This is a digital copy of a book that was preserved for generations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's books discoverable online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose legal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other marginalia present in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journey from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we have taken steps to
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying.
We also ask that you:
+ Make non- commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use these files for
personal, non-commercial purposes.
+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's system: If you are conducting research on machine
translation, optical character recognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for these purposes and may be able to help.
+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it legal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is legal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any specific use of
any specific book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liability can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web
at http : //books . qooqle . com/|
A propos de ce livre
Ceci est une copie numerique d'un ouvrage conserve depuis des generations dans les rayonnages d'une bibliotheque avant d'etre numerise avec
precaution par Google dans le cadre d'un projet visant a permettre aux internautes de decouvrir 1' ensemble du patrimoine litteraire mondial en
ligne.
Ce livre etant relativement ancien, il n'est plus protege par la loi sur les droits d'auteur et appartient a present au domaine public. L' expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n' a jamais ete soumis aux droits d'auteur ou que ses droits legaux sont arrives a
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays a 1' autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passe. lis sont les temoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte presentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par 1' ouvrage depuis la maison d' edition en passant par la bibliotheque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d 'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliotheques a la numerisation des ouvrages appartenant au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles a tous. Ces livres sont en effet la propriete de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
II s'agit toutefois d'un projet couteux. Par consequent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inepuisables, nous avons pris les
dispositions necessaires afin de prevenir les eventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requetes automatisees.
Nous vous demandons egalement de:
+ Ne pas utiliser les fichier s a des fins commerciales Nous avons concu le programme Google Recherche de Livres a l'usage des particuliers.
Nous vous demandons done d' utiliser uniquement ces fichiers a des fins personnelles. lis ne sauraient en effet etre employes dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas proceder a des requetes automatisees N' envoy ez aucune requete automatisee quelle qu'elle soit au systeme Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caracteres ou tout autre domaine necessitant de disposer
d'importantes quantites de texte, n'hesitez pas a nous contacter. Nous encourageons pour la realisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous etre utile.
+ Nepas supprimer V attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'acceder a davantage de documents par 1' intermediate du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la legalite Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilite de
veiller a respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public americain, n'en deduisez pas pour autant qu'il en va de meme dans
les autres pays. La duree legale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays a l'autre. Nous ne sommes done pas en mesure de repertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisee et ceux dont elle ne Test pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut etre utilise de quelque facon que ce soit dans le monde entier. La condamnation a laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut etre severe.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'acces a un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le franoais, Google souhaite
contribuer a promouvoir la diversite culturelle grace a Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de decouvrir le patrimoine litteraire mondial, tout en aidant les auteurs et les editeurs a elargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte integral de cet ouvrage a l'adresse |http : //books .qooqle . com
.eurs lys et
leurs roses
William Ritter
y Google
Memorial Library
University of w^consm Madison
728 State Street
M§di50n, Wl 53706-1494
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQLC
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
7
WILLIAM RITTER
Leurs Lys
et leurs Roses
— ROMAN —
PARIS
SOCIETY DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI, R.VB DE CONDE, XXVJL
MCMIII
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES
Digitized by VjOOQLC
DU MEME AUTEUR
Ames Blanches (epuise)
JSgyptiacque (epuise)
Editions Allemandes Illustries de la SociiU
des Arts graphiques (Vienne).
Slonn van's Gravesande I vol.
Giovanni Segantini I vol.
Eugene Grasset i vol.
Hbnri Riviere I vol.
Sigurd (Guillau me) I vol.
Mtrtis et Korinna (Borel) i vol.
La Jeunesse inalterable et la Vie eternelle, edition
illustree par Marius Bauer et Dijsselhof (Holkema et
Scheltema. Amsterdam) I vol.
Edmond de Pury (Siffer. Gand) ....... i vol.
Arnold Boecklin (Siffer. Gand) i vol.
Sous Presse
Segantini et ses fils ••• I vol.
Nicolas Gysis I vol.
Aquafortistes modernes I vol.
Fillette slovaque (Roman) i vol.
Digitized by VjOOQIC
WILLIAM HITTER
Leurs Lys
et leurs Roses
— ROMAN —
DEUXIEME EDITION
PARIS
SOClETE DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDE, XXVI
Digitized by VjOOQ 16
JUSTIFICATION DU TIRAGE :
MemO"> f • ihr*ry -7
University o f •■ n m *t ■. Madison
72b tfteu. *>««wi
Madison, Wi 63?0b-1494
Droits de traduction et de reproduction reserves pour tons pays, y compris
la Suede, la Norvege et le Danemark.
Digitized by VjOOQIC
}%3
A MARIO SEGANTINI
Ce nest pas id le livre dame el d esprit, tran-
qiiUle et medite, que tu mtrites, ami tr&s cher et
dejd souvercdnement admire, artiste dijd grand
que demain proclamera complet, peintre, sculp-
teur et aquafortiste deprimesaut et de quel eclat!
Mais des Fheure insigne de notre initiale ren-
contre dans les neiges de Maloja rta-t-il pas
ete statue que ton nom priterait le diademe au
premier de mes prochains romans destine a pa-
raitre, fut-il de chair, denerfs et de sang — tout
ce que tu meprises — de peche, de honte et de
boue — tout ce que tu ignores f
Digitized by VjOOQIC
LEURS LTS ET LEURS ROSES
Ton nom !
Ton nom si lourd de gloire, que si jeune lu
portes avec une telle allegresse radieuse, avec
une telle assurance heroique bien avant que pre-
somptueuse, — et que tu as si bien faitemienne, —
de la continuer, cette gloire, de la raviver et de
V amplifier ! Ton nom qui, je ueux avant tout
Vaffirmer, s'inscrit ici exclusivement parce qu f il
est le tien et nullement parce qull signifie le la-
beur et les concepts immortels de ton extraor-
dinaire pkre !
De meme en effet que j'ai eu Vhonneur de me
presenter le premier celebrant etranger et du
Maitre illustre et des oeuvres idealistes transcen-
dantes : TAnge de la Vie, les Mauvaises M6res,
les Luxurieuses, V Amour a la Fontaine de Vie ;
— pour ne citer que celles-la au milieu de tant
d'autres grandes pages dont s'est a augmente le
patrimoine de beaute de thumanile » et dont
s enorgueillissent les premiers musees du monde,
— de meme faffirme ici que moi vieux, tot
presque un enfant encore, cest pour tes oeuvres a
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES
toi que je faime, et non pour celles, si presti-
gieuses, dont tu es Vune et certainement pas la
moindre, toi qui as ton premier portrait dans le
Frutto d'amore du chef-d'ceuvre dont une va-
riante me fut le premier cadeau de Giovanni
Segantini.
Du reste tu m'as precede en pareils egards.
Spontanement.
Neanmoins ce serait un presque sacrilege, un
quelque peu sarcastiq{ie ectiange, riest-ce pas,
— si echange il y avail, — que celui de ces lys
heraldiques et derisoires et de ces roses piitinees,
macerees et un rien nauseeuses, — si mat les
roses et les lys de ton eblQuissante et fiere jeu-
nesse, — contre cette eslampe prodigieuse et aus-
tere par laquelle tu prends rang, — et quel
rang, — au milieu des meilleurs poetes gra-
phiques de tous les temps, la version a toi ou
plutot ton pressentiment du Calvaire, — la
plaque oil tu as grave mon nom avec cette in-
cantation naive et obstinee « d la force, a
Digitized by VjOOQIC
8 LttURS LYS ET LEURS ROSES
Vamour et a Veiernite » qu'il depend de toi, —
de ton travail et de ton caractere fentends, car
indubitablement Vetincelle divine est en toi, — de
conquerir.
Quant a mon recit, cette dechirure tragique a
la chronique de ma vie heureuse de Vienne, ce
rapide roman que voici sept annees, avanlqu'un
improbable scandale le vint justifier, /'Echo de
Paris accueillait..., mutilait et debaptisait, cest
un hasard de librairie du aux bons offices de
mon frere cadet, — et des id je le remercie, —
qui le fait tien aujourd'hui. Tu penses certes que
pas une minute je ne songe par Voffrande de ce
vieux peche a me tenir quilte de tout ce que tu as
mis a mon intention <fe vertu, de franchise et de
rudesse hautaines, d arrogance alpestre, de puis-
sance inculte etpresque barbare, de clair-obscur,
apeurant, dans cet inoubliable Christ au gibet qui,
solitaire et sublime, saigne sur les pinacles geo-
logiques du vieux monde et attend son heure, —
et la not re, 6 Mario, — entenebre et paisible, in-
compris et resigne, glace et souriant. Et cest la
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES
unefufon depriere de tes debuts ,mon Mario, qui
te vaudra d'autres prieres puisquelle te vaul dejd
de compter desormais aupris des dmes religieuses !
Cest, apres les nobles interpretations de tableaux
paternels et les pay sages grandiloques auxquels
se joua ton education d aquafortiste, le coup
d'essai du penseur et du compositeur, coup
dessai sil en fut mais oil la griffe du lionceau a
marque, oil Vaiglon saffirrne digne de VAlpe et
pair de son pere. Dune telle offrande, comme de
la stele votiue du lecteur des Memoires d'Outre
Tombe, — un portrait que je te rendrai a ma
fagon, si je puis, — je demeurerai sans doute
long temps debiteur insolvable. Comment en effet
t'affrir quoi que ce soit de pared ! Cest te donner
sipeu que ceci, a toi de la race des M/?o, Desi-
derio et Benedetto, a toi fds de Giovanni, mais
moins encore que de tes oeuvres !
Mieux, si ton exemple men donne la force,
fen prends I engagement, tu lauras ; aussi bien
ces pages ne sont elles plus qu'un souvenir : elles
Digitized by VjOOQIC
IO LEURS LYS ET LEURS ROSES
en rejoignent d'autres qui riont plus qu'un mi-
nime rapport avec le moment actuel de ma vie
interieure, malchanceux queje suis, helas ! con-
damne semble-t-il a n' avoir jamais a offrir a qui
faime, — au Mario de Leurs lys comme au Mar-
cel d'Ames blanches assoctes dansmon coeur, —
que les vieux masques de mon dme !
Ne retiens done, mon petit compagnon-poete
de la grand' route de Trostberg et deBurghausen,
ne retiens done de facte present que Z'hommage ;
ne sois attentifqu'a la volonte de rendretien t tout
de suite, un volume, celui qui marque, — et je
sais que tu fen rejouis, — ma resurrection mon-
daine apres tant d'annees de silence et d'enfouis-
semeht, de reve et de voyage, de tete-a-tete avec
d'autres problkmes que ceux de vaine esthetique
. exterieure. Au demeurant la vie viennoise
fa effleure :peut-etre en reconnaitrais-tu quelque
chose ici. Ce riest du reste pas meme nices-
saire... Veuille seulement et avant tout, —
rien meme ne f oblige & lire mon livre, — dis-
cerner unefois deplus, d f humble espirance que
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES I I
voici exprimie de te procurer en attendant
quelques heures de pensie line minute de plaisir,
r affection et le divouement absolus
De ton indefectible admirateur et ami,
William Ritter.
Monruz, 2 dScembre 1902.
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEDRS ROSES
Elle 6tait comme une grande fleur trop haute,
epanouie avec insolence et par commiseration un
rien inclin£e sur une ch^tive mauvaise herbe. Sa
voix cristalline tintait en carillon de gaiety, de
jeunesse et d'insouciance. Mais il tombait d'elle,
lourd, oppressant, un insupportable parfum com-
posite k base de White-Rose et de Peau d'Es-
pagne, m Giant aux pudeurs fraiches de la rose, les
iuxures ambries de l'orchid^e, associant aux id£es
virginales les id£es petverses, aux souvenirs d'en-
fance le souci des lendemains passionnels.
Winaudant, — avec une affection de manures
du sifecle passd, toute charmante parce qu'elle 6tait
Digitized by VjOOQIC
1 4 LEURS LYS ET LEURS ROSES
contradict oire a son type tchfeque tr&s accusS, —
du bout deslfevres moins que des sourcilselle inter-
rogeait :
— Jolie?
Une voix cassSe, une voix £ans timbre r6pon-
dait, convaincue :
— Tr&s jolie ! Comme tu ne Fas encore jamais
<5t<5!
Alors, davantage minaudant, plus chatte, ses
paupiferes longues mi-closes sur la moite coulee de
son f61in regard gris-bleu, — grande fleur au trop
violent arome davantage inclin^e sur l'humble brin
d'herbe, elle insistait, appuyait, comme r^ellement
int6ress6e, d^sireuse d'un crescendo de superlatifs,
d&sireuse surtout d'un Eclair d'enthousiame dans les
yeux fatigues qui la contemplaient, — et cepen-
dant avec ces expressions enfantines qu'elle avait
gard^es :
— Tr6s, tr&s, trfts jolie? Encore plus que si
c*6tait plus? Mais 1&... tout & fait jolie, bien vrai ?
Et de nouveau avec conviction, mais une con-
viction soupirante et attrist£e, la voix sans timbre :
— Trop vrai !
Puis tout k coup, grand ouverts des yeux im-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES
menses, brillants et gros corame des couronnes, la
monnaie austro-hongroise battant-neuve qu'on
venait k peine de lancer dans la circulation :
— Et peut-6tre, encore plus que jolie, dis?
— Plus que jolie ; h61as !... oh ! oui ; pire.
Elle se redressa triomphante, mais aussitdt
gamine mentretomba presque accroupie :
— Alors, L'Amiy embrasse- moi !
VAmi au masculin, quoiqu'il s'agit d'une dame
tres ag6e ; mais dans cette maison ou r^gnait
en vrai gargon une fille unique, on mettait toujours
tout au masculin ! L'Amie, — au changement de
genre prfes, — est le terme famiiier dont on d^signe
dans la plupart des grandes maisons de Vienne
rinstitutrice, la gouvernante, pour mieux lui don-
ner Tillusion de n'etre pas & peine quelque chose de
plus qu'une premiere femme de chambre.
— Ah ! coquette ! coquette ! Ddlicieuse et d6ses-
p^rante coquette !
Et sur le front delajeune comtesse, la pauvre
vieille institutrice d'autrefois, digne et souriante
avec une grdce si m&ancolique, mit ses lfevres
inches, depuis longtemps fletries pour n'avoir euni
frere, ni mari, ni enfants a baiser, — ses lfevres,
Digitized by VjOOQIC
16 LEURS LYS ET LEURS ROSES
mfeme desabus^es des caresses de son 61eve
tant aim6e devenue grande demoiselle si capri-
cieuse, pas autoritaire du tout, ni mSchante, mais
pire en cela aussi, commettant toujours Facte le
plus dnorme, disant la chose la plus renversante,
au moment le plus inattendu, — ne se souciant
d'aueun conseil, d'aueun usage, d'aucune etiquette,
en un mot 6mancip6e avec une fringance aussi ab-
surde qu'6tincelante. Elle aussi, le grand seigneur
qui l'dpouserait aurait a se disculper de l'avoir 61e-
v£e...
Mais le compliment avait et6 trop lent k extor-
quer, Gisele n'&ait pas encore satisfaite... Par la
fen^tre le soleil envoyait de Tor poudrer sa cheve-
lure blonde, modestement coifKe k Tautrichienne
d'une couronne de tresses, telle que i'exquise Ar-
chiduchesse Marie- Valerie sur ses photographies de
jeune fille. Etla soie changeante de sa \6gbve robe
bleu tres pale devenantrose, et de rosetr&s attenu6
redevenant bleu, d'une coupe et d'une fagon k elle
sp^ciale, comme elle un peu absurde mais 6tour-
dissante, compromis gracieux entre le Pompadour
et son contresens anglais d'hier, chatoyait de demi
teintes et de nuances de r&ve, d'une arlequinade de
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES
sourires et de soupirs passes et joyeux, pam£s et
roucouleurs... Gisfele semblait s'Atre chiffonnSe de
l'arc-en-ciel autour du corps : on eut dit 4 la fois
une petite marquise surann6e h vell£it6s pr^raphaS-
lites anachroniques, d£guis£e en H6b6 d&roussant
Iris.
Et de mfime son langage 6tait barioli et absurde.
La base en etait le frangais, un f rangais k la fois
pompeux, pr^cieux, classique et icolier, gargon-
nier, — k la fois mignard et d6brailld, M me Deshou-
lieres revue par Gyp, Herrengasse et Boulevard,
Grand-Cyrus et Jockey-Club. Et ce franQais-li,
assez frequent dans laristocratie autrichienne, in-
cruste de motsallemands, italiens ou tcheques, tant,
qu r il le faut presque traduire. Jamais elle n'hesitait
a la recherche d'un mot ; si le vocable fran^ais
manquait, elle ramassait celui qui se pr^sentait
quelle qu'en fut la nationality. Impossible de don-
ner la sensation de cela dans le dialogue ; toute pa-
role de Gis&le au cours de ces pages doit 6tre con-
sid6ree comme traduite.
La bigarrure de son vocabulaire d^clanchait su-
bitement les plus impertinentes cocasseries et la
mosai'que des syntaxes 6trang&res disloquait ses
Digitized by VjOOQIC
1 8 LEURS LYS ET LEURS ROSES
toumures frangaises au profit (Tune sorte de co-
mique international qui Tavait rendue c£l£bre. On
citait ses intemperances de langage et sa gram-
maire aventureuse autant que ses allures, ses
frasques et ses toilettes. Tout dtait du m6me gout,
clownesque et Vieux-Vienne, archiducal et tapa-
geur, Marie-Therfese et champ-de-courses. (On ne
parlait pas encore de bicyclette, nide Secession.)
Personne ne la corrigeait plus ; les plus aust£res
douairieres souriaient... mais de leur mieux ga-
raient d'elle leurs petit-fils. Nul, du reste, ne s ? ex-
primait avec les gens du peuple en viennois plus
drole, que cette grande fille noble, ais6e et d6gour-
die, qui rachetait toutes les incartades de ses actes
et paroles, la bourrasque de ses caprices, par un
chic incomparable.
Pour le moment elle continuait h extirper des
flatteries a la vieille demoiselle.
— L ? Ami, mon miroir enchantd... comme dans
Fleur de Neige, dis-moi, L'Ami, dans tout Vienne
connais-tu quelqu'un de plus joii que moi ?
— Enfant!...
Et, sonnant & peine dans le tapage qui montait
de la rue 6troite ou roulaient k grand fracas les
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 9
voitures, une ainicale petite tape sur la joue rose
refusa (Ten dire da vantage. Mais il y avait dans les
yeux de la triste demoiselle en noir et coiff^e d'ar-
gent mat, h la fois deux flammes admiratives et
deux larmes, et surtout une inexprimable expres-
sion de mere douloureuse, trop tdt sevr6e de l'6du-
cation de sa fille et qui voit s'achever, en d^pit du
bon sens, I'oeuvre de tous les instants de toute
une vie... Elle ne savait au reste plus si elle devait
estimer que son 6l6ve tournait mal, ou sc r^jouir
ouvertement, comme elle lefaisait en son for int6-
rieur de ses menues fredaines toujours amusantes
et de ses bonnes fortunes toujours avou£es. Aiors
avec un soupir rdsign6 elle ajouta, L'Ami, elle qui
n'avait pas eu de jeunesse :
— II faut que jeunesse se passe !
La grande jeune fille cornprit fort bien tout ce
qu'il y avait d'emoi anxieux et enthousiaste, de
vague effroi etde secrete complaisance, dans ce re-
gard mouille, et elle embrassa la vieilie dame bien
affectueusement ; puis crainte aussitot de sfirieuxet
d'attendrissement, pour 6teindre au plus vite le
reproche qui 6manait des chers bons yeux de la
gouvernante, h61as ! tout & fait et depuis si long-
2'
Digitized by VjOOQIC
20 LEURS LYS ET LEURS ROSES
temps mise au vieux fer, c'est-&-dire renvoy£e aux
broderies et aux raccommodages m<5ticuleux dans
Fencoignure maussade des fenStres, la jolie com-
tesse sentit le besom d'insister encore, d'aggraver
sa coquetterie, de la, caricaturer presque, afin de la
rendre par la force mfeme de son exag6ration,
inoffensive... une simple plaisanterie ! Elle le
croyait du moins.
— Et ma nouvelle robe, jolie aussi ?
Condescendante avec sourire encore, mais d6-
couragde de l'insistance, et son vouloir c£d6 deji
sous Timp^rieuse volont6 de son 616ve qui ne ces-
sait jamais d' avoir le dernier mot:
— Jolie comme toujours.
— Elle me va bien ?
— Tr6s bien comme toujours.
— C'est que comme toujours aussi, c'est moi qui
en ai donne lafagon... Si bien qu'au dernier essai,
M me Szigety m'a demand^ la permission d'appeler
toutes ses ouvrieres... Fallait bien leur accorder la
joie d'admirerle plusexquis petit singe de Vienne,
n'est-ce-pas, mon vieux macaque?... Tu verras,
dans quinze jours tout le monde m'aura de nou-
veau copige !... Seule j'ai su allier leurLoie Fuller
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES
k un style class i que, et tous deux k mun style...
Car j'ai un style, mon style 4 moi toute seule, et
cela personne ue me le volera. Je porte du Gis&le...
II faudrait etre moi-m&ne pour m'imiter bien. Moi
seule k Vienne supporte l'extravagance et y ai
droit... puisque personne ne me ressemble...
Et avec une absolue incredulity et cette effrayante
16gferet6 qu'ils ont tous, comme frapp^s d'aveugle-
ment, les gens de cette classe en parlant de ces
choses :
— Le jour ou les anarchistes nous auront tout
pris, je pourrai gagner ma viechezmadame Szigety
A la fois comme module et comme crdatrice, k
moins que je ne m'engage chez Ronacher ou a
FOpera... Mais j'aime mieux le cate-concert que le
corps de ballet... C'est un peu plus d6vergond6 et
puis il y a parfois chez Ronacher des excentriques
et des gymnastes si beaux... De si belles muscula-
tures... Des americains surtout... Et puis les kan-
gourous boxeurs...
L'Ami heureusement dtait hors d'etat d'en-
tendre. Au seul mot d'anarchie elle tremblait. Du
reste elle avait un tel art de se faire du souci de
tout, d'appr^hender les plus improbables catas-
Digitized by VjOOQIC
22 LEURS LYS ET LEURS ROSES
trophes. Partie sur sa premiere idee, elle s'ex-
clama :
— Mais, pauvrette ! Ne te fais pas cTillusions...
D'abord il est tres heureux que personne ne te res-
semble... Ensuite dujourquetune serais plus com-
tesse, madame Szigety n'appellerait plus ses ou-
vri&res pour t'admirer ; tes nouvelles robes ne fe-
raieat plus la loi, cette loi k laquelle personne
ne peut ob6ir, dans Vienne, et m6me lorsque
Tanarchie triomphera — ce qu'i Dieu ne plaise —
il n'y aura plus de madame Szigety pour faire les
robes, ni de femmes du monde pour les por-
ter.
— MSchante!... Mais, £bauch6e une moue de
bouderie a se resouvenir d'un d6G16 de visages
patibulaires dont elle avait 6t& toute transie au
premier Maide Tanpass6, Gisfcle, reprise k sourire,
dejk remontait k un si tranquille d£fi !
— Crois-tu vraiment?... Bien vrai?bien vrai,
tu crois cela... ?
Et pour clore la reponse, l'annuler d'avance,
Fargument irresistible : un autre long baiser bien
tendrement filial, mais de nouveau subitement
rompu, de peur qu'il put signifier n'importe quelle
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LELRS ROSES
23
promesse de sirieux, de gravity, car ce qu'elle re-
doutait au deli de tout, la pauvre enfant, c'6tait la
reflexion n'importe laquelle, qui pouvait l'ame-
ner k envisager la signification de l'existence. Elle
vivait depuis son entree dans le monde comme
gris^e, toute 6tourdie, broyant un noir si affreux
d6s qu'elle ne s'agitait plus, que le mouvement, le
babil, la distraction continuelle etaient devenus
une loi de sa vie. D&s qu'elle pensait, elle avait le
vertige, aussi ne pensait-elle jamais depeur dede-
venir une sainte, disait-elle. Elle ne marchait pas,
elle dansait ; elle ne causait pas, elle flirtait ; on
ne r avait jamais vue que rire et sourire. Seule, elle
souriait k sa glace. Elle avait Tart de se divertir
de rien, et le besoin d'etre aimable m£me avec
les choses : elle marivaudait avec les fleurs, les
porcelaines et les bibelots. Elle vivait dans une
atmosphere de parfum suffocante, toujours pour ne
pas penser ; il fallait que Tun ou l'autre de ses cinq
sens fut toujours en 6veil assez fortement pour l'oc-
cuper... Pour 6chapper 4 la folie de la croix, elle
s'6tait damnee a la folie de la toilette qui l'amenait
de jour en jour k la folie d'elle-m^me... Plus
que ses robes elle n'adorait rien que son corps, son
Digitized by VjOOQIC
24 LEURS LYS ET LEURS ROSES
si cUlicat jeune corps ou toutes les candeurs de la
plus adorable chair s'Spanouissaient au pressenti-
ment de l'amour...
— Adieu ! voili papa qui descend. Et il n'aime
pas que nous le fassions attendre.
Effectivement, jolie a desesp6rer, et plus que
jolie, mais preKrant 6tre jolie k belle, leg6re,
£16gante, capiteuse, elle semblait s'envoier dans
sa nue de parfum. Mais un dernier soubresaut :
tout a coup sur le pas de la porte retournee... co-
miquement, ceci d'intraduisible commence en
franQais acheve en dialecte viennois :
— Oh ! L'Ami, mon miroir enchant^... Ecoute :
il n'y en a que deux a Vienne : moi et la tour
Saint-Etienne.
Par quoi elle entendait simplement affirmer une
fois de plus son absolu isolement dans l'etranget6,
la grace et la magnificence, encore, qu'elle n'eut
de la lourdeur du Stefansthurm que tant de lour-
deur dans son atmosphere, son nimbe de par-
fums.
Et comme elle rejoignait le comte dans l'esca-
lier monumental, elle lui apparut & ce cri en lequel
se r66dilait son extravagance :
Digitized by VjOOQIC
LEU €18 LTS ET LEUR8 ROSES 2 5
— Moi et la tour Saint-Etienne : tout Vienne !
moQ gentil petit papa.
I/Ami d&ja soulevait discretement le souple et
blond rideau de la haute fen&re fermie, et dress£e
silt la pointe des pieds elle regardait en bas dans
la rue : entre les cariatides boursoufl£es le tilbury
sortait du porche armori6 et, pour tourner dans la
rue bruissante et gaillarde, ivoluait devant l'obs£-
quieux salut du gros portier en livr^e, k large
£charpe de soie pourpre plaqu£e d'argent. II dis-
parut, laissant k peine k Gisfele, assise k la gauche
du comte Stopanow qui trfes droit, sans raideur,
mais tout tier de ses chevaux et de sa fille, condui-
saii, le temps de lancer un baiser dans la direction
du coin de fenfetre, ou elle savait aux aguets la
vieille aoiie. (Test ainsi que la jeune comtesse et
le pere amoureux jusqu'i la toquade de sa fille,
et paraissant plutdt son frere ain6, s'en allaient
avec un seul groom bras crois^s derrtere eux, k
peu pr&s chaque jour entre quatre et cinq heures
au Prater, respirer le printemps.. le printemps,
moins delectable que le corsage en bouton de rose
-de la jeune fille.
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES
Et pendant leur quotidienne excursion toujours
sise k son embrasure de fenfetre, L'Ami son-
geait, la pauvre L'Ami qui n'avait plus mot k dire
aux caprices de Tador6e jeune fille, depuis qu'avec
la tacite connivence paternelle elle s'&ait petit k
petit, mais cependant tout k coup, en un an au
plus, totalement &mancip6e.., ainsi.., sortant de sa
gaine d'enfant capricieuse et volontaire une toute
autre creature d'une coquetterie effren^e. Tels les
arbres en avril crfevent leurs bourgeons, eux a
qui il faut a peine six mois pour se couvrir de
fleurs, de feuilles et de fruits.
Dix-huit ans ! Et si on avait pu seulement la
marier, cette enfant terrible, cette statuette de vif
argent, ce papillon de feu, cette flamm&che de par-
fum, cet alliage explosif d'un brandon infernal et
d'une goutte de ciel, topaze et saphir months sur le
m6me chaton. Car malgr6 la conjuration des
douairteres ils pullulaient les beaux partis, tout le
Gotha, quartiers sur quartiers, pages tr&s jeunes
et gardes-nobles trfcs rassis, chevaliers de Malte et
Toisons-d'Or. Mais les pr£tendants les plus cha-
marr£s et dor^s, couronnes sur millions et do-
maines, tous ^conduits.., Avant-hier encore le
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 3 7
jeune prince Liknowski... A peine avait-il eu le
temps de monter et de descendre les escaliers ! Un
non sans motif... Sans motif, oui, mais sous prd-
texte..., je vous demande un peu, pour une de-
moiselle de quality ! — demenerle plustard pos-
sible la vie de g argon. Et Monsieur le comte qui
approuvait tout cela.., au fond tr&s dgoiste... uni-
quement pour conserver plus longtemps sa fille
a luitout seul...
Et peu a peu ce parti-pris faisait un tort im-
mense a Gisele. Le bruit courait d£ja dans Vienne
qu'il ne se trouverait plus un homme dans toute
l'Autriche-Hongrie assez fou pour briguer la main
d'une jeune personne aussi devoreuse d'argent et
mal 61evee. II avait 6te un temps question de
Gisele pour une situation trfes envide k la Cour
auprfes de TArchiduchesse Ludmila ; on esp6rait
ainsi r6fr6ner Tenfant terrible ; mais cela avait 6te
imm6diatement un tel tolle qu'on avait du y renon-
cer, et le bruit courait encore que de cette heure on
s'etait compl&ement d6sint6ress6 en Haut Lieu de
la branche Domatschin Hlinsko des Stopanow, et
que le p6re et la fille se trouvaient comme en une
sorte de quarantaine non av6r6e, k mener quelque
Digitized by VjOOQIC
28 LEURS LYS ET LEURS ROSES
peu bande k part, sourdement bl&m6s et d£sap-
prouv^s par la majorite de laristocratie.
LTAmi deplorait tout cela, accusant le comte
d'egoi'sme et d'aveuglement, sans se douter une se-
conde que son dgoi'sme & elle eiit et6 encore plus
teroce, si elle n'avait pas 6t6 tout a fait sure que
Gis6le et le mari tant souhaitd, Temm^neraient
finir ses vieux jours aupr&s d'eux. Or elle aimait la
campagne et s'ennuyait 4 la Herrengasse ; d'ou
elle concluait nai'vement qu'aucun mari ne serait
assez fou pourvivre ailleurs qu'a la campagne avec
une crdature telle que Gisele, faite de toute evidence
pour bouter le feu aux quatre coins de villes
corame Vienne, Prague ou Budapest.,. Mais ce
mari-sauveur, oil le trouver du train dont allaient
les choses ?
II y avait bien encore h Thorizon, il est vrai, a
poste fixe, le petit marquis de Cameral Moravitz
auquel on Gangait Gis&le depuis longtemps, mariage
de convenance et d'argent jadis tres d6sir6 des Ca-
meral Moravitz — au fond toujours leur secret es-
poir, — association de titres et de terres magni-
fiques — ceux et celles des Stepanow Domatschin
Hlinsko dtant presque en quelque sorte les corn-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 3 9
ptementaires de ceux et celles des Catneral Mora-
vitz, — sur une fortune colossale dont le mignon
petit page 6tait l'unique h6ritier. Mais c'^tait un
enfant sans consequence, plus jeune que Gisfele,
done loin d'etre majeur. II venait k peine de sortir
du Th^resianum, oil il n'avait&6 qu'externe, 6tant
de sante trop delicate pour jamais aspirer aux
grades militaires. Sensitif, bldme, petite nature an-
gelique aux yeux abominablement cern^s, d6bilit£
par l'^tude, disait-on, il etait notoire dans Vienne
autant par sa mine d6compos6e que par sa joliesse
exquise, Tune au reste 6tant un Element de I'autre. ..
au sens que Ton voudra... 11 fallait avant tout le
laisser un peu se remonter par les exercices physi-
ques et la vie au grand air que pr^conisait pour sa
sante le medecin ; en un mot il avait a devenir un
homme... Or, il fallait se h&ter... Le petit marquis
n'avait pour lui qu'une chose : d'amour pour sa Gi-
sele, il en radotait... Mais comment confier une si
terrible enfant 4 ce pauvre petit malingre, et souf-
freteux, bl6me comme un cierge de Noel, sans vo-
lont£, et qu'un souffle trop rude de la vie, si peu
coutumtere d'attendrissement pour les faibles, ren-
verserait. Gisele n'avait meme jamais voulu
Digitized by VjOOQIC
30 LEURS LYS ET LEURS ROSES
prendre garde k lui s&rieusement et le regardait k
peine.
A tout prix cependant il fallait marier la jeune
comtesse dont la desolante coquetterie et la folle li-
berie d* allures suscitaient cette abominable reputa-
tion en ville et la comique reprobation de toutes
les grand'mferes h^raldiques... Sans compter que
cet amour immod6r6 de la toilette, c'6tait une ruine !
Toutes les semaines des robes extravagantes,
douze fois essay^es et mises une fois, puis aban-
donn^es k Mitzi, une femme de chambre favorite
qui revendait pour son compte les restes dont elle
ne voulait pas, et qui, k chaque fin de mois plus
riche que sa maitressse, se constituait son ban-
quier et lui prfetait a gros int6r6ts. Et les dettes de
partout gr61aient ; il en tombait de chez tous les
fournisseurs : ici une centaine de florins de parfums,
ici deux cents florins de fleurs, et encore une fois
cela chaque semaine. A la fin des Gns la fortune
des Stopanow-Domatschin Hlinsko n'etait d6j& pas
si prospere, fortement 6br6ch£e depuis le veuvage
du comte, qui ma foi n'6pargnait rien pour ses
ballerines... encore moins que pour sa fille et ne
s'en cachait au reste pas, m6me devant Gis&le, avec
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 3 1
laquelle il en usait un peu trop en camarade, fu-
rieux de n'avoir pas eu de gargon et cherchant 4
s'illusionner. Par consequent payant de loin en
loin les dettes folles sans trop de recriminations...
Pourvu que Gisfele n'allat pas chasser de race, se
r6p6tait sans cesse L'Ami, basso ostinatol... Or la
jeune fille en prenait le sentier non pas, disait-elle
elle-m6me, ni le chemin, mais TOrient-express.
Et justement! L'Ami avait surpris des indices
quine lui permettaient, h61as ! plus de se m^prendre.
C'6tait l'ann^e ou M. Prdvost venait d'inventer la
demi-vierge, niais le mot 6tait aussi inapplicable 4
Gis61e que l'£pith£te de sensuelle tout court. Cette
enfant qui ne pensait jamais, se damnait cependant
par la t6te : elle lisah tout, elle rfrvait tout ; curieuse
de tout elle avait tout appris en thiorie, et L'Ami
le savait n'ayant rien pu 14 contre. Vierge, oh!
certes, elle T6tait surement encore, la chfere petite
mignonne de jadis, dont elle ne se rem6morait point
sans larmes les ang&iques naivetes du temps ou
elle insistait si fort pour savoir la difference qu'il
y a entre une fille et un gargon, elle qui n'avait
pas de frire, et ou tout 4 coup elle avait fini par
exposer de but en blanc : « Tout cela, L'Ami, c'est
Digitized by VjOOQIC
32 LEURS LTS ET LEURS ROSES
des histoires que tu me racontes ; mais je sais bien
quece n'est pas vrai, puisque j'aivu unganjon tout
nu qui se baignait dans T6tang de Hlinsko. Et
sais-tu, je trouve que c'est beaucoup plus joli i
eux qu'aux filles ! »
Naturellement,.. tout nouveau tout beau !
Or depuis quelque temps c'6tait intolerable, la
guerre r^gnait au palais de la Herrengasse ; il
fallait obtenir du comte le renvoi de tous les jeunes
domestiques. S'ils servaient k table etqu'ils fussent
jolis, Gisele oubliait de manger pour les regarder,
et cela avec une telle audace, un si beau naturel
que les domestiques eux-m&mes confus, brouillaient
le service. II n'y avait pas jusqu'aux gar^ons
d'ecurie qui n'attrapassent au vol trop de sourires
et de trop engageants, un surtout qui rodait trop
souvent dans la cour sous lesfen£tres, et au pas-
sage duquel la jeune fille laissait tomber comme
par m^garde tantot un gant, tant6t une fleur; le
valet rapportait le gant mais gardait la fleur, et
toute la journSe faisait le beau, se pavanait, la
mordillant, la plantant k sa boutonniere, k son
chapeau ou derrtere Poreille ; et cela exasp6rait
L'Ami. En rue,prenait-on parhasard un fiacre, il
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 33
fallait toujours un jeune cocher, qu'importaient les
chevaux. Et parfois il fallail A toute force prendre
le fiacre sans rime oi raison, tout simplement
parce qu'on rencontr^it l'6ph6be qui agr^ait... Et
mille traits de ce genre. En voyage k toutes les
gares la folle comtesse envoyait par les portieres
des ceillades assassines, et parfois m6nie des bai-
sers, k n'importe qui de pas trop laid, puis tirait la
langue quand le train s^branlait. Tout cela ce-
pendant jusqu'ici sans aucune flamb^e de passion-
nette, uniquement pour voir ce qu'il en advien-
drait, pour se distraire, — un divertissement de
plus. Pasl'ombre de sentimentality. Lecoeur n'en-
trait pour rien dans ces frasques. Un valet con-
g&li6, jamais Gis&le ne s'enquerait de lui. Non
seulement il 6taitoublid, mais son absence n'dtait
m6me pas remarquee. Plus de bois plus de feu. Et
puis surtout le vrai fond de ce caractere ne pou-
vait etre, ne devait etre jamais l'amour, ni aucune
passion terrestre : c'6tait toujours k la base de
tout l'effroi de la mort, et la recherche k tout prix
demotions qu'il faudrait toujours plus aiguSs
pour etouffer le cri de Tame ligott^e par un corps
admirable k une intelligence qui avait trop bien
Digitized by VjOOQLC
34 LEURS LYS ET LEURS ROSES
compris qu'au jour ou la plainte de cette &me se
ferait entendre il n'y aurait que deux abimes ou
choir : Dieu ou le suicide, toute folle terreur que
la chair intermediate eut de la moindre souffrance.
D'autres symptomes plus graves avaient encore
inqui&6 L'Ami. N'avait-elle pas surpris Gi*6le k
sa toilette, donnant 4 son corps des soins tellemeat
minutieux, tellement extraordinaires que jamais de
son temps a elle, pauvre naive suissesse bourgeoise,
aucune jeune fille n'eut eu la moindre idee de pareils
raffinements. Pour quoi faire, bon Dieu ! L'autre
jour la vieille demoiselle 6tait entree par hasard
dans la chambre de la comtesse et Tavait trouv6e
nue, inoui'ment belle, devant sa grande psyche,
avec des bagues pass^es aux orteils comme aux
doigts, ses bracelets k la cheville comme aux bras,
tous ses colliers autour du cou, toutes ses perles
dans les cheveux, debout au milieu d'un archipel
d'^crins vid6s...Et nullementembarrass6e, sachant
tr&s bienaureste que d'un moment a l'autre L'Ami
qui partageait avec la femme de chambre le pri-
vilege de ne pas heurter, pouvait a l'improviste
entrer chez elle, la belle curieuse s'etait simple-
ment retourn^e et avait rtfpondu avec le plus grand
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 35
calme, au cri cTeffroi de L'Ami, par cette simple
constatation :
— Sais-tu que cela me va bien mieux que
n'importe quelle robe. Bien mieux aussi qu'4
cette femme couch^e de je ne sais qui au Mus£e
Imperial. Ah! vivre ainsi... a la campagne situ
veux, v6tue seulemeut d'escarboucles et de paries !
Et comme la gouvernante lui jetait une pelisse
ramass6e sur le lit, Gis&le avec un inexprimable
dedain avait lanc6 :
— Marie-Thdr6se, va I
Alludant a la V6nus de Rubens qu'au Belv6-
d6re la pudibonde Impdratrice commit, dit-on,
— mais ce n'est pas vrai, — avec les meilleures
intentions du monde Todieux sacrilege artistique
de faire recouvrir d'un manleau de fourriire noire,
lequel rend au reste fort inddcente, — et Rubens
le savait bien, — de d^cenle qu'elle serait apparue
en sa primitive nudity la femme en question, qui
n'est, il va sans dire, qu'un portrait de celle de
Rubens, ex6cut6 par le peintre dans les memes
sentiments d'admiration queceux de GisMe dtvant
sa psyche. Elle &ussi s'en doutait bien puisqu'elle
ajouta encore avec la drolerie qui lui £tait propre
3
Digitized by VjOOQIC
36 LEUaS LYS ET LEURS ROSES
qu'elle avait voulu « se d£guiser en oeuvre d'art ».
£t encore ce qui ddplaisait par-dessus tout a
L'Ami, c'etaient les lectures de plus en plus auda-
cieuses de Gis&le. L'intr6pide jeune fille mettait a
sac la bibliothfeque de son cousin le comte Stopa-
now-Witerpski, un vieux polisson que Gisele avait
toujours connu aussi jeune, le diable seul savait par
quels miracles de teinture, et qui avait collec-
tionn6 toutes les lubricit^s du xviu e si6cle. On
traitait d'oncle, dans la branche Stopanow-Domat-
chin-Hlinsko, ce vieil 6rotomane qui se faisait
beaucoup pardonner par son indiscutable 616—
gance, ses manieres ancien regime et son langage
aulique. Gis&le sans nul souci des recriminations
du bibliomane crapuleux, du reste tres charme de
pervertir sa ntece, avait pouss6 I'impudence jus-
qu'i decouper a m6me les bouquins les passages
graveleux et les illustrations compl^mentaires,
dont elle se faisait un album. Et pendant un temps,
soir et matin elle s'endormait et se r&veillait par
une lecture dans son « Alphabet » comme elle
appelait le monstrueux recueil. L'Ami s*6tait plainte
ferocement, d'abord au comte Stopanow-Do-
matschin qui avait haussd les 6paules et r^pondu :
Digitized by VjOOQIC
LEURS LTS ET LEURS ROSES Sj
« Un gar^on doit tout savoir x> ; puis outr6e de
cette indifference scandaleuse et d6pit6e des sar-
casmes de Gis&le, qui triomphait, un jour h6roique
la pauvre femme avait jetd le livre au feu... Et
cela avait 6t6 une sc&ne terrible !
— Mais tu ne comprends done pas, ma petite,
affirm ait Gisfele comiquement exasp6r£e, que ces
choses-ld, ne me font aucun mal, aucune impression !
Et puis du reste je veux tout savoir pour mieux
m'en preserver... Les lire, m'aiguise Tesprit et
m'empeche d'y penser. Car si j'y pensais ah ! pauvre
L'Ami, j'en inventerais bien d'autres ; ils ne sont
pas forts les romanciers de ce temps-li !
