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Full text of "Le Livre des milles et une nuits 13"

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Droits de reproduction et ^adaptation 
strictement réservés. 



DE CE VOLUME IL A ÉTÉ TIRÉ : 

Vingt-cinq exemplaires swr papier du Japon , 
Soixante-quinze exemplaires sur papier de Hollande. 



JUSTIFICATION DU TIRAGE 






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LE LIVRE 



DES 



MILLE NUITS 

ET UNE NUIT 

TRADUCTION LITTÉRALE KT COMPLÈTE DU TEXTE ARABE 

par le Dr J. C. MARDRUS 
TOMR XIII 



HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES. — LES 
DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD. — LE 
TRÉSOR SANS FOND. — HISTOIRE COMPLI- 
QUÉE DE L'ADULTÉRIN SYMPATHIQUE. — 
PAROLES SOUS LES QUATREVINGT-DIX-NEUF 
TÊTES COUPÉES.— LA MALICE DES ÉPOUSES. 
— HISTOIRE D'ALI BABA ET DES QUARANTE 
VOLEURS. 




PARIS 

Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE 

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 

11, rue de Grenelle, 11 



1903 



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ur 



HARVARD 



UNIVERSITYJ 
LIBRAP'i ) 



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A REMY DE GOURMONT 

QUI NOUS CONSOLE DES RUMINANTS 

J.-C. M. 



T. XUI. 



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LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 



Et Schahrazade dit au roi Schahriar : 

Il est raconté, dans les annales des savants et les 
livres du passé, que Ternir des Croyants Al-Môtazid 
Bi'llah, seizième khalifat de la maison d'Abbas, 
petit-fils d'Al-Môtawakkil, petit-fils de Haroun Al- 
Rachid, était un prince doué d'une âme haute, d'un 
cœur intrépide et de sentiments élevés, plein de 
charme et d'élégance, de noblesse et de grâce, de 
bravoure et de vaillance, de majesté et d'intelligence, 
égalant les lions pour la force et le courage, et, avec 
cela, d'un génie si affiné qu'il était considéré comme 
le plus grand poète de son temps. Et il avait à 
Baghdad, sa capitale, pour l'aider à diriger les 
affaires de son immense empire, soixante vizirs 
pleins d'un zèle infatigable qui veillaient aux inté- 
rêts du peuple avec la même inlassable activité que 
leur maître. Ce qui faisait que rien, pas même l'évé- 
nement le plus futile en apparence, ne lui restait 
caché de tout ce qui se passait sous son règne, dans 
les pays qui s'étendaient depuis le désert de Scham 



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8 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

jusqu'aux confins du Maghreb, et depuis les monta- 
gnes du Khorassân et la mer occidentale jusqu'aux 
limites profondes de l'Inde et de l'Afghanistan. 

Or, un jour qu'il se promenait avec Ahmad Ibn- 
Hamdoun le conteur, son intime et préféré compa- 
gnon de coupe, celui-là même à qui nous devons la 
transmission orale de tant de belles histoires et de 
poèmes merveilleux de nos pères anciens, il arriva 
devant une demeure d'apparence seigneuriale, en- 
fouie délicieusement au milieu des jardins, et dont 
Tharmonieuse architecture disait les goûts de son 
propriétaire, bien plus délicatement que ne l'eût fait 
la langue la plus éloquente. Car, pour qui avait, 
comme le khalifat, les yeux sensibles et l'àme atten- 
tive, cette demeure était l'éloquence même. 

Et, comme ils s'étaient tous deux assis sur le banc 
de marbre qui faisait face à la demeure, et qu'ils s'y 
reposaient de leur promenade en respirant la brise 
qui s'en venait vers eux embaumée de l'àme des lys 
et des jasmins, ils virent apparaître devant eux, 
sortis de l'ombre du jardin, deux adolescents beaux 
comme la lune à son quatorzième jour. Et ils cau- 
saient entre eux, sans remarquer la présence des 
deux étrangers assis sur le banc de marbre. Et l'un 
disait à soncompagnoû : « Fasse le ciel, ô mon ami, 
qu'en ce jour de splendeur, des hôtes de hasard 
viennent visiter notre maître! Il est attristé que 
l'heure du repas soit arrivée sans que personne soit 
là pour lui tenir compagnie, alors que d'ordinaire il 
a toujours à ses côtés des amis et des étrangers qu'il 
régale avec délices et qu'il héberge magnifique- 
ment ! » Et l'autre adolescent répondit : « Certes ! 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 9 

c'est la première fois que pareille chose arrive, et 
que notre maître se trouve seul dans la salle des 
festins. Il est bien étrange que, malgré la douceur 
de cette journée de printemps, aucun promeneur 
n'ait choisi, comme but de repos, nos jardins si 
beaux qu'on vient d'ordinaire les visiter du fond des 
provinces. 

En entendant ces paroles des deux adolescents, 
Àl-Môtazid fut • extrêmement étonné de savoir que 
non-seulement il existait, dans sa capitale, un sei- 
gneur de haut rang dont la demeure lui était incon- 
nue, mais que ce seigneur menait une vie aussi 
singulière et qu'il n'aimait pas la solitude pendant 
les repas. Et il pensa : « Par Allah ! moi, qui suis le 
khalifat, j'aime souvent être seul à seul avec moi- 
même, et je mourrais dans le plus bref délai s'il me 
fallait sentir à perpétuité une vie étrangère à côté de 
la mienne ! car la solitude est si inestimable, quel- 
quefois! » 

Puis il dit à son fidèle commensal : « Ibn- 
Hamdoun, ô conteur à la langue de miel, toi qui 
connais toutes les histoires du passé et n'ignores 
rien des événements contemporains, savais-tu l'exis- 
tence de l'homme propriétaire de ce palais? Et ne 
penses-tu pas qu'il est urgent que nous fassions la con- 
naissance de l'un de nos sujets dont la vie est si diffé- 
rente de la vie des autres hommes, et si étonnante de 
faste solitaire? Et, d'ailleurs, cela ne me donnera-t-il 
pas l'occasion d'exercer, à l'égard de l'un de mes no- 
bles sujets, une générosité que jevoudraisplusmagni- 
fique encore que celle avec laquelle il doit traiter ses 
hôtes de hasard? » Et le conteur lbn-Hamdoun ré- 



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10 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

pondit : « L'émir des Croyants n'aura certainement 
pas à regretter sa visite à ce seigneur de nous in- 
connu. Je vais donc, puisque tel est le désir de mon 
maître, appeler ces deux charmants adolescents et 
leur annoncer notre visite au propriétaire de ce 
palais ! » Et il se leva du banc, ainsi qu'Al-Môtazid 
N qui était, selon sa coutume, déguisé en marchand. 
Et il apparut devant les deux beaux garçons, aux- 
quels il dit : « Allez, par Allah sur vous deux ! pré- 
venir votre maître qu'à sa porte deux marchands 
étrangers sollicitent Ventrée de sa demeure, et récla- 
ment l'honneur de se présenter entre ses mains. » 
Et les deux adolescents, sitôt qu'ils eurent entendu 
ces paroles, s'envolèrent joyeux vers la demeure, 
sur le seuil de laquelle ne tarda pas à apparaître le 
maître du lieu, en personne. 

Et c'était un homme au clair visage, aux traits 
fins et délicats, à l'aspect élégant et à l'attitude 
pleine de bonne grâce... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U HUIT CENT QUINZIÈME NUIT 



Elle dit 



... Et c'était un homme au clair visage, aux traits 
fins et délicats, à l'aspect élégant et à l'attitude 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 11 

pleine de bonne grâce. Et il était .vêtu d'une tuni- 
que en soie de Nischabour, avait sur les épaules un 
manteau en velours frangé d'or, et portait au doigt 
un anneau de rubis. Et il s'avança vers eux, avec un 
sourire de bienvenue sur les lèvres et la main gau- 
che sur le cœur, et leur dit : « Le salam et la cor- 
dialité aux seigneurs bienveillants qui nous favori- 
sent d'une faveur suprême par leur venue ! » 

Et ils entrèrent dans la demeure, et, d'en avoir vu 
la merveilleuse disposition, ils la crurent un mor- 
ceau même du Paradis, car sa beauté intérieure sur- 
passait, et de beaucoup, sa beauté du dehors, et, sans 
aucun doute, eût fait perdre à l'amoureux torturé le 
souvenir de son bien-aimé. 

Et, dans la salle de réunion, un petit jardin se 
mirait au bassin d'albâtre, où chantait le jet de dia- 
mant, et, de par ses limites mêmes, était un frais 
délice et un enchantement. Car si le grand jardin 
faisait à la demeure, de toutes les fleurs et de tous 
les feuillages qui ornent la terre d'Allah, une cein- 
ture, et si, par sa splendeur, il était la folie de la 
végétation, le petit jardin en était visiblement la 
sagesse. Et les plantes qui le composaient étaient 
quatre fleurs, oui, elles étaient, en vérité, quatre 
fleurs seulement, mais comme l'œil humain n'en 
avait contemplé qu'aux jours premiers de la terre. 

Or, la première fleur était une rose, inclinée sur sa 
tige et toute seule, non pas celle des rosiers, mais la 
rose originelle, dont la sœur avait fleuri dans l'Éden, 
avant la descente courroucée de l'ange. Et elle était,, 
éclairée par elle-même, une flamme d'or rouge, un 
feu de joie attisé par en-dedans, une riche aurore >. 



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\2 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

vive, incarnadine, veloutée, fraîche, virginale, im- 
maculée, éblouissante. Et, dans sa corolle, elle con- 
tenait de pourpre ce qu'il en faut pour la tunique 
d'un roi. Quant à son odeur, elle faisait s'entr'ouvrir 
d'une bouffée les éventails du cœur, disait à l'âme : 
« Enivre-toi ! » et prêtait des ailes au corps, lui 
disant : « Envole-toi ! » 

Et la seconde fleur était une tulipe, droite sur sa 
tige et toute seule, non pas une tulipe de quelque 
parterre royal, mais la tulipe ancienne, arrosée du 
sang des dragons, celle dont la race abolie fleuris- 
sait dans Iram-aux-Colonnes, et dont la couleur di- 
sait à la coupe pleine de vieux vin : « J'enivre sans 
que les lèvres me touchent ! » et au tison enflammé: 
« Je brûle mais ne me consume pas ! » 

Et la troisième fleur était une hyacinthe, droite 
sur sa tige et toute seule, non pas celle des jardins, 
mais l'hyacinthe mère des lys, celle d'un blanc pur, 
la délicate; l'odorante, la fragile, la candide hyacin- 
the qui disait au cygne sortant de l'eau: « Je suis 
plus blanche que toi !» 

Et la quatrième fleur était un œillet incliné sur 
sa tige et tout seul, non pas, oh ! non pas l'œillet des 
terrasses qu'au soir les jeunes filles arrosent, mais 
un globe incandescent, une parcelle du soleil effon- 
dré à l'Occident, un flacon d'odeur renfermant l'âme 
volatile des poivres, l'œillet môme dont le frère fut 
offert par le roi des genn à Solcïmân, pour qu'il en 
ornât la chevelure de Balkis, et qu'il en préparât 
l'Elixir de longue vie, le Baume spirituel, l'Alcali 
royal et la Thériaque. 

Et l'eau du bassin, d'être seule h toucher, ne fut- 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 13 

ce que par leur image, ces quatre fleurs, avait, 
même quand se taisait le jet musical et que cessait 
la pluie de diamant, de nombreux frissons d'émoi. 
Et les quatre fleurs, de se savoir si belles, se pen- 
chaient souriantes sur leurs tiges, et se regardaient 
attentivement. 

Et rien n'ornait cette salle de marbre blanc et de 
fraîcheur, hormis ces quatre fleurs sur ce bassin. Et 
le regard s'y reposait ravi, sans demander rien de 
plus. 

Or, lorsque le khalifat et son compagnon se furent 
assis sur le divan tendu de tapis du Khorassàn, l'hôte 
les invita, après de nouveaux souhaits de bienvenue, 
à partager avec lui le repas, composé de choses 
exquises que venaient d'apporter, sur des plateaux 
d'or, les serviteurs, et qu'ils posaient sur des tabou- 
rets de bambou. Et le repas se passa dans la cordia- 
lité dont usent les amis pour leurs amis, et fut égayé 
par l'entrée, sur un signal de l'hôte, de quatre adoles- 
centes au visage de lune qui étaient, la première 
une joueuse de luth, la seconde une joueuse de 
cymbales, la troisième une chanteuse, et la qua- 
trième une danseuse. Et, tandis que par la musique, 
par le chant et par la grâce des mouvements, elles 
complétaient, à elles quatre, l'harmonie de cette 
salle et enchantaient l'air, l'hôte et ses deux invités 
goûtaient aux vins dans les coupes, et se dulci- 
fiaient aux fruits cueillis avec leurs branches, si 
beaux qu'ils ne pouvaient venir que des arbres du 
Paradis. 

Et le conteur Ibn-Hamdoun, bien qu'habitué à 
être somptueusement traité par son maître, se sen- 



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14 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tait l'âme si exaltée par les vins généreux et par tant 
de beautés réunies, qu'il se tourna avec des yeux 
inspirés vers le khalifat, et, la coupe à la main, il 
récita un poème qui venait d'éclore en lui au sou- 
venir avivé d'un jeune ami qu'il possédait. Et de sa 
belle voix rythmée, il dit: 

<( loi dont la joue est modelée sur la rose sau- 
vage, et mou{ée comme celle d'une idole de la Chine, 

jouvenceau aux yeux de jais, aux formes de 
houri, quitte tes poses paresseuses, ceins tes reins et, 
dans la coupe, fais rire ce vin couleur de la tulipe 
nouvelle. 

Car il est des heures pour la sagesse et d'autres 
pour la folie. Aujourd'hui verse-moi de ce vin. Car 
tu sais que j'aime le sang tiré de la gorge des jarres, 
quand il est pur comme ton cœur. 

Et ne me dis pas que cette liqueur est perfide. 
Qu'importe l'ivresse à celui qui est né ivre ? Mes sou- 
haits aujourd'hui sont compliqués à l'égal de tes bou- 
cles. 

Et ne me dis que le vin est funeste aux poètes. 
Car tant que la tunique du ciel sera, comme aujour- 
d'hui, d'azur, et verte la robe de la terre, je veux 
boire à en mourir, 

Afin que les jeunes gens au beau visage qui iro?it 
visiter ma tombe, de respirer l'odeur de vin, victo- 
rieuse de la terre, qu'exhaleront ?nes cendres, puis- 
sent, par le seul effet de cette odeur, se sentir déjà 
ivres. » 

Et, ayant fini d'improviser ce poème, le conteur 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 15 

Ibn-Hamdoun leva les yeux vers le khalifat, pour 
juger sur son visage de l'effet produit par les vers. 
Mais, au lieu de la satisfaction qu'il s'attendait à y 
voir, il y remarqua une telle expression de contra- 
riété et de colère concentrée, qu'il laissa tomber de 
sa main la coupe pleine de vin. Et il trembla en 
son âme, et se serait cru perdu sans recours, s'il 
n'avait également remarqué que le khalifat n'avait 
pas l'air d'avoir entendu les vers récités, et s'il ne lui 
avait vu les yeux égarés et comme perdus dans la 
résolution d'un problème insondable. Et il se dit : 
« Par Allah ! il y a un instant, son visage était épa- 
noui, et le voilà maintenant noir de contrariété et 
tel que jamais je ne lui en ai vu d'aussi orageux. Et 
pourtant, habitué comme je le suis à lire ses pen- 
sées d'après l'expression de ses traits, et à deviner 
ses sentiments, je ne sais trop à quoi attribuer ce 
changement subit ! Qu'Allah éloigne le Malin, et 
nous préserve de ses maléfices ! » 

Et, comme il se torturait de la sorte l'esprit pour 
arriver à pénétrer le motif de cette colère, le khalifiat 
soudain lança à son hôte un regard chargé de mé- 
fiance, et, contrairement à toutes les règles de 
l'hospitalité, et en dépit de la coutume qui veut 
que jamais l'hôte et l'invité ne s'interrogent sur 
leurs noms et qualités, il demanda au maître du 
lieu d'une voix qui se contenait d'éclater : « Qui 
es-tu, ô homme ? » Et l'hôte, devenu soudain, h 
cette question, bien changé de teint et mortifié à 
l'extrême, ne voulut point pourtant se refuser à 
répondre, et dit : « On me nomme communément 
Abou'l Hassan Ali ben-Ahmad Al-Khorassani. » Et 



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16 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

le khalifat reprit : « Et sais-tu qui je suis ? » Et 
Thôte répondit, plus pâle encore : « Non, par Allah ! 
je n'ai point cet honneur, ô mon maître ! » 

Alors Ibn-Hamdoun, sentant combien la situation 
devenait pénible, se leva et dit au jeune homme : 
« O notre hôte, tu es en présence de l'émir des 
Croyants, le khalifat Al-Môtazid Bi'llah, petit-fils 
d'Al-Môtawakkil Ala'llah. » 

En entendant ces paroles, le maître du lieu se 
leva à son tour, à la limite de l'émotion, et em- 
brassa la terre entre les mains du khalifat, en trem- 
blant, et dit : « O émir des Croyants, je te conjure par 
les vertus de tes pieux ancêtres les méritants, de 
pardonner à ton esclave les torts qu'il a pu avoir, à 
son insu, envers ton auguste personne, ou le man- 
que de politesse dont il a pu se rendre fautif, ou le 
manque d'égards, ou le manque de générosité, sans 
aucun doute! » Et le khalifat répondit: « O homme, 
je n'ai à te reprocher aucun manquement de ce 
genre. Tu as fait preuve, au contraire, à notre égard, 
d'une générosité que t'envieraient les plus munifi- 
cents parmi les rois. Mais si je t'ai interrogé, c'est 
qu'apparemment une cause fort grave m'y a poussé 
soudain, alors que je ne songeais qu'à te remercier 
pour tout ce que j'avais vu de beau dans ta maison ! » 
Et Thôte, bouleversé, dit: « O mon maître souve- 
rain, de grâce ! ne fais point peser ta colère sur ton 
esclave, sans l'avoir convaincu de son crime ! » Et le 
khalifat dit : « J'ai remarqué tout d'un coup, ô 
homme, que tout dans cette maison, depuis les 
meubles jusqu'aux habits mômes que tu as sur toi, 
porte le nom de mon grand-père Al-Môtawakkil 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 17 

Ala'llah ! Or, peux-tu m 'expliquer un fait aussi 
étrange? Et ne dois-je point penser à quelque pillage 
clandestin du palais de mes saints aïeux ? Parle sans 
réticence, ou la mort t'attend sur l'heure. » 

Et l'hôte, au lieu de se troubler, retrouva son air 
affable et son sourire, et, de sa voix la plus paisible, 
il dit : « Que les grâces et la protection du Tout- 
Puissant soient sur toi, ô mon seigneur! Certes, je 
parlerai sans réticence, car la vérité est ton vêtement 
intérieur, la sincérité ta robe extérieure, et nul ne 
saurait s'exprimer autrement qu'avec véracité, en ta 
présence... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT SEIZIÈME NUIT 



Elle dit : 

»... Certes, je parlerai sans réticence, car la vérité 
est ton vêtement intérieur, la sincérité ta robe exté- 
rieure, et nul ne saurait s'exprimer autrement 
qu'avec véracité, en ta présence ! » 

Et le khalifat lui dit : « En ce cas, assieds-toi et 
parle ! » 

Et Abou'l Hassan, sur un signe du khalifat, s'assit 
à sa place, et dit: 

« Sache donc,ô émir des Croyants, — puisse Allah 
te continuer les triomphes et les faveurs ! — que je ne 



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48 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

suis, comme on pourrait le supposer, ni un fils de 
roi, ni un chérif, ni un fils de vizir, ni quoi que ce 
soit qui approche de près ou de loin de la noblesse 
de naissance. Mais mon histoire est une histoire si 
étrange que si elle était écrite avec les aiguilles sur 
le coin intérieur de l'œil, elle servirait d'enseigne- 
ment à qui la lirait avec respect et attention. Car, 
bien que je ne sois point noble, fils de noble, ni d'une 
famille anoblie, je crois pouvoir, sans mentir, affir- 
mer à mon seigneur que, s'il veut bien incliner vers 
moi son ouïe, cette histoire le satisfera et fera tomber 
sa colère accumulée contre l'esclave qui lui parle. » 
Et Abou'l Hassan s'arrêta un instant de parler, 
rassembla ses souvenirs, les précisa dans sa pensée, 
et continua de la sorte : 

« Je suis né à Baghdad, ô émir des Croyants, d'un 
père et d'une mère qui n'avaient que moi pour toute 
postérité. Et mon père était un simple marchand du 
souk. 11 est vrai toutefois que c'était le plus riche 
d'entre les marchands et le plus respecté. Et il n'était 
pas marchand dans un souk seulement, mais il avait 
dans chaque souk une boutique qui était la plus 
belle, aussi bien dans le souk des changeurs que dans 
celui des droguistes et que dans celui des marchands 
d'étoffes. Et il avait, dans chacune de ses boutiques, 
un représentant habile aux opérations de vente et 
d'achat. Et il possédait, donnant sur chaque ar- 
rière-boutique, un appartement privé où il pouvait, 
à l'abri des allées et venues, se mettre à son aise à 
l'époque des chaleurs, et faire la sieste, tandis que 
pour le rafraîchir, durant son sommeil, un esclave 



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HISTOIRE DE GEKBE-DE-PERLES 19 

avait pour fonctions de lui faire de l'air avec un 
éventail, en lui éventant, avec respect, spécialement 
les testicules. Car mon père avait les testicules sen- 
sibles à la chaleur, et rien ne leur faisait autant de 
bien que la brise de l'éventail. 

Or, comme j'étais son fils unique, il m'aimait ten- 
drement, ne me privait de rien et n'épargnait aucune 
dépense pour mon éducation. Et d'ailleurs ses ri- 
chesses se multipliaient d'année en année, grâce à 
la bénédiction, et devenaient difficiles à dénombrer. 
Et ce fut alors que, l'heure de son destin étant arri- 
vée, il mourut — puisse Allah le couvrir de Sa miséri- 
corde, l'admettre dans Sa paix, et allonger des jours 
qu'a perdus le défunt la vie de l'émir des Croyants. 

Quant à moi, ayant hérité des biens immenses de 
mon père, je continuai à faire marcher, comme de 
son vivant, les affaires du souk. Et d'ailleurs je ne 
me privais de rien, mangeant, buvant et m'amusant 
à ma capacité avec les amis de mon choix. Et je 
trouvais que la vie était excellente, et je tâchais de 
la rendre aux autres aussi agréable qu'elle était 
pour moi. C'est pourquoi mon bonheur était sans re- 
proche et sans amertume, et je ne souhaitais rien de 
mieux que ma vie de tous les jours. Car ce que les 
hommes appellent ambition, et ce que les vaniteux 
appellent gloire, et ce que les pauvres d'esprit appel- 
lent renommée, et les honneurs, et le bruit, tout cela 
m'était un sentiment insupportable. Et je me préfé- 
rais à tout cela. Et je préférais aux satisfactions du 
dehors la tranquillité de mon existence, et aux 
fausses grandeurs mon simple bonheur caché au 
milieu de mes amis au doux visage. 



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20 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Mais, ô mon seigneur, une vie, quelque simple et 
limpide qu'elle puisse être, n'est jamais à l'abri des 
complications. Et je devais moi-môme, à l'exemple 
de mes semblables, en faire bientôt l'expérience. Et 
ce fut sous l'aspect le plus enchanteur qu'entra dans 
ma vie la complication. Car, par Allah ! y a-t-il sur 
terre un enchantement comparable à celui de la 
beauté, quand elle élit, pour se manifester, le visage 
et les formes d'une adolescente de quatorze ans? Et 
y a-t-il, ômon seigneur, adolescente plus séduisante 
que celle qu'on n'attend pas, lorsque, pour nous brû- 
ler le cœur, elle emprunte le visage et les formes 
d'un jouvenceau de quatorze ans? Car ce fut sous cet 
aspect-là, et non point sous un autre, que m'apparut, 
ô émir des Croyants, celle qui devait à jamais me 
sceller la raison du sceau de son empire. 

J'étais en effet, un jour, assis sur le devant de ma 
boutique, et causais de choses et d'autres avec mes 
amis habituels, quand je vis s'arrêter en face de moi 
une dansante et souriante jeune fille parée de deux 
yeux babyloniens, qui me jeta un regard, un seul 
regard, et rien de plus. Et moi, comme sous la piqûre 
d'une flèche acérée, je tressaillis dans mon âme et 
dans ma chair, et je sentis tout mon être en émoi 
comme devant l'arrivée même de mon bonheur. Et 
la jeune fille, au bout d'un instant, s'avança de mon 
côté et me dit: « Est-ce bien ici la boutique privée 
du seigneur Àbou'l Hassan Ali ibn-Ahmad Al- 
Khorassani? » Et cela, ô mon seigneur, elle me le 
demanda d'une voix d'eau de source; et elle était 
svelte devant moi et flexible dans sa grâce; et sa 
bouche de vierge enfant, sous le voile de mousseline, 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 21 

était une corolle de pourpre qui s'ouvrait sut deux 
rangs humides de grêlons. Et moi je répondis, en 
me levant en son honneur: « Oui, ô ma maîtresse, 
c'est la boutique de ton esclave. » Et mes amis, par 
discrétion, se levèrent tous et s'en allèrent. 

Alors la jouvencelle entra dans la boutique, 6 
émir des Croyants , en traînant ma raison derrière sa 
beauté. Et elle s'assit comme une reine sur le divan, 
et me demanda: « Et ou est-il? » Je répondis, mais 
tout de travers, tant ma langue fourchait d'émotion : 
« C'est moi-même, ya setti. » Et elle sourit du sou- 
rire de sa bouche et me dit: « Dis alors à ton employé 
que voici de me compter trois cents dinars d'or. » Et 
moi, à l'instant, je me tournai vers mon premier 
garçon de comptoir et lui donnai l'ordre de peser trois 
cents dinars et de les remettre à cette dame surna- 
turelle. Et elle prit le sac d'or que lui remettait mon 
employé, et, se levant, elle s'en alla, sans un mot de 
remerciement ni un geste d'adieu. Et, certes! ô émir 
des Croyants, ma raison ne put faire autrement que 
de continuer à la suivre, attachée à ses pas. 

Or, quand elle eut disparu, mon employé me dit 
respectueusement : « O mon maître, au nom de qui 
dois-je écrire la somme avancée ? » Je répondis : 
« Eh! comment le saurais-je, ô un tel? Et depuis 
quand les humains inscrivent-ils sur leurs livres de 
comptes les noms des houris? Si tu le veux, inscris : 
« Avancé la somme de trois cents dinars à la Subti- 
lisatrice-des-Cœurs. » 

Lorsque mon premier garçon de comptoir eut 
entendu ces paroles, il se dit : « Par Allah ! mon 
maître qui est d'ordinaire si mesuré n'agit avec 

T. XIII. 2 



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22 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tant d'inconséquence que pour mettre à l'épreuve ma 
sagacité et mon savoir. Je vais donc courir derrière 
l'inconnue et lui demander son nom ! » Et, sans me 
consulter à ce sujet, il s'élança, plein de zèle, hors 
de la boutique, et se mit à courir derrière la jeune 
fille qui était déjà hors de vue. Et, au bout d'un cer- 
tain temps, il revint à la boutique, mais en tenant 
la main sur son œil gauche, et le visage baigné de 
larmes. Et, la tête basse, il alla reprendre sa place 
au comptoir, en s'essuyant les joues. Et je lui de- 
mandai : « Qu'as-tu ? » Il me répondit : « Éloigné 
soit le Malin, ô mon maître ! Je crus bien faire en 
suivant, dans l'intention de lui demander son nom, 
la jeune dame qui était ici. Mais dès qu'elle se sentit 
suivie, elle se retourna brusquement vers moi, et 
m'asséna sur l'œil gauche un coup de poing qui 
faillit me défoncer la tête. Et me voici avec un œil 
abîmé par une main plus solide que celle d'un for- 
geron. » 

Tout cela! Or, louanges à Allah, ô mon seigneur, 
qui cache tant de force dans les mains des gazelles, 
et met tant de promptitude dans leurs mouvements 1 

Et moi je restai toute cette journée-là l'esprit 
enchaîné par le souvenir de ces yeux d'assassinat, 
et l'àme à la fois torturée et rafraîchie par le passage 
de la ravisseuse de ma raison. 

Or, le lendemain, à la môme heure, tandis que je 
m'égarais dans son amour, je vis l'enchanteresse 
debout devant ma boutique, qui me regardait en 
souriant. Et, à sa vue, le peu de raison qui me res- 
tait faillit s'envoler de joie. Et, comme j'ouvrais la 
bouche pour lui souhaiter la bienvenue, elle me dit : 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 23 

« N'est-ce pas, ya Abou'l Hassan, que tu as dû te 
dire en ton esprit, pensant à moi : « Quelle sorte de 
rouée n'est-elle point celle-là qui a pris ce qu'elle a 
pris, pour détaler ! » Mais je répondis : « Le nom 
d'Allah sur toi et autour de toi, ô ma souveraine! 
Tu n'as fait que prendre ce qui t'appartenait, puisque 
tout ici est ta propriété, le contenant avec le con- 
tenu ! Quant à ton esclave, son âme n'est pas à lui 
depuis ta venue, et se trouve comprise avec le lot 
d'objets sans valeur de cette boutique ! » Et la jeune 
fille, entendant cela, releva son petit voile de visage, 
et se pencha, rose sur la tige du lys, et s'assit en 
riant, avec un bruit de bracelets et de soieries. Et 
avec elle, dans la boutique, entra l'odeur baumifiante 
de tous les jardins. 

Puis elle me dit : « Puisqu'il en est ainsi, ya 
Abou'l Hassan, compte-moi cinq cents dinars ! » Et 
je répondis : « J'écoute et j'obéis ! » Et, ayant fait 
peser les cinq cents dinars, je les lui donnai. Et 
elle les prit, et s'en alla. Et ce fut tout. Et moi, 
comme la veille, je continuai à me sentir le prison- 
nier de ses charmes, et le captif de sa beauté. Et, ne 
sachant quel sortilège m'avait si complètement 
rendu sans pensée ni raisonnement, je ne pou- 
vais me résoudre à prendre un parti ou à faire un 
effort pour me tirer de l'état d'hébétude où j'étais 
plongé. 

Mais, comme, le jour suivant, j'étais plus que 
jamais dans la pâleur et l'inactivité, elle apparut en 
face de moi, avec ses longs yeux de flamme et de 
ténèbres et son sourire affolant. Et cette fois, sans 
prononcer une parole, elle mit le doigt sur un carré 



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24 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

de velours où pendaient des joyaux inestimables, et 
accentua simplement son sourire... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vît appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT DIX-SEPTIÈME NUIT 



Elle dit : 

... sans prononcer une parole, ^elle mit le doigt sur 
un carré de velours où pendaient des joyaux inesti- 
mables, et accentua simplement son sourire. Et moi, 
à l'instant, ô émir des Croyants, je détachai le carré 
de velours, le pliai avec tout ce qu'il contenait, e 
le remis à l'ensorceleuse, qui le prit et s'en alla, 
sans rien de plus. 

Or, cette fois, je ne pus, la voyant disparaître, me 
résoudre à rester davantage dans l'immobilité, et, 
surmontant une timidité qui me faisait craindre un 
affront semblable à celui dont avait souffert mon 
garçon de comptoir, je me levai et marchai sur ses 
traces. Et j'arrivai de la sorte, marchant derrière 
elle, sur les bords du Tigre, où je la vis s'embarquer 
sur un petit bateau qui, à rames rapides, gagna le 
palais de marbre de l'émir des Croyants Al-Mô- 
tawakkil, ton grand-père, ô mon seigneur. Et moi, 
à cette vue, je fus à la limite de l'inquiétude, et pen- 
sai en mon âme : « Te voilà maintenant, ya Àbou'l 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 25 

Hassan, engagé dans les aventures et emporté dans 
le moulin de la complication ! » Et je songeai, mal- 
gré moi, à cette parole du poète : 

Le bras blanc si doux de la bien-aimêe, qui te 
semble plus moelleux, pour y reposer ton front, que 
le duvet des cygnes, examine-le bien et prends 
garde ! 

Et je restai longtemps pensif, à regarder, sans la 
voir, l'eau du fleuve, et toute ma vie sans heurt et 
si doucement monotone du passé défila devant mes 
yeux, dans des barques successives et toutes sem- 
blables, au fil de cette eau. Et soudain reparut 
devant mes yeux la barque, tendue de pourpre, où 
avait pris place la jeune fille, amarrée ^maintenant 
au bas de l'escalier de marbre, et vide de ses ra- 
meurs. Et je m'écriai : « Hé, par Allah ! n'as-tu pas 
honte de ta vie somnolente, ya Abou'l Hassan ? Et 
comment oses-tu hésiter entre cette pauvre vie-là et 
la vie ardente que mènent ceux qui ne redoutent 
point la complication ? Et ne connaîs-tu donc point 
cette autre parole du poète : 

» Lève-toi, ami, et secoue ta torpeur. La rose du 
' bonheur ne fleurit pas dans le sommeil. Ne laisse point 
passer sans les brûler les instants de cette vie. Tu auras 
ensuite des siècles pour dormir. » 

Et réconforté par ces vers, et par le souvenir de 
l'émouvante jeune fille, je résolus, maintenant que 
je savais où elle habitait, de ne rien négliger pour 



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26 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

arriver jusqu'à elle. Et, plein de ce projet, j'allai à 
la maison, et entrai dans l'appartement de ma mère, 
qui m'aimait de toute sa tendresse, et lui racontai, 
sans lui rien cacher, ce qui survenait dans ma vie. 
Et ma mère, épouvantée, me serra contre son cœur, 
et me dit : « Qu'Allah te sauvegarde, ô mon enfant, 
et préserve ton âme de la complication ! Ah ! mon 
fils Abou'l Hassan, unique attache de ma vie, où 
vas-tu risquer ton repos et le mien ? Si cette jeune 
fille habite le palais de l'émir des Croyants, com- 
ment peux-tu t'obstiner à vouloir la rencontrer ! Ne 
vois-tu pas l'abîme où tu cours, en osant te diriger, 
ne fût-ce que par la pensée, du côté de la demeure 
de notre maître lekhalifat? O mon fils, je te supplie, 
parles neuf mois durant lesquels j'ai couvé ta vie, 
d'abandonner le projet de revoir cette inconnue, et 
de ne pas laisser en ton cœur s'imprimer une pas- 
sion funeste ! » Et je répondis, essayant de la tran- 
quilliser : « O mère mienne, apaise ton âme chérie 
et rafraîchis tes yeux. Rien n'arrivera que ce qui 
doit arriver. Et ce qui est écrit doit courir. Et Allah 
est le plus grand ! » 

Et, le lendemain, étant allé à ma boutique du 
souk des joailliers, je reçus la visite de mon repré- 
sentant qui dirigeait les affaires de ma boutique du 
souk des droguistes. Et c'était un homme d'âge, en 
qui mon défunt père avait une confiance illimitée, 
et qu'il consultait pour toutes les affaires difficiles 
ou compliquées. Et, après les salams et souhaits 
d'usage, il me dit : « Ya sidi, pourquoi ce change- 
ment que je vois dans ta physionomie, et cette pâ- 
leur de teint et cet air soucieux? Qu'Allah nous pré- 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 27 

serve des mauvaises affaires et des clients de mau- 
vaise foi ! Mais quel que soit le malheur qui a pu 
survenir, il n'est point sans recours, puisque tu es 
en bonne santé ! » Et je lui dis : « Non, par Allah, 
ô vénérable oncle, je n'ai point fait de mauvaises 
affaires, et n'ai point été la dupe de la mauvaise foi 
d'autrui. Mais ma vie a changé de face tout simple- 
ment. Et la complication est entrée chez moi avec le 
passage d'une jouvencelle de quatorze ans. » Et je 
lui racontai ce qui m'était arrivé, sans en oublier 
un détail. Et je lui dépeignis, comme si elle se fût 
trouvée là, la ravisseuse de mon cœur. 

Et le vénérable cheikh, après avoir réfléchi un 
moment, me dit : « Certes ! l'affaire est compliquée. 
Mais elle n'est pas au-dessus du savoir-faire de ton 
vieil esclave, ô mon maître. J'ai en effet, parmi mes 
connaissances, un homme qui loge dans le palais 
même du khalifat Al-Môtawakkil, vu qu'il est le tail- 
leur des fonctionnaires et des eunuques. Je vais donc 
aller te présenter h lui ; et tu lui commanderas quel- 
que travail que tu rémunéreras généreusement. Et 
il te sera alors d'une grande utilité ! » Et, sans tar- 
der, il me conduisit au palais et entra avec moi 
chez le tailleur, qui nous reçut avec affabilité. 
Et moi, pour inaugurer mes commandes de vête- 
ments, je lui montrai une de mes poches que j'a- 
vais pris soin de découdre en route, et le priai de me 
la recoudre d'urgence. Et le tailleur s'exécuta de 
bonne grâce. Et moi, pour rémunérer son travail, 
je lui glissai dans la main dix dinars d'or, en m'excu- 
sant du peu, et lui promettant de le dédommager 
largement à la seconde commande. Et le tailleur ne 



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28 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

sut que penser de ma manière de faire ; mais me re- 
gardant avec stupéfaction, il me dit : v mon 
maître, tu es habillé comme un marchand, et tu es 
loin d'en avoir les manières. D'ordinaire un mar- 
chand regarde à la dépense et ne sort un drachme 
que s'il est sûr d'en gagner dix. Et toi, pour un tra- 
vail insignifiant, tu me donnes le prix d'une robe 
d'émir ! » Puis il ajouta : « Il n'y a que les amou- 
reux pour être si magnifiques ! Par Allah sur toi, ô 
mon maître, serais-tu amoureux? » Je répondis, en 
baissant les yeux : « Comment ne le serais-je pas, 
après avoir vu ce que j'ai vu ? » Il me demanda : 
« Et qui est l'objet de tes tourments ? Est-ce un 
jeune faon ou une gazelle ? » Je répondis : « Une 
gazelle ! » Il me dit : « Il n'y a pas d'inconvénient. 
Et me voici prêt, ô mon maître, à te servir de guide, 
si sa demeure est ce palais, puisque c'est une gazelle,* 
et qu'ici se trouvent les plus belles variétés de cette 
espèce ! » Je dis : « Oui, c'est ici qu'elle habite ! » 
Il dit : « Et quel est son nom ? » Je dis : « Allah 
seul le connaît, et toi-même peut-être ! » Il dit : 
« Dépeins-la-moi, alors. » Et je la lui dépeignis du 
mieux que je pus, et il s'écria : « Hé, par Allah, 
c'est notre maîtresse Gerbe-de-Perles, la luthière de 
l'émir des Croyants Al-Môtawakkil Ala'llah ! » Et il 
ajouta : « Voici précisément son petit eunuque qui 
s'avance de notre côté. Toi, ô mon maître, ne laisse 
pas échapper l'occasion de le séduire pour en faire 
ton introducteur auprès de sa maîtresse Gerbe-de- 
Perles ! » 

Et effectivement, ô émir des Croyants, je vis entrer 
chez le tailleur un tout jeune esclave blanc, aussi 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 29 

beau que la lune du mois de Ramadan. Et, après 
qu'il nous eut gentiment salué, il dit au tailleur, en 
lui montrant une petite veste de brocart : « Com- 
bien cette veste de brocart, ô cheikh Ali ? J'en ai pré- 
cisément besoin, afin d'accompagner dans ses cour- 
ses ma maîtresse Gerbe-de-Perles ! » Et moi aussitôt 
je détachai la veste de l'endroit où elle était, et la 
lui remis en disant : « Elle est payée, et t'appar- 
tient ! » Et l'enfant me regarda en souriant de côté, 
tout comme sa maîtresse, et me dit en me prenant 
par la main et en s'écartant avec moi : « Tu es sans 
aucun doute Aboul Hassan Ali ibn-Ahmad Al- 
Khorassani. » Et moi, à la limite de l'étonnement 
de voir tant de sagacité déjà chez un enfant, et de 
m'entendre appeler par mon nom, je lui mis au 
doigt un anneau de prix, que je retirai du mien, et 
répondis : « Tu dis vrai, ô charmant jouvenceau. 
Mais qui t'a révélé mon nom ? » 11 dit : « Par Allah, 
comment ne le connaîtrais-je pas, alors que ma 
maîtresse le prononce tant de fois par jour devant 
moi, depuis le temps qu'elle est amoureuse d'Abou'l 
Hassan Ali, le magnifique seigneur ? Par les mé- 
rites du Prophète — sur Lui les grâces et les béné- 
dictions — si tu es aussi amoureux de ma maîtresse 
qu'elle Test de toi, tu me trouveras tout prêt à te 
seconder pour arriver jusqu'à elle ! » 

Alors moi, ô émir des Croyants, je jurai à l'enfant, 
par les serments les plus sacrés, que j'étais éperdu- 
ment amoureux de sa maîtresse, et que certainement 
je mourrais si je ne la voyais pas tout de suite... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



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30 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT DIX-HUITIÈME NUIT 



Elle dit : 

. . . Alors moi, ô émir des Croyants, je jurai à l'enfant, 
par les serments les plus sacrés, que j'étais éperdu- 
ment amoureux de sa maîtresse, et que certainement 
je mourrais si je ne la voyais pas tout de suite. Et 
l'eunuque enfant me dit: « Puisqu'il en est ainsi, ô 
mon maître Abou'l Hassan, je te suis tout acquis. Et 
je ne veux pas tarder davantage à t'aider à avoir une 
entrevue avec ma maîtresse ! » Et il me quitta en me 
disant : « Je vais revenir dans un instant. » 

Et, en effet, il ne tarda pas à venir me retrouver 
chez le tailleur. Et il tenait un paquet qu'il déplia ; 
et il en fit sortir une tunique de lin brodée d'or fin et 
un manteau qui était un des manteaux du khalifat 
lui-môme, comme j'ai pu le remarquer par les signes 
qui le distinguaient et parle nom inscrit sur la trame, 
en lettres d'or, et qui était le nom d'Al-Môtawakkil 
Ala'llah. Et le petit eunuque me dit : « Je t'apporte, 
ô mon maître Abou'l Hassan, l'habillement dont 
se vêt le khalifat lorsqu'il se rend le soir dans le 
harem. » Et il m'obligea à m'en vêtir, et me dit : 
« Une fois arrivé dans la longue galerie intérieure, 
où sont les appartements privés des favorites, tu 
auras bien soin, en passant, de prendre dans le fla- 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 31 

con que voici un grain de musc, et de le mettre de- 
vant la porte de chaque appartement ; car telle est, 
tous les soirs, l'habitude du khalifat lorsqu'il tra- 
verse la galerie du harem. Et une fois que tu seras 
arrivé devant la porte dont le seuil est de marbre 
bleu, tu l'ouvriras sans frapper, et tu seras dans les 
bras de ma maîtresse ! » Puis il ajouta : « Quant à 
ta sortie de là, après l'entrevue, Allah y pourvoiera ! » 
Et, m'ayant donné ces instructions, il me quitta en 
me souhaitant la réussite, et disparut. 

Alors moi, ô mon seigneur, bien que je ne fusse 
pas habitué à ces sortes d'aventures et que ce fût 
mon début dans la complication, je n'hésitai pas à 
me revêtir de l'habillement du khalifat et, comme si 
j'eusse habité toute ma vie le palais et que j'y fusse 
né, je me mis hardiment en marche à travers les 
cours et les colonnades, et j'arrivai dans la galerie 
des appartements réservés au harem. Et aussitôt je 
tirai de ma poche le flacon qui contenait les grains 
de musc, et, selon les instructions du petit eunuque, 
je ne manquai pas, en arrivant devant chaque porte 
de favorite, de déposer un grain de musc sur le petit 
plateau de porcelaine qui était placé là à cet effet. Et 
j'arrivai de la sorte devant la porte dont le seuil était 
de marbre bleu. Et je me disposais à la pousser pour 
pénétrer chez la tant désirée, en me félicitant de 
n'avoir été jusque-là reconnu par personne, quand 
j'entendis tout à coup une grande rumeur et, au 
même moment, j'aperçus la clarté d'un grand nom- 
bre de flambeaux. Or, c'était le khalifat Al-Motawak- 
kil, en personne, entouré de la foule de ses courti- 
sans et de sa suite habituelle. Et je n'eus que le 



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32 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

temps (le revenir sur mes pas, en sentant mon cœur 
soulevé d'émotion. Et, dans ma fuite à travers la 
galerie, j'entendais les voix des favorites qui, de 
l'intérieur, s'exclamaient, disant : « Par Allah, quelle 
chose étonnante ! voici l'émir des Croyants qui 
repasse pour la seconde fois aujourd'hui dans la 
galerie. Certainement c'est lui qui passa, il y a un 
moment, en déposant dans la soucoupe de chacune 
le grain de musc habituel. Et nous l'avons d'ailleurs 
reconnu au parfum de ses vêtements ! » 

Et moi je continuai à fuir éperdument, et dus 
bientôt m'arrêter, ne pouvant aller plus loin dans la 
galerie sans risquer de donner l'éveil. Mais j'en- 
tendais toujours la rumeur de l'escorte, et voyais se 
rapprocher les flambeaux. Alors, ne voulant point, 
même au risque de mourir, être surpris dans cette 
posture et sous ce déguisement, je poussai la pre- 
mière porte qui s'offrit à ma main, et me précipitai 
à l'intérieur, oubliant que j'étais déguisé en khalifat, 
et tout ce qui s'en suit. Et je me trouvai en présence 
d'une jeune femme aux longs yeux effarés qui, se 
levant en sursaut des tapis où elle était étendue, 
poussa un grand cri de terreur et de confusion et, 
d'un geste rapide, releva le pan de sa robe de mous- 
seline et s'en couvrit le visage et les cheveux. 

Et moi je restai là, devant elle, assez hébété, 
assez perplexe, et souhaitant en mon âme, pour 
échapper à cette situation, que la terre s'entr'ou- 
vrît à mes pieds afin d'y disparaître. Ah ! cela, 
certes, je me le souhaitais ardemment et, en outre, 
je maudissais la confiance inconsidérée que j'avais 
eue en ce petit eunuque de perdition qui, à n'en 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 33 

pas douter, allait être la cause de ma mort par 
noyade ou par empalement. Et, retenant mon souffle, 
j'attendais de voir sortir de la bouche de cette ado- 
lescente effarouchée les cris d'appel qui allaient faire 
de moi un objet de pitié et un exemple du châtiment 
réservé aux amateurs de complications. Et voici que 
les jeunes lèvres remuèrent sous le pan de mousse- 
seline, et la voix qui en sortit était charmante et me 
disait : « Sois le bienvenu dans mon appartement, ô 
Abou'l Hassan, puisque tu es celui qui aime ma 
sœur Gerbe-de-Perles, et qui en est aimé ! » Et moi, 
à ces paroles inespérées, ô mon seigneur, je me jetai 
la face contre terre entre les mains de l'adolescente, 
et lui baisai le bas des vêtements, et me couvris la 
tête de son voile protecteur. Et elle me dit: « La 
bienvenue et la longue vie aux hommes généreux, 
ya Abou'l Hassan ! Que tu as excellé dans tes procé- 
dés avec ma sœur Gerbe-de-Perles ! Et comme tu es 
sorti à ton avantage des épreuves auxquelles elle t'a 
soumis ! Aussi, elle ne cesse de me parler de toi et de 
la passion que tu as su lui inspirer. Tu peux donc 
bénir ta destinée qui t'a poussé chez moi, alors 
qu'elle aurait pu te conduire à ta perte, déguisé 
comme tu es sous cet habillement du khalifat. Et tu 
peux être tranquille à ce sujet, car je vais tout ar- 
ranger pour que rien n'arrive que ce qui est marqué 
du cachet de la prospérité ! » Et moi, ne sachant 
comment la remercier, je continuai à lui baiser en 
silence le pan de sa tunique. Et elle ajouta : « Seule- 
ment, ya Abou'l Hassan, je voudrais, avant d'inter- 
venir dans ton intérêt, être bien fixée sur tes inten- 
tions à l'égard de ma sœur. Car il ne faut pas qu'il y 



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34 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

ait de malentendu à ce sujet! » Et moi je répondis, 
en levant les bras : « Qu'Allah te garde et te conserve 
dans la voie de la rectitude,, ô ma maîtresse secou- 
rable! Hé, par ta vie! mes intentions pourraient-elles 
donc être autrement que pures et désintéressées ? Je 
ne souhaite en effet qu'une chose, et c'est de revoir ta 
bienheureuse sœur Gerbe-de-Perles, simplement 
pour que mes yeux se réjouissent de sa vue et 
que mon cœur languissant revienne à la vie. Cela 
seulement, et rien de plus ! Et Allah le Tout- Voyant 
est témoin de mes paroles et n'ignore rien de mes 
pensées ! » Alors elle me dit : « En ce cas, ya Abou'l 
Hassan, je n'épargnerai rien pour te faire parvenir 
au but licite de tes souhaits ! » 

Et, ayant ainsi parlé, elle frappa dans ses mains, 
et dit à la petite esclave qui accourut à ce signal : 
« Va trouver ta maîtresse Gerbe-de-Perles, et dis- 
lui : « Ta sœur Pâte-d'Amandes t'envoie le salam et 
te prie d'aller la trouver sans retard, car elle se sent, 
cette nuit, la poitrine rétrécie, et il n'y a que ta 
seule présence pour la lui dilater. Et, en outre, il y a 
entre toi et elle un secret ! » Et l'esclave se hâta 
d'aller exécuter l'ordre. 

Et bientôt, ô mon seigneur, je la vis entrer dans 
sa beauté, avec sa grâce tout entière. Et elle était 
enveloppée, pour tout vêtement, d'un grand voile 
de soie bleue ; et elle avait les pieds nus et les che- 
veux écroulés. 

Or, elle ne m'aperçut pas d'abord, et dit à sa sœur 
Pâte-d'Amandes : « Me voici, ma chérie. Je sors du 
hammam, et n'ai pu encore me vêtir. Mais dis-moi 
vite quel est le secret qui est entre moi et toi ! » Et, 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 35 

pour toute réponse, ma protectrice me montra du 
doigt à Gerbe-de-Perles, en me faisant signe d'appro- 
cher. Et je sortis de l'ombre où je me tenais. 

En me voyant, mabien-aimée ne montra ni honte 
ni embarras, mais elle vint à moi, blanche et émou- 
vante, et se jeta dans mes bras comme un enfant 
dans les bras de sa mère. Et je crus tenir contre 
mon cœur toutes les houris du Paradis. Et je ne 
savais, ô mon seigneur, tant elle était tendre de par- 
tout et fondante, si elle n'était point une motte de 
beurre fin ou une pâte d'amandes. Béni soit Celui 
qui l'a formée ! Mes bras n'osaient appuyer sur le 
corps enfantin. Et une vie nouvelle de cent ans entra 
en moi avec son baiser. 

Et nous restâmes ainsi enlacés je ne sais pendant 
combien de temps. Car je crois bien que je devais 
être dans l'extase ou quelque chose d'approchant... 

— A. ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT DIX-NEUVIÈME NUIT 



Elle dit 



... Et nous restâmes ainsi enlacés je ne sais pendant 
combien de temps. Car je crois bien que je devais 
être dans l'extase ou quelque chose d'approchant. 

Mais lorsque je revins un peu à la réalité, je 



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,36 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

voulus lui raconter tout ce que j'avais souffert pour 
elle, quand nous entendîmes une rumeur grandis- 
sante dans la galerie. Et c'était le khalifat lui-môme, 
qui venait voir sa favorite Pâte-d , A mandes, sœur de 
Gerbe-de-Perles. Et je n'eus que le temps de me 
lever et de sauter dans un grand coffre, qu'elles 
refermèrent sur moi, comme si de rien n'était. 

Et le khalifat Al-Môtawakkil, ton grand-père, ô 
mon seigneur, entra dans l'appartement de sa favo- 
rite, et, ayant aperçu Gerbe-de-Perles, il lui dit : 
« Par ma vie, ô Gerbe-de-Perles, je me réjouis de te 
rencontrer aujourd'hui chez ta sœur Pâte-d' Amandes. 
Où donc étais-tu tous ces jours derniers, que je ne 
te voyais plus nulle part dans le palais, et que je 
n'entendais plus ta Voix qui me plaît tellement? » Et 
il ajouta, sans attendre de réponse : « Prends vite le 
luth que tu as délaissé et chante-moi quelque chose 
de passionné, en t'y accompagnant ! » Et Gerbe-dc- 
Perles, qui savait le khalifat amoureux à l'extrême 
d'une jeune esclave nommée Benga, n'eut point de 
peine à trouver la chanson qu'il fallait; car amou- 
reuse elle-même, elle se laissa simplement aller au 
cours de ses sentiments, et, accordant son luth, elle 
s'inclina devant le khalifat, et chanta : 

« Le bien-aimé que j'aime, — ah! ah! 
Sa joue duvetée — ô nuit! 
Surpasse en douceur — â les yeux ! 
La joue lavée des roses — 6 nuit ! 
Le bien-aimé que j'aime, — ah ! ah ! 
Est un frais jouvenceau — ô nuit! 
Dont V amoureux regard — ah ! ah ! 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 37 

Eût ensorcelé — 6 les yeux ! 
Les rois de Babylone — ô nuit! 
Et tel est — ah! ah! 
Le bien-aimé que j'aime ! » 

Lorsque le khalifat Al-Môtawakkil eut entendu 
ce chant, il fut extrêmement ému, et, se tournant 
vers Gerbe-de-Perles, il lui dit : « O jeune fille bénie, 
ô bouche de rossignol, je veux, pour te donner une 
preuve de mon contentement, que tu m'exprimes un 
souhait. Et — je le jure par les mérites de mes glo- 
rieux ancêtres, les méritants ! — ce serait la moitié 
de mon royaume que je te J'accorderais ! Et Gerbe-dc- 
Perles répondit, en baissant les yeux : « Qu'Allah 
prolonge la vie de notre maître ! mais je ne souhaite 
rien que la continuation des bonnes grâces de l'émir 
des Croyants sur ma tête et celle de ma sœur Pàte- 
d'Amandes ! » Et le khalifat dit : « 11 faut, Gerbe-de- 
Perles, que tu me demandes quelque chose ! » Alors 
elle dit : « Puisque notre maître me l'ordonne, je 
lui demanderai de me libérer et de me laisser, pour 
tout bien, les meubles de cet appartement et tout ce 
qui est contenu dans cet appartement ! » Et le kha- 
lifat lui dit : « Tu en es la maîtresse, ô Gerbe-de- 
Perles ! Et Pâte-d'Amandes, ta sœur, aura désor- 
mais comme appartement le plus beau pavillon du 
palais. Et, comme tu es libérée, tu peux rester ou 
partir ! » Et, se levant, il sortit de chez sa favorite, 
pour aller retrouver la jeune Benga, sa favorite du 
moment. 

Or, dès qu'il fut parti, mon amie envoya quérir par 
son eunuque les portefaix et les déménageurs, et 

T. XIII. 3 



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38 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

fit transporter chez moi tous les meubles de l'appar- 
tement, les étoffes, les coffres et les tapis. Et le coffre 
où j'étais enfermé sortit le premier sur le dos des 
portefaix, et arriva sans encombre — grâce à la Sé- 
curité — dans ma maison. 

Et le jour même, ô émir des Croyanjs, j'épousai 
Gerbe-de-Perles devant Allah, en présence du kâdi 
et des témoins. Et le reste est le mystère de la foi 
musulmane ! 

Et tel est, 6 mon seigneur, l'histoire de ces meu- 
bles, de ces étoffes et de ces vêtements marqués au 
nom de ton glorieux grand-père le khalifat Al- 
Môtawakkil Ala'llah ! Et — j'en fais le serment sur 
ma tète ! — je n'ai point ajouté à cette histoire une 
syllabe, ni ne l'ai diminuée d'une syllabe. Et l'émir 
des Croyants est la source de toute générosité et la 
mine de tous les bienfaits ! » 

Et, ayant ainsi parlé, Abou'l Hassan se tut. Et le 
khalifat Al-Môtazid Bi'llah s'écria : « Ta langue a 
sécrété l'éloquence, ô notre hôte, et ton histoire est 
une merveilleuse histoire ! Aussi, pour te marquer 
la joie que j'en éprouve, je te prie de m'apporter un 
calam et une feuille de papier ! » Et, Abou'l Hassan 
ayant apporté le calam et le papier, le khalifat les 
remit au conteur Ibn-Hamdoun et lui dit : « Ecris 
sous ma dictée ! » Et il lui dicta : « Au nom d'Allah 
le Clément, le Miséricordieux ! Par ce firman, signé 
de notre main et cacheté de notre cachet, nous 
exemptons d'impôts, toute sa vie durant, notre fidèle 
sujet Abou'l Hassan Ali ben-Ahmad Al-Khorassani. 
Et nous le nommons notre principal chambellan ! » 



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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 39 

Et, après avoir cacheté le firman, il le lui remit, et 
ajouta : « Et je souhaiterais te voir dans mon palais 
comme mon fidèle commensal et mon ami ! » 

Et depuis lors, Abou'l Hassan fut le compa- 
gnon inséparable du khalifat Al-Môtazid Bi'llah. Et 
ils vécurent tous dans les délices, jusqu'à l'inévi- 
table séparation qui fait habiter les tombeaux à 
ceux mêmes qui habitaient les palais les plus beaux. 
Gloire au Très-Haut qui habite un palais qui est au- 
dessus de tous les niveaux ! 



— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté son histoire, 
ne voulut point laisser passer cette nuit-là sans com- 
mencer l'HlSTOIRE DES DEUX VIES DU SULTAN MàHMOUD. 



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LES DEUX VIES DU SULTAN MAH- 
MOUD 



Elle dit : 

Il m'est revenu, ô Roi fortuné, que le sultan Mah- 
moud, qui fut un des plus sages et des plus glo- 
rieux d'entre les sultans d'Egypte, s'asseyait sou- 
vent seul dans son palais, en proie à des accès de 
tristesse sans cause, durant lesquels le monde en- 
tier noircissait devant son visage. Et, à. ces moments- 
là, la vie lui semblait pleine de fadeur et dénuée de 
toute signification. Et, pourtant, rien ne lui man- 
quait des choses qui eussent fait le bonheur des 
créatures ; car Allah lui avait, sans compter, oc- 
troyé la santé, la jeunesse, la puissance et la gloire, 
et lui avait donné, comme capitale de son empire, la 
ville la plus délicieuse de l'univers, où il avait, pour 
se réjouir l'âme et les sens, l'aspect de la beauté de 
la terre, de la beauté du ciel et de la beauté des 
femmes dorées comme les eaux du Nil. Mais tout 
cela s'effaçait à ses yeux durant ses royales tris- 
tesses ; et il enviait alors le sort des fellahs courbés 



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42 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

sur les sillons de la terre, et celui des nomades per- 
dus dans les déserts sans eau. 

Or, un jour que, les yeux noyés dans le noir des 
songes, il était dans un abattement plus accentué 
qu'à l'ordinaire , refusant de manger, de boire et de 
s'occuper des affaires du règne et ne souhaitant que 
de mourir, le grand-vizir entra dans la chambre où 
il était étendu, la tête dans les mains, et, après les 
hommages rendus, il lui dit : « mon maître sou- 
verain, voici qu'à la porte, sollicitant une audience, 
se trouve un très vieux cheikh venu des pays de 
l'extrême Occident, du fond du Maghreb lointain. 
Et, si je dois en juger par ma conversation avec lui 
et par les quelques paroles que j'ai entendues de sa 
bouche, il est, sans aucun doute, le savant le plus 
prodigieux, le médecin le plus extraordinaire et le 
magicien le plus étonnant qui ait vécu parmi les 
hommes. Et c'est parce que je sais mon souverain en 
proie à la tristesse et l'abattement, que je voudrais 
que ce cheikh obtînt la permission d'entrer, dans 
l'espoir que son approche contribuera à chasser les 
pensées qui pèsent sur les visions de notre roi ! » Et 
le sultan Mahmoud fit de la tête un signe d'assenti- 
ment, et aussitôt le grand-vizir introduisit dans la 
salle du trône le cheikh étranger... 

— A. ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 43 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT VIN6TIÈME NUIT 



Elle dit : 

... et aussitôt le grand-vizir introduisit dans la 
salle du trône le cheikh étranger. 

Et certes! l'homme qui entra était plutôt l'ombre 
d'un homme qu'une créature vivante d'entre les 
créatures. Et, si un âge pouvait lui être donné, il 
eût fallu calculer par centaines d'années. Pour tout 
vêtement, une barbe prodigieuse flottait sur sa grave 
nudité, tandis qu'une large ceinture en cuir souple 
mettait une barre unie autour des vieux reins par- 
cheminés. Et on l'eût pris pour quelque très ancien 
corps semblable à ceux que retiraient parfois des 
sépultures granitiques les laboureurs d'Egypte, si, 
dans la face, au-dessous des sourcils terribles, n'eus- 
sent brûlé deux yeux où vivait l'intelligence. 

Et le pur vieillard, sans s'incliner devant le sul- 
tan, dit d'une voix sourde qui n'avait rien des voix 
de la terre : « La paix sur toi, sultan Mahmoud ! Je 
suis envoyé vers toi par mes frères, les santons de 
l'extrême Occident. Je viens te rendre conscient des 
bienfaits du Rétributeur sur ta tête ! » 

Et, sans un geste, il s'avança vers le roi d'un pas 
solennel et, le prenant par la main, il l'obligea à se 
lever et à l'accompagner jusqu'à l'une des fenêtres 
de la salle du trône. 



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44 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Or, cette salle du trône avait quatre fenêtres, et 
chacune de ces fenêtres était sur la ligne d'un point 
astronomique. » Et le vieux cheikh dit au sultan : 
« Ouvre la fenêtre ! » Et le sultan obéit comme un 
enfant, et ouvrit la première fenêtre. Et le vieux 
cheikh lui dit simplement : « Regarde ! » 

Et sultan Mahmoud mit la tête à la fenêtre et 
vit une immense arn*ée de cavaliers qui, l'épée nue, 
se précipitaient, à toute bride, des hauteurs de la 
citadelle du mont Makattam. Et les premières co- 
lonnes de cette armée, arrivées déjà au pied même 
du palais, avaient mis pied à terre et commençaient 
à en escalader les murailles, en poussant des cla- 
meurs de guerre et de mort. Et le sultan, à cette 
vue, comprit que ses troupes s'étaient mutinées et 
venaient le détrôner. Et, devenu bien changé de 
teint, il s'écria : « 11 n'y a de dieu qu'Allah ! Voici 
l'heure de ma destinée ! » 

Aussitôt le cheikh referma la fenêtre, mais pour 
la rouvrir lui-même l'instant d'après. Et toute l'ar- 
mée avait disparu. Et seule la citadelle s'élevait paci- 
fiquement dans le loin, trouant de ses minarets le 
ciel de midi. 

Alors le cheikh, sans donner le temps au roi de 
revenir de sa profonde émotion, le conduisit à la 
seconde fenêtre qui plongeait sur la ville immense, 
et lui dit : « Ouvre-la, et regarde ! » Et sultan Mah- 
moud ouvrit la fenêtre, et le spectacle qui s'offrit à 
sa vue le fit reculer d'horreur. Les quatre cents 
minarets qui dominaient les mosquées, les coupoles 
des mosquées, les dômes des palais, et les terrasses 
qui s'étageaient par milliers jusqu'aux confins de 



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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 45 

l'horizon n'étaient plus qu'un brasier fumant et 
flamboyant, d'où, avec les hurlements de l'épou- 
vante, déferlaient vers la moyenne région de l'air 
des nuages noirs qui aveuglaient l'œil du soleil. Et 
un vent sauvage poussait les flammes et les cendres 
vers le palais même, qui bientôt se trouva enveloppé 
d'une mer de feu, dont il n'était plus séparé que par 
la nappe fraîche de ses jardins. Et le sultan, à la 
limite de la douleur de voir sa belle ville anéantie, 
laissa retomber ses bras, et s'écria : « Allah seul est 
grand ! Les choses ont leur destinée comme toutes 
les créatures ! Demain le désert rejoindra le désert 
à travers les plaines sans nom d'une terre qui fut 
illustre entre toutes ! Gloire au seul Vivant! » Et il 
pleura sur sa ville et sur lui-môme. Mais le cheikh 
referma aussitôt la fenêtre, et la rouvrit au bout d'un 
instant. Et toute trace d'incendie avait disparu. Et 
la ville du Caire s'étendait dans sa gloire intacte, au 
milieu de ses vergers et de ses palmes, tandis que 
les quatre cents voix des muezzins annonçaient 
l'heure de la prière aux Croyants et se confondaient 
dans une même élévation vers le Seigneur de l'uni- 
vers. 

Et le cheikh, emmenant aussitôt le roi, le con- 
duisit vers la troisième fenêtre, qui donnait sur le 
Nil, et la lui fit ouvrir. Et sultan Mahmoud vit le 
fleuve qui débordait de son lit et dont les vagues, 
envahissant la ville et dépassant bientôt les terrasses 
les plus élevées, venaient battre avec furie contre 
les murailles du palais. Et une vague, plus forte que 
les précédentes, fit d'un coup s'écrouler tous les obs- 
tacles sur son passage et vint s'engouffrer dans l'é- 



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46 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tage inférieur du palais. Et l'édifice, fondant comme 
un morceau de sucre dans l'eau, s'affaissa d'un côté, 
et il était déjà presque effondré quand le cheikh re- 
ferma soudain la fenêtre et la rouvrit. Et tout débor- 
dement fut comme s'il n'avait pas été. Et le beau 
lleuve continua, comme par le passé, à se promener 
avec majesté entre les champs infinis de luzernes, en 
dormant dans son lit. 

Et le cheikh fit ouvrir par le roi la quatrième fenê- 
tre, sans lui donner le temps de se remettre de sa 
surprise. Or, cette quatrième fenêtre avait vue sur 
l'admirable plaine verdoyante qui s'étend aux por- 
tes de la ville à perte de vue, pleine d'eaux couran- 
tes et de troupeaux heureux, celle qu'ont chantée 
tous les poètes depuis Omar, où des étendues de 
roses, de basilics, de narcisses et de jasmins alter- 
nent avec des bosquets d'orangers, où les arbres 
sont habités par des tourterelles et des rossignols 
tombés en pâmoison à force de plaintes amoureuses, 
où la terre est aussi riche et parée que dans les an- 
tiques jardins d'Iram-aux-Golonnes, et aussi embau- 
mée que les pelouses d'Éden. Et, au lieu des prairies 
et des bois d'arbres fruitiers, sultan Mahmoud ne vit 
plus qu'un affreux désert rouge et blanc, brûlé par 
un soleil inexorable, un désert pierreux et sablon- 
neux, qui servait de refuge aux hyènes et aux cha- 
cals et de champ de course aux serpents et aux bêtes 
malfaisantes. Et cette sinistre vision ne tarda pas, 
comme les précédentes, à s'effacer, quand le cheikh 
eut, de sa propre main, fermé et rouvert la fenêtre. 
Et, de nouveau, la plaine se fit magnifique, et sourit 
au ciel de toutes les fleurs de ses jardins. 



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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 47 

Tout cela, et sultan Mahmoud ne savait s'il dor- 
mait, s'il veillait ou s'il n'était point sous la puissance 
de quelque sortilège ou hallucination. 

Mais le cheikh, sans le laisser se calmer de toutes 
les violentes sensations qu'il venait d'éprouver, le 
prit de nouveau par la main, sans qu'il eût môme 
l'idée d'opposer la moindre résistance, et le condui- 
sit auprès d'un petit bassin qui rafraîchissait la salle 
de son murmure d'eau. Et il lui dit: « Penche-toi sur 
le bassin et regarde ! » Et sultan Mahmoud se pencha 
sur le bassin, pour regarder, quand, d'un mouvement 
brusque, le cheikh lui plongea la tète tout entière 
dans l'eau. 

