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Full text of "Le Livre des milles et une nuits 5"

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Droits dé reproditction ti d^ adaptation 
sirictemên^éservés^ 



DE CE VOLUME IL i ÉTÉ TIRÉ 

Vingt-cinq exemplaires sur papier du Japon;] 
Solxante-qninze exemplaires snr papier de Hollande. 



JU$TIFICATION OU TIRAGE 






^^ 




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LE LIVRE 



DES 



ilILLE NUITS 

ET UNE NUIT 

TRADUCTION LITTÉRALK BT COMPLÈTE DU TEXTE ARABE 

PAR LE Dr J. C. MARDRUa 
TOME V 



HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC LA 
PRINCESSE BOUOOUR, LA PLUS BELLE LUNE 
D'ENTRE TOUTES LES LUNES. — HISTOIRE 
DE BEL-HEUREUX ET DE BELLE-HEUREUSE. 
— HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ. 




1^^ 



PARIS 
ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE 

33, BOULEVARD DES ITALIENS, 33 
1900 



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XL^- i 



/^HARVARD 

JUN^ /ERi^lTYl 
\ L'BRARY 



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"t. 



A DÉFAUT DK L^ŒUVRE TOTALE, JE DÉ- 
POSE CE LITRE DE JoiE ET DE RiRES 
ENTRE LES MAINS DE l' ADOLESCENTE DE 

France qui charmera demain la terre 

OCCIDENTALE, MIEUX ENCORE, JE l' AF- 
FIRME, QUE NE L*A FAIT SCHAHRAZADE 

POUR l'Orient, 



LUCIE DELARUE 

(M- J. C. M.) 

mon amie 

J. C. M. 



r. ^' 



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LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



HISTOIRE DE KAMARALZAMAN 
AVEC LA PRINCESSE BOUDOUR, 
LA PLUS BELLE LUNE D'ENTRE 
TOUTES LES LUNES 



LORSQUE FUT 
U CENT SOIXANTE-DIXIEME NUIT 



La petite Doniazade, qui n'en pouvait plus d'impatience, 
se leva du tapis où elle était blottie, et dit à Schahrazade : 

ft ma sœur, je t'en prie, hâte-toi de nous conter 
l'histoire promise dont le seul titre déjà me secoue toute 
de plaisir et d'émotion ! » 

Et Schahrazade sourit à sa sœur et lui dit : m Justement ! 
Mais j'attends, pour commencer, le bon plaisir du Roi. » 

Alors le roi Schahriar qui, cette nuitlà, s'était dépé- 
ché de faire sa chose ordinaire avec Schahrazade, tant il 
désirait cette histoire avec ardeur, dit: 

« Schahrazade, tu peux, certes! commencer l'histoire 
féerique dont tu m'as promis de grandes joies 1 » 

Et Schahrazade aussitôt raconta ainsi cette histoire : 

Il m'est revenu, ô Roi fortuné, qu'il y avait, en 



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8 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Tantiquité du temps, dans le pays de Khaledàn, un 
roi nommé Schahramân, maître de puissantes armées 
et de richesses considérables. Mais ce roi, bien qu'il 
fût heureux à lextrème et qu'il eût soixante-dix 
favorites, sans compter ses quatre femmes légitimes, 
souffrait en son âme de sa stérilité en fait d'enfants ; 
car il était déjà parvenu à'un âge avancé et ses os et 
sa moelle commençaient à s'amincir, et Allah ne le 
dotait point d'un fils qui pût lui succéder sur le trône 
du royaume. 

Or, un jour il se décida à mettre son grand-vizir au 
courant de ses peines secrètes et, l'ayant fait appeler, 
lui dit: « mon vizir, je ne sais vraiment plus à 
quoi attribuer cette stérilité dont je souffre énormé- 
ment! » Et le grand-vizir réfléchit pendant une heure 
de temps ; après quoi il releva la tête et dit au roi : 
« roi, en vérité, c'est là une question bien délicate 
et que ne peut dénouer qu'Allah le Tout-Puissant. 
Aussi je ne trouve, après avoir bien réfléchi, qu'une 
seule façon de remédier à la chose. » Et le roi lui 
demanda: « Et quelle est-elle? » Le vizir répondit : 
« Voici ! Cette nuit, avant d'entrer dans le harem, 
prends soin de remplir scrupuleusement les devoirs 
prescrits par le rite : fais tes ablutions avec ferveur 
et ta prière d'un cœur soumis à la volonté d*Allah le 
Bienfaiteur. Et de la sorte ton union avec une épouse 
de choix sera fertilisée par la bénédiction ! » 

A ces paroles de son vizir le roi Schahramân s'écria : 
« vizir aux paroles de sagesse, tu m'indiques là 
un remède admirable ! » Et il remercia beaucoup le 
grand-vizir de ce conseil et lui fit don d'une robe 
d'honneur. Puis, le soir venu, il entra dans l'appar- 



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HISTOIRE DE KAMaRALZAMAN AVEC BOUDOUR 9 

tement des femmes, après avoir toutefois minutieu- 
sement rempli les devoirs du rite ; et il choisit la 
plus jeune de ses femmes, celle qui avait les hanches 
les plus somptueuses, une vierge de race, et s'intro- 
duisit en elle cette uuit-l&. Et du coup il la féconda, 
à rheure et à Tinstant. Et au bout de neuf mois, jour 
pour jour, elle accoucha d'un enfant mâle, au milieu 
des réjouissances et au son des clarinettes, des fifres 
et des cymbales. 

Or, l'enfant qui venait de naître fut trouvé si beau, 
et il était tellement comme la lune, que son père, 
émerveillé, l'appela Kamaralzamftn (1). 

Et de fait, cet enfant était bien la plus belle des 
choses créées ! On le constata surtout quand il devint 
un adolescent et que la beauté eut secoué sur ses 
quinze ans toutes les fleurs qui charment l'œil des 
humains. Avec Fàge, en effet, ses perfections étaient 
arrivées à leur limite ; ses yeux étaient devenus plus 
magiciens que ceux des anges Harout et Marout, ses 
regards plus séducteurs que ceux de Taghout, et ses 
joues plus plaisantes que les anémones. Quant à sa 
taille, elle s'était faite plus souple que la tige du bam- 
bou et plus fine qu'un fil de soie. Mais pour ce qui 
est de sa croupe, elle s'était alourdie si considéra- 
blement qu'on l'eût prise pour une montagne de 
sable mouvant, et que les rossignols, en la voyant, 
se mettaient à chanter. 

Aussi il ne faut point s'étonner que sa taille si dé- 
licate se soit tant de fois plainte du poids énorme qui 
la suivait, et qu'elle ait si souvent, lasse de sa 
charge, fait la moue à ces fesses. 

(*) Kamaralzamân : la Lune du Siècle. 



/^ 



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10 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Avec tout cela, il avait continué à être aussi frais 
que la corolle des roses et aussi délicieux s que la 
brise du soir. Et justement les poètes de son temps 
ont-ils essayé de rendre, en cadence, la beauté qui 
les frappait, et Font lui-même chanté en des vers 
nombreux, dont ceux-ci entre mille : 

« Quand les humains le voient ils s'écrient : a Ah! 
ah ! » Quand ils le voient, ils peuvent lire ces mots 
que la beauté a tracés sur son front: « J'atteste 
qu'il est le seul beau ! » 

» Ses lèvres sont, si elles sourient, des cornalines; sa 
salive est du miel fondu ; ses dents un collier de per- 
les ; ses cheveux viennent en boucles noires s'arrondir 
sur ses tempes, tels des scorpions qui mordent le cœur 
des amoureux. 

» C'est d'une rognure de ses ongles qu'a été fait 
le croissant de la lune ! Mais sa croupe fastueuse qui 
tremble, mais les fossettes de ses fesses, mais la sou- 
plesse de sa taille ! elles sont au-dessus de toutes pa- 
roles ! » 

Aussi le roi Schahram&n aimait-il beaucoup son 
fils, et tellement qu'il ne pouvait s'en séparer un 
instant. Et comme il craignait de le voir dissiper 
dans les excès ses qualités et sa beauté, il souhaitait 
fort le marier de son vivant et se réjouir ainsi de sa 
postérité. Et un jour que cette idée le préoccupait plus 
que de coutume, il s'en ouvrit à son grand-vizir qui 
lui répondit : « L'idée est excellente ! car le ma- 
riage adoucit les humeurs. » Alors le roi Schahra- 
mûn dit au chef eunuque : « Va vite dire à mon fils 



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HISTOIRE DE KAMAR ALZAMAN AVEC BODDOUR 11 

Kamaralz&mân de venir me parler ! » Et sitôt que 
Feunuque eut transmis Tordre, Kamaralzamân se 
présenta devant son père, et, après lui avoir sou- 
haité respectueusement la paix, s'arrêta entre ses 
mains, les yeux baissés avec modestie, comme il 
convient de la part d'un fils soumis à son père... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA CENT SOIXANTE-ONZIÈIIE NUIT 



Elle dit : 

... les yeux baissés avec modestie, comme il con- 
vient de la part d'un fils soumis à son père. 

Alors le roi Schahramân lui dit : « mon fils 
Kamaralzam&n, j'aimerais beaucoup te marier de 
mon vivant pour me réjouir de toi et me dilater le 
cœur de tes noces ! » 

A ces paroles de son père, Kamaralzamân chan- 
gea extrêmement de teint et, d'une voix altérée, 
répondit: « Sache, ô mon père, que vraiment je 
n'éprouve aucun penchant pour le mariage ; et mon 
âme n'incline guère vers les femmes ! Car, outre 
laversion que d'instinct je me sens pour elles, j'ai 
lu dans les livres des sages tant de traits de leurs 
méchancetés et de leurs perfidies, que j'en suis 
maintenant arrivé à préférer la mort à leur ap- 



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12 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

proche ! Et d'ailleurs, ô mon père, voici ce que disent 
à leur sujet nos poètes les plus estimés : 

» Malheur à celui que le Destin dote (Tune femme! 
Il est perdu, même s'il se bâtit, pour s'y enfermer, 
mille forteresses aux pierres liées par des crocs d'acier! 
Les roueries de cette créature les secoueraient comme 
des roseaux ! 

» Ah! malheur à cet homme! La perfide a de 
beaux yeux allongés de kohl noir, de belles tresses 
lourdement nattées ; mais elle lui fera dans le gosier 
glisser tant de chagrins que sa respiration en sera 
coupée ! 

» Un autre a dit : 

» Vou^ niL interrogez sur ces créatures que vous 
appelez des femmes! Vous me savez, hélas! versé dans 
la connaissance de leurs méfaits, usé de toute l'expé- 
rience que j'ai acquise ! 

» Que vous dirais-] e, 6 jeunes gens?... Fuyez-les! 
Ma tête a blanchi, vous le voyez ! Et vous pouvez de- 
viner si leur amour m'a réussi ! 

» Et un autre a dit : 

» Même la vierge qui se dit neuve n'est qu'un ca- 
davre dont ne voudraient pa^ les vautours ! 

» La nuit tu crois la posséder, parce qu^elle t'a 
chuchoté câlinement des secrets qui n'en sont pas ! 
Erreur ! demain à d'autres quà toi appartiendront 
ses cuisses et ses parties les mieux gardées! 



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HISTOIRE DE KAMARALZÂMAN AVEC BOUDOUR 13 

» Elle est une auberge, 6 mon ami, crois-moi! Elle 
est ouverte à tout venant ! Pénètre en elle, si tu veux, 
mais, le lendemain, sors et va-fen sans tourner la 
tête ! A (T autres, la place qu'à leur tour ils devront 
quitter, si la sagesse leur est connue ! 

» Donc, ô mon père, bien que cela risque de te 
chagriner beaucoup, je n'hésiterai pas à me tuer si 
tu veux me forcer à me marier ! » 

Lorsque le roi Schahramftn eut entendu ces paroles 
de son fils, .il fut surpris et affligé excessivement, et 
la lumière se changea en ténèbres devant son visage. 
Mais comme il affectionnait son fils à Textrême et 
qu'il ne voulait pas lui causer de chagrin, il se con- 
tenta de lui dire : « Kamaralzamàn, je ne veux point 
insister sur ce sujet qui, je le vois, ne t'est point 
agréable. Mais, comme tu es encore jeune, lu as le 
temps de réfléchir et aussi de penser à la joie que 
j'aurais de te voir marié et père d'enfants ! » 

Et ce jour-là il ne lui dit rien de plus à ce sujet ; 
mais il le cajola et lui fit de beaux présents et agit 
de la sorte avec lui la longueur d'une année. 

Mais au bout de l'année il le fit appeler, comme 
la première fois, et lui dit : « Te rappelles-tu, Kama- 
ralzamàn, ma recommandation, et as-tu réfléchi à 
ce que je te demandais, et au bonheur que tu me 
procurerais en te mariant? » Alors Kamaralzamàn 
se prosterna devant le roi son père et lui dit : « 
mon père, comment pourrais-je oublier tes conseils 
et sortir de ton obéissance, alors qu'Allah lui-même 
me commande le respect et la soumission? Mais 
pour ce qui est du mariage, j'y ai réfléchi tout ce 



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14 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

temps, et plus que jamais je suis résolu à ne jamais 
m'en approcher, et plus que jamais les livres des an- 
ciens et des modernes m'apprennent à éviter la 
femme, coûte que coûte, car ce sont des rouées, des 
sottes et des dégoûtantes ! Qu'Allah m'en préserve 
par la mort même, s'il le faut ! » 

A ces paroles, le roi Schahramân comprit qu'il 
serait nuisible, cette fois encore, d'insister davantage 
ou de contraindre à l'obéissance ce fils qu'il chéris- 
sait. Mais sa peine fut si grande"* qu'il se leva, désolé, 
et fit appeler en particulier son grand-vizir, auquel 
il dit : « mon vizir, qu'ils sont fous, les pères qui 
souhaitent avoir des enfants ! Ils n'en recueillent que 
du chagrin et des déceptions ! Voici que Kamaralza- 
mân est résolu, plus encore que l'an dernier, à fuir 
les femmes et le mariage ! Quel malheur, ô mon 
vizir, est le mien ! Et comment y remédier? » 

Alors le vizir pencha la tête et réfléchit longue- 
ment ; après quoi il releva la tête et dit au roi : « 
roi du siècle, voici le remède à employer : prends 
patience encore une année ; et alors, au lieu de lui 
parler en secret de la chose, tu assembleras tous 
les émirs, les vizirs et les grands de la cour ainsi 
que tous les officiers du palais et, devant eux 
tous, tu lui déclareras ta résolution de le marier sans 
délai. Et alors il n'osera guère te désobéir devant 
cette honorable assemblée ; et il te répondra par 
l'ouïe et la soumission ! 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et se tut discrètement. 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 15 



MAIS LORSQUE FUT 
U CENT SOIXANTE-DOUZIÈME NUIT 



Elle dit; 

»... et il te répondra par l'ouïe et la soumission ! » 
A ce discours du grand-vizir, le roi fut tellement 
satisfait qu'il s'écria : w Par Allah ! voilà une idée 
réalisable ! » Et il en témoigna sa joie en offrant au 
vizir une des plus belles robes d*honneur. Après 
quoi il patienta durant le temps indiqué, et fit alors 
réunir l'assemblée en question et venir son fils 
Kamaralzam&n. Et l'adolescent entra dans la salle qui 
en fut illuminée ; et quel grain de beauté sur son 
menton ! et quel parfum, ya Allah ! sur son passage ! 
Et lorsqu'il fut devant son père, il embrassa trois 
fois la terre entre ses mains et se tint debout, atten- 
dant que son père lui parlât le premier. Le roi lui 
dit : « mon enfant, sache que je ne t'ai fait venir 
au milieu de celte assemblée que pour ^exprimer 
ma résolution de te marier avec une princesse digne 
de ton rang, et me réjouir ainsi de ma postérité avant 
que de mourir ! » 

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces paroles 
de son père, il fut pris soudain d'une sorte de folie 
qui lui dicta une réponse si peu respectueuse que 
tous les assistants baissèrent les yeux de confusion 
et que le roi fut mortifié à l'extrême limite de la 



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16 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

mortification ; et comme il était de son devoir de 
relever une pareille insolence en public, il cria à son 
fils d'une voix terrible : « Tu vas voir ce qu'il en 
coûte aux enfants qui désobéissent et manquent 
d'égards à leur père ! » Et aussitôt il ordonna aux 
gardes de lui lier les bras derrière le dos et de l'en- 
traîner hors de sa présence et d'aller l'enfermer dans 
la vieille tour de la citadelle en ruines qui attenait 
au palais. Ce qui fut immédiatement exécuté. Et Tun 
des gardes resta à la porte, pour veiller sur le prince 
et répondre à son appel en cas de Besoin. 

Lorsque Kamaralzamân se vit ainsi enfermé il fut 
bien attristé et se dit : « Peut-être aurait-il mieux 
valu obéir à mon père et me marier contre mon gré, 
pour lui plaire. J'aurais ainsi du moins évité de le 
chagriner et d'ôtre gardé dans cette sorte de cachot, 
au haut de cette vieille tour ! Ah ! femmes maudites, 
vous êtes encore la cause première de mon infor- 
tune ! » Voilà pour Kamaralzaipân. 

Mais pour ce qui est du roi Schahramân'^ il se 
retira dans ses appartements et, en pensant que son 
fils qu'il aimait tant était en ce moment seul, triste 
et enfermé, peut-être désespéré, il se mit à se lamen- 
ter et à pleurer. Car son amour pour son fils était 
bien grand et lui faisait oublier l'insolence dont il s'é- 
tait publiquement rendu coupable. Et il fut extrême- 
ment furieux contre le vizir, qui avait été l'instiga- 
teur de cette idée d'assembler le conseil; aussi, 
l'ayant fait appeler, il lui dit : « C'est toi qui es le 
plus coupable ! Sans ton conseil de malheur, je ne 
me serais pas vu forcé de sévir contre mon enfant ! 
Parle maintenant, voyons ! Qu'as-tu à répondre? Et 



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HISTOIRE DE K AMAR ALZAMAK AVEC BOUOOCR 17 

comment faire, dis-le ! Car je ne puis m 'accoutumer 
à ridée de la punition dont souffre à Theurc qu*il est 
mon fils, la flamme de mon cœur ! » Alors le vizir 
lui dit : « roi, aie seulement la patience de le 
laisser quinze jours enfermé, et tu verras comme il 
se hâtera de se soumettre à ton désir ! » Le roi dit : 
« Es-tu bien sûr? » Le vizir dit : « Certainement! » 
Alors le roi poussa plusieurs soupirs et alla s'étendre 
sur son lit, où il passa une nuit d'insomnie, tant son 
cœur travaillait au sujet de ce fils unique qui était 
sa plus grande joie ; il dormit d'autant moins qu'il 
s'était habitué à le faire dormir à côté de lui, sur le 
même lit, et à lui donner son bras comme oreiller, 
veillant ainsi lui-même sur son sommeil. Aussi cette 
nuit-là il eut beau se tourner et se retourner en tous 
sens, il ne put réussir à fermer l'œil. Et voilà pour 
le roi Schahramân. 

Pour revenir au prince Kamaralzamân, voici ! A la 
tombée de la nuit, l'esclave qui était chaîné de gar- 
der la porte entra avec un flambeau allumé qu'il 
déposa au pied du lit ; car il avait pris soin de dresser 
dans cette chambre un lit bien conditionné pour le 
fils du roi ; et, cela fait, il se retira. Alors Kamaralza- 
mân se leva, fit ses ablutions, récita quelques cha- 
pitres du Koran, et songea à se déshabiller pour 
passer la nuit. Il se dévêtit donc entièrement, ne 
gardant sur le corps que la chemise, et il s'entoura 
le front d'un foulard de soie bleue. Et il devint 
ainsi, plus que jamais, aussi beau que la lune de la 
quatorzième nuit. Il s'étendit alors sur le lit où, 
bien qu'il fût désolé à la pensée d'avoir chagriné son 
père, il ne tarda pas à s'endormir profondément. 



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18 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Or, il ne savait pas (il ne pouvait même pas s'en 
douter) ce qui allait lui arriver durant celte nuit, dans 
cette vieille tour hantée par les génies de l'air et 
de la terre. 

En effet... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT (1) 



Elle dit : 

En effet, cette tour où était enfermé Kamaralzamân 
était abandonnée depuis nombre d'années et datait 
du temps des antiques Romains ; et au bas de cette 
tour il y avait un puits, également très ancien et de 
construction romaine ; et c'était justement ce puits 
qui servait d'habitation à une jeune éfrita, nommée 
Maïmouna. 

L'éfrita Maïmouna, de la postérité d'Eblis, était 
la fille du puissant éfrit Domriatt, chef principal des 
génies souterrains. Maïmouna était une éfrita fort 
agréable, une croyante soumise, illustre entre toutes 
les QUes des génies, par ses propres vertus et celles 

(^] Comme les nuits qui précèdent ne sont que de quelques lignes 
dans le texte arabe, j'en ai supprimé le quantième, simplement pour 
ne pas interrompre le récit trop souvent et de trop près. Désor- 
mais il en sera ainsi toutes les fois que le même cas se présentera. 
(N. du T.;. 



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HISTOIRE DE KÂMARÂLZAMAN AVEC BOUDOUR 19 

de soa ascendance, fameuse dans les régions de Tin- 
connu. 

Or, cette nuit-là, vers minuit, Téfrita Maïmouna, 
sortit du puits, selon sa coutume, pour prendre 
Tair, et s'envola légère vers les étages du ciel pour 
de là se porter vers tel endroit où elle se sentirait 
attirée. Et comme elle passait près du sommet de la 
tour, elle fut très étonnée de voir une lumière là, où 
depuis de si longues années elle ne voyait jamais 
rien. Elle pensa donc en elle-même: « Sûr! cette 
lumière n'est pas là sans motif ! 11 me faut entrer là- 
dedans voir ce que c'est. » Alors elle fit un crochet 
et pénétra dans la tour ; et elle vit l'esclave couché 
à la porte ; mais, sans s'y arrêter, elle passa par- 
dessus et entra dans la chambre. Et quelle ne fut 
point sa surprise charmée à la vue de l'adolescent 
qui était couché demi-nu sur le lit ! Elle s'arrêta 
d'abord sur la pointe des pieds et, pour le mieux 
regarder, s'approcha tout doucement, après avoir 
abaissé ses ailes qui la gênaient un peu dans cette 
chambre étroite. Et elle releva tout à fait la couver- 
ture qui cachait le visage de l'adolescent et demeura 
stupéfaite de sa beauté. Et elle cessa de respirer 
pendant une heure de temps, de crainte de le réveil- 
ler avant d'avoir pu admirer à son aise toutes les 
délicatesses dont il était pétri. Car, en vérité, le 
charme qui se dégageait de tout lui, la rougeur 
délicate de ses joues, la tiédeur de ses paupières 
aux cils pleins d'ombre pâle et allongés, la courbe 
adorable de ses sourcils, tout cela, y compris l'odeur 
enivrante de sa peau et les reflets si doux de son 
corps, devait-il point émouvoir la gentille Maïmouna 



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20 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

qui, de sa vie entière d'excursions à travers la terre 
habitable, n'avait vu pareille beauté?... Or, vraiment 
c'était bien à lui que pouvait s'appliquer ce cri du 
poète : 

« Au toucher de mes lèvres je vis noircir ses pru- 
nelles qui sont ma folie et rougir ses joues gui sont 
toute mon dmé, 

» Et je m'écriai : « mon cœur, dis à ceux qui 
osent bldmer ta passion : << censeurs, montrez-moi 
un objet aussi beau gue mon bien-aimé ! » 

Donc, lorsque l'éfrita Maïmouna, fille de l'éfrit 
Domriatt, se fut bien rempli les yeux de ce spectacle 
merveilleux, elle loua Allah en s'écriant : « Béni 
soit le Créateur qui modèle la perfection ! » Puis 
elle pensa : « Comment le père et la mère de cet 
adolescent peuvent-ils ainsi se séparer de lui pour 
renfermer seul dans cette tour en ruines? Ne crai- 
gnent-ils donc pas les maléfices des mauvais génies 
de ma race qui habitent les décombres et les endroits 
déserts? Mais, par Allah ! s'ils ne se soucient pas de 
leur enfant, je jure, moi, Maïmouna, de le prendre 
sous ma protection et de le défendre contre tout éfrit 
qui, attiré par ses charmes, voudrait en abuser ! » 
Puis elle se pencha sur Kamaralzamân et, bien déli- 
catement, elle le baisa sur les lèvres, sur les pau- 
pières et sur chaque joue, ramena sur lui la couver- 
ture, sans le réveiller, étendit ses ailes et s'envola 
par la haute fenêtre vers le ciel. 

Or, comme elle était arrivée dans la moyenne 
région pour y prendre le frais et qu'elle, y planait 



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HISTOIRE DE K AMAR ALZAM AN AVEC BOUDOUR 21 

tranquille, en pensant au jeune homme endormi, 
elle entendit soudain, non loin de là, un bruit 
d ailes, par battements précipités, qui la fit se tourner 
de ce côté. Et elle reconnut que Fauteur de ce bruit 
était Téfrit Dahnasch, un génie de la mauvaise espèce, 
l'un des rebelles qui ne croient point et ne recon- 
naissent pas la suprématie de Soleimân ben-Daoûd. 
Et ce Dahnasch était fils de Schamhourasch, lequel 
était, parmi les éfrits, le plus rapide dans les courses 
aériennes. 

Quand Maïmouna eut aperçu ce mauvais Dahnasch, 
elle craignit beaucoup que le coquin ne vît la lumière 
de la tour et n'allât perpétrer qui sait quoi là-bas ! 
Aussi elle fondit sur lui d'un élan semblable à celui 
de l'épervier, et allait l'atteindre et l'abîmer quand 
Dahnasch lui fit signe qu'il se rendait à discrétion 
et lui dit, en tremblant de peur : « puissante 
Maïmouna, fille du roi des génies, je t'adjure par le 
Nom Auguste et par le talisman sacré du sceau de 
Soleimân de Wd point user de ton pouvoir pour me 
nuire ! Et de mon côté je te promets de ne rien faire 
de répréhensible ! » Alors Maïmouna dit à Dahnasch, 
fils de Schamhourasch : « Soit ! Je veux bien t'épar- 
gner. Mais hâte-toi de me dire d'où tu viens à cette 
heure, ce que tu fais là et où tu penses aller 1 Et sois 
surtout véridique dans tes paroles, ô Dahnasch, 
sans quoi je suis prête à t'arracher, avec mes mains, 
les plumes des ailes, à t'écorcher la peau et à te cas- 
ser les os pour ensuite te précipiter comme une 
masse ! Ne crois donc pas pouvoir t' échapper par le 
mensonge, ô Dahnasch! » Alors l'éfritdit: « ma 
maîtresse Maïmouna, sache qu'en ce moment tu me 

T. V. 2 



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22 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

rencontres juste à propos pour entendre quelque 
chose de tout à fait extraordinaire ! Mais promets- 
moi, au moins, de me laisser aller en paix si je satis- 
fais à ton désir, et de me donner un sauf-conduit qui 
désormais me mît à Tabri du mauvais vouloir de 
tous les éfrits, mes ennemis de Tair, de la mer et de 
la terre, ô toi qui es la fille de notre roi à tous, Dom- 
riatt le redoutable ! » Ainsi parla Téfrit Dahnasch, 
fils du rapide Schamhourasch. 

Alors Maïmouna, fille de Domriatt, dit : « Je te le 
promets, sur la gemme gravée du sceau de Soleimân 
ben-Daoûd (sur eux deux la prière et la paix!). Mais 
parle enfin, car je pressens que ton aventure est très 
étrange ! » Alors Téfrit Dahnasch ralentit sa course, 
tourna sur lui-même et vint se ranger aux côtés de 
Maïmouna. Puis il lui raconta ainsi son aventure : 

« Je te dirai, ô glorieuse Maïmouna, que je viens 
en ce moment du fin fond de Tintérieur lointain, des 
extrémités de la Chine, pays où règne le grand 
Ghaïour, maître d'El-Bouhour et d'El-Koussour, où 
s'élèvent de nombreuses tours, tout a^utour et alen- 
tour, où se trouve sa cour, ses femmes avec leurs 
atours et ses gardes dans les détours et tout le pour- 
tour ! Et c'est là que mes yeux ont vu la plus belle 
chose de tous mes voyages et de mes tours, sa fille 
unique, El-Sett Boudour ! 

» Or, comme il est impossible à ma langue, au 
risque même de devenir poilue, de te dépeindre la 
beauté de cette princesse, je vais simplement essayer 
de t'énumérer ses qualités, approximativement. 
Ecoute donc, ô Maïmouna ! 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 23 

» Je le parlerai de sa chevelure! Puis je te dirai 
son visage ! puis ses joues, puis ses lèvres, sa salive, 
sa langue, sa gorge, sa poitrine, ses seins, son ventre, 
ses hanches, sa croupe, son milieu, ses cuisses et 
enfin ses pieds, ô Maimouna! 

» Bismillah ! 

» Sa chevelure, ô ma maîtresse ! Elle est si brune 
qu'elle en est plus noire que la séparation des amis ! 
Et quand elle est accommodée en trois tresses qui 
s'éploient jusqu'à ses pieds, il me semble voir trois 
nuits à la fois ! 

» Son visage ! Il est aussi blanc que le jour où se 
reb-ouvent les amis ! Si je le regarde au moment où 
brille la pleine lune, je vois deux lunes à la fois. 

» Ses joues sont formées d'une anémone divisée 
en deux corolles; ses pommettes c'est la pourpre 
même des vins, et son nez est plus droit et plus fin 
qu'une lame de choix. 

» Ses lèvres c'est de l'agate colorée et du corail ; 
sa langue — quand elle la remue — secrète l'élo- 
quence ; et sa salive est plus désirable que le jus des 
raisins: elle désaltère la soif la plus brûlante! 
Telle est sa bouche ! 

» Mais sa poitrine! béni soit le Créateur! c'est 
une séduction vivante ! Elle porte des seins jumeaux 
dé 1 ivoire le plus pur, arrondis et pouvant tenir 
dans les cinq doigts de la main. 

» Son ventre a des fossettes pleines d'ombre et 
disposées avec autant d'harmonie que les caractères 
arabes sur le cachet d'un scribe cophte d'Egypte ! Et 
ce ventre donne naissance à une taille élastique, va 
Allah ! et fuselée ! Mais voici sa croupe... 



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24 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

» Sa croupe! heu! heu! j'en frémis! C'est une 
masse si pesante qu'elle oblige sa propriétaire à se 
rasseoir quand elle se lève et à se relever quand elle 
se couche ! Et je ne puis vraiment, ô ma maîtresse, 
t'en donner une idée qu'en recourant à ces vers du 
poète : 

)) Elle a un derrière énorme et fastueux qui deman- 
derait une taille moins frêle que celle où il est sus- 
pendu ! 

» // est y pour elle et moi, un objet de tortures sans 
relâche et d'émoi^ car 

» // l'oblige, elle, à se rasseoir quand elle se lève 
et me met le zebb, qua;nd fy pense, toujours debout ! 

» Telle est sa croupe ! Et d'elle se détachent, de 
marbre blanc, deux cuisses de gloire, solides et d'un 
seul jet, unies, vers le haut, sous leur couronne. Puis 
viennent les jambes et les pieds gentils et si petits 
que je suis stupéfait qu'ils puissent porter tant de 
poids superposés ! 

; » Quant à son milieu et à son fondement, ô Maï- 
mouna, pour dire la vérité, je désespère de pouvoir 
t'en parler, comme il sied, car l'Un est total et l'autre 
est absolu ! C'est, pour le moment, tout ce que ma 
langue peut t'en révéler ; et même par gestes il me 
serait impossible de t'en faire apprécier toutes les 
somptuosités ! 

» Et telle est à peu près, ô Maïmouna, l'adoles- 
cente princière, fille du roi Ghaïour, El-Sett Bou- 
dour! » 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 



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HISTOIRE DE RAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 25 

paraftre le matin et, discrète comme elle était, remit ]a 
suite au leudemain. 



AUSSI QUAND FUT 
U CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT 



Elle dit : 

« Et telle est, à peu près, Tadolescente, fille du roi 
Ghaïour, la princesse Boudour ! 

» Mais je dois également te dire, ô Maïmouna, que 
le roi Ghaïour aimait considérablement sa fille El- 
Sett Boudour, celle dont je viens de t'énumérer sim- 
plement les perfections, et il Taimait d'un amour si 
vif que son plaisir était de s'ingénier à lui trouver 
chaque jour une distraction nouvelle. Mais comme, 
au bout d'un certain temps, il avait épuisé pour elle 
toutes les espèces d'amusements, il songea à lui don- 
ner des joies différentes encore en lui bâtissant des 
palais miraculeux. Il commença la série par la cons- 
truction de sept palais, chacun d'un style différent et 
d une matière précieuse différente. En effet, il fit 
bâtir le premier palais entièrement de cristal, le se- 
cond d'albâtre diaphane, le troisième de porcelaine, 
le quatrième tout entier de mosaïques do pierreries, 
le cinquième d'argent, le sixième d'or et le septième 
entièrement de perles et de diamants. Et le roi 
Ghaïour ne manqua pas de faire orner chaque palais 
de la manière qui convenait le mieux au style dont 
il était bâti ; et il y réunit tous les agréments qui 



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26 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

pouvaient en rendre le séjour encore plus charmant, 
soignant, par exemple, et surtout, la beauté des 
pièces d'eau et des jardins. 

» Et c'est dans ces palais que, pour distraire sa fille 
Boudour, il la fit habiter, mais une année seulement 
dans chaque palais, pour qu'elle n'eût pas le temps 
de s'en lasser et que le plaisir succédât sans fatigue 
au plaisir. 

» Aussi la beauté de l'adolescente, au milieu de 
toutes ces belles choses, ne pouvait que s'affiner et 
parvenir enfin à l'état suprême qui m'a charmé ! 

» De telle sorte qu'il ne faudrait point t'étonner, ô 
Maïmouna, si je te disais que tous les rois, voisins 
des états du roi Ghaïour, désiraient ardemment ob- 
tenir en mariage l'adolescente aux fastueuses fesses. 
Mais je dois me hâter, pourtant, de te rassurer sur 
sa virginité, car jusqu'à présent elle a refusé avec 
horreur les propositions que son père lui transmet- 
tait ; et chaque fois, pour toute réponse, elle se con- 
tentait de lui dire : «Je suis ma propre reine et ma 
seule maîtresse ! Comment sou flfr irai s-je voir un 
homme froisser un corps qui tolère à peine le con- 
tact des soieries ? » 

» Et le roi Ghaïour, qui eût préféré mourir plutôt 
que de contrarier Boudour, ne troiïvait rien à répli- 
quer ; et il était obligé de décliner les demandes des 
rois, ses voisins, et des princes qui venaient à cette 
fin dans son royaume du . plus profond lointain ! Et 
mômeun jour qu'un jeune roi, plusbeau et plus puis- 
sant que les autres, s'était présenté avec, avant son 
arrivée, beaucoup de cadeaux préparatoires, le roi 
Ghaïour en parla à Boudour qui, indignée cette fois, 



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HISTOIRE DE KAMÂRALZÂMAN AVEC BOUDOUR 27 

éclata en reproches et s'écria : « Je vois bien qu'il 
De me reste plus qu'un seul moyen d'en finir avec 
ces tortures continuelles. Je vais saisir ce glaive 
qui est là et m'en enfoncer la pointe dans le cœur 
et la faire sortir par mon dos ! Par Allah ! c'est 
mon seul recours!» Et comme elle se disposait 
vraiment à user de cette violence sur elle-même, le 
roi Ghaïour fut tellement épouvanté qu'il tira la 
langue et secoua la main et roula autour de lui des 
yeux blancs ; puis il se hâta de confier Boudour à 
dix vieilles fort sages et pleines d'expérience dont 
Tune était la propre nourrice de Boudour. Et depuis 
ce moment les dix vieilles ne la quittent pas un 
seul instant et veillent même à tour de rôle à la 
porte de son appartement. 

» Et voilà, ô ma maîtresse Maïmouna, où en sont 
les choses maintenant. Et moi je ne manque certes 
pas d'aller, toutes les nuits, contempler la beauté de 
la princesse et me dilater les sens à la vue de ses 
splendeurs. Aussi crois bien que ce n'est point la 
tentation qui me fait défaut de la monter et de me 
délecter de son derrière ; mais je pense vraimwit que 
ce serait dommage de porter atteinte, contre le gré 
de la propriétaire, à une somptuosité si bien gardée. 
Seulement, ô Maïmouna, je me contente d'elle dis- 
crètement, pendant son sommeil ; je l'embrasse, 
par exemple, entre les deux yeux, tout doucement, 
bien qu'une considérable envie me pousse à le faire 
fortement. Mais je me méfie de moi-même, me sa- 
chant sans retenue, une fois la chose en train ; je 
préfère donc m'abstenir complètement, de peur d'en- 
dommager l'adolescente. 



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28 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

» Je t'adjure donc, ô Maïmouna, de venir avec moi 
voir mon amie Boudour dont la beauté te charmera, 
à n'en pas douter, et dont les perfections te raviront, 
je m'en porte garant! Allons, ô Maïmouna, admirer 
El-Sett Boudour, au pays du roi Ghaïour ! » 

Ainsi parla Téfrit Dahnasch, fils du rapide Scham- 
hourasch. 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète comme elle était, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT 



Elle dit : 

Ainsi parla Téfrit Dahnasch, fils du rapide Scham- 
hourasch. 

Lorsque la jeune éfrita Maïmouna eut entendu 
cette histoire, au lieu de répondre, elle eut un rire 
moqueur, allongea un coup d'aile dans le ventre de 
l'éfrit, lui cracha à la figure et lui dit : « Tu es bien 
dégoûtant avec ta jeune pisseuse! Et vraiment je me 
demande comment tu as osé m'en parler, alors que 
tu dois bien savoir qu'elle ne saurait supporter un 
instant la comparaison avec l'adolescent si beau que 
j'aime! » Et l'éfrit s'écria, en s'essuyant la figure : 
« Mais, ô ma maîtresse, j'ignore totalement l'exis- 
tence de ton jeune ami, et, tout en te demandant 
pardon, je ne demande pas mieux que de le voir. 



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HISTOIRE DE KAM ARALZAMÂN AVEC BOUDOUR 29 

bien que j'hésite fort à croire qu'il puisse égaler la 
beauté de ma princesse ! » Alors Maïmouna lui cria : 
« Veux-tu te taire, maudit! Je te répète que mon 
ami est si beau que, si tu le voyais, fût-ce en rêve, 
tu tomberais en épilepsie et tu baverais comme 
un chameau ! » Et Dahnasch demanda : « Mais où 
est-il donc et qui peut-il être? » Maïmouna dit : « 
coquin, sache qu'il est dans le même cas que ta 
princesse, et il est enfermé dans la vieille tour au 
bas de laquelle j*ai ma demeure souterraine. Mais ne 
va pas te flatter de l'espoir de le contempler sans 
moi ; car je connais ta turpitude et je ne te confie- 
rais même pas la garde d'un cul de santon ! Pourtant 
je veux bien consentir à te le montrer moi-même 
pour avoir ton opinion, tout en te prévenant que 
si tu avais l'audace de mentir, en parlant contre 
la réalité de ce que tu vas voir, je t'arracherais les 
yeux et ferais de toi le plus misérable des éfrits ! De 
plus j'entends bien que tu me payes une forte ga- 
geure si mon ami se trouve être plus beau que ta 
princesse ; et, pour être juste, je consens aussi à t'en 
payer une si c'est le contraire ! » Et Dahnasch s'écria: 
« J'accepte la condition. Viens donc avec moi voir 
El-Sett Boudour, dans le pays de son père, le roi 
Ghaïour! » Mais Maïmouna dit : « C'est plus vite 
fait d'aller à la tour, qui est là sous nos pieds, pour 
juger d'abord de la beauté de mon ami ; après nous 
comparerons ! » Alors Dahnasch répondit : « J'écoute 
et j'obéis! » Et aussitôt tous deux descendirent en 
ligne droite du haut des airs jusqu'au sommet de la 
tour et pénétrèrent, par la fenêtre, dans la chambre 
de Kamaralzamân. 



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30 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Alors Maïmouna dit à Téfrit Dahnasch : « Ne bouge 
plus ! et surtout sois convenable ! » Puis elle s'appro- 
cha de Tadolô^cent endormi et souleva le drap qui 
le couvrait en ce moment. Et elle se tourna du côté 
de Dahnasch et lui dit: « Regarde, ô maudit! Et 
fais attention de ne pas tomber tout de ton long ! » 
Et Dahnasch avança la tête et recula stupéfait ; puis 
il allongea de nouveau le cou et inspecta longuement 
le visage et le corps du bel adolescent ; après quoi 
il hocha la tète et dit : « ma maîtresse Maïmouna, 
je vois maintenant que tu es fort excusable de penser * 
que ton ami est incomparable en beauté ; car, en 
vérité, je n'ai jamais vu autant de perfections dans 
un corps d'adolescent ; et tu sais que je connais les 
plus beaux parmi les fils des humains. Mais, ô 
Maïmouna, le moule qui l'a fabriqué ne s'est cassé 
qu'après avoir donné un échantillon femelle ; et c'est 
justement la princesse Boudour ! » 

A ces paroles, Maïmouna fondit sur Dahnasch et lui 
asséna sur la tête un coup d'aile qui lui cassa une 
corne, et lui cria : « le plus vil d'entre les éfrits, 
je te somme d'aller sur Fheure à ce pays du roi 
Ghaïour, au palais de Sett Boudour, et de transporter 
delà-bas la princesse jusqu'ici ; car je ne veux pas 
me déranger en t 'accompagnant chez cette petite. 
Une fois que tu l'auras portée ici, nous la ferons cou- 
cher à côté de mon jeune ami, et nous comparerons 
avec nos propres yeux. Et reviens vite, Dahnasch, 
ou je te mets le corps en lambeaux et te jette en 
pâture aux hyènes et aux corbeaux ! » Alors l'éfrit 
Dahnasch ramassa sa corne qui gisait et, lamentable, 
s'en alla en se grattant le derrière. Puis il traversa 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 31 

l'espace comme un javelot et ne tarda pas à revenir, 
au bout d'une heure, chargé de son fardeau. 

Or, la princesse endormie sur les épaules de 
Dahnasch n'avait sur elle que la chemise, et son corps 
palpitait dans sa blancheur. Et sur les larges man- 
ches de cette chemise, tramée de fils d'or et de soie 
multicolore, étaient brodés ces vers qui s'entrela- 
çaient agréablement : 

Trois choses l'empêchent d'accorder aux humains 
tin regard qui dise « oui »: la crainte de l'inconnu y 
l'horreur du connu et sa beauté I 

Alors Maïmouna dit à Dahnasch : « Il me semble 
que tu as dû t'amuser en route avec cette jeune fille, 
car tu es en retard, et il ne faut pas une heure de 
temps aux bons éfrits pour aller du pays de Khaledàn 
au fond de la Chine et revenir par le plus droit che- 
min ! Soit ! mais hâte-toi d'étendre cette petite aux 
côtés de mon ami pour que nous fassions notre 
examen ! » Et l'éfrit. Dahnasch, avec des précautions 
infinies, déposa doucement la princesse sur le lit, 
et lui enleva sa chemise. 

Or, en vérité, l'adolescente était fort belle et telle 
que l'avait dépeinte l'éfrit Dahnasch. Et Maïmouna 
put constater que la ressemblance des deux jeunes 
gens était si parfaite qu'on les eût pris pour deux 
jumeaux, et qu'ils ne différaient seulement que par 
leur milieu et leur fondement ; mais c'était le même 
visage de lune, la même taille délicate et la même 
croupe arrondie et pleine de richesse ; et elle put 
également se rendre compte que si la jeune fille 



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32 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

manquait en son milieu de ce qui faisait rornemenl 
de Tadolescent, elle le remplaçait avantageusement 
par les deux tétines merveilleuses qui attestaient 
son sexe succulent. 

Elle dit donc à Dahnasch : « Je vois qu'il est per- 
mis d'hésiter un instant sur la préférence à accorder 
à Fun ou à l'autre de nos amis; mais il faut être aveu- 
gle ou insensé, comme tu l'es, pour ne pas convenir 
qu'entre deux jeunes gens également beaux, dont 
l'un est mâle et l'autre femelle, le mâle l'emporte sur 
la femelle! Qu'en dis-tu, ô maudit? » Mais Dahnasch 
répondit: « Pour ma part, je sais ce que je sais et 
je vois ce que je vois, et le temps ne me ferait pas 
croire le contraire de ce que mon œil a vu ! Mais, ô 
ma maîtresse, si tout de même tu tenais à ce que je^ 
mentisse, je mentirais pour te faire plaisir ! » 

Lorsque Téfrita Maïmouna eut entendu ces paroles 
de Dahnasch, elle fut prise d'une telle fureur qu'elle 
éclata de rire. Et pensant qu'elle ne pourrait jamais, 
par le moyen d'un simple examen, tomber d'accord 
avec l'entêté Dahnasch, elle lui dit: « 11 y a peut- 
être moyen de savoir qui de nous deux a raison, 
c'est de recourir à notre inspiration ! Celui qui dira 
les plus beaux vers à la louange de son préféré, aura 
certainement la vérité de son côté ! Y consens-tu ? 
Ou bien n'es-tu pas capable de cette subtilité propre 
aux délicats seulement? » Mais l'éfrit Dahnasch 
s'écria: « C'est justement, ô ma maîtresse, ce que 
je voulais te proposer ! Car mon père Schamhourasch 
m'a enseigné les règles des constructions poétiques 
et l'art des vers légers aux rythmes parfaits. Mais à 
toi d'abord la priorité, ô charmante Maïmouna ! » 



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HISTOIRE DE KAM ARALZAMAN AVEC BOUDOUR 33 

Alors Maïmouna s'approcha de Kamaralzamân'en- 
dormi, et se pencha sur ses lèvres et les baisa^dou- 
cement; puis elle lui caressa le front et, la main 
dans ses cheveux, elle dit en le regardant : 

« corps clair où les rameaux ont mis leur sou- 
plesse et les jasmins leur bouquet, quel corps de 
vierge vaudrait ta senteur? 

» Yeux où le diamant a mis sa lumière et la nuit ses 
étoiles, quels yeux de femme égaleraient votre 
feu? 

» Baiser plus doux de sa bouche que le miel aroma- 
tique, quel féminin baiser atteindrait ta fraîcheur ? 

» / caresser, ta chevelure et tressaillir de toute ma 
chair sur ta chair, puis voir dans tes yeux se lever 
les étoiles ! » 

Lorsque Téfrit Dahnasch eut entendu ces vers de 
Maïmouna, il s'extasia à la limite de Textase, puis 
se convulsa à la limite de la convulsion, tant pour 
rendre hommage au talent de Téfrita que pour expri- 
mer son émotion de ces rythmes si justes ; mais il 
ne tarda pas à s'approcher à son tour de son amie 
Boudoûr pour se pencher sur ses seins nus et déli- 
catement y déposer une caresse ; et, inspiré de ses 
charmes, il dit en la regardant : 

« Les myrtes de Damas, ô jeune fille, m^ exaltent 
Pâme quand ils sourient; mais ta beauté,.. 

» Les roses de Baghdad, de clair de lune et de 7*osée 
nourries, me grisent l'âme quand elles sourient ; mais 
tes lèvres nues... 



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34 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

» Tes lèvres nues, ô bien-aimée, et ta beauté' fleurie, 
me rendent fou quand elles sourient ! Et tout le reste 
a disparu ! » 

Lorsque Maïmouna eut entendu cette odelette si 
délicieuse, elle ne fut pgs peu surprise de voir... 

-—Ace moment de sa narration, Schàhr&zade vit appa- 
raître le matin et se tut discrètement; 



MAIS LORSQUE FUT 
U CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT 



Elle dit : 

... cette odelette si délicieuse, elle ne fut pas peu 
surprise de voir chez ce Dahnaschtant de talent uni 
à tant de laideur ; et, com^atle elle était, bien que 
femme, douée d'une certaine dose de jugement, elle 
ne manqua d'en faire son compliment à Dahnash 
qui se dilata extrêmement. Mais elle lui dit : « Eu 
vérité, ô Dahnasch, tu as une âme asseiç fine dans 
cette charpente où tu habites ; mais ne crois point 
que tu l'emportes dans l'art des vers, pas plus que 
Sett Boudour ne l'emporte en beauté sur Kamaral- 
zamân! » Et Dahnasch, suffoqué, s'écria: « Crois- 
tu vraiment ! » Elle dit : « Certainement ! » Il dit : 
« Je ne crois pas ! » Elle dit : « Attrape ça ! » et d'un 
coup d'aile lui pocha un œil. 11 dit : « Ça ne prouve 



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HISTOIRE DE KAMARÂLZAMAN AVEC BOUDOUR 35 

rien ! » Elle dit : « Tiens ! voilà mon derrière ! w II 
dit : « n est assez maigre ! » 

A ces pcuroles, Maïmouna, doublement irritée, vou- 
lut se précipiter sur Dahnasch et lui abîmer quelque 
partie de son individu ; mais Dahnasch, qui avait 
prévu le cas, en un clin d'œil se changea en puce 
et se réfugia sans bruit dans le lit, sous les deux 
adolescents ; et comme Maïmouna craignait de les 
réveiller, elle fut obligée, pour avoir une solution, 
de jurer à Dahnasch qu'elle ne lui ferait plus de mal ; 
et, Dahnasch, devant son serment, redevint comme 
il était, mais en se tenant toujours sur ses gardes. 
Alors Maïmouna lui dit: « Écoute, Dahnasch, je ne 
vois pas d'autre moyen de terminer Tafifaire que 
de recourir à l'arbitrage d'un tiers ! » Il dit : « Je 
veux bien ! » 

Alors Maïmouna frappa du pied le sol qui s'en- 
tr'ouvrit et laissa sortir un épouvantable éfrit immen- 
sément hideux. Il avait une tête surmontée de six 
cornes longues chacune de quatre mille quatre cent 
quatre-vingt coudées, et trois queues fourchues, lon- 
gues d'autant; il était boiteux et bossu, et ses yeux 
étaient plantés au milieu de sa figure dans le sens de 
la longueur ; il avait des bras dont Tun était long de 
cinq mille cinq cent cinquante-cinq coudées et l'au- 
tre d'une demi-coudée seulement ; et ses mains, 
plus larges que des chaudrons, étaient terminées par 
des griffes de lion ; et ses jambes qui finissaient par 
des sabots le faisaient marcher comme un pied bot; 
et son zebb quarante fois plus gros que celui de l'élé- 
phant plongeait derrière son dos et surgissait triom- 
phant I II s'appelait Kaschkasch ben-Fakhrasch 



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36 LES MILLE NUITS ET tNE NUIT 

ben-Atrasch, de la postérité d'Eblis Aboti Hanfasch ! 

Or, lorsque le sol se fut refermé, Téfrit Kaschkasch 
aperçut Maïmouna, et aussitôt il embrassa la terre 
entre ses mains, se tint devant elle humblement, les 
bras croisés, et lui demanda: « lùa maîtresse 
Maïmouna, fille de notre roi Domriatt, je suis 
Tesclave qui attend tes ordres ! » Elle dit : « Je veux, 
Kaschkasch, que tu sois juge dans la dispute surve- 
nue entre moi et ce maudit Dahnasch. Il y a telle 
et telle chose. A toi donc d'être impartial et, après 
avoir jeté les yeux sur ce lit, de nous dire qui te 
parait plus beau de mon ami ou de cette jeune 
fille ! » 

Alors Kaschkasch se tourna du côté du lit où les 
deux jeunes gens dormaient tranquilles et nus, et à 
leur vue il fut dans une émotion telle qu'il saisit de 
la main gauche son outil qui se raidisseiit au-dessus 
de sa tête et se mit à danser en tenant sa queue à 
trois branches de la main droite. Après quoi il dit à 
Maïmouna et à Dahnasch : « Par Allah ! à les bien 
considérer, je vois qu'ils sont égaux en beauté, et 
qu'ils diflfèrent par le sexe seulement. Mais tout de 
même je connais un moyen, le seul qui puisse tran- 
cher le différend ! » Ils dirent : « Hâte-toi de nous 
l'indiquer ! » 11 répondit : « Laissez-moi d'abord 
chanter quelque cho^e en l'honneur de cette adoles- 
cente qui m'émeut à l'extrême ! » Maïmouna dit : 
« 11 n'y a guère le temps ! A moins que tu ne veuilles 
nous dire quelques vers sur ce bel adolescent ! » Et 
Kaschkasch dit : (( Ce sera peut-être un peu extraor- 
dinaire ! » Elle répondit : « Chante tout de même, 
pourvu que les vers soient justes et courts ! » Alors 



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HISTOIRE DE KâMARâLZAMâN AVEC BOUDOUK 37 

Kaschkasch chanta ces vers obscurs et compli- 
qués : 

« Adolesceht, tu me rappelles qu'à se vouer à 
l'amour unique les soins et les soucis étoufferaient la 
ferveur ! Sois prudent , 6 mon cœur ! 

» Aime le sucre des baisers sur la lèvre virginale ; 
mais pour te rendre propice l* avenir, ne laisse point se 
rouiller la porte de sortie : le gotît de sel est délicieux 
sur les lèvres moins faciles I » 

Alors Maïmouna dit : « Je ne veux point chercher 
à comprendre. Mais dis-nous vite le moyen de savoir 
qui a la vérité de son côté ! » Et Téfrit Kaschkasch 
dit : « Mon avis est que l'unique moyen à employer, 
c'est de les réveiller l'un après l'autre, pendant que 
nous trois nous resterons invisibles ; et vous con- 
viendrez que celui des deux qui témoignera un 
amour plus ardent à l'autre et manifestera plus de 
passion dans ses gestes et dans son attitude sera 
certainement le moins doué de beauté, puisqu'il se 
sera ainsi lui-même reconnu subjugué par les 
charmes de son compagnon ! » 

A ces paroles de Téfrit Kaschkasch... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



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38 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FUT 
U CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT 



Elle dit 



A ces paroles de l'éfrit Kaschkasch, Maïmouna 
s'écria : « Tidée admirable ! » Et Dahnasch égale- 
ment s'exclama : « C'est tout à fait très bien ! » Et 
aussitôt il se changea de nouveau en puce, mais 
cette fois pour aller piquer au cou le beau Kama- 
ralzamàn. 

A cette piqûre, qui fut de première force, Kama- 
ralzamân se réveilla en sursaut et porta vivement la 
main à l'endroit piqué ; mais nécessairement il ne 
put rien attraper ; carie rapide Dahnasch, qui s'était 
ainsi un peu vengé sur la peau de l'adolescent de 
tous les affronts de Maïmouna, qu'il avait essuyés 
en silence, eut tôt fait de reprendre sa forme d'é- 
frit invisible, pour être témoin de ce qui allait se 
passer. 

Or, vraiment ce qui se passa est bien remar- 
quable. 

En effet, Kamaralzamân, encore somnolent, laissa 
retomber la main qui n'avait pas atteint la puce, et 
cette main alla justement toucher la cuisse nue de la 
jeune fille. A cette sensation, le jeune homme ouvrit 
les yeux, mais les referma aussitôt d'éblouissement 
et d'émotion. Et il sentit contre lui ce corps plus 



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HISTOIRE DE KAMARÂLZAMAN AVEC BOUDOUR 39 

tendre que le beurre et cette haleine plus agréable 
que le parfum du musc. Aussi sa surprise fut extrême, 
mais non dénuée d'agrément, et il finit par lever la 
tête et considérer Tincomparable beauté de celle qui 
dormait, inconnue, à ses côtés. f 

Il s'appuya donc du coude sur les coussins et, 
oubliant en un instant Taversion qu'il avait jusque- 
là éprouvée pour le sexe, il se mit à détailler avec 
des yeux charmés les perfections de la jeune fille. Il 
la compara d'abord en son âme à une belle citadelle 
surmontée d'une coupole, puis à une perle, puis à 
la rose : car il ne pouvait du premier coup faire des 
comparaisons bien justes, vu qu'il s'était toujours 
refusé à regarder les femmes et qu'il était fort igno- 
rant de leurs formes et de leurs grâces. Mais il ne 
tarda pas à remarquer que sa dernière comparaison 
était la plus juste et l'avant-dernière la plus vraie ; 
quant à la première^ il en sourit bien vile. 

Donc Kamaralzamân se pencha sur la rose et sentit 
que le parfum de sa chair était délicieux, et tellement 
qu'il promena son nez sur toute sa surface. Or, cela 
lui fut si agréable qu'il se dit : « Si je la touchais, 
pour voir ! » Et il promena ses doigts sur tous les 
contours de la perle et constata que cet attouchement 
lui mettait le feu au corps et provoquait en lui des 
mouvements et des battements, selon telles ou telles 
parties de son individu ; si bien qu'il éprouva violem- 
ment le besoin de donner libre cours à cet instinct de 
nature si spontané. Et il s'écria : « Tout arrive avec 
la volonté d'Allah ! » Et il se disposa à la copula- 
tion. 

Donc il prit la jeune fille, tout en pensant : « C'est 



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40 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

bien étonnant qu'elle soit sans caleçon I » et la 
tourna et la retourna et la palpa ; puis, émerveillé, il 
s'écria : « Ya Allah ! quel gros derrière ! » Puis il 
caressa son ventre et dit : « C'est une merveille de 
tendresse ! » Après quoi les seins le tentèrent et il les 
prit et éprouva, à s'en remplir les deux mains, un 
frémissement d'une volupté telle qu'il s'écria : « Par 
Allah ! il faut absolument que je la réveille pour bien 
faire les choses ! Mais comment se fait-il qu'elle ne 
se soit pas encore réveillée depuis le temps que je la 
touche ? » 

Or, ce qui empêchait la jeune fille de se réveiller 
c'était la volonté de Dahnasch l'éfrit qui Tavait plongée 
ainsi dans ce sommeil si lourd pour faciliter l'action 
de Kamaralzamân. 

Donc Kamaralzamân mit ses lèvres sur les lèvres 
de SettBoudour et leur prit un long baiser ; et, comme 
elle ne se réveillait pas, il en prit encore un second 
puis un troisième, sans qu'elle eût marqué le moindre 
sentiment. Alors il se mit à lui parler, disant : « 
mon cœur ! ô mon œil ! ô mon foie ! Réveille-toi ! Je 
suis Kamaralzamân ! » Mais la jeune fille ne fit pasun 
seul mouvement. 

Alors Kamaralzamân, voyant l'inanité de son 
appel, se dit : « Par Allah ! je ne puis plus attendre ! 
il faut que je pénètre en elle, tout m'y pousse! J'es- 
saierai, pour voir si je puis réussir, pendant qu'elle 
dort ! » Et il s'étendit sur elle. 

Tout cela! Et Maïmouna et Dahnasch etKaschkasch 
regardaient. Et Maïmouna commençait à s'inquiéter 
fort et déjà s'apprêtait, en cas de consommation, à 
trouver que ça ne comptait pas ! 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 41 

Donc Kamaralzamân s'étendit sur la jeune fille qui 
dormait sur le dos. . . 

''— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raitre le matin et, discrète comme elle était, se tut. 



iAIS LORSQUE FUT 
U CENTQUATRE-VINGT-QUATRIÈiE NUIT 



Elle dit : 

Donc Kamaralzamân s'étendit sur la jeune fille qui 
dormait sur le dos, et qui n'avait pour tout vêtement 
que ses cheveux épars, et il Tenlaça de ses bras et il 
allait faire un premier essai de ce qu'il allait faire, 
quand soudain il tressaillit et la désenlaça et hocha 
la tête et pensa : « C'est sûrement le roi mon père 
qui a fait placer cette adolescente dans mon lit pour 
expérimenter l'eflFet du contact des femmes sur moi; 
et il doit être maintenant derrière ce mur, Tœil à 
un trou, à me regarder pour voir si cela réussit. Et 
demain il entrera chez moi et me dira : « Kama- 
ralzamân, tu disais avoir le mariage et les femmes 
en répulsion ! Qu'as-tu fait cette nuit avec cette ado- 
lescente ? Ah ! Kamaralzamân, tu veux bien forni- 
quer en secret, mais tu te refuses à te marier, bien 
que tu saches tout le bonheur que j'aurais de voir 
ma descendance assurée et mon trône transmis à 
mes enfants ! » Et moi alors je serai considéré comme 
un fourbe et un menteur ! Il vaut donc mieux m'abs- 



/- 



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42 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tenir cette nuit de copuler, malgré toute Tenvie que 
j'en ai, et attendre jusqu'à demain ; et alors je 
demanderai à mon père cette belle adolescente en 
mariage. Et de la sorte mon père sera heureux et 
moi je pourrai, tout à mon aise, user de ce corps 
béni ! » 

Et là-dessus, à la grande joie de Maïmouna qui 
avait commencé à avoir de si terribles inquiétudes et 
à Fennui considérable deDahnaschqui, au contraire, 
avait pensé que l'adolescent copulerait et s'était 
d'abord mis à danser de joie, Kamaralzamân se 
pencha encore une fois sur Sett Boudour et, après 
l'avoir baisée sur la bouche, il lui enleva du petit 
doigt une bague surmontée d'un beau diamant, 
et se la passa lui-même au petit doigt pour bien 
marquer qu'il considérait désormais la jeune fille 
comme son épouse ; puis, après avoir mis au doigt de 
la jeune fille sa bague à lui, il lui tourna le dos, 
bien qu'avec un regret extrême, et ne tarda pas à se 
rendormir. 

A cette vue Maïmouna exulta toutàfait et Dahnasch 
fut bien confus ; mais il ne tarda pas à dire à Maï- 
mouna : « Ce n'est que la moitié de l'épreuve. A ton 
tour maintenant ! » 

Alors Maïmouna se changea aussitôt en puce et 
sauta sur la cuisse de Sett Boudour, et, de là, monta 
jusqu'à son nombril, puis revint sur ses pas de 
quatre travers de doigt, et s'arrêta juste sur le som- 
met du monticule qui domine le vallon des roses, 
et là, d'une seule piqûre dans laquelle elle mit toute 
sa jalousie et sa vengeance, elle fit sauter de douleur 
la jeune fille qui ouvrit les yeux et se leva vivement 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMâN AVEC BOUDOUR 4«3 

sur son séant en portant les deux mains sur son 
devant! Mais aussitôt elle jeta un cri de terreur et 
d'étonnement en apercevant près d'elle le jeune 
homme couché sur le flanc. Mais, dès le premier 
regard qu'elle lui jeta, elle ne tarda pas à passer de la 
frayeur à Tadmiration et de l'admiration au plaisir 
et du plaisir à un épanchement de joie qui atteignit 
bientôt au délire. 