Ce en quoi elle mentait pour les besoins de la
cause, car elle y r&vait bel et bien k ces choses-l&,
et il se produisait merae en son esprit un fait tout
naturel, e'est qu'elle perdait r^ellement la cons-
cience de la pudeur et de Timpudear, et s'accou-
tumait a consid^rer sans effroi, sansrecul, les pires
alternatives passionnelles. Elle devenait presque une
femme de ce maudit et si s£duisant xvin 6 si&cle
dont on aime tant Tarchitecture 4 Vienne, et elle
perdait toute la notion morale et religieuse da
ptchS. II aurait fallu pour la lui rendre que le cie
Digitized by VjOOQIC
38 LEURS LYS ET LEURS ROSES
croulat sur sa t&te ! L'obscdnite n'existait plus pour
elle. Et cette fagon d'etre bronzee k toute impuret6
th^orique peut-6tre aurait pu la sauvegarder de
pire, si elle avait consenti a y r6fl6chir... Elle
serait alors devenue un peu comme cette invio-
lable princesse d'Este, de Peladan, dont elle avait
lu l'histoire sans la comprendre... Mais n'ayant
aucune parcelle d'intellectualit6 en elle, au con-
traire elle n'etait que plus dangereusement pre-
paree k une chute, mure et toute d6sign£e pour
passer tr&s simplement de la thdorie k la pratique,
du fait qu'elle se fut tout uniment habitude au
vice, familiaris^e avec tous ses modes juste assez
mal 61ucid6s pour en conserver la curiosile, au
lieu que d6fendue contre lui par la science raisonnee
et par consequent 6tay6e de la priere et de la gr&ce.
Beaucoup de jeunes Giles tombent par ignorance ;
elle etait destin^e k tomber par accoutumance a
l'idee de la chute, des la premiere sollicitation un
peu vive de sa chair, et comme accomplissant un
acte tout naturel sans m6me y &tre poussee par la
curiosite de comparer cet acte aux r^cits qu'elle en
avait lus, aux images qu'elle en avait vues, k tout
de cette effroyable lie humaine qu'elle avait-brass6
Digitized by VjOOQIC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 3g
par d&sceuvrement et d6fi aux opinions courantes
du public, sans m6me en comprendre l'immondice.
Ce qui 6tait r^ellement grotesque, c'6tait la
courte vue de L'Ami dans ses dol^ances du reste
sincferement douloureuses sur ce chapitre. Son
petit jugement bonasse se payait de phrases com me
celle-ci :
II va sans dire, la comtesse Gisele n'ignorait
rien de ce que peut, a la rigueur, ignorer une
jeune fille de son 4ge ; mais aussi depuis que
L'Ami avait eu cet age les temps 6taient changes,
de sorte que la gouvernante toute simplette 6tait
finalement dispos^e a tout conc^der et tout voir,
sinon en beau au moins avec indulgence, chez sa
pupille, & moins encore qu'a fermer les yeux et
a ne rien voir du tout. Elle avait bien essay6 tou-
tefois, mais en vain, de se convaincre, comme le
lui disait Gis&le, que mieux valait cette licencieuse
liberty que Thypocrisie, dont elle aurait pu citer
tant d'exemples autour d'elie, et jusque dans le
mfeme monde parfois si fort scandalise par GisMe.
N6anmoins la perdition de sa pauvre enfant lui
apparaissait imminente, d'autant plus qu'on citait
dans la famille 4 propos de Gisele un 6pouvantail
Digitized by VjOOQIC
40 LEURS LYS ET LEURS ROSES
de lointaine cousine polonaise, la princesse iEgyp-
tiacque Wess61itchko-Witerpska dont les frasques
dernteres avaient eu assez de retentissement.
Seule, sans appui du c6t6 du pfere, L'Ami ne pou-
vait' au reste que pleurer tout bas et prier ; aussi
comprend-on que son unique souci fut de marier
sa ch&re enfant terrible, de la marier au plus vite,
m6me kxrn mari laid, vieux et infirme, et d6s lors de
d^cliner toute responsabilit^... Et comprend-on de
m£me que cela ne fit pas du tout le compte de la ra-
dieuse jeune fille, belle comme personne ne Tavait
encore jamais 6t6, m6mea Vienne, cette ville, gra.ce
au melange excessivement heureux de toutes les
races d'Europe, de beaut^s extraordinaires. — Mais
en cela encore L'Ami, quand elle en parlait au comte,
ne trouvait aucun appui ; il n'y avait rien k faire ;
tout espoir de salut 6tait barr6 : le pfere r^pondait
avec une insolente assurance, une superbe in-
croyable, en m6me temps qu'une ironie sata-
nique :
— Bon sang ne peut mentir, mademoiselle. Ma
fille n'est pas une petite bourgeoise. Dans notre
monde on ne faut jamais, dit-on, etles femmes
qui tombent ne se compromettent pas. Une tr6s
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES frl
haute aristocratie est la plus stride de toutes les
morales.
La pauvre gouvernante bless£e au vif, aussi bien
dans ce qui lui restait de fierti r^publicaine que
dans ses convictions, se r£fugiait dans une enco-
gnure de fenAtre et pleurait sur son tricot... : des
ouvrages suisses, outre les ravaudages ordinaires
et les fines broderies que les ventes de charite
offraient comme ouvrage de la jeune comtesse :
lainages superflus, — chassez le naturel, il revient
au galop, — genouill&res et milaines, dont elle
s'obstinait depuis dix ans & faire cadeau a Gis&le
qui, par piti6, ne les donnait pas, mais en avait
d£j& deux armoires pleines.
Encore un grief de L'Ami : le luxe de chevaux
de la maison, et famour de tous les sports aux-
quels « safille » de plus en plus se livrait avec achar-
nement et ostentation. Elle causait courses, jockeys,
chevaux, voitures, avec un bagout et m6me un
esprit, chose presque impossible dans la mattere,
qui crispaient la vieille demoiselle. En revanche l'au-
tomne, dans les chateaux de Boh6me, L'Ami 6tait
trop heureuse de la saison des chasses ; car chaque
soir Gisfele, fort courtis^e par des jeunes gens de
Digitized by VjOOQIC
42 LEURS LYS ET LEURS ROSES
son rang, ne s'occupaitpour une fois que cTabattre
le plus de gibier possible, rentrait £reint6e, et refai-
sait provision de vigueur et de sant6 pour tout
Thiver k Vienne...
Oh ! ces hivers ! Lk 6tait le grand souci de la
pauvre gouvernante... Gisfele et son p6re, aussi
ddraisonnables Tun que l'autre, menaient une vie
de polichinelle : bals, concerts, visites, ventes de
charit6, loge & l'opera, loge au Burgth6&tre, pati-
nage, parties de traineau, courses au Prater, ascen-
sions de montagnes selon la mode nouvelle,
excursions en ski, bref, toute la com&iie mon-
daine. Et plus moyen de suivre les faits et gestes de
la jeune comtesse! Et Ton faisait du jour la nuit et
de la nuit le jour. Et c'dtaient des f&tes k tout
6clipser! Et des d^penses, et un luxe!... Chaque
hiver une nouvelle troupe dans une fortune de
moins en moins in^puisable augmentait la sourde
angoisse de L'Ami, qui perdait pied complement
et se bornait k se demander ou Gisele et sa
dot finiraient. Petit a petit meme, le vertige l'avait
compl&tement gagnee, elle aussi ; elle se taisait
done, fermait les yeux et laissait tout aller jus-
qu'apr&s Carnaval et la Mi-Careme, 6poque oil
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 4^
Fexcellente femme enfin respirait un peu... Et
P&ques venues elle se croyait sauvie ; alors dans
nn soupir de soulagement : « Dieu soit lou6. Encore
un hiver de pass£», songeait-elle. « Pourvu que
nous mariions la petite cet &t& aux bains ou cet
automne k Fepoque des chasses. d
Mais voici que cette ann£e 1894 on avait d6cid6
de rester k Vienne plus tard, jusqu'i la grande
fete de charity que la Princesse de Metternich
organisait k TAu-Garten et dont on pr&lisait mer-
veille... Or le printemps k Vienne! L'Ami avait
une terreur encore plus folle de cela ! Gis&le lui
£chappait encore plus compl&tement. A la cam-
pagne aucun danger. Dans les flirtages avec les
interieurs, L'Ami s'imaginait, ou plut6t voulait
s'imaginer qu'une Stopanow-Domatschin-Hlinsko
ne perdrait jamais autre chose que de sa dignity.
Mais k Vienne, c^taient toute la journ^e, et d'au-
tant plus qu'ils savaient leur flirt sans consequence,
sans probability de mariage k la clef et que partant
cela les intriguait de savoir jusqu'ou Ton pouvait
se risquer aupr&s de Gis&le, cinquante mauvais
sujets 616gants de tout age qui papillonnaient au-
tour de la jeune fille dans des excursions au
3*
Digitized by VjOOQIC
44 LEURS LTS ET LEURS ROSES
Kahlenberg, au Semmering, partout aux envi-
rons, dans le Wienerwald ou vers la Leitha. Et celi
avait lieu chaque semaine, et presque journa-
lises les promenades etaient au Prater. Si en-
core L'Ami avait pu chaperonner son 6l6ve, mais
on la laissait m&ancoliquement seule dans son
confortable coin de palais de la Herrengasse
mijoter avec ses tristes reflexions et ses anxi£t£s,
rythmics par le h6rissement fi&vreux de son tricot
continuel.
Et cen'&ait pas 14 tous les points noirs de son
triste horizon de vieille gouvernante au rancart :
ce qui Pinqui6taitpar-dessustout, c'6tait que Fes-
prit aventureux de lajeune fille, — elle en avait eu
vent sansoserm&ne enparler k Gis&le, — la pous-
sait, contrairement k tous les usages de F aristo-
cratic viennoise, k des sorties solitaires, des 6chap-
p6es de gamine dans les rues, escapades que
favorisait soit la femme de chambre, soit telle ou
telle amie marine, complaisante ou jalouse, d£si-
reuse en son for int6rieur de quelque dommage
irreparable ou de quelque esclandre bien d&initif.
Jusqu'A. present aucun accroc, L'Ami en eut mis
sa main au feu, elle en aurait eu le pressentiment
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 45
occulte, mais cela lui pr6sageait que le jour ou le
danger serait 14, imminent, Gis&le 6chapperait k
toute surveillance avec des bravades, des impru-
dences, des audaces et une triple astuce d'amou-
reuse, de jeune fille et de slave, contre lesquelles
toute lutte serait vaine. Quand file une^toile filante
il n'y a qu'k la laisser filer. L'Ami avait toujours
pense que Gisele filerait aiasi, etlemauvais ddmon
^goi'ste, qui en tout et partout dit son mot m6me
dans le cceur des meilleurs, lui soufflait qu'elle
n'aurait plus alors qu'& formuler les trois souhaits
derigueur: le vivre, le couvert et Fair de la cam-
p&gne dans un chateau ou elle put couler en paix
le reste de ses jours, oublier mfime Gisfele et se
preparer k une bonne mort.
II fallait lui rendre cette justice k la pauvre
femme qu'&ant donn^e la scandaleuse opposition
du p&re a ses vues bourgeoises et k ses iddestrico-
teuses et suissardes, elle avait accompli k peu pr&s
tout son devoir ; car elle n'aurait jamais eu le cou-
rage de donner son conge et de se retirer. Elle
avait fait tout le possible pour amener Gis&le a
des distractions relativement plus intellectuelles :
la literature romande, les beaux et bons livres de
Digitized by VjOOQLC
46 LEURS LYS ET LEURS ROSES
chez elle, Tart calamiteux et alpestre, enfin la mu-
sique, celle qui 6pure les mceurs, comme Ton sait.
Comme elle r^ussissait tout ce k quoi elle voulait
bien toucher, la jeune fille se moquait absolu-
ment de ces billeves^es et m6me d'autres, d'un
ordre infiniment supdrieur, qu'au reste Taristocratie
viennoise, k trespeu d' exceptions pr&s, s'accorde
k consid^rer comme occupations de goujats. Etait-
elle plus gaie que de coutume, la comtesse impro-
visait §. son piano d'interminables series de valses
jadis spirituelles et drdles, qui maintenant de plus
en plus se trainaient et se cambraient tour k tour
voluptueuses et Klines, et ou, sur desmouvements
k la Strauss, ressouvenir des derniers bals, elle
balangait les profusions de melodies de sa petite
&me malgr6 tout tch&que, tchfeque malgr6 que
fragile et iris6e comme verres de Venise, malgr6
tout vivante, et qui seulement en Pessence volup-
tueuse de ces valses osait un peu sourdre et mur-
murer. Quant aux crayons et aux couleurs, Gis61e
n'y touchait que pour caricaturer f£rocement tous
ceux qui lui d^plaisaient ou pour tenter des aca-
demies masculines si prodigieusement amplifies,
qu'aprfes les avoir con<jues, avec un peu de malaise
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEUR8 ROSES 4 7
elle se sentait bien quelquefois rougir elle-m£me et
qu'elle les d6truisait avec on ne sait quel vague
sentiment <T avoir profan£ un don que Dieu lui
avait octroy^... don de dessiner tant bien que mal
ou de sentir la beauty. Elle n'approfondissait pas,
mais aussit6t elle s'6tourdissait k nouveau, 6touf-
fait le malaise de sa conscience se demandant
impie ce que Dieu venait faire dans tout cela...
Mais d'autres fois, c'6tait comme un d£mon qui
la poussait ; elle se livrait k des extravagances r6vol-
tantes ; un souffle de folie passait sur elle. Un
jour comme un domestique traversait le salon de
son appartement emportant une lampe allurnde,
Gis&le lui tendit un de ces dessins plus que sau-
grenus : « Tiens, Spezi, voili ton portrait. » Or
Spezi y qui en ce temps-14 dtait un terme d'amiti6
voulant dire favori (mon special) et qui ne se
donnait qu'aux petits chiens, ou parfois dans la
plus absolue intimity h un camarade de vieille date,
6tait d6j& une telle 6normit£ appliqu£& un domes-
tique, que celui-ci devint rouge comme une pi-
voine et flageola ; mais quand il eut entre les
mains le graveleux autographe sur papier k
poulet, du coup la lampe fut par terre, tandis que
Digitized by VjOOQIC
48 LEURS LTS ET LEURS ROSES
GisMe 6pouvant6e s'enfuyait devant un commen-
cement d'incendie et criait au feu !
Avec cela bonne, et tendre, etdevou^e au fond ;
et c'6tait Ik le danger, puisqu'il suf fisait d'un 6cart
encore impr^vu de son coeur par-dessous toute
cette d^froque de perversity volontaire dont elle
avait affubl6 son esprit, pour que rien, plus rien
d'elle-m6me ne demeur&t indemne. Moralement.
Car au physique, malgre son admirable sant6 appa-
rent e, tout de la vie qu'elle menait, ne fut-ce que
Tabus incroyable des parfums auquel elle se livrait,
ruinait ses nerfs et, prolong^, devait infailliblement
la mener aux formes les plus r6pugnantes de la
vraie folie. Aussi tout ce qui devait survenir dans
la suite fut-il providentiel : arriv^e & untel degr6
d'inconscience dans T6tat de pdch6, elle ne pou-
vait 6tre sauv^e des derniers exc&s qui Teussent
rendue un cas pathologique en m6me temps
qu'une damn6e de Pimp6nitence finale, que par
une secousse subite et violente autant qu'avait
6t6 lente, etlongue, et gradu^e sa perversion.
Ce livre veut etre l'histoire de ce coup de
foudre.
Pour bien marier Gisfele, 4 l'heure pr^sente de
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 49
sa vie, il eut fallu Timpossible : c'est-i-dire selon
le mot de P^Iadan, sa dernifere lecture, Saint Mi-
chel et Satan rdunis ; alors m6me. telle quelle,
elle eut 6t6 la plus fiddle des Spouses. Elle adorait
pouponner ; trfes tard, elle avait jou6 aux poup6es
avec un emportement fougueux m6me, avec
quelque chose de passionn6 qui d6j& inqui£tait
L'Ami. Dans cette impossibility actuelle de d6cou-
vrir k la fois Toiseau bleu et le merle blanc qu'il
eut fallu, il ne manquait & un esprit de cette
instability, a une pareille mobility d'humeur, k
une allure aussi franche de prejug^s autres que
nobiliaires, que de la m^chancete froide ; alors
le monstre eut &t6 complet et ainsi d'un intgrfet
supreme : en sa logique de monstre il commettait
de grandes actions d^coratives, bouleversait un
peu bellement le monde trop plat et peut-6tre This-
toire contemporaine trop terne, et courait k sa
perte, d^crivant la math^matique et fulgurante pa-
rabole de l'obus qui tomb6 6clatera en teerique
mitraille. Mais non, chez Gis&le au contraire,
quoiqu'elle fit pour les 6viter, les crises de m61an-
colie et de reveries sentimentales, les delectations
moroses n' ay ant pour objet aucun des jeunes gens
Digitized by VjOOQIC
5o
LEURS LYS ET LEURS ROSES
de sa connaissance mais une sorte d'id^al trfes
charnel fait d'un peu, de quelque portion de tous
a la fois, entrecoupaient les Gambles de malice
insupportable et prodigieusement inconsciente, les
gamineries ou vraiment ii semblait qu'elle fut la
proie de quelqu'un de d^moniaque, infiniment spi-
rituel et incoherent, install^ en elle. Ainsi elle s'en
allait avec un secret d&sir de voluptS & la re-
cherche de Famour, croyait-elle, en r&ditd & son
propre malheur et & celui de tous ceux qui Taime-
raient. Et elle y allait non point directement, mais /
par bonds de ci, de la, avec Failure capricante
d'une chaloupe sur les lames qui court des bor-
dees selon le vent qui souffle. Et Tamour, depuis
qu'elle y pensait, ne repr^sentait rien pour elle
qu'une distraction de plus, la plus importante, la
supreme qui Tarracherait d6finitivement & tout ce
noir qu'elle avait au fond d'elle-mfeme ; et 14 en-
core elle faisait preuve de ce deplorable aveugle-
ment qu'elle avait cherch6, et qui lui permettait de
regarder parfois devant elle, lorsqu'elle chevau-
chait un caprice, avec une logique d6concertante
mais sans voir rien des consequences pour ainsi
dire latirales de ses actes. Ainsi par exemple. Elle
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 5 1
n'eut pas tue une mouche et ne se doutait point
du martyre qu'elle faisait subir & L'Ami, avant tout
ne voulant elle, ni souffrir, ni 6tre contrariee,
ni avoir de remords. Inutile au reste d'insister
encore sur ce que, comme son pfere, elle eut &
un degr6 prodigieux le don de s^tourdir, de se
griser elle-m&me. On lui eut annoncd samortpour
dans une heure, elle eut command^ un orchestre,
desparfums r^pandus, toutesles bougies allumees,
les beaux jeunesgens 61(5gants ramass£s au hasard
dans la rue par fourn£es, et eut dans6 jusqu'i la
minute de son dernier souffle sans qu'il lui fut
arriv6 une seconde de penser iTau deli ; etelle eut
rendu le dernier soupir dans une pamoison sur
T6paule du plus beau danseur avec un sourire k la
lumiere et aux fleurs, et selon le trois temps
alangui d'une vraie valse viennoise. Elle^tait mure,
tout k fait mure, pour la conversion au saint
amour ; il ne lui restait plus encore qu'i entendre
sonner pour son babil et sa coquetterie l'heure
des grosses fautes voluptueuses aprfes quoi elle
n'aurait plus qu'a expier, ayant tout & expier.
11 va sans dire : elle d&estait la campagne aux
saisons mortes de l'annee mondaine, au gros de
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES
F6t6... Elle suppliait alors son pere de la faire
voyager, et c'&aient au lieu des paisibles vill6gia-
tures fdodales de F austere Bohfeme, Gastein,
Toblach, Ilidjd, ou surtout Carlsbad, ou encore et
encore de Fargent s'engouffrait comme Ktus de
paille dans un Maelstrom. Et elle s'expliquait
ainsi son abomination des £t£s sereins et solitaires
& Hlinsko : « La campagne ! ah ! ne m'en parlez-
pas, on y prend toujours tout trop au sirieux. y>
— Et maintenent j'ai fini de la fouiller et de la
torturer ma pauvre, pauvre Gis&le. J'ai Fimpression
d'avoir effeuilld une rose. A cette minute de sa vie
ou elle apparait faite uniquement pourplaire, pour
briller, pour orner,absolument d^pourvue de raison
et de reflexion, pourquoi a-t-il fallu raisonner et
refl^chir & propos d'elle.? J'aurais tant voulu seu-
lement la montrer comme on d^roule et fait cha-
toyer des rubans ! Mais pour la morale de ce qui
va suivre il fallait dSvoiler le fond d'elle-m&me, et
montrer tout le noir de Faniertume sous la parure,
le macabre squelette sous la chair vivante p£trie
de lysetde roses...
Nous la retrouvons tout sourire, tout satin ; tout
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 53
satin, tout parfum. LMtoile filante peut filer, rien
n'interrompra plus la parabole puisque tout ne
sera plus que la conclusion logique des premisses
ici poshes, la simple r&ultante d'un caractfere et
du jeu des circonstances sur ce caractere.
La nuit tombait. Du myst&re naissait aux angles
de la chambre et aux tentures qui avaient absorbs
le sillage parfume de Gisfcle... Tout a coup une
trombe dans les escaliers :
— L'Ami ! L'Ami ! devine ce qu'il m'est arrive.
Elle rentrait tout echauflfee, ayant gravi non pas,
mais galope l'escalier depuis la voiture jusqu'au
second, le beUitage comme on dit a Vienne.
— Mais quoi done, mon Dieu ! Une nouvelle
sottise sans doute !
Gisfele h peine reprenait haleine, et tout d'une
bourse, comme une petite fille de retour de classe,
avec une volubility extraordinaire, cette fois sans
trop barioler son frangais de mots Strangers et
d' argot viennois. . .
— Oui... non! Enfin tu verras... L'Archiduc
Veit m'abais^la main, etjesuis amoureuse d'un
tsigane !
Digitized by VjOOQIC
54 LEURS LTS ET LEURS ROSES
Epouvant^e, L'Ami essayait vainement de pro-
tester...
— Oui, oui,amoureuse... mais amoiireuse folle,
tu sais ! Je veux l'dpouser, et si papa ne me l'ac-
corde pas, je Penl6ve et je me sauve. Je veux que
papa aille le chercher tout de suite... Et lu ne sais
pas comme l'Archiduc a £te gentil... lui aussi c'est
un bel homme ! Mais mon tsigane, c'est un beau
gargon ; c'est tr6s different. Et il a bien vu que je
Taimais... Oh ! L'Ami, L'Ami... je le ferai anoblir
par l'Empereur. Je dirai k l'Archiduc Veit de de-
mander... Je lui ai jet6 mes roses...
— A qui? A l'Archiduc?
— Bien siir que non ! Au tsigane !
— Mais malheureuse... Et ton pfere ?
— Oh ! il n'a rien vu; c'&ait derri^re son dos.
J'ai l&ch6 mon ombrelle et pendant que papa la
ramassait j'ai jet6 les roses au tsigane... Tu n'en
diras rien ; je te le dis k toi parce que je t'aime
aussi, et que tu es ma petite maman, juste assez
pour me gater, mais juste assez peu pour n'avoir
pas le droit de me gronder...
— Mais ou cela s'est-il pass6 ? Je ten prie ou
cela!
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 55
— A la csarda, tu sais bien ce restaurant hon-
grois au Prater...
— "Vous 6tes entr&s Ik ! s'6cria L'Ami tu6e...
— Mais ce n'est pas notre faule. Nous avons
pass6 14 devant par hasard. L'Archiduc en voiture
s'6tait arr&te pour ecouter les tsiganes... un ca-
price, comme cela. On s'6tait apergu de sa presence
et tout Porchestre descendu sur les marches, k
l'entr^e, r&clait en son honneur la marche de Ra-
koczy furibondement. Et PArchiduc qui aime
beatfeoup papa, et qui du reste me regardait, lui a
fait signe de rester. Notre voiture £tait tourn£e
dans la direction opposee k la sienne de sorte
qu'il nous a vu venir de tr&sloin, et moi je me
sentais si jolie... tu me Tavais tant dit, souviens-
toi... et sans te faire prier! C'est du fond de sa
voiture que PArchiduc m'a bais6 la main ; je
n'avais qu'i la laisser tomber, ma main, du haut
de mon sifege. Et il a fait jeter des florins aux
tsiganes et est parti. Je crois qu'il a arr6t6 papa,
exprfes pour n'6tre pas seul et pour pouvoir se
sauver, car sur la route le monde s'ameutait...
Ah ! comme les acacias sentaient bon ! Et comme
ils ont jou6 ces diaboliques tziganes ! Quand au
Digitized by VjOOQLC
56 LEURS LYS ET LEURS ROSES
tournant de Tall^e lavoiture dela cour adisparu, j'ai
vu que tout le monde me regardait a mon tour ; et
il me semblait que tous les yeux avaient envie de
m'embrasser... C'6tait une caresse qui couraii sur
moi et agitait autour de moi mon parfum. Alors j'ai
pens6 combien je serais plus jolie debout. J'ai exig6
de papa, sous pr&exte d'entendre la musique tsigane
sans <Hre ainsi devisag^e, que nous entrions. Papa
a]regimb6, disant que ce n'^taitpas un endroittrfes
convenable. a Mais puisque PArchiduc s'est bien
arr6t6 ! » Papa a rdpondu que PArchiduc etait un
homme, lui ; alors tu comprends que j'ai saisi la
balle au bond et dit a papa: « Mais, petit pfere, tu
oublies done que nous sommes deux vieux gar-
<jons. » Je savais que ce serait irresistible. Papa a
lanc£ les rfenes au groom et nous sommes montes.
Tu aurais du entendre ce murmure flatteur de la
foule quand je me suis lev6e et que la main dans
la main de papa j'ai saut6 k bas de la voiture. Tu
penses quel honneur et quelle joie pour les tsiganes
qui sont rentes sous leur pavilion, et qui nous
ont fait une musique, une musique...
Le sang k la t£te, comme un peu ivre, elle se
mit a danser a travers le salon ; le parquet cir6 la
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS HOSES 57
refl&ait toute, quand elle passait dans les jours
bleu&tres tomb6s de la fen&tre; et chaque fois
qu'elle fr61ait de sa ronde L'Ami, c'&ait sur la
vieille personne comme si Ton eut secou6 une
gerbe de fleurs exotiques aux aromes entrants.
L'Ami Stait constern^e. Encore une belle esca-
pade, et qui le lendemain non pas, mais 4 present
d6ja courrait tout Vienne... Quant au tsigane dont
Gisele se disait amoureuse, n^taient les roses 4 lui
jetees, c'eut €t& le moindre des soucis de la gouver-
vernante...
Gisfele s^tait laiss6e choir sur un canap6.
— Oh! L"Anii, L'Ami!... Et puis je me suis
fait jouer k l'oreille ! Tu ne sais pas ce que c'est
divin ; c'est comme si on vous coulait par 14 du
paradis dans la tfete, comme si on buvait par 14 de
tr6s vieux Tokay onctueux et verd&tre comme de
la Chartreuse ; cela vous fait mal aux dents de
plaisir...Tu sais; jouer 4 l'oreille comme on a
racont6 l'autre jour 4 table. On d6chire un billet de
dix florins dont on donne la moitie au chef; alors
pendant que sur les treteaux Torchestre accompagne
en sourdine, le chef, qui est toujours le meilleur
violon s'approche de vous tout pr6s, penche son
Digitized by VjOOQIC
58 LEURS LYS ET LEURS ROSES
violon dans votre oreille, et glisse des sons si doux,
si doux...; c'est comme si une petite langue tres
agile vous 16chait tres doucement dans Y oreille.. Ja-
mais on ne m'a parl6 d'amour comme cela ! Et
cela m'a fait rever des choses...oh! des choses
comme jamais je n'en ai lues...
— Mais, ma pauvre enfant ! D'abord on ne t'a
jamais parl6 d'amour, qnoi que tu en dises. En-
suite ce n'est pas du tout convenable qu'une com-
tesse se fasse ainsi jouer k Toreille...! Et ton pere
n'aurait jamais du consentir...
— Oh! papa... je luiai de nouveau ditquej'6tais
un gargon... C'etait cette musique, plus beau meme
que Wagner... tu sais cet endroit que j'aime tant
a la fin de Siegfried oil les violons courent et pe-
tillent comme des serpents de feu quand Siegfried
denude la gorge de Brunhilde, ou plus loin encore
quand Brunhilde pour se donner, retrouve des
accents de Walkure... Et cela endort avec des re-
veils si brusques. J'aurais voulu fermer les yeux,
mais je tenais trop a voir mon bien-aim6...
— Ton bien-aim6! ton bon bien-aim6, allons
done, petite folle !... Et qui etait-ce ton bien-aimd,
celui qui te jouait ainsi dans Toreille...?
Digitized by VjOOQLC
LEURS LIS ET LEURS ROSES 69
— Pour cela non ! il 6tait bien trop vieux et
trop gros..; c'itaitun petit, tout jeune, mais beau,
beau, vois-tu, beau comme le soleil, beau comme
les 6toiles, beau comme les fleurs, beau comme
Petang de Hlinsko.., comme tout ce que tu vou-
drais ; mais tu n'as pas id£e. Du reste tu le
verras... je P^pouserai... Et qui jouait du violon-
celle en me regardant.., en me regardant ! Je me
sentais mourir dans la musique et aller vers lui
comme de Peau qui coule... Et il voyait si bien
Pimpression qu'il me faisait... Je serais rest^e Ik
toute la nuit ; mais papa trouvait cette incompa-
rable musique enervante : il a donne Pautre moitie
du billet de dix florins. Moi j'en ai donne un autre
tout entier et en sortant, j'ai fait le coup de Pom-
brelle pour jeter les roses a mon fiance.
Le crepuscule tombait sur la bruyante Herren-
gasse toute en vieux palais xvm e siecle, et des hi-
rondelles volaient autour des toits noir lilac6 et
par-dessus les cheminees gypsies dont la blan-
cheur faisait penser k des bancs de mouettes sur
un rivage tourbeux. Un peu de soleil retardataire
vers Portfe de la rue, jaunissait encore la fl6che
Digitized by VjOOQIC
60 LEURS LTS ET LEURS ROSES
blanche, presque un minaret, de F6glise Saint-
Michel. Combien de fois de mfemes couchers de
soleil avaient-ils dor6 les tentes turques autour
des bastions defendus par Starhemberg... Navr6e
L'Ami regardait verdir au zenith, se violacer vers
Test, le ciel bleu de la journee... tandis que tou-
jours plus obstin^e sa pauvre cervelle martelait le
refrain : il faut la marier au plus tot.
— Ecoute, Gisfele ; ces folies, c'est bon une
fois... Et cependant tons les jours tu m'en rap-
portes de nouvelles... Oublieton tsigane, et crois
ma vieille experience : k ces fredaines tu ne ga-
gneras qu'une seule chose, c'est de te rendre im-
possible et de ne plus pouvoir te marier quand tu
en auras envie... Tiens j'ai lu hier un volume de
contes roumains traduits en frangais par un de
mes compatriotes et qui vient de paraitre. On y
dit ceci en parlant des jeunes gens : « Jusqu'a
vingt ans ils se marient tout seuls ; de vingt k
vingt-cinq, les autres les marient ; de vingt-cinq
a trente il faut pour cela de vieilles sorciferes, et
au deli de trente le diable en personne ! » Pour
les jeunes Giles c'est encore pire : car c'est de
seize & vingt-quatre ans que ces quatre p^riodes se
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEUES ROSES 6 1
succ^dent ; tu touches 4 la seconde, ch6rie, prends
garde. Voyons parmi les gens que tu rencontres,
choisissons ceux qui te d£plaisent le moins... II y
a d'abord...
— II n'y en a qu'un, mon tsigane !
— Oui, mais tout de suite apr&s : il y a...
— Mon tsigane, mon tsigane ! Rien que lui !
II est le seul, et il est tous ; il est 4 moi, je le
veux!...
— Trfes bien ; mais on n'6pouse pas un tsigane !
— Et pourquoi pas, si je I'aime ?... Ah! parce
que je suis comtesse, que ma famille me r6pu-
diera, que Sa Majesty Apostolique bougonnera et
fera grise mine 4 papa... Eh bien I je ne P6pou-
serai pas, voil4 tout ; mais ce sera tout comme...
— Tais-toi vilaine, mauvaise.
— Pas mauvaise, ni surtout vilaine. Jolie comme
un cceur au contraire, et joli cceur qui appartient a
mon petit tsigane d'amour.
Navr6e, l'Ami ne put toutefois s'empfecher de
sourire :
— Onne pourra done jamais causer s^rieusement
avectoi... sais-tu que tu me fais beaucoup de
peine !...
Digitized by VjOOQIC
62 LEURS LYS ET LEURS ROSES
— Pauvre L/Ami, je ne veux pas que tu aies de
peine k cause de moi... Composons. Eh bien...
Eile hdsita, puis il sembla qu'une grave resolu-
tion fut nettement arrfel^e en elle, et tout 4 coup :
— Je ne te reparlerai plus de mon tsigane, toi
tu ne me reparleras plus de me marier.
Un peu p&lie, un long pli vertical, lepli slave au
front, elle se levait pour passer dans son apparte-
ment, quand la femme de chambre entra, le buste
cache derrtere des fleurs dont ses mains 6taient
charges... Une corbeille de lys inouis, fabuleux,
avec dn vert glauque tris pale au fond de leur
grand calice ; une gerbe immense dans la corbeille,
tandis que sur Tanse s^panouissait une nouvelle
touffe des memes lys. Cela arrivait avec une carte
de visite que prit TAmi.
— Le marquis Zdenko de Cam6ral-Moravitz...
Oh ! le gentil enfant !
Indiffdrente Gisfele fit 6cho :
— Pauvre lui!...
Et selon le traits qui venait d'etre conclu, elle
acheva tout bas sa pensde :
« A moi les lys du pauvre petit ; mais 4 celui de
Digitized by VjOOQLC
LEURS LtS ET LEURS ROSES 63
l&-bas, de la musique enrag^e, mes roses et moi-
meme. »
Gependant elle se pencha sur les lys pour en as-
pirer le doucereux parfum.
L'entre chien et loup de plus en plus s'assom-
brissait, et les fleurs 6pandaient un ar6me infini-
ment d&icat et subtil, rare comme leur blancheur
aux reflets glauques et qui se coupait 4 travers les
violents parfums de Gis&le un sentier persuasif me-
nant droit k son coeur... si son coeur avait su com-
prendre. Mais au contraire voici que tout k coup
sans savoir pourquoi Gisfele et L'Ami eurent peur
ensemble ; elles venaient d'avoir la m&me id6e : ces
fleurs fleuraient la mort et le cimetiere...
— Bah ! se dit glorieusement Gis&le, ce n'est
que la virginity de mon coeur qui est morte. Le ci-
metifere est au Prater. J'aime !
Digitized by VjOOQIC
Digitized
by Google
II
Oh ! comme elle l'aimait, Hdol&tre de son corps,
com me perp&uellement elle se l'adressait, cette
comparaison entre elle et des roses..., entre elle
et des lys et des roses...
Elle en 6tait si reconnaissante.
On ne la savait risquer assez !
Assez?
Nul ne s'en abstenait ; et chaque fbis des sou-
rires inoubliables et si vite oublitfs r^compen-
saient...
Mais k chaque fois elle se sentait convaincue da-
vantage d'une sorte de parents florale entre sa
chair et ces pdtales, entre ces parfums et le bou-
quet d'elle-m6me qu'il lui arrivait de percevoir
aux heures troubles, aux heures mauvaises, les
aprfes-midi d'orage.. .
Digitized by VjOOQIC
66 LEURS LYS ET LEURS ROSES
Et pourtant elle justifiait d'autres comparai-
sons... parfois.
Ce jour-li !
Elle paraissait fr61e et pure et delicate comme
une trfes douce, tr&s simplette fleurette des champs,
une bleue campanule pench^e sur une brindiiie
d'herbe. Elle s'dtait comme £pur6e de tous les
parfums violents de nagufcre ; elle sentait quelque
chose comme la fleur naturelle, la gerbe de vio-
iettes de Parme, la touffe de muguet. La rose
qu'elle tourmentait avait moins de fratcheur et un
parfum moins ingdnu qu'elle...
Ce jour-14 !
D'une simplicity exag^ree, toute bleue et blanche,
en petite paysanne endimanch^e, Tavant-bras nu,
cotillon court, bas Wanes, souliers bas, gorgerette
d£colletee et dans Pentrebaillement une petite
croix d' argent vieillot au bout d'une chainette,
coquette fanchon noude sur la tftte, elle fredonnait
une des derni&res valses de Strauss, le premier
motif dans6 — p4m6 ne serait-il pas plus exact —
de c Seid umschiungen, Millionen ». Puis elle fut
toute pr6occup6e de piquer la rose moussue k sa
ceinture... la rose.., i'6terneile rose de tous ses ca-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 67
prices, de toutes ses fantaisies, de toutes ses delec-
tations... Et cela fait, la valse demeura court sur
ses lfevres et aussitdt i'habituelle question :
— Joiie ?
— Tu le sais mieux que moi !
Gis6le allait partir pour VAu-Garten ou avait
lieu la grande fete populaire et la vente de charity
organis^e par FAristocratie viennoise. Et comme
toujours au moment de s'en ailer, elle venait em-
brasser L'Ami... qui l*6treignit et se r^cria :
— Encore !... mais tu es toute nue sous ta robe.
Pas de corset ?
Et soulevant la gorgerette elle y glissa la main :
— Et pas mfone de chemise !
— Pas plus que cet hiver pouraller au bai.
— Mais tu y allais chaudement emmitouffl^e de
fourrures, au bal ; et les salons sont chaufKs,
tandis qu'en plein air...
— Bah ! nous sommes k la fin de Mai, et il fait
si chaud d6j& que voili trois nuits que je dors toute
nue.
— Mais s'il pleut, s'il survient un orage.
— Non, pas aujourd'hui. Du reste gagner un
centimetre de taille, et de la souplesse, et du
Digitized by VjOOQIC
68 LEURS LTS ET LEURS ROSES
charme, et de la fraicheur, et de la po6sie, etcet
inexprimable ar6me, et tout ce je ne sais quoi que
donne le fait d'etre Due imm^diatement sous la
robe, presque de la jeunesse de plus, quoi ! au
prix d'un rhume, et m6me d'une fluxion de poi-
trine, c'est trfes peu pay6... Et vois-tu: avant
tout, 6tre aussi jolie que possible!... Et re-
garde-moi done, ce n'est pas avec un corset que
j'aurais cette taille, que Qa collerait si bien...
J'ai absolument Pair d'etre nue 14-dessous, tu
sais !
— Je crois bien que tu en as Fair... Et pour
cause ! Mais si quelque chose se d6chire... dans la
cohue ?
— Eh bien! tant mieux..
— Mais que diront tes amies...
— Elles me jalouseront. Au reste crois-tu done
que je serai la seule... Malvine de Babenberg, la
petite Carola Vlinsly, Madame d'Okrjisko... et bien
d'autres en font autant, je pourrais t'en citer dix
ou douze.
L'Ami, anxieuse, un peu scandalis6e..., mdnie
beaucoup, et pourtant n'osant pas trop r^criminer,
tournait autour de.Gisfele: « Oui, je sais... je
Digitized by VjOOQIC
LEUR3 LTS ET LEURS ROSES 69
sais... » et tout-a-coup comme convaincue mais
bougonne tout de mfone :
— II n'y a pas k discuter, c'est exquis... d'une
fraicheur, d'une gr&ce, comme tout ce que tu com-
mandes; mais r^eilement c'est trop simple..., je
dirai m6me simplet. A n'en juger que par la robe,
on te prendrait r^ellement pour une paysanne...,
pour une Morave pas m6me trop cossue et point
du tout pour une charmante comtesse en flagrant
d^lit de Trianisme.
— Mais c'est le comble de Tart, cela, ma pau-
vre p^core... Non je ne veux pas t'offenser... Tiens
ce petit baiser. Mais tu comprends, je veux passer
inaperQue pour tous les grossiers, les butors, les
beaux males & lourdes bottes et vastes epaulettes...
Oh ! je les apprtfcie 4 leur juste valeut, mais je
veux aujourd'hui n'6tre admir£e que des d61icats,
des raffin&s... Je veux s£duire les petits paysan-
neaux sentimentals... ou taux et les princes char-
mants... s'il en est h Vienne...
L'Ami demeurait perplexe... Et tout h coup de
but en blanc... et dans le blanc desyeux Gis£le
fixSe:
— Tu n'as pas d'autres intentions ?
s
Digitized by VjOOQIC
7<> LEURS LYS ET LEURS ROSES
Gis6le rougit, maispayantd'audace, et vulgaire
tout d'un coup k dessein. Mais toujours en le lan-
gage bigarrd, poramade de lys et de roses... et
d'autre chose, de cantharide pourquoi pas ?
— Mon Dieu ! Pour tout dire... il ne me d^plai-
rait pas de me faire un peu pincer la taille et au-
tres privaut&s... il y aura force barons juifs a la
ftHe... et si je peux attraper quelques baisers dans
le cou sans en avoir Fair... je te les rappor-
terai.
— Gis^le!
— Et puis je donnerai mes mains ou le creux
de mon coude, \k ou il y a de si jolies veines
bleues, k baiser pour vingt kreuzer aux jeunes
gens, pour cinq florins aux vieillards, pour dix
aux jeunes filles, pour quinze aux jolies femmes
marines, pour vingt aux laides, et pour cinquante
aux vieilles Giles com me toi... Non, non, ma
douce... Ne te fache pas. Pour rien, k toi... Tiens
a mon oncle Stopanow-Witerpski par exemple...
A lui, ce sera pour tout ce que je pourrai lui sou-
tirer... d^cemment. Oh! mais lui pourra bien
payer cinquante florins vingt... Vingt kreuzer pour
ce qu'il parait si jeune, et cinquante florins pour
Digitized by VjOOQLC
LEURS LT3 ET LEURS ROSES 71
ce qu'il est vieux comme Mathusalem ou Mathieu
sal6, je ne sais plus au juste...
— Gis&le, ma Gisfele, promets-moi d'etre sage !
— Pas plus que Rathner dans Wiener waU
zer (1). .. Et toi 4 quelle heure viendras-tu ?
— Je ne viendrai pas si tu dois de nouveau me
faire honte ou me peiner.
— Ah ! tu ne viendras pas !... Eh bien ! je vais
m'en payer... Tu auras deraes nouvellesdemain...
par les journaux... Ah bah ! lis sont trop capons
ici... Que ne suis-je a Paris... Paris mon r6ve, si
Ton y parlait tchfeque, polonais, ruthene et au-
tres... lieux.
— Si, si, Gisfele, je viendrai.. Vers le soir...
Mais qu'as-tii aujourd'hui, jamais je ne t'ai vue
ainsi drole... L'air d'une petite sainte mauvaise
comme un diablfc !
— C'est le seul de mes cousins que j'aime, le
diable... Et aujourd'hui effectivement q'est lui
seul qui me chaperonne puisque au diable L'Ami !
(1) Wiener walzer f un l^gendaire ballet viennois.
M ,lc Rathner, la danseuse viennoise par excellence, s'y
conduit tres mal..., avec un diable au corps!...
5
Digitized by VjOOQIC
LEURS LTS ET LEURS ROSES
Vive mon cousin le diable ! Qu'il me prenne s'il
en a envie, mais que je m'amuse aujourd'hui !
Oh ! avoir un portrait du diable veridique, au-
thentique dans mon oratoire...
Et soudain avec une vraie peur :
— Dieu de Dieu ! Que viens-je de dire...
Et d^votement avec des regards apeur^s et scru-
puleux autour d'elle, elle se signe...
L'Ami hocha tristement son vieux crdne, chenu
d'argent authentique ou postiche.
— Mauvaise gu6pe... Comme il est facile de
constristertavieille, vieille amie...
Le mot affectueux que la pauvre gouvernante
altendait ne vint pas.., un de ces repentirs cares-
sants d'enfant terrible quirachetent toutd'avance...
et pour lesquels on appellerait presque les crfeve-
cceur... s'ils sont droles!
