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Full text of "Le Livre Des Mille Nuits Et Une Nuit. Tome 1 ( Mardrus)"

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LE LIVRE DES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



Droits de reproduction et d'adaptation 

strictement rèseivès. 


DE CE VOLUME IL A ETE TIH: 

Vingt-cinq exemplaires sur papier du Japon , 
Soixante-quinze exemplaires sur papier de Hollande. 


JUSTIFICATION OU TIRAGE 




LE LIVRE 



TRADUCTION LITTÉRALE ET COMPLÈTE DU TEXTE ARABE 

par le 1)r J. C. MARDRUS 


TOME PREMIER 


HISTOIRES DU ROI SCHAHRIAR ET DE SON 
FRERE LE ROI SCH AHZAMAN, — DU MAR¬ 
CHAND AVEC L'ÉFRIT, — DU PÊCHEUR AVEC 
L’ÉFRIT, — DU PORTEFAIX AVEC LES JEUNES 
FILLES, — DE LA FEMME COUPÉE, DES TROIS 
POMMES, ET DU NEGRE RIHAN, — DU VIZIR 
NOUREDDINE, DE SON FRÈRE LE VIZIR CHAM- 
SEDDINE ET DE HASSAN BADREDDINE. 



PARIS 

Librairik CHARPENTIER kt FASQUELLE 

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 

U, rue de Grenelle, 11 


1918 




A LA MÉMOIRE 


DD PENSEUR 

STÉPHANE MALLARMÉ 


Cette œuvre entière 

qu'IL aimait. 


Janvier 1899. 



NOTE DES ÉDITEURS 



NOTE DES ÉDITEURS 


Pour la première fois en Europe, une traduction 
complète et fidèle des Alf lailaii oua lailaii 
(Mille nuits et une nuit) est offerte au public (1). 

Le lecteur y trouvera le mot à mot pur, inflexi¬ 
ble. Le texte arabe a simplement changé de carac¬ 
tères : ici il est en caractères français, voilà tout. 


ORIGINE ET DA TE 

m 

Les Mille nuits et une nuit sont un recueil de 
contes populaires. Deux documents, l’un (2) du 

(') Les traductions anglaises de Payne et de Burton, intégrales elles 
aussi, parurent en « éditions privées » (deux ou trois cents souscrip¬ 
teurs), et sont aujourd'hui introuvables. Une deuxième édition de 
Barton fut, il est vrai, livrée au public, mais expurgée 
(*) Dans le Mourouf al daiiab oua maadine al djakiiar, de l’hl*» 
iorien arabe Aboul Ilassan Ali Al-Massoudi. 



NOTE DES ÉDITEURS- 


Z 

ix* siècle, l’autre (i) du x*, établissent que ce mo¬ 
nument de la littérature imaginative arabe a eu 
pour prototype un recueil persan, le Hazar afsa- 
nah. A ce livre, aujourd’hui perdu, sont empruntés 
le dispositif des Mille nuits et une nuit (c’est-à- 
dire l’artifice de Shahrazade) et le sujet d’une 
partie des histoires. Les, conteurs qui s’éver¬ 
tuèrent sur ces thèmes les transformèrent au 
gré de la religion, des mœurs et de l’esprit ara¬ 
bes, au gré aussi de leur fantaisie. D’autres 
légendes, d’origine nullement persane, d’autres 
encore, purement arabes, se constituèrent dans 
le répertoire des conteurs. Le monde musulman 
sunnite tout entier, de Damas au Caire et de 
Baghdad au Maroc, se réfléchissait enfin au miroir 
des Mille nuits et une nuit. Nous sommes donc 
en présence non pas d’une œuvre consciente, d’une 
œuvre d’art proprement dit, mais d’une œuvre 
dont la formation lente est due à des conjonctures 
très diverses et qui s’épanouit en plein folklore 
islamite. (Œuvre arabe, malgré le point de départ 
persan,et qui, traduite de l’arabe en persan, turc, 
hindoustani, se répandit dans tout l’Orient. 

Vouloir assigner à la forme comme définitive 
de telle de ces histoires une origine, une date, 
en se fondant'sur des considérations linguistiques, 
est une entreprise décevante, puisqu’il s’agit d’un 

m Dans le Kitab al fiuhist (9$7j, de Mohammad ben Is'hak Al— 
Nadim. 



NO-TE DES ÉDITEURS 


livre qui n’a pas d’auteur et qui, copié et recopié 
par des scribes enclins à faire intervenir leur dia¬ 
lecte natal dans le dialecte des manuscrils d’après 
lesquels ils opéraient, est le réceptacle confus de 
toutes les formes de l’arabe. Par des considéra¬ 
tions tirées principalement de l’histoire comparée 
des civilisations, la critique actuelle semble avoir 
imposé quelque chronologie à cet amas de contes. 
Voici les résultats qu’elle propose : 

Seraient, en majeure partie, du x* siècle, ces 
treize contes, qui se retrouvent dans tous les textes 
(au sens philologique du mot) des Alf lailah oüa 
lailah, — savoir, les Histoires : 1° du roi Schah- 
riar et de son frère le roi Schahzaman (soit l’In¬ 
troduction) ; 2° du Marchand avec l'Efrit ; 3° du 
Pêcheur avec l’Efrit ; 4° du Portefaix avec les 
Jeunes Filles ; 5° de la Femme coupée, des Trois 
Pommes et du Nègre Rihan ; 6° du Vizir Noured- 
dîne.. ; 7° du Tailleur, du Bossu...; 8° de Nar 
Al-Din et Anis Al-Djalis ; 9° de Ghamin ben Ayoub ; 
10° d’Ali ben Bakkar et Sliams Al-Nahar ; 1 P de 
itamar Al-Zaman ; 12° du Cheval d’ébène ; 13° de 
Djoulriar, fils de la Mer. L’Histoire* de Sindbad le* 
Marin et celle du Roi Djiliad seraient antérieures. 
— La grande masse des contes se situeraient 
entre le x° et le xvi* siècles. L’Histoire de Ka- 

mar Al-Zaman II et celle de Maarouf seraient du 

* 

xvi*. 



«OfE DES ÉDITEURS 



MANUSCRITS ET ÉDITIONS ARABES 

» 

Il existe comme « textes » des Alf lailah 
oua lailah plusieurs éditions imprimées et des 
manuscrits. Ces manuscrits concordent mal entre 
eux : ils sont plus ou moins complets, diffèrent 
de rédaction, d’étendue, parfois d’affabulation. 

Les éditions critiques (avant le xix* siècle, 
aucune n’avait paru, pas plus en Orient qu’en 
Europe) sont : 

1° l’édition (inachevée) du cheikh El Yemeni, 
& Calcutta, deux volumes, 1814-1818; 

2° l’édition Habicht, à Breslau, douze volumes, 
dont lepremierparutenl825,le dernier en 1843 ; 

3° l’édition Mac Noghten, à Calcutta, quatre 
volumes, 1830-1842; 

4° l’édition de Boulak, au Caire, deux volumes, 
1835; 

5° les éditions de l’Ezbékieh, au Caire. 

6° l’édition écourtée, revue et disloquée des 
pères jésuites, à Beyrouth, quatre volumes ; 

7° l’édition de Bombay, quatre volumes. 


TRADUCTIONS FRANÇAISES 

La première en date, et la plus importante, est 
celle de Galland, douze volumes petitin-12, chez 



VOTE DES ÉDITEURS 


XIII 


la veuve de Claude Barbin, Paris. 1704-1717. 
Exemple curieux de la déformation que peut 
subir un texte en traversant le cerveau d’un 
lettré au siècle de Louis XIV, l’adaptation de 
Galland, faite pour la Cour, a été systémati¬ 
quement émasculée de toute hardiesse et filtrée 
de tout le sel premier. Même comme adapta¬ 
tion, elle est incomplète, car elle comprend à 
peine le quart des contes : les contes qui for¬ 
ment les trois autres quarts, et non les moins 
intéressants, sont inconnus en France . De plus, 
les contes mêmes qui ont subi l’adaptation de 
Galland ont été écourtés, déformés, expurgés 
de tous les vers, poèmes et citatiorts de poètes ; 
les sultans et les vizirs et les femmes de l’Arabie 
ou de l’Inde s’y expriment comme à Versailles 

* i 

et à Marly. En un mot, cette adaptation surannée 
n’a rien à voir, d’aucune manière, avec le texte 
des contes arabes. 

Cazotte et Chavis ont continué Galland, dans 
les tomes xxxvm, xxxix, xl etxLi du Cabinet des 
Fées % Genève, 1784-1793, sous le titre « les Veil¬ 
lées du Sultan Schahriar ». Trébutien (de Caen) 
a publié à Paris, en 1824, trois volumes in-8 # de 
« Contes inédits des Mille et une nuits », traduc¬ 
tion de traductions. , 

Les réimpressions de la version de Galland sont 
nombreuses. La meilleure est celle du « Panthéon 
Littéraire », avec notes de Loiseleur-Deslong- 



nv 


NOTE DES ÉDITEURS 


champs, un volume in-8°, Paris, 1840. D’autres, 
celle Je Caussin de Perceval, neuf volumes in-8 # , 
Paris, 1806, celle de Destaings, avec préface de 
Charles Nodier, six volumes in-8°, Paris, 1822, 
celle de Gauttier, sept volumes in-8°, Paris, 1822, 
sont augmentées de quelques contes. 

CETTE TRADUCTION 

Le D r J. C. Mardrus l’a exécutée sur Pédition 
égyptienne de Boulait, qui lui a paru la plus riche 
en expressions de pur terroir arabe et, à diffé¬ 
rents points de vue, la plus parfaite (quoi qu’en 
ait pu penser Burton). Elle est, en outre, la plus 
concise. Mais il ne s’en est pas uniquement con¬ 
tenté, ayant puisé, pour certains détails, dans 

Fédition Mac Noghten, dans celle de Breslau et 

• m 

surtout dans les différents manuscrits. Elle com¬ 
prend seize volumes in-8° carré, dont trois volu¬ 
mes paraîtront chaque année. 

Le premier volume ne contient que les vingt- 
quatre premières Nuits. Mais les volumes suivants, 
surtout les derniers, en comprennent un nombre 
bien plus considérable. Cette division est celle 
même du texte arabe original, où les Nuits devien¬ 
nent de plus en plus courtes à mesure qu’elles 
s’acheminent vers la mille et unième. 

4 » 

^Souhaitons maintenant au lecteur le plaisir 



NOTE DBS ÉDITEURS 


XV 

goûté par Stendhal, qui rêvait d’oublier deux 
choses *. Don Quichotte et les féeries des Mille 
et une nuits — pour, chaque année, éprouver à 
les relire une volupté nouvelle. 



UN MOT DU TRADUCTEUR 

A 


SES AMIS 



J’OFFRE , 

toutes nues , vierges , 
intactes y naïves , 

/jour mes délices et le 
plaisir de mes amis t 

CES NUITS ARASES 

vécues , rêvées et traduites sur 
leur terre natale et sur Veau. 

Elles me furent douces durant les loisirs des 
longues mers , sous le ciel du loin. 

C’est pourquoi je les donne. 

Naïves elles sont , et souriantes , et pleines 
d’ingénuité , à l’égal de la musulmane Schah - 
razade, leur succulente mère , /es enfanta 

dans le mystère en fermentant avec émoi dans le 
sein d’un prince sublime — lubrique et farou¬ 
che — sous l’œil attendri d’Allah Clément ei 
Miséricordieux . 



XX ON BIOT DU TRADUCTEUR A SES AMIS 

Dès leur venue elles furent délicatement dor - 
lotées par les mains de la lustrale Doniazade , 
leur tante , qui grava leurs noms sur des feuil¬ 
les d’or colorées d’humides pierreries , et les 
soigna sous le velours de ses prunelles jusqu’à 
l’adolescence dure , pour les épandre , volup¬ 
tueuses et libres , sur le Monde Oriental éternisé 
de leur sourire. 

Je les juge et les donne telles , en leur fraî¬ 
cheur de chair et de roche. . 

Car... une méthode , seule , existe , honnête et 

9 • 

logique , </e traduction : la littéralité, imperson¬ 
nelle, à peine atténuée pour juste le rapide pli 

* • 

de paupière el savourer longuement... Elle 
produit , suggestive , /a p/as grande puissance 
littéraire. Elle fait le plaisir évocatoire. Elle 
recrée en indiquant. Elle est le plus sûr garant 
de vérité. Elle plonge , ferme , en sa nudité de 
pierre. Elle fleure Varôme primitif el le cris¬ 
tallise. Elle dévide el délie... Elle fixe. 

Certes , si la littéralité enchaîne l’esprit diva¬ 
guant et le dompte , elle arrête l’infernale faci- 
cililé de la plume. Je ne m’en plaindrai pas. 
Car oit trouver chez un traducteur le génie sim¬ 
ple, anonyme l el libéré de la niaise manie de 
son nom ?.«, Mais pour les difficultés du terroir 
originel , si dures au professionnel en thème , 
elles ne sauraient , aux doigts de Vamoureux 
de l’oriental babil , se concentrer en plus de 



CM MOT DU TRADUCTEUR A SES AMIS 1X1 

spires qu'il ne faut à la joie de les dénouer . 

Quant à l'accueil... L'Occident maniéré,pâli 
dans Vélouffoir des conventions verbales , peut- 
être simulera-t-il l'ahurissement à l'audition du 
franc langage — gazouillant et simple et sonore 
de tout le rire — de ces brunes filles saines , 
natives des tentes abolies . 

Or .. 

Elles n'g entendent point malice , les houris ! 

El les peuples primitifs , dit le Sage , appel¬ 
lent les choses par leur nom , — et ne trouvent 
guère condamnable ce qui est naturel , ni licen¬ 
cieuse l'expression du naturel. (J'entends par 

peuples primitifs ceux sans encore nulle lare en 
la chair ou l'esprit , et nés au monde sous le sou¬ 
rire de la Beauté...) 

D'ailleurs , il est totalement ignoré de la lillé- 
rature arabe , ce produit hideux de la vieillesse 
spirituelle : l'intention pornographique. Les 
Arabes voient toute chose sous l'aspect hilarant. 
Leur sens érotique ne mène qu'à la gaîté. Et ils 
rient de tout cœur , là où le puritain palperait 
du scandale. 

Quiconque , artiste , a vagabondé et connu les 
voyages et cultivé amoureusement les bancs 
ajourés des adorables cafés populaires dans les 
vraies villes musulmanes et arabes , le vieux 
Caire aux rues pleines d'ombre et si fraîches , 
les souks de Damas , Sana du Yémen , Mas• 



XXII vu MOT MO; TRADUCTEUR A «E« AM IR 

cale oa Baghdad; dormi sur la nulle imma¬ 
culée du Bédouin de Palmyre; rOtnpu le pain 
et goûté te sel fraternellement, dans lagloire du 
désert, avec Ibn-Rachid somptueux, cetyue net 
de VArabe authentique ; savouré tout l'exquis 
d'une causerie de simplicité antique avec le pur 
descendant du Prophète, le chérif Hussein ben 
Ali ben Aotin, émir de la Mecque Sainte ,-— a 
pu noter Vexpression des physionomies pittores¬ 
ques réunies. Unique, un sentiment tient toute 
l’assistance : une hilarité folle. Elle flambe par 
saccades vitales aux sorties les pltis libres de 
Vhèroïque conteur public gesticulant, mimant 
soutoul el bondissant entre les spectateurs épa¬ 
nouis... Et la griserie vous saisit, suscitée par 
les mots, par les sons, par la fumée ou l’aphro- 
disie de l’air, par la subodeur discrète du has¬ 
chich, don dernier d’Allah l... Et l’on est navi¬ 
gateur aérien dans la nuit.,. 

Là,, on n’applaudit point : ce geste barbare, 
inharmonique el féroce, ce vestige indéniable des 
races caraïbes ancestrales dansant autour du 

i • 

i __ 

poteau de couleurs, el dont l’Europe a fait le, 
symbole de l’horrible jouissance bourgeoise 
tassée sous le gaz, est essentiellement inconnu. 

L’Arabe — à une musique, notes de roseaux 
et de flûtes, à une plainte de kânoun ou d’où d, 
h un rythme de darabouka profonde, à un 
chant de muezzin ou d'aimée, à un oonte coloré ,* 



CN MOT DD TRADUCTEUR A SES AMIS 


XX lit 


à un poème d’allitérations en cascades , à une 
odeur subtile de jasmin , à une danse de fleur 
ou vol d’oiseau , à la nudité d’ambre ou de perle 
d’une solide courtisane onduleuse aux yeux 
étoilés — répond en sourdine ou de toute la voix 
oarunA — hah!... long, savant , modulé , exta¬ 
tique , architectural. 

C’est que: l’Arabe est un instinctif , mais affiné 
et exquis. Il aime la ligne pure et la devine 9 
irréalisée. 

Mais... il étreint , sans paroles , infiniment ... 

Et maintenant , 

Je puis promettre, sans crainte de mentir, 
que le rideau ne se relèvera que sur la plus 
étonnante, la plus compliquée et la plus splen¬ 
dide vision qu’ait jamais allumée, sur la neige 
du papier, le fragile outil du conteur. 


D R J. C. MARDRUS, 



CB PREMIER VOLUME 

IB LB DEDU 

A MON AMI PAUL VALÉRY 

A CAUSE O’B. T 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

« 



CE QUE VEUT ALLAH! 


AU NOM D’ALLAH 

LE CLÉMENT, LE MISÉRICORDIEUX! 


LA LOUANGE A ALLAH, MAÎTRE DE L’üNIVERS ! ET LA 
PRIÈRE ET LA PAIX SUR LE PRINCE DES ENVOYÉS, NOTRE 
SEIGNEUR ET SUZERAIN MOHAMMAD ! ET, SUR TOUS LES SIENS, 
PRIÈRE ET PAIX A JAMAIS ESSENTIELLEMENT UNIES JUSQU’AU 
JOUR DE LA RÉTRIBUTION. 

ET ENSUITE! QUE LES LÉGENDES DES ANCIENS SOIENT UNE 
LEÇON POUR LES MODERNES, AFIN QUE LTIOMME VOIE LES 
ÉVÉNEMENTS QUI ARRIVÈRENT A d’aUTRES QU’a LUI I ALORS 
IL RESPECTERA ET CONSIDÉRERA ATTENTIVEMENT LES 
PAROLES DES PEUPLES PASSÉS ET CE QUI LEUR ADVINT, ET 
IL SE RÉPRIMANDERA. 

AUSSI GLOIRE A QUI RÉSERVA LES RÉCITS DES PREMIERS 
COMME LEÇON A L’iNTENTION DES DERNIERS ! 

OR, C’EST D’ENTRE CES LEÇONS-LA QUE SONT TIRÉS LES 
CONTES NOMMÉS MILLE NUITS ET UNE NUIT, ET TOUT CE 
QU’lL Y A EN EUX DE CHOSES EXTRAORDINAIRES ET DE 


MAXIMES 



HISTOIRE DU ROI SCHAHRIAR 


ET DE SON FRÈRE, LE ROI SC HA HZ AM AN 


Il est raconté — mais Allah est plus savant et plus sage 
et plus puissant et plus bienfaisant—qu'il y avait— dans 
ce qui s’écoula et se présenta en l’antiquité du temps et le 
passé de l’âge et du moment — un roi d’entre les rois de 
Sassan, dans les îles de l’Inde et de la Chine (1). Il était 
maître d’armées, d’auxiliaires, de serviteurs et d’une 
nombreuse suite. Et il avait deux enfants, l'un d’eux 
grand et le dernier petit. Tous les deux étaient d'héroï¬ 
ques cavaliers; mais le grand était meilleur cavalier que 
le petit. Ce grand régna sur les pays et gouverna avec 
justice entre les humains; aussi l’aimèrent les habitants 
du pays et du royaume. Son nom était le roi Schahriar (2). 
Quant à son frère le petit, son nom était le roi Schahza- 
man (3), et il était roi de Samarkand Al-Ajam. 

Cet élatde choses ne cessant point, ils résidèrent dans 
leur pays; et chacun d’eux fut, dans son royaume, gou- 

( ! ) Le vague des noms propres et de la géographie, dans les Mille 
nuits et une nuit est une chose admirable. Inutile donc d'appro¬ 
fondir. 

(*) Schahriar : le Maître de la Ville. Mot persan. 

{*) Schahzaman : le Maître du Siècle ou du Temps. Mot persan* 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


4 

verneur juste de ses ouailles durant l'espace de vingt 
années. Et ils Curent tous deux à la limite de la dilatation 
et de l'épanouissement. 

Et ils ne cessèrent d’être ainsi, jusqu’à ce que le roi le 
grand eût Tardent désir de voir son frère le petit. Alors il 
ordonna à son vizir de partir, et de revenir avec lui. Le 
vizir lui répondit : « J'écoute et j’obéis t » 

Puis il partit et arriva en toute sécurité par la grâce 
d’Allah : il entra chez le frère, lui transmit la paix (4) et lui 
apprit que le roi Schahriar désirait ardemment le voir, et 
que le but de ce voyage était de l’inviter à aller visiter 
son frère. Le roi Schahzaman lui répondit: « J’écoute et 
j’obéis ! » Puis il fit faire ses préparatifs de départ et sortir 
ses tentes, ses chameaux, ses mulets, ses serviteurs et 
ses auxiliaires. Ensuite il éleva son propre vizir gouver¬ 
neur du pays, et sortit demandant les contrées de son 
frère. 

Mais, vers le milieu de la nuit, il se rappela une chose 
oubliée au palais, et revint et entra dans le palais. Et il 
trouva son épouse étendue sur sa couche et accolée par 
un esclave noir d’entre les esclaves. A cette vue, le 
monde noircit sur son visage. Et il dit en son âme : « Si 
telle aventure est survenue alors que je viens à peine de 
quitter ma ville, quelle serait la conduite de celte débau¬ 
chée si je m’absentais quelque temps chez mon frère ? » 
Sur ce, il tira son épée et, frappant les deux, les tua sur 
les tapis de hrcOuche. Puis il s’en retourna au moment 
même et à l’heure même, et ordonna le départ du cam¬ 
pement. Et il voyagea la nuit jusqu’à ce qu’il fût arrivé 
à la ville ûp son frère. 

Alors se réjouit son frère de son approche, et sortit 
vers lui et, en le recevant, lui souhaita la paix ; et il se 
réjouit à la limite de la joie, et décora pour lui la ville, et 

(«) « Que la paix (ou le salut) soit avec toi! » est le salut usité chea 
es musulmans. 



HISTOIRE DU ROI S CIIAH RI A R... 5 

se mit à lui parler avec expansion. Mais le roi Schahzaman 
se souvenait de l’aventure de son épouse, et un nuage do 
chagrin lui voilait la face ; et jaune était devenuson teint cl 
faible son corps. Aussi, lorsque le roi Schahriarle vit dans 
cet étal, il pensa en son âme que oela était dû à l’éloigne¬ 
ment du roi Schahzaman hors de son pays et de son royaume 
et, ne lui demandant plus rien à ce sujet, il le laissa à sa 
voie. Mais, un de ces jours, il lui dit : « O mon frère, je 
ne sais! mais je vois ton corps maigrir et ton teint jau¬ 
nir I » Il répondit : « O mon frère, j’ai en mon être 
intime une plaie vive. » Mais il ne lui révéla pas ce qu’il 
avait vu faire à son épouse. Le roi Schahriar lui dit : « Je 
désire fort que tu partes avec moi à la chasse à pied et à 
courre, car peut-être ainsi se dilatera ta poitrine. » Mais 
le roi Schahzaman ne voulut point accepter ; et son frère 
partit seul à la chasse. 

Or, il y avait, dans le palais du Roi, des fenêtres ayant 
vue sur le jardin, et, comme le roi Schahzaman s’y était 
accoudé pour regarder, la porte du palais s’ouvrit et en 
sortirent vingt esclaves femmes et vingt esclaves hom¬ 
mes ; et la femme du Roi, son frère, était au milieu d’eux 

t 

qui se promenait dans toute son éclatante beauté. Arrivés 
à un bassin, ils se dévêtirent tous et se mêlèrent entre 
eux. Et soudain la femme du Roi s’écria : « O Massaoud ! 
Ya Massaoud ! » Et aussitôt accourut vers elle un solide 
nègre noir qui l’accola; et elle aussi l’accola. Alors le 
nègre la renversa sur le dos et la chargea. A ce signal, tous 
les autres esclaves hommes firent de même avec les 
femmes. Et tous continuèrent longtemps ainsi et ne 
mirent Çn à leurs baisers, accolades, copulations et autres 
choses semblables qu’avec l’approche du jour. 

A celte vue, le frère du Roi dit en son âme : « Par Allah ! 
ma calamité est bien plus légère que cette calamité-ci ! » 
Et aussitôt il laissa s’évanouir son affliction et son cha¬ 
grin, en se disant; « En vérité, cela est plus énorme que 



LES MILLE NUITS ET CNE NUIT- 


& 

tout ee qui m'advint ! » Et, dès ce moment, il se reprit à 
boire et à manger sans discontinuer. 

Sur ces entrefaites le Roi, son frère, revint de voyage, 
et tous deux se souhaitèrent mutuellement la paix. Puis 
le roi Schahriar se mit à observer son frère le roi Schali- 
zaman; et U vit que ses couleurs et son teint étaient 
revenus et que son visage s’était revivifié ; que, de plus, il 
mangeait de toute son âme après avoir été si longtemps 
modique de nourriture. Et il s’en étonna et dit : « O mon 
frère, je te voyais naguère jaune de teint et de visage, et 
maintenant voici que les couleurs te sont revenues I 
Raconte-moi donc ton état. » Il lui répondit: « Je te 
mentionnerai la cause de ma pâleur première ; mais dis¬ 
pense-moi de te narrer pourquoi les couleurs me sont 
revenues ! » Le Roi lui dit : « Raconte-moi donc première¬ 
ment, pour que je t’entende, la cause de ton changement 
de teint et de ton affaiblissement. » 11 répondit: « O mon 
frère, sache que lorsque tu as envoyé ton vizir vers moi 
requérir ma présence entre tes mains, je fis mes prépara¬ 
tifs de départ, et je sortis de ma ville. Mais ensuite je ms- 
rappclai le joyau que je te destinais et queje t’ai donné 
au palais : aussi je revins sur mes pas et je trouvai mon 
épouse couchée avec un esclave noir endormis sur les 
tapis de mon lit ! Je les tuai tous deux, et je vins vers toi, 
et j’étais bien torturé à la pensée de cette aventure ; et 
c’est là le motif de ma pâleur première et de mon amai¬ 
grissement. Quant au retour de mon teint, dispense-moi 
de te le mentionner ! 

Lorsque son frère entendit ces paroles, il lui dit: « Par 
Allah ! je t’adjure de me raconter la cause du retour de 
ton teint 1 » Alors le roi Schahzaman lui répéta tout ce 
qu’il avait vu. Et le roi Schahriar dit : « Il me faut avant 
tout voir cela de mon propre œil ! » Son frère lui 
dit : « Alors fais semblant de partir à la chasse à 
pied et & courre; mais cache-toi chez moi, et tu seras- 



HISTOIRE DU ROI SCHAHRIÀR... 


7 


témoin du spectacle et tu Je vérifieras par la vue ! » 

A l'heure même, le Roi fit proclamer le départ par le 
crieur public ; et les soldats sortirent avec les tentes en 
dehors de la ville ; et le Roi sortit aussi et s’établit sous 
les tentes, et dit à ses jeunes esclaves: « Qu'il n’entre 
chez moi personne ! » Ensuite il se déguisa et sortit en 
cachette et se dirigea vers le palais, là où était son frère ; 
et, en arrivant, il se mit à la fenêtre qui avait vue sur le 
jardin. Une heure s’était à peine écoulée que les esclaves 
femmes, entourant leur maîtresse, entrèrent ainsi que 
les esclaves hommes: et ils firent tout ce qu’avait dit 
Schahzaman, et ils passèrent le temps dans ces ébats jus¬ 
qu’à l’asr (1). 

Lorsque le roi Schahriar vil cet état de choses, sa raison 
s’envola de sa tête ; et il dit à son frère Schahzaman: 
« Allons-nous-en et partons voir l’état de notre destinée 
sur le chemin d’Allah ; car nous ne devons avoir plus 
rien de commun avec la royauté et cela jusqu’à ce que 
nous puissions trouver quelqu’un qui ait éprouvé une 
aventure pareille à la nôtre: sinon notre mort serait, en 
vérité, préférable à notre vie! » A cela, son frère fit la 
réponse qu’il fallait. Puis tous deux sortirent par une 
porte secrète du palais. Et ils ne cessèrent de voyager jour 
et nuit jtrsqu’àce qu’ils fussent arrivés enfin à un arbre au 
milieu d'une prairie solitaire, près de la mer salée. Dans 
cette prairie, il y avait un œil d’eau douce (2) : ils burent 
à cet œil et s’assirent se reposer. 

Une heure s’était à peine écoulée de la journée que la 
mer se mit à s'agiter, et, tout à coup, il en sortit une 
colonne de fumée noire qui monta vers le ciel et se dirigea 
vers cette prairie. A cette vue, ils furent effrayés et mon¬ 
tèrent au plus haut de l’arbre qui était haut, et se mirent 
à regarder ce que pouvait bien être l’affaire. Or, voici qua 

(*) Asr, parité du jour où le soleil commence à décliner. 

(*) C’est-à dire une source d'eau. 



LES MILLE NUITS BT UNE NUIl 


8 

eette colonne se changea en un genni (1) de haute taille, 
de forte carrure et de large poitrine, et qui portait sur sa 
tête une caisse. Il mit pied à terre et vint vers l’arbre suî 
lequel ils étaient et se tint au-dessous. Il enleva alors le 
couvercle de la caisse et en tira une grande botte qu'il 
ouvrit, et aussitôt apparut une jeune fille désirable, écla¬ 
tante de beauté, lumineuse & l’égal du soleil, — comme 
dit le poète : 

Flambeau dans les ténèbres, elle apparaît , et c'est le 
jour ! Elle apparaît et de sa lumière s'illuminent les au¬ 
rores. 

Les soleils s'irradient de sa clarté et les lunes du sourire 
de scs yeux ! 

Que les voiles de son mystère se déchirent, et aussitôt les 
créatures à ses pieds se prosternent ravies : 

Et devant les doux éclairs de son regard, Vhumidité des 
larmes passionnées mouille les coins de toute paupière ! 

Lorsque le genni eut bien regardé la belle adolescente, 
il lui dit : « O souveraine des soieries I ô toi que j’ai ravie 
le jour même de tes noces ! je voudrais bien dormir un 
peu ! » Et le genni, posant la tête sur les genoux de la 
jeune fille, s'endormit. 

Alors l’adolescente leva la/tête vers le sommet de 
l’arbre et vit les deux rois cachés dans l'arbre. Aussitôt 
elle souleva la tête du genni de dessus ses genoux, la 
posa par terre et, se tenant debout au-dessous de l’arbre, 
elle leur dit par signes : « Descendez et n’ayez pas peur 
de cet éfrit (ï2). » Ils lui répondirent par signes : « Oh 1 
par Allah sur toi ! dispense-nous de cette dangereuse 
affaire-là! » Elle leur dit : « Par Allah sur vous deuxl 
descendez au pluo vite, sinon je vais prévenir l’éfrit et il 

(‘) Genni. D’où le mot génie. 

(*) Efrit : le rusé. Synonyme de genni. 



HISTOIRE DU ROI S C U A U RIA R... 9 

vous fera mourir de la pire mort 1 » Alors ils eurent peur 
et descendirent près d’elle ; et elle se leva pour les rece¬ 
voir et leur dit aussitôt : « Allons! Perccz-moi de la lance 
un percement violent et dur 1 Sinon je vais aviser 
1’éfrit!» La frayeur fît que Schahriar dit à Schahza- 
man : « O mon frère, toi le premier fais ce qu’elle 
ordonne ! >» Il répondit: « Oh 1 je n’en ferai rien avant que 
tu ne me donnes l’exemple,toi, mon aîné! » Et tous deux 
se mirent à s’inviter mutuellement en se faisant avec les 
yeux des signes de copulation. Alors elle leur dit: « Pour¬ 
quoi vous vois-je ainsi cligner des yeux ? Si tout de suite 
vous n’avancez pas et ne me le faites pas, je préviens 
immédiatement l’éfrit ! » — Alors, à cause de leur peur 
du genni, ils firent d’elle tous deux ce qu’elle leur avait 
ordonné. Quand ils se furent bien vidés, elle leur dit : 
« Que vous êtes vraiment experts! » Puis elle sortit de 
sa poche un petit sac et en lira un collier composé de cinq 
cent soixante-dix sceaux, et leur dit: « Savez-vous ce que 
c’est? » Ils lui dirent: « Nous ne savons pas. » Alors elle 
leur dit: « Les propriétaires de ces sceaux tous ont 
copulé avec moi sur les insensibles cornes de cet éfrit. 
Ainsi donc, vous les deux frères, donnez-moi les vôtres. » 
Alors ils lui donnèrent, les sortant de leurs mains, deux 
sceaux. Elle leur dit alors : « Sachez que cet éfrit m’en¬ 
leva la nuit de mes noces, me plaça dans une boîte et, 
mettant la boîte dans la caisse, fixa sur la caisse sept 
cadenas, et me mit alors au fond de la mer mugissante 
qui se heurte et s’entrechoque avec les vagues. Mais il ne 
savais point que lorsqu’une femme d’entre nous désire 
quelque chose, rien ne saurait la vaincre. Et le poète dit, 
d’ailleurs : 


Ami I ne te fie point aux femmes et souris à leurs pro - 
messes ! car leur bonne ou mauvaise humeur dépend du 
caprice de leur vulve! 



40 


LES MILLE KUITS ET UNE NUIT 


Elles prodiguent l'amour mensonger, alors que U per¬ 
fidie les emplit et forme la bourre de leurs vête - 
ntenis. 

Souviens-toi avec respect des Paroles de Youssouf. Et 
n'oublie point qu’Eblis fit expulser Adam à cause de la 
Femme. 

Cesse aussi ton blâme, ami. Il ne sert/car demain , chez 
celui que tu blâmes, à l'amour simple succédera la passion 
folle. 

Et ne dis point: a Si je suis amoureux, j’éviterai les 
folies des amoureux! » Ne le dis point. Ce serait un pro¬ 
dige unique , en vérité, de voir un homme se tirer sain et 
sauf de la séduclion des femmes. » 

— Aces paroles, les deux frères s’émerveillèrent à la 
limite de l’émerveillement, et ils se dirent l’an à l’autre : 
« Si celui-là est un éfrit, et qu’en dépit de sa puissance 
il lui soit arrivé des choses bien plus énormes qu’à nous 9 
c’est là une aventure qui doit nous consoler! » 

Alors ils quittèrent, à l’heure meme, la jeune femme» 
et retournèrent chacun vers sa ville. 

Quand le roi Schahriar entra dans son palais,il fil cou¬ 
per le cou à son épouse, et de la même façon le cou des 
esclaves femmes et des esclaves hommes. Puis il ordonna 
à son vizir de lui amener chaque nuit une jeune fille 
vierge. Et chaque nuit, il prenait ainsi une jeune fille 
vierge et lui ravissait sa virginité. Et, la nuit écoulée, il 
la tuait. Et il ne cessa d'agir de la sorte durant la lon¬ 
gueur de trois années. Aussi les humains furent dans les 
cris de douleur et le tumulte de la terreur, et ils s’enfui¬ 
rent avec ce qui leur restait de filles. Et il ne resta dans 
la ville aucune fille en état de servir à l’assaut du mon¬ 
teur. 

Sur ces entrefaites, le Roi ordonna au vizir de lui 



HISTOIRE DU ROI SCHAIIRIAR... 


11 


amener une jeune fille, comme d’habitude. Et le vizir 
sortit et chercha, mais ne trouva point de fille ; et, tout 
triste, tout affligé, il revint vers sa demeure, l’âme pleine 
de terreur à cause du Roi. 

Or* ce vizir avait lui-même deux filles pleines de beauté, 
de charmes, d'éclat, de perfection, et d’un goût délicieux. 
Le nom de l’aînée était Schahrazade (1), et le nom de la 
petite était Doniazade (2). L’aînée, Schahrazade, avait lu 
les livres, les annales, les légendes des rois anciens et les 
histoires des peuples passés. On dit aussi qu’elle possé¬ 
dait mille livres d’histoires ayant trait aux peuples des 
âges passés et aux rois de l’antiquité et aux poètes. Et 
elle était fort éloquente et très agréable à écouter. 

A la vue de son père, elle dit : « Pourquoi vous 
vois-je ainsi changé, portant le fardeau des chagrins et 
des afflictions ? Car sache, ô père, que le poète dit : « O 
toi qui te chagrines, console-toi I Rien ne saurait durer : 
toute joie s’évanouit et tout chagrin s’oublie 1 » 

Lorsque le vizir entendit ces paroles, il raconta à sa 
fille tout ce qui était arrivé, depuis le commencement 
jusqu’à la fin, concernant le Roi. Alors Schahrazade lui 
dit : « Par Allah! ô père, marie-moi avec ce Roi, car, ou 
je vivrai, ou je serai une rançon pour les filles des Mouss- 
lemine (3) et la cause de leur délivrance d’entre les mains 
du Roi ! » Alors il lui dit: « Par Allah sur toi ! ne t’expose 
pas ainsi au péril jamais 1 » Elle lui dit : « 11 faut abso¬ 
lument faire cela ! » Alors il dit : « Prends garde qu’il ne 
t’arrive ce qui arriva à l’âne et au bœuf avec le maître du 
labour ! Ecoute donc : 

(') Sthahrazacie: la Fille de la Cité. 

(*) Doniazade : la Fille du Monde. 

(*) Musulmans. 



LES U1LLE NUITS ET UNE N DIT 


13 

FABLE DE L’ANE ET DU BOEUF ET DU MAITRE DE LABOUR 

% 

h Sache, ô ma fille, qu’il y avait un commerçant, 
maître de grandes richesses et de bétail, marié et, 
père d’enfants. Allah Très-Haut lui donna aussi la 
connaissance des langues des animaux et des oiseaux. 
Or, le lieu d’habitation de ce commerçant était un 
pays fertile sur le bord d’un fleuve. Dans la demeure 
de ce commerçant, il y avait aussi un âne et un bœuf. 

Un jour, le bœuf arriva à l’endroit occupé par 
l’âne, et trouva cet endroit balayé, arrosé ; dans l’auge 
il y avait de l’orge bien criblée et de la paille bien 
criblée; et l’âne était couché bien au repos; ou bien 
quand son maître le montait, c’était seulement pour 
une petite course qui par hasard était urgente; et 
l’âne revenait bien vite à son repos. Or, ce jour-là, le 
commerçant entendit le bœuf qui disait à l’âne : 
« Mange avec délices! et que cela te soit sain, profi¬ 
table et de bonne digestion ! Moi, je suis fatigué, et toi, 
reposé ; tu manges l’orge bien criblée et tu es servi ! 
Et si, des fois parmi les moments, ton maître te 
monte, il te ramène bien vite ! Quant à moi, je ne 
sers qu’au labour et au travail du moulin ! » Alors 
l’âne lui dit . « Lorsque tu sortira? au champ et 
qu’on te mettra le joug sur le cou, jette-toi à terre et 
ne te lève point, môme si on te frappait ; et quand 
tu te seras levé, vite recouche-toi pour la seconde 
fois. Et si alors on te fait retourner à l’étable 
et qu’on te présente les fèves, n’en mange point, 
tout comme si tu étais malade. Ainsi, efforce-toi do 



HISTOIRE DU ROI SCIIAIIRIAR... 


43 


ne pas manger ni boire durant un jour ou deux ou 
trois. De celte façon-là, tu te reposeras de la fatigue 
et de la peine ! » 

Or, le commerçant était là, qui entendait leurs 
paroles. 

Lorsque le meneur du bétail vint près du bœuf 
pour lui donner le fourrage, il le vit manger très 
peu de chose ; et quand, le matin, il le prit au labour, 
il le trouva malade. Alors le commerçant dit au 
meneur du bétail : « Prends l’àne et fais-le labourer 
à la place du bœuf durant toute la journée ! » Et 
l’homme revint et prit l’ànc à la place du bœuf, et 
le fit labourer durant tout le jour. 

Lorsque l’âne retourna à l’étable à la fin du jour, 
le bœuf le remercia pour sa bienveillance et pour 
l’avoir laissé se reposer de la fatigue durant ce jour. 
Mais l’àne ne lui répondit aucune réponse, et se 
repentit le plus fort repentir. 

Le lendemain le semeur vint et prit l’âne et le fit 
labourer jusqu’à la fin du jour. Et l’âne ne retourna 
que le cou écorché et exténué de fatigue. Et le bœuf, 
l’ayant vu dans cet état, se mit à le remercier avec 
effusion et à le glorifier de louanges. Alors l’âne lui 
dit : « J’étais bien tranquille auparavant : or, rien ne 
me nuisit que mes bienfaits. » Puis il ajouta: « Pour¬ 
tant il faut que tu saches que je vais te donner un 
bon conseil ; j’ai entendu notre maître qui disait : « Si 
le bœuf ne se lève pas de sa place, il faut le donner 
à l’égorgeur pour qu’il l’immole et qu’il fasse de sa 
peau un cuir pour la table ! » Et moi j’ai bien peur 
pour toi, çt je t’avise du salut! » 

Lorsque le bœuf entendit les paroles de l’âne, il 



14 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


le remercia et dit : « Demain j’irai librement avec eux 
vaquera mes occupations. » Là-dessus, il se mit à 
manger et avala tout le fourrage et même il lécha le 
boisseau avec la langue. 

Tout cela ! et leur maître écoutait leurs paroles. 

Lorsque parut le jour, le commerçant sortit avec 
son épouse vers l’habitation des bœufs et des vaches 
et tous deux s’assirent. Alors le conducteur vint, et 
prit le bœuf et sortit. A la vue de son maître, le bœuf 
se mit à agiter la queue, à péter avec bruit et à galo¬ 
per follement en tous sens. Alors le commerçant fut 
pris d’un tel rire qu’il se renversa sur le derrière. 
Alors son épouse lui dit : « De quelle chose ris-tu? » 
11 lui dit « D’une chose que j’ai vue et entendue, et 
que je ne puis divulguer sans mourir. » Elle lui dit : 
« Il faut absolument que tu me la racontes et que tu 
me dises la raison de ton rire, même si tu devais en 
mourir! » Il lui dit : « Je ne puis te divulguer cela 
à cause de ma peur de la mort. » Elle lui dit : « Mais 
alors tu ne ris que de moi ! » Puis elle ne cessa 
de se quereller avec lui et de le harceler de paroles 
avec opiniâtreté, tant, qu’à la fin il fut dans une 
grande perplexité. Alors il fit venir ses enfants 
en sa présence, et envoya mander le kadi (1) et les 
témoins. Puis il voulut faire son testament avant 
de révéler le secret à sa femme et de mourir : car 
il aimait sa femme d’un amour considérable, vu 
qu’elle était l a fille de son oncle paternel et la mère 
des enfants, et qu’il avait déjà vécu avec elle cent 
vingt années de son âge. De plus, il envoya quérir 
tous les parents de sa femme et les habitants du 

( *) Le j uge. 



HISTOIRE DU ROI 8CHAHRIAR... 


15 

quartier, et il raconta à tous son histoire et qu’à 
l’instant môme où il dirait son secret il mourrait! 
Alors tous les gens qui étaient là dirent à la femme : 
« Par Allah sur toi ! laisse de côté celte affaire de 
peur que ne meure ton mari, le père de tes en¬ 
fants! » Mais elle leur dit: « Je ne lui laisserai la 
paix qu’il ne m’ait dit son secret, môme dût-il 
en mourir ! » Alors ils cessèrent de lui parler. Et le 
marchand se leva de près d’eux et se dirigea du côté 
de l’étable, dans le jardin, pour faire d’abord ses 
ablutions, et retourner ensuite dire son secret et 
mourir. 

Or, il avait un vaillant coq capable de satisfaire 
cinquante poules, et il avait aussi un chien ; et il en¬ 
tendit le chien qui appelait le coq et l’injuriait et lui 
disait: « N’as-tu pas honte d’être joyeux alors que 
notre maître va mourir! » Alors le coq dit au chien : 
« Mais comment cela? » Alors le chien répéta l’his¬ 
toire, et le coq lui dit: « Par Allah! notre maître 
est bien pauvre d’intelligence ! Moi, j’ai cinquante 
épouses, et je sais me tirer d’affaire en contentant 
l’une et en grondant l'autre ! Et lui n’a qu’une 
seule épouse et il ne sait ni le bon moyen ni la façon 
dont il faut la prendre ! Or, c’est bien simple ! il n’a 
qu’à couper à son intention quelques bonnes tiges 
de mûrier, et entrer brusquement dans son appar¬ 
tement réservé et la frapper jusqu’à ce qu’elle 
meure ou se repente : et elle ne recommencera plus 
à l’importuner de questions sur quoi que ce soit ! » Il 
dit. Lorsque le commerçant eut entendu les paroles 
du coq discourant avec le chien, la lumière revint à 
sa raison et il résolut de battre sa femme. » 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


46 

Ici le vizir s'arrêta dans son récit et dit à sa fille 
Schahrazade : « Il est possible que le Roi fasse de toi 
comme a fait le commerçant de son épouse I » Elle lui 
dit : « Et que fît-il ? » Le vizir continua : 

« Le commerçant entra dans la chambre réservée 
de sa femme, après avoir coupé à son intention les 
tiges de mûrier et les avoir cachées, et il lui dit en 
l’appelant: «Viens dans la chambre réservée pour que 
je te dise mon secret et que personne ne puisse me 
voir ; et puis je mourrai ! >» Alors elle entra avec lui, 
et il ferma la porte de la chambre réservée sur eux 
deux, et il lui tomba dessus à coups redoubles jusqu’à 
la faire s’évanouir. Alors elle lui dit : « Je me 
repens ! je me repens ! » Puis elle se mit à embrasser 
les deux mains et les deux pieds de son mari, et elle 
se repentit vraiment. Et alors, elle sortit avec lui. 
Aussi toute l’assistance se réjouit, et se réjouiront 
aussi tous les parents. Et tout le monde fut dans 
l’état le plus heureux et le plus fortuné jusqu’à la 
mort. » 

Il dit. Et lorsque Schahrazade, la fille du vizir, eut en¬ 
tendu ce récit de son père, elle dit : « O père, je veux tout 
de môme que tu fasses ce que je te demande! » Alors le 
vizir, sans plus insister, lit préparer le trousseau de sa 
fille Schahrazade, puis monta prévenir le roi Schahriar. 

Pendantce temps, Schahrazade fît des recommandations 
à sa jeune sœur et lui dit : « Lorsque je serai près du Roi, 
je t’enverra; mander; et lorsque tu seras venue et que 
tu auras vu le Roi terminer sa chose avec moi, tu me 
diras: « O ma sœur, raconte-moi des contes merveilleux 
qui nous fassent passer la soirée I » Alors, moi, je le ra- 



HISTOIRE DU ROI SCII AIIRIA R... 17 

conterai des contes qui, si Allah le veut, seront la cause 
de la délivrance des filles des Mousslemine ! » 

Après quoi, son père le vizir vint la prendre et monta 
avec elle chez le Itoi. Et le Roi fut tout h eureux et dit au 
vizir : « C’est bien là ce qu’il faut? » Et le vizir dit res¬ 
pectueusement : « Ouil » 

Lorsque le Roi voulut prendre la jeune fille, elle se 
mit à pleurer, et le Roi lui dit : « Qu’as-tu ? » Elle dit : « O 
Roi ! j’ai une petite sœur à qui je désire faire mes adieux. » 
Alors le Roi envoya chercher la petite sœur qui vint et so 
jeta au cou de Schahrazade, et finit par se blottir au¬ 
près du lit. 

Alors le Roi se leva, et, prenant la vierge Schahrazade, 
il lui ravit sa virginité. 

Puis on se mit à causer. 

Alors Doniazade dit à Schahrazade : « Par Allah sur 
toi! ô ma sœur, raconte-nous un conte qui nous fasse 
passer la nuit! » Et Schahrazade lui répondit: « De tout 
cœur et comme un devoir d’hommages dûs 1 Si toutefois 
veut bien me le permettre ce Roi bien élevé et doué de 
bonnes manières ! » Lorsque le Roi entendit ces paroles, 
et comme d'ailleurs il avait de l’insomnie, il ne fut pas 
fâché d’entendre le conte de Schahrazade. 

Et Schahrazade, cette première nuit, commença le 
conte suivant: 



ICI COMMENCENT 



PREMIÈRE HUIT 


HISTOIRE DU MARCHAND AVEC 
L’EFRIT 


Sehahrazade dit : 

11 m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait un 
marchand d’entre les marchands, maître de nom¬ 
breuses richesses et d’affaircs commerciales dans 
tous les pays. 

Un jour, il monta à cheval et partit pour quelques 
localités où l’appelaient ses affaires. Comme la cha¬ 
leur était devenue trop forte, il s’assit sous un arbre, 
et, mettant la main à son sac de provisions, il en tira 
un morceau et aussi des dattes. Quand il eut fini de 
manger les dattes, il en jeta au loin les noyaux ; mais 
soudain apparut devant lui un éfrit, grand de taille, 
qui, brandissant une cpée, s’approcha du marchand 
et s écria : « Lcve-toi, que je te tue comme tu as 




20 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tué mon enfant ! » Et le marchand lui dit : « Com¬ 
ment ai-je tué ton enfant? » Il lui dit : « Quand, les 
dattes mangées, tu jetas les noyaux, les noyaux 
Tinrent frapper mon fils à la poitrine : alors c’en fut 
fait de lui et il mourut à l’heure môme. » Alors le 
marchand dit à l’éfrit : « Sache, ô grand éfrit, que 
je suis un croyant, et que je ne saurais te mentir. 
Or, j’ai beaucoup de richesses, et j’ai^ aussi des 
enfants et une épouse ; de plus, j’ai chez moi des 
dépôts qui me furent confiés. Permets-moi donc de 
m’cn aller à ma maison, que je puisse donner à qui 
de droit son droit: cela fait je reviendrai vers toi. 
Ainsi tu as ma promesse et mon serment que je 
retournerai ensuite près de toi. Et alors tu feras de 
moi ce que tu voudras. Et Allah est garant de mes 
paroles ! » Alors le genni eut confiance et laissa par¬ 
tir le marchand. 

* 

Et le marchand revint dans son pays, se défit' de 
toutes ses attaches, et fit parvenir les droits à qui 
de droit. Puis il révéla à son épouse et à ses enfants 
ce qui lui était arrivé : et tous se mirent à pleurer, 
les parents, les femmes et les enfants. Ensuite le 
commerçant fit son testament ; et il resta avec les 
siens jusqu’à la fin de l’année ; après quoi il résolut 
de repartir et, prenant son linceul sous son aisselle, 
il fit ses adieux à scs proches, à ses voisins et à ses 
parents, et s'en alla en dépit de son nez. Alors on 
se mit à se lamenter sur lui et à pousser des cris 
de deuil. 

Quant au commerçant, il continua à voyager, 
et il arriva au jardin en question; et ce jour-là 
dtait le premier jour de la nouvelle année. Or, 



HISTOIRE DU MARCHAND AVEC l’eFRIT 21 

pendant qu’il était assis à pleurer sur ce qui lui arri¬ 
vait, voici qu’un vieux cheikh (1) se dirigea vers lui 
on conduisant une gazelle enchaînée. Il salua le 
marchand, lui souhaita une vie prospère et lui dit: 
« Quelle est la cause de ton stationnement, tout 
seul, en cet endroit qui est hanté par les genn?(2) 
Alors le marchand lui raconta ce qui lui était arrivé 
avec l’éfrit, et la cause de son stationnement dans 
cet endroit. Et le cheikh, maître de la gazei le, fut 
grandement étonné et dit: « Par Allah ! ô mon frère, 
ta foi est une grande foi ! Et ton histoire est une 
histoire si prodigieuse que, si elle était écrite avec 
l’aiguille sur le coin intérieur de l’œil, elle serait une 
matière à réflexion à qui réfléchit respectueuse¬ 
ment ! » Puis il s’assit à côté de lui et dit : « Par 
Allah ! ô mon frère, je ne cesserai de rester près de 
toi tant que je n’aurai pas vu ce qui va t’arriver 
avec l’éfrit. » Et il resta, en effet, et se mit à cau¬ 
ser avec lui, et le vit même s’évanouir de peur et de 
terreur, en proie à une profonde affliction et à des 
pensées tumultueuses. Et le maître de la gazelle 
continuait à rester là, quand soudain arriva un 
second cheikh qui se dirigea vers eux, en conduisant 
deux chiens lévriers de l’espèce des chiens noirs. Il 
s’approcha, leur souhaita la paix et leur demanda la 
cause de leur stationnement en cet endroit hanté par 
les genn. Alors ils lui racontèrent l’histoire depuis le 
commencement jusqu’à la fin. Mais à peine s’était-il 
assis, qu’un troisième cheikh se dirigea vers eux en 
conduisant une mule couleur d’étourneau. U leur 


(’) Un respectable vieillard. 
Pluriel de genni. 



22 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


souhaita la paix et leur demanda la cause de leur 
stationnement en cet endroit. Et ils lui racontèrent 
l’histoire depuis le commencement jusqu’à, la fin. 
Mais il n’y a aucune utilité à la répéter. 

Sur ces entrefaites, un tourbillon de poussière se 
leva et une tempête souffla avec violence en s’appro¬ 
chant du milieu de la prairie. Puis, la poussière 
s’étant dissipée, le genni en question apparut, un 
glaive finement aiguisé à la main; et des étincelles 
jaillissaient de scs paupières. 11 vint à eux et, saisis¬ 
sant le marchand au milieu d’eux, il lui dit : 
« Viens, que je te tue comme tu as tué mon enfant, 
le souffle de ma vie et le feu de mon cœur ! » Alors 
le marchand se mit à pleurer et à se lamenter ; et 
aussi les trois cheikhs se mirent notoirement à 
pleurer, à gémir et à sangloter. 

Mais le premier cheikh, le maître de la gazelle, 
finit par s’enhardir, et, embrassant la main du 
genni, il lui dit : « O genni, ô le chef des rois des 
genn et leur couronne, si je te raconte mon his¬ 
toire avec cette gazelle, et que tu en sois émerveillé, 
en récompense tu me feras grâce du tiers du sang de 
ce marchand ! » Le genni dit : « Oui, certes, véné¬ 
rable cheikh ! Si tu me racontes l’histoire, et que je 
»a trouve extraordinaire, je t’accorderai en grâce le 
tiers de ce sang ! » 



HISTOIRE DD MARCHAND 


zc l’efrit 


23 


CONTE DU PREMIER CHEIKH 


Le premier cheikh dit : 

« Sache, ô grand éfrit, que cette gazellc-ci était la 
fille de mon oncle (1), et qu’elle était de ma chair et de 
mon sang. Je l’épousai alors qu’elle était encore jeune 
etj e vécus avec elle près de trente ans. Mais Allah 
ne m’accordait d’elle aucun enfant. Aussi je pris une 
concubine qui, avec la grâce d’Allah, me donna un 
enfant mâle beau comme la lune à son lever ; il avait 
des yeux magnifiques et des sourcils qui se rejoi¬ 
gnaient et des membres parfaits. Il grandit petit à 
petit jusqu’à ce qu’il fût un garçon de quinze ans. A 
cette époque je fus obligé de partir pour une ville 
éloignée, à cause d’une grosse affaire de commerce. 

Or, la fille de mon oncle, cette gazelle-ci, était ini¬ 
tiée dès son enfance à la sorcellerie et à l’art des en¬ 
chantements. Par sa science de la magie, elle méta¬ 
morphosa mon fils en veau, et l’esclave sa mère en 
vache ; puis elle les mit sous la garde de noire berger. 

Moi, après une longue durée de temps, je revins de 
voyage. Je m’informai de mon fils et de sa mère, et 
la fille de mon oncle me dit : « Ton esclave est morte ; 
et ton fils s’est enfui et je ne sais où il est allé! » 

Alors, durant une année, je restai accablé sous 

(') Par euphémisme, c’est ainsi que les Arabes appellent souvent 
leurs femmes. On ne dit pas beau-père, mais oncle : donc la fille de 
mon oncle, au lieu de ma femme. 



24 


LES MILLE NUITS ET CNE NUIT 


l’affliction de mon cœur et les pleurs de mes yeux. 

Quand arriva la fête annuelle du Jour des Sacri¬ 
fices, j’envoyai dire au berger de me réserver une 
vache bien grasse ; et il m’apporta une vache bien 
grasse — mais c’était ma concubine ensorcelée par 
cette gazelle-ci ! — Alors je relevai mes manches et 
les pans de ma robe et, le couteau à la main, je me 
préparai à sacrifier la vache. Tout à coup cette 
vache se mit à se lamenter et à pleurer des pleurs 
abondants. Alors je m’arrêtai ; mais j’ordonnai au 
berger de la sacrifier. Il le fit; puis il l’écorcha. Mais 
nous ne trouvâmes en elle ni graisse ni viande : sim¬ 
plement la peau et les os. Je me repentis alors 
de l’avoir sacrifiée ; mais à quoi me servait le 
repentir? Puis je la donnai au berger et lui dis : 
« Apporte-moi un veau bien gras. » Et il m’apporta 
mon fils l’ensorcelé en veau. 

Quand ce veau me vit, il coupa sa corde, courut à 
moi et se roula à mes pieds ; et quels gémissements ! 
et quels pleurs ! Alors j’eus pitié de lui, et je dis au 

berger: « Apporte-moi une vache,et laisse celui-ci 1 » 

# 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit 
apparaître le malin et, discrète, se tut sans profiter 
davantage de la permission. Alors sa sœur Doniazade lui 
dit: «O ma sœur, que tes paroles sont douces et gen¬ 
tilles et savoureuses et délicieuses au goût! » Et Schahra¬ 
zade répondit : « Mais elles ne sont vraiment rien com¬ 
parées à ce que je vous raconterai à tous deux, la nuit 
prochaine, si toutefois je suis encore en vie et si le 
Roi veut bien me conserver ! » Et le Roi se dit en lui- 
même : « Par Allah ! je ne la tuerai que lorsque j’aurai 
entendu la suite de son conte 1 » 



HISTOIRE DU MARCHAND AVEC L’eFRIT 


25 : 


Puis le Roi et Schahrazade passèrent toute la nuit enla¬ 
cés. Après quoi le Roi sortit présider aux affaires de sa 
justice. Et il vit le vizir arriver avec, sous le bras, le 
linceul destiné à sa fille Schahrazade qu'il croyait déjà 
morte. Mais le Roi ne lui dit rien à ce sujet, et continua à 
rendre la justice et à nommer les uns aux emplois et à 
destituer les autres, et cela jusqu’à la fin de la journée. 
Et le vizir fut dans la perplexité et à la limite de l’éton¬ 
nement. 

Quand le diwan (1) fut terminé, le roi Schahriar rentra 
dans son palais. 


ET LORSQUE FUT 
LA DEUXIÈME NUIT 


Doniazade dit à sa sœur Schahrazade : « O ma sœur, 
finis-nous, je t’en prie, le conte qui est l’histoire du mar¬ 
chand avec le genni 1 » Et Schahrazade répondit : « De 
tout cœur et comme hommage dû 1 — si toutefois le Roi 
me le permet. » Alors le Roi lui dit : « Tu peux parler I » 
Elle dit : 

11 est parvenu jusqu’à moi, ô Roi fortuné, 6 doué 
d’idées justes et droites, que, lorsque le marchand 
vit pleurer le veau, son cœur fut pris de pitié, et qu’il 
dit au berger: « Laisse ce veau patmi les bestiaux! » 
Tout cela! Et le genni s’étonnait prodigieusement 
de cette histoire étonnante. Puis le cheikh, maître 
de la gazelle, continua : 

(*) La séance de justice. D'autres fois, ce mot désigne la salle infini’ 
•ù se tient la séance. 



26 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


« 0 seigneur des rois des genn, tout cela est 
arrivé I Et la fille de mon oncle, cette gazelle-ci, 
était là qui regardait et disait: « Oh! il nous faut 
sacrifier ce veau, car il est gras à point ! » Mais moi, 
je ne pouvais, par pitié, me résoudre à le sacrifier ; 
et j’ordonnai au berger de le reprendre ; et il le 
reprit et s’en alla avec lui. 

Le second jour, j’étais assis quand le berger vint 
à moi et me dit : « O mon maître, je vais te dire 
une chose qui te réjouira, et dont la bonne nouvelle 
me vaudra une gratification. » Je lui répondis : 
« Certainement. » Il dit: « O marchand illustre, 
j’ai ma fille qui est sorcière et a appris la sorcellerie 
d’une vieille femme qui logeait chez nous. Or, hier, 
quand tu m’eus donné le veau, j’entrai avec lui chez 
ma fille. A peine l’eut-ollo vu qu’elle se couvrit le 
visage de son voile, et se mit à pleurer, et puis à rire. 
Ensuite elle me dit : « O père, ma valeur est-elle 
descendue si bas a tes yeux, que tu laisses ainsi péné¬ 
trer chez moi les hommes étrangers ? » Je lui dis : 
« Mais où sont-ils, ces hommes étrangers ? Et pour-; 
quoi as-tu pleuré et ensuite ri? »> Elle me dit : « Ce 
veau, qui est avec toi, est le fils de notre maître le 
marchand, mais il est ensorcelé. Et c’est sa belle- 
mère qui l’a ainsi ensorcelé, lui, et sa mère avec lui. 
Et c’est de sa mine de veau que je ne pus m’empô- 
clier de rire. Et si j’ai pleuré, c’est à cause de la 
mère du veau sacrifiée par le père. » A ces paroles 
de ma fille, je fus prodigieusement surpris, et j'at¬ 
tendis impatiemment le retour du matin pour venir 
te mettre au courant. » 

Lorsque, 6 puissant genni, continua le cheikh. 



HISTOIRE DU MARCHAND AVEC L’EFRIT 


27 


j’entendis les paroles de ce berger, je sortis a la 
hâte avec lui, et je me sentais ivre sans vin, par 
la quantité de joie et de félicité qui m’advenait 
de revoir mon fils. Quand donc j’arrivai à la 
maison du berger, la jeune fille me souhaita la bien¬ 
venue et me baisa la main. Puis le veau vint à moi 
et se roula à mes pieds. Alors je dis à la fille du ber¬ 
ger : « Est-ce vrai, ce que tu racontes sur ce veau? » 
Elle dit: « Oui, certes, mon maître! C’est ton fils, 
la flamme de ton cœur ! » Je lui dis : <« O gentille et 
secourable adolescente, si tu délivres mon fils, je te 
donnerai tout ce que j’ai de bétail et de propriétés 
sous la main de ton père ! » Elle sourit à mes paroles 
et médit: « O mon maître, je ne veux accepter la 
richesse qu’à ces deux conditions : la première est 
que je me marierai avec ton fils ! et la seconde est 
que tu me laisseras ensorceler et emprisonner qui 
je veux ! Sans quoi je ne réponds pas de l’efficacité de 
mon intervention contre les perfidies de ta femme. » 
Lorsque j’entendis, ô puissant genni, les paroles 
de la fille du berger, je lui dis : « Soit ! et, par-dessus 
le marché, tu auras les richesses qui se trouvent 
sous la main de ton père ! Pour ce qui est de la fille 
de mon oncle, je te permets de disposer de son sang ! » 
Lorsqu’elle eut entendu mes paroles, elle prit un 
petit bassin en cuivre, le remplit d’eau et prononça sur 
l’eau des conjurations magiques ; puis elle en asper¬ 
gea le. veau, et lui dit: « Si Allah t’a créé veau, 
reste veau sans changer de formel Mais si tu es 
enchanté, reviens à ta première forme créée, et cela 
avec la permission d’Allah Très-Haut ! » 

Elle dit. Et aussitôt le veau se mit à s’agiter en 



28 


LES BULLE NUITS ET UNE NUIT 


se secouant, et redevint un être humain. Alors je 
me jetai sur lui en l’embrassant. Puis je lui dis : 
« Par Allah sur toi ! raconte-moi ce que la fille 
de mon oncle fit de toi et de ta mère ! » Et il me 
raconta tout ce qr.i leur était arriv* Je dis alors : 
« O mon enfant, Allah Maître des Destinées te 
réservait quelqu’un pour te sauver et sauver tes 
droits! » 

Après quoi, 6 bon genni, je mariai mon fils avec 
la fille du berger. Et elle, par sa science delà sorcel¬ 
lerie, ensorcela la fille de mon oncle et la métamor. 
phosa en cette gazelle-ci que tu vois ! Et moi, comme 
je passais par cet endroit-ci, je vis ces bonnes per¬ 
sonnes assemblées, je leur demandai ce qu’elles fai¬ 
saient, et j’appris d’elles ce qui était arrivé à ce 
marchand-ci, et je m’assis pour voir ce qui pouvait 
survenir. — Et telle est mon histoire ! » 

Alors le genni s’écria : « Cette histoire est assez 
étonnante : aussi je t’accorde en grâce le tiers du 
sang demandé. » 

A ce moment s’avança le deuxième cheikh, le mai- 

■ 

tre des deux chiens lévriers, et dit : 


CONTE DU DEUXIÈME CHEIKH 

« P 


« Sache,.ô seigneur des rois des genn, que ces 
deux chiens-ci sont mes frères, et moi je suis le trdi- 



HISTOIRE DU MARCHAND AVEC L’EFRIT 29 

sième. Or, lorsque mourut notre père, il nous laissa 
en héritage trois mille dinars (1). Et moi, avec ma 
part, j’ouvris une boutique où je me mis à vendre et à 
acheter. Et l’un de mes frères se mit à voyager pour 
faire le commerce, et s’absenta loin de* nous la lon¬ 
gueur d’une année, avec les caravanes. Quand il 
revint, il n’avait plus rien. Alors je lui dis : « O mon 
frère, ne t’avais-je pas conseillé de ne point voya¬ 
ger ? » Alors il se mit à pleurer et dit : « O mon 
frère, Allah, qui est puissant et grand, a permis que 
cela m'arrivât. Aussi tes paroles maintenant ne peu¬ 
vent plus m’être profitables, car je ne possède plus 
rien. »> Alors je l’emmenai avec moi à la bou¬ 
tique, puis je le conduisis au hammam, et lui don¬ 
nai une robe magnifique de première qualité. 
Ensuite nous nous assîmes ensemble pour manger ; 
puis je lui dis : « O mon frère, je vais faire le compte 
du gain de ma boutique d’une année à l’autre ; et, 
sans toucher au capital, je diviserai ce gain par 
moitié entre moi et toi ! » Et, en effet, je fis le compte 
du. gain rapporté par l’argent de la boutique, et je 
trouvai pour cette année-là un bénéfice de mille 
dinars. Alors je remerciai Allah, qui est puissant et 
grand, et je me réjouis delà plus intense joie.Puis 
je divisai le gain en deux parties égales entre mon 
frère et moi. Et nous demeurâmes ensemble des 
jours et des jours. 

Mais, de nouveau, mes frères résolurent de partir, 
et ils voulurent me faire partir avec eux. Mais je n’ac¬ 
ceptai point, et leur dis : « Qu’avez-vous donc gagné, 
vous autres, à voyager, pour que je sois tenté de 

(*) Le dinar, près de dix francs de notre monnaie. 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


30 

vous imiter ? » Alors ils sc mirent à me faire des 
reproches ; mais sans fruit, car je ne leur obéis 
point. Au contraire, nous continuâmes à rèster dans 
nos boutiques respectives, à vendre et à acheter, 
durant une année entière. Mais alors ils recommen¬ 
cèrent à me proposer le voyage, et moi je continuai 
à ne pas accepter — et cela dura ainsi six années 
entières. Enfin je finis par tomber d’accord avec eux 
pour le départ, et leur dis: « O mes frères, comptons 
ce que nous avons d’argent. » Nous comptâmes et 

nous trouvâmes en tout six mille dinars: Je leur dis 

» 

alors : « Enfouissons-en la moitié sous terre, pour 
pouvoir l’utiliser si un malheur nous atteignait. Et 
prenons chacun mille dinars pour faire le commerce 
en petit. » Ils répondirent : « Qu’Allah favorise 
l’idée ! >» Alors je pris l’argent, je le divisai en deux 
parties égales, j'enfouis trois mille dinars, et, quant 
aux trois mille autres, je les distribuai judicieuse¬ 
ment à chacun de nous trois. Puis nous fîmes nos 
emplettes de marchandises diverses, nous louâmes 
un navire, nous y transportâmes tous nos effets, et 
nous partîmes. 

Le voyage dura un mois entier, au bout duquel 
nous entrâmes dans une ville où nous vendîmes nos 
marchandises ; et nous fîmes un bénéfice de dix 
dinars pour chaque dinar ! Puis nous quittâmes cette 
ville. 

Comme nous arrivions au bord de la mer, nous 
trouvâmes une femme, vêtue d’habits vieux et usés, 
qui s’approcha de moi, me baisa la main et me dit : 
« O mon maître, peux-tu me secourir et me rendre 
service? et je saurai bien, en retour, reconnaître ton 



HISTOIRE DU MARCHAND AVEC L’EPRIT 31 

bienfait ! » Je lui dis : « Oui, certes ! je sais secou¬ 
rir et obliger; mais no te crois pas obligée de m’en 
être reconnaissante. » Elle me répondit : « O mon 
maître, alors marie-toi avec moi, et emmène-moi 
dans ton pays, et je te vouerai mon âme ! Oblige- 
moi donc, car je suis de celles qui savent le prix d’une 
obligation et d’un bienfait. Et n’aie point honte de 
ma pauvre condition ! » Lorsque j’entendis ces paro¬ 
les, je fus pris pour elle d’une cordiale pitié : car il 
n’y a rien qui ne se fasse avec la volonté d’Allah, qui 
est puissant et grand ! Je l’emmenai donc, je la vêtis 
de riches habits ; puis j’étendis pour elle, dans le 
navire, de magnifiques tapis, et je lui fis un accueil 
hospitalier et large, plein d’urbanité. Puis nous par¬ 
tîmes. 

Et mon cœur l’aima d’un grand amour. Et depuis je 
ne la délaissai ni jour ni nuit. Et moi seul, parmi mes 
frères, je pouvais œuvrer avec elle. Aussi mes frères 
furent pleins de jalousie; et ils m’envièrent aussi 
pour ma richesse et la belle qualité de mes marchan¬ 
dises ; et ils jetèrent avidement leurs regards sur 
tout ce que je possédais, et ils concertèrent ma mort 
et le rapt de mon argent : car le Cheitane (i)leur fit 
voir leur action sous les plus belles couleurs. 

Un jour que je dormais aux côtés démon épouse, 
ils vinrent à nous, et nous enlevèrent et nous jetè¬ 
rent tous deux à la mer ; et mon épouse se réveilla 
dans l’eau. Alors tout d’un coup elle changea de 
forme et se mua enéfrita (2). Elle me prit alors sur 
ses épaules et me déposa dans une île. Puis elle dis*- 

(') Satan, le Malin. 

(') Féminin à'éfril. Diablesse. 



32 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


parut pour toute la nuit, et revint vers le matin, et me 
dit : « Ne me reconnais-tu pas ? Je suis ton épouse 1 
Je t’ai enlevé, et t’ai sauvé de la mort, avec la permis¬ 
sion d’Allah lé Très-Haut. Car, sache-le bien, je suis 
-une gennia(l). Et, dès l’instant que je t’ai aperçu, 
mon cœur t’a aimé, simplement parce qu’Allah l'a 
voulu et que je suis une croyante en Allah et en 
son Prophète, qu’il [le Prophète] soit béni et préservé 
par Allah ! Lorsque je suis venue à toi dans la pauvre 
condition où j’étais, tu as bien voulu tout de môme 
te marier avec moi. Et alors, moi, en retour, je t’ai 
sauvé de cette mort dans l’eau. Quant à tes frères, je 
suis pleine de fureur contre eux, et certainement il 
faut que je les tue ! » 

A ces paroles, je fus fort stupéfait, et je la remer¬ 
ciai pour son acte, et je lui dis: « Quant à la perte de 
mes frères, vraiment il ne faut pas ! » Puis je lui ra¬ 
contai ce qui m’était advenu avec eux depuis le com¬ 
mencement jusqu’à la fin. Lorsqu’elle eut entendu 
-mes paroles, elle dit: « Moi, cette nuit, je m’envo¬ 
lerai vers eux et je ferai sombrer leur navire : et ils 
périront ! » Je lui dis : « Par Allah sur toi ! ne le 
fais point, car le Maître des Proverbes dit: O bien¬ 
faiteur, d’un homme indigne ! sache que le criminel 
est puni suffisamment par son crime môme ! Or, 
quoi qu’il en soit, ils sont tout de même mes frè¬ 
res ! » Elle dit : « Il faut absolument que je les tue ! » 
Et j’implorai vainement son indulgence. Après quoi, 
elle me prit sur ses épaules, et s’envola, et me déposa 
-sur la terrasse de ma maison. 

Alors j’ouvris les portes de ma maisen. Puis je 

(*) Féminin de genni. 



2C L’EFRIT 


33 


histoire du marchand 

relirai les trois mille dinars de leur cachette. Et 
j’ouvris ma boutique, après avoir fait les visites 
nécessaires et les saluts d’usage ; et je lis de nouvel¬ 
les emplettes de marchandises. 

Lorsque vint la nuit je fermai ma boutique, et, en 
entrant dans ma maison, je trouvai ces deux chiens- 
ci attachés dans un coin. Quand ils me virent, ils se 
levèrent et se mirent à pleurer et à s’attacher à mes 
vêtements ; mais tout de suite accourut mon épouse 
qui me dit : « Ce sont là tes frères. » Je lui dis; 
« Mais qui a pu les mettre dans cet état? » Elle répon- 
pit : « Moi ! J’ai prié ma sœur, qui est bien plus ver¬ 
sée que moi dans les enchantements, et elle les mit 
dans cet état, dont ils ne pourront sortir qu’au bout 
de dix années. » 

C’est pourquoi, ô puissant genni, moi, je vins en cet 
endroit-ci, car je me rends auprès de ma belle-sœur 
pour la prier de les délivrer, puisque voici déjà les 
dix années écoulées. A mon arrivée ici, je vis ce bon 
jeune homme, j’appris son aventure, et ne voulus 
point bouger avant d’avoir vu ce qui pouvait sur¬ 
venir entre toi et lui ! Et tel est mon conte. » 

Le genni dit : « C’est vraiment un conte étonnant; 
aussi je t’accorde le tiers du sang en rachat du 
crime. » 

Alors s’avança le troisième cheikh, le maître de la 
mule, et dit au genni : « Moi je te raconterai une his¬ 
toire plus merveilleuse que celle des deux autres. Et 
tu m’accorderas en grâce le reste du sang en rachat 
du crime. » Le genni répondit: « Qu’il en soit ainsiI » 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


31 

Et le troisième cheikh dit : 

+ 


CONTE DU TROISIÈME CIIEIK U 


« O sultan, ô toi le chef des gcnn ! cette mule^cî 
était mon épouse. J’avais été une fois en voyage et' 
m’étais absenté loin d’elle une année entière ; et r 
quand j’eus terminé mes affaires, je revins pendant 
la nuit auprès d’elle, et je la trouvai couchée avec, 
un esclave noir sur les tapis du lit ; et tous deux 
étaient là qui causaient, et minaudaient, et riaient, 
et s’embrassaient, et s’excitaient en folâtrant. Aus¬ 
sitôt qu’elle me vit, elle se leva vite et se jeta sur 
moi en tenant une cruche d’eau ; elle murmura 
quelques paroles sur cette cruche, m’aspergea avec 
l’eau, et me dit : « Sors de ta propre forme et 
deviens l’image d’un chien ! » Et immédiatement je. 
devins un chien; et elle me chassa de ma maison.. 

_ t 

Et je sortis, et depuis lors je ne cessai d’érrer, et jo / 
finis par arriver à la boutique d’un boucher. Je 
m’approchai et me mis à manger des os. Lorsque '1e 
maître delà boutique me vit, il me prit, et vint avec' 
moi à sa demeure. 


Lorsque la fille du boucher me vit, aussitôt elle se 
voila le visage à cause de moi, et dit à son père; 
« Est-ce ainsi que l’on fait ? Tu emmènes un homme 
et tu entres chez nous avec lui! » Son père dit;' 


« Mais où est cet homme ? » Elle répondit : « Ce chien 
est un homme. Et c est une femme qui l’a ensor- 



35 


HISTOIRE DU MARCHAND AVEC l’eFRIT 

celé. Et moi je suis capable de le délivrer. »» A ces 
paroles, le père dit : « Par Allah sur toi ! ô ma fille, 
délivre-le ! » Elle prit une cruche d’eau et, après 
avoir murmuré sur cette eau quelques paroles, elle 
m’aspergea avec quelques gouttes, et dit : « Sors 
de cette forme-ci et reviens à ta forme première ! » 
Alors je revins à ma forme première, et je baisai la 
main de la jeune fille, et je dis : « Je désire mainte¬ 
nant que tu ensorcelles mon épouse comme elle 
m’a ensorcelé. » Elle me donna alors un peu d’eau 
et me dit : « Si tu trouves ton épouse endormie, 
arrose-la avec cette eau, et elle deviendra selon ton 
désir ! » En effet, je la trouvai endormie, je l’as¬ 
pergeai avec l’eau, et je dis : « Sors de cette forme-ci 
et deviens l’image dune mule !» Et à l’heure môme 
elle devint mule. 

Et c’est elle-môme que tu vois là de ton propre 
œil, ô sultan et chef des rois des genn ! » 

0 

Alors le genni se tourna vers la mule et lui dit : 
«. Est-ce vrai cela? » Et elle se mit à hocher la tête 
et dit par signe : « Oh oui ! oh oui ! cela est vrai. » 

Toute cette histoire fit que le genni se convulsa 
d’émotion et de plaisir, et fit don au vieillard du 
dernier tiers du sang. 

— Là, Schahrazade vit apparaître le matin, et, dis¬ 
crète, elle cessa de parler, sans profiter davantage de la 
permission. Alors sa sœur Doniazade lui dit : « O ma 
sœur, que tes paroles sont douces, et gentilles, et savou¬ 
reuses, et délicieuses en leur fraîcheur ! » Schahrazade 
répondit: « Mais qu’est <'ela, comparé à ce que je te 



36 


LE» MILLE NUITS ET UNE NUIT 


raconterai la nuit prochaine, si je suis encore en vie, et 
si le Roi veut bien me conserver? » Elle Roi se dit: « Par 
Allah 1 je ne la tuerai que lorsque j'aurai entendu la 
suite de son récit, qui est étonnant! » 

Puis le Roi et Schahrazade passèrent cette nuit-là enla¬ 
cés jusqu'au matin. Après quoi, le Roi sortit vers la salle 
de sa justice. Et le vizir et les officiers entrèrent, et le 
diwan fut plein de monde. Et le Roi jugea et nomma, et 
destitua, et termina les affaires, et donna ses ordres, ci 
cela jusqu’à la fin de la journée. Puis le diwan fut levé, 
et le roi Schahriar rentra dans son palais. 


ET LORSQUE FUT 
U TROISIÈME NUIT 


Doniazade dit : « O ma sœur 1 je t’en prie, complète- 
nous ta narration. » Et Schahrazade répondit : « De tout 
cœur amical et généreux 1 » Puis elle continua : 

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsque le 
troisième cheikh raconta au genni le conte le plus 
étonnant des trois, le genni s’émerveilla prodigieu¬ 
sement, se convulsa de plaisir et d’émotion, et dit: 
« Je t’accorde le reste en rachat du crime. Et je rel⬠
che le marchand. » 

Alors le marchand, tout heureux, alla au-devant 
des cheikhs, et les remercia beaucoup. Et eux, à 
leur tour, le félicitèrent pour sa délivrance. 

