le rétablir 
aussitôt sur d’autres bases, au milieu peut-être de circonstances adverses, 
d’effervescences sociales, de désordres imprévus. La perspective n’a rien 
de séduisant. Sans doute, le défilé franchi, les horizons deviendront plus 
clairs et plus vastes ; l’Allemagne ayant réalisé une situation géographique 
admirable, la Russie étant sortie de son impasse politique, la Hongrie libé- 
rée des liens qui l’entravent, n’auraient rien à regretter du passé; mais, ce 
défilé, il faut le franchir, et de quels écueils n’est-il pas semé î Encore une 
fois, l’Allemagne peut-elle s’émanciper du préceptorat prussien et la Russie 
échapper à l’autocratisme absolu, sans en être, l’une et l’autre, remuées 
jusqu’en leurs fondements ? Evidemment non. 

C’est là ce qui, dans cette question de l’Europe centrale, donne une si 
haute portée aux éléments moraux. Elle comporte des principes adverses, 
des germes inéluctables d’oppositions, mais non pas nécessairement des 
causes de conflits armés. On peut dire que la paix ou la guerre en sorti- 
ront, selon ce que vaudra l’esprit public. L’esprit public est une grande 
puissance dont l’action se fait sentir là même où on lui refuse des moyens 
réguliers de s’exprimer; de plus en plus il interviendra dans toutes les 
querelles, sans souci des frontières. Il importe donc de préciser mainte- 
nant ses allures et ses tendances dans l’Europe continentale, afin de déter- 
miner ensuite en quel sens les sociétés anglo-saxonnes paraissent devoir 
l’influencer. 

Les bases de l’esprit public dans le monde moderne sont l’enseignement, 
la presse et la religion. C’est par l’enseignement et la presse que l’opinion 
peut arriver à la connaissance des faits sociaux ; la religion doit lui 
apprendre à les juger avec bienveillance. La connaissance de la vérité et 
la bienveillance du jugement, n’est-ce pas là l’idéal supérieur de l’esprit 
public? Il est évident que nous sommes loin, bien loin d’un tel idéal : cer- 
tains événements donnent même l’impression d’un recul, d’une sorte de 
faillite morale. Ni l’enseignement, ni la presse, ni même la religion ne 
sont, à l’heure actuelle, à la hauteur de leur mission. Aux nations comme 
aux individus, la crainte et l’intérêt tiennent trop souvent lieu de sagesse. 
L’erreur et la malveillance dominent. Pourtant il ne faut pas désespérer. 
Avant que de s’abandonner au pessimisme, il convient de rechercher les 


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causes de cet état de choses pour savoir si elles sont fondamentales ou 
accessoires, definitives ou passagères. 

En ce qui concerne renseignement, la civilisation se trouve dans une si- 
tuation transitoire. Le savoir pour l'élite et l’ignorance pour la masse était 
le système d’hier: le savoir pour tous sera la formule de demain. Nous 
sommes à mi-route. Or, rien n'est dangereux et troublant comme le demi- 
savoir. D'autant que la culture ainsi répandue est principalement scienti- 
fique. La prédominance des sciences exactes, de notre temps, s’explique par 
plusieurs raisons : d'abord le prestige que leur assurent des progrès rapides 
et d'étonnantes découvertes ; puis l’intérêt plus immédiat qui s’en dégage et 
leur utilité au point de vue des applications politiques ; enfin, la faculté d’en 
doser plus aisément l'acquisition selon les moyens des élèves et le temps 
dont ils disposent. La philosophie présente précisément les caractères in- 
verses; elle s'est égarée dans un labyrinthe de complications, son utilité 
ne s’impose qu’à la réllexion et loin de se résoudre en vérités indiscu- 
tables, il n'est presque pas un point sur lequel elle ne donne naissance à 
des controverses sans fin. Quanta l'histoire, en outre de l’extrême diffi- 
culté qu’éprouvent ceux qui l’écrivent à se soustraire aux préjugés héré- 
ditaires et à redresser les déformations habituelles du rayon visuel 
national, la façon dont on l’enseigne en fausse les proportions. Il est con- 
venu qu’on doit posséder sur son propre pays toutes sortes de détails qu’il 
est superflu de connaître lorsqu'il s’agit des autres pays. Gomment, dès lors, 
assigner à chaque peuple sa place véritable dans l'histoire ? Comment 
apprécier d’une façon équitable sa part dans l'œuvre collective t Pour con- 
naître les dimensions réelles d’un objet lointain par rapport à un objet 
rapproché, il faut non seulement de la réflexion, mais de l’expérience, et 
les plus exercés se trompent encore sur la distance. Tel est pourtant le 
travail sous-entendu auquel seraient astreints, dans la plupart des cas, 
ceux qui reçoivent un enseignement historique, travail qu’ils n'entre- 
prennent point, puisqu'ils n’en ont même pas les moyens. 

Pour tous ces motifs, le mouvement scientifique n’a pas eu jusqu’ici sur 
l'esprit public européen l’heureuse influence qu’on pouvait en attendre. Il 
s'est même produit un phénomène singulier. L'opinion moyenne a échappé 
à l’élite qui l'avait guidée jusqu’alors. Elle s'est sentie assez instruite pour 
s'émanciper, pour juger par elle-même; elle a appliqué à la vie sociale les 
méthodes rigoureuses et les raisonnements mathématiques auxquels on 
venait de l’initier, toute fière d’en faire usage. Elle a montré cette certitude 
déconcertante, cette assurance sans répliques de l’adolescent qui croit que 
le monde finit là oii s’arrête son regard. Tout cela est fâcheux sans être 
anormal. Le niveau se rétablira plus ou moins vite, mais il se rétablira 
toujours. Au naïf orgueil du jeune bachelier succédera l’hésitation pru- 
dente du candidat à l’agrégation, déjà habitué aux aspects variés d’un 
même problème. 