Et sultan Mahmoud se vit naufragé au pied d'une 
montagne qui dominait la mer. Et il était encore, 
comme au temps de sa splendeur, revêtu de ses 
attributs royaux avec sa couronne sur la tête. Et, non 
loin de là, des fellahs le regardaient comme un ob- 
jet nouveau, et se faisaient mutuellement des signes 
à son sujet, en riant beaucoup. Et sultan Mahmoud, 
à cette vue, entra dans une fureur sans bornes, plus 
encore contre le cheikh que contre les fellahs, et 
s'écria : « Ah ! maudit magicien, cause de mon nau- 
frage, puisse Allah me ramener dans mon royaume 
pour que je te châtie selon ton crime ! Pourquoi m'a- 
voir trahi si lâchement? Et que vais-je devenir dans ce 
pays étranger? » Puis, se ravisant, il s'approcha des 
fellahs, et leur dit d'un ton solennel: «Je suis le sultan 
Mahmoud ! Allez-vous-en ! » Mais ils continuèrent à 
rire, en ouvrant des bouches jusqu'aux oreilles. Ah! 
quelles bouches ! des grottes ! des grottes ! Et, pour 
éviter d'y être englouti vivant, il voulut lui-même 



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48 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

s'enfuir, quand celui qui paraissait être le chef des 
fellahs s'approcha de lui, lui enleva sa couronne et 
ses attributs, qu'il jeta dans la mer en disant: « 
pauvre.! pourquoi toute cette ferraille ! Il fait bien 
chaud pour se couvrir ainsi ! Tiens, ô pauvre ! voici 
des vêtements semblables aux nôtres ! » Et l'ayant 
mis. nu, il le revêtit d'une robe en «cotonnade bleue, 
lui passa aux pieds une paire de vieilles babouches 
jaunes à semelles en cuir d'hippopotame, et le coiffa 
d'un tout petit bonnet eivfeutre couleur d'étourneau. 
Et il lui dit : « Allons, ô pauvre, viens travailler avec 
nous, si tu ne veux pas mourir de faim ici, où tout 
le monde travaille ! » Mais sultan Mahmoud dit: « Je 
ne sais pas travailler! » Et le fellah lui dit: « En ce 
cas, tu nous serviras de portefaix et d'âne, tout à la 
fois... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT VINGT ET UNIÈME NUIT 



Elle dit : 

» ... tu nous serviras de portefaix et d'âne, tout à 
la fois! » Et, comme ils avaient déjà fini leur journée 
de travail, ils furent bien aises de charger un autre 
dos que le leur du poids de leurs instruments de 
labour. Et sultan Mahmoud, ployant sous le faix des 



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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 49 

bêches, des herses, des pioches et des râteaux, et 
pouvant à peine se traîner, fut bien obligé de suivre 
les fellahs. Et il arriva avec eux, fourbu et pouvant à 
peine respirer, dans le village, où il fut en butte aux 
poursuites des petits enfants qui couraient tout nus 
derrière lui, en lui faisant subir mille avanies. Et, 
pour lui faire passer la nuit, on le poussa dans une 
établc abandonnée, où on lui jeta, pour son repas, 
un pain moisi et un oignon. Et, le lendemain, il était 
devenu âne pour de bon, âne avec une queue, des 
sabots et des oreilles. Et on lui passa une corde au 
cou, et on lui mit un bât sur le dos, et on remmena 
aux champs traîner la charrue. Mais comme il se re- 
biffait, on alla le confier au meunier du village qui 
eut bientôt fait de le mettre à la raison, en lui faisant 
tourner la roue du moulin, après lui avoir bandé les 
yeux. Et cinq années il tourna la roue du moulin, 
ne se reposant que juste le temps de manger sa ra- 
tion de fèves et de boire un seau. Et cinq années de 
coups de bâton, de piqûres d'aiguillon, d'injures hu- 
miliantes et de privations. Et il ne lui restait, pour 
toute consolation et pour tout soulagement, que les 
séries de pets qu'il lâchait du matin au soir, comme 
réponse aux injures, en tournant le moulin. Et voici 
que tout à coup le moulin s'écroula, et il se vit de 
nouveau sous sa forme première d'homme, et non 
plus âne. Et il se promenait dans les souks d'une 
ville qu'il ne connaissait pas; et il ne savait pas trop 
où aller. Et comme il était déjà las de marcher, il 
cherchait de l'œil un endroit pour se reposer, quand 
un vieux marchand, qui jugeait à son air qu'il était 
étranger, l'invita poliment à entrer dans sa boutique. 



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50 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Et, voyant qu'il était fatigué, il le fit asseoir sur un 
banc, et lui dit: « étranger, tu es jeune et tu ne 
seras pas malheureux dans notre ville, où les jeunes 
gens sont fort cotés et très recherchés, surtout quand 
ils sont, comme toi, de solides gaillards. Dis-moi 
donc si tu es disposé à habiter notre ville, dont les 
coutumes sont très favorables aux étrangers qui veu- 
lent s'y établir. » Et sultan Mahmoud répondit: 
« Par Allah , je ne demande pas mieux que de demeu- 
rer ici, pourvu que je puisse trouver à y manger 
autre chose que les fèves dont on m'a nourri pendant 
cinq ans! » Et le vieux marchand lui dit: « Que 
parles-4;u de fèves, ô pauvre ! Ici tu seras nourri de 
choses exquises et fortifiantes, pour la besogne qu'il 
te faut accomplir! Écoute-moi donc avec attention, 
et suis le conseil que je vais te donner! » Et il ajouta: 
« Hàte-toi d'aller de ce pas te poster à la porte du 
hammam de la ville, qui est là, au tournant de la rue. 
Et à chaque femme qui sortira tu demanderas, en 
l'abordant, si elle a un mari. Et celle qui te dira 
qu'elle n'en a pas, sera ton épouse sur l'heure, selon 
la coutume du pays! Et surtout prends garde d'o- 
mettre de poser la question à toutes les femmes sans 
exception que tu verras sortir du hammam, sinon tu 
cours grand risque d'être chassé de notre ville ! » Et 
sultan Mahmoud alla se poster à la porte du hamman, 
et il n'était pas là depuis longtemps quand il vit sor- 
tir une splendide jouvencelle de treize ans. Et il 
pensa, en la voyant: « Par Allah, avec celle-ci je me 
consolerais bien de tous mes malheurs ! » Et il l'arrêta 
et lui dit: « O ma maîtresse, es-tu mariée ou céliba- 
taire? » Et elle répondit : « Je suis mariée de Tannée 



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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 51 

dernière. » Et elle continua son chemin. Et voici 
sortir du hammam une vieille d'une laideur effroya- 
ble. Et sultan Mahmoud frémit d'horreur à sa vue, 
et pensa: « Certes ! j aime mieux mourir de faim et 
redevenir âne ou portefaix que d'épouser cette vieille 
antiquité ! Mais puisque le vieux marchand m'a dit 
de poser la question à toutes les femmes, il faut bien 
que je me décide à interroger la calamiteuse! » Et 
il l'aborda et lui dit, en détournant la tête: « Es-tu 
mariée ou célibataire ? » Et l'effrayante vieille répon- 
dit, en bavant: « Je suis mariée, ô mon cœur! » Ah! 
quel soulagement ! Et il dit : « «Ten suis bien aise, 6 
ma tante ! » Et il pensa : « Qu'Allah ait en Sa misé- 
ricorde le malheureux étranger qui m'a précédé ! » 
Et la vieille continua son chemin, et voici sortir du 
hammam une antiquité bien plus dégoûtante que la 
précédente et bien plus horrible. Et sultan Mahmoud 
s'approcha d'elle en tremblant, et lui demanda : « Es- 
tu mariée ou célibataire ? » Et elle répondit, en se 
mouchant dans ses doigts : « Je suis célibataire, ô 
mon œil ! » Et sultan Mahmoud s'écria : « Hé, là ! 
hé, là! je suis un âne, ô ma tante, je suis un âne ! 
Regarde mes oreilles, et ma queue, et mon zebb ! Ce 
sont les oreilles et la queue et le zebb d'un âne. On 
ne se marie pas avec les ânes ! » Mais l'horrible vieille 
s'approcha de lui, et voulut l'embrasser. Et sultan 
Mahmoud, à la limite du dégoût et de la terreur, se 
mit à crier : « Hé, là! hé, là ! je suis un âne, ya setti, 
je suis un âne ! De grâce, ne m'épouse pas ! Je suis 
un pauvre ânede moulin, hé, là ! hé, là ! » Et, faisant 
sur lui-même un effort surhumain, il sortit sa tête 
du bassin. 



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52 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Et sultan Mahmoud se vit au milieu de la salle du 
trône de son palais, ayant à sa droite son grand- 
vizir et à sa gauche le cheikh étranger. Et devant 
lui une de ses favorites lui présentait, sur un pla- 
teau d'or, une coupe de sorbet qu'il avait demandée 
quelques instants avant l'entrée du cheikh. Hé, là ! 
hé, là ! il est donc le sultan ! il est donc le sultan ! 
Et toute cette funeste aventure n'avait duré que le 
temps de plonger sa tète dans le bassin et de la 
retirer ! Et il ne pouvait arriver à croire à un pareil 
prodige ! Et il se mit à regarder autour de lui, en se 
tâtant et en se frottant les yeux. Hé, là! hé, là! Il 
était bel et bien le sultan, le sultan Mahmoud lui- 
même, et non point le pauvre naufragé, .ni le porte- 
faix, ni l'âne du moulin, ni l'époux de la redoutable 
antiquité ! Hé, par Allah ! qu'il était bon de se 
retrouver sultan après ces tribulations ! Et, comme il 
ouvrait la bouche pour demander l'explication d'un 
si étrange phénomène, la voix sourde du pur vieil- 
lard s'éleva, qui lui disait : 

« Sultan Mahmoud, je suis venu vers toi, envoyé 
par mes frères les santons de l'extrême Occident, 
pour te rendre conscient des bienfaits du Rétribu- 
teur sur ta tête ! » 

Et, ayant ainsi parlé, le cheikh maghrébin dispa- 
rut, sans que l'on sût s'il était sorti par la porte ou 
s'il s'était envolé par les fenêtres. 

Et sultan Mahmoud, quand son émotion fut cal- 
mée, comprit la leçon de son Seigneur. Et il comprit 
que sa vie était belle, et qu'il aurait pu être le plus 
malheureux des hommes. Et il comprit que tous les 
malheurs qu'il avait entrevus, sous le regard domi- 



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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 53 

nateur du vieillard, auraient pu, si Pavait voulu la 
destinée, être les malheurs réels de sa vie. Et il 
tomba à genoux en fondant en larmes. Et depuis 
lors il chassa toute tristesse de son cœur. Et, vivant 
dans le bonheur, il répandit le bonheur autour de 
lui. Et telle est la vie réelle du sultan Mahmoud, et 
telle fut la vie qu'il aurait pu mener à un simple dé- 
tour de la destinée. Car Allah est le maître Tout- 
Puissant ! 



— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire, 
se tut. Et le roi Schahriar s'écria : « Quel enseignement 
pour moi, ô Schahrazade ! » Et la fille du vizir sourit et 
dit : « Mais cet enseignement, 6 Roi, n'est rien en compa- 
raison de celui du Trésor sans fond ! » Et Schahriar dit : 
« Je ne connais pas ce trésor, Schahrazade ! » 



T. XIII. 



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LE TRÉSOR SANS FOND 



Et Schahrazade dit : 

Il m'est revenu, ô Roi fortuné, ô doué de bonnes 
manières, que le khalifat Haroun Al-Rachid, qui 
était le prince le plus généreux de son époque et le 
plus magnifique, avait quelquefois la faiblesse — 
Allah seul est sans faiblesse ! — de laisser entendre, 
en parlant, que nul homme parmi les vivants ne 
l'égalait en générosité et en largesse de paume. 

Or, un jour, comme il s'était laissé aller à se louer 
ainsi des dons que ne lui avait, en somme, octroyés 
le Rétributeur que pour qu'il en usât précisément 
avec générosité, le grand-vizir Giafar ne voulut 
point, en son âme délicate, que son maître conti- 
nuât plus longtemps à manquer au devoir de l'humi- 
lité envers Allah. Et il résolut de prendre la liberté 
de lui ouvrir les yeux. Il se prosterna donc entre ses 
mains et, après avoir embrassé par trois fois la terre, 
il lui dit : « O émir des Croyants, ô couronne sur 
nos têtes, pardonne à ton esclave s'il ose élever la 
voix en ta présence pour te représenter que la prin- 
cipale vertu du Croyant est l'humilité devant Allah et 



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56 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

qu'elle est la seule chose dont puisse être fière la 
créature. Car tous les biens de la terre et tous les 
dons de l'esprit et toutes les qualités de l'âme ne 
sont pour l'homme qu'un simple prêt du Très-Haut — 
qu'il soit exalté ! Et l'homme ne doit pas plus s'enor- 
gueillir de ce prêt que l'arbre d'être chargé de fruits 
ou la mer de recevoir les eaux du ciel. Quant aux 
louanges que te mérite ta munificence, laisse-les 
plutôt faire à tes sujets qui remercient sans cesse le 
ciel de les avoir fait naître dans ton empire, et qui 
n'ont d'autre plaisir que de prononcer ton nom avec 
gratitude ! » Puis il ajouta : « D'ailleurs, ô mon sei- 
gneur, ne crois point que tu sois le seul qu'Allah ait 
couvert de ses inestimables dons ! Sache, en effet, 
qu'il y a dans la ville de Bassra un jeune homme 
qui, bien que simple particulier, vit avec plus de 
faste et de magnificence que les plus puissants rois. 
11 s'appelle Aboulcassem, et nul prince au monde, y 
compris l'émir des Croyants lui-même, ne l'égale en 
largesse de paume et en générosité... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA NUIT CENT VINGT-DEUXIÈME NUIT 



Elle dit : 

» ... 11 s'appelle Aboulcassem, et nul prince au 



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LE TRÉSOR SANS FOND 57 

monde, y compris l'émir des Croyants lui-même, ne 
Tégale en largesse de paume et en générosité ! » 

Lorsque le khalifat eut entendu ces dernières 
paroles de son vizir, il se sentit extrêmement dépité ; 
et il devint bien rouge de teint, avec des yeux enflam- 
més ; et, regardant Giafar avec hauteur, il lui dit. : 
« Malheur à toi, ô chien d'entre les vizirs ! comment 
oses-tu mentir devant ton maître, en oubliant qu'une 
telle conduite entraîne ta mort sans recours? » Et 
Giafar répondit : « Par la vie de ta tête! ô émir des 
Croyants, les paroles que j'ai osé prononcer en ta pré- 
sence sont des paroles de vérité. Et si j'ai perdu tout 
crédit en ton esprit, tu pourras les faire contrôler, et 
me punir ensuite si tu trouves qu'elles sont menson- 
gères. Quant à moi, ô mon maître, je ne crains pas 
de t'affirmer que j'ai été, lors de mon dernier voyage 
à Bassra, l'hôte ébloui du jeune Aboulcassem. Et mes 
yeux n'ont pas encore oublié ce qu'ils ont vu, mes 
oreilles ce qu'elles ont entendu, et mon esprit ce 
qui l'a charmé. C'est pourquoi, même au risque de 
m'attirer la disgrâce de mon maître, je ne puis m'em- 
pêcher de proclamer qu'Aboulcassen est l'homme le 
plus magnifique de son temps ! » 

Et Giafar, ayant ainsi parlé, se tut. Et le khalifat, 
à la limite de l'indignation, fit signe au chef des 
gardes d'arrêter Giafar. Et l'ordre fut exécuté sur le 
champ. Et, cela fait, Al-Rachid sortit de la salle et, 
ne sachant comment exhaler sa colère, alla dans 
l'appartement de Sett Zobéida, son épouse, qui 
pâlit d'effroi en lui voyant le visage des jours 
noirs. 

Et Al-Rachid, les sourcils contractés et les yeux 



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58 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

dilatés, alla s'étendre, sans prononcer une parole, 
sur le divan. Et Sett Zobéida, qui savait comment 
l'aborder dans ses moments d'humeur, se garda 
bien de l'importuner de questions oiseuses ; mais, 
prenant un air d'extrême inquiétude, elle lui apporta 
une coupe remplie d'eau parfumée à la rose et, la 
lui offrant, lui dit : « Le nom d'Allah sur toi, ô fils de 
l'oncle ! Que cette boisson te rafraîchisse et te calme ! 
La vie est formée de deux couleurs, blanche et 
noire. Puisse la blanche marquer seule tes longs 
jours ! » Et Al-Rachid dit : « Par le mérite de nos 
ancêtres, les glorieux ! c'est la noire qui marquera 
ma vie, ô fille de l'oncle, tant que je verrai devant 
mes yeux le fils du Barmécide, ce Giafar de malédic- 
tion, qui se plaît à critiquer mes paroles, à com- 
menter mes actions et à donner la préférence sur 
moi à d'obscurs particuliers d'entre mes sujets ! » 
Et il apprit à son épouse ce qui venait de se passer, 
et se plaignit à elle de son vizir, dans des termes 
qui lui firent comprendre que la tête de Giafar cou- 
rait cette fois le plus grand danger. Aussi elle ne 
manqua pas d'abonder d'abord dans son sens, en 
exprimant son indignation de voir que le vizir se 
permettait de telles libertés à l'égard de son souve- 
rain. Puis, très habilement, elle lui représenta qu'il 
était préférable de différer la punition le temps seu- 
lement d'envoyer quelqu'un à Bassra pour vérifier la 
chose. Et elle ajouta : « Et c'est alors que tu pourras 
t'assurer de la vérité ou de la fausseté de ce que t'a 
raconté Giafar, et le traiter en conséquence. » Et 
Haroun, que le langage plein de sagesse de son 
épouse avait déjà à moitié calmé, répondit : « Tu 



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LE TRÉSOR SANS FOND 59 

dis vrai, ô Zobéida. Certes ! je dois cette justice à un 
homme tel que le fils de mon serviteur Yahia. Et 
même, comme je ne puis avoir pleine confiance 
dans le rapport que me ferait celui que j'enverrais 
à Bassra, je veux aller moi-même dans cette ville, 
contrôler la chose. Et je ferai connaissance avec cet 
Aboulcassem-là. Et je jure qu'il en coûtera la tête à 
Giafar s'il m'a exagéré la générosité de ce jeune 
homme, ou s'il m'a fait un mensonge. » 

Et, sans tarder davantage à exécuter son projet, 
Haroun se leva à l'heure et à l'instant, et, sans vou- 
loir écouter ce que lui disait Sett Zobéida pour l'en- 
gager à ne point faire tout seul ce voyage, il se dé- 
guisa en marchand de l'Irak, recommanda à son 
épouse de veiller pendant son absence aux affaires 
du royaume et, sortant du palais par une porte 
secrète, il quitta Baghdad. 

Et Allah lui écrivit la sécurité ; et il arriva à 
Bassra sans encombre, et descendit dans le grand 
khàn des marchands. Et là, avant même de prendre 
le temps de se reposer et de manger un morceau, il 
se hâta d'interroger le portier du khàn sur ce qui 
l'intéressait, en lui demandant, après les formules 
du salam : « Est-il vrai, ô cheikh, qu'il y a dans 
cette ville un jeune homme appelé Àboulcassem, 
qui surpasse les rois en générosité, en largesse de 
paume et en magnificence ? » Et le vieux portier, 
hochant la tète d'un air pénétré, répondit : « Allah 
fasse descendre sur lui Ses bénédictions ! Quel est 
l'homme qui n'a pas ressenti les effets de sa généro- 
sité ? Pour ma part, ya sidi, quand j'aurais dans ma 
figure cent bouches et dans chacune cent langues, et 



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60 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

sur chaque langue un trésor d'éloquence, je ne pour- 
rais te conter comme il sied l'admirable généro- 
sité du seigneur Àboulcassem ! » Puis, comme d'au- 
tres marchands voyageurs arrivaient avec leurs 
ballots, le portier du khân n'eut pas le loisir d'en 
dire plus long. Et Haroun fut bien obligé de s'éloi- 
gner, et monta se restaurer et prendre quelque repos, 
cette nuit-là. 

Mais le lendemain, de grand matin, il sortit du 
khân et alla se promener dans les souks. Et lorsque 
les marchands eurent ouvert leurs boutiques, il s'ap- 
procha de l'un d'eux, celui qui lui paraissait le plus 
important, et le pria de lui indiquer le chemin qui 
conduisait à la demeure d' Aboulcassem. Et le mar- 
chand, bien étonné, lui dit : « De quel pays lointain 
peux-tu bien arriver, pour ignorer la demeure du 
seigneur Aboulcassem. Il est plus connu ici que ja- 
mais roi ne l'a été au milieu de son propre empire ! » 
Et Haroun convint qu'il arrivait en effet de fort loin, 
mais que le but de son voyage était précisément de 
faire la connaissance du seigneur Aboulcassem. 
Alors le marchand ordonna à un de ses garçons de 
lui servir de guide, en lui disant : « Conduis cet 
honorable étranger au palais de notre magnifique 
seigneur ! » 

Or, ce palais était un admirable palais. Et il était 
entièrement bâti de pierres de taille en marbre jaspé, 
avec des portes de jade vert. Et Haroun fut émer- 
veillé de l'harmonie de sa construction ; et il vit, en 
entrant dans la cour, une foule de jeunes esclaves, 
blancs et noirs, élégamment habillés, qui s'amu- 
saient à jouer en attendant les ordres de leur maître. 



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LE TRÉSOR SANS FOND 61 

Et il aborda l'un d'entre eux et lui dit : « jeune 
homme, je te prie d'aller dire au seigneur Àboul- 
cassem : « mon maître, il y a dans la cour un 
étranger qui a fait le voyage de Baghdad à Bassra, 
dans le seul but de se réjouir les yeux de ton visage 
béni ! » Et le jeune esclave jugea aussitôt au langage 
et à l'air de celui qui s'adressait à lui que ce n'était 
pas un homme du commun. Et il courut en avertir 
son maître, qui vint jusque dans la cour recevoir 
l'hôte étranger. Et, après les salams et les souhaits 
de bienvenue, il le prit par la main et le conduisit 
dans une salle qui était belle de sa propre beauté et 
de sa parfaite architecture. 

Et, dès qu'ils furent assis sur le large divan en 
soie brodée d'or qui faisait tout le tour de la salle, 
l'on vit entrer douze jeunes esclaves blancs fort beaux 
chargés de vases d'agate et de cristal de roche\ Et 
les vases étaient enrichis de gemmes et de rubis et 
pleins de liqueurs exquises. Puis entrèrent douze 
jeunes filles comme des lunes, qui portaient les unes 
des bassins de porcelaine remplis de fruits et de 
fleurs, et les autres de grandes coupes d'or remplies 
de sorbets à la neige hachée, d'un goût excellent. 
Et ces jeunes esclaves et ces jeunes filles firent d'a- 
bord l'essai des liqueurs, des sorbets et des autres 
rafraîchissements avant de les présenter à l'hôte de 
leur maître. Et Haroun goûta à ces diverses boissons, 
et, quoique accoutumé aux plus délicieuses choses de 
tout l'Orient, il s'avoua qu'il n'avait jamais rien bu 
de comparable. 

Après quoi, Aboulcassem fit passer son convive 
dans une seconde salle, où était servie une table 



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62 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

couverte des mets les plus délicats dans des plats 
d'or massif. Et il lui offrit de ses propres mains les 
morceaux de choix. Et Haroun trouva que raccom- 
modement de ces mets était extraordinaire. 

Puis, le repas fini, le jeune homme prit Haroun 
par la main et le mena dans une troisième salle plus 
richement meublée que les deux autres. Et des es- 
claves, plus beaux que les précédents, apportèrent 
une prodigieuse quantité de vases d'or incrustés de 
pierreries et pleins de toutes sortes de vins, ainsi 
que de larges tasses de porcelaine remplis de confi- 
tures sèches, et des plateaux couverts de pâtisseries 
délicates. Et, pendant qu'Aboulcassem servait son 
convive, il entra des chanteuses et des joueuses d'ins- 
truments, qui commencèrent un concert qui eût 
sensibilisé le granit. Et Haroua, à la limite du ra- 
vissement, se disait : « Certes! dans mes palais j'ai 
des chanteuses aux voix admirables, et même des 
chanteurs comme Ishak qui n'ignorent rien des res- 
sources de lart, mais personne ne saurait prétendre 
entrer en comparaison avec celles-ci ! Par Allah ! 
comment un simple particulier, un habitant de 
Bassra, a-t-il pu faire pour réunir un tel choix de 
choses parfaites ? » 

Et tandis que Haroun était particulièrement atten- 
tif à la voix d'une aimée dont la douceur l'enchan- 
tait, Aboulcassem sortit de la salle et revint un 
moment après, tenant d'une main une baguette 
d'ambre et de l'autre un petit arbre dont la tige 
était d'argent, les branches et les feuilles d'éme- 
raudes et les fruits de rubis. Et sur le sommet de cet 
arbre était perché un paon d'or d'une beauté qui glo- 



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LE TRÉSOR SANS FOND 63 

rifiait celui qui l'avait façonné. Et Aboulcassem, 
ayant posé cet arbre aux pieds du khalifat, frappa 
de sa baguette la tête du paon. Et aussitôt le bel oiseau 
étendit ses ailes et déploya la splendeur de sa queue, 
et se mit à tourner avec vitesse sur lui-même. Et à 
mesure qu'il tournait, des parfums d'ambre, de 
nadd, d'esprit d'aloès et d'autres senteurs dont il 
était rempli, sortaient de tous côtés en jets ténus et 
embaumaient toute la salle. 

Mais brusquement, pendant que Haroun était 
occupé à considérer l'arbre et le paon et à s'en émer- 
veiller, Aboulcassem les prit l'un et l'autre et les 
emporta. Et Haroun se sentit fort piqué de cette ac- 
tion inattendue, et dit en lui-même : « Par Allah ! 
quelle chose étrange ! Et que signifie tout cela ? 
Est-ce ainsi que se comportent les hôtes à l'égard 
de leurs invités? Ce jeune homme, ce me semble, ne 
sait pas si bien faire les choses que Giafar me le don- 
nait à penser. Il m'enlève cet arbre et ce paon quand 
il me voit précisément occupé à les regarder. Il doit, 
sans aucun doute, avoir peur que je le prie de m'en 
faire présent. Ah ! je ne suis pas fâché de contrôler 
par moi-même cette fameuse générosité qui, d'après 
mon vizir, n'a pas sa pareille dans le monde ! » 

Pendant que ces pensées se présentaient à son es- 
prit, le jeune Aboulcassem rentra dans la salle. Et il 
était accompagné d'un petit esclave aussi beau que 
le soleil. Et cet aimable enfant avait une robe de 
brocart d'or relevé de perles et de diamants. Et il 
tenait dans sa main une coupe faite d'un seul rubis 
et remplie d'un vin couleur de pourpre. Et il s'ap- 
procha de Haroun, et, après avoir embrassé la terre 



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LE TRÉSOR SANS FOND 65 

core pis, il n'a jamais dû connaître les égards que 
Ton doit à l'hôte et les bonnes manières. Il m'ap- 
porte toutes ces curiosités sans que je l'en prie, il les 
offre à mes yeux, et quand il s'aperçoit que je prends 
le plus de plaisir à les voir, il me les enlève. Par 
Allah ! je n'ai jamais rien vu de si malhonnête et 
de si grossier. Maudit Giafar! je t'apprendrai bientôt, 
si Allah veut, à mieux juger des hommes et à tour- 
ner ta langue dans ta bouche avant de parler ! » 

Pendant que Al-Rachid se faisait ces réflexions 
sur le caractère de son hôte, il le vit rentrer dans la 
salle pour la troisième fois. Et il était suivi à quel- 
ques pas d'une adolescente comme on n'en trouve 
que dans les jardins d'Eden. Elle était toute cou- 
verte de perles et de pierreries, et plus parée en- 
core de sa beauté que de ses atours. Et Haroun, à sa 
vue, oublia l'arbre, le paon et la coupe inépuisable, 
et se sentit l'àme pénétrée d'enchantement. Et la 
jeune fille, après lui avoir fait une profonde révé- 
rence, vint s'asseoir entre ses mains, et, sur un luth 
composé de bois d'aloès, d'ivoire, de sandal et d'é- 
bène, se mit à jouer de vingt-quatre manières diffé- 
rentes, avec un art si parfait qu'Al-Rachid ne put 
retenir son admiration, et s'écria : « jeune homme 
que ton sort est digne d'envie ! » Mais dès qu'Aboul- 
cassem eut remarqué que son convive était enchanté 
de l'adolescente, il la prit aussitôt par la main et la 
mena hors de la salle, avec promptitude. 

Lorsque le khalifat vit cette conduite de son hôte, 
il fut extrêmement mortifié, et ne voulut pas, de 
peur de laisser éclater son ressentiment, rester plus 
longtemps dans une demeure où on le recevait d'une 



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66 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

si étrange manière. Aussi dès que le jeune homme 
fut revenu dans la salle, il lui dit, en se levant : « 
généreux Àboulcassem, je suis, en vérité, bien con- 
fus de la façon dont tu m'as traité, sans connaître 
mon rang et ma condition. Permets-moi donc de me 
retirer et de te laisser en repos, sans abuser plus 
longtemps de ta munificence. » Et le jeune hompie 
ne voulut point, par crainte de le gêner, s opposer à 
son dessein, et, lui ayant fait une révérence d'un air 
gracieux, le conduisit jusqu'à la porte de son palais 
en lui demandant pardon de ne l'avoir pas reçu aussi 
magnifiquement qu'il le méritait. 

Et Haroun reprit le chemin de son khàn, en pen- 
sant avec amertume : « Quel homme plein d'osten- 
tation que cet Aboulcassem ! Il se fait un plaisir 
d'étaler ses richesses aux yeux des étrangers, pour 
satisfaire son orgueil et sa vanité. Si c'est là de la 
largesse de paume, je ne suis plus qu'un insensé et 
un aveugle. Mais non ! Dans le fond, cet homme 
n'est qu'un avare, et un avare de la plus détestable 
espèce. Et Giafar saura bientôt ce qu'il en coûte de 
tromper son souverain par le plus vulgaire men- 
songe ! » 

Et, tout en réfléchissant de la sorte, Al-Rachid 
arriva à la porte du khân. Et il aperçut dans la cour 
d'entrée un grand cortège en forme de croissant, 
composé d'un nombre considérable déjeunes escla- 
ves blancs et noirs, les blancs d'un côté et les noirs 
de l'autre. Et au centre du croissant se tenait la 
belle adolescente au luth, qui l'avait enchanté au 
palais d' Aboulcassem, avec, à sa droite, l'aimable 
enfant chargé de la coupe de rubis, et, à sa gauche, 



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LE TRÉSOR SANS FOND 67 

un autre garçon, non moins aimable et beau, chargé 
de l'arbre d'émeraude et du paon. 

Or, dès qu'il eut franchi la porte du khân, tous les 
esclaves se prosternèrent sur le sol, et l'exquise 
jeune fille s'avança entre ses mains et lui présenta, 
sur un coussin de brocart, un rouleau de papier de 
soie. Et Al-Rachid, bien que fort surpris de tout 
cela, prit la feuille la déroula, et vit qu'elle conte- 
nait ces lignes : 

« La paix et la bénédiction sur l'hôte charmant 
» dont la venue honora notre demeure et la par- 
» fuma. Et ensuite! Puisses-tu, opère des convives 
» gracieux, abaisser ta vue vers les quelques objets 
» sans valeur qu'envoie vers ta seigneurie notre 
» main de peu de portée, et les agréer de notre part 
» comme le faible hommage de notre féalité à l'égard 
» de celui qui a illuminé notre toit. Nous avons en 
» effet remarqué que les divers esclaves qui forment 
» le cortège, les deux jeunes garçons et la jeune 
» fille, ainsi que l'arbre, la coupe et le paon n'ont 
» pas déplu d'une façon particulière à notre convive ; 
» et c'est pourquoi nous le supplions de les consi- 
» dérer comme lui ayant toujours appartenu. D'ail- 
» leurs tout vient d'Allah et vers Lui tout retourne. 
» Ouassalam! » 

Lorsqu' Al-Rachid eut achevé de lire cette lettre, 
et qu'il en eut compris tout le sens et toute la portée, 
il fut extrêmement émerveillé d'une telle largesse 
de paume, et s'écria : « Par les mérites de mes an- 
cêtres — qu'Allah honore leurs visages! — je con- 
viens que j'ai bien mal jugé du jeune Aboulcassem ! 
Qu es-tu, libéralité d' Al-Rachid, à côté d'une telle 



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68 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

libéralité? Que les bénédictions du Très-Haut soient 
sur ta tête, ô mon vizir Giafar, toi qui es cause que 
je sois revenu de mon faux orgueil et de ma suffi- 
sance! Voici qu'en effet un simple particulier, sans se 
donner la moindre peine et sans que cela ait l'air de 
le gêner en quelque chose, vient de remporter en 
générosité et en munificence sur le plus riche mo- 
narque de la terre ! » Il dit. Puis, soudain se repre- 
nant, il pensa : « Oui, par Allah ! mais comment se 
faiWl qu'un simple particulier puisse faire de pareils 
présents, et où a-t-il pu se procurer ou trouver tant 
de richesses? Et comment • est-il possible que, dans 
mes états, un homme mène une vie plus fastueuse 
que celle des rois sans que je sache par quel moyen 
il est arrivé à un tel degré de richesse? Certes! il 
faut que, sans tarder, même au risque de paraître 
importun, j'aille l'engager à me découvrir comment 
il a pu faire une fortune si prodigieuse ! » 

Et aussitôt Al-Rachid, dans son impatience de sa- 
tisfaire sa curiosité, laissant dans le khàn ses nou- 
veaux esclaves et ce qu'ils lui apportaient, retourna 
au palais d'Àboulcassem. Et lorsqu'il fut en présence 
du jeune homme, il lui dit, après les salams : 

« O mon généreux maître, qu'Allah augmente sur 
toi Ses bienfaits et fasse durer les faveurs dont tu es 
comblé ! Mais les présents que m'a faits ta paume 
bénie sont si considérables, que je crains, en les ac- 
ceptant, d'abuser de ma qualité de convive et de ta 
générosité sans égale. Permets donc que, sans crainte 
de t'offenser, il me soit loisible de te les renvoyer, et 
que, charmé de ton hospitalité, j'aille publier à 
Baghdad, ma ville, ta magnificence ! » Mais Aboul- 



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LE TRÉSOR SANS FOND 69 

casscm, d'un air fort affligé, répondit: « Seigneur, 
tu as sans doute, pour parler de la sorte, sujet de te 
plaindre de ma réception, ou peut-être que mes pré- 
sents t'ont déplu par leur peu d'importance? Sans 
quoi, tu ne serais pas revenu de ton khân pour me 
faire subir cet affront. » Et Haroun, toujours déguisé 
en marchand, répondit : « Allah me garde de ré- 
pondre à ton hospitalité par un tel procédé, ô trop 
généreux Aboulcassem! La cause de ma venue tient 
uniquement au scrupule où je suis de te voir prodi- 
guer ainsi à des étrangers que tu as vus pour la pre- 
mière fois des objets si rares, et à ma crainte devoir 
s'épuiser, sans que tu en recueilles la satisfaction que 
tu mérites, un trésor qui, quelque inépuisable qu'il 
puisse être, doit avoir un fond ! » 

A ces paroles d'Al-Rachid, Aboulcassem ne put 
s'empêcher de sourire, et répondit: « Calme tes scru- 
pules, ô mon maître, si vraiment un tel motif m'a 
procuré le plaisir de ta venue. Sache, en effet, que 
tous les jours d'Allah, je me libère de mes dettes à 
Tégard du Créateur — qu'il soit glorifié et exalté ! 
— en faisant à ceux qui frappent à ma porte un ou 
deux ou trois cadeaux équivalents à ceux qui sont 
entre tes mains. Car le trésor que m'octroya le Distri- 
buteur des richesses est un trésor sans fond. » Et, 
comme il voyait un grand étonnement marquer les 
traits de son hôte, il ajouta : « Je vois, ô mon maître, 
qu'il faut que je te fasse la confidence de certaines 
des aventures de ma vie, et que je te raconte l'histoire 
de ce trésor sans fond,quiest une histoire si étonnante 
et si prodigieuse que si elle était écrite avec les 
aiguilles sur le coin intérieur de l'œil, elle servi- 

T. XIII. 5 



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70 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

rait d'enseignement à qui la lirait avec attention ! » 
Et, ayant ainsi parlé, le jeune Aboulcassem prit 
son hôte par la main, et le conduisit dans une salle 
pleine de fraîcheur, où plusieurs cassolettes très 
douces parfumaient l'air et où se voyait un large 
trône d'or avec de riches tapis de pied. Et le jeune 
homme fit monter Haroun sur le trône, s'assit à ses 
côtés et commença de la manière suivante son his- 
toire : 

« Sache, ô mon maître — Allah est notre maître à 
tous ! — que je suis fils d'un grand joaillier, originaire 
du Caire, qui s'appelait Abdelaziz. Mais mon père, bien 
que né au Caire comme son père et son grand-père, 
n'a point vécu toute sa yie dans sa ville natale. Car 
il possédait tant de richesses que, craignant d'attirer 
sur lui l'envie et la cupidité du sultan d'Egypte 
qui, en ce temps-là, était un tyran sans remède, il 
se vit obligé de quitter son pays et de venir s'établir 
dans cette ville de Bassra, à l'ombre tutélaire des 
Bani-Abbas — qu'Allah répande sur eux Ses béné- 
dictions! Et mon père ne tarda pas à épouser la fille 
unique du plus riche marchand de la ville. Et je suis 
né de ce mariage béni. Et avant moi et après moi 
nul autre fruit ne vint s'ajouter à la généalogie. De 
telle sorte que, jouissant de tous les biens de mon 
père et de ma mère après leur mort — qu'Allah leur 
accorde le salut et soit satisfait d'eux ! — j'eus, tout 
jeune encore, à gérer une grande fortune en biens 
de toutes sortes et en richesses... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



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LE TRÉSOR SANS FOND 71 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT VINGT-QUATRIÈME NUIT 



Elle dit : 

... j'eus, tout jeune encore, à gérer une grande 
fortune consistant en biens de toutes sortes et en 
richesses. Mais, comme j'aimais la dépense et la pro- 
digalité, je me mis à vivre avec tant de profusion, 
qu'en moins de deux ans tout mon patrimoine se 
trouva dissipé. Car, ô mon maître, tout nous vient 
d'Allah et tout à Lui retourne! Alors moi, me voyant 
dans un état de complet dénûment, je me mis à ré- 
fléchir sur ma conduite passée. Et je résolus, après la 
vie et la figure que j'avais faites à Bassra, de quitter 
ma ville natale pour aller traîner ailleurs de misé- 
rables jours ; car la pauvreté est plus supportable 
devant les yeux des étrangers. Je vendis donc ma 
maison, le seul bien qui me restât, et me joignis à 
une caravane de marchands, avec lesquels j'allai 
d'abord à Mossoul et ensuite à Damas. Après qtioi, 
je traversai le désert, pour aller faire le pèlerinage 
de la Mecque ; et de là je me rendis au grand Caire, 
le berceau de notre race et de notre famille. 

Or, lorsque je fus dans cette ville des belles maisons 
et des mosquées innombrables, je me remémorai que 
c'était bien là qu'avait pris naissance Abdelaziz, le 
riche joaillier, et ne pus m'empècher, à ce souvenir, 



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72 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

de pousser de profonds soupirs et de pleurer. Et je me 
représentai la douleur de mon père s'il voyait la dé- 
plorable situation de son fils unique, l'héritier. Et, 
occupé de ces pensées qui m'attendrissaient, j'arrivai, 
en me promenant, sur les bords du Nil, derrière le 
palais du sultan. Et voici qu'à une fenêtre apparut 
une tête ravissante de jeune femme ou jeune fille, je 
ne savais, qui m'immobilisa à la regarder. Mais sou- 
dain elle se retira, et je ne vis plus rien. Et moi, je 
restai là en béatitude jusqu'au soir, à attendre vaine- 
ment une nouvelle apparition. Et je finis par me 
retirer, mais bien à contre-cœur, et aller passer la 
nuit dans le khân où j'étais descendu. 

Mais le lendemain, comme les traits de la jouven- 
celle s'offraient sans cesse à mon esprit, je ne man- 
quai pas de me rendre sous la fenêtre en question. 
Mais mon espoir et mon attente furent bien vains ; 
carie délicieux visage ne se montra pas, bien que le 
rideau de la fenêtre eût quelque peu frémi, et que 
j'eusse cru deviner une paire d'yerlx babyloniens der- 
rière le grillage. Et cette abstention m'affligea fort, 
sans pourtant me rebuter, car je ne manquai pas de 
retourner à ce même endroit, le jour suivant. 

Or, quelle ne fut pas mon émotion, quand je vis le 
grillage s'entre-bàiller, et le rideau s'écarter pour 
laisser apparaître la pleine lune de son visage ! Et 
je me hâtai de me prosterner la face contre terre ; et, 
après m'être relevé, je dis : « dame souveraine, je 
suis un étranger arrivé depuis peu au Caire et qui a 
inauguré son entrée dans cette ville par la vue de 
ta beauté. Puisse la destinée qui m'a conduit jusqu'ici 
par la main achever son œuvre selon le souhait de 



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LE TRÉSOR SANS FOND 73 

ton esclave ! » Et je me tus, attendant la réponse. Et 
l'adolescente, au lieu de me répondre, prit un air si 
effrayé que je ne sus si je devais rester là ou livrer 
mes jambes au vent. Et je me décidai à rester encore 
surplace, insensible à tous les périls que je pouvais 
courir. Or, bien m'en prit, car soudain l'adolescente 
se pencha sur le rebord de sa fenêtre et me dit d'une 
voix tremblante : « Reviens vers le milieu de la nuit. 
Mais fuis au plus vite ! » Et à ces mots, elle disparut 
avec précipitation et me laissa à la limite de l'éton- 
nement, de l'amour et de la joie. Et j'oubliai à l'ins- 
tant mes malheurs et mon dénûmcnt. Et je me hâtai 
de rentrer à mon khân, pour faire appeler le barbier 
public qui s'occupa à me raser la tète, les aisselles 
et l'aine, à me parer et à m'embellir. Puis j'allai au 
hammam des pauvres où, pour quelque menue mon- 
- naie, je pris un bain parfait et me parfumai et me 
rafraîchis, pour sortir de là complètement dispos, le 
corps léger comme une plume. 

Aussi quand vint l'heure indiquée, je me rendis 
à la faveur des ténèbres sous la fenêtre du palais. Et 
je trouvai à cette fenêtre une échelle de soie qui 
pendait jusqu'à terre. Et moi, sans hésiter, n'ayant 
d'ailleurs rien à perdre sinon une vie qui n'avait plus 
aucun lien ni aucun sens, je grimpai sur l'échelle et 
pénétrai par la fenêtre dans l'appartement. Je tra- 
versai rapidement deux chambres, et j'arrivai dans 
une troisième où, sur un lit d'argent, était étendue 
souriante celle que j'espérais. Ah ! seigneur mar- 
chand, mon hôte, quel enchantement en cette œuvre 
du Créateur ! Quels yeux et quelle bouche ! A sa 
vue, je sentis ma raison s'envoler, et je ne pus pro- 



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74 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

noncer une parole. Mais elle se leva à demi et, d'une 
voix plus douce que le sucre candi, me dit de prendre 
place à côté d'elle sur le lit d'argent. Puis elle me 
demanda avec intérêt qui j'étais. Et je lui contai 
mon histoire, en toute sincérité, depuis le commen- 
cement jusqu'à la fin, sans en omettre un détail. 
Mais il n'y a point d'utilité à la répéter. 

Or, l'adolescente, qui m'avait écouté fort attenti- 
vement, parut réellement touchée de la situation 
où m'avait réduit la destinée. Et moi, voyant cela, 
je m'écriai : « ma maîtresse, quelque malheureux 
que je sois, je cesse d'être à plaindre, puisque tu es 
assez bonne pour compatir à mes malheurs! » Et 
elle fit à cela la réponse qu'il fallait, et insensible- 
ment nous nous engageâmes dans un entretien qui 
se fit de plus en plus tendre et intime. Et elle finit 
par m' avouer que, de son côté> elle avait eu, en me 
voyant, un penchant de mon côté. Et je m'écriai : 
« Louanges à Allah qui attendrit les cœurs et adoucit 
les yeu5f des gazelles !» Ce à quoi elle fit également 
la réponse qu'il fallait, et ajouta : « Puisque tu m'as 
appris qui tu es, Aboulcassem, je ne veux point que 
tu ignores davantage qui je suis ! » 

Et, après être restée un moment silencieuse, elle 
dit : « Sache, ô Aboulcassem, que je suis l'épouse 
favorite du sultan, et que je m'appelle Sett Labiba. 
Or, malgré tout le luxe où je vis ici, je ne suis pas 
heureuse. Car, outre que je suis entourée de rivales 
jalouses et prêtes à me perdre, le sultan qui m'aime 
ne peut arriver à me satisfaire, vu qu'Allah, qui 
distribue la puissance aux coqs, l'a oublié lors de la 
distribution. Et c'est pourquoi, t'ayant vu sous ma 



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LE TRÉSOR SANS FOND 75 

fenêtre, et te voyant plein de courage et dédaigneux 
du péril, je jugeai que tu étais un homme puissant. 
Et je t'ai appelé pour l'expérience. A toi donc main- 
tenant de me prouver que »je ne me suis pas trom- 
pée dans mon choix, et que ta vaillance est égale à 
ta témérité ! » 

Alors moi,ô mon maître, qui n'avais nul besoin 
d'être poussé pour agir, vu que je n'étais là que 
pour l'action, je ne voulus point perdre un temps 
précieux à chanter des vers, comme c'est l'habitude 
' dans ces circonstances, et m'apprêtai à l'assaut. Mais 
au moment même où nos bras s'enlaçaient, on 
frappa rudement à la porte de la chambre. Et la belle 
Labiba, fort effrayée, me dit : « Nul n'a le droit de 
frapper ainsi, si ce n'est le sultan. Nous sommes 
trahis et perdus sans recours ! » 

Aussitôt je pensai à l'échelle de la fenêtre, pour 
me sauver par où j'étais monté. Mais le sort voulut 
que le sultan arrivât précisément de ce côté-là ; et il 
ne me restait aucune chance de fuite. Aussi, prenant 
le seul parti qui me restât, je me cachai sous le lit 
d'argent, cependant que la favorite du sultan se le- 
vait pour ouvrir. 

Et, dès que la porte fut ouverte, le sultan entra 
suivi de ses eunuques, et, avant même que je pusse 
me rendre compte de ce qui allait arriver, je me 
sentis saisi d'en dessous du lit par vingt mains ter- 
ribles et noires qui m'attirèrent comme un paquet 
et me soulevèrent du sol. Et ces eunuques coururent 
chargés de moi jusque vers la fenêtre, alors que 
d'autres eunuques noirs, chargés de la favorite, 
exécutaient le même mouvement vers une autre 



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76 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

fenêtre. Et toutes les mains à la fois lâchèrent leur 
charge, nous précipitant tous deux du haut du palais 
dans le Nil. 

Or, il était écrit dans ma destinée que je devais 
échapper à la mort par noyade. C'est pourquoi, quoi- 
que étourdi de ma chute, je réussis, après êlre allé au 
fond du lit du fleuve, à remonter à la surface de l'eau, 
et à gagner, à la faveur de l'obscurité, le rivage opposé 
au palais. Et, échappé à un si grand péril, je ne vou- 
lus point m'en aller sans avoir essayé de repêcher 
celle dont mon imprudence avait causé la perte, et je 
rentrai dans le fleuve avec plus d'ardeur que je n'en 
étais sorti, et je plongeai et replongeai à diverses 
reprises pour essayer de la retrouver. Mais mes ef- 
forts restèrent vains, et, comme mes forces me tra- 
hissaient, je me vis dans la nécessité, pour sauver 
mon âme, de regagner la terre. Et, bien triste, je 
me lamentai sur la mort de cette charmante favo- 
rite, me disant que je n'aurais pas dû m'appro- 
cher d'elle alors que j'étais sous le coup de la 
mauvaise chance, et que la mauvaise chance est con- 
tagieuse. 

Aussi, pénétré de douleur et accablé de remords, 
je me hâtai de fuir le Caire et l'Egypte, et de prendre 
la route de Baghdad, la cité de paix. 

Or, Allah m'écrivit la sécurité, et j'arrivai sans 
encombre à Baghdad, mais dans une situation fort 
triste, car j'étais sans argent, et de toute ma for- 
tune passée il me restait juste un dinar d'or au 
fond de ma ceinture. Et, dès que je fus dans le souk 
des changeurs, je changeai mon dinar en petite 
monnaie, et, pour gagner ma vie, j'achetai un pla- 



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LE TRÉSOR SANS FOND 77 

teau en osier et des sucreries, des pommes de sen- 
teur, des baumes, des confitures sèches et des roses. 
Et je me mis à débiter ma marchandise à la porte 
des boutiques, vendant tous les jours et gagnant de 
quoi me suffire pour la journée du lendemain. 

Or, ce petit commerce me réussissait, car j'avais 
une belle voix et débitais ma marchandise non point 
comme les marchands de Baghdad, mais en la chan- 
tant au lieu de la crier. Et, comme un jour je la 
chantais d'une voix plus claire encore que d'habitude, 
un vénérable cheikh, propriétaire de la plus belle 
boutique du souk, m'appela, choisit une pomme de 
senteur dans mon plateau, et, après en avoir res- 
piré le parfum à plusieurs reprises, tout en me re- 
gardant avec attention, m'invita à m'asseoir auprès 
de lui. Et je m'assis, et il me fit diverses questions, 
me demandant qui j'étais et comment on me nom- 
mait. Mais moi, fort gêné par ses questions, je ré- 
pondis : « mon maître, dispense-moi de parler de 
choses dont je ne puis me souvenir sans aviver des 
blessures que le temps commence à fermer. Car rien 
que de prononcer mon propre nom, ce me serait une 
souffrance! » Et je dus prononcer ces paroles en 
soupirant et sur un ton tellement triste que le vieil- 
lard ne voulut point insister ni me presser à ce sujet. 
Il changea aussitôt de discours, en mettant l'entre- 
tien sur les questions de vente et d'achat de mes 
sucreries ; puis, en me donnant congé, il tira de sa 
bourse dix dinars d'or qu'il me mit entre les mains 
avec beaucoup de délicatesse, et m'embrassa comme 
un père embrasse son fils... 



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78 N LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



RAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT VMfiT-CINQUtéRE NUIT 



Elle dit : 

... il tira de sa bourse dix dinars d'or qu'il me 
mit entre les mains avec beaucoup de délicatesse, et 
m'embrassa comme un père embrasse son fils. 

Or, moi, je louai en mon âme ce vénérable cheikh 
dont la libéralité m'était plus précieuse dans mon 
dénûment, et je songeai que les plus considérables 
seigneurs à qui j'avais coutume de présenter mon 
plateau d'osier ne m'avaient jamais donné la cen- 
tième partie de ce que je venais de recevoir de cette 
main que je ne manquai point de baiser par respect 
et gratitude. Et, le lendemain, bien que je ne fusse 
pas bien fixé sur les intentions de mon bienfaiteur 
de la veille, je ne manquai point de me rendre au 
souk. Et lui, dès qu'il m'eut aperçu, me fit signe 
d'approcher, et prit un peu d'encens dans mon pla- 
teau. Puis il me fit asseoir tout près de lui, et, après 
quelques demandes et réponses, m'invita avec tant 
d'intérêt à lui raconter mon histoire, que je ne pus 
cette fois m'en défendre sans le formaliser. Je lui 
appris donc qui j'étais et tout ce qui m'était arrivé, 
sans lui rien cacher. Et,, après que je lui eus fait 
cette confidence, il me dit, avec une grande émotion 



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LE TRÉSOK SANS FOND 19 

dans la voix: « mon fils, tu retrouves en moi un 
père plus riche qu'Àbdelaziz — qu'Allah soit satisfait 
de lui ! — et qui n'aura pas moins d'affection pour 
toi. Comme je n'ai point d'enfant ni d'espérance 
d'en avoir, je t'adopte. Ainsi, ô mon fils, calme ton 
âme et rafraîchis tes yeux, car, si Allah veut, tu vas 
oublier près de moi tes malheurs passés ! » 

Et, ayant ainsi parlé, il m'embrassa et me serra 
contre son cœur. Puis il m'obligea à jeter mon pla- 
teau d'osier avec son contenu, ferma sa boutique et, 
me prenant par la main, me conduisit dans sa de- 
meure, où il me dit : « Demain nous partirons pour 
la ville de Bassra, qui est également ma ville et où 
je veux vivre avec toi désormais, 6 mon enfant ! » 

Et, de fait, le lendemain nous prîmes ensemhle le 
chemin de Bassra, ma ville natale, où nous arri- 
vâmes sans encombre, grâce à la sécurité d'Allah. 
Et tous ceux qui me rencontraient et me reconnais- 
saient se réjouissaient de me voir devenu le fils 
adoptif d'un si riche marchand. 

Quant à moi, il n'est pas besoin de te dire, sei- 
gneur, que je m'attachai de toute mon intelligence 
et de tout mon savoir à plaire au vieillard. Et il était 
charmé de mes complaisances à son égard, et me 
disait souvent : « Aboulcassem, quel jour béni que 
celui de notre rencontre à Baghdad ! Comme ma 
destinée est belle qui t'a mis sur ma route, ô mon 
enfant! Et comme tu es digne de mon affectien, de 
ma confiance et de ce que j'ai fait pour toi et pense 
faire pour ton avenir! » Et, moi, j'étais si touché des 
sentiments qu'il me marquait que, malgré la diffé- 
rence d'âge, je l'aimais véritablement et allais au- 



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80 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

devant de tout ce qui pouvait lui faire plaisir. Ainsi, 
par exemple, au lieu d'aller m'amuser avec les jeunes 
gens de mon âge, je lui tenais compagnie, sachant 
qu'il aurait pris ombrage de la moindre chose ou du 
moindre geste qui ne lui eût pas été destiné. 

Or, au bout d'une année, mon protecteur fut 
atteint, par Tordre d'Allah, d'une maladie qui le mit 
à l'extrémité, tous les médecins ayant désespéré de 
le guérir. Aussi se hâta-t-il de me mander près de 
lui ; et il me dit : « La bénédiction est sur toi, ô mon 
fils Aboulcassem. Tu m'as donné du bonheur pen- 
dant l'espace d'une année entière, alors que la plu- 
part des hommes peuvent à peine compter un jour 
heureux durant toute leur vie. Il est donc temps, 
avant que la Séparatrice vienne s'arrêter à mon che- 
vet, que je sois quitte de trop grandes dettes envers 
toi. Sache donc, mon fils, que j'ai à te révéler un 
secret dont la possession va le rendre plus riche que 
tous les rois de la terre. Si, en effet, je n'avais pour 
tout bien que cette maison avec les richesses qu'elle 
contient, je croirais ne te laisser qu'une fortune trop 
minime ; mais tous les biens que j'ai amassés pen- 
dant le cours de ma vie, quoique considérables pour, 
un marchand, ne sont rien en comparaison du trésor 
que je veux te découvrir. Je ne te dirai pas depuis 
quel temps, par qui ni de quelle manière le trésor 
se trouve dans notre maison, car je l'ignore. Tout 
ce que je sais, c'est qu'il est fort ancien. Mon aïeul, 
en mourant, le découvrit à mon père, qui me fit 
aussi la même confidence peu de jours avant sa 
mort! » 

Et, ayant ainsi parlé, le vieillard se pencha à mon 



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LE TRÉSOR SANS FOND 81 

oreille, tandis que je pleurais en voyant la vie s'en 
aller de lui, et m'apprit dans quel endroit de la de- 
meure était le trésor. Puis il m'assura que quelque 
grande idée que je pusse me former des richesses 
qu'il renfermait, je les trouverais encore plus consi- 
dérables que je ne me les représenterais. Et il 
ajouta : « Et te voici, ômon fils, le maître absolu de 
tout cela. Que ta paume soitlarge ouverte, sans crain- 
dre d'arriver jamais à épuiser ce qui n'a point de 
fond. Sois heureux ! Ouassalam ! » Et, ayant pro- 
noncé ces dernières paroles, il trépassa dans la paix 
— qu'Allah Tait en miséricorde et répande sur lui 
Ses bénédictions ! 

Or, moi, après que, comme unique héritier, je lui 
eus rendu les derniers devoirs, je pris possession de 
tous ses biens, et, sans tarder, j'allai voir le trésor. 
Et, à mon éblouissement, je pus constater que mon 
défunt père adoptif n'avait guère exagéré son impor- 
tance ; et je me disposai à en faire le meilleur usage 
possible. 

Quant à tous ceux qui me connaissaient et avaient 
assisté à ma première ruine, ils furent du coup per- 
suadés que j'allais me ruiner une seconde fois. Et ils 
se dirent entre eux : « Quand môme le prodigue 
Aboulcassem aurait tous les trésors de l'émir des 
Croyants, il les dissiperait sans hésiter. » Aussi quel 
ne fut point leur étonneraient lorsque, au lieu de 
voir dans mes affaires le moindre désordre, ils se 
furent aperçus qu'elles devenaient au contraire de 
jour en jour plus florissantes. Et ils n'arrivaient pas 
à concevoir comment je pouvais augmenter mon 
bien en le prodiguant, d'autant moins qu'ils voyaient 



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82 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

que je faisais des dépenses de plus en plus extraordi- 
naires, et que j'entretenais à mes frais tous les étran- 
gers de passage à Bassra, en les hébergeant comme 
des rois. 

Aussi le bruit se répandit bientôt dans la ville que 
j'avais trouvé un trésor, et il n'en fallut pas davan- 
tage pour attirer vers moi la cupidité des autorités. 
En effet, le chef de la police ne tarda à venir me 
trouver, un jour, et, après avoir pris son temps, me 
dit : « Seigneur Aboulcassem, mes yeux voient et 
mes oreilles entendent ! Mais comme j'exerce mes 
fonctions pour vivre, alors que tant d'autres vivent 
pour exercer des fonctions, je ne viens point te 
demander compte de la vie fastueuse que tu mènes 
et t'interroger sur un trésor que tu as tout intérêt à 
cacher. Je viens simplement te dire que si je suis un 
homme avisé, je le dois à Allah et ne m'en orgueillis 
pas. Seulement le pain est cher, et notre vache ne 
donne plus de lait. » Et moi, ayant compris le but 
de sa démarche, je lui dis : « père des hommes 
d'esprit, combien te faut-il par jour pour acheter du 
pain à ta famille et remplacer le lait que ne donne 
plus ta vache? » Il répondit: « Pas plus de dix dinars 
d'or par jour, ô mon seigneur. » Je dis: « Ce n'est 
pas assez, je vetix t'en donner cent par jour. Et, 
pour cela, tu n'as qu'à venir ici au commencement 
de chaque mois, et mon trésorier te comptera les 
trois mille dinars nécessaires à ta subsistance S » Là- 
dessus il voulut m'embrasser la main, mais je m'en 
défendis, n'oubliant pas que tous les dons sont un 
prêt du Créateur. Et il s'en alla, en appelant sur 
moi les bénédictions. 



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LE TRÉSOR SANS FOND 85 

Or, le lendemain de la visite du chef de la police, 
le kàdi me fit appeler chez lui et me dit : « jeune 
homme, Allah est le maître des trésors, et le quint 
Lui revient de droit. Paie donc le quint de ton trésor, 
et tu seras le tranquille possesseur des quatre au- 
tres parties ! » Je répondis : « Je ne sais trop ce que 
veut signifier notre maître le kàdi à son serviteur. 
Mais je m'engage à lui donner tous les jours, pour 
les pauvres d'Allah, mille dinars d'or, à condition 
qu'on me laisse en repos. » Et le kâdi approuva fort 
mes paroles, et accepta ma proposition. 

Mais, quelques jours plus tard, un garde vint me 
chercher de la part du wali de Bassra. Et, lorsque 
je fus arrivé en sa présence, le wali, qui m'avait 
accueilli d'un air engageant, me dit : « Me crois-tu 
assez injuste pour t'enlever ton trésor, si tu me le 
montrais ? » Et je répondis : « Qu'Allah prolonge de 
mille ans les jours de notre maître le wali ! Mais, 
dût-on m'arracher la chair avec des tenailles brû- 
lantes, je ne découvrirai point le trésor qui est en 
effet, en ma possession. Toutefois je consens à payer 
chaque jour à notre maître le wali, pour les mal- 
heureux de sa connaissance, deux mille dinars 
d'or. » Et le wali, devant une offre qui lui parut si 
considérable, n'hésita pas à accepter ma proposi- 
tion, et me renvoya, après m'avoir comblé de préve- 
nances. 

Et, depuis ce temps, je paie fidèlement à ces trois 
fonctionnaires la redevance journalière que je leur 
ai promise. Et, en retour, ils me laissent mener la 
vie de largesse et de générosité pour laquelle je suis 
né. Et telle est, ô mon seigneur, l'origine d'une for- 



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84 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tune qui t'étonne, je le vois, et dont personne autre 
que toi ne soupçonne l'étendue ! » 

Lorsque le jeune Àboulcassem eut fini de parler, 
le khalifat, à la limite du désir de voir le merveil- 
leux trésor, dit à son hôte : « généreux Aboul- 
cassem, est-il réellement possible qu'il y ait au 
monde un trésor que ta générosité ne soit pas ca- 
pable d'épuiser bientôt? Non, par Allah ! je ne puis 
le croire, et si ce n'était pas trop exiger de toi, je te 
prierais de me le montrer, en te jurant par les droits 
sacrés de l'hospitalité sur ma tête et par tout ce qui 
peut rendre un serment inviolable, que je n'abuserai 
point de ta confiance et que tôt ou tard je saurai 
reconnaître cette faveur unique. » 

A ces paroles du khalifat, Aboulcassem devint 
bien changé quant à son teint et à sa physionomie, 
et répondit d'un ton attristé : « Je suis bien affligé, 
seigneur, que tu aies cette curiosité que je ne puis 
satisfaire qu'à des conditions fort désagréables, puis- 
que je ne puis me résoudre à te laisser partir de ma 
maison avec un désir rentré et un souhait inexaucé. 
Ainsi, il faudra que je te bande les yeux et que je 
te conduise, toi sans armes et la tête nue, et moi le 
cimeterre à la main, prêt à t'en frapper si tu essaies 
de violer les lois de l'hospitalité. D'ailleurs je sais 
bien que, même en agissant de la sorte, je commets 
une grande imprudence, et que je ne devrais pas 
céder à ton envie. Enfin, qu'il soit fait selon ce 
qui est écrit pour nous en ce jour béni ! Es-tu prêt à 
accepter mes conditions ? » Il répondit : « Je suis 
prêt à te suivre, et j'accepte ces conditions et mille 



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LE TRÉSOR SANS FOND - 85 

autres semblables. Et je te jure par le Créateur du 
ciel et de la terre que tu ne te repentiras pas d'avoir 
satisfait ma curiosité. D'ailleurs j'approuve tes pré- 
cautions, et suis loin de t'en savoir mauvais gré ! » 

Là-dessus, Aboulcassem lui mit un bandeau sur 
les yeux, et, le prenant parla main, le fit descendre, 
par un escalier dérobé, dans un jardin d'une vaste 
étendue. Et là, après plusieurs détours dans les 
allées qui s'entrecroisaient, il le fit pénétrer dans 
un profond et spacieux souterrain dont une grande 
pierre, à ras du sol, couvrait l'entrée. Et d'abord ce 
fut un long corridor en pente, qui s'ouvrait dans 
une grande salle sonore. Et Aboulcassem ôta le ban- 
deau au khalifat qui vit avec émerveillement cette 
salle éclairée par la seule lueur des escarboucles 
dont toutes les parois ainsi que le plafond étaient 
incrustés. Et un bassin d'albâtre blanc, décent pieds 
de circonférence, se voyait au milieu de celte salle, 
plein de pièces d'or et de tous les joyaux que peut 
rêver le cerveau le plus exalté. Et tout autour de 
ce bassin douze colonnes d'or, qui soutenaient autant 
de statues en gemmes de douze couleurs, jaillissaient 
comme des fleurs sorties d'un sol miraculeux. 

Et Aboulcassem conduisit le khalifat au bord du 
bassin et lui dit : « Tu vois cet amas de dinars d'or et 
de joyaux de toutes les formes et de toutes les cou- 
leurs. Eh bien, il n'a encore baissé que de deux tra- 
vers de doigt, alors que la profondeur du bassin est 
insondable! Mais ce n'est pas fini! » Et il le con- 
duisit dans une seconde salle, semblable à la pre- 
mière par rétinceilement de ses parois, mais plus 
vaste encore, avec, en son milieu, un bassin plein 

T. XIII. 6 



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86 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

,de pierres taillées et de pierres en cabochons, et 
ombragé par deux rangées d'arbres semblables à 
-celui dont il lui avait fait présent. Et au milieu de la 
voûte de cette salle courait, en lettres brillantes, 
cette inscription: « Que le maître de ce trésor ne 
craigne point de l'épuiser ; il ne saurait en venir à 
bout. Qu'il s'en serve plutôt pour mener une vie 
agréable et pour acquérir des amis; car la vie est 
une et ne revient pas, et la vie, sans les amis, n'est 
pas la vie ! >'> 

Après quoi, Aboulcassem fit encore visiter à son 
hôte plusieurs autres salles qui ne le cédaient en 
rien aux précédentes ; puis, voyant qu'il était déjà 
fatigué d'avoir vu tant de choses éblouissantes, il le 
reconduisit hors du souterrain, après lui avoir tou- 
tefois bandé les yeux. 

Une fois rentrés dans le palais, le khalifat dit à 
son guide : « mon maître... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT VINGT-SIXIÈME NUIT 



Elle dit : 

... Une fois rentrés dans le palais, le khalifat dit à 
son guide : « mon maître, après ce que je viens de 
voir, et à en juger par la jeune esclave et les deux 



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LE TRÉSOR SANS FOND 87 

aimables garçons que tu m'as donnés, tu dois être, 
non seulement l'homme le plus riche de la terre, 
mais certainement l'homme le plus heureux. Car tu 
dois posséder dans ton palais les plus belles filles de 
l'Orient et les plus belles adolescentes des îles de la 
mer ! » Et le jeune homme répondit tristement : 
« Certes, ô mon seigneur, j'ai en grand nombre, 
dans ma demeure, des esclaves d'une beauté remar- 
quable, mais puis-je les aimer, moi dont la chère 
disparue remplit la mémoire, la douce, la charmante, 
celle quifut précipitée, à cause de moi, dans les eaux 
du Nil? Ah ! j'aimerais mieux n'avoir pour toute for- 
tune que celle contenue dans la ceinture d'un porte- 
faix de Bassra et posséder Sabiba, la sultane favo- 
rite, que de vivre sans elle avec tous mes trésors et 
tout mon harem ! » Et le khalifat admira la cons- 
tance de sentiments du fils d'Abdelaziz, mais il 
l'exhorta à faire tous ses efforts pour surmonter ses 
regrets. Puis il le remercia de la magnifique récep- 
tion qu'il lui avait faite et prit congé de lui pour 
«'en retourner à son khàn, s'étant assuré de la sorte, 
par lui-même, de la vérité des assertions de son vizir 
Giafar qu'il avait fait jeter dans un cachot. Et il reprit, 
le lendemain, le chemin de Baghdad avec tous les 
serviteurs, l'adolescente, les deux jeunes garçons et 
tous les présents qu'il devait à la générosité sans 
pareille d'Àboulcassem. 

Or, dès qu'il fut de retour au palais, Al-Rachid se 
hâta de remettre en liberté son grand-vizir Giafar, 
et, pour lui prouver combien il regrettait de l'avoir 
puni d'une façon préventive, lui fit cadeau des deux 
jeunes garçons, et lui rendit toute sa confiance. Puis, 



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88 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

après lui avoir raconté le résultat de son voyage, il 
lui dit : « Et maintenant, ô Giafar, dis-moi ce que je 
dois faire pour reconnaître les bons procédés d'A- 
boulcassem ! Tu sais que la reconnaissance des rois 
doit surpasser le plaisir qu'on leur a fait. Si je me 
contente d'envoyer au magnifique Aboulcassem ce 
que j'ai de plus rare et de plus précieux dans mon 
trésor, ce sera fort peu de chose pour lui. Comment 
donc pourrai-je le vaincre en générosité ? » Et Giafar 
répondit : « O émir des Croyants, le seul moyen 
dont tu disposes pour payer ta dette de reconnais- 
sance, c'est de nommer Aboulcassem roi de Bassra! » 
Et Al-Rachid répondit : « Tu dis vrai, ô mon vizir, 
c'est là le meilleur moyen de m'acquitter envers 
Aboulcassem. Et tu vas tout de suite partir pour Bassra 
et lui remettre les patentes de sa nomination, puis 
le conduire ici afin que nous puissions le fêter dans 
notre palais ! » Et Giafar répondit par l'ouïe et l'obéis- 
sance, et partit sans retard pour Bassra. Et Al-Rachid 
alla trouver Sett Zobéida dans son appartement, et 
lui fit présent de la jeune fille, de l'arbre et du paon, 
ne gardant pour lui que la coupe. Et Zobéida trouva 
la jeune fille si charmante, qu'elle dit à son époux, 
en souriant, qu'elle l'acceptait avec plus de plaisir 
encore que les autres présents. Puis elle se fit narrer 
les détails de ce voyage étonnant. 

Quant à Giafar, il ne tarda pas à revenir de Bassra 
avec Aboulcassem, qu'il avait pris soin de mettre au 
courant de ce qui était arrivé et de l'identité de l'hôte 
qu'il avait hébergé dans sa demeure. Et quand le 
jeune homme fut entré dans la salle du trône, le 
khalifat se leva en son honneur, s'avança au-devant 



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LE TRÉSOR SANS FOND 89 

de lui, en souriant, et l'embrassa comme un fils. Et 
il voulut aller lui-môme au hammam avec lui, hon- 
neur qu'il n'avait encore accordé à personne depuis 
son avènement au trône. Et, après le bain, pendant 
qu'on leur servait des sorbets, des blancs-mangers et 
des fruits, une esclave vint chanter, qui était nou- 
vellement arrivée au palais. Mais Aboulcassem n'eut 
pas plus tôt regardé au visage la jeune esclave, qu'il 
poussa un grand cri et tomba évanoui. Et AWtachid, 
prompt à le secourir, le prit entre ses bras et lui fit 
peu à peu reprendre ses sens. 

Or, la jeune chanteuse n'était autre que l'ancienne 
favorite du sultan du Caire, qu'un pêcheur avait re- 
tirée des eaux du Nil et avait vendue à un mar- 
chand d'esclaves. Et ce marchand, après l'avoir tenue 
longtemps cachée dans son harem, l'avait conduite 
à Baghdad et vendue à l'épouse de l'émir des 
Croyants. 

Et c'est ainsi qu'Aboulcassem, devenu roi de 
Bassra, retrouva sa bien-aimée et put désormais 
vivre avec elle dans les délices, jusqu'à l'arrivée de 
la Destructrice des plaisirs, la Bâtisseuse inexorable 
des tombeaux ! 

