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DE CE VOLUME IL A ÉTÉ TIRÉ :
Vingt-cinq exemplaires swr papier du Japon ,
Soixante-quinze exemplaires sur papier de Hollande.
JUSTIFICATION DU TIRAGE
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LE LIVRE
DES
MILLE NUITS
ET UNE NUIT
TRADUCTION LITTÉRALE KT COMPLÈTE DU TEXTE ARABE
par le Dr J. C. MARDRUS
TOMR XIII
HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES. — LES
DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD. — LE
TRÉSOR SANS FOND. — HISTOIRE COMPLI-
QUÉE DE L'ADULTÉRIN SYMPATHIQUE. —
PAROLES SOUS LES QUATREVINGT-DIX-NEUF
TÊTES COUPÉES.— LA MALICE DES ÉPOUSES.
— HISTOIRE D'ALI BABA ET DES QUARANTE
VOLEURS.
PARIS
Librairie CHARPENTIER et FASQUELLE
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de Grenelle, 11
1903
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ur
HARVARD
UNIVERSITYJ
LIBRAP'i )
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A REMY DE GOURMONT
QUI NOUS CONSOLE DES RUMINANTS
J.-C. M.
T. XUI.
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LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES
Et Schahrazade dit au roi Schahriar :
Il est raconté, dans les annales des savants et les
livres du passé, que Ternir des Croyants Al-Môtazid
Bi'llah, seizième khalifat de la maison d'Abbas,
petit-fils d'Al-Môtawakkil, petit-fils de Haroun Al-
Rachid, était un prince doué d'une âme haute, d'un
cœur intrépide et de sentiments élevés, plein de
charme et d'élégance, de noblesse et de grâce, de
bravoure et de vaillance, de majesté et d'intelligence,
égalant les lions pour la force et le courage, et, avec
cela, d'un génie si affiné qu'il était considéré comme
le plus grand poète de son temps. Et il avait à
Baghdad, sa capitale, pour l'aider à diriger les
affaires de son immense empire, soixante vizirs
pleins d'un zèle infatigable qui veillaient aux inté-
rêts du peuple avec la même inlassable activité que
leur maître. Ce qui faisait que rien, pas même l'évé-
nement le plus futile en apparence, ne lui restait
caché de tout ce qui se passait sous son règne, dans
les pays qui s'étendaient depuis le désert de Scham
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8 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
jusqu'aux confins du Maghreb, et depuis les monta-
gnes du Khorassân et la mer occidentale jusqu'aux
limites profondes de l'Inde et de l'Afghanistan.
Or, un jour qu'il se promenait avec Ahmad Ibn-
Hamdoun le conteur, son intime et préféré compa-
gnon de coupe, celui-là même à qui nous devons la
transmission orale de tant de belles histoires et de
poèmes merveilleux de nos pères anciens, il arriva
devant une demeure d'apparence seigneuriale, en-
fouie délicieusement au milieu des jardins, et dont
Tharmonieuse architecture disait les goûts de son
propriétaire, bien plus délicatement que ne l'eût fait
la langue la plus éloquente. Car, pour qui avait,
comme le khalifat, les yeux sensibles et l'àme atten-
tive, cette demeure était l'éloquence même.
Et, comme ils s'étaient tous deux assis sur le banc
de marbre qui faisait face à la demeure, et qu'ils s'y
reposaient de leur promenade en respirant la brise
qui s'en venait vers eux embaumée de l'àme des lys
et des jasmins, ils virent apparaître devant eux,
sortis de l'ombre du jardin, deux adolescents beaux
comme la lune à son quatorzième jour. Et ils cau-
saient entre eux, sans remarquer la présence des
deux étrangers assis sur le banc de marbre. Et l'un
disait à soncompagnoû : « Fasse le ciel, ô mon ami,
qu'en ce jour de splendeur, des hôtes de hasard
viennent visiter notre maître! Il est attristé que
l'heure du repas soit arrivée sans que personne soit
là pour lui tenir compagnie, alors que d'ordinaire il
a toujours à ses côtés des amis et des étrangers qu'il
régale avec délices et qu'il héberge magnifique-
ment ! » Et l'autre adolescent répondit : « Certes !
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 9
c'est la première fois que pareille chose arrive, et
que notre maître se trouve seul dans la salle des
festins. Il est bien étrange que, malgré la douceur
de cette journée de printemps, aucun promeneur
n'ait choisi, comme but de repos, nos jardins si
beaux qu'on vient d'ordinaire les visiter du fond des
provinces.
En entendant ces paroles des deux adolescents,
Àl-Môtazid fut • extrêmement étonné de savoir que
non-seulement il existait, dans sa capitale, un sei-
gneur de haut rang dont la demeure lui était incon-
nue, mais que ce seigneur menait une vie aussi
singulière et qu'il n'aimait pas la solitude pendant
les repas. Et il pensa : « Par Allah ! moi, qui suis le
khalifat, j'aime souvent être seul à seul avec moi-
même, et je mourrais dans le plus bref délai s'il me
fallait sentir à perpétuité une vie étrangère à côté de
la mienne ! car la solitude est si inestimable, quel-
quefois! »
Puis il dit à son fidèle commensal : « Ibn-
Hamdoun, ô conteur à la langue de miel, toi qui
connais toutes les histoires du passé et n'ignores
rien des événements contemporains, savais-tu l'exis-
tence de l'homme propriétaire de ce palais? Et ne
penses-tu pas qu'il est urgent que nous fassions la con-
naissance de l'un de nos sujets dont la vie est si diffé-
rente de la vie des autres hommes, et si étonnante de
faste solitaire? Et, d'ailleurs, cela ne me donnera-t-il
pas l'occasion d'exercer, à l'égard de l'un de mes no-
bles sujets, une générosité que jevoudraisplusmagni-
fique encore que celle avec laquelle il doit traiter ses
hôtes de hasard? » Et le conteur lbn-Hamdoun ré-
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10 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
pondit : « L'émir des Croyants n'aura certainement
pas à regretter sa visite à ce seigneur de nous in-
connu. Je vais donc, puisque tel est le désir de mon
maître, appeler ces deux charmants adolescents et
leur annoncer notre visite au propriétaire de ce
palais ! » Et il se leva du banc, ainsi qu'Al-Môtazid
N qui était, selon sa coutume, déguisé en marchand.
Et il apparut devant les deux beaux garçons, aux-
quels il dit : « Allez, par Allah sur vous deux ! pré-
venir votre maître qu'à sa porte deux marchands
étrangers sollicitent Ventrée de sa demeure, et récla-
ment l'honneur de se présenter entre ses mains. »
Et les deux adolescents, sitôt qu'ils eurent entendu
ces paroles, s'envolèrent joyeux vers la demeure,
sur le seuil de laquelle ne tarda pas à apparaître le
maître du lieu, en personne.
Et c'était un homme au clair visage, aux traits
fins et délicats, à l'aspect élégant et à l'attitude
pleine de bonne grâce...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
U HUIT CENT QUINZIÈME NUIT
Elle dit
... Et c'était un homme au clair visage, aux traits
fins et délicats, à l'aspect élégant et à l'attitude
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 11
pleine de bonne grâce. Et il était .vêtu d'une tuni-
que en soie de Nischabour, avait sur les épaules un
manteau en velours frangé d'or, et portait au doigt
un anneau de rubis. Et il s'avança vers eux, avec un
sourire de bienvenue sur les lèvres et la main gau-
che sur le cœur, et leur dit : « Le salam et la cor-
dialité aux seigneurs bienveillants qui nous favori-
sent d'une faveur suprême par leur venue ! »
Et ils entrèrent dans la demeure, et, d'en avoir vu
la merveilleuse disposition, ils la crurent un mor-
ceau même du Paradis, car sa beauté intérieure sur-
passait, et de beaucoup, sa beauté du dehors, et, sans
aucun doute, eût fait perdre à l'amoureux torturé le
souvenir de son bien-aimé.
Et, dans la salle de réunion, un petit jardin se
mirait au bassin d'albâtre, où chantait le jet de dia-
mant, et, de par ses limites mêmes, était un frais
délice et un enchantement. Car si le grand jardin
faisait à la demeure, de toutes les fleurs et de tous
les feuillages qui ornent la terre d'Allah, une cein-
ture, et si, par sa splendeur, il était la folie de la
végétation, le petit jardin en était visiblement la
sagesse. Et les plantes qui le composaient étaient
quatre fleurs, oui, elles étaient, en vérité, quatre
fleurs seulement, mais comme l'œil humain n'en
avait contemplé qu'aux jours premiers de la terre.
Or, la première fleur était une rose, inclinée sur sa
tige et toute seule, non pas celle des rosiers, mais la
rose originelle, dont la sœur avait fleuri dans l'Éden,
avant la descente courroucée de l'ange. Et elle était,,
éclairée par elle-même, une flamme d'or rouge, un
feu de joie attisé par en-dedans, une riche aurore >.
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\2 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
vive, incarnadine, veloutée, fraîche, virginale, im-
maculée, éblouissante. Et, dans sa corolle, elle con-
tenait de pourpre ce qu'il en faut pour la tunique
d'un roi. Quant à son odeur, elle faisait s'entr'ouvrir
d'une bouffée les éventails du cœur, disait à l'âme :
« Enivre-toi ! » et prêtait des ailes au corps, lui
disant : « Envole-toi ! »
Et la seconde fleur était une tulipe, droite sur sa
tige et toute seule, non pas une tulipe de quelque
parterre royal, mais la tulipe ancienne, arrosée du
sang des dragons, celle dont la race abolie fleuris-
sait dans Iram-aux-Colonnes, et dont la couleur di-
sait à la coupe pleine de vieux vin : « J'enivre sans
que les lèvres me touchent ! » et au tison enflammé:
« Je brûle mais ne me consume pas ! »
Et la troisième fleur était une hyacinthe, droite
sur sa tige et toute seule, non pas celle des jardins,
mais l'hyacinthe mère des lys, celle d'un blanc pur,
la délicate; l'odorante, la fragile, la candide hyacin-
the qui disait au cygne sortant de l'eau: « Je suis
plus blanche que toi !»
Et la quatrième fleur était un œillet incliné sur
sa tige et tout seul, non pas, oh ! non pas l'œillet des
terrasses qu'au soir les jeunes filles arrosent, mais
un globe incandescent, une parcelle du soleil effon-
dré à l'Occident, un flacon d'odeur renfermant l'âme
volatile des poivres, l'œillet môme dont le frère fut
offert par le roi des genn à Solcïmân, pour qu'il en
ornât la chevelure de Balkis, et qu'il en préparât
l'Elixir de longue vie, le Baume spirituel, l'Alcali
royal et la Thériaque.
Et l'eau du bassin, d'être seule h toucher, ne fut-
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 13
ce que par leur image, ces quatre fleurs, avait,
même quand se taisait le jet musical et que cessait
la pluie de diamant, de nombreux frissons d'émoi.
Et les quatre fleurs, de se savoir si belles, se pen-
chaient souriantes sur leurs tiges, et se regardaient
attentivement.
Et rien n'ornait cette salle de marbre blanc et de
fraîcheur, hormis ces quatre fleurs sur ce bassin. Et
le regard s'y reposait ravi, sans demander rien de
plus.
Or, lorsque le khalifat et son compagnon se furent
assis sur le divan tendu de tapis du Khorassàn, l'hôte
les invita, après de nouveaux souhaits de bienvenue,
à partager avec lui le repas, composé de choses
exquises que venaient d'apporter, sur des plateaux
d'or, les serviteurs, et qu'ils posaient sur des tabou-
rets de bambou. Et le repas se passa dans la cordia-
lité dont usent les amis pour leurs amis, et fut égayé
par l'entrée, sur un signal de l'hôte, de quatre adoles-
centes au visage de lune qui étaient, la première
une joueuse de luth, la seconde une joueuse de
cymbales, la troisième une chanteuse, et la qua-
trième une danseuse. Et, tandis que par la musique,
par le chant et par la grâce des mouvements, elles
complétaient, à elles quatre, l'harmonie de cette
salle et enchantaient l'air, l'hôte et ses deux invités
goûtaient aux vins dans les coupes, et se dulci-
fiaient aux fruits cueillis avec leurs branches, si
beaux qu'ils ne pouvaient venir que des arbres du
Paradis.
Et le conteur Ibn-Hamdoun, bien qu'habitué à
être somptueusement traité par son maître, se sen-
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14 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
tait l'âme si exaltée par les vins généreux et par tant
de beautés réunies, qu'il se tourna avec des yeux
inspirés vers le khalifat, et, la coupe à la main, il
récita un poème qui venait d'éclore en lui au sou-
venir avivé d'un jeune ami qu'il possédait. Et de sa
belle voix rythmée, il dit:
<( loi dont la joue est modelée sur la rose sau-
vage, et mou{ée comme celle d'une idole de la Chine,
jouvenceau aux yeux de jais, aux formes de
houri, quitte tes poses paresseuses, ceins tes reins et,
dans la coupe, fais rire ce vin couleur de la tulipe
nouvelle.
Car il est des heures pour la sagesse et d'autres
pour la folie. Aujourd'hui verse-moi de ce vin. Car
tu sais que j'aime le sang tiré de la gorge des jarres,
quand il est pur comme ton cœur.
Et ne me dis pas que cette liqueur est perfide.
Qu'importe l'ivresse à celui qui est né ivre ? Mes sou-
haits aujourd'hui sont compliqués à l'égal de tes bou-
cles.
Et ne me dis que le vin est funeste aux poètes.
Car tant que la tunique du ciel sera, comme aujour-
d'hui, d'azur, et verte la robe de la terre, je veux
boire à en mourir,
Afin que les jeunes gens au beau visage qui iro?it
visiter ma tombe, de respirer l'odeur de vin, victo-
rieuse de la terre, qu'exhaleront ?nes cendres, puis-
sent, par le seul effet de cette odeur, se sentir déjà
ivres. »
Et, ayant fini d'improviser ce poème, le conteur
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 15
Ibn-Hamdoun leva les yeux vers le khalifat, pour
juger sur son visage de l'effet produit par les vers.
Mais, au lieu de la satisfaction qu'il s'attendait à y
voir, il y remarqua une telle expression de contra-
riété et de colère concentrée, qu'il laissa tomber de
sa main la coupe pleine de vin. Et il trembla en
son âme, et se serait cru perdu sans recours, s'il
n'avait également remarqué que le khalifat n'avait
pas l'air d'avoir entendu les vers récités, et s'il ne lui
avait vu les yeux égarés et comme perdus dans la
résolution d'un problème insondable. Et il se dit :
« Par Allah ! il y a un instant, son visage était épa-
noui, et le voilà maintenant noir de contrariété et
tel que jamais je ne lui en ai vu d'aussi orageux. Et
pourtant, habitué comme je le suis à lire ses pen-
sées d'après l'expression de ses traits, et à deviner
ses sentiments, je ne sais trop à quoi attribuer ce
changement subit ! Qu'Allah éloigne le Malin, et
nous préserve de ses maléfices ! »
Et, comme il se torturait de la sorte l'esprit pour
arriver à pénétrer le motif de cette colère, le khalifiat
soudain lança à son hôte un regard chargé de mé-
fiance, et, contrairement à toutes les règles de
l'hospitalité, et en dépit de la coutume qui veut
que jamais l'hôte et l'invité ne s'interrogent sur
leurs noms et qualités, il demanda au maître du
lieu d'une voix qui se contenait d'éclater : « Qui
es-tu, ô homme ? » Et l'hôte, devenu soudain, h
cette question, bien changé de teint et mortifié à
l'extrême, ne voulut point pourtant se refuser à
répondre, et dit : « On me nomme communément
Abou'l Hassan Ali ben-Ahmad Al-Khorassani. » Et
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16 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
le khalifat reprit : « Et sais-tu qui je suis ? » Et
Thôte répondit, plus pâle encore : « Non, par Allah !
je n'ai point cet honneur, ô mon maître ! »
Alors Ibn-Hamdoun, sentant combien la situation
devenait pénible, se leva et dit au jeune homme :
« O notre hôte, tu es en présence de l'émir des
Croyants, le khalifat Al-Môtazid Bi'llah, petit-fils
d'Al-Môtawakkil Ala'llah. »
En entendant ces paroles, le maître du lieu se
leva à son tour, à la limite de l'émotion, et em-
brassa la terre entre les mains du khalifat, en trem-
blant, et dit : « O émir des Croyants, je te conjure par
les vertus de tes pieux ancêtres les méritants, de
pardonner à ton esclave les torts qu'il a pu avoir, à
son insu, envers ton auguste personne, ou le man-
que de politesse dont il a pu se rendre fautif, ou le
manque d'égards, ou le manque de générosité, sans
aucun doute! » Et le khalifat répondit: « O homme,
je n'ai à te reprocher aucun manquement de ce
genre. Tu as fait preuve, au contraire, à notre égard,
d'une générosité que t'envieraient les plus munifi-
cents parmi les rois. Mais si je t'ai interrogé, c'est
qu'apparemment une cause fort grave m'y a poussé
soudain, alors que je ne songeais qu'à te remercier
pour tout ce que j'avais vu de beau dans ta maison ! »
Et Thôte, bouleversé, dit: « O mon maître souve-
rain, de grâce ! ne fais point peser ta colère sur ton
esclave, sans l'avoir convaincu de son crime ! » Et le
khalifat dit : « J'ai remarqué tout d'un coup, ô
homme, que tout dans cette maison, depuis les
meubles jusqu'aux habits mômes que tu as sur toi,
porte le nom de mon grand-père Al-Môtawakkil
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 17
Ala'llah ! Or, peux-tu m 'expliquer un fait aussi
étrange? Et ne dois-je point penser à quelque pillage
clandestin du palais de mes saints aïeux ? Parle sans
réticence, ou la mort t'attend sur l'heure. »
Et l'hôte, au lieu de se troubler, retrouva son air
affable et son sourire, et, de sa voix la plus paisible,
il dit : « Que les grâces et la protection du Tout-
Puissant soient sur toi, ô mon seigneur! Certes, je
parlerai sans réticence, car la vérité est ton vêtement
intérieur, la sincérité ta robe extérieure, et nul ne
saurait s'exprimer autrement qu'avec véracité, en ta
présence...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SEIZIÈME NUIT
Elle dit :
»... Certes, je parlerai sans réticence, car la vérité
est ton vêtement intérieur, la sincérité ta robe exté-
rieure, et nul ne saurait s'exprimer autrement
qu'avec véracité, en ta présence ! »
Et le khalifat lui dit : « En ce cas, assieds-toi et
parle ! »
Et Abou'l Hassan, sur un signe du khalifat, s'assit
à sa place, et dit:
« Sache donc,ô émir des Croyants, — puisse Allah
te continuer les triomphes et les faveurs ! — que je ne
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48 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
suis, comme on pourrait le supposer, ni un fils de
roi, ni un chérif, ni un fils de vizir, ni quoi que ce
soit qui approche de près ou de loin de la noblesse
de naissance. Mais mon histoire est une histoire si
étrange que si elle était écrite avec les aiguilles sur
le coin intérieur de l'œil, elle servirait d'enseigne-
ment à qui la lirait avec respect et attention. Car,
bien que je ne sois point noble, fils de noble, ni d'une
famille anoblie, je crois pouvoir, sans mentir, affir-
mer à mon seigneur que, s'il veut bien incliner vers
moi son ouïe, cette histoire le satisfera et fera tomber
sa colère accumulée contre l'esclave qui lui parle. »
Et Abou'l Hassan s'arrêta un instant de parler,
rassembla ses souvenirs, les précisa dans sa pensée,
et continua de la sorte :
« Je suis né à Baghdad, ô émir des Croyants, d'un
père et d'une mère qui n'avaient que moi pour toute
postérité. Et mon père était un simple marchand du
souk. 11 est vrai toutefois que c'était le plus riche
d'entre les marchands et le plus respecté. Et il n'était
pas marchand dans un souk seulement, mais il avait
dans chaque souk une boutique qui était la plus
belle, aussi bien dans le souk des changeurs que dans
celui des droguistes et que dans celui des marchands
d'étoffes. Et il avait, dans chacune de ses boutiques,
un représentant habile aux opérations de vente et
d'achat. Et il possédait, donnant sur chaque ar-
rière-boutique, un appartement privé où il pouvait,
à l'abri des allées et venues, se mettre à son aise à
l'époque des chaleurs, et faire la sieste, tandis que
pour le rafraîchir, durant son sommeil, un esclave
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HISTOIRE DE GEKBE-DE-PERLES 19
avait pour fonctions de lui faire de l'air avec un
éventail, en lui éventant, avec respect, spécialement
les testicules. Car mon père avait les testicules sen-
sibles à la chaleur, et rien ne leur faisait autant de
bien que la brise de l'éventail.
Or, comme j'étais son fils unique, il m'aimait ten-
drement, ne me privait de rien et n'épargnait aucune
dépense pour mon éducation. Et d'ailleurs ses ri-
chesses se multipliaient d'année en année, grâce à
la bénédiction, et devenaient difficiles à dénombrer.
Et ce fut alors que, l'heure de son destin étant arri-
vée, il mourut — puisse Allah le couvrir de Sa miséri-
corde, l'admettre dans Sa paix, et allonger des jours
qu'a perdus le défunt la vie de l'émir des Croyants.
Quant à moi, ayant hérité des biens immenses de
mon père, je continuai à faire marcher, comme de
son vivant, les affaires du souk. Et d'ailleurs je ne
me privais de rien, mangeant, buvant et m'amusant
à ma capacité avec les amis de mon choix. Et je
trouvais que la vie était excellente, et je tâchais de
la rendre aux autres aussi agréable qu'elle était
pour moi. C'est pourquoi mon bonheur était sans re-
proche et sans amertume, et je ne souhaitais rien de
mieux que ma vie de tous les jours. Car ce que les
hommes appellent ambition, et ce que les vaniteux
appellent gloire, et ce que les pauvres d'esprit appel-
lent renommée, et les honneurs, et le bruit, tout cela
m'était un sentiment insupportable. Et je me préfé-
rais à tout cela. Et je préférais aux satisfactions du
dehors la tranquillité de mon existence, et aux
fausses grandeurs mon simple bonheur caché au
milieu de mes amis au doux visage.
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20 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Mais, ô mon seigneur, une vie, quelque simple et
limpide qu'elle puisse être, n'est jamais à l'abri des
complications. Et je devais moi-môme, à l'exemple
de mes semblables, en faire bientôt l'expérience. Et
ce fut sous l'aspect le plus enchanteur qu'entra dans
ma vie la complication. Car, par Allah ! y a-t-il sur
terre un enchantement comparable à celui de la
beauté, quand elle élit, pour se manifester, le visage
et les formes d'une adolescente de quatorze ans? Et
y a-t-il, ômon seigneur, adolescente plus séduisante
que celle qu'on n'attend pas, lorsque, pour nous brû-
ler le cœur, elle emprunte le visage et les formes
d'un jouvenceau de quatorze ans? Car ce fut sous cet
aspect-là, et non point sous un autre, que m'apparut,
ô émir des Croyants, celle qui devait à jamais me
sceller la raison du sceau de son empire.
J'étais en effet, un jour, assis sur le devant de ma
boutique, et causais de choses et d'autres avec mes
amis habituels, quand je vis s'arrêter en face de moi
une dansante et souriante jeune fille parée de deux
yeux babyloniens, qui me jeta un regard, un seul
regard, et rien de plus. Et moi, comme sous la piqûre
d'une flèche acérée, je tressaillis dans mon âme et
dans ma chair, et je sentis tout mon être en émoi
comme devant l'arrivée même de mon bonheur. Et
la jeune fille, au bout d'un instant, s'avança de mon
côté et me dit: « Est-ce bien ici la boutique privée
du seigneur Àbou'l Hassan Ali ibn-Ahmad Al-
Khorassani? » Et cela, ô mon seigneur, elle me le
demanda d'une voix d'eau de source; et elle était
svelte devant moi et flexible dans sa grâce; et sa
bouche de vierge enfant, sous le voile de mousseline,
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 21
était une corolle de pourpre qui s'ouvrait sut deux
rangs humides de grêlons. Et moi je répondis, en
me levant en son honneur: « Oui, ô ma maîtresse,
c'est la boutique de ton esclave. » Et mes amis, par
discrétion, se levèrent tous et s'en allèrent.
Alors la jouvencelle entra dans la boutique, 6
émir des Croyants , en traînant ma raison derrière sa
beauté. Et elle s'assit comme une reine sur le divan,
et me demanda: « Et ou est-il? » Je répondis, mais
tout de travers, tant ma langue fourchait d'émotion :
« C'est moi-même, ya setti. » Et elle sourit du sou-
rire de sa bouche et me dit: « Dis alors à ton employé
que voici de me compter trois cents dinars d'or. » Et
moi, à l'instant, je me tournai vers mon premier
garçon de comptoir et lui donnai l'ordre de peser trois
cents dinars et de les remettre à cette dame surna-
turelle. Et elle prit le sac d'or que lui remettait mon
employé, et, se levant, elle s'en alla, sans un mot de
remerciement ni un geste d'adieu. Et, certes! ô émir
des Croyants, ma raison ne put faire autrement que
de continuer à la suivre, attachée à ses pas.
Or, quand elle eut disparu, mon employé me dit
respectueusement : « O mon maître, au nom de qui
dois-je écrire la somme avancée ? » Je répondis :
« Eh! comment le saurais-je, ô un tel? Et depuis
quand les humains inscrivent-ils sur leurs livres de
comptes les noms des houris? Si tu le veux, inscris :
« Avancé la somme de trois cents dinars à la Subti-
lisatrice-des-Cœurs. »
Lorsque mon premier garçon de comptoir eut
entendu ces paroles, il se dit : « Par Allah ! mon
maître qui est d'ordinaire si mesuré n'agit avec
T. XIII. 2
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22 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
tant d'inconséquence que pour mettre à l'épreuve ma
sagacité et mon savoir. Je vais donc courir derrière
l'inconnue et lui demander son nom ! » Et, sans me
consulter à ce sujet, il s'élança, plein de zèle, hors
de la boutique, et se mit à courir derrière la jeune
fille qui était déjà hors de vue. Et, au bout d'un cer-
tain temps, il revint à la boutique, mais en tenant
la main sur son œil gauche, et le visage baigné de
larmes. Et, la tête basse, il alla reprendre sa place
au comptoir, en s'essuyant les joues. Et je lui de-
mandai : « Qu'as-tu ? » Il me répondit : « Éloigné
soit le Malin, ô mon maître ! Je crus bien faire en
suivant, dans l'intention de lui demander son nom,
la jeune dame qui était ici. Mais dès qu'elle se sentit
suivie, elle se retourna brusquement vers moi, et
m'asséna sur l'œil gauche un coup de poing qui
faillit me défoncer la tête. Et me voici avec un œil
abîmé par une main plus solide que celle d'un for-
geron. »
Tout cela! Or, louanges à Allah, ô mon seigneur,
qui cache tant de force dans les mains des gazelles,
et met tant de promptitude dans leurs mouvements 1
Et moi je restai toute cette journée-là l'esprit
enchaîné par le souvenir de ces yeux d'assassinat,
et l'àme à la fois torturée et rafraîchie par le passage
de la ravisseuse de ma raison.
Or, le lendemain, à la môme heure, tandis que je
m'égarais dans son amour, je vis l'enchanteresse
debout devant ma boutique, qui me regardait en
souriant. Et, à sa vue, le peu de raison qui me res-
tait faillit s'envoler de joie. Et, comme j'ouvrais la
bouche pour lui souhaiter la bienvenue, elle me dit :
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 23
« N'est-ce pas, ya Abou'l Hassan, que tu as dû te
dire en ton esprit, pensant à moi : « Quelle sorte de
rouée n'est-elle point celle-là qui a pris ce qu'elle a
pris, pour détaler ! » Mais je répondis : « Le nom
d'Allah sur toi et autour de toi, ô ma souveraine!
Tu n'as fait que prendre ce qui t'appartenait, puisque
tout ici est ta propriété, le contenant avec le con-
tenu ! Quant à ton esclave, son âme n'est pas à lui
depuis ta venue, et se trouve comprise avec le lot
d'objets sans valeur de cette boutique ! » Et la jeune
fille, entendant cela, releva son petit voile de visage,
et se pencha, rose sur la tige du lys, et s'assit en
riant, avec un bruit de bracelets et de soieries. Et
avec elle, dans la boutique, entra l'odeur baumifiante
de tous les jardins.
Puis elle me dit : « Puisqu'il en est ainsi, ya
Abou'l Hassan, compte-moi cinq cents dinars ! » Et
je répondis : « J'écoute et j'obéis ! » Et, ayant fait
peser les cinq cents dinars, je les lui donnai. Et
elle les prit, et s'en alla. Et ce fut tout. Et moi,
comme la veille, je continuai à me sentir le prison-
nier de ses charmes, et le captif de sa beauté. Et, ne
sachant quel sortilège m'avait si complètement
rendu sans pensée ni raisonnement, je ne pou-
vais me résoudre à prendre un parti ou à faire un
effort pour me tirer de l'état d'hébétude où j'étais
plongé.
Mais, comme, le jour suivant, j'étais plus que
jamais dans la pâleur et l'inactivité, elle apparut en
face de moi, avec ses longs yeux de flamme et de
ténèbres et son sourire affolant. Et cette fois, sans
prononcer une parole, elle mit le doigt sur un carré
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24 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
de velours où pendaient des joyaux inestimables, et
accentua simplement son sourire...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vît appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DIX-SEPTIÈME NUIT
Elle dit :
... sans prononcer une parole, ^elle mit le doigt sur
un carré de velours où pendaient des joyaux inesti-
mables, et accentua simplement son sourire. Et moi,
à l'instant, ô émir des Croyants, je détachai le carré
de velours, le pliai avec tout ce qu'il contenait, e
le remis à l'ensorceleuse, qui le prit et s'en alla,
sans rien de plus.
Or, cette fois, je ne pus, la voyant disparaître, me
résoudre à rester davantage dans l'immobilité, et,
surmontant une timidité qui me faisait craindre un
affront semblable à celui dont avait souffert mon
garçon de comptoir, je me levai et marchai sur ses
traces. Et j'arrivai de la sorte, marchant derrière
elle, sur les bords du Tigre, où je la vis s'embarquer
sur un petit bateau qui, à rames rapides, gagna le
palais de marbre de l'émir des Croyants Al-Mô-
tawakkil, ton grand-père, ô mon seigneur. Et moi,
à cette vue, je fus à la limite de l'inquiétude, et pen-
sai en mon âme : « Te voilà maintenant, ya Àbou'l
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 25
Hassan, engagé dans les aventures et emporté dans
le moulin de la complication ! » Et je songeai, mal-
gré moi, à cette parole du poète :
Le bras blanc si doux de la bien-aimêe, qui te
semble plus moelleux, pour y reposer ton front, que
le duvet des cygnes, examine-le bien et prends
garde !
Et je restai longtemps pensif, à regarder, sans la
voir, l'eau du fleuve, et toute ma vie sans heurt et
si doucement monotone du passé défila devant mes
yeux, dans des barques successives et toutes sem-
blables, au fil de cette eau. Et soudain reparut
devant mes yeux la barque, tendue de pourpre, où
avait pris place la jeune fille, amarrée ^maintenant
au bas de l'escalier de marbre, et vide de ses ra-
meurs. Et je m'écriai : « Hé, par Allah ! n'as-tu pas
honte de ta vie somnolente, ya Abou'l Hassan ? Et
comment oses-tu hésiter entre cette pauvre vie-là et
la vie ardente que mènent ceux qui ne redoutent
point la complication ? Et ne connaîs-tu donc point
cette autre parole du poète :
» Lève-toi, ami, et secoue ta torpeur. La rose du
' bonheur ne fleurit pas dans le sommeil. Ne laisse point
passer sans les brûler les instants de cette vie. Tu auras
ensuite des siècles pour dormir. »
Et réconforté par ces vers, et par le souvenir de
l'émouvante jeune fille, je résolus, maintenant que
je savais où elle habitait, de ne rien négliger pour
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26 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
arriver jusqu'à elle. Et, plein de ce projet, j'allai à
la maison, et entrai dans l'appartement de ma mère,
qui m'aimait de toute sa tendresse, et lui racontai,
sans lui rien cacher, ce qui survenait dans ma vie.
Et ma mère, épouvantée, me serra contre son cœur,
et me dit : « Qu'Allah te sauvegarde, ô mon enfant,
et préserve ton âme de la complication ! Ah ! mon
fils Abou'l Hassan, unique attache de ma vie, où
vas-tu risquer ton repos et le mien ? Si cette jeune
fille habite le palais de l'émir des Croyants, com-
ment peux-tu t'obstiner à vouloir la rencontrer ! Ne
vois-tu pas l'abîme où tu cours, en osant te diriger,
ne fût-ce que par la pensée, du côté de la demeure
de notre maître lekhalifat? O mon fils, je te supplie,
parles neuf mois durant lesquels j'ai couvé ta vie,
d'abandonner le projet de revoir cette inconnue, et
de ne pas laisser en ton cœur s'imprimer une pas-
sion funeste ! » Et je répondis, essayant de la tran-
quilliser : « O mère mienne, apaise ton âme chérie
et rafraîchis tes yeux. Rien n'arrivera que ce qui
doit arriver. Et ce qui est écrit doit courir. Et Allah
est le plus grand ! »
Et, le lendemain, étant allé à ma boutique du
souk des joailliers, je reçus la visite de mon repré-
sentant qui dirigeait les affaires de ma boutique du
souk des droguistes. Et c'était un homme d'âge, en
qui mon défunt père avait une confiance illimitée,
et qu'il consultait pour toutes les affaires difficiles
ou compliquées. Et, après les salams et souhaits
d'usage, il me dit : « Ya sidi, pourquoi ce change-
ment que je vois dans ta physionomie, et cette pâ-
leur de teint et cet air soucieux? Qu'Allah nous pré-
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 27
serve des mauvaises affaires et des clients de mau-
vaise foi ! Mais quel que soit le malheur qui a pu
survenir, il n'est point sans recours, puisque tu es
en bonne santé ! » Et je lui dis : « Non, par Allah,
ô vénérable oncle, je n'ai point fait de mauvaises
affaires, et n'ai point été la dupe de la mauvaise foi
d'autrui. Mais ma vie a changé de face tout simple-
ment. Et la complication est entrée chez moi avec le
passage d'une jouvencelle de quatorze ans. » Et je
lui racontai ce qui m'était arrivé, sans en oublier
un détail. Et je lui dépeignis, comme si elle se fût
trouvée là, la ravisseuse de mon cœur.
Et le vénérable cheikh, après avoir réfléchi un
moment, me dit : « Certes ! l'affaire est compliquée.
Mais elle n'est pas au-dessus du savoir-faire de ton
vieil esclave, ô mon maître. J'ai en effet, parmi mes
connaissances, un homme qui loge dans le palais
même du khalifat Al-Môtawakkil, vu qu'il est le tail-
leur des fonctionnaires et des eunuques. Je vais donc
aller te présenter h lui ; et tu lui commanderas quel-
que travail que tu rémunéreras généreusement. Et
il te sera alors d'une grande utilité ! » Et, sans tar-
der, il me conduisit au palais et entra avec moi
chez le tailleur, qui nous reçut avec affabilité.
Et moi, pour inaugurer mes commandes de vête-
ments, je lui montrai une de mes poches que j'a-
vais pris soin de découdre en route, et le priai de me
la recoudre d'urgence. Et le tailleur s'exécuta de
bonne grâce. Et moi, pour rémunérer son travail,
je lui glissai dans la main dix dinars d'or, en m'excu-
sant du peu, et lui promettant de le dédommager
largement à la seconde commande. Et le tailleur ne
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28 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
sut que penser de ma manière de faire ; mais me re-
gardant avec stupéfaction, il me dit : v mon
maître, tu es habillé comme un marchand, et tu es
loin d'en avoir les manières. D'ordinaire un mar-
chand regarde à la dépense et ne sort un drachme
que s'il est sûr d'en gagner dix. Et toi, pour un tra-
vail insignifiant, tu me donnes le prix d'une robe
d'émir ! » Puis il ajouta : « Il n'y a que les amou-
reux pour être si magnifiques ! Par Allah sur toi, ô
mon maître, serais-tu amoureux? » Je répondis, en
baissant les yeux : « Comment ne le serais-je pas,
après avoir vu ce que j'ai vu ? » Il me demanda :
« Et qui est l'objet de tes tourments ? Est-ce un
jeune faon ou une gazelle ? » Je répondis : « Une
gazelle ! » Il me dit : « Il n'y a pas d'inconvénient.
Et me voici prêt, ô mon maître, à te servir de guide,
si sa demeure est ce palais, puisque c'est une gazelle,*
et qu'ici se trouvent les plus belles variétés de cette
espèce ! » Je dis : « Oui, c'est ici qu'elle habite ! »
Il dit : « Et quel est son nom ? » Je dis : « Allah
seul le connaît, et toi-même peut-être ! » Il dit :
« Dépeins-la-moi, alors. » Et je la lui dépeignis du
mieux que je pus, et il s'écria : « Hé, par Allah,
c'est notre maîtresse Gerbe-de-Perles, la luthière de
l'émir des Croyants Al-Môtawakkil Ala'llah ! » Et il
ajouta : « Voici précisément son petit eunuque qui
s'avance de notre côté. Toi, ô mon maître, ne laisse
pas échapper l'occasion de le séduire pour en faire
ton introducteur auprès de sa maîtresse Gerbe-de-
Perles ! »
Et effectivement, ô émir des Croyants, je vis entrer
chez le tailleur un tout jeune esclave blanc, aussi
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 29
beau que la lune du mois de Ramadan. Et, après
qu'il nous eut gentiment salué, il dit au tailleur, en
lui montrant une petite veste de brocart : « Com-
bien cette veste de brocart, ô cheikh Ali ? J'en ai pré-
cisément besoin, afin d'accompagner dans ses cour-
ses ma maîtresse Gerbe-de-Perles ! » Et moi aussitôt
je détachai la veste de l'endroit où elle était, et la
lui remis en disant : « Elle est payée, et t'appar-
tient ! » Et l'enfant me regarda en souriant de côté,
tout comme sa maîtresse, et me dit en me prenant
par la main et en s'écartant avec moi : « Tu es sans
aucun doute Aboul Hassan Ali ibn-Ahmad Al-
Khorassani. » Et moi, à la limite de l'étonnement
de voir tant de sagacité déjà chez un enfant, et de
m'entendre appeler par mon nom, je lui mis au
doigt un anneau de prix, que je retirai du mien, et
répondis : « Tu dis vrai, ô charmant jouvenceau.
Mais qui t'a révélé mon nom ? » 11 dit : « Par Allah,
comment ne le connaîtrais-je pas, alors que ma
maîtresse le prononce tant de fois par jour devant
moi, depuis le temps qu'elle est amoureuse d'Abou'l
Hassan Ali, le magnifique seigneur ? Par les mé-
rites du Prophète — sur Lui les grâces et les béné-
dictions — si tu es aussi amoureux de ma maîtresse
qu'elle Test de toi, tu me trouveras tout prêt à te
seconder pour arriver jusqu'à elle ! »
Alors moi, ô émir des Croyants, je jurai à l'enfant,
par les serments les plus sacrés, que j'étais éperdu-
ment amoureux de sa maîtresse, et que certainement
je mourrais si je ne la voyais pas tout de suite...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
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30 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DIX-HUITIÈME NUIT
Elle dit :
. . . Alors moi, ô émir des Croyants, je jurai à l'enfant,
par les serments les plus sacrés, que j'étais éperdu-
ment amoureux de sa maîtresse, et que certainement
je mourrais si je ne la voyais pas tout de suite. Et
l'eunuque enfant me dit: « Puisqu'il en est ainsi, ô
mon maître Abou'l Hassan, je te suis tout acquis. Et
je ne veux pas tarder davantage à t'aider à avoir une
entrevue avec ma maîtresse ! » Et il me quitta en me
disant : « Je vais revenir dans un instant. »
Et, en effet, il ne tarda pas à venir me retrouver
chez le tailleur. Et il tenait un paquet qu'il déplia ;
et il en fit sortir une tunique de lin brodée d'or fin et
un manteau qui était un des manteaux du khalifat
lui-môme, comme j'ai pu le remarquer par les signes
qui le distinguaient et parle nom inscrit sur la trame,
en lettres d'or, et qui était le nom d'Al-Môtawakkil
Ala'llah. Et le petit eunuque me dit : « Je t'apporte,
ô mon maître Abou'l Hassan, l'habillement dont
se vêt le khalifat lorsqu'il se rend le soir dans le
harem. » Et il m'obligea à m'en vêtir, et me dit :
« Une fois arrivé dans la longue galerie intérieure,
où sont les appartements privés des favorites, tu
auras bien soin, en passant, de prendre dans le fla-
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 31
con que voici un grain de musc, et de le mettre de-
vant la porte de chaque appartement ; car telle est,
tous les soirs, l'habitude du khalifat lorsqu'il tra-
verse la galerie du harem. Et une fois que tu seras
arrivé devant la porte dont le seuil est de marbre
bleu, tu l'ouvriras sans frapper, et tu seras dans les
bras de ma maîtresse ! » Puis il ajouta : « Quant à
ta sortie de là, après l'entrevue, Allah y pourvoiera ! »
Et, m'ayant donné ces instructions, il me quitta en
me souhaitant la réussite, et disparut.
Alors moi, ô mon seigneur, bien que je ne fusse
pas habitué à ces sortes d'aventures et que ce fût
mon début dans la complication, je n'hésitai pas à
me revêtir de l'habillement du khalifat et, comme si
j'eusse habité toute ma vie le palais et que j'y fusse
né, je me mis hardiment en marche à travers les
cours et les colonnades, et j'arrivai dans la galerie
des appartements réservés au harem. Et aussitôt je
tirai de ma poche le flacon qui contenait les grains
de musc, et, selon les instructions du petit eunuque,
je ne manquai pas, en arrivant devant chaque porte
de favorite, de déposer un grain de musc sur le petit
plateau de porcelaine qui était placé là à cet effet. Et
j'arrivai de la sorte devant la porte dont le seuil était
de marbre bleu. Et je me disposais à la pousser pour
pénétrer chez la tant désirée, en me félicitant de
n'avoir été jusque-là reconnu par personne, quand
j'entendis tout à coup une grande rumeur et, au
même moment, j'aperçus la clarté d'un grand nom-
bre de flambeaux. Or, c'était le khalifat Al-Motawak-
kil, en personne, entouré de la foule de ses courti-
sans et de sa suite habituelle. Et je n'eus que le
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32 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
temps (le revenir sur mes pas, en sentant mon cœur
soulevé d'émotion. Et, dans ma fuite à travers la
galerie, j'entendais les voix des favorites qui, de
l'intérieur, s'exclamaient, disant : « Par Allah, quelle
chose étonnante ! voici l'émir des Croyants qui
repasse pour la seconde fois aujourd'hui dans la
galerie. Certainement c'est lui qui passa, il y a un
moment, en déposant dans la soucoupe de chacune
le grain de musc habituel. Et nous l'avons d'ailleurs
reconnu au parfum de ses vêtements ! »
Et moi je continuai à fuir éperdument, et dus
bientôt m'arrêter, ne pouvant aller plus loin dans la
galerie sans risquer de donner l'éveil. Mais j'en-
tendais toujours la rumeur de l'escorte, et voyais se
rapprocher les flambeaux. Alors, ne voulant point,
même au risque de mourir, être surpris dans cette
posture et sous ce déguisement, je poussai la pre-
mière porte qui s'offrit à ma main, et me précipitai
à l'intérieur, oubliant que j'étais déguisé en khalifat,
et tout ce qui s'en suit. Et je me trouvai en présence
d'une jeune femme aux longs yeux effarés qui, se
levant en sursaut des tapis où elle était étendue,
poussa un grand cri de terreur et de confusion et,
d'un geste rapide, releva le pan de sa robe de mous-
seline et s'en couvrit le visage et les cheveux.
Et moi je restai là, devant elle, assez hébété,
assez perplexe, et souhaitant en mon âme, pour
échapper à cette situation, que la terre s'entr'ou-
vrît à mes pieds afin d'y disparaître. Ah ! cela,
certes, je me le souhaitais ardemment et, en outre,
je maudissais la confiance inconsidérée que j'avais
eue en ce petit eunuque de perdition qui, à n'en
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 33
pas douter, allait être la cause de ma mort par
noyade ou par empalement. Et, retenant mon souffle,
j'attendais de voir sortir de la bouche de cette ado-
lescente effarouchée les cris d'appel qui allaient faire
de moi un objet de pitié et un exemple du châtiment
réservé aux amateurs de complications. Et voici que
les jeunes lèvres remuèrent sous le pan de mousse-
seline, et la voix qui en sortit était charmante et me
disait : « Sois le bienvenu dans mon appartement, ô
Abou'l Hassan, puisque tu es celui qui aime ma
sœur Gerbe-de-Perles, et qui en est aimé ! » Et moi,
à ces paroles inespérées, ô mon seigneur, je me jetai
la face contre terre entre les mains de l'adolescente,
et lui baisai le bas des vêtements, et me couvris la
tête de son voile protecteur. Et elle me dit: « La
bienvenue et la longue vie aux hommes généreux,
ya Abou'l Hassan ! Que tu as excellé dans tes procé-
dés avec ma sœur Gerbe-de-Perles ! Et comme tu es
sorti à ton avantage des épreuves auxquelles elle t'a
soumis ! Aussi, elle ne cesse de me parler de toi et de
la passion que tu as su lui inspirer. Tu peux donc
bénir ta destinée qui t'a poussé chez moi, alors
qu'elle aurait pu te conduire à ta perte, déguisé
comme tu es sous cet habillement du khalifat. Et tu
peux être tranquille à ce sujet, car je vais tout ar-
ranger pour que rien n'arrive que ce qui est marqué
du cachet de la prospérité ! » Et moi, ne sachant
comment la remercier, je continuai à lui baiser en
silence le pan de sa tunique. Et elle ajouta : « Seule-
ment, ya Abou'l Hassan, je voudrais, avant d'inter-
venir dans ton intérêt, être bien fixée sur tes inten-
tions à l'égard de ma sœur. Car il ne faut pas qu'il y
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34 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
ait de malentendu à ce sujet! » Et moi je répondis,
en levant les bras : « Qu'Allah te garde et te conserve
dans la voie de la rectitude,, ô ma maîtresse secou-
rable! Hé, par ta vie! mes intentions pourraient-elles
donc être autrement que pures et désintéressées ? Je
ne souhaite en effet qu'une chose, et c'est de revoir ta
bienheureuse sœur Gerbe-de-Perles, simplement
pour que mes yeux se réjouissent de sa vue et
que mon cœur languissant revienne à la vie. Cela
seulement, et rien de plus ! Et Allah le Tout- Voyant
est témoin de mes paroles et n'ignore rien de mes
pensées ! » Alors elle me dit : « En ce cas, ya Abou'l
Hassan, je n'épargnerai rien pour te faire parvenir
au but licite de tes souhaits ! »
Et, ayant ainsi parlé, elle frappa dans ses mains,
et dit à la petite esclave qui accourut à ce signal :
« Va trouver ta maîtresse Gerbe-de-Perles, et dis-
lui : « Ta sœur Pâte-d'Amandes t'envoie le salam et
te prie d'aller la trouver sans retard, car elle se sent,
cette nuit, la poitrine rétrécie, et il n'y a que ta
seule présence pour la lui dilater. Et, en outre, il y a
entre toi et elle un secret ! » Et l'esclave se hâta
d'aller exécuter l'ordre.
Et bientôt, ô mon seigneur, je la vis entrer dans
sa beauté, avec sa grâce tout entière. Et elle était
enveloppée, pour tout vêtement, d'un grand voile
de soie bleue ; et elle avait les pieds nus et les che-
veux écroulés.
Or, elle ne m'aperçut pas d'abord, et dit à sa sœur
Pâte-d'Amandes : « Me voici, ma chérie. Je sors du
hammam, et n'ai pu encore me vêtir. Mais dis-moi
vite quel est le secret qui est entre moi et toi ! » Et,
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 35
pour toute réponse, ma protectrice me montra du
doigt à Gerbe-de-Perles, en me faisant signe d'appro-
cher. Et je sortis de l'ombre où je me tenais.
En me voyant, mabien-aimée ne montra ni honte
ni embarras, mais elle vint à moi, blanche et émou-
vante, et se jeta dans mes bras comme un enfant
dans les bras de sa mère. Et je crus tenir contre
mon cœur toutes les houris du Paradis. Et je ne
savais, ô mon seigneur, tant elle était tendre de par-
tout et fondante, si elle n'était point une motte de
beurre fin ou une pâte d'amandes. Béni soit Celui
qui l'a formée ! Mes bras n'osaient appuyer sur le
corps enfantin. Et une vie nouvelle de cent ans entra
en moi avec son baiser.
Et nous restâmes ainsi enlacés je ne sais pendant
combien de temps. Car je crois bien que je devais
être dans l'extase ou quelque chose d'approchant...
— A. ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT DIX-NEUVIÈME NUIT
Elle dit
... Et nous restâmes ainsi enlacés je ne sais pendant
combien de temps. Car je crois bien que je devais
être dans l'extase ou quelque chose d'approchant.
Mais lorsque je revins un peu à la réalité, je
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,36 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
voulus lui raconter tout ce que j'avais souffert pour
elle, quand nous entendîmes une rumeur grandis-
sante dans la galerie. Et c'était le khalifat lui-môme,
qui venait voir sa favorite Pâte-d , A mandes, sœur de
Gerbe-de-Perles. Et je n'eus que le temps de me
lever et de sauter dans un grand coffre, qu'elles
refermèrent sur moi, comme si de rien n'était.
Et le khalifat Al-Môtawakkil, ton grand-père, ô
mon seigneur, entra dans l'appartement de sa favo-
rite, et, ayant aperçu Gerbe-de-Perles, il lui dit :
« Par ma vie, ô Gerbe-de-Perles, je me réjouis de te
rencontrer aujourd'hui chez ta sœur Pâte-d' Amandes.
Où donc étais-tu tous ces jours derniers, que je ne
te voyais plus nulle part dans le palais, et que je
n'entendais plus ta Voix qui me plaît tellement? » Et
il ajouta, sans attendre de réponse : « Prends vite le
luth que tu as délaissé et chante-moi quelque chose
de passionné, en t'y accompagnant ! » Et Gerbe-dc-
Perles, qui savait le khalifat amoureux à l'extrême
d'une jeune esclave nommée Benga, n'eut point de
peine à trouver la chanson qu'il fallait; car amou-
reuse elle-même, elle se laissa simplement aller au
cours de ses sentiments, et, accordant son luth, elle
s'inclina devant le khalifat, et chanta :
« Le bien-aimé que j'aime, — ah! ah!
Sa joue duvetée — ô nuit!
Surpasse en douceur — â les yeux !
La joue lavée des roses — 6 nuit !
Le bien-aimé que j'aime, — ah ! ah !
Est un frais jouvenceau — ô nuit!
Dont V amoureux regard — ah ! ah !
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 37
Eût ensorcelé — 6 les yeux !
Les rois de Babylone — ô nuit!
Et tel est — ah! ah!
Le bien-aimé que j'aime ! »
Lorsque le khalifat Al-Môtawakkil eut entendu
ce chant, il fut extrêmement ému, et, se tournant
vers Gerbe-de-Perles, il lui dit : « O jeune fille bénie,
ô bouche de rossignol, je veux, pour te donner une
preuve de mon contentement, que tu m'exprimes un
souhait. Et — je le jure par les mérites de mes glo-
rieux ancêtres, les méritants ! — ce serait la moitié
de mon royaume que je te J'accorderais ! Et Gerbe-dc-
Perles répondit, en baissant les yeux : « Qu'Allah
prolonge la vie de notre maître ! mais je ne souhaite
rien que la continuation des bonnes grâces de l'émir
des Croyants sur ma tête et celle de ma sœur Pàte-
d'Amandes ! » Et le khalifat dit : « 11 faut, Gerbe-de-
Perles, que tu me demandes quelque chose ! » Alors
elle dit : « Puisque notre maître me l'ordonne, je
lui demanderai de me libérer et de me laisser, pour
tout bien, les meubles de cet appartement et tout ce
qui est contenu dans cet appartement ! » Et le kha-
lifat lui dit : « Tu en es la maîtresse, ô Gerbe-de-
Perles ! Et Pâte-d'Amandes, ta sœur, aura désor-
mais comme appartement le plus beau pavillon du
palais. Et, comme tu es libérée, tu peux rester ou
partir ! » Et, se levant, il sortit de chez sa favorite,
pour aller retrouver la jeune Benga, sa favorite du
moment.
Or, dès qu'il fut parti, mon amie envoya quérir par
son eunuque les portefaix et les déménageurs, et
T. XIII. 3
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38 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
fit transporter chez moi tous les meubles de l'appar-
tement, les étoffes, les coffres et les tapis. Et le coffre
où j'étais enfermé sortit le premier sur le dos des
portefaix, et arriva sans encombre — grâce à la Sé-
curité — dans ma maison.
Et le jour même, ô émir des Croyanjs, j'épousai
Gerbe-de-Perles devant Allah, en présence du kâdi
et des témoins. Et le reste est le mystère de la foi
musulmane !
Et tel est, 6 mon seigneur, l'histoire de ces meu-
bles, de ces étoffes et de ces vêtements marqués au
nom de ton glorieux grand-père le khalifat Al-
Môtawakkil Ala'llah ! Et — j'en fais le serment sur
ma tète ! — je n'ai point ajouté à cette histoire une
syllabe, ni ne l'ai diminuée d'une syllabe. Et l'émir
des Croyants est la source de toute générosité et la
mine de tous les bienfaits ! »
Et, ayant ainsi parlé, Abou'l Hassan se tut. Et le
khalifat Al-Môtazid Bi'llah s'écria : « Ta langue a
sécrété l'éloquence, ô notre hôte, et ton histoire est
une merveilleuse histoire ! Aussi, pour te marquer
la joie que j'en éprouve, je te prie de m'apporter un
calam et une feuille de papier ! » Et, Abou'l Hassan
ayant apporté le calam et le papier, le khalifat les
remit au conteur Ibn-Hamdoun et lui dit : « Ecris
sous ma dictée ! » Et il lui dicta : « Au nom d'Allah
le Clément, le Miséricordieux ! Par ce firman, signé
de notre main et cacheté de notre cachet, nous
exemptons d'impôts, toute sa vie durant, notre fidèle
sujet Abou'l Hassan Ali ben-Ahmad Al-Khorassani.
Et nous le nommons notre principal chambellan ! »
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HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 39
Et, après avoir cacheté le firman, il le lui remit, et
ajouta : « Et je souhaiterais te voir dans mon palais
comme mon fidèle commensal et mon ami ! »
Et depuis lors, Abou'l Hassan fut le compa-
gnon inséparable du khalifat Al-Môtazid Bi'llah. Et
ils vécurent tous dans les délices, jusqu'à l'inévi-
table séparation qui fait habiter les tombeaux à
ceux mêmes qui habitaient les palais les plus beaux.
Gloire au Très-Haut qui habite un palais qui est au-
dessus de tous les niveaux !
— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté son histoire,
ne voulut point laisser passer cette nuit-là sans com-
mencer l'HlSTOIRE DES DEUX VIES DU SULTAN MàHMOUD.
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LES DEUX VIES DU SULTAN MAH-
MOUD
Elle dit :
Il m'est revenu, ô Roi fortuné, que le sultan Mah-
moud, qui fut un des plus sages et des plus glo-
rieux d'entre les sultans d'Egypte, s'asseyait sou-
vent seul dans son palais, en proie à des accès de
tristesse sans cause, durant lesquels le monde en-
tier noircissait devant son visage. Et, à. ces moments-
là, la vie lui semblait pleine de fadeur et dénuée de
toute signification. Et, pourtant, rien ne lui man-
quait des choses qui eussent fait le bonheur des
créatures ; car Allah lui avait, sans compter, oc-
troyé la santé, la jeunesse, la puissance et la gloire,
et lui avait donné, comme capitale de son empire, la
ville la plus délicieuse de l'univers, où il avait, pour
se réjouir l'âme et les sens, l'aspect de la beauté de
la terre, de la beauté du ciel et de la beauté des
femmes dorées comme les eaux du Nil. Mais tout
cela s'effaçait à ses yeux durant ses royales tris-
tesses ; et il enviait alors le sort des fellahs courbés
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^
42 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
sur les sillons de la terre, et celui des nomades per-
dus dans les déserts sans eau.
Or, un jour que, les yeux noyés dans le noir des
songes, il était dans un abattement plus accentué
qu'à l'ordinaire , refusant de manger, de boire et de
s'occuper des affaires du règne et ne souhaitant que
de mourir, le grand-vizir entra dans la chambre où
il était étendu, la tête dans les mains, et, après les
hommages rendus, il lui dit : « mon maître sou-
verain, voici qu'à la porte, sollicitant une audience,
se trouve un très vieux cheikh venu des pays de
l'extrême Occident, du fond du Maghreb lointain.
Et, si je dois en juger par ma conversation avec lui
et par les quelques paroles que j'ai entendues de sa
bouche, il est, sans aucun doute, le savant le plus
prodigieux, le médecin le plus extraordinaire et le
magicien le plus étonnant qui ait vécu parmi les
hommes. Et c'est parce que je sais mon souverain en
proie à la tristesse et l'abattement, que je voudrais
que ce cheikh obtînt la permission d'entrer, dans
l'espoir que son approche contribuera à chasser les
pensées qui pèsent sur les visions de notre roi ! » Et
le sultan Mahmoud fit de la tête un signe d'assenti-
ment, et aussitôt le grand-vizir introduisit dans la
salle du trône le cheikh étranger...
— A. ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 43
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VIN6TIÈME NUIT
Elle dit :
... et aussitôt le grand-vizir introduisit dans la
salle du trône le cheikh étranger.
Et certes! l'homme qui entra était plutôt l'ombre
d'un homme qu'une créature vivante d'entre les
créatures. Et, si un âge pouvait lui être donné, il
eût fallu calculer par centaines d'années. Pour tout
vêtement, une barbe prodigieuse flottait sur sa grave
nudité, tandis qu'une large ceinture en cuir souple
mettait une barre unie autour des vieux reins par-
cheminés. Et on l'eût pris pour quelque très ancien
corps semblable à ceux que retiraient parfois des
sépultures granitiques les laboureurs d'Egypte, si,
dans la face, au-dessous des sourcils terribles, n'eus-
sent brûlé deux yeux où vivait l'intelligence.
Et le pur vieillard, sans s'incliner devant le sul-
tan, dit d'une voix sourde qui n'avait rien des voix
de la terre : « La paix sur toi, sultan Mahmoud ! Je
suis envoyé vers toi par mes frères, les santons de
l'extrême Occident. Je viens te rendre conscient des
bienfaits du Rétributeur sur ta tête ! »
Et, sans un geste, il s'avança vers le roi d'un pas
solennel et, le prenant par la main, il l'obligea à se
lever et à l'accompagner jusqu'à l'une des fenêtres
de la salle du trône.
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44 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Or, cette salle du trône avait quatre fenêtres, et
chacune de ces fenêtres était sur la ligne d'un point
astronomique. » Et le vieux cheikh dit au sultan :
« Ouvre la fenêtre ! » Et le sultan obéit comme un
enfant, et ouvrit la première fenêtre. Et le vieux
cheikh lui dit simplement : « Regarde ! »
Et sultan Mahmoud mit la tête à la fenêtre et
vit une immense arn*ée de cavaliers qui, l'épée nue,
se précipitaient, à toute bride, des hauteurs de la
citadelle du mont Makattam. Et les premières co-
lonnes de cette armée, arrivées déjà au pied même
du palais, avaient mis pied à terre et commençaient
à en escalader les murailles, en poussant des cla-
meurs de guerre et de mort. Et le sultan, à cette
vue, comprit que ses troupes s'étaient mutinées et
venaient le détrôner. Et, devenu bien changé de
teint, il s'écria : « 11 n'y a de dieu qu'Allah ! Voici
l'heure de ma destinée ! »
Aussitôt le cheikh referma la fenêtre, mais pour
la rouvrir lui-même l'instant d'après. Et toute l'ar-
mée avait disparu. Et seule la citadelle s'élevait paci-
fiquement dans le loin, trouant de ses minarets le
ciel de midi.
Alors le cheikh, sans donner le temps au roi de
revenir de sa profonde émotion, le conduisit à la
seconde fenêtre qui plongeait sur la ville immense,
et lui dit : « Ouvre-la, et regarde ! » Et sultan Mah-
moud ouvrit la fenêtre, et le spectacle qui s'offrit à
sa vue le fit reculer d'horreur. Les quatre cents
minarets qui dominaient les mosquées, les coupoles
des mosquées, les dômes des palais, et les terrasses
qui s'étageaient par milliers jusqu'aux confins de
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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 45
l'horizon n'étaient plus qu'un brasier fumant et
flamboyant, d'où, avec les hurlements de l'épou-
vante, déferlaient vers la moyenne région de l'air
des nuages noirs qui aveuglaient l'œil du soleil. Et
un vent sauvage poussait les flammes et les cendres
vers le palais même, qui bientôt se trouva enveloppé
d'une mer de feu, dont il n'était plus séparé que par
la nappe fraîche de ses jardins. Et le sultan, à la
limite de la douleur de voir sa belle ville anéantie,
laissa retomber ses bras, et s'écria : « Allah seul est
grand ! Les choses ont leur destinée comme toutes
les créatures ! Demain le désert rejoindra le désert
à travers les plaines sans nom d'une terre qui fut
illustre entre toutes ! Gloire au seul Vivant! » Et il
pleura sur sa ville et sur lui-môme. Mais le cheikh
referma aussitôt la fenêtre, et la rouvrit au bout d'un
instant. Et toute trace d'incendie avait disparu. Et
la ville du Caire s'étendait dans sa gloire intacte, au
milieu de ses vergers et de ses palmes, tandis que
les quatre cents voix des muezzins annonçaient
l'heure de la prière aux Croyants et se confondaient
dans une même élévation vers le Seigneur de l'uni-
vers.
Et le cheikh, emmenant aussitôt le roi, le con-
duisit vers la troisième fenêtre, qui donnait sur le
Nil, et la lui fit ouvrir. Et sultan Mahmoud vit le
fleuve qui débordait de son lit et dont les vagues,
envahissant la ville et dépassant bientôt les terrasses
les plus élevées, venaient battre avec furie contre
les murailles du palais. Et une vague, plus forte que
les précédentes, fit d'un coup s'écrouler tous les obs-
tacles sur son passage et vint s'engouffrer dans l'é-
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46 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
tage inférieur du palais. Et l'édifice, fondant comme
un morceau de sucre dans l'eau, s'affaissa d'un côté,
et il était déjà presque effondré quand le cheikh re-
ferma soudain la fenêtre et la rouvrit. Et tout débor-
dement fut comme s'il n'avait pas été. Et le beau
lleuve continua, comme par le passé, à se promener
avec majesté entre les champs infinis de luzernes, en
dormant dans son lit.
Et le cheikh fit ouvrir par le roi la quatrième fenê-
tre, sans lui donner le temps de se remettre de sa
surprise. Or, cette quatrième fenêtre avait vue sur
l'admirable plaine verdoyante qui s'étend aux por-
tes de la ville à perte de vue, pleine d'eaux couran-
tes et de troupeaux heureux, celle qu'ont chantée
tous les poètes depuis Omar, où des étendues de
roses, de basilics, de narcisses et de jasmins alter-
nent avec des bosquets d'orangers, où les arbres
sont habités par des tourterelles et des rossignols
tombés en pâmoison à force de plaintes amoureuses,
où la terre est aussi riche et parée que dans les an-
tiques jardins d'Iram-aux-Golonnes, et aussi embau-
mée que les pelouses d'Éden. Et, au lieu des prairies
et des bois d'arbres fruitiers, sultan Mahmoud ne vit
plus qu'un affreux désert rouge et blanc, brûlé par
un soleil inexorable, un désert pierreux et sablon-
neux, qui servait de refuge aux hyènes et aux cha-
cals et de champ de course aux serpents et aux bêtes
malfaisantes. Et cette sinistre vision ne tarda pas,
comme les précédentes, à s'effacer, quand le cheikh
eut, de sa propre main, fermé et rouvert la fenêtre.
Et, de nouveau, la plaine se fit magnifique, et sourit
au ciel de toutes les fleurs de ses jardins.
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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 47
Tout cela, et sultan Mahmoud ne savait s'il dor-
mait, s'il veillait ou s'il n'était point sous la puissance
de quelque sortilège ou hallucination.
Mais le cheikh, sans le laisser se calmer de toutes
les violentes sensations qu'il venait d'éprouver, le
prit de nouveau par la main, sans qu'il eût môme
l'idée d'opposer la moindre résistance, et le condui-
sit auprès d'un petit bassin qui rafraîchissait la salle
de son murmure d'eau. Et il lui dit: « Penche-toi sur
le bassin et regarde ! » Et sultan Mahmoud se pencha
sur le bassin, pour regarder, quand, d'un mouvement
brusque, le cheikh lui plongea la tète tout entière
dans l'eau.
Et sultan Mahmoud se vit naufragé au pied d'une
montagne qui dominait la mer. Et il était encore,
comme au temps de sa splendeur, revêtu de ses
attributs royaux avec sa couronne sur la tête. Et, non
loin de là, des fellahs le regardaient comme un ob-
jet nouveau, et se faisaient mutuellement des signes
à son sujet, en riant beaucoup. Et sultan Mahmoud,
à cette vue, entra dans une fureur sans bornes, plus
encore contre le cheikh que contre les fellahs, et
s'écria : « Ah ! maudit magicien, cause de mon nau-
frage, puisse Allah me ramener dans mon royaume
pour que je te châtie selon ton crime ! Pourquoi m'a-
voir trahi si lâchement? Et que vais-je devenir dans ce
pays étranger? » Puis, se ravisant, il s'approcha des
fellahs, et leur dit d'un ton solennel: «Je suis le sultan
Mahmoud ! Allez-vous-en ! » Mais ils continuèrent à
rire, en ouvrant des bouches jusqu'aux oreilles. Ah!
quelles bouches ! des grottes ! des grottes ! Et, pour
éviter d'y être englouti vivant, il voulut lui-même
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48 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
s'enfuir, quand celui qui paraissait être le chef des
fellahs s'approcha de lui, lui enleva sa couronne et
ses attributs, qu'il jeta dans la mer en disant: «
pauvre.! pourquoi toute cette ferraille ! Il fait bien
chaud pour se couvrir ainsi ! Tiens, ô pauvre ! voici
des vêtements semblables aux nôtres ! » Et l'ayant
mis. nu, il le revêtit d'une robe en «cotonnade bleue,
lui passa aux pieds une paire de vieilles babouches
jaunes à semelles en cuir d'hippopotame, et le coiffa
d'un tout petit bonnet eivfeutre couleur d'étourneau.
