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ŒUVRES 



J. BARBEY D'AUREVILLY 



HugoThiem:: 

FORT WAYN^, 

N9 jM~ 'Nu 



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ŒUVRES 



V 



l^ 



JT^ARBEY D'AUREVILLY 



LE 



CHEVALIE%T>ES TOUCHES 



PARIS 

ALPHONSE LEMERRE, EDITEUR 

27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-3I 
M CCC LXXIX 



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\-n-4l 



A MON PÈRE 




UE de raisons, mon père, pour Vous 

dédier ce livre qui Vous rappellera 

tant de choses dont Vous ave\ garde 

la religion dans Votre cœur! Vous 

, en ave% connu l'un des héros, et probablement 

; Vous eussiez p&rtogè son héroïsme et celui de ses 

■i on\e Compagnons d'armes, si Vous avie% eu sur 

^ la tête quelques années de plus au moment où 



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A MON PERE. 



l'action de ce drame de guerre civile s'accomplis- 
sait! Mais alors Fous n'étie^ qu'un enfant, — 
l'enfant dont le charmant portrait orne encore la 
chambre bleue de ma grand' mère, et qu'elle nous 
montrait , à mes frères et à moi, dans notre 
enfance, du doigt levé de sa belle main, quand 
elle nous engageait à Vous ressembler. 

Ah! certainement, c'est ce que j'aurais fait de 
mieux, mon père ! Vous ave% passé Votre noble 
vie comme le Pater familias antique, maître cl)e\ 
Vous, dans un loisir plein de dignité, fidèle à des 
opinions qui ne triomphaient pas, le chien du 
fusil abattu sur le bassinet, parce que la guerre 
des Chouans s'était éteinte dans la splendeur 
militaire de l'Empire et sous la gloire de Napo- 
léon. Je n'ai pas eu cette calme et forte destinée. 
Au lieu de rester ainsi que Vous, planté et solide 
comme un chêne dans la terre natale, je m'en suis 
allé au loin, tète inquiète, courant follement après 
ce vent, dont parle l'Écriture, et qui passe, hélas! 
à travers les doigts de la main de l'Jjomme, 
également partout ! Et c'est de loin encore que je 



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A MON PERE. 



Vous envoie ce livre qui Fous rappellera, quand 
Vous le lire^j des contemporains et des compatriotes 
infortunés auxquels le Roman, par ma main, 
restitue aujourd'hui leur page d'histoire. 

Votre respectueux et affectionné fils. 

Jules Barbey d'Aurevilly. 

Ce 21 novembre 1863. 




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LE 



CHEVALIER DES TOUCHES 



Trois siècles dans un petit coin. 




'ÉTAIT vers les dernières années 
de la Restauration. La demie de 
huit heures, comme on dit dans 
l'Ouest, venait de sonner au clo- 
cher, pointu comme une aiguille 
et vitré comme une lanterne, de l'aristocra- 
tique petite ville de Valognes. 

Le bruit de deux sabots traînants, que la 
terreur ou le mauvais temps semblaient hâter 
dans leur marche mal assurée, troublait seul le 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



silence de la place des Capucins, déserte et 
morne alors, comme la lande du Gibet elle- 
même. Tous ceux qui connaissent le pays, 
n'ignorent pas que la lande du Gibet, ainsi ap- 
pelée parce qu'on y pendait autrefois, est un 
terrain, qui fut longtemps abandonné, à droite 
de la route qui va de Valognes à Saint-Sauveur- 
le-Vicomte, et qu'une superstition tradition- 
nelle la faisait éviter au voyageur... Quoiqu'en 
aucun pays, du reste, huit heures et demie ne 
soient une heure indue et tardive, la pluie qui 
était tombée, ce jour-là, sans interruption, la 
nuit, — on était en décembre, — et aussi les 
mœurs de cette petite ville, aisée, indolente et 
bien close, expliquaient la solitude de la place 
des Capucins et pouvaient justifier l'étonnement 
du bourgeois rentré, qui peut-être, accoté sous 
ses contrevents strictement fermés, entendait 
de loin ces deux sabots, grinçants et haletants 
sur le pavé humide et au son desquels un 
autre bruit vint impétueusement se mêler. 

Sans doute, en tournant la place, sablée à 
son centre et pavée sur ses quatre faces, et en 
longeant la porte cochère vert -bouteille de 
l'hôtel de M. de Mesnilhouseau, qu'on avait, à 
cause de sa meute, surnommé Mesnilhouseau 
des chiens, les sabots qu'on entendait réveil- 
lèrent cette compagnie des gardes endormie, 
car de longs hurlements éclatèrent par-dessus 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 7 

les murs de la cour, et se prolongèrent avec la 
mélancolie désolée qui caractérise le hurlement 
des chiens dans la nuit. Ce long pleur, mono- 
tone et désespéré des chiens, qui essayèrent de 
fourrer leur nez et leurs pattes sous la colos- 
sale porte cochère, comme s'ils avaient senti 
sur la place quelque chose d'insolite et de for- 
midable, cette noire soirée, ce vent dans la 
pluie, cette place solitaire, qui n'était pas 
grande, il est vrai, mais qui, de riante qu'elle 
était autrefois, quand elle ressemblait à un 
square anglais, avec ses arbres plantés en carré 
et ses blanches balises, était devenue presque 
terrible, depuis qu'en 182.. on avait dressé au 
milieu une croix sur laquelle, colorié gros- 
sièrement, se tordait, en saignant, un Christ 
de grandeur naturelle ; tous ces accidents, tous 
ces détails pouvaient réellement impressionner 
le passant aux sabots, qui marchait sous son 
parapluie, incliné contre le vent, et dont l'eau 
qui tombait frappait la soie tendue de ses 
gouttes sonores, comme si elles eussent été des 
grains de cristal. 

Supposez, en effet, que ce passant inconnu 
fût une personne d'une imagination naïve et 
religieuse, une conscience tourmentée, une 
âme en deuil, ou simplement un de ces êtres 
nerveux, comme il s'en rencontre à tous les 
étages de l'amphithéâtre social, on conviendra 



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8 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

qu'il y avait assez dans les détails qu'on vient 
de signaler, mais surtout dans l'image de ce 
Dieu sanglant qui, le jour, grâce à la gros- 
sièreté de la peinture, épouvantait le regard, 
sous les joyeux rayons du soleil, et qu'on savait 
là, sans le voir, étendant ses bras dans la nuit, 
pour faire pénétrer le frisson jusque dans les 
os et doubler les battements du cœur. Mais, 
comme s'il avait fallu davantage, voici qu'un 
fait étrange, — dans cette petite ville où, à 
pareille heure, les mendiants dormaient bien 
acoquinés dans leur paille, et où les voleurs de 
rue, les gentilshommes de grand chemin, étaient 
à peu près inconnus, oui, un fait extraordi- 
naire vint à se produire tout à coup... De la 
rue Siquet au milieu de la place des Capucins, 
la lanterne qui projetait sa pointe de lumière 
sous le parapluie incliné s'éteignit, juste en 
face du grand Christ. Et ce n'était pas le vent 
qui l'avait soufflée, mais une haleine ! Les nerfs 
d'acier qui tenaient cette lanterne l'avaient 
élevée jusqu'à la hauteur de quelque chose 
d'horrible, qui avait parlé. Oh ! ce n'avait pas 
été long ! un instant ! un éclair ! Mais il est des 
instants dans lesquels il tiendrait des siècles! 
C'est à ce moment-là que les chiens avaient 
hurlé. Ils hurlaient encore, quand une petite 
sonnette tinta à la première porte de la rue 
des Carmélites, qui est à l'extrémité de la 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



place, et quand la personne aux sabots entra, 
mais sans sabots, dans le salon des demoiselles 
de Touffedelys, qui l'attendaient pour leur 
causerie du soir. 

Elle, ou plutôt il (car c'était un homme), 
était chaussé avec l'élégance d'un abbé de l'an- 
cien régime, comme on disait beaucoup alors, 
et d'ailleurs, quoi d'étonnant, puisque c'en 
était un ? 

— J'ai entendu votre voiture, l'abbé, dit la 
cadette des Touffedelys, mademoiselle Sainte, 
qui, dans son impossibilité absolue d'inventer 
le moindre petit mot quelconque, répétait la 
plaisanterie de l'abbé, quand il parlait de ses 
sabots. 

L'abbé donc qui s'était débarrassé à la porte 
du vestibule d'une longue redingote de bou- 
gran vert, mise par-dessus son habit noir, s'a- 
vança dans le petit salon, droit, imposant, por- 
tant sa tête comme un reliquaire et faisant 
craquer ses souliers de maroquin, préservés par 
les sabots de l'humidité, yuoiqu'il vînt d'é- 
prouver une de ces impressions qui sont des 
coups de foudre, il n'était ni plus pâle ni plus 
rouge qu'à l'ordinaire, car il avait un de ces 
teints dont la couleur semble avoir l'épaisseur 
de l'émail et que l'émotion ne traverse pas. 
Déganté de sa main droite, il offrit à la ronde 
deux doigts de cette main aux quatre per- 



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10 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

sonnes qui étaient là autour de la cheminée, 
et qui s'interrompirent pour le recevoir. 

Mais quand il eut donné ces deux doigts à la 
dernière personne de ce petit cercle : 

— Il y a quelque chose, mon frère ! s'écria 
celle-ci en tressaillant (à quoi le voyait-elle ?) ; 
mais vous n'êtes pas dans votre état naturel, 
ce soir ! 

— Il y a, dit l'abbé d'une voix ferme, mais 
grave, que tout à l'heure le vieux sang d'Hots- 
pur a failli avoir presque peur. 

Sa sœur le regarda d'un air incrédule ; mais 
mademoiselle de Touffedelys, qui, elle, aurait 
cru qu'un bœuf pouvait voler, si on le lui avait 
dit, et qui se serait même mise à la fenêtre 
pour le voir, mademoiselle Sainte de Touffe- 
delys, qui n'avait pas lu Shakespeare et qui 
n'avait compris que le mot de peur dans tout 
ce qu'avait dit l'abbé : 

— Sainte Marie ! qu'y a-t-il ? fit-elle. Auriez- 
vous vu en passant l'âme du Père Gardien des 
Capucins rôder autour de la place ? Les chiens 
de M. de Mesnilhouseau se lamentent ce soir 
comme quand elle y est... ou quand le Marteau 
Saint-Bernard toque ses trois coups à la porte 
de la cellule de quelqu'une des Dames Bernar- 
dines, dans le couvent qui est à côté. 

— Pourquoi dites -vous cela à l'abbé, ma 
sœur ? dit Ursule de Touffedelys d'un ton d'aî- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. II 

née qui reprend sa cadette ; vous savez bien 
que l'abbé, qui est allé en Angleterre, ne croit 
pas aux revenants. 

— Et pourtant, sur mon âme ! c'est un reve- 
nant que j'ai vu, dit l'abbé avec un sérieux 
profond. Oui, mademoiselle, oui, ma sœur, oui, 
Fierdrap ! oui, regardez-moi maintenant de tous 
vos yeux, écarquillés à vous en donner la mi- 
graine, c'est comme j'ai l'honneur de vous le 
dire ; je viens de voir un revenant... inattendu, 
effrayant, mais réel ! trop réel ! Je l'ai vu comme 
je vous vois tous, comme je vois ce fauteuil et 
cette lampe... 

Et il toucha le pied de la lampe du bout de 
sa canne, un cep de vigne, qu'il alla déposer 
dans un coin. 

— Tu aimes diablement la plaisanterie pour 
que je te donne le plaisir de te croire, l'abbé ? 
dit le baron de Fierdrap, quand l'abbé revint à 
la cheminée et se planta, les mollets et le dos 
au feu, devant le fauteuil qui lui tendait les bras. 

— Était-ce vraiment le Père Gardien?... re- 
prit mademoiselle Sainte toute transie, car elle 
cuisait de curiosité et se sentait pourtant le 
froid d'un glaçon dans les épaules. 

— Non! répondit l'abbé, qui s'arrêta, l'œil 
sur les feuilles du parquet ciré et miroitant, 
comme s'arrête un homme qui médite ce qu'il 
va dire, et qui hésite avant de le risquer. 



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12 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

11 resta debout, ajusté par les yeux des quatre 
personnes assises, qui, du regard, aspiraient 
presque ce qui n'était pas encore sorti de sa 
bouche, excepté pourtant le baron de Fierdrap, 
qui croyait, lui, à une mystification et qui cli- 
gnait l'œil d'un air fin, comme s'il avait dit : 
« Je te comprends, mon compère ! » Le salon 
n'était éclairé que par le demi-jour d'une lampe, 
recueillie sous son chapiteau. Pour mieux voir 
et deviner l'abbé, une de ces dames leva le 
chapiteau à l'ombre importune, et le salon fut 
soudainement inondé de ce jour de lampe qui 
a comme les tons gras de l'huile dans son or. 

C'était un vieil appartement comme on n'en 
voit guère plus, même en province, et d'ailleurs 
tout à fait en harmonie avec le groupe qui, 
pour le moment, s'y trouvait. Le nid était digne 
des oiseaux. A eux tous, ces vieillards réunis 
autour de cette cheminée formaient environ 
trois siècles et demi, et il est probable que les 
lambris qui les abritaient avaient vu naître 
chacun d'eux. 

Ces lambris en grisailles, encadrés et relevés 
par des baguettes d'or noircies et , par place, 
écaillées, n'avaient pour tout ornement de leur 
fond monotone que des portraits de famille sur 
lesquels la brume du temps avait passé. Dans 
l'un de leurs panneaux on voyait deux femmes 
en costume Louis XV, dont l'une, blonde et 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 1$ 



pincée, tenait à la main une tulipe comme Ra- 
chel, la dame de carreau, et dont l'autre, brune, 
indolente, tigrée de mouches sur son rouge de 
brune, avait une étoile au-dessus de la tête, ce 
qui, avec le faire voluptueux du portrait, indi- 
quait suffisamment la main de Nattier, qui 
peignit aussi avec une étoile au-dessus de la 
tête madame de Châteauroux et ses sœurs. 
L'étoile signifiait le règne du moment de la 
favorite. C'était l'étoile du berger royal. Le 
bien-aimé Louis XV l'avait fait lever sur tant 
de têtes, qu'il avait pu très-bien la faire luire 
sur une Touffedelys. Dans le panneau opposé, 
un portrait plus ancien, plus noir, d'une touche 
énergique, mais inconnue, représentait l'amiral 
de Tourville, beau comme une femme dégui- 
sée, dans son magnifique et bizarre costume 
d'amiral du temps de Louis XIV. Il était pa- 
rent des Touffedelys. Des encoignures de laque 
de Chine garnissaient les quatre angles du sa- 
lon et supportaient quatre bustes d'argile, 
recouverts d'un crêpe noir, soit pour les pré- 
server de la poussière, soit en signe de deuil, 
car ces bustes étaient ceux de Louis XVI, de 
Marie-Antoinette, de madame Elisabeth et du 
Dauphin. Des fauteuils, en vieille tapisserie de 
Beauvais, traduisant les fables de La Fontaine, 
en double ovale, sur un fond blanc, égayaient 
de la variété de leurs couleurs et de leurs per- 



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14 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

sonnages cet appartement presque sombre avec 
ses rideaux fanés de lampas et sa rosace, veuve 
de son lustre. Aux deux côtés d'une cheminée 
en marbre de Coutances cannelée et surmontée 
d'un bouquet en relief, ces deux demoiselles de 
Touffedelys, droites sous leurs écrans de gaze 
peinte, auraient pu très-bien passer pour des 
ornements sculptés de cette cheminée, si leurs 
yeux n'avaient pas remué et si ce que venait 
de dire l'abbé n'avait terriblement dérangé la 
solennelle économie de leur figure et de leur 
pose. 

Toutes deux avaient été belles, mais l'anti- 
quaire le plus habile à deviner le sens des mé- 
dailles effacées n'aurait pu retrouver les lignes 
de ces deux camées, rongés par le temps et par 
le plus épouvantable des acides, une virginité 
aigrie. La Révolution leur avait tout pris, fa- 
mille, fortune, bonheur du foyer et ce poème 
du cœur, l'amour dans le mariage, plus beau 
que la gloire, disait madame de Staël, et enfin 
la maternité ! Elle ne leur avait laissé que leurs 
têtes, mais blanchies et affaiblies par tous les 
genres de douleur. Orphelines, quand elle 
éclata, les deux Touffedelys n'avaient point 
émigré. Elles étaient restées comme beaucoup 
de nobles, dans le Cotentin. Imprudence qu'elles 
auraient payée de leur vie, si Thermidor ne les 
avait sauvées, en ouvrant les maisons d'arrêt. 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 15 

Vêtues toujours des mêmes couleurs, se ressem- 
blant beaucoup, de la même taille et de la 
même voix, c'était comme une répétition 
dans la nature que ces demoiselles de Touffe- 
delys. 

En les créant presque identiques, la vieille 
radoteuse avait rabâché. C'étaient deux Mé- 
nechmes femelles qui auraient pu faire dire 
aux moqueurs : « Il y en a au moins une de 
trop 1 » Elles ne le trouvaient point, car elles 
s'aimaient ; et elles se voulaient en tout si sem- 
blables, que mademoiselle Sainte avait refusé 
un beau mariage, parce qu'il ne se présentait 
pas de mari pour mademoiselle Ursule, sa sœur. 
Ce soir-là, comme à l'ordinaire, ces routinières 
de l'amitié avaient dans leur salon une de 
leurs amies, noble comme elles, qui travaillait 
à la plus extravagante tapisserie avec une telle 
action, qu'elle semblait se ruer à ce travail, 
suspendu tout à coup par l'arrivée de son frère, 
l'abbé. Fée plus mâle, aux traits plus hardis, à 
la voix plus forte, celle-ci tranchait par la 
brusquerie hommasse de toute sa personne sur 
la délicatesse et l'inertie de ces douces Con- 
templatives, de ces deux vieilles chattes blanches 
de la rêverie, sans idées, qui n'avaient jamais 
été des Chattes Merveilleuses. Ces pauvres 
vierges de ToufFedelys avaient eu le suave éclat 
de leur nom dans leur jeunesse; mais elles 



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16 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



avaient vu fondre leur beauté au feu des souf- 
frances, comme le cierge voit fondre sa cire 
sur le pied d'argent du chandelier. 

A la lettre, elles étaient fondues..., tandis 
que leur amie, robustement et rébarbativement 
laide, avait «résisté. Solide de laideur, elle avait 
reçu le soufflet, Xalipan du Temps, comme elle 
disait, sur un bronze que rien ne pouvait enta- 
mer. Même la mise inouïe dans laquelle elle 
encadrait sa laideur bizarre n'en augmentait 
pas de beaucoup l'effet, tant l'effet en était 
frappant! Coiffée habituellement d'une espèce 
de baril de soie, orange et violette, qui aurait 
défié par sa forme la plus audacieuse fantaisie, 
et qu'elle fabriquait de ses propres mains, cette 
contemporaine de mesdemoiselles de Touffede- 
lys ressemblait, avec son nez recourbé comme 
un sabre oriental dans son fourreau grenu de 
maroquin rouge, à la reine de Saba, interprétée 
par un Callot chinois, surexcité par l'opium. 
Elle avait réussi à diminuer la laideur de son 
frère, et à faire passer le visage de l'abbé pour 
un visage comme un autre, quoique, certes! il 
ne le fût pas ! Cette femme avait un grotesque 
si supérieur, qu'on l'eût remarquée même en 
Angleterre, ce pays des grotesques, où le spleen, 
l'excentricité, la richesse et le gin travaillent 
perpétuellement à faire un carnaval de figures, 
auprès desquelles les masques du carnaval de 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 17 

Venise ne seraient que du carton vulgairement 
badigeonné. 

Comme il est des couleurs d'un tel ruissel- 
lement de lumière qu'elles éteignent toutes 
celles que l'on place à côté, l'amie de mesde- 
moiselles de Touffedelys, pavoisée comme un 
vaisseau barbaresque des plus éclatants chif- 
fons, déterrés dans la garde-robe de sa grand'- 
mère, éteignait, effaçait les physionomies les 
plus originales par la sienne. Et cependant, 
l'abbé et le baron de Fierdrap étaient, ainsi 
qu'on va le voir, de ces individualités excep- 
tionnelles qui entrent violemment dans la mé- 
moire lorsqu'on les a rencontrées, et dont l'image 
y est restée, comme une patte-fiche dans un 
mur. Il n'y a qu'au versant d'un siècle, au tour- 
nant d'un temps dans un autre, qu'on trouve 
de ces physionomies qui portent la trace d'une 
époque finie dans les mœurs d'une époque nou- 
velle, et forment ainsi des originalités qui res- 
semblent à cet airain de Corinthe, fait avec des 
métaux différents. Elles traversent rapidement 
les points d'intersection de l'histoire, et il faut 
se hâter de les peindre quand on les a vues, 
parce que, plus tard^ rien ne saurait donner une 
idée de ces types, à jamais perdus ! 

Le baron de Fierdrap, placé entre les deux 
demoiselles de Touffedelys, et plus particulière- 
ment à côté de la sœur de l'abbé, qui, la tête 



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18 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

sur sa tapisserie, tirait la laine de chaque point 
avec une furie effrayante pour l'observateur 
rétrospectif, car elle avait dû, autrefois, faire 
tout comme elle tirait sa laine ; le baron de 
Fierdrap, Hylas de Fierdrap, était assis, les 
jambes croisées, une main sous sa cuisse, comme 
le grand lord Clive, et présentait au feu la se- 
melle d'un pied, chaussé d'une guêtre de Casi- 
mir noir. C'était un homme d'une taille mé- 
diocre, mais vigoureux et râblé comme un vieux 
loup, dont il avait le poil, si l'on en jugeait 
par la brosse hérissée, courte et fauve de sa 
perruque. Son visage accentué s'arrêtait dans 
un profil ferme : un vrai visage de Normand, 
rusé et hardi. Jeune, il n'avait été ni beau ni 
laid. Comme on dit assez drôlement en Nor- 
mandie pour désigner un homme qu'on ne re- 
marque ni pour ses défauts naturels, ni pour 
ses avantages : « Il allait à la messe avec les 
autres. » Il exprimait bien le modèle sans 
alliage de ces anciens hobereaux, que rien ne 
pouvait ni apprivoiser ni décrasser, et qui, sans 
la Révolution, laquelle roula cette race de gra- 
nit d'un bout de l'Europe à l'autre bout sans 
la polir, seraient restés dans les fondrières de 
leur province, ne pensant même pas à aller au 
moins une fois à Versailles, et, après être montés 
dans les voitures du roi, à reprendre le coche 
et à revenir. Chasseur comme tous les gentils- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 19 

hommes terriens, chasseur enragé, quel que fût 
le poil de la bête ou la plume, il avait fallu 
cette fin du monde de la Révolution pour arra- 
cher Hylas de Fierdrap à ses bois et à ses ma- 
rais. Gentilhomme avant tout, dès que les pre- 
mières quenouilles eurent circulé dans le pays, 
il offrit à l'armée de Condé un volontaire qui 
savait porter gaillardement, pendant trente 
lieues de route, un fusil à deux coups sur la 
carrure de son épaule, et qui, des balles de son 
double canon, eût aussi bien coupé le bec à une 
bécassine qu'abattu un sanglier, en le frappant 
entre les deux yeux. Lorsque l'armée de Condé 
avait été licenciée et qu'il n'y eut plus rien 
dans la poire à poudre de ce dernier des Chas- 
seurs du Roi, le baron de Fierdrap était passé 
en Angleterre, cette terre de l'excentricité, et 
c'est là qu'il avait contracté, disait-on, ces ma- 
nières d'être, qui le firent regarder, sur ses 
vieux jours, comme un original par ceux qui 
l'avaient connu ressemblant a tout le monde 
dans sa jeunesse. 

Le fait est que comme le chat du bonhomme 
Misère (autre dicton normand), il ne ressem- 
blait plus à personne. Ayant perdu tout, ou à 
peu près, de sa fortune patrimoniale, il vivait 
comme il pouvait de quelques bribes et de la 
maigre pension qu'octroya la Restauration aux 
pauvres chevaliers de Saint-Louis, qui avaient 



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20 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

suivi héroïquement la maison de Bourbon à 
l'étranger et partagé sa triste fortune. Il avait 
moins souffert que bien d'autres de cette vie 
dénuée. Ses besoins n'étaient pas nombreux. 
Il avait une santé de fer, que l'exercice et le 
grand air avaient rendue d'une solidité qui pa- 
raissait indestructible. Il habitait une petite 
maison, aux écarts du bourg voisin de Saint- 
Sauveur-le- Vicomte, sans domestique qu'une 
vieille femme qui allait parfois balayer son 
logis, et on ne dira pas « faire son lit, » car il 
n'en avait pas, et il couchait dans un hamac 
qu'il avait rapporté d'Angleterre. Sobre comme 
un anachorète et presque ichthyophage, il se 
nourrissait de sa pêche, étant devenu sur le 
tard de ses jours un pêcheur aussi infatigable 
qu'il avait été un indomptable chasseur dans 
la première moitié de sa vie. Toutes les ri- 
vières du pays le connaissaient et le voyaient 
incessamment sur leurs bords à dix lieues à la 
ronde, un paquet de longues lignes sur son 
épaule et à la main un vase de fer blanc, 
d'une forme allongée comme la boîte au lait 
des laitières, et dans lequel il mettait sous 
une couche de terreau les vers de jardin qu'il 
accrochait à ses hameçons. Il péchait aussi à 
la mouche , cette chasse écossaise, cette chasse 
en marchant dont il avait pris l'habitude en 
Ecosse, et qui émerveillait les paysans du 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 21 

Cotentin, à qui cette pêche était, avant lui, 
inconnue, quand ils le voyaient courir sur la 
rive, en remontant ou en descendant les ri- 
vières, et figurer le vol de la mouche, en 
maintenant toujours son hameçon à quelques 
pouces du fil de l'eau, avec un aplomb de 
main et de pied qui tenait vraiment du pro- 
dige ! 

Ce soir-là, comme presque tous les soirs, 
lorsqu'il se trouvait à Valognes et que ses 
pêches errantes ne l'entraînaient pas, il allait 
passer la soirée chez ces demoiselles de Touf- 
fedelys. Il y apportait sa boîte à thé et sa 
théière, et il y faisait son thé devant elles, ces 
pauvres primitives, à qui l'émigration n'avait 
pas donné de ces goûts étonnants, comme 
«l'amour de ces petites feuilles roulées dans 
de l'eau chaude » qui ne valaient pas, disaient- 
elles d'une bouche pleine de sagesse, « la 
liqueur verte de la Chartreuse contre les indi- 
gestions. » Infatigables dans leur étonnement, 
elles retrouvaient à point nommé l'attention 
animale des êtres qui ne sont pas éducables, 
en regardant chaque soir de leurs deux yeux 
faïences, grand-ouverts comme des œils-de- 
bœuf, cet original de Fierdrap procédant à 
son infusion accoutumée, comme s'il s'était 
livré à quelque effrayante alchimie! L'abbé, 
cet abbé qui venait d'entrer comme un événe- 



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22 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

ment et dont ces dames épiaient la parole, 
trop lente à tomber de ses lèvres, comme s'il 
eût voulu exaspérer leur curiosité excitée, 
l'abbé seul osait toucher au breuvage hérétique 
du baron de Fierdrap. Lui aussi, comme l'avait 
dit mademoiselle Ursule de Touffedelys, était 
allé en Angleterre. Pour ces sédentaires de 
petite ville, pour ces culs-de-jatte de la desti- 
née, c'eût été comme d'aller à la Mecque, si de 
la Mecque elles avaient jamais entendu par- 
ler!... ce qui était plus que douteux. L'abbé, 
du reste, n'avait pour personne l'originalité 
caricaturesque de M. de Fierdrap, lequel était 
un personnage digne du pinceau d'Hogarth, 
par le physique et par le costume. Le grand 
air, qui, comme on l'a dit, avait rendu le baron 
de Fierdrap invulnérable jusque dans le fin 
fond de sa charpente et de sa moelle, avait 
seulement teinté le marbre qu'il avait durci, 
et, pour toute victoire et trace de son passage 
sur ce quartz impénétrable de chair et de peau 
qui n'avait jamais eu ni un rhume ni un rhu- 
matisme, avait laissé, comme une moquerie et 
une revanche pleine de gaieté, trois superbes 
engelures qui s'épanouissaient du nez aux 
deux joues du baron, comme le trèfle d'une 
belle giroflée en fleurs! Était-ce averti par 
cette chiquenaude taquine du grand air qu'il 
bravait tous les jours, soit dans les brouillards 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 23 

de la Douve, soit sous les ponts de Carentan, 
et partout où il y avait des dards et des tan- 
ches à récolter, que M. de Fierdrap portait 
sept habits, les uns sur les autres, et qu'il 
appelait ses sept coquilles , personne n'étant 
tenté de justifier ce nombre sacramentel et 
mystérieux?... Mais toujours est-il que, même 
dans le salon de mesdemoiselles de Touffede- 
lys, il gardait son spencer de reps gris, doublé 
de peaux de taupe par-dessus son habit couleur 
de tabac d'Espagne, à la boutonnière duquel 
pendait, sous sa croix de Saint-Louis, un petit 
manchon de velours noir, sans fourrure, dans 
lequel il aimait, en parlant, à plonger les 
mains, qu'il avait gourdes, comme Michel 
Montaigne. 

L'ami et le compagnon d'émigration du 
baron de Fierdrap, et que celui-ci regardait 
alors comme Morellet aurait regardé Voltaire, 
s'il l'eût tenu chez le baron d'Holbach dans 
une petite soirée intime, cet abbé, qui complé- 
tait les trois siècles et demi, rassemblés dans ce 
coin, était bien un homme de la même race 
que le baron, mais il était bien évident qu'il 
le dominait, comme M. de Fierdrap dominait 
ces demoiselles de Touffedelys et la sœur de 
l'abbé elle-même. De ce cercle, l'abbé était 
l'aigle, et d'ailleurs, dans tous les mondes, il 
en eût été un, quand même le cercle, au lieu 



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24 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



de ce vieux héron de Fierdrap, de ces oies 
candides des Touffedelys, et de cette espèce 
de cacatoès huppé qui travaillait à sa tapisse- 
rie, aurait été composé, en fait de femmes 
charmantes et d'hommes rares, de flammants 
roses et d'oiseaux de paradis. L'abbé était une 
de ces belles inutilités, comme Dieu, qui joue 
le Roi s'amuse dans des proportions infinies, se 
plaît à en créer pour lui seul. C'était un de 
ces hommes qui passent, semant le rire, l'iro- 
nie, la pensée, dans une société qu'ils sont 
faits pour subjuguer, et qui croit les avoir 
compris^ et leur avoir payé leurs gages, en 
disant d'eux : « L'abbé un tel, monsieur un 
tel, vous en souvenez-vous ? était un homme 
d'un diable d'esprit. » A côté de ceux dont on 
parle ainsi, cependant, il y a des illustrations 
et des gloires, achetées avec la moitié de leurs 
facultés ! Mais eux ! l'oubli doit les dévorer, et 
l'obscurité de leur mort parachève l'obscurité 
de leur vie, si Dieu (toujours le Roi s'amuse /) 
ne jetait parfois un enfant entre leurs genoux, 
une tête aux cheveux bouclés, sur laquelle ils 
posent un instant la main, et qui, devenue 
plus tard Goldsmith ou Fielding, se souvien- 
dra d'eux dans quelque roman de génie, et 
paraîtra créer ce qu'elle aura simplement copié, 
en se ressouvenant. 
Cet abbé, qu'on ne nommerait pas si, à cette 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 2$ 

heure, sa famille, dont il était le dernier reje- 
ton, n'était éteinte, du moins en France 1 , 
portait le nom de ces Percy normands, dont la 
branche cadette a donné à l'Angleterre ses 
Northumberland et cet Hostpur (auquel il 
venait de faire allusion), l'Ajax des chroniques 
de Shakespeare. Quoiqu'il n'eût rien dans sa 
personne qui rappelât son héroïque et roma- 
nesque parentage, quoiqu'on sentît surtout en 
lui les amollissantes influences et les égoïstes 
raffinements de la société du dix-huitième 
siècle, dans laquelle, jeune, il avait vécu, 
cependant l'empreinte ineffaçable d'un com- 
mandement, exercé par tant de générations, se 
reconnaissait par la manière dont l'abbé de 
Percy portait sa tête, plus irrégulière que celle 
de M. de Fierdrap, mais d'une toute autre 
physionomie. L'abbé, moins laid que sa sœur, 
laide comme le péché, quand il est scandaleux, 
était laid, lui, comme le péché quand il est 
plaisant. Le croira-t-on ? cet abbé recouvrait le 
plus drôle d'esprit de manières presque majes- 
tueuses. C'était là le signe par lequel il éton- 
nait et charmait toujours. La gaieté qui a de 
la grâce a rarement de la dignité et elle 
semble l'exclure. Mais, chez l'abbé de Percy, 

' L'auteur s'était trompé. Le dernier descendant mâle 
de ces nobles Percy vit encore dans le département du Nord. 
(Noie de l'auteur.) 



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26 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

cette gaieté à la Beaumarchais, cette gaieté 
d'oncle commendataire d'Almaviva, qui aurait 
battu ce polisson de Figaro dans l'intrigue et 
dans la repartie, cette verve inouïe partant 
d'un fond de grand seigneur, qui ne cessait 
pas un seul instant de rayonner dans sa per- 
sonne, causait un plaisir d'autant plus vif par 
le contraste et faisait de lui une de ces raretés 
qu'on ne rencontre pas deux fois. Hélas ! au 
point de vue des ambitions positives de la 
vie, cet esprit ravissant ne lui avait servi à 
rien. Au contraire, il lui avait nui, comme son 
blason. 

Victime de la Révolution, autant que son 
ami M. de Fierdrap; victime d'une thèse 
grecque en Sorbonne, qu'il avait mieux soute- 
nue que son autre ami, M. d'Hermopolis, 
lequel s'en était souvenu quand il avait été 
ministre (les haines de clerc à clerc sont les 
bonnes) ; victime enfin de son esprit trop 
animé et trop charmant pour être assez sacer- 
dotal, l'abbé de Percy avait manqué sa fortune 
ecclésiastique et toutes ses fortunes, et n'avait 
pu, malgré le crédit de son cousin, le duc de 
Northumberland, qui représentait l'Angleterre 
au sacre du roi Charles X, parvenir à autre 
chose, pour les jours de sa vieillesse, qu'à un 
simple canonicat de Saint-Denis, de second 
degré, avec dispense de résider au Chapitre. 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 27 

Au déclin de l'âge, la Normandie lui était 
repassée dans le souvenir, parée du charme 
des jours évanouis ; et lui, qui s'était mêlé aux 
plus hautes sociétés de France et d'Angleterre 
et qui avait joué sa partie d'homme d'esprit 
avec les plus grands et les plus brillants esprits 
qui eussent jouté en Europe depuis quarante 
ans, il était revenu vivre parmi les bonnes 
judiciaires du Cotentin, claquemuré dans une 
petite maison, ornée avec goût et qu'il appelait 
son hermitage. Il n'en sortait que pour aller 
passer des huitaines chez tous les châtelains 
des alentours. 

C'était un grand dîneur. Mais sa naissance, 
son formidable esprit, ses manières, excluaient 
toute idée de parasitisme dans ce modeste 
piéton qu'on rencontrait, comme le baron de 
Fierdrap, non pas au bord de toutes les ri- 
vières, mais sur toutes les routes, allant faire 
quelque pèlerinage à la Notre-Dame de la 
cuisine des châteaux les plus renommés par 
leur hospitalité et par leur bonne chère. 

Ces dîners, qu'il avait toujours aimés, 
avaient foncé la teinte d'écrevisse cuite de son 
visage, et justifiaient ce qu'il disait de cette 
éclatante couleur rouge, allumée par le Porto 
de l'émigration et le Bourgogne de la patrie 
retrouvée : « Il est probable que voilà la seule 
pourpre que j'aurai jamais à porter ! » 



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28 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

Le front, le nez, qu'il avait busqué et im- 
mense, un nez de grande maison, les joues, le 
menton, tout était de cette magnifique teinte 
cardinalice, qui ne contrastait dans ce visage, 
fiévreusement taillé à l'ébauchoir, mais saisis- 
sant d'expression, qu'avec le bleu des yeux, un 
bleu fantastique, perlé, scintillant, acéré; un 
bleu qu'on n'avait vu étinceler nulle part, sous 
les sourcils de personne, et auquel un peintre 
de génie, qui ne l'aurait pas vu, croirait 
seul ! 

Les yeux de l'abbé de Percy n'étaient pas 
des yeux : c'étaient deux petits trous ronds, 
sans sourcils, sans paupière, et la prunelle de 
ce bleu, impatientant à regarder (tant il était 
vif!), était si disproportionnée et si large, que 
ce n'était pas l'orbe de la prunelle qui tournait 
sur le blanc de l'œil, mais la lumière qui fai- 
sait une perpétuelle et rapide rotation sur les 
facettes de saphir de ces yeux de lynx... Les 
verra-t-on d'ici, ces yeux-là?... Mais quand on 
les avait vus en réalité, on ne pouvait plus les 
oublier. Ce soir-là ils pétillaient, semblait-il, 
encore plus qu'à l'ordinaire, en regardant les 
curieuses que l'abbé, toujours debout, affolait 
par l'affectation de son silence. Au lieu de ré- 
pondre aux questions haletantes de mesdemoi- 
selles de Touftedelys, il passait, selon son 
usage, sa langue de gourmet sur ses lèvres 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 29 

épaisses et juteuses, comme s'il y avait cherché 
des saveurs perdues. Il venait de dîner en ville 
et il avait sa tenue solennelle et officielle de 
tous les soirs. Il portait un habit noir carré, 
une cravate blanche, sans rabat, ni manteau, 
ni calotte. Ses longs cheveux, fins et blancs 
comme le duvet d'un cygne, roulés et gonflés 
avec une coquetterie qui rappelait celle de 
Talleyrand, — de Talleyrand que, par paren- 
thèse, il abhorrait moins pour toutes ses autres 
apostasies que pour avoir signé la Constitution 
civile du clergé, — ses cheveux poudrés et flo- 
conneux tombaient richement sur le col de son 
habit noir et poudraient, à leur tour, de leur 
iris parfumé, le large ruban violet, liseré de 
blanc, qui suspendait à son cou sa grande croix 
émaillée de Chanoine Royal. Campé solide- 
ment sur ses jambes en bas de soie, assez bien 
tournées, mais de deux galbes différents, et 
dont il appelait l'une Apollon et l'autre Her- 
cule avec une fidélité à la mythologie qui avait 
été l'une des religions de sa jeunesse, il aspi- 
rait longuement sa prise de tabac. 

— Eh bien, l'abbé, as-tu juré de faire damner 
ces dames? lui dit le baron, qui s'attendait à 
une plaisanterie, et nous diras-tu enfin quel 
revenant tu as vu, en passant tout à l'heure sur 
la place ? 

— Ris tant que tu voudras, Fierdrap, reprit 



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30 LE CHEVALIER DES TOUCHÉS. 

l'abbé imperturbable, mais ceci est sérieux. Le 
revenant que j'ai vu était de chair et d'os... 
comme toi et moi, mais il n'en était que plus 
épouvantable ! . . . C'était ... le chevalier Des 
Touches ! . . . 




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II 

Hélène et Paris. 



E chevalier Des Touches! s'écriè- 
rent les deux demoiselles de Touffe- 
delys avec un accord si parfait 
d'intonation qu'on aurait dit qu'elles 
n'avaient qu'une voix à elles deux. 
Le chevalier Des Touches ! fit M. de Fier- 
drap à son tour, en décroisant ses jambes, 
comme un homme surpris. Ma foi! si tu l'as 
vu, l'abbé, c'est un revenant vrai, celui-là! et 
qui n'a rien de commun avec nous, qui ne 
sommes que des émigrés revenus... 

— Sans revenus ! interrompit gaiement l'abbé, 
jouant sur le mot. 

— Seulement, tu vas me forcer, continua le 
baron, à partager les idées de mademoiselle 
Sainte sur les fantômes, car ce Des Touches, le 
chevalier Des Touches de Langotière, qu'à 
Londres, après son enlèvement par les Douze, 
nous appelions en plaisantant la Belle Hélène, 



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2.2 LE CHÎTAL1EK .DES TOUCHES. 

est mon parfaitement, quelques années plus 
tard, des suites d'un coup d'épée dans le foie, 
à Edimbourg. 

— Je le croyais comme toi , Fierdrap ! mais 
il faut décompter! répondit l'abbé de Percy, J 
qui regardait circulai rement ces trois dames, I 
figées par ce nom de Des Touches, l'un des hé- | 
ros de leur jeunesse ; oui, je croyais qu'il était | 
mort... Eh ! qui ne l'aurait cru depuis tant | 
d'années que le silence avait succédé au bruit I 
de son enlèvement et de son duel? Mais, que 
veux-tu ? je n'ai pas la berlue, et je viens de le 

voir sur la place des Capucins, et même de 
l'entendre, car il m'a parlé ! 

— Pourquoi donc, en ce cas, ne l'as-tu pas 
amené avec toi, l'abbé? dit en riant l'incorri- 
gible baron de Fierdrap, qui s'obstinait à penser 
que son ami Percy jouait la comédie pour 
épouvanter mademoiselle Sainte. Nous lui au- 
rions offert une tasse de thé, comme à un an- 
cien compagnon d'infortune, et nous nous 
serions régalés de son histoire, qui doit être 
curieuse, si c'est l'histoire d'un ressuscité? 