Ce jour-là, la question de la presse aura fait un grand pas. La presse et 
l'enseignement se tiennent de près. Les défauts et les lacunes de l’une se 


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reflètent dans toutes les manifestations de l’autre. L’un ne peut s'élever 
sans que l’autre monte aussi, et il est bien difficile que là où la presse est 
captive, la science soit tout à fait libre. Il y a toutefois un mal auquel la 
* presse est seule sujette : c’est la vénalité. Peut-être le public, volontiers 

ingrat quand il s’agit d’une institution qui lui rend de tels services, s’en 
exagère-t-il les ravages ; il y a, somme toute, dans le monde du journalisme 
européen, plus d’honnêteté que ne le croient abonnés et lecteurs. La véna- 
lité provenait jusqu’à présent de deux causes principales : d’abord la situa- 
tion précaire d’un grand nombre de journalistes plus ou moins besogneux 
et obligés de vivre au jour le jour. La presse est encore à ses débuts ; 

: l’Europe a souri en apprenant qu’une université américaine s’était 

annexé une école de journalisme; avant 1950, toutes les universités d’Eu- 
rope en auront fait autant; mais aujourd'hui la presse n’est pas encore 
classée comme carrière ; on n’admet pas que des connaissances spéciales 
soient nécessaires pour y réussir ; aussi sert-elle de refuge à une quantité 
de fruits secs et de déséquilibrés ; des feuilles se fondent qui ne pro- 
longent leur existence qu’à l’aide de subterfuges inavouables. Tout cela est 
l éminemment favorable aux progrès du mal. Une seconde cause, ce sont les 

mœurs financières. Les hommes d’affaires les moins véreux manquent 
parfois de scrupules lorsqu’il s’agit d’attirer des capitaux pour créer ou 
? soutenir une entreprise. L’honnête réclame qui ne se cache pas ou se dis- 

| simule joyeusement derrière un jeu de mots ne convient point à un aussi 

grave sujet qu’un placement d’argent. Alors on prend des chemins détour- 
> nés qui côtoient plus ou moins l’indélicatesse ; pour cela, il faut le concours 

I de la presse, et on se le dispute à prix d'or. 

Dussé-je être taxé d’optimisme exagéré, je n’hésiterai pas à dire que, 
pour moi, ces deux causes de vénalité sont passagères : à mesure que se fera 
l’éducation du public, le niveau intellectuel et moral de la presse ira se 
% relevant et son rôle financier perdra de l’importance. Aussi bien le danger 

n’est-il pas là ; il est dans une troisième source de corruption qui vient 
i d’apparaître. Nous avons vu naître et se développer depuis peu d’années 

ce qu’on pourrait appeler la vénalité officielle ; ce ne sont plus des particu- 
liers, ce sont des gouvernements qui ont osé propager l’erreur ou barrer la 
route à la vérité. Ils y sont parvenus. Le silence qui s’est fait sur les mas- 
sacres d’Arménie est un symptôme effrayant. Sans doute, il s’agissait de la 
5 Turquie, mais l’exemple a néanmoins porté à travers toute l’Europe. Dans 

beaucoup de pays, on accordait aux journaux des subventions prises sur 
les fonds secrets et destinées à les rendre favorables à la politique gouver- 
p nementale. Ges subventions ont changé d’objet : au lieu de porter sur un 

ensemble un peu vague, elles portent sur des points précis ; ainsi spécia- 
lisées, elles sont devenues mille fois plus dangereuses. La guerre greco- 
I turque, la guerre hispano-américaine ont donné lieu à des « campagnes » 

tendancieuses, systématiques; en même temps des dépêches, des correspond 
, dances ont été tronquées et parfois falsifiées. Tout ceci est une conséquence 

d’un phénomène plus général quT ^t signaler : l’habitude du mensonge* 


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Dans la société européenne actuelle, on ment effroyablement. Sur beaucoup 
de points, l’individualité humaine est en progrès et son perfectionnement 
s'affirme ; sur celui-là, le recul est marqué. On oublie d’enseigner aux 
enfants le culte de la vérité, on oublie de le rappeler à leurs maîtres, de 
l’exiger des fonctionnaires, d’en faire la base de toute prédication et de 
toute autorité. 

Un troisième élément entre, avons-nous dit, dans la formation de l’esprit 
public : la religion. A l’heure actuelle, dans presque toutes les religions 
d’Europe se manifeste un double courant contradictoire. D’une part, le 
sentiment s’épure et s’élargit ; de l’autre, les cadres et les idées se 
resserrent. La religion se nationalise, devient une étiquette recou- 
vrant quelque chose d’ici-bas, quelque chose d’éminemment temporel. 
Par calcul ou par impulsion, des citoyens qui sont, au fond, indiffé- 
rents ou incrédules, se groupent sous sa bannière, tandis que vivent 
en dehors d’elle, en apparence, des hommes qui professent et mettent en 
pratique les principes sur lesquels, à l’origine, se basaient ses doctrines. Un 
dénombrement des différentes confessions donnerait des résultats fort 
inexacts: beaucoup de ceux qui ne pratiquent pas sont des croyants, tandis 
que beaucoup de ceux qui ont l’air de pratiquer ne s’embarrassent ou ne 
s’inquiètent, en réalité, d’aucune croyance. Seulement les premiers sont 
des isolés et des silencieux ; les seconds se groupent avec éclat et témoignent 
d’un zèle d’autant plus bruyant qu’il est moins sincère. Leur action est 
donc puissante et effective. L’esprit de paix et de charité n’y trouve guère 
son compte ; l’intolérance, au contraire, y trouve le sien, une intolérance 
nouvelle qui ne naît point du dogme, mais d’idées politiques et d’intérêts 
auxquels le dogme sert de déguisement. 

Ainsi les défauts que nous relevons à la charge de l’enseignement, de la 
presse et de la religion sont graves, mais ce ne sont pas des défauts essen- 
tiels, incorrigibles ; bien plus, il semble qu’ils puissent se corriger d’eux- 
mêmes par le simple jeu de l’évolution, car nous avons noté des germes 
d’amélioration que le temps doit suffire à développer. Une autre constata- 
tion rassurante, c’est que ces défauts sont inégalement répandus en Europe. 
Les petits pays en sont beaucoup plus indemnes que les grands. Or, ce sont 
ceux précisément où l’esprit public est le mieux formé et le nationalisme 
le moins en vogue ; le lien entre les deux phénomènes est donc évident ; 
il y a là un rapprochement curieux qui prête à des réflexions suggestives. 