Et il lui dit : « Allons, ô pauvre, viens travailler avec
nous, si tu ne veux pas mourir de faim ici, où tout
le monde travaille ! » Mais sultan Mahmoud dit: « Je
ne sais pas travailler! » Et le fellah lui dit: « En ce
cas, tu nous serviras de portefaix et d'âne, tout à la
fois...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT ET UNIÈME NUIT
Elle dit :
» ... tu nous serviras de portefaix et d'âne, tout à
la fois! » Et, comme ils avaient déjà fini leur journée
de travail, ils furent bien aises de charger un autre
dos que le leur du poids de leurs instruments de
labour. Et sultan Mahmoud, ployant sous le faix des
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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 49
bêches, des herses, des pioches et des râteaux, et
pouvant à peine se traîner, fut bien obligé de suivre
les fellahs. Et il arriva avec eux, fourbu et pouvant à
peine respirer, dans le village, où il fut en butte aux
poursuites des petits enfants qui couraient tout nus
derrière lui, en lui faisant subir mille avanies. Et,
pour lui faire passer la nuit, on le poussa dans une
établc abandonnée, où on lui jeta, pour son repas,
un pain moisi et un oignon. Et, le lendemain, il était
devenu âne pour de bon, âne avec une queue, des
sabots et des oreilles. Et on lui passa une corde au
cou, et on lui mit un bât sur le dos, et on remmena
aux champs traîner la charrue. Mais comme il se re-
biffait, on alla le confier au meunier du village qui
eut bientôt fait de le mettre à la raison, en lui faisant
tourner la roue du moulin, après lui avoir bandé les
yeux. Et cinq années il tourna la roue du moulin,
ne se reposant que juste le temps de manger sa ra-
tion de fèves et de boire un seau. Et cinq années de
coups de bâton, de piqûres d'aiguillon, d'injures hu-
miliantes et de privations. Et il ne lui restait, pour
toute consolation et pour tout soulagement, que les
séries de pets qu'il lâchait du matin au soir, comme
réponse aux injures, en tournant le moulin. Et voici
que tout à coup le moulin s'écroula, et il se vit de
nouveau sous sa forme première d'homme, et non
plus âne. Et il se promenait dans les souks d'une
ville qu'il ne connaissait pas; et il ne savait pas trop
où aller. Et comme il était déjà las de marcher, il
cherchait de l'œil un endroit pour se reposer, quand
un vieux marchand, qui jugeait à son air qu'il était
étranger, l'invita poliment à entrer dans sa boutique.
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50 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Et, voyant qu'il était fatigué, il le fit asseoir sur un
banc, et lui dit: « étranger, tu es jeune et tu ne
seras pas malheureux dans notre ville, où les jeunes
gens sont fort cotés et très recherchés, surtout quand
ils sont, comme toi, de solides gaillards. Dis-moi
donc si tu es disposé à habiter notre ville, dont les
coutumes sont très favorables aux étrangers qui veu-
lent s'y établir. » Et sultan Mahmoud répondit:
« Par Allah , je ne demande pas mieux que de demeu-
rer ici, pourvu que je puisse trouver à y manger
autre chose que les fèves dont on m'a nourri pendant
cinq ans! » Et le vieux marchand lui dit: « Que
parles-4;u de fèves, ô pauvre ! Ici tu seras nourri de
choses exquises et fortifiantes, pour la besogne qu'il
te faut accomplir! Écoute-moi donc avec attention,
et suis le conseil que je vais te donner! » Et il ajouta:
« Hàte-toi d'aller de ce pas te poster à la porte du
hammam de la ville, qui est là, au tournant de la rue.
Et à chaque femme qui sortira tu demanderas, en
l'abordant, si elle a un mari. Et celle qui te dira
qu'elle n'en a pas, sera ton épouse sur l'heure, selon
la coutume du pays! Et surtout prends garde d'o-
mettre de poser la question à toutes les femmes sans
exception que tu verras sortir du hammam, sinon tu
cours grand risque d'être chassé de notre ville ! » Et
sultan Mahmoud alla se poster à la porte du hamman,
et il n'était pas là depuis longtemps quand il vit sor-
tir une splendide jouvencelle de treize ans. Et il
pensa, en la voyant: « Par Allah, avec celle-ci je me
consolerais bien de tous mes malheurs ! » Et il l'arrêta
et lui dit: « O ma maîtresse, es-tu mariée ou céliba-
taire? » Et elle répondit : « Je suis mariée de Tannée
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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 51
dernière. » Et elle continua son chemin. Et voici
sortir du hammam une vieille d'une laideur effroya-
ble. Et sultan Mahmoud frémit d'horreur à sa vue,
et pensa: « Certes ! j aime mieux mourir de faim et
redevenir âne ou portefaix que d'épouser cette vieille
antiquité ! Mais puisque le vieux marchand m'a dit
de poser la question à toutes les femmes, il faut bien
que je me décide à interroger la calamiteuse! » Et
il l'aborda et lui dit, en détournant la tête: « Es-tu
mariée ou célibataire ? » Et l'effrayante vieille répon-
dit, en bavant: « Je suis mariée, ô mon cœur! » Ah!
quel soulagement ! Et il dit : « «Ten suis bien aise, 6
ma tante ! » Et il pensa : « Qu'Allah ait en Sa misé-
ricorde le malheureux étranger qui m'a précédé ! »
Et la vieille continua son chemin, et voici sortir du
hammam une antiquité bien plus dégoûtante que la
précédente et bien plus horrible. Et sultan Mahmoud
s'approcha d'elle en tremblant, et lui demanda : « Es-
tu mariée ou célibataire ? » Et elle répondit, en se
mouchant dans ses doigts : « Je suis célibataire, ô
mon œil ! » Et sultan Mahmoud s'écria : « Hé, là !
hé, là! je suis un âne, ô ma tante, je suis un âne !
Regarde mes oreilles, et ma queue, et mon zebb ! Ce
sont les oreilles et la queue et le zebb d'un âne. On
ne se marie pas avec les ânes ! » Mais l'horrible vieille
s'approcha de lui, et voulut l'embrasser. Et sultan
Mahmoud, à la limite du dégoût et de la terreur, se
mit à crier : « Hé, là! hé, là ! je suis un âne, ya setti,
je suis un âne ! De grâce, ne m'épouse pas ! Je suis
un pauvre ânede moulin, hé, là ! hé, là ! » Et, faisant
sur lui-même un effort surhumain, il sortit sa tête
du bassin.
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52 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Et sultan Mahmoud se vit au milieu de la salle du
trône de son palais, ayant à sa droite son grand-
vizir et à sa gauche le cheikh étranger. Et devant
lui une de ses favorites lui présentait, sur un pla-
teau d'or, une coupe de sorbet qu'il avait demandée
quelques instants avant l'entrée du cheikh. Hé, là !
hé, là ! il est donc le sultan ! il est donc le sultan !
Et toute cette funeste aventure n'avait duré que le
temps de plonger sa tète dans le bassin et de la
retirer ! Et il ne pouvait arriver à croire à un pareil
prodige ! Et il se mit à regarder autour de lui, en se
tâtant et en se frottant les yeux. Hé, là! hé, là! Il
était bel et bien le sultan, le sultan Mahmoud lui-
même, et non point le pauvre naufragé, .ni le porte-
faix, ni l'âne du moulin, ni l'époux de la redoutable
antiquité ! Hé, par Allah ! qu'il était bon de se
retrouver sultan après ces tribulations ! Et, comme il
ouvrait la bouche pour demander l'explication d'un
si étrange phénomène, la voix sourde du pur vieil-
lard s'éleva, qui lui disait :
« Sultan Mahmoud, je suis venu vers toi, envoyé
par mes frères les santons de l'extrême Occident,
pour te rendre conscient des bienfaits du Rétribu-
teur sur ta tête ! »
Et, ayant ainsi parlé, le cheikh maghrébin dispa-
rut, sans que l'on sût s'il était sorti par la porte ou
s'il s'était envolé par les fenêtres.
Et sultan Mahmoud, quand son émotion fut cal-
mée, comprit la leçon de son Seigneur. Et il comprit
que sa vie était belle, et qu'il aurait pu être le plus
malheureux des hommes. Et il comprit que tous les
malheurs qu'il avait entrevus, sous le regard domi-
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LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 53
nateur du vieillard, auraient pu, si Pavait voulu la
destinée, être les malheurs réels de sa vie. Et il
tomba à genoux en fondant en larmes. Et depuis
lors il chassa toute tristesse de son cœur. Et, vivant
dans le bonheur, il répandit le bonheur autour de
lui. Et telle est la vie réelle du sultan Mahmoud, et
telle fut la vie qu'il aurait pu mener à un simple dé-
tour de la destinée. Car Allah est le maître Tout-
Puissant !
— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté cette histoire,
se tut. Et le roi Schahriar s'écria : « Quel enseignement
pour moi, ô Schahrazade ! » Et la fille du vizir sourit et
dit : « Mais cet enseignement, 6 Roi, n'est rien en compa-
raison de celui du Trésor sans fond ! » Et Schahriar dit :
« Je ne connais pas ce trésor, Schahrazade ! »
T. XIII.
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LE TRÉSOR SANS FOND
Et Schahrazade dit :
Il m'est revenu, ô Roi fortuné, ô doué de bonnes
manières, que le khalifat Haroun Al-Rachid, qui
était le prince le plus généreux de son époque et le
plus magnifique, avait quelquefois la faiblesse —
Allah seul est sans faiblesse ! — de laisser entendre,
en parlant, que nul homme parmi les vivants ne
l'égalait en générosité et en largesse de paume.
Or, un jour, comme il s'était laissé aller à se louer
ainsi des dons que ne lui avait, en somme, octroyés
le Rétributeur que pour qu'il en usât précisément
avec générosité, le grand-vizir Giafar ne voulut
point, en son âme délicate, que son maître conti-
nuât plus longtemps à manquer au devoir de l'humi-
lité envers Allah. Et il résolut de prendre la liberté
de lui ouvrir les yeux. Il se prosterna donc entre ses
mains et, après avoir embrassé par trois fois la terre,
il lui dit : « O émir des Croyants, ô couronne sur
nos têtes, pardonne à ton esclave s'il ose élever la
voix en ta présence pour te représenter que la prin-
cipale vertu du Croyant est l'humilité devant Allah et
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56 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
qu'elle est la seule chose dont puisse être fière la
créature. Car tous les biens de la terre et tous les
dons de l'esprit et toutes les qualités de l'âme ne
sont pour l'homme qu'un simple prêt du Très-Haut —
qu'il soit exalté ! Et l'homme ne doit pas plus s'enor-
gueillir de ce prêt que l'arbre d'être chargé de fruits
ou la mer de recevoir les eaux du ciel. Quant aux
louanges que te mérite ta munificence, laisse-les
plutôt faire à tes sujets qui remercient sans cesse le
ciel de les avoir fait naître dans ton empire, et qui
n'ont d'autre plaisir que de prononcer ton nom avec
gratitude ! » Puis il ajouta : « D'ailleurs, ô mon sei-
gneur, ne crois point que tu sois le seul qu'Allah ait
couvert de ses inestimables dons ! Sache, en effet,
qu'il y a dans la ville de Bassra un jeune homme
qui, bien que simple particulier, vit avec plus de
faste et de magnificence que les plus puissants rois.
11 s'appelle Aboulcassem, et nul prince au monde, y
compris l'émir des Croyants lui-même, ne l'égale en
largesse de paume et en générosité...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA NUIT CENT VINGT-DEUXIÈME NUIT
Elle dit :
» ... 11 s'appelle Aboulcassem, et nul prince au
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LE TRÉSOR SANS FOND 57
monde, y compris l'émir des Croyants lui-même, ne
Tégale en largesse de paume et en générosité ! »
Lorsque le khalifat eut entendu ces dernières
paroles de son vizir, il se sentit extrêmement dépité ;
et il devint bien rouge de teint, avec des yeux enflam-
més ; et, regardant Giafar avec hauteur, il lui dit. :
« Malheur à toi, ô chien d'entre les vizirs ! comment
oses-tu mentir devant ton maître, en oubliant qu'une
telle conduite entraîne ta mort sans recours? » Et
Giafar répondit : « Par la vie de ta tête! ô émir des
Croyants, les paroles que j'ai osé prononcer en ta pré-
sence sont des paroles de vérité. Et si j'ai perdu tout
crédit en ton esprit, tu pourras les faire contrôler, et
me punir ensuite si tu trouves qu'elles sont menson-
gères. Quant à moi, ô mon maître, je ne crains pas
de t'affirmer que j'ai été, lors de mon dernier voyage
à Bassra, l'hôte ébloui du jeune Aboulcassem. Et mes
yeux n'ont pas encore oublié ce qu'ils ont vu, mes
oreilles ce qu'elles ont entendu, et mon esprit ce
qui l'a charmé. C'est pourquoi, même au risque de
m'attirer la disgrâce de mon maître, je ne puis m'em-
pêcher de proclamer qu'Aboulcassen est l'homme le
plus magnifique de son temps ! »
Et Giafar, ayant ainsi parlé, se tut. Et le khalifat,
à la limite de l'indignation, fit signe au chef des
gardes d'arrêter Giafar. Et l'ordre fut exécuté sur le
champ. Et, cela fait, Al-Rachid sortit de la salle et,
ne sachant comment exhaler sa colère, alla dans
l'appartement de Sett Zobéida, son épouse, qui
pâlit d'effroi en lui voyant le visage des jours
noirs.
Et Al-Rachid, les sourcils contractés et les yeux
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58 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
dilatés, alla s'étendre, sans prononcer une parole,
sur le divan. Et Sett Zobéida, qui savait comment
l'aborder dans ses moments d'humeur, se garda
bien de l'importuner de questions oiseuses ; mais,
prenant un air d'extrême inquiétude, elle lui apporta
une coupe remplie d'eau parfumée à la rose et, la
lui offrant, lui dit : « Le nom d'Allah sur toi, ô fils de
l'oncle ! Que cette boisson te rafraîchisse et te calme !
La vie est formée de deux couleurs, blanche et
noire. Puisse la blanche marquer seule tes longs
jours ! » Et Al-Rachid dit : « Par le mérite de nos
ancêtres, les glorieux ! c'est la noire qui marquera
ma vie, ô fille de l'oncle, tant que je verrai devant
mes yeux le fils du Barmécide, ce Giafar de malédic-
tion, qui se plaît à critiquer mes paroles, à com-
menter mes actions et à donner la préférence sur
moi à d'obscurs particuliers d'entre mes sujets ! »
Et il apprit à son épouse ce qui venait de se passer,
et se plaignit à elle de son vizir, dans des termes
qui lui firent comprendre que la tête de Giafar cou-
rait cette fois le plus grand danger. Aussi elle ne
manqua pas d'abonder d'abord dans son sens, en
exprimant son indignation de voir que le vizir se
permettait de telles libertés à l'égard de son souve-
rain. Puis, très habilement, elle lui représenta qu'il
était préférable de différer la punition le temps seu-
lement d'envoyer quelqu'un à Bassra pour vérifier la
chose. Et elle ajouta : « Et c'est alors que tu pourras
t'assurer de la vérité ou de la fausseté de ce que t'a
raconté Giafar, et le traiter en conséquence. » Et
Haroun, que le langage plein de sagesse de son
épouse avait déjà à moitié calmé, répondit : « Tu
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LE TRÉSOR SANS FOND 59
dis vrai, ô Zobéida. Certes ! je dois cette justice à un
homme tel que le fils de mon serviteur Yahia. Et
même, comme je ne puis avoir pleine confiance
dans le rapport que me ferait celui que j'enverrais
à Bassra, je veux aller moi-même dans cette ville,
contrôler la chose. Et je ferai connaissance avec cet
Aboulcassem-là. Et je jure qu'il en coûtera la tête à
Giafar s'il m'a exagéré la générosité de ce jeune
homme, ou s'il m'a fait un mensonge. »
Et, sans tarder davantage à exécuter son projet,
Haroun se leva à l'heure et à l'instant, et, sans vou-
loir écouter ce que lui disait Sett Zobéida pour l'en-
gager à ne point faire tout seul ce voyage, il se dé-
guisa en marchand de l'Irak, recommanda à son
épouse de veiller pendant son absence aux affaires
du royaume et, sortant du palais par une porte
secrète, il quitta Baghdad.
Et Allah lui écrivit la sécurité ; et il arriva à
Bassra sans encombre, et descendit dans le grand
khàn des marchands. Et là, avant même de prendre
le temps de se reposer et de manger un morceau, il
se hâta d'interroger le portier du khàn sur ce qui
l'intéressait, en lui demandant, après les formules
du salam : « Est-il vrai, ô cheikh, qu'il y a dans
cette ville un jeune homme appelé Àboulcassem,
qui surpasse les rois en générosité, en largesse de
paume et en magnificence ? » Et le vieux portier,
hochant la tète d'un air pénétré, répondit : « Allah
fasse descendre sur lui Ses bénédictions ! Quel est
l'homme qui n'a pas ressenti les effets de sa généro-
sité ? Pour ma part, ya sidi, quand j'aurais dans ma
figure cent bouches et dans chacune cent langues, et
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60 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
sur chaque langue un trésor d'éloquence, je ne pour-
rais te conter comme il sied l'admirable généro-
sité du seigneur Àboulcassem ! » Puis, comme d'au-
tres marchands voyageurs arrivaient avec leurs
ballots, le portier du khân n'eut pas le loisir d'en
dire plus long. Et Haroun fut bien obligé de s'éloi-
gner, et monta se restaurer et prendre quelque repos,
cette nuit-là.
Mais le lendemain, de grand matin, il sortit du
khân et alla se promener dans les souks. Et lorsque
les marchands eurent ouvert leurs boutiques, il s'ap-
procha de l'un d'eux, celui qui lui paraissait le plus
important, et le pria de lui indiquer le chemin qui
conduisait à la demeure d' Aboulcassem. Et le mar-
chand, bien étonné, lui dit : « De quel pays lointain
peux-tu bien arriver, pour ignorer la demeure du
seigneur Aboulcassem. Il est plus connu ici que ja-
mais roi ne l'a été au milieu de son propre empire ! »
Et Haroun convint qu'il arrivait en effet de fort loin,
mais que le but de son voyage était précisément de
faire la connaissance du seigneur Aboulcassem.
Alors le marchand ordonna à un de ses garçons de
lui servir de guide, en lui disant : « Conduis cet
honorable étranger au palais de notre magnifique
seigneur ! »
Or, ce palais était un admirable palais. Et il était
entièrement bâti de pierres de taille en marbre jaspé,
avec des portes de jade vert. Et Haroun fut émer-
veillé de l'harmonie de sa construction ; et il vit, en
entrant dans la cour, une foule de jeunes esclaves,
blancs et noirs, élégamment habillés, qui s'amu-
saient à jouer en attendant les ordres de leur maître.
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LE TRÉSOR SANS FOND 61
Et il aborda l'un d'entre eux et lui dit : « jeune
homme, je te prie d'aller dire au seigneur Àboul-
cassem : « mon maître, il y a dans la cour un
étranger qui a fait le voyage de Baghdad à Bassra,
dans le seul but de se réjouir les yeux de ton visage
béni ! » Et le jeune esclave jugea aussitôt au langage
et à l'air de celui qui s'adressait à lui que ce n'était
pas un homme du commun. Et il courut en avertir
son maître, qui vint jusque dans la cour recevoir
l'hôte étranger. Et, après les salams et les souhaits
de bienvenue, il le prit par la main et le conduisit
dans une salle qui était belle de sa propre beauté et
de sa parfaite architecture.
Et, dès qu'ils furent assis sur le large divan en
soie brodée d'or qui faisait tout le tour de la salle,
l'on vit entrer douze jeunes esclaves blancs fort beaux
chargés de vases d'agate et de cristal de roche\ Et
les vases étaient enrichis de gemmes et de rubis et
pleins de liqueurs exquises. Puis entrèrent douze
jeunes filles comme des lunes, qui portaient les unes
des bassins de porcelaine remplis de fruits et de
fleurs, et les autres de grandes coupes d'or remplies
de sorbets à la neige hachée, d'un goût excellent.
Et ces jeunes esclaves et ces jeunes filles firent d'a-
bord l'essai des liqueurs, des sorbets et des autres
rafraîchissements avant de les présenter à l'hôte de
leur maître. Et Haroun goûta à ces diverses boissons,
et, quoique accoutumé aux plus délicieuses choses de
tout l'Orient, il s'avoua qu'il n'avait jamais rien bu
de comparable.
Après quoi, Aboulcassem fit passer son convive
dans une seconde salle, où était servie une table
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62 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
couverte des mets les plus délicats dans des plats
d'or massif. Et il lui offrit de ses propres mains les
morceaux de choix. Et Haroun trouva que raccom-
modement de ces mets était extraordinaire.
Puis, le repas fini, le jeune homme prit Haroun
par la main et le mena dans une troisième salle plus
richement meublée que les deux autres. Et des es-
claves, plus beaux que les précédents, apportèrent
une prodigieuse quantité de vases d'or incrustés de
pierreries et pleins de toutes sortes de vins, ainsi
que de larges tasses de porcelaine remplis de confi-
tures sèches, et des plateaux couverts de pâtisseries
délicates. Et, pendant qu'Aboulcassem servait son
convive, il entra des chanteuses et des joueuses d'ins-
truments, qui commencèrent un concert qui eût
sensibilisé le granit. Et Haroua, à la limite du ra-
vissement, se disait : « Certes! dans mes palais j'ai
des chanteuses aux voix admirables, et même des
chanteurs comme Ishak qui n'ignorent rien des res-
sources de lart, mais personne ne saurait prétendre
entrer en comparaison avec celles-ci ! Par Allah !
comment un simple particulier, un habitant de
Bassra, a-t-il pu faire pour réunir un tel choix de
choses parfaites ? »
Et tandis que Haroun était particulièrement atten-
tif à la voix d'une aimée dont la douceur l'enchan-
tait, Aboulcassem sortit de la salle et revint un
moment après, tenant d'une main une baguette
d'ambre et de l'autre un petit arbre dont la tige
était d'argent, les branches et les feuilles d'éme-
raudes et les fruits de rubis. Et sur le sommet de cet
arbre était perché un paon d'or d'une beauté qui glo-
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LE TRÉSOR SANS FOND 63
rifiait celui qui l'avait façonné. Et Aboulcassem,
ayant posé cet arbre aux pieds du khalifat, frappa
de sa baguette la tête du paon. Et aussitôt le bel oiseau
étendit ses ailes et déploya la splendeur de sa queue,
et se mit à tourner avec vitesse sur lui-même. Et à
mesure qu'il tournait, des parfums d'ambre, de
nadd, d'esprit d'aloès et d'autres senteurs dont il
était rempli, sortaient de tous côtés en jets ténus et
embaumaient toute la salle.
Mais brusquement, pendant que Haroun était
occupé à considérer l'arbre et le paon et à s'en émer-
veiller, Aboulcassem les prit l'un et l'autre et les
emporta. Et Haroun se sentit fort piqué de cette ac-
tion inattendue, et dit en lui-même : « Par Allah !
quelle chose étrange ! Et que signifie tout cela ?
Est-ce ainsi que se comportent les hôtes à l'égard
de leurs invités? Ce jeune homme, ce me semble, ne
sait pas si bien faire les choses que Giafar me le don-
nait à penser. Il m'enlève cet arbre et ce paon quand
il me voit précisément occupé à les regarder. Il doit,
sans aucun doute, avoir peur que je le prie de m'en
faire présent. Ah ! je ne suis pas fâché de contrôler
par moi-même cette fameuse générosité qui, d'après
mon vizir, n'a pas sa pareille dans le monde ! »
Pendant que ces pensées se présentaient à son es-
prit, le jeune Aboulcassem rentra dans la salle. Et il
était accompagné d'un petit esclave aussi beau que
le soleil. Et cet aimable enfant avait une robe de
brocart d'or relevé de perles et de diamants. Et il
tenait dans sa main une coupe faite d'un seul rubis
et remplie d'un vin couleur de pourpre. Et il s'ap-
procha de Haroun, et, après avoir embrassé la terre
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LE TRÉSOR SANS FOND 65
core pis, il n'a jamais dû connaître les égards que
Ton doit à l'hôte et les bonnes manières. Il m'ap-
porte toutes ces curiosités sans que je l'en prie, il les
offre à mes yeux, et quand il s'aperçoit que je prends
le plus de plaisir à les voir, il me les enlève. Par
Allah ! je n'ai jamais rien vu de si malhonnête et
de si grossier. Maudit Giafar! je t'apprendrai bientôt,
si Allah veut, à mieux juger des hommes et à tour-
ner ta langue dans ta bouche avant de parler ! »
Pendant que Al-Rachid se faisait ces réflexions
sur le caractère de son hôte, il le vit rentrer dans la
salle pour la troisième fois. Et il était suivi à quel-
ques pas d'une adolescente comme on n'en trouve
que dans les jardins d'Eden. Elle était toute cou-
verte de perles et de pierreries, et plus parée en-
core de sa beauté que de ses atours. Et Haroun, à sa
vue, oublia l'arbre, le paon et la coupe inépuisable,
et se sentit l'àme pénétrée d'enchantement. Et la
jeune fille, après lui avoir fait une profonde révé-
rence, vint s'asseoir entre ses mains, et, sur un luth
composé de bois d'aloès, d'ivoire, de sandal et d'é-
bène, se mit à jouer de vingt-quatre manières diffé-
rentes, avec un art si parfait qu'Al-Rachid ne put
retenir son admiration, et s'écria : « jeune homme
que ton sort est digne d'envie ! » Mais dès qu'Aboul-
cassem eut remarqué que son convive était enchanté
de l'adolescente, il la prit aussitôt par la main et la
mena hors de la salle, avec promptitude.
Lorsque le khalifat vit cette conduite de son hôte,
il fut extrêmement mortifié, et ne voulut pas, de
peur de laisser éclater son ressentiment, rester plus
longtemps dans une demeure où on le recevait d'une
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66 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
si étrange manière. Aussi dès que le jeune homme
fut revenu dans la salle, il lui dit, en se levant : «
généreux Àboulcassem, je suis, en vérité, bien con-
fus de la façon dont tu m'as traité, sans connaître
mon rang et ma condition. Permets-moi donc de me
retirer et de te laisser en repos, sans abuser plus
longtemps de ta munificence. » Et le jeune hompie
ne voulut point, par crainte de le gêner, s opposer à
son dessein, et, lui ayant fait une révérence d'un air
gracieux, le conduisit jusqu'à la porte de son palais
en lui demandant pardon de ne l'avoir pas reçu aussi
magnifiquement qu'il le méritait.
Et Haroun reprit le chemin de son khàn, en pen-
sant avec amertume : « Quel homme plein d'osten-
tation que cet Aboulcassem ! Il se fait un plaisir
d'étaler ses richesses aux yeux des étrangers, pour
satisfaire son orgueil et sa vanité. Si c'est là de la
largesse de paume, je ne suis plus qu'un insensé et
un aveugle. Mais non ! Dans le fond, cet homme
n'est qu'un avare, et un avare de la plus détestable
espèce. Et Giafar saura bientôt ce qu'il en coûte de
tromper son souverain par le plus vulgaire men-
songe ! »
Et, tout en réfléchissant de la sorte, Al-Rachid
arriva à la porte du khân. Et il aperçut dans la cour
d'entrée un grand cortège en forme de croissant,
composé d'un nombre considérable déjeunes escla-
ves blancs et noirs, les blancs d'un côté et les noirs
de l'autre. Et au centre du croissant se tenait la
belle adolescente au luth, qui l'avait enchanté au
palais d' Aboulcassem, avec, à sa droite, l'aimable
enfant chargé de la coupe de rubis, et, à sa gauche,
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LE TRÉSOR SANS FOND 67
un autre garçon, non moins aimable et beau, chargé
de l'arbre d'émeraude et du paon.
Or, dès qu'il eut franchi la porte du khân, tous les
esclaves se prosternèrent sur le sol, et l'exquise
jeune fille s'avança entre ses mains et lui présenta,
sur un coussin de brocart, un rouleau de papier de
soie. Et Al-Rachid, bien que fort surpris de tout
cela, prit la feuille la déroula, et vit qu'elle conte-
nait ces lignes :
« La paix et la bénédiction sur l'hôte charmant
» dont la venue honora notre demeure et la par-
» fuma. Et ensuite! Puisses-tu, opère des convives
» gracieux, abaisser ta vue vers les quelques objets
» sans valeur qu'envoie vers ta seigneurie notre
» main de peu de portée, et les agréer de notre part
» comme le faible hommage de notre féalité à l'égard
» de celui qui a illuminé notre toit. Nous avons en
» effet remarqué que les divers esclaves qui forment
» le cortège, les deux jeunes garçons et la jeune
» fille, ainsi que l'arbre, la coupe et le paon n'ont
» pas déplu d'une façon particulière à notre convive ;
» et c'est pourquoi nous le supplions de les consi-
» dérer comme lui ayant toujours appartenu. D'ail-
» leurs tout vient d'Allah et vers Lui tout retourne.
» Ouassalam! »
Lorsqu' Al-Rachid eut achevé de lire cette lettre,
et qu'il en eut compris tout le sens et toute la portée,
il fut extrêmement émerveillé d'une telle largesse
de paume, et s'écria : « Par les mérites de mes an-
cêtres — qu'Allah honore leurs visages! — je con-
viens que j'ai bien mal jugé du jeune Aboulcassem !
Qu es-tu, libéralité d' Al-Rachid, à côté d'une telle
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68 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
libéralité? Que les bénédictions du Très-Haut soient
sur ta tête, ô mon vizir Giafar, toi qui es cause que
je sois revenu de mon faux orgueil et de ma suffi-
sance! Voici qu'en effet un simple particulier, sans se
donner la moindre peine et sans que cela ait l'air de
le gêner en quelque chose, vient de remporter en
générosité et en munificence sur le plus riche mo-
narque de la terre ! » Il dit. Puis, soudain se repre-
nant, il pensa : « Oui, par Allah ! mais comment se
faiWl qu'un simple particulier puisse faire de pareils
présents, et où a-t-il pu se procurer ou trouver tant
de richesses? Et comment • est-il possible que, dans
mes états, un homme mène une vie plus fastueuse
que celle des rois sans que je sache par quel moyen
il est arrivé à un tel degré de richesse? Certes! il
faut que, sans tarder, même au risque de paraître
importun, j'aille l'engager à me découvrir comment
il a pu faire une fortune si prodigieuse ! »
Et aussitôt Al-Rachid, dans son impatience de sa-
tisfaire sa curiosité, laissant dans le khàn ses nou-
veaux esclaves et ce qu'ils lui apportaient, retourna
au palais d'Àboulcassem. Et lorsqu'il fut en présence
du jeune homme, il lui dit, après les salams :
« O mon généreux maître, qu'Allah augmente sur
toi Ses bienfaits et fasse durer les faveurs dont tu es
comblé ! Mais les présents que m'a faits ta paume
bénie sont si considérables, que je crains, en les ac-
ceptant, d'abuser de ma qualité de convive et de ta
générosité sans égale. Permets donc que, sans crainte
de t'offenser, il me soit loisible de te les renvoyer, et
que, charmé de ton hospitalité, j'aille publier à
Baghdad, ma ville, ta magnificence ! » Mais Aboul-
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LE TRÉSOR SANS FOND 69
casscm, d'un air fort affligé, répondit: « Seigneur,
tu as sans doute, pour parler de la sorte, sujet de te
plaindre de ma réception, ou peut-être que mes pré-
sents t'ont déplu par leur peu d'importance? Sans
quoi, tu ne serais pas revenu de ton khân pour me
faire subir cet affront. » Et Haroun, toujours déguisé
en marchand, répondit : « Allah me garde de ré-
pondre à ton hospitalité par un tel procédé, ô trop
généreux Aboulcassem! La cause de ma venue tient
uniquement au scrupule où je suis de te voir prodi-
guer ainsi à des étrangers que tu as vus pour la pre-
mière fois des objets si rares, et à ma crainte devoir
s'épuiser, sans que tu en recueilles la satisfaction que
tu mérites, un trésor qui, quelque inépuisable qu'il
puisse être, doit avoir un fond ! »
A ces paroles d'Al-Rachid, Aboulcassem ne put
s'empêcher de sourire, et répondit: « Calme tes scru-
pules, ô mon maître, si vraiment un tel motif m'a
procuré le plaisir de ta venue. Sache, en effet, que
tous les jours d'Allah, je me libère de mes dettes à
Tégard du Créateur — qu'il soit glorifié et exalté !
— en faisant à ceux qui frappent à ma porte un ou
deux ou trois cadeaux équivalents à ceux qui sont
entre tes mains. Car le trésor que m'octroya le Distri-
buteur des richesses est un trésor sans fond. » Et,
comme il voyait un grand étonnement marquer les
traits de son hôte, il ajouta : « Je vois, ô mon maître,
qu'il faut que je te fasse la confidence de certaines
des aventures de ma vie, et que je te raconte l'histoire
de ce trésor sans fond,quiest une histoire si étonnante
et si prodigieuse que si elle était écrite avec les
aiguilles sur le coin intérieur de l'œil, elle servi-
T. XIII. 5
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70 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
rait d'enseignement à qui la lirait avec attention ! »
Et, ayant ainsi parlé, le jeune Aboulcassem prit
son hôte par la main, et le conduisit dans une salle
pleine de fraîcheur, où plusieurs cassolettes très
douces parfumaient l'air et où se voyait un large
trône d'or avec de riches tapis de pied. Et le jeune
homme fit monter Haroun sur le trône, s'assit à ses
côtés et commença de la manière suivante son his-
toire :
« Sache, ô mon maître — Allah est notre maître à
tous ! — que je suis fils d'un grand joaillier, originaire
du Caire, qui s'appelait Abdelaziz. Mais mon père, bien
que né au Caire comme son père et son grand-père,
n'a point vécu toute sa yie dans sa ville natale. Car
il possédait tant de richesses que, craignant d'attirer
sur lui l'envie et la cupidité du sultan d'Egypte
qui, en ce temps-là, était un tyran sans remède, il
se vit obligé de quitter son pays et de venir s'établir
dans cette ville de Bassra, à l'ombre tutélaire des
Bani-Abbas — qu'Allah répande sur eux Ses béné-
dictions! Et mon père ne tarda pas à épouser la fille
unique du plus riche marchand de la ville. Et je suis
né de ce mariage béni. Et avant moi et après moi
nul autre fruit ne vint s'ajouter à la généalogie. De
telle sorte que, jouissant de tous les biens de mon
père et de ma mère après leur mort — qu'Allah leur
accorde le salut et soit satisfait d'eux ! — j'eus, tout
jeune encore, à gérer une grande fortune en biens
de toutes sortes et en richesses...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
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LE TRÉSOR SANS FOND 71
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-QUATRIÈME NUIT
Elle dit :
... j'eus, tout jeune encore, à gérer une grande
fortune consistant en biens de toutes sortes et en
richesses. Mais, comme j'aimais la dépense et la pro-
digalité, je me mis à vivre avec tant de profusion,
qu'en moins de deux ans tout mon patrimoine se
trouva dissipé. Car, ô mon maître, tout nous vient
d'Allah et tout à Lui retourne! Alors moi, me voyant
dans un état de complet dénûment, je me mis à ré-
fléchir sur ma conduite passée. Et je résolus, après la
vie et la figure que j'avais faites à Bassra, de quitter
ma ville natale pour aller traîner ailleurs de misé-
rables jours ; car la pauvreté est plus supportable
devant les yeux des étrangers. Je vendis donc ma
maison, le seul bien qui me restât, et me joignis à
une caravane de marchands, avec lesquels j'allai
d'abord à Mossoul et ensuite à Damas. Après qtioi,
je traversai le désert, pour aller faire le pèlerinage
de la Mecque ; et de là je me rendis au grand Caire,
le berceau de notre race et de notre famille.
Or, lorsque je fus dans cette ville des belles maisons
et des mosquées innombrables, je me remémorai que
c'était bien là qu'avait pris naissance Abdelaziz, le
riche joaillier, et ne pus m'empècher, à ce souvenir,
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72 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
de pousser de profonds soupirs et de pleurer. Et je me
représentai la douleur de mon père s'il voyait la dé-
plorable situation de son fils unique, l'héritier. Et,
occupé de ces pensées qui m'attendrissaient, j'arrivai,
en me promenant, sur les bords du Nil, derrière le
palais du sultan. Et voici qu'à une fenêtre apparut
une tête ravissante de jeune femme ou jeune fille, je
ne savais, qui m'immobilisa à la regarder. Mais sou-
dain elle se retira, et je ne vis plus rien. Et moi, je
restai là en béatitude jusqu'au soir, à attendre vaine-
ment une nouvelle apparition. Et je finis par me
retirer, mais bien à contre-cœur, et aller passer la
nuit dans le khân où j'étais descendu.
Mais le lendemain, comme les traits de la jouven-
celle s'offraient sans cesse à mon esprit, je ne man-
quai pas de me rendre sous la fenêtre en question.
Mais mon espoir et mon attente furent bien vains ;
carie délicieux visage ne se montra pas, bien que le
rideau de la fenêtre eût quelque peu frémi, et que
j'eusse cru deviner une paire d'yerlx babyloniens der-
rière le grillage. Et cette abstention m'affligea fort,
sans pourtant me rebuter, car je ne manquai pas de
retourner à ce même endroit, le jour suivant.
Or, quelle ne fut pas mon émotion, quand je vis le
grillage s'entre-bàiller, et le rideau s'écarter pour
laisser apparaître la pleine lune de son visage ! Et
je me hâtai de me prosterner la face contre terre ; et,
après m'être relevé, je dis : « dame souveraine, je
suis un étranger arrivé depuis peu au Caire et qui a
inauguré son entrée dans cette ville par la vue de
ta beauté. Puisse la destinée qui m'a conduit jusqu'ici
par la main achever son œuvre selon le souhait de
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LE TRÉSOR SANS FOND 73
ton esclave ! » Et je me tus, attendant la réponse. Et
l'adolescente, au lieu de me répondre, prit un air si
effrayé que je ne sus si je devais rester là ou livrer
mes jambes au vent. Et je me décidai à rester encore
surplace, insensible à tous les périls que je pouvais
courir. Or, bien m'en prit, car soudain l'adolescente
se pencha sur le rebord de sa fenêtre et me dit d'une
voix tremblante : « Reviens vers le milieu de la nuit.
Mais fuis au plus vite ! » Et à ces mots, elle disparut
avec précipitation et me laissa à la limite de l'éton-
nement, de l'amour et de la joie. Et j'oubliai à l'ins-
tant mes malheurs et mon dénûmcnt. Et je me hâtai
de rentrer à mon khân, pour faire appeler le barbier
public qui s'occupa à me raser la tète, les aisselles
et l'aine, à me parer et à m'embellir. Puis j'allai au
hammam des pauvres où, pour quelque menue mon-
- naie, je pris un bain parfait et me parfumai et me
rafraîchis, pour sortir de là complètement dispos, le
corps léger comme une plume.
Aussi quand vint l'heure indiquée, je me rendis
à la faveur des ténèbres sous la fenêtre du palais. Et
je trouvai à cette fenêtre une échelle de soie qui
pendait jusqu'à terre. Et moi, sans hésiter, n'ayant
d'ailleurs rien à perdre sinon une vie qui n'avait plus
aucun lien ni aucun sens, je grimpai sur l'échelle et
pénétrai par la fenêtre dans l'appartement. Je tra-
versai rapidement deux chambres, et j'arrivai dans
une troisième où, sur un lit d'argent, était étendue
souriante celle que j'espérais. Ah ! seigneur mar-
chand, mon hôte, quel enchantement en cette œuvre
du Créateur ! Quels yeux et quelle bouche ! A sa
vue, je sentis ma raison s'envoler, et je ne pus pro-
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74 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
noncer une parole. Mais elle se leva à demi et, d'une
voix plus douce que le sucre candi, me dit de prendre
place à côté d'elle sur le lit d'argent. Puis elle me
demanda avec intérêt qui j'étais. Et je lui contai
mon histoire, en toute sincérité, depuis le commen-
cement jusqu'à la fin, sans en omettre un détail.
Mais il n'y a point d'utilité à la répéter.
Or, l'adolescente, qui m'avait écouté fort attenti-
vement, parut réellement touchée de la situation
où m'avait réduit la destinée. Et moi, voyant cela,
je m'écriai : « ma maîtresse, quelque malheureux
que je sois, je cesse d'être à plaindre, puisque tu es
assez bonne pour compatir à mes malheurs! » Et
elle fit à cela la réponse qu'il fallait, et insensible-
ment nous nous engageâmes dans un entretien qui
se fit de plus en plus tendre et intime. Et elle finit
par m' avouer que, de son côté> elle avait eu, en me
voyant, un penchant de mon côté. Et je m'écriai :
« Louanges à Allah qui attendrit les cœurs et adoucit
les yeu5f des gazelles !» Ce à quoi elle fit également
la réponse qu'il fallait, et ajouta : « Puisque tu m'as
appris qui tu es, Aboulcassem, je ne veux point que
tu ignores davantage qui je suis ! »
Et, après être restée un moment silencieuse, elle
dit : « Sache, ô Aboulcassem, que je suis l'épouse
favorite du sultan, et que je m'appelle Sett Labiba.
Or, malgré tout le luxe où je vis ici, je ne suis pas
heureuse. Car, outre que je suis entourée de rivales
jalouses et prêtes à me perdre, le sultan qui m'aime
ne peut arriver à me satisfaire, vu qu'Allah, qui
distribue la puissance aux coqs, l'a oublié lors de la
distribution. Et c'est pourquoi, t'ayant vu sous ma
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LE TRÉSOR SANS FOND 75
fenêtre, et te voyant plein de courage et dédaigneux
du péril, je jugeai que tu étais un homme puissant.
Et je t'ai appelé pour l'expérience. A toi donc main-
tenant de me prouver que »je ne me suis pas trom-
pée dans mon choix, et que ta vaillance est égale à
ta témérité ! »
Alors moi,ô mon maître, qui n'avais nul besoin
d'être poussé pour agir, vu que je n'étais là que
pour l'action, je ne voulus point perdre un temps
précieux à chanter des vers, comme c'est l'habitude
' dans ces circonstances, et m'apprêtai à l'assaut. Mais
au moment même où nos bras s'enlaçaient, on
frappa rudement à la porte de la chambre. Et la belle
Labiba, fort effrayée, me dit : « Nul n'a le droit de
frapper ainsi, si ce n'est le sultan. Nous sommes
trahis et perdus sans recours ! »
Aussitôt je pensai à l'échelle de la fenêtre, pour
me sauver par où j'étais monté. Mais le sort voulut
que le sultan arrivât précisément de ce côté-là ; et il
ne me restait aucune chance de fuite. Aussi, prenant
le seul parti qui me restât, je me cachai sous le lit
d'argent, cependant que la favorite du sultan se le-
vait pour ouvrir.
Et, dès que la porte fut ouverte, le sultan entra
suivi de ses eunuques, et, avant même que je pusse
me rendre compte de ce qui allait arriver, je me
sentis saisi d'en dessous du lit par vingt mains ter-
ribles et noires qui m'attirèrent comme un paquet
et me soulevèrent du sol. Et ces eunuques coururent
chargés de moi jusque vers la fenêtre, alors que
d'autres eunuques noirs, chargés de la favorite,
exécutaient le même mouvement vers une autre
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76 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
fenêtre. Et toutes les mains à la fois lâchèrent leur
charge, nous précipitant tous deux du haut du palais
dans le Nil.
Or, il était écrit dans ma destinée que je devais
échapper à la mort par noyade. C'est pourquoi, quoi-
que étourdi de ma chute, je réussis, après êlre allé au
fond du lit du fleuve, à remonter à la surface de l'eau,
et à gagner, à la faveur de l'obscurité, le rivage opposé
au palais. Et, échappé à un si grand péril, je ne vou-
lus point m'en aller sans avoir essayé de repêcher
celle dont mon imprudence avait causé la perte, et je
rentrai dans le fleuve avec plus d'ardeur que je n'en
étais sorti, et je plongeai et replongeai à diverses
reprises pour essayer de la retrouver. Mais mes ef-
forts restèrent vains, et, comme mes forces me tra-
hissaient, je me vis dans la nécessité, pour sauver
mon âme, de regagner la terre. Et, bien triste, je
me lamentai sur la mort de cette charmante favo-
rite, me disant que je n'aurais pas dû m'appro-
cher d'elle alors que j'étais sous le coup de la
mauvaise chance, et que la mauvaise chance est con-
tagieuse.
Aussi, pénétré de douleur et accablé de remords,
je me hâtai de fuir le Caire et l'Egypte, et de prendre
la route de Baghdad, la cité de paix.
Or, Allah m'écrivit la sécurité, et j'arrivai sans
encombre à Baghdad, mais dans une situation fort
triste, car j'étais sans argent, et de toute ma for-
tune passée il me restait juste un dinar d'or au
fond de ma ceinture. Et, dès que je fus dans le souk
des changeurs, je changeai mon dinar en petite
monnaie, et, pour gagner ma vie, j'achetai un pla-
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LE TRÉSOR SANS FOND 77
teau en osier et des sucreries, des pommes de sen-
teur, des baumes, des confitures sèches et des roses.
Et je me mis à débiter ma marchandise à la porte
des boutiques, vendant tous les jours et gagnant de
quoi me suffire pour la journée du lendemain.
Or, ce petit commerce me réussissait, car j'avais
une belle voix et débitais ma marchandise non point
comme les marchands de Baghdad, mais en la chan-
tant au lieu de la crier. Et, comme un jour je la
chantais d'une voix plus claire encore que d'habitude,
un vénérable cheikh, propriétaire de la plus belle
boutique du souk, m'appela, choisit une pomme de
senteur dans mon plateau, et, après en avoir res-
piré le parfum à plusieurs reprises, tout en me re-
gardant avec attention, m'invita à m'asseoir auprès
de lui. Et je m'assis, et il me fit diverses questions,
me demandant qui j'étais et comment on me nom-
mait. Mais moi, fort gêné par ses questions, je ré-
pondis : « mon maître, dispense-moi de parler de
choses dont je ne puis me souvenir sans aviver des
blessures que le temps commence à fermer. Car rien
que de prononcer mon propre nom, ce me serait une
souffrance! » Et je dus prononcer ces paroles en
soupirant et sur un ton tellement triste que le vieil-
lard ne voulut point insister ni me presser à ce sujet.
Il changea aussitôt de discours, en mettant l'entre-
tien sur les questions de vente et d'achat de mes
sucreries ; puis, en me donnant congé, il tira de sa
bourse dix dinars d'or qu'il me mit entre les mains
avec beaucoup de délicatesse, et m'embrassa comme
un père embrasse son fils...
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78 N LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
RAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VMfiT-CINQUtéRE NUIT
Elle dit :
... il tira de sa bourse dix dinars d'or qu'il me
mit entre les mains avec beaucoup de délicatesse, et
m'embrassa comme un père embrasse son fils.
Or, moi, je louai en mon âme ce vénérable cheikh
dont la libéralité m'était plus précieuse dans mon
dénûment, et je songeai que les plus considérables
seigneurs à qui j'avais coutume de présenter mon
plateau d'osier ne m'avaient jamais donné la cen-
tième partie de ce que je venais de recevoir de cette
main que je ne manquai point de baiser par respect
et gratitude. Et, le lendemain, bien que je ne fusse
pas bien fixé sur les intentions de mon bienfaiteur
de la veille, je ne manquai point de me rendre au
souk. Et lui, dès qu'il m'eut aperçu, me fit signe
d'approcher, et prit un peu d'encens dans mon pla-
teau. Puis il me fit asseoir tout près de lui, et, après
quelques demandes et réponses, m'invita avec tant
d'intérêt à lui raconter mon histoire, que je ne pus
cette fois m'en défendre sans le formaliser. Je lui
appris donc qui j'étais et tout ce qui m'était arrivé,
sans lui rien cacher. Et,, après que je lui eus fait
cette confidence, il me dit, avec une grande émotion
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LE TRÉSOK SANS FOND 19
dans la voix: « mon fils, tu retrouves en moi un
père plus riche qu'Àbdelaziz — qu'Allah soit satisfait
de lui ! — et qui n'aura pas moins d'affection pour
toi. Comme je n'ai point d'enfant ni d'espérance
d'en avoir, je t'adopte. Ainsi, ô mon fils, calme ton
âme et rafraîchis tes yeux, car, si Allah veut, tu vas
oublier près de moi tes malheurs passés ! »
Et, ayant ainsi parlé, il m'embrassa et me serra
contre son cœur. Puis il m'obligea à jeter mon pla-
teau d'osier avec son contenu, ferma sa boutique et,
me prenant par la main, me conduisit dans sa de-
meure, où il me dit : « Demain nous partirons pour
la ville de Bassra, qui est également ma ville et où
je veux vivre avec toi désormais, 6 mon enfant ! »
Et, de fait, le lendemain nous prîmes ensemhle le
chemin de Bassra, ma ville natale, où nous arri-
vâmes sans encombre, grâce à la sécurité d'Allah.
Et tous ceux qui me rencontraient et me reconnais-
saient se réjouissaient de me voir devenu le fils
adoptif d'un si riche marchand.
Quant à moi, il n'est pas besoin de te dire, sei-
gneur, que je m'attachai de toute mon intelligence
et de tout mon savoir à plaire au vieillard. Et il était
charmé de mes complaisances à son égard, et me
disait souvent : « Aboulcassem, quel jour béni que
celui de notre rencontre à Baghdad ! Comme ma
destinée est belle qui t'a mis sur ma route, ô mon
enfant! Et comme tu es digne de mon affectien, de
ma confiance et de ce que j'ai fait pour toi et pense
faire pour ton avenir! » Et, moi, j'étais si touché des
sentiments qu'il me marquait que, malgré la diffé-
rence d'âge, je l'aimais véritablement et allais au-
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80 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
devant de tout ce qui pouvait lui faire plaisir. Ainsi,
par exemple, au lieu d'aller m'amuser avec les jeunes
gens de mon âge, je lui tenais compagnie, sachant
qu'il aurait pris ombrage de la moindre chose ou du
moindre geste qui ne lui eût pas été destiné.
Or, au bout d'une année, mon protecteur fut
atteint, par Tordre d'Allah, d'une maladie qui le mit
à l'extrémité, tous les médecins ayant désespéré de
le guérir. Aussi se hâta-t-il de me mander près de
lui ; et il me dit : « La bénédiction est sur toi, ô mon
fils Aboulcassem. Tu m'as donné du bonheur pen-
dant l'espace d'une année entière, alors que la plu-
part des hommes peuvent à peine compter un jour
heureux durant toute leur vie. Il est donc temps,
avant que la Séparatrice vienne s'arrêter à mon che-
vet, que je sois quitte de trop grandes dettes envers
toi. Sache donc, mon fils, que j'ai à te révéler un
secret dont la possession va le rendre plus riche que
tous les rois de la terre. Si, en effet, je n'avais pour
tout bien que cette maison avec les richesses qu'elle
contient, je croirais ne te laisser qu'une fortune trop
minime ; mais tous les biens que j'ai amassés pen-
dant le cours de ma vie, quoique considérables pour,
un marchand, ne sont rien en comparaison du trésor
que je veux te découvrir. Je ne te dirai pas depuis
quel temps, par qui ni de quelle manière le trésor
se trouve dans notre maison, car je l'ignore. Tout
ce que je sais, c'est qu'il est fort ancien. Mon aïeul,
en mourant, le découvrit à mon père, qui me fit
aussi la même confidence peu de jours avant sa
mort! »
Et, ayant ainsi parlé, le vieillard se pencha à mon
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LE TRÉSOR SANS FOND 81
oreille, tandis que je pleurais en voyant la vie s'en
aller de lui, et m'apprit dans quel endroit de la de-
meure était le trésor. Puis il m'assura que quelque
grande idée que je pusse me former des richesses
qu'il renfermait, je les trouverais encore plus consi-
dérables que je ne me les représenterais. Et il
ajouta : « Et te voici, ômon fils, le maître absolu de
tout cela. Que ta paume soitlarge ouverte, sans crain-
dre d'arriver jamais à épuiser ce qui n'a point de
fond. Sois heureux ! Ouassalam ! » Et, ayant pro-
noncé ces dernières paroles, il trépassa dans la paix
— qu'Allah Tait en miséricorde et répande sur lui
Ses bénédictions !
Or, moi, après que, comme unique héritier, je lui
eus rendu les derniers devoirs, je pris possession de
tous ses biens, et, sans tarder, j'allai voir le trésor.
Et, à mon éblouissement, je pus constater que mon
défunt père adoptif n'avait guère exagéré son impor-
tance ; et je me disposai à en faire le meilleur usage
possible.
Quant à tous ceux qui me connaissaient et avaient
assisté à ma première ruine, ils furent du coup per-
suadés que j'allais me ruiner une seconde fois. Et ils
se dirent entre eux : « Quand môme le prodigue
Aboulcassem aurait tous les trésors de l'émir des
Croyants, il les dissiperait sans hésiter. » Aussi quel
ne fut point leur étonneraient lorsque, au lieu de
voir dans mes affaires le moindre désordre, ils se
furent aperçus qu'elles devenaient au contraire de
jour en jour plus florissantes. Et ils n'arrivaient pas
à concevoir comment je pouvais augmenter mon
bien en le prodiguant, d'autant moins qu'ils voyaient
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82 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
que je faisais des dépenses de plus en plus extraordi-
naires, et que j'entretenais à mes frais tous les étran-
gers de passage à Bassra, en les hébergeant comme
des rois.
Aussi le bruit se répandit bientôt dans la ville que
j'avais trouvé un trésor, et il n'en fallut pas davan-
tage pour attirer vers moi la cupidité des autorités.
En effet, le chef de la police ne tarda à venir me
trouver, un jour, et, après avoir pris son temps, me
dit : « Seigneur Aboulcassem, mes yeux voient et
mes oreilles entendent ! Mais comme j'exerce mes
fonctions pour vivre, alors que tant d'autres vivent
pour exercer des fonctions, je ne viens point te
demander compte de la vie fastueuse que tu mènes
et t'interroger sur un trésor que tu as tout intérêt à
cacher. Je viens simplement te dire que si je suis un
homme avisé, je le dois à Allah et ne m'en orgueillis
pas. Seulement le pain est cher, et notre vache ne
donne plus de lait. » Et moi, ayant compris le but
de sa démarche, je lui dis : « père des hommes
d'esprit, combien te faut-il par jour pour acheter du
pain à ta famille et remplacer le lait que ne donne
plus ta vache? » Il répondit: « Pas plus de dix dinars
d'or par jour, ô mon seigneur. » Je dis: « Ce n'est
pas assez, je vetix t'en donner cent par jour. Et,
pour cela, tu n'as qu'à venir ici au commencement
de chaque mois, et mon trésorier te comptera les
trois mille dinars nécessaires à ta subsistance S » Là-
dessus il voulut m'embrasser la main, mais je m'en
défendis, n'oubliant pas que tous les dons sont un
prêt du Créateur. Et il s'en alla, en appelant sur
moi les bénédictions.
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LE TRÉSOR SANS FOND 85
Or, le lendemain de la visite du chef de la police,
le kàdi me fit appeler chez lui et me dit : « jeune
homme, Allah est le maître des trésors, et le quint
Lui revient de droit. Paie donc le quint de ton trésor,
et tu seras le tranquille possesseur des quatre au-
tres parties ! » Je répondis : « Je ne sais trop ce que
veut signifier notre maître le kàdi à son serviteur.
Mais je m'engage à lui donner tous les jours, pour
les pauvres d'Allah, mille dinars d'or, à condition
qu'on me laisse en repos. » Et le kâdi approuva fort
mes paroles, et accepta ma proposition.
Mais, quelques jours plus tard, un garde vint me
chercher de la part du wali de Bassra. Et, lorsque
je fus arrivé en sa présence, le wali, qui m'avait
accueilli d'un air engageant, me dit : « Me crois-tu
assez injuste pour t'enlever ton trésor, si tu me le
montrais ? » Et je répondis : « Qu'Allah prolonge de
mille ans les jours de notre maître le wali ! Mais,
dût-on m'arracher la chair avec des tenailles brû-
lantes, je ne découvrirai point le trésor qui est en
effet, en ma possession. Toutefois je consens à payer
chaque jour à notre maître le wali, pour les mal-
heureux de sa connaissance, deux mille dinars
d'or. » Et le wali, devant une offre qui lui parut si
considérable, n'hésita pas à accepter ma proposi-
tion, et me renvoya, après m'avoir comblé de préve-
nances.
Et, depuis ce temps, je paie fidèlement à ces trois
fonctionnaires la redevance journalière que je leur
ai promise. Et, en retour, ils me laissent mener la
vie de largesse et de générosité pour laquelle je suis
né. Et telle est, ô mon seigneur, l'origine d'une for-
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84 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
tune qui t'étonne, je le vois, et dont personne autre
que toi ne soupçonne l'étendue ! »
Lorsque le jeune Àboulcassem eut fini de parler,
le khalifat, à la limite du désir de voir le merveil-
leux trésor, dit à son hôte : « généreux Aboul-
cassem, est-il réellement possible qu'il y ait au
monde un trésor que ta générosité ne soit pas ca-
pable d'épuiser bientôt? Non, par Allah ! je ne puis
le croire, et si ce n'était pas trop exiger de toi, je te
prierais de me le montrer, en te jurant par les droits
sacrés de l'hospitalité sur ma tête et par tout ce qui
peut rendre un serment inviolable, que je n'abuserai
point de ta confiance et que tôt ou tard je saurai
reconnaître cette faveur unique. »
A ces paroles du khalifat, Aboulcassem devint
bien changé quant à son teint et à sa physionomie,
et répondit d'un ton attristé : « Je suis bien affligé,
seigneur, que tu aies cette curiosité que je ne puis
satisfaire qu'à des conditions fort désagréables, puis-
que je ne puis me résoudre à te laisser partir de ma
maison avec un désir rentré et un souhait inexaucé.
Ainsi, il faudra que je te bande les yeux et que je
te conduise, toi sans armes et la tête nue, et moi le
cimeterre à la main, prêt à t'en frapper si tu essaies
de violer les lois de l'hospitalité. D'ailleurs je sais
bien que, même en agissant de la sorte, je commets
une grande imprudence, et que je ne devrais pas
céder à ton envie. Enfin, qu'il soit fait selon ce
qui est écrit pour nous en ce jour béni ! Es-tu prêt à
accepter mes conditions ? » Il répondit : « Je suis
prêt à te suivre, et j'accepte ces conditions et mille
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LE TRÉSOR SANS FOND - 85
autres semblables. Et je te jure par le Créateur du
ciel et de la terre que tu ne te repentiras pas d'avoir
satisfait ma curiosité. D'ailleurs j'approuve tes pré-
cautions, et suis loin de t'en savoir mauvais gré ! »
Là-dessus, Aboulcassem lui mit un bandeau sur
les yeux, et, le prenant parla main, le fit descendre,
par un escalier dérobé, dans un jardin d'une vaste
étendue. Et là, après plusieurs détours dans les
allées qui s'entrecroisaient, il le fit pénétrer dans
un profond et spacieux souterrain dont une grande
pierre, à ras du sol, couvrait l'entrée. Et d'abord ce
fut un long corridor en pente, qui s'ouvrait dans
une grande salle sonore. Et Aboulcassem ôta le ban-
deau au khalifat qui vit avec émerveillement cette
salle éclairée par la seule lueur des escarboucles
dont toutes les parois ainsi que le plafond étaient
incrustés. Et un bassin d'albâtre blanc, décent pieds
de circonférence, se voyait au milieu de celte salle,
plein de pièces d'or et de tous les joyaux que peut
rêver le cerveau le plus exalté. Et tout autour de
ce bassin douze colonnes d'or, qui soutenaient autant
de statues en gemmes de douze couleurs, jaillissaient
comme des fleurs sorties d'un sol miraculeux.
Et Aboulcassem conduisit le khalifat au bord du
bassin et lui dit : « Tu vois cet amas de dinars d'or et
de joyaux de toutes les formes et de toutes les cou-
leurs. Eh bien, il n'a encore baissé que de deux tra-
vers de doigt, alors que la profondeur du bassin est
insondable! Mais ce n'est pas fini! » Et il le con-
duisit dans une seconde salle, semblable à la pre-
mière par rétinceilement de ses parois, mais plus
vaste encore, avec, en son milieu, un bassin plein
T. XIII. 6
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86 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
,de pierres taillées et de pierres en cabochons, et
ombragé par deux rangées d'arbres semblables à
-celui dont il lui avait fait présent. Et au milieu de la
voûte de cette salle courait, en lettres brillantes,
cette inscription: « Que le maître de ce trésor ne
craigne point de l'épuiser ; il ne saurait en venir à
bout. Qu'il s'en serve plutôt pour mener une vie
agréable et pour acquérir des amis; car la vie est
une et ne revient pas, et la vie, sans les amis, n'est
pas la vie ! >'>
Après quoi, Aboulcassem fit encore visiter à son
hôte plusieurs autres salles qui ne le cédaient en
rien aux précédentes ; puis, voyant qu'il était déjà
fatigué d'avoir vu tant de choses éblouissantes, il le
reconduisit hors du souterrain, après lui avoir tou-
tefois bandé les yeux.
Une fois rentrés dans le palais, le khalifat dit à
son guide : « mon maître...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-SIXIÈME NUIT
Elle dit :
... Une fois rentrés dans le palais, le khalifat dit à
son guide : « mon maître, après ce que je viens de
voir, et à en juger par la jeune esclave et les deux
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LE TRÉSOR SANS FOND 87
aimables garçons que tu m'as donnés, tu dois être,
non seulement l'homme le plus riche de la terre,
mais certainement l'homme le plus heureux. Car tu
dois posséder dans ton palais les plus belles filles de
l'Orient et les plus belles adolescentes des îles de la
mer ! » Et le jeune homme répondit tristement :
« Certes, ô mon seigneur, j'ai en grand nombre,
dans ma demeure, des esclaves d'une beauté remar-
quable, mais puis-je les aimer, moi dont la chère
disparue remplit la mémoire, la douce, la charmante,
celle quifut précipitée, à cause de moi, dans les eaux
du Nil? Ah ! j'aimerais mieux n'avoir pour toute for-
tune que celle contenue dans la ceinture d'un porte-
faix de Bassra et posséder Sabiba, la sultane favo-
rite, que de vivre sans elle avec tous mes trésors et
tout mon harem ! » Et le khalifat admira la cons-
tance de sentiments du fils d'Abdelaziz, mais il
l'exhorta à faire tous ses efforts pour surmonter ses
regrets. Puis il le remercia de la magnifique récep-
tion qu'il lui avait faite et prit congé de lui pour
«'en retourner à son khàn, s'étant assuré de la sorte,
par lui-même, de la vérité des assertions de son vizir
Giafar qu'il avait fait jeter dans un cachot. Et il reprit,
le lendemain, le chemin de Baghdad avec tous les
serviteurs, l'adolescente, les deux jeunes garçons et
tous les présents qu'il devait à la générosité sans
pareille d'Àboulcassem.
Or, dès qu'il fut de retour au palais, Al-Rachid se
hâta de remettre en liberté son grand-vizir Giafar,
et, pour lui prouver combien il regrettait de l'avoir
puni d'une façon préventive, lui fit cadeau des deux
jeunes garçons, et lui rendit toute sa confiance. Puis,
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88 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
après lui avoir raconté le résultat de son voyage, il
lui dit : « Et maintenant, ô Giafar, dis-moi ce que je
dois faire pour reconnaître les bons procédés d'A-
boulcassem ! Tu sais que la reconnaissance des rois
doit surpasser le plaisir qu'on leur a fait. Si je me
contente d'envoyer au magnifique Aboulcassem ce
que j'ai de plus rare et de plus précieux dans mon
trésor, ce sera fort peu de chose pour lui. Comment
donc pourrai-je le vaincre en générosité ? » Et Giafar
répondit : « O émir des Croyants, le seul moyen
dont tu disposes pour payer ta dette de reconnais-
sance, c'est de nommer Aboulcassem roi de Bassra! »
Et Al-Rachid répondit : « Tu dis vrai, ô mon vizir,
c'est là le meilleur moyen de m'acquitter envers
Aboulcassem. Et tu vas tout de suite partir pour Bassra
et lui remettre les patentes de sa nomination, puis
le conduire ici afin que nous puissions le fêter dans
notre palais ! » Et Giafar répondit par l'ouïe et l'obéis-
sance, et partit sans retard pour Bassra. Et Al-Rachid
alla trouver Sett Zobéida dans son appartement, et
lui fit présent de la jeune fille, de l'arbre et du paon,
ne gardant pour lui que la coupe. Et Zobéida trouva
la jeune fille si charmante, qu'elle dit à son époux,
en souriant, qu'elle l'acceptait avec plus de plaisir
encore que les autres présents. Puis elle se fit narrer
les détails de ce voyage étonnant.
Quant à Giafar, il ne tarda pas à revenir de Bassra
avec Aboulcassem, qu'il avait pris soin de mettre au
courant de ce qui était arrivé et de l'identité de l'hôte
qu'il avait hébergé dans sa demeure. Et quand le
jeune homme fut entré dans la salle du trône, le
khalifat se leva en son honneur, s'avança au-devant
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LE TRÉSOR SANS FOND 89
de lui, en souriant, et l'embrassa comme un fils. Et
il voulut aller lui-môme au hammam avec lui, hon-
neur qu'il n'avait encore accordé à personne depuis
son avènement au trône. Et, après le bain, pendant
qu'on leur servait des sorbets, des blancs-mangers et
des fruits, une esclave vint chanter, qui était nou-
vellement arrivée au palais. Mais Aboulcassem n'eut
pas plus tôt regardé au visage la jeune esclave, qu'il
poussa un grand cri et tomba évanoui. Et AWtachid,
prompt à le secourir, le prit entre ses bras et lui fit
peu à peu reprendre ses sens.
Or, la jeune chanteuse n'était autre que l'ancienne
favorite du sultan du Caire, qu'un pêcheur avait re-
tirée des eaux du Nil et avait vendue à un mar-
chand d'esclaves. Et ce marchand, après l'avoir tenue
longtemps cachée dans son harem, l'avait conduite
à Baghdad et vendue à l'épouse de l'émir des
Croyants.
Et c'est ainsi qu'Aboulcassem, devenu roi de
Bassra, retrouva sa bien-aimée et put désormais
vivre avec elle dans les délices, jusqu'à l'arrivée de
la Destructrice des plaisirs, la Bâtisseuse inexorable
des tombeaux !
— Mais ne crois point, ô Roi, continua Schahrazade que
celle histoire soit de près ou de loin aussi étonnante et
aussi pleine d'utilité morale que THistoire compliquée
de l'Adultérin sympathique ! » Et le roi Schahriar, fron-
çant ses sourcils, demanda : « De quel Adultérin veux-tu
parler, Schahrazade ? » Et la fille du vizir répondit : « De
celui précisément dont je vais, ô Roi, te conter la vie mou
vementée l »
Et elle dit :
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE LA-
DULTÉRIN SYMPATHIQUE
H est raconté — mais Allah est plus savant ! —
qu'il y avait, dans une ville d'entre les villes de nos
pères Arabes, trois amis qui étaient généalogistes de
profession. Or, cela sera expliqué, si Allah veut.