Done rien ne vint... Gisele piroueltait sur un
talon, puis sur une pointe de bottine vernie. Fort
k propos au reste survint le comte, fait comme un
gigerl(\), tout en clair, des fleursa la boulonni6re.
— Ddpechons-nous, nous serous en retard... O
(1) Gigerl: gommeux d'une sorte sp^ciale a Vienna.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEUHS ROSES ^3
ma jolie petite Gretchen... » Et il baisa la main de
sa filie... » Tu es jolie, si jolie, que je te pardonne
de ne pouvoir faire le gargon, ainsi fagottie... Oh!
mais celte taille, cette taille I... Leve done un peu
lesbras... Ouiainsi... Mais sais-tu que e'est tres
dangereux... On te dirait touie nue la-dessous, ma
parole !
L'Ami, scandalis^e de Tadmiralion paternelle,
vint au secours de la jeune fille.
— Monsieur le comte a-t-il donnd des ordres k
mon sujet ?
— Oui, Mademoiselle. A cinq heures la voiture
vous am&nera nous rejoindre a l'Au-Garten.
Au moment de sorlir, ies yeux de Gisfele tom-
berentsur une merveilleuse corbeille de lys que
son petit fianc6 platonique, 1'enfant insigniliant,
Tenfant maigrelet, 1'enfant pale auxyeux cernds...,
le petit lys mac£r6, lui avait envoyde la veille, de
nouveau. Au reste depuis un mois il en arrivait
une fralche tous les deux jours, de ces corbeilles
fleuries, touffues, resplendissantes et tleurant un
peu la mort, le cimeti&re, la voiupt6 et elle-
meme... Mais elle affectait de les laisser dans le
salon de LTAmi sous pr^texte qu'elle n'en pouvait
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES
supporter Todeur, en realite parce que depuis le
premier soir elie continuait k avoir un peu peur
de ces grandes fleurs blanches et pures au calice
glauque, dont le subtil parfum lui 6tait comme un
vague remords, k la fois lui reprochait et lui ensei-
gnait des choses non cominises mais tant r6v6es !
Or jamais aucune corbeille jusqu'i ce jour n'avait
&1& aussi exuberante, et violente, et presque
agressive ; le fouillis des fleurs £tait si enorme
qu'elle ne put s'empfecher de s'arreter une se-
conde...
Maisvoici que toute glac^e, d'une voix strange,
d'une voix pale... elle s'etrangla :
— Sortons, sortons vite, papa.
Un grand jardin xvui eme siecle enclos de
beaux murs architecturaux, k portes monumen-
tales, grilles en fer forge et vases d^coratifs. Des
charm illes partout. Des cornouillers en murailles ;
des ifs en cdnes ; des buis en bordures ; des tulipes
en flammes partout. Et des jets d'eau sans jets ni
eaux, et des bassins steriles, et des vasques seches
et des nudit&s veuves. Des gazons fauches, fins
comme des chevelures. De vastes places couvertes
Digitized by VjOOQIC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 7&
de gravier. De grandes allies tranches droit dans
les marronniers et lestilleuls, rayonnant en £ven-
tail. Au bout de ces alldes, fermant l'austere pers-
pective verte, les eollines du Wienerwald, mou-
tonn^es de for£ts vert clair et bleu, ou violet
contre le ciel bleu. Avec q& et Ik les points blancs
des villas et des villages, les h6teis du Kahlen-
berg, la chapelle du L6opoldsberg. Sauf ce dernier
detail, le parfait decor d'une f6te galante de
Watteau, un peu assoifife malgrd le voisinage du
Danube, un peu excentrique en quartier prolStaire
maigre tant de belles dames, de beaux smokings
et de beaux uniformes subitement d6vers6s...
Rien de Versailles, de Helleu et de Montesquiou...
Et cependant une gr&ce surann^e et ratie J soi...
la serva padrone... ou faute de PergoUse et, puis-
que Vienne simplement, un libretto de Metastase.
Superbe aprfes-midide Mai. Des musiques.... —
oh ! Strauss, Zieher, enchanteurs incomparables
qui cr^eriez des paysages rythm^s jusque dans la
plus socialiste banlieue, — des parfums, — ais-
selies et gardenias, corsages et jasmins, filles-
fleurs et grandes dames fleuries, — des bourdon-
nements et mille rumeurs et de la joie tout plein
Digitized by VjOOQLC
76 LEURS LYS ET LEURS ROSES
dans Fair. Une foule incroyable et bariol^e... ba-
riol6e comme le langagede GisMe ! Les plus beaux
uniformes bleu et or, les plus jolis complets d'6t6,
les exquises toilettes claires, tutoient les jupes
courtes pour la frime ; les cotillons ballonn^s des
femmes moraves, & bas rouges et a hautes bottines ;
les petits vestons bleus carr6s & boutons de m6tal
spheriques des ruraux environniers, plants droit
comme poteaux dans leurs hautes bottes et coifKs
d'un petit chapeau & plume sur la t6te. Tout
Vienne, absolument tout Vienne, ville et banlieue
dans beaucoup de campagne peign6e et attif^e, et
chose Strange, tout Vienne aristocratique et finan-
cier, imperial et judeo-magyar ; ou du peuple, de
l'infime, bonasse et adorable peuple autrichien,
sans entre-deux bourgeois, sans juste-milieu be-
donnant et encombrant et inexpressif. D'ou un
charme special, impossible ailleurs... Tant de ru-
raux de Kagran, de Aspernet de Gross Enzersdorf,
venus pour avoir vu une fois dans leur vie la Prin-
cesse de Metternich !
El dans une douzaine de tres simples baraques,
v6tues de quelques metres d'etoffe aux couleurs
chantantes, noir et jaune qui est l'Autriche, —
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 77
rouge, blanc et vert qui est la Hongrie, — rouge
et blanc qui est Vienne, — bleu et biauc qui est la
Bavi&re, k cause de Tlrtipiratrice, — et tout ce
qu'on veut parce que c'6tait le caprice de qui Ton
veut ; dans quelques tentes ou abris peu ddfinissa-
bles, pavois^s et ornes de guirlandes, de joncs et
de fleurs, les plus jolies Giles de TAristocratie
sous les ordres des plus grandes dames vendanl
des riens : plats eu terre cuite de Miskolz, assiettes
de paysans k grossteres enluminures florales ca-
rinthiennes, carnioies, slovaques et hanaques,
boites ovales en copeaux badigeonn^es d'orne-
ments barbares, costumes et bibelots bosniaques,
pipes de Sarajewo, cendriers de camelote de Hidj6,
cigares, cigarettes et tabac de toute provenance
sauf la bonne, tout au monde d'inutile, de pitto-
resque et de peu couteux. Du brie k brae juif en
quantity. Ici un cafe viennois k la vieille mode,
ailleurs une brasserie, et partout des gens attabl^s,
et devant toutes les boutiques un encombrement,
une bagarre, une Emulation ! Tout le monde veut
acheter, afin de mieux voir cette sorte d'exposition
de minois titres.... Et quels fous espoirs (Ten at-
tirer Pattention, d'en 6tre remarques ! Mais il
Digitized by VjOOQIC
78 LEURS LTS ET LEURS ROSES
rfegne dans tout cela une bonhomie, une gen-
tillesse, une gait6 k ravir ; on croirait surprendre
la charmante et naive Autriche d' autrefois en un
de ses meilleurs jours. Marie-Th^rfese la matrone
et l'imp^ratrice-types seule manque k la ftte.
Gisele, avec quatre ou cinq amies dans la
cahute de la Princesse d'Okrjisko, de toutes la
plus encombr^e, vend de la vaisselle populaire,
des plats, des soucoupes, des assiettes histories,
des choses informes. Elle les vend k n'importe
quel prix, — tout en prend et un excessif, pass6
aux roses de ses mains et a la rosserie de son sou-
rire, — pendant une heure ou deux trfes s^rieuse-
ment, sans prendre garde k rien, et pourtant il y a
toujours k demeure tant bien que mal dans la
foule une vingtaine d'adorateurs autour d'elle.
Elle les sent, les devine ; elle hume leur presence :
c'est une atmosphere naturelle. Mais le sentiment
du devoir, Timperieuse jouissance de la nouveaut6
TempSchent pour un temps, — longtemps, — d'y
prendre garde.
Et parmi tous ces beaux anonymes trfes titr^s,
tres blasonn^s, tr6s chamarr^s, trfes cossus, erre
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 79
une pale petite silhouette d'adolescent exquis et
fr£ie, un pea olivdtre, aux tr&s doux yeux bleus,
type dalmate alliant l'italien au jougo-slave, le
petit marquis de Cameral-Moravitz ; et il a i'air si
d6sol6, pour la premifere fois d6par6 de son joli
uniforme de Theresianiste, si perdu dans cette
foule, orbits par le magasin aux poteries, y reve-
nant toujours comme malgr6 lui, rachetant tou-
jours les memes assiettes et s'en faisant d^barrasser
par des commissionnaires qui les portent k sa voi-
ture... A lui non plus Gisele netient que de banals
et commerciaux propos ; a lui plus qu'i tout au-
tre... Est-ce que cela existe ce gosse? Pas m6me
un semblant de moustache !
Mais vers quatre heures un peu d'agitation la
prend, la toute belle, la s£millante aux yeux de
monnaie fraiche-battue ; elle casse un plat, le
paie ; puis deux, les paie de nouveau ; puis tout
k coup profitant d'une absence du petit marquis
navr6, au cceur gros et a la taille mince, si mince,
entrain^e par un courant de foule, elle avise un
grand dadais d'ofGcier de ses amis dont elle se
sait depuis fort longtemps aim6e... mais dont elle
se rit un peu, vu qu'il passe pour aussi b6te que
5 #
Digitized by VjOOQIC
80 LEURS LYS ET LEURS ROSES
bon gargon, aussi lent que rond, aussi paterne que
desireux d'aventures inoui'es ; et elle lui fait signe
et a mi-voix, a brule pourpoint :
— ■ Je n'en peux plus ! Lieutenant Supersaxo,
voulez vous m'offrir votre bras ? J'ai un mot k dire
a la comtesse Armonyos dans la maisonnette bos-
niaque... Mais que personne ne me voie sortir...
Serez-vous discret ? Je vous confie mon
honneur.
Et fterement, avec une moue impossible elle
ajouta :
— Et moi-meme...
Et comme Pautre ouvre des yeux immenses,
pour achever de Tinterloquer, elle lui crie k
l'oreille :
— Vive Napoleon !
L'autre regarde, h6b6t6.
— Eh ! bien quoi, mon pauvre chou ! Parce que
vous 6tes K. K. officier? Voyons, faites-moi done
sortir...
C'est fait ; et les jolies camarades de Gisfele trop
affair^es par la vente, et un peu plus s^rieuses ou
mieux dlev^es que la coquette rivale du Stefans-
thurm, ne se sont pas apergues de Invasion.
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 8 1
— Lieutenant, s'il vous plait... Papa est perdu
dans labagarre je ne sais ou ; je me confie k vous,
le seul s&rieux de raes amis; vousallez faire toutes
mes volontds. Mais d'abord de l'air et de i'espace,
voulez-vous ? Le plus discretement possible sortons
du jardin... tenez, parici du c6t6 du Danube.
Et ils s'engagent dans une all6e lat6raie vigou-
reusement tailladee droite dans des sureaux, des
coudriers, des trembles, tous les arbres vigoureux
de la prairie fluviale, jadis irrigu^e par le Da-
nube avant sa correction, et dont on a fait FAu-
Garten.
Telle Gisfele dans quelques ann^es revenue de
tout, et tout k coup, avec de Tembonpoint, si res-
pectable...
Pour le moment, Dieu merci, 16gfcre comme un
oiseau, la petite paysanne bleue appuie a peine au
bras du bon officier heureux, heureux... comme
un niais. Sa face s'illumine. Grassement, b£ate-
ment, il b6e, une bouche £norme aux lippes
£paisses distendue jusqu'aux oreilles... des orcilles
de musaraigne. C'est le plus beau jour de sa vie
et il le declare sur tous les tons, et il ne sait que
declarer cela et ce qui pis est, k mi-voix, k la
Digitized by VjOOQIC
82 ' LEURS LYS ET LEURS ROSES
seule Gisele, penche sur elle, de toute sataille de
g6ant fldchie.
La sortie du c6t6 da Danube donne sur un quar-
tier prol6taire et 16preux, ou les maisons neuves
disputent les terrains vagues aux voies d'accfes de
la gare du Nord-Ouest, — Prague-Dresde-Berlin,
— et aux chan tiers et chemins de halage du Da-
nube, — Budapest, la Mer Noire et tout FOrient.
— Et maintenant, comtesse ?
— Une voiture d'abord...
Et devant les yeux ecarquill6s du lieutenant qui
se croit d6ji en bonne fortune a constater une
6normit6 telle de la part d'une jeune comtesse,
selon toute apparence puisque comtesse bien
6lev6e, Gis&le y va de son gentil rire perl6 des
meilleurs jours :
— Mais non ! mais non ! mon ami ! Ne vous
rdijouissez pas trop... Je voudrais seulement aller
au Prater, — nous en sommes tout pr&s, — faire
quelques pas dans le desert d'arbres, car il n'y aura
pas un chat, tout le monde est & TAu-Garten, et
personne au monde ne nous verra... Et voussavez
qu'il y a monde et monde...
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 83
Et une fois en voiture, la premiere venue, un
ignoble fiacre, 4 cocher rubicond, rubescent,
hirsute et gouailleur.
— Maintenance pose mes conditions... Et vous
voyez ma confiance : apr&s seulement que j'ai agi
comme si vous les aviez accept^es...
Pour toute reponse le jeune homme adipeux
lui baisa la main avec infiniment de respect mais
un gros bruit de levres... Comment eut-il fait au-
trement ; c'dtait dans son caractfere k cet homme...
jeune. Mais ce baise-main disait tant d'honn£tet£,
de loyaute... et de grosse naivete qu'il en 6tait
tout de mfeme presque touchant.
— A partir d'aujourd'hui, dcoutez-moi bien;
cela se passe au moyen-age : je vous prends pour
ami. Ah ! le bon billet qu'a La Chdtre. Vous se-
rez a moi comme un serviteur, vous serez mon
chevalier, vous m'aiderez en tout, mais sans vous
permettre jamais ni un conseil, ni un reproche.
Vous ne me parlerez jamais d'amour, vous fetes
mon garde-noble ; rien de plus. Seulement si
vous m'fetes fiddle, je vous assure que vous serez
dejk suffisamment heureux ! Enfin, ne vous offus-
quez pas ; j'ai besoin d'etre aim6e comme par
Digitized by VjOOQIC
84 LEURS LYS ET LEURS ROSES
un bon gros chien, un terre neuve, un saint Ber-
nard, un bon toutou qui se contente de peu et baise
la main qui le frappe, une de ces bonnes b6tes tr&s
betes enfin ; et vous avez Fair si bon ! Vrai ! Rien
qu'i voir votre plantureuse et d^bonnaire pleine-
lune de visage, je me sens Tenvie d'y tapoter...
Vous ne vous inqui&terez jamais de ce que je fais,
vous aurez toujours conQance en moi, et non
seulement ne discuterez jamais, mais en votre for
interieur ne r6fl6chirez m6me pas k mes actions,
et encore moins a leurs consequences. Vous devez
eroire en moi envers et contre tout,m6me Tabsurde,
mfeme le bon Dieu, m6me le diable, m6me le bon
diable que vous 6tes... Est-ce march6 conclu ?
Pour admettre la possibility de la part d'un male
d'un tel march6 de dupe, eu 6gard & ce qu'il fut
propose autrement qu'en simple plaisanterie, il
n'y avait qu'i regarder le grand gargon balourd
auquel ceci £tait propose.
D'origine valaisane, une branche de la famille
Supersaxo avait pass6 en Italic rh6tique au temps
du Cardinal Schinner, s'y 6tait alli6e aux Ripalta
dont elle 6cartela et son dcu et son nom. Au
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 85
cours des sifecles elle finit par se fixer dans la
valine de M6ran et par consequent se trouva
sujette autrichienne. Or le dernier rejeton de ces
Supersaxo-Ripalta etait pr6cis6ment ce fort gaillard,
fruste comme un montagnard, a tignasse plant6e
dru et comme feutr^e, bon et brave cceur, comme
fait expr^s pour le metier militaire, pour toutes les
aveugles disciplines et les aveugles d6vouements.
Beau gargon k la rigueur, mais en v6rit6 beau-
coup trop grand, presque un g6ant, une Alpe, 6cra-
sant pour tous les sieges sur lesquels il lui arrivait
par aventure de s'asseoir. II avait, marchant en
tete de sa compagnie, Failure d'un tambour-major
de Potsdam au temps du grand Fr6d6ric. II dtait
de cette cat6gorie d^tres fonciferement bons et qui
ne voient pas plus loin que le bout de leur nez,
parce qu'ils ont sous le k6pi plus d'os que de cer-
velle. Aussi Gis61e n'avait pas h<5sit6 une minute k
penser k lui pour les noirs desseins qu'elle mi-
tonnait ; aussi avec quel s^rieux lui avait-elle
fait Pincroyable proposition. Et lui de son c6td pas
une minute n'hdsita k y acquiescer de tout cceur,
intiniment honor6 qu'elle eut pense & lui, k lui
qui depuis son arriv^e & Vienne l'aimait 6per-
Digitized by VjOOQIC
y^
86 LEURS LYS ET LEURS ROSES
dument sans avoir jamais obtenu autre chose que
des lazzi, et des sourires d'une impertinence moins
que relative. Vraiment ce jour-li le ciel lui sembla
plus bleu, le soleil plus lumineux, et la vie belle...
Et tant d'orgues de Barbarie miaulaient et ron-
flaientautour de lacolonneTegetthof. La volte face
de Gisele apparut au grand toyaud % — un mot de
son pays, — plus que miraculeuse, et dSsormais
la petite comtesse d6voy6e allait 6tre pour lui la
Sainte de ce miracle.
— Contesina... (Gis&le 6tait trfes grande, mais
auprfes de ce colosse alpestre elle semblait un fdtu
de paille ; du reste sa toilette du jour ou plutot son
absence de toilette la rendait mignonne)... Con-
tesina, je me consacre & vous comme on se fait
moine. Je vous suis inalienable. Commandez,
j'obeirai !
Et il s'admira de savoir dire de si belles choses.
Elle goguenarde.
— Voyons cela... Mettez-vous k genoux...
— Dans cette voiture?... Mais je ne pourrai
jamais...
Gisele trfes sevferement :
— Vous tergiversez d&ja...
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 87
Un craquement horrible retentit, auquel par
bonheur dans le bruit de la course et des vitres le
cocher ne prit pas garde.
— M'y voili.
— Fermez les yeux.
Alors pendant qu'il nela voyaitpas, le visage de
Gisfele s'^clairad'une malice inexprimable. D'abord
elle rit muettement de voir k ses pieds toutes ces
grosses choses qui ne savaient pas comment
s'arranger, puis tout i coup trfcs s^rieuse... elle
appliqua deux bons baisers aux £normes yeux qui
sous leurs paupiferes closes ressemblaient h des
biscaiens empapillotgs... puisune bonne claque sur
la joue.
— Pignouf ! va ! murmura-t-elle. Puis tout haut,
avec un s^rieux eccl&siastique :
— Et maintenant que je vous ai confirm^, mon
enfant, relevez-vous et ouvrez vos chers beaux
yeux... Oh ! qu'ils sont beaux...
lis 6taient pleins de larmes..., les imbeciles ! Le
pauvre homrae galonnd suffoquait de bonheur.
Au Prater on fit attendre la voiture et la gra-
cieuse paysanne au bras de son ofQcier, tout en
Digitized by VjOOQIC
SS LEURS LYS ET LEURS ROSES
ayant l'air de muser au hasard arriva devant la
csarda (I), l'auberge hongroise.
C'&ait sur une terrasse dans les arbres, une
raaison populaire, un rez-de-chauss£e peint en
vert sous de lourdes toitures de chaume fluvial &
pignons termines par une botte de paille au bout
d'une perche. Les arbres palud6ens perdaient des
cotons qui enrouaient et des odeurs doucereuses
qui 6cceuraient. Les sentiers et les tsimbalons bour-
donnaient. Un escalier de bois ascendait k la ter-
rasse, dont les sous-bassements etaient badigeonnes
de fresques impayables, ^lucubrations barbaresques
d'imaginalion magyare et de balai tremp6 dans la
couleur en proie tous deux a un egal ddlire mu-
nificent et th&Mral : bateaux sur la mer agit^e,
lessiveuses au bord d'un fleuve, le tout aux cou-
leurs les plus criardes. 11 y avait, comme l'avait
(i) Csarda, auberge. Csardas danse nationale hongroise
composee d'une partie lente, le lasso, et d'une partie verti-
gineuse, a fruchka. Tsimbalon, instrument de musique,
sorte de piano plat sans touches, sur les cordes duquel
on frappe avec de petits hatonnets ouates. Goulasch,
ragout de viandes cartilagineuses au paprika, poivre rouge
piment.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 89
bien pens6 Gisfele, si peu de monde cette relev^e
dans ce lieu de d61ices, ou Ton mangeait des gou-
lasch effroyables et des carpes au paprika, que
la chapelle tsigane espagait h peine de loin en
loin de trfes petits fragments de valses ou de
csardas.
Au premier qu'elle entendit GisMe dressa
Toreille, deja 6nerv6e, d6jk irdpidante, — touchant
au but, — et comme toute surprise :
— Tiens, des tsiganes ! Oh ! j'aime tant leur mu-
sique!... Entrons... Voulez-vous?..
— Je n'ai plus de volont£ que la vdtre.
En haut, vraiment c'6tait tres joli. De tous les
c6t6s les arbres, les grands arbres danubiens...,
et la rumeur chantante... et plus une id6e de la
ville. On pouvait effectivement se croire en
Hongrie, dans un bois au bord du fleuve. A tout
instant il passait dans les frondaisons de trembles
des frissons argentds. Le ciel citrin, tr&s joli, an-
non^ait un crepuscule trfes doux. II y avait du
charme et de la paix dans 1'air ; et tout & coup
Gisele se sentit triste, un arome qui emanait des
arbres lui suscita le parfum des lys, des lys de
Digitized by VjOOQIC
90 LEURS LYS ET LEURS ROSES
Penfant p&le et d£vor6 d'amour, qui se fanaient
1^-bas k la maison. C'&aient les bouleaux, les
peu pliers, les trembles seculaires, les muriers, les
aub^pines, tous les arbustes et fleurs, qui c616braient
le printemps, I'epanouissement de petites Gisele qui
6taient de trfes menus calices, le martyre de petits
marquis qui perdaient leur pollen. C'6tait le large
printemps irresistible et divin qui passait sur le Pra-
ter, le printemps oriental remontant de proche en
proche le coars du Danube... Alors pourquoi sou-
dain si triste ?... Oh ! les grands lys malheureux,
les grands lys prisonniers la-bas & la Herrengasse,
qui exhalaientleur dme-parfum pour son dedain...
que lui avaient-ils done fait, et elle. que leur faisait-
elle done endurer?
Que venait-elle faire ici, elle jadis heureuse, qui
partout autour d'elle ne rencontrait qu'affection,
amour, d^vouement, — tout celi imm6rit6, — son
pfere, L'Ami, Supersaxo, et le pauvre petit mar-
quis... Oh! celui-la d£cid6ment il Tagagait! Mais
c'^tait d^ji trop tard ; car tout en sentant un peu
de pesante angoisse sourdre au trfes intime de son
coeur elle venait, exterieurement, 4 peu pr&s m6-
caniquement, de jouer son r61e de perversity neuve
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 9 1
mais depuis si longiemps pressentie, avec une per-
fection ilorentine.
Aussitdi arriv^e sur la terrasse, et malgr6 le d6-
guisement, et malgre le grand raois 6coul6 depuis
Funique visile, elle avaii &t6 reconnue de la bande
entiere, rdclant, sifflant, frappant, jappant et toni-
truant. II avait passe sur tous les visages basands,
moustachus de noir, dans tous les yeux couleur de
braise k force d'&re sombres sous les larges sour-
cils lisses et la duveteuse taroupe, la niGme ex-
pression.. Quelque chose de sournois et de fauve,
de concentr6 et d'aigu, d'inqui£tant et de telin, de
febrile etde magn&ique. D'un commun accord les
hongrois sauterent tous sur leurs instruments. Ce
fut comme ilectrique ; les chantantes arabesques
partirent discordantes de tous les points de la
gamme k la fois, pour, des la seconde mesure,
s'uniretinextricablement s'accoupler, s'entortiller,
s'enchevfitrer les unes aux autres sur une ora-
geuse et lente et passionn6e m&odie. Cependant,
d'un accord tacite aussi, (favait 6t6 tout, ce pre-
mier Eclair des yeux ; rien plus ne trahit le secret
sentiment de tous ces tsiganes ou hongro-tsiganes,
Digitized by VjOOQIC
92 LEURS LYS ET LEURS ROSES
gens (Tune sorte de prudence asiatique etorientale,
alli^e parfois k une orgueilleuse nai'vet6 qui les
rapproche & la fois du leopard, du serpent et du
mouton.
Inutile de dire qu'au milieu de cette bande de
diablesforcends et 61£gants, v6tus a la mode hotten-
tote d'apres demain, il y avait un enfant vigou-
reux d'une beauts absolument incontestable, —
mais si vulgaire, — le violoncelliste.
Or Gisele tres droite, avait pass6 devant eux la
premiere, recevant de c6t6 la formidable d^charge
fluidique de cette musique en 6pilepsie, face dure,
les regardant avec des yeux de m6tal, ou on ne li-
sait rien, rien, absolument rien. Aussi tous avaient
compris que quelque chose allait se passer. Quand
les femmes ont de ces yeux-li, les brutes primi-
tives renaclent...
Et tous, sans en avoir Pair, se d&menant comme
des enrages, mais seulement des bras, torses et
jambes parfaitement immobiles, ne perdaient pas
un des gestes de l'^blouissante jeune fille, T6piaient
partout k la fois, aux mains, aux pieds, aux plis
de sa robe ; ils ne perdaient rien de ses mouve-
ments, pas un clin d'ceil, tout en s'exaltant £ leur
Digitized by VjOOQLC
LEURS LIS ET LEURS ROSES q3
tigresque charivari. Les moindres courbes de ses
lignes, les plus imperceptibles raideurs de sa d--
marche avaient une signification d'eux com-
prehensible. Et tous, ils savaient trfes bien que
dans Pune de ses mains fermees il y avait quelque
chose ; et pas un ne prit au serieux la presence de
Tofficier gdant. A de tels merles il fallait un autre
6pouvantail !
Tous v6tus de vfetements de rencontre, dernier cri
de Budapest, bruns, jaunes, mais avec de s-mitiques
pretentions au chic, bottines vernies ou souliers de
couleur, chaussettes de soie, noires ou icailates ou
m6me orange, cravates flambardes 4 epingles de
clinquant, cols droits et manchettes d'une blan-
cheur impeccable, ici et li quelques-uns en cellu-
loide, plastrons orgueilleux sur des chemises Jaeger
ou peut-£tre sur rien du tout. Tous la raie au milieu,
les cheveux luisants; tous d'une fatuity un peu
negre ; et de tous le violoncellisle, le plus jeune,
avait l'accent le plus canaille, et la beaute la plus
ignoble. 11 empestait le vice puissamment ; et sous
la v£tissure deplorablement soignee, la plasticite
vaillante de son corps d'-phebe sauvage aguichait
les regards sans que Ton put se rendre compte de
Digitized by VjOOQIC
94 LEURS LYS ET LBURS ROSES
ce qui la rendait si provocante et si perverse.
G'6tait un magnifique poulain humain, mieux, un
6talond£ja, et quel! un animal de race, superbe et
brutal, n6 pour les ruts hurlants et d^vastateurs
des soirs de sirocco et des nuits d'orage dans la
pouszla.
H6las 1 helas ! Le seul fait de savoir distinguer
un Stre pareil, pour une jeune fille noble et 6duqu6e
comme GisSle, c'6tait deja la d£ch6auee morale, la
depravation* physique ineluctable, Tirremissible
chute aux enters passionnels..., et aussi quelque
chose de lourd et de slupeliant £prouv£ au physique
qui, en soi d6j4 etait malpropre et souillait.
Oh ! l'odeurdes lys fanes, des roses mourantes !
Et elle se rendait tr&s bien compte de quelque
chose de semblable. Ces t£n£breuses sensations
physiques qui passaient en elle, des palpitations de
cceur, larges, sutfoquantes,r6tourdissaient. Elle se
sentait poss6dee, d£moniaquement pos*6d6e ; le
diable qu'elle avait appel6 Favait entendue... Elle
se sentait d6doubl6e, comme port^e hors d'elle-
m&me ; elle se voyait agir comme en r6ve, machi-
nate ou somnambule, ne s'ob^issant plus, a elle
GisMe pensante et raisonnante du moins, mais k
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 0,5
quelque obscur instinct primordial et honteux...
Et en effet dfes ce moment elle se comporta en
hallucinfie, en hypnotisde de son propre prudent
vouloir, puisque tout ceci, elle s'6tait d£lib£r£ment
d6cid6e a le vouloir. Et il lui suflisait d'avoir voulu.
En ce 'moment elle ne voulait phis rien ! Est-ce
qu'elle savait m6me ce qu'elle avait voulu ! Elle
s'en allait k m^canique, m6canique de chair, de
nerfs et de sang, k ses destinies. Victim^e par cette
force effi oyable qu'en elle elle avait dichainde,
elle agissait inerte, ainsi. Non plus le voulant en-
core une fois, mais parce qu'elle F avait voulu.
Telle une horloge r6gl6e qui sur le dernier tour de
cl6 marche tant d'heures et tant de minutes. Elle
n'entendait pas la formidable musique ; elle ne
ressentit pas les cent mille coups de fouets bru-
lants, cinglants, de celte satanique invitation a la
valse non pas, mais k la fristhka ; elle ne comprit
pas que la petite flamme rouge, qui luisait dans la
torpeur noire de ces yeux volontairement 6teints,
faussement distraits, la fouillait au plus profond
d'elle-mfeme, la d6nudait, la comprenait ; elle se
sentit seulement g6n6e, et pour la premiere fois,
d'etre effectivement nue sous sa robe. Et cela
Digitized by VjOOQLC
96 LEURS LYS ET LEURS ROSES
sans savoir pourquoi, ne cherchant au reste pas a
savoir... Pudeur d'Eve qui a d6jci pech6 en pens^e
et en consentement, qui deji se sent au seuil du
paradis dej& perdu et cependant n'h6site pas, le
glaive de feu aux reins ! Un detail extraordinaire
cependant la frappa, elle sentit que d'elle £manait
une odeur ind6finissable, une odeur que jamais
elle n'avait sentie et dont elle fut tr&s g6nee ; et
de nouveau elle pensa au parfum patm6 et mena-
Qant des lys, — les lys ex6cres et redoutables de
Tenfant triste et menu arm6 de ces seuls lys, — et
subitementelle se leva, presque cataleptique, pour
partir, avec un tic nerveux subilement h travers la
face.
Mais les tsiganes, 61ectriques eux aussi, avaient
eu l'obscur sentiment de la minute precise ou d6-
clanch^e, elle s'en allait aller ; alors la d61irante, la
tropicale frischka, for6t vierge aux innombrables
arbres de la science du mal, au million de lianes et
de serpents, tout a coup fut k sa lisiere ; fut rom-
pue, finie comme par la barre d'un fleuve des
Amazones, au large courant, en mer d'eau douce
tumultueuse.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 97
Et toujours comme dans un rfrve, toujours 4 peu
pr&s comme une somnambule, Gis&le agit :
— Je n'ai jamais vu de pr6s un tsimbalon. Allons
voir, lieutenant.
On alia voir.
Longuement la jeune fille feignit d'examiner
avec une attention de luthier ce plus 6nervant de
tous les instruments de musique, cymbalum m6-
di£val perfectionn£, multiplement vibratil; et qui,
sous le martelage des petites boules de coton en-
tortillees par du fil mdtallique au bout de 16g6res
baguettes, fait autour des csardas forcen6es comme
une atmosphere peupl6e de moustiques sonores,
comme le battement d'ailes de milliasses de pa-
pillons.
Et pour regarder, Gis61e tournait le dos au jeune
violoncelliste, mais son 6tre juvenile et coupable
n'avait plus de vie qu'en ses reins, en son dos, 14
par ou elle le sentait...
Et au moment ou, par derrifere, elle allait saisir
la main du trop beau gargon et y glisser un petit
papier pli6 dans un billet de dix florins, voici
qu'elle sentit saisir sa main k elle, et qu'elle recon-
nut tout de suite la main inconnue qui la saisis-
Digitized by VjOOQIC
9»
LEURS LYS ET LEURS ROSES
sait. Ce fut en elle un dnaoi indicible, un incendie
de tout son 6tre, quelque chose comme si toute sa
chair criait et appelait au secours en m6me temps
que clamait de triomphe. Elle serra convulsi-
vement, mais k les broyer, les rudes doigts, — elle
n'en avait jamais effleur6 d'aussi rudes, — qui
itaient entr^s dans la paume brulante de sa main,
et tr5s experts, tres certains de ce qu'ils y allaient
trouver ramassaient le double papier froiss6, tout
moite de sueur, entre les d^licats tampons de sa
chair a elle bouillante et crispde.
Et du m6me coup Gis5le eut l'intuition que la
troupe enttere Tavait surprise, que tous ici, sauf
Supersaxo qui donnait des couronnes au chef, sa-
vaient ce quivenait de se passer... II lui sembla
qu'autour d'elle un silence de plomb tombait,
qu'une fourrure de chaleur 6touffante la ch&pait,
et elle constata, avec une terreur et une confusion
sans nom, que, effarouchant tout ce qui restait en
elle de pudeur et toutes ses habitudes de supreme
616gance, sous ses bras, de Paiselle & sa ceinture
descendait unelongue trainee mouill6e, macuiant
l'&offe claire.
Alors, fauvement, de sa main arrach^e de la main
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 99
qui Pavait viol£e et bnil6e comme un fer rouge,
sa main, — en un fou besoin d^clater, hyst<5rique,
elle r&cla le tsimbalon du haut en bas sur toute sa
largeur, avec une telle atrocity que descordes sau-
tdrent, et qu'elle se brisa des ongles.
Et dans le sursaut g6n£rai elle s'dclipsa, fr6n£ti-
quement cramponn^e au bras de son b6at de garde-
noble, et parlant, parlant une ataxie parl6e, inco-
h£rente, qu'elle crevait d^clats de rire qui son-
naient f6l6s !
Des tsiganes, pas un n'avait bronchi ni souri.
Et Ton rentra gentiment k PAu-Garten par le
m6me fiacre et par la m6me porte de derrtere, oft
Gisele licencia sans un merci Supersaxo quinaud.
Les rares mots (Jui avaient gliss6 de ses 16vres
comme subitement amincies, rentr^es en dedans,
avaient eu une s6cheresse, une duret6 k donner
froid au pauvre diable. II crut Pavoir f&ch6e, s'6tait
6vertu6 k s'excuser, morfondu en explications...
Elle le planta 14 impatience et lui tourna le dos.
Maintenant dans Pallee centrale la cohue n'avait
plus de nom ; la f&te d6g6nerait en un triomphe de
la principale organisatrice, la princesse de Metter-
6 -
Digitized by VjOOQIC
IOO LEURS LYS ET LEURS ROSES
nich, dont la cahute risquait k tout moment d'etre
enievie par la foule. On ne vendait plus rien. Mais
des centaines de paysans ddfilaient, voulant seu-
lement baiser les mains de la grande dame, qui
les leurs abandonnait pour vingt kreuzer. De-
gant^es, les deux belles mains pendaient hors de
la boutique ; et c'6tait un constant double bruit de
l&vres, claquantes k droite, claquantesi gauche, et
de pincettes tombant dans un plat, comme a
T^glise le Vendredi-Saint quand on baise le cruci-
fix. Aussi tenter de revenir k son poste, impos-
sible k Gisdle ! Le commissaire de la fete et
d'autres messieurs, conseillaient ddji k la Prin-
cesse de disparattre par surprise, pendant qu'ils
tenteraient une diversion, afin de la faire 6chapper
a Tovation populaire qui la guettait a la sortie du
jardin.
En un clin d'oeil Gis^le, rendue k elle-iu^me,
comprit la situation et le parti qu'elle en allait ti-
rer. Sa longue absence du coup etait excus€e et jus-
iQde.
.•.Elle 6tait d'une beauts bien Strange et si pale
k ce moment, GisMe, bien plus p&le que jamais
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES IOl
n'avait 6i6 le petit marquis exsangue ! II semblait
que morte fut la jeune fille et n6e la femme. Dans
ses yeux il y avait quelque chose de changd, mu6s
a la fois plus durs et plus troubles, comme perce-
vant moins les r6alit£s et mieux les rfeves, — mais
quels r&ves ddcevants et amers, elle l'ignorait, —
comme discernant des choses intdrieures, gourdes
et gacheuses, ayant un secret voluptueux etfatidi-
que, obscene et somnolent en eux. Dans son expres-
sion aussi, il avait pass6 un changement impalpa-
ble, comme si la jeunesse s'en 6tait allie, comme
si la beauts du diable s'^tait tout & coup fan^e, en
m6me temps que 1'inno.cence envol£e. Et la barre
slave fendait le front de la jeune fille du haut en
bas. Elle avait inconsciemment Pattitude an^antie
de la fillette 4 la cruche cass£e de Greuze, et ce-
pendant jamais, jamais plus on ne devait la revoir
si belle. Elle avait & la fois quelque chose de plus
et de moins, mais ce quelque chose de plus 6tait
comme un parfum de p£ch6, ce quelque chose qui
se sent plus qu'il ne se voit et qui fait surgir et re-
tourner le d6sir des hommes qui passent...
— Oh ! Gisele, Gisile... Comme vous nous avez
Digitized by VjOOQIC
102 LEURS LTS ET LEURS ROSES
fait peur, sanglota presque, tout k coup aupr&s
d'elle, une voix qui n'6tait pas de la terre, une
voix immat^rielle, douce et blanche comme il est
permis aux seuls anges d'en avoir.
C'6tait tout tremblant le petit marquis, si joli
dans son complet noir, cravats de blanc, avec son
petit feutre gris si fin, k ruban gris perle... Et il
tenait k la main un gros bouquet des m£mes lys
dont il 6tait coutuniier, encore et toujours ; mais
par une delicate provenance, en m6me temps que
par uu choix judicieux parmi les plus rares ca-
prices horticoles des jardiniers de la banlieue, ils
(Staient cesmSmes lys tout petits, d'une vari6t6 mi-
nuscule et follement pr&ueuse, que Gis6le n'avait
encore jamais vue.
— Tenez, Gis6le, j'ai pensi a vous en offrir jus-
qu'ici... II y a une heure qu'un courrier est venu
me les apporter comme cela avait dt6 convenu, et
depuis ce temps je vous cherche inquiet. Et votre
p6re aussi vous cherche, et aussi L'Ami. lis m'ont
dit, si je vous retrouvais, de vous ramener k un
angle des charmilles ou ils viendraient voir toutes
les dix minutes... l&-bas.
— J'Otouffais dans la boutique, et j'ai commis
Digitized by VjOOQIC
LEURS LT9 ET LEURS ROSES Io3
Fimprudence de sortir. Alors vous voyez, — etelle
montrait la houle huraaine, — toutes ces bonnes
gens m'ont empfich^e de passer.
— Mais moi, k vous chercher, je me suis giissg
la-dedans corame un furet et jel'ai fendue cent fois
cette cohue. Aussi compatissez : mes pauvres fleurs
sont un peu froiss6es... Heureuses fleurs d'avoir
un peu souffert pour vous... !
Et c'6tait merveille que, meurtries k peine, elies
ne le fussent pas davantage.
Or, Gis&le ne pensait toujours pas k les prendre,
ses bras toujours serr£s raides un peu maladive-
ment contre sa taille.
— Tenez, Gisfele, ils sonti vous mes pauvres lys,
et ils pourraient vous dire tant de choses!... Et
rougissant, avec effort, en un h^roi'sme de fran-
chise, il ajouta: Bien qu'ils ne soient pas mon
image mais celle seulement de ce qui dans mon
coeur fleurit pour et par vous.
Et tout k coup enhardi :
— Mais vous, soyez bonne une fois et donnez-
moi en souvenir de ma d&resse d'aujourd'hui la
rose, la rose sainte pour moi que vous avez k votre
Digitized by VjOOQIC
104 LEURS LYS ET LEURS ROSES
teinture, vous si belle, si bonne et bien plus pure
que mes lys.
Subitement elle devint, comme griEtee d'£car-
late...
— Jamais !
Et brusque, arrachant la rose dont une 6pine
dfohira l'6toffe, elle broya la fleur dans sa main et
lajeta.
Or, par la ddchirure au bas du corsage, un rien
de la taille apparaissait, nu mais pique, et des
goutelettes de sang perlaient.
Et l'enfant la regardait, la, en presque p&moison.
Vivement, la, Gis6le porta sa main pour cacher
le ddgatt. Le petit marquis ne vit plus rien, les
yeux trop aveugtes de larmes... Du reste Gis61e
d6ja lui disait tr6s c&line :
— Zdenko, mon cher Zdenko... alors ramenez-
moi vite vers L'Ami.
Digitized by VjOOQIC
Ill
De cette soiree Gis&le se sentit perdue ; mais elle
recouvra un pea de sang-froid. Autrement dit, elle
fut rigoureusement en 6tat de p6ch6 mortel. Du
reste elle n y pensa gudre, autant dire point. Alors
brave dans le mal comme elle l'eut 6te dans le
bien, si le bien avait pa &tre aventureux, elle en
prit son parti ; elle se resolut sans Wsiter k la
damnation passionnelle estimantqu'elle y 6tait en-
tree deji trop avant pour reculer. Elle entrevoyait
de tels Eldorados de caresses ! Y renoncer alors
que tout etait &&jk perdu ! Elle ! Elle se complut
m£me a aggraver d'un peu d'impiet6 son trouble.
En somme, a son cas de conscience quelques se-
condes d6fini k son esprit mobile, elle r6va sana
profondeur, comme elle faisait tout. Nature de
cristal, toute en luisances, qui chanteciair, se frac-
r
Digitized by VjOOQIC
106 LEURS LTS ET LEURS ROSES
ture net, et cassd, tombe en petits morceaux tres
aigus, tr&s coupants.
D6shabill6e elle se regarda viergement et se (lit
sans m&ancolie que, vierge, elle ne le serait bien-
t6t plus. Puis couchde, elle se mit k songer au len-
demain, r^solue cas dch^ant, — et il 6cherrait —
k ne rien r6server de son Atre, et pensant a celi
dijh comme 4 une chose faite. Mais avec quel de-
licieux 6moi ! Et elle escompta que dans huit jours,
cela ne la pr^occuperait m&me plus ; elle avait
voulu savoir, elle saurait. Et puis elle aimait, ou
plut6t se persuadait qu'elle aimait, Svitant avec
soin de comparer son amour pr6sum6 pour le
musicant tsigane, k celui indiscutable du petit
Cani^ral-Moravitz pour eile. Chose Strange, vrai-
ment, mais k tout prendre si bien autrichienne,
que, elle qui allait k la messe tons les dimanches
et y priait avec une r^elle ferveur, pas une minute
ne fut arr6t£e par le scrupule religieux.