— Curieuse et triste, à en juger par ce que 
j'ai vu, dit l'abbé, qui ne se laissait pas enta- 
mer par le ton narquois de son ami, le baron, 
mais en attendant qu'il te la raconte lui-même, 
fais-moi donc, mon cher, le plaisir d'écouter la 
mienne ! 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 33 



Mesdemoiselles de Touffedelys étaient plus 
que jamais suspendues aux lèvres de l'abbé, et 
mademoiselle de Percy avait laissé tomber sa 
tapisserie sur ses genoux et continuait de fixer 
son frère avec une attention concentrée. 

— J'ai dîné aujourd'hui, dit l'abbé toujours 
debout, chez notre vieil ami de Vaucelles avec 
Sortôville et le chevalier du Rifus, lesquels, 
après le dîner, se sont campés, selon leur usage 
des vendredis, à leur whist de fondation, et 
même ont voulu me garder, moitié pour épar- 
gner à du Rifus l'ennui de faire le mort, qu'il 
fait très-mal avec ses distractions perpétuelles, 
et moitié pour moi , à cause de la pluie. Mais 
comme mon bougran ne craint pas plus l'eau 
que les plumes d'une sarcelle, ils ont chanté 
tout ce qu'ils ont voulu et je m'en suis allé 
malgré le temps, un temps à ne pas mettre un 
chien dehors, comme on dit. Or, de la rue de 
Poterie à la rue Siquet, je n'ai rencontré âme 
qui vive, si ce n'est pourtant le perruquier 
Chélus, ce maître ivrogne qui marchait en des- 
sinant des tire-bouchons sous la pluie et qui 
m'a grasseyé, en passant, le bonsoir d'une voix 
barbouillée ; mais, au sortir de la rue Siquet et 
quand j'ai tourné le coin de la place, ramassé 
sous mon parapluie pour éviter le vent qui me 
fouettait l'averse au nez, j'ai tout à coup senti 
une main qui m'a saisi le bras avec violence, et 



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X 



34 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

je t'assure, Fierdrap, que cette main-là avait 
quelque chose de très-corporel, et j'ai vu à deux 
pouces de ma figure et dans le rayon de ma 
lanterne, car presque tous les réverbères de la 
place étaient éteints, un visage..., est-ce croyable ? 
sur mon âme, plus laid que le mien ! un visage 
dévasté, barbu, blanchi, aux yeux étincelants et 
hagards, lequel m'a crié d'une voix rauque et 
amère : « Je suis le chevalier Des Touches ; 
n'est-ce pas que ce sont des ingrats ? » 

— Mère de douleur! s'écria mademoiselle 
Sainte, devenue blême. Êtes-vous bien sûr qu'il 
était vivant ?... 

— Sûr, répondit l'abbé, comme je suis sûr 
que vous vivez, mademoiselle! Voyez plutôt! 
ajouta-t-il en relevant la manche de son habit, 
j'ai encore au poignet la marque de cette main 
frénétique et brûlante, qui m'a lâché après 
m'avoir étreint ! Oui, c'était notre belle Hélène, 
Fierdrap ! mais dans quel état de changement, 
de vieillesse, de démence ! C'était le chevalier 
Des Touches, comme il le disait. Je l'ai bien 
reconnu à travers les haillons du temps et de 
la misère! J'allais lui parler, l'interroger... 
quand, d'un souffle, il a éteint la lanterne à la 
lueur de laquelle je le regardais, saisi d'un 
étonnement douloureux, et il a comme fondu 
dans la pluie, la rafale et l'obscurité ! 

— Et alors ?... dit M. de Fierdrap,devenu pensif. 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 35 

— Mais cela a été tout ! fit l'abbé ; — et il 
s'assit dans le fauteuil qui lui Jendait les bras. 
— Je n'ai plus rien vu, rien entendu, et je m'en 
suis venu jusqu'ici dans une espèce d'horreur 
de cette apparition étrange. Je ne me rappelle 
pas avoir éprouvé rien de pareil depuis le jour 
où, en Sorbonne, je fis gageure d'aller tran- 
quillement planter un clou, à minuit, sur la 
tombe d'un de nos confrères, enterré de la 
veille, et qu'en me relevant de cette tombe, où 
je m'étais agenouillé pour mieux enfoncer mon 
clou, je me sentis pris par ma soutane... 

— Jésus! firent les deux Touffedelys par le 
même procédé de voix et d'émotion jumelles. 

— C'était toi qui l'avais clouée ! dit le baron 
de Fierdrap. Je connais l'histoire ! Si ton reve- 
nant de ce soir ressemble à l'autre... 

— Fierdrap, tu plaisantes trop maintenant ! 
dit le majestueux chanoine, avec un ton qui 
rendit toute autre plaisanterie impossible. 

— Ah ! si tu le* prends ainsi, l'abbé, je rede- 
viens sérieux comme un chat qui boit du vi- 
naigre... et du vinaigre versé par toi ! Mais, 
voyons, raisonnons, tâchons de voir clair, malgré 
ta lanterne soufflée... Pourquoi Des Touches 
serait-il à Valognes, par cette nuit, sous cette 
apparence misérable?... 

— 11 doit être fou, dit froidement M. de Percy, 
parlant sa pensée comme s'il avait été seul... 11 



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36 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



est certain qu'il m'a .produit l'effet d'un insensé, 
échappé de quelque hôpital... Il était affreux! 

— Ils ont une manière, dit profondément 
M. de Fierdrap, de récompenser les services, 
qui pourrait bien faire devenir fous leurs ser- 
viteurs. 

— Oui, dit l'abbé, suivant la pensée de son 
ami ; nous sommes entre nous, et nous les 
aimons assez pour pouvoir nous en plaindre. Ils 
ressemblent aux Stuarts, et ils finiront comme 
eux ! Ils en ont la légèreté de cœur et l'ingra- 
titude. Quand le malheureux que je viens de 
voir m'a parlé d'ingrats, il n'avait pas besoin de 
les nommer. Je l'avais reconnu et je le com- 
prenais ! 

Ici, il y eut un moment de silence. Ces de- 
moiselles de Touffedelys ne soufflaient mot 
d'émotion et de stupéfaction, ou peut-être 
d'absence de pensée. Mais le royalisme de 
mademoiselle de Percy, qui avait (disait-elle) 
la religion de la royauté, jeta un cri, qui fut 
comme une protestation contre les dures paroles 
de l'abbé. 

— Ah ! mon frère ! dit-elle avec un accent de 
reproche. 

— Royaliste quand même! héroïne quand 
même l C'est bien vous, ma sœur ! dit l'abbé en 
tournant sa tête blanche vers elle. Vous portez 
donc toujours vos caleçons de velours rayé et 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 37 



vos grosses bottes de gendarme, et vous montez 
toujours à califourchon votre pouliche pour le 
compte de la maison de Bourbon?... 

Mademoiselle de Percy avait été une des 
amazones de la Chouannerie. Elle avait plus 
d'une fois, sous des vêtements d'homme, servi 
d'officier d'ordonnance ou de courrier aux diffé- 
rents chefs qui avaient insurgé le Maine et voulu 
armer le Cotentin. Espèce de chevalier d'Éon, 
mais qui n'avait rien d'apocryphe, elle avait, 
disait-on, fait le coup de feu du buisson avec 
une intrépidité qui eût été l'honneur d'un 
homme. Bien loin que sa beauté ou la délica- 
tesse de ses formes pût jamais révéler son sexe, 
sa laideur avait pu même quelquefois effrayer 
l'ennemi. 

— Je ne suis plus qu'une vieille fille, inutile 
maintenant, dit-elle en répondant avec une 
mélancolie qui n'était pas sans grâce à la plai- 
santerie de son frère, et je n'ai pas même un 
pauvre petit bout de neveu dans les Pages à qui 
je puisse léguer la carabine de sa tante ; mais 
je mourrai comme j'ai vécu, fidèle à nos maîtres 
et ne pouvant rien entendre contre eux. 

— Tu vaux mieux qu'eux et que nous, Percy ! 
dit l'abbé qui admirait ce dévouement, mais 
qui ne le partageait plus. Il appelait toujours sa 
sœur par son nom de Percy, comme si elle avait 
été un homme, et il y avait dans cette habitude 



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38 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

de langage un hommage de respect que méritait 
cette vieille lionne de sœur ! 

L'éloge de l'abbé fut comme un boute-selle 
pour l'amazone de la Chouannerie... L'agitation 
n'était jamais bien loin, d'ailleurs, de cette 
nature sanguine, perpétuellement ivre d'activité 
sans but, depuis que les guerres étaient finies. 
Elle repoussa impétueusement sur le guéridon, 
qui supportait la lampe, le canevas de cette 
tapisserie dans laquelle elle clouait les impa- 
tiences de son âme, depuis qu'elle ne clouait 
plus les hérons et les butors, tués par elle à la 
chasse, sur la grande porte des manoirs; et se 
levant bruyamment de sa bergère, elle se mit à 
marcher dans le salon, malgré ses gouttes, l'œil 
enflammé et les mains derrière le dos, comme 
un homme : 

— Le chevalier Des Touches à Valognes! 
dit-elle comme se parlant à elle-même, bien 
plus qua ceux qui étaient là. Et, par la Mort- 
Dieu ! pourquoi pas ? ajouta-t-elle, car elle avait 
rapporté des vieilles guerres, au clair de lune, des 
jurons et des mots énergiques qu'elle ne disait 
pas d'ordinaire, mais qui revenaient à ses lèvres 
quand quelque passion la reprenait, comme des 
oiseaux sauvages et effrontés reviennent à quel- 
que ancien perchoir abandonné depuis long- 
temps. Après tout, ce n'est pas impossible ! Un 
homme qui a fait la guerre des Chouans et qui 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 39 

n'y est pas resté, a la vie dure. Au lieu de dé- 
barquer à Granville, il aura pris terre à Portbail 
ou au havre de Carteret, et il aura passé par 
Valognes pour retourner dans son pays ; car il 
est, je crois, du côté d'Avranches. Mais, mon 
frère, continua-t-elle, en s'arrêtant devant lui, 
comme si elle avait été encore dans ces grosses 
bottes dont il venait de lui parler et qu'elle 
eût eu sur la tête, au lieu de son baril de soie 
orange et violet, le tricorne qu'elle avait porté 
dans sa jeunesse sur ses cheveux en catogan ; 
mais, mon frère, si vous êtes sûr que ce fût lui, 
le chevalier Des Touches, pourquoi l'avoir laissé 
vous quitter si vite et ne l'avoir pas contraint, 
du moins, à vous parler? 

— Suivi ! parlé ! répondit gaiement l'abbé au 
ton sérieux et passionné de mademoiselle de 
Percy; mais on ne suit pas un coup de vent 
quand il passe, et on ne parle pas à un homme 
qui, comme un farfadet, pst ! pst ! est déjà bien 
loin quand on commence à le reconnaître, et 
tout cela par le temps qu'il fait, mademoiselle 
ma sœur! 

— Oh ! vous avez toujours été un peu damoi- 
seau, l'abbé! reprit ce singulier gendarme en 
cottes bouffantes, qui n'avait, lui, jamais été 
une demoiselle. Moi, j'aurais suivi le chevalier. 
Pauvre chevalier! continua-t-elle en marchant 
toujours. Il ne se doute guère que vous autres, 



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40 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

les Touffedelys, vous n'avez plus votre château 
de Touffedelys, notre ancien quartier général, et 
que vous êtes devenues des dames de Valognes, 
chez qui un de ses sauveurs est maintenant ré- 
duit à venir faire de la tapisserie tous les soirs ! 

— Que dites-vous donc là, mademoiselle de 
Percy?... fit le baron de Fierdrap, retirant son 
nez littéralement enseveli au fond de la boîte 
de ferblanc, dans laquelle il enfermait son Tea- 
Pocket, comme il l'appelait ; et il le tourna, ce 
nez frémissant et curieux, vers mademoiselle de 
Percy, qui marchait toujours d'une encoignure 
à l'autre du salon, avec le va-et-vient de quel- 
que formidable pendule en vibration ! 

— Ah! bien oui! tu ne sais pas cela, toi, 
Fierdrap ! reprit l'abbé ; mais, ma sœur, que tu 
vois là, dans la splendeur de tous ses falbalas, 
est un des sauveurs de Des Touches, ni plus 
ni moins, mon cjier ! Elle a fait partie, pendant 
que nous chassions le renard en Angleterre, de 
la fameuse expédition des Douze, qui nous parut 
si incroyablement héroïque, quand Sainte- Su- 
zanne nous la raconta un soir chez mon cousin, 
le duc de Northumberland. Te le rappelles-tu ? 
Sainte-Suzanne ne nous dit pas que ma sœur 
fût un de ces braves. Il ne le savait pas, et je 
ne l'ai su, moi, que depuis mon retour de l'émi- 
gration. Elle avait si bien caché son sexe, ou 
ces messieurs furent si discrets, qu'elle fut prise 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 41 

pour un de ces gentilshommes qui ne se con- 
naissaient pas tous les uns les autres, mais qui 
s'appelaient également tous, les uns pour les 
autres, « Cocarde blanche ! » Aurais-tu jamais 
cru que l'un des Paris de notre belle Hélène 
fût... ma sœur?... 

— Vraiment ! dit M. de Fierdrap, qui ne prit 
pas garde au geste comique et théâtral de 
l'abbé de Percy, en disant ces dernières paroles. 
Les yeux gris-fauve du baron se mirent à jeter 
des étincelles comme la pierre à fusil, dont ils 
avaient la nuance, quand elle tombe dans le 
bassinet. Vraiment ! répéta-t-il, mademoiselle ! 
vous faisiez partie de la fameuse expédition des 
Douze? Alors permettez-moi de baiser votre 
vaillante main, car, sur ma parole de gentil- 
homme, voilà ce que je ne savais pas ! 

Et il se leva, alla rejoindre au beau milieu du 
salon mademoiselle de Percy, qu'il prit par la 
main, une main un peu forte et si virginale que 
la vieillesse ne l'avait pas blanchie, et il la lui 
baisa avec un sentiment si chevaleresque qu'il 
en aurait été tout idéalisé aux yeux d'un poète, 
cet antique pêcheur à la ligne, avec sa mise 
hétéroclite et son nez jaspé ! 

Elle la lui avait donnée comme une reine 
et quand il eut fait retentir son hommage, un 
hommage militaire, car le baiser du vieil en- 
thousiaste fit presque le bruit d'un coup de 

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42 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



pistolet, ils s'adressèrent mutuellement une de 
ces solennelles révérences comme la tradition 
nous rapporte qu'on en faisait une, avant de 
danser le menuet. 

— Ma sœur de Percy, dit l'abbé, puisque 
l'apparition de Des Touches, dont nous aurons 
sans doute des nouvelles demain, nous fait ti- 
sonner dans son histoire, au coin du feu, ici, ce 
soir, pourquoi ne la raconteriez-vous pas à 
Fierdrap, qui ne l'a jamais sue que de bric et 
de broc, comme nous disons en Normandie, par 
la très-bonne raison qu'il ne l'a jamais entendue 
que dans les versions infidèles et changeantes 
de l'émigration ? 

— Je le veux bien, mon frère, dit mademoi- 
selle de Percy, qui rougit de plaisir à la de- 
mande de l'abbé, si cela pouvait s'appeler rougir 
que de passer de la nuance qu'elle avait à une 
nuance plus foncée ; mais il est neuf heures 
sonnées à la pendule et mademoiselle Aimée va 
bientôt venir : c'est son heure. Or, voilà l'em- 
barras ; comment raconter devant elle l'enlève- 
ment de Des Touches où périt son fiancé d'une 
manière si étrange et si fatale ? Elle a beau être 
sourde et préoccupée, la malheureuse fille ! il y 
a des jours où le rideau tendu par la douleur 
entre elle et le monde est moins épais et laisse 
passer les bruits et la parole, et c'est peut-être 
un de ces jours-là qu'aujourd'hui ! 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 43 

— Si l'air est très-fin, dit mademoiselle Ursule 
de Touffedelys, qui faisait la médecine des pau- 
vres et qui avait des explications à elle pour 
expliquer une irrégularité organique à laquelle 
les médecins ne comprenaient rien, si l'air est 
très-fin, vous pouvez être bien tranquille, elle 
n'entendra pas une syllabe de tout ce que vous 
nous direz! 

— Et il est très-fin, dit l'abbé, en passant ses 
mains le long de ses jambes, car je sens une 
vraie tempête de vents coulis sur mes bas de 
soie. Quand donc ferez-vous descendre votre 
paravent dans le salon, mesdemoiselles ? 

— Eh bien, dit le baron de Fierdrap, suivant 
son idée, ne commençons que quand elle sera 
venue, afin de n'avoir pas à nous interrompre... 
Et, précisément, la pendule se mit à marquer 
le quart après neuf heures avec un bruit sec- 
Cette pendule était un Bacchus d'or moulu, 

vêtu de sa peau de tigre, qui, debout, tenait sur 
son genou divin, ni plus ni moins qu'un simple 
tonnelier de la terre, un tonneau, dont le fond 
était le cadran où l'on voyait les heures, et dont 
le balancier figurait une grappe de raisin, picorée 
d'abeilles. Sur le soc enguirlandé de pampres et 
de lierres, à trois pas du dieu aux courts che- 
veux bouclés, il y avait un thyrse renversé, une 
amphore et une coupe... Drôle de pendule chez 
de vieilles filles, qui ne buvaient guère que du 



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44' LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



lait et de l'eau et qui se souciaient moins que 
l'abbé de mythologie ! 

Or, presque au même instant, la sonnette de 
la porte répondit au tac de la pendule, en tintant 
avec son bruit aigrelet au fond du corridor qui 
conduisait à la rue : 

— La voici ! Nous n'avons pas eu longtemps 
à l'attendre, ajouta le baron. 

£t celle qu'ils nommaient mademoiselle Aimée , 
et qui allait décider de leur soirée, ouvrit la 
porte sans qu'on l'annonçât, et entra. 




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III 

Une jeune vieille au milieu de véritables 
vieillards. 



'EST vous, Aimée! crièrent du plus 
haut de leurs gosiers les deux Touf- 
fedelys, qui, dans leurs bergères ca- 
pitonnées, ressemblaient à ces mon- 
tres à répétition que l'on plaçait 
autrefois sur un coussinet de soie piqué, aux 
deux côtés de la glace de la cheminée, et qui 
auraient sonné l'heure en même temps. Mon 
Dieu! n'êtes-vous pas traversée, ma chère?... 
reprirent-elles d'une seule haleine, toujours 
confondant leurs sonneries, virant toutes deux 
autour de mademoiselle Aimée, tenant leurs 
écrans et remuées d'un esprit de maîtresse de 
maison qui semblait, à leurs agitations, souf- 
fler en elles comme un Borée. 

Du reste, tout le petit cercle s'était levé d'un 
mouvement unanime, comme s'il eût cédé à la 



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46 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

pression du même ressort. C'était le ressort 
fort et doux de la sympathie, un acier bien fin 
qui ne s'était pas rouillé dans tous ces vieux 
cœurs. 

— Ne vous dérangez donc pas, fit une voix 
fraîche du fond de la cape rabattue d'un man- 
telet, car la nouvelle arrivée était entrée dans 
le salon, comme elle était venue, n'ayant 
laissé dans le corridor que ses patins. Elle 
répondait plus aux mouvements qu'aux paroles 
de ses amies. Je ne suis pas mouillée, ajoutâ- 
t-elle, je suis venue si vite et le couvent est si 
près! 

Et pour prouver ce qu'elle disait, elle pen- 
cha, dans le jour ambré de la lampe, son 
épaule, où quelques gouttes d'eau perlaient sur 
la soie de son mantelet. Le mantelet était d'un 
violet sombre, l'épaule était ronde, et les gouttes 
d'eau tremblaient bien, à cette lueur de lampe, 
sur cette rondeur soyeuse. On eût dit une 
grosse touffe de scabieuses où fussent tombés 
les pleurs du soir. 

— Ce n'est que les gouttes du larmier, fit 
judicieusement la grande observatrice, made- 
moiselle Sainte. 

— Aimée, vous êtes une imprudente, ma 
Délicate-et-Blonde , se mit à rugir mademoiselle 
de Percy, jouant de sa basse-taille aux oreilles 
de mademoiselle Aimée (c'était un essai ; l'en- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 47 



tendrait-elle ?). La sœur de l'abbé tenait beau- 
coup à raconter son histoire au baron de 
Fierdrap, et elle la croyait compromise... Vous 
vous êtes exposée, continua-t-elle, à vous 
rendre malade ; car, en venant, si vous n'avez 
pas eu la pluie, vous avez eu le vent, mon 
amour ! 

Mais, pour toute réponse à cette tonnante 
observation, machiavéliquement bienveillante, 
la Délicate-et-Blonde avait détaché l'améthyste 
qui agrafait son mantelet autour de son cou, 
et, des plis de ce dessus reployé, sortit une 
grande personne, blonde, il est vrai, mais plus 
forte que délicate. Quand elle se retourna, 
après avoir jeté languissamment son mantelet 
au dos d'une chaise, et qu'elle vit mademoiselle 
de Percy, rouge, comme un homard dans son 
court bouillon, et qui, de sa main faisait un 
cornet : 

— Pardon, dit-elle, mademoiselle, car je 
crois que vous me parliez ; mais ce soir, je 
suis... 

Dans sa touchante pudeur d'infirme, elle n'osa 
pas dire le mot qui exprimait son infirmité. 
Mais, montrant, d'un geste triste, son oreille et 
son front : 

— Madame est dans sa tour, au plus haut de 
sa tour, dit-elle en souriant, et je crains bien 
que, ce soir, elle n'en puisse descendre ! 



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48 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

Mot poétique et enfantin qu'elle avait trouvé 
et qu'elle répétait les jours où sa surdité était 
complète. Elle avait une manière de les pro- 
noncer, qui faisait de ces mots : — Madame 
est dans sa tour, tout un poème de mélancolie ! 

— Ce qui veut dire qu'elle est sourde comme 
un pot, risqua l'abbé d'un ton sarcastique et 
cynique. Tu auras ton histoire, Fierdrap ! et 
ma sœur ne sera pas obligée d'avaler sa langue 
comme les sauvages... ce qui doit être un rude 
supplice, même pour les héroïnes de votre 
force, mademoiselle de Percy ! 

Pendant qu'il parlait, la cadette des Touffe- 
delys avait pris, par ses coudes nus au-dessus 
de ses longues mitaines, mademoiselle Aimée, 
et l'avait doucement poussée dans sa bergère, 
tandis que mademoiselle Ursule, approchant 
un carreau, avait posé aimablement dessus les 
pieds de cette fille qui semblait si bien porter 
ce nom d'Aimée qu'ils lui donnaient tous, sans 
y ajouter d'autre nom. 

— Mais vous voulez donc que je m'en 
retourne, mes trop aimables ?... fit celle-ci en 
prenant sur ses pieds les mains de mademoi- 
selle Ursule et en les gardant dans les siennes. 

— Vous voilà tous debout ! Vous voilà tous 
en l'air parce que j'arrive ! Est-ce là me traiter 
en voisine et en amie! Sont-ce là nos con- 
ventions? Vous m'avez autorisée à venir sans 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 49 

cérémonie, en douillette et en pantoufles, tra- 
vailler près de vous chaque soir, car voici le 
mois où je ne puis rester chez moi toute seule, 
quand la nuit est tombée... 

Elle dit cela comme si l'on avait su ce qu'elle 
voulait dire ; et, de fait, les deux .Touffedelys 
s'inclinèrent d'adhésion, comme ces magots 
chinois qui baissent la tête ou tirent la langue 
quand on les met en bianle en s'en appro- 
chant... Seulement, elles s'arrêtèrent au premier 
de ces deux mouvements... 

— Vraiment, je regretterai d'être venue, 
continua-t-elle, si je vois que je vous dérange, 
que j'interrompe ce que vous disiez... Avec une 
fille d'aussi peu de ressource que moi dans la 
causerie, il faut toujours, mes chères amies, 
faire comme si je n'y étais pas. 

Mais il semblait précisément que ce ne fût 
pas si facile de faire ce qu'elle disait là d'une 
voix légère et résignée! Ni dans cette partie 
indifférente du monde qui s'appelle le grand 
ou le beau monde, ni dans le petit monde de 
l'intimité, ni nulle part enfin dans la vie, cette 
femme, cette sourde, cette Aimée, ne pouvait 
passer inaperçue. Et bien loin qu'on pût faire 
jamais, quand elle était là, comme si elle riy 
était pas, on sentait, tant elle était charmante ! 
que, même là où elle n'était plus, elle semblait 
être encore et rester toujours ! 



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50 LE CHEVALIER DES TOUCHES." 



Oui, elle était charmante, quoique, hélas ! 
aussi sans jeunesse ! Mais parmi tous ces vieil- 
lards plus ou moins chenus, sur ce fond de 
chevelures blanchies, étagées autour d'elle, elle 
ressortait bien et elle se détachait, comme une 
étoile d'or pâli sur un glacis d'argent, qui en 
aurait relevé l'or. De belle qu'elle avait été, 
elle n'était plus que charmante, car elle avait 
été d'une beauté célèbre dans sa province et 
même à Paris, quand elle y venait avec son 
oncle, le colonel Walter de Spens, vers i8..., 
et quand elle accaparait, en se montrant au 
bord d'une loge, toutes les lorgnettes d'une 
salle de spectacle. Aimée Isabelle de Spens, de 
l'illustre famille écossaise de ce nom, qui por- 
tait dans son écu le lion rampant du grand 
Macduff, était le dernier rejeton de cette race 
antique, venue en France sous Louis XI et 
dont les divers membres s'étaient établis, les 
uns en Guyenne et les autres en Normandie. 
Sortie des anciens comtes de Fife, cette branche 
de Spens qui, pour se distinguer des autres 
branches, ajoutait à son nom et à ses armes le 
nom et les armes de La t hall an, s'éteignait en 
la personne de la comtesse Aimée- Isabelle, 
qu'on appelait si simplement mademoiselle 
Aimée dans le salon des Touffedelys, et devait 
mourir sous les bandeaux blancs et noirs de la 
virginité et du veuvage, ces doubles bandelettes 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 51 

des grandes victimes! Aimée de Spens avait 
perdu son fiancé au moment où, devenue 
pauvre par le fait de la spoliation révolution- 
naire, elle cousait elle-même sa modeste robe 
de noces de ses mains féodales ; et même on 
ajoutait tout bas qu'elle avait fait de cette robe 
inachevée et inutile le suaire de son malheu- 
reux fiancé... Depuis ce temps-là, et il y avait 
longtemps, le monde intime au sein duquel 
elle vivait l'appelait souvent la Vierge- Veuve, 
et ce nom exprimait bien, dans ses deux 
nuances, sa destinée. Comme il faut avoir vu 
les choses pour les peindre ressemblantes, le 
groupe de vieillards qui l'entourait et qui 
l'avait vue, en pleine jeunesse, donnera peut- 
être en parlant d'elle, dans cette histoire, une 
idée de sa beauté passée; mais il paraît que 
cette beauté avait été surnaturelle. 

Lorsque le vent de la poésie romantique 
soufflait dans la tête classique de l'abbé de 
Percy, qui était poète, mais qui tournait ses 
vers au tour en Tair de Jacques Delille, il disait, 
sans trop croire tomber dans le galimatias 
moderne : 

Ce fut longtemps l'Astre du jour; 
Mais c'est l'Astre des nuits encore! 

Et, quelle que fût la valeur métaphorique de ces 
deux vers, ils ne manquaient pas de justesse. 



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52 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

En effet, Aimée, la belle Aimée, était une 
puissance métamorphosée, mais non détruite. 
Tout ce qui avait été splendide en elle autre- 
fois, tout ce qui foudroyait les yeux et les 
cœurs, était devenu, à son déclin, doux, tou- 
chant, désarmé, mais suavement invincible. 
Sidérale d'éclat, sa beauté, en mûrissant, s'était 
amortie. Comme les rayons de la lune, elle 
s'était veloutée... 

L'abbé disait d'elle encore ce joli mot à la 
Fontenelle, pour exprimer le charme attachant 
de sa personne : «Autrefois, elle faisait des 
victimes; à présent elle ne fait plus que des 
captifs. » Le foisonnant buisson de roses s'était 
éclairci, les fleurs avaient pâli et se dépouil- 
laient, mais en se dépouillant, le parfum de 
tant de roses ne s'était pas évaporé. Elle était 
donc toujours Aimée... L'outre-mer de ses 
longs yeux de « fille des flots, » qui distin- 
guait, comme un signe de race, cette descen- 
dante des anciens rois de la mer, ainsi que les 
chroniques désignent les Normands, nos an- 
cêtres, n'avait plus, il est vrai, la radieuse 
pureté de ce regard de Fée, onde de bleu et 
de vert, comme les pierres marines et comme 
les étoiles, et où semblaient chanter, car les 
couleurs chantent au regard, la Sérénité et 
l'Espérance ! Mais la profondeur d'un sentiment 
blessé, qui teignait tout de noir dans l'âme 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 53 

d'Aimée, y versait une ombre sublime. Le gris 
et l'orangé, ces deux couleurs du soir, y des- 
cendaient et y jetaient je ne sais quels voiles 
comme il y en a sur les lacs de saphir de 
l'Ecosse, sa primitive patrie. Moins heureuse 
que les montagnes qui ne connaissent pas leur 
bonheur et qui retiennent longtemps à leurs 
sommets les feux du soleil couchant et les 
caresses de la lumière, les femmes, elles, s'étei- 
gnent par la cime. Des deux blonds différents 
qui avaient, pendant tant d'années, joué et 
lutté dans les ondes d'une chevelure, « du 
poids de sa dot de comtesse, » disait orgueil- 
leusement le père d'Aimée de Spens avant sa 
ruine, le blond mat et morne l'emportait 
maintenant sur le blond étincelant et joyeux 
qui avait jadis poudré son front, si mollement 
rosé, de l'or agaçant de ses paillettes ; et c'est 
ainsi que, comme toujours, le feu, une fois de 
plus, mourait sous la cendre ! Si mademoiselle 
Aimée avait été brune, pas de doute que déjà, 
sur ces nobles tempe* qu'elle aimait à décou- 
vrir, quoique ce ne fût pas la mode alors 
comme aujourd'hui, on eût pu voir germer ces 
premières /leurs du cimetière, comme on dit 
des premiers cheveux blancs que le Temps, 
dans de cruels essais, nous attache au front 
brin à brin, en attendant que le diadème mor- 
tuaire qu'il tresse à nos têtes condamnées soit 



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54 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



achevé ! Mais mademoiselle Aimée était blonde. 
Les cheveux blancs des blondes sont des che- 
veux bruns qui, peu à peu, viennent tacher, 
comme de terre, leurs boucles brillantes, dédo- 
rées. Ces terribles taches, Aimée les avait à la 
racine de ses cheveux relevés, et l'âge de cette 
jeune vieille n'était pas seulement écrit dans 
ces sinistres meurtrissures... 

Il l'était ailleurs. Il l'était partout. A la 
clarté de la lampe qui frappait obliquement sa. 
joue, il était aisé d'apercevoir les ombres 
mystérieuses et fatales qui ne tenaient pas au 
jeu de la lumière, mais à la triste action de la 
vie, et qui commençaient à tomber dans les 
méplats de son visage, comme elles étaient 
déjà tombées dans le bleu de mer de ses yeux. 
La robe de soie gris de fer qu'elle portait et 
les longues mitaines noires qui montaient 
jusqu'à la saignée de son bras rond et vaine- 
ment puissant, puisqu'il ne devait jamais 
étreindre ni un pauvre enfant ni un homme, 
ce bras dont la chair ressemblait de tissu, de 
nuance et de fermeté à la fleur de la jacinthe 
blanche, le bout de dentelle qu'elle avait jeté 
pour sortir à la hâte par-dessus son peigne, et 
qui, noué sous son menton, encadrait modes- 
tement l'ovale de ses traits ; tous ces simples 
détails, ajoutés au travail du temps, humani- 
saient, faisaient redevenir visage de femme 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 55 

cette céleste figure de Minerve, calme, sérieuse, 
olympienne, placide, en harmonie avec ce sein 
hardiment moulé, comme l'orbe d'une cuirasse 
de guerrière, où brûlait chastement, depuis plus 
de vingt ans, une pensée d'adoration perpé- 
tuelle ; et l'on sentait, en voyant ces premiers 
envahissements de l'âge et ces traces de la 
douleur que, si cette vierge, grandiose et 
pudique, avait toujours été la Sagesse, elle 
n'était pas pour cela déesse. 

Elle n'était qu'une fille « montée en graine », 
disaient cyniquement les jeunes gentilshommes 
de la contrée, qui ont tous perdu, au contact 
des mœurs nouvelles, la galanterie chevale- 
resque de leurs pères; mais aux yeux de qui 
savait voir, cette vieille fille valait mieux à 
son petit doigt sans anneau qu'à tout leur corps 
dans leurs robes de noce, les plus jeunes 
châtelaines de ce pays, dont les femmes res- 
semblent pourtant aux touffes de roses des 
pommiers en fleurs ! Au physique, sa beauté 
de soleil couché, estompée par le crépuscule 
et par la souffrance, pouvait encore inspirer un 
grand amour à une imagination réellement 
poétique; mais, au moral, qui aurait pu lutter 
contre elle? Qui, sur les âmes élevées, aurait 
eu plus d'empire que cette Aimée de quarante 
ans, la femme de son nom autrefois, car per- 
sonne n'avait jamais inspiré plus de sentiments 



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56 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

ardents et tendres !... Richesse et conquêtes 
inutiles ! Don de grâce ironique et cruel, qui 
n'avait rien pu pour son bonheur, mais qui 
avait fait de sa vie manquée quelque chose de 
plus beau que la vie réussie des autres ! 

Le petit cercle qui venait de s'ouvrir pour 
elle et qu'elle avait élargi, s'était refermé 
autour de la cheminée. Mademoiselle Sainte de 
Touffedelys avait pris place auprès de sa sœur. 
La nouvelle arrivée, installée si aimablement 
dans la bergère de mademoiselle Sainte, avait 
tiré de son manchon la broderie commencée 
chez elle, et de ses doigts effilés qui sortaient 
de ses mitaines de soie comme des pistils 
blancs d'une fleur noire, elle fit quelques points, 
puis, relevant sa belle tête et leur jetant son 
regard langoureux, à eux tous, qui se prépa- 
raient à reprendre leur causerie interrompue : 

— A la bonne heure, dit-elle de cette voix 
dont la fraîcheur avait plus résisté que celle 
de ses joues, — une voix de rose qu'il faudrait 
donner au guide de l'aveugle pour le consoler 
de n'y voir plus ; — à la bonne heure ! voilà 
comme je vous aime maintenant, et comme 
je vous veux. Causez entre vous et oubliez-moi. 

Et elle repencha sa tête sur son ouvrage, et 
elle se replongea dans sa préoccupation pro- 
fonde, ce puits de Vabîme qui était en elle et 
que gardait sa surdité ! 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 57 

— Et à présent, ma chère Percy, fit docto- 
ralement mademoiselle Ursule, vous pouvez 
dire tout ce qu'il vous plaira sans aucune 
crainte. Quand sa surdité la reprend, elle 
devient encore plus distraite que sourde, et, 
c'est moi qui vous en réponds, elle n'entendra 
pas un seul mot, fendu en quatre, de votre 
histoire. 

— Oui, dit l'abbé ; seulement, ma sœur, 
vous ferez bien de vous arrêter, si votre fougue 
vous le permet, quand elle lèvera la tête de 
son ouvrage, car ces diables de sourds voient 
le son sur les lèvres, et les mots leur arrivent 
par les yeux. 

— Lignes et hameçon ! dit le baron de Fier- 
drap étonné, que de précautions pour une his- 
toire ! C'est donc quelque chose de bien ter- 
rible pour mademoiselle Aimée, ce que vous 
allez raconter ! J'avais bien ouï dire autrefois 
qu'elle avait perdu son fiancé dans la fameuse 
expédition des Douze, et qu'elle n'avait jamais, 
à cause de cela, voulu entendre parler de ma- 
riage, depuis ce temps-là, malgré les bons par- 
tis qui se présentèrent ; mais , bon Dieu ! où 
donc en sommes-nous, si, au bout de vingt ans, 
il faut prendre des ménagements pareils pour 
raconter une vieille histoire devant une... de- 
vant une... 

— Allons, achève! devant une vieille fille! 



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58 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



interrompit l'abbé. Elle ne t'entend pas, et voilà 
déjà le bénéfice de sa surdité qui commence ! 
Mais, mon pauvre Fierdrap, cette vieille fille, 
comme tu dis, eût-elle l'âge des carpes que tu 
pêches dans les étangs du Quesnoy, et elle est 
encore loin de cet âge et du nôtre, cette vieille 
fille, c'est mademoiselle Aimée de Spens, une 
perle, vois-tu ? qui ne se trouve pas dans la vase 
où tu prends tes anguilles, une espèce de femme 
rare comme un dauphin, et à laquelle un vide- 
rivière de cormoran, comme toi, n'est pas troussé 
pour rien comprendre, pas plus qu'à ce terrible 
coup de filet autour du cœur, qu'on appelle un 
amour fidèle ! 

— Peuh! fit le baron, sur lequel le mot de 
l'abbé opéra comme un clangor tubœ, qui lui 
sonnait la diane de sa manie, et qui lui fit en- 
fourcher son dada; j'ai péché, il y a environ 
dix ans, sous les ponts de Carentan, et à l'é- 
poque de l'équinoxe de septembre, un poisson 
de la grosseur d'un fort rouget, qui ressemblait 
comme deux gouttes d'eau à un dauphin, s'il 
faut en croire les peintures, les écussons et les 
tapisseries où ce phénix des poissons est repré- 
senté. Comment se trouvait-il dans la Douve? 
La mer l'avait-elle rejeté là comme elle y re- 
jette quantité de saumons, à certaines saisons 
et à certaines marées ? Mais le fait est que je 
l'y trouvai pris à une de mes lignes dormantes, 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 59 

au bout de laquelle il tressautait vigoureuse- 
ment, comme s'il n'avait pas eu un croc dans 
la tête, de la profondeur de deux doigts ! De 
ma vie ni de mes jours, je n'avais eu un pareil 
poisson dans ma nasse ; non , par Dieu et ses 
apôtres, qui étaient pêcheurs ! ni le père Le 
Goupil, ni M. Caillot, ni M. d'Ingouville, ni 
aucun des membres de notre club des Pécheurs 
de la Douve, non plus ! 

Je restai d'abord un peu ébahi quand je l'a- 
perçus; mais bientôt je le couchai mollement 
sur l'herbe, et je me mis à braquer sur lui mes 
deux lanternes, — et il fit un geste en montrant 
ses deux yeux qu'il cligna, — j'avais retenu de 
mes livres de classe que le dauphin se teignait, 
à l'heure de la mort, de toutes les nuances de 
l'arc-en-ciel, et j'étais curieux de voir cela. Mais 
c'est probablement une de ces bourdes comme 
nous en ont faites si souvent messieurs les An- 
ciens. As-tu jamais pu croire aux Anciens, toi, 
l'abbé?... et à leur Pline?... et à leur Varron ?... 
et à leur pince-sans-rire de Tacite?... tous 
drôles qui se moquent de nous à travers les 
siècles, mais à qui du moins l'histoire de mon 
poisson allongea un bon soufflet de plus; car, 
mon cher, il mourut aussi bêtement qu'une 
huître hors de son écaille... sans plus changer 
de couleur que la première tanche ou le pre- 
mier brochet venu ! Et cependant quand j'allai, 



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60 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

de mon pied mignon, le porter au bonhomme 
Lambert de Grenthéville, qui s'occupait alors 
d'histoire naturelle, il me jura, malgré tout ce 
que je pus lui dire de la plate mort de la bête, 
et sur son honneur de savant, ce qui n'était pas 
pour moi, du reste, chose aussi vénérable que 
le reliquaire de Saint-Lo, oui, il me jura que 
c'était bien là le dauphin dont les anciens nous 
ont tant parlé! En fait de dauphin, voilà, 
l'abbé, ce que j'ai jamais vu de ma vie, et tu as 
diablement raison {diablement était l'adverbe 
favori du baron de Fierdrap), si tu entends par 
là quelque chose de rare. Quant aux amours 
fidèles, c'est différent... et plus commun... quoi- 
qu'il n'en pleuve pas non plus des potées ; et 
qu'à ce filet-là comme aux autres, le temps ôte 
chaque jour quelque maille, par où le poisson 
le mieux pris ne manque jamais de décamper ! 
— Eh bien, sceptique, reprit l'abbé, sceptique 
au cœur des femmes ! en voici une qui souf- 
flettera aussi tes observations et tes connais- 
sances... comme si tu étais un Ancien ! L'his- 
toire de mademoiselle Aimée se mêle à l'histoire 
de ma sœur comme une guirlande de cyprès 
s'enlace à une branche de laurier. Ecoute et 
profite ! et' ne suspends pas plus longtemps un 
récit que tu as demandé toi-même, et que tu 
oublies à parler poisson, ô le plus incorrigible 
des pêcheurs ! 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 6l 



— Sur mon honneur, c'est la vérité ! j'ai là 
glissé comme une anguille, dit M. de Fierdrap ; 
et se tournant vers mademoiselle de Percy, lit- 
téralement à l'état d'outre, gonflée par l'histoire 
qu'elle était obligée de retenir, pendant que ces 
messieurs parlaient : 

— Excusez -moi, ajouta -t- il, mademoiselle, 
quoique le plus coupable des deux soit votre 
frère, avec son dauphin qui m'a rappelé le mien... 

— Oui, fit l'abbé toujours mythologique, 
comme Arion, un dauphin t'a emporté sur sa 
croupe et tu as bientôt gagné le large dans la 
haute mer des distractions... 