En effet, dans sa frayeur première, elle pensa en 
son âme : « Infortunée Boudour, tu es compromise 
pour toujours ! Voici dans ton lit un jeune étranger 
que tu n'as jamais vu ! Quelle audace est la sienne ! 
Ah ! je vais crier aux eunuques d'accourir et de le 
jeter du haut de mes fenêtres dans le fleuve ! Pour- 
tant, ô Boudour, qui sait si ce n'est point là le mari 
que ton père t'a choisi? Begarde-le d'abord, ô 
Boudour, avant de recourir à la violence ! » 

Et c'est alors que Boudour jeta un coup d'oeil sur 
l'adolescent, et de ce rapide examen elle fut éblouie 
de sa beauté et s'écria : « Ah ! mon cœur ! qu'il est 
gentil ! » Et, à l'instant même, elle fut si entière- 
ment captivée, qu'elle se pencha sur cette bouche 
souriante de sommeil et l'exprima d'un baiser entre 
ses lèvres en s'écriant : « Que c'est bon ! Par Allah ! 
celui-là, oui, je le veux pour époux! Pourquoi mon 
père a-t-il si longtemps tardé à me l'amener ! » Puis 
elle prit, en tremblant, la main du jeune homme et 
la mit entre ses deuxmains et lui parla fort gentiment 
pour le réveiller, disant : « gentil ami, ô lumière 
de mes yeux, ô mon âme, lève-toi ! lève-toi ! Viens 
m'embrasser, viens ! mon chéri, viens ! par ma vie 
sur toi ! réveille-toi ! » 



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44 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Maiâ comme Kamaralzamân, par Teffet de l'enchan- 
tement opéré sur lui par la vindicative Maïmouna, ne 
faisait pas un mouvement indicateur de réveil, la 
belle Boudour s'imagina que c'était sa faute à elle et 
qu'elle ne mettait pas assez de chaleur dans son 
appel. Aussi, sans plus se soucier de savoir si on la 
regardait ou non, elle entr'ouvrit la chemise de soie 
qu'elle s'était d'abord hâtée de jeter sur elle à son 
premier mouvement, et se glissa tout contre le jeune 
homme et l'entoura de ses bras et appliqua ses 
cuisses contre les siennes et, éperdument, lui dit 
dans l'oreille : « Tiens ! prends-moi toute ! vois 
comme je suis obéissante et gentille ! Voici les nar- 
cisses de mes seins et le parterre de mon ven- 
tre qui est très doux, regarde ! Voici mon nom- 
bril qui aime la caresse fine, viens t'en réjouir ! 
Puis tu goûteras à la primeur des fruits qui sont 
en moi ! La nuit ne sera pas assez longue pour nos 
ébats ! Et jusqu'au matin nous nous dulcifie- 
rons... » 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète comme elle était, se tut. 



iAIS LORSQUE FUT 
U CENT QUATRE-VINGT-ClNQUIËiE NUIT 



Elle dit: 

<( ... et jusqu'au matin nous nous dulcifierons! » 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 45 

Mais comme Kamaralzamân, plus que jamais en- 
foncé dans le sommeil, continuait à ne point répon- 
dre, la' belle Boudour s'imagina un instant que ce 
n'était là qu'une feinte de sa part pour lui donner 
plus de surprise ; et, moitié rieuse, elle lui dit : 
« Allons! allons, gentil ami, ne fais pas le fourbe 
comme ça ! Serait-ce mon père qui t'aurait donné ces 
leçons de malice pour vaincre mon orgueil ? C'est 
peine inutile vraiment ! Car ta beauté, ô jeune daim 
svelte et charmant, à elle seule a fait de moi la plus 
soumise des esclaves d'amour ! » 

Mais comme Kamaralzamân restait toujours im- 
mobile, Sett Boudour, de plus en plus subjuguée, 
reprit : « maître de la beauté, regarde 1 Moi aussi 
je passe pour belle : autour de moi tout vit dans l'ad- 
miration de Sues charmes froids et sereins. Toi seul 
as su allumer le désir dans le regard calme de Bou- 
dour ! Que ne te réveilles-tu, ô adorable garçon ! 
Que ne te réveilles-tu ! dis ! me voici ! Je me sens 
mourir! » 

Et la jeune fille enfouit sa tête sous le bras 4e l'ado- 
lescent, etcâlinement le mordilla au cou et à l'oreille, 
mais sans résultat. Alors ne pouvant plus résister à 
la flamme allumée en elle pour la première fois, elle 
se mît de la main à fureter entre les jambes et les 
cuisses du jeune homme et les trouva si lisses et si 
pleines qu'elle ne put empêcher sa main de glisser 
sur leur surface. Alors, comme par hasard, elle ren- 
contra en route, dans l'intervalle, un objet si nou- 
veau pour elle qu'elle le considéra avec de grands 
yeux et constata que, sous sa main, il changeait de 
forme à chaque instant. Elle fut d'abord bien 



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46 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

effrayée, mais comprit sans retard son usage parti- 
culier : car de même que le désir chez les femmes 
est de beaucoup plus intense que chez les hommes, 
de même leur intelligence est infiniment plus 
prompte à saisir les rapports des organes charmants. 
Elle le prit donc à pleines mains et, tandis qu'elle 
embrassait les lèvres du jeune homme avec ardeur, 
il arriva ce qui arriva ! 

Apres quoi Sett Boudour couvrit de baisers son 
ami endormi, sans laisser un seul endroit sur lequel 
elle n'eût imprimé ses lèvres. Puis, calmée tant 
soit peu, elle lui prit les mains et les baisa Tune 
après l'autre sur la paume ; puis elle le souleva lui- 
même et le prit dans son sein et lui entoura le cou 
de ses bras ; et, dans cet enlacement, membre contre 
membre et leurs haleines mêlées, elle s'endormit 
en souriant. 

Tout cela! Et, invisibles, les trois éfrits ne per- 
daient pas un geste ! Aussi, la chose ayant été con- 
sommée si péremptoirement, Maïmouna fut à la 
limite de la jubilation et Dahnasch ne fit aucune dif- 
ficulté pour convenir que Boudour avait été beau- 
coup plus loin dans les manifestations de son ardeur 
et lui faisait ainsi perdre la gageure. Mais Maïmouna, 
assurée maintenant de la victoire, fut magnanime et 
dit à Dahnasch : « Pour ce qui est de la gageure 
que tu me dois, je t'en fais grâce, ô maudit ! Et 
même je vais te donner le sauf-conduit qui désor- 
mais t'assurera toute tranquillité dans tes courses 
aériennes. Mais prends bien garde d'en abuser, et 
ne manque jamais plus aux convenances ! » 

Après quoi la jeune éfrita se tourna vers Kasch- 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 47 

kasch et, gentiment, lui dit; « Kaschkasch, je te re- 
mercie beaucoup pour ton conseil ! Je te nomme, en 
" conséquence, chef de mes émissaires ; et je me 
charge de faire approuver ma décision par mon père 
Domriatt ! » Puis elle ajouta : « Maintenant avancez 
tous deux, et prenez cette jeune fille et transportez- 
la vite au palais de son père Ghaïour, maître d'El- 
Bouhour et d'El-Koussour ! Après les progrès si ra- 
pides qu'elle vient d'accomplir sous mes yeux, je lui 
donne mon amitié et désormais j'ai toute confiance 
dans son avenir ! Vous verrez qu'elle accomplira de 
belles choses ! » Et les deux éfrits répondirent : 
a Inschallah ! » puis... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et se tut discrètement. 



iAIS LORSQUE FUT 
LA CENT gUATRE-VINGT-SIXIÈiE NUIT 



Elle dit: 

Et les deux éfrits répondirent: « Inschallah ! » puis 
s'approchèrent du lit, prirent l'adolescente qu'ils 
chargèrent sur leurs épaules, et s'envolèrent avec 
elle vers le palais du roi Ghaïour où ils ne tardèrent 
pas à arriver, et la déposèrent délicatement sur son 
lit pour s'en aller ensuite chacun de son côté. 

Quant à Maïmouna, elle s'en retourna à son puits, 
après avoir déposé un baiser sur les yeux de son ami. 



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^ 



48 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Et voilà pour eux t)Pois. 

Mais pour ce qui est de Kamaralzamân, il finit par 
se réveiller de son sommeil, avec le matin, le cer- 
veau encore hanté par son aventure de la nuit. Et il 
se tourna à droite et il se tourna à gauche, mais bien 
entendu sans trouver la jeune fiUe. Alors il se dit: 
« J'avais bien deviné que c'était mon père qui avait 
préparé tout cela pour m'éprouver, et pour me pous- 
ser au mariage. J'ai donc bien fait d'attendre, pour 
lui demander, en bon fils, son consentement. » Puis 
il héla l'esclave couché à la porte, en lui criant: 
« Hé ! maraud, lève-toi ! » Et l'esclave se leva en 
sursaut et se hâta, encore à moitié endormi, d'ap- 
porter à son maître laiguière et la cuvette. Et Kama- 
ralzamân prit l'aiguière et la cuvette et alla aux cabi- 
nets pour faire ses besoins, puis fit soigneusement ses 
ablutions, et revint faire sa prière du matin et man- 
gea un morceau et lut un chapitre du Koran. Puis, 
tranquillement, et d'un air détaché, il demanda à 
l'esclave : « Saouab, où as-tu emmené la jeune fille 
de cette nuit? » L'esclave, interloqué, s'exclama: 
« Quelle jeune fille, ô mon maître Kamaralzamân?» 
Il dit, en haussant la voix : « Je te dis, chenapan, de 
me répondre sans détours ! Oii est la jeune fille qui a 
passé la nuit avec moi, sur mon lit? » 11 répondit: 
« Par Allah ! ô mon maître,je n'ai vu ni jeune fille, ni 
jeune garçon! Et d'ailleurs nul n'a pu entrer ici, puis- 
que j'étais couché contre la porte! » Kamaralzamân 
s'écria : « Eunuque de malheur, toi aussi mainte- 
nant tu oses me contrarier et me faire du mauvais 
sang ! Ah ! maudit, ils t'ont appris les ruses et le 



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HISTOIRE DE KAMARALZAHÂN AVEC BOUDOUR 49 

mensonge ! Encore une fois je te somme de me dire 
la vérité ! » Alors l'esclave leva les bfas au ciel et 
s'écria: « Allah est le seul grand ! ô mon maître 
KamaralzamâA, je ne comprends rien à ce que tu 
me demandes ! » 

Alors Kamaralzamân lui cria: « Approche-toi, 
maudit ! » Et Teunuque s'étant approché, il le saisit 
au collet et le renversa et le piétina si furieusement 
que leunuque péta I Alors Kamaralzamân continua 
h le rouer de coups de pied et de coups de poing 
jusqu'à le laisser à demi-mort. Et comme l'eu- 
nuque lançait des cris inarticulés, pour toute expli- 
cation Kamaralzamân lui dit : « Attends un peu ! » 
et courut chercher la grosse corde de chanvre qui 
servait à monter leau du puits, la lui passa sous 
les aisselles, noua solidement, et le traîna jusqu'à 
l'orifice supérieur du puits où il le fit descendre, et 
le plongea entièrement dans l'eau. 

Or, c'était l'hiver, et l'eau était fort désagréable, et 
Tair bien froid. Aussi l'eunuque se mit-il à éternuer 
éperdument en demandant grâce. Mais Kamaralza- 
mân l'immergea à plusieurs reprises en lui criant cha- 
que fois : « Tu ne sortiras qu'en m'avouant la vérité. 
Ou bien tu es un noyé ! » Alors l'eunuque pensa : 
« Sûrement il le fera comme il le dit ! » puis il cria : 
« mon maître Kamaralzamân, tire-moi de là et je 
te dirai la vérité ! » Alors le prince le hissa et le vit 
qui tremblait comme un roseau au vent et, tant de 
froid que d'épouvante, il claquait des dents ; et il 
était dans un état bien dégoûtant, ruisselant d'eau et 
le nez saignant ! 

L'eunuque qui se sentit de ta sorte momentané- 



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50 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

ment hors de danger, ne perdit pas un instant et dit 
au prince : « Permets-moi d'abord d'aller changer de 
vêtements et m'essuyer le nez ! » Et Kamaralzamân 
lui dît : « Va-t'en ! Mais ne perds pas de temps ! Et 
reviens vite me renseigner ! » Et l'eunuque sortit 
en courant et alla au palais trouver le père de 
Kamaralzamân. 

Or, le roi Schahramàn, en ce moment, conversait 
avec son grand-vizir, disant : « mon vizir, j'ai passé 
une bien mauvaise nuit, tant mon cœur est inquiet 
sur l'état de mon fils Kamaralzamân. Et j'ai bien peur 
qu'il ne lui soit arrivé malheur dans cette vieille 
tour si mal aménagée pour un jeune homme aussi 
délicat que mon fils ! » Mais le vizir lui répondait: 
« Sois donc tranquille ! Par Allah, il ne lui arri- 
vera rien là-dedans ! Il vaut mieux qu'il en soit 
ainsi, pour dompter sa morgue et réduire son or- 
gueil ! » , 

Et là-dessus se présenta l'eunuque dans Tétat où il 
était, et il tomba aux pieds du roi et s'écria : « 
notre maître le sultan ! le malheur est entré dans ta 
maison ! Mon maître Kamaralzamân vient de se ré- 
veiller complètement fou ! Et, pour te donner une 
preuve de sa folie, voici : il me fit telle et telle chose 
et me dit telle et telle chose ! Or, moi, par Allah ! je 
n'ai vu entrer chez le prince ni jeune fille, ni jeune 
garçon ! » 

A ces paroles, le roi Schahramàn ne douta plus de 
ses pressentiments et cria à son vizir : « Malédic- 
tion ! c'est ta faute, ô vizir des chiens ! C'est toi qui 
m'a suggéré cette idée calamiteuse d'enfermer mon 
fils, la flamme de mon cœur ! Ah ! fils de chien, 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOCR 51 

lève-toi et cours vite voir ce dont il s'agit, et reviens 
ici m'en rendre compte à Tinstant ! » 

Aussitôt le grand-vizir sortit, accompagné de l'eu- 
nuque et se dirigea vers la tour tout en demandant 
des détails que l'esclave lui donna bien inquiétants. 
Aussi le vizir n*entra-t-il dans la chambre qu'après 
des précautions infinies, la tête d'abord et le corps 
ensuite, mais lentement. Et combien ne fut-il point 
surpris de voir Kamaralzamân tranquillement assis 
dans son lit et lisant avec attention le Koran!... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le malin et se tut discrètement. 



iAIS LORSQUE FUT 
U CENT OUATRE-VINGT-SEPTIËME NUIT 



Elle dit : 

... Kamaralzamân tranquillement assis dans son 
lit et lisant avec attention le Koran ! Il s'approcha 
et, après le salam le plus respectueux, il s'assit par 
terre, près de son lit, et lui dit : « Dans quelle in- 
quiétude ne nous a-t-il pas mis, cet eunuque de poix! 
Imagine-toi que ce fils de putain est venu, boule- 
versé et dans un état de chien galeux, nous effrayer 
en nous racontant des choses qu'il serait indécent de 
répéter devant toi ! Il a troublé notre quiétude d'une 
telle façon que tu m'en vois encore ému ! » Kama- 
ralzamân dit : « En vérité, il n'a guère pu vous 



X 



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52 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

troubler autant qu'il m'a troublé tout à Theure moi- 
même ! Mais, ô vizir de mon père, je serais bien aise 
de savoir ce qu'il a pu vous rapporter ! » Le vizir 
répondit : « Qu'Allah préserve ta jeunesse ! Qu'Allah 
consolide ton entendement ! Qu'il éloigne de toi les 
actions sans mesure et garde ta langue des paroles 
saijs sel ! Ce fils d'enculé prétend que tu es devenu 
subitement fou, que tu lui as parlé d'une adoles- 
cente qui aurait passé la nuit avec toi et qui t'aurait 
ensuite été ravie, et autres insanités semblables, et 
que tu as fini par le rouer de coups et par le jeter 
dans le puits ! Kamaralzamân, mon maître, quelle 
impudence, n'est-ce pas, de la part de ce nègre 
pourri ! » 

A ces paroles, Kamaralzamân sourit d'un air en- 
tendu, et dit au vizir : « Par Allah ! as-tu fini, vieux 
sale, cette plaisanterie, ou bien veux-tu également 
sentir si Teau du puits peut servir au hammam ? Je 
te préviens que si tout de suite tu ne me dis pas ce 
que mon père et toi avez fait de mon amoureuse, la 
jeune fille aux beaux yeux noirs, aux joues si fraîches 
et rosées, tu me payeras ta ruse plus cher que l'eu- 
nuque ! » Alors le vizir, saisi de nouveau par une 
inquiétude sans limite, se leva à reculons et dit : 
« Le nom d'Allah sur toi et autour de toi ! Ya Kama- 
ralzamân, pourquoi parles-tu de la sorte ? Si c'est un 
rêve que tu as fait, par suite de mauvaise digestion, 
de grâce ! hâte-toi de le dissiper ! Ya Kamaralzamân, 
vraiment ce ne sont pas là des propos raisonna- 
bles ! » 

A ces paroles, le jeune homme s'écria: « Pour te 
prouver, ô cheikh de malédiction, que ce n'est point 



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HISTOIRE DE KA3f ARALZAMAN AVEC BOUDOUR 53 

avec mon oreille que j*ai vu la jeune fille, mais avec 
cet œil-ci et cet œil-là, et que ce n*est point avec 
mes yeux que j*ai palpé et senti les roses de son 
corps, mais avec ces doigts-ci et ce nez-là, attrape 
ça ! » Et il lui asséna un coup de tête dans le ven- 
tre qui l'allongea sur le sol, puis il lui saisit la barbe 
(elle était fort longue) et se Tenroula autour du poi- 
gnet et, certain que de la sorte il ne lui échapperait 
pas, il tomba dessus à coups redoublés aussi long- 
temps que ses forces le lui permirent. 

Le malheureux grand-vizir, voyant que sa barbe 
s'en allait poil à poil et que son âme était égale- 
ment sur le point de lui dire adieu, se dit en lui- 
même : « Il me faut maintenant mentir ! C'est le seul 
moyen de me tirer des mains de ce jeune fou ! » Il 
lui dit donc : « mon maître, je te demande bien 
pardon de t'avoir trompé. Mais la faute en est à ton 
père qui m'a en effet recommandé, sous peine de pen- 
daisoi^ immédiate, de ne point te révéler encore le 
lieu où l'on a mis la jeune fille en question. Mais si 
tu veux bien me lâcher je vais courir prier le roi 
ton père de te retirer de cette tour ; et je lui ferai 
part de ton désir de te marier avec cette jeune fille : 
ce qui le réjouira à la limite de la réjouissance ! » 

A ces paroles, Kamaralzamân le lâcha et lui dit : 
« Dans ce cas, cours vite aviser mon père, et reviens 
m'apporter immédiatement la réponse ! » 

Lorsque le vizir se sentit libre, il se précipita hors 
de la chambre, en prenant soin de refermer la porte 
à double tour, et coiu^ut, hors de lui et les habits 
déchirés, vers la salle du trône. 

Le roi Schahramân vit son vizir dans cet état la- 

T. V. ^ 



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54 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

mentable et lui dit : « Je te vois bien piteux et sans 
turban ! Et tu m'as Tair bien mortifié! Quelque chose 
de fâcheux a dû t-arriver, ça se voit ! » Le vizir ré- 
pondit : « Ce qui m'arrive est moins fâcheux que ce 
dont est atteint ton fils, ô roi ! » Il demanda : « Mais 
quoi donc alors ? » Il dit : « Il est fou absolument, 
la chose est claire ! » 

A ces paroles, le roi vit la lumière se changer en 
ténèbres devant son visage et dit : « Qu'Allah m'as- 
siste ! Dis-moi vite les caractères de la folie dont est 
atteint mon enfant ! » Et le vizir répondit : « J'écoute 
et j'obéis!» Et il narra au roi tous les détails de la 
scène, y compris la manière dont il avait pu échap- 
per aux mains de Kamaralzamân. 

Alors le roi entra dans une grande colère et 
s'écria : « le plus calamiteux d'entre les vizirs, 
cette nouvelle que tu m'annonces vaut ta tête ! Par 
Allah ! si vraiment tel est l'état de mon enfant, je te 
ferai crucifier sur le plus haut minaret pour t'ap- 
prendre à me donner des conseils aussi détestables 
que ceux qui ont été lacause première de ce malheur!» 
Et il s'élança vers la tour et, suivi du vizir, pénétra 
dans la chambre de Kamaralzamân. 

Lorsque Kamaralzamân vit entrer son père, il se 
leva vivement en son honneur et sauta à bas du lit 
et se tint respectueusement debout devant lui, les 
bras croisés, après lui avoir, en bon fils, baisé la 
main. Et le roi, heureux de voir son fils si paisi- 
ble, lui jeta tendrement les bras autour du cou et 
l'embrassa entre les deux yeux, en pleurant d^ 
joie. 

Après quoi il le fit s'asseoir à côté de lui sur le lit, 



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HISTOIRE DE KAMÂRALZAMAN AVEC BOUDOUR 55 

puis se tourna, indigné, du côté du vizir et lui dit': 
« Tu vois bien que tu es le dernier des derniers d'en- 
tre les vizirs ! Comment as-tu osé venir me raconter 
que mon fils Kamaralzamân était comme ça et comme 
ça, et me jeter l'épouvante au cœur et me réduire en 
miettes le foie ! » Puis il ajouta : « D'ailleurs tu vas 
entendre de tes propres oreilles les réponses pleines 
de bon sens que va me faire mon fils bien-aimé ! » 11 
regarda alors paternellement le jeune homme et lui 
demanda : 

« Kamaralzamân, sais-tu quel jour nous sommes 
aujourd'hui? » 11 répondit : « Certainement! C'est 
samedi ! » Le roi jeta un regard plein de colère et de 
triomphe à son vizir atterré et lui dit : « Tu entends 
bien, n'est-ce pas? » Puis il continua : 

« Et demain, Kamaralzamân, quel jour serons- 
nous? Le sais-tu? » 11 répondit: « Certainement!..- 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U CENT QUATRE-VINGT-HUITIËME NUIT 



Elle dit : 

... Certainement! ce sera dimanche, et ensuite 
lundi, puis mardi, mercredi, jeudi et enfin vendredi, 
le jour saint! » Et le roi, au comble du bonheur, 
s'écria : « mon enfant, ô Kamaralzamân, loin de 



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56 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

toi tout mauvais augure ! Mais dis-moi encore com- 
ment s appelle en arabe le mois où nous sommes. » 
Il répondit : « 11 s'appelle en arabe le mois de Zoul- 
Kîidat. Après lui vient le mois de Zoul-Hidjat. puis 
viendra Môharram suivi de Safar, de Rabialaoûal, 
de Rabialthani, de Gamadialouala, de Gamadialtha- 
nia, de Ragab, de Schâabân, de Ramadan et enfin de 
Schaoûal ! » 

Alors le roi fut à Textrême limite de la joie et, 
tranquillisé de la sorte sur l'état de son fils, se 
tourna vers le vizir et lui cracha à la figure et lui dit: 
« Il n'y a d'autre fou que toi, vieux de malheur ! » 
Et le vizir hocha la tête et voulut répondre ; mais il 
s'arrêta et se dit : « Attendons un peu la fin ! » 

Or, le roi dit ensuite à son fils : « Mon enfant, ima- 
gine-toi que ce cheikh-là et cet eunuque de poix sont 
venus me rapporter telles et telles paroles que tu leur 
aurais dites au sujet d'une prétendue jeune fille qui 
aurait passé la nuit avec toi ! Dis-leur donc à la figure 
qu'ils ont menti ! » 

A ces paroles, Kamaralzamàn eut un sourire amer 
et dit au roi : « mon père, sache qu'en vérité je 
n'ai plus ni la patience nécessaire ni l'envie pour 
endurer plus longtemps cette plaisanterie qui a, 
ce me semble, assez duré comme ça ! De grâce, épar- 
gne-moi cette mortification et n'ajoute pas un mot 
de plus à ce sujet : car je sens que mes humeurs sont 
fort desséchées de tout ce que tu m'as déjà fait en- 
durer ! Pourtant, ô mon père, sache aussi que main- 
tenant je suis bien résolu à ne plus te désobéir, et je 
consens à me marier avec cette belle adolescente que 
tu as bien voulu m'envoyer cette nuit me tenir 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BODDOUR 37 

compagnie au lit. Je Tai trouvée parfaitement désira- 
rable, et sa seule vue m'a mis tout le sang en mou- 
vement! » 

A ces paroles de son fils, le roi s'écria : « Le nom 
d'Allah sur toi et autour de toi, ô mon enfant ! Qu'il 
te préserve des maléfices et de la folie ! Ah I mon 
fils, quel cauchemar as-tu donc fait pour tenir un 
pareil langage ! Et qu'as-tu donc mangé de si lourd 
hier au soir pour que ta digestion ait eu une si né- 
faste influence sur ton cerveau ! De grâce, mon en- 
fant, tranquillise-toi ! Jamais plus de ma vie je te 
contrarierai ! Et maudits soient le mariage et l'heure 
du mariage et ceux qui parleront encore de ma- 
riage ! » 

Alors Kamaralzamân dit à son père : « Tes paroles 
sont sur ma tête, ô mon père ! Mais jure-moi d'abord, 
par le grand serment, que tu n'as aucune connais- 
sance de mon aventure de cette nuit avec la belle 
fille qui a, comme je vais te le prouver, laissé sur 
moi plus d'une trace d'une action partagée ! » Et le 
roi Schahramân s'écria : « Je te le jure par la vérité 
du saint nom d'Allah, dieu de Moussa et d'Ibrahim, 
qui a envoyé Mohammad parmi les créatures comme 
gage de leur paix et de leur salut. Amin ! » Et Ka- 
maralzamân répéta : « Amin ! » Mais il dit à son 
père : « Maintenant que dirais-tu si je te donnais les 
preuves du passage entre mes bras de la jeune fille?» 
Le roi dit : « J'écoute ! » Et Kamaralzamân conti- 
nua: 

« Si quelqu'un, ô mon père, te disait : « La nuit 
dernière je me réveillai en sursaut et vis devant moi 
quelqu'un prêt à lutter avec moi jusqu'au sang. Alors 



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58 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

moi, bien que je ne voulusse pas le perforer, je fis, 
à mon insu, un mouvement qui poussa mon glaive 
au milieu de son ventre nu. Et le matin je me ré- 
veillai et vis que mon glaive était en effet teinté de 
sang et d'écume ! » — Que dirais-tu, ô mon père, à 
celui qui, t'ayant tenu ce langage, te montrerait son 
glaive ensanglanté? » Le roi dit : « Je lui dirais que 
le sang seul, sans le corps du partenaire, ne donne 
qu'une moitié de preuve ! » 

Alors Kamaralzamân dit : « 0. mon père, moi 
aussi, ce matin, en me réveillant, je me vis tout le 
bas-ventre couvert de sang : la cuvette qui est encore 
aux cabinets t'en donnera la preuve. Mais, preuve 
plus convaincante encore, voici la bague de l'adoles- 
cente ! Quant à la mienne, elle a disparu, comme tu 
le vois ! » 

A ces paroles, le roi courut aux cabinets et vit 
qu'en effet la cuvette en question contenait... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U CENT QUATRE-VINGT-ONZIËME.IIUIT 



Elle dit : 

... Le roi courut aux cabinets et vit qu'en effet la 
cuvette en question contenait une quantité énorme 
de sang, et il pensa en lui-même : « C'est là un in- 



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HISTOIRE DE KÂMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 59 

dice, de la part de la partenaire, d'une santé mer- 
veilleuse et d'un écoulement loyal et franc ! » Et il 
pensa encore : « Je vois là la main du vizir certaine- 
ment ! » Puis il revint en toute hâte près de Kama- 
ralzamân en s'écriant : « Voyons la bague mainte- 
nant ! » Et il la prit, la tourna et la retourna, puis 
la rendit à Kamaralzamân, en disant : « C'est là une 
preuve qui me trouble absolument! » Et il resta 
sans dire un mot de plus durant une heure de 
temps. Puis tout d'un coup il s'élança sur le vizir et 
lui cria : « C'est toi, vieil entremetteur, qui as ar- 
rangé toute cette intrigue-là ! » Mais le vizir tomba 
aux pieds du roi et jura sur le Livre Saint et sur la 
Foi qu'il n'était pour rien dans cette affaire-là. Et 
l'eunuque fit le même serment. 

Alors le roi, se refusant davantage à comprendre, 
dit à son fils : « Allah seul débrouillera ce mystère ! » 
Mais Kamaralzamân, fort ému, répondit : « mon 
père, je te supplie de faire des recherches et des 
enquêtes pour me rendre la délicieuse jeune fille 
dont le souvenir me met l'âme en émoi. Je t'adjure 
d'avoir compassion de moi et de me la retrouver, ou 
je mourrai ! » Le roi se mit à pleurer et dit à son 
fils : « Ya Kamaralzamân, Allah est le seul grand, et 
lui seul connaît l'inconnu ! Quant à nous, nous 
n'avons plus qu'à nous affliger ensemble, toi de cet 
amour sans espérance et moi de ton affliction môme 
et de mon impuissance à y porter remède ! » 

Puis le roi, bien désolé, prit son fils par la main 
et l'emmena de la tour au palais où il s'enferma avec 
lui. Et il refusa de s'occuper des affaires de son 
royaume pour rester à pleurer avec Kamaralzamân 



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60 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

qui s'était mis au lit, à la limite du désespoir d'aimer 
ainsi de toute son âme une jeune fille inconnue qui, 
après des preuves si marquées d'amour, avait si 
étrangement disparu. 

Puis le roi, pour être encore plus à l'abri des gens 
et des choses du palais, et pour n'avoir plus à s'oc- 
cuper que des soins à donner à son fils qu'il aimait 
tant, fit bâtir au milieu de la mer un palais qui 
n'était relié à la terre que par une jetée large de 
vingt coudées, et le fit meubler à son usage et à celui 
de son enfant. Et tous deux l'habitèrent seuls, loin 
du bruit et des tracas, pour ne songer qu'à leur 
malheur. Et pour se consoler un tant soit peu, 
Kamaralzamân ne trouvait rien de mieux que la 
lecture des beaux livres sur l'amour, et la récitation 
des vers des poètes inspirés, dont ceux-ci entre 
mille : 

« guemère habile au combat des roses, le sang 
délicat des trophées, qui frangent ton front triom- 
phal ^ teinte de pourpre ta j^ro fonde chevelure ; et le 
parterre natal de toutes ses fleurs s'incline pour 
baiser tes pieds enfantins! 

» Si dou^, ô princesse, ton corps surnaturel^ que Pair 
charmé s^ aromatise à le toucher; et si la brise curieuse 
sous ta tunique pénétrait elle s'y éterniserait. 

» Si belle, ta taille, ô houri, que le collier sur ta 
gorge nue se plaint de n'être point ta ceinture ! Mais 
tes jambes subtiles, où les chevilles sont enserrées par 
les grelots, font craquer d'envie les bracelets sur tes 
poignets ! » 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 61 

Et voilà pour ce qui est de Kamaralzamân et de 
son père, le roi Schahramân ! 

Quant à la princesse Boudour, voici ! Lorsque les 
deux éfrits l'eurent déposée dans son lit, au palais 
de son père le roi Ghaïour, la nuit était presque 
écoulée. Aussi, trois heures après, apparut Taurore 
et Boudour se réveilla. Elle souriait encore à son 
bien-aimé et s'étirait de plaisir dans ce moment 
délicieux du demi-réveil aux côtés de l'amoureux 
qu'elle croyait près d'elle. Et comme elle tendait les 
bras vaguement, avant que d'ouvrir les yeux, pour 
lui en entourer le cou, elle n'attrapa que l'air vide. 
Alors elle se réveilla tout à fait et ne vit plus le bel 
adolescent qu'elle avait aimé dans, la nuit. Aussi 
son cœur trembla, et sa raison faillit s'envoler et 
elle poussa un grand cri, qui fit accourir les dix 
femmes préposées à sa garde et, parmi elles, sa 
nourrice. Elles entourèrent le lit, bien anxieuses, 
et la nourrice lui demanda d'un ton effrayé : « Qu'y 
a-t-il donc, ô ma maîtresse ? » 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT 



Elle dit : 

... d'un ton effrayé : « Qu'y a-t-il donc, 6 ma 



^ 



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62 LES MILLE NUrrS ET UNE NUIT 

maîtresse? » Boudour s'écria : « Tu me le demandes, 
comme si tu ne le savais pas, ô pleine d'astuce ! Dis- 
moi vite ce qu'est devenu le jeune homme adorable 
qui a couché cette nuit dans mes bras, et que j'aime 
de toutes mes forces ! » La nourrice, scandalisée à 
l'extrême limite, tendit le cou pour mieux com- 
prendre et dit : « princesse, qu'Allah te préserve 
de toutes choses inconvenantes ! Ce ne sont pas là 
des paroles dont tu sois coutumière ! De grâce 
explique-toi davantage, et si c'est un jeu que tu fais 
pour plaisanter, hâte-toi de nous le dire ! » Boudour 
se dressa à moitié sur le lit et, menaçante, lui cria : 
« Nourrice de malheur, je t'ordonne de me dire tout 
de suite oîi est le bel adolescent, à qui librement cette 
nuit j'ai livré mon corps, mon cœur et ma virgi- 
nité ! » 

A ces paroles, la nourrice vit le monde entier se 
rétrécir devant ses yeux ; elle se donna de grands 
coups sur la figure et se jeta à terre ainsi que les dix 
autres vieilles ; et toutes se mirent notoirement à 
crier : « Quelle matinée noire ! ô la chose énorme ! 
6 notre perte ! 6 goudron ! » 

Mais la nourrice tout de môme, en se lamentant, 
demanda : « Ya Sett Boudour, par Allah ! reviens à 
la raison, et cesse ce discours si peu digne de ta 
noblesse ! » Mais Boudour lui cria : « Veux-tu te 
taire, maudite vieille, et me dire enfin ce que vous 
toutes avez fait de mon amoureux aux yeux noirs, 
aux sourcils arqués et relevés vers le coin, celui qui 
a passé toute la nuit avec moi jusqu'au matin et qui 
avait sous le nombril une chose que je n'avais 
pas? » 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 63 

Lorsque la nourrice et les dix autres femmes eurent 
entendu ces paroles, elles levèrent les bras au ciel et 
s'écrièrent : « confusion ! ô notre maîtresse, pré- 
servée sois-tu de la folie et des embûches malignes 
et du mauvais œil ! Tu dépasses vraiment les limites 
de la plaisanterie, ce matin! » Et la nourrice, en se 
frappant la poitrine, dit : « ma maîtresse Boudour, 
quel discours ! Par Allah sur toi ! si ces propos 
plaisants parvenaient aux oreilles du roi, il ferait 
sortir nos âmes à l'heure même ! Et aucune puis- 
sance ne saurait nous sauvegarder de son courroux! » 
Mais Sett Boudour, les lèvres frémissantes, s'écria : 
« Encore une fois, je te demande si, oui ou non, tu 
veux me dire où se trouve maintenant le beau 
garçon dont je porte encore les traces sur le corps?» 
Et Boudour voulut faire le geste d'entr'ouvrir sa 
chemise. 

A cette vue, toutes les femmes se jetèrent le visage 
contre terre et s'écrièrent : « Quel dommage pour sa 
jeunesse qu'elle soit devenue folle ! » Or, ces paroles 
mirent la princesse Boudour dans une colère telle 
qu'elle décrocha du mur une épée et se précipita sur 
les femmes pour les transpercer. Alors, affolées, 
elles se précipitèrent dehors en se bousculant et en 
hurlant, et arrivèrent, pêle-mêle et le visage défait, 
dans Tappartement du roi. Et la nourrice, les larmes 
aux yeux, mit le roi au courant de ce que venait de 
dire Sett Boudour, et ajouta : « Elle nous eût toutes 
tuées ou assommées si nous n'avions pris la fuite ! » 
Et le roi s'écria : « La chose est assez énorme! 
Mais as-tu vu toi-même si vraiment elle a perdu 
ce qu'elle a perdu ? » La nourrice se cacha le vi- 



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64 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

sage entre les doigts et dit en pleurant : « J'ai vu ! 
Il y avait beaucoup de sang ! » Alors le roi dit : 
« C'est tout à fait énorme ! » Et, bien qu'en ce mo- 
ment il fût pieds nus et eût la tète couverte du turban 
de nuit seulement, il s'élança dans la chambre de 
Boudour. 

Le roi regarda sa fille d'un regard très sévère et 
lui demanda : « Boudour, est-ce vrai que tu aies, 
selon le dire de ces vieilles folles, couché cette nuit 
avec quelqu'un et que tu portes encore sur toi les 
traces de son passage : ce qui t'aurait fait perdre ce 
que tu as perdu? » Elle répondit : « Mais certainement, 
ô mon père, puisque c'est toi seul qui Tas voulu, et 
que d'ailleurs le jeune homme était parfaitement 
choisi et si beau que je brûle de savoir pourquoi tu 
me l'as ensuite enlevé ! Voici d'ailleurs sa bague 
qu'il m'a donnée après qu'il m'eut pris la mienne ! » 

Alors le roi, père de Boudour, qui avait déjà cru 
sa fille à moitié folle, se dit : « Elle a maintenant 
atteint la limite de la folie ! » et il lui dit : « Bou- 
dour, veux-tu enfin me dire ce que signifie cette 
conduite étrange et si peu digne de ton rang? » 
Alors Boudour ne put plus se contenir et se déchira 
la chemise de bas en haut et se mit à sangloter en 
se donnant des coups sur le visage. 

A cette vue le roi ordonna aux eunuques et aux 
vieilles de lui saisir les mains pour l'empêcher de 
se faire du mal, et, en cas de récidive, de l'enchaîner 
même et de lui passer au cou un collier de fer et de 
l'attacher à la fenêtre de sa chambre. 

Puis le roi Ghaïour, au désespoir, se retira chez 
lui en pensant aux moyens à employer pour obtenir 



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HISTOIRE DE KÂMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 65 

la guérison de celte folie dont il pensait sa fille 
atteinte. Car il continuait, malgré tout, à Tairaer 
aussi vivement que par le passé, et il ne pouvait se 
faire à Fidéc qu'elle était folle pour toujours. 

Il assembla donc dans son palais tous les savants 
de son royaume, les médecins, les astrologues, les 
magiciens, les hommes versés dans les livres anciens, 
et les droguistes, et leur dit à tous : « Ma fille El- 
Sett Boudour eËt dans tel et tel état. Celui d'entre 
vous qui la guérira, l'obtiendra de moi comme 
épouse et sera l'héritier de mon trône après ma 
mort! Mais celui qui sera entré chez ma fille et 
n'aura pas réussi à la guérir, aura la tète coupée! » 

Puis il fit crier la chose par toute la ville et en- 
voya des courriers dans tous ses Etats pour la 
publier également. 

Or, beaucoup de médecins, de savants, d'astro- 
logues, de magiciens et de droguistes se présen- 
tèrent ; mais on voyait une heure après leur tête 
coupée apparaître suspendue au-dessus de la porte 
du palais. Et il y eut ainsi, en peu de temps, qua- 
rante têtes de médecins et autres marchands de 
drogues, symétriquement rangées, le long de la 
façade du palais. Alors les autres se dirent : « C'est 
là un mauvais signe ! Et la maladie doit être incu- 
rable ! » Et personne n'osa plus se présenter, pdur 
ne point s'exposer à se faire couper le cou. Et voilà 
pour les médecins et le châtiment à leur appliquer 
en de semblables cas ! 

Mais pour ce qui est de Boudour, elle avait un 
frère de lait, fils de la nourrice, et dont le nom était 
Marzaou&n. Or, Marzaouân, bien que musulman 



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66 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

orthodoxe et bon croyant, avait étudié la magie et la 
sorcellerie, les livres des Hindous et des Egyptiens, 
les caractères talismaniques et la science des étoiles; 
après quoi, n'ayant plus rien à apprendre dans les 
livres, il s'était mis à voyager et avait ainsi parcouru 
les contrées les plus reculées et consulté les hommes 
les plus versés dans les sciences secrètes; et il 
avait de la sorte rendu siennes toutes les connais- 
sances humaines. Et alors il s'était mis en route pour 
rentrer dans son pays, où il était arrivé en bonne 
santé. 

Or, la première chose que vit Marzaouân, en 
entrant dans la ville, fut les quarante têtes coupées 
des médecins, suspendues au-dessus de la porte du 
palais ; et, sur sa demande, les passants lui appri- 
rent toute l'histoire et l'ignorance notoire des méde- 
cins justement exécutés... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
U CENT QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT 



Elle dit : 

... l'ignorance notoire des médecins justement 
exécutés. 

Alors Marzaouân entra chez sa mère et, après les 
effusions du retour, lui demanda des détails sur la 



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HISTOIRE DE KAMÂRÂLZAMAN AVEC BOUDOUR 67 

question ; et sa mère lui confirma ce qu'il avait 
avait appris : ce qui attrista beaucoup Marzaouàn, vu 
qu'il avait été élevé avec Boudour et qu'il Taimait 
d'un amour plus fort que n'en ressentent d'ordi- 
naire les frères pour leurs sœurs. Il réfléchit done 
pendant une heure de temps ; après quoi il releva la 
tête et demanda h sa mère : « Pourrais-tu me faire 
entrer en secret chez elle, pour que j'essaye si je puis 
connaître l'origine de son mal et voir s'il y a remède 
ou non! » Et sa mère lui dit : « C'est difficile, ô 
Marzaouàn. En tout cas, puisque tu le souhaites, 
hâte-toi de t'habiller en femme et de me suivre. » 
Et Marzaouàn se prépara sur le champ et, déguisé en 
femme, suivit sa mère au palais. 

Quand ils furent arrivés à la porte de l'apparte- 
ment, l'eunuque préposé à la garde voulut défendre 
l'entrée à celle des deux qu'il ne connaissait pas ; 
mais la vieille lui glissa un bon cadeau dans la main 
et lui dit : « chef du palais, la princesse Boudour 
qui est si malade m'a exprimé le désir de revoir ma 
fille que voici et qui est sa sœur de lait ! Laisse-nous 
donc passer, ô père de la politesse ! » Et l'eunuque, 
aussi flatté de ces paroles que satisfait du cadeau, 
répondit: « Entrez vite, mais ne vous attardez pas ! » 
Et ils entrèrent tous deux. 

Lorsque Marzaouàn arriva en présence de la prin- 
cesse, il releva le voile qui lui cachait le visage, 
s'assit par terre et sortit de dessous son vêtement un 
astrolabe, des grimoires et une chandelle, et se dispo- 
sait à tirer d'abord l'horoscope de Boudour avant de 
l'interroger, quand soudain la jeune fille se jeta à 
son cou et l'embrassa tendrement, car elle l'avait 



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68 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

sans peine reconnu. Puis elle lui dit : « Comment, 
mon frère Marzaouân, toi aussi, tu crois à ma folie, 
comme tous ceux-là ! Ah ! désabuse-toi, Marzaouân ! 
Ne sais-tu donc ce que dit le poète? Écoute ces 
paroles et réfléchis ensuite sur leur portée : 

)) Ils ont dit : « Elle est folle ! sa jeunesse 
perdue ! » 

» Je leur dis : « Heu2*eux les fous ! Ils jouissent 
autrement de la me, et diffèrent en cela de la foule 
chétive qui se rit de leurs actions ! » 

» Je leur dis aussi: « Ma folie n^a qu'un remède et 
c'est rapproche de mon ami ! » 

Lorsque Marzaouân eut entendu ces vers il comprit 
aussitôt que Sett Boudour était amoureuse, simple- 
ment, et que c'était là son seul mal. Il lui dit : 
« L'homme subtil n'a besoin que d'un signe pour 
comprendre. Hâte-toi de me raconter ton histoire, et, 
si Allah veut, je serai pour toi une cause de conso- 
lation et l'intermédiaire du salut ! » Alors Boudour 
lui raconta par le menu toute l'aventure, qui ne 
gagnerait rien à être répétée. Et elle fondit en 
larmes, en disant : « Voilà mon triste sort, ô 
Marzaouân ; et je ne vis plus qu'en pleurant la nuit 
comme le jour, et c'est à peine si les vers d'amour 
que je me récite arrivent à mettre un peu de fraî- 
cheur sur la brûlure de mon foie ! » 

A ces paroles, Marzaouân baissa la tète pour réflé- 
chir et s'enfonça pendant une heure de temps dans 
ses pensées. Après quoi il releva la tête et dit à la 
désolée Boudour : « Par Allah ! je vois clairement 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BODDOUR 69 

que ton histoire est en tous points exacte ; mais, en 
vérité, la chose m'est fort difficile à comprendre. 
Mais j'ai espoir de guérir ton cœur en te don- 
nant la satisfaction que tu désires. Seulement par 
Allah ! fais en sorte que la patience soit ton soutien 
jusqu a mon retour. Et sois bien sûre que le jour où 
de nouveau je serai près de toi sera celui où je 
t'aurai amené ton bien-aimé par la main ! » Et, sur 
ces paroles, Marzaouân se retira brusquement de 
chez la princesse, sa sœur de lait, et, le jour môme, 
il quitta la ville du roi Ghaïour. 

Une fois hors des murs, Marzaouân se mit à 
voyager pendant un mois entier de ville en ville et 
d'île en île, et partout il n'entendait les gens parler, 
pour tout sujet de conversation, que de l'histoire 
. étrange de Sett Boudoùr. Mais au bout de ce mois de 
voyage, Marzaouân arriva dans une grande ville, 
située sur le bord de la mer et dont le nom était 
Tarab, et il cessa d'entendre les gens parler de Sett 
Boudour ; mais, par contre, il n'était question que de 
l'histoire surprenante d'un prince, fils du roi de ces 
contrées, et que l'on nommait Kamaralzamân. Et 
Marzaouân se fit raconter les détails de cette histoire, 
et les trouva si semblables en tous points à ceux 
qu'il connaissait au sujet de Sett Boudour, qu'il 
s'informa aussitôt de l'endroit où se trouvait exac- 
tement ce fils du roi. On lui dit que cet endroit était 
situé fort loin et que deux chemins y conduisaient, 
l'un par terre et l'autre par mer ; par le chemin de 
terre on mettait six mois pour arriver à ce pays de 
Khaledân où se trouvait Kamaralzamân; et par le 
chemin de mer on ne mettait qu'un mois seulement, 

T. V. 5 



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70 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Alors Marzaouân, sans hésiter, prit le ohemin de mer 
sur un navire qui partait justement pour ces îles du 
royaume de Khaledàn. 

Le navire sur lequel Marzaouân s'était embarqué 
eut un vent favorable durant toute la traversée ; mais 
le jour même oii il arrivait en vue de la ville, 
capitale du royaume, une tempête formidable sou- 
leva les lames de la mer et projeta en laîr le navire 
qui tourna sur lui-même et sombra irrémédiable- 
ment sur un rocher à pic. Mais Marzaouân, entre 
autres qualités, savait parfaitement nager ; aussi, de 
tous les passagers, fut-il le seul à pouvoir se sau- 
ver en s'accrochant au grand mât qui était tombé 
à la mer. Et la force du courant Tentraîna jus- 
tement du côté de la langue de terre où était 
bâti le palais qu'habitait Kamaralzamân avec son 
père. 

Or, le destin voulut qu'à ce moment le grand-vizir, 
qui était venu rendre compte au roi de Tétat du 
royaume, regardât par la fenêtre qui donnait sur la 
mer ; et, voyant ce jeune homme aborder ainsi, il 
ordonna aux esclaves d'aller à son secours et de le 
lui amener, après lui avoir toutefois donné des habits 
de rechange et fait boire un verre de sorbet pour lui 
calmer les esprits. 

Aussi, peu d'instants après, Marzaouân entra dans 
la salle où se trouvait le vizir. Et comme il était bien 
fait et gentil d'aspect, il plut tout de suite au grand- 
vizir, qui se mit à l'interroger et fut bientôt édifié de 
l'étendue de ses connaissances et de sa sagesse. Aussi 
il se dit en lui-même : « Sûrement il doit être versé 
dans la médecine ! » et il lui demanda : « Allah t'a 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 71 

conduit ici pour guérir un malade qui est très aimé 
de son père... » 

— A ce momentde sa narration, Schahrazade vil appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA CENT gUATRE-VINQT-SEIZIÈIHE NUIT 



Elle dit : 

« ... un malade qui est très aimé de son père et 
qui est pour nous tous un sujet d'affliction conti- 
nuelle ! » Et Marzaouân lui demanda : « De quel ma- 
lade parles-tu? » Il répondit: «Du prince Kamar- 
alzamân, fils de notre roi Schahramân, qui habite 
ici même. » 

A ces paroles, Marzaouân se dit : « Le destin me 
favorise au delà de mes souhaits ! » Puis il demanda 
au vizir : « Et quelle est la maladie dont souff're le 
fils du roi? » Le vizir dit : « Pour ma part je suis per- 
suadé que c'est tout bonnement lafolie. Mais son père 
prétend que c'est le mauvais œil ou quelque chose 
d'approchant, et n'est pas loin de croire à l'étrange 
histoire que lui a racontée son fils ! » Et le vizir ra- 
conta à Marzaouân l'aventure entière dès son origine. 

Lorsque Marzaouân eut entendu ce récit, il fut à 
la limite de la joie, car il ne doutait plus que le 
prince Kamaralzamân ne fût le jeune homme même 
qui avait passé la fameuse nuit avec Sett Boudour, 



r 



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72 jLES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

et qui avait laissé à son amoureuse un souvenir si 
vivace. Mais il se garda bien de s'en expliquer au 
grand-vizir, et lui dit seulement: « Je suis sûr qu'en 
voyant le jeune hommege jugerai mieux du traite- 
ment à lui appliquer et grâce auquel je le guérirai, 
si Allah veut ! » Et le vizir, sans tarder, l'introduisit 
auprès de Kamaralzamân. 

Or, la première chose qui frappa Marzaouân, en 
regardant le prince, fut sa ressemblance extraordi- 
naire avec Sett Boudour. Et il en fut tellement stu- 
péfait qu'il ne put s'empêcher de s'exclamer : « Ya 
Allah ! Béni soit Celui qui crée des beautés si sem- 
blables, en leur donnant les mêmes attributs et les 
mêmes perfections ! » 

En entendant ces paroles, Kamaralzamân qui était 
étendu dans son lit, bien languissant et les yeux à 
demi-fermés, ouvrit complètement les yeux et tendit 
l'oreille. Mais déjà Marzaouân, mettant à profit cette 
attention de l'adolescent, improvisait ces vers pour 
lui faire comprendre, d'une manière enveloppée, ce 
que le roi Schahramân et le grand-vizir ne devaient 
pas comprendre : 

« Je vais essayer de chanter les mérites d'une 
beauté, cause de mes souffrances, pour faire revivre 
le souvenir de ses charmes anciens, 

» On me dit: « toi qu'a blessé la flèche de 
r amour, lève-toi! Voici la coupe pleine et la guitare 
pour te réjouir ! » 

» Je leur dis : « Comment pouy^rais- je me réjouir^ 
puisque j'aime ! Y a-t-il plus grande joie que celle de 
r amour et que la souffrance d'amour ? 



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HISTOIRE DE KâMâRâLZâMâN AVEC BOUDOUR 73 

» Tant y aime mon amie que je jalouse même la 
chemise qui touche ses flancs, quand la chemise serre 
de trop près ses beaux flancs bénis et si doux! 

» Tant j'aime mon amie que je jalouse la coupe 
qui touche ses lèvres gentilles^ quand la coupe s'at- 
tarde trop sur ses lèvres taillées pour le baiser. 

» Ne me blâmez pas de l'aimer si passionnément ; 
déjà je souffre assez de mon amour lui-même, 

» Ah I si vous saviez ses mérites ! Elle est aussi se- 
duLsante que Joseph chez Pharaon, aussi mélodieuse 
que David devant Saiil, aussi modeste que Marie, 
mère de Christ. 

» Et moi je suis aussi triste que Jacob loin de son 
fils, aussi malheureux que Jonas dans la baleine, 
aussi éprouvé que Job sur la paille, aussi déchu 
qu'Adam poursuivi par l'Ange ! 

» Ah! rien ne me gtiérira, que l'approche de 
l'amie! » 

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces vers, il 
sentit une grande fraîcheur entrer en lui, et lui apai- 
ser Tâme, et il fit signe à son père défaire asseoir le 
jeune homme près de lui et de le laisser seul avec 
lui. Et le roi, ravi de constater que son fils s'intéres- 
sait à quelque chose, se hâta d'inviter Marzaouân à 
prendre place près de Kamaralzamân et sortit de la 
salle après avoir cligné de Toeil au vizir pour lui 
dire de le suivre. 

Alors Marzaouân se pencha vers Toreille du prince 
et lui dit : 

« Allah m'a conduit jusqu'ici pour servir d'inter- 
médiaire entre toi et celle que tu aimes. Et pour t'en 



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^ 



74 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

donner la preuve, voici ! » Et il donna de tels détails 
à Kamaralzamân sur la nuit passée avec la jeune 
fille que le doute ne pouvait guère se produire. Et il 
ajouta : « Et cette jeune fille se nomme Boudour, et 
c'est la fille du roi Ghaïour, maître d'El-Bouhour et 
d'El-Koussour. Et c'est ma sœur par l'allaitement ! » 
A ces paroles, Kamaralzamân fut tellement sou- 
lagé de sa langueur qu'il sentit les forces lui revi- 
vifier l'âme ; et il se leva du lit et prit le bras de Mar- 
zaouân et lui dit : « Je vais partir tout de suite avec 
toi pour le pays du roi Ghaïour ! » Mais Marzaouân 
lui dit : « Il est un peu loin, et il te faut d'abord rega- 
gner tes forces complètement ! Puis nous irons en- 
semble là-bas, et toi seul guériras Sett Boudour! ».. 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U CENT gUATRE-VIN6T-DIX-NEUVIËME NUIT 



Elle dit: 

« ... et toi seul guériras Sett Boudour! » 
Sur ces entrefaites, le roi, poussé par la curiosité, 
rentra dans la salle et vit la figure rayonnante de son 
fils. Alors, de joie, sa respiration s'arrêta dans son 
gosier ; et cette joie arriva au délire quand il enten- 
dit son fils lui dire: « Je vais tout de suite m'habiller 
pour aller au hammam ! » 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 75 

Alors le roi se jeta au cou de Marzaouân et Tem- 
brassa, sans môme songer à lui demander la recette 
du remède dont il s'était servi pour obtenir en si 
peu de temps un si grand résultat. Et aussitôt, après 
avoir comblé Marzaouân de cadeaux et d'honneurs, 
il ordonna d'illuminer toute la ville en signe de joie, 
distribua une prodigieuse quantité de robes d'hon- 
neur et de largesses à ses dignitaires et h tous les 
gens du palais et fit ouvrir les cachots et élargir tous 
les prisonniers. Et de la sorte toute la ville et tout le 
royaume furent dans la joie et le bonheur. 

Lorsque Marzaouân jugea que la santé du prince 
était complètement rétablie, il le prit en particulier 
et lui dit : « C'est le moment de partir, puisque tu 
ne peux plus attendre. Fais donc tes préparatifs et 
allons-nous en ! » 11 répondit: « Mais mon père ne me 
laissera pas partir ; car il m'aime tant que jamais il 
ne se résoudra à se séparer de moi ! Ya Allah ! Quelle 
sera alors ma désolation ! Sûrement je retomberai 
plus malade qu'avant ! » Mais Marzaouân répondit : 
« J'ai déjà prévu la difficulté ; et je ferai en sorte que 
rien ne nous retarde. Pour cela voici ce que j'ai 
imaginé : un mensonge bienfaisant. Tu diras au roi 
que tu as envie de respirer le bon air dans une par- 
tie de chasse de quelques jours en ma compagnie, 
que ta poitrine est bien rétrécie depuis le temps que 
tu gardes la chambre. Et sûrement le roi ne te refu- 
sera pas la permission ! » 

Acesparoles,Kamaralzamân se réjouità l'extrême et 
alla sur-le-champ demander la permission à son père 
qui, en effet, pour ne point l'affliger, n'osa pas la lui 
refuser. Mais il lui dit: « Pour une nuit seulement ! 



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76 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Car ton absence, plus prolongée, me causerait un 
chagrin dont je mourrais ! » Puis le roi fit préparer 
pour son fils et Marzaouân deux magnifiques che- 
vaux et six autres de relais, plus un dromadaire 
chargé des équipements et un chameau chargé des 
vivres et des outres d'eau. 

Après quoi, le roi embrassa son fils Kamaralza- 
mân et Marzaouân, et les recommanda Tun à l'autre, 
en pleurant; et, après les adieux les plus touchants, 
les laissa s'éloigner de la ville avec tout leur campe- 
ment. 

Une fois hors des murs, les deux compagnons, 
pour donner le change aux palefreniers et aux con- 
ducteurs, firent semblant de chasser tout le jour ; et 
quand vint la nuit, ils firent dresser leurs tentes et 
mangèrent et burent et dormirent jusqu'à minuit. 
Alors Marzaouân réveilla doucement Kamaralzamân 
et lui dit : « Il faut profiter du sommeil de nos gens 
pour nous en aller ! » Ils montèrent donc chacun sur 
un des chevaux frais de relais et se mirent en route 
sans attirer l'attention. 

Ils marchèrent de la sorte à une très bonne allure 
jusqu'à la pointe du jour. A ce moment Marzaouân 
arrêta son cheval et dit au prince : « Arrête-toi éga- 
lement et descends ! » Et lorsqu'il fut descendu, il 
lui dit : « Enlève vite ta chemise et ton caleçon ! » 
Et Kamaralzamân se dévêtit, sans réplique, de sa 
chemise et de son caleçon. Et Marzaouân lui dit : 
« Maintenant donne-les-moi et attends-moi un peu ! » 
Et il prit la chemise et le caleçon et s'éloigna jusqu'à 
un endroit où le chemin se divisait en quatre. Alors 
il prit un cheval qu'il avait eu la précaution de traî- 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 77 

ner derrière lui, et le mena au milieu d'une forêt qui 
s'étendait jusque-là et Tégorgea et teignit de son 
sang la chemise et le caleçon. Après quoi il revint à 
Tendroit où la route se partageait et jeta ces habits 
dans la poussière du chemin. Puis il revint vers Ka- 
maralzamân qui l'attendait sans bouger et qui lui de- 
manda : « Je voudrais bien savoir tes projets. » Il 
répondit : « Mangeons d'abord un morceau. » Ils 
mangèrent et burent, et Marzaouân dit alors au 
prince : « Voici ! Lorsque le roi verra s'écouler deux 
jours sans que tu sois de retour, et lorsque les con- 
ducteurs lui auront dit que nous sommes partis au 
milieu de la nuit, il enverra tout de suite à notre re- 
cherche des gens qui ne manqueront pas de voir, là 
où la route se divise en quatre, ta chemise et ton cale- 
çon ensanglantés, et dans lesquels j'ai d'ailleurs pris 
la précaution de mettre quelques morceaux de viande 
de cheval et deux os cassés. Et de la sorte nul ne 
doutera qu'une bête sauvage t'ait dévoré et que moi 
j'aie pris la fuite de terreur. » Puis il ajouta: « Sans 
doute cette nouvelle effroyable sera un coup assom- 
mant pour ton père, mais aussi combien vive sera sa 
joie plus tard quand il apprendra que tu es vivant 
et marié à Sett Boudour ! » A ces paroles, Kamaral- 
zamân ne trouva rien à répliquer et dit : « Mar- 
zaouân, ton idée est excellente et ton stratagème in- 
génieux ! Mais comment ferons-nous pour les dépen- 
ses? » Il répondit : « Qu'à cela ne tienne ! J'ai pris 
avec moi les plus belles pierreries, dont la moins 
précieuse vaut plus de deux cent mille dinars. » 

Alors ils continuèrent à voyager de la sorte pen- 
dant un long espace de temps, jusqu'à ce qu'enfin 



/^ 



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78 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

leur apparût la ville du roi Ghaïour. Ils mirent 
alors leurs chevaux au grand galop et franchirent les 
murs et entrèrent par la grande porte des carava- 
nes. 

Kamaralzamân voulut aller tout de suite au palais ; 
mais Marzaouân lui dit de patienter encore et le 
mena au khân où descendaient les riches étrangers, 
et y resta avec lui trois jours pleins, pour que Ton 
fût bien reposé des fatigues du chemin. Et Marzaouân 
profita de ce temps pour faire confectionner à Tusage 
du prince un attirail complet d'astrologue, le tout en 
or et en matières précieuses ; il le conduisit ensuite 
au hammam et le vêtit, après le bain, de l'habit d'as- 
trologue. Alors seulement, après lui avoir donné les 
instructions nécessaires, il le mena jusque sous le 
palais du roi et le quitta pour aller aviser la nour- 
rice sa mère de son arrivée, afin qu'elle avertît la 
princesse Boudour. 

Quant à Kamaralzamân, il s'avança jusque sousle^ 
portail du palais... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENTIÈME NUIT 



Elle dit : 

... il s'avança jusque sous le portail du palais et, 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 79 

devant la foule massée sur la place et devant les 
gardes et les portiers, à haute voix il clama : 

« Je suis l'astrologue notoire, le magicien digne de 
mémoire ! ^ 

» Je suis la corde qui relève les rideaux les plus 
noirs et la clef qui ouvre les armoires et les tiroirs! 

» Je suis la plume qui trace les caractères sur les 
amulettes et les grimoires ! 

» Je suis la main qui étend le sable divinatoire et 
tire la guérison du fond de Pécritoire ! 

» Je suis celui qui donne leurs vertus aux talismans , 
et qui obtient par la parole toutes les victoires! 

» Je fais dévier les maladies vers les émonctoires ;je 
ne tne sers ni d'inflammatoires^ ni de vomitoires, ni 
de stemutatoires, ni d'infusoires, ni de vésicatoircs ! 

» Je n'use que d'oraisons jaculatoires ^ de mots évo- 
catoires, de formules propitiatoires, et y obtiens ainsi 
des cures péremptoires et méritoires ! 