Et ces trois amis étaient, enmême temps, des braves
entre les braves et des subtils entre les subtils. Et
leur subtilité était telle qu'ils pouvaient, en s'amu-
sant, dépouiller un avare de sa bourse sans le faire
s'en apercevoir. Et tous les jours ils avaient cou-
tume de se réunir dans une chambre d'un khàn
isolé, qu'ils avaient louée à cet effet, et où ils pou-
vaient, sans être dérangés, se concerter à leur aise
sur le bon tour à jouer aux habitants de la ville, ou
sur l'exploit à préparer pour passer gaîment leur
journée. Mais, il faut bien le dire, leurs faits et
gestes étaient, d'ordinaire, plutôt dénués de mé-
chanceté et pleins d'à-propos, comme leurs manières
étaient d'ailleurs distinguées et leur visage avenant.
Et, comme ils étaient liés d'une amitié de frères tout
à fait, ils mettaient leur gain en commun et se le
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92 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
partageaient en toute équité, considérable fût-il ou
modique. Et ils dépensaient toujours la moitié de ce
gain en achat de provisions de bouche, et l'autre
moitié en achat de haschich, pour se griser la nuit,
après la journée bien remplie. Et leur griserie, de-
vant les chandelles allumées, était toujours de bon
aloi, et ne dégénérait jamais en rixes ou en paroles*
malséantes, bien au contraire ! Car le haschich
exaltait plutôt leurs qualités de fond et avivait leur
intelligence. Et, dans ces moments-là, ils trouvaient
des expédients merveilleux qui, en vérité, eussent
fait les délices de l'écouteur.
Or, un jour, le haschich, ayant fermenté dans
leur raison, leur suggéra un expédient d'une audace
sans précédent. Car, une fois leur plan combiné, ils
se rendirent de bon matin devant le jardin qui en-
tourait le palais du roi. Et là ils se mirent ostensi-
blement à se quereller et à s'invectiver, en se
lançant mutuellement, contre leur habitude, les im-
précations les plus violentes, et en se menaçant, avec
force gestes et de gros yeux, de s'entre-tuer ou, pour
le moins, de s'entr'enculer.
Lorsque le sultan, qui se promenait dans son jar-
din, eut entendu leurs cris et le tumulte qui s'éle-
vait, il dit : « Qu'on m'amène les individus qui font
tout ce bruit ! » Et aussitôt les chambellans et les
eunuques coururent se saisir d'eux et les traînèrent,
en les rassasiant de coups, entre les mains du sultan.
Or, dès qu'ils furent en sa présence, le sultan, qui
avait été dérangé dans sa promenade matinale par
leurs cris intempestifs, leur demanda avec colère :
« Qui êtes-vous, ô chenapans? Et pourquoi vous
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 93
querelliez-vous sans vergogne sous les murs du palais
de votre roi ?» Et ils répondirent : « roi du
temps, nous sommes des maîtres en notre art. Et
chacun de nous exerce une profession différente.
Quant à la cause de notre altercation — que notre
maître nous pardonne! — c'était précisément notre
art. Car nous discutions sur l'excellence de nos pro-
fessions, et, comme nous possédons notre art à la
perfection, chacun de nous prétendait être supérieur
aux deux autres. Et, d'un mot à un autre mot, nous
nous étions laissé envahir par la colère ; et de là aux
invectives et aux grossièretés la distance a été vite
parcourue. Et c'est ainsi que, oublieux de la présence
de notre maître le sultan, nous nous sommes
mutuellement traités d'enculés et de fils de putain et
d'avaleurs dezebb! Eloigné soit le Malin! La colère
est mauvaise conseillère, ô notre maître, et elle fait
perdre aux gens bien élevés le sentiment de leur
dignité ! Quelle honte sur notre tête ! Nous méritons,
sans conteste, d'être traités sans clémence par notre
maître le sultan ! » Et le sultan leur demanda :
« Quelles sont donc vos professions? » Et le premier
des trois amis embrassa la terre entre les mains du
sultan et, s'étant relevé, il dit : « Pour moi, ô mon
seigneur, je suis généalogiste en pierres fines, et on
reconnaît assez généralement que je suis un savant
doué du talent le plus distingué dans la science des
généalogies lapidaires! » Et le sultan, fort étonné,
lui dit : « Par Allah ! tu as plutôt, à en juger par ton
regard de travers, l'air d'un gredin que d'un savant.
Et ce serait la première fois que je verrais réunies,
dans le même homme, la science et la diablerie !
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94 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Mais, quoi qu'il en soit, peux-tu du moins m'expli-
quer en quoi consiste la généalogie lapidaire...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-SEPTIÈME NUIT
Elle dit :
»... Mais, quoi qu'il en soit, peux-tu du moins me
dire en quoi consiste la généalogie lapidaire? » Et il
répondit : « C'est la science de l'origine et de la race
des pierres précieuses, et c'est l'art de les différencier,
du premier coup d'œil, d'avec les pierres fausses et
de les distinguer les unes des autres par la vue et par
le toucher. »
Et le sultan s'écria : « Quelle étrange chose ! Mais
je saurai bien mettre à l'épreuve sa science et juger de
son talent! » Et il se tourna vers le second mangeur
de haschich et lui demanda : « Et toi, quelle est ta
profession? » Et le second homme, ayant embrassé
la terre entre les mains du sultan, se releva et dit:
« Pour ma part, ô roi du temps, je suis généalogiste
de chevaux. Et on s'accorde à me considérer comme
l'homme le plus savant parmi les Arabes dans la
connaissance de la race et de l'origine des chevaux.
Car je puis, du premier coup d'œil, et sans jamais
me tromper, juger si un cheval vient de la tribu des
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 95
Anazeh ou de la tribu des Mouteyr ou de chez les
Beni-Khaled ou de la tribu des Dafir ou du Jabal-
Schammar. Et je puis deviner, à coup sûr, s'il a été
élevé sur les hauts plateaux du Nejed ou au milieu
des pâturages des Nefouds, et s'il est de la race des
Kehilân El-Ajouz, ou des Seglawi-Jedrân, ou des
Seglawi-Scheyfi, ou des Hamdani-Simri ou des Kehi-
lân El-Krousch. Et je puis dire la distance exacte, en
pieds, que peut parcourir ce cheval en un temps
donné, soit au galop, soit à l'amble, soit au trot ac-
céléré. Et je puis révéler les maladies cachées de la
bête et ses maladies futures, et dire de quel mal sont
morts le père, la mère et les ancêtres jusqu'à la cih-
quième génération ascendante. Et je puis guérir les
maladies chevalines réputées incurables, et remettre
sur pied une bête à l'agonie. Et voilà, 6 roi du temps,
une partie seulement de ce que je sais, car je n'ose,
craignant d'exagérer mes mérites, t'énumérer les
autres détails de ma science. Mais Allah est plus
savant ! » Et, ayant ainsi parlé, il baissa les yeux
avec modestie, en s'inclinant devant le sultan.
Et le sultan, entendant et écoutant, s'écria : « Par
Allah ! être savant à la fois et chenapan, quel pro-
dige étonnant ! Mais je saurai bien contrôler son dire
et éprouver sa science généalogique ! » Puis il se
tourna vers le troisième généalogiste et lui demanda:
« Et toi, ô troisième, quelle est ta profession ? »
Et le troisième mangeur de haschich, qui était le
plus subtil des trois, répondit, après les hommages
rendus: « O roi du temps, ma profession est la plus
noble sans conteste, et la plus difficile. Car si mes
compagnons, ces deux savants-là, sont desgénéalo-
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96 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
gistes en pierres et en chevaux, moi je suis le généa-
logiste de l'espèce humaine. Et si mes compagnons
sont des savants d'entre les plus distingués, moi je
passe pour être la couronne sur leur tête, incontes-
tablement. Car, ô mon seigneur et la couronne sur
ma tête, j'ai le pouvoir de connaître la véritable ori-
gine de mes semblables, non point l'origine indirecte
mais la directe, celle que la mère de l'enfant peut à
peine connaître et que le père ignore, généralement.
Sache, en effet, qu'à la seule vue d'un homme, et à
la seule audition du timbre de sa voix, je puis, sans
hésitation, lui dire s'il est fils légitime ou s'il est
adultérin, et lui dire, en outre, si son père et sa mère
ont été des enfants légitimes ou des produits d'illi-
cite copulation, et lui révéler le licite ou l'illicite de
la naissance des membres de sa famille, en remon-
tant jusqu'à notre père lsmaël ben-Ibrahim — sur eux
deux les grâces d'Allah et la plus choisie des béné-
dictions ! Et j'ai pu de la sorte, grâce à la science
dont m'a doué le Rétributeur — qu'il soit exalté ! —
détromper bon nombre de grands seigneurs sur la
noblesse de leur naissance, et leur prouver, par les
preuves les plus péremptoires, qu'ils n'étaient que
le résultat d'une copulation de leur mère avec tantôt
un chamelier, tantôt un ânier, tantôt un cuisinier,
tantôt un faux eunuque, tantôt un nègre noir, et tan-
tôt un esclave d'entre les esclaves, ou quelque chose
de semblable. Et si, ô mon seigneur, la personne que
j'examine est une femme, je puis également, rien
qu'en la regardant à travers son voile de visage, lui
dire sa race, son origine, et jusqu'à la profession de
ses parents ! Et voilà, ô roi du temps, une partie seu-
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'àDULTÉRIN . . . 97
lement de ce que je sais, car la science de la généa-
logie humaine est si étendue, qu'il me faudrait, pour
t'en énumérer rien que les diverses branches, passer
ici toute une journée de ma lourde présence sur les
yeux de notre maître le sultan. Ainsi, ô mon seigneur,
tu vois bien que ma science est plus admirable, et
de beaucoup, que celle de mes compagnons, ces
deux savants-ci ; car nul homme, sur la face de la
terre, ne possède cette science que moi seul, et per-
sonne ne Ta jamais possédée avant moi. Mais toute
science nous vient d'Allah, toute connaissance est
un prêt de Sa générosité, et le meilleur de £5es dons
est encore la vertu d'humilité! »
Et, ayant ainsi parlé, le troisième généalogiste
baissa les yeux avec modestie, en s* inclinant de nou-
veau, et recula au milieu de ses compagnons rangés
devant le roi.
Et le roi, à la limite de l'étonnement, se dit: « Par
Allah, quelle chose énorme ! Si les assertions de ce
troisième-là sont justifiées, il est, sans aucun doute,
le savant le plus extraordinaire de ce temps et de
tous les temps ! Je vais donc garder ces trois généa-
logistes dans mon palais, jusqu'à ce qu'une occasion
se présente qui nous permette d'essayer leur éton-
nant savoir. Et si leurs prétentions sont démontrées
sans fondement, le pal les attend ! »
Et, ayant ainsi parlé avec lui-môme, le sultan se
tourna vers son grand-vizir et lui dit : « Qu'on garde
à vue ces trois savants, en leur donnant une cham-
bre dans le palais, ainsi qu'une ration de pain et de
viande par jour, et de l'eau à discrétion. » Et Tordre
fut exécuté à l'heureetà l'instant. Et les trois amis se
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98 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
regardèrent, en se disant avec les yeux: « Quelle
générosité ! Nous n'avons jamais entendu dire qu'un
roi ait été aussi munificent que ce roi, et aussi
sagace ! Mais, par Allah ! nous ne sommes pas généa-
logistes pour rien. Et notre heure viendra, en se
pressant ou sans se presser. »
Mais pour ce qui est du sultan, l'occasion qu'il dé-
sirait ne tarda pas à s'offrir. En effet, un roi voisin
lui envoya des présents fort rares, parmi lesquels
se trouvait une pierre précieuse d'une merveilleuse
beauté, blanche et transparente, et d'une eau plus
pure que l'œil du coq. Et le sultan, se rappelant les
paroles du généalogiste lapidaire, l'envoya chercher,
et, après qu'il lui eut montré la pierre, il lui demanda
<ie l'examiner et de lui dire ce qu'il en pensait. Mais
le généalogiste lapidaire répondit : « Par la vie de
notre maître le roi, je n'ai guère besoin d'examiner
cette pierre sous toutes ses faces, soit par transparence
soit par réflexion, ni de la prendre dans ma main,
ni même de la regarder. Car, pour en juger la valeur
et la beauté, je n'ai besoin que de la toucher du bout
du petit doigt de ma main gauche, en tenant les yeux
fermés ! »
Et le roi, encore plus étonné que la première fois,
sedit : « Voici enfin le moment où nous allons pou-
voir faire la mesure de ses prétentions ! » Et il pré-
senta la pierre au généalogiste lapidaire qui, les yeux
fermés, tendit le petit doigt ef l'effleura. Et aussitôt
il recula vivement, et secoua sa main comme si elle
avait été mordue ou brûlée, et dit : « mon seigneur,
cette pierre n'est d'aucune valeur, car, non seule-
ment elle n'est pas de la race pure des pierres pré-
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'aDULTÉRIN . . . 99
cicuses, mais elle contient un ver dans son cœur! ».
Et le sultan, à ces paroles, sentit la fureur lui rem-
plir le nez, et s'écria : « Que dis-tu là, ô fils d'entre-
metteur? Ne sais-tu que cette pierre est d'une eau
admirable, transparente à souhait et pleine d'éclat,
et qu'elle me vient en cadeau d'un roi d'entre les
Vois ? » Et, n'écoutant que son indignation, il appela
le fonctionnaire du pal, et lui dit : « « Perce le fon-
dement de cet indigne menteur ! » Et le fonction-
naire du pal, qui était un géant extraordinaire, saisit
le généalogiste et l'enleva comme un oiseau, et se
mit en devoir de l'embrocher, en lui perçant ce qu'il
y avait à percer, quand le grand- vizir, qui était un
vieillard plein de prudence et de modération et de
bon sens, dit au sultan : « roi du temps, certes ! cet
homme a dû exagérer ses mérites, et l'exgération
en tout est condamnable. Mais peut-être que ce qu'il
a avancé n'est pas tout à fait dénué de vérité, et,
dans ce cas, sa mort ne serait pas suffisamment jus-
tifiée devant le Maître de l'univers. Or, ô mon sei-
gneur, la vie d'un homme quel qu'il soit est plus
précieuse que la pierre la plus précieuse, et pèse
davantage dans la balance du Peseur ! C'est pourquoi
il vaut mieux différer le supplice de cet homme jus-
ques après la preuve. Et la preuve ne peut être obte-
nue qu'en brisant cette pierre en deux. Et alors si le
ver se trouve dans le cœur de cette pierre, l'homme
sera justifié; mais si la pierre est intacte et sans
carie interne, le châtiment de cet homme sera pro-
longé et accentué par le fonctionnaire du pal. »
Et le sultan, ayant reconnu la justesse des paroles
de son grand-vizir, dit: « Qu'on partage cette pierre
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100 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
en deux ! » Et la pierre fut rompue à l'instant. Et le
roi et tous les assistants furent à l'extrême limite de
l'étonnement en voyant sortir un ver blanc du cœur
même de la pierre. Et ce ver, dès qu'il fut à l'air,
prit feu de lui-même et se consuma en un instant,
sans laisser la moindre trace de son existence.
Or, lorsque le sultan fut revenu de son émotion, il
demanda au généalogiste: « Par quel moyen as-tu
pu t'apercevoir de l'existence, dans le cœur de la
pierre, de ce ver que nul de nous ne pouvait voir? »
Et le généalogiste répondit avec modestie : « Par la
subtilité de la vue de l'œil que j'ai au bout de mon
petit doigt, et par la sensibilité de ce doigt à la cha-
leur et au froid de cette pierre! »
Et le sultan, émerveillé de sa science et de sa sub-
tilité, dit au fonctionnaire du pal : « Lâche-le ! » Et
il ajouta: « Qu'on lui donne aujourd'hui une double
ration de pain et de viande, et de l'eau à discrétion! »
Et voilà pour le généalogiste lapidaire !
Mais pour ce qui est du généalogiste des chevaux,
voici :
Quelque temps après cet événement de la gemme
habitée par le ver, le sultan reçut de l'intérieur de
l'Arabie, comme marque de féalité de la part d'un
puissant chef de tribu, un cheval bai brun, d'une
beauté admirable. Et, enchanté de ce présent, il pas-
sait des jours entiers dans l'écurie à l'admirer. Et
comme il n'oubliait pas la présence dans le palais du
généalogiste des chevaux, il lui fit transmettre l'or-
dre de se présenter devant lui. Et lorsqu'il fut entre
ses mains, il lui dit: « homme, prétends-tu tou-
jours t'y connaître en chevaux, de la manière que
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 101
tu nous as racontée il n'y a pas longtemps ? Et te
sens-tu prêt à nous prouver ta science de l'origine et
de la race des chevaux? » Et le second généalogiste
répondit: « Mais certainement, ô roi du temps! » Et
le sultan s'écria : « Je jure par la vérité de Celui qui
me plaça comme souverain sur les cous de Ses servi-
teurs, et qui dit aux êtres et aux choses : « Soyez ! »
pour qu'ils fussent, que s'il y a la moindre erreur,
fausseté ou confusion dans ta déclaration, je te ferai
mourir de la pire mort ! » Et l'homme répondit :
« J'entends et je me soumets ! » Et le sultan dit alors :
« Qu'on amène le cheval devant ce généalogiste ! »
Et lorsque la noble bête fut devant lui, le généa-
logiste jeta sur elle un coup d'œil, un seul, puis se
contracta quant à sa figure, sourit et dit en se tour-
nant vers le sultan: « J'ai vu et j'ai su ! » Et le sul-
tan demanda : « Qu'as-tu vu, 6 homme, et qu'as-tu
su...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VINGT-HUITIÈME NUIT
Elle dit :
... le généalogiste des chevaux jeta donc sur la
noble bête un coup d'œil, un seul, se contracta quant
à sa figure, sourit et dit en se tournant vers le sul-
t. xin. 7
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102 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
tan : « J'ai vu et j'ai su ! » Et le sultan lui demanda :
« Qu'as-tu vu, ô homme, et qu'as-tu su ? » Et le
généalogiste répondit : « J'ai vu, ô roi du temps, que -
ce cheval est effectivement d'une beauté rare et d'une
excellente race, que ses proportions sont harmo-
nieuses et son allure pleine de fierté, que sa puis-
sance est très grande, et son action idéale ; que l'é-
paule est très fine, l'encolure superbe, la selle haute,
les jambes d'acier, la queue levée et formant un arc
parfait, et la crinière lourde, épaisse et balayant le,
sol ; et, quant à la tête, elle a toutes les marques
distinctives qui sont essentielles dans la tête d'un
cheval du pays des Arabes, elle est large, et non
petite, développée dans les hautes régions, avec une
grande distance des oreilles aux yeux, une grande
distance d'un œil à l'autre, et une toute petite dis-
tance d'une oreille à l'autre ; et le devant de cette
tête est convexe ; et les yeux sont à fleur de tête, et
sont beaux comme les yeux des gazelles ; et l'espace
autour des yeux est sans poil et laisse à nu, dans
leur voisinage immédiat, le cuir noir, fin et lustré ; et
l'os des joues est grand et maigre, et celui de la mâ-
choire est en relief; et la face, vers le bas, se fait
tout de suite étroite et tourne presque en pointe jus-
qu'à l'extrémité de la lèvre ; et la narine, au repos,
reste de niveau avec la face et ne paraît être qu'une
fente pincée ; et la bouche a la lèvre inférieure
plus large que la lèvre supérieure ; et les oreilles
sont larges, longues, fines et délicatement coupées
comme les oreilles de l'antilope ; enfin c'est une
bête de tous points splendide. Et sa couleur bai-
brun est la reine des couleurs. Et, sans aucun
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE h ADULTÉRIN .. . 103
doute, cette bote serait le premier cheval de la terre,
et nulle part on ne pourrait trouver son égale, si elle
n'avait une tare que viennent de découvrir mes
yeux, ô roi du temps ! »
Lorsque le sultan eut entendu cette description
du cheval qu'il aimait, il fut d'abord émerveillé, sur-
tout étant donné le simple regard négligemment
jeté sur la bête par le généalogiste. Mais lorsqu'il eut
entendu parler d'une tare, ses yeux flambèrent et sa
poitrine se rétrécit et, d'une voix que la colère fai-
sait trembler, il demanda au généalogiste : « Que
dis-tu là, ô fourbe maudit? Et que parles-tu de tare
•au sujet d'une bête si merveilleuse et qui est le der-
nier rejeton de la plus noble race d'Arabie ? » Et le
généalogiste, sans s'émouvoir, répondit : « Du mo-
ment que le sultan s'émeut des paroles de son esclave,
l'esclave ne dira plus rien ! » Et le sultan s'écria :
« Dis ce que tu as à dire ! » Et l'homme reprit : « Je
ne parlerai que si le roi m'en donne la liberté ! » Et
le roi dit : « Parle donc, et ne me cache rien ! »
Alors il dit : « Sache, ô roi, que ce cheval est d'une
race pure et véritable, par son père, mais rien que
par son père ! Quant à sa mère, je n'ose en parler ! »
Et le roi, le visage convulsé, cria : « Qui donc est sa
mère, hàte-toi de nous le dire ! » Et le généalogiste
dit: « Par Allah, ô mon seigneur, la mère de ce
cheval superbe est d'une race d'animal tout à fait
différente. Car ce n'est pas une jument, mais une
femelle de buffle marin ! »
Aces paroles du généalogiste, le sultan s'encoléraà
la limite extrême de la colère et se tuméfia puis se dé-
gonfla, et ne put d'abord prononcer un mot. Et il finit
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104 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
par s'écrier: « chien des généalogistes, ta mort est
préférable à ta vie ! » Et il fit signe au fonctionnaire
du pal, en lui disant : « Perce le fondement de ce
généalogiste-là ! » Et le géant, maître du pal, enleva
le généalogiste dans ses bras, et, le posant par le
fondement sur la pointe perforante en question,
allait l'y laisser tomber de tout son poids, pour en-
suite tourner le vilebrequin ascendant, quand le
grand-vizir, l'homme doué du sens de la justice,
supplia le roi de différer de quelques instants le sup-
plice, en lui disant : « mon maître souverain, ce
généalogiste est certainement affligé d'un esprit im-
prudent et d'un faible jugement, pour ainsi préten-
dre faire descendre ce pur cheval d'une mère qui
serait une femelle de buffle marin. Aussi, pour lui
bien prouver que son supplice est mérité, il vaut
mieux faire appeler ici l'écuyer qui a amené ce che-
val de la part du chef des tribus arabes. Et notre
maître le sultan l'interrogera en présence de ce
généalogiste, et lui demandera de nous remettre le
sachet qui contient l'acte de naissance de ce cheval
et qui témoigne de sa race et de son origine ; car
nous savons que tout cheval de sang noble doit porter
attaché à son cou un sachet en forme d'étui qui con-
tient ses titres et sa généalogie I » Et le sultan dit :
« Il n'y a pas d'inconvénient ! » et donna l'ordre d'a-
mener en sa présence l'écuyer en question.
Lorsque l'écuyer fut entre les mains du sultan et
qu'il eut entendu et compris ce qu'on lui demandait,
il répondit : « J'écoute et j'obéis! Et voici l'étui ! »
Et, tirant de son sein un sachet en cuir ouvragé et
incrusté de turquoises, il le remit au sultan qui en
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 105
défit aussitôt les cordons, et en tira un parchemin
sur lequel étaient empreints les cachets de tous les
chefs de la tribu où était né le cheval, et les attesta-
tions de tous les témoins présents à la saillie de la
mère par le père. Et ce parchemin portait, eh défini-
tive, que le jeune poulain en question avait eu pour
père un étalon pur sang de la race des Seglawi-
Jedrân, et pour mère une femelle de buffle marin
que l'étalon avait rencontrée, un jour qu'il voyageait
sur le bord de la mer, et qu'il avait saillie à trois
reprises, après avoir henni sur elle d'une façon
péremptoire. Et il y était dit que cette femelle de
buffle marin, ayant été capturée par les cavaliers,
avait mis bas à terme ce poulain bai-brun, et qu'elle
l'avait elle-même allaitée pendant un an, au milieu
de la tribu. Et tel était le résumé du contenu du par-
chemin.
Lorsque le sultan eut entendu la lecture que lui
avait faite le grand-vizir lui-même de ce document,
et l'énumération des noms des cheikhs et des témoins
qui l'avaient cacheté, il fut extrêmement confondu
d'un fait aussi étrange, et, en même temps, fort
émerveillé de la science divinatoire et infaillible du
généalogiste des chevaux. Et il se tourna vers le
fonctionnaire du pal, et lui dit : « Retire-le de dessus
la planche du vilebrequin ! » Et, une fois qu'il fut
de nouveau debout entre ses mains, il lui demanda :
« Comment as-tu pu, d'un seul coup d'œil, juger de
la race, de l'origine, des qualités et de la naissance
de ce poulain ? Car ton assertion s'est trouvée vraie,
par Allah ! et prouvée d'une manière irréfutable.
Hâte-toi donc de m'éclairer sur les signes auxquels
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106 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
tu as reconnu la tare de cette bête splcndide ! » Et le
généalogiste répondit : « La chose est aisée, ô mon
seigneur ! Je n'ai eu qu'à regarder les sabots du
cheval. Et notre maître n'a qu'à faire comme j'ai
fait. » Et le roi regarda les sabots de la bête et vit
qu'ils étaient fourchus, épais et longs, comme ceux
des buffles, au lieu d'être unis, légers et ronds
comme ceux des chevaux. Et le sultan, à cette vue,
s'écria : « Allah est Tout-Puissant ! » Et il se tourna
vers les serviteurs et leur dit : « Qu'on donne aujour-
d'hui à ce savant généalogiste une double ration de
viande ainsi que deux galettes de pain, et de l'eau à
discrétion ! »
Et voilà pour lui ! Mais pour ce qui est du généa-
logiste de l'espèce humaine, ce fut bien autre chose.
En effet, lorsque le sultan eut vu se passer ces
deux événements extraordinaires, dus à la décou-
verte par les deux généalogistes de la gemme qui
contenait un ver dans son cœur et du poulain né
d'un étalon pur sang et d'une femelle de buffle marin,
et qu'il eut contrôlé par lui-même la science prodi-
gieuse des deux hommes, il se dit : « Par Allah ! je
ne sais pas, mais je crois que le troisième gredin
doit être un savant plus prodigieux encore ! Et qui
sait ce qu'il va découvrir que nous ne savons pas ! »
Et il le fit amener sur-le-champ en sa présence, et
lui dit : « Tu dois bien te souvenir, ô homme, de ce
que tu as avancé en ma présence au sujet de ta
science de la généalogie quant à l'espèce humaine,
qui te fait découvrir l'origine directe des hommes,
celle que la mère de l'enfant peut à peine connaître
et que le père ignore, généralement. Et tu dois éga-
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 107
lement te souvenir que tu as avancé une pareille
assertion au sujet des femmes. Je désire donc savoir
de toi si tu persistes dans tes affirmations, et si tu es
prêt à les démontrer devant nos yeux ? » Et le généa-
logiste de l'espèce humaine, qui était le troisième
mangeur de haschich, répondit :.« J'ai ainsi parlé,
ô roi du temps, et je persiste dans mes affirmations.
Et Allah est le plus grand ! »
Alors le sultan se leva de son trône et dit à
Thomme : « Marche derrière moi ! » Et l'homme
marcha derrière le sultan, qui le conduisit dans son
harem, contrairement à la. coutume, mais après
avoir toutefois fait prévenir les femmes par les eunu-
ques qu'elles eussent à s'envelopper de leurs voiles
et à se couvrir le visage. Et lorsqu'ils furent tous
deux arrivés dans l'appartement réservé à la favorite
du moment, le sultan se tourna vers le généalogiste
et lui dit : « Embrasse la terre en présence de ta
maîtresse, et regarde-la pour me dire ensuite ce que
tu auras vu ! » Et le mangeur de haschich dit au
sultan, après avoir embrassé la terre entre les mains
de la favorite : « Je l'ai examinée, ô roi du temps ! »
Or, il n'avait fait que jeter sur elle un regard, un
seul, et rien de plus. Et le sultan lui dit : « En ce
cas, marche derrière moi ! » Et il sortit, et le généa-
logiste marcha derrière lui, jusqu'à ce qu'ils fussent
arrivés dans la salle du trône. Et le sultan, ayant
fait évacuer la salle, resta seul avec son grand-vizir
et le généalogiste, à qui il demanda : « Qu'as-tu
découvert dans ta maîtresse ? » Et il répondit : « O
mon seigneur, j'ai vu quelqu'une qui était ornée de
grâces, de charmes, d'élégance, de fraîcheur, de mo-
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108 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
destie et de tous les attributs et de toutes les perfec-
tions de la beauté. Et, certes ! on ne saurait rien
souhaiter de plus en elle, car elle a tous les dons qui
peuvent enchanter le cœur et rafraîchir les yeux, et,
de quelque côté qu'on la regarde, elle est pleine de
proportion et d'harmonie ; et certes ! si je dois en
juger par son extérieur et par l'intelligence qui
anime son regard, elle doit posséder dans son centre
intérieur toutes les qualités désirables de finesse et
de compréhension. Et voilà ce que j'ai vu en cette
dame souveraine, ô mon seigneur ! Et Allah est
omniscient ! » Mais le sultan se récria, disant : « Il
ne s'agit pas de tout ça, ô généalogiste, mais il s'agit
de me dire ce que tu as découvert au sujet de l'origine
de ta maîtresse, mon honorable favorite...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT VIN6T-NEUVIÈME NUIT
Elle dit :
... Lorsque le généalogiste eut dit au sultan : « Et
voilà ce que j'ai vu en cette dame souveraine, ô mon
seigneur ; mais Allah est omniscient ! » le 'sultan
lui dit : « Il ne s'agit pas de tout ça, ô généalogiste,
mais il s'agit de me dire ce que tu as découvert au
sujet de l'origine de ta maîtresse, mon honorable
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE L'ADULTÉRIN. . . 109
favorite ! » Et le généalogiste, prenant soudain un
air réservé et discret, répondit : « C'est là une chose
délicate, ô roi. du temps, et je ne sais si je dois parler
ou me taire ! » Et le sultan s'écria : « Hé, par Allah !
je ne t'ai fait venir que pour que tu parles ! Allons,
sors ce que tu as, et pèse tes paroles, ô gredin ! » Et
le généalogiste, sans s'émouvoir, dit : « Par la vie de
notre maître, cette dame serait l'être le plus parfait
parmi les créatures d'Allah, si elle n'avait un défaut
originel qui dépare ses perfections personnelles ! »
En entendant ces dernières paroles et ce mot de
défaut, le sultan, fronçant les sourcils et envahi par
la fureur, tira tout à coup son cimeterre et sauta sur
le généalogiste, pour lui trancher la tête, en criant :
« O chien, fils de chien, tu vas certainement me dire
que ma favorite est une descendante de quelque
buffle marin ou qu'elle contient un ver dans son œil
ou ailleurs ! Ah ! fils des mille cornards de l'impudi-
cité, que cette lame fasse entrer ta longueur dans ta
largeur ! » Et il lui eût infailliblement fait boire la
mort d'une gorgée, si le vizir prudent et judicieux
ne se fût trouvé là pour détourner son bras, et lui
dire : « O mon seigneur, il vaut mieux ne pas ôter la
vie à cet homme avant d'être convaincu de son
crime ! » Et le sultan demanda à l'homme qu'il avait
renversé et qu'il tenait sous son genou : « Eh bien,
parle ! Quel est ce défaut que tu as trouvé à ma favo-
rite? » Et le généalogiste de l'espèce humaine répon-
dit du même ton tranquille : « O roi du temps, ma
maîtresse, ton honorable favorite, est un objet de
beauté et de perfections, mais sa mère était une
danseuse publique, une femme libre de la tribu
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HO LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
errante des Ghaziyas, une fille de prostituée ! »
A ces paroles, la fureur du sultan devint si in-
tense que les cris restèrent au fond de sa gorge. Et
ce ne fut qu'au bout d'un bon moment qu'il put
s'exprimer, disant à son grand-vizir : « Va vite et
m'amène ici le père de ma favorite, qui est l'inten-
dant de mon palais ! » Et il continua à tenir sous
son genou le généalogiste, qui était le troisième
mangeur de haschich. Et lorsque le père de sa favo-
rite fut arrivé, il lui cria : « Tu vois ce pal, n'est-ce
pas ? Eh bien, hâte-toi, si tu ne veux pas te voir au-
dessus de sa pointe, de me dire la vérité au sujet de
la naissance de ta fille, ma favorite ! » Et l'intendant
du palais, père de la favorite, répondit : « J'écoute et
j'obéis ! » Et il dit :
« Sache, o mon maître souverain, que je vais
te dire la vérité, car elle est le seul salut. Dans ma
jeunesse, je vivais la vie libre du désert, et je voya-
geais en escortant les caravanes qui me payaient la
redevance du passage sur le territoire de ma tribu.
Or, un jour, que nous étions campés près des puits
de Zobéida — que les grâces et la miséricorde
d'Allah soient sur elle ! — vint à passer une troupe
de femmes de la tribu errante des Ghaziyas, dont les
filles, une fois à l'âge de la puberté, se prostituent
aux hommes du désert, en voyageant d'une tribu à
l'autre, et d'un campement à l'autre, offrant leurs
grâces et leur science de l'amour aux jeunes cava-
liers. Et cette troupe resta au milieu de nous pen-
dant quelques jours, et nous quitta ensuite pour
aller trouver les hommes de la tribu voisine. Et voici
qu'après son départ, alors qu'elle était déjà hors de
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 111
vue, je découvris, blottie sous un arbre, une petite
fille de cinq ans que sa mère, une Ghaziya, avait
dû perdre ou oublier dans l'oasis, auprès des puits
de Zobéida. Et, en vérité, 6 mon maître souve-
rain, cette fillette, brune comme la datte mûre,
était si mignonne et si jolie que je déclarai, séance
tenante, que je la prenais à ma charge. Et, malgré
qu'elle fût effarouchée comme une jeune biche à sa
première sortie dans les bois, je réussis à l'apprivoi-
ser, et la confiai à la mère de mes enfants qui l'éleva
comme si elle avait été sa propre fille. Et elle gran-
dit au milieu de nous et se développa si bellement,
qu'à sa puberté nulle fille du désert, quelque mer-
veilleuse qu'elle fût, ne pouvait lui être comparée.
Et moi, ô mon seigneur, je sentais mon cœur épris
d'elle, et, ne voulant point m'unir à elle par l'illicite,
je la pris pour ma femme légitime, en l'épousant,
malgré son origine inférieure. Et, grâce à la bénédic-
tion, elle me donna la fille que tu as daigné élire
pour ta favorite, 6 roi du temps ! Et telle est la vé-
rité sur la mère de ma fille, et sur sa race et son ori-
gine. Et je jure, par la vie de notre prophète Mô-
hammad — sur Lui la prière et la paix! — que je
n'ai point ajouté une syllabe à la vérité, et que je
n'en ai point retranché une syllabe. Mais Allah est
plus véridique et le seul infaillible ! »
Lorsque le sultan eut entendu cet aveu sans arti-
fice, il se sentit soulagé d'un souci torturant et d'une
inquiétude pleine de douleur. Car il s'était imaginé
que sa favorite était la fille d'une prostituée d'entre
les filles Ghaziyas, et il venait d'apprendre précisé-
ment le contraire, puisque, bien que Ghaziya, la
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H2 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
mère était restée vierge jusqu'à son mariage avec
l'intendant du palais. Et il se laissa alors aller à la
surprise que lui causait la science du perspicace
généalogiste. Et il lui demanda : « Comment t'y es-tu
pris pour deviner, ô savant, que ma favorite était
une fille de Ghaziya, fille de danseuse, fille elle-
même de prostituée? » Et le généalogiste mangeur
de haschich répondit : « Voici ! D'abord c'est ma
science — - Allah est plus savant! — qui m'a mis
sur la voie de cette découverte. Et c'est ensuite le
fait que les femmes de race Ghaziya ont toutes,
comme ta favorite, les sourcils fort épais et se rejoi-
gnant à la racine du nez, et ont, comme elle égale-
ment, les yeux les plus intensément noirs d'A-
rabie! »
Et le roi, émerveillé de ce qu'il venait d'entendre,
ne voulut point congédier le généalogiste sans lui
donner une marque probante de sa satisfaction. Il
se tourna donc vers les serviteurs qui étaient ren-
trés, et leur dit : « Donnez aujourd'hui à ce savant
distingué une double ration de viande et deux ga-
lettes du jour, ainsi que de l'eau à discrétion ! »
Et voilà pour le généalogiste de l'espèce humaine 1
Mais ce n'est pas tout, car ce n'est pas fini.
En effet, le lendemain, le sultan, ayant passé sa
nuit à réfléchir sur ce qu'avaient fait les trois com-
pagnons, et sur la profondeur de leur science dans
les diverses branches de la généalogie, se dit à lui-
même : « Par Allah ! après ce que m'a dit ce généa-
logiste de l'espèce humaine sur l'origine de la race
de ma favorite, il n'y a plus qu'à le déclarer l'homme
le plus savant de mon royaume. Mais auparavant
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'aDULTÉKIN . . . 113
je voudrais bien savoir ce qu'il pourrait me dire sur
mon origine, moi, le sultan, qui suis le descendant
authentique de tant de rois ! » Et sa pensée devint
action à l'instant même, et il fit amener de nouveau
entre ses mains le généalogiste de l'espèce humaine,
et lui dit : « Maintenant, ô père de la science, que je
n'ai aucun motif de douter de tes paroles, je* vou-
drais bien t'entendre me parler de mon origine et de
l'origine de ma race royale ! » Et il répondit : « Sur ma
tête et sur mon œil, ô roi du temps, mais certainement
pas avant que tu m'aies promis la sécurité. Car le
proverbe dit : « Entre la colère du sultan et ton cou,
mets de l'espace, et fais-toi plutôt exécuter par con-
tumace! » Or moi, ô mon maître, je suis sensible et
délicat, et je préfère le pal par contumace au pal
efficace qui vous enchâsse et vous outrepasse la cre-
vasse pour une question de race ! » Et le sultan lui
dit : « Par ma tête ! je t'accorde la sécurité, et, quoi
que tu puisses dire, tu es d'avance absous !» Et il
lui jeta le mouchoir de la sauvegarde. Et le généa-
logiste ramassa le mouchoir de la sauvegarde, et
dit : « En ce cas, Ô roi du temps, je te prie de ne
laisser dans cette salle personne d'autre que nous
deux ! » Et le roi demanda : « Pourquoi, ô homme ! »
Il dit : « Parce que, ô mon maître, Allah Tout-Puis-
sant possède parmi ses noms bénis le surnom de
« Voileur », vu qu'il aime voiler des voiles du mys-
tère les choses dont la divulgation serait nuisi-
ble ! » Et le sultan ordonna de sortir à tout le
monde, même à son grand-vizir.
Alors le généalogiste, se trouvant seul à seul avec
le sultan, s'avança vers lui et, se penchant à son
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Hi LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
oreille, il lui dit: « roi du temps, tu n'es qu'un
enfant adultérin, et de mauvaise qualité...
— A ce momeat de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT COÏT TKITIÈIIE NUIT
Elle dit :
... Alors le généalogiste, se trouvant seul à seul
avec le sultan, s'avança vers lui et, se penchant à
son oreille, il lui dit : « roi du temps, tu n'es
qu'un enfant adultérin, et de mauvaise qualité ! »
En entendant ces terribles paroles, dont l'audace
était inouïe, le sultan devint bien jaune de couleur
et changea de contenance ; et ses membres tombè-
rent déliés ; et il perdit l'ouïe et la vue ; et il devint
semblable à un ivrogne sans vin ; et il chancela,
avec de l'écume sur ses lèvres ; et il finit par s'a-
battre défaillant sur le sol, et il resta longtemps
dans cette situation, sans que le généalogiste sût
exactement s'il était mort du coup, ou demi-mort,
ou vivant encore. Mais il finit par revenir à lui, et,
s'étant relevé et ayant tout à fait recouvré ses sens,
il se tourna vers le généalogiste, et lui dit : « Main-
tenant, ô homme, par la vérité de Celui qui me plaça
sur les cous de-Ses serviteurs, si tes paroles me sont
prouvées véridiques, et si j'acquiers la certitude là-
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 115
dessus, par des preuves positives, je veux, sans
retour possible et sûrement, abdiquer un trône dont
je serai indigne, et me démettre de mon pouvoir
royal en ta faveur. Car tu es le plus méritant, et nul
ne saura comme toi se rendre digne de cette situa-
tion. Mais si je trouve le mensonge au bout de tes
paroles, je dégorgerai ! » Et le généalogiste répon-
dit : « J'écoute et j'obéis ! Et il n'y a point d'incon-
vénient ! »
Alors le sultan, se levant sur ses deux pieds, sans
délai ni retard, se précipita vers l'appartement de la
sultane mère, Tépéc à la main, et pénétra chez elle,
et lui dit: « Par Celui qui éleva le ciel et le sépara
de l'eau, si tu ne me réponds pas par la vérité sur
ce que je vais te demander, je te couperai en tout
petits morceaux, avec ceci ! » Et il brandit son arme,
en roulant des yeux d'incendie, et en bavant de
fureur. Et la sultane mère, effarée à la fois et suffo-
quée d'un langage si peu habituel, s'écria : « Le
nom d'Allah sur toi et autour de toi ! Calme-toi, ô
mon enfant, et interroge-moi sur tout ce que tu
désires savoir, car je ne te répondrai que selon les
préceptes du Véridique ! » Et le sultan lui dit : « Hàte-
toi alors de me dire, sans aucun préambule ni entrée
en matière, si je suis le fils du sultan, mon père, et
si je suis de la race royale de mes ancêtres. Car toi
seule tu peux me le révéler ! » Et elle répondit : « Je
te dirai donc, sans préambule, que tu es le fils au-
thentique d'un cuisinier. Et, si tu veux savoir com-
ment, voici !
» Lorsque le sultan, ton prédécesseur, celui que
jusqu'ici tu croyais ton père, m'eut prise pour
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H6 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
épouse, il cohabita avec moi selon l'usage. Mais
Allah ne le favorisa pas de la fécondité, et je ne pus
lui donner une postérité qui lui apportât de la joie et
assurât le trône à sa race. Et, quand il vit qu'il
n'avait pas d'enfants, il fut plongé dans une tris-
tesse qui lui fit perdre l'appétit, le sommeil et la
santé. Et il fut travaillé par sa mère qui le poussait
à prendre sur moi une autre épouse. Et il prit
sur moi une seconde épouse. Mais Allah ne le
favorisa pas de la fécondité. Et il fut de nouveau
conseillé par sa mère pour une troisième femme.
Alors, moi, voyant que j'allais finir par être reléguée
au dernier rang, et que d'ailleurs cela n'avancerait
en rien l'état du sultan, je résolus de sauver mon
influence en sauvant, du même coup, l'héritage du
trône. Et je n'attendis que l'occasion propice pour
réaliser cette excellente intention.
» Or, un jour, le sultan, qui continuait à n'avoir
aucun appétit et à maigrir, eut une grande envie de
manger un poulet farci. Et il donna l'ordre au cuisi-
nier d'égorger un des volatiles qui étaient enfermés
dans des cages sous les fenêtres du palais. Et l'homme
vint pour prendre la volaille dans sa cage. Alors
moi, ayant bien examiné ce cuisinier, je le trouvai
tout à fait convenable pour l'œuvre projetée, car
c'était un gaillard jeune, carré et gigantesque. Et,
me penchant à la fenêtre, je lui fis signe de monter
par la porte secrète. Et je le reçus dans mon appar-
tement. Et ce qui se passa entre moi et lui ne dura
qu'un temps fort restreint, car, aussitôt qu'il eût fini
son affaire, je lui plongeai dans le cœur un poi-
gnard. Et il tomba à la renverse, sa tête précédant
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 117
ses pieds, mort. Et je le fis ramasser par mes fidèles
servantes et enterrer en secret dans une fosse creu-
sée par elles dans le jardin. Et, ce jour-là, le sul-
tan ne mangea pas de poulet farci, et entra dans
une grande colère à cause de la disparition inexpli-
quée de son cuisinier. Mais, neuf mois plus tard,
jour pour jour, je te mis au monde, bien portant,
comme tu continues à l'être. Et ta naissance fut une
cause de joie pour le sultan, qui retrouva sa santé et
son appétit, et combla de faveurs et de présents ses
vizirs, ses favoris et tous les habitante du palais, et
donna de grandes fêtes et des réjouissances publi-
ques qui durèrenirquarante jours et quarante nuits.
Et telle est la vérité sur ta naissance, ta race et ton
origine. Et je jure par le Prophète — sur Lui la
prière et la paix ! — que je n'ai dit que ce que je
savais. Et Allah est omniscient ! »
En entendant ce récit, le sultan se leva et sortit de
chez sa mère, en pleurant. Et il entra dans la salle
du trône, et s'assit par terre, en face du troisième
généalogiste, sans dire un mot. Et les larmes conti-
nuaient à couler de ses yeux, et se glissaient dans
les interstices de sa barbe qu'il avait fort longue.
Et, au bout d'une heure de temps, il releva la tête et
dit au généalogiste : « Par Allah sur toi, ô bouche de
vérité, dis-moi comment tu as pu découvrir que
j'étais un adultérin de mauvaise qualité ! » Et le
généalogiste répondit: « O mon maître, lorsque cha-
cun de nous trois eut prouvé les talents qu'il possé-
dait, et que tu fus extrêmement satisfait, tu ordonnas
qu'il ïious fût donné pour récompense une double
ration de viande et de pain, et de l'eau à discrétion.
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418 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Et je jugeai, d'après la mesquinerie d'une telle lar-
gesse et la nature môme de cette générosité, que tu
ne devais être que le fils d'un cuisinier, la postérité
d'un cuisinier et le sang d'un cuisinier. Car les rois
fils de rois n'ont pas coutume de reconnaître le
mérite par des distributions de viande ou autre
chose semblable, mais ils récompensent les méri-
tants par de magnifiques présents, des robes d'hon-
neur et des richesses sans calcul. Aussi, je ne pus
faire autrement que de deviner ta basse extraction
adultérine par cette preuve sans réplique. Et il n'y a
point de mérite à cette découverte ! »
Lorsque le généalogiste eut cessé de parler, le sul-
tan se leva et lui dit : « Ote tes habits ! » Et le
généalogiste obéit, et le sultan se dépouillant de ses
habits et de ses attributs royaux, l'en revêtit de ses
propres mains. Et il le fit monter sur le trône, et, se
-courbant devant lui, il embrassa la terre entre ses
mains, et lui rendit les hommages d'un vassal à son
suzerain. Et, à l'heure et à l'instant, il fit entrer le
grand-vizir, les autres vizirs et tous les grands du
royaume, et le fit reconnaître par eux pour leurlégitime
souverain. Et le nouveau sultan envoya aussitôt cher-
cher ses amis, les deux autres généalogistes man-
geurs de haschich, et nomma l'un gardien de 9a
droite et l'autre gardien de sa gauche. Et il con-
serva l'ancien grand- vizir dans ses fonctions, à cause
<le son sentiment de la justice. Et il fut un grand
roi.
Et voilà pour les trois généalogistes !
Mais, pour ce qui est de l'ancien sultan, son his-
toire ne fait que commencer. Car voici...
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'àDE LTÉRIN . . . 119
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
Et sa sœur, la petite Doniazade, qui, de jour en jour
et de nuit en nuit, se faisait plus jolie et plus développée
et plus compréhensive et plus attentive et plus silen-
cieuse, se levaà/lemi du tapis où elle était blottie, et
lui dit : « ma sœur, que tes paroles sont douces
et savoureuses et réjouissantes et délectables ! » Et
Shahrazade lui sourit, l'embrassa et lui dit : « Oui, mais
qu'est cela comparé à ce que je vais raconter la nuit pro-
chaine, si toutefois veut bien me le permettre notre
maître le Roi ! » Et le sultan Schahriar dit: « Schahrazade,
n'en doute pas! Tu peux, certes! nous dire demain la
suite de cette histoire prodigieuse qui ne fait qu'à peine
commencer. Et tu peux, si tu n'es pas fatiguée, la conti-
nuer cette nuit même, tant je désire savoir ce qui va
arrivera l'ancien sultan, ce fils adultérin ! Qu'Allah mau-
disse les femmes exécrables ! Toutefois je dois avouer
qu'ici l'épouse du sultan, mère de l'adultérin, n'a forni-
qué avec le cuisinier que dans un but excellent, et non
pour satisfaire les sollicitations de son intérieur. Qu'Allah
étende sur elle Sa miséricorde ! Mais pour ce qui est de la
maudite, de la dévergondée, de la fille de chien qui a fait
ce qu'elle a fait avec le nègre Massâoud, ce n'était point
pour assurer le trône à mes descendants, la maudite !
Puisse Allah ne l'avoir jamais en Sa compassion ! » Et le
roi Schahriar, ayant ainsi parlé, en fronçant terriblement
les sourcils et en regardant avec des yeux blancs et de
côté, ajouta : « Quant à toi, Schahrazade, je commence à
croire que peut-être tu n'es pas comme toutes ces éhon-
tées dont j'ai fait trancher la tête! » Et Schahrazade s'in-
clina devant le Roi farouche, et dit : « Qu'Allah prolonge
la vie de notre maître, et m'accorde de vivre jusqu'à
demain pour te raconter ce qu'il advint de l'Adultérin
sympathique ! » Et, ayant ainsi parlé, elle se lut.
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120 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE ET UNIÈME NUIT
La petite Doniazade dit à Schahrazade : « Par Allah sur
toi, ô ma sœur, si tu n'as pas sommeil, de grâce ! hâte-toi
de nous dire ce que devint l'ancien sultan, fils adultérin
du cuisinier! » Et Schahrazade dit : « De tout cœur, et
comme hommage dû à ce Roi magnanime, notre maître ! »
Et elle continua l'histoire en ces termes :
... Pour ce qui est de l'ancien sultan, son histoire
ne fait que commencer, car voici !
Une fois qu'il eut abdiqué son trône et sa puis-
sance entre les mains du troisième généalogiste,
l'ancien sultan revêtit l'habit de derviche pèlerin et,
sans s'attarder à des adieux, devenus pour lui fort
négligeables, et sans rien emporter avec lui, il se mit
en route vers le pays d'Egypte, où il comptait vivre
dans l'oubli et la solitude, en réfléchissant sur sa
destinée. Et Allah lui écrivit la sécurité, et, après
un voyage plein de fatigues et de périls, il arriva
dans la ville splendide du Caire, cette immense cité
si différente des villes de son pays, et dont le tour
demande pour le moins trois journées et demi de
marche. Et il vit qu'elle était vraiment une des qua-
tre merveilles du monde, en comptant le pont de
Sanja, le phare d'Al-Iskandaria et la mosquée des
Ommiades à Damas. Et il trouva qu'il était loin d'a-
voir exagéré les beautés de cette ville et de ce pays,
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE I/ÀDULTÉRIN . . . 121
le poète qui a dit : « Egypte ! terre merveilleuse
dont la poussière est d'or, dont le fleuve est une bé-
nédiction, et dont les habitants sont délectables, tu
appartiens au victorieux qui sait te conquérir ! »
Et se promenant, et regardant, et s'émerveillant,
sans se lasser, l'ancien sultan se sentait, sous ses
habits de derviche pauvre, tout heureux de pouvoir
admirer à son aise, et marcher à sa guise, et s'arrê-
ter à son gré, débarrassé des ennuis et des charges
de la souveraineté. Et il pensait : « Louange à Allah
le Rétributeur ! Il donne aux uns la puissance avec
les fardeaux et les soucis, et aux autres la pauvreté
avec l'insouciance et la légèreté de cœur. Et ce sont
les derniers qui sont les plus favorisés ! Qu'il soit
béni ! » Et il arriva de la sorte, riche de visions
charmantes, devant le palais même du sultan du
Caire, qui était alors le sultan Mahmoud.
Et il s'arrêta sous les fenêtres du palais, et, ap-
puyé sur son bâton de derviche, il se mit à réfléchir
sur la vie que pouvait mener dans cette demeure
imposante le roi du pays, et sur le cortège de préoc-
cupations, d'inquiétudes et d'ennuis divers où il
devait être constamment plongé, sans compter sa
responsabilité devant le Très-Haut qui voit et juge les
actions des rois. Et il se réjouissait en son âme d'avoir
songé à se libérer, grâce à sa naissance dévoilée, d'une
vie si lourde et si compliquée, et de l'avoir échan-
gée contre une existence de plein air et de liberté,
n'ayant pour tout bien et pour tout revenu que sa
chemise, son manteau de laine et son bâton. Et il sen-
tait une grande sérénité qui lui rafraîchissait l'âme
et achevait de lui faire oublier ses émotions passées.
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122 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Or, à ce moment précis, le sultan Mahmoud, reve-
nant de la chasse, rentrait dans son palais. Et il
aperçut le derviche appuyé sur son bâton, ne voyant
point ce qui l'entourait et le regard perdu dans la
contemplation des choses lointaines. Et il fut frappé
de la tournure noble de ce derviche et de son atti-
tude distinguée et de son air détaché. Et il se dit :
« Par Allah, voilà le premier derviche qui ne tende
pas la main sur le passage des riches seigneurs !
Sans aucun doute son histoire doit être une singu-
lière histoire ! » Et il dépêcha vers lui un des sei-
gneurs de sa suite, pour l'inviter à entrer au palais,
parce qu'il désirait l'entretenir. Et le derviche ne put
faire autrement que d'obéir à la prière du sultan.
Et ce fut pour lui le second tournant de la destinée.
Et le sultan Mahmoud, après s'être un peu reposé
des fatigues de lâchasse, fit entrer le derviche en sa
présence, et le reçut avec affabilité, et le questionna
avec bonté sur son état, lui disant : « La bienvenue
sur toi, ô vénérable derviche d'Allah ! A en juger par
ton air, tu dois être un fils des nobles Arabes du
Hedjaz ou de l'Yémen ! » Et le derviche répondit :
« Allah seul est noble, ô monseigneur! Moi, je ne
suis qu'un pauvre homme, un mendiant. » Et sul-
tan Mahmoud reprit : « Il n'y a point d'inconvé-
nient ! Mais quel est le motif de ta venue dans ce
pays et de ta présence sous les murs de ce palais, ô
derviche? Ce doit être, certainement, une étonnante
histoire ! » Et il ajouta : « Par Allah sur toi, ô der-
viche béni, raconte-moi ton histoire, sans m'en rien
cacher ! » Et le derviche, à ces paroles du sultan, ne
put s'empêcher de laisser tomber une larme de ses
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'àDULTÉRIN . . . 123
yeux, et une grande émotion étreignit son cœur. Et
il répondit : « Je ne te cacherai rien, seigneur, de
mon histoire, bien qu'elle me soit un souvenir plein
d'amertume et de douceur. Mais permets-moi de ne
point te la raconter en public ! » Et sultan Mah-
moud se leva de son trône, descendit vers le dervi-
che et, lui prenant la main, il le conduisit dans une
salle retirée, où il s'enferma avec lui. Puis il lui dit :
« Maintenant tu peux parler sans crainte, ô dervi-
che ! »
Alors l'ancien sultan, assis sur le tapis en face
du sultan Mahmoud, dit : « Allah est le plus grand !
Voici mon histoire ! »
Et il raconta tout ce qui lui était arrivé, depuis le
commencement jusqu'à la fin, sans oublier un détail,
et comment il avait abdiqué le trône et s'était dé-
guisé en derviche, pour voyager et tâcher d'oublier
ses malheurs. Mais il n'y a point d'utilité à le ré-
péter.
Lorsque le sultan Mahmoud eut entendu les aven-
tures du derviche supposé, il se jeta à son cou et
l'embrassa avec effusion, et lui dit : « Gloire à Celui
qui abaisse et qui élève, qui humilie et qui honore,
par les décrets de Sa sagesse et de Sa toute puis-
sance! » Puis il ajouta: « En vérité, ô mon frère,
ton histoire est une grande histoire et son enseigne-
ment est un grand enseignement ! Sois donc remercié
pour m'en avoir ennobli les oreilles et enrichi l'en-
tendement. La douleur, ô mon frère, est un feu qui
purifie, et les retours du temps guérissent les yeux
aveugles de naissance. » Puis il dit : « Et maintenant
que la sagesse a élu ton cœur pour domicile, et que
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124 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
la vertu d'humilité devant Allah fa donné plus de
titres de noblesse que n'en donne aux fils des rois un
millénaire de domination, me serait-il permis d'ex-
primer un souhait, ô le plus grand? » Et l'ancien sul-
tan dit : « Sur ma tête et sur mes yeux, 6 roi magna-
nime ! » Et sultan Mahmoud dit : « J'aimerais être
ton ami ! »
Et, ayant ainsi parlé, il embrassa de nouveau l'an-
cien sultan, devenu derviche, et lui dit : « Quelle
vie admirable sera la nôtre désormais, 6 mon frère !
Ensemble nous sortirons, ensemble nous rentre-
rons, et, la nuit, nous irons parcourir, sous le dégui-
sement, les divers quartiers de la ville, pour le béné-
fice moral que pourront nous donner ces prome-
nades. Et, dans ce palais, tout t'appartiendra par
moitié, en toute cordialité. De grâce ! ne me refuse
pas, car le refus est une des formes de la parcimo-
nie ! »
Et, le sultan-derviche ayant accepté d'un cœur
ému l'offre amicale, le sultan Mahmoud ajouta : « O
mon frère et mon ami, sache à ton tour que, moi
aussi, j'ai dans ma vie une histoire. Et cette histoire
est si étonnante que, si elle était écrite avec les aiguil-
les sur le coin intérieur de l'œil, elle servirait de
leçon salutaire à qui la lirait avec déférence. Et je ne
veux pas davantage tarder à te la raconter, afin que
tu saches, au début même de notre amitié, ce que je
suis et ce que j'ai été ! »
Et sultan Mahmoud, ayant rassemblé vers un seul
point ses souvenirs, dit au sultan-derviche, devenu
son ami :
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 125
HISTOIRE DU SINGE JOUVENCEAU
« Sache, ô mon frère, que le début de ma vie a été
de tous points semblable à la fin de ta carrière, car
si toi tu as commencé par être d'abord sultan pour
revêtir ensuite les habits de derviche, moi j'ai
fait juste le contraire. Car j'ai d'abord été derviche,
et le plus pauvre des derviches, pour arriver ensuite
à être roi, et à m'asseoir sur le trône du sultanat
d'Egypte.
Je suis né, en effet, d'un père fort pauvre qui
exerçait, dans les rues, le métier d'arroseur. Et tous
les jours il portait sur son dos son outre en peau de
chèvre remplie d'eau, et, se courbant sous son poids,
il arrosait le devant des boutiques et des maisons,
moyennant un bien mince salaire. Et moi-même,
quand je fus en âge de travailler, je l'aidai dans sa
besogne, et je portai sur mon dos une outre d'eau
proportionnée à mes forces, et plutôt plus lourde
qu'il ne fallait. Et quand mon père trépassa dans la
miséricorde de son Seigneur, j'eus pour tout héri-
tage, toute succession et tout bien la grosse outre en
peau de chèvre de l'arrosage. Et je fus bien obligé,
afin de pourvoir à ma subsistance, d'exercer le mé-
tier de mon père, qui était fort estimé par les mar-
chands dont il arrosait le devant des boutiques, et
par les portiers des riches seigneurs.
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126 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Mais, ô mon frère, le dos du fils n'est jamais aussi
solide que celui de son père, et je dus bientôt, tant
était lourde la grosse outre parternelle, abandonner
le travail pénible de l'arrosage, pour ne pas me frac-
turer les os du dos ou me voir irrémédiablement
bossu. Et, n'ayant ni biens, ni apanage, ni l'odeur
de ces choses-là, je dus me faire derviche mendiant,
et tendre la main aux passants, dans la cour des
mosquées et dans les endroits publics. Et, quand ve-
nait la nuit, je m'étendais tout de mon long, à l'en-
trée de la mosquée de mon quartier, et m'endormais
après avoir mangé mon faible gain de la journée,
me disant, cotnme tous les malheureux de mon
espèce : « La journée de demain sera, si Allah veut,
plus prospère que celle-ci ! » Et je n'oubliais pas
non plus que tout homme a fatalement son heure
sur la terre, et que la mienne devait tôt ou tard arri-
ver, que je le voulusse ou pas. Mais l'important était
de ne pas être distrait ou somnolent lors de son pas-
sage. Et c'est pourquoi sa pensée ne me quittait pas,
et je veillais sur elle comme le chien en arrêt sur le
gibier.
Mais, en attendant, je vivais la vie du pauvre,
dans l'indigence et le dénûment, et ne connaissant
aucun des plaisirs de l'existence. Aussi, la première
fois que j'eus entre les mains cinq drachmes d'ar-
gent, don inespéré d'un généreux seigneur à la
porte de qui j'étais allé mendier le jour de ses no-
ces, et dès que je me vis possesseur de cette somme,
je me promis bien de faire bonne chère et de me
payer quelque plaisir délicat. Et, serrant dans ma
main les bienheureux cinq drachmes, je m'envolai
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HISTOIRE DE l/ ADULTÉRIN .. . (LE SINGE...) 127
vers le souk principal, en regardant avec mes yeux
et en flairant avec mon nez, de tous côtés, pour fixer
mon choix sur ce que je devais acheter.
Or, voici que tout à coup j'entendis, dans le souk,
de grands éclats de rire...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT
Elle dit :
. . . Or, voici que tout à coup j'entendis, dans le souk,
de grands éclats de rire, et je vis une foule de gens
au visage épanoui et aux bouches ouvertes, qui
étaient rassemblés autour d'un homme qui condui-
sait, au bout d'une chaîne, un jeune gros singe au
derrière rose. Et ce singe, tout en marchant de tra-
vers, faisait avec ses yeux, avec sa figure et avec ses
mains des signes nombreux à ceux qui l'entouraient,
dans le but évident de s'amuser à leurs dépens et de
se faire donner des pistaches, des pois chiches et des
noisettes.
Et moi, à la vue de ce singe, je me dis : « Ya
Mahmoud, qui sait si ta destinée n'est pas attachée
au cou de ce singe ? Te voici maintenant riche de
cinq drachmes d'argent, que tu vas dépenser sur ton
ventre, en une fois ou deux fois ou trois fois tout au
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128 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
plus ! Ne ferais-tu pas mieux plutôt, moyennant cet
argent, d'acheter ce singe à son maître, pour te faire
montreur de singe, et gagner sûrement ton pain
journalier, au lieu de continuer à mener cette vie de
mendicité à la porte d'Allah? »
Et, ayant ainsi pensé, je profitai d'un moment où
la foule s'était éclaircie pour m'approcher du pro-
priétaire du singe, et je lui dis : « Veux-tu me vendre
ce singe avec sa chaîne, pour trois drachmes d'argent! »
Et il me répondit : « 11 m'a coûté à moi dix drachmes
sonnants, mais, pour toi, je te le laisserai à huit ! »
Je dis : « Quatre ! » Il dit : « Sept! » Je dis : « Quatre
et demi ! » Il dit : a Le dernier mot, cinq ! Et prie
sur le Prophète ! » Et je répondis : « Sur Lui les
bénédictions, la prière et la paix d'Allah ! J'accepte
le marché, et voici les cinq drachmes ! » Et, desser-
rant mes doigts qui tenaient les cinq drachmes enfer-
més dans le creux de ma main plus sûrement que
dans une cassette d acier, je lui remis la somme qui
était tout mon avoir et tout mon capital, et, en retour,
je pris le jeune gros singe, et je l'emmenai parle
bout de sa chaîne.
Mais alors je réfléchis que je n'avais ni domicile ni
réduit pour l'abriter, et que je ne pouvais songer à le
faire entrer avec moi dans la cour de la mosquée où
j'habitais en plein air, car j'en eusse été chassé par le
gardien avec force injures à mon adresse et à l'adresse
de mon singe. Et alors je me dirigeai vers une vieille
maison en ruines, qui n'avait plus que trois murs
debout, et je m'y installai pour passer la nuit avec
mon singe. Et la faim commençait à me torturer
cruellement, et sur cette faim venait s'ajouter l'envie
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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN .. . (LE SINGE...) 129
rentrée que je n'avais pu satisfaire sur les friandises
du souk, et qu'il m'était désormais impossible
d'apaiser, puisque l'acquisition du singe m'avait tout
enlevé. Et mon embarras, déjà extrême, se doublait
maintenant du souci de nourrir mon compagnon,
mon futur gagne-pain. Et déjà je commençais à re-
gretter mon achat, quand soudain je vis mon singe
se secouer, en faisant plusieurs mouvements singu-
liers. Et, au même moment, sans que j'eusse le temps
de bien me rendre compte de la chose, je vis, à la
place du hideux animal au derrière luisant, un jou-
venceau comme la lune à son quatorzième jour. Et
de ma vie je n'avais vu une créature qui pût lui être
comparée en beauté, en grâces et en élégance. Et,
debout dans une attitude charmante, il s'adressa à
moi d'une voix douce comme le sucre, disant : « Mah-
moud, tu viens de dépenser, pour m'acheter, les
cinq drachmes d'argent qui étaient tout ton capital et
toute ta fortune, et, dans cet instant même, tu ne
sais comment faire pour te procurer quelque nour-
riture qui puisse nous suffire, à moi et à toi ! » Et je
répondis : « Par Allah, tu dis vrai, ô jouvenceau ! Mais
comment tout ça? Et qui es-tu? Et d'où viens-tu ?
Et que veux-tu? » Et il me dit, en souriant:
« Mahmoud, ne me fais pas de questions. Mais
prends plutôt ce dinar d'or, et achète tout ce qui est
nécessaire pour nous régaler. Et sache, Mahmoud,
quêta destinée est, en effet, comme tu l'as pensé,
attachée à mon cou, et que je viens à toi porteur de
la bonne fortune et du bonheur ! » Puis il ajouta :
« Mais hâte-toi, Mahmoud, d'aller nous acheter de
quoi manger, car nous sommes bien affamés, moi et
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130 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
toi ! » Et j'exécutai aussitôt ses ordres et nous ne
tardâmes pas à faire ensemble un repas d'une qualité
excellente, le premier de cette espèce depuis ma
naissance. Et, comme la nuit était déjà fort avancée,
nous nous couchâmes à côté l'un de l'autre. Et moi,
voyant qu'il était certainement plus délicat que moi,
je le couvris de mon vieux manteau en laine de
chameau. Et il s'endormit tout contre moi, comme
s'il n'avait fait que cela toute sa vie. Et je n'osai
faire le moindre mouvement, de peur de l'effaroucher
ou de lui faire croire à des intentions telles et telles de
ma part, et de le voir alors reprendre sa forme première
de gros singe au derrière écorché. Et, par ma vie ! je
trouvai qu'entre le contact délicieux de ce corps de
jouvenceau et la peau de chèvre des outres qui
m'avaient servi d'oreillers dès le berceau, il y avait
vraiment de la différence ! Et je m'endormis, de mon
côté, en pensant que je dormais aux côtés de mon
destin. Et je bénissais le Donateur qui me l'accordait
sous un aspect si beau et si séduisant.