— Mais ne crois point, ô Roi, continua Schahrazade que 
celle histoire soit de près ou de loin aussi étonnante et 
aussi pleine d'utilité morale que THistoire compliquée 
de l'Adultérin sympathique ! » Et le roi Schahriar, fron- 
çant ses sourcils, demanda : « De quel Adultérin veux-tu 
parler, Schahrazade ? » Et la fille du vizir répondit : « De 
celui précisément dont je vais, ô Roi, te conter la vie mou 
vementée l » 

Et elle dit : 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE LA- 
DULTÉRIN SYMPATHIQUE 



H est raconté — mais Allah est plus savant ! — 
qu'il y avait, dans une ville d'entre les villes de nos 
pères Arabes, trois amis qui étaient généalogistes de 
profession. Or, cela sera expliqué, si Allah veut. 

Et ces trois amis étaient, enmême temps, des braves 
entre les braves et des subtils entre les subtils. Et 
leur subtilité était telle qu'ils pouvaient, en s'amu- 
sant, dépouiller un avare de sa bourse sans le faire 
s'en apercevoir. Et tous les jours ils avaient cou- 
tume de se réunir dans une chambre d'un khàn 
isolé, qu'ils avaient louée à cet effet, et où ils pou- 
vaient, sans être dérangés, se concerter à leur aise 
sur le bon tour à jouer aux habitants de la ville, ou 
sur l'exploit à préparer pour passer gaîment leur 
journée. Mais, il faut bien le dire, leurs faits et 
gestes étaient, d'ordinaire, plutôt dénués de mé- 
chanceté et pleins d'à-propos, comme leurs manières 
étaient d'ailleurs distinguées et leur visage avenant. 
Et, comme ils étaient liés d'une amitié de frères tout 
à fait, ils mettaient leur gain en commun et se le 



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92 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

partageaient en toute équité, considérable fût-il ou 
modique. Et ils dépensaient toujours la moitié de ce 
gain en achat de provisions de bouche, et l'autre 
moitié en achat de haschich, pour se griser la nuit, 
après la journée bien remplie. Et leur griserie, de- 
vant les chandelles allumées, était toujours de bon 
aloi, et ne dégénérait jamais en rixes ou en paroles* 
malséantes, bien au contraire ! Car le haschich 
exaltait plutôt leurs qualités de fond et avivait leur 
intelligence. Et, dans ces moments-là, ils trouvaient 
des expédients merveilleux qui, en vérité, eussent 
fait les délices de l'écouteur. 

Or, un jour, le haschich, ayant fermenté dans 
leur raison, leur suggéra un expédient d'une audace 
sans précédent. Car, une fois leur plan combiné, ils 
se rendirent de bon matin devant le jardin qui en- 
tourait le palais du roi. Et là ils se mirent ostensi- 
blement à se quereller et à s'invectiver, en se 
lançant mutuellement, contre leur habitude, les im- 
précations les plus violentes, et en se menaçant, avec 
force gestes et de gros yeux, de s'entre-tuer ou, pour 
le moins, de s'entr'enculer. 

Lorsque le sultan, qui se promenait dans son jar- 
din, eut entendu leurs cris et le tumulte qui s'éle- 
vait, il dit : « Qu'on m'amène les individus qui font 
tout ce bruit ! » Et aussitôt les chambellans et les 
eunuques coururent se saisir d'eux et les traînèrent, 
en les rassasiant de coups, entre les mains du sultan. 

Or, dès qu'ils furent en sa présence, le sultan, qui 
avait été dérangé dans sa promenade matinale par 
leurs cris intempestifs, leur demanda avec colère : 
« Qui êtes-vous, ô chenapans? Et pourquoi vous 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 93 

querelliez-vous sans vergogne sous les murs du palais 
de votre roi ?» Et ils répondirent : « roi du 
temps, nous sommes des maîtres en notre art. Et 
chacun de nous exerce une profession différente. 
Quant à la cause de notre altercation — que notre 
maître nous pardonne! — c'était précisément notre 
art. Car nous discutions sur l'excellence de nos pro- 
fessions, et, comme nous possédons notre art à la 
perfection, chacun de nous prétendait être supérieur 
aux deux autres. Et, d'un mot à un autre mot, nous 
nous étions laissé envahir par la colère ; et de là aux 
invectives et aux grossièretés la distance a été vite 
parcourue. Et c'est ainsi que, oublieux de la présence 
de notre maître le sultan, nous nous sommes 
mutuellement traités d'enculés et de fils de putain et 
d'avaleurs dezebb! Eloigné soit le Malin! La colère 
est mauvaise conseillère, ô notre maître, et elle fait 
perdre aux gens bien élevés le sentiment de leur 
dignité ! Quelle honte sur notre tête ! Nous méritons, 
sans conteste, d'être traités sans clémence par notre 
maître le sultan ! » Et le sultan leur demanda : 
« Quelles sont donc vos professions? » Et le premier 
des trois amis embrassa la terre entre les mains du 
sultan et, s'étant relevé, il dit : « Pour moi, ô mon 
seigneur, je suis généalogiste en pierres fines, et on 
reconnaît assez généralement que je suis un savant 
doué du talent le plus distingué dans la science des 
généalogies lapidaires! » Et le sultan, fort étonné, 
lui dit : « Par Allah ! tu as plutôt, à en juger par ton 
regard de travers, l'air d'un gredin que d'un savant. 
Et ce serait la première fois que je verrais réunies, 
dans le même homme, la science et la diablerie ! 



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94 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Mais, quoi qu'il en soit, peux-tu du moins m'expli- 
quer en quoi consiste la généalogie lapidaire... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT VINGT-SEPTIÈME NUIT 



Elle dit : 

»... Mais, quoi qu'il en soit, peux-tu du moins me 
dire en quoi consiste la généalogie lapidaire? » Et il 
répondit : « C'est la science de l'origine et de la race 
des pierres précieuses, et c'est l'art de les différencier, 
du premier coup d'œil, d'avec les pierres fausses et 
de les distinguer les unes des autres par la vue et par 
le toucher. » 

Et le sultan s'écria : « Quelle étrange chose ! Mais 
je saurai bien mettre à l'épreuve sa science et juger de 
son talent! » Et il se tourna vers le second mangeur 
de haschich et lui demanda : « Et toi, quelle est ta 
profession? » Et le second homme, ayant embrassé 
la terre entre les mains du sultan, se releva et dit: 
« Pour ma part, ô roi du temps, je suis généalogiste 
de chevaux. Et on s'accorde à me considérer comme 
l'homme le plus savant parmi les Arabes dans la 
connaissance de la race et de l'origine des chevaux. 
Car je puis, du premier coup d'œil, et sans jamais 
me tromper, juger si un cheval vient de la tribu des 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 95 

Anazeh ou de la tribu des Mouteyr ou de chez les 
Beni-Khaled ou de la tribu des Dafir ou du Jabal- 
Schammar. Et je puis deviner, à coup sûr, s'il a été 
élevé sur les hauts plateaux du Nejed ou au milieu 
des pâturages des Nefouds, et s'il est de la race des 
Kehilân El-Ajouz, ou des Seglawi-Jedrân, ou des 
Seglawi-Scheyfi, ou des Hamdani-Simri ou des Kehi- 
lân El-Krousch. Et je puis dire la distance exacte, en 
pieds, que peut parcourir ce cheval en un temps 
donné, soit au galop, soit à l'amble, soit au trot ac- 
céléré. Et je puis révéler les maladies cachées de la 
bête et ses maladies futures, et dire de quel mal sont 
morts le père, la mère et les ancêtres jusqu'à la cih- 
quième génération ascendante. Et je puis guérir les 
maladies chevalines réputées incurables, et remettre 
sur pied une bête à l'agonie. Et voilà, 6 roi du temps, 
une partie seulement de ce que je sais, car je n'ose, 
craignant d'exagérer mes mérites, t'énumérer les 
autres détails de ma science. Mais Allah est plus 
savant ! » Et, ayant ainsi parlé, il baissa les yeux 
avec modestie, en s'inclinant devant le sultan. 

Et le sultan, entendant et écoutant, s'écria : « Par 
Allah ! être savant à la fois et chenapan, quel pro- 
dige étonnant ! Mais je saurai bien contrôler son dire 
et éprouver sa science généalogique ! » Puis il se 
tourna vers le troisième généalogiste et lui demanda: 
« Et toi, ô troisième, quelle est ta profession ? » 

Et le troisième mangeur de haschich, qui était le 
plus subtil des trois, répondit, après les hommages 
rendus: « O roi du temps, ma profession est la plus 
noble sans conteste, et la plus difficile. Car si mes 
compagnons, ces deux savants-là, sont desgénéalo- 



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96 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

gistes en pierres et en chevaux, moi je suis le généa- 
logiste de l'espèce humaine. Et si mes compagnons 
sont des savants d'entre les plus distingués, moi je 
passe pour être la couronne sur leur tête, incontes- 
tablement. Car, ô mon seigneur et la couronne sur 
ma tête, j'ai le pouvoir de connaître la véritable ori- 
gine de mes semblables, non point l'origine indirecte 
mais la directe, celle que la mère de l'enfant peut à 
peine connaître et que le père ignore, généralement. 
Sache, en effet, qu'à la seule vue d'un homme, et à 
la seule audition du timbre de sa voix, je puis, sans 
hésitation, lui dire s'il est fils légitime ou s'il est 
adultérin, et lui dire, en outre, si son père et sa mère 
ont été des enfants légitimes ou des produits d'illi- 
cite copulation, et lui révéler le licite ou l'illicite de 
la naissance des membres de sa famille, en remon- 
tant jusqu'à notre père lsmaël ben-Ibrahim — sur eux 
deux les grâces d'Allah et la plus choisie des béné- 
dictions ! Et j'ai pu de la sorte, grâce à la science 
dont m'a doué le Rétributeur — qu'il soit exalté ! — 
détromper bon nombre de grands seigneurs sur la 
noblesse de leur naissance, et leur prouver, par les 
preuves les plus péremptoires, qu'ils n'étaient que 
le résultat d'une copulation de leur mère avec tantôt 
un chamelier, tantôt un ânier, tantôt un cuisinier, 
tantôt un faux eunuque, tantôt un nègre noir, et tan- 
tôt un esclave d'entre les esclaves, ou quelque chose 
de semblable. Et si, ô mon seigneur, la personne que 
j'examine est une femme, je puis également, rien 
qu'en la regardant à travers son voile de visage, lui 
dire sa race, son origine, et jusqu'à la profession de 
ses parents ! Et voilà, ô roi du temps, une partie seu- 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'àDULTÉRIN . . . 97 

lement de ce que je sais, car la science de la généa- 
logie humaine est si étendue, qu'il me faudrait, pour 
t'en énumérer rien que les diverses branches, passer 
ici toute une journée de ma lourde présence sur les 
yeux de notre maître le sultan. Ainsi, ô mon seigneur, 
tu vois bien que ma science est plus admirable, et 
de beaucoup, que celle de mes compagnons, ces 
deux savants-ci ; car nul homme, sur la face de la 
terre, ne possède cette science que moi seul, et per- 
sonne ne Ta jamais possédée avant moi. Mais toute 
science nous vient d'Allah, toute connaissance est 
un prêt de Sa générosité, et le meilleur de £5es dons 
est encore la vertu d'humilité! » 

Et, ayant ainsi parlé, le troisième généalogiste 
baissa les yeux avec modestie, en s* inclinant de nou- 
veau, et recula au milieu de ses compagnons rangés 
devant le roi. 

Et le roi, à la limite de l'étonnement, se dit: « Par 
Allah, quelle chose énorme ! Si les assertions de ce 
troisième-là sont justifiées, il est, sans aucun doute, 
le savant le plus extraordinaire de ce temps et de 
tous les temps ! Je vais donc garder ces trois généa- 
logistes dans mon palais, jusqu'à ce qu'une occasion 
se présente qui nous permette d'essayer leur éton- 
nant savoir. Et si leurs prétentions sont démontrées 
sans fondement, le pal les attend ! » 

Et, ayant ainsi parlé avec lui-môme, le sultan se 
tourna vers son grand-vizir et lui dit : « Qu'on garde 
à vue ces trois savants, en leur donnant une cham- 
bre dans le palais, ainsi qu'une ration de pain et de 
viande par jour, et de l'eau à discrétion. » Et Tordre 
fut exécuté à l'heureetà l'instant. Et les trois amis se 



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98 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

regardèrent, en se disant avec les yeux: « Quelle 
générosité ! Nous n'avons jamais entendu dire qu'un 
roi ait été aussi munificent que ce roi, et aussi 
sagace ! Mais, par Allah ! nous ne sommes pas généa- 
logistes pour rien. Et notre heure viendra, en se 
pressant ou sans se presser. » 

Mais pour ce qui est du sultan, l'occasion qu'il dé- 
sirait ne tarda pas à s'offrir. En effet, un roi voisin 
lui envoya des présents fort rares, parmi lesquels 
se trouvait une pierre précieuse d'une merveilleuse 
beauté, blanche et transparente, et d'une eau plus 
pure que l'œil du coq. Et le sultan, se rappelant les 
paroles du généalogiste lapidaire, l'envoya chercher, 
et, après qu'il lui eut montré la pierre, il lui demanda 
<ie l'examiner et de lui dire ce qu'il en pensait. Mais 
le généalogiste lapidaire répondit : « Par la vie de 
notre maître le roi, je n'ai guère besoin d'examiner 
cette pierre sous toutes ses faces, soit par transparence 
soit par réflexion, ni de la prendre dans ma main, 
ni même de la regarder. Car, pour en juger la valeur 
et la beauté, je n'ai besoin que de la toucher du bout 
du petit doigt de ma main gauche, en tenant les yeux 
fermés ! » 

Et le roi, encore plus étonné que la première fois, 
sedit : « Voici enfin le moment où nous allons pou- 
voir faire la mesure de ses prétentions ! » Et il pré- 
senta la pierre au généalogiste lapidaire qui, les yeux 
fermés, tendit le petit doigt ef l'effleura. Et aussitôt 
il recula vivement, et secoua sa main comme si elle 
avait été mordue ou brûlée, et dit : « mon seigneur, 
cette pierre n'est d'aucune valeur, car, non seule- 
ment elle n'est pas de la race pure des pierres pré- 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'aDULTÉRIN . . . 99 

cicuses, mais elle contient un ver dans son cœur! ». 

Et le sultan, à ces paroles, sentit la fureur lui rem- 
plir le nez, et s'écria : « Que dis-tu là, ô fils d'entre- 
metteur? Ne sais-tu que cette pierre est d'une eau 
admirable, transparente à souhait et pleine d'éclat, 
et qu'elle me vient en cadeau d'un roi d'entre les 
Vois ? » Et, n'écoutant que son indignation, il appela 
le fonctionnaire du pal, et lui dit : « « Perce le fon- 
dement de cet indigne menteur ! » Et le fonction- 
naire du pal, qui était un géant extraordinaire, saisit 
le généalogiste et l'enleva comme un oiseau, et se 
mit en devoir de l'embrocher, en lui perçant ce qu'il 
y avait à percer, quand le grand- vizir, qui était un 
vieillard plein de prudence et de modération et de 
bon sens, dit au sultan : « roi du temps, certes ! cet 
homme a dû exagérer ses mérites, et l'exgération 
en tout est condamnable. Mais peut-être que ce qu'il 
a avancé n'est pas tout à fait dénué de vérité, et, 
dans ce cas, sa mort ne serait pas suffisamment jus- 
tifiée devant le Maître de l'univers. Or, ô mon sei- 
gneur, la vie d'un homme quel qu'il soit est plus 
précieuse que la pierre la plus précieuse, et pèse 
davantage dans la balance du Peseur ! C'est pourquoi 
il vaut mieux différer le supplice de cet homme jus- 
ques après la preuve. Et la preuve ne peut être obte- 
nue qu'en brisant cette pierre en deux. Et alors si le 
ver se trouve dans le cœur de cette pierre, l'homme 
sera justifié; mais si la pierre est intacte et sans 
carie interne, le châtiment de cet homme sera pro- 
longé et accentué par le fonctionnaire du pal. » 

Et le sultan, ayant reconnu la justesse des paroles 
de son grand-vizir, dit: « Qu'on partage cette pierre 



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100 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

en deux ! » Et la pierre fut rompue à l'instant. Et le 
roi et tous les assistants furent à l'extrême limite de 
l'étonnement en voyant sortir un ver blanc du cœur 
même de la pierre. Et ce ver, dès qu'il fut à l'air, 
prit feu de lui-même et se consuma en un instant, 
sans laisser la moindre trace de son existence. 

Or, lorsque le sultan fut revenu de son émotion, il 
demanda au généalogiste: « Par quel moyen as-tu 
pu t'apercevoir de l'existence, dans le cœur de la 
pierre, de ce ver que nul de nous ne pouvait voir? » 
Et le généalogiste répondit avec modestie : « Par la 
subtilité de la vue de l'œil que j'ai au bout de mon 
petit doigt, et par la sensibilité de ce doigt à la cha- 
leur et au froid de cette pierre! » 

Et le sultan, émerveillé de sa science et de sa sub- 
tilité, dit au fonctionnaire du pal : « Lâche-le ! » Et 
il ajouta: « Qu'on lui donne aujourd'hui une double 
ration de pain et de viande, et de l'eau à discrétion! » 

Et voilà pour le généalogiste lapidaire ! 

Mais pour ce qui est du généalogiste des chevaux, 
voici : 

Quelque temps après cet événement de la gemme 
habitée par le ver, le sultan reçut de l'intérieur de 
l'Arabie, comme marque de féalité de la part d'un 
puissant chef de tribu, un cheval bai brun, d'une 
beauté admirable. Et, enchanté de ce présent, il pas- 
sait des jours entiers dans l'écurie à l'admirer. Et 
comme il n'oubliait pas la présence dans le palais du 
généalogiste des chevaux, il lui fit transmettre l'or- 
dre de se présenter devant lui. Et lorsqu'il fut entre 
ses mains, il lui dit: « homme, prétends-tu tou- 
jours t'y connaître en chevaux, de la manière que 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 101 

tu nous as racontée il n'y a pas longtemps ? Et te 
sens-tu prêt à nous prouver ta science de l'origine et 
de la race des chevaux? » Et le second généalogiste 
répondit: « Mais certainement, ô roi du temps! » Et 
le sultan s'écria : « Je jure par la vérité de Celui qui 
me plaça comme souverain sur les cous de Ses servi- 
teurs, et qui dit aux êtres et aux choses : « Soyez ! » 
pour qu'ils fussent, que s'il y a la moindre erreur, 
fausseté ou confusion dans ta déclaration, je te ferai 
mourir de la pire mort ! » Et l'homme répondit : 
« J'entends et je me soumets ! » Et le sultan dit alors : 
« Qu'on amène le cheval devant ce généalogiste ! » 
Et lorsque la noble bête fut devant lui, le généa- 
logiste jeta sur elle un coup d'œil, un seul, puis se 
contracta quant à sa figure, sourit et dit en se tour- 
nant vers le sultan: « J'ai vu et j'ai su ! » Et le sul- 
tan demanda : « Qu'as-tu vu, 6 homme, et qu'as-tu 
su... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT VINGT-HUITIÈME NUIT 



Elle dit : 

... le généalogiste des chevaux jeta donc sur la 
noble bête un coup d'œil, un seul, se contracta quant 
à sa figure, sourit et dit en se tournant vers le sul- 

t. xin. 7 



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102 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tan : « J'ai vu et j'ai su ! » Et le sultan lui demanda : 
« Qu'as-tu vu, ô homme, et qu'as-tu su ? » Et le 
généalogiste répondit : « J'ai vu, ô roi du temps, que - 
ce cheval est effectivement d'une beauté rare et d'une 
excellente race, que ses proportions sont harmo- 
nieuses et son allure pleine de fierté, que sa puis- 
sance est très grande, et son action idéale ; que l'é- 
paule est très fine, l'encolure superbe, la selle haute, 
les jambes d'acier, la queue levée et formant un arc 
parfait, et la crinière lourde, épaisse et balayant le, 
sol ; et, quant à la tête, elle a toutes les marques 
distinctives qui sont essentielles dans la tête d'un 
cheval du pays des Arabes, elle est large, et non 
petite, développée dans les hautes régions, avec une 
grande distance des oreilles aux yeux, une grande 
distance d'un œil à l'autre, et une toute petite dis- 
tance d'une oreille à l'autre ; et le devant de cette 
tête est convexe ; et les yeux sont à fleur de tête, et 
sont beaux comme les yeux des gazelles ; et l'espace 
autour des yeux est sans poil et laisse à nu, dans 
leur voisinage immédiat, le cuir noir, fin et lustré ; et 
l'os des joues est grand et maigre, et celui de la mâ- 
choire est en relief; et la face, vers le bas, se fait 
tout de suite étroite et tourne presque en pointe jus- 
qu'à l'extrémité de la lèvre ; et la narine, au repos, 
reste de niveau avec la face et ne paraît être qu'une 
fente pincée ; et la bouche a la lèvre inférieure 
plus large que la lèvre supérieure ; et les oreilles 
sont larges, longues, fines et délicatement coupées 
comme les oreilles de l'antilope ; enfin c'est une 
bête de tous points splendide. Et sa couleur bai- 
brun est la reine des couleurs. Et, sans aucun 



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I 



HISTOIRE COMPLIQUÉE DE h ADULTÉRIN .. . 103 

doute, cette bote serait le premier cheval de la terre, 
et nulle part on ne pourrait trouver son égale, si elle 
n'avait une tare que viennent de découvrir mes 
yeux, ô roi du temps ! » 

Lorsque le sultan eut entendu cette description 
du cheval qu'il aimait, il fut d'abord émerveillé, sur- 
tout étant donné le simple regard négligemment 
jeté sur la bête par le généalogiste. Mais lorsqu'il eut 
entendu parler d'une tare, ses yeux flambèrent et sa 
poitrine se rétrécit et, d'une voix que la colère fai- 
sait trembler, il demanda au généalogiste : « Que 
dis-tu là, ô fourbe maudit? Et que parles-tu de tare 
•au sujet d'une bête si merveilleuse et qui est le der- 
nier rejeton de la plus noble race d'Arabie ? » Et le 
généalogiste, sans s'émouvoir, répondit : « Du mo- 
ment que le sultan s'émeut des paroles de son esclave, 
l'esclave ne dira plus rien ! » Et le sultan s'écria : 
« Dis ce que tu as à dire ! » Et l'homme reprit : « Je 
ne parlerai que si le roi m'en donne la liberté ! » Et 
le roi dit : « Parle donc, et ne me cache rien ! » 
Alors il dit : « Sache, ô roi, que ce cheval est d'une 
race pure et véritable, par son père, mais rien que 
par son père ! Quant à sa mère, je n'ose en parler ! » 
Et le roi, le visage convulsé, cria : « Qui donc est sa 
mère, hàte-toi de nous le dire ! » Et le généalogiste 
dit: « Par Allah, ô mon seigneur, la mère de ce 
cheval superbe est d'une race d'animal tout à fait 
différente. Car ce n'est pas une jument, mais une 
femelle de buffle marin ! » 

Aces paroles du généalogiste, le sultan s'encoléraà 
la limite extrême de la colère et se tuméfia puis se dé- 
gonfla, et ne put d'abord prononcer un mot. Et il finit 



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104 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

par s'écrier: « chien des généalogistes, ta mort est 
préférable à ta vie ! » Et il fit signe au fonctionnaire 
du pal, en lui disant : « Perce le fondement de ce 
généalogiste-là ! » Et le géant, maître du pal, enleva 
le généalogiste dans ses bras, et, le posant par le 
fondement sur la pointe perforante en question, 
allait l'y laisser tomber de tout son poids, pour en- 
suite tourner le vilebrequin ascendant, quand le 
grand-vizir, l'homme doué du sens de la justice, 
supplia le roi de différer de quelques instants le sup- 
plice, en lui disant : « mon maître souverain, ce 
généalogiste est certainement affligé d'un esprit im- 
prudent et d'un faible jugement, pour ainsi préten- 
dre faire descendre ce pur cheval d'une mère qui 
serait une femelle de buffle marin. Aussi, pour lui 
bien prouver que son supplice est mérité, il vaut 
mieux faire appeler ici l'écuyer qui a amené ce che- 
val de la part du chef des tribus arabes. Et notre 
maître le sultan l'interrogera en présence de ce 
généalogiste, et lui demandera de nous remettre le 
sachet qui contient l'acte de naissance de ce cheval 
et qui témoigne de sa race et de son origine ; car 
nous savons que tout cheval de sang noble doit porter 
attaché à son cou un sachet en forme d'étui qui con- 
tient ses titres et sa généalogie I » Et le sultan dit : 
« Il n'y a pas d'inconvénient ! » et donna l'ordre d'a- 
mener en sa présence l'écuyer en question. 

Lorsque l'écuyer fut entre les mains du sultan et 
qu'il eut entendu et compris ce qu'on lui demandait, 
il répondit : « J'écoute et j'obéis! Et voici l'étui ! » 
Et, tirant de son sein un sachet en cuir ouvragé et 
incrusté de turquoises, il le remit au sultan qui en 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 105 

défit aussitôt les cordons, et en tira un parchemin 
sur lequel étaient empreints les cachets de tous les 
chefs de la tribu où était né le cheval, et les attesta- 
tions de tous les témoins présents à la saillie de la 
mère par le père. Et ce parchemin portait, eh défini- 
tive, que le jeune poulain en question avait eu pour 
père un étalon pur sang de la race des Seglawi- 
Jedrân, et pour mère une femelle de buffle marin 
que l'étalon avait rencontrée, un jour qu'il voyageait 
sur le bord de la mer, et qu'il avait saillie à trois 
reprises, après avoir henni sur elle d'une façon 
péremptoire. Et il y était dit que cette femelle de 
buffle marin, ayant été capturée par les cavaliers, 
avait mis bas à terme ce poulain bai-brun, et qu'elle 
l'avait elle-même allaitée pendant un an, au milieu 
de la tribu. Et tel était le résumé du contenu du par- 
chemin. 

Lorsque le sultan eut entendu la lecture que lui 
avait faite le grand-vizir lui-même de ce document, 
et l'énumération des noms des cheikhs et des témoins 
qui l'avaient cacheté, il fut extrêmement confondu 
d'un fait aussi étrange, et, en même temps, fort 
émerveillé de la science divinatoire et infaillible du 
généalogiste des chevaux. Et il se tourna vers le 
fonctionnaire du pal, et lui dit : « Retire-le de dessus 
la planche du vilebrequin ! » Et, une fois qu'il fut 
de nouveau debout entre ses mains, il lui demanda : 
« Comment as-tu pu, d'un seul coup d'œil, juger de 
la race, de l'origine, des qualités et de la naissance 
de ce poulain ? Car ton assertion s'est trouvée vraie, 
par Allah ! et prouvée d'une manière irréfutable. 
Hâte-toi donc de m'éclairer sur les signes auxquels 



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106 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tu as reconnu la tare de cette bête splcndide ! » Et le 
généalogiste répondit : « La chose est aisée, ô mon 
seigneur ! Je n'ai eu qu'à regarder les sabots du 
cheval. Et notre maître n'a qu'à faire comme j'ai 
fait. » Et le roi regarda les sabots de la bête et vit 
qu'ils étaient fourchus, épais et longs, comme ceux 
des buffles, au lieu d'être unis, légers et ronds 
comme ceux des chevaux. Et le sultan, à cette vue, 
s'écria : « Allah est Tout-Puissant ! » Et il se tourna 
vers les serviteurs et leur dit : « Qu'on donne aujour- 
d'hui à ce savant généalogiste une double ration de 
viande ainsi que deux galettes de pain, et de l'eau à 
discrétion ! » 

Et voilà pour lui ! Mais pour ce qui est du généa- 
logiste de l'espèce humaine, ce fut bien autre chose. 

En effet, lorsque le sultan eut vu se passer ces 
deux événements extraordinaires, dus à la décou- 
verte par les deux généalogistes de la gemme qui 
contenait un ver dans son cœur et du poulain né 
d'un étalon pur sang et d'une femelle de buffle marin, 
et qu'il eut contrôlé par lui-même la science prodi- 
gieuse des deux hommes, il se dit : « Par Allah ! je 
ne sais pas, mais je crois que le troisième gredin 
doit être un savant plus prodigieux encore ! Et qui 
sait ce qu'il va découvrir que nous ne savons pas ! » 
Et il le fit amener sur-le-champ en sa présence, et 
lui dit : « Tu dois bien te souvenir, ô homme, de ce 
que tu as avancé en ma présence au sujet de ta 
science de la généalogie quant à l'espèce humaine, 
qui te fait découvrir l'origine directe des hommes, 
celle que la mère de l'enfant peut à peine connaître 
et que le père ignore, généralement. Et tu dois éga- 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 107 

lement te souvenir que tu as avancé une pareille 
assertion au sujet des femmes. Je désire donc savoir 
de toi si tu persistes dans tes affirmations, et si tu es 
prêt à les démontrer devant nos yeux ? » Et le généa- 
logiste de l'espèce humaine, qui était le troisième 
mangeur de haschich, répondit :.« J'ai ainsi parlé, 
ô roi du temps, et je persiste dans mes affirmations. 
Et Allah est le plus grand ! » 

Alors le sultan se leva de son trône et dit à 
Thomme : « Marche derrière moi ! » Et l'homme 
marcha derrière le sultan, qui le conduisit dans son 
harem, contrairement à la. coutume, mais après 
avoir toutefois fait prévenir les femmes par les eunu- 
ques qu'elles eussent à s'envelopper de leurs voiles 
et à se couvrir le visage. Et lorsqu'ils furent tous 
deux arrivés dans l'appartement réservé à la favorite 
du moment, le sultan se tourna vers le généalogiste 
et lui dit : « Embrasse la terre en présence de ta 
maîtresse, et regarde-la pour me dire ensuite ce que 
tu auras vu ! » Et le mangeur de haschich dit au 
sultan, après avoir embrassé la terre entre les mains 
de la favorite : « Je l'ai examinée, ô roi du temps ! » 
Or, il n'avait fait que jeter sur elle un regard, un 
seul, et rien de plus. Et le sultan lui dit : « En ce 
cas, marche derrière moi ! » Et il sortit, et le généa- 
logiste marcha derrière lui, jusqu'à ce qu'ils fussent 
arrivés dans la salle du trône. Et le sultan, ayant 
fait évacuer la salle, resta seul avec son grand-vizir 
et le généalogiste, à qui il demanda : « Qu'as-tu 
découvert dans ta maîtresse ? » Et il répondit : « O 
mon seigneur, j'ai vu quelqu'une qui était ornée de 
grâces, de charmes, d'élégance, de fraîcheur, de mo- 



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108 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

destie et de tous les attributs et de toutes les perfec- 
tions de la beauté. Et, certes ! on ne saurait rien 
souhaiter de plus en elle, car elle a tous les dons qui 
peuvent enchanter le cœur et rafraîchir les yeux, et, 
de quelque côté qu'on la regarde, elle est pleine de 
proportion et d'harmonie ; et certes ! si je dois en 
juger par son extérieur et par l'intelligence qui 
anime son regard, elle doit posséder dans son centre 
intérieur toutes les qualités désirables de finesse et 
de compréhension. Et voilà ce que j'ai vu en cette 
dame souveraine, ô mon seigneur ! Et Allah est 
omniscient ! » Mais le sultan se récria, disant : « Il 
ne s'agit pas de tout ça, ô généalogiste, mais il s'agit 
de me dire ce que tu as découvert au sujet de l'origine 
de ta maîtresse, mon honorable favorite... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT VIN6T-NEUVIÈME NUIT 



Elle dit : 



... Lorsque le généalogiste eut dit au sultan : « Et 
voilà ce que j'ai vu en cette dame souveraine, ô mon 
seigneur ; mais Allah est omniscient ! » le 'sultan 
lui dit : « Il ne s'agit pas de tout ça, ô généalogiste, 
mais il s'agit de me dire ce que tu as découvert au 
sujet de l'origine de ta maîtresse, mon honorable 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE L'ADULTÉRIN. . . 109 

favorite ! » Et le généalogiste, prenant soudain un 
air réservé et discret, répondit : « C'est là une chose 
délicate, ô roi. du temps, et je ne sais si je dois parler 
ou me taire ! » Et le sultan s'écria : « Hé, par Allah ! 
je ne t'ai fait venir que pour que tu parles ! Allons, 
sors ce que tu as, et pèse tes paroles, ô gredin ! » Et 
le généalogiste, sans s'émouvoir, dit : « Par la vie de 
notre maître, cette dame serait l'être le plus parfait 
parmi les créatures d'Allah, si elle n'avait un défaut 
originel qui dépare ses perfections personnelles ! » 

En entendant ces dernières paroles et ce mot de 
défaut, le sultan, fronçant les sourcils et envahi par 
la fureur, tira tout à coup son cimeterre et sauta sur 
le généalogiste, pour lui trancher la tête, en criant : 
« O chien, fils de chien, tu vas certainement me dire 
que ma favorite est une descendante de quelque 
buffle marin ou qu'elle contient un ver dans son œil 
ou ailleurs ! Ah ! fils des mille cornards de l'impudi- 
cité, que cette lame fasse entrer ta longueur dans ta 
largeur ! » Et il lui eût infailliblement fait boire la 
mort d'une gorgée, si le vizir prudent et judicieux 
ne se fût trouvé là pour détourner son bras, et lui 
dire : « O mon seigneur, il vaut mieux ne pas ôter la 
vie à cet homme avant d'être convaincu de son 
crime ! » Et le sultan demanda à l'homme qu'il avait 
renversé et qu'il tenait sous son genou : « Eh bien, 
parle ! Quel est ce défaut que tu as trouvé à ma favo- 
rite? » Et le généalogiste de l'espèce humaine répon- 
dit du même ton tranquille : « O roi du temps, ma 
maîtresse, ton honorable favorite, est un objet de 
beauté et de perfections, mais sa mère était une 
danseuse publique, une femme libre de la tribu 



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HO LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

errante des Ghaziyas, une fille de prostituée ! » 
A ces paroles, la fureur du sultan devint si in- 
tense que les cris restèrent au fond de sa gorge. Et 
ce ne fut qu'au bout d'un bon moment qu'il put 
s'exprimer, disant à son grand-vizir : « Va vite et 
m'amène ici le père de ma favorite, qui est l'inten- 
dant de mon palais ! » Et il continua à tenir sous 
son genou le généalogiste, qui était le troisième 
mangeur de haschich. Et lorsque le père de sa favo- 
rite fut arrivé, il lui cria : « Tu vois ce pal, n'est-ce 
pas ? Eh bien, hâte-toi, si tu ne veux pas te voir au- 
dessus de sa pointe, de me dire la vérité au sujet de 
la naissance de ta fille, ma favorite ! » Et l'intendant 
du palais, père de la favorite, répondit : « J'écoute et 
j'obéis ! » Et il dit : 

« Sache, o mon maître souverain, que je vais 
te dire la vérité, car elle est le seul salut. Dans ma 
jeunesse, je vivais la vie libre du désert, et je voya- 
geais en escortant les caravanes qui me payaient la 
redevance du passage sur le territoire de ma tribu. 
Or, un jour, que nous étions campés près des puits 
de Zobéida — que les grâces et la miséricorde 
d'Allah soient sur elle ! — vint à passer une troupe 
de femmes de la tribu errante des Ghaziyas, dont les 
filles, une fois à l'âge de la puberté, se prostituent 
aux hommes du désert, en voyageant d'une tribu à 
l'autre, et d'un campement à l'autre, offrant leurs 
grâces et leur science de l'amour aux jeunes cava- 
liers. Et cette troupe resta au milieu de nous pen- 
dant quelques jours, et nous quitta ensuite pour 
aller trouver les hommes de la tribu voisine. Et voici 
qu'après son départ, alors qu'elle était déjà hors de 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 111 

vue, je découvris, blottie sous un arbre, une petite 
fille de cinq ans que sa mère, une Ghaziya, avait 
dû perdre ou oublier dans l'oasis, auprès des puits 
de Zobéida. Et, en vérité, 6 mon maître souve- 
rain, cette fillette, brune comme la datte mûre, 
était si mignonne et si jolie que je déclarai, séance 
tenante, que je la prenais à ma charge. Et, malgré 
qu'elle fût effarouchée comme une jeune biche à sa 
première sortie dans les bois, je réussis à l'apprivoi- 
ser, et la confiai à la mère de mes enfants qui l'éleva 
comme si elle avait été sa propre fille. Et elle gran- 
dit au milieu de nous et se développa si bellement, 
qu'à sa puberté nulle fille du désert, quelque mer- 
veilleuse qu'elle fût, ne pouvait lui être comparée. 
Et moi, ô mon seigneur, je sentais mon cœur épris 
d'elle, et, ne voulant point m'unir à elle par l'illicite, 
je la pris pour ma femme légitime, en l'épousant, 
malgré son origine inférieure. Et, grâce à la bénédic- 
tion, elle me donna la fille que tu as daigné élire 
pour ta favorite, 6 roi du temps ! Et telle est la vé- 
rité sur la mère de ma fille, et sur sa race et son ori- 
gine. Et je jure, par la vie de notre prophète Mô- 
hammad — sur Lui la prière et la paix! — que je 
n'ai point ajouté une syllabe à la vérité, et que je 
n'en ai point retranché une syllabe. Mais Allah est 
plus véridique et le seul infaillible ! » 

Lorsque le sultan eut entendu cet aveu sans arti- 
fice, il se sentit soulagé d'un souci torturant et d'une 
inquiétude pleine de douleur. Car il s'était imaginé 
que sa favorite était la fille d'une prostituée d'entre 
les filles Ghaziyas, et il venait d'apprendre précisé- 
ment le contraire, puisque, bien que Ghaziya, la 



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H2 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

mère était restée vierge jusqu'à son mariage avec 
l'intendant du palais. Et il se laissa alors aller à la 
surprise que lui causait la science du perspicace 
généalogiste. Et il lui demanda : « Comment t'y es-tu 
pris pour deviner, ô savant, que ma favorite était 
une fille de Ghaziya, fille de danseuse, fille elle- 
même de prostituée? » Et le généalogiste mangeur 
de haschich répondit : « Voici ! D'abord c'est ma 
science — - Allah est plus savant! — qui m'a mis 
sur la voie de cette découverte. Et c'est ensuite le 
fait que les femmes de race Ghaziya ont toutes, 
comme ta favorite, les sourcils fort épais et se rejoi- 
gnant à la racine du nez, et ont, comme elle égale- 
ment, les yeux les plus intensément noirs d'A- 
rabie! » 

Et le roi, émerveillé de ce qu'il venait d'entendre, 
ne voulut point congédier le généalogiste sans lui 
donner une marque probante de sa satisfaction. Il 
se tourna donc vers les serviteurs qui étaient ren- 
trés, et leur dit : « Donnez aujourd'hui à ce savant 
distingué une double ration de viande et deux ga- 
lettes du jour, ainsi que de l'eau à discrétion ! » 

Et voilà pour le généalogiste de l'espèce humaine 1 
Mais ce n'est pas tout, car ce n'est pas fini. 

En effet, le lendemain, le sultan, ayant passé sa 
nuit à réfléchir sur ce qu'avaient fait les trois com- 
pagnons, et sur la profondeur de leur science dans 
les diverses branches de la généalogie, se dit à lui- 
même : « Par Allah ! après ce que m'a dit ce généa- 
logiste de l'espèce humaine sur l'origine de la race 
de ma favorite, il n'y a plus qu'à le déclarer l'homme 
le plus savant de mon royaume. Mais auparavant 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'aDULTÉKIN . . . 113 

je voudrais bien savoir ce qu'il pourrait me dire sur 
mon origine, moi, le sultan, qui suis le descendant 
authentique de tant de rois ! » Et sa pensée devint 
action à l'instant même, et il fit amener de nouveau 
entre ses mains le généalogiste de l'espèce humaine, 
et lui dit : « Maintenant, ô père de la science, que je 
n'ai aucun motif de douter de tes paroles, je* vou- 
drais bien t'entendre me parler de mon origine et de 
l'origine de ma race royale ! » Et il répondit : « Sur ma 
tête et sur mon œil, ô roi du temps, mais certainement 
pas avant que tu m'aies promis la sécurité. Car le 
proverbe dit : « Entre la colère du sultan et ton cou, 
mets de l'espace, et fais-toi plutôt exécuter par con- 
tumace! » Or moi, ô mon maître, je suis sensible et 
délicat, et je préfère le pal par contumace au pal 
efficace qui vous enchâsse et vous outrepasse la cre- 
vasse pour une question de race ! » Et le sultan lui 
dit : « Par ma tête ! je t'accorde la sécurité, et, quoi 
que tu puisses dire, tu es d'avance absous !» Et il 
lui jeta le mouchoir de la sauvegarde. Et le généa- 
logiste ramassa le mouchoir de la sauvegarde, et 
dit : « En ce cas, Ô roi du temps, je te prie de ne 
laisser dans cette salle personne d'autre que nous 
deux ! » Et le roi demanda : « Pourquoi, ô homme ! » 
Il dit : « Parce que, ô mon maître, Allah Tout-Puis- 
sant possède parmi ses noms bénis le surnom de 
« Voileur », vu qu'il aime voiler des voiles du mys- 
tère les choses dont la divulgation serait nuisi- 
ble ! » Et le sultan ordonna de sortir à tout le 
monde, même à son grand-vizir. 

Alors le généalogiste, se trouvant seul à seul avec 
le sultan, s'avança vers lui et, se penchant à son 



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Hi LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

oreille, il lui dit: « roi du temps, tu n'es qu'un 
enfant adultérin, et de mauvaise qualité... 

— A ce momeat de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT COÏT TKITIÈIIE NUIT 



Elle dit : 

... Alors le généalogiste, se trouvant seul à seul 
avec le sultan, s'avança vers lui et, se penchant à 
son oreille, il lui dit : « roi du temps, tu n'es 
qu'un enfant adultérin, et de mauvaise qualité ! » 

En entendant ces terribles paroles, dont l'audace 
était inouïe, le sultan devint bien jaune de couleur 
et changea de contenance ; et ses membres tombè- 
rent déliés ; et il perdit l'ouïe et la vue ; et il devint 
semblable à un ivrogne sans vin ; et il chancela, 
avec de l'écume sur ses lèvres ; et il finit par s'a- 
battre défaillant sur le sol, et il resta longtemps 
dans cette situation, sans que le généalogiste sût 
exactement s'il était mort du coup, ou demi-mort, 
ou vivant encore. Mais il finit par revenir à lui, et, 
s'étant relevé et ayant tout à fait recouvré ses sens, 
il se tourna vers le généalogiste, et lui dit : « Main- 
tenant, ô homme, par la vérité de Celui qui me plaça 
sur les cous de-Ses serviteurs, si tes paroles me sont 
prouvées véridiques, et si j'acquiers la certitude là- 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 115 

dessus, par des preuves positives, je veux, sans 
retour possible et sûrement, abdiquer un trône dont 
je serai indigne, et me démettre de mon pouvoir 
royal en ta faveur. Car tu es le plus méritant, et nul 
ne saura comme toi se rendre digne de cette situa- 
tion. Mais si je trouve le mensonge au bout de tes 
paroles, je dégorgerai ! » Et le généalogiste répon- 
dit : « J'écoute et j'obéis ! Et il n'y a point d'incon- 
vénient ! » 

Alors le sultan, se levant sur ses deux pieds, sans 
délai ni retard, se précipita vers l'appartement de la 
sultane mère, Tépéc à la main, et pénétra chez elle, 
et lui dit: « Par Celui qui éleva le ciel et le sépara 
de l'eau, si tu ne me réponds pas par la vérité sur 
ce que je vais te demander, je te couperai en tout 
petits morceaux, avec ceci ! » Et il brandit son arme, 
en roulant des yeux d'incendie, et en bavant de 
fureur. Et la sultane mère, effarée à la fois et suffo- 
quée d'un langage si peu habituel, s'écria : « Le 
nom d'Allah sur toi et autour de toi ! Calme-toi, ô 
mon enfant, et interroge-moi sur tout ce que tu 
désires savoir, car je ne te répondrai que selon les 
préceptes du Véridique ! » Et le sultan lui dit : « Hàte- 
toi alors de me dire, sans aucun préambule ni entrée 
en matière, si je suis le fils du sultan, mon père, et 
si je suis de la race royale de mes ancêtres. Car toi 
seule tu peux me le révéler ! » Et elle répondit : « Je 
te dirai donc, sans préambule, que tu es le fils au- 
thentique d'un cuisinier. Et, si tu veux savoir com- 
ment, voici ! 

» Lorsque le sultan, ton prédécesseur, celui que 
jusqu'ici tu croyais ton père, m'eut prise pour 



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H6 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

épouse, il cohabita avec moi selon l'usage. Mais 
Allah ne le favorisa pas de la fécondité, et je ne pus 
lui donner une postérité qui lui apportât de la joie et 
assurât le trône à sa race. Et, quand il vit qu'il 
n'avait pas d'enfants, il fut plongé dans une tris- 
tesse qui lui fit perdre l'appétit, le sommeil et la 
santé. Et il fut travaillé par sa mère qui le poussait 
à prendre sur moi une autre épouse. Et il prit 
sur moi une seconde épouse. Mais Allah ne le 
favorisa pas de la fécondité. Et il fut de nouveau 
conseillé par sa mère pour une troisième femme. 
Alors, moi, voyant que j'allais finir par être reléguée 
au dernier rang, et que d'ailleurs cela n'avancerait 
en rien l'état du sultan, je résolus de sauver mon 
influence en sauvant, du même coup, l'héritage du 
trône. Et je n'attendis que l'occasion propice pour 
réaliser cette excellente intention. 

» Or, un jour, le sultan, qui continuait à n'avoir 
aucun appétit et à maigrir, eut une grande envie de 
manger un poulet farci. Et il donna l'ordre au cuisi- 
nier d'égorger un des volatiles qui étaient enfermés 
dans des cages sous les fenêtres du palais. Et l'homme 
vint pour prendre la volaille dans sa cage. Alors 
moi, ayant bien examiné ce cuisinier, je le trouvai 
tout à fait convenable pour l'œuvre projetée, car 
c'était un gaillard jeune, carré et gigantesque. Et, 
me penchant à la fenêtre, je lui fis signe de monter 
par la porte secrète. Et je le reçus dans mon appar- 
tement. Et ce qui se passa entre moi et lui ne dura 
qu'un temps fort restreint, car, aussitôt qu'il eût fini 
son affaire, je lui plongeai dans le cœur un poi- 
gnard. Et il tomba à la renverse, sa tête précédant 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 117 

ses pieds, mort. Et je le fis ramasser par mes fidèles 
servantes et enterrer en secret dans une fosse creu- 
sée par elles dans le jardin. Et, ce jour-là, le sul- 
tan ne mangea pas de poulet farci, et entra dans 
une grande colère à cause de la disparition inexpli- 
quée de son cuisinier. Mais, neuf mois plus tard, 
jour pour jour, je te mis au monde, bien portant, 
comme tu continues à l'être. Et ta naissance fut une 
cause de joie pour le sultan, qui retrouva sa santé et 
son appétit, et combla de faveurs et de présents ses 
vizirs, ses favoris et tous les habitante du palais, et 
donna de grandes fêtes et des réjouissances publi- 
ques qui durèrenirquarante jours et quarante nuits. 
Et telle est la vérité sur ta naissance, ta race et ton 
origine. Et je jure par le Prophète — sur Lui la 
prière et la paix ! — que je n'ai dit que ce que je 
savais. Et Allah est omniscient ! » 

En entendant ce récit, le sultan se leva et sortit de 
chez sa mère, en pleurant. Et il entra dans la salle 
du trône, et s'assit par terre, en face du troisième 
généalogiste, sans dire un mot. Et les larmes conti- 
nuaient à couler de ses yeux, et se glissaient dans 
les interstices de sa barbe qu'il avait fort longue. 
Et, au bout d'une heure de temps, il releva la tête et 
dit au généalogiste : « Par Allah sur toi, ô bouche de 
vérité, dis-moi comment tu as pu découvrir que 
j'étais un adultérin de mauvaise qualité ! » Et le 
généalogiste répondit: « O mon maître, lorsque cha- 
cun de nous trois eut prouvé les talents qu'il possé- 
dait, et que tu fus extrêmement satisfait, tu ordonnas 
qu'il ïious fût donné pour récompense une double 
ration de viande et de pain, et de l'eau à discrétion. 



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418 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Et je jugeai, d'après la mesquinerie d'une telle lar- 
gesse et la nature môme de cette générosité, que tu 
ne devais être que le fils d'un cuisinier, la postérité 
d'un cuisinier et le sang d'un cuisinier. Car les rois 
fils de rois n'ont pas coutume de reconnaître le 
mérite par des distributions de viande ou autre 
chose semblable, mais ils récompensent les méri- 
tants par de magnifiques présents, des robes d'hon- 
neur et des richesses sans calcul. Aussi, je ne pus 
faire autrement que de deviner ta basse extraction 
adultérine par cette preuve sans réplique. Et il n'y a 
point de mérite à cette découverte ! » 

Lorsque le généalogiste eut cessé de parler, le sul- 
tan se leva et lui dit : « Ote tes habits ! » Et le 
généalogiste obéit, et le sultan se dépouillant de ses 
habits et de ses attributs royaux, l'en revêtit de ses 
propres mains. Et il le fit monter sur le trône, et, se 
-courbant devant lui, il embrassa la terre entre ses 
mains, et lui rendit les hommages d'un vassal à son 
suzerain. Et, à l'heure et à l'instant, il fit entrer le 
grand-vizir, les autres vizirs et tous les grands du 
royaume, et le fit reconnaître par eux pour leurlégitime 
souverain. Et le nouveau sultan envoya aussitôt cher- 
cher ses amis, les deux autres généalogistes man- 
geurs de haschich, et nomma l'un gardien de 9a 
droite et l'autre gardien de sa gauche. Et il con- 
serva l'ancien grand- vizir dans ses fonctions, à cause 
<le son sentiment de la justice. Et il fut un grand 
roi. 

Et voilà pour les trois généalogistes ! 

Mais, pour ce qui est de l'ancien sultan, son his- 
toire ne fait que commencer. Car voici... 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'àDE LTÉRIN . . . 119 

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 

Et sa sœur, la petite Doniazade, qui, de jour en jour 
et de nuit en nuit, se faisait plus jolie et plus développée 
et plus compréhensive et plus attentive et plus silen- 
cieuse, se levaà/lemi du tapis où elle était blottie, et 
lui dit : « ma sœur, que tes paroles sont douces 
et savoureuses et réjouissantes et délectables ! » Et 
Shahrazade lui sourit, l'embrassa et lui dit : « Oui, mais 
qu'est cela comparé à ce que je vais raconter la nuit pro- 
chaine, si toutefois veut bien me le permettre notre 
maître le Roi ! » Et le sultan Schahriar dit: « Schahrazade, 
n'en doute pas! Tu peux, certes! nous dire demain la 
suite de cette histoire prodigieuse qui ne fait qu'à peine 
commencer. Et tu peux, si tu n'es pas fatiguée, la conti- 
nuer cette nuit même, tant je désire savoir ce qui va 
arrivera l'ancien sultan, ce fils adultérin ! Qu'Allah mau- 
disse les femmes exécrables ! Toutefois je dois avouer 
qu'ici l'épouse du sultan, mère de l'adultérin, n'a forni- 
qué avec le cuisinier que dans un but excellent, et non 
pour satisfaire les sollicitations de son intérieur. Qu'Allah 
étende sur elle Sa miséricorde ! Mais pour ce qui est de la 
maudite, de la dévergondée, de la fille de chien qui a fait 
ce qu'elle a fait avec le nègre Massâoud, ce n'était point 
pour assurer le trône à mes descendants, la maudite ! 
Puisse Allah ne l'avoir jamais en Sa compassion ! » Et le 
roi Schahriar, ayant ainsi parlé, en fronçant terriblement 
les sourcils et en regardant avec des yeux blancs et de 
côté, ajouta : « Quant à toi, Schahrazade, je commence à 
croire que peut-être tu n'es pas comme toutes ces éhon- 
tées dont j'ai fait trancher la tête! » Et Schahrazade s'in- 
clina devant le Roi farouche, et dit : « Qu'Allah prolonge 
la vie de notre maître, et m'accorde de vivre jusqu'à 
demain pour te raconter ce qu'il advint de l'Adultérin 
sympathique ! » Et, ayant ainsi parlé, elle se lut. 



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120 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT TRENTE ET UNIÈME NUIT 



La petite Doniazade dit à Schahrazade : « Par Allah sur 
toi, ô ma sœur, si tu n'as pas sommeil, de grâce ! hâte-toi 
de nous dire ce que devint l'ancien sultan, fils adultérin 
du cuisinier! » Et Schahrazade dit : « De tout cœur, et 
comme hommage dû à ce Roi magnanime, notre maître ! » 
Et elle continua l'histoire en ces termes : 

... Pour ce qui est de l'ancien sultan, son histoire 
ne fait que commencer, car voici ! 

Une fois qu'il eut abdiqué son trône et sa puis- 
sance entre les mains du troisième généalogiste, 
l'ancien sultan revêtit l'habit de derviche pèlerin et, 
sans s'attarder à des adieux, devenus pour lui fort 
négligeables, et sans rien emporter avec lui, il se mit 
en route vers le pays d'Egypte, où il comptait vivre 
dans l'oubli et la solitude, en réfléchissant sur sa 
destinée. Et Allah lui écrivit la sécurité, et, après 
un voyage plein de fatigues et de périls, il arriva 
dans la ville splendide du Caire, cette immense cité 
si différente des villes de son pays, et dont le tour 
demande pour le moins trois journées et demi de 
marche. Et il vit qu'elle était vraiment une des qua- 
tre merveilles du monde, en comptant le pont de 
Sanja, le phare d'Al-Iskandaria et la mosquée des 
Ommiades à Damas. Et il trouva qu'il était loin d'a- 
voir exagéré les beautés de cette ville et de ce pays, 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE I/ÀDULTÉRIN . . . 121 

le poète qui a dit : « Egypte ! terre merveilleuse 
dont la poussière est d'or, dont le fleuve est une bé- 
nédiction, et dont les habitants sont délectables, tu 
appartiens au victorieux qui sait te conquérir ! » 

Et se promenant, et regardant, et s'émerveillant, 
sans se lasser, l'ancien sultan se sentait, sous ses 
habits de derviche pauvre, tout heureux de pouvoir 
admirer à son aise, et marcher à sa guise, et s'arrê- 
ter à son gré, débarrassé des ennuis et des charges 
de la souveraineté. Et il pensait : « Louange à Allah 
le Rétributeur ! Il donne aux uns la puissance avec 
les fardeaux et les soucis, et aux autres la pauvreté 
avec l'insouciance et la légèreté de cœur. Et ce sont 
les derniers qui sont les plus favorisés ! Qu'il soit 
béni ! » Et il arriva de la sorte, riche de visions 
charmantes, devant le palais même du sultan du 
Caire, qui était alors le sultan Mahmoud. 

Et il s'arrêta sous les fenêtres du palais, et, ap- 
puyé sur son bâton de derviche, il se mit à réfléchir 
sur la vie que pouvait mener dans cette demeure 
imposante le roi du pays, et sur le cortège de préoc- 
cupations, d'inquiétudes et d'ennuis divers où il 
devait être constamment plongé, sans compter sa 
responsabilité devant le Très-Haut qui voit et juge les 
actions des rois. Et il se réjouissait en son âme d'avoir 
songé à se libérer, grâce à sa naissance dévoilée, d'une 
vie si lourde et si compliquée, et de l'avoir échan- 
gée contre une existence de plein air et de liberté, 
n'ayant pour tout bien et pour tout revenu que sa 
chemise, son manteau de laine et son bâton. Et il sen- 
tait une grande sérénité qui lui rafraîchissait l'âme 
et achevait de lui faire oublier ses émotions passées. 



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122 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Or, à ce moment précis, le sultan Mahmoud, reve- 
nant de la chasse, rentrait dans son palais. Et il 
aperçut le derviche appuyé sur son bâton, ne voyant 
point ce qui l'entourait et le regard perdu dans la 
contemplation des choses lointaines. Et il fut frappé 
de la tournure noble de ce derviche et de son atti- 
tude distinguée et de son air détaché. Et il se dit : 
« Par Allah, voilà le premier derviche qui ne tende 
pas la main sur le passage des riches seigneurs ! 
Sans aucun doute son histoire doit être une singu- 
lière histoire ! » Et il dépêcha vers lui un des sei- 
gneurs de sa suite, pour l'inviter à entrer au palais, 
parce qu'il désirait l'entretenir. Et le derviche ne put 
faire autrement que d'obéir à la prière du sultan. 
Et ce fut pour lui le second tournant de la destinée. 

Et le sultan Mahmoud, après s'être un peu reposé 
des fatigues de lâchasse, fit entrer le derviche en sa 
présence, et le reçut avec affabilité, et le questionna 
avec bonté sur son état, lui disant : « La bienvenue 
sur toi, ô vénérable derviche d'Allah ! A en juger par 
ton air, tu dois être un fils des nobles Arabes du 
Hedjaz ou de l'Yémen ! » Et le derviche répondit : 
« Allah seul est noble, ô monseigneur! Moi, je ne 
suis qu'un pauvre homme, un mendiant. » Et sul- 
tan Mahmoud reprit : « Il n'y a point d'inconvé- 
nient ! Mais quel est le motif de ta venue dans ce 
pays et de ta présence sous les murs de ce palais, ô 
derviche? Ce doit être, certainement, une étonnante 
histoire ! » Et il ajouta : « Par Allah sur toi, ô der- 
viche béni, raconte-moi ton histoire, sans m'en rien 
cacher ! » Et le derviche, à ces paroles du sultan, ne 
put s'empêcher de laisser tomber une larme de ses 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'àDULTÉRIN . . . 123 

yeux, et une grande émotion étreignit son cœur. Et 
il répondit : « Je ne te cacherai rien, seigneur, de 
mon histoire, bien qu'elle me soit un souvenir plein 
d'amertume et de douceur. Mais permets-moi de ne 
point te la raconter en public ! » Et sultan Mah- 
moud se leva de son trône, descendit vers le dervi- 
che et, lui prenant la main, il le conduisit dans une 
salle retirée, où il s'enferma avec lui. Puis il lui dit : 
« Maintenant tu peux parler sans crainte, ô dervi- 
che ! » 

Alors l'ancien sultan, assis sur le tapis en face 
du sultan Mahmoud, dit : « Allah est le plus grand ! 
Voici mon histoire ! » 

Et il raconta tout ce qui lui était arrivé, depuis le 
commencement jusqu'à la fin, sans oublier un détail, 
et comment il avait abdiqué le trône et s'était dé- 
guisé en derviche, pour voyager et tâcher d'oublier 
ses malheurs. Mais il n'y a point d'utilité à le ré- 
péter. 

Lorsque le sultan Mahmoud eut entendu les aven- 
tures du derviche supposé, il se jeta à son cou et 
l'embrassa avec effusion, et lui dit : « Gloire à Celui 
qui abaisse et qui élève, qui humilie et qui honore, 
par les décrets de Sa sagesse et de Sa toute puis- 
sance! » Puis il ajouta: « En vérité, ô mon frère, 
ton histoire est une grande histoire et son enseigne- 
ment est un grand enseignement ! Sois donc remercié 
pour m'en avoir ennobli les oreilles et enrichi l'en- 
tendement. La douleur, ô mon frère, est un feu qui 
purifie, et les retours du temps guérissent les yeux 
aveugles de naissance. » Puis il dit : « Et maintenant 
que la sagesse a élu ton cœur pour domicile, et que 



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124 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

la vertu d'humilité devant Allah fa donné plus de 
titres de noblesse que n'en donne aux fils des rois un 
millénaire de domination, me serait-il permis d'ex- 
primer un souhait, ô le plus grand? » Et l'ancien sul- 
tan dit : « Sur ma tête et sur mes yeux, 6 roi magna- 
nime ! » Et sultan Mahmoud dit : « J'aimerais être 
ton ami ! » 

Et, ayant ainsi parlé, il embrassa de nouveau l'an- 
cien sultan, devenu derviche, et lui dit : « Quelle 
vie admirable sera la nôtre désormais, 6 mon frère ! 
Ensemble nous sortirons, ensemble nous rentre- 
rons, et, la nuit, nous irons parcourir, sous le dégui- 
sement, les divers quartiers de la ville, pour le béné- 
fice moral que pourront nous donner ces prome- 
nades. Et, dans ce palais, tout t'appartiendra par 
moitié, en toute cordialité. De grâce ! ne me refuse 
pas, car le refus est une des formes de la parcimo- 
nie ! » 

Et, le sultan-derviche ayant accepté d'un cœur 
ému l'offre amicale, le sultan Mahmoud ajouta : « O 
mon frère et mon ami, sache à ton tour que, moi 
aussi, j'ai dans ma vie une histoire. Et cette histoire 
est si étonnante que, si elle était écrite avec les aiguil- 
les sur le coin intérieur de l'œil, elle servirait de 
leçon salutaire à qui la lirait avec déférence. Et je ne 
veux pas davantage tarder à te la raconter, afin que 
tu saches, au début même de notre amitié, ce que je 
suis et ce que j'ai été ! » 

Et sultan Mahmoud, ayant rassemblé vers un seul 
point ses souvenirs, dit au sultan-derviche, devenu 
son ami : 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 125 



HISTOIRE DU SINGE JOUVENCEAU 



« Sache, ô mon frère, que le début de ma vie a été 
de tous points semblable à la fin de ta carrière, car 
si toi tu as commencé par être d'abord sultan pour 
revêtir ensuite les habits de derviche, moi j'ai 
fait juste le contraire. Car j'ai d'abord été derviche, 
et le plus pauvre des derviches, pour arriver ensuite 
à être roi, et à m'asseoir sur le trône du sultanat 
d'Egypte. 

Je suis né, en effet, d'un père fort pauvre qui 
exerçait, dans les rues, le métier d'arroseur. Et tous 
les jours il portait sur son dos son outre en peau de 
chèvre remplie d'eau, et, se courbant sous son poids, 
il arrosait le devant des boutiques et des maisons, 
moyennant un bien mince salaire. Et moi-même, 
quand je fus en âge de travailler, je l'aidai dans sa 
besogne, et je portai sur mon dos une outre d'eau 
proportionnée à mes forces, et plutôt plus lourde 
qu'il ne fallait. Et quand mon père trépassa dans la 
miséricorde de son Seigneur, j'eus pour tout héri- 
tage, toute succession et tout bien la grosse outre en 
peau de chèvre de l'arrosage. Et je fus bien obligé, 
afin de pourvoir à ma subsistance, d'exercer le mé- 
tier de mon père, qui était fort estimé par les mar- 
chands dont il arrosait le devant des boutiques, et 
par les portiers des riches seigneurs. 



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126 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Mais, ô mon frère, le dos du fils n'est jamais aussi 
solide que celui de son père, et je dus bientôt, tant 
était lourde la grosse outre parternelle, abandonner 
le travail pénible de l'arrosage, pour ne pas me frac- 
turer les os du dos ou me voir irrémédiablement 
bossu. Et, n'ayant ni biens, ni apanage, ni l'odeur 
de ces choses-là, je dus me faire derviche mendiant, 
et tendre la main aux passants, dans la cour des 
mosquées et dans les endroits publics. Et, quand ve- 
nait la nuit, je m'étendais tout de mon long, à l'en- 
trée de la mosquée de mon quartier, et m'endormais 
après avoir mangé mon faible gain de la journée, 
me disant, cotnme tous les malheureux de mon 
espèce : « La journée de demain sera, si Allah veut, 
plus prospère que celle-ci ! » Et je n'oubliais pas 
non plus que tout homme a fatalement son heure 
sur la terre, et que la mienne devait tôt ou tard arri- 
ver, que je le voulusse ou pas. Mais l'important était 
de ne pas être distrait ou somnolent lors de son pas- 
sage. Et c'est pourquoi sa pensée ne me quittait pas, 
et je veillais sur elle comme le chien en arrêt sur le 
gibier. 

Mais, en attendant, je vivais la vie du pauvre, 
dans l'indigence et le dénûment, et ne connaissant 
aucun des plaisirs de l'existence. Aussi, la première 
fois que j'eus entre les mains cinq drachmes d'ar- 
gent, don inespéré d'un généreux seigneur à la 
porte de qui j'étais allé mendier le jour de ses no- 
ces, et dès que je me vis possesseur de cette somme, 
je me promis bien de faire bonne chère et de me 
payer quelque plaisir délicat. Et, serrant dans ma 
main les bienheureux cinq drachmes, je m'envolai 



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HISTOIRE DE l/ ADULTÉRIN .. . (LE SINGE...) 127 

vers le souk principal, en regardant avec mes yeux 
et en flairant avec mon nez, de tous côtés, pour fixer 
mon choix sur ce que je devais acheter. 

Or, voici que tout à coup j'entendis, dans le souk, 
de grands éclats de rire... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT 



Elle dit : 

. . . Or, voici que tout à coup j'entendis, dans le souk, 
de grands éclats de rire, et je vis une foule de gens 
au visage épanoui et aux bouches ouvertes, qui 
étaient rassemblés autour d'un homme qui condui- 
sait, au bout d'une chaîne, un jeune gros singe au 
derrière rose. Et ce singe, tout en marchant de tra- 
vers, faisait avec ses yeux, avec sa figure et avec ses 
mains des signes nombreux à ceux qui l'entouraient, 
dans le but évident de s'amuser à leurs dépens et de 
se faire donner des pistaches, des pois chiches et des 
noisettes. 

Et moi, à la vue de ce singe, je me dis : « Ya 
Mahmoud, qui sait si ta destinée n'est pas attachée 
au cou de ce singe ? Te voici maintenant riche de 
cinq drachmes d'argent, que tu vas dépenser sur ton 
ventre, en une fois ou deux fois ou trois fois tout au 



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128 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

plus ! Ne ferais-tu pas mieux plutôt, moyennant cet 
argent, d'acheter ce singe à son maître, pour te faire 
montreur de singe, et gagner sûrement ton pain 
journalier, au lieu de continuer à mener cette vie de 
mendicité à la porte d'Allah? » 

Et, ayant ainsi pensé, je profitai d'un moment où 
la foule s'était éclaircie pour m'approcher du pro- 
priétaire du singe, et je lui dis : « Veux-tu me vendre 
ce singe avec sa chaîne, pour trois drachmes d'argent! » 
Et il me répondit : « 11 m'a coûté à moi dix drachmes 
sonnants, mais, pour toi, je te le laisserai à huit ! » 
Je dis : « Quatre ! » Il dit : « Sept! » Je dis : « Quatre 
et demi ! » Il dit : a Le dernier mot, cinq ! Et prie 
sur le Prophète ! » Et je répondis : « Sur Lui les 
bénédictions, la prière et la paix d'Allah ! J'accepte 
le marché, et voici les cinq drachmes ! » Et, desser- 
rant mes doigts qui tenaient les cinq drachmes enfer- 
més dans le creux de ma main plus sûrement que 
dans une cassette d acier, je lui remis la somme qui 
était tout mon avoir et tout mon capital, et, en retour, 
je pris le jeune gros singe, et je l'emmenai parle 
bout de sa chaîne. 

Mais alors je réfléchis que je n'avais ni domicile ni 
réduit pour l'abriter, et que je ne pouvais songer à le 
faire entrer avec moi dans la cour de la mosquée où 
j'habitais en plein air, car j'en eusse été chassé par le 
gardien avec force injures à mon adresse et à l'adresse 
de mon singe. Et alors je me dirigeai vers une vieille 
maison en ruines, qui n'avait plus que trois murs 
debout, et je m'y installai pour passer la nuit avec 
mon singe. Et la faim commençait à me torturer 
cruellement, et sur cette faim venait s'ajouter l'envie 



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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN .. . (LE SINGE...) 129 

rentrée que je n'avais pu satisfaire sur les friandises 
du souk, et qu'il m'était désormais impossible 
d'apaiser, puisque l'acquisition du singe m'avait tout 
enlevé. Et mon embarras, déjà extrême, se doublait 
maintenant du souci de nourrir mon compagnon, 
mon futur gagne-pain. Et déjà je commençais à re- 
gretter mon achat, quand soudain je vis mon singe 
se secouer, en faisant plusieurs mouvements singu- 
liers. Et, au même moment, sans que j'eusse le temps 
de bien me rendre compte de la chose, je vis, à la 
place du hideux animal au derrière luisant, un jou- 
venceau comme la lune à son quatorzième jour. Et 
de ma vie je n'avais vu une créature qui pût lui être 
comparée en beauté, en grâces et en élégance. Et, 
debout dans une attitude charmante, il s'adressa à 
moi d'une voix douce comme le sucre, disant : « Mah- 
moud, tu viens de dépenser, pour m'acheter, les 
cinq drachmes d'argent qui étaient tout ton capital et 
toute ta fortune, et, dans cet instant même, tu ne 
sais comment faire pour te procurer quelque nour- 
riture qui puisse nous suffire, à moi et à toi ! » Et je 
répondis : « Par Allah, tu dis vrai, ô jouvenceau ! Mais 
comment tout ça? Et qui es-tu? Et d'où viens-tu ? 
Et que veux-tu? » Et il me dit, en souriant: 
« Mahmoud, ne me fais pas de questions. Mais 
prends plutôt ce dinar d'or, et achète tout ce qui est 
nécessaire pour nous régaler. Et sache, Mahmoud, 
quêta destinée est, en effet, comme tu l'as pensé, 
attachée à mon cou, et que je viens à toi porteur de 
la bonne fortune et du bonheur ! » Puis il ajouta : 
« Mais hâte-toi, Mahmoud, d'aller nous acheter de 
quoi manger, car nous sommes bien affamés, moi et 



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130 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

toi ! » Et j'exécutai aussitôt ses ordres et nous ne 
tardâmes pas à faire ensemble un repas d'une qualité 
excellente, le premier de cette espèce depuis ma 
naissance. Et, comme la nuit était déjà fort avancée, 
nous nous couchâmes à côté l'un de l'autre. Et moi, 
voyant qu'il était certainement plus délicat que moi, 
je le couvris de mon vieux manteau en laine de 
chameau. Et il s'endormit tout contre moi, comme 
s'il n'avait fait que cela toute sa vie. Et je n'osai 
faire le moindre mouvement, de peur de l'effaroucher 
ou de lui faire croire à des intentions telles et telles de 
ma part, et de le voir alors reprendre sa forme première 
de gros singe au derrière écorché. Et, par ma vie ! je 
trouvai qu'entre le contact délicieux de ce corps de 
jouvenceau et la peau de chèvre des outres qui 
m'avaient servi d'oreillers dès le berceau, il y avait 
vraiment de la différence ! Et je m'endormis, de mon 
côté, en pensant que je dormais aux côtés de mon 
destin. Et je bénissais le Donateur qui me l'accordait 
sous un aspect si beau et si séduisant. 