» Je suis le magicien notoire, digne de mémoire : 
accourez tous me voir ! Je ne demande ni pourboire 
ni obole rémunératoire ; car je fais tout pour la 
gloire! » 

Lorsque les habitants de la ville, ks gardes et les 
portiers eurent entendu ce boniment, ils furent stu- 
péfaits ; car depuis Texécution sommaire des qua- 
rante médecins ils croyaient cette race-là éteinte, 
d autant qu'ils n'avaient jamais plus revu de méde- 
cin ou de magicien. 

Aussi ils entourèrent tous le jeune astrologue ; et, 
à la vue de sa bea\ité et de son teint si frais et de ses 



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80 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

autres perfections, ils furent charmés et en même 
temps bien désolés ; car ils eurent peur qu'il ne subtt 
le même traitement que ses prédécesseurs. Ceux qui 
étaient les plus proches du char recouvert de velours 
sur lequel il se tenait debout, le supplièrent de 
s'éloigner du palais et lui dirent : « Seigneur magi- 
cien, par Allah ! ne sais-tu donc pas le sort qui t*at- 
tend si tu t'attardes par ici? Le roi va te faire appe- 
ler pour que tu essayes ta science sur sa fille. Malheur 
à toi ! tu subiras le sort de tous ceux-là dont la tête 
coupée est suspendue juste au-dessus de toi ! » 

Mais à toutes leurs objurgations Kamaralzamân ne 
répondait qu'en criant plus haut : 

« Je suis le magicien notoire, digne de mémoire! Je 
n'emploie ni clysoirs, ni suspensoirs, nifumigatoires! 
vous tous ! venez me voir ! » 

Alors tous les assistants, bien que convaincus de 
son savoir, ne tremblèrent pas moins de le voir 
échouer devant cette maladie sans espoir. 

Ils se mirent donc à se frapper la main sur la 
paume de l'autre main, on se disant : « Quel dom- 
mage pour sa jeunesse ! » 

Or, le roi, sur ces entrefaites, entendit le tumulte 
sur la place et vit la foule qui entourait l'astrologue. 
Il dit à son vizir : « Va vite me chercher celui-là ! » 
Et le vizir immédiatement s'exécuta. 

Lorsque Kamaralzamân arriva dans la salle du 
trône, il baisa la terre entre les mains du roi et lui 
fit d'abord ainsi son compliment : 



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HISTOIRE DE KAMâRâLZAMAN AVEC BOUDOCR 81 

« En loi sont réunies les huit qualités qui obligent 
à se courber le front des plus sages : 

)) La science, la force, la puissance, la générosité, 
r éloquence, la subtilité, la fortune et la victoire. » 

Lorsque le roi Ghaïour eut entendu cette louange 
il fut charmé et regarda attentivement l'astrologue. 
Or, sa beauté était telle qu'il ferma un instant les 
yeux, puis les ouvrit et lui dit : « Viens t'asseoir à 
côté de moi ! » Puis il lui dit : « Vois-tu, mon en- 
fant, tu serais bien mieux sans ces habits de méde- 
cin ! Et je serais vraiment bien heureux de te don- 
ner ma fille comme épouse si tu parvenais à la gué- 
rir ! Mais je doute fort de ta réussite ! Et comme j'ai 
juré que nul ne devait rester vivant après avoir vu 
le visage de la princesse, à moins qu'il ne Tait obte- 
nue comme épouse, je me verrais forcé à contre- 
cœur de te faire subir le môme sort que les quarante 
qui t'ont précédé ! Réponds-moi donc. Consens-tu 
aux conditions posées ? » 

A ces paroles, Kamaralzamân dit : « roi fortuné, 
je viens de si loin vers ce pays prospère pour exercer 
mon art et non pour me taire ! Je sais ce que je ris- 
que, mais je ne reviendrai pas en arrière ! » Alors 
le roi dit au chef eunuque : « Conduis-le chez la pri- 
sonnière, puisqu'il persévère ! » 

Alor$ tous deux s'en allèrent chez la prii\cesse, et 
l'eunuque voyant le jeune homme hâter le pas, lui 
dit : « Misère ! crois-tu vraiment que le roi sera ton- 
beau-père ? )) Kamaralzamân dit : « Je l'espère ! Et 
d'ailleurs je suis tellement sûr de mon affaire que je 
puis guérir la princesse d'ici même, pour montrer 



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82 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

à toute la terre mon habileté et mon savoir- 
faire ! » 

A ces paroles, Teunuque, à la limite de Fétonne- 
ment, lui dit : « Comment ! peux-tu vraiment la 
guérir sans la voir ! Si cela est, quel mérite ne sera 
pas le tien ! » Kamaralzamân dit : « Bien que le 
dési^j de voir la princesse qui doit être mon épouse 
me pousse à pénétrer au plus vite chez elle, je pré- 
fère obtenir sa guérison en restant derrière le rideau 
de sa chambre. » Et l'eunuque lui dit: « La chose 
n'en sera que plus étonnante ! » 

Alors Kamaralzamân s*assit par terre derrière le 
rideau de la chambre de Sett Boudour, tira de sa 
ceinture une feuille de papier et lecritoire et écrivit 
la lettre suivante... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT QUATRIÈIHE NUIT 



Elle dit : 

... tira de sa ceinture une feuille de papier et 
Técritoire, et écrivit la lettre suivante : 

(c Ces lignes de la main de Kamaralzamân, fils du 
» sultan Schahraman, roi des terres et des océans 
» dans les pays musulmans aux îles de Khaledàn, 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 83 

» A Sett Boudour, fille du roi Ghaïour, maître 
» d*El-Bouhour et d'El-Koussour, pour lui exprimer 
» SES peines d'amour. 

» Si je devais te dire, ô princesse, toute la brû- 
» lure de ce cœur que tu frappas, il n'y aurait guère 
» sur la terre de roseaux assez durs pour tracer une 
» chose si hardie sur le papier. Mais sache bien, ô ! 
» adorable, que si l'encre venait à tarir, mon sang 
» ne tarirait pas, et t'exprimerait par sa couleur ma 
» ilamme du dedans, cette flamme qui me consume 
» depuis la nuit magicienne où dans le sommeil tu 
» m'apparus et pour toujours me captivas ! 

» Voici sous ce pli la bague qui t'appartenait. Je 
» te la renvoie comme la preu^ve certaine que c'est 
» bien moi le brûlé de tes yeux, le jaune comme 
» le safran, le bouillonnant comme le volcan, le 
» secoué par les malheurs et l'ouragan, qui crie 
» vers toi Aman, en signant de son nom, Kama- 
» ralzaman. 

» Je loge en ville dans le Grand- Khân. » 

Cette lettre écrite, Kamaralzamân la plia, y glissa 
adroitement 1^ bague, et la cacheta, puis la remit à 
l'eunuque qui entra immédiatement la remettre à 
Sett Boudour, en lui disant : « Il y a là, ô ma maî- 
tresse, derrière le rideau, un jeune astrologue si 
téméraire qu'il prétend guérir les gens sans les voir. 
Voici d'ailleurs ce qu'il m'a remis pour toi ! » 

Or, à peine la princesse Boudour eut-elle ouvert la 
lettre qu'elle reconnut sa bague et poussa un grand 
cri; puis, afToléCj elle bouscula l'eunuque et courut 



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84 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

écarter le rideau et, d'un coup d'œil, reconnut 
dans le jeune astrologue le bel adolescent à qui 
elle s'était donnée tout entière pendant son som- 
meil. 

Aussi sa joie fut telle qu'elle faillit devenir cette 
fois réellement folle. Elle se jeta au cou de son amou- 
reux, et tous deux s'embrassèrent comme deux 
pigeons longtemps séparés. 

A cette vue, Teunuque alla en toute hâte avertir le 
roi de ce qui venait de se passer, en lui disant : « Ce 
jeune astrologue est le plus savant de tous les astro- 
logues. Il vient de guérir ta fille sans même la voir, 
en se tenant derrière le rideau, sans plus ! » Et le 
roi s'écria : « Est-ce bien vrai ce que tu me dis là? » 
L'eunuque dit : « mon maître, tu n'as qu'à venir 
constater la chose avec ton propre œil ! » 

Alors le roi se rendit aussitôt dans l'appartement 
de sa fille, et vit qu'en effet la chose était réelle. Il 
en fut si réjoui qu'il baisa sa fille entre les deux 
yeux, car il l'aimait beaucoup ; et il embrassa égale- 
ment Kamaralzamân, puis lui demanda de quel pays 
il était. Kamaralzamân répondit : « Des îles de Kha- 
ledân, et je suis le fils même du roi Schahramân ! » 
Et il raconta au roi Ghaïour toute spn histoire avec 
Sett Boudour ! 

Lorsque le roi eut entendu cette histoire, il 
s'écria : « Par Allah ! cette histoire est si étonnante 
et si merveilleuse que, si elle était écrite avec les 
aiguilles sur le coin intérieur de l'œil, elle serait un 
sujet d'ébahissement à ceux qui la liraient avec 
attention ! » Et il la fit immédiatement écrire dans 
les annales par les scribes les plus habiles du palais 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOCR 85 

pour qu'elle fût transmise de siècle en siècle à toutes 
les générations de Tavenir. 

Aussitôt après, il fit venir le kâdi et les témoins et 
écrire sur Theure le contrat de mariage de Sett 
Boudour avec Kamaralzamân. Et Ton fit décorer et 
illuminer la ville pendant sept nuits et sept jours ; 
et Ton mangea et Ton but et Ton se réjouit ; et 
Kamaralzamân et Sett Boudour furent au comble de 
leurs souhaits et s entr'aimèrent pendant un long 
espace de temps, au milieu d^ fêtes, en bénissant 
Allah le Bienfaiteur ! 

Or, une nuit, après un festin où avaient été con- 
viés les principaux notables des îles extérieures et 
des îles intérieures, et que Kamaralzamân avait usé 
d'une façon encore plus merveilleuse que de cou- 
tume des somptuosités de son épouse, il eut après 
cela, une fois endormi, un songe où il vit son père, 
le roi Schahramân, lui apparaître le visage baigné 
de larmes, et lui dire tristement : 

« Est-ce ainsi que tu m'abandonnes, ya Kamaral- 
zamân ? Regarde ! je vais mourir de douleur ! » 

Alors Kamaralzamân se réveilla en sursaut, et 
réveilla également son épouse, et se mit à pousser de 
grands soupirs. Et Sett Boudour, anxieuse, lui de- 
manda : « Qu'as-tu, ô mon œil ? Si tu as mal au 
ventre, je vais tout de suite te faire une décoction d'a- 
nis et de fenouil. Et si tu as mal à la tête, je vais te 
mettre sur le front des compresses de vinaigre. Et si 
tu as trop mangé hier au soir, je te mettrai sur Testo- 
mac un pain chaud enveloppé dans une serviette et 
je te ferai boire un peu d'eau de roses mêlée à de 
l'eau de fleurs... 



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86 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT SIXIÈME NUIT 



Elle dit: 

»... et je te ferai boire un peu d'eau de fleurs mêlée 
à de Teau de roses !' » Kamaralzamân répondit : « Il 
nous faut partir dès demain, ô Boudour, pour mon 
pays où le roi mon père est malade. Il vient de 
m'apparaître en songe et m'attend là-bas en pleu- 
rant ! » Boudour répondit : « J'écoute et j'obéis ! » Et, 
bien qu'il fît encore nuit noire, elle se leva aussitôt 
et alla trouver son père, le roi Ghaïour, qui était dans 
son harem, et lui fit dire par l'eunuque qu'elle avait 
à lui parler. 

Le roi Ghaïour, en voyant apparaître la tête de 
l'eunuque à cette heure-là, fut stupéfait et dit à 
l'eunuque : « Qu'as-tu à m'annoncer de désastreux, 
ô visage de goudron ! » L'eunuque répondit : « C'est 
la princesse Boudour qui désire te parler! » 11 ré- 
pondit : « Attends que je mette mon turban. » 
Après quoi, il sortit et demanda à Boudour: « Ma 
fille, quelle espèce de poivre as-tu donc avalée pour 
être à cette heure en mouvement ? » Elle répondit : 
« mon père, je viens te demander la permission 
de partir dès l'aube pour Je pays de Khaledân, 
royaume du père de mon époux Kamaralzamân ! » Il 



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HISTOIRE DE RAMARALZAMÂN AVEC BOUDOUR 87 

dit : « Je ne m'y oppose nullement, pourvu que tu 
reviennes au bout d'un an. » Elle dit : « Certaine- 
ment ! » Et elle remercia son père de la permission 
en lui baisant la main, et appela Kamaralzamân qui 
le remercia également. 

Or, dès le lendemain, à Taube, les préparatifs 
étaient faits, et les chevaux harnachés, et les droma- 
daires et les chameaux chargés. Alors le roi Ghaïour 
fit ses adieux à sa fille Boudour et la recommanda 
beaucoup à son époux ; puis il leur fit cadeau de 
nombreux présents en or et en diamants, et les ac- 
compagna pendant un certain temps. Après quoi il 
revint vers la ville, non sans leur avoir encore fait 
ses dernières recommandations, en pleurant, et les 
laissa continuer leur chemin. 

Alors Kamaralzamân et Sett Boudour, après les 
larmes des adieux, ne songèrent plus qu'à la joie de 
voirie roi Schahramân. Et ils voyagèrent de la sorte 
le premier jour, puis le second jour et le troisième 
joiu*, et ainsi de suite jusqu'au trentième jour. Ils 
arrivèrent alors à une prairie fort agréable qui les 
tenta si bien qu'ils y firent dresser le campement 
pour s'y reposer uii jour ou deux. Et lorsque sa tente 
fut prête, dressée pour elle à l'ombre d'un palmier, 
Sett Boudour, fatiguée, y entra aussitôt, mangea un 
morceau, et ne tarda pas à s'endormir. 

Lorsque Kamaralzamân eut fini de donner ses ordres 
et de faire dresser les autres tentes beaucoup plus loin, 
pour qu'ils pussent jouir à eux deux du silence et de la 
solitude, il pénétra à son tour dans la tente et vit sa 
jeune épouse endormie. Et cette vue lui rappela la pre- 
mière nuit miraculeuse passée avec elle dans la tour. 



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88 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

En effet Sett Boudour, à ce moment, était étendue 
sur le tapis de la tente, la tète posée sur un oreiller 
de soie écarlate. Elle n'avait sur elle qu'une chemise 
couleur d'abricot, en gaze fine, ainsi que l'ample 
caleçon en étoffe de Mossoul. Et la brise entr'ouvrait 
de temps en temps la chemise légère jusqu'au nom- 
bril ; et, de la sorte, tout le beau ventre apparaissait 
blanc comme neige, avec, dans les endroits délicats, 
des fossettes assez larges pour contenir chacune une 
once de noix muscades. 

Aussi Kamaralzamân charmé ne put faire autre- 
ment que de se rappeler d'abord ces vers délicieux 
du poète : 

« Quand tu dors sur la pourpre, ta face claire est 
comme F aurore, et tes yeux tels les deux marins. 

» Quand ton corps vêtu de narcisses et de roses, 
s^étire debout ou s'allonge délié, ne l'égalerait le 
palmier qui croit en Arabie. 

» Quand tes fins cheveux où brillent les pierreries 
retombent massifs ou se déploient légers, nulle soie 
ne vaudrait leur tissu naturel! » 

Puis il se rappela également ce poème admirable 
qui acheva de le transporter à la limite de l'extase : 

« Dormeuse ! L'heure est magnifique où les palmes 
étalées boivent la clarté. Midi est sans haleine ! Un 
frelon d'or suce une rose en pâmoison ! Tu rêves. Tu 
souris ! Ne bouge plus. . . 

» Ne bouge plus ! Ta peau délicate et dorée colore de 
ses reflets la gaze diaphane ; et les rais du soleil, vie- 



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HISTOIRE DE KAHARALZAMAN AVEC BOUDOUR 89 

torieux des palmes, te pénètrent, 6 diamant^ et 
t' éclairent au travers. Ah ! ne bouge plus,.. 

» Ne bouge plus l Mais laisse ainsi tes seins respirer 
qui s'élèvent et s'abaissent comme les vagues de la 
mer. ! tes seins neigeux ! Que je les hume telle 
l'écume marine et le sel blanchissant. Ah! Laisse tes 
seins respirer... 

» Laisse tes seins respirer I Le ruisseau rieur réprime 
son rire ; le frelon sur la fleur arrête son fredon ; et 
mon regard brûle les deux grains grenats de raisin de 
tes seins. 0! laisse bniler mes yeux... 

» Laisse brûler mes yeux ! Mais que mon casur s'épa- 
nouisse, sous les palmes fortunées^ de ton corps macéré 
dans les roses et le santal, de tout le bienfait de la 
solitude et de la fraîcheur du silence ! » 

Après s'.être récité ces vers, Kamaralzamân se sen- 
tit brûler du désir de son épouse endormie, dont il 
ne pouvait se lasser, de même que le goût frais de 
l'eau pure est toujours délicieux au palais de l'altéré. 
Il se pencha donc sur elle et lui dénoua le cordon de 
soie qui retenait son caleçon ; et il tendait déjà la 
main vers l'ombre chaude des cuisses, quand il sen- 
tit un petit corps dur rouler sous ses doigts. Il le 
retira et vit que c'était une cornaline qui était atta- 
chée à un fil de soie juste au-dessus du vallon des 
roses. Et Kamaralzamân fut extrêmement étonné et 
pensa en lui-même : « Si cette cornaline n'avait pas 
des vertus extraordinaires, et si ce n'était pas un 
objet très cher aux yeux de Boudour, Boudour ne 
l'aurait point conservée si jalousement et cachée 
juste à l'endroit le plus précieux de son corps ! C'est 



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90 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

pour n'être jamais obligée de s'en séparer! Sûrement 
c'est son frère Marzaouân, le magicien, qui a dû lui 
donner cette pierre, pour la préserver du mauvais 
œil et des avortements ! » 

Puis Kamaralzamân, avant de pousser plus loin 
les caresses commencées, fut tenté tellement de 
mieux examiner la pierre, qu'il dénoua la soie qui 
la retenait, la prit et sortit de la tente pour la regar- 
der à la lumière. Et il vit que cette cornaline, taillée 
sur quatre faces, était gravée de caractères talisma- 
niques et de figures inconnues. Et comme il la tenait 
à la hauteur de son œil, pour en mieux considérer 
les détails, un grand oiseau soudain fondit du haut 
des airs et, dans une volte rapide comme l'éclair, la 
lui arracha de la main. 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap* 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT SEPTIÈME NUIT 



Elle dit : 

... et, dans une volte rapide comme l'éclair, la lui 
arracha de la main. Puis il alla se poser, un peu plus 
loin, sur la cime d'un grand arbre, et le regarda, 
immobile et narquois, en tenant au bec le talis- 
man. 

A cet accident désastreux, la stupeur de Kamaral- 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC ROCDOUR 91 

zamân fut si profonde qu'il ouvrit la bouche et resta 
quelques instants sans pouvoir bouger ; car devant 
ses yeux passa toute la douleur dont il voyait déjà 
Boudour affligée en apprenant la perte d'une chose 
qui devait sans doute lui être si chère. Aussi Kama- 
ralzamàn, revenu de son saisissement, n'hésita pas à 
prendre sa résolution. Il ramassa donc un caillou et 
courut vers l'arbre où se tenait perché l'oiseau. Il 
arriva à la distance nécessaire pour lancer la pierre 
sur le ravisseur, et il levait le bras pour le viser, 
quand l'oiseau sauta de l'arbre et alla se percher sur 
un second arbre un peu plus éloigné. Alors Kama- 
ralzamàn se mit à sa poursuite, et l'oiseau déguer- 
pit et alla sur un troisième arbre. Et Kamaralzamân 
se dit: « Il a dû voir dans ma main la pierre. Je 
vais la jeter pour lui montrer que je ne veux pas 
le blesser. » Et il jeta la pierre loin de lui. 

Lorsque l'oiseau vit Kamaralzamân jeter ainsi la 
pierre, il descendit à terre, mais à une certaine dis- 
tance tout de même. Et Kamaralzamân se dit : « Le 
voilà qui m'attend ! » Et il s'en approcha vivement; 
et comme il allait le toucher de la main, l'oiseau 
sauta un peu plus loin ; et Kamaralzamân sauta der- 
rière lui. Et l'oiseau sauta et Kamaralzamân sauta, 
et l'oiseau sauta et Kamaralzamân sauta, et ainsi de 
suite pendant des heures et des heures, de vallée en 
vallée, et de colline en colline, jusqu'à la tombée de 
la nuit. Alors Kamaralzamân s'écria : « 11 n'y a de 
recours qu'en Allah le Tout-Puissant ! » et il s'ar- 
rêta, hors d'haleine. Et l'oiseau également s'arrêta, 
mais un peu plus loin, sur le sommet d'un monti- 
cule. 



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92 L.ES Mi;.LE NUITS ET UNE NUIT 

A ce moment, Kamaralzamàn se sentit le front 
moite, encore plus de désespoir que de fatigue, et 
délibéra s'il ne devait pas plutôt retourner au cam- 
pement. Mais il se dit : « Ma bien-aimée Boudour 
serait capable de mourir de chagrin si je lui annon- 
çais la perte sans recours de ce talisman aux vertus 
pour moi si inconnues, mais qu'elle doit tenir pour 
essentielles. Et puis si je retournais, maintenant que 
tes ténèbres sont si épaisses, je risquerais fort de 
m'égarer ou d'être attaqué par les bêtes de la nuit. » 
Alors abimé dans ces pensées désolantes, il ne sut 
plus quel parti prendre et, dans sa perplexité, il 
s'étendit à terre à la limite de l'anéantissement. 

Il ne cessa pourtant pas d'observer l'oiseau dont 
les yeux brillaient étrangement dans la nuit ; et cha- 
que fois qu'il faisait un geste ou qu'il se levait dans 
la pensée de le surprendre, l'oiseau battait des 
ailes et lançait un cri pour lui dire qu'il le voyait. 
Aussi Kamaralzamàn, succombant à la fatigue et à 
l'émotion, se laissa jusqu'au matin aller au som- 
meil. 

A peine réveillé, Kamaralzamàn, décidé coûte que 
coûte à attraper l'oiseau ravisseur, se remit à sa 
poursuite ; et la même course recommença, mais 
avec aussi peu de succès que la veille. Et Kamaral- 
zamàn, le soir venu, se donna de grands coups en 
s'écriant : « Je le poursuivrai tant qu'il me restera 
un souffle de vie !» Et il ramassa quelques plantes 
et quelques herbes et s'en contenta pour toute nour- 
riture. Et il s'endormit, guetteur de l'oiseau, et 
guetté lui-même par les yeux qui brillaient dans la 
nuit. 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 93 

Or, le lendemain, les mêmes poursuites eurent lieu, 
et cela jusqu'au dixième jour, depuis le matin jus- 
qu'au soir ; mais, au matin du onzième jour, attiré 
toujours par le vol de Toiseau, il arriva aux portes 
d'une ville située sur la mer. 

A ce moment, le grand oiseau s'arrêta ; il déposa la 
cornaline talismamque devant lui, poussa trois cris 
qui signifiaient « Kamaralzamân », reprit la corna- 
line dans son bec, s'éleva dans les airs, et monta 
toujours en s'éloignant et disparut sur la mer. 

A cette vue, Kamaralzamftn fut dans une rage telle 
qu'il se jeta à terre, le visage sur le sol, et pleura 
longtemps, secoué par les sanglots. 

Au bout de plusieurs heures de cet état d'angoisse, 
il se décida à se lever et alla au ruisseau qui cou- 
lait près de là se laver les mains et le visage et faire 
ses ablutions ; puis il s'achemina vers la ville en 
songeant à la douleur de sa bicn-aimée Boudour et à 
toutes les suppositions qu'elle devait faire sur sa 
disparition et celle du talisman ; ef il se récitait des 
poèmes sur la séparation et les peines d'amour, dont 
celui-ci entre mille : 

« Pour ne point écouter les envieux qui me blâ-- 
maienty qui me disaient : « Tu subis ton sort y ô toi 
qui aimes un être trop beau! Quand on est beau, 
comme il est, on se préfère à tout amour ! » 

» Pour ne point les écouter, fai botœhé toutes les 
ouvertures de mes oreilles, et je leur ai dit : « Je l'ai 
choisi entre mille, c'est vrai ! Quand la destinée nous 
tient sous sa puissance, nos yeux deviennent aveu- 
gles et notre choix se fait dans les ténèbres ! » 



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94 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Puis Kamaralzamân franchit les portes et entra 
dans la ville. Il se mit à marcher par les rues sans 
qu'aucun des nombreux habitants qu'il croisait le 
regardât avec affabilité, comme le font les musul- 
mans à l'égard des étrangers. Aussi il continua son 
chemin et arriva de la sorte à la porte opposée de la 
ville, par oii Ton sortait pour aller aux jardins. 

Comme il trouva ouverte la porte d'un jardin plus 
vaste que les autres, il entra et vit venir à lui le 
jardinier qui, le premier, le salua en se servant de 
la formule des musulmans. Et Kamaralzamân lui 
rendit son souhait de paix, et respira d'aise en en- 
tendant parler arabe. Et, après l'échange des salams, 
Kamaralzamân demanda au vieillard : « Mais qu ont- 
ils, tous ces habitants, à avoir une figure si farouche 
et une froideur d'allures si glaçante et si peu hos- 
pitalière ? » Le bon vieillard répondit : « Qu'Allah 
soit béni, mon enfant, pour t'avoir tiré sans dom- 
mage de leurs mains ! Les gens qui habitent cette 
ville sont des envahisseurs venus des pays noi^s de 
l'Occident ; ils sont venus par mer, un jour, ont 
débarqué ici à l'improviste et ont massacré tous les 
musulmans qui habitaient notre ville. Ils adorent des 
choses extraordinaires et incompréhensibles, parlent 
un langage obscur et barbare, et mangent des choses 
pourries qui sentent mauvais, par exemple le fro- 
mage pourri et le gibier faisandé ; et ils ne se lavent 
jamais ; car, à leur naissance, des hommes fort laids 
et vêtus de noir leur arrosent le crâne avec de l'eau, 
et cette ablution, accompagnée de gestes étranges, 
les dispense de toutes autres ablutions durant le 
reste de leurs jours. Aussi ces gens, pour ne jamais 



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HISTOIRE DE KÂMARALZAMAN AVEC BOLDOLR 95 

être tentés de se laver, ont commencé par détruire 
les hammams et les fontaines publiques ; et ils ont 
construit sur leur emplacement des boutiques tenues 
par des putains qui vendent, en guise de boisson, 
un liquide jaune avec de Técume qui doit être de 
l'urine fermentée, ou pis encore ! Quant à leurs 
épouses, ô mon fils, c'est la calamité la plus abomi- 
nable ! Comme leurs hommes, elles ne se lavent 
guère, mais elles se blanchissent seulement la figure 
avec de la chaux éteinte et des coquilles d'œufs pul- 
vérisées ; de plus, elles ne portent point de linge, 
ni de caleçon qui puisse les garantir, par en bas, 
contre la poussière du chemin. Aussi leur appro- 
che, mon fils, est-elle pestilentielle; et le feu de 
r enfer ne suffirait pas pour les nettoyer ! Voilà, 
ô mon fils, au milieu de quelles gens je termine 
une existence que j'ai eu grand'peine à sauver du 
désastre. Car, tel que tu me vois, je suis le seul 
musulman ici encore en vie ! Mais remercions le 
Très-Haut qui nous a fait naître dans une croyance 
aussi pure que le ciel d'où elle nous est 
venue ! » 

Ayant dit ces paroles, le jardinier jugea, à la mine 
fatiguée du jeune homme, qu'il devait avoir besoin 
de nourriture, le conduisit à sa modeste maison, au 
fond du jardin, et, de ses propres mains, lui donna 
à manger et à boire. Après quoi il l'interrogea dis- 
crètement sur l'événement qui motivait son arri- 
vée... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



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96 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT HUmËME NUIT 



Elle dit : 

... révénement qui motivait son arrivée. 

Kamaralzamân, ému de reconnaissance pour la 
générosité du jardinier, ne lui déguisa rien de toute 
son histoire, et termina son récit en fondant en 
larmes. 

Le vieillard fit de son mieux pour le consoler 
et lui dit : « Mon enfant, la princesse Boudour 
a dû certainement te précéder au royaume de ton 
père, le pays de Khaledân. Ici, dans ma maison, tu 
trouveras chaleur d'affection, asile et repos, jusqu'à 
ce qu'un jour Allah envoie un navire qui puisse te 
transporter à l'île la plus proche d'ici et qu'on 
nomme l'île d'Ebène. Et alors de l'île d'Ébène jus- 
qu'au pays de Khaledân la distance n'est pas bien 
grande, et tu trouveras là beaucoup de navires 
pour t'y transporter. Je vais donc dès aujourd'hui 
me rendre au port, et tous les jours je recommence- 
rai, jusqu'à ce que je voie un marchand qui con- 
sente à faire avec toi le voyage à l'île d'Ébène ; car 
pour en trouver un qui veuille aller jusqu'au pays 
de Khaledân, il faudrait des années et des an- 
nées ! » 

Et le jardinier ne manqua pas de faire comme il 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 97 

avait dit ; mais des jours et des mois se passèrent 
sans qu'il pût trouver un navire en partance pour 
nie d'Ébène. 
Et voilà pour Kamaralzamân ! 

Mfids pour ce qui est de Sett Boudour, il lui arriva 
des choses si merveilleuses et si étonnantes, ô Roi 
fortuné, que je me hâte de revenir à elle. Voici ! 

En effet, lorsque Sett Boudour se réveilla, son pre- 
mier mouvement fut d'ouvrir les bras pour serrer 
contre elle Kamaralzamân. Ausssi son étonnement 
fut-il très vif de ne le point trouver à côté d'elle ; et 
sa surprise fut extrême de constater que son caleçon 
à elle était dénoué et que le cordon de soie avait 
disparu avec la cornaline talismanique. Mais elle 
pensa que Kamaralzamân, qui ne l'avait pas encore 
vue, avait dû l'emporter dehors pour la mieux re- 
garder. Et elle attendit patiemment. 

Lorsque, au bout d'un certain temps, elle vit que 
Kamaralzamân ne revenait pas, elle commença à s'in- 
quiéter fort, et fut bientôt dans une affliction incon- 
cevable. Et lorsque le soir fut venu sans amener le 
retour de Kamaralzamân, elle ne sut plus que pen- 
ser de cette disparition, mais elle se dit: « Ya Allah ! 
Quelle chose assez extraordinaire a pu ainsi obliger 
Kamaralzamân à s'éloigner, lui qui ne peut s'absen- 
ter une heure loin de moi ! Mais comment se fait-il 
qu'il ait également emporté le talisman ? Ah ! mau- 
dit talisman, tu es la cause de notre malheur. Et 
toi, maudit Marzaouân, mon frère, qu'Allah te con- 
fonde de m'avoir fait cadeau d'une chose si fu- 
neste ! » 



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98 LE3 MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Mais quand Sett Boudour vit, au bout de deux 
jours, que son époux ne revenait pas, au lieu de 
s'affoler comme toute femme l'eût fait en pareille 
circonstance, elle trouva dans le malheur une fer- 
meté dont les personnes de son sexe sont d'ordi- 
naire bien dénuées. Elle ne voulut rien dire à per- 
sonne au sujet de cette disparition, de peur d'être 
trahie ou mal servie par ses esclaves ; elle en- 
fonça sa douleur dans son âme, et défendit à la 
jeune suivante qui la servait d'en rien dire. Puis, 
comme elle savait combien sa ressemblance était 
parfaite avec Kamaralzamân, elle quitta aussitôt ses 
habits de femme, et prit dans la caisse les effets de 
Kamaralzamân, et commença à s'en vêtir. 

Elle mit d'abord une belle robe rayée, bien ajustée 
à la taille et laissant le cou dégagé ; elle s'entoura 
d'une ceinture en filigrane d'or où elle passa un poi- 
gnard à poignée de jade incrustée de rubis ; elle s'en- 
veloppa la tête d'un foulard de soie multicolore 
qu'elle serra autour de son front avec une triple 
corde en poil soyeux de jeune chameau et, ces pré- 
paratifs faits, elle prit un fouet à la main, se cambra 
les reins et ordonna à sa jeune esclave de s'habiller 
des vêtements qu'elle venait elle-même de quitter 
et de marcher derrière elle. De la sorte tout le 
monde, en voyant la suivante, pouvait se dire : 
« C'est Sett Boudour ! » Elle sortit alors de la tente 
et donna le signal du départ. 

Sett Boudour, déguisée de la sorte en Kamaralza- 
mân, se mit à voyager, suivie de son escorte, pen- 
dant des jours et des jours, jusqu'à ce qu'elle fût 
arrivée devant une ville située sur le bord de la mer. 



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HISTOIRE DE KÂMARALZAMAM AVEC BOUDOUR 99 

Elle fit alors dresser les tentes aux portes de la ville 
et demanda : « Quelle est cette ville ? » On lui ré- 
pondit : « C'est la capitale de Tîle d'Ébène. » Elle 
demanda : « Et quel en est le roi ?» On lui répon- 
dit: « 11 s'appelle le roi Armapos. » Elle demanda: 
« A-t-il des enfants ? » On lui répondit : « Il n'a 
qu'une fille unique, la plus belle vierge du royaume, 
et son nom est Haïat-Alnefous... (1) 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa* 
raître le matin et, discrète^ se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT NEUVIÈME NUIT 

Elle dit : 

»... la plus belle vierge du royaume, et son nom 
est Haïat-Alnefous ! » 

Alors Sett-Boudour envoya un courrier porteur 
d'une lettre au roi Armanos, pour lui annoncer son 
arrivée ; et dans cette lettre elle se faisait toujours 
passer pour le prince Kamaralzamân, fils du roi 
Schahramân, maître du pays de Khaledân. 

Lorsque le roi Armanos eut appris cette nouvelle, 
comme il avait toujours eu les meilleurs rapports 
avec le puissant roi Schahramân, il fut heureux de 
pouvoir faire les honneurs de sa ville au prince 
Kamaralzamân. Aussitôt, suivi d'un cortège com- 
posé des principaux de sa cour, il alla vers les 

(*) Halat-Alnefous : Vie des Ames. 



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100 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tentes, au-devant de Sett Boudoufv et la reçut avec 
tous les égards et les honneurs qu'il croyait ren- 
dre au fils d^un roi ami. Et, malgré les hésitations 
de Boudour qui essayait de ne pas accepter le loge- 
ment qu'il lui offrait gracieusement au palais, le roi 
Armanos la décida à l'accompagner. Et ils firent en- 
semble leur entrée en ville, solennellement. Et, 
trois jours durant, des festins magnifiques réga- 
lèrent toute la cpur, avec une somptuosité extraor- 
dinaire. 

Alors seulement le roi Armanos se réunit avec 
Sett Boudour pour lui parler de son voyage et lui 
demander ce qu'elle comptait faire. Or, ce jour-là, 
Sett Boudour, toujours sous le déguisement de Kamar- 
alzamân, était allée au hammam du palais, où elle 
n'avait voulu accepter les services d'aucun masseur. 
Et elle en était sortie si miraculeusement belle et si 
brillante, et ses charmes avaient un attrait telle- 
ment surnaturel sous cet aspect d'adolescent, que 
tout le monde, sur son passage, s'arrêtait de respi- 
rer et bénissait le Créateur. 

Donc le roi Armanos vint s'asseoir à côté de Sett 
Boudour et causa avec elle pendant un long espace 
de temps. Et il fut tellement subjugué par ses char- 
mes et son éloquence qu'il lui dit : « Mon fils, en 
vérité, c'est Allah lui-même qui t'envoie dans mon 
royaume, pour que tu sois la consolation de mes 
vieux jours et me tiennes lieu de fils à qui je puisse 
léguer mon trône ! Veux-tu donc, mon enfant, m'ac- 
corder cette consolation, en acceptant de te marier 
avec ma fille unique Haïat-Alnefous ? Nul au monde 
n'est aussi digne que toi de ses destinées et de sa 



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HISTOIBE DE KAMARALZAMAN AVEC DOUDOUR iOl 

beauté ! Elle vient à peine d'être nubile, car le mois 
dernier elle est entrée dans sa quinzième année. C'est 
une fleur exquise que j'aimerais te voir respirer ! 
Accepte-la, mon fils, et tout de suite j'abdique en ta 
faveur le trône dont mon grand âge ne me permet 
plus de supporter les fatigantes charges ! » 

Cette proposition, et cette offre généreuse si spon- 
tanée jetèrent la princesse Boudour dans un embar- 
ras fort gênant. Elle ne sut d'abord que faire pour 
ne point trahir le trouble qui l'agitait ; et elle baissa 
les yeux et réfléchit un bon moment, tandis qu'une 
sueur froi4e lui glaçait le front. Elle pensa en elle- 
même : « Si je lui répondais que je suis déjà, en 
tant que Kamaralzamân, marié avec Sett Boudour, 
il me répondrait que le Livre permet quatre femmes 
légitimes ; si je lui disais la vérité sur mon sexe, il 
serait capable de me forcer à me marier avec lui ; 
ou bien encore la nouvelle serait connue de tout le 
monde et j'en aurais une grande honte; si je refu- 
sais cette offre paternelle, son affection se changerait 
en haine farouche contre moi, et il serait capable, 
une fois que j'aurais quitté son palais, de me tendre 
des embûches pour me faire périr. 11 vaut donc mieux 
accepter la proposition, en laissant s'accomplir la 
destinée ! Et qui sait ce que l'insondable me cache ? 
En tcjut cas, en devenant roi, j'aurai acquis un 
royaume fort beau pour le céder à Kamaralzamân, à 
son retour. Mais pour ce qui est de la consomma- 
tion de l'acte avec la jeune Haïat-Alncfous, mon 
épouse, il y aurait peut-être moyen ; je réfléchi- 
rai. » 

Donc elle releva la tête et, le visage coloré d'une 



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102 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

rougeur que le roi attribua à une modestie et à un em- 
barras compréhensibles chez un adolescent si can- 
dide, elle répondit: « Je suis le fils soumis qui répond 
par Touïe et Tobéissance au moindre des souhaits de 
son roi ! » 

A ces paroles, le roi Armanos fut à la limite de 
Tépanouissement et voulut que la cérémonie du ma- 
riage eût lieu le jour même. 11 comnciença par abdi- 
quer le trône en faveur de Kamaralzamân, devant 
tous ses émirs, ses notables, ses officiers et ses cham- 
bellans ; il fit annoncer cet événement à toute la ville 
par les crieurs publics, et dépêcha des courriers par 
tout son empire pour annoncer la chose aux popu- 
lations. 

Alors une fête sans précédent fut organisée en un 
clin d'œil dans la ville et dans le palais, et, au mi- 
lieu des cris de joie et au son des fifres et des cym- 
bales, fut écrit le contrat de mariage du nouveau roi 
avec Haïat-Alnefous. 

Le soir venu, la vieille reine, entourée de ses 
suivantes qui poussaient des « lu-lu-lu » de joie, 
amena la jeune épousée Haïat-Alnefous à Sett Bou- 
dour, dans son appartement : car elles la prenaient 
toujours pour Kamaralzamân. Et Sett Boudour, sous 
son aspect de roi adolescent, s'avança gentiment vers 
son épouse et lui releva, pour la première fois, la 
voilette du visage. 

Alors toutes les assistantes, à la vue de ce couple 
si beau, furent si captivées qu'elles en pâlirent de 
désir et d'émoi. 

La cérémonie terminée, la mère de Haïat-Alnefous 
ettoutesles suivantes, aprèsavoirformulé des milliers 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 103 

de vœux de félicité et^ après avoir allumé tous les 
flambeaux, se retirèrent discrètement et laissèrentles 
nouveaux mariés seuls dans la chambre nuptiale... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT DIXIÈME NUIT 



Elle dit : 

... les nouveaux mariés seuls dans la chambre 
nuptiale. 

Sett Boudour fut charmée de Taspcct plein de fraî- 
cheur de la jeune Haïat-Alnefous, et, d'un coup 
d'œil rapide, elle la jugea vraiment désirable avec 
ses grands yeux noirs effarés, son teint limpide, ses 
petits seins qui se dessinaient enfantins sous la gaze. 
Et Haïat-Alnefous sourit timidement d'avoir plu à 
son époux, bienqu^elle tremblât d'émotion contenue 
et baissât les yeux, osant à peine bouger sous ses 
voiles et ses pierreries. Et elle aussi avait pu tout 
de même remarquer la beauté souveraine de cet 
adolescent aux joues vierges de poil qui lui parais- 
sait plus parfait que les plus belles filles du palais. 
Aussi ce ne fut point sans être remuée dans tout son 
être qu'elle le vit tout doucement s'approcher et s'as- 
seoir à côté d'elle sur le grand matelas étendu sur 
les tapis. 



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104 LES MILLE NUITS ET CNE NUIT 

Sett Boudour prit les petites mains de la fillette 
dans ses mains et se pencha lentement et la baisa 
. sur la bouche. Et Haïat-Alnefous n'osa pas lui ren- 
dre ce baiser si délicieux, mais ferma les yeux com- 
plètement et poussa un soupir de félicité profonde. 
Et Sett Boudour lui prit la tête dans la courbe de ses 
bras, Uappuya contré sa poitrine, et, à mi-voix, lui 
chanta doucement des vers d'un rythme si berceur 
que l'enfant peu h peu s'assoupit avec, sur les lèvres, 
un sourire heureux. 

Alors Sett Boudour lui enleva ses voiles et ses 
ornements, la coucha, et s'étendit près d'elle en la 
prenant dans ses bras. Et toutes deux s'endormirent 
ainsi jusqu'au matin. 

A peine réveillée, Sett Boudour, qui s'était cou- 
chée avec presque tous ses vêtements et même avec 
son turban, se hâta de faire promptement de som- 
maires ablutions, vu qu'elle prenait ailleurs des 
bains nombreux en secret pour ne pas se trahir, 
s'orna de ses attributs royaux, et alla à la salle de 
justice recevoir les hommages de toute la cour, ré- 
gler les affaires, supprimer les abus, nommer et 
destituer. Entre autres suppressions qu'elle jugea 
urgentes, elle abolit les octrois, les douanes et les 
prisons, et distribua de grandes largesses aux sol- 
dats, au peuple et aux mosquées. Aussi l'aimèrent 
beaucoup tous ses nouveaux sujets et firent des vœux 
pour sa prospérité et sa longue vie. 

Quant au roi Armanos et à son épouse, ils se 
hâtèrent d'aller prendre des nouvelles de leur fille 
Haïat-Alnefous, et lui demandèrent si son époux 
avait été bien gentil, et si elle n'était pas trop fati- 



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HISTOIRE DE KAHARALZAMAK AVEC BOUDOUR i05 

guée ; car ils ne voulaient pas d'abord Tinterroger 
sur la question la plus importante. Haïat-Alnefous 
répondit : « Mon époux a été délicieux ! Il m'a bai- 
sée sur la bouche, et je me suis endormie dans 
ses bras, au rythme des chansons ! Ah ! comme il 
est gentil ! » Alors Armanos dit ; « C'est là tout ce 
qui s'est passé, ma fille ? » Elle répondit : « Mais 
oui ! » Et la mère demanda : « Alors tu ne t'es 
même pas complètement déshabillée ? » Elle répon- 
dit : « Mais non !. » Alors le père et la mère se re- 
gardèrent, mais ne dirent plus rien ; puis ils s'en 
allèrent. Et voilà pour eux ! 

Quant à Sett Boudour, une fois les affaires termi- 
nées, elle rentra dans son appartement retrouver 
Haïat-Alnefous, et lui demanda : « Que t'ont-ils dit, 
ma gentille, ton père et ta mère? » Elle répondit : 
« Ils m'ont demandé pourquoi je ne m'étais pas 
déshabillée ! » Boudour répondit : « Qu'à cela ne 
tienne! Je vais tout de suite t'y aider ! » Et, pièce par 
pièce, elle lui enleva tous ses vêtements, y compris 
la dernière chemise, et la prit toute nue dans ses 
bras et s'étendit avec elle sur le matelas. 

Alors, bien doucement, Boudour déposa un baiser 
sur les beaux yeux de l'enfant, et lui demanda : 
« Hauat-Alnefous, mon agneau, dis-moi, aimes-tu 
beaucoup les hommes? » Elle répondit : « Je n'en ai 
jamais vu, excepté, bien entendu, les eunuques du 
palais. Mais il paraît que ce ne sont que des demi- 
hommes seulement ! Que leur manque-t-il donc pour 
être complets ? » Boudour répondit : « Juste ce qui 
te manque à toi, mon œil ! » Haïat-Alnefous, sur- 
prise, répondit : « A moi? Et que me manque-t-ii, 



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106 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

par Allah ? » Boudour répondit : « Un doigt ! » 
A ces paroles, la petite Haïat-Alnefous, épouvantée, 
lança un cri étouffé et sortit ses deux mains de des- 
sous la couverture et étendit ses dix doigts en les 
regardant avec des yeux dilatés par la terreur. Mais 
Boudour la serra contre elle et la baisa dans les 
cheveux et lui dit : « Par Allah ! ya Haïat-Alnefous, 
je plaisantais seulement! » Et elle continua à la cou- 
vrir de baisers jusqu'à ce qu'elle l'eût complètement 
calmée. Alors elle lui dit : « Ma gentille, embrasse- 
moi ! » Et Haïat-Alnefous approcha ses lèvres fraî- 
ches des lèvres de Boudour, et toutes deux, ainsi en- 
lacées, s'endormirent jusqu'au matin... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT ONZIÈME NUIT 



Elle dit: 

... et toutes deux, ainsi enlacées, s'endormirent 
jusqu'au matin. 

Alors Boudour sortit présider aux affaires du 
royaume ; et le père et la mère de Haïat-Alnefous 
entrèrent prendre des nouvelles de leur fille. 

Le roi Armanos, le premier, demanda: « Eh 
bien, mon enfant, qu'Allah soit béni ! Je te vois en- 
core sous la couverture ! N'es-tu pas trop brisée ? » 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOCR 107 

Elle répondit : « Mais pas du tout ! Je me suis bien 
reposée dans les bras de mon bel époux, qui cette 
fois m'a mise toute nue et m'a baisée sur tout le 
corps par petits baisers délicats. Ya Allah ! que 
c'était délicieux ! J'avais partout des fourmillements 
nombreux et des frissons ! Pourtant il ma bien fait 
peur un moment en me disant qu'il me manquait 
un doigt ! Mais il plaisantait seulement. Aussi ses 
caresses m'ont-elles ensuite donné tant de plaisir, et 
ses mains paient si douces sur ma peau nue, et ses 
lèvres sur mes lèvres je les sentais si chaudes et si 
pleines que je me suis ainsi oubliée jusqu'au matin, 
me croyant au paradis ! » 

Alors la mère lui demanda : « Mais où sont les 
serviettes ? As-tu perdu beaucoup de ton sang, ma 
chérie?» Et la jeune fille, étonnée, répondit; « Je 
n'ai rien perdu du tout ! » 

A ces paroles, le père et la mère, à la limite du 
désespoir, se frappèrent le visage, en s'écriant: « 
notre honte ! ô notre malheur ! Pourquoi ton époux 
nous méprise-t-il, et te dédaigne-t-il à ce point? « 

Puis le roi peu à peu entra dans une grande colère 
et se retira en criant à son épouse d'une voix assez 
forte qui fut entendue de la petite : « Si la nuit pro- 
chaine Kamaralzamân ne remplit pas son devoir en 
prenant la virginité de notre fille et en sauvant ainsi 
notre honneur à tous, je saurai bien châtier son 
indignité ! Je le chasserai du palais, après l'avoir fait 
descendre du trône que je lui ai donné, et je ne sais 
môme si je ne lui infligerai pas un châtiment encore 
plus terrible! » Ayant dit ces paroles, le roi Armanos 
sortit de la chambre de sa fille consternée, suivi de 



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108 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

son épouse dont le nez s'allongeait jusqu'à ses 
pieds. 

Aussi lorsque, la nuit venue, Sett Boudour fut 
entrée dans la chambre de Haïat-Alnefous, elle la 
trouva toute triste, la tête enfouie dans les coussins 
et secouée par des sanglots. Elle s'approcha d'elle et 
la baisa sur le front, lui essuya les larmes et l'in- 
terrogea sur le sujet de sa peine ; et Haïat-Alnefous 
lui dit d'une voix émue : « mon seigneur aimé, 
mon père veut te reprendre le trône qu'il t'a donné 
et te renvoyer du palais; et jo ne sais ce qu'il veut 
encore te faire ! Et tout cela parce que tu ne veux pas 
prendre ma virginité, et sauver ainsi l'honneur de 
son nom et de sa race ! 11 veut absolument que la 
chose soit faite cette nuit même ! Et moi, ô mon 
maître bien-aimé, si je te dis cela, ce n'est point pour 
te pousser à prendre ce que tu dois prendre, mais 
pour te garantir du danger dont il te menace. Car 
toute la journée je n'ai fait que pleurer en pensant 
à la vengeance que mon père prémédite contre toi ! 
Ah ! de grâce, hâte-toi de ravir ma virginité, et de 
faire en sorte, comme le veut ma mère, que les ser- 
viettes blanches deviennent toutes rouges! Et moi je 
me confie entièrement à ton savoir, et je mets mon 
corps et toute mon âme entre tes mains ! Mais c'est à 
toi de décider ce qu'il me faut faire pour cela ! » 

A ces paroles, Sett Boudour se dit : « C'est le mo- 
ment ! Je vois bien qu'il n'y a plus moyen de diffé- 
rer ! Je mets ma foi en Allah! » Et elle dit à la jeune 
fille : « Mon œil, m'aimes-tu beaucoup? » Elle ré- 
pondit : « Comme le ciel ! » Boudour la baisa sur 
la bouche et lui demanda : « Combien encore? » 



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HISTOIRE DE KAMARALZÂMAM AVEC BOODOUR 109 

Elle répondit, déjà frissonnante sous le baiser : « Je 
ne sais pas ! Mais beaucoup ! » Elle lui demanda en- 
core : « Puisque tu m'aimes tant que cela, aurais-tu 
été heureuse si, au lieu d'être ton époux, j'avais été 
seulement ton frère? » L'enfant battit des mains et 
répondit : « Je serais morte de bonheur ! » Boudour 
dit : « Et si j'avais été, ma gentille, non pas ton 
frère, mais ta sœur ; si j'avais été comme toi une 
jeune fille, au lieu d'être un jeune homme, m'aurais- 
tu autant aimée ? » Haïat-Alnefous dit : « Encore 
plus, parce que j'aurais été toujours avec toi, j'aurais 
toujours joué avec toi, couché dans le même lit que 
toi, sans que nous nous séparions jamais ! » Alors 
Boudour attira la jeune fille tout contre elle et lui 
couvrit les yeux de baisers et lui dit : « Eh bien, 
Haïat-Alnefous, serais-tu capable de garder pour toi 
seule un secret, et de me donner ainsi une preuve de 
ton amour? » La jeune fille s'écria: « Puisque je 
t'aime, tout m'est facile ! » 

Alors Boudour prit l'enfant dans ses bras et la tint 
sous ses lèvres à en perdre toutes deux la respiration, 
puis elle se leva, toute droite, et dit: « Regarde-moi, 
Haïat-Alnefous, et sois donc ma sœur! » 

Et, en môme temps, d'un geste rapide elle cntr ou- 
vrit sa robe, depuis le col jusqu'à la ceinture, et fit 
saillir deux seins éclatants couronnés de leurs roses ; 
puis elle dit: « Comme toi, ma chérie, je suis 
femme, tu le vois! Et si je me suis déguisée en 
homme, c'est à la suite d'une aventure étrange 
extrêmement et que je vais te raconter sans 
retard ! » 

Alors elle s'assit de nouveau, prit la jeune fille 



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no LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

sur ses genoux et lui narra toute son histoire depuis 
le commencement jusqu'à la fin. Mais il n'y a point 
d'utilité à la répéter. 

Lorsque la petite Haïat-Alnefous eut entendu cette 
histoire, elle fut à la limite de l'émerveillement et, 
comme elle était toujours assise dans le sein de 
Sett Boudour, elle lui prit le menton dans sa petite 
main et lui dit : « ma sœur, quelle vie délicieuse 
nous allons vivre ensemble en attendant le retour de 
ton bien-aimé Kamaralzamân ! Fasse Allah hâter son 
arrivée, afin que notre bonheur soit complet ! » Et 
Boudour lui dit : « Qu'Allah entende tes vœux, ma 
chérie, et moi je te donnerai à lui comme seconde 
* épouse, et tous trois nous serons ainsi dans la plus 
parfaite félicité ! » Puis elles s'embrassèrent longue- 
ment et jouèrent ensemble à mille jeux, et Haïat- 
Alnefous s'étonnait de tous les détails de beauté 
qu'elle trouvait en Sett Boudour. Elle lui prenait 
les seins et disait : « ma sœur, comme tes seins 
sont beaux ! Begarde ! Ils sont bien plus gros que 
les miens ! Tu vois comme ils sont petits, les petits 
miens ! Crois-tu qu'ils grandiront? » Et elle la détail- 
lait partout et elle l'interrogeait sur les découvertes 
qu'elle faisait ; et Boudour, entre mille baisers, lui 
répondait en l'instruisant avec une clarté parfaite, et 
Haïat-Alnefous s'exclamait : « Ya Allah ! je com- 
prends maintenant ! Imagine-toi que lorsque je de- 
mandais aux esclaves : « A quoi sert ceci ? à quoi 
sert cela ? » ils clignaient de l'œil mais ne répon- 
daient pas ! D'autres, à ma grande fureur, claquaient 
de la langue, mais ne répondaient pas! Et moi, de 
rage, je m'égratignais les joues et je criais de plus 



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HISTOIRE DE KAMARâLZâMÂN AVEC BOUDOUR lll 

en plus fort : « Dites-moi à quoi sert cela? » Alors, 
à mes cris, ma mère accourait et s'informait, et tou- 
tes les esclaves disaient : « Elle crie parce qu'elle 
veut nous obliger à lui expliquer à quoi sert cela ! » 
Alors la reine ma mère, à la limite de l'indignation, 
malgré mes protestations de repentir, mettait nu 
,mon petit cul et me donnait une fessée furieuse en 
disant : « Voilà à quoi sert cela ! » Et moi je finis par 
être tout à fait persuadée que cela ne servait qu'à 
recevoir la fessée ; et ainsi de suite pour tout le 
reste. » 

Puis elles continuèrent toutes deux à dire et faire 
mille folies, si bien qu'avec le matin Haïat-Alnefous 
n'avait plus rien à apprendre et avait pris cons- 
cience du rôle charmant que devaient remplir dé- 
sormais tous ses organes délicats... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT DOUZIÈME NUIT 



Elle dit : 

... conscience du rôle charmant que devaient rem- 
plir désormais tous ses organes délicats. 

Alors, comme l'heure approchait où le père et la 
mère allaient entrer, Haïat-Alnefous dit à Boudour : 
« Ma sœur, que faut-il dire à ma mère qui va me 



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112 LES MILLE KUITS ET UNE NUIT 

demander de lui montrer le sang de ma virginité ? » 
Boudour . sourit et dit : « La chose est facile ! » Et 
elle alla en cachette prendre un poulet et Tégorgea et 
barbouilla de son sang les cuisses de la jeune fille 
et les serviettes, et lui dit : « Tu n'auras qu'à leur 
montrer cela ! Car la coutume s'arrête là et ne per- 
met pas de recherches plus profondes. » Elle lui 
demanda : « Ma sœur, mais pourquoi ne veux-tu pas 
me l'enlever toi-même, par exemple avec le doigt?» 
Boudour répondit : « Mais, mon œil, parce que jeté 
réserve, comme je te l'ai dit, à Kamaralzamân ! » 

Là-dessus, Haïat-Alnefous fut satisfaite tout à fait, 
et Sett Boudour sortit présider la séance de jus- 
tice. 

Alors entrèrent chez leur fille le roi et la reine, 
prêts à éclater de fureur, contre elle et contre son 
époux, si tout n'était pas consommé. Mais à la vue 
du sang et des cuisses rougies, ils s'épanouirent tous 
deux et se dilatèrent et ouvrirent toutes grandes les 
portes de l'appartement. Alors entrèrent toutes les 
femmes, et éclatèrent les cris de joie et les« lu-lu-lu » 
de triomphe ; et la mère, à la limite de la fierté, mit 
sur un coussin de velours les serviettes rougies, et, 
suivie de tout le cortège, fit ainsi le tour du harem. 
Et tout le monde apprit de la sorte l'heureux événe- 
ment ; et le roi donna une grande fête et fit immo- 
ler, pour les pauvres, un nombre considérable de 
moutons et déjeunes chameaux. 

Quant à la reine et aux invitées, elles rentrè- 
rent chez la jeune Haïat-Alnefous, et la baisèrent 
chacune entre les deux yeux, en pleurant, et restè- 
rent avec elle jusqu'au soir, après l'avoir conduite 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 113 

au hammam, enveloppée de foulards pour qu'elle ne 
prît pas froid. 

Quant à Sett Boudour elle continua ainsi tous les 
jours à siéger sur le trône de Tîle d'Ebène et à 
se faire aimer par ses sujets qui la croyaient tou- 
jours un homme et faisaient des vœux pour sa lon- 
gue vie. Mais, le soir venu, elle allait retrouver avec 
bonheur sa jeune amie Haïat-Alnefous, la prenait 
dans ses bras et s'étendait avec elle sur le matelas. 
Et toutes deux, enlacées jusqu'au matin comme un 
époux avec son épouse, se consolaient par toutes 
sortes d'ébats et de jeux délicats, en attendant le 
retour de leur bien-aimé Kamaralzamân. Et voilà 
pour tous ceux-là ! 

Mais pour ce qui est de Kamaralzamân, voici ! 11 
était resté dans la maison du bon jardinier musul- 
man, située hors des murs de la ville habitée par les 
envahisseurs si inhospitaliers et si malpropres venus 
des pays de TOccident. Et son père le roi Schahra- 
màn, dans les îles de Khaledân, ne douta plus, après 
avoir vu dans la forêt les membres sanglants, de la 
perte de son bien-aimé Kamaralzamân ; et il prit le 
deuil, lui et tout son royaume, et fit bâtir un monu- 
ment funèbre oîi il s'enferma pour pleurer dans le 
silence la mort de son enfant. 

Et, de son côté, Kamaralzamân, malgré la compa- 
gnie du vieux jardinier qui faisaitde son mieux pour 
le distraire et lui faire espérer l'arrivée d'un navire 
qui pût le transporta à l'île d'Ebène, vivait triste- 
ment et se rappelait avec douleur les beaux jours 
. passés. 



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il4 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Or, un jour que le jardinier était allé, selon son 
habitude, faire son tour du côté du port dans le but 
de trouver le navire qui consentît à prendre son hôte, 
Kamaralzamân était assis bien triste dans le jardin 
et se récitait des vers, en regardant s'ébattre les 
oiseaux, quand soudain son attention fut attirée par 
les cris rauques de deux grands oiseaux. Il leva la 
tête vers l'arbre d'où venait ce bruit, et vit une dis- 
pute acharnée à coups cruels de bec, de griffes et 
d'ailes. Mais bientôt, juste devant lui, l'un des deux 
oiseaux dégringola sans vie, alors que le vainqueur 
prenait son vol vers le loin. 

Mais, au même moment, deux oiseaux bien plus 
grands, perchés sur un arbre du voisinage, et qui 
avaient vu le combat, vinrent se poser aux côtés du 
mort ; l'un se plaça à la tête du défunt et l'autre à 
ses pieds ; puis tous deux inclinèrent tristement la 
tête et se mirent notoirement à pleurer. 

A cette vue, Kamaralzamân fut ému à l'extrême et 
pensa à son épouse Sett Boudour, puis se mit, par 
sympathie pour les larmes des oiseaux, à pleurer 
également. 

Au bout d'un certain temps, Kamaralzamân vit les 
deux oiseaux creuser une fosse avec leurs grififes et 
leurs becs et y enterrer le mort. Puis ils s'envolè- 
rent et, au bout de quelques moments, ils revinrent 
à l'endroit même de la fosse, mais en tenant, l'un par 
l'aile et l'autre par les pieds, l'oiseau meurtrier qui 
faisait de grands efforts pour s'échapper et lançait 
des cris effroyables. Ils le déposèrent, sans le lâcher 
sur la tombe du défunt, et de quelques rapides coups 
de bec, ils Téventrèrent, pour venger ainsi le crime, 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOLDOUR H5 

lui arrachèrent les entrailles et s'envolèrent en le 
laissant palpiter, dans Tagonie, sur le sol... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT SEIZIÈME NUIT 



Elle dit : 

... et s'envolèrent en le laissant palpiter, dans l'a- 
gonie, sur le sol. 

Tout cela ! Et Kamaralzamân était resté immobile 
de surprise à regarder un spectacle si extraordinaire. 
Puis, les oiseaux envolés, il fut poussé par la curio- 
sité et s'approcha de l'endroit où gisait l'oiseau cri- 
minel sacrifié, et en* regardant son cadavre, il vit, au 
milieu de l'estomac éventré, briller quelque chose 
de rouge, qui fixa son attention. Il se baissa et, 
'l'ayant ramassé, il tomba évanoui d'émotion : il 
venait de retrouver la cornaline talismanique de 
Sett Boudour ! 

Lorsqu'il fut revenu de son évanouissement, il 
serra contre son cœur le précieux talisman, cause 
de tant de soucis, de soupirs, de regrets et de dou- 
leurs, et s'écria : « Fasse Allah que ce soit là un 
présage de bonheur et le signe que je retrouverai 
également ma bien-aimée Boudour ! » Puis il baisa 
le talisman et le porta à son front, ensuite il l'en- 



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116 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

veloppa soigneusement dans un morceau de toile et 
l'attacha autour de son bras, pour éviter tout risque 
de le perdre désormais. Et il se mit à sauter de jqie. 