— Mais je suis à présent tout oreilles pour 
vous écouter, mademoiselle, continua M. de 
Fierdrap à travers la plaisanterie de l'abbé, qui 
ne l'arrêta pas- 
Mademoiselle de Percy, dont l'impatience 

ressemblait à une menace d'apoplexie, et qui 
débâtissait convulsivement les points qu'elle 
avait faits à son travail de tapisserie, repoussa 
son canevas dans sa corbeille; et tenant ses 
ciseaux, les seules armes dont sa main d'hé- 
roïne fût maintenant armée, et dont elle tam- 
bourinait de temps en temps, sur le guéridon, 
contre lequel elle était accoudée, elle commença 
son récit : 

Histoire militaire, digne d'un bien autre 
tambour ! 



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IV 

Histoire des Dou^e. 




ENDANT que vous péchiez des 
truites en Ecosse, monsieur de 
Fierdrap, et que mon frère, ici pré- 
sent, faisait voir, dans sa personne, 
la grave Sorbonne, en habit écar- 
late, chassant le renard, à franc étrier, sur 
les domaines de notre gracieux cousin le duc 
de Northumberland, ces demoiselles de Touf- 
fedelys qui, en leur qualité de châtelaines, 
très-aimées des gens de leurs terres, avaient 
cru pouvoir se dispenser d'émigrer , ainsi 
que moi, la dernière d'une famille nom- 
breuse et depuis longtemps déjà dispersée, 
nous nous occupions, de ce côté -ci de la 
Manche, à bien autre chose, je vous assure, 
qu'à filer nos quenouilles de lin, comme dit la 
vieille chanson bretonne. Les temps paisibles, 
où l'on ourlait des serviettes ouvrées, dans la 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 63 

salle à manger du château, n'étaient plus... 
Quand la France se mourait dans les guerres 
civiles, les rouets, l'honneur de la maison, de- 
vant lesquels nous avions vu , pendant notre 
enfance, nos mères et nos aïeules, assises comme 
des princesses des contes de Fées, les rouets 
dormaient, débandés et couverts de poussière, 
dans quelque coin du grenier silencieux. Pour 
parler à la manière des fileuses cotentinaises : 
nous avions un lanfois, plus dur à peigner. Il 
n'y avait plus de maison, plus de famille, plus 
de pauvres à vêtir, plus de paysannes à doter ; 
et la chemise rouge de mademoiselle de Corday 
était tout le trousseau en espérance qu'à des 
filles comme nous avait laissé la République ! 
« Or, à l'époque dont je vais vous parler, 
monsieur de Fierdrap, la grande guerre, ainsi 
que nous appelions la guerre de la Vendée, 
était malheureusement finie. Henri de la Roche- 
jacquelein, qui avait compté sur l'appui des 
populations normandes et bretonnes, avait, un 
beau matin, paru sous les murs de Gran ville; 
mais, défendu par la mer et ses rochers encore 
mieux que par les réquisitionnaires républi- 
cains, cet inaccessible perchoir aux mouettes 
avait tenu ferme, et de rage de ne pouvoir s'en 
rendre maître, la Rochejacquelein , à ce mo- 
ment-là, dit-on, dégoûté de la vie, était allé 
briser son épée sur la porte de la ville, malgré 



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64 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

le canon et la fusillade ; puis, il avait remmené 
ses Vendéens. Du reste, si, comme on l'avait 
cru d'abord, Granville n'avait pas fait de résis- 
tance, le sort de la guerre royaliste aurait -il été 
plus heureux ?... Nul des chefs normands (et je 
les ai tous très-bien connus), qui avaient dans 
notre Cotentin essayé d'organiser une chouan- 
nerie, à l'instar de celle de l'Anjou et du Maine, 
ne le pensait, même dans ce temps où l'inflam- 
mation des esprits rendait toute illusion facile. 
Pour le croire, ils jugeaient trop bien le paysan 
normand, qui se battrait comme un coq d'Ir- 
lande pour son fumier et dans sa basse-cour, 
mais à qui la Révolution, en vendant à vil 
prix les biens d'émigrés et les biens d'Église, 
avait précisément offert le morceau de terre 
pour lequel cette race, pillarde et conservatrice 
à la fois, a toujours combattu, depuis sa pre- 
mière apparition dans l'histoire. Vous n'êtes 
pas Normand pour des prunes, baron de Fier- 
drap, et vous savez, comme moi, r^rr expé- 
périence, que le vieux sang des pirates du Nord 
se retrouve encore dans les veines des plus 
chétifs de nos paysans en sabots. Le général 
Tèlémaque, comme nous disions alors, c'est-à- 
dire, sous son vrai nom, le chevalier de Mon- 
tressel, qui avait été chargé par M. de Frotté 
d'organiser la guerre dans cette partie du Co- 
tentin, m'a souvent répété combien il avait été 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 65 

difficile de faire décrocher du manteau de la 
cheminée le fusil de ces paysans, chez qui l'a- 
mour du roi, la religion, le respect des nobles 
ne venaient que bien après l'amour de leur fait 
et le besoin d'avoir de quay sur la planque*. 
« Tous les sentiments de ces gens-là sont des 
intérêts, me disait, dans son dépit, le cheva- 
lier, qui n'était pas de Normandie. Et il ajou- 
tait, M. de Montressel : « Si la chair de Bleu 
s'était vendue au prix du gibier, sur les mar- 
chés de Carentan ou de Valognes, pas de doute 
que mes lambins dégourdis n'en eussent bourré 
leurs carnassières, et ne nous eussent abattu, 
à tout coin de haie, des républicains, comme 
ils abattaient, dans les marais de Néhou, des 
canards sauvages et des sarcelles ! » 

« Et si je reviens sur tout cela, monsieur 
de Fierdrap, quoique vous le sachiez aussi bien 
que moi, c'est que vous n'étiez plus là, vous, 
quand nous y étions, et que je me sens obli- 
gée, avant d'entrer dans mon histoire, de vous 
rappeler ce qui se passait en cette partie du 
Cotentin, vers la fin de 1799. Jamais, depuis 
la mort du roi et de la reine, et depuis que la 
guerre civile avait fait deux camps de la France, 
nous n'avions eu, nous autres royalistes, le 
courage sinon plus abattu, au moins plus na- 

1 De quoi sur la planche. 



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66 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

vré... Le désastre de la Vendée, le massacre de 
Quiberon, la triste fin de la chouannerie du 
Maine, avaient été la mort de nos plus chères 
espérances, et si nous tenions encore, c'était 
pour l'honneur ; c'était comme pour justifier la 
vieille parole : « On va bien loin quand on est 
lassé !» M. de Frotté, qui avait refusé de re- 
connaître le traité de la Mabilais, continuait 
de correspondre avec les princes. Des hommes 
dévoués passaient nuitamment la mer et allaient 
chercher en Angleterre, pour les rapporter à la 
côte de France, des dépêches et des instruc- 
tions. Parmi eux, il en était un qui s'était dis- 
tingué entre les plus intrépides par une audace, 
un sang-froid et une adresse incomparables : 
c'était le chevalier Des Touches. 

» Je ne vous peindrai pas le chevalier... Vous 
le disiez, il n'y a qu'un instant, à mon frère, 
vous l'avez connu à Londres et vous l'y appe- 
liez la belle Hélène, beaucoup pour son enlève- 
ment, et un peu aussi pour sa beauté; car il 
avait, si vous vous en souvenez,, une beauté 
presque féminine, avec son teint blanc et ses 
beaux cheveux annelés, qui semblaient poudrés, 
tant ils étaient blonds ! Cette beauté, dont tout 
le monde parlait et dont j'ai vu des femmes 
jalouses, cette délicate figure d'ange de missel 
ne m'a jamais beaucoup charmée. J'ai souvent 
raillé sur leurs admirations enthousiastes mes- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 67 



demoiselles de Touffedelys et bien d'autres 
jeunes filles de ce temps, qui regardaient le 
chevalier de Langotière comme un miracle, et 
l'auraient volontiers nommé la belle des belles f 
comme du temps de la Fronde on disait de la 
duchesse de Montbazon. Seulement, tout en 
raillant, je n'oubliais pas que cette mignonne 
beauté de fille à marier était doublée de l'âme 
d'un homme; que sous cette peau fine, il y 
avait un cœur de chêne et des muscles comme 
des cordes à puits... Un jour, dans une foire, 
à Bricquebec, j'avais vu le chevalier traité de 
chouan avec insolence, sous une tente, faire 
tête à quatre vigoureux paysans , dont il tordit 
les pieds de frêne dans ses charmantes mains, 
comme si ç'avaient été des roseaux! Je l'avais 
vu pris brutalement à la cravate par un bri- 
gadier de gendarmerie, taillé en Hercule, saisir 
le pouce de cet homme, entre ses petites dents, 
ces deux si jolis rangs de perles ! le couper net 
d'un seul coup et le souffler à la figure du bri- 
gadier, tout en s'échappant par un bond qui 
troua la foule ameutée autour d'eux ; et depuis 
ce jour-là, je l'avoue, la beauté de ce terrible 
coupeur de pouce m'avait paru moins efféminée ! 
Depuis ce jour-là aussi, j'avais appris à le con- 
naître, au château de Touffedelys, où, comme 
je vous le disais, baron, nous avions notre 
quartier général le mieux caché et le plus sûr. 



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68 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



Êtes-vous quelquefois allé à Touffedelys, mon- 
sieur de Fierdrap?... Vos domaines, à vous, 
n'étaient pas de ce côté, et de ce pauvre château 
ruiné, il ne reste pas maintenant une seule 
pierre ! C'était un assez vaste manoir, autrefois 
crénelé, un débris de construction féodale, qui 
pouvait abriter une troupe nombreuse entre ses 
quatre tourelles, et dont les environs étaient 
couverts de ces grands bois, le vrai nid de 
toutes les chouanneries! qui rappelaient par 
leur noirceur et les dédales de leurs clairières, 
ce fameux bois de Misdom où le premier des 
chouans, un Condé de broussailles, Jean Cot- 
treau, avait toute sa vie combattu. Situé à peu 
de distance d'une côte solitaire , presque ina- 
bordable à cause des récifs, le château de 
Touffedelys semblait avoir été placé là, comme 
avec la main, en prévision de ces guerres de 
partisans, à moitié éteintes et que nous essayions 
de rallumer! Tout ce qui avait résolu de re- 
prendre et de continuer cette malheureuse 
guerre interrompue, tout ce qui repoussait dans 
son âme d'oppressives pacifications, tout ce qui 
pensait que des combats de buisson et de haie 
pouvaient mieux réussir qu'une guerre de grande 
ligne, devenue d'ailleurs impossible , tous ceux 
enfin qui voulaient brûler une dernière car- 
touche contre la Fortune, l'ignoble et lâche 
Fortune ! et s'enterrer sous leur dernier coup 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 69 



de fusil, venaient, de toutes parts, se réunir et 
se concerter dans ce fidèle château de Touffe- 
delys ! Les chefs de cette arrière-chouannerie, 
qui eut son dénoûment, hideusement tragique, 
à la mort de Frotté, massacré dans le fossé de 
Verneuil, y arrivaient sous toutes sortes de 
déguisements et, maintes fois, ils s'y abouchèrent 
avec les derniers survivants de la chouannerie 
du Maine écrasée. Afin de désorienter le soup- 
çon, le château, qui n'avait plus que deux châ- 
telaines, bien peu inquiétantes, à ce qu'il sem- 
blait, pour la République, était le refuge de 
quelques femmes de la contrée dont les pères, 
les maris et les frères avaient émigré, et qui 
n'ayant voulu ou pu les suivre, évitaient, en 
vivant à la campagne, au milieu des paysans 
chez lesquels un vieux respect pour leurs fa- 
milles existait encore, ce qu'elles n'eussent pas 
évité dans les villes, le gouffre toujours béant 
des maisons d'arrêt. 

Elles y vivaient le plus obscurément qu'elles 
pouvaient, cherchant à se faire oublier des 
représentants du peuple en mission, ces épou- 
vantables inquisiteurs, mais cherchant à renouer 
les mailles du réseau, si souvent brisé, d'une 
insurrection à laquelle l'ensemble a trop manqué 
toujours. Ces femmes, dont voici quatre échan- 
tillons, monsieur de Fierdrap... 

Et des ciseaux qu'elle tenait, mademoiselle 



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70 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

de Percy indiqua les deux Touffedelys, made- 
moiselle Aimée, et enfin elle-même, en retour- 
nant la pointe de ses ciseaux vers les redou- 
tables timbales de son corsage. 

— Ces femmes étaient dans tout l'éclat de 
leur fraîcheur de Normandes et dans toute la 
romanesque ferveur des sentiments de leur 
jeunesse ; mais dressées au courage par les 
événements mortels de'chaque jour, perpétuel- 
lement à quelques pieds de leurs têtes, et brû- 
lant de ce royalisme qui n'existe plus, même 
dans vous autres hommes, qui avez pourtant si 
longtemps combattu et souffert pour la royauté, 
elles ne ressemblaient pas à ce qu'avaient été 
leurs mères au même âge et à ce que sont leurs 
filles ou leurs petites-filles aujourd'hui ! La vie 
du temps, les transes, le danger pour tout ce 
qu'elles aimaient avaient étendu une frémis- 
sante couche de bronze autour de leurs cœurs... 
Vous voyez bien Sainte de Touffedelys dans 
sa bergère, qui ne traverserait pas aujourd'hui 
la place des Capucins, à minuit, pour un empire, 
et sans se sentir de la mort dans les veines... 
eh bien, Sainte de Touffedelys (n'est-ce pas, 
Sainte ?) venait seule avec moi, la nuit, par les 
plus mauvais temps d'orage, porter sur cette 
côte isolée et dangereuse des dépêches au che- 
valier Des Touches, déguisé en pêcheur de 
congres et qui, dans un canot fait de trois 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 71 

planches, sans aucune voile et sans gouvernail, 
se risquait pour le service du roi, de la côte 
de France à la côte d'Angleterre, à travers cette 
Manche toujours grosse de quelque naufrage... 
aussi froidement que s'il se fût agi d'avaler un 
simple verre d'eau! 

— Et cela pouvait être la mer à boire ! in- 
terrompit l'abbé, qui, comme le prince de Ligne, 
aimait jusqu'aux bêtises de la gaieté. 

— Car telle était surtout, — continua ma- 
demoiselle de Percy, trop partie pour s'aperce- 
voir de l'interruption de son frère, — la fonction 
parmi nous du chevalier Des Touches! Entre 
les gentilshommes qui hantaient le château de 
Touffedelys et qui y concertaient la guerre, il 
n'y avait, malgré le courage qui les distinguait 
et qui les égalisait tous, que ce jeune damoisel 
de chevalier Des Touches pour se mettre ainsi 
à la mer, comme un poisson, car vous vous 
en souvenez, Sainte ? c'était réellement à peine 
un canot que cette pirogue de sauvage qu'il 
avait construite et dans laquelle il filait, en 
coupant le flot comme un brochet, caché dans 
l'entre-deux des vagues et défiant ainsi toutes 
les lunettes de capitaines qui surveillaient la 
Manche et l'espionnaient, de chaque pointe de 
vague ou de falaise, dans ce temps-là! Vous 
rappelez-vous, Sainte, qu'un soir de brume 
qu'il allait partir, vous voulûtes, en riant, des- 



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72 LE CHEYALIER DES TOUCHES. 

cendre dans cette frêle pirogue, et que vous si 
légère alors, poids de fleur ou d'oiseau, tous 
manquâtes de la faire chavirer, ma bergeron- 
nette ! Et pourtant, c'était dans une pareille 
coquille de noix qu'il passait par les plus exé- 
crables temps d'une côte à l'autre, toujours 
prêt à revenir ou à partir, quand il le fallait ; 
toujours à l'heure, exact comme un roi, le roi 
des mers ! Certes, parmi ses compagnons 
d'armes, il y avait des cœurs qui auraient 
aussi bien que lui tenté l'aventure, qui n'avaient 
pas plus peur que lui de laisser leurs cadavres 
aux crabes et pour qui la manière de mourir 
était indifférente, quand il s'agissait du roi et 
de la France; mais tout en l'imitant, nul 
d'entre eux n'eût cru réussir et n'eût certaine- 
ment réussi!... Pour cela, il fallait être un 
homme à part, plus qu'un marin ! plus qu'un 
pilote! Il fallait enfin être ce qu'il était, cet 
étonnant jeune homme que la guerre civile 
avait pris, n'ayant vu la mer que de loin, et 
n'ayant jamais fait autre chose que de tirer 
des mouettes autour de la gentilhommière de 
son père ! Aussi les vieux matelots du port de 
Granville, amateurs du merveilleux, comme 
tous les marins, quand ils surent la périlleuse 
vie du chevalier, pendant dix-huit mois de 
courses à peu près continuelles, dirent-ils qu'il 
charmait les vagues, comme on a dit aussi de 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 73 

Bonaparte qu'il charmait les balles et les bou- 
lets. Ils se connaissaient en audace. L'audace 
du chevalier ne les* troublait donc pas, mais 
ils avaient besoin de s'expliquer son bonheur 
par une de ces idées superstitieuses qui sont 
familières aux matelots. 

« Il aurait dû, en effet, vingt fois être pris 
ou succomber dans ces terribles passages ! Ce 
bonheur insolent et constant, cette imprudence 
si souvent recommencée et d'un résultat tou- 
jours assuré, donnaient à Des Touches une 
importance considérable parmi les autres offi- 
ciers de la chouannerie du Cotentin. On sen- 
tait que, s'il périssait, on ne le remplacerait 
pas ! D'ailleurs, il n'était pas qu'un courrier, 
infatigable et intrépide, qui savait son détroit 
de mer, comme certains guides pyrénéens 
savent leurs montagnes. Partout, dans le hal- 
lier, dans l'embuscade, au combat, lorsqu'il 
fallait jouer de la carabine ou s'estafiler corps 
à corps avec le couteau, c'était un des chouans 
les plus redoutables, l'effroi des Bleus, qu'il 
étonnait toujours, en les épouvantant, quand, 
dans une affaire, il déployait tout à coup, à 
travers ses formes sveltes et élégantes, la force 
terrassante du taureau ! Cest la guêpe ! disaient- 
ils, les Bleus, en reconnaissant dans la fumée 
des rencontres cette taille fine et cambrée, 
comme celle d'une femme en corset : Tirez à 



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74 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

la guêpe! Mais la guêpe s'envolait toujours 
ivre du sang qu'elle avait versé ; car elle avait 
une vaillance acharnée et féroce. En toute 
occasion, ce mignon de beauté était et restait 
l'homme du pouce si cruellement mordu et 
coupé à la foire de Bricquebec ; le visage blanc, 
à la lèvre large et rouge, signe de cruauté ! dit- 
on, et qu'il avait aussi rouge que le ruban de 
votre croix de Saint-Louis, monsieur de Fier- 
drap ! Ce n'était pas seulement le fanatisme de 
sa cause qui l'exaltait quand, avant ou après 
le combat, il se montrait implacable. Il était 
chouan, mais il ne semblait pas de la même 
nature que les autres chouans. Tout en se 
battant avec eux, tout en jouant sa vie à pile 
ou face pour eux, il ne semblait pas partager 
les sentiments qui les animaient. Peut-être 
chouannait-il pour chouaner, lui, et était-ce 
tout?... Ces compagnons, ces guérillas, ces 
gentilshommes n'avaient pas uniquement Dieu 
et le roi dans leur cœur. A côté du royalisme 
qui y palpitait, il y avait d'autres sentiments, 
d'autres passions, d'autres enthousiasmes. La 
jeunesse ne sonnait pas vainement, en eux, 
son heure brûlante. Comme les chevaliers, 
leurs ancêtres, ils avaient tous ou presque 
tous une dame de leurs pensées dont l'image 
les accompagnait au combat, et c'est ainsi que 
le roman allait son train à travers l'histoire. 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 75 



Mais le chevalier Des Touches ! je n'ai jamais 
revu dans ma vie un tel caractère. A Touffe- 
delys où nous avons tant brodé de mouchoirs 
avec nos cheveux pour ces messieurs qui nous 
faisaient la galanterie de nous les demander 
et qui les emportaient comme des talismans, 
dans leurs expéditions nocturnes, je ne crois 
pas qu'il y en ait eu un seul de brodé pour 
lui. Qu'en pensez-vous, Ursule ?... Toutes les 
recluses de cette espèce de couvent de guerre 
l'intéressaient fort peu, quoiqu'elles fussent la 
plupart fort dignes d'être aimées, même par 
des héros ! Nous pouvons bien le dire aujour- 
d'hui que nous voilà vieilles. Et d'ailleurs, je 
ne parle pas de moi, Barbe-Pétronille de 
Percy, qui n'ai jamais été une femme que sur 
les fonts de mon baptême, et qui, hors de là, 
ne fus toute ma vie qu'un assez brave lai- 
deron, dont la laideur n'avait pas plus de 
sexe que la beauté du chevalier Des Touches 
n'en avait ! 

Mais je parle pour ces demoiselles de 
Touffedelys ici présentes, alors dans toute la 
splendeur de la vie, deux cygnes de blancheur 
et de grâce, auxquels il fallait mettre un col- 
lier différent autour du cou pour les recon- 
naître ! Je parle pour Hortense de Vély, pour 
Elisabeth de Maneville, pour Jeanne de Mon- 
tevreux, pour Yseult d'Orglande, et surtout 



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76 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

pour Aimée de Spens, devant qui toutes les 
autres, si radieuses fussent-elles, s'effaçaient 
comme un brouillard de rivière devant le 
soleil. Aimée de Spens était de beaucoup la 
plus jeune de nous toutes. Elle avait seize ans 
quand nous en avions trente. C'était une 
enfant, mais tellement belle, monsieur de 
Fierdrap, qu'excepté ce cœur de brochet, le 
chevalier Des Touches, il n'y eut peut-être pas 
un seul des hommes de cette époque qui la 
vît sans l'aimer, cette Aimée la-bien-nommée, 
comme nous l'appelions ! Du moins les onze 
gentilshommes de l'expédition des Douze, 
puisque le douzième est une femme, votre 
servante, baron de Fierdrap ! avaient-ils tous 
pour elle une passion romanesque et déclarée, 
car tous, les uns après les autres, ils avaient 
demandé sa main ! 

— Quoi ! ils l'ont aimée tous les onze ! dit 
le baron, qui partit comme une bonde à ce 
trait, frappé de ce détail singulier dans une 
histoire où les événements étaient aussi éton- 
nants que les personnages. 

— Oui, tous, baron ! reprit mademoiselle de 
Percy, et les sentiments inspirés par elle ont 
plus ou moins duré en ces âmes fortes. Quel- 
ques-uns d'entre eux sont restés amoureux et 
fidèles. Vous vous en étonneriez peu, du reste, 
si vous aviez connu l'Aimée de cette époque, 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 77 

une femme qui n'a pas eu de peintre, et 
comme vous n'en avez peut-être jamais ren- 
contré, vous qui avez tant couru le monde ! 

— Halte ! fit M. de Fierdrap, qui avait été 
hulan en Allemagne ; halte ! répéta-t-il, comme 
s'il avait eu toute sa v compagnie de hulans sur 
les talons. J'ai connu en 180... lady Hamilton, 
et par les sept coquilles que je porte ! made- 
moiselle, je vous jure que c'était une commère 
à faire comprendre, même à un quaker, les 
satanées bêtises que l'amiral Nelson s'est per- 
mises pour elle ! 

— Je l'ai connue aussi, dit à son tour l'abbé ; 
mais mademoiselle Aimée de Spens, que tu 
vois là, était encore plus belle. C'était comme 
le jour et la nuit... 

— Corne de cerf! fit le baron de Fierdrap 
surexcité, je vis un jour cette lady Hamilton 
en bacchante... 

— Par exemple ! interrompit railleusement 
l'abbé, voilà comme jamais tu n'aurais pu voir 
mademoiselle Aimée de Spens, Fierdrap ! 

— Et je te jure, dit le baron qui n'écoutait 
plus et qui voulait raisonner... 

— Que cela n'allait pas mal à cette grande 
fille d'auberge, interrompit encore l'abbé, par- 
bleu ! je le crois bien ! Elle avait versé de son 
robuste bras rose hâlé assez de cruches de 
bière aux palefreniers du Richemond pour 




78 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

jouer de l'amphore... et du reste avec grâce ! 
Mais mademoiselle Aimée de Spens n'était pas 
de cet acabit de beauté-là ! Ne t'avise jamais, 
Fierdrap, de lui comparer personne ! Ma sœur 
a raison. On ne vit pas assez longtemps pour 
rencontrer dans sa vie deux femmes comme 
celle-là a été... La beauté unique de son temps ! 
mon cher, et elle aura eu le sort de tout ce 
qui est absolument beau ici-bas ! Il n'y aura 
pas d'histoire pour elle... pas plus que pour les 
onze héros qui l'ont aimée. Elle n'en aura 
déshonoré aucun ; elle ne sera entrée dans la 
baignoire d'aucune reine ; elle ne comptera point 
parmi les intéressantes ravageuses de ce 
monde, qui le bouleversent du vent de leurs 
jupes! Pauvre magnifique beauté perdue, qui 
n'entend même pas ce que je dis d'elle, ce 
soir, au coin de cette cheminée, et qui n'aura 
été dans toute sa vie que le solitaire plaisir de 
Dieu! 

Pendant que l'abbé de Percy parlait, le 
baron de Fierdrap regardait celle qu'il avait 
appelée 2e solitaire plaisir de Dieu, travaillant 
alors à sa broderie avec ses deux mains de 
madone. Il clignait de l'œil, M. de Fierdrap. 
C'était son tic et il en faisait une finesse. De 
son autre œil qu'il ne fermait pas, de son œil 
gris émérillonné, l'ancien hulan allait du beau 
front d'Aimée, couronné de ses cheveux d'or 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 79 

bronze, de ce beau front à la Monna Lisa, au 
centre un peu renflé duquel le rayon de la 
lampe qui y luisait attachait comme une féron- 
nière d'opale, jusqu'à ces opulentes épaules 
moulées dans la soie gris de fer, collant au 
corsage, et peut-être pensait-il en voyant tout 
cela que, malgré le temps, malgré la douleur, 
malgré tout, il restait du plaisir solitaire de 
Dieu d'assez riches miettes pour que les 
hommes, et les plus difficiles des hommes, 
pussent faire encore une ripaille, de roi ! 

Mais il ne dit pas ce qu'il pensait... Si des 
incongruités zig-zaguèrent un instant dans son 
cerveau, il les contint sous sa perruque aven- 
turine, et mademoiselle de Percy reprit son 
histoire, en haletant, comme une locomotive 
qui repart : 

— Comme elle était une orpheline et, mal- 
heureusement, la dernière de sa race, Aimée de 
Spens passait une partie de ses jours avec 
nous, graves filles de trente ans, qui lui fai- 
sions comme une troupe de mères... Depuis 
quelque temps, elle habitait Touffedelys, quand 
elle y vit pour la première fois ce jeune homme 
inconnu qu'elle a aimé, et dont nous avons 
toujours ignoré le vrai nom, le pays et les 
aventures. A-t-elle su tout cela , elle ? Dans 
les longues heures passées front à front, sous 
les profondes embrasures de chêne de la grande 



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80 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

salle de Touffedelys, où nous les avons tant 
laissé causer à voix basse, dès que nous eûmes 
appris qu'ils s'étaient promis lun à l'autre, lui 
aura-t-il révélé le secret de sa vie? Mais si 
cela fut, elle l'a bien gardé ! Tout est enterré 
dans ce cœur avec son amour ! Ah ! Aimée de 
Spens ! c'est une tombe, mais une tombe sous 
une plate-bande de muguets calmes! Tenez, 
monsieur de Fierdrap, regardez l'air placide 
de cette fille finie, dont la vie, depuis vingt 
ans, est désespérée et si simple, de cette créa- 
ture digne d'un trône, et qui mourra pauvre 
dame en chambre du couvent des Bernardines 
de Valognes. Elle n'entend plus ; elle écoute à 
peine ; elle n'a pour tout que ce sourire char- 
mant qui vaut mieux que tout et qu'elle met 
par-dessus tout. Elle ne vit que dans sa pen- 
sée, que dans ses souvenirs, qu'elle n'a jamais 
profanés par une confidence ! oubliant le monde 
et résignée à l'oubli du monde, ne voyant que 
l'homme qu'elle a aimé... 

— Non, Barbe, non, elle ne le voit pas ! fit 
ingénument mademoiselle Sainte, toujours au 
seuil du monde surnaturel, et qui prit au pied 
de la lettre la métaphore, assez modeste pour- 
tant, de mademoiselle de Percy. Depuis qu'il 
est mort, elle ne l'a jamais vu, mais elle n'en 
est pas moins hantée... et c'est plus particu- 
lièrement au mois dans lequel il a été tué 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 8l 

qu'il revient/ C'est pour cela qu'elle ne peut 
pas, pendant ce mois-là, rester seule dans sa 
chambre quand la nuit est tombée. Toute 
sourde et archisourde qu'elle est, elle y entend 
très-bien alors des bruits étranges et effrayants. 
On y soupire dans tous les coins et il n'y a 
personne! Les anneaux de cuivre des rideaux 
grincent sur leurs tringles de fer, comme si on 
les tirait avec violence... Une fois, je les ai 
entendus avec elle, et je lui dis toute épeurée, 
car les cheveux m'en grigeaient sur le front : 
« C'est bien sûr son âme qui revient vous de- 
mander des prières, Aimée ! » Et elle me répon- 
dit gravement et moins troublée que je n'étais : 
« Je fais toujours dire une messe à l'autel des 
morts, le lendemain des soirs où j'entends cela, 
Sainte! » Or, c'était bien vrai que c'était sa 
messe quV/ voulait , car une fois Aimée, ayant 
tardé d'un jour à la faire dire comme d'habi- 
tude le lendemain des bruits, ils devinrent 
affreux la nuit suivante ! Les rideaux sem- 
blèrent fous sur leurs tringles, et toute la nuit 
les meubles craquèrent comme des marrons 
qu'on n'a pas coupés et qui sautent hors du 
feu! 

— Eh bien, reprit mademoiselle de Percy, 
mécontente d'avoir; été pendant si longtemps 
interrompue, cette Aimée qui croit aux fan- 
tômes, mais pas comme vous, Sainte ! — ellg 

M 



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82 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

lui payait par ce petit mot de mépris son in- 
terruption, à cette pauvre et benoite brebis du 
îbon Dieu, qui avait bêlé hors de propos, — 
cette Aimée, qui peut très-bien croire à ceux-là 
qu'elle voit dans son cœur, a toujours été et 
est encore pour nous, monsieur de Fierdrap, 
un mystère, plus profond et plus étonnant que 
le mystère de son fiancé. Lui, n'a fait que pa- 
raître et disparaître. Quoi donc d'étonnant à 
ce que nous n'en ayons jamais rien su ?.. . 
Mais nous avons vécu vingt-cinq ans avec elle, 
et nous n'en savons pas sur elle beaucoup da- 
vantage ! Quand cet inconnu, resté pour nous 
un inconnu, vint au château de Touffedelys, il 
fut précisément amené par notre chevalier Des 
Touches. Aimée connaissait le chevalier. Elle 
l'avait vu à plusieurs reprises dans l'Avran- 
chin, chez une de ses tantes, madame de la 
Roque -'Piquet, une vieille chouanne qui ne 
pouvait pas chouanner comme moi, car elle 
était cul-de-jatte, mais qui chouannait à sa ma- 
nière, en cachant, le jour, des chouans dans ses 
celliers et dans ses granges, pour les expédi- 
tions de nuit. Aimée avait retrouvé le chevalier 
à Touffedelys, et moi qui, dès lors, avec ma 
laideur cramoisie, n'avais qu'à observer l'a- 
mour... dans les autres, j'avais craint parfois, 
mais sérieusement, qu'elle ne l'aimât... Du 
moins, toujours quand le chevalier était là... 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 83 

était-ce l'effet de la beauté éblouissante de cet 
homme, peut-être plus fémininement beau 
qu'elle?... j'avais remarqué sur les paupières 
obstinément baissées de la belle et noble Aimée 
un frissonnement, et, sur son front rose, un ton 
de feu, qui m'avaient souvent inquiétée... Ame 
de ma vie ! ils auraient fait, cela n'est pas dou- 
teux , un superbe couple ! Mais outre que le 
petit chevalier de Langotière n'était pas de 
souche à épouser une de Spens, il semblait, à 
ma Minerve, à moi, qu'un homme comme Des 
Touches devait être terrible à aimer! 

Dieu y para. Elle ne l'aima point. Celui 
qu'elle aima fut, au contraire, ce compagnon 
du chevalier, qui arriva avec lui une nuit à 
Touffedelys, par une de ces épouvantables tem- 
pêtes que Des Touches préférait au calme des 
nuits claires pour ses passages. 

Vous souvient-il de cette nuit-là, Ursule?... 
Nous ne dormions pas, nous étions dans le 
grand salon, occupées, vous et Aimée, à faire 
de la charpie et moi à fondre des balles, car je 
n'ai jamais aimé les chiffons ; veillant comme 
ce soir, mais moins tranquilles. Tout à coup 
le cri de la chouette s'entendit et tous deux 
entrèrent dans leurs peaux de bique ruisse- 
lantes, semblables à des loups tombés dans la 
mer. Le chevalier Des Touches nous présenta 
son compagnon comme un gentilhomme qui 



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84 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

avait fait longtemps la guerre du Maine sous 
le nom de M. Jacques qu'on lui donnait en- 
core... 

— Par Dieu ! fit le baron de Fierdrap, qui 
tressaillit à ce nom comme à un coup de cara- 
bine, il est bien connu ce pseudonyme-là dans 
le Maine ! Il y a insurgé assez de paroisses. Il 
y a fait lever assez de fer tes ! Il y est resté as- 
sez glorieux ! M. Jacques ! Mais Jambe-d'Ar- 
gent lui-même se courbait devant l'intrépidité 
et le génie de général de M. Jacques! Seule- 
ment, mademoiselle, il devait être mort vers 
cette époque, si c'était celui-là?... 

— Oui, on l'avait cru mort, reprit mademoi- 
selle de Percy, mais, après avoir échappé aux 
Bleus, il s'était réfugié en Angleterre, où les 
Princes l'avaient chargé d'une mission person- 
nelle auprès de M. de Frotté ; et c'est pour cela 
qu'il était venu de Guernesey à la côte de 
France dans ce canot de Des Touches, où il ne 
pouvait tenir qu'un seul homme, et qui faillit 
cent fois sombrer, sous le poids de deux ! Pour 
supprimer tout fardeau inutile, ils avaient ramé 
avec leurs fusils... 

M. de Frotté était alors sur les confins de 
la Normandie et de la Bretagne, cherchant à 
ranimer des insurrections expirantes... M. Jac- 
ques alla seul l'y joindre et revint quelque 
temps après à Touffedelys, grièvement blessé. 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 85 

En y revenant, il avait été obligé de se glisser 
entre les tronçons épars des Colonnes Infer- 
nales, qui pillaient et massacraient le pays, et 
il avait essuyé je ne sais combien de coups de 
feu , dont les derniers tirés l'atteignirent . . . 
Quand il rentra à Touffedelys sur un cheval 
blessé comme lui, le cheval et l'homme, rouges 
de sang, tombèrent, le cheval mort sous 
l'homme mourant et sans connaissance. Les 
balles dont il était criblé le clouèrent long- 
temps à Touffedelys. Ses blessures, qu'il fallut 
soigner, l'y retinrent. Elles étaient nombreuses 
et nous pûmes les compter, car nous les pan- 
sâmes toutes, ma foi, de nos mains de demoi- 
selles! On ne faisait pas de pruderie dans ce 
temps-là. La guerre, le danger avaient emporté 
toutes les affectations et les petites mines. Il 
n'y avait pas de chirurgiens au château de 
Touffedelys ; il n'y avait que des chirurgiennes. 
J'étais la chirurgienne en chef. On m'appelait 
« le Major » parce que je savais mieux débrider 
une blessure que toutes ces trembleuses. 

— Tu la débridais comme tu l'aurais faite ! 
dit l'abbé. 

Pour mademoiselle de Percy, cette vieille 
héroïne inconnue, l'opinion de l'abbé représen- 
tait la Gloire. Elle devint plus pivoine que 
jamais à l'observation de son frère. 

^- Oui, elles m'appelaient % le Major », con- 



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86 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



tinua-t-elle avec la gaieté de l'orgueil flatté, 
et comme c'était moi qui faisais d'ordinaire 
l'inventaire des blessures que nous avions à 
fermer, je me rappelle que, quand je vis l'é- 
pouvantable hachis du corps de M. Jacques, 
étendu devant nous, je regardai circulairement 
tout mon groupe d'aides, alors très-pâles, et 
comme j'ai toujours été un peu saint Jean 
bouche d'or... 

— Et plus bouche d'or que sainte, glissa en- 
core l'abbé. 

— ...Je leur dis, gaillardement, pour leur 
donner du courage, en leur désignant le blessé 
évanoui : « Mort de ma vie ! si nous le sau- 
vons, quel beau bijou gui Hoché ce sera pour 
celle de vous qui voudra se le passer autour du 
cou, mesdemoiselles ! » 

Elles se mirent à rire comme des folles, 
mais Aimée resta sérieuse et en silence. Elle 
avait rougi. 

Elle rougit aussi pour Des Touches! pen- 
sai-je. Laquelle donc de ces deux rougeurs est 
l'amour?... 

C'était, du reste, comme le chevalier Des 
Touches, un homme que je n'aurais jamais 
songé à aimer, ce M. Jacques! si j'avais été 
bâtie pour les sentiments tendres. Il n'avait pas 
la beauté féminine et cruelle du chevalier, mais 
quoique la sienne fût plus virile, plus brune et 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 87 

plus ardente, elle avait aussi son côté femme : 
la mélancolie. Les hommes mélancoliques me 
sont insupportables. Je les trouve moins hommes 
que les autres hommes. M. Jacques était ce 
qu'on a appelé longtemps un beau ténébreux. 
Or, je suis de l'avis de cette coquine de Ninon 
qui disait : « La gaieté de l'esprit prouve sa 
force. » Je me moque de l'esprit... et je n'y 
tiens pas, mais cela est certain que la gaieté 
est un courage... un courage de plus! M. Jac- 
ques, que ces dames, qui ne pensaient pas 
comme moi, appelaient, à Touffedelys, pour le 
poétiser, « le beau Tristan, » m'aurait donné 
sur les nerfs, avec son impatientante mélanco- 
lie, — si une grosse fille de mon calibre pouvait 
avoir des nerfs ! Que voulez- vous ? il faut pour 
moi que les héros eux-mêmes soient de bonne 
humeur et rient à la figure de tous les dangers. 

— Oh ! vous avez toujours été, mademoiselle 
de Percy, — fit l'abbé, — un vrai Roger Bon- 
temps, qui, dans une autre époque qu'une 
époque de révolution, aurait inquiété sa fa- 
mille. Ce n'était pas seulement des héros qu'il 
vous fallait à vous, c'étaient des lurons d'hé- 
roïsme ! Dieu a bien fait de vous faire laide, 
et tous les matins, je l'en remercie à la messe ; 
car peut-être l'honneur des Percy eût-il couru 
grand risque, sans cette précaution. 

— Riez toujours! riez, allez, mon frère, ré- 



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88 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

pondit- elle, riant elle-même, montrant combien 
elle aimait la gaieté par la façon dont elle ac- 
cueillait la plaisanterie. Tout vous est permis 
contre votre cadette. N'êtes-vous pas le chef de 
notre maison ? 

— C'est vrai , glissa alors mademoiselle Ur- 
sule, qui n'avait rien dit jusque-là et qui inter- 
vint dans la causerie, pendule retardée qui 
sonnait ! c'est vrai qu'il n'était pas très-aimable, 
ce M. Jacques, il était triste comme un bonnet 
de nuit. 

— Comme un bonnet rouge plutôt! inter- 
rompit l'impétueuse mademoiselle de Percy. 
Les révolutionnaires de tous les pays se res- 
semblent. Les jacobins français étaient aussi 
rechignes, aussi solennels, aussi pédants que 
les puritains d'Angleterre. Je n'en ai pas connu 
un seul qui fût gai, tandis que tous l'étaient 
parmi les royalistes, qui avaient gardé l'esprit 
du pays qu'on nommait autrefois « la gaye 
France » parmi ces fiers gars qui avaient tout 
perdu et même l'espérance, mais qui se conso- 
laient de tout, par la guerre, par le piquant 
inattendu de l'aventure et la risette des coups 
de fusil! 

— Mais,, s'il était triste, dit mademoiselle 
Ursule, qui reprit, comme la fourmi reprend 
son brin de paille, sa petite idée interrompue 
par cette fanfare d'enthousiasme militaire qui 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 89 

venait de passer sur son cerveau, comme une 
trombe sur une couche à cornichons, s'il était 
triste, vous savez bien, ma chère Percy, qu'on 
disait qu'il avait des raisons pour l'être. Vous 
savez bien qu'on se disait dans le tuyau de 
l'oreille qu'il était un commandeur de Malte, 
et qu'il avait prononcé ses vœux... 