Et chacun d’eux retourna dans son pays. 



HISTOIRE DU MARCHAND AVEC e’eFRIT 37 

— Mais, continua Schahrazade, cela n’est pas plus 
étonnant que l’histoire du pêcheur. 

Alors le Roi dit à Schahrazade : « Quelle histoire de 

pêcheur ? » 

Et Schahrazade dit: 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC 
L’EFRIT 


Il m’est parvenu, 6 Roi fortuné, qu’il y avait un 
pécheur, homme très avancé en âge, marié, père de 
trois enfants, et très pauvre de son état. 

Il avait coutume de jeter son filet quatre fois par 
jour, rien de plus. Or, un jour d entre les jours, à 
l’heure de midi, il alla au bord de la mer, déposa 
son panier, jeta son filet, et patienta jusqu’à ce que 
le filet allât reposer au fond de l’eau. Alors il rassem¬ 
bla les fils, et trouva le filetfort pesant, et ne réussit 
pas à le tirer à lui. Il porta alors le bout à terre, et 
l’attacha à un pieu enfoncé en terre. Puis il se dévêtit, 
plongea dans l’eau autour du filet, et ne cessa de se 
débattre qu’il ne l’eût fait sortir. Il se réjouit, se 
rhabilla, et, s’étant approché du filet, il y trouva un 
âne mort. A cette vue, il se désola, et dit : « Il n’y 
a de puissance et de force qu’en Allah le Très- 
Haut, le Tout-Puissant ! » Puis il dit : « Mais, en 
vérité, ce don d’Allah est étonnant l » Et il récita ce 
vers: 

O plongeur ! tu rouler dans les ténèbres de la nuit 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC L’EFRlT 39 

% 

et la perdition, aveuglement ! Va, cesse les travaux 
pénibles ; €3r la Fortune n’aime pas le mouvement ! 

Puis il retira le filet, en exprima l’eau, et lorsqu’il 
eut fini de l’exprimer, il étendit ce filet. Puis il descen¬ 
dit dans l’eau et dit: « Au nom d’Allah ! » et jeta de 
nouveau le filet dans l’eau, et attendit que le filet eût 
touché le fond ; il essaya alors de le retirer, mais il 
constata que le filet était fort pesant et adhérait encore 
plus au fond que la première fois. Aussi crut-il que 
c’était du gros poisson. Il attacha alors le filet à terre, 
se dévêtit, plongea, et fit tant qu’il le retira; et, l’ayant 
porté sur le rivage, il y trouva une jarre énorme 
remplie de boue et de sable. A cette vue, il se la¬ 
menta et récita quelques vers : 

O vicissitudes du sort, assez ! Et prenez les hu¬ 
mains en pitié ! 

Quelle tristesse ! Sur la terre, mdle récomvense 
n’est égale au mérite et n’est digne de l’action. 

Des fois, je sors de ma maison pour, naïvement, 
chercher la Fortune. Et on m’apprend qu’il y a long¬ 
temps que la F or tune est morte. 

Misère ! est-ce ainsi, 6 Fortune, qu’à l’ombre tu 
relègues les sages pour laisser les sots gouverner le 
monde ?... 

Puis il jeta la jarre loin de lui, tordit le filet,, le 
nettoya, demanda pardon à Allah pour son mouve¬ 
ment de révolte, et revint vers la mer une troisième 
fois ; il jeta le filet, attendit que le filet eût atteint 
le fond et, l’ayant retiré, il y trouva des pots cassés 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


40 

et des verres en morceaux. A cette vue il récita 
encore un vers d’un poète : 

I 

O Poète, le vent de la fortune jamais de ton côté 
ne soufflerai Ignores-tu, naïf, que ni ta plume de 
roseau ni les lignes harmonieuses de l’écriture ne 
f enrichiront jamais ?.. 

Et, levant la tête au ciel, il s'écria : « Allah! 
Tu le sais ! je ne jette mon filet que quatre fois. 
Gr, voici que je l’ai déjà jeté trois fois ! » Après 
cela, il invoqua encore une fois le nom d’Allah, et 
jeta son filet dans la mer, et attendit qu’il reposât 
au fond. Et cette fois, malgré tous ses efforts, 
il ne réussit point à retirer le filet, qui s’accro¬ 
chait encore davantage aux roches du fond. Alors 
il s’écria : « Il n’y a de force et de puissance qu’en 
Allah ! » Puis il se dévêtit, plongea tout autour du 
filet et se mit à manœuvrer jusqu’à ce qu’il l’eût 
dégagé et ramené à terre. Il l’ouvrit et y trouva, cette 
fois, un grand vase de cuivre jaune, plein et intact ; 
son embouchure était scellée avec du plomb portant 
l’empreinte du sceau de notre seigneur Soleïman (1), 
fils de Daoud. A cette vue le pêcheur se réjouit beau¬ 
coup, et se dit : « Voilà une chose que je vendrai dans 
le souk (2) des chaudronniers, car cela vaut bien au 
moins dix dinars d’or! » Il essaya alors de faire 
ballotter le vase, mais il le trouva trop pesant, et il se 
dit : « Il me faut absolument l’ouvrir et voir son 

(') Salomon, fils de David. Les Arabes le considèrent comme !• 
maître des génies bienfaisants et malfaisants. 

(*) Souk, marché. 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC l’eFRIT 4i 

contenu, que je mettrai dans mon sac ; et je vendrai 
ensuite le vase au souk des chaudronniers. » Il prit 
alors son couteau et se "mit à manœuvrer jusqu’à 
ce qu’il eût descellé le plomb; il renversa alors le vase 
et le secoua pour verser son contenu par terre. Mais 
rien ne sortit du vase, si ce n’est une fumée qui 
monta jusqu’à l’azur du ciel et se déroula à la surface 
du sol. Et le pêcheur fut prodigieusement étonné. 
Puis la fumée sortit entièrement, se condensa, se 
secoua et devint un éfrit dont la tête touchait aux 
nuages et les pieds traînaient dans la poussière. La 
tête de cet éfrit était comme une coupole, ses mains 
comme des fourches, ses pieds comme des mâts, sa 
bouche comme une caverne, ses dents comme des 
cailloux, son nez comme une gargoulette, ses yeux 
comme deux torches ; ses cheveux étaient en désor¬ 
dre et poudreux. A la vue de cet éfrit, le pêcheur fut 
épouvanté, ses muscles tremblèrent, ses dents se 
serrèrent violemment, sa salive sécha, et ses yeux 
s’aveuglèrent à la lumière. 

Lorsque l’éfrit vit le pêcheur, il s’écria : « Il n’y a 
point d’autre Dieu qu’Allah, et Soleïman est le pro¬ 
phète d’Allah! » et, s’adressant au pêcheur, il lui dit: 
« Et toi, ô grand Soleïman, prophète d’Allah, ne me 
tue pas, car jamais plus je ne te désobéirai et ne me 
mutinerai contre tes ordres ! » Alors le pêcheur lui 
dit : « O géant rebelle et audacieux, tu oses dire 
que Soleïman est le prophète d’Allah ! D’ailleurs 
Soleïman est mort depuis déjà mille huit cents ans, 
et nous sommes à la fin des temps ! Quelle est donc 
cette histoire ? Et que racontes-tu là ? Et quelle est 
la cause de ton entrée dans ce vase? » A ces paroles, 





LES MILLE NUITS ET CNE NUIT 


le genni dit au pêcheur : « Il n’y a d’autre Dieu 
qu’Allah! Laisse-moi t’annoncer une bo~.ne nouvelle, 
ô pêcheur ! » Le pêcheur dit : « Et que vas-tu 
m’annonce* ? » Il répondit: « Ta mort! Et à cette 
heure même, et de la plus terrible façon ! » Le pê¬ 
cheur répondit : « Tu mérites pour cette nouvelle, é 
lieutenant des afarit(l), que le ciel te retire sa pro¬ 
tection ! Et puisse-t-il t’éloigner de nous ! Pourquoi 
donc veux-tu ma mort? Et qu’ai-je fait pour mériter 
la mort ? Je t’ai délivré du vase, je t’ai sauvé de ce 
long séjour dans la mer et je t’ai ramené sur la 
terre ! » Alors l’cfrit dit : « Pèse et choisis l’espèce 
de mort que tu préfères et la façon dont tu aimes 
le mieux être tué ! » Le pêcheur dit : « Quel est mon 
crime pour mériter une telle punition? » L’éfrit dit: 
« Ecoute mon histoire, ô pêcheur. » Le pêcheur dit: 
«c Parle ! et abrège ton discours, car d’impatience 
mon âme est sur le point de sortir de mon pied ! >► 
L’éfrit dit: 

« Sache que je suis un genni rebelle ! Je m’étais 
mutiné contre Soleïman, fils de Daoud. Mon nom est 
Sakhr El-Genni ! Et Soleïman dépêcha vers moi son 
vizir Assef, fils de Barkhia, qui m’emmena, malgré 
mes efTorts, et me conduisit entre les mains de 
Soleïman. Et mon nez en ce moment-là devint bien, 
humble. A ma vue, Soleïman fit sa conjuration à. 
Allah, et m’enjoignit d’embrasser sa religion et d’en¬ 
trer sous son obédience. Mais moi, je refusai. Alors 
il fit apporter ce vase et m’y emprisonna. Puis il le 
scella avec du plomb et y imprima le nom du Très- 

{*) Afaril est le pluriel d 'ifrü. 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC L’EFRIT 43 

Haut. Puis il donna ses ordres aux genn fidèles, qui 
m’enlevèrent sur leurs épaules et me jetèrent au 
milieu de la mer. Je séjournai cent ans au fond de 
l’eau, et je disais en mon cœur : « J’enrichirai éter¬ 
nellement celui qui me délivrera ! » Mais les cent 
années passèrent et personne ne me délivra. Quand 
j’entrai dans la seconde période de cent années, je me 
dis : « Je découvrirai et donnerai les trésors de la terre 

ft 

à celui qui me délivrera ! » Mais personne ne me dé¬ 
livra. Et quatre cents années s’écoulèrent, et je me 
dis : « J’accorderai trois choses à celui qui me déli¬ 
vrera! » Mais personne ne me délivra! Alors je me 
mis dans une effroyable colère, et je dis en mon âme : 
« Maintenant je tuerai celui qui me délivrera, mais 
je lui accorderai le choix de sa mort ! » C’est alors 
que toi, ô pêcheur, tu vins me délivrer. Et je t’ac¬ 
cordai de choisir ton genre de mort ! » 

A ces paroles de l’éfrit, le pêcheur dit : « 0 Allah ! 
quelle chose prodigieuse ! Il a fallu que ce fût juste 
moi qui l’aie délivré ! 0 éfrit, fais-moi grâce et Allah 
te le rendra l Mais, si tu me fais périr, Allah te susci¬ 
tera quelqu’un pour te faire périr à ton tour. » Alors 
l’éfrit lui dit : « Mais si je veux te tuer, c’est justement 
parce que tu m’as délivré ! »> Et le pêcheur dit : 
« 0 cheikh des afarit, est-ce ainsi que tu me rends 
le mal pour le bien ! Aussi le proverbe ne ment 
point ! » Et le pêcheur récita des vers sur ce sujet : 

Veux-tu goûter à Vamertume des choses ? — sois 
bon et serviable. 

Oui, je te le jure sur ma vie ! les scélérats ignorent 
toute gratitude . 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


44 

Si tu le veux, essaie ! Et ton sort sera celui de la 

pauvre Magir, mère d’Amer l 

• • • 
r * * 

Mais réfrit lui dit : « Assez abuser des paroles ! 
Sache qu’il me faut absolument ta mort I » Alors le 
pêcheur se dit en lui-même : « Moi, je ne suis qu’un 
homme, et lui est un genni ; mais Allah m’a donné 
une raison bien assise ; aussi je vais arranger une 
combinaison pour le perdre, un stratagème de ma 
finesse. Et je verrai bien si lui, à son tour, pourra 
combiner quelque chose avec sa malice et son 
astuce. » Alors il dit à l’éfrit : « As-tu vraiment 
décidé ma mort? » L’éfrit répondit: « N’en doute 
point. » Alors il dit: « Parle nom du Très-Haut, qui 
est gravé sur le sceau de Soleïman, je te conjure de 
répondre avec vérité à ma question ! » Quand 
Téfrit entendit le nom du Très-Haut, il fut très ému 
et très frappé, et répondit: « Tu peux me question¬ 
ner et je te répondrai avec vérité. » Alors le pêcheur 
dit: « Comment as-tu pu être contenu tout entier 
dans ce vase qui peut à peine contenir ton pied ou 
la main ? » L’éfrit dit : « Est-ce que, par hasard, tu 
douterais de la chose ? » Le pêcheur répondit : « En 
effet, je ne le croirai jamris, à moins de te voir de 
mon propre œil entrer dans le vase 1 » 

— Mais à. ce moment Schahrazade vit apparaître le 
matin, et cessa les paroles permises. 



I1IST0IRE DU PÊCHEUR AVEC l’eFRIT 



ET LORSQUE FUT 
LA QUATRIÈME NUIT 


Elle dit: 

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsque le 
pêcheur dit à réfrit : « Je ne te croirai jamais, à 
moins de t’y voir de mon propre œil! » l’éfrit s’agi ta, 
se secoua et redevint une fumée qui monta jusqu’au 
firmament, se condensa et commença à entrer dans 
le vase, petit à petit, jusqu’à la fin. Alors le pêcheur 
prit rapidement le couvercle de plomb empreint du 
sceau de Soleïman et en obstrua l’orifice du vase. 
Puis il héla l’éfrit et lui dit: « Hé ! estime et pèse 
le genre de mort dont tu préfères mourir, sinon 
je vais te jeter à la mer, et je me bâtirai une maison 
sur le rivage, et j’empêcherai quiconque de pêcher, 
en disant : Ici il y a un éfrit; délivré, il voudra tuer 
son libérateur et lui énumérera les variétés de mort 
pour lui en laisser le choix ! » Quand l’éfrit enten¬ 
dit les paroles du pêcheur, il essaya de sortir, mais 
il ne le put ; et il vit qu’il était emprisonné, avec, 
au-dessus de lui, le sceau de Soleïman. Il comprit 
alors que le pêcheur l’avait enfermé dans le cachot 
contre lequel ne peuvent prévaloir ni les plus faibles 
ni les plus puissants parmi les afarit.' Et, compre¬ 
nant que le pêcheur le portait du côté de la mer, i] 
dit: « Non ! non! » Et le pêcheur dit: « Il faut! oh! 
il faut! » Alors le genni commença à adoucir ses 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


46 

termes ; il se soumit et dit : « O pêcheur, que vas-tu 
faire de moi ? » Il dit: « Te jeter à la mer I Car, si tu 
y as séjourné mille huit cents ans, moi je vais t’y 
fixer jusqu’à l’heure du jugement ! Car ne t’ai-je 
pas prié de me conserver pour qu’Àllah te conservât? 
et de ne pas me tuer pour qu’Allah ne te tuât point ? 
Or, tu as repoussé ma prière, et tu as agi avec scélé¬ 
ratesse ! Aussi Allah t’a livré entre mes mains. Et 
je n’ai nul remords de te trahir! » Alors l’éfrit dît: 
« Ouvre-moi le vase et je te comblerai de bien-; 
faits ! » Il répondit: « Tu mens,6 maudit! D’ailleurs,, 
entre toi et moi, il se passe exactement ce qui s’est 
passé entre le vizir du roi Iounane et le médecin 
Rouiane! » 

* 

Et l’éfrit dit : « Mais qu étaient le vizir du roi 
Iounane et le médecin Rouiane ? Et quelle est cette 
histoire? » 


HISTOIRE DU VIZIR DU ROI IOUNANE 

ET DU MÉDECIN ROUIANE 


Le pêcheur dit : 

« Sache, ô toi l’éfrit, qu’il y avait, en l’antiquité 
du temps et le passé de l’âge et du moment, dans 
la ville de Fars, au pays des Roumann (1), un roi 
nommé Iounane. Il était riche et puissant, maître 

( ( ) Les Romains de Byzance et, par extension, tous les chrétiens et 
spécialement les Grecs. 




47 


HISTOIRE DD PÊCHEUR AVEC l’eFRIT 

d’armées, de forces considérables et d’alliés de toutes 
les espèces d’hommes. Mais son corps était affligé 
d’une lèpre dont avaient désespéré les médecins et 
lès savants. Ni drogues, ni pilules, ni pommades ne 
produisaient sur lui d’effet, et aucun des médecins 
ne pouvait lui trouver un remède efficace. Or, un 
jour, un vieux médecin renommé, appelé Rouiane, 
vint dans la ville du roi Iounane. 11 était versé dans 
les livres grecs, persans, romains, arabes et 
syriens ; il avait étudié la médecine et l’astronrmie,’ 
dont il savait fort bien les principes et les règles, et 
les bons et mauvais effets ; il possédait les vertus des¬ 
plantes et des herbes grasses et sèches, et leurs bons 
et mauvais effets ; il avait enfin étudié la philoso¬ 
phie et toutes les sciences médicales et d’autres 
sciences encore. Aussi, lorsque le médecin fut entré 
dans la ville et y eut séjourné quelques jours, il apprit 
l’histoire du roi et de la lèpre qui affligeait son corps 
par la volonté d’Allah, et aussi l’insuccès absolu des 
traitements de tous les médecins et savants. A cette 
nouvelle, le .médecin passa la nuit fort préoccupé. 
Mais, quand il se réveilla le matin — et que brilla la 
lumière du jour et que le soleil salua le monde, ce 
magnifique décor du Très-Bon, — il s’habilla de scs 
plus beaux vêtements, et entra chez le roi Iounane. 
Puis il baisa la terre entre ses mains (1), et fit des 
vœux pour la durée éternelle de sa puissance et des 
grâces d’Allah et de toutes les meilleures choses. 
Ensuite il parla et lui apprit qui il était, et dit : « J’ai 
appris le mal qui t’a frappé dans ton corps ; et j’ai 

’(') Baisa la (erre entre l s mains du roi : c’est-à-dire s'inclina jua- 
qu’à terre et baisa la terre devant le roi» 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT* 


43 

su que la plupart des médecins n’ont pu trouver le 
moyen de l’enrayer. Or, moi, je vais te traiter, ô roi, 
et je ne te ferai point boire de médicaments et je ne 
t’enduirai pas de pommades ! » A ces paroles, le roi 
Iounane s’étonna prodigieusement, *et dit: « Com¬ 
ment feras-tu ? Or, par Allah 1 si tu me guéris, je 
t’enrichirai jusqu’aux fils de tes fils, et je t’accorde¬ 
rai tous tes souhaits et leur réalisation, et tu sera9 
mon compagnon de boisson et mon ami l » Là-dessus 
le roi lui donna une belle robe et des présents, et lui 
dit : « Vraiment, tu me guériras de cette maladie 
sans médicaments ni pommades ? » 11 répondit : 
« Oui, certes ! Je te guérirai sans fatigue ni peines 
dans ton corps. » Alors le roi s’étonna de la 
plus prodigieuse façon, et lui dit : « O grand 
médecin, quel jour et quel moment verra se réa¬ 
liser ce que tu viens d’avancer ? Hâte-toi de le 
faire, ô mon enfant ! » Il répondit : « J’écoute et 
j’obéis ! » 

Alors il descendit de chez le roi, et loua une mai¬ 
son où il mit ses livres, ses remèdes et ses plantes 
aromatiques. Puis il fit des extraits de ses médica¬ 
ments et de ses simples, en confectionna un maillet 
court et recourbé dont il creusa l’extrémité, et il y 
adapta une canne ; et il fit aussi une boule le mieux 
qu’il put. Quand il eut terminé complètement son 
travail, il monta chez le roi, le second jour, entra 
chez lui, et baisa la terre entre ses mains.- Puis il 
lui prescrivit d’aller au meïdane (1) à cheval, et de 
jouer de la boule et du maillet. 

Le roi fut accompagné par ses émirs, ses cham- 

(') Place consacrée aux jeux. 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC l’eFRIT 


49 


bellans, ses vizirs et les chefs du roy.aume. A peine 
s’était-il rendu au meïdane que le médecin Rouiane 
arriva et lui remit le maillet, disant * « Prends ce 
maillet et empoigne-le de cette façon-ci ; frappes-en 
le sol du meïdane et la halle, de toute ta force. Et 
fais en sorte que tu arrives à transpirer de la paume 
et de tout le corps. De cette façon le remède péné¬ 
trera dans ta paume et circulera dans tout ton corps. 
Lorsque tu auras transpiré et que le remède aura eu 
le temps d’agir, retourne au palais, et va ensuite au 
hammam te baigner. Et alors tu seras guéri. Et main¬ 
tenant que la paix soit avec toi ! » 

Alors le roi Iounanc prit le maillet du médecin et 
le saisit à pleine main. De leur côté, des cavaliers 
choisis montèrent à cheval et lui lancèrent la boule. 
Alors il se mit à galoper derrière elle, à l’atteindre 
et à la frapper avec violence, en tenant toujours à 
la main le maillet fortement serré. Et il ne cessa de 
frapper la boule, jusqu’à ce qu’il eût bien transpiré 
de la paume et de tout le corps. Aussi le remède 
pénétra par la paume et circula dans tout le corps. 
Lorsque le médecin Rouiane vit que le remède avait 
circulé dans le corps, il ordonna au roi de retourner 
au palais et d’aller au hammam prendre un bain 
immédiatement. Et le roi Iounane revint aussitôt, 
et ordonna qu’on lui préparât le hammam. On le lui 
prépara, et, à cet elfet, les tapissiers se hâtèrent 
activement et les esclaves se pressèrent avec émula¬ 
tion et apprêtèrent le linge. Alors le roi întra au 
hammam et prit un bain, puis se rhabilla à l’inté¬ 
rieur même du hammam, d’où il sortit pour re¬ 
monter à cheval et retourner au palais, y dormir. 

4 



50 LÇS MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Voilà pour le roi Iounane. Quant au médecin 
Rouiane, il revint se coucher à la maison, se réveilla 
le matin, monta chez le roi, lui demanda la permis¬ 
sion d’entrer, ce que le roi lui permit, entra, baisa 
la terre entre ses mains et commença par lui dé¬ 
clamer quelques strophes avec gravité : 

Si VÊloqiience te choisissait comme père, elle en 
refleurirait l Et nul autre que toi elle ne saurait 
plus élire ! 

O rayonnant visage dont la clarté effacerait la 
flamme d'un tison ardent l 

Puisse ce glorieux visage rester assez longtemps 
lumineux dans sa fraîcheur pour voir les rides sillonner 
le visage du Temps ! 

Tu m'as couvert des bienfaits de ta générosité, 
comme le nuage bienfaisant couvre la colline l 

Tes hauts exploits t'ont fait atteindre aux sommets 
de la gloire y et tu es le chéri du Destin qui n'a plus 
rien à te refuser I 

Les vers récités, le roi se leva debout sur scs deux 
pieds, et se jeta au cou du médecin avec affection. 

Puis il le fit asseoir à côté de lui, et lui fit cadeau de 

» 

magnifiques robes d’honneur. 

En effet, quand le roi était sorti du hammam, il avait 
regardé son corps et n’y avait plus trouvé trace de 
lèpre ; et sa peau était devenue pure comme l’argent 
vierge. Il s’était réjoui alors de la plus excessive joie, 
et sa poitrine s’était élargie et dilatée. Quand le matin 
s’était levé, le roi était entré au diwan, et s’était 
assis sur son trône : et les chambellans et les grands 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC L’EPRIT 51 

<lu royaume étaient entrés ; et aussi le médecin 
Rouiane ; c’est alors qu’à sa vue le roi s’était levé 
avec empressement et l’avait fait asseoir à ses côtés. 
Alors on leur servit à tous les deux les mets et les 
aliments et les boissons durant toute la journée. A 
la tombée de la nuit, le roi donna au médecin deux 
mille dinars, sans compter les robes d’honneur et 
les présents, et lui donna son propre coursier à mon¬ 
ter. Et c’est ainsi que le médecin prit congé et 
retourna à sa maison. 

Quant au roi, il ne cessait d’admirer prodigieuse* 
ment l’art du médecin et de dire : « 11 m’a traité par 
l’extérieur de mon corps, sans m’enduire de pom¬ 
made ! Or, par Allah ! c’est là une science sublime ! 
Il me faut donc combler cet homme des bienfaits de 
ma générosité, et le prendre comme compagnon et 
ami affectueux pour toujours ! » Et le roi Iounane se 
coucha joyeux de toute sa joie en se voyant sain de 
corps et délivré de sa maladie. 

Quand donc le roi vint le matin et s’assit sur son 
trône, les chefs de la nation se tinrent debout entre 
ses mains, et les émirs et les vizirs s’assirent à sa 
droite et à sa gauche. Il fit alors demander le méde¬ 
cin Rouiane qui vint et baisa la terre entre ses mains. 
Alors le roi se leva pour lui, le fit asseoir à ses côtés, 
mangea avec lui, lui souhaita une longue vie et lui 
donna des robes d’honneur et d’autres choses 
encore. Puis il ne cessa de s’entretenir avec lui qu’à 
l’approche de la nuit ; et il lui fit donner, comme 
rémunération, cinq robes d’honneur et mille dinars. 
Et c’est ainsi que retourna le médecin à sa maison, 
en faisant des vœux pour le roi. 



62 


LES MILLS NUITS -ET UNE NUIT 


Quand sc leva le matin, le roi sortit et entra au 
diwan, et fut entouré par les émirs, les vizirs et les 
chambellans Or, parmi les vizirs, il y avait un vizir 
d’aspect repoussant, au visage sinistre et de' mauvais 
augure, terrible, sordidement avare, envieux et 
pétri de jalousie et de haine. Lorsque ce vizir vitle 
roi placer à ses côtés le médecin Rouiane et lui accor¬ 
der tous ses bienfaits, il en fut jaloux et résolut 
secrètement sa perte, d’après le proverbe qui dit : 
« L’envieux s’attaque à toute personne, l’oppression 
se tient en embuscade dans le cœur de l’envieux : 
la force la révèle et la faiblesse la tient latente. » Le 
vizir s’approcha alors du roi lounane, baisa la terre 
entre ses mains, et dit : « 0 roi du siècle et du 
temps, toi qui enveloppas les humains de tes bien¬ 
faits, tu as chez moi un conseil de prodigieuse impor¬ 
tance, et que je ne saurais te cacher sans être vrai¬ 
ment un fils adultérin : si tu m’ordonnes de te le 


révéler, je te le révélerai ! » Alors le roi, tout trou¬ 


blé 


qud 


conseil ? » Il répondit : « Ü roi glorieux, les anciens 
ont dit : Celui qui ne regarde pas la fin et les con¬ 


séquences, n’aura pas la fortune comme amie, —et 
je viens justement de voir le roi manquer de juge¬ 
ment, en accordant scs bienfaits à son ennemi, à 


celui qui désire l’anéantissement de son règne, en le 
comblant de faveurs, en l’accablant de générosités.Or, 


moi,je suis, à cause de cela,dans la plus grande crainte 
pour le roi 1 » A ces paroles,le roi fut extrêmement 
troublé, changea de couleur, et dit : « Quel est celui 


que tu prétends être mon ennemi, et qui aurait été 
comblé de mes faveurs ? » Il répondit : « O roi, si tu 



HISTOIRE DtJ PÊCHEUR AVEC L* EF RIT 53 

es endormi, réveille-toi ! car je fais allusion au 
médecin Rouiane ! » Le roi lui dit : « Celui-là est 
mon bon ami, et il m’est le plus cher des hommes, 
car il m’a traité avec une chose que j’ai tenue à la 
main, et m*a délivré de ma maladie, qui avait déses¬ 
péré les médecins ! Or, certes ! il n’y en a point 
comme lui en ce siècle, dans le monde entier, en 
Occident comme en Orient ! Aussi, comment, toi, 
oses-tu raconter ces choses sur lui ? Quanta moi, 
dès ce jour,je vais lui allouer des gages ert des appoin¬ 
tements, pour qu’il ait par mois mille dinars ! D’ail- 
feurs, môme si je lui donnais la moitié de mon 
royaume, ce serait peu de chose pour lui ! Aussi je 
crois fort que tu ne dis tout cela que par jalousie, 
comme il est raconté dans l’histoire, qui m’est par¬ 
venue, du roi Sindabad ! » 


—A ce moment,Schahrazade fut surprise par le matin, 
et s’arrêta dans sa narration. 

Alors Doniazade lui dit : « O ma sœur, que tes paroles 
sont douces, et gentilles, et délicieuses, et pures! » Et 
Schahrazade lui dit : « Mais qu’est cela, comparé à ce 
que je vous raconterai à tous deux, la nuit prochaine, si 
je suis encore en vie, et que le Roi veuille bien me con¬ 
server ! Alors le Roi dit en son âme : « Par Allah ! je ne la 
tuerai point avant d’avoir entendu la suite de son his¬ 
toire, qui est une histoire merveilleuse, en vérité ! » Puis 
ils passèrent tous deux la nuit, enlacés jusqu'au matin. 
Et le Roi sortit vers la salle de sa justice, et le divvan fut 
rempli de monde. Et le Roi jugea et nomma aux emplois, 
et destitua, et gouverna, et termina les affaires pendantes, 
et cela jusqu’à la fin de la journée. Puis le diwan fut levé, 
et le Roi entra dans son palai6. Quand s’approcha la nuit 



54 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

il fit sa chose ordinaire avec Schahrazade, la fille du 
vizir. 


QUAND FUT 
U CINQUIÈME NUIT 


Schahrazade dit: 

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le roi Iounane 
dit à son vizir : « O vizir, tu as laissé l’envie entrer 
en toi contre le médecin, et tu veux que je le tue, 
pour qu’ensuite je m’en repente comme se re¬ 
pentit le roi Sindabad après avoir tué le faucon 1 » 
Le vizir répondit : « Et comment cela s’est-iî fait ? » 
Alors 1e roi lounane raconta: 


LE FAUCON DU ROI SINDABAD 


« On dit qu’il y avait un roi d’entre les rois de 
Fars qui était grand amateur de divertissements, de 
promenades dans les jardins et de toutes les espèces 
de chasse. Aussi il avait un faucon qu’il avait lui- 
même élevé et qui ne le quittait ni le jour ni la nuit : 
car, même durant la nuit, il le portait sur son poing ; 
et, quand il allait à la chasse, il le prenait avec lui, et 
il lui avait suspendu au cou un gobelet d’or où il le 
faisait boire. Un jour qu’il était assis dans son palais,. 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC l’eFRIT 


55 


soudain voici venir le wekil (1) chargé des oiseaux de 
chasse, qui lui dit : « O roi des siècles, c’est juste 
l’époque d’aller à la chasse ! » Alors le roi fit ses 
préparatifs de départ, et prit le faucon sur sa main. 
Puis on partit et on arriva dans un vallon où on 
dressa les filets de chasse. Et tout à coup une gazelle 
tomba dans le filet. Alors le roi dit : « Je tuerai celui 
à côté de qui passera la gazelle ! » Puis on se mit à 
rétrécir le filet de chasse autour de la gazelle, qui 
s’approcha alors du roi, se haussa sur ses pattes de 
derrière et rapprocha de sa poitrine ses pattes de 
devant comme si elle voulait baiser la terre devant 
le roi. Alors le roi fit claquer ses mains l’une contre 
l’autre pour faire fuir la gazelle, qui alors bondit et 
fila en passant au-dessus de sa tête et s’enfonça dans 
le loin des terres. Alors le roi se tourna vers les gar¬ 
des et les vit qui clignaient de l’œil sur lui. A cette 
vue, il dit au vizir : « Qu’ont-ils donc, ces soldats, à se 
faire ainsi des signes? » Il répondit : « Ils disent que 
tu as juré de mettre à mort quiconque verra passer 
la gazelle à son côté ! » Et le roi dit : « Par la vie 
de ma tète ! il nous faut poursuivre cette gazelle et 
la ramener ! » Puis le roi se mit à galoper sur les 
traces de la gazelle ; et le faucon la frappait du bec 
sur les yeux, et tellement qu’il l’aveugla, et lui 
donna le vertige. Alors le roi prit son casse-tête, 
l’en frappa et la fit rouler ; puis il descendit, l’égor¬ 
gea, l’écorcha et en suspendit la dépouille à l’arçon 
de la selle. — Or, il faisait chaud, et l’endroit était 
désert, aride et sans eau. Aussi le roi eut soif et le 
cheval eut soif. Et le roi se retourna et vit un arbre 

(') Intendant. 



LES MILLE NUITS ET UNS NUIT 


86 

d’où coulait de l’eau comme du beurre. Or, le roi 
avait sa main couverte d'un gant de peau ; aussi 
prit-il le gobelet du cou du faucon, le remplit de 
cette ean et le plaça devant l’oiseau ; mais l’oiseau 
donna un cou de patte au gobelet et le renversa. Le 
roi prit le gobelet une deuxième fois, le remplit, et, 
pensant toujours que l’oiseau avait soif, le plaça 
devant lui ; mais le faucon pour la seconde fois 
donna un coup de patte au gobelet et le renversa. Et 
le roi se mit en colère contre le faucon, et prit le 
gobelet une troisième fois, mais le présenta au che¬ 
val : et le faucon renversa le gobelet de son aile. 
Alors le roi dit : « Qu’Allah t’enfouisse, ô le plus 
néfaste des oiseaux de mauvais augure ! Tu m’as 
empêché de boire, tu t’en es privé toi-mème et aussi 
tu en as privé le cheval. » Puis il frappa le faucon 
avec son épée, et lui jeta à bas les ailes. Alors le faucon 
se mit à lever la tête et à dire par signes : « Regarde 
ce qu'il y a sur l’arbre ! » Et le roi leva les yeux, et 
vit sur l’arbre un serpent ; et ce qui coulait était son 
venin. Alors le roi se repentit d’avoir coupé les ailes 
au faucon. Puis il se leva, remonta à cheval, par¬ 
tit en emportant avec lui la gazelle, et arriva à son 
palais. Il jeta alors la gazelle au cuisinier et lui 
dit : « Prends-la et cuisine-la ! » Puis le roi s’assit 
sur son trône, ayant sur sa main le faucon. Alors 
le faucon eut un hoquet et mourut. A cette vue le 
roi poussa des cris de deuil et d’affliction pour avuir 
tué le faucon qui l’avait sauvé de la perdition. 

Et telle est l’histoire du roi Sindabad ! » 



HISTOIRE Dü PÊCHEUR AVEC L’EFRIT 57 

Quant le vizir eutentendu le récitdu roilounane, 
il lui dit : « O grand roi plein de dignité, quel mal 
ai-je commis dont tu aurais vu de funestes effets ? Je 
n’agis ainsi avec toi que par pitié pour toi. Et tu 
apprendras la vérité de mon dire ! Si tu m’écoutes, 
tu es sauvé, sinon tu périras comme a péri un vizir 
rusé qui avait trompé un fils de roi d’entre les rois. 


HISTOIRE DU PRINCE ET DE LA GOULE 


Le roi en question avait un fils fort enflammé 
pour la chasse et la chasse à courre, et il avait aussi 
un vizir. Ce roi ordonna à ce vizir d’être avec son 
fils partout où il irait. Ce fils, un jour d’entre les 
jours, sortit à la chasse et à la chasse à courre, et 
avec lui sortit le vizir de son père. Et tous deux s’en 
allèrent, et virent une bête monstrueuse. Et le vizir 
dit au fils du roi : « A toi ! sus à cette bête fauve et 
poursuis-la ! » Et le prince se mit à poursuivre la 
bête jusqu’à ce qu’il disparût aux yeux. Et tout à 
coup la bête disparut dans le désert. Et le prince fut 
fort perplexe, et ne savait plus où aller, quand il vit 
au haut du chemin une jeune esclave qui pleurait.' 
Le prince lui dit : « Qui es-tu? » Elle répondit : « La 
fille d’un roi d’entre les rois de l’Inde. Pendant que 
je cheminais dans le désert avec la caravane, l’envie 
de dormir me prit et je tombai de ma monture sans 
m’en apercevoir. Et je me trouvai abandonnée toute 
seule et fort perplexe ! » Quand le prince entendit 
ces paroles, il fut touché de compassion et la porta 



58 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


sur le dos de sa monture et la mit en croupe et par¬ 
tit. En passant dans une petite île déserte, l’esclave 
lui dit : « 0 mon maître, je désirerais faire passer 
une nécessité 1 » Alors il la descendit dans l’îlot, et, 
voyant qu’elle tardait trop et qu’elle était trop lente, 
il entra derrière elle sans qu’elle s’en aperçût : 
or c’était une goule ! Et elle disait à scs enfants : 
« O mes enfants, aujourd’hui je vous ai amené un 
jeune garçon bien gras! » Et ils lui dirent: « Oh! 
porte-le-nous, ô notre mère, pour que nous le man¬ 
gions dans nos ventres ! » Lorsque le prince enten¬ 
dit leurs paroles, il ne douta plus de sa mort, et scs 
muscles frémirent, et il fut plein de terreur pour lui- 
même, et il revint. Quand la goule sortit [de sa ta¬ 
nière] elle vit qu’il avait peur comme un poltron et 
qu’il tremblait, et elle lui dit : « Qu’as-tu à avoir 
peur ? » Il répondit : « J’ai un ennemi dont j’ai 
peur. » Et la goule lui dit : « Toi, tu m’as bien dit 
ceci : Je suis un prince...? » Il répondit: « Oui, en 
vérité. » Elle lui dit: «Alors pourquoi ne donnes- 
tu pas quelque argent à ton ennemi pour le satis¬ 
faire ? » Il répondit : « Oh ! il ne se satisfait pas avec 
l’argent, et il ne se satisfait qu’avec l’âme ! Or, moi 
j’en ai bien peur, et je suis un homme victime de 
l’injustice ! » Elle dit: « Si tu es'opprimé, comme tu 
le prétends, tu n’as qu’à demander l’aide d’Allah 
contre ton ennemi ; et II te sauvegardera de ses ma¬ 
léfices et des maléfices de tous ceux dont tu as 
peur I » Alors le prince leva la tête vers le ciel, et 
dit : « O Toi, qui réponds à l’opprimé s'il t’implore, 
et lui découvres le mal, fais-moi triompher de mon 
ennemi, et éloigne-le de moi, car tu as le pouvoir sur 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC L EFRIT 


59 


tout ce que tu désires ! » — Lorsque la goule enten¬ 
dit cette prière, elle disparut. Et le prince retourna 
auprès du roi, son père, et lui rapporta le mauvais 
conseil du vizir I Et le roi ordonna la mort du 
vizir! » 


[Ensuite le vizir du roi Iounane continua en ces 
termes :] 

« Et toi, 6 roi, si tu te fies à ce médecin, il te fera 
mourir delà pire des morts. Et, malgré que tu l’aies 
comblé de faveurs, et que tu en aies fait ton intime, 
il prépare tout de môme ta mort. Ne vois-tu pas 
pourquoi il t’a délivré de la maladie par l’extérieur 
de ton corps avec une chose que tu as tenue à la 
main? Et ne crois-tu pas que c’est simplement pour 
causer ta perte avec une seconde chose qu’il te fera 
tenir encore? » Alors le roi Iounane dit: « Tu dis 
vrai ! Qu’il soit fait selon ton avis, ô mon vizir de 
bon conseil. Car il est fort probable que ce médecin 
est venu en cachette comme un espion pour causer 
ma perte. En effet, s’il m’a délivré avec une chose 
que j’ai tenue à la main, il peut fort bien me perdre 
avec, par exemple, une chose qu’il me ferait sentir ! » 
Puis le roi Iounane dit à son vizir: « O vizir, que 
devons-nous faire de lui? » Et le vizir répondit: 
« Il faut envoyer immédiatement près de lui quel¬ 
qu’un le mander ; et, quand il se présentera ici, 
il faut le frapper à travers la nuque, et tu arrête¬ 
ras ainsi ses maléfices, et tu en seras débarrassé, et 
tu seras tranquille.Trahis-le donc avant qu’il ne te 
trahisse !» Et le roi Iounane dit : « Tu dis vrai. 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


60 

0 vizir ! » Puis le roi envoya mander le médecin qui 
se présenta joyeux, ignorant ce qu’avait décidé le 
Clément. — Le poète dit en vers : 

m 

* 

O tôt, qui redoutes les coups du Destin, tranquillise- 
toi l Ne sais-tu que tout est entre les mains de Celui 
qui a formé la terre ? 

Car ce qui est écrit est écrit et ne s'efface point ! Et 
quant à ce qui n’est pas écrit, tu n’as point à le 
redouter. 

— Et toi. Seigneur ! pourrais-je jamais passer un 
jour sans chanter tes louanges ! Et pour qui réserve¬ 
rais-je le don merveilleux de mon style rythmé et ma 
langue de Pocte ! 

Chaque nouveau don que je reçois de tes mains , 
Seigneur, est plus beau que le précédent, et me vient 
même avant son désir ! 

Aussi, comment pourrais-je ne point chanter ta 
gloire, toute ta gloire, et te louer en mon âme et en 
public ! 

Mais, je dois te l’avouer, jamais ma bouche n’aura 
d’éloquence assez belle, mon dos assez de force , soit 
pour chanter, soit pour porter les bienfaits dont tu 
m’as comblé l 

— O toi, qui es dans la perplexité, remets tes affaires 
entre les mains d’Allah, le seul Sage ! Et cela fait , ton 
cœur n’a plus rien à redouter de la part des hommes. 

Sache aussi que rien ne se fait par ta volonté, mais 
par la volonté seule du Sage des Sages l 

Ne désespère donc jamais, et oublie toutes les tris¬ 
tesses et tous les soucis / Ne sais-tu que les soucis 
Usent le cœur du plus ferme et du plus fort ? 



HISTOIRE DD PÊCHEUR AVEC L’EFRIT 61 

Laisse donc tout. Nos projets ne sont que projets 
d’esclaves impuissants en face du seul Ordonnateur ! 
Laisse-toi aller ! Et tu goûteras la félicité durable. 

Quand donc se présenta le médecin Rouiane, le roi 
lui dit: « Sais-tu pourquoi je t’ai fait venir en ma 
présence ? » Et le médecin répondit : « Nul ne sait 
l’inconnu, si ce n’est Allah le Très-Haut ! » Le roi 
liii dit : « Je t’ai fait venir pour ta mort, et pour te 
retirer ton âme ! » Et le médecin Rouiane, à ces pa¬ 
roles, fut prodigieusement étonné du plus prodigieux 
étonnement, et dit : « O roi, pourquoi me tueras-tu, 
et quelle faute a été par moi commise ? » Et le roi 
lui répondit : « On dit que tu es un espion, et que 
tu es venu pour me tuer. Or,moi,je vais te tuer avant 
que tu ne me tues ! » Puis le roi cria au porte- 
glaive et lui dit : « Frappe le cou de ce traître, et 
délivre-nous de ses maléfices ! » Et le médecin dit: 
« Conserve-moi, et Allah te conservera ! Et ne me 
me pas, sinon Allah te tuera ! » 

— Puis il lui réitéra sa prière, comme moi je 
l’avais fait en m’adressant à toi, ô toi, l’éfrit, sans 
que tu m’aies exaucé ; et, au contraire, tu persistais 
à vouloir ma mort. — 

Ensuite le roi Iounane dit au médecin : « Je ne 
saurais avoir confiance ni être tranquille avant de 
t’avoir tué. Car si tu m’as délivré avec une chose 
que j’ai tenue à la main, je crois fort que tu me 
tueras avec une chose que je sentirai, ou d’une autre 
façon 1 » Et le médecin dit : « O roi, est-ce là ma 



62 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


récompense? Est-ce ainsi que tu rends le mal pour 
le bien ! » Mais le roi dit : « 11 faut absolument ta 
mort sans retard ! » Lorsque le médecin eut bien 
vérifié que le roi voulait sa mort sans recours, il 
pleura et s’affligea à cause des services rendus à 
ceux qui n’en étaient point dignes. — Sur ce sujet 
le poète dit : 

La jeune et folle Maïmouna est vraiment dénuée 
de toute élévation d’esprit ! Mais son père, au con¬ 
traire, est un homme plein de cœur et compte parmi 
les plus doués. 

Aussi, regardez-le l il ne marche qu'une lumière, à 
la main, et, de la sorte, il évite la boue des chemins, la 
poussière des routes, et les glissades dangereuses l .... 

Après cela, le porte-glaive s’avança, banda les yeux 
du médecin, et, tirant son glaive, il dit au roi : 

« Avec ta permission ! » Mais le médecin continuait 
à pleurer et à dire au roi : « Conserve-moi, et Allah 
te conservera; et ne me tue pas, sinon Allah te 
tuera I >» Et il récita les vers du poète : 

Mes conseils à moi n’ont eu aucun succès, et les 
conseils des ignorants ont réussi ! Et je n’ai récolté 
que le mépris. 

Aussi , si je vis encore, je me garderai bien de 
donner un conseil ! Et si je meurs , mon exemple ser¬ 
vira aux autres pour empêcher leur langue de parler . 

Puis il dit au roi : « Est-ce là ma récompense ? Voici 
que tu me traites comme l’a fait un crocodile 1 » 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC l’EFRIT 


63 


Alors le roi dit : « Mais quelle est cette histoire de 
■ce crocodile? » Et le médecin dit: « Oh! il m’est 
^possible de te la raconter pendant que je suis 
dans cet état. Oh ! par Allah sur toi ! conserve-moi, 
et Allah te conservera! » Puis il se mit à verser des 
larmes abondantes. — Alors quelques-uns des favo¬ 
ris du roi se levèrent et dirent : « O roi, fais-nous 
grâce du sang de ce médecin, car nous ne l’avons 
jamais vu en faute contre toi; au contraire nous 
l’avons vu te délivrer de ta maladie qui avait résisté 
aux médecins et aux savants ! » — Le roi leur ré¬ 
pondit: « Vous ignorez le motif de la mort de ce 
médecin : si je le conservais, je serais perdu sans 
recours, car celui qui m’a libéré de la maladie en 
me faisant tenir une chose à la main pourra bien 
me tuer en me donnant quelque chose à sentir. Or, 
moi, j’ai bien peur qu’il ne me tue pour toucher le 
prix convenu de ma mort : car c’est probablement un 
espion qui n’est venu ici que pour me tuer. Sa mort 
est donc nécessaire. Après quoi je serai sans crainte 
pour moi-môme ! » Alors le médecin dit : « Con¬ 
serve-moi pour qu’Allah te conserve, et ne me tue 
pas, sinon Allah te tuera ! » 

— Mais, ô toi l’éfrit! lorsque le médecin s’assura 
que le roi devait le tuer sans recours, il lui dit : 
« 0 roi ! si ma mort est réellement nécessaire, 
accorde-moi un délai que je descende à ma maison, 
pour me libérer de toutes choses et recommander 
à mes parents et à mes voisins de se charger de 
mon enterrement, et surtout pour donner en cadeau 
mes livres de médecine. D’ailleurs, j’ai un livre qui 
est vraiment l’extrait des extraits et le rare des rares, 



LES MILLE MDITS BT UNE NUIT 


64 

que je ver.x t’offrir en présent pour que tu le con¬ 
serves précieusement dans ton armoire. » Alors le 
roi dit au médecin : « Et quel est ce livre ? » Il ré¬ 
pondit : « Il contient des choses inestimables, et le 
moindre des secrets qu’il révèle est celui-ci : Si tu 
me coupes la tête, ouvre le livre et compte trois 
feuilles en les tournant ; lis ensuite trois lignes de la 
page de gauche, et alors la tête coupée te parlera et 
te répondra à toutes les questions que tu lui pose¬ 
ras ! » A ces paroles, le roi s’émerveilla à la limite 
de l’émerveillement, et se trémoussa de joie et 
d’émotion, et dit: « O médecin!... Même si je te 
coupais la tête, tu parlerais? » Il répondit : « Oui, en 
vérité, ô roi ! c’est bien là, en effet, une chose prodi¬ 
gieuse. » Alors le roi lui permit de s’en aller, 
mais entre des gardiens ; et le médecin descendit à 
sa maison et termina ce jour-là ses affaires, et le 
second jour aussi. Puis il remonta au diwan, et aussi 
vinrent les émirs, les vizirs, les chambellans, les 
nawabs (1) et tous les chefs du royaume, et le diwan 
devint comme un jardin plein de fleurs. Alors le 
médecin entra au diwan et se tint debout de¬ 
vant le roi, en tenant un livre très vieux et une 
petite boîte à collyre contenant une poudre. Puis il 
s’assit et dit : « Qu’on m’apporte un plateau ! » On lui 
apporta un plateau ; il y versa la poudre et l’étendit à la 
surface. 11 dit alors *. « O roi 1 prends ce livre, mais 
ne t’en sers pas avant de me couper la tête. Lorsque 
tu l’auras coupée, pose-la sur ce plateau, et ordonne 
qu’on la presse contre cette poudre pour étancher le 
sang; puis tu ouvriras le livre ! » Mais le roi, dans sa 

(*) Les lieutenants du roi ou ses représentants. 



65 


HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC L’EFRIT 

hâte,n.e l’écoutait déjà plus : il prit le livre et l’ouvrit 
mais il trouva les feuilles collées les unes aux autres 
Alorsilmitsondoigtàlabouche,le mouilla avec sa sa¬ 
live, et réussit à ouvrir la première feuille. Et il fit le 
même manège pour la deuxième et la troisième feuil¬ 
les, et chaque fois les feuilles ne s’ouvraient qu’avec 
grande difficulté. De cette manière, le roi ouvrit six 
feuilles, essaya de lire, mais ne put y trouver aucune 
espèce d’écriture. Et le roi dit : « O médecin, il n’y a 
rien d’écrit! » Le médecin répondit: « Tourne davan¬ 
tage de la même manière ! » Et le roi continua à tour¬ 
ner davantage les feuillets. Mais à peine quelques 
moments s’étaient-ils écoulés, que le poison cir¬ 
cula dans le système du roi, à l’instant et à l’heure 
mêmes : car le livre était empoisonné. Et alors le 
roi tomba en de terribles convulsions, et s’écria ; 
« Le poison circule !» — Et là-dessus le médecin 
Rouiane se mit à improviser des vers, disant : 

Ces juges ! Ils ont jugé, mats en outrepassant 
leurs droits, et en dépit de toute justice ! Et pourtant, 
6 Seigneur, la justice existe ! 

A leur tour, on les a jugés ! S’ils avaient été intègres 
et bons, on les eût épargnés ! Mais ils ont opprimé, et 
le sort les a opprimés et les a accablés des pires tribu¬ 
lations ! 

Ils sont devenus un objet de risée et la pitié du pas¬ 
sant! C’est la loi ! Ceci à cause de cela / Et la Destinée 
n’a fait que s’accomplir avec logique 1 

* 

Comme Rouiane, le médecin, finissait sa récita¬ 
tion, le roi à l’instant même tomba mort. 



66 v LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

— Or, maintenant apprends, ô toi,l’éfrit ! que si le 
roi lounane avait conservé le médecin Rouiane, 
Allah l’aurait conservé à son tour. Mais il avait 
refusé, et avait résolu sa mort. 

. Et toi, ô l’éfrit! si tu avais voulu me conserver, 
Allah t’aurait conservé. » 

■ 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit luire 
le malin, et s'arrêta discrètement. Et sa sœur Doniaz«de 
lui dit : « Que tes paroles sont délicieuses I » Elle ré¬ 
pondit: « Mais qu’est cela comparé à ce que je vous 
raconterai la nuit prochaine, si je suis encore en vie et 
que le Roi veuille me conserver ! » Et ils passèrent cette 
nuit-là dans le bonheur complet et la félicité jusqu’au 
matin. Puis le roi monta à son diwau. Et lorsqu’il eut 
levé le diwan, il rentra dans son palais et se réunit avec 
les siens. 


LORSQUE FUT 
LA SIXIÈME NUIT 


Schahrazade dit: 

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le 
pêcheur dit à l’éfrit: « Si tu m'avais conservé, je 
t’aurais conservé ; mais tu n’as voulu que ma mort, 
et moi, je te ferai mourir emprisonné dans ce vase, 
et je te jetterai dans cette mer ! » — alors l’éfrit 
s’écria et dit: « Par Allah sur toi ! ô pêcheur, ne le 

fais pas ! Et conserve-moi généi cuscment, sans trop 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC i/EFRlT ST 

me gronder pour mon action, car si, moi, j’ai été cri¬ 
minel, toi, sois bienfaisant ; et les proverbes connus 
disent : O toi qui fais le bien à celui qui fait le mal, 
pardonne entièrement le crime du malfaiteur ! Et 
toi, ô pêcheur, ne me fais point comme a fait Oumaraa 
avecAtika! » Le pêcheur dit: « Et quel est leur cas? » 
L’éfrit répondit: « Ce n’est pas le temps de raconter, 
alors que je suis en prison ; lorsque tu m’auras fait 
sortir, je te parlerai de leur cas ! » Le pêcheur dit : 
« Oh, non ! il faut absolument que je te jette à la mer, 
sans qu’il puisse te rester un moyen d’en sortir ! 
Lorsque je t’implorais et que j'avais recours à toi, tu 
ne souhaitais que ma mort sans que j’eusse commis 
ni une faute à ton égard ni une bassesse quelconque; 
et je ne t’ai fait que du bien, car je t’ai libéré du 
cachot. Aussi lorsque tu t’es ainsi comporté avec 
moi, j’ai compris que tu étais d’une race mauvaise 
d'origine. Or, sache bien que je ne vais te jeter à la 
mer que pour aviser de ton cas quiconque essayerait 
de te retirer, et il te rejettera une seconde fois, et 
alors tu séjourneras dans cette ruer jusqu’à la fin des 
temps pour goûter tous les genres de supplice ! » 
L’éfrit lui répondit : « Relâche-moi, car c’est main¬ 
tenant le moment de te raconter l’histoire. D’ailleurs, 
je te promets de ne jamais plus te faire de mal, et je 
te serai d’une grande utilité dans une affaire qui 
t’enrichira pour toujours. » Alors le pêcheur prit acte 
de cette promesse que, s’il”le délivrait, l’éfrit ne lui 
ferait jamais plus de mal, mais lui rendrait ser¬ 
vice. Puis lorsqu’il se fut fermement assuré de sa foi 
et de sa promesse, et qu’il lui eut fait prêter serment 
sur le nom d’Allah Tout-Puissant, le pêcheur ouvrit 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


68 

m 

le vase. Alors la fumée se mit à monter jusqu’à ce 
qu’elle fût sortie complètement ; et elle devint un éfrit 
épouvantable de laideur quant à la figure. L’éfiit 
donna un coup de pied au vase et le jeta dans la 
mer. Lorsque le pêcheur vit le vase prendre le che¬ 
min de la mer, il fut certain indubitablement de sa 
propre perdition, il urina dans ses vêtements, e( dit: 
« Ce n’est vraiment pas là un bon signe ! >» Puis il 
essaya de se raffermir le cœur, et dit: « 0 éfrit, 
Allah le Très-Haut a dit: Il vous faut tenir le ser¬ 
ment, car il vous en sera demandé compte! Or,toi, 
tu m’as promis et juré que tu ne me trahiras pas. 
Si donc tu me trahis, Allah te punira, car II est 
jaloux ! et, s’il est patient, Il n’est pas oublieux; et, 
moi, je t’ai dit ce qu'a -dit le médecin Rouiane 
au roi Iounane : Conserve-moi et Allah te conser¬ 
vera! » — A ces paroles, l’éfrit se mit à rire, et mar¬ 
cha devant lui, et dit : « O pêcheur, suis-moi ! » Et le 

« 

pêcheur se mit à marcher derrière sans trop croire 
à son salut, et ainsi ils sortirent complètement 
de la ville et la perdirent de vue, et montèrent sur 
une montagne, et descendirent dans une vaste soli¬ 
tude au milieu de laquelle se trouvait un lac. Alors 
l’éfrit s’arrêta et ordonna au pêcheur de jeter son 
filet et de pêcher ; et le pêcheur regarda dans l’eau 
et vit des poissons blancs, rouges, bleus et jaunes. A 
cette vue, le pêcheur s’émerveilla ; puis il jeta son 
filet, *.t, l’ayant retiré, il y vit quatre poissons, cha¬ 
que poisson de couleur différente. A cette vue, il se 
réjouit, et l’éfrit lui dit : « Entre avec ces poissons 
chez le sultan et offre-les-lui, et il te donnera de 
quoi t’enrichir. Et maintenant, par Allah I veuille 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC l’eFRIT G9 

bien agréer mes excuses, car maintenant j’ai oublié 
les bonnes manières depuis le temps que je suis 
dans la mer, voici déjà plus de mille huit cents ans, 
sans voir le monde à la surface de la terre ! Quant à 
toi, tu viendras tous les jours pécher ici, mais rien 
qu’une fois ! Et maintenant, qu’Allah te tienne sous 
sa protection ! » Sur ce, l’éfrit frappa de ses deux 
pieds la terre, qui s’entrouvrit et l’engloutit. 

Alors le pêcheur s’en retourna à la ville tout émer¬ 
veille de ce qui lui était arrivé avec l’éfrit ; puis il 
prit les poissons et les porta à sa maison ; ensuite, 
-ayant pris un pot de terre cuite, il le remplit d’eau 
et y plaça les poissons, qui se mirent à frétiller dans 
l’eau contenue dans le pot. Puis, ayant chargé le pot 
sur sa tête, il s’achemina vers le palais du roi, comme 
le lui avait prescrit l’éfrit. Lorsque le pêcheur monta 
chez le roi et lui offrit les poissons, le roi s’émer¬ 
veilla au comble de l'émerveillement à la vue de ces 
poissons que lui offrait le pêcheur, car il n’en avait 
jamais vu de sa vie de semblables en qualité et 
espèce, et il dit : « Qu’on remette ces poissons à 
notre négresse la cuisinière ! » Or, cette esclave lui 
•avait été offerte en cadeau, depuis seulement trois 
jours, par le roi des Roum, et on n'avait pas encore 
eu le temps d’expérimenter sa cuisine. Aussi le 
vizir lui ordonna-t-il de faire frire le poisson, lui 
disant : « 0 bonne négresse, le roi me charge de 
-te dire ceci: Je ne te garde précisément comme un 
trésor, ô toi la goutte de mon œil, que simplement 
■pour le jour de l’attaque 1(1) — Or, fais-nous voir au¬ 
jourd’hui la preuve de ton art en la cuisson, et 1» 

(*) C’est-à-dire pour les grands jours. 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


70 

bonté de tes plats ; car le sultan vient de recevoir 
un homme porteur de cadeaux ! » Ayant dit cela, le 
vizir s’en retourna apres avoir fait toutes ses recom¬ 
mandations ; et le roi lui ordonna de donner au 

* * 

pêcheur quatre cents dinars. Le vizir les lui ayant 
donnés, le pêcheur les mit dans le pan de sa robe, 
et revint à sa maison, près de son épouse, tout con¬ 
tent et joyeux. Puis il acheta à ses enfants tout ce 
dont ils pouvaient avoir besoin. — Et voilà pour ce 
qui est du pêcheur 1 

Quant à ce qui est de la négresse, elle prit le pois¬ 
son, le nettoya, et le rangea dans la poêle; puis elle 
le laissa bien cuire sur un côté, et le tourna ensuite 
sur le second côté. Mais tout d’un coup le mur de la 
cuisine s enlr’ouvrit, et laissa entrer dans la cuisine 
une jeune fille à la taille élancée, aux joues pleines 
et lisses, aux qualités parfaites, aux paupières far¬ 
dées dekohl noir, au visage gentil, au corps gracieu¬ 
sement penché ; elle avait sur la tête, une écharpe 
de soie bleue, des boucles aux oreilles, des bracelets 
aux poignets, et aux doigts des bagues avec de pré¬ 
cieuses pierreries ; et elle tenait à la main une 
baguette en bambou. Elle s’approcha et, enfonçant- 
la baguette dans la poêle, elle dit: « O poisson, 
tiens-tu toujours ta promesse? » A cette vue, l’esclave 
s’évanouit; et la jeune fille répéta une seconde fois 
et une troisième fois sa question. Alors tous les pois¬ 
sons levèrent la tête de l’intérieur de la poêle et dirent:. 
« Oh, oui ! oh, oui I » Puis ils entonnèrent en chœur 
cette strophe ; 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC l’eFRIT 


71 


Si tu reviens sur tes pas, nous Vimiterons ; si tu 
remplis ta promesse, nous remplirons la nôtre ; mais 
si tu essaies d'échapper, nous insisterons jusqu’à ce 
que tu te sois exécuté! 

A ces paroles la jeune fille renversa la poêle, et 
sortit par l’endroit même d’où elle était entrée, et 
le mur de la cuisine se souda de nouveau. Quand 
l’esclave se réveilla de son évanouissement, elle vit 
que les quatre poissons avaient brûlé et étaient 
devenus comme le charbon noir, et elle se dit à 
elle-même : « Ce pauvre poisson ! A peine à l’attaque, 
que le voilà débandé ! » Et pendant qu’elle conti¬ 
nuait à se lamenter, voici que le vizir survint der¬ 
rière elle au-dessus de sa tête, et lui dit : « Porte les 
poissons au sultan ! » Et l’esclave se mit à pleurer 
et apprit au vizir l’histoire et ce qui s'en suivit ; et 
le vizir fut fort étonné et dit : « C'est vraiment une 
bien étrange histoire ! » Et il envoya quérir le pê¬ 
cheur, et, une fois le pêcheur amené, il lui dit : « Il 
faut absolument que tu nous reviennes avec quatre 
poissons semblables à ceux que tu avais apportés la 
première fois! » Et le pêcheur se dirigea vers l’étang, 
jeta son filet et le ramena contenant quatre pois¬ 
sons qu’il prit et apporta au vizir. Et le vizir entra 
les porter à la négresse en lui disant : « Lève-toi les 
faire frire en ma présence pour que je voie ce qu’il en 
est de cette affaire ! » Et la négresse se leva, apprêta 
les poissons, et les mit dans la poêle sur le feu. 
Or, à peine quelques moments s'étaient-ils écoulés 
que voici le mur se fendre et la jeune fille apparaître 
vêtue toujours de ses mêmes vêlements et tenant 



72 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


toujours la baguette à la main. Elle enfonça la ba¬ 
guette dans la poêle et dit : « 0 poissons, ô poissons! 
tenez-vous toujours votre promesse ancienne? » Et 
les poissons levèrent tous la tête et entonnèrent en 
chœur cette stance : 

Si tu reviens sur tes pas, nous t’imiterons; si tu 
accomplis ton serment, nous l’accomplirons ; mais si 
tu renies tes engagements, nous crierons tant que tu 
nous en dédommageras l 

— A ce moment, Schahrazade vit apparaître le matin, 
et cessa les paroles permises. 


LORSQUE FUT 
Ll SEPTIÈME NUIT 


Elle dit: 

« 

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsque les 
poissons se mirent à parler, la jeune fille renversa la 
poêle de sa baguette, et sortit par l’endroit d’où elle 
était entrée, et que le mur se souda. Alors le vizir se 
leva et dit: « C’est là une affaire que je ne saurais 
vraiment cacher au roi ! » Puis il se rendit auprès du 
roi et lui raconta ce qui s’était passé en sa présence 
Et le roi dit : « 11 me faut voir cela de mon propre 
œil ! » Et il envoya quérir le pêcheur, et lui enjoignit 
de revenir avec quatre poissons semblables aux pre- 



HISTOIRE DD PÊCHEUR AVEC l’eFRIT 


73 


miers, et lui donna dans ce but trois jours de 
temps. Mais le pêcheur retourna vite à l’étang et en 
rapporta immédiatement quatre poissons. Alors le 
roi ordonna qu’on lui donnât quatre cents dinars ; 
et, se tournant vers le vizir, il dit : « Prépare toi- 
même, devant moi, ces poissons! » Et le vizir répon¬ 
dit : « J’exécute et j’obéis ! » Alors il fit porter la 
poêle devant le roi et y mit les poissons frire, après 
les avoir bien nettoyés ; ensuite, une fois cuits sur 
un côté, il les tourna sur l’autre côté. Et tout d’un 
coup le mur de la cuisine se fendit et en sortit un 
nègre semblable à un buffle d’entre les buffles ou à un’ 
des géants de la tribu de Had ; et il tenait à la main 
une branche d’un arbre vert ; et il dit d’une voix 
distincte et terrible : « Poissons, ô poissons ! tenez- 
vous toujours votre ancienne promesse? >» Et les 
poissons levèrent la tète de l’intérieur de la poêle et 
dirent : « Oui, certes ! oui, certes ! » Et en chœur ils 
déclamèrent cette construction de vers : 

Si tu reviens en arriéré, nous reviendrons ! Si tu 
tiens ta promesse, nous tiendrons la nôtre! Mais si 
tu regimbes, nous crierons tant que tu t’exécuteras 
bien ! 


Puis le nègre s’approcha de la poêle et la renversa 
avec la branche, et les poissons brûlèrent et de¬ 
vinrent du charbon noir. Le nègre s’en alla alors par 
lé même endroit d’où il était entré. Lorsqu’il dispa¬ 
rut de devant leurs yeux à tous, le roi dit : « C’est 
là une affaire sur laquelle nous ne pouvons vraiment 
garder le silence. D’ailleurs, il n’y a pas de doute, 



74 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


ces poissons doivent avoir une histoire étrange. » 
Il ordonna alors de faire venir le pécheur et, une fois 
le pécheur arrivé, il lui dit: « D’où vient ce pois¬ 
son? * Il répondit: « D’un étang situé entre quatre 
collines derrière la montagne qui domine ta ville ! » 
Et le roi se tourna vers le pécheur et lui dit : « Com¬ 
bien faut-il de jours pour y arriver? » Il répondit : 
« O notre seigneur le sultan ! il faut seulement une 
demi-heure ! » Et le sultan fut fort surpris et ordonna 
aux gardes d’accompagner le pécheur à l’instant 
même. Et le pécheur, fort contrarié, se mit à mau¬ 
dire secrètement l’éfrit. Et le roi et tous partirent, 
et montèrent sur une montagne, et descendirent dans 
une vaste solitude que jamais de leur vie ils n’avaient 
vue auparavant. Et le sultan et les soldats s’éton¬ 
naient de cette étendue déserte située entre quatre 
montagnes, et de cet étang où se jouaient des pois¬ 
sons de quatre différentes couleurs : rouge, blanc, 
jaune et bleu. Et le roi s’arrêta et dit aux soldats et 
à tous ceux qui étaient présents : « Y a-t-il quel¬ 
qu’un d’entre vous qui ait vu auparavant ce lac 
dans ce lieu? » Ils répondirent tous: « Oh, non ! » 
Et le roi dit : « Par Allah ! je ne rentrerai point 
dans ma ville et ne m’asseoirai point sur le trône 
de mon royaume avant de connaître la vérité sur 
ce lac et sur les poissons qu’il contient ! » Et il 
ordonna aux soldats de cerner ces montagnes ; et 
les soldats le firent. Alors le roi appela son vizir. Ce 
vizir était un érudit, un homme sage, éloquent, versé 
dans toutes les sciences. Lorsqu’il se présenta entre 
les mains du roi, le roi lui dit : « J’ai l’intention de 
faire une chose et vais d’abord te mettre au courant: 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC L’EFRIT 


75 


il m’est venu l’idée de m’isoler complètement cette 
nuit, et de chercher seul l’explication du mystère de 
ce lac et de ses poissons. Toi, donc, tu te tiendras à la 
porto de ma tente et tu diras aux émirs, aux vizirs 
et aux chambellans : « Le sultan est indisposé et m’a 
donné l'ordre de ne laisser entrer personne chez 
lui! » Et tu nerévèleras à personne mon intention! » 
De cette façon le vizir ne pouvait guère désobéir. 
Alors le roi se déguisa, ceignit son épée et se glissa 
loin de son entourage sans être vu. Et il se mit à 
marcher toute la nuit jusqu’au matin sans arrêt, jus¬ 
qu’au moment où la chaleur, devenue trop forte, le 
força à se reposer. Après quoi, il se remit à marcher 
durant tout le reste de la journée et la deuxième nuit 
jusqu’au matin. Et voici qu’il vit dans le lointain une 
chose noire ; il s’en réjouit et se dit: « Il est proba¬ 
ble que je vais trouver là quelqu’un qui me racon¬ 
tera cette histoire du lac et de ses poissons! » En 
s’approchant de cette chose noire, il vit que c’était 
un palais entièrement bâti avec des pierres noires, 
consolidé par de larges laines de fer, et il vit que la 
porte avait un battant ouvert et l’autre fermé. Alors 
il se réjouit et, s’arrêtant à la porte, il frappa dou¬ 
cement ; mais, n’entendant pas de réponse, il frappa 
une deuxième et une troisième fois ; puis, n’enten¬ 
dant pas de réponse, il frappa une quatrième fois, 
mais très violemment : et personne ne lui répondait. 
Alors il se dit : « Il n’y a pas de doute, ce palais est 
désert. » Alors, se donnant du courage, il pénétra 
par la porte du palais et arriva à un corridor. Là, à 
haute voix il dit: « 0 maîtres du palais, je suis un 
étranger, un passant du chemin, et je vous demande 



76 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


un peu de provisions pour le voyage ! »> Puis il 
réitéra sa demande une deuxième et une troisième 
fois ; mais n’entendant pas de réponse, il se raffer¬ 
mit le cœur et se fortifia l’âme et pénétra par le cor¬ 
ridor jusqu’au milieu du palais. Et il n’y trouva per¬ 
sonne. Mais il vit que tout le palais était somptueu¬ 
sement tendu de tapisseries, et qu’au milieu de la 
cour intérieure il y avait un bassin surmonté de 
quatre lions en or rouge et qui laissaient l’eau jail¬ 
lir de leur gueule en perles éclatantes et en pierre¬ 
ries ; tout autour il y avait de nombreux oiseaux qui 
ne pouvaient s’envoler hors du palais, empêchés par 
un large filet qui s’étendait au-dessus du palais. Et 
le roi s’émerveilla de tout cela, mais il s’affligea de 
ne pouvoir trouver personne qui pût lui révéler 
enfin l’énigme du lac, des poissons, des montagnes 
et du palais. Puis il s’assit entre deux portes en son¬ 
geant profondément. Mais tout à coup il enten¬ 
dit une plainte faible qui venait comme d’un cœur 
triste, et il entendit une voix douce qui chantonnait 
en sourdine ces vers : 

Mes souffrances ! oh! je n’ai pu les tenir secrètes, 
et mon mal d’amour fut révèle. Et maintenant le 
sommeil de mes yeux s’est changé en insomnie dans 
la nuit. 

Oh, l’amour ! Il est venu à ma voix, mais aussi 
quelles tortures âmes pensées! 

Pitié! Laisse-moi goûter le repos ! Et surtout ne 
t’en va pas visiter Celle qui est toute mon âme, pour la 
faire souffrir! Car Elle est ma consolation dans les 
peines et les périls ! 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC L’EFRIT 


77 


Lorsque le roi entendit ces plaintes murmurées, 
il se leva et se dirigea du côté d’où il les entendait 
venir II trouva une porte sur laquelle un rideau 
retombait. Il leva ce rideau, et, dans une grande 
salle, il vit un jeune homme assis sur un grand lit 
élevé d’une coudée. Ce jeune homme était beau, 
d’une taille pliante, doué d’un parler doux et élo¬ 
quent; son front était comme une Heur, ses joues 
comme la rose ; et au milieu de l’une des joues il y 
avait un grain de beauté comme une goutte d’ambre 
noir. Et le poète dit : 


Svellc et doux, le jeune garçon! Des cheveux de 
ténèbres, si noirs qu'ils font la nuit ! Un front de 
clarté, si blanc qu’il illumine la nuit l Jamais les yeux 
des hommes ne furent à telle fête qu’au spectacle de 
ses grâces. 

Tu le reconnaîtras entre tous les jeunes garçons au 
grain de beauté, unique, qu’il a sur la rose de sa joue, 
juste au-dessous de l’un de ses yeux ! 


A sa vue, le roi se réjouit et lui dit: « La paix 
soit avec toi ! » Et le jeune homme continua à rester 
assis sur le lit, vêtu de sa robe de soie brodée d’or ; 
mais, avec l’accent d’une tristesse répandue sur 
toute sa personne, il rendit au roi le salut et lui dit : 
« O seigneur, cxcusc-rnoi de ne me point lever ! » 
Mais le roi lui dit : « O jeune adolescent, éclaire-moi 
sur l’histoire de ce lac et de ses poissons colorés, et 
aussi sur ce palais et sur ta solitude et sur la cause 
de tes larmes ! » A ces paroles, l’adolescent versa 
d’abondantes larmes qui coulèrent le long de ses 



78 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


joues, et le roi s’étonna et dit: « O jeune homme, 
qu’est-ce qui te fait pleurer? » Et le jeune homme 
répondit : « Comment pourrais-je ne point pleurer, 
alors que je suis dans cet état-ci? » Et le jeune 
N homme allongea la main vers les longs pans de sa 
robe et les releva. Et alors le roi vit que toute la 
moitié inférieure du jeune homme était en marbre, 
et l’autre moitié, de l’ombilic aux cheveux de la tête, 
était celle d’un homme. Et le jeune homme dit au 
roi : « Sache, ô seigneur, que l’histoire des pois¬ 
sons est une chose étrange. qui, si elle était écrite 
avec le poinçon sur le coin intérieur de l’œil pour 
être vue de tous, serait une leçon pour l’observateur 
attentif! » 

Et l’adolescent raconta ainsi cette histoire : 


HISTOIRE DU JEUNE HOMME ENSORCELÉ 

ET DES POISSONS 


« Seigneur, sache donc que mon père était roi dn 
cette ville. Son nom était Mahmoud, et il était le maître 
des Iles-Noires et de ces quatre montagnes. Mon père 
régna soixante-dix ans, après quoi il s’éteignit dans 
la miséricorde du Rétributeur. Après sa mort, j’ac¬ 
quis le sultanat et je me mariai avec la fille de mon 
oncle. Elle m’aimait d’un amour si puissant que, si 
par hasard je m’absentais loin d’elle, elle ne mangeait 
et ne buvait qu’elle ne m’eût revu. Et elle demeura 
sous ma protection durant cinq années, jusqu’à ce 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC l’eFRIT 


79 


qu’elle allât un jour au hammam après avoir ordonné 
au cuisinier do nous apprêter les mets pour le sou¬ 
per. Et moi j'entrai dans ce palais et je m'endormis 
dans l’endroit habituel où je m’endormais, et j’or¬ 
donnai à deux de mes esclaves femmes de me faire 
de l’air avec un éventail. Alors l’une se mit der¬ 
rière ma tète et l’autre à mes pieds. Mais je f is pris 
d’insomnie en songeant à l’absence de mon épouse 
et aucun sommeil ne voulait de moi : car, si même 
mon œil se fermait, mon âme restait en éveil ! Alors 
j’entendis l’esclave qui était derrière ma tète dire à 
celle qui était âmes pieds : « O Massaouda, combien 
notre maître a une jeunesse infortunée! Et quel 
dommage pour lui d’avoir pour épouse notre maî¬ 
tresse, celte perfide, cette criminelle ! » Et l’autre 
répondit : « Qu’Àllah maudisse les femmesadultères ! 
Car cette fille adultérine pourrait-elle jamais avoir 
quelqu’un d’aussi bon caractère que notre maître, 
elle qui passe toutes ses nuits dans des lits variés ! » 
Et l’esclave qui se tenait derrière la tête répondit : 
« Vraiment notre maître doit être bien insouciant 
pour ne point tenir compte des actes de cette 
femme ! » Et l’autre dit : « Mais qu’avances-tu 
là? Est-ce que notre maître peut se douter de ce 
qu’elle fait ? Ou bien crois-tu qu’elle le laisse agir 
en liberté? Apprends donc que cette perfide mêle 
toujours quelque chose à la coupe que boit cha¬ 
que nuit notre maître avant de s’endormir : elle y 
met du banj (1) ; et il tombe dans le sommeil. En 

(*) Bang ou banj signifie ordinairement chez les Arabes anciens 
l'extrait, de jusquiame ou même tout soporifique à base d'une cannabis 
quelconque. 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


80 

cet état il ne peut savoir ce qui se passe, ni où elle 
va, ni ce qu’elle fait. Or, après lui avoir fqit boire le 
vin, elle s’habille et s’en va en le laissant seul, et 
elle s’absente jusqu’à l’aurore. Quand elle revient, 
elle lui brûle sous le nez quelque chose à sentir, et 
alors il se réveille de son sommeil. » 

Lorsque j’entendis, seigneur, les paroles des escla¬ 
ves, la lumière se changea à mes yeux en ténè¬ 
bres. Et il me tardait fort de voir s’approcher la nuit 
pour être de nouveau avec la fille démon oncle. Elle 
revint enfin du hammam. Alors nous tendîmes la 
nappe et nous mangeâmes durant une heure en 
no-us servant mutuellement à boire comme d’habi¬ 
tude. Après quoi je demandai le vin que je buvais 
chaque nuit avant mon sommeil, et elle me tendit la 
coupe. Alors je me gardai bien de la boire ; mais je fis 
semblant de la porter à mes lèvres, comme à l’ordi¬ 
naire; et je la versai rapidement dans le creux du 
haut de ma robe, et à l’heure même et à l’instant 
même je m’étendis sur mon lit en faisant semblant 
de dormir. Et elle dit alors : « Dors 1 Et puisses-tu 
ne te réveiller jamais plus ! Pour moi, par Allah ! 
je te déteste, et je déteste jusqu’à ton image ; et mon 
âme est rassasiée de ta fréquentation ! » Puis elle 
se leva, mit ses plus beaux vêtements, se parfuma, 
ceignit une épée, ouvrit la porte du palais et sortit.' 
Alors je me levai et la suivis j usqu’à ce qu’elle fût sortie 
du palais. Et elle traversa tous les souks de la ville, et 

enfin elle arriva aux portes de la ville. Alors elle 

« 

s’adressa aux portes dans une langue que je ne compris 
point, et les verrous tombèrent et les portes s’ouvri¬ 
rent, et elle sortit. Et je me mis à marcher derrière 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC l’eFRIT 


81 


elle, sans qu’elle s’en aperçût, jusqu’à ce qu’elle fût 
arrivée aux collines formées par l’amoncellement des 
déchets et à une citadelle surmontée d’une coupole et 
bâtie en terre cuite : elle entra par la porte, et, moi, 
je montai sur la terrasse de la coupole et me mis à la 
surveiller de haut. Et voici qu’elle entra chez un 
nègre noir. Ce nègre horrible avait sa lèvre supé¬ 
rieure comme un couvercle de marmite et sa lèvre 
inférieure comme la marmite elle-même, et ces 
deux lèvres pendaient si bas qu’elles pouvaient trier 
les cailloux d’avec le sable. Et il était pourri de ma* 
ladies; et il était étendu sur un peu de paille de 
canne à sucre. A, sa vue, la fille de mon oncle baisa 
la terre entre ses mains ; et lui, il releva la tête vers 
elle et lui dit : « Malheur à toi ! Pourquoi as-tu 
tardé jusqu’à cette heure ? J’ai invité les nègres qui 
se sont mis à boire les vins et se sont mêlés à leurs 
amoureuses. Quant à moi, je n’ai point voulu boire, 
à cause de toi. » Elle dit : « O mon maître et le 


chéri de mon cœur ! ne sais-tu pas que je suis 
mariée avec le fils de mon oncle ; et que je déteste 
jusques à son image ; et que je me fais horreur d’être 


avec lui? D’ailleurs, n’eût été la crainte de te voir 


toi-même lésé, j’aurais depuis longtemps ruiné la 
ville de fond en comble et fait que seule la voix du 
hibou et du corbeau eût été entendue ; et j’aurais 
transporté les pierres des ruines derrière le mont 
Caucase ! » Le nègre répondit : « Tu mens, ô 
débauchée ! Or, moi, je jure sur l’honneur, et sur 

m 

les qualités viriles des nègres, et sur notre supério¬ 
rité infinie d’hommes par rapport aux blancs, que si 
une autre fois, à partir de ce jour, tu te mets ainsi 


G 



82 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


en retard, je répudierai ton amitié et je ne mettrai 
plus mon corps sur ton corps ! O perfide traîtresse I 
tu n’es ainsi en retard que parce que tu rassasies 
ailleurs tes désirs de femelle, ô pourriture, 6 la plus 
infime des femmes blanches ! » 

— Ainsi narra le prince en s’adressant au roi. Et 
il continua : 

« Lorsque j’entendis cette conversation et vis 
de mes ye.ux ce qui s’ensuivit entre eux deux, 
le monde se changea en ténèbres devant ma face, 
et je ne sus plus où je me trouvais. Ensuite la fille 
de mon oncle se mit à pleurer et à se lamenter hum¬ 
blement entre les mains du nègre, et à dire : «O mon 
amant, ô fruit de mon cœur, il ne me reste que toil 
Si tu me chasses, alors malheur à moi ! O mon chéri, 
ô lumière de mon œil ! » Et elle ne cessa de pleurer 
et de l’implorer jusqu’à ce qu’il lui pardonnât. Elle 
fut alors toute heureuse, se leva, se déshabilla de tous 
ses vêtements et de son caleçon et resta toute nue. 
Puis elle dit : « O mon maître, as-tu de quoi nourrir 
ton esclave ? » Et le nègre lui répondit : « Enlève le 
couvercle de la marmite, et tu y trouveras un ragoût 
fait avec des os de souris que tu mangeras jusqu’à 
moudre les os ; puis prends ce pot que tu vois et tu 
y trouveras de la bouza (1) que tu boiras l » Et elle se 
leva, et mangea, et but, et se lava les mains ; puis 
elle revint et se coucha avec le nègre sur la paille 
de roseaux ; et, toute nue, elle se blottit contre le 
aègre sous les loques infectes. 