Or, le lendemain, le jouvenceau, levé de meilleure 
heure que moi, me réveilla et me dit : « Mahmoud ! 
Il est grand temps, après cette nuit à la dure, que tu 
ailles louer à notre intention quelque palais qui soit 
le plus beau d'entre les palais de cette ville! Et ne 
ciains pas d'être à court d'argent, et d'acheter, comme 
meubles et tapis, ce que tu trouveras de plus cher et 
de plus précieux dans le souk. » Et moi je répondis 
par l'ouïe et l'obéissance, et j'exécutai ses ordres 
sans perdre de temps. 

Or, lorsque nous fûmes installés dans notre nou- 
velle demeure, qui était la plus splendide du Caire, 



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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (LE SINGE...) 131 

louée à son propriétaire moyennant dix sacs de mille 
dinars d'or, le jouvenceau me dit : « Mahmoud ! 
comment n'as-tu pas honte, habillé de loques comme 
tu es, et le corps servant de refuge à toutes les va- 
riété de puces et de poux, de Rapprocher de moi et de 
vivre à côté de moi? Et qu'attends-tu pour aller au 
hammam te purifier et améliorer ton état? Car, pour 
ce qui est de l'argent, tu en as plus qu'il n'en faut 
aux sultans maîtres des empires. Et pour ce qui est 
des vêtements, tu n'as que l'embarras du choix ! » 
Et moi je répondis par l'ouïe et par l'obéissance, et 
me hâtai d'aller prendre un bain étonnant, et je sortis 
du hammam léger, parfumé et embelli. 

Lorsque le jouvenceau me vit reparaître devant 
lui, transformé et habillé de vêtements de la plus 
grande richesse, il me considéra longuement, et 
parut satisfait de ma tournure. Puis il me dit : 
« Mahmoud ! c'est bien ainsi que je voulais que tu 
fusses. Viens maintenant t'asseoir près de moi ! » Et 
je m'assis près de lui, en pensant en mon âme : « Hé ! 
je crois bien que c'est le moment ! » Et je m'apprê- 
tai à ne pas être en retard d'aucune manière et par 
n'importe quel endroit. 

Or, au bout d'un moment, le jouvenceau me tapa 
amicalement sur l'épaule et me dit : « Mahmoud ! » 
Et je répondis : « Ya sidi ! » Il me dit : « Que penses- 
tu d'une jouvencelle fille de roi, plus belle que la 
lune du mois de Ramadan, qui deviendrait ton 
épouse ? » Je dis : « Je penserais, ô mon maître, qu'elle 
serait la bien venue ! » Il dit : « Dans ce cas, lève- 
toi, Mahmoud, prends ce paquet que voici, et va de- 
mander au sultan du Caire sa fille aînée en mariage ! 



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132 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Car elle est écrite dans ta destinée ! Et son père, en 
te voyant, saura que tu es celui qui doit être l'époux 
de sa fille. Mais, toi, n'oublie pas en entrant, aussi- 
tôt après les salams, d'offrir au sultan ce paquet en 
présent ! » Et moi je répondis: « J'écoute et j'obéis ! » 
Et, sans hésiter un instant, puisque telle était ma 
destinée, je pris avec moi un esclave pour me tenir 
le paquet le long du chemin, et je me rendis au 
palais du sultan. 

Et les gardes du palais et les eunuques, en me 
voyant habillé avec tant de magnificence, me deman- 
dèrent respectueusement ce que je désirais. Et, lors- 
qu'ils furent informés que je souhaitais parler au 
sultan, et que j'avais un cadeau à lui remettre en 
mains propres, ils ne firent aucune difficulté pour 
faire, en mon nom, une demande d'audience, et 
m'introduire aussitôt en sa présence. Et moi, sans 
perdre contenance, comme si toute ma vie j'avais 
été le commensal des rois, je jetai le salam au sultan, 
avec beaucoup de déférence mais sans platitude, et 
il me le rendit d'un air gracieux et bienveillant. Et 
je pris le paquet des mains de l'esclave, et le lui 
offris, en disant : « Daigne accepter ce modeste pré- 
sent, ô roi du temps, bien qu'il ne soit point sur la 
voie de tes mérites mais sur l'humble sentier de 
mon impuissance ! » Et le sultan fit prendre et ouvrir 
le paquet par son grand-vizir, et regarda dedans. Et 
il y vit des joyaux et des parures et des ornements 
d'une magnificence si incroyable, que jamais il n'avait 
dû rien voir de semblable. Et, émerveillé, il se ré- 
cria sur la beauté de ce cadeau, et me dit : « Il est 
accepté ! Mais hàte-toi de m'apprendre ce que tu dé- 



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HISTOIRE DE L'ADULTÉRIN . . . (LE SINGE...) 133 

sires, et ce que je puis te donner en échange. Car 
les rois ne doivent point être en retard de largesses 
et de savoir-vivre ! » Et moi, sans attendre davantage, 
je répondis: « roi du temps, mon souhait est de 
devenir ton connexe et ta parenté à travers cette 
perle cachée, cette fleur encalicée, cette vierge scel- 
lée et cette dame en ses voiles enfermée, ta fille 
aînée! » 

Lorsque le sultan eut entendu mes paroles et 
compris ma demande, il me regarda une heure de 
temps, et me répondit: « Il n'y a pas d'inconvé- 
nient! » Puis il se tourna vers son vizir et lui dit : 
« Toi, que penses-tu de la demande de cet éminent 
seigneur? Pour ma part, je le trouve tout à fait 
seyant ! Et je reconnais, à -certains signes de sa 
physionomie, qu'il est envoyé par le destin pour être 
mon gendre ! » Et le vizir interrogé, répondit : « Les 
paroles du roi sont sur notre tête! Et le seigneur 
n'est point une connexité indigne de notre maître ni 
une parenté à rejeter. Loin de là ! Mais peut-être 
vaudrait-il mieux lui demander une preuve, autre 
que ce cadeau, de sa puissance et de sa capacité ! » 
Et le sultan lui dit : « Comment dois-je agir en cette 
affaire? Conseille-moi, ô vizir. » Il dit: « Mon avis, 
ô roi du temps, est de lui montrer le plus beau dia- 
mant du trésor, et de ne lui accorder en mariage la 
princesse, ta fille, que sous la condition qu'il appor- 
tera, pour présent de noces, un diamant de la même 
valeur. » 

Alors moi, bien que violemment ému de Jout cela 
dans mon intérieur, je demandai au sultan : « Si je 
t'apporte une pierre qui soit la sœur de celle-ci et sa 

T. XIII. 9 



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134 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

pareille en tous points, me donneras-tu la prin- 
cesse? » Il me répondit: « Si tu m'apportes réelle- 
ment une pierre identique à celle-ci, ma fille sera 
ton épouse. » Et moi j'examinai la pierre, je la tour- 
nai dans tous les sens, et la fixai dans mon œil. Puis 
je la rendis au sultan, et pris congé de lui, en lui 
demandant la permission de revenir le lendemain. 

Et lorsque j'arrivai à notre palais, le jouvenceau 
me dit: « Quelle est l'affaire? » Et je le mis au 
courant de ce qui s'était passé, en lui dépeignant la 
pierre comme si je la tenais entre mes doigts. Et il 
me dit : « La chose est aisée. Aujourd'hui, toutefois, 
il est trop tard ; mais demain, inschallah ! je te don- 
nerai dix diamants exactement pareils à celui que tu 
m'as dépeint... 

— A ce moment de sa narration, Scliahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT TRENTE-TROISIÈME NUIT 



Elle dit: 



»... Aujourd'hui, toutefois, il est trop tard ; mais 
demain, inschallah ! je te donnerai dix diamants exac- 
tement pareils h celui que tu m'as dépeint. » . 

Et, effectivement, le lendemain matin, le jouven- 
ceau sortit dans le jardin du palais, et, au bout d'une 
heure, il me rapporta les dix diamants, tous d'une 



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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN .. . (LE SINGE...) 135 

beauté exactement égale à celui du sultan, taillés 
en forme d'œuf de pigeon et purs comme l'œil du 
soleil. Et j'allai les présenter au sultan, en lui di- 
sant : « mon maître, excuse-moi du peu. Mais je 
n'ai pu avoir un seul diamant, et j'ai dû te rapporter 
un lot de dix. Et tu peux choisir, et jeter ensuite 
ceux qui te déplairont !» Et il fit ouvrir par le grand- 
vizir le petit coffret d'émail qui les contenait, et 
resta émerveillé de leur éclat et de leur beauté, et 
grandement surpris de voir qu'il y en avait réelle- 
ment dix, tous pareils à celui qu'il possédait, exac- 
tement. 

Et, lorsqu'il fut revenu de son étonnement, il se 
tourna vers le vizir et, sans lui adresser la parole, il 
lui fit de la main un geste qui signifiait : « Que dois- 
je faire ? » Et le vizir répondit, de la même manière, 
par un geste qui voulait dire : « 11 faut lui accorder 
ta fille ! » 

Et aussitôt les ordres furent donnés pour qu'on fit 
tous les préparatifs de notre mariage. Et on manda 
le kâdi et les témoins, qui écrivirent le contrat de 
mariage, séance tenante. Et lorsque cet acte légal 
fut dressé, on me le remit, selon le cérémonial d'u- 
sage. Et, comme j'avais tenu à ce que le jouven- 
ceau, que j'avais présenté au sultan comme mon 
proche parent, assistât à la cérémonie, je m'empres- 
sai de lui montrer le contrat afin qu'il le parcourût à 
ma place, vu que je ne savais moi-même ni lire ni 
écrire. Et, l'ayant lu à voix haute d'un bout à l'au- 
tre, il me le rendit, en me disant: « Il est fait selon 
les règles et selon la coutume. Et te voici licite- 
ment marié à la fille du sultan. » Puis il me prit à' 



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136 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

part et me dit : « Tout cela est bien, Mahmoud, mais 
maintenant j'exige de toi une promesse! » Et je 
répondis : « Hé, par Allah ! quelle promesse peux-tu 
me demander qui soit plus grande que celle de te 
donner ma vie qui déjà t'appartient ! » Et il sourit 
et me dit: « Mahmoud ! Je ne veux pas que tu con- 
sommes le mariage, avant que je te donne la permis- 
sion de pénétrer en elle. Car il y a quelque chose 
que je dois faire auparavant ! » Et je répondis : 
« Ouïr c'est obéir! » 

Aussi, lorsque vint la nuit de la pénétration, j'en- 
trai chez la fille du sultan. Mais, au lieu de faire ce 
que fait l'époux en pareil cas, je m'assis loin d'elle, 
dans mon coin, malgré le désir. Et je me contentai 
seulement de la regarder de loin, en détaillant avec 
mes yeux ses perfections. Et j'agis de la sorte la 
seconde nuit et la troisième nuit, bien que chaque 
matin la mère de mon épouse vînt, selon l'usage, la 
questionner au sujet de sa nuit, lui disant : « J'es- 
père d'Allah qu'il n'y a pas eu d'encombre et que 
la preuve est faite de ta virginité ! » Mais mon épouse 
répondait : « Il ne m'a rien fait encore ! » C'est pour- 
quoi, au matin cte la troisième nuit, la mère de mon 
épouse s'affligea à la limite de l'affliction, et s'é- 
cria : « notre calamité ! pourquoi ton époux nous 
traite-t-il de cette manière humiliante, et persiste-t- 
il à s'abstenir de ta pénétration ? Et que vont penser 
de cette conduite injurieuse nos parentes et nos es- 
claves ? Et n'ont-elles pas le droit de croire que 
cette abstention est due à quelque motif dont l'aveu 
est difficile à faire, ou à quelque raison tortueuse? » 
Et, pleine d'inquiétude, elle alla, ce matin du troi- 



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HISTOIRE DE i/ADULTÉRIN . . . (LE SINGE...) 137 

sième jour, raconter la chose au sultan, qui dit: 
« Si, cette nuit, il ne réduit pas son pucelage, je re- 
gorgerai ! » Et cette nouvelle parvint aux oreilles 
de l'adolescente, mon épouse, qui vint me la rap- 
porter. 

Alors moi je n'hésitai pas à mettre le jouvenceau 
au courant de la situation. Et il me dit : « Mah- 
moud, c'est le moment ! Mais avant de réduire son 
pucelage, il faut encore une. condition, et c'est de 
lui demander, lorsque tu seras seul avec elle, de te 
donner un bracelet qu'elle porte au bras droit. Et tu 
le prendras, et me l'apporteras sur-le-champ. Après 
quoi il te sera loisible d'accomplir la pénétration, et 
de satisfaire sa mère et son père. » Et je répondis : 
« J'écoute. et j'obéis! » 

Et lorsque je m'unifiai avec elle, à l'entrée de la 
nuit, je lui dis : « Par Allah sur toi, as- tu réellement 
le désir que je te donne cette nuit plaisir et joie ? » 
Elle me répondit : « J'ai ce désir, en vérité. » Et je 
repris : « Donne-moi alors le bracelet que tu portes 
à ton bras droit ! » Et elle s'écria : « Je veux bien te 
le donner, mais je ne sais ce qui pourrait résulter 
de l'abandon entre tes mains de ce bracelet-amulette 
qui m'a été donné par ma nourrice, quand j'étais 
tout enfant. » Et, ce disant, elle le défit de son bras 
et me le donna. Et moi je sortis à l'instant et allai 
le remettre à mon ami le jouvenceau, qui me dit : 
« C'est bien celui-ci qu'il me faut ! Maintenant tu peux 
retourner pour la pénétration. » Et je m'empressai 
de rentrer dans la chambre nuptiale, pour accomplir 
ma promesse concernant la prise de possession, et 
faire ainsi plaisir à tout le monde. 



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138 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

/ Or, à partir du moment où je pénétrai auprès de 
mon épouse, qui m'attendait toute prête dans son 
lit, j'ignore, ô mon frère, ce qui m'est arrivé. Tout 
ce que je sais, c'est que je vis soudain ma chambre 
et mon palais fondre comme dans les rêves, et je me 
vis couché en plein air au milieu de la maison en 
ruines, où j'avais conduit le singe lors de son 
acquisition. Et j'étais dépouillé de mes riches vête- 
ments et à moitié nu sous les haillons de mon an- 
cienne misère. Et je reconnus ma vieille tunique 
rapiécetée de morceaux de toile de toutes les cou- 
leurs, et mon bâton de derviche mendiant, et mon 
turban plein de trous comme un crible de graine- 
tier. 

A cette vue, ô mon frère, je ne sus trop tout ce 
que cela signifiait, et je me demandai: « Ya Mah- 
moud, es-tu à l'état de veille ou de sommeil? Rê- 
ves-tu ou es-tu réellement Mahmoud le derviche 
m endiant? » Et, ayant achevé de recouvrer mes sens, 
je me levai et me secouai, comme je l'avais vu faire 
au singe, autrefois. Mais je restai tel que j'étais, un 
pauvre fils de pauvre, et rien de plus. 

Alors, l'âme en détresse et l'esprit en mauvais 
état, je me mis à errer sans trop savoir où, en pen- 
sant à l'inconcevable fatalité qui m'avait mis dans 
cette posture. Et, errant de la sorte, j'arrivai dans 
une rue peu fréquentée où je vis, assis par terre 
sur un petit tapis, et tenant devant lui une petite 
natte couverte de papiers écrits et de divers objets 
divinatoires, un Maghrébin du Barbar. 

Et moi, heureux de cette rencontre, je m'appro- 
chai du Maghrébin, dans le but de me faire tirer 



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HISTOIRE DE L ADULTÉRIN .. . (LE SINGE...) 139 

mon sort et dire mon horoscope, et lui jetai un 
salam, qu'il me rendit. Et je m'assis par terre sur 
mes jambes repliées, m'accroupis en face de lui, et 
le priai de consulter pour moi l'Invisible. 

Alors le Maghrébin, après m'avoir considéré avec 
des yeux où passaient des lames de couteau, s'ex- 
clama : « derviche, est-ce bien toi qui as été la 
victime d'une exécrable fatalité qui t'a séparé d'a- 
vec ton épouse? » Et je m'écriai : « Hé, ouallah ! hé, 
ouallah ! c'est moi-même ! » Il me dit : « pauvre, 
le singe que tu as acheté cinq drachmes d'argent, et 
qui s'est métamorphosé si subitement en un jouven- 
ceau plein de grâce et de beauté, n'est pas un être 
humain d'entre les iils d'Adam, mais un genni de 
mauvaise qualité. Et il ne s'est servi de toi que pour 
arriver à ses fins. Sache, en effet, qu'il est, depuis 
longtemps, passionnément épris de la fille du sul- 
tan, celle-là même qu'il t'a fait épouser. Mais comme, 
malgré toute sa puissance, il ne pouvait s'en appro- 
cher parce qu'elle portait sur elle un bracelet-talis- 
man, il a employé ton entremise pour obtenir ce 
bracelet, et se rendre impunément maître de la 
princesse. Mais j'espère avant peu détruire le pou- 
voir dangereux de ce mauvais sujet, qui est un des 
genn adultérins, qui se sont révoltés contre la loi 
de notre seigneur Soleïmàn — sur Lui la prière et la 
paix! » 

Et, ayant ainsi parlé, le Maghrébin prit une feuille 
de papier, y traça des caractères compliqués, et me 
la remit en disant : « derviche, ne doute pas de la 
grandeur de ton destin, reprends courage et va à l'en- 
droit que je vais t'indiquer. Et là tu attendras le 



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140 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

passage d'une troupe de personnages, que tu obser- 
veras avec attention. Et lorsque tu apercevras celui 
qui paraît être leur chef, tu lui remettras ce billet; 
et il satisfera tes désirs ! » Puis il me donna les ins- 
tructions nécessaires pour arriver à l'endroit dont il 
s'agissait, et ajouta : « Quant à la rémunération que 
tu me dois, tu me la donneras quand ton destin aura 
été accompli ! » 

Alors moi, après avoir remercié le Maghrébin, je 
pris le billet et me mis en route vers l'endroit qu'il 
m'avait indiqué. Et je marchai, dans ce but, toute 
la nuit et tout le jour suivant et une partie de la 
seconde nuit. Et j'arrivai alors à une plaine déserte 
où il n'y avait, pour toute présence, que l'œil invi- 
sible d'Allah et l'herbe sauvage. Et je m'assis et 
attendis avec impatience ce qui allait m'arriver. Et 
j'entendis autour de moi comme un vol d'oiseaux 
de nuit que je ne voyais pas. Et l'effroi de la solitude 
commençait à faire trembler mon cœur, et l'épou- 
vante de la nuit remplissait mon âme. Et voici que 
j'aperçus, tout à coup, à quelque distance, un grand 
nombre de flambeaux qui semblaient marcher d'eux- 
mêmes vers moi. Et bientôt je pus distinguer les 
mains qui les portaient ; mais les personnes à qui 
appartenaient ces mains restaient au fond de la nuit, 
et mes yeux ne les voyaient pas. Et un nombre in- 
fini de flambeaux, portés par des mains sans pro- 
priétaires, passèrent de la sorte deux à deux devant 
moi. Et enfin je vis, entouré d'un grand nombre de 
lumières, un roi sur son trône, revêtu de splendeur. 
Et, arrivé devant moi, il me regarda et me considéra, 
pendant que mes genoux s'entrechoquaient de ter- 



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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN .. . (LE SiNGE...) 1 il 

reur, et me dit : « Où est le billet de mon ami le 
Maghrébin Barbari? » Et moi, alors, j'affermis mon 
cœur et, m'avançant, je lui tendis le billet qu'il dé- 
plia et lut, pendant que s arrêtait la procession. Et 
il cria à quelqu'un que je ne voyais pas: « Ya 
Atrasch, viens ici ! » Et aussitôt, sortant de l'ombre, 
s'avança un messager tout équipé, qui embrassa la 
terre entre les mains du roi. Et le roi lui dit : « Va 
vite au Caire enchaîner le genni un tel, et me l'a- 
mène sans retard ! » Et le messager obéit, et disparut 
à l'instant. 

Or, au bout d'une heure, il revint avec le jouven- 
ceau enchaîné, qui était devenu horrible à regarder 
et hideux à dévisager. Et le roi lui cria : « Pour- 
quoi, ô maudit, as-tu frustré cet adamite de sa bou- 
chée ? Et pourquoi as-tu avalé la bouchée ? » Et 
il répondit : « La bouchée est encore intacte, et 
c'est moi qui l'ai préparée. » Et le roi dit : « Il 
faut que tu rendes à l'instant le bracelet-talisman 
à ce fils d'Adam, ou bien tu auras affaire à moi! » 
Mais le genni, qui était un cochon obstiné, répondit 
avec hauteur : « Le bracelet est avec moi, et nul ne 
l'aura ! » Et, ce disant, il ouvrit une bouche comme 
un four, et y jeta le bracelet qui s'engouffra dans son 
intérieur. 

A cette vue, le roi nocturne avança le bras et, se 
baissant, il saisit le genni par la nuque et, le faisant 
tournoyer comme une fronde, il le lança contre 
terre, en lui criant : « Ça t'apprendra ! » Et du coup 
il fit entrer sa longueur dans sa largeur. Puis il 
commanda à une des mains porte-flambeaux de re- 
tirer le bracelet de l'intérieur de ce corps sans vie, 



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142 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

et de me le rendre. Ce qui fut exécuté sur-le-champ. 
Et aussitôt, ô mon frère, que ce bracelet fut entre 
mes doigts, le roi et toute sa suite... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT 



Elle dit: 

... Et aussitôt, ô mon frère, que ce bracelet-talis- 
man fut entre mes doigts, le roi et toute sa suite de 
mains disparurent, et je me retrouvai vêtu de mes 
riches habits, au milieu de mon palais, dans la cham- 
bre même de mon épouse. Et je la trouvai plongée 
dans un profond sommeil. Mais dès que j'eus rattaché 
le bracelet à son bras, elle s'éveilla et poussa un cri 
de joie en me voyant. Et moi, comme si rien ne s'é- 
tait passé entre temps, je m'étendis contre elle. Et 
le reste est le mystère de la foi musulmane, ô mon 
frère. 

Et, le lendemain, son père et sa mère furent à la 
limite de la joie de me savoir revenu de mon absence 
et oublièrent, tant était grande leur joie de savoir 
réduite la virginité de leur fille, de m'interroger à ce 
sujet. Et depuis lors nous vécûmes tous dans la paix, 
la concorde et l'harmonie. 

Et, quelque temps après mon mariage, le sultan, 
mon oncle, père de mon épouse, mourut sans laisser 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'a DULTÉHIN . . . 143 

d'enfant mâle, et, comme j'étais marié avec sa fille 
aînée, il me légua son trône. Et je devins ce que je 
suis, ô mon frère. Et Allah est le plus grand. Et de 
Lui nous procédons et vers Lui nous retournerons ! » 



Et le sultan Mahmoud, ayant ainsi raconté son 
histoire à son nouvel ami le sultan-derviche, le vit 
extrêmement étonné d'une aventure si singulière, et 
lui dit: « Ne t'étonne pas, ô mon frère ; car tout ce 
qui est écrit doit courir, et rien n'est impossible à la 
volonté de Celui qui a tout créé ! Et maintenant que 
je me suis montré à toi en toute vérité, sans craindre 
de me diminuer h tes yeux en te révélant mon hum- 
ble origine, et précisément pour que mon exemple te 
soit une consolation, et pour que tu ne te croies pas 
inférieur à moi en rang et en valeur individuelle, tu 
peux être mon ami, en toute tranquillité; car jamais 
je ne me croirai le droit, après ce que je t'ai raconté, 
de m'enorgueillir de ma situation vis-à-vis de toi, ô 
mon frère ! » Puis il ajouta: « Et pour que ta situa- 
tion soit plus régulière, ô mon frère d'origine et de 
rang, je te nomme mon grand-vizir. Et tu seras ainsi 
mon bras droit, et le conseiller de mes actes ; et rien 
ne se fera dans le royaume sans ton entremise et 
sans que ton expérience l'ait d'avance approuvé ! » 

Et, sans plus tarder, le sultan Mahmoud convoqua 
les émirs et les grands de son royaume, et fit recon- 
naître le sultan-derviche comme grand-vizir, et le 
revêtit lui-même d'une magnifique robe d'honneur, 
et lui confia le sceau du règne. 



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Ili LES MILLE NtflTS ET UNE NUIT 

Et le nouveau grand-vizir tint diwân le jour même, 
et continua ainsi les jours suivants, s'acquittant des 
devoirs de sa charge avec un tel esprit de justice et 
d'impartialité, que les gens, avertis de ce nouvel 
état de choses, venaient du fond du pays pour ré- 
clamer ses arrêts et s'en rapporter à ses décisions, le 
prenant pour juge suprême dans leurs différends. Et 
il mettait tant de sagesse et de modération dans ses 
jugements, qu'il obtenait la gratitude et l'approba- 
tion de ceux mêmes contre lesquels ses sentences 
étaient prononcées. Quant à ses moments de loisir, 
il les passait dans l'intimité du sultan, dont il était 
devenu le compagnon inséparable et l'ami à toute 
épreuve. 

Or, un jour, le sultan Mahmoud, se sentant l'es- 
prit déprimé, se hâta d'aller trouver son ami, et lui 
dit : « mon frère et mon vizir, mon' cœur d'aujour- 
d'hui est lourd en moi, et mon esprit déprimé. » Et 
le vizir, qui était l'ancien sultan d'Arabie, répondit : 
« roi du temps, les joies et les peines sont en nous, 
et c'est notre propre cœur qui les sécrète. Mais sou- 
vent la vue des choses extérieures peut influer sur 
notre humeur. As-tu essayé sur tes yeux la vue des 
choses extérieures, aujourd'hui ? » Et le sultan ré- 
pondit : « mon vizir, j'ai essayé sur mes yeux d'au- 
jourd'hui la vue des pierreries de mon trésor, et je 
les ai prises les unes après les autres entre mes 
doigts, les rubis, les émeraudes, les saphirs et les 
gemmes de toutes les séries de couleurs ; mais elles 
ne m'ont point incité au plaisir, et mon âme est res- 
tée mélancolique et mon cœur rétréci. Et je suis 
entré ensuite dans mon harem, et j'ai passé en revue 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE i/ ADULTÉRIN .. . I lîî 

toutes les séries de mes femmes, les blanches, les 
brunes, les blondes, les cuivrées, les noires, les 
grasses et les fines, mais aucune d'elles n'a réussi à 
dissiper ma tristesse. Et j'ai visité ensuite mes écu- 
ries, et j'ai regardé mes chevaux et mes juments et 
mes poulains, mais toute leur beauté n'a pu lever 
le voile qui noircit le monde devant mon visage. Et 
maintenant je viens te trouver, ô mon vizir plein de 
sagesse, afin que tu découvres un remède à mon état, 
ou que tu me dises les paroles qui guérissent. » Et 
le vizir répondit: « O mon seigneur, que dirais-tu 
d'une visite à l'asile des fous, le maristân, que tant 
de fois nous avons voulu voir ensemble, sans y être 
encore allés? Je pense, en effet, que les fous sont des 
personnes douées d'un entendement différent du 
nôtre, et qu'ils voient entre les choses des rapports 
que les non-fous ne distinguent jamais, et qu'ils sont 
visités par l'esprit. Et peut-être que cette visite lèvera 
la tristesse qui pèse sur ton âme et dilatera ta poi- 
trine! » Et le sultan répondit: « Par Allah, ô mon 
vizir, allons visiter les fous du maristân ! » 

Alors le sultan et son vizir, l'ancien sultan-dervi- 
che, sortirent du palais, sans prendre aucune suite 
avec eux, et marchèrent, sans s'arrêter, jusqu'au 
maristân, qui était la maison des fous. Et ils y entrè- 
rent et la visitèrent en son entier; mais, à leur ex- 
trême étonnement, ils n'y trouvèrent guère d'autres 
habitants que le chef des clefs et les gardiens ; quant 
aux fous, il n'y en avait ni l'ombre ni l'odeur. Et le 
sultan demanda au chef des clefs : « Où sont les 
fous? » Et il répondit: « Par Allah, ô mon seigneur, 
nous n'en trouvons plus depuis un long espace de 



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146 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

temps, et le motif de cette pénurie réside sans doute 
dans l'affaiblissement de l'intelligence chez les créa- 
tures d'Allah ! » Puis il ajouta : « Nous pouvons tout 
de même, ô roi du temps, te montrer trois fous qui 
sont ici depuis un certain temps, et qui nous ont été 
amenés, l'un après l'autre, par des personnes de haut 
rang, avec défense de les montrer à qui que ce soit, 
petit ou grand. Mais rien ne peut être caché à notre 
maître le sultan ! » Et il ajouta : « Ce sont, sans aucun 
doute, de grands savants, car ils lisent dans les 
livres, tout le temps ! » Et il mena le sultan et le 
vizir vers un pavillon écarté, où ils les introduisit, 
pour ensuite s'éloigner, respectueusement. 

Et le sultan Mahmoud et son vizir aperçurent trois 
jeunes gens enchaînés au mur, dont l'un lisait, tan- 
dis que les deux autres écoutaient attentivement. Et 
tous trois étaient beaux, bien faits, et ne présentaient 
aucun aspect de démence ou de folie. Et le sultan se 
tourna vers son compagnon et lui dit: « Par Allah, 
ô mon vizir, le cas de ces trois jeunes gens doit être 
un cas bien étonnant, et leur histoire une surprenante 
histoire! » Et il se tourna vers eux, et leur dit: 
« Est-ce réellement pour cause de folie que vous avez 
été enfermés dans ce maristàn ? » Et ils répondirent: 
« Non, par Allah ! nous ne sommes ni fous ni déments, 
ô roi du temps, et nous ne sommes même pas idiots 
ou stupides. Mais si singulières sont nos aventures 
et si extraordinaires nos histoires, que, si elles étaient 
gravées avec les aiguilles sur l'angle de nos yeux, 
elles seraient une leçon salutaire à ceux qui se- 
raient capables de les déchiffrer! » Et le sultan et le 
vizir, à ces paroles, s'assirent par terre en face des 



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HISTOIRE DE t/ ADULTÉRIN .. . (PREMIER FOU) 147 

trois jeunes hommes enchaînés, en disant: « Notre 

ouïe est ouverte, et prêt notre entendement! » 

Alors le premier, celui qui lisait dans le livre, dit: 



HISTOIRE DU PREMIER FOU 



« De mon métier, ô mes seigneurs et la couronne 
sur ma tête, j'étais marchand dans le souk des soie- 
ries, comme Tétaient avant moi mon père et mon 
grand-père.Et,commemarchandises,jenevendaisque 
des articles indiens, de toutes les espèces et de toutes 
les couleurs, mais toujours à des prix fort élevés. Et 
je vendais et achetais avec beaucoup de profit et de 
bénéfices, selon la coutume des grands marchands. 

Or, un jour, j'étais, selon mon habitude, assis dans 
ma boutique, quand survint une vieille dame qui 
me souhaita le ^bonjour et me gratifia du salam. Et 
je lui rendais ses salutations et compliments, quand 
elle s'assit sur le rebord de ma devanture, et me 
questionna, disant: « O mon maître, as-tu des étoffes 
de choix originaires de l'Inde ? » Je répondis : « O 
ma maîtresse, j'ai dans ma boutique de quoi te satis- 
faire. » Et elle dit: « Fais-moi sortir une de ces 
étoffes, que je la voie! » Et moi je me levai et tirai, 
à son intention, de l'armoire des réserves, une pièce 
d'étoffe indienne du plus grand prix, et la lui mis 
entre les mains. Et elle la prit, et, l'ayant examinée, 
elle fut grandement satisfaite de sa beauté, et me 



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118 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

dit: « mon maître, pour combien cette étoffe ? » Je 
répondis: « Pour cinq cents dinars. » Et elle tira 
aussitôt sa bourse et me compta les cinq cents dinars 
d'or; puis elle prit la pièce d'étoffe et s'en alla en sa 
voie. Et moi, ô notre maître le sultan, je lui vendis 
de la sorte pour cette somme une marchandise qui 
ne m'avait coûté que cent cinquante dinars. Et je 
remerciai le Rétributeur pour Ses bienfaits. 

Or, le lendemain, la vieille dame revint me trou- 
ver, et me demanda une autre pièce, et me la paya 
également cinq cents dinars, et s'en alla avec son 
marché et sa démarche. Et, de nouveau, elle revint 
le jour suivant m'acheter une autre pièce d'étoffe in- 
dienne qu'elle paya comptant ; et, ô mon seigneur le 
sultan, elle agit de la sorte pendant quinze jours 
successifs, acheta et paya avec la même régularité. 
Et, le seizième jour, je la vis arriver comme à l'or- 
dinaire et choisir une nouvelle pièce. Et elle se dispo- 
sait à me payer, quand elle s'aperçut qu'elle avait 
oublié sa bourse, et me dit: « Ya Khawaga, j'ai dû 
laisser ma bourse à la maison. » Et je répondis : « Ya 
setti, rien ne presse. Si tu veux me rapporter de- 
main l'argent, tu seras la bienvenue ; sinon, tu seras 
encore la bienvenue ! » Mais elle se récria, disant 
qu'elle ne consentirait jamais à prendre une mar- 
chandise qu'elle n'avait pas payée, et moi, de mon 
côté, je lui dis à plusieurs reprises : « Tu peux l'em- 
porter, à cause de l'amitié, et par sympathie pour 
ta tête ! » Et un débat de mutuelle générosité s'éleva 
entre nous, elle refusant et moi voulant donner. Car, 
ô mon seigneur, il était convenable qu'ayant fait 
tant de bénéfices sur elle, j'agisse si poliment vis-à- 



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HISTOIRE DE L'ADULTÉRIN . . . (PREMIER FOU) 149 

vis d'elle, et que même je fusse prêt, le cas échéant, 
à lui donner pour rien une ou deux pièces d'étoffe. 
Mais, à la fin, elle me dit : « Ya Khawaga, je vois que 
nous n'allons jamais nous entendre, si nous conti- 
nuons de la sorte. Aussi le plus simple serait que tu 
me fisses la faveur de m'accompagner à la maison, 
pour y toucher le prix de ta marchandise. » Alors 
moi, ne voulant point la contrarier, je me levai, fer- 
mai ma boutique et la suivis. 

Et nous marchâmes, elle me précédant et moi à 
dix pas derrière elle, jusqu'à ce que nous fussions 
arrivés à l'entrée de la rue où se trouvait sa maison. 
Alors elle s'arrêta et, tirant de son sein un foulard, 
elle me dit: « Il faut que tu consentes à te laisser 
bander les yeux avec ce foulard. » Et moi, bien 
étonné de cette singularité, je la priai poliment de 
m'en donner la raison. Et elle me dit : « C'est parce 
qu'il y a, dans cette rue que nous allons traverser, 
des maisons dont les portes sont ouvertes, et où les 
femmes sont assises, la face nue, dans les vestibules; 
de telle sorte que, peut-être, ton regard tomberait 
sur Tune d'elles, mariée ou jeune fille, et ton cœur 
alors pourrait s'engager dans une affaire d'amour, et 
tu serais bien tourmenté dans ta vie; car, dans ce 
quartier de la ville, il y a plus d'un visage, de 
femme mariée ou de vierge, si beau qu'il séduirait 
l'ascète le plus religieux. Et moi je crains beaucoup 
pour la paix de ton cœur... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 

T. XIII. 10 



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150 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT 



Elle dit: 

» ... car, dans ce quartier de la ville, il y a plus 
d'un visage, de femme mariée ou de vierge, si beau 
qu'il séduirait l'ascète le plus religieux. Et moi je 
crains beaucoup pour la paix de ton cœur. » 

Et moi, là-dessus, je pensai : « Par .Allah, cette 
vieille femme est de bon conseil. » Et je consentis à 
ce qu'elle me demandait. Alors elle me banda les 
yeux avec le foulard, et m'empêcha ainsi de voir. 
Puis elle me prit par la main, et marcha avec moi 
jusqu'à notre arrivée devant une maison, dont elle 
heurta la porte avec l'anneau de fer. Et on nous ou- 
vrit à l'instant, de l'intérieur. Et dès que nous fûmes 
entrés, ma vieille conductrice m'enleva le bandeau, 
et je m'aperçus avec suprise que j'étais dans une de- 
meure décorée et meublée avec tout le luxe des pa- 
lais des rois. Et, par Allah! ô notre maître le sultan, 
de ma vie je n'avais vu la pareille, ni rêvé quelque 
chose d'aussi merveilleux. 

Quanta la vieille, elle me pria de l'attendre dans 
la pièce où je me trouvais, et qui donnait sur une 
salle plus belle à galerie. Et, me laissant seul dans 
cette pièce, d'où je pouvais voir tout ce qui se passait 
dans l'autre, elle s'en alla. 



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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN .. . (PREMIER FOU) 151 

Et, voici ! j'aperçus à l'entrée de la seconde salle, 
jetés négligemment en tas dans un coin, toutes les 
précieuses étoffes que j'avais vendues à la vieille. Et 
bientôt entrèrent deux jeunes filles comme deux 
lunes, qui tenaient chacune un seau plein d'eau de 
roses. Et elles déposèrent leurs seaux sur les dalles 
de marbre blanc, et, s'approchant du tas d'étoffes pré- 
cieuses, elles en prirent une au hasard, et la coupè- 
rent en deux parties, comme elles eussent fait d'un 
torchon de cuisine. Puis chacune d'elles se dirigea 
vers son seau, et relevant ses manches jusqu'aux 
aisselles, elle plongea le morceau d'étoffe précieuse 
dans l'eau de roses, et se mit à mouiller et à laver les 
dalles, et aies sécher ensuite avec d'autres morceaux 
de mes étoffes précieuses, pour enfin les frotter et 
les faire briller avec ce qui restait des pièces qui 
avaient coûté cinq cents dinars chacune. Et lorsque 
ces jeunes filles eurent fini ce travail et que le 
marbre futdevenu comme del'argent, elles couvrirent 
le sol de tissus si beaux que ma boutique tout en- 
tière eût été vendue sans rapporter la somme néces- 
saire pour l'acquisition du moins riche d'entre eux. 
Et sur ces tissus elles étendirent un tapis en laine de 
chevreau musqué et des coussins gonflés de plumes 
d'autruche. Après quoi elles apportèrent cinquante 
carreaux de brocart d'or, et les rangèrent en bon 
ordre autour du tapis central; puis elles se retirè- 
rent. 

Et, voici! deux par deux, entrèrent des jeunes 
filles qui se tenaient par les mains, et qui vinrent 
se ranger chacune devant un des carreaux de bro- 
cart ; et comme elles étaient cinquante, elles se trou- 



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152 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

vèrent ainsi placées, en bon ordre, devant leurs car- 
reaux respectifs. 

Et, voici ! sous un dais porté par dix lunes de 
beauté, une adolescente parut à l'entrée de la salle, 
si éblouissante dans sa blancheur et l'éclat de ses 
yeux noirs, que mes yeux se fermèrent d'eux-mêmes. 
Et lorsque je les ouvris, je vis près de moi la vieille 
dame, ma conductrice, qui m'invitait à l'accompa- 
gner pour qu'elle me présentât à l'adolescente, qui 
était déjà nonchalamment couchée sur le tapis cen- 
tral, au milieu des cinquante jeunes filles debout sur 
les carreaux de brocart. Mais moi, ce ne fut point 
sans une grande appréhension que je me vis en butte 
aux regards de ces cinquante et une paires d'yeux 
noirs, et je me dis : « Il n'y a de puissance et de 
recours qu'en Allah le Glorieux, le Très-Haut! Il est 
évident que c'est ma mort qu'elles désirent ! » 

Or, lorsque je fus entre ses mains, la royale ado- 
lescente me sourit, me souhaita la bienvenue et 
m'invita à m'asseoir près d'elle sur le tapis. Et, bien 
confus et bien interdit, je m'assis pour lui obéir, et 
elle me dit : « jeune homme, que dis-tu de moi 
et de ma beauté ? Et penses-tu que je pourrai être 
ton épouse? » Et moi, à ces paroles, étonné à l'ex- 
trême limite de l'étonnement, je répondis : « ma 
maîtresse, comment oserais-je me croire digne d'une 
telle faveur? En vérité je ne m'estime pas à un prix 
assez haut pour devenir un esclave, ou moins en- 
core, entre tes mains ! » Mais elle reprit : « Non, 
par Allah, ô jeune homme, mes paroles ne contien- 
nent aucune tromperie, et il n'y a rien d'évasif dans 
mon langage, qui est sincère. Réponds-moi donc 



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HISTOIRE DE l' ADULTÉRA* .. . (PREMIER FOL 1 ) 153 

avec la même sincérité, et bannis toute crainte de 
ton esprit, car mon cœur est jusqu'au bord rempli 
de ton amour ! » 

A ces paroles, je compris, ô notre maître le sultan, 
je compris, à ne pouvoir en douter, que l'adolescente 
avait réellement l'intention de nTépouser, mais sans 
qu'il me fût possible de deviner pour quelles raisons 
elle m'avait choisi entre des milliers de jeunes gens, 
ni comment elle me connaissait. Et je finis par me 
dire : « un tel, l'inconcevable a l'avantage de. ne 
pas coûter de pensées torturantes. Ne cherche donc 
pas à le comprendre, et laisse courir les choses sui- 
vant leur chemin. »Etje répondis : « ma maîtresse, 
si réellement tu ne parles pas pour faire rire de moi 
ces honorables jeunes filles, souviens-toi du proverbe 
qui dit: « Quand la lame est rouge, elle est mûre 
pour le marteau ! » Or, je pense que mon cœur est si 
enflammé de désir, qu'il est temps de réaliser notre 
union. Dis-moi donc, par ta vie ! ce que je dois t'ap- 
porter comme dot et douaire ! » Et elle répondit en 
souriant: « La dot et le douaire sont payés, et tu 
n'as pas à t'en préoccuper. » Et elle ajouta : « Je 
vais, puisque tel est aussi ton désir, envoyer à l'ins- 
tant chercher le kàdi et les témoins, afin que nous 
puissions être unis sans délai. » 

Et. effectivement, ô mon seigneur, le kàdi et les 
témoins ne tardèrent pas à arriver. Et ils nouèrent 
le nœud, par le licite. Et nous fûmes mariés sans 
délai. Et tout le monde partit, après la cérémonie. Et 
je me demandai: « O tel, veilles-tu ou rêves-tu?» 
Et ce fut encore bien autre chose quand elle eut 
commandé à ses belles esclaves de préparer le ham- 



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154 LES BULLE NUITS ET UNE NUIT 

mam à mon intention, et de m'y conduire. Et les 
jeunes filles me firent entrer dans une salle de bain 
parfumée à l'aloès de Comorin, et me confièrent aux 
laveuses qui me dévêtirent et me frottèrent et me 
donnèrent un bain qui me rendit plus léger que les 
oiseaux. Puis elles répandirent sur moi les parfums 
les plus exquis, me couvrirent d'une riche parure et 
me présentèrent des rafraîchissements et des sorbets 
de toute espèce. Après quoi elles me firent quitter le 
hammam et me conduisirent dans la chambre intime 
de ma nouvelle épouse, qui m'attendait parée de sa 
seule beauté. 

Et aussitôt elle vient à moi, et me prit, et se ren- 
versa sur moi, et me frotta avec une passion éton- 
nante. Et moi, ô mon seigneur, je sentis mon âme 
qui se logeait toute dans ce que tu sais, et j'accomplis 
l'ouvrage pour lequel j'étais requis et la besogne 
dont j'avais la commande, et je réduisis ce qui jus- 
que-là était du domaine de l'irréductible, et j'abattis 
ce qui était à abattre, et je ravis ce qui était à ravir, 
et je pris ce que je pus, et je donnai ce qu'il fallut, 
et je me levai, et je m'étendis, et je fondai, et je dé- 
fonçai, et j'enfonçai, et je forçai, et je farcis, et 
j'amorçai, et je renfonçai, et j'agaçai, etjegrinçai, et 
je renversai, et j'avançai et je recommençai, et telle- 
ment, ô mon seigneur le sultan, que, ce soir-là, Celui 
que tu sais fut réellement le gaillard qu'on nomme 
le bélier, le forgeron, l'assommeur, le calamiteux, 
le long, le fer, le pleureur, l'ouvreur, l'encorneur, 
le frotteur, l'irrésistible, le bâton du derviche, l'ou- 
til prodigieux, l'éclaireur, le borgne assaillant, le 
glaive du guerrier, l'infatigable nageur, le rossi- 



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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN .. . (PREMIER FOL') 155 

gnol moduleur, le père au gros cou, le père aux 
gros nerfs, le père aux gros œufs, le père au turban, 
le père au crâne chauve, le père aux secousses, le 
père aux délices, le père des terreurs, le cç>q sans 
crête ni voix, l'enfant de son père, l'héritage du 
pauvre, le muscle capricieux, et le gros nerf de 
confiture. Et je crois bien, ô mon seigneur le sultan, 
que ce soir-là chaque surnom fut accompagné de son 
explication, chaque vertu de sa preuve, et chaque 
attribut de sa démonstration. Et nous ne nous arrê- 
tâmes dans nos travaux que parce que la nuit était 
déjà écoulée, et qu'il fallait nous lever pour la prière 
du matin. 

Et nous continuâmes à vivre ensemble de la sorte, 
ô roi du temps, pendant vingt nuits consécutives, à 
la limite de l'enivrement et de la félicité. Et, au bout 
de ce temps, le souvenir de ma mère vint s'offrir à 
mon esprit, et je dis à l'adolescente mon épouse : 
« Ya setti, voici déjà longtemps que je suis absent 
de la maison, et ma mère, qui n'a point de mes nou- 
velles, doit être dans une grande inquiétude à mon 
sujet. De plus, les affaires de mon commerce ont dû 
bien souffrir de la fermeture de ma boutique pen- 
dant tous ces jours passés. Et elle me répondit : 
« Qu'à cela ne tienne ! Et je consens de bon cœur à 
ce que tu ailles voir ta mère et la tranquilliser. Et tu 
peux même désormais y aller chaque jour et vaquer 
à tes affaires, si cela te fait plaisir; mais j'exige 
que la vieille dame te conduise chaque fois et te ra- 
mène. » Et moi je répondis : « Il n'y a point d'in- 
convénient ! » Sur ce, la vieille dame vint à moi, me 
mit un foulard sur les yeux, me conduisit à l'endroit 



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156 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

où la première fois elle m'avait bandé les yeux et 
me dit : « Reviens ici ce soir, à l'heure de la prière, 
et tu me trouveras à cette même place pour te con- 
duire chez ton épouse. » Et, à ces mots, elle m'enleva 
le bandeau, et me quitta. 

Et moi je me hâtai de courir à ma maison, où je 
trouvai ma mère dans la désolation et les larmes du 
désespoir, en train de coudre des habits de deuil. Et 
dès qu'elle m'aperçut, elle s'élança vers moi, et me 
serra dans ses bras en pleurant de joie ; et je lui dis : 
« Ne pleure pas, ô ma mère, et rafraîchis tes yeux, 
car cette absence m'a conduit à un bonheur auquel 
je n'eusse jamais osé aspirer. » Et je lui appris mon 
heureuse aventure, et elle s'écria avec transport : 
« Puisse Allah te protéger et te garder, ô mon fils ! 
Mais promets-moi que tu viendras me visiter chaque 
jour, car ma tendresse a besoin d'être payée de ton 
affection. » Et je n'eus point de peine à lui faire cette 
promesse, vu que mon épouse m'avait déjà donné la 
liberté de sortir. Après quoi j'employai le reste de 
la journée à mes affaires de vente et d'achat dans la 
boutique du souk, et lorsque l'heure fut venue, je 
retournai à l'endroit indiqué où je trouvai la Veille 
qui me banda les yeux comme à l'ordinaire, et me 
conduisit au palais de mon épouse, en me disant : « Il 
vaut mieux pour toi qu'il en soit ainsi, car, comme 
je te l'ai déjà dit, mpn fils, il y a dans cette rue quan- 
tité de femmes, mariées ou jeunes filles, assises dans 
le vestibule de leur maison, et qui toutes n'ont qu'un 
désir, et c'est d'aspirer l'amour de passage comme 
on renifle l'air et comme on hume l'eau courante! Et 
que deviendrait ton cœur au milieu de leurs filets? » 



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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (PREMIER FOU) 157 

Or, en arrivant au palais où maintenant j'habitais, 
mon épouse me reçut avec des transports inexpri- 
mables, et moi je répondis comme l'enclume répond 
au marteau. Et mon coq sans crête ni voix ne fut 
pas en retard avec cette volaille appétissante, et sut 
ne point déchoir de sa réputation de vaillant encor- 
neur, car, par Allah ! ô mon maître, le bélier ce soir- 
là ne donna pas moins de trente coups de corne à 
cette brebis batailleuse, et ne cessa la lutte que lors- 
que sa partenaire eut crié grâce, en demandant 
l'amàn. 

Et pendant trois mois je continuai à vivre de cette 
vie active, pleine de combats nocturnes, de batailles 
matinales et d'assauts diurnes. Et en moi-même je 
m'émerveillais tous les jours de mon sort, en me di- 
sant : « Quelle chance est la mienne qui m'a fait 
faire la rencontre de cette ardente jouvencelle, et 
qui me l'a donnée pour épouse ! Et quelle étonnante 
destinée que celle qui m'a octroyé, en même temps 
que cette motte de beurre frais, un palais et des 
richesses comme n'en possèdent pas les rois ! » Et îil 
ne se passait pas de jour sans que je fusse tenté de 
m'informer, auprès des esclaves, du nom et de la 
qualité de celle que j'avais épousée sans la con- 
naître et sans savoir de qui elle était la fille ou la 
parente. 

Mais, un jour d'entre les jours, me trouvant seul 
à l'écart avec une jeune négresse d'entre les esclaves 
noires de mon épouse, je la questionnai sur ces ma- 
tières, en lui disant : « Par Allah sur toi, ô jeune 
fille bénie, ô blanche intérieurement, dis-moi ce que 
tu sais au sujet de ta maîtresse, et tes paroles je les 



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158 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

mettrai profondément dans le coin le plus obscur de 
ma mémoire. » Et la jeune négresse, tremblante 
d'effroi, me répondit : « mon maître, l'histoire de 
ma maîtresse est une chose tout à fait extraordinaire ; 
mais je craindrais, si je te la révélais, d'être mise à 
mort sans recours ni délai ! Tout ce que je puis te 
dire, c'est' qu'elle t'a remarqué un jour, dans le 
souk, et qu'elle t'a choisi par pur amour. » Et je ne 
pus rien en tirer de plus que ces quelques mots. Et 
môme, comme j'insistais, elle me menaça d'aller 
rapporter à sa maîtresse ma tentative de provocation 
aux paroles indiscrètes. Alors, je la laissai s'en aller 
eji sa voie, et je m'en retournai auprès de mon 
épouse engager une escarmouche sans importance. 

Et ma vie s'écoulait de la sorte, dans les plaisirs 
violents et les tournois d'amour, quand, une après- 
midi, comme j'étais dans ma boutique, avec la per- 
mission de mon épouse, et que je dirigeais mes re- 
gards vers la rue, j'aperçus une jeune fille voilée... 

— A ce moment (fc sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT TRENTE-SIXIÈME NUIT 



Elle dit 



... Et ma vie s'écoulait de la sorte, dans les plaisirs 
violents et les tournois d'amour, quand, une après- 



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HISTOIRE DE L'ADULTÉRIN . . . (PREMIER FOU) 159 

midi, comme j'étais dans ma boutique, avec la per- 
mission de mon épouse, et que je dirigeais mes 
regards vers la rue, j'aperçus une jeune fille voilée 
qui s'avançait de mon côté, ostensiblement. Et lors- 
qu'elle fut devant ma boutiiqiie, elle me jeta le plus 
gracieux salam, et me dit : « mon maître, voici un 
coq d'or orné de diamants et de pierres précieuses, 
que j'ai offert en vain, pour le prix coûtant, à tous 
les marchands du souk. Mais ce sont des gens sans 
goût nî délicatesse d'appréciation, car ils m'ont 
répondu qu'une telle joaillerie n'était pas de vente 
facile, et qu'rls ne pourraient pas la placer avanta- 
geusement. C'est pourquoi je viens te l'offrir, à toi 
qui es un homme de goût, pour le prix que tu vou- 
dras bien me fixer toi-même ! » Et moi, je répondis : 
« Je n'ai nul besoin de ce joyau, moi non plus. Mais, 
pour te faire plaisir, je t'en offre cent dinars, pas un 
de plus, pas un de moins. » Et la jeune fille répon- 
dit : « Prends-le donc, et qu'il te soit un marché 
avantageux ! » Et moi, quoique je n'eusse réelle- 
ment aucun désir d'acquérir ce coq d'or, je réfléchis 
cependant que cette figure pourrait faire plaisir à 
mon épouse, en lui rappelant mes qualités de fond, 
et j'allai vers mon armoire, et pris les cent dinars 
du marché. Mais lorsque je voulus les offrir à la 
jeune fille, elle les refusa en me disant : « En vérité, 
ils ne me sont d'aucune utilité, et je ne désire 
d'autre paiement que le droit de prendre un seul 
baiser sur ta joue. Et c'est là mon unique souhait, 6 
jeune homme ! » Et moi je me dis en moi-même : 
« Par Allah! un seul baiser de ma joue pour un 
bijou qui vaut plus de mille dinars d'or, c'est là un 



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160 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

marché aussi singulier qu'avantageux! » Et je n'hé- 
sitai pas à donner mon consentement. 

Alors la jeune fille, ô mon seigneur, s'avança vers 
moi et, relevant son petit voile de visage, elle prit 
un baiser de ma joue — puisse-t-il lui avoir été déli- 
cieux ! — mais, en même temps, comme si elle eût 
été mise en appétit d'avoir ainsi goûté à ma peau, 
elle enfonça dans ma chair ses dents de jeune tigresse 
et me fit une morsure dont je porte encore la trace. 
Puis elle s'éloigna en riant d'un rire satisfait, tandis 
que j'essuyais le sang qui coulait de ma joue. Et je 
pensai : « Ton cas, ô un tel, est un surprenant cas ! 
Et tu vas bientôt voir toutes les femmes du souk 
venir te demander, qui un échantillon de ta joue, 
qui un échantillon de ton menton, qui un échantillon 
de ce que tu sais, et peut-être vaut-il mieux, dans ce 
cas, écouler tes marchandises pour ne plus vendre 
que des morceaux de toi-même ! » 

Et, le soir venu, moitié riant, moitié furieux, je 
retournai vers la vieille dame qui m'attendait comme 
à l'ordinaire, au coin de notre rue, et qui, après 
m 'avoir mis un bandeau sur les yeux, me conduisit 
au palais de mon épouse. Et, le long de la route, je 
l'entendais qui grommelait entre ses dents des paro- 
les confuses qui me semblaient bien être des mena- 
ces, mais je pensai : « Les vieilles femmes sont des 
personnes qui aiment à bougonner et passent leurs 
vieux jours décrépits à murmurer contre tout et à 
radoter ! » 

Or, en entrant chez mon épouse, je la trouvai 
assise dans la salle de réception, les sourcils con- 
tractés, et vêtue des pieds à la tête de couleur rouge 



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HISTOIRE DE i/ ADULTE R1N .. . (PREMIER FOt) 161 

écarlate, comme en portent les rois dans les heures 
de leur courroux. Et sa contenance était agressive, et 
son visage vêtu de pâleur. Et, à cette vue, je dis en 
moi-même : << Conservateur, sauvegarde-moi ! » 
Et, ne sachant à quoi attribuer cette attitude enne- 
mie, je m'approchai de mon épouse, qui, contraire- 
ment à son habitude, ne s'était pas levée pour me 
recevoir, et détournait sa tête de mon visage ; et, lui 
offrant le coq d'or que je venais d'acquérir, je lui dis : 
« ma maîtresse, accepte ce précieux coq qui est .un 
objet vraiment admirable, et qui est curieux à regar- 
der ; car je l'ai acheté pour te faire plaisir. » Mais, à 
ces mots, son front noircit, et ses yeux s'enténébrè- 
rent, et, avant que j'eusse le temps de me garer, je 
reçus un soufflet tournoyant qui me fit virer comme 
une toupie et faillit me fracasser la mâchoire gauche. 
Et elle me cria : « chien fils de chien, si réellement 
tu Tas acheté, ce coq, alors pourquoi cette morsure 
qui est sur ta joue ? » 

Et moi, déjà anéanti par la secousse du violent 
soufflet, je me sentis m'en aller vers l'effondrement, 
et je dus faire sur moi-même de grands efforts pour 
ne pas tomber tout de mon long. Mais ce n'était que 
le commencement, ô mon seigneur, ce n'était, hélas ! 
que le tout premier commencement. Car, à un signe 
de mon épouse, je vis soudain s'ouvrir les draperies 
du fond et entrer quatre esclaves, conduites par la 
vieille. Et elles portaient le corps d'une jeune fille 
dont la tète était coupée et posée sur le milieu de 
son corps. Et je reconnus à l'instant cette tête pour 
celle de la jeune fille qui m'avait donné le bijou en 
échange d'une morsure. Et cette vue acheva de me 



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162 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

liquéfier, et je roulai sur le sol, sans connaissance. 

Et lorsque je revins à moi, ô mon seigneur le sul- 
tan, je me vis enchaîné dans ce maristân. Et les gar- 
diens m'apprirent que j'étais devenu fou. Et ils ne 
me dirent rien de plus. 

Et telle est l'histoire de ma prétendue folie et de 
mon emprisonnement dans cette maison de fous. 
Et c'est Allah qui vous envoie tous deux, ô mon sei- 
gneur le sultan, et toi, ô sage et judicieux vizir, pour 
me tirer de là-dedans. Et c'est à vous deux de juger, 
par la logique ou l'incohérence de mes paroles, si je 
suis réellement habité par l'esprit, ou si je suis seu- 
lement atteint de délire, de manie ou d'idiotie, ou si 
enfin je suis sain d'entendement. » 



— Lorsque le sultan et son vizir, qui était l'ancien 
sultan-derviche adultérin, eurent entendu cette his- 
toire du jeune homme, ils furent plongés dans de 
profondes réflexions, et restèrent pensifs, le front 
penché et les yeux attachés au sol, pendant une 
heure de temps. Après quoi, le sultan releva, le pre- 
mier, la tête et dit à son compagnon : « O mon vizir, 
je jure par la vérité de Celui qui me plaça comme 
gouverneur sur ce royaume, que je n'aurai de repos, 
et ne mangerai ni ne boirai avant d'avoir découvert 
l'adolescente qui a épousé ce jeune homme. Hàte-toi 
donc de me dire ce qu'il faut que nous fassions dans 
ce but. » Et le vizir répondit : « O roi du temps,* il 
faut que nous emmenions sans retard ce jeune 
homme, en quittant momentanément les deux autres 
jeunes hommes enchaînés, et que nous parcourions 



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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN .. . (PREMIER FOI)) 163 

avec lui les rues de la ville, de l'orient à l'occident 
et de la droite à la gauche, jusqu'à ce qu'il puisse 
trouver l'entrée de la rue où la vieille avait coutume 
de lui bander les yeux. Et alors nous lui banderons 
les yeux, et il se rappellera le nombre de pas qu'il 
faisait en compagnie de la vieille, et nous fera arri- 
ver de la sorte devant la porte de la maison, à ren- 
trée de laquelle on lui ôtait le bandeau. Et là, Allah 
nous éclairera sur la conduite à tenir en cette déli- 
cate affaire. » Et le sultan dit : « Qu'il soit fait selon 
ton conseil, ô mon vizir plein de sagacité. » Et ils se 
levèrent tous deux à Tinslant, firent tomber les 
chaînes du jeune homme, et l'emmenèrent hors du 
maris tân. 

Et tout arriva suivant les prévisions du vizir. Car, 
après avoir parcouru un grand nombre de rues de di- 
vers quartiers, ils finirent par arriver à l'entrée de la 
rue en question, que le jeune homme reconnut sans ' 
difficulté. Et, les yeux bandés comme autrefois, il sut 
calculer ses pas, et les fit s'arrêter devant un palais 
dont la vue jeta le sultan dans la consternation. Et 
il s'écria : « Éloigné soit le Malin, ô mon vizir! Ce 
palais est habité par une épouse d'entre les épouses 
de l'ancien sultan du Caire, celui qui m'a laissé le 
trône, faute d'enfants mâles dans sa postérité. Et 
cette épouse de l'ancien sultan, père de ma femme, 
habite ici avec sa fille, qui. doit être certainement 
l'adolescente qui a épousé ce jeune homme ! Allah 
est le plus grand, ô vizir! Il est donc écrit dans la 
destinée de toutes les filles de rois d'épouser des rien 
du tout, comme nous l'avons été nous-mêmes ! Les 
décrets du Rétributeur sont toujours motivés, mais 



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164 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

nous en ignorons les motifs ! » Et il ajouta : « Hâtons- 
nous d'entrer, pour voir la suite de cette affaire. » Et 
ils frappèrent avec l'anneau de fer sur la porte qui 
résonna. Et le jeune homme dit : « C'est bien ce 
son-là ! » Et la porte fut ouverte aussitôt par des 
eunuques qui demeurèrent interdits en reconnaissant 
le sultan, le grand-vizir et le jeune homme, époux 
de leur maîtresse... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tul. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT 



Elle dit : 

... Et ils frappèrent avec l'anneau de fer, et la 
porte fut ouverte aussitôt par des eunuques qui de- 
meurèrent interdits en reconnaissant le sultan, le 
grand-vizir et le jeune homme, époux de l'adolescente. 
Et l'un d'eux s'envola prévenir sa maîtresse de l'ar- 
rivé du souverain et de ses deux compagnons. 

Alors l'adolescente s'orna et s'arrangea et sortit du 
harem, et vint dans la salle de réception, présenter 
ses hommages au sultan, époux de sa sœur du môme 
père mais non de la même mère, et lui baiser la 
main. Et le sultan la reconnut effectivement, et fit 
un signe d'intelligence à son vizir. Puis il dit à la 
princesse : « fille de l'oncle, qu'Allah me garde de 



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HISTOIRE DE L'ADULTÉRIN . . . (PREMIER FOL*) 165 

te faire des reproches sur ta conduite ; car le passé 
appartient au Maître du Ciel, et le présent seul nous 
appartient. C'est pourquoi je souhaite, à présent, 
que tu te réconcilies avec ce jeune homme, ton époux, 
qui est un jeune homme possédant des qualités pré- 
cieuses de fond, et qui, ne te gardant aucune ran- 
cune, ne demande pas mieux que de rentrer dans 
tes bonnes grâces. D'ailleurs, je te jure, par les méri- 
tes de mon défunt oncle le sultan, ton père, que ton 
époux n'a point commis de faute grave contre la 
pudeur conjugale. Et il a déjà bien durement expié 
la faiblesse d'un moment! J'espère donc que tu ne 
repousseras pas ma demande ! » Et l'adolescente ré- 
pondit : « Les souhaits de notre maître le sultan 
sont des ordres, et ils sont sur notre tète et nos 
yeux. » Et le sultan se réjouit beaucoup de cette 
solution, et dit: « Puisqu'il en est ainsi, ô fille de 
l'oncle, je nomme ton époux mon premier chambel- 
lan. Et il sera désormais mon commensal et mon 
compagnon de coupe. Et ce soir même je te l'enverrai 
afin que, sans témoins gênants, vous réalisiez tous 
deux la réconciliation promise. Mais, pour le moment, 
permets-moi de l'emmener, car nous avons à écouter 
ensemble les histoires de ses deux compagnons de 
chaîne ! » Et il se retira, en ajoutant : « Il est, bien 
entendu, convenu entre vous deux que désormais 
tu le laisseras aller et venir librement, sans bandeau 
sur les yeux et, de son côté, il promet que jamais 
plus il ne se laissera, sous aucun prétexte, embras- 
ser par une femme, mariée ou jeune fille. » 

— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, la 

T. XIII. 11 



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166 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

fin de l'histoire que raconta au sultan et à son vizir le 
premier jeune homme, celui qui lisait dans le livre, au 
maristân. Mais pour ce qui est du second jeune homme, 
un des deux qui écoutaient la lecture, voici ! 

Lorsque le sultan, ainsi que le vizir et le nouveau 
chambellan, furent de retour au maristân, ils s'assi- 
rent par terre en face du second jeune homme, en 
disant : « A ton tour maintenant. » Et le second jeune 
homme dit : 



HISTOIRE DU DEUXIÈME FOU 



« notre maître le sultan, et toi, judicieux vizir, et 
toi mon ancien compagnon de chaîne, sachez que le 
motif de mon emprisonnement dans ce maristân est 
encore bien plus surprenant que celui que vous con- 
naissez déjà, car si mon compagnon que voici a été 
enfermé comme fou, ce fut bien par sa faute et à 
cause de sa crédulité et de sa confiance en lui-même. 
Mais, moi, si j'ai péché, c'a été précisément par l'ex- 
cès contraire, comme vous allez l'entendre, si toute- 
fois vous voulez bien me permettre de procéder par 
ordre ! » Et le sultan et son vizir et son nouveau 
chambellan, qui était l'ancien premier fou, répon- 
dirent d'un commun accord : « Mais certainement ! » 
Et le vizir ajouta: « D'ailleurs, plus tu mettras d'or- 
dre dans ton récit, plus nous serons disposés à te 
considérer comme injustement compris au nombre 



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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN .. . (DEUXIÈME FOU) 167 

des fous et des déments. » Et le jeune homme com- 
mença son histoire en ces termes : 

« Sachez donc, ô mes maîtres et la couronne sur ma 
tête, que moi aussi je suis un marchand fils de mar- 
chand, et qu'avant que je fusse jeté dans ce maristân,. 
je tenais boutique dans le souk, où je vendais des- 
bracelets et des ornements de toutes sortes aux fem- 
mes des riches seigneurs. Et, à l'époque où commence- 
cette histoire, je n'avais que seize ans d'âge, et j'étais 
déjà réputé dans le soulc pour ma gravité, mon hon- 
nêteté, ma tête lourde et mon sérieux dans les affai- 
res. Et jamais je n'essayais de lier conversation avec 
les dames clientes; et je ne leur disais que juste les 
paroles nécessaires pour la conclusion de l'affaire. Et 
d'ailleurs je pratiquais les préceptes du Livre, et ne 
levais jamais les yeux sur une femme d'entre les filles 
des musulmans. Et les marchands me proposaient en 
exemple à leurs fils, quand ils les amenaient avec 
eux au souk pour la première fois. Et plus dune- 
mère avait déjà engagé des pourparlers avec mamère, 
à mon sujet, pour quelque mariage honorable. Mais, 
ma mère réservait sa réponse pour une meilleure- 
occasion, et éludait la question, en prétextant mon 
jeune âge et ma qualité d'enfant unique, et mon tem- 
pérament délicat. 

Or, un jour, j'étais assis devant mon livre décomp- 
tes et j'en vérifiais le contenu, quand je vis entrer 
dans ma boutique une accorte petite négresse qui r 
après m'avoir salué avec respect, me dit : « C'est bien 
ici la boutique du seigneur marchand un tel? » Et je 
répondis: « C'est la vérité ! » Alors elle lira de son 



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168 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

sein, avec des précautions infinies, et en regardant 
prudemment de droite et de gauche avec ses yeux de 
négresse, un petit billet qu'elle me tendit, en disant: 
« Ceci est de la part de ma maîtresse. Et elle attend 
la faveur d'une réponse. » Et,m'ayant remis le papier, 
elle se tint à l'écart, attendant mon bon plaisir. 

Et moi, après avoir déplié le billet, je le lus, et 
trouvai qu'il contenait une ode écrite en vers enflam- 
més h ma louange et en mon honneur. Et les vers 
terminaux contenaient dans leur trame le nom de 
celle qui se disait mon amoureuse. 