Lorsqu'il se fut calmé, il se rappela que le bon jar- 
dinier Tavait prié de déraciner un vieux caroubier 
qui ne donnait plus ni feuilles ni fruits. Il se ceignit 
donc la taille d'une ceinture de chanvre, releva ses 
manches, prit une cognée et une couffe et se mit 
immédiatement à l'œuvre, en donnant de grands 
coups sur les racines à fleur de terre du vieil arbre. 
Mais soudain il sentit le fer de l'instrument résonner 
sur un corps métallique et résistant, et il entendit 
comme un bruit sourd qui se prolongeait sous terre. 
Il écarta alors vivement la terre et les cailloux et 
mit ainsi à découvert une grande plaque de bronze 
qu'il se hâta d'enlever. Alors il trouva un escalier, 
taillé dans le roc, de dix marches assez hautes ; et 
après avoir prononcé les paroles propitiatoires « la 
ilah ill' Allah » il se hâta de descendre et vit un 
large caveau carré, de construction fort ancienne, des 
temps reculés de Thammoud et d'Aâd ; et dans ce 
grand caveau voûté il trouva vingt énormes vases, 
rangés en bon ordre de chaque côté. Il souleva le cou- 
vercle du premier et vit qu'il était entièrement rem- 
pli de lingots d'or rouge ; il souleva alors le second 
couvercle, et trouva que le second vase était entiè- 
rement rempli de poudre d'or. Il ouvrit alors les 
dix-huit autres et les trouva remplis de lingots et de 
poudre d'or, alternativement. 

Kamaralzamân, remis de sa surprise, sortit alors 
du caveai;, replaça la plaque, acheva son travail, 
arrosa les arbres selon l'habitude qu'il avait prise 



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H18T0IRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 117 

d'aider le jardinier, et ne cessa qu'avec le soir, lors- 
que son vieil ami fut revenu. 

Les premières paroles que le jardinier dit à 
Kamaralzamân furent pour lui annoncer une bonne 
nouvelle. II lui dit en effet : « mon enfant, j'ai la 
joie de t'annoncer ton prochain retour vers le pays 
des musulmans. J'ai trouvé, en effet, un navire affrété 
par de riches marchands et qui va mettre à la voile 
dans trois jours ; et j'ai parlé au capitaine qui a 
accepté de te donner passage jusqu'à l'île d'Ebène. » 
A ces paroles, Kamaralzamân se réjouit fort, et 
baisa la main au jardinier et lui dit : « mon père, 
de même que tu viens de m'annoncer la bonne nou- 
velle, j'ai également à t'annoncer, à mon tour, une 
autre nouvelle qui te réjouira... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et^ discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT DIX-NEUVIÈME NUIT 



Elle dit: 

»... une autre nouvelle qui te réjouira, je crois, 
bien que tu ignores l'avidité des hommes du siècle, 
et que ton cœur soit pur de toute ambition ! Prends 
seulement la peine de venir avec moi dans le jardin, 
et je te ferai voir, ô mon père^ la bonne fortune que 
t'envoie le sort miséricordieux ! » 

T. V. 8 



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118 LÈS MILLE "KUITS ET UNE NUIT 

- Il mena alors le jardinier à Tendroit où s'élevait 
le caroubier déraciné, souleva la grande plaque et/ 
malgré sa surprise et sa frayeur, il le fit descendre 
dans le caveau et découvrit devant lui les vingt 
vases remplis de lingots et de poudre d'or. Et le bon 
jardinier, ébahi, levait les bras et ouvrait de grands 
yeux en disant, devant chaque vase : « Ya Allah ! » 
Puis Kamaralzamân lui dit : « Voici maintenant ton 
hospitalité récompensée par le Donateur ! La main 
môme que l'étranger tendait vers toi, pour être se- 
couru dans l'adversité, du même geste fait couler 
Tor dans ta demeure ! Ainsi le veulent les destinées 
propices aux si rares actions colorées par la beauté 
pure et par la bonté des cœurs spontanés ! » 

A ces paroles, le vieux jardinier, sans pouvoir pro- 
noncer une parole, se mit à pleurer, et les larmes 
glissaient silencieusement dans sa longue barbe et 
jusque sur sa poitrine. Puis il put parler et dit : 
« Mon enfant, que veux-tu qu'un vieillard comme 
moi fasse de cet or et de ces richesses? Je suis pau- 
vre, en vérité, mais mon bonheur est suffisant et il 
sera complet si tu veux bien me donner seulement 
un drachme ou deux pour acheter un linceul qu'en 
mourant dans ma solitucie je déposerai à mes côtés, 
afin que le passant charitable y mette ma dépouille, 
en vue du jugement ! » 

Et cette fois ce fut au tour de Kamaralzamân de 
pleurer. Puis il dit au vieillard : « père de la 
sagesse, ô cheikh aux mains parfumées, la sainte 
solitude où s'écoulent tes années pacifiques efface 
devant tes yeux les lois, faites pour le bétail adami- 
que, du juste et de l'injuste, du faux et du vrai ! 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 119 

Mais je retourne, moi, au milieu des humains féro- 
ces, et ces lois, je ne saurais les oublier sous peine 
d'être dévoré ! Cet or, ô mon père, t'appartient donc en 
toute certitude puisque la terre est à toi après Allah ! 
Mais, si tu veux, partageons ! Je prendrai la moitié, 
et toi l'autre moitié. Sinon, je n'en toucherai abso- 
lument rien ! » 

Alors le vieux jardinier répondit : « Mon fils, ma 
mère m'enfanta ici même il y a quatre-vingt-dix 
ans, puis elle est morte ; et mon père est mort éga- 
lement. Et l'œil d'Allah a suivi mes pas et je grandis 
à l'ombre de ce jardin et au bruit du ruisseau natal. 
J'aime ce ruisseau et ce jardin, ô mon enfant, et 
ces murmurantes feuilles et ce soleil et cette terre 
maternelle où mon ombre en liberté s'allonge et se 
reconnaît, et la nuit sur ces arbres la lune qui me 
sourit jusqu'au matin. Tout cela me parle, ô mon 
enfant ! Je te le dis pour que tu saches la raison qui 
me retient ici, qui m'empêche de partir avec toi vers 
les pays musulmans. Je suis le dernier musulman 
de ce pays où vécurent les aïeux. Que mes os y 
blanchissent donc, et que le dernier musulman 
meure la face tournée vers le soleil qui éclaire une 
terre maintenant immonde, souillée qu'elle est par 
les fils barbares de l'obscur Occident ! » 

Ainsi parla le vieillard aux tremblantes mains. 
Puis il ajouta : 

« Pour ce qui est de ces vases précieux qui te 
préoccupent, prends, puisqu 'ainsi tu le désires, les 
dix premiers et laisse les dix autres dans ce caveau. 
Ils seront la récompense de celui qui mettra en terre 
le linceul où je dormirai. 



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120 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

» Mais ce n'est pas tout ! Le difficile n'est pas là ; 
le difficile est d'embarquer ces vases sur le navire 
sans attirer l'attention et exciter la cupidité des 
hommes à l'âme noire qui habitent la ville. Or, 
dans mon jardin, ces oliviers sont chargés de leurs 
fruits, et là-bas où tu vas, à l'île d'Ebène, les olives 
sont chose rare et fort estimée ! Je vais donc courir 
acheter vingt grands pots que nous remplirons à 
moitié de lingots et de sable d'or et le reste, jusqu'en 
haut, des olives de mon jardin. Et alors seulement 
nous pourrons les faire porter sans crainte au navire 
en partance. » 

Ce conseil fut immédiatement suivi par Kamaral- 
zamân qui passa la journée à préparer les pots ache- 
tés. Et, comme il ne lui restait plus que le dernier 
pot à remplir, il se dit : « Ce miraculeux talisman 
n'est pas assez en sûreté autour de mon bras ; on 
peut me le voler pendant mon sommeil ; il peut se 
perdre autrement. 11 vaut donc mieux, à coup sûr, 
que je le mette au fond de ce vase ; puis je le cou- 
vrirai avec les lingots et la poudre d'or, et par-des- 
sUsletoutje placerai les olives ! » Et aussitôt il mit 
son projet à exécution ; et la chose finie, il recou- 
vrit le dernier pot de son couvercle de bçus blanc ; 
et, pour reconnaître au besoin ce poteau milieu 
des vingt, il y fit une encoche vers la base, puis, 
entraîné par ce travail, il grava complètement son 
nom au couteau, « Kamaralzamân », en beaux carac- 
tères entrelacés. 

Cette besogne finie, il pria son vieil ami d'aviser les 
hommes du navire qu'ils eussent à venir le lendemain 
prendre les pots. Et le vieillard s'acquitta aussitôt delà 



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HISTOIRE DE RAMARÂLZAMÂN AVEC BOUDOUR 121 

commission, puis revint à sa maison,un peu fatigué, et 
^se coucha avec une fièvre légère et quelques frissons. 

Le lendemain matin le vieux jardinier, qui de sa 
vie entière n'avait été souffrant, sentit augmenter 
son mal de la veille, mais n'en voulut rien dire à 
Kamaralzamân pour ne pas attrister son départ. Il 
resta sur son matelas, en proie à une grande fai- 
blesse, et comprit que ses derniers moments n'al- 
laient plus tarder. 

Dans la journée les hommes de la mer vinrent au 
jardin pour prendre les pots, et demandèrent à 
Kamaralzamân, qui était allé leur ouvrir la porte, de 
leur indiquer ce qu'ils avaient à prendre. Il les 
mena près de la haie et leur montra, rangés, les 
vingt pots, en disant : « Ils sont remplis d'olives de 
premier choix. Je vous prie donc de prendre garde 
de ne pas trop les abîmer ! » Puis le capitaine qui 
avait accompagné ses hommes dit à Kamaralzamân : 
« Et surtout, seigneur, ne manque pas d'être exact ; 
car demain matin le vent souffle de terre, et nous 
mettons à la voile aussitôt ! » Et ils prirent les pots 
et s'en allèrent... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT VINGT-DEUXIÈME NUIT 



Elle dit : 

..♦ Et ils prirent les pots et s'en allèrent. 



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122 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Alors Kamaralzamân entra chez le jardinier et 
lui trouva le visage fort pâle, bien qu'empreint d'une 
grande sérénité. Il lui demanda de ses nouvelles 
et apprit ainsi le mal dont souflFrait soi^ ami ; et, 
malgré les paroles que le malade lui disait pour le 
rassurer, il ne laissa pas d'être fort inquiet. Il lui fit 
prendre diverses décoctions d'herbes vertes, mais 
sans grand résultat. Puis il lui tint compagnie toute 
la journée, elle veilla durant la nuit, et put voir de 
la sorte le mal s'aggraver. Aussi, avec le matin, le 
bon jardinier qui avait à peine eu la force de l'appeler 
à son chevet, lui prit la main et lui dit : « Kamaral- 
zamân, mon fils, écoute ! Il n'y a d'autre Dieu, 
qu'Allah ! Et notre seigneur Mohammad est l'envoyé 
d'Allah ! » Puis il expira. 

Alors Kamaralzamân fondit en larmes et resta long- 
tempsassisàpleurer,àcôté.nselevaensuite, lui ferma 
les yeux, lui rendit les derniers devoirs, lui confec- 
tionna un linceul blanc, creusa la fosse et mit en terre 
le dernier fils musulman de ce pays devenu mécréant. 
Et alors seulement il songea à aller s'embarquer. 

Il acheta quelques provisions, ferma la porte du 
jardin, prit la clef avec lui, et courut en hâte au 
port, alors que le soleil était déjà bien haut; mais ce 
fut pour voir le navire, toutes voiles dehors, em- 
porté par le vent favorable vers la haute mer. 

La douleur de Kamaralzamân, à cette vue, fut ex- 
trême; mais il n'en fit rien paraître pour ne pas faire 
rire à ses dépens la canaille du port ; et tristement il 
reprit le chemin du jardin dont il était devenu, 
par la mort du vieillard, le seul héritier et le 
seul propriétaire. Aussi, une fois arrivé dans la 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOL'DOUR 123 

petite maison, il s'effondra sur le matelas et pleura 
sur lui-même, sur sa bien-aimée Boudour et sur le 
talisman qu'il venait de perdre pour là seconde fois. 
L'affliction de Kamaralzamàn fut donc sans limites 
quand il se vit forcé, par le destin farouche, de rester 
encore dans ce pays inhospitalier jusqu'à une date 
inconnue ; et la pensée d'avoir pour toujours perdu 
le talisman de Sett Boudour le désolait encore bien 
plus, et il se disait : « Mes malheurs ont commencé 
avec la perte du talisman ; et la chance m'est revenue 
quand je l'ai retrouvé; et maintenant que je l'ai re- 
perdu, qui sait les calamités qui vont s'abattre sur 
ma tête ! » Il finit pourtant par s'écrier : « Il n'y a 
de recours qu'en Allah le Très-Haut ! » Puis il ï>e 
leva et, pour ne pas risquer de perdre les dix autres 
vases qui formaient le trésor souterrain, il alla ache- 
ter vingt nouveaux pots, y mit la poudre et les lin- 
gots d'or et acheva de les remplir d'olives jusqu'au 
haut, en se disant : « Ils seront ainsi prêts, le jour 
qu'Allah écrira pour mon embarquement! » Et il 
recommença à arroser les légumes et les arbres à 
fruits, en se récitant des vers bien tristes sur son 
amour pour Boudour. Et voilà pour lui ! 

Quant au vaisseau, il eut un vent favorable, et ne 
tarda pas à arriver à l'ile d'Ebène, et alla mouiller 
juste au-dessous de la jetée où s'élevait le palais 
qu'habitait la princesse Boudour sous le nom de 
Kamaralzaûiân. 

A la vue de ce navire qui entrait, toutes ses voiles 
déployées et toutes ses bannières au vent, Sett 
Boudour eut une envie extrême de l'aller visiter, 



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124 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

d*autant plus qu'elle avait toujours l'espoir de re- 
trouver un jour ou l'autre son époux Kamaralzamàn 
embarqué à bord de l'un des navires qui arrivaient 
du loin. Elle ordonna à quelques-uns de ses cham- 
bellans de l'accompagner, et se rendit à bord du na- 
vire qu'on lui disait, d'ailleurs, chargé de fort riches 
marchandises. 

Lorsqu'elle fut arrivée à bord, elle fit appeler le 
capitaine et lui dit qu'elle voulait visiter son na- 
vire. Puis, lorsqu'elle se fut assurée que Kamaralza- 
màn n'était point au nombre des passagers, elle de- 
manda, par curiosité, au capitaine : « Qu'as-tu avec 
toi comme cargaison, ô capitaine ? » Il répondit : « 
mon maître, outre les marchands qui sont passagers, 
nous avons dans nos cales de fort belles étoffes et 
des soieries de tous les pays, des broderies sur velours 
et des brocarts, des toiles peintes anciennes et mo- 
dernes du plus bel effet, et d'autres marchandises de 
prix ; nous avons des médicaments chinois et indiens, 
des drogues en poudres et oi feuilles, des dictâmes, 
des pommades, des collyres, des onguents et des 
baumes précieux ; nous avons des pierreries, des 
perles, de l'ambre jaune et du corail ; nous avons 
aussi des aromates de toutes sortes et des épices 
de choix, du musc, de l'ambre gris et de l'encens, 
du mastic en larmes transparentes, du henjoin gouri 
et de l'essence de toutes les fleurs ; nous avons éga- 
lement du camphre, du coriandre, du cardamome, 
des clous de girofle, de la cannelle de Serendib, du 
tamar indien et du gingembre ; enfin nous avons 
embarqué, au dernier port, des olives de qualité, de 
celles dites « des oiseaux », celles qui ont une peau 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 125 

très fine et une chair douce, juteuse et de la cou- 
leur de rhuile blonde... 

— A ce moment de sa narration,Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT VINGT-CINQUIÈME NUIT 



Elle dit: 

)) ... celles qui'ont une peau très fine et une chair 
dduce, juteuse et de la couleur de Fhuile blonde. » 

Lorsque la princesse Boudour eut entendu ce mot 
d'olives, comme elle raffolait des olives, elle arrêta 
le capitaine et lui demanda, avec des yeux brillants 
de désir: « Ah ! et combien en avez- vous de ces olives 
des oiseaux? » Il répondit : « Nous en avons vingt gros 
pots. » Elle dit : « Sont-ils très gros, dis-le moi ? Et 
contiennent-ils aussi des olives de la qualité farcie, tu 
sais, celle dont on enlève les noyaux pour les rempla- 
cer par des câpres acides, et que mon âme préfère de 
beaucoup aux autres avec noyaux ? » Le capitaine 
ouvrit les yeux et dit : « Je crois qu'il doit aussi y en 
avoir dans ces pots. » 

A ces paroles, la princesse Boudour sentit la salive 
lui remplir le palais de désir insatisfait, et elle de- 
manda : « Je désirerais fort acheter T un de ces pots. » 
Le capitaine répondit : « Bien que le propriétaire 
ait manqué le vaisseau, au moment du départ, et 



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126 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

que je ne puisse en disposer librement, notre maitre 
le roi a le droit de prendre ce qui lui plaît ! » Et il 
cria: « Hé ! vous autres, apportez de la cale Tun des 
vingt pots d'olives ! » Et aussitôt les marins apportè- 
rent, rayant sorti de la cale, Tun des vingt. 

Sett Boudour fit lever le couvercle et fut si émer- 
veillée de Taspect admirable de ces olives des 
oiseaux qu'elle s'écria : « Je désire acheter les 
vingt ! Combien peuvent-ils coûter au cours du 
souk ? » Le capitaine répondit : « Au cours du souk 
de l'île d'Ebène, les olives valent bien maintenant, 
je pense, cent drachmes le pot. » Sett Boudour dit à 
ses chambellans : « Payez au capitaine mille drachmes 
pour chaque pot. » Et elle ajouta : « Lorsque tu re- 
tourneras au pays du marchand, tu lui payeras ainsi 
le prix de ses olives. » Et elle s'en alla, suivie des 
porteurs chargés des pots d'olives. 

Le premier soin de Sett Boudour, en arrivant au 
palais, fut d'entrer chez son amie Haïat-Alnefous 
pour la prévenir de l'arrivée des olives. Et quand 
les pots eurent été, suivant les ordres donnés, 
apportés à l'intérieur du harem, Boudour et Haïat- 
Alnefous, à la limite de l'impatience, firent apporter 
un grand plateau, le plus grand de tous les pla- 
teaux à confitures, et ordonnèrent aux femmes es- 
claves de soulever délicatement le premier pot et 
d'en verser tout le contenu dans le plateau, de façon 
à faire un tas bien arrangé, où l'on pût distinguer 
les olives à noyaux de celles qui pouvaient être 
farcies . 

Aussi quel ne fut point l'étonnement émerveillé 
de Boudour et de son amie en voyant des olives 



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HISTOIRE DE KâMâRALZAMâN AVEC BOUDOUR 127 

mêlées à des lingots et à de la poudre d'or ! Et cette 
surprise n'était pourtant pas exempte de désap- 
pointement, à la pensée que les olives pouvaient 
être gâtées par ce mélange. Aussi Boudour fit-elle 
apporter d'autres plateaux et vider tous les autres 
pots, l'un après l'autre, jusqu'au vingtième. Mais 
lorsque les esclaves eurent renversé ce vingtième et 
que le nom de Kamaralzamân eut paru sur la base, 
et que le talisman eut brillé au milieu des olives 
renversées, Boudour poussa un cri, devint toute 
pâle et tomhia évanouie dans les bras de Haïat-Alne- 
fous ! Elle venait de reconnaître la cornaline qu'elle 
portait dans le temps attachée au nœud de soie de 
son caleçon ! 

Lorsque, grâce aux soins de Haïat-Alnefous, Sett 
Boudour fut revenue de son évanouissement, elle 
prit la cornaline talismanique et la porta à ses lèvres 
en poussant des soupirs de bonheur ; puis pour ne 
point faire reconnaître son déguisement par les es- 
claves, elle les congédia toutes, et dit à son amie : 
« Voici, ô ma bien-aimée chérie, le talisman cause 
de ma séparation d'avec mon époux adoré. Mais, de 
même que je l'ai retrouvé, je pense retrouver égale- 
ment celui dont la venue nous remplira toutes deux 
de félicité ! » 

Aussitôt elle envoya mander le capitaine du navire 
qui se présenta entre ses mains et embrassa la terre 
et attendit d'être questionné. Alors Boudour lui dit : 
« Peux-tu me dire, ô capitaine, ce que fait dans son 
pays le propriétaire des pots d'olives? » Il répondit : 
« Il est aide-jardinier, et devait s'embarquer avec ses 
olives pour venir les vendre ici, quand il manqua le 



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128 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

navire. » Boudour dit : « Eh bien, sache, ô capi- 
taine, qu'en goûtant aux olives, dont les plus belles 
sont en effet farcies, j'ai découvert que celui qui les 
avait préparées ne pouvait être que mon ancien cui- 
sinier; car lui seul savait donner àla farce aux câpres 
ce piquant et ce moelleux à la fois, que je goûte in- 
finiment. Et ce maudit cuisinier un jour prit la fuite, 
de craint^ d'être puni pour avoir déchiré son garçon 
de cuisine en essayant sur lui des étreintes trop 
dures et peu proportionnées. Il te faut donc remettre 
à la voile et me ramener le plus vite possible cet 
aide-jardinier que je soupçonne fort d'être mon 
ancien cuisinier. Fauteur de la déchirure de son dé- 
licat assistant. Et je te récompenserai largement si 
tu apportes une grande diligence à l'exécution de 
mes ordres ; sinon jamais plus je ne te permettrai de 
venir dans mon royaume ; et même, si tu y reviens 
je te ferai mettre à mort, avec tous les hommes de 
Féquipage... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT VINGT-HUITIÈME NUIT 



Elle dit : 

»... mettre à mort, avec tous les hommes de 
l'équipage!» 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 129 

A ces paroles, le capitaine ne put répondre que 
par l'ouïe et Tobéissance et, malgré le préjudice que 
ce départ forcé portait à ses marchandises, il pensa 
en être tout de môme dédommagé à son retour par 
le roi, et mit aussitôt à la voile. Et Allah lui écrivit 
une si heureuse navigation qu'il arriva en quelques 
jours à la ville mécréante, et débarqua de nuit avec 
les marins les plus solides de son équipage. 

Aussitôt il se rendit avec son escorte au jardin 
habité par Kamaralzamân et frappa à la porte. 

A ce moment, Kamaralzamân, ayant fini son travail 
de la journée, était assis fort triste et, les larmes aux 
yeux, se récitait des vers sur la séparation. Mais en 
entendant frapper à la porte il se leva et alla 
demander : « Qui est là ? » Le capitaine prit une 
voix cassée et dit : « Un pauvre d'Allah ! » A cette 
supplique, dite en arabe, Kamaralzamân sentit battre 
son cœur de commisération ; il ouvrit. Mais aussitôt 
il fut appréhendé et garrotté; et son jardin fut envahi 
par les marins qui, voyant les vingt pots rangés 
comme la première fois, se hâtèrent de les em- 
porter. Puis ils s'en retournèrent tous au navire et 
mirent immédiatement à la voile. 

Alors le capitaine, entouré de ses hommes, s'ap- 
procha de Kamaralzamân et lui dit : « Ah ! c'est toi 
l'amateur de garçons qui a déchiré l'enfant, dans la 
cuisine du roi ! A l'arrivée du navire, tu trouveras 
le pal tout prêt à te rendre la pareille, à moins que 
dès maintenant tu ne préfères être embroché par ces 
gaillards continents ! » Et il lui montra les marins qui 
clignaient de l'œil en le regardant, car ils le trouvaient 
excellent comme aubaine à se mettre sous la dent. 



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130 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

A ces paroles, Kamaralzamân qui, bien que libéré 
de ses liens depuis Farrivéc à bord, n'avait prononcé 
mot et s'était laissé aller à sa destinée, ne put 
supporter pareille imputation et s'écria : « Je me 
réfugie en Allah ! N'as-tu pas honte de parler de la 
sorte, ô capitaine? Prie pour le Prophète! » Le capi- 
taine répondit : « Que la bénédiction d'Allah et la 
prière soient sur Lui [le Prophète] et sur tous les 
siens ! Mais c'est bien toi qui as enculé le garçon ! » 

A ces paroles, Kamaralzamân s'écria de nouveau: 
« Je me réfugie en Allah ! » Le capitaine répliqua : 
« Qu'Allah nous fasse miséricorde ! Nous nous 
mettons sous sa garde ! » Et Kamaralzamân reprit : 
« vous tous, je jure sur la vie du Prophète (sur Lui 
la prière et la paix !) que je ne comprends rien à 
pareille accusation et que je n'ai jamais mis les 
pieds dans cette île d'Ebène, où vous me menez, et 
dans le palais de son roi ! Priez pour le Prophète, ô 
bonnes gens! » Alors tous répliquèrent, suivant 
l'usage : « Que sur Lui soit la bénédiction ! » 

Mais le capitaine reprit : « Alors tu n'as jamais été 
cuisinier et tu n'as jamais déchiré d'enfant dans ta 
vie? » Kamaralzamân, à la limite de Tindignation, 
cracha à terre et s'écria : « Je me réfugie en Allah ! 
Faites de moi ce que vous voudrez, car, par Allah ! 
ma langue ne tournera plus pour de pareilles 
réponses ! » Et il ne voulut plus dire un mot. Alors 
le capitaine reprit : « Quant à moi, ma mission sera 
accomplie quand je t'aurai livré au roi. Si tu es 
innocent, tu te débrouilleras comme tu pourras ! » 

Sur ces entrefaites, le navire arriva à l'île d'Ébène 
heureusement ; et aussitôt le capitaine débarqua et 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 131 

mena Kamaralzamân au palais, et demanda à entrer 
chez le roi. Et immédiatement, comme il était 
attendu, il fut introduit dans la salle du trône. 

Or, Sett Boudour, pour ne point se trahir, et dans 
son intérêt à elle et à Kamaralzamân, avait combiné 
un plan fort sage, surtout pour une femme. 

Aussi lorsqu'elle eut regardé celui que le capitaine 
amenait, d'un seul coup d'œil elle reconnut son 
bien-aimé Kamaralzamân ; elle devint d'une pâleur 
extrême et jaune cotnme le safran. Et tous attri- 
buèrent son changement de teint à sa colère au sujet 
de la déchirure de l'enfant. Elle le regarda longtemps, 
sans pouvoir parler, alors que lui-même, sous son 
vieil habit de jardinier, était à la limite de la 
confusion et du tremblement. Et il était loin de se 
douter qu'il était en présence de celle pour laquelle 
il avait versé tant de pleurs et éprouvé tant de peines, 
de chagrins et de mauvais traitements. 

Sett Boudour put enfin se maîtriser et se tourna 
vers le capitaine et lui dit : « Tu garderas pour toi, 
pour prix de ta fidélité, l'argent que je t'avais donné 
pour les olives ! » Le capitaine embrassa la terre et 
dit : M Et les autres vingt pots qui sont encore dans 
ma cale, de cette dernière fois ? » Boudour dit : « Si 
tu as encore vingt pots, hâte-toi de me les envoyer. 
Et tu recevras mille dinars d'or ! » et elle le congédia. 

Puis elle se tourna vers Kamaralzamân, qui tenait 
les yeux baissés, et dit aux chambellans : « Prenez 
ce jeune homme et conduisez-le au hammam... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



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132 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT TRENTIËME NUIT 



Elle dit : 

» Prenez ce jeune homme et conduisez-le au 
hammam ! Puis vous l'habillerez somptueusement 
et vous le ramènerez en ma présence demain matin, 
à la première heure du diwan ! » Et cela fut exécuté 
à l'instant. 

Quant à Sett Boudour, elle alla retrouver son amie 
Haïat-Alnefous et lui dit : « Mon agneau, notre 
bien-aimé est de retour! Par Allah ! j'ai combiné un 
plan admirable pour que notre reconnaissance ne 
soit pas un coup funeste à quelqu'un qui de jardi- 
nier se verrait roi, sans transition. Et ce plan est tel 
que s'il était écrit avec les aiguilles sur le coin 
intérieur de l'œil, il servirait de leçon à ceux qui 
aiment à s'instruire. » Et Haïat-Alnefous fut si 
heureuse qu'elle se jeta dans les bras de Sett Boudour; 
et toutes deux, cette nuit-là, commencèrent à être 
fort sages pour se préparer à recevoir en toute fraî- 
cheur le bien-aimé de leur cœur. 

Or, le matin, dans le diwan, on amena Kamaralza- 
màn habillé somptueusement. Et le hammam avait 
rendu à son visage tout son éclat, et les vêtements 
légers, bien ajustés, mettaient en valeur sa taille si 
fine et sa croupe montagneuse. Aussi tous les émirs, 



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HISTOIRE DE KAMâRàLZAMAN AVEC BOUDOUR 133 

les notables et les chambellans ne furent point 
surpris en entendant le roi dire au grand-vizir : w Tu 
donneras à ce jeune homme cent esclaves pour le 
servir et tu lui fourniras des émoluments sur le 
trésor qui soient dignes du rang auquel je Télève à 
rinstant ! » Et elle le nomma vizir d'entre les vizirs, 
et lui donna un train de maison, et des chevaux et 
des mulets et des chameaux, sans compter les coffres 
pleins et les armoires. Puis elle se retira. 

Le lendemain Sett Boudour, toujours sous le nom 
de roi de Tîle d'Ébène, fit venir en sa présence le 
nouveau vizir, et destitua de son emploi le grand- 
vizir ; puis elle nomma Kamaralzamân grand-vizir 
à sa place. Et Kamaralzamân entra aussitôt au conseil 
et rassemblée fut dirigée sous son autorité. 

Pourtant, lorsque lediwan futlevé, Kamaralzamân 
se mit à réfléchir profondément et pensa en lui- 
même : « Les honneurs que m'accorde ce jeune roi 
et Tamitié dont il m'honore ainsi devant tout le 
monde doivent certainement avoir une cause ! Mais 
quelle est cette cause ? Les marins m'ont enlevé et 
conduit ici sous l'inculpation d'une déchirure à un 
garçon, alors qu'ils me supposaient l'ancien cuisi- 
nier de ce roi. Et le roi, au lieu de me punir, 
m'envoie au hammam et me nomme aux emplois et 
tout le reste. Kamaralzamân, quelle peut bien être 
la cause d'un événement si étrange ? » 

11 réfléchit encore pendant quelques instants, puis 
s'écria : « Par Allah ! j'ai trouvé la cause, mais 
qu'Eblis soit confondu ! Sûrement, ce roi, qui est fort 
jeune et fort beau, doit me croire amateur de 
garçons ; et il ne me montre autant d'amabilité qu'à 

T. V. 9 



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134 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

cause de cela seulement. Mais, par Allah ! je ne puis 
accepter de remplir de pareilles fonctions. Et môme 
je vais aller éclaircir ses projets ; et si vraiment il 
voulait cela de moi ou de lui, je lui rendrais sur 
l'heure toMtes les choses qu'il m'a données et j'abdi- 
querais mon emploi de grand-vizir et je retournerais 
à mon jardin ! » 

Et Kamaralzamân alla aussitôt trouver le roi et lui 
dit : « roi fortuné, en vérité tu as comblé ton 
esclave d'honneurs et d'égards qu'on ne rend d'ordi- 
naire qu'aux vénérables vieillards blanchis dans la 
sagesse ; et moi je ne suis qu'un jeune garçon d'entre 
les plus jeunes garçons. Or, si tout cela n'avait une 
cause inconnue, ce serait le prodige le plus immense 
d'entre les prodiges! » 

A ces paroles, Sett Boudour sourit et regarda 
Kamaralzamân avec des yeux langoureux et lui dit : 
« Certes, ô mon beau vizir, tout cela a une cause, et 
c'est l'amitié que ta beauté a soudain allumée dans 
mon foie. Car en vérité je suis captivé à l'extrême 
par ton teint si délicat et si tranquille ! » Mais 
Kamaralzamân dit : « Qu'Allah allonge les jours du 
roi ! Mais ton esclave a une épouse qu'il aime et pour 
laquelle il pleure toutes les nuits depuis une aventure 
étrange qui l'a éloigné d'elle. Aussi, ô roi, ton 
esclave te demande la permission de s'en aller en 
voyage, après avoir remis entre tes mains les charges 
dont tu as bien voulu l'honorer ! » 

Mais Sett Boudour prit la main du jeune homme et 
lui dit : « mon beau vizir, assieds-toi ! Qu'as-tu 
donc à parler encore de voyage et de départ. Reste 
ici près de celui qui brûle pour tes yeux et qui est 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BODDOUR 135 

tout disposé, si tu veux partager sa passion, h te 
faire régner avec lui sur ce trône. Car sache bien 
que moi-même je n'ai été nommé roi qu'à cause de 
raSection que le vieux roi m'a témoignée et de la 
geatiUesse que j'ai eue à mon tour pour lui. Mets- 
toi donc au courant de nos mœurs, ô jeune garçon 
si gentil, en ce siècle où la priorité revient de droit 
aux êtres beaux ; et n'oublie pas les paroles si justes 
de l'un de nos poètes les plus exquis... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT TRENTE-DEUXJËME NUIT 



Elle dit : 

» ... et n'oublie pas les paroles si justes de l'un de 
nos poètes les plus exquis : 

» Notre siècle rappelle ces temps délicats où vivait le 
vénérable Lot h y parent d/ Abraham Vami d'Allah, 

» Le vieux Lot h avait une barbe comme le selenca- 
drant un jeune visage où respiraient les roses, 

)) Dans sa ville ardente visitée par les anges, il hos- 
pitalisait les anges et donnait à la foule ses filles en 
échange. 
. » Le ciel lui-même le débarrassa de sa femme fâ- 



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136 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

cheuse, en rimmobilisant figée dans un sel froid et 
sans vie ! 

» En véritéy je vous le dis, ce siècle charmant ap- 
partient aux petits ! » 

Lorsque Kamaralzamân eut entendu ces vers et 
saisi leur signification, il fut excessivement confus 
et ses joues rougirent à Fégal d'un tison enQammé ; 
puis il dit : « roi, ton esclave t'avoue son manque 
de goût pour ces choses dont il n'a pu prendre l'ha- 
bitude. Et de plus je suis trop petit pour pouvoir 
supporter des poids et des mesures que ne pourrait 
tolérer le dos d'un vieux portefaix ! » 

A ces paroles, Sett Boudour se mit à rire extrême- 
ment, puis dit à Kamaralzamân : « Vraiment, ô dé- 
licieux garçon, je ne comprends rien à ton effarou- 
chement ! Écoute donc ce que j'ai à te dire à ce su- 
jet : ou bien tu es petit ou bien tu es majeur. Si tu 
es encore petit et que tu n'aies pas atteint l'âge de 
la responsabilité, on n'a rien à te reprocher ; car il 
n'y a point à blâmer les actes sans conséquence des 
petits ou à les considérer d'un œil dur et violent ; — 
si tu es dans un âge responsable, et je le crois plutôt, 
à t'entendre discuter avec tant de raison, — alors 
qu'as-tu à hésiter ou à t'effaroucher puisque tu es 
libre de ton corps et que tu peux le consacrer à l'usage 
que tu préfères, et que rien n'arrive que ce qui est 
écrit? Songe surtout que c'est moi plutôt qui devrais 
m'effaroucher, puisque je suis plus petit que toi; 
mais moi, je mets en application ces vers si parfaits 
du poète : 



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HISTOIRE DE KAMÂRALZÂMAN AVEC BOUDOUR 137 

» Comme l'enfant me regardait^ mon zebb se mou- 
vementa; alors il s^ écria : « // est énorme! » Et je 
lui dis : « // est connu comme tel! » 

»// répliqua: « Hdte-toi de me montrer son héroïsme 
et sa résistance ! » Mais je lui dis : « Cela n'est point 
licite!» Il répliqua: «Chez moi c'est bien licite! 
Hdte-toi de le manier!» Alors moi je le lui fis, par 
obéissance et politesse seulement ! » 

Lorsque Kamaralzamftn eut entendu ces paroles et 
ces vers, il vit la lumière se changer en ténèbres 
devant son visage, et il baissa la tête et dit à Sett 
Boudour : « roi plein de gloire, tu as dans ton 
palais bien des jeunes femmes et des jeunes escla- 
ves et des vierges fort belles, et telles que nul roi 
de ce temps n'en possède de semblables. Pour- 
quoi délaisser tout cela pour ne vouloir que de moi 
seulement? Ne sais-tu qu'il t'est loisible d'user 
avec les femmes de tout ce qui peut solliciter tes 
souhaits ou encourager ta curiosité et provoquer tes 
essais ? » 

Mais Sett Boudour sourit en fermant les yeux à 
demi et en les tournant de côté, puis répondit : 
« Rien n'est plus vrai que ce que tu avances, ô 
mon judicieux vizir si beau ! Mais que faire, quand 
notre goût change de désir, quand nos autres sens 
s'affinent ou se transforment, et quand nos humeurs 
tournent leur nature ? Oui, que nous reste-t-il à faire? 
Mais laissons là une discussion qui ne peut mener à 
rien, et écoutons ce que disent à ce sujet nos poètes 
les plus estimés. Voici quelques-uns seulement de 
leurs vers. 



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138 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

» L'un a dit : 

» Voici les étalages appétissants dans le souk des 
fruitiers. Tu trouves d'un côté, sur le plateau de pal- 
mes, les grosses figues au cid brun et sympathique, ! 
mais regarde le grand plateau, à la place de choix! 
Voici les fruits du sycomore, les petits fruits au cul 
rose du sycomore ! 

» Un second a dit : 

» Demande à la jeune fille pourquoi^ quand ses seins 
durcissent et que son fruit mûrit, elle préfère le goiît 
acre des citrons aux pastèques douces et aux grena- 
des ! 

» Un autre a dit : 

» Omon unique beauté, ô jeune garçon, ton amour 
est ma foi ! Il est pour moi la religion préférée entre 
toutes les croyances ! 

»Pour toi j'ai délaissé les femmes, si bien que mes 
amis ont vu cette abstinence et prétendu — ce sont des 
ignorants — que je m'étais fait moine et religieux ! 

» Un autre a dit : 

» Zeinab aux seins bruns, et toi Hind aux tres- 
ses teintes avec art, vous ne savez pas pou?*quoi il y 
a si longtemps que j'ai disparu ! 

« Tai trouvé les roses — celles qui d'ordinaire se 
voient sur les joues des jeunes filles — j'ai trouvé ces 



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HISTOIRE DE K AMARALZAM AN AVEC BOUDOUR 139 

roses non point sur des joues de jeune fille, 6 Zeinab, 
mais sur le citl fondamental et duveté de mon ami. 

» Voici pourquoi, 6 Hind, jamais plus ne saurait 
m' attirer ta chevelure teinte, et toi,Zeinab, ton jardin 
rasé^ où manque le duvet, ou même ton derrière trop 
lisse qui manque de gramdé ! 

» Un autre a dit : 

» Prends garde de médire de ce jeune daim en le 
comparant, parce qu'il est imberbe, à une femme 
simplement! Il faut être scélérat pour dire ou croire 
une chose pareille. Il y a de la différence ! 

» Quand y en effet, tu t'approches d'une femme, c'est 
par devant ; aussi t'emboasse-t-elle au visage. Mais le 
jeune daim, quand tu l'approches, est obligé de se 
courber et de la sorte, songe ! il embrasse la terre ! Il 
y a de la différence. 

» Un autre a dit : 

» Enfant mignon y tu étais mon esclave et, de pro- 
pos délibéré, je t'ai libéré pour te faire servir à des 
assauts inféconds. Car toi du moins tu ne peux couver 
des œufs dans tes flancs. 

» Quelle chose effrayante en effet pour moi, ce serait 
d'approcher une femme vertueuse aux larges flancs : 
sitôt assaillie, elle me donnerait tant d'enfants que le 
pays tout entier ne saurait les contenir! 

» Un autre a dit : 

» Mon épouse me lança tant d'œillades épicées et se 



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140 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

mit à mouvoir ses hanches avec tant (Télasticité, que 
je me laissai entraîner sur notre lit si longtemps 
évité. Mais elle ne put réussir à réveiller le cher enfant 
qu'elle sollicitait ! 

» Alors y furieuse, elle me cria : « Si tout de suite tu 
ne V obliges à durcir pour ses devoirs et à pénétrer, ne 
t'étonne pas si demain, à ton réveil, tu te trouves 
comu/ié ! » 

» Un autre a dit : 

» D'ordinaire c'est en levant les bras qu'on de- 
mande à Allah ses grâces et ses bienfaits! Les femmes 
tout autrement! Pour solliciter les faveurs de leur 
amant, elles lèvent les jambes et les cuisses! Le geste 
est plus méritoire assurément, puisqu^ilva vers leurs 
profondeurs! 

» Un autre enfin a dit : 

» Que les femmes parfois sont naïves! Elles s'ima- 
ginent, parce qu'elles ont un derrière, pouvoir nous 
r offrir au besoin, par analogie ! J'ai prouvé à l'une 
d'elles combien elle se trompait! 

» Cette jeune femme était venue me trouver avec, 
en vérité^ une douce vidve excellente au possible. Mais 
je lui dis : « Je ne faispa^ ça de cette façon ! » 

» Elle me répondit: « Oui! je le sais, ce siècle aban- 
donne la mode ancienne ! Mais qu'à cela ne tienne ! 
Je suis au courant! » Et elle se tourna et offrit à 
ma vue un orifice aussi vaste que l'abîme de la 
mer ! 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 141 

Mais je lui dis : « Vraiment je te remercie, 6 ma 
maîtresse, je te remercie beaucoup ! Ton hospitalité, 
je le vois, est fort large ! Et je crains de rne perdre 
dans une route où la brèche est plus énorme que dans 
une ville prise d'assaut ! » 

Lorsque Kamaralzamân eut entendu tous ces vers, 
il comprit fort bien qu'il n'y avait plus moyen de 
se tromper sur les intentions de Sett Boudour qu'il 
prenait toujours pour le roi, et il vit qu'il ne lui 
servirait à rien de résister davantage ; et puis il fut 
assez tenté de savoir à quoi s'en tenir sur cette mode 
nouvelle dont parlait le poète... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT 



Elle dit : 

... à quoi s'en tenir sur cette mode nouvelle dont 
parlait le poète. Donc il répondit : « roi du siècle, 
du moment que tu y tiens tant que ça, promets-moi 
que nous ne ferons cette chose-là ensemble qu'une 
seule fois seulement. Et si j'y consens c'est, sache- 
le bien, pour essayer de te démontrer ensuite qu'il 
est préférable de retourner à la mode ancienne ! En 
tout cas, pour ma part, j'aime te voir me promettre 



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142 LES MILLE kÛiTS ET UNE NUIT 

formeOement que jamais plus tu ne me demanderas 
la répétition de cet acte dont, d'avance, je réclame 
le pardon à Allah le Clément sans bornes ! » Et 
Sett Boudour s'écria : « Je te le promets formelle- 
ment ! Et moi aussi je veux en demander la rémis- 
sion à Allah miséricordieux, dont la bonté est sans 
limites, pour qu'il nous fasse sortir des ténèbres de 
Terreur vers la lumière de la vraie sagesse ! » Puis 
elle ajouta j^ « Mais vraiment il faut absolument le 
faire, ne fût-ce qu'une fois, pour donner raison au 
poète qui a dit : 

« Les gens, ô mon ami, nous accusent de choses qui 
nous sont inconnues, et disent de nous tout le mal 
qu'ils pensent. 

» Viens ^ ami! Soyons assez généreux pour donner 
raison à nos ennemis, et, puisqu'ils nous soupçonnent 
de cela, faisons4e au moins une fois ! Puis nous nous 
repentirons^ situ le veux ! Viens ^ ami docile, travail- 
ler avec moi à libérer la conscience de nos accusa- 
teurs ! » 

Et elle se leva vivement et l'entraîna vers les 
larges matelas étendus sur les tapis, alors qu'il es- 
sayait un peu de s'en défendre et hochait la tête d'un 
air résigné en soupirant : « 11 n'y a de recours qu'en 
Allah ! Tout n'arrive qu'avec son ordre ! » Et, comme 
Sett Boudour impatiente le harcelait pour qu'il se 
dépêchât, il se dévêtit de ses amples culottes bouf- 
fantes, puis de son caleçon de lin, et se trouva sou- 
dain renversé sur les matelas par le roi qui s'éten- 
dit contre lui et le prit dans ses bras. Et le roi lui 



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HISTOIRE DE KÂMARALZAMÂN AVEC BOUDOUR 143 

dit : « Tu verras que même les anges ne sauront 
te donner une nuit pareille à celle-ci ! » Et le roi 
ajouta : « Ah ! serre-toi ! » et lui jeta les deux 
jambes autour des cuisses et lui dit : « ! donne 
ta main ! Tends-la entre mes cuisses pour réveiller 
cet enfant et l'obliger à se lever depuis le temps 
qu'il est endormi! » Et Kamaralzamân, un peu gau- 
che tout de même, dit : « Je n'ose pas ! >i Le roi dit : 
« Je vais t'y aider ! » Et il lui prit la main et la pro- 
mena sur ses cuisses. 

Alors Kamaralzamân sentit que cet attouchement 
des cuisses du roi était fort délicieux et plus moel- 
leux que le toucher du beurre et bien plus doux que 
de la soie. Et cela lui plut beaucoup et l'entraîna à 
explorer tout seul le haut et le bas, et cela jusqu'à 
ce que sa main fût arrivée à une coupole qu'il trouva 
excessivement mouvementée et, en vérité, pleine de 
bénédictions. Mais il eut beau chercher de tous les 
côtés, autour et alentour, il ne put trouver le mina- 
ret ! Alors il pensa en lui-même : « Ya Allah ! tes 
œuvres sont cachées ! Comment peut-il y avoir une 
coupole sans minaret? »> Puis il se dit : « Il est pro- 
bable que ce roi charmant n'est ni homme ni femme, 
mais un eunuque blanc. C'est bien moins intéres- 
sant ! » Et il dit au roi : « roi, je ne sais pas, 
mais je ne trouve pas l'enfant ! » 

A ces paroles, Sett Boudour fut prise d'un tel rire 
qu'elle faillit s'évanouir... 

— Âce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète comme toujours, se tut. 



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144 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT 



Elle dit : 

... Sett Boudour fut prise d'un tel rire qu'elle fail- 
lit s'évanouir. Puis soudain elle devint sérieuse et 
reprit son ancienne voix si douce et si chantante et 
dit à Kamaralzamân ^ « mon époux bien-aimé, 
comme tu as vite oublié nos belles nuits passées ! » 
Et elle se leva vivement et, jetant loin d'elle les 
habits masculins dont elle était vêtue et le turban, 
elle apparut toute nue avec sa chevelure éparse sur 
son dos. » \ ^ 

A cette vue, Kamaralzamân reconnut son épouse 
Boudour, fille du roi Ghaïour, maître d'El-Bouhour 
et d'El-Koussour. Et il l'embrassa et elle l'embrassa, 
et il la serra et elle le serra, puis tous deux, pleu- 
rant de joie, se confondirent en baisers sur les ma- 
telas. Et elle lui récita ces vers entre mille : 

<( Voici mon bien-aimé! C'est le danseur au corps 
d'harmonie ! Regardez-le quand il s'avance d'un pied 
souple et si léger ! 

» Le voici ! Ne croyez pas que ses jambes se plai- 
gnent du poids énorme qui les précède et qui ferait y 
en vérité^ une grosse charge de chameau! 

» Voici mon bien-aimé! Sur sa route pour tapis 



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HISTOIRE DE KÂMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 145 

j'étendis les fleurs de mes joues ^ ô mon bonheur ! Et 
la poussière de sa semelle fut un baume bienfaisant 
pour mes yeux. 

» J'ai vu danser l'aurore, 6 filles d^ Arabie, sur le 
visage de mon aimé ! Comment pourrais-je oublier 
ses charmes et sa douceur ? . . . » 

Après quoi, la reine Boudour raconta à Kamar- 
alzamân tout ce qui lui était arrivé depuis le com- 
mencement jusqu'à la fin; et lui aussi agit de même ; 
puis il lui fit des reproches et lui dit : « Vraiment 
c'est énorme, ce que tu m'as fait cette nuit ! » Elle 
répondit : « Par Allah ! c'était pour plaisanter seu- 
lement! » Ensuite ils continuèrent leurs ébats, au 
milieu des cuisses et des bras, jusqu'au lever du 
jour. 

Alors la reine Boudour se réunit avec le roi Arma- 
nos, père de Haïat-Alnefous, lui raconta la vérité 
sur son histoire, et lui révéla que la jeune Haïat- 
Alnefous, sa fille, était encore tout à fait vierge, 
exactement comme avant. 

Lorsque le roi Armanos, maître de l'île d'Ébène, 
eut entendu ces paroles de Sett Boudour, fille du roi 
Ghaïour, il s'émerveilla à la limite de l'émerveille- 
ment et ordonna que cette histoire prodigieuse fût 
écrite en lettres d'or sur des parchemins de choix. 
Puis il se tourna vers Kamaralzamân et lui demanda : 
« fils du roi Schahramân, veux-tu entrer dans ma 
parenté en acceptant comme seconde épouse ma fille 
Haïat-Alnefous, qui est encore intacte de toute se- 
cousse ? » Kamaralzamân répondit : « Il me faut 
d'abord consulter mon épouse Sett Boudour, à qui je 



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146 LES MILLE NUITS ET 13XE NUIT 

dois le respect et Tamour ! » Et il se tourna vers la 
reine Boudour et lui demanda : « Puis-je avoir ton 
agrément au sujet de Haïat-Alnefous comme seconde 
épouse? » Boudour répondit : « Mais certainement! 
Car c'est moi-même qui te Tai réservée pour fêter 
ton retour! Et je serai heureuse de tenir môme le 
second rang, car je dois beaucoup de gratitude à 
Haïat-Alnefous pour toutes ses gentillesses et son 
hospitalité ! » 

Alors Kamarakamân se tourna vers le roi Arma- 
nos et lui dit: « Mon épouse Sett Boudour m'a ré- 
pondu par l'agrément, sans détours, en me disant 
qu'elle s'estimerait heureuse d'être au besoin l'es- 
clave de Haïat-Alnefous. » 

A ces paroles, le roi Armanos se réjouit à la limite 
de la joie, et alla aussitôt s'asseoir, pour la circons- 
tance, sur le trône de sa justice et fit assembler tous 
les vizirs, les émirs, les chambellans et les notables 
du royaume et leur raconta l'histoire de Kamaralza- 
màn et de son épouse Sett Boudour, depuis le com- 
mencement jusqu'à la fin. Puis il leur fit part de son 
projet de donner Haïat-Alnefous comme seconde 
épouse à Kamaralzamân et de le nommer, par la 
même occasion, roi de l'île d'Ébène à la place de son 
épouse la reine Boudour. Et tous embrassèrent la 
terre entre ses mains et répondirent : « Du mo- 
ment que le prince Kamaralzamân est l'époux de 
Sett Boudour, qui avait régné d'abord sur ce trône, 
nous l'acceptons avec joie pour notre roi, et nous 
serons heureux d'être ses esclaves fidèles ! » 

Aces paroles, le roi Armanos se convulsa de plai- 
sir à la limite de la convulsion, et fit aussitôt man- 



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HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC BOUDOUR 147 

der les kâdis, les témoins et les chefs principaux et 
écrire le contrat de mariage de Kamaralzamân avec 
Haïat-AInefous. Et cela fut Toccasion de grandes ré- 
jouissances et de festins merveilleux et de milliers 
de botes égorgées pour les pauvres et les malheu- 
reux, et de largesses à tout le peuple et à toute Tar- 
mée. Aussi il ne resta personne dans le royaume, 
qui ne fît des vœux de longue vie et de bonheur 
pour le roi Kamaralzamân et ses deux épouses Bou- 
dour et Haïat-Alnefous. 

Et Kamaralzamân, à son tour, montra autant de 
justice à gouverner son royaume qu'à contenter 
ses deux épouses ; car il passait une nuit avec cha- 
cune d'elles, alternativement. 

Quant à Sett Boudour et à Haïat-Alnefous, elles 
vécurent toujours ensemble en parfaite harmonie, 
en donnant leurs nuits à leur époux, mais en s'ac- 
cordant à elles deux les heures du jour. 

Après quoi, Kamaralzamân dépêcha des courriers 
à son père le roi Schahramân pour lui apprendre 
tous ces heureux événements, et lui dire qu'il comp- 
tait aller le voir, sitôt qu'il aurait conquis sur les 
mécréants une ville au bord de la mer dont ils 
avaient massacré les habitants musulmans. 

Sur ces entrefaites, la reine Boudour et la reine 
Haïat-Alnefous, brillamment fécondées par Kama- 
ralzamân, donnèrent à leur époux chacune un fils 
mâle, beau comme la lune. Et tous vécurent dans le 
bonheur parfait jusqu'à la fin de leurs jours ! Et telle 
est l'histoire merveilleuse de Kamaralzamân et de 
Sett Boudour. 



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148 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

— El Schahrazade^ en souriant, se lut. 

Or, la petite Doniazade, aux joues si blanches d'or- 
dinaire, avait, surtout k la fin de celle histoire, rougi à 
Textrême, et ses yeux s'étaient agrandis de plaisir, de 
curiosité et aussi de confusion, et elle avait fini par se 
couvrir le visage de ses deux mains, mais en regardant 
au travers. 

Aussi, pendant que Schahrazade,pour se refaire la voix, 
mouillait ses lèvres à une coupe glacée de décoction de 
raisins secs, Doniazade battit des mains et s'écria : « 
ma sœur, quel dommage que cette histoire merveilleuse 
soit si vile finie ! C'est la première de son espèce que 
j'entends de ta bouche. El je ne sais pas pourquoi je 
rougis comme ça! » 

Et Schahrazade, après avoir bu une gorgée, sourit à sa 
sœur du coin des yeux et lui dit : « Mais que sera-ce alors 
lorsquelu auras entendu l'HiSTOiRE DE Grain-de-Beauté?... 
Mais je ne le la raconterai qu'après seulement la gentille 
Histoire de Bel-Heureux et de Belle-Heureuse ! » 

A ces paroles, Doniazade sauta de joie et d'émotion et 
s'écria : « 0. ma sœur, de grâce I dis-moi d'abord, avant 
de commencer l'histoire de Bel-Heureux et de Belle- 
Heureuse, dont déjà j'aime les noms infiniment^ ce que 
c'est que Grain-de-Beauté ! » 

El Schahrazade répondit : « Mais, ma chérie, Grain-de- 
Beauté est un adolescent I » 

Alors le roi Schahriar, dont la tristesse avait disparu 
dès les premiers mots de l'histoire de Sett Boudour, 
qu'il avait tout entière écoutée avec une grande atten- 
tion, dit : « Schahrazade, cette histoire de Boudour, je 
suis obligé de te l'avouer, m'a charmé et m'a réjoui 
et, de plus, m'a incité à mieux me rendre compte 
de cette mode nouvelle dont parlait Sett Boudour en 
prose et en vers. Si donc, dans les histoires que tu nous 



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HISTOIRE DE KAM ARALZAM AN AVEC BOUDOUR 149 

promets, celte mode se trouve expliquée avec d'aatres 
détails que je ne connaisse pas, tu peux tout de suite les 
commencer! » 

Mais à ce moment de sa narration, Schahrazadevil ap- 
paraître le matin et, discrète comme elle était, se tut. 

Et le roi Schahriar pensa en son âme : « Par Allah ! je 
ne la tuerai que lorsque j^aurai entendu d'autres détails 
sur la mode nouvelle qui me paraît, jusqu'à présent, 
affligée d'obscurité et de complications I » 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT TRENTE-SEPTIEME NUIT 



Doniazade s écria : « Schahrazade, ma sœur, je t'en 
prie, commence ! » 

Et Schahrazade sourit à sa sœur, puis se tourna vers 
le roi Schahriar et dit: 



10 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX ET 
DE BELLE-HEUREUSE 



On raconte — mais Allah est plus savant — qu'il 
y avait dans la ville de Koufa un homme qui comp- 
tait parmi les habitants les plus riches et les plus 
considérables et s'appelait Printemps. 

Dès la première année de son mariage, le mar- 
chand Printemps sentit descendre sur sa rtiaison la 
bénédiction du Très-Haut par la naissance d un fils 
fort beau qui vint au monde en souriant. Aussi Ten- 
fant fut-il nommé Bel-Heureux. 

Le septième jour après la naissance de son fils, le 
marchand Printemps alla au souk des esclaves pour 
acheter une servante à son épouse. Arrivé au milieu 
de la place centrale, il jeta un regard circulaire sur 
les femmes et les jeunes garçons que Ion proposait 
à la vente, et il vit au milieu de Tun des groupes 
une esclave à la figure fort douce qui portait sur 
son dos, serrée dans la large ceinture, sa fillette 
endormie. 

Le marchand Printemps alors pensa : « Allah est 
généreux! » et il s'avança vers le courtier et lui de- 



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132 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

manda : « Combien cette esclave avec sa fillette? » 
Le courtier répondit: « Cinquante dinars, ni plus 
ni moins! » Printemps dit : « J'achète ! Écris le con- 
trat, et prends Targent. » Puis, cette formalité rem- 
plie à rheure même, le marchand Printemps dit 
doucement à la jeune femme : « Suis-moi, ma fille. » 
Et il la conduisit à sa maison. 

Lorsque la fille de son oncle vit arriver Printemps 
avec Tesclave, elle lui demanda : « fils de Toncle, 
pourquoi cette dépense vraiment inutile ; car moi, 
à peine relevée de mes couches, je pourrai toujours 
tenir ta maison comme avant! » Le marchand Prin- 
temps répondit avec aménité : « fille de Toncle, 
j'ai acheté cette esclave à cause de la fillette 
qu'elle porte sur le dos, et que nous élèverons avec 
notre enfant Bel-Heureux. Et sache bien qu'à en 
juger parce que j'ai vu de ses traits, cette petite 
fille en grandissant n'aura pas son égale en beauté 
dans tous les pays de l'Irak, de la Perse et de l'Ara- 
bie ! » 

Alors l'épouse de Printemps se tourna vers l'es- 
clave et lui demanda avec . bonté : « Comment 
t'appelles-tu ? » Elle répondit : « On me nomme 
Prospérité, ô ma maîtresse ! » L'épouse du marchand 
fut très heureuse de ce nom et dit :y<< Il le sied, par 
Allah ! Et comment s'appelle ta fille ? » Elle répon- 
dit : « Fortune. » Alors l'épouse de Printemps, à la 
limite de la joie, dit: « Puisses-tu dire vrai! Et 
qu'Allah, avec ta venue, fasse durer la fortune et la 
prospérité sur ceux qui t'ont achetée, ô figure blan- 
che ! » 

Après quoi, elle se tourna vers son époux Prin- 



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HISTOIRE DE BEL-IIBURECX. . . 153 

temps et lui demanda : « Puisqu'il est d'usage pour 
les maîtres de donner un nom aux esclaves achetés, 
comment penses-tu appeler la petite fille ? » Prin- 
temps répondit: « A toi la préférence. » Elle répon- 
dit : « Nommons-la Belle-Heureuse ! » Printemps 
répondit : « Mais certainement. Je ne trouve à la 
chose aucun inconvénient. » 

Et Tenfant, de la sorte, fut appelée Belle-Heureuse, 
et fut élevée avec Bel-Heureux, exactement sur le 
même pied. Et tous deux grandirent ensemble en 
augmentant tous les jours en beauté ; et Bel-Heureux 
appelait la fille de Tesclave: « ma sœur », et elle 
rappelait : « mon frère ». 

Lorsque Bel-Heureux eut atteint Tàge de cinq ans, 
on songea à célébrer sa circoncision. On attendit 
pour cela la fête de la naissance du Prophète (sur 
lui la prière et le salut !) afin de donner à ce rite pré- 
cieux toute la manifestation de beauté qu'il com- 
porte. Solennellement donc on fit la circoncision à 
Bel-Heureux qui, au lieu de pleurer, ne fut pas loin 
de trouver à la chose de Tagrément et qui, comme 
d'ailleurs en toute circonstance, souriait gentiment. 
Alors le cortège se forma nombreux et imposant, 
composé de tous les parents, amis et connaissances 
de Printemps et de la fille de son oncle; puis, ban- 
nières et clarinettes en tête, il traversa toutes les 
rues de Koufa, et Bel-Heureux était juché sur un 
palanquin rouge porté par une mule richement ca- 
paraçonnée de brocart, et à ses côtés était assise la 
petite Belle-Heureuse qui l'éventait avec un mou- 
choir de soie. Derrière le palanquin suivaient les 
amies, les voisines et les enfants qui charmaient 



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134 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Tair de leurs « lu-lu-Iu » de joie, cependant que le 
digne Printemps, dilaté à Textrême, coi\duisait par 
la bride la mule importante et docile. 

Lorsqu'on fut revenu à la maison, les invités 
vinrent, Tun après l'autre, faire leurs souhaits au 
marchand Printemps, avant de se retirer, disant : 
« Que la bénédiction te visite et la joie ! Puisses-tu 
jouir durant une longue vie de l'abondance des joies 
de l'àme... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT TRENTE-HUITIÈME NUIT 



Elle dit : 

»... Puisses-tu jouir durant une longue vie do 
l'abondance des joies de l'â^ne ! » 

Puis les années s'écoulèrent dans le bonheur, elles 
deux enfants atteignirent l'âge de douze ans. 

Alors Prinlemps^Ua trouver son fils Bel-Heureux 
qui jouait au mari avec Belle-Heureuse et le prit à 
part et lui dit : « Voici, ô mon enfant, que tu viens 
d'avoir l'âge de douze ans, grâce à la bénédiction 
d'Allah ! Aussi, dès ce jour, il ne faut plus appeler 
Belle-Heureuse ta sœur, car je dois maintenant te 
dire que Belle-Heureuse est la fille de notre esclave 
Prospérité, bien que nous l'ayons fait élever avec 



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HISTOIRE DE BBL-HEUREUX . . . 155 

toi dans le même berceau et que nous la traitions 
comme notre fille. De plus, il faut désormais qu'elle 
se couvre le visage du voile, car ta mère m*a dit que 
Belle-Heureuse a atteint, la semaine dernière, l'é- 
poque de sa nubilité. Aussi ta mère va-t-elle s'em- 
ployer à lui trouver un époux qui deviendra pour 
nous un esclave dévoué. » 

A ces paroles», Bel-Heureux dit à son père : « Du 
moment que Belle-Heureuse n'est pas ma sœur, je 
veux moi-môme la prendre pour épouse! » Printemps 
répondit: « Il faut demander la permission à ta 
•mère. » 

Alors Bel-Heureux alla trouver sa mère, et lui 
baisa la main et la porta à son front; puis il lui 
, dit : « Je désire prendre Belle-Heureuse, la fille de 
notre esclave Prospérité, pour épouse secrète. » Et 
la mère de Bel-Heureux répondit : « Belle-Heureuse 
t'appartient, mon enfant ! Car ton père l'avait achetée 
à ton nom. » 

Aussitôt Bel-Heureux, fils de Printemps, courut 
trouver son ancienne sœur et la prit par la main et 
l'aima et elle l'aima, et, le soir même, ils dormirent 
ensemble en époux heureux. 