Prenons, par exemple, la Suisse, la Hollande, la Suède, le Danemark, 
la Grèce. . . Ce ne sont pas les questions troublantes qui font défaut. La 
Suède a son conriit avec la Norwège ; la Suisse, sa lutte entre le centralisme 
et le fédéralisme ; la Hollande gouverne un vaste empire colonial ; le 
Danemark a été démembré; la Grèce fut constituée sans recevoir une dot 
suffisante. Tous ces peuples pourraient souffrir de leur déchéance relative 
et en concevoir de l’amertume. Les Grecs ne peuvent oublier qu’ils possé- 
dèrent Constantinople, ni les Suédois que toutes les rives de la Baltique 
furent à eux ; les Danois formèrent jadis un grand royaume ; les Suisses et 


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les Hollandais, s’ils n’ont guère perdu de territoires, ont vu diminuer leur 
influence et s’amoindrir leur rôle international. Les uns et les autres pour- 
raient se montrer intolérants en matière religieuse. La Suisse, à cet égard, 
a des traditions orageuses ; les Suédois sont passionnément luthériens ; les 
Grecs ont contracté une dette d’infinie reconnaissance envers l’orthodoxie 
qui, pendant les siècles d’esclavage, entretint parmi eux le culte de la 
patrie ; la majorité des Hollandais auraient le droit d’envisager avec inquié- 
tude les progrès sur leur sol du catholicisme, peu conforme au génie de leur 
race. Ce sont là, semble-t-il, des conditions propres à éveiller des jalousies, 
à entretenir des rancunes, à légitimer certaines étroitesses en même temps 
qu’à faire naître des ambitions d’autant plus âpres qu’elles sont moins 
avouées. Or, de quoi le nationalisme est-il fait, sinon d’ambition, d’étroi- 
tesse, de rancune et de jalousie? 

Eh bien! non. Ces petits pays y échappent. Ils se gouvernent avec une 
sagesse que devraient imiter bien des grands Etats. Leur patriotisme ne se 
répand pas en vaines paroles : il est discret, mais agissant. Certains d’entre 
eux, comme la Hollande et la Suède, donnent une impression de solidité 
morale, d’harmonieux équilibre que, nulle part ailleurs, on ne ressent à 
un pareil degré. Avec de moindres ressources, il leur arrive d’éluder ou 
de résoudre nombre de problèmes dont les lourdes administrations de 
leurs puissants voisins ne peuvent venir à bout. Le progrès, chez eux, 
s’opère en détail, avec plus de modestie, mais plus de sûreté, et ils savent, 
à l’occasion, se montrer fiers et ne point reculer devant l’opportunité d’une 
initiative hardie. Ils ont l’esprit national à l’état de santé, non à l’état 
morbide. Les grandes puissances, au contraire, sont devenues la proie du 
nationalisme. Nous avons noté au passage les formes variées sous lesquelles 
il s’y manifeste. En Allemagne, c’est le culte inconscient du Jéhovah ger- 
manique, la croyance en une mission providentielle dévolue à la race. En 
Russie, ce sont les rêves, un peu vagues, mais grandioses, des slavophiles 
et des panslavistes. En Hongrie, c’est l’orgueil magyar avivé par une lutte 
interminable et par une victoire chèrement achetée. En Italie, c’est la 
mégalomanie que de dures expériences n’ont pas suffi à décourager. La 
nation la plus atteinte est encore la France. La vanité y revêt un caractère 
tout particulier. Nombre de Français, même des plus cultivés, croient à 
l’existence d’une sorte de franc-maçonnerie universelle dirigée contre leur 
pays et disposant de sommes énormes qu’elle emploierait naïvement à 
corrompre leurs compatriotes. Pareille démence est presque sans précédent 
dans l’histoire. 

Cette poussée du nationalisme paraît d’autant plus extraordinaire que, 
loin d’avoir à se plaindre, toutes les grandes puissances ont grandi et pros- 
péré depuis 50 ans. L’Allemagne et l’Italie ont atteint, avec une rapidité 
inespérée, le but de leurs efforts; la Russie a recouvré ce qu’on lui avait pris 
en Orient, rétabli son prestige en Europe et réalisé, en Asie, d’énormes 
avances matérielles. La Hongrie n’a qu’à regarder en arrière pour mesurer 
ce qu’elle a gagné. La France, enfin,, a non seulement trouvé sous la Répu- 


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blique la stabilité gouvernementale vainement cherchée depuis près d'un 
siècle, mais elle s'est taillé, sans trop de frais ni de labeur, un empire 
colonial dont elle oublie souvent d’admirer les dimensions et la richesse ; 
et ces résultats, elle les a obtenus au lendemain d’une guerre qui lui enlevait 
deux provinces et semblait devoir la ruiner. L’Espagne seule fait exception. 
Encore que la patrie de Canovas, de Sagasta et de l’illustre Castelar puisse 
revendiquer le gain moral du quart de siècle qui vient de s’écouler pour 
elle, sous la royauté d’Alphonse XII et la régence de sa noble veuve, la 
perte de ses colonies l’a cruellement éprouvée. Or, chose étrange, c'est 
peut-être elle la moins nationaliste de toutes. Le nationalisme serait-il 
donc un produit du succès, un appétit vulgaire venu en mangeant, une 
manière d’intoxication brutale poussant les nations du gain légitime à 
l'excès et de l’excès à la folie ? S’il en était ainsi, c'est dans le plateau de la 
guerre que tomberait l’épée anglo-saxonne, et le monde serait voué, pour 
une période du moins, à toutes les tristesses et à tous les dangers de la 
violence sans scrupules. 

Mais il n'en est pas ainsi. Le nationalisme est simplement une consé- 
quence de l’imperfection et du revirement de l’esprit public. Si les petits 
pays paraissent épargnés par la contagion, c’est que l’enseignement y est 
plus éclectique, la presse plus indépendante, la religion plus désintéressée. 
Quelque unanimes que soient ses sujets dans leur attachement à la foi pro- 
testante, Oscar II ne se sent pas comme Guillaume II (dont pourtant le 
royaume n’a pas la même unité de croyances) le chef de l’Evangélisme ; sa 
souveraineté temporelle ne se double pas d’une souveraineté spirituelle. 
En Grèce, le culte orthodoxe n'est pas, comme en Russie, un instrument 
de domination et d'expansion ; et jamais la Hollande n’a eu à se préoccu- 
per aux Indes des obligations qui, en Orient et en Extrême-Orient, in- 
combent à la France en qualité de fille aînée de l’Eglise. En ce qui con- 
cerne l'enseignement, les oppositions sont encore plus marquées. Ce n’est 
pas seulement l’obligation d’apprendre plusieurs langues qui élargit, dans 
la plupart des petits pays, l'horizon intellectuel, c'est le fait de s’assimiler, 
avec les éléments d’un langage, les bases d’une littérature, des modes de 
culture différents, des points de vue nouveaux ; c’est surtout la possi- 
bilité d’étudier les annales du pays à leur vraie place et dans leurs 
justes proportions, sans grossissements et sans déformations. Avec 
la meilleure volonté du monde, on ne peut faire de la Suisse ou du 
Danemark le centre de la civilisation, tandis que les petits Allemands et 
les petits Français sont habitués à considérer leurs patries respectives 
comme le foyer de toute lumière, la source de tout progrès et à croire que 
l'Univers n’a vécu et ne s’est amélioré que grâce à leur génie. Ces ten- 
dances à l’éclectisme et à la tolérance ont leur contre-coup sur la presse. 
Il y a telles exagérations des gazettes allemandes, telles rodomontades des 
feuilles françaises (et je ne parle que des journaux sérieux) dont à Ams- 
terdam ou à Stockholm on n’oserait pas s’inspirer. Le public y est plus 
exigeant parce qu’il q’est pas myope, La myopie est unç des caractéri^ 