Alors moi, ô mon seigneur le sultan, je fus extrê- 
mement formalisé de cette démarche, et je considérai 
que c'était une atteinte grave à ma bonne conduite, , 
ou peut-être quelque tentative pourm'entraîner dans 
une aventure dangereuse ou compliquée. Et je pris 
cette déclaration, et la déchirai, et la foulai aux pieds. 
Puis je m'avançai vers la petite négresse, et la saisis 
par une oreille, et lui administrai quelques soufflets 
et quelques claques bien senties. Et j'achevai la cor- 
rection en lui envoyant un coup de pied qui la fit 
rouler hors de ma boutique. Et je lui crachai au 
visage, bien ostensiblement, afin que tous mes voi- 
sins vissent mon acte et ne pussent douter de ma sa- 
gesse et de ma vertu, et je lui criai: « Ah! fille des 
mille cornards de l'impudicité, va rapporter tout cela 
à la fille des entremetteurs, ta maîtresse ! » Et tous 
mes voisins, ayant vu cela, murmurèrent entre eux 
d'admiration ; et l'un d'eux me montra du doigt à 
son fils, en lui disant : « La bénédiction d'Allah sur 
la tête de ce jeune homme vertueux ! Puisses-tu, ô 
mon fils, savoir, à son âge, repousser les offres des 



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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (DEUXIÈME FOU) 169 

malignes et des perverses qui sont à l'affût des beaux 
jeunes gens ! » 

Et voilà, ô mes seigneurs, ce que je fis à seize ans. 
Et ce n'est, en vérité, que maintenant que je vois 
avec lucidité combien ma conduite était grossière, 
dénuée de discernement, pleine de stupide vanité et 
d'amour-propre déplacé, hypocrite, lâche et brutale. 
Et quoi que j'aie pu éprouver plus tard de désagré- 
ments, à la suite de cet acte de bêtise, je considère 
que j'en méritais encore davantage, et que cette 
chaîne, qui est à mon cou présentement pour un 
motif tout à fait différent, aurait dû m'être infligée 
lors de ce début insensé. Mais, quoi qu'il en soit, je ne 
veux pas embrouiller le mois de Chabàn avec celui 
de Ramadan, et je continue à procéder par ordre dans 
le récit de mon histoire. 

Donc, ô mes seigneurs, les jours et les mois et les 
années passèrent sur cet incident, et j'étais devenu 
tout à fait un homme. Et j'avais connu les femmes 
et tout ce qui s'en suit, bien que célibataire; et je 
sentais que le moment était réellement venu de 
choisir une jeune fille qui fût mon épouse devant 
Allah, la mère de mes enfants. Or, je devais être servi 
à souhait, comme vous allez l'entendre. Mais je n'an- 
ticipe en rien, et je procède par ordre. 

En effet, une après-midi, je vis s'approcher de ma 
boutique, au milieu de cinq ou six esclaves blanches 
qui lui faisaient cortège, une adolescente d'amour, 
parée des bijoux les plus précieux, les mains teintes 
de henné, et les tresses de ses cheveux flottant sur 
ses épaules, qui s'avançait dans sa grâce en se balan- 
çant avec noblesse et minauderie... 



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•470 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT TRENTE-HUITIÈME NUIT 



Elle dit : 

... une adolescente d'amour, parée des bijoux les 
-plus précieux, les mains teintes de henné, et les 
tresses de ses cheveux flottant sur ses épaules, qui 
s'avançait dans sa grâce, en se balançant avec no- 
blesse et minauderie. Et elle entra, comme une reine, 
•dans ma boutique, suivie de ses esclaves, et s'assit 
-après m'avoir favorisé d'un salam gracieux. Et elle 
me dit: « jeune homme, as-tu un beau choix d'or- 
nements en or et en argent? » Et je répondis: « ma 
maîtresse, de toutes les espèces possibles et des 
autres ! » Alors elle me demanda h voir des anneaux 
«1 or pour les chevilles. Et je lui apportai ce que j'avais 
♦de plus lourd et de plus beau en fait d'anneaux d'or 
pour les chevilles. Et elle y jeta un coup d'œil négli- 
gent et me dit : « Essaie-les-moi ! » Et aussitôt une 
de ses esclaves se baissa et, lui relevant le bas de 
sa robe de soie, découvrit à mes yeux la plus fine 
*et la plus blanche cheville qui fût sortie des doigts 
-du Créateur. Et moi je lui essayai les anneaux, mais 
je ne pus en trouver dans ma boutique qui fussent 
assez étroits pour la finesse charmante de ces jambes 
moulées dans le moule de la perfection. Et elle, 



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HISTOIRE DE l'aDULTÉIUN... (DEUXIÈME FOU) 171 

voyant mon embarras, elle sourit et dit : « Qu'à cela 
ne tienne, ô jeune homme ! Je te demanderai autre 
chose. Mais, auparavant, dis-moi! En vérité, on 
m'avait dit, chez moi, que j'avais des jambes d'élé- 
phant. Est-ce vrai cela? » Et moi, je m'écriai : « Le 
nom d'Allah sur toi et autour de toi et sur la perfec- 
tion de tes chevilles, ô ma maîtresse! La gazelle, en 
les voyant, dépérirait de jalousie! » Alors elle me 
dit: « Et je croyais le contraire, pourtant! » Puis elle 
ajouta: « Fais-moi voir des bracelets ! » Et, moi, les 
yeux encore pleins de la vision de ces chevilles ado- 
rables et de ces jambes de perdition, je cherchai ce 
que j'avais de plus fin et de plus étroit, en fait de 
bracelets d'or et d'émail, et les lui apportai. Mais elle 
me dit: « Essaie-les-moi, toi-même. Moi je suis bien 
lasse, aujourd'hui. » Et aussitôt une des esclaves se 
.précipita et releva les manches de sa maîtresse. Et à 
mes yeux apparut un bras, haï ! haï ! un col de cygne, 
plus blanc et plus lisse que le cristal, et terminé par 
un poignet et par une main et par des doigts, haï ! 
haï ! du sucre candi, ô mon seigneur, des dattes con- 
fites, une joie de l'âme, un délice, un pur délice 
suprême. Et moi, m'inclinant, j'essayai sur ce bras 
miraculeux mes bracelets. Mais les plus étroits, ceux 
confectionnés pour les mains d'eufants,* ballottaient 
outrageusement sur ces fins poignets transparents ; 
et je me hâtai de les en retirer, de crainte que leur 
contact ne froissât cette peau candide. Et elle sourit 
de nouveau, en voyant ma confusion, et me dit: 
« Qu'as-tu vu, ô jeune homme? Suis-je manchote, ou 
bien ai-je des mains de canard, ou bien un bras d'hip- 
popotame?» Et je m'écriai : « Le nom d'Allah sur 



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172 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

toi, et autour de toi, et sur la rondeur de ton bras 
blanc, et sur la finesse de ton poignet d'enfant, et sur 
le fusèlementdc tes doigts de houri,ô ma maîtresse! » 
Et elle me dit : « Quoi donc ? Ainsi, ce n'est pas vrai? 
Et pourtant, chez moi, si souvent on m'avait affirmé 
le contraire. » Puis elle ajouta: « Fais-moi voir des col- 
liers et des pectoraux d'or. »Etmoi, titubant sans avoir 
connu de vin,je me hâtai de lui apporter ce que j'avais 
de plus riche et de plus léger en fait de colliers et de 
pectoraux d'or. Et aussitôt une des esclaves, avec des 
soins religieux, découvrit, en même temps que le 
cou de sa maîtresse, une partie de sa poitrine. Et, 
holla! holla! les deux seins, les deux à la fois, ô 
mon seigneur, les deux petits seins d'ivoire rose ap- 
parurent tout ronds, et si mutins, sur l'éblouissante 
neige de la poitrine ; et ils semblaient suspendus au 
cou de marbre pur comme deux beaux enfants ju- 
meaux au cou de leur mère. Et moi, à cette vue, je 
ne pus me retenir de crier, en détournant la tète : 
« Couvre ! couvre ! Qu'Allah étende ses voiles ! » Et 
elle me dit : « Eh quoi ! tu ne m'essaies pas les colliers 
et les pectoraux? Mais qu'à cela ne tienne! Je te 
demanderai autre chose. Toutefois, dis-moi aupara- 
vant! suis-je difforme, ou mamelue comme la femelle 
du buffle, et noire, et velue ? Ou bien suis-je déchar- 
née, et sèche comme un poisson salé, et plate comme 
l'établi du menuisier! » Et moi je m'écriai: « Le 
nom d'Allah sur toi et autour de toi et sur tes char- 
mes cachés et sur tes fruits cachés et sur toute ta 
beauté cachée, ô ma maîtresse ! » Et elle dit: » M'au- 
raient-ils donc abusée, ceux-là qui m'ont si souvent 
affirmé qu'on ne pouvait trouver rien de plus laid 



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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (DEUXIÈME FOU) 173 

que mes formes cachées? » Et elle ajouta: « Soit! 
mais, puisque tu n'oses, ô jeune homme, m 'essayer 
ces colliers, d'or et ces pectoraux, pourrais-tu du 
moins m'essayer des ceintures? » Et moi, lui ayant 
apporté ce que j'avais de plus souple et de plus léger 
comme ceintures en filigrane d'or, je les déposai à 
ses pieds, discrètement. Mais elle me dit: « Mais non! 
mais non! par Allah, essaie-les-moi donc, toi- 
même ! » Et moi, ô mon seigneur le sultan, je ne pus 
que répondre par l'ouïe et l'obéissance, et, devinant 
d'avance quelle pouvait être la finesse de cette ga- 
zelle, je choisis la plus petite et la plus étroite des 
ceintures, et, par-dessus ses robes et ses voiles, je lui 
en ceignis la taillé. Mais cette ceinture, confectionnée 
sur commande pour une princesse enfant, se trouva 
trop large pour cette taille si fine qu'elle ne projetait 
point d'ombre sur le sol, et si droite qu'elle eût le 
fait le désespoir d'un scribe de la lettre aleph, et si 
flexible qu'elle eût fait sécher de dépit l'arbre bân, et 
si tendre qu'elle eût fait fondre de jalousie une motte 
de beurre fin, et si souple qu'elle eût fait s'enfuir de 
honte le jeune paon, et si onduleuse qu'elle eût fait 
dépérir la tige du bambou. Et moi, voyant que je 
n'arrivais guère à trouver ce qu'il fallait, je fus bien 
perplexe et ne sus comment m'excuser. Mais elle me 
dit: « Apparemment, je dois être contrefaite, avec 
une double bosse par derrière et une double bosse 
par devant, avec un ventre d'une forme ignoble et 
un dos de dromadaire. » Et moi je m'écriai: « Le 
nom d'Allah sur toi et autour de toi et sur ta taille et 
sur ce qui la précède et sur ce qui l'accompagne et 
sur ce qui la suit, ô ma maîtresse! » Et elle me dit: 



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174 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

« Je suis étonnée, ô jeune homme! Car, chez moi, si 
souvent on m'avait confirmée dans cette opinion 
désavantageuse sur moi-même! Quoi qu'il en soit, 
puisque tu ne peux me trouver de ceinture, j'espère 
qu'il ne te sera pas impossible de me trouver des 
boucles d'oreilles et un frontal d'or pour retenir mes 
cheveux ! » Et, ce disant, elle souleva elle-même son 
petit voile de visage^ et fit apparaître à mes yeux son 
visage qui était la pleine lune marchant vers sa 
quatorzième nuit. Et moi, à la vue de ces deux pier- 
res précieuses qu'étaient ses yeux babyloniens, et de 
ses joues d'anémone, et de sa petite bouche, étui de 
corail contenant un bracelet de perles, et de tout ce 
visage émouvant, je m'arrêtai de respirer et ne pus 
faire un mouvement pour chercher ce qu'elle me 
demandait. Et elle sourit et me dit : « Je comprends, 
à jeune homme, que tu sois ému de ma laideur. Je 
sais, en effet, pour me l'être entendu répéter bien 
des fois, que mon visage est d'une hideur effroyable, 
criblé de trous de petite vérole et parcheminé, que 
je suis borgne de l'œil droit et louche de l'œil gauche, 
que j'ai un nez mamelonné et hideux, et une bouche 
fétide avec des dents déchaussées et branlantes, et 
qu'enfin je suis mutilée et bretaudée quant à mes 
oreilles. Et je ne parle pas de ma peau qui est galeuse, 
ni de mes cheveux qui sont effilochés et cassants, 
ni de toutes les horreurs invisibles de mon intérieur! » 
Et moi je m'écriai : « Le nom d'Allah sur toi et au- 
tour de toi et sur toute ta beauté visible, ô ma maî- 
tresse, et sur ta beauté invisible, ô revêtue de splen- 
deur,, et sur ta pureté, ô fille des lys, et sur ton odeur, 
à rose, et sur ton éclat et sur ta blancheur, ô jasmin, 



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HISTOIRE DE l'àDULTÉKIN . . . (DEUXIÈME FOU) 175 

et sur tout ce qui en toi peut être vu, senti ou tou- 
ché. Et bien heureux celui qui peut te voir, te sentir 
et te toucher! » 

Et je restai anéanti d'émotion, ivre d'une ivresse 
mortelle. 

Alors l'adolescente d'amour me regarda avec un 
sourire de ses yeux longs, et me dit : « Hélas ! 
hélas ! pourquoi mon père me déteste-t-il donc telle- 
ment pour m'attribuer toutes les laideurs que je t'ai 
énumérées? Car c'est mon père, lui-même, et non 
pas un autre, qui m'a toujours fait croire à toutes 
ces prétendues horreurs de ma personne. Mais loué 
soit Allah qui me prouve le contraire par ton entre- 
mise ! Car maintenant je suis persuadée que mon 
père ne m'a point trompée, mais qu'il est sous lç 
coup d'une hallucination qui lui fait voir tout en 
laid autour de lui. Et, pour ce qui me regarde, il est 
prêt, pour se débarrasser de ma vue qui lui pèse, à 
me vendre comme une esclave au marchand d'es- 
claves de rebut. » Et moi, ô mon seigneur, je m'é- 
criai : « Et qui donc est ton père, ô souveraine de 
la beauté ? » Elle me répondit : « C'est le Cheikh al- 
Islam, en personne ! » Et moi, enflammé, je m'écriai : 
« Hé, par Allah ! plutôt que de te vendre au mar- 
chand d'esclaves, ne jconsentirait-il pas à te marier 
avec moi? » Elle dit: « Mon père est un homme 
intègre et consciencieux. Et, comme il s'imagine 
que sa fille est un monstre repoussant, il ne voudrait 
pas avoir sur la conscience son union avec un jeune 
homme tel que toi ! Mais peut-être que tu pourras, 
tout de même, essayer de lui faire ta demande. Et 
je vais, dans ce but, t'indiquer les moyens qui te 



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176 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

fourniront le plus de chances de le convaincre. » 
Et, ayant ainsi parlé, l'adolescente du parfait 
amour réfléchit un moment et me dit : « Voici ! 
Lorsque tu te présenteras devant mon père, qui est 
le Cheikh ai-Islam, et que tu lui feras ta demande 
de mariage, il te dira sûrement : « mon fils, il 
faut que tu ouvres les yeux. Sache que ma fille est 
une percluse, une estropiée, une bossue, une... » 
Mais toi, tu l'interromperas pour lui dire : « J'en suis 
content! j'en suis content! » Et il continuera: « Ma 
fille est une borgne, une bretaudée quant aux oreil- 
les, une puante, une boiteuse, une baveuse, une pis- 
seuse, une...» Mais tu l'interrompras pour lui dire: 
« J'en suis content! j'en suis content !» Et il conti- 
nuera : « pauvre, ma fille est une dégoûtante, une 
vicieuse, une pétante, une morveuse, une... » Mais 
tu l'interromperas pour lui dire : « J'en suis content ! 
j'en suis content! » Et il continuera : « Mais tu ne 
sais pas, ô pauvre ! Ma fille est une moustachue, une 
ventrue, une mamelue, une manchote, un pied-bot, 
une louche quant à l'œil gauche, une mamelonnée 
huileuse quant au nez, une criblée de petite vérole 
quant au visage, une fétide quant à la bouche, une 
déchaussée et branlante quant aux dents, une 
mutilée quant à son intérieur, une chauve, une ga- 
leuse épouvantable, une horreur tout à fait, une 
abominable malédiction ! » Et toi, l'ayant laissé 
achever de déverser sur moi cette jarre effroyable, 
tu lui diras : « Hé, par Allah ! j'en suis content! 
j'en suis content... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



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HISTOIRE DE i/ADULTÉRlN . ., (DEUXIÈME FOU) 177 



MAIS LORSQUE FUT 
U HUIT CENT TRENTE-NEUVIÈME NUIT 



Elle dit: 



» ... Et toi, l'ayant laissé achever de déverser sur 
moi cette jarre effroyable, tu lui diras : « Hé, par 
Allah, j'en suis content ! j'en suis content ! » 

Et moi, ô mon seigneur, en entendant ces paroles, 
et rien qu'à l'idée que de telles appellations pou- 
vaient être appliquées par son père à cette adoles- 
cente du parfait amour, je sentais le sang me monter 
à la tête d'indignation et de colère. Mais, enfin, 
comme il fallait passer par cette épreuve pour arri- 
ver à me marier avec ce modèle des gazelles, je lui 
dis : « L'épreuve est dure, ô ma maîtresse, et je puis 
mourir en entendant ton père te traiter de la sorte. 
Mais Allah me donnera les forces nécessaires et le 
courage ! » Puis je lui demandai : « Et quand pourrai- 
je me présenter entre les mains du vénérable Cheikh 
ai-Islam, ton père, pour faire ma demande? » Elle 
me répondit : « Demain, sans faute, au milieu de la 
matinée. » Et elle se leva, à ces mots, et me quitta, 
suivie des jeunes filles, ses esclaves, en me saluant 
d'un sourire. Et mon àme suivit ses traces et s'atta- 
cha à ses pas, alors que je restais dans ma boutique, 
en proie aux affres de l'attente et de la passion. 

Aussi, le lendemain, à l'heure indiquée, je ne 



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178 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

manquai pas de m'envoler vers la résidence du 
Cheikh ai-Islam, auquel je demandai une audience, 
en lui faisant dire que c'était pour une affaire urgente 
d'une extrême importance. Et il me reçut, sans re- 
tard, et me rendit mon salam avec considération, et 
me pria de m'asseoir. Et je remarquai que c'était un 
vieillard à l'aspect vénérable, à la barbe blanche 
immaculée et à l'attitude pleine de noblesse et de 
grandeur, mais qu'il avait, sur son visage et dans 
ses yeux, un air de tristesse sans espoir et de dou- 
leur sans remède. Et je pensai : « C'est bien ça ! Il a 
l'hallucination de la laideur. Puisse Allah le guérir ! » 
Puis, m'étant assis à la seconde invitation seule- 
ment, par respect et déférence pour son âge et sa 
haute dignité, je lui fis de nouveau mes salams et 
compliments, et je les réitérai une troisième fois, en 
me levant chaque fois. Et, ayant montré de la sorte 
ma politesse et mon savoir-vivre, je me rassis, mais 
en me tenant sur le bord extrême de la chaise, et 
j'attendis qu'il ouvrît, le premier, la conversation, 
et m'interrogeât sur le fond de l'affaire. 

Et, effectivement, après que i'agha de service nous 
eut offert les rafraîchissements d'usage, et que le 
Cheikh al-lslam eut échangé avec moi quelques paro- 
les sans importance sur la chaleur et la sécheresse* il 
me dit : « marchand un tel, en quoi puis-jete satis- 
faire? » Et je répondis : « mon seigneur, je me 
suis présenté entre tes mains pour t'implorer et te 
solliciter au sujet de la dame celée derrière le rideau 
de chasteté de ton honorable maison, de la perle 
scellée du sceau de la conservation, et de la fleur ca- 
chée dans le calice de la modestie, ta fille sublime, 



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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (DEUXIÈME FOU) 179 

la vierge insigne à laquelle je souhaite, moi indi- 
gne, m'unir par les liens licites et le contrat légal ! » 
A ces paroles, je vis le visage du vénérable vieil- 
lard noircir puis jaunir, et son front se baisser tris- 
tement vers le sol. Et il resta un moment plongé 
dans de pénibles réflexions sur le cas de sa fille, sans 
aucun doute. Puis il releva lentement la tête, et me 
dit avec un accent d'infinie tristesse : « Qu'Allah 
conserve ta jeunesse et te favorise toujours de ses 
grâces, ô mon fils ! Mais la fille que j'ai dans ma mai- 
son, derrière le rideau de chasteté, est sans espoir! 
Et on ne peut rien en faire, et il n'y a rien à en tirer. 
Car... » Mais moi, 6 mon seigneur le sultan, je l'in- 
terrompis soudain, pour m'écrier : « J'en suis satis- 
fait ! j'en suis satisfait ! » Et le vénérable vieillard 
me dit : « Qu'Allah te comble de ses grâces, ô mon 
fils ! Mais ma fille ne convient pas à un beau jeune 
homme comme toi, plein d'aimables qualités, de 
force et de santé. Car c'est une pauvre infirme, 
dont sa mère a accouché avant terme, à la suite d'un 
incendie. Et elle est aussi contrefaite et laide que 
tu es beau et bien fait. Et, comme il faut que tu sois 
éclairé sur le motif qui me fait refuser ta demande, 
je pourrai, si tu le veux, te la dépeindre telle qu'elle 
est, car la crainte d'Allah est dans mon cœur, et je 
ne voudrais pas contribuer à t'induire en erreur ! » 
Mais moi je m'écriai : « Je la prends avec tous ses 
défauts, et j'en suis satisfait, tout à fait satisfait ! » 
Mais il médit : « Ah, mon fils, n'oblige pas un père, 
qui tient à la dignité de son intérieur, à te parler de 
sa fille en termes pénibles ! mais ton insistance me 
force à te dire qu'en épousant ma fille tu épouses le 



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180 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

plus effroyable monstre de ce temps. Car c'est une 
créature dont la seule vue... » Mais moi, Tedou tant 
l'épouvantable énumération des horreurs dont il se 
disposait à affliger mon ouïe, je l'interrompis, pour 
m'écrier avec un accent où je mis toute mon âme et 
tout mon désir : « J'en suis satisfait ! j'en suis satis- 
fait! » Et j'ajoutai : « Par Allah sur toi,ô notre père, 
épargne-toi la douleur de parler de ton honorable 
fille en termes pénibles, car, quoi que tu puisses 
m'en dire, et quelque dégoûtante que puisse être la 
description que tu m'en feras, je continuerai à la 
solliciter en mariage, car j'ai un goût spécial pour 
les horreurs, quand elles sont du genre de celles 
dont est affligée ta fille, et, je te le répète, je l'ac- 
cepte telle qu'elle est, et j'en suis satisfait, satisfait, 
satisfait ! » 

Lorsque le Cheikh ai-Islam m'eut entendu parler 
de la sorte, et qu'il eut compris que ma résolution 
était inébranlable et mon désir inchangeable, il 
frappa ses mains l'une dans l'autre de surprise et 
d'étonnement, et me dit : « J'ai libéré ma conscience 
devant Allah et devant toi, ô mon fils, et tu ne 
pourras t'en prendre qu'à toi seul de ton acte de 
folie. Mais, d'un autre côté, les préceptes divins me 
défendent d'empêcher le désir de se satisfaire, et je 
ne puis que te donner mon consentement. Et moi, à 
la limite du bonheur, je lui baisai la main, et je 
souhaitai que le mariage fût conclu et célébré le jour 
même. Et il me dit, en soupirant : « 11 n'y a plus 
d'inconvénient ! » Et le contrat fut écrit et légalisé 
par les témoins ; et il y fut stipulé que j'acceptais 
mon épouse avec ses défauts, ses déformations, ses 



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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 181 

infirmités, ses difformités, ses malformations, ses 
maux, ses laideurs, et autres choses semblables. Et 
il y était également stipulé que si, pour une raison 
ou pour une autre, je divorçais d'avec elle, je devais 
lui payer, comme rançon de divorce, et comme 
douaire, vingt bourses de mille dinars d'or. Et moi, 
bien entendu, j'acceptai de tout coeur les conditions. 
Et j'eusse d'ailleurs accepté des clauses bien autre- 
ment désavantageuses. 

Or, après l'écriture du contrai;, mon oncle, père 
de mon épouse, me dit : « un tel, c'est dans ma 
maison qu'il vaut mieux consommer le mariage, et 
établir ton domicile conjugal. Car le transport de 
ton épouse infirme, d'ici à ta maison lointaine, présen- 
terait de graves inconvénients. » Et moi je répondis : 
« J'écoute et j'obéis ! » Et en moi-même je brûlais 
d'attente, et me disais : « Par Allah ! est-il vraiment 
possible que moi, l'obscur marchand, je sois devenu 
le maître de cette adolescente du parfait amour, la 
fille du vénéré Cheikh ai-Islam? Et est-ce vraiment 
moi qui vais me réjouir de sa beauté, et en prendre 
à mon aise avec elle, et manger mon plein de ses 
charmes cachés, et en boire mon plein, et m'en 
dulcifier jusqu'à satiété ? » 

Et, lorsqu'enfin la nuit fut venue, je pénétrai dans 
la chambre nuptiale, après avoir récité la prière du 
soir et, le cœur battant d'émotion, je m'approchai 
de mon épouse et levai le voile de dessus sa tôte et 
lui découvris le visage. Et je regardai avec mon 
âme et mes yeux. 

Et — qu'Allah confonde le Malin, ô mon seigneur 
le sultan, et qu'il ne te rende jamais témoin d'un 

T. xui. 12 



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182 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

spectacle semblable à celui qui s'offrit à mes regards ! 
— je vis la créature humaine la plus difforme, la 
plus dégoûtante, la plus, repoussante, la plus détes- 
table, la plus répugnante et la plus nauséeuse qu'on 
puisse voir dans le plus pénible des cauchemars. Et 
certes ! c'était un objet de laideur bien plus effroya- 
ble que celui que m'avait dépeint l'adolescente, et 
un monstre de difformité, et une loque si pleine 
d'horreur qu'il me serait impossible, ô mon sei- 
gneur, de t'en faire la description sans avoir un haut- 
le-cœur et tomber à tes pieds sans connaissance. 
Mais qu'il me suffise de te dire que celle qui était 
devenue mon épouse, avec mon propre consente- 
ment, renfermait en sa personne nauséabonde tous 
les vices légaux et toutes les abominations illégales, 
toutes les impuretés, toutes les fétidités, toutes les 
aversions, toutes les atrocités, toutes les hideurs, et 
toutes les dégoûtations qui peuvent affliger les êtres 
sur qui pèse la malédiction. Et moi, me bouchant le 
nez et détournant la tête, je laissai retomber son 
voile, et je m'éloignai d'elle dans le coin le plus 
retiré de la chambre, car si même j'avais été un 
Thébaïdien mangeur de crocodile, je n'eusse pu in- 
duire mon âme à uïle approche charnelle avec une 
créature qui offensait à ce point la face de son Créa- 
teur. 

Et, m'étant assis dans mon coin, avec mon visage 
tourné vers le mur, je sentais tous les soucis envahir 
mon entendement, et toutes les douleurs du monde 
monter dans mes reins. Et je gémis du fond du 
noyau de mon cœur. Mais je n'avais pas le droit de 
dire un seul mot, ou d'émettre la moindre plainte, 



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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 183 

puisque je l'avais acceptée pour épouse de mon pro- 
pre mouvement. Car c'était bien moi, avec mon pro- 
pre œil, qui avais, chaque fois, interrompu le père, 
pour m'écrier : « J'en suis satisfait! j'en suis satis- 
fait! » Et je me disais : « Eh, oui ! la voilà bien, 
l'adolescente du parfait amour ! Ah ! meurs ! meurs ! 
meurs! ah, idiot! ah, stupide bœuf! ah, lourd co- 
chon ! » Et je me mordais les doigts, et me pinçais 
les bras en silence. Et une colère contre moi-même 
fermentait en moi d'heure en heure, et je passai 
toute cette nuit de mon destin* à contre-poil, tout 
comme si j'eusse été au milieu des tortures, dans la 
prison du Mède ou du Déilamite... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se lut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT QUARANTIÈME NUIT 



Elle dit: 

... Et je passai toute cette nuit de mon destin, à 
contre-poil, tout comme si j'eusse été au milieu des 
tortures, dans la prison du Mède ou du Déilamite. 

Aussi, dès l'aube, je me hâtai de fuir la chambre 
de mes noces, et de courir au hammam me purifier 
du contact de cette épouse d'horreur. Et, après avoir 
fait mes ablutions suivant le cérémonial du Ghôsl, 
pour les cas d'impureté, je me laissai aller à som- 



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184 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

meiller quelque peu. Après quoi, je m'en retournai 
à ma boutique, et je m'y assis avec ma tête prise de 
vertige, ivre sans avoir bu du vin. 

Et aussitôt mes amis et les marchands qui me 
connaissaient, et les particuliers les plus distingués 
du souk, commencèrent à se rendre auprès de moi, 
les uns séparément et les autres deux par deux, ou 
trois par trois, ou plusieurs à la fois, et ils venaient 
pour me féliciter et m'offrir leurs vœux. Et ils me 
disaient : « Une bénédiction ! une bénédiction ! une 
bénédiction! Que la joie soit avec toi! que la joie 
soit avec toi! » Et d'autres me disaient: «Hé, notre 
voisin, nous ne vous savions pas si parcimonieux ! 
Où est le festin, où sont les friandises, où sont les 
sorbets, où sont lés pâtisseries, où sont les plateaux 
de halawa, où est telle chose, et où est telle autre 
chose? Par Allah, nous pensons que les charmes de 
l'adolescente, ton épouse, t'ont troublé la cervelle et 
fait oublier tes amis et perdre la mémoire de tes 
obligations élémentaires ! Mais qu'à cela ne tienne ! 
Et que la joie soit avec toi ! que la joie soit avec 
toi! » 

Et moi, ô mon seigneur, ne pouvant trop me 
rendre compte s'ils se moquaient de moi ou s'ils 
me félicitaient réellement, je ne savais quelle conte- 
nance prendre, et je me contentais de faire quel- 
ques gestes évasifs, et de répondre par quelques 
paroles sans portée. Et je sentais mon nez qui se 
bourrait de rage concentrée, et mes yeux prêts à 
fondre en larmes de désespoir. 

Et mon supplice avait duré de la sorte depuis le 
matin jusqu'à l'heure de la prière de midi, et la plu- 



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HISTOIRE DE I,' ADULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 185 

part des marchands s'étaient rendus à la mosquée ou 
prenaient leur repos du milieu du jour, quand voici ! 
à quelques pas devant moi, l'adolescente du parfait 
amour, la vraie, celle qui était l'auteur de ma mé- 
saventure et la cause de mes tortures. Et elle s'avan- 
çait de mon côté, souriante au milieu de ses cinq 
esclaves, et se penchait mollement, et se balançait 
de droite et de gauche voluptueusement, avec ses 
traînes et ses soieries, souple comme un jeune rameau 
de bân au milieu d'un jardin d'odeurs. Et elle était 
encore plus somptueusement parée que le jour pré- 
cédent, et si émouvante dans sa démarche que, pour 
la mieux voir, les habitants du souk se rangèrent 
en espalier, sur son passage. Et, d'un air d'enfant, 
elle entra dans ma boutique, et me jeta le plus gra- 
cieux salam, et me dit en s'asseyant : « Que ce jour 
soit pour toi une bénédiction, ô mon maître Olâ Ed- 
Dîn, et qu'Allah soutienne ton bien-être et ton bon- 
heur et mette le comble à ton contentement ! Et 
que la joie soit avec toi ! la joie avec toi ! » 

Or, moi, ô mon seigneur, dès que je l'avais aper- 
çue, j'avais déjà froncé les sourcils et grommelé des 
malédictions en mon cœur. Mais quand je vis avec 
quelle audace elle se jouait de moi, et comment elle 
venait me provoquer, après son coup perpétré, je 
ne pus me retenir plus longtemps ; et toute ma gros- 
sièreté d'autrefois, quand j'étais vertueux, me vint 
aux lèvres ; et j'éclatai en injures, lui disant: « 
chaudron plein de poix, ô casserole de bitume, ô 
puits de perfidie ! que t'ai-je donc fait pour m'avoir 
traité avec cette noirceur, et plongé dans un abîme 
sans issue ? Qu'Allah te maudisse et maudisse l'ins- 



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186 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tant de notre rencontre et noircisse ton visage à ja- 
mais, ô débauchée ! » Mais elle, sans paraître autre- 
ment émue, répondit en souriant : « Hé quoi, ô tim- 
bale, as-tu donc oublié tes torts à mon égard, et ton 
mépris à l'égard de mon ode en vers, et le mauvais 
traitement que tu as fait subir à ma messagère, la 
petite négresse, et les injures que tu lui a adressées, 
et le coup de pied dont tu Tas gratifiée, et les injures 
que tu m'as envoyées par son entremise? » Et, ayant 
ainsi parlé, l'adolescente ramassa ses voiles et se 
leva pour partir. 

Mais moi,ô mon seigneur, je compris alors que je 
n'avais récolté que ce que j'avais semé, et je sentis 
tout le poids de ma brutalité passée, et combien la 
vertu maussade était une chose de tous points haïs- 
sable, et l'hypocrisie de la piété une chose détes- 
table. Et, sans plus tarder, je me jetai aux pieds de 
l'adolescente du parfait amour, et la suppliai de me 
pardonner, en lui disant : « Je suis pénitent ! je suis 
pénitent ! je suis, en vérité, tout à fait pénitent ! » 
Et je lui dis des paroles aussi douces et aussi atten- 
drissantes que les gouttes de pluie dans un désert 
brûlant. Et je finis par la décider à rester ; et eHe 
daigna m'excuser, et me dit : « Pour cette fois, je 
veux bien te pardonner, mais ne recommence pas ! » 
Et je m'écriai, en lui baisant le bas de sa robe, et en 
m'en couvrant le front : « O ma maîtresse, je suis 
sous ta sauvegarde, et je suis ton esclave qui attend 
sa délivrance de ce que tu sais, par ton entremise ! » 
Et elle me dit, en souriant: « J'y ai déjà pensé. 
Et de même que j'ai su te prendre dans mes 
filets, de même je saurai t'en délivrer ! » Et je 



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HISTOIRE DE L.' ADULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 187 

m'écriai : » « Yallah ! yallah ! hàte-toi ! hâte toi ! » 
Alors elle me dit : « Écoute bien mes paroles, et 
suis mes instructions. Et tu pourras être débarrassé, 
sans peine, de ton épouse ! » Et je m'inclinai : « 
rosée ! ô rafraîchissement ! » Et elle continua: 
« Voici ! Lève-toi et va, au pied de la citadelle, 
trouver les saltimbanques, les bateleurs, les char- 
latans, les bouffons, les danseurs, les funambules, 
les baladins, les conducteurs de singes, les mon- 
treurs d'ours, les tambourineurs, les clarinettes, les 
flageolets, les timbaliers *et autres farceurs, et tu 
te concerteras avec eux pour qu'ils viennent te 
trouver, sans retard, au palais du Cheikh al-lslam, 
père de ton épouse. Et toi, à leur arrivée, tu seras 
assis à prendre des rafraîchissements avec lui, sur 
le perron de la cour. Et eux, dès leur entrée, ils te 
féliciteront et te congratuleront, en s'écriant : « O 
fils de notre oncle, ô notre sang, ô veine de notre 
œil, nous partageons ta joie, en ce jour béni de tes 
noces ! En vérité, ô fils de notre oncle, nous nous 
réjouissons pour toi du rang où tu es parvenu. Et 
quand tu rougirais de nous, nous nous ferions hon- 
neur de t'appartenir ; et quand même, oublieux do 
tes parents, tu nous chasserais, et quand tu nous 
éconduirais, nous ne te quitterions pas ; car tu es le 
fils de notre oncle, notre sang et la veine de notre 
œil. » Et alors, toi, tu feras semblant d'être bien con- 
fus de la divulgation de ta parenté avec ceux-là, et, 
pour te débarrasser d'eux, tu commenceras à ré- 
pandre sur eux, par poignées, les drachmes et les 
dinars. Et, à cette vue, le Cheikh ai-Islam te ques- 
tionnera, sans aucun doute ; et tu lui répondras, en 



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188 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

baissant la tête : « Il faut bien que je dise la vérité, 
puisque mes parents sont là pour me trahir. Mon 
père était en effet un baladin, montreur d'ours et de 
singes, et telle est la profession de ma famille et son 
origine. Mais, par la suite, le Rétributeur ouvrit sur 
nous la porte de la fortune, et nous avons acquis la 
considération auprès des marchands du souk et de 
leur syndic. » Et le père de ton épouse te dira : 
« Ainsi donc tu es un iils de baladin, de la tribu des 
funambules et des monteurs de singes ? » Et tu ré- 
pondras : « Il n'y a pas moyen que je renie mon ori- 
gine et ma famille, pour l'amour de ta fille et pour 
son honneur. Car le sang ne renie pas le sang, et le 
ruisseau sa source ! » Et il te dira, sans aucun doute : 
« En ce cas, ô jeune homme, il y a eu illégalité dans 
le contrat de mariage, puisque tu nous as caché ta 
souche et origine. Et il ne convient pas que tu restes 
l'époux de la fille du Cheikh ai-Islam, chef suprême 
des kâdis, qui est assis sur le tapis de la loi, et qui 
est un chérif et un saïed dont la généalogie remonte 
aux parents de l'apôtre d'Allah ! Et il ne convient 
pas que sa fille, quelque oubliée qu'elle soit des 
bienfaits du Rétributeur, soit à la discrétion du fils 
d'un bateleur. » Et toi, tu répliqueras : « La ! la! ya 
éfendi, ta fille est mon épouse légale, et chacun de 
ses cheveux vaut mille vies. Et moi, par Allah ! je 
ne m'en séparerais pas quand tu me donnerais les 
royaumes du monde! » Mais, peu à peu, tu te lais- 
seras persuader, et quand le mot de divorce sera 
prononcé, tu consentiras lentement à te séparer de 
ton épouse. Et tu prononceras, par trois fois, en pré- 
sence du Cheikh ai-Islam et de deux témoins, la 



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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (DEUXIÈME FOU) 189 

formule du divorce. Et, délié de la sorte, tu revien- 
dras me trouver ici. Et Allah arrangera ce qui res- 
tera à arranger ! » 

Alors moi, à ce discours de l'adolescente du par- 
fait amour, je sentis se dilater les éventails de mon 
cœur, et je m'écriai : « reine de l'intelligence et de 
la beauté, me voici prêt à t'obéir sur ma tête et sur 
mes yeux... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut, 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT QUARANTE ET UNIÈME NUIT 



Elle dît : 

... à ce discours de l'adolescente du parfait amour, 
je sentis se dilater les éventails de mon cœur, et je 
m'écriai : « reine de l'intelligence et de la beauté, 
me voici prêt à t'obéir sur ma tête et sur mes yeux ! » 
Et, prenant congé d'elle en la laissant dans ma bou- 
tique, j'allai sur la place qui est au pied de la cita- 
delle, et me mis en rapport avec le chef de la corpo- 
ration des bateleurs, saltimbanques, charlatans, 
bouffons, danseurs, funambules, baladins, conduc- 
teurs de singes, montreurs d'ours, tambourineurs, 
clarinettes, flageolets, fifres, timbaliers, ettous autres 
farceurs ; et je me concertai avec ce chef-là pour qu'il 
m'aidât dans mon projet, en lui ^promettant une ré- 



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190 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

numération considérable. Et, ayant obtenu de lui la 
promesse de son concours, je le précédai au palais du 
Cheikh ai-Islam, père de mon épouse, auprès duquel 
je montai m'asseoir sur le perron de la cour. 

Et je n'étais pas là depuis une heure à deviser avec 
lui, en buvant des sorbets, que soudain, par la 
grande porte laissée ouverte, fit son entrée, précédée 
par quatre saltimbanques marchant sur la tête, et 
par quatre funambules marchant sur le bout des 
orteils, et par quatre bateleurs marchant sur les 
mains, au milieu d'un charivari extraordinaire, toute 
la tribu tambourinante, tamtamante, tintamarrante, 
hurlante, dansante, gesticulante et bariolée de la 
nigauderie qui tenait ses assises au pied de la cita- 
delle. Et ils étaient tous là, les conducteurs de singes 
avec leurs animaux, les montreurs d'ours avec 
leurs plus beaux sujets, les bouffons avec leurs 
oripeaux, les charlatans avec leurs hauts bonnets de 
feutre, et les instrumentistes avec leurs bruyants 
instruments dont s'exhalait un immense hourvari. 
Et ils vinrent se ranger, en bon ordre, dans la cour, 
les singes et les ours au milieu d'eux, et chacun 
œuvrant ^ sa manière. Mais soudain résonna un 
violent coup de tabbl, et tout le vacarme tomba 
comme par enchantement. Et le chef de la tribu 
s'avança jusqu'au pied des marches, et, au nom de 
tous mes parents assemblés, me harangua d'une 
voix magnifique, en me souhaitant prospérité et 
longue vie, et en me tenant le discours que je lui 
avais appris. 

Et, effectivement, ô mon seigneur, tout se passa 
comme l'avait prévu l'adolescente. Car le Cheikh al- 



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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 191 

Islam, ayant eu, par la bouche même du chef de la 
tribu, l'explication de ce tintamarre, m'en demanda 
la confirmation. Et je l'assurai que j'étais, en effet, le 
cousin, de père et de mère, de tous ces gens, et que 
j'étais moi-même le fis d'un bateleur, conducteur de 
singe ; et je lui répétai toutes les paroles du rôle que 
m'avait appris l'adolescente, et que tu connais déjà, 
ô roi du temps. Et le Cheikh ai-Islam, devenu bien- 
change de teint et bien indigné, me dit : « Tu ne peux 
plus rester dans la maison et dans la famille du 
Cheikh al-Islàm, car je craindrais qu'on te crachât 
au visage, et qu'on te traitât avec moins d'égards 
qu'un chien de chrétien ou qu'un porc de juif. » Et 
moi je commençai par répondre : « Par Allah, je ne 
divorcerai pas d'avec mon épouse, même si tu m'of- 
fres le royaume de l'Irak! » Et le Cheikh ai-Islam, 
qui savait bien que le divorce par force était défendu 
parla Schariat, me prit à part et me supplia, par 
toutes sortes de paroles conciliantes, de consentir à 
ce divorce, en me disant: « Voile mon honneur, et 
Allah voilera le tien ! » Et moi je finis par condescen- 
dre à accepter le divorce, et je prononçai, par devant 
témoins, en parlant de la fille du Cheikh al-lslam : 
« Je la répudie une fois, deux fois, trois fois, je la 
répudie ! » Or, c'était là la formule du divorce irrévo- 
cable. Et, l'ayant prononcée, parce que j'en étais ins- 
tammentrequis par le père lui-même, je me trouvais, 
du même coup, libéré de la redevance de la rançon 
et du douaire, et délivré du plus épouvantable cau- 
chemar qui eût pesé sur la poitrine d'un être humain. 
Et, sans prendre le temps de saluer celui qui avait 
été pendant une nuit le père de mon épouse, je 



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192 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

livrai mes jambes au vent, sans regarder derrière 
moi, et j'arrivai, hors d'haleine, dans ma boutique 
où m'attendait toujours l'adolescente du parfait 
amour. Et elle, de sa langue la plus douce, elle me 
souhaita la bienvenue, et, de toute la bienséance de 
ses manières, elle me félicita de la réussite, et me dit: 
« Maintenant, voici le moment venu de notre réu- 
nion. Qu'en penses-tu, ô mon maître? » Et je répon- 
dis: « Sera-ce dans ma boutique ou dans ta maison? » 
Et elle sourit et me dit : « O pauvre ! mais tu ne sais 
donc pas combien une femme doit prendre de soins 
de sa personne, pour faire les choses comme il sied? 
Il fa,ut donc que ce soit dans ma maison ! » Et je répon- 
dis : « Par Allah, ô ma souveraine, depuis quand le lys 
va-t-il au hammam et la rose au bain? Ma boutique est 
assez grande pour te conteuir, lys ou rose. Et si ma 
boutique brûlait, il y aurait mon cœur. » Et elle me 
répondit, riant : « Tu excelles, vraiment ! Et te voilà 
revenu de tes anciennes manières, si ordinaires ! Et 
tu sais tourner un compliment, parfaitement. » Et 
elle ajouta : « Maintenant, lève-toi, ferme ta boutique 
et suis-moi. » 

Or, moi, qui n'attendais que ces mots, je me hâtai 
de répondre : « J'écoute et j'obéis. » Et, sortant le 
dernier de la boutique, je la fermai à clef, et suivis, 
à dix pas de distance, le groupe formé par l'adoles- 
cente et ses esclaves. Et nous arrivâmes de la sorte 
devant un palais dont la porte s'ouvrit à notre ap- 
proche. Et, dès l'entrée, deux eunuques vinrent à 
moi et me prièrent de me rendre avec eux au ham- 
mam. Et moi, décidé à tout faire sans demander 
d'explication, je me laissai conduire parles eunuques 



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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN... (DEUXIÈME FOu) 193 

au hammam, où Ton me fit prendre un bain de pro- 
preté et de rafraîchissement. Après quoi, revêtu de 
fins habits, et parfumé à l'ambre chinois, je fus con- 
duit dans les appartements intérieurs où m'attendait, 
nonchalamment étendue sur un lit de brocart, l'ado- 
lescente de mes désirs et du parfait amour. 

Or, dès que nous fûmes seuls, elle me dit : « Viens 
par ici, viens, ô timbale ! Par Allah ! faut-il que tu 
sois un nigaud de l'extrême extrémité des nigauds, 
pour avoir refusé naguère une nuit semblable à 
celle-ci ! Mais, pour ne pas te troubler, je ne te rap- 
pellerai pas le passé. » Et moi, ô mon seigneur, à la 
vue de cette adolescente déjà toute nue, et toute 
blanche et si fine, et de la richesse de ses parties dé- 
licates, et de la grosseur de son derrière dodu, et de 
l'excellente qualité de ses divers attributs, je sentis 
se réparer en moi tous mes retards passés, et je 
reculai pour sauter. Mais elle m'arrêta d'un geste et 
d'un sourire, et me dit: « Avant le combat, ô cheikh, il 
faut que je sache si tu connais le nom de ton adver- 
saire. Comment s'appelle-t-il ? » Et je répondis : « La 
source des grâces l » Elle dit : « Que non !» Je dis : 
« Le père de la blancheur ! » Elle dit : « Que non ! » 
Je dis : « Le doux-viandu ! » Elle dit : « Que non ! » 
Je dis : « Le sésame décortiqué ! » Elle dit : « Que 
non ! » Je dis : « Le basilic des ponts ! » Elle dit : 
« Que non ! » Je dis: « Le mulet rétif! » Elle dit: 
« Que non ! » Je dis : « Hé, par Allah, ô ma maîtresse, 
je ne connais plus qu'un nom encore, et c'est tout: 
l'auberge de mon père Mansour ! » Elle dit : « Que 
non ! » et ajouta : « O timbale, que t'ont-ils donc 
appris, les savants théologiens et les maîtres gram- 



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194 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

mairiens ? » Je dis : « Rien du tout ! » Elle dit : « Alors 
écoute ! Voici quelques-uns de ses noms : le sanson- 
net muet, le mouton gras, la langue silencieuse, 
l'éloquent sans paroles, l'étau adaptable, le crampon 
sur mesure, le mordeur enragé, le secoueur infati- 
gable, l'abîme magnétique, le puits de Jacob, le ber- 
ceau de l'enfant, le nid sans œuf, l'oiseau sans 
plumes, le pigeon sans tache, le chat sans mousta- 
ches, le poulet sans voix et le lapin sans oreilles. » 

Et, ayant fini d'orner de la sorte mon entendement, 
et d'éclairer mon jugement, elle me saisit soudain 
entre ses jambes et ses bras, et me dit : « Yallah ! 
yallah, ô timbale ! sois rapide dans l'assaut, et lourd 
dans la descente, et léger dans le poids, et solide 
dans l'étreinte, et un nageur de fond, et un bouchon 
sans vide, et un sauteur sans arrêt. Car le détestable 
est celui qui se lève une fois ou deux fois pour ensuite 
s'asseoir, et qui lève la tète pour la baisser, et qui 
se met debout pour retomber. Et donc, hardi, ô gail- 
lard ! » Et moi, ô mon seigneur, je répondis: « Hé, 
par ta vie, ô ma maîtresse, procédons par ordre ! 
procédons par ordre! » Et j'ajoutai : « Par qui faut-il 
commencer ? » Elle répondit : « A ton choix, ô tim- 
bale! » Je dis: « Alors, donnons d'abord son grain 
au sansonnet muet ! » Elle dit : « Il attend ! il attend ! » 

Alors moi, ô mon seigneur le sultan, je dis à mon 
enfant : « Satisfais le sansonnet ! » Et l'enfant répon- 
dit par l'ouïe et l'obéissance, et fut large et généreux 
pour la pitance du sansonnet muet qui, du coup, se 
mit à s'exprimer dans le langage des sansonnets, 
disant : « Qu'Allah augmente ton bien! qu'Allah aug- 
mente ton bien ! » 



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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 195 

Et moi je dis à l'enfant : « Fais ton salam main- 
tenant au mouton gras qui attend ! » Et l'enfant fit 
au mouton en question le salam le plus profond. Et 
le mouton répondit en son langage d'état: « Qu'Allah 
augmente ton bien ! qu'Allah augmente ton bien ! » 

Et moi je dis à l'enfant : « Parle maintenant à la 
langue silencieuse ! » Et l'enfant frotta son doigt sur 
la langue silencieuse, qui répondit aussitôt d'une 
voix harmonieuse: « Qu'Allah augmente ton bien ! 
qu'Allah augmente ton bien ! » 

Et moi je dis à l'enfant : « Apprivoise le mordeur 
enragé ! » Et il se mit à caresser le mordeur en ques- 
tion, avec beaucoup de précautions, et fit si bien 
qu'il sortit de sa gueule sans dommage et sans rage, 
et que le mordeur, satisfait de son courage et de son 
ouvrage, lui dit : « Je te rends hommage ! ah! quel 
breuvage ! » 

Et moi je dis à l'enfant : « Comble le puits de Jacob, 
ô plus endurant que Job! » Et l'enfant répondit aus- 
sitôt : « Il me gobe ! il me gobe ! » Et le puits en 
question fut comblé sans fatigue ni objection, et 
bouché sans vide ni interruption. 

Et moi je dis à l'enfant : « Réchauffe l'oiseau sans 
plumes ! » Et l'enfant répondit comme le marteau 
sur l'enclume ; et l'oiseau réchauffé répondit ; « Je 
fume ! je fume ! » 

Et moi je dis à l'enfant : « O excellent, donne du 
grain cette fois au poulet sans voix ! » Et l'excellent 
garçon ne dit pas non, et donna du grain à profu- 
sion au poulet en question, qui se mit à chanter, 
disant : « La bénédiction ! la bénédiction ! » 

Et moi je dis à l'enfant : « N'oublie pas ce bon 



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196 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

lapin sans oreilles, et tire-le de son sommeil, ô père 
de l'œil sans pareil ! » Et l'enfant, toujours en éveil, 
parla au lapin, bien qu'il fût sans oreilles, et lui 
donna de si bons conseils, qu'il s'écria : « Quelle 
merveille ! quelle merveille... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT QUARANTE-DEUXIÈME NUIT 



Elle dit : 

... Et l'enfant, toujours en éveil, parla au lapin, 
bien qu'il fût sans oreilles, et lui donna de si bons 
conseils, qu'il s'écria : « Quelle merveille ! quelle 
merveille ! » 

Et je continuai, ô mon seigneur, à encourager 
l'enfant à converser de la sorte avec son adversaire, 
en changeant chaque fois de place la conversation, 
et en la faisant dévier selon chaque attribut, pre- 
nant-prenant, et donnant-donnant, sans oublier ni le 
chat sans moustaches, ni le pigeon sans tache, ni le 
berceau qui fut trouvé bien chaud, ni le nid sans œuf 
qui fut trouvé tout neuf, ni le crampon sur mesure 
qui fut affronté sans écorchure, ni l'abîme magné- 
tique où il plongea d'une manière oblique pour rester 
pudique, et qui fit crier grâce à la propriétaire, 
disant : « J'abdique ! j'abdique ! ah ! quelle trique ! » 



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HISTOIRE DE l'àDULTÉKIN . . . (DEUXIÈME FOU) 197 

ni l'étau adaptable d'où il sortit plus invulnérable et 
plus considérable, ni enfin l'auberge de mon père 
Mansour, plus chaude qu'un four, et d'où il sortit 
plus gros et plus lourd qu'un topinambour. 

Et nous ne cessâmes la lutte, ô mon seigneur le 
sultan, qu'avec l'apparition du matin, pour réciter la 
prière et aller au bain. 

Et, lorsque nous fûmes sortis du hammam et réu- 
nis pour le repas du matin, l'adolescente du parfait 
amour me dit : « Par Allah, ô timbale, tu as vrai- 
ment excellé, et le sort m'a favorisé qui m'a fait jeter 
sur toi mon dévolu. Or, maintenant il s'agit de ren- 
dre licite notre union. Qu'en penses-tu? Veux-tu 
rester avec moi, selon la loi d'Allah, ou veux-tu 
renoncer pour toujours à me revoir ? » Et moi je 
répondis : « Plutôt subir la mort rouge que de ne 
plus me réjouir de ce visage de blancheur, ô ma 
maîtresse ! » Et elle me dit : « En ce cas, sur nous le 
kâdi et les témoins ! » Et elle fit appeler le kâdi et 
les témoins, séance tenante, et écrire sans retard 
notre contrat de mariage. Après quoi, nous prîmes 
ensemble notre premier repas, et nous attendîmes 
que notre digestion fût terminée, et que tout risque 
de mal de ventre fût évité, pour recommencer nos 
ébats et nos divertissements, et unir la nuit avec le 
jour. 

Et je vécus de cette vie-là, ô mon seigneur, avec 
l'adolescente du parfait amour pendant trente nuits 
et trente jours, rabotant ce qu'il y avait à raboter, 
et limant ce qu'il y avait à limer, et farcissant ce 
qu'il y avait à farcir, jusqu'à ce qu'un jour, pris d'une 
sorte de vertige, il m'échappa de dire à ma parte- 

T. XIII. 13 



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198 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

naire : « Je ne sais pas, mais, par Allah ! je ne puis 
aujourd'hui enfoncer le douzième épieu ! » Et elle 
s'écria : « Comment? comment ? Mais ce douzième- 
là est le plus nécessaire ! Les autres ne comptent 
pas ! » Et je lui dis : « Impossible, impossible ! » 
Alors elle se mit à rire, et me dit : « Il te faut du 
repos ! Nous te le donnerons ! » Et je n'en entendis 
pas davantage. Car les forces m'abandonnèrent, ya 
sidi, et je roulai sur le sol comme un âne sans 
licol. 

Et quand je me réveillai de mon évanouissement, 
je me vis enchaîné dans ce maristân, en compa- 
gnie de mes camarades, ces deux honorables jeunes 
gens. Et les gardiens, interrogés, me dirent : « C'est 
pour ton repos ! c'est pour ton repos ! » Or moi, 
par ta vie, ô mon seigneur le sultan, je me sens 
maintenant bien reposé et ragaillardi, et je de- 
mande de ta générosité d'arranger ma réunion 
avec l'adolescente du parfait amour. Quant à te 
dire son nom ou sa qualité, cela dépasse mes con- 
naissances. Et je t'ai raconté tout ce que je savais. 
Et telle est, dans son ordre et l'arrangement de ses 
péripéties, mon histoire telle qu'elle s'est passée. 
Mais Allah est plus savant ! » 

— Lorsque le sultan Mahmoud et son vizir, l'an- 
cien sultan-derviche, eurent entendu cette histoire 
du second jeune homme, ils s'émerveillèrent à la 
limite de l'émerveillement de l'ordre et de la clarté 
avec lesquels elle leur avait été racontée. Et le 
sultan dit au jeune homme : « Par ma vie ! même si 
le motif de ton emprisonnement n'avait pas été illicite, 



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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 199 

je t'aurais libéré après t'avoir entendu. » Et il ajouta : 
« Pourras-tu nous conduire au palais de l'adoles- 
cente ? » Il répondit : « Je le puis, les yeux fermés ! » 
Alors le sultan et le vizir et le chambellan, qui était 
l'ancien premier fou, se levèrent ; et le sultan dit au 
jeune homme, après avoir fait tomber ses chaînes : 
« Précède-nous sur le chemin qui conduit chez ton 
épouse ! » Et ils se disposaient, tous les quatre, à 
sortir, quand le troisième jeune homme, qui avait 
encore les chaînes au cou, s'écria : « Ornes maîtres, 
par Allah sur nous tous! avant de partir, écoutez 
mon histoire, car elle est plus extraordinaire que 
celles de mes deux compagnons ! » Et le sultan lui 
dit : « Rafraîchis ton cœur et calme ton esprit, car 
nous ne tarderons pas à revenir. » 

Et ils marchèrent, précédés par le jeune homme, 
jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à la porte d'un 
palais, à la vue duquel le sultan s'écria : « Allahou 
akbar ! Confondu soit Eblis le Tentateur ! Ce palais, ô 
mes amis, est la demeure de la troisième fille de 
mon oncle le sultan défunt. Et notre destinée est une 
prodigieuse destinée. Louanges à Celui qui réunit ce 
qui était séparé, et qui reconstitue ce qui était dis- 
sous ! » Et il pénétra dans le palais, suivi de ses 
compagnons, et fit annoncer son arrivée à la fille 
de son oncle, qui se hâta de se présenter entre ses 
mains. 

Or, effectivement, c'était l'adolescente du parfait 
amour! Et elle baisa la main du sultan, époux de sa 
sœur, et se déclara soumise à ses ordres. Et le sultan 
lui dit : « O fille de l'oncle, je t'amène ton époux, 
cet excellent gaillard que je nomme à l'instant mon 



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200 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

second chambellan, et qui sera désormais mon com- 
mensal et mon compagnon de coupe. Car je connais 
son histoire et le malentendu passager qui a eu lieu 
entre vous deux. Mais désormais la chose ne se répé- 
tera plus, car il est maintenantreposé et ragaillardi. » 
Et l'adolescente répondit: « J'écoute et j'obéis ! Et, 
du moment qu'il est sous ta sauvegarde et ta garan- 
tie, et que tu m'assures qu'il est rétabli, je consens à 
vivre de nouveau avec lui ! » Et le sultan lui dit : 
« Grâces te soient rendues, ô fille de l'oncle ! Tu lèves 
un gros poids que j'avais sur le cœur ! » Et il ajouta : 
« Permets-nous seulement de l'emmener pour une 
heure de temps. Car nous avons à écouter ensemble 
une histoire qui doit être tout à fait extraordinaire ! » 
Et il prit congé d'elle et sortit avec le jeune homme, 
devenu son second chambellan, avec son vizir et 
avec son premier chambellan. 

Et, quand ils furent arrivés au maristàn, ils allè- 
rent s'asseoir à leur place, en face du troisième 
jeune homme, qui les attendait sur des tisons enflam- 
més, et qui, la chaîne au cou, commença aussitôt en 
ces termes son histoire : 



HISTOIRE DU TROISIÈME FOU 



« Sache, ô mon souverain maître, et toi, ô vizir 
de bon conseil, et vous, honorés chambellans, mes 



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HISTOIRE DE L' ADULTÉRIN.. . (TROISIÈME FOL 1 ) 201 

deux anciens compagnons de chaîne, sachez que 
mon histoire n'a aucun rapport avec celles qui vien- 
nent d'être racontées, car si mes deux compagnons 
ont été entrepris par des adolescentes, moi, ce fut 
tout autre chose. Et, du reste, vous allez contrôler 
mon dire par votre propre jugement. 

Donc, ô mes seigneurs, j'étais encore enfant lors- 
que mon père et ma mère trépassèrent dans la misé- 
ricorde du Rétributeur. Et je fus recueilli par les 
voisins miséricordieux, des pauvres comme nous, 
qui, n'ayant point le nécessaire, ne pouvaient faire 
les frais de mon instruction, et me laissaient vaga- 
bonder dans les rues, tête nue et jambes nues, et 
n'ayant pour tout vêtement que la moitié d'une che- 
mise en cotonnade bleue. Et je ne devais pas être 
repoussant à regarder, car les passants qui me 
voyaient cuire au soleil s'arrêtaient souvent pour 
s'exclamer : « Qu'Allah préserve cet enfant dli 
mauvais œil ! 11 est aussi beau qu'un morceau de 
lune. » Et, des fois, quelques-uns d'entre eux m'ache- 
taient de la halawa aux pois chiches ou du caramel 
jaune et pliant, de celui qu'on tire comme une ficelle, 
et, en me le donnant, ils me tapaient sur la joue, ou 
me frottaient la tête, ou me tiraient amicalement le 
toupet que j'avais juste sur le sommet de mon crâne 
rasé. Et moi, j'ouvrais une bouche énorme, et ava- 
lais d'une happée toute la friandise. Ce qui faisait 
s'exclamer d'admiration tous ceux qui me regar- 
daient et ouvrir des yeux d'envie aux petits gamins 
qui jouaient avec moi. Et j'arrivai de la sorte à avoir 
douze ans d'âge. 

Or, un jour d'entre les jours, j'étais allé avec mes 



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202 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

camarades habituels chercher des nids d'épervier 
et de corbeau au sommet des maisons en ruines, 
quand j'aperçus dans une cahute recouverte de 
branchages de palmier, au fond d'une cour aban- 
donnée, la forme indécise et immobile d'un être vi- 
vant. Et, sachant que les genn et les mareds hantent 
les maisons désertes, je pensai : « Celui-ci est un 
mared! » Et, saisi d'épouvante, je dégringolai du 
sommet de la ruine, et voulus livrer mes jambes au 
vent et anéantir la distance entre moi et ce mared. 
Mais une voix très douce sortit de la cahute qui 
m'appela, disant : « Pourquoi fuis-tu, bel enfant ? 
Viens goûter à la sagesse ! Viens sans peur près de 
moi. Je ne suis ni un genni, ni un éfrit, mais un 
être humain qui vit dans la solitude et la contem- 
plation. Viens, mon enfant, et je t'enseignerai la 
sagesse... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT QUARANTE-TROISIÈME NUIT 



Elle dit : 



»... Viens, mon enfant, et je t'enseignerai la sa- 
gesse. » Et moi, retenu soudain dans ma fuite par une 
force irrésistible, je revins sur mes pas, et me dirigeai 
vers la cahute, tandis que la voix très douce conti- 



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HISTOIRE DK l' ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOU) 203 

nuait à me dire : « Viens, bel enfant, viens ! » Et 
j'entrai dans la cahute et vis quela forme immobile 
était celle d'un vieillard très ancien, qui devait avoir 
un nombre incalculable d'années. Et son visage, 
malgré tout ce grand âge, était comme le soleil. Et 
il me dit : « Bienvenu Torphelin^qui vient hériter 
de mon enseignement ! » Et il me dit encore : « Je 
serai ton père et ta mère. » Et il me prit la main et 
ajouta: « Et tu seras mon disciple. Et tu deviendras, 
un jour, le maître d'autres disciples. » Et, ayant 
ainsi parlé, il me donna le baiser de paix, et me fit 
asseoir à ses côtés, et commença sur l'heure mon 
instruction. Et moi, je fus subjugué par sa parole et 
par la beauté de son enseignement ; et je renonçai 
pour lui à mes jeux et à mes camarades. Et il devint 
* mon père et ma mère. Et je lui montrai un respect 
profond, une tendresse extrême et une soumission 
sans bornes. Et cinq années s'écoulèrent, pendant 
lesquelles j'acquis une instruction admirable. Et 
mon esprit fut nourri du pain de la sagesse. 

Mais, ô mon seigneur, toute sagesse est vaine si 
elle n'est pas semée dans un terrain dont le fond soit 
de bonne nature. Car elle s'efface avec le premier 
coup du râteau de la folie, qui racle la couche fer- 
tile. Et en dessous il ne reste que la sécheresse et la 
stérilité. 

Et je devais bientôt éprouver sur moi-même la 
force des instincts victorieux des préceptes. 

Un jour, en effet, le vieux sage, mon maître, 
m'ayant envoyé mendier notre subsistance dans la 
cour de la mosquée, je m'acquittai de ma tâche ; et, 
après avoir été favorisé par la générosité des Croyants, 



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204 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

je sortis de la mosquée et repris le chemin de notre 
solitude. Mais, en chemin, ô mon seigneur, je croi- 
sai un groupe d'eunuques au milieu desquels se 
balançait une adolescente voilée, dont les yeux sous 
le voile me parurent contenir tout le ciel. Et les 
eunuques étaient armés de longs bâtons avec les- 
quels ils tapaient sur les épaules des passants, pour 
les éloigner du chemin suivi parleur maîtresse. Et 
de tous côtés j'entendais les gens murmurer : « La 
fille du sultan ! la fille du sultan ! » Et moi, ô mon 
seigneur, je m'en retournai vers mon maître, l'âme 
en émoi et la cervelle en désordre. Et du coup j'ou- 
bliai les maximes de mon maître, et mes cinq an- 
nées de sagesse, et les préceptes du renoncement. • 
Et mon maître me regarda tristement, tandis que 
je pleurais. Et nous passâmes toute la nuit l'un à 
côté de l'autre sans prononcer une parole. Et le matin, 
après lui avoir baisé la main, selon mon habitude, 
je lui dis : « O mon père et ma mère, pardonne à ton 
indigne disciple ! Mais il faut que mon âme revoie la 
fille du sultan, ne fût-ce que pour jeter sur elle un 
seul regard. » Et mon maître me dit : « O fils de ton 
père et de ta mère, ô mon enfant, tu verras, puisque 
ton âme le désire, la fille du sultan. Mais songe à la 
distance qu'il y a entre les solitaires de la sagesse 
et les rois de la terre ! O fils de ton père et de ta 
mère, ô nourri de ma tendresse, oublies-tu combien 
la sagesse est incompatible avec la fréquentation des 
filles d'Adam, surtout quand elles sont des filles de 
rois ? Et as-tu donc renoncé à la paix de ton cœur ? 
Et veux-tu que je meure, persuadé qu'avec ma 
mort disparaîtra le dernier receleur des préceptes de 



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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOu) 205 

la solitude ? mon fils, rien n'est aussi plein de 
richesse que le renoncement, et rienn'est aussi satis- 
faisant que la solitude ! » Mais je répondis : « mon 
père et ma mère, si je ne puis voir la princesse, ne 
fût-ce que pour jeter sur elle un seul regard, je 
mourrai. » 

Alors mon maître, qui m'aimait, voyant ma tris- 
tesse et mon affliction, me dit : « Enfant, un regard 
sur la princesse satisferait-il tous tes désirs? » Et je 
répondis : « Sans aucun doute ! » Alors mon maître 
s'approcha de moi en soupirant, frotta l'arc de mes 
yeux avec une sorte d'onguent, et, au même instant, 
une partie de mon corps disparut, et il ne resta en 
moi de visible que la moitié d'un homme, un tronc 
doué de mouvement. Et mon maître me dit : « Trans- 
porte-toi maintenant au milieu de la ville. Et tu 
atteindras ainsi le but que tu souhaites. » Et je 
répondis par l'ouïe et l'obéissance, et je me trans- 
portai en un clin d'œil sur la place publique, où, dès 
mon arrivée, je me vis entouré d'une foule innom- 
brable. Et chacun me regardait avec étonnement. 
Et de tous côtés on accourait pour contempler cet 
être singulier qui n'avait d'un homme que la moitié, 
et qui se mouvait avec tant de rapidité. Et le bruit 
de cet étrange phénomène se répandit bientôt dans 
la ville, et parvint jusqu'au palais où demeurait la 
fille du sultan avec sa mère. Et elles désirèrent tou- 
tes deux satisfaire sur moi leur curiosité, et envoyè- 
rent les eunuques me prendre pour me mener en leur 
présence. Et je fus conduit au palais et introduit 
dans le harem, où la princesse et sa mère satisfirent 
sur moi leur curiosité, tandis que je regardais. Après 



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206 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

quoi elles me firent ramasser par les eunuques, qui 
me transportèrent là où ils m'avaient pris. Et moi, 
l'âme plus tourmentée que jamais et l'esprit plus 
bouleversé, je retournai auprès de mon maître, dans 
la cahute. 

Et je le trouvai, couché sur la natte, la poitrine 
oppressée, et le teint jaune comme s'il eût été à l'ago- 
nie. Mais j'avais le cœur trop occupé ailleurs pour 
me tourmenter à son sujet. Et il me demanda d'une 
voix faible : « As-tu vu, ô mon enfant, la fille du 
sultan? » Et je répondis : « Oui, mais c'est pis que 
si je ne lavais vue. Et désormais mon âme ne peut 
trouver de repos, si je ne parviens à m 'asseoir près 
d'elle, et à rassasier mes yeux du plaisir de la re- 
garder ! » Et il me dit, en poussant un grand soupir : 
« mon bien-aimé disciple, que je tremble pour la 
paix de ton cœur ! Ah ! quel rapport peut jamais exis- 
ter entre ceux de la Solitude et ceux du Pouvoir? » 
Et je répondis : « O mon père, à moins que je ne 
repose ma tête près de la sienne, que je ne la re- 
garde et que je ne touche son cou charmant de ma 
main, je me croirai à l'extrême limite du malheur, 
et je mourrai de désespoir. » 

Alors mon maître, qui m'aimait, inquiet tout à 
la fois pour ma raison et pour la paix de mon cœur, 
me dit, tandis que des hoquets le secouaient doulou- 
reusement : « O fils de ton père et de ta mère, ô en- 
fant qui portes en toi la vie et qui oublies combien 
la femme est troublante et pervertissante, va, satis- 
fais tous tes désirs! mais, comme une dernière 
grâce, je te supplie de creuser ici même ma tombe, 
et de m'ensevelir sans mettre de pierre indicatrice 



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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOU) 207 

sur l'endroit où je reposerai. Penche-toi, mon fils, 
pour que je te donne le moyen d'arriver à tes fins. » 

Et moi, ô mon seigneur, je me penchai vers mon 
maître, qui me frotta les paupières avec une sorte 
de kohl en poudre noire très fine, et me dit : « O mon 
ancien disciple, te voici devenu, grâce aux vertus de 
ce kohl, invisible aux yeux des hommes. Et tu peux 
maintenant, sans crainte, satisfaire tous tes désirs ! 
Et que la bénédiction d'Allah soit sur ta tête et te 
préserve, dans la mesure du possible, des embûches 
des maudites qui jettent le trouble parmi les élus de 
la Solitude ! » 

Et, ayant ainsi parlé, mon vénérable maître fut 
comme s'il n'avait jamais été. Et moi je me hâtai 
de l'ensevelir dans une fosse que je creusai sous la 
cahute où il avait vécu, — qu'Allah l'admette dans 
Sa miséricorde, et lui donne une place de choix ! 
Après quoi, je me hâtai de m'envoler vers le palais 
de la fille du sultan. 