— Oui, répondit mademoiselle de Percy, ad- 
mettant l'objection, cela se chuchotait, et si 
réellement il était commandeur de Malte, l'idée 
de ses vœux dut le faire cruellement souffrir 
quand il devint amoureux de cette Aimée qu'il 
ne pouvait pas épouser, car les chevaliers de 
Malte étaient tenus à célibat comme les prêtres... 
mais de cela quelle preuve avons-nous jamais 
eue!... si ce n'est cette affreuse pâleur de mort 
qui lui couvrit tout à coup le visage le jour 
où, à table, au dessert, Aimée nous apprit 
qu'elle s'était engagée, en vous disant, Ursule, 
devant nous toutes, rose de pudeur et de l'ef- 
fort que lui coûtait cet aveu qui , pour nous, 
était une nouvelle : 

— « Ma chère Ursule, je vous en prie, don- 
nez des fraises à mon fiancé ! » 

Il devait être heureux d'un tel mot, et il 
devint livide... Mais toutes les pâleurs ne se 
ressemblent-elles pas? Qui peut reconnaître la 
pâleur d'un homme heureux de celle d'un 
traître? S'il en était un, si vraiment il avait 



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90 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

menti avec Aimée, le coup de feu qui l'abattit 
à mes pieds, la nuit de l'enlèvement, a fait à 
la pauvre fille moins de mal que ce qui l'atten- 
dait, s'il était revenu avec nous. Elle a gardé 
l'illusion qu'il pouvait être a elle, et lorsque je 
lui rapportai le bracelet qu'elle lui avait fait 
devant nous des plus belles tresses de sa che- 
velure, elle ne sut pas, et depuis elle n'a su 
jamais que le sang dont il était couvert 
pouvait être celui d'un homme qui l'avait 
trompée. 

— Mais Des Touches ! mais Des Touches ! 
fit M. de Fierdrap, qui depuis sa remembrance 
sur lady Hamilton n'avait plus rien dit, et qui 
regardait mademoiselle de Percy comme il de- 
vait regarder le liège de sa ligne quand le pois- 
son ne mordait pas. Il avait les deux plus belles 
patiences du monde : — celle du pêcheur à la 
ligne et celle du chasseur à l'affût, et il en 
avait aussi la double obstination. 

— Fierdrap a raison, dit l'abbé, toujours ta- 
quin. Tu t'égailles trop, ma sœur. Vieille habi- 
tude de chouartne ! Tu chouannes... jusque dans 
ta manière de raconter. 

— Ta, ta, ta ! fit mademoiselle de Percy, 
contenez vos jeunesses. Des Touches ! je vais 
y arriver ; mais, mort-Dieu ! je ne puis pas en 
venir à Des Touches et à son enlèvement 
sans vous parler d'un homme qui a joué le 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 91 

plus grand rôle dans cette crânerie, puisque 
c'est le seul qui y soit resté ! 

— Ce n'est pas une raison, cela, dit grave- 
ment l'abbé, dans une expédition pareille, il y 
a plus important que de bien mourir. 

— Il y a réussir, repartit la vieille amazone 
qui avait gardé sous ses cottes grotesques le 
génie de l'action virile ; mais il a réussi, mon 
frère, puisque nous avons réussi et qu'il -était 
avec nous ! D'ailleurs, quoique je ne me soucie 
guère de ce beau Tristan, comme on disait à 
Touffedelys, qui a laissé sa tristesse sur la vie 
d'Aimée, je n'en serai pas moins juste envers 
lui. Il n'y allait pas gaiement, mais il y allait ! 
C'est lui, c'est ce sentimental qui, lors du 
premier emprisonnement de Des Touches à 
Avranches, prit une torche dans sa languis- 
sante main, entra résolument dans la prison et 
n'en sortit que quand tout fut à feu ! 

— Comment, à Avranches ? objecta le baron 
de Fierdrap étonné, mais c'est à Coutances 
que vous avez délivré Des Touches, mademoi- 
selle ! 

— Ah ! fit mademoiselle de Percy, heureuse 
d'une ignorance qui donnait de l'inattendu à 
son histoire. Vous étiez en Angleterre en ce 
temps-là, vous et mon frère, et vous n'avez su 
que l'enlèvement qui, de fait, eut lieu à Cou- 
tances ; mais avant d'être emprisonné dans 



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92 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

cette ville, c'est à Avranches qu'il l'avait été, 
et il ne fut même transféré à Coutànces que 
parce qu'à Avranches nous avions tenté de 
brûler la prison. 

— Très-bien, dit le baron de Fierdrap apaisé, 
je ne savais pas, mais j'en suis enchanté, que 
le chevalier Des Touches eût autant coûté à la 
République ! 

— Laisse-la donc conter, Fierdrap, fit l'abbé, 
qui, de tous, était celui-là qui avait le plus 
interrompu la conteuse et qui se montrait le 
plus animé contre ceux qui avaient son vice, 
selon la coutume de tous les vicieux et de tous 
les interrupteurs. 

— C'était donc vers la fin de l'année 1799, 
reprit l'historienne du chevalier Des Touches. 
Il y avait plusieurs mois que M. Jacques était 
avec nous à peu près guéri, mais affaibli et 
souffrant encore de ses blessures. Pendant cette 
longue convalescence de M. Jacques à Touffe- 
delys, où il vivait caché, comme on vivait 
dans ce temps-là, quand on ne se trouvait pas 
le fusil à la main, au grand air, sous le clair 
de lune, Des Touches, lui, le charmeur de 
vagues, était repassé peut-être vingt fois de 
Normandie en Angleterre et d'Angleterre en 
Normandie. Nous ne le voyions pas à chacun 
de ses passages. Souvent, il débarquait sur des 
points extrêmement distants les uns des autres, 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 93 

pour dépister les espions armés et acharnés, 
qui, tapis sous chaque dune, aplatis dans le 
creux des falaises, couchés à plat ventre au 
fond des anses, le long de ces côtes dentelées 
de criques, cernaient la mer de toutes parts et 
faisaient coucher à fleur de sol des baïonnettes 
et des canons de fusil qui ne demandaient qu'à 
se lever! Plus il allait, ce chevalier Des 
Touches, traqué sur mer par des bricks, traqué 
sur terre par des soldats et des gendarmes, 
plus il allait, cet homme qui caressait le dan- 
ger comme une femme caresse sa chimère, ce 
rude joueur qui jouait son va-tout à chaque 
partie, et qui gagnait, plus il était obligé 
cependant, malgré son impassible audace, 
d'user de précautions et d'adresse ; car le bon- 
heur inouï de ses passages avait exaspéré 
l'observation de ses ennemis, pour lesquels il 
était devenu l'homme de son nom, la Guêpe ! 
la guêpe, insaisissable et affolante, l'ennemi 
invisible, le plus provoquant et le plus mo- 
queur des ennemis! Il ne faisait plus l'effet 
d'un homme en chair et en os, mais, comme 
je l'ai souvent ouï dire aux gens de mer de ces 
rivages, « d'une vapeur, d'un farfadet !» Il y 
avait entre les Bleus et lui, et les Bleus, ne 
l'oubliez pas, c'était tout le pays organisé 
contre nous, groupes de partisans éparpillés à 
sa surface, qui ne nous rattachions les uns aux 



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9+ LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



autres que par des fils faciles à couper ; il y 
avait entre les Bleus et lui un sentiment 
d'amour-propre excité et blessé, plus redoutable 
encore, à ce qu'il semblait, que l'implacable 
haine de Bleu à Chouan !... La guerre entre 
eux était plus que de la guerre, c'était de la 
chasse ! C'était le duel que vous connaissez, 
monsieur de Fierdrap, entre la bête et le 
chasseur ! Déjà plus d'une fois, racontait-on 
dans les cabarets et les fermes du pays, dont 
cet homme est peut-être encore la légende, il 
avait été sur le point d'être pris. On lui avait 
tenu, disaient les paysans narquois, la main 
diablement près des oreilles... On rapportait 
même un fait, mais celui-là était avéré (il avait 
eu la notoriété d'un combat en règle), c'est 
qu'une fois, au cabaret de la Faux, dans les 
terres entre Avranches et Granville, il s'était 
battu, seul, contre une troupe de républicains, 
enfermé et barricadé dans le grenier du caba- 
ret, comme Charles XII à Bender, et qu'après 
avoir tiré toute la nuit par les lucarnes et mis 
par terre une soixantaine de Bleus, il avait 
disparu au jour, par le toit... On ne savait 
comment, disaient les femmes dont il frappait 
l'imagination superstitieuse, mais comme s'il 
eût eu des ailes au dos et sur la langue du 
trèfle à quatre feuilles ! 
Ainsi, il n'était pas un farfadet que sur la 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 95 

mer, il l'était aussi sur le plancher des vaches. 
Beaucoup d'expéditions de terre, dont il avait 
fait partie, l'avaient prouvé, du reste. Seule- 
ment, il ne pouvait pas l'être toujours ! La 
martingale qu'il jouait devait nécessairement 
avoir un terme, et le danger qu'il courait sous 
les deux espèces, il devait y succomber à la 
fin. Or, cet espoir de prendre Des Touches, de 
tenir la Guêpe, et de pouvoir bien l'écraser 
sous son pied, avivait et transportait jusqu'au 
délire ces âmes irritées et créait pour lui un 
péril si certain et tellement inévitable que, 
dans l'opinion des hommes de son parti, 
comme dans celle de ses ennemis, sa prise ou 
sa mort n'était plus qu'une question de temps, 
et que, quand, à Touffedelys, on vint nous dire 
cette terrible nouvelle : « Des Touches est 
pris ! » nous n'eûmes pas même un étonne- 
ment. 

Celui qui vint nous la dire, à Touffedelys, 
cette terrible nouvelle, était un jeune homme 
de cette ville-ci, dont vous ne savez probable- 
ment pas le nom, quoique vous soyez du pays, 
monsieur de Fierdrap, car il n'était pas gentil- 
homme. Il s'appelait Juste Le Breton. L'un 
des préjugés que les Bleus ont le plus odieu- 
sement exploités contre nous, c'est que, dans 
la guerre des Chouans, nous n'étions que des 
gentilshommes qui remorquaient les paysans 



pn-j 



96 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



au combat, et rien n'est plus faux. Nous avions 
avec nous des jeunes gens des villes, dignes de 
porter l'épée qu'ils maniaient très-bien, et 
Juste Le Breton était de ceux-là... Il avait été 
anobli par l'épée des gentilshommes qui l'avaient 
traité en égal, en croisant le fer avec lui dans 
plusieurs de ces duels, comme on en avait 
alors à Valognes, où le duel a été longtemps 
une tradition... Aussi, quand la chouannerie 
éclata, il vint à nous, cet anobli par l'épée, et 
il nous apporta la sienne ! La sienne était au 
bout d'un bras d'hercule. Juste était fort comme 
le chevalier Des Touches, mais il ne cachait pas 
sa force sous les formes sveltes et élancées du 
chevalier, qui faisait toujours cette foudroyante 
surprise, quand tout à coup il la montrait ! Non, 
c'était un homme trapu et carré, blond comme 
un Celte qu'il était, car son nom de Le Breton 
disait son origine. C'était un Breton mêlé de 
Normand. Sa famille avait passé en Norman- 
die, et elle y avait oublié ses rochers de Bre- 
tagne pour les pâturages de cette terre qui a 
des griffes pour retenir qui la touche, car qui 
la touche ne peut s'en détacher ! Il semblait 
qu'il aurait fallu, pour tuer ce Juste Le Bre- 
ton, lui jeter une montagne sur la tête, et il 
est mort en duel, après la guerre, comme nous 
avions cru jusqu'à ce soir que Des Touches 
était mort lui-même, et il est mort d'un misé» 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 97 

rable coup d'épée dans l'aine, le croira-t-on ? 
sans profondeur. Je l'ai vu cracher le sang six 
mois et mourir épuisé comme une fille pulmo- 
nique, avec une poitrine qui ressemblait à un 
tambour! Juste savait, à n'en pouvoir douter, 
que Des Touches était pris, mais il ignorait 
encore comment il avait été pris. Avec un 
pareil homme, nous dit-il, et nous pensions 
comme lui, il fallait qu'il y eût eu de la tra- 
hison ! 

Il y en avait eu, en effet, je l'ai su plus 
tard, et ce fut même là, comme vous le verrez, 
une bonne occasion pour juger du granit cou- 
pant qu'avait dans le ventre ce beau et délicat 
Des Touches, qui m'avait fait un instant peur 
pour Aimée, quand, à ses rougeurs incompré- 
hensibles, je m'étais imaginé qu'elle pouvait 
l'aimer ! 

— Un homme comme Des Touches, dit 
M. Jacques, ne peut jamais être pris, tant qu'il 
y a un chouan debout, avec un fusil et une 
poire à poudre. 

« Il n'en faut pas même tant, fit tranquille- 
ment Juste. Avec nos seules mains vides, nous 
le reprendrions ! » 

C'était dans les environs d'Avranches que 
Des Touches avait été enveloppé et saisi par 
une troupe tout entière, on disait tout un 
bataillon, et c'est dans la prison de cette ville 



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98 le chevalier des touches. 

qu'il avait été déposé, en attendant son exécu- 
tion, qui serait certainement bientôt faite, car 
la République n'y allait jamais de main morte, 
et ici, il fallait quelle y allât de main très- 
vive, si elle ne voulait pas que [cet homme, 
l'idole de son parti et doué du génie des res- 
sources, échappât à ses bourreaux ! « La 
chouette a sifflé du côté de Touffedelys ! » 
ajouta Juste Le Breton, et le soir même, à la 
tombée, nous vîmes arriver au château, sous 
des déguisements divers de colporteurs, de 
mendiants, de rémouleurs et de marchands de 
parapluies, — car cette guerre de chouans était 
nocturne et masquée, — une grande quantité de 
nos gens, qui, au premier bruit de la prise de 
Des Touches, s'étaient juré de le délivrer ou 
d'y périr. 

Il en vint même trop. Ce fut une folie que 
ce grand nombre, dirigé sur un point unique 
et venant aboutir à Touffedelys. Mais cela 
vous donnera une idée de l'importance du che- 
valier Des Touches, que les chouans, qui 
avaient la prudence au même degré que la 
bravoure, aient pu compromettre un instant, 
par un zèle trop vif, l'existence d'un quartier 
général, aussi commode, pour des guérillas 
comme eux, que le château de Touffedelys ? 

Vous ne vous doutez pas, monsieur de 
Fierdrap, ni vous non plus, mon frère, de ce 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 99 

que, dans l'intérêt de notre cause et de ses 
défenseurs, nous avions fait de Touffedelys ; et 
si je ne vous le disais pas, mon histoire serait 
incomplète. Nous avions transformé ce vieux 
château démantelé, sans porit-levis et sans 
herse, qui n'était plus depuis longtemps un 
château-fort, mais qui était encore une noble 
demeure, en un château humilié et paisible au- 
quel la République pouvait pardonner. Nous en 
avions fait combler les fossés, baisser les murs, 
et si nous n'en avions pas abattu les tourelles, 
nous les avions du moins découronnées de 
leurs créneaux, et elles ne semblaient plus que 
les quatre spectres blancs des anciennes tou- 
relles décapitées! Partout où elles brillaient 
autrefois, sur la grande façade du château, 
dans les coins des plafonds, sur les hautes 
plaques des cheminées, et jusque sur les 
girouettes des toits, nous avions fait effacer 
ces armoiries charmantes et parlantes des 
Touffedelys, qui portent, comme vous le savez, 
de sinople à trois touffes de lys d'argent, avec 
la devise au jeu de mots héroïques : ils ne 
FILENT FAS. Hélas ! les pauvres lys, ils avaient 
filé ! Ils s'en étaient allés jusque de ce jardin 
où, de génération en génération, on en culti- 
vait d'immenses corbeilles qui faisaient de 
loin ressembler le vaste parterre à une mer 
couverte de l'albâtre de ses écumes! Nous 



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100 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

avions partout remplacé les lys par des lilas. 
Des lilas , c'est peut - être des lis en deuil ? 
Oui, nous avions accompli tous ces sacrilèges, 
nous avions consommé toutes les petites bas- 
sesses de la ruse qui joue la soumission rési- 
gnée pour conserver à nos amis ce lieu de 
réunion et d'asile, doux et désarmé comme son 
nom, qui semblait la maison de l'Innocence, 
et dans laquelle on voyait moins les hommes 
et les armes derrière ces robes de femmes qui 
y flottaient toujours. Excepté les jardiniers, il 
n'y avait que des femmes à Touffedelys. Nous 
étions servis par des femmes. 

C'est à l'aide de toutes ces précautions, de 
toutes ces coquetteries de douceur que nous 
avions pu faire de notre nid de palombes 
effrayées une aire momentanée pour ces aigles 
de nuit qui s'y abattaient comme Des Touches 
et comme M. Jacques. Seulement, vous le 
comprenez bien, la sécurité de tout cela n'exis- 
tait qu'à la condition que les chouans qui 
s'abouchaient là pour comploter leur guerre 
d'embuscade n'y fussent jamais très-nombreux. 
La prise de Des Touches fut l'unique dé- 
rogation qui ait été faite à cette règle. Mais 
les chefs comprirent l'imprudence d'une grande 
réunion, et ils égaillèrent leurs hommes. Quand 
un pays tout entier est hostile, les petites 
troupes valent mieux que les grandes. Elles 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. IOI 

sont plus résolues, leurs efforts plus ramassés 
et plus puissants, leur action plus rapide, leur 
marche plus cachée. Quelques hommes suffi- 
saient pour enlever Des Touches, et ceux 
qu'on choisit à Touffedelys étaient hommes à 
aller le reprendre sous le tranchant de la guil- 
lotine ou à la gueule de l'enfer... Ce sont 
ceux-là que depuis on a appelés les Douze, et 
qui ont perdu dans ce nom collectif des Douze 
leur nom particulier, que personne ne sait à 
cette heure. 

— Parfaitement vrai ! dit M. de Fierdrap 
intéressé, qui décroisa ses jambes de cerf, et 
refit, en sens inverse, l'X qu'elles formaient. 
Nous n'avons pas entendu dire un seul de 
leurs noms en Angleterre, n'est-ce pas, l'abbé ? 
et Sainte -Suzanne lui-même ne les savait 
pas. • 

— Et quand celle qui vous raconte cette 
histoire, au coin du feu, dans cette petite ville 
endormie, reprit mademoiselle de Percy, sera 
couchée dans sa bière, sous sa croix, dans le 
cimetière de Valognes, il n'y aura plus per- 
sonne pour dire ces noms oubliés à personne... 
Ceux qui les ont portés étaient trop fiers pour 
se plaindre de l'injustice ou de la bêtise de la 
gloire. 

Aimée, que vous voyez d'ici, abîmée en 
elle-même bien plus que dans sa broderie, 



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102 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



s'est absorbée dans son M. Jacques, et Sainte 
et Ursule de Touffedelys ne vous diraient 
peut-être pas tous les douze noms des Douze, 
mais moi, je le puis, je les sais ! Et, après ma 
mort, — ajouta-t-elle, presque belle d'enthou- 
siasme mélancolique, elle, qui n'était qu'un 
laideron joyeux, — tout le temps que je ne 
serai pas tout à fait dissoute en poussière, on 
n'aura qu'à ouvrir mon cercueil pour les savoir, 
ces noms qui méritaient la gloire et qui ne 
l'ont pas eue ! On les trouvera dans mon 
cœur. 




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V 

La première expédition. 



E château de Touffedelys, — con- 
tinua mademoiselle de Percy, après 
un moment de silence ému, que les 
personnes qui l'entouraient avaient 
respecté, — n'était pas à beaucoup 
plus de trois heures de marche d'Avranches, 
pour un homme allant d'un bon pas. En- 
touré du côté de cette ville des masses pro- 
fondes de ces grands bois, dans lesquels les 
chouans aimaient à se perdre pour se retrouver 
dans leurs clairières, et du côté opposé par ces 
espèces de dunes mouvantes nommées bougues, 
qui aboutissaient à la mer et à ces falaises 
dont les hautes et étroites jointures avaient été 
souvent, pour Des Touches et son esquif, des 
havres sauveurs ; ce château, qui avait le double 
avantage des bois et de la mer, fut choisi na- 
turellement par les Douze comme point de re- 



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104 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



traite ou de refuge dans l'expédition qu'ils pro- 
jetaient, et il fut convenu parmi eux qu'on y 
ramènerait le chevalier Des Touches, si on 
parvenait à l'enlever. 

— Mais leurs noms, mademoiselle, leurs 
noms ! dit M. de Fierdrap qui, de curiosité et 
d'impatience, piétinait le parquet de son pied 
guêtre. 

— Leurs noms ! baron ! répondit la conteuse, 
ah ! n'allez pas croire que je pense à vous les 
cacher ! Je suis trop heureuse de les dire. Il y 
a eu assez d'anonymes et de pseudonymes 
comme cela dans cette guerre de sublimes dupes 
que nous avons faite, et, par la mort-Dieu ! je 
n'en veux plus ! Croyez-le bien, vous m'en au- 
riez laissé le temps qu'ils auraient tous trouvé 
leur place dans l'histoire que je vous raconte, 
mais puisque vous le désirez, je m'en vais vous 
les dénier, tous ces noms, tous ces grains d'un 
chapelet d'honneur qu'après moi ne dira plus 
personne ! Écoutez-les : C'étaient La Varesne- 
rie, La Bochonnière, Cantilly, Beaumont, 
Saint-Germain, La Chapelle, Campion, Le 
Planquais, Desfontaines et Vinel-Royal-Aunis, 
qui n'était que Vinel, en son nom, mais qui 
s'appelait Royal-Aunis, du nom du régiment 
dans lequel il avait été officier. Les voilà tous, 
avec Juste Le Breton et M. Jacques! Comme 
M. Jacques, dont le nom vrai s'est perdu sous 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 105 

le sobriquet de bataille, ils avaient tous aussi 
leur nom de guerre, pour cacher leur véritable 
nom et ne pas faire guillotiner leurs mères ou 
leurs sœurs, restées à la maison, et trop vieilles 
ou trop faibles pour faire, comme moi, la guerre 
avec eux. 

En entendant ces noms, qui n'étaient pas 
tous des noms nobles cependant, prononcés par 
un sentiment si profond qu'il donnait presque 
à cette vieille fille, coiffée de son baril de soie 
jaune et violet, la majesté d'une Muse de l'his- 
toire, l'abbé de Percy et M. de Fierdrap eurent, 
d'instinct de sang, le même mouvement de 
gentilshommes. Ils ne pouvaient pas se décou- 
vrir, puisqu'ils étaient tête nue, mais ils s'incli- 
nèrent à ces noms d'une troupe héroïque, 
comme s'ils avaient salué leurs pairs. 

— Par la pêche miraculeuse ! clama le baron 
de Fierdrap, il me semble que j'en connais plu- 
sieurs, de ces noms-là, mademoiselle ! Et même, 
— ajouta-t-il, tombant dans la rêverie et comme 
cherchant dans le fouillis de ses souvenirs, — 
et même aussi je crois avoir rencontré, je ne 
sais plus trop où, plusieurs de ceux qui les 
portèrent. La Varesnerie, Cantilly, Beaumont, 
je les ai connus. Seulement lorsque je les ai 
rencontrés, ni allusion, ni mot d'eux ou de per- 
sonne ne m'a averti une seule fois que j'avais 
là, devant moi, de ces hardis partisans qui 



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106 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

avaient délivré Des Touches !... Mais, made- 
moiselle, — fit-il encore en se ravisant, — je 
vous demande pardon, je n'y pensais pas... En 
fait de héros, les chouans comptaient donc treize 
à la douzaine, puisque vous n'avez pas dit votre 
nom parmi le nom des Douze, et que pourtant 
vous en étiez. 

— Non, répondit la vieille historiographe 
sans plume, et qui ne l'était que de bec, je 
n'en étais pas, monsieur de Fierdrap. Je ne fus 
point de la première expédition des Douze ; je 
n'ai été que de la seconde, et vous saurez pour- 
quoi tout à l'heure, si vous me permettez de 
continuer. 

La première ne parut d'abord douteuse à 
personne. On ne comptait, pour toute garnison 
à Avranches, que ce bataillon de Bleus, qui 
avaient pris Des Touches et l'avaient amené à 
la prison de cette ville, la plus rapprochée de 
l'endroit où ils l'avaient surpris et capturé, car, 
vertu de ma vie ! lorsqu'on parle de ce Des 
Touches, qui valait bien dans ce moment-là le 
prix d'un vaisseau de ligne pour le roi de 
France, on peut bien, ma foi ! dire capturé. Des 
Touches n'était pas un simple prisonnier, c'é- 
tait une capture ! Juste Le Breton se cassait la 
tête pour savoir comment ils avaient pu le 
prendre, lui, ce Samson sans Dalila! lui, la 
Guêpe, lui, le farfadet! Mais le fait était là... 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 107 

Il avait été pris ! Juste disait l'avoir vu entrer 
dans Avranches, porté au centre du bataillon 
des Bleus massés autour de lui, armes chargées. 
Il l'avait vu ayant aux poings des chaînes en 
fer au lieu de menottes, bâillonné avec une 
baïonnette qui lui coupait les coins de la bou- 
che ; durement couché sur une civière de fusils, 
aux canons desquels on l'avait bouclé avec des 
ceinturons de sabre, et moins fou de fureur de 
tous ces supplices que de sentir contre son visage 
le contact du drapeau exécré de la République, 
dont, en marchant, ces Bleus insolents souffle- 
taient, pour l'humilier, son front terrible. Certes, 
de tels gens défendraient avec acharnement le 
chevalier Des Touches contre ceux qui tente- 
raient de le leur reprendre ; mais il n'y avait en 
somme, avec eux, qu'une brigade de gendar- 
merie et une garde nationale mal armée, qui 
comptait, disait-on, un grand nombre de roya- 
listes dans ses rangs. Enfin ce qui donnait sur- 
tout à nous autres le grand espoir de réussir, 
c'est qu'il allait y avoir le lendemain, à Avran- 
ches, une grande foire de bœufs et de chevaux 
qui durait trois jours, et que, d'une vingtaine 
de lieues à l'entour, il viendrait s'emplir et s'ac- 
cumuler, dans cette petite ville proprette, une 
masse compacte de bêtes et de gens, qui ren- 
drait la surveillance d'une police bien plus dif- 
ficile, et qui devait augmenter épouvantable- 



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108 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

ment le désordre à l'aide duquel on voulait 
exécuter l'enlèvement. Il s'agissait, en effet, de 
provoquer une de ces rixes qui sont conta- 
gieuses, qui finissent par entraîner les plus 
calmes dans la violence électrique de leur tour- 
billon. Les Douze eurent bientôt leur plan fait... 
Ils quittèrent Touffedelys un à un, et gagnè- 
rent Avranches par les bois. Pour n'être pas 
reconnus, ces hommes suspects, et déconcerter 
l'œil allumé des espions de la République, ils 
avaient résolu d'entrer dans la ville par douze 
côtés différents, habillés en blatiers, vêtus 
comme eux de vareuses blanches et coiffés de 
ces grands chapeaux, dits couvertures à cuve, 
qui engloutissent une figure comme dans l'om- 
bre d'une caverne. Ils les avaient saupoudrés 
de fleur de farine. 

« — Puisque nous ne pouvons pas porter 
l'autre, ce sera toujours une espèce de cocarde 
blanche, à laquelle nous nous reconnaîtrons 
dans la foule, avait dit Vinel Royal-Aunis. » 

Il n'y avait pas eu moyen d'emporter des 
fusils ou des carabines. Mais quelques-uns 
d'entre eux avaient glissé dans une ceinture, 
sous leur vareuse blanche, des couteaux et des 
pistolets... Tous, du reste, tous s'étaient ceints, 
de l'épaule à la hanche, de ce redoutable fouet 
des blatiers, lesquels ont presque toujours deux 
ou trois chevaux chargés de sacs de blé ou de 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. I09 

farine à conduire ; arme effroyable, au manche 
durci au feu, faite de lanières de cuir tressées, 
avec une mordante courgêe de six pouces, dont 
chaque coup creusait un sillon, et, à la main, 
ils avaient le pied de frêne familier à toute 
main normande, le bâton-massue de la Nor- 
mandie, avec lequel des hommes de ce poignet 
et de cette vaillance auraient pris, Dieu me 
damne ! des pièces de canon ! 

C'est armés ainsi que nous les vîmes par- 
tir. Ils s'égrenèrent et disparurent isolément 
dans les bois, comme s'ils allaient à la pipée. 
Et ils y allaient en effet, à une pipée sanglante ! 
M. Jacques partit le dernier. Ses blessures, son 
amour pour Aimée, la pensée mystérieuse qui 
semblait lui manger le cœur, — car pourquoi 
être triste comme il l'était, avec l'amour d'Ai- 
mée, avec la possession certaine de cette mer- 
veille d'âme et de ,corps qui lui avait juré d'être 
sa femme à son/retour ? — toutes ces choses 
avaient-elles énervé l'énergie, prouvée en tant 
de rencontres par M. Jacques ?... Sa belle fian- 
cée alla le conduire à plus d'une demi-lieue 
dans les bois, jusqu'à ce vieil abreuvoir, où une 
source claire bleuissait sur un fond d'ardoises 
et qu'on appelait « la Fontaine-aux-Biches », 
parce qu'entre deux battements de cœur et dans 
le crochet d'une course forcée, les biches ve- 
naient en aspirer, en frissonnant, l'eau frisson- 



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"V 



110 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

nante. Quand Aimée revint seule à Touffede- 
lys, ah! elle fut bien de Spens !... Elle fut bien 
d'une race où les femmes ne pleurent pas, parce 
que les hommes sont à la guerre! Nous ne lui 
surprîmes pas une larme, mais son front dau- 
rore était devenu pâle comme l'écorce d'un bou- 
leau. J'en eus plus pitié que les autres. Vous 
savez, j'étais la chirurgienne-major. Je savais 
toucher les blessures. Pour donner de la force à 
ce cœur qui saignait et ne se plaignait pas, je 
lui dis sans savoir ce que je disais, et comme 
si j'avais eu le sort dans ma main, mais ce 
n'est jamais qu'avec des mots insensés qu'on 
peut apaiser les âmes folles ! 

« — N'ayez peur, Aimée ! dans quatre jours, 
ils seront tous ici pour votre mariage, et Des 
Touches sera votre témoin ! » 

Dieu de ma vie! à ce mot de témoin, de la 
pâleur de l'ivoire vert son teint passa comme 
un éclair à la pourpre d'un incendie. Son front, 
sa joue, son cou, ce qu'on apercevait de ses 
épaules, jusqu'à la raie nacrée de ses étincelants 
cheveux d'or, tout s'infusa, s'inonda de ce subit 
vermillon de flamme ; et c'était à se demander 
si tout ce qu'on ne voyait pas de sa personne 
se colorait comme ce qu'on voyait, tant cette 
rougeur semblait partout! tant elle en était im- 
mergée ! 

C'était toujours la même question. Pour- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. III 

quoi rougissait-elle?... Mort de mon âme! me 
dis-je en moi-même, je ne suis guère qu'un 
homme manqué, et on le voit à ma figure ; mais 
homme manqué ou non, je veux bien que le 
diable m'emporte sans confession, si je suis 
assez femme pour comprendre cela. 

— Eh ! eh ! dit l'abbé, je suis obligé de t'a- 
vertir que tu n'es plus au temps de tes dragon- 
nades au clair de lune, et que tu continues à 
jurer comme un dragon, mademoiselle ma 
sœur! 

— Influence des temps de guerre civile sur 
les époques calmes ! — répondit-elle avec une 
brusquerie comique, en riant dans ses mous- 
taches grises ébouriffées... — Tu es plus sévère 
que le curé d'Aleaume, l'abbé ! Est-ce que je ne 
me suis pas battue, assez de temps, en l'hon- 
neur de Dieu et de sa sainte Eglise, pour qu'il 
ne puisse me passer très-bien de mauvaises 
habitudes, contractées à son service, et qu'il ne 
s'en formalise pas ?... 

— Vous me rappelez, mademoiselle, dit alors 
M. de Fierdrap, le mot fameux de Louis XIV 
après la bataille de Malplaquet : « J'avais, dit- 
il, rendu à Dieu assez de services pour avoir le 
droit d'espérer qu'il se conduirait mieux avec 
moi. » 

— Et il ne fut jamais, repartit vivement 
l'abbé, meilleur chrétien que quand il a dit 



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112 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

cela, Louis XIV ! c'est moi qui te le certifie, 
Fierdrap, moi, qui suis un ancien docteur de 
Sorbonne ! La foi sincère a souvent de ces fami- 
liarités avec Dieu, que des sots prennent pour 
des irrévérences ridicules, et des âmes de la- 
quais ou de philosophes pour de l'orgueil. Lais- 
sons jaboter ces gens-là. Mais entre nous autres 
gentilshommes, à qui le respect pour le roi n'a 
jamais ôté, que je sache, l'aisance avec le roi... 

— C'est toi qui interromps maintenant! fit 
M. de Fierdrap, enchanté de rendre sa petite 
leçon à l'abbé et de lui couper sa théorie ; laisse 
donc ta théologie et ta Sorbonne, et vous, ma- 
demoiselle, ajouta-t-il avec une déférence flat- 
teuse, puisque c'est pour moi particulièrement 
que vous racontez cette histoire, je vous écoute 
de mes deux oreilles, et je regrette de n'en avoir 
pas quatre à vous offrir ; daignez continuer ! 

Elle fut flattée et se panacha, et les ciseaux 
ayant un peu battu aux champs sur le guéridon 
de vieille laque, elle reprit : 

— Aimée rentra bientôt dans sa pâleur 
d'âme en peine. Elle devait, en effet, plus souf- 
frir que nous pendant les trois jours qui sui- 
virent le départ des Douze. Nous ! nous n'avions 
pour les Douze, et même pour le chevalier Des 
Touches, que le genre d'affection et de sympa- 
thie qu'on a, quand on est femme et jeune, 
pour de nobles jeunes hommes dévoués à leur 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 113 

cause, une cause qui représentait l'honneur, la 
religion, la royauté, cette triple fortune de la 
France, et qui pour elle s'exposaient journelle- 
ment à mourir. Nous avions pour ces Douze 
l'intérêt véhément qu'on se porte entre gens de 
même parti et de même drapeau ; mais enfin nos 
cœurs n'étaient pas pris comme celui d'Aimée 
et le coup de fusil d'un Bleu ne pouvait pas y 
atteindre à travers un autre cœur! Nous nous 
préoccupions sans doute de l'événement qui de- 
vait se produire à Avranches, nous en attendions 
l'issue avec anxiété, moi, surtout, dont le sang 
a toujours été turbulent dans mes grosses veines, 
quand il s'est agi de coups à donner et à rece- 
voir! 

Mais ce n'étaient pas là, ce ne pouvaient 
pas être les transes d'Aimée. Elle ne les disait 
pas. Elle engloutissait ses tortures dans ce 
cœur qui a tout englouti; mais je les devinais 
à la fièvre de ses mains brûlantes, au feu sec 
de ses regards. Une fois, pendant ces jours d'a- 
larme où nous vivions dans l'ignorance et l'in- 
certitude sur le destin de nos amis, je fus obligée 
de lui arracher son feston, car elle coupait avec 
ses ciseaux dans la chair de ses doigts, croyant 
couper autour de sa broderie, et le sang coulait 
sur ses genoux sans qu'elle sentît, dans sa pré- 
occupation hagarde, qu'elle se massacrait ses 
belles mains! Je finis par ne plus la quitter. 



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114 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

Nous ne nous parlions pas, mais nous restions 
les mains étreintes à nous regarder fixement 
dans les yeux. Nous y lisions la même pensée 
la question éternelle de l'inquiétude : « A pré- 
sent que font-ils ? » cette question à laquelle on 
ne répond jamais, car si on pouvait y répondre, 
on ne la ferait pas, et ce ne serait plus l'in- 
quiétude ! A quel travail de vrille cet horrible 
sentiment ne se livre-t-il pas dans nos cœurs ? 
Pour nous soustraire à ce rongement perpétuel, 
à ce creusement sur place, qu'on croit diminuer 
en s'agitant, nous allions ensemble sur la route 
qui passait au pied du château de Touffedelys, 
espérant y rencontrer quelque roulier, quelque 
marchand forain, quelque voyageur quelconque 
qui nous donnerait des nouvelles, qui nous par" 
lerait de cette foire d'Avranches où se jouait un 
drame qui, pour nous, pouvait être une tragé- 
die! Mais ce mouvement que nous nous don- 
nions était inutile. 

Ceux qui, des paroisses circonvoisines, avaient 
eu affaire à la foire étaient passés et ils n'en 
revenaient pas encore ! Les routes étaient dé- 
sertes. On ne voyait poindre personne au 
bout de leur long ruban blanc solitaire. Nulle 
âme qui vive n'apparaissait sur cette ligne 
droite qui s'enfonçait dans le lointain, et ne 
venait nous dire ce qui se faisait tout là-bas, 
derrière l'horizon, du côté de cette ville dont on 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 115 

n'apercevait rien dans les fumées de l'éloigne- 
ment, et d'où nous croyions quelquefois, à l'in- 
tensité de notre attention, à l'effort de nos 
oreilles pour recueillir la moindre des ondes 
sonores qui agitait l'espace, entendre sonner et 
bourdonner comme un bruit vague de cloches 
lointaines ! Illusion de nos sens qui nous trom- 
paient à force de se tendre ! Il n'y avait pas 
même de cloches en ce temps-là. On les avait 
descendues de tous les clochers, et on les avait 
fondues en canons pour la République. On ne 
sonnait donc pas, ce n'était donc pas le tocsin. 
Nous rêvions, les oreilles nous tintaient. Et si 
la générale battait, la générale, ce tocsin du 
tambour! il nous était impossible d'en démê- 
ler les sons contre le vent, à cette distance, au 
milieu de tous ces bruissements d'insectes et 
de ces raille fermentations de la terre qui 
semble sursurrer, sous nos pieds, à certains 
jours chauds, et nous étions dans ces jours-là ! 
Ah ! nous nous dévorions... moi, de curiosité, 
elle, d'angoisse. Lasses d'écouter à fleur de 
sol, et de regarder sur cette route abandon- 
née et muette, allongée platement dans son 
immobile poussière, nous voulions parfois écou- 
ter et voir mieux, écouter de plus haut et voir 
plus loin, et nous montions alors sur la plate- 
forme la plus élevée des tourelles, et nous re- 
gardions de là, oh ! nous regardions de tous nos 



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110 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

yeux! Mais nous avions beau les allonger et 
les écarter sur les longs massifs de bois qui 
s'étendaient indéfiniment du côté d'Avranches, 
nous ne voyions jamais que des abîmes de 
feuillage, que des océans* de verdure, sur les- 
quels le regard lassé se perdait... De l'autre 
côté, entre deux récifs, c'était la mer bleue s'é- 
tendant lentement comme une huile lourde sur 
la grève silencieuse, sans une seule voile qui 
piquât d'un flocon blanc et animât son azur 
monotone ! Et ce calme de tout, pendant que 
nous étions si agitées, redoublait nos agita- 
tions, agaçait nos nerfs par cette indifférence 
des choses, et, par moments, nous jetait dans 
l'état suraigu qui doit précéder la folie ! 

La nuit même, nous restions perchées sur 
le haut de notre tourelle, cet observatoire d'où 
l'on ne voyait rien, si ce n'est le ciel , que nous 
ne regardions seulement pas! genre de sup- 
plice auquel nous revenions, parce qu'à chaque 
instant, nous nous imaginions qu'il allait ces- 
ser. Le soir du deuxième jour de cette foire 
d'Avranches, qu'on appelait, je crois, la Saint- 
Paterne, et qu'ils ont pu, depuis, appeler la 
Flambée, nous vîmes, en tressaillant, monter à 
l'horizon une longue flamme rouge, et des tour- 
billons de fumée épaisse, apportés par le vent, 
déferlèrent et s'étagèrent sur la cime des bois 
que la lune tranquille éclairait. 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 117 

— Aimée, lui dis -je, c'est le feu! Nos 
hommes brûleraient- ils Avranches pour ravoir 
Des Touches ? Il vaut bien Avranches ! Ce se- 
rait beau ! 

Nous écoutâmes... et, pour cette fois, nous 
crûmes entendre, mais nous avions la tête 
montée, des cris indistincts, et comme une 
masse de sons confus qui seraient sortis d'une 
ruche immense ! Mon oreille de chouanne exer- 
cée, car j'avais déjà fait la guerre et je me 
connaissais à la musique de la poudre, cher- 
chait à distinguer les coups de fusil sur la basse 
continue de ce grand tumulte éloigné et as- 
sourdi par l'éloignement ; mais, tonnerre de 
Dieu! je n'étais sûre de rien... Je ne distin- 
guais pas ! Je m'étais penchée sur la plate- 
forme! J'avais mis la tête hors de mon capu- 
chon granvillais, que j'avais pris contre le froid 
de la nuit pour monter si haut, et tête nue, 
l'oreille au vent, l'œil à la flamme qui se réver- 
bérait en tons d'incarnat dans les nuées, calcu- 
lant que si c'était Avranches qui brûlait, dans 
deux heures, pas une minute de plus, le temps 
juste pour revenir à Touffedelys, ils y seraient 
de retour, vainqueurs ou vaincus, je le dis 
vivement à Aimée... 

« J'avais calculé avec une précision militaire. 
Juste deux heures après..., nous haletions tou- 
jours sur notre plate-forme, et nous voyions 



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Il8 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

s'éteindre le feu lointain, ce feu qui n'était pas 
l'incendie d'Avranches, car Avranches à brûler 
aurait demandé plus de temps, voilà que tout 
à coup nous entendîmes sous nos pieds, au 
bas de la tourelle, le hou-hou mesuré de la 
chouette, et, magie de l'amour! Aimée recon- 
nut tout de suite de quelles paumes de mains 
était parti ce hou-hou, qui me parut sinistre, à 
moi, tant il était plaintif! et qui lui parut 
joyeux et triomphant à elle, parce qu'il lui 
annonçait l'homme qui était devenu sa vie, et 
qui lui rapportait la sienne ! 

— C'est lui! s'écria -t -elle, et nous descen- 
dîmes de la tourelle avec la rapidité de deux 
hirondelles qui plongent d'un toit vers le sol. 