Chez elle inconsciemment religion et volupte
. £taient un peu synonymes, ou piut6t elle ne con-
cevait de la religion que ce qui flattait vaguement
ses sens. De cette religiosity elle recouvrait ies
pens^es les plus profanes comme pour les rendre
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES IO7
plus troublantes, depravation quelque peu sata-
nique sans qu'elle s'en dout&t, et de tous points
analogues k celle des Italiennes de la Renaissance
chores & Stendhal et a d'Aurevilly. Un exemple
fera comprendre cette perversion, malgri tout in-
genue : elle n'aimait aller a la messe qu'i l'6glise
des Augustins ; elle s'obstinait contrairement k
toute biens£ance k s'asseoir k un angle du dernier
banc sous Porgue, afin d'avoir dans les yeux toute
la dur6e de la messe, T6phebe ail6 et nu de Canova,
moitie assis, moiti6 appuy6, si £plore, contre un lion
sur les marches du Mausotee de l'Archiduchesse
Marie-Christine ; elle pr6tendait ainsi prier beau-
coup mieux, le cceur etles sens troubles par la vue
de ce corps de marbre supr^mement beau et 61£gant.
Et elle appelait de tr6s bonne foi religieux ce
trouble voiuptueux, prenant l'6moi de son cceur
pour de l'adoration et en eflet priant avec plus de
ferveur. En somme elle se d61ectait dans du pech6
avec Fimpressiond'accomplir un devoir et prenait
son p6ch6 pour base desontrfes sincere effort d'une
heure vers la prifere et vers Tumour divin. Mais
de tout cela elle ne se rendait absolument pas
compte, et voila pourquoi il faudrait oser ne pas
7
Digitized by VjOOQIC
I08 LEURS LTS ET LEURS ROSES
l'analyser du tout, la malheureuse, puisque Tana-
lyse aggrave son cas. II y a tant de belles fleurs
veneneuses. S'en doutent-elles? Et pourquoi exiger
du peintre qui les admire ^obligation d'en parler
en chimiste ?
Le. malaise qu'^prouvait Gisfele ce soir-li plus
que de coutume touchait davantage au physique
qu'au moral, et voici que tout a coup survenait la
conclusion logique, n6cessaire ; elle se sentait le
droit a la chair, et la pens6e de la mesalliance de
cette chair la pr^occupait peu, mais encore intini-
ment plus que le p6che. Et c'6tait si naturel, 6tant
donn^es la vie dissip6e et vaine qu'elle avait men6e
depuis sa premiere communion, la lente habitude
qu'elle avait prise des images et des lectures libidi-
neuses, la profonde intoxication des mauvais r6ves
et des mauvais d6sirs coincidant avec sa rage ma-
ladive et d6bilitante des parfums auxiliaires des ten-
tations, et surtout les hantises voluptueuses de sa
continence peu m^ritoire, les r^vasseries de ses
matinees de paresse, sans compter enfin la 16g6ret6
dix-huitifeme stecle, avec laquelle elle entendait et
voyait autour d'elle se traiter les pi res histoires
i sandaleuses, pourvu que les h6ros en fussent aris-
Digitized by VjOOQIC
LEURS LTS ET LEURS ROSES IOO,
tocratiques, les heroines s^duisantes. Filie unique
(Tun pfere qui la voulait gar$on, depuis longtemps
au reste elle s'dtait habitude k Y'\&6e — toujours
sans se la formuler ni la discuter — d'une ligne de
conduite dont voici la teneur : rien de ce qui lui
eut ete permis en tant que jeune homme ne sau-
rait lui 6tre impute k crime, ni m6me reproch6,
alors qu'elle n'&ait jeune fille que par erreur, et
que depuis longtemps dans son for interieur elle
avait pris la resolution, — elle la croyait ferme-
ment possible, — d'etre un gargon malgr6 la na-
ture. D'ou la decision, puisque les circonstances
le lui permettaient, d'user de tous les avantages
de ses deux sexes, le fictif et le riel.
Elle dormit trfes mal, sans cesse retourn^e sur
le gril de son lit defait. A l'aube, £puis6e, elle
s'assoupit, la chair turgescente fcux moites evoca-
tions de sa concupiscence. A dix heures au retour
de la messe des Ecossais, en face, L'Ami vint la
r6veiller.
— Eh bien, grande paresseuse ?... Seigneur!
Quels yeux battus ! Quelle mine d6faite. Et ce lit !
Et ces cheveux !
— Ah ! ne m'en parle pas ! J'ai r6ve que j'avais
Digitized by VjOOQIC
HO LEURS LYS ET LEURS ROSES
une baleine sur Festomac et elle s'obstinait a me
vouloir allaiter. L'affreuse b6te ! Je ne savais
comme me difendre.
Et irr6v6rencieusement elle tourna le dos, avec
aussit6t la feinte gamine de ronfler...
L'Ami d£j& sortait & pas de loup et oubliait son
Goffine noir aux angles uses, sur Toreiller brod6, a
c6t6 de la t6te de la comtesse.
Elle se leva tres tard, la tete demeuree lourde
au sortir de ses ablutions qnelle eut le tort de
parfumer plus que jamais, vidant les flacons a
m6me la baignoire ; elle fut d&sagreable toute la
journee, m£contente d'elle-m6me et des autres,
bousculant ses femmes de chambre & plaisir. Les
heures lentes du grand appartement solennel et
obscur, les multiplications de son image dans les
lacs d'argent des glaces hautaines qui partout en-
tre les Gobelins montaient des consoles d'or 6raill6
k Tor terni des corniches chantourn6es, le glisse-
ment lustr6 des pas de laquais sur les tapis d'Au-
busson, les soupirs et les propos inoffensifs de
L'Ami, le dejeuner guind6, ou son p6re ne parut
point, dans la vaste salle a manger lambrissde :
tout le d6cor familier de sa vie pesait sur elle, sur
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES III
ses pens^es incontinentes et sur ses flottantes
reveries voluptueuses de tout le poids insuppor-
table de plusieurs sifecles de pompe et d^tiquette.
Vers cinq heures, au lieu d'aller au Prater, elle
pria son p6re qui rentrait k pied pour ressorlir en
voiture de la d^poser chez son amie la princesse
Ravicino de Ravicinis, ou la voiture reviendrait
la prendre a 7 heures.
Mais pas plus tot k la Weihburggasse sous le
porche k cariatides du lourd palais xvui e stecle,
au lieu de monter Tescalier et sans se pr^occuper
du portier galonne, qui pour sur ne la denoncerait
pas, et puis les bavardages de ces gens-li, cela
compte-t-il? — ellepassa trfes simplement sous les
somptueuses arcades, et par le porche opposd
tomba sur la Singerstrasse, pr6cis6ment en face de
la petite ruelle qui s'en va deboucher un peu en
retrait au pied de la sombre tour Saint-Etienne
fulminante de clochetons et d'ajours. Elle con-
tourna le chceur charg^ d'imm6moriales excrois-
sances votives de l'antique m^tropole : c'£tait la
derni&re travers6e dangereuse de son dquip^e, dont
elle avait tout combine, — pour la premiere fois
qu'elle r&16chissait serieusement k quelque chose,
Digitized by VjOOQIC
112 LEURS LYS ET LEURS ROSES
— avec une decision, une fermete admirables qui
trahissaient bien la femme de grande race n6e
dans un milieu presque encore Modal, — et faite
si bien pour commander : ce qui eiit 6t6 en somme
la meilleure distraction a lui proposer ! Imp6ra-
trice, elle n'eut peut-6tre ni p£ch£, ni songe k
p£cher : elle n'en aurait pas eu le temps, car elle
ne se fut pr£occup6e que d'dtonneret de charmer
son peuple.
Depuis la place Saint-Etienne, elle n'avait plus
aucune chance de rencontrer qui que ce fut de
de son monde. En face de la tour inachevee, base
formidable coupee net k hauteur destoitures peintes
dela cath^drale, s'ouvre atravers les bailments et
les cours, derriere le palais de TArchev^chd, une
s6rie de passages vout6s tous sur le m6me axe,
allant de rues en rues ; de vieilles rues depuis
des si^cles abandonnees de Taristocratie et de
la haute finance, et envahies au fur et k mesure
qu'on s'approche du canal du Danube et de la
Ldopoldstadt par la juiverie commergante. Gisele
connaissait parfaitement ce coin de Vieux Vienne
parce qu'il se trouve dans une de ces cours int6-
rieures une boutique de timbres-poste tres bien
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES I 1 3
assortie, et qu'enfant elle avait pouss6 jusque Ik sa
timbromanie.
Et c'est une succession de portiques k enfiler ;
et c'est une petite ruelle ignoree de beaucoup de
Viennois mondains d'aujourd'hui ; une place en-
combr^e de demolitions. Alors k droite au fond
d'un apparent cul-de-sac voici une grande porte
vout^e, surmontee d'une charmante armoirie de
pierre, cimee d'une t6te d'ange mitr^e qui s'appuie
contre une belle coquille en 6ventail. Et voici
Gisfele dans la spacieuse cour oblongue du palais
brunatre, devenu maison de rapport, qui demeure
encore aujourd'hui la propria du couvent de
Heiligenkreuz. Lk, en plein air, sous les regards
d'une centaine de fenetres, si jamais n'importe
quelle jeune fille de la trfes haute aristocratie vien-
noise a envie de donner un rendez-vous, elle le
peut avec la presque absolue certitude de ne ren-
contrer arae qui vive de sa caste, et surtout de
n'6tre 3pi6e par personne qui k la reconnaitre con
sente k en croire ses yeux.
Gis&le avait trouve cela du premier coup, tr&s
simplement, et s'en 6tait tenue k cette premiss
id6e sans l'ombre d'une hesitation.
Digitized by VjOOQIC
Il4 LEURS LTS ET LEURS ROSES
Elle avait eu soin toutefois de se vMir pour son
escapade en consequence, quoique sans nulle expe-
rience, d'instinct..., elle inaugurait ce jour-la une
tres simple robe beige comme en aurait, ou plutot
n'en aurait pas, la moindre fille du peuple endi-
manchde, — c'eut 6t6 d'une distinction beaucoup
trop simple ! Une gracieuse pelerine grise cachait
Texquise taille dont elle etait si fi6re, elle avait
tout simplement Fair a premier abord, et regard^e
tr£s superficiellement, d'une 6lk\e de conservatoire
ou d'une honnGte mais trfes accorte petite bour-
geoise en commission. Elle portait au reste k son
bras un elegant rouleau de musique, les derniers
lieder de Brahms ; et elle avait le visage comme
enduit d'une toile d'araign^e, car de son petit cha-
peau gris une fine voilette blanche argent^e a gros
pois blancs la rendait k peu pr6s irr^connaissable.
Somme toute, v6tue juste assez bien pour une vi-
site ; mais k son gr£pas assez pour le jeunehomme
qu'elle allait trouver Ik. II est vrai qu'en revanche
Esther tir£e d'un bain de plusieurs mois dans les
parfums rares pour 6tre presentee a Assuerus, ne
devait pas fleurer davantage toutes les senteurs
d'Arabie, qu'elle tous les bouquets d'Angleterre.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES
Les parfums parleront les premiers, pensait-elle.
Naturellement quelques roses a la ceinture sous
la pelerine grise, visibles dans l'ombre fine des
soyeuses doublures, prometteuses d'autres roses
plus charmantes sous la voilette, sous le gant,
sous tout...
Elle £prouva cependant une grande confusion
a voir qu'il 6tait 14, lui, Fattendu, le passionnd-
ment esp6r6. 11 avait du venir trop t6t, beaucoup
trop t6t, car elle n'avait point de retard, et elle
eut de cela un premier petit choc. Elletrouvait cela
in£16gant. Mais tout k la fois elle Tavait reconnu
si beau. Et il 6tait la pour elle et par elle, bien k
elle... Elle rougit tr&s fort... Une imperceptible
seconde d'hdsitation dans son pas... Un l£ger
tremblement... Oh ! ^videmment elle savait ce
qu'elle allait lui dire ! Quand une jeune fille de
son rang s'abaisse k ce qu'elle faisait, il n'y a plus
de managements k garder. N6anmoins elle se sentit
g6n6e d'une sorte affreuse et par contenance se
d^ganta. Mais parler ! Oh ! les premieres paroles
k prononcer ! II fallait payer d'audace : la har-
diesse 6trangla la honte et ce meurtre de sa pu-
deur eut une etrange volupt6...
r
Digitized by VjOOQIC
Il6 LEURS LYS ET LEURS ROSES
Maintenant sa face cuisait et le tremblement
l'agitait toute. Elle se mordit les I6vres jusqu'au
sang et ce gout de sang et une tache de ce sang &
sa voilette l'inviterent a d^couvrir ses levres. Elle
etait k deux pas. Maintenant sesyeux, qui n'avaient
encore vu que sa silhouette et ses yeux a lui, Tana-
lysaient...
Lui, a la fois trfes gauche et trfes fat, s'^tait fait
beau de son mieux, mais avec un mauvais gout si
absolu que Gisfele en rougit encore plus fort et
d'un geste de d6pit rabattit sa voilette... Cela seul
aurait du la faire reculer, si son regard s'etait
arrets davantage aux v6tements, & la cravate, aux
gants, aux bottines ; mais d&ja il d^taillait le
corps, son regard, le corps pervers du bei animal
humain tant d6sir6, et chez qui la masculine vi-
gueur s'attdnuait en des graces orientales et sou-
pies dont quelques ridicules de toilette ne pou-
vaient d6tourner Tattention d'une vierge exasp6r6e
par de mauvaises lectures et quelles pires ima-
ginations, tout a coup affamee de sensations
nouvelles, avide d'etre p6trie dans la volupte
sur le cceur de chair d'un 6ph6be pubescent,
<5toufT6e dans les bras d'un etre beau comme le
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES II7
g6nie ail£ de Canova, mais pas pleurnicheur, lui !
Une idiote badine dans une main, brun, cha-
peau rond dans Fautre, une grossiere bague
pass^e par-dessus son gant, il l'aborda, vulgaire a.
ecceurer ; mais les yeux de Gisfele en ce moment-la.
lui decouvraient sous la chaussure ridicule des
pieds comme nul cavalier de son monde a. elle
n'en avait eu jamais ! Oh ! ces pieds nus ! Et elle
pensa aux siens a. elle dans les mains de bronze et
sous les lfevres de ce jeune homme...
11 renifla comme inquiet... Oui, certes... Les
parfums parlaient si fort que maintenant la com-
tesse avait ha\te deles emp^cher d'en trop dire.
Elle lui tendit la main et comme s'ils se con-
naissaient depuis fortlongtemps.., ou comme a un
domestique :
— Bonjour. Pourras-tu venir d'autres soirs a. la
m&me heure ?
Une vague moue de mepris erra sur les levres
du gars; et une petite flamme aigue vrilla ses yeux.
Nullement 6tonn£ du tutoiement, tr6s au clair
sur la situation, lui, il se sentit a. son aise aussitot*
et redevint lui-meme, fier comme un coq, tour a.
Digitized by VjOOQLC
Il8 LEURS LTS ET LEURS ROSES
tour brutal et po&ique, trivial et 61evi, comme ils
Je sont tous ces demi-barbares frottes de tout ce
qu'il y a de vice dans la civilisation.
— Non juslement ! Aujourd'hui c'est par ex-
ception que j'ai pu. Mon fr&re a consenti... Mais
dor^navant nous nous reverrons le matin ; le vieux
juifdela csarda exige que d6s quatre heures je
sois k mon poste. Je m'appelle Ola'i Sandoiy et
toi?
Et superbement il s'alluma une cigarette.
Une seconde le tutoiement rendu la suffoqua,
elle, et Temp^cha meme de s'etonner de la ciga-
rette. Elle avait compte sans cela... Mais il ne s'en
apergut pas ; car aussil6t remise — apr&s tout
c'dtait drole, — elle sourit, prcHe & tout d£sor-
mais.
— Pour le moment Olai" Maria, r6pondit-e!le, sa
presence d'esprit coutumiSre revenue, et met-
tant a la hongroise, comme il avait fait,le pr^nom
apr&s le nom.
Et elle fut enchant^e de ce sonore vocable
magyar : Olai' Sandor ! un vrai nom de jeune paon,
un nom de bravoure qui poitrinait et portait pa-
nache.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES II9
II parlait un allemand abominable. Elle, s'6ver-
tuait, tr&s distincte, en dialecteviennois ; mime en
ce moment, elle se ginait trop de parler le hon-
grois. . . , corame toute vraie tcheque ! Elle Testropiait
du reste k plaisir, carles slaves qui apprennent com-
me d'un simple vouloir toutes les langues, les retien-
nent comme on retient une m&odie, toutes, sauf
celle-14... Celle-li, jamais ! lis n'en veulent pas. Au
reste ni Tun ni l'autre ne perdirent leur temps en
paroles inutiles:
— Et que veux-tu de moi ?
La brutality de la question la mit k 1'aise. Avec
ce luron-la, il n'y avait pas k badiner. II 6tait
dans toute la franchise de son r61e du reste. En effet
que lui voulait-elle, k lui pauvre diable ? Alors
a bas tout masque civilis6 ! Courageuse et p&le
cette fois, elle r£pondit :
— Ce que veut une femme qui se donne k un
beau gargon comme toi.
Et par bravade elle releva toute sa voilette
jusque sur le front, Et directement, sans sourciller
elle le regardait tandis que les lfevres indiquaient
le mouvement d'un baisfer.
II y eut un 6clair d'orgueil dans les yeux tsiga-
Digitized by VjOOQIC
ISO LEURS LTS ET LEURS ROSES
nes, puis tout aussitot de la m^fiance. El renifla de
nouveau; d6ciddment ces parfums chauds, ara-
brds, 6pais l'inquietaient...
— Mais tu es riche; tu es noble, je sais... Tu
connais l'Empereur puisque i'Archiduc t'a baisd
la main Pautre jour... Et il peut m'arriver du mal-
heur a cause de toi, et pas rienqu'i moi, & toute
not re troupe.
— Rien si tu es discret, — elle le fixa plus apre-
ment et insista, — rien si vous fetes discrets, et si tu
m'aimes.
— Je t'aimerai si tu m'aimes... Sinon je te
donnerai que ce que tu me donneras.
De nouveau elle rougit affreusement et de nou-
veau d6pit6e rabattit sa voilette, tandis que son
talon battait le pavd,rageur... Ainsi ce sauvage, ce
tsiganneau de hasard faisait la difference quelle ne
faisait pas, ou du moins trfes mal, entrel'amour... et
le reste, la fin terrestre unique et les faims qu'on ne
rassasie pas... II lui donnait, lui, & elle cette legon !
— Mais maintenant que penses-tu de moi ?
11 eut une expression ind^finissable, a la fois
ironique et sublime, presque haineuse mais qui le
transfigura, et encore en beauts !
Digitized by VjOOQLC
LEURS LY ET LEURS ROSES 121
— Quand la pluie tombe sur les montagnes,elle
coule en torrents qui, un jour brisent tout, le len-
demain sont a sec. Mais dans la plaine dor6e de
Hongrie, le Danube s'en va tres lenti la mer... Le
tsigane campe sur ses bords, mais ne demeure pas
plus que le torrent dans le ravin des Carpathes...
Tu es peut-&tre le torrent; peut-Mre le Danube;
mais cela je nele crois pas... Moi je suis toujours
le tsigane hongrois, et la Hongrie est grande.
...Ou va se nicher Torgueil magyar! Mais ils
sont tous ain»i les tsiganes. En Roumanie par
exemple, plus roumains que les Roumains ! Et
rarement m6rne ils consentent k s'avouer tsiganes.
Ce qui n'existe pas, c'est l'orgueil tsigane ; et
Liszt a 6crit un titre faux : Des tsiganes et de leur
musique en Hongrie; il fallait dire: et de la
musique hongroise que jouent les tsiganes en
Hongrie.
Elle, charmee de la tournure orientate de ce
langage auquel rien ne Tavait pr6par£e, et tout a
coup ferocement, charnellement, et pour la pre-
miere fois jalouse, jalouse ddja de ce que d'autres
aient pu entendre de si belles images, ou qui du
Digitized by VjOOQIC
122 LEURS LYS ET LEURS ROSES
moins lui paraissaient si belles, a elle, lectrice de
Cr6billon fils et de Restif de la Bretonne :
— As-tu deja aimd?
— Si j'ai aim6 ?... Elle demande si j'ai aim6 !
Mais k tous les printemps des fleurs s'ouvrent au
soleilet les oiseaux font desnids, et pour les pous-
sins des hommes il vient aussi un jour ou leur
coeur fleurit...
— Mais ton cceur a-t-il d6j& fleuri ?
— Sinon serais-je ici?
De nouveauelle fut dece mot comme soufflet6e,
et des lors prise d'un prurit de se donner, en un
besoin d'6mulation forcen6 ! Ah ! elle aussi mon-
trerait qu'elle savait aimer ! Et puis comme elle
Padmirait ! Comme il savait dire de ces mots a
1'emporte pifece, frapp^s a fleur de coin, et qui
brulaient au fer rouge, comme jamais ceux de sa
caste n'en disaient ! « Sinon serais-je ici? »
11 y avait a son avis, dans ce mot toute Tepique
grandiloquence magyare ; elle en fut de nouveau
charmee, Gisele ; elle "crut ou voulut comprendre
que cela voulait dire qu'il l'aimait. A son tour elle
s'dpanouit, et toute defiance, toute honte, tout
scrupule Tabandonnferent.
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 23
— Et d'apr&s toi, quand une femme voit un
homme, et qu'elle se sent Taimer, que doit-elle
faire ?
— Si elle est belle iui donner sa beautd ; si elle
est riche toute sa richesse ; si elle est pauvre, toute
sa mis^re...
Gisfele n'eut aucune inquietude, et ne songea
pas k lui demander ce qu'en revanche rhomme
doit donner. Elle n'avait jamais rien entendu de
pareil. C'^tait Ik une Eloquence primitive, directe
et inculte que ne pratiquaient ni Lovelace, ni don
Juan ni leurs succ6dan£s au petit pied et k talon
rouge de la R6gence et de Louis XV... Elle ne sut
que trouver un mot, moderne aussi, mais qui sen-
tait son romantisme et la femme Sand.
— Adtnets que je sois pauvre.
— Alors viens k la csarda.
Elle ne s'attendait pas non plus k cette r£ponse
et la regut en pleine poitrine. Elle fut plus embar-
rass£e que jamais. II reprit :
— Inutile de feindie, tu es riche, je le sais...
Et tiens, si tu m'aimais tu n'aurais pas cela au
doigt — et il d^signait une merveilleuse opale, un
veritable incendie de Troie — alors que moi je
Digitized by VjOOQIC
124 LEURS LYS ET LEURS ROSES
meurs de soif de t'avoir attendue depuis deux
heures ici et d'etre venu k pied depuis la-bas.
Et sans vergogne aucune, il avisait le petit debit
de vins du couvent de Heiligenkreuz, ouvert entre
le delicieux portail xvm e siecle d'une cour en
retrait, avec ses vases baroques auxquels se cram-
ponnent des angelots bouffis, et que des branches
d'arbres verts £treignaient, pittoresquement, — et
le portail d'une chapelle, ou sur Tencadrement
rocaille, un tres expressif buste noir de Saint-Ber-
nard sourit, incline entre deux jolis anges deco-
ratifs.
L'idee d'entrer dans ce petit restaurant, ou des
branches de sapins fix6es aux volets annongaient
selon la coutume de Basse- Autriche qu'il ne s'y
consommait pour toute boisson que du vin, lui
parut si saugrenue qu'elle accepta avec un sourire
int^rieur.
Jamais elle ne s'elait vue dans un lieu pareil,
nim6men , eu avait imaging un. Dansleurs parties
de chasse, quand 1* averse surprenait les chasseurs
proche d'un village, sur le plateau de Bohfeme, ou
bien Ton entrait k m6me chez les paysans, ou bien
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 25
le cure offrait FhospitalitO. Mais explorer une
semblable guinguette... et qui plus est, k Vienne,
n'6tait-ce pas rinvraisemblance derntere. Elle
avait bien surpris la valetaille parlant Gold-
mannshof... Ce devait 6tre quelque chose de sem-
blable. Jamais elle ne s'etait sentie si curieuse
d'une chose qui fut autre que d'amour.
Apr£s la premiere salle tout k fait populaire
cmbarrassSe du comptoir detain, des collections de
verres et du bassin ou on les rince, le client de
marque passait a gauche dans une seconde petite
salle carr6e, vout^e en calotte, peinte en vert tr&s
clair, avecaux quatre angles quatre tables tendues
d'une toile cir6e brune et une cinquifeme dans
une encoignure au fond en face de la porte ; le long
des parois couraient des bancs de bois. Une seule
fenStre donnait sur la grande cour, mais obstru^e
par de devots petits rideaux gris et par une pyra-
mide de ces longues bouteilles brunes dans les-
quelles on conserve les vins autrichiens k Tinstar
des vins du Rhin. C'Otait une petite buvette pro-
vinciate et clOricale, tr&s Autriche d'il y a cent ans,
tr&s silencieuse, avec les rares journaux viennois
anti-somites qui pendaient aux pat^res, et de loin
Digitized by VjOOQIC
126 LEURS LTS ET LEURS ROSES
en loin le passage de quelques habitues : bonasses
figures administratives un peu avachies, grosses
tAtes rashes et lippues de gens qui k force d'avoir
eu affaire avec les pretres en ont pris Failure. Les
kellner m6me avaient de faux airs de sacristains.
Pour le moment le local 6tait desert, car avant
sept heures on ne trouve gufere a manger dans ces
petits caboulots a la vieille mode des coins perdus
du Vienne d' autrefois. Au reste dans celui-ci qui
donnait Timpression d'etre le petit commerce d'une
vieille fille, il regnait tout le temps Pennui et le
silence maussade des aprfes-midi de Dimanche k
Theure des v6pres ; on pensait inconsciemment a
un b^guinagequi aurait un r&luit clandestin poury
d^biter le superflu du vin de messe, et Ton s'y
reprdsentait des lamp6es de burettes k la d6rob6e
par des enfants de choeur vicieux au fond d'une
arri6re-sacristie... L'odeur de vin de messe surtout
persistait, cette odeur sp£ciale de vin sentie dans
une atmosphere satur^e d'encens.
Gisfele s'amusa follement d'etre la, attabl6e en
tfete k tete avec une sorte de bandit magyar dont
le langage k la fois circonspect etfanfaron,lesid6es
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES
^7
primitives, les mceurs 6tat de nature, la vie bizarre
differaient du tout au tout de ce k quoi elle £tait
accoutum6eet contrastaienttellement avec ce d6cor
si special... Un kellner, 1'air d'un fils de defroqu6
un peu cretin, leur apporta,tout a fait comnie dans
une aubergede campagne, deux 6pais verres k pied
encore tout mouilles de la ringade et un demi-litre
de vin blanc : Clos des Prelats. Elle repoussa le
second verre avec dugout, mais remplit elle-m6me
le premier qu'aussitot Olai' Sandor vida d'un trait
goulument « k la sant6 des etoiles qu'elle avait
dans les yeuxs>... Alors Gisfele porta le verre & ses
lfevres, et but a la place ou sur le verre il restait
un peu de rhumidite des rouges 16vres hon-
groises...
Elle avait bu des liqueurs parfois, mais elle
se dit que du vitriol l'aurait moins bnilee...
... lis s'&aient assis tout au fond, au coin de la
paroi dans laquelle s'ouvrait laporte, de telle sorte
que de la premiere salle on ne pouvait les voir, et
que le kellner les laissa tranquilles. Le bruit des
pas facilitait leur surveillance des allies et venues.
Digitized by VjOOQIC
128 LEURS LTS ET LEURS ROSES
Leur quietude au reste fut complete. Et quand
bien meme on les eiit surpris comme des amou-
reux qu'ils 6taient, — « Pamour est enfant de
Boh&me » pensait-elle en se rappelant l'Opera
(mon Dieu ! comme TAmi avait 6t6 scandalis^e de
Carmen) — personne n'aurait pense & mal, et os£
m&ne supposer que la jeune comtesse Gisfele
Stopanow-Domatchin-Hlinsko allait abriter ses
amours avec un tsigane dans un d6bit de vin.
D'un revers de main Olai Sandor s'essuya les
levres, et encourage par ce qu'avait bu Gis&le, il
les planta brusquement ses levres sur les siennes.
Elle se ddroba, d'abord peniblement affectie par la
brutality de la cbose et aussi par Podeur du vin.
Mais aussit6t elle se dit qu'elle 6tait venue pour
cela et qu'il n'y avait pas lieu de faire la de-
goutee... ; elle n'ignorait rien de ce qui l'attendait
de la part d'un 6tre primitif et rudimentaire comme
celui-la; d'avance elle 6tait rdsolue 4 tout. Et
aprfcs tout elle ne d^testait pas le vin, — celui-la
6tait bon, — et puis sur les grosses levres sen-
suelles et rouges comme baies d'6glantier de son
ami il 6tait encore meilleur que sur des l&vres de
verre, eut-il 61& de Venise, le verre !
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 29
Ferocement elle se rendit au baiser,.. encore..,
encore.., aspirant tous les sues de cette bouche,
donnant tous ceux de la sienne, lafouillant en tous
sens cette bouche, explorant de sa fine langue de
chatte les replis sous les joues, les creux salivaires
sous les gencives, heurtant les dents aux dents, et
encore... encore...
En moins de rien elle fut ivre... carrdment.
Et maintenant elle n'6tait plus Gisfele. 11 n'y
avait plus ni comtesse, ni aristocratie, ni for-
tune, ni Education... ; elle se sentait simplement
femme, accrochee desesp^rement au baiser d'un
m&le. Elle se dit une minute, — et ce fut comme
un dernier retour sur elle-m6me, sur la poetique
petite fee de conte populaire qu'elle aurait pu etre,
que r^vait le pauvre gosse du Theresianum, Ten-
fant aux lys morbides : — a Tiens ; si comme
dans les vieilles ldgendes j'etais une princesse
perdue dans la for6t, j'aimerais ainsi le chasseur ou
le bucheron qui me d^couvrirait, et je ne me
donnerais pas a lui avec plus de confiance et de
reconnaissance. » Et la calotte surbaiss6e, — elle la
voyait danser, monter, descendre tout en girant, —
de cet endroit voiite lui repr^sentait avec assez
Digitized by VjOOQIC
I DO LEURS LYS ET LEURS ROSES
d'exactitude une caverne perdue au fond d'un
bois. Elle y 6tait au reste aussi 61oign6e et isolde
de son Vienne k elle, le Vienne du Ring, de la
Burg, de T0p6ra, de la Herrengasse que, d'elle
m&me quand elle y etait entree, le beau ganjon
qui fourrageait k pleines morsures ses levres et
les faisait resaigner. Tout son sang au visage, le
coeur sens dessus dessous brimballant dans sa
poitrine comme un enfant qui saute k la corde,
band^e de tout son 6tre k la jouissance qui lui
venait de ses levies et de sa taille sur laquelle
une main s'6tait pos6e qui la brulait k travers la
robe, band^e comme un arc dont la corde trop
tendue va rompre ou ldcher sa fl&che, tout a fait
saoule de salive et d'odeur de vin, elle s'aban-
donnait toujours plus, toujours mieux k Tdlreinte
du beau gargon en pleine fougue triomphale qui
1'enlaQait et la serrait contre lui a la broyer,
froissant du sien son visage, tatant d'une main
toujours plus hardie son corsage sous la pelerine,
6gratignant l^toffe de la robe, mettant en bouillie
les roses, irrite et irritant et pourtant n'osant rien
au del&. Elle sentait que c'6tait tout: qu'elle n'avait
plus aucune volonte; quelle appartenait k ce
Digitized by VjOOQLC
LEURS LY3 ET LEURS ROSES l3l
male vainqueur, elle n'avait plus m6me l'id(5e
qu'elle ne pouvait pas s'abandonner ainsi sur un
banc dans cette encoignure d'auberge, lorsque pro-
videntiellement de vieux pas cassis et ankyloses
retentirent, et ce fut Sandor, preste comme un
soldat au port d'armes pour saluer un general,
qui la lacha brusquement.
A petits pas gourds, chausse de chaussons, un
vieux gaga apoplectique, rhumatismal, ataxique
et blanc, dont par derriere les kellner se gaus-
saient, le gogueuardant et tournant ea bourrique,
vint s'attabler k un autre coin ; et sans qu'il l'eut
commands, on lui apporta sa traditionnelle
grosse chope de vin et d'eau gazeuse m6lds. Et
tout de suite s'adressant aux jeunes gens, le vieux
gateux leur baragouina gauchement des mots sans
suite ou il 6tait question de guigne, de galons, de
galoches et de la bataille de Sadowa.
— Sortons. Assez pour aujourd'hui, expira
Gis&le comme revenue d'un evanouissement.
Un tout petit kellner ingambe, dr61atique et
macabre, avec une gentille tGte de mort toute
bl6me sous les deux 6cailles pommaddes de
8
Digitized by VjOOQIC
1 32 LEURS LTS ET LEURS ROSES
cheveux fendus par la raie au milieu, vint pour
r^gler.
Gis&le furtivement avait mis un billet de dix
florins dans la main du tsigane qui paya
quarante kreuzer, en laissa deux au gar^onei trts
gravement rafla le reste qu'il froissa dans sa
poche.
Dehors elle fut tr&s pressee de rentrer. Sa pe-
lerine parce que flottante n'etait pas trop froiss£e.
Elle rabaitit sa voilette de com£die, le regarda et
manda :
— Done k demain ici encore une fois ?
— Oui, mais vers dix heures du matin... Et il la
regardait fixement comme attendant quelque
chose. Mais elle nullement g£n£e :
— Oui, oui, bien. Pour apr&s demain je tacherai
de trouver mieux...
D-marche tr£s ralentie pour se donner le temps
de bien se remettre, elle flana aux devantures sous
les perspectives k la Panini et les somptueuses ar-
cades des passages s6culaires, trfes obscurcis par
les nuages qui s'amassaient. Son sang en elle cou-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 33
lait avec all^gresse ; sa jeunesse chantait d'avoir
6clos pour quelqu'un et rencontr6 une jeunesse
6gale; et satisfaite de l'heure pr^sente, elle ne
songeait plus k davantage pour le lendemain, trop
heureuse d£j& s'il lui etait donn£ de renouveler
aujourd'hui. Et sa bouche pleine du gout de la
saine salive aromatis^e de vin du jeune homme,
sa petite langue rose d£lect£e au souvenir de la
masculine grosse langue charnue k laquelle elle
s'&ait enlac6e fr^tillante ou p4m6e, ses lfrvres
brulantes encore tum6fi6es desmorsures et dessuc-
cions, elle reprit le m6me chemin quk Taller,
passa derriere le chceur de Saint-Etienne sans
mauvaise rencontre, entra chez la princesse Ravi-
cino et monta. La t6te lui tournait encore un peu,
et sa joie 6tait toute physique avec un poids au
cceur qui dtait la lourdeur de sa conscience. Ses
veines seules exultaient; son sang seul chantait.
Elle trouva chez sa belle et nonchalente amie —
la dame k la guimauve, l'appelait-on, d'autres
disaient le rahat loukoum 9 — un petit cercle de
ses amies qui se recrterent de son retard, et leurs
baisers colombins et poudrederiz£s lui furent
p^nibles, ils enlevaient de son visage le fier
Digitized by VjOOQIC
1 34
LEURS LTS ET LEURS ROSES
et dernier 6cho cantharid^ de ceux d'Olai* Sandor.
Mais elle ne comprenait pas pourquoi toutes,
apr&s Favoir embrass^e, se regardaient 6tonn£es,
et presque un peii contraintes se consultaient des
yeux comrae pour savoir si elles ne s'&aient pas
tromp^es. Un grand froid la traversa ; elle se crut
decouverte, et pr£te a tout, attendit sur un :
— Qu'est-ce done qu'il y a?
— Mais ma chere tu n'aspas id6e... Elles 6clat&-
rent toutes de rire : Tu sens le vin... e'est affreux !
Oh ! du moment que ce n'6tait que cela ! Remise
de sa frayeur et trfes vive dans sa repartie elle se
mit & rire aussi.
— Com me je suis f&ch6e !... mais e'est que e'est
vrai. Au moment de sortir j'ai et£ prise d'une telle
fringale, que j'ai fait monter des sandwichs et
bu deux doigts de Grinzinger... Oh! je ne m'en
cache pas...
— Veux-tu passer dans mon cabinet de toilette,
demanda la princesse.
— Mais oui, trfes volontiers, r^pondit Gisfele qui
pensa : Quelle chance ! V01I& qui m'6pargne une
explication perilleuse k donner au d^pourvu a
L'Ami !
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 35
Et il n'en fut rien <T autre. On offrit le th£, et
M lle de Stopanow fut, dit-on, incoh^rente et drole
comme jamais.
Le lendemain, Gisfele se fit conduire k la messe
k Saint-Etienne, et comme L'Ami voulait Taccom-
pagner, elle pretexta que ces temps elle 6tait dans
une p^riode de devotions oil il lui fallait la soli-
tude la plus absolue, « le t6te a tfete avec Dieu...
ma ch6re ! »
Devant la grande porte sous la tour elle dit au
cocher :
— Attendez-moi prfes de la colonne de la Sainte-
Triniti sur le Graben. Apr&s la messe je sortirai
par Tautre porte, je veux faire des emplettes. Et
comme se parlant k elle-m6me : Un chapelet pour
ma cousine Am6lie qui fait bientot sa premiere
communion k Prague, chez les Chanoinesses. . . , voir
chez G6rold s'il a paru de nouveaux livres,
chez Leichner les nouvelles photographies de TAr-
chiduchesse Muguet... Oui ; attendez-moi l&ouje
vous ai dit.
A peine entree k Saint-Etienne, apr6s une courte
r6v6rence au tabernacle et un knix aulique k
8*
Digitized by VjOOQIC
1 36 LEURS LIS ET LEURS ROSES
Notre-Dame des Domestiques, elle ressortait par
la porte en face, sous la colossale tour inachevee
et enQlait les passages.
D6j& elle ne peusait plus du tout k mal. . . Elle allait
aux baisers de Sandor sans voir au dela, comme
on s'attable quand on a envie de manger. Tout son
cceur partait comme aile, en avant d'elle, et la
portait, la trainait k la cour de Heiligenkreuz.
C^tait encore si neuf pour elle des baisers..., des
baisers d£fendus : cela ressemblait si peu k ceux de
ses compagnes, de son p6re et de L'Arai.
Et quoiqu'il fut dix heures du matin, cela se
passa comme la veille. Sandor eut de nouveau
soif... naturellement ; ils entrferent s'embrasser...
Mais moins que la veille Sandor semblait y tenir :
ilscaus&rent plus s£rieusement. Ellelui fit raconter
sa vie, ses voyages, ou sa bande avait jou6, ou
elle avait gen£ralement son sifege. C'etait dans le
pays de Neutra. II avait dans la bande quatre fr&res
ain6s dont le chef. Ils ne resteraient pas longtemps
k la csarda du Prater ; on attendait une nou-
velle bande, moins bonne disait comme de juste
Sandor, meilleure affirmait Th6telier, un vilain
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES I Sj
sale juif contre lequel il se repandit en plaintes
am&res et en invectives peu discretes dont Gis&le
se sentit un peu scandal is^e... Les malheureux
devaient travailler — ce mot de « travailler » la
choqua encore, — de guatre heures de relev£e
& deux heures de la nuit sans rdpit, pay6s maigre-
ment, nourris tr6s mal, couch6s comme des chiens
dans line soupente pleine de vermine et on leur
decomptait au milieu de la journ^e la moindre
gouliasch, le moindre verre de bi6re ou de vin
supplSmentaires. L&-dessus, Sandor demanda de
Targent, sans vergogne aucune... comme il allu-
mait ses cigarettes.
— Tu es riche, tu es la femme, et je suis un
homme; et tu es venue a moi d'abord et mainte-
nant tu me fais venir.
C'6tait d'une logique desesp^rante, carjustement
elleavaitbienpeu d'argentce matin-li, deux outrois
florins quelle abandonna... G£n£ralement c^tait
L'Ami qui dans les magasins payait, ou bien les
fournisseurs envoyaient la note... L/espace d'un
clin d'ceil elle se divertit k l'idee de L'Ami ici et
tirant son porte-monnaie... Mais lui d&j& la re-
gardait avec duret6 et m^fiance ; elle rougit de
Digitized by VjOOQIC
1 38 LEURS LTS ET LEURS ROSES
honte, exasper^e qu'il put croire k une hesitation,
k de l'avarice, fustig^e en son honneur de grosse
depensiere pour qui Targent n'existe pas...
— Je t'en apporterai demain. Combien t'en faut-
il?
— Beaucoup !
II la regardait, la detaillant, soupesant ce qu'elle
pouvait bien valoir, elle, son chapeau,sa chaussure
et ses vfetements, comme cherchant ce qu'il pour-
rait bien encore lui enlever : il lui prit une de ses
bagues, celle k l'gnorme opale et Tessaya, elle
n'entra qu'au petit doigt.
— Vois comme cela m'irait bien... Et n'est-ce
pas le coq qui doit porter Tergot, pas lapoule...
Elle lui abandonna la bague etourdiment sans
se dire que tous ceux qui la connaissaient lui con-
naissaient aussi cette magnitique opale dont elle
avait 6t6 trfcs fi6re...
L'entrevue fut aussi plus courte... Comme its
allaient se s^parer dans la cour, Gisele fr6mit et
devint bl6me.
Tout frais et pimpant, gant6 de gris k c6tes
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 39
noires, canne sous le bras, moustaches teintes re-
lev£es en croc, barbe inaltSrablement noire bien
peign^e en £ventail et ondutee au petit fer, son
vieux beau d'oncle Stopanow Witerpski, en prin-
tanier complet gris,chapeau melon, comme un tout
jeune homme, la d-marche aussi fratche que celle
de Sandor sortait d'une des portes du grand bati-
ment... Gisfele se sentit fl^chir... 11 passa, la re-
garda... sans affectation, mais avec attention,
comme un vieux beau peut decemment regarder
une jolie femme, examina avec non moins de
dext£rit£ savante Sandor qu'il vit de dos, n'eut Fair
de rien, ne la reconnut pas, ne la salua pas, ne se
retourna pas... ; et pourtant Gisfele6tait fermement
convaincue qu'il n'6tait pas homme a prendre une
femme pour une autre. Quand il eut disparu elle
se sentit comme renaitre... Elle venait de pas-
ser par les pires angoisses de sa vie. Elle ne se
demanda pas longtemps ce que ce vieux d6bauch£
vert galant faisait ici...
— Mon oncle Stopanow aura install^ une de ses
mattresses dans un de ces logements !
Et haut:
— Tu sais... demain je ne reviens pas...
Digitized by VjOOQIC
l4o LEURS LTS ET LEURS ROSES
— Etl'argent?
D6j& il la regardait furieux, une main brutale
sur son poignet...
— Je ne reviens pas ici...
Elle r6fl6chit une seconde... :
— Tiens ; k dix heures, sois dans P6glise Sanct
Maria am Gestade ; et qu'on ne t'y voie pas !
Et surtout arrive le premier... Attends-moi un
moment, peut-6tre longtemps. Oui, c'est cela, tu
t'assi£ras au fond; mais cache-toi ou tupourras,
je saurai te trouver... Et si par hasard je ne suis
pas seule, ne bronche pas !
Toute croyante qu'elle fut, Tidee du sacrilege
ne lui vint mfimepas, tant le sens moral 6tait d£j&
complement obtur6 en elle.