Or, comme j'étais invrsible à tous les yeux, j'entrai 
dans le palais sans être aperçu et, poursuivant mon 
chemin, je pénétrai dans le harem et allai tout 
droit à la chambre de la princesse. Et je la trouvai 
couchée dans son lit, faisant la sieste, et n'ayant sur 
elle, pour tout vêtement, qu'une chemise en tissu 
de Mossoul. Et moi, ô mon seigneur, qui de ma vie 
n'avais encore eu l'occasion de voir la nudité d'une 
femme, je fus dans un émoi qui acheva de me faire 
oublier toutes les sagesses et tous les préceptes. Et 
je m'écriai : « Allah ! Allah ! » Et cela fut lancé 
d'une voix si forte que la jeune fille ouvrit à demi 
les yeux, en poussant un soupir d'éveil, et en se 



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208 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tournant dans son lit. Mais ce fut tout, heureuse- 
ment. Et moi, ô mon seigneur, je vis alors l'inex- 
primable ! Et je fus frappé de ce qu'une jeune fille 
si frôle et si fine possédât un si gros derrière. Et, 
bien émerveillé, je m'approchai davantage, me sa- 
chant invisible, et, bien doucement, je posai mon 
doigt sur ce derrière-là pour le tàter, et avoir le cœur 
satisfait à son sujet. Et je sentis qu'il était plein, et 
rebondissant et beurré et granulé. Mais je ne pou- 
vais revenir de la surprise où j'étais de son volume, 
et je me demandais : « Pourquoi si gros? pourquoi 
si gros? » Et, ayant réfléchi à ce sujet sans trouver 
la réponse satisfaisante, je me hâtai d'aller prendre 
contact avec la jeune fille. Et je fis cela avec des pré- 
cautions infinies pour ne pas la réveiller. Et, quand 
je jugeai que le premier danger était passé, je me 
hasardai à quelque premier mouvement. Et douce- 
ment, doucement, l'enfant que tu sais, ô mon sei- 
gneur, entra en jeu à son tour. Mais il se garda bien 
d'être grossier ou d'user de procédés répréhensibles, 
de n'importe quelle manière ; et il se contenta, lui 
aussi, de faire seulement connaissance avec ce qu'il 
ne connaissait pas. Et rien de plus, ô mon seigneur. 
Et nous jugeâmes tous deux, pour cette première 
fois, qu'il était bien suffisant de nous être formé le 
jugement. 

Mais, voilà ! le Tentateur, au moment précis où 
j'allais me lever, me poussa à pincer la jeune fille, 
juste au milieu de l'une de ces étonnantes rondeurs 
dont le volume me rendait perplexe, et je ne pus ré- 
sister à la tentation, et voilà! je pinçai la jeune fille 
au milieu de cette rondeur-là. Et — éloigné soit le 



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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOl) 209 

Malin ! — l'impression qu'elle en éprouva fut si vive 
que, réveillée pour de bon cette fois, elle sauta de 
son lit en jetant un cri d'effroi, et appela sa mère à 
grands cris... 

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT QUARANTE-QUATRIÈME NUIT 



Elle dit : 

... l'impression qu'elle en éprouva fut si vive que, 
réveillée pour de bon cette fois, elle sauta de son lit 
en jetant un cri d'effroi, et appela sa mère à grands 
cris. 

Or, en entendant les signaux d'alarme de sa fille 
et ses cris de terreur et ses appels au secours, la mère 
accourut en se prenant les pieds dans ses robes, et 
suivie de près par la vieille nourrice de la jeune fille 
et par les eunuques. Et la jeune fille continuait à 
crier, en portant sa main là où elle avait été pin- 
cée: « Je me réfugie en Allah du Cheitân le lapidé! » 
Et sa mère et la vieille nourrice lui demandèrent en 
même temps : « Qu'y a-t-il? qu'y a,-t-il? Et pourquoi 
as-tu la main sur l'honorable? Et qu'est-ce qu'il a, 
l'honorable ? Et qu'est-il arrivé à l'honorable ? 
Et montre-nous ce qu'il a, l'honorable ! » Et la nour- 
rice se tourna vers les eunuques, en leur lançant 



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210 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

un regard de travers, et leur cria : « Allez-vous-en 
un peu ! » Et les eunuques s'éloignèrent, en maudis- 
sant entre leurs lèvres la vieille calamiteuse. 

Tout cela ! Et moi je voyais sans être vu, grâce au 
kohl de mon défunt maître — qu'Allah Tait en Ses 
bonnes grâces ! 

Or donc, lorsque sa mère et sa nourrice l'eurent 
ainsi, en un instant, harcelée de pressantes questions, 
en allongeant le cou pour voir ce que pouvait bien 
être l'affaire, la jeune fille rougissante et endolorie, 
finit par prononcer : « C'est là ! c'est là ! le pincement ! 
le pincement ! » Et les deux femmes regardèrent et 
virent, sur l'honorable, la trace rouge et déjà enflée 
de mon pouce et de mon doigt du milieu. Et elles 
reculèrent effarées et formalisées à l'extrême, en s'é- 
criant : « maudite, qui t'a fait ça? qui t'a fait ça? » 
Et la jeune fille se mit à pleurer, en disant : « Je ne 
sais pas ! je ne sais pas ! » Et elle ajouta : « J'ai été 
pincée comme ça, alors que je rêvais, dans mon som- 
meil, que je mangeais un gros concombre ! » Et les 
deux femmes, en entendant ces paroles, se penchè- 
rent en même temps, et regardèrent sous les rideaux, 
et sous les draperies et sous la moustiquaire; et, 
n'ayant rien trouvé de suspect, elles dirent à la jeune 
fille : « Es-tu bien sûre que tu ne t'es pas pincée 
toi-même, en dormant? » Elle répondit: « Je préfé- 
rerais mourir que de me pincer si cruellement ! » 
Alors la vieille nourrice opina, disant: « Il n'y a de 
recours et de puissance qu'en Allah le Très-Haut, 
l'Omnipotent. Celui qui a pincé notre fille est un in- 
nomable d'entre les innomables qui peuplent l'air! 
Et il a dû entrer ici par cette fenêtre ouverte et, ayant 



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HISTOIRE DE L'ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOU) 211 

vu notre fille endormie avec son honorable à nu, il 
n'a pas pu résister au désir de la pincer là môme. Et 
c'est ce qui est arrivé, certainement. » Et, ayant 
ainsi parlé, elle courut fermer la fenêtre et la porte, et 
ajouta: « Avant de mettre à notre fille une compresse 
d'eau froide et de vinaigre, il faut nous hâter de 
chasser le Malin. Et il n'y a qu'un moyen efficace, 
et c'est de brûler dans la chambre des crottes de cha- 
meau. Car les crottes de chameau sont incompatibles 
avec l'odorat des genn, des mareds et de tous les in- 
nomables. Et je sais les paroles qu'il faut prononcer 
pendant cette fumigation ! » Et aussitôt elle cria aux 
eunuques, massés derrière la porte : « Allez vite nous 
chercher un panier de crottes de chameau. » 

Et, pendant que les eunuques étaient allés exécu- 
ter l'ordre, la mère s'approcha de sa fille et lui 
demanda: « Es-tu sûre, ô ma fille, que le Malin ne t'a 
rien fait de plus? Et n'as-tu rien senti de ce que je 
veux dire? » Elle dit: « Je ne sais pas! » Alors la 
mère et la nourrice baissèrent la tête et examinèrent 
la jeune fille. Et elles virent, ô mon seigneur, que, 
selon ce que je t'avais dit, tout était à sa place, et 
qu'il n'y avait aucune trace de violence sur le revers 
ou sur la face. Mais le nez de la maudite nourrice, 
qui était perpicace, lui fit dire : « J'ai senti sur notre 
fille l'odeur d'un genni mâle ! » Et elle cria aux 
eunuques : « Où sont les crottes, ô maudits ! » Et, à 
ce moment, les eunuques arrivèrent avec le panier; 
et ils se hâtèrent de le remettre à la vieille, à travers 
la porte un instant entr'ouverte. 

Alors la vieille nourrice, après avoir enlevé les 
tapis qui recouvraient le sol, versa le panier de 



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212 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

crottes sur les dalles de marbre, et y mit le feu. Et 
dès que s'éleva la fumée, elle se mit à marmonner 
sur le feu des paroles inconnues, en traçant dans l'air 
des signes magiques. 

Et voici ! la fumée des crottes brûlées qui remplit 
bientôt l'appartement affectâmes yeux d une manière 
si insupportable qu'ils se remplirent d'eau, et que je 
fus obligé de les essuyer à plusieurs reprises avec le 
bas de ma robe. Et je ne réfléchis pas, ô mon sei- 
gneur, que, par cette manœuvre, j'enlevais, au fur et 
à mesure, le kohl donjt les vertus me rendaient invi- 
sible et dont, dans mon imprévoyance, j'avais oublié 
d'emporter une bonne quantité avant la mort de mon 
maître. 

Et, effectivement, j'entendis soudain les trois fem- 
mes pousser trois cris simultanés d'épouvante, en 
dirigeant leur doigt de mon côté : « Voici Féfrit ! 
voici réfrit ! voici l'éfrit ! » Et elles appelèrent à leur 
secours les eunuques, qui aussitôt envahirent la 
chambre et se jetèrent sur moi et voulurent me tuer. 
Mais je leur criai de ma voix la plus terrible: « Si 
vous me faites le moindre mal, j'appellerai à mon 
aide mes frères les genn qui vous extermineront, et 
feront croulec ce palais sur la tête de ses habitants! » 
Alors ils eurent peur, et se contentèrent de me gar- 
rotter. Et la vieille me cria : « Mes cinq doigts gau- 
ches dans ton œil droit, et mes cinq autres doigts 
dans ton œil gauche! » Et je lui dis: « Tais-toi, ô 
sorcière maudite, ou j'appelle mes frères les genn, 
qui feront entrer ta longueur dans ta largeur ! » 
Alors elle eut peur et se tut. Mais ce fut pour s'écrier, 
au bout d'un moment : « Puisque celui-ci est un éfrit, 



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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOU) 213 

nous ne pouvons le tuer. Mais nous pouvons l'en- 
chaîner pour le reste de ses années ! » Et elle dit aux 
eunuques : « Prenez-le et conduisez-le au maristân, 
et mettez-lui une chaîne au cou, et rivez la chaîne au 
mur. Et dites aux gardiens que, s'ils le laissent s'é- 
chapper, leur mort sera sans recours ! » 

Et aussitôt les eunuques, ô mon seigneur, m'em- 
menèrent, alors que j'avais le nez bien long, et me 
jetèrent dans ce maristân, où je rencontrai mes deux 
anciens compagnons, qui sont maintenant tes hono- 
rables chambellans. Et telle est mon histoire! Et tel 
est, ô mon seigneur le sultan, le motif de mon em- 
prisonnement dans cette prison de fous, et de cette 
chaîne qui est à mon cou. Et je t'ai raconté tout, 
d'un bout à l'autre bout, et c'est pourquoi j'espère 
d'Allah et de toi que mon errement est absous, et 
que ta bonté va me tirer de dessous ces verrous, 
pour me mettre n'importe où en dehors de cetécrou. 
Et le mieux est que je devienne l'époux de la prin- 
cesse dont je suis fou. Et le Très-Haut est au-dessus 
de nous ! » 

— Lorsque le sultan Mahmoud eut entendu cette 
histoire, il se tourna vers son vizir, l'ancien sultan- 
derviche, et lui dit : « Voilà comment le destin a con- 
duit les événements de notre famille ! Car la prin- 
cesse, dont est amoureux ce jeune homme, est la der- 
nière fille du sultan défunt, père de mon épouse ! Et 
maintenant il ne nous reste plus qu'à donner à cet 
événement la suite qu'il comporte. » Puis il se tourna 
vers le jeune homme et lui dit : « En vérité, ton his- 
toire est une étonnante histoire, et si: même tu ne 

T. XIII. 14 



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214 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

m'avais pas demandé la fille de mon oncle en mariage, 
je te l'aurais accordée pour te marquer le contente- 
ment que j'éprouve de tes paroles ! » Et il fit tomber 
ses chaînes à l'instant, et lui dit: « Tu seras désor- 
mais mon troisième chambellan ; et je vais donner 
les ordres pour la célébration de tes noces avec la 
princesse dont tu connais déjà les avantages. » 

Et le jeune homme baisa la main du généreux 
sultan. Et ils sortirent tous du maristàn et se rendi- 
rent au palais, où, à l'occasion des deux précédentes 
réconciliations et du mariage du jeune homme avec 
la princesse, de grandes fêtes furent données et de 
grandes réjouissances publiques. Et tous les habi- 
tants de la ville, petits et grands, furent engagés à 
prendre part aux festins qui devaient durer quarante 
jours et quarante nuits, en l'honneur du mariage de 
la fille du sultan avec le disciple du sage, et de la 
réunion de ceux que le sort avait désunis. 

Et ils vécurent tous dans les délices intimes et 
les joies de l'amitié, jusqu'à l'inévitable séparation. 



— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, 
l'histoire compliquée de r Adultérin sympathique, qui était 
sultan et qui devint derviche errant pour ensuite être 
choisi comme vizir par Mahmoud le sultan, et de ce qui 
lui arriva avec son ami et avec les trois jeunes gens en- 
fermés comme fous dans le maristàn. Mais Allah est plus 
grand, et plus généreux et plus savant ! » Puis elle ajouta, 
sans s'arrêter: » Mais ne crois point que cette histoire 



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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 215 

soit plus admirable ou plus instructive que les Paroles 

SOUS LES QUATREVINGT-DIX-NEUF TÊTES COUPÉES ! » Et le TOÎ 

Schahriar s'écria: « Quelles sont ces paroles, Schahrazade, 
et ces têtes coupées que je ne connais pas? » Et Schah- 
razade dit : 



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PAROLES SOUS LES QUATREVINGT- 
DIX-NEUF TÊTES COUPÉES 



11 est raconté — mais Allah seul sait distinguer 
le réel et l'irréel, et les différencier infailliblement ! 
— qu'il y avait, en l'antiquité du temps, dans 
une ville d'entre les villes des Roums anciens, un 
roi d'un haut rang et d'un mérite signalé, un maî- 
tre de pouvoir et de puissance, de forces et d'armées., 
Et ce roi avait, plus précieux que tous ses trésors, 
un fils adolescent qui était parfaitement beau. Et 
cet adolescent, fils de roi, n'était pas seulement 
beau à la perfection, mais il était doué d'une sagesse 
qui émerveillait la terre. Et, du reste, cette histoire 
ne sera que la confirmation de cette sagesse admi- 
rable et de cette beauté de l'adolescent princier. 

Et, pour mettre ces qualités à l'épreuve, Allah 
Très-Haut fit tourner le temps du côté néfaste, sur 
les jours du roi et de la reine, père et mère de l'ado- 
lescent. Et de roi et de reine qu'ils étaient, au com- 
ble de la puissance et des richesses, ils se réveillè- 
rent un jour dans leur palais vide, plus pauvres et 
plus misérables que les mendiants sur la route de 



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218 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

la générosité. Car rien n'est plus aisé au Très-Haut 
que de faire s'écrouler les trônes les plus solides, et 
de faire habiter les palais par les bêtes de proie et 
les oiseaux de nuit... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT QUARANTE-CINQUIÈME NUIT 



Elle dit : 

... et plus misérables que les mendiants sur la 
route de la générosité. Car rien n'est plus aisé au 
Très-Haut que de faire s'écrouler les trônes les plus 
solides et de faire habiter les palais par les bêtes de 
proie et les oiseaux de nuit. 

Or, devant ce retour offensif du temps et ce coup 
inattendu du sort, l'adolescent sentit son cœur se 
tremper comme la lame fumante dans l'eau, et il 
prit sur lui de relever le courage de ses parents, et 
de les tirer de l'état où ils se trouvaient. Et il dit au 
roi pauvre: « mon père, dis-moi, par Allah, vou- 
drais-tu incliner ton ouïe vers ton enfant qui dési- 
rerait te parler? » Et le roi, relevant la tête, répon- 
dit : « mon fils, tu es l'élu de l'intelligence, parle 
et nous t'obéirons ! » Et l'adolescent dit : « Lève-toi, 
ô mon seigneur, et partons pour les terres où l'on 
ignore jusqu'à notre nom. Car à quoi bon selamen- 



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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 219 

ter devant l'irréparable, alors que nous sortîmes 
encore les maîtres du présent ? Ailleurs nous trou- 
verons une vie nouvelle et des joies renouvelées ! » 
Et le vieux roi répondit : « mon admirable enfant, 
pieux et plein de déférence, ton conseil est une 
inspiration du Maître de la Sagesse. Et que le soin 
de cette affaire soit sur Allah et sur toi ! » 

Alors l'adolescent se leva et, après avoir tout pré- 
paré pour le voyage, il prit son père et sa mère par 
la main, et sortit avec eux sur le chemin de la des- 
tinée. Et ils voyagèrent à travers les plaines et les 
déserts, et ne cessèrent de marcher jusqu'à ce qu'ils 
fussent arrivés en vue d'une ville grande et bien 
bâtie. Et l'adolescent fit reposer son père et sa mère 
à l'ombre des murailles, et entra seul dans cette 
ville. Et les passants qu'il questionna l'informèrent 
que cette ville était la capitale d'un sultan juste et 
magnanime, qui était l'honneUr des rois et des sul- 
tans. Alors il arrêta son plan et son projet, et re- 
tourna aussitôt auprès de ses vieux parents, aux- 
quels il dit : « J'ai l'intention de vous vendre au 
sultan de cette ville, qui est un grand sultan. Qu'en 
dites-vous, ô mes parents? » Et ils répondirent : « 
notre enfant, tu sais mieux que nous ce qui convient 
et ce qui ne convient pas, car le Très-Haut a mis la 
tendresse dans ton cœur et dans ton esprit toute 
l'intelligence. Et nous ne pouvons que t'obéir avec 
sécurité et confiance, ayant placé notre espoir en 
Allah et en toi, ô notre enfant. Et tout ce que tu 
jugeras bon, aura notre agrément ! » Et l'adolescent 
prit de nouveau par la main ses vieux parents et 
s'achemina avec eux vers le palais du sultan. Et il 



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220 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

les laissa dans la cour du palais, et demanda à être 
introduit dans la salle du trône, pour parler au roi. 
Et, comme il avait un aspect noble et beau, il fut 
introduit aussitôt dans la salle des audiences. Et il 
rendit ses hommages au sultan qui, l'ayant regardé, 
vit, à n'en pas douter, qu'il était le fils de grands 
de la terre, et lui dit : « Que souhaites-tu ô jeune 
homme de clarté ? » Et l'adolescent, après avoir em- 
brassé une seconde fois la terre entre les mains du 
roi, répondit: « O mon maître, j'ai avec moi un 
captif, pieux et craignant le Seigneur, un modèle 
d'honnêteté et d'honneur ; et j'ai également avec moi 
une captive, agréable de caractère et douce de ma- 
nières et gracieuse de langage et pleine de toutes les 
qualités requises d'une esclave. Et tous deux ont 
connu de meilleurs jours, et se trouvent maintenant 
poursuivis par le destin. C'est pourquoi je désire 
les vendre à Ta Hautesse, afin qu'ils soient des ser- 
viteurs entre tes pieds et des esclaves à ta disposi- 
tion, comme nous sommes tous trois tes biens mobi- 
liers. » 

Lorsque le roi eut entendu de la bouche de l'ado- 
lescent ces paroles dites avec un délicieux accent, il 
lui dit: « O adolescent sans pareil, qui viens à nous 
peut-être du ciel, puisque les deux captifs dont tu 
me parles sont ta propriété, ils ne peuvent que me 
plaire. Hâte-toi d'aller me les chercher, afin que je 
les voie et les achète de toi ! » Et l'adolescent re- 
tourna auprès du roi pauvre qui était son père, et 
de la reine pauvre qui était sa mère, et, les prenant 
tous deux par la main, tandis qu'ils obéissaient, il 
les amena en présence du roi. 



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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 221 

Et le roi, au premier regard qu'il jeta sur le père 
et la mère de l'adolescent, s'émerveilla à la limite 
de l'émerveillement, et dit : « Si ceux-ci sont des 
esclaves, comment peuvent être les rois? » Et il 
leur demanda : « Et vous êtes tous deux les esclaves 
et la propriété de ce bel adolescent? » Et ils répon- 
dirent : « Nous sommes, en vérité, ses esclaves et 
sa propriété, par tous les liens, ô roi du temps! » 
Alors il se tourna vers le jeune homme et lui dit: 
« Estime toi-même sur moi le prix qui te convient 
pour la vente de ces deux captifs qui n'ont point 
leurs pareils dans la demeure des rois. » Et le jeune 
homme dit : « O mon maître, il n'y a pas de trésor 
qui puisse me dédommager de la perte de ces deux 
captifs. C'est pourquoi je ne te les céderai pas au 
poids de l'or et de l'argent ; mais je les remettrai 
entre tes mains, comme un dépôt, jusqu'au jour 
que fixera le sort. Et je ne veux te demander, comme 
prix de cette cession temporaire, qu'une chose qui 
soit aussi précieuse dans son genre qu'ils le sont 
tous deux parmi les créatures d'Allah. Je te deman- 
derai, en effet, pour la cession du captif, un cheval 
qui soit le plus beau de tes écuries, tout sellé, bridé 
et harnaché ; et je te demanderai, pour la cession 
de la captive, un équipement comme en portent les 
fils des rois. Et je mets comme condition que le jour 
où je te rapporterai le cheval et l'équipement, tu 
me rendras les deux captifs, qui auront été une 
bénédiction pour toi et pour ton royaume. » Et le 
sultan répondit : « Qu'il soit fait selon ton souhait ! » 
Et, à l'heure et à l'instant, il fit sortir des écuries et 
donner au jeune homme le plus beau cheval qui ait 



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222 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

jamais henni sous l'œil du soleil, un alezan brûlé 
aux naseaux palpitants, aux yeux à fleur de tête, qui 
humait l'air et frappait le sol, prêt à la course et au 
vol. Et il fit sortir des magasins et remettre à l'ado- 
lescent, qui s'en vêtit sur le champ, le plus bel équi- 
pement que cavalier ait jamais revêtu dans un tour- 
noi de combattants. Et le nouveau cavalier en parut 
si beau que le roi s'écria : « Si tu veux rester près 
de moi, 6 cavalier, je te comblerai de bienfaits ! » Et 
l'adolescent dit : « Qu'Allah augmente le reste de 
tes jours, ô roi du temps ! Mais ma destinée ne se 
trouve pas ici. Et il faut que j'aille la trouver là où 
elle m'attend. » 

Et, ayant ainsi parlé, il fit ses adieux à ses pa- 
rents, prit congé du roi, et partit au galop de son 
alezan. Et il traversa les plaines et les déserts, les 
fleuves et les torrents, et ne cessa de voyager que 
lorsqu'il fut arrivé en vue d'une autre ville, plus 
grande et mieux bâtie que la première. 

Or, dès qu'il fut entré dans cette ville, un murmure 
étrange s'éleva sur son passage, et des exclamations 
de surprise et de pitié accueillirent chacun de ses 
pas. Et il entendait les uns qui disaient: « Quel 
dommage pour sa jeunesse ! Pourquoi un si beau 
cavalier vient-il s'exposer à la mort, sans motif? » 
Et d'autres disaient : « 11 sera le centième ! il sera 
le centième ! C'est le plus beau de tous ! C'est un 
fils de roi ! » Et d'autres disaient : « Un si ten- 
dre adolescent ne pourra pas réussir là où tant de 
savants ont échoué ! » Et le murmure et les excla- 
mations ne firent qu'augmenter, à mesure qu'il 
s'avançait dans les rues de la ville. Et l'attroupe- 



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PAROLES SOLS LES 99 TÊTES COUPÉES 223 

ment autour de lui et devant lui finit par devenir, 
si dense, qu'il ne put faire avancer son cheval sans 
risquer d'écraser quelque habitant. Et, bien per- 
plexe, il se vit obligé de s'arrêter, et il demanda à 
ceux qui lui barraient le chemin : « Pourquoi, ô 
bonnes gens, empêchez-vous un étranger et son 
cheval d'aller se reposer de leurs fatigues? Et pour- 
quoi me refusez-vous si unanimement l'hospita- 
lité ?» 

Alors, du milieu de la foule, sortit un vieillard qui 
s'avança vers le jeune homme, saisit le cheval par 
la bride, et dit : « bel adolescent, puisse Allah te 
sauvegarder de la calamité ! Que nul ne puisse éviter 
son destin, puisque le destin est attaché à notre cou, 
aucun homme sensé ne pourra jamais le contester ; 
mais que, au milieu d'une jeunesse en fleur, quel- 
qu'un aille sans souci se jeter dans la mort, voilà qui 
est du domaine de la démence. Nous te supplions 
donc, et je te supplie au nom de tous les habitants, ô 
noble étranger, de retourner sur tes pas et de ne pas 
exposer ainsi ton âme à une perte sans recours ! » Et 
l'adolescent répondit : « O vénérable cheikh, je 
n'entre point dans cette ville dans l'intention de 
mourir ! Quel est donc l'événement singulier qui sem- 
ble me menacer, et quel est ce danger de mort 
que je vais encourir? » Et le vieillard répondit : 
« S'il est vrai, comme viennent de nous l'indiquer 
tes paroles, que tu ignores la calamité qui t'attend 
au cas où tu suivras ce chemin, eh bien ! je vais te 
la révéler ! » 

Et, au milieu du silence de la foule, il dit : « Sache, 
6 fils des roiSj ô bel adolescent qui n'as point ton 



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224 LES MJLLE NUITS ET UNE NUIT 

pareil dans le monde, que la fille de notre roi est 
une jeune princesse qui est, à n'en pas douter, la plus 
belle entre toutes les femmes de ce temps. Or, elle a 
résolu de ne se marier qu'avec celui qui répondra 
d'une façon satisfaisante à toutes les questions qu'elle 
lui posera ; mais, par contre, avec cette condition 
que la mort sera le châtiment de celui qui ne pourra 
pas deviner sa pensée ou laissera passer une question 
sans y répondre par les paroles qu'il faut. Et elle a 
déjà fait couper la tête, de la sorte, à quatrevingt- 
dix-neuf jeunes gens, tous fils de rois, d'émirs ou de 
grands personnages, parmi lesquels il y en avait 
quelques-uns qui étaient instruits dans toutes les 
branches des connaissances humaines. Et cette fille 
de notre roi habite, le jour, au sommet d'une tour 
qui domine la ville, et du haut de laquelle elle pose 
les questions aux jeunes gens qui se présentent pour 
les résoudre. Ainsi donc, te voilà averti ! Et, par 
Allah sur toi ! aie pitié de ta jeunesse, et hàte-toi de 
retourner vers ton père et ta mère qui t'aiment, de 
crainte que la princesse n'entende parler de ton ar- 
rivée, et ne te fasse mander en sa présence. Et 
qu'Allah te préserve de tout malheur, ô bel adoles- 
cent ! » 

En entendant ces paroles du vieillard, l'adolescent 
fils de roi répondit : « C'est auprès de cette princesse 
que m'attend mon destin. vous tous, indiquez-moi 
le chemin ! » Alors de toute cette foule s'exhalèrent 
des soupirs et des gémissements, des plaintes et des 
lamentations. Et des cris, autour de l'adolescent, 
s'élevèrent qui disaient : « Il marche à la mort ! à la 
mort! C'est le centième! le centième! » Et tout le 



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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 225 

flot des assistants se mut avec lui. Et des milliers de 
personnes l'escortèrent qui avaient fermé leurs bou- 
tiques et délaissé leurs occupations pour le suivre. 
Et il s'avança de la sorte sur le chemin qui condui- 
sait à sa destinée. 

Et il arriva bientôt en vue de la tour, et aperçut, 
sur la terrasse de cette tour, la princesse qui était 
assise sur son trône, revêtue de la pourpre royale, 
et entourée de ses esclaves adolescentes, habillées de 
pourpre, comme elle. Et on ne distinguait du visage 
de la princesse, également couvert d'un voile rouge, 
que deux gemmes sombres qui étaient les yeux, 
pareils à deux lacs noirs éclairés par en dedans. Et, 
tout autour de la terrasse, pendues à égale distance 
les unes des autres, au-dessous de la princesse, les 
quatrevingt-dix-neuf têtes coupées se balançaient. 

Alors l'adolescent princier arrêta son cheval à quel- 
que distance de la tour, de façon à voir la princesse et à 
être vu d'elle, à entendre et à être entendu. Et, à ce 
spectacle, tout le tumulte de la foule tomba. Et, au 
milieu de ce silence, la voix de la princesse se fit 
entendre qui disait: « Puisque tu es le centième, ô 
téméraire jeune homme, tu dois, sans doute, être 
prêt à répondre à mes questions ? » Et l'adolescent, 
fièrement dressé sur son cheval, répondit: « Je suis 
prêt, ô princesse ! » 

Et le silence se fit plus complet, et la princesse dit : 
« Commence alors par me dire, sans hésiter, ô jeune 
homme, après avoir jeté les yeux sur moi et sur celles 
qui m'entourent, à qui je ressemble et à qui elles res- 
semblent, assises au haut de la tour ! » 

Et l'adolescent, après avoir jeté les yeux sur la 



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226 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

princesse et sur celles qui l'entouraient, répondit, 
sans hésiter: « princesse, tu ressembles à une 
idole, et celles qui t'entourent ressemblent aux ser- 
vantes de Tidole. Et tu ressembles également au 
soleil, et les jeunes filles qui t'entourent, aux rayons 
du soleil. Et tu ressembles aussi à la lune, et ces 
jeunes filles, aux étoiles qui servent de cortège à la 
lune. Et je te compare enfin au mois de Nissan, qui 
est le mois des fleurs, et toutes ces jeunes filles, aux 
fleurs qu'il vivifia de son souffle! » 

Lorsque la princesse eut entendu cette réponse, 
que la foule avait accueillie avec un murmure d'ad- 
miration, elle se montra satisfaite, et dit : « Tu as 
excellé, ô jeune homme, et ta première réponse ne 
te mérite pas la mort. Mais puisque tu as su résoudre 
xna première question, en nous comparant, moi et ces 
jeunes filles, d'abord à une idole et aux servantes de 
l'idole, ensuite au soleil et aux rayons du soleil, 
puis à la lune et aux étoiles qui font cortège à la lune, 
et enfin au mois de Nissan et aux fleurs qui nais- 
sent au mois de Nissan, je ne te poserai point de 
questions trop compliquées ni trop difficiles à ré- 
soudre. Et je te demanderai d'abord de me dire ce 
que signifient à la lettre ces mots : 

« Donne à l'épousée d'Occident le fils du roi 
d'Orient, et un enfant naîtra d'eux qui sera le sultan 
des beaux visages. » 

Et l'adolescent, sans hésiter un instant, répondit : 
« princesse, ces mots renferment tout le secret de 
la pierre philosophale, et ils veulent dire mystique- 
ment ceci : 

« Fais corrompre par l'humidité qui vient de FOc- 



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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 227 

cident la terre saine adamique qui vient de l'Orient, 
et de cette corruption s'engendrera le mercure 
philosophique, qui est tout-puissant dans la nature, 
et qui engendrera le soleil, et l'or fils du soleil, et la 
lune, et l'argent (ils de la lune, et qui changera les 
cailloux en diamants... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT QUARANTE-SIXIÈME NUIT 



Elle dit : 

» ... le soleil, et l'or fils du soleil, et la lune, et 
l'argent fils de la lune, et qui changera les cailloux 
en diamants. » 

Et, ayant entendu cette réponse, la princesse fit 
un signe d'assentiment, et dit : « Puisque tu as su, 
ô jeune homme, expliquer le sens caché du mariage 
du fils de l'Orient avec la fille de l'Occident, tu 
échappes cette fois également à la mort suspendue 
sur ta tète. Mais pourra$-tu me dire maintenant ce 
*jui donne leurs vertus aux talismans? » 

Et l'adolescent, sur son cheval, répondit: « O 
princesse, les talismans doivent leurs vertus subli- 
mes et leurs effets merveilleux aux lettres qui les 
composent, car les lettres ont rapport aux esprits, et 
il n'y a point de lettre dans la langue qui ne soit 



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228 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

gouvernée par un esprit. Et si tu me demandes ce 
que c'est qu'un esprit, je te dirai que c'est un rayon 
ou une émanation des vertus de la toute-puissance et 
des attributs du Très-Haut. Et les esprits qui résident 
dans le monde intelligible, commandent à ceux qui 
habitent le monde céleste, et les esprits qui habitent 
Je monde céleste commandent à ceux du monde 
sublunaire. Et les lettres forment les mots, et les 
mots composent les oraisons ; et ce ne sont que les 
esprits représentés par les lettres et assemblés dans 
les oraisons écrites sur les talismans qui font ces 
prodiges qui étonnent les hommes ordinaires, mais 
ne troublent point les sages, qui n'ignorent point la 
puissance des mots et savent que les mots gouver- 
neront toujours le monde, et que les paroles écrites 
ou proférées pourront renverser les rois et ruiner 
leurs empires ! » 

En entendant cette réponse de l'adolescent, que la 
foule avait accueillie avec des exclamations de joie 
etd'étonnement, la princesse dit: « Tu as excellé, ô 
jeune homme, à m'expliquer la puissance des mots 
et des paroles, qui gouvernent le monde et sont plus 
puissants que tous les rois. Mais je ne sais pas si tu 
vas pouvoir répondre à la question que voici ! 
Sauras-tu, en effet, me dire quels sont les deux en- 
nemis éternels ? » 

Et l'adolescent, sur son cheval, répondit : « O prin- 
cesse, je ne dirai pas que les deux ennemis éternels 
sont le ciel et la terre, car la distance qui les sépare 
n'est point une distance réelle, et l'intervalle qui se 
creuse entre eux n'est point un intervalle réel, car 
cette distance et cet intervalle, qui paraissent être des 



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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 229 

abîmes, peuvent être comblés en un instant, et le 
ciel peut s'unir à la terre en moins d'un clin d'œil: 
car il ne faut, pour opérer cette union, ni des armées 
de genn et d'êtres humains ni des ailes par milliers, 
mais simplement une chose qui est plus puissante 
que toutes les forces des genn et des humains, et 
plus légère et plus douée de vertu que les ailes de 
l'aigle et de la colombe, et c'est la prière ! — Et je ne 
te dirai pas, ô princesse, que les deux ennemis éter- 
nels sont la nuit et le jour, car le matin les unit et 
le crépuscule les sépare, tour à tour. — Et je ne te 
dirai pas que les deux ennemis éternels sont le soleil 
et la lune, car ils éclairent la terre et sont unis par 
les mêmes bienfaits. — Et je ne te dirai pas que les 
deux ennemis éternels sont l'âme et le corps, car si 
nous connaissons l'un, nous ignorons complètement 
l'autre, et Ton ne peut émettre un avis sur ce que 
Ton ne connaît pas ! Mais je t'affirme, ô princesse, 
que les deux ennemis éternels sont la mort et la vie, 
car ils sont aussi néfastes l'un que l'autre, puisqu'ils 
se servent de l'être créé comme d'un jouet, qu'ils se 
combattent sans répit aux dépens de ce jouet, et que 
c'est le jouet qui finit par être la vraie victime de ce 
jeu, alors qu'eux-mêmes ne font que croître et pros- 
pérer. En vérité, voilà les deux ennemis éternels, 
ennemis d'eux-mêmes et ennemis des créatures. » 
En entendant cette réponse de l'adolescent, la 
foule entière s'écria d'une seule voix : « Louanges à 
Celui qui t'a doué de tant de sagesse, et qui a orné 
ton esprit de tant de raison et de savoir ! » Et la 
princesse, assise sur la tour au milieu des jeunes 
filles, habillées comme elle de pourpre royale, dit : 

T. XIII. 15 



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230 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

« Tu as excellé, ô jeune homme, dans ta réponse sur 
les deux ennemis éternels, ennemis d'eux-mêmes et 
ennemis des créatures. Mais je ne suis pas sûre 
que tu répondes à la question que je vais te poser. 
Peux-tu, en effet, me dire quel est l'arbre à douze 
rameaux portant chacun deux grappes, Tune formée 
par trente fruits blancs et l'autre par trente fruits 
noirs ? » 

Et l'adolescent répondit, sans hésiter : « Cette 
question peut, ô princesse, être résolue par un en- 
fant. Car cet arbre n'est autre que l'année, qui a 
douze mois formés chacun de deux parties, les deux 
grappes ; car chaque grappe porte trente nuits qui 
sont les trente fruits noirs, et trente jours qui sont 
les trente fruits blancs ! » 

Et cette réponse, accueillie, comme les précéden- 
tes, avec admiration, fit dire à la princesse : « Tu as 
excellé, ô jeune homme ! Mais crois-tu pouvoir me 
dire quelle est la terre qui n'a vu le soleil qu'une 
fois ? » 

Il répondit : « C'est le fond de la Mer Rouge, lors 
du passage des enfants d'Israël, sous les ordres de 
Moïse — sur Lui la prière et la paix ! » 

Elle dit : « Oui, certes ! Mais peux-tu me dire qui 
a inventé le gong ? » 

Il répondit : « Celui qui a inventé le gong n'est 
autre que Noé, quand il était à bord de l'arche. » 

Elle dit : « Oui ! Mais sauras-tu me dire quelle 
est l'action illégale, qu'on la fasse ou qu'on ne la 
fasse pas ! » 

Il répondit : « C'est la prière d'un homme ivre ! » 

Elle demanda : « Et quel est le lieu de la terre qui 



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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 231 

est le plus proche du ciel ? Est-ce une montagne ou 
une plaine? » 

Il dit : « C'est la Kaâba sainte, à la Mecque ! » 

Elle dit : « Tu as excellé ! Mais peux-tu me révéler 
quelle est la chose amère qu'on doit tenir cachée ? » 

11 répondit : « C'est la pauvreté, ô princesse! Car, 
bien que jeune, j'ai déjà goûté à la pauvreté, et, 
bien que fils de roi, j'en ai éprouvé l'amertume. Et 
j'ai trouvé qu'elle était plus amère que la myrrhe et 
que l'absinthe ! Et on doit la cacher à tous les 
yeux, car les amis et les voisins en riraient les pre- 
miers ; et les plaintes ne rapporteraient que du 
mépris. » 

Elle dit : « Tu as parlé avec justesse et selon ma 
pensée. Mais peux-tu me dire quelle est la chose la 
plus précieuse, après la santé? » 

Il répondit : « C'est l'amitié, quand elle est tendre. 
Mais pour trouver l'ami capable de tendresse, il faut 
l'éprouver d'abord et le choisir ensuite. Et une fois 
qu'on a choisi ce premier ami, il ne faut jamais y 
renoncer : car on ne garderait pas longtemps le se- 
cond. C'est pourquoi, avant de le choisir, il faut le 
bien examiner pour voir s'il est sage ou ignorant, car 
le corbeau deviendra blanc avant que l'ignorant com- 
prenne la sagesse ; car les paroles du sage, même 
s'il nous frappe avec un bâton, sont préférables aux 
louanges et aux fleurs de l'ignorant ; car le sage ne 
laisse point échapper une parole de sa bouche avant 
d'avoir consulté son cœur. » 

Elle demanda : « Et quel est l'arbre le plus diffi- 
cile à redresser ? » 

Et l'adolescent répondit, sans hésiter : « C'est le 



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232 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

mauvais caractère ! On raconte qu'un arbre était 
planté sur le bord des eaux, dans un terrain propice ; 
et il ne portait pas de fruits. Et son maître, après 
qu'il lui eût prodigué tous les soins sans obtenir le 
moindre résultat, voulut le couper, et l'arbre lui 
dit : « Transporte-moi dans un autre endroit, et je 
porterai des fruits ! » Et son maître lui dit : « Tu es 
ici sur le bord des eaux, et tu n'as rien produit. 
Comment deviendrais-tu fécond, si je te transportais 
ailleurs ? » Et il le coupa ! » Et l'adolescent s'arrêta 
un moment, et dit : « On raconte également qu'un 
jour on fit entrer un loup dans une école pour lui 
apprendre à lire. Et le maître, pour lui apprendre 
les éléments de la langue, lui disait : « Aleph, Ba, 
Ta... », mais le loup répondait : « Mouton, chevreau, 
brebis... », parce que tout cela était dans sa pen- 
sée et dans sa nature. — Et on raconte également 
qu'on voulut habituer un âne à là propreté et lui 
inspirer des goûts délicats. Et on le fit entrer au 
hammam, et on lui donna un bain, et on le parfuma, 
et on l'installa dans une salle magnifique, et on le 
fit asseoir sur un riche tapis. Et voici qu'il fit tout 
ce qu'un âne, en liberté dans un herbage, peut faire 
d'incongru, depuis les bruits les plus inconvenants 
jusqu'aux exhibitions les plus indélicates. Après 
quoi, il renversa avec sa tête, sur le tapis, le poêle 
en cuivre qui était rempli de cendre, et se mit à se 
vautrer dans la cendre, les quatre jambes en l'air et 
les oreilles en arrière, en se frottant le dos et en se 
salissant à plaisir. Et son maître dit aux esclaves qui 
accouraient pour le corriger : « Laissez-le se vautrer, 
puis emmenez-le et laissez-le en liberté dans son écu- 



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"PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 233 

rie. Car vous ne sauriez changer son tempérament. » 
— Et on raconte enfin qu'on disait un jour à un 
chat : « Abstiens-toi de dérober, et nous te ferons 
un collier d'or, et, chaque jour, nous te donnerons à 
manger du foie et du poumon et des rognons et de 
petits os de poulet et des souris. » Et le chat répon- 
dit honnêtement : « Dérober fut le métier de mon 
père et de mon grand-père, comment voulez- vous 
que j'y renonce, pour vous faire plaisir? » 
Tout cela... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT 



Elle dit : 

... Tout cela ! 

Et l'adolescent princier, après avoir ainsi parlé 
sur le caractère de l'homme et sur sa nature, dit : 
« princesse, je n'ai plus rien à ajouter ! » 

Alors, du sein de cette foule massée au pied de la 
tour, des milliers de cris d'admiration montèrent 
vers le ciel. Et la princesse dit : « Certes, ô jeune 
homme, tu as triomphé. Mais les questions ne sont 
pas épuisées, et il faut, pour que les conditions 
soient remplies, que je t'interroge jusqu'à l'heure 
de la prière du soir ! » Et l'adolescent dit : « O prin- 



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234 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

cesse, tu pourras me poser encore telles questions 
qui te sembleront insolubles, et, avec le secours du 
Très-Haut, je les résoudrai. C'est pourquoi je te 
supplie de ne pas fatiguer ta voix à m'interroger de 
la sorte, et permets-moi de te dire qu'il est, sans 
aucun doute, préférable que je te pose moi-môme 
une question. Et si tu y réponds, ma tète sera cou- 
pée comme Ta été celle de mes prédécesseurs ; mais 
si tu n'y réponds pas, notre mariage sera célébré 
sans retard ! » Et la princesse dit : « Pose ta ques- 
tion, car j'accepte la condition ! » 

Et l'adolescent demanda : « Peux-tu me dire, 6 
princesse, comment il se fait que je puisse, moi 
ton esclave, tout en étant à cheval sur cette noble 
bête, être en même temps à cheval sur mon propre 
père, et comment il se peut que, tout en étant visible 
à tous les yeux, je sois caché dans les effets de ma 
mère ? » 

Et la princesse réfléchit une heure de temps, mais 
ne sut trouver aucune réponse. Et elle dit: « Expli- 
que cela toi-même ! » 

Alors l'adolescent, devant tout le peuple assemblé, 
raconta toute son histoire à la princesse, depuis le 
commencement jusqu'à la fin, sans en oublier un 
détail. Mais il n'y a point d'utilité à la répéter. Et il 
ajouta : « Et voilà comment, ayant échangé mon 
père, le roi, contre le cheval, et ma mère, la reine, 
contre cet équipement, je me trouve à cheval sur 
mon propre père et caché dans les effets de ma 
mère ! » 

Tout cela ! 

Et c'est ainsi que l'adolescent, fils du roi pauvre 



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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 235 

et de la reine pauvre, devint l'époux de la princesse 
aux énigmes. Et c'est ainsi que, devenu roi à la 
mort du père de son épouse, il put restituer le che- 
val et l'équipement au roi de la ville qui les lui avait 
prêtés, et faire venir auprès de lui son père et sa 
mère, pour vivre avec eux et avec son épouse, à la 
limite des plaisirs et des délices. Et telle est l'his- 
toire de l'adolescent qui dit les belles paroles au- 
(lessous des quatrevingt-dix-neuf têtes coupées. Mais 
Allah est plus savant ! 



— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté celte histoire, 
se tut. Et le roi Schahriar dit : « J'aime, Schahrazade, 
les paroles de cet adolescent. Mais il y a longtemps que 
tu ne m'as raconté des anecdotes courtes et délicieuses, 
et j'ai bien peur que tu n'aies épuisé tes connaissances à, 
ce sujet. » Et Schahrazade répondit vivement : « Les 
anecdotes courtes sont celles que je connais le mieux, 6 
Roi fortuné. Et, du reste, je ne veux pas tarder à te le 
prouver ! » 

Et aussitôt elle dit : 



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LA MALICE DES ÉPOUSES 



11 m'est revenu, ô Roi fortuné, qu'il y avait^ vi- 
vant à la cour d'un certain roi, un certain homme 
qui était bouffon de son métier et célibataire de son 
état. Or, un jour d'entre les jours, le roi, son maître, 
lui dit : « O père de la sagesse, tu es célibataire, et 
vraiment je désire te voir marié. » Et le bouffon 
répondit : « O roi du temps, par ta vie ! dispense- 
moi de cette béatitude-là. Moi, je suis un célibataire, 
et je crains beaucoup le sexe en question. Oui, en 
vérité, je crains beaucoup de tomber sur quelque 
débauchée, adultérine ou fornicatrice de la mauvaise 
espèce, et alors où serai-je ? De grâce, ô roi du temps, 
ne me force pas à devenir bienheureux, malgré 
mes vices et mon indignité. » Et le roi, à ces paroles, 
se mit à rire m tellement qu'il se renversa sur son 
derrière. Et il dit : « Il n'y a pas ! aujourd'hui 
môme il faut que tu te maries. » Et le bouffon prit 
un air résigné, baissa la tête, croisa ses mains sur 
sa poitrine, et répondit en soupirant: « Taïeb ! Ça 
va bien ! C'est bon ! » 

Alors le roi fit mander son grand-vizir, et lui dit : 



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238 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

« Il faut trouver, pour notre fidèle serviteur que 
voici, une épouse qui soit belle et de conduite irré- 
prochable et pleine de décence et de modestie. » Et 
le vizir répondit par l'ouïe et l'obéissance, et alla à 
l'instant trouver une vieille pourvoyeuse du palais, 
et lui donna Tordre de fournir immédiatement au 
bouffon du sultan une épouse qui remplît les condi- 
tions précitées. Et la vieille ne se trouva pas prise 
au dépourvu ; et elle se leva à l'heure et à l'instant 
et engagea pour le bouffon une jeune femme, telle 
et telle, comme épouse. Et on célébra le mariage ce 
jour-là même. Et le roi fut content, et ne manqua pas 
de combler son bouffon de présents et de faveurs, à 
l'occasion de ses noces.. 

Or, le bouffon vécut en paix avec son épouse pen- 
dant une demi-année, ou peut-être sept mois. Après 
quoi, il lui arriva ce qui devait lui arriver, car nul 
n'échappe à sa destinée. 

En effet, la femme avec laquelle le roi l'avait 
marié avait déjà eu le temps de prendre, pour son 
plaisir, quatre hommes sur son époux, quatre exac- 
tement, et de quatre variétés. Et le premier de ces 
chéris d'entre les amants était, de sa profession, pâ- 
tissier ; et le second était marchand de légumes; et 
le troisième était boucher pour la viande de mou- 
ton ; et le quatrième était le plus distingué, car il 
était clarinette en chef de la musique du sultan, et 
le cheikh de la corporation des clarinettes, un per- 
sonnage important. 

Et donc, un jour, le bouffon, l'ancien célibataire, 
le nouveau père aux cornes, ayant été appelé de 
très bon matin auprès du roi, laissa son épouse en- 



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là malice des épouses 239 

core au lit et se hâta de se rendre au palais. Et la 
coïncidence voulut que ce matin-là le pâtissier se 
sentît en humeur de copulation et vînt, profitant de 
la sortie de l'époux, frapper à la porte de la jeune 
femme. Et elle lui ouvrit et lui dit : « Tu viens au-~ 
jourd'hui de meilleure heure que d'habitude. » Et il 
répondit : « Hé, ouallah, tu as raison. Mais, ce 
matin, j'avais déjà préparé la pâte pour faire mes 
plateaux de pâtisserie, et je l'avais déjà roulée et 
amincie et réduite en feuilles, et j'allais déjà la far- 
cir de pistaches et d'amandes, quand je m'aperçus 
que l'heure était très matinale et que les acheteurs 
n'étaient pas encore sur le point de venir. Alors je 
dis à moi-même : « un tel, lève-toi, et secoue la 
farine de tes habits, et rends-toi par ce matin frais 
chez une telle, et réjouis-toi avec elle, car elle est 
réjouissante. » Et l'adolescente répondit : « Bien 
pensé, par Allah ! » Et, là-dessus, elle fut avec lui 
comme une pâte sous le rouleau, et il fut avec elle 
comme une farce dans une pâtisserie. Et ils n'a- 
vaient pas encore fini leur ouvrage, qu'ils entendi- 
rent frapper à la porte. Et le pâtissier demanda à la 
femme : « Qui ça peut-il bien être ? » Et elle répon- 
dit : « Je ne sais pas. Mais, en attendant, va te 
cacher dans les cabinets. » Et le pâtissier, pour plus 
de sûreté, se hâta d'aller s'enfermer là où elle lui 
avait dit d'aller. 

Et elle alla ouvrir la porte, et ell.e vit devant elle 
son second amant, le marchand de légumes, qui lui 
apportait une botte de légumes, des primeurs de la 
saison, en cadeau. Et elle lui dit : « C'est un peu trop 
tôt, et l'heure n'est pas ton heure. » Et il dit : « Par 



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240 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Allah ! tu as raison. Mais comme je revenais, ce 
matin, de mon potager, je dis à moi-même : « un 
tel, Theure est vraiment trop matinale pour le souk, 
et tu feras bien d'aller porter cette botte de légumes 
frais à une telle, qui réjouira ton cœur, car elle est 
bien gentille. » Et elle dit : « Sois donc le bien- 
venu ! » Et elle réjouit son cœur, et il lui donna ce 
qu'elle aimait le mieux, un concombre héroïque et 
une courge de valeur. Et ils n'avaient pas encore 
fini le travail du potager, qu'ils entendirent frapper 
à la porte ; et il demanda : « Qui est-ce ? » Et elle 
répondit : « Je ne sais pas, mais toi va vite, en atten- 
dant, te cacher dans les cabinets. » Et il se hâta 
d'aller s'enfermer là-dedans. Et il trouva la place 
occupée déjà par le pâtissier, et il lui dit : « Qu'est-ce 
que c'est que ça ? Et que^ fais-tu là ? » Et l'autre 
répondit : « Je suis ce que tu es, et je fais ici ce que 
tu viens y faire toi-même. » Et ils se rangèrent l'un 
à côté de l'autre, le marchand de légumes portant sur 
son dos la botte de légumes que l'adolescente lui 
avait recommandé d'emporter pour ne pas trahir 
sa présence dans la maison. 

Or, pendant ce temps, la jeune femme était allée 
ouvrir la porte. Et voici devant elle son troisième 
amant, le boucher, qui arrivait avec, comme cadeau, 
une belle peau de mouton à laine frisée, à laquelle 
on avait conservé les cornes. Et elle lui dit : « Un 
peu trop tôt ! un peu trop tôt ! » Et il répondit : « Eh 
oui, par Allah ! j'avais déjà égorgé les moutons delà 
vente, et je les avais déjà accrochés dans ma bouti- 
que, quand je dis à moi-même : « un tel, les 
souks sont encore vides, et tu feras bien d'aller por- 



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LA MALICE DES ÉPOUSES 241 

ter, en cadeau à une telle, cette belle peau apprêtée 
avec les cornes, qui lui fera un tapis moelleux. Et, 
comme elle est pleine d'agréments, elle te rendra 
cette matinée plus blanche que de coutume. » Et 
elle répondit : « Entre alors ! » Et elle fut pour lui 
plus tendre que la queue d'un mouton de la variété 
grasse, et il lui donna ce que donne le bélier à la 
brebis. Et ils n'avaient pas encore fini de prendre et 
de donner, qu'ils entendirent frapper à la porte. Et 
elle lui dit : « Allons, et vite ! prends ta peau à cor- 
nes, et va te cacher dans les cabinets ! » Et il fit ce 
qu'elle lui disait. Et il trouva les cabinets occupés 
déjà par le pâtissier et le marchand de légumes; et 
il leur jeta le salam, et ils lui rendirent son salam ; 
et il leur demanda : « Quel est le motif de votre 
présence ici ? » Et ils répondirent : « Le même que 
pour toi ! » Alors il se rangea à côté d'eux, dans les 
cabinets. 

Cependant la femme, étant allée ouvrir, vit de- 
vant elle son quatrième ami, le chef-clarinette de la 
musique du sultan. Et elle le fit entrer en lui disant : 
« En vérité, tu arrives de meilleure heure que d'ha- 
bitude, ce matin. » Et il répondit : « Par Allah ! c'est 
toi qui as raison. Mais ce matin, étant sorti pour 
aller instruire les musiciens du sultan, je m'aperçus 
que l'heure était encore trop matinale, et je dis h 
moi-même : « un tel, tu feras bien d'aller attendre 
l'heure de la leçon chez une telle, qui est charmante 
et te fera passer le plus délicieux des moments. » Et 
elle répondit : « Le calcul est excellent. » Et ils 
jouèrent de la clarinette ; et ils n'avaient pas encore 
fini le premier air de la chanson, qu'ils entendirent 



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242 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

des coups pressés à la porte. Et le chef-clarinette 
demanda à son amie : « Qui est-ce? » Elle répondit : 
« Allah seul est omniscient, mais c'est peut-être 
mon mari. Et tu feras bien de courir Renfermer, avec 
ta clarinette, aux cabinets. Et il se hâta d'obéir, et 
trouva dans l'endroit en question le pâtissier, le mar- 
chand de légumes et le boucher. Et il leur dit : 
« La paix sur vous, ô compagnons ! Que faites-vous, 
rangés dans cet endroit singulier? » Et ils répondi- 
rent : « Et sur toi la paix et la miséricorde d'Allah et 
ses bénédictions ! Nous y faisons ce que tu viens y 
faire toi-même ! » Et il se rangea, quatrième, à côté 
d'eux. 

Et donc, le cinquième qui avait frappé à la porte, 
était, en effet, le bouffon du sultan, époux de l'ado- 
lescente. Et il se tenait le ventre des deux mains, et 
disait : « Eloigné soit le Malin, le Pernicieux ! 
Donne-moi vite de l'infusion d'anis et de fenouil, ô 
femme ! Mon ventre marche ! mon ventre marche ! 
Il m'a empêché de rester longtemps auprès du sul- 
tan, et je rentre me coucher ! De l'infusion d'anis et 
de fenouil, ô femme ! » Et il courut droit aux cabi- 
nets, sans remarquer la terreur de sa femme, et 
ayant ouvert la porte, il vit les quatre hommes 
accroupis et rangés en bon ordre sur les dalles, au- 
dessus du trou, l'un devant l'autre... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



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LA MALICE DES ÉPOUSES 243 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT QUARANTE-HUITIEME NUIT 



Elle dit : 



... Et il courut droit aux cabinets, sans remarquer 
la terreur de sa femme, et, ayant ouvert la porte, il vit 
les quatre hommes accroupis et rangés en bon ordre 
sur les dalles, au-dessus du trou, l'un devant l'autre. 

A cette vue, le bouffon du sultan ne douta pas de 
la réalité de son malheur. Mais, comme il était plein 
de prudence et de sagacité, il se dit : « Si je fais 
mine de les menacer, ils me tueront sans recours. 
Aussi, le mieux serait de feindre l'imbécillité. » Et, 
ayant ainsi pensé, il se jeta à genoux à la porte des 
cabinets, et cria aux quatre gaillards accroupis : 
« saints personnages d'Allah, je vous reconnais ! 
Toi, qui es couvert de taches de lèpre blanche, et 
que les yeux profanes des ignorants prendraient 
pour un pâtissier, tu es, sans aucun doute, le saint 
patriarche Job l'ulcéré, le lépreux, le couvert de 
dartres! Et toi, ô saint homme, qui portes sur ton 
dos cette botte de légumes excellents, tu es, sans 
aucun doute, le grand Khizr, gardien des vergers et 
des potagers, qui revêt les arbres de leurs couronnes 
vertes, fait courir les eaux fugitives, déroule le tapis 
verdoyant des prairies, et, revêtu de son manteau 
vert dans les soirs, mêle les teintes légères dont se 



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244 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

colorent les cieux au crépuscule! Et toi, ô grand 
guerrier qui portes sur tes épaules cette peau de 
lion, et sur ta tête ces deux cornes de bélier, tu es, 
sans aucun doute, le grand Iskandar aux deux 
cornes! Et toi, enfin, ange bienheureux qui tiens 
dans ta droite cette clarinette glorieuse, tu es, sans 
aucun doute, l'ange du jugement dernier ! » 

A ce discours du bouffon du sultan, les quatre 
gaillards se pincèrent mutuellement les cuisses, et se 
dirent tout bas les uns aux autres, tandis que le 
bouffon continuait à embrasser la terre, à genoux à 
quelque distance : « Le sort nous favorise ! Et puis- 
qu'il nous croit réellement de saints personnages, 
confirmons-le dans sa croyance. Car c'est, pour nous, 
la seule chance de salut. » Et ils se levèrent à l'ins- 
tant et dirent : « Eh oui, par Allah ! tu ne te trompes 
pas, ô un tel ! Nous sommes, en effet, ceux que tu as 
nommés. Et nous sommes venus te visiter, en en- 
trant par les cabinets, puisque c'est le seul endroit 
de la maison qui soit à ciel ouvert. » Et le bouffon, 
toujours prosterné, leur dit : « O saints et illustres 
personnages, Job le lépreux, Khizr père des saisons, 
Iskandar aux deux cornes et toi, messager annoncia- 
teur du Jugement, puisque vous me faites l'honneur 
insigne de me visiter, permettez-moi de faire un sou- 
hait entre vos mains ! » Et ils répondirent : « Parle ! 
parle ! » 11 dit: « Faites-moi la grâce de m'accompa- 
gner au palais du sultan de cette ville, qui est mon 
maître, afin que je vous fasse faire sa connaissance, 
et que, ce faisant, il me soit obligé et me tienne en 
ses bonnes grâces ! » Et ils répondirent, bien que 
fort hésitants : « Nous t'accordons cette grâce ! » 



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LA MALICE DES ÉPOUSES 245 

Alors le bouffon les mena en la présence du sultan 
et dit: « mon maître souverain, permets à ton es- 
clave de te présenter les quatre saints personnages 
que voici! Ce premier, qui est enfariné, est notre 
seigneur Job le lépreux ; et celui-ci, qui porte sur 
son dos cette botte de légumes, est notre seigneur 
Khizr, le gardien des sources, le père de la verdure ; 
et celui-ci, qui porte sur ses épaules cette peau de 
bête qui le coiffe de deux cornes, est le grand roi 
guerrier Iskandar aux deux cornes ; et ce dernier en- 
fin, qui tient à la main une clarinette, est notre sei- 
gneur lsrafil, l'annonciateur du Jugement dernier. » 
Et il ajouta, pendant que le sultan était à la limite de 
l'étonnement: « Or, ô mon seigneur le sultan, je dois 
le grand honneur de la visite de ces personnages su- 
blimes à l'insigne sainteté de l'épouse que tu m'as 
généreusement octroyée. Je les ai trouvés, en effet, 
accroupis, en bon ordre, l'un derrière l'autre, dans 
les cabinets de mon harem intérieur; et le premier 
accroupi était le prophète Job — sur lui la prière et 
la paix! — et le dernier accroupi était l'ange lsrafil 
— sur lui la paix et les faveurs du Très-Haut ! » 

En entendant ces paroles de son bouffon, le sultan 
regarda avec attention les quatre personnages en 
question; et soudain il fut pris d'un tel rire, qu'il 
entra en convulsion et se trémoussa et battit l'air 
de ses jambes en se renversant sur son derrière. 
Après quoi il s'écria: « Tu veux donc, ô perfide, me 
faire mourir de rire ! Ou bien es-tu devenu fou? » Et 
le bouffon dit: « Par Allah, ô mon seigneur, ce que 
je te raconte est ce que j'ai vu, et tout ce que j'ai vu 
je te l'ai raconté ! » Et le roi, riant, s'écria: « Mais ne 

T. XIII. 16 



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246 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

vois-tu pas que celui que tu nommes le prophète 
Khizr n'est qu'un marchand de légumes, et que celui 
que tu nommes le prophète Job n'est qu'un pâtissier, 
et que celui que tu nommes le grand Iskandar n'est 
qu'un boucher, et que celui que tu nommes l'ange 
Israfil n'est que mon chef-clarinette, le.maître de ma 
musique? » Et le bouffon dit: « Par Allah, ô mon 
seigneur, ce que je te raconte est ce que j'ai vu, et 
tout ce que j'ai vu je te l'ai raconté ! » 

Alors le roi comprit toute l'étendue de l'infortune 
de son bouffon; et il se tourna vers les quatre asso- 
ciés de l'épouse débauchée, et leur dit : » O fils des 
mille cornards, racontez-moi la vérité sur cette affaire, 
ou je vous fais enlever vos testicules ! » Et les quatre 
racontèrent au roi, en tremblant, ce qui était vrai et 
ce qui n'était pas vrai, sans mentir, tant ils crai- 
gnaient qu'on leur enlevât l'héritage de leur père. Et 
le roi, émerveillé, s'écria : « Qu'Allah extermine le 
sexe perfide et la race des fornicatrices et des traî- 
tresses ! » Et il se tourna vers son bouffon et lui dit: 
« Je t'accorde le divorce d'avec ton épouse, ô pète de 
la sagesse, afin que tu redeviennes célibataire. » Et 
il le revêtit d'une magnifique robe d'honneur. Puis 
il se tourna vers les quatre compagnons, et leur dit : 
« Quant à vous, votre crime est si énorme, que vous 
ne pouvez échapper au châtiment qui vous attend ! » 
Et il fit signe à son porte-glaive de s'avancer, et lui 
dit: « Enlève -leur les testicules, afin qu'ils devien- 
nent des eunuques au service de notre fidèle serviteur t 
cet honorable célibataire ! » 

Alors, le premier des copulateurs coupables, celui 
qui était le pâtissier, autrement dit Job le lépreux, 



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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE PATISSIER) 24T 

s'avança et embrassa la terre entre les mains du roi, 
et dit: « grand roi, ô le plus magnanime d'entre 
les sultans, si je te raconte une histoire plus prodi- 
gieuse que notre histoire avec l'ancienne épouse de 
cet honorable célibataire, m'accorderas-tu la grâce- 
de mes testicules ? » Et le roi se tourna vers son bouf- 
fon et lui demanda par signes ce qu'il pensait de la 
proposition du pâtissier. Et le bouffon ayant fait 
« oui » avec la tête, le roi dit au pâtissier: <tOui, cer- 
tes! ô pâtissier, si tu me racontes l'histoire en ques- 
tion, et que je la trouve extraordinaire ou merveil- 
leuse, je t'accorderai la grâce de ce que tu sais ! » Et 
le pâtissier dit : 



HISTOIRE RACONTÉE PAR LE PATISSIER 



« Il m'est revenu, ô roi fortuné, qu'il y avait une- 
femme qui était, de sa nature, une fornicatrice éton- 
nante et une compagne de calamité. Et elle était 
mariée — ainsi l'avait voulu le destin — avec un 
honnête kaïem-makam, gouverneur de la ville au 
nom du sultan. Et cet honnête fonctionnaire n avait 
aucune idée — ainsi l'avait voulu son destin — de la 
malice des femmes et de leurs perfidies, mais pas- 
une idée, pas une. Et, en outre, il y avait longtemps 
qu'il ne pouvait plus rien faire avec son épouse le 
tison, plus rien du tout, plus rien du tout. Aussi la 



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248 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

femme s'excusait elle-même de ses débauches et de 
ses fornications, en se disant: « Je prends le pain 
où je le trouve, et la viande où elle est pendue. » 

Or, celui qu'elle aimait le plus parmi ceux qui 
brûlaient pour elle, était un jeune saïss, un palefre- 
nier de son époux le kaïem-makam. Mais comme 
depuis un certain temps l'époux s'était immobilisé 
dans la maison, les entrevues des deux amants deve- 
naient plus rares et plus difficiles. Or, elle ne tarda 
pas à trouver un prétexte pour avoir plus de liberté, 
et dit alors à son mari : « mon maître, je viens 
d'apprendre que la voisine de ma mère est morte, et 
je voudrais, à cause des convenances et des devoirs 
de bon voisinage, aller passer les trois jours des funé- 
railles dans la maison de ma mère. » Et le kaïem- 
makam répondit : « Qu'Allah répare cette mort en 
allongeant tes jours ! Tu peux aller chez ta mère pas- 
ser les trois jours des funérailles. » Mais elle dit : 
« Oui, ô mon maître, mais je suis une femme jeune 
et timide, et je crains beaucoup de marcher seule 
dans les rues, pour aller à la maison de ma mère, qui 
est si loin ! » Et le kaïem-makam dit : « Et pourquoi 
irais-tu seule ? N'avons-nous pas à la maison un saïss 
plein de zèle et de bonne volonté, pour t'accompagner 
dans des courses comme celle-ci ? Fais-le appeler, et 
dis-lui de mettre à ton intention la housse rouge 
sur l'âne, et de t'accompagner, en marchant à côté 
de toi et en tenant la bride de l'âne. Et recommande- 
lui bien de ne pas excitçr l'âne avec la langue ou 
avec l'aiguillon, de peur qu'il ne rue et que tu ne 
tombes ! » Et elle répondit: « Oui, ô mon maître, 
mais appelle-le toi-même pour lui faire ces recom- 



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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE PATISSIER) 249 

mandations. Moi je ne saurais pas. » Et l'honnête 
kaïem-makam fit mander le saïss, qui était un jeune 
gaillard puissamment musclé, et lui donna ses ins- 
tructions. Et le gaillard, ayant entendu ces paroles 
de son maître, fut énormément satisfait. 

Et donc, il fit monter sa maîtresse, qui était l'épouse 
du kaïem-makam, sur l'âne dont la selle avait été 
recouverte d'une housse rouge, et s'en alla avec 
elle. Mais, au lieu d'aller à la maison de la mère, 
pour les funérailles en question, ces deux-là! ils allè- 
rent à un jardin qu'ils connaissaient, emportant avec 
eux des provisions de bouche et des vins exquis. 
Et, à l'ombre et dans, la fraîcheur, ils se mirent à 
leur aise, et le saïss, que son père avait doté d'un 
héritage volumineux, sortit généreusement toute sa 
marchandise et l'étala aux yeux ravis de l'adoles- 
cente, qui la prit dans ses mains et la frotta pour en 
examiner la qualité. Et, l'ayant trouvée de premier 
choix, elle se l'attribua, sans plus de façons, du con- 
sentement du propriétaire... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT QUARANTE- NEUVIÈME NUIT 



Elle dit : 

. . . Et, l'ayant trouvée de premier choix, elle se l'attri- 



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250 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

bua, sans plus de façons, du consentement du pro- 
priétaire. Et, en longueur et en largeur, cela s'adap- 
tait excellemment, mieux même qu'une marchandise 
•commandée sur mesure. Et c'est pourquoi elle appré- 
ciait si vivement le propriétaire de la marchandise. 
Et c'est ce qui explique comment, sans éprouver un 
moment de lassitude, elle la manipula et la travailla 
jusqu'au soir, et ne la laissa que lorsqu'elle ne vit 
plus assez pour enfiler le fil dans l'aiguille. 

Alors ils se levèrent tous deux; et le saïss fit en- 
fourcher l'âne par l'adolescente. Et ils se rendirent 
tous ensemble à la maison du saïss, où, après avoir 
•donné sa ration à l'âne, ils se hâtèrent d'aller se 
mettre en posture de prendre eux-mêmes leur ration. 
Et ils se rationnèrent mutuellement, jusqu'à satiété, 
-et s'endormirent une heure de temps. Après quoi, ils 
se réveillèrent pour calmer de nouveau leur fringale, 
•et ne cessèrent qu'avec le matin. Mais ce fut pour se 
lever et aller ensemble au jardin, et recommencer 
les manipulations de la veille et les mêmes amu- 
sements. 

Et pendant trois jours ils agirent de la sorte, sans 
répit ni repos, faisant tourner la roue par l'eau, et 
jronfler sans arrêt le fuseau du jouvenceau, et téter sa 
mère par l'agneau, et entrer le doigt dans l'anneau, 
•et reposer l'enfant dans son berceau, et s'embrasser 
les deux jumeaux, et serrer le clou par l'étau, et 
.avancer le cou du chameau, et becqueter la moinelle 
par le moineau, et pépier dans son nid tout chaud le 
bel oiseau, et se gorger de grain le pigeonneau, et 
brouter le lapereau, et ruminer le veau, et sauter le 
«chevreau, et s'appliquer la peau sur la peau, jusqu'à 



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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE PATISSIER) 251 

ce que le père des assauts, qui n'était jamais en 
défaut, cessât de lui-même de jouer du chalumeau. 