Quand je vis toutes ces choses que faisait la fille 
de mon oncle, je ne pus plus me posséder et je des- 

(*) Boisson fermentée très appréciée des nègres. 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC l/uFRIT 


83 


cendis du haut de la coupole, et, me précipitant dans 
la salie, je pris l’épée qiie portait la fille de mon 
oncle, résolu à les tuer tous deux. Je commençai 
par frapper le nègre, le premier, sur le cou, et je 
crus qu’il avait trépassé. » 

— A ce moment, Schahrazade vitapprocher le matin et 
s’arrêta discrètement. Et lorsque luisit le matin, le roi 
Schahriar entra dans la salle de justice, et le diwan fut 
bondé jusqu’à la fin de la journée. Puis le Roi rentra dans 
son palais, et Doniazade dit à sa sœur : « Continue, je 
t’en prie, ton récit 1 » Elle répondit: « De tout cœur et 
comme hommage dû 1 » 


QUAND DONC FUT 
LA HUITIÈME NUIT 


Schahrazade dit : 

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le jeune 
homme ensorcelé dit au roi : 

« Ayant frappé le nègre pour lui couper la tête, 
je lui coupai en effet le gosier, la peau et la chair, 
et je crus l’avoir tué, car il râla un râle terrible et 
haut. La fille de mon oncle, qui pendant cette scène 
dormait profondément, se réveilla après mon dé¬ 
part, prit l’épée, qu’elle remit au fourreau, revint 
li la ville; entra dans le palais et se coucha dans 
mon lit jusqu’au matin. Le lendemain donc je vis 
que la fille de mon oncle avait coupé ses cheveux 



84 LGS MILLE NUITS ET UNE NUIT 

et mis des habits de deuil. Puis elle me dit : « 0 fils, 
de mon oncle, ne me blâme point de ce que je fais, 
car je viens d’apprendre que ma mère est morte, 
que mon père a été tué dans la guerre sainte, que 
l’un de mes frères est mort piqué par un scorpion 
et que l’autre a été enterré vivant sous la chute d’un 
édifice. J’ai donc le droit de pleurer et de m’affli¬ 
ger. »> A ces paroles je ne voulus faire semblant de 
rien, et je lui dis : « Fais ce que tu crois nécessaire, 
car je ne te le défends pas. » Et elle resta enfermée 
dans son deuil, ses pleurs et ses accès de douleur 
folle durant une année entière, depuis le commence¬ 
ment jusqu’à F autre commencement. L’année finie, 
elle me dit : « Je veux bâtir pour moi dans ton palais 
un tombeau en forme de dôme, et je m’y isolerai 
dans la solitude et les larmes, et je le nommerai la 
Maison des Deuils !» Je lui répondis « Fais ce que 
tu crois le nécessaire ! » Et elle se bâtit cette Maison 
des Deuils surmontée d’une coupole, et contenant 
une tombe comme une fosse. Puis elle y transporta 
et y plaça le nègre, qui n’était pas mort, mais qui 
était devenu très malade et très faible, et qui vrai¬ 
ment ne pouvait plus être d'aucune utilité à la fille 
de mon oncle. Mais cela ne l’empêchait de boire tout 
le temps du vin et de la bouza. Et depuis le jour de sa 
blessure il ne pouvait plus parler, et il continuait à 
vivre, car son terme n’était pas échu. Et elle, tons les 
jours, entrait chez lui dans la coupole, à l’aube et à. 
la nuit, et était prise près de lui d’accès de pleurs 
et de folie ; et elle lui donnait à boire des boissons 
et des choses bouillies. Et elle ne cessa d’agir de 
a sorte, matin et soir, durant toute la seconde 



85 


HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC l’eFRIT 

année. Et moi, je patientai sur elle tout le temps ; 
mais un jour, entrant chez elle à l’improviste, je 
la trouvai en train de pleurer et de sovfrapper le 
visage et de dire ces vers d’une voix triste : 

Toi 'parti, ô bien-aimé, je délaissai les humains et 
vécus solitaire, car mon cœur ne saurcit plus rien 
■aimer, toi parti, ô bien-aimé! 

Si tu viens à repasser pi'ès de ta bien-aimée, 6 re¬ 
cueille, de grâce, sa dépouille mortelle en souvenir de 
sa vie terrestre, et donne-lui le repos de la tombe, où 
tu voudras, mais près de toi, si tu viens à repasser 
près de ta bien-aimée! 

Ta voix ! qu'elle se souvienne de mon nom de jadis 
pour me parler sur la tombe! Oh ! mais de ma tombe 
tu véentendras que le triste son de mes os entre¬ 
choqués ! 

Quand elle eut fini sa plainte, je lui dis, et l'épée 
nue à la main : « O traîtresse, voilà les paroles des 
perfides qui renient les liaisons passées et foulent 
l’amitié! » Et, levant le bras, je m'apprêtais à la frap*- 
per, quand elle se leva tout à coup et, apprenant 
ainsi que l’auteur de la blessure du nègre était moi, 
elle se leva debout sur ses pieds, et prononça des 
paroles que je ne compris point, et dit : « Que, par 
la vertu de ma sorcellerie, Allah te change moitié 
en pierre et moitié en homme! » Et à l’heure 
même, seigneur, je devins comme tu me vois. Et 
je ne pouvais plus ni bouger ni faire un mouve¬ 
ment ; de la sorte, je ne suis ni un mort ni un 
vivant. Après qu’elle m’eût mis dans cet état, elle 



86 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIl 


ensorcela les quatre îles de mon royaume et les 
changea en montagnes avec le lac au milieu ; et elle 
changea mes sujets en poissons. Mais ce n’est pas 
tout ! Chaque jour, elle me torture et me fouette 
avec une lanière de cuir et me donne cent coups 
jusqu’au sang. Et ensuite elle me met directement 
sur la peau, en dessous de mes vêtements, une robe 
en poil couvrant toute ma partie supérieure l » 


Le jeune homme, après ces paroles, se mit à pleu¬ 
rer et récita ces vers : 

\ 

« 

Dans l’attente de ta justice, 6 mon Dieu, et de 
ton jugement, je ‘patiente , puisque tel est ton bon 
voidoir l 

Mais j’étouffe dans mes malheurs! Et je n’ai d’au¬ 
tre recours que toi. Seigneur, 6 Dieu qu’adore notre 
Prophète béni ! 

Alors le roi se tourna vers le jeune homme etluidit: 
« Tu as ajouté une peine à mes peines! Mais, dis-moi, 
où donc se trouve cette femme? » Il répondit : « Dans 
le tombeau où se trouve le nègre sous la coupole. Elle- 
vient chez moi chaque jour. Après quoi, elle vient àr 
moi et me déshabille de mes habits et me frappe 
cent coups de fouet pendant que, moi, je pleure et je 
crie, et que je ne puis faire un mouvement pour 
me défendre contre elle. Puis, après m’avoir ainsi 
châtié, elle s’en retourne auprès du nègre, lui portant 
matin et soir des vins et des boissons bouillies. » 
Le roi dit i « Par Allah ! ô brave jeune homme, il 



HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC l’eFRIT 87 

me faut te rendre un mémorable service et un bien¬ 
fait qui passera, après moi, dans le domaine de l’his¬ 
toire ! » Ensuite le roi continua la conversation jus¬ 
qu’à l’approche de la nuit. Puis le roi se leva et 
attendit que vint l’heure nocturne des sorciers. 
Alors il se déshabilla, ceignit son épée, et se dirigea 
vers l’endroit où se trouvait le nègre. Là, il vit les 
chandelles et les lampions suspendus ; il vit aussi 
l’encens, les parfums et toutes les pommades. Puis 
il alla directement au nègre, le frappa et le tua. 
Ensuite il le chargea sur son dos et le jeta au fond 
d’un puits qui se trouvait dans le palais. Puis il revint, 
et s’habilla avec les habits du nègre, et se promena 

un instant sous la coupole en brandissant à la main 

% 

son glaive nu dans toute sa longueur. 

Après une heure, vint la sorcière, la débauchée, 
auprès du jeune homme. A peine entrée, elle désha¬ 
billa le fils de son oncle et prit un fouet et l’en 
frappa. Alors il cria: « Aïe! Aïe! ça suffit! mon 
malheur est déjà assez terrible ! Oh ! aie pitié de 
moi ! » Elle répondit : « Et toi, as-tu eu pitié de 
moi ? M’as-tu conservé mon amant ? Non ! Eh bien, 
attends ! » Alors elle lui mit l’habit de poil de chè¬ 
vre, et plaça les autres vêtements en dessus. Après 
quoi, elle descendit auprès du nègre, lui portant 
la coupe de vin et le bol des plantes bouillies. Et 
elle entra sous la coupole, et pleura et se lamenta en 
criant: « Ouh ! ouh ! » et dit: « O mon maître, parle- 
moi ! O mon maître, cause avec moi I » Puis elle 
récita ces vers douloureusement : 

Durera-t-il encore, 6 mon cœur ! cet éloignement si 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


88 

dur ? Vamour dont tu m’as pénétrée m’est déjà une 
torture au-delà des forces ! Oh ! jusques à quand ainsi 
continueras-tu à me fuir !... Si tu n’as voulu que ma 
détresse et ma misère triste, va, sois heureux, ton 
souhait est accompli! 

* Puis elle éclata en sanglots et répéta : « 0 maître, 
parle-moi, que je t’entende ! » Alors le nègre (pré¬ 
tendu) mit sa langue de travers et se mit à imiter le 
parler nègre, et dit : « Ha ! ha ! Il n’y a de force et 
de puissance que par l’aide d’Allah ! » Lorsqu’elle 
entendit ses paroles (depuis si longtemps qu’il 
n’avait pas parlé), elle cria de joie et s’évanouit; 
mais elle re vint à elle et dit : « Oh ! est-ce que mon 
maître est guéri ! » Alors le roi déguisa sa voix et 
la rendit très faible et dit : « 0 libertine ! tu ne 
mérites guère que je t’adresse la parole ! »‘ Elle 
dit : « Et pourquoi donc ? » Il répondit : « Parce- 
que tous les jours tu ne fais que châtier ton mari, 
et, lui, de crier et de demander du secours, et tout 
cela m’enlève le sommeil toute la nuit jusqu’au 
matin. Et ton mari ne cesse de t’implorer et de te 
demander grâce, tellement que sa voix me donne 
l’insomnie. Sans tout cela, depuis longtemps j’aurais 
repris mes forces. Et c’est justement cela qui m’em¬ 
pêche de te répondre. » Elle dit : « Alors, puisque tu 
l’ordonnes, je le délivrerai de l’état où il se trouve ! » 
Et le roi lui dit : « Oui ! délivre-le et rends-nuus la 
tranquillité I » Elle dit : «J’entends et j’obéis! » Puis 
elle se leva et sortit de la coupole. Entrée au palais, 
elle prit un bol de cuivre rempli d’eau et prononça 
dessus des paroles magiques. Et l’eau se mit à bouil- 



Histoire du pêcheur avec l’eprit 89 

lir comme l’eau bout dans la marmite. Alors elle en 
aspergea le jeune homme et dit : « Par la force des 
paroles prononcées, je te somme de sortir de cette 
forme pour reprendre ta forme première ! » Et le 
jeune homme se secoua et se leva debout sur ses 
pieds, et se réjouit de sa délivrance, et s’écria : « J’at¬ 
teste qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Àllah, et Mohammad 
est le prophète d'Allah ! Que la bénédiction et la 
paix d’Allah soient sur lui ! » Puis elle lui dit : 
« Va-t’en et ne reviens plus ici, sinon je te tuerai ! » 
Et elle lui cria à la face. Alors il s’en alla d’entre ses 
mains. Et elle retourna à la coupole et descendit et 
dit: « O mon maître, lève-toi, que je te voie ! » Et 
lui, très faible, dit : « Oh ! tu n’as encore rien fait I 
Tu ne m’as rendu qu’une partie de ma tranquillité, 
mais tu n’as pas supprimé la cause principale de 
mon trouble ! » Et elle dit : « O mon chéri, mais 
quelle est cette cause principale ? » 11 dit : « Les 
poissons du lac, qui ne sont autre chose que les 
habitants de l’ancienne ville et des quatre îles d’au¬ 
trefois, ne cessent, tous les minuits, de lever la tête 
hors de l’eau et de faire des imprécations contre moi 
et toi. Et tel est le motif qui m’empêche de repren¬ 
dre mes forces. A toi donc de les délivrer ! Et alors 
tu pourras venir me prendre par la main et m’aider 
i me lever, car certainement je serai revenu à la 
santé ! » Lorsqu’elle entendit les paroles du roi, 
qu’elle croyait être le nègre, elle lui dit, toute 
joyeuse : « O mon maître, ta volonté je la mets sur 
ma tête et dans mon œil ! » Et ayant dit : « Au nom 
i’Aliah ! » elle se leva toute heureuse et se mit à 
courir et, arrivée au lac, elle prit un peu d’eau et... 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


90 

— A ce moment, Schahrazade vit poindre le matin» 
et s'arrêta discrètement dans son récit. 

• s. 


LORSQUE FUT 
LA NEUVIÈME NUIT 


Elle dit : 

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque la 
jeune sorcière prit un peu d’eau du lac et prononça 
dessus des paroles mystérieuses, les poissons se 
mirent à s’agiter et levèrent la tête et redevinrent 
des fils d’Adam à l’instant môme, et la magie se 
dénoua qui tenait les habitants de la ville. Et la 
ville devint une ville florissante avec des souks 
bien construits, et chaque habitant se mit à exer¬ 
cer son métier. Et les montagnes devinrent des 
îles comme autrefois. Après quoi, la jeune femme 
revint immédiatement auprès du roi, croyant tou¬ 
jours qu’il était le nègre, et lui dit : « O mon chéri» 
donne-moi ta main généreuse pour que je l’em¬ 
brasse ! » Et le roi lui répondit à voix basse : 
« Approche-toi près de moi 1 » Elle s’approcha. E£ 
tout à coup il saisit sa bonne épée et lui en perça la 
poitrine si fort que la pointe sortit par le dos ; puis il 
l’en frappa de nouveau et la coupa en deux moitiés. 
Cela fait, il sortit et trouva le jeune homme ensor¬ 
celé qui l’attendait debout. Alors il lui lit des com-' 
pliments sur sa délivrance ; et le jeune homme lui 



HISTOIRE DU PÊCHEUR j»VEC L'EFRIT 


91 


baisa la main et le remercia avec effusion. Ensuite 
le roi lui dit : « Veux-tu rester dans ta ville ou venir 
avec moi dans ma ville? » Et le jeune homme lui dit : 
« O roi des temps, sais-tu quelle distance il y a d’ici à 
ta ville ? » Et le roi dit: « Deux jours etdemi. » Alors 
le jeune homme lui dit : « O roi, si tu es endormi, 
réveille-toi ! D’ici pour aller à ta ville, tu mettras une 
année entière, avec la volonté d’Allah ! Car si tu es 
venu ici en deux jours et demi, c’est parce que la ville 
était ensorcelée. D’ailleurs, moi,ô roi, je ne te quit¬ 
terai pas l’espace d’un clin d’œil ! » Et le roi se réjouit 
à ces paroles, et dit : « Louange à Allah qui voulut 
bien te mettre sur mon chemin ! Car désormais tu 
es mon fils, puisque Allah jusqu’ici ne m’a point 
accordé d’enfant ! » Alors ils se jetèrent au cou l’un 
de l’autre, et se réjouirent à la limite de la joie. 

Ensui te ils se mirent à marcher jusqu’au palais du 
jeune roi qui avait été ensorcelé. Et le jeune roi 
annonça aux notables de son royaume qu’il allait par¬ 
tir pour le saint pèlerinage delà Mecque. Alors on lui 
fit tous les préparatifs necessaires. Ensuite lui et le 
sultan partirent, et le cœur du sultan brûlait pour sa 
ville, car il en était absent depuis un an. Ils se mirent 
donc en marche, ayant avec eux cinquante mama- 
lik (1) chargés de cadeaux à offrir. Et ils ne cessè¬ 
rent de voyager nuit et jour durant une année entière 
jusqu’à ce qu’ils fussent proches delà ville du sultan. 
Alors le vizir sortit avec les soldats à la rencontre du 
sultan, après avoir désespéré de le retrouver. Et 
les soldats s’approchèrent et baisèrent la terre entre 
ses mains, et lui souhaitèrent la bienvenue. Alors 

(1) Mamalik, pluriel de mamelouk , esclave. 



92- . LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

il entra dans le palais et s’assit sur le trône. Puis il 
appela le vizir près de lui et le mit au courant de tout 
ce qui était arrivé. Lorsque le vizir apprit l’histoire 
du jeune homme, il lui fit des compliments sur sa 
délivrance et son salut. 

• 9 

Sur ces entrefaites le sultan gratifia beaucoup de 
personnes ; puis il dit au vizir : « Fais vite venir ici 
le pécheur qui m’avait, dans le temps, porté les pois¬ 
sons. » Et le vizir envoya chercher le pécheur qui 
avait été la cause de la délivrance des habitants de la 
ville. Et le roi le fit approcher et lui fit don de robes 
d’honneur, et l’interrogea sur sa vie et lui demanda 
s’il avait des enfants ; et le pécheur lui dit avoir un 
fils et deux filles. Alors le roi se maria avec l’une des 
deux filles, et le jeune homme se maria avec l’autre. 
Puis le roi garda le père près de lui, et le nomma 
trésorier-caissier en chef. Ensuite il envoya le vizir 
à la ville du jeune homme, située dans les Iles- 
Noires, le nomma sultan de ces îles, et envoya 
avec lui les cinquante mamalik qui l’avaient 
jadis accompagné lui-même, et envoya avec lui 
beaucoup de robes d’honneur pour tous les émirs. 
Alors le vizir lui haisa les deux mains, et sortit 
pour le départ. Et le sultan et le jeune homme 
continuèrent à habiter ensemble. — Quant au pé¬ 
cheur, devenu trésorier-caissier en chef, il s’enri¬ 
chit beaucoup et devint l’homme le plus riche de 
son temps. Et ses deux filles étaient les épouses 

des rois. Et c’est dans cet état qu’ils moururent 1 

■ 

— Mais, continua Schahrazade, ne croyez pas que cettê 
histoire soit plus merveilleuse que celle du Portefaix. 



HISTOIRE DU PORTEFAIX AVEC 
LES JEUNES FILLES 


Il y avait, dans la ville de Baghdad, un homme qui 
était célibataire et aussi portefaix. 

Un jour d’entre les jours, pendant qu’il était dans 
le souk, nonchalamment appuyé sur sa hotte, voici 
que devant lui s’arrêta une femme enveloppée, de 
son ample voile en étoffe de Mossoul, en soie parse¬ 
mée de paillettes d’or et doublée de brocart. Elle 
souleva un peu son petit voile de visage, et, d’en 
dessous, alors, apparurent des yeux noirs avec de 
longs cils et quelles paupières ! Et elle était svelte et 
fine d’extrémités, parfaite de qualités. Puis elle dit 
avec la douceur de sa prononciation : « O portefaix, 
prends ta hotte et suis-moi ! » Et le portefaix, tout 
saisi, ne pouvait croire aux paroles entendues; pour¬ 
tant il prit sa hotte et suivit la jeune femme, qui 
enfin s’arrêta devant la porte d’une maison Elle 
frappa à la porte, et tout de suite un homme nous- 
rani(l) descendit et lui donna, pour un dinar, une 

(») Nousrani, c’est-à-dirc nazaréen. C’est le nom que les musulman» 
donnent anx chrétiens. 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


94 

mesure d’olives qu’elle mit dans la hotte, en disant 
au portefaix : « Porte cela et suis-moi ! » Et le porte¬ 
faix s’écria : « Par Allah ! quel jour béni ! » Et il 
porta la hotte et suivit la jeune femme. Elle s’ar¬ 
rêta devant la boutique d’un fruitier et acheta des 
pommes de Syrie, des coings osmani, des pêches 
d’Oman, des jasmins d’Alep, des nénuphars de 
Damas, des concombres du Nil, des limons d’Egypte, 
des cédrats sultani, des baies demyrthe, des fleurs de 
henné, des anémones rouge-sang, des violettes, des 
fleurs de grenadier et des narcisses. Et elle mit le 
tout dans la hotte du portefaix et lui dit: « Porte! » 
et il porta et la suivit jusqu’à ce qu’elle fût arrivée 
devant un boucher auquel elle dit : « Coupe dix 
artal (1) de viande. » Il coupa les dix artal ; et elle les 
enveloppa avec des feuilles de bananier, les mit dans 
la hotte, et dit: « Porte, ô portefaix! » Il porta et la 
suivit pour s’arrêter devant le vendeur d’amandes, 
chez qui elle prit de toutes les espèces d’amandes, 
et dit : « Porte et suis-moi ! » Et il porta la hotte 
et la suivit jusque devant la boutique du mar¬ 
chand de douceurs; là elle acheta un plateau et le 
couvrit de tout ce qu’il y avait chez le marchand : 
des entrelacs de sucre au beurre, des pâtes velou¬ 
tées.parfumées au musc et farcies délicieusement, 
des biscuits appelés saboun, des petits pâtés, des 
tourtes au limon, des confitures savoureuses, des 
sucreries appelées mouchabac, des petites bouchées 
soufflées appelées loucmet-el-kadi, et d’autres appe¬ 
lées assabih-zeinab, faites au beurre, au miel et au 

(') Artal , pluriel de ratl, poids variant, selon les contrées, entre 
deux et douze onces. 



Histoire du portefaix... 95 

lait. Puis elle mit toutes ces variétés de friatidises sur 
le plateau et mit le plateau sur la hotte. Alors le 
portefaix dit : « Si tu m’avais averti, je serais venu 
avec un mulet pour charger toutes ces choses ! » Et 
elle sourit à ces paroles. Puis elle s’arrêta chez 
le distillateur, et lui acheta dix sortes d’eaux : de 
l’eau de roses, de l’eau de fleurs d’oranger, et bien 
d’autres aussi; elle prit aussi une mesure de bois¬ 
sons enivrantes ; elle acheta également un aspersoir 
d’eau de roses musquée, des grains d'encens mâle, 
du bois d’aloôs, de l’ambre gris et du musc ; elle prit 
enfin des chandelles en cire d’Alexandrie. Elle mit 
le tout dans la hotte et dit : « Porte la hotte et suis- 
moi ! » Et il porta la hotte et suivit tout en portant la 
hotte, jusqu’à ce que la jeune dame fût arrivée à un 
palais magnifique ayant sur le jardin de derrière une 
cour spacieuse ; il était très élevé, de .forme carrée, 
et imposant; le portail avait deux battants en ébène, 
lamés de lames d’or rouge. 

Alors l’adolescente s’arrêta à la porte et sonna 
d’une façon de sonner gentille ; et la porte s’ouvrit 
avec ses deux battants. Le portefaix regarda alors 
celle qui lui avait ouvert la porte, et il trouva que 
c’était une jeune fille de taille élégante et gracieuse, 
un vrai modèle pour les seins arrondis et saillants, 
pour sa joliesse, son élégance, sa beauté, et toutes 
les perfections de sa taille et de son maintien ; son 
front était blanc comme la première lueur de la nou¬ 
velle lune, ses yeux comme les yeux des gazelles, 
ses sourcils comme le croissant du mois de Rama¬ 
dan, ses joues comme l’ancmone, sa bouche comme 
le sceau de Soleïman, son visage comme la pleine 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


96 

lune à son lever, scs deux seins comme deux gre¬ 
nades jumelles ; quant à son jeune ventre élastique 
et pliant, il se cachait sous les vêtements comme une 
lettre précieuse sous le rouleau qui l’enveloppe. 

Aussi, à sa vue, le portefaix sentit sa raison s’envo ¬ 
ler et la hotte tomber de dessus sa tête, et il se dit : 
« Par Allah ! de ma vie je n’ai eu un jour plus béni 
que ce jour-ci ! » 

Alors cette jeune portière, tout en restant à l’in¬ 
térieur, dit à sa sœur la pourvoyeuse et au porte¬ 
faix : « Entrez I Et que l’accueil ici vous soit large 
et bon ! » 

Alors ils entrèrent et finirent par arriver dans une 
salle spacieuse donnant sur la cour centrale, toute 
ornée de brocarts de soie et d’or, et pleine de meu¬ 
bles bien exécutés et incrustés de parcelles d’or, et 
aussi de vases et de sièges sculptés, et de rideaux 
et de garde-robes soigneusement fermés. Au milieu 
de la salle, il y avait un lit de marbre incrusté de 
perles éclatantes et de pierreries ; au-dessus de ce lit 
était tendue une moustiquaire de satin rouge, et sur 
le lit il y avait une jeune fille merveilleuse, avec 
des yeux babyloniens, une taille droite comme, la 
lettre aleph, et un visage si beau qu’il remplissait 
de confusion le soleil lumineux. Elle était comme 
une d’entre les brillantes étoiles, et vraiment comme 
une noble femme d’Arabie, d’après le dire du 
poète : 

Celui qui mesure ta taille, 6 jeune fille, et la 
compare à la délicatesse du rameau pliant, ne dit 
point toute la véritéet juge avec erreur , malgré son 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 97 

talent. Car ta taille n’a point d'égale, ni ton corps un 
frère ! 

Car le rameau n’est joli que sur l’arbre et tout nu; 
mais toi ! De toutes façons, tu es belle, et les habits 
qui te cachent ne sont qu'un délice de plus ! 

f 

Alors la jeune fille se leva de dessus le lit, fit quel¬ 
ques pas pour être au milieu de la salle près de scs 
deux sœurs, et leur dit : « Pourquoi restez-vous 
ainsi immobiles? Enlevez le fardeau de dessus la 
tête du portefaix. » Alors la pourvoyeuse vint devant 
le portefaix, la portière se mit derrière lui, et, aidées 
de leur troisième sœur, elles le soulagèrent du far¬ 
deau. Ensuite elles enlevèrent tout ce qui était dans la 
hotte, rangèrent chaque chose à sa place, donnèrent 
deux dinars au portefaix et lui dirent : « Tourne ton 
visage et va-t’en, ô portefaix ! » Mais le portefaix 
regarda les jeunes filles et se mit à admirer toute 
leur beauté et leurs perfections, et il pensa qu’il 
n’avait jamais rien vu de pareil. Pourtant il remar¬ 
qua qu’il n'y avait chez elles aucun homme. Ensuite 
il vit tout ce qu’il y avait là de boissons, de fruits, de 
fleurs odorantes et d’autres bonnes choses, et il 
s’émerveilla à la limite de l’émerveillement, et n’eut 
plus aucune envie de s’en aller. 

Alors l’ainée des jeunes filles lui dit: « Mais qu’as- 
tu ainsi à ne pas bouger? Trouverais-tu modique ton 
salaire? » Et elle se tourna vers sa sœur, la pour¬ 
voyeuse, et lui dit: « Donne-lui encore un troisième 
dinar. » Mais le portefaix dit : « Par Allah, ô mes 
maîtresses, mon salaire ordinaire n’est seulement 
que deux demi-dinars! Et je n’ai point trouvé mo- 

7 



98 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


dique ce salaire-ci. Mais mon cœur et mon être 
intime travaillent à votre sujet. Et je me demande 
quelle peut être votre vie, puisque vous habitez 
seules et que vous n’avez ici aucun homme qui 
vous tienne compagnie humaine. Ne savez-vous pas 
qu’un minaret n’est vraiment bien qu’à la condition 
d’être l’un des quatre minarets de la mosquée? Or, 
ô mes maîtresses, vous n’ôtes que trois et il vous 
manque un quatrième ! Or, vous savez que le bonheur 
des femmes ne devient parfait qu’avec les hommes! 
Et, comme dit le poète, un accord ne saurait être 
harmonieux à moins de quatre instruments réunis: 
une harpe, un luth, une cithare et un tlageolet ! Or, 
ô mes maîtresses, vous n’etes que trois, et il vous 
manque le quatrième instrument, le flageolet, qui 
serait un homme sage, plein de cœur et d’intelli¬ 
gence, artiste habile et sachant garder un secret ! » 

Et les jeunes filles lui dirent : « Mais, ô portefaix, 
ne sais-tu pas que nous sommes vierges ? Aussi 
avons-nous bien peur de nous confier à un indis¬ 
cret. Et nous avons lu les poètes qui disent : A’c*fie- 
toi de toute confidence, car un secret révélé est 
aussitôt perdu ! » 

A ces paroles, le portefaix s’écria: « Je le jure sur 
votre vie, ô mes maîtresses ! Je suis un homme sage, 
sûr et fidèle, qui a lu les livres et étudié les annales ! 
Je ne raconte que des choses agréables, et je garde 
soigneusement, sans en parler, toutes les choses 
tristes. En toute occasion j’agis d'après le dire du 
poète : 

Seul Vhomme bien doue sait taire le secret. Seuls 



■HISTOIRE DU PORTEFAIX... 




savent tenir une promesse les meilleurs des humains. 

Chez moi le secret est enfermé dans une maison aux 
solides cadenas dont la clef est perdue et la porte 
scellée § » 


En entendant les vers du portefaix» et toutes 
les strophes qu’il leur récita et ses créations de 
rythmes, elles s’adoucirent beaucoup; mais, pour 
faire semblant seulement, elles lui dirent: « Tu sais, 
ô portefaix, que nous avons dépensé pour ce pa¬ 
lais une très forte somme d’argent. As-tu donc sur 
toi de quoi nous en dédommager? Car nous ne t’in¬ 
viterons à t’asseoir avec nous qu’à la condition, pour 
toi, de dépenser de l’or. Ton désir n’est-il pas de 
rester chez nous, de devenir notre compagnon de 
boisson, et surtout de nous faire veiller toute la nuit 


jusqu’à l’apparition de l’aurore sur nos visages? » 
Puis l’aînée des jeunes filles, maîtresse de la mai¬ 
son, ajouta : « Un amour sans argent ne "peut, dans 
le plateau de la balance, servir de bon contre-poids ! » 
Et la portière dit: « Si tu n’as rien, va-t’en sans 
rien ! » Mais, à ce moment, la pourvoyeuse inter¬ 
vint, et elle dit: « O mes sœurs, cessons ! car, par 
Allah ! ce garçon n’a en rien diminué notre journée! 
D’ailleurs, aurait-il été un autre qu’il n’aurait pas eu 
celle patience à notre égard. D’ailleurs, tout ce qui 
lui reviendra comme .dépense, je me charge de le 
payer à sa place. » 

Alors le portefaix se réjouit extrêmement et dit à 
la pourvoyeus : « Par Allah ! le premier gain de la 
journée, c’est à toi seule que je le dois ! » Alors 
toutes les tro's lui dirent : « O brave portefaix, reste 



100 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


donc ici, et sois certain que tu seras sur notre tète et 
dans notre œil S » Aussitôt la pourvoyeuse se leva et 
se serra la taille. Puis elle rangea les flacons, clari¬ 
fia le vin en le décantant, prépara la place de réunion 
tout près de la pièce d’eau, et apporta en leur pré¬ 
sence tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Puis 
elle offrit le vin, et tout le monde s’assit ; et le por¬ 
tefaix, au milieu d’elles, s’imaginait qu’il rêvait dans 
le sommeil. 

Alors la pourvoyeuse offrit le flacon de vin: et on 
remplit la coupe et on la but, et une deuxième fois, 
et une troisième fois. Puis la pourvoyeuse la rem¬ 
plit de nouveau et la présenta à ses sœurs, puis au 
portefaix. Et le portefaix dit quelques vers : 

Bois ce vin!Il est la cause de toute allégresse. Il 
rend son buveur possesseur des forces et de la santé. 
Il est pour tous les maux le seid remède guérisseur ! 

Nul ne boit le vin, cause de toute allégresse, sans 
en être agréablement ému ! Seule l’ivresse est capable 
de nous saturer de volupté ! 

t 

Puis il baisa les mains des trois jeunes filles, et 
vida la coupe. Puis il alla auprès de la maîtresse de 
la maison et lui dit : « O ma maîtresse, je suis ton 
esclave, ta chose et ta propriété! » et récita en son 
honneur un vers du poète: 

A ta porte, un esclave de tes yeux est debout, le 
moindre de tes esclaves peut-être ! 

Mais il connaît sa maîtresse ! Il est au courant de 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 101 

sa générosité et de ses bienfaits. Et surtout il sait les 
remerciments qui lui sont dus. 

Alors elle lui dit : « Bois, ô mon ami ! et que 
cette boisson te soit saine et de délicieuse digestion! 
Et qu’elle te donne les forces dans le chemin de la 
vraie santé ! » 

Alors le portefaix prit la coupe, baisa la main de 
la jeune femme et, d’une voix douce et modulée, en 
sourdine, il chanta ces vers du poète: 

J’offris à mon amie ( 4) un vin resplendissant à l’égal 
de ses joues, ses joues si lumineuses que la clarté 
seule d’une flamme pourrait en rendre l'éclatante vie! 

Elle daigna l’accepter, mais elle me dit toute 
rieuse : 

Comment veux-tu me faire boire mes propres 
joues?... 

Je lui dis : Bois, 6 flamme de ce cœur! Cette li¬ 
queur, c’est mes larmes précieuses, sa rougeur est mon 
sang, et son mélange dans la coupe est toute mon 
dm e ! 

* 

Alors l’adolescente prit du portefaix la coupe, la 
porta à ses lèvres, puis alla s’asseoir auprès de sa 
sœur. Et tous se mirent à danser, à chanter et à jouer 
avec les fleurs exquises ; et pendant tout ce temps 
le portefaix les prenait dans ses bras et les embras¬ 
sait ; et l’une lui disait des plaisanteries, et l’autre 

(*) Dans le texte original : « mon ami ».Les poètes arabes emploient 
presque toujours, par euphémisme, le genre masculin pour parler de 
leurs amoureuses. 



102 


LES MILLE N II1T8 ET UNE NUIT 


l’attirait à elle, et la troisième le frappait avec des 
fleurs. Et ils continuèrent à boire jusqu’à ce que le fer¬ 
ment eût joué dans leur raison. Lorsque le vin régna 
tout à fait, la jeune portière se leva, se dépouilla de 
tous ses vêtements et devint toute nue. Puis elle 
jeta son âme (1) dans la pièce d’eau et se mit à jouer 
avec l’eau ; puis elle prit l’eau dans sa bouche et en 
aspergea avec bruit le portefaix. Ensuite elle se 
lava tous les membres et fit courir l’eau entre ses 
jeunes cuisses. Puis elle sortit de l’eau et se jeta dans 
le sein du portefaix en s’étendant sur le dos et lui 
dit en faisant signe vers la chose située entre ses 
cuisses : 

« O mon chéri, sais-tu le nom de ça ? » Et le porte¬ 
faix répondit « Ha ! Ha ! d’ordinaire ça s’appelle la 
maison de la miséricorde ! »> Alors elle s'écria : 
« Youh ! Youh ! N’as-tu pas honte ? » Et elle le prit 
par le cou et se mit à frapper dessus. Alors il dit : 
« Non ! Non ! ça s’appelle une vulve ! » Mais elle 
dit : « Autre chose ! » Et le portefaix dit : « Alors 
c’est ton morceau de derrière ! » Et elle répliqua : 
k Autre chose ! » Alors il dit : « C’est ton frelon ! » 
Elle se mit, à ces paroles, à le frapper si fort sur le 
cou qu’elle usa la peau. Alors il lui dit : « Dis-moi 
donc son nom ! » Et elle répondit : « Le basilic des 
ponts ! » Alors le portefaix s’écria : « Enfin ! la 
louange soit à Allah pour ton salut, ô mon basilic 
les ponts ! >» 

Après cela on fit circuler la coupe et la soucoupe. 
Puis la seconde jeune fille ôta scs vêtements et se 

O En arabe on emploie ce mot d’âme pour les mots lui-même, sot- 
jxême, eux-mêmes, etc. 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


103 


jeta dans la pièce d’eau : elle fit comme sa sœur, 
puis sortit et alla se jeter dans le giron du porte¬ 
faix. Là, faisant signe du doigt vers ses cuisses et 
la chose située entre ses cuisses, elle dit au porte¬ 
faix : « O lumière de mon œil ! quel est le nom de 
ça ? » 11 répondit : « Ta fissure ! » Elle s’écria : « Oh ! 
les paroles abominables de ce garçon-là ! » Et elle 
le frappa et le souftleta si fort que toute la salle en 
retentit. Et il dit : « Alors c^st le basilic des ponts ! » 
Elle répondit : «Non! Non! » et se remit à le frap¬ 
per sur le cou. Alors il lui demanda : « Mais quel 
est son nom? » Elle répondit : « Le sésame décor¬ 
tiqué! » 

La troisième jeune fille alors se leva, se désha¬ 
billa et descendit dans le bassin où elle fit comme 
ses deux sœurs ; puis elle remit ses vêtements et 
alla s’étendre sur les jambes du portefaix, et lui 
dit : « Devine son nom! » en lui faisant signe 
vers scs parties délicates. Alors il se mit à lui 
dire : « Il s’appelle comme ceci, il s’appelle comme 
cela ! » et finit par lui demander, pour qu’elle ces¬ 
sât do le frapper : « Alors dis-moi son nom ! » 
Elle répondit : « Le khân(l) de Aby-Mansour ! » 

Alors le portefaix se leva, ôta ses vêtements et 
descendit dans la pièce d’eau : et son glaive nageait 
à la surface de l’eau ! Il se lava tout le corps comme 
les jeunes filles s’étaient lavées ; puis il sortit du 
bassin et se jeta dans le giron de la portière et allon¬ 
gea ses deux pieds dans celui de la pourvoyeuse. 
Puis,, d’un signe montrant son mâle, il dit à la maî¬ 
tresse du logis : « O ma souveraine, quel est son 

(*) Khan , auberge. 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


104 

nom ?» A ces paroles elles furent toutes les trois pri¬ 
ses d’un tel rire qu elles se renversèrent sur leur 
derrière, et s’écrièrent : « Ton zebb ! » Il dit : 
« Mais non ! » et prit de chacune d’elles une mor¬ 
sure. Elles dirent alors : « Ton outil ! » Il répondit : 
« Que non ! » et prit de chacune un pincement de 
sein. Et elles, étonnées, lui dirent : « Mais c’est bien 
ton outil, il est ardent ! c’est bien ton zebb, il est 
mouvementé ! » Et le portefaix chaque fois hochait 
la tête, puis les embrassait, les mordait, les pinçait 
et les serrait dans ses bras ; et elles riaient extrême¬ 
ment. Elles finirent par lui demander : « Dis-nous 
donc son nom ! » Alors le portefaix réfléchit 
un instant, regarda entre ses cuisses, cligna de 
l’œil, et dit : « O mes maîtresses, voici les paroles 
que vient de me dire cet enfant qui est mon 
zebb : 

« Mon nom est : le mulet puissant et non-châtré, 
qui broute et paît le basilic des ponts, se délecte à 
se rationner au sésame décortiqué, et se loge à l’au¬ 
berge de mon père Mansour ! » 

A ces paroles, elles se mirent à rire tellement 
qu’elles se renversèrent sur leur derrière. Puis on 
recommença à boire dans la même coupe jusqu’à 
l’approche de la nuit. Alors elles dirent au portefaix : 
« Maintenant tourne ton visage et va-t’en en nous 
faisant voir la largeur de tes épaules ! » Mais le 
portefaix s’écria : « Par Allah ! il est plus aisé à mon 
âme de sortir de mon corps qu’à moi de quitter 
votre maison, ô mes maîtresses ! Joignons cette.nuit 
avec le jour qui vient de s’écouler, et demain cha¬ 
cun pourra s’en aller voir l’état de sa destinée sur 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 




le chemin d'Allah ! » Alors la jeune pourvoyeuse 
intervint et dit : « Par ma vie ! ô mes sœurs, invi- 
tons-le à passer la nuit chez nous : nous rirons beau¬ 
coup de lui, car c’est un mauvais sujet sans pudeur, 

_ • 

et d’ailleurs tout plein de gentillesse ! » Alors elles 
dirent au portefaix : « Eh bien ! tu pourras loger, 
cette nuit, chez nous, à la condition d’entrer sous 
notre gouverne et de ne nous demander aucune expli¬ 
cation sur ce que tu verras ou sur le motif de quoi 
que ce soit ! » Alors il dit : « Oui, certes ! ô mes 
maîtresses ! » Et elles lui dirent : « Lève-toi alors et 
lis ce qui est inscrit sur la porte ! » Et il se leva et 
trouva sur la porte ces paroles écrites avec la 
peinture d’or : 

« Ne parle point de ce qui ne te concerne point , 
sinon tu entendras des choses qui ne t’agréeront 
pas l » 

Alors le portefaix dit: « O mes maîtresses, je vous 
prends à témoin que je ne parlerai point de ce qui 
ne* me concerne pas ! » 

— A ce moment, Schahrazade vit apparaître le matin 
et se tut discrètement. 


RIAIS LORSQUE FUT 
LA DIXIÈME NUIT 


Doniazade lui dit : « O ma sœur, achève le récit ! » Et 
Schaltrazade répondit : « Amicalement et comme un de¬ 
voir de générosité 1 » Et elle continua : 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


m 

Il m’est parvenu, 6 Roi fortuné, que, lorsque le 
portefaix eut fait cette promesse aux jeunes filles, la 
pourvoyeuse se lev*\ et rangea les mets devant eux, 
et tous mangèrent avec délices. Après quoi, on 
alluma les chandelles, on brûla les bois odorants et 
l’encens ; puis tout le monde se remit à boire et à 
manger de toutes les friandises achetées au 60 uk, 
surtout le portefaix, qui en même temps disait tou¬ 
jours des vers bien rythmés en fermant les yeux 

# 

et hochant la tête. Et soudain on entendit des coups 
frappés à la porte ; mais cela ne les troubla pas 
dans leurs plaisirs; pourtant la jeune portière sc 
leva et se dirigea vers la porte, puis revint et leur 
dit : « Notre nappe va, en vérité, se trouver au com¬ 
plet cette nuit, car je viens de trouver à la porte trois 
Ahjam ( 1 ) à la barbe rasée e t tous trois borgnes de l’œil 
gauche. Et, vraiment, c’est là une coïncidence éton¬ 
nante ! J’ai vite vu que c’étaient des étrangers qui 
doivent venir du pays des Roum ; et chacun d’eux a 
une physionomie différente, mais tous les trois sont 
parfaitement réjouissants de figure, tant ils sont ridi¬ 
cules. Si donc nous les faisions entrer, nous nous 
amuserions bien à leurs dépens I » Puis elle con¬ 
tinua à dire des paroles persuasives à ses compagnes 
qui enfin lui dirent : « Dis-lcur alors qu’ils peu¬ 
vent entrer, mais pose-leur bien la condition en 
leur disant : « Ne parlez pas de ce qui ne vous con¬ 
cerne point, sinon vous entendrez des choses qui ne 

“) Ahjam , pluriel de Ajamu Ce mot désigne tous les peuples par¬ 
tant une langue étrangère à l'arabe, et particulièrement les Persans 
et, en général, tous ceux qui parlent mal l'arabe. Mais le plus souvent 
on ne se sert de ce mot crue pour désigner les Persans. 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


107 


vous agréeront pas ! » Et la jeune fille courut toute 
joyeuse à la porte et revint en amenant les trois 
borgnes : et, en effet, ils avaient la barbe rasée, et, 
de plus, ils avaient des moustaches tordues et retrous¬ 
sées et tout en eux indiquait qu’ils appartenaient à la . 
confrérie des mendiants appelés saâlik (1). A peine 
entrés, ils souhaitèrent la paix à l’assistance en se 
reculant tour à tour. A leur vue, les jeunes filles se 
tinrent debout et les invitèrent à s’asseoir. Une fois 
assis, les trois hommes regardèrent le portefaix qui 
était en pleine ivresse et, quand ils l’eurent bien 
observé, ils supposèrent qu’il appartenait à leur con¬ 
frérie et se dirent : « Oh ! mais c’est aussi un saàlouk 
comme nous ! il va donc pouvoir nous tenir compa¬ 
gnie amicalement ! » Mais le portefaix, qui avait 
entendu leur réflexion, se leva tout d’un coup, et 
leur fit de gros yeux et mit ses yeux de travers et 
leur dit : « Allez ! Allez ! restez donc tranquilles, 
car je n’ai que faire de vos bonnes grâces ! Et com¬ 
mencez par observer ce qui est écrit là, sur la 
porte ! » Aces paroles, les jeunes filles éclatèrent de 
rire et se dirent: « Nous allons bien nous amuser 
des saâlik et du portefaix ! » Puis elles offrirent à 
manger aux saâlik, qui mangèrent bien! Puis la 
portière leur offrit à boire, et les saâlik se mirent à 
boire tour à tour et à se passer fréquemment la 
coupe des mains de la jeune portière. Lorsque la 
coupe fut en pleine circulation, leportefaix leur dit : 

« Hohé ! nos frères ! Avez-vous dans vos sacs quel¬ 
que bonne histoire ou quelque aventure merveil- 

(') Les Persans les appellent des kalendars ou calenders. Le mo» 
sadlouk donne au pluriel saâlik 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


108 

leuse qui puisse nous amuser ?» A ces paroles ils 
furent fortement stimulés et chauffés, et demandè¬ 
rent qu’on leur apportât les instruments de plaisir. 
Alors la portière leur apporta aussitôt un cambour 
de Mossoul garni de grelots, un luth d’Irak et un 
flageolet de Perse. Et les. trois saâlik se tinrent 
debout : l’un prit le tambour à grelots, le second 
prit le luth et le troisième le flageolet. Et tous les 
trois commencèrent à jouer, et les jeunes filles les 
accompagnaient en chantant ; quant au portefaix, il 
se démenait de plaisir et disait : « Ha ! ya Allah ! » 
tant il était émerveillé de la voix magnifique et har¬ 
monieuse des exécutants. 

Sur ces entrefaites on entendit de nouveau frap¬ 
per à la porte. Et la portière se leva pour voir qui 
il y avait à la porte. 

Or, voici quelle était la cause des coups frap¬ 
pés à la porte : 

Cette nuit-là le khalifat Haroun Al-Rachid était 
descendu parcourir sa ville pour voir et entendre 
par lui-même les choses qui pouvaient se passer ; et 
il était accompagné de son vizir Giafar Al-Barmaki (1) 
et de son porte-glaive Massrour, l’exécuteur de scs 
vengeances. Car il avait pris l’habitude de se dégui¬ 
ser souvent en marchand. 

Donc pendant qu’il se promenait cette nuit-là 
dans les rues de la ville, il trouva cette demeure 
sur sa route et il entendit le son des instruments 
et le bruit de la fête. Et le khalifat dit à Giafar : « Je 
veux que nous entrions dans cette demeure pour 

(•) Al-Barmaki ou le Barmécide. 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


109 

voir à qui appartiennent ces voix. » Mais Giafar 
répondit : « Ce doit être une troupe d’ivrognes. 
Aussi gardons-nous d’entrer de peur qu il ne nous 
en arrive quelque mauvais tour. »> Mais le kha- 
lifat dit : « Il faut absolument que nous entrions. 
Et je veux que tu trouves un expédient qui nous 
permette d’entrer et de les surprendre. »> Et 
Giafar, à cet ordre, répondit : « J’écoute et j’o¬ 
béis. » Alors Giafar s’avança et frappa à la porte. 
Et c’est en ce moment que la portière vint ou¬ 
vrir. 

La jeune portière ouvrit donc la porte, et Giafar 
lui dit : « O ma maîtresse ! nous sommes des mar¬ 
chands de Tabariat (1). Il y a dix jours déjà que 
nous sommes venus à Baghdad avec de la marchan¬ 
dise, et nous logeons dans le khân des marchands. 
Aussi l’un des marchands du khân nous avait cette 
nuit invités chez lui et nous avait offert le repas. 
Après le repas, qui dura une heure et où il nous 
avait fait bien manger et bien boire, il nous laissa 
libres de nous en aller. Nous sortîmes donc ; mais 
il faisait nuit et nous étions des étrangers : aussi 
nous perdîmes le chemin du khân où nous 
logions. Et maintenant nous nous adressons avec 
ferveur à votre générosité pour que vous nous 
permettiez d’entrer et de passer la nuit chez vous. 
Et Allah vous tiendra compte de cette bonne 
œuvre ! » 

Alors la portière les regarda et trouva qu’ils 
avaient bien la mine de marchands et aussi l’aspect 
fort respectable. Alors elle alla trouver ses deux com- 

(*) Tibériade. 



110 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

% 

pagnes et leur demanda leur avis. Elles lui dirent: 
« Fais-lcs entrer ! » Alors elle revint leur ouvrir la 
porte ; et i's lui demandèrent : « Pouvons-nous 
entrer, avec votre permission? » Elle dit : « Entrez!» 
Alors le khalifat ctGiafar et Massrour entrèrent, et, 
à leur vue, les jeunes filles se tinrent debout et se 
mirent à leur service et leur dirent: « Soyez les 
bienvenus, et que l’accueil ici vous soit large et ami¬ 
cal ! Prenez vos aises, ô nos convives ! Mais nous 
avons à vous poser une condition: « Ne parlez pas de 
ce qui ne vous concerne point, sinon vous entendrez 
des choses qui ne vous agréeront pas ! » Ils répondi¬ 
rent : « Oui, certes ! » Et ils s’assirent, et ils furent 
invités à boire et à faire circuler entre eux la coupe. 
Puis le khalifat regarda les trois saâlik et vit qu’ils 
étaient borgnes de i’œil gauche, et il s’en étonna 
fort. 11 regarda ensuite les jeunes filles et vit toute 
leur beauté et leurs grâces, et il fut fort perplexe et 
surpris. Mais les jeunes filles continuèrent à s'entre¬ 
tenir avec les convives et à les inviter à boire avec 
eux ; puis elles présentèrent un vin exquis au kha¬ 
lifat; mais il refusa en disant : « Je suis un bon 
hadj ! (1) » Alors la portière se leva et plaça devant 
lui une petite table incrustée finement, sur laquelle 
elle mit une tasse en porcelaine de Chine: elle versa 
dans la tasse de l’eau de source qu’elle "afraîchit 
avec un morceau de neige, et mélangea le tout avec 
du sucre et de l’eau de roses, puis le présenta au 
khalifat. J1 Y accepta et remercia beaucoup la jeune 
fille, et se dit en lui-même: « Il faut que demain je 


i 1 ) Hadj, pèlerin de la Mecque* 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 



la récompense pour son action et tout le bien qu’elle 
fait ! » 


Les jeunes filles continuèrent à remplir leurs 
devoirs d’hospitalité et à servira boire. Mais, lorsque 
le vin produisit ses effets, la maîtresse de la maison 
se leva, leur demanda encore leurs ordres, puis elle 
prit la pourvoyeuse par la main et lui dit : « O ma 
sœur, lève-toi, que nous accomplissions nos devoirs! » 
Elle lui répliqua : « À tes ordres ! » Alors la por¬ 
tière se leva, dit aux saàlik de se lever du milieu 
de la salle et de se ranger contre les portes, enleva 
tout ce qu’il y avait au milieu de la salle et la net¬ 
toya. Quant aux deux autres jeunes filles, elles appe¬ 
lèrent le portefaix et lui dirent: « Allah! que ton 
amitié est peu efficace ! Voyons ! tu n’es point un 
étranger ici, tu es de la maison ! » Alors le porte¬ 
faix se leva, releva les pans de sa robe, se serra la 
taille, et dit : « Ordonnez et j’obéis ! » Et elles lui 
dirent : « Attends à ta place ! » Après quelques ins¬ 
tants, la pourvoyeuse lui dit : « Suis-moi et viens 
m'aider! » Et il la suivit hors de la salle, et il vit 


doux chiennes de l'espèce des chiens noirs, et qui 
avaient des chaînes passées autour du cou. Le por¬ 
tefaix les prit et les conduisit au milieu de la salle. 


Alors la maîtresse du logis s’approcha, releva ses 


manches, prit un fouet et dit au portefaix : « Amène 


ici l’une des chiennes ! 


» Et il entraîna une des 


chiennes en la tirant par sa chaîne et la lit s’appro¬ 
cher et la chienne se mil à pleurer et à lever la tète 
vers la jeune fille. Mais la jeune fille, sans en tenir 
compte, lui tomba dessus en la frappant avec le fouet 
sur la tête, et la chienne criait et pleurait ; et la 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


112 

jeune fille ne cessa de la frapper que lorsque ses bras 
furent las. Alors elle jeta le fouet de sa main, et prit 
la chienne dans ses bras, la serra contre sa poi¬ 
trine, essuya ses larmes, et lui embrassa la tête en 
la tenant entre ses deux mains. Puis elle dit au por- 
'tefaix : « Remmène-là, et amène-moi la seconde ! » 
Et le portefaix fit s’approcher la chienne : et la jeune 
fille la traita comme elle avait traité la première. 

Alors le khalifat sentit son cœur se remplir de 
pitié et sa poitrine se rétrécir de tristesse, et il cligna 
de l’œil à Giafar pour lui signifier d’interroger la 
jeune fille à ce sujet. Mais Giafar lui répondit par 
signes qu’il était préférable de se taire. 

Ensuite la maîtresse du logis se tourna vers ses 
sœurs et leur dit : « Allons ! faisons ce que nous 
avons l’habitude de faire. » Elles répondirent : 
« Nous obéissons. » Alors la maîtresse du logis 
monta sur son lit de marbre lamé d’or et d’argent et 
dit à la portière et à la pourvoyeuse : « Faites-nous 
voir maintenant ce que vous savez. x> Alors la por¬ 
tière se leva et monta sur le lit à côté de sa sœur, et 
la pourvoyeuse sortit, alla dans son appartement et 
en rapporta un sac de satin entouré de franges en 
soie verte ; elle s’arrêta devant les jeunes filles, 
ouvrit le sac et en tira un luth. Elle le tendit à 
la portière qui l’accorda et, le pinçant, chanta des 
strophes sur l’amour et ses tristesses : 

« De grâce ! rendez à mes paupières le sommeil 
qui s*est enfui, et diles-moi où ma raison s'en est 
allée ! 

Lorsque je consentis à loger Vamour dans ma de• 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 113 

meure, le sommeil alors se fâcha contre moi et me 
délaissa 1 » 

Ils me répondirent: u Qu’as-tu fait; notre ami, 
toi, que nous savions être de ceux qui marchent dans 
la voie droite et sûre? Dis-nousqui a pu ainsi t'éga¬ 
rer. » 

Je leur dis : « Ce n’est point moi, mais elle qui 
vous éclairera ! Moi, je vous répondrai toujours que 
mon sang, tout mon sang, lui appartient. Je vous 
répondrai toujours que je préfère de beaucoup le 
répandre pour elle que le garder en moi dans sa 
lourdeur ! 

J’ai choisi une femme pour, en elle, mettre mes 
pensées, mes pensées qui reflètent son image même ! 
Aussi, si je chassais cette image, je mettrais le feu à 
mes entrailles, le feu décorateur. 

Vous m’excuseriez en la voyant! Car Allah lui- 
même a orfêvré ce bijou, avec la liqueur de vie; et, 
avec ce qui est resté de celte liqueur,il a formé la gre¬ 
nade et les perles ! » 

Ils me dirent : « Trouves-tu vraiment, 6 naïf, dans 
ton objet aimé f autre chose que des plaintes, des 
pleurs, des peines et de rares plaisirs ? 

Ne sais-tu qu’en te regardant dans l’eau limpide, 
tu ne verrais plus que T ombre de toi-même! Tu bois 
à une source où Ton est rassasié avant d'avoir pu la 
goûter seulement. » 

Je leur répondis: « Ne croyez point que c’est en la 
buvant que l’ivresse m’a tenu, mais c’est en la regar¬ 
dant seulement ! Et cela seul a chassé à jamais le 
sommeil de mes yeux ! 

Et ce ne sont point les choses passées qui m'ont 

8 



m 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


ainsi consumé, mais seulement son passé à elle ! Et 
ce ne sont point les choses aimées dont je me suis sé¬ 
paré qui m'ont mis dans cet état, mais seulement sa 
séparation d'avec moi. 

Et maintenant, tourner mes regards vers une 
autre, le pourrais-je? moi, dont toute U âme est atta¬ 
chée à son corps parfumé, aux parfumé d'ambre et de 
musc de son corps ! » 

X 

Lorsqu’elle eut fini son chant, sa sœur lui dit : 
« Puisse Allah te consoler, ô ma sœur ! » Mais la 
jeune portière fut prise d’une telle affliction qu’elle 
déchira ses vêtements et tomba par terre tout-à-fait 
évanouie. 

Mais, par ce mouvement, comme son corps était 
mis à nu, le khalifat s’aperçut que ce corps portait 
l’empreinte de coups de fouet et de coups de verges, et 
il fut étonné à la limite de l’étonnement. Mais la pour¬ 
voyeuse s’approcha et jeta un peu d’eau sur le visage 
de sa sœur évanouie qui recouvra ses sens; puis elle 
lui porta une nouvelle robe et l’en revêtit. 

Alors le khalifat dit à Giafar : « Tu n’as pas l’air 
de t’émouvoir ! Ne vois-tu pas l’empreinte des coups 
sur cette femme? Quant à moi, je ne puis plus garder 
le silence, et je n’aurai de repos que je n’aie décou¬ 
vert la vérité sur tout cela et aussi sur l’incident 
des deux chiennes ! » Et Giafar répondit : « O sei¬ 
gneur et maître, rappelle-toi la condition imposée : 
— Ne parle point de ce qui te concerne pas, si¬ 
non tu entendras des choses qui ne t’agréeront 
point ! » 

Sur ces entrefaites, la pourvoyeuse se leva et prit 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 115 

lo luth : elle l’appuya sur son sein arrondi, le pinça 
du bout des doigts et chanta : 

Si Von venait se plaindre à nous de Vamour, 
que répondrions-nous? Si nous-mêmes nous étions 
abîmés par Vamour, que ferions-nous ? 

Car, si nous chargeons un interprète de répondre 
pour nous, l'interprète, en vérité, ne saura point 
rendre toutes les plaintes d'un cœur amoureux. 

Et,si nous patientons cl souffrons en silence la fuite 
du bien-aimé, la dou'eur aura bientôt fait de nous 
mettre à deux doigts de la mort ! 

O douleur ! Il n'y a plus pour nous que les regrets, 
le deuil, et les larmes ruisselantes sur les joues. 

Et loi, cher absent, qui as fui les regards de mes 
yeux et coupé les liens qui Vattachaient à mes en- 
/ ra illes. 

Dis ! as-tu, du moins, gardé en toi une trace de 
notre amour passé, une petite trace qui durerait en 
dépit du temps? 

Ou as-tu oublié, grâce à Vabsence, la cause qui a 
épxdsé toutes mes forces, et, par loi, m y a mis dans cet 
état de maigreur et de faiblesse ? 

Si donc l'exil doit ainsi être mon partage, je de¬ 
manderai un jour compte à Dieu, notre Seigneur , de 
toutes mes souffrances ! 

À ce chant triste, la maîtresse du logis déchira 
scs habits, comme sa première sœur, pleura et 
tomba évanouie. Et la pourvoyeuse se leva et l’habilla 
d’une seconde robe, après avoir pris soin de lui jeter 
de l’eau sur la figure et de la faire revenir à elle- 



416 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


même. Alors la maîtresse du logis, remise un peu, 
s’assit sur le lit et dit à la pourvoyeuse: « Je t’en 
prie, chante encore pour que nous puissions payer 
nos dettes ! Encore une fois seulement! » Alors la 
pourvoyeuse accorda de nouveau le luth et chanta 
ces strophes : 

Jusques à quand cet éloignement et cet abandon 
si dur ? Ne sais-tu que mes yeux n’ont plus de larmes 
à répandre ?... 

Tu me délaisses l Mais penses-tu ainsi déserter 
longtemps encore l’ancienne amitié ? Oh ! si ton but 
n’était qu’allumer en moi lajolousie, tu as réussi ! 

Si le destin perfide devait toujours favoriser les 
hommes amoureux, les pauvres femmes ne trouve¬ 
raient plus un seul jour pour faire leurs reproches 
aux amants infidèles! 

Mais moi, hélas ! à qui dois-je me plaindre pour 
me décharger un peu de mes malheurs, de mes mal¬ 
heurs par ta main, 6 jneurtrier de ce cœur !... Hélas ! 
hélas ! quelle déception n*attend-elle pas le plaignant 
qui aurait perdu la preuve écrite de sa créance ou 
d'une dette payée!... 

Et la tristesse de mon cœur endolori ne fait 
qu*augmenter de la folie de ton désir ! Je te désire t 
Tu m'as promis ! Mais oit es-lu? . 

O frères, musulmans ! je vous laisse le soin de me 
venger de l’infidèle! Qu’il éprouve d’égales souf¬ 
frances ! Qu’à peine son œil va-t-il se fermer pour le 
repos, qu’aussitôt l’insomnie le rouvre largement ! 

Il m’a fait atteindre, par l’amour , aux pires humi¬ 
liations ! Aussi je souhaite qu’un autre, à ma place 9 



HISTOIRE Dü PORTEFAIX... 417 

I* 

éprouve les plus grandes satisfactions, à ses dé - 
pens ! 

C’est moi jusqu’ici qui me suis dépensé pour son 
amour! Mais c’est à lui, demain, à lui qui me blâme, 
de souffrir S 

Alors de nouveau la portière tomba évanouie, el 
son corps mis à nu parut tout couvert de l’empreinte 
des fouets et des verges. 

A cette vue les trois saâlik se dirent les uns aux 
autres : « Comme il aurait mieux valu pour nous 
ne pas entrer dans cetje maison, môme au risque 
de passer toute la nuit couchés sur les tas de 
terre, car ce spectacle vient de nous chagriner è 
nous démolir l’épine dorsale ! » Alors le khalifat se 
tourna vers eux et leur dit: « Et pourquoi cela? » 
Ils répondirent : « C’est que nous sommes si intime¬ 
ment préoccupés de ce qui vient de se passer ! » 
Alors le khalifat leur demanda : « Alors, vous 
autres, n’êtes-vous donc pas de la maison? » Ils 
répondirent : « Mais non ! Aussi pensons-nous que 
cette maison appartient à cet homme qui est là à 
côté de toi ! » Alors le portefaix s’écria : « Ha ! par 
Allah ! c’est pour la première fois, cette nuit même, 
que je suis entré dans cette demeure ! Comme il 
aurait été préférable pour moi d’avoir couché sur les 
monceaux de terre des décombres plutôt que dans 
cette maison ! » 

Alors tous se concertèrent et dirent : « Nous som¬ 
mes ici sept hommes, et elles ne sont en tout que 
trois femmes, pas une de plus ! Demandons-leur 
•l'explication de cet état de choses. Si elles ne veu- 



118 


LES MILLET NUITS ET UNE NUIT 

9 

lent pas nous répondre de bonne grâce, elles nous 
répondront de force! » Et là-dessus tous tombè¬ 
rent d’accord, excepté Giafar qui dit : « Trouvez-vous 
que ce soit là une idée juste et honnête ? Songez que 
nous sommes leurs hôtes, et qu’elles nous ont fait 
leurs conditions que nous devons suivre avec droi¬ 
ture ! D’ailleurs voici la nuit qui va finir, et chacun 
de nous va s’en aller voir l’état de sa destinée sur le 
chemin d’Allah ! » Puis il cligna de l’œil au khalifat 
et, le prenant à part, lui dit : « Nous n’avons plus 
qu’une heure à passer ici. Et je te promets que 
demain je les amènerai entre tes mains, et nous 
leur demanderons leur histoire 1 » Mais le khalifat 
refusa et dit : « Je n’ai plus la patience d’attendre 
jusqu’à demain ! » Puis comme ils continuaient leur 
dialogue en disant: comme ceci et comme cela! ils 
finirent tout de même par se demander : « Mais qui 
d’entre nous leur posera la question? » Et quelques- 
uns opinèrent que cela revenait au portefaix. 

Sur ces entrefaites, les jeunes filles leur deman¬ 
dèrent: « O bonnes gens, de quoi parlez-vous?» 
Alors le portefaix se leva, se tint devant la maîtresse 
de la maison et lui dit; « O ma souveraine, je te 
demande et te conjure au nom d’Allah, de la part de 
tous ces convives, de nous dire l’histoire de ces deux 
chiennes, et pourquoi tu les as ainsi châtiées pour 
ensuite pleurer sur elles et les embrasser 1 Et dis- 
nous aussi, pour que nous l’entendions, la cause de 
l’empreinte des coups de fouet et de verges sur le 
corps de ta sœur ! Et telle est notre demande I Et 
maintenant que la paix soit avec toi !» 

Alors la maîtresse de la maison demanda à tous 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


119 


ceux qui étaient réunis : « Est-ce vrai ce que le por¬ 
tefaix dit en votre nom ? » Et tous, à l’exception de 
Giafar, répondirent: « Oui, c’est vrai ! » Et Giafar 
ne dit pas un mot. 

Alors la jeune fille, en entendant leur réponse, 
dit : « Par Allah ! ô nos hôtes, voici que vous venez 
de commettre à notre égard la pire des offenses et 
la plus criminelle ! Or, précédemment, nous vous 
avions posé la condition qué si quelqu’un parlait de 
ce qui ne le regardait pas, il entendrait des choses 
qui ne lui agréeraient point! Et ne vous a-t-il pas 
suffi d’être entrés dans notre maison et d’avoir 
mangé de nos provisions ? Mais ce n’est point de 
votre faute, mais de la faute de notre sœur qui vous 
a amenés chez nous ! » 

A ces paroles, elle retroussa ses manches sur 
ses poignets, frappa le sol trois fois de son pied et 
s’écria : « Hé ! Accourez vite ! » Et aussitôt s’ouvrit 
la porte d’une des garde-robes sur lesquelles étaient 
abaissés les rideaux, et en sortirent sept nègres solides 
brandissant à la main des glaives aiguisés. Et elle 
leur dit : « Attachez les bras de ces gens à langue 
trop longue, et liez-les les uns aux autres! » Et les 
nègres exécutèrent l’ordre, et dirent : « O notre 
maîtresse, ô fleur cachée loin du regard des hom¬ 
mes, nous permets-tu de leur trancher la tête ? » 
Elle répondit : « Patientez encore une heure sur 
eux ! car je veux, avant de leur couper le cou, les 
interroger pour savoir qui ils sont ! » 

Alors le portefaix s’écria : « Par Allah ! ô ma maî¬ 
tresse, ne me tue pas pour le crime fait par d’autres 1 
Eux tous ici ont failli et commis un vrai crime, 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


120 

mais pas moi ! Oh, par Allah ! quelle nuit heureuse 
et agréable nous aurions passée si nous avions été 
indemnes de la vue de ces saâlik de malheur ! car 
ces saâlik de mauvais augure mettraient en ruine, 
par leur seule présence, la ville la plus florissante 
rien qu’en y entrant 1 » Et là-dessus il récita une 
strophe : 

Qu’il est beau le pardon de la part du fort, quil 
est beau y surtout accordé à un être sans défense!... 

Et toi, je te conjure, par Vamitié inviolable qui est 
entre nous, ne lue point l’innocent à cause du cou - 

Lorsque le portefaix eut fini de parler, la jeune 
fille se mit à rire. 

— A ce moment, Schahrazade vit approcher le matin, 
et elle se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA ONZIEME NUIT 


Elle dit : 

Il m’est parvenu, 6 Roi fortuné, que lorsque la 
jeune fille se mit à rire après s’être mise en colère, 

elle s’approcha de la compagnie et dit: « Racontez- 

■ 

moi tout ce qu’il faut me raconter, car vous n’avez 
plus qu’une heure à vivre ! D’ailleurs, si je patiente 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


121 

ainsi, c’est que vous êtes de pauvres gens ; car si 
vous étiez parmi les plus considérés ou les plus 
grands de votre tribu, ou si vous étiez des gouver¬ 
nants, il est certain que je vous aurais expédiés plus 
vite encore pour vous punir ! » 

Alors le khalifat dit à Giafar : « Malheur à nous, 
d Giafar ! Révèle-lui qui nous sommes, sinon elle 
va nous tuer ! » Et Giafar répondit : « Nous n’avons 
que ce que nous avons mérité ! » Mais le khalifat 
lui dit : « Il ne faut pas faire de plaisanterie au 
moment où il faut être sérieux, car chaque chose a 
son temps !» 

Alors la jeune fille s’approcha des saâlik et leur 
dit : « Etes-vous frères? » Ils lui répondirent: « Non, 
par Allah ! Nous ne sommes que les plus pauvres 
des pauvres, et nous vivons de notre métier en 
posant des ventouses et en faisant des scarifica¬ 
tions ! » Alors elle s’adressa à chacun d’eux et lui 
demanda: « Es-tu né borgne? » Il répondit : « Non, 
par Allah ! mais l’histoire de la perte de mon œil est 
une histoire tellement étonnante que, si elle était 
écrite avec l’aiguille sur le coin de l’œil, elle serait 
une leçon à qui la lirait avec respect ! » Et le se¬ 
cond et le troisième lui firent la même réponse. 
Puis tous ensemble lui dirent : « Chacun de nous est 
d’un pays différent et nos histoires sont étonnantes 
et nos aventures prodigieusement étranges! » Alors 
la jeune fille se tourna vers eux et leur dit: « Que 
chacun de vous raconte son histoire et la cause de 
sa venue à notre maison. Et ensuite que chacun de 
vous porte la main à son front pour nous remercier 
qu’il s’en aille à sa destinée 1 » 



122 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


Alors le premier qui s’avança fut le portefaix, qui 
dit: « O ma maîtresse, moi, de mon état d’homme, 
je suis portefaix, rien de plus ! La pourvoyeuse que 
voici me fit porter une charge et vint ici avec moi. 
Et il m’est arrivé avec vous autres ce que vous savez 
fort bien, et que je ne veux pas répéter ici, vous' 
comprenez pourquoi. Et telle est toute mon histoire, 
car je n’ajouterai pas un mot de plus. Et je vous 
souhaite la paix ! » 

Alors la jeune fille lui dit : « Allons ! porte un peu 
la main à ta tête pour voir si elle est bien à sa place, 
lisse tes cheveux et va-t’en ! » Mais le portefaix dit : 
« Non, par Allah ! je ne m’en irai que lorsque j’aurai 
entendu le récit de mes compagnons que voici. » 

h 

Alors le premier saâlouk d’entre les saâliks’avança 
pour raconter son histoire, et dit : 


HISTOIRE DU PREMIER SAALOUlv. 


« Je vais, ô ma maîtresse, t’apprendre le motif qui 
m’obligea à raser ma barbe et à perdre mon œil ! 

Sache donc que mon père était roi. Il avait un 
frère, et ce frère était roi dans une autre ville. Pour 
ce qui est de ma naissance, il y eut cette coïncidence 
que ma mère m’enfanta le jour même de la naissance 
du fils de mon oncle. 

% 

Puis les années passèrent, et puis des années et 
des jours, et moi et le fils de mon oncle nous gran- 



HISTOIRE DU PORTEFAIX 


• • • 


123 


dissions. Il faut que je te dise qu’il m’arrivait d’aller, 
à des intervalles de quelques années, faire une 
visite, à mon oncle, et même de rester chez lui de 
nombreux mois. La dernière fois que je lui fis visite, 
le fils de mon oncle me reçut avec un accueil des 
plus larges et des plus généreux ; il fit égorger des 
moutons en mon honneur, et clarifier des vins nom¬ 
breux. Puis nous commençâmes à boire, et telle¬ 
ment que le vin fut plus fort que nous. Alors le fils 
de mon oncle me dit : « O fils de mon oncle ! toi 
que j’aime d’une façon toute particulière, j’ai à te 
demander une chose importante, et je voudrais ne te 
voir pas me la refuser ou m’empêcher de faire ce que 
j’ai résolu ! » Je lui répondis : « Certainement, et 
de tout cœur amical et généreux ! » Alors, pour avoir 
toute confiance, il me fit prêter le serment le plus 
sacré en me faisant jurer sur notre sainte religion. 
Il- se leva aussitôt, s absenta quelques instants, puis 
s’en revint avec, derrière lui, une femme toute 
parée, toute parfumée délicieusement, vêtue de 
vêtements somptueux qui devaient coûter un prix 
fort considérable. Et il se tourna vers moi, avec la 
femme derrière lui, et me dit : « Prends cette 
femme, et précède-moi vers l’endroit que je vais 
t’indiquer. (Et il m’indiqua l’endroit en me le spéci¬ 
fiant de telle sorte que je le compris bien.) Et là tu 
trouveras telle tombe au milieu des autreL tombes, 
et tu m’y attendras ! » Et je ne pus lui refuser cela, 
nime récuser devant cette demande, à cause du ser¬ 
ment que j’avais juré avec ma main droite ! Et je pris 
la femme et je m’en allai et j’entrai sous le dôme de 
la tombe avec elle, et nou4 nous assîmes à attendre 



124 LES MILLE NUITS ET UNE NUlt 

le fils de mon oncle que nous vîmes bientôt arriver 
portant avec lui une tasse remplie d’eau, un sac con¬ 
tenant du plâtre et une hachette. Il déposa tout cela,, 
ne garda avec lui que la hachette, et alla vers la 
pierre de la tombe sous le dôme ; il enleva les pierres 
une à une et les rangea de côté ; puis, avec cette 
hachette, il se mit à creuser la terre jusqu’à ce qu’il 
eût mis à découvert un couvercle grand comme une 
petite porte ; il l’ouvrit et au-dessous apparut un 
escalier voûté. Alors il se tourna vers la femme et 
lui dit en lui faisant signe : « Allons ! tu n’as qu’à 
choisir! » Et la femme tout de suite descendit l’esca¬ 
lier et disparut. Alors il se tourna vers moi et me 
dit: « O fils de mon oncle! je te prie de compléter 
le service que tu viens de me rendre. Lorsque je 
serai descendu là-dedans, tu refermeras le couver¬ 
cle et tu le recouvriras de terre comme il était aupa¬ 
ravant. -Et ainsi tu compléteras le service rendu. 
Quant à ce plâtre qui est dans le sac, et quant à cette 
eau qui est dans la tasse, tu les mélangeras bien ; 
puis tu remettras les pierres comme avant, et avec ce 
mélange tu plâtreras les pierres à leurs jointures 
comme avant, et tu feras en sorte que nul ne puisse 
deviner et dire : « Voici une fosse fraîche dont le 
plâtrage est récent, mais les pierres vieilles ! »> Car, ô 
fils de mon oncle, voici une année entière que j’y 
travaille, et il n’y a qu’Allah qui le sache ! Et telle 
est ma prière ! » Puis il ajouta : « Et maintenant 
puisse Allah ne pas trop m’accabler de tristesse pour 
ton absence loin de moi, ô le fils de mon oncle ! » 
Puis il descendit l’escalier et s’enfonça dans la 
tombe. Quand il eut disparu à mes regards, je me 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 125 

levai, jé refermai le couvercle, et je'fis comme il 
m’avait ordonné de faire, de sorte que la tombe 
redevint comme elle était. 

Je revins alors au palais de mon oncle,; mais mon 
oncle était à la chasse à pied et à courre ; et alors je 
m’en allai me coucher cette nuit-là. Puis, quand vint 
le matin, je me mis à réfléchir sur toutes ces choses 
de la nuit dernière, et sur tout ce qui était survenu 
entre moi et le fils de mon oncle ; et je me repentis 
de l’action'que j’avais faite. Mais le repentir ne sert 
jamais! Alors je retournai vers les tombes, et je 
cherchai la tombe en question, sans pouvoir arriver 
à la reconnaître. Et je continuai mes recherches 
jusqu’à l’approche delà nuit sans pouvoir en retrou¬ 
ver le chemin. Je retournai alors au palais, et je ne 
pus ni boire ni manger, et toutes mes idées travail¬ 
laient au sujet du fils de mon oncle, et je ne pus 
tout de même découvrir quoi que ce soit ! Alors je 
m’affligeai d’une affliction considérable, et je passai 
toute ma nuit fort affligé jusqu’au matin. Je revins 
alors une seconde fois au cimetière en pensant à tout 
ce qu’avait fait le fils de mon oncle, et je me repen¬ 
tis fort de l’avoir écouté; puis je me remis à chercher 
la tombe au milieu de toutes les autres tombes, sans 
pouvoir la découvrir. Je continuai ainsi mes recher¬ 
ches durant sept jours, et je ne trouvai point le vrai 
chemin. Alors mes soucis et les mauvaises sugges¬ 
tions augmentèrent tellement que je fus sur le point 
de devenir fou. 

Pour trouver un remède et un repos à mes cha¬ 
grins, je songeai au voyage et je partis pour retourner 
chez mon père. Au moment même où j'arrivais aux 



126 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


portes de la ville de mon père, une troupe d’hommes 
surgit, se jeta sur moi et me lia les bras. Alors je 
fus complètement stupéfait do cette action, vu que 
j’étais le fils du sultan de la ville, et que ceux-là 
étaient les serviteurs de mon père et aussi mes jeunes 
esclaves. Et j’eus une peur considérable, et je me 
dis en moi-même : « Qui sait ce qui a pu arriver à 
mon père ! » Alors je me mis à questionner à ce 
sujet ceux qui m’avaient lié les bras ; et ils ne me 
rendirent aucune réponse. Mais, peu d’instants après, 
Lun d’eux, qui était un de mes jeunes esclaves, me 
dit : « La destinée du temps s’est montrée agressive 
à l’égard de ton père. Les soldats l’ont trahi et le 
vizir l’a fait mettre à mort. Quant à nous, nous 
étions en embuscade pour attendre ta chute entre 
nos mains. » 

Là-dessus, ils m’enlevèrent, et moi je n’apparte¬ 
nais vraiment plus à ce monde, tant ces nouvelles 
entendues m’avaient consterné, tant la mort de mon 
père m’avait saisi de douleur. Et ils me traînèrent 
soumis entre les mains du vizir qui avait tué mon 
père. Or, entre ce vizir et moi, il y avait une vieille 
inimitié. Le motif de cette inimitié, c’est que j’étais 
très enflammé pour le tir à l’arbalète. Or, il y eut cette 
coïncidence qu’un jour d’entre les jours, où j’étais sur 
la terrasse du palais de mon père, un grand oiseau 
descendit sur la terrasse du palais du vizir, alors que 
le vizir s’y trouvait : je voulus atteindre l’oiseau 
avec l’arbalète, mais l’arbalète manqua l’oiseau et 
atteignit l’œil du vizir et l’abîma avec la volonté et 
le jugement écrit d’Allah ! Comme dit le poète: 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 427 

■ 

Laisse les destinées s’accomplir, et n f essaie de re¬ 
médier qu’aux actions des juges de la terre ! 