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— 39 — 


tiques de l’opinion dans les grands pays. La presse a un dernier avantage : 
elle est moins exposée aux tentations. Son concours n’a pas autant d'im- 
portance; on n’est pas disposé à d’aussi gros sacrifices pour se l'assurer. 

En tout ceci, nous n'avons pas parlé de l’Angleterre, comme si elle ne 
faisait pas partie du système européen. C’est qu’en effet elle s’en est déta- 
chée de plus en plus au profit de ce système anglo-saxon qu’elle a créé et 
qui la domine aujourd'hui. Il nous reste à en examiner brièvement les 
trails fondamentaux au point de vue du contact avec l’Europe et ce qui 
peut en résulter pour elle de bon ou de mauvais. 


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V. - LE MONDE ANGLO-SAXON 


Pour comprendre le vertige qui s’est emparé de l’Angleterre depuis quel- 
ques années — car telle est bien la forme qu’a revêtue chez elle le nationa- 
lisme — il faut se représenter l’extase en laquelle tomberait un architecte 
qui aurait construit inconsciemment un chef-d’œuvre et s’en apercevrait 
tout à coup. L’Empire britannique est un chef-d’œuvre. 

On peut, certes, admirer son étendue et sa prospérité. Pourtant, si 
grandes soient-elles, il y a quelque chose déplus étonnant, c’est son unité. 
Il semble qu’aucune entreprise n’eût dû donner des résultats plus dispa- 
rates. Celle-ci fut conduite sans aucun plan d’ensemble, le plus souvent 
par les seules forces de l’initiative privée et dans les conditions les plus 
contradictoires. En vain les théoriciens se complaisent-ils à étiqueter les 
colonies anglaises, à les cataloguer, à les ranger sous diverses rubriques. 
De tels classements sont inexacts ou fictifs. La présence antérieure des 
Français dans le nord de l’Amérique et des Hollandais au sud de l’Afrique 
ne constitue pas un motif suffisant d’assimiler le Canada au Cap. La com- 
paraison entre deux antiques civilisations ne fait pas que l’œuvre accom- 
plie dans l’Inde ait le moindre rapport avec celle qui se poursuit 
actuellement en Egypte; la formation politique de l’Australie est unique 
en son genre ; la création de Hong-Kong l’est également. Partout les insti- 
tutions et les procédés de gouvernement sont dissemblables, autant que le 
sol ou le climat. 

Et malgré cela l’unité a été réalisée, i’unité la plus rare, la plus pré- 
cieuse et aussi la plus imprévue de toutes: l’unité morale. D’un bout à 
l’autre de cet immense empire « sur lequel le soleil ne se couche pas », 
des hommes qui ne sont pas tous du même sang et qui n’appartiennent pas 
à la même religion, vivent pourtant la même vie morale, ont de l’existence 
la même conception, conçoivent le devoir sous les mêmes traits, regardent 
le destin sous le même angle ! Aucune force n’est comparable à celle que 
dégage une telle entente. La puissance romaine, à un certain moment, 
parut près d’y atteindre, mais son organisation obstinément aristocratique 
constituait une infériorité : l’Empire britannique a l’avantage d’être une 
démocratie. La force des idées qui forment sa base est multipliée par le 
nombre énorme des citoyens qui le peuplent (1). 

Cette supériorité enviable fut lente à se révéler. Les Anglais eux-mèmes 
longtemps l’ignorèrent. Ils n’avaient pas conscience de la transformation 
radicale par laquelle ils avaient passé entre 1830 et 1840, transformation 


• « 

*1} Td-r A French View ofthe British Empire dans la Formghtly Review. 

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— 41 — 


d’origine modeste, d’allure discrète, propagée par l’éducation sous le cou- 
vert de la religion, accomplie au fond des cœurs et des instincts sans 
que les aspects extérieurs en parussent modifiés ou renouvelés. Et surtout 
la leçon du siècle dernier pesait sur eux. Tout en regrettant les fautes 
commises, ils demeuraient convaincus qu’ils s’étaient bornés, en les com- 
mettant, à précipiter un dénouement inévitable. Personne ne doutait que 
l’Australie ne dût, fatalement, imiter l’exemple des Etats Unis, ni que le 
Canada ne fût condamné à être absorbé tôt ou tard par la grande répu- 
blique américaine. Cette conviction était partagée, d’ailleurs, par l’Europe 
entière. Historiens et économistes proclamaient à l’envi que la sécession 
d’avec la mère-patrie d’une colonie parvenue à maturité s’opère en vertu 
d’une loi historique ou économique aussi inéluctable que celle qui fait tom- 
ber de l’arbre un fruit mûr. Il en résultait en Angleterre une certaine 
mélancolie dans la façon d’envisager l’avenir de toutes ces communautés 
vouées à l’ingratitude obligatoire. Certes, on ne s’en désintéressait pas, on 
suivait avec une joie sincère et une légitime fierté leurs progrès étonnants, 
leurs succès rapides, mais on se résignait à n’en point partager le profit, 
on renonçait d’avance à toute participation aux bénéfices futurs, on s’en- 
traînait pour ainsi dire dans la résolution d’accepter sans résistance, le 
grand jour venu, les rigueurs du destin, de lui sourire même, afin d’ôter à 
la séparation les apparences d’une brouille. On entendait se réserver pour 
disputer à la Russie la possession de l’Inde, lutte que des prophètes, très 
en vogue en ce temps-là, proclamaient inévitable et dont la perspective ne 
laissait pas d’assombrir l’horizon britannique. En vain quelques hommes 
clairvoyants s’efforçaient-ils de remonter le courant ; timidement, comme 
inquiets de leur audace, ils rappelaient que les temps avaient changé, les 
circonstances aussi , ils indiquaient les nombreuses raisons qu’avaient les 
colonies de souhaiter le maintien de l’union, ils expliquaient la possibilité 
de mettre d’accord leurs intérêts économiques avec ceux de la métropole. 
On les traitait d’utopistes, et leurs exposés de divagations et de songes 
creux. 