Et, au matin du quatrième jour, le saïss dit à l'a- 
dolescente, épouse du kaïem-makam : « Les trois 
jours de permission sont écoulés. Levons-nous et 
allons à la maison de ton époux. » Mais elle répon- 
dit : « Que non ! Quand on a trois jours de permission, 
c'est pour en prendre trois autres ! Eh quoi ! nous 
n'avons pas encore eu raisonnablement le temps de 
nous réjouir vraiment, moi de prendre mon plein 
de toi, et toi de prendre ton plein de moi. Quant à 
cet absurde entremetteur, laissons-le se morfondre 
tout seul à la maison, avec lui-même pour compagne 
et édredon, et replié sur lui-môme, comme font les 
chiens, avec sa tête enfoncée entre ses deux jambes ! » 

Ainsi elle dit, et ainsi ils firent. Et ils passèrent 
encore ensemble trois jours nouveaux, fornicant et 
copulant, à la limite des ébats et de la jubilation. 
Et, au matin du septième jour, ils s'en allèrent à la 
maison du kaïem-makam, qu'ils trouvèrent assis 
bien soucieux, ayant en face de lui une vieille né- 
gresse qui lui parlait. Et l'infortuné bonhomme, qui 
était loin de soupçonner les débordements de la 
perfide, la reçut avec cordialité et affabilité, et lui 
dit: « Béni soit Allah qui te ramène saine et sauve ! 
Pourquoi tout ce retard, ô fille de l'oncle? Tu nous 
as occasionné une bien grande inquiétude ! » Et 
elle répondit : « O mon maître, on m'a confié, chez 
la défunte, l'enfant de la maison afin que je le con- 
sole, et que je le dédommage de son sevrage. Et ce 
sont les soins donnés à cet enfant qui m'ont retenue 
jusqu'à maintenant. » Et le kaïem-makam dit : « La 



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252 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

raison est péremptoire, et je dois la croire, et suis 
bien heureux de te revoir. » Et telle est mon his- 
toire, ô roi plein de gloire ! » 

Lorsque le roi eut entendu cette histoire du pâtis- 
sier, il se mit à rire tellement qu'il se renversa sur 
son derrière. Mais le bouffon s'écria : « Le cas du 
kaïem-makam est moins énorme que le mien ! Et 
cette histoire est moins extraordinaire que mon his- 
toire. » Alors le roi se tourna vers le pâtissier et lui 
dit : « Puisqu'ainsi le juge l'offensé, je ne puis Rac- 
corder, ô crapule, que la grâce d'un seul testicule. » 
Et le bouffon, qui triomphait et se vengeait de la 
sorte, dit sententieu sèment : » C'est le juste châti- 
ment et la férule des crapules qui manipulent et 
copulent le monticule d'une mule qui cumule sans 
scrupule pour faire boucher son cul. » Puis il ajouta: 
« O roi du temps, accorde-lui, tout de même, la 
grâce du second testicule ! » 

Et, à ce moment, s'avança le second fornicateur, 
qui était le marchand de légumes ; et il embrassa la 
terre entre les mains du sultan, et dit: « O grand 
roi, ô le plus généreux des rois, m'accorderas-tu 
la grâce de ce que tu sais, si tu es émerveillé de 
mon histoire ? » Et le roi se tourna vers le bouf- 
fon, qui donna par signes son consentement. Et le 
roi dit au marchand de légumes : « Si elle est mer- 
veilleuse, je t'accorderai ce que tu demandes ! » 

Alors le marchand de légumes, qui avait passé 
pour Khizr le prophète vert, dit : 



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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE MARCHAND...) 253 



HISTOIRE RACONTÉE PAR LE MARCHAND DE 
LÉGUMES 



« Il est raconté, ô roi du temps, qu'il y avait un 
homme qui était astronome, de son métier, et qui 
savait lire sur les visages et deviner les pensées par 
la physionomie. Et cet astronome avait une épouse 
qui était d'une insigne beauté et d'un charme singu- 
lier. Et cette épouse était toujours et partout der- 
rière lui à vanter ses propres vertus* et à faire pa- 
rade de ses mérites, disant: « O homme, il n'y a 
point parmi le sexe ma pareille en pureté, en no- 
blesse de sentiments et en chasteté. » Et l'astro- 
nome, qui était un grand physionomiste, ne douta 
point de ses paroles, tant, en effet, son visage reflé- 
tait de candeur et d'innocence. Et il se disait: 
« Ouallahi, il n'y a pas d'homme qui ait une épouse 
comparable à mon épouse, ce flacon de toutes les 
vertus. » Et il allait partout proclamant les mérites 
de son épouse, et chantant ses louanges, et s'émer- 
veillant de sa tenue et de sa décence, alors que la 
vraie décence eût été, pour lui, de ne jamais parler 
de son harem devant les étrangers. Mais les savants, 
ô mon seigneur, et les astronomes en particulier, 
ne suivent pas les usages de tout le monde. C'est 
pourquoi les aventures qui leur arrivent ne sont 
pas les aventures de tout le monde. 



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254 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Et donc, un jour, comme il vantait, selon son 
habitude, les vertus de son épouse, devant une 
assemblée de personnes étrangères, un homme se 
leva qui lui dit : « Tu n'es qu'un menteur, ô un tel ! » 
Et l'astronome devint bien jaune de teint, et, d'une 
voix agitée par la colère, il demanda : « Et quelle est 
la preuve de mon mensonge ? » 11 dit : « Tu es un 
menteur ou bien un imbécile, car ta femme n'est 
qu'une prostituée ! » En entendant cette injure su- 
prême, l'astronome se jeta sur l'homme, pour l'é- 
trangler et lui sucer le sang. Mais les assistants les 
séparèrent et dirent à l'astronome : « Si celui-ci ne 
prouve pas son dire, nous te l'abandonnerons pour 
que tu suces son sang. » Et Tinsulteur dit : « O 
homme, lève-toi donc, et va annoncera ton épouse, 
la vertueuse, que tu vas t'absenter pour quatre 
jours. Et fais-lui tes adieux, et sors de ta maison, et 
cache-toi dans un endroit d'où tu pourras tout voir 
sans être vu. Et tu verras ce que tu verras. Ouassa- 
lam ! » Et les assistants dirent : « Oui, par Allah ! 
contrôle de la sorte ses paroles. Et si elles sont 
fausses, tu suceras son sang. » 

Alors l'astronome, la barbe tremblante de colère 
et d'émotion, alla trouver son épouse la vertueuse, 
et lui dit : « O femme, lève-toi et prépare-moi les 
provisions pour un voyage que je vais faire, et qui 
me laissera absent pour quatre jours ou peut-être 
six. » Et l'épouse s'écria : « O mon maître, tu veux donc 
jeter mon âme dans la désolation, et me faire dépérir 
de chagrin ? Pourquoi ne me prendrais-tu pas plutôt 
avec toi, pour que je voyage avec toi, et te serve, et 
te soigne en route si tu es fatigué ou indisposé? Et 



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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE MARCHAND...) 255 

pourquoi m'abandonner seule ici avec la cuisante 
douleur de ton absence ? » Et l'astronome, ayant en- 
tendu ces paroles, se dit : « Par Allah ! mon épouse 
n'a pas sa seconde parmi les élues de l'espèce fémi- 
nine. » Et il répondit à son épouse : « lumière de 
l'œil, toi ne te chagrine pas à cause de cette absence 
qui ne doit durer que quatre jours ou peut-être six. 
Et ne songe qu'à te soigner et à te bien porter. » Et 
l'épouse se mita pleurer et à gémir, en disant : « Oh, 
que je souffre ! oh, que je suis malheureuse, et aban- 
donnée, et peu aimée! » Et l'astronome s'essaya du 
mieux qu'il put à la calmer, lui disant : « Calme ton 
âme, et rafraîchis tes yeux. Je t'apporterai, à mon 
retour, de beaux cadeaux de retour ! » Et, la lais- 
sant dans les larmes de la désolation, évanouie 
entre les bras des négresses, il s'en alla en sa voie. 
Mais, au bout de deux heures, il revint sur ses 
pas, et entra doucement par la petite porte du jar- 
din, et alla se poster à un endroit qu'il connaissait, et 
d'où il pouvait tout voir dans la maison sans être vu... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT CINQUANTIÈME NUIT 



Elle dit : 

... à un endroit qu'il connaissait et d'où il pouvait 
tout voir dans la maison sans être vu. 



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256 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Et il n'y avait pas une heure de temps qu'il était 
dans sa cachette, que voici ! Il vit entrer un homme 
qu'il reconnut aussitôt pour le vendeur de cannes à 
sucre, établi en face de sa maison. Et il tenait à la 
main une canne à sucre de choix. Et il vit, au même 
moment, son épouse venir au-devant de lui, en se 
balançant, et lui dire, en riant : « C'est là tout ce 
que tu m'apportes en fait de cannes à sucre, ô père 
des cannés à sucre ? » Et l'homme dit : « O ma 
maîtresse, la canne à sucre que tu vois n'est rien, 
comparée à celle que tu ne vois pas ! » Et elle 
lui dit : « Donne ! donne ! » Et il dit : « Voici I 
voici! » Puis il ajouta: « Oui, mais où est l'entre- 
metteur de mon cul, ton mari l'astronome? » Elle 
dit: « Qu'Allah lui casse les jambes et les bras! Il 
est parti pour un voyage de quatre jours ou peut-être 
six ! Puisse-t-il être enterré sous la chute d'un mi- 
naret! » Et ils se mirent tous deux à rire en- 
semble. Et l'homme sortit sa canne à sucre et la 
donna à l'adolescente qui sut l'éplucher et la presser 
et en faire ce qu'on fait, en pareil cas, de toutes les 
cannes à sucre de cette espèce-là. Et il l'embrassa, 
et elle l'embrassa, et il l'accola, et elle aussi l'ac- 
cola, et il la chargea d'une charge pesante et sans 
merci. Et il se réjouit de ses charmes, jusqu'à ce 
qu'il en eût pris son plein. Alors il la quitta et s'en 
alla en sa voie. 

Tout cela ! Et l'astronome voyait et entendait. Et 
voici qu'au bout de quelques instants, il vit entrer 
un second homme qu'il reconnut pour le marchand 
de volailles du quartier. Et l'adolescente vint au- 
devant de lui, en faisant mouvoir ses hanches, et 



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LÀ malice des épouses (le marchand...) 257 

lui dit: « Le salam sur toi, 6 père des volailles, que 
m'apportes-tu aujourd'hui ?» Il répondit : « Un co- 
quelet, ô ma maîtresse, qui est un excellent sujet, 
coquet et grassouillet, tout jeunet et guilleret, solide 
sur ses jarrets, et coiffé d'un rouge bonnet orné d'un 
beau toupet, qui n'a pas son pareil parmi les poulets, 
et que je t'offre, si tu me le permets ! » Et l'adoles- 
cente dit : « Je permets ! je permets ! » 11 dit : « Je 
le mets ! je le mets ! » Et ils firent exactement, ô 
mon seigneur, avec le coquelet du marchand de 
volailles, ce qui avait eu lieu avec la canne à sucre 
des batailles. Après quoi l'homme se leva, et se 
secoua, et s'en alla en sa voie. * 

Tout cela ! Et l'astronome voyait et entendait. Et 
voici qu'au bout de quelques instants entra un 
homme qu'il reconnut aussitôt pour le chef des 
âniers du quartier. Et l'adolescente courut à lui, et 
l'accola, en lui disant : « Qu'apportes-tu aujourd'hui 
à ta cane, ô père des ânes? » 11 dit : « Une banane, 
ô ma maîtresse, une banane ! » Elle dit, riant : 
« Qu'Allah te damne, ô gros crâne! Où est cette ba- 
nane ? » Il dit : « O sultane, ô douée de peau tendre 
et diaphane, je l'ai reçue de mon père, cette banane, 
quand il était conducteur de caravane, et c'est mon 
seul héritage avec ma cabane ! .» Elle dit : « Je ne 
vois, dans ta main, que ta canne de conducteur 
d'ânes ! Où est la banane ? » 11 dit : « C'est un fruit, ô 
sultane, qui craint l'œil des profanes, et qu'on cache 
de peur qu'il ne se fane. Mais le voici qui plane ! le 
voici qui plane ! » 

Tout cela ! Mais avant que fût mangée la banane, 
ô mon seigneur, l'astronome, qui avait tout vu et 



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258 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

entendu, poussa un grand cri et tomba, corps sans 
vie ! Que la miséricorde d'Allah soit sur lui ! Et l'ado- 
lescente, qui préférait la banane à la canne à sucre 
et au poulet, se maria, après le temps licite, avec 
le chef des âniers de son quartier. 

Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! » 

— Et le roi, en entendant cette histoire du mar- 
chand de légumes, se trémoussa d'aise et se con- 
vulsa de contentement. Et il dit à son bouffon : 
« Cette histoire, ô père de la sagesse, est plus 
énorme que ton histoire.. Et il nous faut accorder à 
ce marchand de légumes la grâce de ses deux tes- 
ticules. » Et il dit au bonhomme : « Et maintenant 
recule I » 

Et le marchand recula au milieu du rang de ses 
compagnons, et le troisième fornicateur s'avança, 
qui était le boucher pour la viande de mouton. Et 
il demanda la même faveur, et le sultan, dans sa 
justice, ne put la lui refuser, mais toujours aux 
mêmes conditions. 

Alors le boucher, qui avait été Iskandar aux deux 
cornes, dit: 



HISTOIRE RACONTÉE PAR LE BOUCHER 



« Il y avait un homme au Caire, et cet homme avait 
une épouse avantageusement connue pour sa gentil- 



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LA MALICE» DES ÉPOUSES (LB BOUCHER) 259 

lesse, son bon caractère, sa légèreté de sang, son 
obéissance et sa crainte du Seigneur. Et elle avait 
dans sa maison une paire d'oies dodues et lourdes de 
délicieuse graisse ; et elle avait également, mais tout 
au fond de sa ruse et de sa maison, un amant dont 
elle était folle tout à fait. 

Et donc, cet amant vint un jour lui faire une visite 
en cachette, et il vit devant elle les deux merveil- 
leuses oies ; et du coup son appétit s'alluma sur elles ; 
et il dit à la femme : « une telle, tu devrais bien 
nous cuisiner ces deux oies, et nous les farcir de la 
plus excellente manière, afin que nous puissions en 
réjouir notre gosier. Car mon âme souhaite ardem- 
ment la chair des oies, aujourd'hui. » Et elle répon- 
dit : « Cela est vraiment aisé ; et satisfaire tes envies 
est mon plaisir. Et par ta vie, ô un tel, je vais 
égorger les deux oies et les farcir ; et je te les don- 
nerai toutes deux ; et tu les prendras et les empor- 
teras chez toi, et les mangeras en toutes délices et 
bonté sur ton cœur. Et, de cette manière, cet entre- 
metteur de malheur, mon époux, ne pourra en con- 
naître ni le goût ni l'odeur ! » Il demanda : « Et 
comment feras-tu ? » Elle répondit : « Je servirai à 
son intention un tour de ma façon, qui lui entrera 
dans la cervelle ; et je te donnerai les deux oies ; car 
nul n'est aussi chéri que toi, ô lumière de mes yeux ! 
Et ainsi cet entremetteur ne connaîtra ni le goût des 
oies ni leur odeur. » Et, là-dessus, ils s'accolèrent 
mutuellement. Et, en attendant d'avoir les oies, 
l'adolescent s'en alla en sa voie. Et voilà pour lui. 

Mais pour ce qui est de l'adolescente, lorsque, vers 
le coucher du soleil, son mari fut rentré de son tra- 



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260 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

vail, elle lui dit: « En vérité, ô homme, comment 
peux- tu prétendre à ce titre d'homme, quand tu es 
tellement dénué de la vertu qui fait les hommes 
vraiment dignes de ce nom, la générosité? As-tu, en 
effet, jamais invité quelqu'un dans ta maison, et 
m'as-tu jamais dit, un jour d'entre les jours : « O 
femme, j'ai aujourd'hui un hôte dans la maison? » 
Et t'es-tu jamais dit à toi-même : « Les gens finiront, 
si je continue à vivre avec une telle avarice, par 
déclarer que je suis un misérable ignorant des voies 
de l'hospitalité. » Et l'homme répondit : « O femme, 
rien n'est plus facile à réparer que oe retard ! Et de- 
main, — inchallah ! — je t'achèterai de la viande 
d'agneau et du riz ; et tu cuisineras quelque chose 
d'excellent pour le dîner ou pour le souper, à ton 
choix, afin que je puisse inviter au repas quelqu'un 
de mes amis intimes. » Et elle dit : « Non, par Allah, 
ô homme! Je préfère, au lieu de la viande en ques- 
tion, que tu m'achètes du hachis de viande, afin que 
je puisse en faire une farce, qui me servira à farcir 
nos deux oies, une fois que tu me les auras égorgées. 
Et je les rôtirai. Car rien n'est aussi savoureux que 
les oies farcies et rôties, et rien ne peut mieux que 
les oies blanchir le visage de l'hôte devant son in- 
vité. » Et il répondit : « Sur ma tête et sur mon œil! 
Qu'il en soit ainsi ! » 

Et donc, le lendemain à l'aube, l'homme égorgea 
les deux oies dodues, et alla acheter un ratl de hachis 
de viande, et un ratl de riz, et une once d'épices 
chaudes et d'autres assaisonnements. Et il porta le 
tout à la maison, et dit à son épouse : « Tâche de tenir 
les oies rôties prêtes pour midi, car c'est l'heure où 



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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE BOUCHER) 261 

je viendrai avec mes invités. » Et il s'en alla en sa 
voie. 

Alors elle se leva, et dépluma les oies, et les net- 
toya, et les farcit d'une farce merveilleuse composée 
de hachis de viande, de riz, de pistaches, d'amandes, 
de raisins, de pignons et d'épices fines, et en sur- 
veilla la cuisson jusqu'à ce qu'elle fût parfaitement à 
point. Et elle envoya sa petite négresse appeler l'ado- 
lescent, son bien-aimé, qui se hâta d'accourir. Et elle 
l'accola, et il l'accola, et après qu'ils se furent dulci- 
fiés et satisfaits mutuellement, elle lui remit les 
deux délicieuses oies en leur entier, contenant et 
contenu. Et il les prit et s'en alla en sa voie. Et voilà 
pour lui, définitivement... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT CINQUANTE ET UNIÈME NUIT 



Elle dit: 

... elle lui remit les deux délicieuses oies en leur 
entier, contenant et contenu. Et il les prit et s'en 
alla en sa voie. Et voilà pour lui, définitivement. 

Quant à l'époux de l'adolescente, il ne manqua 
pas d'être exact à l'heure. Et, à midi, il arriva chez 
lui, accompagné d'un ami, et frappa à la porte. Et 
elle se leva, et alla leur ouvrir, et les invita à entrer, 

T. XIII. 17 



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262 LES MILLE NUITS ET UNE NB1T 

et les reçut avec cordialité. Puis elle prit à part son 
mari et lui dit : « Nous tuons les deux oies, les deux 
à la fois, et tu n'amènes qu'un homme avec toi? Mais 
quatre invités pourraient encore venir pour faire 
honneur à ma cuisine. Allons, sors et va vite cher- 
cher encore deux de tes amis, ou même trois, pour 
manger les oies. Et l'homme sortit docilement pour 
faire ce qu'elle lui ordonnait. 

Alors la femme alla trouver l'invité, et l'aborda 
avec un visage retourné, et lui dit d'une voix trem- 
blante d'émotion : « ! hélas sur toi ! Tu es perdu sans 
recours ! Par Allah ! tu dois n'avoir pas d'enfants ni de 
famille pour te jeter ainsi, tête baissée, vers une mort 
certaine! » Et l'invité, ayant entendu ces paroles, 
sentit la terreur l'envahir et s'enfoncer profondément 
dans son cœur. Et il demanda: « Qu'y a-t-il donc, ô 
femme de bien? Et quel est le terrible malheur qui 
me menace dans ta maison? » Et elle répondit : « Par 
Allah! je ne puis garder le secret! Sache donc que 
mon mari a à se plaindre gravement de ta conduite à 
son égard, et qu'il ne t'a amené ici que dans l'in- 
tention de te dépouiller de tes testicules, et de te 
réduire à la condition d'eunuque châtré. Et, après 
cela, que tu meures ou que tu vives, hélas et pitié 
sur toi ! » Et elle ajouta : « Mon mari est allé chercher 
deux de ses amis, pour l'aider dans ta castration? » 

En entendant cette révélation de l'adolescente, 
l'invité se leva à l'heure et à l'instant, et sauta dans 
la rue, et livra ses jambes au vent. 

Et, au même moment, entra le mari, accompagné 
de deux amis, cette fois. Et l'adolescente l'accueillit, 
en s'écriant : « O mon émoi, ô mon émoi ! les oies ! 



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LÀ MALICE DES ÉPOUSES (LE BOUCHER) 263 

les oies! » Et il demanda: « Par Allah, qu'y a-t-il, 
et pourquoi ? pourquoi ? » Elle dit : « mon désar- 
roi ! ô mon émoi ! ah ! malheur à moi ! les oies ! les 
oies ! » Il demanda : « Hé, qu'ont-elles donc les oies? 
Par Allah, tais-toi, et tiens ton gosier coi, et dis-moi 
ce qu'elles ont, tes oies! Que je les voie, que je les 
voie ! » Elle dit : « Alors vois ! vois ! par là, par là ! 
ton hôte les emporta comme une proie, et s'en alla 
par la fenêtre, en sa voie! » Et elle ajouta: « Et 
maintenant, festoie ! festoie ! » 

A ces paroles de son épouse, l'homme sortit en 
toute hâte dans la rue, et vit son premier invité qui 
courait à toutes jambes, la tunique entre les dents. 
Et il lui cria: « Par Allah sur toi ! reviens, reviens, 
et je ne t'enlèverai pas le tout! Reviens, et, par 
Allah, je ne te prendrai que la moitié !» — Il voulait 
dire, par là, ô roi du temps, qu'il ne prendrait 
qu'une oie, et lui laisserait la seconde oie. — Mais, 
en l'entendant crier de la sorte, le fugitif, persuadé 
qu'on ne le rappelait que pour lui enlever un œuf au 
lieu des deux, s'écria, en continuant à fuir : « M'en- 
lever un œuf? c'est loin de ta langue de bœuf ! Cours 
donc après moi, si tu veux me frustrer d'un de mes 
œufs ! » 

Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! » 

— Et le roi, ayant entendu cette histoire du bou- 
cher, faillit s'évanouir de rire. Après quoi, il se 
tourna vers le bouffon, et lui demanda: « Faut-il, à 
celui-là, lui enlever un de ses œufs, ou bien tous les 
deux? » Et le bouffon dit: « Laissons-lui ses œufs, 
car les lui enlever serait peu. Et ce n'est pas mon 



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264 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

vœu. » Et le sultan dit à l'homme: « Retire-toi de 
devant nos yeux ! » 

Et, Thomme s'étant retiré dans le rang de ses 
compagnons, s'avança le quatrième fornicateur, qui 
supplia le sultan de lui accorder la même faveur avec 
la même condition. Et, le sultan lui ayant donné son 
consentement, le quatrième fornicateur qui était le 
chef-clarinette, celui-là même qui avait passé pour 
Tangc Israfil, dit : 



HISTOIRE RACONTÉE PAR LE CHEF-CLARINETTE 



« Il est raconté qu'il y avait dans une ville d'entre 
les villes d'Egypte un homme déjà âgé qui avait un 
fils pubère, gaillard fainéant et sournois, qui ne pen- 
sait, du matin au soir, qu'à faire fructifier l'héritage 
de son père. Et cet homme âgé, père du jeune gail- 
lard, avait dans sa maison, malgré son grand âge, 
une épouse de quinze ans, qui était belle à la per- 
fection. Et le fils ne cessait de tourner autour de 
l'épouse de son père, dans l'intention de lui enseigner 
la véritable résistance du fer, et sa différence d'avec 
la cire molle. Et le père, qui savait que son fils était 
un garnement de la pire espèce, ne savait comment 
faire pour mettre sa jeune épouse à l'abri de ses en- 
treprises. Et il finit par trouver que le moyen le plus 
sûr de garantie était, pour lui, de prendre une 



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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE CHEF-CLA BINETTE) 265 

seconde épouse sur la première, de façon qu'ayant 
deux femmes Tune à côté de l'autre, il pût les sauve- 
garder Tune par l'autre, et les faire se prémunir 
mutuellement contre les embûches de son fils. Et il 
choisit une seconde épouse, plus belle et plus jeune 
encore, et la mit avec la première. Et il cohabita avec 
chacune d'elles, alternativement. 

Or, le jeune gaillard, ayant compris l'expédient de 
son père, se dit : « Hé, par Allah ! j'aurai la bouchée 
double, maintenant. » Mais il lui était bien difficile 
de réaliser son projet ; car le père, chaque fois qu'il 
était obligé de sortir, avait pris l'habitude de dire à 
ses deux jeunes épouses : « Gardez-vous bien contre 
les tentatives de mon fils, ce garnement. Car c'est 
un débauché insigne qui trouble ma vie, et qui m'a 
déjà forcé à divorcer d'avec trois épouses, avant vous 
autres. Prenez garde ! prenez garde ! » Et les deux 
adolescentes répondaient : « Ouallahi, si jamais il 
tentait le moindre geste sur nous, ou s'il nous disait 
la moindre parole inconvenante, nous lui claquerions 
la figure avec nos babouches! » Et le vieux insistait, 
disant : « Prenez garde ! prenez garde ! » Et elles 
répondaient : « Nous sommes sur nos gardes ! nous 
sommes sur nos gardes ! » Et le garnement se disait : 
« Par Allah, nous verrons bien si elles me claqueront 
la figure avec leurs babouches, nous verrons bien ! » 

Or, un jour, la provision de blé de la maison 
étant épuisée, le vieux dit à son fils : « Allons au 
marché du blé, en acheter un sac ou deux. » Et ils 
sortirent ensemble, le père marchant devant son fils. 
Et les deux épouses, pour les voir partir, montèrent 
sur la terrasse de la maison. 



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266 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Or, en route, le vieux s'aperçut qu'il n'avait pas 
pris avec lui ses babouches, qu'il avait l'habitude de 
tenir à la main en chemin, ou de suspendre sur ses 
épaules. Et il dit à son fils : « Retourne vite à la 
maison me les chercher. » Et le gaillard retourna 
tout d'une haleine à la maison, et, ayant aperçu les 
deux adolescentes, épouses de son père, assises sur 
la terrasse, il leur cria d'en bas : « Mon père m'en- 
voie vers vous autres, chargé d'une commission ! » 
Elles demandèrent : « Et laquelle ? » Il dit : « Il m'a 
ordonné de revenir ici, et de monter vous embrasser 
autant que je veux, toutes les deux, toutes les deux ! » 
Et elles répondirent : « Que dis-tu là, ô chien ? Par 
Allah ! ton père n'a jamais pu te charger d'une telle 
mission ; et tu mens, ô garnement de la pire espèce, 
ô cochon ! » 11 dit : « Ouallahi, je ne mens pas ! » 
Et il ajouta: « Et je vais vous prouver que je 
ne mens pas ! » Et, de toute sa voix, it cria à son 
père, qui était loin : « O mon père, ô mon père ! 
une seulement, ou bien les deux? une seulement, 
ou bien les deux ? » Et le vieux répondit, de toute 
sa voix : « Les deux, ô débauché, les deux à la 
fois ! Et qu'Allah te maudisse ! » Or, ô mon seigneur 
le sultan, le vieux voulait signifier par là à son fils 
qu'il eût à lui apporter les deux babouches, et non 
à embrasser ses deux épouses. 

En entendant cette réponse de leur époux, les deux 
adolescentes se dirent Tune à l'autre : « Le gaillard 
n'a pas menti ! Laissons-le donc faire avec nous ce- 
que son père lui a commandé de faire. » 

Et c'est ainsi, ô mon seigneur le sultan, que, 
grâce à cette ruse des babouches, le gaillard put 



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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE CHEF-CLARINETTE) 267 

monter auprès des deux mouches, et avoir avec 
elles une extraordinaire escarmouche. Après quoi, 
il porta à son père les babouches. Et les deux ado- 
lescentes, depuis ce moment-là, ne cessèrent de 
vouloir l'embrasser sur la bouche, en lui disant : 
« Couche ! couche ! » Et les yeux du vieux ne virent 
rien, car ils étaient louches. 
Et telle est mon histoire, 6 roi plein de gloire ! » 

— Lorsque le roi eut entendu cette histoire de son 
chef-clarinette, il fut à la limite de la jubilation, et 
lui aceorda la grâce plénièré qu'il demandait pour ses 
testicules. Puis il congédia les quatre fornicateurs, 
en leur disant : « Embrassez d'abord la main de mon 
fidèle serviteur, que vous avez trompé, et demandez- 
lui pardon ! » Et ils répondirent par l'ouïe et l'obéis- 
sance, et se réconcilièrent avec le bouffon, et vécu- 
rent, depuis lors, avec lui dans les meilleurs termes. 
Et lui également. » 



— Mais, continua Schahrazade, l'histoire de la malice 
des épouses, ô Roi fortuné, est si longue, que je préfère 
te raconter tout de suite la merveilleuse Histoire d'Ali 
Baba et des Quarante voleurs. 



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HISTOIRE DALI BABA ET DES QUA- 
RANTE VOLEURS 



Et Schahrazade dit au roi Schahriar : 

Il m'est revenu, ô Roi fortuné, qu'il y avait, en les 
années d'il y a très longtemps et les jours du passé 
reculé, dans une ville d'entre les villes de la Perse, 
deux frères dont l'un se nommait Kassim et l'autre 
Ali Baba. — Exalté soit Celui devant qui s'effacent 
tous les noms, surnoms et prénoms, et qui voit les 
âmes dans leur nudité et les consciences dans leur 
profondeur, le Très-Haut, le Maître des destinées! 
Amîn ! 

Et ensuite ! 

Lorsque le père de Kassim et d'Àli Baba, qui était 
un très pauvre homme du commun, eut trépassé 
dans la miséricorde de son Seigneur, les deux frères 
se partagèrent en toute équité de partage le peu qui 
leur était échu en héritage ; mais ils ne tardèrent pas 
à manger le maigre fourrage qui était tout leur apa- 
nage, et se trouvèrent, du jour au lendemain, sans 
pain ni fromage, et bien allongés quant à leur nez et 



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270 LE8 MILLE NUITS ET UNE NUIT 

à leur visage. Et voilà ce que c'est que d'être sot dans 
le jeune âge et d'oublier les conseils des sages ! 

Mais bientôt l'aîné, qui était Kassim, se voyant 
en train de fondre d'inanition dans sa peau, se mit 
en quête d'une situation lucrative. Et, comme il 
était avisé et plein de rouerie, il ne tarda pas à 
faire la connaissance d'une entremetteuse — éloigné 
soit le Malin ! — qui, après avoir mis à l'épreuve 
ses facultés de monteur et ses vertus de coq sauteur 
et sa puissance de copulateur, le mari a -à une ado- 
lescente qui avait bon gîte, bon pain et muscles 
parfaits, et qui était une excellente chose, tout à fait. 
Béni soit le Rétributeur ! Et il eut, de la sorte, outre 
la jouissance de son épouse, une boutique bien gar- 
nie dans le centre du souk des marchands. Car telle 
était la destinée écrite sur son front, dès sa naissance. 
Et voilà pour lui ! 

Quant au second, qui était AH Baba, voici ! Comme, 
de sa nature, il était dénué d'ambition, avait des 
goûts modestes, se contentait de peu et n'avait point 
l'œil vide, il se fit coupeur de bois, et se mit à mener 
une vie de pauvreté et de labeur. Mais il sut, mal- 
gré tout, vivre avec tant d'économie, grâce aux 
leçons de la dure expérience, qu'il put mettre de 
côté quelque argent qu'il employa sagement à s'ache- 
ter un âne, puis deux ânes, puis trois ânes. Et il se 
mit à les conduire tous les jours avec lui dans la forêt, 
et à les charger des bûches et des fagots qu'il était 
auparavant obligé de porter sur son dos. 

Or, devenu de la sorte propriétaire de trois ânes, 
Ali Baba inspira une telle confiance aux gens de sa 
corporation, tous de pauvres bûcherons, que l'un 



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HISTOIRE d'aLI BABA... 271 

d'eux se fit un honneur de lui offrir sa fille en ma- 
riage. Et les trois ânes d'Ali Baba furent inscrits sur 
le contrat, devant le kàdi et les témoins, comme 
toute dot et tout douaire de la jeune fille, qui, d'ail- 
leurs, n'apportait dans la maison de son époux 
aucun trousseau ni rien de semblable, vu qu'elle 
était une fille de pauvres. Mais la pauvreté et la 
richesse ne durent qu'un temps, alors qu'Allah 
l'Exalté est l'éternel Vivant. 

Et Ali Baba, grâce à la bénédiction, eut de son 
épouse, la fille des bûcherons, des enfants comme 
des lunes, qui bénissaient leur Créateur. Et il vivait 
modestement dans l'honnêteté avec toute sa famille, 
du produit de la vente en ville de ses bûches et fa- 
gots, ne souhaitant de son Créateur rien de plus que 
ce simple bonheur tranquille. 

Or, un jour d'entre les jours, comme Ali Baba 
était occupé à abattre du bois dans un fourré vierge 
de coups de hache, alors que ses trois ânes, atten- 
dant leur charge habituelle, se prélassaient en pais- 
sant et en pétant non loin de là, le coup de la desti- 
née se fit entendre pour Ali Baba dans la forêt. Mais 
Ali Baba ne s'en doutait pas qui croyait que sa desti- 
née suivait son cours depuis des ans ! 

Ce fut d'abord un bruit sourd, dans le loin, qui se 
rapprocha rapidement, pour devenir distinct à l'o- 
reille sur le sol, comme un galop multiplié et gran- 
dissant. Et Ali Baba, homme paisible et détestant 
les aventures et les complications, se sentit bien 
effrayé de se trouver seul avec ses trois ânes pour 
tous compagnons, dans cette solitude. Et sa pru- 
dence lui conseilla de grimper sans retard au haut 



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272 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

d'un grand et gros arbre qui s'élevait au sommet 
d'un petit monticule et qui dominait toute la forêt. 
Et il put, ainsi posté et caché entre les branches, 
examiner quelle pouvait bien être l'affaire. 

Or, il fit bien ! 

Car il était à peine là, qu'il aperçut une troupe de 
cavaliers armés terriblement qui, d'un bon train, 
s'avançaient du côté où il se trouvait. Et à leur 
mine noire, à leurs yeux de cuivre neuf et à leurs 
barbes séparées férocement par le milieu en deux 
ailes de corbeau de proie, il ne douta pas qu'ils ne 
fussent des brigands voleurs, coupeurs de routes, de 
la plus détestable espèce. 

Ce en quoi Ali Baba ne se trompait pas. 

Quand donc ils furent tout près du monticule ro- 
cheux où Ali Baba, invisible mais voyant, était per- 
ché, ils mirent pied à terre sur un signe de leur 
chef, un géant, débridèrent leurs chevaux, leur pas- 
sèrent au cou, à chacun, un sac à fourrage plein 
d'orge, qui était placé sur la croupe, derrière la selle, 
et les attachèrent par le licou aux arbres avoisinants. 
Après quoi ils défirent les bissacs, et les chargèrent 
sur leurs propres épaules. Et comme ces bissacs 
étaient très lourds, les brigands marchaient courbés 
sous leur poids. 

Et tous défilèrent en bon ordre au-dessous d'Ali 
Bâta, qui put aisément les compter et trouver qu'ils 
étaient au nombre de quarante : pas un de plus, pas 
un de moins... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tul. 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 273 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT 



Elle dit: 



... au nombre de quarante : pas un de plus, pas 
un de moins. 

Et ils arrivèrent, ainsi chargés, au pied d'un grand 
rocher qui était à la base du monticule, et s'arrêtè- 
rent en file bien ordonnée. Et leur chef, qui était 
en tête de file, déposa un instant son lourd bissac 
sur le sol, se redressa de toute sa taille face au ro- 
cher et, d'une voix retentissante, s'adressant à quel- 
qu'un ou à quelque chose d'invisible à tous les 
regards, il s'écria : 

« Sésame, ouvre-toi ! » 

Et aussitôt le rocher s'entr'ouvrit largement. 

Alors le chef des brigands voleurs s'écarta un peu, 
pour laisser d'abord ses hommes passer devant lui. 
Et quand ils furent tous entrés, il rechargea son 
bissac sur son dos, et pénétra le dernier. 

Puis il s'écria d'une voix de commandement sans 
réplique : 

« Sésame, referme-toi ! » 

Et le rocher se referma en se scellant, comme si 
jamais la sorcellerie du brigand ne l'avait divisé, par 
la vertu de la formule magique. 

A cette vue, Ali Baba s'étonna en son âme prodi- 



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274 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

gieusemcnt, et se dit : « Pourvu que, par leur science 
de la sorcellerie, ils ne découvrent pas ma retraite et 
ne fassent alors entrer ma longueur dans ma lar- 
geur ! » Et il se garda bien de faire le moindre mou- 
vement, malgré toute l'inquiétude qui le travaillait 
au sujet de ses ânes, qui continuaient à s'ébattre 
librement dans le fourré. 

Quant aux quarante voleurs, après un séjour assez 
prolongé dans la caverne où Ali Baba les avait vus 
s'engouffrer, ils donnèrent quelque signe de leur 
réapparition par un bruit souterrain semblable à 
quelque tonnerre lointain. Et le rocher finit enfin 
par se rouvrir et laisser sortir les quarante, avec 
leur chef en tête, et tenant à la main leurs bissacs 
vides. Et chacun d'eux retourna à son cheval, le 
rebrida, et sauta dessus, après avoir fixé le bissac 
sur la selle. Et le chef se tourna alors vers l'ouver- 
ture de la caverne et prononça à haute voix la for- 
mule : « Sésame, referme-toi ! » Et les deux moitiés 
du rocher se rejoignirent et se soudèrent sans aucune 
trace de séparation. Et tous reprirent, avec leur 
mine de goudron et leurs barbes de cochons, le che- 
min paroù ils étaient venus. Et voilà pour eux. 

Mais pour ce qui est d'Ali Baba, la prudence, qui 
lui était échue en partage parmi les dons d'Allah, 
fit qu'il resta encore dans sa cachette, ïnalgré tout le 
désir qu'il avait d'aller rejoindre ses ânes. Car il se 
dit : « Ces terribles brigands voleurs peuvent bien, 
ayant oublié quelque chose dans leur caverne, reve- 
nir sur leurs pas à l'improviste et me surprendre ici 
môme. Et c'est alors, ya Ali Baba, que tu verras ce 
qu'il en coûte à un pauvre diable comme toi de se 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 275 

mettre sur la route de si puissants seigneurs ! » Donc, 
ayant ainsi réfléchi, Ali Baba se contenta simplement 
de suivre de l'œil les redoutables cavaliers jusqu'à 
ce qu'il les eût perdus de vue. Et ce ne fut que bien 
longtemps après qu'ils eurent disparu, et que toute 
la forêt fut rentrée dans un silence rassurant, qu'il 
se décida enfin à descendre de son arbre, et encore 
avec mille précautions, et en se retournant à droite 
et à gauche au fur et à mesure qu'il quittait une 
branche élevée pour une branche plus basse. 

Lorsqu'il fut à terre, Ali Baba s'avança vers le 
rocher en question, mais tout doucement et sur la 
pointe des pieds, en retenant sa respiration. Et il 
aurait bien voulu auparavant aller revoir ses ânes 
et se tranquilliser à leur sujet, vu qu'ils étaient 
toute sa fortune et le pain de ses enfants, mais une 
curiosité sans précédent s'était allumée dans son 
cœur de tout ce qu'il avait vu et entendu du haut de 
son arbre. Et d'ailleurs c'était sa destinée qui le 
poussait invinciblement vers cette aventure-là. 

Or, arrivé devant le rocher, Ali Baba l'inspecta de 
haut en bas, et le trouva lisse et sans une anfractuo- 
sité où aurait pu se glisser la pointe d'une aiguille. 
Et il se dit : « C'est pourtant là-dedans que sont 
entrés les quarante, et c'est bien avec mon propre 
œil que je lésai vus disparaître là-dedans ! Ya Allah ! 
Quelle subtilité ! Et qui sait ce qu'ils sont entrés 
faire dans cette caverne défendue par toutes sortes 
de talismans dont j'ignore le premier mot! » Puis il 
pensa : « Par Allah ! j'ai pourtant bien retenu la 
formule d'ouverture et la formule de fermeture ! Si 
je les essayais un peu, pour voir seulement si dans 



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276 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

ma bouche elles ont la même vertu que dans la bou- 
che de cet effrayant bandit géant ! » 

Et, oubliant toute sa pusillanimité ancienne, et 
poussé par la voix de sa destinée, Ali Baba le bû- 
cheron se tourna vers le rocher et dit : 

« Sésame, ouvre-toi! » 

Et bien que les trois mots magiques eussent été 
prononcés d'une voix mal assurée, le rocher se 
sépara et s'ouvrit largement. Et Ali Baba, dans une 
épouvante extrême, eut bien voulu tourner le dos à 
tout cela et livrer se& jambes au vent, mais la force 
de sa destinée l'immobilisa devant l'ouverture et le 
força à regarder. Et, au lieu de voir là dedans une 
caverne de ténèbres et d'horreur, il fut à la limite 
de la surprise en voyant s'ouvrir devant lui une 
large galerie, qui donnait de plain-pied sur une salle 
spacieuse creusée en voûte à même la pierre, et rece- 
vant largement la lumière par des ouvertures angu- 
laires ménagées dans le haut. Si bien qu'il se décida 
à mettre un pied devant l'autre, et à pénétrer dans 
ce lieu qui, à première vue, n'avait rien de particu- 
lièrement terrifiant. 11 prononça donc la formulé 
propitiatoire : « Au nom d'Allah le Clément, le Mi- 
séricordieux ! » qui acheva de le réconforter, et 
s'avança sans trop trembler jusque dans la salle 
voûtée. Et dès qu'il y fut arrivé, il vit les deux 
moitiés du rocher se rejoindre sans bruit et boucher 
complètement l'ouverture : ce qui ne laissa pas de 
l'inquiéter, malgré tout, vu que la constance dans le 
courage n'était pas son fort. Toutefois il pensa qu'il 
pourrait désormais, grâce à la formule magique, 
faire s'ouvrir d'elles-mêmes devant lui toutes les 



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HISTOIRE^' ALI BABA... 277 

portes. Et il se laissa alors aller à regarder en toute 
tranquillité ce qui s'offrait devant ses yeux. 

Et il vit, tout le long des murs, s'étageant jusqu'à 
la voûte, des piles et des piles de riches marchan- 
dises, et des ballots d'étoffes de soie et de brocart, 
et des sacs de provisions de bouche, et de grands 
coffres remplis jusqu'aux bords d'argent monnayé, 
et d'autres pleins d'argent en lingots, et d'autres 
remplis de dinars d'or et de lingots d'or par rangées 
alternées. Et, comme si tous ces coffres et tous ces 
sacs ne suffisaient pas pour contenir les richesses 
accumulées, le sol était jonché de tas d'or, de bijoux 
et d'orfèvreries, tant que le pied ne savait où se 
poser sans se heurter à quelque joaillerie ou se 
buter à quelque tas de dinars flambants. Et Ali 
Baba, qui de sa vie n'avait vu la vraie couleur de 
l'or ni même connu son odeur, s'émerveilla de tout 
cela à la limite de l'émerveillement. Et à voir ces 
trésors entassés là, au hasard des fournées, et ces 
innombrables somptuosités dont les moindres eus- 
sent avantageusement orné le palais d'un roi, il se 
dit qu'il devait y avoir non pas des années mais des 
siècles que cette grotte servait de dépôt, en même 
temps que de refuge, à des générations de voleurs 
fils de voleurs, descendants des pillards de Babylone. 

Lorsqu'Ali Baba fut quelque peu revenu de son 
émerveillement, il se dit : « Par Allah, ya Ali Baba, 
voici que ta destinée prend un visage blanc, et te 
transporta d'à côté de tes ânes et de tes fagots au 
milieu d'un bain d'or comme n'en ont vu que le roi 
Soleïmàn et Iskandar aux deux cornes ! Et du coup 
tu apprends les formules magiques et te sers de leurs 

T. XIII. 18 



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278 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

vertus et te fais ouvrir les portes de roc et les fabu- 
leuses cavernes, ô bûcheron béni ! C'est là une 
grande grâce du Rétributeur, qui te rend ainsi le 
maître des richesses accumulées par les crimes de 
générations de voleurs et de bandits. Et si tout cela 
est arrivé, c'est bien pour que tu puisses être désor- 
mais, avec ta famille, à l'abri du besoin, en faisant 
servir à un bon usage For du vol et du pillage ! » 

Et, s'étant mis par ce raisonnement en paix avec 
sa conscience, Ali Baba le pauvre se pencha vers un 
des sacs à provisions, le vida de son contenu et le 
remplit rien que de dinars d'or et d'autres pièces en 
or monnayé, sans s'attacher à l'argent et aux autres 
objets de prix. Et il chargea le sac sur ses épaules et 
le porta au bout de la galerie. Puis il revint dans la 
salle voûtée, et remplit de la même manière un se- 
cond sac, puis un troisième sac et plusieurs autres 
sacs, autant qu'il pensait que pouvaient en porter, 
sans faiblir, ses trois ânes. Et, cela fait, il se tourna 
vers l'entrée de la caverne et dit: « Sésame, ouvre- 
toi ! » Et dans l'instant les deux battants de la porte 
rocheuse s'ouvrirent dans toute leur largeur, et Ali 
Baba courut rassembler ses ânes et les fit approcher 
de l'entrée. Et il les chargea des sacs, qu'il prit soin 
de cacher habilement, en accommodant des bran- 
chages par-dessus. Et, quand il eut achevé cette be- 
sogne, il prononça la formule de fermeture, et les 
deux moitiés du rocher se rejoignirent aussitôt. 

Alors Ali Baba poussa devant lui ses ânes chargés 
d'or, en les encourageant d'une voix pleine de res- 
pect, et non point en les accablant des malédictions 
et des injures retentissantes qu'il leur adressait d'or- 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 279 

dinaire, quand ils traînaient leurs pieds. Car si Ali 
Baba, comme tous les conducteurs d'ânes, gratifiait 
ses bêtes d'appellations telles que : « ô religion du 
zebb ! » ou « l'histoire de ta sœur ! » ou « fils d'en- 
culé ! » ou « vente d'entremetteuse ! », ce n'était point 
certes pour les offusquer, car il les aimait à l'égal de 
ses enfants, c'était simplement pour leur faire en- 
tendre raison. Mais cette fois il sentit qu'il ne pou- 
vait, en toute justice, leur appliquer de tels qualifi- 
catifs, quand ils portaient sur eux plus d'or qu'il n'y 
en avait dans la cassette du sultan. Et, sans les bous- 
culer autrement, il reprit avec eux le chemin de la 
ville. . . 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT 



Elle dit : 

... Et, sans les bousculer autrement, il reprit avec 
eux le chemin de la ville. 

Or, en arrivant devant sa maison, Ali Baba trouva 
la porte fermée en dedans avec le gros loquet en 
bois, et se dit: « Si j'essayais sur elle la vertu de la 
formule? » Et il dit: « Sésame, ouvre-toi! » Et aussi- 
tôt la porte, se séparant d'avec son loquet, s'ouvrit 
toute grande. Et Ali Baba, sans annoncer autrement 



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280 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

son arrivée, pénétra avec ses ânes dans la petite 
cour de sa maison. Et il dit, en se tournant vers la 
porte : « Sésame, referme-toi ! » Et la porte, tournant 
sur elle-même, alla rejoindre sans bruit son loquet. 
Et Ali Baba fut de la sorte convaincu qu'il était désor- 
mais détenteur d'un incomparable secret doué d'une 
puissance mystérieuse, dont l'acquisition ne lui avait 
guère coûté d'autre tourment qu'une émotion passa- 
gère plutôt due à la mine rébarbative des quarante 
et à l'aspect farouche de leur chef. 

Lorsque l'épouse d'Ali Baba vit les ânes dans la 
cour et Ali Baba en train de les décharger, elle accou- 
rut en frappant ses paumes l'une contre l'autre de 
surprise, et s'écria: « homme, comment as-tu fait 
pour ouvrir la porte dont j'avais moi-même fermé le 
loquet? Le nom d'Allah sur nous tous ! Et xju 'apportes- 
tu, en ce jour béni, dans ces gros sacs si lourds que 
je n'ai jamais vus à la maison? » Et Ali Baba, sans 
répondre à la première question, dit: « Ces sacs nous 
viennent d'Allah, ô femme. Mais toi, viens m'aider 
à les porter dans la maison, au lieu de me tourmen- 
ter de questions sur les portes et les loquets. » Et 
l'épouse d'Ali Baba, comprimant sa curiosité, vint 
l'aider à charger les sacs sur son dos et à les porter, 
l'un après l'autre, à l'intérieur de la maison. Et 
comme elle les palpait chaque fois, elle sentit qu'ils 
contenaient de la monnaie, et pensa que cette mon- 
naie devait être de la vieille monnaie de cuivre ou 
quelque chose d'approchant. Et cette découverte, 
quoique fort incomplète et bien au-dessous de la 
réalité, jeta son esprit dans une grande inquiétude. 
Et elle finit par se persuader que son époux avait dû 



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HISTOIRE d'aLI BABA... 281 

s'associer à des voleurs ou autres gens semblables, 
sinon comment s'expliquer la présence de tant de 
sacs pesants de monnaie? Aussi, quand tous les sacs 
furent portés à l'intérieur, elle ne put davantage se 
retenir, et, éclatant soudain, elle se mit à se frapper 
les joues de ses deux mains, et à se déchirer les 
habits, en s 'écriant: « notre calamité ! perte sans 
recours de nos enfants ! potence ! » 

En entendant les cris et les lamentations de son 
épouse, Ali Baba fut à la limite de l'indignation et 
lui cria: « Potence dans ton œil, ô maudite ! Qu'as-tu 
à ululer ainsi de travers ? Et pourquoi veux-tu attirer 
sur nos têtes le châtiment des voleurs ? » Elle dit : 
« Le malheur va entrer dans la maison avec ces sacs 
de monnaie, 6 fils de l'oncle. Par ma vie sur toi, 
hâte-toi de les remettre sur le dos des ânes et de les 
transporter loin d'ici. Car mon cœur n'est pas tran- 
quille de les savoir dans notre maison ! » Il répondit : 
« Allah confonde les femmes dénuées de jugement ! 
Je vois bien, ô fille de l'oncle, que tu t'imagines que 
j'ai volé ces sacs ! Eh bien, détrompe-toi et rafraîchis 
tes yeux, car ils nous viennent du Rétributeur, qui 
m'a fait rencontrer ma destinée aujourd'hui dans la 
forêt. D'ailleurs je vais te raconter comment s'est 
faite cette rencontre, mais pas avant que j'aie vidé 
ces sacs, pour t'en montrer le contenu. » 

Et Ali Baba, prenant les sacs par un bout) les vida, 
l'un après l'autre, sur la natte. Et des masses d'or 
s'écroulèrent sonores, en lançant des feux par mil- 
liers dans la pauvre chambre du bûcheron. Et Ali 
Baba, triomphant de voir sa femme éblouie de ce 
spectacle, s'assit sur le tas d'or, ramena ses jambes 



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282 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

sous lui, et dit : « Ecoute-moi maintenant, 6 femme ! » 
Et il lui fit le récit de son aventure depuis le com- 
mencement jusqu'à la fin, sans omettre un détail. 
Mais il n'y a point d'utilité à la répéter. 

Lorsque l'épouse d'Ali Baba eut entendu le récit 
de l'aventure, elle sentit l'épouvante faire place dans 
son cœur à une grande joie, et elle se dilata et s'épa- 
nouit, et dit : « jour de lait, 6 jour de blancheur ! 
Louanges à Allah qui a fait entrer dans notre de- 
meure les biens mal acquis de ces quarante bandits 
coupeurs de routes, et qui a rendu de la sorte licite 
ce qui était illicite. Il est le Généreux, le Rétribu- 
teur! » 

Et elle se leva à l'heure et à l'instant, et s'assit 
sur ses talons devant le tas d'or, et se mit en devoir 
de compter un par un les innombrables dinars. Mais 
Ali Baba se mit à rire et lui dit: « Que fais-tu là, ô 
pauvre? Comment peux-tu songer à compter tout 
cela? Lève -toi plutôt, et viens m'aider à creuser une 
fosse dans notre cuisine, pour enfouir au plus vite 
tout cet or, et faire ainsi disparaître ses traces. Sinon 
nous risquons fort d'attirer sur nous la cupidité des 
voisins et des officiers de police ! » Mais l'épouse 
d'Ali Baba, qui aimait l'ordre en toute chose, et qui 
tenait à se faire une idée exacte sur la quantité des 
richesses qui leur entraient en ce jour béni, répon- 
dit : « Non certes, je ne veux pas m'attarder à comp- 
ter cet or. Mais je ne puis le laisser enfouir sans 
l'avoir au moins pesé ou mesuré. C'est pourquoi je 
te supplie, ô fils de l'oncle, de me donner le temps 
d'aller chercher une mesure en bois dans le voisinage. 
Et je le mesurerai pendant que tu creuseras la fosse. 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 283 

Et de la sorte ce sera à bon escient que nous pour- 
rons dépenser le nécessaire et le superflu sur nos 
enfants ! » 

Et Ali Baba, bien que cette précaution lui parût 
pour le moins superflue, ne voulut pas contrarier sa 
femme dans une occasion si pleine de joie pour eux 
tous, et lui dit: « Soit! Mais va et reviens vite, et 
surtout prends bien garde de divulguer notre secret 
ou d'en dire le moindre mot ! » 

Lors donc l'épouse d'Ali Baba sortit à la recherche 
de la mesure en question, et pensa que le plus court 
serait d'aller en demander une à l'épouse de Kassim, 
le frère d'Ali Baba, dont la maison ne ne trouvait 
pas loin de là. Et elle entra chez l'épouse de Kassim, 
la riche, la pleine d'infatuation, celle qui ne daignait 
jamais inviter à quelque repas chez elle le pauvre 
Ali Baba ni sa femme, vu qu'ils étaient sans fortune 
ni relations, celle qui n'avait jamais envoyé la moin- 
dre sucrerie aux enfants d'Ali Baba, lors des fêtes et 
anniversaires, ni même acheté pour eux une poi- 
gnée de pois chiches comme en achètent les très pau- 
vres gens aux enfants des très pauvres gens. Et, 
après les salams de cérémonie, elle la pria de lui 
prêter une mesure en bois pour quelques moments. 

Lorsque l'épouse de Kassim eut entendu ce mot de 
mesure, elle fut extrêmement étonnée, car elle savait 
Ali Baba et sa femme très pauvres, et elle ne pouvait 
comprendre à quel usage ils destinaient cet usten- 
sile dont ne se servent d'ordinaire que les proprié- 
taires de grandes provisions de grains, tandis que 
les autres se contentent d'acheter leur grain du jour 
ou de la semaine chez le grainetier. Aussi, bien 



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284 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

qu'en d'autres circonstances elle lui eût, sans aucun 
doute, tout refusé, sous n'importe quel prétexte, elle 
se sentit, cette fois, trop allumée de curiosité pour 
laisser échapper cette occasion de se satisfaire. Elle 
lui dit donc : « Qu'Allah augmente sur vos têtes ses 
faveurs! Mais cette mesure, ô mère d'Ahmad, la 
veux-tu grande ou petite? » Elle répondit: « Plutôt 
petite, ô ma maîtresse ! » Et l'épouse de Kassim alla 
chercher la mesure en question. 

Or, ce n'était point en vain que cette femme était 
un produit de vente d'entremise — qu'Allah refuse 
ses grâces aux produits de cette espèce, et qu'il con- 
fonde toutes les rouées ! — car, voulant à tout prix 
savoir quelle sorte de grain sa parente pauvre vou- 
lait mesurer, elle s'avisa d'une supercherie comme 
en ont toujours entre leurs doigts les filles de putains. 
Elle courut, en effet, prendre du suif, et en enduisit 
adroitement le fond de la mesure, en-dessous, du 
côté où se pose cet ustensile. Puis elle revint auprès 
de sa parente, en s'excusant de l'avoir fait attendre, 
et lui remit la mesure. Et la femme d'Ali Baba se 
confondit en remerciements, et se hâta de revenir 
chez elle. 

Et elle commença par poser la mesure au milieu 
du tas d'or. Et elle se mit à l'emplir et à la vider un 
peu plus loin, en marquant sur le mur, avec un 
morceau de charbon, autant de traits noirs qu'elle 
l'avait vidée de fois. Et comme elle venait d'achever 
son travail, Ali Baba rentra, ayant fini, de son côté, 
de creuser la fosse dans la cuisine. Et son épouse 
lui montra sur le mur les traits au charbon, en exul- 
tant de joie, et lui laissa le soin d'enfouir tout l'or, 



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HISTOIRE D'ALI BABA... ' 285 

pour aller elle-même en toute diligence rendre la 
mesure à l'impatiente épouse de Kassim. Et elle ne 
savait pas, la pauvre! qu'un dinar d'or s'était attaché 
au-dessous de la mesure, grâce au suif de la perfidie. 

Elle remit donc la mesure à sa riche parente, la 
vendue de l'entremetteuse, et la remercia beaucoup 
et lui dit : « J'ai voulu être exacte avec toi, ô ma 
maîtresse, afin qu'une autre fois ta bonté ne se décou- 
rage pas à mon égard. » Et elle s'en alla en sa voie. 
Et voilà pour l'épouse d'Ali Baba ! 

Quant à l'épouse de Kassim, la rouée, elle n'atten- 
dit que le dos tourné de sa parente pour retourner la 
mesure en bois, et en regarder le dessous. Et elle fut 
à la limite de la stupéfaction en voyant une pièce 
d'or collée dans le suif, au lieu de quelque grain de 
fève, d'orge ou d'avoine. Et de safran devint la peau 
de son visage et de bitume très foncé la couleur de 
ses yeux. Et pétri de jalousie et de dévorante envie 
devint son cœur. Et elle s'écria : « La destruction 
sur leur demeure ! Depuis quand ces misérables ont- 
ils comme ça de l'or par poids et par mesures ? » Et 
dans la fureur inexprimable où elle était, elle ne put 
attendre que son époux fût rentré de sa boutique ; 
mais elle envoya sa servante le chercher en toute 
hâte. Et dès que l'essoufflé Kassim eut franchi le 
seuil de la maison, elle l'accueillit par des exclama- 
tions furibondes, tout comme si elle l'avait surpris 
en train de triturer quelque jeune garçon. 

Puis, sans lui laisser le temps de se reconnaître 
sous cette tempête, elle lui mit sous le nez le dinar 
d'or en question, et lui cria : « Tu le vois ! Eh bien, ce 
n'est que le reste de ces misérables ! Ah, tu te crois 



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286 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

riche, et tu te félicites tous les jours d'avoir boutique 
et clients, alors que ton frère n'a que trois ânes pour 
tout lot ! Détrompe-toi, ô cheikh ! Car Ali Baba, ce 
fagoteur, ce ventre creux, ce rien du tout, ne se con- 
tente pas de compter son or comme toi, lui : il le me- 
sure ! Par Allah ! il le mesure, comme fait le graine- 
tier de son grain ! » 

Et, dans un orage de paroles, de cris et de vocifé- 
rations, elle le mit au courant de l'affaire, et lui 
expliqua de quel stratagème elle s'était servie pour 
faire la stupéfiante découverte de la richesse 'd'Ali 
Baba. Et elle ajouta : « Ça n'est pas tout ça, ô cheikh ! 
A toi maintenant de découvrir la source de la fortune 
de ton misérable frère, cet hypocrite maudit qui 
feint la pauvreté et manie l'or par mesures et par 
brassées ! » 

En entendant ces paroles de son épouse, Kassim 
ne douta pas de la réalité de la fortune de son frère. 
Et loin de se trouver heureux de savoir le fils de son 
père et de sa mère à l'abri désormais de tout besoin, 
et de se réjouir de son bonheur, il en conçut une jalou- 
sie bilieuse et sentit éclater de dépit sa poche à fiel... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT 



Elle dit : 



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histoire d'ali BÀBÀ... 287 

... il en conçut une jalousie bilieuse et sentit 
éclater de dépit sa poche à fiel. Et il se leva à l'heure 
et à l'instant, et courut chez son frère voir par ses 
propres yeux ce qu'il y avait à voir. 

Et il trouva Ali Baba qui avait encore sa pioche à 
la main, ayant fini d'enfouir son or. -Et, l'abordant 
sans lui donner le salam et sans l'appeler par son 
nom ni par son prénom et même sans le traiter de 
frère, car il avait oublié cette proche parenté depuis 
qu'il avait épousé le riche produit de l'entremetteuse, 
il lui dit : « Ah, c'est comme ça, ô père des ânes, 
que tu fais le réservé et le cachottier avec nous ! Oui, 
continue à simuler la pauvreté et la misère et à faire 
le gueux devant les gens, pour, dans ton gîte à poux 
et à punaises, mesurer l'or comme le grainetier son 
grain! » 

En entendant ces paroles, Ali Baba fut à la limite 
du trouble et de la perplexité, non point qu'il fût 
avare ou intéressé, mais parce qu'il redoutait la 
méchanceté et l'avidité d'œil de son frère et de l'é- 
pouse de son frère, et il répondit : « Par Allah sur 
toi ! je ne sais trop à quoi tu fais allusion. Hâte-toi 
plutôt de t'expliquer, et je ne manquerai pas de 
franchise à ton égard ni de bons sentiments, bien 
que depuis des années et des années tu aies oublié le 
lien du sang et que tu détournes ton visage du mien 
et de celui de mes enfants ! » 

Alors l'impérieux Kassim dit : « Il ne s'agit pas 
de tout cela, Ali Baba ! Il s'agit seulement de ne pas 
feindre avec moi l'ignorance, car je sais ce que tu as 
intérêt à me tenir caché ! » Et, lui montrant le dinar 
d'or encore enduit de suif, il lui dit en le regar- 



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288 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

dant de travers : « Combien de mesures de dinars 
semblables à celui-ci as-tu dans ton grenier, ô 
fourbe ? Et où as-tu volé tant d or, dis, ô honte de 
notre maison ? » Puis, en quelques mots, il lui 
révéla comment son épouse avait enduit de suif le 
dessous de la mesure qu'elle leur avait prêtée, 
et comment cette pièce d'or s'y était trouvée atta- 
chée. 

Lorsqu'Ali Baba eut entendu ces paroles de son 
frère, il comprit que la faute était faite et ne pouvait 
se réparer. Aussi, sans se faire poser un plus long 
interrogatoire, et sans donner à son frère le moindre 
signe d'étonnement ou de chagrin, de se voir décou- 
vert, il dit : « Allah est généreux, ô mon frère ! Il 
nous envoie Ses dons même avant leur désir ! Qu'il 
soit exalté ! » Et il lui raconta, dans tous ses détails, 
son aventure dans la forêt, sans toutefois lui révéler 
la formule magique. Et il ajouta : « Nous sommes, ô 
mon frère, les fils du même père et de la même 
mère. C'est pourquoi tout ce qui m'appartient t'ap- 
partient, et je veux, si tu me fais la grâce de l'ac- 
cepter, t'offrir la moitié de l'or que j'ai rapporté de 
la caverne ! » 

Mais le méchant Kassim, dont l'avidité égalait la 
noirceur, répondit : « Certes ! c'est bien ainsi que je 
l'entends. Mais je veux également savoir comment 
je pourrais entrer moi-même dans le rocher, s'il 
m'en prenait envie. Et ne t'avise pas surtout de me 
trompera ce sujet, autrement je vais de ce pas te 
dénoncer à la justice comme le complice des voleurs. 
Et tu ne pourras que perdre à cette combinaison- 
là!» 



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HISTOIRE d'aLI BABA... 289 

Alors le bon Ali Baba, songeant au sort de sa 
femme et de ses enfants, en cas de dénonciation, et 
poussé encore plus par son naturel accommodant 
que par la peur des menaces d'un frère à l'âme bar- 
bare, lui révéla les trois mots de la formule ma- 
gique, tant pour l'ouverture des portes que pour 
leur fermeture. Et Kassim, sans même lui dire une 
parole de remercîment, le quitta brusquement, 
résolu à aller s'emparer tout seul du trésor de la 
caverne. 

Donc, le lendemain, avant l'aurore, il partit vers 
la forêt, en poussant devant lui dix mulets chargés 
de grands coffres qu'il se proposait de remplir du 
produit de sa première expédition. D'ailleurs il se 
réservait, une fois qu'il se serait bien rendu compte 
des provisions et des richesses accumulées dans la 
grotte, de faire un second voyage avec un plus 
grand nombre de mulets et même, s'il le fallait, avec 
tout un convoi de chameaux. Et il suivit, en tous 
points, les indications d'Ali Baba qui avait poussé 
la bonté jusqu'à se proposer comme guide, mais qui 
s'était vu écarter durement par les deux paires 
d'yeux soupçonneux de Kassim et de son épouse, la 
résultante de l'entremise. 

Et il arriva bientôt au pied du rocher qu'il recon- 
nut, entre tous les rochers, à son aspect entièrement 
lisse et à son sommet surmonté d'un grand arbre. Et 
il leva ses deux bras vers le rocher et dit : « Sésame, 
ouvre-toi ! » Et le rocher se feadit soudain par le 
milieu. Et Kassim, qui avait déjà attaché des mulets 
aux arbres, pénétra dans la caverne dont l'ouverture 
se reboucha aussitôt sur lui, grâce à la formule de 



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290 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

fermeture. Or, il ne savait pas ce qui l'y atten- 
dait ! 

Et d'abord ce fut un éblouissement, à la vue de 
tant de richesses accumulées, d'or par monceaux et 
de joyaux entassés. Et le désir lui vint plus intense 
d'être le maître de ce fabuleux trésor. Et il vit bien 
qu'il lui faudrait pour emporter tout cela non seule- 
ment une caravane de chameaux, mais tous les cha- 
meaux réunis qui voyagent des confins de la Chine 
jusqu'aux frontières de l'Iran. Et il se dit que la pro- 
chaine fois il prendrait les mesures nécessaires pour 
organiser une véritable expédition à butin, se con- 
tentant cette fois de remplir d'or monnayé autant 
de sacs que pouvaient en porter ses dix mulets. Et, 
ce travail achevé, il revint vers la galerie qui abou- 
tissait au rocher de fermeture, et s'écria : 

« Orge, ouvre-toi ! » 

Car l'ébloui Kassim, l'esprit entièrement pris par 
la découverte de ce trésor, avait tout à fait oublié le 
mot qu'il fallait dire. Et il en fut ainsi pour sa perdi- 
tion sans recours. Il dit donc à plusieurs reprises : 
« Orge, ouvre-toi ! Orge, ouvre-toi ! » Mais le rocher 
resta fermé. Alors il dit : 

« Avoine, ouvre-toi ! » 

Et le rocher ne bougea pas. 

Alors il dit : 

« Fève, ouvre-toi ! » 

Mais aucune fissure ne se produisit. 

Et Kassim commença à perdre patience, et cria, 
tout d'une haleine : 

« Seigle, ouvre-toi ! — Millet, ouvre-toi ! — Pois 
chiche, ouvre-toi! — Maïs, ouvre-toi! — Sarrasin, 



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HISTOIRE d'aLI BABA... 291 

ouvre-toi ! — Blé, ouvre-toi ! — Rîz, ouvre-toi ! — 
Vesce, ouvre-toi ! » 

Mais la porte de granit resta close. Et Kassim, à 
la limite de l'épouvante en s'apercevant qu'il restait 
enfermé pour avoir perdu la formule, se mit à débi- 
ter, devant le rocher impassible, tous les noms des 
céréales et des différentes variétés de grains que la 
main du Semeur lança sur la surface des champs, à 
l'enfance du monde. Mais le granit resta inébran- 
lable. Car l'indigne frère d'Ali Baba n'oublia, parmi 
tous les grains, qu'un seul grain, celui-là même au- 
quel étaient attachées les vertus magiques, le mysté- 
rieux sésame. 

Or, c'est ainsi que tôt ou tard, et souvent plus tôt 
que plus tard, le destin aveugle la mémoire des mé- 
chants, leur dérobe toute clarté, et leur enlève la 
vue et l'ouïe, de par l'ordre du Puissant sans bornes. 
Car le Prophète — sur Lui les bénédictions et le plus 
choisi des salams ! — a dit, parlant des méchants : 
« Allah leur retirera le don de Sa clarté et les laissera 
tâtonner dans les ténèbres. Alors, aveugles, sourds et 
muets, ils ne pourront plus revenir sur leurs pas ! » 
Et ailleurs l'Envoyé — qu'Allah l'ait en Ses meil- 
leures grâces ! — a dit de ceux-là : « A jamais 
leurs cœurs et leurs oreilles ont été fermés avec le 
sceau d'Allah, et leurs yeux voilés d'un bandeau. 
Pour eux est réservé un supplice épouvantable ! » 

Donc, lorsque le méchant Kassim, qui ne s'atten- 
dait pas du tout à ce désastreux événement, eut vu 
qu'il ne possédait plus la formule vertueuse, il se 
mit, pour la retrouver, à se secouer la cervelle dans 
tous les sens, mais bien inutilement, car à tout ja- 



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292 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

mais sa mémoire s'était dépouillée du nom magique. 
Alors, en proie à la frayeur et à la rage, il laissa 
là les sacs pleins d'or, et se mit à parcourir la caverne 
en tous sens, à la recherche de quelque issue. Mais 
il ne rencontrait partout que parois granitiques 
lisses désespérément. Et, comme une bête féroce 
ou quelque chameau en rut, il écumait d'une 
écume de bave et de sang, et se mordait les doigts 
de désespoir. Mais là ne fut point tout son châti- 
ment : car il lui restait encore à mourir. Ce qui ne 
devait pas tarder ! 