Devant toute chose n’aie point de joie et n’aie point 
d’affliction, car les choses ne sont point éternelles ! 

Nous avons accompli notre destinée, nous avons 
suivi à la lettre les lignes qui pour nous ont été écrites 
par le Sort ; car celui pour qui une ligne a été tracée 
par le Sort ne saurait que la parcourir . 

■ 

Le saâlouk continua ainsi : 

Lorsque j’abîmai ainsi irrémédiablement l’œil du 
vizir, le vizir n’osa rien dire, car mon père était le 
roi de la ville. 

# 

Et telle était la cause de l’inimitié entre moi et 
lui. 

Quand donc, les bras liés, je fus amené devant 
lui, il ordonna de me couper le cou ! Alors je lui dis : 

« Vas-tu me tuer sans un crime de moi? » Il 
répondit: « Et quel crime plus considérable que 
celui-ci? » Et il me fit signe vers son œil perdu. 
Alors je lui dis : « Je fis cela par mégarde. » Mais 
il me répondit : « Si, toi, tu le fis par mégarde, moi, 
je le ferai d’une façon préméditée ! » Puis il s’écria : 

« Qu’on l’amène entre mes mains ! » Et on m’amena 
entre ses mains. 

Alors il allongea la main et enfonça son doigt dans 
«non œil gauche, et me l’abima complètement. 

Et c’est depuis ce temps-là que je suis borgne, 
comme vous le voyez tous. 

Après cela, le vizir me fit lier et mettre dans une 
caisse. Puis il dit au porte-glaive: « Je te confie 
celui-ci. Sors ton sabre du fourreau. Et emmène-le 



128 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


d’ici. Prends-leen dehors de la ville, tue-le, etlaisse- 
le là manger par les bêtes fauves. » 

Alors le porte-glaive m’emmena et s’en alla jusqu’à 
ce qu’il sortît de la ville. Il me tira alors de la caisse, 
lié des mains et enchaîné des pieds, et voulut me 
bander les yeux avant de me mettrq à mort. Alors 
je me mis à pleurer et à réciter ces strophes : 

Je t’ai pris comme une cuirasse à toute épreuve 
pour me garantir des javelots ennemis : et tu as été 
toi-même le fer de lance, le fer aigu qui trans¬ 
perce ! 

Pour moi, quand la puissance était mon lot, ma 
main droite, qui devait punir, s’abstenait, en passant 
l’arme à ma main gauche impuissante. Ainsi j’agis¬ 
sais. 

Epargnez-moi donc, de grâce, les reproches cruels 
et les blâmes, et laissez mes ennemis seulement me 
lancer les flèches de douleur ! 

A ma pauvre âme éprouvée par les tortures enne¬ 
mies, accordez le don du silence, et ne la comprimez 
pas par la dureté des paroles et leur poids! 

— J’ai pris mes amis pour me servir de solides cui¬ 
rasses ! Ils le furent ! Mais contre moi, entre les mains 
de mes ennemis! 

Je les ai pr is pour me servir de flèches meurtrières î 
Ils le furent ! Mais dans mon cœur ! 

J’ai cultivé des cœurs avec ferveur pour les rendre 
fidèles. Ils furent fidèles ! Mais en d’autres amours I 

Je les ai soignés avec toute ma ferveur pour qu’ils 
soient constants! Ils furent constants ! Mais dans la 
trahison I 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


i 29 


Lorsque le porte-glaive entendit mes vers, il se 
lappela alors qu’il avait été le porte-glaive de mon 
père et que je l’avais moi-môme comblé de bienfaits, 
et il me dit : « Gomment allais-je te tuer? Et je suis 
ton esclave soumis ! » Puis il me dit: « Bondis ! Tu 
as la vie sauve ! Et ne reviens plus dans cette con¬ 
trée, car tu périrais et tu me ferais périr avec toi ; 
comme dit le poète : 

Val libere-toi, ami, et sauve ton âme de la tyrannie 
de tous les liens ! Et laisse les maisons servir de tom¬ 
beaux à ceux qui les ont bâties ! 

Va! Tu trouveras cTautres terres que les tiennes, 
d’autres pays que ton pays ; mais jamais tu ne trou¬ 
veras d’autre âme que ton âme 

Songe ! quelle étonnante chose, quelle chose insen¬ 
sée de vivre dans un pays d'humiliations, quand la 
terre d’Allah est large à l’infini ! 

Pourtant! il est écrit!... il est écrit que l’homme 
dont la destinée est de mourir dans une terre, ne 
pourra que mourir dans la terre de sa destinée ! Mais 
toi, connais-tu la terre de ta destinée?... 

Et, surtout, n’oublie point que le cou du lion ne se 
développe et grossit que lorsque l’âme du lion s’est 
développée, en toute liberté! » 

Quand il eut fini ces vers, je lui embrassai les 
mains. Et je ne crus vraiment à mon salut qu’en me 
voyant déjà au loin envolé. 

Par la suite, je me consolai de la perte de mon 
oeil en songeant à ma délivrance de la mort. Et je 
continuai à voyager, et j’arrivai à la ville de mon 

9 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


m 

oncle. J’entrai donc chez lui, et je lui appris ce qui 
était arrivé à mon père et ce qui m’était arrivé, à 
moi, pour perdre ainsi mon œil. Alors il se mit à 
pleurer beaucoup de pleurs, et s’écria: « O fils de 
mon frère 1 tu viens d’ajouter une affliction à mes 
afflictions et une douleur à mes douleurs. Car je 
dois t’apprendre- que le fils de ton pauvre oncle qui 
est devant toi s'est perdu depuis des jours et des 
jours, et je ne sais ce qui lui est arrivé, et personne 
ne peut me dire où il est î » Puis il se mit à ^eurer 
tellement qu’il s'évanouit. Lorsqu’il revint à lui, il 
médit: « 0 mon enfant! je me suis affligé une 
affliction considérable pour le fils de ton oncle, moi 
ton oncle ! Et toi, tu viens d’ajouter une peine à mes 
peines, en me racontant ce qui t’es arrivé et ce qui 
est arrivé à ton père ! Mais pour toi, ô mon enfant, 
il vaut encore mieux avoir perdu l’œil que la vie ! » 

A ces paroles, je ne pus plus me taire sur ce qui 
était arrivé au fils de mon oncle, son enfant à lui. 
Je lui révélai donc, toute la vérité. A mes paroles, 
mon oncle se réjouit à la limite de la joie, vraiment 
il se réjouit fort à mes paroles sur son fils. Et il me 
dit : « Oh ! fais-moi vite voir cette tombe. » Et je lui 
répondis : « Par Allah ! ô mon oncle, je ne sais son 
emplacement. Car je suis allé bien des fois la re¬ 
chercher, sans pouvoir en trouver l’emplace¬ 
ment ! » 

Alors, moi et mon oncle, nous allâmes au cime¬ 
tière, et, cette fois, en regardant à droite et en rcgar^ 
dant à gauche, je finis par reconnaître la tombe. 
Alors, moi et mon oncle, nous fûmes à la limite de 
la joie, et nous entrâmes soijs le dôme ; nous enle- 



iHISTOIRE DU PORTEFAIX... 131 

vâmes la terre et puis le couvercle; et, moi et mon. 
oncle, nous descendîmes cinquante marches d’esca¬ 
lier. Lorsque nous arrivâmes au bout de l’escalier, 
nous vîmes une fumée monter vers nous, qui nous 
aveugla. Mais aussitôt mon oncle prononça la Parole 
•qui enlève toute crainte à qui la prononce, celle-ci : 
« Il n’y a de pouvoir et de force qu’en Allah le 
Très-Haut, le Tout-Puissant ! » 

Alors nous marchâmes, et nous arrivâmes dans 
une grande salle remplie de farine, de grains de 
toutes les especes, de mets de toutes sortes, et de bien 
d’autres choses aussi. Et nous vîmes, au milieu de 

v 

la salle, un rideau abaissé sur un lit. Alors mon oncle 

■v 

regarda à l’intérieur du lit, et trouva et reconnut son 
fils, qui était là aux bras de la femme qui était des¬ 
cendue avec lui ; mais tous deux étaient devenus du 
charbon noir, absolument comme s’ils avaient été 
jetés dans une fosse de feu ! 

A cette vue, mon oncle cracha au visage de son 
fils et s’écria : « Tu le mérites bien, ô scélérat! Ceci 
c’est le supplice de ce bas monde, mais il te reste 
encore le supplice de l’autre monde, qui est plus ter¬ 
rible et plus durable ! » Et ce disant, mon oncle après 
avoir craché à la figure de son fils, se déchaussa de 
sa babouche, et de la semelle il le frappa à- la face. 

— A ce moment de son récit, Schahrazade vit s’ap¬ 
procher le matin, et, discrète, ne voulut point profiter 
davantage de la permission accordée. 



m 


LES MILLE NUITS ET UNE NU11 


IRAIS LORSQUE FUT 
LA DOUZIÈME NUIT 


Elle dit: 

11 m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le saàlouk dit à la 
jeune fille, pendant que toute l’assemblée, ainsi que le 
khalifat et Giafar, écoutait le récit: 

Donc, après que mon oncle, avec la semelle de sa 
babouche, eût frappé au visage son fils qui était 
étendu là comme du charbon noir, moi, je fus pro¬ 
digieusement étonné de ce coup-là. Et je m’affligeai 
beaucoup sur le fils de mon oncle, en les voyant 
devenus ainsi du charbon noir, lui et l’adolescente I 
Puis je m’écriai: « Par Allah 1 ô mon oncle, allons ! 
allège un peu les soucis de ton cœur ! Car, moi, mon 
cœur travaille beaucoup ainsi que mon être intime 
au sujet de ce qui arrive à ton enfant ! Et surtout je 
m’afflige de le voir ainsi devenu, lui et la jeune 
fille, du charbon noir ; et de te voir, toi, son père, 
ne pas te contenter de cela et le frapper avec la 
semelle de ta babouche I » Alors mon oncle me 
raconta ceci :. 

« O fils de mon frère ! sache que cet enfant, qui 
est le mien, dès son enfance s’enflamma d’amour 
pour sa propre sœur. Et, moi,-toujours je l’éloignais 
d’elle, et je me disais en moi-môme : « Sois tran- 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


133 


quille ! ils sont encore trop jeunes ! » Mais pas du 
tout ! A peine étaient-ils devenus pubères, qu’entre 
eux survint la mauvaise action, et je l’appris! Mais, 
vraiment, je ne le crus pas tout à fait ! Pourtant je le 
réprimandai une réprimande terrible, et je lui dis : 
« Prends bien garde à ces actions scélérates, que 
nul n’a faites avant toi et que nul ne fera après toi ! 
Sinon, nous serons, parmi les rois, dans la honte et 
l’ignominie jusqu'à la mort ! Et les courriers à 
cheval propageront nos histoires dans le monde 
entier ! Garde-toi donc bien de ces actes, sinon je te 
maudirai et je te tuerai ! » Puis je pris soin de le 
séparer d’elle, et de la séparer de lui. Mais il faut 
croire que cette scélérate l’aimait d’un amour con¬ 
sidérable ! Car le Cheitan consolida son œuvre en 
eux ! 

Quand donc mon fils vit que je l’avais séparé de sa 
sœur, il dut alors faire cette place qui est sous terre, 
sans rien dire à personne. Et, comme tu le vois, il 
y transporta des mets, et tout cela ! Et il profita de 
mon absence, quand j’étais à la chasse, pour venir 
ici avec sa sœur ! 

C’est alors que la justice du Très-Haut et Très- 
Glorieux fut émue ! Et elle les brûla tous les deux 
ici-même ! Mais le supplice du monde futur est en¬ 
core plus terrible et plus durable ! » 

Et là-dessus mon oncle se mit à pleurer, et moi 
aussi avec lui. Puis il me dit : « Désormais tu seras 
mon enfant à la place de l’autre ! » 

Alors, moi, pendant une heure, je me mis à médi¬ 
ter sur les affaires de ce monde d’ici-bas, et, entre 



LES MILL& NUITS ET UNE NUIT 


134 

autres choses, h la mort de mon père par ordre du 
vizir, à son trône usurpé, à mon œil abîmé que vous 
voyez, vous tous ! et à tout ce qui était arrivé au fils 
de mon oncle en fait de choses étranges ; et je ne pus 
m’empêcher de pleurer ! 

_ _ _ # 

Après cela, nous sortîmes de la tombe ; et nous 
refermâmes le couvercle; puis nous le couvrîmes de 
t^rre et nous mîmes la tombe dans l’état où elle était 
auparavant ; et ensuite nous retournâmes à notre 
demeure. 

A peine y étions-nous arrivés et assis, que nous 
entendîmes des sons d’instruments de guerre, de 
tambours et de trompettes, et nous vîmes courir des 
guerriers : et toute la ville fut pleine de rumeurs, de 
bruit et de la poussière soulevée par les sabots des che¬ 
vaux. Et vraiment notre esprit devint fort perplexe 
de ne pouvoir arriver à connaître la cause de tout 
cela. Enfin le roi, mon oncle, finit par en demander 
la raison, et on lui répondit: « Ton frère a été tué 
par son vizir, qui s’est hâté de rassembler tous les 
soldats et toutes les troupes et de venir ici au plus 
vite, pour prendre subitement la ville d’assaut ! Mais 
les habitants delà ville ont vu qu’ils ne pouvaient lui 
résister : aussi lui ont-ils livré la ville à discrétion ! »> 

A ces paroles, moi, je me dis en moi-même: 
« Sûrement, il me tuerait si je tombais entre ses 
mains ! » Et, de nouveau, les chagrins et les soucis 
s’amoncelèrent en mon âme, et je me remis à me re¬ 
mémorer tristement tous les malheurs survenus à. 
mon père à ma mère. Et je ne savais plus que faire. 
D’un autre côté, si je venais à me montrer, les habi¬ 
tants de la ville et les soldats de mon père me recon- 



HISTOIRE DD PORTEFAiA... 


135 


naîtraient, et chercheraient à me tuer et à me perdre ! 
Et je ne trouvai guère d’autre expédient que celui de 
me raser la barbe. Aussi je me rasai la barbe, je me 
déguisai sous d’autres habits et je quittai la ville. Et 
je me mis en marche vers cette ville de Baghdad, où 
j’espérais arriver en sécurité et trouver quelqu’un 
qui me fît parvenir jusqu’au palais de l’émir des 
Croyants,le khalifat du Maître des Univers, Haroun 
Al-Rachid, à qui je voulais raconter mon histoire et 
mes aventures. 

Je finis par arriver en sécurité dans celte ville de 
Baghdad, cette nuit môme. Et je ne sus où aller ni où 
venir, et je devins fort perplexe. Mais tout à coup je 
me trouvai face à face avec ce saàlouk-ci. Alors je 
lui souhaitai la paix et lui dis : « Je suis étranger. » 
Il me répondit : « Je suis étranger, moi aussi. » Nous 
causions amicalement, quand nous vîmes arri ver vers 
nous ce saâlouk-là, notre troisième compagnon. Il 
nous souhaita la paix et nous dit : « Je suis étran¬ 
ger. » Nous lui répondîmes : « Nous sommes étran¬ 
gers, nous aussi. » Alors nous marchâmes ensrnn- 
ble jusqu’à ce que les ténèbres nous eussent sur¬ 
pris. Alors la destinée nous conduisit heureusement 
jusqu’ici, auprès de vous, nos maîtresses! 

Et telle est la cause de ma barbe rasée et de mon 
œil abîmé ! » 

A ce récit du premier saâlouk; la jeune fille lui 
dit : « Allons ! c’est bien ! et maintenant caresse un 
peu ta tôte(l). Et va-t’en vile ! » 

(*) C’est-à-dire: fais le geste de saluer, en portant la main à la tête. 
C’est une des façons de faire le salut oriental 



136 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


Mais le premier saâlouk lui répondit : « 0 ma 
maîtresse, vraiment je ne m’en irai que lorsque j’au¬ 
rai entendu le récit de tous mes compagnons que 
voici, » 

Pendant ce temps, toute l’assistance était émer¬ 
veillée de cette histoire étonnante, et le khalifat dit 
même à Giafar : « Certes, de ma vie je n’ai entendu 
une aventure pareille à celle de ce saâlouk ! » 

Alors le premier saâlouk alla s’asseoir en se croi¬ 
sant les jambes ; et le deuxième saâlouk s’avança, 
baisa la terre entre les mains de la jeune maîtresse 
de la maison, et raconta ceci : 


HISTOIRE DU DEUXIÈME SAALOUK 


« Vraiment, ô ma maîtresse, moi je ne suis pas 
né borgne. Mais mon histoire, que je vais te racon¬ 
ter, est si étonnante que, si elle était écrite avec 
l’aiguille sur le coin intérieur de l’œil, elle servirait 
de leçon à qui est capable de s’instruire I 

Tel que tu me vois, je suis roi, fils de roi ! Sache 
aussi que je ne suis point un ignorant : j’ai lu 
le Koran ; j’en ai lu les sept narrations ; j’ai lu 
aussi les livres capitaux, les livres essentiels des 
maîtres de la science ; j’ai lu la science des astres èt 
les paroles des poètes. Enfin, je me suis appliqué 
tellement dans l’étude de toutes les sciences, que 
j’ai surpassé tous les vivants de mon siècle. 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


137 


Aussi mon nom grandit-il auprès de tous les écri¬ 
vains. De plus, ma renommée s’étendit dans tous les 
districts e* dans toutes les contrées, et ma valeur fut 
connue de tous les rois. C’est alors que le roi de 
l’Inde en entendit parler. Et il envoya prier mon 
père de m’envoyer auprès de lui, et, en même temps 
qu’il me demandait,il envoya à mon père des cadeaux 
somptueux et des présents vraiment dignes des 
rois. Aussi mon père consentit, et me fit préparer 
six navires pleins de toutes les choses, et je partis. 

Notre voyage par mer dura un mois entier, après 
quoi nous arrivâmes à une terre. Là, nous débar¬ 
quâmes nos chevaux, qui étaient avec nous dans les 
navires, et nos chameaux ; et nous chargeâmes dix 
de nos chameaux de cadeaux destinés au roi de 
l’Inde. Mais, à peine étions-nous en marche, qu’un 
nuage de poussière s’éleva en s’approchant, et cou¬ 
vrit toutes les régions du ciel et de la terre, et dura 
ainsi pendant une heure de la journée ; puis il se 
dissipa, et d’en dessous apparurent soixante cavaliers 
semblables à des lions en courroux. Lorsque nous 
les eûmes bien regardés, nous vîmes que c’étaient 
des Arabes du désert, des bandits coupeurs déroutes! 
Et lorsqu’ils nous curent aperçus, alors que nous 
commencions à fuir et que nous avions avec nous 
dix charges de cadeaux destinés au roi de l’Inde, ils 
coururent derrière nous et dirigèrent leur galop, 
toutes rênes lâchées, de notre côté. Alors,nous, nous 
leur fîmes des signes avec nos doigts, et nous leur 
dîmes : « Nous sommes des envoyés pour le puis¬ 
sant roi de l’Inde ! Ne nous faites donc pas de mal! » 
Et ils nous dirent : « Nous ne sommes pas sur sa 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


4i38 

terre ni sous sa dépendance ! » Là-dessus, ils tuèrent 
quelques-uns de mes jeunes serviteurs, pendant que, 
les autres et moi, nous prenions la fuite dans toutes 
les directions, moi après avoir été blessé d’une bles¬ 
sure énorme. Pendant ce temps, les Arabes du dé¬ 
sert s’occupèrent à piller nos richesses et nos cadeaux 
restés sur le dos des chameaux. 

Quant à moi, dans ma fuite, je ne sus plus ni où 
j’étais, ni ce que je devais faire. Hélas! naguère 
encore,j’étais dans les grandeurs, et maintenant dans 
la misère et la pauvreté! Et je persistai dans ma 
fuite jusqu’à ce que je fusse arrivé au sommet d’une 
montagne, où je trouvai une grotte ; et je pus enfin 
m’y reposer et passer la nuit. 

Le matin, je sortis de la grotte, et je continuai à 
marcher jusqu’à ce eue je fusse arrivé à une ville 
splendide et prospèr.-. au climat si merveilleux .que 
l'hiver n’avait sur cf.e aucune prise et que le prin¬ 
temps la couvrait toujours de ses roses. Aussi je me 
réjouis fort de ma venue en cette ville, surtout dans 
l’état de fatigue où je me trouvais, accablé que j’étais 
par la marche et la fuite. Et vraiment j’étais dans 
un état triste de pâleur. Et j’étais bien changé. 

Dans cette ville, je ne savais où me diriger, quand, 
passant à côté d’un tailleur qui cousait dans sa 
boutique, j’allai à lui et je lui souhaitai la paix ( 
Il me rendit mon souhait de paix, et m’invita cor¬ 
dialement à m’asseoir, et m’em brassa,et m’interrogea 
avec bonté sur la cause qui m’éloignait de mon pays. 
Alors je lui racontai tout ce qui m’était arrivé, depuis 
le commencement jusqu’à la fin. Alors il fut très 
affligé pour moi, et me dit: « O tendre jeune homme, 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


139 


il ne faut rien dire de toute cette histoire à qui que 
ce soit! Car j’ai bien peur pour toi du roi de cette 
ville : c’est le plus grand ennemi de ton père, et il a 
une ancienne vengeance à tirer de lui ! » 

Après cela, il me prépara à manger et à boire ; et 
moi, je mangeai et je bus, et lui aussi avec moi. Et 
nous passâmes la nuit à causer ; et il me donna une 
place dans un coin de sa boutique, où je m’étendis, 
et lui aussi, pour dormir. Ensuite il m’apporta tout 
ce dont je pouvais avoir besoin, un matelas et une 
couverture. 

Je demeurai de la sorte chez lui pendant trois 
jours, après lesquels il me demanda : « Sais-tu un 
métier qui puisse te faire gagner ta vie? » Et je lui 
répondis : « Certes ! je suis un savant versé dans la 
jurisprudence, maître passé dans les sciences ; je 
sais lire et je sais compter ! » Mais il me répliqua : 
« Mon ami, tout ça, ce n’est pas un métier ! Ou plu¬ 
tôt c’est un métier, si tu veux (car il me voyait fort 
navré), mais il n est guère achalandé sur le marché 
de notre ville ! Ici, dans notre ville, personne ne sait 
ni étudier, ni écrire, ni lire, ni compter. Mais, sim¬ 
plement, on sait gagner sa vie. » Alors je fus fort 
contrit, et je ne pus que lui répéter : » En vérité, par 
Allah ! je ne sais rien faire que ce que je viens de 
t’énumérer! » Et il me dit: « Alors, mon garçon, 
serre ta taille! Et prends une hache et une corde, ci 
va abattre des bûches dans la campagne, jusqu’à ce 
qu’Allah veuille t’accorder un meilleur sort ! Et 
surtout, ne révèle à personne ta condition, car on te 
tuerait! » À ces paroles, il alla m’acheter une hache 
et une corde, et m’envoya abattre du bois avec les 



140 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


aut es bûcherons, après qu’il eut pris soin de me 
bien recommander à eux. 

Je sortis alors avec les bûcherons et me mis à 
bûcher. Puis je mis ma charge de bois sur ma tête, je 
la portai en ville et la vendis pour un demi-dinar. 
J’achetai do quoi manger pour un peu de petite mon¬ 
naie, et je gardai soigneusement le restant de la 
monnaie. Et ainsi, pendant toute une année, je con¬ 
tinuai à travailler, et j’allai chaque jour faire visite 
à mon ami le tailleur, dans sa boutique, où je me 
reposais au frais, en me croisant les jambes dans 
mon coin. 

Un jour, selon mon habitude, j’étais allé faire du 
bois à la campagne, et, en y arrivant, je trouvai une 
forêt touffue où il y avait beaucoup de bûches à 
faire. Je choisis alors un arbre qui était desséché, et 
me mis à enlever la terre tout autour de ses racines ; 
mais, comme j’y travaillais, la hache tout à coup 
fut prise dans un anneau de cuivre. Alors je retirai 
la* terre tout autour, et je trouvai un couvercle 
de bois où était attaché l’anneau de cuivre. Et je 
l’enlevai. Et je découvris, au-dessous, un escalier. 
Je descendis jusqu’au bas de l’escalier et je trouvai 
une porte. J’entrai par la porte et je trouvai une 
magnifique salle d’un palais merveilleux et bien bâti. 
Et je trouvai à l’intérieur une adolescente admirable 
à l’égal de la plus belle des perles. Et telle, en vé¬ 
rité, que sa vue effaçait du cœur tout souci, toute 
affliction et tout malheur. Je la regardai, et aussitôt 
je m’inclinai dans l’adoration du Créateur qui lui 
avait dispensé tant de perfections et cette beauté. 

Alors elle me regarda et me dit : « Es-tu un être 



IÏISTOIRE DU PORTEFAIX... 


Ut 

humain ou un genni? » Je lui répondis : « Un être 
humain. » Et elle me dit: « Mais, alors, qui a pu te 
conduire en ce lieu où je me trouve depuis vingt ans 
sans avoir jamais vu un être humain? » A ces 
paroles, que je trouvai pleines de délices et de dou¬ 
ceur, je lui dis : « O ma maîtresse, c’est Allah qui 
m’a conduit à ta demeure, pour qu’enfin soient 
oubliées toutes mes peines et mes douleurs. » Et je 
lui racontai tout ce qui m’était arrivé, depuis le com¬ 
mencement jusqu’à la fin. Et cela lui fit pour moi 
beaucoup de peine vraiment, car elle pleura et me 
dit : « Moi aussi, je vais te raconter mon histoire : 

« Sache donc que je suis la fille du roi Aknamus, 
le dernier roi de l’Inde, maître de l’Ile d’Ebène. Il 
m’avait marié avec le fils de mon oncle. Mais, la nuit 
même de mes noces, avant que j’eusse perdu ma vir¬ 
ginité, un éfrit m’enleva, qui s’appelait Georgirus, 
fils de Rajmus, fils d’Eblis lui-même ! Il m’emporta 
et s’envola et me déposa en cet endroit-ci, où il trans¬ 
porta tout ce que je pouvais désirer en fait de confi¬ 
tures et de sucreries, de robes, d’étoffes précieuses, 
de meubles, de vivres et de boissons. Depuis ce 
temps-là, il vient me voir tous les dix jours, et couche 
une nuit avec moi, ici même, et s’en va le matin. 
Il me prévint aussi que, si j’avais besoin de lui pen¬ 
dant les dix jours réguliers qu’il passait loin de moi, 
je n’avais, fît-il jour ou fît-il nuit, qu’à toucher de 
la main ces deux lignes qui sont là écrites, sous la 
coupole de cette salle. Et, en effet, depuis lors, sitôt 
que je touche cette inscription, je le vois apparaître. 
Cette fois-ci, il y a déjà quatre jours qu’il n’est venu, 
et il lui reste encore six jours à être absent. Aussi 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


142 

pourrais-tu, toi, rester chez moi cinq jours, pour 
t’en aller ensuite un jour avant son arrivée. » 

Et je répondis : « Certes ! je le peux. » Alors elle 
fut très joyeuse ; elle se leva toute droite, me prit 
la main, me lit passer à travers une porte à arceaux, 
et me conduisit finalement à un hammam gentil et 
agréable et plein d’une douce atmosphère. Alors, tout 
de suite, je me déshabillai, et elle aussi se déshabilla 
toute nue ; et tous deux nous entrâmes dans le bain. 
Après le bain, nous nous assîmes sur l’estrade du 
hammam, clic à côté de moi, et elle se mit à m’offrir 
à boire du sirop au musc et elle mit devant moi des 
pâtisseries délicieuses. Puis nous continuâmes à 
causer gentiment et à manger de tout cela qui était 
le bien de l’éfrit, son ravisseur. 

Ensuite elle me dit : « Pour ce soir tu vas dormir 
et te bien reposer de tes fatigues, pour être ensuite 
bien dispos. » 

Et moi, ô ma maîtresse, je voulus bien dormir, 
après l’avoir beaucoup remerciée. Et j’oubliai, en 
vérité, tous mes soucis! 

A mon réveil, je la trouvai assise à côté de moi, 
et elle me massait agréablement les membres et les 
pieds. Alors j'invoquai Allah pour appeler sur elle 
toutes les bénédictions, et nous nous assîmes à 
causer pendant une heure, et elle me dit des choses 
fort gentilles. Elle me dit : « Par Allah ! auparavant, 
toute seule dans ce palais souterrain, j’avais bien de 
la tristesse et je sentais ma poitrine se rétrécir, -car 
je ne trouvais personne avec qui causer, et cela pen¬ 
dant vingt ans ! Mais la louange à Allah ! Qu’M soit 
glorifié pour t’avoir ainsi conduit près de moi !. » 



«1ST0ÏRE DU PORTEFAIX.•• 143 

Puis, de sa voix douce, elle me chanta cette 
stance : 

Si de ta venue 

Nous avions été d’avance prévenues. 

Pour tapis à tes pieds nous aurions étendu 

Le pur sang de nos coeurs et le noir velours de nos 
yeux ! 

Nous aurions étendu la fraîcheur de nos joues 

Et la jeune chair de nos cuisses soyeuses 

Pour la couche, â voyageur de la nuit ! 

Car ta place est au-dessus de nos paupières l 

A l’audition de ces vers, je la remerciai, la main 
sur le cœur ; et son amour s’incrusta encore plus 
violemment en moi ; et s’envolèrent mes soucis et 
mes peines. Ensuite nous nous mîmes à boire dans 
la môme coupe, et cela jusqu’à la nuit : alors, cette 
nuit-là, je me couchai avec elle, dans la félicité. Et 
jamais de ma vie, je n’eus une nuit semblable à cette 
nuit-là. Aussi, quand vint le matin, nous nous lev⬠
mes fort contents l’un de l’autre et dans le bonheur, 

t 

en vérité ! 

Alors, moi, tout enflammé encore et surtout pour 
allonger mon bonheur, je lui dis : « Veux-tu que je 
te fasse sortir de dessous terre, et que je te débar¬ 
rasse ainsi de ce gerini-là? » Alors elle se mit à rire, 
et me dit : « Tais-toi donc, et contente-toi de ce que 
tu as ! Voyons ! ce pauvre éfrit n’aura qu’un jour 
sur dix,'“et, toi, je te promets chaque fois les neuf 
autres jours ! » Alors, moi, emporté par l’ardeur de 
la passion, je m’avançai fort loin en paroles, car je 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


U4 

lui dis î « Pas du tout ! je vais immédiatement 
détruire de fond en comble cette coupole où sont 
gravées ces inscriptions magiques, pour qu’ainsi 
l’éfrit vienne à ma portée et que je puisse le tuer ! 
Car, dès longtemps, je suis habitué à me faire un. 
jeu du massacre de tous les éfrits de dessus et de 
dessous terre ! » 

A ces paroles, et pour me calmer, elle se mit à 
me réciter ces vers : 

O toi qui demandes un délai avant la séparation, 
et qui trouves dur F éloignement, ne sais-tu qu’il est 
le moyen sûr de ne point s'attacher , mais simplement 
d’aimer ? 

Ne sais-tu songer et te dire que la lassitude est la 
règle même de tout attachement, et que la rupture 
est la conclusion de toute amitié /... 

Mais moi, sans faire attention à ces vers qu’elle 
me récitait, je donnai un violent coup de pied à la 
coupole !... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit 
apparaître le malin, et se tut discrètement. 


ET LORSQUE FUT 
LA TREIZIÈME NUIT 


Elle dit : 

Il m’est parvenu, 6 Roi fortuné, que le deuxième saàlouk, 
continua ainsi son récit à la jeune maîtresse de la maison : 



HISTOIRE DU PORTEFAIX,.. 


145 


Quand donc, ô ma maîlresse, j’allongeai à ls 
coupole ce violent coup de pied, la femme me dit 
« Voici l’éfrit! 11 arrive à nous! Ne t’avais-je pas 
prévenu? Or, par Allah! tu me perds ! Pourtant 
songe, toi, à te sauver, et sors par le môme endroit 
d’où tu es venu ! » 


Alors, moi, je me précipitai dans l’escalier. Mais 
malheureusement, à cause de la violence de ma ter¬ 
reur, j’oubliai en bas mes sandales et nia hache. 
Aussi, comme à peine j’avais grimpé quelques mar¬ 
ches de l’escalier, je me retournai un peu pour jeter 
un dernier coup d’œil à mes sandales et à ma hache ; 
mais je vis la terre s’entr’ouvrir et en sortir un 
grand éfrit, horriblement hideux, qui dit à la femme : 
« Pourquoi cette terrible secousse dont tu viens * e 
m épouvanter ? Quel malheur t’arrive-t-il donc? » 
Elle répondit : « Aucun malheur, en vérité, si ce 
n’est que tout à l’heure je sentais ma poitrine se 
rétrécir de ma solitude, et je me levais pour aller 
boire quelque boisson rafraîchissante qui fit se 
dilater ma poitrine, et, comme je me levais tn p 
brusquement pour le faire, je glissai et tombai 
contre la coupole. » Mais l’éfrit lui dit: « 0 1< f- 
frontée libertine! comme tu sais mentir ! » Puis 


il se mit à regarder dans le palais, à droite, à 
gauche, et il finit par trouver mes sandales et ma 


hache. Alors il s’écria 


« Hein ! que signifient 


ces ustensiles-là? Dis! 


D’où te viennent ces ob 


jets d’êtres humains ? » Elle répondit : a Tu viens 
à l’instant de me les montrer! Je ne les ai jamais 
auparavant aperçus! Probablement ils étaient accro¬ 
chés derrière ton dos, et tu les auras toi-mème 


10 



146 LES MILLE NUITS ET CNE NUIT 

0 

apportés ici. » Alors le genni, au comble de la fu¬ 
reur, s’écria : « Quelles paroles absurdes, louches 
et détournées ! Elles ne sauraient avoir de prise sur 
moi, ô débauchée ! » 

A ces paroles, il la mit toute nue, la mit en croix 
entre quatre pieux fichés en terre, et, l’ayant mise 
à la torture, il commença à la questionner sur ce qui 
était arrivé. Mais, moi, je ne pus tolérer cela davan¬ 
tage ni entendre ses pleurs ; et je montai vite l’esca¬ 
lier en tremblant de terreur; et, arrivé enfin au 
dehors, je replaçai le couvercle comme il était, et 
je le dérobai aux regards en le recouvrant de terre 
Et je me repentis de mon action à la limite du 
repentir. Et je me mis à penser à l’adolescente, à sa 
beauté, et aux tortures que lui infligeait ce maudit- 
là, alors qu’elle était avec lui depuis déjà vingt ans. 
Et surtout je fus bien peiné à la pensée qu’il la 
torturait à cause de moi. Et, en ce moment, je me 
remis à penser aussi à mon père et à son royaume 
et à la misérable condition de bûcheron où j’étais, 
et, tout en pleurant, je récitai un vers sur ce triste 
sujet. 

Après quoi, je continuai à marcher jusqu’à ce que 
je fusse arrivé chez mon camarade le tailleur. Et je le 
trouvai qui, à cause de mon absence, était assis 
comme s’il eût été sur le feu dans une poêle à frire. Et 
il était là qui m’attendait avec impatience. Et il me 
dit : « Hier, ne te voyant pas arriver comme à l’or 
dinaire, je passai la nuit avec mon cœur chez toi ! 
Et j’avais peur pour toi d’une bête fauve ou de 
quelque autre chose semblable dans la forêt. Mais 
que la louange soit à Allah pour ton salut 1 » Alors, 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... • 147 

moi, je le remerciai pour sa bonté, j’entrai dans la 
boutique et m’assis dans mon coin ; et je me mis 
à penser à ce qui m’était arrivé, et à me blâmer 
moi-même pour le coup de pied que j’avais donné 
à la coupole. Tout à coup, mon bon ami le tailleur 
entra et me dit : « Il y a, à la porte de la boutique, 
une personne, une sorte de Persan, qui te demande 
et qui a avec lui ta hache et tes sandales. Il les 
avait portées chez tous les tailleurs de la rue en leur 
disant : « Je sortis à l’aube pour aller à la prière du 
matin à l’appel du muezzin, et je trouvai sur ma 
route ces objets-là sans arriver à savoir à qui- ils 
pouvaient appartenir. Dites-moi donc, vous autres, 
quel en est le propriétaire 1 » Alors les tailleurs de 
notre rue qui te connaissent, en voyant la hache et 
les sandales, surent qu’ils t’appartenaient et donnè¬ 
rent avec empressement ton adresse à ce Persan. 
Et il est là, qui t’attend à la porte de la boutique. 
Sors donc, et remercie-le pour sa peine, et prends 
ta hache et tes sandales. » Mais moi, à ces paroles, 
je sentis mon teint jaunir et tout mon corps s’af¬ 
faisser de terreur. Et, pendant que j’étais dans cette 
prostration, tout d’un coup, la terre, devant mon 
coin, s’entr’ouvrit, et le Persan en question en sor¬ 
tit. C’était l’cfrit! Il avait, pendant ce temps-là, mis 
sa jeune femme à la torture, et quelle torture! 
Mais elle ne lui avait rien avoué. Alors il avait pris 
la hache et les sandales, et lui avait dit : « Je vais te 
prouver que je suis toujours Georgirus, de la posté¬ 
rité d’Eblis ! Et tu verras si je puis ou non t’a¬ 
mener ici le propriétaire de cette hache et de ces 
sandales! » 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


448 ; 

C’est alors qu’il était venu employer cette ruse, 
dont j’ai parlé, auprès des tailleurs. 

Il entra donc brusquement chez moi , de dessous: 
terre, et aussitôt, sans perdre un instant, il m’enleva ! 
Il s’envola et s’éleva dans les airs ; puis il descendit 
et s’enfonça dans la terre ! Quant à moi, je perdis 
toute connaissance. C’est alors qu’il entra avec moi 
dans le palais souterrain où j’avais goûté la volupté. 
Et je vis l’adolescente toute nue, et le sang qui cou¬ 
lait de ses flancs ! Alors mes yeux furent mouillés de 
larmes. Mais l’éfrit se dirigea vers elle et, l’empoi¬ 
gnant, lui dit : « O débauchée ! le voici, ton amant! »• 

Alors l’adolescente me regarda et dit : « Je ne le c'on- 

» 

nais point. Et je ne l’ai jamais vu qu’en ce moment- 
ci seulement. »> Et l’éfrit lui dit : « Comment? 
Voici devant toi le corps môme du délit et tu n’avoues 
pas ! »> Alors elle dit : « Je ne le connais pas. Et 
de ma vie je ne l’ai vu. Et il ne me convient pas de 
mentir à la face d’Allah ! » Alors l’éfrit lui dit r 
« Si vraiment tu ne le connais point, prends ce sabre 
et coupe-lui la tête ! » Alors elle prit le sabre, vint à 
moi et s’arrêta en face de moi. Alors, moi, jaune de 
terreur, je lui fis un signe négatif avec mes sourci'ls 
(pour la prier d’avoir pitié) et mes larmes coulaient 
le long de mes joues. Alors elle aussi me cligna de 
l’œil ; mais elle dit à haute voix : « C’est toi qui es 
la cause de tous nos malheurs ! » Alors, moi, de nou¬ 
veau je lui fis signe avec mes sourcils, et de ma 
langue je lui dis des vers à double sens (que l’éfrit 
ne pouvait bien comprendre) : 

'h. 

Mes yeux savent assez te parler pour que ma 



ŒISTOIRE DU PORTEFAIX... 149 

langue devienne inutile! Mes yeux seuls te revalent 
les seci'els recèles dans mon cœur ! 

Quand tu m’es apparue, les douces larmes ruisse¬ 
lèrent, et je me fis muet : car mes yeux te parlaient 
assez de ma flamme ! 

Les paupières, en clignant, nous expriment tout 
sentiment ; et nul besoin, pour Vintelligent, de l'usage 
de ses doigts. 

Nos sourcils nous tiennent lieu de toutes les autres 
choses. Silence donc ! et laissons la parole seulement à 
Vamour. 

Alors la jeune femme comprit et mes signes et 
tnes vers, et elle jeta de ses mains le sabre de réfrit. 
Alors l’éfrit prit le sabre et me le tendit et me dit : 
« Coupe-lui le cou, et je te relâcherai et je ne te 
ferai aucun mal! » Et moi, je dis : « Oui! » Et je 
pris le sabre, et je m’avançai courageusement, et je 
levai le bras ! Alors elle me dit, en me faisant signe 
avec ses sourcils : « Moi, ai-je lésé tes droits ? » Alors 
mes yeux furent remplis de larmes, et je jetai de 
mes mains le sabre et je dis à l’éfrit : « O puissant 
éfrit, ô héros robuste et invincible ! si cette femme 
était, comme tu le crois, de peu de foi et de raison, 
elle aurait trouvé licite la chute de ma tète coupée 1 
Or, au contraire, c’est le sabre lui-même qu’elle a 
jeté loin d’elle. Comment donc pourrais-je, à mon 
tour, trouver licite de lui couper le cou, surtout 
étant donné que jamais je ne l’ai vue avant cette 
heure-ci? Donc, jamais je ne commettrai cette action, 
même si tu devais me faire boire la coupe de la 
mauvaise mort 1 » A ce discours, l’éfrit s’écria : 



450 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


« Ha! je constate bien maintenant l’amour qui est 
entre vous deux ! » 

Et alors, ô ma maîtresse, ce maudit prit le sabre, 
en frappa la main de l’adolescente et la coupa ; 
puis il en frappa l’autre main' et la coupa de 
môme ; puis il coupa son pied droit ; puis il coupa 
son pied gauche. Et ainsi, avec quatre coups, il 
coupa les quatre membres. Et, moi, je regardais 
cela de mes yeux et je pensais mourir certainement. 

A ce moment, la jeune femme me regarda à la 
dérobée et me cligna de l’œil. Mais, hélas ! l’éfrit vit 
ce clignement d’œil, et il s’écria : « O fille de putain ! 
tu viens de commettre un adultère avec ton œil ! » 
Et alors il la frappa au cou avec le sabre, et lui 
coupa la tôte. Ensuite il se tourna vers moi et me 
dit: « Sache, ô toi l’être humain, que, dans notre loi 
à. nous, les genni, il nous est permis, et il nous est 
même licite et recommandable, de tuer l’épouse 
adultère ! Sache donc que cette adolescente, je l’ai 
enlevée la nuit de ses noces, quand elle n’avait 
encore que douze ans, et avant qu’aucun autre eût 
couché avec elle ou l’eut connue ! Je l’ai portée ici, 
et je venais la voir un jour sur dix, pour passer la 
nuit avec elle, et je copulais avec elle sous l’aspect 
d’un Persan! Mais du jour que j’ai constaté qu’elle 
me trompait, je l’ai tuée ! D’ailleurs elle ne m'a 
trompée qu’avec son œil seulement, l’œil qu’elle a 
cligné en te regardant. Quant à toi, comme je n’ai 
pu constater que tu eusses forniqi ; avec elle pour 
l’aider à me tromper, je ne te tuerai pas. Mais, tout 
de même, je veux, pour que tu ne puisses pas rire 
sur mon dos, te faire quelque mal qui t’enlève ta 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 151 

superbe! Mais je te laisse choisir la variété que tu 
préfères parmi tous les maux. » 

Alors, moi, ô ma maîtresse, je fus réjoui à la limite 
de la réjouissance en me voyant échapper à la mort. 
Et cela m’encouragea à abuser de la grâce. Et je lui 
dis : « Je ne sais vraiment que choisir au milieu de 
tous les maux ! Je préfère aucun ! »> Alors l’éfrit 
courroucé frappa le sol du pied et s’écria : « Je te 
dis de choisir ! Ainsi, choisis sous quelle image tu 
préfères que je t’ensorcelle ! Préfères-tu l’image 
d’un âne ? Non ! L’image d’un chien ? L’image d’un 
mulet? L’image d’un corbeau? Ou bien l’image d’un 
singe ? » Alors je lui répondis, toujours en abusant, 
car j'avais l’espoir d’une grâce complète: « Par 
Allah ! ô mon maître Georgirus, de la postérité du 
puissant Eblis ! si tu me fais grâce, Allah te fera 
grâce ! car il te saura gré du pardon accordé à un 
homme bon Mouslem, qui ne t’a jamais fait de tort ! » 
Et je continuai à l’implorer à la limite de la prière, 
en me tenant humblement debout entre ses mains, 
et je lui dis : « Tu me condamnes injustement ! » 
Alors il me répondit : « Assez de paroles comme cela, 
sinon la mort! N’abuse donc pas de ma bonté, car il 
me faut absolument t’ensorceler ! » 

A ces paroles, il m’enleva, fendit la coupole et la 
terre au-dessus de nous, et s’envola avec moi dans 
les airs, et s> haut que je ne voyais plus la terre que 
sous l’aspect d’une écuelle d’eau. Alors il descendit 
sur le sommet d’une montagne et m’y déposa; il prit 
un peu de terre dans sa main, grommela quelque 
chose d essus en grognant comme ça : « Hum ! hum I 
hum ! n, prononça quelques paroles, puis jeta cette 



LES MILLE NUITS ET CNE NUIT 


152 

terre sur moi en s’écriant : « Sors de ta forme-ci et 
prends la forme d’un singe ! » Et, à l’instant mémo, 
ô ma maîtresse, je devins un singe, et quel singe ! 
Vieux d’au moins cent ans et assez laid ! Alors, moi, 
quand je me vis sous cet aspect, je fus d’abord 
mécontent et me mis à sauter ; et je sautais, en 
vérité ! Puis, comme cela ne me servait de rien, je 
me mis à pleurer sur moi-môme et sur mon moi 
passé- Et l’éfrit riait d’une façon épouvantable, 
puis il disparut. 

Alors je me mis à réfléchir sur les-injustices du 
sort, et j’appris, à mes dépens, qu’en vérité le sort ne 
dépend point de la créature. 

Après cela, je me mis à dégringoler du sommet de 
la montagne jusqu’au bas tout à fait. Et je me mis à 
voyager, en dormant la nuit dans les arbres, et cela 
durant un mois, jusqu'à ce que je fusse arrivé sur 
le rivage de la mer salée. Je m’arrêtai là près d’une 
heure, et je finis par voir au milieu de la mer un 
navire que le vent favorable poussait vers le rivage, 
de mon côté. Alors, moi, je me cachai derrière'un 
rocher et j'attendis. Quand je vis les hommes arri¬ 
ver et aller et venir, moi, je m’enhardis et je finis 
par sauter au milieu du navire. Alors l’un des 
hommes s’écria : « Chassez vite cet être de mauvais 
augure ! » Et un autre s’écria : « Non ! tuons-le ! » 
Et un troisième s’écria : « Oui ! tuons-le avec ce 
sabre ! » Alors, moi, je me mis à pleurer et j’arrêtai 
de ma patte le bout du sabre, et mes larmes cou¬ 
laient abondamment. 

Alors le capitaine eut pitié de moi, et leur dit: 
« O marchands, ce singe vient de m’implorer, et 



HISTOIRE Dü PORTEFAIX... 153 

% 

j’écoute sa prière ; il est sous ma protection ! Que 
personne ne l’arrête et ne le chasse ou l’incom¬ 
mode ! » Puis le capitaine se mit à m’appeler et à 
me dire des paroles agréables et bonnes; et moi je 
comprenais toutes ses paroles. Aussi il me prit 
comble serviteur ; et moi je lui faisais toutes ses 
affaires et je le servais dans le navire. 

Le vent nous fut favorable pendant cinquante 
jours, et nous atterrîmes à une ville énorme et 
si pleine d’habitants qu’Allah seul peut en compter 
le nombre ! 

A notre arrivée, nous vîmes s’avancer vers notre 
navire des mamalik qui étaient envoyés par le 
roi de la ville. Ils s’approchèrent et souhaitèrent 
la bienvenue aux marchands, et leur dirent : 
« Notre roi vous fait des compliments pour votre 
bonne arrivée, et il nous charge de vous communi¬ 
quer ce rouleau de parchemin, et il dit : Que cha¬ 
cun de vous y écrive une ligne de sa belle écriture ! » 

Alors, moi, toujours sous mon aspect de singe, je 
me levai et brusquement je saisis de leurs mains le 
rouleau de parchemin, et je sautai avec un peu plus 
loin. Alors ils eurent peur de me voirie déchirer et 
le jeter à l’eau. Et ils m’appelèrent avec des cris, et 
voulurent me tuer. Alors je leur fis signe que je 
savais et voulais écrire! Et le capitaine leur dit: 
« Laissez-le écrire! Si nous le voyons griffonner, 
nous l’empêcherons de continuer; mais si, en vé¬ 
rité, il savait la belle écriture, je l’adopterais pour 
mon fils ! Car je n’ai jamais vu un singe plus in¬ 
telligent. » 

Alors, moi, je pris le calam, je l’appuyai sur le 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


154 

tampon de l’encrier, en étendant bien l’encre sur le» 
deux faces du calam, et je commençai à écrire. 

J’écrivis ainsi quatre strophes improvisées, cha¬ 
cune d’une écriture différente et selon un style diffé¬ 
rent : la première strophe d’après le mode Rikaa ; la 
seconde sur le mode Rihani ; la troisième sur le mod& 
Çoulci ; et la quatrième selon le mode Mouchik : 

i 

a) Le temps a déjà marqué les bienfaits et les 
dons des hommes généreux ; mais il a désespéré de 
pouvoir arriver à dénombrer les tiens jamais l 

Après Allah, le genre humain n’a recours qu’à toi y 
car tu es vraiment le père de tous les bienfaits l 

b) Je vous 'parlerai de sa plume : 

Sa plume ! C’est la première et l’origine même des 
plumes ! Sa puissance est une chose surprenante ; c’est 
elle qui l’a mis au nombre des savants remarquables 

De celte plume, tenue entre la pulpe de ses cinq 
doigts, coident sur le monde cinq fleuves d’éloquence 
et de poésie l 

c) Je vous parlerai de son immortalité : 

Il n’y a point d’écrivain qui ne meure ; mais te 
temps éternise l’écriture' de ses mains ! 

Aussi, ne laisse ta plume écrire que des choses qui 
pourraient te rendre fier au jour de la Résurrec¬ 
tion ! 

d) Si tu ouvres Fencrier, ne t’y plonge que pouf 
tracer des lignes de donateur, des lignes bienfai¬ 
santes l 



HISTOIRE DU PORTEFAIX .. 


155 


Mais,si tu ne peux Ven servir pour écrire des dona¬ 
tions, du moins que tu Vy plonges pour la beauté ! Et, 
de la sorte, tu seras parmi ceux qui comptent parmi 
les plus grands des écrivains 1 

# 

Quand j’eus fini d’écrire, je leur tendis le rouleau 
de parchemin. Et tous furent dans la plus grande 
admiration, puis chacun inscrivit à tour de rôle une 
ligne de sa plus belle écriture. 

Après quoi,les esclaves s’en allèrent porter le rou¬ 
leau au roi. Lorsque le roi eut pris connaissance de 
toutes les écritures, il ne fut satisfait que de mon 
écriture à moi, qui était faite de quatre manières 
différentes, et pour laquelle j’étais réputé dans le 
monde entier, quand j’étais encore fils de roi. 

Alors le roi dit à tous ses amis qui étaient pré¬ 
sents et à ses esclaves: « Allez tous auprès du 
maître de cette belle écriture, et donnez-lui cette 
robe d’honneur pour qu’il s’en revête, et faites-le 
monter sur la plus belle de mes mules, et portez-le 
en triomphe aux sons des instruments, et amenez- 
le entre mes mains ! » 

Aces paroles, tous se mirent à sourire. Et le roi, 
qui s’en aperçut, fut très fâché et s’écria: « Gom¬ 
ment! je vous donne un ordre, et vous riez de 
moi! » Et ils répondirent: « O roi du siècle, nous 
prendrions bien garde de rire de tes paroles ! mais 
nous devons te dire que celui qui a écrit cette 
écriture si belle n’est point un fils d’Adam, mais un 
singe qui appartient au capitaine du navire ! Alors 
le roi fut prodigieusement étonné de leurs paroles, 
puis il se convulsa d’aise et d’hilarité, et s’écria: 



456 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


« Je désire acheter ce singe! » Là-dessus, il ordonna 
à toutes les personnes de sa cour d’aller au navire 
recevoir le singe et de prendre avec eu* la mule 
et la robe d’honneur, et leur dit: « Il faut absolu¬ 
ment que vous le rèvêticz de cette robe d’honneur, 
que vous le fassiez monter sur la mule et que vous 
l’ameniez ici! » 

Alors tous vinrent au navire et m’achetèrent très 
cher au capitaine, qui ne voulait pas d’abord! Puis, 
moi, je fis signe au capitaine pour lui dire que j’étais 
très affligé de le quitter. Puis, eux, m’emmenèrent, 
m'habillèrent avec la robe d’honneur, me firent 
monter sur la mule, et nous partîmes tous au son 
des instruments harmonieux de cette ville ; et tous 
les habitants et toutes les créatures humaines de la 
ville furent dans la stupéfaction et se mirent à 
regarder avec un intérêt énorme ce spectacle éton¬ 
nant et prodigieux. 

Lorsqu’on m’eut amené devant le roi et que je 
le vis, je baisai la terre entre ses mains à trois 
reprises et puis je restai immobile. Alors le roi 
m’invita à m’asseoir, et, moi, je me mis à ge¬ 
noux. Alors tous les assistants - furent émerveillés, 
de ma bonne éducation et de ma politesse admirable ; 
mais c est encore le roi qui fut dans le plus grand 
émerveillement. Et aussitôt que je me fus mis ainsi 
à genoux, le roi ordonna à tout le monde de s’en 
aller, et tout le monde s’en alla. Il ne resta dans la 
salle que le roi, l’eunuque en chef, et un jeune 
esclave favori, et moi, ô ma maîtresse ! 

Alors le roi ordonna qu’on apportât.de quoi man¬ 
ger. Et on apporta une nappe sur laquelle se trou- 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


457 


vaient tous les mets qu’une âme peut souhaiter et 
désirer, et toutes les choses qui font les délices des 
yeux. Et le roi me fit signe de manger. Alors je me 
levai et je baisai la terre entre ses mains à sept 
reprises différentes, et je m’assis très poliment, et je 
me mis à manger en me rappelant toute mon éduca¬ 
tion passée. 

Lorsqu’on leva la nappe, je me levai, moi aussi, 
pour aller me laver les mains ; puis je revins, après 
m’être lavé les mains, et je pris l’encrier, le calam 
et une feuille de parchemin, et j’écrivis deux strophes 
sur l’excellence des pâtisseries arabes : 


O pâtisseries, douces, fines et sublimes pâtisse¬ 
ries enroulées par les doigts ! Vous êtes la thériaque, 
antidote de tout poison ! En dehors de vous, pâtisse¬ 
ries, je ne saurais aimer jamais rien; et vous êtes mon 
seul espoir, toute ma passion ! 

O frémissements de mon cœur à la mie d’une nappe ten¬ 
due où,en son milieu,s'aromatise une kenafa ( 1 ) nageant 
au milieu du beurre et du m iel, dans le grand plateau ! 


O kenafal kenafa amincie en une chevelure appé¬ 
tissante , réjouissante ! mon désir, le cri de mon désir 
vers toi , 6 kenafa, est extrême ! Et je ne pourrais, ail 
risque de mourir, passer un jour de ma vie sans toi 
sur ma nappe, 6 kenafa, y a kenafal 

Et ton sirop ! ton adorable, délicieux sirop ! Haï ! 
en mangerais-je, en boirais-je jour et nuit, que j’en 
reprendrais dans la vie future I 


Ap rcs quoi, je déposai le calam et la feuille, et jo 

(*) Sorte de pâtisserie faite avec des filets très fins de vermicelle. 



158 


LES BliLLE NUITS ET UNE NUIT 


me levai et m’cn allai m’asseoir respectueusement 
plus loin. Alors le roi regarda ce que j’avais écrit et 
le lut, et il s’en émerveilla étonnamment et s’écria : 
« Est-ce possible qu’un singe puisse posséder une 
telle éloquence et surtout une si belle écriture? Par 
Allah ! c’est la merveille des merveilles ! » 

A ce moment, on apporta au roi un jeu d’échecs, 
et le roi me demanda par signes : « Sais-tu jouer? » 
Et moi, avec ma tête, je fis : « Oui, je saisi » Alors 
je m'approchai, je rangeai le jeu et je’me mis à jouer 
avec le roi. Et par deux fois je le vainquis ! Alors le 
roi ne sut plus que penser, et sa raison fut dans la 
perplexité, et il dit: « Si c’était un fils d’Adam, il 
aurait surpassé tous les vivants de son siècle ! » 
Alors le roi dit à l’eunuque : « Va chez ta jeune 
maîtresse ma fille, et dis-lui: « Viens vite,ô ma maî¬ 
tresse, chez le roi ! » car je veux que ma fille puisse 
jouir de ce spectacle et voir ce singe merveilleux! »> 
Alors l’eunuque s’en alla, et il revint bientôt avec 
sa jeune maîtresse, la fille du roi, qui, à peine m’eut- 
elle aperçu, se couvrit le visage de son voile et 
dit : « O mon père, comment as-tu pu te résoudre à 
m’envoyer chercher pour me faire apercevoir par 
les hommes étrangers? » Et le roi lui dit: « O ma 
fille, il n’y a ici chez moi que mon jeune esclave, 
cet enfant que tu vois, et l’eunuque qui t’a élevé, et 
ce singe, et moi ton père ! De qui donc ici te cou- 
vres-tu le visage?» Alors la jeune fille répondit: 
« Sache', ô mon père, que ce singe est le fils d’un 
roi ! Le roi, son père, s’appelle Aymarus, et il est le 
maître d’un pays de l’intérieur lointain. Ce singe est 
simplement ensorcelé ; et c’est l’éfrit Georgirus, de 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


459 


la postérité d’Eblis, qui l’a ensorcelé, après avoir tué 
sa propre épouse la fille du roi Aknamus, maître de 
l’Ile d’Ebène. Ce singe, que tu crois un vrai singe, 
est donc un homme, mais savant, instruit et fort 
sage! » 

A ces paroles, le roi s’étonna beaucoup, me regarda, 
et me dit: « Est-ce vrai, ce que dit de toi ma fille? » 
Alors je répondis avec la tète : « Oui ! c’est vrai ! » et 
je me mis à pleurer. Alors le roi demanda à sa fille: 
« Mais d’où as-tu appris à discerner s’il est ensorcelé ? » 
Elle répondit: « O mon père, quand j’étais petite, la 
vieille femme qui était chez ma mère était une 
vieille sorcière pleine d’artifices et fort versée dans 
la magie. C’est elle qui m’enseigna l’art de la sor¬ 
cellerie. Et, depuis, je l’approfondis encore davan¬ 
tage, je m'y perfectionnai et j’appris ainsi près de 
cent soixante-dix articles de magie; et le plus insigni¬ 
fiant d’entre ces articles me rendrait capable de trans¬ 
porter ton palais en entier avec toutes ses pierres, et 
toute la ville derrière le Mont Caucase, de trans¬ 
former toute cette contrée en un miroir de mer et 

<• 

de changer tous les habitants en poissons ! » 

Alors son père s’écria: « Par la vérité du nom 
d’Allah sur toi! ô ma fille, délivre alors ce jeune 
homme, pour que je puisse en faire mon vizir! 
Commentl tu possèdes un talent aussi considérable 
et je 1’ ignore? Oh ! délivre-le pour que vite j’en fasse 
mon vizir, car ce doit être un jeune homme gentil 
et plein d’intelligence ! » 

Et la jeune fille répondit: « De tout cœur amical 
et généreux, comme hommages dus ! » 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


160 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’ap. 
procher le matin, et s'arrêta discrètement. 


HAIS LORSQUE FUT 
LA QUATORZIÈME NUIT 


Elle dit: 

* Il m'est parvenu, 6 Roi fortuné, que le deuxième 
saâlouk dit à la maîtresse de la maison: 

O ma maîtresse, la jeune fille, à ces paroles, 
prit à la main un couteau sur lequel étaient gravées 
des paroles en langue hébraïque, et avec ce couteau 
elle traça un cercle au milieu du palais, et au milieu 
de ce cercle elle écrivit des noms propres et des 
lignes talismaniques ; puis elle se mit au milieu de 
ce cercle et marmonna des paroles magiques, et 
lut dans un très vieux livre des' choses que nul ne 
comprenait, et continua ainsi quelques instants. 
Tout d’un coup, l’endroit du palais où nous étions 
fut dans des ténèbres si épaisses que nous crûmes 
avoir été enterrés vivants sous les ruines du monde. 
Et, soudain, devant nous apparut l’éfrit Georgirus, 
sous l’aspect le plus horrible et le plus hideux, avec 
des mains comme des fourches, des pieds comme des 
mâts et des yeux comme deux tisons enflammés. 
Alors, nous tous, nous en fûmes terrifiés. Mais la 
fille du roi lui dit: « Je ne te souhaite point la bien¬ 
venue ! Et je ne te fais pas un accueil cordial, 
toi l’éfrit ! » Alors l’éfrit lui dit: « O perfide! 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


ICI 


comment pcux-tu trahir ton sc’rment? Ne m’as-tu 
pas juré et ne sommes-nous pas tombes d’accord 
que nul de nous deux ne s’occuperait des affaires 
de l’autre et ne chercherait à les contrarier? Aussi, 
ô traîtresse, tu mérites bien le sort qui t’attend ! 
Attrape ça! » Et aussitôt l’cfrit se changea en un 
lion effroyable qui ouvrit la gueule de toute sa 
largeur et se précipita sur la jeune fille. Alors elle, 
d’un geste rapide, s’arracha un cheveu de ses che¬ 
veux, l’approcha de ses lèvres et marmonna dessus 
des paroles magiques, et aussitôt le cheveu devint 
un sabre iinement aiguisé. Alors elle saisit le sabre, 
en frappa violemment le lion, et le coupa en deux 
moitiés. Mais tout de suite la tôte coupée du lion 
devint un scorpion qui rampa vers le talon de la 
jeune fille pour le mordre ; mais aussitôt la jeune 
fille se changea en un serpent gigantesque qui se 
précipita sur le maudit scorpion, image de l’éfrit, 
et tous deux engagèrent une bataille serrée. Mais le 
scorpion tout à coup se changea en un vautour, 
et aussitôt le serpent devint un aigle qui fondit sur 
le vautour et se mit à sa poursuite ; il allait l’at¬ 
teindre, au bout d’une heure de poursuite, quand 
soudain le vautour se changea en un chat noir, et 
aussitôt la jeune fille devint un loup : alors, au 
milieu du palais, le chat et le loup se battirent et se 
livrèrent une bataille terrible ; et le chat, se voyant 
vaincu, se changea encore et devint une grosse gre¬ 
nade, rouge et très grosse. Et cette grenade se laissa 
tomber au fond du bassin qui était dans la cour; 
mais le loup se jeta dans le bassin et allait la saisir, 
quand la grenade s’éleva dans l’air Mais, comme 

il 



1G2 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


elle était trop grosse, elle tomba lourdement sur le 
marbre et elle se fendit : alors tous les grains s’ef¬ 
fritèrent un à un, et couvrirent tout le sol de la cour. 
Alors le loup se changea en un coq qui se mit à les 
ramasser du bec et à les avaler un à un, et il ne 
restait plus qu’un seul grain, que le coq allait aussi 
avaler, quand tout à coup ce grain tomba du bec 
du coq, car ainsi le voulaient la fatalité et le destin, 
et alla se loger dans un interstice, près du bassin, 
et de telle sorte que le coq ne sut plus où. Alors le 
coq se mit h crier et à battre des ailes et à nous 
faire signe du bec; mais nous ne comprenions point 
son langage ni ce qu'il nous disait. Alors il jeta un 
cri si terrible, vers nous qui ne le comprenions 
pas, qu’il nous sembla que le palais s’était effondré 
sur nous. Puis le coq se mit à tournoyer au milieu 
de la cour et à chercher le grain jusqu’à ce qu’il l’eût 
trouvé dans le trou du bassin, et il se précipita dessus 
pour le becqueter, quand soudain le grain tomba 
dans l’eau, au milieu du bassin, et se changea en un 
poisson qui s’enfonça dans l’eau. Alors le coq se 
changea en une baleine monstrueuse qui sauta dans 
l’eau et s’y enfonça à la poursuite du poisson et 
disparut à nos regards pendant une heure de temps. 
Au bout de ce temps, nous entendîmes de hauts cris 
et nous tremblâmes de peur. Et aussitôt nous vîmes 
apparaître l’éfrit sous sa forme hideuse d’éfrit, mais 
il était tout en feu comme un charbon ardent, et de sa 
bouche sortait la flamme, et de scs yeux et de ses 

narines sortaient la flamme et la fumée; et derrière 

* 

lui apparut la jeune fille, sous sa forme (de fille du 
roi, mais elle était toute en feu, comme un métal en 



HISTOIRE DE PORTEFAIX... 


163 


fusion, et elle se mit à la poursuite de l’éfrit qui 
arrivait déjà sur nous ! Alors tous nous eûmes une 
peur terrible d’ôtre brûlés vifs et de perdre la vie, et 
nous allions nous précipiter tous dans l’eau, quand 
l’cfrit nous arrêta soudain par un cri épouvan¬ 
table et sauta sur nous au milieu de la salle qui 
donnait sur la cour, et souffla du feu sur nos visages! 
Mais la jeune fille l’atteignit et souffla du feu sur 
son visage aussi. Mais tout céla fît que le feu nous 
atteignit, nous aussi, venant d’elle et de lui ; mais 
son feu à elle ne nous fît aucun mal, mais son feu à lui 
au contraire ! Ainsi une étincelle m’atteignit, moi, à 
mon œil gauche de singe et me l’abîma sans retour! 
Et une étincelle atteignit le roi au visage et lui 
en brûla toute la moitié inférieure, y compris la 
barbe et la bouche, et lui fît tomber toutes les 
dents inférieures. Et une étincelle atteignit l’eunu¬ 
que à la poitrine, et il prit entièrement feu et brûla 
et mourut à l’instant et à l’heure mêmes ! 

Pendant ce temps, la jeune fîlle poursuivait tou¬ 
jours l’éfrit et lui soufflait du feu. Mais tout à 
coup nous entendîmes une voix qui disait : « Allah 
est le seul grand! Allah est le seul puissant! Il 
écrase, domine et délaisse le renégat qui renie la foi 
de Mohammad, maître des hommes! » Or, celte voix 
était celle de la fille du roi, qui nous fit signe du 
doigt et nous montra l’éfrit, qui, entièrement brûlé, 
était devenu un amas de cendres. Puis elle vint 
à nous et nous dit: « Vite! apportez-moi une tasse 
d’eau! » On la lui apporta. Alors elle prononça 
dessus des paroles incompréhensibles, puis m’as¬ 
pergea avec l eau et me dit : « Sois délivré, au nom 



LES Ml-LLE NUITS ET CNE NUIT 


1G4 

et par la vérité du seul Vrail Et,par la vérité du nom 
d’Allah leTout-Puissant,revicnsàta première image! » 
Alors ie devins un être humain, comm<* par le 
passé, mais je restai borgne! Alors la jeune fille, en 
manière de consolation, me dit : « Le feu est rede¬ 
venu feu, mon pauvre enfant! » Et elle dit la même 
chose à son père, qui avait la barbe brûlée et les 
dents tombées! Puis elle dit: « Quant à moi, ô père, je 
dois fatalement mourir, car cette mort m’a été écrite ! 
Pour ce qui est de l’éfrit, je n’aurais pas eu tant de 
peine à l’anéantir s’il avait été un simple être 
humain ; je l’aurais tué dès la première fois ! Mais ce 
qui me fatigua et me donna de la peine, c’est l’épar¬ 
pillement des grains de la grenade, car le grain que 
je n'avais pas pu d’abord becqueter était justement 
le grain principal, qui contenait, à lui seul, i’âme du 
genni ! Ah 1 si j’avais pu l’attraper, ce grain, cet éfrit 
aurait été anéanti à l'instant même. Mais,hélas! je 
ne l’avais pas vu. Car c’était la fatalité du destin! 
Et c’est ainsi que j’ai été obligée de lui livrer tant 
de terribles batailles sous terre, dans l’air et dans 
l’eau; et, chaque fois qu’il ouvrait une porte de salut, 
je lui ouvrais une porte de perdition, jusqu’à ce qu’il 
ouvrît enfin la terrible porte du feu! Or, quand la 
porte du feu est une fois ouverte, on doit mourir! 
Mais le destin me permit tout de même de brûler 
l’éfrit avant d’être brûlée moi-môme! Mais, avant de 
le tuer, je voulus le décider à embrasser notre foi, 
qui est la sainte religion des Islams ; mais il refusa, 
et je le brûlai! Et moi, à mon tour, je vais mourir! 
Et Allah tiendra ma place auprès de vous autres et 
vous consolera! » 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


465 

A ces paroles, elle se mit à implorer le feu jusqu’au 
moment où, enfin, des étincelles noires jaillirent et 
montèrent vers sa poitrine et son visage. Et lorsque 
îe feu atteignit son visage, elle pleura, puis elle dit: 
« Je témoigne qu’il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah l 
Etj e témoigne que Mohammad est l'apôtre d’Allah ! » 

A peine ces paroles prononcées, nous la vîmes 
devenir un amas de cendres, tout à côté de l’amas 
de l’éfrit. 

Alors nous fûmes pour elle dans l’affiiction. Et 
moi, j’eusse souhaité être à sa place, plutôt que do 
voir sous l’aspect d’un amas de cendres cette figure 
radieuse de jadis, cette jeune fille qui m’avait rendu 
un tel bienfait! Mais il n’y a rien à répliquer à l’ordre 
d’Allah. 

• 

Lorsque le roi vit sa fille devenir un amas de 
cendres, il s’arracha ce qui lui restait de barbe, et 
se frappa les joues, et déchira ses vêtements. Et je 
fis de même. Et tous deux nous pleurâmes sur elle. 
Ensuite vinrent les chambellans et les chefs du gou¬ 
vernement, et ils trouvèrent le sultan dans un élat 
d’anéantissement, assis à pleurer à côté de deux 
amas de cendres. Ils furent fort surpris, et se mirent 
à tourner autour du roi sans oser lui parler, et cela 
pendant une heure. Alors le roi revint un peu à lui 
et leur raconta ce qui était arrivé à sa fille avec 
l’éfrit. Et ils s’écrièrent: « Allah ! Allah ! quel grand 
malheur ! quelle calamité ’. » 

Ensuite vinrent toutes les femmes du palais avec 
leurs esclaves femmes ; et, pendant sept jours en¬ 
tiers, on fit toutes les cérémonies des condoléances 
et du deuil. 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


166 

Puis le roi ordonna la construction d’une grande 
coupole pour les cendres de sa fille, et la fit 
terminer en grande hâte, et y fit allumer les chan¬ 
delles et les lanternes jour et nuit. Quant aux 
cendres de l’éfrit, on les dispersa dans l’air sous la 
malédiction d’Allah. 

Mais le sultan, après toutes ces peines, fit une 
maladie telle qu’il faillit en mourir. Cette maladie 
dura un mois entier. Et, quand les forces lui furent 
un peu revenues, il me fit appeler, et me dit : « O 
jeune homme, nous tous ici, avant ton arrivée, 
nous vivions notre vie dans le plus parfait bonheur, 
à l’abri des méfaits du sort ! Et il a fallu ta venue 
chez nous pour nous attirer toutes les afflictions. 
Puissions-nous ni' t’avoir jamais vu, ni toi ni ta face 
de mauvais augure, ta face de malheur qui nous 
jeta dans cet état de désolation! Car, premièrement, 
tu as été la cause de la perte de ma fille, qui, certes, 
valait plus de cent hommes ! Et, deuxièmement, à 
cause de toi, il m’est arrivé, en fait de brûlure, ce 
que tu sais! et mes dents sont perdues et les autres 
abîmées ! Et, troisièmement, mon pauvre eunuque, 
ce bon serviteur qui avait élevé ma fille, a été tué 
aussi ! Mais ce n’est point de ta faute, et maintenant 
ta main ne peut y porter remède : et tout cela 
nous est arrivé, à nous et à toi, par l’ordre d’Allah ! 
D’ailleurs, Allah soit loué qui a permis à. ma fille 
de te délivrer, toi, en se perdant elle-même! C’est le 
destin ! Sors donc, mon enfant, de ce pays ! Car ce 
qui nous est déjà arrivé à cause de toi nous suffit. 
Mais tout cela fut décrété par Allah. Sors donc et 
va en paix ! » 



UISTOI RE DU POIITEFAIX... 


1G7 


Alors moi, ô ma maîtresse, je sortis de chez le 
roi, ne croyant pas tout à fait à mon salut. Et je ne 
sus où aller. Et je me rappelai, dans mon cœur, 
ce qui m’était arrivé, depuis le commencement jus¬ 
qu’à la fin: comment les brigands du désert m’avaient 
laissé sain et sauf, mon voyage pendant un mois et 
mes fatigues, mon entrée dans la villo en étranger, 
et ma rencontre avec le tailleur, ma rencontre et 
mon intimité si délicieuse avec l’adolescente de des¬ 
sous terre, ma délivrance d’entre les mains de l’éfrit 
qui voulait d’abord me massacrer, et enfin tout 
depuis le commencement jusqu’à la fin, y compris 
mon changement en singe devenu le domestique du 
capitaine marin, mon achat par le roi pour un prix 
fort cher, à cause de ma belle écriture, ma déli¬ 
vrance, enfin tout ! Môme et surtout, hélas ! le 
dernier incident qui occasionna la perte de mon 
œil. Mais je remerciai Allah on disant : « Mieux 
vaut la perte de mon œil que de ma vie! » Après 
cela, et avant de quitter la ville, j’allai au hammam 
prendre un bain. C’est là que je me suis rasé la 
barbe, ô ma maîtresse, pour pouvoir voyager en 
sécurité dans cet état de saalouk ! Et. depuis, je 
ne cessai chaque jour de pleurer et de penser à 
tous les malheurs que j’avais endurés et sur¬ 
tout à la perte de mon œil gauche. Et, chaque 
fois que j’y pense, les larmes me viennent à 
l’œil droit et m’empêchent de voir, mais no 
m’empêcheront, jamais de penser à ces vers du 
poète : 


De ma perplexité, Allah miséricordieux se doute' 



468 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


t-il? Les malheurs sur moi se sont abattus, et trop tard 
je le «. ai sentis l 

Pourtant je prendrai patience en face de mes in¬ 
supportables maux, pour que le monde sache bien que 
j’ai patienté sur une chose plus amère encore que la 
palienct elle-même 1 

Car la patience a sa beauté, surtout pratiquée par 
Vhomme pieux ! Quoiqu'il en soit,ce qu'Allah a décide 
sur ses créatures doit cotirir l 

Ma mystérieuse bien-aimée connaît tous les secrets 
de mon lit. Nul secret , fût-il le secret des secrets, ne 
saurait lui être caché. 

Quant à celui qui dit qu'il y a des délices en ce 
monde, répondez-lui qu'il goûtera bientôt des jours 
plus amers que le suc de la myrrhe l 

Je partis donc et je quittai cette ville, et je 
voyageai par les pays, et je traversai les capitales, 
et je me dirigeai vers la Demeure de Paix, Baghdad, 
où j’espérais arriver auprès de, l’émir des Croyants 
pour lui raconter tout ce qui m’était arrivé. 

Apres de longs jours, j’arrivai enfin à Baghdad, 
cette nuit môme. Et je trouvai ce frère-ci, le pre¬ 
mier saàlouk, qui était là fort perplexe, et je lui dis: 
« La paix sur toi ! » Et il me répondit: « Et sur toi 
la paix! et la miséricorde d’Allah! et toutes ses 
bénédictions ! » Alors, je me mis à causer avec lui, 
et nous vîmes approcher notre frère, ce troisième, 
qui, après les souhaits de paix, nous dit qu’il était 
un homme étranger. Et nous lui dîmes: « Nous 
autres aussi, nous sommes deux étrangers, et nous 
sommes arrivés celte nuit môme dans cette ville 



HISTOIRE DD PORTEFAIX... 469 

bénie! » Pais, tous trois, nous marchâmes ensemble, 
et pas un de nous ne savait l’histoire de l’autre. Et 
le sort et le destin nous conduisirent devant cette 
•porte, et nous entrâmes chez vous ! 

Et tels sont, ô ma maîtresse, les motifs de ma 
barbe rasée et de mon œil abîmé 1 » 


Alors la jeune maîtresse, de la maison dit à ce 
deuxième saâlouk: « Ton histoire est vraiment extra¬ 
ordinaire! Aussi, allons! lisse un peu tes cheveux 
sur ta tête et va-t’en voir l’état de ton chemin sur la 
voie d’Allah ! » 

* 

Mais il répondit: « En vérité, je ne sortirai d’ici 
•que je n’aie entendu le récit de mon troisième com¬ 
pagnon ! » 

# 

Alors le troisième saâlouk s’avança et dit: 


HISTOIRE DU TROISIÈME SAALOUK 


« O dame pleine de gloire, ne crois pas que mon 
histoire soit aussi merveilleuse que celle de mes 
deux compagnons! Car mon histoire est infiniment 
plus étonnante. 

Si à mes compagnons, ces deux-là, les malheurs 
furent infligés simplement par le destin et la fatalité, 
moi, c’est autre chose! Le motif de ma barbe rasée 
«t de mon œil abîmé, c’est que, moi-même, par ma 



470 


LES MILLE K UITS ET DUE HUIT’ 


faute, je me suis attiré la fatalité et me suis rempli 
le cœur de soucis et de chagrins. 

Voici! Je suis un roi, fils de roi. Mon père s’appe¬ 
lait Kassik, et je suis son fils. Lorsque le roi, mon 
père, mourut, j’héritai du royaume, et je régnai, et 
je gouvernai avec justice, et je fis beaucoup de biea 
à mes sujets. 