Or, le lendemain, le jouvenceau, levé de meilleure
heure que moi, me réveilla et me dit : « Mahmoud !
Il est grand temps, après cette nuit à la dure, que tu
ailles louer à notre intention quelque palais qui soit
le plus beau d'entre les palais de cette ville! Et ne
ciains pas d'être à court d'argent, et d'acheter, comme
meubles et tapis, ce que tu trouveras de plus cher et
de plus précieux dans le souk. » Et moi je répondis
par l'ouïe et l'obéissance, et j'exécutai ses ordres
sans perdre de temps.
Or, lorsque nous fûmes installés dans notre nou-
velle demeure, qui était la plus splendide du Caire,
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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (LE SINGE...) 131
louée à son propriétaire moyennant dix sacs de mille
dinars d'or, le jouvenceau me dit : « Mahmoud !
comment n'as-tu pas honte, habillé de loques comme
tu es, et le corps servant de refuge à toutes les va-
riété de puces et de poux, de Rapprocher de moi et de
vivre à côté de moi? Et qu'attends-tu pour aller au
hammam te purifier et améliorer ton état? Car, pour
ce qui est de l'argent, tu en as plus qu'il n'en faut
aux sultans maîtres des empires. Et pour ce qui est
des vêtements, tu n'as que l'embarras du choix ! »
Et moi je répondis par l'ouïe et par l'obéissance, et
me hâtai d'aller prendre un bain étonnant, et je sortis
du hammam léger, parfumé et embelli.
Lorsque le jouvenceau me vit reparaître devant
lui, transformé et habillé de vêtements de la plus
grande richesse, il me considéra longuement, et
parut satisfait de ma tournure. Puis il me dit :
« Mahmoud ! c'est bien ainsi que je voulais que tu
fusses. Viens maintenant t'asseoir près de moi ! » Et
je m'assis près de lui, en pensant en mon âme : « Hé !
je crois bien que c'est le moment ! » Et je m'apprê-
tai à ne pas être en retard d'aucune manière et par
n'importe quel endroit.
Or, au bout d'un moment, le jouvenceau me tapa
amicalement sur l'épaule et me dit : « Mahmoud ! »
Et je répondis : « Ya sidi ! » Il me dit : « Que penses-
tu d'une jouvencelle fille de roi, plus belle que la
lune du mois de Ramadan, qui deviendrait ton
épouse ? » Je dis : « Je penserais, ô mon maître, qu'elle
serait la bien venue ! » Il dit : « Dans ce cas, lève-
toi, Mahmoud, prends ce paquet que voici, et va de-
mander au sultan du Caire sa fille aînée en mariage !
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132 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Car elle est écrite dans ta destinée ! Et son père, en
te voyant, saura que tu es celui qui doit être l'époux
de sa fille. Mais, toi, n'oublie pas en entrant, aussi-
tôt après les salams, d'offrir au sultan ce paquet en
présent ! » Et moi je répondis: « J'écoute et j'obéis ! »
Et, sans hésiter un instant, puisque telle était ma
destinée, je pris avec moi un esclave pour me tenir
le paquet le long du chemin, et je me rendis au
palais du sultan.
Et les gardes du palais et les eunuques, en me
voyant habillé avec tant de magnificence, me deman-
dèrent respectueusement ce que je désirais. Et, lors-
qu'ils furent informés que je souhaitais parler au
sultan, et que j'avais un cadeau à lui remettre en
mains propres, ils ne firent aucune difficulté pour
faire, en mon nom, une demande d'audience, et
m'introduire aussitôt en sa présence. Et moi, sans
perdre contenance, comme si toute ma vie j'avais
été le commensal des rois, je jetai le salam au sultan,
avec beaucoup de déférence mais sans platitude, et
il me le rendit d'un air gracieux et bienveillant. Et
je pris le paquet des mains de l'esclave, et le lui
offris, en disant : « Daigne accepter ce modeste pré-
sent, ô roi du temps, bien qu'il ne soit point sur la
voie de tes mérites mais sur l'humble sentier de
mon impuissance ! » Et le sultan fit prendre et ouvrir
le paquet par son grand-vizir, et regarda dedans. Et
il y vit des joyaux et des parures et des ornements
d'une magnificence si incroyable, que jamais il n'avait
dû rien voir de semblable. Et, émerveillé, il se ré-
cria sur la beauté de ce cadeau, et me dit : « Il est
accepté ! Mais hàte-toi de m'apprendre ce que tu dé-
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HISTOIRE DE L'ADULTÉRIN . . . (LE SINGE...) 133
sires, et ce que je puis te donner en échange. Car
les rois ne doivent point être en retard de largesses
et de savoir-vivre ! » Et moi, sans attendre davantage,
je répondis: « roi du temps, mon souhait est de
devenir ton connexe et ta parenté à travers cette
perle cachée, cette fleur encalicée, cette vierge scel-
lée et cette dame en ses voiles enfermée, ta fille
aînée! »
Lorsque le sultan eut entendu mes paroles et
compris ma demande, il me regarda une heure de
temps, et me répondit: « Il n'y a pas d'inconvé-
nient! » Puis il se tourna vers son vizir et lui dit :
« Toi, que penses-tu de la demande de cet éminent
seigneur? Pour ma part, je le trouve tout à fait
seyant ! Et je reconnais, à -certains signes de sa
physionomie, qu'il est envoyé par le destin pour être
mon gendre ! » Et le vizir interrogé, répondit : « Les
paroles du roi sont sur notre tête! Et le seigneur
n'est point une connexité indigne de notre maître ni
une parenté à rejeter. Loin de là ! Mais peut-être
vaudrait-il mieux lui demander une preuve, autre
que ce cadeau, de sa puissance et de sa capacité ! »
Et le sultan lui dit : « Comment dois-je agir en cette
affaire? Conseille-moi, ô vizir. » Il dit: « Mon avis,
ô roi du temps, est de lui montrer le plus beau dia-
mant du trésor, et de ne lui accorder en mariage la
princesse, ta fille, que sous la condition qu'il appor-
tera, pour présent de noces, un diamant de la même
valeur. »
Alors moi, bien que violemment ému de Jout cela
dans mon intérieur, je demandai au sultan : « Si je
t'apporte une pierre qui soit la sœur de celle-ci et sa
T. XIII. 9
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134 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
pareille en tous points, me donneras-tu la prin-
cesse? » Il me répondit: « Si tu m'apportes réelle-
ment une pierre identique à celle-ci, ma fille sera
ton épouse. » Et moi j'examinai la pierre, je la tour-
nai dans tous les sens, et la fixai dans mon œil. Puis
je la rendis au sultan, et pris congé de lui, en lui
demandant la permission de revenir le lendemain.
Et lorsque j'arrivai à notre palais, le jouvenceau
me dit: « Quelle est l'affaire? » Et je le mis au
courant de ce qui s'était passé, en lui dépeignant la
pierre comme si je la tenais entre mes doigts. Et il
me dit : « La chose est aisée. Aujourd'hui, toutefois,
il est trop tard ; mais demain, inschallah ! je te don-
nerai dix diamants exactement pareils à celui que tu
m'as dépeint...
— A ce moment de sa narration, Scliahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-TROISIÈME NUIT
Elle dit:
»... Aujourd'hui, toutefois, il est trop tard ; mais
demain, inschallah ! je te donnerai dix diamants exac-
tement pareils h celui que tu m'as dépeint. » .
Et, effectivement, le lendemain matin, le jouven-
ceau sortit dans le jardin du palais, et, au bout d'une
heure, il me rapporta les dix diamants, tous d'une
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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN .. . (LE SINGE...) 135
beauté exactement égale à celui du sultan, taillés
en forme d'œuf de pigeon et purs comme l'œil du
soleil. Et j'allai les présenter au sultan, en lui di-
sant : « mon maître, excuse-moi du peu. Mais je
n'ai pu avoir un seul diamant, et j'ai dû te rapporter
un lot de dix. Et tu peux choisir, et jeter ensuite
ceux qui te déplairont !» Et il fit ouvrir par le grand-
vizir le petit coffret d'émail qui les contenait, et
resta émerveillé de leur éclat et de leur beauté, et
grandement surpris de voir qu'il y en avait réelle-
ment dix, tous pareils à celui qu'il possédait, exac-
tement.
Et, lorsqu'il fut revenu de son étonnement, il se
tourna vers le vizir et, sans lui adresser la parole, il
lui fit de la main un geste qui signifiait : « Que dois-
je faire ? » Et le vizir répondit, de la même manière,
par un geste qui voulait dire : « 11 faut lui accorder
ta fille ! »
Et aussitôt les ordres furent donnés pour qu'on fit
tous les préparatifs de notre mariage. Et on manda
le kâdi et les témoins, qui écrivirent le contrat de
mariage, séance tenante. Et lorsque cet acte légal
fut dressé, on me le remit, selon le cérémonial d'u-
sage. Et, comme j'avais tenu à ce que le jouven-
ceau, que j'avais présenté au sultan comme mon
proche parent, assistât à la cérémonie, je m'empres-
sai de lui montrer le contrat afin qu'il le parcourût à
ma place, vu que je ne savais moi-même ni lire ni
écrire. Et, l'ayant lu à voix haute d'un bout à l'au-
tre, il me le rendit, en me disant: « Il est fait selon
les règles et selon la coutume. Et te voici licite-
ment marié à la fille du sultan. » Puis il me prit à'
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136 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
part et me dit : « Tout cela est bien, Mahmoud, mais
maintenant j'exige de toi une promesse! » Et je
répondis : « Hé, par Allah ! quelle promesse peux-tu
me demander qui soit plus grande que celle de te
donner ma vie qui déjà t'appartient ! » Et il sourit
et me dit: « Mahmoud ! Je ne veux pas que tu con-
sommes le mariage, avant que je te donne la permis-
sion de pénétrer en elle. Car il y a quelque chose
que je dois faire auparavant ! » Et je répondis :
« Ouïr c'est obéir! »
Aussi, lorsque vint la nuit de la pénétration, j'en-
trai chez la fille du sultan. Mais, au lieu de faire ce
que fait l'époux en pareil cas, je m'assis loin d'elle,
dans mon coin, malgré le désir. Et je me contentai
seulement de la regarder de loin, en détaillant avec
mes yeux ses perfections. Et j'agis de la sorte la
seconde nuit et la troisième nuit, bien que chaque
matin la mère de mon épouse vînt, selon l'usage, la
questionner au sujet de sa nuit, lui disant : « J'es-
père d'Allah qu'il n'y a pas eu d'encombre et que
la preuve est faite de ta virginité ! » Mais mon épouse
répondait : « Il ne m'a rien fait encore ! » C'est pour-
quoi, au matin cte la troisième nuit, la mère de mon
épouse s'affligea à la limite de l'affliction, et s'é-
cria : « notre calamité ! pourquoi ton époux nous
traite-t-il de cette manière humiliante, et persiste-t-
il à s'abstenir de ta pénétration ? Et que vont penser
de cette conduite injurieuse nos parentes et nos es-
claves ? Et n'ont-elles pas le droit de croire que
cette abstention est due à quelque motif dont l'aveu
est difficile à faire, ou à quelque raison tortueuse? »
Et, pleine d'inquiétude, elle alla, ce matin du troi-
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HISTOIRE DE i/ADULTÉRIN . . . (LE SINGE...) 137
sième jour, raconter la chose au sultan, qui dit:
« Si, cette nuit, il ne réduit pas son pucelage, je re-
gorgerai ! » Et cette nouvelle parvint aux oreilles
de l'adolescente, mon épouse, qui vint me la rap-
porter.
Alors moi je n'hésitai pas à mettre le jouvenceau
au courant de la situation. Et il me dit : « Mah-
moud, c'est le moment ! Mais avant de réduire son
pucelage, il faut encore une. condition, et c'est de
lui demander, lorsque tu seras seul avec elle, de te
donner un bracelet qu'elle porte au bras droit. Et tu
le prendras, et me l'apporteras sur-le-champ. Après
quoi il te sera loisible d'accomplir la pénétration, et
de satisfaire sa mère et son père. » Et je répondis :
« J'écoute. et j'obéis! »
Et lorsque je m'unifiai avec elle, à l'entrée de la
nuit, je lui dis : « Par Allah sur toi, as- tu réellement
le désir que je te donne cette nuit plaisir et joie ? »
Elle me répondit : « J'ai ce désir, en vérité. » Et je
repris : « Donne-moi alors le bracelet que tu portes
à ton bras droit ! » Et elle s'écria : « Je veux bien te
le donner, mais je ne sais ce qui pourrait résulter
de l'abandon entre tes mains de ce bracelet-amulette
qui m'a été donné par ma nourrice, quand j'étais
tout enfant. » Et, ce disant, elle le défit de son bras
et me le donna. Et moi je sortis à l'instant et allai
le remettre à mon ami le jouvenceau, qui me dit :
« C'est bien celui-ci qu'il me faut ! Maintenant tu peux
retourner pour la pénétration. » Et je m'empressai
de rentrer dans la chambre nuptiale, pour accomplir
ma promesse concernant la prise de possession, et
faire ainsi plaisir à tout le monde.
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138 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
/ Or, à partir du moment où je pénétrai auprès de
mon épouse, qui m'attendait toute prête dans son
lit, j'ignore, ô mon frère, ce qui m'est arrivé. Tout
ce que je sais, c'est que je vis soudain ma chambre
et mon palais fondre comme dans les rêves, et je me
vis couché en plein air au milieu de la maison en
ruines, où j'avais conduit le singe lors de son
acquisition. Et j'étais dépouillé de mes riches vête-
ments et à moitié nu sous les haillons de mon an-
cienne misère. Et je reconnus ma vieille tunique
rapiécetée de morceaux de toile de toutes les cou-
leurs, et mon bâton de derviche mendiant, et mon
turban plein de trous comme un crible de graine-
tier.
A cette vue, ô mon frère, je ne sus trop tout ce
que cela signifiait, et je me demandai: « Ya Mah-
moud, es-tu à l'état de veille ou de sommeil? Rê-
ves-tu ou es-tu réellement Mahmoud le derviche
m endiant? » Et, ayant achevé de recouvrer mes sens,
je me levai et me secouai, comme je l'avais vu faire
au singe, autrefois. Mais je restai tel que j'étais, un
pauvre fils de pauvre, et rien de plus.
Alors, l'âme en détresse et l'esprit en mauvais
état, je me mis à errer sans trop savoir où, en pen-
sant à l'inconcevable fatalité qui m'avait mis dans
cette posture. Et, errant de la sorte, j'arrivai dans
une rue peu fréquentée où je vis, assis par terre
sur un petit tapis, et tenant devant lui une petite
natte couverte de papiers écrits et de divers objets
divinatoires, un Maghrébin du Barbar.
Et moi, heureux de cette rencontre, je m'appro-
chai du Maghrébin, dans le but de me faire tirer
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HISTOIRE DE L ADULTÉRIN .. . (LE SINGE...) 139
mon sort et dire mon horoscope, et lui jetai un
salam, qu'il me rendit. Et je m'assis par terre sur
mes jambes repliées, m'accroupis en face de lui, et
le priai de consulter pour moi l'Invisible.
Alors le Maghrébin, après m'avoir considéré avec
des yeux où passaient des lames de couteau, s'ex-
clama : « derviche, est-ce bien toi qui as été la
victime d'une exécrable fatalité qui t'a séparé d'a-
vec ton épouse? » Et je m'écriai : « Hé, ouallah ! hé,
ouallah ! c'est moi-même ! » Il me dit : « pauvre,
le singe que tu as acheté cinq drachmes d'argent, et
qui s'est métamorphosé si subitement en un jouven-
ceau plein de grâce et de beauté, n'est pas un être
humain d'entre les iils d'Adam, mais un genni de
mauvaise qualité. Et il ne s'est servi de toi que pour
arriver à ses fins. Sache, en effet, qu'il est, depuis
longtemps, passionnément épris de la fille du sul-
tan, celle-là même qu'il t'a fait épouser. Mais comme,
malgré toute sa puissance, il ne pouvait s'en appro-
cher parce qu'elle portait sur elle un bracelet-talis-
man, il a employé ton entremise pour obtenir ce
bracelet, et se rendre impunément maître de la
princesse. Mais j'espère avant peu détruire le pou-
voir dangereux de ce mauvais sujet, qui est un des
genn adultérins, qui se sont révoltés contre la loi
de notre seigneur Soleïmàn — sur Lui la prière et la
paix! »
Et, ayant ainsi parlé, le Maghrébin prit une feuille
de papier, y traça des caractères compliqués, et me
la remit en disant : « derviche, ne doute pas de la
grandeur de ton destin, reprends courage et va à l'en-
droit que je vais t'indiquer. Et là tu attendras le
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140 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
passage d'une troupe de personnages, que tu obser-
veras avec attention. Et lorsque tu apercevras celui
qui paraît être leur chef, tu lui remettras ce billet;
et il satisfera tes désirs ! » Puis il me donna les ins-
tructions nécessaires pour arriver à l'endroit dont il
s'agissait, et ajouta : « Quant à la rémunération que
tu me dois, tu me la donneras quand ton destin aura
été accompli ! »
Alors moi, après avoir remercié le Maghrébin, je
pris le billet et me mis en route vers l'endroit qu'il
m'avait indiqué. Et je marchai, dans ce but, toute
la nuit et tout le jour suivant et une partie de la
seconde nuit. Et j'arrivai alors à une plaine déserte
où il n'y avait, pour toute présence, que l'œil invi-
sible d'Allah et l'herbe sauvage. Et je m'assis et
attendis avec impatience ce qui allait m'arriver. Et
j'entendis autour de moi comme un vol d'oiseaux
de nuit que je ne voyais pas. Et l'effroi de la solitude
commençait à faire trembler mon cœur, et l'épou-
vante de la nuit remplissait mon âme. Et voici que
j'aperçus, tout à coup, à quelque distance, un grand
nombre de flambeaux qui semblaient marcher d'eux-
mêmes vers moi. Et bientôt je pus distinguer les
mains qui les portaient ; mais les personnes à qui
appartenaient ces mains restaient au fond de la nuit,
et mes yeux ne les voyaient pas. Et un nombre in-
fini de flambeaux, portés par des mains sans pro-
priétaires, passèrent de la sorte deux à deux devant
moi. Et enfin je vis, entouré d'un grand nombre de
lumières, un roi sur son trône, revêtu de splendeur.
Et, arrivé devant moi, il me regarda et me considéra,
pendant que mes genoux s'entrechoquaient de ter-
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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN .. . (LE SiNGE...) 1 il
reur, et me dit : « Où est le billet de mon ami le
Maghrébin Barbari? » Et moi, alors, j'affermis mon
cœur et, m'avançant, je lui tendis le billet qu'il dé-
plia et lut, pendant que s arrêtait la procession. Et
il cria à quelqu'un que je ne voyais pas: « Ya
Atrasch, viens ici ! » Et aussitôt, sortant de l'ombre,
s'avança un messager tout équipé, qui embrassa la
terre entre les mains du roi. Et le roi lui dit : « Va
vite au Caire enchaîner le genni un tel, et me l'a-
mène sans retard ! » Et le messager obéit, et disparut
à l'instant.
Or, au bout d'une heure, il revint avec le jouven-
ceau enchaîné, qui était devenu horrible à regarder
et hideux à dévisager. Et le roi lui cria : « Pour-
quoi, ô maudit, as-tu frustré cet adamite de sa bou-
chée ? Et pourquoi as-tu avalé la bouchée ? » Et
il répondit : « La bouchée est encore intacte, et
c'est moi qui l'ai préparée. » Et le roi dit : « Il
faut que tu rendes à l'instant le bracelet-talisman
à ce fils d'Adam, ou bien tu auras affaire à moi! »
Mais le genni, qui était un cochon obstiné, répondit
avec hauteur : « Le bracelet est avec moi, et nul ne
l'aura ! » Et, ce disant, il ouvrit une bouche comme
un four, et y jeta le bracelet qui s'engouffra dans son
intérieur.
A cette vue, le roi nocturne avança le bras et, se
baissant, il saisit le genni par la nuque et, le faisant
tournoyer comme une fronde, il le lança contre
terre, en lui criant : « Ça t'apprendra ! » Et du coup
il fit entrer sa longueur dans sa largeur. Puis il
commanda à une des mains porte-flambeaux de re-
tirer le bracelet de l'intérieur de ce corps sans vie,
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142 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
et de me le rendre. Ce qui fut exécuté sur-le-champ.
Et aussitôt, ô mon frère, que ce bracelet fut entre
mes doigts, le roi et toute sa suite...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT
Elle dit:
... Et aussitôt, ô mon frère, que ce bracelet-talis-
man fut entre mes doigts, le roi et toute sa suite de
mains disparurent, et je me retrouvai vêtu de mes
riches habits, au milieu de mon palais, dans la cham-
bre même de mon épouse. Et je la trouvai plongée
dans un profond sommeil. Mais dès que j'eus rattaché
le bracelet à son bras, elle s'éveilla et poussa un cri
de joie en me voyant. Et moi, comme si rien ne s'é-
tait passé entre temps, je m'étendis contre elle. Et
le reste est le mystère de la foi musulmane, ô mon
frère.
Et, le lendemain, son père et sa mère furent à la
limite de la joie de me savoir revenu de mon absence
et oublièrent, tant était grande leur joie de savoir
réduite la virginité de leur fille, de m'interroger à ce
sujet. Et depuis lors nous vécûmes tous dans la paix,
la concorde et l'harmonie.
Et, quelque temps après mon mariage, le sultan,
mon oncle, père de mon épouse, mourut sans laisser
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l'a DULTÉHIN . . . 143
d'enfant mâle, et, comme j'étais marié avec sa fille
aînée, il me légua son trône. Et je devins ce que je
suis, ô mon frère. Et Allah est le plus grand. Et de
Lui nous procédons et vers Lui nous retournerons ! »
Et le sultan Mahmoud, ayant ainsi raconté son
histoire à son nouvel ami le sultan-derviche, le vit
extrêmement étonné d'une aventure si singulière, et
lui dit: « Ne t'étonne pas, ô mon frère ; car tout ce
qui est écrit doit courir, et rien n'est impossible à la
volonté de Celui qui a tout créé ! Et maintenant que
je me suis montré à toi en toute vérité, sans craindre
de me diminuer h tes yeux en te révélant mon hum-
ble origine, et précisément pour que mon exemple te
soit une consolation, et pour que tu ne te croies pas
inférieur à moi en rang et en valeur individuelle, tu
peux être mon ami, en toute tranquillité; car jamais
je ne me croirai le droit, après ce que je t'ai raconté,
de m'enorgueillir de ma situation vis-à-vis de toi, ô
mon frère ! » Puis il ajouta: « Et pour que ta situa-
tion soit plus régulière, ô mon frère d'origine et de
rang, je te nomme mon grand-vizir. Et tu seras ainsi
mon bras droit, et le conseiller de mes actes ; et rien
ne se fera dans le royaume sans ton entremise et
sans que ton expérience l'ait d'avance approuvé ! »
Et, sans plus tarder, le sultan Mahmoud convoqua
les émirs et les grands de son royaume, et fit recon-
naître le sultan-derviche comme grand-vizir, et le
revêtit lui-même d'une magnifique robe d'honneur,
et lui confia le sceau du règne.
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Ili LES MILLE NtflTS ET UNE NUIT
Et le nouveau grand-vizir tint diwân le jour même,
et continua ainsi les jours suivants, s'acquittant des
devoirs de sa charge avec un tel esprit de justice et
d'impartialité, que les gens, avertis de ce nouvel
état de choses, venaient du fond du pays pour ré-
clamer ses arrêts et s'en rapporter à ses décisions, le
prenant pour juge suprême dans leurs différends. Et
il mettait tant de sagesse et de modération dans ses
jugements, qu'il obtenait la gratitude et l'approba-
tion de ceux mêmes contre lesquels ses sentences
étaient prononcées. Quant à ses moments de loisir,
il les passait dans l'intimité du sultan, dont il était
devenu le compagnon inséparable et l'ami à toute
épreuve.
Or, un jour, le sultan Mahmoud, se sentant l'es-
prit déprimé, se hâta d'aller trouver son ami, et lui
dit : « mon frère et mon vizir, mon' cœur d'aujour-
d'hui est lourd en moi, et mon esprit déprimé. » Et
le vizir, qui était l'ancien sultan d'Arabie, répondit :
« roi du temps, les joies et les peines sont en nous,
et c'est notre propre cœur qui les sécrète. Mais sou-
vent la vue des choses extérieures peut influer sur
notre humeur. As-tu essayé sur tes yeux la vue des
choses extérieures, aujourd'hui ? » Et le sultan ré-
pondit : « mon vizir, j'ai essayé sur mes yeux d'au-
jourd'hui la vue des pierreries de mon trésor, et je
les ai prises les unes après les autres entre mes
doigts, les rubis, les émeraudes, les saphirs et les
gemmes de toutes les séries de couleurs ; mais elles
ne m'ont point incité au plaisir, et mon âme est res-
tée mélancolique et mon cœur rétréci. Et je suis
entré ensuite dans mon harem, et j'ai passé en revue
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE i/ ADULTÉRIN .. . I lîî
toutes les séries de mes femmes, les blanches, les
brunes, les blondes, les cuivrées, les noires, les
grasses et les fines, mais aucune d'elles n'a réussi à
dissiper ma tristesse. Et j'ai visité ensuite mes écu-
ries, et j'ai regardé mes chevaux et mes juments et
mes poulains, mais toute leur beauté n'a pu lever
le voile qui noircit le monde devant mon visage. Et
maintenant je viens te trouver, ô mon vizir plein de
sagesse, afin que tu découvres un remède à mon état,
ou que tu me dises les paroles qui guérissent. » Et
le vizir répondit: « O mon seigneur, que dirais-tu
d'une visite à l'asile des fous, le maristân, que tant
de fois nous avons voulu voir ensemble, sans y être
encore allés? Je pense, en effet, que les fous sont des
personnes douées d'un entendement différent du
nôtre, et qu'ils voient entre les choses des rapports
que les non-fous ne distinguent jamais, et qu'ils sont
visités par l'esprit. Et peut-être que cette visite lèvera
la tristesse qui pèse sur ton âme et dilatera ta poi-
trine! » Et le sultan répondit: « Par Allah, ô mon
vizir, allons visiter les fous du maristân ! »
Alors le sultan et son vizir, l'ancien sultan-dervi-
che, sortirent du palais, sans prendre aucune suite
avec eux, et marchèrent, sans s'arrêter, jusqu'au
maristân, qui était la maison des fous. Et ils y entrè-
rent et la visitèrent en son entier; mais, à leur ex-
trême étonnement, ils n'y trouvèrent guère d'autres
habitants que le chef des clefs et les gardiens ; quant
aux fous, il n'y en avait ni l'ombre ni l'odeur. Et le
sultan demanda au chef des clefs : « Où sont les
fous? » Et il répondit: « Par Allah, ô mon seigneur,
nous n'en trouvons plus depuis un long espace de
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146 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
temps, et le motif de cette pénurie réside sans doute
dans l'affaiblissement de l'intelligence chez les créa-
tures d'Allah ! » Puis il ajouta : « Nous pouvons tout
de même, ô roi du temps, te montrer trois fous qui
sont ici depuis un certain temps, et qui nous ont été
amenés, l'un après l'autre, par des personnes de haut
rang, avec défense de les montrer à qui que ce soit,
petit ou grand. Mais rien ne peut être caché à notre
maître le sultan ! » Et il ajouta : « Ce sont, sans aucun
doute, de grands savants, car ils lisent dans les
livres, tout le temps ! » Et il mena le sultan et le
vizir vers un pavillon écarté, où ils les introduisit,
pour ensuite s'éloigner, respectueusement.
Et le sultan Mahmoud et son vizir aperçurent trois
jeunes gens enchaînés au mur, dont l'un lisait, tan-
dis que les deux autres écoutaient attentivement. Et
tous trois étaient beaux, bien faits, et ne présentaient
aucun aspect de démence ou de folie. Et le sultan se
tourna vers son compagnon et lui dit: « Par Allah,
ô mon vizir, le cas de ces trois jeunes gens doit être
un cas bien étonnant, et leur histoire une surprenante
histoire! » Et il se tourna vers eux, et leur dit:
« Est-ce réellement pour cause de folie que vous avez
été enfermés dans ce maristàn ? » Et ils répondirent:
« Non, par Allah ! nous ne sommes ni fous ni déments,
ô roi du temps, et nous ne sommes même pas idiots
ou stupides. Mais si singulières sont nos aventures
et si extraordinaires nos histoires, que, si elles étaient
gravées avec les aiguilles sur l'angle de nos yeux,
elles seraient une leçon salutaire à ceux qui se-
raient capables de les déchiffrer! » Et le sultan et le
vizir, à ces paroles, s'assirent par terre en face des
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HISTOIRE DE t/ ADULTÉRIN .. . (PREMIER FOU) 147
trois jeunes hommes enchaînés, en disant: « Notre
ouïe est ouverte, et prêt notre entendement! »
Alors le premier, celui qui lisait dans le livre, dit:
HISTOIRE DU PREMIER FOU
« De mon métier, ô mes seigneurs et la couronne
sur ma tête, j'étais marchand dans le souk des soie-
ries, comme Tétaient avant moi mon père et mon
grand-père.Et,commemarchandises,jenevendaisque
des articles indiens, de toutes les espèces et de toutes
les couleurs, mais toujours à des prix fort élevés. Et
je vendais et achetais avec beaucoup de profit et de
bénéfices, selon la coutume des grands marchands.
Or, un jour, j'étais, selon mon habitude, assis dans
ma boutique, quand survint une vieille dame qui
me souhaita le ^bonjour et me gratifia du salam. Et
je lui rendais ses salutations et compliments, quand
elle s'assit sur le rebord de ma devanture, et me
questionna, disant: « O mon maître, as-tu des étoffes
de choix originaires de l'Inde ? » Je répondis : « O
ma maîtresse, j'ai dans ma boutique de quoi te satis-
faire. » Et elle dit: « Fais-moi sortir une de ces
étoffes, que je la voie! » Et moi je me levai et tirai,
à son intention, de l'armoire des réserves, une pièce
d'étoffe indienne du plus grand prix, et la lui mis
entre les mains. Et elle la prit, et, l'ayant examinée,
elle fut grandement satisfaite de sa beauté, et me
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118 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
dit: « mon maître, pour combien cette étoffe ? » Je
répondis: « Pour cinq cents dinars. » Et elle tira
aussitôt sa bourse et me compta les cinq cents dinars
d'or; puis elle prit la pièce d'étoffe et s'en alla en sa
voie. Et moi, ô notre maître le sultan, je lui vendis
de la sorte pour cette somme une marchandise qui
ne m'avait coûté que cent cinquante dinars. Et je
remerciai le Rétributeur pour Ses bienfaits.
Or, le lendemain, la vieille dame revint me trou-
ver, et me demanda une autre pièce, et me la paya
également cinq cents dinars, et s'en alla avec son
marché et sa démarche. Et, de nouveau, elle revint
le jour suivant m'acheter une autre pièce d'étoffe in-
dienne qu'elle paya comptant ; et, ô mon seigneur le
sultan, elle agit de la sorte pendant quinze jours
successifs, acheta et paya avec la même régularité.
Et, le seizième jour, je la vis arriver comme à l'or-
dinaire et choisir une nouvelle pièce. Et elle se dispo-
sait à me payer, quand elle s'aperçut qu'elle avait
oublié sa bourse, et me dit: « Ya Khawaga, j'ai dû
laisser ma bourse à la maison. » Et je répondis : « Ya
setti, rien ne presse. Si tu veux me rapporter de-
main l'argent, tu seras la bienvenue ; sinon, tu seras
encore la bienvenue ! » Mais elle se récria, disant
qu'elle ne consentirait jamais à prendre une mar-
chandise qu'elle n'avait pas payée, et moi, de mon
côté, je lui dis à plusieurs reprises : « Tu peux l'em-
porter, à cause de l'amitié, et par sympathie pour
ta tête ! » Et un débat de mutuelle générosité s'éleva
entre nous, elle refusant et moi voulant donner. Car,
ô mon seigneur, il était convenable qu'ayant fait
tant de bénéfices sur elle, j'agisse si poliment vis-à-
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HISTOIRE DE L'ADULTÉRIN . . . (PREMIER FOU) 149
vis d'elle, et que même je fusse prêt, le cas échéant,
à lui donner pour rien une ou deux pièces d'étoffe.
Mais, à la fin, elle me dit : « Ya Khawaga, je vois que
nous n'allons jamais nous entendre, si nous conti-
nuons de la sorte. Aussi le plus simple serait que tu
me fisses la faveur de m'accompagner à la maison,
pour y toucher le prix de ta marchandise. » Alors
moi, ne voulant point la contrarier, je me levai, fer-
mai ma boutique et la suivis.
Et nous marchâmes, elle me précédant et moi à
dix pas derrière elle, jusqu'à ce que nous fussions
arrivés à l'entrée de la rue où se trouvait sa maison.
Alors elle s'arrêta et, tirant de son sein un foulard,
elle me dit: « Il faut que tu consentes à te laisser
bander les yeux avec ce foulard. » Et moi, bien
étonné de cette singularité, je la priai poliment de
m'en donner la raison. Et elle me dit : « C'est parce
qu'il y a, dans cette rue que nous allons traverser,
des maisons dont les portes sont ouvertes, et où les
femmes sont assises, la face nue, dans les vestibules;
de telle sorte que, peut-être, ton regard tomberait
sur Tune d'elles, mariée ou jeune fille, et ton cœur
alors pourrait s'engager dans une affaire d'amour, et
tu serais bien tourmenté dans ta vie; car, dans ce
quartier de la ville, il y a plus d'un visage, de
femme mariée ou de vierge, si beau qu'il séduirait
l'ascète le plus religieux. Et moi je crains beaucoup
pour la paix de ton cœur...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
T. XIII. 10
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150 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT
Elle dit:
» ... car, dans ce quartier de la ville, il y a plus
d'un visage, de femme mariée ou de vierge, si beau
qu'il séduirait l'ascète le plus religieux. Et moi je
crains beaucoup pour la paix de ton cœur. »
Et moi, là-dessus, je pensai : « Par .Allah, cette
vieille femme est de bon conseil. » Et je consentis à
ce qu'elle me demandait. Alors elle me banda les
yeux avec le foulard, et m'empêcha ainsi de voir.
Puis elle me prit par la main, et marcha avec moi
jusqu'à notre arrivée devant une maison, dont elle
heurta la porte avec l'anneau de fer. Et on nous ou-
vrit à l'instant, de l'intérieur. Et dès que nous fûmes
entrés, ma vieille conductrice m'enleva le bandeau,
et je m'aperçus avec suprise que j'étais dans une de-
meure décorée et meublée avec tout le luxe des pa-
lais des rois. Et, par Allah! ô notre maître le sultan,
de ma vie je n'avais vu la pareille, ni rêvé quelque
chose d'aussi merveilleux.
Quanta la vieille, elle me pria de l'attendre dans
la pièce où je me trouvais, et qui donnait sur une
salle plus belle à galerie. Et, me laissant seul dans
cette pièce, d'où je pouvais voir tout ce qui se passait
dans l'autre, elle s'en alla.
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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN .. . (PREMIER FOU) 151
Et, voici ! j'aperçus à l'entrée de la seconde salle,
jetés négligemment en tas dans un coin, toutes les
précieuses étoffes que j'avais vendues à la vieille. Et
bientôt entrèrent deux jeunes filles comme deux
lunes, qui tenaient chacune un seau plein d'eau de
roses. Et elles déposèrent leurs seaux sur les dalles
de marbre blanc, et, s'approchant du tas d'étoffes pré-
cieuses, elles en prirent une au hasard, et la coupè-
rent en deux parties, comme elles eussent fait d'un
torchon de cuisine. Puis chacune d'elles se dirigea
vers son seau, et relevant ses manches jusqu'aux
aisselles, elle plongea le morceau d'étoffe précieuse
dans l'eau de roses, et se mit à mouiller et à laver les
dalles, et aies sécher ensuite avec d'autres morceaux
de mes étoffes précieuses, pour enfin les frotter et
les faire briller avec ce qui restait des pièces qui
avaient coûté cinq cents dinars chacune. Et lorsque
ces jeunes filles eurent fini ce travail et que le
marbre futdevenu comme del'argent, elles couvrirent
le sol de tissus si beaux que ma boutique tout en-
tière eût été vendue sans rapporter la somme néces-
saire pour l'acquisition du moins riche d'entre eux.
Et sur ces tissus elles étendirent un tapis en laine de
chevreau musqué et des coussins gonflés de plumes
d'autruche. Après quoi elles apportèrent cinquante
carreaux de brocart d'or, et les rangèrent en bon
ordre autour du tapis central; puis elles se retirè-
rent.
Et, voici! deux par deux, entrèrent des jeunes
filles qui se tenaient par les mains, et qui vinrent
se ranger chacune devant un des carreaux de bro-
cart ; et comme elles étaient cinquante, elles se trou-
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152 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
vèrent ainsi placées, en bon ordre, devant leurs car-
reaux respectifs.
Et, voici ! sous un dais porté par dix lunes de
beauté, une adolescente parut à l'entrée de la salle,
si éblouissante dans sa blancheur et l'éclat de ses
yeux noirs, que mes yeux se fermèrent d'eux-mêmes.
Et lorsque je les ouvris, je vis près de moi la vieille
dame, ma conductrice, qui m'invitait à l'accompa-
gner pour qu'elle me présentât à l'adolescente, qui
était déjà nonchalamment couchée sur le tapis cen-
tral, au milieu des cinquante jeunes filles debout sur
les carreaux de brocart. Mais moi, ce ne fut point
sans une grande appréhension que je me vis en butte
aux regards de ces cinquante et une paires d'yeux
noirs, et je me dis : « Il n'y a de puissance et de
recours qu'en Allah le Glorieux, le Très-Haut! Il est
évident que c'est ma mort qu'elles désirent ! »
Or, lorsque je fus entre ses mains, la royale ado-
lescente me sourit, me souhaita la bienvenue et
m'invita à m'asseoir près d'elle sur le tapis. Et, bien
confus et bien interdit, je m'assis pour lui obéir, et
elle me dit : « jeune homme, que dis-tu de moi
et de ma beauté ? Et penses-tu que je pourrai être
ton épouse? » Et moi, à ces paroles, étonné à l'ex-
trême limite de l'étonnement, je répondis : « ma
maîtresse, comment oserais-je me croire digne d'une
telle faveur? En vérité je ne m'estime pas à un prix
assez haut pour devenir un esclave, ou moins en-
core, entre tes mains ! » Mais elle reprit : « Non,
par Allah, ô jeune homme, mes paroles ne contien-
nent aucune tromperie, et il n'y a rien d'évasif dans
mon langage, qui est sincère. Réponds-moi donc
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HISTOIRE DE l' ADULTÉRA* .. . (PREMIER FOL 1 ) 153
avec la même sincérité, et bannis toute crainte de
ton esprit, car mon cœur est jusqu'au bord rempli
de ton amour ! »
A ces paroles, je compris, ô notre maître le sultan,
je compris, à ne pouvoir en douter, que l'adolescente
avait réellement l'intention de nTépouser, mais sans
qu'il me fût possible de deviner pour quelles raisons
elle m'avait choisi entre des milliers de jeunes gens,
ni comment elle me connaissait. Et je finis par me
dire : « un tel, l'inconcevable a l'avantage de. ne
pas coûter de pensées torturantes. Ne cherche donc
pas à le comprendre, et laisse courir les choses sui-
vant leur chemin. »Etje répondis : « ma maîtresse,
si réellement tu ne parles pas pour faire rire de moi
ces honorables jeunes filles, souviens-toi du proverbe
qui dit: « Quand la lame est rouge, elle est mûre
pour le marteau ! » Or, je pense que mon cœur est si
enflammé de désir, qu'il est temps de réaliser notre
union. Dis-moi donc, par ta vie ! ce que je dois t'ap-
porter comme dot et douaire ! » Et elle répondit en
souriant: « La dot et le douaire sont payés, et tu
n'as pas à t'en préoccuper. » Et elle ajouta : « Je
vais, puisque tel est aussi ton désir, envoyer à l'ins-
tant chercher le kàdi et les témoins, afin que nous
puissions être unis sans délai. »
Et. effectivement, ô mon seigneur, le kàdi et les
témoins ne tardèrent pas à arriver. Et ils nouèrent
le nœud, par le licite. Et nous fûmes mariés sans
délai. Et tout le monde partit, après la cérémonie. Et
je me demandai: « O tel, veilles-tu ou rêves-tu?»
Et ce fut encore bien autre chose quand elle eut
commandé à ses belles esclaves de préparer le ham-
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154 LES BULLE NUITS ET UNE NUIT
mam à mon intention, et de m'y conduire. Et les
jeunes filles me firent entrer dans une salle de bain
parfumée à l'aloès de Comorin, et me confièrent aux
laveuses qui me dévêtirent et me frottèrent et me
donnèrent un bain qui me rendit plus léger que les
oiseaux. Puis elles répandirent sur moi les parfums
les plus exquis, me couvrirent d'une riche parure et
me présentèrent des rafraîchissements et des sorbets
de toute espèce. Après quoi elles me firent quitter le
hammam et me conduisirent dans la chambre intime
de ma nouvelle épouse, qui m'attendait parée de sa
seule beauté.
Et aussitôt elle vient à moi, et me prit, et se ren-
versa sur moi, et me frotta avec une passion éton-
nante. Et moi, ô mon seigneur, je sentis mon âme
qui se logeait toute dans ce que tu sais, et j'accomplis
l'ouvrage pour lequel j'étais requis et la besogne
dont j'avais la commande, et je réduisis ce qui jus-
que-là était du domaine de l'irréductible, et j'abattis
ce qui était à abattre, et je ravis ce qui était à ravir,
et je pris ce que je pus, et je donnai ce qu'il fallut,
et je me levai, et je m'étendis, et je fondai, et je dé-
fonçai, et j'enfonçai, et je forçai, et je farcis, et
j'amorçai, et je renfonçai, et j'agaçai, etjegrinçai, et
je renversai, et j'avançai et je recommençai, et telle-
ment, ô mon seigneur le sultan, que, ce soir-là, Celui
que tu sais fut réellement le gaillard qu'on nomme
le bélier, le forgeron, l'assommeur, le calamiteux,
le long, le fer, le pleureur, l'ouvreur, l'encorneur,
le frotteur, l'irrésistible, le bâton du derviche, l'ou-
til prodigieux, l'éclaireur, le borgne assaillant, le
glaive du guerrier, l'infatigable nageur, le rossi-
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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN .. . (PREMIER FOL') 155
gnol moduleur, le père au gros cou, le père aux
gros nerfs, le père aux gros œufs, le père au turban,
le père au crâne chauve, le père aux secousses, le
père aux délices, le père des terreurs, le cç>q sans
crête ni voix, l'enfant de son père, l'héritage du
pauvre, le muscle capricieux, et le gros nerf de
confiture. Et je crois bien, ô mon seigneur le sultan,
que ce soir-là chaque surnom fut accompagné de son
explication, chaque vertu de sa preuve, et chaque
attribut de sa démonstration. Et nous ne nous arrê-
tâmes dans nos travaux que parce que la nuit était
déjà écoulée, et qu'il fallait nous lever pour la prière
du matin.
Et nous continuâmes à vivre ensemble de la sorte,
ô roi du temps, pendant vingt nuits consécutives, à
la limite de l'enivrement et de la félicité. Et, au bout
de ce temps, le souvenir de ma mère vint s'offrir à
mon esprit, et je dis à l'adolescente mon épouse :
« Ya setti, voici déjà longtemps que je suis absent
de la maison, et ma mère, qui n'a point de mes nou-
velles, doit être dans une grande inquiétude à mon
sujet. De plus, les affaires de mon commerce ont dû
bien souffrir de la fermeture de ma boutique pen-
dant tous ces jours passés. Et elle me répondit :
« Qu'à cela ne tienne ! Et je consens de bon cœur à
ce que tu ailles voir ta mère et la tranquilliser. Et tu
peux même désormais y aller chaque jour et vaquer
à tes affaires, si cela te fait plaisir; mais j'exige
que la vieille dame te conduise chaque fois et te ra-
mène. » Et moi je répondis : « Il n'y a point d'in-
convénient ! » Sur ce, la vieille dame vint à moi, me
mit un foulard sur les yeux, me conduisit à l'endroit
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156 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
où la première fois elle m'avait bandé les yeux et
me dit : « Reviens ici ce soir, à l'heure de la prière,
et tu me trouveras à cette même place pour te con-
duire chez ton épouse. » Et, à ces mots, elle m'enleva
le bandeau, et me quitta.
Et moi je me hâtai de courir à ma maison, où je
trouvai ma mère dans la désolation et les larmes du
désespoir, en train de coudre des habits de deuil. Et
dès qu'elle m'aperçut, elle s'élança vers moi, et me
serra dans ses bras en pleurant de joie ; et je lui dis :
« Ne pleure pas, ô ma mère, et rafraîchis tes yeux,
car cette absence m'a conduit à un bonheur auquel
je n'eusse jamais osé aspirer. » Et je lui appris mon
heureuse aventure, et elle s'écria avec transport :
« Puisse Allah te protéger et te garder, ô mon fils !
Mais promets-moi que tu viendras me visiter chaque
jour, car ma tendresse a besoin d'être payée de ton
affection. » Et je n'eus point de peine à lui faire cette
promesse, vu que mon épouse m'avait déjà donné la
liberté de sortir. Après quoi j'employai le reste de
la journée à mes affaires de vente et d'achat dans la
boutique du souk, et lorsque l'heure fut venue, je
retournai à l'endroit indiqué où je trouvai la Veille
qui me banda les yeux comme à l'ordinaire, et me
conduisit au palais de mon épouse, en me disant : « Il
vaut mieux pour toi qu'il en soit ainsi, car, comme
je te l'ai déjà dit, mpn fils, il y a dans cette rue quan-
tité de femmes, mariées ou jeunes filles, assises dans
le vestibule de leur maison, et qui toutes n'ont qu'un
désir, et c'est d'aspirer l'amour de passage comme
on renifle l'air et comme on hume l'eau courante! Et
que deviendrait ton cœur au milieu de leurs filets? »
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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (PREMIER FOU) 157
Or, en arrivant au palais où maintenant j'habitais,
mon épouse me reçut avec des transports inexpri-
mables, et moi je répondis comme l'enclume répond
au marteau. Et mon coq sans crête ni voix ne fut
pas en retard avec cette volaille appétissante, et sut
ne point déchoir de sa réputation de vaillant encor-
neur, car, par Allah ! ô mon maître, le bélier ce soir-
là ne donna pas moins de trente coups de corne à
cette brebis batailleuse, et ne cessa la lutte que lors-
que sa partenaire eut crié grâce, en demandant
l'amàn.
Et pendant trois mois je continuai à vivre de cette
vie active, pleine de combats nocturnes, de batailles
matinales et d'assauts diurnes. Et en moi-même je
m'émerveillais tous les jours de mon sort, en me di-
sant : « Quelle chance est la mienne qui m'a fait
faire la rencontre de cette ardente jouvencelle, et
qui me l'a donnée pour épouse ! Et quelle étonnante
destinée que celle qui m'a octroyé, en même temps
que cette motte de beurre frais, un palais et des
richesses comme n'en possèdent pas les rois ! » Et îil
ne se passait pas de jour sans que je fusse tenté de
m'informer, auprès des esclaves, du nom et de la
qualité de celle que j'avais épousée sans la con-
naître et sans savoir de qui elle était la fille ou la
parente.
Mais, un jour d'entre les jours, me trouvant seul
à l'écart avec une jeune négresse d'entre les esclaves
noires de mon épouse, je la questionnai sur ces ma-
tières, en lui disant : « Par Allah sur toi, ô jeune
fille bénie, ô blanche intérieurement, dis-moi ce que
tu sais au sujet de ta maîtresse, et tes paroles je les
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158 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
mettrai profondément dans le coin le plus obscur de
ma mémoire. » Et la jeune négresse, tremblante
d'effroi, me répondit : « mon maître, l'histoire de
ma maîtresse est une chose tout à fait extraordinaire ;
mais je craindrais, si je te la révélais, d'être mise à
mort sans recours ni délai ! Tout ce que je puis te
dire, c'est' qu'elle t'a remarqué un jour, dans le
souk, et qu'elle t'a choisi par pur amour. » Et je ne
pus rien en tirer de plus que ces quelques mots. Et
môme, comme j'insistais, elle me menaça d'aller
rapporter à sa maîtresse ma tentative de provocation
aux paroles indiscrètes. Alors, je la laissai s'en aller
eji sa voie, et je m'en retournai auprès de mon
épouse engager une escarmouche sans importance.
Et ma vie s'écoulait de la sorte, dans les plaisirs
violents et les tournois d'amour, quand, une après-
midi, comme j'étais dans ma boutique, avec la per-
mission de mon épouse, et que je dirigeais mes re-
gards vers la rue, j'aperçus une jeune fille voilée...
— A ce moment (fc sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-SIXIÈME NUIT
Elle dit
... Et ma vie s'écoulait de la sorte, dans les plaisirs
violents et les tournois d'amour, quand, une après-
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HISTOIRE DE L'ADULTÉRIN . . . (PREMIER FOU) 159
midi, comme j'étais dans ma boutique, avec la per-
mission de mon épouse, et que je dirigeais mes
regards vers la rue, j'aperçus une jeune fille voilée
qui s'avançait de mon côté, ostensiblement. Et lors-
qu'elle fut devant ma boutiiqiie, elle me jeta le plus
gracieux salam, et me dit : « mon maître, voici un
coq d'or orné de diamants et de pierres précieuses,
que j'ai offert en vain, pour le prix coûtant, à tous
les marchands du souk. Mais ce sont des gens sans
goût nî délicatesse d'appréciation, car ils m'ont
répondu qu'une telle joaillerie n'était pas de vente
facile, et qu'rls ne pourraient pas la placer avanta-
geusement. C'est pourquoi je viens te l'offrir, à toi
qui es un homme de goût, pour le prix que tu vou-
dras bien me fixer toi-même ! » Et moi, je répondis :
« Je n'ai nul besoin de ce joyau, moi non plus. Mais,
pour te faire plaisir, je t'en offre cent dinars, pas un
de plus, pas un de moins. » Et la jeune fille répon-
dit : « Prends-le donc, et qu'il te soit un marché
avantageux ! » Et moi, quoique je n'eusse réelle-
ment aucun désir d'acquérir ce coq d'or, je réfléchis
cependant que cette figure pourrait faire plaisir à
mon épouse, en lui rappelant mes qualités de fond,
et j'allai vers mon armoire, et pris les cent dinars
du marché. Mais lorsque je voulus les offrir à la
jeune fille, elle les refusa en me disant : « En vérité,
ils ne me sont d'aucune utilité, et je ne désire
d'autre paiement que le droit de prendre un seul
baiser sur ta joue. Et c'est là mon unique souhait, 6
jeune homme ! » Et moi je me dis en moi-même :
« Par Allah! un seul baiser de ma joue pour un
bijou qui vaut plus de mille dinars d'or, c'est là un
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160 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
marché aussi singulier qu'avantageux! » Et je n'hé-
sitai pas à donner mon consentement.
Alors la jeune fille, ô mon seigneur, s'avança vers
moi et, relevant son petit voile de visage, elle prit
un baiser de ma joue — puisse-t-il lui avoir été déli-
cieux ! — mais, en même temps, comme si elle eût
été mise en appétit d'avoir ainsi goûté à ma peau,
elle enfonça dans ma chair ses dents de jeune tigresse
et me fit une morsure dont je porte encore la trace.
Puis elle s'éloigna en riant d'un rire satisfait, tandis
que j'essuyais le sang qui coulait de ma joue. Et je
pensai : « Ton cas, ô un tel, est un surprenant cas !
Et tu vas bientôt voir toutes les femmes du souk
venir te demander, qui un échantillon de ta joue,
qui un échantillon de ton menton, qui un échantillon
de ce que tu sais, et peut-être vaut-il mieux, dans ce
cas, écouler tes marchandises pour ne plus vendre
que des morceaux de toi-même ! »
Et, le soir venu, moitié riant, moitié furieux, je
retournai vers la vieille dame qui m'attendait comme
à l'ordinaire, au coin de notre rue, et qui, après
m 'avoir mis un bandeau sur les yeux, me conduisit
au palais de mon épouse. Et, le long de la route, je
l'entendais qui grommelait entre ses dents des paro-
les confuses qui me semblaient bien être des mena-
ces, mais je pensai : « Les vieilles femmes sont des
personnes qui aiment à bougonner et passent leurs
vieux jours décrépits à murmurer contre tout et à
radoter ! »
Or, en entrant chez mon épouse, je la trouvai
assise dans la salle de réception, les sourcils con-
tractés, et vêtue des pieds à la tête de couleur rouge
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HISTOIRE DE i/ ADULTE R1N .. . (PREMIER FOt) 161
écarlate, comme en portent les rois dans les heures
de leur courroux. Et sa contenance était agressive, et
son visage vêtu de pâleur. Et, à cette vue, je dis en
moi-même : << Conservateur, sauvegarde-moi ! »
Et, ne sachant à quoi attribuer cette attitude enne-
mie, je m'approchai de mon épouse, qui, contraire-
ment à son habitude, ne s'était pas levée pour me
recevoir, et détournait sa tête de mon visage ; et, lui
offrant le coq d'or que je venais d'acquérir, je lui dis :
« ma maîtresse, accepte ce précieux coq qui est .un
objet vraiment admirable, et qui est curieux à regar-
der ; car je l'ai acheté pour te faire plaisir. » Mais, à
ces mots, son front noircit, et ses yeux s'enténébrè-
rent, et, avant que j'eusse le temps de me garer, je
reçus un soufflet tournoyant qui me fit virer comme
une toupie et faillit me fracasser la mâchoire gauche.
Et elle me cria : « chien fils de chien, si réellement
tu Tas acheté, ce coq, alors pourquoi cette morsure
qui est sur ta joue ? »
Et moi, déjà anéanti par la secousse du violent
soufflet, je me sentis m'en aller vers l'effondrement,
et je dus faire sur moi-même de grands efforts pour
ne pas tomber tout de mon long. Mais ce n'était que
le commencement, ô mon seigneur, ce n'était, hélas !
que le tout premier commencement. Car, à un signe
de mon épouse, je vis soudain s'ouvrir les draperies
du fond et entrer quatre esclaves, conduites par la
vieille. Et elles portaient le corps d'une jeune fille
dont la tète était coupée et posée sur le milieu de
son corps. Et je reconnus à l'instant cette tête pour
celle de la jeune fille qui m'avait donné le bijou en
échange d'une morsure. Et cette vue acheva de me
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162 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
liquéfier, et je roulai sur le sol, sans connaissance.
Et lorsque je revins à moi, ô mon seigneur le sul-
tan, je me vis enchaîné dans ce maristân. Et les gar-
diens m'apprirent que j'étais devenu fou. Et ils ne
me dirent rien de plus.
Et telle est l'histoire de ma prétendue folie et de
mon emprisonnement dans cette maison de fous.
Et c'est Allah qui vous envoie tous deux, ô mon sei-
gneur le sultan, et toi, ô sage et judicieux vizir, pour
me tirer de là-dedans. Et c'est à vous deux de juger,
par la logique ou l'incohérence de mes paroles, si je
suis réellement habité par l'esprit, ou si je suis seu-
lement atteint de délire, de manie ou d'idiotie, ou si
enfin je suis sain d'entendement. »
— Lorsque le sultan et son vizir, qui était l'ancien
sultan-derviche adultérin, eurent entendu cette his-
toire du jeune homme, ils furent plongés dans de
profondes réflexions, et restèrent pensifs, le front
penché et les yeux attachés au sol, pendant une
heure de temps. Après quoi, le sultan releva, le pre-
mier, la tête et dit à son compagnon : « O mon vizir,
je jure par la vérité de Celui qui me plaça comme
gouverneur sur ce royaume, que je n'aurai de repos,
et ne mangerai ni ne boirai avant d'avoir découvert
l'adolescente qui a épousé ce jeune homme. Hàte-toi
donc de me dire ce qu'il faut que nous fassions dans
ce but. » Et le vizir répondit : « O roi du temps,* il
faut que nous emmenions sans retard ce jeune
homme, en quittant momentanément les deux autres
jeunes hommes enchaînés, et que nous parcourions
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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN .. . (PREMIER FOI)) 163
avec lui les rues de la ville, de l'orient à l'occident
et de la droite à la gauche, jusqu'à ce qu'il puisse
trouver l'entrée de la rue où la vieille avait coutume
de lui bander les yeux. Et alors nous lui banderons
les yeux, et il se rappellera le nombre de pas qu'il
faisait en compagnie de la vieille, et nous fera arri-
ver de la sorte devant la porte de la maison, à ren-
trée de laquelle on lui ôtait le bandeau. Et là, Allah
nous éclairera sur la conduite à tenir en cette déli-
cate affaire. » Et le sultan dit : « Qu'il soit fait selon
ton conseil, ô mon vizir plein de sagacité. » Et ils se
levèrent tous deux à Tinslant, firent tomber les
chaînes du jeune homme, et l'emmenèrent hors du
maris tân.
Et tout arriva suivant les prévisions du vizir. Car,
après avoir parcouru un grand nombre de rues de di-
vers quartiers, ils finirent par arriver à l'entrée de la
rue en question, que le jeune homme reconnut sans '
difficulté. Et, les yeux bandés comme autrefois, il sut
calculer ses pas, et les fit s'arrêter devant un palais
dont la vue jeta le sultan dans la consternation. Et
il s'écria : « Éloigné soit le Malin, ô mon vizir! Ce
palais est habité par une épouse d'entre les épouses
de l'ancien sultan du Caire, celui qui m'a laissé le
trône, faute d'enfants mâles dans sa postérité. Et
cette épouse de l'ancien sultan, père de ma femme,
habite ici avec sa fille, qui. doit être certainement
l'adolescente qui a épousé ce jeune homme ! Allah
est le plus grand, ô vizir! Il est donc écrit dans la
destinée de toutes les filles de rois d'épouser des rien
du tout, comme nous l'avons été nous-mêmes ! Les
décrets du Rétributeur sont toujours motivés, mais
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164 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
nous en ignorons les motifs ! » Et il ajouta : « Hâtons-
nous d'entrer, pour voir la suite de cette affaire. » Et
ils frappèrent avec l'anneau de fer sur la porte qui
résonna. Et le jeune homme dit : « C'est bien ce
son-là ! » Et la porte fut ouverte aussitôt par des
eunuques qui demeurèrent interdits en reconnaissant
le sultan, le grand-vizir et le jeune homme, époux
de leur maîtresse...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tul.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT
Elle dit :
... Et ils frappèrent avec l'anneau de fer, et la
porte fut ouverte aussitôt par des eunuques qui de-
meurèrent interdits en reconnaissant le sultan, le
grand-vizir et le jeune homme, époux de l'adolescente.
Et l'un d'eux s'envola prévenir sa maîtresse de l'ar-
rivé du souverain et de ses deux compagnons.
Alors l'adolescente s'orna et s'arrangea et sortit du
harem, et vint dans la salle de réception, présenter
ses hommages au sultan, époux de sa sœur du môme
père mais non de la même mère, et lui baiser la
main. Et le sultan la reconnut effectivement, et fit
un signe d'intelligence à son vizir. Puis il dit à la
princesse : « fille de l'oncle, qu'Allah me garde de
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HISTOIRE DE L'ADULTÉRIN . . . (PREMIER FOL*) 165
te faire des reproches sur ta conduite ; car le passé
appartient au Maître du Ciel, et le présent seul nous
appartient. C'est pourquoi je souhaite, à présent,
que tu te réconcilies avec ce jeune homme, ton époux,
qui est un jeune homme possédant des qualités pré-
cieuses de fond, et qui, ne te gardant aucune ran-
cune, ne demande pas mieux que de rentrer dans
tes bonnes grâces. D'ailleurs, je te jure, par les méri-
tes de mon défunt oncle le sultan, ton père, que ton
époux n'a point commis de faute grave contre la
pudeur conjugale. Et il a déjà bien durement expié
la faiblesse d'un moment! J'espère donc que tu ne
repousseras pas ma demande ! » Et l'adolescente ré-
pondit : « Les souhaits de notre maître le sultan
sont des ordres, et ils sont sur notre tète et nos
yeux. » Et le sultan se réjouit beaucoup de cette
solution, et dit: « Puisqu'il en est ainsi, ô fille de
l'oncle, je nomme ton époux mon premier chambel-
lan. Et il sera désormais mon commensal et mon
compagnon de coupe. Et ce soir même je te l'enverrai
afin que, sans témoins gênants, vous réalisiez tous
deux la réconciliation promise. Mais, pour le moment,
permets-moi de l'emmener, car nous avons à écouter
ensemble les histoires de ses deux compagnons de
chaîne ! » Et il se retira, en ajoutant : « Il est, bien
entendu, convenu entre vous deux que désormais
tu le laisseras aller et venir librement, sans bandeau
sur les yeux et, de son côté, il promet que jamais
plus il ne se laissera, sous aucun prétexte, embras-
ser par une femme, mariée ou jeune fille. »
— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, la
T. XIII. 11
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166 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
fin de l'histoire que raconta au sultan et à son vizir le
premier jeune homme, celui qui lisait dans le livre, au
maristân. Mais pour ce qui est du second jeune homme,
un des deux qui écoutaient la lecture, voici !
Lorsque le sultan, ainsi que le vizir et le nouveau
chambellan, furent de retour au maristân, ils s'assi-
rent par terre en face du second jeune homme, en
disant : « A ton tour maintenant. » Et le second jeune
homme dit :
HISTOIRE DU DEUXIÈME FOU
« notre maître le sultan, et toi, judicieux vizir, et
toi mon ancien compagnon de chaîne, sachez que le
motif de mon emprisonnement dans ce maristân est
encore bien plus surprenant que celui que vous con-
naissez déjà, car si mon compagnon que voici a été
enfermé comme fou, ce fut bien par sa faute et à
cause de sa crédulité et de sa confiance en lui-même.
Mais, moi, si j'ai péché, c'a été précisément par l'ex-
cès contraire, comme vous allez l'entendre, si toute-
fois vous voulez bien me permettre de procéder par
ordre ! » Et le sultan et son vizir et son nouveau
chambellan, qui était l'ancien premier fou, répon-
dirent d'un commun accord : « Mais certainement ! »
Et le vizir ajouta: « D'ailleurs, plus tu mettras d'or-
dre dans ton récit, plus nous serons disposés à te
considérer comme injustement compris au nombre
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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN .. . (DEUXIÈME FOU) 167
des fous et des déments. » Et le jeune homme com-
mença son histoire en ces termes :
« Sachez donc, ô mes maîtres et la couronne sur ma
tête, que moi aussi je suis un marchand fils de mar-
chand, et qu'avant que je fusse jeté dans ce maristân,.
je tenais boutique dans le souk, où je vendais des-
bracelets et des ornements de toutes sortes aux fem-
mes des riches seigneurs. Et, à l'époque où commence-
cette histoire, je n'avais que seize ans d'âge, et j'étais
déjà réputé dans le soulc pour ma gravité, mon hon-
nêteté, ma tête lourde et mon sérieux dans les affai-
res. Et jamais je n'essayais de lier conversation avec
les dames clientes; et je ne leur disais que juste les
paroles nécessaires pour la conclusion de l'affaire. Et
d'ailleurs je pratiquais les préceptes du Livre, et ne
levais jamais les yeux sur une femme d'entre les filles
des musulmans. Et les marchands me proposaient en
exemple à leurs fils, quand ils les amenaient avec
eux au souk pour la première fois. Et plus dune-
mère avait déjà engagé des pourparlers avec mamère,
à mon sujet, pour quelque mariage honorable. Mais,
ma mère réservait sa réponse pour une meilleure-
occasion, et éludait la question, en prétextant mon
jeune âge et ma qualité d'enfant unique, et mon tem-
pérament délicat.
Or, un jour, j'étais assis devant mon livre décomp-
tes et j'en vérifiais le contenu, quand je vis entrer
dans ma boutique une accorte petite négresse qui r
après m'avoir salué avec respect, me dit : « C'est bien
ici la boutique du seigneur marchand un tel? » Et je
répondis: « C'est la vérité ! » Alors elle lira de son
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168 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
sein, avec des précautions infinies, et en regardant
prudemment de droite et de gauche avec ses yeux de
négresse, un petit billet qu'elle me tendit, en disant:
« Ceci est de la part de ma maîtresse. Et elle attend
la faveur d'une réponse. » Et,m'ayant remis le papier,
elle se tint à l'écart, attendant mon bon plaisir.
Et moi, après avoir déplié le billet, je le lus, et
trouvai qu'il contenait une ode écrite en vers enflam-
més h ma louange et en mon honneur. Et les vers
terminaux contenaient dans leur trame le nom de
celle qui se disait mon amoureuse.
Alors moi, ô mon seigneur le sultan, je fus extrê-
mement formalisé de cette démarche, et je considérai
que c'était une atteinte grave à ma bonne conduite, ,
ou peut-être quelque tentative pourm'entraîner dans
une aventure dangereuse ou compliquée. Et je pris
cette déclaration, et la déchirai, et la foulai aux pieds.
Puis je m'avançai vers la petite négresse, et la saisis
par une oreille, et lui administrai quelques soufflets
et quelques claques bien senties. Et j'achevai la cor-
rection en lui envoyant un coup de pied qui la fit
rouler hors de ma boutique. Et je lui crachai au
visage, bien ostensiblement, afin que tous mes voi-
sins vissent mon acte et ne pussent douter de ma sa-
gesse et de ma vertu, et je lui criai: « Ah! fille des
mille cornards de l'impudicité, va rapporter tout cela
à la fille des entremetteurs, ta maîtresse ! » Et tous
mes voisins, ayant vu cela, murmurèrent entre eux
d'admiration ; et l'un d'eux me montra du doigt à
son fils, en lui disant : « La bénédiction d'Allah sur
la tête de ce jeune homme vertueux ! Puisses-tu, ô
mon fils, savoir, à son âge, repousser les offres des
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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (DEUXIÈME FOU) 169
malignes et des perverses qui sont à l'affût des beaux
jeunes gens ! »
Et voilà, ô mes seigneurs, ce que je fis à seize ans.