Sanct Maria am Gestade est Tune des plus
vieilles 6glises de Vienne, certainement la plus
jolie en m&me temps que la plus belle apres
Saint-Etienne. Perdue dans un vieux quartier de
la cit£ abandonne comme la cour Heiligenkrenz
du monde chic, derri&re la Bourse et le Stuben-
ring, les ruelles qui y conduisent sont des coins
de province tr6s reculde & deux minutes de la
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEUHS ROSES l4l
grande artere viennoise. II est difficile d'imaginer
rien de plus exquis et balourd k la fois, d'un go-
thique a la fois plus fruste et plus special, une
veritable eglise pour Huysmans. Le clocher se
termine par une sorte de baldaquin de pierre
ajoure en forme de d6 k coudre unique au monde.
Le porche principal et le porche lateral sont recon-
verts d'un rappel du m6me baldaquin sculpts, et
aussi l'autel, k Pint^rieur qui sentbonle s&sulaire,
rimm^morial encens. Aussi noire et encore plus in-
time que Saint-Etienne,avecdes vitrauxarchaiques
barbares qui semblent des mosaiques de pierres
precieuses, ce bijou d'6glise est ignore de beau-
coup de Viennois, et Gisfele Teut peut-Atre ignore
elle aussi, n'6tait que le culte y 6tait affecte k la po-
pulation tchfeque de Vienne, et que partant son
pere contribuait aux restau rations que subissait en
ce moment le bizarre et merveilleux clocher. A dix
heures les jours de semaine il ne s'y c41ebre plus
de messe.
L'Ami cette fois accompagna Gis61e qui, sortie
sous n'importe quel pr^texte, avait dirig6 la fldne-
rie de ce cote-li.
Le& deux femmes entrferent, Teau b&nite prise
Digitized by VjOOQIC
1 4? LEURS LYS ET LEURS ROSES
elles g6nufl6chirent, s'agenouillferent et se mirent
en prifcre dans les vieux bancs sculp t^s.
Au bout (Tun moment Gisfele, qui perdait m£me
le sens de l'hypocrisie, fit benoitement k l'oreille
de cette b6casse d'Ami :
— Comme c'est beau ici f je voudrais tant y
resterun peu seule... J'ai tant de graces particu-
lars k demand er au bon Dieu ! Et vrai I il me
semble que ta presence m'empeche de Lui parler
coeur k cceur, que tu te mets de moili6 dans les
secrets que je Lui confie... Si tu rentrais pour ex-
pddier la voiture me chercher. Je suis si fati-
gu<5e.
L'Ami h6sitait, se mefiant, flairant anguille
sous roche. Cette nouvelle forme de ddvotion lui
paraissait Strange... Quel secret que L'Ami ne
devait pas savoir, la comtesse pouvait-elle bien
tramer de compte k demi avec le bon Dieu.
Gisfele insistait :
— Je te donne ma parole d'honneur que je ne
sortirai pas de l^glise.
L'Ami encore tr6s embarrassde, craignait autant
de se montrer soupQonneuse que de partir... II lui
semblait que sa Gis61e avait des allures louches
Digitized by VdOOQlC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 43
depuis quelques temps. La veille, elle itait rentr^e
de la messe k Saint-Etienne sans passer par sa
chambre, avait repris un bain et chang6 de cos-
tume de pied en cap... Cela fait, alors seulement
elle s'&ait montr£e, et parlum^e outrageuse-
ment, tandis qu'elle pr6tendait justement et comme
avec rage ne pas supporter l'odeur des lys quoti-
diens de Zdenko qui venaient d'arriver.
Gisele comprit qu'il fallait sortir un gros argu-
ment.
— Eh bien ! puisqu'il faut tout te dire, curieuse,
je t'avouerai que j'ai commence une neuvaine de-
puis hier, afin de d^couvrir un mari k la fois selon
ton cceuret le mien... Etquand je prie k ces inten-
tions je ne veux pas que tu sois Ik... tu influence-
rais le bon Dieu...
Et tout k coupfollement divertie k l'id6e de faire
faire k la vieille demoiselle pied de grue sur le
pav6 en telle occurrence :
— Si tu te m^fies de quelque chose, c'est bien sim-
ple attends-moi dehors. Hn'y a qu'une porte. Mets-
toi de planton sur les marches. La garde meurt
et ne se rend pas.
Vaincue, L'Ami protesta. Pour qui la prenait-
9
Digitized by VjOOQIC
1 44 LEUaS LYS ET LEUES ROSES
on ! Elle avait toute confiance ; elle s'en irait pour
de bon.
Ce qu'elle fit.
— La voiture vieodra te prendre dans une demi-
heure, tel avait 6t& son dernier mot..
Apr6s son depart, Gis&le qui avait senti avec
angoisse les perplexit&s deL'Ami, demeura encore
quelques minutes agenouillde, puis sortit, examina
les ruelles du seuil de la porte laterale, — la seule
ouverte vraiement, — et rentra circonspecte.
Au fond de l'6glise & nef un pen obliqu6e, rom-
pue tiur son axe, il y avait sous la tribune de
l'orgue dans un coin tr&3 sombre deux confession-
naux ; Gisele fut guid^e vers Tun d'eux par un
mouvement du voile vert et un tres irrespectueux
« ps'tt ! psHt ! » qui la fit rire. Tres nerveuse dans
cette 6glise qu'elle profanait, elle se sentait dis-
pose a rire de tout. Mais tout aussitot la prit un
va^ue eflroi. Dans un confessionnal vraimentc'^tait
un pen fort... Quelle faute de gout!... La veille a
donner un rendez-vous dans une 6glise, elle n'avait
pas du tout, mais c'est que pas du tout pen><5 4
mal. De son cote ce parfait pai'en de Sandor a qui
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 1^5
elle avait tant recommand£ de se cacher, s'&ait
senli g£ne par ce quelque chose d'etrange, au
fond de cette imposante perspective de colonnes,
devant quoi brulait une lampe contre les verrteres
du chevet. Et l'odeur d'encens, d'eau benite et de
priferes pauvres ne lui disait rien qui vaille. 11
s'6tait r^fugid ou il avait pu, terr6 un peu mal a
son aise dans cette sorte de niche en bois fermee
par des rideaux, d'ou il pouvait tout voir sans 6tre
vu. Mais il n'aimait decid£rnent pas cela... Les
iglises ce n'6tait rien pour un tsigane ; ce bloc
sanctify et noir et qui embaumait ne lui inspi-
raitaucune confiance.il faudraittrouver autre chose.
II s'6tait assis k la place du pretre, il ouvrit ; la
jeune fille entra, hesita, puis comme le temps pres-
sait, qu'elle avait perdu toute presence d'esprit et
qu'une autre solution dtait diftieile & improviser,
s'assit sur 6es genoux, tira le voile et alors oublia
tout, tout... Elle lui ravagea fifevreusement de
baisers tout le visage : le front, les yeux, les
oreilles, le nez, les narines, la bout-he, les joues,
le menton, et par-dessus le mareh6 les cheveux et
le cou. Elle les prodiguait vite, vite et largement
en un besoin presque hysterique de s'etourdir,
Digitized by VjOOQIC
l/j6 LEURS LYS ET LEURS ROSES
d^chapper a la pens^e du sacrilfege. Tout & coup
elle consulta sa montre. 11 y avait vingt minutes
que la pluie de baisers tombait ainsi. Sandor n'avait
rienvu de pareil et en etait abasourdi, inerle,
passif et jubilant. Avec prudence il attendait, se
demandant jusqu'ou cela irait, s'interdisant de
rien oser dans une caisse aussi v6tuste et intimi-
dante, qu'un vague sentiment de malaise lui disait
v£n6rable. Gisfele au reste se reprenait, brusque-
ment se d£gagea des bras qui mollement Tenser-
raiont et sortit. A peine revenue & elle, encore
chancelante de sa sorte de d&ire, machinalement,
par habitude elle ne gut rien de mieux pour achever
de reprendre ses sens que de s'agenouiller a la
place du penitent. Elle retardait ainsi le moment
de se retrouver face a face a Tautel et d'envisager
avec sang-froid le sanctuaire qu'elle venait de
profaner. Et puis de telle sorte, le confessionnal
avait Tair occup6 le plus naturellement du monde.
Et au lieu de parler ils chuchott^rent. lis avaient
tant a se dire puisqu'a la v6rit6 pas un mot n'avait
et6 dchangS jusqu'ici.
— As-tu Targent avait tout d'abord demand^
Olai*.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 47
— Voili. Et elle lui avait remisbeaucoup de flo-
rins, un si beau nombre que tout de suite le tsi-
gane n'avait su garder sa prudente reserve et jouer
son r&le de degoutS, et qu'il avait au contraire ma-
nifest6 une joie d'enfant — dont il se repentit k
peine dehors, — car c'^tait beaucoup plus qu'il
n'eut os6 esp6rer.
— Eh bien... Et demain?... Tu sais nous par-
tons bienldt de Vienne.
Ah! oui... et demain. C'6tait le moment de se
decider... Pour Pheure elle 6tait encore toute au
charme nouveau des baisers, elle ne souhaitait
rien autre... Et cependant puisque cette autre
chose arriverait t6t ou tard... Qui sait si elle ne
regretterait pas, quand Sandor serait parti... Avec
cet 6vasif, si 6nigmatique et du reste si magnifique
personnage, quelle plus extraordinaire occasion
de se donner enfin, et si Ton voulait bien y r6fl6-
chir qui tir&t si peu a consequence !... Alors
aussitdt :
— Pourquoi partirais-tu ? Si je veux que tu de-
meures ici../Et j'ai le moyen de te faire rester. Et
du reste tu reviendras Tan prochain. Sur !
— N'importe, mais demain je veux te voir
Digitized by VjOOQIC
S
1 48 LEURS LTS ET LEURS ROSES
ailleurs que dans une 6glise. Je n'aime pas Fodeur
qu'on sent ici, ni les machines comme cela. Et il
donna un grand coup de pied dans le bois qui r£-
sonna...
Et P6cho se perdit en plain te triste,.. si triste...
triste comme un reproche du sanctuaire viol£,
dans le recueillement du vaisseau vide tendrement
colore par les verri&res.
Elle se sentit travers^e dun remords aigu et en
meme temps elle eut conscience de Fin61uctable
auquel d^sormais elle devait s'abandonner.
— Tais-toi... tais-toi... Sois trfes tranquille...
J'irai ou tu veux...
— Viens au Prater.
— C'est trop loin, et de jour je ne peux pas.
— Viens de nuit.
— A deux heures de la nuit ?
— A deux heures non, mais k minuit... pour un
soir je me ferai libre: on tol^rera; du reste,
pour te rejoindre je m*6chapperai sans prdvenir
mes frferes.
Deji Tidded' une 6quip6e nocturne tentait Gisfele,
la seduisait, Fenchantait... Seulement comment...?
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 1^9
Et ouse trouver?.. Enfin elle aviserait. Pourlors
elle ordonna :
— A minuit juste jsois done devant le monument
de Tegetthof, au rond-point du Prater.
— Mais je n'ai pas de montre...
— Tiens voili la mienne. Seulement rends-la-
moi demain, elle est k mon chiffre et k mes
armes.
Une voiture dehors roulait difficultueusement
le long de la ruelle 6trangl6e et s'arr^ta.
— Et maintenant causons beaucoup plus bas,
toutbas, tout bas, encore plus bas...Tu ne sorti-
ras pas d'ici avant que tu aies entendu s'£loigner
la voiture.
Elle demeura encore deux ou trois minutes, et
murmura :
— Eh bien, pas demain. Mais k aprfes-demain, t6t
dans la nuit. Minuit sonn&, je n'attends plus.
Tr6s d^votement elle souleva le rideau, et sortit
du confessionnal fermant lesyeux po'urne pas voir
le tabernacle, mais faisant un grand signe de
croix.
Digitized by VjOOQIC
l5o LEURS LYS ET LEURS ROSES
Cependant elle dut bien les rouvrir ses beaux
yeux gris, grands comme des couronnes ! Et tout
de suite elle regarda ce qu'elle ne voulait pas voir,
la lampe du sanctuaire.
Au m6me moment elle fut distraite par quelqu'un
qui 6tait \k pieusement prostre et tout de suite
Gisele sourit de surprise et de triomphe, le sou-
rire de triomphe de la rus6e matoise qu'on ne pre-
nait jamais sans vert. Lk-bas au pied de l'autel
c'6tait L'Ami agenouill6e & Pattendre ! Elle £tait
revenue avec le coup6, pas tranquille, mais sous
pr&exte que cette petite promenade en voiture
l'amusait.
Et maintenant sure de surprendre quelque chose,
inexprimablement inquire et intrigu6e, elle atten-
dait et n'ayant rien de mieux k faire r6citait ses
paten6tres.
— Tu vois, je me suis confess^e, m^chante soup-
Qonneuse... lui murmura la jet/ne fille iToreille, le
plus naturellement du monde.
L'Ami fut trop joyeuse pour observer son sou-
rire ambigu,
Au diner, a trois heures, comme de coutume, le
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES l5l
comte annonga que dans la huitaine il partirait
pour Hlinsko ; et tout k coup il fit :
— Ah ! ton oncle Witerpski est venu ce ma-
tin...
Gisfele p&lit, mais soutint le regard paternel. Et
cependant elle 6tait plus morte que vive. Et ce-
pendant les yeux du comte n'exprirnaient rien
d'anormal.
— ... II se plaint de toi, tu ne lui fais plus de vi-
site... II dit que tu es une ni&ce d6natur6e. Tu Yaa
a peine reconnu Tautre jour k TAu-Garten et tu as
eu le toupet de lui faire payer cinquante florins et
vingt kreuzer une mauvaise assiette morave sur
laquelle il est 6crit : * Lieben und nicht haben
ist hdrter als Steingraben (1) ».
Puis il 6clata de rire le comte, la trouvant bien
bonne... ajoutant toutefois :
— II t' attend demain toute la matinee, Foncle
Witerpski !
(1) Aimer — et ne rien obtenir — c'est plus dur —
qu'un tombeau de pierre.
9*
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
IV
Au moment ou, fraiche et vaporeuse comme unt
bleuet dans une exquise et toute simple robe de
cr6pe anglais, Gisfele d£j& debout allait sortir abso-
Iument rassur^e de chez son oncle Stopanow-
Witerpski, celui-ci 4 son tour se leva et,la baisant
au front, lui prit les deux mains avec fermet6, les
yeux sur les siens qui cillferent et fuirent inopi-
n^ment.
Gis61e comprit que ce post-scriptum inattendu,
k une visite ou il n'avait 6t& offert que des bon-
bons, une rose et deux doigts de c6drat, 6chang6
que de gracieux et galants propos, et ou Toncle
avait joud Tamoureux de sa ni6ce avec une pr£cio-
sit6 surann£e du meilleur ton, allait en etre le
moment capital, et amener le difficile point d61icat,
le mysterieux sous-entendu qu'on effleure k peine
Digitized by VjOOQLC
1 54 LEURS LYS ET LEURS ROSES
et qu'il faut comprendre k demi-mot, lire entre
les lignes qu'inscrit sur les regards le battement
des paupi&res. Done elle leva ses grands yeux
ing(Snus quoique un peu troubles, ing6nus mais
6veill6s, ses vastes yeux voluptueux de femme sure
de ses moyens, sur le coquet vieillard a qui la
certaine anxi6t6 de ce regard ferme par contrainte
n'6chappait pourtant point. D£j& du reste le vieux
beau savait & quoi s'en tenir et avait d6chiffr6 le
d&sir des caresses et TappStit de l'&iigme sexuelle
joints k une relative candeur des sens.
— Rien heureusement ne s'est encore pass6,
conclut-il en soi.
De son c6t6, t6t rassur^e par unbon sourire, la
d^licieuse comtesse comprit que, larrons en foire
plus ou moins, — ne pouvait-elle d^noncer cer-
tain nid de la cour Heiligenkreuz, — son oncle et
elle 6taient de connivence ; et une folle grati-
tude s'epanouit en son cceur pour ce vieux gentil-
homme talon-rouge qui allait lui dire, mais avec
la feinte de tout ignorer, ce pourquoi il Tavait
appelSe :
— Et ce petit coeur? sourit-il interrogeant des
sourcils.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 55
— Oh! toujourslemfone, un oiseau qui s'envole
vingt fois par jour dans tousles bosquets fleuris...
Et pr6cipitamment, pour romp re les chiens :
— Oh 1 les fleurs et les parfums, raon oncle, j'en
raffole...
— Pourvu qu'il en revienne intact, le petit
cceur... Dans les bosquets les mieux fleuris et qui
embaument, il y a de mdchants oiseaux de proie
dont c'est la sp6cialit6 de plumer les gentils petits
cceurs duvet^s de rose.
— Vous en savez quelque chose, mon oncle...
Eh bien ! mon cceur & moi reviendra toujours
intact, m6me s'il rencontre P^pervier.
— Oui, oui... ; c'est bel et bon k dire, mais tu
verras : le jour viendra ou, pris, il sera bien pres
d'etre plum6, roti et croque, et ce jour-li heureux
celui qui retiendra Toisillon. Ah I filleUe, ce que je
regrette d'etre ton oncle...
Sur la sellette, Gisfele confuse de nouveau rou-
gissait et baissait les yeux, les relevait interroga-
teurs et suppliants, puis s'enervait. Le vieuxbeau,
implacable & jouir de cette confusion poursui-
vait :
— Pour m'en consoler tu vas me faire une pro-
Digitized by VjOOQLC
1 56 LEURS LTS ET LEURS ROSES
messe...; c'est que jamais tu n'oublieras, Iorsque
tu tomberas amoureuse qu'au-dessous de seize
quartiers de noblesse personne n'existe au monde.*.
Pas plus qu'il n'est de cornes sous un diad^me, il
n'est de d6ch6ance, — et il eut un rire gaillard, —
Iorsque le pal est, comme k Venise sur le grand
canal, armorie etcouronn6. Apres cela, amuse-toi
si le cceur t'en dit, la jeunesse est faite pour
Famour et l'amour pour la jeunesse. Et ces roses-
1&, — il lui caressait les joues, — ne sont pas faites
pour se faner de sitot. Heureux qui les aspirera,
heureux qui les p&lira, trois fois heureux qui les
cueillera. Mais attention ! Rappelle-toi ce que je
viens de te dire ! Notre monde du reste compte
assez de jolis jeunes gens et les uniformes autri-
chiens sont les plus beaux du monde.., Mon
Dieu, oui, avec les hongrois... car a un certain
degrede noblesse la nationality n'existe qu'en sous-
ordre ; on est noble avant tout... Et le commun,
s'il existe pour nous autres hommes, ne saurait
exister pour une accorte petite comtesse autri-
chienne... A plus forte raison, moins que du
peuple...
Ale! La plaie venait d'etre touch^e net... Mais
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 107
avec tant de dext6rit6 ! Gisfcle n'aurait su en vouloir
au joli vieillard. Elle eut le sourire d'intelligence
reconnaissante de rigueur.
Le reste n'eat plus d'importance... Le facile et
pea moral bonhomme n'avait-il pas dit l'essentiel,
et sa cousine de ni&ce — ou ntece de cousine, —
l'avait compris.
— Et ton petit soupirant Cam6ral Moravitz?...
II 6tait bien mignon l'autre jour k FAu-Garten...
Mais c'est un enfant d'un autre Age que le n6tre.
Toi aussi bien que moi, nous sommes du
xrni e Steele, quoique tu aies la faiblesse d'aimer
Wagner et un ou deux autres fesse-Matthieu...
Or je t'ai toujours dit : « Prends garde, cV.st une
maladie I » Mais le petit marquis ! On dirait que
Wagner Pa tenu sur les fonds baptismaux, et qu'il
a 6t6 baptist Parsifal au temple du Graal... Eh!
eh !... un Parsifal qui a passe par leTheresianum...
Mais to es trop jeune pour comprendre, toute
d61ur6e que tu sois, petite. N'importe, encore un
conseil : veux-tu 6tre libre tout k fait, ador6e d'un
petit mari dont tu feras tout ce que tu voudras et
le reste par surcrolt... 6pouse-Ie.
Digitized by VjOOQIC
1 58 LEURS LTS ET LEURS ROSES
— Encore me marier, toujours me marier, vous
avez tous cette marotte, racontait Gisile k L'Ami
qui l'avait attendue, au sortir du salon lambrissg
de blanc k baguettes d'argent 6raill6 et tournant
au noir, avec meubles de soie rose dteint, — troupe
la soie ici et li, — ou l'avait regue son aimable
vaurien de vieil ami.
Et int6ricurement elle se disait par comparaison
avec d'autres proc6dds:
— Gomme il doit etre ennuyeux I'oncle quand
il se m6le de faire la cour !
L'aprfes-midi de ce mercredi 6 Juin 1894, — une
date que jamais Gisele ne devait oublier, la der-
nifere journ^e de son heureuse et insouciante vie de
jeune fille, et la journ6e qui lui parut la plus
longue de son existence, — une nouvellejonchfie de
lys de la part de Zdenko arrivait encore.
— 11 n'est pas varie! C'estbien beau ces grands
lys, mais k la longue c'est assommant, d^daigna la
jeune fille ; et cette fois elle donna la gerbe blanche
embaum^e k sa camdriere.
A 9 heures au repas du soir elle causa avec une
extr6me volubility, demanda du champagne et en
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS EX LEURS ROSES l5o,
but deux doigts de trop, puis aus.sit6t se pretexta
entet^a et fatiguee et se retira, preVenant L'Ami
que le lendemain elle seleverait fort tard. La jour-
n6e avait &t& d'une chaleur accablante ; on dtouffait
en ville... Aussi le depart pour Hlinsko avait-il
&i& irr^missiblement fix6 au lundi suivant.
Unefois seuledans sa chambre avec la domes-
tique par qui elle se faisait d6shabiller, Gisele
deboucha un flacon de santal, le vida dans sa
cuvette et s'y lava les mains ; il n'y avait plus
maintenant de parfums assez violents pour elle...
Elle s'essuyait que trfes pos6ment elle se prit a
dire:
— Mitzi... jesuis tr6s mecontente de toi depuis
quelques semaines.
— Ob ! Mademoiselle, si Ton peut dire...
— Tu es par trop distraite aussi... Tu ne fais
plus rien bien. A chaque instant on croirait que tu
perds la tete ?
— C'est que, en votre presence, Comtesse... qui
ne perdrait pas la iete ?
— Oui, oui... c'est bon. Nous connaissons cela.
Tu es amou reuse !
— Oh!...
Digitized by VjOOQIC
l6o LEURS LTS ET LEURS ROSES
Mais la rougeur de la femme de chambre avouait.
— Tu crois que je ne suis pas ton manage avec
Fredi... Oh ! tu n'as nia t'en cacher, ni & lenier...
Avoue franchement : je vous marierai et vans
doterai, j'aime qu'on soit heureux autour de
moi.
La rou6e servante se jeta k genoux batsant les
mains, la robe et les pieds de sa maitresse. II
n'y avait jamais de flatterie trop grande pour
GisSle...
— Mais tu me serastouted6vou6e, n'est-ce pas?
Eh bien ! 6coute : tu es la premiere k qui je vais
confier mon secret : moi aussi je voudrais essayer
de l'amour... Et je compte sur toi pour m'y aider.
Et d'un ton tres sentimental, languissant, si bien,
si bien jou6 :
— Et que ceci ne t'6tonne pas : jeunes filles nous
sommes toutes les m&mes, les plus pauvres comme
les plus riches. Et quand notre coeurest pris,
adieu tout le reste. J'ai rendez-vous ce soir avec
mon fiance; tu vas me prater une de tes robes,
tu diras a Mademoiselle et au Comte demain matin
que je me suis enferm^e dans ma chambre a
double tour. A l'instant, vers onze heures, jo
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES l6l
fermerai et emporterai la clef, nous sortirons en-
semble par la salle de baia etTescalier de service ;
tu me donneras le bras comme si tu reconduisais
une aniie qui serait venue te dire bonsoir ; tu pr6-
viendras le portier d'ouvrir, le courant d'air lui
soufflera salanterne. Pendant que tu causeras avec
lui je m'en charge. Nous chuchoterons encore une
ou deux minutes sur le pas de la porte, et je m'en
irai. Demain matin : fais le guet vers 7 heures. Je
monterai de nouveau par l'escalier de service, droit
au bain d'ou je rentrerai dans ma chambre me
coucher et j'ouvrirai quand il me plaira. Tu as
aussi une clef de la chambre, tu veilleras k ce que
cela reste ferme jusque-li, quoiqu'il arrive... mais
il n'arrivera rien!.. Et tu sais ily a beaucoup d'ar-
gent pour toi au bout de tout cela... mais tr&s en-
tendu a condition qu'il n'arrive rien... Du reste
s'il arrivait quelque chose papa te tuerait...
— La Comtesse dort ? demanda I/Ami k la femme
de chambre qui sortait de chez Gisfele.
— Je ne sais pas... La Comtesse a ferm6 derriere
moi la porte k double tour, de peur que je
rentre trop matin. Elle a recommand6 qu'on ne
Digitized by VjOOQIC
1 63 LEURS LYS ET LEURS ROSES
fasse pas trop de bruit demain avant dixheures.
EtL'Ami fut k son tourse coucher.
Demi-heure apr&s, Mitzi rentrait chez Gisfele qui
avait d6ji endoss6 une robe de domestique, pass6
uu chale sur ses 6paules, s'dtait affubl6e d'un ta-
blier blanc, et coiffee d'un mauvais vieux chapeau
sur lequel elle s'6tait assise avant de le mettre.
Elle 6tait si mal fagott^e que Mitzi une seconde
h^sitait k se commettre avec une amie de si peu
d'apparence.
— S'imagine-t-elle done qu'une femme de
chambre comme il faut a cet air ?
Et tout haut :
— Le hasard favorise la Comtesse. Le porche
est encore grand ouvert, Monsieur le Comte est
sorti en voiture et le portier ne ferme pas avant
que la voiture soit revenue.
Comme e'est simple de se mal conduirc et
comme cela finit par devenir amusant, pensa Gisele
dans la palatiale Herrengasse completement d6-
serte... Etre k pied dans la rue, seule, k pareille
heure, comme e'est dr6le !
Elle arrGta un fiacre qui passait t
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES , 1 63
— Gare du Nord, gare-Empereur Ferdinand.
Le cocher la regardait avec m^Bance :
— II faut payer tout de suite.
Elle commit la sottise de ne pas demander le
prix, et de ne pas marchander ; elle tendit le billet
de cinq florins et, habitude prise, ne reclama pas
sa monnaie.
— Oh ! Si c'est ainsi... ! grommela a part lui le
« fiacre » — comme on dit k Yienne de Phomme
aussi bien que du v^hicule. — Q'avait et6 pour lui
un trait de lumifere ! II comprenait de quoi il retour-
nait !
Et comme k la gare la fugitive descendait,
Thomme ouvrit c6r6monieusement la portiere, ri-
canant :
— Bon voyage, Durchlaucht. (1)
De la gare k la colonne rostrale surmont^e de
la statue de bronze de Famiral Tegetthof, il y
avait h peine k revenir sur ses pas cinq-minutes ;
(1) Durchlaucht. Intraduisible et neutre. Plus que Ex-
cellence. Ne se dit gu£re qu'aux altesses de families r6-
gnantes ou ayant regne.
Digitized by VjOOQIC
I 64 LEURS LYS ET LEURS ROSES
de Tune on voit l'autre. Un train ^tait arrive ou
parti : des voitures, des employes, quelques ombres
circulaient. Gis&le n'eut point peur. C'6tait au reste
une sensation qu'elle ignorait jusqu'a present, la
peur, saufles jours d'orage.S'il tonnait elle courait
se blottir dans son lit, t6te sous les oreillers. Sauf
c ela: ct Jolie comme je suis il ne peut rien m'arri-
ver », avait-elle decide, ce qui signifiait qu'elle ne
redoutait pas la seule chose qui put lui arriver...
Elle devina Sandor assis sur les degr6s du pifr-
destal au point rouge de sa cigarette, et h&ta le
pas.
Elle s'abandonna, se roula dans ses bras. Avant
de se direun seul mot, ils s'embrasserent... 6per-
dument. Elle de toute son ardeur, de toute la
force acquise par tant de risques et de telles har-
diesses, et d'un tel desir enfin de toutes les ca-
resses ; lui mieux a son aise, plus proche de chez
lui et se sentant en plein air mieux son maitre.
N'etait-elle point tout & fait descendue de son
pedestal pour lui? Tout de suite la forte odeur du
grossier tabac sur les I6vres de Sandor I'excita, la
grisa. Elle lui arracha de la main sa cigarette, la
porta a ses levres, aspira deux ou trois bouffees, et
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 65
la jeta. Puis stance teaante, ici m6me, tout de
suite elle lui demanda en propres termes de sa
salive... beaucoup. Et litt^ralement il lui cracha
dans la bouche en un fou baiser ; puis enlaces ils .
s'en allferent a petits pas sous les raarronniers le
long de la grande all^e du Prater, l'allee chic, d£-
serte a peu pr6s 4 ces heures, tandis qu'a gauche
le Prater populaire, peupl6 de rendez-vous, lourd
d'effluves, plein de baraques, vit savie denuitdr6-
latique, bonhomme et sensuelle. Tous les bruits au
reste mouraient, Sur la grande all^e, les trois uni-
ques cafes dteignaient leur^ lampions etleurs fan-
fares.
La chaleur etait encore ^touffante, une vraie nuit
de germination, de fermentation, de rut et de tor-
peur. La terre semblait suer de voluptd, et sous
les arbres vaguaient comrae des courants de sen-
teurs amoureuses, enervantes et pam^es.
II faisait p^che.
lis alldrent beaucoup plus loin... beaucoup plus
loin...
— Encore jamais tu n'as dormi sous les 6toiles
ou sous les arbres, demanda le tsigane ?
Digitized by VjOOQIC
l66 LEURS LTS ET LEURS ROSES
— Comme dans les contes de fee? Jamais!...
Mais dis-moi, Fherbe, cela doit 6tre plein de
bfetes...
Cela ne le fit m6me pas sourire. Son orgueil
s'exaltad' avoir conquis une princesse k qui les
bestioles et Fherbe n'avaient pas servi de litiere.
— Mes baisers t'empfecheront de les sentir, et
puis tu vas dormir dans mes bras... si tu veux
dormir.
— Personne ne viendra nous troubler?... Les
gendarmes... Tes frferes...
— Personne. Mes frferes savent qu'il faut boire
quand on est k la rivi&re. Et de nuit le Prater est
k tous ceux qui ne sont riches que d'amour.
— M'aimes-tu?
— Comme tu m'aimes...
Tr&s vaillante marcheuse ellene sentait nulle fa-
tigue ; elle s'appuyait au reste bien fort sur le bras
da jeune homme, et elle fut toute surprise de voir
luir dejk dans les bouleaux, les trembles et tous les
autres arbres palud^ens, k droite, le joli dtang au-
pr£s duquel, de jour, elle avait passd sisouventen
voiture. La dernifere fois un joli gargon s'y mirait
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 67
assis sur un tas de gravier, tout triste. Et elle
avait senti cette tristesse corresponds & ces
obscurs desirs qui s'agitaient en elle... Elle avait
eu un 61an de son 6tre vers lui, et lui tout k coup
avait relev£ la t6te au passage de la voiture. Tant
est fort l'appel du d6sir. Mais f&chd, vite il s'dtait
repris a consid^rer son image. Pauvre diable ! La
satisfaction de son d6sir ne descendrait jamais de
caliche. Et & ce souvenir Gisile &reignit plus fu-
rieusement le bras de Tamant qu'elle s'^tait donn6.
A cet endroit pr6cis6ment, ils abandonn&rent la
grand route et longferent le gravier de Tautre rive
au bord de l'eau ; puis ils p6n6tr6rent dans les
founds.
Les grands troncs blancs se tordaient iperte de
vue dans la nuit verddtre... Un peu de fraicheur;
des odeurs de foug&res montaient du sol... Et sur
Tesprit de Gisele flottait le chant d'amour de la
Walkyrie... A quoi bon aller plus loin :
— lei, veux-tu ? demanda-t-elle.
Et comme il n'objectait rien elle enleva de ses
£paules le ch&le, le plia en quatre, Nploya et T6-
tendit h terre sur des toufies de tussilages...
10
Digitized by VjOOQIC
1 68 LEURS LTS ET LEURS fiOSES
Pas ua souffle de vent, pas un bruissement de
feuilles dans les bouleaux. II semblait que la
for6t entiere aux ecoutes se taisait respect ueuse-
ment.
Depuis huit jours la chaleur 6tait si persistaute,
et si accablante avait 6t€ cette derni&re journ^e que
la couche v^gdtale n'&ait m6me pas humide ; ils
s'assirent d'abord, mais elle s'affala aussit6t contre
lui, tdte sur son epaule...
II avait en route rallum6 une cigarette qu'il
acheva...; pourtant il sentait fort bien 4 la chaleur
et 4 l'emoi pressant des seins abattus sur sa poi-
trine, des bras noues autour de sa taille, qu'elle
6tait 14, a lui, toute palpitante,press6eet anxieuse...
Mais il attendait cependant ; sa feinte indifference
gonflee d'orgueil et 4 tout prendre de beaucoup
d'einbarras... Quefaire, ou plut6t comment faire?
D'instinct il comprenait qu'une fille de ce rang-14
n'est pas 4 renverser et 4 besogner comme une
maritorne de ferme derriere un fumier ou sur une
meule de foin...
Et cependant pourquoi non ?
Et cependant elle lui fut reconnaissante de cette
attente qui prolongeait et redoublait son 6moi. Ce
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEUHS R05ES 1 69
fut le seul instant po&ique de son audacieux ro-
man. L'heure itait exquise : le bois si myst^rieux
avec les hants futs argent^s des bouleaux grants
d^ns les tulles ajour&s des lentes frondaisons q& et
l&piqu£s d'6toiles...
lis ne disaient plus un mot.
Dans les broussailles comme dans les ramilles
le silence 6tait absolu, unique. Mais les parfums
continuaient k passer : des essences de lysines et
de grandesfeuilles vertes,de mousses et d'herbes...
et c'^tait parfois si violent ces parfums que c'^tait
comme si le silence en eut 6t& trouble, comme si
le silence eut cri£ de volupt6.
Et elle-m6me, Gis&le, 4 elle seule n'odorait pas
moios ses odeurs de jeune fille comme phospho-
rescente d'amour et qui tout k l'heure sera femme,
que les bouquets varies et exotiques des flacons
rares et pernicieux de sa monomanie de parfums.
Elle 6tait comme Fonibilic des senteurs de toute
la for6t en chaleur.
A un moment donnd, g6n6e par le haut col droit
de Sandor, elle eut envie de lui baiser le cou.
Silencieusement elle se d£gagea, enleva la cra-
Digitized by VjOOQIC
I7O LEURS LYS ET LEURS ROSES
vate du jeune homme, lui d^boutonna le col, mais
voili que tout vint k la fois et il lui resta entre les
mains la cravate, le faux-col, et uue sorte de
plastron. Pour lors le giletdu tsigane, largement
6chancr6 et taill6 tr&s bas, s'ouvrit sur la chair
nue. II n'avait pas de chemise. Et une puissante
et brulante odeur de m&le monta de cette dchan-
crure sur une brune poitrine solide et moite.
II eut un fauve sourire mais ne broncha pas. A
elle, cela suffit pour soulever tout son sang, qui
fermenta jusquedans les plus petits vaisseaux 4 fleur
de peau ; elle s'abattit comme asphyxi^e sur le cou
d6nud£, mais assez consciente encore pour que plut
de ses lfrvres sur ce cou une myriade de petits bai-
sers serr6s, serr£s, tandis que sa main fi^vreuse,
tremblante, plongeait dans l'^chancrure du gilet
qui se ddboutonna, glissait le long de la chair
velout^e, chaude et adh6rente, s'irritait k la
pointedure du pectoral, et enfin se perdit dans la
pochecuisante, douillette et mouill^e de Taisselle...
Elle la retira subitement comme effray^e de cette
chaude humidity pubfere qui lui rappelait la taille
maculae de sa robe de l'Au-Garten.
Mais sa main ramenait le v6n6fice subtil et fort,
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES I7I
le v£n6fice k la delicate toute-puissance de cette
odeur Acre et douce. Elle la porta vivement k ses
lfevres, k ses narines. C'6tait violent et exquis, une
odeur comme elle n'en avait jamais senti, etcepen-
dantelle reconnut comme y-m616e, Todeur exasp6-
rante des grands lys, une a la fois maladive et
dionysiaque odeur de sant£, de jeunesse, Todeur
de la musique que tout Taprfes-midi dans la
chaleur du jour Sandor avait sci6e sur son vio-
loncelle. Et de cette olfaction elle fut comme
une folle, une bacchante qui s'ignorait subitement
r6veill6e ; elle fut la tigresse qui se rue k Tamour.
Elle se (tegrafa non point, mais se d6chira le cor-
sage, et elle en jaillit nuejusqu'i la ceinture... car
elle aussi n' avait point de chemise, renversa San-
dor violement, fut sur lui, et, faunesse enrag^e, lui
mordant k la naissance de T6paule le cou k lui cou-
per la carotide, ce fut elle qui, plus bas, attenta.
II poussa une sorte de juron qui fut comme un
rugissement, se d^gagea, se redressa, effrayant et
formidable, lui serra des deux mains le cou k
l'6trangler, jusqu'i ce qu'elle eut cess6 de mordre,
la bacchante, la rejeta k terre k la fracasser, des
deux mains acheva l'irr£missible d£gat de la
10*
Digitized by VjOOQIC
173 LEURS LTS ET LEURS ROSES
robe, et pantelant, r&lant, ob&isque qui s'6croule,
priape qui choit, l'6crasa de sa chute sur elle et de
sa victoire de male.
A son tour elle poussa un cri effroyable, un cri
de sauvagesse bless6e, mais cri de victoire encore
plus k la hongroise que n'av&it 6t6 celui de son
maitre; et aussit6t se mordant les Ifevres, refermant
l'&reinte de ses bras crisp^s sur la saillie du bar-
bare, elle se donna k lui de tous ses reins, de toutes
ses moelles, renseign^e d'instinct, terocement ren-
seign^e etapte... dents claquantes, orteils rigides.
lis dormaient ; ils dormaient d'un sommeil de
brute, le bestial et bruyant sommeil d'apr&s les
dcrasants labeurs estivaux. Ils dormaient, rhabill£s
tant bien que mal et routes tous deux dans le grand
chAle sur les touffes de tussilages froiss6s. Une aube
sale montait k Thorizon et envahissait un ciel
blafard. . .
La forit doucement se mit k bruire... Toutes les
frondaisons 6veill6es frissonn&rent, les moindres
ramilles se consultaient inquires... Et tout fut de
nonveau silence, attente lourde, oppression, an-
goisse.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 173
lis dormaient puissamment, comme des corps
jeunes rendus k la primitive vie de nature et par-
ticipant a la communion panth&ste de la matiere
avec l'infini... Un petit oiseau qui peut fttre pres-
sentait ce qui allait suivre, un simple moineau,
s'envola d'une branche, effar6, Failure mal iveillie,
Failure tomb^e du nid, battit de l'aile au-dessus
d'eux, k la fois effarouchi de leur presence et
inquiet pour eux, cberchant k les r£veiller.
La for6t doucement se mit k bruire... et le
froissis multiple des feuilles vertes et blapches se
propagea k perte d'oui'e ; toutes les cimes des
arbres se balancfcrent plaintives, s'apaisirent, se
turent... Etde nouveau une grande angoisse r6gna
dans la forfet.
II faisait jour, un jour qui s'Stait lev£ sans
aurore,un jourfan6, maussade, boueux... Le couple
honteux dormait encore, informe. Celle qui avait
6t6 la gracieuse comtesse Gis&le : une masse inerte
entortiltee denippes...
Le petit oiseau revint voleter... d£cid6ment
effar6 de cette chose anormale qui \k souillait les
verts parvis de la grande for&t dont les mille
voix se rfrveillaient de plus en plus, mais oppres-
Digitized by VjOOQIC
174 LEURS LYS ET LEURS ROSES
s£es, et alternant avec des silences pleins d'effroi.
II faisait grand jour, mais un jour odieux sous
un ciel tout bourrete de nuages gris qui couraient
vite, en tous sens, et sur lesquels les frondaisons
ajour^es semblaient tituber.
Soudain Sandor ouvrit les yeux, b&illa, s'6tira...
et sourit reconnaissant la r^confortante for&. Le
moineau voletait au-dessus de lui... et letsigane
le regarda un peu. Puis aussitot il secoua
Gisfele.
... Oh!... Oh!... La honte de ce r6veil! Qui
jamais donnera id6e de cela ! L'enchantement de la
foret nocturne, le mirage d'amour, le prestige
louche et fascinant du p6ch6, Tinconnu de la chair,
le myst6rieux appel k Facte indicible, la grandiose
sauvagerie du rut primitif, tout cela : vains fan-
t6mes dissip^s, leurres, et misferes profondes. Et
maintenant plus que souillure, fange et mepris..,
Des feuillesbroy^es, l'humidit^ gluante du sol dans
le ch&le et les reins courbatus... Des hardes, des
loques sur le malaise malpropre du corps... Et
dans sa propre chair sentir Tardente purulence,
Pirr6m&liable plaie aux lfevres desormais agit^es
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES I*]5
de prurit pecheur, la plaie p^cheresse originelle
emplie de l^cume du peche!... dugout, d^goiit,
dugout!... Avoir 6t6 la Gisele bouton de rose et se
r£veiller limace dans la bave du peche ! Etre
femme, etre vieille, etre vou6e & la mort ! Etre
indigne d' avoir des tils ! Etre la femme qui sent
en elle d6\& la decomposition, la pourriture, la
mort I Et 6prouver dans cette debacle de toutes
les dignit^s charnelles son Ame aussi atteinte,
contamin^e k tout jamais... Et pourquoi?... Pour
si peu ! Les heures de la nuit, les baisers passes,
quoi ? Un tel rien ! Et la fin, la fin de tout cela !
L'acte ehonte auquel tout cela avait abouti..,
Quoi? un spasme, deux, trois, quatre, mAme plus
peut-etre !... Est-ce que cela se comptait? Et
pourtant si peu ! Et pour si peu avoir joue son
bonheur, sa vie, sa tranquillity son avenir, ses
r6ves, son Ame... Oh! les r&veils d'autrefois dans
la chambre de jeune fille ou les fleurs sorties la
veille lui etaient rapportees aussitdt les rideaux
entreb&ilies. Oh ! comme elle le haissait mainte-
nant ce metis hongrois, ce violoneux de perdi-
tion qui lui etait apparu les jours precedents
transfigure par Taveuglement de sa propre virgi-
Digitized by VjOOQIC
I76 LEURS LYS ET LEURS ROSES
nit6 k elle, et l'infernal, le satanique prestige de
sa musique asiate a lui... Et comme elle se
haissait et se m^prisait bien davantage elle-mfeme !
Et si encore elle Tavait aim6, ce m&le, mais rien,
rien ! Elle se Tavouait tout haut maintenant, ja-
mais elle n'avait aim£ <?a, — <ja dont elle n'eut
pas voulu pour laquais, — cette chair sans intelli-
gence et sans &me, ce brutal gargon qui Tavait
ramass^e comme une bonne fortune de plus de
son vil metier! Femelle, gouge, chienne, elle
s'itait vautr^e dans son propre.vomissement, sans
m6me tout d'abord Texcuse du bestial instinct
d£nue de raison, puisqu'elle avaitau contraire de
toute sa raison d£voyde, de toute sa volontS per-
vertie provoqu6 la nature en elle ! Oh ! ce quelle
avait fait, mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! Et
comment encore oser lever les yeux sur qui que
ce fut d'honnfete, de limpide, de vierge! Oh! le
petit Cameral ! Et de son cceur une clameur d'infini
d£sespoir monta : « Sainte Vierge ! pourquoi
m'avez-vous abandonn6e, pourquoi m'avez-vous
livr^e 4 moi-m6me ! » Ah! Pavant-veille n'£tait-ce
pas jusque dans une 6glise vouee k la Sainte-
Vierge, qu'elle allait porter sa lubricity sa dissi-
Digitized by VjOOQIC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 177
pation et sa folie ! En un Eclair de temps elle d6-
testa toute sa vie passee ; eile en comprit la vanity,
rigaominie ; elle ddtesta le stupide g&chage quelle
avait fait de toutes ses faculty, de tout son £tre...