Je me souviens d’avoir suivi de près les humbles débuts de l 'Impérial 
Fédération League. Lord Rosebery la présidait avec cette sorte de désin- 
volture, qui implique une médiocre confiance dans l’avenir d’une œuvre 
et le souci de ne point trop se compromettre en la patronnant. Peu de bruit 
se faisait autour de ses réunions et de ses publications, pourtant fort inté- 
ressantes; on s’en moquait à l’étranger, et les Anglais n’étaient pas éloi- 
gnés d’en faire autant. Cette belle indifférence était pour moi le sujet d’un 
perpétuel étonnement. Je me demandais si l’Angleterre ne finirait pas par 
user elle-même les liens qui l’unissaient à ses colonies, à force d’en procla- 
mer la faiblesse et d’en annoncer la rupture. Tout cela changea brusque- 
ment. Peu d’années suffirent à un complet renversement des idées et des 
sentiments. Cette évolution colossale tint tout entière entre les deux jubi- 
lés de la Reine. Celui de 1887 fut tout européen; les princes du continent 
saluaient leur doyenne. Les souverains ou leurs héritiers l’accompa- 


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gnèrent à Westminster, lui formant le plus brillant, mais aussi le plus 
international des cortèges. Au milieu de toute cette pompe, les représen- 
tants des colonies semblaient égarés: seuls, les princes indiens, grâce à 
leur physionomie exotique et à leurs riches costumes, attiraient quelque 
attention. Quand le prince de Galles posa la première pierre de l'Institut 
impérial, cette cérémonie parut n'avoir aucun sens aux yeux des assistants ; 
on plaisanta même une fondation dont on ne comprenait ni le but ni la 
portée. Les fêtes, cependant, donnèrent lieu à toutes sortes d’enquêtes 
rétrospectives. On se prit à jeter un regard d'admiration sur ce long règne 
que l’opinion qualifiait déjà de « Victorian Era ». On en dressa le bilan, et 
dans ce bilan les colonies occupèrent tout de suite la première place. Rien 
que la liste des territoires acquis depuis cinquante ans avait une ampleur 
significative. Que dire des budgets, des statistiques, du mouvement des 
ports, de la population, des chemins de fer?... Les chiffres prenaient une 
éloquence terrible, grisante. Vit-on jamais succès pareils? Et tout cela, en 
somme, avait coûté peu de sang. Presque partout la charrue avait été 
l’instrument pacifique de la conquête. Là où il avait fallu se battre, 
l’armée anglaise avait suffi, armée de métier composée de volontaires et 
accomplissant avec ses ressources restreintes ce que d’autres pays, pourvus 
par la conscription de troupes trois fois plus nombreuses, n’auraient même 
pas osé entreprendre. Et derrière cette conquête venaient l’ordre, la jus- 
tice, l’amélioration du sol, l’augmentation du bien-être, bienfaits que les 
populations indigènes les plus réfractaires au joug anglais s’empressaient 
de reconnaître et d’attester. 

Ce n’est pas seulement à Londres que l’on jugeait les choses ainsi. A 
Montréal, à Auckland, à Sydney, à Melbourne, au Gap, le point de vue 
était le même. Les hommages que l'étranger avait rendus à la souveraine 
sous les voûtes de sa vieille cathédrale, avaient été pour ses sujets loin- 
tains une leçon de choses. Conviés par la solennité des circonstances à un 
retour vers eux-mêmes, ils s’étaient sentis unis dans une même émotion 
patriotique; ils avaient célébré leur origine commune et maintenant un 
avenir nouveau se révélait à eux. Pourquoi donc se séparer quand on 
venait, de concert, d’accomplir une œuvre sans précédent, de créer une 
puissance sans pareille ? Et dix ans s’étant passés, la Reine de nouveau 
traversa Londres pour aller rendre grâces à Dieu qui lui avait permis de 
régner près de deux tiers de siècle. Combien différent du premier fut ce 
deuxième jubilé ! L’Europe, cette fois, tint un rôle effacé et tous les hon- 
neurs, tous les enivrements de la popularité furent pour les représentants 
des gouvernements coloniaux et pour les troupes aux pittoresques uni- 
formes venues des antipodes. Les acclamations qui saluaient ces soldats 
et ces premiers ministres d'Etats souverains — ils le sont de fait, sinon de 
droit — avaient une signification sur laquelle on ne saurait trop méditer. 
Elles proclamaient l’accomplissement d'une révolution dont l’influence 
sur le monde ne sera pas moindre que celle des événements mémorables 
4ont {a France de 1789 et l'Allemagne de 1870 ont été le théâtre, Elles çop- 


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sacraient l’avènement de la Confédération anglo-saxonne. Et c'est avec 
celle-ci que désormais le monde doit compter. 

M. de Beust disait jadis : « Je ne vois plus l’Europe ». Si Gladstone 
vivait encore, il aurait le droit de dire : «Je ne vois plus l’Angleterre». Où 
est-elle, en effet, son Angleterre, celle qui donnait les îles Ioniennes à la 
Grèce et rendait la liberté au Transvaal, celle pour laquelle il rêvait 
l'honneur de transformer la vie morale de l’univers, celle dont il voulait 
faire le champion de la justice et du droit ? Quand il est mort, elle s’est 
inclinée, fière de lui, devant son cercueil et l’a enseveli à Westminster, 
parmi les rois, mais aussitôt elle a tourné le dos à sa tombe. Elle n'est plus 
libre. Son armée et sa marine ont mission désormais d’exécuter les plans 
grandioses que conçoit un Cecil Rhodes et que chante un Rudyard Kip- 
pling. Et pourquoi s’en défendrait-elle? Elle a le vertige. L’œuvre qu’elle 
a accomplie est trop belle, trop vaste, trop unique ; elle ne peut plus se 
contenir et, dans cette œuvre, elle adore la force de son propre génie. 