Et ce n'est, en vérité, que maintenant que je vois
avec lucidité combien ma conduite était grossière,
dénuée de discernement, pleine de stupide vanité et
d'amour-propre déplacé, hypocrite, lâche et brutale.
Et quoi que j'aie pu éprouver plus tard de désagré-
ments, à la suite de cet acte de bêtise, je considère
que j'en méritais encore davantage, et que cette
chaîne, qui est à mon cou présentement pour un
motif tout à fait différent, aurait dû m'être infligée
lors de ce début insensé. Mais, quoi qu'il en soit, je ne
veux pas embrouiller le mois de Chabàn avec celui
de Ramadan, et je continue à procéder par ordre dans
le récit de mon histoire.
Donc, ô mes seigneurs, les jours et les mois et les
années passèrent sur cet incident, et j'étais devenu
tout à fait un homme. Et j'avais connu les femmes
et tout ce qui s'en suit, bien que célibataire; et je
sentais que le moment était réellement venu de
choisir une jeune fille qui fût mon épouse devant
Allah, la mère de mes enfants. Or, je devais être servi
à souhait, comme vous allez l'entendre. Mais je n'an-
ticipe en rien, et je procède par ordre.
En effet, une après-midi, je vis s'approcher de ma
boutique, au milieu de cinq ou six esclaves blanches
qui lui faisaient cortège, une adolescente d'amour,
parée des bijoux les plus précieux, les mains teintes
de henné, et les tresses de ses cheveux flottant sur
ses épaules, qui s'avançait dans sa grâce en se balan-
çant avec noblesse et minauderie...
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•470 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT TRENTE-HUITIÈME NUIT
Elle dit :
... une adolescente d'amour, parée des bijoux les
-plus précieux, les mains teintes de henné, et les
tresses de ses cheveux flottant sur ses épaules, qui
s'avançait dans sa grâce, en se balançant avec no-
blesse et minauderie. Et elle entra, comme une reine,
•dans ma boutique, suivie de ses esclaves, et s'assit
-après m'avoir favorisé d'un salam gracieux. Et elle
me dit: « jeune homme, as-tu un beau choix d'or-
nements en or et en argent? » Et je répondis: « ma
maîtresse, de toutes les espèces possibles et des
autres ! » Alors elle me demanda h voir des anneaux
«1 or pour les chevilles. Et je lui apportai ce que j'avais
♦de plus lourd et de plus beau en fait d'anneaux d'or
pour les chevilles. Et elle y jeta un coup d'œil négli-
gent et me dit : « Essaie-les-moi ! » Et aussitôt une
de ses esclaves se baissa et, lui relevant le bas de
sa robe de soie, découvrit à mes yeux la plus fine
*et la plus blanche cheville qui fût sortie des doigts
-du Créateur. Et moi je lui essayai les anneaux, mais
je ne pus en trouver dans ma boutique qui fussent
assez étroits pour la finesse charmante de ces jambes
moulées dans le moule de la perfection. Et elle,
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HISTOIRE DE l'aDULTÉIUN... (DEUXIÈME FOU) 171
voyant mon embarras, elle sourit et dit : « Qu'à cela
ne tienne, ô jeune homme ! Je te demanderai autre
chose. Mais, auparavant, dis-moi! En vérité, on
m'avait dit, chez moi, que j'avais des jambes d'élé-
phant. Est-ce vrai cela? » Et moi, je m'écriai : « Le
nom d'Allah sur toi et autour de toi et sur la perfec-
tion de tes chevilles, ô ma maîtresse! La gazelle, en
les voyant, dépérirait de jalousie! » Alors elle me
dit: « Et je croyais le contraire, pourtant! » Puis elle
ajouta: « Fais-moi voir des bracelets ! » Et, moi, les
yeux encore pleins de la vision de ces chevilles ado-
rables et de ces jambes de perdition, je cherchai ce
que j'avais de plus fin et de plus étroit, en fait de
bracelets d'or et d'émail, et les lui apportai. Mais elle
me dit: « Essaie-les-moi, toi-même. Moi je suis bien
lasse, aujourd'hui. » Et aussitôt une des esclaves se
.précipita et releva les manches de sa maîtresse. Et à
mes yeux apparut un bras, haï ! haï ! un col de cygne,
plus blanc et plus lisse que le cristal, et terminé par
un poignet et par une main et par des doigts, haï !
haï ! du sucre candi, ô mon seigneur, des dattes con-
fites, une joie de l'âme, un délice, un pur délice
suprême. Et moi, m'inclinant, j'essayai sur ce bras
miraculeux mes bracelets. Mais les plus étroits, ceux
confectionnés pour les mains d'eufants,* ballottaient
outrageusement sur ces fins poignets transparents ;
et je me hâtai de les en retirer, de crainte que leur
contact ne froissât cette peau candide. Et elle sourit
de nouveau, en voyant ma confusion, et me dit:
« Qu'as-tu vu, ô jeune homme? Suis-je manchote, ou
bien ai-je des mains de canard, ou bien un bras d'hip-
popotame?» Et je m'écriai : « Le nom d'Allah sur
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172 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
toi, et autour de toi, et sur la rondeur de ton bras
blanc, et sur la finesse de ton poignet d'enfant, et sur
le fusèlementdc tes doigts de houri,ô ma maîtresse! »
Et elle me dit : « Quoi donc ? Ainsi, ce n'est pas vrai?
Et pourtant, chez moi, si souvent on m'avait affirmé
le contraire. » Puis elle ajouta: « Fais-moi voir des col-
liers et des pectoraux d'or. »Etmoi, titubant sans avoir
connu de vin,je me hâtai de lui apporter ce que j'avais
de plus riche et de plus léger en fait de colliers et de
pectoraux d'or. Et aussitôt une des esclaves, avec des
soins religieux, découvrit, en même temps que le
cou de sa maîtresse, une partie de sa poitrine. Et,
holla! holla! les deux seins, les deux à la fois, ô
mon seigneur, les deux petits seins d'ivoire rose ap-
parurent tout ronds, et si mutins, sur l'éblouissante
neige de la poitrine ; et ils semblaient suspendus au
cou de marbre pur comme deux beaux enfants ju-
meaux au cou de leur mère. Et moi, à cette vue, je
ne pus me retenir de crier, en détournant la tète :
« Couvre ! couvre ! Qu'Allah étende ses voiles ! » Et
elle me dit : « Eh quoi ! tu ne m'essaies pas les colliers
et les pectoraux? Mais qu'à cela ne tienne! Je te
demanderai autre chose. Toutefois, dis-moi aupara-
vant! suis-je difforme, ou mamelue comme la femelle
du buffle, et noire, et velue ? Ou bien suis-je déchar-
née, et sèche comme un poisson salé, et plate comme
l'établi du menuisier! » Et moi je m'écriai: « Le
nom d'Allah sur toi et autour de toi et sur tes char-
mes cachés et sur tes fruits cachés et sur toute ta
beauté cachée, ô ma maîtresse ! » Et elle dit: » M'au-
raient-ils donc abusée, ceux-là qui m'ont si souvent
affirmé qu'on ne pouvait trouver rien de plus laid
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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (DEUXIÈME FOU) 173
que mes formes cachées? » Et elle ajouta: « Soit!
mais, puisque tu n'oses, ô jeune homme, m 'essayer
ces colliers, d'or et ces pectoraux, pourrais-tu du
moins m'essayer des ceintures? » Et moi, lui ayant
apporté ce que j'avais de plus souple et de plus léger
comme ceintures en filigrane d'or, je les déposai à
ses pieds, discrètement. Mais elle me dit: « Mais non!
mais non! par Allah, essaie-les-moi donc, toi-
même ! » Et moi, ô mon seigneur le sultan, je ne pus
que répondre par l'ouïe et l'obéissance, et, devinant
d'avance quelle pouvait être la finesse de cette ga-
zelle, je choisis la plus petite et la plus étroite des
ceintures, et, par-dessus ses robes et ses voiles, je lui
en ceignis la taillé. Mais cette ceinture, confectionnée
sur commande pour une princesse enfant, se trouva
trop large pour cette taille si fine qu'elle ne projetait
point d'ombre sur le sol, et si droite qu'elle eût le
fait le désespoir d'un scribe de la lettre aleph, et si
flexible qu'elle eût fait sécher de dépit l'arbre bân, et
si tendre qu'elle eût fait fondre de jalousie une motte
de beurre fin, et si souple qu'elle eût fait s'enfuir de
honte le jeune paon, et si onduleuse qu'elle eût fait
dépérir la tige du bambou. Et moi, voyant que je
n'arrivais guère à trouver ce qu'il fallait, je fus bien
perplexe et ne sus comment m'excuser. Mais elle me
dit: « Apparemment, je dois être contrefaite, avec
une double bosse par derrière et une double bosse
par devant, avec un ventre d'une forme ignoble et
un dos de dromadaire. » Et moi je m'écriai: « Le
nom d'Allah sur toi et autour de toi et sur ta taille et
sur ce qui la précède et sur ce qui l'accompagne et
sur ce qui la suit, ô ma maîtresse! » Et elle me dit:
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174 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
« Je suis étonnée, ô jeune homme! Car, chez moi, si
souvent on m'avait confirmée dans cette opinion
désavantageuse sur moi-même! Quoi qu'il en soit,
puisque tu ne peux me trouver de ceinture, j'espère
qu'il ne te sera pas impossible de me trouver des
boucles d'oreilles et un frontal d'or pour retenir mes
cheveux ! » Et, ce disant, elle souleva elle-même son
petit voile de visage^ et fit apparaître à mes yeux son
visage qui était la pleine lune marchant vers sa
quatorzième nuit. Et moi, à la vue de ces deux pier-
res précieuses qu'étaient ses yeux babyloniens, et de
ses joues d'anémone, et de sa petite bouche, étui de
corail contenant un bracelet de perles, et de tout ce
visage émouvant, je m'arrêtai de respirer et ne pus
faire un mouvement pour chercher ce qu'elle me
demandait. Et elle sourit et me dit : « Je comprends,
à jeune homme, que tu sois ému de ma laideur. Je
sais, en effet, pour me l'être entendu répéter bien
des fois, que mon visage est d'une hideur effroyable,
criblé de trous de petite vérole et parcheminé, que
je suis borgne de l'œil droit et louche de l'œil gauche,
que j'ai un nez mamelonné et hideux, et une bouche
fétide avec des dents déchaussées et branlantes, et
qu'enfin je suis mutilée et bretaudée quant à mes
oreilles. Et je ne parle pas de ma peau qui est galeuse,
ni de mes cheveux qui sont effilochés et cassants,
ni de toutes les horreurs invisibles de mon intérieur! »
Et moi je m'écriai : « Le nom d'Allah sur toi et au-
tour de toi et sur toute ta beauté visible, ô ma maî-
tresse, et sur ta beauté invisible, ô revêtue de splen-
deur,, et sur ta pureté, ô fille des lys, et sur ton odeur,
à rose, et sur ton éclat et sur ta blancheur, ô jasmin,
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HISTOIRE DE l'àDULTÉKIN . . . (DEUXIÈME FOU) 175
et sur tout ce qui en toi peut être vu, senti ou tou-
ché. Et bien heureux celui qui peut te voir, te sentir
et te toucher! »
Et je restai anéanti d'émotion, ivre d'une ivresse
mortelle.
Alors l'adolescente d'amour me regarda avec un
sourire de ses yeux longs, et me dit : « Hélas !
hélas ! pourquoi mon père me déteste-t-il donc telle-
ment pour m'attribuer toutes les laideurs que je t'ai
énumérées? Car c'est mon père, lui-même, et non
pas un autre, qui m'a toujours fait croire à toutes
ces prétendues horreurs de ma personne. Mais loué
soit Allah qui me prouve le contraire par ton entre-
mise ! Car maintenant je suis persuadée que mon
père ne m'a point trompée, mais qu'il est sous lç
coup d'une hallucination qui lui fait voir tout en
laid autour de lui. Et, pour ce qui me regarde, il est
prêt, pour se débarrasser de ma vue qui lui pèse, à
me vendre comme une esclave au marchand d'es-
claves de rebut. » Et moi, ô mon seigneur, je m'é-
criai : « Et qui donc est ton père, ô souveraine de
la beauté ? » Elle me répondit : « C'est le Cheikh al-
Islam, en personne ! » Et moi, enflammé, je m'écriai :
« Hé, par Allah ! plutôt que de te vendre au mar-
chand d'esclaves, ne jconsentirait-il pas à te marier
avec moi? » Elle dit: « Mon père est un homme
intègre et consciencieux. Et, comme il s'imagine
que sa fille est un monstre repoussant, il ne voudrait
pas avoir sur la conscience son union avec un jeune
homme tel que toi ! Mais peut-être que tu pourras,
tout de même, essayer de lui faire ta demande. Et
je vais, dans ce but, t'indiquer les moyens qui te
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176 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
fourniront le plus de chances de le convaincre. »
Et, ayant ainsi parlé, l'adolescente du parfait
amour réfléchit un moment et me dit : « Voici !
Lorsque tu te présenteras devant mon père, qui est
le Cheikh ai-Islam, et que tu lui feras ta demande
de mariage, il te dira sûrement : « mon fils, il
faut que tu ouvres les yeux. Sache que ma fille est
une percluse, une estropiée, une bossue, une... »
Mais toi, tu l'interromperas pour lui dire : « J'en suis
content! j'en suis content! » Et il continuera: « Ma
fille est une borgne, une bretaudée quant aux oreil-
les, une puante, une boiteuse, une baveuse, une pis-
seuse, une...» Mais tu l'interrompras pour lui dire:
« J'en suis content! j'en suis content !» Et il conti-
nuera : « pauvre, ma fille est une dégoûtante, une
vicieuse, une pétante, une morveuse, une... » Mais
tu l'interromperas pour lui dire : « J'en suis content !
j'en suis content! » Et il continuera : « Mais tu ne
sais pas, ô pauvre ! Ma fille est une moustachue, une
ventrue, une mamelue, une manchote, un pied-bot,
une louche quant à l'œil gauche, une mamelonnée
huileuse quant au nez, une criblée de petite vérole
quant au visage, une fétide quant à la bouche, une
déchaussée et branlante quant aux dents, une
mutilée quant à son intérieur, une chauve, une ga-
leuse épouvantable, une horreur tout à fait, une
abominable malédiction ! » Et toi, l'ayant laissé
achever de déverser sur moi cette jarre effroyable,
tu lui diras : « Hé, par Allah ! j'en suis content!
j'en suis content...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
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HISTOIRE DE i/ADULTÉRlN . ., (DEUXIÈME FOU) 177
MAIS LORSQUE FUT
U HUIT CENT TRENTE-NEUVIÈME NUIT
Elle dit:
» ... Et toi, l'ayant laissé achever de déverser sur
moi cette jarre effroyable, tu lui diras : « Hé, par
Allah, j'en suis content ! j'en suis content ! »
Et moi, ô mon seigneur, en entendant ces paroles,
et rien qu'à l'idée que de telles appellations pou-
vaient être appliquées par son père à cette adoles-
cente du parfait amour, je sentais le sang me monter
à la tête d'indignation et de colère. Mais, enfin,
comme il fallait passer par cette épreuve pour arri-
ver à me marier avec ce modèle des gazelles, je lui
dis : « L'épreuve est dure, ô ma maîtresse, et je puis
mourir en entendant ton père te traiter de la sorte.
Mais Allah me donnera les forces nécessaires et le
courage ! » Puis je lui demandai : « Et quand pourrai-
je me présenter entre les mains du vénérable Cheikh
ai-Islam, ton père, pour faire ma demande? » Elle
me répondit : « Demain, sans faute, au milieu de la
matinée. » Et elle se leva, à ces mots, et me quitta,
suivie des jeunes filles, ses esclaves, en me saluant
d'un sourire. Et mon àme suivit ses traces et s'atta-
cha à ses pas, alors que je restais dans ma boutique,
en proie aux affres de l'attente et de la passion.
Aussi, le lendemain, à l'heure indiquée, je ne
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178 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
manquai pas de m'envoler vers la résidence du
Cheikh ai-Islam, auquel je demandai une audience,
en lui faisant dire que c'était pour une affaire urgente
d'une extrême importance. Et il me reçut, sans re-
tard, et me rendit mon salam avec considération, et
me pria de m'asseoir. Et je remarquai que c'était un
vieillard à l'aspect vénérable, à la barbe blanche
immaculée et à l'attitude pleine de noblesse et de
grandeur, mais qu'il avait, sur son visage et dans
ses yeux, un air de tristesse sans espoir et de dou-
leur sans remède. Et je pensai : « C'est bien ça ! Il a
l'hallucination de la laideur. Puisse Allah le guérir ! »
Puis, m'étant assis à la seconde invitation seule-
ment, par respect et déférence pour son âge et sa
haute dignité, je lui fis de nouveau mes salams et
compliments, et je les réitérai une troisième fois, en
me levant chaque fois. Et, ayant montré de la sorte
ma politesse et mon savoir-vivre, je me rassis, mais
en me tenant sur le bord extrême de la chaise, et
j'attendis qu'il ouvrît, le premier, la conversation,
et m'interrogeât sur le fond de l'affaire.
Et, effectivement, après que i'agha de service nous
eut offert les rafraîchissements d'usage, et que le
Cheikh al-lslam eut échangé avec moi quelques paro-
les sans importance sur la chaleur et la sécheresse* il
me dit : « marchand un tel, en quoi puis-jete satis-
faire? » Et je répondis : « mon seigneur, je me
suis présenté entre tes mains pour t'implorer et te
solliciter au sujet de la dame celée derrière le rideau
de chasteté de ton honorable maison, de la perle
scellée du sceau de la conservation, et de la fleur ca-
chée dans le calice de la modestie, ta fille sublime,
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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (DEUXIÈME FOU) 179
la vierge insigne à laquelle je souhaite, moi indi-
gne, m'unir par les liens licites et le contrat légal ! »
A ces paroles, je vis le visage du vénérable vieil-
lard noircir puis jaunir, et son front se baisser tris-
tement vers le sol. Et il resta un moment plongé
dans de pénibles réflexions sur le cas de sa fille, sans
aucun doute. Puis il releva lentement la tête, et me
dit avec un accent d'infinie tristesse : « Qu'Allah
conserve ta jeunesse et te favorise toujours de ses
grâces, ô mon fils ! Mais la fille que j'ai dans ma mai-
son, derrière le rideau de chasteté, est sans espoir!
Et on ne peut rien en faire, et il n'y a rien à en tirer.
Car... » Mais moi, 6 mon seigneur le sultan, je l'in-
terrompis soudain, pour m'écrier : « J'en suis satis-
fait ! j'en suis satisfait ! » Et le vénérable vieillard
me dit : « Qu'Allah te comble de ses grâces, ô mon
fils ! Mais ma fille ne convient pas à un beau jeune
homme comme toi, plein d'aimables qualités, de
force et de santé. Car c'est une pauvre infirme,
dont sa mère a accouché avant terme, à la suite d'un
incendie. Et elle est aussi contrefaite et laide que
tu es beau et bien fait. Et, comme il faut que tu sois
éclairé sur le motif qui me fait refuser ta demande,
je pourrai, si tu le veux, te la dépeindre telle qu'elle
est, car la crainte d'Allah est dans mon cœur, et je
ne voudrais pas contribuer à t'induire en erreur ! »
Mais moi je m'écriai : « Je la prends avec tous ses
défauts, et j'en suis satisfait, tout à fait satisfait ! »
Mais il médit : « Ah, mon fils, n'oblige pas un père,
qui tient à la dignité de son intérieur, à te parler de
sa fille en termes pénibles ! mais ton insistance me
force à te dire qu'en épousant ma fille tu épouses le
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180 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
plus effroyable monstre de ce temps. Car c'est une
créature dont la seule vue... » Mais moi, Tedou tant
l'épouvantable énumération des horreurs dont il se
disposait à affliger mon ouïe, je l'interrompis, pour
m'écrier avec un accent où je mis toute mon âme et
tout mon désir : « J'en suis satisfait ! j'en suis satis-
fait! » Et j'ajoutai : « Par Allah sur toi,ô notre père,
épargne-toi la douleur de parler de ton honorable
fille en termes pénibles, car, quoi que tu puisses
m'en dire, et quelque dégoûtante que puisse être la
description que tu m'en feras, je continuerai à la
solliciter en mariage, car j'ai un goût spécial pour
les horreurs, quand elles sont du genre de celles
dont est affligée ta fille, et, je te le répète, je l'ac-
cepte telle qu'elle est, et j'en suis satisfait, satisfait,
satisfait ! »
Lorsque le Cheikh ai-Islam m'eut entendu parler
de la sorte, et qu'il eut compris que ma résolution
était inébranlable et mon désir inchangeable, il
frappa ses mains l'une dans l'autre de surprise et
d'étonnement, et me dit : « J'ai libéré ma conscience
devant Allah et devant toi, ô mon fils, et tu ne
pourras t'en prendre qu'à toi seul de ton acte de
folie. Mais, d'un autre côté, les préceptes divins me
défendent d'empêcher le désir de se satisfaire, et je
ne puis que te donner mon consentement. Et moi, à
la limite du bonheur, je lui baisai la main, et je
souhaitai que le mariage fût conclu et célébré le jour
même. Et il me dit, en soupirant : « 11 n'y a plus
d'inconvénient ! » Et le contrat fut écrit et légalisé
par les témoins ; et il y fut stipulé que j'acceptais
mon épouse avec ses défauts, ses déformations, ses
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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 181
infirmités, ses difformités, ses malformations, ses
maux, ses laideurs, et autres choses semblables. Et
il y était également stipulé que si, pour une raison
ou pour une autre, je divorçais d'avec elle, je devais
lui payer, comme rançon de divorce, et comme
douaire, vingt bourses de mille dinars d'or. Et moi,
bien entendu, j'acceptai de tout coeur les conditions.
Et j'eusse d'ailleurs accepté des clauses bien autre-
ment désavantageuses.
Or, après l'écriture du contrai;, mon oncle, père
de mon épouse, me dit : « un tel, c'est dans ma
maison qu'il vaut mieux consommer le mariage, et
établir ton domicile conjugal. Car le transport de
ton épouse infirme, d'ici à ta maison lointaine, présen-
terait de graves inconvénients. » Et moi je répondis :
« J'écoute et j'obéis ! » Et en moi-même je brûlais
d'attente, et me disais : « Par Allah ! est-il vraiment
possible que moi, l'obscur marchand, je sois devenu
le maître de cette adolescente du parfait amour, la
fille du vénéré Cheikh ai-Islam? Et est-ce vraiment
moi qui vais me réjouir de sa beauté, et en prendre
à mon aise avec elle, et manger mon plein de ses
charmes cachés, et en boire mon plein, et m'en
dulcifier jusqu'à satiété ? »
Et, lorsqu'enfin la nuit fut venue, je pénétrai dans
la chambre nuptiale, après avoir récité la prière du
soir et, le cœur battant d'émotion, je m'approchai
de mon épouse et levai le voile de dessus sa tôte et
lui découvris le visage. Et je regardai avec mon
âme et mes yeux.
Et — qu'Allah confonde le Malin, ô mon seigneur
le sultan, et qu'il ne te rende jamais témoin d'un
T. xui. 12
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182 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
spectacle semblable à celui qui s'offrit à mes regards !
— je vis la créature humaine la plus difforme, la
plus dégoûtante, la plus, repoussante, la plus détes-
table, la plus répugnante et la plus nauséeuse qu'on
puisse voir dans le plus pénible des cauchemars. Et
certes ! c'était un objet de laideur bien plus effroya-
ble que celui que m'avait dépeint l'adolescente, et
un monstre de difformité, et une loque si pleine
d'horreur qu'il me serait impossible, ô mon sei-
gneur, de t'en faire la description sans avoir un haut-
le-cœur et tomber à tes pieds sans connaissance.
Mais qu'il me suffise de te dire que celle qui était
devenue mon épouse, avec mon propre consente-
ment, renfermait en sa personne nauséabonde tous
les vices légaux et toutes les abominations illégales,
toutes les impuretés, toutes les fétidités, toutes les
aversions, toutes les atrocités, toutes les hideurs, et
toutes les dégoûtations qui peuvent affliger les êtres
sur qui pèse la malédiction. Et moi, me bouchant le
nez et détournant la tête, je laissai retomber son
voile, et je m'éloignai d'elle dans le coin le plus
retiré de la chambre, car si même j'avais été un
Thébaïdien mangeur de crocodile, je n'eusse pu in-
duire mon âme à uïle approche charnelle avec une
créature qui offensait à ce point la face de son Créa-
teur.
Et, m'étant assis dans mon coin, avec mon visage
tourné vers le mur, je sentais tous les soucis envahir
mon entendement, et toutes les douleurs du monde
monter dans mes reins. Et je gémis du fond du
noyau de mon cœur. Mais je n'avais pas le droit de
dire un seul mot, ou d'émettre la moindre plainte,
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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 183
puisque je l'avais acceptée pour épouse de mon pro-
pre mouvement. Car c'était bien moi, avec mon pro-
pre œil, qui avais, chaque fois, interrompu le père,
pour m'écrier : « J'en suis satisfait! j'en suis satis-
fait! » Et je me disais : « Eh, oui ! la voilà bien,
l'adolescente du parfait amour ! Ah ! meurs ! meurs !
meurs! ah, idiot! ah, stupide bœuf! ah, lourd co-
chon ! » Et je me mordais les doigts, et me pinçais
les bras en silence. Et une colère contre moi-même
fermentait en moi d'heure en heure, et je passai
toute cette nuit de mon destin* à contre-poil, tout
comme si j'eusse été au milieu des tortures, dans la
prison du Mède ou du Déilamite...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se lut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTIÈME NUIT
Elle dit:
... Et je passai toute cette nuit de mon destin, à
contre-poil, tout comme si j'eusse été au milieu des
tortures, dans la prison du Mède ou du Déilamite.
Aussi, dès l'aube, je me hâtai de fuir la chambre
de mes noces, et de courir au hammam me purifier
du contact de cette épouse d'horreur. Et, après avoir
fait mes ablutions suivant le cérémonial du Ghôsl,
pour les cas d'impureté, je me laissai aller à som-
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184 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
meiller quelque peu. Après quoi, je m'en retournai
à ma boutique, et je m'y assis avec ma tête prise de
vertige, ivre sans avoir bu du vin.
Et aussitôt mes amis et les marchands qui me
connaissaient, et les particuliers les plus distingués
du souk, commencèrent à se rendre auprès de moi,
les uns séparément et les autres deux par deux, ou
trois par trois, ou plusieurs à la fois, et ils venaient
pour me féliciter et m'offrir leurs vœux. Et ils me
disaient : « Une bénédiction ! une bénédiction ! une
bénédiction! Que la joie soit avec toi! que la joie
soit avec toi! » Et d'autres me disaient: «Hé, notre
voisin, nous ne vous savions pas si parcimonieux !
Où est le festin, où sont les friandises, où sont les
sorbets, où sont lés pâtisseries, où sont les plateaux
de halawa, où est telle chose, et où est telle autre
chose? Par Allah, nous pensons que les charmes de
l'adolescente, ton épouse, t'ont troublé la cervelle et
fait oublier tes amis et perdre la mémoire de tes
obligations élémentaires ! Mais qu'à cela ne tienne !
Et que la joie soit avec toi ! que la joie soit avec
toi! »
Et moi, ô mon seigneur, ne pouvant trop me
rendre compte s'ils se moquaient de moi ou s'ils
me félicitaient réellement, je ne savais quelle conte-
nance prendre, et je me contentais de faire quel-
ques gestes évasifs, et de répondre par quelques
paroles sans portée. Et je sentais mon nez qui se
bourrait de rage concentrée, et mes yeux prêts à
fondre en larmes de désespoir.
Et mon supplice avait duré de la sorte depuis le
matin jusqu'à l'heure de la prière de midi, et la plu-
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HISTOIRE DE I,' ADULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 185
part des marchands s'étaient rendus à la mosquée ou
prenaient leur repos du milieu du jour, quand voici !
à quelques pas devant moi, l'adolescente du parfait
amour, la vraie, celle qui était l'auteur de ma mé-
saventure et la cause de mes tortures. Et elle s'avan-
çait de mon côté, souriante au milieu de ses cinq
esclaves, et se penchait mollement, et se balançait
de droite et de gauche voluptueusement, avec ses
traînes et ses soieries, souple comme un jeune rameau
de bân au milieu d'un jardin d'odeurs. Et elle était
encore plus somptueusement parée que le jour pré-
cédent, et si émouvante dans sa démarche que, pour
la mieux voir, les habitants du souk se rangèrent
en espalier, sur son passage. Et, d'un air d'enfant,
elle entra dans ma boutique, et me jeta le plus gra-
cieux salam, et me dit en s'asseyant : « Que ce jour
soit pour toi une bénédiction, ô mon maître Olâ Ed-
Dîn, et qu'Allah soutienne ton bien-être et ton bon-
heur et mette le comble à ton contentement ! Et
que la joie soit avec toi ! la joie avec toi ! »
Or, moi, ô mon seigneur, dès que je l'avais aper-
çue, j'avais déjà froncé les sourcils et grommelé des
malédictions en mon cœur. Mais quand je vis avec
quelle audace elle se jouait de moi, et comment elle
venait me provoquer, après son coup perpétré, je
ne pus me retenir plus longtemps ; et toute ma gros-
sièreté d'autrefois, quand j'étais vertueux, me vint
aux lèvres ; et j'éclatai en injures, lui disant: «
chaudron plein de poix, ô casserole de bitume, ô
puits de perfidie ! que t'ai-je donc fait pour m'avoir
traité avec cette noirceur, et plongé dans un abîme
sans issue ? Qu'Allah te maudisse et maudisse l'ins-
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186 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
tant de notre rencontre et noircisse ton visage à ja-
mais, ô débauchée ! » Mais elle, sans paraître autre-
ment émue, répondit en souriant : « Hé quoi, ô tim-
bale, as-tu donc oublié tes torts à mon égard, et ton
mépris à l'égard de mon ode en vers, et le mauvais
traitement que tu as fait subir à ma messagère, la
petite négresse, et les injures que tu lui a adressées,
et le coup de pied dont tu Tas gratifiée, et les injures
que tu m'as envoyées par son entremise? » Et, ayant
ainsi parlé, l'adolescente ramassa ses voiles et se
leva pour partir.
Mais moi,ô mon seigneur, je compris alors que je
n'avais récolté que ce que j'avais semé, et je sentis
tout le poids de ma brutalité passée, et combien la
vertu maussade était une chose de tous points haïs-
sable, et l'hypocrisie de la piété une chose détes-
table. Et, sans plus tarder, je me jetai aux pieds de
l'adolescente du parfait amour, et la suppliai de me
pardonner, en lui disant : « Je suis pénitent ! je suis
pénitent ! je suis, en vérité, tout à fait pénitent ! »
Et je lui dis des paroles aussi douces et aussi atten-
drissantes que les gouttes de pluie dans un désert
brûlant. Et je finis par la décider à rester ; et eHe
daigna m'excuser, et me dit : « Pour cette fois, je
veux bien te pardonner, mais ne recommence pas ! »
Et je m'écriai, en lui baisant le bas de sa robe, et en
m'en couvrant le front : « O ma maîtresse, je suis
sous ta sauvegarde, et je suis ton esclave qui attend
sa délivrance de ce que tu sais, par ton entremise ! »
Et elle me dit, en souriant: « J'y ai déjà pensé.
Et de même que j'ai su te prendre dans mes
filets, de même je saurai t'en délivrer ! » Et je
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HISTOIRE DE L.' ADULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 187
m'écriai : » « Yallah ! yallah ! hàte-toi ! hâte toi ! »
Alors elle me dit : « Écoute bien mes paroles, et
suis mes instructions. Et tu pourras être débarrassé,
sans peine, de ton épouse ! » Et je m'inclinai : «
rosée ! ô rafraîchissement ! » Et elle continua:
« Voici ! Lève-toi et va, au pied de la citadelle,
trouver les saltimbanques, les bateleurs, les char-
latans, les bouffons, les danseurs, les funambules,
les baladins, les conducteurs de singes, les mon-
treurs d'ours, les tambourineurs, les clarinettes, les
flageolets, les timbaliers *et autres farceurs, et tu
te concerteras avec eux pour qu'ils viennent te
trouver, sans retard, au palais du Cheikh al-lslam,
père de ton épouse. Et toi, à leur arrivée, tu seras
assis à prendre des rafraîchissements avec lui, sur
le perron de la cour. Et eux, dès leur entrée, ils te
féliciteront et te congratuleront, en s'écriant : « O
fils de notre oncle, ô notre sang, ô veine de notre
œil, nous partageons ta joie, en ce jour béni de tes
noces ! En vérité, ô fils de notre oncle, nous nous
réjouissons pour toi du rang où tu es parvenu. Et
quand tu rougirais de nous, nous nous ferions hon-
neur de t'appartenir ; et quand même, oublieux do
tes parents, tu nous chasserais, et quand tu nous
éconduirais, nous ne te quitterions pas ; car tu es le
fils de notre oncle, notre sang et la veine de notre
œil. » Et alors, toi, tu feras semblant d'être bien con-
fus de la divulgation de ta parenté avec ceux-là, et,
pour te débarrasser d'eux, tu commenceras à ré-
pandre sur eux, par poignées, les drachmes et les
dinars. Et, à cette vue, le Cheikh ai-Islam te ques-
tionnera, sans aucun doute ; et tu lui répondras, en
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188 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
baissant la tête : « Il faut bien que je dise la vérité,
puisque mes parents sont là pour me trahir. Mon
père était en effet un baladin, montreur d'ours et de
singes, et telle est la profession de ma famille et son
origine. Mais, par la suite, le Rétributeur ouvrit sur
nous la porte de la fortune, et nous avons acquis la
considération auprès des marchands du souk et de
leur syndic. » Et le père de ton épouse te dira :
« Ainsi donc tu es un iils de baladin, de la tribu des
funambules et des monteurs de singes ? » Et tu ré-
pondras : « Il n'y a pas moyen que je renie mon ori-
gine et ma famille, pour l'amour de ta fille et pour
son honneur. Car le sang ne renie pas le sang, et le
ruisseau sa source ! » Et il te dira, sans aucun doute :
« En ce cas, ô jeune homme, il y a eu illégalité dans
le contrat de mariage, puisque tu nous as caché ta
souche et origine. Et il ne convient pas que tu restes
l'époux de la fille du Cheikh ai-Islam, chef suprême
des kâdis, qui est assis sur le tapis de la loi, et qui
est un chérif et un saïed dont la généalogie remonte
aux parents de l'apôtre d'Allah ! Et il ne convient
pas que sa fille, quelque oubliée qu'elle soit des
bienfaits du Rétributeur, soit à la discrétion du fils
d'un bateleur. » Et toi, tu répliqueras : « La ! la! ya
éfendi, ta fille est mon épouse légale, et chacun de
ses cheveux vaut mille vies. Et moi, par Allah ! je
ne m'en séparerais pas quand tu me donnerais les
royaumes du monde! » Mais, peu à peu, tu te lais-
seras persuader, et quand le mot de divorce sera
prononcé, tu consentiras lentement à te séparer de
ton épouse. Et tu prononceras, par trois fois, en pré-
sence du Cheikh ai-Islam et de deux témoins, la
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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN . . . (DEUXIÈME FOU) 189
formule du divorce. Et, délié de la sorte, tu revien-
dras me trouver ici. Et Allah arrangera ce qui res-
tera à arranger ! »
Alors moi, à ce discours de l'adolescente du par-
fait amour, je sentis se dilater les éventails de mon
cœur, et je m'écriai : « reine de l'intelligence et de
la beauté, me voici prêt à t'obéir sur ma tête et sur
mes yeux...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut,
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE ET UNIÈME NUIT
Elle dît :
... à ce discours de l'adolescente du parfait amour,
je sentis se dilater les éventails de mon cœur, et je
m'écriai : « reine de l'intelligence et de la beauté,
me voici prêt à t'obéir sur ma tête et sur mes yeux ! »
Et, prenant congé d'elle en la laissant dans ma bou-
tique, j'allai sur la place qui est au pied de la cita-
delle, et me mis en rapport avec le chef de la corpo-
ration des bateleurs, saltimbanques, charlatans,
bouffons, danseurs, funambules, baladins, conduc-
teurs de singes, montreurs d'ours, tambourineurs,
clarinettes, flageolets, fifres, timbaliers, ettous autres
farceurs ; et je me concertai avec ce chef-là pour qu'il
m'aidât dans mon projet, en lui ^promettant une ré-
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190 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
numération considérable. Et, ayant obtenu de lui la
promesse de son concours, je le précédai au palais du
Cheikh ai-Islam, père de mon épouse, auprès duquel
je montai m'asseoir sur le perron de la cour.
Et je n'étais pas là depuis une heure à deviser avec
lui, en buvant des sorbets, que soudain, par la
grande porte laissée ouverte, fit son entrée, précédée
par quatre saltimbanques marchant sur la tête, et
par quatre funambules marchant sur le bout des
orteils, et par quatre bateleurs marchant sur les
mains, au milieu d'un charivari extraordinaire, toute
la tribu tambourinante, tamtamante, tintamarrante,
hurlante, dansante, gesticulante et bariolée de la
nigauderie qui tenait ses assises au pied de la cita-
delle. Et ils étaient tous là, les conducteurs de singes
avec leurs animaux, les montreurs d'ours avec
leurs plus beaux sujets, les bouffons avec leurs
oripeaux, les charlatans avec leurs hauts bonnets de
feutre, et les instrumentistes avec leurs bruyants
instruments dont s'exhalait un immense hourvari.
Et ils vinrent se ranger, en bon ordre, dans la cour,
les singes et les ours au milieu d'eux, et chacun
œuvrant ^ sa manière. Mais soudain résonna un
violent coup de tabbl, et tout le vacarme tomba
comme par enchantement. Et le chef de la tribu
s'avança jusqu'au pied des marches, et, au nom de
tous mes parents assemblés, me harangua d'une
voix magnifique, en me souhaitant prospérité et
longue vie, et en me tenant le discours que je lui
avais appris.
Et, effectivement, ô mon seigneur, tout se passa
comme l'avait prévu l'adolescente. Car le Cheikh al-
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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 191
Islam, ayant eu, par la bouche même du chef de la
tribu, l'explication de ce tintamarre, m'en demanda
la confirmation. Et je l'assurai que j'étais, en effet, le
cousin, de père et de mère, de tous ces gens, et que
j'étais moi-même le fis d'un bateleur, conducteur de
singe ; et je lui répétai toutes les paroles du rôle que
m'avait appris l'adolescente, et que tu connais déjà,
ô roi du temps. Et le Cheikh ai-Islam, devenu bien-
change de teint et bien indigné, me dit : « Tu ne peux
plus rester dans la maison et dans la famille du
Cheikh al-Islàm, car je craindrais qu'on te crachât
au visage, et qu'on te traitât avec moins d'égards
qu'un chien de chrétien ou qu'un porc de juif. » Et
moi je commençai par répondre : « Par Allah, je ne
divorcerai pas d'avec mon épouse, même si tu m'of-
fres le royaume de l'Irak! » Et le Cheikh ai-Islam,
qui savait bien que le divorce par force était défendu
parla Schariat, me prit à part et me supplia, par
toutes sortes de paroles conciliantes, de consentir à
ce divorce, en me disant: « Voile mon honneur, et
Allah voilera le tien ! » Et moi je finis par condescen-
dre à accepter le divorce, et je prononçai, par devant
témoins, en parlant de la fille du Cheikh al-lslam :
« Je la répudie une fois, deux fois, trois fois, je la
répudie ! » Or, c'était là la formule du divorce irrévo-
cable. Et, l'ayant prononcée, parce que j'en étais ins-
tammentrequis par le père lui-même, je me trouvais,
du même coup, libéré de la redevance de la rançon
et du douaire, et délivré du plus épouvantable cau-
chemar qui eût pesé sur la poitrine d'un être humain.
Et, sans prendre le temps de saluer celui qui avait
été pendant une nuit le père de mon épouse, je
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192 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
livrai mes jambes au vent, sans regarder derrière
moi, et j'arrivai, hors d'haleine, dans ma boutique
où m'attendait toujours l'adolescente du parfait
amour. Et elle, de sa langue la plus douce, elle me
souhaita la bienvenue, et, de toute la bienséance de
ses manières, elle me félicita de la réussite, et me dit:
« Maintenant, voici le moment venu de notre réu-
nion. Qu'en penses-tu, ô mon maître? » Et je répon-
dis: « Sera-ce dans ma boutique ou dans ta maison? »
Et elle sourit et me dit : « O pauvre ! mais tu ne sais
donc pas combien une femme doit prendre de soins
de sa personne, pour faire les choses comme il sied?
Il fa,ut donc que ce soit dans ma maison ! » Et je répon-
dis : « Par Allah, ô ma souveraine, depuis quand le lys
va-t-il au hammam et la rose au bain? Ma boutique est
assez grande pour te conteuir, lys ou rose. Et si ma
boutique brûlait, il y aurait mon cœur. » Et elle me
répondit, riant : « Tu excelles, vraiment ! Et te voilà
revenu de tes anciennes manières, si ordinaires ! Et
tu sais tourner un compliment, parfaitement. » Et
elle ajouta : « Maintenant, lève-toi, ferme ta boutique
et suis-moi. »
Or, moi, qui n'attendais que ces mots, je me hâtai
de répondre : « J'écoute et j'obéis. » Et, sortant le
dernier de la boutique, je la fermai à clef, et suivis,
à dix pas de distance, le groupe formé par l'adoles-
cente et ses esclaves. Et nous arrivâmes de la sorte
devant un palais dont la porte s'ouvrit à notre ap-
proche. Et, dès l'entrée, deux eunuques vinrent à
moi et me prièrent de me rendre avec eux au ham-
mam. Et moi, décidé à tout faire sans demander
d'explication, je me laissai conduire parles eunuques
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HISTOIRE DE l'àDULTÉRIN... (DEUXIÈME FOu) 193
au hammam, où Ton me fit prendre un bain de pro-
preté et de rafraîchissement. Après quoi, revêtu de
fins habits, et parfumé à l'ambre chinois, je fus con-
duit dans les appartements intérieurs où m'attendait,
nonchalamment étendue sur un lit de brocart, l'ado-
lescente de mes désirs et du parfait amour.
Or, dès que nous fûmes seuls, elle me dit : « Viens
par ici, viens, ô timbale ! Par Allah ! faut-il que tu
sois un nigaud de l'extrême extrémité des nigauds,
pour avoir refusé naguère une nuit semblable à
celle-ci ! Mais, pour ne pas te troubler, je ne te rap-
pellerai pas le passé. » Et moi, ô mon seigneur, à la
vue de cette adolescente déjà toute nue, et toute
blanche et si fine, et de la richesse de ses parties dé-
licates, et de la grosseur de son derrière dodu, et de
l'excellente qualité de ses divers attributs, je sentis
se réparer en moi tous mes retards passés, et je
reculai pour sauter. Mais elle m'arrêta d'un geste et
d'un sourire, et me dit: « Avant le combat, ô cheikh, il
faut que je sache si tu connais le nom de ton adver-
saire. Comment s'appelle-t-il ? » Et je répondis : « La
source des grâces l » Elle dit : « Que non !» Je dis :
« Le père de la blancheur ! » Elle dit : « Que non ! »
Je dis : « Le doux-viandu ! » Elle dit : « Que non ! »
Je dis : « Le sésame décortiqué ! » Elle dit : « Que
non ! » Je dis : « Le basilic des ponts ! » Elle dit :
« Que non ! » Je dis: « Le mulet rétif! » Elle dit:
« Que non ! » Je dis : « Hé, par Allah, ô ma maîtresse,
je ne connais plus qu'un nom encore, et c'est tout:
l'auberge de mon père Mansour ! » Elle dit : « Que
non ! » et ajouta : « O timbale, que t'ont-ils donc
appris, les savants théologiens et les maîtres gram-
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194 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
mairiens ? » Je dis : « Rien du tout ! » Elle dit : « Alors
écoute ! Voici quelques-uns de ses noms : le sanson-
net muet, le mouton gras, la langue silencieuse,
l'éloquent sans paroles, l'étau adaptable, le crampon
sur mesure, le mordeur enragé, le secoueur infati-
gable, l'abîme magnétique, le puits de Jacob, le ber-
ceau de l'enfant, le nid sans œuf, l'oiseau sans
plumes, le pigeon sans tache, le chat sans mousta-
ches, le poulet sans voix et le lapin sans oreilles. »
Et, ayant fini d'orner de la sorte mon entendement,
et d'éclairer mon jugement, elle me saisit soudain
entre ses jambes et ses bras, et me dit : « Yallah !
yallah, ô timbale ! sois rapide dans l'assaut, et lourd
dans la descente, et léger dans le poids, et solide
dans l'étreinte, et un nageur de fond, et un bouchon
sans vide, et un sauteur sans arrêt. Car le détestable
est celui qui se lève une fois ou deux fois pour ensuite
s'asseoir, et qui lève la tète pour la baisser, et qui
se met debout pour retomber. Et donc, hardi, ô gail-
lard ! » Et moi, ô mon seigneur, je répondis: « Hé,
par ta vie, ô ma maîtresse, procédons par ordre !
procédons par ordre! » Et j'ajoutai : « Par qui faut-il
commencer ? » Elle répondit : « A ton choix, ô tim-
bale! » Je dis: « Alors, donnons d'abord son grain
au sansonnet muet ! » Elle dit : « Il attend ! il attend ! »
Alors moi, ô mon seigneur le sultan, je dis à mon
enfant : « Satisfais le sansonnet ! » Et l'enfant répon-
dit par l'ouïe et l'obéissance, et fut large et généreux
pour la pitance du sansonnet muet qui, du coup, se
mit à s'exprimer dans le langage des sansonnets,
disant : « Qu'Allah augmente ton bien! qu'Allah aug-
mente ton bien ! »
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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 195
Et moi je dis à l'enfant : « Fais ton salam main-
tenant au mouton gras qui attend ! » Et l'enfant fit
au mouton en question le salam le plus profond. Et
le mouton répondit en son langage d'état: « Qu'Allah
augmente ton bien ! qu'Allah augmente ton bien ! »
Et moi je dis à l'enfant : « Parle maintenant à la
langue silencieuse ! » Et l'enfant frotta son doigt sur
la langue silencieuse, qui répondit aussitôt d'une
voix harmonieuse: « Qu'Allah augmente ton bien !
qu'Allah augmente ton bien ! »
Et moi je dis à l'enfant : « Apprivoise le mordeur
enragé ! » Et il se mit à caresser le mordeur en ques-
tion, avec beaucoup de précautions, et fit si bien
qu'il sortit de sa gueule sans dommage et sans rage,
et que le mordeur, satisfait de son courage et de son
ouvrage, lui dit : « Je te rends hommage ! ah! quel
breuvage ! »
Et moi je dis à l'enfant : « Comble le puits de Jacob,
ô plus endurant que Job! » Et l'enfant répondit aus-
sitôt : « Il me gobe ! il me gobe ! » Et le puits en
question fut comblé sans fatigue ni objection, et
bouché sans vide ni interruption.
Et moi je dis à l'enfant : « Réchauffe l'oiseau sans
plumes ! » Et l'enfant répondit comme le marteau
sur l'enclume ; et l'oiseau réchauffé répondit ; « Je
fume ! je fume ! »
Et moi je dis à l'enfant : « O excellent, donne du
grain cette fois au poulet sans voix ! » Et l'excellent
garçon ne dit pas non, et donna du grain à profu-
sion au poulet en question, qui se mit à chanter,
disant : « La bénédiction ! la bénédiction ! »
Et moi je dis à l'enfant : « N'oublie pas ce bon
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196 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
lapin sans oreilles, et tire-le de son sommeil, ô père
de l'œil sans pareil ! » Et l'enfant, toujours en éveil,
parla au lapin, bien qu'il fût sans oreilles, et lui
donna de si bons conseils, qu'il s'écria : « Quelle
merveille ! quelle merveille...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-DEUXIÈME NUIT
Elle dit :
... Et l'enfant, toujours en éveil, parla au lapin,
bien qu'il fût sans oreilles, et lui donna de si bons
conseils, qu'il s'écria : « Quelle merveille ! quelle
merveille ! »
Et je continuai, ô mon seigneur, à encourager
l'enfant à converser de la sorte avec son adversaire,
en changeant chaque fois de place la conversation,
et en la faisant dévier selon chaque attribut, pre-
nant-prenant, et donnant-donnant, sans oublier ni le
chat sans moustaches, ni le pigeon sans tache, ni le
berceau qui fut trouvé bien chaud, ni le nid sans œuf
qui fut trouvé tout neuf, ni le crampon sur mesure
qui fut affronté sans écorchure, ni l'abîme magné-
tique où il plongea d'une manière oblique pour rester
pudique, et qui fit crier grâce à la propriétaire,
disant : « J'abdique ! j'abdique ! ah ! quelle trique ! »
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HISTOIRE DE l'àDULTÉKIN . . . (DEUXIÈME FOU) 197
ni l'étau adaptable d'où il sortit plus invulnérable et
plus considérable, ni enfin l'auberge de mon père
Mansour, plus chaude qu'un four, et d'où il sortit
plus gros et plus lourd qu'un topinambour.
Et nous ne cessâmes la lutte, ô mon seigneur le
sultan, qu'avec l'apparition du matin, pour réciter la
prière et aller au bain.
Et, lorsque nous fûmes sortis du hammam et réu-
nis pour le repas du matin, l'adolescente du parfait
amour me dit : « Par Allah, ô timbale, tu as vrai-
ment excellé, et le sort m'a favorisé qui m'a fait jeter
sur toi mon dévolu. Or, maintenant il s'agit de ren-
dre licite notre union. Qu'en penses-tu? Veux-tu
rester avec moi, selon la loi d'Allah, ou veux-tu
renoncer pour toujours à me revoir ? » Et moi je
répondis : « Plutôt subir la mort rouge que de ne
plus me réjouir de ce visage de blancheur, ô ma
maîtresse ! » Et elle me dit : « En ce cas, sur nous le
kâdi et les témoins ! » Et elle fit appeler le kâdi et
les témoins, séance tenante, et écrire sans retard
notre contrat de mariage. Après quoi, nous prîmes
ensemble notre premier repas, et nous attendîmes
que notre digestion fût terminée, et que tout risque
de mal de ventre fût évité, pour recommencer nos
ébats et nos divertissements, et unir la nuit avec le
jour.
Et je vécus de cette vie-là, ô mon seigneur, avec
l'adolescente du parfait amour pendant trente nuits
et trente jours, rabotant ce qu'il y avait à raboter,
et limant ce qu'il y avait à limer, et farcissant ce
qu'il y avait à farcir, jusqu'à ce qu'un jour, pris d'une
sorte de vertige, il m'échappa de dire à ma parte-
T. XIII. 13
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198 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
naire : « Je ne sais pas, mais, par Allah ! je ne puis
aujourd'hui enfoncer le douzième épieu ! » Et elle
s'écria : « Comment? comment ? Mais ce douzième-
là est le plus nécessaire ! Les autres ne comptent
pas ! » Et je lui dis : « Impossible, impossible ! »
Alors elle se mit à rire, et me dit : « Il te faut du
repos ! Nous te le donnerons ! » Et je n'en entendis
pas davantage. Car les forces m'abandonnèrent, ya
sidi, et je roulai sur le sol comme un âne sans
licol.
Et quand je me réveillai de mon évanouissement,
je me vis enchaîné dans ce maristân, en compa-
gnie de mes camarades, ces deux honorables jeunes
gens. Et les gardiens, interrogés, me dirent : « C'est
pour ton repos ! c'est pour ton repos ! » Or moi,
par ta vie, ô mon seigneur le sultan, je me sens
maintenant bien reposé et ragaillardi, et je de-
mande de ta générosité d'arranger ma réunion
avec l'adolescente du parfait amour. Quant à te
dire son nom ou sa qualité, cela dépasse mes con-
naissances. Et je t'ai raconté tout ce que je savais.
Et telle est, dans son ordre et l'arrangement de ses
péripéties, mon histoire telle qu'elle s'est passée.
Mais Allah est plus savant ! »
— Lorsque le sultan Mahmoud et son vizir, l'an-
cien sultan-derviche, eurent entendu cette histoire
du second jeune homme, ils s'émerveillèrent à la
limite de l'émerveillement de l'ordre et de la clarté
avec lesquels elle leur avait été racontée. Et le
sultan dit au jeune homme : « Par ma vie ! même si
le motif de ton emprisonnement n'avait pas été illicite,
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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN... (DEUXIÈME FOU) 199
je t'aurais libéré après t'avoir entendu. » Et il ajouta :
« Pourras-tu nous conduire au palais de l'adoles-
cente ? » Il répondit : « Je le puis, les yeux fermés ! »
Alors le sultan et le vizir et le chambellan, qui était
l'ancien premier fou, se levèrent ; et le sultan dit au
jeune homme, après avoir fait tomber ses chaînes :
« Précède-nous sur le chemin qui conduit chez ton
épouse ! » Et ils se disposaient, tous les quatre, à
sortir, quand le troisième jeune homme, qui avait
encore les chaînes au cou, s'écria : « Ornes maîtres,
par Allah sur nous tous! avant de partir, écoutez
mon histoire, car elle est plus extraordinaire que
celles de mes deux compagnons ! » Et le sultan lui
dit : « Rafraîchis ton cœur et calme ton esprit, car
nous ne tarderons pas à revenir. »
Et ils marchèrent, précédés par le jeune homme,
jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à la porte d'un
palais, à la vue duquel le sultan s'écria : « Allahou
akbar ! Confondu soit Eblis le Tentateur ! Ce palais, ô
mes amis, est la demeure de la troisième fille de
mon oncle le sultan défunt. Et notre destinée est une
prodigieuse destinée. Louanges à Celui qui réunit ce
qui était séparé, et qui reconstitue ce qui était dis-
sous ! » Et il pénétra dans le palais, suivi de ses
compagnons, et fit annoncer son arrivée à la fille
de son oncle, qui se hâta de se présenter entre ses
mains.
Or, effectivement, c'était l'adolescente du parfait
amour! Et elle baisa la main du sultan, époux de sa
sœur, et se déclara soumise à ses ordres. Et le sultan
lui dit : « O fille de l'oncle, je t'amène ton époux,
cet excellent gaillard que je nomme à l'instant mon
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200 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
second chambellan, et qui sera désormais mon com-
mensal et mon compagnon de coupe. Car je connais
son histoire et le malentendu passager qui a eu lieu
entre vous deux. Mais désormais la chose ne se répé-
tera plus, car il est maintenantreposé et ragaillardi. »
Et l'adolescente répondit: « J'écoute et j'obéis ! Et,
du moment qu'il est sous ta sauvegarde et ta garan-
tie, et que tu m'assures qu'il est rétabli, je consens à
vivre de nouveau avec lui ! » Et le sultan lui dit :
« Grâces te soient rendues, ô fille de l'oncle ! Tu lèves
un gros poids que j'avais sur le cœur ! » Et il ajouta :
« Permets-nous seulement de l'emmener pour une
heure de temps. Car nous avons à écouter ensemble
une histoire qui doit être tout à fait extraordinaire ! »
Et il prit congé d'elle et sortit avec le jeune homme,
devenu son second chambellan, avec son vizir et
avec son premier chambellan.
Et, quand ils furent arrivés au maristàn, ils allè-
rent s'asseoir à leur place, en face du troisième
jeune homme, qui les attendait sur des tisons enflam-
més, et qui, la chaîne au cou, commença aussitôt en
ces termes son histoire :
HISTOIRE DU TROISIÈME FOU
« Sache, ô mon souverain maître, et toi, ô vizir
de bon conseil, et vous, honorés chambellans, mes
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HISTOIRE DE L' ADULTÉRIN.. . (TROISIÈME FOL 1 ) 201
deux anciens compagnons de chaîne, sachez que
mon histoire n'a aucun rapport avec celles qui vien-
nent d'être racontées, car si mes deux compagnons
ont été entrepris par des adolescentes, moi, ce fut
tout autre chose. Et, du reste, vous allez contrôler
mon dire par votre propre jugement.
Donc, ô mes seigneurs, j'étais encore enfant lors-
que mon père et ma mère trépassèrent dans la misé-
ricorde du Rétributeur. Et je fus recueilli par les
voisins miséricordieux, des pauvres comme nous,
qui, n'ayant point le nécessaire, ne pouvaient faire
les frais de mon instruction, et me laissaient vaga-
bonder dans les rues, tête nue et jambes nues, et
n'ayant pour tout vêtement que la moitié d'une che-
mise en cotonnade bleue. Et je ne devais pas être
repoussant à regarder, car les passants qui me
voyaient cuire au soleil s'arrêtaient souvent pour
s'exclamer : « Qu'Allah préserve cet enfant dli
mauvais œil ! 11 est aussi beau qu'un morceau de
lune. » Et, des fois, quelques-uns d'entre eux m'ache-
taient de la halawa aux pois chiches ou du caramel
jaune et pliant, de celui qu'on tire comme une ficelle,
et, en me le donnant, ils me tapaient sur la joue, ou
me frottaient la tête, ou me tiraient amicalement le
toupet que j'avais juste sur le sommet de mon crâne
rasé. Et moi, j'ouvrais une bouche énorme, et ava-
lais d'une happée toute la friandise. Ce qui faisait
s'exclamer d'admiration tous ceux qui me regar-
daient et ouvrir des yeux d'envie aux petits gamins
qui jouaient avec moi. Et j'arrivai de la sorte à avoir
douze ans d'âge.
Or, un jour d'entre les jours, j'étais allé avec mes
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202 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
camarades habituels chercher des nids d'épervier
et de corbeau au sommet des maisons en ruines,
quand j'aperçus dans une cahute recouverte de
branchages de palmier, au fond d'une cour aban-
donnée, la forme indécise et immobile d'un être vi-
vant. Et, sachant que les genn et les mareds hantent
les maisons désertes, je pensai : « Celui-ci est un
mared! » Et, saisi d'épouvante, je dégringolai du
sommet de la ruine, et voulus livrer mes jambes au
vent et anéantir la distance entre moi et ce mared.
Mais une voix très douce sortit de la cahute qui
m'appela, disant : « Pourquoi fuis-tu, bel enfant ?
Viens goûter à la sagesse ! Viens sans peur près de
moi. Je ne suis ni un genni, ni un éfrit, mais un
être humain qui vit dans la solitude et la contem-
plation. Viens, mon enfant, et je t'enseignerai la
sagesse...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-TROISIÈME NUIT
Elle dit :
»... Viens, mon enfant, et je t'enseignerai la sa-
gesse. » Et moi, retenu soudain dans ma fuite par une
force irrésistible, je revins sur mes pas, et me dirigeai
vers la cahute, tandis que la voix très douce conti-
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HISTOIRE DK l' ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOU) 203
nuait à me dire : « Viens, bel enfant, viens ! » Et
j'entrai dans la cahute et vis quela forme immobile
était celle d'un vieillard très ancien, qui devait avoir
un nombre incalculable d'années. Et son visage,
malgré tout ce grand âge, était comme le soleil. Et
il me dit : « Bienvenu Torphelin^qui vient hériter
de mon enseignement ! » Et il me dit encore : « Je
serai ton père et ta mère. » Et il me prit la main et
ajouta: « Et tu seras mon disciple. Et tu deviendras,
un jour, le maître d'autres disciples. » Et, ayant
ainsi parlé, il me donna le baiser de paix, et me fit
asseoir à ses côtés, et commença sur l'heure mon
instruction. Et moi, je fus subjugué par sa parole et
par la beauté de son enseignement ; et je renonçai
pour lui à mes jeux et à mes camarades. Et il devint
* mon père et ma mère. Et je lui montrai un respect
profond, une tendresse extrême et une soumission
sans bornes. Et cinq années s'écoulèrent, pendant
lesquelles j'acquis une instruction admirable. Et
mon esprit fut nourri du pain de la sagesse.
Mais, ô mon seigneur, toute sagesse est vaine si
elle n'est pas semée dans un terrain dont le fond soit
de bonne nature. Car elle s'efface avec le premier
coup du râteau de la folie, qui racle la couche fer-
tile. Et en dessous il ne reste que la sécheresse et la
stérilité.
Et je devais bientôt éprouver sur moi-même la
force des instincts victorieux des préceptes.
Un jour, en effet, le vieux sage, mon maître,
m'ayant envoyé mendier notre subsistance dans la
cour de la mosquée, je m'acquittai de ma tâche ; et,
après avoir été favorisé par la générosité des Croyants,
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204 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
je sortis de la mosquée et repris le chemin de notre
solitude. Mais, en chemin, ô mon seigneur, je croi-
sai un groupe d'eunuques au milieu desquels se
balançait une adolescente voilée, dont les yeux sous
le voile me parurent contenir tout le ciel. Et les
eunuques étaient armés de longs bâtons avec les-
quels ils tapaient sur les épaules des passants, pour
les éloigner du chemin suivi parleur maîtresse. Et
de tous côtés j'entendais les gens murmurer : « La
fille du sultan ! la fille du sultan ! » Et moi, ô mon
seigneur, je m'en retournai vers mon maître, l'âme
en émoi et la cervelle en désordre. Et du coup j'ou-
bliai les maximes de mon maître, et mes cinq an-
nées de sagesse, et les préceptes du renoncement. •
Et mon maître me regarda tristement, tandis que
je pleurais. Et nous passâmes toute la nuit l'un à
côté de l'autre sans prononcer une parole. Et le matin,
après lui avoir baisé la main, selon mon habitude,
je lui dis : « O mon père et ma mère, pardonne à ton
indigne disciple ! Mais il faut que mon âme revoie la
fille du sultan, ne fût-ce que pour jeter sur elle un
seul regard. » Et mon maître me dit : « O fils de ton
père et de ta mère, ô mon enfant, tu verras, puisque
ton âme le désire, la fille du sultan. Mais songe à la
distance qu'il y a entre les solitaires de la sagesse
et les rois de la terre ! O fils de ton père et de ta
mère, ô nourri de ma tendresse, oublies-tu combien
la sagesse est incompatible avec la fréquentation des
filles d'Adam, surtout quand elles sont des filles de
rois ? Et as-tu donc renoncé à la paix de ton cœur ?
Et veux-tu que je meure, persuadé qu'avec ma
mort disparaîtra le dernier receleur des préceptes de
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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOu) 205
la solitude ? mon fils, rien n'est aussi plein de
richesse que le renoncement, et rienn'est aussi satis-
faisant que la solitude ! » Mais je répondis : « mon
père et ma mère, si je ne puis voir la princesse, ne
fût-ce que pour jeter sur elle un seul regard, je
mourrai. »
Alors mon maître, qui m'aimait, voyant ma tris-
tesse et mon affliction, me dit : « Enfant, un regard
sur la princesse satisferait-il tous tes désirs? » Et je
répondis : « Sans aucun doute ! » Alors mon maître
s'approcha de moi en soupirant, frotta l'arc de mes
yeux avec une sorte d'onguent, et, au même instant,
une partie de mon corps disparut, et il ne resta en
moi de visible que la moitié d'un homme, un tronc
doué de mouvement. Et mon maître me dit : « Trans-
porte-toi maintenant au milieu de la ville. Et tu
atteindras ainsi le but que tu souhaites. » Et je
répondis par l'ouïe et l'obéissance, et je me trans-
portai en un clin d'œil sur la place publique, où, dès
mon arrivée, je me vis entouré d'une foule innom-
brable. Et chacun me regardait avec étonnement.
Et de tous côtés on accourait pour contempler cet
être singulier qui n'avait d'un homme que la moitié,
et qui se mouvait avec tant de rapidité. Et le bruit
de cet étrange phénomène se répandit bientôt dans
la ville, et parvint jusqu'au palais où demeurait la
fille du sultan avec sa mère. Et elles désirèrent tou-
tes deux satisfaire sur moi leur curiosité, et envoyè-
rent les eunuques me prendre pour me mener en leur
présence. Et je fus conduit au palais et introduit
dans le harem, où la princesse et sa mère satisfirent
sur moi leur curiosité, tandis que je regardais. Après
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206 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
quoi elles me firent ramasser par les eunuques, qui
me transportèrent là où ils m'avaient pris. Et moi,
l'âme plus tourmentée que jamais et l'esprit plus
bouleversé, je retournai auprès de mon maître, dans
la cahute.
Et je le trouvai, couché sur la natte, la poitrine
oppressée, et le teint jaune comme s'il eût été à l'ago-
nie. Mais j'avais le cœur trop occupé ailleurs pour
me tourmenter à son sujet. Et il me demanda d'une
voix faible : « As-tu vu, ô mon enfant, la fille du
sultan? » Et je répondis : « Oui, mais c'est pis que
si je ne lavais vue. Et désormais mon âme ne peut
trouver de repos, si je ne parviens à m 'asseoir près
d'elle, et à rassasier mes yeux du plaisir de la re-
garder ! » Et il me dit, en poussant un grand soupir :
« mon bien-aimé disciple, que je tremble pour la
paix de ton cœur ! Ah ! quel rapport peut jamais exis-
ter entre ceux de la Solitude et ceux du Pouvoir? »
Et je répondis : « O mon père, à moins que je ne
repose ma tête près de la sienne, que je ne la re-
garde et que je ne touche son cou charmant de ma
main, je me croirai à l'extrême limite du malheur,
et je mourrai de désespoir. »
Alors mon maître, qui m'aimait, inquiet tout à
la fois pour ma raison et pour la paix de mon cœur,
me dit, tandis que des hoquets le secouaient doulou-
reusement : « O fils de ton père et de ta mère, ô en-
fant qui portes en toi la vie et qui oublies combien
la femme est troublante et pervertissante, va, satis-
fais tous tes désirs! mais, comme une dernière
grâce, je te supplie de creuser ici même ma tombe,
et de m'ensevelir sans mettre de pierre indicatrice
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HISTOIRE DE i/ ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOU) 207
sur l'endroit où je reposerai. Penche-toi, mon fils,
pour que je te donne le moyen d'arriver à tes fins. »
Et moi, ô mon seigneur, je me penchai vers mon
maître, qui me frotta les paupières avec une sorte
de kohl en poudre noire très fine, et me dit : « O mon
ancien disciple, te voici devenu, grâce aux vertus de
ce kohl, invisible aux yeux des hommes. Et tu peux
maintenant, sans crainte, satisfaire tous tes désirs !
Et que la bénédiction d'Allah soit sur ta tête et te
préserve, dans la mesure du possible, des embûches
des maudites qui jettent le trouble parmi les élus de
la Solitude ! »
Et, ayant ainsi parlé, mon vénérable maître fut
comme s'il n'avait jamais été. Et moi je me hâtai
de l'ensevelir dans une fosse que je creusai sous la
cahute où il avait vécu, — qu'Allah l'admette dans
Sa miséricorde, et lui donne une place de choix !
Après quoi, je me hâtai de m'envoler vers le palais
de la fille du sultan.