Mais j’avais un grand amour pour les voyages par 
mer. Et je ne m’en privais pas, car ma capitale était 
située au bord de la mer ; et, sur une très large 
étendue de mer, j’avais des îles qui m'appartenaient, 
et qui étaient fortifiées en état de défense et de 
bataille. Et je voulus un jour aller visiter toutes 
mes îles, et je fis préparer dix grands navires, et j’y 
fis mettre des provisions pour un mois, et je partis» 
Le voyage de visite dura vingt jours, au bout des¬ 
quels, une nuit d’entre les nuits, nous vîmes se 
déchaîner contre nous les vents contraires, et cela 
jusqu’à l’aube; alors, comme le vent s’était un peu 
calmé et la mer radoucie, au lever du soleil nous 
vîmes une petite île où nous pûmes nous arrêter un 
peu: nous allâmes à terre, nous fîmes un peu de 
cuisine pour manger, nous mangeâmes, nous nous 
reposâmes deux jours, pour attendre la fin de la 
tempête, et nous repartîmes. Le voyage dura encore 
vingt jours, jusqu’à ce qu'un jour nous perdîmes 
notre route ; les eaux où nous naviguions nous devin¬ 
rent inconnues, à nous et aussi au capitaine. Car le 
capitaine, en vérité, ne reconnaissait plus du tout 
cette mer! Alors nous dîmes à la vigie: « Regarde la 
mer avec attention ! » Et la vigie monta sur le mât, 
puis descendit, et nous dit et dit au capitaine: « A 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


171 


ma droite, j’ai vu des poissons à la surface de l’eau ; 
et, au milieu de la mer, j’ai distingué au loin quelque 
chose qui paraissait tantôt'noir et tantôt blanc! » 

A ces paroles de la vigie, le capitaine fut épou¬ 
vanté ; il jeta par terre son turban, s’arracha la 
barbe et nous dit à nous tous : « Je vous annonce 
notre perte à tous! Et pas un seul ne sortira sain et 
sauf! » Puis il se mit à pleurer, et nous aussi, avec 
lui, nous nous mîmes à pleurer sur nous-mêmes. 
Puis je demandai au capitaine: « O capitaine, 
cxplique-nous les paroles du veilleur ! » Il répondit: 
« O mon seigneur, sache que du jour où souffla le 
vent contraire nous perdîmes notre route, et elle est 
perdue ainsi depuis déjà onze jours; et il n’y a point 
de vent favorable qui puisse nous faire revenir dans 
la bonne voie. Or, sache la signification de cette 
chose noire et blanche et de ces poissons surnageant 
à proximité: demain nous allons arriver à une 
montagne de roches noires, qui s appelle la Montagne 
d’Aimant, et les eaux nous entraîneront de force 
du côté de cette montagne, et notre navire sera mis 
en pièces, car tous les clous du navire s’envoleront, 
attirés par la montagne d’aimant, et se colleront sur 
ses flancs ; car Allah Très-Haut doua d’une vertu 
secrète cette montagne d’aimant qui, ainsi, attire à 
elle toute chose en fer! Aussi tu ne peux t’imaginer 
la quantité énorme de choses en fer qui se sont 
accumulées, suspendues à cette montagne, depuis 
le temps que les navires sont attirés à elle de force! 
Allah seul en connaît la quantité. De plus, on voit 
luire, de la mer, au sommet de cette montagne, un 
dôme en cuivre jaune soutenu par dix colonnes ; 



172 


LES MILLE N U1TB ET UNE NUIT * 


et sur ce dôme il y a un cavalier sur un cheval de 
cuivre ; et à la main de ce cavalier il y a une lance de 
cuivre; et sur la poitrine de ce cavalier il y a, sus¬ 
pendue, une plaque de plomb gravée entièrement 
de noms inconnus et talismaniques! Or, sache, ô roi, 
que tant que ce cavalier sera sur ce cheval, tous 
les navires qui passeront au-dessous seront mis en 
pièces, et tous les passagers seront perdus à jamais, 
et tous les fers des navires iront se coller contre la 
montagne 1 II n’y aura donc point de salut possible 
avant que ce cavalier ne soit précipité à bas de ce 
cheval! » 

A ces paroles, 6 ma maîtresse, le capitaine se mit 
à pleurer des pleurs abondants, et nous fûmes cer¬ 
tains de notre perte sans recours, et chacun de nous 

fit ses adieux & ses amis. 

_ % 

Et, en etfet, à peine le matin venu, nous fumes 
tout proches de cette montagne aux roches noires 
d’aimant, et les eaux nous entraînèrent de force de 
son côté. Puis, quand nos dix navires arrivèrent au 
bas de la montagne, tout d’un coup les clous des 
navires se mirent à s’envoler par milliers, avec 
tous les fers, et allèrent se coller sur la montagne; 
et nos navires s’entr’ouvrirent, et nous fûmes tous 
précipités à la mer. 

Alors, toute la journée, nous fûmes en la puissance 
de la mer, et nous fûmes les uns noyés et les autres 
sauvés, mais la plus grande partie fut noyée; et ceux 
qui furent sauvés ne purent jamais ni se connaître 
ni se retrouver, car les vagues terribles et les vents 
contraires les dispersèrent de tous côtés. 

Quant à moi, ô ma maîtresse, Allah Très-IIaul 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


173 


m’a sauvé pour me réserver d’autres peines, de 
grandes souffrances et de grands malheurs. Je pus 
m’accrocher à une planche d’entre les planches, et 
les vagues et le vent me jetèrent sur la côte, au 

m 

pied de cette montagne d’aimant! 

Alors je trouvai un chemin qui conduisait jus¬ 
qu’au sommet de la montagne, et qui était construit 
en forme d’escaliers taillés dans la roche. Et tout de 
suite j’invoquai le nom d’Allah Très-Haut, et... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit luire 
le matin, et, discrète, arrêta son rccit. 


ET LORSQUE FUT 
A QUINZIÈME NUIT 


Elle dit: 

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le troisième saà- 
louk, s’adressant à la jeune maîtresse de la maison pen¬ 
dant que les autres compagnons étaient assis les bras 
croisés, surveillés par les sept nègres qui tenaient l’épée 
nue à la main, continua : 

J’invoquai donc le nom d’Allah, et je l’implorai 
et je me mis dans l’extase de la prière ; puis je m’ac¬ 
crochai, comme je pus, aux rochers et aux excava¬ 
tions, et je réussis, le vent s’étant enfin calmé par 
l’ordre d’Allah, à faire l’ascension de cette mon¬ 
tagne ; et je me réjouis fort do mon salut à la 
limite de la joie! Et il ne me restait plus qu’à attein- 



!74 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


dre le dôme; je l’atteignis enfin et je pus y pénétrer 
Alors je me mis à deux genoux, et je fis ma prière, 
et je remerciai Allah pour ma délivrance. 

En ce mom ?nt, la fatigue me brisait tellement, 
que je me jetai à terre et m’endormis. Et, pendant 
mon sommeil, j’entendis .une voix qui me disait: 
«O fils de Kassib! quand tu te réveilleras de ton 
sommeil, creuse sous tes pieds, et tu trouveras un 
arc en cuivre et trois flèches en plomb sur lesquelles 
sont gravés des talismans. Tu prendras cet arc et 
tu en frapperas le cavalier qui est sur le dôme, 
et tu rendras ainsi la tranquillité aux humains 
en les débarrassant de ce fléau terrible ! Lorsque 
tu auras frappé le cavalier, ce cavalier tombera 
dans la mer, et l’arc tombera de tes mains 
sur le sol: alors tu prendras l’arc et tu l’enfouiras 
sous terre à l’endroit môme où il sera tombé! Ce¬ 
pendant, la mer se mettra à bouillonner, puis à 
déborder jusqu’à atteindre ce spmmet où tu te 
trouves. Et, alors, tu verras sur la mer une barque et, 
dans la barque, une personne. Mais c’est une autre 
personne que le cavalier jeté à la mer. Cette per¬ 
sonne viendra à toi en tenant à la main un aviron. 
Et loi, sans crainte, monte avec elle dans la barque ! 
Mais prends bien garde de nommer le saint nom 
d’Allah, prends bien garde! Il ne faut pas, et à 
aucun prix ! Une fois dans la barque, celte per¬ 
sonne te conduira et te fera naviguer pendant dix 
jours jusqu’à ce qu’elle te fasse arriver à la Mer du 
Salut. En arrivant dans cette mer, tu y trouveras 
quelqu’un qui te fera parvenir jusqu’à ton pays. 
Mais, n’oublie pas, que, tout cela ne se fera qu’à la 



HISTOIRE DU PORTEFAIX .. m 

condition, pour toi, de ne jamais nommer le non 
d’Allah ! » 

A ce moment, ô ma maîtresse, je me réveillai de 
mon sommeil, et, plein de courage, je me mis 
aussitôt àexécutcrl’ordre de la voix. Avec l’arcetles 
flèches trouvées, je frappai le cavalier et le fis 
tomber. Il tomba à la mer. Et l’arc tomba de ma 
main ; alors, à la place même, je l’enterrai : et aussitôt 
la mer s’agira, bouillonna et déborda en atteignant 
le sommet de la montagne où j’étais. Et, au bout de 
quelques instants, je vis apparaître au milieu de la 
mer une barque qui se dirigeait de mon côté. Alors 
je remerciai Allah Très-Haut. Et, quand la barque 
arriva tout près, j’y trouvai un homme de cuivre 
qui avait, sur la poitrine, une plaque de plomb sur 
laquelle étaient gravés des noms et des talismans. 
Alors je descendis dans la barque, mais sans pro¬ 
noncer une seule parole. Et l'homme de cuivre se 
mit à me conduire pendant un jour, pendant deux 
jours, pendant trois jours, et ainsi de suite jusqu’à 
la fin du dixième jour. Et alors je vis apparaître, au 
loin, des îles: c’était le salut! Alors je me réjouis au 
comble de la joie et, à cause de la plénitude de mon 
émotion et de ma gratitude pour le Très-Haut,'je 
nommai le nom d’Allah et le glorifiai et je dis : 
« Allahou akbar! Allahou akbar! »(1) 

Mais, à peine avais-je prononcé ces mots sacrés, 
que l’homme de cuivre me saisit et me lança de la 
barque dans la mer, puis il s’enfonça au loin et dis¬ 
parut. 

Comme je savais nager, je me mis à nager durant 

(*) Formule usitée pour glorifier Dieu; « Dieu est tout-puiss&Qtl • 



116 


LES MILLE NUITS ET CNE NUIT’ 


le jour entier jusqu’à la nuit, tellement que mes 
bras furent exténués, et mes épaules fatiguées, et 
que j’étais anéanti ! Alors, voyant la mort s’ap¬ 
procher, je fis mon acte de foi et me préparai à 
mourir. Mais, à l’instant même, une vague, plus 
énorme que toutes les vagues de la mer,accourut de- 
loin comme une citadelle gigantesque et m’enleva et 
me lança si fort et si loin que je me trouvai du coup 
sur le rivage d’une des îles que j’avais-vues. Ainsi 
Allah l’avait voulu. 

Alors je montai sur le rivage, et je me mis à; 
exprimer l’eau de mes habits; et j’étendis mes 
habits par terre pour les faire sécher; et je m’endor¬ 
mis pour toute la nuit. A mon réveil, je m’habillai 
de mes habits devenus secs, et je me levai pour 
voir où me diriger. Et je trouvai, devant moi, 
une petite vallée fertile ; j’y pénétrai et je la par¬ 
courus en tous sens, puis je fis le tour entier de la 
place où je me trouvais, et je vis que j’étais dans une 
petite île, entourée qu’elle était par la mer. Alors 
je me dis en moi-même : « Quelle calamité ! chaque 
fois que je suis délivré d’un malheur, je retombe 
dans un autre pire! » Pendant que j’étais ainsi 
enfoncé dans de tristes pensées, qui me faisaient 
désirer la mort avec ferveur, je vis s’approcher sur 
la mer une barque contenant des gens. Alors, de 
crainte qu’il ne m’arrivât encore quelque accident 
fâcheux, je me levai et je grimpai sur >*n arbre et 
j’attendis en regardant. Je vis la barque atterrir et 
en sortir dix esclaves qui tenaient chacun une pelle; 
ils marchèrent jusqu’à ce qu’ils fussent au milieu 
de Mot, et, là, ils se mirent à creuser la terre, et 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


177 


finirent par mettre à découvert un couvercle qu’ils 
enlevèrent, et ouvriront une porte qui se trouvait 
au-dessous. Cela fait, ils s’en revinrent vers la bar¬ 
que, et en tirèrent une grande quantité d’objets 
qu’ils chargèrent sur leurs épaules: du pain, de la 
farine, du miel, du beurre, des moutons, des sacs 
remplis, et beaucoup d’autres choses, et toutes les 
choses que l’habitant d’une maison peut souhaiter; 
et les esclaves continueront à aller et venir de la 
porte du souterrain à la barque et delà barque au 
couvercle jusqu’à ce qu’ils eussent complètement vide 
la barque des gros objets ; alors ils en tirèrent des 
lnbils somptueux et des robes magnifiques qu’ils 
mirent sur leurs bras; et alors je vis sortir de la bar¬ 
que, au milieu des esclaves, un vénérable vieillard, 
très âgé, cassé par les ans et amaigri par les vicissi¬ 
tudes du temps, et tellement qu’il en était devenu 
une apparence d’homme. Ce vieillard tenait par (a 
main un jeune garçon d’une beauté affolante, moulé 
en vérité dans le moule do la perfection, aussi 
délicat qu’une branche tendre et pliante, aussi 
adorable que la beauté pure, digne de servir comme 
le modèle et l’exemple d’un corps parfait, enfin au 
charme si ensorceleur qu’il m’ensorcela le cœur et 
lit frémir toute la pulpe de ma chair! Ils marchè¬ 
rent jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte, et des¬ 
cendirent, et disparurent âmes yeux; mais, après 
quelques instants, tous remontèrent, excepté le 
jeune garçon; ils retournèrent vers la barque, y 
descendirent et s’éloignèrent sur la mer. 

O 

Quand je les vis disparaître tout à fait, je me 
levai et descendis de l’arbre et courus vers l’endroit 


12 



178 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

qu’ils avaient recouvert de terre. Je me mis à 
enlever de nouveau la terre et à travailler jusqu’à, 
ce que j’eusse mis à découvert le couvercle ; je vis 
que ce couvercle était en bois de la grosseur d’une 
meule de moulin ; je l’enlevai tout de même, avec 
l’aide d’Allah, et je vis, en dessous, un escalier voûté ; 
je descendis dans cet escalier de pierre, quoique je 
fusse fort étonné, et je finis par arriver au bas. 
Au bas, je trouvai une salle spacieuse, tendue de 
tapis d’une grande valeur et d’étoffes de soie et de 
velours, et, sur un divan bas, entre des chandelles 
allumées et des vases pleins de fleurs et des pots 
remplis de fruits et d’autres remplis de douceurs, le 
jeune garçon était assis et se faisait de l’air avec un 
éventail. A ma vue, il fut pris d’une grande frayeur, 
mais, avec ma voix la plus harmonieuse, je lui dis : 
« Que la paix soit avec toi ! » Et il me répondit alors, 
rassuré : « Et sur toi la paix, et la miséricorde d’Allah 
et scs bénédictions! » Et je lui dis: « O mon 
seigneur, que la tranquillité soit ton partage ! Tel 
que je suis, je suis pourtant un fils de roi, et roi moi- 
même! Allah ni’a conduit vers toi pour que je te 
délivre do ce lieu souterrain où j’ai vu des gens te 
faire descendre pour te faire mourir. Et je viens 
te délivrer. Et tu seras mon ami, car déjà ta vue 
seulement m’a ravi la raison ! » 

Alors le jeune garçon sourit à mes paroles, avec un 
Sourire de scs lèvres, et m’invita à aller m’asseoir 
à côté de lui sur le divan, et me dit: « O seigneur, 
je ne suis point en cet endroit pour mourir, mais 
pour éviter la mort. Sache que je suis le fils d’un 
très grand joaillier connu, dans le monde entier, pour 



HISTOIRE DU PORTEFAIX.,. 


179 


ses richesses et la quantité de ses trésors; et sa répu¬ 
tation s’est étendue dans toutes les contrées, par 
les caravanes qu il envoyait au loin vernlre les 
pierreries aux rois et aux émirs de la terre A ma 
naissance sur le tard de sa vie, mon père fut 
avisé, par les maîtres de la divination, que ce fils 
devait mourir avant son père et sa mère ; et mon 
père, ce jour-là, malgré la joie de ma naissance et 
la félicité de ma mère, qui m’avait mis au monde 
après les neuf mois du terme par la volonté d’Allah, 
fut dans un chagrin considérable, surtout quand les 
savants, qui avaient lu mon sort dans les astres, lui 
curent dit : « Ce fils sera tué par un roi, (ils d’un roi 
nommé Kassib, et cela quarante jours après que ce 
roi aura jeté dans la mer le cavalier de cuivre de la 
montagne magnétique!» Et mon père, le joaillier, 
fut dans l’affliction. Mais il prit soin de moi, et 
m’éleva avec beaucoup d’attention jusqu’à ce que 
j’eusse atteint quinze ans d’âge. Et c’est alors qtfu 
mon père apprit que le cavalier avait été jeté à la 
mer, et il se mita pleurer et à s’affliger tant, et ma 
mère avec lui, qu’il changea de teint, maigrit de 
corps et fut tel qu’un très vieux homme cassé par 
les ans et les malheurs. C’est alors qu’il m’amena 
dans cette demeure sous terre, dans cette île où, depuis 
ma naissance, il avait fait travailler les hommes, 
pour me soustraire aux recherches du roi qui devait 
inc tuer à l’age de quinze ans, après avoir renversé 
le cavalier de cuivre. Et mon père et moi nous 
fûmes certains que le fils de Kassib ne pourrait pas 
venir me trouver dans cette île inconnue. Et telle 
est la cause de mon séjour en cet endroit. » 



180 lus mille nuits et une nuit 

Alors, moi, je pensai en mon âme: « Comment les 
hommes qui lisent clans les astres peuvent-ils se 
tromper autant que cela! Car par Allah! ce jeune 
garçon est la flamme de mon cœur, et, pour le tuer, il 
faut que je me tue moi-même ! » Puis je lui dis: « O 
mon enfant, Allah Tout-Puissant ne voudra jamais 
qu’une fleur comme loi soit coupée! Et moi,je 
suis ici pour te défendre et je resterai avec toi toute 
ma vie ! » Alors il me répondit: « Mon père viendra 
de nouveau me prendre à la fin du quarantième jour, 
car, après ce temps, il n’y aura plus de danger. » Et 
je lui dis: « Par Allah! ô mon enfant, je resterai 
avec toi ces quarante jours, et, apres, je dirai à ton 
père de te laisser venir avec moi dans mon royaume 
où lu seras mon ami et l’héritier de mon trône! » 

Alors le jeune garçon, fils du joaillier, me remercia 
avec des paroles gentilles, et je remarquai combien 
il était plein de politesse, et combien il avait d’in¬ 
clination pour moi, et moi pour lui. Et nous nous 
mîmes à causer amicalement, et à manger de toutes 
les choses délicieuses de ses provisions,qui pouvaient 
suffire pendant un an à cent invités. Et, 3près avoir 
mangé, je constatai combien mon cœur était ravi 
par les charmes de ce jeune garçon. Et alors nous 
nous étendîmes et nous nous couchâmes pour toute la 
nuit. A l’approche du matin, je me réveillai, et je me 
lavai, et je portai au jeune garçon le bassin de cuivre 
rem pli d’eau parfumée, et il se lava; et, moi, je pré¬ 
parai la nourriture, et nous mangeâmes ensemble ; 
et puis nous nous mîmes à causer, puis à jouer 
ensemble des jeux et à rire jusqu’au soir; alors nous 
étendîmes la nappe et nous mangeâmes un mouton 



«IST0IRE DU PORTEFAIX... 


181 


farci d’amandes, de raisiùs secs, de noix muscades, 
de clous de girofle et de poivre, et nous bûmes do 
l’eau douce et fraîche, et nous mangeâmes des pastè¬ 
ques, des melons, des gâteaux au miel et au beurre, 
d’une pâtisserie aussi douce et légère qu’une che¬ 
velure et où le beurre n’était pas épargné, ni le miel, 
ni les amandes, ni la cannelle, ht alors, comme la nuit 
précédente, nous nous couchâmes, et je constatai 
combien nous étions devenus amis ! Et nous restâmes 
ainsi dans les plaisirs et la tranquillité jusqu’au 
quarantième jour. 

Alors, comme c’était le dernier jour, et que le 
joaillier devait venir, le jeune garçon voulut prendre 
un grand bain, et je chauffai l'eau dans le grand chau¬ 
dron, j’allumai le bois, puis je versai l’eau chaude 
dans le grand baquet de cuivre, j’ajoutai de l’eau 
froide pour la rendre douce et agréable, et le jeune 
garçon se mit dedans, et je le lavai moi-même, et je 
le frottai, et je le massai,et je le parfumai, puis je 
le transportai dans le lit, et je le couvris de la cou¬ 
verture, et je lui entourai la tête d’une étoffe de soie 
brodée d’argent, et je lui donnai à boire un sorbet 
délicieux, et il dormit. 

Quand il se fut réveillé, il voulut manger, et je 
choisis la plus belle des pastèques et la plus grosse, 
je la mis sur un plateau, je plaçai le plateau sur 
le tapis, et je montai sur le lit pour prendre le grand 
couteau ^ui était suspendu au mur au-dessus de la 
tête du jeune garçon, et le jeune garçon, pour 
s’amuser, tout à coup me chatouilla la jambe, et je 
fus tellement sensible que je tombai sur lui mal¬ 
gré moi, et le couteau que j’avais pris s’enfonça 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


♦ 82 

dans son cœur, et il expira à. l’instant môme. 

A cette vue, ô ma maîtresse, je me frappai la 
figure et je poussai des cris et des gémissements, et 
je me déchirai les vêtements, et je me jetai sur le 
sol dans le désespoir et les pleurs. Mais mon jeune 
ami était mort, et sa destinée s’était accomplie, pour 
ne pas faire mentir les paroles des astrologues. Mai» 
je levai mes regards et mes mains vers le Très- 
Ilaut et je dis: « O Maître de l’Univers, si j’ai com¬ 
mis un crime, je suis prêt à être châtié par la 
justice! » Et, en ce moment, j’étais plein de courage 
en face de la mort. Mais, ô ma maîtresse, notre 
souhait n’est jamais exaucé ni pour le mal ni pour 
le bien! 

Aussi je ne pus supporter davantage la vue de cet 
endroit, et, comme je savais que le père, le joaillier, 
devait venir à la fin du quarantième jour, je montai 
l’escalier, je sortis, et je fermai le couvercle, et le 
couvris de terre, comme avant. 

Quand je fus dehors, je me dis: « Il faut absolument 
que je regarde ce qui va arriver; mais il faut que je 
me cache, sinon je serai massacré par les dix esclave» 
qui me tueront de la pire mort ! » Et alors je montai 
sur un grand arbre, qui était près de la place du 
couvercle, et je m’assis et je regardai. Une heure 
après, je vis sur la mer apparaître la barque avec le 
vieillard et les esclaves ; ils descendirent tous à terre 
et arrivèrent en toute hâte sous l’arbre, mais ils 
virent la terre toute fraîche encore, et ils furent 
dans une grande crainte, et le vieillard sentit son 
âme s’en aller, mais les esclaves creusèrent la terre, 
ouvrirent la terre et tous descendirent Alors la 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 183 

vieillard se mil à appeler son fils par son nom, d’une 
voix haute, et le jeune garçon ne répondit pas, et 
ils se mirent à chercher partout, et ils le trouvèrent 
le cœur percé, étendu sur le lit. 

A cette Vue, le vieillard sentit son âme s'en aller, 
et s’évanouit, et les esclaves se mirent à se lamenter 
et à s’affliger, puis ils portèrent, sur leurs épaules, le 
vieillard en dehors de l’escalier, puis le jeune 
garçon mort, et ils creusèrent la terre et enseve¬ 
lirent le jeune garçon dans le linceul. Puis ils 
transportèrent le vieillard dans la barque, et toutes 
les richesses qui étaient restées et toutes les. pro¬ 
visions, et ils disparurent au loin sur la mer. 

Alors, moi, dans un état malheureux, je descendis 
de l’arbre, et je pensai à ce malheur, et je pleurai beau¬ 
coup, et me mis à marcher dans la petite île pendant 
tout le jour et toute la nuit, dans la désolation. Et je 
ne cessais de rester ainsi, quand enfin je remarquai 
que la mer diminuait d’instant en instant, et s’éloi¬ 
gnait, et laissait à sec tout l’endroit situé entre l’ilc et 
la terre en face. Alors je remerciai Allah, qui voulait 
enfin me délivrer de la vue de cette île maudite, et 
j’arrivaide l’autre côté, sur le sable; puis je montai sur 
la terre ferme, et me mis à marcher, en invoquant le 
nom d’Allah. Et ainsi jusqu’à l’heure du coucher du 
soleil. Et, soudain, je vis au loin apparaître u 1 grand 
feu rouge ; et je me dirigeai vers ce feu rouge 
où je pensais trouver des êtres humains en train 
de cuire un mouton ; mais, quand je fus plus près, 
je vis que ce feu rouge était un grand palais en 
cuivre jaune que le soleil brûlait do la sorte, à 
son coucher. 



181 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


Alors je fus à la limite de l'étonnement, à la vue 
de cet imposant palais tout en cuivre jaune, et je 
regardais la solidité de sa construction, quand sou¬ 
dain je vis sortir, par la grande porte du palais, dix 
jeunes hommes d’une taille merveilleuse et d’une 
figure qui louait le Créateur qui l’avait faite si belle; 
mais je vis que ces dix jeunes hommes étaient tous 
borgnes de l’œil gauche, excepté un vieillard véné¬ 
rable et imposant, qui était le onzième. 

. A cette vue, je me dis ; « Par Allah ! quelle coïnci¬ 
dence étrange! Comment dix borgnes ont-ils pu faire 
pour avoir, chacun, l’œil gauche ainsi abîmé, ensem¬ 
ble? » Pendant que j’étajs enfoncé dans ces pensées, 
les dix jeunes hommes s’approchèrent et me dirent; 
« Que la paix soit sur toi! » Et je leur rendis leur 
souhait de paix, et je leur r&contai mon histoire, 
depuis le commencement jusqu’à la fin; et je trouve 
inutile de la répéter, devant toi, une seconde fois, ô 
ma maîtresse. 

A mes paroles, ils furent au comble de l’étonne¬ 
ment et me dirent: « ü seigneur, entre dans celle 
demeure, et que l’accueil ici te soit large et géné¬ 
reux! » J’entrai, et eux avec moi, et nous traversâmes 
des salles nombreuses et toutes tendues d’étoffes de 
salin, et enlin nous arrivâmes dans la dernière 
salle, spacieuse, plus belle que toutes les autres ; 
au milieu de cette grande salle, il y avait dix tapis 
étendus sur des matelas ; et, au milieu de ces dix 
couches magnifiques, il y avait un onzième tapis, 
sans matelas, mais aussi beau que les dix autres. Alors 
le vieillard s’assit sur ce onzième tapis, et les dix 
jeunes hommes chacun sur le sien, et ils me dirent: 



HISTOIRE Dü PORTEFAIX... 


1S5 


« Assieds-toi, seigneur, vers le haut delà salle, et 
ne nous demande rien sur quoi que ce soit de ce 
que tu verras ici! » 

Alors, après quelques instants, le vieillard se leva, 
sortit, et revint plusieurs fois en apportant des 
mets et des boissons, et tous mangèrent et burent, 
et moi avec eux. 

Après cela, le vieillard ramassa tout ce qui restait, 
et revint s’asseoir. Alors les jeunes gens lui dirent : 
« Comment peux-tu t’asseoir avant de nous apporter 
de quoi remplir nos devoirs! » Et le vieillard, sans 
parler, se leva et sortit dix fois, et rentra chaque 
fois avec, sur la tète, un bassin recouvert d’une 
étoffe en satin et, à la main, une lanterne, et il 
déposait chaque bassin et chaque lanterne devant 
chacun des jeunes hommes. Mais il ne me donna 
rien à moi, et je fus dans une grande contrariété; 
Mais, lorsque ils eurent enlevé l’étoffe, je vis que 
chaque bassin contenait de la cendre et de la poudre 
de charbon et du kolil. Puis ils prirent la cendre et 
la jetèrent sur leur tète, le charbon, sur leur visage, 
et le kohl, sur leur œil droit ; et ils se mirent à se 
lamenter et à pleurer et à dire : « Nous n’avons que 
ce que nous avons mérité par nos méfaits et nos 
fautes ! » Et ils ne cessèrent de la sorte qu’avec l’ap¬ 
proche du jour. Alors ils se lavèrent dans d’autres 
bassins apportés par le vieillard, et mirent de nou¬ 
velles robes, et ils devinrent comme avant. 

Lorsque je vis tout cela, ô ma maîtresse, je fus 
dans l’élonnement le plus considérable -, mais je 
n’osai rien demander, à cause de l’ordre imposé. Et, 
la nuit suivante, ils firent comme la première, et la 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


186 

troisième nuit, et la quatrième. Alors, moi, je ne pus 
retenir plus longtemps ma langue, et je m’écriai: 
« O mes seigneurs, je vous prie do m’éclairer sur le 
motif de votre œil gauche abîmé, et de la cendre, du 
charbon et du lcohl que vous mettez sur votre tête, 
car, par Allah ! je préfère môme la mort à cette per¬ 
plexité où vous m’avez jeté! » Alors ils s’écrièrent: 

« O malheureux, que demandes-tu?.C’est ta perte! » 

_ % 

Je répondis: « Je préfère ma perte à cette per¬ 
plexité ! » Alors ils me dirent : « Crains pour ton, 
œil gauche ! » Et je dis: « Je n’ai pas besoin de mon 
œil gauche si je dois rester dans la perplexité ! » 
Alors ils me dirent: « Que ton destin s’accomplisseI 
Il va t’arriver ce qui nous est arrivé, mais ne ta 
plains pas, car ce sera ta faute ! Et, d’ailleurs, après 
la perte de ton œil, tu ne pourras pas revenir ici, car 
nous sommes déjà dix, et il n’y a point de plaça 
pour un onzième ! *» 

A ces paroles, le vieillard apporta un mouton 
vivant qu’on égorgea, qu’on écorcha, et dont on 
nettoya la peau. Puis ils me dirent : « Tu vas être 
cousu dans cette peau de mouton, et tu seras exposé 
sur la terrasse de ce palais en cuivre. Alors le grand 
vautour nommé Rokh,qui est capable d’enlever un 
éléphant, te prendra pour un vrai mouton, et fondra 
sur toi et t’enlèvera jusqu’aux nuages, puis te 
déposera sur le sommet d’une haute montagne 
inaccessible aux êtres humains, pour te dévorer dans 
son gosier! Mais alors, toi,avec ce couteau que nous 
te donnons, tu fendras la peau du mouton et tu 
sortiras tout entier; alors le terrible Rokh, qui ne 
mange pas les hommes, ne te mangera pas et dis- 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


187 


paraîtra à ta vue ! Alors, toi, tu marcheras jusqu’à ce 
que tu atteignes un palais dix fois plus grand que 
notre palais, et mille fois plus magnifique. Ce palais 
est tout lamé de lames d’or, et toutes ses murailles 
sont incrustées de grosses pierreries et surtout d’éme¬ 
raudes et de perles. Alors tu entreras par la porte 
ouverte, comme nous entrâmes nous mêmes, et 
tu verras ce que tu verras! Quant à nous, nous y 
avons laissé notre œil gauche, et nous supportons 
encore la punition méritée, et nous l’expions en 
faisant chaque nuit ce que tu nous as vu faire. 
Telle est notre histoire, en résumé, car, en détail, elle 
remplirait les feuilles d’un gros livre carré ! Quant 
à toi, que maintenant ta destinée s’accomplisse! » 

A ces paroles, comme je tenais à ma résolution, 
ils me donnèrent le couteau, me cousirent dans la 
peau du mouton, et m’exposèrent sur la terrasse du 
palais, et s’éloignèrent. Et, soudain, je me sentis 
enlever par le terrible oiseau Rokh, qui s’envola ; et, 
aussitôt que je me sentis déposer à terre sur le 
sommet de la montagne, je fendis, avec le couteau, 
la peau du mouton, et je sortis en entier en criant: 
« Kesch ! Kesch ! » pour chasser le terrible Rokh qui 
s’envola lourdement, et je vis que c’était un grand 
oiseau blanc, aussi gros que dix éléphants et aussi 
grand que vingt chameaux! 

Alors je me mis à marcher, et à me hâter, tant 
j’étais sur le feu de l’impatience, et, au milieu du 
jour, j’arrivai au palais. A la vue de ce palais, 
malgré la description des dix jeunes hommes, je fus 
émerveillé à la limite de l’émerveillement, car il 
était bien plus magnifique que les paroles. La grande 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


188 

porto d'or, par laquelle j’entrai dans le palais, était 
entourée par quatre-vingt-dix-neuf portes en boi3 
d’aloès et en bois de sandal, et les portos dos salles 
(étaient en ébène incrusté d’or et de diamants ; et 
toutes ces portes conduisaient à des salles et à des 
jardins où je vis toutes les richesses accumulées de 
la terre et de la mer. 

Dans la première salle où j’entrai, je me trouvai 
immédiatement au milieu de quarante adolescentes, 
qui étaient si merveilleuses de beauté que l’esprit 
ne pouvait se retrouver au milieu d’elles ni les yeux 
se reposer de [(référence sur l’une, et je fus si plein 
d’admiration que je m’arrêtai en sentant ma tète 
tourner. 

Alors toutes ensemble se levèrent à ma vue, et, 
d’une voix agréabl •, elles me dirent: « Que notre 
maison soit ta maison, ô notre convive, et que ta 
place soit sur nos tètes et dans nos yeux ! » Et elles 
m'invitèrent à m’asseoir, et me placèrent sur une 
estrade, et s’assirent toutes au-dessous de moi, sur les 
tapis, et me dirent: « O notre seigneur, nous sommes 
tes esclaves et ta chose, et tu es notre maître et la 
couronne sur nos tètes! » 

Puis toutes se mirent à me servir: l’une apporta 
l’eau chaude et les étoffes, et me lava les pieds ; 
l’autre me versa sur les mains de l’eau parfumée 
contenue dans une aiguière d’or ; la troisième 
m’habilla d’une robe toute en soie avec une cein¬ 
ture brodée de fils d’or et d’argent ; la quatrième me 
présenta une coupe pleine d’une boisson délicieuse et 
parfumée aux llcurs ; et celle-ci me regardait, et 
celle-là me souriait, et l’une me clignait de l’œil, 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


189 


et l’autre me récitait des vers, et celle-là s’étirait 
les bras devant moi, et l'autre tordait devant moi sa 
taille sur ses cuisses, et l’une disait : « ah ! » et 
l’autre :« ou h î » et celle-ci me disait: « ô toi mon 
ceil ! » et celle-là: « ù toi mon âme! » et l’autre: 
« mes entrailles !» et une autre : « mon foie! »ct une: 
« ô flamme de mon c<uur! » 

Puis toutes s’approchèrent de moi, et se mirent à 
me masser et à me caresser, et me dirent : « O notre 
convive, raconte-nous ton histoire, car nous sommes 
ici seules, depuis longtemps, sans un honrme, et 
notre bonheur est maintenant complet! » Alors,moi, 
je devins plus calme et je leur racontai une partie 
de mon histoire seulement, et cela jusqu’à l’approche 
de la nuit. 

Alors on apporta les chandelles par quantité pro¬ 
digieuse, et la salle fut éclairée comme par le soleil 
le plus éclatant. Puis on tendit la nappe et on 
servit les mets les plus exquis et les boissons les 
plus enivrantes, et on joua des instruments de 
plaisir et on chanta de la voix la plus enchanteresse, 
et quelques-unes se mirent à danser, pendant que je 
continuais à manger. 

Après toutes ces réjouissances, elles me dirent: 
« O mon chéri, c’est maintenant le temps du plaisir 
solide et du lit; choisis, d’entre nous, celle de ton 
choix, et sois sans crainte de nous offenser, car 
chacune de nous aura son tour pendant une nuit, 
nous les quarante sœurs; et,après, chacune à son 
tour recommencera à jouer avec toi dans le lit, 
toutes les nuits. » 

Alors,moi, ô ma maîtresse, je ne sus laquelle des 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


490 

sœurs je devais choisir, car toutes étaient aussi dési¬ 
rables. Alors je fermai les yeux, je tendis les bras 
et saisis l’une, et j’ouvris les yeux; mais je les 
refermai vite, à cause de l’éblouissementde sa beauté. 
Elle me tendit alors la main cl me conduisit dans 
son lit. Et je passai toute la nuit avec elle. Je la 
chargeai quarante fois une charge de chargeur! et 
elle aussi ! et elle me disait chaque fois : « Youh ! 0 
mon œil! Youh! ô mon âme! » Et elle me caressait, 
et je la mordais, et elle me pinçait, et de la sorte 
toute la nuit. 

Et je continuai de la sorte, à ma maîtresse, cha¬ 
que nuit avec l’une des sœurs, et chaque nuit beau¬ 
coup d’assauts, de part et d’autre! Et cela pendant 
une année entière, dans la dilatation et l’épanouisse¬ 
ment. Et, après chaque nuit, au matin, l’adolescente 
de la nuit prochaine venait à moi, et me conduisait 
au hammam, et me lavaittoutle corps, et me massait 
énergiquement, et me parfumait avec tous les par¬ 
fums qu’Allah accorde à ses serviteurs. 

Et nous arrivâmes ainsi jusqu’à la fin de l’année. 
Le matin du dernier jour, je vis toutes les adoles¬ 
centes accourir vers mon lit, et elles pleuraient 
beaucoup et se dénouaient les cheveux d’affliction 
et se lamentaient, puis elles me dirent: « Sache, 6 
lumière de nos yeux, que nous devons te quitter, 
comme nous avons quitté les autres avant toi, car 
tu dois savoir que tu n’es pas le premier, et qu’avant 
toi beaucoup de chargeurs nous ont montées, comme 
toi, et nous le firent, comme toi ! Seulement, toi, tu es, 
en vérité, le sauteur le plus riche en. sauts et en 
mesure de large et de long 1 Et aussi tu es certes 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


191 


le plus libertin et le plus gentil de tous. C’est pour 
ccs motifs que nous ne pourrons jamais vivre sans 
toi. » Et je leur dis : « Mais dites-moi pourquoi 
vous devez me quitter. Car, moi non plus, je ne 
veux pas perdre la joie de ma vie en vous ! » Elles 
me répondirent : « Sache que nous sommes toutes 
les filles d’un roi, mais de mères différentes. Depuis . 
notre puberté,nous vivons dans ce palais, et, chaque 
année, Allah conduit sur notre chemin un chargeur 
qui nous satisfait, et nous aussi de môme! Mais, cha¬ 
que annéé, nous devons nous absenter durant qua¬ 
rante jours, pour aller voir notre père et nos mères. 
Et, aujourd’hui, c’est le jour ! » Alors je dis: « Mais, 
ô délicieuses,.je resterai dans la maison à louer 
Allah jusqu’à votre retourI » Elles me répondirent: 

« Que ton désir s’accomplisse! Voici toutes les clefs 
du palais, qui ouvrent sur toutes les portes. Ce palais 
est ta demeure, et tu en es le maître. Mais prends 
bien garde d’ouvrir la porte de cuivre qui est au fond 
du jardin, sinon tu ne pourras plus nous revoir 
et il t’arrivera fatalement un grand malheur. 
Prends donc bien garde d’ouvrir la porte de 
cuivre! » 

A ccs paroles, toutes vinrent m’accoler et m’em¬ 
brasser l’une après 1 autre, en pleurant et en me 
disant: « Qu’Allah soit avec toi! » Et clics me 
regardèrent en pleurant, et elles partirent. 

Alors moi, ô ma maîtresse, je sortis de la salle en 
tenant les clefs à la main, et je commençai à visiter 
ce palais, que jusqu’à ce jour-là je n’avais pas eu le 
temps de voir, tellement mon corps et mon âme 
avaient été enchaînés dans le lit aux bras de ces 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


492 

adolescentes. Et je me mis, avec la première clef, à 
ouvrir la première porte. 

Lorsque j’ouvris la première porte, je vis un grand 
jardin tout rempli d’arbres à fruits, tellement grands 
et tellement beaux que,de ma vie,je n’en avais vu de 
semblables dans le monde entier ; des eaux dans de 
petits canaux arrosaient tous les arbres et si bien 
que les fruits de ces arbres étaient d’une grosseur 
et d’une beauté merveilleuses. Je mangeai de ces 
fruits, spécialement des bananes, des dattes longues 
eomme les doigts d’une noble Arabe, des grenades, 
des pommes et des pèches. Lorsque j’eus fini de 
manger, je remerciai Allah de ses dons, et j’ouvris la 
deuxième porte avec la deuxième clef. 

Lorsque j’ouvris cette porte, mes yeux et mon nez 
furent charmés par les fleurs qui remplissaient un 
grand jardin arrosé par de petits ruisseaux. Il y 
avait, dans ce jardin, toutes les fleurs qui poussent 
dans les jardins des émirs de la terre : des jasmins, 
des narcisses, des roses, des violettes, des jacinthes, 
des anémones, des œillets, des tulipes, des renon¬ 
cules et toutes les fleurs de tous les temps. Quand j’eus 
fini de sentir toutes les fleurs, je cueillis un jasmin 
et je l’enfonçai dans mon nez et je l’y laissai, pour 
le respirer, et je remerciai Allah Très-Haut pour ses 
bontés. 

J’ouvris ensuite la troisième porte, et mes oreilles 
furent charmées par les voix des oiseaux de toutes 
les couleurs et de toutes les espèces de la terre. Ces 
oiseaux étaient tous dans une grande cage faite avec 
des baguettes en bois d’aloès et de sandal; l’eau à 
boire de ces oiseaux était contenue dans de petites 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 193 

soucoupes en jade et en jaspe fin et coloré ; les 
grains étaient contenus dans de petites tasses en 
or ; le sol était balayé et arrosé ; et les oiseaux 
bénissaient le Créateur. J’écoutais les voix de ces 
oiseaux, quand la nuit s’approcha ; et je me relirai 
ce jour-là. 

Mais le lendemain, je sortis en hâte et j’ouvris la 
quatrième porte, avec la quatrième clef. Et alors, 
ô ma maîtresse, je vis des choses que même en 
songe un être humain ne pourrait jamais voir. Au 
milieu d’une grande cour, je vis une coupole d’une 
construction merveilleuse : cette coupole avait des 
escaliers en porphyre qui montaient pour arriver à 
quarante portes en bois d’ébène incrustées d’or et 
d’argent; ces portes, dont les battants étaient ouverts, 
laissaient voir chacune une salle spacieuse ; chaque 
salle contenait un trésor différent, et chaque trésor 
valait plus que mon royaume tout entier. Je vis que 
la première salle était remplie de grands monceaux 
alignés de grosses perles et de petites perles, mais 
les plus grosses étaient plus nombreuses que les 
petites, et chacune était aussi grosse qu’un œuf de 
colomhc et aussi brillante que la lune dans tout son 
éclat. Mais la seconde salle surpassait la première 
en richesse: elle était remplie, jusqu'au haut, de 
diamants, de rubis rouges, et de rubis bleus(1) et 
d’escarboucles.Dansla troisième, il y avait seulement 
des émeraudes; dans la quatrième, des morceaux 
d’or naturel ; dans la cinquième, des dinars d’or de 
toute la terre ; dans la sixième, de l’argent vierge ; 
dans la septième, des dinars d’argent de toute la 

(') C’ost-à-dire de saphirs. 


13 



194 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

terre. Mais les autres salles étaient remplies de 
toutes les pierreries du sein de la terre et des mers, 
de topazes, de turquoises, d’hyacinthes, de pierres 
de l’Yémen, de cornalines de toutes les couleurs, 
de vases de jade, de colliers, de bracelets, de cein¬ 
tures, de tous les joyaux employés à la cour des émirs 
et des rois. 

Et moi, ô ma maîtresse, je levai mes mains et 
mes regards et je remerciai Allah Très-Haut pour 
ses bienfaits. Et je continuai ainsi, chaque jour, à 
ouvrir une ou deux ou trois portes, jusqu'au quaran¬ 
tième jour, et mon émerveillement augmentait 
chaque jour, et il ne me restait plus que la der¬ 
nière clef, qui était la clef de la porte en cuivre. 
Et je pensai aux quarante adolescentes, et je fus dans 
la plus grande félicité en pensant à elles, et à la 

douceur de leurs manières, et à la fraîcheur de leur 

• * 

chair, et à la dureté de leurs cuisses, et à rétroitesso 
de leurs vulves, et à la rondeur et au volume de leurs 
derrières, et à leurs cris quand elles me disaient : 
« Youh ! ô mon œil ! Youli ! ô ma flamme ! » Et je 
m’écriai : « Par Allah ! notre, nuit va être une nuit 
bénie, une nuit de blancheur ! » 

Mais le Maudit me faisait sentir la clef de cette 
porte de cuivre, et elle me tenta énormément, et la 
tentation fut plus forte que moi, et j'ouvris la porte 
de cuivre. Mais mes yeux ne virent rien, et mon nez 
seul sentit une odeur très forte et très hostile à mes 
sens, et je m’évanouis à l’instant et à l’heure mômes, 
et je tombai en deçà de la porte, qui se referma. 
Lorsque je me réveillai, je persistai dans cette 
résolution inspirée par le Ch ci tan, ot j’ouvris la 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 195 

porte de nouveau, et j’attendis que l’odeur devînt 
moins forte. 

Alors j’entrai, et je trouvai une salle spacieuse, 
toute jonchée de safran, et illuminée avec des chan¬ 
delles parfumées à l’ambre gris et à l’encens et par 
des lampes magnifiques en or et en argent contenant 
des huiles aromatiques qui rendaient en brûlant 
fcette odeur forte. Et, entre les flambeaux d’or et les 
lampes d’or, je vis un merveilleux cheval noir qui 
avait une étoile blanche sur le front ; et son pied 
gauche et sa main droite étaient tachetés de blanc à 
leurs extrémités ; sa selle était en brocart et sa bride 
était une chaîne d’or; son auge était pleine de grains 
de sésame et d’orge bien criblé ; son abreuvoir con¬ 
tenait de l’eau fraîche parfumée à l’eau de roses. Et 
«loi, ô ma maîtresse, comme ma grande passion 
■était les beaux chevaux et que j’étais le cavalier le 
plus illustre de mon royaume, je pensai que ce 
oheval me conviendrait fort; et je le pris par la 
bride et je l'amenai dans le jardin, et je montai 
dessus ; mais il ne bougea pas. Alors je le frappai 
au cou avec la chaîne d’or. Et aussitôt, ô ma maî¬ 
tresse, le cheval étendit deux graudes ailes noires 
•que je n’avais pas vues jusqu’à cet instant, cria d’une 
façon épouvantable, frappa trois fois le sol avec son 
cahot, et s’envola avec moi dans les airs. 

Alors, ô ma maîtresse, la terre tourna devant mes 
yeux; mais je serrai mes cuisses et je me tins comme 
un bon cavalier, et, enfin, le cheval descendit et 
s’arrêta sur la terrasse du palais en cuivre rouge où 
j’avais trouvé les dix jeunes hommes borgnes. Et 
alors il se cabra si terriblement et se secoua si vite 



4% v LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

qu’il me renversa, et il s’approcha de moi, et abaissa 
son aile vers mon visage, et enfonça le bout de son 
aile dans mon œil gauche, et me l’abima irrémé¬ 
diablement. Puis il s’envola dans les airs et dis¬ 
parut. 

lit moi, je mis ma main sur mon œil perdu, et je 
marchai de long en large sur la terrasse en me 

lamentant et en secouant ma main de douleur ! Et 

0 

tout à coup, je vis apparaître les dix jeunes hommes 
qui, en me voyant, nie dirent: « Tu n’as pas voulu 

nous écouter! Et voilà le fruit de ta funeste résolu- 

• * 

tion. Et nous ne pouvon's te recevoir au milieu de 
nous, car nous sommes déjà dix. Mais, en suivant 
telle et telle route, tu arriveras dans la ville dé Bagh- 
dad chez l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid, dont 
la renommée est arrivée jusqu’à nous, et ta destinée 
sera entre scs mains ! >» 

Et je partis, et je voyageai jour et nuit, après avoir 
rasé ma barbe et pris ces habits de saâlouk, pour n’a¬ 
voir pas à supporter d’autres malheurs, et je ne cessai 
de marcher jusqu’à ce que je fusse arrivé dans cette 
demeure de paix, Baghdad, et je trouvai ces deux 
borgnes-ci, et je les saluai et leur dis : « Je suis un 
étranger. » Et ils me répondirent : « Nous aussi, 
nous sommes étrangers. » Et c’est ainsi que nous 
arrivâmes tous trois dans cette maison bénie, ô ma 
maîtresse ! 

El telle est la cause de mon œil perdu et de ma 
barbe rasée ! » 

* 

A cette histoire extraordinaire, la jeune maîtresse 
de la maison dit au troisième saâlouk : « Allons ! 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 197 

caresse un peu ta tête et va-t’ou. Je te pardonne ! » 

Mais le troisième saàlouk répondit : « Je ne m en 
irai, par Allah! que lorsque j’aurai entendu les 
histoires de tous les autres. » 

Alors la jeune lille se tourna vers le khalifat, vers 
Giafar et vers Massrour et leur dit: « Racontez-moi 
votre histoire ! » 

Alors Giafar s’approcha et lui raconta l’histoire 
qu’il avait déjà dite, à la jeune portière, en entrant 
dans la demeure. Aussi, après avoir entendu les 
paroles de Giafar, la jeune fille leur dit à tous : 

« Je vous pardonne à tous, les uns et les autres. 
Mais allez au plus vite ! » 

a 

Et tous sortirent et arrivèrent dans la rue. Alors 
le khalifat dit aux saâlik: « Compagnons, où allez- 
vous ainsi? >> Ils répondirent: « Nous ne savons où 
nous devons aller. » Et le khalifat leur dit : « Venez 
passer la nuit chez nous. » Et il dit à Giafar : 
« Prends-les chez toi et amène-les-moi demain, et 
nous verrons ce qu’il y aura à faire. » Et Giafar ne 
manqua pas d’exécuter les ordres du khalifat. 

Alors le khalifat monta dans son palais, et il ne put 
goûter aucun sommeil cette nuit-là. Puis, lé matin, 
il se réveilla, et il s’assit sur le trône du royaume ; et 
fit entrer tous les chefs de son empire. Puis, après 
que tous les chefs de l’empire furent partis, il se 
tourna vers Giafar et lui dii : « Amène-moi ici les 
trois jeunes filles et les deux chiennes et les trois 
saâlik. Et Giafar partit aussitôt et les amena tous 
entre les mains du khalifat ; et les jeunes filles se 
couvrirent de leurs voiles et se tinrent devant le 



498 LES MILLE NU1T8 ET UNE NUIT 

khalifat. Alors Giafar leur dit : « Nous vous tenons 
quittes, parce que, sans nous connaître, vous nous 
avez pardonné et que vous nous avez, fait du bien. 
Et voici que maintenant vous êtes entre les mains 
du cinquième des descendants d’Abbas, le khalifat 
Haroun Al-Rachid ! Il faut donc que vous ne lui 
racontiez que la vérité. » 


Lorsque les adolescentes eurent entendu les paroles 
de Giafar, qui parlait pour le prince des Croyants, l’aî¬ 
née s’avança et dit : « O prince des Croyants, l’histoire 
qui est mienne est tellement surprenante que, si elle 
était écrite avec les aiguilles sur le coin intérieur de 
l’œil, elle serait une leçon à qui la liraitavec respect ! » 


A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa¬ 
raître le malin, et s’arrêta discrètement dans son récit. 


MAIS LORSQUE FUT 
LA SEIZIÈME NUIT 


Elle dit: 

Il m’est parvenu, A Roi fortuné, que l’aînée des jeunes 
filles s’avança entre les mains de l’émir des Croyants et 
raconta ainsi cette histoire : 



BlSTOiHB DU PORTEFAIX.. 



HISTOIRE DE ZOBÉIDA, 

LA PREMIÈRE ADOLESCENTE 


« O prince des Croyants, sache donc que je 
m’appelle Zobéida ; ma sœur qui t’a ouvert la porte 
s’appelle Amina; et ma plus jeune sœur s’appelle 
Faliima. Nous sommes toutes les trois nées du 
même père, mais pas de la même mère. Quant à ces 
deux chiennes-ci, elles sont mes propres sœurs à moi, 
du même père et de la môme mère. 

Lorsque notre père mourut, il nous laissa cinq 
mille dinars qui furent partagés en toute égalité 
entre nous ; alors ma sœur Amina et ma sœur 
Fahima nous quittèrent pour habiter dans la maison 
de leur mère ; et moi et mes deux autres sœurs, nous 
restâmes ensemble, et moi, je suis la plus jeune de 
nous trois ; mais je suis moins jeune que mes 
sœurs de l’autre mère, Amina et Fahima. 

Peu de temps après la mort de notre père, mes 
deux sœurs aînées se préparèrent au mariage et se 
marièrent chacune avec un homme, et continuèrent 
à rester quelque temps avec moi, ensemble dans la 
même maison. Mais bientôt leurs maris se préparè¬ 
rent pour un voyage commercial, prirent les mille 
dinars de leurs épouses pour en acheter des mar¬ 
chandises, emmenèrent leurs épouses et partirent 
tous ensemble, et me laissèrent toute seule. 

Ils furent absents delà sorte durant quatre années. 



LES MILLE NU1T8 ET CNE NUIT 


200 

Pendant ce temps, les maris de mes sœurs se ruinè¬ 
rent et perdirent toutes leurs marchandises, et s’en 
allèrent en abandonnant leurs femmes à elles-mêmes 
au milieu du pays des étrangers. Et mes sœurs endu¬ 
rèrent toutes les misères et finirent par arriver chez 
moi sous l’aspect de pauvres mendiantes. A la vue 
de ces deux mendiantes, je fus loin de reconnaître en 
elles mes sœurs, et je m’en éloignai. Mais alors cites 
me parlèrent et je les reconnus et je leur dis : 
« Comment se fait-il, ô mes sœurs, que vous soyez 
en cet état ? » Elles me répondirent : « O notre sœur, 
les paroles maintenant ne peuvent plus servir de 
rien, car le calam a couru sur ce qu’avait ordonné 
Allah ! (1) » A ces paroles, mon cœur fut plein de 
pitié pour elles, et je les envoyai au hammam, et je 
vêtis chacune d’elles avec une belle robe neuve, et 
je leur dis: « O mes sœurs, vous ôtes les deux 
grandes et moi je suis la petite 1 Et je vous considère 
comme me tenantlieu de père et de mère ! D’ailleurs, 
l’héritage qui m’est revenu comme à vous autres a 
été béni par Allah et s’est accru considérablement. 
Vous en mangerez avec moi le fruit, et notre vie sera 
respectable et honorable, et nous serons désarmais 
ensemble ! » 

Et, en effet, je les comblai de bienfaits, et elles 
demeurèrent chez moi durant la longueur d’une 
année complète, et mon bien était leur bien. Mais, 
un jour, elles me dirent: « En vérité,le mariage vaut 
mieux pour nous ; nous ne pouvons plus guère nous 
en passer, et notre patience, ainsi seules, est épui¬ 
sée. » Alors je leur dis : « O mes sœurs, vous ne trou- 

( f ) C’est le « c’était écrit »• 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


201 


verez rien de bon dans le mariage, car l’homme 
vraiment honnête et bon est une chose bien rare en 
ce temps-ci! Et n’avez-vous pas déjà essayé du ma¬ 
riage? Et oubliez-vous ce que vous y avez trouvé ? » 

Mais elles n'écoutèrent pas mes paroles, et voulu¬ 
rent, tout de même, se marier sans mon consente¬ 
ment. Alors je les mariai de mon propre argent et 
je leur fis le trousseau nécessaire. Puis elles s en 
allèrent avec leurs maris. 

Mais il y ayait à peine quelque temps qu’elles 
étaient parties, que leurs maris se jouèrent d’elles, 
et leur prirent tout ce que je leur avais donné, et 
partirent en les abandonnant. Alors elles revinrent 
chez moi, toutes nues. Et.elles me firent beaucoup 
d'excuses et me dirent : « Ne nous blâme pas, ô 
sœur ! Tu es, il est vrai, la plus petite en âge d’entre 
nous, mais la plus parfaite en raison. Nous te pro¬ 
mettons , d’ailleurs, de ne jamais plus dire même le mot 
mariage. » Alors je leur dis : « Que l’accueil chez moi 
vous soit hospitalier, ô mes sœurs ! Je n’ai personne 
de plus cher que vous deux ! » Et je les embrassai, 
et je les comblai encore davantage de générosité. 

Nous demeurâmes en cet état une année entière, 
après laquelle je songeai à charger un navire de mar¬ 
chandises et partir faire le commerce à Bassra (1). 
Et, en effet, je préparai un navire, et je le chargeai 
de marchandises et d’emplettes et de tout ce qui 
pouvait m’être nécessaire durant le voyage du na¬ 
vire, et je dis à mes sœurs : « O mes sœurs, préférez- 
vous demeurer dans ma maison pendant tout le 
temps que durera mon voyage jusqu’à mon retour, 

( f ) Bassora. 



202 


LES MILLE MJITS ET UNE* NUIT 


ou bien aimez-vous mieux partir avec moi ? » Et 
elles me répondirent: « Nous partirons avec toi, car 
nous ne pourrons jamais supporter ton absence ! » 
Alors je les pris avec moi et nous partîmes. 

Mais, avant mon départ, j’avais pris soin de diviser 
mon argent en deux parties : j’en pris avec moi la 
moitié, et je cachai la seconde moitié, an me disant : 
« 11 est possible qu’il arrive malheur au navire et 
que nous ayons la vie sauve. Dans ce cas, à notra 
retour, si nous revenons jamais, nous trouverons 
là quelque chose qui nous sera utile. » 

Nous ne cessâmes de voyager jour et nuit ; mais, 
par malheur, le capitaine perdit la route. Le courant 
nous entraîna vers la mer extérieure, et nous entr⬠
mes dans une mer toute autre que celle vers 
laquelle nous nous dirigions. Et un vent très fort 
nous poussait, qui ne cessa de dix jours. Alors, 
dans le lointain, nous aperçûmes vaguement une 
ville, et nous demandâmes au capitaine : « Quel est 
le nom de cette ville sur laquelle nous nous diri¬ 
geons ? » Il répondit : « Par Allah ! je ne sais point. 
Je ne l’ai jamais vue, et de ma vie je ne suis entré 
dans celte mer. Mais enfin, l’important, c’est que nous 
sommes heureusement hors de danger. Aussi il ne 
vous reste plus qu’à entrer dans cette ville, et à 
étaler vos marchandises. Et si vous pouvez les ven¬ 
dre, je vous conseille de les vendre. » 

Une heure après, il revint vers nous et noue 
dit: « Hâtez-vous de sortir vers la ville, et devoir 
les merveilles d’Allah dans sa création ! Et invo¬ 
quez son saint nom, pour qu’il vous garde des mal* 
heurs! » 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


203 


Alors nous allâmes vers la ville, et, à peine y 
étions nous arrivés, que nous fûmes dans la plus 
grande stupéfaction: nous vîmes que tous les habi¬ 
tants de cetle ville étaient métamorphosés en pierres 
noires. Mais les habitants seulement étaient pétri¬ 
fiés ; car, dans tous les souks et dans toutes les 
rues des marchands, nous trouvâmes les mar¬ 
chandises telles quelles, et toutes les choses en 
or et en argent telles quelles. A cette vue, nous fûmes 
très contents et nous nous dîmes : « Il est certain 

t 

que la cause de tout cela doit être une chose éton¬ 
nante. » Alors nous nous séparâmes, et chacun alla 
de son côté dans les rues de la ville, et chacun se 
mit à travailler et à ramasser pour son compte tout 
ce qu’il pouvait porter en or, en argent et en étoffes 
précieuses. 

Quant à moi, je montai à la citadelle, et je trouvai 
qu’elle contenait ie palais du roi. J’entrai dans le 
palais par un grand portail en or massif, et je sou¬ 
levai le grand rideau de velours, et je vis que tous 
les meubles à l’intérieur et tous les objets étaient en 
or et en argent. Et dans la cour et dans toutes les 
salles, les gardes et les chambellans étaient debout 
ou assis, mais.tous pétrifiés et comme vivants. Et 
dans la dernière salle, remplie de chambellans, de 
lieutenants et de vizirs, je vis le roi assis sur son 
trône, pétrifié, habillé de vêtements si somptueux 
et si riches que c’était à en perdre la raison, 
et il était entouré de cinquante mamalik vêtus de 
robes, de soie et tenant à la main leurs épées 
nues. Le trône du roi était incrusté de perles 
et de pierreries, et chaque perle brillait comme 



LUS MILLE NUITS ET UNE NUIT 


204 

une étoile. Et, en vérité, je faillis en devenir folle. 

Mais je continuai à marcher, et j’arrivai dans la 
salle du harem, et je la trouvai encore plus mer¬ 
veilleuse, et tout, jusqu’aux treillis des fenêtres, était 
en or ; les murs étaient recouverts de tentures en 
soie; sui les portes ot les fenêtres,il y avait des 
rideaux en velours et en satin. Et je vis enfin, au 
milieu des femmes pétrifiées, la reine elle-même, 
vêtue d’une robe semée de perles nobles, et ayant 
sur la tête une couronne enrichie de toutes les 
espèces de pierres fines, et au cou des colliers et des 
réseaux d’or admirablement ciselés; mais elle aussi 
était pétrifiée en pierre noire. 

De là, je continuai à marcher, et je trouvai une 
porte ouverte, dont les» deux battants étaient en 
argent vierge, et à l’intérieur je vis un escalier en 
porphyre composé de sept marches; je montai cet 
escalier, et, en arrivant au haut, je trouvai une grande 
salle toute en marbre blanc, recouverte de lapis tissés 
■d’or; et au milieu de cette salle, entre de grands 
flambeaux d’or, je vis une estrade d’or parsemée 
d’émeraudes et de turquoises, et sur cette estrade il 
y avait un lit d’albâtre incrusté de perles et de 
pierreries et étoffé d’étoffes précieuses et de bro¬ 
deries. Et je vis, dans le fond, une lumière qui 
brillait ; je m’approchai et je trouvai que celte 
lumière était un brillant aussi gros qu’un œuf d’au¬ 
truche, posé sur un tabouret, et dont les facettes 
lançaient cette lumière : ce brillant était la perfec¬ 
tion même et sa lumière seule éclairait toute la 

■ 

salle. 

Pourtant il y avait aussi les flambeaux allumés. 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


205 


mais ils avaient honte devant ce diamant. Et, moi, je 
me dis: «Si ces flambeaux sont allumés, c’est que 
quelqu’un les a allumés. » 

- Alors je continuai à marcher et j’entrai dans 
d’autres salles, et partout je m’émerveillai, et par¬ 
tout je tâchai de découvrir un être vivant. Et je fus 
si occupée que je m’oubliai moi-môme, et mon 
voyage, et mon navire, et mes sœurs.' Et j’étais 
encore dans cet émerveillement quand vint la nuit; 
alors je voulus sortir du palais, mais je m'égarai, 
je ne retrouvai plus le chemin, et je finis par arriver 
dans la salle où il y avait le lit d’albâtre et le bril¬ 
lant et les flambeaux d’or allumés. Alors je m’assis 
sur le lit, je me couvris à demi de la couverture de 
satin bleu brodée d’argent et de perles, je pris le saint 
livre, notre Koran, et, dans ce livre, qui était écrit 
d’une écriture magnifique en caractères d’or avec 
du rouge et des enluminures de toutes les couleurs, 
je me mis à lire quelques versets pour me sanc¬ 
tifier et remercier Allah et me réprimander, et je 
méditai les paroles du Prophète, qu’Allah bénisse! 
puis je m’étendis pour dormir et j’essayai de 
dormir ; mais je ne le pus. Et l’insomnie me tint 
éveillée jusqu’au milieu de la nuit. 

A ce moment, j’entendis une voix qui récitait 
Al-Koran, une voix agréable et douce et sympathi- 
que. Alors, je me levai en hâte, et je me dirigeai du 
côté de le voix qui récitait. Et je finis par arriver à 
une chambre dont la porte était ouverte ; j’entrai 
doucement par la porte, en posant au dehors le 
flambeau qui m’éclairait dans mes recherches, et je 
regardai l’endroit et je vis que c’était un sanctuaire ; 



206 


I,ES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


il était éclairé par des lampes en verre vert suspen¬ 
dues ; et au milieu il y avait un tapis de prière étendu 
du côté de l'Oriept. et sur ce tapis était assis un jeune 
homme d’aspect très beau qui lisait Al-Koran atten¬ 
tivement et à voix haute, avec beaucoup de rythme. 
Et je fus dans le plus grand étonnement, et je me 
demandai comment ce jeune homme pouvait, seul, 
avoir échappé au sort de toute la ville. Alors je 
m’avançai et je me tournai vers lui et lui fis mon 
souhait de paix ; et il tourna vers moi ses regards 
et me rendit le souhait de paix. Alors je lui dis : 
« Je te conjure, par la vérité sainte des versets que 
tu récites du livre d’Allah, de répondre à ma ques¬ 
tion ! » 

Alors il sourit avec tranquillité et douceur, et me 
dit : « Révèle-moi d’abord, toi la première, ô femme, 
la cause de ton entrée en cet oratoire, et, à mon tour, 
je répondrai à la question que tu me fais. » Alors 
je lui racontai mon histoire, qui l’étonna beaucoup, 
et je lui demandai alors quelle était cette situation 
extraordinaire de la ville. Et il me dit : « Attends un 
peu ! »> Alors il ferma le livre sacré et le fit entrer 
dans un sac en satin ; et il me dit.de m’asseoir à côté 
de lui. Je m’assis et je le regardai alors attentivement, 
et je vis qu’il était comme la pleine lune, parfait de 
qualités, tout plein de sympathie, admirable d’as¬ 
pect, fin et proportionné de taille ; ses joues étaient 
comme le cristal, sa figure, de la couleur des dattes 
fraîches, comme si c’était lui que visait le poète en 
ces strophes : 

Le liseur des astres observait dans la nuit » Et 



% 


HISTOIRE DU PORTEFAIX... 



soudain, devant scs yeux apparut la sveltesse du 
charmant garçon ! Et il pensa : 

« C’est Zohal (1) lui-même, qui donna à cet astre 
cette noire chevelure éployée, qu'onprendraitpour une 
comète ! 

Et quant à l’incarnat de ses joues, c’est Mirrikh (2) 
■qui prit soin de l’étendre l Et quant aux rayons per¬ 
çants de ses yeux, ce sont les flèches mêmes de l’Archer 
<lux sept étoiles ! 

Mais c’est îloutared i3ï qui lui fit don de cette mer¬ 
veilleuse sagacité, tandis que c’est Abylssouha qui mit 
en lui celte valeur d’or ! » 

Aussi l’observateur des astres ne sut plus que penser 
et fut dans la perplexité. C’est alors que l’astre s’in¬ 
clina vers lui et sourit! 


À le regarder ainsi, sa vue me jeta dans le trouble 
des sens le plus violent, dans les regrets les plus 
ardents de ne l’avoir pas connu jusqu’à ce jour ; et 
■des braises rouges s'allumèrent dans mon cœur. Et 
je lui dis : « O mon maître et suzerain, raconte-moi 
maintenant ce que je t’ai demandé ! >» Et il me répon¬ 
dit : « J’écoute et j’obéis! » Et il me raconta: 

« Sache, ô dame pleine d’honneur, que cette ville 
■était la ville de mon père. Et elle était habitée par 
tous ses parents et ses sujets. Mon père est ce roi 
■que tu as vu assis sur le trône, et métamorphosé 
•en pierre. Pour ce qui est de la ruine que tu as 
vue, c’est ma mère. Mon père et ma mère étaient 

( f ) Zohal est le nom de la planète Saturne. 

(*) Mirrihh, c'est la planète Mars. 

^*) Iloutared , c'est Mercure. 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


208 

des mages, adorateurs du terrible Nurdoun. Ils 
juraient et prêtaient serment sur le feu et la lumière, 
sur l’ombre et la chaleur, et sur les astres tour¬ 
neurs ! 

« Pendant longtemps, mon père n’eut point d’en¬ 
fants ; et ce n’est qu’à la fin de sa vie que je naquis 
comme le fils de sa vieillesse. Et mon père m’éleva 
avec beaucoup de soin ; cependant je grandissais ; 
c'est alors que je fus élu pour la vraie félicité. 

« En effet, nous avions chez nous, au palais, une 
vieille femme très avancée en âge, musulmane, une 
croyante en Allah et en son Envoyé. Elle y croyait 
en cachette, et extérieurement elle faisait semblant 
d’être d’accord avec mes parents. Et mon père avait 
en elle une très grande confiance, pour ce qu’il voyait 
en elle de fidélité et de chasteté. Il était pour elle 
très généreux et il la comblait de sa générosité. Et 
il croyait fermement qu’elle était de sa foi et de sa 
religion. 

« Aussi, comme je grandissais, il me confia à elle 
et lui dit : « Prends-le et élève-le bien ; et enseigne-lui 
les lois de notre religion ; et donne-lui une excel¬ 
lente éducation ; et sers-le bien en en prenant beau¬ 
coup de soin ! » 

« Et la vieille me prit; mais elle m’enseigna la 
religion des Islams, depuis les devoirs de la purifi¬ 
cation et les devoirs des ablutions jusqu’aux saintes 
formules de la prière. Et elle m’enseigna et m’expli¬ 
qua Al-Koran dans la langue du Prophète. Et lors¬ 
qu’elle eut complètement terminé mon instruction, 
elle me dit. « O mon enfant, il faut que tu caches 
cela soigneusement devant ton père, et que tu en 



HISTOIRE DU PORTEFAIX. . 


20» 


gardes absolument le secret, sinon il te tuerait ! » 
« Et moi, en cll’ct, je gardai le secret. Et il n’y avait 
pas longtemps que mon instruction était achevée, 
quand la sainte vieille mourut, en me faisant ses der¬ 
nières recommandations. Et je continuai à être en 
secret un croyant en Allah et en son Prophète. Mais 
les habitants delà ville ne faisaient que s'endurcir 
dans leur incrédulité, leur rébellion et leurs ténè¬ 
bres. Mais un jour qu'ils continuaient à être comme 
ils ôtaient, une voix haute de muezzin invisible se 
fit entendre; et elle dit d’un ton aussi haut que 
le tonnerre et qui parvint aussi bien aux oreilles 
du proche qu’à celles de l’éloigné: « O vous autres, 
habitants de la ville, renoncez à l’adoration du feu 
et de Nardoun, et adorez lelloi Unique et Puissant! » 
« A celte voix, il y eut une grande terreur dans 
le cœur des habitants, qui s’assemblèrent chez mon 
père, le roi de la ville, et lui demandèrent : « Quelle 
est cette voix terri liante que nous venons d’entendre? 
Nous sommes encore tout terrifiés de ce holà ! » Mon 
père leur dit: « Ne soyez point terrifiés de cette voix, 
et n’en soyez pas épouvantés. Et croyez fermement à 
vos anciennes crovnnces. » 

C • 

« lût alors leur cœur se pencha volontiers vers les 
paroles de mon père ; et ils ne cesseront point d’èlre 
attachés fermement et enclins à l’adoration du feu. 
lût ils restèrent dans leur état d'erreur avcuule durant 

O 

encore une année, jusqu’à l’époque anniversaire du 
jour où ils avaient entendu la première voix! Et 
alors, pour la seconde fois, la voix se fit entendre, 
puis une deuxième fois, et une troisième fois, et cela 
une fois chaque année, durant trois années de suite. 

14 



210 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


Mais ils ne cessèrent pas d’être assidus à observer 
leurs pratiques erronées. Et c’est alors qu’un matin, 
à l’aube, le malheur et la malédiction s’abattirent 
sur eux du ciel, et ils furent pétrifiés en pierres noires, 
eux et leurs chevaux et leurs mulets et leurs cha¬ 
meaux et leurs bestiaux ! Et de tous les habitants, 
moi seul je fus quitte de ce malheur. Car j’étais le 
seul croyant. 

« Et c’est depuis ce jour-là que je me tiens ici dans 
la prière, le jeûne et la récitation d’Al-Koran. 

« Mais, ô dame pleine d’honneur et de perfections, 
je suis bien las de la solitude où je me trouve, sans 
avoir auprès de moi personne qui me tienne com¬ 
pagnie humaine! » 

A ces paroles, je lui dis : 

« O jeune homme plein de qualités, peux-tu venir 
avec moi dans la ville de Baghdad? Là, tu trouveras des 
savants et de vénérables cheikhs versés dans les lois 
et la religion. Et, en leur compagnie, tu augmenteras 
encore en science et en connaissance du droit divin. 
Et moi, bien que je sois une personne de marque, je 
serai ton esclave et ta chose! Je suis, en effet, la maî¬ 
tresse de mes gens, et j’ai sous mes ordres des hom¬ 
mes, des serviteurs et des jeunes garçons ! Et ici j’ai 
avec moi un navire chargé entièrement de marchan¬ 
dises. Mais le destin nous jeta sur cette côte, et nous 
fit connaître cette ville, et nous causa cette aventure. 
Et le sort a voulu ainsi nous réunir ! » 

Pu is je ne cessai de lui inspirer le désir du départ avec 
moi, jusqu’à ce qu’il m’eût répondu par l’affirmative. » 

A ce moment de sa narration, Schalirazade vit appa- 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 211 

raître le matin et, discrète selon son habitude, s’arrêta 
dans son récit. 


NIAIS LORSQUE FUT 
LA DIX-SEPTIÈME NUIT 


Elle dit : 

/ 

Il m’est parvenu, 6 Roi fortuné, que l’adolescente 
Zobéida ne cessa d’intéresser le jeune homme et de 
lui inspirer le désir de la suivre jusqu’à ce qu’il eût 
consenti. 

Et tous deux ne cessèrent de causer que lorsque 
le sommeil l’emporta sur eux. Alors la jeune Zobéida 
se coucha et s’endormit cette nuit-là aux pieds du 
jeune homme. Et elle ne se sentait pas de joie et de 
bonheur ! 

(Puis Zobéida continua ainsi son récit au khalifat 
Haroun Al-Rachid, à Giafar et aux trois saâlik : j 

« Lorsque brilla le matin, nous nous levâmes, et 
nous entrâmes ouvrir tous les trésors, et nous 
prîmes tout ce qui n’était pas trop lourd à por¬ 
ter et ce qui avait le plus de valeur, et nous 
descendîmes de la citadelle vers la ville, et nous 
rencontrâmes mes esclaves et le capitaine qui me 
cherchaient depuis longtemps. Et lorsqu’ils me 
virent, tis furent très contents, et me questionnè¬ 
rent sur le motif de mon absence. Alors je leur 
racontai ce que j’avais vu, ainsi que l’histoire du 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


2l2 

ë 

jeune homme, et la cause de la métamorphose des 
habitants de la ville, avec tous les détails. Et ils 
furent très étonnés à mon récit. 

Quant à mes sœurs, à peine me virent-elles avec 
ce beau jeune homme qu’elles furent très jalouses, 
et m’envièrent, et furent remplies de haine, et com¬ 
plotèrent secrètement la perfidie contre moi. 

Sur ces entrefaites, nous allâmes tous au navire,, 
et j’étais fort heureuse, et ma félicité augmentait 
encore de l’amour du jeune homme. Et nous atten¬ 
dîmes que le vent nous fût favorable, et nous 
déployâmes les voiles et nous partîmes. Quant à mes 
sœurs, elles continuèrent à nous tenir compagnie ; 
et un jour elles me dirent en particulier : « O notre 
sieur, que penses-tu faire de ce beau jeune homme? >► 
Et je leur dis : « Mon but est de le prendre comme 
époux. » Puis je ine tournai vers lui, et je me rap¬ 
prochai de lui, et je lui déclarai : « O mon maître* 
mon désir est de devenir ta chose î Je te prie donc de 
ne pas me refuser ! » Alors il me répondit : « J’écoute 
et j’obéis ! » A ces paroles, je me tournai vers mes 
sœurs et je leur dis : « Je me contente de ce jeune 
homme pour tout bien ! Quant à toutes mes 
richesses, dès ce moment elles deviennent votre pro¬ 
priété ! » Et elles me répondirent : « Ta volonté est 
notre agrément i » Mais en clics-mômes elles me 
réservaient la trahison et le mal. 

Nous continuâmes ainsi à naviguer avec un vont 

^ r 

favorable, et nous sortîmes de la mer de l'Epou¬ 
vante et nous entrâmes dans la mer de la Sécurité. 
Dans celle mer, nous naviguâmes encore pendant 
quelques jours, et alors nous fûmes tout proches dô 



•HISTOIRE DU PORTEFAIX... 213 

la ville de Bassra, et nous vîmes, dans le loin, apparaî¬ 
tre se** bâtisses. Mais, comme la nuit approchait, nous 
nous arrêtâmes; et bientôt tous nous dormîmes. 

Mais, pendant noire sommeil, mes deux sœurs se 
levèrent, etm’enlevèrent,moi et le jeune garçon, avec 
nos matelas et tout, et nous jetèrent à la mer. Pour 
le jeune homme, comme il ne savait pas nager, il se 
noya ; car il était écrit par Allah qu'il serait du nom¬ 
bre des martyrs. Quant à moi, j’étais écrite parmi 
ceux qui devaient avoir la vie sauve. Aussi, lorsque 
je tombai à la mer, Allah me gratifia d’un morceau 
de bois sur lequel je me mis à cheval, et avec 
lequel je fus emportée par les vagues et jetée 
sur le rivage d’une île pas trop éloignée. Là, je 
fis sécher mes habits, je passai toute la nuit, et le 
matin je me réveillai et je cherchai une route. Et je 
trouvai une route sur laquelle il y.avait des traces 
de pas d’êtres humains fils d’Adam ! Celte route 
commençait au rivage et s’enfonçait dans l’ile. Alors, 
moi, après avoir mis mes vêtements devenus secs, 
je suivis cette route, et je ne cessai de marcher jus¬ 
qu’à ce que je fusse sur le rivage opposé de l’île, en 
face de la terre ferme où j’aperçus au loin la ville 
de Bassra. Et soudain je vis une couleuvre qui cou¬ 
rait vers moi, et immédiatement derrière elle cou¬ 
rait un gros et grand serpent qui voulait la tuer. 
Cette couleuvre ôtait tellement lasse et fatiguée de 

O 

sa course que sa langue pendait hors de sa bouche ! 
Alors, moi, je fus prise de pitié pour elle, et je saisis 
une grosse pierre et je la lançai à la tête du serpent, 
•que j’écrasai et que je tuai à l’instant même. Mais aus¬ 
sitôt la couleuvre déploya deux ailes et s’envola dans 



214 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


l’air et disparut. Et je fus au comble de la surprise. 

Mais, comme j'étais accablée de fatigue, je m’assis 
à cette place, puis je m’étendis et je dormis 
encore pendant une heure de temps. Et, à mon 
réveil, je trouvai, assise à mes pieds, une jolie 
négresse qui me massait les pieds et me caressait. 
Alors, moi, je retirai vivement mes pieds et j’eus une 
grande honte, car je ne savais pas ce que la jolie 
négresse voulait de moi ! Et je lui dis : « Qui es-tu 
et que désires-tu ? » Et elle me répondit : « Je me 
suis hâtée de venir auprès de toi qui m’as rendu ce 
grand service en tuant mon ennemi. Car je suis la 
couleuvre que tu as sauvée du serpent. Et je suis 
une gennia. Et ce serpent aussi était un genni. 
Mais il était mon ennemi, et il voulait me violer et 
me tuer. Et c’est toi seule qui m’as délivrée de scs 
mains. Alors, moi, à peine délivrée, je m’envolai 
avec le vent, et je me dirigeai en hâte vers le navire 
d’où t’avaient précipitée tes deux sœurs. J’ensorce¬ 
lai tes deux sœurs sous la forme de deux chiennes 
noires ; et je te les apporte. » Et alors je vis les deux 
chiennes attachées à un arbre derrière moi. Puis la 
gennia continua : « Ensuite, je transportai dans ta 
maison de Daghdad toutes les richesses qui étaient 
dans le navire, et je le coulai. Quant au jeune 
homme, il s’est noyé; ; et je ne puis rien contre la 
mort. Car Allah seul est Tout-Puissant! » 

A ces mots, elle me prit dans scs bras, détacha les 
deux chiennes, mes sœurs, et les enleva aussi, et 
nous transporta toutes, en s’envolant, et nous déposa 
saines et sauves sur la terrasse de ma maison à 
Daghdad, ici-même l 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


215 


Et je visitai ma maison, et j’y trouvai, rangés en 
bon ordre, toutes les richesses et tous les objets 
qui étaient dans le navire. Et aucune chose n’était 
perdue ni endommagée. 