Ce génie, d'ailleurs, elle le retrouvedans une œuvre antérieure, accom- 
plie inconsciemment, méconnue, puis comprise enfin et admirée. Les Etats- 
Unis ne sont-ils pas issus de son sang et les voici qui, à la même heure, 
changent de voie, eux aussi, grisés comme elle par le brusque éblouisse- 
ment de destins longtemps inaperçus ? Nous autres, gens d'Europe, nous 
avons fait preuve dans nos jugements sur l’Amérique d'une légèreté et 
d’une sottise sans égales. A quoi sert l'étude des siècles passés si elle ne 
nous apprend pas que la richesse n’a jamais suffi à un peuple, qu’une na- 
tion ne peut vivre de progrès matériel, sans idéal et sans gloire ? Pénétrés 
de cette vérité, nous eussions aperçu, à travers l’enveloppe mercantile de 
la civilisation transatlantique, le travail de formation morale, intense et 
ininterrompu depuis le premier jour. Or, ce travail s’accomplit dans le 
sens des origines anglo-saxonnes ou bien il en diverge ; de là son extrême 
importance pour tout l’Univers. Nous avons cru qu’il divergeait. Un reste 
d'aigreur dans les relations, quelques échanges de mauvais procédés, cer- 
tains traits originaux que l'amour-propre des Américains met en relief 
volontiers, ont suffi à nous le faire croire. Mais, si même il y avait eu là 
des indices probants d’une animosité durable ou d’une antinomie notoire, 
nous n’aurions pas été en droit d’en conclure, comme nous l’avons fait, à 
l’impossibilité d’un rapprochement entre les deux pays. L’Empire britan- 
nique ne se compose pas des seuls Anglais ; il comprend encore des Ecos- 
sais et des Irlandais contre lesquels les Américains n'ont point de griefs, 
et puis tous ces peuples nouveaux, Canadiens, Australiens, Zélandais, Sud- 
Africains qui leur ressemblent par tant de côtés et pour lesquels ils 
n'éprouvent que de la sympathie. Il y eut là une querelle de famille dont 
le souvenir va s'éteignant ; avec les vieux parents qui l'ont provoquée on 
demeure un peu sur la défensive; avec les jeunes cousins qui n’y eurent 
aucune responsabilité on s’empresse de rétablir des rapports affectueux et 
confiants. 

C’est ainsi que les Etats-Unis sont entrés (tans ta Confédération anglq-i 


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saxonne: étrange confédération qui n’a pas de formule légale, qu’aucun 
homme d’Etat n’a voulue, qu’aucun traité n’a consacrée, qui ne repose 
même pas sur une solidarité absolue d’intérêts et qui non seulement s’est 
créée et se fortifie, mais vibre à l’unisson en toutes circonstances, même 
lorsqu’il s’agit de s’entêter, aux Philippines, dans une folie, ou de perpé- 
trer, au Transvaal, un crime politique; confédération elliptique dont la 
puissance et l’élasticité viennent de ce qu'elle a deux foyers, Londres et 
Washington; des capitales? non pas, mais plutôt des offices centraux 
pourvus de vastes enregistreurs où, par les soins du Président de la Répu- 
blique et du premier ministre de la Reine, tout s’inscrit, se coordonne et 
se résout en actes contresignés par la majorité de l’opinion. Ce que durera 
cet état de choses, Dieu le sait. Rien n’est éternel. Mais il s’est préparé très 
lentement et est à peine réalisé d’hier, si bien que beaucoup se refusent 
encore à une évidence qui les déroute et les contrarie. 

R ne faudrait pas du reste confondre l’existence de la Confédération avec 
sa politique actuelle ; ce sont des choses distinctes. L’impérialisme, avons- 
nous dit — et cela est vrai des Etats-Unis aussi bien que de l’Empire bri- 
tannique — est une maladie de croissance, un vertige; il passera, il 
reviendra et passera encore. Tout n’est pas perdu parce que cette fois 
l’infiuence pernicieuse de M. Chamberlain l’a emporté et qu’on s’est 
lancé, à Londres, dans une aventure contre laquelle protestent à la fois le 
bon sens et la justice; tout ne sera pas gagné si, dans quelques mois, la 
candidature présidentielle de M. Bryan, qui s’annonce comme résolument 
antiimpérialiste, triomphe aux élections américaines. La lutte entre un 
organisme robuste et le principe morbide qui l’attaque aura des péripéties 
variées. On conçoit quel rôle capital l’esprit public est appelé à jouer dans 
la guérison. Nous sommes ainsi amenés à nous demander quelle action 
exercent sur le monde anglo-saxon l’enseignement, la presse et la religion, 
ces bases de l’esprit public. 

Dans l’enseignement, une tradition et une tendance qui, malheureuse- 
ment, s’opposent, apparaissent nettement. La tradition vient d’Angleterre; 
elle s’est formée peu à peu, moins sous l'influence de ces classiques grecs 
et latins auxquels les lettrés d’outre-Manche rendent un culte à la fois si 
fidèle et si infécond que sous celle de Shakespeare et de Dante, ces deux 
grands amis de l’âme anglaise. C’est, en tous les cas, une belle et large tra- 
dition, basée sur l’étroite union de la littérature et de la philosophie et 
visant à l’épanouissement total de la pensée. Elle a laissé partout des 
traces; elle a influé sur la haute culture scientifique aussi bien que sur 
l’enseignement populaire que rrniversity Rctomion et les autres sociétés 
similaires distribuent aux ouvriers. La tendance contre laquelle elle se 
heurte vient d’Amérique. Ignoré de l'Europe, dédaigné de l’Angleterre, 
l'enseignement transatlantique a grandi dans l’isolement et s’en ressent. 
Il s’est hâté vers les résultats ; il ressemble un peu à ces manuels d’examen 
dans lesquels il n’y a pas de place pour les réflexions ; il est comme la dé- 
mocratie, enclin à la sécheresse et à l’abus de l'affirmation, porté à tout 