Or, comme j'étais invrsible à tous les yeux, j'entrai
dans le palais sans être aperçu et, poursuivant mon
chemin, je pénétrai dans le harem et allai tout
droit à la chambre de la princesse. Et je la trouvai
couchée dans son lit, faisant la sieste, et n'ayant sur
elle, pour tout vêtement, qu'une chemise en tissu
de Mossoul. Et moi, ô mon seigneur, qui de ma vie
n'avais encore eu l'occasion de voir la nudité d'une
femme, je fus dans un émoi qui acheva de me faire
oublier toutes les sagesses et tous les préceptes. Et
je m'écriai : « Allah ! Allah ! » Et cela fut lancé
d'une voix si forte que la jeune fille ouvrit à demi
les yeux, en poussant un soupir d'éveil, et en se
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208 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
tournant dans son lit. Mais ce fut tout, heureuse-
ment. Et moi, ô mon seigneur, je vis alors l'inex-
primable ! Et je fus frappé de ce qu'une jeune fille
si frôle et si fine possédât un si gros derrière. Et,
bien émerveillé, je m'approchai davantage, me sa-
chant invisible, et, bien doucement, je posai mon
doigt sur ce derrière-là pour le tàter, et avoir le cœur
satisfait à son sujet. Et je sentis qu'il était plein, et
rebondissant et beurré et granulé. Mais je ne pou-
vais revenir de la surprise où j'étais de son volume,
et je me demandais : « Pourquoi si gros? pourquoi
si gros? » Et, ayant réfléchi à ce sujet sans trouver
la réponse satisfaisante, je me hâtai d'aller prendre
contact avec la jeune fille. Et je fis cela avec des pré-
cautions infinies pour ne pas la réveiller. Et, quand
je jugeai que le premier danger était passé, je me
hasardai à quelque premier mouvement. Et douce-
ment, doucement, l'enfant que tu sais, ô mon sei-
gneur, entra en jeu à son tour. Mais il se garda bien
d'être grossier ou d'user de procédés répréhensibles,
de n'importe quelle manière ; et il se contenta, lui
aussi, de faire seulement connaissance avec ce qu'il
ne connaissait pas. Et rien de plus, ô mon seigneur.
Et nous jugeâmes tous deux, pour cette première
fois, qu'il était bien suffisant de nous être formé le
jugement.
Mais, voilà ! le Tentateur, au moment précis où
j'allais me lever, me poussa à pincer la jeune fille,
juste au milieu de l'une de ces étonnantes rondeurs
dont le volume me rendait perplexe, et je ne pus ré-
sister à la tentation, et voilà! je pinçai la jeune fille
au milieu de cette rondeur-là. Et — éloigné soit le
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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOl) 209
Malin ! — l'impression qu'elle en éprouva fut si vive
que, réveillée pour de bon cette fois, elle sauta de
son lit en jetant un cri d'effroi, et appela sa mère à
grands cris...
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-QUATRIÈME NUIT
Elle dit :
... l'impression qu'elle en éprouva fut si vive que,
réveillée pour de bon cette fois, elle sauta de son lit
en jetant un cri d'effroi, et appela sa mère à grands
cris.
Or, en entendant les signaux d'alarme de sa fille
et ses cris de terreur et ses appels au secours, la mère
accourut en se prenant les pieds dans ses robes, et
suivie de près par la vieille nourrice de la jeune fille
et par les eunuques. Et la jeune fille continuait à
crier, en portant sa main là où elle avait été pin-
cée: « Je me réfugie en Allah du Cheitân le lapidé! »
Et sa mère et la vieille nourrice lui demandèrent en
même temps : « Qu'y a-t-il? qu'y a,-t-il? Et pourquoi
as-tu la main sur l'honorable? Et qu'est-ce qu'il a,
l'honorable ? Et qu'est-il arrivé à l'honorable ?
Et montre-nous ce qu'il a, l'honorable ! » Et la nour-
rice se tourna vers les eunuques, en leur lançant
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210 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
un regard de travers, et leur cria : « Allez-vous-en
un peu ! » Et les eunuques s'éloignèrent, en maudis-
sant entre leurs lèvres la vieille calamiteuse.
Tout cela ! Et moi je voyais sans être vu, grâce au
kohl de mon défunt maître — qu'Allah Tait en Ses
bonnes grâces !
Or donc, lorsque sa mère et sa nourrice l'eurent
ainsi, en un instant, harcelée de pressantes questions,
en allongeant le cou pour voir ce que pouvait bien
être l'affaire, la jeune fille rougissante et endolorie,
finit par prononcer : « C'est là ! c'est là ! le pincement !
le pincement ! » Et les deux femmes regardèrent et
virent, sur l'honorable, la trace rouge et déjà enflée
de mon pouce et de mon doigt du milieu. Et elles
reculèrent effarées et formalisées à l'extrême, en s'é-
criant : « maudite, qui t'a fait ça? qui t'a fait ça? »
Et la jeune fille se mit à pleurer, en disant : « Je ne
sais pas ! je ne sais pas ! » Et elle ajouta : « J'ai été
pincée comme ça, alors que je rêvais, dans mon som-
meil, que je mangeais un gros concombre ! » Et les
deux femmes, en entendant ces paroles, se penchè-
rent en même temps, et regardèrent sous les rideaux,
et sous les draperies et sous la moustiquaire; et,
n'ayant rien trouvé de suspect, elles dirent à la jeune
fille : « Es-tu bien sûre que tu ne t'es pas pincée
toi-même, en dormant? » Elle répondit: « Je préfé-
rerais mourir que de me pincer si cruellement ! »
Alors la vieille nourrice opina, disant: « Il n'y a de
recours et de puissance qu'en Allah le Très-Haut,
l'Omnipotent. Celui qui a pincé notre fille est un in-
nomable d'entre les innomables qui peuplent l'air!
Et il a dû entrer ici par cette fenêtre ouverte et, ayant
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HISTOIRE DE L'ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOU) 211
vu notre fille endormie avec son honorable à nu, il
n'a pas pu résister au désir de la pincer là môme. Et
c'est ce qui est arrivé, certainement. » Et, ayant
ainsi parlé, elle courut fermer la fenêtre et la porte, et
ajouta: « Avant de mettre à notre fille une compresse
d'eau froide et de vinaigre, il faut nous hâter de
chasser le Malin. Et il n'y a qu'un moyen efficace,
et c'est de brûler dans la chambre des crottes de cha-
meau. Car les crottes de chameau sont incompatibles
avec l'odorat des genn, des mareds et de tous les in-
nomables. Et je sais les paroles qu'il faut prononcer
pendant cette fumigation ! » Et aussitôt elle cria aux
eunuques, massés derrière la porte : « Allez vite nous
chercher un panier de crottes de chameau. »
Et, pendant que les eunuques étaient allés exécu-
ter l'ordre, la mère s'approcha de sa fille et lui
demanda: « Es-tu sûre, ô ma fille, que le Malin ne t'a
rien fait de plus? Et n'as-tu rien senti de ce que je
veux dire? » Elle dit: « Je ne sais pas! » Alors la
mère et la nourrice baissèrent la tête et examinèrent
la jeune fille. Et elles virent, ô mon seigneur, que,
selon ce que je t'avais dit, tout était à sa place, et
qu'il n'y avait aucune trace de violence sur le revers
ou sur la face. Mais le nez de la maudite nourrice,
qui était perpicace, lui fit dire : « J'ai senti sur notre
fille l'odeur d'un genni mâle ! » Et elle cria aux
eunuques : « Où sont les crottes, ô maudits ! » Et, à
ce moment, les eunuques arrivèrent avec le panier;
et ils se hâtèrent de le remettre à la vieille, à travers
la porte un instant entr'ouverte.
Alors la vieille nourrice, après avoir enlevé les
tapis qui recouvraient le sol, versa le panier de
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212 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
crottes sur les dalles de marbre, et y mit le feu. Et
dès que s'éleva la fumée, elle se mit à marmonner
sur le feu des paroles inconnues, en traçant dans l'air
des signes magiques.
Et voici ! la fumée des crottes brûlées qui remplit
bientôt l'appartement affectâmes yeux d une manière
si insupportable qu'ils se remplirent d'eau, et que je
fus obligé de les essuyer à plusieurs reprises avec le
bas de ma robe. Et je ne réfléchis pas, ô mon sei-
gneur, que, par cette manœuvre, j'enlevais, au fur et
à mesure, le kohl donjt les vertus me rendaient invi-
sible et dont, dans mon imprévoyance, j'avais oublié
d'emporter une bonne quantité avant la mort de mon
maître.
Et, effectivement, j'entendis soudain les trois fem-
mes pousser trois cris simultanés d'épouvante, en
dirigeant leur doigt de mon côté : « Voici Féfrit !
voici réfrit ! voici l'éfrit ! » Et elles appelèrent à leur
secours les eunuques, qui aussitôt envahirent la
chambre et se jetèrent sur moi et voulurent me tuer.
Mais je leur criai de ma voix la plus terrible: « Si
vous me faites le moindre mal, j'appellerai à mon
aide mes frères les genn qui vous extermineront, et
feront croulec ce palais sur la tête de ses habitants! »
Alors ils eurent peur, et se contentèrent de me gar-
rotter. Et la vieille me cria : « Mes cinq doigts gau-
ches dans ton œil droit, et mes cinq autres doigts
dans ton œil gauche! » Et je lui dis: « Tais-toi, ô
sorcière maudite, ou j'appelle mes frères les genn,
qui feront entrer ta longueur dans ta largeur ! »
Alors elle eut peur et se tut. Mais ce fut pour s'écrier,
au bout d'un moment : « Puisque celui-ci est un éfrit,
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HISTOIRE DE l' ADULTÉRIN... (TROISIÈME FOU) 213
nous ne pouvons le tuer. Mais nous pouvons l'en-
chaîner pour le reste de ses années ! » Et elle dit aux
eunuques : « Prenez-le et conduisez-le au maristân,
et mettez-lui une chaîne au cou, et rivez la chaîne au
mur. Et dites aux gardiens que, s'ils le laissent s'é-
chapper, leur mort sera sans recours ! »
Et aussitôt les eunuques, ô mon seigneur, m'em-
menèrent, alors que j'avais le nez bien long, et me
jetèrent dans ce maristân, où je rencontrai mes deux
anciens compagnons, qui sont maintenant tes hono-
rables chambellans. Et telle est mon histoire! Et tel
est, ô mon seigneur le sultan, le motif de mon em-
prisonnement dans cette prison de fous, et de cette
chaîne qui est à mon cou. Et je t'ai raconté tout,
d'un bout à l'autre bout, et c'est pourquoi j'espère
d'Allah et de toi que mon errement est absous, et
que ta bonté va me tirer de dessous ces verrous,
pour me mettre n'importe où en dehors de cetécrou.
Et le mieux est que je devienne l'époux de la prin-
cesse dont je suis fou. Et le Très-Haut est au-dessus
de nous ! »
— Lorsque le sultan Mahmoud eut entendu cette
histoire, il se tourna vers son vizir, l'ancien sultan-
derviche, et lui dit : « Voilà comment le destin a con-
duit les événements de notre famille ! Car la prin-
cesse, dont est amoureux ce jeune homme, est la der-
nière fille du sultan défunt, père de mon épouse ! Et
maintenant il ne nous reste plus qu'à donner à cet
événement la suite qu'il comporte. » Puis il se tourna
vers le jeune homme et lui dit : « En vérité, ton his-
toire est une étonnante histoire, et si: même tu ne
T. XIII. 14
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214 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
m'avais pas demandé la fille de mon oncle en mariage,
je te l'aurais accordée pour te marquer le contente-
ment que j'éprouve de tes paroles ! » Et il fit tomber
ses chaînes à l'instant, et lui dit: « Tu seras désor-
mais mon troisième chambellan ; et je vais donner
les ordres pour la célébration de tes noces avec la
princesse dont tu connais déjà les avantages. »
Et le jeune homme baisa la main du généreux
sultan. Et ils sortirent tous du maristàn et se rendi-
rent au palais, où, à l'occasion des deux précédentes
réconciliations et du mariage du jeune homme avec
la princesse, de grandes fêtes furent données et de
grandes réjouissances publiques. Et tous les habi-
tants de la ville, petits et grands, furent engagés à
prendre part aux festins qui devaient durer quarante
jours et quarante nuits, en l'honneur du mariage de
la fille du sultan avec le disciple du sage, et de la
réunion de ceux que le sort avait désunis.
Et ils vécurent tous dans les délices intimes et
les joies de l'amitié, jusqu'à l'inévitable séparation.
— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade,
l'histoire compliquée de r Adultérin sympathique, qui était
sultan et qui devint derviche errant pour ensuite être
choisi comme vizir par Mahmoud le sultan, et de ce qui
lui arriva avec son ami et avec les trois jeunes gens en-
fermés comme fous dans le maristàn. Mais Allah est plus
grand, et plus généreux et plus savant ! » Puis elle ajouta,
sans s'arrêter: » Mais ne crois point que cette histoire
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HISTOIRE COMPLIQUÉE DE l' ADULTÉRIN .. . 215
soit plus admirable ou plus instructive que les Paroles
SOUS LES QUATREVINGT-DIX-NEUF TÊTES COUPÉES ! » Et le TOÎ
Schahriar s'écria: « Quelles sont ces paroles, Schahrazade,
et ces têtes coupées que je ne connais pas? » Et Schah-
razade dit :
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PAROLES SOUS LES QUATREVINGT-
DIX-NEUF TÊTES COUPÉES
11 est raconté — mais Allah seul sait distinguer
le réel et l'irréel, et les différencier infailliblement !
— qu'il y avait, en l'antiquité du temps, dans
une ville d'entre les villes des Roums anciens, un
roi d'un haut rang et d'un mérite signalé, un maî-
tre de pouvoir et de puissance, de forces et d'armées.,
Et ce roi avait, plus précieux que tous ses trésors,
un fils adolescent qui était parfaitement beau. Et
cet adolescent, fils de roi, n'était pas seulement
beau à la perfection, mais il était doué d'une sagesse
qui émerveillait la terre. Et, du reste, cette histoire
ne sera que la confirmation de cette sagesse admi-
rable et de cette beauté de l'adolescent princier.
Et, pour mettre ces qualités à l'épreuve, Allah
Très-Haut fit tourner le temps du côté néfaste, sur
les jours du roi et de la reine, père et mère de l'ado-
lescent. Et de roi et de reine qu'ils étaient, au com-
ble de la puissance et des richesses, ils se réveillè-
rent un jour dans leur palais vide, plus pauvres et
plus misérables que les mendiants sur la route de
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218 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
la générosité. Car rien n'est plus aisé au Très-Haut
que de faire s'écrouler les trônes les plus solides, et
de faire habiter les palais par les bêtes de proie et
les oiseaux de nuit...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-CINQUIÈME NUIT
Elle dit :
... et plus misérables que les mendiants sur la
route de la générosité. Car rien n'est plus aisé au
Très-Haut que de faire s'écrouler les trônes les plus
solides et de faire habiter les palais par les bêtes de
proie et les oiseaux de nuit.
Or, devant ce retour offensif du temps et ce coup
inattendu du sort, l'adolescent sentit son cœur se
tremper comme la lame fumante dans l'eau, et il
prit sur lui de relever le courage de ses parents, et
de les tirer de l'état où ils se trouvaient. Et il dit au
roi pauvre: « mon père, dis-moi, par Allah, vou-
drais-tu incliner ton ouïe vers ton enfant qui dési-
rerait te parler? » Et le roi, relevant la tête, répon-
dit : « mon fils, tu es l'élu de l'intelligence, parle
et nous t'obéirons ! » Et l'adolescent dit : « Lève-toi,
ô mon seigneur, et partons pour les terres où l'on
ignore jusqu'à notre nom. Car à quoi bon selamen-
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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 219
ter devant l'irréparable, alors que nous sortîmes
encore les maîtres du présent ? Ailleurs nous trou-
verons une vie nouvelle et des joies renouvelées ! »
Et le vieux roi répondit : « mon admirable enfant,
pieux et plein de déférence, ton conseil est une
inspiration du Maître de la Sagesse. Et que le soin
de cette affaire soit sur Allah et sur toi ! »
Alors l'adolescent se leva et, après avoir tout pré-
paré pour le voyage, il prit son père et sa mère par
la main, et sortit avec eux sur le chemin de la des-
tinée. Et ils voyagèrent à travers les plaines et les
déserts, et ne cessèrent de marcher jusqu'à ce qu'ils
fussent arrivés en vue d'une ville grande et bien
bâtie. Et l'adolescent fit reposer son père et sa mère
à l'ombre des murailles, et entra seul dans cette
ville. Et les passants qu'il questionna l'informèrent
que cette ville était la capitale d'un sultan juste et
magnanime, qui était l'honneUr des rois et des sul-
tans. Alors il arrêta son plan et son projet, et re-
tourna aussitôt auprès de ses vieux parents, aux-
quels il dit : « J'ai l'intention de vous vendre au
sultan de cette ville, qui est un grand sultan. Qu'en
dites-vous, ô mes parents? » Et ils répondirent : «
notre enfant, tu sais mieux que nous ce qui convient
et ce qui ne convient pas, car le Très-Haut a mis la
tendresse dans ton cœur et dans ton esprit toute
l'intelligence. Et nous ne pouvons que t'obéir avec
sécurité et confiance, ayant placé notre espoir en
Allah et en toi, ô notre enfant. Et tout ce que tu
jugeras bon, aura notre agrément ! » Et l'adolescent
prit de nouveau par la main ses vieux parents et
s'achemina avec eux vers le palais du sultan. Et il
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220 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
les laissa dans la cour du palais, et demanda à être
introduit dans la salle du trône, pour parler au roi.
Et, comme il avait un aspect noble et beau, il fut
introduit aussitôt dans la salle des audiences. Et il
rendit ses hommages au sultan qui, l'ayant regardé,
vit, à n'en pas douter, qu'il était le fils de grands
de la terre, et lui dit : « Que souhaites-tu ô jeune
homme de clarté ? » Et l'adolescent, après avoir em-
brassé une seconde fois la terre entre les mains du
roi, répondit: « O mon maître, j'ai avec moi un
captif, pieux et craignant le Seigneur, un modèle
d'honnêteté et d'honneur ; et j'ai également avec moi
une captive, agréable de caractère et douce de ma-
nières et gracieuse de langage et pleine de toutes les
qualités requises d'une esclave. Et tous deux ont
connu de meilleurs jours, et se trouvent maintenant
poursuivis par le destin. C'est pourquoi je désire
les vendre à Ta Hautesse, afin qu'ils soient des ser-
viteurs entre tes pieds et des esclaves à ta disposi-
tion, comme nous sommes tous trois tes biens mobi-
liers. »
Lorsque le roi eut entendu de la bouche de l'ado-
lescent ces paroles dites avec un délicieux accent, il
lui dit: « O adolescent sans pareil, qui viens à nous
peut-être du ciel, puisque les deux captifs dont tu
me parles sont ta propriété, ils ne peuvent que me
plaire. Hâte-toi d'aller me les chercher, afin que je
les voie et les achète de toi ! » Et l'adolescent re-
tourna auprès du roi pauvre qui était son père, et
de la reine pauvre qui était sa mère, et, les prenant
tous deux par la main, tandis qu'ils obéissaient, il
les amena en présence du roi.
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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 221
Et le roi, au premier regard qu'il jeta sur le père
et la mère de l'adolescent, s'émerveilla à la limite
de l'émerveillement, et dit : « Si ceux-ci sont des
esclaves, comment peuvent être les rois? » Et il
leur demanda : « Et vous êtes tous deux les esclaves
et la propriété de ce bel adolescent? » Et ils répon-
dirent : « Nous sommes, en vérité, ses esclaves et
sa propriété, par tous les liens, ô roi du temps! »
Alors il se tourna vers le jeune homme et lui dit:
« Estime toi-même sur moi le prix qui te convient
pour la vente de ces deux captifs qui n'ont point
leurs pareils dans la demeure des rois. » Et le jeune
homme dit : « O mon maître, il n'y a pas de trésor
qui puisse me dédommager de la perte de ces deux
captifs. C'est pourquoi je ne te les céderai pas au
poids de l'or et de l'argent ; mais je les remettrai
entre tes mains, comme un dépôt, jusqu'au jour
que fixera le sort. Et je ne veux te demander, comme
prix de cette cession temporaire, qu'une chose qui
soit aussi précieuse dans son genre qu'ils le sont
tous deux parmi les créatures d'Allah. Je te deman-
derai, en effet, pour la cession du captif, un cheval
qui soit le plus beau de tes écuries, tout sellé, bridé
et harnaché ; et je te demanderai, pour la cession
de la captive, un équipement comme en portent les
fils des rois. Et je mets comme condition que le jour
où je te rapporterai le cheval et l'équipement, tu
me rendras les deux captifs, qui auront été une
bénédiction pour toi et pour ton royaume. » Et le
sultan répondit : « Qu'il soit fait selon ton souhait ! »
Et, à l'heure et à l'instant, il fit sortir des écuries et
donner au jeune homme le plus beau cheval qui ait
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222 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
jamais henni sous l'œil du soleil, un alezan brûlé
aux naseaux palpitants, aux yeux à fleur de tête, qui
humait l'air et frappait le sol, prêt à la course et au
vol. Et il fit sortir des magasins et remettre à l'ado-
lescent, qui s'en vêtit sur le champ, le plus bel équi-
pement que cavalier ait jamais revêtu dans un tour-
noi de combattants. Et le nouveau cavalier en parut
si beau que le roi s'écria : « Si tu veux rester près
de moi, 6 cavalier, je te comblerai de bienfaits ! » Et
l'adolescent dit : « Qu'Allah augmente le reste de
tes jours, ô roi du temps ! Mais ma destinée ne se
trouve pas ici. Et il faut que j'aille la trouver là où
elle m'attend. »
Et, ayant ainsi parlé, il fit ses adieux à ses pa-
rents, prit congé du roi, et partit au galop de son
alezan. Et il traversa les plaines et les déserts, les
fleuves et les torrents, et ne cessa de voyager que
lorsqu'il fut arrivé en vue d'une autre ville, plus
grande et mieux bâtie que la première.
Or, dès qu'il fut entré dans cette ville, un murmure
étrange s'éleva sur son passage, et des exclamations
de surprise et de pitié accueillirent chacun de ses
pas. Et il entendait les uns qui disaient: « Quel
dommage pour sa jeunesse ! Pourquoi un si beau
cavalier vient-il s'exposer à la mort, sans motif? »
Et d'autres disaient : « 11 sera le centième ! il sera
le centième ! C'est le plus beau de tous ! C'est un
fils de roi ! » Et d'autres disaient : « Un si ten-
dre adolescent ne pourra pas réussir là où tant de
savants ont échoué ! » Et le murmure et les excla-
mations ne firent qu'augmenter, à mesure qu'il
s'avançait dans les rues de la ville. Et l'attroupe-
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PAROLES SOLS LES 99 TÊTES COUPÉES 223
ment autour de lui et devant lui finit par devenir,
si dense, qu'il ne put faire avancer son cheval sans
risquer d'écraser quelque habitant. Et, bien per-
plexe, il se vit obligé de s'arrêter, et il demanda à
ceux qui lui barraient le chemin : « Pourquoi, ô
bonnes gens, empêchez-vous un étranger et son
cheval d'aller se reposer de leurs fatigues? Et pour-
quoi me refusez-vous si unanimement l'hospita-
lité ?»
Alors, du milieu de la foule, sortit un vieillard qui
s'avança vers le jeune homme, saisit le cheval par
la bride, et dit : « bel adolescent, puisse Allah te
sauvegarder de la calamité ! Que nul ne puisse éviter
son destin, puisque le destin est attaché à notre cou,
aucun homme sensé ne pourra jamais le contester ;
mais que, au milieu d'une jeunesse en fleur, quel-
qu'un aille sans souci se jeter dans la mort, voilà qui
est du domaine de la démence. Nous te supplions
donc, et je te supplie au nom de tous les habitants, ô
noble étranger, de retourner sur tes pas et de ne pas
exposer ainsi ton âme à une perte sans recours ! » Et
l'adolescent répondit : « O vénérable cheikh, je
n'entre point dans cette ville dans l'intention de
mourir ! Quel est donc l'événement singulier qui sem-
ble me menacer, et quel est ce danger de mort
que je vais encourir? » Et le vieillard répondit :
« S'il est vrai, comme viennent de nous l'indiquer
tes paroles, que tu ignores la calamité qui t'attend
au cas où tu suivras ce chemin, eh bien ! je vais te
la révéler ! »
Et, au milieu du silence de la foule, il dit : « Sache,
6 fils des roiSj ô bel adolescent qui n'as point ton
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224 LES MJLLE NUITS ET UNE NUIT
pareil dans le monde, que la fille de notre roi est
une jeune princesse qui est, à n'en pas douter, la plus
belle entre toutes les femmes de ce temps. Or, elle a
résolu de ne se marier qu'avec celui qui répondra
d'une façon satisfaisante à toutes les questions qu'elle
lui posera ; mais, par contre, avec cette condition
que la mort sera le châtiment de celui qui ne pourra
pas deviner sa pensée ou laissera passer une question
sans y répondre par les paroles qu'il faut. Et elle a
déjà fait couper la tête, de la sorte, à quatrevingt-
dix-neuf jeunes gens, tous fils de rois, d'émirs ou de
grands personnages, parmi lesquels il y en avait
quelques-uns qui étaient instruits dans toutes les
branches des connaissances humaines. Et cette fille
de notre roi habite, le jour, au sommet d'une tour
qui domine la ville, et du haut de laquelle elle pose
les questions aux jeunes gens qui se présentent pour
les résoudre. Ainsi donc, te voilà averti ! Et, par
Allah sur toi ! aie pitié de ta jeunesse, et hàte-toi de
retourner vers ton père et ta mère qui t'aiment, de
crainte que la princesse n'entende parler de ton ar-
rivée, et ne te fasse mander en sa présence. Et
qu'Allah te préserve de tout malheur, ô bel adoles-
cent ! »
En entendant ces paroles du vieillard, l'adolescent
fils de roi répondit : « C'est auprès de cette princesse
que m'attend mon destin. vous tous, indiquez-moi
le chemin ! » Alors de toute cette foule s'exhalèrent
des soupirs et des gémissements, des plaintes et des
lamentations. Et des cris, autour de l'adolescent,
s'élevèrent qui disaient : « Il marche à la mort ! à la
mort! C'est le centième! le centième! » Et tout le
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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 225
flot des assistants se mut avec lui. Et des milliers de
personnes l'escortèrent qui avaient fermé leurs bou-
tiques et délaissé leurs occupations pour le suivre.
Et il s'avança de la sorte sur le chemin qui condui-
sait à sa destinée.
Et il arriva bientôt en vue de la tour, et aperçut,
sur la terrasse de cette tour, la princesse qui était
assise sur son trône, revêtue de la pourpre royale,
et entourée de ses esclaves adolescentes, habillées de
pourpre, comme elle. Et on ne distinguait du visage
de la princesse, également couvert d'un voile rouge,
que deux gemmes sombres qui étaient les yeux,
pareils à deux lacs noirs éclairés par en dedans. Et,
tout autour de la terrasse, pendues à égale distance
les unes des autres, au-dessous de la princesse, les
quatrevingt-dix-neuf têtes coupées se balançaient.
Alors l'adolescent princier arrêta son cheval à quel-
que distance de la tour, de façon à voir la princesse et à
être vu d'elle, à entendre et à être entendu. Et, à ce
spectacle, tout le tumulte de la foule tomba. Et, au
milieu de ce silence, la voix de la princesse se fit
entendre qui disait: « Puisque tu es le centième, ô
téméraire jeune homme, tu dois, sans doute, être
prêt à répondre à mes questions ? » Et l'adolescent,
fièrement dressé sur son cheval, répondit: « Je suis
prêt, ô princesse ! »
Et le silence se fit plus complet, et la princesse dit :
« Commence alors par me dire, sans hésiter, ô jeune
homme, après avoir jeté les yeux sur moi et sur celles
qui m'entourent, à qui je ressemble et à qui elles res-
semblent, assises au haut de la tour ! »
Et l'adolescent, après avoir jeté les yeux sur la
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226 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
princesse et sur celles qui l'entouraient, répondit,
sans hésiter: « princesse, tu ressembles à une
idole, et celles qui t'entourent ressemblent aux ser-
vantes de Tidole. Et tu ressembles également au
soleil, et les jeunes filles qui t'entourent, aux rayons
du soleil. Et tu ressembles aussi à la lune, et ces
jeunes filles, aux étoiles qui servent de cortège à la
lune. Et je te compare enfin au mois de Nissan, qui
est le mois des fleurs, et toutes ces jeunes filles, aux
fleurs qu'il vivifia de son souffle! »
Lorsque la princesse eut entendu cette réponse,
que la foule avait accueillie avec un murmure d'ad-
miration, elle se montra satisfaite, et dit : « Tu as
excellé, ô jeune homme, et ta première réponse ne
te mérite pas la mort. Mais puisque tu as su résoudre
xna première question, en nous comparant, moi et ces
jeunes filles, d'abord à une idole et aux servantes de
l'idole, ensuite au soleil et aux rayons du soleil,
puis à la lune et aux étoiles qui font cortège à la lune,
et enfin au mois de Nissan et aux fleurs qui nais-
sent au mois de Nissan, je ne te poserai point de
questions trop compliquées ni trop difficiles à ré-
soudre. Et je te demanderai d'abord de me dire ce
que signifient à la lettre ces mots :
« Donne à l'épousée d'Occident le fils du roi
d'Orient, et un enfant naîtra d'eux qui sera le sultan
des beaux visages. »
Et l'adolescent, sans hésiter un instant, répondit :
« princesse, ces mots renferment tout le secret de
la pierre philosophale, et ils veulent dire mystique-
ment ceci :
« Fais corrompre par l'humidité qui vient de FOc-
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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 227
cident la terre saine adamique qui vient de l'Orient,
et de cette corruption s'engendrera le mercure
philosophique, qui est tout-puissant dans la nature,
et qui engendrera le soleil, et l'or fils du soleil, et la
lune, et l'argent (ils de la lune, et qui changera les
cailloux en diamants...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-SIXIÈME NUIT
Elle dit :
» ... le soleil, et l'or fils du soleil, et la lune, et
l'argent fils de la lune, et qui changera les cailloux
en diamants. »
Et, ayant entendu cette réponse, la princesse fit
un signe d'assentiment, et dit : « Puisque tu as su,
ô jeune homme, expliquer le sens caché du mariage
du fils de l'Orient avec la fille de l'Occident, tu
échappes cette fois également à la mort suspendue
sur ta tète. Mais pourra$-tu me dire maintenant ce
*jui donne leurs vertus aux talismans? »
Et l'adolescent, sur son cheval, répondit: « O
princesse, les talismans doivent leurs vertus subli-
mes et leurs effets merveilleux aux lettres qui les
composent, car les lettres ont rapport aux esprits, et
il n'y a point de lettre dans la langue qui ne soit
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228 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
gouvernée par un esprit. Et si tu me demandes ce
que c'est qu'un esprit, je te dirai que c'est un rayon
ou une émanation des vertus de la toute-puissance et
des attributs du Très-Haut. Et les esprits qui résident
dans le monde intelligible, commandent à ceux qui
habitent le monde céleste, et les esprits qui habitent
Je monde céleste commandent à ceux du monde
sublunaire. Et les lettres forment les mots, et les
mots composent les oraisons ; et ce ne sont que les
esprits représentés par les lettres et assemblés dans
les oraisons écrites sur les talismans qui font ces
prodiges qui étonnent les hommes ordinaires, mais
ne troublent point les sages, qui n'ignorent point la
puissance des mots et savent que les mots gouver-
neront toujours le monde, et que les paroles écrites
ou proférées pourront renverser les rois et ruiner
leurs empires ! »
En entendant cette réponse de l'adolescent, que la
foule avait accueillie avec des exclamations de joie
etd'étonnement, la princesse dit: « Tu as excellé, ô
jeune homme, à m'expliquer la puissance des mots
et des paroles, qui gouvernent le monde et sont plus
puissants que tous les rois. Mais je ne sais pas si tu
vas pouvoir répondre à la question que voici !
Sauras-tu, en effet, me dire quels sont les deux en-
nemis éternels ? »
Et l'adolescent, sur son cheval, répondit : « O prin-
cesse, je ne dirai pas que les deux ennemis éternels
sont le ciel et la terre, car la distance qui les sépare
n'est point une distance réelle, et l'intervalle qui se
creuse entre eux n'est point un intervalle réel, car
cette distance et cet intervalle, qui paraissent être des
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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 229
abîmes, peuvent être comblés en un instant, et le
ciel peut s'unir à la terre en moins d'un clin d'œil:
car il ne faut, pour opérer cette union, ni des armées
de genn et d'êtres humains ni des ailes par milliers,
mais simplement une chose qui est plus puissante
que toutes les forces des genn et des humains, et
plus légère et plus douée de vertu que les ailes de
l'aigle et de la colombe, et c'est la prière ! — Et je ne
te dirai pas, ô princesse, que les deux ennemis éter-
nels sont la nuit et le jour, car le matin les unit et
le crépuscule les sépare, tour à tour. — Et je ne te
dirai pas que les deux ennemis éternels sont le soleil
et la lune, car ils éclairent la terre et sont unis par
les mêmes bienfaits. — Et je ne te dirai pas que les
deux ennemis éternels sont l'âme et le corps, car si
nous connaissons l'un, nous ignorons complètement
l'autre, et Ton ne peut émettre un avis sur ce que
Ton ne connaît pas ! Mais je t'affirme, ô princesse,
que les deux ennemis éternels sont la mort et la vie,
car ils sont aussi néfastes l'un que l'autre, puisqu'ils
se servent de l'être créé comme d'un jouet, qu'ils se
combattent sans répit aux dépens de ce jouet, et que
c'est le jouet qui finit par être la vraie victime de ce
jeu, alors qu'eux-mêmes ne font que croître et pros-
pérer. En vérité, voilà les deux ennemis éternels,
ennemis d'eux-mêmes et ennemis des créatures. »
En entendant cette réponse de l'adolescent, la
foule entière s'écria d'une seule voix : « Louanges à
Celui qui t'a doué de tant de sagesse, et qui a orné
ton esprit de tant de raison et de savoir ! » Et la
princesse, assise sur la tour au milieu des jeunes
filles, habillées comme elle de pourpre royale, dit :
T. XIII. 15
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230 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
« Tu as excellé, ô jeune homme, dans ta réponse sur
les deux ennemis éternels, ennemis d'eux-mêmes et
ennemis des créatures. Mais je ne suis pas sûre
que tu répondes à la question que je vais te poser.
Peux-tu, en effet, me dire quel est l'arbre à douze
rameaux portant chacun deux grappes, Tune formée
par trente fruits blancs et l'autre par trente fruits
noirs ? »
Et l'adolescent répondit, sans hésiter : « Cette
question peut, ô princesse, être résolue par un en-
fant. Car cet arbre n'est autre que l'année, qui a
douze mois formés chacun de deux parties, les deux
grappes ; car chaque grappe porte trente nuits qui
sont les trente fruits noirs, et trente jours qui sont
les trente fruits blancs ! »
Et cette réponse, accueillie, comme les précéden-
tes, avec admiration, fit dire à la princesse : « Tu as
excellé, ô jeune homme ! Mais crois-tu pouvoir me
dire quelle est la terre qui n'a vu le soleil qu'une
fois ? »
Il répondit : « C'est le fond de la Mer Rouge, lors
du passage des enfants d'Israël, sous les ordres de
Moïse — sur Lui la prière et la paix ! »
Elle dit : « Oui, certes ! Mais peux-tu me dire qui
a inventé le gong ? »
Il répondit : « Celui qui a inventé le gong n'est
autre que Noé, quand il était à bord de l'arche. »
Elle dit : « Oui ! Mais sauras-tu me dire quelle
est l'action illégale, qu'on la fasse ou qu'on ne la
fasse pas ! »
Il répondit : « C'est la prière d'un homme ivre ! »
Elle demanda : « Et quel est le lieu de la terre qui
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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 231
est le plus proche du ciel ? Est-ce une montagne ou
une plaine? »
Il dit : « C'est la Kaâba sainte, à la Mecque ! »
Elle dit : « Tu as excellé ! Mais peux-tu me révéler
quelle est la chose amère qu'on doit tenir cachée ? »
11 répondit : « C'est la pauvreté, ô princesse! Car,
bien que jeune, j'ai déjà goûté à la pauvreté, et,
bien que fils de roi, j'en ai éprouvé l'amertume. Et
j'ai trouvé qu'elle était plus amère que la myrrhe et
que l'absinthe ! Et on doit la cacher à tous les
yeux, car les amis et les voisins en riraient les pre-
miers ; et les plaintes ne rapporteraient que du
mépris. »
Elle dit : « Tu as parlé avec justesse et selon ma
pensée. Mais peux-tu me dire quelle est la chose la
plus précieuse, après la santé? »
Il répondit : « C'est l'amitié, quand elle est tendre.
Mais pour trouver l'ami capable de tendresse, il faut
l'éprouver d'abord et le choisir ensuite. Et une fois
qu'on a choisi ce premier ami, il ne faut jamais y
renoncer : car on ne garderait pas longtemps le se-
cond. C'est pourquoi, avant de le choisir, il faut le
bien examiner pour voir s'il est sage ou ignorant, car
le corbeau deviendra blanc avant que l'ignorant com-
prenne la sagesse ; car les paroles du sage, même
s'il nous frappe avec un bâton, sont préférables aux
louanges et aux fleurs de l'ignorant ; car le sage ne
laisse point échapper une parole de sa bouche avant
d'avoir consulté son cœur. »
Elle demanda : « Et quel est l'arbre le plus diffi-
cile à redresser ? »
Et l'adolescent répondit, sans hésiter : « C'est le
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232 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
mauvais caractère ! On raconte qu'un arbre était
planté sur le bord des eaux, dans un terrain propice ;
et il ne portait pas de fruits. Et son maître, après
qu'il lui eût prodigué tous les soins sans obtenir le
moindre résultat, voulut le couper, et l'arbre lui
dit : « Transporte-moi dans un autre endroit, et je
porterai des fruits ! » Et son maître lui dit : « Tu es
ici sur le bord des eaux, et tu n'as rien produit.
Comment deviendrais-tu fécond, si je te transportais
ailleurs ? » Et il le coupa ! » Et l'adolescent s'arrêta
un moment, et dit : « On raconte également qu'un
jour on fit entrer un loup dans une école pour lui
apprendre à lire. Et le maître, pour lui apprendre
les éléments de la langue, lui disait : « Aleph, Ba,
Ta... », mais le loup répondait : « Mouton, chevreau,
brebis... », parce que tout cela était dans sa pen-
sée et dans sa nature. — Et on raconte également
qu'on voulut habituer un âne à là propreté et lui
inspirer des goûts délicats. Et on le fit entrer au
hammam, et on lui donna un bain, et on le parfuma,
et on l'installa dans une salle magnifique, et on le
fit asseoir sur un riche tapis. Et voici qu'il fit tout
ce qu'un âne, en liberté dans un herbage, peut faire
d'incongru, depuis les bruits les plus inconvenants
jusqu'aux exhibitions les plus indélicates. Après
quoi, il renversa avec sa tête, sur le tapis, le poêle
en cuivre qui était rempli de cendre, et se mit à se
vautrer dans la cendre, les quatre jambes en l'air et
les oreilles en arrière, en se frottant le dos et en se
salissant à plaisir. Et son maître dit aux esclaves qui
accouraient pour le corriger : « Laissez-le se vautrer,
puis emmenez-le et laissez-le en liberté dans son écu-
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"PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 233
rie. Car vous ne sauriez changer son tempérament. »
— Et on raconte enfin qu'on disait un jour à un
chat : « Abstiens-toi de dérober, et nous te ferons
un collier d'or, et, chaque jour, nous te donnerons à
manger du foie et du poumon et des rognons et de
petits os de poulet et des souris. » Et le chat répon-
dit honnêtement : « Dérober fut le métier de mon
père et de mon grand-père, comment voulez- vous
que j'y renonce, pour vous faire plaisir? »
Tout cela...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT
Elle dit :
... Tout cela !
Et l'adolescent princier, après avoir ainsi parlé
sur le caractère de l'homme et sur sa nature, dit :
« princesse, je n'ai plus rien à ajouter ! »
Alors, du sein de cette foule massée au pied de la
tour, des milliers de cris d'admiration montèrent
vers le ciel. Et la princesse dit : « Certes, ô jeune
homme, tu as triomphé. Mais les questions ne sont
pas épuisées, et il faut, pour que les conditions
soient remplies, que je t'interroge jusqu'à l'heure
de la prière du soir ! » Et l'adolescent dit : « O prin-
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234 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
cesse, tu pourras me poser encore telles questions
qui te sembleront insolubles, et, avec le secours du
Très-Haut, je les résoudrai. C'est pourquoi je te
supplie de ne pas fatiguer ta voix à m'interroger de
la sorte, et permets-moi de te dire qu'il est, sans
aucun doute, préférable que je te pose moi-môme
une question. Et si tu y réponds, ma tète sera cou-
pée comme Ta été celle de mes prédécesseurs ; mais
si tu n'y réponds pas, notre mariage sera célébré
sans retard ! » Et la princesse dit : « Pose ta ques-
tion, car j'accepte la condition ! »
Et l'adolescent demanda : « Peux-tu me dire, 6
princesse, comment il se fait que je puisse, moi
ton esclave, tout en étant à cheval sur cette noble
bête, être en même temps à cheval sur mon propre
père, et comment il se peut que, tout en étant visible
à tous les yeux, je sois caché dans les effets de ma
mère ? »
Et la princesse réfléchit une heure de temps, mais
ne sut trouver aucune réponse. Et elle dit: « Expli-
que cela toi-même ! »
Alors l'adolescent, devant tout le peuple assemblé,
raconta toute son histoire à la princesse, depuis le
commencement jusqu'à la fin, sans en oublier un
détail. Mais il n'y a point d'utilité à la répéter. Et il
ajouta : « Et voilà comment, ayant échangé mon
père, le roi, contre le cheval, et ma mère, la reine,
contre cet équipement, je me trouve à cheval sur
mon propre père et caché dans les effets de ma
mère ! »
Tout cela !
Et c'est ainsi que l'adolescent, fils du roi pauvre
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PAROLES SOUS LES 99 TÊTES COUPÉES 235
et de la reine pauvre, devint l'époux de la princesse
aux énigmes. Et c'est ainsi que, devenu roi à la
mort du père de son épouse, il put restituer le che-
val et l'équipement au roi de la ville qui les lui avait
prêtés, et faire venir auprès de lui son père et sa
mère, pour vivre avec eux et avec son épouse, à la
limite des plaisirs et des délices. Et telle est l'his-
toire de l'adolescent qui dit les belles paroles au-
(lessous des quatrevingt-dix-neuf têtes coupées. Mais
Allah est plus savant !
— Et Schahrazade, ayant ainsi raconté celte histoire,
se tut. Et le roi Schahriar dit : « J'aime, Schahrazade,
les paroles de cet adolescent. Mais il y a longtemps que
tu ne m'as raconté des anecdotes courtes et délicieuses,
et j'ai bien peur que tu n'aies épuisé tes connaissances à,
ce sujet. » Et Schahrazade répondit vivement : « Les
anecdotes courtes sont celles que je connais le mieux, 6
Roi fortuné. Et, du reste, je ne veux pas tarder à te le
prouver ! »
Et aussitôt elle dit :
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LA MALICE DES ÉPOUSES
11 m'est revenu, ô Roi fortuné, qu'il y avait^ vi-
vant à la cour d'un certain roi, un certain homme
qui était bouffon de son métier et célibataire de son
état. Or, un jour d'entre les jours, le roi, son maître,
lui dit : « O père de la sagesse, tu es célibataire, et
vraiment je désire te voir marié. » Et le bouffon
répondit : « O roi du temps, par ta vie ! dispense-
moi de cette béatitude-là. Moi, je suis un célibataire,
et je crains beaucoup le sexe en question. Oui, en
vérité, je crains beaucoup de tomber sur quelque
débauchée, adultérine ou fornicatrice de la mauvaise
espèce, et alors où serai-je ? De grâce, ô roi du temps,
ne me force pas à devenir bienheureux, malgré
mes vices et mon indignité. » Et le roi, à ces paroles,
se mit à rire m tellement qu'il se renversa sur son
derrière. Et il dit : « Il n'y a pas ! aujourd'hui
môme il faut que tu te maries. » Et le bouffon prit
un air résigné, baissa la tête, croisa ses mains sur
sa poitrine, et répondit en soupirant: « Taïeb ! Ça
va bien ! C'est bon ! »
Alors le roi fit mander son grand-vizir, et lui dit :
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238 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
« Il faut trouver, pour notre fidèle serviteur que
voici, une épouse qui soit belle et de conduite irré-
prochable et pleine de décence et de modestie. » Et
le vizir répondit par l'ouïe et l'obéissance, et alla à
l'instant trouver une vieille pourvoyeuse du palais,
et lui donna Tordre de fournir immédiatement au
bouffon du sultan une épouse qui remplît les condi-
tions précitées. Et la vieille ne se trouva pas prise
au dépourvu ; et elle se leva à l'heure et à l'instant
et engagea pour le bouffon une jeune femme, telle
et telle, comme épouse. Et on célébra le mariage ce
jour-là même. Et le roi fut content, et ne manqua pas
de combler son bouffon de présents et de faveurs, à
l'occasion de ses noces..
Or, le bouffon vécut en paix avec son épouse pen-
dant une demi-année, ou peut-être sept mois. Après
quoi, il lui arriva ce qui devait lui arriver, car nul
n'échappe à sa destinée.
En effet, la femme avec laquelle le roi l'avait
marié avait déjà eu le temps de prendre, pour son
plaisir, quatre hommes sur son époux, quatre exac-
tement, et de quatre variétés. Et le premier de ces
chéris d'entre les amants était, de sa profession, pâ-
tissier ; et le second était marchand de légumes; et
le troisième était boucher pour la viande de mou-
ton ; et le quatrième était le plus distingué, car il
était clarinette en chef de la musique du sultan, et
le cheikh de la corporation des clarinettes, un per-
sonnage important.
Et donc, un jour, le bouffon, l'ancien célibataire,
le nouveau père aux cornes, ayant été appelé de
très bon matin auprès du roi, laissa son épouse en-
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là malice des épouses 239
core au lit et se hâta de se rendre au palais. Et la
coïncidence voulut que ce matin-là le pâtissier se
sentît en humeur de copulation et vînt, profitant de
la sortie de l'époux, frapper à la porte de la jeune
femme. Et elle lui ouvrit et lui dit : « Tu viens au-~
jourd'hui de meilleure heure que d'habitude. » Et il
répondit : « Hé, ouallah, tu as raison. Mais, ce
matin, j'avais déjà préparé la pâte pour faire mes
plateaux de pâtisserie, et je l'avais déjà roulée et
amincie et réduite en feuilles, et j'allais déjà la far-
cir de pistaches et d'amandes, quand je m'aperçus
que l'heure était très matinale et que les acheteurs
n'étaient pas encore sur le point de venir. Alors je
dis à moi-même : « un tel, lève-toi, et secoue la
farine de tes habits, et rends-toi par ce matin frais
chez une telle, et réjouis-toi avec elle, car elle est
réjouissante. » Et l'adolescente répondit : « Bien
pensé, par Allah ! » Et, là-dessus, elle fut avec lui
comme une pâte sous le rouleau, et il fut avec elle
comme une farce dans une pâtisserie. Et ils n'a-
vaient pas encore fini leur ouvrage, qu'ils entendi-
rent frapper à la porte. Et le pâtissier demanda à la
femme : « Qui ça peut-il bien être ? » Et elle répon-
dit : « Je ne sais pas. Mais, en attendant, va te
cacher dans les cabinets. » Et le pâtissier, pour plus
de sûreté, se hâta d'aller s'enfermer là où elle lui
avait dit d'aller.
Et elle alla ouvrir la porte, et ell.e vit devant elle
son second amant, le marchand de légumes, qui lui
apportait une botte de légumes, des primeurs de la
saison, en cadeau. Et elle lui dit : « C'est un peu trop
tôt, et l'heure n'est pas ton heure. » Et il dit : « Par
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240 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Allah ! tu as raison. Mais comme je revenais, ce
matin, de mon potager, je dis à moi-même : « un
tel, Theure est vraiment trop matinale pour le souk,
et tu feras bien d'aller porter cette botte de légumes
frais à une telle, qui réjouira ton cœur, car elle est
bien gentille. » Et elle dit : « Sois donc le bien-
venu ! » Et elle réjouit son cœur, et il lui donna ce
qu'elle aimait le mieux, un concombre héroïque et
une courge de valeur. Et ils n'avaient pas encore
fini le travail du potager, qu'ils entendirent frapper
à la porte ; et il demanda : « Qui est-ce ? » Et elle
répondit : « Je ne sais pas, mais toi va vite, en atten-
dant, te cacher dans les cabinets. » Et il se hâta
d'aller s'enfermer là-dedans. Et il trouva la place
occupée déjà par le pâtissier, et il lui dit : « Qu'est-ce
que c'est que ça ? Et que^ fais-tu là ? » Et l'autre
répondit : « Je suis ce que tu es, et je fais ici ce que
tu viens y faire toi-même. » Et ils se rangèrent l'un
à côté de l'autre, le marchand de légumes portant sur
son dos la botte de légumes que l'adolescente lui
avait recommandé d'emporter pour ne pas trahir
sa présence dans la maison.
Or, pendant ce temps, la jeune femme était allée
ouvrir la porte. Et voici devant elle son troisième
amant, le boucher, qui arrivait avec, comme cadeau,
une belle peau de mouton à laine frisée, à laquelle
on avait conservé les cornes. Et elle lui dit : « Un
peu trop tôt ! un peu trop tôt ! » Et il répondit : « Eh
oui, par Allah ! j'avais déjà égorgé les moutons delà
vente, et je les avais déjà accrochés dans ma bouti-
que, quand je dis à moi-même : « un tel, les
souks sont encore vides, et tu feras bien d'aller por-
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LA MALICE DES ÉPOUSES 241
ter, en cadeau à une telle, cette belle peau apprêtée
avec les cornes, qui lui fera un tapis moelleux. Et,
comme elle est pleine d'agréments, elle te rendra
cette matinée plus blanche que de coutume. » Et
elle répondit : « Entre alors ! » Et elle fut pour lui
plus tendre que la queue d'un mouton de la variété
grasse, et il lui donna ce que donne le bélier à la
brebis. Et ils n'avaient pas encore fini de prendre et
de donner, qu'ils entendirent frapper à la porte. Et
elle lui dit : « Allons, et vite ! prends ta peau à cor-
nes, et va te cacher dans les cabinets ! » Et il fit ce
qu'elle lui disait. Et il trouva les cabinets occupés
déjà par le pâtissier et le marchand de légumes; et
il leur jeta le salam, et ils lui rendirent son salam ;
et il leur demanda : « Quel est le motif de votre
présence ici ? » Et ils répondirent : « Le même que
pour toi ! » Alors il se rangea à côté d'eux, dans les
cabinets.
Cependant la femme, étant allée ouvrir, vit de-
vant elle son quatrième ami, le chef-clarinette de la
musique du sultan. Et elle le fit entrer en lui disant :
« En vérité, tu arrives de meilleure heure que d'ha-
bitude, ce matin. » Et il répondit : « Par Allah ! c'est
toi qui as raison. Mais ce matin, étant sorti pour
aller instruire les musiciens du sultan, je m'aperçus
que l'heure était encore trop matinale, et je dis h
moi-même : « un tel, tu feras bien d'aller attendre
l'heure de la leçon chez une telle, qui est charmante
et te fera passer le plus délicieux des moments. » Et
elle répondit : « Le calcul est excellent. » Et ils
jouèrent de la clarinette ; et ils n'avaient pas encore
fini le premier air de la chanson, qu'ils entendirent
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242 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
des coups pressés à la porte. Et le chef-clarinette
demanda à son amie : « Qui est-ce? » Elle répondit :
« Allah seul est omniscient, mais c'est peut-être
mon mari. Et tu feras bien de courir Renfermer, avec
ta clarinette, aux cabinets. Et il se hâta d'obéir, et
trouva dans l'endroit en question le pâtissier, le mar-
chand de légumes et le boucher. Et il leur dit :
« La paix sur vous, ô compagnons ! Que faites-vous,
rangés dans cet endroit singulier? » Et ils répondi-
rent : « Et sur toi la paix et la miséricorde d'Allah et
ses bénédictions ! Nous y faisons ce que tu viens y
faire toi-même ! » Et il se rangea, quatrième, à côté
d'eux.
Et donc, le cinquième qui avait frappé à la porte,
était, en effet, le bouffon du sultan, époux de l'ado-
lescente. Et il se tenait le ventre des deux mains, et
disait : « Eloigné soit le Malin, le Pernicieux !
Donne-moi vite de l'infusion d'anis et de fenouil, ô
femme ! Mon ventre marche ! mon ventre marche !
Il m'a empêché de rester longtemps auprès du sul-
tan, et je rentre me coucher ! De l'infusion d'anis et
de fenouil, ô femme ! » Et il courut droit aux cabi-
nets, sans remarquer la terreur de sa femme, et
ayant ouvert la porte, il vit les quatre hommes
accroupis et rangés en bon ordre sur les dalles, au-
dessus du trou, l'un devant l'autre...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
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LA MALICE DES ÉPOUSES 243
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE-HUITIEME NUIT
Elle dit :
... Et il courut droit aux cabinets, sans remarquer
la terreur de sa femme, et, ayant ouvert la porte, il vit
les quatre hommes accroupis et rangés en bon ordre
sur les dalles, au-dessus du trou, l'un devant l'autre.
A cette vue, le bouffon du sultan ne douta pas de
la réalité de son malheur. Mais, comme il était plein
de prudence et de sagacité, il se dit : « Si je fais
mine de les menacer, ils me tueront sans recours.
Aussi, le mieux serait de feindre l'imbécillité. » Et,
ayant ainsi pensé, il se jeta à genoux à la porte des
cabinets, et cria aux quatre gaillards accroupis :
« saints personnages d'Allah, je vous reconnais !
Toi, qui es couvert de taches de lèpre blanche, et
que les yeux profanes des ignorants prendraient
pour un pâtissier, tu es, sans aucun doute, le saint
patriarche Job l'ulcéré, le lépreux, le couvert de
dartres! Et toi, ô saint homme, qui portes sur ton
dos cette botte de légumes excellents, tu es, sans
aucun doute, le grand Khizr, gardien des vergers et
des potagers, qui revêt les arbres de leurs couronnes
vertes, fait courir les eaux fugitives, déroule le tapis
verdoyant des prairies, et, revêtu de son manteau
vert dans les soirs, mêle les teintes légères dont se
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244 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
colorent les cieux au crépuscule! Et toi, ô grand
guerrier qui portes sur tes épaules cette peau de
lion, et sur ta tête ces deux cornes de bélier, tu es,
sans aucun doute, le grand Iskandar aux deux
cornes! Et toi, enfin, ange bienheureux qui tiens
dans ta droite cette clarinette glorieuse, tu es, sans
aucun doute, l'ange du jugement dernier ! »
A ce discours du bouffon du sultan, les quatre
gaillards se pincèrent mutuellement les cuisses, et se
dirent tout bas les uns aux autres, tandis que le
bouffon continuait à embrasser la terre, à genoux à
quelque distance : « Le sort nous favorise ! Et puis-
qu'il nous croit réellement de saints personnages,
confirmons-le dans sa croyance. Car c'est, pour nous,
la seule chance de salut. » Et ils se levèrent à l'ins-
tant et dirent : « Eh oui, par Allah ! tu ne te trompes
pas, ô un tel ! Nous sommes, en effet, ceux que tu as
nommés. Et nous sommes venus te visiter, en en-
trant par les cabinets, puisque c'est le seul endroit
de la maison qui soit à ciel ouvert. » Et le bouffon,
toujours prosterné, leur dit : « O saints et illustres
personnages, Job le lépreux, Khizr père des saisons,
Iskandar aux deux cornes et toi, messager annoncia-
teur du Jugement, puisque vous me faites l'honneur
insigne de me visiter, permettez-moi de faire un sou-
hait entre vos mains ! » Et ils répondirent : « Parle !
parle ! » 11 dit: « Faites-moi la grâce de m'accompa-
gner au palais du sultan de cette ville, qui est mon
maître, afin que je vous fasse faire sa connaissance,
et que, ce faisant, il me soit obligé et me tienne en
ses bonnes grâces ! » Et ils répondirent, bien que
fort hésitants : « Nous t'accordons cette grâce ! »
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LA MALICE DES ÉPOUSES 245
Alors le bouffon les mena en la présence du sultan
et dit: « mon maître souverain, permets à ton es-
clave de te présenter les quatre saints personnages
que voici! Ce premier, qui est enfariné, est notre
seigneur Job le lépreux ; et celui-ci, qui porte sur
son dos cette botte de légumes, est notre seigneur
Khizr, le gardien des sources, le père de la verdure ;
et celui-ci, qui porte sur ses épaules cette peau de
bête qui le coiffe de deux cornes, est le grand roi
guerrier Iskandar aux deux cornes ; et ce dernier en-
fin, qui tient à la main une clarinette, est notre sei-
gneur lsrafil, l'annonciateur du Jugement dernier. »
Et il ajouta, pendant que le sultan était à la limite de
l'étonnement: « Or, ô mon seigneur le sultan, je dois
le grand honneur de la visite de ces personnages su-
blimes à l'insigne sainteté de l'épouse que tu m'as
généreusement octroyée. Je les ai trouvés, en effet,
accroupis, en bon ordre, l'un derrière l'autre, dans
les cabinets de mon harem intérieur; et le premier
accroupi était le prophète Job — sur lui la prière et
la paix! — et le dernier accroupi était l'ange lsrafil
— sur lui la paix et les faveurs du Très-Haut ! »
En entendant ces paroles de son bouffon, le sultan
regarda avec attention les quatre personnages en
question; et soudain il fut pris d'un tel rire, qu'il
entra en convulsion et se trémoussa et battit l'air
de ses jambes en se renversant sur son derrière.
Après quoi il s'écria: « Tu veux donc, ô perfide, me
faire mourir de rire ! Ou bien es-tu devenu fou? » Et
le bouffon dit: « Par Allah, ô mon seigneur, ce que
je te raconte est ce que j'ai vu, et tout ce que j'ai vu
je te l'ai raconté ! » Et le roi, riant, s'écria: « Mais ne
T. XIII. 16
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246 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
vois-tu pas que celui que tu nommes le prophète
Khizr n'est qu'un marchand de légumes, et que celui
que tu nommes le prophète Job n'est qu'un pâtissier,
et que celui que tu nommes le grand Iskandar n'est
qu'un boucher, et que celui que tu nommes l'ange
Israfil n'est que mon chef-clarinette, le.maître de ma
musique? » Et le bouffon dit: « Par Allah, ô mon
seigneur, ce que je te raconte est ce que j'ai vu, et
tout ce que j'ai vu je te l'ai raconté ! »
Alors le roi comprit toute l'étendue de l'infortune
de son bouffon; et il se tourna vers les quatre asso-
ciés de l'épouse débauchée, et leur dit : » O fils des
mille cornards, racontez-moi la vérité sur cette affaire,
ou je vous fais enlever vos testicules ! » Et les quatre
racontèrent au roi, en tremblant, ce qui était vrai et
ce qui n'était pas vrai, sans mentir, tant ils crai-
gnaient qu'on leur enlevât l'héritage de leur père. Et
le roi, émerveillé, s'écria : « Qu'Allah extermine le
sexe perfide et la race des fornicatrices et des traî-
tresses ! » Et il se tourna vers son bouffon et lui dit:
« Je t'accorde le divorce d'avec ton épouse, ô pète de
la sagesse, afin que tu redeviennes célibataire. » Et
il le revêtit d'une magnifique robe d'honneur. Puis
il se tourna vers les quatre compagnons, et leur dit :
« Quant à vous, votre crime est si énorme, que vous
ne pouvez échapper au châtiment qui vous attend ! »
Et il fit signe à son porte-glaive de s'avancer, et lui
dit: « Enlève -leur les testicules, afin qu'ils devien-
nent des eunuques au service de notre fidèle serviteur t
cet honorable célibataire ! »
Alors, le premier des copulateurs coupables, celui
qui était le pâtissier, autrement dit Job le lépreux,
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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE PATISSIER) 24T
s'avança et embrassa la terre entre les mains du roi,
et dit: « grand roi, ô le plus magnanime d'entre
les sultans, si je te raconte une histoire plus prodi-
gieuse que notre histoire avec l'ancienne épouse de
cet honorable célibataire, m'accorderas-tu la grâce-
de mes testicules ? » Et le roi se tourna vers son bouf-
fon et lui demanda par signes ce qu'il pensait de la
proposition du pâtissier. Et le bouffon ayant fait
« oui » avec la tête, le roi dit au pâtissier: <tOui, cer-
tes! ô pâtissier, si tu me racontes l'histoire en ques-
tion, et que je la trouve extraordinaire ou merveil-
leuse, je t'accorderai la grâce de ce que tu sais ! » Et
le pâtissier dit :
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE PATISSIER
« Il m'est revenu, ô roi fortuné, qu'il y avait une-
femme qui était, de sa nature, une fornicatrice éton-
nante et une compagne de calamité. Et elle était
mariée — ainsi l'avait voulu le destin — avec un
honnête kaïem-makam, gouverneur de la ville au
nom du sultan. Et cet honnête fonctionnaire n avait
aucune idée — ainsi l'avait voulu son destin — de la
malice des femmes et de leurs perfidies, mais pas-
une idée, pas une. Et, en outre, il y avait longtemps
qu'il ne pouvait plus rien faire avec son épouse le
tison, plus rien du tout, plus rien du tout. Aussi la
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248 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
femme s'excusait elle-même de ses débauches et de
ses fornications, en se disant: « Je prends le pain
où je le trouve, et la viande où elle est pendue. »
Or, celui qu'elle aimait le plus parmi ceux qui
brûlaient pour elle, était un jeune saïss, un palefre-
nier de son époux le kaïem-makam. Mais comme
depuis un certain temps l'époux s'était immobilisé
dans la maison, les entrevues des deux amants deve-
naient plus rares et plus difficiles. Or, elle ne tarda
pas à trouver un prétexte pour avoir plus de liberté,
et dit alors à son mari : « mon maître, je viens
d'apprendre que la voisine de ma mère est morte, et
je voudrais, à cause des convenances et des devoirs
de bon voisinage, aller passer les trois jours des funé-
railles dans la maison de ma mère. » Et le kaïem-
makam répondit : « Qu'Allah répare cette mort en
allongeant tes jours ! Tu peux aller chez ta mère pas-
ser les trois jours des funérailles. » Mais elle dit :
« Oui, ô mon maître, mais je suis une femme jeune
et timide, et je crains beaucoup de marcher seule
dans les rues, pour aller à la maison de ma mère, qui
est si loin ! » Et le kaïem-makam dit : « Et pourquoi
irais-tu seule ? N'avons-nous pas à la maison un saïss
plein de zèle et de bonne volonté, pour t'accompagner
dans des courses comme celle-ci ? Fais-le appeler, et
dis-lui de mettre à ton intention la housse rouge
sur l'âne, et de t'accompagner, en marchant à côté
de toi et en tenant la bride de l'âne. Et recommande-
lui bien de ne pas excitçr l'âne avec la langue ou
avec l'aiguillon, de peur qu'il ne rue et que tu ne
tombes ! » Et elle répondit: « Oui, ô mon maître,
mais appelle-le toi-même pour lui faire ces recom-
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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE PATISSIER) 249
mandations. Moi je ne saurais pas. » Et l'honnête
kaïem-makam fit mander le saïss, qui était un jeune
gaillard puissamment musclé, et lui donna ses ins-
tructions. Et le gaillard, ayant entendu ces paroles
de son maître, fut énormément satisfait.
Et donc, il fit monter sa maîtresse, qui était l'épouse
du kaïem-makam, sur l'âne dont la selle avait été
recouverte d'une housse rouge, et s'en alla avec
elle. Mais, au lieu d'aller à la maison de la mère,
pour les funérailles en question, ces deux-là! ils allè-
rent à un jardin qu'ils connaissaient, emportant avec
eux des provisions de bouche et des vins exquis.
Et, à l'ombre et dans, la fraîcheur, ils se mirent à
leur aise, et le saïss, que son père avait doté d'un
héritage volumineux, sortit généreusement toute sa
marchandise et l'étala aux yeux ravis de l'adoles-
cente, qui la prit dans ses mains et la frotta pour en
examiner la qualité. Et, l'ayant trouvée de premier
choix, elle se l'attribua, sans plus de façons, du con-
sentement du propriétaire...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUARANTE- NEUVIÈME NUIT
Elle dit :
. . . Et, l'ayant trouvée de premier choix, elle se l'attri-
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250 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
bua, sans plus de façons, du consentement du pro-
priétaire. Et, en longueur et en largeur, cela s'adap-
tait excellemment, mieux même qu'une marchandise
•commandée sur mesure. Et c'est pourquoi elle appré-
ciait si vivement le propriétaire de la marchandise.
Et c'est ce qui explique comment, sans éprouver un
moment de lassitude, elle la manipula et la travailla
jusqu'au soir, et ne la laissa que lorsqu'elle ne vit
plus assez pour enfiler le fil dans l'aiguille.
Alors ils se levèrent tous deux; et le saïss fit en-
fourcher l'âne par l'adolescente. Et ils se rendirent
tous ensemble à la maison du saïss, où, après avoir
•donné sa ration à l'âne, ils se hâtèrent d'aller se
mettre en posture de prendre eux-mêmes leur ration.
Et ils se rationnèrent mutuellement, jusqu'à satiété,
-et s'endormirent une heure de temps. Après quoi, ils
se réveillèrent pour calmer de nouveau leur fringale,
•et ne cessèrent qu'avec le matin. Mais ce fut pour se
lever et aller ensemble au jardin, et recommencer
les manipulations de la veille et les mêmes amu-
sements.
Et pendant trois jours ils agirent de la sorte, sans
répit ni repos, faisant tourner la roue par l'eau, et
jronfler sans arrêt le fuseau du jouvenceau, et téter sa
mère par l'agneau, et entrer le doigt dans l'anneau,
•et reposer l'enfant dans son berceau, et s'embrasser
les deux jumeaux, et serrer le clou par l'étau, et
.avancer le cou du chameau, et becqueter la moinelle
par le moineau, et pépier dans son nid tout chaud le
bel oiseau, et se gorger de grain le pigeonneau, et
brouter le lapereau, et ruminer le veau, et sauter le
«chevreau, et s'appliquer la peau sur la peau, jusqu'à
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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE PATISSIER) 251
ce que le père des assauts, qui n'était jamais en
défaut, cessât de lui-même de jouer du chalumeau.