Puis la gennia me dit : « Je t’adjure, par l’inscrip¬ 
tion sainte du sceau de Solcïman, de frapper cha¬ 
cune de ces deux chiennes, tous les jours, trois cents 
coups de fouet. Si tu oublies un seul jour d’exécuter 
cet ordre, j’accourrai et je te changerai, toi aussi, 
en la môme forme ! » 

Et moi, je fus bien obligée de lui répondre : « J’é¬ 
coute et j’obéis ! » 

„ Et c’est depuis ce temps-là, ô prince des Croyants, 
que je me mis à les fouetter, pour ensuite avoir 
pitié d’elles et les embrasser ! 

Et telle est mon histoire ! 

Mais voici ma sœur Amina, ô prince des Croyants, 
qui te racontera son histoire qui est encore bien plus 
étonnante que la mienne. » 


A ce récit, le khalifat Haroun Al-Rachid fut au 
comble de l'émerveillement. Mais il avait hâte de 
satisfaire pleinement sa curiosité. Aussi il se tourna 
vers la jeune Amina, qui lui avait ouvert la porte 
la nuit précédente, et lui demanda : « Mais toi, ô 
gracieuse, quel est donc le motif de ces traces de 
coups qui sont sur ton corps? » 



216 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


HISTOIRE D’AMINA 
LA DEUXIÈME ADOLESCENTE 


A ces paroles du khalifat, la jeune Amina s’avança 
et dit: 

V 

« O émir des Croyants, je ne te répéterai pas les 
paroles de ma sœur Zobéida sur nos parents. Sache 
donc que, lorsque notre père mourut, moi et ma 
sœur la plus petite de nous cinq, Fahima, nous 
allâmes vivre seules avec notre mère, tandis que 
ma sœur Zobéida et les deux autres allaient vivre 
avec leur mère à elles. 

Peu de temps après, ma mère me maria avec un 

vieux riche, l’homme le plus riche de la ville et de 

* 

son temps. Aussi, une année après, mon vieil époux 
mourut dans la paix d’Allah, et me laissa comme ma 
part légale d’héritage, d’après notre code officiel, 
quatre-vingt mille dinars d’or. 

Aussi, moi, je me hâtai de me commander dix robes 
magnifiques, chaque robe pour mille dinars. Et je 
ne me privai de rien. 

Un jo»*r d’entre les jours, comme j’étais assise à 
mon aise, une vieille entra me visiter. Celte vieille, 
je ne l’avais jamais vue auparavant. Elle était horri¬ 
ble : sa figure était une figure aussi laide qu’un 
vieux derrière; elle avait un nez écrasé, des sourcils 
pelés, des yeux de vieille libertine, des dents cassées, 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 217 

un nez qui suintait, et le cou de travers. D'ailleurs 
elle est bien décrite par le poète qui dit : 

Cette vieille cle mauvais augure ! Si E/dis la voyait, 
elle lui enseignerait toutes les fraudes, même sans 
parler, rien que par son silence ! Elle pourrait 
débrouiller mille midets têtus gui se seraient em¬ 
brouillés dans line toile d’araignée, et elle ne déchi¬ 
rerait pas la toile d’araignée ! Elle sait jeter le mau¬ 
vais sort et commettre toutes les horreurs : elle a 
chatouillé le cul d’une petite fille, elle a copulé avec 
une adolescente , elle a forniqué avec une femme 
mûre, et elle a allumé une vieille femme en l’excitant l 

Donc cette vieille entra chez moi et me salua et 
me dit: « Ü daine pleine de grâces et de qualités! 
J’ai chez moi une jeune fille orpheline, et cette nuit 
est la nuit de ses noces. Et moi je viens te prier — 
et Allah saura t’accorder la récompense et la rétri¬ 
bution de ta bonté! — de vouloir nous honorer en 
assistant aux noces de cette pauvre fille si affligée 
et si humble, qui ne connaît ici personne et qui n’a 
pour elle qu’Allah le Très-Haut! » A ces paroles, la 
vieille se mit à pleurer et à m’embrasser les pieds. 
Et moi, qui ne connaissais pas toute sa perlidie, 
j’eus pitié et compassion d’elle et je lui dis: « J’écoute 
et j’obéis! » Alors elle me dit: « Maintenant je vais 
m’en aller, avec ta permission, et toi, pendant ce 
temps, prépare-toi et habille-toi, car moi, vers le 
soir, je reviendrai te prendre. » Puis elle me baisa 
ta main et s’en alla. 

Alors, moi, je me levai, et j’allai au hammam, et 



218 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


je me parfumai; puis je choisis la plus belle de mes 
dix robes neuves et je m’en habillai; puis je mis 
mon beau collier de perles nobles, mes bracelets, 
mes pendeloques et tous mes bijoux ; puis je mis 
mon grand voile bleue de soie et d’or, je m’entourai 
la taille de ma ceinture de brocart, et je mis mon 
petit voile de visage, après m’être allongé les yeux 
de kohl. Et voici revenir la vieille qui me dit: <• O 
ma maîtresse, la maison est déjà pleine de parentes 
de l’époux, qui sont les dames les plus nobles de 
la ville. Je les ai avisées de ton arrivée certaine, et 
elles ont été très heureuses, et maintenant tou'e; 
t’attendent avec impatience. » Alors, moi, j’emmenai 
avec moi quelques-unes de mes esclaves, et nous 
sortîmes toutes et nous marchâmes jusqu’à ce que 
nous fussions arrivées dans une rue large et bien 
arrosée ei où la brise fraîche se jouait. Et nous vîmes 
un grand portail de marbre surmonté d’une coupole 
soutenue par des arceaux, et toute en albâtre, et 
monumentale. Et par ce portail nous vîmes, à l’inté¬ 
rieur, un palais si haut qu’il touchait aux nues. 
Alors nous entrâmes et, arrivées à la porte de ce 
palais, la vieille frappa à la porte et l’on ouvrit. 
Nous pénétrâmes, et nous trouvâmes d’abord un 
corridor tendu de tapis et de tentures, et au plafond 
des lampes colorées étaient suspendues et éclairées, 
et des flambeaux allumés étaient posés tout le 
long; et il y avait aussi, suspendus aux jnurs, des 
objets en or et en argent, des joyaux, et des armes 
en métal précieux. Et nous traversâmes ce corridor, 
et nous arrivâmes dans une salle si merveilleuse 
qu’il est inutile de la décrire. 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


219 

Au milieu de cetle salle, qui était toute tendue 
de soieries, il y avait un lit d’albâtre enrichi do 
perles fines et de pierres précieuses, et recouvert 
d’une moustiquaire en satin. 

A notre vue, une jeune fille sortit de l’intérieur 
du lit, et elle était comme la lune. Et elle me dit: 
« Marhaba 1 Ahlan ! oua sahlan ! O ma sœur, tu 
nous fais le plus grand honneur humain! Anas- 
tina ! (1) Et tu nous es une douce consolation et tu es 
notre orgueil!» Puis, en mon honneur, elle récita 
ces vers du poète : 

Si les pierres mêmes de la maison avaient ap¬ 
pris la visite de Vhôte charmant, elles se seraient 
réjouies, elles se seraient mutuellement annoncé la 
bonne nouvelle, elles se seraient inclinées sur la trace 
de ses pas ! 

Elles se seraient, dans leur langage, écriées: 
« Ahlan ! oua sahlan ! pour les gens pleins de géné¬ 
rosité et de grandeur l » 

Puis elle s’assit et'me dit: « O ma sœur! je dois 
te dire que j’ai un frère qui t’a vue un jour à une 
noce. C’est un jeune homme très bien fait, et bien 
plus beau que moi. Et, depuis cette nuit-là, il t’a 
aimée d’un cœur amoureux et très ardcnl. Et c’est 
lui qui a donné quelque argent à la vieille femme 
pour qu’elle allât chez loi et t’amenât ici par 
l’expédient qu’elle employa. Et il fit cela pour se ren- 

(’) Mnrhaba! Ahlan! oua sahlan! et Anastina ! Souhaits de bien- 
Tenue, intraduisibles mot à mot. Que l’accueil soit cordial, amical et 
facile ! 



220 


LES MILLE PUITS ET UNE NUIT 


contrer avec toi, chez moi ; car mon frère n’a d’autre 
désir que de se marier avec toi en cette année- 
ci bénie par Allah et par son Envoyé. Et il n’y a 
point de honte à faire les choses licites 1 » 

Lorsque j’entendis scs paroles, et que je me vis 
connue et estimée dans cette demeure, je dis à 
l’adolescente: «J’écoute et j'obéis! » Alors elle fut 
remplie de joie, et elle frappa ses mains l’une 
contre l’autre. A ce signal, une porte s’ouvrit, et un 
jeune homme comme la lune entra ; d.’après le dire 
du poète : 

Il a atteint un tel degré de beauté qu’il est devenu 
une œuvre vraiment digne du créateur l un bijou 
vraiment à la gloire de l’orfèvre qui l'a ciselé ! 

Il est parvenu à la perfection mime de la beauté, à 
son unité! Aussi, ne t’étonne point de le voir affoler 
d’amour tous les humains ! 

• Sa beauté éclate aux yeux, car elle est inscrite sur 
ses traits. Aussi, je jure qu’il n’y a dautre beauté que 
la sienne / 

A sa vue, mon cœur inclina vers lui. Alors il 
s’avança et s’assit près de sa sœur ; et aussitôt le 
kadi entra avec quatre témoins ; ils saluèrent et 
s’assirent; puis le kadi écrivit mon contrat avec ce 
jeune homme, et les témoins apposèrent leur scoau 
sur le contrat, et ils s’en allèrent tous. 

- Alors le jeune homme s’approcha de moi et me 
dit: « Que notre nuit soit une nuit bénie! » Puis il 
dit: « O ma maîtresse, je voudrais bien te poser une 
condition ! » Je lui dis : « O mon maître,parle! Quelle 



H I S T O lit E DU PORTEFAIX... 


221 


est cette condition? » Alors il se leva, apporta le Livre 
Sacré, et me dit: « Tu vas me jurer sur Al-Koran, 
que jamais tune choisiras un autre que moi, et que 
tu n’auras jamais d’inclination pour un autre! » Et 
moi, je lui prêtai serment pour celte condition. 
Alors il se réjouit extrêmement et me jeta scs bras 
autour du cou, et je sentis son amour me pénétrer 
jusqu’à mes entrailles et jusqu’à la masse de mon 
cœur! 


Ensuite les esclaves nous préparèrent la nappe, 
et nous mangeâmes et nous bûmes jusqu’à satiété. 
Puis, la nuit venue, il me prit et s’étendit avec moi 
sur le lit; et nous passâmes toute la nuit en acco¬ 
lades aux bras l’un de l’autre, jusqu'au malin. 

Nous restâmes en cet état durant un mois, dans la 


félicité et la joie. A la fin de ce mois, je demandai 
à mon époux la permission d’aller au souk pour 
acheter quelques étoiles. 11 m’accorda cette permis¬ 
sion. Alors je mis mes habits et j’emmenai avec 
moi la vieille femme, qui, depuis, était restée à la 
maison, et je descendis au souk. Je m’arrêtai à la 
boutique d'un jeune marchand de soieries que la 
vieille me recommandait beaucoup pour la qualité 
doses étoiles, et qu’elleconnaissail depuis longtemps, 
me disait-elle. Puis elle ajouta: « C'est un jeune gar¬ 
çon qui, à la mort de son père, hérita de beaucoup 
d’argent et de richesses! » Puis, se tournant vers le 
marchand, elle lui dit: « Fais voir ce que tu as de 
mieux et de plus cher, parmi toutes les étoiles, car 
c’est pour cette belle adolescente! » Et il dit: 
« J’écoute et j’obéis! » Puis la vieille, pendant que 
le jeune marchai* 1 était occupé à nous déployer les 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


222 

étoffes, continua à me faire son éloge et à me faire 
remarquer ses qualités ; et, moi, je lui répondis: « Je 
n’ai que faire de ces qualités et des éloges que tu 
m’en fais! car notre but est d’acheter de lui ce 
dont nous avons besoin, puis de retourner à notre 
demeure. » 

Lorsque nous eûmes choisi l’étoffé voulue, nous 
offrîmes au marchand l’argent du prix. Mais il refusa 
de toucher l’argent, et nous dit : « Pour aujourd’hui je 
n’accepte de vous autres aucun argent ; ceci est un 
cadeau pour le plaisir et l’honneur que vous me 
faites de venir à ma boutique ! » Alors, moi, je dis à 
la vieille: « S’il ne veut pas accepter l’argent, rends- 
lui son étoffe! » Alors il s’écria: « Par Allah! je ne 
prendrai rien de vous autres! Tout cela est un 
cadeau de moi. Maintenant, en retour, accorde- 
moi, ô belle adolescente, un seul baiser, un seul ! 
Je considère ce baiser comme de plus haut prix que 
toutes les marchandises réunies dans ma boutique 1 » 
Et la vieille lui dit en riant: « O beau jeune homme, 
tu es bien fou de considérer ce baiser comme une 
chose aussi inestimable ! » Puis elle me dit : « O ma 
fille, tu viens d’entendre ce que dit ce jeune mar¬ 
chand ! Sois tranquille, rien de fâcheux ne saurait 
t’arriver pour un petit baiser qu’il prendrait de toi, 
et toi, en retour, tu pourrais choisir et prendre selon 
ton désir parmi toutes ces étoffes précieuses! » 
Alors je répondis: « Ne sais-tu pas que je*suis liée 
par le serment?» Et clic répliqua: « Laissc-le 
t’embrasser, mais, toi, ne parle pas et ne fais pas de 
mouvement : de la sorte tu n’auras rien à le repro¬ 
cher. Et, de plus, tu reprendras cet argent, qui est le 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


223 


tien, et les étoffes aussi. » Enfin, cette vieille conti¬ 
nua de la sorte à m’embellir cet acte et je dus con¬ 
sentir à faire entrer ma tète dans le sac et à accepter 
celle offre. Pour cela, je me couvris les yeux, et 
j’étendis le pan de mon voile afin que les passants 
ne vissent pas la chose. Et, alors, le jeune homme 
passa sa tôte sous mon voile, approcha sa bouche 
de ma joue et m’embrassa. Mais, en même temps, il 
me mordit à la joue et une morsure si terrible qu’il 
me coupa la chair! Et je m’évanouis de douleur et 
d’émotion. 

Quand je revins à moi, je me trouvai étendue sur 
les genoux de la vieille, qui avait l’air d’être fort 
affligée pour moi. Quanta à la boutique, elle était 
fermée et le jeune marchand avait disparu. Alors, 
la vieille me dit : « Qu’Allah soit loué de nous avoir 
épargné un malheur pire ! » Puis elle me dit : « Main¬ 
tenant, il nous faut retourner à la maison. Mais, toi, 
tu feras semblant d’être indisposée, et moi, je t’ap¬ 
porterai un remède que tu appliqueras sur la mor¬ 
sure, et tu guériras à l’instant. » Alors je ne tardai 
pas à me lever, et, toute à mes pensées et à ma ter¬ 
reur des conséquences, je me mis à marcher jusqu’à 
ce que je fusse à la maison; et ma terreur augmen¬ 
tait à mesure que je m’approchais. Eny arrivant, j’en¬ 
trai dans machambrc etje fis semblant d’être malade. 

Sur ces entrefaites, mon époux entra et, tout pré¬ 
occupé, me dit : « O ma maîtresse, quel malheur 
t’cst-il arrivé durant ta sortie? » Je lui répondis: 
« Ce n’est rien. Je suis bien portante. »? Alors il me 
regarda avec attention et me dit : « Mais qu’est-ce 
que cette blessure qui est sur ta joue, juste àl’endroit 



224 , 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


le plus doux et le plus fin ? » Alors je lui dis : « Lors¬ 
que, avec ta permission, je suis sortie aujourd’hui 
pour acheter ces étoffes, un chameau, qu ; étaitchargé 
de bûches de bois, m’a serrée dans la rue encombrée, 
et m’a déchiré mon voile et m’a blessée à la joue 
comme tu vois. Oh ! ces rues étroites de Baghdad! » 
Alors il fut plein de colère et me dit : t< Dès demain, 
je vais aller chez le gouverneur et porter plainte contre 
les chameliers et les bûcherons, et le gouverneur 
les fera tous pendre jusqu’au dernier! » Alors, moi, 
pleine de compassion, je lui dis: « Par Allah sur 
toi ! ne te charge pas des péchés d’autrui ! D’ailleurs, 
c’est de ma faute à moi seule, car je suis montée sur 
un âne qui se mit à riier et à galoper, et je suis- 
tombée par terre, et par hasard un morceau de bois 
s’est trouvé là qui m’a écorché la figure et m’a bles¬ 
sée ainsi à la joue ! » Alors il s’écria : « Demain, je 
vais monter chez Giafar Al-Barmaki, et je lui racon¬ 
terai celte histoire, et il tuera tous les âniers de 
cette ville! » Alors je m’écriai: « Tu vas donc tuer 
tout le monde à cause de moi? Sache donc que cela ; 
m’est simplement arrivé par la volonté d’Allah et 
par le Destin qu’il commande ! » A ces paroles, mon 
époux ne put plus contenir sa fureur, et s’écria : 
« O perfide ! assez de mensonges ! Tu vas endurer la 
punition de ton crime! » Et il me traita avec les 
paroles des plus dures, et frappa le sol du pied, et 
cria d’une voix forte en appelant: alors la porte 
s’ouvrit et sept nègres terribles entrèrent,qui m’arra¬ 
chèrent de mon lit et me jetèrent au milieu de la 
cour de la maison. Alors mon époux ordonna à l’un 
des nègres de me tenir par les épaules et de s’asseoir 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


225 


sur moi ; et il ordonna à un autre nègre de s’asseoir 
sur mes genoux et de me tenir les pieds. Alors un 
troisième nègre vint, qui tenait un glaive à la main, 
et dit: « O mon maître, je vais 4a frapper du glaive 
et je la couperai en deux parties! » Et un autre 
nègre ajouta : « Et chacun de nous coupera un gros 

morceau de sa chair, et le jettera en pâture aux pois- 

• _ __ _ ^ _ _ 

sons dans le fleuve de la Dejla (1) ! Car telle doit 
être la punition de toute personne qui trahit le 
serment et l’amitié 1 » Et, pour appuyer son dire, il 
récita ces vers : 

■ 

Si je m'apercevais que j'ai un associé pour celui 
que j’aime , mon âme se révolterait et s’arrache¬ 
rait à cet amour de perdition ! Et je dirais à mon 
âme: « O mon âme, il vaut mieux pour nous 
mourir nobles ! Car il n’y a point de bonheur dans 
un amour avec un ennemi. » 

Alors mon époux dit au nègre qui tenait le 
glaive : « O brave Saâd, frappe cette perfide ! » Et Saâd 
leva le glaive ! Et mon époux me dit : « Et toi, main¬ 
tenant, dis à voix haute ton acte de foi. Puis remé- 
more-toi un peu toutes les choses et les vêtements 
et les effets qui t’appartiennent et fais ton testament : 
car c’est la fin de ta vie ! » Alors je lui dis : « O servi¬ 
teur d’Allah Très-Bon ! donne-moi seulement le tpmps 
de faire mon acte de foi et mon testament ! » Puis 
je levai ma tête vers le ciel, je l’abaissai vers moi- 
même et je me mis à me considérer et à réfléchir 
sur l’état misérable et ignominieux où je me trou- 

(*) Le Tigre. 


15 



226 


LES M 


2 NUITS ET UNE NUIT 


vais, et les larmes me vinrent et je pleurai, et je réci¬ 
tai ces strophes : 

I 

Vous avez allumé la passion dans mes entrailles, 
pour ensuite rester froid! Vous avez fait veiller mes 
yeux durant de longues nuits, pour ensuite vous en¬ 
dormir ! 

Mais moil Je vous avais mis dans un lieu situé 
entre mon cœur et mes yeux! Aussi comment mon 
cœur pourrait-il vous oublier, ou mes yeux cesser de 
vous pleurer ?... 

Vous m'aviez juré une constance inépuisable ; mais 
à peine aviez-vous conquis mon cœur que votts vous 
êtes repris l 

Et maintenant vous ne voulez point prendre ce cœur 
en pitié ni compatir à ma tristesse / N 1 êtes-vous donc 
né que pour causer mon malheur et celui de toute 
jeunesse ? 

— Oh! mes amis, je vous conjure par Allah ! quand 
je mourrai, écrivez sur la pierre de ma tombe : « Ici 
est un grand coupable ! Il a aimé ! » 

— De la sorte,le passant affligé qui connaît les souf¬ 
frances de l'amour, en regardant ma tombe y jettera 
un regard de compassion l 

• m 

Et, ayant terminé ces vers, je pleurai encore. Lors¬ 
qu’il entendit mes vers et vit mes larmes, mon 
époux lut encore plus furieux et plus excité, et il 
me dit ces stances : 

Si j'ai quitté celui qu'aimait mon cœur, ce n'est 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 227 

point par ennui ni par lassitude! Il a commis une 
faute qui mérite P abandon! 

Il a désiré m'associer un autre dans notre commune 

# 

passion, tandis que mon cœur et mes sens et ma raison 
ne pouvaient pencher vers une telle association / 


Lorsqu’il eut fini ces vers, je me remis à pleurer, 
pour le toucher, et je me dis en moi-môme: « Je 
vais faire la soumise et l’humble. Et je vais adoucir 
mes termes. Et peut-ôtre qu’ainsi il me fera grâce 
de la mort, quitte à prendre tout ce qui m’appar¬ 
tient de richesses ! » Et je me mis à l’implorer et je 
lui récitai gentiment ces strophes : 


En vérité , je te le jure , si tu voulais être juste, tu 
ne me ferais pas mourir ! Mais on sait que celui qui 
a jugé ta séparation inévitable n'a jamais su être juste! 

Tu m'as fait porter tout le poids des conséquences 
d'amour , alors que mes épaules pouvaient à peine sup¬ 
porter le poids de la chemise fine , ou un poids plus 
léger même ! 

Et pourtant ce n'est point de ma mort que je 
m'étonne, mais je m'étonne simplement de voir mon 

corps , après la rupture , continuer à te désirer ! 

« 

Lorsque j’eus fini ces vers, je pleurai. Alors il me 
regarda, et me repoussa violemment du geste, et 
m’injuria beaucoup, et me récita ces vers : 


Vous vous êtes occupé dé une toute autre amitié que 
la mienne, et vous m'avez fait sentir tout votre aban¬ 
don! Est-ce ainsi que nous étions? 



228 


LES M^LLE NUITS ET UNE NUIT 


Mais je vous délaisserai, comme vous m'avez dé¬ 
laissé et avez méprisé mon désir ! Et pour vous j’au¬ 
rai la même patience que celle par vous témoignée / 
Et je me passionnerai pour un autre que vous, 
puisque pour un autre vous vous êtes incliné ! Et pour 
toujours la rupture entre nous sera, non point à cause 
de moi, mais de toi seulement. 

Et lorsqu’il eut achevé ces vers, il héla le nègre et 
lui dit : « Coupe-la en deux moitiés 1 Elle ne nous 
est plus rien ! » 

Lorsque le nègre s’avança vers moi, je fus cer¬ 
taine de ma mort et je désespérai de ma vie, et je 
ne pensai plus qu’à confier mon sort à Allah Très- 
Haut. Et, au moment môme, je vis entrer la vieille 
femme qui se jeta aux pieds du jeune homme, et se 
mit à les embrasser, et lui dit : « O mon enfant, je 
te conjure, moi ta nourrice, au nom des soins que je 
t’ai donnés, de pardonner à cette adolescente, car 
elle n’a pas commis une faute qui mérite un tel 
châtiment! D’ailleurs, tu es encore jeune, etje crains 
que sa malédiction ne retombe sur toi ! » Puis la 
vieille se mit à pleurer, et à continuer à le presser 
de prières pour le convaincre jusqu’à ce qu’il lui eût 
dit : « Eh bien, à cause de toi, je lui fais grâce ! Mais 
il me faut tout de môme lui faire une marque qui 
apparaisse sur elle durant le reste de sa vie ! » 

A ees mots, il donna des ordres aux nègres qui, 
aussitôi, me dépouillèrent de mes vêtements, et 
m’exposèrent ainsi toute nue. Alors il prit lui-mêmo 
un rameau flexible de coignassier,et me tomba des¬ 
sus, et se mit à en fustiger tout mon corps, et spé- 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 


229 


cialement mon dos, ma poitrine et mes flancs, et 
tellement et si fort et si furieusement que je perdis 
connaissance, après avoir perdu tout espoir de sur¬ 
vivre à de tels coups. Il cessa alors de me frapper, 
et s’en alla, en me laissant étendue sur le sol et en 
ordonnant aux esclaves de m’abandonner en cet état 
jusqu’à la nuit, pour, ensuite, à la faveur de l’obscu¬ 
rité, me transporter à mon ancienne maison et me 
jeter là comme une chose inerte. Et les esclaves 
firent ainsi, et me jetèrent dans mon ancienne mai¬ 
son, selon l’ordre de leur maître. 

Quand je revins à moi, je restai longtemps sans 
pouvoir bouger à cause de mes meurtrissures; puis 
je me traitai avec divers médicaments, et peu à peu 
je finis par guérir ; mais les traces des coups et les 
cicatrices restèrent sur mes membres et sur ma chair, 
comme si j’avais été frappée par des lanières et 
des fouets ! Et vous avez tous vu ces traces. 

Lorsque, au bout de quatre mois de traitement, 
je finis par guérir, je voulus aller jeter un coup d’œil 
du côté du palais où j’avais subi cette violence ; mais 
il était ruiné entièrement, lui, et aussi toute la 
rue où il était, depuis un bout jusqu’à l’autre ; et 
à la place de toutes ces merveilles, il n’y avait plus 
que des monceaux d’ordures accumulées par les 
déchets de la ville. Et, malgré toutes mes recherches, 
je ne pus arriver à avoir des nouvelles de mon 
époux. 

C’est alors que je revins auprès de ma plus jeune 
sœur Fahima, qui était toujours une jeune fille 
vierge ; et toutes deux nous allâmes faire visite à 
notre sœur du même père, notre soeur Zobéida, celle- 





LGS MILLE NUITS ET UNE NUIT 


là môme qui t’a raconté son histoire avec ses deux 
sœurs changées en chiennes. Et elle me raconta son 
histoire, et je lui racontai mon histoire, mais après 
les salutations d’usage ! Et alors ma sœur Zobéida 
me dit : « 0 ma sœur, nul en ce monde n’est exempt 
des malheurs du sort ! Mais, grâce à Allah 1 nous 
sommes encore toutes deux en vie 1 Restons donc 
désormais ensemble. Et surtout que jamais plus le 
mot mariage ne soit cité, et il nous faut môme en 
perdre le souvenir ! » 

Et aussi notre jeune sœur Fahima resta avec nous. 
Et c’est elle qui remplit à la maison l’office de 
pourvoyeuse, qui descend au souk faire le marché 
tous les jours et nous acheter toutes les choses néces¬ 
saires ; moi, je suis chargée spécialement d’ouvrir 
la porte à ceux qui frappent et de recevoir nos 
invités ; quant à notre grande sœur Zobéida, c’est 
elle qui range les choses de la maison. 

Et nous ne cessâmes de vivre ainsi très heureu¬ 
ses, sans hommes, jusqu’au jour où notre sœur 
Fahima nous amena le portefaix chargé d’une 
grande quantité de choses et que nous l’invitâmes à 
se reposer chez nous un instant. Et c est alors 
qu’entrèrent les trois saâlik qui nous racontèrent 
leurs histoires; et ensuite vous autres, sous l’aspect 
de trois marchands. Et tu sais ce qui est arrivé, et 
comment nous avons été amenées entre tes mains, 
6 prince des Croyants ! 

Et telle est mon histoire! » 


Alors le khalifat fut extrêmement émei veillé, et..* 



HISTOIRE DU PORTEFAIX... 231 

— Mais à ce moment de sa narration, Schahrazade vit 
apparailre le malin et, discrète, arrêta son récit. 


MAIS LORSQUE FUT 
LA DIX-HUITIÈME NUIT 


Schahrazade continua en ces termes : 

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’au récit de ces 
deux histoires des adolescentes Zobéida et Amina,qui 
étaient là avec leur jeune sœur Fahima et les deux 
chiennes noires et les trois saâlik, le khalifat 
Haroun Al-Rachid fut extrêmement émerveillé, et 
ordonna que ces deux histoires, ainsi que celles des 
trois saâlik, fussent écrites par les scribes des 
bureaux, avec une très belle écriture bien soignée, 
et qu’ensuite les manuscrits fussent déposés dans ses 
archives. 

Ensuite il dit à l’adolescente Zobéida : « Et main¬ 
tenant, ô dame pleine de noblesse, n’as-tu plus eu 
des nouvelles de l’éfrita qui a ensorcelé tes deux 
sœurs sous l’image de ces deux chiennes-ci ? » Et 
Zobéida répondit : « Emir des Croyants, je pourrais 
le savoir, car elle m’a donné une mèche de ses 
cheveux et m’a dit : « Lorsque tu auras besoin de 
moi, tu n’auras qu'à brûler un de ces cheveux, et 
aussitôt je t’apparaîtrai, en quelque endroit éloigné 
que je puisse être, même si j’étais derrière le Mont- 
Caucase ! » Alors le khalifat lui dit : « Oh ! apporte- 
moi ces cheveux ! » Et Zobéida lui remit la mèche ; 



232 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


et le khalifat en prit un cheveu et le brûla. Et à 
peine fut sentie l’odeur du cheveu brûlé, qu’il y eut 
un tremblement dans tout le palais, et une forte 
secousse *, et tout à coup la gennia apparut sous la 
forme d’une jeune fille richement habillée. Comms 
elle était musulmane, elle ne manqua pas de dire an 
khalifat : « Que la paix soit avec toi, û vicaire 
d’Allah ! » Et le khalifat lui répondit : « Et que sur 
- toi descendent la paix, la miséricorde d’Allah et ses 
bénédictions ! » Alors elle lui dit : « Sache, 6 prince 
des Croyants, que cette adolescente, qui vient de me 
faire apparaître sur ton désir, m’a rendu un grand 
service et a semé en moi des grains qui ont germé ! 
Aussi, quoi que je fasse pour elle, je ne pourrai 
jamais reconnaître suffisamment le bien qu’elle m’a 
fait. Quant à ses sœurs, je les ai changées en chien¬ 
nes ; et si je ne les ai point fait mourir, c’est sim¬ 
plement pour ne pas occasionner à leur sœur un 
trop grand chagrin. Maintenant, si, toi, ô prince des 
Croyants, tu désires leur délivrance, je les délivrerai 
par égard pour toi et pour leur sœur î Et, d'ailleurs, 
je n’oublie point que je suis musulmane ! » Alors il 
lui dit : « Certes ! je désire que tu les délivres I 
Après cela, nous examinerons le cas de la jeune 
femme au corps meurtri de coups ; et si vraiment je 
constatais la vérité de son récit, je prendrais sa 
défense et je la vengerais de celui qui l’aurait ainsi 
injustement punie ! » Alors l’éfrita dit : « Emir des 
Croyants, moi, dans un instant, je t’indiquerai celui 
qui a ainsi traité la jeune Amina et l’a opprimée et 
lui a pris ses richesses 1 Car sache bien qu’il t’est le 
plus proche parmi les humains 1 » 



histoire du portefaix... 


233 


Puis l’éfrita prit une tasse d’eau, et fit sur elle 
des conjurations ; puis elle en aspergea les deux 
chiennes et leur dit : « Revenez vite à votre ancienne 
forme humaine ! » Et, à l’heure môme,les deux chien¬ 
nes devinrent deux adolescentes belles à faire hon¬ 
neur à qui les a créées ! 

Puis la gennia se tourna du côte du khalifat et 
dit : « L’auteur de tout ce mauvais traitement contre 
la jeune Amina est ton propre fils El-Amin ! » Et elle 
lui raconta l’histoire, que le khalifat put ainsi con¬ 
trôler par la bouche d’une seconde personne non 
point humaine, mais gennia ! 

Alors le khalifat fut très étonné, mais conclut : 
« Louanges à Allah pour la délivrance de ces deux 
chiennes par mon entremise ! » Puis il fit venir son 
fils El-Amin en sa présence, et lui demanda des 
explications ; et El-Amin lui répondit en lui racon¬ 
tant la vérité. Alors le khalifat fit assembler les kadis 
et les témoins, dans la môme salle où étaient les 
trois saâlik, fils de rois, et les trois adolescentes avec 
leurs deux sœurs qui avaient été ensorcelées. 

Et alors, parles kadis et les témoins, il remaria son 
fils El-Amin avec la jeune Amina; il maria la jeune 
Zobéida avec le premier saâlouk, fils de roi ; il maria 
les deux autres jeunes femmes avec les deux autres 
saâlik, fils de rois ; et, lui-môme, fit faire son con¬ 
trat de mariage avec la plus jeune des cinq sœurs, la 
vierge Faliima, la pourvoyeuse agréablee* douce ! 

Et il fit bâtir un palais pour chaque couple, et 
donna à tous de grandes richesses pour qu’ils pus¬ 
sent vivre heureux. Et lui-même, à peine la nuit 
venue, se hâta d’aller s’étendre entre les bras de la 



234 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

jeune Fahima, avec laquelle il passa fort agréable¬ 
ment cette nuit-là ! 

— Mais, continua Schahrazade en s'adressant au roi 
Schahriar, ne crois point, 6 Roi fortuné, que celte his¬ 
toire soit plus étonnante que celle qui va suivre! 



HISTOIRE DE LA FEMME COUPÉE, 
DES TROIS POMMES ET DU NÈGRE 
RIIIAN 


Shahrazade dit : 

Une nuit d’entre les nuits, le khalifat Haroun 
Al-Rachid dit à Giafar Àl-Barmaki : « Je veux que 
nous descendions cette nuit vers la ville, pour nous 
informer des actes des gouverneurs et des walis. Et 
j’ai l’intention bien arrêtée de destituer tous ceux 
contre lesquels des plaintes me seraient portées ! * 

Et Giafar répondit : « J’écoute et j’obéis ! » 

Et le khalifat et Giafar et Massrour le porte-glaive 
se déguisèrent et descendirent et se mirent à mar¬ 
cher à travers les rues de Baghdad, lorsqu’on pas¬ 
sant dans une ruelle ils virent un vieillard fort âgé 
qui portait sur la tête un filet de pêche et une 
couffe, et qui tenait à la main un bâton ; et ce 
vieillard s’en allait lentement en fredonnant ces . 
strophes : 

Ils m y ont dit : « O sage ! par ta science tu es 
entre les humains comme la lune dans la nuitl 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


236 

Je leur répondis : « De grâce épargnez-moi ces 
paroles 1 11 n'y a point d’autre science que celle du 
Destin! » 

Car moi, avec toute ma science, tous mes manus¬ 
crits et mes livres et mon encrier, je ne saurais contre¬ 
balancer la force de la Destinée pendant un jour 
seulement ! Et ceux-là qui parieraient pour moi ne 
pourraient que perdre leurs arrhes ! 

En effet, quoi de plus désolant que le pauvre, 
f état du pauvre et le pain du pauvre et sa vie ! 

Si cest l'été, il épuise ses forces l Si c'est l hiver, il 
n'a pour se chauffer que le cendrier ! 

S'il cesse de marcher, les chiens se précipitent pour 
le chasser! Il est misérable! Il est un objet (T offenses et 
de moqueries 1 Oh ! qui donc plus que lui est misérable ? 

S'il ne se décide point à crier sa plainte aux hommes 
et à montrer sa misère, quel est celui qui le plain¬ 
dra? 

Oh! si telle est la vie du pauvre, que la tombe pour 
lui ést donc préférable ! 

En entendant ces vers plaintifs, le khalifat dit à 
Oiafar : « Les vers et l’aspect de ce pauvre homme 
indiquent une grande misère. » Puis il s’approcha 
du vieux et lui dit : « O cheikh, quel est ton métier?» 
11 répondit : « 0 mon maître, pécheur 1 Et bien pau¬ 
vre ! Et j’ai une famille ! Et, depuis midi jusqu’à 
maintenant, je suis hors de chez moi à travailler, et 
Allai) ne m’a point gratifié encore du pain qui doit 
nourrir mes enfants ! Aussi je suis" dégoûté de moi- 
môme et de la vie, et je ne souhaite plus que la 
mort 1 » Alors le khalifat lui dit : « Peux-tu revenir 



HISTOIRE DE LA FEMME COUPÉE.. 


237 


avec nous vers le fleuve, et jeter, de la rive, ton filet 
dans le Tigre, et cela en mon nom, pour voir un peu 
ma chance? Et tout ce que tu retireras de l’eau, je te 
l’achèterai et te le payerai cent dinars. » Et le vieux 
se réjouit à ces paroles et répondit : « J’accepte l’offre 
et la mets sur ma tète ! » 

Et le pêcheur revint avec eux vers le Tigre et y 
jeta son filet et attendit ; puis il tira la corde du filet 
et le filet sortit. Et le vieux pécheur trouva dans le 
filet une-caisse fermée, fort lourde à soulever. Et le 
khalifat aussi, après essai, la trouva fort lourde. 
Mais il se hûta de donner les cent dinars au pêcheur, 
qui s’en alla consolé. 

Alors Giafar et Massrourse chargèrent de la caisse 
et la transportèrent jusqu’au palais. Et le khalifat 
fit allumer les flambeaux, et Giafar et Massrour s’ap¬ 
prochèrent de la caisse et la brisèrent. Ils trouvè¬ 
rent à l’intérieur une grande couffe en feuilles de 
palmier cousue avec de la laine rouge ; ils coupèrent 
le fil de laine et ils trouvèrent dans la couffe un 
tapis ; ils enlevèrent le tapis et, en dessous, ils trou¬ 
vèrent un grand voile blanc de femme ; ils soulevè¬ 
rent le voile et, en dessous, ils trouvèrent, blanche 
comme le vierge argent, une jeune femme massacréo 
et coupée en morceaux. 

A cette vue, le khalifat laissa couler les larmes 
sur ses joues; puis il se tourna, plein de fureur, vers 
Giafar et s’écria : « O chien de vizir! voici que main¬ 
tenant, sous mon règne, les assassinats se commettent 
et les victimes sont noyées ! Et leur sang retombera 
sur moi au jour du jugement, et sera lourdement 
attaché sur ma conscience ! Or, par Allah ! il faut quo 



238 


LES MILLE N LITS ET UNE NUIT 

j’use de représailles envers l'assassin et que je le tue. 
Et quant à toi, ô Giafar, je jure par la vérité de ma 
descendance directe des khalifes Bani-Abbas, que, 
si tu n'amènes en ma présence l’assassin de cette 
femme que je veux venger, je te ferai crucifier sur 
ia porte démon palais, toi et quarante des Baramka(l) 
tes cousins ! » Et le khalifat était plein de colère ; 
et Giafar lui dit : « Accorde-moi un délai de trois 

l 

jours ! » Il répondit : « Je te l’accorde. » 

Alors Giafar sortit du palais, et, plein d’affliction, 
il marcha par la ville et se dit en lui-même : « Com¬ 
ment pourrai-je jamais connaître celui qui a tué 
cette jeune femme, et où le trouver pour l’amener 
devant le khalifat? D’un autre côté, si je lui amenais 
un autre que l’assassin pour que cet autre meure à sa 
place, celte action pèserait sur ma conscience. Aussi 
je ne sais plus que faire. » Et Giafar arriva ainsi à 
sa maison et y resta durant les trois jours du délai, 
au désespoir. Et le quatrième jour, le khalifat l’en¬ 
voya demander. Et lorsqu’il se présenta entre ses 
mains, le khalifat lui demanda : « Où est le massa¬ 
creur de la jeune femme ? » Giafar répondit : 
« Puis-je deviner l’invisible et le caché, pour connaî¬ 
tre l’assassin au milieu de toute une ville ? » Alors le 
khalifat devint très furieux, et ordonna le crucifie¬ 
ment de Giafar sur la porte du palais, et ordonna 
aux cricurs publics de crier la chose par toute la 
ville et les environs en disant : 

« Quiconque désire assister au spectacle du cruci¬ 
fiement de Giafar Al-Barmaki, vizir du khalifat, et 
au crucifiement de quarante d’entre les Baramka,ses 

(•) Les Barraécides, noble famille arabe. 



HISTOIRE DE LA FEMME COUPÉE... 239 

parents, sur la porte du palais, n’a qu’à sortir pour 
assister à ce spectacle ! » 

Et tous les habitants de Baghdad sortirent de 
toutes les rues pour assister au crucifiement de 
Giafar et de ses cousins ; mais personne n’en savait 
la cause; et tout le monde était désolé et se lamen¬ 
tait, car Giafar et tous les Baramka étaient aimés 
pour leurs bienfaits et leur générosité. 

Lorsque le bois du supplice fut dressé, on plaça 
les condamnés au-dessous, et on attendit la permis¬ 
sion du khalifat pour l’exécution. Tout à coup, 
pendant que tous les habitants pleuraient, un beau 
jeune homme, très proprement habillé, fendit la foule 
avec rapidité et arriva entre les mains de Giafar et 
lui dit : « Que la délivrance te soit donnée, ô le 
maître et le plus grand des grands seigneurs, ô toi 
l’asile des pauvres gens! Car c’est moi qui ai tué la 
femme coupée en morceaux et qui l’ai mise dans la 
caisse que vous avez pêchée dans le Tigre ! Tue-moi 
donc en retour, et use de représailles envers moi ! » 
Lorsque Giafar entendit les paroles du jeune 
homme, il se réjouit fort pour lui-même, mais il 
«'attrista beaucoup pour le jeune homme. Il se mit 
donc à lui demander des explications plus détaillées, 
quand soudain un vénérable vieillard écarta la foule 
•et s’avança vivement du côté de Giafar et du jeune 
homme, les salua et leur dit: « O vizir, n’ajoute 
point foi aux paroles de ce jeune homme, car il n’y 
a point d’autre assassin de la jeune femme que 
moi seul! Etc’estde moi seul que tu dois la venger! » 
Mais le jeune homme dit: « O vizir, ce vieux cheikh 
radote et ne sait ce qu’il dit. te répète que c’est 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



moi qui l’ai tuée ! C’est donc moi seul qui dois être 
puni de la même manière! » Alors le cheikh dit: 
« O mon enfant! tu es encore jeune, et tu dois aimer 
la vie ! Mais moi, je suis vieux, et je me suis rassasié 
de ce monde. Et je servirai de rançon pour toi, 
pour le vizir et ses cousins. Je te répète donc que 
c’est moi l’assassin. Et c’est envers moi qu’on doit 
user de représailles. » 

Alors Giafar, avec l’assentiment du chef des 


gardes, emmena le jeune homme et le vieillard et 
monta avec eux chez le khalifat. Et il dit : « Emir 


des Croyants, voici devant toi l'assassin de la jeune 
femme! » Et le khalifat demanda: « Où est-il? » Giafar 


dit: « Ce jeune homme prétend et affirme qu’il est, 
lui-même, le meurtrier; mais ce vieillard dément la 
chose et affirme à son tour qu’il est, lui-même, le 
meurtrier. » Alors le khalifat regarda le cheikh et le 
jeune homme et leur dit: « Qui de vous deux a tué 
la jeune femme? » Le jeune homme répondit: 
« C’est moi! » et le cheikh dit: « Non! c’est moi 


seul ! » Alors le khalifat, sans en demander davan¬ 
tage, dit à Giafar: « Prends les deux et crucifie-les ! » 
Mais Giafar répliqua: « S’il n’y a qu'un seul meur¬ 
trier, la punition du second serait une grande 
injustice! » Alors le jeune homme s’écria: « Je jure, 
par Celui qui a élevé les cicux & la hauteur où ils 
sont et a étendu la terre à la profondeur où elle est, 
que c’est moi seul qui ai tué la jeune femme! Et en 
voici les preuves! » Et alors le jeune homme décri¬ 
vit la trouvaille faite et connue seulement du 
khalifat, de Giafar et de Massrour. Aussi le khalifat 
fut convaincu de la culpabilité tlu jeune homme et 



HISTOIRE DE LA FEMME COUPÉE... 


241 


fut dans le plus extrême étonnement, et il dit au 
jeune homme: « Mais pourquoi ce meurtre? Pour¬ 
quoi cet aveu de ta part sans y être force par les 
coups de bâton ? Et comment se fait-il * que tu 
demandes ainsi à être puni en retour? » Alors le 
jeune homme dit: 


« Sache, ô prince des Croyants, que la jeune 
femme était mon épouse, la fille de ce vieux cheikh 
qui est mon beau-père. Je me suis marié avec elle 
quand elle était toute jeune et vierge. Aussi Allah 
m’a accordé d’elle trois enfants mâles. Et elle conti¬ 
nuait toujours à m’aimer et à me servir ; et moi, 
]e continuais à ne rien remarquer en elle de répré¬ 
hensible. 

« Mais, au commencement de ce mois-ci, elle tomba 
gravement malade ; et aussitôt je lis venir les mé¬ 
decins les plus savants, qui ne manquèrent pas 
de la guérir bientôt, avec la permission d’Allah ! Et 
moi, comme, depuis le commencement de sa maladie, 
je n'avais pas couché avec elle, et que le désir m’en 
venait en ce moment, je voulus lui faire prendre un 
bain d’abord. Mais elle me dit : « Avant d’entrer au 
hammam j’ai une envie que je veux satisfaire. » Et 
je lui dis : « Et quelle est cette envie? » Elle me 
dit: « J’ai envie d’une pomme pour la sentir et y 
mordre une morsure. » Et moi, immédiatement je 
m’en allai en ville pour acheter la pomme, dût-elle 
être au prix d’un dinar d’or! Et je cherchai chez 
tous les fruitiers ; mais ils n’avaient point de 
pommes! Et je m’en retournai tout triste à la mai- 

16 



242 


LES VILLE NUITS ET CNE NUIT 


son, et je n’osai point voir mon épouse, et je passai 
toute la nuit à penser au moyen de trouver une 
pomme. Le lendemain, à l’aube, je sortis de ma 
maison et me dirigeai vers les jardins et me mis à 
les visiter un par un, arbre par arbre, sans résultat. 
Mais sur mon chemin je rencontrai un gardien de 
jardin, un homme âgé, et je me renseignai auprès 
de lui sur les pommes. Il me dit: « Mon enfant, 
c’est une chose fort rare à trouver, pour la simple 
raison qu’elle ne se trouve nulle part, si ce n’est à 
Bassra, dans le verger du commandeur des Croyants. 
Mais, là aussi, il est bien difficile d’en avoir, car le 
gardien réserve les pommes soigneusement pour 
l’usage du khalifat. » 

« Alors, moi, je m’en retournai auprès de mon 
épouse, et je lui racontai la chose ; mais l’amour 
que j’avais pour elle me porta à me préparer tout 
de suite pour le voyage. Et je partis, et je mis 
quinze jours entiers, nuit et jour, pour aller à Bassra 
et en revenir; mais le sort me favorisa,et je revins au¬ 
près de mon épouse, porteur de trois pommes achetées 
au gardien du verger de Bassra pour la somme de 
trois dinars. 

« J’entrai donc fort joyeux et j’offris, les trois pom¬ 
mes à mon épouse; mais elle, à leur vue, ne montra 
guère de marques de contentement, et les jeta 
négligemment à côté d’elle. Je vis pourtant que, 
pendant mon absence, la fièvre avait repris mon 
épouse, et très violemment, et continuait à la tenir; 
et mon épouse resta encore malade dix jours pen¬ 
dant lesquels je ne la quittai pas un instant. Mais, 
grâce à Allah, au bout de ce temps elle recouvra la 



histoire: de la femme coupée... 243 

santé; et je pus alors sortir et aller à ma boutique; 
et je me remis à vendre et à acheter. 

« Or, pendant que j’étais ainsi assis dans ma bouti¬ 
que, vers midi, je vis passer devant moi un nègre 
qui tenait à la main une pomme avec laquelle il 
jouait. Alors je lui dis: « lié! mon ami, où as-tu 
pu prendre cette pomme, dis-moi, pour que j’aille 
moi aussi en acheter de semblables? » A mes paroles, 
le nègre se mit à rire et dit: « Je l’ai prise de mon 
amoureuse! Comme j’étais allé la voir, et qu’il y 
avait déjà un certain temps que je ne l’avais vue, je 
l’ai trouvée indisposée, et à côté d’elle il y avait 
trois pommes; et, comme je la questionnais, elle me 
dit: « Imagine-toi, ô mon chéri, que ce triste cornu 
de mari que j’ai est parti expressément à Bassra 
pour me les acheter, et il les acheta pour trois dinars 
d’or ! » Puis elle me donna cette pomme que j’ai à 
la main ! » 

« A ces paroles du nègre, ô prince des Croyants, 
mes yeux virent le monde en noir ; et je fermai 
aussitôt ma boutique, et je revins à la maison après 
avoir, en route, perdu toute ma raison par la force 
explosive de ma fureur. Et je regardai sur le lit, et 
je ne trouvai point, en effet, la troisième pomme. Et 
je dis alors à mon épouse : « Mais où est la troisième 
pomme? » Elle me répondit: « Je ne sais point, et 
je n’en ai aucune connaissance. » De la sorte je véri¬ 
fiai les paroles du nègre. Alors je me précipitai sur 
elle, un couteau à la main, je mis mes genoux sur 
son ventre et je la hachai à coups de couteau; je lui 
coupai ainsi la tête et les membres, puis je mis le 
tout dans la couffe, en toute hâte, puis je la couvris 



LE8 MILLE NUITS ET ONE NUIT 


244 

avec le voile et le tapis et la mis dans la caisse, que je 
clouai. Je chargeai la caisse sur ma mule et j’allai 
tout de suite la jeter dans le Tigre, et cela de mes 
propres mains! 

« Ainsi donc, 6 commandeur des Croyants, je vous 
supplie de hâter ma mort en punition de mon crime t 
que j’expierai de la sorte, car j’ai bien peur d’en 
rendre compte au jour de la Résurrection ! 

« Je la jetai donc dans le Tigre, sans être vu de per¬ 
sonne, et je revins à la maison. Et je trouvai mon 
fils aîné qui pleurait; et, quoique je fusse- certain 
qu’il ignorait la mort de sa mère, je lui demandai 
pourtant: « Pourquoi pleures-tu? » Il me répondit: 
« C’est parce que j’avais pris, une des pommes 
qu’avait ma mère, et que, comme j’étais descendu 
dans la rue pour jouer avec mes frères, j’ai vu un 
grand nègre qui passa près de moi et m’arracha la 
pomme des mains et me dit: « D’où est venue cette 
pomme? » Je lui répondis : « Elle m’est venue de mon 
père, qui était parti et l’avait rapportée à ma mère avec 
deux autres semblables achetées à Bassra pour trois 
dinars. » Malgré mes paroles, le nègre ne me rendit 
pas la pomme, il me frappa et s’en alla avec! Et 
moi, maintenant j’ai peur que ma mère ne me frappe 
à cause de la pomme ! » 

« A ce? paroles de l’enfant, je compris que le nègre 
avait émis des propos mensongers sur le compte 
de la fille de mon beau-père et qu’ainsi je l’avais 
injustement tuée ! 

« Alors je me mis à verser d’abondantes larmes, 
puis je vis arriver mon beau-père, ce vénérable 
eheikh qui est ici avec moi. Et je lui racontai la 



HISTOIRE DE LA FEMME COUPÉE... 


245 


triste histoire. Alors il s’assit à côté de moi et se 
mit à pleurer. Et nous ne cessâmes de pleurer tous 
deux jusqu’à minuit. Et nous fimes durer les céré¬ 
monies funèbres durant cinq jours. Et, d’ailleurs, 
jusqu’aujourd’hui nous continuâmes à nous lamen¬ 
ter sur cette mort. 

« Je te conjure donc, ô prince des Croyants, par la 
. mémoire sacrée de tes ancêtres, de hâter mon sup¬ 
plice et d’user envers moi de représailles pour ven¬ 
ger ce meurtre ! » 

A ce récit, le khalifat fut plein d’étonnement et 
s’écria : « Par Allah ! je ne veux tuer que ce nègre 
perfide !... » 

— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit 
apparaître le matin et, discrètement, elle se tut. 


MAIS LORSQUE FUT 
U DIX-NEUVIÈME NUIT 


Elle dit : 

Il m’est parvenu, 6 Roi fortuné, que le khalifat jura 
qu’il ne tuerait que le nègre, vu que le jeune homme 
était excusable. Puis le khalifat se tourna vers Giafar 
et lui dit: « Amène en ma présence ce nègre perfide 
qui a été la cause de cette affaire ! Et si tu ne peux 
me le trouver, je te ferai mourir à sa place I » 



246 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


Et Giafar sortit en pleurant, et en se disant: « D’où 
vais-je pouvoir l’amener en sa présence? De 
môme que c’est par hasard qu’une cruche qui tombe 
ne se casse pas, de môme, moi, c’est par hasard que 
j’ai échappé à la mort la première fois. Mais main¬ 
tenant?... Pourtant, Celui qui a voulu me sauver la 
première fois, s’il le veut me sauvera encore la 
• seconde fois ! Quant à moi, par Allah 1 je vais m’en¬ 
fermer dans ma maison, sans bouger, ces trois jours 
de délai. Car à quoi bon faire des recherches vaines? 
Et je me fie à la volonté du Juste Très-Haut! » 

Et, en effet, Giafar ne bougea pas de sa maison du¬ 
rant les trois jours du délai. Et, le quatrième jour, il 
fit venir le kadi, et fit son testament devant lui; 
et il fit ses adieux à scs enfants en pleurant. Puis 
vint l’envoyé du khalifat qui lui dit que le khali- 
fat était toujours disposé à le tuer si le nègre n’était 
pas trouvé. Et Giafar pleura encore davantage, et 
ses enfants pleurèrent avec lui. Puis il prit la plus 
jeune de ses filles pour l’embrasser une dernière fois* 
vu qu’il l’aimait plus que tous ses enfants ; et il la 
serra coiitre sa poitrine, et versa d’abondantes lar¬ 
mes en pensant qu’il était obligé de l’abandonner. 
Mais soudain, comme il la pressait contre lui, il 
sentit quelque chose de rond dans la poche de la 
fillette, et il lui dit : « Qu’as-tu dans ta poche ? » 
Elle répondit : « O mon père, une pomme ! C’est 
notre nègre Rihan (1) qui me l’a donnée. Et je l’ai 
depuis quatre jours avec moi. Mais je ne pus l’avoir 
qu’après avoir donné deux dinars à Rihan. » 

- À ces mots de nègre et de pomme, Giafar eut 

m 

(*) Rihan , signifie myrthe et aussi toute plante odoriférante. 



HISTOIRE DE LA FEMME COUPÉE... 


247 


une grande émotion de joie, et s’écria : « O Libéra¬ 
teur ! » Puis il ordonna qu’on fit venir Rihan le 
nègre. Et Rihan vint, et Giafar lui demanda : 
« D’où cette pomme ? » Il répondit : « O mon maî¬ 
tre, il y a cinq jours, en marchant à travers la ville, 
j’entrai dans une ruelle, et je vis des enfants jouer 
et, parmi eux, il y en avait un qui tenait cette pomme ; 
je la lui ravis, et je le frappai ; alors il pleura et 
me dit : « Elle est à ma mère. Et ma mère est ma¬ 
lade. Elle avait eu envie d’une pomme, et mon père 
était parti la lui chercher à Bassra, avec deux autres 
pommes, au prix de trois dinars d’or. Et, moi, je pris 
l’une pour en jouer. » Puis il se mit à pleurer. Mais 
moi, sans tenir compte de ses pleurs, je vins à la 
maison avec cette pomme et je la donnai pour 
deux dinars à ma maîtresse ta petite ! » 

A ce récit, Giafar fut dans le plus grand étonne¬ 
ment de voir survenir tous ces troubles et la mort de 
la jeune femme par la faute de son nègre Rihan. Aussi 
ordonna-t-il qu’il fût jeté tout de suite au cachot. 
Puis il se réjouit d'avoir ainsi échappé lui-môme à 
une mort certaine, et il récita ces deux vers : 

Si tes malheurs ne sont dus qu'à ton esclave , com¬ 
ment ne songes-tu point à te débarrasser de cet 
esclave? 

Ne sais-tu qiu les esclaves pullulent, mais que ton 
âme est une et ne peut être remplacée!... 

Mais il se ravisa, et prit le nègre et l’emmena de¬ 
vant le khalifat, à qui il raconta l’histoire. 

Et le khalifat Ilaroun Al-Rachid fut si émerveillé 



248 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

qu’il ordonna que cette histoire fût .mise dans les 
annales pour servir de leçon aux humains. 

Mais Giafar lui dit : « Ne t'émerveille pas troj 
de cette histoire, ô commandeur des Croyants, cax 
elle est loin d’égaler celle du vizir Noureddine et de 
son frère Chamseddine. » 

Et le khalifat s’écria : « Et quelle est cette his¬ 
toire qui est plus étonnante que celle que nous ve¬ 
nons d’entendre ? » Et Giafar dit : « O prince des 
Croyants, je ne te la raconterai qu’à la condition que 
tu pardonnes à mon nègre Rihan son acte inconsi¬ 
déré ! » Et le khalifat répondit ; « Soit ! je t’accorde 
la grâce de son sang. » (1) - 


(*) Voir, h la page Si4, l'épilogue de cette histoire. 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE, 
DE SON FRÈRE LE VIZIR CHAM- 
SEDDINE ET DE IIASSAN BADRED- 

DINE 

■ 


Alors Giafar Al-Barmaki dit : 

t 

« Sache, ô commandeur des Croyants, qu’il y 
•avait, dans le pays de Mcsr (1), un sultan juste et 
bienfaisant. Ce sultan avait un vizir sage et érudit, 
versé dans les sciences et les lettres, et ce vizir 
•était un vieillard fort Agé ; mais il avait deux en¬ 
fants semblables à deux lunes : le grand s’appelait 
Chamseddine et le petit s’appelait Noureddine (2) ; 
mais Noureddine, le petit, était certainement plus 
beau et mieux fait que Chamseddine, qui, d’ailleurs, 
était parfait ; mais Noureddine n’avait pas son égal 
•dans le monde entier. Il était si admirable que sa 

beauté était connue dans toutes les contrées,et beau- 

» ' 

(*) Mesr on Btassr est le nom que les Arabes donnent aussi bien I 
l’Egypte qu’à la ville du Caire (Al-Kahirat). 

(*) Chamseddine : Soleil de la Religion. Noureddine : Lumière de 
te Religion. 



250 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


coup de voyageurs venaient en Egypte, des pays les 
plus éloignés, rien que pour le plaisir de contem¬ 
pler sa perfection et les traits de son visage. 

Le sort fit que le vizir, leur père, mourut. Et le 
sultan en fut fort affiigé. Aussi il fit venir les 
deux enfants, et les fit s’approcher de lui, et leur fit 
revêtir une robe d’honneur, et leur dit : « Dès ce 
moment vous occuperez auprès de moi les fonc¬ 
tions de votre père. » Alors ils se réjouirent et 
embrassèrent la terre entre les mains du sul¬ 
tan. Puis ils firent durer tout un mois les céré¬ 
monies funèbres de leur père ; et, après cela, ils en¬ 
trèrent dans leur nouvelle charge de vizirs ; et cha¬ 
cun d’eux remplissait à tour de rôle; pendant une 
semaine, les fonctions du vizirat. Et quand-le sul¬ 
tan allait en voyage, il ne prenait avec lui que l’un 
des deux frères. 

Or, une nuit d’entre les nuits, il se fit que, le sul¬ 
tan devant partir le lendemain malin, et le tour du 
vizirat pour celte semaine étant échu à Chamsed- 
dine, l’aîné, les deux frères s’entretenaient de choses- 
et d’autres pour passer la soirée. Dans le courant 
de la causerie, l’aîné dit au cadet : « O mon frère, 
je dois te dire que mon intention est que nous son¬ 
gions à nous marier ; et que ce mariage se fasse la 
même nuit pour nous deux. » Et Nourcddino répon¬ 
dit : « Agis selon ta volonté, 6 mon frère, car je 
suis d’accord avec toi sur toutes choses. » Une- 
fois que ce premier point eut été convenu entre eux, 
Chamseddine dit à Noureddine : « Lorsque, avec 
l’agrément d’Allah, nous nous serons unis è deux^ 
jeunes filles, et que nous aurons couché avec elles- 



IIIST01RE DU VIZIR N O U RE DD IN E. . . 


25 1 


la même nuit, et lorsqu’elles auront enfanté le 
même jour et — si Allah le veut ! — donné le jour, 
ton épouse, à une petite fille et, mon épouse, à un 
petit garçon, eh bien, alors il nous faudra marier les 
enfants l’un à l’autre, en tant que cousins ! » Alors 
Noureddine répondit : « 0 mon frère, et alors que 
penses-tu demander à mon fils comme dot pour lui 
donner ta fille ? » Et Chamscddine dit : « Je pren¬ 
drai de ton fils, comme prix de ma fille, trois mille 
dinars d’or, trois vergers et trois villages-des meil¬ 
leurs en Egypte. Et vraiment cela sera bien peu de 
choee en compensation de ma fille. Et si le jeune 
homme, ton fils, ne voulait pas accepter ce contrat, 
rien ne serait fait entre nous. » A ces paroles, 
Noureddine répondit : « Tu n’y songes pas ! Quelle 
est, en vérité, cette dot que tu veux demander à 
mon fils? Oublies-tu que nous sommes deux frères, 
et que nous sommes, même, deux vizirs en un seul ? 
Au lieu de cette demande, tu devrais offrir à mon fils 
ta fille en présent, sans songer à lui réclamer une dot 
quelconque. D’ailleurs, ne sais-tu pas que le mâle 
vaut toujours plus que la femelle? Or, mon fils est 
un mâle, et tu me réclames une dot que ta fille de¬ 
vrait elle-même apporter ! Tu fais comme ce mar¬ 
chand qui, ne voulant pas céder sa marchandise, 
commence, pour rebuter le client, par hausser au 
quadruple le prix du beurre ! » Alors Chamsed- 
dine lui dit : « Je vois bien que tu^t’imagines vrai¬ 
ment que ton fils est plus noble que ma fille. Or, 
cela me prouve que tu manques tout à fait de raison 
et de bon sens, et surtout de gratitude. Car, du mo¬ 
ment que tu parles du vizirat, oublies-tu que c’est à 



252 


XES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


moi seul que tu dois tes hautes fonctions, et, si je 
t’ai associé à moi, c’est simplement par pitié pour 
toi et poui que tu puisses m’aider dans mes travaux-. 
Mais, soit ! tu peux dire ce que bon te semble ! Mais, 
moi, du moment que tu parles de la sorte, je ne 
veux plus marier ma fille à ton fils, même au poids 
de l’or ! » A ces paroles, Noureddine fut très peiné 
et dit : « Moi non plus, je ne veux plus marier mon 
fils à ta fille ! » Et Chamseddine répondit : « Oui ! 
C’est bien fini ! Et tnaintenant, comme demain je 
dois partir avec le sultan, je n'aurai pas le temps 
de te faire sentir toute l’inconvenance de tes paroles. 
Mais après, tu verras ! A mon retour, si Allah le veut, 
il arrivera ce qui arrivera ! » 

Alors Noureddine s’éloigna, fort affligé de toute 
cette scène, et s’en alla dormir seul, tout à ses tristes 
pensées. 

Le lendemain matin, le sultan, accompagné du 
vizir Chamseddine, sortit pour faire son voyage, et 
se dirigea du côté du Nil, qu’il traversa en barque 
pour arriver & Guésirah ; et de là il s’en alla du côté 
des Pyramides. 

Quant à Noureddine, après avoir passé cette nuit* 
là en fort méchante humeur, à cause du procédé de 
son frère, il se leva de bon matin, fit ses ablutions 
et dit la première prière du matin ; puis il se dirigea 
vers son armoire, où il prit une besace qu’il remplit 
d’or, tout en continuant à penser aux paroles mépri¬ 
santes de son frère à son égard, et à l’humiliation 

subie ; et il se rappela alors ces strophes, qu’il récita : 

« 

Pars, ami ! quitte tout et pars I Tu trouveras bien 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 


253 


d'autres amis que ceux que tu laisses ! Va ! sors des 
maisons et dresse tes tentes ! Habite sous la tente ! 
C'est là, et rien que là, qu'habitent les délices de la 
vie ! 

Dans les demeures stables et civilisées, il n'y a point 
de ferveur, il n'y a point d'amitié! Crois-moi ! fuis ta 
patrie l déracine-toi du sol de tapatrie l et enfonce-toi 
dans les pays étrangers 1 

Ecoule! j'ai remarqué que l’eau qui stagne se 
pourrit 1 Elle pourrait tout de même guérir de sa 
pourriture en se remettant à cowdr ! Mais autrement 
elle est incurable! 

J'ai observé aussi la lune dans son plein, et j'ai 
appris le, nombre de ses yeux , de ses yeux de lumière ! 
Mais si je ne m'étais donné la peine de faire le tour de 
ses révolutions dans l'espace, aurais-je connu les 
yeux de chaque quartier, les yeux qui me regar¬ 
daient ? 

Et le lion ? Aurais-je pu chasser le lion à courre si je 
n'étais sorti de la forêt touffue?... Et la flèche ? 
Serait-elle meurtrière, la flèche, si elle ne s'était déta¬ 
chée avec force de l'arc bandé ? 

Et l'or ou ï argent? Ne seraient-ils point comme une 
vile poussière , si l'on ne les tirait de leurs gise¬ 
ments ? Et quant au luth harmonieux, lu le sais! il 
ne serait qu'une bûche de bois, si l'ouvrier ne l'avait 
déraciné de la terre pour le façonner ! 

Expatrie-toi donc et tu seras aux sommets! Mais si 
tu restes attaché à ton sol , jamais tu ne pourras par¬ 
venir aux hauteurs ! 

Lorsqu’il linit de dire les vers, il ordonna à un de 



254 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


scs jeunes esclaves de lui seller une mule couleur 
d’étourneau, grande et rapide à la marche. Et l'es- 
clave apprêta la plus belle des mules, la sella avec 
une selle garnie de brocart et d’or, avec des étriers 
indiens, une housse de velours d’Ispahan, et il fit 
si bien que la mule parut telle qu’une nouvelle 
mariée habillée de neuf et toute brillante. Puis 
Noureddine ordonna encore qu’on mit par-dessus 
tout cela un grand tapis de soie et un petit tapis de 
prière ; et, cela fait, il mit la besace pleine d’or et de 
bijoux entre le grand et le petit tapis. 

Cela fait, il dit à l’enfant et à tous les autres escla. 
ves : « Je vais de ce pas faire un tour en dehors de 
la ville, du côté de Kalioubia, où je compte cou¬ 
cher trois nuits, car je sens que j’ai un rétrécissement 
de poitrine et je veux aller me dilater là-bas en res¬ 
pirant le grand air. Mais je défends à quiconque de 
me suivre 1 » 

Puis, ayant encore pris quelques provisions de 
route, il monta sur la mule et s’éloigna rapidement. 
Une fois sorti du Caire, il marcha si bien qu’à midi 
il arriva à Belbéis, où il s’arrêta; il descendit de sa 
mule, pour se reposer et la laisser se reposer, mangea 
un morceau, acheta à Belbéis tout ce dont il pouvait 
avoir besoin, soit pour lui soit pour les rations de sa 
mule, et se remit en route. Deux jours après, à midi 
précis, grâce à sa bonne mule, il arriva dans la 
ville sainte, Jérusalem. Là il descendit de sa mule, 
se reposa, laissa reposer sa mule, tira du sac à 
provisions quelque chose qu’il mangea; cela fait, 
il mit le sac sous sa tête, par terre, après avoir 
étendu le grand tapis de soie, et s’endormit, tout en 



HISTOIRE DD VIZIR MOOREDDINE.'.. 255 

pensant toujours avec colère à la conduite de son 
frère à son égard. 

Le lendemain, à l’aube, il remonta en selle, et ne 
cessa cette fois de marcher à une bonne allure jus¬ 
qu’à ce qu’il fût arrivé dans la ville d’Alep. Là il se 
logea dans un des khâns de la ville, et passa trois 
jours bien tranquillement à se reposer et à laisser 
se reposer sa mule; puis, quand il eut bien respiré le 
bon air d’Alep, il songea à repartir. A cet effet, il 
remonta sur sa mule, après avoir acheté de ces bon¬ 
nes sucreries qu’on fait si bien à Alep et qui sont 
toutes farcies de pistaches et d’amandes avec une 
croûte de sucre, toutes choses qu’il appréciait beau¬ 
coup depuis son enfance. 

Et il laissa aller sa mule à sa guise, car il ne savait 
plus où il était, une fois sorti d’Alep. Et il marcha 
jour et nuit, si bien qu’un soir, après le coucher 
du soleil, il parvint à la ville de Bassra ; mais, lui, ne 
savait pas du tout que celte ville fût Bassra. Car il 
ne sut le nom de la \ ille qu’une fois arrivé au 
khân, où on le renseigna. Il descendit alors de sa 
mule, déchargea la mule des tapis, des provisions et 
de la besace, et chargea le portier du khân de 
promener un peu la mule, pour qu’elle ne prît pas 
froid en se reposant tout de suite. Et quant à Nou- 
reddine lui-même, il étendit son tapis et s’assit se 
reposer au khân. 

Le portier du khân prit donc la mule par la bride 
et se mit à la faire marcher. Or, il y eut cette coïnci¬ 
dence que, juste à ce moment-là, le vizir de Bassra 
était assis devant la fenêtre de son palais et regardait 
dans la rue. Il aperçut donc la belle mule, et vit son 



256 LES MILLE KtHTS ET ONE- SUIT 

• p 

magnifique harnachement de grande' valeur, et 
pensa que cette mule devait nécessairement appar¬ 
tenir à quelque vizir d’entre les vizirs étrangers, ou 
même à quelque roi d’entre les rois. Il se mit donc 
à la regarder, et fut dans une grande perplexité ; 
puis il donna ordre & un de scs jeunes esclavès de 
lui amener tout de suite le portier qui conduisait 
la mule. Et l’enfant courut chercher le portier et 
l’amena devant le vizir. Alors le portier s’avança et 
embrassa la terre entre les mains du vizir, qui était 
un vieillard très âgé et très respectable. Et le vizir 
dit au portier : « Quel est le maître de cette mule, et 
quelle est sa condition? » Le portier répondit : « O 
mon seigneur, le maître de cette mule est un tout 
jeune homme fort beau, en vérité, plein de séduc¬ 
tion, richement habillé comme un fils de quelque 
grand marchand ; et toute sa mine impose le rcs^ 
pect et l’admiration. » 

A ces paroles du portier, le vizir se leva sur se» 
pieds, et monta à cheval, et alla en toute hâte au 
khân, et entra dans la cour. A la vue du vizir, Nou- 
reddinc se leva sur ses pieds et courut à sa rencon¬ 
tre, et l’aida à descendre de cheval. Alors le vizir 
lui fit le salut d’usage, et Noureddinc le lui rendit 
et le reçut très cordialement ; et le vizir s’assit h 
côté de lui et lui dit : « Mon enfant, d’où viens-tu et 
pourquoi es-tu à Bassra ? » Et Noureddine lui dit r 
« Mon seigneur, je viens du Caire, qui est ma ville et 
où je suis né. Mon père était le vizir du sultan 
d’Egypte, mais il est mort pour aller en la miséri¬ 
corde d’Allah ! » Puis Noureddine raconta au vizir 
l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 257 

Et il ajouta : « Mais j’ai bien pris la ferme résolution 
de ne jamais plus retourner en Egypte, que je n’aie 
d’abord voyagé partout et visité toutes les villes et 
toutes les contrées ! »• 

Aux paroles de Noureddine, le vizir dit : « Mon 
enfant, ne suis pas ces funestes idées du voyage con¬ 
tinuel,'car elles te conduiraient à taperte. Le voyage, 
sais-tu, dans les pays étrangers, c’est la ruine et la 
fin des fins ! Ecoute mes conseils, mon enfant, car 
je crains beaucoup pour toi les accidents de la vie et 
du temps! » 

Puis le vizir ordonna aux esclaves de desseller la 
mule et desserrer les tapis et les soies ; et il emmena 
Noureddine avec lui à la maison, et lui donna une 
chambre, et le laissa se reposer, après lui avoir 
donné tout ce qui pouvait lui être nécessaire. 

Noureddine resta ainsi quelque temps chez le 
vizir ; et le vizir le voyait tous les jours et le com¬ 
blait de prévenances et de faveurs. Et il finit par 
aimer énormément Noureddine, et tellement qu’un 
jour il lui dit : « Mon enfant, je me fais bien vieux, 
et je n’ai pas eu d’enfant mâle. Mais Allah m’a 
accordé une fille qui, en vérité, t’égale en beauté et 
en perfections; et, jusqu’à présent, j’ai refusé tous 
ceux qui me la demandaient en mariage. Mais main¬ 
tenant, toi, je t’aime d’un si grand amour de cœur, 
que je viens te demander si tu veux consentir à 
accepter chez toi ma fille comme une esclave à ton 
service ! Car je souhaite fort que tu deviennes 
l’époux de ma fille. Si tu veux bien accepter, je mon¬ 
terai tout de suite chez le sultan, et je lui dirai que tu 
es mon neveu, nouvellement arrivé d’Egypte, et que 

17 



258 LES VILLE NUITS ET UNE NUIT 

tu viens à Dassra expressément pour me demander 
ma fille en mariage. Et le sultan, à cause de moi, te 
prendra à ma place comme vizir. Car je deviens 
fort vieux, et le repos m’est devenu nécessaire. Et 
ce sera avec un grand plaisir que je réintégrerai ma 
maison, pour ne plus la quitter. » 

A cette proposition du vizir, Noureddinc se tut et 
baissa les yeux ; puis il dit : « J’écoute et j’obéis ! » 
Alors le vizir fut au comble de la joie, et immédia¬ 
tement il ordonna aux esclaves de préparer le festin, 
d’orner et d’illuminer la salle de réception, la plus 
grande, celle réservée spécialement aux plus grands 
parmi les émirs. 

Puis il réunit tous ses amis, et invita tous les 
grands du royaume et tous les grands marchands de 
Bassra; et tous vinrent se présenter entre scs mains. 
Alors le vizir, pour leur expliquer le choix qu’il 
avait fait de Nourcddine en le préférant à tous les 
autres, leur dit : « J’avais un frère qui était vizir à 
la cour d’Egypte, et Allah l’avait favorisé de deux 
fils comme il m’a, moi, vous le savez, favorisé 
d’une fille. Or, mon frère, avant sa mort, m’avait bien 
recommandé de marier ma fille à l’un de ses enfants, 
et je le lui avais promis. Or, justement, voici devant 
vous ce jeune homme qui est l’un des deux fils de 
mon frère le vizir. Et il est venu ici dans ce but. Et 
moi, je désire beaucoup écrire son contrat avec ma 
fille, et qu’il vienne habiter avec elle chez moi. » 
Alors tous répondirent : « Oui, certainement ! Ce 
que tu fais est sur nos têtes ! » 

Et alors tous les invités prirent part au grand fes¬ 
tin, burent toutes sortes de vins et mangèrent d’une 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 


259 


quantité prodigieuse de pâtisseries et de confitures ; 
puis, après avoir aspergé les salles avec l’eau de 
roses, selon la coutume, ils prirent congé du vizir et 
de Noureddine. 

Alors le vizir ordonna à ses jeunes esclaves d’em¬ 
mener Noureddine au hammam et de lui faire pren¬ 
dre un bain excellent. Et le vizir lui donna une des 
plus belles robes de scs propres robes ; puis il lui 
envoya les serviettes, les bassins de cuivre pour le 
bain, les brûle-parfums et toutes les autres choses 
nécessaires. Et Noureddine prit le bain, et sortit du 
hammam après avoir revêtu la belle robe neuve, et 
il devint aussi beau que la pleine lune dans la plus 
belle des nuits. Puis Noureddine enfourcha sa mule 
couleur d’étourneau, et alla au palais du vizir, en 
passant par les rues où toute la population l’admira 
et s’exclama sur sa beauté et sur l’œuvre d’Allah. 
Il descendit de sa mule, et entra chez le vizir, et lui 
baisa la main. Alors le vizir... 

— Mais, à ce momentde son récit, Schahrazade vit appa- 
rattre le matin, et, discrète comme elle était, ne voulut 
point parler davantage cette nuit-lù,. 


MAIS LORSQUE FUT 
LA V1N6TIÉME NUIT 


Schahrazade continua î 

11 m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le vizir se leva 



2G0 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

alors, et accueillit avec une grande joie le beau 
Noureddine, et lui dit : « Va, mon fils, cours 
et entre chez ton épouse, el sois heureux ! Et 
demain je monterai avec toi chez le sultan. Et main¬ 
tenant je n'ai plus qu’à demander pour toi à Allah 
toutes ses faveurs et tous ses biens. » 

Alors Noureddine baisa encore une fois la main 
du vizir, son beau-père, et entra dans l’appartement 
de la jeune fille. Et il arriva ce qui arriva ! 

Voilà pour Noureddine ! 

Quant à son frère Chamseddine, au Caire..* 
voici. Lorsque le voyage qu’il fit avec le sultan 
d’Egypte, en allant du côté des Pyramides et de là 
ailleurs, fut terminé, il revint à la maison. Et il fut 
tout inquiet de ne pas trouver son frère Noureddine. 
11 demanda de ses nouvelles aux serviteurs, qui lui 
répondirent: « Lorsque tu partis avec le sultan, le 
jour môme notre maître Noureddine monta sur sa 
mule harnachée en grand apparat comme pour les 
jours de cortège, et nous dit: « Je vais du côté de 
Kalioubia, et je resterai absent un jour ou deux, car 
je sens que ma poitrine est rétrécie et qu’elle a besoin 
d un peu d’air. Mais que nul de vous ne me suive ! » 
Et, depuis ce jour-là jusqu’aujourd’hui, nous n’avons 
plus eu de ses nouvelles. » 

Alors Chamseddine fut fort peine de l’absence de 
son frère, et sa peine devint de jour en jour plus 
forte, et il finit par ressentir la plus extrôme afflic¬ 
tion. Et il pensa: « Certainement, il n’y e. d’autre 
cause de ce départ que les paroles dures que je lui ai 
dites la veille de mon voyage avec le sultan. Et 
C’est probablement ce qui l’a poussé à me fuir. 



HISTOIRE DU VIZIR MOUREDDINE. . . 261 

Aussi me faut-il réparer mes torts envers ce bon 
frère, et envoyer à sa recherche. » 

Et Chamscddine monta immédiatement chez le 
sultan, et le mit au courant de la situation. Et le 
sultan lit écrire des plis cachetés de son* sceau, et 
les envoya, par les courriers à cheval, dans toutes 
les directions, à tous scs lieutenants dans toutes les 
contrées, en leur disant, dans ces plis,que Noureddice 
avait disparu et qu’il fallait le chercher partout. 

Mais, quelque temps après, tous les courriers 
revinrent, san3 résultat, car pas un n’était allé à 
Dassra, où était Noureddinc. Alors Chamscddine se 
lamenta à la limite des lamentations et se dit: « Tout 
cela est de ma faute ! Et cela n’est arrivé qu’à cause 
de mon peu de discernement et de tact! » 

Mais, comme toute chose a une fin, Chamscd¬ 
dine se consola à la fin, et après quelque temps il se 
fiança avec la fille d’un des gros marchands du 
Caire, et fit son contrat de mariage avec cette jeune 
fille, et se maria avec elle. Et il arriva ce qui arriva I 
Or, il y eut cette coïncidence que la nuit même de 
la pénétration de Chamscddine dans la chambre 
nuptiale était justement celle de la pénétration de 
Noureddine, à Bassra,dans la chambre de sa femme, 
la fille du vizir. Mais c’est Allah qui permit cette 
coïncidence du mariage des deux frères la même 
nuit, pour bien faire voir qu’il est le maître de la 
destinée de ses créatures ! 