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simplifier, à toujours conclure trop rapidement, en un mot, aussi mal outillé 
que possible pour la critique qui est pourtant le seul préservatif certain 
contre les erreurs propres à l’esprit humain. Mais tel qu’il est, cet ensei- 
gnement clair, séduisant, rapide est fait pour plaire aux pays neufs, aux 
jeunes civilisations. Aux Etats-Unis, d’ailleurs, il est embelli par les qua- 
lités de ceux qui le donnent, leur foi enthousiaste, leur ardeur zélée et 
jusqu’à cette hâte qui, servie par d’heureuses intuitions, leur constitue 
souvent un prestige de plus. Son pire défaut, au point de vue qui nous 
occupe, c’est qu’il est producteur de nationalisme. Rien ne vous incite à 
vous adresser aux étrangers lorsque vous croyez avoir chez vous, à portée, 
de quoi satisfaire à tous vos besoins, à toutes vos aspirations; rien non 
plus ne vous encourage à de longues investigations dans le passé quand 
vous avez la conviction qu’il n’y a plus rien à y découvrir, qu’on peut le 
résumer en quelques chapitres — quand il vous semble surtout que vous 
n’en êtes pas issus, qu’entre ceux qui l’ont vécu et vous il y a un fossé, une 
interruption... Ce point de vue qui, aux Etats-Unis, est celui de la grande 
majorité, gagne évidemment du terrain dans la plupart des Etats austra- 
lasiens et sud africains ; le Canada y est plus réfractaire. En Angleterre 
même la vieille tradition est battue en brèche, mais elle résiste; ses racines 
sont profondes. 

Pour l’œuvre de paix, la presse, jusqu’ici, promet peu. Par un phéno- 
mène des plus singuliers, la presse anglo-saxonne a des qualités et des 
défauts également contraires à ceux de la race. Les hommes de vrai talent 
et de hautes vertus privées qui collaborent à tel ou tel des grands jour- 
naux anglais semblent, en prenant la plume pour rédiger leurs articles, 
faire abstraction d’eux-mêmes, comme s’ils revêtaient la peau d’un autre 
personnage; leur individualité s’efface, leur franchise et leur impartialité 
naturelle défaillent et on les voit avec surprise se livrer à une casuistique 
digne d’exciter la verve d’un second Pascal. Comment s’étonner, dès lors, 
qu’ils s’attirent du dehors de fréquentes accusations de mauvaise foi et de 
vénalité, rarement méritées, mais toujours explicables? Prenez, par 
exemple, les «campagnes» successivement menées depuis dix ans par 
certains journaux anglais contre la Russie, l’Allemagne et la France — et 
cela en dehors même des périodes où des incidents comme l’occupation de 
Fachoda, le télégramme de l’empereur Guillaume au Président Krtiger ou 
l’intervention en faveur de la Chine légitimaient certaines attaques et cer- 
tains ressentiments. La violence perce sous la modération : on sentie parti 
pris; les faits, au lieu d’être vus de face, sont analysés obliquement sous 
un faux jour. Puis, tout d’un coup, la querelle cesse, le nuage s’évapore; 
le calme et l’aménité reparaissent. R y a là, j’en demeure convaincu, de 
l’habitude bien plus que du calcul : ce n’est pas du Machiavel, c’est du Pal- 
merston. Moins calculée encore est la presse des Etats-Unis. Elle participe 
de la hâte dont je signalais tout à l’heure l’influence sur l’enseignement, 
elle n’a pas le loisir de se livrer à des consultations dogmatiques, de mener 
des campagnes, de développer des thèses ; sa besogne favorite (consiste à 


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dévoiler l’avenir; elle fait un peu un métier de somnambule, non sans 
verve d’ailleurs. Il lui arrive de toucher juste, mais comme ses infor- 
mations sont, en général, mal prises et très in suffisantes, elle touche plus 
souvent à côté; mais elle ne s’en alarme point, déjà occupée, au moment 
où l'événement dément ses prévisions, à en formuler de nouvelles. Les 
Anglo-Saxons taxeront d’injuste ma critique d’une presse à laquelle ils 
sont accoutumés et qu'ils apprécient d’autant plus qu’elle diffère davan- 
tage d’eux-mêmes; dans les autres pays où l’opinion volontiers charge cette 
même presse anglo-saxonne de tous les crimes, on me reprochera mon 
indulgence. Ce qui est, en tout cas, certain, c’est que malgré de généreuses 
indépendances, de nobles exceptions qui valent d’être mentionnées, une 
telle presse cultive trop peu la Vérité pour pouvoir servir efficacement la 
Paix. 

Reste la Religion. Là est le grand espoir. La race, au sein de laquelle, 
ont pris naissance le mouvement d’Oxford et l'Armée du Salut, qui a tenu 
les revivais et organisé le Parlement de Chicago, qui a fondé un Toynbee 
Hall et un IIull-House, qui a donné le jour à un Arnold et à un Livingstone 
qui a entendu un Wcsley et un Ireland, cette race-là a évidemment devant 
elle un avenir de rénovation religieuse. Peu importe que les Eglises 
résistent, que le Pape ait à demi condamné l'américanisme ou qu’une 
assemblée présidée par l’archevêque de Cantorbéry discute giavement les 
cas de conscience les plus moyenâgeux. Le sentiment est plus fort que la 
forme : il brise les cadres et déborde comme une marée montante. Le 
signe de fécondité de ce mouvement, c’est qu’il est avant tout charitable, 
par conséquent actif. Au premier coup-d’œil donné à cette charité anglo- 
saxonne, qui a créé, depuis cinquante ans, en Angleterre, aux Etats-Unis, 
dans le monde entier, les œuvres les plus étonnantes et les plus géniales, on 
sent qu’il y a là le principe d’une orientation nouvelle de l’humanité, 
autrement précise, autrement irrésistible que celle qui résulterait de tous 
les évangiles socialistes, marxistes ou autres — qu’on pourrait prêcher 
aux hommes. 

La charité peut rester nationale : elle ne peut pas devenir nationaliste; 
si elle limite sa sphère d’opération, elle ne saurait limiter sa sphère de 
sentiment. Le geste s’arrêtera peut-être aux frontières : la pensée d’amour 
et de pitié ira au delà. Toute religion basée sur la charité tendra vers la 
Paix. On dirait que les trois vertus théologales du christianisme corres- 
pondent à une gradation dans la perfectibilité humaine : la Foi, vertu 
guerrière, arme volontiers les bras des fidèles ; l’Espérance adoucit leurs 
cœurs, sans les désarmer; seule, la Charité sait faire rentrer l’épée au 
fourreau. 