Puis, cet état de choses ne cessant point, ils vécu- 
rent tous deux à la limite du bonheur durant encore 
cinq années bénies. Aussi, dans toute la ville de 
Koufa, il n'y avait pas d'adolescente plus belle ou 
plus douce ou plus délicieuse que la jeune épouse du 
fils de Printemps. Il n'y en avait pas non plus d'aussi 
instruite ou d'aussi savante. En effet, Belle-Heureuse 
avait consacré ses loisirs à apprendre le Koran, les 
sciences, la belle écriture koufique et l'écriture cou- 



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156 LES MILLE NUITS ET UNET NUIT 

rante, les belles-lettres et la poésie, le jeu des ins- 
truments à cordes et à percussion. Et elle était 
devenue tellement habile dans l'art du «chant, qu'elle 
savait plus de quinze modes différents de chanter et 
qu'elle pouvait sur un seul mot du premier vers 
d'une chanson prolonger pendant plusieurs heures, 
et même toute une nuit, des variations infinies qui 
ravissaient par leurs rythmes et leure tremblements. 
Aussi que de fois Bel-Heureux et son esclave 
Belle-Heureuse ne venaient-ils pas, aux heures 
chaudes, s'asseoir dans leur jardin, sur le marbre nu 
autour du bassin, où la fraîcheur de l'eau et de la 
pierre les pénétrait de délices. Là ils mangeaient 
des pastèques exquises à la chair fondante et légère, 
et des amandes et des noisettes et des grains torré- 
fiés et salés et bien d'autres choses admirables. Et 
ils s'interrompaient pour respirer des roses ou des 
jasmins ou pour se réciter des poèmes charmants. 
Et c'est alors que Bel-Heureux priait son esclave de 
préluder ; et Belle-Heureuse prenait sa guitare aux 
cordes doubles dont elle savait tirer des sons à nuls 
autres pareils. Et tous deux chantaient des couplets 
alternés dont ceux-ci entre mille merveilles : 

— // pleut des fleurs et des oiseaux, adolescente ! 
Allons avec le vent vers la chaude Baghdad aux 
dômes roses ! 

— Non, mon émir ! Restons encore dans le jardin 
sous le flamboiement des palmes d'or étales mains à 
la nuque, ô délice ! rêvons,., 

— Viens, adolescente ! Il pleut des diamants sur les 
feuilles bleues et la courbe des rameaux est belle sur 

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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX... 157 

raziir. Lève-toi^ ô légère, et secoue les gouttes fur tives 
qui pleurent dans tes cheveux! 

— Non, mw^ émir ! Assieds-toi là, et pose ta tête 
sur mes genoux. Dans mes robes enivre-toi de tout le 
parfum de mes seins fleuris.,, puis entends la douce 
brise qui c/iante ya leil ! 

D'autres fois les deux adolescents modulaient 
des vers comme ceux-ci, en s'accompagnant sur le 
daff seulement : 

» — Je suis heureuse et légère comme une danseuse 
légère ! 

» Ralentissez vos trilles, ô lèvres sur les flûtes; gui- 
tares sous les doigts, arrêtez-vous, pour écouter la 
chanson des palmiers . 

» Debout sont les palmiers, comme des jeunes filles; 
en sourdine ils murmurent dans la nuit claire ; et le 
remous de leurs chevelures mélodieuses répond à la 
brise musicienne, 

» Ah ! je suis heureuse et légère comme une dan- 
seuse légère! 

» — Épouse de pure création, 6 parfumée ! aux 
notes de ta voix les pierres s'élèvent en dansant et 
viennent en ordre bâtir un édifice harmonieux, 

» Que Celui qui créa la beauté de l'amour nom 
accorde le bonheur, épouse de pure création^ ô par- 
fumée ! 

» — 0!noir de mon œil, pour toi je vais bleuir mes 
paupières avec la baguette de cristal, et macérer mes 
mains dans la pâte du henné, 

» Mes doigts te sembleront ainsi des fruits de ju- 



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158 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

jtibier, ou, si tu les aimes mieux, des dattes fines, 
» Puis, sur l'encens délicat, je parfumerai mes 
seins, mon ventre et tout mon corps, a fin que ma peau 
dans ta bouche fonde avec suavité, ô ! noir de mon 
œil! 

Et c'est ainsi que le fils de Printemps et que la 
fille de Prospérité coulaient leurs soirs et leurs 
matins dans une vie abritée et délectable... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète comme elle était, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT TRENTE-NEUVIEME NUIT 



Elle dit : 

... dans une vie abritée et délectable. 

Mais hélas ! ce qui est tracé sur le front deThomme 
par les doigts d'Allah, la main de Thomme ne 
saurait TefTacer ; et la créature aurait des ailes 
qu'elle ne saurait échapper à son destin. 

C'est pour cela que Bel-Heureux et Belle-Heureuse 
eurent à éprouver pendant un certain temps les 
vicissitudes du sort. Mais tout de môme la béné- 
diction native qu'ils avaient apportée avec eux sur 
la terre devait les sauvegarder du malheur sans 
recours. 

En effet, le gouverneur de la ville de Koufa au nom 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX... 159 

du khalifat avait entendu parler de la beauté de 
Belle-Heureuse, 'épouse du fils de Printemps le 
marchand. Et il se dit en son âme : « Il me faut 
absolument trouver le moyen d'enlever cette Belle- 
Heureuse dont on. me vante les perfections et l'art 
dans le chant ! Ce sera un magnifique cadeau à faire 
à mon maître Fémir des Croyants, Abd El-Malek 
ben-Merouân ! » 

Un jour donc le gouverneur de Koufa résolut de 
mettre son projet à exécution ; et, dans ce but, il fit 
mander près de lui une vieille femme fort rouée qui 
était chargée, en temps ordinaire, du recrutement 
et de l'instruction spéciale des jeunes esclaves. Et il 
lui dit : « Je te demande d'aller à la maison du 
marchand Printemps et de faire la connaissance de 
l'esclave de son fils, l'adolescente nommée Belle- 
Heureuse, que l'on dit si versée dans l'art du chant 
et si belle ! Et il faut, d'une façon ou d'une autre, que 
tu me l'amènes ici, car je veux l'envoyer en cadeau 
au khalifat Abd El-Malek. » Et la vieille répondit : 
« J'écoute et j'obéis! » et s'en alla aussitôt se pré- 
parer dans ce but. 

Le matin, à la première heure, elle se vêtit de 
bure et se passa au cou un énorme chapelet aux 
grains par milliers, attacha une gourde à sa cein- 
ture, prit h la main une béquille et se dirigea à pas 
fatigués vers la maison de Printemps en s'arrôtant 
de temps à autre pour soupirer avec componction : 
« Louange à Allah ! Il n'y a d'autre Dieu qu'Allah ! 
Il n'y a de recours qu'en Allah ! Allah est le plus 
grand ! »> Et elle ne cessa de se comporter de la sorte 
tout le long du chemin, à la grande édification des 



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160 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

passants, jusqu'à ce qu'elle fût arrivée à la porte de 
la demeure de Printemps. Elle heurta à la porte en 
disant : « Allah est généreux l Donateur ! Bien- 
faiteur! » 

Alors vint lui ouvrir le portier, qui était un 
vieillard respectable, serviteur ancien de Printemps. 
Il vit la vieille dévote et, l'ayant examinée, il ne lui 
trouva pas une figure empreinte de piété, au con- 
traire ! Et de son côté il déplut fort à la vieille, qui 
lui jeta un regard de travers. Et le portier sentit 
d'instinct ce regard, et d'instinct, pour conjurer le 
mauvais œil, il formula mentalement : « Mes cinq 
doigts gauches dans ton œil droit, et mes cinq autres 
doigts dans ton œil gauciie ! » Puis, à haute voix, il 
lui demanda : « Que veux-tu, ma vieille tante ? » 
Elle répondit : « Je suis une pauvre vieille dont le 
seul souci est la prière. Or, comme je vois que l'heure 
de la prière approche, je voudrais entrer dans cette 
demeure pour faire mes dévotions en ce jour saint! » 
Le bon portier se rebiffa et lui dit d'un ton brusque : 
« Marche ! ce n'est point ici une mosquée ni un ora- 
toire ; car c'est la maison du marchand Printemps et 
de son fils Bel-Heureux ! » La vieille répondit : « Je 
le sais bien ! Mais y a-t-il mosquée ou oratoire plus 
digne de la prière que la demeure bénie de Printemps 
et de son fils Bel-Heureux? Sache aussi, ô toi, portier 
à la figure sèche, que je suis une femme connue k 
Damas, dans le palais de l'émir des Croyants. Et 
j'en suis partie pour visiter les lieux saints et prier 
dans tous les endroits dignes de vénération. » Mais 
le portier répondit : « Je veux bien que tu sois une 
dévote, mais ce n'est point une raison pour ^trer 



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HISTOIRE DE BEL-llEURECX . . . 161 

ici. Continue ta marche en l'état de ta voie ! » Mais 
la vieille tint bon et insista si longtemps que le bruit 
de sa voix parvint aux oreilles de Bel-Heureux, qui 
sortit pour se rendre compte de la cause de cette 
altercation et entendit la vieille qui disait au portier: 
« Comment peut-on empêcher une femme de ma 
condition d'entrer dans la maison de Bel-Heureux 
fils de Printemps, alors que les portes les plus fermées 
des émirs et des grands me sont toujours larges 
ouvertes ? » 

En entendant ces paroles, Bel-Heureux sourit, 
selon son habitude, et pria la vieille d'entrer. Alors 
la vieille le suivit et arriva avec lui dans l'apparte- 
ment de Belle-Heureuse. Elle lui souhaita la paix de 
la façon la plus sentie, et, d'un coup d'œil, elle fut 
stupéfaite de sa beauté. 

Lorsque Belle-Heureuse vit entrer la sainte 
vieille, elle se hâta de se lever en son honneur et 
lui rendit son salam avec respect et lui dit : « Que 
ta venue nt)us soit de bon augure, ma bonne mère ! 
Daigne te reposer. » Mais elle répondit : « L'heure 
de la prière vient d'être annoncée, ma fille. Laisse- 
moi prier ! » Et elle se tourna aussitôt dans la 
direction de la Mecque, et se mit à genoux dans 
l'attitude de la prière. Et elle resta ainsi jusqu'au 
soir, sans bouger, et personne n'osait la déranger 
dans une fonction si auguste. Et d'ailleurs elle-même 
était tellement enfoncée dans Textase, qu'elle ne 
prêtait aucune attention à ce qui se passait autour 
d'elle. 

A la fin, Belle-Heureuse s'enhardit un peu et s'ap- 
procha timidement de la sainte et lui dit d'une voix 



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162 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT, 

douce et respectueuse : « Ma mère, repose tes ge- 
noux, ne fût-ce qu'une heure seulement ! » La vieille 
répondit : « Celui qui ne fatigue pas son corps en ce 
monde ne peut aspirer au repos réservé aux purs et 
aux élus dans le futur! » Belle-Houreuse, édifiée à 
Textrême, reprit : « De grâce ! ô notre mère, honore 
notre table de ta présence, et consens à partager 
avec nous le pain et le sel. » Elle répondit : « J'ai 
fait vœu de jeûner, ma fille. Je ne puis manquer à 
mon vam. Ne te 'préoccupe donc plus de moi et va 
rejoindre ton époux. Vous autres, qui êtes jeunes et 
beaux, mangez et buvez et soyez heureux... » 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT QUARANTIÈME NUIT 



Elle dit : 

»... Vous autres, qui êtes jeunes el beauîv, man- 
gez, buvez et soyez heureux ! » 

Alors Belle-Heureuse alla trouver son maître et 
lui dit : « mon maître, je t'en prie, va conjurer 
cette sainte d'élire domicile désormais dans notre 
demeure, car son visage macéré dans la piété illu- 
minera notre maison ! » Bel-Heureux répondit : 
« Sois tranquille. Je lui ai déjà fait préparer dans 
une chambre à elle une natte neuve et un matelas, 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX... 163 

ainsi qu'une aiguière et une cuvette. Et personne ne 
la dérangera. » 

Quanta la vieille, elle passa toute Ia nuit à prier 
et à lire à voix haute le Koran. Puis, au lever du 
jour, elle se lava et alla trouver Bel-Heureux et son 
amie et leur dit : « Je viens prendre congé de vous 
autres. Qu'Allah vous ait sous sa garde ! » Mais 
Belle-Heureuse lui dit : « notre mère, comment 
peux-tu nous quitter avec si peu de regret, alors que 
nous deux nous nous réjouissions déjà de voir notre 
maison pour toujours bénie par ta présence, et que 
nous t'avions préparé la meilleure chambre pour que 
tu fasses tes dévotions sans être dérangée? » La vieille 
répondit : « Qu'Allah vous conserve tous deux et 
fasse durer sur vous ses bienfaits et ses grâces ! Du 
moment que la charité musulmane tient dans votre 
cœur une place de choix, je suis heureuse d'être 
abritée par votre hospitalité. Seulement je vous prie- 
rais d'avertir votre portier, qui a une figure si sèche 
et si peu avenante, de ne plus s'opposer à me laisser 
entrer ici à l'heure où je pourrais ! Je vais de ce pas 
visiter les lieux saints de Koufa, où je ferai des vœux 
à Allah pour qu'il vous rétribue selon vos mérites ; 
puis je reviendrai me dulcifier à votre hospitalité ! » 
Puis elle les quitta, alors que tous deux lui prenaient 
les mains et les portaient à leurs lèvres et à leur front. 

Ah ! pauvre Belle-Heureuse si tu savais le motif 
pour lequel cette vieille de poix entrait ainsi dans 
ta maison, et les noirs desseins qu'elle ruminait 
contre ton bonheur et ta tranquillité ! Mais quelle est 
la créature qui peut deviner le caché et dévoiler 
l'avenir? 



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164 LES MILLE NUITS ET CNE NUIT 

La vieille maudite sortit donc et se dirigea vers le 
palais du gouverneur, et se présenta devant lui aus- 
sitôt. Alors il lui demanda : « Eh bien ! qu'as-tu fait, 
ô débrouilleuse des toiles d'araignée, ô subtile et 
sublime rouée ? » La vieille dit : « Quoi que je fasse, 
ô mon maître, je ne suis que ton élève et la proté- 
gée de tes regards. Voici. J'ai vu l'adolescente Belle- 
Heureuse, l'esclave du fils de Printemps. Le ventre 
de la fécondité n'a jamais modelé pareille beauté ! » 
Le gouverneur s'écria : « Ya Allah ! » La vieille con- 
tinpa : « Elle est pétrie de délices. Elle est un ruis- 
sellement continu de douceurs et de charmes ingé- 
nus ! » Le gouverneur s'écria : « mon œil ! ô bat- 
tement de mon cœur! » La vieille reprit : « Que 
dirais-tu alors si tu entendais le timbre de sa voix 
plus fraîche que le bruit de l'eau sous une voilte so- 
nore ! Que ferais- tu si tu voyais ses yeux d'antilope 
et leurs regards modestes ? » 11 s'écria : « Je ne ^ 
pourrais qu'admirer de toute mon admiration, car, 
je te le répète, je la destine à notre maître le khali- 
fat. Hàte-toi donc dans la réussite ! » Elle dit : « Je 
te demande pour cela un délai d'un mois entier. » 
Et le gouverneur répondit : « Prends ce délai, mais 
que ce soit avec résultat ! Et chez moi tu trouveras 
une générosité dont tu seras satisfaite. Voici, pour 
commencer, mille dinars comme arrhes de ma bonne 
volonté ! » 

Et la vieille serra les mille dinars dans sa ceinture 
et commença, dès ce jour, à visiter régulièrement 
Bel-Heureux et Belle-Heureuse dans leur demeure, 
et de leur côté ils lui montraient de jour en jour 
plus d'égards et de considération. 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX... 165 

Or, cet état ne cessant point, la vieille devint la 
conseillère inséparable du logis. Elle dit donc un 
jour à Belle-Heureuse : « Ma fille, la fécondité n'a 
pas encore visité tes jeui^es flancs. Veux-tu venir 
avec moi demander la bénédiction des saints ascètes, 
des cheikhs aimés d'Allah, des santons et des oualis 
qui sont en communication avec le Très-Haut ? Ces 
oualis, ma fille, me sont connus, et je sais le pouvoir 
immense qu'ils ont de faire des miracles et d'accom- 
plir les choses les plus prodigieuses au nom d'Allah. 
Ils guérissent les aveugles et les infirmes, ressusci- 
tent les morts, ns^ent dansTair, marchent sur l'eau. 
Quant à la fécondatipn des femmes, c'est là le moin- 
dre des privilèges qu'Allah leur a accordés ! Et tu 
obtiendras ce résultat rien qu'en touchant le pan de 
leur robe ou en baisant les grains de leur chape- 
let ! » 

A ces paroles de la vieille, Belle-Heureuse sentit 
en son âme s'agiter le désir de la fécondité, et dit à 
la vieille : « Il faut que je demande à mon maître 
Bel-Heureux la permission de sortir. Attendons son 
retour. » Mais la vieille répondit : « Avise seulement 
ta belle-mère, cela suffira. » Alors la jeune femme 
alla trouver sa belle-mère, la mère de Bel-Heureux, 
et lui dit : « Je te supplie par Allah, ô ma maîtresse, 
de m'accorder la permission de sortir avec cette sainte 
vieille pour aller visiter les oualis, amis d'Allah, et 
leur demander leur bénédiction dans leur demeure 
sainte. Et je te promets d'être de retour ici avant 
l'arrivée démon mcdtre Bel-Heureux. » Alors Tépouse 
de Printemps répondit : « Ma fille, songe à la peine 
de ton maître s'il rentrait et ne te trouvait pas ! Il 

T. V. 11 



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166 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

me dirait : « Gomment Belle-Heureuse a-t-elle pu 
sortir ainsi sans ma permission ? C'est la première 
fois que cela lui arrive ! » 

A ce moment, la vieille intervint et dit à la mère 
de Bel-Heureux : « Par Allah ! nous ferons un tour 
rapide dans les lieux saints, et je ne la laisserai 
même pas s'asseoir se reposer, et je la ramènerai 
sans retard. » Alors la mère de Bel-Heureux consen- 
tit à la chose, mais tout de même en soupirant. 

La vieille emmena donc Belle-Heureuse et la con- 
duisit directement à un pavillon isolé, dans le jardin 
du palais, Ty laissa un instant seule, et courut pré- 
venir de son arrivée le gouverneur qui se rendit 
aussitôt au pavillon... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT QUARANTE-UNIÈME NUIT 



Elle dit : 

... le gouverneur qui se rendit aussitôt au pavillon 
et resta interdit au seuil, tant il avait été ébloui par 
cette beauté. 

Lorsque Belle-Heureuse vit entrer cet homme 
étranger, elle se hâta de se voiler le visage, et sou- 
dain elle éclata en sanglots ; et chercha des yeux une 
issue pour s'enfuir, mais en vain. 



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HISTOIRE DB BEL-HEUREUX... 167 

Alors, comme la vieille ne reparaissait point, Belle- 
Heureuse ne douta plus de la trahison de la mau- 
dite et se remémora certaines paroles que le bon 
portier lui avait dites au sujet des yeux pleins d'ar- 
tifices de cette sainte. 

Quant au gouverneur, une fois assuré que Belle- 
Heureuse était celle-là même qu'il voyait devant lui, 
il ressortit en fermant la porte, et alla donner quel- 
ques ordres rapides ; il écrivit une lettre au khalifat 
Abd El-Malek ben-Merouân, et confia la lettre et 
l'adolescente au chef de ses gardes en lui ordon- 
nant de se mettre immédiatement en route pour 
Damas. 

Alor» le chef des gardes emmena de force Belle- 
Heureuse, la plaça sur un dromadaire rapide, se mit 
lui-même devant elle et, suivi de quelques esclaves, 
il partit en toute hâte vers Damas. 

Quant à Belle-Heureuse, durant toute la route, 
elle se cacha la tête dans son voile et sanglota en 
silence, indifférente aux arrêts, aux secousses, aux 
haltes et aux départs. Et le chef des gardes ne put 
tirer d'elle un mot ni un signe, et cela jusqu'à l'arri-- 
vée à Damas. 

Aussi, sans tarder, il se dirigea vers le palais de 
l'émir des Croyants, remit l'esclave et la lettre au 
chef des chambellans, prit la réponse d'agrément, 
et s'en retourna à Koufa comme il était venu. 

Le lendemain, le khalifat entra dans le harem et 
apprit à son épouse et à sa sœur l'arrivée de la nou- 
velle esclave, en leur disant : « Le gouverneur de 
Koufa vient de m 'envoyer en cadeau une jeune 
esclave; et il m'écrit pour médire que cette esclave. 



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168 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

achetée par lui, est une fille de roi enlevée dans son 
pays par les marchands d'esclaves. » Et son épouse 
lui répondit : « Qu'Allah augmente ta joie et ses 
bienfaits ! » Et la sœur du khalifat demanda : « Com- 
ment s'appelle-t-elle ? Est- elle brune ou blanche? » 
Le khalifat répondit : « Je ne l'ai pas encore vue. » 

Alors la sœur du khalifat, dont le nom était Sett 
Zahia, s'informa de l'appartement où était Tadoles- 
cente, et alla aussitôt la voir. Elle la trouva courbée 
en deux, le visage brûlé par le soleil et tout en lar- 
mes : et elle était presque sans connaissance. 

A cette vue, Sett Zahia, dont le cœur était tendre, 
fut prise de compassion et s'approcha de l'adolescente 
et lui demanda : « Pourquoi pleures-tu, ma sœur ? 
Ne sais-tu qu'ici tu es désormais en sûreté, et que 
la vie te sera légère et sans soucis ? Où peux-tu 
mieux tomber que dans le palais de l'émir des 
Croyants ?» A ces paroles, la fille de Prospérité leva 
des yeux surpris et demanda : « Mais, ô ma mai- 
tresse, en quelle ville suis-je donc, puisque c'est ici 
le palais de l'émir des Croyants ? » Sett Zahia répon- 
dit : « Dans la ville de Damas. Comment ! tu ne 
le savais donc pas? Et le marchand qui t'a vendue ne 
t'a^t-il pas avisée que c'était pour le compte du khali- 
fat Abd El-Malek ben-Merouân? Mais oui, ma sœur, 
tu es ici désormais la propriété de l'émir des Croyants, 
dont je suis la sœur. Sèche donc tes larmes et dis- 
moi ton nom. » 

A ces paroles, la jeune femme ne put plus retenir 
les sanglots qui l'étoufiFaient, et murmura : « tiia 
maîtresse, dans mon pays on m'appelait Belle-Heu- 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX... 169 

Comme elle achevait ces mots le khalifat entra. II 
s'avança vers Belle-Heureuse en souriant avec bonté, 
s'assit à côté d'elle et lui dit : « Lève le voile de ton 
visage, ô jeune fille ! » Mais Belle-Heureuse, au lieu 
de se découvrir le visage, fut terrifiée à cette seule 
idée et ramena complètement Tétoffe jusqu'au-des- 
sous de son menton, d'une main tremblante. Et le 
khalifat ne voulut point s'offusquer d'une action si 
extraordinaire et dit à Sett Zahia : « Je te confie cette 
jeune fille, et j'espère que dans quelques jours tu l'au- 
ras habituée à toi et encouragée et rendue moins ti- 
mide. » Puis il jeta encore un regard sur Belle-Heu- 
reuse et ne put voir, hors des étoffes dont elle était v 
étroitement drapée, que la jointure de ses fins poi- 
gnets. Mais cette seule vue suffit pour la lui faire 
aimer à l'extrême: des poignets aussi admirablement 
moulés ne pouvaient appartenir qu'à une parfaite 
beauté ! Et il se retira. 

Alors Sett Zahia emmena Belle-Heureuse et la 
conduisit au hammam du palais, et la revêtit après 
le bain de robes fort belles et piqua dans ses cheveux 
plusieurs rangs de perles et de pierreries ; piiis elle 
lui tint compagnie le reste de la journée, en essayant 
de l'habituer à elle. Mais Belle-Heureuse, bien que 
fort confuse des égards que lui témoignait la sœur 
du khalifat, ne pouvait arriver à tarir ses larmes et 
ne voulait pas non plus révéler la cause de ses 
peines. Car elle se disait que cela ne changerait guère 
sa destinée. Elle garda donc pour elle seule Tacuité de 
sa douleur et continua à se consumer le jour et la 
nuit, si bien qu'au bout de peu de temps elle tomba 
gravement malade ; et l'on désespéra de la sauver. 



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170 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

après avoir essayé sur elle la science des médecins 
les plus réputés de Damas. 

Quant à Bel-Heureux, fils de Printemps, voici. 
Vers le soir il rentra dans sa maison et, selon son 
habitude, s'allongea sur le divan et appela : « 
Belle-Heureuse ! » Mais, pour la première fois, per- 
sonne ne répondit. Alors il se leva vivement et 
appela une seconde fois : « Belle-Heureuse ! » Mais 
personne ne répondit. Et personne non plus n'osa 
entrer. Car toutes les esclaves s'étaient cachées et 
nulle d'entre elles n'osait bouger. Alors Bel-Heureux 
se dirigea vers lappartement de sa mère, et entra 
précipitamment ; il trouva sa mère assise toute triste 
la main sur la joue, et perdue dans ses pensées. A 
cette vue, son inquiétude ne fit qu'augmenter et il 
demanda avec efi'roi à sa mère : « Où est Belle- 
Heureuse ?...» 

Mais, pour toute réponse^ l'épouse de Printemps 
fondit en larmes ; et puis elle soupira : « Qu'Allah 
nous protège, ô mon enfant ! Belle-Heureuse, en ton 
absence, est venue me demander la permission de 
sortir avec la vieille pour aller, m'a-t-elle dit, visiter 
un saint, ouali qui accomplit des miracles* Et elle 
n'est pas encore rentrée. Ah ! mon fils, jamais mon 
cœur n'a été tranquille depuis l'entrée de cette 
vieille dans notre maison. Notre portier non plus, ce 
vieux serviteur fidèle qui nous a tous élevés, ne Ta 
jamais regardée d'un œil de paix ! J'ai toujours eu le 
pressentiment que cette vieille-là nous porterait 
malheur avec ses prières trop prolongées et ses 
regards si rusés ! » Mais Bel-Heureux interrompit sa 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX* . . 17! 

mère pour demander : « Quand, exactement, Belle- 
Heureuse est-elle sortie ? » Elle répondit: « Ce 
matin, de bonne heure, après ton départ pour le 
souk. » Et Bel-Heureux s'écria : « Tu vois, ma mère, 
à quoi cela nous sert de changer nos habitudes et 
d'accorder à nos femmes des libertés dont elles ne 
savent que faire et qui ne peuvent que leur être 
funestes ! Ah ! ma mère, pourquoi as-tu permis à 
Belle-Heureuse de sortir ? Qui sait où elle a pu s'é- 
garer, et si elle n'est pas tombée dans Teau, et si un 
minaret ne Ta pas ensevelie sous sa chute ? Mais je 
vais courir chez le gouverneur pour l'obliger à faire 
immédiatement des recherches ! » 

Et Bel-Heureux, hors de lui, courut au palais, et 
le gouverneur le reçut, sans le faire attendre, par 
égards pour son père Printemps qui comptait parmi 
les plus hauts notables de la ville. Et Bel-Heureux, 
sans même s'arrêter aux formules obligatoires du 
salam,'ditau gouverneur: « Mon esclave a disparu 
depuis ce matin, de ma maison, en compagnie d'une 
vieille femme que nous avions hébergée chez nous. 
Je viens te prier de m'aider à la rechercher. » Le 
gouverneur prit un ton plein d'intérêt en répondant : 
V Mais certainement, mon fils ! 11 n'y a rien que je ne 
fasse, en considération de ton digne père. Va trou- 
ver de ma part le chef de la police et expose-lui ton 
affaire. C'est un homme fort avisé et plein d'expé- 
dients, -qui, sans aucun doute, vous trouvera l'es- 
clave d'ici peu de jours. » 

Alors Bel-Heureux courut chez le chef de la 
police et lui dit: « Je viens te voir de la part du 
gouverneur pour retrouver mon esclave qui a dis- 



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\ 



172 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

paru de la maison. » Le chef de la police, assis sur 
le tapis, jambes croisées au-dessous de lui, souffla 
deux ou trois fois, et demanda: « Et avec qui est- 
elle partie?» Bel-Heureux répondit: « Av«c une 
vieille dont le signalement est tel et tel. Et, cette vieille 
est habillée de bure et porte au cou un chapelet aux 
grains par milliers. » Et le chef de la police dit : 
« Par Allah! dis-moi où se trouve la vieille et j'irai 
tout de suite te chercher l'esclave ! » 

A ces paroles, Bel-Heureux répondit : «Maissais-je, 
moi, où se trouve la vieille? Et viendrais-je ici si je 
savais l'endroit où elle est ? » Le chef de la police 
changea la position de ses jambes, les ramena sous 
lui en sens inverse, et dit: « Mon fils, il n'y a 
qu'Allah l'Omniscient pour découvrir les choses 
invisibles ! » Alors Bel-Heureux, irrité à l'extrême, 
s'écria : « Par le Prophète ! c'est toi seul que je 
rends responsable de la chose ! Et, s'il le faut, 
j'irai trouver le gouverneur et même l'émir des 
Croyants pour les édifier sur ton compte ! » L'autre 
répondit : « Tu peux aller où bon te semble ! Je n'ai 
pas appris la sorcellerie pour dévoiler les choses 
cachées ! » 

Alors Bel-Heureux s'en retourna chez le gou- 
verneur et lui dit: « Je suis allé chez le chef de la 
police, et il s'est passé telle et telle chose. » Et le 
gouverneur dit:*» « Ce n'est pas possible! Holà! 
gardes, allez me chercher ce fils de chien-là ! » Et 
lorsque ce dernier fut arrivé, le gouverneur lui dit: 
« Je t'ordonne de faire les recherches les plus minu- 
tieuses pour retrouver l'esclave de Bel-Heureux, 
fils de Printemps ! Envoie tes cavaliers dans toutes 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX... 173 

les directions ; cours toi-même et cherche partout ; 
mais il faut que tu la retrouves ! » Et en même 
temps il lui cligna de Toeil pour que rien ne fût fait; 
puis il se tourna vers Bel-Heureux et lui dit : « Quant 
à toi, mon fils, je veux désormais que tu ne ré- 
clames l'esclave que de ma barbe ! Et si, par extra- 
ordinaire (car tout peut arriver), on ne retrouvait 
pas l'esclave, je te donnerais moi-même, à sa place, 
dix vierges de l'âge des houris, aux seins fermes, 
aux fesses dures et assises comme des cubes de 
pierre ! Et je forcerai également le chef de la police 
à te donner de son harem dix jeunes esclaves 
aussi intactes que mon œil ! Seulement tranquillise 
ton &me, car sache bien que le destin t'accordera 
toujours ce qui t'est réservé et que, d'autre part, tu 
n*auras jamais ce^ que le sort ne t'a pas destiné... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vil 
apparaître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT QUARAIITE- DEUXIÈME NUIT 



Elle dit : 

»... tu n'auras jamais ce que le sort ne t'a pas 
destiné! » 

Alors Bel-Heureux prit congé du gouverneur, et 
rentra désespéré à sa maison, après avoir erré toute 
la nuit à la recherche de Belle-Heureuse. Aussi le 



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174 LES MILLE NC1T8 ET UNE »U1T 

lendemain fut-il obligé de s'aliter, en proie à une 
faiblesse extrême et à une fièvre qui ne fit qu'aug- 
menter de jour en jour, à mesure qu'il perdait ce 
qui lui restait d'espoir au sujet des recherches 
ordonnées par le gouverneur. Et les médecins con- 
-sultés répondirent: « Son mal n'a d'autre remède 
que le retour de son épouse ! » 

Sur ces entrefaites, arriva dans la ville de Koufa 
un Persan fort versé dans la médecine, l'art des 
drogues, la science des étoiles et du sable divina- 
toire. Et le marchand Printemps se hâta de le faire 
venir auprès de son fils. Alors le savant Persan, 
après avoir été traité avec les plus grands égards 
par Printemps, s'approcha de Bel-Heureux et lui 
dit: « Donne-moi la main! » Et il lui prit la main, 
lui tâta le pouls pendant un bon moment, le regarda 
avec attention au visage, puis sourit et se tourna 
vers le marchand Printemps en lui disant: « Le mal 
de ton fils réside dans son cœur ! » Et Printemps 
répondit: « Par Allah ! tu dis vrai, ô médecin ! » Le 
savant continua: « Et ce mal a pour cause la dis- 
parition d'une personne aimée. Eh bien! je vais vous 
dire, avec Taide des puissances mystérieuses, l'en- 
droit où se trouve actuellement cette personne ! » 

Et, ayant achevé ces mots, le Persan s'accroupit, 
tira d'un sac un paquet de sable qu'il défit et étendit 
devant lui ; puis il plaça au milieu du sable cinq 
cailloux blancs et trois cailloux noirs, deux baguettes 
et un ongle de tigre, les disposa sur un plan, puis 
sur deux plans, puis sur trois plans, les regarda en 
prononçant quelques mots en langue persane, et 
dit : « vous qui m!écoutez, sachez que la personne 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX... 173 

se trouve en ce moment à Bassra! » Puis il se reprit et 
dit : « Non ! les trois fleuves que je vois là m'ont 
trompé. La personne se trouve en ce moment à 
Damas, dans un grand palais, et dans le même état 
de langueur que ton fils, ô illustre marchand ! » 

A ces paroles, Printemps s'écria : « Et que nous 
faut-il faire, ô vénérable médecin ? De grâce, éclaire- 
nous, et tu n'auras pas à te plaindre de Tavarice de 
Printemps. Car, par Allah ! je te donnerai de quoi 
vivre dans Topulence durant l'espace de trois vies 
humaines ! » Et le Persan répondit : « Tranquillisez 
tous deux vos âmes et que vos paupières se rafraî- 
chissent et couvrent vos yeux sans inquiétude ! Car 
je me charge de réunir les deux jeunes gens, et la 
chose est encore plus aisée à faire que tu ne te l'ima- 
gines ! » Puis il ajouta, en s'adressant à Printemps : 
<( Tire de ta poche quatre mille dinars ! » Et Prin- 
temps défit aussitôt sa ceinture et rangea devant le 
Persan quatre mille dinars et mille autres dinars. 
Et le Persan dit : « Maintenant qu'il y a ainsi de 
quoi suffire à toutes les dépenses, je vais immédia- 
ment me mettre en route pour Damas, en emmenant 
ton fils avec moi ! Et, si Allah veut, nous revien- 
drons avec celle qu'il aime ! » Puis il se tourna vers 
l'adolescent étendu sur le lit et lui demanda : « 
fils de rhonorable Printemps, quel est ton nom ? » Il 
répondit : « Bel-Heureux ! » Le Persan dit : « Eh 
bien, Bel-Heureux, lève-toi, et que ton âme soit 
désormais sauve de toute inquiétude, car tu peux dès 
cet instant considérer que ton esclave t'est rendue ! » 
Et Bel-Heureux, mû soudain par la bonne influence 
du médecin, se leva et s'assit. Et le médecin conti- 



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176 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

i nua : « RaiTermis donc ton courage et ton cœur. 
Chasse tous les soucis. Mange, bois et dors ! Et dans 
une semaine, une fois tes forces revenues, je revien- 
drai te prendre pour faire avec toi le voyage. » Et 
il prit congé de Printemps et de Bel-Heureux, et s'en 
alla se préparer lui Aussi au départ. 

Alors Printemps donna à son fils cinq mille autres 
dinars, et lui acheta des chameaux qu'il fit charger 
de riches marchandises et de ces soieries de Koufa 
si belles de couleur, et lui donna des chevaux pour 
lui et pour sa suite. Puis au bout de la semaine, 
comme Bel-Heureux avait suivi les prescriptions du 
savant et s'en était admirablement trouvé, Printemps 
jugea que son fils pouvait sans inconvénients entre- 
prendre le voyage de Damas. Bel-Heureux fit donc 
ses adieux à son père, k sa mère, à Prospérité et au 
portier et, accompagné des vœux que tous les bras 
des siens appelaient sur sa tète, il partit de Koufa 
avec le savant de Perse. 

Or, Bel-Heureux à ce moment-là avait atteint la 
perfection de l'adolescence, et ses dix-sept ans 
avaient , duveté soyeusement ses joues à Tincarnat 
léger: ce qui rendait ses charmes encore plus séduc- 
teurs et faisait que nul ne le pouvait regarder sans 
s'arrêter extatiquement. Aussi le savant de Perse 
ne fut pas longtemps sans éprouver l'effet délicieux 
des charmes de l'adolescent, et Taima-t-il de toute 
son àme, en vérité, et se priva-t-il, durant tout 
le voyage, de toutes les commodités pour l'en 
faire profiter. Et de le voir content il était ravi à 
l'extrême... 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX... 177 

— A ce moment de sa narration, Schabrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut 



MAIS LORSQUE FUT 
U OEUX CENT QUARANTE-TROISIÈME NUIT 



Elle dit : 

... Et de le voir content il était ravi à lex- 
trème. 

Dans ces conditions le voyage fut agréable et sans 
fatigue, et Ton arriva de la sorte à Damas. 

Aussitôt le savant de Perse alla avec Bel-Heureux 
au souk principal et loua, séance tenante, une grande 
boutique qu'il fit remettre à neuf. Puis il fit faire des 
étagères élégantes tendues de velours, où il rangea 
en bon ordre ses flacons précieux, ses dictâmes, ses 
baumes, ses poudres, ses sirops contenus dans I^ 
cristal, ses thériaques fines conservées dans l'or pur, 
9es pots de faïence persane aux reflets métalliques où 
mûrissaient les vieilles pommades composées du 
suc de trois cents herbes rares ; et entre les grands 
flacons, les cornues et les alambics, il plaça lastro- 
labe d or. 

Après quoi il se vêtit de sa robe de médecin et se 
coiffa de son grand turban à sept tours, puis songea à 
habiller Bel-Heureux qui devait luiservird'assistant, 
exécuter les prescriptions, piler dans le mortier, faire 
les sachets et écrire les remèdes sous sa dictée. A 
cet effet il le vêtit, lui-même, d'une chemise de soie 



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178 LES MILLE NUITS ET UWE NUIT 

bleue et d'un gilet de cachemire, lui passa autour 
des hanches un tablier de soie rose où couraient des 
filets d'or, et le fit se tenir entre ses mains. Puis il 
lui dit: « Bel-Heureux, dès ce moment il te faut 
m'appeler ton père, et moi je t'appellerai mon fils, 
sans quoi les habitants de Damas croiraient qu'il y a 
entre nous ce que tu comprends ! » Et Bel-Heureux 
répondit : « J'écoute et j'obéis ! » 

Or, à peine la boutique où le Persan devait donner 
ses consultations eut été ouverte, que de tous côtés 
les habitants s'y rendirent en foule, les uns pour 
exposer leur cas, les autres seulemept pour admi- 
rer la beauté de l'adolescent ; et tous étaient stupé- 
faits et charmés à la fois d'entendre Bel-Heureux 
converser avec le médecin dans la langue persane 
qu'ils ne connaissaient pas et qu'ils trouvaient déli- 
cieuse de la bouche du bel assistant. Mais ce qui 
porta à son extrême limite l'ébahissement des visi- 
teurs, c'était la façon dont le médecin persan devi- 
nait les maladies. 

En effet, le médecin regardait dans le blanc des 
yçux pendant quelques moments le malade qui avait 
recours à lui, puis lui présentait un grand verre de 
cristal et lui disait : « Pisse ! » Et le malade pissait 
dans le verre, et le Persan mettait le verre à hauteur 
de son œil et l'examinait, puis disait : « Tu as telle et 
telle chose ! » Et le malade toujours s'écriait : « Par 
Allah ! c'est la vérité ! » Ce qui faisait que tout le 
monde levait les bras en disant : « Ya Allah ! quel 
savant prodigieux ! Nous n'avons jamais ouï parler 
d'une chose pareille ! Comment peut-on connaître ainsi 
les maladies par l'urine ? » 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX... Î79 

Aussi, il ne faut point s'étonner que le médecin 
persan ait été réputé en quelques jours, parmi tous 
les notables et lesgens riches, pour sa science extraor- 
dinaire, et que le bruit de tous ses prodiges soit ,ar- 
rivé aux oreilles mêmes du khalifat et de sa sœur 
El-Sett Zahia. 

Donc, un jour que le médecin était assis au milieu 
de la boutique et dictait une ordonnance à Bel-Heu- 
reux qui était à ses côtés et tenait le calam à la main, 
une respectable dame, montée sur un âne h la selle 
de brocart rouge constellée de pierreries, s'arrêta à 
la porte, noua la bride de Tâne à Tanneau de cuivre 
qui surmontait le pommeau de la selle, puis fit signe 
au savant de venir l'aider à descendre. Aussitôt il se 
leva avec empressement, courut lui prendre la main 
et la fit descendre de l'âne et entrer dans la boutique, 
où il la pria de s'asseoie après que Bel-Heureux lui 
eût avancé un coussin en souriant discrètement. 

Alors la dame sortit, l'ayant tiré de sa robe, un 
flacon rempli d'urine et demanda au Persan : « C'est» 
bien toi, ô vénérable cheikh, qui es le médecin 
arrivé de l'Irak-Ajami pour faire ces cures admi- 
rables à Damas ? » Il répondit : « C'est ton esclave 
lui-même. » Elle dit : « Nul n'est l'esclave que 
d'Allah ! Sache donc, ô maître sublime de la science, 
que ce flacon-là contient la chose que tu comprends, 
et dont la propriétaire est la favorite, bien que 
vierge encore, de notre souverain l'émir des 
Croyants. Ici les médecins n'ont pu deviner la 
cause de la maladie qui l'a alitée dès le premier jour 
de son arrivée au palais. Aussi El-Sett Zahia, la 
sœur de notre maître, m'a envoyé vous porter ce 



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180 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

flacon pour que vous y découvriez cette cause in- 
connue. » 

A ces paroles, le médecin dit: « ma maîtresse, il 
te faut me dire le nom de cette malade afin que je 
puisse faire mes calculs et savoir au juste Theure la 
plus favorable pour lui faire boire les remèdes. » 
La dame répondit : « Elle s'appelle Belle-Heu- 
reuse. » 

Alors le médecin se mit à tracer sur un bout de 
papier qu'il tenait à la main des calculs en grand 
nombre, les uns à l'encre rouge et les autres à Tencre 
verte. Puis il fit la somme des chifi'res rouges et 
celle des chiffres verts, les additionna et dit : « Oma 
maîtresse, j'ai découvert la maladie! C'est une affec- 
tion connue sous le nom de « tremblement des éven- 
tails du cœur ». A ces paroles, la dame s'écria : « Par 
Allah ! c'est la vérité ! Car les éventails de son cœur 
tremblent si fort que nous les entendons ! » Le 
médecin continua : « Mais il me faut, avant de pres- 
crire les remèdes, connaître de quel pays elle est. 
Cela est très important, car c'est par là que je saurai, 
une fois mes calculs faits, l'influence de la légèreté 
de l'air ou de sa pesanteur sur les éventails de son 
cœur. De plus, pour juger de l'état de conservation 
de ces éventails délicats, il me faut également savoir 
depuis combien de temps elle est à Damas et son âge 
précis ! » La dame répondit : « Elle a été élevée, 
parait-il, à Koufa, ville de l'Irak ; elle est âgée de 
seize ans, car elle est née, d'après ce qu'elle nous a 
dit, l'année de Tincendie du souk de Koufa. Quant 
à son séjour à Damas, il est de quelques semaines 
seulement. 



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fllBTOIRE DE BEL-HEUREUX..^ 181 

— A ce moment de sa narration,Scbahraza(le vit appa- 
raître le matin et se tut discrètement 



MAIS LORégUE FUT 
U DEUX CENT QUARANTE-QUATRlHlE NUIT 



Elle dit : 

»... de quelques semaines seulement. » 
A ces paroles, le savant de Perse dit à Bel- 
Heureux dont le cœur battait comme un moulin : 
« Mon fils prépare les remèdes tel et tel, d'après la 
formule d*Ibn-Sina, à l'article sept ! » 

Alors la dame se. tourna vers l'adolescent, qu'elle 
se mit à dévisager plus attentivement pour lui dire 
quelques moments après : « Par Allah ! ô mon 
enfant, la malade te ressemble fort, et son visage est 
aussi beau et aussi doux que le tien ! » Puis elle dit 
au savant : « Dis-moi, 6 noble Persan, cet adolescent 
est-il ton fils ou ton esclave ? » Il répondit : « C'est 
mon fils, 6 respectable, et ton esclave ! » Et la vieille 
dame, excessivement flattée de tous ces égards, 
répondit : « En vérité, je ne sais ce que je dois le 
plus admirer ici, de ta science, 6 médecin sublime, 
ou de ta descendance ! » Puis elle continua à con- 
verser avec le savant, tandis que Bel-Heureux finissait 
de faire les petits paquets de remèdes et les mettait 
dans une boite où il glissait un billet et en peu de 
mots apprenait de la sorte à Belle-Heureuse son 
arrivée à Damas avec le médecin de Perse. Après 

T. V. 12 



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182 LES MILLE NUITS ET UNE NU8T 

quoi, il cacheta la boîte et écrivit sur le couvercle son 
nom et son adresse en caractères kouliques, illisibles 
pour les habitants de Damas, mais déchiffrables 
pour Belle-Heureuse qui connaissait fort bien récri- 
ture arabe courante aussi bien que lakoufique. Et la 
dame prit la boîte, déposa dix dinars d'or sur Téta- 
gère du médecin, prit congé des deux et sortit pour 
se rendre directement au palais où elle se hâta de 
monter chez la malade. 

Elle la trouva les yeux à demi fermés et mouillés 
vers les coins de larmes, comme toujours. Elle s'ap- 
procha d'elle et lui dit : « Ah ! ma fille, puissent ces 
remèdes te procurer autant de bien que la vue de 
celui qui les a faits m'a donné de plaisir. C'est un 
adolescent aussi beau qu'un ange, et la boutique où 
il se tient est un lieu de délices ! Voici la boîte qu'il 
m'a donnée pour toi. » Alors Belle-Heureuse, pour 
ne point repousser l'offre, tendit la main, prit la boît(5 
et jeta sur le couvercle Un regard vague; mais sou- 
dain elle changea de couleur en voyant, sur le cou- 
vercle, ces mots tracés en koufique : « Je suis Bel- 
Heureux, fils de Printemps de Koufa ! » Mais elle eut 
assez de force sur son âme pour ne pas s'évanouir ou 
se trahir. Et elle dit à la vieille dame, en souriant : 
« Alors tu dis que c'est un bel adolescent ? Comment 
est-il? » Elle répondit : « Il est un tel mélange de 
délices qu^l m'est impossible de te le dépeindre ! Il 
a des yeux ! et des sourcils ! ya Allah ! mais ce qui 
ravit l'âme c'est un grain de beauté qu'il a sur le coin 
gauche de la lèvre et une fossette qui se creuse, au 
sourire, sur sa joue droite ! » 

A ces paroles, Belle-Heureuse ne douta plus qnexîe 



^ 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX... 483 

ne fût là son maître bien-aimé, et elle dit à la vieille 
dame : « Puisqu'il en est ainsi, puisse ce visage être 
de bon augure ! Donne-moi les remèdes. » Et elle les 
prit et, en souriant, les avala en une fois. Et au 
même moment elle vit le billet, qu'elle ouvrit et par- 
courut. Alors elle sauta à bas de son lit et s'écria : 
« Ma bonne mère, je sens que je suis guérie. Ces 
remèdes sont miraculeux. ! quel jour béni ! » Et 
la vieille s'écria : « Oui ! par Allah, c'est là une bé- 
nédiction du Très-Haut ! » Et Belle-Heureuse ajouta : 
« De grâce, hâte-toi de m'apporter à manger et à 
boire, car je me sens mourir de faim depuis près 
d'un mois que je ne puis toucher aux mets ! » 

Alors la vieille, appès avoir fait apporter à Belle- 
Héureuse, par les esclaves, des plateaux chargés de 
toutes sortes de rôtis, de fruits et de. boissons, se 
hâta d'aller annoncer au khalifat la guérison de la 
jeune esclave par la science inouïe du médecin persan. 
Et le khalifat dit : « Va vite lui porter de ma part 
mille dinars ! » Et la vieille se hâta d'exécuter l'ordre, 
après avoir toutefois passé chez Belle-Heureuse qui 
lui remit également un cadeau pour le médecin dans 
une boîte cachetée. 

Lorsque la vieille dame fut arrivée à la boutique, 
elle remit les mille dinars au médecin de la part du 
khalifat, et la boite à Bel-Heureux qui l'ouvrit et en 
lut le contenu. Mais alors son émotion fut telle qu'il 
éclata en sanglots et tomba évanoui : car Belle-Heu- 
reuse, dans un billet, lui racontait sommairement 
toute son aventure et son enlèvement par ordre du 
gouverneur et son envoi en cadeau au khalifat Abd 
El-Malek, à Damas. 



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184 LES MILLE MUITS ET VîiE NUIT 

A cette vue, la bonne vieille demanda au médecin : 
« Maispourquoidonctonfilsa-t-il été pris d'évanouis- 
sement après avoir tout à coup fondu en larmes ? » Il 
répondit: « Comment veux-tu, ôvénérable,qu'il en soit 
autrement, puisque Tesclave Belle-Heureuse que j'ai 
guérie est la propriété même de celui que tu crois 
être mon fils et qui n'est autre que le fils de l'illustre 
marchand Printemps de Koufa ? Et notre venue à 
Damas n'a eu d'autre but que la recherche de la 
jeune Belle-Heureuse qui avait un jour disparu, en- 
levée par une maudite vieille aux yeux de trahison ! 
Aussi, ô notre mère, nous plaçons désormais en ta 
bienveillance notre espoir le plus cher, et nous ne 
doutons pas de te voir nous aider à recouvrer le plus 
sacré des biens ! » Puis il ajouta : « Et pour gages* de 
notre reconnaissance, voici, pour commencer, les 
mille dinars du khalifat. Ils sont à toi ! Et l'avenir 
te démontrera, en outre, que la gratitude pour tes 
bienfaits a dans notre cœur une place de choix... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA CENT QUARANTE-CINQUIËME NUIT 



Elle dit : 

»... la gratitude pour tes bienfaits a dans notre 
cœur une place de choix ! » Alors la bonne dame se 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREL X. . . 185 

hâta d'abord d'aider le médecin à faire reprendre 
connaissance à Bel-Heureux évanoui, et lui dit : 
« Vous pouvez compter sur la ferveur de ma bonne 
volonté et de mon dévouement. » Et elle les quitta 
pour se rendre aussitôt auprès de Belle-Heureuse 
qu'elle trouva le visage rayonnant de joie et de santé. 
Elle s'approcha d'elle en souriant et lui dit : « Ma 
fille, pourquoi n'as-tu pas eu dès le début confiance 
en ta mère? Mais aussi, que tu as eu raison de pleurer 
toutes les larmes de ton âme d*ètre séparée de ton 
maître, le joli et doux Bel-Heureux, fils de Prin- 
temps de Koufa ! » Et comme elle voyait la surprise 
de l'adolescente, elle se hâta d'ajouter: «Tu peux, ma 
fille, compter sur mon entière discrétion et mon ma- 
ternel vouloir à ton égard. Je te jure de te réunir à 
ton bien-aimé, dussé-je y risquer ma vie ! Tranquil- 
lise donc ton âme et laisse la vieille agir dans ton 
bien, selon son savoir ! » 

Elle quitta alors Belle-Heureuse, qui lui bai- 
sait les mains en pleurant de joie, et alla faire un 
paquet dans lequel elle mit dés habits de femme, des 
bijoux et tous les accessoires nécessaires à un dégui- 
sement complet, et retourna à la boutique du méde- 
cin, où elle fit signe à Bel-Heureux de venir avec elle 
à l'écart. Alors Bel-Heureux la mena au fond de la 
boutique, derrière le rideau, et apprit d'elle ses pro- 
jets, qu'il trouva parfaitement combinés, et se laissa 
guider d'après le plan qu'elle lui soumit. 

La bonne dame habilla donc Bel-Heureux des 
habits de femme qu'elle avait apportés, et lui allon- 
gea les yeux de kohl et agrandit de noir le grain de 
beauté de sa joue; puis elle lui passa des bracelets 



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186 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

aux poignets et piqua des bijoux dans ses cheveux 
recouverts d'un voile de Mossoul ; et, cela fait, elle 
jeta un dernier coup d'œil sur sa toilette, et trouva 
qu'il était ravissant ainsi et de beaucoup plus beau 
que toutes les femmes réunies du palais du khàlifat. 
Elle lui dit alors: « Béni soit Allah dans ses œuvres ! 
Maintenant, mon fils, il te faut prendre la démarche 
des jeunes filles encore vierges, n'avancer qu'à 
tout petits pas en mouvant ta hanche droite et 
reculant ta hanche gauche, tout en donnant de légè- 
res secousses à ta croupe, savamment. Essaie d'abord 
un peu ces manœuvres, avant de sortir ! » 

Alors Bel-Heureux, dans la boutique, se mit à 
répéter les gestes en question et s'en acquitta de 
telle façon que la bonne dame s'écria : « Maschallah ! 
les femmes peuvent désormais s'abstenir de se vanter ! 
Quels merveilleux mouvements de croupe et quels 
coups de reins splendides! Pourtant, pour que la 
chose soit admirable tout à fait, il faut donner à ta 
physionomie une expression plus langoureuse en pen- 
chant le cou un peu plus et en regardant du coin des 
yeux. Là! c'est parfait ! Tu peux me suivre mainte- 
nant. » Et elle s^en alla avec lui au palais. 

Lorsqu'ils furent arrivés à la porte d'entrée du 
pavillon réservé au harem, le chef eunuque s'avança 
et dit : « Aucune personne étrangère ne peut en- 
trer sans l'ordre spécial de l'émir des Croyants. 
Arrière donc avec cette jeune fille, ou bien, si tu 
veux, entre toi seule! » Mais la vieille dame dit : 
« Qu'as-tu fait de ta sagesse, ô couronne des gardiens? 
Toi d'ordinaire le délice môme et l'urbanité, tu prends 
maintenant un ton qui jure tellement avec ton aspect 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREDX. . . 18T 

exquis ! Ne sais-tu, ô doué de nobles manières, que 
cette esclave est la propriété de Sett Zahia, la sœur de- 
notre maître le khalifat, et que Sett Zahia, en appre- 
nant ton manque d'égards vis-à-vis de son esclave 
. préférée, ne manquera pas de te faire destituer et 
môme de te faire décapiter? Et c'est toi-même qui 
auras été de la sorte la cause de ton infortune ! » Puis 
la dame se tourna vers Bel-Heureux et lui dit : 
« Viens, esclave î oublie tout à fait ce manque d'égards 
de notre chef, et surtout n'en dis rien à ta maîtresse ! 
Allons ! viens ! » Et elle le prit par la main et le fit 
entrer, tandis qu'il penchait sa tête câlinement de 
droite et de gauche en jetant un sourire des yeux au' 
chef eunuque, qui hochait la tête. 

Une fois dans la cour du harem, la dame dit à 
Bel-Heureux : « Mon fils, nous t'avons fait réserver 
une chambre à l'intérieur même du harem, et tu vas 
de ce pas y aller tout seul. Pour la trouver, tu vas 
entrer, par cette porte-ci, tu prendras la galerie qui 
se présentera devant toi, tu tourneras à gauche, puis 
à droite, et encore à droite, tu compteras ensuite cinq 
portes et tu ouvriras la sixième : c'est celle de la 
chambre qui t'est réservée et où ira te rejoindre 
Belle-Heureuse que je vais prévenir. Et je me char- 
gerai alors de vous faire sortir tous deux du palais 
sans éveiller l'attention des gardiens et des eunu- 
ques. » 

Alors Bel-Heureux entra; dans la galerie et, dans 
son trouble, se trompa de côté: il tourna à droite, 
puis à gauche dans un corridor parallèle à l'autre, et 
pénétra dans la sixième chambre. . . 



/ 

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Ig8 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

— A ce moment de sa narration, Scbahrazade vit ap- 
paraître le matin et se tutdiscrètemenl. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT QUAÇANTE-SIXIÊME NUIT 



— Elle dit: 

... dans la sixième chambre. 

Il arriva de la sorte dans une haute salle creusée 
en ddme léger, dont les parois étaient ornées de ver- 
sets en caractères d'or qui couraient partout, entre- 
lacés en mille lignes de perfection; là les murs étaient 
tendus de soie rose, les fenêtres tamisées de fins 
rideaux de gaze, et le sol recouvert d'immenses tapîs 
du Khorassân et du Cachemire; là, sur les tabourets, 
étaient posées des coupes de fruits et, directement 
sur les tapis, s'étalaient les plateaux recouverts du 
foulard protecteur qui laissait deviner, à leurs formes 
et à leurs odeurs admirables, ces pâtisseries fameuses, 
délices des gosiers les plus difficiles, et que la seule 
Damas, parmi toutes les villes de. l'Orient et de 
Tunîvers entier, savait douer de leurs si sympathi- 
ques qualités. 

Or, Bel-Heureux était loin de se douter de ce que 
lui réservaient, dans cette salle, les puissances in- 
connues. 

Au milieu de la salle il y avait un trône recouvert 
de velours, seul meuble visible ; aussi Bel-Heureux, 
fi'osant plus reculer de peur d'être rencontré errant 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX... 189 

dans les corridors, alla s'asseoir sur le trône et atten- 
dit sa destinée. 

Il était là à peine depuis quelques instants, quand 
un bruit de soieries parvint à ses oreilles, répercuté par 
la voûte, et il vit entrer, par l'une des portes latérales, 
une jeune femme à l'aspect royal, habillée seulement 
de ses vêtements d'intérieur, sans voile sur le visage 
ou foulard sur les cheveux; et elle était suivie d'une 
petite esclave mignonne, les pieds nus, qui portait 
sur la tête des fleurs et tenait à la main un luth en 
bois de sycomore. Et cette dame n'était autre que 
Sett Zahia elle-même, la sœur de l'émir des Croyants. 

Lorsque Sett Zahia vit cette persoone voilée assise 
dans la salle, elle s'approcha d'elle gentiment et lui 
demanda : « Qui es-tu, ô étrangère que je ne con- 
nais pas? Et pourquoi restes-tu ainsi voilée dans le 
harem où nul œil indiscret ne peut te voir ? » Mais 
Bel-Heureux, qui s'était hâté de se mettre debout, 
n'osa articuler un mot et prit le parti de faire le muet. 
Et Sett Zahia lui demanda : « jeune fille aux yeux 
si beaux, pourquoi ne me réponds-tu pas ? Si par 
hasard tu es une esclave renvoyée du palais par 
mon frère l'émir des Croyants, hâte-toi de me 
le dire et j'irai intercéder en ta faveur, car il ne 
me refuse jamais rien. « Mais Bel-Heureux n'osa 
guère faire de réponse. Et Sett Zahia pensa que ce 
mutisme de la jeune fille avait pour cause la pré- 
sence de la petite esclave qui était là, les yeux écar- 
quillés, à regarder avec étonnement cette personne 
voilée et si timide. Elle lui dit donc: « Va, ma mi- 
gnonne, et reste derrière la porte pour empêcher 
n'importe qui d'entrer dans la salle. » Et lorsque la 



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190 LES MILLE NUITS ET UPTE NUIT 

petite fut sortie, elle vint tout près de Bel-Heureux, 
qui fut tenté de se serrer encore davantage dans son 
grand voile, et lui dit : « Dis-moi maintenant, adoles- 
cente, qui tu es, et dis--moi ton nom et le motif der 
t^ venue dans cette salle où je suis seule à entrer 
avec Témir des Croyants? Tu peux me parler le cœur 
sur la main, car je te trouve charmante et tes yeux 
me plaisent déjà beaucoup ! Oui ! vraiment je te 
trouve ravissante, ma petite ! » Et Sett Zahia, qui 
aimait à Textrôme les vierges blanches et délicates, 
avant d'attendre la réponse prit la jeune fille par la 
taille en l'attirant à elle et porta la main à ses seins 
pour les caressQT, tout en lui dégrafant la robe de 
l'autre main. Mais elle fut stupéfaite de constater que 
la poitrine de la jeune fille était aussi lisse que celle 
d'un adolescent ! Elle recula d'abord, puis se rappro- 
cha et voulut lui soulever la robe pour voir plus clair 
(}ans l'affaire. 

Lorsque Bel-Heureux vit ce mouvement, il jugea 
plus prudent de parler, et, prenant la main de Sett 
Zahia, qu'il porta à ses lèvres, il dit : « ma maî- 
tresse, je me livre entièrement à ta bonté et me mets 
sous ton aile en demandant ta protection ! » Sett 
Zahia dit : « Je te l'accorde entière. Parle. » Il dit : 
(c ma maîtresse, je ne suis point une jeune fille ; 
je m'appelle Bel-Heureux, fils de Printemps le 
Koufique. Et si je suis venu ici au risque de ma 
vie, c'est dans le but de revoir mon épouse Belle- 
Heureusé, l'esclave que le gouverneur de Koufa 
m'a enlevée pour l'envoyer en cadeau à l'émir 
des Croyants. Par la vie de notre Prophète, ô ma 
maîtresse, aie compassion de ton esclave et de 



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HISTOIRE DE BEL-IIEURECX. . . 19i- 

son épouse ! » Et Bel-Heureux fondit en larmes. 
Mais déjà Sett Zahia avait appelé la petite esclave, 
et lui avait dit : « Cours vite, ma mignonne, à Tap- 
partement de Belle-Heureuse, et dis-lui : « Ma maî- 
tresse Zahia te demande ! » Puis elle se tourna... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vil appa- 
raître le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT 



Elle dit : 

... Puis elle se tourna vers Bel-Heureux et lui dit : 
« Calme ton âme, adolescent. Il ne t'arrivera que 
des choses heureuses ! » 

Or, durant ce temps, la bonne vieille dame était 
allée trouver Belle-Heureuse et lui avait dit : « Suis- 
moi vite, ma fille. Ton maître bien-aimé est dans la 
chambre que je lui ai réservée ! » Et elle la mena, 
pâle d'émotion, dans la chambre où elle croyait re- 
trouver Bel-Heureux. Aussi leur douleur fut-elle très 
grande et leur terreur de ne le voir pas là ; et la 
vieille dit : « H a dû certainement s'égarer dans les 
corridors ! Rentre, ma fille, 'dans ton appartement, 
pendant que je vais aller me mettre à sa recherche ! » 
- Et c'est alors que la petite esclave entra chez 
Belle-Heureuse qu'elle trouva toute tremblante et 
bien pâle, et lui dit : « Belle-Heureuse, ma maî- 



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192 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tresse Sett Zahia te demande ! » Alors Belle-Heu- 
reuse ne douta plus de sa perte et de celle de son 
bien-aimé, et suivit, en chancelant, la gentille fillette 
aux pieds nus. 