• De plus, tout se passa comme l’avaient combiné 
les deux frères avant leur querelle, à savoir que les 
deux épouses furent engrossées la même nuit, et 
accouchèrent le même jour, à la même heure: la 



2G2 


LES MILLE EDITS ET UNE EUIT 


femme de Ghamseddine, vizir d'Egypte, accoucha 
d’une fille qui n’avait pas sa seconde en beauté dans 
toute l’Egypte ; et la femme de Noureddine, à Bassra, 
mit au monde un fils qui n’avait pas son second en 
beauté dans le monde entier de son temps ! Gomme 
dit le poète : 

L'enfant!... Est-il gentil! et fin! et sa taille!... 
Boire à même sa bouche! boire cette bouche et ou¬ 
blier les coupes pleines et les vases débordants ! 

Boire à ses lèvres, se désaltérer à la fraîcheur 
de ses joues, se mirer aux sources de ses yeux, oh ! et 
oublier la pourpre des vins, leurs arômes, leur saveur 
et toute l’ivresse ! 

— Si la Beauté en personne venait se mesurer à cet 
enfant, la Beauté baisserait la tète de confusion ! 

Et si tu lui demandais : « O Beauté! que penses-tu ? 
As-tu jamais vu son pareil? » Elle répondrait : 
« Comme lui ? en vérité, jamais ! » 

Le fils de Noureddine, à cause de sa beauté, fut 
nommé Hassan Badreddine (1). 

Sa naissance fut une occasion de grandes réjouis¬ 
sances publiques. Et le septième jour après sa nais» 
sance, on donna des festins et des banquets vraiment 
dignes des fils des rois. 

Une fois les fêtes terminées, le vizir de Bassra 
prit Noureddine et monta avec lui chez le sultan. 
Alors Noureddine baisa la terre entre les mains du 
sultan, et, comme il était doué d’une grande élo¬ 
quence de langage, d’un cœur vaillant, et très ferré 

(*) Hassan : U Beau ; Badreddine : la Pleine Lune de la Religion» 



HISTOIRE DU VIZ1-R N O U R E D D IN E.,. 203 

sur les beautés de la littérature, il récita au sultan 
ces vers du poète : 

C'est lui devant qui le plus grand des bienfaiteurs 
s'incline et s'efface ; car il a gagné le cœur de tous 
les êtres d'élection! 

Je chante ses œuvres, car ce ne sont pas des œuvres , 
mais des choses si belles qu'on devrait pouvoir en 
faire un collier qui ornerait le cou ! 

Et si je baise le bout de ses doigts , c'est que ce ne 
sont plus des doigts, mais les clefs de tous les bien - 
faits . 

Le sultan, ravi de eus vers, fut fort généreux de 
dons à l’égard de Noureddine et du vizir, son beau- 
père, sans savoir un mot du mariage de Noureddine, 
ni môme de son existence ; car il demanda au vizir, 
après avoir complimenté Noureddine pour ses beaux 
vers : « Qui est donc ce jeune homme éloquent et 
beau? » 

Alors le vizir raconta l’histoire au sultan depuis 
le co mmencement jusqu’à la fin, et lui dit: « Ce 
jeune homme est mon neveu ! » Et le sultan lui dit : 
« Comment se fait-il que je n’en aie pas encore en¬ 
tendu parler? » Le vizir dit: « O mon seigneur et 
suzerain, je dois te dire que j’avais un frère vizir à 
la cour d’Egypte. À sa mort, il laissa deux fils dont 
l’aîné devint vizir à la place de mon frère, tandis 
que le second, que voici, vint me voir, car j’avais 
promis et juré à son père de donner ma fille en 
mariage à l’un de mes neveux. Aussi, à peine élait-il 
arrivé que je le mariais avec ma fille! C’est un 



2G4 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


jeune homme, comme tu vois; et, moi, je me fais 
vieux, et aussi un peu sourd, et inattentif aux affaires 
du royaume. Je viens donc demander à mon suzerain 
le sultan de vouloir bien agréer mon neveu, qui est 
en même temps mon gendre, comme mon succes¬ 
seur au vizirat! Et je puis t’assurer qu’il est vrai¬ 
ment digne d’être ton vizir, car il est homme de 
bon conseil, fertile en idées excellentes et très versé 
dans la manière de conduire les affaires ! » 

Alors le sultan regarda encore mieux le jeune 
Noureddiûe, et il fut charmé de cet examen, et 
agréa le conseil de son vieux vizir, et, sans plus 
tarder, il nomma Noureddine comme grand vizir à 
la place de son beau-père, et lui fit présent d’une 
robe d’honneur magnifique, la plus belle qu’il put 
trouver, et d’une mule de ses propres écuries, et lui 
désigna ses gardes et ses chambellans. 

Noureddine baisa alors la main du sultan, et sortit 
avec son beau-père, et tous deux revinrent à leur 
maison au comble de la joie, et allèrent embrasser 
le nouveau-né Hassan Badreddine et dirent : « La ve¬ 
nue au monde de cet enfant nous a porté bonheur ! » 

Le lendemain, Noureddine alla au palais pour rem¬ 
plir ses nouvelles fonctions, et, en arrivant, il baisa 
la terre entre les mains du sultan et il récita ces 
deux strophes : 

Pour toi les félicités sont tous les jours nouvelles, et 
les prospérités aussi! et si bien que Venvieux en a 
séché de dépit ! 

Oh ! pour toi puissent tous les jours être blancs ; et 
noirs les jours de tous les envieuxI 



265 


histoire dd vizir noureddine. 

Alors le sultan lui permit de s’asseoir sur le 
•divan du vizirat, et Noureddine s’assit sur le divan 
du vizirat. Et il commença à remplir sa charge, et 
à conduire les affaires courantes, et à rendre la jus¬ 
tice, tout comme s’il était vizir depuis de longues 
années, et il s’en acquitta si bien, et tout cela sous 
les yeux du sultan, que le sultan fut émerveillé de 
son intelligence, de sa compréhension des affaires 
et de la manière admirable dont il rendait la jus¬ 
tice ; et il l’en aima encore davantage, et fit de lui 
son intime. 

Quant à Noureddine il continua à s’acquitter à 
merveille de scs hautes fonctions ; mais cela ne lui 
fit pas oublier l’éducation de son fils Hassan Badred- 
<line, malgré toutes les affaires du royaume. Car 
Noureddine, de jour en jour, devenait plus puissant 
•et plus en faveur auprès du sultan, qui lui fit aug^- 
- menter le nombre de ses chambellans, de ses servi¬ 
teurs, de ses gardes et de ses coureurs. Et Noured¬ 
dine devint si riche que cela lui permit de faire le 
•commerce en grand, comme d’armer lui-même des 
navires de commerce qui allaient dans le monde 
entier, de construire des maisons de rapport, de bâtir 
des moulins et des roues à faire monter l’eau, de 
planter de magnifiques jardins et vergers. Et tout 
cela jusqu’à ce que son fils Hassan Badreddine eût 
atteint l’âge de quatre ans. 

•A ce moment, le vieux vizir, beau-père de Noured- 
•dine, vint à mourir; et Noureddine lui fit un enter¬ 
rement solennel ; et lui et tous les grands du 
jroyaume suivirent l’enterrement. 

Et c’est alors que Noureddine se voua entièrement 



2G6 


LES MILLE K LITS ET LME NUIT 


à l’éducation de son fils. Il le confia au savant le plus 
versé dans les lois religieuses et civiles. Ce savant, 
vénérable vint tous les jours donner des leçons de 
lecture à domicile au jeune Hassan Badreddine; et. 
peu à peu, au fur et à mesure, il l’initia à la connais¬ 
sance d’Al-Koran, que le jeune Hassan finit par 
apprendre entièrement par cœur ; après cela le vieux 
savant, pendant des années et des années, continua üt 
enseigner à son élève toutes les connaissances utiles. 
Et Hassan ne cessa de croître en beauté, en grâce et 
en perfection, comme dit le poète : 

Ce jeune garçon I u est la lune et, comme elle y 
il ne fait que resplendir et croître en beauté, si bien 
que le soleil emprunte l'éclat de ses rayons aux ané¬ 
mones de ses joues l 

Il est le roi de la beauté par sa distinction sans 
égale. Et Von est tout porté à supposer que les splen¬ 
deurs des prairies et des fleurs lui sont empruntées l 

Mais, pendant tout ce temps, le jeune Hassan* 
Badreddine ne quitta pas un seul instant le palais 
de son père Noureddine, car le vieux savant exigeait 
une grande attention à ses leçons. Mais quand Hassan 
eut atteint sa quinzième année et qu’il n’eut plus 
rien à apprendre du vieux savant, son père Noured¬ 
dine le prit, et lui mit une robe la plus magnifique 
qu’il put trouver parmi scs robes, et le fit monter 
sur une mule la plus belle d’entre scs mules et la 
plus en forme, et se dirigea avec lui vers le palais du 
sultan, en traversant en grand cortège les rues de 
Bassra. Aussi tous les habitants, à la vue du jeune 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE. 267 

Hassan Badreddine, poussèrent des cris d’admira¬ 
tion pour sa beauté, la finesse de sa taille, ses grâces, 
ses manières charmantes ; et ils no pouvaient s’em- 
pécher de s’exclamer : « Ya Allah ! qu’il est beau! 
Quelle lune ! Qu’Allah le préserve du mauvais œil ! » 
Et cela jusqu’à l’arrivée de Badreddine et de son 
père au palais ; et c’est alors que les gens compri¬ 
rent le sens de ces strophes du poète. . (1). 

Quant au sultan, lorsqu’il vit le jeune Ilassan 
Badreddine et sa beauté, il fut si stupéfait qu’il en 
perdit la respiration et oublia celte respiration pen¬ 
dant un bon moment. Et il le lit s’approcher de lui et 
l’aima beaucoup ; il en fit son favori, le combla de 
bienfaits, et dit à son père Nourcddine : « Vizir, il 
faut absolument que tu me l’envoies ici tous les 
jours, car je sens que je ne pourrai plus me passer 
de lui ! » Et le vizir Nourcddine fut bien obligé de 
répondre : « J’écoute et j’obéis ! » 

Sur ces entrefaites, alors que Hassan Badreddine 
était devenu l’ami et le favori du sultan, Noured„ 
dine son père tomba gravement malade, et, sentant 
qu’il ne tarderait pas à être appelé chez Allah, il 
manda son fils Hassan, et lui fit ses dernières recom¬ 
mandations et lui dit : » Sache, ô mon enfant, que 
ce monde est une demeure périssable, mais le monde 
futur est éternel I Aussi, avant de mourir, je veux te 
donner quelques conseils ; écoute-les donc bien et 
ouvre-leur ton cœur ! » Et Nourcddine se mit à don¬ 
ner à Hassan les meilleures règles pour se conduire 
dans la société de ses semblables et pour se diriger 
dans l’existence. 

(') Môme poôme que celui de la page 206. 





LES MILLE NUITS ET CNE NUIT 


Après cela, Nourreddine se remémora son frère 
Chamseddine le vizir d’Egypte, son pays, ses parents 
et tous ses amis du Caire ; et, à ce souvenir, il ne 
put s’empêcher de pleurer de n’avoir pu les revoir. 
Mais bientôt il pensa qu’il avait encore des recom¬ 
mandations à faire à son fils Hassan, et il lui dit : 
« Mon enfant, retiens bien les paroles que je vais te 
dire, car elles sont très importantes. Sache donc que 
j’ai,au Caire,un frère nommé Chamseddine; c’est.ton 
oncle, et de plus il est vizir en Egypte. Dans le temps, 
nous nous sommes quittés un peu brouillés, et moi, je 
suis ici,à Bassra,sans son consentement. Je vais donc 
te dicter mes dernières instructions à ce sujet; prends 
donc un papier et un roseau, et écris sous ma dictée. » 
Alors Hassan Badreddine prit une feuille de papier, 
sortit l’écritoire de sa ceinture, tira de l’étui le meil¬ 
leur calam qui était le mieux taillé, plongea le calam 
dans l’étoupe imbibée d’encre à l’intérieur de l’écri¬ 
toire ; puis il s’assit, plia la feuille de papier sur sa 
main gauche et, tenant le calam de la main droite, 
il dit à son'père Noureddine : « O mon père, j’écoute 
tes paroles ! » Et Noureddine commença à dicter : 
« Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux... » 
et il continua à dicter ensuite à son fils toute son 
histoire depuis le commencement jusqu’à la fin ; de 
plus il lui dicta la date de son arrivée à Bassra, de son 
mariage avec la fille du vieux vizir ; il lui dicta sa 
généalogie complète, ses ascendants directs et indi¬ 
rects. avec leurs noms, les noms de leur père et de 
leur grand père, son origine, son degré de noblesse 
personnelle acquise, et enfin toute sa lignée pater¬ 
nelle et maternelle. 



HISTOIRE DU VIZIR KOUREDDINE... 


269 


Puis il lui dit : « Conserve soigneusement cette 
feuille de papier. Et si, par la force du destin, il 
t’arrivait un malheur dans ta vie, retourne dans le 
pays d’origine de ton père, là où je suis né, moi 
ton père Noureddine, au Caire la ville prospère ; là 
tu demanderas l’adresse de ton oncle le vizir, qui 
demeure dans notre maison ; et salue-le de ma part 
en lui transmettant la paix, et dis-lui que je suis 
mort, affligé de mourir à l'étranger, loin de lui, et 
qu’avant de mourir je n’avais d’autre désir que de 
le voir ! Voilà, mon fils Hassan, les conseils que je 
voulais te donner. Je te conjure donc de ne pas les 
oublier ! » 

Alors Hassan Badrcddine plia soigneusement le 
papier, après l’avoir sablé et séché et scellé avec le 
sceau de son père le vizir ; puis il le mit dans la dou¬ 
blure de son turban, entre l’étoffe et le bonnet, et le 
cousit ; mais, pour le préserver de l’humidité, il 
prit bien soin, avant de le coudre, de le bien enve¬ 
lopper d’un morceau de toile cirée. 

1 Cela fait, il ne songea plus qu’à pleurer en bai¬ 
sant la main de son père Noureddine, et en s’affli¬ 
geant à cette pensée qu’il devait rester seul, tout 
jeune encore, et être privé de la vue de son père : 
Et Noureddine ne cessa de faire ses recommanda¬ 
tions à son fils Hassan Badreddine jusqu’à ce qu’il 
rendît l’âme. 

Alors Hassan Badreddine fut dans un grand deuil 
et le sultan aussi, ainsi que tous les émirs, et les 
grande et les petits. Puis on l’enterra selon son rang. 

Quant à Hassan Badreddine, il fit durer deux 
mois les cérémonies du deuil ; et, pendant tout ce 



270 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


temps, il ne quitta pas un seul instant sa maison ; et 
oublia môme de monter au palais, et d'aller voir le 
sultan selon sa coutume. 

Le sultan, ne comprenant pas que l’affliction 
seule retenait le beau Hassan loin de lui, pensa que 
Hassan le délaissait et l’évitait. Aussi il fut fort 
irrité, et au lieu de nommer Hassan comme vizir 
successeur de son père Nourcddine, il nomma à cette 
charge un autre, et prit en amitié un autre jeune 
chambellan. 

Non content de cela, le sultan fit plus. H ordonna 
de sceller et de confisquer tous ses biens, toutes ses 
maisons et toutes ses propriétés ; puis il ordonna 
qu’on se saisît de Hassan Badreddine lui-même, et 
qu’on le lui amenât enchaîné. Et aussitôt le nou¬ 
veau vizir prit avec lui quelques-uns d’entre les 
chambellans et se dirigea du côté de la maison du 
jeune Hassan, qui ne se doutait pas du malheur qui 
le menaçait. 

Or, il y avait, parmi les jeunes esclaves du palais, 
un jeune mamelouk qui aimait beaucoup Hassan 
Badreddine. Aussi, à cette nouvelle, le jeune mame¬ 
louk courut très vite et arriva près du jeune Hassan 
qu’il trouva fort triste, la tôte penchée, le cœur 
endolori, et pensant toujours à son père défunt. H 
lui apprit', alors ce qui allait lui arriver. Et Hassan 
lui demanda : « Mais ai-je encore au moins le temps 
de prendre do quoi subsister dans ma fuite à l’étran¬ 
ger ? »> Et le jeune mamelouk lui répondit : « Le 
temps presse. Aussi ne songe qu’à te sauver avant 
tout. » « 

A ces paroles, le jeune Hassan, habillé tel qu’il 



41IST01RE DU VIZIR M O U R E DDIN E. . . 


271 


était, et sans rien prendre avec lui, sortit en toute 
hâte, après avoir relevé les pans de sa robe au-dessus 
de sa tète pour qu’on no le reconnût pas. Et il se mit 
■à marcher jusqu’à ce qu’il fût hors de la ville. 

Quant aux habitants de Bassra, à la nouvelle de 


l’arrestation projetée du jeune Hassan Badreddine, 
fils du défunt Nourcddine le vizir, de la confiscation 


de ses biens et de sa mort probable, ils furent tous 
dans la plus grande affliction et se mirent à dire : 
« O quel dommage pour sa beauté et pour sa char¬ 
mante personne ! » Et, en traversant les rues sans 
être reconnu, le jeune Hassan entendit ces regrets 
et ces exclamations. Mais il se hâta encore davan¬ 


tage et continua à marcher encore plus vite jusqu’à 
ce que le sort et la destinée fissent que justement il 
passât à côté du cimetière où était la turbeh (1) de 
son père. Alors il entra dans le cimetière, et se diri¬ 
gea entre les tombes, et parvint à la turbeh de son 
père. Alors seulement il abaissa sa robe, dont il 
s’était couvert la tête, et entra sous le dôme de la 
turbeh et résolut d’y passer la nuit. 

Or, pendant qu’il était la assis en proie à ses pen¬ 
sées, il vit venir à lui un Juif de Bassra, qui était un 
marchand fort connu de toute la ville. Ce marchand 


juif revenait d’un village voisin et regagnait la ville. 
En passant auprès de la turbeh de Nourcddine, il 
regarda à l’intérieur et vit le jeune Hassan Badred- 
dinc, qu’il reconnut aussitôt. Alors il entra, s’appro¬ 
cha de lui respectueusement et lui dit : « Mon sei¬ 
gneur, oh ! comme tu as la mine défaite et changée, 
toi si beau I Un malheur nouveau te serait-il arrivé 


(i) Tombe. 



272 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


en plus de la mort de ton père le vizir Noureddine 
que je respectais et qui m’aimaitaussiet m’estimait' 
Mais qu’Allah l’ait en sa sainte miséricorde ! » Mai» 
le jeune Hassan Badreddinc ne voulut pas lui dire le 
motii exact de son changement de. mine, et lui 
répondit: « Comme j’étais endormi, cette après-midi, 
dans mon lit, à la maison, soudain, dans mon som¬ 
meil, je vis mon défunt père m’apparaître et me 
reprocher sévèrement mon peu d’empressement à 
visiter sa turbeh. Alors, moi, plein de terreur et de 
regrets, je me réveillai en sursaut et, tout boule¬ 
versé, j’accourus ici en toute hâte. Et tu me vois 
encore sous cette impression pénible. » 

Alors le Juif lui dit : « Mon seigneur, il y a déjà 
quelque temps que je devais aller te voir pour te 
parler d’une affaire ; mais le sort aujourd’hui me 
favorise, puisque je te rencontre. Sache donc, mon 
jeune seigneur, que le vizir ton père, avec qui j’étais 
en affaires, avait envoyé au loin des navires qui 
maintenant reviennent chargés de marchandises en 
son nom. Si donc tu voulais me céder le charge¬ 
ment de ces navires, je t’offrirais mille dinars pour 
chaque chargement, et je te les paierais au comptant, 
sur l’heure. »> 

Et le Juif tira de sa robe une bourse remplie d’or, 
compta mille dinars, et les offrit aussitôt au jeune 
Hassan, qui ne manqua pas d’accepter cette offre, 
voulue par Allah pour le tirer de l’état de dénûment 
où ih était. Puis le Juif ajouta : « Maintenant, 
mon seigneur, écris-moi ce papier pour le reçu et 
appose dessus ton sceau ! »> Alors Hassan Badred- 
dine prit le papier que lui tendait le Juif, et le ro- 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 273 

seau aussi, trempa le roseau dans l’écritoire de cui¬ 
vre et écrivit ceci sur le papier : 

« J'atteste que celui qui a écrit ce papier est 
Hassan Badreddine, fils du vizir Noureddine le 
défunt — qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! — et 
qu’il a vendu au Juif tel, fils de tel , marchand à 
Bassra,le chargement du premier navire qui arrivera 
à Bassra, navire faisant partie des navires ayant 
appartenu à son père Noureddine ; et ce, pour la 
somme de mille dinars, sans plus. » Puis il scella 
de son sceau le bas de la feuille et la remit au Juif, 
qui s’en alla après l’avoir salué avec respect. 

Alors Hassan se prit à pleurer en pensant à son dé¬ 
funt père et à sa position passée et à son sort présent. 
Mais, comme il faisait déjà nuit, pendant qu’il était 
ainsi étendu sur la tombe de son père le sommeil 
lui vint, et il s’endormit dans la turheh. Et il 
resta ainsi endormi jusqu’au lever de la lune ; à ce 
moment, sa tôte ayant roulé de dessus la pierre de la 
tombe, il fut obligé de se tourner tout entier et de se 
coucher sur le dos : de la sorte, son visage se trouva 
en plein éclairé par la lune, et brilla ainsi de toute 
sa beauté. 

Or, ce cimetière était un lieu hanté par les genn 
de la bonne espèce, des genn musulmans, des 
croyants. Et, par hasard aussi, une charmante gen- 
nia prenait l’air à cette heure, sous les rayons de la 
lune, et, dans sa promenade, passa à côté de Ilassan 
endormi, et le vit, et remarqua sa beauté et ses belles 
proportions, et elle fut fort émerveillée et dit : 
« Gloire à Allah! oh, le beau garçon! En vérité, je 
suis amoureuse de ses beaux yeux, car je les devine 

18 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


274 

d’un noir ! et d’un blanc !... »> Puis elle se dit: « En 
attendant qu’il se réveille, je vais un peu m’envoler 
pour continuer ma promenade en l’air. » Et elle prit 
son vol, et monta très haut pour prendre le frais ; 
là-haut, dans sa course, elle fut charmée de rencon¬ 
trer en chemin un de ses camarades, un genni mâle, 
un croyant aussi. Elle le salua gentiment et il lui 
rendit le salut avec déférence. Alors elle lui dit: 
« D’où viens-tu, compagnon? »> Il lui répondit: 
« Du Caire. »> Elle lui dit: « Les bons croyants du 
Caire vont-ils bien? » Il lui répondit: « Grâce à 
Allah, ils vont bien. » Alors elle lui dit: « Veux-tu, 
compagnon, venir avec moi pour admirer la beauté 
d’un jeune homme qui est endormi dans le cimetière 
de Bassra? » Le genni lui dit: « A tes ordres ! » Alors 
ils se prirent la main et descendirent ensemble au 
cimetière et s’arrêtèrent devant le jeune Hassan en¬ 
dormi. Et la gennia dit au genni, en lui clignant de 
l’œil : « Hein ! n’avais-je pas raison ? » Et le. genni, 
étourdi parla merveilleuse beauté de Hassan Badred- 
dine, s’écria: «Allah! Allah! il n’a pas son pareil; 
il est créé pour mettre en combustion toutes les 
vulves. » Puis il réfléchit un instant et ajouta: 
« Pourtant, ma sœur, je dois te dire que j’ai vu 
quelqu’un qu’on peut comparer à ce charmant jeune 
garçon. » Et la gennia s’écria : « Pas possible ! » Le 
genni dit : « Par Allah ! j’ai vu 1 et c’est sous le cli¬ 
mat d’Egypte, au Caire! et c’est la fille du vizir 
Chamscddine ! » La gennia lui dit : « Mais je ne la 
connais pas ! » Le genni dit : « Ecoute. Voici sou 
histoire : 

« Le vizir Chamseddine, son père, est dans le 



HISTOIRE DU VIZIR NOU REDDIN E... 


275 


malheur à cause d’elle. En effet, le sultan d’Egypte, 
ayant entendu parler par ses femmes de la beauté 
extraordinaire de la fille du vizir, la demanda en 
mariage au vizir. Mais le vizir Chamseddine, qui 
avait résolu autre chose pour sa fille, fut dans une 
grande perplexité, et dit au sultan : « O mon suze¬ 
rain et maître, aie la bonlé d’agréer mes excuses les 
plus humbles et de me pardonner dans cette affaire. 
Car tu sais l’histoire de mon pauvre frère Noured- 
dine qui était ton vizir avec moi. Tu sais qu’il est 
parti un jour et que nous n’en avons plus entendu 
parler. Et ce fut, en vérité, pour un motif pas sérieux 
du tout ! » Et il raconta au sultan le motif en détails. 
Puis il ajouta : « Aussi, par la suite, je jurai devant 
Allah, le jour de la naissance de ma fille, que, 
quoi qu’il pût arriver, je ne la marierais qu’au fils 
de mon frère Noureddine. Et il y a déjà de cela 
dix-huit ans. Mais, heureusement, j’ai appris, il y a 
quelques jours seulement, que mon frère Noureddine 
s’était marié avec la fille du vizir de Bassra, et qu’il 
avait eu d’elle un fils. Aussi ma fille à moi, qui est née 
de mes oeuvres avec sa mère, est destinée et écrite au 
nom de son cousin, le fils de mon frère Noureddine! 
Quant à toi, ô mon seigneur et suzerain, tu peux 
avoir n’importe quelle jeune fille ! L’Egypte en est 
remplie ! Et il y en a qui sont des morceaux dignes 
des rois ! » 

« Mais, à ces paroles, le sultan fut dans une grande 
fureur, et s’écria : « Comment, misérable vizir ! je 
voulais te faire l’honneur d’épouser ta fille, et de 
descendre jusqu’à toi, et toi, tu oses, sous un pré¬ 
texte bien stupide et bien froid, me la refuser ! Soit I 



276 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

9 

Mais, par ma tôtc! je vais te forcer à la donner en 
mariage, en dépit de ton nez, au plus misérable de 
mes gens ! » Or, le sultan avait un petit palefrenier 
contrefait et bossu, avec une bosse par devant et 
une bosse par derrière. Le sultan le fit venir sur 
l’heure, fit écrire son contrat de mariage avec la fille 
du vizir Chamseddine, malgré les supplications du 
père ; puis il ordonna au petit bossu de coucher la 
nuit môme avec la jeune fille. De plus, le sultan 
ordonna que l’on fît une grande noce en musique. 

« Quant à moi, ma sœur, sur ces entrefaites, je les 
laissai ainsi, au moment où les jeunes esclaves du 
palais entouraient le petit bossu, et lui décochaient 

des plaisanteries égyptiennes très drôles, et tenaient 

• _ _ 

déjà, chacun à la main, les chandelles de là noce 
allumées pour accompagner le marié. Quant au ma¬ 
rié, je le laissai en train de prendre son bain au ham¬ 
mam, au milieu des railleries et des rires des jeunes 
esclaves qui disaient : « Pour nous, nous préférerions 
tenir l’outil d’un àne pelé que le zebb piteux de ce 
bossu! » Et, en effet, ma sœur, il est bien laid, ce 
bossu, et fort dégoûtant. » Et le genni, à ce souvenir, 
cracha par terre en faisant une horrible grimace. Puis 
il ajouta: « Quant à la jeune fille, c’est la plus belle 
créature que j’aie vue dans ma vie. Je t’assure qu’elle 
est encore plus belle que cet adolescent. Elle s’ap¬ 
pelle d’ailleurs Sett El-Ilosn (1), et elle l’est! Je l’ai 
laissée qui pleurait amèrement, loin de son père 
auquel on a défendu d’assister à la fête. Elle est 
toute seule, dans la fête, au milieu des joueurs 
d’instruments, des danseuses et des chanteuses ; le 

(,*) La Souveraine de Beauté. 



HISTOIRE Dü VIZIR NOüREDDINE... 


277 


misérable palefrenier sortira bientôt du hammam ; 
on n’attend plus que cela pour commencer la fête ! » 

— A ce moment de :^a narration, Sehahrazade vit ap¬ 
paraître le matin, et, discrète, remit son récit au lende* 
main. 


ET LORSQUE FUT 
LA VINGT-UKIÈME NUIT 


Sehahrazade dit: 

* 

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’à ce récit du 
genni qui concluait en disant : « Et on n’attend plus 
que la sortie du bossu du hammam ! » la gennia 
dit : « Oui ! mais, compagnon, je pense fort que tu 
te trompes beaucoup en m’affirmant que Sctt El- 
Hosn est plus belle que cet adolescent. Ce n’est pas 
possible. Car, moi, je t’affirme qu’il est le plus 
beau de ce temps ! » Mais l’éfrit répondit : « Par 
Allah! ô ma sœur, je t’assure que la jeune fille est 
plus belle encore. D’ailleurs, tu n’as qu’à venir la 
voir avec moi. C’est facile. Nous profiterons de 
l’occasion pour frustrer le maudit bossu de cette 
merveille de chair. Les deux jeunes gens sont dignes 
l’un de l’autre, et ils se ressemblent tellement qu’on 
dirait deux frères ou tout au moins deux cousins. 
Quel dommage ce serait, que le bossu pût copule» 
avec Sett El-IIosn 1 » 



278 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


Alors la gcnnia répondit : « Tu as raison, mon 
frère. Oui, transportons sur nos bras l’adolescent 
endormi et unissons-le à la jeune fille dont tu parles. 
De la sorte, nous ferons une chose belle, et, de plus, 
nous verrons bien quel est le plus beau des deux ! » 
Et l’éfrit répondit : « J’écoute et j’obéis, car tes 
paroles sont pleines de bon sens et de justesse I 
Allons-y ! » Sur ce, l’éfrit prit le jeune homme sur 
son dos, et s’envola suivi de près par l’éfrita qui 
l’aidait pour aller plus vite; et tous deux, ainsi 
chargés, finirent par arriver au Caire, à toute vitesse. 
Là, ils se déchargèrent du beau Hassan, et le dépo¬ 
sèrent, toujours endormi, sur un banc dans une rue 
près de la cour du palais qui était rempli de monde ; 
et ils le réveillèrent. 

Hassan se réveilla, et fut dans le* plus extrême 
ébahissement de ne plus se voir étendu dans la 
turbch,sur la tombe de son père, àBassra.ll regarda 
à droite. Il regarda à gauche. Et tout lui fut inconnu. 
Ce n’était plus la môme ville, mais une ville tout à 
fait différente de Bassra. Il fut si surpris qu’il ouvrit 
la bouche pour crier; mais aussitôt il vit devant 
lui un homme très grand et barbu, qui lui cligna de 
l’œil pour lui dire de ne pas crier. Et Hassan se 
retint. Cet homme (c’était le genni !) lui présenta 
une chandelle allumée, et lui enjoignit de se mêler 
à la foule des gens qui, tous, portaient des chandelles 
allumées pour accompagner la noce, et lui dit: 
« Sache que je suis un genni, un croyant! C’est moi- 
même qui t’ai transporté ici, pendant ton sommeil. 
Cette ville, c’est le Caire. Je t’y ai transporté, car je te 
veux du bien,et je veui te rendre service pour rien, 



HISTOIRE DU VIZIR NO U R EDDI NE.. . 


279 


simplement pour l’amour d’Allah et pour ta beauté ! 
Prends donc cette chandelle allumée, mêle-toi à la 
foule <ît va avec elle jusqu’à ce hammam que tu vois. 
Là, tu verras sortir une espèce de petit bossu, qu’on 
conduira au palais; tu suivras ! ou plutôt tu mar¬ 
cheras aux côtés du bossu, qui est un nouveau 
marié, et tu entreras avec lui dans ce palais, et, 
arrivé dans la grande salle de réunion, tu te mettras 
à droite du bossu nouveau marié, comme si tu étais 
de la maison. Et alors, chaque fois que tu verras 
arriver en face de vous autres un joueur d’instru¬ 
ment ou une danseuse ou une chanteuse, tu plon¬ 
geras ta main dans ta poche que, par mes soins, tu 
trouveras toujours pleine d’or ; et tu prendras l’or à 
grandes poignées, sans hésiter, et tu le jetteras 
négligemment à tous ceux-là! Et n’aie aucune crainte 
de voir l’or s’épuiser : je m’en charge ! Tu donneras 
donc une poignée d’or à tous ceux qui t’approcheront. 
Et prends un air sûr de toi, et ne crains rien ! Et fie- 
toi à Allah qui t’a créé si beau, et à moi aussi qui ’ 
t’aime ! D’ailleurs, tout ce qui t’arrive là t’arrive par 
la volonté et la puissance d’Allah Très-Haut! » A 
ces paroles, le genni disparut. 

Alors Hassan Badreddine, de Bassra, à ces paroles 
de l’éfrit, se dit en lui-même : « Que peut bien 
signifier tout cela ? Et de quel service à me rendre 
a-t-il voulu parler, cet étonnant éfrit ? » Mais, sans 
s’arrêter davantage à s’interroger, il marcha, et 
ralluma sa chandelle, qui s’était éteinte, à la chan¬ 
delle de l’un des invités, et arriva au hammam juste 
au moment où le bossu, qui avait fini de prendre 
son bain, en sortait à cheval et habillé tout de neuf. 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


2SÔ 

Alors Hassan Badreddine.de Bassra, se mêla à la 
foule, et manœuvra si bien qu’il arriva en tête du 
cortège, aux côtés du bossu. C’est alors que toute la 
beauté de Ila6san parut dans son merveilleux éclat. 
D’ailleurs, Hassan était toujours habillé de ses 
habits somptueux de Bassra : sur la tête, il avait 
comme coiffure un tarbouche entouré d’un magni¬ 
fique turban de soie, tout brodé or et argent, et roulé 
à la mode de Bassra ; et il avait un manteau tissé 
avec la‘ soie entremêlée de fils d’or. Et cela ne 
faisait que rehausser son air imposant et sa beauté. 

Chaque fois donc qu’une chanteuse ou une dan¬ 
seuse se détachait du groupe des joueurs d’instru¬ 
ments, durant la marche du cortège, et s’approchait 
de lui, en face du bossu, aussitôt Hassan Badred- 
dine plongeait la main dans sa poche et, la reti¬ 
rant pleine d’or, il jetait cet or par grosses poignées 
tout autour de lui, et il en mettait aussi de grosses 
poignées dans le petit tambour à grelots de la jeune 
danseuse ou de la jeune chanteuse, et le leur rem¬ 
plissait chaque fois ; et cela avec une façon et une 
grâce sans pareilles. 

Aussi toutes ces femmes, ainsi que toute la foule, 
étaient dans la plus grande admiration, et, de plus, 
tous étaient ravis de sa beauté et de ses charmes. 

Le cortège finit par arriver au palais. Là, les cham¬ 
bellans écartèrent la foule, et ne laissèrent entrer 
que les joueurs d’instruments et la troupe des dan¬ 
seuses et des chanteuses, derrière le bossu. Et 
personne autre. 

Alors les chanteuses et les danseuses, à l’unani- 
mité, interpellèrent les chambellans e.t leur dirent : 



281 


411S T 01R12 DU VIZ(R N OU UEDDINE... 

« Par Allah! vous avez raison d’empêcher les hom¬ 
mes d’entrer avec nous dans le harem, pour assister 
à l’habillement de la nouvelle mariée ! Mais nous 
refusons absolument, nous aussi, d’entrer, si vous ne 
faites entrer avec nous ce jeune homme qui nous 
e comblées de ses bienfaits! Et nous refusons de 
faire fête à la mariée, à moins que ce ne soit en 
présence de ce jeune homme, notre ami ! » 

Et, de force, les femmes s’emparèrent du jeune 
Ilassan, et l’emmenèrent avec elles dans le harem, 
■au milieu de la grande salle de réunion. Il était ainsi 
le seul homme, avec le petit palefrenier bossu, au 
milieu du harem, en dépit du nez du bossu qui ne 
put empêcher la chose. Dans la salle de réunion 
étaient assemblées toutes les dames, épouses des 
émirs, des vizirs et des chambellans du palais 
Toutes ces dames s’alignèrent sur deux rangs, en 
tenant chacune une grande chandelle ; et toutes 
avaient le visage couvert de leur voilette de soie 
blanche, à cause, de la présence des deux hommes. Et 
Hassan et le bossu nouveau marié passèrent entre les 
deux files et allèrent s’asseoir sur une estrade élevée, 
en traversant ces deux rangs de femmes qui s’éten¬ 
daient depuis la salle de réunion jusqu’à la chambre 
.nuptiale, d’où devait bientôt sortir la nouvelle mariée 
jpour la noce. 

À la vue de Badreddine Hassan, de sa beauté, de 
ses charmes, de son visage lumineux comme le 
croissant nouveau de la lune, les femmes, d’émotion, 
s’arrêtèrent de respirer, et sentirent leur raison 
«’envoler. Et chacune d’elles brûlait de pouvoir 
enlacer cet adolescent merveilleux, et se jeter dans 



282 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIY 


son giron, et y rester attachée durant une année, ou 
un mois, ou tout au moins une heure, seulement le 
temps d’ôtre chargée une fois, et de le sentir en 
elle ! 

A un moment donné, toutes ces femmes, à la fois, 
ne purent plus tenir davantage, et découvrirent 
leur visage en enlevant leur voile ! Et elles se mon¬ 
trèrent sans retenue, oubliant la présence du bossu f 
Et elles se mirent toutes à, s’approcher de Hassan 
Badreddine pour l’admirer de plus près, et pour lui 
dire une parole ou deux d’amour ou tout au moins 
pour lui faire un signe de l’œil qui pût lui faire voir 
combien elles le désiraient. D’ailleurs, les danseuses 
et les chanteuses renchérissaient encore là-dessus en 
racontant la générosité de llassan, et en encou¬ 
rageant ces dames à le servir du mieux. Et les 
dames se disaient : « Allah ! Allah ! voilà un jeune 
homme! Celui-là, oui! peut dormir avec Sett El- 
Hosn ! Ils sont faits l’un pour l’autre 1 Mais ce 
maudit bossu, qu’Allah le confonde! » 

Pendant que les dames, dans la salle, continuaient 
à louer Hassan et à faire des imprécations contre le 
bossu, soudain les joueuses d’instruments frappé* 
rent sur leurs instruments, la porte de la chambre 
nuptiale s’ouvrit, et la nouvelle mariée, Sett El- 
Hosn, entourée des ennuqücs et des suivantes, fit 
son entrée dans la salle de réception. 

Sett El-Hosn, la fille du vizir Chamseddine, entra 
au milieu des femmes, et elle brillait comme une 
houria, et les autres, à côté d’elle, n’étaient que dés¬ 
astres pour lui faire cortège, comme les étoiles- 
entourent la lune sortant de dessous un nuagei 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 283 

Elle était parfumée à l’ambre, au musc et à la rose ; 
elle s’était peignée, et sa chevelure brillait sous la 
soie qui la recouvrait; ses épaules se dessinaient 
admirables sous les habits somptueux qui les recou* 
vraient. Elle était, en effet, royalement vêtue ; entre 
autres choses, sur elle, elle avait une robe toute 
brodée d’or rouge, et, sur l’étoffe, étaient dessinées 
des figures de bêtes et d’oiseaux; mais ce n’était là 
que la robe extérieure; car pour les autres robes 
d’en dessous, Allah seul serait capable de les con¬ 
naître et de les estimer à leur valeur! Au cou, elle 
avait un collier qui pouvait valoir qui sait combien 
de milliers de dinars! Chaque pierrerie qui le com¬ 
posait était si rare que nul homme, simple vivant, 
fût-il le roi en personne, n’en avait vu de sem¬ 
blables. 

En un mot, Sett El-Hosn, la nouvelle mariée, était 
aussi belle que, durant sa quatorzième nuit, l'est la 
pleine lune! 

Quant à Hassan Badreddine, de Bassra, il était 
toujours assis, faisant l’admiration de tout le groupe 
des dames. Aussi ce fut de son côté que se dirigea 
la nouvelle mariée. Elle s’approcha de l’estrade en 
imprimant à son corps des mouvements fort gra¬ 
cieux, de droite et de gauche. Alors, aussitôt, se leva 
le palefrenier bossu et se précipita pour l’embrasser. 
Mais elle le repoussa avec horreur, et se retourna 
lestement, et, d’un mouvement, se plaça devant le 
beau Hassan. Et dire que c’était son cousin, et 
qu’elle ne le savait pas, ni lui non plus ! 

A la vue de cette scène, toutes les femmes pré¬ 
sentes se mirent à rire, surtout quand la jeune 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


284 

mariée s’arrêta devant le beau Hassan, pour lequel 
elle fut à l’instant consumée d’ardeur, et s’écria en 
levant les mains au ciel : « Allahoumma ! fais que 
ce beau garçon devienne mon époux ! Et débarrasse- 
moi de ce palefrenier bossu ! » 

Alors Hassan Badreddine, selon l’avis du genni, 
plongea la main dans sa poche et la retira pleine 
d’or, et jeta l’or par poignées aux suivantes de Sett 
El-IIosn et aux danseurs et aux chanteuses, qui 
s’écrièrent : « Ah ! puisses-tu posséder, toi, la ma¬ 
riée ! » Et Badreddine sourit gentiment à ce souhait 
et à leurs compliments. 

Qliant au bossu, durant toute cette scène, il était 
délaissé avec mépris, et il siégeait tout seul, aussi 
laid qu’un singe. Et toutes les personnes qui 
s’approchaient par hasard de lui, en passant près de 
lui, éteignaient leur chandelle pour se moquer de 
lui. Et il resta ainsi tout le temps à se morfondre et 
à se faire du mauvais sang en son âme. Et toutes 
les femmes ricanaient en le regardant, et lui 
décochaient des plaisanteries salées. L’une lui 
disait: « Singe! tu pourras te masturber à sec et 
copuler avec l’air! » L’autre lui disait : « Vois! tu es 
à peine aussi gros que le zebb de notre beau 
maître ! Et tes deux bosses sont juste la mesure de 
ses œufs ! » Une troisième disait: « S’il te donnait un 
coup avec son zebb, il t’enverrait à l’écurie sur ton 
derrière ! » Et tout le monde riait. 

Quant à la nouvelle mariée, sept fois de suite, et 
chaque fois vêtue d’une façon différente, elle fit le 
tour de la salle, suivie de toutes les dames; et elle 
s’arrêtait, après chaque tour, devant Hassan Badrcd- 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE. . 


285 


dine El-Bassraoui. Et chaque robe nouvelle était dé 
beaucoup plus belle que la précédente, et chaque 
parure dépassait infiniment les autres parures. Et 
tout le temps, pendant que la nouvelle mariée 
s'avançait ainsi lentement et pas à pas, les joueuses 
d’instruments faisaient merveille, et les chanteuses 
disaient les chansons les plus éperdument amou- 
reuses et excitantes, et les danseuses, en s’accom¬ 
pagnant de leur petit tambour à grelots, dansaient 
comme des oiseaux ! Et, chaque fois, Hassan Badred- 
dine El-Bassraoui ne manquait pas de jeter l’or par 
poignées en le répandant par tbute la salle ; et toutes 
les femmes se précipitaient dessus pour avoir quel¬ 
que chose à toucher de la main de l’adolescent. Il y 
en eut même qui profitèrent de l’hilarité et de l’ex¬ 
citation générales, du son des instruments et delà 
griserie du chant, pour simuler, étendues l’une sur 
l’autre par terre, une copulation, en regardant 
Hassan assis et souriant ! Et le bossu regardait tout 
cela fort désolé. Et sa désolation augmentait chaque 
fois qu’il voyait l’une des femmes se tourner vers 
Hassan, et, de la main étendue et abaissée brusque¬ 
ment, l’inviter, par signe, vers sa vulve ; ou une autre 
agiter son doigt du milieu, en clignant de l’œil; ou 
une autre, en agitant ses hanches et en se tordant, 
faire claquer sa main droite ouverte sur sa main 
gauche fermée ; ou une autre, avec un geste encore 
plus lubrique, se taper sur les fesses et dire au bossu * 
« Tu en mordras au temps des abricots! » Et tout le 
monde de rire. 

I 

A la fin du septième tour, la noce était finie, car 
elle avait duré une bonne partie de la nuit. Aussi 



286 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


les joueuses d’instruments cessèrent de pincer leurs 
instruments, les danseuses et les chanteuses s’arrê¬ 
tèrent, et, avec toutes les dames, elles passèrent 
devant Hassan, soit en lui baisant les mains, soit en 
lui touchant le pan de la robe ; et tout le monde 
sortit en regardant une dernière fois Hassan commo 
pour lui dire de rester là. Et, en effet, il ne resta plus 
dans la salle que Hassan, le bossu et la nouvelle 
mariée avec ses suivantes. Alors les suivantes con¬ 
duisirent l’épouse dans la chambre de déshabillage, 
la déshabillèrent de ses robes une à une, et en 
disant chaque fois : « Au nom d’Allah ! » pour con¬ 
jurer le mauvais œil. Puis elles partirent en la lais¬ 
sant seule avec sa vieille nourrice, qui, avant de la 
conduire dans la chambre nuptiale, devait attendre 
que le nouveau marié, le bossu, y arrivât le premier. 

Le bossu se leva donc de l’estrade, et, voyant Has¬ 
san toujours assis, lui dit sur un ton très sec: « En 
vérité, seigneur, tu nous as grandement honorés 
de ta présence et tu nous as comblés de tes bien- 
faits cette nuit. Mais maintenant attends-tu, pour 
t en aller d’ici, que l’on te chasse ? » Alors Has¬ 
san, qui, en somme, ne savait au juste ce qu’il 
devait faire, répondit en se levant : « Au nom 
d’Allah ! » et il se leva et sortit. Mais à peine était-il 
hors de la porte de la salle qu’il vit le genni appa¬ 
raître et lui dire: « Où vas-tu ainsi, Badreddine? 
Arrête-toi et écoute-moi bien et suis mes instruc¬ 
tions. Le bossu vient d’aller au cabinet d’aisances ; et 
moi, je m’en charge! Toi, en attendant, va de ce pas 
dans la chambre nuptiale, et quand tu verras entrer 
la nouvelle mariée, tu lui diras: « C’est moi qui suis 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 


287 


ton vrai mari! Le sultan, ton père, n’usa de ce 
stratagème que par crainte pour toi du mauvais œil 
des gens envieux ! Quant au palefrenier, c’est le plus 
misérable de nos palefreniers; et, pour le dédom¬ 
mager, on lui prépare à l’écurie un bon pot de lait 
caillé pour qu’il s’en rafraîchisse à notre santé ! » 
Puis tu la prendras, sans crainte, et, sans hésiter, 
tu lui enlèveras son voile, et tu lui feras ce que tu 
lui feras! » Puis le genni disparut. 

Le bossu arriva, en effet, au cabinet d’aisances, 
pour se décharger avant d’arriver chez la nouvelle 
mariée, et s’accroupit sur le marbre, et commença! 
Mais aussitôt le genni prit la forme d’un gros rat et 
sortit du trou du cabinet d’aisances, et fit entendre des 
cris de rat : « Zik ! zik ! » Et le palefrenier frappa des 
mains pour le faire fuir, et lui dit : « Hesch ! hesch ! » 
Aussitôt le rat se mit à grossir et devint un gros chat, 
aux yeux terriblement brillants, qui se mit à miauler 
de travers. Puis, comme le bossu continuait à faire 
ses besoins, le chat se mit à grossir et devint un gros 
chien qui aboya : « Haou ! haou ! » Alors le bossu 
commença à s’effrayer et lui cria : « Va-t’cn, 
vilain ! » Alors le chien grossit et s’enfla et devint 
un âne, qui se mit à braire à la figure du bossu : 
« Hâk! hi hâk ! » et aussi à péter avec un bruit 
terrible. Alors le bossu fut plein de terreur, sentit 
tout son ventre so fondre en diarrhée, et eut à peine 
la force de crier : « A mon secours, habitants de la 
maison ! » Alors, de crainte qu’il ne s’échappât de 
là, l’âne grossit encore et devint un buffle mons¬ 
trueux, qui obstrua complètement la porte du cabi¬ 
net d’aisances, et ce buffle, celte fois, parla avec la 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


288 

voix des hommes, et dit : « Malheur à toi, bossu do 
mon cul ! ô le plus infect des palefreniers ! >» À ces 
paroles, le bossu sentit le froid de la mort l’envahir 
il glissa avec sa diarrhée sur les carreaux, par terre, 
à moitié habillé, et ses mâchoires claquèrent l’une 
sur l’autre, et finirent par se souder d’épouvante ! 
Alors le buffle lui cria : « Bossu de bitume ! n’as-tu 
pu trouver une autre femme à charger de ton igno¬ 
ble outil, que ma maîtresse? » Et le palefrenier, 
plein d’épouvante, ne put articuler un mot. Et le 
genni lui dit : « Réponds-moi, ou je te ferai mordre 
tes excréments! » Alors le bossu, à cette effroyable 
menace, put dire : « Par Allah ! ce n’est point de ma 
faute ! On m’y a forcé ! Et d’ailleurs, ô souverain 
puissant des buffles, je ne pouvais point deviner que 
la jeune fille eût un amant parmi les buffles! Mais, 
je le jure, je m’en repens et j’en demande pardon 
à Allah et à toi ! » Alors .le genni lui dit : « Tu vas 
me jurer par Allah que tu vas obéir à mes ordres ! » 
Et le bossu se hâta de prêter serment. Alors le 
genni lui dit : « Tu vas rester ici toute la nuit jus¬ 
qu’au lever du soleil ! Et alors Seulement tu pourras 
t’en aller! Mais tu ne diras pas un mot à personne 
de tout cela, sinon je te casserai la tête en mille 

1 '• 0 

morceaux ! Et jamais plus ne remets les pieds du 
côté de ce palais, dans le harem! Sinon, je te le 
répète, je t’écraserai la tête et je t’enfouirai dans la 
fosse des excréments! » Puis il ajouta: « Maintenant 
je vais te mettre dans une position dont je te défends 
de bougei jusqu’à l’aube ! » Alors le buffle saisit 
avec ses dents le palefrenier par les pieds et l’enfonça, 
la tête la première, au fond du trou béant de la fosse 



289 


HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE..« 

du cabinet d’aisances, et lui laissa seulement les 
pieds hors du trou. Et il lui répéta : « Et surtout 
prends bien garde de bouger ! » Puis il disparut. 

Voilà pour le bossu ! 

Quant à Hassan Badreddine El-Bassraoui, il laissa 
le bossu et l’éfrit aux prises, et il pénétra dans les 
appartements privés, et de là dans la chambre nup¬ 
tiale, où il s’assit tout au fond. Et à peine était-il là 
que la nouvelle mariée entra, soutenue par sa vieille 
nourrice qui s arrêta à la porte en laissant Sett El- 
Hosn entrer seule. Et, sans distinguer qui était assis 
au fond, la vieille, croyant parler au bossu, lui dit : 
« Lève-toi, vaillant héros, prends ton épouse, et 
agis brillamment ! Et maintenant, mes enfants, 
qu’Allah soit avec vous ! » Puis elle se retira. 

Alors l’épousée, Sett El-Hosn, le cœur bien faible, 
s’avança en se disant en elle-même : « Non ! plutôt 
rendre l’âme que de me livrer à cet immonde pale¬ 
frenier bossu ! » Mais à peine eut-elle fait quelques 
pas qu’elle reconnut le merveilleux Badreddine 1 
Alors elle poussa un cri de félicité, et dit : « O mon 
chéri ! que tu es gentil de m’attendre pendant tout 
ce temps ! Tu es seul? Quel bonheur! Je t’avouerai 
que j’avais d’abord pensé, en te voyant assis, dans 
la salle de réunion, côte à côte avec le vilain bossu, 
que tous deux vous vous étiez associés sur moi ! » 
Badreddine répondit : « O ma maîtresse, que dis-tu 
là? Comment veux-tu que ce bossu puisse te tou¬ 
cher? Et comment pourrait-il être mon associé sur 
toi ? » Sett El-Hosn répondit : « Mais enfin qui de 
vous deux est mon mari, toi ou lui ? » Badreddine 
répondit : « C’est moi, maîtresse ! Toute cette farce 


19 



290 


* / 


LES MILLE NUITS ÉTT UNE NUI* 


du bossu n’a été montée que pour nous faire rire ; 
etaus?i pour t’éviter le mauvais œil, car toutes lc$ 
femmes du palais ont entendu parler de ta beauté 
unique ; et ton père a loué ce bossu pour qu’il 
servît de repoussoir au mauvais œil ; ton père l’a 
gratifié de dix dinars ; et maintenant, d’ailleurs, lo 
bossu est à l’écurie en train d’avaler, à notre santé, 
un pot de lait caillé frais ! » 

A ces paroles de Badreddine, Sctt EI-Hosn fut au 
comble du plaisir ; elle se prit à sourira gentiment 
et à rire plus gentiment encore ; puis, soudain, no 
pouvant plus se retenir, elle s’écria : « Par Allah î 

mon chéri, prends-moi ! prends-moi ! Serre-moi I 

• _ _ 

Fixe-moi sur ton giron ! » Et, comme Sett El-Hosn 
avait enlevé ses habits d’en dessous, elle se trouva 
être toute nue sous sa robe. Aussi, en disant ces pa¬ 
roles : « Fixe-moi sur ton giron ! » elle souleva lé¬ 
gèrement sa robe à la hauteur de sa vulve et dé¬ 
voila ainsi dans toute leur magnificence ses cuisses 

^ \ 

et son cul de jasmin. A cette vue et à l’aspect des 
détails de cette chair de houria, Badreddine sentit 
le désir faire le tour de son corps et soulever 1en¬ 
fant endormi! Et aussitôt il sc leva avec hâte, se 
déshabilla et se défit de scs vastes.culottes à plis 
innombrables ; il enleva la bourse contenant les 
mille dinars que lui avait donnés le juif de Bassra, 
et la mit sur le divan, au dessous des culottes ; puis 
il enleva son turban si beau et le mit sur une chaise 
et se couvrit d’un léger turban de nuit qu’on 
avait mis là pour le bossu ; et il ne resta vêtu 
que de la fine chemise en mousseline de soie 
brodée d’or et <le l’ample caleçon en soie bleue,- 



«1ST0IRE Dü VIZIR NOUR EDDINE... 291, 

attaché à la taille avec un cordon à glands d’or. 

Badreddine défit les cordons et s’élança sur Sett 
El-Ilosn qui lui tendait tout son corps ; et ils s’enla¬ 
cèrent ; et Badreddinc enleva Sett El-IIosn et la ren¬ 
versa sur la couche, et fondit sur elle ! Il s’accroupit 
les jambes écartées, et saisit les cuisses de Sett EI- 
Hosn et les attira à lui en les écartant. Et alors il 
pointa le bélier, qui était tout prêt, dans la direction 
du fort, et poussa ce vaillant bélier en l’enfonçant 
dans la brèche : et aussitôt la brèche céda. Et Badred- 
dine exulta en constatant que la perle était imper- 
forée, et que nul bélier avant le sien ne l’avait pé¬ 
nétrée ni môme touchée du bout du nez! Et il vérifia 
■aussi que ce derrière de bénédiction n’avait jamais 
■été chargé sous l’assaut d’un monteur ! 

Aussi, au comble de la jouissance, il lui ravit 
cette virginité, et se délecta tout à son aise au goût 
de cette jeunesse. Et, clou sur clou, le bélier fonc¬ 
tionna quinze fois de suite, à entrer et à sortir, sans 
interruption ; et il ne s’en trouva pas mal du tout. 

Aussi, dès cet instant, sans aucun doute Sett El- 
Ilosn fut engrossée, comme tu le verras dans la 
suite, ô émir des Croyants. 

Comme Badreddinc finissait d’enfoncer les quinze 
poteaux, il se dit : « C’est probablement assez, pour 
l’instant. » Et alors il s’étendit à côté de Sett El- 
Hosn, lui mit la main doucement sous la tôte et 
Sett El-IIosn également l’entoura de scs bras ; et 
tous deux s’enlacèrent étroitement et, avant de 
s’endormir, se récitèrent ces stroplics admirables : 

Ne crains point 1 Et que ta lance pénètre l'objet dé 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


292 

ton amour ! Et néglige les conseils de f envieux ; 
car ce n'est point ton envieux qui servira ton amour î 

Songe l le Clément n'a point créé un spectacle plus 
beau que celui de deux amants enlacés sur leur 
couche J 

Regarde-les l les voici collés l'un sur t autre, cou¬ 
verts de bénédictions l Leurs mains et leurs bras leur 
servent doreillers l 

Lorsque le monde voit deux cœurs liés par rardente 
passion, il essaie de les frapper avec le fer froid l 

Mais toi, passe outre l Toutes les fois que ta destinée 
met une beauté sur ta route , c'est elle qu'il faut aimer; 

c'est avec elle qu'il faut vivre, uniquement l 

* 

Voilà pour Iiassan Badreddine et Sett El-Hosn, la 
fille de son oncle l 

Quant au genni, il se hâta d’aller chercher la 
gennia, sa compagne, et tous deux vinrent admirer 
les deux jeunes gens endormis, après avoir assisté 
à leurs jeux et compté les coups de bélier. Puis 
Péfrit dit à l’éfrita, sa compagne : « Allons, ma 
sœur, tu vois que j’avais raison ! » Puis il ajouta : 
« Maintenant il faut qu’à ton tour tu enlèves le jeune 
homme, et que tu le transportes au môme endroit 
où je l’avais pris, au cimetière de Bassra, dans la 
turbeh de son père Noureddine 1 Et fais vite, et 
moi, je t’y aiderai, car voici le matin qui va paraître ; 
et il ne faut pas, vraiment ! » Alors l’éfrita jouleva 
le jeune Iiassan endormi, le chargea sur ses épau* 
les, habillé tel qu’il était avec la chemise seulement, 
car le caleçon n’avait pu tenir au milieu de ses 
ébats, et elle s’envola avec lui. suivie de près 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 293 

par l’éfrit. A un moment donné, dans celte course 
à travers l’air, l’éfrit eut des idées lubriques sur 
l’éfrita, et voulut la violer ainsi chargée du beau 
Hassan ; et l’éfrita se serait bien laissé faire par 
l’éfrit ; mais elle eut peur pour Hassan. D’ailleurs, 
Allah intervint heureusement, et envoya contre ré¬ 
frit des anges qui lancèrent sur lui une colonne de 
feu qui le brûla. Et l’éfrita et Hassan furent ainsi 
délivrés du terrible éfrit qui les aurait peut-être 
abîmés : car l’éfrit est terrible en copulation ! Alors 
l’éfrita descendit à terre, à l’endroit même où avait 
été précipité l’éfrit avec lequel elle aurait bien co- 
pulé, sans la présence de Hassan pour lequel elle 
craignait beaucoup. 

Or, il était écrit de par le Destin que l’endroit où 
l’éfrita déposerait le jeune Hassan Badreddine, en 
n’osant plus le porter plus loin à elle seule, serait tout 
près de la ville de Damas, dans le pays de Scham (1). 
Alors l’éfrita porta Hassan tout près de l’une des 
portes de la ville, le déposa doucement à terre, et 
. s’envola. 

Au lever du jour, on ouvrit les portes de la ville, 
et les gens, en sortant, furent bien étonnés de voir ce 
merveilleux adolescent endormi, habillé seulement 
d’une chemise, portant sur la tête, au lieu d’un tur¬ 
ban, un bonnet de nuit, et,de plus,sans caleçon! Et 
ils se dirent : « C’est étonnant ce qu’il a dû veiller, 
pour maintenant être enfoncé, dans un si profond 
sommeil ! » Mais d’autres dirent : « Allah I Allah 1 
le bel adolescent 1 Heureuse et pleine de chance la 


0) Scham : la Syrie ; et se dit aussi pour la ville de Damas* 



294 


LES MILLE NUITS ET UNE NUI» 


femme qui a couché avec lui ! Mais pourquoi est-iï 
ainsi tout nu ? » D’autres répondirent : « Probable¬ 
ment le pauvre jeune homme aura' passé au caba¬ 
ret plus de temps qu’il ne fallait ! Et il a bu plus 
que sa capacité ! Et en rentrant, le soir, il a dû 
trouver les portes de la ville fermées, et il s’est 
décidé à dormir par terre ! » 

Or, pendant qu’ils s’entretenaient ainsi, la brise 
du matin se leva et vint caresser le beau Hassan et 
souleva sa chemise : on vit alors apparaître un ven¬ 
tre, un ombilic, des cuisses et des jambes, le tout 
comme le cristal ! un zebb et des œufs fort bien 
proportionnés. Et cette vue émerveilla tous les 
gens qui admiraient tout cela. 

A ce moment, Badreddine se réveilla et se vit 
étendu près de cette porte inconnue et entouré par 
tous ces gens ; aussi fut-il fort surpris et s’écria : 
« Où suis-je, bonnes gens ? Dites-le moi, je vous- 
prie ! Et pourquoi m’entourez-vous ainsi? Qu’y a- 
t-il donc ! » Ils répondirent : « Pour nous, nous nous 
sommes arrêtés pour te regarder, simplement pour 
le plaisir ! Mais, pour toi, ne sais-tu pas que tu es 
à la porte de Damas ? Où donc as-tu pu passer la 
nuit pour être ainsi tout nu? » Hassan répondit : 
« Par Allah ! bonnes gens, que me dites-vous ? Moi, 
j’ai passé la nuit au Caire. Et vous dites que je suis 
à Damas ? » Alors tous furent dans la plus grande 
hilarité, et l’un d’eux dit: « O le grand mangeur de 
haschich 1 » Et d’autres dirent : « Mais sûrement 
tu es fou 4 Quel dommage qu’un si merveilleux 
adolescent soit fou ! » Et d’autres dirent : « Mais- 
enfin quelle est cette étrange histoire que tu> 



HISTOIRE DU VIZIR K OU REDDI N E. . . 295 

nous racontes là ? » Alors Hassan Dadreddine dit : 
* Par Allah ! bonnes gens, je ne mens jamais ! Je 
vous assure donc, et je vous répète, qu’hier j’ai passé 
la nuit au Cuire, et avant-hier à Bassra, ma ville ! » 
A ces paroles, l’un s’écria : « Quelle chose éton¬ 
nante ! » Un autre : « C’est un fou ! » Et quelques- 
uns se mirent à se ployer de rire et à frapper leurs 
mains l’une contre l’autre. Et d’autres dirent : 
« En vérité, n’est-ce point dommage que cet admi¬ 
rable adolescent ait perdu ainsi la raison ! Mais 
aussi quel fou incomparable ! » Et un autre plus 
sage, lui dit : « Mon fils reprends un peu tes sens. 
Et ne dis pas de pareilles sottises. » Alors Hassan 
dit : « Je sais ce que je dis. Et, de plus, apprenez que 
durant cette nuit d’hier, au Caire, j’ai passé de fort 
agréables moments comme nouveau marié ! » Alors 
tous furent de plus en plus persuadés de sa folie ; 
et l’un d’eux en riant s’écria : « Vous voyez bien que 
le pauvre jeune homme s’est marié en rêve! Etait-ce 
bon,le mariage en rêve? Combien de fois? Etait-ce une 
houria ou une putain ? » Mais Badreddine com¬ 
mença à être fort contrarié, et leur dit : « Eh bien, 
oui ! c’était une houria ! Et je n’ai point copulé en 
rêve, mais quinze fois entre ses cuisses ; et j’ai pris 
la place d’un infeet bossu, et j’ai même mis le bon¬ 
net de nuit qui lui était destiné, et que voici ! » Puis 

§ __ 

il réfléchit un instant et s'écria : « Mais, par Allah! 
braves gens, où est mon turban, où est mon. cale¬ 
çon, où sont ma robe et mes culottes ? Et surtout où 
est mu bourse ? » 

Et Hassan se leva, et chercha autour de lui ses 
habits. Et tout le monde alors se mit à cligner de 



296 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


l’œil et à se faire signe que l’adolescent était abso* 
lument fou. 

Alors le pauvre Hassan se décida à entrer en ville 
dans son accoutrement, et il fut bien obligé de tra¬ 
verser les rues et les souks, au milieu d’un grand 
cortège d’enfants et de personnes qui criaient; 
« C’est un fou ! c’est un fou ! » et le pauvre Hassan 
ne savait plus que devenir, quand Allah eut peur 
que ce beau garçon ne fût violenté, et il le fit passer 
à côté de la boutique d’un pâtissier qui venait juste¬ 
ment d’ouvrir sa boutique. Et Hassan se précipita 
dans la boutique, s’y réfugia ; et comme ce pâtissier 
était un solide gaillard dont les exploits étaient fort 
réputés en ville, tout le monde eut peur et se retira, 
laissant Hassan tranquille. 

Lorsque le pâtissier, qui s’appelait El-Hadj Abdal¬ 
lah, vit le jeune Hassan Badreddine, il put l’exami- 
miner à son aise, et il s’émerveilla à l’aspect de sa 
beauté, de ses charmes et de ses dons naturels ; et à 
l’instant même l’amour emplit son cœur, et il dit au 
jeune Hassan : « 0 jeune garçon gentil, dis-moi, 
d’où viens-tu ? et sois sans crainte ; raconte-moi ton 
histoire, car je t’aime déjà plus que mon âme ! » 
Alors Hassan raconta toute son histoire au pâtissier 
Hadj Abdallah, et cela depuis le commencement 
jusqu’à la fin. 

Le pâtissier fut extrêmement émerveillé, et dit à 
Hassan : « Mon jeune seigneur Badreddine, cette 
histoire est, en vérité, fort surprenante, et ton ré¬ 
cit est extraordinaire. Mais, 6 mon enfant, je te con¬ 
seille de n’en plus parler à personne, car c’est dan¬ 
gereux de faire des confidences. Et je t’offre ma bou- 



HISTOIRE DU VllZIR NOUREDDIKB... 297 

tique, et tu demeureras avec moi, et cela jusqu’à ce 
-qu’Allah daigne finir les disgrâces dont tu es affligé. 
D’ailleurs, moi, je n’ai point d’enfants, et tu me ren¬ 
drais fort heureux si tu voulais m’accepter comme 
père ! Et moi je t’adopterai pour mon fils ! » Alors 
Hassan Badreddine lui répondit : « Brave oncle ! qu’il 
«oit fait selon ton désir !» 

Aussitôt le pâtissier alla au souk, et acheta des 
habits somptueux dont il revint le vêtir. Puis il 
l’emmena chez le kadi, et, devant témoins, il adopta 
Hassan Badreddine pour son fils. 

Et Hassan resta dans la boutique du pâtissier, 
-comme son fils ; et c’est lui qui touchait l’argent 
des clients, et qui leur vendait les pâtisseries, les 
pots de confitures, les porcelaines remplies de 
•crème et toutes les doiiceurs réputées dans Damas ; 
et il apprit en peu de temps l’art de la pâtisserie, 
pour lequel il avait un penchant tout particulier, à 
cause des leçons que lui avait données sa mère, la 
femme du vizir Noureddine de Bassra, qui préparait 
les pâtisseries et le3 confitures devant lui pendant 
son enfance. 

Et la beauté de Hassan, le beau jeune homme de 
Bassra, le fils adoptif du pâtissier, fut connue de 
toute la ville de Damas ; et la boutique du pâtissier 
El-Hadj Abdallah devint la boutique la plus achalan¬ 
dée de toutes les boutiques des pâtissiers de Damas. 

Voilà pour Hassan Badreddine I 

Mais, pour ce qui est de la nouvelle mariée Sett 
El-Hosn, la fille du vizir Ghamseddine du Caire, voici ! 

Lorsque Sett El-Hosn se réveilla, le matin de cette 
première nuit de noces, elle ne trouva pas le beau 



298 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Hassan à côté d'elle. Aussi elle s’imagina que 
Hassan était allé au cabinet d'aisances ! Et elle se 
mit à attendre son retour. 

Sur ces entrefaites, le vizir Chamscddine, son 
père, vint la trouver pour prendre de ses nouvelles. 
Et il était fort anxieux. Et il était fort révolté en 
son âme de l'injustice du sultan qui l’avait obligé h 
marier ainsi la belle Sett El-IIosn, sa fille, avec le 
palefrenier bossu. Et, avant d’entrer chez sa fille, le 
vizir s’était dit : « Certainement, je tuerai ma fille si 
je sais qu’elle s’est livrée à cet immonde bossu i » 

11 frappa donc à la porte de la chambre nuptiale,, 
et appela : « 'Sett El-IIosn ! » Elle répondit de l’inté¬ 
rieur : « Oui, mon père, je cours t’ouvrir ! » Et 
elle se leva à la hâte, et courut ouvrir à son père. 
Et elle était encore devenue plus belle que d’habi¬ 
tude, et son visage était comme éclairé, et son âme- 
toute réjouie d’avoir senti les étreintes merveilleu¬ 
ses de ce beau cerf ! Aussi elle arriva toute coquette- 
devant son père, et s’inclina et embrassa ses mains. 
Mais son père, à cette vue de sa fille réjouie au lieu* 
d’être affligée de son union avec le bossu, s’écria^ 
«c Ah ! fille éhontée ! Comment oses-tu paraître- 
devant moi avec cette figure réjouie après avoir couché 
avec cet infect palefrenier bossu? »A ces paroles Sett. 
El-Hosn se prit à sourire d’un air entendu, et dit : 
« Par Allah ! ô père, la plaisanterie a assez duré ! 
C’est déjà pour moi fort suffisant d’avoir été la risée 
de tous les invités qui me plaisantaient sur mon pré¬ 
tendu époux, ce bossu qui ne vaut même pas la 
rognure d’ongle de mon bel amoureux, mon vrai 
mari de cette nuit ! Oh 1 cette nuit 1 comme elle a ét& 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 299 

pleine de délices pour moi aux côtés de mon bien- 
aimé ! Gesse donc celte plaisanterie, mon père, et ne 
me parle plus de ce bossu ! » A ces paroles de sa 
fille, le vizir fut plein de courroux, et ses yeux 
devinrent bleus de fureur, et il s’écria : « Malheur ! 
Que dis-tu là ? Comment ! le bossu n’a pas couché 
avec toi dans cette chambre ? » Elle répondit : « Par 
Allah sur toi, 6 père ! assez me citer le nom de ce 
bossu ! Qu’Allah le confonde, lui et son père et sa 
mère et toute sa famille ! Tu sais bien que je connais 
maintenant la supercherie que tu as faite pour 
que j’évite, le mauvais œil! » Et elle donna tous 
les détails des noces et de la nuit à son père. Et elle 
ajouta : « Oh ! comme j’étais bien, enfoncée dans le 
giron de mon bien-aimé mari, le bel adolescent aux 
manières raffinées, aux splendides yeux noirs, aux 
sourcils arqués ! » 

A ces paroles, le vizir s’écria : « Ma fille, es-tu 
donc folle? Que dis-tu ? Et où est-il ce jeune homme 
que tu nommes ton mari? » Sett El-Hosn répondit : 
« 11 est allé au cabinet d’aisances ! » Alors le vizir, 
fort inquiet, se précipita au dehors et courut vers le 
cabinet d'aisances. Et il y trouva le bossu les pieds en 
l’air et la tète enfoncée profondément dans le trou 
du cabinet, et immobile ! Et le vizir, extrêmement 
stupéfait, s’écria : « Que vois-je? n’est-ce point toi, 
bossu ? » Et il répéta sa question à haute voix. Mai& 
le bossu ne répondit point, car, toujours terrifié, il 
s’imagina que c’était le genni qui lui parlai!... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa¬ 
raître le malin et se lut discrètement. 



300 


< 


LS MILLS 


NUITS ET 


UNE NUIT 


MAIS LORSQUE FUT 
LA VINGT-DEUXIEME NUIT 


Elle dit : 

Il m’est parvenu, 6 Roi fortuné, que Giafar continua 
ainsi l’histoire au khalifat Haroun Al-Rachid : 

«h 

Le terrifié bossu, pensant que c’était le gcnni qui 
lui parlait, eut une peur terrible de répondre. Alors 
le vizir s’écria, furieux : « Réponds-moi, maudit 
bossu, ou je vais te trancher le corps avec ce 
glaive 1 » Alors le bossu, la tète toujours enfoncée 
dans le trou, répondit du fond : « Par Allah ! ô chef 
des éfrits et des gcnn, aie pitié de moi ! je te jure 
que je n’ai pas bougé d’ici toute la nuit, et je t’ai 
obéi ! ». A ces paroles le vizir ne sut plus que pen¬ 
ser, et s’écria : « Mais que dis-tu là ? Je ne suis pas 
un éfrit. Je suis le père de la mariée. » Alors le 
bossu poussa un gros soupir, et dit : « Toi, tu peux 
filer d’ici ! Je n’ai rien à voir avec toi ! File vite 
avant que ne vienne le terrible éfrit ravisseur des 
âmes ! D’ailleurs, je ne veux plus te voir; tu es la 
cause de mon malheur ; tu m’as donné en mariage 
l’amante des buffles, des ânes et des éfrits ! Maudit 
sois-tu, toi et ta fille et tous les malfaiteurs 1 » Alors 
le vizir lui dit : « Fou ! allons, sors d’ici, que je 
puisse entendre un peu ce que tu racontes i » Mais 
le bossu répondit : « Je suis peut-être fou, mais je 
ne serai pas assez insensé pour m’en aller d’ici sans 



UIST01RE DU VIZIR K O U R E D DIN E .. . 3dl 

la permission du terrible éfrit ! Car il m’a bien 
défendu de sortir du trou avant le lever du soleil. 
Va-t’cn donc et laisse-moi en paix ici! Mais, dis-moi 
avant, cst-ce que le soleil va tarder encore à se lever, 
ou non ? » Et le vizir, de plus en plus perplexe, 
répondit : « Mais qu’est-ce donc que cet éfrit dont tu 
parles? »> Alors le bossu lui raconta l’histoire, son 
arrivée au cabinet d’aisances où satisfaire scs 
besoins avant d’entrer chez la nouvelle mariée, 
1 apparition de l’éfrit sous diverses formes, rat, 
chat, chien, âne et buflle, et'enfin la défense faite et 
le traitement subi. Puis le bossu se mit à gémir. 

Alors le vizir s approcha du bossu, le saisit par les 
pieds, et le tira hors du trou. Et le bossu, la figure 
toute barbouillée et jaune et misérable, cria à la 
figure du vizir : « Maudit sois-tu, toi et ta fille, 
l’amante des buffles ! » Et, de crainte de voir appa¬ 
raître de nouveau l’éfrit, le terrifié bossu se mit à 
courir de toutes ses forces, en hurlant et en n’osant 
pas se retourner. Et il arriva au palais, et monta 
chez le sultan, et lui raconta son aventure avec 
l’éfrit. 

Quant au vizir Chamseddine, il revint comme fou 
chez sa fille Sett El-Hosn, et lui dit : « Ma fille, je 
sens ma raison s’envoler ! Eclaire-moi sur cette 
aventure ! » Alors Sett El-IIosn dit : « Sache donc, 
mon père, que le jeune homme charmant qui eut 
l’honneur de la noce pendant toute la nuit, a couché 
avec moi et a joui de ma virginité ; et sûrement je 
ferai un enfant. Et, pour te donner une preuve de 
ce que je t’affirme, voici son turban sur la chaise, 
ses culottes sur le divan, et son caleçon dans mon 



302 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


lit. De plus, tu trouveras dans ses culottes une chose 
qu’il y a cachée et que je n’ai pu deviner. » A ces 
paroles, le vizir se dirigea vers la chaise, et prit le 
turban et l’examina et le retourna dans tous les sens, 
puis s’écria : « Mais c’est là un turban comme celui 
des vizirs de Bassra et de Mossoul ! » Puis il déroula 
l’étoffe, et trouva sur le bonnet un pli cousu, qu’il se 
hâta de prendre ; il examina ensuite les culottes et 
les souleva et y trouva la bourse de mille dinars que 
le Juif avait donnée à Hassan Badreddine. Dans cette 
bourse, il y avait en outre un petit papier sur lequel 
ces mots étaient écrits de la main du Juif : « J’af¬ 
firme, moi tel t commerçant à Bassra, avoir livré cette 
somme de mille dinars, de p,ré à gré, au seigneur 
Hassan Badreddine, fils du vizir Noureddinc qu’Allah 
ait en grâce ! pour le chargement du premier navire 
qui aura abordé à Bassra !» A la lecture de ce papier, 
le vizir Chamseddinc jeta un grand cri et tomba éva¬ 
noui. Quand il revint à lui, il se hâta d’ouvrir le 
pli trouvé dans le turban, et immédiatement il 
reconnut l'écriture de son frère Noureddine. Et alors 
il se mit à pleurer et à se lamenter en disant : « Ah ! 
mon pauvre frère, mon paüvre frère ! » 

Lorsqu’il se fut un peu calmé, il dit « Allah est 
tout puissant ! » Puis il dit à sa fille : « Ma fille, sais-tu 

le nom de celui auquel tu t’es donnée cette nuit? C’est 

■ 

mon neveu, le fils de ton oncle Noureddine, c’est 
Hassan Badreddine ! Et ces mille dinars, c’est ta dot! ' 
Qu’Allah soit loué! » Puis il récita ces deux strophes : 

Je revois ses traces et aussitôt, tout entier, je fonds 
de désir, je fonds entièrement ! Et au souvenu' de la 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDIXE. .. 303 

■demeure de bonheur, je verse toutes les larmes de mes 
yeux. 

Et je me demande, et je cric sans réponse: « Qui m’a 
ainsi arraché loin de lui ! Oh / que cçlui-là, l’auteur 
de mes peines, ait pitié et me permette le retour ! 

Ensuite il relut avec attention le mémoire de son ' 
frère, et il y trouva relatée toute l’histoire de Noured- 

-dine et la naissance de son fils Badreddine. Et il fut 
fort émerveillé, surtout quand il eut vérifié et con¬ 
fronté les dates données par son frère avec les dates 
<le son propre mariage au Caire et de la naissance de 
sa fille Soit El-Hosn. Et il trouva que ces dates se 
■correspondaient point par point. 

11 fut si émerveillé qu’il se hâta d’aller trouver le 
sultan et de lui raconter toute l’histoire, en lui mon¬ 
trant les papiers. Et le sultan, à son tour, fut si 
émerveillé qu’il ordonna aux écrivains du palais de 
relater cette histoire admirable et de la conserver 
soigneusement dans l’armoire. 

Quant au vizir Chamscddine,il revint à la maison 
près de sa fille, et se mit à attendre le retour de son 
neveu, le jeune Hassan Badreddine. Mais il finit par 
constater que Hassan avait disparu, sans arriver è 
en comprendre la cause, et il se dit : « Par Allah 1 
quelle aventure extraordinaire est cette aventure* 
En vérité, on n’en a jamais vu de pareille 1... » 

— A ce moment de sa narration, Schalirazade vit anpa- 
raître le malin, et, discrète, arrêta son récit pour ne 
point fatiguer le sultan Scliahriar, roi des lies de l’Inde 
et de la Chine 1 

A 





tE8 MILLE NUITS ET UNE NUIT 


MHS LORSQUE FUT 
U VINGT-TROISIÈME NUIT 


Elle dit : 

Il np’est parvenu, ô Roi fortuné, que Giafar Al-Barmakî t 
vizir du roi Haroun Al-Rachid, continua ainsi l'histoire 
au khalifat : 

Lorsque le vizir Chamseddine vit que son 
neveu Hassan Badreddine avait disparu, il se dit : 
« Il est prudent, car le monde est fait de vie et de 
mort ! que je prenne mes précautions pour que, à 
son retour, mon neveu Hassan puisse voir la mai¬ 
son dans l’état môme où il l’a laissée ! » Le vizir 
Chamseddine prit donc une écritoire et un calam et 
une feuille de papier, et inscrivit, objet par objet, 
toutes les choses et tous les meubles de sa maison. 
Ainsi il écrivit : « Telle armoire est située en tel 
endroit ; tel rideau est en tel endroit » ; et ainsi dé 
suite... Quant il eut fini, il cacheta le papier après 
l’avoir lu à sa fille Sett El-Hosn, et le serra soigneu- 
ment dans la caisse à papiers. Après cela, il ramassa 
le turban, le bonnet, les culottes, la robe et la 
bourse, et en fit un paquet qu’il enferma avec beau* 
coup de soin- 

Quant à Sett El-Hosn, la fille du vizir, elle devint 
grosse en effet, à la suite de sa première nuit dé 
noces ; et, au bout de neuf mois pleins, elle accoucha 
à terme d’un fils comme la lune, qui ressemblait à 



HISTOIRE DU VIZIR NOÜREDDINE.. . 