Et en effet , c'était M. Jacques ! M. Jacques, 
le visage noirci, les cheveux brûlés, l'air d'un 
démon ou plutôt d'un damné, échappé de l'en- 
fer, car les démons y restent... 

— Ah! lui dis -je, incorrigible, toujours 
prête à rire, même dans les malheurs! parti 
blanc comme un sac de farine, revenu noir 
comme un sac de charbon ! 

— Oui, répondit -il en mordant sa lèvre, 
noir de deuil ! Le deuil de la défaite ! Le coup 
a manqué, mademoiselle... Il faut recommen- 
cer demain. 

Le coup était manqué, et pourtant, — 
reprit la vieille chouanne animée de plus en 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. Iig 

plus et montrant une verve qui fit prendre à 
l'abbé son frère voluptueusement une prise de 
tabac, — pourtant l'affaire n'avait pas été mal 
menée, comme vous allez pouvoir en juger, 
monsieur de Fierdrap... 

. . . C'est midi sonnant , au plus fort du 
tohu-bohu de la foire, que les Douze entrèrent 
dans Avranches. Ils y marchèrent d'abord vers 
le champ de foire, éparpillés, nonchalants, 
flânant, les bras ballants, guignant les sacs de 
blé ou de farine mis à cul sur le sol, déficelés 
et ouverts, pour que l'acheteur jugeât la mar- 
chandise, jouant leur rôle de blatiers qui ont 
le temps d'acheter, qui ne se pressent pas, qui 
attendent en vrais Normands que les prix flé- 
chissent ; mais du fond de leurs grands cha- 
peaux rabattus qui leur tombaient sur les 
épaules, se reconnaissant, se comptant, se cou- 
doyant, et sentant le coude ami qui frémissait 
contre leur coude. Ils nous dirent plus tard ces 
détails et ces sensations... Il y avait, et cela 
leur parut de bon augure, un monde fou à la 
foire de cette année-là! La ville encombrée 
était pleine de gens, d'animaux et de voitures 
de toute forme et de toute grandeur. Les 
auberges et les cabarets regorgeaient d'Auge- 
rons, de bouviers, de porchers qui amenaient 
leurs bêtes pour la foire, et dont les troupeaux 
s'amoncelaient dans les rues, rendant le passage 



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120 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

impossible, bouchant la porte des maisons, 
menaçant les fenêtres des rez-de-chaussée, 
qu'on avait, dans beaucoup d'endroits, calfeu- 
trées de leurs contrevents, par peur d'enfonce- 
ment des vitrages sous la corne de quelque 
bœuf en courroux ou la croupe reculante de 
quelque cheval effaré. Un instant retardées par 
leur accumulation aux angles des rues, au 
resserrement des venelles et aux tourniquets 
des carrefours, ces puissantes troupes de bœufs 
et de chevaux reprenaient bientôt leur marche 
lente sous les pieds de frêne de leurs conduc- 
teurs, et s'avançaient serrés si dru les unes 
contre les autres, qu'on eût dit un fleuve qui 
coulait. Le mouvement de ces masses de bêtes 
et de gens se faisait surtout dans un sens, 
dans la direction du champ de foire, qui était 
la place du marché, à l'un des angles de la- 
quelle s'élevait la prison où était renfermé Des 
Touches. 

Il semblait que ce fût là une circonstance 
menaçante pour le dessein des Douze, que 
cette foule épaisse qui, ceignant la prison de 
tous les côtés, augmentait naturellement la 
difficulté d'y pénétrer ou d'en sortir ; mais cela 
leur parut, au contraire, un heureux hasard, à 
ces énergiques cœurs, tournés à l'espérance ! 
Avec le génie des petites troupes résolues, 
n'avaient-ils pas toujours compté, pour faire 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 121 

leur coup, sur l'entremêlement du grand nom- 
bre, dont il est aisé de faire un chaos ? D'ail- 
leurs, il y avait cela d'absolument bon dans 
cette circonstance de la situation de la prison 
sur le champ de foire, que le bataillon de 
Bleus qui y avait conduit Des Touches, et qui, 
tout à côté, s'y était bâti avec des planches un 
corps-de-garde, avait été obligé de transporter 
ce corps -de -garde à l'autre extrémité de la 
place et de dégager un endroit spécialement 
réservé aux chevaux de la foire, qu'on rangeait 
contre la longue muraille de la prison, dans 
toute sa longueur, et qu'on attachait par de 
gros anneaux en fer, scellés entre les fortes 
pierres... D'abord ces Bleus avaient fait des 
façons, vous vous en doutez bien, quand on 
leur avait signifié d'aller planter ailleurs leur 
corps-de-garde. Ils n'avaient qu'une idée, eux, 
c'est que Des Touches pouvait s'échapper ! 
Mais les tranquilles Normands qui, dans toute 
autre circonstance, pourraient s'en laisser im- 
poser par répugnance pour le dérangement, 
conséquence de toute lutte, ne s'en laissent 
plus conter et ne craignent plus leur peine 
quand le moindre intérêt est en jeu, et sur-le- 
champ, voilà qu'ils redeviennent les âpres 
contendants connus, les chicaneurs terribles 
dont le cri de guerre sera jusqu'à leur dernier 
soupir : Gaignaige ! L'écurie en plein vent 

16 



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122 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

rapportait de l'argent à la ville- Puis c'était là 
une coutume autant qu'un péage. Coutume et 
péage, toute la Normandie tient dans ces 
deux mots ! Les Bleus virent qu'ils ne seraient 
pas les plus forts.... Ils avaient dégagé la 
prison. 

Cette prison, monsieur de Fierdrap, nos 
douze blatiers eurent tout le temps de la regar- 
der et de l'étudier en gens de guerre, de la 
place du marché qu'elle dominait, et qui était 
alors couverte de tentes, rangées en file 
comme les maisons des rues, entre lesquelles 
s'agitait et écumait le flot de la population 
foraine, aux rayons d'un soleil cuisant, qui 
était aussi un avantage, car il faisait bouillir 
ce tas de cerveaux, excités déjà par le débat 
des prix et le cidre en bouteille, qui allument 
si bien les têtes normandes, ces têtes que, ce 
jour-là précisément, il fallait faire sauter comme 
des poudrières, si on voulait enlever Des 
Touches ! Là étaient, en effet, tout le secret et 
le moyen de l'enlèvement. Jeter, n'importe 
comment, toute cette multitude, les uns contre 
les autres, à travers les tentes renversées et les 
animaux fous d'épouvante ! Et, pendant cette 
immense ruée qui pouvait prendre les propor- 
tions d'une bataille d'aveugles et devenir une 
tuerie, se glisser à trois ou quatre dans la pri- 
son, y délivrer le chevalier et se replier vive- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 123 

ment sur les bois; tel était le plan, simple 
et hardi, convenu à Touffedelys , mais que 
l'aspect de la prison pouvait cependant mo- 
difier. 

— Hure de saumon ! je le crois bien ! fit en 
s'exclamant le baron de Fierdrap ; je la con- 
nais, votre prison, mademoiselle. J'ai eu long- 
temps à Avranches un vieux compagnon de 
l'armée de Condé, qui s'appelait le chevalier de 
la Champagne, lequel, revenu au pigeonnier 
comme moi, et n'ayant plus de poudre à brû- 
ler, s'était mis à aimer les vieilles pierres, 
comme, moi, je me suis fourré à aimer le pois- 
son. Eh bien, c'est à lui que je dois ma con- 
naissance de la prison d'Avranches, car il m'a 
assez trimballé, le damné maniaque d'anti- 
quaire qu'il était ! par les escaliers en colimaçon 
de cette forteresse, pour que je. me la rappelle 
parfaitement, et que les jambes me chantent 
encore une chansonnette en pensant à la hau- 
teur de ses deux tours qui résisteraient, Dieu 
me pardonne ! à du canon. 

— Oui, reprit mademoiselle de Percy, ces 
deux tours étaient formidables. Reliées en- 
semble par d'anciens bâtiments, faisant poterne, 
elles étaient flanquées de constructions, d'une 



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124 L E CHEVALIER DES TOUCHES. 

épaulaient... bernicle ! En les examinant, les 
Douze comprirent qu'on ne pouvait pénétrer 
là dedans que par stratagème... Il fallait ruser ! 
Ce fut Vinel- Royal- Aunis qui fut chargé de la 
geôlière, car (encore un bonheur, à ce qu'il 
semblait, pour les Douze) il n'y avait pas de 
geôlier. Seulement, monsieur de Fierdrap, à la 
guerre, le hasard est souvent un traître. Vous 
verrez tout à l'heure que la geôlière de la 
prison d'Avranches pouvait faire tête d'homme 
et même plus ! On la nommait la Hocson. 
C'était une femme de quarante-cinq à cin- 
quante ans, sur qui avaient couru dans le 
temps des bruits dont on n'était pas sûr, mais 
épouvantables. On avait dit, entre le haut et 
le bas, qu'elle avait été poissarde au faubourg 
du Bourg-l'Abbé, à Caen, et qu'elle avait 
goûté au cœur de M. de Belzunce, quand les 
autres poissardes du Bourg-l'Abbé et de Vau- 
celles avaient, après 4 l'émeute où il fut massa- 
cré, arraché le cœur à ce jeune officier et 
l'avaient dévoré tout chaud... Était-ce vrai, 
cela? On en doutait, mais il paraît que la 
figure de la Hocson ne démentait pas ces 
bruits affreux. Son mari, jacobin violent, était 
mort dans l'exercice de ses fonctions de geôlier 
à Avranches, et elle lui avait succédé. Louve 
sinistre, devenue chienne de garde de la 
République, ce fut à Vinel-Aunis qu'il échut 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 125 

de l'apprivoiser... Cela ne devait pas être 
facile. Mais Vinel-Aunis était Vinel-Aunis! 
Son surnom parmi nous était Doute de rien ! 
et il le portait comme un panache ! Il passait 
pour ce que l'on appelle un loustic de régi- 
ment, mais il était, par-dessus le marché, un 
beau garçon bien découplé, d'une tournure 
d'officier superbe, et qui, pour l'instant, faisait 
un blatier très-faraud aux larges épaules, comp- 
tant sur trois choses qu'il estimait irrésistibles, 
même séparées : primo, par Dieu ! ses avan- 
tages physiques! secundo, une langue à la- 
quelle il faisait tout dire et comme de ma vie 
je n'en ai revu une pareille à personne ; et 
tertio, une bonne poignée d'assignats ! C'était 
un gaillard toujours prêt à tout. Il n'avait 
qu'un mot : A la guerre, disait-il, comme à la 
guerre ! Probablement le morceau qu'on lui 
jetait ne le ragoûtait pas, mais il sauta leste- 
ment par-dessus ses répugnances. Il eut 
l'aplomb de se présenter à cette geôlière 
d'Avranches, dont la physionomie était aussi 
atroce que la renommée, avec la fleur de fatuité 
qu'en France les blatiers peuvent avoir comme 
les officiers, et ce génie impayable de la Plai- 
santerie, qu'il avait développé dans Royal- 
Aunis. Et malgré l'horreur très-légitime que 
devait lui inspirer une créature qui pouvait 
encore avoir aux lèvres du sang de Belzunce, 



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J2Ô LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

il débuta par s'élancer sur elle et par l'embras- 
ser, paf ! paf ! paf ! sur les joues, à la manière 
normande, par trois fois ! 

— Et bonjour, ma cousine! — lui dit -il à 
cette femme étonnée, figée d'étonnement et 
qui se laissa faire de stupéfaction! — Comment 
vous portez-vous, ma chère et honorable cou- 
sine?.. Vous ne me remettez donc pas?... Je 
suis votre cousin Trépied de Carquebu, qui 
n'a pas voulu venir à votre foire d'Avranches, 
sans vous souhaiter bien des prospérités et 
vous embrasser ! 

Il avait dit Trépied, cet improvisateur au 
pied levé, parce qu'elle avait un trépied devant 
elle, sur lequel elle récurait, avec une poignée 
de paille, un chaudron ! 

En fait de trépied, je ne connais que cha, 
fit-elle avec colère en lui montrant celui de 
son chaudron, — et vous mériteriez bien que je 
vous l'envoyasse par la figure pour vous punit 
de vos insolentes osteries, méchant attrapeur ! 

Mais Vinel-Aunis n'était pas homme à 
avoir peur d'un trépied manœuvré par la main 
d'une vieille femme, et il prouva qu'il avait 
raison de croire à sa langue, comme il disait, 
car il soutint, mais mordicus, à la Hocson 
qu'elle avait des parents de ce nom de Trépied 
à Carquebu et qu'il était bel et bien de ces 
Trépieds-là. Puis, il enfila une longue histoire 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 127 

sur ces Trépieds de Carquebu, lesquels lui 
avaient si souvent parlé de leur cousine d'A- 
vranches, avant son départ, à lui, pour l'armée, 
lors de la première Réquisition, que depuis 
qu'il avait pu revenir à Carquebu reprendre le 
fouet de blatier qu'avait toute sa vie fait cla- 
quer son père, il s'était promis de profiter de 
la première foire à Avranches pour venir saluer 
sa cousine et faire connaissance et amitié avec 
elle. Et, par ma foi ! il en dit tant , il eut l'air 
si sûr de ce qu'il disait, il fut si précis dans 
toutes les circonstances, il versa enfin à la 
Hocson, restée le bec cloué et aplati devant 
ce torrent de paroles, une telle douche de 
phrases sur la tête, qu'en écoutant son cousin 
Trépied, elle oublia l'autre, qu'elle laissa tran- 
quille sous son chaudron, et qu'elle tomba 
assise sur un banc, persuadée, domptée, con- 
fondue! Elle était si complètement hébétée 
qu'elle finit même par inviter ce cousin, qui 
lui tombait de Carquebu, à boire une chopine 
et à manger du comuet de la foire, et Vinel- 
Royal-Aunis s'attabla. Il se crut maître de la 
place. Il crut qu'il tenait son Des Touches! 
Mais... il se trompait. 

Il continuait cependant d'aller de cette langue 
infatigable. Il but une chopine, puis un pot, 
puis un autre pot, et voyant que la Hocson 
buvait comme lui, aussi ferme que lui, deve- 



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128 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

nant plus sombre seulement à mesure qu'elle 
buvait, mais restant froide sous ces libations 
sans vertu, il voulut faire à sa cousine, l'ai- 
mable blatier, la politesse de l'eau-de-vie, et il 
en envoya chercher au cabaret voisin par une 
petite fille que la Hocson appelait : « la petiote 
à son fils. » Mais cette femme, cette Hocson, 
nous dit-il plus tard, à Touffedelys, était plus 
difficile à mettre à feu que la prison d'Avran- 
ches, qui y était trois heures après. C'est que 
cette femme, monsieur de Fierdrap, avait dans 
le cœur ce qui empêche l'ivresse, l'ivresse qui, 
dit-on (ceux qui boivent !), est un oubli, une 
illusion, une autre vie dans la vie. Elle avait 
un souvenir dans le cœur plus fort que l'i- 
vresse, qui glaçait l'ivresse et que l'ivresse ne 
noyait pas. Et ce n'était pas, non ! le souvenir 
du sang de Belzunce, si réellement, comme on 
le disait, elle y avait goûté, mais un souvenir 
à tuer celui-là, à l'empêcher de penser même 
à ce crime, et si elle l'avait commis, d'en 
effacer le remords. C'était enfin, dans le fond 
de son cœur une plaie si large, que toute la 
mer changée en eau-de-vie pour la faire boire 
à cette femme, dont l'âme entière n'était plus 
qu'un trou de blessure, y aurait passé comme 
dans un crible, sans rien engourdir et sans 
rien fermer! 
La pléthorique mademoiselle de Percy, que 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 120, 

son histoire oppressait, s'arrêta une minute 
pour reprendre haleine ; mais l'abbé et le baron, 
pris par l'histoire, restèrent silencieux. Ils ne 
plaisantaient plus. 

— Et si je vous parle ainsi de cette femme, 
monsieur de Fierdrap, reprit mademoiselle de 
Percy, si je m'arrête un instant sur cette créa- 
ture qui était peut-être une scélérate, mais qui 
ce jour-là eut aussi, comme les Douze, sa 
grandeur, c'est que cette femme fut la cause 
unique du malheur des Douze dans cette pre- 
mière expédition. Sans elle, et sans elle seule, 
notez bien ce mot-là, pas le moindre doute 
que les Douze, qui mirent si effroyablement 
Avranches sens dessus dessous, dans ce jour 
dont on se souviendra longtemps, n'eussent 
repris le chevalier Des Touches ! Pour moi, je 
le pense, ils auraient réussi. Mais elle leur 
opposa une volonté aussi forte que ces mu- 
railles de la prison qui étaient des blocs de 
granit. Vinel-Aunis avait essayé de l'enivrer, 
il essaya de la corrompre. Il s'y prit avec elle 
comme on s'y prend avec tous les geôliers de 
la terre depuis qu'il y a des geôliers ; mais il 
trouva une âme imprenable parce qu'elle était 
gardée par la haine, et la plus implacable 
et la plus indestructible des haines, celle qui 
est faite avec de l'amour. La Hocson avait eu 
son fils tué par les chouans ; non pas tué au 



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130 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

combat, mais après le combat, comme on tue 
souvent dans les guerres civiles, en ajoutant à 
la mort des recherches de cruauté qui sont des 
vengeances ou des représailles. Tombé dans 
une embuscade, après une chaude affaire, où 
les Bleus avaient couché par terre beaucoup de 
chouans, car ils avaient avec eux une pièce de 
canon, ce jeune homme avait été enterré vi- 
vant, lui vingt-quatrième, jusqu'à cet endroit 
du cou qu'on appelait dans ce temps-là la 
place du collier de la guillotine. Quand ils 
virent ces vingt-quatre têtes, sortant dû sol, 
emmanchées de leurs cous, et se dressant 
comme des quilles vivantes, les chouans eurent 
l'idée horrible de faire une partie de ces 
quilles-là avant de quitter le champ de bataille 
et de les abattre à coups de boulets ! Lancé 
par leurs mains frénétiques, le boulet, à chaque 
heurt contre ces visages qui criaient quartier, 
les fracassait en détail..., et se rougissait de 
leur sang pour revenir les en tacher encore. 
C'est ainsi que le fils Hocson avait péri. Sa 
mère, qui avait su cette mort atroce, avait à 
peine pleuré;... mais elle nourrissait pour les 
chouans une haine contre laquelle tout devait 
se briser,... et Vinel-Aunis s'y brisa. 

— Ah! lui dit -elle, tu m'as, donc gouail- 
lée ! Tu n'es qu'un chouan, et tu viens pour le 
prisonnier. Oh ! je n'ai pas peur que tu me 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 131 



tues; — il avait pris un pistolet sous sa vareuse, 
il y a longtemps que je désire la mort. Petiote ! 
cria-t-elle, va vite au corps-de-garde me cher- 
cher les Bleus ! 

— Je l'aurais bien tuée, nous dit Vinel- 
Aunis, mais je ne savais pas même dans 
laquelle des tours était Des Touches. Cela 
aurait fait du bruit. J'aurais perdu du temps. 

— Et il jeta un escabeau, qui se trouvait 
là, dans les jambes de la petite pour l'empê- 
cher de sortir, en la faisant tomber. 

Mais le temps de son mouvement avait 
suffi à la Hocson pour s'échapper par un couloir 
noir comme . de l'encre, où Vinel-Aunis se 
perdit pendant qu'il l'entendait grimper quatre 
à quatre l'escalier d'une des tours, ouvrir la 
porte de la prison et s'y enfermer à la clef 
avec le prisonnier. 

— Diable! fit M. de Fierdrap. 

— Peste ! dit l'abbé. 

— Or, pendant que tout ceci se passait à 
la prison, continua la vieille amazone, qui ne 
prît pas garde aux deux exclamations, — l'ai- 
guille du cadran qui surmontait la façade de 
la maison commune, sise au fond de la place 
du Marché, arrivait au chiffre de l'heure mar- 
quée par les Douze pour agir. Incapables, 
quoi qu'il advînt, d'hésiter une minute, quand 
une résolution était prise : 



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132 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

— C'est à nous de commencer la danse ! 
— dit gaiement Juste Le Breton à La Vares- 
nerie. 

Et ils entrèrent tous deux sous une des 
tentes de la foire où il y avait le plus de 
monde et où l'on buvait. Us y entrèrent non- 
chalamment , mais ils avaient leurs bâtons 
gauffrés à la main. Autour d'eux on n'avait 
nulle défiance. Le monde qui était là resta, les 
uns assis, les autres debout, quand Juste Le 
Breton, s'approchant de la grande table de 
ceux qui buvaient, coucha délicatement son 
bâton sur une rangée de verres pleins jus- 
qu'aux bords, et dit de sa voix, qu'il avait 
très-claire : 

— Personne ne boira ici que nous n'ayons 
bu. 

Tout le monde se retourna à cette voix 
mordante, et les deux blatiers devinrent le 
point de mire de mille regards, où l'étonne- 
ment annonçait une colère qui n'était pas 
loin. 

— Es -tu fou, blatier? dit un paysan. Ote- 
moi ton bâton de délai et garde-le pour défendre 
tes oreilles. — Et prenant par le bout le bâton 
que Juste avait couché sur la rangée des verres, 
mais qu'il tenait toujours par la poignée, il 
l'écarta. 

C'était là l'insulte que Juste cherchait. Il 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 133 

ne dit mot, il resta tranquille comme Baptiste; 
mais il releva subitement son bâton à bras 
tendu par-dessus sa tête, et de cette main 
qu'il avait aussi adroite que vigoureuse, il 
l'abattit sur toute cette ligne de verres pleins, 
en file, qu'il cassa d'un seul coup, et dont les 
morceaux volèrent de tous les côtés dans la 
tente. Ce fut le signal du branle-bas. Tout le 
monde fut debout, criant, menaçant, mêlé 
déjà, les pieds dans le cidre, qui coulait, en 
attendant le sang. Les femmes poussaient ces 
cris aigus qui enivrent de colère les hommes et 
leur prennent sur les nerfs comme des fifres... 
Elles voulaient fuir et ne pouvaient, dans cette 
masse impossible à percer, et qui se ruait sur 
les deux blatiers pour les étouffer. 

— Vous avez eu l'honneur du premier coup 
d'archet, monsieur ? — dit à Juste Le Breton 
M. de la Varesnerie, avec cette élégante poli- 
tesse qui ne le quitta jamais , — mais si nous 
voulons exécuter tout le morceau, il faut que 
nous tâchions de sortir de cette tente, où nous 
n'avons pas assez d'espace pour'faire seulement, 
avec nos bâtons, un moulinet. 

Et de leurs épaules, de leurs têtes et de 
leurs poitrines, ils essayèrent de trouer cette 
foule, compacte à crever les toiles de la tente, 
où ce qui venait de se passer faisait accourir 
du monde encore, Mais cette marée d'hommes 



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134 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



montant toujours, ils poussèrent alors, pour 
qu'on vînt les dégager du dehors, le cri que 
leurs amis, autour de la tente, attendaient 
comme un commandement : 

«c A nous les blatiers ! » 

Ce dut être un curieux spectacle! Les bla- 
tiers répondirent à ce cri par le claquement de 
leurs fouets terribles, et ils se mirent à sabrer 
cette foule avec ces fouets qui coupaient les 
figures tout aussi bien que des damas ! Ce fut 
une vraie charge, et ce fut aussi une bataille. 
Tous les pieds de frêne furent en l'air sur une 
surface immense. La foire s'interrompit, et 
jamais, dans nulle batterie de sarrazin, les 
fléaux ne tombèrent sur le grain comme, ce 
jour-là, les bâtons sur les têtes. Dans ce temps- 
là, la politique était à fleur de peau de tout. 
Le moindre coup faisait jaillir du sang dont 
on reconnaissait la couleur, à la première 
goutte. Le cri : « Ce sont les Chouans ! » 
partit de vingt côtés à la fois. A ce cri, la 
générale battit. Cette générale, que nous n'a- 
vions pas entendue du haut de la tourelle de 
Touffedelys, couvrit Avranches et le souleva. 
Le bataillon des Bleus voulut passer à la baïon- 
nette à travers cette masse qui roulait dans 
le champ de foire, comme une mer, mais 
impossible ! Il aurait fallu percer un passage 
dans cette foule d'hommes, d'enfants et de 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 135 

femmes qui s'agitaient là, et qui, à eux seuls, 
de leur pression et de leur poids, pouvaient 
écraser cette poignée de chouans. Les Douze, 
ou plutôt les Onze, car Vinel-Royal-Aunis 
était à la prison, les Onze qui semblaient un 
tourbillon qui tourne au centre de cette mer 
humaine dont ils recevaient la houle au visage, 
les Onze, ramassés sous leurs fouets et sous le 
moulinet de leurs bâtons, avaient bien calculé. 
Us abattaient autour d'eux ceux qui les 
poussaient et qui . leur rendaient coup pour 
coup... 

Partout ailleurs, ce n'était dans ce champ 
de foire qu'un désordre sans nom, un étouffe- 
ment, l'ondulation immense d'une foule, au 
sein de laquelle, affolé par les cris, par le son 
du tambour, par l'odeur du combat [qui com- 
mençait à s'élever de cette plaine de colère, 
quelque cheval cabré montrait les fers de ses 
pieds par-dessus les têtes, et où, çà et là, des 
troupes de bœufs épeurés se tassaient, en beu- 
glant, jusqu'à monter les uns sur les autres, 
l'échiné vibrante, la croupe levée, la queue 
roide, comme si la mouche piquait. Mais à 
l'endroit où les Onze tapaient, cela n'ondulait 
plus. Cela se creusait. Le sang jaillissait et 
faisait fumée, comme fait l'eau sous la roue du 
moulin ! Là on ne marchait plus que sur des 
corps tombés, comme sur de l'herbe, et la sen- 



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136 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



sation de piler ces corps sous leurs pieds leur 
donna, à tous les Onze, la même pensée, car 
tout en tapant, ils se mirent, tous les Onze, à 
chanter gaiement la vieille ronde normande. 

Pilons, pilons, pilons l'herbe; 
L'herbe pilée reviendra ! 

Mais elle n'est pas revenue ! A Avranches, 
on vous montrera, si vous voulez, à cette heure 
encore, la place où ces rudes chanteurs com- 
battirent. L'herbe n'a jamais repoussé à cette 
place. Le sang qui, là, trempa la terre était 
sans doute assez brûlant pour la dessécher. 

Ils y tinrent à peu près deux heures... mais 
Cantilly avait le bras cassé, La Varesnerie la 
tête ouverte, Beaumont, les clavicules rompues, 
presque tous les autres blessés, plus ou moins, 
mais tous debout encore dans leurs vareuses, 
qui n'étaient plus blanches comme le matin, et 
qu'une rosée de sang poudrait maintenant, à la 
place de fleur de farine. Tout à coup M. Jacques 
tomba, au cri de joie de ces paysans électrisés 
qui crurent enfin avoir abattu un de ces bla- 
tiers du diable, solides comme des piliers, que 
l'on pouvait battre comme plâtre, mais qu'on 
ne pouvait renverser. M. Jacques n'était pas 
même blessé. Tout en combattant, il avait vu 
à la hauteur du soleil qui commençait à bais- 
ser et à prendre la place en écharpe, qu'il était 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 137 

l'heure d'aller à Des Touches et de rejoindre 
Vinel-Aunis... Aussi, avec la souplesse du chat 
sauvage, se glissa-t-il, en rampant, à travers 
les jambes de ces hommes qui ne faisaient 
guère attention, dans ce moment-là, qu'au jeu 
terrible de leurs mains, et, comme un plongeur 
qui disparaît à un endroit de l'eau pour ail- 
leurs reparaître, il se retrouva assez loin de 
l'espace où l'on se battait, et dans une tourbe, 
à cet endroit-là, moins ardente qu'épouvantée. 
Comment passa-t-il ? Il avait jeté son grand 
chapeau, à couverture à cuve, qui l'aurait gêné ; 
mais comment ne fut-il pas reconnu à sa va- 
reuse sanglante, tué, mis en pièces? Lui-même 
n'a jamais su le dire. Il ne le savait pas, et 
cela doit paraître incroyable. Mais vous avez 
fait la guerre, baron, et à la guerre, ce qui est 
incroyable arrive tous les jours. Fascination 
de la terreur! Quand il se releva dans cette 
foule qu'il avait traversée en s'aplatissant, on 
se mit à fuir devant cet homme qui lui-même 
semblait fuir, et dans le pêle-mêle de la place, 
il put parvenir à la prison où Vinel-Royal- 
Aunis avait dû préparer la délivrance de Des 
Touches ; mais à la prison, au pied de la pri- 
son, il trouva... les Bleus. 

Oui, c'étaient les Bleus ! 

Voyant qu'ils ne pouvaient ni s'avancer ni 
manœuvrer dans ce champ de foire, plein à 

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138 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

regorger, et où d'ailleurs les paysans de FA- 
vranchin les remplaçaient et ne faisaient pas 
mal leur besogne, les Bleus, au premier cri : 
« Ce sont les Chouans ! » s'étaient portés au 
pas de charge sur la prison, car officiers et 
soldats maintenant ne doutaient plus que la 
bataille qui se donnait au fond de la place 
n'appuyât une tentative sur Des Touches. Or, 
à la prison, si vous n'en avez pas oublié la 
construction, monsieur de Fierdrap, les Bleus 
avaient trouvé la lourde porte de l'espèce de 
bâtiment moderne qu'occupait la Hocson très- 
fortement barricadée, et comme la petite fille 
à qui Vinel-Aunis avait jeté l'escabeau dans 
les jambes pour la faire tomber, à moitié éva- 
nouie de peur, ne soufflait mot sous la bouche 
du pistolet de Vinel, et que tout paraissait à 
l'intérieur silencieux et tranquille, ils crurent 
naturellement que la Hocson, dont ils connais- 
saient l'énergie, avait pris ses précautions de 
défense au premier bruit de tumulte populaire 
et de chouannerie ; et sûrs qu'elle tenait son 
prisonnier, ils se réservèrent pour le cas d'at- 
taque ou de sortie, si quelques chouans avaient 
été assez hardis pour se glisser dans la prison, 
qui devait être pour eux une souricière ; et ils 
se déployèrent parallèlement à cette longue 
muraille où les chevaux, amenés pour être 
vendus à la foire, étaient rangés et attachés 



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LE .CHEVALIER DES TOUCHES. 139 

aux anneaux de fer dont je vous ai déjà parlé. 
Ils furent seulement obligés de se déployer 
assez loin de ces chevaux qui répondaient à la 
tempête de cris et de mugissements de la place 
par des hennissements de colère et des ruades 
furieuses, et ils s'étaient établis prudemment 
hors de la portée de cette effrayante ligne de 
pieds ferrés, toujours en l'air comme des pro- 
jectiles, et qui leur auraient cassé les reins. 
M. Jacques avait vu tout cela. C'était un 
homme, après tout, que ce mélancolique ! Le 
jour baissait. Il attendit, caché par la multitude, 
qu'il fût tombé un peu d'ombre... Les fouets 
claquaient toujours au fond de la place. Il prit 
son temps, et il eut le sang-froid et l'audace 
de faire, sous le ventre de ces chevaux frémis- 
sants et devenus presque sauvages, ce qu'il 
avait fait sous les pieds des hommes dans la 
foule. Il se coula entre la muraille et les Bleus. 
Il ne pouvait pas douter, lui, que Vinel-Aunis 
ne fût dans la prison... La porte barricadée le 
lui prouvait. C'était Vinel-Aunis qui, à tout 
événement, l'avait barricadée... Aux approches 
de la nuit, la multitude qui s'étouffait, sans 
voir, sur le champ de foire, comprit enfin qu'il 
fallait s'écouler par les rues ; mais son courant 
y rencontrait un contre-coup contre lequel elle 
se heurtait, et partout c'étaient des congestions 
et des rebondissements de foule nouvelle. On 



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142 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



M. Jacques et Vinel-Aunis mirent intrépide- 
ment le feu, avec deux coups de pistolet. En 
un clin d'œil, par le temps sec et chaud qu'il 
faisait, la flamme s'élança de cet amas de foin, J 
et sortant avec une brusquerie convulsive du 
toit dont elle fit voler en éclats les ardoises, 
tant elle était intense ! elle embrasa instanta- 
nément les épais tapis de lierre séculaire qui 
enveloppaient les tours, et elle les couvrit 
d'une robe de feu. Ces deux tours devinrent 
tout à coup deux monstrueux flambeaux-colosses 
qui éclairèrent la place, de l'un à l'autre bout, 
et firent, comme l'avait dit M.Jacques, retour- 
ner les mille têtes de la foule. A cette lueur 
soudaine, un frisson de terreur immense passa 
électriquement sur ces milles têtes comme un 
sillon de foudre, malgré la colère du combat, car 
il ne s'agissait plus d'une poignée de chouans 
à réduire, mais d'Avranches, d'Avranches qui 
pouvait brûler tout entier ! La prison, en effet, 
touchait aux premières maisons de la vieille 
ville, qui n'étaient pas de granit, elles, et qui 
auraient pris comme de l'amadou. Des fentes, 
comme il s'en entr'ouvre dans des murs qui 
vont crouler, se firent subitement en ce gros 
d'hommes amoncelés, et, chose horrible, les 
bœufs qui étaient tassés et avaient jusque-là 
été contenus par la densité de la foule sur la 
place, les bœufs enragés par cette violence écar- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. I43 



late de l'incendie qui leur donnait dans les 
yeux, se mirent à fuir par ces fentes qu'ils 
agrandirent, écrasant des pieds et des cornes 
tout ce qui leur était obstacle. Ce fut là une 
autre tuerie, pire que celle des Onze, qui con- 
tinuaient imperturbablement leur massacre à 
l'extrémité du champ de foire, et que cette in- 
tervention inattendue de l'incendie allait sau- 
ver, car ils n'en pouvaient plus... Leurs fouets, 
claquaient toujours, mais le claquement de ces 
fouets était moins sonore. Il devenait de plus 
en plus mat, à chaque coup frappé dans cet 
amas de chairs sanglantes, qui faisaient boue 
autour d'eux et qu'ils envoyaient à la figure de 
leurs ennemis en éclaboussures. 

— Sabre - tout , fit Saint - Germain à Cam- 
pion, en l'appelant par son nom de guerre, as- 
sez sabré pour aujourd'hui ! 

Et, gai comme pinson, il ajouta : 

— Nous étions frits sans l'incendie, mais 
voilà qui va nous dégager. Dans cinq minutes, 
ils y seront tous. 

Faisons -nous dos à dos, messieurs, dit la 
Varesnerie, et sortons de cette place. Une fois 
dans les rues, nous chouannerons. Les rues 
d'Avranches vont valoir des buissons, cette 
nuit. 

Et ils exécutèrent leur manœuvre de dos à 
dos, couverts de ces fouets et de ces bâtons 



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144 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

qu'ils maniaient en maîtres. Et, marchant au 
pas, ils s'avancèrent à travers cette foule qui 
se dépaississait , distraite par le feu, culbutée 
et broyée par les bœufs qui couraient çà et là 
comme une tempête fauve, et c'est ainsi qu'ils 
purent enfin quitter, sans avoir perdu un seul 
homme, cette place où, depuis trois heures, ils 
avaient du sang jusqu'au jarret, et où, comme 
nous le dit Le Planquais, quelques jours plus 
tard, « ils avaient battu le beurre, à pleine ba- 
ratte, comme on sait le battre dans le Cotentin ! » 

— Sais-tu bien que c'est aussi beau que Fon- 
tenoy, cela, Fierdrap?... fit l'abbé profondé- 
ment pensif, pendant que sa bouillante sœur, 
dont la tête devait fumer sous son baril violet 
et orange, respirait. 

— C'est même plus beau ! dit le baron. Leur 
petit carré n'a pas été enfoncé, à eux, à ces 
Onze ! Et ce sont eux , au contraire, qui ont 
enfoncé le grand carré des paysans, qui les te- 
naient de tête, de queue et des deux flancs, et 
qui l'ont enfoncé avec de simples fouets pour 
toutes pièces de canon. Le diable m'emporte! 
c'est plus beau ! 

L'héroïne de la chouannerie s'associait telle- 
ment à ses compagnons d'armes, même pour 
les batailles où elle n'était pas, qu'elle sourit 
aimablement au vieux hulan pour le remercier 
de son opinion, et elle reprit : 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 145 

— Une fois dans les rues, ils essuyèrent bien 
quelques coups de fusils épars... Mais la lune 
n'était pas encore levée, et, d'ailleurs, elle l'au- 
rait été, que la fumée rougeâtre de l'incendie 
qui se mit à couvrir la ville comme d'un dais 
sombre, en eût intercepté la lumière. Il faisait 
noir dans ces rues étroites, qui n'avaient pas 
alors de réverbères comme aujourd'hui... Ils 
sentirent bien siffler quelques balles qui rebon- 
dissaient contre les angles des pignons, mais 
ce fut tout, et ils purent, sans nouveau com- 
bat, sortir des faubourgs de la ville, alors tout 
entière à l'incendie, et se rallier, comme d'a- 
vance ils en étaient convenus, sous l'arche en 
ruine d'un vieux pont qui n'avait plus que 
cette arche, et qu'on appelait le Pont-au-Prêtre 
(peut-être à cause de la couleur de ses pierres 
qui étaient noires). Il coulait sous cette arche 
solitaire un filet de rivière, profondément en- 
caissée, et ce fut là qu'ils se comptèrent... Or, 
comme ils ne savaient rien du sort de Des 
Touches et qu'ils avaient sur le cœur le poids 
affreux de l'absence des amis qui manquent à 
l'appel, ils résolurent de rentrer à Avranches, 
et ils y rentrèrent. Ils laissèrent sous l'arche 
du Pont-au~Prêtre leurs vareuses sanglantes 
qui les auraient trahis, et comme des ouvriers 
des faubourgs de la ville qui auraient couru 
au feu en toute hâte et en manches de che- 



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I46 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

mise, ils y allèrent ainsi et sans leurs grands 
chapeaux, la tête ceinte de leurs mouchoirs 
qu'ils avaient mouillés dans cette rivière, où 
ceux qui étaient blessés parmi eux lavèrent 
leurs blessures... Cantilly seul resta à attendre 
ses compagnons, couché sur le monceau de 
vareuses sanglantes, car son bras cassé le fai- 
sait cruellement souffrir... Mais il ne les atten- 
dit pas longtemps. Ils revinrent vite. En en- 
trant sur la place où la foule avait roulé sa 
masse en sens inverse et travaillait encore à 
éteindre l'incendie, ils avaient vu que tout était 
perdu et fini... La Hocson qui, par la fenêtre 
grillée de la prison léchée par les flammes, n'a- 
vait pas cessé de repaître ses yeux de ce qui 
se passait sur la place, venait d'ouvrir aux 
Bleus la porte de ce cachot où elle s'était ren- 
fermée avec son prisonnier. 

— Tenez ! leur avait-elle dit, en le leur mon- 
trant garrotté de chaînes et couché par terre 
sur la dalle, le voilà, le brigand ! Je les ai bien 
entendus fourgonner dans la porte pour la 
mettre à feu ; mais ils auraient fait un four à 
chaux de cette geôle que je m'y serais laissée 
cuire avec lui, vivante, plutôt que de le rendre 
à un autre qu'au valet du bourreau à qui il 
appartient ! » 

M. Jacques et Vinel-Royal-Aunis s'étaient, 
en effet, obstinés à vouloir brûler cette porte 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. I47 

épaisse, résistante à l'action du feu comme à 
l'action du levier. Ils s'y obstinaient encore, 
quand la foule, devenue maîtresse de l'incen- 
die, s'élança dans le couloir et les escaliers de 
la prison. Alors ils s'étaient jetés, tête baissée, 
en avant, la torche et le pistolet à la main, et, 
grâce à la flamme, à la fumée et au désordre 
de l'invasion dans la prison de ces Bleus qui 
couraient, comme des fous, au cachot de Des 
Touches, ils avaient passé ! 

C'est au moment où il sortait de là que 
nous avions revu M, Jacques. L'idée d'Aimée 
sans doute le fit revenir plus vite à ToufFedelys 
que ses autres compagnons, mais douze heures 
après, à l'exception de Vinel-Aunis, ils y étaient 
tous. M. Jacques ignorait le sort de Vinel- 
Aunis. Nous crûmes qu'il était mort. Il ne l'é- 
tait pas. Il avait reçu dans le ventre un coup 
furieux de la baïonnette d'un Bleu, et il avait 
eu l'énergie de faire plus d'un quart de lieue 
dans les bois, contenant avec sa main ses en- 
trailles près de s'échapper, et, dans cet état, de 
gagner la cahute d'un sabotier chouan... Ces 
détails que nous avons eus plus tard, nous les 
ignorions. Nous pensions qu'il avait laissé sa 
vie dans cette affaire, et cela nous paraissait 
ôt nous n'en par- 
: pas de même de 
1 Des Touches?... 



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I48 LE CHEVALIER DES TOUCHES, 

Pour recommencer demain, comme l'avait dit 
M. Jacques, il fallait avoir des nouvelles de 
Des Touches. Il n'en venait aucune à Touffe- 
delys. Une femme inspire moins de défiance 
qu'un homme. Je proposai à ces messieurs 
d'aller à Avranches en chercher. 