Mais à peine était-elle entrée dans la salle, que la 
sœur du khalifat vint à elle, le sourire aux lèvres, 
lui prit la main et la conduisit à Bel-Heureux, tou- 
jours voilé, en leur disant à tous deux : « Voici le 
bonheur ! » Et les deux jeunes gens se reconnurent 
à l'instant et tombèrent évanouis dans les bras l'un 
de l'autre. 

Alors la sœur du khalifat, aidée de la petite, les 
aspergea d'eau de roses, leur fit reprendre con- 
naissance, et les laissa seuls. Puis elle rentra au 
bout d'une heure et les trouva assis, étroitement 
embrassés, et des larmes tout plein les yeux de 
bonheur et de gratitude pour sa bonté. Elle leur 
dit alors : « 11 nous faut maintenant fêter votre 
réunion en buvant ensemble à l'éternelle durée de 
votre félicité ! » Et aussitôt, sur un signe, la petite 
esclave rieuse remplit les coupes de vin exquis et les 
leur présenta, lis burent, et Sett Zahia leur dit : 
« Comme vous vous aimez, mes enfants ! Aussi vous 
devez savoir des vers admirables sur l'amour et des 
chansons fort belles sur les amants. J'aimerais vous 
entendre me chanter quelque chose ! Prenez ce 
luth ! Et, à tour de rôle, faites résonner l'âme de son 
bois mélodieux ! » 

Alors Bel-Heureux et Belle-Heureuse baisèrent 
les mains à la sœur du khalifat et, le luth accordé, 
ils chantèrent ces merveilleuses strophes alternées : 



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HISTOIRE DE DEL-HËUREUX... 193 

« — Je (^apporte des fleurs légères sous mon voile de 
Koufa et des fruits encore poudrés de l'or du soleil l 

— Tout Vor du Soudan est sur ta peau, d bien- 
aimée, les rayons du soleil sont dans tes cheveux et le 
velours de Damas dans tes- yeux ! 

— Me voici I Vers toi je vieAs avec l'heure où 
les soirs tièdes sont propices /... L'air est léger, la 
nuit se fait soyeuse et transparente ^ et le murmure 
vient à nous des feuilles et des eaux I 

— Te voici, te voici, ô ma gazelle des nuits I La 
ténèbre tout entière est éblouie de tes yeux. Ah l dans 
tes yeux que je plonge comme l'oiseau qui s'enivre 
sur la mer ! 

— Approche-toi plus près et sur mes lèvres prends 
leurs roses. Puis laisse-moi lentement glisser de mon 
calice et, de mes épaules à mes chevilles, achever 
pour toi d'être nue ! 

— Oh! bien-aimée !.,. 

— Me voici ! Le fruit secret de ma chair de lune a 
la forme, tu le sais, de la datte mûre. Viens!.,. 
C apparaîtra toute la mer, la mer pleine de houle où 
s'enivrent les oiseaux / » 

Les dernières notes de ce chant à peine avaient- 
elles expiré sur les lèvres de Belle-Heureuse pâmée de 
bonheur, que soudain les rideaux s'écartèrent et le 
khalifat en personne fit son entrée dans la salle. 

A sa vue, tous les trois se levèrent vivement et 
baisèrent la terre entre ses mains. Et le khalifat 
leur sourit à tous et vint s'asseoir au milieu d'eux 
sur le tapis, et ordonna à la petite esclave de verser 
le vin et d'apporter les coupes. Puis il dit : « Nous 



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i94 I,ES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

allons boire ainsi pour fêter le retour à la santé de 
Belle-Heureuse ! » Et il leva la coupe d'or et dit : 
« Pour Tamour de tes yeux, ô Belle-Heureuse ! » et il 
but lentement 11 déposa alors la coupe et, remar- 
quant la présence de cette esclave voilée qu'il ne 
connaissait pas, il demanda à sa sœur : « Qui est 
donc cette jeune fille dont les traits me paraissent si 
beaux sous ce voile léger ? » Sett Zahia répondit : 
« C'est une compagne dont ne peut se séparer Belle- 
Heureuse ; car elle ne peut manger ni boire avec 
plaisir si elle ne la sent pas près d'elle ! » 

Alors le khalifat écarta le voile de l'adolescent, et 
fut stupéfait de sa beauté ! Bel-Heureux, en effet, 
n'avait point encore de poils sur les joues, mais un 
léger duvet seulement qui mettait une ombre adora- 
ble sur sa blancheur, sans compter la goutte de 
musc qui souriait en beauté sur son menton. 

Aussi le khalifat, ravi à Textréme, s'écria : « Par 
Allah ! ô Zahia, dès ce soir je veux également pren- 
dre cette nouvelle adolescente pour concubine, et je 
lui réserverai, comme à Belle-Heureuse, un apparte- 
ment digne de sa beauté et un train de maison comme 
à mon épouse légitime ! » Et Sett Zahia répondit : 
« Certes, ô mon frère, cette adolescente est un mor- 
ceau digne de toi ! » Puis elle ajouta : « Il me vient 
justement à l'idée de te raconter une histoire que j'ai 
lue dans un livre écrit par un de nos savants. » Et le 
khalifat demanda : « Et quelle est cette histoire ? » 
Sett Zahia dit : 

« Sache, ô émir des Croyants, qu'il y avait dans la 
ville de Koufa un adolescent nommé Bel-Heureux, 
fils de Printemps... . 



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HISTOIRE DE BEL-HEUREUX.,, 195 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT QUARANTE-HUITIÈME NUIT 



Elle dit : 

» ... un adolescent nommé Bel-Heureux, fils de 
Printemps. 11 était le maître d'une esclave fort belle 
qu'il aimait et qui Taimait, car tous deux avaient été 
-élevés ensemble dans le même berceau et s'étaient pos- 
sédés dès les premiers temps de leur puberté. Et ils 
furent heureux pendant des années, jusqu'à ce qu'un 
jour le temps se tournât contre eux en les ravissant 
l'un à l'autre. Ce fut une vieille femme qui servit 
d'instrument de malheur au destin farouche. Elle 
enleva la jeune esclave et la livra au gouverneur de 
la ville, qui se hâta de l'envoyer en cadeau au roi 
de ce temps-là. 

, » Mais le fils de Printemps, en apprenant la dispa- 
' rition de celle qu'il aimait, n'eut de pepos qu'il ne l'eût 
retrouvée dans le palais même du roi, au milieu du 
harem. Mais au moment même où tous deux se féli- 
citaient de leur réunion et versaient des larmes de 
joie, le roi entra dans la salle où ils se trouvaient, et 
les surprit ensemble. Sa fureur fut à sa limite et, 
sans chercher à éclaircir la situation, il leur fit couper 
la tête, à tous deux, séance tenante ! 

» Or, continua Sett Zahia, comme le savant qui a 



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196 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

écrit cette histoire ne donne pas sa conclusion sur 
le procédé, je voudrais, ô émir des Croyants, te de- 
mander ton avis sur l'acte de ce roi, et savoir ce 
que tu aurais fait à sa place, dans les mêmes condi- 
tions ! » 

L'émir des Croyants, Abd El-Malek ben-Merouân, 
répondit sans hésiter : « Ce roi aurait dû se garder 
d'agir avec autant de précipitation et il aurait mieux 
fait de pardonner aux deux jeunes gens, et ce pour 
trois raisons : la première est que les deux jeunes 
gens s'aimaient sérieusement et depuis longtemps, 
la seconde est qu'ils étaient en ce moment-là les hôtes 
de ce roi puisqu'ils étaient dans son palais, et la 
troisième est qu'un roi ne doit agir qu'avec pru- 
prudence et circonspection. Je conclus donc que ce 
roi a fait un acte indigne d'un vrai roi ! » 

A ces paroles, Sett Zahia se jeta aux genoux de son 
frère et s'écria : « commandeur des Croyants, tu 
viens, sans le savoir, de te juger toi-même dans l'acte 
futur que tu vas accomplir ! Je t'adjure par la mé- 
moire sacrée de nos grands ancêtres et de notre au- 
guste père l'intègre, d'être équitable dans le cas que 
je vais te soumettre ! » Et le khalifat, fort surpris, 
dit à sa sœur : « Tu peux me parler en toute con- 
fiance. Mais relève-toi ! » Et la sœur du khalifat se 
releva et se tourna vers les deux jeunes gens et leur 
dit : « Tenez-vous debout ! » Et ils se tinrent de- 
bout, et Sett Zahia dit à son frère : « émir des 
Croyants, cette adolescente si douce et si belle, qui 
est couverte de ce voile, n'est autre que le jeune 
Bel-Heureux, fils de Printemps. Et Belle-Heureuse 
est celle qui fut élevée avec lui et devint plus tard 



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HISTOIRE DE BBL-HEUREUX. . . 197 

son épouse ! Et son ravisseur n'est autre que ce gou- 
verneur de Koufa, dont le nom est Ben-Youssef El- 
Thékafi. 11 a menti dans la lettre où il te disait avoir 
acheté Tesclave pour dix mille dinars. Jeté demande 
sa punition et le pardon de ces deux jeunes gens si 
excusables. Accorde-moi leur grâce, en te souve- 
nant qu'ils sont tes hôtes et qu'ils sont abrités par 
ton ombre !» 

A ces paroles de sa sœur, le khalifat dit : « Certes ! 
je n'ai point pour coutume de revenir sur mes pa- 
roles. » 

Puis il se tourna vers Belle-Heureuse et lui de- 
manda : « Belle-Heureuse, tu reconnais que c'est 
bien là ton maître Bel-Heureux? » Elle répondit : 
Tu l'as dit, ô commandeur des Croyants ! » Et le 
khalifat conclut : « Je vous rends l'un à l'autre ! » 

Après quoi il regarda Bel-Heureux et lui demanda : 
« Mais peux-tu au moins me dire comment tu as pu 
pénétrer ici et connaître la présence de Belle-Heu- 
reuse dans mon palais ? » Bel-Heureux répondit : 
« émir des Croyants, accorde à ton esclave quel- 
ques instants d'attention et il te racontera toute son 
histoire ! » Et aussitôt il mit le khalifat au courant 
de toute l'aventure, depuis le commencement jus- 
qu'à la fin, sans omettre un seul détail. 

Le khalifat fut extrêmement étonné et voulut voir 
le médecin de Perse qui avait eu une intervention 
si prodigieuse ; et il le nomma médecin de son pa- 
lais à Damas, et le combla d'honneurs et d'égards. 
Puis il retint Bel-Heureux et Belle-Heureuse dans 
son palais, pendant sept jours et sept nuits, où il 
donna en leur honneur de grandes réjouissances, et 

T. V. 13 



^ 



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198 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

les renvoya à Koufa chargés de cadeaux et d*hon- 
neurs. Et il destitua Tancien gouverneur et nomma 
à sa place Printemps, père de Bel-Heureux. Et de 
la sorte tous vécurent à la limite du bonheur pen- 
dant une longue et délicieuse vie. 

— Lorsque Schahrazade eut cessé de parler, le roi 
Schahriar s'écria : « Schahrazade, cette histoire m'a 
charmé et les vers surtout m'ont exalté à l'extrême. Mais, 
en vérité, je suis bien surpris de n'y trouver pas les dé- 
tails sur le mode d'amour que tu me faisais prévoir ! » 

Et Schahrazade sourit légèrement et dit : « Roi for- 
tuné, justement ces détails promis sont dans I'Histoire 
DE Grain-de-Beauté, que je me réserve de te raconter, si 
toutefois tu as encore des insomnies ! » 

Et le roi Schahriar s'écria : « Que dis-tu, ô Schahra- 
zade ? Mais, par Allah ! ne sais-tu que, même au risque 
de mourir d'insomnie, je veux écouter I'Histoire de 
Grain-de-Beauté ? Hâte-toi donc de la commencer ! » 

Mais à ce moment Schahrazade vit apparaître le matin 
et renvoya cette histoire au lendemain. 



AUSSI LOBSQUE FUT 
U DEUX CENT CINQUANTIÈME NUIT 



Elle dit ; 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 



Il m'est revenu, ô Roi fortuné, qu'il y avait au 
Caire un vénérable cheikh qui était le syndic des 
marchands de la cité. Il était respecté de tout le 
souk pour son honnêteté, ses manières graves -et po- 
lies, son langage mesuré, sa richesse et le nombre 
de ses esclaves et de ses serviteurs. Il s'appelait 
Schamseddi^. 

Un jour de vendredi, avant la prière, il alla au 
hammam, puis entra chez le barbier où, selon les 
prescriptions sacrées, il se fit couper les moustaches 
juste au ras de la lèvre supérieure, et se fit soigneu- 
sement raser la tête. Après quoi il prit le miroir que 
lui tendait le barbier et s'y regarda, après avoir tou- 
tefois récité l'acte de foi pour se préserver d'une 
complaisance trop marquée pour /ses traits. Et il 
constata avec une tristesse infinie que les poils blancs 
de sa barbe étaient devenus bieji plus nombreux 
que les noirs, et qu'il fallait beaucoup d'attention 
pour distinguer ces derniers parmi les touffes blan- 
ches oh ils se disséminaient. Et il pensa : « La barbe 
blanchissante est un indice de la vieillesse, et la 



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200 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

vieillesse est un avertissement de la mort ! Pauvre 
Schamseddin ! Te voici près de la porte du tombeau, 
et tu n'as pas encore de postérité ! Tu déteindras, 
et il sera de toi comme si jamais tu n'avais été! » 
Puis, tout plein de ces désolantes pensées, il se ren- 
dit à la mosquée pour la prière et de là rentra à sa 
maison où son épouse, connaissant les heures habi- 
tuelles de son arrivée, s'était préparée à le recevoir 
en se baignant et se parfumant et s'épilant avec 
beaucoup de soin. Et elle le reçut avec un visage 
souriant et lui souhaita le bonsoir, disant : « soi- 
rée de félicité sur toi ! » 

Mais le syndic, sans rendre le souhait à son épouse, 
lui dit d'un ton aigre : « De quelle félicité me parles- 
tu? Peut-il encore y avoir quelque félicité pour moi? » 
Son épouse, étonnée, lui dit : « Le nom d'Allah sur 
toi et autour de toi ! Pourquoi ces suppositions né- 
fastes? Que manque-t-il à ton bonheur? Et quelle 
est la cause de ton chagrin? » Il répondit : « C'est 
toi seule ! Ecoute-moi donc, ô femme ! Songe à la 
peine et à l'amertume que j'éprouve chaque fois que 
je me rends au souk ! Je vois dans les boutiques les 
marchands assis avec, à leurs côtés, leurs enfants au 
nombre de deux ou trois ou quatre qui grandissent 
sous leurs yeux. Et ils sont fiers de leur postérité. 
Et moi seul je suis privé de cette consolation ! Et 
souvent je me souhaite la mort pour échapper à cette 
vie sans consolations ! Et je prie Allah, qui a appelé 
mes pères dans son sein, de m'écrire aussi une fin 
qui mette un terme à mes tourments ! » 

A ces paroles, l'épouse du syndic lui dit: « Ne t'ar- 
rête donc pas à ces affligeantes pensées, et viens 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BEAUTÉ 201 

faire honneur à la nappe que j'ai tendue pour toi. » 
Mais le marchand s'écria : « Non ! par Allah, je no 
veux plus ni manger ni boire, ni surtout accepter 
désormais quoi que ce soit de tes mains ! C'est toi 
seule la cause de notre stérilité ! Voilà quarante ans 
déjà écoulés depuis notre mariage, et cela sans aucun 
résultat! Et tu m'as toujours empêché de prendre 
d'autres épouses, et, en femme intéressée que tu es, 
tu as profité de la faiblesse de ma chair, lors de notre 
première niiit de noces, pour me faire prêter serment 
de ne jamais introduire dans la maison une autre 
femme enta présence, et de ne jamais même coucher 
avec une autre femme que toi ! Et moi, naïvement, je 
t'ai promis tout cela. Et le plus fort, c'est que j'ai 
tenu ma promesse et que toi, voyant ta stérilité, tu 
n'as pas eu la générosité de me délier de mon serment ! 
Mais, par Allah! je jure maintenant que je préfère 
me couper le zebb plutôt que de te le donner désor- 
mais ou même de t'en caresser. Car je vois bien à 
présent que c'est peine perdue d'œuvrer avec toi ; et 
il y a autant à gagner à enfoncer mon outil dans un 
trou de rocher qu'à essayer de féconder une terre 
aussi sèche que la tienne ! Oui ! par Allah, c'est au- 
tant de foutreries perdues que celles si généreusement 
éparpillées par moi. dans ton abîme sans fond ! » 

Lorsque l'épouse du syndic eut entendu ces paro- 
les plutôt vives, elle vit la lumière se changer en 
ténèbres devant son visage, et du ton le plus aigre 
qu'elle pût prendre dans sa colère, elle cria à son 
époux le syndic : « Ah ! vieux refroidi ! Parfume donc 
ta bouche avant de parler! Le nom d'Allah sur moi 
et autour de moi ! Préservée sois-je de toute laideur 



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202 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

et fausse imputation ! Crois-tu donc que, de nous deux, 
ce soit moi la retardataire? Détrompe-toi, vieil oncle ! 
Ne t'en prends qu'à toi-même et à tes œufs froids ! 
Oui, par Allah! ce sont tes œufs qui sont froids et 
sécrètent un liquide trop clair et sans vertu ! Va 
acheter de quoi réchauffer et épaissir leur suc ! Et tu 
verras alors si mon fruit est plein de beaux grains ou 
stérile ! » 

Aces paroles de son épouse irritée, le syndic des 
marchands fut assez ébranlé dans ses convictions, et, 
d'un ton hésitant, il demanda : « En admettant, 
comme tu le prétends, que mes œufs soient froids et 
transparents et que leur suc soit clair et sans vertu, 
pourrais-tu par hasard m'indiquer,pourquej'y coure, 
Tendroit où Ton vend la drogue capable d'épaissir 
ce qui est fluide ? » Son épouse lui répondit : « Tu 
trouveras chez le premier droguiste venu la mixture 
qui épaissit les œufs de l'homme et les rend aptes à 
féconder la femme... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT CINQUANTE-UNIÈME NUIT 



Elle dit: 



» ... la mixture qui épaissit les œufs de l'homme 
et les rend aptes à féconder la femme ! » 



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HISTOIRE DE GKAIN-DE-BEALTÉ 203 

En entendant ces paroles, le syndic se dit : « Par 
Allah! dès demain j'irai chez le droguiste acheter 
un peu de cette mixture pour m'épaissir les œufs ! » 

Aussi le lendemain, à peine le souk ouvert, le 
syndic prit avec lui une porcelaine vide et alla chez 
un droguiste et lui dit : « La paix sur toi ! » Le dro- 
guiste lui rendit son salam et lui dit : « matinée 
bénie qui t'amène comme premier client ! Ordonne ! » 
Le syndic dit : « Je viens te demander de me venr 
dre une once de la mixture qui épaissit les œufs de 
rhomme. » Et il lui tendit le bol de porcelaine. 

A ces paroles, le droguiste ne sut que penser et se 
dit : « Notre syndic, si grave d'ordinaire, veut sans 
doute plaisanter. Je vais lui répondre à sa manière. » 
Et il lui dit: « Non, par Allah! j'en avais encore 
hier, mais cette mixture est tellement demandée que 
mes provisions sont épuisées. Va donc en deman- 
der à mon voisin. » 

Alors le syndip alla chez le second droguiste, puis 
chez le troisième, puis chez tous les droguistes du 
souk, et tous le renvoyaient avec la même réponse, 
en riant à part eux d'une demande aussi extraordi- 
naire. 

Quand le syndic vit que ses recherches restaient 
sans résultat, il revint à sa boutique et s'y assit tout 
songeur et dégoûté de l'existence. Et comme il se 
faisait ainsi du mauvais sang, il vit s'arrêter devant 
sa porte le cheikh des courtiers, un mangeur de has- 
chich exemplaire, un ivrogne, un consommateur 
d'opium, en un mot le modèle des craoules et de la 
canaille du souk. De son nom il s'appelait Sésame. 

Pourtant le courtier Sésame respectait beaucoup 



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204 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

le syndic Schamseddin, et ne passait jamais devant 
sa boutique sans le saluer jusqu'à terre en employant 
les formules les plus choisies. Et ce matin-là il ne 
manqua pas de rendre ces habituels égards au digne 
syndic qui ne put s'empêcher de lui rendre son salam 
d'un ton de fort méchante humeur. Et Sésame qui 
s'en aperçut lui demanda: « Quel désastre assez grand 
a-t-il pu survenir pour jeter un tel trouble- en ton 
âme, ô notre vénérable syndic? » 11 répondit : 
K Tiens! Sésame, viens t' asseoir ici et écoute mes 
paroles. Et tu verras si j'ai lieu de m'affliger. Songe, 
Sésame, que voilà déjà quarante ans que je suis 
marié, et je ne connais pas encore même l'odeur d'un 
enfant! Et l'on a fini par me dire que le retard pro- 
venait de moi seul qui aurais, paraît-il, les œufs 
transparents et le suc trop clair et sans vertu ! Et 
l'on m'a conseillé de chercher chez les droguistes la 
mixture qui épaissit les œufs. Mais aucun droguiste 
n'en possède dans sa boutique. Tu me vois donc 
bien malheureux de ne pouvoir trouver de quoi don- 
ner la consistance nécessaire au suc le plus précieux 
de mon individu ! » 

Lorsque le courtier Sésame eut entendu ces paro- 
les du syndic, loin de s*en montrer étonné ou d'en 
rire comme les droguistes, il avança la main, la 
paume tournée en haut, et dit : « Mets un dinar 
dans cette main, et donne-moi ce bol de porcelaine. 
J'ai, moi, ton aflwe ! » Et le syndic lui répondit : 
«Par Allah! serait-ce possible? Mais, ô Sésame, 
sache bien que si vraiment tu réussis dans cette 
affaire-là, ta fortune est faite ! Je te le jure sur la 
vie du Prophète ! Et voici pour commencer deux 



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HISTOIRE DE GRÂIN-DE-BEALTÉ 205 

dinars au lieu d'un ! » Et il lui mit les deux pièces 
d'or dans la main et lui remit la porcelaine. 

Alors la fabuleuse crapule qu'était ce Sésame se 
montra en cette occasion-là bien plus au courant de 
la science que tous les droguistes du souk. En effet, 
il rentra chez lui après avoir acheté au souk tout ce 
dont il avait besoin et se mit aussitôt à préparer la 
mixture suivante : 

Il prit deux onces de rob dé cubèbe chinois, une 
once d'extrait gras de chanvre ionien, une once de 
caryophille frais, une once de cinnamome rouge de 
Serendib, dix drachmes de cardamome blanc de Ma- 
Iabar,cinq de gingembre indien, cinq de poivre blanc, 
cinq de piment des îles, une once de baies étoilées 
de badiane de Tlnde, et une demi-once de thym des 
montagnes. Il mêla le tout avec dextérité, après avoir 
pilé et passé au tamis, y versa du miel pur et fit 
ainsi une pâte bien liée à laquelle il ajouta cinq 
grains de iriusc et une once d'œufs piles de poissons. 
Il y ajouta encore un peu de julep léger à Teau de 
roses, et mit le tout dans le bol de porcelaine. 

Il se hâta alors d'aller porter le bol au syndic 
Schamseddîn, en lui disant : « Voilà la mixture sou- 
veraine qui durcit les œufs de l'homme et en épaissit 
le suc trop fluide... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et se tut discrètement. 



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206 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FttT 
LA DEUX CENT ClUQUAIITE-DEUXltliE NUIT 



Elle dit : 



»... Voilà la mixture souveraine qui durcit les 
œufs de Thomme et en épaissit le suc trop fluide ! » 
Puis il ajouta : « Il faut manger cette pâte deux heu- 
res avant le moment de l'approche sexuelle. Mais 
au préalable il te faut, durant trois jours, ne prendre, 
pour toute nourriture, que des pigeons grillés, ex- 
trêmement assaisonnés d'épices, des poissons mâles 
avec leur laitance au dedans, et enfin des œufs de 
bélier grillés légèrement. Et si avec tout cela tu 
n'arrives pas à percer même les murailles et à fé- 
conder un rocher nu, je consens, moi Sésame, à me 
raser la barbe et les moustaches, et jeté permets de 
me cracher au visage ! » Et, ayant dit ces paroles, 
il remit au syndic le bol de porcelaine et s'en alla. 

Alors le syndic pensa : « Sûrement ce Sésame, qui 
passe sa vie dans la débauche, doit s'y connaître en 
drogues durcissantes ! Je vais donc mettre ma foi en 
Allah et en lui ! » Et il rentra à sa maison et se hâta 
de se réconcilier avec son épouse, qu'il aimait d'ail- 
leurs et dont il était aimé, et tous deux s'excusèrent 
l'un envers l'autre de leur emportement passager, et 
s'exprimèrent toute la peine qu'ils avaient eue de se 
sentir, pendant toute une nuit, brouillés pour des 
paroles sans conséquence. < 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 207 

Après quoi, Schamseddîn se mit à suivre scrupu- 
leusement pendant trois jours le régime prescrit par 
Sésame, et finit par manger la pâte en question qu'il 
trouva excellente. 

Alors il sentit que son sang s'échauffait à Textrême, 
comme au temps de sa jeunesse quand il faisait des 
paris avec les gamins de son âge. Il s'approcha donc 
de son épouse et la monta ; et elle le lui rendit ; et 
tous deux furent émerveillés du résultat en tant que 
durée, répétition, chaleur, jet, intensité et consis- 
tance. 

Aussi cette nuit-là l'épouse du syndic fut incontes- 
tablement fécondée ; ce dont elle eut la certitude 
complète quand elle eut constaté que trois mois se 
passaient sans écoulement de sang. 

La grossesse poursuivit normalement son cours ; 
et, au bout du neuvième mois, jour pour jour, Tépouse 
eut des couches heureuses, mais effroyablement diffi- 
ciles, car l'enfant qui venait de lui naître était aussi 
gros que s'il avait un an d'âge. Et la sage-femme 
déclara, après les invocations d'usage, que de sa vie 
elle n'avait vu d'enfant aussi fort et aussi beau. Ce 
dont il ne faut point s'étonner si Ton songea à la pâte 
merveilleuse de Sésame. 

Donc la sage-femme reçut l'enfant et le lava en 
invoquant le nom d'Allah, de Mohammad et d'Ali, et 
lui récita à l'oreille l'acte de foi musulman, et l'em- 
maillotta et le remit à la mère qui lui donna le sein 
jusqu'à cequ'il fût bien repu et endormi. Et la sage- 
femme resta encore trois jours auprès de la mère, et 
ne s'en alla que lorsqu'elle se fut assurée que tout 
était bien, et que l'on eut distribué à toutes les 



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208 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

voisines les douceurs préparées à cette occasion. 

Le septième jour on jeta du sel dans la chambre,et 
le syndic alors entra féliciter son épouse. Puis il lui 
demanda : « Où est le don d'Allah? «Aussitôt elle lui 
tendit le nouveau-né. Et le syndic Schamseddîn fut 
émerveillé de la beauté de cet enfant de sept jours 
qui avait Tair d'avoir un an, et dont le visage était 
plus brillant que la pleine lune à son lever. Et il 
demanda à son épouse :« Comment vas-tu l'appeler?» 
Elle répondit : « Si c'était une fille je lui aurais moi- 
même donné un nom ; mais comme c'est un garçon, 
à toi la priorité du choix ! » 

Or, à ce moment-là, l'une des esclaves qui em- 
maillottaient l'enfant pleura d'émotion et de plaisir en 
voyant sur la fesse gauche du petit une jolie envie 
brune, comme un grain de musc, qui tranchait par 
sa forme et sa couleur sur la blancheur du reste. Et, 
d'ailleurs, sur les deux joues de l'enfant, il y avait 
également, mais en plus petit, un gentil grain noir et 
velouté. Aussi le digne syndic, inspiré par cette dé- 
couverte, s'écria : « Nous l'appellerans Alaeddîn 
Grain-de-Beauté ! 

L'enfant fut donc nommé Alaeddîn Grain-de- 
Beauté ; mais comme c'était trop long, on ne l'appe- 
lait que Grain-de-Beauté. Et Grain-de-Beauté fut 
allaité durant quatre ans par deux nourrices diffé- 
rentes et par sa mère ; aussi devint-il fort comme 
un jeune lion et resta-t-il blanc comme le jasmin 
et rose comme les roses. Et il était si beau que 
toutes les petites filles des voisines et des parents 
l'adoraient à la folie ; et il acceptait leurs hommages, 
mais ne consentait jamais à se laisser embrasser par 



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HISTOIRE DE GRÂlN-DE-BEAUTÉ 209 

elles et les griffait cruellement quand elles l'appro- 
chaient de trop près ; aussi les petites filles, et 
même les jeunes filles, profitaient de son sommeil 
pour venir impunément le couvrir de baisers et s'é- 
merveiller de sa beauté et de sa fraîcheur. 

Quand le père et la mère de Grain-de-Beauté virent 
combien leur fils était admiré et choyé, ils eurent 
peur pour lui du mauvais œil ; et ils résolurent de le 
soustraire à cette influence maligne. Pour cela, au 
lieu de faire comme les autres parents qui laissent 
les mouches et la saleté couvrir le visage de leurs 
enfants afin de les faire paraître moins beaux el ne 
point attirer sur eux le mauvais œil, les parents de 
Grain-de-Beauté enfermèrent l'enfant dans un sou- 
terrain situé au-dessous de la maison, et le firent 
ainsi élever loin de tous les yeux. Et Grain-de- 
Beauté grandit de la sorte, ignoré de tous, mais 
entouré des soins incessants des esclaves etdes eunu- 
ques. Et lorsqu'il eut atteint un âge plus avancé, on 
lui donna des maîtres fort instruits qui lui enseignè- 
rent la belle écriture, le Koran et les sciences. Et il 
devint à son tour aussi savant qu'il était beau et bien 
fait. Et ses parents résolurent de ne le sortir du sou- 
terrain que lorsque sa barbe aurait poussé et grandi à 
traîner parterre... 

— A ce moment de sa narration, Shahrazade vit appa- 
raître le matin et se tut discrètement. 



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210 LES miLle nuits et une nuit 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT CINOUANTETROISIÈME NUIT 



Elle dit : 

... lorsque sa barbe aurait poussé et grandi à trsd- 
nerpar terre. 

Or,un jour l'un des esclaves, qui portait àGrain-de- 
Beauté les plateaux des mets, oublia de fermer der- 
rière lui la porte du souterrain ; et Grain-de-Beauté 
voyant ouverte cette porte qu'il n'avait jamais remar- 
quée, tant le souterrain était vaste et plein de 
rideaux et de portières, se hâta de sortir et de mon- 
ter vers l'étage oîi se trouvait sa mère entourée de 
diverses nobles dames venues en visite. 

A ce moment-là Grain-de-Bcauté était devenu un 
merveilleux adolescent de quatorze ans, beau comme 
un ange ivre, et les joues duvetées comme un fruit, 
avec toujours, près des lèvres, un grain noir de cha- 
que côté, sans compter celui qu'on ne voyait pas. 

Aussi quand les femmes virent entrer tout à coup 
au milieu d'elles cet adolescent qu'elles ne connais- 
saient pas, elles se hâtèrent de se voiler le visage, 
effarouchées, et dirent à l'épouse de Schamseddîn : 
« Par Allah ! quelle honte sur toi de faire ainsi 
entrer auprès de nous un jeune homme étranger ! 
Ne sais-tu donc que la pudeur est un des dogmes 
essentiels de la foi ? » 

Mais la mère de Grain-de-Beauté répondit : « Invo- 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BEAUTÉ 211 

quez le nom d'Allah ! mes invitées, celui que vous 
voyez n'est autre que mon enfant bien-aimé, le fruit 
de mes entrailles, le fils du syndic des marchands 
du Caire, celui qui a été élevé sur les seins des nour- 
rices au lait généreux et sur les bras des belles 
esclaves, sur les épaules des vierges choisies et sur la 
poitrine des plus pures et des plus nobles ; c'est 
l'œil de sa mère et l'orgueil de son père, c'est Grain- 
de-Béauté ! Invoquez le nom d'Allah, ô mes invi- 
tées ! » 

Et les épouses des émirs et des riches marchands 
répondirent : « Le nom d'Allah sur lui et autour de 
lui ! Mais, ô mère de Grain-de-Beauté, comment se 
fait-il que tu ne nous aies jamais montré ton fils 
jusqu'à ce jour? » 

Alors l'épouse de Schamseddîn se leva d'abord et 
baisa son fils sur les yeux et le renvoya, pour ne 
pas gêner davantage les invitées, puis leur dit : « Son 
père l'a fait élever dans le souterrain de notre maison 
pour le soustraire au mauvais œil. Et il a résolu de 
ne le montrer que lorsque sa barbe aura poussé, tant 
sa beauté risque d'attirer sur lui le danger et les mau- 
vaises influences. Et s'il est sorti maintenant, c'est 
certainement par la faute de l'un des eunuques qui a 
dû oublier de fermer la porte. » 

A ces paroles, les invitées félicitèrent beaucoup 
l'épouse du syndic d'avoir un fils si beau, et appe- 
lèrent sur lui les bénédictions du Très-Haut, puis 
s'en allèrent. 

Alors Grain-de-Beauté revint près de sa mère et, 
comme il voyait les esclaves harnacher une mule, il 
demanda : « Pour qui cette mule ? » Elle répondit : 



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212 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

« C'est pour aller chercher ton père au souk. » 11 
demanda : « Et quel est le métier de mon père ? » 
Elle dit : « Ton père, ô mon œil, est un grand mar- 
chand, et il est le syndic de tous les marchands du 
Caire ; et c'est lui qui est le fournisseur du sultan 
des Arabes et de tous les rois musulmans. Et, pour te 
donner une idée de l'importance de ton père, sache 
que les acheteurs ne s'adressent directement à lui 
que pour les grosses affaires qui dépassent le chiffre 
de mille dinars ; mais si une affaire est moindre, 
serait-elle môme de neuf cent quatre-vingt-dix 
dinars, ce sont les employés de ton père qui s*en occu- 
pent sans le déranger. Et il n'y a aucune marchan- 
dise ni aucun chargement qui puisse entrer au Caire 
ou en sortir sans qu'au préalable ton père en soit 
avisé et sans qu'on vienne le consulter. Allah a 
donc accordé à ton père, ô mon enfant, des richesses 
incalculables. Grâces lui en soient rendues ! » 

Grain-de-Beauté répondit : « Oui ! Louanges à 
Allah qui m'a fait naître le fils du syndic des mar- 
chands ! Aussi je ne veux plus désormais passer ma 
vie enfermé, loin de tous les yeux, et dès demain il 
me faut aller au souk avec mon père ! » Et la mère 
répondit : « Qu'Allah t'entende, mon fils ! Je vais 
en parler à ton père dès son arrivée. » 

Aussi lorsque Schamseddîn fut rentré, son épouse 
lui raconta ce qui venait de se passer et lui dit : « Il 
est temps vraiment de prendre notre fils au souk 
avec toi. » Le syndic répondit : « mère de Grain- 
de-Beauté, ignores-tu donc que le mauvais œil est 
une chose réelle et qu'on ne plaisante pas avec des 
sujets aussi sérieux? Et oublies-tu le sort du fils de 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BE AUTÉ 213 

notre voisin tel et de notre voisin /e/ et de tant d'au- 
tres tués par le mauvais œil ? Crois bien que les 
tooïbeaux sont habités la moitié du temps par des 
morts emportés par le mauvais œil ! » 

L'épouse du syndic répondit : « père de Grain- 
de-Beauté, en vérité, la destinée de l'homme es^t 
attachée à son cou ! Comment peut-il y échapper? 
Et la chose écrite ne peut s'effacer, et le fils suivra le 
même chemin que son père dans la vie et dans la 
mort. Et ce qui existe aujourd'hui demain ne sera 
plus! Puis songe aux conséquences funestes dont 
notre fils sera un jour la victime par ta faute ! En 
effet, quand, après une vie que je souhaite longue 
et toujours bénie, tu seras mort, nul ne voudra 
reconnaître notre fils comme Théritier légitime 
de tes richesses et de tes propriétés, puisque jus- 
qu'aujourd'hui tout le monde ignore son existence ! 
Et de la sorte c'est le Trésor de l'Etat qui se saisira 
de tous tes biens et frustrera ton enfant, sans recours. 
Et j'aurai beau invoquer le témoignage des vieillards, 
les vieillards ne pourront que dire : « Nous n'avons 
jamais eu connaissance que le syndic Schamseddîn 
ait eu un fils quelconque ou une fille ! » 

Ces paroles sensées firent réfléchir le syndic qui, 
au bout d'un instant, répondit : « Par Allah ! tu as 
raison, ô femme ! Dès demain j'emmènerai avec moi 
Grain-de-Beauté et je lui apprendrai la vente et l'a- 
chat, les négociations et tous les éléments du mé- 
tier. » Puis il se tourna vers Grain-de-Beauté, 
que cette nouvelle transportait de joie, et lui dit : 
« Je sais que tu es ravi de venir avec moi. C'est fort 
bien ! Mais sache, mon fils, que dans le souk il faut 

T. V. \ 14 



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214 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

être très sérieux et tenir les yeux baissés avec mo- 
destie ; aussi j'espère que tu mettras là en pratique 
les sages leçons de tes maîtres et les bons principes 
dont tu as été nourri ! » 

Le lendemain, le syndic Schamseddîn, avant de 
conduire son fils au souk, le fit entrer au hammam... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT CIROUANTE-QUATRIÊME NUIT 



Elle dit : 

... le fit entrer au hammam et, après le bain, le 
vêtit d'une robe de satin tendre, la plus belle qu'il 
avait en magasin, et lui ceignit le front d'un léger 
turban à Tétoff'e rayée de minces filets de soie dorée. 
Après quoi tous deux mangèrent un morceau et 
burent un verre de sorbet et, rafraîchis de la sorte, 
ils sortirent du hammam. Le syndic enfourcha la 
mule blanche que lui tenaient les esclaves et prit 
derrière lui son fils Grain-de-Beauté dont la fraî- 
cheur de teint s'était faite encore plus remarquable, 
et dont les yeux brillants eussent séduit les anges 
eux-mêmes. Puis, montés ainsi tou3 deux sur la 
mule, précédés et suivis parles esclaves habillés de 
neuf, ils prirent le chemin du souk. 

A cette vue, tous lesmai-chands du souk et tous les 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 213 

acheteurs et les vendeurs furent émerveillés ; et ils 
se disaient les uns aux autres : « Ya Allah ! regar- 
dez Tenfant ! C'est la lune à sa quatorzième nuit 1 » 
Et d'autres disaient : « Qui est donc ce délicieux 
enfant qui est derrière le syndic Schamseddîn ? 
Nous ne l'avons jamais vu ! » 

Pendant qu'ils s'exclamaient de la sorte sur le pas- 
sage de la mule montée par le syndic et Grain-de- 
Beauté, le courtier Sésame vint à passer dans le 
souk et aperçut également le jeune garçon. Or, 
Sésame, à force de débauches et d'excès de haschich 
et d'opium, avait fini par perdre complètement la 
mémoire et ne se souvenait même plus de la cure 
qu'il avait opérée jadis au moyen de sa miraculeuse 
mixture à base de laitance, de musc, de rob de 
cubèbe et de tant de choses excellentes. 

Donc, en voyant le syndic avec ce jeune garçon, 
il se mit à ricaner d'un air entendu et à plaisanter 
crapuleusement sur son compte, en disant aux mar- 
chands qui Técoutaient : « Voyez un peu ce vieillard 
à barbe blanche ! Il est comme le poireau ! Blanc du 
dehors et vert en dedans ! » Et il allait d'un mar- 
chand à l'autre, répétant à chacun ses bons mots 
et ses plaisanteries, jusqu'à ce qu'il ne fût resté per- 
sonne dans le souk qui n'eût la certitude que le 
syndic Schamseddîn avait un jeune mamelouk 
mignon dans sa boutique. 

Lorsque cette rumeur parvint aux oreilles des 
notables et des principaux marchands, une assem- 
blée se forma composée des plus âgés d'entre eux 
et des plus respectés, pour juger du cas de leur 
syndic. Et au milieu de l'assemblée, Sésame péro- 



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216 " LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

rait et faisait de grands gestes indignés et disait : 
« Nous ne voulons plus désormais avoir à notre tête, 
comme syndic du souk, cette barbe vicieuse qui se 
frotte en public aux jeunes garçons ! Aussi nous 
allons nous abstenir dès. aujourd'hui d'aller réciter 
avant Touverture des boutiques, comme nous avons 
l'habitude de le faire chaque matin, les sept versets 
sacrés de la Fatiha en présence du syndic. Et, dans 
la journée, nous élirons un autre syndic qui soit un 
peu moins amateur de garçons que ce vieux-là ! » 

A ce discours de Sésame les marchands ne trouvè- 
rent rien à redire, et s'arrêtèrent au plan proposé, 
à l'unanimité. 

Quant au digne Schamseddîn, lorsqu'il vit Theure 
passer sans que les marchands et les courtiers vins- 
sent réciter devant lui les versets rituels de la Fatiha, 
il ne sut à quoi attribuer cette négligence ^i grave 
et si contraire à la tradition. Et comme il voyait non 
loin de là cette crapule de Sésame qui le regardait 
du coin de l'œil, il lui fit signe de s'approcher pour 
écouter deux mots. Et Sésame, qui n'attendait que» 
ce signe, s'approcha, mais lentement et en prenant 
tout son temps et en traînant le pas fort négligem- 
ment, tout en jetant de droite et de gauche des sou- 
rires d'intelligence aux boutiquiers qui n'avaient 
d'yeux que pour lui, tant la curiosité les tenait en 
suspens et leur faisait souhaiter une solution à cette 
affaire qui primait tout à leurs yeux. 

Donc Sésame, se sachant le centre de convergence 
de tous les regards et de l'attention générale, vint, 
en se dandinant, s'appuyer sur la devanture de la 
boutique ; et Schamseddîn lui demanda : « Eh bien, 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 217 

Sésame, comment se fait-îl que les marchands, avec 
le cheikh en tête, ne soient pas venus réciter devant 
moi les versets du premier chapitre du Koran ? » 
Sésame répondît ; « Heuh ! heuh ! je ne sais pas, 
moi. Il y a des bruits, comme ça, qui courent dans 
le souk, des bruits, comment dirais-je, des bruits ! 
En tout cas, ce que je sais fort bien, c'est qu'un 
parti s'est formé, composé des principaux cheikhs, 
qui a résolu de te destituer et d'appeler un autre aux 
fonctions de syndic ! » 

A ces paroles, le digne Schamseddîn changea de 
teint et, d'un ton resté grave tout de môme, il 
demanda : « Peux-tu au moins me dire sur quoi est 
basée cette décision? » Sésame cligna de l'œil, lit 
mouvoir ses hanches, et répondit :* « Voyons, vieux 
cheikh, ne fais donc pas le malin ! Tu le sais mieux 
que n'importe qui ! Et ce jeune garçon-là, que tu as 
mis dans la boutique, il n'est pas là pour chasser les 
mouches seulement ! En tout cas, sache bien que 
moi, malgré tout, j'ai* pris ta défense, seul de toute 
l'assemblée, et j'ai dit que tu n'étais pas du tout un 
amateur de garçons, vu que j'aurais été le premier 
à le savoir puisque je suis lié d'amitié avec tous 
ceux qui cultivent de préférence ce jeune sexe acide. 
Et j'ai même ajouté que ce garçon devait être quel- 
que parent de ton épouse ou le fils de quelqu'un de 
tes amis de Tantahi, de Mansourah ou de Baghdad, 
venu chez toi pour affaires. Mais l'assemblée entière 
s'est tournée contre moi et a voté ta destitution. 
Allah est le plus grand, ô cheikh ! Tu as pour te con- 
solerce garçon si joli dont tu me permets, entre nous, 
de te féliciter. .11 est vraiment très bien... 



/^ 



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218 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paratlre le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT CINQUANTE-CINOUIÊME NUIT 



Elle dit : 

»... garçon si joli dont tu me permets, entre nous, 
de te féliciter. Il est vraiment très bien ! » 

A ces paroles de Sésame, le syndic Schamseddîn 
ne put plus contenir son indignation, et s'écria : 
(c Tais-toi, Ole plus pourri des débauchés ! Ne sais-tu 
donc plus que c'est mon enfant ? Où est ta mémoire, 
ô mangeur de haschich? » Mais Sésame répondit : 
<c On ne me la fait pas ! Et depuis quand as-tu un 
fils ? Ce garçon de quatorze ans est-il donc sorti, tel 
qu'il est, du ventre de sa mère ? » Schamseddîn 
répliqua : « Mais, ô Sésame, ne te souviens-tu donc 
pas que c'est toi-même, il y a quatorze ans, qui 
m'as apporté cette miraculeuse mixture qui épaissit 
les œufs et concentre le suc ? Par Allah ! c'est grâce 
à elle que j'ai pu connaître la fécondité et qu'Allah 
m'a doté de ce fils ! Et tu n'es jamais plus revenu 
me demander di^s nouvelles de cette cure. Quant à 
moi, par peur du mauvais œil, j'ai fait élever cet 
enfant dans le grand souterrain de notre maison, et 
aujourd'hui c'est la première fois qu'il sort avec 
moi. Car, bien que ma première intention eût été de 
ne le faire sortir que lorsque il aurait pu tenir sa 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 219 

barbe dans ses mains, sa mcre m'a décidé à l'emme- 
ner avec moi pour lui apprendre le métier et le , 
mettre au courant des affaires, en prévision de l'ave- 
nir. » 

Puis il ajouta : « Quant à toi, Sésame, je suis 
enfin content de te rencontrer pour me libérer de 
ma dette ! Voici mille dinars, pour le service que tu 
m'as jadis rendu grâce à ta drogue^admirable ! » 

Lorsque Sésame eut entendu ces paroles, il ne 
douta plus de la vérité et courut détromper tous les 
marchands, qui aussitôt se hâtèrent d'accourir pour 
féliciter d'abord leur syndic et s'excuser ensuite 
auprès de lui du retard apporté à la prière d'ouver- 
ture que, séance tenante, ils récitèrent entre ses 
mains. 

Après quoi Sésame, au nom de tous, prit la parole 
et dit: « notre vénérable syndic, qu'Allah conserve 
h notre affection et le tronc de l'arbre et les rameaux ! 
Et puissent les rameaux, à leur tour, fleurir et don- 
ner des fruits odorants et dorés ! Mais, ô notre syndic, 
d'ordinaire les pauvres gens eux-mêmes, à l'occasion 
d'une naissance, font faire des douceurs et les dis- 
tribuent aux amis et aux voisins : et nous n'avons 
pas encore dulcifté notre palais de la pâte d'assida au 
beurre et au miel, qu'il est si bon de goûter en fai- 
sant des vœux pour le nouveau-né ! A quand donc 
le grand chaudron de cette excellente assida? 

Le syndic Schamseddîn répondit: « Mais comment 
donc ! Je ne demande pas mieux ! Ce ne sera pas 
seulement un chaudron d'assida que je vous offrirai, 
mais un grand festin dans ma maison de campagne 
aux portes du Caire, au milieu des jardins ! Je vous 



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220 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

invite donc tous, ô mes amis, à vous rendre demain 
matin à mon jardin que vous connaissez. Et là, si 
Allah veut, nous rattraperons ce qui n'était que dif- 
féré ! » 

Aussitôt rentré chez lui, le digne syndic fit faire de 
grands préparatifs pour le lendemain et envoya au 
four, pour être rôtis à la première heure, des mou- 
tons gavés pendant six mois de feuilles vertes, et des 
agneaux entiers, avec du beurre en quantité, et des 
plateaux innombrables de pâtisseries et autres choses 
semblables ; et il mit, pour cela, à contribution toutes 
les esclaves de la maison qui étaient expertes en l'art 
des douceurs, et tous les confiseurs et pâtissiers de 
la rue Zeini. Mais aussi lachose, il faut le dire, après 
tant de peines, ne laissait vraiment rien à désirer. 

Le lendemain, de bonne heure, Schamseddîn se 
rendit au jardin avec son fils Grain-de-Beauté, et fit 
tendre par les esclaves deux immenses nappes en 
deux endroits séparés assez éloignés Tun de l'autre ; 
puis il appela Grain-de-Beauté et lui dit : « Mon fils, 
j'ai fait tendre, tu le vois, deux nappes difl'érentes; 
l'une est réservée aux hommes, et l'autre aux garçons 
de ton âge qui viendront avec leurs pères. Moi je 
recevrai les hommes à barbe, et toi, mon fils, tu te 
chargeras de recevoir les jeunes garçons sans barbe, m 
Mais Grain-de-Beauté, surpris, demanda à son père : 
« Pourquoi cette séparation et ces deux services dif- 
férents ? D'ordinaire cela ne se pratique de la sorte 
qu'entre hommes et femmes. Et les garçons comme 
moi qu'ont-ils donc â craindre des hommes à barbe?» 
Le syndic répoiïdit : « Mon fils, les jeunes garçons 
imberbes se trouveront plus libres d'être seuls et 



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HISTOIRE I>E GRAIN-DE-BEAUTÉ 221 

pourront mieux s'amuser entre eux que s'ils sont en 
présence de leurs pères! » Et Grain-de-Beauté, qui 
n'y entendait pas malice, se contenta de cette ré- 
ponse. 

Donc, à l'arrivée des invités, Schamseddîn se mit 
à recevoir les hommes âgés, et Grain-de-Beauté les 
enfants et les jeunes garçons. Et Ton mangea, et l'on 
but, et l'on chanta, et l'on s'amusa au possible ; et 
la gaieté et la joie brillèrent sur tous les visages ; et 
l'encens et les aromates furent brûlés dans les casso- 
lettes. Puis, quand le festin fut terminé, les esclaves 
passèrent aux invités les coupes pleines de sorbet à 
la neige. Et ce fut alors pour les hommes le moment 
de deviser agréablement, alors que les jeunes gar- 
çons, de l'autre côté, se livraient entre eux à mille 
jeux amusants. 

Or, parmi les invités se trouvait un marchand, 
Tun des meilleurs acheteurs du syndic ; mais c'était 
un pédéraste fameux, qui n'avait laissé indemne de 
ses exploits aucun des jolis garçons du quartier. Il 
s'appelait Mahmoud, mais il n'était connu que sous 
le surnom de « Bilatéral. » 

Lorsque Mahmoud-le-Bilatéral eut entendu les cris 
que faisaient les enfants de l'autre côté.... 

— Ace moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et interrompit le récit autorisé par le roi 
Schahriar. 



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222 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT CINOUMIE-SIXIÈIIE NUIT 



Elle dit : 



Lorsque Mahmoud-le-Bilatéral eut entendu les cris 
que faisaient les enfants de Tautre côté, il fut ému à 
l'extrême et pensa : « Il doit sûrement y avoir une 
bonne aubaine de ce côté là ! » Et il profita deTinat- 
tention générale pour se lever et faire semblant 
d'aller satisfaire un besoin pressant ; et il se glissa 
doucement entre les arbres et arriva au milieu des 
jeunes garçons ; et il tomba en arrêt devant leurs 
mouvements gracieux et leurs jolis visages. Et il ne 
fut pas longtemps sans remarquer que le plus beau, 
sans conteste, d'entre les plus beaux était Grain-de- 
Beauté. Et il se mit à faire mille projets pour savoir 
comment lui parler et le prendre à Técart, et il 
pensa : « Ya Allah ! pourvu qu'il s'éloigne un peu 
de ses camarades ! » Or, le destin le servit au delà 
de ses souhaits. 

En effet, à un moment donné, Grain-de-Beaulé, 
excité par le jeu, et les joues toutes roses de mouve- 
ment, sentit lui aussi le besoin d'aller pisser. Et, 
en garçon bien élevé qu'il était, il ne voulut pas 
s'accroupir devant tout le monde, et s'en alla sous 
les arbres. Aussitôt le Bilatéral se dit : « Sûrement 
si je m'approchais de lui maintenant, je l'effarou- 
cherais. Je vais m'y prendre autrement ! » Et il sortit 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BEAUTÉ 223 

de derrière Tarbre où il était et parut au milieu des 
jeunes garçons qui le reconnurent et se mirent à le 
huer en lui courant entre les jambes. Eb lui fort 
content, se laissait faire en leur souriant ; puis il 
finit par leur dire : « Ecoutez-moi, mes enfants I je 
vous promets de vous donner demain à chacun une 
robe neuve et de l'argent de quoi satisfaire tous vos 
caprices, si vous réussissez à inciter en Grain- de- 
Beauté Tamour du voyage et le désir de s'éloigner 
du Caire ! » Et les garçons lui répondirent : « Bi- 
latéral, cela est très facile ! » Alors il les laissa et 
retourna s'asseoir au milieu des hommes à barbe. 

Lorsque Grain-de-Beauté, ayant fini de pisser, fut 
revenu à sa place, ses camarades clignèrent de l'œil 
entre eux, et le plus éloquent de la troupe, s'adres- 
sant à Grain-de-Beauté, lui dit : « Nous parlions, 
pendant ton absence, des merveilles du voyage et 
des pays magnifiques du loin, et de Damas et d'Alep 
et de Baghdad ! Toi, ô Grain-de-Beauté, dont le père 
est si riche, tu as dû certainement l'accompagner 
bien des fois dans ses voyages avec les caravanes ? 
Raconte-nous donc un peu de ce que tu as vu de 
plus merveilleux ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : 
« Moi ? Mais vous ne savez donc pas que j'ai été 
élevé dans le souterrain et que je n'en suis sorti 
qu'hier seulement ? Comment voulez-vous voyager 
dans ces conditions? Et maintenant c'est tout au 
plus si mon père me permet de l'accompagner de la 
maison à notre boutique ! » 

Alors le môme garçon répliqua : « Pauvre Grain- 
de-Beauté, tu as été sevré des joies les plus déli- 
cieuses avant même d'avoir pu les goûter ! Si tu 



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224 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

savais, ô mon ami, le goût merveilleux du voyage, 
tu ne voudrais plus rester un instant de plus dans la 
maison de ton père ! Les poètes ont tous chanté à 
l'envi les délices de vagabonder, et voici d'ailleurs 
un ou deux seulement des vers qu'ils nous ont 
transmis à ce sujet : 

» Voyage, qui dira tes merveilles ? mes amis^ 
toutes les belles choses aiment le changement ! Les 
perles elles-mêmes sortent des fonds obscurs de la mer, 
et traversent les immensités pour se poser sur le dia- 
dème des rois et le cou des princesses ! » 

En entendant cette strophe, Grain-de-Beauté dit : 
« Assurément ! Mais le repos chez soi a bien aussi 
son charme ! » Alors Tun des garçons sje mit à rire 
et dit à ses compagnons : « Voyez un peu ce Grain- 
de-Beauté ! Il est comme les poissons : ils meurent 
sitôt qu'ils quittent Teau ! » Et un autre renchérit et 
dit : « Non ! c'est probablement qu'il craint de faner 
les roses de ses joues ! » Et un troisième ajouta : 
« Vous ne voyez donc pas qu'il est comme les 
femmes : elles ne peuvent plus faire un pas toutes 
seules, sitôt qu'elles sont dans la rue ! » Et un autre 
enfin s'écria : « Alors quoi ? Grain-de-Beauté, n'as- 
tu pas honte de n'être pas un homme ! » 

En entendant toutes ces apostrophes, Grain-de- 
Beauté fut tellement mortifié qu'il quitta incontinent 
ses invités et, enfourchant la mule, prit le chemin 
de la ville et arriva, la rage dans cœur et les larmes 
aux yeux, auprès de sa mère qui fut épouvantée de 
le voir en cet état. Et Grain-de-Beauté lui répéta 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BEAUTÉ 225 

les moqueries dont il ayail été l'objet de la part de 
ses camarades, et lui déclara vouloir partir à l'ins- 
tant pour n'importe où, mais partir ! Et il ajouta : 
« Tu vois bien ce couteau ! Il sera dans ma poitrine 
si tu ne veux pas me laisser voyager ! » 

Devant cette résolution si inattendue, la pauvre 
mère ne put que dévorer ses larmes et consentir à 
ce projet. Elle dit donc à Grain-de-Beauté : « Mon 
fils, je te promets de t'aider de tout mon pouvoir ! 
Mais comme d'avance je suis sûre du refus de ton 
père, je vais moi-même te faire préparer un charge- 
ment de marchandises, à mes frais. » Et Grain-de- 
Beauté dit : « Mais alors que cela soit fait tout de 
suite^ avant l'arrivée de mon père ! » 

Aussitôt réponse de Schamseddîn fit ouvrir par 
les esclaves Tun des entrepôts de réserve des mar- 
chandises, et fit faire par les emballeurs des balles 
en nombre suffisant pour suffire au chargement de 
dix chameaux. 

Quant au syndic Schamseddîn, une fois les invités 
partis, il chercha en vain son fils dans le jardin, et 
finit par apprendre qu'il Tavait devancé à la maison. 
Et le syndic, terrifié à l'idée qu'un malheur avait 
pu survenir à son fils le long du chemin, mit sa 
mule au grand galop et arriva hors d'haleine dans la 
cour où il put enfin calmer son émotion en apprenant, 
par le portier, l'arrivée sans encombre de Grain-de- 
Beauté. Mais quelle ne fut point sa surprise en 
voyant, dans la cour, des balles et des balles, déjà 
toutes prêtes à être chargées et portant, sur leurs 
étiquettes, en grosses lettres, leurs difi'érentes desti- 
nations : Alep, Damas et Baghdad... 



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226 LES MILLE NUITS ET UXE NUIT 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DCUX CENT CmOUANTE-SEPTIÈME NUIT 



Elfe dit : 

... en grosses lettres, leurs différentes destinations: 
Alep, Damas et Baghdad ! 

Il se hâta de monter alors chez son épouse qui lui 
apprit tout ce qui venait de se passer et le grave in- 
convénient qu'il y aurait à contrarier Grain-de- 
Beauté. Et le syndic dit : « Je vais tout de même 
essayer de le dissuader ! » Et il appela Grain-de- 
Beauté et lui dit : « mon enfant, qu'Allah t'éclaire 
et te détourne de ce funeste projet ! Ne sais-tu donc 
ce qu'a dit notre Prophète (sur lui la prière et la 
paix !) : « Heureux l'homme qui se nourrit des fruits 
de sa terre et trouve en son pays même la satisfac- 
tion de sa vie ! » Et les anciens ont dit : « N'entre- 
prenez jamais de voyage, ne serait-il que d'un seul 
mille ! » Donc, ômon fils, je te demande de me dire 
si, après ces paroles, tu persistes encore dans ta ré- 
solution. » 

Grain-de-Beauté répondit : « Sache, ô mon père, 
que jene veux point te désobéir; mais si tu t'opposes 
à mon départ en me refusant le nécessaire, je me 
dépouillerai de mes habits, je vêtirai la robe des 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BE AUTÉ 227 

pauvres derviches, et j'irai à pied parcourir tous les 
pays et toutes les terres ! » 

Lorsque le syndic vit que son fils était résolu à 
partir coûte que coûte, il fut bien obligé de renon- 
cer à contrarier son projet, et lui dit : « Voici 
alors, ô mon enfant, quarante charges en plus ; et 
tu auras de la sorte, avec les dix autres que t'a don- 
nées ta mère, cinquante charges de chameau. Tu y 
trouveras les marchandises spéciales pour les be- 
soins de chacune des villes où tu entreras ; car il ne 
faudrait pas essayer de vendre à Alep, par exemple, 
les étoffes qu'affectionnent les habitants de Damas ; 
ce serait de la mauvaise spéculation ! Pars donc, 
mon fils, et qu'Allah te protège et t'aplanisse le cïie- 
min ! Et surtout prends toutes tes précautions en 
traversant, dails le Désert-du-Lion, un endroit qu'on 
nomme la Vallée-des-Chiens. C'est le repaire de 
bandits coupeurs de routes, dont le chef est un Bé- 
douin surnommé « le Rapide » à cause de la soudai- 
neté de ses attaques et de ses incursions. » Et Grain- 
de-Beauté répondit: « Les événements bons ou mau- 
vais nous viennent de la main d'Allah ! Et, quoi que 
je fasse, je n'aurai que ce qui doit m'échoir ! » 

Comme ces paroles étaient sans réplique, le syndic 
ne dit plus rien ; mais son épouse n'eut de paix qu'a- 
près avoir fait mille vœux et promis cent mou- 
tons aux santons et mis son fils sous la sainte pro- 
tection d'El-Saïed Abd El-Kàder El-Guilani, protec- 
teur des voyageurs. 

Après quoi, le syndic accompagné de son fils, qui 
put à grand peine s'échapper des bras de sa pauvre 
mère pleurant sur lui toutes les larmes de son cœur, 



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228 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

alla trouver la caravane déjà toute prête. Et il prit à 
part le vieux mokaddem des chameliers et des mu- 
letiers, le cheikh Kamal, et lui dit: « vénérable 
mokaddem, je te canfie cet enfant, la prunelle de 
mes yeux, et je le mets sous Taile d'Allah et sous ta^ 
garde ! Et toi, mon fils, dit-il à Grain-de-Beauté, 
voici celui qui te tiendra lieu de père, en mon 
absence. Obéis-lui et ne fais jamais rien sans le con- 
sulter ! » Puis il donna mille dinars d'or à Grain-de- 
Beauté, et, comme dernière recommandation, lui 
dit : « Je te donne ces mille dinars, mon fils, pour 
que tu puisses les utiliser et attendre patiemment 
le moment le plus avantageux pour la vente de tes 
marchandises ; car il faut bien te garder de les ven- 
dre au moment de la baisse ; tu dois saisifr l'occasion 
où les étoffes et les autres articles sont le plus en 
hausse, pour les placer dans les meilleures condi- 
tions ! » Puis, les adieux faits, la caravane se mit 
en marche et fut bientôt hors des portes du Caire. 