Et, au matin du quatrième jour, le saïss dit à l'a-
dolescente, épouse du kaïem-makam : « Les trois
jours de permission sont écoulés. Levons-nous et
allons à la maison de ton époux. » Mais elle répon-
dit : « Que non ! Quand on a trois jours de permission,
c'est pour en prendre trois autres ! Eh quoi ! nous
n'avons pas encore eu raisonnablement le temps de
nous réjouir vraiment, moi de prendre mon plein
de toi, et toi de prendre ton plein de moi. Quant à
cet absurde entremetteur, laissons-le se morfondre
tout seul à la maison, avec lui-même pour compagne
et édredon, et replié sur lui-môme, comme font les
chiens, avec sa tête enfoncée entre ses deux jambes ! »
Ainsi elle dit, et ainsi ils firent. Et ils passèrent
encore ensemble trois jours nouveaux, fornicant et
copulant, à la limite des ébats et de la jubilation.
Et, au matin du septième jour, ils s'en allèrent à la
maison du kaïem-makam, qu'ils trouvèrent assis
bien soucieux, ayant en face de lui une vieille né-
gresse qui lui parlait. Et l'infortuné bonhomme, qui
était loin de soupçonner les débordements de la
perfide, la reçut avec cordialité et affabilité, et lui
dit: « Béni soit Allah qui te ramène saine et sauve !
Pourquoi tout ce retard, ô fille de l'oncle? Tu nous
as occasionné une bien grande inquiétude ! » Et
elle répondit : « O mon maître, on m'a confié, chez
la défunte, l'enfant de la maison afin que je le con-
sole, et que je le dédommage de son sevrage. Et ce
sont les soins donnés à cet enfant qui m'ont retenue
jusqu'à maintenant. » Et le kaïem-makam dit : « La
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252 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
raison est péremptoire, et je dois la croire, et suis
bien heureux de te revoir. » Et telle est mon his-
toire, ô roi plein de gloire ! »
Lorsque le roi eut entendu cette histoire du pâtis-
sier, il se mit à rire tellement qu'il se renversa sur
son derrière. Mais le bouffon s'écria : « Le cas du
kaïem-makam est moins énorme que le mien ! Et
cette histoire est moins extraordinaire que mon his-
toire. » Alors le roi se tourna vers le pâtissier et lui
dit : « Puisqu'ainsi le juge l'offensé, je ne puis Rac-
corder, ô crapule, que la grâce d'un seul testicule. »
Et le bouffon, qui triomphait et se vengeait de la
sorte, dit sententieu sèment : » C'est le juste châti-
ment et la férule des crapules qui manipulent et
copulent le monticule d'une mule qui cumule sans
scrupule pour faire boucher son cul. » Puis il ajouta:
« O roi du temps, accorde-lui, tout de même, la
grâce du second testicule ! »
Et, à ce moment, s'avança le second fornicateur,
qui était le marchand de légumes ; et il embrassa la
terre entre les mains du sultan, et dit: « O grand
roi, ô le plus généreux des rois, m'accorderas-tu
la grâce de ce que tu sais, si tu es émerveillé de
mon histoire ? » Et le roi se tourna vers le bouf-
fon, qui donna par signes son consentement. Et le
roi dit au marchand de légumes : « Si elle est mer-
veilleuse, je t'accorderai ce que tu demandes ! »
Alors le marchand de légumes, qui avait passé
pour Khizr le prophète vert, dit :
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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE MARCHAND...) 253
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE MARCHAND DE
LÉGUMES
« Il est raconté, ô roi du temps, qu'il y avait un
homme qui était astronome, de son métier, et qui
savait lire sur les visages et deviner les pensées par
la physionomie. Et cet astronome avait une épouse
qui était d'une insigne beauté et d'un charme singu-
lier. Et cette épouse était toujours et partout der-
rière lui à vanter ses propres vertus* et à faire pa-
rade de ses mérites, disant: « O homme, il n'y a
point parmi le sexe ma pareille en pureté, en no-
blesse de sentiments et en chasteté. » Et l'astro-
nome, qui était un grand physionomiste, ne douta
point de ses paroles, tant, en effet, son visage reflé-
tait de candeur et d'innocence. Et il se disait:
« Ouallahi, il n'y a pas d'homme qui ait une épouse
comparable à mon épouse, ce flacon de toutes les
vertus. » Et il allait partout proclamant les mérites
de son épouse, et chantant ses louanges, et s'émer-
veillant de sa tenue et de sa décence, alors que la
vraie décence eût été, pour lui, de ne jamais parler
de son harem devant les étrangers. Mais les savants,
ô mon seigneur, et les astronomes en particulier,
ne suivent pas les usages de tout le monde. C'est
pourquoi les aventures qui leur arrivent ne sont
pas les aventures de tout le monde.
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254 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Et donc, un jour, comme il vantait, selon son
habitude, les vertus de son épouse, devant une
assemblée de personnes étrangères, un homme se
leva qui lui dit : « Tu n'es qu'un menteur, ô un tel ! »
Et l'astronome devint bien jaune de teint, et, d'une
voix agitée par la colère, il demanda : « Et quelle est
la preuve de mon mensonge ? » 11 dit : « Tu es un
menteur ou bien un imbécile, car ta femme n'est
qu'une prostituée ! » En entendant cette injure su-
prême, l'astronome se jeta sur l'homme, pour l'é-
trangler et lui sucer le sang. Mais les assistants les
séparèrent et dirent à l'astronome : « Si celui-ci ne
prouve pas son dire, nous te l'abandonnerons pour
que tu suces son sang. » Et Tinsulteur dit : « O
homme, lève-toi donc, et va annoncera ton épouse,
la vertueuse, que tu vas t'absenter pour quatre
jours. Et fais-lui tes adieux, et sors de ta maison, et
cache-toi dans un endroit d'où tu pourras tout voir
sans être vu. Et tu verras ce que tu verras. Ouassa-
lam ! » Et les assistants dirent : « Oui, par Allah !
contrôle de la sorte ses paroles. Et si elles sont
fausses, tu suceras son sang. »
Alors l'astronome, la barbe tremblante de colère
et d'émotion, alla trouver son épouse la vertueuse,
et lui dit : « O femme, lève-toi et prépare-moi les
provisions pour un voyage que je vais faire, et qui
me laissera absent pour quatre jours ou peut-être
six. » Et l'épouse s'écria : « O mon maître, tu veux donc
jeter mon âme dans la désolation, et me faire dépérir
de chagrin ? Pourquoi ne me prendrais-tu pas plutôt
avec toi, pour que je voyage avec toi, et te serve, et
te soigne en route si tu es fatigué ou indisposé? Et
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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE MARCHAND...) 255
pourquoi m'abandonner seule ici avec la cuisante
douleur de ton absence ? » Et l'astronome, ayant en-
tendu ces paroles, se dit : « Par Allah ! mon épouse
n'a pas sa seconde parmi les élues de l'espèce fémi-
nine. » Et il répondit à son épouse : « lumière de
l'œil, toi ne te chagrine pas à cause de cette absence
qui ne doit durer que quatre jours ou peut-être six.
Et ne songe qu'à te soigner et à te bien porter. » Et
l'épouse se mita pleurer et à gémir, en disant : « Oh,
que je souffre ! oh, que je suis malheureuse, et aban-
donnée, et peu aimée! » Et l'astronome s'essaya du
mieux qu'il put à la calmer, lui disant : « Calme ton
âme, et rafraîchis tes yeux. Je t'apporterai, à mon
retour, de beaux cadeaux de retour ! » Et, la lais-
sant dans les larmes de la désolation, évanouie
entre les bras des négresses, il s'en alla en sa voie.
Mais, au bout de deux heures, il revint sur ses
pas, et entra doucement par la petite porte du jar-
din, et alla se poster à un endroit qu'il connaissait, et
d'où il pouvait tout voir dans la maison sans être vu...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTIÈME NUIT
Elle dit :
... à un endroit qu'il connaissait et d'où il pouvait
tout voir dans la maison sans être vu.
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256 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Et il n'y avait pas une heure de temps qu'il était
dans sa cachette, que voici ! Il vit entrer un homme
qu'il reconnut aussitôt pour le vendeur de cannes à
sucre, établi en face de sa maison. Et il tenait à la
main une canne à sucre de choix. Et il vit, au même
moment, son épouse venir au-devant de lui, en se
balançant, et lui dire, en riant : « C'est là tout ce
que tu m'apportes en fait de cannes à sucre, ô père
des cannés à sucre ? » Et l'homme dit : « O ma
maîtresse, la canne à sucre que tu vois n'est rien,
comparée à celle que tu ne vois pas ! » Et elle
lui dit : « Donne ! donne ! » Et il dit : « Voici I
voici! » Puis il ajouta: « Oui, mais où est l'entre-
metteur de mon cul, ton mari l'astronome? » Elle
dit: « Qu'Allah lui casse les jambes et les bras! Il
est parti pour un voyage de quatre jours ou peut-être
six ! Puisse-t-il être enterré sous la chute d'un mi-
naret! » Et ils se mirent tous deux à rire en-
semble. Et l'homme sortit sa canne à sucre et la
donna à l'adolescente qui sut l'éplucher et la presser
et en faire ce qu'on fait, en pareil cas, de toutes les
cannes à sucre de cette espèce-là. Et il l'embrassa,
et elle l'embrassa, et il l'accola, et elle aussi l'ac-
cola, et il la chargea d'une charge pesante et sans
merci. Et il se réjouit de ses charmes, jusqu'à ce
qu'il en eût pris son plein. Alors il la quitta et s'en
alla en sa voie.
Tout cela ! Et l'astronome voyait et entendait. Et
voici qu'au bout de quelques instants, il vit entrer
un second homme qu'il reconnut pour le marchand
de volailles du quartier. Et l'adolescente vint au-
devant de lui, en faisant mouvoir ses hanches, et
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LÀ malice des épouses (le marchand...) 257
lui dit: « Le salam sur toi, 6 père des volailles, que
m'apportes-tu aujourd'hui ?» Il répondit : « Un co-
quelet, ô ma maîtresse, qui est un excellent sujet,
coquet et grassouillet, tout jeunet et guilleret, solide
sur ses jarrets, et coiffé d'un rouge bonnet orné d'un
beau toupet, qui n'a pas son pareil parmi les poulets,
et que je t'offre, si tu me le permets ! » Et l'adoles-
cente dit : « Je permets ! je permets ! » 11 dit : « Je
le mets ! je le mets ! » Et ils firent exactement, ô
mon seigneur, avec le coquelet du marchand de
volailles, ce qui avait eu lieu avec la canne à sucre
des batailles. Après quoi l'homme se leva, et se
secoua, et s'en alla en sa voie. *
Tout cela ! Et l'astronome voyait et entendait. Et
voici qu'au bout de quelques instants entra un
homme qu'il reconnut aussitôt pour le chef des
âniers du quartier. Et l'adolescente courut à lui, et
l'accola, en lui disant : « Qu'apportes-tu aujourd'hui
à ta cane, ô père des ânes? » 11 dit : « Une banane,
ô ma maîtresse, une banane ! » Elle dit, riant :
« Qu'Allah te damne, ô gros crâne! Où est cette ba-
nane ? » Il dit : « O sultane, ô douée de peau tendre
et diaphane, je l'ai reçue de mon père, cette banane,
quand il était conducteur de caravane, et c'est mon
seul héritage avec ma cabane ! .» Elle dit : « Je ne
vois, dans ta main, que ta canne de conducteur
d'ânes ! Où est la banane ? » 11 dit : « C'est un fruit, ô
sultane, qui craint l'œil des profanes, et qu'on cache
de peur qu'il ne se fane. Mais le voici qui plane ! le
voici qui plane ! »
Tout cela ! Mais avant que fût mangée la banane,
ô mon seigneur, l'astronome, qui avait tout vu et
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258 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
entendu, poussa un grand cri et tomba, corps sans
vie ! Que la miséricorde d'Allah soit sur lui ! Et l'ado-
lescente, qui préférait la banane à la canne à sucre
et au poulet, se maria, après le temps licite, avec
le chef des âniers de son quartier.
Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! »
— Et le roi, en entendant cette histoire du mar-
chand de légumes, se trémoussa d'aise et se con-
vulsa de contentement. Et il dit à son bouffon :
« Cette histoire, ô père de la sagesse, est plus
énorme que ton histoire.. Et il nous faut accorder à
ce marchand de légumes la grâce de ses deux tes-
ticules. » Et il dit au bonhomme : « Et maintenant
recule I »
Et le marchand recula au milieu du rang de ses
compagnons, et le troisième fornicateur s'avança,
qui était le boucher pour la viande de mouton. Et
il demanda la même faveur, et le sultan, dans sa
justice, ne put la lui refuser, mais toujours aux
mêmes conditions.
Alors le boucher, qui avait été Iskandar aux deux
cornes, dit:
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE BOUCHER
« Il y avait un homme au Caire, et cet homme avait
une épouse avantageusement connue pour sa gentil-
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LA MALICE» DES ÉPOUSES (LB BOUCHER) 259
lesse, son bon caractère, sa légèreté de sang, son
obéissance et sa crainte du Seigneur. Et elle avait
dans sa maison une paire d'oies dodues et lourdes de
délicieuse graisse ; et elle avait également, mais tout
au fond de sa ruse et de sa maison, un amant dont
elle était folle tout à fait.
Et donc, cet amant vint un jour lui faire une visite
en cachette, et il vit devant elle les deux merveil-
leuses oies ; et du coup son appétit s'alluma sur elles ;
et il dit à la femme : « une telle, tu devrais bien
nous cuisiner ces deux oies, et nous les farcir de la
plus excellente manière, afin que nous puissions en
réjouir notre gosier. Car mon âme souhaite ardem-
ment la chair des oies, aujourd'hui. » Et elle répon-
dit : « Cela est vraiment aisé ; et satisfaire tes envies
est mon plaisir. Et par ta vie, ô un tel, je vais
égorger les deux oies et les farcir ; et je te les don-
nerai toutes deux ; et tu les prendras et les empor-
teras chez toi, et les mangeras en toutes délices et
bonté sur ton cœur. Et, de cette manière, cet entre-
metteur de malheur, mon époux, ne pourra en con-
naître ni le goût ni l'odeur ! » Il demanda : « Et
comment feras-tu ? » Elle répondit : « Je servirai à
son intention un tour de ma façon, qui lui entrera
dans la cervelle ; et je te donnerai les deux oies ; car
nul n'est aussi chéri que toi, ô lumière de mes yeux !
Et ainsi cet entremetteur ne connaîtra ni le goût des
oies ni leur odeur. » Et, là-dessus, ils s'accolèrent
mutuellement. Et, en attendant d'avoir les oies,
l'adolescent s'en alla en sa voie. Et voilà pour lui.
Mais pour ce qui est de l'adolescente, lorsque, vers
le coucher du soleil, son mari fut rentré de son tra-
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260 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
vail, elle lui dit: « En vérité, ô homme, comment
peux- tu prétendre à ce titre d'homme, quand tu es
tellement dénué de la vertu qui fait les hommes
vraiment dignes de ce nom, la générosité? As-tu, en
effet, jamais invité quelqu'un dans ta maison, et
m'as-tu jamais dit, un jour d'entre les jours : « O
femme, j'ai aujourd'hui un hôte dans la maison? »
Et t'es-tu jamais dit à toi-même : « Les gens finiront,
si je continue à vivre avec une telle avarice, par
déclarer que je suis un misérable ignorant des voies
de l'hospitalité. » Et l'homme répondit : « O femme,
rien n'est plus facile à réparer que oe retard ! Et de-
main, — inchallah ! — je t'achèterai de la viande
d'agneau et du riz ; et tu cuisineras quelque chose
d'excellent pour le dîner ou pour le souper, à ton
choix, afin que je puisse inviter au repas quelqu'un
de mes amis intimes. » Et elle dit : « Non, par Allah,
ô homme! Je préfère, au lieu de la viande en ques-
tion, que tu m'achètes du hachis de viande, afin que
je puisse en faire une farce, qui me servira à farcir
nos deux oies, une fois que tu me les auras égorgées.
Et je les rôtirai. Car rien n'est aussi savoureux que
les oies farcies et rôties, et rien ne peut mieux que
les oies blanchir le visage de l'hôte devant son in-
vité. » Et il répondit : « Sur ma tête et sur mon œil!
Qu'il en soit ainsi ! »
Et donc, le lendemain à l'aube, l'homme égorgea
les deux oies dodues, et alla acheter un ratl de hachis
de viande, et un ratl de riz, et une once d'épices
chaudes et d'autres assaisonnements. Et il porta le
tout à la maison, et dit à son épouse : « Tâche de tenir
les oies rôties prêtes pour midi, car c'est l'heure où
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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE BOUCHER) 261
je viendrai avec mes invités. » Et il s'en alla en sa
voie.
Alors elle se leva, et dépluma les oies, et les net-
toya, et les farcit d'une farce merveilleuse composée
de hachis de viande, de riz, de pistaches, d'amandes,
de raisins, de pignons et d'épices fines, et en sur-
veilla la cuisson jusqu'à ce qu'elle fût parfaitement à
point. Et elle envoya sa petite négresse appeler l'ado-
lescent, son bien-aimé, qui se hâta d'accourir. Et elle
l'accola, et il l'accola, et après qu'ils se furent dulci-
fiés et satisfaits mutuellement, elle lui remit les
deux délicieuses oies en leur entier, contenant et
contenu. Et il les prit et s'en alla en sa voie. Et voilà
pour lui, définitivement...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE ET UNIÈME NUIT
Elle dit:
... elle lui remit les deux délicieuses oies en leur
entier, contenant et contenu. Et il les prit et s'en
alla en sa voie. Et voilà pour lui, définitivement.
Quant à l'époux de l'adolescente, il ne manqua
pas d'être exact à l'heure. Et, à midi, il arriva chez
lui, accompagné d'un ami, et frappa à la porte. Et
elle se leva, et alla leur ouvrir, et les invita à entrer,
T. XIII. 17
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262 LES MILLE NUITS ET UNE NB1T
et les reçut avec cordialité. Puis elle prit à part son
mari et lui dit : « Nous tuons les deux oies, les deux
à la fois, et tu n'amènes qu'un homme avec toi? Mais
quatre invités pourraient encore venir pour faire
honneur à ma cuisine. Allons, sors et va vite cher-
cher encore deux de tes amis, ou même trois, pour
manger les oies. Et l'homme sortit docilement pour
faire ce qu'elle lui ordonnait.
Alors la femme alla trouver l'invité, et l'aborda
avec un visage retourné, et lui dit d'une voix trem-
blante d'émotion : « ! hélas sur toi ! Tu es perdu sans
recours ! Par Allah ! tu dois n'avoir pas d'enfants ni de
famille pour te jeter ainsi, tête baissée, vers une mort
certaine! » Et l'invité, ayant entendu ces paroles,
sentit la terreur l'envahir et s'enfoncer profondément
dans son cœur. Et il demanda: « Qu'y a-t-il donc, ô
femme de bien? Et quel est le terrible malheur qui
me menace dans ta maison? » Et elle répondit : « Par
Allah! je ne puis garder le secret! Sache donc que
mon mari a à se plaindre gravement de ta conduite à
son égard, et qu'il ne t'a amené ici que dans l'in-
tention de te dépouiller de tes testicules, et de te
réduire à la condition d'eunuque châtré. Et, après
cela, que tu meures ou que tu vives, hélas et pitié
sur toi ! » Et elle ajouta : « Mon mari est allé chercher
deux de ses amis, pour l'aider dans ta castration? »
En entendant cette révélation de l'adolescente,
l'invité se leva à l'heure et à l'instant, et sauta dans
la rue, et livra ses jambes au vent.
Et, au même moment, entra le mari, accompagné
de deux amis, cette fois. Et l'adolescente l'accueillit,
en s'écriant : « O mon émoi, ô mon émoi ! les oies !
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LÀ MALICE DES ÉPOUSES (LE BOUCHER) 263
les oies! » Et il demanda: « Par Allah, qu'y a-t-il,
et pourquoi ? pourquoi ? » Elle dit : « mon désar-
roi ! ô mon émoi ! ah ! malheur à moi ! les oies ! les
oies ! » Il demanda : « Hé, qu'ont-elles donc les oies?
Par Allah, tais-toi, et tiens ton gosier coi, et dis-moi
ce qu'elles ont, tes oies! Que je les voie, que je les
voie ! » Elle dit : « Alors vois ! vois ! par là, par là !
ton hôte les emporta comme une proie, et s'en alla
par la fenêtre, en sa voie! » Et elle ajouta: « Et
maintenant, festoie ! festoie ! »
A ces paroles de son épouse, l'homme sortit en
toute hâte dans la rue, et vit son premier invité qui
courait à toutes jambes, la tunique entre les dents.
Et il lui cria: « Par Allah sur toi ! reviens, reviens,
et je ne t'enlèverai pas le tout! Reviens, et, par
Allah, je ne te prendrai que la moitié !» — Il voulait
dire, par là, ô roi du temps, qu'il ne prendrait
qu'une oie, et lui laisserait la seconde oie. — Mais,
en l'entendant crier de la sorte, le fugitif, persuadé
qu'on ne le rappelait que pour lui enlever un œuf au
lieu des deux, s'écria, en continuant à fuir : « M'en-
lever un œuf? c'est loin de ta langue de bœuf ! Cours
donc après moi, si tu veux me frustrer d'un de mes
œufs ! »
Et telle est mon histoire, ô roi plein de gloire ! »
— Et le roi, ayant entendu cette histoire du bou-
cher, faillit s'évanouir de rire. Après quoi, il se
tourna vers le bouffon, et lui demanda: « Faut-il, à
celui-là, lui enlever un de ses œufs, ou bien tous les
deux? » Et le bouffon dit: « Laissons-lui ses œufs,
car les lui enlever serait peu. Et ce n'est pas mon
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264 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
vœu. » Et le sultan dit à l'homme: « Retire-toi de
devant nos yeux ! »
Et, Thomme s'étant retiré dans le rang de ses
compagnons, s'avança le quatrième fornicateur, qui
supplia le sultan de lui accorder la même faveur avec
la même condition. Et, le sultan lui ayant donné son
consentement, le quatrième fornicateur qui était le
chef-clarinette, celui-là même qui avait passé pour
Tangc Israfil, dit :
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE CHEF-CLARINETTE
« Il est raconté qu'il y avait dans une ville d'entre
les villes d'Egypte un homme déjà âgé qui avait un
fils pubère, gaillard fainéant et sournois, qui ne pen-
sait, du matin au soir, qu'à faire fructifier l'héritage
de son père. Et cet homme âgé, père du jeune gail-
lard, avait dans sa maison, malgré son grand âge,
une épouse de quinze ans, qui était belle à la per-
fection. Et le fils ne cessait de tourner autour de
l'épouse de son père, dans l'intention de lui enseigner
la véritable résistance du fer, et sa différence d'avec
la cire molle. Et le père, qui savait que son fils était
un garnement de la pire espèce, ne savait comment
faire pour mettre sa jeune épouse à l'abri de ses en-
treprises. Et il finit par trouver que le moyen le plus
sûr de garantie était, pour lui, de prendre une
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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE CHEF-CLA BINETTE) 265
seconde épouse sur la première, de façon qu'ayant
deux femmes Tune à côté de l'autre, il pût les sauve-
garder Tune par l'autre, et les faire se prémunir
mutuellement contre les embûches de son fils. Et il
choisit une seconde épouse, plus belle et plus jeune
encore, et la mit avec la première. Et il cohabita avec
chacune d'elles, alternativement.
Or, le jeune gaillard, ayant compris l'expédient de
son père, se dit : « Hé, par Allah ! j'aurai la bouchée
double, maintenant. » Mais il lui était bien difficile
de réaliser son projet ; car le père, chaque fois qu'il
était obligé de sortir, avait pris l'habitude de dire à
ses deux jeunes épouses : « Gardez-vous bien contre
les tentatives de mon fils, ce garnement. Car c'est
un débauché insigne qui trouble ma vie, et qui m'a
déjà forcé à divorcer d'avec trois épouses, avant vous
autres. Prenez garde ! prenez garde ! » Et les deux
adolescentes répondaient : « Ouallahi, si jamais il
tentait le moindre geste sur nous, ou s'il nous disait
la moindre parole inconvenante, nous lui claquerions
la figure avec nos babouches! » Et le vieux insistait,
disant : « Prenez garde ! prenez garde ! » Et elles
répondaient : « Nous sommes sur nos gardes ! nous
sommes sur nos gardes ! » Et le garnement se disait :
« Par Allah, nous verrons bien si elles me claqueront
la figure avec leurs babouches, nous verrons bien ! »
Or, un jour, la provision de blé de la maison
étant épuisée, le vieux dit à son fils : « Allons au
marché du blé, en acheter un sac ou deux. » Et ils
sortirent ensemble, le père marchant devant son fils.
Et les deux épouses, pour les voir partir, montèrent
sur la terrasse de la maison.
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266 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Or, en route, le vieux s'aperçut qu'il n'avait pas
pris avec lui ses babouches, qu'il avait l'habitude de
tenir à la main en chemin, ou de suspendre sur ses
épaules. Et il dit à son fils : « Retourne vite à la
maison me les chercher. » Et le gaillard retourna
tout d'une haleine à la maison, et, ayant aperçu les
deux adolescentes, épouses de son père, assises sur
la terrasse, il leur cria d'en bas : « Mon père m'en-
voie vers vous autres, chargé d'une commission ! »
Elles demandèrent : « Et laquelle ? » Il dit : « Il m'a
ordonné de revenir ici, et de monter vous embrasser
autant que je veux, toutes les deux, toutes les deux ! »
Et elles répondirent : « Que dis-tu là, ô chien ? Par
Allah ! ton père n'a jamais pu te charger d'une telle
mission ; et tu mens, ô garnement de la pire espèce,
ô cochon ! » 11 dit : « Ouallahi, je ne mens pas ! »
Et il ajouta: « Et je vais vous prouver que je
ne mens pas ! » Et, de toute sa voix, it cria à son
père, qui était loin : « O mon père, ô mon père !
une seulement, ou bien les deux? une seulement,
ou bien les deux ? » Et le vieux répondit, de toute
sa voix : « Les deux, ô débauché, les deux à la
fois ! Et qu'Allah te maudisse ! » Or, ô mon seigneur
le sultan, le vieux voulait signifier par là à son fils
qu'il eût à lui apporter les deux babouches, et non
à embrasser ses deux épouses.
En entendant cette réponse de leur époux, les deux
adolescentes se dirent Tune à l'autre : « Le gaillard
n'a pas menti ! Laissons-le donc faire avec nous ce-
que son père lui a commandé de faire. »
Et c'est ainsi, ô mon seigneur le sultan, que,
grâce à cette ruse des babouches, le gaillard put
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LA MALICE DES ÉPOUSES (LE CHEF-CLARINETTE) 267
monter auprès des deux mouches, et avoir avec
elles une extraordinaire escarmouche. Après quoi,
il porta à son père les babouches. Et les deux ado-
lescentes, depuis ce moment-là, ne cessèrent de
vouloir l'embrasser sur la bouche, en lui disant :
« Couche ! couche ! » Et les yeux du vieux ne virent
rien, car ils étaient louches.
Et telle est mon histoire, 6 roi plein de gloire ! »
— Lorsque le roi eut entendu cette histoire de son
chef-clarinette, il fut à la limite de la jubilation, et
lui aceorda la grâce plénièré qu'il demandait pour ses
testicules. Puis il congédia les quatre fornicateurs,
en leur disant : « Embrassez d'abord la main de mon
fidèle serviteur, que vous avez trompé, et demandez-
lui pardon ! » Et ils répondirent par l'ouïe et l'obéis-
sance, et se réconcilièrent avec le bouffon, et vécu-
rent, depuis lors, avec lui dans les meilleurs termes.
Et lui également. »
— Mais, continua Schahrazade, l'histoire de la malice
des épouses, ô Roi fortuné, est si longue, que je préfère
te raconter tout de suite la merveilleuse Histoire d'Ali
Baba et des Quarante voleurs.
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HISTOIRE DALI BABA ET DES QUA-
RANTE VOLEURS
Et Schahrazade dit au roi Schahriar :
Il m'est revenu, ô Roi fortuné, qu'il y avait, en les
années d'il y a très longtemps et les jours du passé
reculé, dans une ville d'entre les villes de la Perse,
deux frères dont l'un se nommait Kassim et l'autre
Ali Baba. — Exalté soit Celui devant qui s'effacent
tous les noms, surnoms et prénoms, et qui voit les
âmes dans leur nudité et les consciences dans leur
profondeur, le Très-Haut, le Maître des destinées!
Amîn !
Et ensuite !
Lorsque le père de Kassim et d'Àli Baba, qui était
un très pauvre homme du commun, eut trépassé
dans la miséricorde de son Seigneur, les deux frères
se partagèrent en toute équité de partage le peu qui
leur était échu en héritage ; mais ils ne tardèrent pas
à manger le maigre fourrage qui était tout leur apa-
nage, et se trouvèrent, du jour au lendemain, sans
pain ni fromage, et bien allongés quant à leur nez et
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270 LE8 MILLE NUITS ET UNE NUIT
à leur visage. Et voilà ce que c'est que d'être sot dans
le jeune âge et d'oublier les conseils des sages !
Mais bientôt l'aîné, qui était Kassim, se voyant
en train de fondre d'inanition dans sa peau, se mit
en quête d'une situation lucrative. Et, comme il
était avisé et plein de rouerie, il ne tarda pas à
faire la connaissance d'une entremetteuse — éloigné
soit le Malin ! — qui, après avoir mis à l'épreuve
ses facultés de monteur et ses vertus de coq sauteur
et sa puissance de copulateur, le mari a -à une ado-
lescente qui avait bon gîte, bon pain et muscles
parfaits, et qui était une excellente chose, tout à fait.
Béni soit le Rétributeur ! Et il eut, de la sorte, outre
la jouissance de son épouse, une boutique bien gar-
nie dans le centre du souk des marchands. Car telle
était la destinée écrite sur son front, dès sa naissance.
Et voilà pour lui !
Quant au second, qui était AH Baba, voici ! Comme,
de sa nature, il était dénué d'ambition, avait des
goûts modestes, se contentait de peu et n'avait point
l'œil vide, il se fit coupeur de bois, et se mit à mener
une vie de pauvreté et de labeur. Mais il sut, mal-
gré tout, vivre avec tant d'économie, grâce aux
leçons de la dure expérience, qu'il put mettre de
côté quelque argent qu'il employa sagement à s'ache-
ter un âne, puis deux ânes, puis trois ânes. Et il se
mit à les conduire tous les jours avec lui dans la forêt,
et à les charger des bûches et des fagots qu'il était
auparavant obligé de porter sur son dos.
Or, devenu de la sorte propriétaire de trois ânes,
Ali Baba inspira une telle confiance aux gens de sa
corporation, tous de pauvres bûcherons, que l'un
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HISTOIRE d'aLI BABA... 271
d'eux se fit un honneur de lui offrir sa fille en ma-
riage. Et les trois ânes d'Ali Baba furent inscrits sur
le contrat, devant le kàdi et les témoins, comme
toute dot et tout douaire de la jeune fille, qui, d'ail-
leurs, n'apportait dans la maison de son époux
aucun trousseau ni rien de semblable, vu qu'elle
était une fille de pauvres. Mais la pauvreté et la
richesse ne durent qu'un temps, alors qu'Allah
l'Exalté est l'éternel Vivant.
Et Ali Baba, grâce à la bénédiction, eut de son
épouse, la fille des bûcherons, des enfants comme
des lunes, qui bénissaient leur Créateur. Et il vivait
modestement dans l'honnêteté avec toute sa famille,
du produit de la vente en ville de ses bûches et fa-
gots, ne souhaitant de son Créateur rien de plus que
ce simple bonheur tranquille.
Or, un jour d'entre les jours, comme Ali Baba
était occupé à abattre du bois dans un fourré vierge
de coups de hache, alors que ses trois ânes, atten-
dant leur charge habituelle, se prélassaient en pais-
sant et en pétant non loin de là, le coup de la desti-
née se fit entendre pour Ali Baba dans la forêt. Mais
Ali Baba ne s'en doutait pas qui croyait que sa desti-
née suivait son cours depuis des ans !
Ce fut d'abord un bruit sourd, dans le loin, qui se
rapprocha rapidement, pour devenir distinct à l'o-
reille sur le sol, comme un galop multiplié et gran-
dissant. Et Ali Baba, homme paisible et détestant
les aventures et les complications, se sentit bien
effrayé de se trouver seul avec ses trois ânes pour
tous compagnons, dans cette solitude. Et sa pru-
dence lui conseilla de grimper sans retard au haut
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272 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
d'un grand et gros arbre qui s'élevait au sommet
d'un petit monticule et qui dominait toute la forêt.
Et il put, ainsi posté et caché entre les branches,
examiner quelle pouvait bien être l'affaire.
Or, il fit bien !
Car il était à peine là, qu'il aperçut une troupe de
cavaliers armés terriblement qui, d'un bon train,
s'avançaient du côté où il se trouvait. Et à leur
mine noire, à leurs yeux de cuivre neuf et à leurs
barbes séparées férocement par le milieu en deux
ailes de corbeau de proie, il ne douta pas qu'ils ne
fussent des brigands voleurs, coupeurs de routes, de
la plus détestable espèce.
Ce en quoi Ali Baba ne se trompait pas.
Quand donc ils furent tout près du monticule ro-
cheux où Ali Baba, invisible mais voyant, était per-
ché, ils mirent pied à terre sur un signe de leur
chef, un géant, débridèrent leurs chevaux, leur pas-
sèrent au cou, à chacun, un sac à fourrage plein
d'orge, qui était placé sur la croupe, derrière la selle,
et les attachèrent par le licou aux arbres avoisinants.
Après quoi ils défirent les bissacs, et les chargèrent
sur leurs propres épaules. Et comme ces bissacs
étaient très lourds, les brigands marchaient courbés
sous leur poids.
Et tous défilèrent en bon ordre au-dessous d'Ali
Bâta, qui put aisément les compter et trouver qu'ils
étaient au nombre de quarante : pas un de plus, pas
un de moins...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tul.
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HISTOIRE D'ALI BABA... 273
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT
Elle dit:
... au nombre de quarante : pas un de plus, pas
un de moins.
Et ils arrivèrent, ainsi chargés, au pied d'un grand
rocher qui était à la base du monticule, et s'arrêtè-
rent en file bien ordonnée. Et leur chef, qui était
en tête de file, déposa un instant son lourd bissac
sur le sol, se redressa de toute sa taille face au ro-
cher et, d'une voix retentissante, s'adressant à quel-
qu'un ou à quelque chose d'invisible à tous les
regards, il s'écria :
« Sésame, ouvre-toi ! »
Et aussitôt le rocher s'entr'ouvrit largement.
Alors le chef des brigands voleurs s'écarta un peu,
pour laisser d'abord ses hommes passer devant lui.
Et quand ils furent tous entrés, il rechargea son
bissac sur son dos, et pénétra le dernier.
Puis il s'écria d'une voix de commandement sans
réplique :
« Sésame, referme-toi ! »
Et le rocher se referma en se scellant, comme si
jamais la sorcellerie du brigand ne l'avait divisé, par
la vertu de la formule magique.
A cette vue, Ali Baba s'étonna en son âme prodi-
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274 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
gieusemcnt, et se dit : « Pourvu que, par leur science
de la sorcellerie, ils ne découvrent pas ma retraite et
ne fassent alors entrer ma longueur dans ma lar-
geur ! » Et il se garda bien de faire le moindre mou-
vement, malgré toute l'inquiétude qui le travaillait
au sujet de ses ânes, qui continuaient à s'ébattre
librement dans le fourré.
Quant aux quarante voleurs, après un séjour assez
prolongé dans la caverne où Ali Baba les avait vus
s'engouffrer, ils donnèrent quelque signe de leur
réapparition par un bruit souterrain semblable à
quelque tonnerre lointain. Et le rocher finit enfin
par se rouvrir et laisser sortir les quarante, avec
leur chef en tête, et tenant à la main leurs bissacs
vides. Et chacun d'eux retourna à son cheval, le
rebrida, et sauta dessus, après avoir fixé le bissac
sur la selle. Et le chef se tourna alors vers l'ouver-
ture de la caverne et prononça à haute voix la for-
mule : « Sésame, referme-toi ! » Et les deux moitiés
du rocher se rejoignirent et se soudèrent sans aucune
trace de séparation. Et tous reprirent, avec leur
mine de goudron et leurs barbes de cochons, le che-
min paroù ils étaient venus. Et voilà pour eux.
Mais pour ce qui est d'Ali Baba, la prudence, qui
lui était échue en partage parmi les dons d'Allah,
fit qu'il resta encore dans sa cachette, ïnalgré tout le
désir qu'il avait d'aller rejoindre ses ânes. Car il se
dit : « Ces terribles brigands voleurs peuvent bien,
ayant oublié quelque chose dans leur caverne, reve-
nir sur leurs pas à l'improviste et me surprendre ici
môme. Et c'est alors, ya Ali Baba, que tu verras ce
qu'il en coûte à un pauvre diable comme toi de se
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HISTOIRE D'ALI BABA... 275
mettre sur la route de si puissants seigneurs ! » Donc,
ayant ainsi réfléchi, Ali Baba se contenta simplement
de suivre de l'œil les redoutables cavaliers jusqu'à
ce qu'il les eût perdus de vue. Et ce ne fut que bien
longtemps après qu'ils eurent disparu, et que toute
la forêt fut rentrée dans un silence rassurant, qu'il
se décida enfin à descendre de son arbre, et encore
avec mille précautions, et en se retournant à droite
et à gauche au fur et à mesure qu'il quittait une
branche élevée pour une branche plus basse.
Lorsqu'il fut à terre, Ali Baba s'avança vers le
rocher en question, mais tout doucement et sur la
pointe des pieds, en retenant sa respiration. Et il
aurait bien voulu auparavant aller revoir ses ânes
et se tranquilliser à leur sujet, vu qu'ils étaient
toute sa fortune et le pain de ses enfants, mais une
curiosité sans précédent s'était allumée dans son
cœur de tout ce qu'il avait vu et entendu du haut de
son arbre. Et d'ailleurs c'était sa destinée qui le
poussait invinciblement vers cette aventure-là.
Or, arrivé devant le rocher, Ali Baba l'inspecta de
haut en bas, et le trouva lisse et sans une anfractuo-
sité où aurait pu se glisser la pointe d'une aiguille.
Et il se dit : « C'est pourtant là-dedans que sont
entrés les quarante, et c'est bien avec mon propre
œil que je lésai vus disparaître là-dedans ! Ya Allah !
Quelle subtilité ! Et qui sait ce qu'ils sont entrés
faire dans cette caverne défendue par toutes sortes
de talismans dont j'ignore le premier mot! » Puis il
pensa : « Par Allah ! j'ai pourtant bien retenu la
formule d'ouverture et la formule de fermeture ! Si
je les essayais un peu, pour voir seulement si dans
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276 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
ma bouche elles ont la même vertu que dans la bou-
che de cet effrayant bandit géant ! »
Et, oubliant toute sa pusillanimité ancienne, et
poussé par la voix de sa destinée, Ali Baba le bû-
cheron se tourna vers le rocher et dit :
« Sésame, ouvre-toi! »
Et bien que les trois mots magiques eussent été
prononcés d'une voix mal assurée, le rocher se
sépara et s'ouvrit largement. Et Ali Baba, dans une
épouvante extrême, eut bien voulu tourner le dos à
tout cela et livrer se& jambes au vent, mais la force
de sa destinée l'immobilisa devant l'ouverture et le
força à regarder. Et, au lieu de voir là dedans une
caverne de ténèbres et d'horreur, il fut à la limite
de la surprise en voyant s'ouvrir devant lui une
large galerie, qui donnait de plain-pied sur une salle
spacieuse creusée en voûte à même la pierre, et rece-
vant largement la lumière par des ouvertures angu-
laires ménagées dans le haut. Si bien qu'il se décida
à mettre un pied devant l'autre, et à pénétrer dans
ce lieu qui, à première vue, n'avait rien de particu-
lièrement terrifiant. 11 prononça donc la formulé
propitiatoire : « Au nom d'Allah le Clément, le Mi-
séricordieux ! » qui acheva de le réconforter, et
s'avança sans trop trembler jusque dans la salle
voûtée. Et dès qu'il y fut arrivé, il vit les deux
moitiés du rocher se rejoindre sans bruit et boucher
complètement l'ouverture : ce qui ne laissa pas de
l'inquiéter, malgré tout, vu que la constance dans le
courage n'était pas son fort. Toutefois il pensa qu'il
pourrait désormais, grâce à la formule magique,
faire s'ouvrir d'elles-mêmes devant lui toutes les
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HISTOIRE^' ALI BABA... 277
portes. Et il se laissa alors aller à regarder en toute
tranquillité ce qui s'offrait devant ses yeux.
Et il vit, tout le long des murs, s'étageant jusqu'à
la voûte, des piles et des piles de riches marchan-
dises, et des ballots d'étoffes de soie et de brocart,
et des sacs de provisions de bouche, et de grands
coffres remplis jusqu'aux bords d'argent monnayé,
et d'autres pleins d'argent en lingots, et d'autres
remplis de dinars d'or et de lingots d'or par rangées
alternées. Et, comme si tous ces coffres et tous ces
sacs ne suffisaient pas pour contenir les richesses
accumulées, le sol était jonché de tas d'or, de bijoux
et d'orfèvreries, tant que le pied ne savait où se
poser sans se heurter à quelque joaillerie ou se
buter à quelque tas de dinars flambants. Et Ali
Baba, qui de sa vie n'avait vu la vraie couleur de
l'or ni même connu son odeur, s'émerveilla de tout
cela à la limite de l'émerveillement. Et à voir ces
trésors entassés là, au hasard des fournées, et ces
innombrables somptuosités dont les moindres eus-
sent avantageusement orné le palais d'un roi, il se
dit qu'il devait y avoir non pas des années mais des
siècles que cette grotte servait de dépôt, en même
temps que de refuge, à des générations de voleurs
fils de voleurs, descendants des pillards de Babylone.
Lorsqu'Ali Baba fut quelque peu revenu de son
émerveillement, il se dit : « Par Allah, ya Ali Baba,
voici que ta destinée prend un visage blanc, et te
transporta d'à côté de tes ânes et de tes fagots au
milieu d'un bain d'or comme n'en ont vu que le roi
Soleïmàn et Iskandar aux deux cornes ! Et du coup
tu apprends les formules magiques et te sers de leurs
T. XIII. 18
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278 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
vertus et te fais ouvrir les portes de roc et les fabu-
leuses cavernes, ô bûcheron béni ! C'est là une
grande grâce du Rétributeur, qui te rend ainsi le
maître des richesses accumulées par les crimes de
générations de voleurs et de bandits. Et si tout cela
est arrivé, c'est bien pour que tu puisses être désor-
mais, avec ta famille, à l'abri du besoin, en faisant
servir à un bon usage For du vol et du pillage ! »
Et, s'étant mis par ce raisonnement en paix avec
sa conscience, Ali Baba le pauvre se pencha vers un
des sacs à provisions, le vida de son contenu et le
remplit rien que de dinars d'or et d'autres pièces en
or monnayé, sans s'attacher à l'argent et aux autres
objets de prix. Et il chargea le sac sur ses épaules et
le porta au bout de la galerie. Puis il revint dans la
salle voûtée, et remplit de la même manière un se-
cond sac, puis un troisième sac et plusieurs autres
sacs, autant qu'il pensait que pouvaient en porter,
sans faiblir, ses trois ânes. Et, cela fait, il se tourna
vers l'entrée de la caverne et dit: « Sésame, ouvre-
toi ! » Et dans l'instant les deux battants de la porte
rocheuse s'ouvrirent dans toute leur largeur, et Ali
Baba courut rassembler ses ânes et les fit approcher
de l'entrée. Et il les chargea des sacs, qu'il prit soin
de cacher habilement, en accommodant des bran-
chages par-dessus. Et, quand il eut achevé cette be-
sogne, il prononça la formule de fermeture, et les
deux moitiés du rocher se rejoignirent aussitôt.
Alors Ali Baba poussa devant lui ses ânes chargés
d'or, en les encourageant d'une voix pleine de res-
pect, et non point en les accablant des malédictions
et des injures retentissantes qu'il leur adressait d'or-
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HISTOIRE D'ALI BABA... 279
dinaire, quand ils traînaient leurs pieds. Car si Ali
Baba, comme tous les conducteurs d'ânes, gratifiait
ses bêtes d'appellations telles que : « ô religion du
zebb ! » ou « l'histoire de ta sœur ! » ou « fils d'en-
culé ! » ou « vente d'entremetteuse ! », ce n'était point
certes pour les offusquer, car il les aimait à l'égal de
ses enfants, c'était simplement pour leur faire en-
tendre raison. Mais cette fois il sentit qu'il ne pou-
vait, en toute justice, leur appliquer de tels qualifi-
catifs, quand ils portaient sur eux plus d'or qu'il n'y
en avait dans la cassette du sultan. Et, sans les bous-
culer autrement, il reprit avec eux le chemin de la
ville. . .
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT
Elle dit :
... Et, sans les bousculer autrement, il reprit avec
eux le chemin de la ville.
Or, en arrivant devant sa maison, Ali Baba trouva
la porte fermée en dedans avec le gros loquet en
bois, et se dit: « Si j'essayais sur elle la vertu de la
formule? » Et il dit: « Sésame, ouvre-toi! » Et aussi-
tôt la porte, se séparant d'avec son loquet, s'ouvrit
toute grande. Et Ali Baba, sans annoncer autrement
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280 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
son arrivée, pénétra avec ses ânes dans la petite
cour de sa maison. Et il dit, en se tournant vers la
porte : « Sésame, referme-toi ! » Et la porte, tournant
sur elle-même, alla rejoindre sans bruit son loquet.
Et Ali Baba fut de la sorte convaincu qu'il était désor-
mais détenteur d'un incomparable secret doué d'une
puissance mystérieuse, dont l'acquisition ne lui avait
guère coûté d'autre tourment qu'une émotion passa-
gère plutôt due à la mine rébarbative des quarante
et à l'aspect farouche de leur chef.
Lorsque l'épouse d'Ali Baba vit les ânes dans la
cour et Ali Baba en train de les décharger, elle accou-
rut en frappant ses paumes l'une contre l'autre de
surprise, et s'écria: « homme, comment as-tu fait
pour ouvrir la porte dont j'avais moi-même fermé le
loquet? Le nom d'Allah sur nous tous ! Et xju 'apportes-
tu, en ce jour béni, dans ces gros sacs si lourds que
je n'ai jamais vus à la maison? » Et Ali Baba, sans
répondre à la première question, dit: « Ces sacs nous
viennent d'Allah, ô femme. Mais toi, viens m'aider
à les porter dans la maison, au lieu de me tourmen-
ter de questions sur les portes et les loquets. » Et
l'épouse d'Ali Baba, comprimant sa curiosité, vint
l'aider à charger les sacs sur son dos et à les porter,
l'un après l'autre, à l'intérieur de la maison. Et
comme elle les palpait chaque fois, elle sentit qu'ils
contenaient de la monnaie, et pensa que cette mon-
naie devait être de la vieille monnaie de cuivre ou
quelque chose d'approchant. Et cette découverte,
quoique fort incomplète et bien au-dessous de la
réalité, jeta son esprit dans une grande inquiétude.
Et elle finit par se persuader que son époux avait dû
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HISTOIRE d'aLI BABA... 281
s'associer à des voleurs ou autres gens semblables,
sinon comment s'expliquer la présence de tant de
sacs pesants de monnaie? Aussi, quand tous les sacs
furent portés à l'intérieur, elle ne put davantage se
retenir, et, éclatant soudain, elle se mit à se frapper
les joues de ses deux mains, et à se déchirer les
habits, en s 'écriant: « notre calamité ! perte sans
recours de nos enfants ! potence ! »
En entendant les cris et les lamentations de son
épouse, Ali Baba fut à la limite de l'indignation et
lui cria: « Potence dans ton œil, ô maudite ! Qu'as-tu
à ululer ainsi de travers ? Et pourquoi veux-tu attirer
sur nos têtes le châtiment des voleurs ? » Elle dit :
« Le malheur va entrer dans la maison avec ces sacs
de monnaie, 6 fils de l'oncle. Par ma vie sur toi,
hâte-toi de les remettre sur le dos des ânes et de les
transporter loin d'ici. Car mon cœur n'est pas tran-
quille de les savoir dans notre maison ! » Il répondit :
« Allah confonde les femmes dénuées de jugement !
Je vois bien, ô fille de l'oncle, que tu t'imagines que
j'ai volé ces sacs ! Eh bien, détrompe-toi et rafraîchis
tes yeux, car ils nous viennent du Rétributeur, qui
m'a fait rencontrer ma destinée aujourd'hui dans la
forêt. D'ailleurs je vais te raconter comment s'est
faite cette rencontre, mais pas avant que j'aie vidé
ces sacs, pour t'en montrer le contenu. »
Et Ali Baba, prenant les sacs par un bout) les vida,
l'un après l'autre, sur la natte. Et des masses d'or
s'écroulèrent sonores, en lançant des feux par mil-
liers dans la pauvre chambre du bûcheron. Et Ali
Baba, triomphant de voir sa femme éblouie de ce
spectacle, s'assit sur le tas d'or, ramena ses jambes
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282 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
sous lui, et dit : « Ecoute-moi maintenant, 6 femme ! »
Et il lui fit le récit de son aventure depuis le com-
mencement jusqu'à la fin, sans omettre un détail.
Mais il n'y a point d'utilité à la répéter.
Lorsque l'épouse d'Ali Baba eut entendu le récit
de l'aventure, elle sentit l'épouvante faire place dans
son cœur à une grande joie, et elle se dilata et s'épa-
nouit, et dit : « jour de lait, 6 jour de blancheur !
Louanges à Allah qui a fait entrer dans notre de-
meure les biens mal acquis de ces quarante bandits
coupeurs de routes, et qui a rendu de la sorte licite
ce qui était illicite. Il est le Généreux, le Rétribu-
teur! »
Et elle se leva à l'heure et à l'instant, et s'assit
sur ses talons devant le tas d'or, et se mit en devoir
de compter un par un les innombrables dinars. Mais
Ali Baba se mit à rire et lui dit: « Que fais-tu là, ô
pauvre? Comment peux-tu songer à compter tout
cela? Lève -toi plutôt, et viens m'aider à creuser une
fosse dans notre cuisine, pour enfouir au plus vite
tout cet or, et faire ainsi disparaître ses traces. Sinon
nous risquons fort d'attirer sur nous la cupidité des
voisins et des officiers de police ! » Mais l'épouse
d'Ali Baba, qui aimait l'ordre en toute chose, et qui
tenait à se faire une idée exacte sur la quantité des
richesses qui leur entraient en ce jour béni, répon-
dit : « Non certes, je ne veux pas m'attarder à comp-
ter cet or. Mais je ne puis le laisser enfouir sans
l'avoir au moins pesé ou mesuré. C'est pourquoi je
te supplie, ô fils de l'oncle, de me donner le temps
d'aller chercher une mesure en bois dans le voisinage.
Et je le mesurerai pendant que tu creuseras la fosse.
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HISTOIRE D'ALI BABA... 283
Et de la sorte ce sera à bon escient que nous pour-
rons dépenser le nécessaire et le superflu sur nos
enfants ! »
Et Ali Baba, bien que cette précaution lui parût
pour le moins superflue, ne voulut pas contrarier sa
femme dans une occasion si pleine de joie pour eux
tous, et lui dit: « Soit! Mais va et reviens vite, et
surtout prends bien garde de divulguer notre secret
ou d'en dire le moindre mot ! »
Lors donc l'épouse d'Ali Baba sortit à la recherche
de la mesure en question, et pensa que le plus court
serait d'aller en demander une à l'épouse de Kassim,
le frère d'Ali Baba, dont la maison ne ne trouvait
pas loin de là. Et elle entra chez l'épouse de Kassim,
la riche, la pleine d'infatuation, celle qui ne daignait
jamais inviter à quelque repas chez elle le pauvre
Ali Baba ni sa femme, vu qu'ils étaient sans fortune
ni relations, celle qui n'avait jamais envoyé la moin-
dre sucrerie aux enfants d'Ali Baba, lors des fêtes et
anniversaires, ni même acheté pour eux une poi-
gnée de pois chiches comme en achètent les très pau-
vres gens aux enfants des très pauvres gens. Et,
après les salams de cérémonie, elle la pria de lui
prêter une mesure en bois pour quelques moments.
Lorsque l'épouse de Kassim eut entendu ce mot de
mesure, elle fut extrêmement étonnée, car elle savait
Ali Baba et sa femme très pauvres, et elle ne pouvait
comprendre à quel usage ils destinaient cet usten-
sile dont ne se servent d'ordinaire que les proprié-
taires de grandes provisions de grains, tandis que
les autres se contentent d'acheter leur grain du jour
ou de la semaine chez le grainetier. Aussi, bien
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284 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
qu'en d'autres circonstances elle lui eût, sans aucun
doute, tout refusé, sous n'importe quel prétexte, elle
se sentit, cette fois, trop allumée de curiosité pour
laisser échapper cette occasion de se satisfaire. Elle
lui dit donc : « Qu'Allah augmente sur vos têtes ses
faveurs! Mais cette mesure, ô mère d'Ahmad, la
veux-tu grande ou petite? » Elle répondit: « Plutôt
petite, ô ma maîtresse ! » Et l'épouse de Kassim alla
chercher la mesure en question.
Or, ce n'était point en vain que cette femme était
un produit de vente d'entremise — qu'Allah refuse
ses grâces aux produits de cette espèce, et qu'il con-
fonde toutes les rouées ! — car, voulant à tout prix
savoir quelle sorte de grain sa parente pauvre vou-
lait mesurer, elle s'avisa d'une supercherie comme
en ont toujours entre leurs doigts les filles de putains.
Elle courut, en effet, prendre du suif, et en enduisit
adroitement le fond de la mesure, en-dessous, du
côté où se pose cet ustensile. Puis elle revint auprès
de sa parente, en s'excusant de l'avoir fait attendre,
et lui remit la mesure. Et la femme d'Ali Baba se
confondit en remerciements, et se hâta de revenir
chez elle.
Et elle commença par poser la mesure au milieu
du tas d'or. Et elle se mit à l'emplir et à la vider un
peu plus loin, en marquant sur le mur, avec un
morceau de charbon, autant de traits noirs qu'elle
l'avait vidée de fois. Et comme elle venait d'achever
son travail, Ali Baba rentra, ayant fini, de son côté,
de creuser la fosse dans la cuisine. Et son épouse
lui montra sur le mur les traits au charbon, en exul-
tant de joie, et lui laissa le soin d'enfouir tout l'or,
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HISTOIRE D'ALI BABA... ' 285
pour aller elle-même en toute diligence rendre la
mesure à l'impatiente épouse de Kassim. Et elle ne
savait pas, la pauvre! qu'un dinar d'or s'était attaché
au-dessous de la mesure, grâce au suif de la perfidie.
Elle remit donc la mesure à sa riche parente, la
vendue de l'entremetteuse, et la remercia beaucoup
et lui dit : « J'ai voulu être exacte avec toi, ô ma
maîtresse, afin qu'une autre fois ta bonté ne se décou-
rage pas à mon égard. » Et elle s'en alla en sa voie.
Et voilà pour l'épouse d'Ali Baba !
Quant à l'épouse de Kassim, la rouée, elle n'atten-
dit que le dos tourné de sa parente pour retourner la
mesure en bois, et en regarder le dessous. Et elle fut
à la limite de la stupéfaction en voyant une pièce
d'or collée dans le suif, au lieu de quelque grain de
fève, d'orge ou d'avoine. Et de safran devint la peau
de son visage et de bitume très foncé la couleur de
ses yeux. Et pétri de jalousie et de dévorante envie
devint son cœur. Et elle s'écria : « La destruction
sur leur demeure ! Depuis quand ces misérables ont-
ils comme ça de l'or par poids et par mesures ? » Et
dans la fureur inexprimable où elle était, elle ne put
attendre que son époux fût rentré de sa boutique ;
mais elle envoya sa servante le chercher en toute
hâte. Et dès que l'essoufflé Kassim eut franchi le
seuil de la maison, elle l'accueillit par des exclama-
tions furibondes, tout comme si elle l'avait surpris
en train de triturer quelque jeune garçon.
Puis, sans lui laisser le temps de se reconnaître
sous cette tempête, elle lui mit sous le nez le dinar
d'or en question, et lui cria : « Tu le vois ! Eh bien, ce
n'est que le reste de ces misérables ! Ah, tu te crois
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286 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
riche, et tu te félicites tous les jours d'avoir boutique
et clients, alors que ton frère n'a que trois ânes pour
tout lot ! Détrompe-toi, ô cheikh ! Car Ali Baba, ce
fagoteur, ce ventre creux, ce rien du tout, ne se con-
tente pas de compter son or comme toi, lui : il le me-
sure ! Par Allah ! il le mesure, comme fait le graine-
tier de son grain ! »
Et, dans un orage de paroles, de cris et de vocifé-
rations, elle le mit au courant de l'affaire, et lui
expliqua de quel stratagème elle s'était servie pour
faire la stupéfiante découverte de la richesse 'd'Ali
Baba. Et elle ajouta : « Ça n'est pas tout ça, ô cheikh !
A toi maintenant de découvrir la source de la fortune
de ton misérable frère, cet hypocrite maudit qui
feint la pauvreté et manie l'or par mesures et par
brassées ! »
En entendant ces paroles de son épouse, Kassim
ne douta pas de la réalité de la fortune de son frère.
Et loin de se trouver heureux de savoir le fils de son
père et de sa mère à l'abri désormais de tout besoin,
et de se réjouir de son bonheur, il en conçut une jalou-
sie bilieuse et sentit éclater de dépit sa poche à fiel...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT
Elle dit :
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histoire d'ali BÀBÀ... 287
... il en conçut une jalousie bilieuse et sentit
éclater de dépit sa poche à fiel. Et il se leva à l'heure
et à l'instant, et courut chez son frère voir par ses
propres yeux ce qu'il y avait à voir.
Et il trouva Ali Baba qui avait encore sa pioche à
la main, ayant fini d'enfouir son or. -Et, l'abordant
sans lui donner le salam et sans l'appeler par son
nom ni par son prénom et même sans le traiter de
frère, car il avait oublié cette proche parenté depuis
qu'il avait épousé le riche produit de l'entremetteuse,
il lui dit : « Ah, c'est comme ça, ô père des ânes,
que tu fais le réservé et le cachottier avec nous ! Oui,
continue à simuler la pauvreté et la misère et à faire
le gueux devant les gens, pour, dans ton gîte à poux
et à punaises, mesurer l'or comme le grainetier son
grain! »
En entendant ces paroles, Ali Baba fut à la limite
du trouble et de la perplexité, non point qu'il fût
avare ou intéressé, mais parce qu'il redoutait la
méchanceté et l'avidité d'œil de son frère et de l'é-
pouse de son frère, et il répondit : « Par Allah sur
toi ! je ne sais trop à quoi tu fais allusion. Hâte-toi
plutôt de t'expliquer, et je ne manquerai pas de
franchise à ton égard ni de bons sentiments, bien
que depuis des années et des années tu aies oublié le
lien du sang et que tu détournes ton visage du mien
et de celui de mes enfants ! »
Alors l'impérieux Kassim dit : « Il ne s'agit pas
de tout cela, Ali Baba ! Il s'agit seulement de ne pas
feindre avec moi l'ignorance, car je sais ce que tu as
intérêt à me tenir caché ! » Et, lui montrant le dinar
d'or encore enduit de suif, il lui dit en le regar-
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288 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
dant de travers : « Combien de mesures de dinars
semblables à celui-ci as-tu dans ton grenier, ô
fourbe ? Et où as-tu volé tant d or, dis, ô honte de
notre maison ? » Puis, en quelques mots, il lui
révéla comment son épouse avait enduit de suif le
dessous de la mesure qu'elle leur avait prêtée,
et comment cette pièce d'or s'y était trouvée atta-
chée.
Lorsqu'Ali Baba eut entendu ces paroles de son
frère, il comprit que la faute était faite et ne pouvait
se réparer. Aussi, sans se faire poser un plus long
interrogatoire, et sans donner à son frère le moindre
signe d'étonnement ou de chagrin, de se voir décou-
vert, il dit : « Allah est généreux, ô mon frère ! Il
nous envoie Ses dons même avant leur désir ! Qu'il
soit exalté ! » Et il lui raconta, dans tous ses détails,
son aventure dans la forêt, sans toutefois lui révéler
la formule magique. Et il ajouta : « Nous sommes, ô
mon frère, les fils du même père et de la même
mère. C'est pourquoi tout ce qui m'appartient t'ap-
partient, et je veux, si tu me fais la grâce de l'ac-
cepter, t'offrir la moitié de l'or que j'ai rapporté de
la caverne ! »
Mais le méchant Kassim, dont l'avidité égalait la
noirceur, répondit : « Certes ! c'est bien ainsi que je
l'entends. Mais je veux également savoir comment
je pourrais entrer moi-même dans le rocher, s'il
m'en prenait envie. Et ne t'avise pas surtout de me
trompera ce sujet, autrement je vais de ce pas te
dénoncer à la justice comme le complice des voleurs.
Et tu ne pourras que perdre à cette combinaison-
là!»
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HISTOIRE d'aLI BABA... 289
Alors le bon Ali Baba, songeant au sort de sa
femme et de ses enfants, en cas de dénonciation, et
poussé encore plus par son naturel accommodant
que par la peur des menaces d'un frère à l'âme bar-
bare, lui révéla les trois mots de la formule ma-
gique, tant pour l'ouverture des portes que pour
leur fermeture. Et Kassim, sans même lui dire une
parole de remercîment, le quitta brusquement,
résolu à aller s'emparer tout seul du trésor de la
caverne.
Donc, le lendemain, avant l'aurore, il partit vers
la forêt, en poussant devant lui dix mulets chargés
de grands coffres qu'il se proposait de remplir du
produit de sa première expédition. D'ailleurs il se
réservait, une fois qu'il se serait bien rendu compte
des provisions et des richesses accumulées dans la
grotte, de faire un second voyage avec un plus
grand nombre de mulets et même, s'il le fallait, avec
tout un convoi de chameaux. Et il suivit, en tous
points, les indications d'Ali Baba qui avait poussé
la bonté jusqu'à se proposer comme guide, mais qui
s'était vu écarter durement par les deux paires
d'yeux soupçonneux de Kassim et de son épouse, la
résultante de l'entremise.
Et il arriva bientôt au pied du rocher qu'il recon-
nut, entre tous les rochers, à son aspect entièrement
lisse et à son sommet surmonté d'un grand arbre. Et
il leva ses deux bras vers le rocher et dit : « Sésame,
ouvre-toi ! » Et le rocher se feadit soudain par le
milieu. Et Kassim, qui avait déjà attaché des mulets
aux arbres, pénétra dans la caverne dont l'ouverture
se reboucha aussitôt sur lui, grâce à la formule de
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290 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
fermeture. Or, il ne savait pas ce qui l'y atten-
dait !
Et d'abord ce fut un éblouissement, à la vue de
tant de richesses accumulées, d'or par monceaux et
de joyaux entassés. Et le désir lui vint plus intense
d'être le maître de ce fabuleux trésor. Et il vit bien
qu'il lui faudrait pour emporter tout cela non seule-
ment une caravane de chameaux, mais tous les cha-
meaux réunis qui voyagent des confins de la Chine
jusqu'aux frontières de l'Iran. Et il se dit que la pro-
chaine fois il prendrait les mesures nécessaires pour
organiser une véritable expédition à butin, se con-
tentant cette fois de remplir d'or monnayé autant
de sacs que pouvaient en porter ses dix mulets. Et,
ce travail achevé, il revint vers la galerie qui abou-
tissait au rocher de fermeture, et s'écria :
« Orge, ouvre-toi ! »
Car l'ébloui Kassim, l'esprit entièrement pris par
la découverte de ce trésor, avait tout à fait oublié le
mot qu'il fallait dire. Et il en fut ainsi pour sa perdi-
tion sans recours. Il dit donc à plusieurs reprises :
« Orge, ouvre-toi ! Orge, ouvre-toi ! » Mais le rocher
resta fermé. Alors il dit :
« Avoine, ouvre-toi ! »
Et le rocher ne bougea pas.
Alors il dit :
« Fève, ouvre-toi ! »
Mais aucune fissure ne se produisit.
Et Kassim commença à perdre patience, et cria,
tout d'une haleine :
« Seigle, ouvre-toi ! — Millet, ouvre-toi ! — Pois
chiche, ouvre-toi! — Maïs, ouvre-toi! — Sarrasin,
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HISTOIRE d'aLI BABA... 291
ouvre-toi ! — Blé, ouvre-toi ! — Rîz, ouvre-toi ! —
Vesce, ouvre-toi ! »
Mais la porte de granit resta close. Et Kassim, à
la limite de l'épouvante en s'apercevant qu'il restait
enfermé pour avoir perdu la formule, se mit à débi-
ter, devant le rocher impassible, tous les noms des
céréales et des différentes variétés de grains que la
main du Semeur lança sur la surface des champs, à
l'enfance du monde. Mais le granit resta inébran-
lable. Car l'indigne frère d'Ali Baba n'oublia, parmi
tous les grains, qu'un seul grain, celui-là même au-
quel étaient attachées les vertus magiques, le mysté-
rieux sésame.
Or, c'est ainsi que tôt ou tard, et souvent plus tôt
que plus tard, le destin aveugle la mémoire des mé-
chants, leur dérobe toute clarté, et leur enlève la
vue et l'ouïe, de par l'ordre du Puissant sans bornes.
Car le Prophète — sur Lui les bénédictions et le plus
choisi des salams ! — a dit, parlant des méchants :
« Allah leur retirera le don de Sa clarté et les laissera
tâtonner dans les ténèbres. Alors, aveugles, sourds et
muets, ils ne pourront plus revenir sur leurs pas ! »
Et ailleurs l'Envoyé — qu'Allah l'ait en Ses meil-
leures grâces ! — a dit de ceux-là : « A jamais
leurs cœurs et leurs oreilles ont été fermés avec le
sceau d'Allah, et leurs yeux voilés d'un bandeau.
Pour eux est réservé un supplice épouvantable ! »
Donc, lorsque le méchant Kassim, qui ne s'atten-
dait pas du tout à ce désastreux événement, eut vu
qu'il ne possédait plus la formule vertueuse, il se
mit, pour la retrouver, à se secouer la cervelle dans
tous les sens, mais bien inutilement, car à tout ja-
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292 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
mais sa mémoire s'était dépouillée du nom magique.
Alors, en proie à la frayeur et à la rage, il laissa
là les sacs pleins d'or, et se mit à parcourir la caverne
en tous sens, à la recherche de quelque issue. Mais
il ne rencontrait partout que parois granitiques
lisses désespérément. Et, comme une bête féroce
ou quelque chameau en rut, il écumait d'une
écume de bave et de sang, et se mordait les doigts
de désespoir. Mais là ne fut point tout son châti-
ment : car il lui restait encore à mourir. Ce qui ne
devait pas tarder !