Ils acceptèrent, et j'y allai, monsieur de 
Fierdrap. Je n'étais pas novice, je vous l'ai dit ; 
j'avais bien des fois porté des dépêches aux 
chefs des différentes paroisses, sous toutes sortes 
de déguisements. Pour me mêler mieux aux 
gens de la ville et pour détourner tout soupçon, 
je me déguisai en femme du peuple. Je passai 
un déshabillé de droguet. Je posai sur mes che- 
veux, qui, depuis la guerre, ne connaissaient 
plus qu'une espèce de poudre, — celle avec la- 
quelle on frise l'ennemi! — cette coiffe des 
Granvillaises, qui ressemble à une serviette 
pliée en quatre qu'on se plaquerait sur la tête. 
On mit des hottes sur une de nos juments 
poulinières, et un panneau couvert de peau de 
veau avec son poil ; et, assise de côté là-dessus, 
un de mes pieds en sabots dans une de mes 
hottes, l'autre pendant sur le cou de ma ju- 
ment, je m'en allai vers Avranches d'un bon 
trot $ allure. J'avais, pour les vendre au mar- 
ché, mes hottes pleines de beaux pains de 
beurre, enveloppés dans des feuilles de vigne. 
Vous parliez de mon caleçon de velours rayé, 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 149 



il n'y a qu'un moment, mon frère, et de mes 
grandes bottes à la Frédéric, — ajouta-t-elle 
avec la seule coquetterie qui lui fût possible, la 
coquetterie d'avoir porté de pareilles bottes ; — 
mais ce jour-là votre sœur, mon frère, la cousine 
des Northumberland, était tout simplement une 
beurrière des faubourgs de Gran ville. Oui, voilà 
ce qu'était, pour le quart d'heure, Barbe-Pétro- 
nille de Percy-Percy! 

— Barbe, sans barbe ! dit l'abbé, qui se prit 
à rire, mais digne de la porter. 

— Elle m'est venue depuis, dit-elle en riant 
aussi, mais trop tard, depuis que je n'en ai 
que faire et que j'ai repris, pour ne plus les 
quitter, ces ennuyeux jupons, qui me vont à 
peu près comme à un grenadier. Je n'avais 
alors qu'un petit bout de moustache brune qui, 
avec ma figure à la diable, me donnait l'air 
assez dur sous ma serviette pliée en quatre et 
justifiait le mot d'un drôle d'Avranches, qui 
faisait les beaux bras au marché et qui se per- 
mit de mettre ses deux mains autour de ma 
grosse taille. Je lui avais allongé sur les doigts 
le meilleur coup du manche de mon couteau à 
beurre. 

— Ne fais pas tant ta mijaurée ! m'avait-il 
dit furieux ; il n'y a pas de quoi. Après tout, tu 
n'es pas si fraîche que ton beurre, la grosse mère. 

— Mais je suis plus salée! lui répondis-je 



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150 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



le poing sur la hanche, comme une vraie ha- 
rangère de Bréhat, et si tu veux y goûter, 
polisson, tu vas le savoir ! » 

C'est à cela seul que se bornèrent tous les 
dangers que courut, à Avranches, l'honneur de 
votre sœur, mon frère. J'y fis ce qu'on appelle 
un bon marché. Tout en vendant mes pelottes 
de beurre, j'arrondis ma pelotte de nouvelles. 
Je ramassai tous les bruits, tous les commérages 
de la ville. Elle n'était pas remise de la chaude 
alarme que nos Douze lui avaient donnée. On 
ne parlait partout que des faux blatiers et du 
feu mis à la prison. On disait, en les exagérant 
peut-être, le nombre des personnes qui avaient 
péri dans cette batterie. On montrait encore, 
sur le champ de foire, des mares de sang... 
Mais, au moins, criaient les trembleurs, nous 
sommes délivrés du Des Touches ! Cet appât 
ne devait plus faire revenir les Chouans. La 
nuit du lendemain de ce jour terrible, dont les 
événements avaient si profondément bouleversé 
Avranches, on avait fait quitter secrètement la 
ville au prisonnier. On l'avait jeté avec ses fers 
dans une petite charrette recouverte de plan- 
ches, et, tout le bataillon des Bleus l'escortant, 
il était parti, sans tambour ni trompette, pour 
Coutances, où il devait être jugé, et certainement 
condamné à mort. 

Je revins grand train à Touffedelys ap- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 151 

prendre à nos amis ce changement de prison 
de Des Touches, qui le plaçait plus loin de 
notre portée et dans des conditions de captivité 
plus dures à surmonter que les premières, car 
à la guerre, toute tentative, avortée une fois, 
devient plus difficile de cela seul qu'elle a 
avorté : l'ennemi est prévenu, il veille davan- 
tage. M. Jacques avait dit la pensée de tous 
ses compagnons, en disant qu'il fallait recom- 
mencer l'entreprise. 

— Messieurs, ajouta-t-il, prenez aujourd'hui 
pour panser vos blessures. Nous tâcherons de 
les rendre à l'ennemi demain. Il faut que dans 
deux jours nous soyons sous Cou tances, pour 
rejouer la partie que nous avons perdue. Cou- 
tances est une ville plus forte qu'Avranches, et 
nous sommes, nous, moins forts que nous n'é- 
tions... Nous ne sommes plus que onze... 

— Vous êtes toujours douze, monsieur, lui 
dis-je. Onze est un mauvais compte. Il nous 
porterait malheur. Puisque M. Vinel-Aunis 
n'est pas revenu, je m'offre pour le remplacer. 
Dame ! je n'ai jamais été la plus belle fille du 
monde, mais la plus belle ne donne encore que 
ce qu'elle a ! » 

Et c'est ainsi , baron , que je fis partie de la 
seconde expédition des Douze, et que je vis, de 
mes deux yeux, qui ne reverront jamais pareilles 
choses, ce qui me reste à vous conter. 



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VI 

Une halte entre les deux expéditions. 

ADEMOISELLE de Percy s'arrêta un 
instant encore. Le Bacchus d'or 
moulu sonna de son timbre flûte et 
argentin. Il s'en allait, dérivant vers 
minuit, l'heure, dit-on, des spec- 
tres... Et n'étaient-ce pas des spectres, en effet, 
que ces gens du passé, rassemblés dans ce petit 
salon à l'air antique, et qui parlaient entre eux 
de leur jeunesse évanouie et des nobles choses 
qu'ils avaient vu mourir?... Ursule et Sainte 
de Touffedelys pouvaient bien, elles surtout, 
faire l'effet de deux spectres ; pauvres fantômes 
doux! Pâles et séchées sous leurs cheveux 
pâles, elles tenaient toujours dans leurs doigts 
amincis ces écrans transparents dont la gaze 
verte, tamisant la lueur du feu qui s'éteignait, 
jetait à leurs visages exsangues un reflet de 
lune de cimetière... Le baron de Fierdrap, 
l'abbé et sa sœur, d'une couleur plus chaude, 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. I$3 

d'yeux plus brillants, semblaient plus vivants, 
plus passionnés, mais, au fond, n'agitaient-ils 
pas des souvenirs aussi vains que ces fantômes 
de nuit qui se dissipent à l'aube?... Et Aimée 
elle-même, la plus jeune d'entre eux, dont la 
beauté disait éloquemment qu'elle était moins 
avancée dans la vie, Aimée, penchée sur son 
feston, auquel elle ne pensait pas, Aimée la 
solitaire et la silentiaire par la surdité, dont 
l'âme cherchait une autre âme dans la mort, 
n'était-elle pas encore, d'eux tous, la plus morte 
et la plus du pays des rêves?... 

— Ce fut un grand jour à Touffedelys, reprit 
mademoiselle de Percy, que le jour qui précéda 
notre départ pour Coutances, et, pour moi, je 
vivrais cent ans que je me rappellerais le plus 
léger détail de cette espèce de veillée d'armes ! 
On commença, bien entendu, par panser les 
blessés, les blessés qui plaisantaient et riaient 
de leurs blessures, la meilleure manière de s'en 
parer! Le plus blessé de tous, et pour cette 
raison celui qui de tous plaisantait et piaffait 
davantage, était M. de Cantilly, à qui, par pa- 
renthèse, vous donnâtes si joliment votre mou- 
choir à la Marie- Antoinette , ma chère Sainte ! 
Vous le rappelez-vous? Oui, n'est-ce pas? Il 
n'eut qu'à vous dire galamment : « Si vous 
voulez que mon bras ne me fasse plus souffrir, 
mademoiselle, donnez-moi votre mouchoir de 



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154 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

cou pour en faire une écharpe. Mon autre bras 
n'en ira que mieux; » et vous, sans vous faire 
prier davantage, vous l'ôtâtes de votre cou, mon 
innocente, et vous le lui donnâtes, tiède de vos 
épaules. Après les blessés, on s'occupa des armes. 
Ces armes, que nous avions cachées, et en ré- 
serve, dans ce château, tombé, à ce qu'il sem- 
blait, en quenouille, furent mises en état de 
bien faire. Une vingtaine de belles mains, parmi 
lesquelles il y avait les deux belles qui fes- 
tonnent là-bas, sous cette lampe, monsieur de 
Fierdrap, se noircirent à faire des cartouches 
pour nos hommes. Nous étions à peu près, à ce 
moment-là, une quinzaine de femmes à Touffe- 
delys. Quoique les Douze n'eussent pas réussi 
dans leur entreprise sur Des Touches, nous 
avions (l'inquiétude sur leur sort une fois pas- 
sée et l'événement connu) repris cette gaieté 
qui nous revenait toujours après les catas- 
trophes, et qui est peut-être l'obstination de 
l'espérance! Toutes nous avions foi en nos 
héros. « Ils n'ont pas réussi hier, eh bien, ils 
réussiront demain ! » disions-nous, et chacune 
de vous autres, qui étiez plus femmes que moi, 
mesdemoiselles, retrouvait les rires et les légers 
propos de la jeunesse, au milieu de nos guer- 
rières occupations. 

Aimée elle-même, toujours sérieuse comme 
une reine, mais qui avait vu revenir de la pre- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. I55 

mière expédition son fiancé sans une seule 
blessure, s'épanouit, malgré sa réserve, dans un 
sentiment qui était plus que de l'amour, qui 
était de la fierté heureuse! Oui, le seul jour 
où j'aie vu Aimée, cette magnifique rose fermée 
et toute sa vie restée en bouton, nous montrer 
un peu de l'intérieur de son calice, fut ce jour 
qui précéda notre départie pour Coutances et 
le malheur qui allait la frapper ! 

Nul pressentiment ne l'avertit de ce qui 
devait sitôt suivre..., et quand M. Jacques, 
triste ce jour-là plus que les autres jours, 
parmi ses compagnons joyeux, nous dit, à lui, 
son pressentiment, c'est-à-dire qu'il mourrait 
dans cette seconde expédition... 

— Oui, interrompit mademoiselle Ursule de 
Touffedelys, c'est à moi qu'il le dit et à Phœbé 
de Thiboutot, qui étions ses voisines de table, 
au souper après lequel vous deviez partir dans 
la nuit. On était au dessert. Tous ces mes- 
sieurs, très-animés, parlaient du lendemain 
comme d'un jour de fête. On avait bu à la 
santé du Roi et à l'enlèvement du chevalier 
Des Touches. Lui seul, M. Jacques, restait 
sombre, son verre plein. Phœbé de Thiboutot, 
qui n'était que depuis peu à Touffedelys, et 
qui d'ailleurs, était légèrement follette, lui dit, 
comme une enfant qu'elle était : — « Pourquoi 
êtes-vous si triste, vous ? Vous ne croyez donc 



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156 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

pas au succès de l'enlèvement du chevalier ?... » 
Et il lui répondit en regardant Aimée, comme 
si cela expliquait tout : — « Pardon, mademoi- 
selle ; je crois très-fort à l'enlèvement de Des 
Touches, mais je suis sûr que j'y mourrai. — 
Alors pourquoi y allez-vous ? lui dis-je. Car 
après tout ce qu'il avait fait et qu'on racontait 
de lui, dans le Maine, il n'y avait pas à douter 
de sa grande bravoure. Mais je me sentis 
coupée par le ton qu'il prit, et je me souvien- 
drai toujours de l'expression de sa figure, quand 
il me répondit : — « Mademoiselle, c'est une 
raison de plus ! » 

— Eh bien, reprit mademoiselle de Percy, 
ce pressentiment de M. Jacques, qui fut un 
avertissement de sa destinée, ce pressentiment 
dont j'aurais haussé les épaules alors, et auquel 
j'ai bien pensé sérieusement depuis, Aimée ne 
le partagea pas, et elle crut, sans doute, qu'elle 
pourrait le lui ôter du cœur en réalisant, 
comme elle fit ce soir-là, l'idée qui devait le 
plus enivrer un homme épris comme il l'était, 
et lui faire oublier toutes les chances de l'ave- 
nir dans la minute présente, qui lui apportait 
un tel bonheur ! A partir du jour où elle nous 
avait appris, avec la simplicité d'un amour si 
résolu et si dévoué dans une âme aussi pu- 
dique que l'était la sienne, que sa foi était 
engagée à M, Jacques, tout avait été dit et 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 157 

compris entre elle et nous... Elle, elle était 
trop imposante dans sa réserve, et nous, nous 
étions trop confiants dans la noblesse de son 
âme pour lui adresser jamais la moindre ques- 
tion sur M. Jacques. Quoi qu'il fût, il avait 
l'honneur d'être le fiancé d'Aimée de Spens, et 
cela suffisait... Mais ce jour-là, Aimée voulut 
qu'il fût davantage. Elle voulut qu'il fût son 
mari aux yeux de tous et que le mariage, 
impossible dans ce temps où il n'y avait plus 
de chapelle à Touffedelys pour le faire, et à 
dix lieues à la ronde de prêtre pour le célébrer, 
s'accomplît au moins par la promesse et par 
le serment, devant ces dix hommes, ses frères 
d'armes, avec qui, peut-être, le lendemain il 
allait mourir. 

— Eh ! elle commence à m'intéresser, votre 
demoiselle Aimée! fit candidement le baron 
de Fierdrap. 

— C'est bien heureux! dit plaisamment 
l'abbé. Préfères-tu encore ton dauphin, qui 
n'en était pas un, ô pêcheur plein de saga- 
cité ?... 

— Ah ! elle vous intéresse ? dit impétueuse- 
ment mademoiselle de Percy, qui tira son his- 
toire des parenthèses de l'interruption, comme 
elle tirait son aiguille à laine de sa tapisserie ; 
je ne m'en étonne pas, monsieur de # Fierdrap ! 
Nous n'avons vu agir qu'une fois cette Aimée, 



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158 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



et c'était ce soir-là, mais je vous jure que ce 
soir-là, elle ne descendit pas sa race... Cette 
soirée paya toute sa vie. Toute sa vie depuis 
a été le malheur, le veuvage, la surdité, un 
bout de feston derrière lequel on cache sa rê- 
verie et la pauvreté d'une violette au pied 
d'un tombeau ; mais, ce soir-là, où elle voulut 
se fiancer publiquement à M. Jacques, comme 
elle s'y était déjà fiancée en secret, elle nous 
donna, en une fois, la mesure de ce qu'elle 
aurait pu être si, comme à tant d'autres, le 
cadre des circonstances ne lui avait pas man- 
qué et n'eût pas été plus petit qu'elle ! 

Ce qu'elle avait voulu eut lieu comme elle 
l'avait voulu et donna un caractère d'exaltation 
nouvelle à cette journée d'enthousiasme et de 
joie virile. Aimée n'avait dit à personne le 
projet qui devait donner à l'homme dont elle 
était aimée un bonheur à essuyer toutes ses 
tristesses et à lui mettre au front les rayonne- 
ments des cœurs heureux. Avait-elle entendu 
ce que M. Jacques vous avait répondu, Ursule, 
ou même avait-elle besoin de l'entendre pour 
savoir ce qu'il y avait dans ce cœur triste où 
elle vivait ?... mais toujours est-il qu'elle se 
leva de table, peu d'instants après, et que sa 
meilleure amie, Jeanne de Montevreux, la 
suivit. On n'y prit pas garde ; on parlait de 
l'expédition du lendemain et de ce départ 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 159 

attendu, souhaité, qui aurait lieu dans quel- 
ques heures..., lorsqu'au bout d'un certain 
temps qu'on ne calcula pas, elle rentra avec 
Jeanne de Montevreux dans la salle de Touf- 
fedelys. En rentrant, dès le seuil, elle nous fit 
l'effet d'une apparition. Ce n'était plus la 
même femme. Elle était tout en blanc et en 
voile... Et, par la manière dont elle marcha 
vers la table où nous étions, nous sentîmes, et 
moi toute la première, baron, que quelque 
chose de grand allait se passer. 

— Messieurs, dit -elle d'une voix altérée, 
pleine d'émotion, mais de résolution aussi, 
vous allez partir tout à l'heure. Quand revien- 
drez-vous et combien reviendrez-vous ?... Dieu 
seul le sait. Un de vous, de douze que vous 
étiez, n'est pas revenu d'Avranches. Il peut en 
manquer un... peut-être plusieurs, à votre 
prochain retour. Eh bien, j'ai voulu, pendant 
que vous êtes tous ici encore, vous prier d'être 
les témoins de mon mariage avec M. Jacques... 
Acceptez-vous ? » 

Elle dit si bien cela, cette Aimée! elle fut 
si bien la comtesse Aimée-Isabelle de Spens, 
en disant ces simples paroles, que, sous le dais 
féodal de sa maison, elle n'aurait pas été plus 
comtesse..., et que tous, romanesques comme 
des héros, se levèrent spontanément et l'accla- 
mèrent, quoique plusieurs d'entre eux fussent 



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IÔO LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

devenus pâles, car je vous l'ai déjà dit, mon- 
sieur de Fierdrap, tous l'aimaient... avec un 
espoir fou ou sans espoir... mais tous l'ai- 
maient ; et je crois vous l'avoir dit encore, sa 
cousine madame de Portelance m'a assuré 
qu'ils avaient tous demandé sa main. 

Quand elle avait fini de parler, j'avais re- 
gardé M. Jacques. Vous savez! il ne me plai- 
sait pas. Mais, dans ce moment-là, j'en fus 
contente ; sa physionomie était indescriptible. 
Dieu m'est témoin que si elle lui avait mis 
une couronne de roi sur la tête, il n'aurait pas 
eu l'air plus fier!... 

Surpris, plus surpris qu'eux, il s'était levé 
avec les autres, et il alla, en chancelant, à 
elle... 

— Voici ma main qui est à vous ! lui dit- 
elle en la lui tendant. 

Peut-être serait -il tombé de joie et d'or- 
gueil à ses pieds, mais il se retint à cette 
main. 

— Soyez témoins, messieurs, dit-elle, encore 
plus touchante et plus majestueuse à chaque 
mot, que moi, Aimée-Isabelle de Spens, com- 
tesse de Spens, marquise de Lathallan, ici pré- 
sente, je prends aujourd'hui pour époux et 
pour maître M. Jacques, actuellement soldat 
au service de Sa Majesté notre Roi. Forcée 
par la nécessité de ces tristes temps, qui n'ont 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. l6l 

plus ni églises, ni prêtres, d'attendre des jours 
meilleurs pour ratifier et consacrer l'engage- 
ment solennel que je contracte aujourd'hui, j'ai 
voulu au moins devant vous, qui êtes chrétiens 
et gentilshommes, — et des chrétiens, en 
temps d'épreuve, sont presque des prêtres, — 
jurer, en pleine liberté d'âme, obéissance et 
fidélité à M. Jacques et lui engager ma foi et 
ma vie. » 

Ils se tenaient tous deux, l'un à côté de 
l'autre, elle splendide, et lui comme éclairé de 
sa splendeur. 

— Et, dit-elle avec la tristesse du regret, 
il n'y a pas seulement une croix sur laquelle 
je puisse prononcer mon serment ! 

— Si, madame ! reprit fougueusement Beau- 
mont, qui eut une idée de soldat. 

— Croise ton épée avec la mienne, » dit-il 
à la Varesnerie, qui était en face de lui. 

Et ils les croisèrent. Et cela fit une croix. 

Et devant ces deux lames nues entrecroi- 
sées, qui pouvaient être rouges dans quelques 
heures, Aimée de Spens et M. Jacques se 
jurèrent l'un à l'autre ce qu'ils se seraient juré 
devant un autel, si à Touffedelys il y avait eu 
un autel encore. Et tout cela fut si rapide et si 
sublime dans sa rapidité, monsieur de Fier- 
drap, qu'après trente ans, ce moment-là m'est 
resté flamboyant dans la pensée, comme l'é- 



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IÔ2 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

clair de ces deux épées qui leur tomba sur le 
front, à ces deux fiancés d'avant la bataille, 
défiancés par la mort, le lendemain ! 

— « Voilà de belles noces ! fit la Bochon- 
nière, qui était le plus jeune des Douze. Mais 
on danse aux noces. Si nous dansions ? » 

Cette idée tomba comme une étincelle sur 
la poudre dans ces esprits qui flambaient à 
toute étincelle. En un clin d'œil, la table fut 
enlevée et chacun d'eux sur place, tenant sur 
le poing sa danseuse. S'il y avait là des cœurs 
brisés, les jambes ne l'étaient pas, et ils dan- 
sèrent... comme ils s'étaient battus à la foire 
d'Avranches, et ils cassèrent des bras encore, 
mais ce furent les deux miens... 

— Comment? fit le baron de Fierdrap, qui, 
de ce coup, ne comprit pas, et dont le nez 
devint le plus beau point d'exclamation qui ait 
jamais dessiné son crochet sous la giroflée 
d'une engelure. 

— Oui, baron, reprit-elle, car c'est moi qui 
les fis danser comme des perdus jusqu'à trois 
heures du matin, sans reprendre haleine. C'est 
moi qui fus le ménétrier de cette noce. Quoique 
je ne fusse pas alors, grâce à la guerre, aussi 
ventripotente qu'aujourd'hui, je n'avais pas 
cependant, dès ce temps-là, une taille de dan- 
seuse, et je n'étais guère bonne qu'à faire, dans 
un coin de bal, un ménétrier. Je jouais assez 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 163 



bien du violon, comme beaucoup de femmes 
de ma jeunesse ; car vous vous rappelez, ba- 
ron, que les femmes du siècle passé eurent un 
jour la fantaisie de jouer du violon, et qu'elles 
inventèrent même une manière d'en jouer 
qu'elles appelaient : jouer par-dessus viole, et 
qui consistait à tenir son instrument sur le 
genou, maintenu par la main gauche qui 
arrondissait le bras, pendant que la droite 
menait magistralement l'archet, dans une pose 
de sainte Cécile. C'était même assez gracieux, 
cela, quand on était jolie ; mais vous vous 
doutiez bien que ce n'était pas ainsi que je 
jouais. J'aurais fait, moi, une drôle de sainte 
Cécile. Je n'étais pas si fière de montrer mon 
gros bras, qu'on voyait déjà bien assez, et je 
n'avais pas de menton à gâter. Je tenais donc 
mon violon et j'en jouais comme j'ai fait tant 
de choses... comme un homme. Et c'est ainsi 
que j'en jouai à cette noce d'Aimée, qui a été 
mon dernier coup d'archet dans ce monde. Je 
ne touche plus maintenant à cet alto qui allait 
si bien à ma figure de polichinelle, disiez-vous, 
mon frère, et je me suis punie, en l'accrochant 
à mon lambris, d'avoir, à cette noce d'Aimée, 
si follement accompagné les derniers moments 
de son bonheur et sonné si joyeusement une 
agonie. 
— Tu es une bonne fille après tout, Percy, 



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I64 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

que le bon Dieu a mise dans le fond d'un 
vaillant homme, dit l'abbé, que sa sœur tou- 
chait, malgré lui... Elle n'avait plus sa fan- 
fare de voix. Les ciseaux ne battaient plus 
aux champs. 

— Et, en effet, reprit-elle, c'était une agonie. 
Mais qui donc, excepté M. Jacques, qui peut- 
être n'y pensait plus, aurait eu l'idée de la 
mort sous la joie de ce singulier bal de noces, 
animé par l'enthousiasme des cœurs et les 
grandioses illusions du courage ? . . . Aimée, 
selon l'usage, l'avait ouvert en dansant la pre- 
mière contredanse avec celui dont elle venait 
de faire son époux. Elle avait désiré qu'on ne 
l'appelât cette nuit-là que Madame Jacques, et 
nous ne lui donnâmes pas d'autre nom. Elle y 
resta éblouissante dans cette robe de mariée, 
dont elle a fait plus tard un suaire, pour 
l'homme heureux qu'elle tenait alors par la 
main. Vers trois heures du matin, il fallut 
songer au départ et à l'expédition projetée... Je 
changeai tout à coup l'air de la contredanse 
qUe je jouais : 

— Voici la diane qui sonne, messieurs ! » 
leur dis-je en attaquant brusquement un air 
militaire et royaliste que nous avions souvent 
chanté. 

En trois secondes, chacun fut prêt. J'allai 
prendre les vêtements de chouan sous lesquels 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 165 

j'avais fait, en divers temps, plus d'une expédi- 
tion nocturne. Le seul plan que nous eussions 
alors était de marcher réunis jusqu'au grand 
jour pour nous disperser et nous rejoindre près 
de Coutances, dans la campagne, à une place 
que La Varesnerie, qui connaissait bien le 
pays, nous indiqua, chez des paysans sûrs, 
chouans même à l'occasion, et où nous pour- 
rions cacher nos armes. Deux ou trois au plus 
d'entre nous devaient se risquer dans la ville 
et prendre des renseignements sur le prison- 
nier et sur la prison. 

C'était à la tombée de la nuit que nous 
avions résolu de nous armer et d'entrer dans 
Coutances, car, avec une ville aussi calme, où 
la moindre chose était toujours sur le point 
de faire événement, et qui de plus avait pour 
se garder une forte garnison d'infanterie, ce 
n'était vraiment que pendant la nuit et par 
surprise qu'on pouvait enlever Des Touches. 



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VII 

La seconde expédition. 

IEN de particulier, monsieur de 
Fierdrap, ne marqua l'espèce de 
marche forcée que nous fîmes de 
Touffedelys à Coutances, — conti- 
nua la vieille chroniqueuse, qui 
avait repris son aplomb, un instant troublé, à 
présent et à mesure qu'elle entrait dans le récit 
d'un fait de guerre auquel elle avait pris part, et 
qui lui faisait dire nous avec un bonheur qui 
touchait presque à la sensualité. — Dans ces 
temps -là, les routes étaient plus mauvaises 
qu'aujourd'hui, et, pour cette raison, bien moins 
fréquentées. D'ailleurs, ce n'était pas la route 
départementale, qu'on appelait la grande route, 
que nous avions prise. La grande route voyait 
deux fois par jour la diligence, escortée de 
gendarmes à cheval, car les Chouans avaient 
une idée qui motivait cette bandoulière de gen- 
darmes : c'est que la guerre paye partout la 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 167 

guerre, et que l'argent du gouvernement, qu'ils 
voulaient mettre par terre, leur appartenait. 
Malgré ce principe, ce jour-là nous avions 
évité soigneusement cette diligence et ses gen- 
darmes protecteurs, et nous avions pris la tra- 
verse, qu'en notre qualité de chouans nous 
connaissions très-bien pour l'avoir longtemps 
pratiquée... Nous arrivâmes donc d'assez bonne 
heure chez les paysans de la Varesnerie, et 
bien nous prit de n'avoir rencontré sur notre 
route personne de contrariant et d'avoir eu la 
jambe assez leste, malgré la danse d'où nous 
sortions, puisqua notre arrivée, ces paysans, 
qui demeuraient à un quart de lieue des fau- 
bourgs de la ville, nous apprirent que Des 
Touches avait été condamné la veille au soir 
par le tribunal révolutionnaire de Coutances, 
et qu'il devait être raccourci le lendemain. Il 
paraît, du reste, qu'il s'était conduit avec le 
tribunal révolutionnaire de manière à exaspé- 
rer davantage un fanatisme de haine politique 
qui n'avait pourtant pas besoin d'être exaspéré. 
Du caractère incompressible qui était le sien 
et qu'il ne démentit jamais, il avait dédaigné 
de répondre aux questions des juges, et il était 
resté, ferme et rebelle à toutes les interroga- 
tions et même à toutes les supplications de 
ceux-là qui semblaient prendre intérêt à son 
destin, leur opposant un silence qu'il ne rompit 



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168 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

point, même par un cri ou par un soupir, et 
une impassibilité de sauvage... De pareilles 
nouvelles, confirmées d'ailleurs par les deux ou 
trois d'entre nous qui étaient entrés dans Cou- 
tances, et qui avaient vu la guillotine déjà 
dressée et prête sur la place des exécutions, 
nous mettaient dans la nécessité d'agir comme 
la foudre et de ne plus compter que sur l'éner- 
gie seule, l'énergie, en ligne droite et courte, 
qui n'avait plus le temps de se replier dans la 
ruse (comme on l'avait fait à Avranches), et 
qui devait tout simplifier, comme le coup droit 
dans le maniement de l'épée, par la rapidité de 
son action. 

— Il n'y a pas deux partis à prendre, nous 
dit M, Jacques, et c'était à tous notre avis. Il 
faut cette nuit, à l'heure où la ville commen- 
cera d'être endormie, tenter d'ensemble une 
brusque entrée dans la prison et y prendre ou 
y délivrer Des Touches par la force. Ce sera 
rude, messieurs ! La prison est située au centre 
de trois cours spacieuses qui s'enveloppent les 
unes les autres. Dans la première et la plus 
extérieure de ces cours est une sentinelle qui, 
en tirant son coup de fusil, fera sortir tout le 
corps de garde placé dans la rue à côté, lequel, 
en faisant décharge sur nous, fera venir à son 
tour toute la garnison de la ville. Si les bour- 
geois s'en mêlent, ils peuvent nous jeter par 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 169 

leurs fenêtres les premières choses venues qui 
leur tomberont sous la main, ou par leurs 
portes entrebâillées nous fusiller au détour de 
ces rues dont nous ne connaissons pas le 
réseau. 

— Bourreau! s'écria Desfontaines, dont c'é- 
tait le juron, quel programme ! » Il trouvait Vi- 
nel-Aunis charmant et il l'imitait. Il en était le 
clair de lune. « Nous dansions hier soir, cama- 
rades, ajouta-t-il, nous pourrions bien la danser 
cette nuit. 

— Vous faites le plan de l'ennemi, mon- 
sieur, dit La Varesnerie à M. Jacques, mais le 
nôtre, monsieur, quel est-il? 

— Le nôtre, répondit M, Jacques, est celui 
des boulets, des obus et des balles, qui entrent 
partout et brisent tout, quand ils ne sont pas 
aplatis. 

— Eh bien, dit Juste Le Breton, dont le 
surnom était le Téméraire , soyons donc des 
projectiles, et entrons ! 

J'ai toujours dans les oreilles, continua ma- 
demoiselle de Percy, la voix claire de Juste Le 
Breton, quand il dit ce mot Centrons ! qui fut 
réalisé quelques heures après, car nous en- 
trâmes et même nous sortîmes, ce qui était 
plus fort. Je n'ai jamais entendu de plus joyeux 
son de trompette. Juste Le Breton était vrai- 
ment heureux de ce que venait de dire M. Jac- 



y 



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170 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

ques. Nous autres, les dix autres, nous n'en 
souffrions pas ; nous n'en tremblions pas, mais 
Juste, il en était heureux ! C'était un contemp- 
teur absolu de toute prudence que ce Juste Le 
Breton. L'idée qu'il n'y avait plus, dans cette 
question de l'enlèvement de Des Touches, que 
de la force, et qu'en fait de stratagème et de 
précautions humaines, nous étions au bout du 
fossé, et qu'il n'y avait plus qu'à sauter, cette 
idée, formidable aux plus braves, le ravissait. 
J'ai vu bien des gens braves dans ma vie, je 
n'en ai pas vu exactement de ce genre de bra- 
voure-là! M. Jacques, qui avait le génie du 
général, sous l'officier intrépide, — Des Touches 
lui-même, cet homme inouï parmi les éner- 
giques, qui n'a peut-être jamais senti en toute 
sa vie un seul battement de cœur dans sa poi- 
trine de marbre, admettaient, en une foule de 
circonstances, la prudence humaine ; mais Juste 
Le Breton, jamais ! Ils l'appelaient le Témé- 
raire, ils auraient tout aussi bien pu l'appeler : 
« Rien d'impossible! » Voulez-vous en juger? 
Un jour, ici, sur la place du Château, il était 
entré à cheval chez un de ses amis qui logeait 
Hôtel de la Poste, et, ayant monté ainsi les 
quatre étages, il avait forcé à sauter par la fe- 
nêtre son cheval, qui, en tombant, se brisa trois 
jambes et s'ouvrit le poitrail, mais sur lequel 
il resta vissé, les éperons enfoncés jusqu'à la 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 171 

botte, n'ayant pas, pour son compte, une égra- 
tignure ! 

— Deux secondes de sensation d'hippogriphe, 
dit l'abbé ; mais l'hippogriphe avait des ailes, 
ce qui fait le Roger de l'Arioste, d'un mérite 
moins grand que ton héros, mademoiselle ma 
sœur. 

— Une autre fois, reprit-elle, — toute pal- 
pitante du succès de celui que son frère venait 
d'appeler son héros, — s'ennuyant chez un de 
ses amis un jour de pluie (je crois que c'était 
chez ce coq batailleur de Fermanville), il lui 
dit : « Si nous nous battions pour passer le 
temps? » car, à cette époque-là, on était ainsi 
à Valognes, on y tuait le temps à coups d'épée ; 
et Fermanville n'ayant pas d'autre objection à 
faire à cette proposition, qu'il n'y avait là qu'un 
seul sabre : « Prends la lame et laisse-moi le 
fourreau, » dit Juste ; et comme l'autre, qui 
avait du cœur, ne voulait pas de ce partage, 
Juste Le Breton le força bien à se servir de la 
lame, car il se jeta sur lui et l'écharpa avec le 
fourreau. 

— Je ne ferai plus de réflexions, Percy, dit 
l'abbé éternellement taquin, parce que tu me 
donnerais encore une anecdote sur ton favori 
Juste, et Fierdrap, qui tortille son manchon 
d'impatience, attendrait son histoire trop long- 



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172 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

— J'ai fini, dit-elle, mais ce n'était pas une 
digression, mon frère. Il fallait bien, dans l'in- 
térêt même de mon histoire, que je vous fisse 
comprendre ce Juste Le Breton, qui aimait le 
danger, non pas comme on aime sa maîtresse, 
car on la trouve toujours assez jolie... 

— Et assez dangereuse, fit cette fine langue 
d'abbé. 

— Tandis que lui, continua-t-elle, ne trouvait 
jamais le danger assez grand, comme il le 
prouva, du reste, une fois de plus ce jour-là, 
dans cette affaire de Des Touches, où il l'aug- 
menta par une imprudence qui fut la cause de 
la mort de M, Jacques, et qui pouvait nous 
faire, dans les murs de Coutances, massacrer 
tous jusqu'au dernier ! 

Elle dit cela ardemment, comme elle disait 
tout, cette vieille lionne, mais au ton qu'elle 
avait, on voyait bien qu'elle ne gardait pas 
grande rancune à son sublime cerveau brûlé de 
Juste Le Breton! 

— C'est entre onze heures et minuit, reprit- 
elle, que nous quittâmes la ferme des Mauger, 
ces paysans de la Varesnerie qui nous avaient 
donné asile. Nous la quittâmes pour n'y pas 
revenir. Si nous réussissions, nous ne pouvions 
ramener Des Touches dans un endroit si près 
de la ville; si nous ne pouvions pas réussir, 
nul des Douze ne devait revenir ni là ni ail- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 173 

leurs. Nous avions, chacun, une bonne carabine 
très-courte, avec de la poudre et des balles en 
suffisance, et à la ceinture un couteau à éven- 
trer les sangliers. Seul, Cantilly, à cause de 
son bras en écharpe, dans votre mouchoir, 
Sainte, avait des pistolets au lieu de carabine. 
Il marchait, lui, le pistolet à la main. Lorsque 
nous sortîmes de la ferme des Mauger, un traître 
de clair de lune fit dire à notre loustic en second 
de Desfontaines : 

— Phœbé pour Phœbé, j'aimerais mieux 
pour cette nuit mademoiselle Phœbé de Thi- 
boutot que celle-là! » 

Cette lune de mauvais augure pouvait, en 
effet, nous jouer plus d'un méchant tour. Mais, 
en nous approchant de la ville, nous fûmes un 
peu rassurés par un petit brouillard qui com- 
mença à s'élever du sol, comme la fumée d'un 
feu de tourbière dans un champ. Nous eûmes 
l'espoir que ce brouillard s'épaissirait assez du 
moins pour qu'on ne pût rien distinguer de 
bien net dans ces rues de Coutances, plus étroites 
que celles d'Avranches, par conséquent plus 
plongées dans l'ombre tombant des maisons. 
Nous entrâmes dans la ville à minuit moins 
un quart, qui tinta à la Cathédrale, et que ré- 
pétèrent pour les échos seuls les autres hor- 
loges de cette ville, qui dormait comme une 
assemblée de justes, quoique ce fût une ville 



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174 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

de coquins révolutionnaires. Les rues étaient 
muettes; pas un chat n'y passait. Que fût-il 
arrivé de nous tous, de Des Touches , de notre 
projet, si nous avions rencontré seulement une 
patrouille? Nous savions bien ce qui, dans ce 
cas, serait arrivé; mais nous n'avions la li- 
berté d'aucun choix; il fallait aller, s'exposer 
à tout, jouer son va-tout enfin, ou, pas de mi- 
lieu, demain Des Touches serait guillotiné! 
Heureusement, nous n'aperçûmes pas l'ombre 
d'une patrouille dans cette ville, morte de som- 
meil. Des réverbères très-rares et à de grandes 
distances les uns des autres, tremblaient au 
vent à l'angle des rues. Suspendus à de longues 
perches noires, transversalement coupées par 
une solive, et figurant un T inachevé, ils avaient 
assez l'air de potences. Tout cela était morne, 
mais peu enrayant. Nous enfilâmes une rue, 
puis une autre. Toujours même silence et même 
solitude. La lune, qui se brouillait de plus en 
plus, se regardait encore un peu dans les vitres 
des fenêtres, derrière lesquelles on ne voyait 
pas même la lueur d'une veilleuse expirante. 
Nous assoupissions le bruit de nos pas, en 
marchant. 

Le moment était pour nous si solennel, 
monsieur de Fierdrap, que j'ai gardé les moin- 
dres impressions de cette nocturne entrée dans 
Coutances et le long de ces rues où nous avan- 



S 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 175 

cions comme sur une trappe dont on se défie 
et qui peut s'ouvrir tout à coup et vous avaler, 
et que je me rappelle parfaitement une vieille 
femme en cornette de nuit et en serre-tête, le 
seul être vivant de cette ville ensevelie toute 
entière dans ses maisons comme dans des tom- 
bes, laquelle, à la fenêtre d'un haut étage, vi- 
dait, au clair de la lune, une cuvette avec pré- 
caution et mystère, et mettait à cela une telle 
lenteur, que les gouttes du liquide qu'elle ver- 
sait auraient eu le temps de se cristalliser avant 
de tomber sur le sol, s'il avait fait un peu plus 
froid. Elle en accompagnait la chute de l'aver- 
tissement charitable : * gare Veau ! gare Veau! » 
prononcé d'une voix tremblotante, qu'elle ve- 
loutait pour n'éveiller personne, et qui disait à 
quel point elle était consciencieuse dans ce 
qu'elle faisait, et même timorée. A chaque goutte 
qui tombait ou qui ne tombait pas, elle répétait 
du même ton dolent son gare Veau ! monotone... 
Nous nous rangeâmes contre le mur d'en face, 
craignant qu'elle ne nous aperçût... Mais, trop 
occupée pour cela, elle continua d'épancher sa 
source éternelle, en diésant toujours son gare 
reau! 

— Dans mon pays, dit à voix basse La Bo- 
chonnière, les moulins à eau s'appellent des 
Écoutes 'il-pleut ; mais, du diable I en voilà un 
comme je n'en avais jamais vu. 



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176 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



— Cela l'étonnerait un peu si d'une balle 
on lui cassait sa cuvette au rez de la main , » 
fit Cantilly, très-fort au pistolet, qui jetait en 
l'air une paire de gants et la perçait d'une balle 
avant qu'elle ne fût retombée. 

Nous rîmes et nous passâmes, oubliant la 
bonne femme, en tournant le coin de la rue et 
en nous trouvant nez à nez avec la guillotine, 
droite et menaçante devant nous, attendant son 
homme... Embuscade funèbre ! C'était la place 
des exécutions. La prison n'était pas loin de là. 
Nous descendîmes, comme des gens qui dévalent 
à l'abîme, cette rue qui va de la prison à la 
place de l'échafaud, et qu'on appelle dans toute 
ville la rue Monte-h-Regrct, cette rue qu'il nous 
fallait empêcher Des Touches de monter le 
lendemain. La prison blanchissait au bout de 
cette espèce de boyau sombre, sur une autre 
place. Nous nous arrêtâmes... le temps de 
respirer... 

Elle contait comme quelqu'un qui a vécu de 
la vie de son conte. L'abbé et le baron, eux, 
ne respiraient plus. 

— Ah ! c'était le moment ! fit-elle ; le mo- 
ment terrible où l'on va casser le vitrage et où 
l'on serait perdu si, en le brisant, une seule 
vitre allait faire du bruit... La sentinelle, dans 
sa houppelande bleue, se promenait noncha- 
lamment, son fusil penché dans l'angle de son 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 177 



bras, de l'un à l'autre côté du porche, comme 
un chappier d'église, à vêpres. Le dernier rayon 
vaillant de cette lune qui devait ressembler une 
heure après à un chaudron de bouillie froide, 
et qui nous rendit ce dernier service, tombait 
à plein dans la figure du soldat en faction et 
l'empêchait de distinguer nos ombres mobiles 
dans l'ombre arrêtée des maisons. « Je me 
charge de la sentinelle, » dit à voix basse Juste 
Le Breton à M. Jacques, et d'un bond il fut 
sur elle et l'enleva, houppelande, fusil, homme 
et tout, et disparut avec ce paquet, sous le 
porche de la prison, en nous faisant le passage 
libre. Comment s'y était-il pris, ce diable de 
Juste?... Mais la sentinelle n'avait pas poussé 
un seul cri. 