Or, pour ce qui est de Mahmoud-le-Bilatéral, 
voici ! En apprenant le départ de Grain-de-Beauté, il 
eut bientôt fait de se préparer lui aussi, et, en 
quelques heures, il avait mulets et chameaux chargés 
et chevaux sellés. Et, sans perdre de temps, il se 
mit en route et rejoignit la caravane à quelques 
milles du Caire. Et il se disait : « Maintenant, dans 
le désort, ô Mahmoud, nul n'ira te dénoncer et nul 
ne viendra te surveiller ! Et tu pourrai, sans crainte 
d'être troublé, te délecter de cet enfant ! » 

Aussi, dès la première étape, le Bilatéral fit 
dresser ses tentes à côté des tentes de Grain-de- 
Beauté, et recommanda au cuisinier de Grain-de- 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEÀUTÉ 229 

Beauté de ne pas prendre la peine d*allumer le feu, 
vu que lui, Mahmoud, avait invité Grain-de-Beauté à 
venir partager son repas, sous sa tente. 

Et, de fait, Grain-de-Beauté vint sous la tente du 
Bilatéral, mais accompagné du cheikh Kamal, le 
mokaddem des chameliers. Et ce soir-là le Bilatéral 
en fut pour ses frais. Et le lendemain, à la seconde 
halte, il en fut de même, et cela tous les jours, 
jusqu'à l'arrivée à Damas ; car, chaque fois, Grain- 
de-Beauté acceptait l'invitation, mais venait sous 
la tente du Bilatéral, accompagné du mokaddem des 
chameliers. 

Mais lorsqu'on fut arrivé à Damas où le Bilatéral 
avait, comme d'ailleurs au Caire, à Alep et à 
Baghdad, une maison à lui pour y recevoir ses 
amis... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade, la fille 
du vizir, vit apparaître le matin et interrompit le récit 
autorisé. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT CINQUANTE-HUITIÈME NUIT 



Elle dit : 

... à Damas où le Bilatéral avait, comme d'ailleurs 
au Caire, à Alep et à Baghdad, une maison à lui 
pouf y recevoir ses amis, il envoya à Grain-de-Beauté, 
resté sous les tentes à l'entrée de la ville, un esclave 

T. V. 15 



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230 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

pour rinviter, lui seulement, à venir l'honorer de sa 
présence. Et Grain-de-Beauté répondit : « Attends 
que j'aille demander Tavis du cheikh Kamal! » Mais 
le mokaddem des chameliers fronça les sourcils à la 
proposition et répondit : « Non, mon fils, il faut 
refuser ! » Et Grain-de-Beauté déclina l'invitation. 

Le séjour à Damas ne fut pas de longue durée, et 
l'on se mit bientôt en route pour Alep, où, dès 
l'arrivée, le Bilatéral envoya inviter Grain-de-Beauté ; 
mais, comme à Damas, le cheikh Kamal conseilla 
l'fi^bstention, et Grain-de-Beauté, sans trop savoir 
pourquoi le mokaddem était si sévère, ne voulut pas 
le contrarier. Et, Cette fois encore, le Bilatéral en fut 
pour son voyage et ses frais. 

Mais quand on eut quitté Alep, le Bilatéral se jura 
bien que cette fois les choses ne se passeraient plus 
de la sorte. Aussi, dès la première halte dans la 
direction de Baghdad, il fit faire les préparatifs d'un 
festin sans précédent, et vint en personne inviter 
Grain-de-Beauté à l'accompagner. Et cette fois 
Grain-de-Beauté fut bien obligé d'accepter, n'ayant 
pas de motif sérieux à opposer, et rentra d'abord 
sous la tente pour se vêtir d'une façon convenable. 

Alors le cheikh Kamal vint le rejoindre et lui dit : 
« Que tu es imprudent, ô Grain-de-Beauté ! Pourquoi 
as-tu accepté l'invitation de Mahmoud? Ne connais- 
tu donc pas ses intentions? Et ne sais-tu le motif qui 
l'a fait surnommer le Bilatéral ? En tout cas tu aurais 
dû demander l'avis du vieillard que je suis et dont 
les poètes ont dit : 

» Tat demandé au vieillard : (( Pourquoi marches- 



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HISTOIRE DE 6R AlN-DE-BEAUTÉ 231 

tu courbé ? » // m'a répondu : « f ai perdu sur la 
terre humide ma jeunesse I Et je me suis courbé 
pour la chercher. Et maintenant l'expérience est si 
lourde qui pèse sur moi qu'elle m'empêche de redresser 
le dos / j) 

Mais Grain-de-Beauté répondit : « vénérable 
mokaddem, il serait tout à fait inconvenant de 
refuser l'invitation de notre ami Mahmoud qu'on 
appelle, je ne sais trop pourquoi, le Bilatéral ! Et 
d'ailleurs je ne vois pas bien ce que j'ai à perdre à 
l'accompagner. Il ne me mangera pas ! » Et le 
mokaddem répliqua vivement : « Mais oui ! par 
Allah î il te mangera ! Il en a déjà mangé bien 
d'autres ! » 

A ces paroles, Grain-de-Beauté éclata de rire et se 
hâta d'aller rejoindre le Bilatéral qui l'attendait avec 
impatience. Et tous deux s'en allèrent sous la tente 
oii était dressé le festin. 

Or, vraiment, le Bilatéral n'avait rien épargné pour 
recevoir comme il fallait le merveilleux adolescent, 
et tout était disposé pour charmer les yeux et flatter 
les sens. Aussi le repas fut-il gai et plein d'anima- 
tion ; et tous deux mangèrent de grand appétit, et 
burent dansla môme coupe jusqu'à satiété. Et lorsque 
le vin eut fermenté dans leurs têtes, et que les 
esclaves se furent discrètement retirés, le Bilatéral, 
ivre de vin et de passion, se pencha sur Grain-de- 
Beauté et lui prenant les joues de ses deux mains 
voulut en prendre un baiser. Mais Grain-de-Beauté, 
fort troublé, leva instinctivement la main ; et le 
baiser du Bilatéral ne rencontra que la paume de 



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232 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

l'adolescent. Alors Mahmoud lui jeta un bras autour 
du cou et de Vautre lui entoura la taille, et, comme 
Grain-de-Beauté lui demandait : c< Mais que veux- 
tu donc me faire? » il lui dit : « Simplement, essayer 
d'expliquer, pour les mettre en pratique, ces vers du 
poète : 

» 0/ mes frissons quand les regards de ses yeux 
me branlent Pâme! 01 délices du premier désir gui 
gonfle ses oeufs enfantins 1 

» Voici j ô mon œil! Saisis ce que tu peux saisir, 
soulève ce que tu peux soulever y prends une poignée, 
ou deux, ou trois, et fais-le entrer d'un empan ou 
plus ! Mais que cela ne te gêne pas ! Il faut de la 
douceur ! » 

Puis, ayant dit ces vers d'une certaine manière, 
Mahmoud-le*Bilatéral se disposa à les expliquer 
d'une façon pratique à l'adolescent. Mais Grain-de- 
Beauté, sans trop se rendre compte de la situation, 
se sentit tout de même fort gêné de ces airs, de ces 
gestes et de ces mouvements, et voulut s'en aller. 
Et le Bilatéral le retint et finit par lui faire enfin 
comprendre de quoi il s'agissait. 

Lorsque Grain-de-Beauté eut bien saisi les inten- 
tions du Bilatéral et pesé sa demandé... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit appa- 
raître le matin et, discrète, se tut. 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 233 



Elle dit 



iAI$ LORSQUE FUT 
U DEUX CENT CIIIOUAIITE- NEUVIÈME NUIT 



... Lorsque Grain-de-Beauté eut bien saisi les inten- 
tions de Bilatéral et pesé sa demande, il se leva sur 
l'heure et lui dit : « Non, par Allah ! Je ne vends 
pas cette marchandise-là ! En tout cas, pour te 
consoler, je dois te dire que si je la vendais aux 
autres pour de For, à toi je la donnerais pour rien I » 
Et, malgré les supplications du Bilatéral, Grain- 
de-Beauté ne voulut pas rester un moment de plus 
sous la tente ; il sortit assez brusquement et regagna 
en hâte le campement où le mokaddem, fort 
inquiet, attendait son retour. 

Aussi lorsque le mokaddem Kamal vit entrer 
Grain-de-Beauté avec cet air étrange, il lui demanda : 
« Par Allah ! que s'est-il donc passé ?» Il répondit : 
« Mais absolument rien ! Seulement il nous faut tout 
de suite lever le campement et nous en aller à 
Baghdad, sans retard ; car je ne veux plus voyager 
avec le Bilatéral ! Il a des prétentions exagérées et 
fort gênantes ! » Le cheikh des chameliers dit : 
« Ne te Tavais-je pas dit, mon fils? Mais loué soit 
Allah qu'il ne soit rien arrivé ! Seulement je dois te 
faire remarquer qu'il serait fort périlleux de voyager 
ainsi seuls. Il vaut mieux rester, comme nous 



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234 LES MILLE NDITS ET UNE NUIT 

sommes, en une seule caravane, afin de pouvoir 
résister aux attaques des brigands bédouins dont 
ces terres sont infestées ! » Mais Grain-de-Beauté 
ne voulut rien entendre et donna Tordre du dé- 
part. 

La petite caravane se mit donc seule en marche, 
et ne cessa de voyager de la sorte jusqu'à ce qu'un 
jour, vers le coucher du soleil, elle ne fut plus qu'à 
quelques milles des portes de Baghdad. 

Le mokaddem des chameliers vint alors trouver 
Grain-de-Beauté et lui dit : « Il vaut mieux, mon 
fils, pousser jusqu'à Baghdad, cette nuit même, sans 
nous arrêter ici pour le campement. Car cet endroit 
où nous sommes est le plus dangereux de tout le 
voyage : c'est la Vallée-des-Chiens ! Nous courons 
très grand risque d'y être attaqués si nous y 
passons la nuit! Hfttons-nous donc d'arriver à 
Baghdad, avant la fermeture des portes. Car, mon 
fils, tu dois savoir que le khalifat fait chaque soir 
soigneusement fermer les portes de la ville pour em- 
pêcher les hordes fanatiques d'entrer en cachette et 
de s'emparer des livres de la science et des manus- 
crits des lettres, enfermés dans les salles des écoles, 
et de les jeter dans le Tigre ! » 

Grain-de-Beauté, à qui cette proposition n'agréait 
pas, répondit : « Non, par Allah ! je ne veux pas 
entrer de nuit dans la ville, car je veux jouir de la 
vue de Baghdad au lever du soleil ! Passons donc la 
nuit ici, car enfin je ne suis pas pressé, moi, et je ne 
voyage pas pour affaires, mais pour mon plaisir sim- 
plement et pour voir ce que je ne connais pas ! » Et 
le vieux mokaddem ne put que s'incliner, tout en 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 235 

déplorant rentètement si dangereux du fils de 
Schamseddin. 

Quant h Grain-de-Beauté, il mangea un morceau ; 
puis, les esclaves partis se coucher, il sortit de la 
tente et s'éloigna un peu dans la vallée et alla 
s'asseoir sous un arbre au clair de lune. Et le 
souvenir lui vint des lectures que lui faisaient ses 
maîtres dans le souterrain, et, inspiré d'un lieu si 
propice aux rêveries, il commença ce chant du 
poète : 

« Reine de l'Irak aux délices légères, 6 Baghdad, 
cité des khalifats et des poètes, si longtemps je t'ai 
rêvée, ô tranquille... » 

Mais soudain, avant qu'il eût achevé la première 
strophe, il entendit à sa gauche une clameur 
effroyable et un galop de chevaux, et des vociféra- 
tions criées par cent bouches à la fois ! Et il se 
tourna et vit le campement envahi par une troupe 
nombreuse de Bédouins surgis de toutes parts comme 
s'ils sortaient de sous terre. 

Ce spectacle si nouveau pour lui le cloua sur 
place, et il put voir ainsi le massacre général de la 
caravane qui avait voulu se défendre, et le pillage de 
tout le campement. Et quand les Bédouins virent 
qu'il n'y avait plus personne debout, ils emmenèrent 
les chameaux et les mulets, et disparurent en un clin 
d'œil par où ils étaient venus. 

Lorsque la stupéfaction où il était se fut un peu 
dissipée, Grain-de-Beauté descendit vers l'endroit où 
se trouvait son campement, et put voir tous ses gçns 



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236 LES MILLE HUITS ET UNE NUIT 

massacrés. Et le cheikh Kamal lui-même, le mokad- 
dem des chameliers, malgré son âge respectable, 
n'avait pas été épargné plus que les autres et gisait 
mort, la poitrine percée de nombreux coups de 
lance. Aussi il ne put supporter davantage la vue 
d'un spectacle si terrifiant, et il prit la fuite sans 
oser regarder derrière lui. 

Il se mit à courir de la sorte, toute la nuit, et, 
pour ne pas exciter la cupidité de quelque nouveau 
brigand, il se dépouilla entièrement de ses riches 
vêtements qu'il jeta au loin, et ne garda sur lui que 
sa chemise seulement. Et c'est ainsi qu'à demi-nu 
il fit son entrée à Baghdad au lever du jour. 

Alors, harassé de fatigue et ne pouvant plus rester 
debout sur ses jambes, il s'arrêta devant la première 
fontaine publique qui se présenta devant lui, à 
l'entrée de la ville. 11 se lava les mains, le visage 
et les pieds et monta sur la plate-forme qui sur- 
montait la fontaine, s'y étendit tout de son long et 
ne tarda pas à s'endormir. 

Mais pour ce qui est de Mahmoud-le-Bilatéral, il 
s'était également mis en route, mais avait pris un 
raccourci, d'un autre côté, et de la sorte il avait pu 
éviter la rencontre des brigands ; et, de plus, il était 
arrivé aux portes de Baghdad, au moment même où 
Grain-de-Beauté les franchissait et s'endormait sur 
la fontaine. 

Gomme il passait près de cette même fontaine, le 
Bilatéral s'approcha de l'abreuvoir de pierre où l'eau 
coulait pour les bestiaux, et voulut y faire boire son 
cheval altéré. Mais la bête vit l'ombre qui s'allon- 
geait de l'adolescent endormi et recula en soufflant. 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 237 

Alors le Bilatéral leva les yeux sur la plate-forme et 
faillit tomber de cheval en reconnaissant Grain* 
de-Beauté dans Tadolescent demi-nu endormi sur la 
pierre... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade yit 
apparaître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT SOIXANTIÈME NUIT 



Elle dit : 

..« en reconnaissant Grain-de-Beauté dans l'ado- 
lescent demi-nu endormi sur la pierre. 

Aussitôt il sauta à bas de son cheval, grimpa sur 
la plate-forme et s'immobilisa d'admiration devant 
Grain-de-Beauté étendu, la tète reposant sur l'un 
de ses bras, dans l'alanguissement du sommeil. Et, 
pour la première fois, il put enfin contempler à nu 
les perfections de ce jeune corps cristallin où les 
grains bruns tranchaient d'une façon si belle sur la 
blancheur du reste. Et il ne comprenait guère par 
l'effet de quel hasard il rencontrait ainsi sur sa route, 
endormi sur cette fontaine, cet ange pour l'amour 
duquel il avait entrepris tout ce voyage. Et il ne 
parvenait point à détacher son regard de la petite 
envie, ronde comme un grain de musc, qui ornait sa 
fesse gauche en ce moment à découvert. Et il se 
disait, ne sachant exactement à quel parti se résou- 



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238 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

dre : « Que vaut-il mieux que je fasse? Le réveil- 
ler? L'emporter tel qu'il est, sur mon cheval, et 
fuir avec lui au désert? Attendre qu'il soit réveillé, 
et lui parler, l'attendrir, et le décider à m'accom- 
pagner à ma maison de Baghdad ? » 

Il finit par s'arrêter à cette dernière idée et, s'as- 
seyant sur le rebord de la plate-forme, aux pieds 
de l'adolescent, il attendit son réveil en se baignant 
les yeux de toute la limpidité rosée que le soleil met- 
tait sur son corps enfantin. 

Grain-de-Beauté, une fois abreuvé de sommeil, 
s'étira les jambes et èntr 'ouvrit les yeux ; et au 
même moment Mahmoud lui prit la main et, d'une 
voix très douce, lui dit: « N'aie pas peur, mon en- 
fant, tu es en sûreté auprès de moi ! Mais hâte-toi, 
de grâce, de m'expliquer la cause de tout cela ! .». 

Alors Grain-de-Beauté se leva sur son séant et, 
bien que gêné tout de même par la présence de son 
admirateur, lui raconta l'aventure dans tous ses dé- 
tails. Et Mahmoud lui dit : « Louange à Allah, mon 
jeune ami, qui t'a enlevé la fortune, mais t'a con- 
servé la vie ; car le poète a dit : 

» Si la tête est sauve^ la fortune perdue n'est 
qu'une rognure coupée de F ongle sans le léser ! 

» Et d'ailleurs ta fortune elle-même n'est point 
perdue, puisque tout ce que je possède t'appartient. 
Viens donc avec moi à la maison te baigner et t'ha- 
biller ; et dès cet instant tu peux considérer tous les 
biens de Mahmoud comme les tiens propres, et la 
vie de Mahmoud est à ta dévotion ! » Et il continua à 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 239 

parler si paternellement à Grain-de-Beauté qu'il le 
décida à raccompagner. 

Il descendit donc le premier et Taida ensuite à se 
mettre à cheval derrière lui, puis se mit en route 
vers sa maison, en frissonnant de plaisir au seul tou- 
cher du corps chaud et nu de Tadolescent cramponné 
à lui. 

Son premier soin fut de conduire Grain-de-Beauté 
au hammam et de le baigner lui-même, sans Taide 
d'un masseur ou d'un serviteur quelconque ; et, 
après l'avoir vêtu d'une robe de grande valeur, il le 
fit entrer dans la salle où d'ordinaire il recevait ses 
amis. 

C'était une salle délicieuse de iPraicheur et d'om- 
bre, éclairée seulement par les reflets bleuâtres des 
émaux et des faïences et les scintillements tombant 
de haut en étoiles. Une odeur d'encens ravissait qui 
transportait l'âme vers des jardins rêvés de camphre 
et de cinnamome. Au milieu, une fontaine jaillis- 
sante chantait. Le repos là était parfait et sûr, et 
l'extase pouvait y être pleine de sérénité. 

Tous deux s'assirent sur les tapis, et Mahmoud 
avança un coussin à Grain-de-Beauté pour s'y appuyer 
le bras. Des mets étaient servis sur les plateaux, et 
ils en mangèrent ; et ils burent ensuite les vins de 
choix contenus dans les pots. Alors le Bilatéral, qui 
jusque-là n'avait pas été trop pressant, ne put plus 
se contenir et éclata, en récitant cette strophe du 
poète: 

« Désir I ni les caresses délicates des yeux ni le bai-- 
ser des lèvres pures ne sauraient t* apaiser ! mon 



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240 LE8 MILLE NUITS ET UNE NUIT 

désir ! tu sens peser sur toi la lourdeur d'une passion 
qui ne s'allégerait qu'en jaillissant ! » 

Mais Grain-de-Beauté, qui, maintenant habitué aux 
vers du Bilatéral, en saisissait aisément le sens par- 
fois obscur, se leva immédiatement et dit à son hôte : 
« En vérité, je ne comprends point ton insistance à 
ce sujet. Je ne puis que te répéter ce que je t'ai déjà 
dit : Le jour où je vendrais aux autres cette mar- 
chandise pour de Tor, à toi je la donnerais pour 
rien ! » Et, sans vouloir écouter davantage les expli- 
cations du Bilatéral, il le quitta brusquement et s'en 
alla. 

Lorsqu'il fut dehors, il se mit à errer par la ville. 
Mais il faisait déjà noir ; et comme il ne savait où se 
diriger, étranger qu'il était à Baghdad, il résolut de 
passer la nuit dans une mosquée qui se présenta sur 
sa route. Il entra donc dans la cour, et comme il 
allait enlever ses sandales pour pénétrer à l'inté- 
rieur de la mosquée, il vit venir à lui deux hommes 
précédés de leurs esclaves qui tenaient devant eux 
deux lanternes allumées. 11 se rangea pour les lais- 
ser passer, mais le plus vieux des deux s'arrêta de- 
vant lui et, l'ayant considéré avec beaucoup d'atten- 
tion, lui dit : « La paix sur toi ! » Et Grain-de- 
Beauté lui rendit son salam. L'autre reprit : « Es-tu 
étranger, mon enfant? » Il répondit: « Je suis du 
Caire. Mon père est Schamseddin, syndic des mar- 
chands de la Cité. » 

A ces paroles, le vieillard se tourna vers son com- 
pagnon et lui dit : « Allah nous favorise au delà de 
nos vœux! Nousn'espSrions pas trouver si tôt l'étran- 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 241 

ger que nous cherchions et qui doit nous tirer d'em- 
barras... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
pairattre le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT SOIXANTE-UNIÈME NUIT 



Elle dit : 

»... l'étranger que nous cherchions et qui doit 
nous tirer d'embarras! » Puià il prit Grain-de- 
Beauté à part et lui dit : « Béni soit Allah qui t'a 
mis sur notre chemin! Nous avons à te demander un 
service que nous rétribuerons largement en te don- 
nant cinq mille dinars, des effets pour mille dinars 
et un cheval de mille dinars. Voici ! 

» Tu n'ignores pas, mon fils, que, d'après notre loi, 
quand un musulman a répudié une première fois 
son épouse, il peut la reprendre sans formalités 
au bout de trois mois et dix jours ; et s'il vient à di- 
vorcer une seconde fois, il peut également la re- 
prendre, après le temps légal expiré ; mais s'il 
vient à la répudier pour la troisième fois, ou si, ne 
l'ayant jamais répudiée, il lui dit simplement : « Tu 
es répudiée par trois fois ! » Ou bien : « Tu n'es plus 
rien pour moi^ je le jure par le troisième divorce ! » 
eh bien ! la loi, dans ce cas, veut, si toutefois le mari 
désire encore une fois reprendre sa femme, qu'un 



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242 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

autre homme se marie d'abord légalement avec la 
femme répudiée, et la répudie à son tour après avoir 
couché, ne fût-ce qu'une nuit, avec elle. Et alors 
seulement le premier piari peut la reprendre comme 
femme légitime. 

» Or, tel est le cas de ce jeune homme qui est 
avec moi. Il s'est laissé Tautre jour emporter par un 
accès de mauvaise humeur et a crié h son épouse, 
qui est ma fille : « Sors de ma maison ! Je ne te 
connais plus ! Tu es répudiée par les Trois! » Et 
aussitôt ma fille, qui est son épouse, a ramené son 
voile sur son visage, devant son mari devenu désor- 
mais pour elle un étranger, a repris sa dot et est ren- 
trée le jour même dans ma maison. Mais mainte^ 
nant son mari,que voici, désire ardemment la repren- 
dre. 11 est venu me baiser les mains et me sup- 
plier de le réconcilier avec son épouse. Et moi je 
consentis à la chose. Et aussitôt nous sommes sortis 
à la recherche de l'homme qui doit servir de succes- 
seur momentané durant une nuit. Et c'est ainsi, 
mon fils, que nous t'avons trouvé. Gomme tu es 
étranger à notre ville, les choses se passeront en 
secret, en présence du kâdi seulement, et rien n'en 
transpirera au dehors ! » 

L'état de dénûment où était Grain-de-Beauté lui 
fit accepter de bon cœur la proposition et il se dit : 
« Je vais toucher cinq mille dinars, je vais prendre 
des effets pour mille dinars et un cheval de mille 
dinars, et de plus je vais copuler toute la nuit. Par 
Allah ! j'accepte ! » Et il dit aux deux hommes qui 
attendaient la réponse avec anxiété : « Par Allah ! 
j'accepte d'être le Délieur ! » 



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HISTOIRE DE 6RA1N-DE-BEAUTÉ 243 

Alors le mari de la femme, qui n'avait pas encore 
parlé, se tourna vers Grain-de-Beauté et lui dit: « Tu 
nous tires vraiment d'un grand embarras, car je dois 
te dire que j'aime mon épouse à l'extrême! Seule- 
ment j'ai bien peur que demain matin, ayant trouvé 
mon épouse à ta convenance, tu ne veuilles plus la 
répudier et te refuses à me la rendre. La loi, dans 
ce cas, te donne raison. C'est pour cela que tout à 
l'heure, devant le kâdi, tu vas t'engager à me verser 
dix mille dinars de dommages-intérêts, en compen- 
sation, si, par malheur, tu ne voulais plus consen- 
tir au divorce, le lendemain. » Et Grain-de-Beauté 
accepta la condition, caril était bien résolu à ne cou- 
cher qu'une nuit seulement avec la femme en ques- 
tion. 

Ils allèrent donc tous trois chez le kâdi et, par de- 
vant lui, firent le contrat dans les conditions légales. 
Et le kâdi, à la vue de Grain-de-Beauté, fut excessi- 
vement ému et l'aima beaucoup. Aussi le retrouve- 
rons-nous dans le courant de cette histoire. 

Donc, le contrat fait, ils sortirent de chez le kâdi, 
et le père de la femme divorcée emmena Grain-de- 
Beauté.et le fit entrer dans sa maison. 11 le pria d'at- 
tendre dans le vestibule, et alla aussitôt prévenir sa 
fille en lui disant : « Ma chère fille, je t'ai trouvé un 
garçon fort bien fait qui, je l'espère, te plaira. Je te 
le recommande à la limite de la recommandation. 
Passe avec lui une nuit charmante et ne te prive de 
rien. On n'a pas toutes les nuits un si merveilleux 
garçon dans les bras ! )> Et, ayant prêché sa fille de 
la sorte, le bon père s'en alla fort content retrouver 
Grain-de-Beauté pour lui dire la même chose. Et il 



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244 LES MILLE NGITS ET UNE NUIT 

le pria d'attendre encore un peu que ^ nouvelle 
épouse eût fini de se préparer à le recevoir. 

Quant au premier époux, il alla trouver tout de 
suite une vieille femme fort rouée qui l'avait élevé, 
et lui dit : « Je t'en prie, ma bonne mère, il faut ima- 
giner quelque expédient pour empêcher le Délieur 
que nous avons trouvé d'approcher cette nuit de 
mon épouse divorcée ! » Et la vieille répondit : « Par 
ta vie I rien ne m'est plus facile ! » Et elle s'enve- 
loppa de son voile... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSOUE FUT 
U DEUX CENT SOIMNTE- DEUXIÈME NUIT 



Elle dit : 

Et elle s'enveloppa de son voile et alla à la maison 
de la divorcée, où elle vit d'abord Grain-de-Beauté 
dans le vestibule. Elle le salua et lui dit : c< Je viens 
trouver l'adolescente divorcée pour lui enduire le 
corps de pommades, comme je le fais tous les jours, 
afin de la guérir de la lèpre dont elle est atteinte, la 
pauvre femme ! » Et Grain-de-Beauté s'écria : 
« Qu'Allah m'en préserve ! Comment, ô bonne mère? 
Cette femme est-elle donc atteinte de lèpre ! Et moi 
qui devais cette nuit copuler avec elle ! Car je suis 
le Délieur choisi par son ancien époux. » Et la 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 245 

vieille femme répondit : « mon fils, qu'ÂIlah 
préserve ta belle jeunesse ! Oui certes ! tu ferais bien 
de t'abstenir de copuler ! » Et elle le laissa ahuri et 
rentra chez la divorcée, à laquelle elle persuada la 
même chose au sujet de l'adolescent qui devait ser- 
vir de Délieur. Et elle lui conseilla l'abstention afin 
de ne pas se faire contaminer. Après quoi elle s'en 
alla. 

Quant à Grain-de-Beauté il continua à attendre un 
signe de l'adolescente, avant d'entrer chez elle. Mais 
il attendit longtemps sans voir rien venir si ce n'est 
une esclave qui lui porta un plateau de mets. Il 
mangea et but, puis, pour occuper le temps, il récita 
une sourate du Koràn, et se mit ensuite à fredon- 
ner quelques strophes lyriques d'une voix plus suave 
que celle du jeune David en présence de Saûl. 

Lorsque la jeune femme, à l'intérieur, eut entendu 
cette voix, elle se dit : « Que prétendait-elle donc, 
cette vieille de malheur? Est-ce qu'un homme atteint 
de lèpre peut être doué d'une si belle voix? Par 
Allah ! je vais l'appeler et voir de mes propres yeux si 
cette vieille-là ne m'a pas menti. Mais auparavant 
je vais lui répondre. » Et elle prit un luth indien 
qu'elle accorda savamment et, d'une voix à faire 
s'arrêter au fond du ciel les oiseaux dans leur vol, 
elle chanta : 

« J'aime un jeune daim aux doux yeux langou- 
reux. Sa taille est si souple que les flexibles rameaux 
apprennent à onduler à le voir se balancer ! » 

Lorsque Grain-de-Beauté eut entendu les pre- 

T. V. 16 



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246 LES MILLE nUITS ET UIffi NUIT 

mières notes de ce chant, il cessa de fredonner, et 
écouta avec une attention charmée. Et il ^ensa : 
« Que me disait-elle, cette vieille marchande de pom- 
mader ? Par Allah ! elle a dû me mentir ! Une si 
belle voix ne saurait appartenir à une lépreuse ! m 
Et aussitôt, prenant le ton sur les dernières notes 
qu'il venait d'entendre, il chanta d'une voix k faire 
danser les rochers : 

M Mon salut va vers la fine gazelle qui se cache 
du chasseur et porte mes hommages aux roses éparses 
sur le parterre de ses joues ! » 

Et cela fut dit d'un accent tel, que la jeune femme, 
secouée d'émotion, courut relever les rideaux qui la 
séparaient du jeune homme et s'oflFri|t à sa vue, telle 
la lune se dégageant soudain d'un nuage. Et elle 
lui fit signe d'entrer vivement, et le précéda en 
mouvant ses hanches, à mettre debout un vieillard 
impotent. Et Grain-de-Beauté fut stupéfait de sa 
beauté, de sa fraîcheur et de sa jeunesse. Pourtant 
il n'osa l'aborder, hanté qu'il était par la crainte 
d'une contagion possible. 

Mais soudain l'adolescente, sans prononcer une 
parole, en un clin d'œil se dévêtit de sa chemise, et 
de son caleçon, qu'elle jeta au loin, et parut toute 
nue et aussi nette que le vierge argent et aussi ferme 
et élancée que la tige du jeune palmier. 

A cette vue, Grain-de-Beauté sentit se mouvemen- 
ter en lui l'héritage de son vénérable père, l'enfant 
charmant qu'il portait entre ses cuisses. Et, comme 
il percevait distinctement son appel pressant, il vou- 



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mSTOIRS DE 6RAIN-DE-BEAUTÉ 247 

hit le passer, pour le calmer, à la jeune femme qui 
devoàt savoir où le mettre. Mais elle lui dit: « Ne 
m'approche pas ! J'ai peur d attraper la lèpre que tu 
as sur le corps ! » 

A ces paroles, Qrain-de-Beauté, sans prononcer une 
parole, se dévêtit de tous ses habits, puis de sa che- 
mise et de son caleçon, qu'il jeta au loin, et parut 
dans sa parfaite nudité, aussi limpide que Teau de 
roche et aussi intact que l'œil d'un enfant. 

Alors l'adolescente ne douta plus du stratagème 
employé par la vieille entremetteuse, sur l'instiga- 
tion de son premier épouz, et, éblouie par les char- 
mes du jeune homme, elle courut à lui, et l'enve- 
loppa de ses bras et l'entraîna vers le lit, sur lequel 
elle roula avec lui. Et, haletante de désir, elle lui 
dit : « Fais tes preuves, ô cheikh Zacharias, ô père 
puissant des gros nerfs ! » 

A cet appel si formel, Grain-de-Beauté saisit l'ado- 
lescente par les hanches, et pointa le gros nerf de 
confiture dans la direction de la porte des triomphes, 
et, le poussant vers le corridor de cristal, le fit vive- 
ment aboutir à la porte des victoires. Puis il le fit 
dévier de la grande route, et le poussa vigoureuse- 
ment, par le chemin raccourci, vers la porte du 
monteur ; mais comme le nerf hésitait devant l'étroi- 
tesse de cette porte claquemurée, il força le passage 
en défonçant le couvercle du pot, et se trouva alors 
chez lui comme si l'architecte avait pris les mesures 
des deux côtés à la fois. Après cela, il continua son 
excursion en visitant lentement le souk du lundi, 
le marché du mardi, le bazar du mercredi et l'étalage 
du jeudi. Puis, ayant délié de la sorte tout ce qui 



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248 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

était à délier, il se reposa, en bon musulman, à ren- 
trée du vendredi. 

Et tel fut le voyage d'essai de Grain-de-Beauté et 
de son enfant dans le jardin de l'adolescente... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT SOIXANTE-TROISIÈME NUIT 



Elle dit : 

... Et tel fut le voyage d'essai de Grain-de-Beauté 
et de son enfant dans le jardin de l'adolescente. 

Après quoi, Grain-de-Beauté, avec son enfant 
assoupi dans la félicité, s'enlaça tendrement à l'ado- 
lescente aux plates-bandes saccagées ; et tous trois 
s'endormirent jusqu'au matin. 

Une fois réveillé, Grain-de-Beauté demanda à son 
épouse transitoire : « Comment t'appelles-tu, mon 
cœur ? » Elle répondit : « Zobéida. » 11 lui dit : « Eh 
bien ! Zobéida, je regrette beaucoup d'être forcé de 
te quitter! » Elle demanda, émue : « Et pourquoi 
me quitterais-tu ? » 11 dit : « Mais tu sais bien que 
je ne suis que Délieu r seulement ! » Elle s'écria : 
« Non, par Allah ! je l'avais oublié ! Et je me figurais, 
dans mon bonheur, que tu étais un cadeau merveil- 
leux que me faisait mon bon père, pour remplacer 
l'autre ! » 11 dit : « Mais oui, ô charmante Zobéida> 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 249 

je suis un Délieur choisi et par ton père et par ton 
premier époux. Et, en prévision d'un mauvais 
vouloir probable de ma part, ils ont eu soin tous 
deux de me faire signer un contrat, par devant le 
kftdi, qui m'oblige à leur payer dix mille dinars 
si ce matin je ne te répudie pas. Or, vraiment, je 
ne vois pas comment je pourrais leur payer cette 
somme fabuleuse, moi qui n'ai pas en poche un 
drachme seulement. Il vaut donc mieux que je m'en 
aille, sans quoi c'est la prison en perspective, puisque 
je ne suis pas solvable. » 

A ces paroles, la jeune Zobéida réfléchitun instant; 
puis, baisant les yeux de l'adolescent, lui demanda: 
« Gomment t'appelles-tu, mon œil? » 11 dit : « Grain- 
de-Beauté. » Elle s'écria : « Ya Allah ! jamais nom 
n'a été mieux porté ! Eh bien ! mon chéri, ô Grain- 
de-Beauté, comme je préfère à tous les sucres candis 
ce délicieux nerf blanc de confiture dont tu as dul- 
cifié mon jardin, toute cette nuit, je te jure que 
nous allons trouver l'expédient pour ne jamais nous 
quitter ; car je préfère mourir plutôt que d'appar- 
tenir à un autre, après t'avoir goûté ! » Il demanda : 
« Et comment allons-nous faire ? » Elle dit : « La 
chose est fort simple. Voici ! Tout à l'heure mon père 
va venir te chercher et il te conduira chez le kâdî 
pour accomplir les formalités du contrat. Alors, toi, 
tu t'approcheras gentiment du kâdi et tu lui diras : 
i{ Je ne veux plus divorcer! » Il te demandera: « Gom- 
ment? tu refuses les cinq mille dinars que l'on va 
te donner, et les effets pour mille dinars et le cheval 
de mille dinars, pour rester avec une femme? » 
Tu répondras : « J'estime que chaque cheveu de 



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350 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

cette femme vaut dix mille dinars ! C'est pour cela 
que je garde la propriétaire de cette précieuse che- 
velure. » Alors le kâdi te dira : « C'est ton droit ! 
Mais tu vas payer au premier époux la somme de 
dix mille dinars, en compensation. » 

» Alors là, mon chéri, écoute bien ce que je vais te 
dire ! 

» Le vieux kâdi, homme d'ailleurs excellent, aime 
les jeunes garçons à la folie. Or, toi, tu as dû déjà 
produire sur lui une considérable impression, j'en 
suis sûre ! » 

Grain-de-Beauté s'écria : « Tu crois alors que 
le kâdi, lui aussi, est bilatéral? » Zobéida éclata 
de rire et dit : « Certainement ! Pourquoi donc cela 
t'étonne-t-il tant que ça? » Il dit : « Décidément 
il est écrit que toute sa vie Grain-de-Beauté doit 
aller d'un bitatéral à un autre bilatéral ! Mais, d 
subtile Zobéida, continue, je t'en prie, ton dévelop* 
pement ! Tu disais donc : « Le vieux kâdi, homme 
d'ailleurs excellent, aime les jeunes garçons à la 
folie. Ne va pas me conseiller maintenant de lui ven- 
dre ma marchandise! » Elle dit: « Non ! tu vas voir! » 

Et elle continua : « Lorsque le kâdi t'aura dit : « Il 
faut payer les dix mille dinars ! » toi, tu le regar- 
deras comme ça, d'une certaine manière, tu feras 
mouvoir gentiment tes hanches, pas trop, mais 
cependant de façon à le liquéfier d'émotion sur son 
tapis. Et lui alors, sûrement, te donnera un sursis 
pour régler cette dette. Et d'ici là Allah pour- 
voiera ! » 

A ces paroles, Grain-de-Beauté réfléchit un instant 
et dit : « Cela se peut ! » 



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HISTOIRE PB 0R^1N-DE-B£AUTÉ 251 

Et au même moment une esclave, derrière le 
rideau, donna de la voix et dit : « Ma maltresse 
Zobéida, ton père est là qui attend mon maître ! » 

Alors Grain-de-Beauté se leva, s'habilla à la hâte 
et alla trouver le . père de Zobéida. Et tous deux, 
rejoints dans la rue par le premier mari, se rendirent 
chez le kâdi. 

Or, les prévisions de Zobéida se réalisèrent à la 
lettre ; mais il faut dire aussi que Grain-de-Beauté 
prit soin de suivre scrupuleusement les précieuses 
indications qu'elle lui avait fournies. 

Aussi le kàdi, absolument annihilé par les œillades 
de côté que lui jetait Grain-de-Beauté, accorda-t-il 
non seulement le sursis de trois jours que réclamait 
modestement radolescent,mais conclut son jugement 
en ces termes : « Nos lois religieuses et notre juris- 
prudence ne peuvent faire du divorce une obligation! 
Et nos quatre rites orthodoxes sont absolument 
d*accord sur ce point. D un autre côté le Délieur, 
devenu Tépoux de droit, profite d'un sursis, étant 
donné sa condition d'étranger. Nous lui donnons 
donc dix jours pour payer sa dette. » 

Alors Grain-de-Beauté baisa respectueusement la 
main du kâdi qui pensait à part lui : « Par Allah ! 
ce bel adolescent vaut bien dix mille dinars. Et je les 
lui avancerais moi-même volontiers ! » Puis Grain-» 
de-Beauté prit congé fort gentiment et courut retrou- 
ver son épouse, la subtile Zobéida... 

— Ace moment de sa narration, Schahrazade vitappa* 
rattre le matin et, discrète, se tut. 



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252 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MIS urnsQUE niT 

U DCIU CENT SOaftNTE-TmsKME HUIT 



Elle dit : 



... fort gentiment et courut retrouver son épouse, 
la subtile Zobéida. 

Et Zobéida, le visage éclairé de joie, reçut Graîn- 
de-Beauté en le félicitant du résultat obtenu, et lui 
donna cent dinars en vue de faire préparer pour eux 
deux un festin qui durerait toute la nuit. Et Grain- 
de-Beauté, avec l'argent de son épouse, fit aussitôt 
apprêter le festin en question. Et tousdeui^se mirent 
à manger et à boire jusqu'à satiété. Alors,\ réjouis à 
la limite de la réjouissance, ils copulèrent longue- 
ment. Puis, pour prendre du répit, ils descendirent 
dans la salle de réception, allumèrent les flambeaux, 
et organisèrent à eux deux un concert à faire danser 
les rochers et à suspendre le vol des oiseaux au fond 
du ciel. 

Aussi il ne faut point s'étonner que soudain des 
coups se soient fait entendre sur la porte extérieure 
de la maison. Et Zobéida, qui les entendit la pre- 
mière, dit à Grain-de-Beauté : « Va donc voir qui 
frappe à la porte. » Et Grain-de-Beauté descendit 
aussitôt ouvrir. 

Or, cette nuit-là, le khalifat Haroun Al-Rachid, 
s'étant senti la poitrine rétrécie, avait dit à son vizir 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 253 

Giafar, à son porte-glaive Massrour et à son poète 
favori, le délicieux Abou-Nowas : « Je me sens un 
peu oppressé de la poitrine. Allons nous promener 
un peu par les rues de Baghdad, pour trouver de 
quoi nous dilater les humeurs ! » Et ils s'étaient 
déguisés tous les quatre en derviches persans, et 
s'étaient mis à parcourir >les rues de Baghdad, dans 
l'espoir de quelque aventure amusante. Et ils étaient 
arrivés de la sorte devant la maison de Zobéida et, 
ayant entendu les chants et le jeu des instruments, 
avaient, selon l'habitude des derviches, frappé à la 
porte, sans se gêner aucunement. 

Lorsque Grain-de-Beauté vit les derviches, comme 
il n'était point ignorant des devoirs de l'hospitalité 
et qu'en outre il était dans d'excellentes dispositions, 
il les reçut cordialement et les introduisit dans le 
vestibule et leur apporta de quoi manger. Mais ils 
refusèrent la nourriture en disant : « Par Allah ! les 
esprits délicats n'ont guère besoin de nourriture 
pour se réjouir les sens, mais d'harmonie seule- 
ment ! Et justement nous constatons que les accords, 
entendus du dehors, se sont tus à notre entrée. Ne 
seraitrce point une chanteuse de profession qui 
chantait si merveilleusement? » Grain-de-Beauté 
répondit : « Mais non, mes seigneurs ! C'était ma 
propre épouse. » Et il leur raconta son histoire 
depuis le commencement jusqu'à la fin, sans 
omettre un seul détail. Mais il n'y a point d'utilité à 
la répéter. 

Alors le chef des derviches, qui était le khalifat 
lui-même, dit à Geain-de-Beauté, qu'il trouvait déli- 
cieux au possible et pour lequel il s'était senti pris 



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d'ime mondaine diectioa : « Mon fik, te pwx être 
tranquille au sujet de ces dix mille dinars que tu 
dois à Fancien mari de ton épouse. Je suis le chef de 
la tekké des derviches de Bagdad qui compte qua- 
rante membres ; nous sommes, grâce à Allah, dans 
laisance ; et dix mille dinars pour nous ne sont 
point un sacrifice. Je te promets donc de te les faire 
parvenir avant dix jours. Mais va prier ton épouse 
de nous chanter quelque chose, de derrière le 
rideau, pour nous exalter Tftme. Car, mon fils, la 
musique sert aux uns de diner, aux autres de remède 
et à d'autres d'éventail : pour nous elle remplit les 
trois rôles à la fois. » 

Grain-de-Beauté ne se fit pas prier davantage ; et 
son épouse Zobéida voulut bien consentir à chanter 
pour les derviches. Aussi leur joie fut-elle extrême ; 
et ils passèrent une nuit délicieuse, tantôt à écouter 
le chant et à répondre : « Ah ! ah ! » de tout leur 
cœur, tantôt h deviser agréablement, et tantôt à 
écouter les hilarantes improvisations du poète Abou- 
Nowas, que la beauté de Tadolescent faisait délirer à 
la limite du délire. 

Avec le matin, les faux derviches se levèrent, et * 
le khalifat, avant de s'en aller, mit sous le coussin 
sur lequel il était appuyé une bourse contenant, pour 
commencer, cent dinars d'or, les seuls qu'il eût 
sur lui en ce moment. Puis ils prirent congé de leur 
jeune hôte, en le remerciant par la bouche d'Abou- 
Nowas qui lui improvisa des vers exquis et se pro- 
mit bien à part lui de ne point le perdre de vue. 

Vers le milieu du jour, Grainnde-Beauté, à qui 
Zobéida avait remis les cent dinars trouvés sous le 



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HISTOIRE DB GRAIN-DB-BEAUTÉ 255 

coussin, voulut sortir pour aller au souk faire qud- 
ques emplettes, quand, en ouvrant la porte, il vit, 
arrêtés devant la maison, cinquante mulets lourde- 
ment chargés de balles d'étoffes et, sur une mule 
bellement harnachée, un jeune esclave abyssin, 
aux traits charmants, au corps brun, qui tenait è: la 
main une missive enroulée. 

En voyant Grain-de-Beau té, le gentil petit esclave 
mit vivement pied à terre, vint baiser la terre de- 
vant l'adolescent et, lui remettant la missive, lui 
dit: « mon maître Grain-de-Beauté, je viens d'ar- 
river à rinstant du Caire, envoyé vers toi par ton 
père, mon maître Schamseddin, syndic des mar- 
chands de la cité. Je suis porteur pour toi de cin- 
quante mille dinars en marchandises de prix, et d'un 
paquet contenant un cadeau de ta mère, destiné h 
ton épouse Sett Zobéida, composé d'une aiguière 
d'or enrichie de pierreries et d une cuvette d'or 
ciselé.. > 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT SOIXANTE-CINQUIEME NUIT 



Elle dit : 

»... composé d'une aiguière d'or enrichie de pier- 
reries et d'une cuvette d'or ciselé. » 



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256 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Grain-de-Beauté fut tellement surpris et réjoui à 
la fois de cet événement miraculeux, qu'il ne songea 
d'abord qu*à prendre connaissance du contenu de la 
lettre. 11 l'ouvrit et lut ce qui suit : 

« Après les souhaits les plus parfaits de bon- 
» heur et de santé de la part de schamseddin a 
» SON FILS Alaeddin Grain-de-Beauté ! 

» Sache, ô mon fils bien-aimé, que le bruit du 
» désastre subi par ta caravane et de la perte de tes 
» biens est parvenu jusqu'à moi. Aussitôt je t'ai fait 
» préparer une nouvelle caravane de cinquante 
» mulets chargés de marchandises pour cinquante 
» mille dinars d'or. De plus ta mère t'envoie une 
» belle robe qu'elle a brodée elle-même, et, en 
» cadeau pour ton épouse, une aiguière et une cu- 
» vette qui, nous osons l'espérer, lui agréeront. 

» Nous avons, en effet,appris avec un certain éton- 
» nement que tu as servi de Délieur dans un divorce 
» lié par la formule de la Répudiation par Trois. 
» Mais du moment que tu trouves la jeune femme à 
M ta convenance, après essai, tu as bien fait de la 
» garder. Aussi les marchandises qui t'arriventsous 
» la garde du petit Abyssin Salim serviront, et au 
» delà, à payer les dix mille dinars que tu dois, 
» comme compensation, au premier mari. 

» Ta mère et tous les nôtres sont dans le bonheur 
» et la santé, espèrent ton prochain retour et t'en- 
» voient leurs salams affectueux et la plus grande 
» expression de leur tendresse. 

» Vis heureux longtemps ! » 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-DEAUTÉ 257 

Cette lettre et l'arrivée inattendue de ces richesses 
mirent Grain-de-Beauté dans un tel émoi qu'il ne 
pensa pas un instant à l'invraisemblance de l'événe- 
ment. Et il monta chez son épouse et lui apprit la 
chose. 

Il n'avait pas fini ses explications que l'on frappa 
à la porte, et le père de Zobéida et le premier mari 
entrèrent dans le vestibule. Ils venaient essayer de 
persuader Grain-de-Beauté de divorcer à l'amiable. 

Le père de Zobéida dit donc à Grain-de-Beauté : 
« Mon fils aie pitié de mon premier gendre qui aime 
beaucoup son ancienne épouse ! Allah ta envoyé 
des richesses qui te permettront d'acheter les plus 
belles esclaves du marché et aussi de te marier, en 
noces légitimes, avec la fille du plus considérable 
d'entre les émirs. Rends donc à ce pauvre homme 
son ancienne épouse, et il consent à devenir ton 
esclave ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : « Jus- 
tement Allah m'a envoyé toutes ces richesses 
pour rémunérer largement mon prédécesseur. Je 
suis disposé à lui donner les cinquante mulets avec 
leurs marchandises et même le joli esclave abyssin 
Salim, et à ne garder de tout cela que le cadeau des- 
tiné à mon épouse, à savoir la cuvette et l'aiguière ! » 
Puis il ajouta : « Et si ta fille Zobéida consent à 
retourner à son ancien mari, je veux, à mon tour, 
la délier ! » 

Alors le beau-père entra chez Zobéida et lui 
demanda : « Hein ! consens-tu à retourner à ton pre- 
mier mari? » Elle répondit, avec de grands gestes : 
« Ya Allah ! Ya Allah! Mais il n'a jamais su le prix 
des plates-bandes de mon jardin, et s'est toujours 



< 



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258 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

arrêté à mi-route ! Non, par Allah ! je reste à Tado- 
lescent qui in*a explorée dans tous les sens ! » 

Lorsque le premier mari eut constaté que tout 
espoir pour lui était perdu, il en eut un tel chagrin 
que son foie éclata àTheure même, et il mourut. Et 
voilà pour lui ! 

Quant à Grain-de-Beauté il continua à se réjouir 
avec la charmante et subtile Zobéida ; et tous les 
soirs, après le festin et de multiples foutreries, copu- 
lations et autres choses semblables, il organisait avec 
elle un concert à faire danser les pierres «t k sus- 
pendre au fond du ciel le vol des oiseaux. 

Le dixième jour après son mariage, il se rappela 
soudain la promesse que lui avait faite le chef 
des derviches de lui envoyer dix mille dinars, et il 
dit à son épouse : « Tu vois ce chef des menteurs ! 
Si j'avais dû attendre la réalisation de sa promesse, 
je serais déjà mort de faim en prison I Par Allah ! 
si je le rencontre encore, je lui dirai ce que je pense 
de sa mauvaise foi ! » 

Puis, comme le soir tombait, il fit allumer les 
flambeaux de la salle de réception et se disposait à 
organiser le concert, comme toutes les nuits, quand 
on frappa à la porte. Il voulut aller lui-même ouvrir 
et ne fut pas peu surpris de voir les quatre derviches 
de la première nuit. 11 éclata de rire à leur figure 
et leur dit : « Bienvenus soient les menteurs, les 
hommes de mauvaise foi ! Mais je veux vous inviter 
tout de même à entrer ; car Allah m'a dispensé d'a- 
voir désormais besoin de vos services. Et vous êtes 
d'ailleurs, bien que menteurs et hypocrites, tout à 
fait charmants et bien élevés ! » Et il les introduisit 



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HISTOIRE DE 6RA1N-DE-BEADTÉ 259 

dans la salle de réception et pria Zobéida de leur 
cbanter quelque chose, de derrière le rideau. Et 
elle le fit d'une façon à ravir la raison, à faire dan- 
ser les pierres et à suspendre au fond du ciel le vol 
des oiseaux. 

A un moment donné, le chef des derviches se leva 
et s'absenta pour satisfaire un besoin. Alors l'un des 
faux derviches, qui était le poète Abou-Nowas, se 
pencha à loreille de Grain-de-Beauté et lui dit... 

— A ce moment de sa narralion,Schahrazade vit appa- 
raître le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT SOIXANTE-SIXIÈME NUIT 



Elle dit : 

... le poète Abou-Nowas se pencha à l'oreille de 
Grain-de-Beauté et lui dit : « notre hôte charmant, 
permets-moi de te poser une question. Comment 
as-tu pu croire un instant à l'envoi par ton père 
Schamseddin des cinquante mulets chargés de riches- 
ses? Voyons ! Combien de jours faut-il pour aller au 
Caire de Baghdad ? » 11 répondit : « Quarante-cinq 
jours. » Abou-Nowas demanda : « Et pour revenir? » 
Il répondit : «Quarante-cinqautresjours, au moins. » 
Abou-Nowas se mit à rire et dit: « Comment veux-tu 
alors qu'en moins de dix jours ton père ait appris la 
perte de ta caravane et ait pu t'en envoyer une se- 



^ 



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260 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

coude ? » Grain-de-Beauté s'écria : « Par Allah ! ma 
joie a été si grande que je n'ai guère eu le temps de 
réfléchir à tout cela ! Mais, dis-moi alors, ô dervi- 
che : et la lettre, qui l'a écrite ? et cet envoi, d'où 
vient-il? » Abou-Nowas répondit : « Ah! Grain-de- 
Beauté, si tu étais aussi perspicace que tu es beau, 
il y a longtemps que tu aurais déjà deviné 'en notre 
chef, sous ses habits de derviche, notre maître le 
khalifat lui-même, l'émir des Croyants, Haroun Al- 
Rachid, et âans le second derviche le sage vizir 
Giafar le Barmécide, dans le troisième le porte- 
glaive Massrour, et en moi-même ton esclave et admi- 
rateur Abou-Nowas, poète simplement ! » 

A ces paroles, Grain-de-Beauté fut à la limite de la 
surprise et de la confusion, et timidement il de- 
manda : « Mais, ô grand poète Abou-Nowas, quel 
est le mérite qui a attiré sur moi tous ces bienfaits 
de la part du khalifat ? » Abou-Nowas sourit et dit : 
« Ta beauté ! » Et il ajouta : « C'est le plus grand des 
mérites à ses yeux d'être jeune, sympathique et 
beau. Et il considère que Ton n'achète jamais assez 
cher le simple spectacle d'un être beau et la vue 
d'un joli visage ! » 

Sur ces entrefaites, le khalifat vint reprendre sa 
place sur le tapis. Alors Grain-de-Beauté vint s'in- 
cliner entre ses mains et lui dit : « émir des 
Croyants, qu'Allah te conserve à notre respect et à 
notre amour, et qu'il ne nous prive jamais des bien- 
faits de ta générosité ! » Et le khalifat lui sourit et 
lui caressa légèrement la joue et lui dit : « Je t'at- 
tends demain au palais. » Puis il leva la séance et, 
suivi de Giafar, de Massrour et d' Abou-Nowas qui 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BE AUTÉ 261 

recommanda à Grain-de-Beauté de ne pas oublier de 
venir, il s'en alla. 

Le lendemain, Grain-de-Beauté, à qui son épouse 
avait beaucoup conseillé de se rendre au palais, 
choisit les choses les plus précieuses que lui avait 
apportées le petit Abyssin Salim, les mit dans un fort 
beau coflFret et mit le coffret snr la tète du joli esclave ; 
puis, après avoir été habillé et accommodé avec 
beaucoup de soin par son épouse Zobéida, il se dirir 
gea vers le diwan en emmenant le petit avec sa 
charge. Et il monta au diwan et, déposant le coffret 
aux pieds du khalifat, lui fit un compliment en vers 
bien rythmés, et lui dit : « émir des Croyants, 
notre prophète béni (sur lui la prière et la paix!) 
acceptait les cadeaux pour ne point faire de la peine 
à ceux quiles lui offraient. Ton esclave serait lui aussi 
dans la félicité si tu voulais bien agréer ce petit cof- 
fret comme marque de sa gratitude ! » 

Alors le khalifat fut charmé de cette attention de 
l'adolescent et lui dit : « C'est trop, ô Grain-de- 
Beauté, car toi-même tu nous es déjàun si beau pré- 
sent ! Sois donc le bienvenu dans mon palais et dès 
aujourd'hui je veux te nommer h un haut emploi. » 
Et aussitôt il destitua de sa charge le grand syndic 
des marchands de Baghdad et nomma Grain-de-Beauté 
à sa place. 

Puis, pour que cette nomination fût connue de 
tout le monde, le khalifat écrivit un firman où il dé- 
crétait la chose, fit remettre ce firman au wali, le- 
quel le remit au crieur public qui le cria par toutes 
les rues et tous les souks de Baghdad. 

Quant à Grain-de-Beauté, il commença dès ce jour 

T. V. 17 



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262 LES- MILLE NUITS ET UNE NUIT 

à se rendre régulièrement auprès du khalifat, qui ne 
pouvait plus se passer de le voir. Et, pour vendre ses 
marchandises, comme il n'en avait guère le temps 
lui-même, il fit ouvrir une belle boutique à la tête 
de laquelle il mit le petit esclave brun qui s'acquitta 
à merveille de ce métier tout de délicatesse. 

A peine deux ou trois jours s'étaient-ils écoulés de 
la sorte que l'on vint annoncer au khalifat la mort 
subite de son grand échanson. Et le khalifat, sur le 
champ, nomma Grain-de-Beauté aux fonctions de 
grand échanson, et lui fit don d'une robe d'honneur 
appropriée à cette haute charge, et lui fixa des émo- 
luments somptueux. Et de la sorte il ne s'en sépara 
plus. 

Le surlendemain, comme Grain-de-Beauté se tenait 
aux côtés du khalifat, le grand chambellan entra, 
baisa la terre devant le trône et dit: « Qu'Allah con- 
serve les jours de Témir des Croyants, et les aug- 
mente d'autant de jours que lamort vient d'en ravirau 
commandant du palais ! » Et il ajouta : « émir des 
Croyants, le commandant du palais vient de mourir!» 
L'émir des Croyants dit: « Qu'Allah l'ait en sa mi- 
séricorde ! » Et séance tenante il nomma Grain-de- 
Beauté commandant du palais à la place du défunt, 
et lui fixa des émoluments encore plus somptueux. 
Et de la sorte 6rain-de-Beauté devait rester continuel- 
lement à côté du khalifat. Puis, cette nomination 
faite et annoncée à tout le palais, le khalifat leva la 
séance en agitant,comme d'habitude, son mouchoir... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et, discrète, se tut. 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BEAUTÉ 263 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT 



Elle dil : 

... le khalifat leva la séance en agitant, comme 
d'habitude, son mouchoir, et ne garda auprès de lui 
que Grain-de-Beauté. 

Aussi, dès ce jour, Grain-de-Beauté passa toutes ses 
journées au palais ; et il ne rentrait à sa maison que 
bien tard dans la nuit, et se couchait heureux avec 
son épouse qu'il mettait au courant des événements 
de la journée. 

L'affection du khalifat pour Grain-de-Beauté ne fit 
qu'augmenter de jour en jour, au point qu'il aurait 
tout sacrifié plutôt que de laisser insatisfait le moin- 
dre désir de l'adolescent, comme le prouve le trait 
suivant. 

Le khalifat donnait un concert où se trouvaient 
présents ses intimes ordinaires : Giafar, le poète 
Abou-Nowas,Massrour et Grain-de-Beauté. Derrière le 
rideau chantait la favorite même du khalifat, la plus 
belle et la plus parfaite de ses concubines. Mais sou- 
dain le khalifat regarda fixement Grain-de-Beauté et 
lui dit : <c Ami, ma favorite te plaît, je le lis dans tes 
yeux. » Et Grain-de-Beauté répondit : « Ce qui plaît 
au maître doit plaire à Tesclave ! » Mais le khalifat 
s'écria : « Par ma tête et la tombe de mes aïeux, ô 



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264 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Grain-de-Beauté, ma favorite t'appartient dès cet ins- 
tant ! » Et il appela aussitôt le chef des enuques et lui 
dit : « Transporte à la maison de mon commandant 
du palais tous les effets et les quarante esclaves de 
ma favorite Délices-des-Cœurs, puis conduis-la elle- 
même à sa maison dans une chaise à porteurs. » 
Mais Grain-de-Beauté dit : « Par ta vie, ô comman- 
deur des Croyants, dispense ton indigne esclave de 
prendre ce qui appartient au maître ! » Alors le kha- 
lifat' comprit la pensée de Grain-de-Beauté et lui dit: 
« Tu as peut-être raison. Probablement ton épouse 
serait jalouse de mon ancienne favorite! Que celle-ci 
reste donc au palais ! » Puis il se tourna vers Giafar, 
son vizir, et lui dit : « Giafar, il te faut descendre 
immédiatement au souk des esclaves, car c'est au- 
jourd'hui jour de marché, et acheter pour dix mille 
dinars la plus belle esclave de tout le souk. Et tu 
renverras tout de suite à la maison de Grain-de- 
Beauté ! » 

Giafar se leva à Theure même, descendit au souk 
des esclaves, et pria Grain-de-Beauté de raccompa- 
gner pour lui indiquer lui-même le choix à faire. 

Or, le wali de la yille, Témir Khaled, était égale- 
ment descendu ce jour-là au souk, pour acheter une 
esclave à son fils qui venait d atteindre Tàge de la 
puberté. 

Le wali de la ville avait en effet un fils. Mais ce 
fils était un garçon d'une laideur à faire avorter unie 
femme en couches, — contrefait, puant, Thaleine fé- 
tide, les yeux de travers, la bouche aussi vaste que 
la vulve d'une vieille vache. Aussi l'appelait-on 
Gros-Bouffi. 



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niSTOI*RE DE GRAIN-DE-DEâUTÉ 265 

Justement, la veille au soir, Gros-Bouffi avait at- 
teint sa quatorzième année, et sa mère était inquiète, 
depuis déjà un certain temps, de ne constater en l\ii 
aucun symptôme de réelle virilité. Mais elle ne 
tarda pas à se tranquilliser en remarquant, le 
matin même de ce jour-là, que son fils Gros-Bouffi 
avait, à la suite d'un rêve, copule tout seul dans 
son sommeil en laissant sur le matelas un signe 
péremptoire. 

Cette constatation avait ravi à Textrême la mère 
de Gros-Bouffi et l'avait fait courir auprès de son 
époux à qui elle avait rapporté l'heureuse nouvelle, 
en l'obligeant à descendre immédiatement au souk, 
accompagné de son fils, pour lui acheter une- belle 
esclave à sa convenance. 

Donc le Destin, qui est entre les mains d'Allah, 
voulut ce jour-là faire ainsi se rencontrer au souk 
des esclaves Giafar et Grain-de-Beauté avec l'émir 
Khaled et son fils Gros-Bouffi. 

Après les salams d'usage, ils se réunirent en un 
seul groupe fet firent défiler devant eux les courtiers, 
chacun avec les esclaves blanches, brunes ou noires 
dont il disposait. 

Ils virent de la sorte une quantité innombrable 
de jeunes filles grecques, abyssines, chinoises et 
persanes, et ils allaient se retirer sans fixer ce jour- 
là leur choix sur aucune, quand le chef des courtiers 
en personne passa le dernier en tenant par la main 
une jeune fille au visage découvert, plus belle que 
la pleine lune du mois de Ramadan. 