Et son parti fut pris... Qu'importait maintenaat
la honte, l'expiation, qu'on la montrat au doigt...
Eh 1 oui, qu'importait ! Elle £tait une fille comme
les autres, un peu plus coupable que les autres,
voili tout, puisqu'elle avait davantage gaspill£ les
dons de Dieu, et galvaud6 une vie qu'il eut 4t£
si facile de rendre bienfaisante et miritoire... Elle
les avait entrevues de nuit au retour du bal ou de
Fopera ces h&ves creatures comme v^tues de la
d^froque des grandes dames, trainant leurs falbalas
sur les trottoirs, prfttes k se refugier dans quelques
Goldmannshof al'apparition de la police... Pouah !
Thorreur ! Elle se sentait desormais Tune d'entre
elles. Eh bien ! que tout ie monde sut son dam, le
lui crach&t au visage, peu importait I...
Elle se souvint de son p&re, de L'Ami, encore
et surtout de Zdenko... La gentille petite image de
devotion qu'elle aurait eue k aimer la, k enfermer
dans le livre de prteres de son imagination d'en-
fant, k adorer au fond du sanctuaire de son petit
Digitized by VjOOQIC
I78 LEURS LYS ET LEURS ROSES
cceur de premiere communiante ! Comme ils la
m^priseraient tous, dfes qu'ils sauraient..., et ils
sauraient, Zdenko, L'Ami, son pere... Comme elle
se meprisait elle-m6me ! Elle avait le sentiment
de n'oser point comparaitre devant elle-m6me.
Elle se sentait souillde toute !
Ah ! non ! m6me cela, m6me Texpiation parl'hu-
miliation, le m6pris public, la confession decorative,
les m6dievales penitences qui sont encore des aven-
tures, celane lui etait pas permis. Son ch&timent
c'dtait Thypocrisie muette, le repliement sur elle-
m6me en t6te a t6te avec Fodieux souvenir ; et ce
qu'elle avait tant craint autrefois, la solitude avec
sa pensde, en compagnie de ses remords, la cons-
cience de tout le noir qui etait au fond d'elle, et de
la mort moins pire que ce qu'elle avait fait. Et jus-
qu'i cette mort lib^ratrice maintenant, cette tor-
ture sans nom : se taire, se cacher afm que personne
ne siit rien. Et d'abord rentrer au plus vite...
Elle regarda P6tre de damnation, Todieux com-
plice... 11 ne prenait aucune garde k elle et encore
roulait une cigarette imperturbable... Etait-il
assez laid,assez vulgaire, assez d6braill6, assez nul !
Et elle s'6tait roulde sur cette chair.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES
— Quelle heure est-il ?...
— Je ne sais pas... fai oublid lamontre...
Elle ne comprit m6me plus de quelle montre il
s'agissait. Elle ne leva m6me plus les yeux sur
l'ex^crable individu... Creature d6grad£e, elle ne
se sentait pourtant pas le droit de m^priser k
l'6gal d'elie-mSme cette vile musculature bronzde
k laquelle, ni plus ni moins qu'une cavale en
chaleur, elle avait frottd k fleur de crin la fleur de
sa chair rose !
M6priser !... Ah oui ! m6p riser, m^priser k
sati6t£, mais se m^priser tout d'abord elle-m^me
k foison, k Tinfini ! F6brilement, machinalement,
elle se d6menait, se rajustait tant bien que mal ;
elle 6tait faite d'une fagon 6pouvantable, froiss^e,
tach6e, d6chir6e, en loques. On lui eut donn6 la
charity. Elle secoua le chdle sur Tobscfeae litifere
qui avait 6t6 le lit nuptial de sa concupiscence, sur
la liti&re ou elle avait sacrifid le supreme d6lic&t
p&ale de son 6tre k Tanimalit^ hideuse du plus
immonde coit; elle s'entortilla dans ce ch&le
comme une pauvresse. Elle chercha vainement
son chapeau, dans le d6sarroi de tout son 6tre ne
l'apercevant pas. Alors, pauvre gueuse elle releva
11
Digitized by VjOOQIC
l80 LEURS LYS ET LEURS ROSES
un pan de ch&le sur sa I6te et en rabattit Tangle sur
son visage ; et, en cheveux, ainsi qu'une servante
ou une de ces filles de trottoir, dont la pens6e la
harcelait, elle s'enfuit.
Sandor indifferent, blase, la regarda partir...
II connaissait la sati6l£ et l'^cceurement de ces in-
verts... Mais pour lui cette fois une satisfaction
d'orgueil restait de Tivresse k travers le confus
6cceurement que son &me rudimentaire 6tait sus-
ceptible de percevoir. 11 avait allum6 sa cigarette
et maintenant remis au picotement de la nicotine,
le roi n'dtait pas son cousin, et les deux mains
dans ses poches, chapeau en ani6re a la crane, il
sifflotait une frischka et humait le vent qui frat-
chissait.
Comrae unpeuivre la for^tondulait etbruissait,
Et Gisfele courant en d^tresse le long de Tall^e, de
la longue allde k perte de vue, — Dieu qu'elle
etait longue cette all6e, — se sentait poursuivie
par la grande voix grondeuse des arbres animus.
Etait-ce bien la m^me chaussee sur laquelle tant
de fois sa voiture avait roul6, tant de fois retenti
le sabot de son cheval sous le flottement rythm6
de son amazone? Quels reproches aujourd'hui
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES l8l
sifflaient a son oreille les centenaires peupliers ar-
gents !
Des nuages de poussiere s'6levaient de la route
et l'aveuglaient ; mais elle cnurait plus vite. Mais
quel gout acre elle avait cette poussifere ; comnie
elle lui piquait la peau et les yeux, sa peau ou cou-
rait le frisson nerveux, le cbaud-froid aigu de la
fi6vre, ses yeux brulants et sees... Et quand la
poussiere un moment s'abattait, elle distinguait
tout la-bas, tout la-bas, an bout des sortes de
rails de marronniers touffus, tout la-bas k deses-
pdrer de jamais y arriver, Timperceptible trait
blanc de la colonne Tegetthof et la ligne sinueuse
du Wienerwald, a peu prfes telle, mais beau-
coup plus bas a. Thorizon que du fatal Au-Garten
d'ou ses premiers d^portements avaient pris leur
essor.
Et comme il 6tait sombrement grisle Wienerwald
aujourd'hui ! Et derriere, qu'6tait-ce done d'hor-
rible quiau ciel montait si noir,' tragique, sinistre,
quelque orage comme elle n'en avait jamais vu...
A quel cataclysme semblable a celui moral ou
avait sombr6 son ame, la nature se prgparatt-
elie?
Digitized by VjOOQLC
l82 LEURS LYS ET LEURS ROSES
La for6t siffla lugubrement, rugit, se tordit,
comme mise a la torture du viol, elle aussi, et une
derntere fois la feuiltee retomba a un silence atroce.
Et a ce silence, alors, alors Gis&le eut peurenQn,
mais une peur etlroyable d'enfantsauvage, d'enfant
de la nature aux premiers jours, qui a comme la
bfetelapanique etle pressentiment des catastrophes
qui vont venir. Elle bondit vers le salut, lk-bas,
le mince trait blanc de la colonne rostrale ou sans
doute des voitures, le tramway m6me... Elle se
pr^cipita ver£ cette issue avec un 61an qu'aux
chasses les plus mouvement^es elle ne s'6tait
jamais connu. Elle dtait h6b6t6e de peur ; Penfer
6tait a ses trousses, et Tenfer aussi venait au de-
vant d'elle sous la forme livide de Inexplicable
m6t£ore... Elle eut la nette perception quequelque
chose d'horrible en proportion de ce qu'elle avait
fait, que quelque chose de vengeur allait avoir
lieu, et dont elle devait £tre la victime. Elle avait
armd le courroux celeste ; le cri de ses pech&3 6tait
monte au Trone du Trfes Haut, et la droite divine
s'abattait sur elle. Elle se rappela les bibliques
pluies de flammes qui tombferent sur les villes
impudiques, les deluges qui submergferent toute
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 83
la race humaine pour des forfaits que le sien lui
parut 6galer.
Oh ! cette interminable al!6e !
Elle courait encore, encore, galopant presque ;
elle courait de toutes ses forces et pourtant elle ne
se sentait pas de fatigue ; qu'est-ce done qui la
soutenait... La peur, la hideuse peur, une peur
paienne et tout & la fois une peur de vermisseau
humain qui sait avoir offens6 son Dieu et Le sent
k ses trousses.... Maintenant, elle 6taithors de la
for6t mugissante, aux cent mille voix accusatrices:
Elle ddpassa le troisifeme caf£, le second, sans
m6me songer & s'y r6fugier...EUe allait 6tre sauv£e
l&-bas seulement ou elle trouverait une voiture...
Elle passa comme un trait devant le premier cate,
echevel^e, le pan de son ch&le retombe.
Oh ! la peur I la peur ! Elle se sentait mourir de
cette peur de ce qui allait venif, et d'£puisement,
d'essoufflement. Elle pensa un moment ise laisser
choir dans la pousstere. Un sergent de ville la re-
garda d'une fa^on Strange... Mfeme la temp6te im-
minente n'expliquait pas une telle allure. Mais il
£tait si bien iTabri sous les marronniers ducate...
Ou peut-6tre la reconnut-il ? Alors de quoi se mdler ?
Digitized by VjOOQIC
1 84 LEURS LTS ET LEUftS RD8BS
EUe courait encore... encore... encore... Quel
soulas ce serait pourtant que de se laisser choir,
fermer les yeux et ne plus s'occuper de rien,
mourir... routee, assomm^e dans le tourbillon,
le quelque chose qui allait venir...
Mais son p6re, mais L'Ami I...
Folle, 6gar6e, aveugl6e, fendant les trombes de
poussi£re, enfin, enfin elle passa sous le pont du
chemin de fer et arriva au rond-point.
Un signe k un fiacre... Fouiller ses poches... Elle
cherche dans les plis, k droite, a gauche... recom-
mence... encore...
Dix kreuzer !
Elle se sentit perdue. Elle n'avait plus son porte-
monnaie... Elle ne sedit pas qu'elle l'avait dgarg
dans les plantes, 14-bas ; maintenant la taie etait
tombge des yeux de son intelligence. Elle comprit
que Sandor lui avait enlev£ son argent, l'avait
vol6e une foisde plus...
Dix kreuzer. . . qui trainaient au fond d'une poche I
Dix kreuzer !
Une rafale terrible passa. La malheureuse fut de
nouveau toute dans la poussigre... Elle entendit
des clochettes.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 85
Ah! oui, la station du tramway... Dix kreuzer,
c'£tait encore le salut!
Elle s'£lanQa, bondit dans le premier tram qui
partait, et tomba sur un banc, et se mit k sangloter. . .
Personne ne se pr6occupa d'elle, chacun au ma-
laise, k (Imminence de la catastrophe qui s'annon-
<jait, car chacun pressentaitaussi que Vienne allait
assister k quelque chose de formidable, k quelque
chose qui de mdmoire d'homme ne s'6tait vu !
Alors comment prendre garde k une folle !
Sur la rue c*6tait la d^route ; tout le monde
sembiait fuir ; fuir on ne savait quoi de terrible
qui venait on ne savait d'ou. Les chevaux du
tramway galopaient ; on brulait les stations. Les
gens sautaient dans i'omnibus qui ne s*arr6tait
plus. La Taborsirasse, le pont sur le bras du
Danube furent bruits en quelques minutes...
comme en express...
On remontait le Ring. Devant la rouge caserne
FranQois-Joseph aux grosses tours octogones h
peu prfes invisibles, la place d'exercice, de pous-
sifere, fumait jusqu'au ciel. Sur les trottoirs des gens
galopaient maintenant leurs chapeaux, d'autres
poursuivaient le leur ou Tabandonnaient...
Digitized by VjOOQIC
l86 LEURS LTS ET LEURS ROSES
Tout & coup une branche cassa net sous les
pas des chevaux, elle fut balay^e par les roues,
cette branche, etle tram passa quand meme.
Au m6me moment ilsembla que tous les arbres
de la perspective disparaissaient comprim^s comme
Sponges dont on exprime l'eau ; ilsgeignirent, litt6-
ralement tordus, et se redress£rent en des attitudes
et des plaintes d'une d&resse presque humaine.
Coup de tonnerre formidable... encore un,
deux ! trois ! Le v^hicule plein de monde, passait,
chevaux 6pouvant6s, emportS au galop, devant
TopSra.
Autre coupde tonnerre...
— Dieu me punit, c'est la fin, pensa Gisele.
— Je vais 6tre foudroy^e. J'ai attir6 la foudre sur
Vienne. Et d&s lors, elle ne fit plus que r£p£ter en
parfaite contrition : J6sus pardonnez-moi ! Jesus
pardonnez-moi !
Et plus rien d'humain ne la pr^occupait. II
fallait mourir...
Sur le passage du tram les arbres tiraient sur
leur tronc comme sur leur dernifere corde ballons
prfets k s'envoler... IAin se rompit et s'abattit
tronc et tuteur sous les yeux de Gisfcle.
Digitized by VjOOQIC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 87
Instinctivement elle comprit qu'il fallait des-
cendre... Elle se jeta sur le pav6, toraba, se fit mal,
sereleva boiteuse, et disparut sous les lourds pro-
pyls de PEmpereur Franz, entre les trapues
colonnes doriques devant le grand jardin de la
Burg. C'6tait le plus court chemin pour rentrer
chez elle... et accoutre comme elle Ntait... dans
la panique de Touragan personne ne prendrait
garde k elle. Dfes qu'elle avait 6t& k pied sur ces
vastes espaces d6couverts du Ring, une pudeur
avec la secousse de sa chute lui 6tait revenue, une
pudeur et Tinstinct de preservation.
Mais l'6pouvante la glaga lorsque de la colon-
nade granitique elle diboucha sur le jardin, sur
l'immense champ libre.
Le ciel s'apprfctait k tuer ; le ciel n'6tait plus le
ciel... ; c'6tait un plateau de pierre, une montagne
qui allait s'£crouler, tout broyer, et des t^nfcbres
tombaient avec lui, de lui, pouss^es par lui qui tom-
bait aussi.
Alors une terreur pire que toutes les pr6c6-
dentes, une terreur cette fois toute physique de b6te
traqu£e lui donna des ailes... La monstrueuse
6treinte celeste penchait, chutait, noire, noire, a
11*
Digitized by VjOOQIC
1 88 LEURS LTS ET LEURS ROSES
toute seconde fantastiquement plus prAs... Ah!
voili ! la pluie de feu allait tomber ! Sodome !
Gomorrhe !... Oh ! l'autre jour... la petite chapelle
de la Sainte Vierge profan^e, les baisers, la luxure
dans ie confessionnal !... Seigneur Jesus pardon!
pitig!
La nue d'apocalypse 6clata... Pauvre ver de
terre, GisMe n'eut au reste le temps de se rendre
compte de rien.
C'6tait bien le ciel qui croulait, mais en eaux et
cailloux, et non pas en feu.
Une detonation & pulveriser Vienne, et subite-
ment, k la fois, Tond6e, le deluge, toutes les cata-
ractes du ciel rompues, et instantan&ment aussi la
gr&le, des grelons comme des ceufs... Et un bruit
de tonnerre immSdiat au zenith, de tonnerre plus
fort que le tonnerre, de tonnerre et de mitraille,
toutes les vitres de la Burg cass^es presque au m6me
moment.
— C'est le deluge ! pensa-t-elle.
Elle mit ses bras sur sa t6te, mais la trombe
Pemporta, elle tomba presque assommSe, sentant
qu'elle saignaits dans un lac de boue ou grouil-
lait la gr6le...
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 89
Elle se r^jouit d'etre enfin morte et son cceur
s'en alia dans un acte expiatoire de contrition der-
nier.
Au loin tout Vienne cr^pitait, sacqu£, massacr£
par le cyclone...
Elle revint a elle couchtfe sur un mateias, plat
et dur comme une galette, une compresse autour
de la t6te dans un posteplein de soldats...
Un bon gros visage d'officier pench6 sur elle,
lui sourit...
— Supersaxo... !
— Contesina, contesina, expliquez-moi...
Au dehors le vacarme avait cess6... mais on en-
tendait encore comme le bruit d'un fleuve, d'une
inondation, et par-dessus, un 6gouttement d'eau
dru et claquant. II faisait tr&s froid; la blessie
gringait des dents.
— Contesina, expliquez-moi...
— Rien, rien... avant tout partir, rentrer vite...
— Je n'ai pas os£ faire pr6venir chez vous...
— GrAce k Dieu ! Oh ! que pas un mot de tout
ceci ne vous 6chappe chez personne, personne en-
tendez-vous... Adieu ! priez pourmoi...
Digitized by VjOOQIC
I9O LEURS LYS ET LEURS ROSES
— Mais un de mes soldats court aprfes une voi-
ture... Vous ne pouvez sortir ainsi, vous ne pou-
vez pas passer... De mimoire d'homme on n'a ja-
mais rien vu de semblable 4 Vienne...
D6j& Gisdle avait saut6 sur pieds..., et avec tout
ce qui lui restait d'6nergie, un admirable cou-
rage:
— Non, non... surtoutpasde voiture... Ilfaudrait
trop attendre, je me sauve... je me sauve.Ala
garde de Dieu, puisque je ne suis pas d£j& morte...
Vous saurez tout plus tard.
Sur la porte seulement elle comprit... Une ving-
taine de soldats... les gardes des propylSes qui s'6-
taient lances h son secours et l'avaient ramass^e !
Elle surprit, et ce lui fut une honte cuisante, tous les
regards qu'6chang6rent ces soldats ironiques,autant
de coups depoignard pour elle... Mais une encore
plus grande honte Tattendait ; elle descendit l'es-
calier et s'enfuit de la porte monumentale a travers
le jardin, salute par les quolibets d'une cinquan-
taine devoyouset d'une centaine d'hommesarr<H6s
k consid^rer une pdt6e de grelons de deux pieds
d'6paisseur accumulee au d6bouch6 des entreco-
lonnes... Une femme sortant du corps de garde
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES If) I
et dans l'6tat ou etait Gis&le ! Jamais F esprit
viennois n'avaiteu si belle occasion de s'exercer...
et il ne s'en fit pas faute ! Ce fut le detail coraique
de la catastrophe.
Ce coup Facheva... Elle comprit qu'elle serait
trahie et a cette apprehension lancinante reconnut
qu'elle renaissait vraiment 4 la vie. Mais du coup
elle retomba & son an^antissement, k Tannihila-
tion de sa personnalit£...Et ce fut de nouveau un
corps sans ame, comme une bSte bless^e rentrant
se terrir, s'abattre au gite et y crever, qu'elle passa
derri&re la grande statue equestre, traversa la
place des Minorites et vint tomber inerte, de nou-
veau 6vanouie, chevelure collie par le sang et
l'eau, sous le porche du palais de la Herrengasse
entre les mains du portier 6pouvant6.
... C^tait si simple de se mal conduire.
Digitized
byGOQg
r
Digitized by VjOOQIC
L'Ami £tait lev£e quand la premiere detonation
de 1'orage avait 6clat6. Et sa seule pens^e naturel-
lement fut pour Gis&le dont elle connaissait la
frayeur de la foudre. Les coups se succ6daient avec
une rapidity terrible... C'6tait k croire k la fin du
monde. Et la trombe de grftle s'abattit comme une
mitraille, obstruant la rue d'un mur de blanches
hallebardes, cassant a la fois deux, trois, puis dix,
puis douze vitres, puis toutes, k toutes les facades
expos&es, comme celles du palais Stopanow, k
TOuest et au Nord. Les domestiques en h&te, mains
couples par les ddbris et ruisselantes du deluge qui
tombait avec la mitraille, s'^vertuaient a fermer
les jalousies pour prot^ger rint^rieur des appar-
tements. En bas la Herrengasse chang6een torrent
Digitized by VjOOQIC
194 LEURS LYS ET LEURS ROSES
roulait deux pieds d'eau et de grfelons, et le va-
carme assourdissait tout.
Aussi 1'Arai frappait & grands coups de poing a
la porte de sapupille.Boulevers6eelle-memepar le
cataclysme, elle se dit cependant que Gis61e s'6tait
blottie au fond de sa couche, t&te dans les oreillers
selon sa coutume. Mais elle aurait voulu se mettre
aussi elle-m6me entre la foudre etla jeune Glle...
On 6prouve k ces moments de peur physique, ou la
grande nature ddchainee reprend ses droits sur
Fhomme jusqu'au fond des demeures ou il se croit
inexpugnable, un fou besoin de serrer contre soi
ceux que Ton aime ; on se sent aussi plus fort,
fut-ce contre la tempete, fut-ce contre le ciel ! C'est
moins mourir que de mourir avec ceux que Ton
aime, tous ensemble.
Mais le comte surgit en robe de chambre, ter-
rorist 6galement, et lui aussi ne songeant qu'a
sa fille. Et exasp6r£ de la resistance de cette porte
ferm6e, en rageur et en nerveux qu'il 6tait, il y alia
des pieds, des poings, de l'epaule et enfongatout.
Gis6le n'6tait pas la, et le lit n'6tait pas d^fait.
Par les vitres bris6es les gr61ons roulaient sur le
tapis inond6...
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 95
La femme de chambre pour dissimuler son af-
folement, s'affola 4 se couper les mains et 4 tendre
les persiennes...
— Ou est ma Glle ? hurla le comte... Et tout
de suite il s'en prit 4 L'Ami qui balbutia ce qu'elle
savait, 4 la fois p6trifi6e par la presence du Maitre
et rassur^e par celle d'un homme.
Plus morte que vive la servante s'emmaillottait
les mains sanglantes dans son tablier et s'efforgait
de tomber en d^faillance... Mais la curiosity de ce
qui se passerait Pemportait mdme sur le sentiment
de sa responsabilit^ et son effroi. Tous trois
du reste dans Tobscurit6 et le fracas ambiant
s'effrayaient avant tout de Taccent terrorist de leur
propre voix.
— Que savez-vous, Mitzi ? demanda L'Ami,
comme toujours [la plus raisonnable malgr6 son
Amotion.
— Ah! oui! dis tout, dis tout... ou je te jette
dans la rue, malheureuse...
— Mademoiselle a passe la nuit dehors... balbu-
tia la pauvre fille plus morte que vive.
— Achfcve, achfcve... hurlait le comte me-
nagant...
Digitized by VjOOQIC
I96 LEURS LYS ET LEURS ROSES
— Elle est all^e rejoindre son fianc6...
L'Ami etle comte sentirent qu'ils n'osaientse re-
garder : Zdenko ? pens6rent-ils tous deux. Impos-
sible ! Pas une minute ils ne s'arr&tferent a cette
id6e. Alors qui... ?
Pas une minute non plus la reflexion de L'Ami
ne s'arrfita au tsigane... C'^tait une vieille plai-
santerie, d'un jour, d'une heure pas ra^me, d'un
quart d'heure, qui se perdait dans la nuit des
temps... Gisele avait dit tant d'autres folies depuis
ce certain soir. On continua 4 interroger la do-
mestique qui, pleurant et jurant ne rien savoir,
finit tout de m6me par raconter, en suppliant in-
g£nument qu'on n'emp&ch&t point Gis&le de cou-
vrir d'or un aussi strict silence... le petit discours
de la comtesse, le d^guisement, Invasion...
11 venait de se faire comme un 6croulement
dans Pesprit du comte... Sa fille & pied, a onze
heures de la nuit, dans les rues, d6guis£e en
servante ! Et cela & Vienne! Une fille de son
rang ! II ne songeait plus au gargon qu'il aimait
tant k retrouver en Gisfele. Et tous les details
qu'onlui racontait lui prouvaient qu'il ne s'agissait
pas mfeme d'un homme de quality, d'un presque
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 97
cousin par le sang bleu avec qui sa fille s'6garait.
Mais qui done alors, qui done...? Et il ne prit
m£me pas garde que des serviteurs dans le demi
jour, sur le pas de la porte, regardaient, 6cou-
taient...
Le tapage et la devastation avaient cessg... L'air
cru 6tait silencieux, mais la rue bruissait du tor-
rent granuleux qui s'y pressait et des goutt teres
qui, des toits, des corniches, cascadaient avec un
bruit de fontaine... Cependant les trottoirs 6mer-
geaient petit h petit de l'inondation qui s'en allait
en fleuve selon la pente de la rue.
On rouvrit les jalousies, et les domestiques com~
mencaient d6ji k ramasser les eclats de verre, r6-
parer les dggats...
D'en bas un groom montait, quatre k quatre,
par Tescalier de service.
— ' Monsieur le comte, Mademoiselle, descendez
vite... II est arrive un grand malheur, quelque-
chose d'horrible : la comtesse est en bas.
— Je la chasse, je la jette au ruisseau... clama
subitement le pfere, outrage en tout son orgueil de
caste, de race et de famille ! Et il fut transfigure ;
j<
Digitized by VjOOQLC
I98 LEURS LYS ET LEURS ROSES
il apparut tel qu'on ne l'avait jamais vu, qu'on
ne se serait jamais dout6 qu'il put 6tre !
II ramassa ce qui lui tomba sous la main, une
cravache pos6e sur un bahut dans le vestibule et.
degringola le grand escalier monumental, suivi
de L'Ami 6plor6e et cramponn^e d£sesp6r6ment a
son bras.
Mais en bas, toute safr6n&sie s'6tait d6ja calmee
et il 6clata en gros sanglots d'ecolier en penitence
k la vue de ce qu'on lui rapportait... Cela sa fille?
— Gisfele, Gis6le ! ma GisMe, ma pauvre en-
fant...
Avec Paide de L'Ami, la voili transport^ dans
sa chambre, d&shabill6e en moins de rien... Et
alors, alors.., il fallut bien, — et nul besoin ne
fut d'y regarder k deux fois, — il fallut bien cons-
tater les immondes souillures que la pluie n'avait
pas lav£es k l'int^rieur des v6tements d6tremp6s.
Et toute cette d^froque visqueuse de domestique
et de gueuse ruissela en tas de boue surle tapis...
Or, k cause de la cam^riere, d'un tacite et com-
mun accord k la vue de ce sang dans le linge,
ils s'exclamerent, sur la grele qui avait ainsi
meurtri la comtesse, tous deux k la fois, avant
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES I 99
<T avoir m&me apergu la blessure de la t6te dans
les cheveux colics...
Mais & ce moment oii Gis&le 6tait nue et inerte,
sur le lit oil on Pavait jet6e, iis blGmirent de fu-
reur h s'apercevoir d'une presence £trang6re dans
la chambre... Le comte bondit courrouc6, forcenS,
de nouveau pr£t a frapper... tandis que L'Ami pr6-
cipitait une couverture sur le corps livide, si gra-
cieux et si attendrissant, froid et languide, un des
jolis pieds encore pris dans Thumidit^ des v6te-
ments en tas, et avec la femme de chambre l'en-
fouissait sous les couvertures. Pr^cipitamment
elles fermferent sur elles les courtines.
Le comte se ruasurle t6moin inattendu... ; mais
d6j& une voix d' enfant, une voix bris6e et sup-
pliante venue d'une petite creature tomb^e 4 ge-
noux, luidisait pleine de larmes... de larmes gr&ce
auxquelles les yeux pouvaient n'avoir eu que
T^blouissement de Tadorable, £burn6enne nuditd :
— Mon pdre, mon pauvre phre... Je suis tout de
suite venu... Je savais que Gis&le avait si peur de
l'orage, je voulais de ses nouvelles imm^diate-
ment... Et je suis arriv6 avant vous sous le
porche !... Oh! mon Dieu ! ma pauvre petite
Digitized by VjOOQIC
200 LEURS LTS ET LEURS ROSES
fiancee que lui a-t-on fait !... Mais pardonnez-lui,
pardonnez-lui, comme je lui pardonne k elle le mal
qu'on lui a fait et pardonnez-moi d'etre en-
tr6... Mais agir autrement je n'ai pas pu. II me
semble qu'elle est un peu mienne, et j'ai dans ma
ditresse un fol espoir que dfes ce moment elle Test
encore mieux... peut-fetre tout k fait.
Le comte se sentit de nouveau fondre en larmes ;
il releva et re^ut dans ses bras Fexquis enfant, le
noble petit 6tre qui dfes aujourd'hui devenait son fils
aprds avoir nagufere tant supply en vain, et qui
demandait encore, encore...
— Oh ! oui... oui... n'est-ce pas? avant de rien
savoir... Oh ! dites-moi, dites-moi que vous me la
donnez. Le reste je m'en charge...
Et une expression tragique et Strange passait
dans ses yeux troubles...
Le lendemain vers dix heures, Zdenko, qui,
prostrfi de navrement, avait sans fermer l'ceil veill6
Gisfele toute la nuit avec L'Ami, — le comte pris
de fifevre ayant du lui aussi s'aliter, absolument ma-
lade des secousses de la pr6c6dente journ£e, —
Zdenko avisa distraitement les journaux du matin
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 201
et£s sur une table. II tomba par hasard sur le
Wouveau Messager de Vienne, journal mal fam£,
rivant on ne savait par quels stratag&mes, d£mo«
:ratique, anticlerical, traitre et retors, qu'on accu-
ait vaguement de tendances dangereuses sous des
>rotestations loyalistcs, de secrfetes vis£es r^volu-
ionnaires, socialistes, un journal tr6s ambigu de
outes fagons, dont la creation toute r^cente sena-
ilait ne pas devoir fournir une longue carri&re, et
fui 6tait d£j& la b6te noire de Taristocratie. Le
;omte cependant, moiti6 par esprit frondeur,
noiti6 par r6elle curiosity, — on aime tant savoir
e mal qui se dit de soi et la jalousie que Ton pro-
r oque, — le lisait assez r£guliferement. Machinale-
aent, et sans m^me avoir pris garde au titre,
Idenko parcourait les colonnes rem plies de details
tavrants sur le cataclysme de la veille, lisant sans
ire.
Des d6gats insens&s... Les vitres cass^es h la
Jurg, aux Minist&res, & l'Ambassade d'ltalie, k
>resque tous les Edifices publics... Oui... oui... II
avait d6j& tout cela... Et puis qu'importait !
A la gare du Nord, la toiture en verre d^truite...
Evaluation k plus d'un million le nombre des vitres
Digitized by VjOOQIC
202 LEURS LYS ET LEURS ROSES
bris^es. . . Rues changees en riviferes. . . Un pied d'eau
dans certains rez-de-chaussee... Des montagnes
de gr&ons dans les cours et sur les places... Le
marquis passa n£gligemment, continuant k lire k
peu pr&s sans comprendre, rien que des yeux,
toute sa pens^e meurtrie, an^antie par l'improba-
ble, la folle et bouleversante aventure de cette ca-
tastrophe qui lui donnait pour femme Gisfele, dans
un 6tat ou nul ^utre au monde ne Taurait voulu
ramasser.
Sur la place des exercices de Simmering, deux
batteries d'artillerie mises en d^route par une
trombe de grftle. Des officiers et soldats dont les
chevaux avaient pris peur jet6s k terre et grifeve-
ment blesses... Sur la place Maximilien un regi-
ment surpris par Touragan avait eu plusieurs
hommes mis hors de service...
Et un catalogue de malheureux, tu&s par des
grelons £normes... D'autres gens, nombreux, Tes-
tes paralyses de terreur...
Bref un des orages les plus extraordinaires qu'on
ait eu jamais k enregistrer... Quant k la v6g6ta-
tion, hach6e, mise en capilotade... II n'y aurait
plus &'6t& en ville et dans le Wienerwald.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 203
Enfm ceci, dix lignes, que Zdenko lut comme le
reste, b6ant, sans y prendre garde :
« Un Episode comique pour clore l'&ium&ration
» de toutes ces series d'infortunes : une jeune fille
» a 6t6 vue sortant dans un 6tat pitoyable da corps
» de garde sous la porte 6rigee par FEmpereur Fran-
» Qois Premier. Elle a et6 salute par les rires, les
» quolibets et les applaudissements des assis-
» tants... On afBrme cependant que la jeune fille
» appartienti la plus haute aristocratie... Comment
» se trouvait-elle 1&?... II y a lieu de croire que
a Tofficier commandant le poste n'a pas du s'en-
*> nuyer pendant le cataclysme... »
... La formule : « on affirme que la jeune fille
appartient a la plus haute aristocratie » fit tres-
saillir Zdenko physiquement, — un malaise subit
— sans que sa pens6e stup6faite eut encore &t&
rappel^e des ablmes de la demi-inconscience et de
la tristesse indtcible ou elle vaguait engouffree...
Alors quelque chose d'un peu d£fini s'incisa au plus
profond de son cceur pi6tind de honte ind^cise,
prostrd de desolation et d'amour, et y greffa une
aigue sur-souff ranee...
II relut..., bute sur le paragraphe..., Spelant k
12
^
Digitized by VjOOQIC
304 LBUaS LT8 BT LEURS ROSES
mi-voix... comme jadis au Gymnase lorsquil
itait pench6 sur ces vilaines Equations inso-
lubles...
c ... — nVpas du-s'en-nu-yer-pen-dant... »
Le petit marquis bondit et feuilleta d6sesp6re-
meat les autres journaux... Naturellementle Nou-
veau Messager de Vienne 6tait le seul 4 se per-
mettre cette insigne mauvaise action. Mais cela
suftisait. Zdenko avait compris : il n'eut pas
l'ombre d'un doute : il s'agissait de Gisele. Et
c 6tait le premier indice qu'on exit poui; en 6claircir
les £nigmatiques de la veille. Et d£j& son esprit se
perdait. Une femme dans un corps de garde 1 Et si
pr£s de la Burg! On n'avait pas pos£uneseule
question et il 6tait d6cid6 qu'on n'en poserait
point ila jeune fille. Du reste n'6tait-elle pas en-
tre la vie et la mort, et le mddecin ne donnait-il
pas k entendre qu'il ddsesp^rait a peu prfcs de la
sauver... Outre une pleur^sie probable, une grave
lesion a lat6te,unpied foul6...et puisDieu sait quoi
encore. ..des symptomes terriblement graves, peut-
6tre des 16sions internes, une fifevre d^lirante etpour-
tant muette, des complications encore mal dessi-
n6es qui rendaient une guirison fort probl£matique.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 3o5
Mais maintenant Gisele aurait pu mourir en son
absence que Zdenko n'eiit pas renonc£ k sortir...
La veille c'&ait lui qui avait couru chercher aussi-
tot le mSdecin de la famille, et il avait du le relan-
cer de maisons en maisons jusqu'A, Mariahilf... 11
avait done pass£,lui aussi, en voiture d£couverte,
sous les Propyl6es de Francois Premier et avait
m6me, il s'en souvenait tr&s bien, salu£ le lieu-
tenant Supersaxo Ripalta qui commandait la
garde.
Par consequent TofQcier vis6 par le journal,
c'&ait Supersaxo, cette brute qu'il n'avait pour-
tant cru jusqu'ici qu'un simple imbecile... Rageu-
sement Zdenko froissa la scandaleuse feuille et la
jeta dans le feu de chemin£e qu'il avait fallu
allumer en consequence du subit abaissement de
temperature, et pr£vint L'Ami qu'il reviendrait
« tout a Theure ».
La veille il n'avait compris qu'une chose k
r^pouvantable catastrophe : e'est que sa fiancee lui
revenait profan£e et & demi assomm6e. Mais elle
lui revenait... et il Tacceptait ainsi, comme il Peut
accept£e.>. pire, s'il y avait eu un pire possible I
Et bien plus : dans son horrible souffrance il l'ai-
Digitized by VjOOQIC
206 LEURS LTS ET LEURS ROSES
mait comme jamais, ainsi meurtrie, se disant que
d^sormais elle 6tait biea & lui, que personne ne la
lui ravirait comme tant de fois il en avait eu la
crainte, la presque certitude... 11 s'&ait dit en
outre qu'i force de soins, d'amour, de patience,
de resignation, quoi qu'il y eut k faire, il la guiri-
rait, lasauverait au physique comme au moral, lui
rendrait le bonheur et la paix de Tftme. Et il
n'avait song6 4 rien d'autre... tant son cceur fon-
dait d'amour, d£bordait de tendresse... tant ses
bras, ses lfevres brulaient d'une ardeur d'&reindre
tr&s doucement, de couvrir de baisers..., tant la
g6n6rosit6 de son &me aimante et toujours rebut6e
se r^jouissait, en sa peine et son inexprimable 6moi,
d'avoir h pardonner, & faire oublier, & consoler...
Et voici qu'aujourd'hui providentiellement il
apprenaitle nom du coupable... ; et les horribles,
les impossibles circonstances il ne les discuta m6me
pas... La folle audace, la monstrueuse invraisem-
blance de ce viol dans un corps de garde, sur le
passage le plus fr£quent6 de Vienne, entre le Ring
et Tint6rieur de la cit6, en face de la Burg enfin,
dont le prestige imperial exclut, dans l'enceinte de
ses jardins, toute pens6e m6me d'irr6v6rence, a plus
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 20*]
forte raison de crime, il ne voulut mftme pas y
arrAter davantage son esprit. La surprise, T6bahis-
sement passes, plus aucune tergiversation. Agir.
Toutes considerations, c'6tait du temps perdu... II
accepta la fatality sans discuter plus qu'il n'eut
discut6 avec le cataclysme de la veille... Mais
toutes les vip&res de la jalousie et de la haine se
tordaient dans son cceur... Car il se souvenait
maintenant des perp&uelles assiduites de Su-
persaxo auprfcs de Gisfele et des feroces railleries
de cette dernifere... Et comme son opinion avait
toujours 6t6 que le lieutenant malgrd ses gen-
tillesses pour lui 6tait une bonne b6te, mais une
b6te, et que en outre Zdenko 6prouvait, quoique
autrichien, cette d6Qance frissonnante et irrai-
sonnie de l'intellectuel en presence de n'iinporte
quel soldat de profession, tout lui parut possible,
tout. 11 ne chercha m£me pas k savoir en quoi
consistait ce tout, cela ne pouvait pas 6tre plus
effroyable que les suites dont il avait 6t6 t6moin.
Quant au comment, il s'en souciait peu, il n'avait
pas le temps d'y songer.., aujourd'hui du moins...
Et m6me plus tard, qu'importait le comment !
Une seule personne pouvait le lui apprendre :
12*
Digitized by VjOOQIC
208 LEURS LTS ET LEURS ROSES
Gis&le ! Et il n'irait certaiaement pas le lui de-
mander...
Avail t tout venger Gisfele, se venger, venger ses
rftves profanes... et train^s dans quelle fange,
mon Dieu ! Et ensuite oublier, si possible, tout
oublier ! Mais quoi done serait impossible k tant
d amour !
En attendant, ou allait-il, le petit 6tre dont le
destin venait ainsi de si rudement modifier le
caractfere, tout d*exquisit6 et de suavity ; ou done
courait-il, au grand trot de son fiacre, ainsi d6vor<5
de haine, lui doux, lui bon?
II savait, pour le lui avoir entendu dire, que le
lieutenant Supersaxo ddjeunait entre onze heures et
midi au restaurant Leidinger, prfes de T0p6ra, et il
allait voir...
II ne regarda pas deux fois k travers la grande
glace.
Comme il l'avait pens£ le colosse 6tait attabl6
avec deux camarades et juste ment dans une encoi-
gnure de fenfetre.
Le petit Cam^ral Moravitz paya le fiacre et, affreu-
sement p&le, le cceur comme dans un 6tau, entra...
11 ne savait pourtant pas ce qu'il allait faire ; n'im-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 20£
porte, il marchait les dents serines, droit & la table
des officiers. Tel jadis David dut s'en aller k
Goliath... Supersaxo le regardait venir, lui sou-
riant de toute sa bonne face honn6te, le reconnais-
sant... La maigreur d£solante et les yeux cern^s
si sombres du petit Th^resianiste lui avaient
tant fait pitie autrefois... 11 Tavait une fois em-
brasse au front corame un grand fr6re un gosse...,
ce que le petit marquis n'avait pas oubli6 : il
en avait &16 si humilie ; cela avait tant diverti
Gisfele.
Ce sourire de bienvenue exasp^ra Zdenko qui
hata le pas, marchant comme dans un cauchemar,
efifrayant de pSleur plus que jamais, de fixite, fan-
tomatiquement, automatiquement ; et tout le
monde qui avait pris garde k son entrde soudain
comprit que du drame survenait.
L'enfant buta au bord de la table..., et s'arnHa
comme une chose k m^canique mue par une im-
pulsion trop faible etqui, devant un obstacle inex-
pugnable, ne va pas plus loin, s'arr^te.
Zdenko comprit Fimpossibilite absolue d'une
explication ; il sentit au reste qu'il ne pouvait pas
Digitized by VjOOQIC
210 LEURS LYS ET LEURS ROSES
prononcer une parole : s'il avait d6sserr6 les lfevres
il eut exhale son Ame. Alors quoi?
II vit luire dans la grande chope avec des Eclats
de topaze, la bi&re dor6e de Schwechacht que
buvait Supersaxo.
Tremblant, mais trfes simplement, Zdenko prit
le verre et en jeta le contenu au visage de
Fofficier.
L/aprfcs-midi de ce m6me jour, le comte voulut a
toutes forces se lever et bien lui en prit, car aussi-
t6t survinrent le vieux marquis de Cameral Mo-
ravitz et la marquise, en grand deuil tous deux.
C'etaient des gens d'apparence tr&s simple et
d'autrefois, a chevai sur les pr£jug6s et les conve-
nances. Mais il fallait se d£fier de Tastuce de la
marquise, disait-on. lis avaient la mort dans
r&me et eux aussi agissaient m6caniquement.
Et Tentrevue aussi fut tr6s simple, quoique ce
qui s'agit fut d'une grandeur 6pique.
Officiellement, le marquis demanda la main de
Gisfele pour Zdenko, — sans un commentaire. Et
ce laconisme sombre disait assez que Phomme de
ce laconisme £tait le passif porte-parole de son fils
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 211
unique, & la volont6 duquel, quoique mineur, il
fallait done obtemp6rer bon gv& mal gr6, en
aveugle, comme h une fatality, sous la pression de
Dieu sait quel myst&ieux et sombre ultimatum...
Cet inqui&ant petit Zdenko soudain s'6tait r6veill6
capable de tout.
La marquise hautaine, pinc£e et les yeux baiss6s
demeura bouche close, mais au regard interroga-
tes du comte Stopanow qu'elle sentit plus qu'elle
n£ le vit, aust&re et grave elle fit signe de la tfete
qu'elle consentait. Lentement, durement. Le oui
r£sign£ et ferme d'une mfere contrainte au malheur
de son fils et qui d'avance ne pardonne pas k sa
bra.
Alors tout to, agitd de sentiments divers oil
tout son orgueil sombrait, bafouS, fauchS, foul6
aux pieds, le comte dit oui d'une inclination de
t6te & son tour..., mais serrant bien fort dans les
deux siennes les mains glac£es du marquis qui
seules lui Staient tendues, peut-6tre plus en soli-
darity de caste et par convenance, qu'en r£elle
compassion. Et nul d'entre eux n'aurait pu dire
lequel des trois se montrait le plus h6roi*que.
Et ce fut tout.