— Il l'aura poignardée ! fit M. Jacques, 
Allons, c'est à notre tour, messieurs. Nous 
pouvons avancer!... » 

Et tous, avec lui, serrés les uns contre les 
autres comme les grains d'une grappe, nous 
nous précipitâmes sous le porche nettoyé par 
Juste, et nous entrâmes dans la première cour 
de la prison. 

C'était une cour parfaitement ronde, dont 
l'enceinte intérieure ressemblait à la cour d'un 
cloître, avec des arcades très-basses et des 
piliers trapus. Elle était vide. Où était passé 
Juste?... Nous fouillâmes du regard sous ces 



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178 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

arcades noires où l'on ne voyait rien , entre ces 
piliers blancs où il avait porté peut-être la 
sentinelle égorgée; mais bah! il saurait bien 
nous retrouver, et nous franchîmes au pas ac- 
céléré la deuxième cour, aussi déserte que la 
première, pour arriver d'une haleine à la prison 
qui était au fond de la troisième... Ah! nous 
allions vite ! Nous avions aux reins la pique de 
la nécessité ! Nous vîmes vaciller une lueur à 
un petit corps de bâtiment avancé, attenant à 
la geôle et qui ressemblait à ce qu'on appelle, 
en terme de construction militaire, une poi- 
vrière. Le geôlier n'était pas couché. Ce n'était 
plus l'énergique Hocson d'Avranches, avec son 
cœur désolé et implacable ; c'était tout simple- 
ment, celui-là , une bête brute à bonnet rouge , 
savetier, pour les gens de la ville, entre deux 
tours de clefs. Comme c'était jour de décade 
ce jour-là, et qu'il avait à livrer le lendemain 
des chaussures à ses pratiques, il veillait... Sa 
femme et sa fille, une enfant de treize ans, dor- 
maient dans une espèce de soupente très-élevée 
et à laquelle on montait avec une échelle. Nous 
vîmes tout cela à travers une vitre crasseuse 
qu'une lampe à crochet éclairait d'un jour rouge 
et fumeux... Nous ne le prévînmes pas; nous 
ne l'appelâmes pas ; nous ne frappâmes pas 
doucement à sa porte ; mais , poussés par cette 
nécessité d'agir à la manière des boulets, comme 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 179 



l'avait dit M. Jacques , des onze crosses de nos 
carabines, qui ne firent qu'un seul coup dans 
cette porte, nous la fîmes voler sur ses gonds 
et nous tombâmes comme un tonnerre sur cet 
homme terrassé d'abord, puis relevé de terre, 
mis sur ses pieds et tenu au collet par deux 
poignes vigoureuses, avec injonction, le couteau 
sur le cœur, de livrer ses clefs et de nous con- 
duire à Des Touches. Vous le savez, monsieur 
de Fierdrap, les Chouans avaient une renommée 
sinistre, et parfois ils l'avaient méritée. On les 
voyait toujours un peu à la lueur des horribles 
feux qu'ils allumaient sous les pieds des Bleus. 
L'épouvante publique leur donnait un des noms 
du diable : on les appelait Grille-pieds. Nous 
profitâmes de cette affreuse réputation des 
Chouans pour terrifier le misérable que nous 
tenions, et Campion, qui avait les sourcils 
barrés et la face terrible, le menaça de le faire 
griller comme un marcassin de basse-cour seu- 
lement s'il osait résister. Il ne résista pas. Il 
était dissous par la surprise et par la peur, une 
peur idiote et livide. Il livra ses clefs, et traîné 
par d'eux d'entre nous, il nous mena au cachot 
de Des Touches. Sa femme et sa fille étaient 
restées plus mortes que vives dans leur sou- 
pente ; mais pour qu'elles n'en descendissent 
pas et n'allassent avertir, nous renversâmes 
l'échelle. La terreur leur coupait la gorge. Elles 



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180 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

ne crièrent pas, mais elles auraient crié que 
peu nous importait. Ce n'était pas comme la 
sentinelle. Les murs de la prison étaient épais. 
Il y avait trois cours, toutes trois désertes. On 
n'aurait pas entendu leurs cris. 

— Vive le Roi ! » fîmes-nous en entrant dans 
le cachot de Des Touches... Prisonnier une 
semaine à Avranches, prisonnier à Coutances 
depuis quelques jours , maltraité par ses enne- 
mis, qui voulaient broyer son énergie sous les 
tortures de la faim et le montrer sur l'échafaud 
dans une déshonorante faiblesse, Des Touches 
était assis sur une espèce de soubassement de 
pierre, tenant au mur de la prison et qui avait 
la forme d'une huche ; lié de chaînes, mais fort 
calme. 

Il savait les chances de la guerre comme 
il savait les inconstances de la vague, ce par- 
tisan et ce pilote ! Pris un jour, délivré l'autre, 
repris peut-être! il avait usé cette pensée... 

— Eh bien, dit -il avec son beau sourire, 
— ce ne sera pas pour demain encore ! — Te- 
nez, ajouta-t-il, déferrez cette main et je vous 
aiderai pour le reste ! » 

Il avait tordu la chaîne qui attachait ses 
deux bras, mais pinces dans des bracelets 
d'acier qui paralysaient, en les comprimant, le 
jeu de ses muscles, il n'avait pas pu la briser ! 

— Non, chevalier, lui dit Af f Jacques, sciçr 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. l8l 



tout cela serait trop long ! Nous sommes pres- 
sés, nous vous enlèverons avec vos fers ! » 

Et comme il avait été dit, il fut fait, baron 
de Fierdrap ! Trois d'entre nous le prirent sur 
leurs épaules et l'emportèrent , comme sur un " 
pavois ! 

Nous roulâmes sur la dalle de cette prison, 
à la place de Des Touches, le geôlier auquel 
nous laissâmes la vie, mais que, par prudence, 
nous enfermâmes à double tour dans le cachot. 
Je mets plus de temps à vous conter toutes ces 
choses que nous n'en mîmes à les exécuter. Les 
zigzags de l'éclair ne sont pas plus rapides. 
Nous retraversâmes les trois grandes cours, 
toujours solitaires ; mais à la rue..., à la rue, 
le danger allait recommencer ! 

Et cependant tout était au mieux! Nous 
tenions Des Touches! La lune n'était plus 
qu'un œil vide. Elle tachait le ciel au Heu de 
l'éclairer, et le brouillard commençait à mettre, 
entre les objets et nous , comme une espèce de 
voile de soie... Les profils des maisons fondaient 
dans la vapeur. Nous reprîmes les rues que 
nous avions suivies déjà, toujours sans ren- 
contrer personne ! Hasard prodigieux ! C'était 
presque de la féerie ! Cette ville, immobile dans 
son sommeil, semblait enchantée. Quand nous 
repassâmes dans la rue de la bonne femme qui 
vidait sa cuvette, elle était encore à la même 



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182 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



place, faisant le geste de la vider toujours ! 
Nous la vîmes moins à cause du brouillard : 
mais elle disait, sans discontinuer, son gare 
Veau! prudent et plaintif. Était-ce une statue 
' qui parlait ? Ce que nous entendîmes tout à 
coup l'interrompit-elle ? Dans l'immense silence 
de la ville, un coup de fusil éclata. 

— Armons nos carabines, messieurs, et garde 
à nous ! dit M. Jacques. 

— Et gare les balles ! dit Desfontaines. Ce 
n'est plus : gare Veau ! » 

Presque au même instant, une autre déto- 
nation plus âpre déchira plus cruellement l'air 
et fit vibrer l'espace. 

— Ceci est la carabine de Juste Le Breton ! 
dit M. Jacques, qui la reconnut avec son oreille 
militaire. 

Il n'avait pas prononcé ces mots, que Juste, 
lancé comme un tigre, tombait parmi nous, et 
nous disait de sa voix claire : 

— Doublez le pas ! voici les Bleus ! » 

Or, sachez ce qui s'était passé, monsieur de 
Fierdrap ! Le « Téméraire, » qui n'avait pas volé 
son nom , au lieu de poignarder la sentinelle , 
ainsi que l'instinct de la guerre l'avait fait croire 
à M. Jacques, l'avait portée vivante, à bout de 
bras, sous les arcades de la prison. Sûr de sa 
force, et aimant à jouer avec elle, il avait eu 
le dédain généreux de ne pas tuer cet homme, 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 183 



et il l'avait tenu dans l'impossibilité absolue 
de pousser un cri , tant de sa formidable main 
il l'avait étreint à la gorge! et il était resté 
ainsi , l'étreignant , tout le temps que nous 
avions mis à enlever Des Touches. Du fond de 
son arceau et de ces ténèbres, il nous avait vus 
repasser dans la cour avec le prisonnier, et, 
pour nous donner le temps de faire sûrement 
notre retraite, il avait continué de maintenir 
la sentinelle dans cette situation, terrible pour 
tous les deux. Quand il nous crut assez loin 
de la prison pour n'avoir plus rien à craindre, 
il la lâcha et il pensa l'avoir étouffée. En effet, 
ruse ou douleur d'avoir senti si longtemps le 
carcan de cette main de fer, elle était tombée 
aux pieds de Juste, qui s'en alla. Mais, une 
fois parti, la sentinelle, fidèle à sa consigne, 
s'était relevée, avait ramassé son fusil et tiré 
pour appeler le corps de garde aux armes. 

Juste était alors au haut de la rue Monte- 
à-regret. 

— Ah ! pensa -t-il, j'ai fait une faute d'avoir 
épargné cette canaille, mais elle va la payer! » 

Et il redescendit la rue, et, à soixante pas, 
malgré le brouillard, il étendit roide mort la 
sentinelle qui rechargeait son arme, — et il prit 
sa volée pour nous rejoindre et nous avertir! 

Mais le feu était à la poudre! On enten- 
dait des roulements de tambour du côté du 



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I84 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

quartier de la ville que nous venions de quitter. 
Nous hâtions le pas. 

Derrière nous, à l'extrémité d'une des rues 
que nous enfilions, nous vîmes une troupe que 
nous crûmes les gens du corps de garde, et c'é- 
taient eux probablement. Ils s'avançaient avec 
précaution, car ils ne savaient pas notre nom- 
bre... Qui vive! firent-ils en s'approchant, mais 
tous, excepté ceux qui portaient Des Touches, 
nous leur répondîmes par une décharge de ca- 
rabines, qui leur dit, du reste, avec une clarté 
suffisante, que nous étions Us Chasseurs du Roi/ 

Eux aussi tirèrent. Nous sentîmes le vent 
de leurs balles qui ricochèrent contre les murs, 
mais ne nous tuèrent personne. Il était évident 
pour nous, à la mollesse de leur poursuite, que 
ces hommes qui marchaient sur nous atten- 
daient du renfort de la garnison réveillée, et 
cette circonstance nous donna de l'avance, et 
probablement nous sauva. Tout en marchant 
presque à la course, partout où nous aperce- 
vions un réverbère, d'un coup de feu il était 
cassé ! L'obscurité pleuvait donc dans ces rues 
étroites, où la plus forte troupe n'aurait pu 
déployer qu'un très-petit front. C'était là pour 
nous un avantage. Ceux qui portaient Des 
Touches étaient couverts par les neuf autres, 
qui de minute en minute se retournaient et 
tiraient, en se retournant. Nous touchions à la 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 185 

porte du faubourg de la ville, et il était temps ! 
Au centre de Coutances s'élevait un grand tu- 
multe. On entendait distinctement les cris : 
Aux armes! La ville était debout. Ceux qui, 
derrière nous, avançaient, ne prenaient que le 
temps de recharger leurs armes. A la dernière 
décharge qu'ils firent sur nous, fatalité ! M. Jac- 
ques s'abattit, après avoir deux fois tourné 
sur lui-même comme une toupie. J'étais près 
de lui quand il tomba. 

— Oh ! son pressentiment ! » pensai-je. 
Et l'idée d'Aimée me traversa le cœur. 

— Est-il mort? » dis-je à Juste Le Breton, 
qui l'avait relevé. 

— Mort ou non, répondit -il, nous ne le 
laisserons pas aux Bleus, qui se vengeraient de 
nous en fusillant son cadavre ; » et, le levant de 
ses deux bras d'Hercule, il le coucha sur les 
épaules de ceux-là qui portaient Des Touches, 
lequel eut ainsi son camarade de pavois ! 

Vingt minutes après, la ville était déjà 
lxrfn, noyée dans son brouillard et dans son 
bruit, et nous, en pleine campagne, avec notre 
double fardeau. Nous n'avions été ni traqués, 
ni coupés, mais nous allions l'être, si la rue du 
faubourg n'avait pas fini. Dans la campagne, 
le brouillard était encore plus épais que dans 
la ville. Une fois sortis des rues, les Bleus qui 
nous poursuivaient, ne pouvaient savoir la di- 

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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



rection que nous allions prendre. D'ailleurs la 
campagne, le hallier, le buisson, les routes per- 
dues, tout cela nous connaissait! Nous étions 
des Chouans! 

La Varesnerie, qui savait le pays par cœur, 
nous fit prendre par les terres labourées. Puis 
nous ouvrîmes une ou deux barrières fermées 
seulement avec des couronnes de bois tors et 
nous entrâmes dans des chemins qui ressem- 
blaient à des ornières. Au bout de deux heures 
de marche à peu près, nous descendîmes dans 
un bas-fond où coulait une rivière au bord de 
laquelle était amarré un grand bateau destiné 
à charrier cet engrais que dans le pays on 
nomme tangue et qu'on tire au grelin , le long 
d'un chemin de halage, parallèle à la rivière 
dans toute sa longueur. 

C'est dans ce grand bateau que ceux qui 
portaient Des Touches et M. Jacques les dépo- 
sèrent, et c'est là que nous restâmes à attendre 
le jour, heureux d'avoir délivré l'un, mais le 
cœur glacé d'avoir perdu l'autre. Quand le jour 
vint nous prendre, nous pûmes juger de la 
blessure de M. Jacques. 11 avait reçu une balle 
en plein cœur. Nous l'enterrâmes au bord de 
cette rivière inconnue, cet inconnu dont nous 
ne savions rien, sinon qu'il était un héros ! 
Avant de l'étendre dans la fosse que nous lui 
creusâmes avec nos couteaux de chasse, je cou- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 187 

pai à son bras le bracelet que lui avait tressé 
Aimée, de ses cheveux plus purs que l'or, et 
dont le sang qui le couvrait allait faire pour 
elle une relique sacrée. Sans prêtres, loin de 
tout, nous lui rendîmes le seul honneur que des 
soldats puissent rendre à un soldat, en le saluant 
une dernière fois du feu de nos carabines, et en 
parfumant le gazon, sous lequel il allait dormir, 
de cette odeur de la poudre qu'il avait toujours 
respirée ! 

— Il n'est pas à plaindre, dit M. de Fierdrap, 
qui crut répondre à la pensée secrète de made- 
moiselle de Percy. — Il est mort de la mort 
d'un Chouan et il a été enterré au pied d'un 
buisson, comme un Chouan, sa vraie place ! tan- 
dis que Des Touches, que l'abbé vient de voir 
sur la place des Capucins, est probablement 
fou, errant, misérable, et que Jean Cottreau, le 
grand Jean Cottreau, qui a nommé la chouan- 
nerie et qui est resté seul de six frères et 
sœurs, tués à la bataille ou à la guillotine, est 
mort, le cœur brisé par les maîtres qu'il avait 
servis, auxquels il a vainement demandé, pauvre 
grand cœur romanesque, le simple droit, ridi- 
cule maintenant, de porter l'épée! L'abbé a 
raison : ils mourront comme les Stuarts. 

Mademoiselle de Percy n'eut pas le courage 
de protester une seconde fois contre l'opinion 
de ces blessés de la fidélité atteints au cœur, 



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188 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

qui, comme l'abbé et le baron, se plaignaient 
entre eux des Bourbons, comme on se plain- 
drait d'une maîtresse, car se plaindre de sa 
maîtresse est peut-être une manière de plus de 
l'adorer ! 

— Après les derniers devoirs rendus à 
M, Jacques, reprit la conteuse, nous pensâmes 
à délivrer de ses fers le chevalier Des Touches 
que nous avions assis et appuyé, dans le ba- 
teau à tangue, contre le mât auquel on attache 
le grelin. Ceux qui l'avaient pris lui avaient fait 
comme une espèce de camisole de force avec 
des chaînes croisées et recroisées, et ils les 
avaient serrées au point de produire l'engour- 
dissement le plus douloureux en cet homme 
svelte et souple, dans les membres duquel dor- 
mait une force qui avait ses réveils, comme le 
lion. Avec son instinct et son amour du com- 
bat, il avait dû furieusement souffrir d'entendre 
passer les balles autour de lui, sur les épaules 
de ses compagnons, et de "n'en pouvoir cracher 
une seule à l'ennemi ; mais la marque distinc- 
tive du courage de Des Touches, c'était la pa- 
tience de l'animal ou du sauvage sous la cir- 
constance qui l'écrasait. C'était un Indien que 
cet homme de Granville! 11 avait jusque-là, 
dans la marche et dans la nuit, souffert de ses 
chaînes en silence, mais, depuis qu'il faisait 
jour et que nous n'avions plus l'ennemi aux 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 189 



talons, il devait avoir hâte d'être délivré du 
poids écrasant de ses fers ! Tout à l'heure, il 
faudrait reprendre notre route, et lui, libre, 
serait un fier soldat de plus, si nous étions 
attaqués, d'aventure, dans notre retour à Touf- 
fedelys. Nous essayâmes donc de forcer et de 
rompre toute cette ferraille ; mais, n'ayant que 
nos couteaux de chasse et les chiens de nos ca- 
rabines, une telle besogne menaçait d'être longue 
et peut-être impossible, quand un de ces ha- 
sards comme il ne s'en rencontre qu'à la guerre 
nous tira de l'embarras dans lequel nous nous 
trouvions alors. 

— Ah ! c'est l'histoire de Couyart ! dit en se 
remuant voluptueusement dans sa bergère ma- 
demoiselle Sainte de Touffedelys, comme si on 
lui avait débouché sous le nez un flacon de 
l'odeur qu'elle, eût préférée. 

On voyait que cette histoire, dont l'héroïsme 
n'agitait pas beaucoup son cervelet, tombait 
enfin dans des proportions qui lui plaisaient. 
Tout est relatif dans ce monde. Le temps avait 
croisé le cygne des anciens jours d'une pauvre 
oie, qui n'eût pas sauvé le Capitole. Mademoi- 
selle de Touffedelys s'était presque animée... 
Couyart était son horloger. 

— 11 est venu encore ce matin remonter la 
pendule, dit profondément cette observatrice 
ineffable. 



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190 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

Elle portait un vieil et grand intérêt à ce 
Couyart, qui croyait aux revenants comme elle, 
et qui l'entretenait perpétuellement, lorsqu'il 
venait remonter le Bacchus d'or moulu, de tous 
ceux qu'il voyait partout, car cela lui était ha- 
bituel, à ce brave homme. Il ne pouvait sortir 
même dans sa cour pour ce que vous savez, 
sans en voir! C'était un homme timide, scru- 
puleux, au parler doux, qui parlait comme il 
marchait, dans des chaussons de velours de 
laine qu'il portait toujours, par respect pour le 
glacis du parquet des salons dont il remontait 
les pendules. 11 était délicat et nerveux; blanc 
de visage comme une vieille femme, et, quoique 
chauve du front et du crâne, coiffé assez drôle- 
ment à la Titus d'un reste de cheveux sur l'oc- 
ciput et sur les oreilles, qu'il poudrait par 
l'unique raison que c'était la mode des gens 
comme il faut, avant cette malheureuse révolu- 
tion... Il avait, disait-il, toujours été aristocrate. 
Avec ses pratiques, et c'était toute la noblesse 
de Valognes, il était de cette timidité qui flatte 
les princes, quand un homme ne sait plus trou- 
ver ses mots devant eux. Exquise flatterie ! Elle 
lui était naturelle. 

11 coupotait ses phrases des hem ! hem ! de 
l'embarras, et les commençait par des or donc 
impossibles; ce qui prouvait que les rouages 
de la mécanique ne donnent pas les habitudes 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. IQI 



du raisonnement. Lorsqu'il ne travaillait pas à 
ses montres, assis, debout, en marchant, il 
frottait éternellement avec satisfaction l'une 
contre l'autre ses mains mollettes et pâlottes 
d'horloger, accoutumées à tenir des choses dé- 
licates et fragiles, et il faisait le bonheur des 
enfants de la rue Siquet et de la rue des Reli- 
gieuses, quand, en revenant de l'école, ils se 
groupaient au vitrage de sa boutique pour le 
voir devant son établi, couvert d'un papier 
blanc et de verres à pattes sous lesquels il 
mettait les rouages de ses montres, absorbé 
tout entier dans sa loupe, et cherchant ce qu'il 
appelait un échappement. 




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VIII 
Le Moulin bleu. 




ADEMOISELLE de Percy passa 
naturellement par-dessus la ré- 
flexion de l'ingénue mademoiselle 
Sainte de Touffedelys, et elle 
continua : 

— Pendant que nous nous efforcions, baron, 
de délivrer Des Touches de ses chaînes, et je 
vous jure que cela nous parut un instant plus 
difficile que son enlèvement, nous vîmes poin- 
dre de loin un homme le long du chemin de 
halage. Saint-Germain, qui avait l'œil d'une 
vedette, l'avisa le premier qui s'en venait 
tranquillement de notre côté, et quand je dis 
tranquillement, je dis trop, il n'était déjà plus 
tranquille. Ce groupe d'hommes que nous for- 
mions de si bon matin, au bord de cette 
rivière, qui ne voyait pas d'ordinaire grand 
monde sur ses bords, ce groupe armé dont le 
soleil qui se levait, en dissipant le brouillard, 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 193 

faisait étinceler les carabines, inquiétait cet 
homme aux pas circonspects et presque caute- 
leux, car vous savez comme il marche, Sainte ? 
Je l'ai toujours vu le même, ce Couyart ! Il 
était là, au bord de cette rivière, où je le 
voyais pour la première fois, comme ici dans 
votre salon, quand il y vient pour la pendule. 
Oui, notre groupe, dont il ne se rendait pas 
de loin très-bien compte, l'inquiétait et le fit 
même se retourner, comme un chat prudent 
qui voit le danger et qui l'évite, et remonter 
le chemin de halage. 

— On ne s'en va pas comme cela, mon 
mignon, dit Saint -Germain, quand on a le 
bonheur de rencontrer des Chasseurs du Roi 
avant son déjeuner, et je te promets que tu 
n'iras dire à personne, ce matin, que tu nous 
as vus. » 

Et il arma sa carabine et il l'ajusta. 

Il allait lui mettre certainement une balle 
au beau milieu des deux épaules, quand La 
Varesnerie, qui travaillait à casser une vis 
avec le dos de son couteau de chasse, dans un 
des ferrements de Des Touches, releva de ce 
couteau le canon de la carabine. 

— Laisse cette bécasse! lui dit-il. Ce n'est 
pas un espion. C'est Couyart, Couyart de 
Marchessieux, qui s'en vient de Marches- 
sieux à Coutances, où il est compagnon 



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194 I-E CHEVALIER DES TOUCHES. 

horloger chez Le Calus, sur la place de 
la Cathédrale, vis-à-vis de l'hôtel de Crux. Je 
le connais, c'est un royaliste. Il m'a bien des 
fois remonté ma montre de chasse. Il arrive 
comme la marée en carême. C'est peut-être 
Dieu qui nous l'envoie, car un ouvrier horlo- 
ger doit toujours avoir quelque outil ou quelque 
ressort de montre dans sa poche, et il va pro- 
bablement nous donner le coup de main dont 
nous avons besoin dans l'endiablée besogne de 
cette ferraille. 

Et comme il voyait que l'homme, craignant 
quelque encombre, s'était retourné, il éleva la 
voix et courut à lui : 

— Hé! Couyart, fit-il, hé! hé! Couyart ! 
Ce sont des amis ! » 

L'horloger s'arrêta ; et, deux secondes après, 
nous le vîmes, chapeau bas, devant La Va- 
resnerie, qui l'amena à nous, toujours cha- 
peau bas. 

Il n'était pas encore très - rassuré ; mais 
quand son petit œil d'oiseau pris, que l'on tient 
dans sa main, eut fait circulairement le tour 
de notre groupe : 

— Eh ! mon Dieu ! dit - il , c'est donc vous 
aussi, monsieur Lottin de la Bochonnière (qui, 
de vrai, s'appelait Lottin) et c'est vous aussi 
monsieur Desfontaines. Or donc, j'ai bien 
1 honneur de vous présenter mes très-humbles 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES, I95 

civilités et respects, et je vous prie de croire, 
or donc, que je... hem ! ne pensais du tout, 
pas... hem ! hem ! à vous rencontrer de si bon 
matin. 

— Oui, c'est un peu jour pour nous, qui 
sommes les chevaliers de la Belle-Étoile, dit 
La Varesnerie, mais avant tout le service du 
Roi ! C'est le service du Roi qui nous a fait 
passer la nuit à Coutances, et voilà pourquoi 
nous ne sommes pas encore rentrés quand le 
soleil qui se lève marque l'heure de notre 
couvre-feu, à nous. Vous êtes un bon royaliste, 
Couyart, et vous apprendrez avec plaisir que 
nous avons fait de la besogne cette nuit à 
Coutances ; mais, mon brave Couyart, nous 
avons besoin de vous ce matin pour l'achever. 

— De moi, monsieur ? — fit l'horloger, cette 
. créature de douceur et de paix, qui se voyait 

au milieu de nous tous, appuyés sur des cara- 
bines, — je ne vois pas, hem ! très-bien, hem ! 
hem! comment je... pourrais... Est-ce pour 
l'heure? fit-il en se ravisant. Or, donc, j'ai 
l'heure, — et il lança la plaisanterie inféodée à 
l'horlogerie depuis la fabrication de la première 
horloge : Je règle le soleil. 

— Tenez, Couyart ! dit La Varesnerie ; écar- 
tez-vous un peu, messieurs, car nous lui ca- 
chions le bateau à tangue et Des Touches ; 
et il montra alors à l'horloger ébahi, dont les 



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I96 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

yeux devinrent ronds ainsi que la bouche, le 
chevalier comme emmailloté dans ses fers. 
Tenez, voilà notre besogne, et la vôtre ! Vous 
devez certainement avoir des outils de votre 
état sur vous, quelque lime ou un ressort de 
montre, ce qui vaudrait encore mieux! Eh 
bien, mon fils, limez-nous toute cette enragée 
ferraille-là, et vous pourrez vous vanter, quand 
le roi reviendra, d'avoir été l'un des libérateurs 
de Des Touches ! » 

Et voilà , baron , comme il le fut à sa ma» 
nière, ce Couyart, comme nous, nous l'avions 
été à la nôtre. La Varesnerie avait prévu juste. 
Couyart, il nous le dit, avait toujours un tas 
d'outils dans ses poches. 

— Travaillez donc, mon brave garçon, fit 
La Varesnerie, et soyez tranquille; je vous 
jure par Dieu et par tous les saints du calen- 
drier que personne ne vous donnera de dis- 
traction, pendant que vous travaillerez. Vous 
ne serez pas interrompu, allez ! Ceci nous re- 
garde de vous préserver des importuns. » 

Et nous battîmes un peu l'estrade autour 
de lui pendant qu'il travaillait. Ce travail, que 
nous n'aurions jamais pu faire sans lui, dura 
une moitié de journée. Jamais montre ou hor- 
loge, prétendit-il, ne lui avait |donné plus de 
tablature et de tintouin que ces maudites 
chaînes ; mais il y mit la patience d'un homme 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. I97 

patient, qui m'étonne toujours beaucoup, moi, 
et il y ajouta celle d'un horloger, qui m'est, 
pour celle-là, tout à fait incompréhensible! Ce 
fut dur, mais il y parvint. Il s'en tira à son 
honneur. Mais la peine que cela lui coûta 
marqua tellement dans sa vie, à ce pauvre 
diable de Couyart, que depuis ce temps-là 
quand il voulait parler ou d'un raccommodage 
compliqué dans ses horlogeries, ou de quelque 
chose de prodigieusement difficile en soi, il 
disait invariablement toujours : « C'est difficile, 
ça, comme de scier Us fers de Des Touches! » 

Tout cela est à présent bien loin de nous, 
monsieur de Fierdrap, et le temps, qui a mis 
son éteignoir sur nos jeunesses, a si bien 
éteint l'éclat que nous avons eu et le bruit que 
nous avons fait dans les jours lointains d'au- 
trefois, que cette locution de Couyart « difficile 
comme de scier les fers de Des Touches,* cette 
locution qui passe pour un tic de langage du 
pauvre homme, personne ne sait plus ce qu'elle 
veut dire ; mais nous trois, Ursule, Sainte et 
moi, nous le savons ! 

Ce n'était pas la première fois qu'une note 
mélancolique vibrait dans l'histoire de cette 
noble vieille fille, d'ordinaire si peu mélanco- 
lique ; mais ce n'était là jamais qu'une note 
qui passait vite dans ce récit, animé par la 
gaieté d'un cœur si vaillant. 



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I9S LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

— Quant au chevalier Des Touches, reprit- 
elle après le temps d'étouffer seulement un 
soupir, dès qu'il fut rentré dans sa liberté et 
dans sa force, il nous remercia avec courtoisie. 
Il nous serra la main à tous. Quand il prit la 
mienne, comme à l'un des Douze, il me recon- 
nut sous ces habits d'homme que j'avais déjà 
portés dans d'autres circonstances, mais sous 
lesquels il ne m'avait pas vue encore. Il ne s'en 
étonna pas. Qui s'étonnait de quelque chose 
dans ce temps ? Il savait que j'aimais les fusils 
plus que les fuseaux. Et quelle meilleure 
occasion, pour satisfaire ce goût-là, que la 
nécessité de vivre de cette vie armée de parti- 
sans, qui était alors notre vie? 

— Messieurs, nous dit-il, le Roi vous doit 
un serviteur qui va recommencer son service. 
Ce soir, j'aurai repris la mer. Le soleil va 
bientôt décliner ; mais il est trop haut encore 
pour que nous puissions nous montrer sur les 
chemins réunis et en armes. Il faut nous 
égailler. Seulement dans deux heures nous 
pouvons nous rejoindre à ce moulin à vent 
qui est ici à votre droite, sur une hauteur et 
qui la couronne, et je vous y donne rendez- 
vous. 

— C'est le Moulin bleu, dit La Varesnerie. 

— Bleu, en effet, reprit sombrement Des 
Touches, car c'est dans ce moulin-là, messieurs, 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 199 



que les Bleus m'ont pris par trahison et vous 
ont donné la peine de me reprendre. J'ai juré 
dans mon cœur que je leur payerais, argent 
comptant, cette peine qu'ils vous ont donnée. 
J'ai juré, — fit-il d'une voix éclatante comme 
un cuivre, — que je vengerais la mort de 
M. Jacques. Vous verrez si je tiendrai mon 
serment! Avant que ce soleil, qui dit trois 
heures d'après-midi, ait disparu sous l'horizon, 
et moi dans la brume des côtes d'Angleterre, 
je vous donne ma parole de Chouan que le 
Moulin bleu sera devenu le Moulin rouge, et 
que, dans la mémoire des gens de ces parages, 
il ne portera plus d'autre nom ! » 

Je le regardais pendant qu'il parlait, et 
jamais, avec sa taille étreinte dans la ceinture 
de sa jaquette de pilote, il n'avait été plus 
l'homme de son nom de guerre, la Guêpe; 
la guêpe qui tirait son dard et qui veut du 
sang! Il me rappelait aussi ces lions passant 
de blason, au râble étroit et nerveux, comme 
celui des plus fines panthères, et ongle, à ce 
qu'il semble, pour tout déchirer. Sa figure de 
femme, que je n'aimais pas, mais que je ne 
pouvais m'empêcher de trouver belle, respi- 
rait, soufflait, aspirait avec une telle férocité 
la vengeance, qu'elle était cent fois plus ter- 
rible que si elle avait été de la plus crâne 
virilité. 



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200 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

Tous les Douze, nous tombâmes sous l'ac- 
tion de ce visage de Némésis. Mais La Va- 
resnerie eut probablement la prévision de 
quelque chose d'épouvantable, qui devait 
amener d'abominables représailles et noircir 
un peu davantage la noire réputation des 
Chouans, qui l'était bien assez comme cela. 

— Et si nous n'allions pas à votre rendez- 
vous , monsieur ? demanda La Varesnerie , 
qu'en arriverait-il ? 

— Rien, monsieur ! fit fièrement Des Tou- 
ches, et dans le gonflement de ses narines 
je vis passer comme le vent de l'épée. Je vous 
voulais comme témoins d'une justice, mais je 
n'ai besoin de personne pour faire moi-même 
ce que j'ai résolu. » 

La Varesnerie réfléchit un instant. Il y 
avait du chef dans cette tête de La Varesnerie. 
Il était jeune. Quelque temps après cette 
époque, M. de Frotté le nomma major, 

— Seul contre plusieurs peut-être, mur- 
mura-t-il. Non, monsieur, nous vous avons 
sauvé et nous vous devons au Roi. Nous irons 
tous ; n'est-ce pas, messieurs ? » 

Nous en convînmes, baron, et nous nous 
quittâmes, en prenant des sentiers différents. 
Je m'en allai, moi, avec ce Juste Le Breton, 
que vous appelez mon favori, mon frère. Vous 
avez raison ; il l'était, et je n'ai pas besoin 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 201 

d'ajouter le honni soit qui mal y pense, car 
avec les grâces de ma personne, qui pouvait 
mal penser de moi ? Juste me disait en mar- 
chant : 

— Que va-t-il faire, le chevalier Des 
Touches ? Il a les outrages de deux emprison- 
nements accumulés sur un cœur diablement 
altier. » 

Juste, comme moi, s'intéressait à Des Tou- 
ches, parce qu'il ne voyait en lui que ce que 
j'y voyais uniquement, l'homme de guerre, in- 
différent à tout ce qui n'était pas la guerre et 
ses farouches ambitions ! 

— Ils l'ont pris par trahison, continuait 
Juste. Il a été livré aux Bleus, mais quand? et 
comment ? et à quel moment ? Car Des Touches, 
c'est la vigilance et c'est l'insomnie ! » 

Nous étions si préoccupés de ce qui allait 
suivre, que nous remontâmes, sans nous aper- 
cevoir de la longueur du chemin, les pentes 
de la hauteur où se trouvait perché le Moulin 
bleu, comme on l'appelait dans le pays. En 
proie au magnétisme de la curiosité, de l'idée 
fixe, du lieu qu'on n'a pas vu et qu'on veut 
voir, attirés par ce lieu, presque aspirés, comme 
un enfant qui tombe dans la vague du bord 
est aspiré par la mer, nous arrivâmes les pre- 
miers au lieu du rendez-vous, et nous nous 
tînmes, à quelque distance du moulin à vent 

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202 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



en question, attendant nos compagnons, et 
probablement avant eux, Des Touches ! 

C'était un endroit bien tranquille. Sa hau- 
teur était le résultat d'un mouvement de terrain 
très-doux, mais très-continu, qui, par consé- 
quent, ne semblait rien pour les pieds une fois 
qu'on l'avait atteinte, mais qui était beaucoup 
pour les yeux, quand, en se retournant, on re- 
gardait derrière soi la route par laquelle on 
était venu. La surface de toute cette hauteur 
était revêtue d'une herbe courte, mais assez 
verte. Il y paissait chichement deux ou trois 
brebis. Il n'y avait là ni un arbre ni un ar- 
buste, ni une haie, ni un fossé, ni une butte, 
ni quoi que ce soit qui pût faire obstacle au 
vent, qui était roi là, qui jouait là parfaitement 
à son aise et faisait tourner son moulin avec 
un mouvement d'une lenteur silencieuse. Rien 
ne craquait, ni ne grinçait, dans ce moulin, 
aux vastes ailes, dont les toiles tendues palpi- 
taient parfois, à certains souffles plus forts, 
comme des voiles de navires ! C'était donc là 
le Moulin bleu. Pourquoi l'appelait-on bleu?... 
Était-ce parce que la porte, les volets, la roue 
qui fait tourner le toit, et jusqu'à la girouette, 
tout était de ce bleu qu'on a nommé longtemps 
bleu de perruquier, par la raison que les perru- 
quiers, depuis saint Louis, dit-on, en badigeon- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 203 

Tout ce qui n'était pas la muraille du mou- 
lin et ses ailes était de ce bleu pimpant et 
joyeux, qui paraissait plus clair dans le bleu 
plus foncé du ciel et dans cette chaude lumière 
que lui envoyait un soleil de cinq heures du 
soir qui ne le dorait pas encore. Pourquoi tout 
ce bleu inconnu aux moulins à vent de la Nor- 
mandie ? Etait-ce pour justifier le jeu de mots, 
recherché de tous les populaires? C'était le 
Moulin bleu, c'est-à-dire le moulin qui n'était 
pas blanc! Le moulin patriote! La porte cou- 
pée faisait en même temps porte et fenêtre, et 
la partie qui faisait fenêtre était ouverte. Du 
reste, personne! ni meunier, ni meunière; rien 
que le moulin dans son large tournoiement so- 
litaire, dont la rotation semblait s'accomplir au 
fond d'un sac d'ouate, tant elle glissait dans le 
silence! et dont les ailes, courant, comme les 
heures, les unes après les autres dans ce tour- 
noiement placide et mesuré, ne tremblaient 
même pas! 

Ce ne fut pas long, ce silence... Un pizzi- 
cato de violon s'entendit, et passa par la porte 
à moitié ouverte. Maigre et aigre, c'était une 
chanterelle qui s'éveillait sous une main qui 
dormait encore... une main de meunier qui a 
de la farine de son moulin dans les oreilles, et 
qui pour cela ne s'entend pas ! 

— « Qiel bon air a ce moulin de la trahison ! 



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204 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

dit Juste. Je ne suis pas surpris que Des Tou- 
ches lui-même s'y soit trompé ! » 

Cependant le pizzicato continuait, incertain, 
vague, endormi, et perceptible seulement à cause 
du profond silence de cette après-midi d'été et 
de ce moulin, qui semblait tourner dans le vide ! 
Il y avait vraiment de quoi vous faire partager 
cette sensation de somnolence dans laquelle 
évidemment* se trouvait plongé ce meunier in- 
visible, qui rêvait de jouer plutôt qu'il ne jouait ! 

C'est à ce moment d'une sensation unique 
pour moi, monsieur de Fierdrap, quand je pense 
à ce qui l'a suivi, que Des Touches, que nous 
attendions avec impatience, parut seul sur la 
piètre pelouse de cette hauteur. Il devançait 
les dix autres des Douze, mais il vit que nous 
étions là, Juste Le Breton et moi. Il nous fit 
le signe du silence. Il était sans armes et il 
avait les mains vides. Depuis que nous l'avions 
quitté, il n'avait pas arraché dans une haie de 
quoi se faire seulement un bâton ! 

Il ouvrit la porte au loquet du moulin et 
entra... Nous n'entendîmes plus le pizzicato..* 
cela s'arrêtant comme une montre qui faisait, il 
n'y a qu'une minute, tac, tac, et qui ne va plus... 

— Eh bien, ni toi non plus ! dit l'abbé à sa 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 205 

son frère. — Va donc, ma sœur. Va donc ! et 
ne nous brûle pas à petit feu. 

— Ce sont nos amis, » fit Juste Le Breton, 
qui les vit venir, reprit-elle, à cet instant que je 
puis appeler suprême à présent, mais qui n'était 
alors rempli que d'une anxiété sans nom. 

Quand ils arrivèrent sur la hauteur et qu'ils 
nous aperçurent : 

— Nous venons au rendez-vous, dit La Va- 
resnerie. Où est le chevalier? 

— Le voici ! » lui répondis-je, attendu que 
depuis qu'il était dans le moulin, mes yeux 
n'avaient cessé de rester braqués sur la porte 
laissée ouverte derrière lui. 

Il en sortait. Mais pouvait-on dire qu'il était 
avec quelqu'un ? Il tenait par le cou, dans ses 
deux mains dont il lui faisait une cravate, le 
meunier du moulin bleu, grand et pansu, et 
qu'il traînait ainsi après lui, dans la pous- 
sière. 

— Diable ! fit Desfontaines , toujours Vinel- 
Aunis ; le moulin n'est plus bleu tout seul, c'est 
aussi le meunier! » 

Quand Des Touches parut sur le sol du 
moulin silencieux, d'où personne ne sortit que 
lui et ce meunier, qui ne semblait pas peser 



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206 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



allions avoir tout à l'heure un bien autre tra- 
gique sous les yeux ! 

Le meunier s'était évanoui sous les serres 
de Des Touches. — Son sang, — c'était comme 
un tonneau plein jusqu'à la bonde que cet 
homme apoplectique, — son sang l'étouffait, 
mais il vivait sans connaissance et le chevalier 
Des Touches, qui connaissait la proportion de 
la force de son effort à la force de son ennemi, 
le chevalier des Touches savait que cet homme 
immobile vivait... 

— Messieurs, dit -il, c'est le traître, c'est le 
Judas qui m'a livré aux Bleus ! Tout ce qui a 
été massacré à Avranches, Vinel-Aunis proba- 
blement tué, M. Jacques, frappé cette nuit et 
enterré par vous ce matin, et quinze jours où 
ils m'ont fait boire l'outrage comme l'eau et 
dévorer comme du pain les plus infâmes trai- 
tements, tout cela doit être mis au compte de 
cet homme que voilà, et dont le supplice 
m'appartient... » 

Nous écoutions, croyant qu'il allait faire 
appel à nos carabines, mais il tenait toujours, 
dans ses mains fermées, le cou de cet homme, 
dont le corps pendait sur le sol et dont il avait 
la tête énorme appuyée sur sa cuisse, comme si 
c'eût été un tambour. 