En effet, à l'heure de midi, les quarante voleurs 
revinrent vers leur caverne, selon l % eur habitude 
journalière... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA NUIT CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT 



Elle dit: 

... En effet, à l'heure de midi, les quarante voleurs 
revinrent vers leur caverne, selon leur habitude 
journalière. Et voilà qu'ils virent, attachés aux 
arbres, les dix mulets chargés de grands coffres. Et 
aussitôt, sur un signe de leur chef, ils dégainèrent 
farouchement, et lancèrent leurs chevaux à toute 
bride vers l'entrée de la caverne. Et ils mirent pied 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 293 

à terre, et commencèrent à tourner tout autour du 
rocher pour trouver l'homme à qui pouvaient appar- 
tenir les mulets. Mais comme leurs recherches n'a- 
boutissaient à rien, le chef se décida à pénétrer dans 
la caverne. Il leva donc son sabre vers la porte invi- 
sible, en prononçant la formule, et le rocher se di- 
visa en deux moitiés qui glissèrent en sens inverse. 

Or, l'enfermé Kassim, qui avait entendu les che- 
vaux et les exclamations de surprise et de colère 
des brigands voleurs, ne douta pas de sa perte sans 
recours. Toutefois, comme son àme lui était chère, 
il voulut tenter de la sauvegarder. Et il se blottit 
dans un coin, prêt à se jeter dehors au premier mo- 
ment. Aussi, dès que le mot de « sésame » eut été pro- 
noncé et qu'il l'eut entendu, en maudissant sa courte 
mémoire, et dès qu'il vit l'ouverture se faire, il 
s'élança au dehors comme un bélier, tête basse, et si 
violemment et avec si peu de discernement, qu'il 
heurta le chef même des quarante, qui tomba tout 
de son long sur le sol. Mais, dans sa chute, le ter- 
rible géant entraîna Kassim avec lui, et lui enfonça 
une main dans la bouche et une autre dans le ventre. 
Et, au même moment, les autres brigands, venant à 
la rescousse, saisirent tout ce qu'ils purent saisir de 
l'agresseur, du violateur, et coupèrent avec leurs 
sabres tout ce qu'ils saisirent. Et c'est ainsi, qu'en 
moins d'un clin d'œil, Kassim fut partagé en jam- 
bes, bras, tête et tronc, et expira son âme avant de 
se consulter. Car telle était sa destinée. Et voilà 
pour lui ! 

Quant aux voleurs, dès qu'ils eurent essuyé leurs 
sabres, ils entrèrent dans leur caverne et trouvèrent, 

T. XIII. 1U 



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294 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

rangés près de la sortie, les sacs qu'avait préparés 
Kassim. Et ils se hâtèrent de les vider là où ils 
avaient été remplis, et ne s'aperçurent pas de la 
quantité qui manquait et qu'avait emportée Ali 
Baba. Puis ils s'assirent en rond pour tenir conseil, 
et délibérèrent longuement sur l'événement. Mais 
dans l'ignorance où ils étaient d'avoir été épiés par 
Ali Baba, ils ne purent arriver à comprendre com- 
ment on avait pu s'introduire chez eux, et se refu~ 
sèrent à réfléchir plus longtemps sur un pourquoi 
qui n'avait pas de parce que. Et ils préférèrent, après 
avoir déchargé leurs nouvelles acquisitions et pris 
quelque repos, sortir de leur caverne et remonter 
à cheval, pour aller couper les routes et razzier les 
caravanes. Car c'étaient des hommes actifs, qui n'ai- 
maient pas les longs discours et les palabres. Mais 
on les retrouvera quand le moment sera venu. 

Or, pour ce qui est de la suite de tout cela, voici. 
Et d'abord l'épouse de Kassim ! Ah, cette maudite-là, 
ce fut elle la cause de la mort de son mari, qui 
d'ailleurs méritait bien sa fin ! Car c'était la perfidie 
de cette femme inventrice du suif colleur qui avait 
été le point de départ de regorgement final. Aussi, 
ne doutant pas qu'il dût bientôt être de retour, elle 
avait préparé un repas spécial pour le . fêter. Mais 
quand elle vit que la nuit était venue et qu'il n'y 
avait ni Kassim, ni ombre de Kassim, ni odeur de 
Kassim, elle fut extrêmement alarmée, non point 
qu'elle l'aimât outre mesure, mais parce qu'il était 
nécessaire à sa vie et à sa cupidité. Aussi, quand son 
inquiétude fut à ses limites extrêmes, elle se décida 
à aller trouver Ali Baba, elle qui jamais jusque-là 



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histoire d'ali baba... 295 

n'avait voulu condescendre à franchir le seuil de sa 
maison. La fille de putain ! Elle entra avec un vi- 
sage retourné, et dit à Ali Baba: « Le salam sur toi, 
ô frère de choix de mon époux ! Les frères se doivent 
aux frères, et les amis aux amis. Or, moi je viens te 
prier de me tranquilliser sur le sort de ton frère qui 
est allé, comme tu le sais, à la forêt, et qui, malgré 
la nuit avancée, n'est pas encore de retour. Par 
Allah sur loi ! ô visage de bénédiction, hàte-toi 
d'aller voir ce qui lui est arrivé dans cette forêt { » 

Et Ali Baba, qui était notoirement doué d'une 
âme compatissante, partagea l'alarme de l'épouse 
de Kassim, et lui dit: « Qu'Allah éloigne les mal- 
heurs de la tête de ton époux, ma sœur! Ah! si 
Kassim avait bien voulu écouter mon conseil frater- 
nel, il m'eût pris avec lui comme guide ! Mais ne 
t'inquiète pas outre mesure de son retard ; car, sans 
doute, il aura jugé à propos, pour ne pas attirer 
l'attention des passants, de ne rentrer en ville que 
bien avant dans la nuit! » 

Or, cela était vraisemblable, bien, qu'en réalité, 
Kassim ne fût plus Kassim mais six quartiers de 
Kassim, deux bras, deux jambes, un tronc et une 
tête, qui avaient été disposés par les voleurs à l'inté- 
rieur même de la galerie, derrière la porte rocheuse, 
afin qu'ils épouvantassent par leur vue et repoussas- 
sent par leur puanteur quiconque aurait eu la har- 
diesse de franchir le seuil défendu. 

Donc Ali Baba tranquillisa tant qu'il put la femme 
de son frère, et lui fit remarquer que les recherches 
n'aboutiraient à rien pendant la nuit noire. Et il 
l'invita à passer la nuit en leur compagnie, en toute 



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296 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

cordialité. Et l'épouse de Kassim la fit coucher dans 
son propre lit, tandis qu'Ali Baba l'assurait que dès 
l'aurore il s'en irait à la forêt. 

Et, en effet, dès les premières lueurs de l'aube, 
l'excellent Ali Baba était déjà dans la cour de sa 
maison, près de ses trois ânes. Et il partit sans re- 
tard avec eux, après avoir recommandé à l'épouse 
de Kassim de modérer son affliction, et à sa propre 
épouse de la soigner et de ne la laisser manquer de 
rien. 

Or, en approchant du rocher, Ali Baba fut bien 
obligé de s'avouer, en ne voyant pas les mulets de 
Kassim, que quelque chose de grave avait dû se 
passer, d'autant plus qu'il n'avait rien rencontré 
dans laforèt. Et son inquiétude ne put qu'augmenter 
en voyant le sol, au pied du rocher, taché de sang. 
Aussi ce ne fut point sans un grand émoi qu'il pro- 
nonça les trois mots magiques de l'ouverture, et 
qu'il entra dans la caverne. 

Et le spectacle des six quartiers de Kassim épou- 
vanta ses regards et lit trembler ses genoux. Et il 
faillit tomber évanoui sur le sol. Mais les sentiments 
qu'il avait pour son frère lui firent surmonter son 
émotion, et il n'hésita pas à faire tout le possible 
pour essayer de rendre les derniers devoirs à son 
frère, qui était musulman après tout, et (ils du même 
père et de la même mère. Et il se hâta de prendre, 
dans la caverne, deux grands sacs dans lesquels il 
mit les six quartiers de son frère, le tronc dans 
l'un, et la tête avec les quatre membres dans l'au- 
tre. Et il en fit la charge de l'un de ses ânes, en les 
recouvrant soigneusement de bois coupé et de bran- 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 297 

chages. Puis il se dit que, puisqu'il était là, il valait 
tout autant profiter de l'occasion pour prendre quel- 
ques sacs d'or, pour ne pas laisser ses ânes s'en re- 
tourner le bât à nu. Il chargea donc les deux autres 
ânes de sacs pleins d'or, avec du bois et des feuillages 
par-dessus, comme la première fois. Et, après qu'il 
eut commandé à la porte rocheuse de se refermer, 
il reprit le chemin de la ville, en déplorant en son 
âme la triste fin de son frèrç. 

Or, dès qu'il fut arrivé dans la cour de sa mai- 
son, Ali Baba appela, pour l'aider à décharger les 
ânes, l'esclave Morgane. Or, Morgane était une jeune 
fille qu'Ali Baba et son épouse avaient recueillie en- 
fant, et élevée avec les mômes soinrret la même sol- 
licitude que s'ils avaient été ses propres parents. 
Et elle avait grandi dans leur maison, aidant sa 
mère adoptive dans le ménage et faisant le tra- 
vail de dix personnes. Avec cela, elle était agréable, 
douce, adroite, entendue et féconde en inventions 
pour résoudre les questions les plus ardues et faire 
réussir les choses les plus difficiles. 

Aussi, dès qu'elle fut descendue, elle commença 
par baiser la main de son père adoptif et lui souhaita 
la bienvenue, comme elle avait coutume de le faire 
chaque fois qu'il rentrait à la maison. Et Ali Baba 
lui dit : « Morgane, ma fille, c'est aujourd'hui que 
ta finesse, ton dévouement et ta discrétion vont me 
donner leur preuve ! » Et il lui raconta la fin funeste 
de son frère et ajouta : « Et maintenant il est là, en 
six quartiers, sur le troisième âne. Et il faut, pen- 
dant que je vais monter annoncer la funèbre nou- 
velle à sa pauvre veuve, que tu songes au moyen de 



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298 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

le faire enterrer comme s'il était mort de sa mort 
naturelle, sans que personne puisse se douter de la 
vérité ! » Et elle répondit : « J'écoute et j'obéis ! » Et 
Ali Baba, la laissant réfléchir à la situation, monta 
chez la veuve de Kassin. 

Or, déjà il avait une telle mine qu'en le voyant 
entrer l'épouse de Kassim se mit à pousser des hur- 
lements de travers. Et elle s'apprêta à s'écorcher les 
joues, à s'arracher les cheveux et à se déchirer les 
habits. Mais Ali Baba sut lui raconter l'événement 
avec tant de ménagement, qu'il réussit à éviter les 
cris et les lamentations qui eussent ameuté les voi- 
sins et provoqué un émoi dans tout le quartier. Et, 
avant de lui donner le temps de savoir si elle de- 
vait hurler ou si elle devait ne pas hurler, H ajouta : 
« Allab est généreux, et m'a donné la richesse au 
delà de mes besoins. Si donc, dans ce malheur sans 
remède qui t'atteint, quelque chose est encore capa- 
ble de te consoler, je t'offre de joindre les biens 
qu'Allah m'a envoyés à côux qui t'appartiennent, et 
à te faire entrer désormais dans ma maison en qualité 
de seconde épouse. Et tu trouveras ainsi en la mère 
de mes enfants une sœur aimante et attentive. Et 
ensemble nous vivrons tous dans la tranquillité, en 
parlant des vertus du défunt ! » Et, ayant ainsi parlé,* 
Ali Baba se tut, attendant la réponse. Et Allah 
éclaira, à ce moment, le cœur de l'ancienne vendue 
de l'entremise, et la débarrassa de ses tares. Car II 
est le Tout-Puissant ! Et elle comprit la bonté d'Ali 
Baba et la générosité de son offre, et consentit à 
devenir sa seconde épouse. Et elle devint réel- 
lement, par suite de son mariage avec cet homme 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 299 

béni, une femme de bien. Et voilà pour elle ! 

Quant à Ali Baba, qui avait réussi, par ce moyen, 
à empêcher les cris perçants et la divulgation du se- 
cret, il laissa sa nouvelle épouse entre les mains de 
son ancienne épouse, et descendit rejoindre la jeune 
Morgane. 

Or, il la trouva qui rentrait d'une course au dehors. 
Car Morgane n'avait pas perdu son temps, et avaitdéjà 
combiné tout un plan de conduite, en cette circons- 
tance difficile. Elle était, en effet, allée à la boutique 
du marchand de drogues, qui habitait en face, et lui 
avait demandé d'une sorte de thériaque spécifique pour 
la guérison des maladies mortelles. Et le marchand 
lui avait donné de cette thériaque-là, pour l'argent 
qu'elle avait présenté, mais non sans lui avoir au 
préalable demandé qui était 'malade dans la maison 
de son maître. Et Morgane avait répondu, en sou- 
pirant : « notre calamité ! le mal rouge tient le 
frère de mon maître Ali Baba, qui a été transporté 
chez nous pour être mieux soigné. Mais personne ne 
comprend rien k sa maladie ! Il est immobile, avec 
un visage de safran ; il est muet; il est aveugle ; et il 
est sourd ! Puisse cette thériaque, ô cheikh, le tirer 
de sa mauvaise posture !» Et, ayant ainsi parlé, elle 
avait emporté la thériaque en question, dont, en 
réalité, Kassim ne pouvait plus guère faire usage, et 
elle était venue rejoindre son maître Ali Baba... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



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300 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT 



Elle dit : 

... elle avait emporté la thériaque en question, 
dont, en réalité, Kassim n'était plus en état de faire 
usage, et était venue rejoindre son maître Ali Baba. 
Et, en peu de mots, elle le mit au courant de ce qu'elle 
comptait faire. Et il approuva son plan, et lui dit 
toute l'admiration qu'il ressentait pour son ingénio- 
sité. 

En effet, le lendemain, la diligente Morgane alla 
chez le même marchand de drogues, et, avec un 
visage baigné de larmes, et avec beaucoup de soupirs 
et d'arrêts dans les soupirs, elle lui demanda d'un 
certain électuaire qu'on ne donne d'ordinaire qu'aux 
moribonds sans espoir. Et elle s'en alla, en disant : 
« Hélas sur nous! si ce remède n'agit pas, tout est 
perdu ! » Et elle prit soin, en même temps, de mettre 
tous les gens du quartier au courant du prétendu cas 
désespéré de Kassim, frère d'Ali Baba. 

Aussi, quand le lendemain, à l'aube, les gens du 
quartier furent réveillés en sursaut par des cris per- 
çants et lamentables, ils ne doutèrent pas que ces 
cris ne fussent poussés par l'épouse de Kassim, par 
l'épouse du frère de Kassim, par la jeune Morgane 
et par toutes les femmes parentes, pour annoncer la 
mort de Kassim. 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 301 

Or, pendant ce temps, Morgane continuait à mettre 
son plan à exécution. 

En effet, elle s'était dit : « Ma fille, ça n'est pas 
tout que de faire passer une mort violente pour une 
mort naturelle, il s'agit de parer à un danger plus 
grand ! Et c'est de ne pas laisser les gens s'apercevoir 
que le défunt est divisé en six quartiers ! Sans quoi, 
la gargoulette ne restera pas sans fêlure ! » 

Et, sans tarder, elle courut chez un vieux savetier 
du quartier qui ne la connaissait pas, et tout en lui 
souhaitant le salam, elle lui mit dans la main un 
dinar d'or, et lui dit : « cheikh Mustapha, ta main 
nous est nécessaire aujourd'hui ! » Et le vieux save- 
tier, qui était un bonhomme plein d'entrain et de 
gaieté, répondit: « journée bénie par ta blanche 
venue, ô visage de lune ! Parle, ô ma maîtresse, et je 
te répondrai sur ma tête et mes yeux ! » Et Morgane 
dit : « O mon oncle Mustapha, lève-toi simplement et 
viens avec ttioi. Mais avant, prends, si tu veux bien, 
tout ce qui t'est nécessaire pour coudre le cuir ! » Et 
lorsqu'il eut fait ce qu'elle lui demandait, elle prit 
un bandeau et lui en banda soudain les yeux, en lui 
disant : « C'est la condition nécessaire ! Sans quoi 
rien n'est fait ! » Mais il se récria, disant : « Vas-tu, 
ô jeune fille, pour un dinar, me faire renier la foi de 
mes pères, ou commettre quelque larcin ou crime 
extraordinaire ? » Mais elle lui dit : « Éloigné soit le 
Malin, ô cheikh ! Que ta conscience soit en repos ! 
Ne redoute rien de tout cela, car il s'agit seulement 
d'un petit travail de couture ! » Et, ce disant, elle 
lui glissa dans la main une seconde pièce d'or, qui 
le décida à la suivre. 



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302 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Et Morgane le prit par la main et le mena, les 
yeux bandés, dans la cave de la maison d'Ali Baba. 
Et là, elle lui ôta le bandeau, et, lui montrant le corps 
du défunt, qu'elle avait reconstitué en mettant les 
six quartiers à leur place respective, elle lui dit : « Tu 
vois à présent que c'est pour te faire coudre ensem- 
ble les six quartiers que voici, que j'ai pris la peine 
de te conduire par la main! » Et comme le cheikh 
reculait effaré, l'avisée Morgane lui glissa dans la 
main une nouvelle pièce d'or, et lui en promit encore 
une, si le travail était rapidement fait. Ce qui décida 
le savetier à se mettre à la besogne. Et lorsqu'il eut 
achevé, Morgane lui rebanda les yeux, et, après lui 
avoir donné la récompense promise, elle le fit sortir 
de la cave et le reconduisit jusqu'à la porte de sa 
boutique, où elle le laissa, après lui avoir rendu la 
vue. Et elle se hâta de rentrera la maison, tout en se 
retournant de temps à autre pour voir si le savetier 
ne l'observait pas. 

Et dès qu'elle fut arrivée, elle lava le corps recons- 
titué de Kassim, le parfuma d'encens et l'arrosa 
d'aromates, et, aidée par Ali Baba, elle le mit dans 
le linceul. Après quoi, afin que les hommes qui 
apportaient la civière commandée ne pussent se 
douter de rien, elle alla prendra elle-même livraison 
de cette civière, et la paya largement. Puis, toujours 
aidée par Ali Baba, elle mit le corps dans le bois 
mortuaire, et recouvrit le tout de châles et d'étoffes 
achetées pour la circonstance. 

Sur ces entrefaites, l'imam et les autres dignitaires 
de la mosquée arrivèrent ; et quatre des voisins as- 
semblés chargèrent la civière sur leurs épaules. Et 



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HISTOIRE d'aLI BABA... 303 

l'imam prit la tète du cortège, suivi par les lecteurs 
du Korân. Et Morgane marcha derrière les porteurs y 
tout en pleurs, en poussant des cris lamentables, en 
se frappant la poitrine à grands coups, et en s'arra- 
chant les cheveux, tandis qu'Ali Baba fermait la 
marche, accompagné des voisins qui se détachaient 
à tour de rôle, de temps en temps, pour relayer et 
soulager les autres porteurs, et cela jusqu'à ce qu'on 
arrivât au cimetière, cependant que dans la maison 
d'Ali Baba, les femmes accourues pour la cérémonie 
funèbre mêlaient leurs lamentations et emplissaient 
tout le quartier de cri s épouvantables. Et, de la sorte, 
la vérité de cette mort resta soigneusement à l'abri 
de toute divulgation, sans que personne pût avoir le 
moindre soupçon sur la funeste aventure. Et voilà 
pour tous ceux-là ! 

Quant aux quarante voleurs qui, à cause de la 
putréfaction des six quartiers de Kassim abandonnés 
dans la caverne, s'étaient abstenus pendant un mois 
de retourner à leur retraite, ils furent, à leur retour 
dans la caverne, à la limite de l'étonnement de ne 
plus trouver ni quartiers de Kassim, ni putréfaction 
de Kassim, ni quoi que ce fût qui, de près ou de loin, 
se rapprochât de cela. Et, cette fois, ils réfléchirent 
sérieusement à la situation, et le chef des quarante 
dit : « hommes, nous sommes découverts, il n'y a 
plus à en douter, et notre secret est connu. Mais si 
nous ne cherchons promptement à y apporter le re- 
mède, toutes les richesses, que nous et nos ancêtres 
avons amassées avec tant de peine et de fatigues, 
nous seront bientôt enlevées par le complice du voleur 
que nous avons châtié. Il faut donc que, sans perdre 



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304 LES MILLE NUITS ET UNE NCJT 

de temps, après avoir fait périr l'un, nous fassions 
périr l'autre. Cela établi, il n'y a qu'un moyen pour 
arriver au but, et c'est que quelqu'un de hardi à la 
fois et d'adroit, aille à la ville déguisé en derviche 
étranger, qu'il use de tout son savoir-faire pour dé- 
couvrir s'il n'est pas question de celui que nous avons 
coupé en six quartiers, et qu'il sache en quelle mai- 
son demeurait cet homme-là. Mais toutes ces recher- 
ches devront être faites avec la plus grande circons- 
pection, car un mot de trop pourrait compromettre 
l'affaire et nous perdre sans recours. Aussi j'estime 
que celui qui assumera cette tâche doit s'engager à 
subir la peine de mort s'il fait preuve de légèreté 
dans l'accomplissement de sa mission ! » Et aussitôt 
l'un des vpleurs s'écria: « Je m'offre pour l'entreprise 
et j'accepte les conditions ! » Et le chef et les cama- 
rades le félicitèrent et le comblèrent d'éloges. Et il 
partit déguisé en derviche. 

Or, il entra dans la ville, et toutes les maisons et 
boutiques étaient encore closes, à cause 3e l'heure 
matinale, excepté la boutique de cheikh Mustapha, 
le savetier. Et cheikh Mustapha, l'alêne à la main, 
était déjà en train de confectionner une babouche en 
cuir safran. Et il leva les yeux et vit le derviche qui 
le regardait travailler, en l'admirant, et qui se hâta 
de lui souhaiter le salam. Et cheikh Mustapha lui 
rendit son salam, et le derviche s'émerveilla de lui 
voir, à son âge, de si bons yeux et les doigts si ex- 
perts. Et le vieux, fort flatté, se rengorgea et répon- 
dit : « Par Allah, ô derviche, je puis encore enfiler 
l'aiguille du premier coup, et je puis même coudre 
les six quartiers d'un mort au fond d'une cave sans 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 305 

lumière ! » Et le derviche-voleur, en entendant ces 
mots, faillit s'envoler de joie, et bénit sa destinée 
qui le conduisait par le plus court chemin au but 
souhaité. Aussi ne laissa-t-il"pas échapper l'occasion, 
et, feignant l'étonnement, il s'écria: « visage de 
bénédiction, les six quartiers d'un mort? Que veux- 
tu dire par ces mots ? Est-ce que c'est par hasard 
l'habitude, dans ce pays, de couper les morts en six 
quartiers, puis de les recoudre ? Et agit-on de la sorte 
pour voir ce qu'il y a dedans? » Et cheikh Musta- 
pha, à ces paroles, se mit à rire, et répondit : « Non 
par Allah ! ce n'est pas l'habitude ici. Mais je sais ce 
que je sais, et ce que je sais nul ne le saura! J'ai 
pour cela plusieurs raisons toutes plus sérieuses les 
unes que les autres ! Et d'ailleurs ma langue est 
courte ce matin et n'obéit pas au jeu de ma mé- 
moire ! » Et le derviche-voleur se mit à rire à son 
tour, tant à cause de l'air avec lequel le cheikh save- 
tier prononçait ces sentences, que pour se rendre 
favorable le bon homme. Puis, faisant semblant de 
lui serrer la main, il y glissa une pièce d'or, et ajouta : 
« fils des hommes éloquents, ô oncle, qu'Allah me 
garde de vouloir me mêler de ce qui ne me regarde 
pas. Mais si, en ma qualité d'étranger qui aime à se 
renseigner, j'ai une prière à t'adresser, ce serait de 
me faire la grâce de me dire où se trouve la maison 
dans la cave de laquelle il y avait les six quartiers 
du mort que tu as raccommodé. » Et le vieux save- 
tier répondit: « Et comment le pourrais-je, ô chef 
des derviches, puisque je ne la connais pas moi- 
même, cette maison-là. Sache, en effet, que j'y ai été 
les yeux bandés, conduit par une jeune fille ensor- 



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306 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

celeuse qui a fait marcher les choses avec une célé- 
rité sans pareille. Il est vrai toutefois, mon fils, que 
si on me bandait les yeux de nouveau, je pourrais 
peut-être retrouver la maison, en me guidant sur 
certaines remarques que j'ai faites en marchant et 
en palpant toutes choses sur ma route. Car tu dois 
savoir, ô savant derviche, que l'homme voit avec ses 
doigts tout aussi bien qu'avec ses yeux, surtout s'il 
n'a pas la peau dure comme le dos du crocodile. Et, 
pour ma part, j'ai parmi les clients dont je chausse 
les pieds honorables, plusieurs aveugles plus clair- 
voyants, grâce à l'œil qu'ils ont au bout de chaque 
doigt, que le maudit barbier qui me rase la tète cha- 
que vendredi en me tailladant le cuir atrocement, 
— qu'Allah le lui fasse expier... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT CINQUANTE-SEPTIEME NUIT 



Elle dit: 

»... Et, pour ma part, j'ai parmi les clients dont je 
chausse les pieds honorables, plusieurs aveugles plus 
clairvoyants, grâce à l'œil qu'ils ont au. bout de cha- 
que doigt, que le maudit barbier qui me rase la tête- 
chaque vendredi en me tailladant le cuir atrocement, 
— qu'Allah le lui fasse expier ! » Et le derviche- 



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histoire d'ali baba... 307 

voleur s'écria : « Béni soit le sein qui t'a allaité, et 
puisses-tu longtemps encore enfilerl'aiguille etchaus- 
ser les pieds honorables, ô cheikh de bon augure ! 
Certes, je ne souhaite que me conformer à tes indi- 
cations, afin que tu essayes de retrouver la maison 
dans la cave de laquelle se passent des choses si pro- 
digieuses ! » Alors le cheikh Mustapha se décida à se 
lever, et le derviche lui banda les yeux et le mena 
par la main dans la rue, et marcha à ses côtés, tan- 
tôt le conduisant et tantôt guidé par lui, à tâtons., 
jusqu'à la maison même d'Ali Baba. Et cheikh Mus- 
tapha dit : « C'est certainement là, et pas ailleurs. Je 
reconnais la maison à l'odeur de crottin d'àne qui 
s'en exhale, et à cette borne-ci où j'ai butté du pied 
la première fois ! » Et le voleur, à la limite de la joie, 
se hâta, avant d'enlever le bandeau au savetier, de 
faire une marque à la porte de la maison, avec un 
morceau de craie qu'il avait sur lui. Puis il rendit la 
vue à son compagnon, le gratifia dlune nouvelle 
pièce d'or, et le congédia après l'avoir remercié et 
lui avoir promis qu'il ne manquerait pas d'acheter 
des babouches chez lui pour le reste de ses jours. Et 
il se hâta de reprendre le chemin de la forêt, pour 
aller annoncer sa découverte au chef des quarante. 
Mais il ne savait pas qu'il courait droit pour voir sa 
tête sauter de ses épaules, comme on va le voir. 

En effet, lorsque la diligente Morgane sortit pour 
aller aux provisions, elle aperçut sur la porte, à son 
retour du souk, la marque blanche que le derviche- 
voleur y avait faite. Et elle l'examina avec attention, 
et pensa en son âme attentive: « Cette marque-là 
ne s'est pas faite d'elle-même sur cette porte. Et la 



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308 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

main qui Fa faite ne peut être qu'une main enne- 
mie. Il faut donc en conjurer les maléfices, en éga- 
rant le coup ! » Et elle courut chercher un morceau de 
craie, et fit exactement la même marque, au même 
endroit, sur les portes de toutes les maisons de la 
rue, tant à droite qu'à gauche. Et chaque fois qu'elle 
faisait une marque, elle disait mentalement, s'adres- 
sant à l'auteur de la marque première : « Mes cinq 
doigts dans ton œil gauche, et mes cinq autres dans 
ton œil droit! » Car elle savait qu'il n'y avait point 
de formule plus puissante pour conjurer lés forces 
invisibles, éviter les maléfices et faire retomber sur 
la tête du maléficient des calamités perpétrées ou 
imminentes. 

Aussi, le lendemain, quand les voleurs, renseignés 
par leur camarade, furent entrés deux par deux dans 
la ville pour envahir la maison marquée du signe, 
ils se trouvèrent à la limite de la perplexité et de 
l'embarras en constatant que toutes les portes des 
maisons du quartier portaient la même marque, 
exactement. Et ils se hâtèrent, sur un signe de leur 
chef, de retourner à leur caverne de la forêt, pour ne 
pas éveiller l'attention des passants. Et, quand ils 
se furent de nouveau rassemblés 2 ils traînèrent au 
milieu du cercle formé par leur groupe le voleur- 
guide qui avait si mal pris ses précautions, le con- 
damnèrent à mort, séance tenante, et, au signal 
donné par leur chef, lui coupèrent la tête. 

Or, comme la vengeance à tirer de l'auteur pre- 
mier de toute cette affaire devenait plus urgente que 
jamais, un second voleur s'offrit d'aller aux rensei- 
gnements. Et, sa demande ayant été agréée par le 



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histoire d'ali BÂDâ... 309 

chef, il entra en ville, se mit en rapport avec cheikh 
Mustapha, se fit conduire devant la maison présumée 
être la maison aux six quartiers cousus, et fit une 
marque rouge sur la porte, dans un endroit peu ap- 
parent. Puis il retournaà la caverne. Mais il ne savait 
pas qu'une tête marquée pour le saut fatal ne peut 
que faire le saut même et non pas un autre. 

En effet, quand les voleurs, guidés par leur cama- 
rade, furent arrivés dans la rue d'Ali Baba, ils trou- 
vèrent toutes les portes marquées du signe rouge, 
exactement au même endroit. Car la fine Morgane, 
se doutant de quelque chose, avait pris ses précau- 
tions, comme la première fois. Et au retour à la ca- 
verne, le guide dut subir, quant à sa tête, le même 
sort que son prédécesseur. Mais cela ne contribua 
guère à éclairer les voleurs sur l'affaire, et ne servit 
qu'à diminuer la troupe des deux gaillards les plus 
courageux. 

Aussi, quand le chef eut réfléchi sur la situation 
pendant un bon moment, il releva la tête et se dit : 
« Désormais je ne m'en rapporterai qu'à moi- 
même ! » Et il partit tout seul pour la ville. 

Or, il ne fit pas comme les autres. Car, lorsqu'il se 
fut fait indiquer la maison d'Ali Baba par cheikh 
Mustapha, il ne perdit pas son temps à en marquer 
la porte de craie rouge, blanche ou bleue, mais il la 
considéra attentivement pour en bien fixer l'empla- 
cement dans sa mémoire, vu que du dehors elle 
avait la même apparence que toutes les maisons 
voisines. Et, une fois son examen terminé, il 
retourna à la forêt, rassembla les trente-sept voleurs 
survivants, et leur dit : « L'auteur du dommage qui 

T. xiii. 20 



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310 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

nous a été causé est découvert, puisque je connais 
bien sa maison maintenant. Et, par Allah ! sa puni- 
tion sera une terrible punition. Pour vous, mes 
gaillards, hâtez-vous de m'apporter ici trente-huit 
grandes jarres de terre cuite vernissée à Tinté- 
rieur, au col large et au ventre rebondi. Et que ces 
trente-huit jarres soient vides, à. l'exception d'une 
seule que vous remplirez d'huile d'olive. Et veillez 
à ce qu'elles soient tous exemptes de fêlure. Et 
revenez sans retard. » Et les voleurs, habitués à 
exécuter sans pensée les ordres de leur chef, répon- 
dirent par l'ouïe et l'obéissance, et se hâtèrent d'aller 
se procurer au souk des potiers les trente-huit jarres 
en question, et de les apporter à leur chef, deux par 
deux, sur leurs chevaux. 

Alors le chef des voleurs dit à ses hommes : « Met- 
tez vos habits et que chacun de vous entre dans 
une jarre, ne gardant avec lui que ses armes, son 
turban et ses babouches ! » Et les trente-sept voleurs, 
sans dire un mot, grimpèrent deux par deux sur le 
dos des chevaux porteurs de jarres. Et comme cha- 
que cheval portait deux jarres, une à droite et l'autre 
à gauche, chaque voleur se laissa glisser dans une 
jarre, où il disparut entièrement. Et ils se trouvè- 
rent de la sorte repliés sur eux-mêmes, les jambes 
touchant les cuisses, et les genoux à la hauteur du 
menton, dans les jarres, comme seraient au ving- 
tième jour les poussins dans les œufs. Et, ainsi ins- 
tallés, ils tenaient un cimeterre dans une main et 
un gourdin dans l'autre main, avec leurs babou- 
ches soigneusement calées sous leur derrière. Et le 
trente-septième voleur faisait de la sorte vis-à-vis 



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HISTOIRE D'ALI BABA.. 311 

et contre-poids à Tunique jarre remplie d'huile. 

Lorsque les voleurs eurent fini de -se placer dans 
les jarres, dans la situation la moins gênante, le 
chef s'avança, les examina l'un après l'autre, et bou- 
cha les ouvertures des jarres avec des fibres de pal- 
mier, de façon à masquer le contenu et, en même 
temps, à permettre à ses hommes de respirer libre- 
ment. Et, pour que nul doute ne pût venir à l'esprit 
des passants sur le contenu, il prit de l'huile dans 
la jarre qui en était pleine, et en frotta soigneuse- 
ment les parois extérieures des jarres neuves. Et 
toutes choses ainsi disposées, le chef des voleurs se 
déguisa en marchand d'huile et, poussant devant lui 
vers la ville les chevaux porteurs de la marchandise 
improvisée, il se fit le conducteur de cette caravane. 

Or, Allah lui écrivit la sécurité, et il arriva sans 
encombre, vers le soir, devant la maison même d'Ali 
Baba. Et, comme si toutes les difficultés se levaient 
d'elles-mêmes, il n'eut pas la peine, pour exécuter 
le dessein qui l'amenait, de frapper à la porte, car 
Ali Baba en personne était assis sur le seuil qui pre- 
nait tranquillement le frais avant la prière du soir... 

— Ace moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT 



Elle dit: 



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312 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

... car Ali Baba en personne était assis sur le seuil 
qui prenait tranquillement le frais, avant la prière 
du soir. Et le chef des voleurs se hâta d'arrêter les 
chevaux, s'avança entre les mains d'Ali Baba et lui 
dit, après les salams et compliments : « mon maî- 
tre, ton esclave est marchand d'huile et ne sait où 
aller loger, cette nuit, dans une ville où il ne connaît 
personne. Il espère donc de ta générosité que, pour 
Allah, tu lui accorderas l'hospitalité jusqu'à demain 
matin, à lui et à ses bêtes, dans la cour de ta mai- 
son! » 

En entendant cette demande, Ali Baba se souvint 
du temps où il était pauvre et souffrait de l'inclé- 
mence du temps, et son cœur s'émut aussitôt. Et, 
loin de reconnaître le chef des voleurs qu'il avait 
naguère vu et entendu dans la forêt, il se leva en son 
honneur et lui répondit : « marchand d'huile, 
mon frère, que la demeure te soit reposante, et 
puisses-tu y trouver aisance et famille. Sois le bien- 
venu ! » Et, ce disant, il le prit par la main et l'in- 
troduisit, avec ses chevaux, dans la cour. Et il 
appela Morgane et un autre esclave, et leur donna 
l'ordre d'aider l'hôte d'Allah à décharger les jarres 
et de donner à manger aux bêtes. Et quand les jarres 
furent rangées en bon ordre au fond de la cour, et 
les chevaux attachés le long du mur avec, au cou de 
chacun, un sac rempli d'orge et d'avoine, Ali Baba, 
toujours plein d'empressement et d'affabilité, reprit 
la main de son hôte et le conduisit à l'intérieur de sa 
maison, où il le fit asseoira la place -d'honneur, et 
s'assit lui-même à ses côtés, pour prendre le repas 
du soir. Et, après qu'ils eurent tous deux mangé et 



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] 



HISTOIRE d'aLI BABA... 313 

bu et rendu grâces à Allah pour ses faveurs, Ali 
Baba ne voulut pas gêner son hôte, et se retira en 
lui disant : « mon maître, la maison est ta mai- 
son, et ce qui est dans la maison t'appartient. » 

Or, comme il s'en allait, le marchand d'huile, qui 
était le chef des voleurs, le rappela, en lui disant: 
« Par Allah sur toi, ô mon hôte, montre-moi l'en- 
droit de ton honorable maison où il m'est loisible de 
donner le repos à l'intérieur de mes intestins et, 
aussi d'aller pisser. » Et Ali Baba, lui montrant le 
cabinet d'aisances situé précisément à l'angle de la 
maison, tout près de l'endroit où étaient rangées les 
jarres, répondit : « C'est là ! » Et il se hâta de s'es- 
quiver, pour ne pas déranger les fonctions digestives 
du marchand d'huile. 

Et, en effet, le chef des voleurs ne manqua pas de 
faire ce qu'il avait à faire. Toutefois, lorsqu'il eut 
fini, il s'approcha des jarres, et se pencha sur cha- 
cune d'elles, en disant à voix basse : « O toi, un tel, 
dès que tu entendras la jarre où tu es résonner sous 
le caillou que je lancerai de l'endroit où je loge, ne 
manque pas de sortir et d'accourir vers moi ! » Et, 
ayant ainsi donné à ses gens l'ordre de ce qu'ils de- 
vaient faire, il rentra dans la maison. Et Morgane 
qui l'attendait à la porte de la cuisine, avec une lan- 
terne à huile à la main, le conduisit vers la cham- 
bre qu'elle lui avait préparée, et se retira. Et il se 
hâta, pour être bien dispos lors de l'exécution de 
son projet, de s'étendre surla couche où il comptait 
dormir jusqu'à la moitié de la nuit. Et il ne tarda 
pas à ronfler comme un chaudron de lavandières. 

Et alors arriva ce qui devait arriver. 



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314 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

En effet, pendant que Morgane était dans sa cui- 
sine en train de laver les plateaux de mets et les 
casseroles, soudain la lampe, faute d'huile, s'étei- 
gnit. Or, précisément, la provision d'huile de la 
maison était épuisée, et Morgane, qui avait oublié 
de s'en procurer une nouvelle dans la journée, se 
désola fort de ce contre-temps, et appela Abdallah, 
le nouvel esclave d'Ali Baba, à qui elle fit part de sa 
contrariété et de son embarras. Mais Abdallah, écla- 
tant de rire, lui dit : « Par Allah sur toi ! ô Morgane, 
ma sœur, comment peux-tu dire que nous manquons 
d'huile à la maison, alors que dans la cour il y a, en 
ce moment, rangées contre le mur, trente-huit jarres 
pleines d'huile d'olive qui, à en juger par l'odeur 
des parois qui la contiennent, doit être d'une qua- 
lité suprême. Ah ! ma sœur, mon œil ne reconnaît 
pas ce soir la diligente, l'entendue, la pleine de res- 
sources Morgane ! » Puis il ajouta : « Je retourne 
dormir, ma sœur, pour me lever demain, à l'aube, 
afin d'accompagner au hammam notre maître Ali 
Baba ! » Et il la quitta pour aller, non loin de la 
chambre du marchand d'huile, ronfler comme un 
buffle des marais. 

Alors Morgane, un peu confuse des paroles d'Ab- 
dallah, prit le pot à huile et alla dans la cour, pour le 
remplir à Tune des jarres. Et elle s'approcha de la 
première jarre, la déboucha, et plongea le pot dans 
l'ouverture béante. Et — ô bouleversement des en- 
trailles, ô dilatation des yeux, ô gorge serrée ! — le 
pot, au lieu d'entrer dans de l'huile, heurta avec vio- 
lence quelque chose de résistant. Et ce quelque chose- 
là remua ; et il en sortit une voix qui dit : « Par Allah, 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 3l5 

le caillou que le chef a lancé est un rocher pour le 
moins ! Allons, c'est le moment ! » Et il dégagea sa 
tête, et se ramassa pour sortir de la jarre. 

Tout cela! Or, quelle créature humaine, trouvant 
un être vivant dans une jarre au lieu d'y trouver de 
Thuile, ne se fût imaginé voir arriver l'heure fatale 
du destin? Aussi la jeune Morgane, fort saisie au pre- 
mier moment, ne put-elle s'empêcher de penser : 
« Je suis morte ! Et tout le monde dans la maison 
est mort sans recours ! » Mais voici que soudain la 
violence de son émotion lui rendit tout son courage 
et toute sa présence d'esprit. Et, au lieu de se mettre 
à faire des cris épouvantables et du vacarme, elle 
se pencha sur l'embouchure de la jarre, et dit : « Non 
pas, non pas, 6 gaillard ! Ton maître dorl encore ! 
Attends qu'il se réveille ! » Car Morgane, sagace 
comme elle était, avait tout deviné. Et, pour s'assurer 
de la gravité de la situation, elle voulut inspecter 
toutes les autres jarres, bien que la tentative ne fût 
pas sans danger ; et elle s'approcha de chacune, 
palpa la tête qui sortait aussitôt que le couvercle 
était enlevé, et dit à chaque tête : « Patience et à 
bientôt ! » Et elle compta de la sorte trente-sept 
têtes de voleurs barbus, et trouva que la trente- 
huitième jarre était la seule qui fût pleine d'huile. 
Alors elle remplit son pot, en toute tranquillité, et 
courut allumer sa lampe, pour revenir bientôt 
mettre à exécution le projet de délivrance que venait 
de susciter en son esprit le péril imminent. 

Donc, une fois dans la cour, elle alluma un grand 
feu sous la chaudière qui servait à la lessive, et, au 
moyen du pot, elle remplit d'huile la chaudière en y 



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316 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

vidant le contenu de la jarre. Et comme le feu 
flambait fort, l'huile ne tarda pas à entrer en ébulli- 
tion. 

Alors Morgane remplit le plus grand seau de 
l'écurie de cette huile bouillante, s'approcha de Tune 
des jarres, en souleva le couvercle et, d'un seul 
coup, versa le liquide exterminateur sur la tête qui 
sortait. Et le bandit propriétaire de la tête fut irré- 
vocablement échaudé, et avala la mort avec le cri 
qui ne sortit pas. 

Et Morgane, d'une main sûre, fit subir le même 
sort à tous les enfermés dans les jarres, qui mouru- 
rent étouffés et bouillis, car nul homme, fût-il en- 
fermé dans une jarre à sept parois, ne saurait échap- 
per à la destinée attachée à son cou. 

Or, son exploit accompli, Morgane éteignit le feu 
sous la chaudière, reboucha les jarres avec les cou- 
vercles en fibres de palmier, et revint dans la cui- 
sine où, soufflant la lanterne, elle resta dans l'obs- 
curité, résolue à surveiller la suite de l'affaire. Et r 
postée de la sorte à. l'affût, elle n'attendit pas long- 
temps. 

En effet, vers le milieu de la nuit, le marchand 
d'huile s'éveilla, vint mettre la tête à la fenêtre qui 
donnait sur la cour, et, ne voyant aucune lumière 
nulle part, et n'entendant aucun bruit, il jugea que 
toute la maison devait être plongée dans le sommeil. 
Alors, selon ce qu'il avait dit à ses hommes, il prit 
des petits cailloux qu'il avait sur lui, et les lança l'un 
après l'autre sur les jarres. Et, comme il avait l'œil 
sûr et la main habile, il atteignit le but à chaque 
coup : ce dont il jugea par le son rendu par la jarre 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 317 

sous le heurt du caillou. Puis il attendit, ne doutant 
pas qu'il allait voir surgir ses gaillards avec leurs 
armes brandies. Mais rien ne bougea. Alors, s'imagi- 
nant qu'ils étaient endormis dans leurs jarres, il leur 
jeta de nouveaux cailloux, mais pas une tête n'appa- 
rut, et pas un mouvement ne se produisit. Et le chef 
des voleurs fut extrêmement irrité contre ses hommes 
qu'il croyait plongés dans le sommeil ; et il descendit 
vers eux, en pensant : « Les fils de chiens ! ils ne 
sont bons à rien ! » Et il s'élança vers les jarres, 
mais ce fut pour reculer, tant était épouvantable 
l'odeur d'huile brûlante et de chair brûlée qui s'en 
exhalait. Pourtant il s'en approcha de nouveau et, 
y portant la main, il en sentit les parois aussi chau- 
des que celles d'un four. Alors il ramassa une gerbe 
de paille, l'alluma et regarda dans les jarres. Et il 
vit ses hommes, l'un après l'autre, bouillis et fu- 
mants avec des corps sans âme. 

A cette vue, le chef des voleurs, comprenant de 
quelle mort atroce avaient péri ses trente-sept com- 
pagnons, fit un bond prodigieux jusqu'au haut du 
mur de la cour, sauta dans la rue et livra ses jambes 
au vent. Et il s'envola et s'enfonça dans la nuit, 
anéantissant, sous ses pas, la distance... 

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



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318 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT 



Elle dit : 



... Et il s'envola et s'enfonça dans la nuit, anéantis- 
sant sous ses pas la distance. Et, arrivé dans sa ca- 
verne, il se perdit dans les noires réflexions au sujet 
de ce qui lui restait à faire désormais pour venger 
tout ce qu'il avait à venger. Et, pour le moment, 
voilà pour lui ! 

Quant à Morgane, qui venait de sauver la maison 
de son maître et les vies qui s'y abritaient, une fois 
qu'elle se fut rendu compte que tout danger était 
conjuré par la fuite du faux marchand d'huile, elle 
attendit tranquillement que le jour se levât, pour 
aller réveiller son maître Ali Baba. Et, une fois qu'il 
se fut habillé, croyant qu'on ne l'avait réveillé de si 
bonne heure que pour qu'il allât au hammam, Mor- 
gane le conduisit devant les jarres, et lui dit : « 
mon maître, enlève le premier couvercle et regarde ! » 
Et Ali Baba, ayant regardé, fut à la limite de l'effroi 
et de l'horreur. Et Morgane se hâta de lui raconter 
tout ce qui s'était passé, depuis le commencement 
jusqu'à la fin, sans omettre un détail. Mais il n'y a 
point d'utilité à le répéter. Et elle lui raconta égale- 
ment l'histoire des marques blanches et des rouges 
sur les portes, dont elle n'avait pas jugé à propos de 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 319 

l'entretenir . Mais, pour cette histoire aussi, il n'y a 
point d'utilité à la répéter. 

Lorsqu'Ali Baba eut entendu le récit de son esclave 
Morgane, il pleura d'émotion, et serrant la jeune 
fille avec tendresse contre son cœur, il lui dit : « 
fille de la bénédiction, béni soit le ventre qui t'a 
porté! Certes, le pain que tu as mangé dans notre de- 
meure n'a pas été mangé par l'ingratitude. Tu es ma 
fille et la fille de la mère de mes enfants. Et désor- 
mais tu seras à la tête de ma maison et l'aînée de mes 
enfants ! » Et il continua à lui dire des paroles gen- 
tilles et à la remercier beaucoup pour sa vaillance, 
sa sagacité et son attachement. 

Après quoi, Ali Baba, aidé par Morgane et par 
l'esclave Abdallah, procéda à l'enterrement des 
voleurs, qu'il se décida, après réflexion, à faire 
disparaître en leur creusant une fosse énorme dans 
le jardin et en les y enfouissant pêle-mêle, sans 
aucune cérémonie, pour ne pas éveiller l'attention 
des voisins. Et c'est ainsi qu'on acheva de se débar- 
rasser de cette engeance maudite. Que c'est bien 
fait! 

Et plusieurs jours se passèrent, dans la maison 
d'Ali Baba, au milieu des réjouissances et des con- 
gratulations. Et on ne se lassait pas de se raconter 
les détails de cette aventure prodigieuse, en remer- 
ciant Allah de la délivrance, et de faire tous les com- 
mentaires qu'elle comportait. Et Morgane était plus 
choyée que jamais ; et Ali Baba, avec ses deux épou- 
ses et ses enfants, s'ingéniait à lui témoigner sa 
reconnaissance et son amitié. 

Or, un jour, le fils aîné d'Ali Baba, qui dirigeait les 



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320 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

affaires de vente et d'achat de l'ancienne boutique 
de Kassim, dit à son père, en rentrant du souk : « 
mon père, je ne sais comment faire pour rendre à mon 
voisin, le marchand Hussein, toutes les honnêtetés 
dont il ne cesse de me combler, depuis sa récente 
installation dans notre souk. Voilà déjà cinq fois que 
j'ai accepté, sans le payer de retour, de partager son 
repas de midi. Or, je voudrais bien, ô père, lé régaler, 
ne fût-ce qu'une seule fois, quitte à le dédommager 
par la somptuosité du festin, en cette unique fois, de 
toutes ses dépenses en mon honneur. Car tu conviens 
avec moi qu'il ne serait point bienséant de différer 
davantage à lui rendre les prévenances dont il a usé 
à mon égard ! » Et Ali Baba répondit : « Certes, ô 
mon fils, c'est le plus usuel des devoirs. Et tu aurais 
dû déjà m'y faire penser plus tôt ! Or précisément 
c'est demain vendredi, le jour du repos, et tu en 
profiteras pour inviter le hagg Hussein, ton voisin, 
à venir partager avec nous le pain et le sel du soir. 
Et s'il cherche des échappatoires, par discrétion, ne 
crains pas d'insister et de l'amener à notre maison, 
où j'espère qu'il trouvera un régal pas trop indigne 
de sa générosité. » 

Et, en effet, le lendemain, le fils d'Ali Baba, après 
la prière, invita hagg Hussein, le marchand nou- 
vellement établi dans le souk, à l'accompagner pour 
faire une partie de promenade. Et il dirigea sa pro- 
menade, en compagnie de son voisin, précisément 
du côté du quartier où se trouvait leur demeure. Et 
Ali Baba, qui les attendait sur le seuil, s'avança au- 
devant d'eux, le visage souriant, et, après les sa- 
lams et les souhaits réciproques, il exprima à hagg 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 321 

Hussein sa gratitude pour les civilités prodiguées à 
son fils, et l'invita, en le pressant beaucoup, à en- 
trer se reposer dans sa maison et partager avec lui 
et son lils le repas du soir. Et il ajouta : « Je sais 
bien que quoi que je puisse faire, je ne pourrai re- 
connaître tes bontés pour mon fils. Mais, enfin, nous 
espérons que tu accepteras le pain et le sel de notre 
hospitalité ! » Mais hagg Hussein répondit i « Par 
Allah, ô mon maître, ton hospitalité est certaine- 
ment une grande hospitalité, mais comment pour- 
rais-je l'accepter alors que j'ai fait, depuis longtemps 
déjà, le serment de ne jamais toucher aux aliments 
qui sont assaisonnés de sel, et de ne jamais goûter 
à ce condiment? » Et Ali Baba répondit : « Qu'à cela 
ne tienne, ô hagg béni, je n'aurai qu'un mot à dire à 
* la cuisine, et les mets seront cuits sans sel et sans 
rien de semblable ! » Et il pressa tellement le mar- 
chand qu'il l'obligea à entrer dans la maison. Et 
aussitôt il courut prévenir Morgane qu'elle eût à ne 
pas mêler de sel aux aliments, et qu'elle préparât 
spécialement, ce soir-là, les mets et les farces et les 
pâtés sans l'aide de cet ordinaire condiment. Et 
Morgane, extrêmement surprise de l'horreur du nou- 
vel hôte pour le sel, ne sut à quoi attribuer un goût 
si extraordinaire, et se mit à réfléchir sur l'affaire. 
Toutefois elle ne manqua pas d'aviser la négresse 
cuisinière qu'elle eût à se conformer à l'ordre étrange 
de leur maître Ali Baba. 

Lorsque le repas fut prêt, Morgane le servit sur 
les plateaux; et aida l'esclave Abdallah à les porter 
dans la salle de réunion. Et, comme de sa nature 
elle était fort curieuse, elle ne manqua pas de jeter 



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322 LES MILLE KBITS ET UNE NUIT 

des coups d'œil, de temps en temps, sur l'hôte qui 
n'aimait pas le sel. Et lorsque le repas fut terminé, 
Morgane sortit pour laisser son maître Ali Baba s'en- 
tretenir à son aise avec son hôte invité. 

Mais au bout d'une heure, la jeune fille fit de nou- 
veau son entrée dans la salle. Et, à la grande sur- 
prise d'Ali Baba, elle était habillée en danseuse, le 
front diadème de sequins d'or, le cou orné d'un 
collier de grains d'ambre jaune, la taille prise dans 
une ceinture aux mailles d'or, et des bracelets à gre- 
lots d'or aux poignets et aux chevilles. Et de sa 
ceinture pendait, selon la coutume des danseuses 
de profession, le poignard à manche de jade et à 
longue lame évidée et pointue qui sert à mimer les 
figures de la danse. Et ses yeux de gazelle énamou- 
rée, déjà si grands par eux-mêmes et si profonds 
d'éclat, étaient durement allongés de kohl noir jus- 
qu'à ses tempes, de même que ses sourcils tendus 
en arc menaçant. Et ainsi parée et attifée, elle s'a- 
vança à pas comptés, toute droite et les seins en 
avant. Et, derrière elle, entra le jeune esclave 
Abdallah tenant de sa main gauche, à la hauteur de 
son visage, un tambour à castagnettes de métal, sur 
lequel il frappait en mesure, mais très lentement, 
de façon à rythmer les pas de sa compagne. Et lors- 
qu'elle fut arrivée devant son maître, Morgane s'in- 
clina gracieusement et, sans lui donner le temps de 
revenir de la surprise où l'avait plongé cette entrée 
inattendue, elle se tourna vers le jeune Abdallah et 
lui fit un léger signe avec ses sourcils. Et soudain le 
rythme du tambour s'accéléra sur un mode fortement 
cadencé, et Morgane, glissant comme un oiseau, dansa. 



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HISTOIRE D'ALI BABA... 323 

Et elle dansa tous les pas, inlassable, et esquissa 
toutes les figures, comme jamais ne l'avait fait, dans 
les palais des rois, une danseuse de profession. Et 
elle dansa comme seul peut-être,devant Saùl noir de 
tristesse, avait dansé le berger David. 

Et elle dansa la danse des écharpes, et celle du 
mouchoir, et celle du bâton. Et elle dansa les 
danses des Juives, et celles des Grecques et celles 
des Éthiopiennes et celles des Persanes, et celles des 
Bédouines, avec une légèreté si merveilleuse que, 
certes ! seule Balkis, la reine amoureuse de Soleïmân, 
aurait pu danser les pareilles. 

Et quand elle eut dansé tout cela, quand le 
cœur de son maitre, et celui du fils de son maî- 
tre, et celui du marchand, l'invité de son maî- 
tre, furent suspendus à ses pas, et leurs yeux 
rivés à la souplesse de son corps, elle esquissa 
la danse onduleuse du poignard. En effet, tirant 
soudain l'arme dorée de sa gaîne d'argent, et tout 
émouvante de grâce et d'attitudes, au rythme accé- 
léré du tambour, elle s'élança, le poignard mena- 
çant, cambrée, flexible, ardente, rauque et sauvage, 
avec des yeux en éclairs, et soulevée par des ailes 
qu'on ne voyait pas. Et la menace de l'arme se tendait 
tantôt vers quelque ennemi invisible de l'air, et tan- 
tôt se tournait de la pointe vers les beaux seins de 
l'adolescente exaltée. Et l'assistance, à ces moments- 
là, poussait un long cri d'effroi, tant le cœur de la 
danseuse paraissait proche de la pointe mortelle. 
Puis peu à peu le rythme du tambour se fit plus lent 
et la cadence fraîchit et s'atténua jusqu'au silence 
de la peau sonore. Et Morgane, la poitrine soule- 



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324 LES MILLE NUITS ET UNE NDIT 

vée comme une vague de la mer, cessa de danser. 

Et elle se tourna vers l'esclave Abdallah qui, à 
un nouveau signe de sourcil, lui jeta, de sa place, 
le tambour. Et elle l'attrapa au vol et, le retournant, 
elle s'en servit comme d'une sébile pour aller le 
tendre aux trois spectateurs et solliciter, selon la 
coutume des aimées et des danseuses, leur libéralité. 
Et Ali Baba, qui, bien qu'un peu formalisé de l'ac- 
tion inattendue de sa servante, s'était laissé gagner 
par tant de charme et tant d'art, jeta un dinar d'or 
dans le tambour. Et Morgane le remercia d'une pro- 
fonde révérence et d'un sourire, et tendit le tam- 
bour au fils d'Ali Baba, qui ne fut pas moins géné- 
reux que son père. 

Alors, tenant toujours le tambour de la main gau- 
che, elle le présenta à l'hôte qui n'aimait pas le sel. Et 
hagg Hussein tira sa bourse et se disposait à y puiser 
quelque argent pour le donner à la si désirable dan- 
seuse, quand soudain Morgane, qui avait reculé de 
deux pas, puis bondi en avant comme un chat sau- 
vage, lui enfonça dans le cœur, jusqu'à la lamelle 
de garde, le poignard brandi de la main droite. Et 
hagg Hussein, les yeux soudain rentrés dans leurs 
orbites, ouvrit la bouche et la referma, en poussante 
peine un demi-soupir, puis s'affaissa sur le tapis, 
sa tète précédant ses pieds, et déjà corps sans âme. 

Et Ali Baba et son fils, à la limite de l'épou- 
vante et de l'indignation, s'élancèrent vers Morgane 
qui, bien que tremblante d'émotion, essuyait sur 
son écharpe de soie le poignard ensanglanté. Et, 
comme ils la croyaient prise de délire et de folie, et 
qu'ils lui saisissaient la main pour lui en arracher 



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HISTOIRE d'aLI BABA... 325 

l'arme, elle leur dit d'une voix tranquille : « mes 
maîtres, louanges à Allah qui a dirigé le bras d'une 
faible jeune fille pour vous venger du chef de vos 
ennemis ! Voyez si ce mort n'est pas le marchand 
d'huile, le capitaine des voleurs lui-môme avec son 
propre œil, l'homme qui ne voulait pas goûter le sel 
sacré de l'hospitalité ! » Et, parlant ainsi, elle dé-' 
pouilla de son manteau le corps gisant, et fit voir 
sous sa longue barbe et le déguisement dont il s'é- 
tait affublé pour la circonstance, l'ennemi qui avait 
juré leur destruction. 

Lorsqu'Ali Baba eut reconnu de la sorte, dans le 
corps inanimé de hagg Hussein, le marchand d'huile 
maître des jarres et chef des voleurs, il comprit qu'il 
ne devait, pour la seconde fois, son salut et celui de 
toute sa famille qu'au dévouement attentif et au 
courage de la jeune Morgane. Et il la serra contre sa 
poitrine et l'embrassa entre les deux yeux, et lui dit, 
les larmes aux yeux : « Morgane, ma fille, veux-tu, 
pour mener mon bonheur à ses limites, entrer défini- 
tivement dans ma famille en épousant mon fils, le 
beau jeune homme que voici? » Et Morgane baisa la 
main d'Ali Baba et répondit : « Sur ma tête et mes 
yeux ! » 

Et le mariage de Morgane avec le fils d'Ali Baba 
fut célébré sans retard, devant le kâdi et les témoins, 
au milieu des réjouissances et des divertissements. 
Et Ton enterra secrètement le corps du chef des 
voleurs dans la fosse commune qui avait servi de 
sépulture à ses anciens compagnons, — qu'il soit 
maudit ! 

Et, après le mariage de son fils... 

T. XIII. 21 



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326 LES MILLE NUITS ET UNE MJ1T 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et. discrète, se lut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA HUIT CENT SOIXANTIÈME NUIT 



Elle dit : 

... Et, après le mariage de son lils, Ali Baba, qui avai t 
appris la prudence et suivait désormais les conseils 
de Morgane et écoutait attentivement ses avis, s'abs- 
tint encore quelque temps de retourner à la caverne, 
de peur d'y rencontrer les deux voleurs dont il igno- 
rait le sort, et qui en réalité avaient été, comme tu 
le sais, ô Roi fortuné, exécutés sur Tordre de leur 
capitaine. Et ce ne fut qu'au bout d'un an, lorsqu'il 
fut tout à fait tranquille de ce côté-là, qu'il se décida 
à aller, en compagnie de son fils et de l'avisée Mor- 
gane, visiter la caverne. Et Morgane, qui observait 
toutes choses sur la route, vit, en arrivant au rocher, 
que les arbrisseaux et les grandes herbes obstruaient 
entièrement le petit sentier qui en faisait le tour, et 
que, d'autre part, sur le sol, il n'y avait aucune trace 
de pas humains ni aucun vestige de chevaux. Et elle 
en conclut que personne n'était venu là, depuis 
longtemps. Et elle dit à Ali Baba : « Omon oncle, 
il n'y a pas d'inconvénient. Nous pouvons entrer, 
sans courir de risque, là dedans ! » 

Alors Ali Baba, étendant la main vers la porte de 
pierre, prononça la formule magique, disant : « Se- 



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histoire d'ali baba... 327 

same, ouvre-toi ! » Et, de môme qu'autrefois, la porte, 
obéissant aux trois mots, et comme mue par des ser- 
viteurs invisibles, s'ouvrit à même le rocher, et 
laissa le passage libre à Ali Baba, à son fils et à la 
jeune Morgane. Et Ali Baba constata qu'en effet rien 
n'avait changé depuis sa dernière visite au trésor, et 
fut bien fier de montrer à Morgane et à son époux les 
fabuleuses richesses dont il devenait désormais l'uni- 
que tenancier. 

Et lorsqu'ils eurent tout examiné dans la caverne, 
ils remplirent d'or et de pierreries les trois grands 
sacs qu'ils avaient apportés, et s'en retournèrent chez 
eux, après avoir prononcé la formule de fermeture. Et, 
depuis lors, ils vécurent dans la paix et les félicités, 
en usant avec modération et prudence des richesses 
que leur avait octroyées le Donateur, qui est le Seul 
Grand, le Généreux. Et c'est ainsi qu'Ali Baba, le 
bûcheron propriétaire de trois ânes pour touta fortune, 
devint, grâce à sa destinée et à la bénédiction, 
l'homme le plus riche et le plus honoré de sa ville 
natale. Or, gloire h Celui qui donne sans compter aux 
humbles de la terre ! 



— « Et voilà, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, tout 
ce que je sais de l'histoire d'Ali Baba et des quarante 
voleurs. Mais Allah est plus savant ! » 

Et le roi Schahriar dit : « Certes, Schahrazade, cette 
histoire est une étonnante histoire ! Et la jeune Morgane 



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328 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

n'a point sa pareille parmi les femmes de maintenant. Et 
je le sais bien, moi qui fus obligé de faire couper la tête 
à toutes les dévergondées de mon palais. » 

Mais Schahrazade voyant que le Roi fronçait déjà, les 
sourcils, à ce souvenir, et s'excitait péniblement sur ces 
choses passées, se hâta de commencer en ces termes 
THistoire DE... 



FIN DU TREIZIÈME VOLUME 



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TABLE DES MATIÈRES 



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Dédicace du volume 5 

HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 7-39 

LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 41-53 

LE TRÉSOR SANS FOND 55-89 

HISTOIRE COMPLIQUÉE DE L'ADULTÉRIN 

SYMPATHIQUE 91-215 

où sont : 

HISTOIRE DU SINGE JOUVENCEAU 125-143 

IIISTOIRE DU PREMIER FOU 147-165 

UISTOIRE DU SECOND FOU 166-200 

HISTOIRE DU TROISIÈME FOU 200-214 

PAROLES SOUS LES QUATREVINGT-DIX- 

NEUF TÈTES COUPÉES 217-235 

LA MALICE DES ÉPOUSES 237-267 

où sont : 

HISTOIRE RACONTÉE PAR LE PATISSIER 247-252 

HISTOIRE RACONTÉE PAR LE MARCHAND DE 

LÉGUMES 253-258 

HISTOIRE RACONTÉE PAR LE DOUCHER ...... 258-263 

HISTOIRE RACONTÉE PAR LE CHEF- CLARI- 
NETTE 26'*-267 

HISTOIRE D'ALI BABA ET DES QUARANTE 

VOLEURS 269-328 



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MELLOTTÉE, IMPRIMEUR 
A CHATEAU ROUX, INDRE 



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EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 

11, RUE DE GRENELLE. PARIS 



Collection in-8° carré à 7 francs 

LE LIVRE DES MILLE NUITS ET UNE MUT 

Traduction littérale et complète du texte arabe 

par le Dr J. 0. Màrdrus 

Tome V 

HI8T0IRB DU MARCHAND. — HISTOIRE DU PECHEUR. — HISTOIRE DU PORTEFAIX. — 
HI8T0IRE DE LA FEMME COUPÉE. — HI8T0IRB DE NOUREDDINE. 

Tome II 

HISTOIRE DU B0S8U. — HISTOIRE D'aLI-NOUR ET DE DOUCE-AMIE. — HISTOIRE DE 
OHANEM BEN-AYOUB ET DE SA SŒUR FRTNAH. 

, Tome III 

HISTOIRE DU ROI OMAR AL-NÉMAN ET DE SES DEUX FILS MERVEILLEUX 8 OH A RK AN 
ET DAOUL'MAXAN. 

Tome IV 

FIN DE L'HISTOIRE DU ROI OMAR AL-NÉMAN. — HISTOIRE CHARMANTE DES ANI- 
MAUX ET DES 0I8BAUX. — HI8T0IRE D'ALI BBN-BEKAR. 

Tome V 

HISTOIRE DR KAMARALZAMAN AVEC LA PRINCESSE BOUDOUR. — HISTOIRE DE BEL- 
HEUREUX ET DE BELLB-HEURBU8B. — HISTOIRE DE GRAIN-DB-BRAUTÉ. 

Tome VI 

HI8T0IRR DE LA DOCTE 8YMPATHIB. — AVENTURE DU POETE AB0U-N0WA8. — HIS- 
TOIRE DE SINDBAD LE MARIN. — HISTOIRE DE LA BELLE ZOUMOURROUD AVEC 
ALISOHAR FILS DE GLOIRE. — HISTOIRE DES SIX ADOLESCENTES. 

Tome VII 

HISTOIRE PRODIGIEUSE DE LA VILLE D'AIRAIN. — HISTOIRE D*IBN AL-MAN80UR. — 
HISTOIRE DE WARDAN LE BOUCHKR. — HISTOIRE DE LA REINE TAMLIKA — 
HISTOIRE DU BEL ADOLESCENT TRISTE. — LE PARTERRE FLEURI DE L'ESPRIT ET 
LE JARDIN DE LA GALANTERIE. — L'ÉTRANGE KHALIFAT. 

Tome VIII 

HISTOIRE DE R08R-DAN8-LE-GALICB. — HISTOIRE MAGIQUE DU CHEVAL D'ÉBBNR. — 
HISTOIRE DE DALILÀ-LA-ROUÉB. — HI8T0IRB DE JOUDBR LE PÊCHEUR. 

Tome IX 

HISTOIRE D'aBOU-KIR — ANECD0TE8 DU JARDIN PARFUMÉ. — HI8T01RE D f ABDAL- 
LAH DE LA TERRE ET D'ABDALLAH DE LA MER. — HI8T01RR DU JEUNE HOMME 
JAUNE. — HISTOIRE DE FLEUR-DE-GRENADR — LA SOIRÉE D'HIVER D'l8HAK. — 
LE FELLAH D'EGYPTE. — HISTOIRE DE KHALIFE ET DU XHALIFAT. 

Tome X 

LES AVENTURES DE HAS8AN-AL-BA8SRI. — LE DIWAN DE8 GENS HILARES ET IN- 
CONGRUS. — HISTOIRE DU DORMEUR ÉVEILLÉ. — LES AMOURS DR ZBIN-AL- 
MAWA88IF. — HISTOIRE DU JEUNE HOMME MOU. 

Tome XI 

HISTOIRE DU JEUNE NOUR AVEC LA FRANQUE HÉROÏQUE. — LES SÉANCES DR LA 
GÉNÉROSITÉ ET PU SAVOTR-VIVRE. — HISTOIRE MERVEILLEUSE DU MIROIR 
DES VIERGES. — HISTOIRE DALADDIN ET DE LA LAMPE MAGIQUE. 

Tome XII 

LA PARABOLE DE LA VRAIE SCIENCE DE LA VIE. — FARIZADE AU SOURIRR DE 
ROSE. — HI8TOIRE DE KAMAR ET DE L'EXPERTE HALIMA. — HISTOIRE DE 
LA JAMBE DE MOUTON. — LES CLEFS DU DE8T1N. — LE DIWAN DES FACILES 
FACÉTIES ET DE LA GAIE 8AGES8E. — HISTOIRE DE LA PRINCESSE NOURRN- 
NAHAR ET DE LA BELLE GENNIA. 

De chaque tome il est tiré 25 exemplairêê sur Japon à 40 fr., et 75 sur 
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Hollande à 30 fr. 



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