Digitized by VjOOQIC
312 LEURS LTS ET LEURS ROSES
Pas un mot de plus ne fut 6chang6 sauf ceci :
que Zdenko £pouserait Gisfele k peine r£tablie,
sans m6me attend re les deux ans qui le separaient
de sa majority. Gela encore sans commentaire.
Ainsi Tavait-il voulu, ainsi ses parents consen-
taient.
Les deux vieillards sortirent tout comme ils
6taient entr6s, raides et tres dignes.il semblait
qu'ils vinssent d'accomplir sans sympathie un tr&s
penible devoir de condoldance. Rien de plus. Fls
Uissaient le comte £croul£ de larmes sur un fau-
teuil, et acceptant l'aumone de ce mariage avec
la colfere, la reconnaissance forc6e et Tulc^ration de
la complete ruine de toute sa superbe...
Et pourtant hier encore les Cam&ral Tavaient-ils
assez d6sir£e cette union !... Avait-il et6 assez cir-
convenu autrefois, lui p&re, pr6ch6, objurgui,
suppli6 par Tastucieuse marquise..., une Harmo-
ny6s-Sziget, intrigante comme tous les Harmo-
ny6s, ce qui neFemp^chaitpas d'avoiren certaines
occasions la raideur de son fr&re le commandeur
de Malte, qui passait pour Thomme le plus insup-
portable de la Monarchic
Et Gisele ! Comme elle avait &t6 arrogante jadis,
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 2l3
malicieuse, intraitable dans toutes ses r£ponses
d'alors a ceux qui allaient etre ses parents.
Comme elle avait bien marqu& i la captieuse
douairi&re son aversion ! Se faisant un jeu de
toutes minutes de cribler d'^pigrammes, qui se
colportaient, le marquis et sa Toison d'or, la mar-
quise, ses ceuvres de charity et ses pretentions
musicales devant lesquelles abdiquait jusqu'i son
antis£mitisme, et surtout l'inaccessible comman-
deur si grotesque et car&nie-prenant dans la pompe
de son grand costume I... Helas ! h£las! pensait
M. de Stopanow, qu'importait l'humiliation, si
seulement Gis&le vivait, si seulement elle pouvait
encore vivre, la malheureuse enfant !
Dans Ja soiree Texquis Zdenko apparut, toujours
bl&me, mais illuming dun inexplicable bonheur,
les yeux, ses pauvres tristes yeux bleu-adriatique
remplis de tout le soleil dalmate. II resta one
heure, s'excusa, et pour la premiere fois, avant
de sortir mit un baiser sur le front de Gisfele en-
dormie.
Ii s'en fut, avec une 6chappee sur le paradis
dans son coeur d&ja apaise, dans son coeur satis*
fait de lui-m6me, dans son coeur h6roi'que...
Digitized by VjOOQIC
2 1 4 LEURS LYS ET LEURS ROSES
L'Ami dont la pauvre cervelle faible semblait
d^finitivement d&raqude, racontaplus tard qu'elle
avait cru voir un archange.
Le deuxifeme jour apres celui du cataclysme,
Olai* Sandor r6veill6 trfes tot par un hasard fortuity
s'en alia rdder d-marche veule, a pas lents, vers le
fond du Prater saccag6. 11 6tait k peine quatre
heures du matin, i'aube £tait sale et boueuse.
Depuis la terrible nuit & la belie 6toile, plus du
tout Fair victorieux, au contraire travail!^ par quel-
que chose d'ind^fini qui ressemblait ide la mauvaise
conscience, non pas, mais plutot a l'appr6hen-
sion de quelque danger, il n'osait pas se montrer en
ville, Olai' Sandor. Un vague instinct lui faisait
pressentir Pimminence de quelque ennui. Sa bonne
fortune avait &t& trop extraordinaire f et trop ra-
pide ; ces choses-li m6me dans la vie d'un trigane
n'arrivent pas impun6ment. Au reste Teffroyable
orage de Favant-veille Pavait terrific lui aussi ; il
avait garde de cette commotion furieuse, succ£dant
si brusque & une nuit d^nervement et de volupt£,
une sorte d'abrutissement animal ; il s'en allait
par les sentiers gluants jonch6s de feuilles tu6es
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 2l5
et de bois massacr£, tout craintif, l'oreille fr6mis-
sante, redoutant quelque ptege, un peu corame un
gibier traqug. II avait beaucoup plus peur de jour
que de nuit, frissonnant aussitot qu'il voyait le
moindre casque de gendarme poindre autour de la
csarda. II avait au resteentoutes circonstances une
crainte m£fiante de tousles uniformes.Ilne s'61oi-
gnait k vrai dire de sou havre culinaire et sonore
qu'afin d'6chapper aux plaisanteries de ses frferes,
qui avaient remarqud son changement d'allure, et k
leurs mauvais proc^dds, parce que tout k coup il
ne rapportait plus d'argent. II se dirigeait exclusi-
vement vers les coins les mieux deserts de la forftt,
au deli de la ligne de Briinn, fuyant autant que les
clairteres les bois de jeunes bouleaux tout blancs, oil
il est moins facile de se d^rober, ou les v&tements
sombres contrastent trop vivement. Quand l'or-
chestre fonctionnait k son heure, le violoncelliste
cherchait k se dissimuler du mieux qu'il pouvait
derrtere son instrument, a se faire tout petit comme
pour y entrer se fouir, et observait son public du
fond de ses prunelles dormantes et traitresses avec
une acuity une perspicacity de regard qui tenaient
du lynx k Paffut.
13
Digitized by VjOOQIC
1
a l6 LEUltS LTS ET LEURS ROSES
Le Prater avait 6norm6ment souffert de la grele ;
les arbres 6cim6s, fl£tris comme au debut de Pau-
tomne,partout le ldng de leurs troncs montraient des
plaies blanches et rouges, aubiers dechires, fibres
douloureusement arrach^es ; les branches cassees
avaient &t& ramass^es soigneusement en tas le long
des sentiers par les voyers m6ticuleux,le pare 6tant
imperial et royal. Des depressions de terrain etaient
changes en £tangs, en mar6cages de boue laiteuse.
Et les feuilles sfeches, les ramilles en charpie se-
chaient sur les allies, r^pandant partout des sen-
teurs de tisane et de fenaison.
Sandor s'en allait trfes loin, tr&s loin, la ou il n'y
a plus ni voyers ni policiers. II arrivait par les
fourres au grand Danube, 6vitait k droite les grandes
prairies du champ de course et les installations
hippiques, et s'engageait k travers les gaures, les
lits abandonn^s du vieux Danube, fermes par les
digues de Fentreprise de la r£gularisation et de la
canalisation. II y a \k des coins d&icieux ignores
des Viennois, explores seulement en automne par
les chasseurs de canards dont les huttes de fagots
abandonnees sfechent dans les anses de gravier blanc
au bord des mares reluisantes. Parfois Sandor fai-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 21 "J
sait lever des troupes de jeunes faons dont la faite
^perdue le faisait tressaillir et dont il entendait
bruire 16g6rement la galopade effyrouch^e sur les
glaises 61astiques et les sables mouill^s. Le long du
grand Danube un train de marchandise parfois
passait lentement le long de la voie.de garage et de
halage, et un brutal coup de sifflet interrompait su-
bitement la houle de son coeur. Le sang donnait
le tour, l'6cho du strident signal s'6teignait sous la
futaie. Allons ! Rien encore pour cette fois. Au deli
du vieux lit fluvial, le vagabond craintif se sen-
tait pourtant un peu plus tranquille, les halliers
6taient encore plus inextricables, et il ne rencon-
trait jamais personne, plus memede rddeurs de son
espfece et inquiets comme lui. Et c'6tait la s^curite
presque totale jusqu'i l'extr6mit<3 du promontoire
entre le canal et le fleuve m^me, la ou les petits
bateaux du canal transbordentleurspassagers sans
meme les descendre iUerre sur les grands steamers
que glisse sur l'eau blonde jusqu'a Giurgevo et
Sulina... Plus en avant il n'y avait plus que Pim-
mense Danube r6gularis£ qui s'en allait avec len-
teur k travers les Auen> les saulaies fantastiques
vers les infinis hongrois pleins de mirages... Sandor
Digitized by VjOOQIC
3l8 LEURS LYS ET LEURS ROSES
volontiers se fut mis k l'eau et confid au courant
pour s'en aller li-bas les rejoindre, ces rustiques mi-
rages de l&puszta... mainlenant que le plus inoui de
tous ceux que la grande ville imp^riale pouvait lui
, offrir venait de s'dclipser.
Or, ce matin-l&, k uu moment donn6, Sandor qui
s'en allait rejoindre les gaures k travers le fourre,
de cette fagon louvoyeuse et muette qui semblait
ne pas ddranger une broussaille, s'arrfeta pr6cau-
tieux; il d^bouchait sur une all6e, g^neralement
tr&s solitaire, mais ou ce matin, par un hasard peu
rassurant, 6taient arr6t6es deux voitures ; et il vit
un groupe d'hommes, dont trois officiers, se perdre
avec des allures insolites, presque autant que les
siennes, par un sentier lateral, dans laforGt et dans
la direction par ou il comptait s'esquiver. Qui done
pouvait avoir k se cacher, sinon afin de le sur-
prendre ?
Du coup il fut k terre, et ne bougea plus,
epiant entre les ronces... Les hommes passferent
en deux groupes : d'abord les trois officiers, silen-
cieusement, parmi lesquels il reconnut immediate-
ment k sa haute taille et k son uniforme le lieute-
nant qui la seconde fois avait accompagn6 Gis&le k
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 31 9
la csarda... Puis c'6taient, qui causaient k voix
basse, deux autres messieurs v6tus de sombre dont
Tun portait une valise et Fautre divers objets dans
des etuis de cuir.
Un homme averti en vaut deux, et Sandor 6tait
sur ses gardes; cependant il se sentit un peu plus
tranquille que ce fait anormal n'eut du le trouver,
car il venait d'avoir Tinstinct qu'il ne s'agissait
pas imm^diatement de lui, et d^sormais pouss£ par
Tirr^sistible curiosite de sa primitive et Kline na-
ture qui songeait sur le champ k tout observer,
d'abord pour ne rien ignorer, ensuite pour la possi-
bilit6 de tirer peut-6tre profit des circonstances, il
suivit d'arbre en arbre les hommes a l'6trange
allure... D'autant plus qu'eux aussi semblaient tenir
plutdt k n'Stre pas non plus vus, — du moins
Sandor se Timagina, — et qu'ils cherchaient de
toute Evidence &gagnerles solitudes recuses dont
il s'^tait fait un refuge.
II y avait, h quelque distance d'une eau morte
entour^e de roseaux et ombragtfe de grands arbres
noueux et pench&s, — elle aussi un vieux bras k
demi dess6ch6 du proche Danube, — et quiformait
Digitized by VjOOQIC
320 LEURS LYS ET LEURS ROSES
la limite du Prater ouvert aux promeneurs, un
coin de prairie, enclavd dans la forfet d'6normes
peupliers argent^s et de bouleaux seculaires, une
vraieforfetduNord. L'accfes de cette prairie 6tait &
peu pres ferme par de magnifiques bouquets de
sureaux et deux ou trois aubepins qui atteignaient
la proportion de v£ritables arbres. Cette clairi&re
semblait le but de la mysterieuse promenade. II
fut d&s lors trfes facile au tsigane tout a fait int6ress6
et distrait de ses peureuses occupations de ramper
jusque li et de se tapir aux ecoutes derriere les
buissons.
11 vit alors que dans la prairie deux autres
groupes de jeunes gens attendaient : encore trois,
dont Tun tout petit, tout jeune, tout pale, puis
deux qui avaient pos6 sur le gazon du bagage de
m6me nature que celui qu'apportaient les premiers ;
seulement il y avait en outre des manteaux d&ja
Stales, des linges, de la charpie pr£par£s ; des
trousses 6taient ouvertes, des fioles groupees soi-
gneusement, tout un petit d^sordre chirurgico-
medical et dl6gant, trfes 6nigmatique pour un vio-
loneux tsigane.
Alors ce furent entre tous ces hommes des sa-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 251
luts graves, une confrontation de timoins, un bref
colloque, dont Sandor suivit sans rien comprendre
les rares gestes et les sob res attitudes... On mesura
des distances... L'herbe foulee gardait les em-
preintes des pas dans Phumidit6 grise et matinale.
Tout ce monde avait 1'air de tramer des choses
savantes et sinistres. Au reste on agissait vite, d'une
manifere presque arithm£tique, tout cela semblait
presque r£gl6 d'avance ; les pourparlers avaient un
caractere de simple formality... De bons 6coliers
d^montraient un th^or&me. Le tsigane s'y connaia-
sait juste assez pour se convaincre que c'6taient \k
gens de trts belles manures. II comprenait qu'il
y avait li quelque chose de neuf & acqugrir : il
devina par deli la politesse et la courtoisie, la cor-
rection et r^solut, en homme qui ne doute de rien,
de s'y 6tudier... Et il se rappela ces pioupious de
village qui revenaient des casernes citadines avec
des affectations d'officier. Au bout d'un instant
on parut s'6tre accords et & deux points d6termin6s
on pla^a, avec de dernieres recommandations, le
grand ofticier serr6, boudine dans son uniforme
bleu, puis le petit jeune homme qui paraissait
beaucoup plus vieux que son age, si mince quoique
Digitized by VjOOQIC
a a a leurs lts et leurs roses
tout k son aise dans sa redingote et qui, sur le fond
des arbres palud£ens verts et gris, apparut comme
uu simple trait noir, flexible etfluet, d'une fermet^,
d'une assurance de baguette d'^bfcne avec un point
d'ivoire en place de t6te.
Et voici que mainteuaotles messieurs compasses
et graves infiniment plus, maisplus 616gants aussi
que des croque-morts, sortaient des boites myst6-
rieuses et cossues des armes de pr6cision, savantes,
luisantes, polies, qui elles aussi sentaient la chi-
rurgie et les mathdmatiques et qui allum6rent un
rayon moitie de convoitise, moiti6 de defiance dans
les yeux de Sandor. . . ces yeux aigus, nets et traitres
comme elles, comme elles luisants et fourbis, sous
les larges paupiferes velout^es.
De curiosity le tsiganeau ne tenait plus en place.
Toute son apprehension premiere s'6tait dissipee. II
avait fini,presque sans s'en apercevoir par se jucher
dans les branches d'un gros sureau k peu pr&s a
moiti6 chemin des deux champions et trfes k l'6cart #
Done aucun danger pour lui..., car il comptait
bien sur Tadresse des tireurs... Etii avait encore
assez de flair pour se convaincre tout de suite qu'il
ne s'agissait pas d'une plaisanterie et que la chose
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 2 23
<5tait aussi grave que possible. Mais & ce spectacle
impr^vu, neuf et si stranger, pas la moindre Amo-
tion n'agitait son coeur tranquille d'enfant sau-
vage,.. Que lui importaient ces deux civilises qui
se tuaient pour le plaisir...
Et voici quedoucement lafor6t se mit & bruire...
Toutes les frondaisons dveill^es frissonnferent,
les moindres ramilles se consultaient inqui&tes...
Et lout fut de nouveau silence, oppression, an-
goisse...
De gros nuages gris tamponnaient le ciel au
dessus de la clairtere, mais sombrement, lourde-
ment, implacablement immobiles.
Un petit oiseau qui passa affar6, un voletis mal
£veilld, un voletis tombd du nid, un moment
trilla de l'aile dans l'espace, puis se sauva corame
de la m6chancet6 des hommes et de la noirceur de
leurs actes.
... Sandor tressaillit, surpris, le suivit des
yeux. Ce simple moineau qui s'agitait comme un
peu 6gar6, comme k moiti6 ivre ainsi qu'une
chauve-souris, lui rappelait quelque chose... lui
en rappelait un autre... Ou done avait-il vu
13*
f
Digitized by VjOOQIC
224 LEURS LYS ET LEURS ROSES
un semblable oiselet, semblablement voleter ?
Et tout k coup il associa Tid^e de GisMe a celle
de ces deux hommes qui se battaient. Ce fut
comme si une secousse 6lectrique le traversait.
Et comment cela se fit — il ? Mais contrairement k
toute vraisemblance, malgr6 cette soudaine intui-
tion, il eut encore davantage la nette prescience
de son absolue s6curit6 : Si ceux-li s'entretuaient
pourquoi lui ferait-on du mal k lui?
D&s lors il ne songea plus k se cacher et, sans
bruit toutefois, se montra... comme s'il avait tou-
jours 6te Ik et qu'on ne Feut point apergu.,. II lui
semblait confus6ment qu'il avait le droit d'etre pre-
sent, et qu'il avait payi sa part du spectacle.
La forfit de nouveau bruissait plaintive, les pe-
tites feuilles grelottaient d'angoisse... Les fils
blancs des bouleaux arbustes se convulsaieut
comme des nerfs, et lesgros yeux noirs des noeuds
au tronc des dnormes peupliers argent6s, brants,
effar£s, regardaient.
Un commandement sec. Deux coups de feu
presque simultan^s...
Le premier parti fut celui de Pofficier, qui brus-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 225
quement, genereusement, avait tird en Fair, mais
qui s'dtait aussitot abaltu sous la fum6e de son
arme, atteint en pleine poitrine par le coup direct,
implacable, volontaire du petit f6tu de jeune
homme noir, lequel avait vis6 tres droit, et n'avait
pas tremble.
Pas plus qu'il ne sourcillait maintenant.
II jetait Farme a terre et trfcs simplement, ra-
massant un linge au plus proche, s'essuyait les
mains.
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQLC
VI
Ce m6me matin vers neuf heures Zdenko rentra
au palais de la Herrengasse et souriant k L'Ami
toujours installs au chevetdela malade, il s'assit
aupres d'elle :
— Cettefois, j'ai r6gl6 toutes mes affaires etje
ne m'en vais pas d'ici que GisMe ne soit hors de
danger.
La petite comtesse faisait peine k voir, maigre,
tir6e, jaune, ravag£e, meconnaissable : dans une
atmosph6re d'h6pitai et de parfums ph6niqu6s, de
chapelle, de boudoir et de morgue, tout le con-
traire de la Gisfele bouton de rose et papillon
d'ily avait huit jours... Elle avait ouvert des yeux
douloureusement effar6s, k deux ou trois reprises,
mais les avait aussit6t refermds, ne voulant recon-
naitre personne, lire dans les yeux de personne
y
Digitized by VjOOQLC
228 LEURS LYS ET LEURS ROSES
sa honte, cherchant a se rdfugier encore un peu
dans le non-6tre dont elle sortait malgre elle. Elle
n'avait pas prof6r£ une syllabe, pas une plainte,
pas un g^missement. II y avait sur sa face, m6me
pendant sonsommeil, une sorte de contraction des
maxillaires qui trahissait Fid6e fixe du silence
Tobstin6 vouloir de se briser les dents les unes aux
autres plut6t que de laisser dchapper meme en
rfeve un seul mot, une seule interjection, fut-ce de
sou (Trance.
Et quand malgr£ ses paupieres closes, elle etait
4veill6e, alors seulement la douloureuse contrac-
tion disparaissait de sa face agonisante. Mais ses
yeux prenaient une telle expression d'horreur et
d'angoisse que Ton pouvait h&siter k la croire
lucide.
Et c'6tait une si terrible chose que ce mutisme
crisp£ dans le sommeil, et que cet acharnement
dans la veille 4 ne plus rien voir, comme si par
cette nuit volontaire qu'elle faisait en elle-meme,
elle s'imaginait invisible aux autres, comme si
elle redescendait 4 un degr6 interieur d'existence, 4
la vie sourde de la matifere ; c'6tait une si terrible
chose, que parfois L'Ami d&ournait les yeux pres-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 229
que effrayie, ne retrouvant plus rien de sa Gisele,
en ce masque convuls6 et tragique de damn£e par
le silence et la nuit* de damnde 4 qui ne reste pas
m6me la lugubre consolation d'un reproche 4
adresser 4 quelqu'un !
Oh! oui... 6tre une chose ! ne plus sentir rien
de prdcis, ne plus rien vouloir, ne plus rien sou-
haiter, etre indifferent a tout et a tons, s'en aller
comme s'en va le sel dans 1'eau et Peau dansle sol,
couler tout doucement dans le n6ant du non-6tre !
Comme c'eut 6t£ bon!...Et comme elle esp^rait
bien, Gisfele, que la maladie accomplirait son ceuvre,
complete, inexorable... et quelle s'en irait de cette
terre ou un cataclysme avait 6t6 Pecho de son
pech6, oule ciel m&me s'6tait paroxysd de rage
pour la briser, en punition de ce qu'elle avait trop
voulu jouir de sa vie, de sa beauts, de sa jeu-
nesse.
Elle n'etait plus belle ; elle n'etait plus jeune ;
elle n'avait plus rien 4 offrir a Pamour si Pamour
passait et elle le savait pourtant 4 son chevet.
Alors, non, elle ne souhaitait plus rien. Puisque
meme sa iolie chair ador^e maintenant lui r6pu-
guait 4 Pegal d'une chose f£tide... Oh! ces par-
Digitized by VjOOQIC
a3o
LEURS LYS ET LEURS ROSES
fums (Tautrefois dans cette nausSabonde atmos-
phere de clinique !
L'Ami dores et A6jk laissa de longues heures
Zdenko au chevet de la pauvre fille... et ces
heures-14 dtaient les plus p&iibles pour Gis61e.
Lorsgue, 6veill6e, elle cherchait vainement a davan-
tage s'enfoncer dans son parti-pris de t&n&bres et
de silence, elle dtait involontairement, et malgr6
elle, ramen^e k la vie par la force de ce jeune
amour. Elle sentait trop intense planer sur elle
la sollicitude aimante du petit marquis, qu'elle
savaitli commeon sait les choses dans les reves...
sans s'expliquer leur pourquoi.
Zdenko parfois s'agenouillait au pied de son lit,
le front appuy£ sur la main b nil ante de la malade,
et lui aussi cherchait k oublier, 4 s'anesth£sier, a
enlinceuler dans la mort tout ce qui dtait vraiment
mort ; il cherchait le silence et le deuil, lui aussi. .,,
lui qui avait tu6. Et il priait, il priait de tout son
cceur..., lui qui avait tu6.
Et pourtant apr&s les derni&res secousses de ces
derni&res heures, l'assoupissementddsir^ descendait
en lui k son appel continu, si berceur, si caressant
dans le mystere clos et confortable de cette chambre
Digitized by VjOOQLC
1<EURS LYS ET LEURS ROSES 23 1
de malade, ou respirait si doucement la pauvre
bien-aim£e qui demain pouvait 6tre morte. Et il
ne se lassait ni de contempler son visage, ni de
baiser ses mains. Elle 6tait k lui, bien & lui, par
droit de pardon, par droit de conqu6te... Plus per-
sonne ne la lui arracherait. Et c'6tait une sorte de
bien-6tre pourtant que de penser cela... II y avait
une semaine, rien de cela ne lui semblait seulement
possible. Et maintenant le rfrsre, l'intangible r6ve
de p6n£trer dans cette cbambre 6tait m6me r6alis6. . .
Telle ainsi passa dans le silence, le recueillement
et la p&iombre, cette froide journ^e qui avait eu
pour aurore une tache de sang... Au dehors il
s'dtait mis & pleuvoir, une pluie indiscontinue
comme si le ciel pleurait tout ce qu'il s'etait
commis de forfaits ces derniers jours sur ce coin
de terre autrichienne.
Le comte 6tait absent, et Zdenko ne s'aper^ut
point de cette absence inexplicable dont L'Ami
seule fut 6tonn6e.
Au moment m&me ou le marquis 6tait rentr6
dans la chambre de Gisfcle, on avait & l'6tage au-
dessus annoncS au comte, qui arpentait fidvreux
/
Digitized by VjOOQIC
232
LEURS LYS ET LEURS B06ES
son appartement, la visite de son joaillier, un des
orfevres et des lapidaires les plus c&febres de
Vienne, un juif fin comme l'ambre et muet comme
un confesseur. Depuis de longues annees il 6tait
dans le secret des moindres prodigalites de la
main gauche du comte Stopanow. 11 s'agissait
d'une affaire urgente ; et Finsi stance que mit le
commerQant 6tait si Strange, alors qu'on lui disait
l'enfant de la maison en peril de mort, et que
d'un sourire renseign6 il indiquait la n£cessit6 de
passer outre toute consideration, que le comte
bourru et rageur se d6cida pourtant a le laisser
introduire.
Le bijoutier ne broncha pas devant l'accueil
hautain et plus que m£content du maitre de c£ans
qui restait debout. Sans m&me saluer, ni s'excuser,
lui s'assit avec Paplomb d'un de sa race lorsqu'il se
sent n^cessaire et certain de l'impunit6, en m&me
temps qu'avec Taisance d'un homme du monde
siir de lui-m6me. Du reste il avait d6ji pos6 sur le
bureau du comte un objet brillant :
— Voila ! Bt-il.
Et un sourire de satisfaction erra sur sa face
fut6e. Evidemment le geste 6tait p£remptoire. Car
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 233
c'etait la bague k l'opale de GisMe..., une bague
qu'ily avait un an k peine, le comte avait achet6e
pour un anniversaire de sa fille, chez ce m6me
bijoutier.
Le malheureux la reconnut immediatement.
Soudain sa colore tomba. II redevint tr&s pale et
son expression une minute fut d6chirante : il eut
un regard suppliant que comprit trop bien son in-
terlocuteur r^verencieux a Texc&s et pourtant si
satisfait de lui-m6me que sa r6v6rence touchait a
l'ironie.
— Oh ! je n'ai donn6 T^veil k personne, ne
craignez rien, monsieur le comte. Ces sortes
d'affaires sont trop delicates,n'est-ce pas, pour &tre
brusqu^es par la police avant que Ton sache sur
qui en tomberont les consequences...! Je suis un
homme de confiance, n'est-ce pas, et vous savez
que toute Taristocratie de Transleithanie et de
Cisleithanie et mSme une partie de la noblesse
allemande et de la noblesse russe... Hum ! hum... !
Effectivement. Done tout a Fheure un grand
gaillard d'assez mauvaise mine, un homme d'une
trentaine d'ann^es, tout noir et bronz6, vMu comme
un vrai tsigane lorsqu'ils essaient de faire les
Digitized by VjOOQLC
2 34 LEURS LYS ET LEURS ROSES
messieurs, s'arr&tait k la devanture de ma bou-
tique, dont un de mes employes venait de relever
les rideaux de fer. C'est tout k fait par hasard
quej'6tais descendu d'aussi bonne heure... Je ne
sais pourquoi, la fa<jon dont cet individu regar-
dait les bijoux en montre me parut suspecte ;
tout en continuant mon ouvrage, je le surveillais
du coin de l'ceil et je le vis tirer de sa poche
Topale que voici, la plus belle, vous vous en sou-
venez, monsieur le comte, qui m'eut jamais passS
par les mains. Aussi de ma vie je ne Teusse
oubli^e. Votre Excellence au reste sait ce que
vaut la pierre et avec quel soin elle a 6t6 montde.
L'homme la comparait k deux autres petites opales
qui 6taient exposes et cherchait k en d^chiffrer le
prix.Trfes simplement, tout gentimentj'entr'ouvris
ma porte comme un bon bourgeois qui prend le
frais au seuil de son magasin... L'homme parut
inquiet, mais ne dissimula point le bijou... Alors
m'adressant k lui en hongrois pour le mettre tout
k fait k son aise : Oh ! la belle chose que vous
avez Ik ! — Lui se rassure : « Si je pouvais seule-
ment la vendre ; mais je ne sais ou il faut s'adres-
ser. — Entrez done... Vendre cela ! C'est superbe,
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 235
savez-vous ; et je sais en ville un grand seigneur
aifaateur de cette seule espfece de pierre qui vous
prendra surement celle-ci au prix que vous en
voudrez. » Cela le gfena. II me regardait hdsitant...
Enfin il proposa : — « Vous n'accepteriez pas, de
me Tacheter comptant puisque vous fetes si certain
de la revendre & ce seigneur ? » — Je feignis de
rdfl^chir... puis pour le rassurer pleinement :
« Savez-vous, mon ami, je vais vous mener chez
ce monsieur. Allons ensemble et le marchd est
conclu. Mais dites-moi d'ou avez-vous cette
bague ? » 11 me raconta une histoire & dormir de-
bout, une histoire des mille et une nuits. 11 6tait
le chef d'une bande de musiciens magyars qui,
dit-il, est en ce moment k la csarda du Prater,
engag6e pour la saison... II paraitrait qu'un jour
en Hongrie, une grande dame... vous devinez le
reste de la petite fantaisie...
Et le marchand, les yeux sur ceux du comte,
souriait de plus en plus aimablement.
M. de Stopanow palit encore davantage et sen-
tant ses genoux se d^rober sous lui, s'assit a son
tour.
Le joaillier poursuivait.
Digitized by VjOOQIC
2 36 LEURS LYS ET LEURS ROSES
— Je Fai pris sur un ton bon enfant, tapant sur
l^paule de mon individu, lui clignant des yeux :
« Voili ce qu'il arrive quand on est bel homme ! . . . »
Cependant il ne voulait pas venir.. j'ai eu Tairl
mon tour de trouver sa mdfiance dr61e, je me suis
rebifK et j'ai conclu brusquement : « Si vous
voulez vendre cet objet, il vous faut me suivre!
Et notez que je suis trfes bon de vous aider...!
Tout autre bijoutier commencerait par appeler le
sergent de ville et vous faire arrAter. » II ne broncha
plus, il comprenait d6s lors trop bien a mon air
qu'il n'y avait plus & reculer et il a paru tout k
fait amen6 4 mes vues ; il a consenti 4 m'accom-
pagner... Alors j'ai jou6 d'audace : « Gardez votre
bague, je vais passer un autre habit. » Mais mon
employe qui avait compris le jeu, restait dans le
magasin Toeil sur notre homme, et s'il avait
bouge !... Le maraud s'en doutait bien un peu, ou
avais-je endormi sa mcSfiance? Le fait est qu'il n'a
pas bronchi.
Le comte haletait, 6pongeant de son mouchoir
la sueur froide de son front :
— Alors cet homme ?
— ... est ici, en bas, dans la cour ou attend ma
Digitized by VjOOQIC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 2$J
voiture, et gard6 sur mon ordre par le portier de
Votre Excellence,
Un nouveau venu & ce moment demanda i^tre
re^u : l'oncle Stopanow-Witerpski.
Quelle chance ! voila de l'aide ! pensa le
comte.
— Ecoutez, Monsieur. Voici comment nous allons
proc6der. Allez chercher cet homme. Rapportez-
lui sa bague et dites-lui de monter, que Paffaire
marche k souhait ; vous 1'introduirez vous-m6me
ici a cot6. Mon cousin, en la finesse de qui vous
pouvez avoir confiance, ira marchander le bijou ;
pendant ce temps je prendrai un parti.
L'oncle Witerpski, aussi jeune et portant beau
que de coutume, boutonniere fleurie, badine a la
main, croisa le bijoutier sur la porte et entra tout
agit6. Et aussitdt en fran^ais :
— Ah ! mon pauvre ami, mon pauvre ami... Je
reviens de Kaltenleutgeben... Cette malheureuse
enfant! ma petite Gisele!...
— Tu sais tout? interrogea le comte Strangle
demotion.
— H^las ! il n'est question que de cela dans
Digitized by VjOOQIC
238 LEURS LYS ET LEURS ROSES
Vienne. Hier a Kaltenleutgeben tout Fh6tel bour-
donnait de cette affaire... Mais voili que cela se
corse terriblement, tu ne sais pas ce que je viens
d'apprendre?....
Mon Dieu ! un nouveau malheur ! Ou cela s'ar-
r6tera-t-il ?
— II y a eu ce matin une rencontre au Prater
dans des circonstances stupides, inf4mes... Les
t^moins m^riteraient de passer en justice ; on n'a
pas exemple d'une affaire si mal men£e... Un
homme tu6 net... un gentilhomme... un officier!
— Mais ce duel : k propos de qui, entre qui ?
— A propos de qui !... II est 6tonnant ! mais de
qui sauf de Gisfele... Et entre qui, voili la chose
atroce : le petit Cam6ral Moravitz... (croirait-on ce
gringalet capable d'h^roi'sme?...) a tu6 le lieute-
nant Supersaxo-Ripalta, sous pr6texte que Gisfele a
6t6 vue sortant du corps de garde de la porte Kaiser
Franz, le jour du grand orage. Tout cela peut
6tre vrai ; ce n'est pas le moment de le discuter :
le fait est que des journaux m6me commencent 4
colporter ce sc&ndale... C'est, il va sans se dire, le
Nouveau Messager de Vienne qui, trop heureux
de tomber sur nous autres, a donn61e branle,.. na-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 2$()
turellement. Et bien entendu toute la sequelle s'est
mise iemboiter le pas ; Paffaire n'estplus un secret
pour personne. Et je suis trfes 6tonn6... Tu es
le seul k l'ignorer. Seulement ce n'est pas tout ;
voici le pire : je suis en mesure d'affirmer que le
lieutenant Supersaxo est tout k fait innocent. Ses
soldats du poste ont recueilli sur la place, dans
Teau, Gisfele frapp£e par les gr&lons, et revenant
d'ou... c'estla question!
Voili que d£j& les 6claircissements tant redout£s
commenQaient... Le comte n'h^sita plus ; dfes lors
autant valait en finir. La v6rit6 maintenant, toute
la v6rit6 k tout prix... Cependant ce duel, cette
mort !...
— Mais Cam^ral Moravitz est ici !
— Eh bien ! tant mieux ! Le beau calme, et la
belle conviction ! Alors qu'il ne sache jamais, lui, le
pauvre gosse, avoir commis un meurtre inutile...
Qu'il ne bouge pas de chez toi de huit ou quinze
jours ; et qu'on le croie hors de Vienne. En nous
d^menant beaucoup, nous pourrons peut-6tre
6touffer cette deplorable affaire... pour ce qui le
concerne du moins. Quant k Gis&le...
L'oncle baissa la voix... et prenant un biaispour
14
Digitized by VjOOQIC
a^O LEUBS LYS ET LEURS ROSES
sauvegarder sa responsabilit6 qui eut exig£ depuis
longtemps une ddnonciation en rfcgle, laquelle eut
6vit6 tout cet engrenage de catastrophes :
— Je puis t 'assurer de la faQon la plus cat6go-
rique qu'elle a 61& vue un de ces derniers matins
dans la cour de Heiligenkreuz en t6te k t6te avec
un jeune homme du commun et qui avait tres
mauvaise tournure... Tiens je puis t'en pr^ciser la
date, c'est le jour ou je me suis plaint k toi de la
raret6 des visites de ta fille.
La lumifere se faisait de plus en plus. Une af-
freuse Evidence peu a peu prenait forme dans Pes-
prit du comte Stopanow.
— Je crois que je tiens le reste de Taffaire, mur-
mura-t-il accabl6.
Et il recommen^a le r6cit du bijoutier, con-
cluant : >
— Va voir a m aplace cet homme. II y a pr6s d'un
mois, m6me plus, j'ai commis la bGtise d'entrer avec
Gisele dans cet dtablissement du Prater. Et si c'est
en v6rit6 le chef de la bande, il me reconnaitrait ;
car Gis&le a voulu qu'il lui joudt du violon a
l'oreille. Done, toi, 6claircis l'affaire...
Et £clatantfuribond, en larmes et en cris de rage :
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 34 1
— Alors ! alors ce serait avec cette brute, avec ce
voyou que ma fille!... C'est monstrueux! On n'a
jamais vu pareille histoire k Vienne et dans notre
monde...
II sanglota tete dans ses mains.
Witerpski le regardait, attend lui aussi.
— D'abord entendons-nous. Pas de police, du
moins de menue police, n est-ce pas ! Le scandale
est assez grand... Mais sois sans crainte, demain
cette bande de tsiganes aura d6camp6 de Vienne et
je saurail a terroriser de faQon k lui passer Penvie d'y
revenir. Je ferai ce qu'il faut pour cela aprfcs midi...
Pour commencer je vais marchander labague...
Au bout d'un moment Toncle revint :
— L'homme peut fetre v^ritablement le chef de
la bande; mais il ne r£pond pas au signalement
du jeune hornme de la cour Heiligenkreuz, lequel
pouvait avoir au plus une vingtaine d'annees... II
a rep6t6 son historiette de la grande dame hon-
groise... qui lui aurait donn6 le bijou. J'ai de-
mande oft... il a rtfpondu : A Tatra Fixred ! Mais il
n'y a plus k tortiller si nous voulons tout savoir :
il faut que tu paraisses...
S
Digitized by VjOOQIC
242 LEURS LYS ET LEURS ROSES
C'6tait bien le chef de la chapelle hongroise du
Prater, et reconnaissant aussit6t le comte alors
que d6j4 il se rassurait pleinement, il sentit que
Taffaire allait se gdter. Au reste le comte fut trts
crdne. Se retournant vers le joaillier il lui tendit la
main :
— Vous 6tes mon ami, n'est-ce pas? Et vous
avez toute ma confiance...
Puis au chef :
— Tu as void cette bague 4 ma fille !
Olai ain6 tomba sur le tapis cherchant 4 6treindre
les genoiix du grand seigneur...
— Excellence ! Excellence ! pardonnez-moi...
Je vous jure que je suis innocent. C'est votre fille
qui, elle-mfeme, a donh6 cette bague 4 mon plus
jeune frfcre.
Maintenant, 4 jet continu, la rage avait succ6d6 4
la prostration chez le malheureux Stopanow-Do-
matchin, une rage de tout apprendre, de proc£der
lui-m6me 4 une enquSte complete.
— Relfrve-toi, sacripan ; je vais savoir 4 la mi-
nute si tu dis vrai. . Je veux voir ton frfere avant que
tu Taies revu toi ; je m'en vais au Prater et nous
saurons bien si tu mens.
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 2$
Et s'adressant au bijoutier :
— Soyez assez bon, rendez-moi ce service : res-
tez ici avec cet individu. Voici une arme. II lui
mit en mains le revolver qui r6dait toujours sur
sa table, et ddsignant un bouton sur un pan-
neau:
— Voici la sonnette. Au premier mouvement de
fuite que cet homme 6baucherait : sonnez ; mes
domestiques vous prfeteront main forte. C'est une
heure ou deux de t6te & t6te bien d6sagr6able...
Mais je vous le revaudrai. Je prends votre fiacre.
Witerpski, toi, tu viensavec moi.
En route les deux cousins se concertferent : agir
par eux-m6mes sans le secours du propri6taire de
la csarda 6tait bien difficile... D'autre part augmen-
ter le scandale?... Mieux valait d'abord ruser...
Ensuite s'il le fallait on proc6derait avec Taide du
patron.
La voiture fut arr6t6e k quelque distance du res-
taurant, au detour del'allSe, etlecomtey resta. Le
vieux Witerpski se fit Fair guilleret et le visage riant
malgr6 la pluie, et partit en exploration... II monta
sur la terrasse couverte comme pour 6chapperi
Digitized by VjjOOQIC
2 44 LEUBS LYS ET LEURS ROSES
l'ond^e. II 6tait k peu prfes midi ; mais pas un con-
sommateur n'avait pris place sous le hangar, la
csarda 6tant surtout un restaurant de nuit, et
encore lorsqu'il fait beau temps. Le comte Wi-
terpski s'attabla, demanda un petit verre de cognac
de Promontor et fit jaser les gargons qui se r6pan-
dirent en plaintes.
Ah ! oui, une fameuse bande de tsiganes qu'ils
avaient cette ann£e ! Le diable en personne ne leur
eut pas donn6 plus de fil ^ retordre. Insuppor-
tables, arrogants, capricieux tous... Et on ne par-
venait mtoe pas k les tenir en respect par la
famine, la p^nurie, Tappat du gain... De Pargent
ils en avaient tant et plus depuis une quinzaine ! Et
lis le d£pensaient, el c'6tait une ripaille perp£-
tuelle l... De m&noire de Kellner on n'avait jamais
vu de chapelle hongroise aussi fortunie. Des fetes
et des noces k tout casser ! Mais cela ne disait rien
qui valut au patron de la baraque. . . De Targent mal
acquis!... Lesfemmes,naturellement! Etcroirait-on
cela, peut-6tre des femmes du plus grand monde...
Un des quatre fr&res Olai, le plus jeune, Sandor,
avait, parait-il, mis la main, on ne savait comme , sur
une petite h6riti£re qui lui bourrait ses poches de
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 2 45
florins ; du moins 4 ce qu'il pritendait. Mais la dis-
corde rfcgnait depuis lors dans le clan, les frferes ain&$
jaloux volaient le cadet, et depuis deux jours le
pers^cutaient parce qu'il ne rapportait plus rien...
La veille : sc6ne terrible, dont un t^moignage
manifeste gisait 14 : une tfnorme contre-basse
dventr6e qu'un des musicants avait cass6e surla
t&te de I'autre... Et cette dispute encore 4 propos
d'une bague, oh ! mais une bague... ! On en itait
venu aux coups de chopes et de bouteilles ; on
avait bris6 des chaises. Et le propri6taire de la
csarda commen^ait 4 s'inqui^ter, 4 soupQonner
merae des vols graves. 11 avait parte de faire
coffrer tout le monde. Aussi pour frviter un scan-
dale pr£judiciable, on hatait le depart de ^ette
malencontreuse troupe qui avait re$u son cong£
d6j4 depuis assez longtemps. Du jour au lende-
main on attendait celle qui devrait lui succ6der,
une bande de Gyor.
— II est done bien beau, cet Olai Sandor ! de-
manda le comte Witerpski.
— Oh ! e'est un tsigane comme tous les tsi-
ganes... Mais il est jeune. Si Monsieur veut rester
une minute et le voir, j'irai le chercher. Genera-
Digitized by VjOOQIC
246 LEURS LYS ET LEURS ROSES
lement il n'est pas matinal, mais ce matin-ci par
hasard il est sorti d6s Taube, puis rentr6 vers neuf
heures il est alle se coucher, et il ronfle encore...
— Oui, cela m'amuserait de connaitre ce beau
coq, mais ne lui dites rien, ma curiosity Teffarou-
cherait peut-6tre.
Au bout d'un moment un Kellner sortait de
l'escalier par ou Ton descendait en arrtere sur la
la cour int^rieure, causant avec Sandor. lis passfe-
rent tous deux comme par hasard... L'oncle Wi-
terpski reconnut le port, la taille, les vfetements et
le chapeau du jeune homme vu dans la cour Heili-
genkreuz avec Gisfele.
— Eh ! musicien ! s^cria-t-il gaillardement.
Eljen Magyarorszag ! Vive la Hongrie ! et buvons
un verre de cognac ! Je pense que tu ne refuseras
pas... Cela te donnera de la vie pour Meier ton vio-
lon apr&s-midi.
Imm6diatement s6duit par cette bonhomie et par
l'air tres chic du jeune vieillard,par eet accueil re-
confortant aprfes tant de vilaines heures : flairant
m6me quelque nouvel impr6vu,le tsigane s'attabla
sans defiance, et les verres de cognac de se
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 2^7
succ^der. L'oncle Witerpski feignit une brfeve
absence... hygifoiique. Mais il exp£dia le Kellner:
— Allez dire au monsieur qui attend dans une
voiture, au detour de Faille, de se h&ter de me
rejoindre.
Et revenu il poursuivit son bout de rdle qui
malgr6 la gravity des circonstances commen^ait 4
le divertir... H61as ! il 6tait bien de la famille
Stopanow, le fac6tieux bonhomme, toute trag^die
finissait avec lui par de la com&lie faute de ber-
gerie...
— Eh bien ! un dernier verre 4 la sant6 de
la Hongrie, ami tsigane... ! Quelle heure est-il?
Avec ostentation Sandor sortit la montre de
Gis&e.