A sa vue, Gros-Bouffi se mit à renifler avec force 
pour exprimer son désir et dit à l'émir Khaled, son 



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266 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

père : « C'est celle-ci qu'il me faut ! » Et de son côté 
Giafar demanda à Graîn-de-Beauté : « Celle-ci te 
convient-elle ? » Il répondit : « Elle fait l'affaire ! » 

Alors Giafar demanda à la jeune fille : « Comment 
t'appelles-tu, ô gentille esclave? » Elle répondit : 
« mon maître, Yasmine ! » Alors le vizir demanda 
au courtier :« Combien la mise à prix d'Yasmîne?» 
Il dit : « Cinq mille dinars, ô mon maître! » Alors 
Gros-Bouffi s'écria : « J'en offre six mille ! » 

A ce moment, Grain-de-Beauté s'avança et dit : 
« J'en offre huit mille ! » Alors Gros-Bouffi renifla 
de rage et dit : « Huit mille dinars et un ! » Giafar 
dit : « Neuf mille et un! » Mais Grain-de-Beauté dit : 
« Dix mille dinars! » 

Alors, le courtier, craignant un revirement des 
deux parties, dit : « A dix mille dinars, l'esclave Yas* 
mine ! » Et il la livra à Grain-de-Beauté. 

A cette vue, Gros-Bouffi tomba en battant l'air des 
pieds et des mains, à la grande désolation de son père, 
l'émir Khaled, qui ne l'avait conduit au souk que 
pour obéir à son épouse, car il le détestait pour sa 
laideur et son idiotie. 

Quant à Grain-de-Beauté, après avoir remercié le 
vizir Giafar, il emmena Yasmine et l'aima, et elle 
aussi l'aima. Aussi, après l'avoir présentée à son 
épouse Zobéida, qui la trouva sympathique et le loua 
de son choix, il s'unit à elle d'une façon légitime, en 
la prenant comme seconde épouse. Et il dormit avec 
elle cette nuit-là, et du coup la féconda, comme il 
sera prouvé dans la suite de l'histoire. 

Mais pour ce qui est de Gros-Bouffi, voici ! 

Lorsqu'on eut réussi, à force de promesses et de 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BEAUTÉ 267 

cajoleries, à le ramener à la maison, il se jeta sur 
les matelas et ne voulut plus se relever pour manger 
ou boire, et d'ailleurs il avait presque perdu la rai- 
son. 

Pendant que toutes les femmes de la maison, 
consternées, entouraient la mère de Gros-Bouffi qui 
était à la limite de la perplexité, une vieille femme 
vint à entrer qui était la mère d'un voleur illustre, 
actuellement détenu en vertu d'une condamnation 
à la prison perpétuelle, et connu de tout Baghdad 
sous le nom d'Ahmad-la-Teigne. 

Cet Ahmad-la-Teigne était si habile dans Tart du 
vol que c'était pour lui un jeu d'enlever une porte 
devant le portier même et de la faire disparaître en 
un clin d'œil comme s'il l'avalait, de percer les murs 
devant le propriétaire en faisant semblant de pisser, 
d'arracher les cils des yeux à un individu sans en 
être remarqué, et d'essuyer le kohl des yeux d'une 
femme sans qu'elle le sentît. 

La mère d'Ahmad-la-Teigne entra donc chez la 
mère de Gros-Bouffi, et, après les salams, lui de- 
manda : « Quelle est la cause de ton affliction, ô 
ma maîtresse? Et de quel mal souffre mon jeune 
maître, ton fils, qu'Allah conserve? » Alors la mère 
de Gros-Bouffi raconta à cette vieille, qui lui servait 
depuis longtemps de procureuse de servantes, la 
contrariété qui les mettait toutes dans cet état. Et la 
mère d'Ahmad-la-Teigne s'écria : « ma maîtresse, 
il n'y a que mon fils pour vous tirer d'embarras, je te 
le jure sur ta vie ! Tâche d'obtenir son élargissement, 
et il saura trouver un expédient pour amener la 
belle Yasmine entre les mains de notre jeune maî- 



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268 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

tre, ton fils. Car tu sais bien que mon pauvre enfant 
est enchaîné, avec, aux pieds, un anneau de fer sur 
lequel sont gravés ces mots : « A perpétuité ! » Et 
tout cela parce qu'il a fabriqué de la fausse mon- 
naie ! » Et la mère de Gros-Bouffi lui promit de la 
protéger. 

En eflFet, le soir même, lorsque le wali, son époux, 
fut rentré à la maison, elle alla le trouver après le 
souper ; et elle s'était arrangée et parfumée, et avait 
pris son air le plus aimable. Aussi Témir Khaled, 
qui était un homme très bon, ne put résister au désir 
que provoquait en lui la vue de sa femme et voulut 
la prendre ; mais elle lui résista en disant : « Jurc^ 
moi sur le divorce que tu m'accorderas ce que je te 
demanderai ! » Et il le lui jura. Alors elle Tapitoya 
sur le sort de la vieille mère du voleur et obtint de 
lui la promesse de Télargissement. Aussi elle se 
laissa monter par son époux. 

Aussi, le lendemain matin, Témir Khaled, après 
les ablutions et la prière, se rendit à la prison où 
était enfermé Ahmad-la-Teigne et lui demanda : 
« Eh bien, bandit, te repens-tu de tes méfaits 
passés? » 11 répondit : « Je m'enrepens et jele pro- 
clame par la parole comme je le pense dans mon 
cœur! » Alors le wali le tira de la prison et Tamenà 
devant le khalifat qui fut extrêmement étonné de 
le voir encore en vie et lui demanda : « Comment, ô 
bandit, tu n'es donc pas mort ? » Il répondit : « Par 
Allah ! ô émir des Croyants, la vie du méchant est 
fort dure à la détente ! » Alors le khalifat se mit à 
rire aux éclats et dit : « Qu'on fasse venir le forgeron 
pour lui enlever les fers! » Puis il lui dit : «Comme 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 269 

je suis au courant de tes exjyloits, je veux t'aidera 
persister maintenant dans ton repentir et, comme 
nul ne connaît mieux les voleurs que toi, je te 
nomme chef de la police de Baghdad. » Et aussitôt 
le khalifat fit proclamer un édit par lequel il nom- 
mait Ahmad-la-Teigne chef de la police. Alors 
Ahmad baisa la main au khalifat et entra immé- 
diatement dans l'exercice de ses fonctions. 

Il commença donc, afin de joyeusement fêter sa 
Mélivrance et ses nouvelles fonctions, par aller au 
cabaret tenu par le juif Abraham, le témoin de ses 
ancieits exploits, vider deux ou trois vieux pots de 
sa boisson favorite, un vin ionien excellent. • Aussi 
quand sa mère vint le trouver pour lui parler de la 
gratitude qu'il devait témoigner désormais à celle 
qui avait été la cause de sa délivrance, Tépouse de 
l'émir Khaled, la mère de Gros-Bouffi, — elle le 
.trouva à moitié ivre et en train de tirer la barbe du 
juif qui n'osait protester par respect pour les fonc- 
tions redoutables du chef de la police, l'ancien 
Ahmfi^d-la-Teigne. 

Elle réussit tout de même à le tirer de là et, le 
prenant à part, lui raconta tous les incidents qui 
avaient eu pour résultat sa délivrance, et lui dit 
qu'il fallait tout de suite imaginer quelque chose 
pour enlever l'esclave à Grain-de-Beauté, le comman- 
dant du palais. 

A ces paroles, Ahmad-la-Teigne dit à sa mère : 
« La chose sera faite ce soir. Car rien n'est plus 
facile. » Et il \a quitta pour aller préparer le 
coup... 



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270 LES MILLE NUITS ET UNE NDIT 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit a^a- 
raitre le matin et se tut discrètement. 



MAIS LORSQUE FUT 
LA DEUX CENT SOIXANTE-HUITIÈME NUIT 



Elle dil : 

...Et il la quitta pour aller préparer le coup. 

Or, il faut savoir que, cette nuit-là, le khalifat 
Haroun Al-Rachid était entré dans l'appartement 
de son épouse : car c'était le premier jour du mois, 
et régulièrement il lui réservait ce jour pour parler 
avec elle des affaires courantes et prendre son avis 
sur toutes les questions générales et particulières 
de son empire. Il avait en elle, en effet, une confiance 
illimitée, et il Taimait pour sa sagesse et sa beauté 
toujours vivante. Mais il faut également savoir que 
le khalifat avait l'habitude, avant d'entrer dans la 
chambre de son épouse, de déposer dans le vesti- 
bule, sur un guéridon spécial, son chapelet aux 
grains alternés d'ambre et de turquoises, son sabre 
droit au pommeau de jade incrusté de rubis aussi 
gros que des œufs de pigeon, son cachet royal et une 
petite lampe d'or enrichie de pierreries qui l'éclairait 
quand il faisait la nuit son inspection secrète du 
palais. 

Ces détails étaient bien connus d'Ahmad-la-Teigne. 
Aussi lui servirent-ils pour mettre son projet à exé- 
cution. Il attendit les ténèbres de la nuit et le som- 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 271 

roeil des esclaves pour accrocher son échelle de 
cordes le long du mur du pavillon qui servait d'ap- 
partement à l'épouse du khalifat, y grimper, et péné- 
trer aussi silencieux qu'une ombre dans le vestibule 
où, en un clin d'œil, il s'empara des quatre objets pré- 
cieux, pour se hâter de descendre par où ilétaitmonté. 

De là, il courut à la maison de Grain-de-Beauté et, 
delà même façon, il pénétra dans la cour où, sans 
faire le moindre bruit, il enleva l'un des carrés de 
marbre qui la pavaient, creusa rapidement une fosse 
et y enfouit les objets volés. Puis, après avoir tout 
remis en ordre, il disparut pour aller continuer de 
boire au cabaret du juif Abraham. 

Toutefois, Ahmad-la-Teigne, en voleur parfait 
qu'il était, n'avait pu résister au désir de s'approprier 
l'un des quatre objets précieux. Il avait donc distrait 
la petite lampe d'or et, au lieu de l'enfouir avec le 
reste au fond de la fosse, il l'avait enfouie dans sa 
poche en se disant : « Il n'est pas dans mes habitudes 
de ne pas percevoir la commission. Ici je me paie 
moi-même I » 

Mais, pour revenir au khalifat, sa surprise d'abord 
fut grande quand le matin il ne trouva plus sur le 
guéridon les quatre objets précieux. Puis, quand les 
eunuques interrogés se furent jetés la face contre 
terre en protestant de leur ignorance, le khalifat 
entra dans une colère sans limites et telle qu'il 
revêtit sur l'heure la terrible robe de la fureur. Cette 
robe était toute en soie rouge ; et quand le khalifat 
la portait c'était signe d'un désastre certain et de 
calamités effroyables sur la tête de tous ceux qui 
l'entouraient. 



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272 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Le khalifat, une fois vêtu de cette robe rouge, 
entra dans le diwan et s'assit sur le trône, tout seul 
dans la salle. Et tous les chambellans, et tous les 
vizirs entrèrent un à un et se prosternèrent la face 
contre terre, et restèrent dans cette position, excepté 
Giafarqui, pâle pourtant, se tenait droit et les yeux 
fixés sur les pieds du khalifat. 

Au bout d'une heure de ce silence effrayant, le 
khalifat regarda Giafar impassible et lui dit d'une 
voix sourde : « La coupe bouillonne ! » Giafar répon- 
dit : (( Qu'Allah empêche tout mal ! » 

Mais à ce moment entra le wali accompagné 
d'Ahmad-la-Teigne. Et le khalifat lui dit : « Approche- 
toi d'ici, émir Khaled ! Et dis-moi comment va la 
tranquillité publique àBaghdad ! » Le wali, père de 
Gros-Bouffi, répondit : « La tranquillité est parfaite à 
Baghdad, ô émir des Croyants ! » Le khalifat s'écria : 
« Tu mens ! » Et comme le wali, bouleversé, ne 
savaitencore comments'expliquercette colère, Giafar, 
qui était à côté de lui, lui glissa à l'oreille, en deux 
mots, le motif qui acheva de le consterner. Puis le 
khalifat lui dit : « Si avant la nuit tu n'as pu retrouver 
les objets précieux, qui me sont plus chers que mon 
royaume, ta tête sera suspendue à la porte du 
palais ! » 

A ces paroles, le wali embrassa la terre entre les 
mains du khalifat et s'écria : « émir des Croyants, 
le voleur doit certainement être quelqu'un du palais, 
car le vin qui s'aigrit porte en lui-même son propre 
ferment. Et puis permets à ton esclave de dire que 
le seul homme responsable ne peut être que le com- 
mandant de la police, qui est seul chargé de cette 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 273 

survpillance, et qui d'ailleurs connaît, un par un, 
tous les voleurs de Baghdad et de Tempire ! Sa mort 
devrait donc précéder la mienne, au cas où Ton ne 
retrouverait pas les objets perdus. » 

Alors s'avança le commandant de la police, Ahmad- 
la-Teigne, et, après les homniages dus, il dit au kha- 
lifat : « émir des Croyants, le voleur sera décou- 
vert. Mais je prie le khalifat de me délivrer un iirman 
qui me permette de faire des perquisitions chez tous 
les habitants du palais et chez tous ceux qui entrent 
ici, même chez le kâdi, même chez le grand-vizir 
•Giafar et chez le commandant du palais, Grain- 
de-Beauté ! » Et le khalifat lui fit aussitôt délivrer le 
firman en question et dit : « Il me faut, en tout cas, 
faire couper la tête à quelqu'un, et ce sera ou la 
tienne ou celle du voleur. Choisis ! Et je jure sur 
ma vie et sur la tombe de mes ancêtres que, le voleur 
fût-il mon propre fils, l'héritier de mon trône, ma 
décision sera la môme : la mort par la pendaison 
sur la place publique ! » 

A ces paroles, Ahmad-la-Teigne, le firman à la 
main, se retira et alla quérir deux gardes de chez le 
kâdi' et deux gardes de chez le wali, et commença 
immédiatement ses perquisitions en visitant la 
maison de Giafar, celle du wali, et celle du kâdi. 
Puis il arriva à la maison de Grain-de-Beauté, qui 
ignorait encore tout ce qui venait de se passer. 

Ahmad-la-Teigne, tenant le firman dans une main 
et dans l'autre main une lourde baguette d'airain, 
entra dans le vestibule et mit Grain-de-Beauté au 
courant de la situation, et lui dit : <( Mais je me gar- 
derais bien, seigneur, d'opérer des perquisitions 



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274 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

dans la maison du fidèle confident du khalifat ! Per- 
mets-moi donc de me retirer, comme si la chose était 
faite ! » Grain-de-Beauté dit : « Qu'Allah m'en pré- 
serve, ô chef de la police ! Il faut accomplir ton 
devoir jusqu'au bout! » Alors Ahmad-la-Teigne dit : 
« Je vais le faire pour la forme seulement! » Et d'un 
air négligent il sortit dans la cour et se mit à en faire 
le tour en frappant chaque carré de marbre de sa 
lourde baguette d'airain, jusqu'à ce qu'il fût arrivé 
au carré en question qui, sous le choc, rendit un son 
creux. 

En entendant ce son, Ahmad-la-Teigne s'écria : « O 
seigneur, par Allah ! je crois bien qu'il doit y avoir 
là-dessous quelque ancien caveau qui recèle un 
trésor des temps passés ! » Et Grain-de-Beauté dit 
aux quatre gardes : « Alors essayez d'enlever ce 
marbre pour voir un peu ce qu'il y a dessous ! » Et 
aussitôt les gardes firent pénétrer leurs instruments 
dans les interstices du carré de marbre et le soule- 
vèrent. Et, devant les yeux de tous, apparurent trois 
des objets volés, à savoir le sabre, le cachet et le cha- 
pelet ! 

A cette vue, Grain-de-Beauté s'écria : « Au nom 
d'Allah ! » et tomba évanoui. 

Alors Ahmad-la-Teigne envoya chercher le kâdi et 
le wali et les témoins, qui dressèrent aussitôt procès- 
verbal de cette découverte ; et tous cachetèrent la 
feuille, et le kàdi en personne alla la remettre au 
khalifat, alors que les gardes s'assuraient de la per- 
sonne de Grain-de-Beauté. 

Lorsque le khalifat eut entre les mains les trois 
objets, sans la lampe, et eut appris leur découverte 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 275 

dans la maison de celui qu'il considérait comme son 
plus fidèle confident et son intime, celui qu'il avait 
comblé de ses faveurs et en qui il avait placé une 
confiance sans limites, il resta pendant une heure 
de temps sans prononcer une parole, puis il se tourna 
vers le chef de ses gardes et dit : « Qu'on le pende ! » 

Aussitôt le chef des gardes sortit et fit crier la 
sentence par toutes les rues de Baghdad, et se ren- 
dit à la maison de Grain-de-Beauté, qu'il arrêta lui- 
môme et dont il confisqua sijr l'heure les femmes et 
les biens. Les biens furent versés au trésor public, 
et les deux femmes allaient être criées sur le marché 
comme esclaves: mais alors le wali, père de Gros- 
Bouffi, déclara qu'il emmenait l'une, qui était l'an- 
cienne esclave achetée par Giafar; et le chef des 
gardes fit conduire à sa propre maison l'autre qui 
était Zobéida à la belle voix. 

Otv ce chef des gardes était justement le meilleur 
ami de Grain-de-Beauté, et il lui avait voué une 
afl'ection de père qui ne s'était jamais démentie. Aussi, 
bien qu'il exécutât en public les terribles mesures 
de rigueur prises contre Grain-de-Beauté par la co- 
lère du kalifat, se jura-t-il de sauver la tête de son 
fils adoptif, et commença-t-il par mettre chez lui en 
sûreté l'une de ses épouses, la belle Zobéida, que le 
malheur avait anéantie. 

Le soir même devait avoir lieu la pendaison de 
Grain-de-Beauté, qui était pour le moment enchaîné 
au fond de la prison. Mais le chef des gardes veillait 
sur lui. Il alla trouver le gardien en chef de la pri- 
son et lui dit : « Combien as-tu de prisonniers con- 
damnés à être pendus cette semaine, sans recours? » 



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276 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Il répondit : « Près de quarante, à deux ou trois 
près. » Le chef des gardes dit : « Je veux les voir 
tous. » Et il les passa en inspection, Tun après 
Tautre, à diverses reprises, et finit par en choisir un 
qui ressemblait étonnamment à Grain-de-Beauté, et 
dit au gardien de la prison : « Celui-ci va me servir 
comme jadis la bête sacrifiée par le Patriarche, père 
d'Ismaël, à la place de son fils ! » 

Il emmena donc le prisonnier et, à l'heure fixée 
pour la pendaison, il alla le remettre à Texécuteur 
qui aussitôt, devant la foule immense assemblée sur 
la place, et après les formalités pieuses d'usage, 
passa la corde au cou du faux Grain-de-Beauté, et, 
d'un mouvement, le culbuta dans Tespace, pendu. 

Cela fait, le chef des gardes attendit Tobscurité 
pour aller tirer Grain-de-Beauté de la prison et le 
conduire chez lui en cachette. Et alors seulement il 
lui révéla ce qu'il venait de faire pour lui et lui dit : 
« Mais, par Allah ! ô mon fils, pourquoi t'es-tû laissé 
tenter par ces objets précieux, toi en qui le khali- 
fat avait placé toute sa confiance ? » 

A ces paroles, Grain-de-Beauté tomba évanoui 
d'émotion, et quand, à force de soins, il fut revenu à 
ses sens, il s'écria : « Par le Nom auguste et par le 
Prophète, ô mon père, je suis complètement étranger 
à ce vol, et j'en ignore et le motif et l'auteur ! » Et le 
chef des gardes n'hésita pas à le croire et s'écria : 
« Tôt ou tard, mon fils, le coupable sera découvert ! 
Quant à toi, tu ne saurais rester un instant de plus à 
Baghdad, car on n'a pas en vain pour ennemi un roi. 
Je vais donc partir avec toi, en laissant dans ma mai- 
son, auprès de ma femme, ton épouse Zobéida, jus- 



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HISTOIRE DE GIl AIN-DE-BEAUTÉ 277 

qu'à ce qu'Allah, dans sa sagesse, change cet état 
de choses ! » 

Puis, sans même laisser le temps à Grain-de- 
Beauté de faire ses adieux à son épouse Zobéida, il 
remmena en lui disant : « Noifs allons de ce pas aller 
au port d'Aïas, sur la mer salée, pour de là nous 
embarquer pour Iskandaria (1), oti tu attendras les 
événements dans une vie tranquille ; car cette ville 
dlskandaria, ô mon fils, est fort agréable à habiter, 
et son approche est verte et bénie ! » 

Aussitôt tous deux se mirent en route, dans la nuit, 
et furent bientôt hors de Baghdad. Mais ils n'avaient 
point de montures, et déjà ils se demandaient com- 
ment ils allaient faire pour s'en procurer, quand ils 
virent deux juifs, qui étaient des changeurs de 
Baghdad, hommes fort riches et connus du khalifat. 
Alors le chef des gardes eut peur qu'ils n'allassent 
raconter au khalifat l'avoir vu avec Grain-de-Beauté 
vivant. Il s'avança donc vers eux et leur cria : « Des- 
cendez de vos mules ! » Et les deux juifs tremblants 
descendirent, et le chef des gardes leur coupa la tête, 
prit leur argent, et monta sur une mule en donnant 
l'autre à Grain-de-Beauté ; et tous deux continuèrent 
leur route vers la mer. 

Arrivés à Aïas, ils prirent soin de confier leurs 
mules au propriétaire du khân où ils descendirent 
se reposer, en lui recommandant de les bien soigner, 
et le lendemain ils cherchèrent ensemble un navire 
en partance pour Iskandaria. Ils finirent par en trou- 
ver un qui était sur le point de mettre à la voile . Alors 
le chef des gardes, après avoir remis à Grain-de- 

(*) Alexandrie. 

T. V. 18 



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278 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Beauté tout For qu'il avait pris aux deux juifs, lui 
conseilla vivement d'attendre à Iskandaria en toute 
sérénité les nouvelles qu'il ne manquerait pas de lui 
envoyer de Baghdad, et même d'espérer son arrivée 
à lui-même à Iskandaria d'où il le ramènerait à 
Baghdad quand le coupable serait découvert. Puis il 
l'embrassa en pleurant et le quitta, alors que le navire 
gonflait déjà ses voiles. Et il s'en retourna à Baghdad. 

Or, voici ce qu'il y apprit : 

Le lendemain de la pendaison du faux Grain-de- 
Beauté, le khalifat, fort bouleversé encore, appela 
Giafar et lui dit : « As-tu vu, ô mon vizir, comment 
ce Grain-de-Beauté a su reconnaître mes bontés, et 
l'abus de confiance qu'il a commis à mon égard ! 
Comment un être si beau peut-il receler une âme si 
laide ? » Le vizir Giafar, homme d'une sagesse admi- 
rable, qui ne pouvait pourtant arriver à saisir les 
mobiles d'une action si peu logique, se contenta de 
répondre :« commandeur des Croyants, les actions 
les plus étranges ne sont étranges que parce que leur 
mobile nous étîhappe. En tout cas, nous ne pouvons 
juger que de l'effet seul de l'acte. Or, cet elfet a été 
ici déplorable pour l'auteur puisqu'il Ta élevé jusqu'à 
la potence! Pourtant, ô commandeur des Croyants, 
Grain-de-Beauté l'Egyptien avait dans les yeux un tel 
reflet de beauté spirituelle que mon entendement se 
refuse à croire au fait contrôlé par mon sens visuel ! » 

Le khalifat, à ces paroles, réfléchit pendant une 
heure de temps, puis dit à Giafar : « Au fait, je 
veux en tout cas aller voir sur la potence se ba- 
lancer le corps du coupable ! » Et il se déguisa 
et sortit avec Giafar et arriva à l'endroit où le 



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HISTOIHK 0£ Q^AIN-DE-BEAUTÉ 279 

faux Graîn-de-Beauté pendait entre ciel et terre. 

Le corps était recouvert d'un suaire qui l'envelop- 
pait en entier. Aussi le khalifat dit à Giafar : « En- 
lève le suaire ! » Et Giafar enleva le suaire et le 
khalifat regarda, mais recula aussitôt, stupéfait, en 
s'écriant : « Giafar, ce n*est point là Grain-de- 
Beauté ! » Giafar examina le corps et reconnut 
qu'en effet ce n'était point là Grain-de-Beauté; mais il 
n'en fit rien voir et, calme, il demanda : « Mais à quoi 
reconnais-tu, ô émir des Croyants, que ce n'est point 
Grain-de-Beauté ? » Il dit : « Il était plutôt petit 
de taille, et celui-ci est très grand. » Giafar répondit : 
« Ce n'est point une preuve. La pendaison allonge. » 
Le khalifat dit : « L'ancien commandant du palais 
avait deux grains de beauté sur les joues, et celui-ci 
n'en a aucun ! » Giafar dit : « La mort transforme, 
et elle brouille la physionomie ! » Mais le khalifat 
s'écria : « Soit ! mais regarde, ô Giafar, la plante 
des pieds de ce pendu : elle porte, en tatouage, 
selon la coutume des hérétiques sectateurs d'Ali, le 
nom des deux grands cheikhs ! Or, tu sais bien que 
Grain-de-Beauté n'était point schiite mais sunnite !» 
A cette constatation, Giafar conclut: « Allah seul con- 
naît le mystère des choses. » Puis tous deux re- 
gagnèrent le palais, et le khalifat donna l'ordre 
d'enterrer le corps. Et depuis ce jour il bannit de sa 
mémoire jusqu'au souvenir même de Grain-de- 
Beauté. 

Mais pour ce qui est de l'esclave, la seconde 
épouse de Grain-de-Beauté, elle fut conduite par 
l'émir Khaled auprès de Gros-Bouffi, son fils. Et à 
sa vue Gros-Bouffi, qui n'avait pas bougé du lit 



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280 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

depuis le jour de la vente, se leva en reniflant et 
voulut s'approcher d'elle et la prendre dans ses bras. 
Mais la belle esclave, indignée et dégoûtée, dé l'as- 
pect horrible de l'idiot, tira soudain de sa ceinture 
un poignard et, levant le bras, elle s'écria : « Eloi- 
gne-toi ou je vais te tuer avec ce poignard et me 
l'enfoncer ensuite dans la poitrine ! » Alors la mère 
de Gros-Bouffi s'élança, les bras en avant, et cria : 
« Comment osés-tu résister au désir de mon fils, ô 
insolente esclave ? » Mais la jeune femme dit : « 
déloyale, où est donc la loi qui permet à une femme 
d'appartenir à doux hommes à la fois? Et depuis 
quand, dis-le moi, les chiens peuvent-ils habiter dans 
la demeure des lions ? » 

A ces paroles, la mère de Gros-Bouffi dit : « Eh 
bien ! puisqu'il en est ainsi, tu vas voir la vie dure 
que tu vas menfrr ici ! » Et la jeune femme : « Je 
préfère mourir plutôt que de renoncer à laffection 
de mon maître, vivant fût-il ou mort ! » Alors l'é- 
pouse du wali la fit déshabiller et lui prit ses beaux 
vêtements de soie et ses bijoux, et lui mit sur le corps 
une méchante robe de cuisinière en poil de chèvre, 
et l'envoya à la cuisiné en lui disent : « Désormais 
tes fonctions d'esclave ici consisteront k éplucher 
les oignons, à mettre le feu au-dessous des marmites, 
à exprimer le jus des tomates et à faire la pâte du 
pain ! » Et la jeune femme dit : « Je préfère encore 
faire ce métier d'esclave que de voir la figure de ton 
fils ! » Et dès ce jour elle entra dans la cuisine, mais 
ne tarda pas à gagner le cœur de toutes les autres 
esclaves qui l'empêchèrent de faire tout travail, en- 
la remplaçant dans l'ouvrage. 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 281 

Quant à Gros-Bouffi, de ne plus pouvoir arriver à 
la belle esclave Yasmine il s'alita pour de bon et ne 
se releva plus. 

Or, il faut se rappeler que Yasmine avait été, dès 
la première nuit de son mariage, rendue enceinte 
par Grain-de-Beauté. Aussi, quelques mois après 
son arrivée à la maison du wali, elle accoucha à 
terme d'un enfant mâle aussi beau que la lune, 
qu'elle appela Aslân, tout en pleurant à chaudes 
larmes, ellç et toutes les esclaves, que le père ne fût 
pas là pour donner lui-même un nom à son fils. 

Lç petit Aslân fut allaité deux ans par sa mère, 
et deviht solide et fort beau. Et comme il savait 
déjà marcher tout seul, sa destinée voulut qu'un 
jour, pendant que sa mère était occupée, il montât 
les marches de Tescalier de la cuisine et arrivât dans 
la salle où se tenait assis, égrenant son chapelet 
d'ambre, le wali, l'émir Khaled, père de Gros- 
Bouffi. 

A la vue du petit Aslân, dont la ressemblance 
avec son père Grain-de-Beauté était absolue, l'émir 
Khaled sentit les larmes lui venir aux yeux, et il 
appela l'enfant et le prit sur ses genoux et se mit à 
le caresser, fort ému, et se dit : « Béni soit Celui 
qui crée des objets si beaux et leur donne l'âme et 
la vie !» 

Pendant ce temps, l'esclave Yasmine s'apercevait 
de l'absence de son enfant ; affolée, elle le chercha 
partout et se décida, en dépit de toutes les conve- 
nances, à entrer, les yeux hagards, dans la salle où 
se tenait l'émir Khaled. Et elle vit le petit Aslân 
assis sur les genoux du wali ; et il s'amusait à enfon- 



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282 LES MILLE NUITS ET UNE VVIT ' 

ccr ses petits doigts dans la barbe vénérable de 
l'émir. Mais, à la vue de sa mère, le petit se jeta en 
avant en tendant les bras ; et l'émir Khaled le retint 
encore et dit à Yasmine avec bonté : « Approcho-toi, 
ô esclave ! Cet enfant serait-il ton fils ? » Elle répon- 
dit : « Oui, ô mon maître, c'est le fruit de mon 
cœur ! » Il lui demanda : « Et qui est son père ? Est- 
ce un de mes serviteurs ? » Elle dit, en répandant 
un torrent de larmes : « Son père est mon époux 
Grain-de-Beauté. Mais maintenant, ô mon maître, 
il est ton fils ! » Le wali, très ému, dit à l'esclave : 
« Par Allah ! tu l'as dit. Il est désormais mon fils ! » 
Et sur rheure il l'adopta, et dit à la mère : « Il te 
faut donc, dès aujourd'hui, considérer ton fils comme 
mien, et lui faire croire pour toujours, quand il sera 
en âge de comprendre, qu'il n'a jamais eu d'autre 
père que moi ! » Et Yasmine répondit : « J'écoute et 
j'obéis! » 

Alors l'émir Khaled se chargea, en vrai père, du 
fils de Grain-de-Beauté, et lui donna une éducation 
soignée et le mit entre les mains d'un maître fort 
savant qui était un calligraphe de premier ordre et 
qui lui apprit la belle écriture, le Koràn, la géo- 
métrie et la poésie. Puis quand le jeune Aslân fut 
devenu plus grand, son père adoptif, l'émir Khaled, 
lui apprit lui-même à monter à cheval, à manier les 
armes, à jouter de la lance et à lutter dans les tour- 
nois. Et il devint de la sorte, à l'âge de quatorze ans, 
un cavalier accompli, et fut élevé par le khalifat au 
titre d'émir, comme son père le wali. 

Or, le destin voulutvun jour faire se rencontrer le 
jeune Aslân et Ahmad-la-Teigne, à la porte ducaba- 



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HISTOIRE I>E GRAIN-ÛE-BEAUTÉ 283 

ret du juif Abraham. Et Ahmad-la-Teigne invita le 
fils de Témir à entrer prendre un rafraîchisse- 
ment. 

Lorsqu'ils se furent assis, Ahmad-la-Teigne se mit 
à boire, selon son habitude, jusqu'à Tivresse. Alors il 
tira de sa poche la petite lampe d'or enrichie> de 
pierreries, qu'il avait autrefois volée, et, comme il 
faisc^it déjà obscur, il l'alluma. Alors Aslân lui dit : 
« Ya Ahmad, cette lampe est fort belle. Donne-la 
moi ! » Le chef de la police répliqua : « Qu'Allah 
m'en préserve ! Comment pourrais-je te donner un 
objet qui a fait perdre tant d'âmes ? Sache, en effet, 
que cette lampe a été la cause de la mort de l'an- 
^ cien commandant du palais, un certain individu 
d'Egypte nommé Grain-de Beauté. » Et Aslân, fort 
intéressé, s'écria: « Raconte-moi cela! » 

Alors Ahmad-la-Teigne lui raconta toute l'histoire 
depuis le commencement jusqu'à IçL fin, en se glori- 
fiant, dans son ivresse, d'avoir été lui-même l'auteur 
du coup. 

Lorsque le jeune Aslân fut rentré à la maison, il 
raconta à sa mère Yasmine l'histoire qu'il venait 
d'entendre d' Ahmad-la-Teigne et lui dit que la lampe 
était encore entre ses mains. 

A ces paroles, Yasmine jeta un grand cri et tomba 
évanouie... 

— A ce moment de sa narration, Schahrazade vit ap- 
paraître le matin et se tut discrètement. 



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284 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 



MAIS LORSQUE FUT 
U DEUX CENT SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT 



Elle dit : 

... Aces paroles, Yasmine jeta un grand cri et 
tomba évanouie. Et lorsqu'elle fut revenue àelle, elle 
éclata en sanglots et se jeta au cou de son fils Aslân et 
lui dit, à travers ses larmes : « mon enfant, Allah 
vient de faire apparaître la vérité. Je ne puis donc 
te taire mon secret plus longtemps ! Sache donc, 6 
mon petit Aslân, que l'émir Khaled n'est que ton 
père adoptif ; quant à ton père par le sang, c'est mon 
époux bien-aimé Grain-de-Beauté, qui a été puni, 
comme tu le vois, à la place du coupable. Il te faut 
donc, mon fils, aller trouver tout de suite un ancien 
grand ami de ton père, le vénérable chef des gardes 
du khalifat, et lui raconter ce que tu viens de décou-. 
vrir. Puis tu lui diras: « mon grand, je t'adjure par 
Allah de me venger du meurtrier de mon pèriB Grain- 
de^Beauté ! » 

Aussitôt le jeune Aslân courut trouver le chef des 
gardes du palais, celui-là même qui avait sauvé la 
tête à Grain-de-Beauté, et lui dit cequ'Yasmine avait 
recommandé de dire. 

Alors le chef des gardes, à la limite de la sur- 
prise et de la joie, dit à Aslân: « Béni soit Allah 
qui déchire les voiles et jette la clarté dans les té- 



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HISTOIRE DE 6R AIN-DE-BEAUTÉ 285 

nèbres 1 » Et il ajouta : « Dès demain, ô mon fils, 
Allah te vengera !» 

En effet, ce jour-là le khallfdt donnait un grand 
tournoi où devaient jouter tous les émirs et les meil- 
leurs cavaliers de Baghdad, et où Ton devait organi- 
ser une partie de jeu de balle au maillet, à cheval. 
Et le jeune Âslân lui-rmême était du nombre des 
joueurs de maillet. Et il avait revêtu sa cotte de 
mailles et enfourché le plus beau cheval des écuries 
de son père adoptif, Témir Khaled. Et vraiment il 
était splendide ainsi ; et le khalifat lui-même fut 
extrêmement charmé de sa tenue et de sa vivante 
jeunesse. Aussi voulut-il l'avoir comme son parte- 
naire. 

Et le jeu commença. Et de part et d'autre les 
joueurs déployèrent un grand art dans leurs mouve- 
ments et une adresse merveilleuse à renvoyer la 
balle au moyen de leur maillet, au grand galop de 
leurs chevaux. 

Mais soudain Tun des joueurs du camp opposé à 
celui que dirigeait le khalifat en personne, lança la 
balle droit au visage du khalifat, et d'un coup si 
adroit et 3i vigoureux qu'infailliblement c'en était 
fait des yeux et de la vie peut-être du khalifat, si le 
jeune Aslân, avec une dextérité admirable, n'eût, 
d'un coup do son maillet, arrêté juste à temps la 
balle au vol. Et il la renvoya si terriblement dans la 
direction opposée qu'elle atteignit au dos le cavalier 
qui l'avait lancée et le désarçonna en lui cassant la 
colonne ! 

A cette action d'éclat, le khalifat regarda le jeune 
Aslân et lui dit : « Vivent les braves, ô fils de l'émir 



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286 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

Khaled! » Et le khalifat descendit aussitôt de cheval, 
après avoir mis fin au tournoi, et assembla ses éoûrs 
et tous les cavaliers qui avaient pris part an jea ; 
puis il appela le jeune Aslftn, et de^omt Umte Tas- 
sistaace, il lui dit : « O valeareux fils du wali de 
Baghdad, je veux t'entendre toi-mtaie estimer la ré- 
compense que mérite un exploit pareil au tien ! Je 
suis prêt à accéder à toutes tes demandes. Parle ! » 

Alors le jeune Asl&n embrassa la terre entre les 
mains du khalifat et dit : « Je demande au com- 
mandeur des Croyants la vengeance ! Le sang de 
mon père n'a pas encore été racheté, et le meurtrier 
est vivant ! » 

A ces paroles, le khalifat fut à la limite de Féton^ 
nement et s'écria : « Que parles-tu, ô Aslân, de ven- 
ger ton père? Mais ton père, l'émir Khaled, le voici à 
mes côtés, bien vivant, grâces en soient rendues à 
Allah ! » Mais Grain-de-Beauté répondit : « com- 
mandeur des Croyants, l'émir Khaled a été pour moi 
le meilleur des pères adoptifs. Sache, en effet, que je 
ne suis point son fils par le sang, car mon père est 
tonancien commandant du palais, Grain-de-Beauté ! » 

Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles, il vit 
la lumière se changer en ténèbres devant ses yeux, 
et, d'une voix altérée, il dit: « Mon fils, ne sais-tu 
donc que ton père a été traître à l'égard du com- 
mandeur des Croyants? » Mais Aslân s'écria: 
« Qu'Allah préserve mon père d'avoir été l'auteur 
de la trahison ! Le traître est à ta gauche, 6 émir des 
Croyants ! C'est le chef de la police, Ahmad-la-Teigne ! 
Fais-le fouiller et tu trouveras dans sa poche la 
preuve de la trahison ! » 



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HISTOIRE DS GltJklK-»«->»EAOTÉ 287 

A ces paroles, le Uiidiftit (^«a^ea de couleur et 
devint jaune comme le safru, ^ d^ime Toix 
effrayante il appela le chef des gardes et lui dit : 
« Fouille devant moi le chef de la police ! w Alors le 
chef des gardes, le vieil ami de GrainHle-Beauté,s^«p* 
procha d'Ahmad-la-Teigne et lui fouilla les poches en 
un clin d'œil, et retira soudain la petite lampe d'or 
volée au khalifat ! 

Alors le khalifat, pouvant & peine se contenir, dit 
& Ahmad-la-Teigne : « Avance ! D'où te vient cette 
lampe? » Il répondit: « Je Tai achetée, & com- 
mandeur des Croyants ! » Et le khalifat dit aux 
gardes: «Administrez-lui tout de suite la bastonnade, 
jusqu'à Faveu ! » Et aussitôt Ahmad-la-Teigne fut 
saisi par les gardes, mis nu et fustigé et criblé de 
coups jusqu'à ce qu'il eût tout avoué et raconté toute 
l'histoire depuis le commencement jusqu'à la fin. 

Le khalifat se tourna alors vers le jeune Aslân et 
4ui dit : « A ton tour maintenant. Tu vas le pendre 
de ta propre main ! » Et aussitôt les gardes passèrent 
la corde au cou d' Ahmad-la-Teigne, et Aslân la saisit 
de ses deux mains et, aidé du chef des gardes, il 
hissa le bandit au haut de la potence dressée au mi- 
lieu du champ de courses. 

Lorsque justice fut ainsi faite, le khalifat dit à 
Aslân : « Mon fils, tu ne m'as pas encore demandé 
une faveur pour ton exploit ! » Et Aslân répondit : 
« commandeur des Croyants, du moment que tu 
me permets une demande, je te prie de me rendre 
mon père! » 

A ces paroles, le khalifat, extrêmement ému, se 
mit à pleurer, puis il soupira : « Mais ne sais-tu, 



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288 LES MILLE NUITS ET DNE NUIT 

mon fils, que ton pauvre père, injustement con- 
damné, est mort pendu? Ou plutôt il est probable 
qu'il est. mort, mais la chose n'est pas tout à fait 
certaine. C'est pour cela que je te jure par la valeur 
de mes ancêtres d'accorder la plus grande des 
faveursà celuiqui m'annoncera que Grain-de-Beauté, 
ton pèr^, n'est pas mort ! » 

Alors le chef des gardes s'avança entre les mains 
du khalifat et dit : « Donne-moi la parole de sécu- 
rité ! » Et le khalifat répondit : « La sécurité est sur 
toi ! Parle ! » Et le chef des gardes dit : « Je t'an- 
nonce la bonne nouvelle, ô émir des Croyants. Ton 
ancien serviteur fidèle, Grain-de-Beauté, est envie! » 

Le khalifat s'écria : « Ah ! que dis-tu là ? n II 
répondit : « Par la vie de ta tête, je te jure que c'est 
la vérité ! Et c'est moi-même qui ai sauvé Grain- 
de-Beauté en faisant pendre à sa place un condamné 
ordinaire qui lui ressemblait comme un frère res- 
semble à son frère. Et il est maintenant en sûreté à 
Iskandaria, où il doit être boutiquier dans le souk, 
probablement. » 

A ces paroles, le khalifat jubila et dit au chef des 
gardes : « 11 te faut partir à sa recherche et me le 
ramener dans le plus bref délai ! » Et le chef des gar- 
des répondit: J'écoute et j'obéis! » Alors le khalifat 
lui fit verser dix mille dinars pour ses frais de voyage; 
et le chef des gardes se mit aussitôt en route pour 
Iskandaria, oii il sera retrouvé, si Allah veut ! 

Mais pour ce qui est de Grain-de-Beauté, voici ! 
Le navire où il avait pris passage arriva à Iskan- 
daria après une excellente traversée qui lui avait été 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BEAUTÉ 289 

écrite par Allah (qu'il soit béni!). Grain-de*Beauté 
débarqua aussitôt et fpt charmé de Taspect d'Iskan- 
daria qu'il n'avait jamais vue, bien qu'il fût natif 
du Caire. Et il alla aussitôt au souk, où il loua une 
boutique toute prête déjà et que le crieur public 
proposait à la vente, telle quelle. C'était, en effet, une 
boutique dont le propriétaire venait de subitement 
mourir; elle était meublée, comme d'usage, de 
coussins et contenait, comme marchandises, des 
objets pour les gens de mer, tels que voiles, cordages, 
ficelles, coffres solides, sacs pour pacotilles, armes 
de toutes formes et de tous prix et surtout une quan- 
tité énorme de ferrailles et de vieilleries fort esti- 
mées des capitaines marins qui les .achetaient là 
pour les revendre aux gens de l'Occident ; car les 
gens de ces pays-là estiment à l'extrême les vieil- 
leries des temps anciens et échangent leurs femmes 
et leurs filles contre, par exemple, un morceau de 
bois pourri, une pierre talismanique ou un vieux 
sabre fouillé. 

Aussi il n'y a pointa s'étonnerqueGrain-de-Beauté, 
durant les longues années de son oxil loin de 
Baghdad, ait merveilleusement réussi dans son com- 
merce et réalisé le dix pour un ; car rien n'est plus 
productif que la vente des vieilleries qu'on achète 
pour, par exemple, un drachme et qu'on revend pour 
dix dinars. 

Lorsqu'il eut vendu tout ce que contenait la bou- 
tique, Grain-de- Beauté se disposait à la revendre 
vide, quand soudain il aperçut, sur une des étagères 
qu'il savait absolument dégarnies, un objet rouge et 
brillant. Il le prit et constata, à la limite de l'étonne- 



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290 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

ment, que c'était une grosse gemme talismanique, 
taillée sur six faces et suspendue à une chaînette 
d'or ancien ; et sur les faces étaient gravés des noms 
en caractères inconnus ressemblant fort à des 
fourmis ou à d'autres insectes de même taille. Et il 
la considérait toujours avec une attention extrême, en 
calculant ce qu'elle pouvait lui rapporter, quand il 
vit devant sa boutique un capitaine marin qui s'était 
arrêté pour voir de plus près cet objet qu'il avait 
aperçu de la rue. 

Le capitaine, aprèslesalam,dit àGraîn-de-Beauté: 
« mon maître, peux-tu me céder cette gemme, ou 
bien n'est-elle pas à vendre ? » Il répondit : « Tout 
est à vendre ici, même la boutique ! » Il demanda : 
« Alors consens-tu à me vendre cette gemme pour 
quatre-vingt mille dinars d'or ? » 

Aces paroles, Grain-de-Beau té pensa: « Par Allah! 
cette gemme doit être fabuleusement précieuse ! Je 
vais faire le difficile. » Et il répondit : « Tu plai- 
santes sans doute, ô capitaine ! Car, par Allah ! elle 
me revient à moi, comme prix coûtant, à cent mille 
dinars ! » L'autre dit : « Alors veux-tu la donner à 
cent mille ? » Grain-de-Beau té dit : « Soit ! Mais c'est 
par égard pour toi seul ! » Et le capitaine le remer- 
cia et lui dit : « Je n'ai point sur moi tout cet argent- 
là ; car il serait fort dangereux de circuler à Iskan- 
daria avec une si forte somme. Mais tu vas venir 
avec moi à bord où tu toucheras le prix avec, en 
plus, un cadeau de deux pièces de drap, de deux 
pièces de velours et de deux pièces de satin. » 

Alors Grain-de-Beauté sqi leva, ferma à clef la 
porte de sa boutique et suivit à bord le capitaine. Et 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BEAUTÉ 291 

le capitaine le pria de l'attendre sur le pont, et 
s'éloigna pour chercher l'argent. Mais il ne reparut 
plus, et soudain les voiles furent déployées toutes 
grandes et le navire fendit la mer, comme l'oiseau. 

Lorsque Grain-de-Beauté se vit ainsi prisonnier 
sur l'eau, sa stupéfaction fut extrême. Mais à qui 
pouvait-il avoir recours, d'autant plus qu'il ne 
voyait aucun marin à qui demander des explications, 
et que le navire semblait voler sur la mer sous 
l'impulsion de l'invisible. 

Pendant qu'il était ainsi perplexe et épouvanté, il 
vit enfin arriver le capitaine, qui se caressait la barbe 
et le regardait d'un air moqueur, et qui finit par lui 
dire : « C'est bien toi, le musulman Grain-de-Beauté, 
fils de Schamseddin du Caire, qui as été à Baghdad 
au palais du khalifat ? » Il répondit : « C'est moi le 
fils de Schamseddin ! » Le capitaine dit : « Eh bien ! 
dans quelques jours nous allons arriver à Genoa, 
dans notre pays chrétien. Et tu verras, ô musul- 
man, le sort qui t'y attend ! » Puis il s'en alla. 

Et de fait, la navigation ayant été fort heureuse, le 
navire arriva au port de Genoa, ville des chrétiens 
d'Occident. Et aussitôt une vieille femme, accom- 
pagnée de deux hommes, vint à bord chercher Grain- 
de-Beauté, qui ne savait plus que penser de l'événe- 
ment. Pourtant, se fiant à la destinée bonne ou 
mauvaise qui le dirigeait, il suivit la vieille, qui le 
conduisit, à travers la ville, à une église appartenant 
à un couvent de moines. 

Arrivée à la porte de l'église, la vieille se tourna 
vers Grain-de-Beauté et lui dit : « Désormais tu dois 
te considérer comme domestique de cette église et 



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292 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

de ce couvent. Ton service consistera à te réveiller 
tous les jours à Taube pour aller d'abord à la forêt 
faire du bois et revenir au plus vite laver le pavé de 
Téglise et du couvent, secouer les nattes, balayer 
partout; ensuite cribler le blé, le moudre, faire la 
pâte du pain, cuire le pain au four; prendre une 
mesure de lentilles, les moudre, les cuisiner, et en 
remplir ensuite trois cent soixante-dix écuelles que 
tu devras remettre une par une à chacun des trois 
cent soixante-dix moines du couvent ; après quoi tu 
iras vider les pots d'ordures qui sont dans les cellules 
des moines ; puis tu termineras l'ouvrage en arrosant 
le jardin et en remplissant les quatre bassins et les 
tonneaux rangés le long du mur. Et ce travail-là 
doit être terminé quotidiennement avant midi. Car 
tu devras consacrer tous tes après-midi à obliger les 
passants à se rendre bon gré mal gré à Féglise 
écouter le prêche ; et, s'ils refusent, voici une masse 
surmontée d'une croix en fer avec laquelle tu les 
assommeras, par ordre du roi. De la sorte, il ne res- 
tera dans la ville que les chrétiens fervents, qui 
viendront ici se faire bénir par les moines. Et main- 
tenant, commence l'ouvrage, et prends bien garde 
d'oublier mes recommandations ! » 

Et, ayant dit ces paroles, la vieille le regarda en 
clignant de l'œil, et s'en alla. 

Alors Grain-de-Beauté se dit : « Par Allah ! tout 
cela est énorme ! » Et, ne sachant plus à quoi se 
résoudre, il entra dans l'église, en ce moment tout 
à fait déserte, et s'assit sur un banc pour essayer de 
réfléchir à tous ces événements assez étranges qui lui 
arrivaient coup sur coup. 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BEAUTÉ 293 

Il était là depuis une heure de temps quand il 
entendit venir jusqu'à lui, sous les piliers, une voix 
si douce de femme qu'aussitôt, oubliant ses tribula- 
tions, il écouta en extase. Et il fut ému tellement de 
cette voix qu'aussitôt tous les oiseaux de son âme se 
mirent à chanter à la fois, et il sentit descendre en 
lui la fraîcheur bénie que met dan§ l'esprit la 
mélodie solitaire. Et il se levait déjà à la recherche 
de la voix, quand elle se tut. 

Mais soudain, d'entre les colonnes, une figure ap- 
parut de femme drapée qui s'avança jusqu'à lui, et 
d'une voix tremblante lui dit : « Ah ! Grain-de- 
Beauté, depuis si longtemps je songeais à toi ! Enfin 
béni soit Allah qui a permis notre réunion ! Voici ! 
Nous allons tout de suite nous marier ! » 

A ces paroles, Grain-de-Beauté s'écria : « Il n'y a 
d'autre Dieu qu'Allah ! Sûr ! tout ce qui m'arrive là 
n'est qu'un rêve ! Et lorsque ce rêve sera dissipé je 
me verrai à nouveau dans ma boutique d'Iskanda- 
ria ! » Mais la jeune femme dit : « Mais non, ô 
Grain-de-Beauté, c'est la réalité ! Tu es dans la ville 
de Genoa, où je t'ai fait transporter, malgré toi, par 
l'entremise du capitaine marin qui est aux ordres 
de mon père, le roi de Genoa. Sache, en effet, que je 
suis la princesse Hosn-Mariam, fille du roi de cette 
ville. La sorcellerie, que j'ai apprise tout enfant, m'a 
jévélé ton existence et ta beauté et j'ai été si amou- 
reuse de toi que j'ai envoyé le capitaine te cher- 
cher à Iskandaria. Et voici à mon cou la gemme ta- 
lismanique que tu avais trouvée dans ta boutique, 
et qui avait été déposée sur une de tes étagères par 
le capitaine lui-même, pour t'attirer à bord de son 

T. V. 19 



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294 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

navire. Et dans quelques instants tu vas cons- 
tater les pouvoirs miraculeux que me donne cette 
gemme. Mais avant tout, tu vas te marier avec moi. 
Et alors tous les désirs seront satisfaits. » Grain-de- 
Beauté lui dit : « princesse, me promets-tu au 
moins de me ramener à Iskandaria ? » Elle dit : 
« C'est la chose la plus facile ! "» Alors il consentit à 
se marier avec elle. 

Aussitôt la princesse Mariam lui dit : « Alors tu 
veux retourner tout de suite à Iskandaria? » Il ré- 
pondit: « Oui, par Allah ! » Elle dit : « Allons-y ! » 
Et elle prit la cornaline et tourna vers le ciel Tune 
de ses faces, sur laquelle était gravée Timage 
d'un lit, et elle frotta vivement cette face avec 
son pouce, en disant : « cornaline, au nom de 
Solcïmân, je t ordonne de me procurer un lit de 
voyage ! » 

A peine ces paroles eurent-elles été prononcées 
qu'un lit de voyage, avec ses couvertures et ses cous- 
sins, vint se poser devant eux. Ils y prirent place 
tous deux, et s'étendirent à leur aise. Alors la prin- 
cesse Mariam prit entre ses doigts la cornaline, 
tourna vers le ciel Tune des faces, sur laquelle était 
gravé un oiseau, et dit : « Cornaline, ô cornaline, je 
t'ordonne, par le nom de Soleïmân, de nous transpor- 
ter sains et saufs à Iskandaria, en suivant la ligne la 
plus directe ! » 

Cet ordre avait à peine été donné que le lit se 
souleva de lui-même en l'air, sans secousâes, monta 
jusqu'à la coupole, sortit par la grande fenêtre, et, 
plus rapide que le plus rapide d'entre les oiseaux, il 
fendit l'espace avec une régularité merveilleuse et, 



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HISTOIRE DE GR AIN-DE-BEAUTÉ 295 

en moins de temps qu'il n'en faudrait pour pisser, 
les déposa à Iskandaria. 

Or, au moment même où ils mettaient pied à terre, 
ils virent arriver dans leur direction un homme 
habillé à la mode de Baghdad, que Grain-de-Beauté 
reconnut aussitôt: c'était le chef des gardes. Il ve- 
nait lui aussi de débarquer, à l'instant même, pour 
se mettre à la recherche de l'ancien condamné. Ils 
se jetèrent alors dans les bras l'un de l'autre, et le 
chef des gardes annonça à Grain-de-Beauté la nou- 
velle de la découverte du coupable et de sa pendai- 
son, lui raconta tous les événements qui s'étaient 
passés à Baghdad depuis quatorze ans, et lui apprit 
de la sorte la naissance de son fils Aslân qui était 
devenu le cavalier le plus beau de Baghdad. 

Et Grain-de-Beauté, de son côté, raconta au chef 
des gardes toutes ses aventures depuis le commen- 
cement jusqu'à la fin. Et cela stupéfia à l'extrême le 
chef des gardes qui, une fois son émotion un peu cal- 
mée, lui dit : « Le commandeur des Croyants sou- 
haite te revoir au plus tôt ! » Il répondit : « Mais 
certainement! Permets-moi toutefois d'aller au 
Caire baiser la main à mon père Schamseddln et à 
ma mère, et les décider à venir avec nous à Bagh- 
dad. » 

Alors le chef des gardes monta avec eux sur le lit 
qui les transporta en un clin d'œil au Caire, juste 
dans la rue Jaune où était située la maison de 
Schamseddîn. Et ils frappèrent à la porte. Et la mère 
descendit voir qui frappait ainsi et demanda: « Qui 
frappe? » Il répondit: « C'est moi, ton fils Grain-de- 
Beauté! » 



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296 LES MILLE NUITS ET UNE NUIT 

La joie de la mère fut immense, elle qui depuis 
de si longues années avait revêtu les habits de deuil, 
et elle tomba évanouie dans les bras de son enfant. 
Et le vénérable Schamseddîn également. 

Lorsqu'ils se furent reposés pendant trois jours à 
la maison, ils montèrent tous ensemble sur le lit 
qui, sur Tordre de la princesse Hosn-Mariam les 
transporta sains et saufs à Baghdad, où le khalifat 
reçut Grain-de-Beauté en Tembrassant comme un fils 
et le combla décharges et d'honneurs, lui, ainsi que 
son père Schamseddîn et son fils Aslân. 

Après quoi Grain-de-Beauté se souvint qu'en 
somme la cause première de sa fortune était 
Mahmoud-le-Bilatéral qui l'avait d'abord si ingénieu- 
sement obligé à voyager et Tavait ensuite recueilli, 
dénué de tout, sur la plate-forme de la fontaine pu- 
blique. Aussi le fit-il chercher partout et finit-il par 
le trouver assis dans un jardin au milieu de jeunes 
garçons avec lesquels il chantait et buvait. Et il le 
pria de venir au palais où il le fit nommer, tout bila- 
téral qu'il fût, chef de la police à la place d'Ahmad- 
la-Teigne. 

Ce devoir rempli, Grain-de-Beauté, heureux de 
retrouver un fils aussi beau et vaillant que Tétait le 
jeune Aslân, remercia Allah de ses faveurs. Et il vé- 
cut à la limite du bonheur, à Baghdad, au milieu de 
ses trois épouses Zobéida, Yasmine et Hosn-Mariam, 
pendant des années et des années, jusqu'à ce qu'il fût 
visité par la Destructrice des délices et la Séparatrice 
des amis ! Louanges soient rendues à l'Immuable 
vers Lequel convergent toutes choses créées ! » 



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HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 297 

— EtSchahrazade, ayant fini de raconter cette histoire, 
se sentit un peu fatiguée, et se tut. 

Alors le roi Schahriar, qui était resté immobile d'atten- 
tion pendant tout ce temps, s'écria : « Cette histoire de 
Grain-de-Beauté, ô Schahrazade, est vraiment extraor- 
dinaire, et Mahmoud-le-Bilatéral et Sésame le courtier avec 
sa recette pour réchauffer les œufs froids m'ont ravi à 
l'extrême. Mais je dois te dire mon étonnement de voir si 
peu de poèmes dans cette histoire, alors que tu m'avais 
habitué à des vers splendides ! Et puis, il faut que je te le 
dise, les gestes du Bilatéral ont encore pour moi une cer- 
taine obscurité, et je serais charmé de t'entendre m'en 
donner une explication plus claire, si tu le peux toute- 
fois 1 » 

A ces paroles du roi Schahriar, Schahrazade sourit 
légèrement et regarda sa sœur Doniazade qu'elle trouva 
extrêmement amusée ; puis elle dit au Roi : « Maintenant, 
ô Roi fortuné, que cette petite peut tout entendre, je veux 
te raconter une ou deux des Aventures du poète Abou- 
NowAS, le plus délicieux et le plus charmant et le plus 
spirituel de tous les poètes de l'Iran et de l'Arabie I » 

Et la petite Doniazade se leva du tapis où elle était 
blottie et courut se jeter dans les bras de sa sœur, qu'elle 
embrassa tendrement, et elle lui dit : « Oh ! de grâce, 
Schahrazade, commence tout de suite ! Tu serais si gen- 
tille, ô ma sœur! » Et Schahrazade dit: « De tout cœur 
amical et comme hommages dûs à ce Roi doué de bon- 
nes manières ! » 

Mais comme elle voyait apparaître le matin, Schahra- 
zade, toujours discrète, renvoya le récit au lendemain. 



FIN DU CINQUIÈME VOLUME 



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TABLE DES MATIÈRES 



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Dédicace du cinquième volume S 

HISTOIRE DE KAMARALZAMAN AVEC LA PRIN- 
CESSE ROUDOUR, LA PLUS RELLE LUNE D'EN- 
TRE TOUTES LES LUNES. ^ 

HISTOIRE DE BEL-HEUREUX ET DE BELLE- 
HEUREUSE 151 

HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ 199 



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MELLOTTÉB, IMPRIMEUR 
A CHATEAUROUX, INDRS 



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ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE 

23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23 

Collection iii-8'' carré à 7 francs 

LK lim DIS MILLE IIIS ET UNE NUIT 

Traduction littérale et complète da texte arabe 

par le Dr J. C. Mardrus 

Tome I*' 

HISTOIRES DU MARCHAND AVEC L'ÉPRIT, — DU PÊCHEUR AVEC L'ÉFRIT, — DU 
PORTKPAIX AVEC LES JEUNES FILLES, — DE LA PKIIIIB COUPER, DES TROIS 
POMMES ET DU NàORR RIHAN, — DU VIZIR NOUREDDINR, DE SON rR^RB LE 
VIZIR CHAMSKDDINB ET DE HASSAN BADREDDINE. 

Tome II 

HISTOIRES DU BOSSU AVEC LE TAILLEUR, LE COURTIER CHRÉTIEN, LE MÉDECIN 
JUIF, l'intendant, — DU BARBIER DE BAGHDAD ET DR SES SIX FRKRK.S, — 
D*AF.I-NOUR ET DE DOUCE-AMIE, DE OHANBM BEN-AYOUB ET DE SA SŒDH 
FETNAH. 

Tome III 

HISTOIRE DU ROI OMAR AL-NEMAN ET DE SES DEUX FII.S MERVEILLEUX SOHARKAN 
ET DAOUI/MAKAN, OU SONT INCLUSES LES PAROLIS SUR LES TROIS PORTES, LA 
MORT DU ROI OMAR, LES PAROLES ADMIRABLES DES ADOLESCENTES ET DK LA 
VIEILLE, l'histoire DU MONASTÈRE ET L'hISTOIRE D'AZIZ ET AZIKA V"^ DU 
BEAU PRINCE DIADÈME. 

Tome IV 

FIN DK l'histoire DU ROI OMAR AL-NEMAN, OU SONT INCLUSES L'HISTOIRE DU BEL 
AZIZ, l'histoire de la PRINCF.88R DONIA ET DU BEAU PRINCE DIADÈME KT LES 
AVENTURES DK KANMAKAN, FILS DE DAOUL'MAKAN. — HISTOIRE CHARMANTE 
PKS ANIMAUX ET DES OISEAUX. — HISTOIRE D'ALI BEN-BEKAR ET DE LA BELLE 

KCHAMSKNNAIIAU. 

Tome V 

HISTOIRE DK KAMARALZAMAN AVEC LA PRINCESSE BOUDOUR, LA PLUR BELLE LUNE 
d'entre TOUTES LES LUNES. — HISTOIRE DR BEL-HEUREUX KT DE BELLE- 
HEUREUSE. — HISTOIRE DE GRAIN-DE-BEAUTÉ. 

Le tome VI est sous presse. 

De chaque tome il e^t tiré 23 exemplaires sur japon à 40 £r., et 75 sur hol- 
lande à 20 fp. 

MAX STIRNER 

L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ 

Préface et Traduction 

par Henri Lasvignes 

ICdition complète en tm volume 

ENVOI FRANCO PAR POSTE CONTRE MANDAT 
Irop. CL HB5AUDIB, S«, me de Beioe. P»rl«. 



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