305 


son père en tous points, aussi beau ! aussi gentil ! 
aussi parfait ! A sa naissance, les femmes le nettoyè¬ 
rent et lui noircirent les yeux avec du kohl ; puis 
on lui coupa le cordon, et on le confia aux bonnes 
et à la nourrice. Et, à cause de sa beauté surpre¬ 
nante, on le nomma Agib (1). 

Lorsque l’admirable Agib eut atteint, jour par 
jour, mois par mois, année par année, l’âge de sept 
ans, le vizir Chamseddine, son aïeul, l’envoya à l’école 
d’un maître fort réputé, ët le recommanda beaucoup 
à ce maître d’école. Et Agib, tous les jours, accom¬ 
pagné de l’esclave noir Saïd, le bon eunuque de son 
père, allait à l’école, pour revenir à midi et le soir à 
la maison. Et il alla ainsi à l’école durant cinq ans, 
jusqu’à ce qu’il eût ainsi atteint l’âge de douze ans. 
Mais,pendant ce temps, Agib s’était rendu insuppor¬ 
table aux autres enfants de l’école ; il les battait et 
les injuriait et leur disait : « Qui de vous est comme 
moi T Je suis le fils du vizir d’Egypte ! » A la fin, les 
enfants se réunirent, et allèrent porter plainte au 
maître d’école contre les mauvais procédés d’Agib. 
Alors le maître d’école, qui voyait que les exhorta¬ 
tions au fils du vizir étaient vaines et qui, à cause de 
son père le vizir, ne voulait pas lui-même le ren¬ 
voyer, dit aux enfants : « Je vais vous enseigner une 
chose que vous lui direz, et qui l’empêchera doré¬ 
navant de revenir à l’école. Demain donc, pendant 
le temps du jeu, réunissez-vous tous autour d’Agib 
et dites-vous les uns aux autres : « Par Allah ! 
nous allons jouer à un jeu fort intéressant ! Mais 
nul ne pourra prendre part à ce jeu qu’à la con- 

(*j C’est-à-dire : Merveilleux. 


20 



306 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

I 

é 0 

dition de dire à haute voix son nom et le nom 
de son père et de sa mère ! Car celui qui ne pourra 
pas dire le nom de son père et de sa mère sera consi¬ 
déré comme un fils adultérin et ne pourra jouer 
avec nous ! » 

Aussi, le matin, à l’arrivée d’Àgib à l’école, les 
enfants se réunirent autour de lui, se concertèrent 
entre eux,et l’un d’eux s’écria : « Ah, vraiment oui! 
c’est un jeu merveilleux ! Mais nul ne pourra jouer 
à ce jeu qu’à la condition de dire son nom et le nom 
de son père et de sa mère ! Allons ! chacun à son 
tour ! >> Et il leur cligna de l’œil. 

Alors un des enfants s’avança et dit : « Moi, je 
m'appelle Nabih ! Ma mère s’appelle Nabiha ! Et 
mon père s’appelle Izeddine ! » Puis un autre 

s’avança et dit : « Moi, je m’appelle Naguib ! Ma 

# 

mère s’appelle Gamila I Et mon père s’appelle Mus¬ 
tapha ! » Puis le troisième et le quatrième et d’au¬ 
tres aussi dirent de la même manière. Quand vint 
le tour d’Agib, Agib très fier dit : « Moi, je suis 
Agib 1 Ma mère est Sett El-Hosn ! Et mon père est 
Chamseddine, vizir d’Egypte ! » 

Alors les enfants s’écrièrent tous : « Non, par 
Allah ! le vizir n’est point ton père ! » Et Agib 
furieux s’écria : « Qu’Allah vous confonde ! Le vizir 
est mon père, en vérité I » Mais les enfants se mirent 
à ricaner et à frapper des mains, et lui tournèrent le 
dos en lui criant : « Va-t’en ! tu ne connais pas le 
nom de ton père ! Chamseddine n’est point ton 
père ! C’est ton grand-père, le père de ta mère ! Tu 
ne joueras pas avec nous ! » Et les enfants se déban¬ 
dèrent en éclatant de rire. 



élSTOIRE DU VIZIR NOUREDDIHE... 307 

Alors Agib sentit sa poitrine se rétrécir, et fut 
étranglé par les sanglots ! Mais aussitôt le maître 
d'école s’approcha de lui et lui dit : « Comment, 
Agib, ne sais-tu pas encore que le vizir n’est point 
ton père, mais ton grand-père, le père de ta mère 
Sett El-Hosn ! Quant à ton père, ni toi, ni nous, ni 
personne ne le connaît. Car le sultan avait marié 
Sett El-Hosn au palefrenier bossu ; mais le palefre¬ 
nier ne put coucher avec Sett El-Hosn, et il a 
raconté par toute la ville que, la nuit de ses noces, 
les genn l’avaient enfermé, lui palefrenier, pour cou¬ 
cher, eux, avec Sett El-Hosn. Et il a raconté aussi 
des histoires étonnantes de buffles et d’ânes et 
de chiens et autres êtres semblables. Ainsi donc, 
Agib, nul ne connaît le nom de ton père ! Sois 
donc humble devant Allah et tes camarades qui 
te considèrent comme un fils adultérin. D’ail¬ 
leurs, Agib, tu es absolument dans la même si¬ 
tuation qu’un enfant vendu sur le marché qui ne 
connaîtrait point son père. Encore une fois, sache 
que le vizir Chamscddine est ton grand-père seule¬ 
ment, et que ton père est inconnu. Sois donc modeste 
dorénavant. » 

A ce discours du maître d’école, le petit Agib s’en¬ 
fuit enxourant chez sa mère Sett El-Hosn, et il était 
tellement étranglé par les pleurs qu’il ne put d’abord 
rien articuler. Alors sa mère se mit à le consoler, et, 
le voyant tellement ému, son cœur fondit de pitié, 
et elle lui dit : « Mon enfant,dis à ta mère la cause de 
ce chagrin ! » et elle l’embrassa et le caressa. Alors 
le petit Agib lui dit : « Dis-moi, ma mère, quel est 
mon père ? » Et Sett El-llosn fort étonnée lui dit : 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


308 

j 

« Mais c’est le vizir ! » Et Agib lui répondit en plev.- 
rant : « Oh, non ! il n’est pas mon père! Ne me cache 
pas la vérité! Le vizir est ton père, à toi! Mais il n’est 
pas mon père ! Non, non! Dis-moi la vérité ou je 
vais tout de suite me tuer avec ce poignard-ci ! » 
Et le petit Agib répéta à sa mère les paroles du 
maître d’école. 

Alors, au souvenir de son cousin et mari, la belle 
Sett El-Hosn se mit à se rappeler sa première nuit 
de noces et toute la beauté et tous les charmes du 
merveilleux Hassan Badrcddine El-Bassri ! Et, à ce 
souvenir, elle pleura d’émotion, et soupira ces stro¬ 
phes : 

Il alluma le désir dans mon cœur et s'en alla au 
loin l II s'en alla hors de la demeure ! 

Ma pauvre raison partie ne reviendra qu'à son 
retour! Mais mot, en l'attendant, j’ai perdu le som¬ 
meil apaisant et toute ma patience ! 

Il me quitta, et avec lui mon bonheur me quitta, et 
il me ravit le repos l Et depuis lors j’ai perdu tou 
repos 1 

lime quitta, et les larmes de mes yeux pleurent 
son absence; elles coulent et leurs ruisseaux rempli¬ 
raient les mers ; 

Qu'un jour puisse se passer sans que mon désir ne 
me reporte vers lui, sans que mon cœur ne palpite de 
la douleur de son absence, 

Aussitôt son image se lève devant moi , se lève 
devant mon âme , et je redouble d'amour, de désirs et 
de souvenirs ! 

Ohl c’est toujours lui dont l’image aimée se pré- 



C ISTOIRE DU VIZIR IS OU REDD I S E .. . 


309 


sente la première à mes yeux dès la première heure du 
jour ! Et cest toujours ainsi, car je n'ai point d'autre 
pensée, ni d'autres amours ! 

Puis elle ne fit que sangloter. Et Agib, voyant sa 
mère pleurer, se mit lui aussi à pleurer. Et, pen¬ 
dant que chacun pleurait de son côté, le vizir Cham- 
seddine, entendant des cris et des pleurs entra. Et 
il fut aussi fort tourmente et eut le cœur en peine en 
voyant ainsi pleurer scs enfants, et il leur dit : « Mes 
■enfants, pourquoi pleurez-vous ainsi ? » Alors Sett 
El-Hosn lui raconta l’aventure du petit Agib avec les 
enfants de l’école. Et le vizir, à cette histoire, se res¬ 
souvint de tous les malheurs passés, déjà arrivés à 
lui, à son frère Nourcddine, à son neveu Hassan 
Badroddinc et enfin au polit Agib, et, à tous ces sou¬ 
venirs réunis, il ne put s’empêcher de pleurer lui 
■aussi. Et, désespéré, il monta chez le sultan, lui 
raconta toute l’histoire, lui dit que celte situation ne 
pouvait plus durer pour son nom et le nom de ses 
enfants, et lui demanda la permission de partir vers 
les pays du Levant pour atteindre la ville de Bassra 
où il comptait retrouver son neveu Hassan Badred- 
dine. Puis il demanda également au sultan de lui 
écrire des décrets qu’il prendrait avec lui et qui lui 
permettraient, dans tous les pays où il irait, de faire 
les recherches nécessaires pour retrouver et rame¬ 
ner son neveu. Puis il se mit à pleurer amèrement. 
Et le sultan eut le cœur touché, et lui écrivit les 
décrets nécessaires pour tous les pays et toutes les 
provinces. Alors le vizir fut fort réjoui, et fit beau¬ 
coup de remerciements au sultan et aussi beaucoup 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


310 

de vœux pour sa grandeur, et se prosterna en bai¬ 
sant la terre entre ses mains ; puis il prit congé 
et sortit. Et, à l’heure même, il fit les préparatifs 
nécessaires pour le départ ; puis il emmena sa fille 
Sctt El-Hosn et le petit Agib, et partit. 

Ils marchèrent le premier jour, puis le deuxième 
jour et le troisième jour et ainsi de suite, dans la 
direction de Damas, et enfin ils arrivèrent avec 
sécurité à Damas. Et ils s’arrêtèrent tout près dos 
portes, au Midan de Ilasba, et ils y dressèrent leurs 
tentes pour se reposer deux jours avant de continuer 
leur route. Et ils trouvèrent que Damas était une 
ville admirable, pleine d’arbres et d’eaux cou¬ 
rantes, et qu'elle était bien la ville chantée par lu 
poète : ■ 

i 

t 

A Damas, j'ai passé un jour et une nuit. Damas ! 
Son créateur a juré que jamais plus il ne pourrait 
faire œuvre pareille ! 

La nuit couvre Damas de ses ailes, amoureusement. 
Et le malin étend sur elle f ombrage des arbres touffus. 

La rosée sur les branches de ses arbres n'est point 
rosée, mais perles , perles neigeant au gré de la brise 
qui les secoue l 

Là, dans ses bosquets, c'est la nature qui fait tout ■: 
t oiseau fait sa lecture matinale; l'eau vive ,c'est la page 
blanche ouverte; la brise répond et écrit sous la dictée 
de l'oiseau, et les blancs nuages font pleuvoir leurs 
gouttes pour l'écriture l 

Aussi les gens du vizir ne manquèrent pas d’aller 
visiter la ville et ses souks pour acheter les choses 



HISTOIRE OU VIZIR NOUREDDINE...* 311 

dont ils avaient besoin et aussi pour vendre les cho¬ 
ses rapportées d’Egypte ; et ils ne manquèrent pas 
d’aller prendre des bains dans les hammams fameux 
et d’aller à la mosquée des Bani-Ommiah (1), située 
au centre de la ville et qui n’a pas sa pareille 
dans le monde entier. 

Quant à Agib, lui aussi, accompagné du bon ennu- 
que Saïd, il alla se distraire en ville. Et l’eunuque 
marchait à quelques pas derrière lui et tenait à la 
main un fouet capable d’assommer un chameau ; car 
il connaissait de réputation les habitants de Damas 
et voulait avec ce fouet les empêcher de s’approcher 
du joli Agib, son maître. Et, en effet, il ne se trom¬ 
pait pas ; car, à peine eurent-ils vu le bel Agib, les 
habitants de Damas remarquèrent combien il était 
gracieux et charmant, et qu’il était plus doux que la 
brise du Nord, plus délicieux au goût que l’eau 
fraîche au palais de l’altéré, plus exquis que la 
santé au convalescent ; et aussitôt tous les gens 
de la rue et des maisons et des boutiques se mirent 
à courir derrière Agib et l’eunuque, et à suivre Agib 
tout le temps sans le quitter, malgré le grand fouet 
de l’eunuque ; et d’autres couraient encore plus 
vite, dépassaient Agib, et s’asseyaient par terre sur 
son passage pour le contempler mieux et plus lon¬ 
guement. Enfin, par la volonté du Destin, Agib et 
l’eunuque arrivèrent devant une boutique de pâtis¬ 
sier, et, pour échapper à cette foule indiscrète, ils 
s’arrêteront. 

Or, cette bouiique était justement celle de Hassan 
Badreddine, père d’Agib. Le vieux pâtissier, le père 

(') Le3 Bani-Ommiah ou Ommiadcs, dynastie de khalifes, à Damas. 



312 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


adoptif de Hassan, était mort, et Hassan avait hérité 
de la boutique. Donc, ce jour-là, Hassan était en train 
de préparer un délicieux plat avec des graines de 
grenade et d’autres choses sucrées et savoureuses. 
Aussi, lorsqu’il vit Agib et l’esclave s'arrêter, 
Hassan fut charmé par la beauté du petit Agib, et 

non seulement charmé, mais ému d’une façon divine 

« 

et toute cordiale et tout à fait extraordinaire, et il 
s’écria plein d’amour: « O mon jeune seigneur, toi 
qui viens de conquérir mon cœur et qui règnes déjà 
sur mon être intime, toi vers lequel je me sens tout 
attiré du fond de mes entrailles, peux-tu me faire 
l’honneur d’entrer dans ma boutique? peux-tu 
me faire ce plaisir de goûter à mes douceurs, simple¬ 
ment par compassion! » Et à ces paroles, Hassan, 
malgré lui, eut les yeux remplis de larmes, et il 
pleura beaucoup au souvenir qui lui revenait en 
même temps de sa situation passée et de son sort 
présent. 

Lorsque Agib entendit les paroles de son père, il 
eut aussi le cœur tout attendri, et il se tourna vers 
l’esclave et lui dit : « Saïd ! ce pâtissier vient de 
m’attendrir le cœur. Je m’imagine qu’il doit avoir 
quitté au loin un enfant à lui, et que, moi, je lui rap¬ 
pelle cet enfant. Entrons donc chez lui pour lui faire 
plaisir et goûtons de ce qu’il veut nous offrir. Et, si 
nous compatissons ainsi à sa peine, il est probable 
qu’Allah aura pitié de nous et nous fera réussir à 
notre tour dans nos recherches pour mon père ! » 

Aux paroles d’Agib, l’eunuque Saïd sc récria: 
« Par Allah! ô mon maître, il ne faut vraiment pas» 
oh! pas du tout! 11 ne sied point au fils d’un vizir 



■HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE.. . 313 

d'entrer dans la boutique d’un pâtissier dans le souk 
•et surtout de manger, comme ça, publiquement! 
Ah! non! Toutefois, si c’est par crainte de ces 
vauriens et de ces gens qui te suivent que tu veux 
entrer dans cette boutique, je saurai bien les éloi¬ 
gner et te défendre contre eux avec ce bon fouet! 
Quant à entrer dans la boutique, non, vraiment, 
jamais ! » 

Aux paroles de l’eunuque, le pâtissier Hassan 
Badreddine fut très affecté, et il se tourna vers l’eu* 
nuque avec les yeux pleins de larmes et les joues 
inondées, et lui dit: « O grand! pourquoi ne veux- 
tu point compatir et me faire ce plaisir d’entrer dans 
ma boutique? O toi qui es noir comme la châtaigne, 
mais blanc intérieurement comme elle ! ô toi qu’ont 
louangé tous nos poètes par des vers admirables, je 
puis te révéler le secret de devenir aussi blanc au 
dehors que tu l’es au dedans ! » Alors le brave 
eunuque se mit à rire beaucoup et s’écria : « Vrai¬ 
ment? Vraiment? Tu le peux? Et comment donc? 
Par Allah! hâte-toi de me le dire ! » Aussitôt Hassan 
Badreddine lui récita d’admirables vers à la louange 
•des eunuques : 

C'est sa politesse exquise et la douceur de ses ma¬ 
nières et sa noblesse de maintien qui l'ont mis comme 
■le gardien respecté des maisons des rois! 

Pour le harem, quel incomparable serviteur n est-il 
point! A cause desagentillesse,les anges du ciel, à leur 
4our, descendent pour le servir ! 

£es vers étaient, en, effet si merveilleux et si bien 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


3U 

à propos et si bien récités, que l’eunuque en fut 
touché et aussi énormément flatté ; et, prenant la 
main d’Agib, il entra avec lui dans la boutique du 
pâtissier. 

Alors Hassan Badreddiric fut au comble de la joie, 
et se dépensa en beaucoup de mouvement pour leur 
faire honneur. Puis il prit le plus joli de ses bols 
de porcelaine, le remplit de grains de grenade 
apprêtés au sucre, aux amandes décortiquées, et 
parfumés délicieusement et juste à point; puis i! 
leur présenta le bol sur le plus somptueux de ses 
plateaux de cuivre repoussé et ciselé. Et, les 
voyant en manger avec des signes de satisfaction, 
il fut très flatté et très content, et leur dit : « Vrai¬ 
ment, quel honneur pour moi! Et quelle bonne for¬ 
tune ! Et puisse cela vous être agréable et de déli¬ 
cieuse digestion ! » 

Alors le petit Agib, après les premières bouchées, 
ne manqua pas d’inviter le pâtissier à s’asseoir en 
lui disant: « Tu peux rester avec nous et manger 
avec nous! Et Allah ainsi nous récompensera en 
nous faisant réussir dans nos recherches ! » Alors 
Hassan Badreddinc lui dit: « Comment, mon enfant!' 
Toi, si jeune et déjà éprouvé par la perte de quel¬ 
qu’un de cher? » Et Agib répondit : « Mais oui, brave 
homme, mon cœur est déjà éprouvé et brûlé par 
l’absence d’un être cher! Et cet être si cher n’est 
autre que mon propre père. Et mon grand-père et 
moi, nous sommes sortis de notre pays pour aller à 
sa recherche en battant toutes les contrées. » Puis 
le petit Agib se mit à pleurer à ce souvenir, et 
Badreddinc aussi ne put s’empêcher de prendre part 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE. . . 


315 


à ces pleurs, et il pleura. Et l’eunuque lui-même 
hochait la tête avec beaucoup d’assentiment. Mais 
tout cela ne les empêcha de faire honneur au 
délicieux bol de grenades parfumées et apprêtées 
avec tant d’art. Et ils mangèrent jusqu’à satiété, 
tant c’était exquis. 

Mais, comme le temps pressait, Hassan ne put en 
savoir plus long ; et l’eunuque emmena Agib et s’en 
alla pour rejoindre les tentes du vizir. 

A peine Agib parti, Badreddine sentit son âme 
s’en aller avec lui, et, ne pouvant résister au désir de 
le suivre, ferma vite sa boutique et, sans soupçonner 
aucunement que le petit Agib fût son fils, il sortit 
et hâta le pas en les suivant et les atteignit avant 
qu’ils n’eussent franchi la grande porte de Damas. 

Alors l’eunuque s’aperçut que le pâtissier les avait 
suivis, et il se retourna et dit: « Pourquoi nous 
suis-tu, pâtissier? » Et Badreddine répondit: « Sim¬ 
plement parce que j’ai une petite affaire à régler en 
dehors de la ville, et j’ai voulu me joindre à vous 
deux pour faire route commune, et m’en retourner 
ensuite. D’ailleurs, votre départ m’a arraché l’âme 
du corps ! » 

A ces paroles, l’ennuque fut très en colère, et 
s’écria: « En vérité, ce bol nous coûte fort cher! 
Quel bol de malheur! Ce pâtissier va maintenant 
nous faire tourner notre digestion ! Le voilà main¬ 
tenant qui se met à nos trousses d’un endroit à 
l’autre ! » Alors Agib se retourna et vit le pâtissier, 
et il devint fort rouge et balbutia : « Saïd, laisse-lel 
Le chemin d’Allah est libre pour tous les musul¬ 
mans ! » Puis il ajouta: « Mais s’il continue à nous 



310 


LES .MILLE .NUITS UNE NUIT 


suivre jusqu’aux tentes, nous saurons alors que vrai¬ 
ment c'est moi qu'il est en train de suivre, et nous 
ne manquerons pas de le chasser! » Puis Àgib baissa 
la tête et continua sa route, et l'eunuque derrière 
lui à quelques pas. 

Quant à Hassan, il continua à les suivre jusqu’au 
Midan de llasba, là où étaient dressées les tentes. 
Alors Agib et l'eunuque se retournèrent et le virent 
à quelques pas derrière eux. Aussi Agib, cette fois, se 
fâcha et craignit fort que l’eunuque n'allât raconter 
tout au grand-père: qu Agib était entré dans la bou¬ 
tique d’un pâtissier et que le pâtissier avait ensuite 
suivi Agib ! A cette idée qui le terrifia, il prit une 
pierre, regarda Hassan qui était debout, immobile 
dans une contemplation et dont les yeux avaient 
une lueur étrange ; et Agib, pensant que cette 
flamme des yeux du pâtisssier était une. flamme 
équivoque, fut encore bien plus furieux, et, de 
toutes ses forces, il lança la pierre sur lui, et l’attei¬ 
gnit gravement au front ; puis Agib et l'eunuque se 
hâtèrent vers les tentes. Quant à Hassan Badreddine, 
il tomba à terre, évanoui, et eut la figure toute cou¬ 
verte de sang. Mais heureusement il ne tarda pas à 
revenir à lui-mômc, et il étancha son sang, et, déchi¬ 
rant un lambeau de l'étoffe de son turban, il se banda 
le front. Puis il se mit à se réprimander et se dit: 
« En vérité, c'est bien de ma faute! J’ai agi d’une 
façon inconsidérée en fermant ma boutique, et d’une 
façon incorrecte en suivant ce bel enfant et lui don¬ 
nant ainsi à penser que je le suivais pour des motifi 
équivoques! » Puis il soupira: « Allah karim » (1) et 

(*) Dieu eat généreux 1 



HISTOIRE DO VIZIR N OU REDDINE.. . 


317 


s’en retourna en ville, rouvrit sa boutique et se 
remit à faire des pâtisseries comme avant et à les 
vendre, tout en pensant avec douleur à sa pauvre 
mère à Bassra qui lui avait donné, tout enfant, les 
premières leçons en l’art du pâtissier ; et il 
pleura, et, pour se consoler, il se récita cette 
strophe : 

Ne demande point de justice de la part du Sort : 
tu n’aurais que désillusion ! Car ee n'est point le 
Sort qui te rendra jamais justice. 

Quant au vizir Chamseddine, l’oncle du pâtissier 
Hassan Badreddine, au bout de trois jours de repos 
à Damas, il fit lever le campement du Midan, et, 
continuant son voyage vers Bassra, il prit la route 
de Ho ms, puis de llama, et d’Alep. Et partout il 
ne manquait pas de faire des recherches. D’Alep il 
alla à Mardi.ne, puis à Mossoui et à Diarbékir. Et 
enfin il finit par atteindre la ville de Bassra. 

A peine eut-il pris quelque repos qu’il se hâta 
d’aller se présenter au sultan de Bassra, qui aussitôt 
le fit entrer, et le reçut avec beaucoup de condescen¬ 
dance, et s’informa avec bonté du sujet qui l’ame¬ 
nait à Bassra. Et Chamseddine lui raconta toute l’his¬ 
toire et lui dit qu’il était le frère de son ancien vizir 
Noureddine. Et le sultan, au nom de Noureddine, 
dit : « Qu’Allah l’ait en sa grâce ! » et il ajouta : 
« Oui, mon ami, Noureddine était en effet mon 
vizir et je l’aimais beaucoup, et il est mort, en 
vérité, il y a de cela quinze ans ! Il laissa, en effet, 
un fils, Hassan Badreddine, qui était mon favori le 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


318 

plus aimé, et qui, tout à coup, un jour, disparut. 
Et nous n’en avons plus entendu parler. Mais il y a 
encore ici, à Bassra, sa mère, l’épouse de ton frère 
Noureddine, fa fille de mon vieux vizir le prédéces¬ 
seur de Noureddine. »> . 

A cette nouvelle Chamscddine fut au comble delà 
joie, et dit : « 0 roi ! je voudrais, bien voir ma belle- 
sœur ! » Et le roi le lui permit. 

Aussitôt Chamseddine courut vers la demeure de 
son défunt frère Noureddine, après s’en être fait 
donner l’adresse et la direction, et ne tarda pas bien- 
tôt à y arriver, tout en pensant, en route, à son frère 
Noureddine mort loin de lui dans la tristesse de ne 
l’avoir pu embrasser ! Et il pleura, et il se récita ces 
deux strophes : 

Oh! que je retourne vers la demeure de mes nuits 
passées ! Et'que j'en embrasse les murs, tout autour l 

Mais ce n'est point F amour des murs de la maison 
qui m'a blessé au milieu du cœur , mais Famour de 
celui qui habitait la maison ! 

m 

Il pénétra par une grande porte dans une grande 
cour, au fond de laquelle s'élevait la maison. La 
porte de la maison était une merveille de granit et 
d’arceaux, avivée par des marbres de toutes les 
couleurs. Au bas de cette porte, sur un marbre 
magnifique, il trouva le nom de Noureddine, son 
frère, gravé en lettres d’or. Alors il s'inclina, et 
baisa le nom et fut très ému et pleura en se récitant 
ces strophes : 



HISTOIRE DD VIZIR NOUREDDINE.. . 319 

Au matin, chaque jour , je demande de tes non- 
velies au soleil qui se lève. Et chaque nuit j'en 
demande à Véclair qui brille 1 

Si je durs , même si je dors t le désir, l'aiguillon du 
désir y le poids du désir, la scie dentée du désir, me 
travaille ! Et jamais je ne clame mes douleurs l 

O mon doux ami, n'allonge point davantage Vab¬ 
sence dure l Mon cœur est en morceaux , coupé en mor¬ 
ceaux par la douleur de Vabsence ! 

Quel jour béni , quel jour incomparable ne serait 
point celui où nous pourrions enfin nous réunir l 

Mais ne va point croire que ton absence m'a occupé 
l'esprit de l'amour (T un autre l Car mon cœur n'est pas 
assez large pour contenir un second amour / 

Puis il entra dans la maison et traversa tous les 
appartements, jusqu’à ce qu’il arrivât à la pièce 
réservée où se tenait d’ordinaire sa belle-sœur, la 
mère de Hassan Badreddine El-Bassri. 

Or, depuis la disparition de son fils Hassan, elle 
s’était tenue enfermée dans cette pièce, à pleurer 
nuit et jour et à sangloter. Et elle y avait fait bâtir, 
au milieu, un petit édifice en dôme pour figurer 
le tombeau de son pauvre enfant qu’elle croyait 
mort depuis longtemps. Et c’est là qu’elle passait 
tout son temps, dans les larmes, et c’est là qu’é¬ 
puisée par la douleur, elle reposait sa tète pour 
dormir. 

Lorsqu’il fut arrivé tout près de la porte de la 
pièce, Ghamseddine entendit la voix de sa belle- 
sœur, et cette voix douloureuse récitait ces vers : 



320 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

O tombeau ! par Allah, dis-moi ! la beautéles 
charmes de mon ami sont-ils effacés l S'est-il à jamais 
évanouit ce spectacle réjouissant de sa beauté ? 

O tombeau ! certes tu n’es ni le jardin des délices ni 
le ciel élevé; mais, dis-moi 1 alors comment se fait-il 
que je vois dam ton intérieur briller la lune et fleurir 
le rameau ?... 

Alors le vizir Chamseddine entra. Il salua sa 

B 

belle-sœur avec le plus grand respect, et lui apprit 
qu’il était le frère de Noureddine, son époux. Puis 
il lui raconta toute l’histoire, et comment son fils 
Hassan, à elle, avait couché une nuit avec sa fille 
Sett El-Hosn, comment il avait disparu au matin, et 
enfin comment Sett El-Hosn avait été engrossée et 
avait accouché d’Agib. Puis il ajouta : « Agib est 
venu avec moi. C’est ton enfant, puisqu’il est le fils 
de ton fils par ma fille. » 

La veuve, qui s’était tenue assise jusqu’à ce 
moment comme une femme en grand deuil qui & 
renoncé aux usages du monde, à cette nouvelle que 
son enfant était vivant, que son petit-fils était là, et 
que c’était bien là, en effet, son beau-frère Chamsed¬ 
dine le vizir d’Egypte, se leva vivement et se jeta 
à ses pieds en les embrassant, et récita ces deux 
strophes en son honneur : 

Par Allah 1 comble de dons celui qui vient de m'an¬ 
noncer cette nouvelle heureuse, car il m’a annoncé 

* 

la nouvelle la plus heureuse et la meilleure de celles 

entendues ! 

Et s'il veut accepter et se contenter de cadeaux, je 



HISTOIRE DD VIZIR NOUREDD1NE.. • 321 

lui ferai cadeau d'un cœur déchiré par les adieuxJ 

Et le vizir envoya aussitôt chercher Agib, qui 
arriva. Alors la grand’mère se leva et se jeta au cou 
d’Agib en pleurant. Et Chamseddine lui dit : « O 
mère, en vérité ce n’est point le moment des larmes, 
mais des préparatifs de ton départ avec nous vers 
l’Egypte. Et puisse Allah nous réunir tous avec ton 
fils Hassan, mon neveu ! » Et la grand’mère d’Agib 
répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et, à l’instant même, 
elle se leva, et réunit toutes les choses nécessaires 
et toutes ses munitions de bouche et toutes ses ser¬ 
vantes, et fut bientôt prête. 

Alors le vizir Chamseddine monta taire ses 
adieux au sultan de Bassra. Et le sultan le chargea 
de présents et de cadeaux pour lui et pour le sul¬ 
tan d’Egypte. Puis Chamseddine, les deux dames 
et Agib se mirent en route, accompagnés de toute 
leur suite. 

Ils ne cessèrent de marcher jusqu’à ce qu’ils fus¬ 
sent de nouveau à Damas. Ils s’arrêtèrent sur la 
place du Kânoun et y dressèrent les tentes. Et le 
vizir dit : « Nous allons maintenant nous arrêter une 
semaine entière à Damas pour avoir le temps d’ache¬ 
ter des cadeaux et des présents dignes d’être offerts 
au sultan d’Egypte. » 

Aussi, pendant que le vizir était tout entier pris par 
les riches marchands venus sous les tentes offrir leurs 
marchandises, Agib dit à l’eunuque : « Baba Saïd, 
j’ai bien envie d’aller me distraire. Allons-nous-en 
au souk de Damas, pour nous mettre au courant des. 
nouvelles et aussi pour savoir un peu ce qui a pu 

21 



322 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


advenir au pâtissier dont nous avions mangé les 
douceurs et dont, en retour, nous avions fendu la 
tête avec un coup de pierre, alors que nous n’avions 
eu qu’à nous louer de son hospitalité. En vérité, nous 
lui avons rendu le mal pour le bien ! » Et l’eunuque 
répondit : « J’écoute et j’obéis ! » 

Alors Agib et l’ennuque sortirent des tentes, car 
Agib agissait ainsi sous une impulsion aveugle 
suscitée par l’amour filial inconscient. Arrivés en 
ville, ils ne cessèrent de marcher dans les souks jus¬ 
qu’à ce qu’ils fussent arrivés à la boutique du pâtis¬ 
sier. C’était l’heure où les croyants se rendaient à la 
mosquée des Bani-Ommiah pour la prière de l’asr. 

Juste à ce moment, Ilassan Badreddine était dans 
sa boutique occupé à confectionner le même déli¬ 
cieux plat que l’autre fois : grains de grenade aux 
amandes, sucre et parfums à point ! Aussi Agib 
put bien observer le pâtissier, et il vit sur son 
front la trace du coup de pierre qu’il lui avait porté. 
Alors son cœur en fut encore plus attendri, et il 
dit : « Que la paix soit avec toi ! ô pâtissier tel ! C’est 
l’intérêt que je te porte qui me pousse à venir pren¬ 
dre de tes nouvelles. Ne me reconnais-tu pas? » A 
peine Hassan l’eut-il vu qu’il sentit ses entrailles se 
bouleverser, son cœur battre à coups désordonnés, et 
sa tête se pencher vers le sol comme pour tomber, 
et sa langue se coller à son palais sans pouvoir arti¬ 
culer un mot. Enfin il put relever la tête vers l’enfant, 
et tout humilié, tout soumis, il lui récita ces 
stroohes : 

« 

Parmi résolu de faire des reproches à mon «mot#- 



HISTOIRE DU VIZIR K O U R ED D'IN E. . . 323 

roux ; mais à sa vue seulement fai tout laissé là et je 
ri ai pu maîtriser ni ma langue ni mes yeux ! 

Je me suis tu et fai baissé les ijeux devant son 
aspect imposant et fier ; et j'ai essayé de donner le 
change sur ce que j'éprouvais ; mais je ri ai pu y 
réussir. 

J'avais donc écrit des feuillets et des feuille/s de 
reproches ; mais, en me retrouvant avec lui, je n'ai pu 
lire un seul mot. 

Puis il ajouta : « O mes maîtres, veuillez entrer, 
simplement par condescendance, et goûter de mon 
plat. Car, par Allah ! ô jeune garçon, à peine t’ai-je 
vu, l’autre fois, que mon cœur s’est porté vers toi ! 
Et je me repens de t’avoir suivi : c’était vraiment 
folie ! » Mais Agi b répondit : « Par Allah ! tu es un 
ami fort dangereux ! Pour un morceau que tu nous 
avais f lit manger, tu as failli nous perdre ! Or, main¬ 
tenant, je n’entrerai et ne mangerai chez toi que tu 
ne m’aies prété serment de ne point sortir derrière 
nous ni de nous suivre. Sinon, jamais plus nous ne 
reviendrons ici : car sache bien que nous allons 
passer toute une semaine à Damas, le temps que 
mon grand-père puisse acheter des cadeaux pour le 
sultan ! » Alors Badreddine s’écria : « J’op fais le ser¬ 
ment devant vous deux ! » Alors Agit et l’eunuque 
entrèrent, et tout de suite Badreddine leur offrit une 
porcelaine remplie de la délicieuse spécialité aux 
-grains de grenade. Et Agib lui dit : « Viens manger 
■avec nous. Et de la sorte peut-être qu’Allah nous 
fera réussir dans nos recherches ! » Et Hassan en 
fut fort heureux, et s’assit en face d’eux. Mais» 



324 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


Jurant tout le temps, il ne put s’empêcher de 
jontempler Agib ; et il le regardait d’une façon 
si extraordinaire et si persistante qu’Agib, gêné, 
lui dit : « Allah ! quel amoureux importun et 
gênant et lourd tu es, bon homme ! Je te l’avais 
déjà reproché ! Cesse enfin de me contempler 
de la sorte et de dévorer ainsi ma figure avec tes 
yeux ! » A ces paroles Badreddine répondit par ces 
strophes : 

J'ai pour toi, au plus profond de mon cœur, 
un secret que je ne puis révéler, une pensée intime 'et 
cachée que jamais je ne pourrai traduire par les 
mots l 

O toi, qui couvres de confusion la brillante lune fière 
de sa beauté, qui fais honte au matin et à la bril¬ 
lante aurore, 6 toi figure radieuse ! 

Je t'ai voué un culte sans paroles, je t'ai voué, A 
vase d élection, un signe immortel et des vœux qui ne 
font qu'augmenter et embellir 1 

Et maintenant, tout entier je fonds en brûlant l Ton 
visage, c'est mon paradis I Sûr l je vais mourir de ma 
soif ardente ! Et pourtant, A toi, tes lèvres pourraient 
me désaltérer, et me rafraîchir de leur miel / 

■ 

Après ces strophes, il en récita d’autres aussi 
belles, mais d’un autre sens, à l’adresse de l’cunu* 
que. Et il continua ainsi, pendant une heure, 
à réciter des vers, tantôt à l’intention d’Agib, 
tantôt à l’intention de l’eunuque. Après quoi, 
comme ils s’étaient bien rassasiés, Hassan se 
hâta de leur porter tout ce qu’il fallait pour se laver- 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 


325 


les mains. Pour cela, il leur porta une jolie aiguière 
en cuivre fort propre et leur versa de l’eau parfumée 
sur les mains, puis il leur essuya les mains avec une 
belle serviette en soie de couleur qu’il tenait suspen¬ 
due à sa ceinture. Puis il les aspergea avec de l’eau 
de roses contenue dans un aspersoir d’argent qu’il 
gardait précieusement, pour les grandes occasions, 
sur l’étagère la plus élevée de la boutique. Et ce ne 
fut pas tout ! Il sortit un instant de la boutique pour 
revenir aussitôt en tenant à la main deux gargou¬ 
lettes remplies de sorbet à l’eau de roses musquée, et 
leur offrit une gargoulette à chacun, et leur dit : 
« Veuillez ! Vous mettrez ainsi le comble à votre 
condescendance ! » Alors Agib prit la gargoulette et 
but, puis la passa à l’eunuque, qui but et la repassa à 
Agib, qui but et la repassa à l’eunuque, et ainsi de 
suite jusqu’à ce qu’ils se fussent bien rempli le ven¬ 
tre et qu’ils fussent rassasiés comme jamais ils ne 
l’avaient été de leur vie. Après quoi, ils remercièrent 
le pâtissier et se retirèrent ce soir-là au plus vite, 
pour arriver aux tentes avant le coucher du soleil. 

Arrivés aux tentes, Agib se hâta d’aller baiser la 
main à sa grand’mère et à sa mère Sett El-Hosn. 
Et la grand’mère l’embrassa et se rappela son fils 
Badreddine, et soupira beaucoup et pleura beau¬ 
coup. Après quoi elle récita ces deux strophes : 

Si je ri espérais point que les objets séparés doi¬ 
vent un jour être réunis, de ma vie je ne t'aurais 
jamais plus espéré après ton départ ! 

Or y moi, je me fis ce serment de ne jamais en mon 
cœur mettre un autre amour que ton amour. Et Allah 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


326 

mon Seigneur est témoin de mon serment et connaît 
tous les secrets ! 

Puis elle dit à Agib : « Mon enfant, où as-tu <5té 
te promener? » Il répondit: « Dans les souks de 
Damas ! » Elle dit : « Alors tu dois maintenant avoir 
bien faim! » Et elle se leva et lui apporta un bol de por¬ 
celaine rempli du fameux mélange à base de grains- 
de grenade, cette délicieuse spécialité où elle était 
fort experte et dont elle avait donné les premières 
notions à Badreddine, son fils,encore enfant, àBassra. 

Elle dit aussi à l’esclave: « Tu peux manger avec 
ton maître Agib! » Mais l’eunuque en lui-même fit 
la grimace et se dit : « Par Allah ! je n’ai vraiment 
plus d’appétit! Je ne pourrai pas avaler une.bou¬ 
chée ! » Il s’assit pourtant à côté d’Agib. 

Quant à Agib, lui aussi il s’assit, mais il avait 
également le ventre tout bourré des choses qu’il 
avait mangées et bues chez le pâtissier. Il prit pour¬ 
tant une bouchée et la goûta. Mais il ne put, en- 
vérilé, l’avaler tant il était bourré. Et, d’ailleurs, il 
trouva que ça manquait un peu de sucre. Cela 
n’était pas vrai. 11 était tout simplement rassasié. 
Aussi, faisant une grimace, il dit à sa grand’mère: 
« Ça n’est vraiment pas bon, grand’mère! » Alors la 
grand’mère fut suffoquée de dépit et s’écria: « Com¬ 
ment, mon enfant, oses-tu prétendre que ma cuisine 
ne soit pas bonne! Ne sais-tu point qu’il n’y a pas 
dans le monde entier quelqu’un qui sache comme 
moi faire la cuisine, les pâtisseries et les douceurs,, 
si ce n’est peut-être ton père Hassan Badreddine, 
qui d’ailleurs l’a appris de moi? » Mais Agib répon- 



HISTOIRE DU VIZIR N O U R E D D l N E.. . 


327 


dit: « Par Allah! grand’mère, ton plat n’a pas le 
lini désirable. Il manque un peu de sucre. Et puis 
ça n’est pas ça. Si tu savais! Nous venons, je te 
l’avoue, de faire la connaissance, dans le souk 
(mais ne le dis pas à grand-père et à ma mère) d’un 
pâtissier qui nous a offert de ce môme plat. Mais... 
Rien qu’à son fumet on sentait le cœur se dilater de 
plaisir! Et quant à son goût, c’était si délicieux 
qu’il aurait rnis en appétit même l’àme d’un indi¬ 
vidu atteint d’indigestion ! Et quant à ta prépara¬ 
tion, en vérité, on ne saurait la comparer à l’autre 
ni de près ni de loin, et en aucune façon, vraiment, 
grand’mère! » 

A ces paroles, grand’mère fut dans une colère 
considérable, et jeta un regard de travers sur l’eu¬ 
nuque et lui dit... 

— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit 
s’approcher le matin et, discrète, arrêta son récit. 

Alors sa sœur, la jeune Doniazade, lui dit: «O ma 
sœur, que tes paroles sont douces et agréables, et que ce 
conte est délicieux et charmant ! » 

Et Schahrazade lui sourit et dit: « Oui, ma sœur, mais 
qu’est cela comparé à ce que je vous raconterai à tous 
deux la nuit prochaine, si je suis encore en vie, par la grâce 
d’Allah et le bon plaisir du Roi ! » 

Et le Roi dit en son âme: « Par Allah 1 je ne la tuerai 
point avant d’avoir entendu la suite de son histoire, qui 
est une histoire merveilleuse et étonnante extrêmement, 
en vérité! » 

Puis le roi Schahriar et Schahrazade passèrent tous 
deux le reste de la nuit, enlacés jusqu’au jour. 

Alors le roi Schahriar sortit vers la salle de sa justice; 



LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


32 S 

et le diwan fut rempli de la foule des vizirs, des cham* 
bellans, des gardes et des gens du palais. Et le Roi jugea, 
et nomma aux emplois, et destitua, et gouverna, et ter¬ 
mina les affaires pendantes, et cela jusqu’à la fin de la 

journée. 

Puis le diwan fut levé, et le Roi rentra dans le palais. 
Et, quand vint la nuit, il alla trouver Schahzarade, la fille 
du vizir, et ne manqua pas de faire sa chose ordinaire 

avec elle» 


ET C'ÉTAIT 
U VINGT-QUATRIÈME NUIT 


Et la jeune Doniazadene manqua pas, une fois la chose 
terminée, de se lever du tapis et de dire à Schahrazade: 

« O ma sœur, je t’en prie, achève ce conte savoureux 
qui est l’histoire du beau Hassan Badreddine et de son 
épouse, la fille de son oncle Chamseddine! Tu en étais 
juste à ces mois: « Grand’mère jeta alors un regard de 
travers sur l’eunuque Saïd et lui dit... » Que lui a-t-elle 
dit, de grâce ? *> 

Et Schahrazade sourit à sa sœur et lui dit: «Oui, certes l 
c’est de tout cœur et de la meilleure volonté que j’achè¬ 
verai le récit, mais pas avant que ce Roi bien élevé ne me 
le permette i « 

Alors le R »i, qui attendait la fin avec un grand désir, 
dit à Schalnazade : « Tu peux parler* » 

Et Schahrazade «lit : 

\ 

U m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la grand- 
mère d’Agib fut courroucée, regarda l’esclave de 



«18T0IRE DU VIZIR NOUREDDINB..* 329 

travers et lui dit: « Malheur! serait-ce toi qui aurais 
perverti cet enfant? Comment as-tu osé le. faire 
•entrer dans la boutique des cuisiniers et des pâtis¬ 
siers ! » A ces paroles de la grand’mère d’Agib, l’eu¬ 
nuque fut très effrayé et se hâta de nier énergique¬ 
ment la chose. Il dit: « Nous ne sommes point entrés 
<lans la boutique ; nous n’avons fait que passer 
devant ! » Mais Tenté té Agib s’écria : « Par Allah 
nous y sommes fort bien entrés et nous y avons 
mangé!» Et il ajouta malicieusement: «Et je te 
le répète, grand’mère, c’était bien meilleur que ce 
•que tu nous offres là ! » 

Alors grand’mère fut encore plus dépitée, et alla 
■en maugréant informer son beau-frère le vizir du 
« terrible délit de l’eunuque de goudron ! » Et elle 
excita tellement le vizir contre l’esclave, que Cham- 
-seddine, qui de sa nature était fort colère et qui 
volontiers se déversait en cris sur les gens, 
se hâta de se rendre avec sa belle-sœur sous la 
tente où se trouvaient Agib et l’eunuque. Et il 
s’écria: « Saïd! Es-tu entré, oui ou non, avec Agib, 
dans la boutique d’un pâtissier? » Et l’eunuque 
terrifié répondit: « Nous n’y sommes point entrés ! » 
Mais le malicieux Agib s’écria: « Mais si! nous y 
sommes entrés! Et quant à ce que nous y avons 
mangé, haha!... grand’mère!... c’était si bon que 
nous nous en sommes fourré jusque-là! et ensuite 
nous avons bu un sorbet délicieux à la neige hachée! 
Allah ! que c’était bon ! Et le brave pâtissier n’y 
avait pas ménagé le sucre, comme grand’mère ! » 
Alors la colère du vizir redoubla contre l’eunuque 
•auquel la même question fut réitérée ; mais l’eunu- 1 



330 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

que continua à nier. Alors le vizir lui dit : « Saïd ! tu es 
un menteur, et tu as l’audace de démentir cet enfant 
qui certainement dit la vérité. Pourtant je consentirai 
à te croire si tu peux avaler tout ce bol préparé par 
ma belle-sœur ! Cela me prouvera que tu es à jeun! » 
Alors Saïd, quoique gonflé à la suite de sa séance 
ehez Badreddinc, voulut bien se soumettre à l’é¬ 
preuve, èt il s’assit devant le bol aux. grains de 
grenade et se mit en devoir de commencer ; mais il 
fut obligé de s’arrêter à la première bouchée, tant il 
était rempli jusqu’au gosier. Et il rejeta la bouchée 
qu’il avait déjà prise. Mais il se hâta de dire que, la 
veille, il avait tellement mangé, sous la tente, avec 
les autres esclaves, qu’il en avait attrapé une indi¬ 
gestion. Mais le vizir comprit tout de suite que l’eu¬ 
nuque était entré réellement, ce jour même, chez le 
pâtissier. Il le fit alors étendre par terre par les 
esclaves, et il lui tomba dessus à coups redoublés et 
de toute sa force. Alors l’eunuque, roué de coups, 
finit par demander grâce, tout en continuant à 
crier: « O mon maître, c’est hier que j’ai attrapé 
une indigestion! » Comme le vizir était fatigué à 
force de frapper , il s’arrêta et dit à Saïd : « Voyons! 
avoue la vérité ! » Alors l’eunuque se décida et dit: 
« Eh bien,oui! seigneur, cela est vrai! Nous sommes 
entrés chez un pâtissier dans le souk! Et son plat 
était si délicieux que,de ma vie,je n’ai goûté quelque 
chose d’aussi bon ! Mais aussi quel malheur d’avoir 
goûté maintenant à ce détestable et horrible plat-cil 
Allah! que ceci est mauvais! » 

Alors le vizir se mit à rire beaucoup; mais la 
grand’mère ne put plus se contenir de dépit, et 



HISTOIRE DU VIZIR NOtrREDDINE... 331 

mortifiée jusqu’au sang, elle s’écria: « Ah ! menteur! 
je te défie bien de nous apporter du plat de ton 
pâtissier! c’est de ton invention tout ça! Oui, je te 
permets d’aller nous chercher une porcelaine con¬ 
tenant de cette môme composition! Et d’ailleurs, si 
tu l’apportais, cela nous servirait du moins à faire la 
comparaison entre son travail et le mien! Mon beau- 
frère sera juge! » Et l’eunuque répondit: « Oui, 
certainement! » Alors la grand’mère lui donna de 
la monnaie d’un demi-dinar et un bol de porcelaine 
vide. 

L’eunuque sortit alors et finit par arriver à la bou¬ 
tique et dit au pâtissier : « Voici ! nous venons de 
faire un pari sur ton plat avec les gens de la mai¬ 
son qui, eux aussi, ont préparé un plat de grains de 
grenade. Donne-m’en donc pour un demi-dinar. Et 
surtout soigne-le bien et mets-y tout ton art. Sans 
cela, je vais encore manger de la bastonnade comme 
tout à l’heure! Je t’assure que je suis encore tout 
fourbu ! » Alors Hassan Badrcddine se mit à rire et 
dit: « Sois sans crainte! Car ce plat que je vais te 
donner, il n’y a pas dans le monde une autre per¬ 
sonne qui sache réussir le pareil, si ce n’est ma 
mère ! Et ma mère est maintenant dans des pays si 
éloignés... ! » 

Puis Badrcddine remplit la porcelaine de l’esclave 
avec très grand soin, et termina sa préparation en 
y ajoutant encore un peu de musc et d’eau de roses. 
Et l’eunuque prit la porcelaine et s’en revint rapide¬ 
ment vers les tentes. Alors la grand’mère d’Agib la 
prit et se hâta d’en goûter le contenu pour se rendre 
compte de son degré de saveur et de bonté. Mais A 



332 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


peine l’cut-elle porté à ses lèvres qu’elle jeta un 
grand cri et tomba à la renverse... Elle avait deviné 
la main de son fils Hassan. 

Alors le vizir, ainsi que tout le monde, fut dans la 
stupeur, et on se hâta de jeter de l’eau de roses au 
visage de la grand’mère qui, au bout d’une heure, 
finit par revenir à elle. Et elle dit : « Allah! l’auteur 
de ce plat à la grenade ne peut être que mon fils 
Hassan Badreddine, et pas un autre ! J’en suis sûre! 
11 y a que moi seule qui sache l’apprêter de cette 
façon, et c’est moi qui l’ai appris à Hassan ! » 

A ces paroles, le vizir fut au comble de la joie et de 
l’impatience de revoir son neveu et s’écria : « Allah 
va enfin permettre notre réunion ! » Et aussitôt il fit 
venir ses serviteurs, réfléchit un instant, combina 
un projet, et leur dit: « Que vingt hommes d’entre 
vous autres aillent aussitôt à la boutique du pâtis¬ 
sier Hassan, connu dans le souk sous le nom de 
Hassan El-Bassri, et qu’ils ruinent cette boutique de 
fond en comble ! Quant au pâtissier, qu’on lui attache 
les bras avec la toile de son turban, et qu’on me 
l’amène ici de force, mais en prenant bien garde de 
lui faire le moindre mal. Allez! » 

Quant au vizir, il monta immédiatement à cheval, 
après s’être muni des lettres écrites par le sultan 
d’Égypte, et se rendit à la maison du gouvernement, 
le Dâr El-Salam, chez le lieutenant-gouverneur 
qui représentait à Damas le sultan d Égypte, son 
maître ! Arrivé à Dâr El-Salam le vizir communiqua 
les lettres du sultan au lieutenant-gouverneur, qui 
aussitôt s’inclina et les embrassa avec respect et les 
porta à sa tête avec vénération. Puis il s’adressa au 



HISTOIRE DU VIZIR NOU R ED DINE., . 


333 


vizir et lui dit: « Ordonne ! de qui Ycux-tu te saisir? » 
11 répondit: « C’est simplement d’un pâtissier du 
souk! » Et le gouverneur dit : « Rien n’est plus 
facile 1 »> Et il ordonna à scs gardes d’aller prêter main 
forte aux gens du vizir. Le vizir prit alors congé 
du lieutenant-gouverneur, et revint sous les tentes. 

Quant à Ilassan Badreddinc, il vit arriver à lui 
tous ces gens armés de bâtons, de pioches et de 
haches, qui envahirent sa boutique, et mirent tout 
en pièces, et renversèrent par terre toutes les pâtis¬ 
series et les sucreries, et démolirent toute la bouti¬ 
que; puis ils se saisirent de l’effaré Hassan, et le 
ligotèrent avec la toile de son turban, sans prononcer 
un mot. Et l’effaré Hassan pensait: « Allah! ce doit 
être le plat de grenades qui est la cause de tout celai 
Qui sait ce qu’ils ont pu y trouver ! » 

On finit donc par emmener Hassan sous les tentes, 
devant le vizir. Et Hassan Badreddine pleura beau¬ 
coup et s’écria: « Seigneur! quel crime ai-je pu 
commettre? » Le vizir lui demanda: « C’est bien toi 
qui as apprêté ce plat de grenades? » Il répondit: 
« Oui, mon seigneur! Auriez-vous trouvé dans ce 
plat quelque chose qui dût me faire trancher la tête, 
par hasard? » Et le vizir répondit avec sévérité: 
« Te trancher la tête? Mais ce serait le châtiment le 
plus doux! Attends-toi à bien pis! Tu vas voir! » 

Or, le vizir avait dit aux deux dames de le laisser 
agir à sa guise; car il ne voulait leur rendre compte 
de ses recherches que seulement à son arrivée 
au Caire. 

Il appela donc ses jeunes esclaves et leur dit: 
« Faites venir ici un de nos chameliers. Et apportez 



334 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


aussi une grande caisse en bois. » Et les esclaves 
obéirent à l’instant. Puis, sur l’ordre du vizir, ils 
s’emparèrent du terrifié Hassan et le firent entrer 
dans la caisse, et refermèrent soigneusement le cou¬ 
vercle. Puis ils le chargèrent sur le chameau, et on 
leva le camp, et on se mit en route. 

t 

On se mit à marcher jusqu’à la nuit. Alors on 
s’arrêta pour prendre quelque nourriture ; et on fit 
sortir un moment Hassan de la caisse ; on lui donna 
aussi à manger, et on le réintégra dans la caisse. Et 
on continua la route. Et de temps en temps on s’ar¬ 
rêtait, et on faisait sortir Hassan pour l’enfermer 
de nouveau, après un nouvel interrogatoire du vizir 
qui lui demandait chaque fois : « C’est bien toi qui 
as apprêté le plat de grenades ? » Et l’effaré Hassan 
répondait invariablement: « Oui, seigneur 1 » Et le 
vizir s’écriait : « Liez cet homme et remettez-le dans 
sa caisse ! » 

On continua à voyager de la sorte jusqu’à ce qu’on 
arrivât au Caire. Mais, avant d’entrer en ville, on 
s’arrêta dans le faubourg de Zaïdaniah, et le vizir fit 
de nouveau sortir Hassan de la caisse, et le fit traîner 
devant lui. Et alors il dit: « Qu’on m’amène vite 

Si 

un charpentier ! » Et le charpentier vint, et le vizir 
lui dit : « Prends la mesure en long et en large 
de cet homme, et dresse tout de suite un poteau à sa 
taille, et adapte ce poteau à un chariot traîné par 
une paire de buffies ! » Et Hassan épouvanté s’écria : 
« Seigneur ! Que vas-tu faire de moi ? » Et il répon¬ 
dit: « Te clouer au pilori, et te faire ainsi entrer en 
ville pour être en spectacle à tous les habitants ! » 
Et Hassan s’écria : « Mais quel est le crime qui mérite 



ÏIISTOIRE DU VIZIR N O U R E D DIN E.. . 


335 


une telle punition?» Alors le vizir Chamseddine 
lui dit: « Pour la négligence que tu as apportée dans 
la préparation du plat de grenades ! Tu n’j as pas 
mis assez de condiments ni assez de parfums ! » A 
ces mots Ilassan Badreddinc se frappa les joues et 
s’écria : « Ya Allah! et c’est là mon crime? Et c’est 
pour cela que tu m’as fait subir ce long supplice du 
voyage, et que tu ne m'as donné à manger qu’une 
fois par jour, et que maintenant tu veux me clouer 
sur le poteau? » Et le vizir, fort gravement, répon¬ 
dit: « Mais certainement, c’est à cause du manque 
d’assaisonnement ! Mais oui ! » 

Alors Hassan Badreddine fut à la limite de la 
stupéfaction, et leva les mains vers le ciel, et se 
mit à réfléchir profondément! Et le vizir lui dit: 
« A quoi penses-tu ? » Il répondît : « Oh I pas à 
grand chose ! Simplement aux imbéciles dont tu es 
certes le chef! Car, si tu n’étais pas le premier des 
imbéciles, tu ne me traiterais pas de la sorte pour 
une pincée d’aromates en moins dans un plat de 
grenades ! » Et le vizir lui dit : « Mais faut-il encore 
que je t’apprenne à ne plus récidiver ! Or, pour cela, il 
n’y avait que ce moyen-là ! » Et Hassan Badreddine lui 
dit : « En tout cas tes agissements à mon égard sont 
un crime bien plus considérable ! Et tu devrais te ch⬠
tier toi-même le premier! » Alors le vizir lui répon¬ 
dit : « Il n’y a pas à dire, c’est la croix qu’il te faut! » 
Pendant cette conversation, le charpentier, à côté 
d’eux, continuait à confectionner le bois du supplice 

et de temps en temps coulait sur Hassan un regard 

« 

à la dérobée, comme pour lui dire: Houl tu ne l’as 
pas volé !» 



336 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


Sur ces entrefaites, la nuit tomba. Alors on se 
saisit de Hassan et on lui fit réintégrer sa caisse. Et 
le vizir lui cria: « C’est pour demain, ton cruci¬ 
fiement ! » Puis il attendit quelques heures, jusqu’à 
ce que Hassan se fût endormi dans la caisse. 
Alors il fit charger la caisse à dos de chameau, et 
donna l’ordre du départ, et on marcha jusqu’à ce 
qu’on arrivât enfin à la maison, au Caire ! 

Et ce ne fut qu’alors seule'ment que le vizir voulut 
révéler, la chose à sa fille et à sa belle-sœur. H dit en 
effet à sa fille Sett El-IIosn : « Louange à Allah qui 
nous a permis enfin, ô ma fille, de retrouver ton 
cousin Hassan Badreddine! II est là! Lève-toi, ma 
fille et sois heureuse ! Et prends bien soin de 
replacer les meubles et les tapis de la maison et 
de ta chambre nuptiale exactement dans le même 
état où ils se trouvaient la première nuit de tes 

M. • V/ v 

noces! » Et aussitôt Sett El-IIosn, qucy^ue au com¬ 
ble de l’émotion et de la félicité, dorin les ordres 
nécessaires aux servantes, qui se levèrent aussitôt et 
se mirent à l’œuvre et allumèrent les flambeaux. Et 
le vizir leur dit: « Je vais aider votre souvenir! » 
Et il ouvrit son armoire et en tira le papier sur 
lequel il avait la liste des meubles et de tous les 
objets avec leurs places respectives. Et il leur lut 
lentement cette liste, et veilla à ce que chaque chose 
fût remise à sa place première. Et les choses furent 
si bien faites, que l’observateur le plus attentif 
se serait cru en train d’assister encore à la nuit de 
noces de Sett El-Hosn avec le bossu palefrenier. 

Ensuite, le vizir plaça, de sa propre main, à leur 
place occupée jadis, les habits de Badreddine : son 


I 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 


337 


turban sur !a chaise, son caleçon de nuit dap..s le 
lit en désordre, ses culottes et son manteau ^ur le 
divan, avec, au-dessous d’eux, la bourse contenant 
les mille dinars et l’étiquette du Juif, et il ne 
manqua de recoudre le pli de toile cirée entre le 
bonnet et la toile du turban. 

Puis il dit à sa fille de s’habiller de la même façon 
que la première nuit, d’entrer dans la chambre nup¬ 
tiale et de se préparer à recevoir son cousin et 
époux Hassan Badreddine, et, quand il serait entré, 
de lui dire: « Oh ! comme tu as tardé au cabinet d’ai¬ 
sances! Par Allah! si tu es indisposé, pourquoi ne 
me le dis-tu pas? Ne suis-je pas ta chosé et ton 
esclave ? » Il lui recommanda aussi, quoique Sett El- 
ïïosn n’eût guère besoin de cette recommandation, 
d’être fort gentille pour son cousin et de lui faire 
passer la *nuit le plus agréablement possible, sans 
oublier la userie et les beaux vers des poètes. 

Puis le zir marqua la date de ce jour heureux. 
Et il se dirigea du côté de la chambre où se trou¬ 
vait la caisse où logeait Hassan ligoté. Il l’en fit ex¬ 
traire pendant son sommeil, délia ses jambes, qui 
étaient attachées, le déshabilla et lui mit seulement 
une chemise fine et un bonnet sur la tête, tout 
comme la nuit des noces. Gela fait, le vizir s’esquiva 
promptement, en ouvrant les portes qui conduisaient 
à la chambre nuptiale, et laissa Hassan se réveiller 
tout seul. 

Et Hassan se réveilla bientôt et, tout ahuri de se 
trouver ainsi presque nu dans ce corridor merveil¬ 
leusement éclairé et qui ne lui semblait pas inconnu, 
se dit en lui-même : « Voyons, mon garçon ! es-tu 

22 



338 


LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 


dans le plus profond des songes ou à l’état de 
veille ? » 

Après les premiers moments de stupéfaction, il se 
hasarda à se lever et à faire quelques pas hors du 
corridor par l’une des portes qui s’y ouvraient. Et 
aussitôt il cessa de respirer : il venait de recon¬ 
naître exactement la salle où s’était passée la fameuse 
fête en son honneur et au détriment du bossu, et» 
par la porte ouverte donnant sur la chambre nup¬ 
tiale, tout au fond, il vit sur la chaise son turban, et 
sur le divan ses culottes et scs habits. Alors la sueur 
lui vint au front, et il l’essuya avec la main. Et il 
se dit : « Lah ! Lah ! suis-je éveillé ? suis-je 
endormi ? Tsoh ! Tsoh ! Suis-je fou? » Il se mit pour¬ 
tant à s’avancer, mais en avançant d’un pied et en 
reculant de l’autre, sans oser davantage et en es¬ 
suyant toujours son front humide de sueur froide. 
Puis enfin il s’écria : « Mais, par Allah ! il n’y a plus 
de doute, c’est bien ça, mon garçon! Ce n’est point 
un rêve ! Et tu étais, tu as raison, bien enfermé et 
ligoté dans une caisse ! Non, ce n'est point un rêve ! » 
Et,en disant cela,il était arrivé à la porte de la cham¬ 
bre nuptiale, et prudemment il y hasarda la tête. 

Et aussitôt, de l’intérieur delà moustiquaire de soie 
bleue et fine, Sett El-Hosn, étendue dans toute sa 
beauté nue, souleva gentiméntle rebord delà mous¬ 
tiquaire et lui dit : « O mon maître chéri ! que tu 
as tardé dans ce cabinet d’aisances 1 Oh ! viens vite 1 
viens ! » 

A ces paroles, le pauvre Hassan se mit à rire aux 
éclats comme un mangeur de haschich ou un fu¬ 
meur d’opium et se mit à hurler : « Hou ! Hil houl 



339 


HISTOIRE DU VIZIR N O U REDDIN E... 

quel rêve étonnant! quel rêve incohérent ! » Puis il 
continua à s’avancer, comme s’il marchait sur des 
serpents, avec d’infinies précautions, en relevant 
les pans de sa chemise d’une main et en tâtant 
l’air de l’autre main, comme un aveugle ou un ivro¬ 
gne. 

Puis, n’en pouvant plus d’émotion, il s’assit sur le 
le tapis et se mit à penser profondément, en faisant 
avec les mains des signes fous de stupéfaction. 
Pourtant il voyait là, devant lui, scs culottes telles 
qu’elles étaient, bouffantes et avec des plis bien 
réguliers, son turban de Bassra,sa pelisse et, au-des¬ 
sous, les cordons de la bourse, qui pendaient! 

Et,de nouveau, Sctt El-Hosn parla de l’intérieur du 
lit et lui dit : « Qu’as-tu donc, mon chéri ? Je te vois 
fort perplexe et un peu tremblant. Ah ! tu n’étais 
pas ainsi au commencement ! Est-ce que, par ha¬ 
sard... ? » 

Alors Badreddine, tout en restant assis et en se 
tenant le front à deux mains, se mit à ouvrir et à 
fermer la bouche dans un mouvement de rire fou, 
et put enfin dire : « Ha ! ha ! tu dis que je n’étais 
pas ainsi au commencement ! Quel commence¬ 
ment? Et quelle nuit? Par Allah ! mais il y a 
des années et des années que je suis absent ! Ha ! 
ha ! » 

Alors Sett El-Hosn lui dit : « O mon chéri, calme- 
toi ! par le nom d’Allah sur toi et tout' autour 
de toi ! calme-toi l Je parle de cette nuit-ci que tu 
viens de passer dans mes bras, de celle-ci même où 
le bélier est entré puissamment quinze fois dans ma 
brèche! Mon chéri! Tu es simplement sorti pour 



340 LES MILLE NUITS ET UNE NUir 

«lier au cabinet d’aisances pour faire quelque chose. 
Et tu as tardé là près d’une heure ! Oh ! je vois 
que tu dois être indisposé ! Viens donc, que je te 
réchauffe, viens, mon ami, viens, mon cœur, mes 
yeux! » 

Mais Badreddine continua à rire comme un fou,, 
pùis il dit : «' Peut-être dis-tu vrai ! Pourtant... ! 
j’ai donc dû certainement m’endormir au cabinet 
d’aisances, et là, tout tranquillement, faire un songe 
fort désagréable ! » Puis il ajouta : « Oh oui! fort 
désagréable ! Imagine-toi que j’ai jrêvé que j’étais 
quelque chose comme cuisinier ou pâtissier dans une 
ville nommée Damas, en Syrie, très loin ! Oui ! et 
que j’y ai passé dix ans dans ce métier ! J’ai rêvé 
aussi d’un jeune garçon, un fils de noble assuré¬ 
ment, accompagné d’un eunuque ! Et il m’est arrivé 

avec eux telle et telle aventure... » Et le pauvre 

_ # • _ c _ ^ 

Hassan, sentant la sueur mouiller son front, l’es¬ 
suya, mais, dans ce mouvement, il sentit la trace de 
la pierre qui l’avait blessé, et il sauta en criant r 
« Mais non ! Voici la trace d’un coup de pierre 
asséné par cet enfant ! Il n’y a pas à dire, cela est 
bien violent ! » Puis il réfléchit un instant et ajouta : 
« Ou plutôt non ! C’est bien un rêve en effet ! Ce 
coup est peut-être un coup que j’ai reçu tout à. 
l’heure de toi, Sett El-Ilosn, dans nos ébats ! » Puis 
il dit : « Je te continue mon songe. Dans cette ville 
de Damas, j’arrivai, je ne sais comment, un matin, 
là, comme tu me vois, en chemise seulement et en 
bonnet blanc ! Le bonnet du bossu ! Et les habi¬ 
tants ! je ne sais trop ce qu’ils me voulaient ! J'hé¬ 
sitai, comme ça, de la boutique d’un pâtissier, un 



CISTOIRE DU VIZIR WOUREDDINE.. . 341 

vieux brave homme !... Mais oui ! mais oui ! cé 
n’est point un songe ! J’ai fait un plat de grains de 
grenade qui, paraît-il, ne contenait pas suffisam¬ 
ment d’aromates!... Et alors!... Voyons!... Ai-je 
bien rêvé tout cela ? Et n’est-cc point la réalité ?... » 

Alors Sett El-IIosn s’écria : « Mon chéri, vraiment 
quel songe extraordinaire tu as fait! De grâce, dis-le- 
moi en entier ! » 

Et Hassan Badreddine, tout en s’interrompant 
pour s’exclamer, raconta à Sett El-Hosn toute l’his¬ 
toire, songe ou réalité, depuis le commencement 
jusqu’à la fin. Puis il ajouta : « Et dire que j’ai failli 
être crucifié! Et je l’aurais déjà été, si, heureuse¬ 
ment, le rêve ne s’était dissipé à temps. Allah ! je 
■suis encore tout en sueur de cette caisse ! » 

Et Sett El-Hosn lui demanda : « Mais pourquoi 
voulait-on te crucifier? » Il répondit: « Mais toujours 
à cause du peu d’aromates dans le plat des grains de 
grenade ! Oui ! le pilori terrible était là qui m’at¬ 
tendait avec le chariot traîné par une paire de buf¬ 
fles du Nil ! Mais enfin, grâce à Allah, tout cela n’é¬ 
tait qu’un rêve, car vraiment la perte de ma bouti- ' 
que de pâtisserie, ruinée de fond en comble, comme 
ça, m’aurait causé énormément de peine ! » 

Alors Sett El-Hosn, n’en pouvant plus, s’élança 
du lit, et vint se jeter au cou de Hassan Badreddine 
•et le pressa contre sa poitrine en l’embrassant et 
le dévorant de baisers. Et lui, n’osait pas bouger. 
Et tout à coup il s’écria : « Non ! non ! tout cela 
n’est point un rêve ! Allah ! où suis-je ? où est la 
vérité ? » 

Et le pauvre Hassan, transporté doucement au 



342 


LES MILLE NUITS ET UNE PUIT 


lit aux bras de Sett El-Hosn, s’étendit épuisé et 
tomba dans un lourd sommeil, veillé par Sett El- 
llosn, qui l’entendait murmurer, dans le sommeil, 
tantôt ces mots : « C’est un rôve ! » tantôt ces mots : 
« Non ! c’est la réalité ! » 

Avec le matin, le calme revint dans les esprits de 
Hassan Badreddine qui, en se réveillant, se retrouva 
dans les bras de Sett El-Hosn et vit devant lui, debout 
au pied du lit, son oncle le vizir Chamseddine, qui 
aussitôt lui souhaita la paix. Et Badreddine lui dit: 
«Mais n’est-ce point toi-même, par Allah ! qui m’a¬ 
vais fait lier les bras et qui avais fait ruiner ma bou¬ 
tique? Et tout cela à cause de la petite quantité d’aro¬ 
mates dans le plat de grains de grenade ?» 

Alors le vizir Chamseddine, n’ayant plus aucune 
raison de se taire, dit : 

« O mon enfant, voici la vérité ! Tu es Hassan 
Badreddine, mon neveu, le fils de mon défunt frère 
Nourcddine, le vizir de Bassra.! Et moi, je ne t’ai fait 
souffrir tout ce traitement que pour avoir une preuve 
de plus de ton identité et m’assurer que c’est bien toi 
qui es entré dans le Ut de ma fille, la première nuit 
de scs noces. Et cette preuve, je l’ai eue en te voyant 
reconnaître (car j’étais caché derrière toi) la maison 
et les meubles, puis ton turban, tes culottes et ta 
bourse, et^surtout l’étiquette de la bourse et le pli 
cacheté du turban qui contient les instructions de 
ton père Noureddine. Tu m’excuseras donc, mon 
enfant ! car je n’avais que ce moyen en mains pour 
te reconnaître, moi qui ne t’avais jamais vu aupara¬ 
vant, puisque tu es né à Bassra ! Ah ! mon enfant 1 
tout cela est dû à un petit malentendu, survenu tout 



HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 343 

à fait dans le commencement entre ton père, qui est 
mon frère Noureddine, et moi, ton oncle 1 » 

Et le vizir lui raconta toute l’histoire, puis il lui 
dit : « O mon enfant ! quant à ta mère je l'ai amenée 
de Bassra, et tu vas la voir, ainsi que ton fils Agib, le 
fruit de ta première nuit de noces avec sa mère ! » 
Et le vizir courut les chercher. 

Et le premier qui arriva fut Agib, qui, cette fois, 
se jeta au cou de son père, sans le craindre comme il 
craignait le pâtissier amoureux; et Badreddine, dans 
sa joie, récita ces vers : 

Après ton départ, je me mis à pleurer, à longtemps 
pleurer. Et les larmes débordèrent de mes paupières. 

Et je fis vœu, si jamais Allah réunissait les amants 
affligés de leur séparation, de ne jamais sur mes 
lèvres faire tenir le mot de séparation ancienne 1 

Aussi le bonheur vient de fondre sur moi , et avec 
tant de rapidité , et je fus dans une telle félicité, que 
malgré moi je versai les larmes de mes yeux ! 

Le Destin a juré de toujours l'ester mon ennemi et la 
cause de mes peines! Et moi , 6 Destin, 6 Temps, j'ai 
violé ton serment l C'est une impiété ! 

Le bonheur a tenu sa promesse et acquitté ses dettes. 
Et mon ami m’est revenu ! Toi donc, lève-toi vers 
celui qui a apporté le bonheur , et relève, les pans de 
ta robe pour le servir l 

A peine avait-il fini de les réciter, que la grand- 
mère d’Agib, sa mère à lui Badreddine, arriva en 
sanglotant et se jeta dans ses bras presque évanouie 
de joie. 



LES MILLE- NUITS ET UNE NUIT 


m 

Et, après de grands épanchements, dans les lar* 
mes de la joie, ils se racontèrent mutuellement leurs 
histoires et leurs peines et toutes leurs souffrances. 

Puis tous remercièrent Allah pour les avoir enfin 
tous réunis sains et saufs, et recommencèrent à vivre 
dans la félicité et dans un bonheur parfait et dans les 
pures délices, et cela jusqu’à la fin de leurs jours qui 
furent très nombreux, et en laissant de nombreux 
enfants tous aussi beaux que la lune et les étoiles. » 

m • 

f * 

. f * * 4 * • 

— Et telle est, ô Roi fortuné, dit Schahrazade au roi 
Schahriar, l'histoire merveilleuse que le vizir Giafar Al- 
Barmaki raconta au khalifat Haroun Al-Rachid, 1 émir 
des Croyants, dans la ville de Baghdad I 

Oui 1 c’est lèThistoire des aventures du vizir Chamsed- 
dine, de son frère le vizir Noureddine et de Hassan 
Badreddine, fils de Noureddine 1 


% 

— Aussi le khalifat Haroun Al-Rachid ne manqua 
pas de dire : « Par Allah que tout cela est étonnant 
et admirable ! » Et, dans son contentement, non 
seulement il accorda à son vizir Giafar la grâce du 
nègre Rihan, mais aussi il prit en grande amitié le 
jeune homme qui était le mari de la femme coupée 
dans l’histoire des Trois Pommes, et, pour le conso¬ 
ler de la perte de son épouse injustement sacrifiée, 
il lui fit don d’une des plus jolies vierges, comme 
concubine, lui fit de somptueux émoluments, et 
l’attacha à lui comme son ami intime et son com¬ 
pagnon de table. Puis il ordonna aux écrivains du 
palais d’écrire cette merveilleuse histoire avec leur 



«ISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE... 345 

plus belle écriture, et de l’enfermer soigneusement 
dans l’armoire des papiers pour servir de leçon aux 
enfants de leurs enfants. 

— Mais continua, la fine et discrète Schahrazade, en 
s'adressant au roi Schahriar, sultan des îles de l’Inde et 
de la Chine, ne crois point, ô Roi fortuné, que cette 
histoire soit aussi admirable que celle que je me réserve 
de te raconter, si tu n’es pas fatigué! » Et le roi Schahriar 
lui dit: « Et quelle est cette histoire? » Schahrazade répon¬ 
dit : « Elle est de beaucoup plus admirable que toutes les 
autres ! » Et Schahriar lui dit : « Et quel est son nom ? » 
Elle répondit : 

« C’est l’histoire du Tailleur, du Bossu, du Juif, du 
Chrétien et du Barbier de Baghdadl » 

Et le roi Schahriar répondit : « Certes, tu peux la 
raconter 1 » 



TABLE DES MATIÈRES 



Dédicace de Voeuvre . ▼ 

NOTE DBS ÉDITEURS . VII 

ÜN MOT DU TRADUCTEUR A SES AMIS . XVII 

Dédicace du premier volume . xxv 

« » 

INVOCATION LIMINAIRE 

CE QUE VEUT ALLAH, LE CLÉMENT, LE MISÉRICOR¬ 
DIEUX. 1 

1 

INTRODUCTION 

HISTOIRE DU ROI SCHAIIRIAR ET DE SON 
FRÈRE LE ROI SCHAHZAMAN. 8-17 

où l'origine des contes est expliquée et où est 
intercalée la 

FADLE DE L'ANE, DU BOEUF BT DU MAITRE 
DE LABOUR.. . . . . 12-16 

LES CONTES 

HISTOIRE DU MARCHAND AVEC L’EFRIT.. • 19-37 

Elle commence à la Première Nuit et se ter¬ 
mine au début de la Troisième Nuit. — Trois 
contes y sont intercalés : 











TADLE DES MATIÈRES 


HISTOIRE DU PREMIER CHEIKH. 23-28 

HISTOIRE DU DEUXIÈME CHEIKH . 28-33 

V 

HISTOIRE DU TROISIÈME CHEIKH . 34-36 

HISTOIRE DU PÊCHEUR AVEC L’EFRIT. 38-92 

Elle commence au début de la Troisième Nuit 
et se termine au milieu de la Neuvième Nuit. 

— Elle comprend : 

HISTOIRE DU VIZIR DU ROI IOUNANE BT 


DU MÉDECIN ROUIANE. 46-63 

û 

qui elle-même comprend : 

LE FAUCON DU ROI SINDABAD . 54 56 


HISTOIRE DU PRINCE ET DE LA GOULE. 57-59 

et 

HISTOIRE DU JEUNE HOMME ENSORCELÉ 


ET DES POISSONS... 78-86 

HISTOIRE DU PORTEFAIX AVEC LES JEUNES 
FILLES. 93-234 

Elle commence au milieu de la Neuvième Nuit 
et se termine au milieu de la Dix-huitième 
Nuit. — Elle comprend plusieurs contes. 

HISTOIRE DU PREMIER SAALOUK. 122-133 

\ 

HISTOIRE DU DEUXIÈME SAALOUK....... 136-169 

HISTOIRE DU TROISIÈME SAALOUK. 469-198 

HISTOIRE DE ZOBÉIDA. 199-215 

HISTOIRE D'AMINA. 216-234 

niSTOIRE DE LA FEMME COUPÉE, DES 
TROIS POMMES ET DU NÈGRE RI HAN . 235-248 

Elle commence au milieu de la Dix-huitième 
Nuit et se termine au milieu de la Dix-neu¬ 
vième Nuit. 













TABLE DES MATIÈRES 




HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE, DE SON 
FRÈRE LE VIZIR CHAMSEDDINE ET DE 
HASSAN BADREDDINE. 2*9-345 

Elle commence au milieu de la Dix-neuvième 
Nuit et se termine au milieu de la Vingt-qua¬ 
trième Nuit. 


nrt DU PREMIER VOLUMl 




MELLOTTÉE, IMPRIMEUR 
AGHATXAUROUX, INDRE