En effet, à l'heure de midi, les quarante voleurs
revinrent vers leur caverne, selon l % eur habitude
journalière...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA NUIT CENT CINQUANTE-CINQUIÈME NUIT
Elle dit:
... En effet, à l'heure de midi, les quarante voleurs
revinrent vers leur caverne, selon leur habitude
journalière. Et voilà qu'ils virent, attachés aux
arbres, les dix mulets chargés de grands coffres. Et
aussitôt, sur un signe de leur chef, ils dégainèrent
farouchement, et lancèrent leurs chevaux à toute
bride vers l'entrée de la caverne. Et ils mirent pied
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HISTOIRE D'ALI BABA... 293
à terre, et commencèrent à tourner tout autour du
rocher pour trouver l'homme à qui pouvaient appar-
tenir les mulets. Mais comme leurs recherches n'a-
boutissaient à rien, le chef se décida à pénétrer dans
la caverne. Il leva donc son sabre vers la porte invi-
sible, en prononçant la formule, et le rocher se di-
visa en deux moitiés qui glissèrent en sens inverse.
Or, l'enfermé Kassim, qui avait entendu les che-
vaux et les exclamations de surprise et de colère
des brigands voleurs, ne douta pas de sa perte sans
recours. Toutefois, comme son àme lui était chère,
il voulut tenter de la sauvegarder. Et il se blottit
dans un coin, prêt à se jeter dehors au premier mo-
ment. Aussi, dès que le mot de « sésame » eut été pro-
noncé et qu'il l'eut entendu, en maudissant sa courte
mémoire, et dès qu'il vit l'ouverture se faire, il
s'élança au dehors comme un bélier, tête basse, et si
violemment et avec si peu de discernement, qu'il
heurta le chef même des quarante, qui tomba tout
de son long sur le sol. Mais, dans sa chute, le ter-
rible géant entraîna Kassim avec lui, et lui enfonça
une main dans la bouche et une autre dans le ventre.
Et, au même moment, les autres brigands, venant à
la rescousse, saisirent tout ce qu'ils purent saisir de
l'agresseur, du violateur, et coupèrent avec leurs
sabres tout ce qu'ils saisirent. Et c'est ainsi, qu'en
moins d'un clin d'œil, Kassim fut partagé en jam-
bes, bras, tête et tronc, et expira son âme avant de
se consulter. Car telle était sa destinée. Et voilà
pour lui !
Quant aux voleurs, dès qu'ils eurent essuyé leurs
sabres, ils entrèrent dans leur caverne et trouvèrent,
T. XIII. 1U
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294 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
rangés près de la sortie, les sacs qu'avait préparés
Kassim. Et ils se hâtèrent de les vider là où ils
avaient été remplis, et ne s'aperçurent pas de la
quantité qui manquait et qu'avait emportée Ali
Baba. Puis ils s'assirent en rond pour tenir conseil,
et délibérèrent longuement sur l'événement. Mais
dans l'ignorance où ils étaient d'avoir été épiés par
Ali Baba, ils ne purent arriver à comprendre com-
ment on avait pu s'introduire chez eux, et se refu~
sèrent à réfléchir plus longtemps sur un pourquoi
qui n'avait pas de parce que. Et ils préférèrent, après
avoir déchargé leurs nouvelles acquisitions et pris
quelque repos, sortir de leur caverne et remonter
à cheval, pour aller couper les routes et razzier les
caravanes. Car c'étaient des hommes actifs, qui n'ai-
maient pas les longs discours et les palabres. Mais
on les retrouvera quand le moment sera venu.
Or, pour ce qui est de la suite de tout cela, voici.
Et d'abord l'épouse de Kassim ! Ah, cette maudite-là,
ce fut elle la cause de la mort de son mari, qui
d'ailleurs méritait bien sa fin ! Car c'était la perfidie
de cette femme inventrice du suif colleur qui avait
été le point de départ de regorgement final. Aussi,
ne doutant pas qu'il dût bientôt être de retour, elle
avait préparé un repas spécial pour le . fêter. Mais
quand elle vit que la nuit était venue et qu'il n'y
avait ni Kassim, ni ombre de Kassim, ni odeur de
Kassim, elle fut extrêmement alarmée, non point
qu'elle l'aimât outre mesure, mais parce qu'il était
nécessaire à sa vie et à sa cupidité. Aussi, quand son
inquiétude fut à ses limites extrêmes, elle se décida
à aller trouver Ali Baba, elle qui jamais jusque-là
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histoire d'ali baba... 295
n'avait voulu condescendre à franchir le seuil de sa
maison. La fille de putain ! Elle entra avec un vi-
sage retourné, et dit à Ali Baba: « Le salam sur toi,
ô frère de choix de mon époux ! Les frères se doivent
aux frères, et les amis aux amis. Or, moi je viens te
prier de me tranquilliser sur le sort de ton frère qui
est allé, comme tu le sais, à la forêt, et qui, malgré
la nuit avancée, n'est pas encore de retour. Par
Allah sur loi ! ô visage de bénédiction, hàte-toi
d'aller voir ce qui lui est arrivé dans cette forêt { »
Et Ali Baba, qui était notoirement doué d'une
âme compatissante, partagea l'alarme de l'épouse
de Kassim, et lui dit: « Qu'Allah éloigne les mal-
heurs de la tête de ton époux, ma sœur! Ah! si
Kassim avait bien voulu écouter mon conseil frater-
nel, il m'eût pris avec lui comme guide ! Mais ne
t'inquiète pas outre mesure de son retard ; car, sans
doute, il aura jugé à propos, pour ne pas attirer
l'attention des passants, de ne rentrer en ville que
bien avant dans la nuit! »
Or, cela était vraisemblable, bien, qu'en réalité,
Kassim ne fût plus Kassim mais six quartiers de
Kassim, deux bras, deux jambes, un tronc et une
tête, qui avaient été disposés par les voleurs à l'inté-
rieur même de la galerie, derrière la porte rocheuse,
afin qu'ils épouvantassent par leur vue et repoussas-
sent par leur puanteur quiconque aurait eu la har-
diesse de franchir le seuil défendu.
Donc Ali Baba tranquillisa tant qu'il put la femme
de son frère, et lui fit remarquer que les recherches
n'aboutiraient à rien pendant la nuit noire. Et il
l'invita à passer la nuit en leur compagnie, en toute
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296 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
cordialité. Et l'épouse de Kassim la fit coucher dans
son propre lit, tandis qu'Ali Baba l'assurait que dès
l'aurore il s'en irait à la forêt.
Et, en effet, dès les premières lueurs de l'aube,
l'excellent Ali Baba était déjà dans la cour de sa
maison, près de ses trois ânes. Et il partit sans re-
tard avec eux, après avoir recommandé à l'épouse
de Kassim de modérer son affliction, et à sa propre
épouse de la soigner et de ne la laisser manquer de
rien.
Or, en approchant du rocher, Ali Baba fut bien
obligé de s'avouer, en ne voyant pas les mulets de
Kassim, que quelque chose de grave avait dû se
passer, d'autant plus qu'il n'avait rien rencontré
dans laforèt. Et son inquiétude ne put qu'augmenter
en voyant le sol, au pied du rocher, taché de sang.
Aussi ce ne fut point sans un grand émoi qu'il pro-
nonça les trois mots magiques de l'ouverture, et
qu'il entra dans la caverne.
Et le spectacle des six quartiers de Kassim épou-
vanta ses regards et lit trembler ses genoux. Et il
faillit tomber évanoui sur le sol. Mais les sentiments
qu'il avait pour son frère lui firent surmonter son
émotion, et il n'hésita pas à faire tout le possible
pour essayer de rendre les derniers devoirs à son
frère, qui était musulman après tout, et (ils du même
père et de la même mère. Et il se hâta de prendre,
dans la caverne, deux grands sacs dans lesquels il
mit les six quartiers de son frère, le tronc dans
l'un, et la tête avec les quatre membres dans l'au-
tre. Et il en fit la charge de l'un de ses ânes, en les
recouvrant soigneusement de bois coupé et de bran-
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HISTOIRE D'ALI BABA... 297
chages. Puis il se dit que, puisqu'il était là, il valait
tout autant profiter de l'occasion pour prendre quel-
ques sacs d'or, pour ne pas laisser ses ânes s'en re-
tourner le bât à nu. Il chargea donc les deux autres
ânes de sacs pleins d'or, avec du bois et des feuillages
par-dessus, comme la première fois. Et, après qu'il
eut commandé à la porte rocheuse de se refermer,
il reprit le chemin de la ville, en déplorant en son
âme la triste fin de son frèrç.
Or, dès qu'il fut arrivé dans la cour de sa mai-
son, Ali Baba appela, pour l'aider à décharger les
ânes, l'esclave Morgane. Or, Morgane était une jeune
fille qu'Ali Baba et son épouse avaient recueillie en-
fant, et élevée avec les mômes soinrret la même sol-
licitude que s'ils avaient été ses propres parents.
Et elle avait grandi dans leur maison, aidant sa
mère adoptive dans le ménage et faisant le tra-
vail de dix personnes. Avec cela, elle était agréable,
douce, adroite, entendue et féconde en inventions
pour résoudre les questions les plus ardues et faire
réussir les choses les plus difficiles.
Aussi, dès qu'elle fut descendue, elle commença
par baiser la main de son père adoptif et lui souhaita
la bienvenue, comme elle avait coutume de le faire
chaque fois qu'il rentrait à la maison. Et Ali Baba
lui dit : « Morgane, ma fille, c'est aujourd'hui que
ta finesse, ton dévouement et ta discrétion vont me
donner leur preuve ! » Et il lui raconta la fin funeste
de son frère et ajouta : « Et maintenant il est là, en
six quartiers, sur le troisième âne. Et il faut, pen-
dant que je vais monter annoncer la funèbre nou-
velle à sa pauvre veuve, que tu songes au moyen de
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298 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
le faire enterrer comme s'il était mort de sa mort
naturelle, sans que personne puisse se douter de la
vérité ! » Et elle répondit : « J'écoute et j'obéis ! » Et
Ali Baba, la laissant réfléchir à la situation, monta
chez la veuve de Kassin.
Or, déjà il avait une telle mine qu'en le voyant
entrer l'épouse de Kassim se mit à pousser des hur-
lements de travers. Et elle s'apprêta à s'écorcher les
joues, à s'arracher les cheveux et à se déchirer les
habits. Mais Ali Baba sut lui raconter l'événement
avec tant de ménagement, qu'il réussit à éviter les
cris et les lamentations qui eussent ameuté les voi-
sins et provoqué un émoi dans tout le quartier. Et,
avant de lui donner le temps de savoir si elle de-
vait hurler ou si elle devait ne pas hurler, H ajouta :
« Allab est généreux, et m'a donné la richesse au
delà de mes besoins. Si donc, dans ce malheur sans
remède qui t'atteint, quelque chose est encore capa-
ble de te consoler, je t'offre de joindre les biens
qu'Allah m'a envoyés à côux qui t'appartiennent, et
à te faire entrer désormais dans ma maison en qualité
de seconde épouse. Et tu trouveras ainsi en la mère
de mes enfants une sœur aimante et attentive. Et
ensemble nous vivrons tous dans la tranquillité, en
parlant des vertus du défunt ! » Et, ayant ainsi parlé,*
Ali Baba se tut, attendant la réponse. Et Allah
éclaira, à ce moment, le cœur de l'ancienne vendue
de l'entremise, et la débarrassa de ses tares. Car II
est le Tout-Puissant ! Et elle comprit la bonté d'Ali
Baba et la générosité de son offre, et consentit à
devenir sa seconde épouse. Et elle devint réel-
lement, par suite de son mariage avec cet homme
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HISTOIRE D'ALI BABA... 299
béni, une femme de bien. Et voilà pour elle !
Quant à Ali Baba, qui avait réussi, par ce moyen,
à empêcher les cris perçants et la divulgation du se-
cret, il laissa sa nouvelle épouse entre les mains de
son ancienne épouse, et descendit rejoindre la jeune
Morgane.
Or, il la trouva qui rentrait d'une course au dehors.
Car Morgane n'avait pas perdu son temps, et avaitdéjà
combiné tout un plan de conduite, en cette circons-
tance difficile. Elle était, en effet, allée à la boutique
du marchand de drogues, qui habitait en face, et lui
avait demandé d'une sorte de thériaque spécifique pour
la guérison des maladies mortelles. Et le marchand
lui avait donné de cette thériaque-là, pour l'argent
qu'elle avait présenté, mais non sans lui avoir au
préalable demandé qui était 'malade dans la maison
de son maître. Et Morgane avait répondu, en sou-
pirant : « notre calamité ! le mal rouge tient le
frère de mon maître Ali Baba, qui a été transporté
chez nous pour être mieux soigné. Mais personne ne
comprend rien k sa maladie ! Il est immobile, avec
un visage de safran ; il est muet; il est aveugle ; et il
est sourd ! Puisse cette thériaque, ô cheikh, le tirer
de sa mauvaise posture !» Et, ayant ainsi parlé, elle
avait emporté la thériaque en question, dont, en
réalité, Kassim ne pouvait plus guère faire usage, et
elle était venue rejoindre son maître Ali Baba...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
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300 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-SIXIÈME NUIT
Elle dit :
... elle avait emporté la thériaque en question,
dont, en réalité, Kassim n'était plus en état de faire
usage, et était venue rejoindre son maître Ali Baba.
Et, en peu de mots, elle le mit au courant de ce qu'elle
comptait faire. Et il approuva son plan, et lui dit
toute l'admiration qu'il ressentait pour son ingénio-
sité.
En effet, le lendemain, la diligente Morgane alla
chez le même marchand de drogues, et, avec un
visage baigné de larmes, et avec beaucoup de soupirs
et d'arrêts dans les soupirs, elle lui demanda d'un
certain électuaire qu'on ne donne d'ordinaire qu'aux
moribonds sans espoir. Et elle s'en alla, en disant :
« Hélas sur nous! si ce remède n'agit pas, tout est
perdu ! » Et elle prit soin, en même temps, de mettre
tous les gens du quartier au courant du prétendu cas
désespéré de Kassim, frère d'Ali Baba.
Aussi, quand le lendemain, à l'aube, les gens du
quartier furent réveillés en sursaut par des cris per-
çants et lamentables, ils ne doutèrent pas que ces
cris ne fussent poussés par l'épouse de Kassim, par
l'épouse du frère de Kassim, par la jeune Morgane
et par toutes les femmes parentes, pour annoncer la
mort de Kassim.
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HISTOIRE D'ALI BABA... 301
Or, pendant ce temps, Morgane continuait à mettre
son plan à exécution.
En effet, elle s'était dit : « Ma fille, ça n'est pas
tout que de faire passer une mort violente pour une
mort naturelle, il s'agit de parer à un danger plus
grand ! Et c'est de ne pas laisser les gens s'apercevoir
que le défunt est divisé en six quartiers ! Sans quoi,
la gargoulette ne restera pas sans fêlure ! »
Et, sans tarder, elle courut chez un vieux savetier
du quartier qui ne la connaissait pas, et tout en lui
souhaitant le salam, elle lui mit dans la main un
dinar d'or, et lui dit : « cheikh Mustapha, ta main
nous est nécessaire aujourd'hui ! » Et le vieux save-
tier, qui était un bonhomme plein d'entrain et de
gaieté, répondit: « journée bénie par ta blanche
venue, ô visage de lune ! Parle, ô ma maîtresse, et je
te répondrai sur ma tête et mes yeux ! » Et Morgane
dit : « O mon oncle Mustapha, lève-toi simplement et
viens avec ttioi. Mais avant, prends, si tu veux bien,
tout ce qui t'est nécessaire pour coudre le cuir ! » Et
lorsqu'il eut fait ce qu'elle lui demandait, elle prit
un bandeau et lui en banda soudain les yeux, en lui
disant : « C'est la condition nécessaire ! Sans quoi
rien n'est fait ! » Mais il se récria, disant : « Vas-tu,
ô jeune fille, pour un dinar, me faire renier la foi de
mes pères, ou commettre quelque larcin ou crime
extraordinaire ? » Mais elle lui dit : « Éloigné soit le
Malin, ô cheikh ! Que ta conscience soit en repos !
Ne redoute rien de tout cela, car il s'agit seulement
d'un petit travail de couture ! » Et, ce disant, elle
lui glissa dans la main une seconde pièce d'or, qui
le décida à la suivre.
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302 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
Et Morgane le prit par la main et le mena, les
yeux bandés, dans la cave de la maison d'Ali Baba.
Et là, elle lui ôta le bandeau, et, lui montrant le corps
du défunt, qu'elle avait reconstitué en mettant les
six quartiers à leur place respective, elle lui dit : « Tu
vois à présent que c'est pour te faire coudre ensem-
ble les six quartiers que voici, que j'ai pris la peine
de te conduire par la main! » Et comme le cheikh
reculait effaré, l'avisée Morgane lui glissa dans la
main une nouvelle pièce d'or, et lui en promit encore
une, si le travail était rapidement fait. Ce qui décida
le savetier à se mettre à la besogne. Et lorsqu'il eut
achevé, Morgane lui rebanda les yeux, et, après lui
avoir donné la récompense promise, elle le fit sortir
de la cave et le reconduisit jusqu'à la porte de sa
boutique, où elle le laissa, après lui avoir rendu la
vue. Et elle se hâta de rentrera la maison, tout en se
retournant de temps à autre pour voir si le savetier
ne l'observait pas.
Et dès qu'elle fut arrivée, elle lava le corps recons-
titué de Kassim, le parfuma d'encens et l'arrosa
d'aromates, et, aidée par Ali Baba, elle le mit dans
le linceul. Après quoi, afin que les hommes qui
apportaient la civière commandée ne pussent se
douter de rien, elle alla prendra elle-même livraison
de cette civière, et la paya largement. Puis, toujours
aidée par Ali Baba, elle mit le corps dans le bois
mortuaire, et recouvrit le tout de châles et d'étoffes
achetées pour la circonstance.
Sur ces entrefaites, l'imam et les autres dignitaires
de la mosquée arrivèrent ; et quatre des voisins as-
semblés chargèrent la civière sur leurs épaules. Et
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HISTOIRE d'aLI BABA... 303
l'imam prit la tète du cortège, suivi par les lecteurs
du Korân. Et Morgane marcha derrière les porteurs y
tout en pleurs, en poussant des cris lamentables, en
se frappant la poitrine à grands coups, et en s'arra-
chant les cheveux, tandis qu'Ali Baba fermait la
marche, accompagné des voisins qui se détachaient
à tour de rôle, de temps en temps, pour relayer et
soulager les autres porteurs, et cela jusqu'à ce qu'on
arrivât au cimetière, cependant que dans la maison
d'Ali Baba, les femmes accourues pour la cérémonie
funèbre mêlaient leurs lamentations et emplissaient
tout le quartier de cri s épouvantables. Et, de la sorte,
la vérité de cette mort resta soigneusement à l'abri
de toute divulgation, sans que personne pût avoir le
moindre soupçon sur la funeste aventure. Et voilà
pour tous ceux-là !
Quant aux quarante voleurs qui, à cause de la
putréfaction des six quartiers de Kassim abandonnés
dans la caverne, s'étaient abstenus pendant un mois
de retourner à leur retraite, ils furent, à leur retour
dans la caverne, à la limite de l'étonnement de ne
plus trouver ni quartiers de Kassim, ni putréfaction
de Kassim, ni quoi que ce fût qui, de près ou de loin,
se rapprochât de cela. Et, cette fois, ils réfléchirent
sérieusement à la situation, et le chef des quarante
dit : « hommes, nous sommes découverts, il n'y a
plus à en douter, et notre secret est connu. Mais si
nous ne cherchons promptement à y apporter le re-
mède, toutes les richesses, que nous et nos ancêtres
avons amassées avec tant de peine et de fatigues,
nous seront bientôt enlevées par le complice du voleur
que nous avons châtié. Il faut donc que, sans perdre
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304 LES MILLE NUITS ET UNE NCJT
de temps, après avoir fait périr l'un, nous fassions
périr l'autre. Cela établi, il n'y a qu'un moyen pour
arriver au but, et c'est que quelqu'un de hardi à la
fois et d'adroit, aille à la ville déguisé en derviche
étranger, qu'il use de tout son savoir-faire pour dé-
couvrir s'il n'est pas question de celui que nous avons
coupé en six quartiers, et qu'il sache en quelle mai-
son demeurait cet homme-là. Mais toutes ces recher-
ches devront être faites avec la plus grande circons-
pection, car un mot de trop pourrait compromettre
l'affaire et nous perdre sans recours. Aussi j'estime
que celui qui assumera cette tâche doit s'engager à
subir la peine de mort s'il fait preuve de légèreté
dans l'accomplissement de sa mission ! » Et aussitôt
l'un des vpleurs s'écria: « Je m'offre pour l'entreprise
et j'accepte les conditions ! » Et le chef et les cama-
rades le félicitèrent et le comblèrent d'éloges. Et il
partit déguisé en derviche.
Or, il entra dans la ville, et toutes les maisons et
boutiques étaient encore closes, à cause 3e l'heure
matinale, excepté la boutique de cheikh Mustapha,
le savetier. Et cheikh Mustapha, l'alêne à la main,
était déjà en train de confectionner une babouche en
cuir safran. Et il leva les yeux et vit le derviche qui
le regardait travailler, en l'admirant, et qui se hâta
de lui souhaiter le salam. Et cheikh Mustapha lui
rendit son salam, et le derviche s'émerveilla de lui
voir, à son âge, de si bons yeux et les doigts si ex-
perts. Et le vieux, fort flatté, se rengorgea et répon-
dit : « Par Allah, ô derviche, je puis encore enfiler
l'aiguille du premier coup, et je puis même coudre
les six quartiers d'un mort au fond d'une cave sans
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HISTOIRE D'ALI BABA... 305
lumière ! » Et le derviche-voleur, en entendant ces
mots, faillit s'envoler de joie, et bénit sa destinée
qui le conduisait par le plus court chemin au but
souhaité. Aussi ne laissa-t-il"pas échapper l'occasion,
et, feignant l'étonnement, il s'écria: « visage de
bénédiction, les six quartiers d'un mort? Que veux-
tu dire par ces mots ? Est-ce que c'est par hasard
l'habitude, dans ce pays, de couper les morts en six
quartiers, puis de les recoudre ? Et agit-on de la sorte
pour voir ce qu'il y a dedans? » Et cheikh Musta-
pha, à ces paroles, se mit à rire, et répondit : « Non
par Allah ! ce n'est pas l'habitude ici. Mais je sais ce
que je sais, et ce que je sais nul ne le saura! J'ai
pour cela plusieurs raisons toutes plus sérieuses les
unes que les autres ! Et d'ailleurs ma langue est
courte ce matin et n'obéit pas au jeu de ma mé-
moire ! » Et le derviche-voleur se mit à rire à son
tour, tant à cause de l'air avec lequel le cheikh save-
tier prononçait ces sentences, que pour se rendre
favorable le bon homme. Puis, faisant semblant de
lui serrer la main, il y glissa une pièce d'or, et ajouta :
« fils des hommes éloquents, ô oncle, qu'Allah me
garde de vouloir me mêler de ce qui ne me regarde
pas. Mais si, en ma qualité d'étranger qui aime à se
renseigner, j'ai une prière à t'adresser, ce serait de
me faire la grâce de me dire où se trouve la maison
dans la cave de laquelle il y avait les six quartiers
du mort que tu as raccommodé. » Et le vieux save-
tier répondit: « Et comment le pourrais-je, ô chef
des derviches, puisque je ne la connais pas moi-
même, cette maison-là. Sache, en effet, que j'y ai été
les yeux bandés, conduit par une jeune fille ensor-
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306 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
celeuse qui a fait marcher les choses avec une célé-
rité sans pareille. Il est vrai toutefois, mon fils, que
si on me bandait les yeux de nouveau, je pourrais
peut-être retrouver la maison, en me guidant sur
certaines remarques que j'ai faites en marchant et
en palpant toutes choses sur ma route. Car tu dois
savoir, ô savant derviche, que l'homme voit avec ses
doigts tout aussi bien qu'avec ses yeux, surtout s'il
n'a pas la peau dure comme le dos du crocodile. Et,
pour ma part, j'ai parmi les clients dont je chausse
les pieds honorables, plusieurs aveugles plus clair-
voyants, grâce à l'œil qu'ils ont au bout de chaque
doigt, que le maudit barbier qui me rase la tète cha-
que vendredi en me tailladant le cuir atrocement,
— qu'Allah le lui fasse expier...
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-SEPTIEME NUIT
Elle dit:
»... Et, pour ma part, j'ai parmi les clients dont je
chausse les pieds honorables, plusieurs aveugles plus
clairvoyants, grâce à l'œil qu'ils ont au. bout de cha-
que doigt, que le maudit barbier qui me rase la tête-
chaque vendredi en me tailladant le cuir atrocement,
— qu'Allah le lui fasse expier ! » Et le derviche-
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histoire d'ali baba... 307
voleur s'écria : « Béni soit le sein qui t'a allaité, et
puisses-tu longtemps encore enfilerl'aiguille etchaus-
ser les pieds honorables, ô cheikh de bon augure !
Certes, je ne souhaite que me conformer à tes indi-
cations, afin que tu essayes de retrouver la maison
dans la cave de laquelle se passent des choses si pro-
digieuses ! » Alors le cheikh Mustapha se décida à se
lever, et le derviche lui banda les yeux et le mena
par la main dans la rue, et marcha à ses côtés, tan-
tôt le conduisant et tantôt guidé par lui, à tâtons.,
jusqu'à la maison même d'Ali Baba. Et cheikh Mus-
tapha dit : « C'est certainement là, et pas ailleurs. Je
reconnais la maison à l'odeur de crottin d'àne qui
s'en exhale, et à cette borne-ci où j'ai butté du pied
la première fois ! » Et le voleur, à la limite de la joie,
se hâta, avant d'enlever le bandeau au savetier, de
faire une marque à la porte de la maison, avec un
morceau de craie qu'il avait sur lui. Puis il rendit la
vue à son compagnon, le gratifia dlune nouvelle
pièce d'or, et le congédia après l'avoir remercié et
lui avoir promis qu'il ne manquerait pas d'acheter
des babouches chez lui pour le reste de ses jours. Et
il se hâta de reprendre le chemin de la forêt, pour
aller annoncer sa découverte au chef des quarante.
Mais il ne savait pas qu'il courait droit pour voir sa
tête sauter de ses épaules, comme on va le voir.
En effet, lorsque la diligente Morgane sortit pour
aller aux provisions, elle aperçut sur la porte, à son
retour du souk, la marque blanche que le derviche-
voleur y avait faite. Et elle l'examina avec attention,
et pensa en son âme attentive: « Cette marque-là
ne s'est pas faite d'elle-même sur cette porte. Et la
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308 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
main qui Fa faite ne peut être qu'une main enne-
mie. Il faut donc en conjurer les maléfices, en éga-
rant le coup ! » Et elle courut chercher un morceau de
craie, et fit exactement la même marque, au même
endroit, sur les portes de toutes les maisons de la
rue, tant à droite qu'à gauche. Et chaque fois qu'elle
faisait une marque, elle disait mentalement, s'adres-
sant à l'auteur de la marque première : « Mes cinq
doigts dans ton œil gauche, et mes cinq autres dans
ton œil droit! » Car elle savait qu'il n'y avait point
de formule plus puissante pour conjurer lés forces
invisibles, éviter les maléfices et faire retomber sur
la tête du maléficient des calamités perpétrées ou
imminentes.
Aussi, le lendemain, quand les voleurs, renseignés
par leur camarade, furent entrés deux par deux dans
la ville pour envahir la maison marquée du signe,
ils se trouvèrent à la limite de la perplexité et de
l'embarras en constatant que toutes les portes des
maisons du quartier portaient la même marque,
exactement. Et ils se hâtèrent, sur un signe de leur
chef, de retourner à leur caverne de la forêt, pour ne
pas éveiller l'attention des passants. Et, quand ils
se furent de nouveau rassemblés 2 ils traînèrent au
milieu du cercle formé par leur groupe le voleur-
guide qui avait si mal pris ses précautions, le con-
damnèrent à mort, séance tenante, et, au signal
donné par leur chef, lui coupèrent la tête.
Or, comme la vengeance à tirer de l'auteur pre-
mier de toute cette affaire devenait plus urgente que
jamais, un second voleur s'offrit d'aller aux rensei-
gnements. Et, sa demande ayant été agréée par le
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histoire d'ali BÂDâ... 309
chef, il entra en ville, se mit en rapport avec cheikh
Mustapha, se fit conduire devant la maison présumée
être la maison aux six quartiers cousus, et fit une
marque rouge sur la porte, dans un endroit peu ap-
parent. Puis il retournaà la caverne. Mais il ne savait
pas qu'une tête marquée pour le saut fatal ne peut
que faire le saut même et non pas un autre.
En effet, quand les voleurs, guidés par leur cama-
rade, furent arrivés dans la rue d'Ali Baba, ils trou-
vèrent toutes les portes marquées du signe rouge,
exactement au même endroit. Car la fine Morgane,
se doutant de quelque chose, avait pris ses précau-
tions, comme la première fois. Et au retour à la ca-
verne, le guide dut subir, quant à sa tête, le même
sort que son prédécesseur. Mais cela ne contribua
guère à éclairer les voleurs sur l'affaire, et ne servit
qu'à diminuer la troupe des deux gaillards les plus
courageux.
Aussi, quand le chef eut réfléchi sur la situation
pendant un bon moment, il releva la tête et se dit :
« Désormais je ne m'en rapporterai qu'à moi-
même ! » Et il partit tout seul pour la ville.
Or, il ne fit pas comme les autres. Car, lorsqu'il se
fut fait indiquer la maison d'Ali Baba par cheikh
Mustapha, il ne perdit pas son temps à en marquer
la porte de craie rouge, blanche ou bleue, mais il la
considéra attentivement pour en bien fixer l'empla-
cement dans sa mémoire, vu que du dehors elle
avait la même apparence que toutes les maisons
voisines. Et, une fois son examen terminé, il
retourna à la forêt, rassembla les trente-sept voleurs
survivants, et leur dit : « L'auteur du dommage qui
T. xiii. 20
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310 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
nous a été causé est découvert, puisque je connais
bien sa maison maintenant. Et, par Allah ! sa puni-
tion sera une terrible punition. Pour vous, mes
gaillards, hâtez-vous de m'apporter ici trente-huit
grandes jarres de terre cuite vernissée à Tinté-
rieur, au col large et au ventre rebondi. Et que ces
trente-huit jarres soient vides, à. l'exception d'une
seule que vous remplirez d'huile d'olive. Et veillez
à ce qu'elles soient tous exemptes de fêlure. Et
revenez sans retard. » Et les voleurs, habitués à
exécuter sans pensée les ordres de leur chef, répon-
dirent par l'ouïe et l'obéissance, et se hâtèrent d'aller
se procurer au souk des potiers les trente-huit jarres
en question, et de les apporter à leur chef, deux par
deux, sur leurs chevaux.
Alors le chef des voleurs dit à ses hommes : « Met-
tez vos habits et que chacun de vous entre dans
une jarre, ne gardant avec lui que ses armes, son
turban et ses babouches ! » Et les trente-sept voleurs,
sans dire un mot, grimpèrent deux par deux sur le
dos des chevaux porteurs de jarres. Et comme cha-
que cheval portait deux jarres, une à droite et l'autre
à gauche, chaque voleur se laissa glisser dans une
jarre, où il disparut entièrement. Et ils se trouvè-
rent de la sorte repliés sur eux-mêmes, les jambes
touchant les cuisses, et les genoux à la hauteur du
menton, dans les jarres, comme seraient au ving-
tième jour les poussins dans les œufs. Et, ainsi ins-
tallés, ils tenaient un cimeterre dans une main et
un gourdin dans l'autre main, avec leurs babou-
ches soigneusement calées sous leur derrière. Et le
trente-septième voleur faisait de la sorte vis-à-vis
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HISTOIRE D'ALI BABA.. 311
et contre-poids à Tunique jarre remplie d'huile.
Lorsque les voleurs eurent fini de -se placer dans
les jarres, dans la situation la moins gênante, le
chef s'avança, les examina l'un après l'autre, et bou-
cha les ouvertures des jarres avec des fibres de pal-
mier, de façon à masquer le contenu et, en même
temps, à permettre à ses hommes de respirer libre-
ment. Et, pour que nul doute ne pût venir à l'esprit
des passants sur le contenu, il prit de l'huile dans
la jarre qui en était pleine, et en frotta soigneuse-
ment les parois extérieures des jarres neuves. Et
toutes choses ainsi disposées, le chef des voleurs se
déguisa en marchand d'huile et, poussant devant lui
vers la ville les chevaux porteurs de la marchandise
improvisée, il se fit le conducteur de cette caravane.
Or, Allah lui écrivit la sécurité, et il arriva sans
encombre, vers le soir, devant la maison même d'Ali
Baba. Et, comme si toutes les difficultés se levaient
d'elles-mêmes, il n'eut pas la peine, pour exécuter
le dessein qui l'amenait, de frapper à la porte, car
Ali Baba en personne était assis sur le seuil qui pre-
nait tranquillement le frais avant la prière du soir...
— Ace moment de sa narration, Schahrazade vit ap-
paraître le matin et, discrète, se tut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT
Elle dit:
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312 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
... car Ali Baba en personne était assis sur le seuil
qui prenait tranquillement le frais, avant la prière
du soir. Et le chef des voleurs se hâta d'arrêter les
chevaux, s'avança entre les mains d'Ali Baba et lui
dit, après les salams et compliments : « mon maî-
tre, ton esclave est marchand d'huile et ne sait où
aller loger, cette nuit, dans une ville où il ne connaît
personne. Il espère donc de ta générosité que, pour
Allah, tu lui accorderas l'hospitalité jusqu'à demain
matin, à lui et à ses bêtes, dans la cour de ta mai-
son! »
En entendant cette demande, Ali Baba se souvint
du temps où il était pauvre et souffrait de l'inclé-
mence du temps, et son cœur s'émut aussitôt. Et,
loin de reconnaître le chef des voleurs qu'il avait
naguère vu et entendu dans la forêt, il se leva en son
honneur et lui répondit : « marchand d'huile,
mon frère, que la demeure te soit reposante, et
puisses-tu y trouver aisance et famille. Sois le bien-
venu ! » Et, ce disant, il le prit par la main et l'in-
troduisit, avec ses chevaux, dans la cour. Et il
appela Morgane et un autre esclave, et leur donna
l'ordre d'aider l'hôte d'Allah à décharger les jarres
et de donner à manger aux bêtes. Et quand les jarres
furent rangées en bon ordre au fond de la cour, et
les chevaux attachés le long du mur avec, au cou de
chacun, un sac rempli d'orge et d'avoine, Ali Baba,
toujours plein d'empressement et d'affabilité, reprit
la main de son hôte et le conduisit à l'intérieur de sa
maison, où il le fit asseoira la place -d'honneur, et
s'assit lui-même à ses côtés, pour prendre le repas
du soir. Et, après qu'ils eurent tous deux mangé et
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HISTOIRE d'aLI BABA... 313
bu et rendu grâces à Allah pour ses faveurs, Ali
Baba ne voulut pas gêner son hôte, et se retira en
lui disant : « mon maître, la maison est ta mai-
son, et ce qui est dans la maison t'appartient. »
Or, comme il s'en allait, le marchand d'huile, qui
était le chef des voleurs, le rappela, en lui disant:
« Par Allah sur toi, ô mon hôte, montre-moi l'en-
droit de ton honorable maison où il m'est loisible de
donner le repos à l'intérieur de mes intestins et,
aussi d'aller pisser. » Et Ali Baba, lui montrant le
cabinet d'aisances situé précisément à l'angle de la
maison, tout près de l'endroit où étaient rangées les
jarres, répondit : « C'est là ! » Et il se hâta de s'es-
quiver, pour ne pas déranger les fonctions digestives
du marchand d'huile.
Et, en effet, le chef des voleurs ne manqua pas de
faire ce qu'il avait à faire. Toutefois, lorsqu'il eut
fini, il s'approcha des jarres, et se pencha sur cha-
cune d'elles, en disant à voix basse : « O toi, un tel,
dès que tu entendras la jarre où tu es résonner sous
le caillou que je lancerai de l'endroit où je loge, ne
manque pas de sortir et d'accourir vers moi ! » Et,
ayant ainsi donné à ses gens l'ordre de ce qu'ils de-
vaient faire, il rentra dans la maison. Et Morgane
qui l'attendait à la porte de la cuisine, avec une lan-
terne à huile à la main, le conduisit vers la cham-
bre qu'elle lui avait préparée, et se retira. Et il se
hâta, pour être bien dispos lors de l'exécution de
son projet, de s'étendre surla couche où il comptait
dormir jusqu'à la moitié de la nuit. Et il ne tarda
pas à ronfler comme un chaudron de lavandières.
Et alors arriva ce qui devait arriver.
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314 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
En effet, pendant que Morgane était dans sa cui-
sine en train de laver les plateaux de mets et les
casseroles, soudain la lampe, faute d'huile, s'étei-
gnit. Or, précisément, la provision d'huile de la
maison était épuisée, et Morgane, qui avait oublié
de s'en procurer une nouvelle dans la journée, se
désola fort de ce contre-temps, et appela Abdallah,
le nouvel esclave d'Ali Baba, à qui elle fit part de sa
contrariété et de son embarras. Mais Abdallah, écla-
tant de rire, lui dit : « Par Allah sur toi ! ô Morgane,
ma sœur, comment peux-tu dire que nous manquons
d'huile à la maison, alors que dans la cour il y a, en
ce moment, rangées contre le mur, trente-huit jarres
pleines d'huile d'olive qui, à en juger par l'odeur
des parois qui la contiennent, doit être d'une qua-
lité suprême. Ah ! ma sœur, mon œil ne reconnaît
pas ce soir la diligente, l'entendue, la pleine de res-
sources Morgane ! » Puis il ajouta : « Je retourne
dormir, ma sœur, pour me lever demain, à l'aube,
afin d'accompagner au hammam notre maître Ali
Baba ! » Et il la quitta pour aller, non loin de la
chambre du marchand d'huile, ronfler comme un
buffle des marais.
Alors Morgane, un peu confuse des paroles d'Ab-
dallah, prit le pot à huile et alla dans la cour, pour le
remplir à Tune des jarres. Et elle s'approcha de la
première jarre, la déboucha, et plongea le pot dans
l'ouverture béante. Et — ô bouleversement des en-
trailles, ô dilatation des yeux, ô gorge serrée ! — le
pot, au lieu d'entrer dans de l'huile, heurta avec vio-
lence quelque chose de résistant. Et ce quelque chose-
là remua ; et il en sortit une voix qui dit : « Par Allah,
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HISTOIRE D'ALI BABA... 3l5
le caillou que le chef a lancé est un rocher pour le
moins ! Allons, c'est le moment ! » Et il dégagea sa
tête, et se ramassa pour sortir de la jarre.
Tout cela! Or, quelle créature humaine, trouvant
un être vivant dans une jarre au lieu d'y trouver de
Thuile, ne se fût imaginé voir arriver l'heure fatale
du destin? Aussi la jeune Morgane, fort saisie au pre-
mier moment, ne put-elle s'empêcher de penser :
« Je suis morte ! Et tout le monde dans la maison
est mort sans recours ! » Mais voici que soudain la
violence de son émotion lui rendit tout son courage
et toute sa présence d'esprit. Et, au lieu de se mettre
à faire des cris épouvantables et du vacarme, elle
se pencha sur l'embouchure de la jarre, et dit : « Non
pas, non pas, 6 gaillard ! Ton maître dorl encore !
Attends qu'il se réveille ! » Car Morgane, sagace
comme elle était, avait tout deviné. Et, pour s'assurer
de la gravité de la situation, elle voulut inspecter
toutes les autres jarres, bien que la tentative ne fût
pas sans danger ; et elle s'approcha de chacune,
palpa la tête qui sortait aussitôt que le couvercle
était enlevé, et dit à chaque tête : « Patience et à
bientôt ! » Et elle compta de la sorte trente-sept
têtes de voleurs barbus, et trouva que la trente-
huitième jarre était la seule qui fût pleine d'huile.
Alors elle remplit son pot, en toute tranquillité, et
courut allumer sa lampe, pour revenir bientôt
mettre à exécution le projet de délivrance que venait
de susciter en son esprit le péril imminent.
Donc, une fois dans la cour, elle alluma un grand
feu sous la chaudière qui servait à la lessive, et, au
moyen du pot, elle remplit d'huile la chaudière en y
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316 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
vidant le contenu de la jarre. Et comme le feu
flambait fort, l'huile ne tarda pas à entrer en ébulli-
tion.
Alors Morgane remplit le plus grand seau de
l'écurie de cette huile bouillante, s'approcha de Tune
des jarres, en souleva le couvercle et, d'un seul
coup, versa le liquide exterminateur sur la tête qui
sortait. Et le bandit propriétaire de la tête fut irré-
vocablement échaudé, et avala la mort avec le cri
qui ne sortit pas.
Et Morgane, d'une main sûre, fit subir le même
sort à tous les enfermés dans les jarres, qui mouru-
rent étouffés et bouillis, car nul homme, fût-il en-
fermé dans une jarre à sept parois, ne saurait échap-
per à la destinée attachée à son cou.
Or, son exploit accompli, Morgane éteignit le feu
sous la chaudière, reboucha les jarres avec les cou-
vercles en fibres de palmier, et revint dans la cui-
sine où, soufflant la lanterne, elle resta dans l'obs-
curité, résolue à surveiller la suite de l'affaire. Et r
postée de la sorte à. l'affût, elle n'attendit pas long-
temps.
En effet, vers le milieu de la nuit, le marchand
d'huile s'éveilla, vint mettre la tête à la fenêtre qui
donnait sur la cour, et, ne voyant aucune lumière
nulle part, et n'entendant aucun bruit, il jugea que
toute la maison devait être plongée dans le sommeil.
Alors, selon ce qu'il avait dit à ses hommes, il prit
des petits cailloux qu'il avait sur lui, et les lança l'un
après l'autre sur les jarres. Et, comme il avait l'œil
sûr et la main habile, il atteignit le but à chaque
coup : ce dont il jugea par le son rendu par la jarre
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HISTOIRE D'ALI BABA... 317
sous le heurt du caillou. Puis il attendit, ne doutant
pas qu'il allait voir surgir ses gaillards avec leurs
armes brandies. Mais rien ne bougea. Alors, s'imagi-
nant qu'ils étaient endormis dans leurs jarres, il leur
jeta de nouveaux cailloux, mais pas une tête n'appa-
rut, et pas un mouvement ne se produisit. Et le chef
des voleurs fut extrêmement irrité contre ses hommes
qu'il croyait plongés dans le sommeil ; et il descendit
vers eux, en pensant : « Les fils de chiens ! ils ne
sont bons à rien ! » Et il s'élança vers les jarres,
mais ce fut pour reculer, tant était épouvantable
l'odeur d'huile brûlante et de chair brûlée qui s'en
exhalait. Pourtant il s'en approcha de nouveau et,
y portant la main, il en sentit les parois aussi chau-
des que celles d'un four. Alors il ramassa une gerbe
de paille, l'alluma et regarda dans les jarres. Et il
vit ses hommes, l'un après l'autre, bouillis et fu-
mants avec des corps sans âme.
A cette vue, le chef des voleurs, comprenant de
quelle mort atroce avaient péri ses trente-sept com-
pagnons, fit un bond prodigieux jusqu'au haut du
mur de la cour, sauta dans la rue et livra ses jambes
au vent. Et il s'envola et s'enfonça dans la nuit,
anéantissant, sous ses pas, la distance...
— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et, discrète, se tut.
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318 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT CINQUANTE-NEUVIÈME NUIT
Elle dit :
... Et il s'envola et s'enfonça dans la nuit, anéantis-
sant sous ses pas la distance. Et, arrivé dans sa ca-
verne, il se perdit dans les noires réflexions au sujet
de ce qui lui restait à faire désormais pour venger
tout ce qu'il avait à venger. Et, pour le moment,
voilà pour lui !
Quant à Morgane, qui venait de sauver la maison
de son maître et les vies qui s'y abritaient, une fois
qu'elle se fut rendu compte que tout danger était
conjuré par la fuite du faux marchand d'huile, elle
attendit tranquillement que le jour se levât, pour
aller réveiller son maître Ali Baba. Et, une fois qu'il
se fut habillé, croyant qu'on ne l'avait réveillé de si
bonne heure que pour qu'il allât au hammam, Mor-
gane le conduisit devant les jarres, et lui dit : «
mon maître, enlève le premier couvercle et regarde ! »
Et Ali Baba, ayant regardé, fut à la limite de l'effroi
et de l'horreur. Et Morgane se hâta de lui raconter
tout ce qui s'était passé, depuis le commencement
jusqu'à la fin, sans omettre un détail. Mais il n'y a
point d'utilité à le répéter. Et elle lui raconta égale-
ment l'histoire des marques blanches et des rouges
sur les portes, dont elle n'avait pas jugé à propos de
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HISTOIRE D'ALI BABA... 319
l'entretenir . Mais, pour cette histoire aussi, il n'y a
point d'utilité à la répéter.
Lorsqu'Ali Baba eut entendu le récit de son esclave
Morgane, il pleura d'émotion, et serrant la jeune
fille avec tendresse contre son cœur, il lui dit : «
fille de la bénédiction, béni soit le ventre qui t'a
porté! Certes, le pain que tu as mangé dans notre de-
meure n'a pas été mangé par l'ingratitude. Tu es ma
fille et la fille de la mère de mes enfants. Et désor-
mais tu seras à la tête de ma maison et l'aînée de mes
enfants ! » Et il continua à lui dire des paroles gen-
tilles et à la remercier beaucoup pour sa vaillance,
sa sagacité et son attachement.
Après quoi, Ali Baba, aidé par Morgane et par
l'esclave Abdallah, procéda à l'enterrement des
voleurs, qu'il se décida, après réflexion, à faire
disparaître en leur creusant une fosse énorme dans
le jardin et en les y enfouissant pêle-mêle, sans
aucune cérémonie, pour ne pas éveiller l'attention
des voisins. Et c'est ainsi qu'on acheva de se débar-
rasser de cette engeance maudite. Que c'est bien
fait!
Et plusieurs jours se passèrent, dans la maison
d'Ali Baba, au milieu des réjouissances et des con-
gratulations. Et on ne se lassait pas de se raconter
les détails de cette aventure prodigieuse, en remer-
ciant Allah de la délivrance, et de faire tous les com-
mentaires qu'elle comportait. Et Morgane était plus
choyée que jamais ; et Ali Baba, avec ses deux épou-
ses et ses enfants, s'ingéniait à lui témoigner sa
reconnaissance et son amitié.
Or, un jour, le fils aîné d'Ali Baba, qui dirigeait les
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320 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
affaires de vente et d'achat de l'ancienne boutique
de Kassim, dit à son père, en rentrant du souk : «
mon père, je ne sais comment faire pour rendre à mon
voisin, le marchand Hussein, toutes les honnêtetés
dont il ne cesse de me combler, depuis sa récente
installation dans notre souk. Voilà déjà cinq fois que
j'ai accepté, sans le payer de retour, de partager son
repas de midi. Or, je voudrais bien, ô père, lé régaler,
ne fût-ce qu'une seule fois, quitte à le dédommager
par la somptuosité du festin, en cette unique fois, de
toutes ses dépenses en mon honneur. Car tu conviens
avec moi qu'il ne serait point bienséant de différer
davantage à lui rendre les prévenances dont il a usé
à mon égard ! » Et Ali Baba répondit : « Certes, ô
mon fils, c'est le plus usuel des devoirs. Et tu aurais
dû déjà m'y faire penser plus tôt ! Or précisément
c'est demain vendredi, le jour du repos, et tu en
profiteras pour inviter le hagg Hussein, ton voisin,
à venir partager avec nous le pain et le sel du soir.
Et s'il cherche des échappatoires, par discrétion, ne
crains pas d'insister et de l'amener à notre maison,
où j'espère qu'il trouvera un régal pas trop indigne
de sa générosité. »
Et, en effet, le lendemain, le fils d'Ali Baba, après
la prière, invita hagg Hussein, le marchand nou-
vellement établi dans le souk, à l'accompagner pour
faire une partie de promenade. Et il dirigea sa pro-
menade, en compagnie de son voisin, précisément
du côté du quartier où se trouvait leur demeure. Et
Ali Baba, qui les attendait sur le seuil, s'avança au-
devant d'eux, le visage souriant, et, après les sa-
lams et les souhaits réciproques, il exprima à hagg
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HISTOIRE D'ALI BABA... 321
Hussein sa gratitude pour les civilités prodiguées à
son fils, et l'invita, en le pressant beaucoup, à en-
trer se reposer dans sa maison et partager avec lui
et son lils le repas du soir. Et il ajouta : « Je sais
bien que quoi que je puisse faire, je ne pourrai re-
connaître tes bontés pour mon fils. Mais, enfin, nous
espérons que tu accepteras le pain et le sel de notre
hospitalité ! » Mais hagg Hussein répondit i « Par
Allah, ô mon maître, ton hospitalité est certaine-
ment une grande hospitalité, mais comment pour-
rais-je l'accepter alors que j'ai fait, depuis longtemps
déjà, le serment de ne jamais toucher aux aliments
qui sont assaisonnés de sel, et de ne jamais goûter
à ce condiment? » Et Ali Baba répondit : « Qu'à cela
ne tienne, ô hagg béni, je n'aurai qu'un mot à dire à
* la cuisine, et les mets seront cuits sans sel et sans
rien de semblable ! » Et il pressa tellement le mar-
chand qu'il l'obligea à entrer dans la maison. Et
aussitôt il courut prévenir Morgane qu'elle eût à ne
pas mêler de sel aux aliments, et qu'elle préparât
spécialement, ce soir-là, les mets et les farces et les
pâtés sans l'aide de cet ordinaire condiment. Et
Morgane, extrêmement surprise de l'horreur du nou-
vel hôte pour le sel, ne sut à quoi attribuer un goût
si extraordinaire, et se mit à réfléchir sur l'affaire.
Toutefois elle ne manqua pas d'aviser la négresse
cuisinière qu'elle eût à se conformer à l'ordre étrange
de leur maître Ali Baba.
Lorsque le repas fut prêt, Morgane le servit sur
les plateaux; et aida l'esclave Abdallah à les porter
dans la salle de réunion. Et, comme de sa nature
elle était fort curieuse, elle ne manqua pas de jeter
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322 LES MILLE KBITS ET UNE NUIT
des coups d'œil, de temps en temps, sur l'hôte qui
n'aimait pas le sel. Et lorsque le repas fut terminé,
Morgane sortit pour laisser son maître Ali Baba s'en-
tretenir à son aise avec son hôte invité.
Mais au bout d'une heure, la jeune fille fit de nou-
veau son entrée dans la salle. Et, à la grande sur-
prise d'Ali Baba, elle était habillée en danseuse, le
front diadème de sequins d'or, le cou orné d'un
collier de grains d'ambre jaune, la taille prise dans
une ceinture aux mailles d'or, et des bracelets à gre-
lots d'or aux poignets et aux chevilles. Et de sa
ceinture pendait, selon la coutume des danseuses
de profession, le poignard à manche de jade et à
longue lame évidée et pointue qui sert à mimer les
figures de la danse. Et ses yeux de gazelle énamou-
rée, déjà si grands par eux-mêmes et si profonds
d'éclat, étaient durement allongés de kohl noir jus-
qu'à ses tempes, de même que ses sourcils tendus
en arc menaçant. Et ainsi parée et attifée, elle s'a-
vança à pas comptés, toute droite et les seins en
avant. Et, derrière elle, entra le jeune esclave
Abdallah tenant de sa main gauche, à la hauteur de
son visage, un tambour à castagnettes de métal, sur
lequel il frappait en mesure, mais très lentement,
de façon à rythmer les pas de sa compagne. Et lors-
qu'elle fut arrivée devant son maître, Morgane s'in-
clina gracieusement et, sans lui donner le temps de
revenir de la surprise où l'avait plongé cette entrée
inattendue, elle se tourna vers le jeune Abdallah et
lui fit un léger signe avec ses sourcils. Et soudain le
rythme du tambour s'accéléra sur un mode fortement
cadencé, et Morgane, glissant comme un oiseau, dansa.
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HISTOIRE D'ALI BABA... 323
Et elle dansa tous les pas, inlassable, et esquissa
toutes les figures, comme jamais ne l'avait fait, dans
les palais des rois, une danseuse de profession. Et
elle dansa comme seul peut-être,devant Saùl noir de
tristesse, avait dansé le berger David.
Et elle dansa la danse des écharpes, et celle du
mouchoir, et celle du bâton. Et elle dansa les
danses des Juives, et celles des Grecques et celles
des Éthiopiennes et celles des Persanes, et celles des
Bédouines, avec une légèreté si merveilleuse que,
certes ! seule Balkis, la reine amoureuse de Soleïmân,
aurait pu danser les pareilles.
Et quand elle eut dansé tout cela, quand le
cœur de son maitre, et celui du fils de son maî-
tre, et celui du marchand, l'invité de son maî-
tre, furent suspendus à ses pas, et leurs yeux
rivés à la souplesse de son corps, elle esquissa
la danse onduleuse du poignard. En effet, tirant
soudain l'arme dorée de sa gaîne d'argent, et tout
émouvante de grâce et d'attitudes, au rythme accé-
léré du tambour, elle s'élança, le poignard mena-
çant, cambrée, flexible, ardente, rauque et sauvage,
avec des yeux en éclairs, et soulevée par des ailes
qu'on ne voyait pas. Et la menace de l'arme se tendait
tantôt vers quelque ennemi invisible de l'air, et tan-
tôt se tournait de la pointe vers les beaux seins de
l'adolescente exaltée. Et l'assistance, à ces moments-
là, poussait un long cri d'effroi, tant le cœur de la
danseuse paraissait proche de la pointe mortelle.
Puis peu à peu le rythme du tambour se fit plus lent
et la cadence fraîchit et s'atténua jusqu'au silence
de la peau sonore. Et Morgane, la poitrine soule-
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324 LES MILLE NUITS ET UNE NDIT
vée comme une vague de la mer, cessa de danser.
Et elle se tourna vers l'esclave Abdallah qui, à
un nouveau signe de sourcil, lui jeta, de sa place,
le tambour. Et elle l'attrapa au vol et, le retournant,
elle s'en servit comme d'une sébile pour aller le
tendre aux trois spectateurs et solliciter, selon la
coutume des aimées et des danseuses, leur libéralité.
Et Ali Baba, qui, bien qu'un peu formalisé de l'ac-
tion inattendue de sa servante, s'était laissé gagner
par tant de charme et tant d'art, jeta un dinar d'or
dans le tambour. Et Morgane le remercia d'une pro-
fonde révérence et d'un sourire, et tendit le tam-
bour au fils d'Ali Baba, qui ne fut pas moins géné-
reux que son père.
Alors, tenant toujours le tambour de la main gau-
che, elle le présenta à l'hôte qui n'aimait pas le sel. Et
hagg Hussein tira sa bourse et se disposait à y puiser
quelque argent pour le donner à la si désirable dan-
seuse, quand soudain Morgane, qui avait reculé de
deux pas, puis bondi en avant comme un chat sau-
vage, lui enfonça dans le cœur, jusqu'à la lamelle
de garde, le poignard brandi de la main droite. Et
hagg Hussein, les yeux soudain rentrés dans leurs
orbites, ouvrit la bouche et la referma, en poussante
peine un demi-soupir, puis s'affaissa sur le tapis,
sa tète précédant ses pieds, et déjà corps sans âme.
Et Ali Baba et son fils, à la limite de l'épou-
vante et de l'indignation, s'élancèrent vers Morgane
qui, bien que tremblante d'émotion, essuyait sur
son écharpe de soie le poignard ensanglanté. Et,
comme ils la croyaient prise de délire et de folie, et
qu'ils lui saisissaient la main pour lui en arracher
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HISTOIRE d'aLI BABA... 325
l'arme, elle leur dit d'une voix tranquille : « mes
maîtres, louanges à Allah qui a dirigé le bras d'une
faible jeune fille pour vous venger du chef de vos
ennemis ! Voyez si ce mort n'est pas le marchand
d'huile, le capitaine des voleurs lui-môme avec son
propre œil, l'homme qui ne voulait pas goûter le sel
sacré de l'hospitalité ! » Et, parlant ainsi, elle dé-'
pouilla de son manteau le corps gisant, et fit voir
sous sa longue barbe et le déguisement dont il s'é-
tait affublé pour la circonstance, l'ennemi qui avait
juré leur destruction.
Lorsqu'Ali Baba eut reconnu de la sorte, dans le
corps inanimé de hagg Hussein, le marchand d'huile
maître des jarres et chef des voleurs, il comprit qu'il
ne devait, pour la seconde fois, son salut et celui de
toute sa famille qu'au dévouement attentif et au
courage de la jeune Morgane. Et il la serra contre sa
poitrine et l'embrassa entre les deux yeux, et lui dit,
les larmes aux yeux : « Morgane, ma fille, veux-tu,
pour mener mon bonheur à ses limites, entrer défini-
tivement dans ma famille en épousant mon fils, le
beau jeune homme que voici? » Et Morgane baisa la
main d'Ali Baba et répondit : « Sur ma tête et mes
yeux ! »
Et le mariage de Morgane avec le fils d'Ali Baba
fut célébré sans retard, devant le kâdi et les témoins,
au milieu des réjouissances et des divertissements.
Et Ton enterra secrètement le corps du chef des
voleurs dans la fosse commune qui avait servi de
sépulture à ses anciens compagnons, — qu'il soit
maudit !
Et, après le mariage de son fils...
T. XIII. 21
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326 LES MILLE NUITS ET UNE MJ1T
— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa-
raître le matin et. discrète, se lut.
MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT SOIXANTIÈME NUIT
Elle dit :
... Et, après le mariage de son lils, Ali Baba, qui avai t
appris la prudence et suivait désormais les conseils
de Morgane et écoutait attentivement ses avis, s'abs-
tint encore quelque temps de retourner à la caverne,
de peur d'y rencontrer les deux voleurs dont il igno-
rait le sort, et qui en réalité avaient été, comme tu
le sais, ô Roi fortuné, exécutés sur Tordre de leur
capitaine. Et ce ne fut qu'au bout d'un an, lorsqu'il
fut tout à fait tranquille de ce côté-là, qu'il se décida
à aller, en compagnie de son fils et de l'avisée Mor-
gane, visiter la caverne. Et Morgane, qui observait
toutes choses sur la route, vit, en arrivant au rocher,
que les arbrisseaux et les grandes herbes obstruaient
entièrement le petit sentier qui en faisait le tour, et
que, d'autre part, sur le sol, il n'y avait aucune trace
de pas humains ni aucun vestige de chevaux. Et elle
en conclut que personne n'était venu là, depuis
longtemps. Et elle dit à Ali Baba : « Omon oncle,
il n'y a pas d'inconvénient. Nous pouvons entrer,
sans courir de risque, là dedans ! »
Alors Ali Baba, étendant la main vers la porte de
pierre, prononça la formule magique, disant : « Se-
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histoire d'ali baba... 327
same, ouvre-toi ! » Et, de môme qu'autrefois, la porte,
obéissant aux trois mots, et comme mue par des ser-
viteurs invisibles, s'ouvrit à même le rocher, et
laissa le passage libre à Ali Baba, à son fils et à la
jeune Morgane. Et Ali Baba constata qu'en effet rien
n'avait changé depuis sa dernière visite au trésor, et
fut bien fier de montrer à Morgane et à son époux les
fabuleuses richesses dont il devenait désormais l'uni-
que tenancier.
Et lorsqu'ils eurent tout examiné dans la caverne,
ils remplirent d'or et de pierreries les trois grands
sacs qu'ils avaient apportés, et s'en retournèrent chez
eux, après avoir prononcé la formule de fermeture. Et,
depuis lors, ils vécurent dans la paix et les félicités,
en usant avec modération et prudence des richesses
que leur avait octroyées le Donateur, qui est le Seul
Grand, le Généreux. Et c'est ainsi qu'Ali Baba, le
bûcheron propriétaire de trois ânes pour touta fortune,
devint, grâce à sa destinée et à la bénédiction,
l'homme le plus riche et le plus honoré de sa ville
natale. Or, gloire h Celui qui donne sans compter aux
humbles de la terre !
— « Et voilà, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, tout
ce que je sais de l'histoire d'Ali Baba et des quarante
voleurs. Mais Allah est plus savant ! »
Et le roi Schahriar dit : « Certes, Schahrazade, cette
histoire est une étonnante histoire ! Et la jeune Morgane
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328 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT
n'a point sa pareille parmi les femmes de maintenant. Et
je le sais bien, moi qui fus obligé de faire couper la tête
à toutes les dévergondées de mon palais. »
Mais Schahrazade voyant que le Roi fronçait déjà, les
sourcils, à ce souvenir, et s'excitait péniblement sur ces
choses passées, se hâta de commencer en ces termes
THistoire DE...
FIN DU TREIZIÈME VOLUME
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TABLE DES MATIÈRES
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Dédicace du volume 5
HISTOIRE DE GERBE-DE-PERLES 7-39
LES DEUX VIES DU SULTAN MAHMOUD 41-53
LE TRÉSOR SANS FOND 55-89
HISTOIRE COMPLIQUÉE DE L'ADULTÉRIN
SYMPATHIQUE 91-215
où sont :
HISTOIRE DU SINGE JOUVENCEAU 125-143
IIISTOIRE DU PREMIER FOU 147-165
UISTOIRE DU SECOND FOU 166-200
HISTOIRE DU TROISIÈME FOU 200-214
PAROLES SOUS LES QUATREVINGT-DIX-
NEUF TÈTES COUPÉES 217-235
LA MALICE DES ÉPOUSES 237-267
où sont :
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE PATISSIER 247-252
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE MARCHAND DE
LÉGUMES 253-258
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE DOUCHER ...... 258-263
HISTOIRE RACONTÉE PAR LE CHEF- CLARI-
NETTE 26'*-267
HISTOIRE D'ALI BABA ET DES QUARANTE
VOLEURS 269-328
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MELLOTTÉE, IMPRIMEUR
A CHATEAU ROUX, INDRE
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EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE. PARIS
Collection in-8° carré à 7 francs
LE LIVRE DES MILLE NUITS ET UNE MUT
Traduction littérale et complète du texte arabe
par le Dr J. 0. Màrdrus
Tome V
HI8T0IRB DU MARCHAND. — HISTOIRE DU PECHEUR. — HISTOIRE DU PORTEFAIX. —
HI8T0IRE DE LA FEMME COUPÉE. — HI8T0IRB DE NOUREDDINE.
Tome II
HISTOIRE DU B0S8U. — HISTOIRE D'aLI-NOUR ET DE DOUCE-AMIE. — HISTOIRE DE
OHANEM BEN-AYOUB ET DE SA SŒUR FRTNAH.
, Tome III
HISTOIRE DU ROI OMAR AL-NÉMAN ET DE SES DEUX FILS MERVEILLEUX 8 OH A RK AN
ET DAOUL'MAXAN.
Tome IV
FIN DE L'HISTOIRE DU ROI OMAR AL-NÉMAN. — HISTOIRE CHARMANTE DES ANI-
MAUX ET DES 0I8BAUX. — HI8T0IRE D'ALI BBN-BEKAR.
Tome V
HISTOIRE DR KAMARALZAMAN AVEC LA PRINCESSE BOUDOUR. — HISTOIRE DE BEL-
HEUREUX ET DE BELLB-HEURBU8B. — HISTOIRE DE GRAIN-DB-BRAUTÉ.
Tome VI
HI8T0IRR DE LA DOCTE 8YMPATHIB. — AVENTURE DU POETE AB0U-N0WA8. — HIS-
TOIRE DE SINDBAD LE MARIN. — HISTOIRE DE LA BELLE ZOUMOURROUD AVEC
ALISOHAR FILS DE GLOIRE. — HISTOIRE DES SIX ADOLESCENTES.
Tome VII
HISTOIRE PRODIGIEUSE DE LA VILLE D'AIRAIN. — HISTOIRE D*IBN AL-MAN80UR. —
HISTOIRE DE WARDAN LE BOUCHKR. — HISTOIRE DE LA REINE TAMLIKA —
HISTOIRE DU BEL ADOLESCENT TRISTE. — LE PARTERRE FLEURI DE L'ESPRIT ET
LE JARDIN DE LA GALANTERIE. — L'ÉTRANGE KHALIFAT.
Tome VIII
HISTOIRE DE R08R-DAN8-LE-GALICB. — HISTOIRE MAGIQUE DU CHEVAL D'ÉBBNR. —
HISTOIRE DE DALILÀ-LA-ROUÉB. — HI8T0IRB DE JOUDBR LE PÊCHEUR.
Tome IX
HISTOIRE D'aBOU-KIR — ANECD0TE8 DU JARDIN PARFUMÉ. — HI8T01RE D f ABDAL-
LAH DE LA TERRE ET D'ABDALLAH DE LA MER. — HI8T01RR DU JEUNE HOMME
JAUNE. — HISTOIRE DE FLEUR-DE-GRENADR — LA SOIRÉE D'HIVER D'l8HAK. —
LE FELLAH D'EGYPTE. — HISTOIRE DE KHALIFE ET DU XHALIFAT.
Tome X
LES AVENTURES DE HAS8AN-AL-BA8SRI. — LE DIWAN DE8 GENS HILARES ET IN-
CONGRUS. — HISTOIRE DU DORMEUR ÉVEILLÉ. — LES AMOURS DR ZBIN-AL-
MAWA88IF. — HISTOIRE DU JEUNE HOMME MOU.
Tome XI
HISTOIRE DU JEUNE NOUR AVEC LA FRANQUE HÉROÏQUE. — LES SÉANCES DR LA
GÉNÉROSITÉ ET PU SAVOTR-VIVRE. — HISTOIRE MERVEILLEUSE DU MIROIR
DES VIERGES. — HISTOIRE DALADDIN ET DE LA LAMPE MAGIQUE.
Tome XII
LA PARABOLE DE LA VRAIE SCIENCE DE LA VIE. — FARIZADE AU SOURIRR DE
ROSE. — HI8TOIRE DE KAMAR ET DE L'EXPERTE HALIMA. — HISTOIRE DE
LA JAMBE DE MOUTON. — LES CLEFS DU DE8T1N. — LE DIWAN DES FACILES
FACÉTIES ET DE LA GAIE 8AGES8E. — HISTOIRE DE LA PRINCESSE NOURRN-
NAHAR ET DE LA BELLE GENNIA.
De chaque tome il est tiré 25 exemplairêê sur Japon à 40 fr., et 75 sur
7//>m/7« a an f»
Hollande à 30 fr.
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