Si des confins de ce monde anglo-saxon, aujourd’hui contaminé par l’épi- 
démie impérialiste, doit souffler demain une brise pacifiante, on en sera 
redevable à tous ces précurseurs, connus et inconnus, humbles ou illus- 
tres, qui auront préparé par l’avènement de la charité le règne de la tolé- 
rance. \ 



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— 4 ? - 


VI. - CONCLUSIONS. 


Le moment est venu de résumer et de conclure. 

L'avenir de l'Europe! On pouvait assurément l’envisager à bien des 
points de vue. J’ai choisi le point de vue de la Paix, parce qu'il m'a semblé 
les résumer tous. A d'autres époques, la guerre a été la génératrice de 
hautes vertus, elle a purifié et redressé. Mais le temps des croisades est 
passé. Le n'est pas par les armes que sera assuré désormais le respect du 
Droit et de la Justice. Si la violence éclate, ce sera pour opprimer l’un et 
entraver l’autre. La Paix n’est donc pas seulement une nécessité écono- 
mique : elle est devenue une nécessité morale, le gage de tout perfection- 
nement, la condition de tout progrès. C’est pourquoi .j’ai tenté d’analyser 
ici, le plus impartialement possible, les chances de guerre et les espoirs de 
paix. 

Deux faits s'imposent qui dominent les autres: l'agonie de l’Autriche et 
la captivité de l’Angleterre. 

L’Autriche se meurt ; le danger de sa disparition vient de l’impossibilité 
où seront ses héritiers de répudier sa redoutable succession. Elle a cinq 
héritiers: l’Italie pour le Trentin, l’Empire allemand pour les provinces 
germaniques, la Bohême, la Hongrie et la Pologne. L’annexion des pro- 
vinces germaniques aura l’avantage de mieux équilibrer l’Empire allemand 
et de lui faciliter les débouchés économiques sur l’Adriatique ; mais elle 
déplacera son centre de gravité politique, nécessitera une refonte de ses 
rouages gouvernementaux et obligera le roi de Prusse à séparer, au lieu 
de les confondre, ses deux souverainetés ; en un mot, elle arrachera l’Alle- 
magne à la suprématie prussienne. Cela peut-il se faire sans résistance ? — 
La libération de la Pologne autrichienne aura pour résultat immédiat de 
poser à nouveau la question polonaise dans des conditions telles qu’il sera 
presque impossible de l'étouffer. A la Russie de la résoudre ; elle le pourra 
en rendant à la Pologne son autonomie; mais cela équivaudra à renoncer 
pour elle-même à l'autocratisme. Ce serait à vrai dire un grand bienfait, 
car l'autocratisme est une impasse politique. Seulement, cela aussi peut-il 
se faire sans résistance ? Voilà donc les deux plus grands Etats de l'Europe 
remués .jusqu’en leurs fondements par cette succession d’Autriche qui, 
d'autre part, exposera les Hongrois et les Tchèques à un nombre infini de 
difficultés gouvernementales; le tout sans préjudice de troubles presque 
inévitables dans les Balkans. Où vit-on jamais un pareil ensemble d’éven- 
tualités menaçantes.* 

Ce n'est pas tout. L’Angleterre est prisonnière de ses enfants, prison- 
nière de ce magnifique système anglo-saxon qu’elle a créé, dont elle est 
justement fière et qui la domine à présent. Les éléments qui le composent, 
ce système, sont unis par des liens moraux d’une extrême solidité. Ainsi 


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s'est formée une confédération qui ira s'affirmant, et dans laquelle, de plus 
en plus, l’Angleterre exercera la présidence honoraire et les Etats-Unis la 
présidence effective. Il y a là trop de force jeune, d’ivresse facile, d’ambi- 
tion naïve et d’orgueil excusable pour que les semences de guerre ne s’y 
développent pas, inconsciemment, en quelque sorte. 

En face de ces dangers, où sont les espoirs pacifiques ? Je n’en conçois 
qu’un, mais il peut acquérir une puissance infinie. C’est l’esprit public. Il 
est le maître et \\ sera ce que les convaincus voudront qu’il soit. 

Présentement, le mensonge l’égare. 

Le mensonge est le grand pourvoyeur de la guerre, car si les peuples se 
connaissaient et se comprenaient, combien rarement ils voudraient 
s’entr’égorger ! 

Travailler sans relâche et chasser de l’enseignement les faux points de 
vue qu’un tortueux patriotisme y a semés, découvrir et dénoncer ces 
« Histoires » impudentes et ces « Géographies » falsifiées au bas desquelles 
de soi-disant éducateurs ont mis leurs signatures déshonorées — percer à 
jour les plans criminels d’hommes d’Etat sans scrupules — arracher la 
presse à ceux qui la pervertissent et trafiquent de ses faiblesses — pousser 
hors de la religion les mesquines intolérances et les haines déguisées, voilà 
l’Œuvre de Paix. Elle n’a rien d’utopique : elle ne vise point à faire des 
anges avec des hommes ; elle prétend seulement enlever les pierres du 
chemin ; si simple que soit la besogne, ceux qui conduisent l’humanité 
ne peuvent l’accomplir ; il faut des éclaireurs. Or, pour cette œuvre — et 
voilà une constatation consolante sur laquelle je veux clore mon enquête 
— pour cette œuvre, il se lève de tous côtés des travailleurs imprévus : il 
en vient de partout. Parmi eux sont des riches et des pauvres, des puis- 
sants et des modestes, des réfléchis et des instinctifs, des instruits et des 
ignorants ; ils parlent toutes les langues et ce qui fut dans la légende pri- 
mitive une cause de confusion et d’impuissance, est ici un gage d’entente 
et de succès. 

Alors.... pourquoi désespérer ? 


Pierre de GOUBERTIN. 




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Ouvrages & Ém auteur. 

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PARIS, Hachette & C ie 
L’Education en Angleterre, 1 vcl. in-18. 
L’Education anglaise en France, avec préface de 
Jules Simon. I vcl. in-18. 

» 

Universités transatlantiques, 1 vol. in-18. 
Souvenirs d’Amérique et de Grèce, 1 vol. in-.è>. i 
PARIS, Plon Nourrit & G ie 
L’Evolution Française sous la troisième Répu- 
' blique,l vol. in-8 u . 

LONDRES, Chapman et Hall 
. France since 1 8 14 , 1 vol. in- 18 . 

EN PRÉPARATION : 


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Notes sur l’Education publique. 

La Chronique de France (annuel). 


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