— Messieurs, reprit -il, il avait peut-être, 
avec la lucidité du sang-froid qu'il gardait au 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 207 

milieu de tout cela, vu quelques-unes de nos 
mains se crisper sur le canon des carabines, 
gardez votre poudre pour des soldats... Souve- 
nez-vous, monsieur de La Varesnerie, que je 
n'ai voulu les Douze de la Délivrance que pour 
être les témoins de la Justice ! Moi seul, je me 
charge du châtiment... Pierre le Grand, qui me 
valait bien, que je sache, a été souvent, dans sa 
vie, à la même minute, le juge et le bourreau. » 

Nul de nous, qui l'entendions et qui le re- 
gardions, ne comprenions ce qu'il voulait faire ; 
mais pour tenter seulement de faire ce à quoi 
il pensait, il fallait être un miracle de force..., 
il fallait être ce qu'il était !... Il resta, d'une 
main tenant cette tête de taureau du meunier 
et il la plaça entre ses deux genoux, en mon- 
tant brutalement à cheval sur sa nuque... Nous 
crûmes qu'il allait la luxer. Mais ce n'était pas 
cela encore, monsieur de Fierdrap ! Ce meunier 
avait une ceinture, une de ces ceintures comme 
en portent encore les paysans de Normandie ; 
tricots flexibles et forts, qui soutiennent les 
reins de ces hommes de peine, et nous dîmes : 
« Il va l'étrangler! » en lui voyant dénouer 
cette ceinture de son autre main ; mais à chaque 
geste, nous nous trompions! 

Non, ce fut quelque chose d'inattendu et 
de stupéfiant! Il prit, ayant l'homme entre les 
genoux, une des ailes du moulin qui passait et 



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208 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

il l'arrêta net dans son passage! Ce fut si 
magnifique de force, que nous nous écriâmes... 

Il tenait toujours son aile avec ses deux 
mains. 

— On vous cite, monsieur Juste Le Bre- 
ton, lui dit-il, comme un des plus forts poignets 
de tout le Cotentin. Eh bien, seriez-vous homme 
à me tenir une seule minute cette aile de mou- 
lin que je viens d'arrêter?... » 

Juste ne résista pas. Des Touches le saisis- 
sait par son amour, son idolâtrie de sa force, 
par cet, enivrement de la Force dont il a été 
puni plus tard en tombant sous une blessure 
de rien... Juste prit avec orgueil l'aile du mou- 
lin des mains du chevalier, et, sous le coup de 
cette rivalité qui décuple les forces humaines, 
il la contint ! Il la contint pendant le temps 
que Des Touches lia avec sa ceinture le meu- 
nier qu'il avait couché sur toute la longueur de 
cette aile, laquelle, dès qu'elle ne fut plus 
contenue, reprit son grand mouvement, mesuré 
et silencieux* 

Ah! c'était là un carcan étrange! n'est -il 
pas vrai, baron ? une exposition comme on n'en 
avait jamais vue que cet homme lié sur son aile 
de moulin, qui tournait toujours ! Le mouve- 
ment, l'air qu'il coupait en décrivant ainsi dans 
les airs le grand orbe de cette aile, qui l'y faisait 
monter tout à coup pour en redescendre, et en 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 209 



redescendre pour y monter encore, le firent re- 
venir à lui. Il rouvrit les yeux. Le sang qui 
menaçait de lui faire éclater la face comme le 
vin trop violent fait éclater le muid, retomba 
le long de son corps et il pâlit... Des Touches 
eut un mot de marin. 

— C'est le mal de mer qui commence, fit-il 
cruellement. » 

Le meunier, qui avait d'abord ouvert les 
yeux, les referma comme s'il eût voulu se sous- 
traire à l'horrible sensation de cet abîme d'air 
qu'il redescendait sur l'aile, l'implacable aile de 
ce moulin , remontant éternellement pour re- 
descendre, et redescendant pour remonter... Le 
soleil qui brillait en face dut mêler la férocité 
de son ébloui ssement à la torture de cet étrange 
supplicié, qui allait ainsi par les airs ! Le mal- 
heureux avait commencé par crier comme une 
orfraie qu'on égorge, quand il avait repris con- 
naissance ; mais bientôt il ne cria plus... Il 
perdit l'énergie même du cri... l'énergie du 
lâche ! et il s'affaissa sur cette toile blanche de 
l'aile du moulin, comme sur un grabat d'ago- 
nie. Je crois vraiment que ce qu'il souffrait 
était inexprimable... Il suait de grosses gouttes 
que l'on voyait d'en bas reluire au soleil sur 
ses tempes... Ces messieurs regardaient les 
yeux secs, la lèvre contractée, impassibles... 
Mais moi, monsieur de Fierdrap (et mort Dieu ! 



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210 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



c'était pour la première fois de ma vie), je sen- 
tais que je n'étais pas tout à fait aussi homme 
que je le croyais ! Ce qu'il y avait de femme 
cachée en moi s'émut, et je ne pus m'empêcher 
de dire à ce terrible vengeur de chevalier Des 
Touches : 

— Pour Dieu, chevalier, abrégez un pareil 
supplice. » 

Et je lui tendis ma carabine, à lui qui était 
désarmé ! 

— Pour Dieu donc et pour vous, mademoi- 
selle! répondit -il. Vous avez fait assez cette 
nuit même, pour que je ne puisse vous rien 
refuser. » 

Et, se plaçant bien en face, à trente pas, 
avec l'adresse d'un homme qui tuait au vol les 
hirondelles de mer dans un canot que la vague 
balançait comme une escarpolette, il tira son 
coup de carabine si juste, quand l'aile du mou- 
lin passa devant lui, que l'homme étendu sur 
cette cible mobile fut percé d'outre en outre, 
dans la poitrine. 

Le sang ruissela sur la blanche aile qu'il 
empourpra et un jet furieux qui jaillit comme 
l'eau d'une pompe, de ce corps puissamment 
sanguin, tacha la muraille d'une plaque rouge. 
Il n'avait pas menti, le chevalier Des Touches ! 
11 venait de changer ce riant et calme Moulin 
bleu en un effrayant moulin rouge. S'il existe 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 211 

encore, ce moulin qui fut le théâtre du supplice 
d'un traître, dont la trahison dut avoir des 
détails que nous n'avons jamais sus, mais bien 
horribles pour rendre un homme si implacable, 
on doit l'appeler encore le Moulin du Sang... 
On ne sait plus probablement la main qui l'a 
versé ; on ne sait plus pourquoi il fut versé, 
ce sang qui tache ce mur sinistre, mais il doit 
y être, visible toujours, et il y parlera encore 
longtemps, dans un vague terrible, d'une chose 
affreuse qui se sera passée là, quand il n'y 
aura plus personne de vivant pour la raconter ! 

— C'était décidément un rude homme que 
la belle Hélène l fit pensivement l'abbé. 

— Le rude homme, mon frère, n'était pas 
encore apaisé après cette vengeance et ce sup- 
plice, continua mademoiselle de Percy. Nous 
crûmes qu'il l'était... il nous détrompa quel- 
ques instants après. Nous quittâmes ensemble 
cette hauteur pour retourner, les uns à Touffe- 
delys, les autres où ils voudraient, puisque 
nous avions réussi dans notre seconde expédi- 
tion. C'étaient les derniers pas que nous fai- 
sions en troupe. Comme l'avait dit cet exact 
chevalier Des Touches, le soleil n'était pas en- 
core tombé sous l'horizon. Déjà loin sur les 
routes d'en bas, moi, qui marchais à côté de 
Juste Le Breton , je me retournai et je jetai 
un dernier regard sur la hauteur abandonnée. 



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212 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

Le soleil, qui rougissait comme s'il eût été hu- 
milié de se baisser vers la terre, envoyait comme 
un regard de sang à ce moulin de sang... Le 
vent qui venait de la mer, de cette mer qu'al- 
lait tout à l'heure reprendre Des Touches, fai- 
sait tourner plus vite dans le lointain les ailes 
de ce moulin à vent qui roulait dans l'air as- 
sombri son cadavre, quand je crus voir de son 
toit pointu se lever des colonnettes de fumée. 
Je le dis dans les rangs. 

— Il n'y a que le feu qui purifie, » dit Des 
Touches. 

Et il nous apprit qu'il avait mis le feu dans 
l'intérieur du moulin, et le chouan, qui ne dé- 
faillait jamais en lui, ajouta avec le joyeux 
accent de la guerre : 

— Ce sera de la farine de moins pour le 
dîner des patriotes ! » 

Le feu avait couvé depuis que nous étions 
partis, et quand la flamme s'élança de l'amon- 
cellement de fumée qui s'était fait tout à coup 
sur la hauteur et qui l'avait cachée : 

— « On allume des cierges pour les morts, dit 
Des Touches, voici le mien pour M. Jacques ! 
Cette nuit dans les brumes de la Manche, j'ai- 
merai à en suivre longtemps la lueur. » 



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IX 
Histoire d'une rougeur. 



EPENDANT, après avoir marché 
quelque temps encore, continua 
toujours mademoiselle de Percy, 
nous arrivâmes à une étoile for- 
mée par plusieurs routes qui se 
croisaient et qui conduisaient aux différentes 
villes et bourgades de la contrée. C'était là 
qu'on devait se séparer, après la dernière poi- 
gnée de main. Les uns prirent la route de 
Granville et d'Avranches, les autres s'en allè- 
rent du côté de Vire et de Mortain. On convint 
de se réunir à Touffedelys, s'il devait y avoir 
bientôt une nouvelle levée d'armes. Des Tou- 
ches prit, lui, la route qui menait directement 
à la côte. Juste Le Breton et moi fûmes les 
seuls d'entre les Douze qui restâmes jusqu'au 
dernier moment avec cet homme, l'objet pour 
nous d'un intérêt devenu tragique et d'une cu- 
riosité qui n'a jamais été entièrement satisfaite. 



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214 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

Nous devions revenir à Touffedelys par les 
Miellés, comme on appelle ces grèves, et en 
suivant la mer et sa longue ligne sinueuse. 
Quand nous sortîmes des terres labourées pour 
entrer dans les sables, la nuit était tombée et 
la lune avait eu le temps de se lever. C'était le 
chevalier qui nous menait, comme quelqu'un 
qui sait où il va. Avec son expérience de marin 
il connaissait, à une minute près, l'heure de la 
marée qui devait le porter en Angleterre. Nous 
avions pensé, sans avoir eu besoin de nous le 
dire, qu'il avait à son commandement quelque 
pêcheur dévoué sur cette côte écartée. Mais 
quel ne fut pas notre étonnement, quand la 
dernière dune que nous montâmes avec lui 
nous permit de découvrir la mer, battant %on 
plein, brillante et calme, sur une ligne im- 
mense, mais profondément solitaire. Il n'y avait 
là ni un être vivant qui attendît Des Touches, 
ni une barque, couchée à la grève, qu'on pût 
mettre à flot, et qui pût l'emporter. 

— Ah ! dit-il presque joyeusement, aujour- 
d'hui je suis, par Dieu ! bien sûr qu'il n'y a pas 
d'espions dans la grève ! Depuis ma prison ils 
ont pu dormir et ils n'ont pas encore eu la 
nouvelle de ma délivrance, qui va les réveiller 
du péché de paresse. Ils me croient guillotiné 
de ce matin, et prennent campos, messieurs les 
gardes-côtes. » 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 21$ 

— Quels veaux marins ! — interrompit M. de 
Fierdrap, qui, en sa qualité de grand pêcheur, 
ne pouvait souffrir aucune surveillance mari- 
time, de quelque nature quelle pût être ; — ils 
ont toujours été les mêmes sous tous les ré- 
gimes, ces soldats amphibies! Avant la Révo- 
lution il fallait, pour obtenir la croix de Saint- 
Louis, si l'on n'avait pas fait d'action d'éclat, 
vingt-cinq ans de service comme officier ; mais, 
dans les gardes-côtes, il en fallait cinquante. 
Cela les classait. 

— Oui, — dit mademoiselle Ursule, assez indif- 
férente pour l'instant à l'honneur militaire, et 
qui dit oui comme elle aurait dit non; — mais 
qu'ils avaient donc un joli uniforme, avec leurs 
habits blancs à retroussis vert de mer ! ajoutâ- 
t-elle, rêveuse. Elle revoyait peut-être cet uni- 
forme-là sur quelque tournure qui lui avait plu 
dans sa jeunesse, et tout cela passait comme 
une mouette dans une brume, au fond du 
brouillard gris de ses pauvres petits sou- 
venirs. » 

Mais mademoiselle de Percy se souciait bien 
des rêves de mademoiselle Ursule et des haines 
méprisantes du baron de Fierdrap ! elle passa 
donc outre et reprit : 

— Mais comment vous embarquerez - vous, 
chevalier ? lui dis-je, je ne vois pas une planche 
sur cette grève, et vous n'avez pas le projet 



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2l6 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

peut-être d'aller de la côte de France à la côte 
d'Angleterre à la nage ? 

— On pourrait y aller, me dit -il sérieuse- 
ment. Qui sait s'il ne s'en sentait pas la force ? 
— Mais, mademoiselle, s'il n'y a pas de planches 
sur la grève, il y en a dessous. » 

Alors nous connûmes la prudence et l'esprit 
de ressource de cet homme né pour la guerre 
de partisan. Il avait cette mémoire des lieux 
qui fait le pilote, et il ne l'avait pas que sur la 
mer. Il s'orienta sur le sol où nous étions, et 
tira de la ceinture de sa jaquette une serpette, 
qu'il avait prise dans le moulin sans doute, car 
les Bleus n'auraient pas osé laisser à un pareil 
homme seulement la pointe d'une lame de cou- 
teau, et il se mit avec cette serpette à creuser 
le sable, comme font les pêcheurs de lançon. 

— On ferait mieux de dire les chasseurs, in- 
terrompit M. de Fierdrap, sérieux comme un 
dogme. Je n'ai jamais compris la pêche sans 
de l'eau. » 

En quelques secondes, reprit la conteuse, 
Des Touches eut déterré une bêche et dix mi- 
nutes après, il eut déterré son canot. C'est lui- 
même qui l'avait ensablé à cette place lors de 
son dernier débarquement. C'était sa coutume, 
nous dit-il. Il ne se confiait jamais à personne. 

Obligé d'entrer dans les terres pour y porter 
à tel ou tel endroit les dépêches dont il était 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 217 

chargé, il ne pouvait laisser ce canot, qu'il avait 
fait lui-même, à un amarrage quelconque, où 
les gardes-côtes l'auraient surpris. Quand il l'eut 
déterré, il le porta à la mer, et pour cela il n'eut 
pas besoin de toute sa force. C'était une plume 
que ce canot. Il sauta sur cette plume, qui se 
mit à danser mollement sur la vague. Il était 
déjà redevenu « la Guêpe, » il allait redevenir 
« le Farfadet I » 

Il maintenait de sa rame, piquée dans le 
sol, la barque qui s'enlevait sur la vague comme 
un cheval ardent qui piaffe. 

— Adieu, mademoiselle, et vous aussi, mon- 
sieur Juste Le Breton ! — nous dit-il, debout sur 
l'avant de sa barque, et il nous salua de la 
main. 

— Quand nous reverrons-nous ? et même nous 
reverrons-nous ? Les paysans sont las ; la guerre 
fléchit ; ne parlent-ils pas là-bas de pacification 
encore ?... Il faudrait qu'un des Princes vînt ici 
pour tout rallumer... et il n'en viendra pas! 
ajouta-t-il avec une expression méprisante qui 
me fit mal, et que j'ai bien des fois rencontrée 
sur les lèvres de serviteurs, pourtant fidèles, 
— et elle jeta un regard de reproche à son 
frère. — Je n'en amènerai pas un à cette côte, 
dans ce canot qui y apporta M. Jacques. Si 
cette guerre finit, que deviendrons-nous? Du 
moins moi, qui ne suis propre qu'à la guerre. 



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218 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



J'irai me faire tuer quelque part, et cette côte-ci 
n'entendra plus parler de Des Touches ! » 
Nous lui renvoyâmes son adieu. 
— Il est temps de partir, fit-il, voici le reflux. » 
Il cessa de maintenir la barque mobile sur 
le flux écumeux du bord, et d'un de ces ner- 
veux coups de rame comme il savait en donner, 
il la fit monter sur cette mer qui le connaissait, 
et disparut entre deux vagues pour reparaître 
comme un oiseau marin, qui plonge en volant 
et se relève, en secouant ses ailes. C'était à se 
demander qui des deux reprenait l'autre, si 
c'était lui qui reprenait la mer ou si la mer le 
reprenait! Nous le suivîmes des yeux par ce 
clair de lune, qui rendait les ondulations de 
l'eau lumineuses ; mais la houle, qu'il trouva 
quand il fut au large, finit par nous cacher 
cette espèce de pirogue de si peu de bois, qu'il 
montait ; ce mince canot presque fantastique ! 
Le Farfadet s'était évanoui... Nous nous diri- 
geâmes vers Touffedelys par les dunes ; il fai- 
sait superbe. J'ai vu rarement, dans ma vie de 
chouanne à la belle étoile, une plus belle nuit. 
Nous entendions de moins en moins le bruit 
de la mer, qui s'éloignait et qui commençait à 
découvrir «es premières roches. Du côté des 
terres, tout était calme : la brise de la mer 
mourait à la grève, les arbres étaient immo- 
biles. Sur la hauteur, dans le lointain bleuâtre, 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 2IO, 

achevait de brûler, en silence et sans secours, 
le moulin à vent solitaire, que l'incendie avait 
mutilé et qui n'avait plus que trois ailes qui 
tournaient encore. Placées de manière à être 
atteintes les dernières par la flamme, elles 
avaient fini par s'enflammer. L'une d'elles avait 
brûlé plus vite que les autres, mais les trois 
autres avaient pris aussi, et elles flambaient, 
et, en tournant, leur roue faisait pleuvoir des 
étincelles, comme dans l'après-midi elle avait 
fait pleuvoir du sang. Quoiqu'il fût déjà loin 
en mer à cette heure, le terrible brûleur de ce 
moulin pouvait le voir se consumant dans cet 
air sans vent, avec sa flamme • droite comme 
celle d'un flambeau, par cette nuit transparente, 
qui n'avait pas une vapeur, chose rare sur la 
Manche, cette mer verte comme un herbage, 
dont les brumes seraient la rosée. Je ne sais 
quelle tristesse me saisit, moi, la grosse rieuse. 
La femme, que j'avais sentie en moi, quand 
j'avais vu Des Touches si cruel, je la ressentis 
encore qui revenait sous mes habits de chouan... 
La pitié m'inondait le cœur pour Aimée, à qui 
j'allais avoir à apprendre la mort de M. Jacques, 
cette mort que Des Touches avait vengée, ce 
qui ne la consolerait pas ! 

Mademoiselle de Percy s'arrêta de cette fois, 
comme quelqu'un qui a fini son histoire. Elle 
rejeta les ciseaux dont elle avait gesticulé, dans 



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220 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

les tapisseries, empilées avec leur laine sur le 
guéridon. 

— Voilà, baron, dit-elle à M. de Fierdrap, 
cette histoire de l'enlèvement de Des Touches 
que mon frère vous avait promise. 

— Et que vous avez fort bien narrée, ma chère 
Percy, — fit mademoiselle Sainte qui, voulant 
être aimable, lui envoya de sa bouche innocente 
l'éloge cruel de ce mot déshonorant. » 

Mais le baron de Fierdrap, qui avait parlé 
si légèrement du chagrin d'Aimée, Pantisenti- 
mental pêcheur de dards, qui ne se souciait 
guère de ceux de l'amour, disait l'abbé, quand 
il était en verve de calembredaines, le baron de 
Fierdrap était devenu tendre ; il était redevenu 
le baron Hylas, et il voulut qu'on lui parlât 
d'Aimée. 

— Ce fut moi, lui dit donc mademoiselle de 
Percy, qui lui appris la mort de son fiancé. Elle 
pâlit comme si elle allait mourir elle-même et 
elle s'enferma pour cacher ses larmes. Chez 
Aimée, vous l'avez vu, baron, tout porte en 
dedans, et le dehors ne perd jamais son calme. 
La seule chose extérieure de ce chagrin, ren- 
fermé dans son cœur, comme une relique dans 
une châsse scellée, fut la funèbre fantaisie de 
faire déterrer celui qu'elle appelait son mari, 
du pied du buisson où nous l'avions couché, 
et de le rouler dans cette robe de noces qu'elle 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 221 

avait portée un seul soir et qu'elle lui tailla 
en linceul. 

Plus tard, lorsque les prêtres furent reve- 
nus et les églises rouvertes, pieuse comme elle 
est, ne pouvant supporter l'idée de ne pas 
reposer un jour près de lui, elle le fit trans- 
porter en terre sainte. Tout cela eut lieu, ba- 
ron, sans éclat, sans retentissement', pour 
l'apaisement de son cœur, dont elle couvre le 
navrement sous des sourires qui entr'ouvrU 
raient le ciel à des malheureux moins malheu- 
reux qu'elle. Quand, au milieu de son désespoir 
et de cette pâleur qu'elle a gardée toujours 
depuis cette époque, car elle n'a jamais repris 
entièrement cet incarnat de cœur rose-mousse 
entr'ouverte qui la faisait la rose reine des 
roses de Valognes, où la moindre des filles des 
rues éblouit de fraîcheur, quand on lui apprit 
que Des Touches était sauvé, elle eut encore ce 
coup de soleil inexplicable qui la faisait deve- 
nir une statue de corail vivant. 

Et inexplicable elle est restée, monsieur de 
Fierdrap, cette rougeur inouïe! Les années 
sont venues, le temps a marché, la vie n'est 
plus pour elle qu'un grand silence dans une 
seule pensée ; la surdité, l'isolante surdité, a 
bâti son mur entre elle et les autres, et l'a 
renfermée dans sa tour, comme elle dit. Eh 
bien, que le nom de Des Touches dont on 



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222 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

parle bien peu maintenant, soit dit par hasard 
devant elle, et que ce jour-là soit aussi un 
jour où elle entende, la rougeur reparaîtra 
brûlante sur ces tempes d'une pureté de fille 
morte vierge, et où les* cheveux blancs, si elle 
n'était pas blonde, auraient commencé à 
glisser leurs pointes argentées. C'est incroyable, 
baron, mais cela est. Tenez, je ne voudrais 
jamais lui faire volontairement la moindre 
peine, à cette noble fille, mais si je n'étais pas 
retenue par cette crainte, et que, me levant 
de ma place, j'allasse jusqu'à elle qui travaille 
à son feston sous cette lampe depuis trois 
heures sans avoir entendu un seul mot de ce 
que nous avons dit, et que je lui criasse à 
l'oreille : 

— Aimée, le chevalier Des Touches n'est 
pas mort! L'abbé vient de le rencontrer sur 
la place ! » 

Parions, baron, que la rougeur, l'inexpli- 
cable rougeur reparaîtrait sur le visage de la 
fiancée de M. Jacques, qui n'a jamais aimé 
que lui... 

— Je ne dis pas non, dit l'abbé profondé- 
ment. Cela est sûr qu'elle aimait M. Jacques. 
Mais qui sait, fit-il en baissant la voix, pré- 
caution inutile pour elle, mais comme s'il avait 
craint pour lui-même ce qu'il disait... si, par 
impossible, elle n'était pas aussi pure... » 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 223 



... Et il s'arrêta, n'osant pas achever, ayant, 
cet abbé grand seigneur, non plus peur seule- 
ment de sa parole, mais de sa pensée. 

— Oh ! mon frère ! dit mademoiselle de 
Percy avec un cri mélangé du sentiment de 
l'horreur et de l'impossibilité de la chose, en 
frappant le parquet d'un pied de reine Berthe, 
indigné... » 

Et les deux Touffedelys elles-mêmes deve- 
nues des sensitives, car la bêtise a parfois de 
ces moments-là où elle devient sensible, avaient 
reculé leurs fauteuils avec une énergie de 
croupe vertueuse, qui disait combien la pensée 
de l'abbé les scandalisait. 

L'abbé n'acheva pas... Il en avait assez dit. 
Le prêtre est toujours le plus profond des 
moralistes. Le regard, aiguisé par la confession, 
va toujours plus avant que celui des autres 
hommes. Le Zahuri, dit-on, voit le cadavre à 
travers les gazons qui le couvrent. Le prêtre, 
c'est le Zahuri de nos cœurs. 

Il regarda le baron de Fierdrap, qui cligna, 
mais qui, lui aussi n'ajouta pas une syllabe. 
Ce fut un point d'orgue singulier. Le tonneau 
de Bacchus sonna deux heures. Les chiens de 
M. Mesnilhouseau ne hurlaient plus. Le si- 
lence, que ne fouettait plus la pluie, s'entassait 
au dehors et tombait dans ce salon, dont le 
feu était éteint et dont le grillon, cette cigale 



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224 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

de l'âtre, que mademoiselle Sainte appelait un 
criquet, s'était endormi. 

— Tiens ! dit le baron de Fierdrap, je n'ai 
pas pris mon thé, de toute cette histoire ! Il 
ouvrit sa théière et y plongea son nez. L'eau, 
à force de bouillir, s'était évaporée. 

'—Image de tout! fit l'abbé très -grave. 
Allons-nous-en, Fierdrap ! laissons ces demoi- 
selles se coucher. Nous avons fait une vraie 
débauche de causerie, ce soir. 

— Il n'est pas tous les jours fête, dit le ba- 
ron. Seulement, j'ai une diable d'envie d'être à 
demain. Puisque tu es sûr de l'avoir vu ce 
soir sur la place des Capucins, nous aurons 
peut-être demain des nouvelles du chevalier 
Des Touches. » 

Et ils s'en allèrent, mademoiselle de Percy 
ayant englouti sa vaste personne et son baril 
oriental sous son coqueluchon de tiretaine. 
L'abbé, qui avait plus raison que jamais de 
l'appeler « son gendarme, » lui prit le bras 
d'autorité, et lui chantonna à demi-voix, en 
traînant ses sabots par les rues, les premières 
paroles d'une chanson qu'il avait faite, un jour, 
pour elle : 



Je connais un militaire 
Qui va disant son bréviaire 
Et qui, dans son régiment, 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 225 



N'a qu'un soldat, seulement. . . 
C'est une fille un peu fière ! 
Plan, r'iantanplan ! r'iantanplan, plan, plan ! 



Le baron avait allumé, comme l'abbé, sa 
lanterne, et tous les trois ils reconduisirent 
pompeusement jusqu'à son couvent mademoi- 
selle Aimée, à laquelle, par déférence pour une 
telle pensionnaire, les Dames Bernardines 
avaient accordé la permission de rentrer tard. 
L'abbé, sa sœur et le baron étaient plus ou 
moins impressionnés par cette histoire d'un 
des héros de leur jeunesse, mais ils l'étaient 
moins à coup sûr qu'une autre personne qui 
était là, et dont je n'ai rien dit encore. Dans 
l'attention qu'ils donnaient à ce qu'ils disaient, 
ils l'avaient oubliée et j'ai fait comme eux... 
Cette autre personne n'était qu'un enfant, 
auquel ils n'avaient pas pris garde, tant ils 
étaient à leur histoire! et lui, tranquille sur 
son tabouret, au coin de la cheminée, contre le 
marbre de laquelle il posait une tête bien pré- 
maturément pensive. Il avait environ treize 
ans, l'âge où, si vous êtes sage, on oublie de 
vous envoyer coucher dans les maisons où l'on 
vous aime ! 11 l'avait été, ce jour-là, par hasard 
peut-être, et il était resté dans ce salon an- 
tique, regardant et gravant dans sa jeune 
mémoire ces figures comme on n'en voyait que 

2 ? 



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226 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

rarement dans ce temps-là et comme mainte- 
nant on n'en voit plus! s'intéressant déjà à 
ces types dans lesquels la bonhomie, la comé- 
die et le burlesque se mêlaient, avec tant de 
caractère, à des sentiments hauts et grands ! 
Or, si elle vous a intéressé, c'est bien heureux 
pour cette histoire, car sans lui elle serait en- 
terrée dans les cendres du foyer éteint des 
demoiselles de Touffedelys, dont la famille 
n'existe plus et dont la maison de la rue des 
Carmélites, à ces cousines de Tourville, est 
habitée par des Anglaises en passage à Valo- 
gnes ; et personne au monde n'aurait pu vous 
la raconter et vous la finir! puisque, vous 
venez de le voir, cette histoire n'était pas finie ! 
Mademoiselle de Percy ne l'avait pas achevée, 
et elle ne Tacheva jamais. Elle en était restée 
à cette rougeur sur laquelle l'abbé avait mis 
avec un seul mot une lumière qui avait ré- 
volté sa sœur. Mademoiselle de Percy avait foi 
en Aimée, et les sentiments de cette âme 
robuste ne chancelaient point. Aimée de Spens 
garda son secret, et mademoiselle de Percy 
garda son respect pour Aimée. Elle mourut, 
la croyant la Vierge- Veuve, comme elle l'appe- 
lait, digne d'entrer au ciel avec deux palmes, 
les deux palmes des deux sacrifices accomplis ! 
L'abbé, qui avait le tact d'un grand esprit, ne 
fit jamais une réflexion et ne parla jamais du 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 227 



chevalier Des Touches à mademoiselle de 
Spens, qui, ayant perdu les Touffedelys après 
mademoiselle de Percy, se cloîtra sans prendre 
le voile et ne sortit plus de son couvent. 

Mais l'enfant dont j'ai parlé grandit, et la vie, 
la vie passionnée avec ses distractions furieuses 
et les horribles dégoûts qui les suivent, ne 
put jamais lui faire oublier cette impression 
d'enfance, cette histoire faite, comme un thyrse, 
de deux récits entrelacés, l'un si fier et l'autre si 
triste ! et tous les deux, comme tout ce qui est 
beau sur la terre et qui périt sans avoir dit son 
dernier mot, n'ayant pas eu de dénoûment ! 
Qu'était devenu le chevalier Des Touches ?... Le 
lendemain, sur lequel le baron de Fierdrap comp- 
tait pour avoir de ses nouvelles, n'en donna point. 
Nul dans Valognes n'avait connaissance du che- 
valier Des Touches, et cependant l'abbé n'était 
pas un rêveur qui voyait à son coude ses rêves 
comme mesdemoiselles de Touffedelys et 
Couyart. Il avait vu Des Touches. C'était donc 
une réalité. Il était donc passé par Valognes» 
mais il était passé... D'un autre côté, quelle était 
dans la vie de cette belle et pure Aimée de Spens 
cet autre mystère qui s'appelait aussi Des 
Touches?... Deux questions suspendues éter- 
nellement au-dessus de deux images, et aux- 
quelles, après plus de vingt années, vaincue 
par l'acharnement du souvenir, la circonstance 



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228 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



répondit ! Qui sait ? A force de penser à une 
chose, on crée peut-être le hasard. 

Le hasard m'apprit en effet, parce que je n'a- 
vais jamais cessé de penser à cet homme et de 
m'informer de son destin, qu'il vivait... et que 
mon grand abbé de Percy ne s'était pas trompé 
quand il l'avait vu et qu'il l'avait pris pour un 
fou. De Valognes, qu'il avait traversé, comme 
le roi Lear, par la pluie et par la tempête, 
revenant d'Angleterre, échappé à ceux qui le 
gardaient et le ramenaient dans son pays, il 
était allé tomber dans une famille qu'il avait 
épouvantée de la folie furieuse dont il était 
transporté. L'ambition trahie, les services mé- 
connus, la cruauté du sort, qui prend parfois 
les mains les plus aimées pour nous frapper, 
tout cela avait fait de cet homme, froid comme 
Claverhouse, un fou à camisole de force, dont 
la vigueur irrésistible offrait le danger d'un 
fléau. On l'avait ténébreusement interné dans 
une maison de fous, où il vivait depuis plus de 
vingt ans. Je sus tout cela peu à peu, par lam- 
beaux, comme on apprend les choses qu'on 
vous cache, mais quand je le sus, je me jurai 
de me donner la vue de cet homme, qu'une 
femme, qui l'avait connu, avait mis sa force 
d'impression à me peindre comme me l'eût 
peint un poète. L'état dans lequel je trouverais 
cet homme héroïque, mort tout entier et pour- 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 229 



rissant dans le plus affreux des sépulcres : une 
maison de fous ! était une raison de plus pour 
m'en donner le spectacle. C'est si bon de 
tremper son cœur dans le mépris des choses 
humaines, et entre toutes, de la gloire qui gas- 
conne avec ceux qui se fient à elle et qui 
croient qu'elle ne peut tromper ! 

Il fut donc un jour où je pus le voir, ce che- 
valier Des Touches, et raccorder dans ma pensée 
sa forme jeune, svelte et terrible, comme celle 
de Persée qui coupe la tête à la Gorgone, et 
la figure d'un vieillard, dégradé par l'âge, la 
folie, tous les écrasements de la destinée. Ce 
que je fis pour cela est inutile à dire, mais je 
pus le voir... Je le trouvai assis sur une pierre, 
car depuis longtemps il n'était plus fou à lier, 
dans une cour carrée, très-propre et très- 
blanche, avec des arceaux à l'entour. Depuis 
quV/ ri était plus méchant, on l'avait retiré des 
cabanons et on le laissait vaguer dans cette 
cour, où des paons tournaient autour d'un 
bassin, bordé de plates-bandes qui étalaient des 
nappes de fleurs rouges. Il les regardait, ces 
fleurs rouges, avec ses yeux d'un bleu de mer, 
vides de tout, excepté d'une flamme qui brûlait 
là sans pensée, comme un feu abandonné où 
personne ne se chauffe plus. La beauté de la 
belle Hélène, de cet homme qui avait été plus 
célestement beau que la belle Aimée, avait dit 



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230 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 



mademoiselle de Percy, était détruite, radicale- 
ment détruite, mais non sa force. Il était encore 
vigoureux, malgré l'épuisement de vingt ans de 
folie, qui auraient consumé tout homme moins 
robuste. Il était vêtu tout en molleton bleu, 
avec des boutons d'os, et un foulard de Jersey 
au cou, comme un matelot, et c'était bien cela ; 
il avait l'air d'un vieux matelot, qui attend à 
terre et qui s'y ennuie. Le médecin me dit que 
l'âge venant et les furies ayant été remplacées 
par de la démence, le désordre le plus profond 
et le plus irrémédiable s'était fait dans ses 
facultés ; qu'il se croyait gouverneur de ville, 
âgé de deux mille ans, et que certainement je 
n'en tirerais pas un éclair de lucidité. Mais je 
n'y allai point par quatre chemins, et, d'emblée, 
je lui dis brusquement : 

— C'est donc vous, chevalier Des Touches ! 
Il se leva de son arceau, comme si je l'eusse 

appelé, et m'ôtant sa casquette de cuir verni, il 
me montra un crâne chauve et lisse, comme 
une bille de billard... 

— C'est singulier, dit le docteur, je n'aurais 
jamais pensé qu'il eût répondu à son nom, 
tant il a perdu la mémoire ! 

Mais moi que ceci animait : 

— Vous souvenez-vous, lui dis-je à bout 
portant, de votre enlèvement de Coutances, 
monsieur Des Touches ?... 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 231 

Il regardait dans l'air comme s'il y voyait 
quelque chose... 

— Oui, dit-il, cherchant un peu. Coutances ! 
et, ajouta-t-il sans chercher, et le juge qui m'a 
condamné à mort, le coquin de... ! 

Il le nomma. C'était encore un nom porté 
dans la contrée, et son œil bleu de mer 
darda un rayon de phosphore et de haine im- 
placable ! 

— Et d'Aimée de Spens, vous en souvenez- 
vous? fis-jé encore coup sur coup, craignant 
que le fou ne revînt, et voulant frapper de ce 
dernier souvenir sur le timbre muet de cette 
mémoire usée qu'il fallait réveiller! » 

Il tressaillit. 

— Oui, encore aussi! fit-il* et ses yeux 
avaient comme un afflux de pensées. — Aimée 
de Spens, quf m'a sauvé la vie! La belle 
Aimée ! » 

Ah ! je tenais peut-être l'histoire que made- 
moiselle de Percy n'avait pas finie !... Et cette 
idée me donna la volonté magnétique qui 
dompte une minute les fous et les fait obéir. 

— Et comment s'y prit-elle pour cela, mon- 
sieur Des Touches ? Allons, dites ! 

— Oh ! <lit-il (je lui avais enfin passé mon 
âme dans la poitrine, à force de volonté !), nous 
étions seuls à Bois-Frelon, vous savez ?... près 
d'Avranches... Tout le monde parti... Les Bleus 



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232 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

vinrent comme ils venaient souvent, à petits 
pas... Ils cernèrent la maison... C'était le soir. 
Je me serais bien fait tuer, risquant tout, 
tirant par les fenêtres comme à la Faux, mais 
j'avais mes dépêches. Elles me brûlaient.... 
Frotté attendait. Ils l'ont tué, Frotté, n'est-ce 
pas vrai ?... » 

Je tremblai que l'idée de Frotté ne l'entraî- 
nât trop loin de ce que je voulais qu'il me dît. 

— Tué, fusillé ! lui dis-je. Mais Aimée ! » 
Et je lui secouai durement le bras ! 

— Ah ! reprit-il, elle pria Dieu... entr'ouvrit 
les rideaux pour qu'ils la vissent bien... C'était 
l'heure de se coucher... Elle se déshabilla. Elle 
se mit toute nue. Ils n'auraient jamais cru 
qu'un homme était là, et ils s'en allèrent! Ils 
l'avaient vue.... Moi aussi.... Elle était bien 
belle... rouge comme les fleurs que voilà ! dé- 
signant les fleurs du parterre. » 

Et son œil redevint vide et atone, et il se 
remit à divaguer. 

Mais je ne craignais plus sa folie. Je tenais 
mon histoire! Ce peu de mots me suffisait. Je 
reconstituais tout. J'étais un Cuvier ! Il était 
donc vrai , l'abbé avait tort. Sa sœur avait 
raison. La veuve de M. Jacques était toujours 
la Vierge-Veuve. Aimée était pure comme un 
lis ! Seulement elle avait sauvé la vie à Des 
Touches, comme jamais femme ne l'avait sauvée 



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LE CHEVALIER DES TOUCHES. 233 



à personne... Elle la lui avait sauvée, en outra- 
geant elle-même sa pudeur. Quand, à travers 
la fenêtre, les Bleus virent, du dehors où ils 
étaient embusqués, cette chaste femme qui 
allait dormir et qui ôtait, un à un, ses voiles, 
comme si elle avait été sous l'œil seul de Dieu, 
ils n'eurent plus de doute. Personne ne pou- 
vait être là, et ils étaient partis ; Des Touches 
était sauvé ! Des Touches qui, lui aussi, l'a- 
vait vue, comme les Bleus... qui, jeune alors, 
n'avait peut-être pas eu la force de fermer les 
yeux pour ne pas voir la beauté de cette fille 
sublime, qui sacrifiait pour le sauver le ve- 
louté immaculé des fleurs de son âme et la 
divinité de sa pudeur ! Prise entre cette pu- 
deur si délicate et si fière et cette pitié qui 
fait qu'on veut sauver un homme, elle avait 
hésité... Oh! elle avait hésité, mais, enfin, 
elle avait pris dans sa main pure ce verre de 
honte et elle l'avait bu. Mademoiselle de Som- 
breuil n'avait bu qu'un verre de sang pour 
sauver son père! Depuis, peut-être, Aimée 
avait souffert autant qu'elle? Ces rougeurs, 
quand Des Touches était là, et qui la couvraient 
tout entière à son nom seul, qui ne l'avaient 
jamais inondée d'un flot plus vermeil que le 
jour où mademoiselle de Percy avait dit, sans 
le savoir, le mot qui lui rappelait le malheur 
de sa vie : « Des Touches sera votre témoin ! » 

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234 LE CHEVALIER DES TOUCHES. 

ces rougeurs étaient le signe, toujours prêt à 
reparaître, d'un supplice qui durait toujours 
dans sa pensée, et qui, à chaque fois que le 
sang offensé la teignait de son offense, rendait 
son sacrifice plus beau ! 

J'avoue que je m'en allai de cette maison de 
fous, ne pensant plus qu'à Aimée de Spens. 
J'avais presque oublié Des Touches.... Avant 
de sortir de sa cour, je me retournai pour le 
voir... Il s'était rassis sous son arceau, et, de 
cet œil qui avait percé la brume, la distance, 
la vague, le rang ennemi, la fumée du combat, 
il ne regardait plus que ces fleurs rouges aux- 
quelles il venait de comparer Aimée, et dans 
l'abstraction de sa démence, peut-être ne les 
voyait-il pas... 



FIN. 



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Note de l'Auteur. — A. la page 126, lisez Joslerie au 
lieu d'Osierie. Je n'aurais pas corrigé cette faute, si elle 
avait été une faute de français ; mais c'est une faute dans 
le patois, la langue maternelle de mon pays, et je l'ai sur- 
tout corrigée par la raison que je suis plus patoisant que 
littéraire et encore plus Normand que Français. 

J. B. n'A. 



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TABLE 



I. — Trois siècles dans un petit coin ... . ç 

IL— Hélène et Paris , . . . 31 

III. — Une jeune vieille au milieu de véritables 

vieillards 45 

IV. — Histoire des Douze 62 

V. — La première expédition 103 

VI. — Une halte entre les deux expéditions. . . 152 

VIL — La seconde expédition 166 

VIII. — Le Moulin bleu 192 

JX. — Histoire d'une rougeur 213 



Paris. — Typ. Cb. Unsinger, 83, rue du Bac. 



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