— Oh ! oh ! la jolie montre ! Tiens, tiens,
jeune homme ! on se fait faire de beaux cadeaux !
Trfes d6gag6, le comte Witerpski prenait la
montre et Pexaminait avec un sourire d'&vidente
satisfaction ; c'&ait bien celle de sa pauvre petite
cousine.
— Tu vois, fit— il.
Et il la tendit au comte Stopanow qui venait
de surgir derri&re Olai Sandor.
Digitized by VjOOQIC
3^)8 LEURS LYS ET LEURS ROSES
Le tsigane se retouraa brasquement et reconnut
celui qui avait accompagn6 Gisfcle la premiere fois
k la csarda...
Ce fut un 6croulement de toute sa belle assu-
rance, de tousses moyens... II se sentit perdu. II
pensa que son heure 6tait venue. 11 avait vu le
matin m£me tuer le second cavalier de Gisfele ;
or voici qu'inopin^ment le premier survenait...
Tous ces £vdnements s'enchainaient sans doute, et
qu'allait-il en advenir? M6me pour les Don Juaa
de la musique hongroise, il vient un jour ou Ton
voit apparaitre le commandeur.
— Suis-nous ! ordonna le comte avec une telle
autoritg que Sandor ob&t. — Suis-nous, et si tu
bronches, prends garde : tu aurais & t'en repentir ;
la police est pr&venue !
Le comte Witerpski jetait des florins pour payer
le cognac. Puis au milieu des Kellner attroup^s
son cousin et lui enlev&rent Sandor dans leur fiacre
du cold de la for6t... Le malheureux claquait des
dents, persuade qu'on Pemmenait sur le terrain du
duel matinal, et que 1&, puisque le sang attire le
sang, on l'abattrait sans mis6ricorde... Mais il n'en
Digitized by VjOOQLC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 3^9
fat riea de si tragique. Dans la premiere altee lat6-
rale venue, la voiture s'arr&ta. Malgri la pluie
qu'^gouttaient toutes les feuilles, les trois homines
descendirent et s'61oign6rent par les sentiers
d6trempds, un peu a I'^cart des oreilles du
cocher.
— Raconte-moi tout, demanda le comte 4
Sandor : Qui t'a donn6 cette montre ?
— La dame avec qui vous 6tes venu une fois k
la csarda.
— Et la bague que ton frfere est all6 vendre en
ville ce matin, qui te l'a donn6e ?
— La m6me dame.
— Prouve-nous que tu ne lui as pas vol6 ces
objets... Tune veux pas me faire croire, n'est-ce
pas ? que cette dame te les a donnas pour tes beaux
yeux... !
Un sourire d'orgueil passa sur le visage de
Sandor et le transfigura... Mais un soufflet que le
comte ne put maitriser figea le triomphal sou-
rire.
— Tu as tort, tuas tort... intervint le vieux Wi-
terpski qui d6testait autant les coups, m6me donnes
aux autres, qu'il avait aim6 jusqu'4 present les
y
Digitized by VjOOQIC
250 LEURS LTS ET LEURS ROSES
baisers... Laisse-moi tout te dire maintenant, mon
pauvre ami, c'est bien le jeune homme qui 6tait
dans la cour de Heiligenkreuz avec... elle.
— Tu les as done vus, malheureux, et tu ne m'as
pas privenu...
Devant l'exasp^ration de son cousin qui 6tait
homme & le frapper lui aussi, le vieux roue n'osa
pas confesser la rencontre, mais dix-huitteme sifecle
et scapin une fois de plus, comme aux meilleurs
jours de sa vie, il lanQa cette bourde qui lui tomba
du ciel... et dont Stopanow-Domatchin ne crut au
reste pas un mot.
— Non, mais je sais que c'est bien li le jeune
homme de la cour de Heiligenkreuz, parce que
j'ai... une amie qui demeure Ik. Cette amie a la
marotte de la photographie ; et elle a eu la bizarre
id6e tout h fait de les photographier depuis sa fe-
n6tre. J'ai vu la photographie, de mes yeux vue...
Et sois tranquille, je l'ai d&ruite. Et pas rien que la
photographie mais aussi la plaque.
Au nom de Heiligenkreuz le tsigane avait souri. ..
il 6tait sauv6 I
II tira de sa poche un &l£gant carnet de maro-
quin, en sortit un papier et le pr&enta, avec pr6-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 25 1
caution & cause de la pluie, au comle qui fut ces
mots, non sign6s, mais de P6criture incontestable
de Gisele, et trfes lisiblement Merits k la plume, et
sur du papier qu'il lui connaissait :
Sois demain vers cinq heures du soir dans la
cour de Heiligenkreuz. Je te veux, je t'aime
et je serai tienne. Je te donnerai tout ce que tu
voudras.
... Malgr6 toutes les apparences, le comte jusqu'i
la derniere minute avait conserve unpeu d'espoir...
Quel espoir?,.. L'espoir d'une erreur, d'un con-
cours de hasards malheureux, trescompliqu^s, tr£s
difficiles, mais qu f on ddbrouillerait et dont on fini-
rait par d6gager l'innocence de Gisele... Mainte-
nant c'6tait fini : la v6rit6 entire lui apparaissait
dans toute son horreur et sa brutalil6. Ainsi c'elait
li I'homme & qui Gisele s'etait donn6e ! Et elle
s'&ait done bien donn6e, on ne Tavait pas prise ! Et
elle avait choisi pour premier amant pas m6me le
pauvre ofBcier mort a cause d'elle ce matin, mais
ce m&le de rencontre qui n'avait m6me pas pour lui
le prestige po£tique total de la sauvagerie et de la
15
Digitized by VjOOQIC
a5a leurs lys et leurs roses
vie tsigane, cette sorte de m6tis interlope a demi-
hongrois, Don Juan de cafe-concert n6 dans les
terrains vagues de quelque champ de foire
magyar ou dans quelque faubourg mal fam6, der-
ri&re une roulotte de saltimbanques.
Et Sandor maintenant 6tait veng6 du soufflet...
II comprit a voir toute la colere de cet homme
tombde, il comprit h cette attitude d6faite et^crasee
sous le tonnerre de la revelation et sous la pluie
torrentielle, qu'il avait atteint son ennemi en plein
cceur, qu'il Tavait an^anti... Mais le soufflet cuisait
encore sa joue et il s'enhardit, atroce ;
— Etunenuitenttere, nousavons dormi ensemble
ici au Prater, pas bien loin d'oii nous sommes,
dans cette direction, li-bas. Nous avons dormi
dans les herbes comme les animaux des bois, et
c'est le matin de cette nuit qu'a eu lieu ce gros
orage qui a tout cass6... M6me qu'en s'en allant
elle aura du recevoir la grele, car je ne Fai pas
revue depuis... C'est bien fait. Eh bien! elle avait
bondi sur moi, elle 6tait tomb6e dans ma vie, plus
brusquement que cet orage sur le pays... Et ce
n'est pas ma faute : je n'ai rien fait pour l'attirer ;
c'est elle qui a voulu de moi, et pas moi d'elle...
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES
253
Elle sera peut-6tre morte ; parce que sans cela elle
serait revenue. Oh ! Tappet qu'elle avait demoi ;
c'6tait elle qui 6tait comrae un taureau,.. k se ruer
iTamour...
— Partons, partons, je t'en supplie, Witerpski,
partons, pleura le pitoyable p6re 6pouvant6 et k
qui cette seule minute eut suffi pour faire expier
toutesles erreurs pass£es, tout l'aveuglement d'au-
trefois : sa scandaleuse 16g6ret6 et la r^voltante
Education qu'il avait tol£r6 que sa filte se donnat.
... « Bon sang ne pouvait mentir...Sa fillen'etait
pas une petite bourgeoise. Dans son monde les
femmes qui tombent ne se compromettent pas...
Une tr£s haute aristocratic est la plus stricte de toute
les morales. »
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
VII
Oh ! Theureuse mobility de certains caractferes
slaves ! Et la douce langueur de Pexistence recon-
quise sous la brise des pardons et des affections qui
bercent. L'6re des cauchemars est passfie depuis
longtemps... Longtemps ? Trois mois. Or quinze
jours suffisent &Poublim6me de la mort... surtout
des morts..
GisMe est marquise de Camfiral-Moravitz et elle
sera d6sormais tout le contraire de ce qu'elle a 6tk
jadis... Elle est m6me heureuse, d'une sorte atten-
drie, p6n6trante et confuse. L'ame s'est r^veillde en
elle. De diablesse k moiti6 gargon, elle est devenue
femme. Mais pour ascendre plus avant dans
la voie qui mfene au pardon et a l'expiation totale
il lui faut subir une derntere secousse, la plus ter-
rible, boire jusqu'i la lie de son p6ch6, en subir
Digitized by VjOOQIC
256 LEURS LTS ET LEURS ROSES
toute la consequence... Et cependant elle a d&ja
vu plus d'au deli qu'il n'en faut pour mourir.
Un jour, un terrible jour de sa longue maladie*
elle avait et6 k Particle de la mort. On etait a peu
pr6s persuade qu'elle ne passerait pas la nuit ; il
avait fallu lui apporter la sainte Extr&me-Onction.
Mais Zdenko avait exig6 qu'en outre le prfetre les
mari&t.On avait transform^ la chambre enchapelle,
allume des cierges, mis des fleurs, des lys at des
roses blanches, tire les rideaux. Et oe fut un spec-
tacle inoui que les noces de cette agonisante lav6e
des p^chds de sa vie et toute pr6te aparaitre devant
Dieu, avec ce tout jeune homme bl^me qui pour
elle avait toutes les pities, tous lesddvouements...
Gis&le avait expire le oui qui la mariait a cette
sorte d'archange, si faiblement, mais avec un
elan, une devotion sublimes ! Elle Pavait exhale,
ce oui, comme & sa premiere communion elle
avait inhale Thostie que Taumonier du chateau
avait mise sur ses lfrvres... Et le cceur des vieux Ca-
meral Moravitz,qui etaient accourus, s'etait enfin
brise et avait enfin pardonne; ettous, sauf Zdenko,
dans cette chambre de moribonde, ou Dieu venait
d'entrer pour apporter Lui-m6me le pardon et
Digitized by VjOOQLC
LEUBS LYS ET LEUUS ROSES 2^
la benediction, tous agenouilies autour du lit
blanc, comme d£j& le Hide parade d'une infante
morte, sanglotaient... Et Ton avait ouvert toutes
les portes, et au fond les domestiques qui avaient 6t6
temoins du scandale,le furent ausside la rehabilita-
tion et de la gr&ce... II semblait que les portes du
Paradis se fussent ouvertes et qu'un rayon de la
divine clarte fut descendu sur la malade, fut venu
au-devant de son ame qui allait monter.
Mais trop d' amour la retenait encore k la terre,
car de cette heure Gisfele se porta mieux. Bientdt
elle fut sauv£e.
Alors elle eut, — ayant enfin compris tout ce qui
se passait, — elle eut pour Zdenko qui douceraent,
main dans la main, la ramenait a la lumi&re, k
Fineffable beaute de la vie pure, une adoration de
neophyte, un respect de religieuse pour Tautelde
son eglise ; elle fut transfigure d'amour et naquit
k l'id6al, au mysticisme, et s'eieva, et plana dans
les zones sup£rieures de la spirituality k grands
coups d'aile... Elle sortit de son enfer comme elle
y etait tomb£e, en aigle qui abandonne au fond du
gouffre la charogne dont il s'est repu et qui
Digitized by VjOOQIC
2 58 LEURS LTS ET LEURS ROSES
remonte au soleil, ne se souvenant plus que des
rayons et de l'Alpe immacutee.
Et peu k peu la gaiety lui revint ; une gaiety nou-
velle presque virginale lui revint avec les couleurs,
avec la double santfi de l'&me et du corps. Et son
Strange beautg avait change aussi, s'Stait aussi spi-
ritualist, revenue de bien loin, de \k d'ou Ton ne
revient pas... Jamais elle n' avait &1& belle ainsi. II
y avait autour d'elle comme un nimbe de surnatu-
rel 6clat, de blancheur psychique... Elle apparut
comme dans une aube de miracle, sublimde, telle
que Ton raconte que furent aprfes leur mort des ca-
davres de saintes.
Pour ce qui est des choses ext^rieures : comme
l'avait promis Toncle Witerpski,le double scandale
de T£quip6e de Gisfele et du duel de Zdenko avait
6te 6touff6 immSdiatement et avec d'autant plus de
facility qu'il n'y eut qu'un cri dans toute Taristo-
cratie pour plaindre TinfortunS Stopanow et pour
plaidertouteslescircontances att^nuantes enfaveur
de Zdenko disparu, croyait-on... Les plus hautes
influences furent mises en jeu. En Haut-Lieu on
voulut bien fermer les yeux et, le premier emoi
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 25o,
passe, accorder la tolerance du silence. Le pauvre
Supersaxo fut oubli6.... Et s'il y eut en Tyrol
un pere et une mfere inconsolables, une famille
plong6e dans la desolation noire, personne & Vienne
ne voulut se le demander et ne s'en inqui&a...
Ainsi va la vie-.
La csarda du Prater avait 6te pr^cipitamment
evacuee par la chapelle hongroise de Neutra et
remplacee par Pautre, celle de Gyor... Aureste le
scandale malgr6 ses proportions avait eu relative-
ment tr£s peude retentissement, grace au fait que
depuis la vente il'Au -Garten toutce quiconstitue
la society le monde de Vienne s'6tait plus ou
moins 6parpill6 a la campagne, au bord des lacs de
la Haute-Autriche, essaime dans les chateaux, aux
eaux ou & Tetranger, aux bains de mer, iBayreuth,
k Munich...
La porte du palais Stopanow k la Herrengasse,
il va sans se dire, avait 6te rigoureusement con-
signee jusqu'i la fin de la maladie de Gisele, puis
aussit6t que la convalescente avait 6td capable
de supporter le voyage on Tavait transportee k
Hlinsko, ou son gentil petit mari s'6tait installe au-
prfes d'elle. Et ils s'6taient aim6s en silence main
15*
Digitized by VjOOQIC
a6o LEURS LYS ET LEURS ROSES
dans la main, les yeuxaux horizons... lesimmenses
horizons tristes du plateau de Boh6me. Et desor-
mais ils passeraient tous leurs hivers au lieu qu'a
Vienne k Prague, dans le palais des Cam6ral Mo-
ravitz k mi-hauteur du Hradschin.
Et aujourd'hui, voici que c'6tait dans la grandiose
demeure xvin e sifecle perdue au milieu de jardins
classiques, dans Tun des plus beaux, des plus riants
paysages de Boh&me..., et si fleuri k cette saison,
une petite f6te toute intime. Gisele <5tait si com-
plfetement r&ablie que le lendemain m6me le jeune
couple Cam6ral Moravitz allait se mettre en ma-
nage. Le comte leur abandonnait Hlinsko poury
passer leur lune de miel. II envoyait L'Ami prendre
un mois de vacances en Suisse, dans ce qui lui restait
de famille ; et lui-m6me, ayant besoin de quelque
repos et diversion apr6s de si violentes secousses,
s'en allait malgrdla chaleur sur la cote de Dalmatie,
croiser avec le petit yacht de plaisance du prince
de Babenberg son ami. II rentrait la nuit m&me k
k Vienne d'ou il partirait le lendemain pour
Trieste.
Et le soir d6ja, seuls pour la premiere fois dans-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 26 1
leur grand chateau, Gis£le et Zdenko allaient
inaugurer la chambre nuptiale que des tapissiers
dp Vienne am&iageaient depuis trois semaines.
Zdenko avait dormi pour la derni&re fois dans le
petit appartement de gargon qu'il avait toujours
occupy iHlinsko, quand, chaque ann6e, il venait
en automne passer quelques jours k la saison des
chasses... Oh ! ce temps £tait maintenant bien loin.
Un abime s^parait le present du pass6 ; mais s'il
avait plong6 au fond d'un si effroyable abime,
Zdenko, c'6tait pour mieux remonter en plein
azur, en pleine beatitude.
Tard dans la nuit, ils restferent au jardin. . . Zdenko
s'etait assis aux pieds de Gisele, la tfete sur ses ge-
noux... Et du silence parfum6, autour d'eux faisait
une atmosphere £mue a Timperceptible bruit de
baisers qui des Ifevres de Zdenko tombaient sur les
mains £maci6es de sa femme. II 6manait sous l e
clair desetoilesde toutes les prairies environnantes
une virginale odeur de foin coupd et de foin vivant
baign^s de serein. Sur un mur, des gerbes fleuries
s'echappaient de grands vases sculpt^s... Au loin
il lunait sur les pr6s, sur la plaine k perte de vue et
Digitized by VjOOQIC
a6a leurs lts et leurs roses
le ciel n'&ait qu'une grande tente de mousseline ar-
gentic 11 faisait amour, il faisait mystfere...
— toi, 6 toi... murmurait Gisfcle en caressant
la petite t6te bien aimie k qui elle devait plus que
la vie, plus que le bonheur.
Et lui, r^pondait toujours par des baisers pa-
nics sur la petite main douce et blanche.
— toi... Nous sommes bien k nous mainte-
nant, bien k nous tout seuls, nous sommes un
seul...
— ma petite reine... Je suis k toi... fais de
moi ce que tu veux...
— toi! 6 toi...
Le silence fut parfum6 davantage. Les prairies
saccagees a grands coups de faux pendant le jour
se consumaient de langueur embaumSe ; le mas-
sacre des fleurs exhalait dans la ros6e des aromes
doux comme les carresses du pardon. Et sous la
lune au loin d'autres prairies plus belles et non
moins embaumees s'en allaient velout6es d'une
neige de fleurs...
Gis£le se rappelait Bayreuth, se rappelait Parsi-
fal, Pextase du Vendredi Saint, la demande de
de Parsifal : « Pourquoiles fleurs sont-elles aujour-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 263
d'hui si belles ? » et la r^ponse de Gurnemanz :
« C'est qu'elles sont arros6es des larmes du p6-
cheur », et la celeste m&odie wagndrienne planait
inconsciemment dans sa t&te, planait dans soncoeur,
pl£nait sur toute la nature.
Zdenko s'&ait agenouilld, et prostern6 baisait
les pieds de la petite marquise, les pieds aux bas
de soie ajour^s dans de petites mules de satin, et il
baisait le bord de sa robe, et il baisait de nouveau
les pieds, les pauvres petits pieds qui avaient couru
si hardiment leur course au p6ch6 dans la pous-
si£re de la Taborstrasse, qui avaient couru si d6-
sesp^rement leur course au ch&timent dans la boue
de la troisi&me all6e du Prater. lis 6taient aujour-
d'hui purifies par les saintes huiles de l'Extr6me
Onction, les pauvres pieds, et ne se souvenaient
plus sous les baisers des minces lfrvres si d^votieu-
sement amies, d'avoir couru, si presses, au mal,
h la luxure, k la honteuse fornication...
Aussi GisMe se r6cria de cet agenouillement.
— Aim6, oh! tant aim£ releve-toi... viens au-
prfes de moi, tout prfes, plus prfcs, toujours plus
pr£s... Ce n'est pas ta place la-bas ; je ne veux pas,
je ne veux pas... Ta place? C'est mon cceur & moi
Digitized by VjOOQIC
264 LEURS LIS ET LEURS ROSES
sous tes pieds k tow Ta place ? C'est mes fevres au
bout de tesdoigts... k peine!
— ma petite fee, que dis-tu !... Ne blaspheme
pas, ma petite fee.... oublie, oublie tout sauf notre
amour...
— Non, chertrSsor, mon unique ainfe.., le fond
de notre amour, de notre bonheur c'est le perp6-
tuel souvenir de ce que tu as et6 pour moi... Et
laisse-moi te dire, oh ! laisse-moi te dire combien
dans tout mon amour pour toi, je sens comme
je suis peu digne de toi !... Je n'existe plus que
par toi, et si tu m'as voulue, c'est done quetu m'as
refaite k ton image, que tu m'as rendu tout ce que
j'avais perdu, profan<5, souilfe, 6 mon second cr6a-
teur, 6 mon missionnaire de Dieu, image de mon
Dieu!
Tout tremblant d'une sorte de frayeur, Zdenko
protesta, et son accent avait le quelque chose de
convulsif d'un remords subit.
— Gis&le, Gis&le!... ne parle pas ainsi, je t'en
supplie, tu me fais mal, tu me fais bien mal.
Ecoute-moi, 6coute-moi, afin quetu saches aussi...
Tu es pour moi la sainte, la martyre, celle qu'on
prie, qu'on invoque, qu'on vSnfere, et sur laquelle
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 265
on ose & peine lever les yeux. Oui, entends-tu, une
martyre. Pas une minute tu n'as cess6, il faut que
je te dise... il faut... tu n'as cesse d'etre vierge
4 mes yeux, 6 ma sainte petite vierge, ma pauvre
douce petite martyre.., C'est pour N cela que je t'ai
tant aim6e ; c'est cela qui m'a donne toutes les
forces... ma petite ador£e, laisse-moi te confier
tout, tout... Ecoute-moi jusqu'au bout, et Dieu
veuille que tu ne me repousses pas avec horreur I
C'est moi qui ne suis pas digne de toi, et je veux
que tu saches, toi seule ; que toi seule tu saches tout,
ma blanche petite vierge. C'est moi qui suis indigne
de baiser la trace de tes pas ; c'est toi qui es 1'ange
descendu du ciel vers un pauvre p^cheur, et p6-
cheurcombien miserable, p^cheur tomb£ bas...
combien, tu ne te douterais jamais !... Gis&le, Gi-
s61e, toute ma jeunesse a 6t6 profanee !... Tu
sais... non tu ne sais pas... D6s mes douze ans au
Theresianum... Ah! les pauvres cceurs d'enfants
qui commencent a aimer... Nous sommes bien mal-
heureux alors, nous les petits gargons que per-
sonne ne comprend et qui nous aimons entre
nous... La premiere eclosion de notre coeur, elle
va, c'est si natureltrop souvent, au joli condisciple
Digitized by VjOOQIC
266 LEURS LTS ET LEURS ROSES
dontle joli visage a attird notre amiti6. Et bientot
helas ! ces amities aussi sont profan^es par de hi-
deuses contagions, ces amities aussi sont loin
d'etres pures; commences dans Taurore, la ros£e
matinale et les doux premiers rayons, elles s'a-
ch^vent trop souvent dans Porage et lescr£puscules
passionnelsd'ouTonse relfeve& jamais boueux, im-
puissant, plein de confusion et de mdpris pour soi-
meme... Gisfele, si tu me vois ainsi que tu m'as
toujours vu, hive, bl£me, maigre et cern6, c'est
pour cela... (Test pour cela que ma sant6 a inspire
tant de craintes, qu'on m'adit faible, an£mi6, poi-
trinaire ; c'est pour cela que souffreteux et pitoyable
j'ai £chapp6 k Parmee ; c'est pour cela, Gis61e, que
je ne suis pas digne de toi. D6s T&ge de douze ans
j'ai etd fletri en ma chair & peine form6e, honteuse-
ment, irremediablement fldtri par des mains d'en-
fant comme moi, que j'ai corrompu de m6me qu'on
m'avait corrompu... Et ces abominables pratiques
de tous les colleges, de tous les internats, ma Gi-
s&le, cela n'a cess& 6coute-moi, quele jour ou je
t'ai vue pour la premiere fois. Alors je me suis"
fait horreur, j'ai compris ma mis^re et mon
p£ch£, et je t'ai aim£e... Mais je n'en 6tais pas
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 267
digne, de t'aimer... Et voili pourquoi je trouvais
que tu avais si raison de ne pas vouloir de moi,
si raison de me pers^cuter de ton d£dain et de
tes plaisanteries, et voili pourquoi je t'aimais
sans espoir, mais d6cid6 k mourir au moins
d'amour pour toi, puisque je m'&ais fait in-
digne de vivre pour toi... ma petite martyre, tu
vois que tu as 6t& l'Archange-Sauveur, que tu
m'as sorti moi aussi de Tenfer, du plus horrible
enfer, tandis que moi je t'ai simplement recueillie
sur mon coeur d'enfant maudit purifi£ par toi,
lorsque tu as &6 ainsi tortur^e, mise k mal et plus
que tu£e par une fatality dont tu es innocente. Et
qui sait, me suis-je demand^, n'est-ce pas mon
amour, a moi p^cheur, qui a attir£ sur toi ce d6-
sastre?... N'ai-je pas 6t6 frapp6 en mes p£ch£s,
sur toi, pour &tre mieux frapp6, sur toi r&me de
de mon stme, la vie de ma vie, sur toi mon inno-
cence, ma puret£ recouvr^es... Oh ! ta main est
glacee, ma Gis£le ! Ma petite sainte vierge, jete fais
horreur, n'est-ce pas ! Mais vois-tu cela fait partie
de mon expiation, cela... Je m'etais dit que c'^tait
mon devoir, cela : tout te dire, t'avouer tout, te
confesser tout avant que tu m'acceptes complete-
Digitized by VjOOQIC
2 68
LEURS LTS ET LEURS ROSES
ment, car peut-fttre ne voudras-tu plus de moi
maintenant, et je trouverais si bien que tu as rai-
son... Je serais ton fr&re qui veillerais sur toi, lui
qui n'a pas su veiller sur lui-m6me, ton fr&re gar-
dien, corame tu es devenue mon ange gardien de-
puis le jour ou je t'ai vue pour la premi&re fois...
O Gis&le, ma Gis6le, r^ponds-moi...
Et la t6te dans les plis de la robe bien-aim£e le
sublime enfant pleurait les derniferes larmes pu-
rificatrices de la penitence...
Les mains de la petite marquise retombferent
inertes... Un grand froid venait de la glacer...
Alors d'une voix rauque, d'une voix trouble,
d'une voix comme sortie d'un lointain abime.
— Tu me crois done innocente ! tu me crois in-
nocente !
II s'exalia.
— Si je te crois innocente 1 mais ma bien-aim^e,
tu me le demandes ! Ah ! certes, coupable je t'eusse
aim6e ni plus ni moins, et tu aurais 6t& tout de
meme la moins coupable de nous deux, pauvres en-
fants, et rien ne serait chang^ de ce qui a eu lieu.
Mais je crois en toi, vois-tu, comme je crois a la
Digitized by VjOOQIC
LEURS LTS ET LEURS ROSES 269
Sainte-Vierge, la vraie... Les 6toiles ne sont pas
plus pures a mon regard que toi. Je te l'ai dit : tu es
la petite martyre v6ner6e, tu es celle dont le mar-
tyre a augments la vertu ! Et c'est cela qui m'a
donnS le courage d'accomplir ce que j'ai fait. Ah !
si tu n'avais pas 6t6 innocente, aurais-je eu la force
de chMier ainsi le miserable, de me constituer, moi
faible, moi ruin6 par le vice, ton d^fenseur, le ven-
geur de ton cher honneur? V aurais-je tue... sans
un remords, afin que plus tard tu ne sois pas ex-
posee k rencontrer dans ta vie quelqu'un devant
qui tu aies k rougir...
— Tu 1'as tu6 !
— Je Tai tu6 le surlendemain du forfait. Je l'ai
tue comme un chien enragS qu'on abat. Ah ! ma
petite Vierge, ne pense plus k tout ce noir pass6 ;
c'est fini, c'est fini, tu es k moi...Et plus, plus rien
ne troublera notre bonheur. Et par une vie sans
tache d^sormais, par une vie de bonnes actions
oh ! oui, n'est-ce pas, nous allons m&iter de bien
mourir quand le moment sera venu, de bienaiou-
rir aprfes avoir, selon nos moyens et nos forces, r6-
par6 tout ce que nous avons pu commettre de mal
et d'injustice.
Digitized by VjOOQIC
27O LEURS LYS ET LEURS ROSES
Elle sanglota k son tour.
Ainsi tu6, tu6 ! le pauvre Sandor, le beau gar-
Con sans &me qui vivait au grand soleil du bon
Dieu comme un poulain l&ch6 dans la puszta.. ., tu6
k cause d'elle celui qu'elle avait attir6 k sa chair et
k ses baisers comme k un guet-apens... Cerles il
6tait une simple brute le beau tsigane, et sa vie
n'importait pas plus k Involution des Ames et des
id£es vers la lumiere que celle d'un bel animal...
Et encore que sait-on ! Mais n'importe ; si quel-
qu'un avait du mourir, c'Stait elle, GisMe et non
point celui dans les bras de qui elle s'6tait jetee
volontairement, d6libdr6ment, de celui qui passait
et qu'elle n' avait qu'i laisser passer...
Etmaintenantravag6e en la nouvelle paixrecon-
quise, elle voulait savoir... 11 avait done eu du
courage, le pauvre diable ;ils'6tait battu pour elle,
le malheureux gargon, car 6videmment Zdenko ne
l'avait pas assassin^ comme un voleur de grands
chemjns le long d'une route d^serte... II y avait
eu une rencontre correcte, unduel en rfegle...
— Oui, il s'est battu tres bravement...Ila meme
essays de me traiter en enfant, en petit gamin ner-
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES
veux qui a provoqu£ sous le coup dun moment
de folie. II a voulu m6me par ses t&noins obtenir
une explication, mais je me suis refus6 k tout,
j'ai 6t6 l'exasp^ration, Pobstination et le m£pris
implacable; j'ai 6t6 celui qui veut tuer... II fallait
la pensde de toi, ma pauvre Gisele, la pens6e de
T^tat dans lequel je t'avais vue la veille pour me
comporter avec la f£rocit6 que j'ai mise dans cette
affaire. Surle terrain, m&me, lui ne s'est pas d6-
fendu, il a eu des id6es de g6n6rosite... II avait
tire en Fair, parait-il, au moment ou ma balle
l'atteignait. . . Ah! Gisfele, Gisfele, c'est pourtant
affreux d' avoir tu6 un homme. Je ne sais pas
comment Dieua pes£ ma conduite, mais je crois
a un jugement de Dieu dans tout cela ; je n'ai
pens^ au reste k rien d'autre qu'i toi, et le par-
don des injures qu'il me serait si facile de prati-
tiquer pour mon propre compte, k moi miserable,
je crois que je ne saurais jamais le pratiquer k
Tegard de qui t'a fait tort... Mais, 6 mon amie,
songe done ice qu'il avait fait de toi cet homme...
Et tu as failli en mourir ! . . .
Et comme elle sanglotait d6sesp6r<Sment.
Digitized by VjOOQIC
272 LEURS LYS ET LEURS ROSES
— Ne te d&sole pas ainsi, ma bien aimee. Tu ne
dois rien regretter... Ah !je t'assurequ'iln'yavait
pas moyen d'arranger les choses autrement ; ja-
mais nous n'aurions pu le voir, le rencontrer, sans
que la pens^e d'un meurtre ne bouillonn&t en nous.
Et c'est ce que j'ai dit aux tdmoins qui ont cherchS,
malgr6 mon inqualifiable agression, a arranger les
choses. Partout ou je Taurais rencontrE je lui
aurais crach6 au visage, je Taurais soufflete, je
lui aurais arrach6 ses Epaulettes, sesgalons, son
£p6e, partout ou je P aurais vu, fiit-ce passant a
la t<He de ses hommes devant l'Empereur.
Giselepoussa uncriperQant,etse soulevahagarde,
battant Fair de ses maigres bras tragiques, plus
blanche sous le clair de lune que malade elle ne
Tavait jamais 616... Zdenko, relevd, la re^ut dans
ses bras, elle tomba k genoux.
— mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez-nous.
Zdenko, il y a du sang sur nous ; nous ne serons
jamais plus heureux : Zdenko, tu es un assassin,
Zdenkb. Jamais Dieu ne nous pardonnera. C'est
Supersaxo que tu as tu6... ?
— Mais qui d'autre serait-ce ? !
Digitized by VjOOQLC
LEURS LYS ET LEURS ROSES 278
Elle cria comma une folle, se ddgagea, courut
sur le gravier blanc, allant n'importe ou comme
sortant demi bruise vive d'un incendie.,. Elle tr6-
bucha, s'abattit sur du gazon ou elle se roula en un
accfes de d6sespoir presque dpileptique, visage
contre terre, arrachant de ses dents Pherbe fraiche,
criant au secours...
Zdenko bouleverse la crut folle tout k fait, et se
jeta & genoux pr&s d'elle... Elle se tordit comme
une couleuvre qu'on tue a coups de talon.
— Gisfele, ma petite Gisele, oui du sang a coul6 ;
mais ton sang 4 toi avait d'abord coule... songe
done !
Elle rit hideusement, elle rit, elle rit... tout un
rire de damnation, d'ironie formidable, d'ironie par-
dessus la vie, le paradis, Tenfer...
— Ah ! oui ! ah ! oui ! Tu me crois innocente, tu
me crois viol^e... Ah ! oui ! vierge etmartyre !... II
faut aussi que je te dise, mon Zdenko, que je te dise
tout... Tu t'es tromp£, tu t'es trompe autant qu'il
est possible de se tromper. Tu as tud un innocent,
et l'autre, le vrai coupable, est innocent aussi. De
coupable il n'y a que moi, moi seule entends-tu...
Moi seule ai voulu, suis allSe, me suis donn^e.
s
Digitized by VjOOQLC
2 74 LEURS LYS ET LEURS ROSES
Elle s'etait assise dans Fherbe comme un peu
calm^e par le vertige de ce qu'elle allait raconter ;
mais ce calme dtait plus effrayant que Tacces de
d^sespoir de tout k l'heure.
— Ecoute, Zdenko, ecoute-moi bien... Assieds-
toi Ik pr&s de moi. Et tu sauras & quelle chienne tu
as consacr6 ta vie, k quelle miserable tu as donn6
ton nora, pour quelle fille tu as tu6 un honnite et
brave gargon.
Alors sans rien omettre, sans une pudeur
d'expression, elle raconta tout, la premiere ren-
contre d'Olai* Sandor k la csarda, Tescapade de
PAu-Garten au Prater, et la fagon dont elle avait
leurr£, bern6 le pauvre Supersaxo, dont elle s'etait
jou£e de lui ; puis la s6rie des rendez-vous dans
la cour de Heiligenkreuz, puis dans l'6glise Sand
Maria am Gestade profan^e. Ellen'omit aucune de
ses ruses, aucun de ses mensonges. Puis elle dit la
nuit du Prater, cette nuit sans nom, et le cata-
clysme du lendemain, et comment Supersaxo avait
eu le tort, l'irr^parable tort de Tarracher a la lapi-
dation celeste, et comment elle 6tait ainsi sortie
d'un corps de garde apr^s la temp^te !
Et quand elle eut fini, elle vit que Zdenko a son
Digitized by VjOOQ LC
LEURS LYS BT LEURS ROSES 27O
tour s^tait abattu dans le gazon, peut-6tre 6vanoui,
peut-6tre tu6 par l'effroyable relation...
Alors elle, vid6e de tout ce poison qu'elle avait
vomi, se coucha aux pieds de Fenfant, et elle
s'abandonna k ce qui allait 6tre... tout, rien... n'im-
porte quoi.
... Ce sera ici notre nuit de noces, g6mit-elle:
demain si nous nous rSveillons... tu me chasseras...
Une douce petite voix, un faible gemissement
murmura, fr61e comme un baiser de fleur, mou-
rant, lointain...
— Ah I nous sommes de pauvres enfants, de
pauvres petits enfants, ma Gis&le.
Et elle r6p6tait, s'affaiblissant.
... De petits enfants, de pauvres petits enfants...
Vienne, 1894.
16
Digitized by VjOOQIC
ACHEVE D1MPRIMER
Le onze avril mil neuf cent trois
PAR
BUSSIfiRE
A SAINT-AMAND
pour le
MERCVRE
DB
FRANCE
Digitized by VjOOQIC
X
Digitized by VjOOQLC
Digitized by VjOOQIC
EXTRAIT DU CATALOGUE
des Editions dv mebcvre de France
Collection de Romans
ire Albane L'amour tout simple 3.5o
nyme * Lettres d'amour d une Angiaise(6° Edition). 3 . 5o
eel Batilliat La Beaute (3 G Edition) < 3.5o
Chair mystique (2° edition) 3 . 5o
Versailles-aux-Fant6mes 3 . 5o
irice Beaubourg . . La rue Amoureuse (2° Edition) 3 . 5o
jrsiiis Bertrand. . . Gaspard de la Nuit . 3.5o
iinet- Valmer Le Gamin tendre (2 e edition) 3 . 5o
Le Sphinx de Platre (2* edition) 3.5o
4 Bloy La Femme Pauvre (3 e Edition) 3.5o
y Bourgerel Les pierres qui pleurent 3 . 5o
. Butti L'Automate ' 3.5o
K. Clifford Lettres d'amour d'une Femme du monde. . 3 . 5o
. Coulangheon. . . L'ln version sen timen tale (2 Edition) 3.5o
Les Jeux de la Prefecture (2° 6dition) 3.5o
l Cyrano Le Chateau de felicite (2* edition) 3 .5o
ton Danville L'Amour Magicien ^ 3 . 5o
Contes d'Au-dela 6 »
Les Reflets du Miroir (2 Edition) 8 . 5o
ert Delacour L'Evangile de Jacques Clement 3.5o
Le Pape rouge (2° edition) 3 . 5o
Le Roy (2 e edition) 3 . 5o
is Delattre La Loi de Peche 3 . 5o
6ne Demolder. . . . L'Agonie d , Albion(5 e edition) 3 »
Le Cceur des Pauvres (5 e edition) 3 . 5o
La Legende d'Yperdamme 7 . 5o
Les Patins dela Reinede Hollande(2 e edit.) 3.5o
Quatuor 2.5o
La Route d'Emeraude (2° edition) 3 .5o
Le Royaume authentique du Grand Saint
Nicolas 10 »
Sous la Robe 3 „ 5o
uard Ducot6 Aventures 3.5o
lard Dujardin... L'Initiationau Peche et arAmour(u e edit.) 3.5o
Les Lauriers sont coup&s 3 . 5o
18 Dumur Un Cocode Genie (3 e Edition) 3.5o
Pauline ou la liberte de l'amour (4 G edition) 3.5o
- 2-
Georges Eekhoud. . . . Le Cycle patibulaire (2° Edition)
Escal-Vigor (6 C edition)
La Faneuse d'amour (3 e edition). . : . .
Mes Communions (2° edition)
Gabriel Faure La derniereJournee de Sapphd(2 e 6ditio:
Andre Fontainas L'Ornement de la Solitude
Andrd Gide L'Immoraliste '.
Les Nourritures Terrestres (a e edition) .
Le Prom6thee ma) enchafn§.
Le Voyage d'Urien,suividePaludes(2 e 6dit
Edmond Glesener. . . . Histoirede M.Aristide Truffaut(2 e edition).]
Maximo Gorki ....... L'Angoisse (3 e Edition) ...'.'
Les Dechus (3 e edition)
Les Vagabonds (4 e edition)
Varenka Olessova
Remy de Gourmont. . Les Cbevaux de Diomede (2* Edition)'.
Le Fantdme
Lilitb (2 e edition) .;:....
D'un Pays Loin tain
Le Pelerin du Silence (2 C Edition)
Le Songe d'une femme (2 edition)
Thomas Hardy Barbara . . . .
Frank Harris -. . Montes le Matador (a e edition).
A. -Ferdinand Her old. Les Contes du Vampire (2* Edition)
Charles-Henry Hirsch La Possession (2° edition)
La vierge aux tulipes (2° Edition)
Edmond Jaloux ...... L'Agonie de TAmour (2° edition)
Francis Jammes AlmaTde d'Etremont (2* edition)
Clara d'Ellebeuse (2 C edition). ..
Alfred Jarry .... Les Jours et les Nuits
Albert Juhelle La Crise virile
Gustave Kahn Le Conte de FOr et du Silence
Rudyard Kipling .... Les Batisseurs de'Ponts
L'Homme qui voulut 6tre roi (6 e Edition) . .
Kim (6 e edition)
Le Livre de la Jungle (i4 e edition)
Le Second Livre de la Jungle (i2 6 edition),
La plus belle Histoiredu monde(6« Edition)
Hubert Krains. ...... Amours rustiques
A. Lacoin de Villemo-
rin et D r Khalil-
Khan Le Jardin des Delices (26 Edition)
MERCVRE DE FRANCE^
26, RVE DE CONDE. — PARIS
parait tous les mois en livraisons de 300 pages, et forme dans
Tan nee 4 volumes in-8, avec tables.
Redact eur en chef : Alfred Vallettk
Lltterature, Poesie, Theatre, Musique, Peinture
Sculpture, Philosophie, Histoire, Sociologrie, Sciences
Voyages, Bibliophilie, Sciences occultes
Critique, Litteratures etrangreres
REVUE
epilogues (actuality .• Remy de Gour-
mont.
Les Poemes : Pierre Onillard.
Les Romans : Rachilcfe.
Littirature : Henri de Regnier, Remy
de Gourmont.
Littirature dramatique : G. Polti.
Histoire : Marcel Collifcre, Edmond
Barthelemy.
Philosophie : Louis Weber.
Psychologie : Gaston Danville.
Science socia/e ; Henri Mazel.
Sciences ; Albert Prieur.
Archeohgie, Voyages : Charles Merki.
Questions coloniales : Carl Siger.
Romania, Folklore : J. Drexelins.
Bibliophilie, Histoire de V Art : Pierre
Dnuze.
Esothisme el Spiritisme : Jacques
Brieu.
Chronique universilaire ■ L. Belugon.
Les Revues : Charles-Henry Hirsch.
Les Journaux : 1\ . de Bury.
Les ThMtres : A. -Ferdinand llerold.
Musique : Jean Marnold.
Art moderne : Charles Morice.
Artancien : Virgile .1 osz.
DU MOIS
Publications d'art : Y. Rambosson.
Le Meuble et la Maison : Les Xlll.
Chronique de Bruxelles : Georges
Eekhoud. !
Lettres a He mantles ; Henri Albert.
Le tires anglaises : Henry-D. Davray.,
Lettres italiennes : Luciano Zuccoli. l
Lettres espagnoles : Ephrem Yin cent!
Lettres portugaises : Phileas Lebesgue
Let/res hispano-americaines : Eugenic
Diaz Romero.
Lettres bresiliennes : Figueiredo Pi
mentel.
Lettres nio-grecques : Giorgios Lambe
letis.
Lettres russes : E. Semen off.
Lettres polonaises : Jan Lorentowicz
Lettres ne'er Ian daises : A. Cohen.
Lettres scandinaves : Peer Eketrse.
Lettres hongroises : Zrinyi JSnos.
Lettres tchhques : Jean Otokar.
Lettres turques : Dihcei- Bey.
La France jugee a /'Atranger
cile Dubois.
Vartiiis : X.
Publications rkentes : Merciire.
Echos : Mercure.
; Li
A HONN KMKNT
FRANCE
ITn a.. 20 fr.
Six mois 11
ETRANQER
Un an 24 f\
Six mois 13 1
Tr(»is mois 6 » | Trots mois 7 1
ABONNEMENT DE TROIS ANS, avec prime equivalent an remboursemej
de TAbonnement
France : 50 fr. | Etranger : 60 fr.
La prime consists : M en nne reduction dti prix de l'abonnement ; 2« en
faculte d'acheter chaque annee 20 volumes de. noa editions a 3 fr. 50, parus ot*\
fiarattrc, aux pri?: absolument nets suivants (emballa^c et port a notre charge:]
France : 2 fr. 25 | Etranger : 2 fr. 50 I
Imp. C. RFXAumr:. 56, rue de Seine. Paris.
7124
d by Google
Digitized by VjOOQIC
/~
Digitized by VjOOQIC
Digitized by VjOOQIC
D 6381
8*10522^253
111
b89052294253a
Digitized by VjOOQIC