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Full text of "Leurs lys et leurs roses"

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.eurs lys et 
leurs roses 



William Ritter 




y Google 




Memorial Library 

University of w^consm Madison 

728 State Street 

M§di50n, Wl 53706-1494 




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7 



WILLIAM RITTER 



Leurs Lys 

et leurs Roses 



— ROMAN — 



PARIS 
SOCIETY DV MERCVRE DE FRANCE 

XXVI, R.VB DE CONDE, XXVJL 



MCMIII 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 



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DU MEME AUTEUR 



Ames Blanches (epuise) 

JSgyptiacque (epuise) 



Editions Allemandes Illustries de la SociiU 
des Arts graphiques (Vienne). 

Slonn van's Gravesande I vol. 

Giovanni Segantini I vol. 

Eugene Grasset i vol. 

Hbnri Riviere I vol. 

Sigurd (Guillau me) I vol. 

Mtrtis et Korinna (Borel) i vol. 

La Jeunesse inalterable et la Vie eternelle, edition 
illustree par Marius Bauer et Dijsselhof (Holkema et 

Scheltema. Amsterdam) I vol. 

Edmond de Pury (Siffer. Gand) ....... i vol. 

Arnold Boecklin (Siffer. Gand) i vol. 

Sous Presse 

Segantini et ses fils ••• I vol. 

Nicolas Gysis I vol. 

Aquafortistes modernes I vol. 

Fillette slovaque (Roman) i vol. 



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WILLIAM HITTER 

Leurs Lys 

et leurs Roses 

— ROMAN — 



DEUXIEME EDITION 



PARIS 
SOClETE DV MERCVRE DE FRANCE 

XXVI, RVE DE CONDE, XXVI 



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JUSTIFICATION DU TIRAGE : 






MemO"> f • ihr*ry -7 

University o f •■ n m *t ■. Madison 

72b tfteu. *>««wi 

Madison, Wi 63?0b-1494 



Droits de traduction et de reproduction reserves pour tons pays, y compris 
la Suede, la Norvege et le Danemark. 



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}%3 



A MARIO SEGANTINI 



Ce nest pas id le livre dame el d esprit, tran- 
qiiUle et medite, que tu mtrites, ami tr&s cher et 
dejd souvercdnement admire, artiste dijd grand 
que demain proclamera complet, peintre, sculp- 
teur et aquafortiste deprimesaut et de quel eclat! 
Mais des Fheure insigne de notre initiale ren- 
contre dans les neiges de Maloja rta-t-il pas 
ete statue que ton nom priterait le diademe au 
premier de mes prochains romans destine a pa- 
raitre, fut-il de chair, denerfs et de sang — tout 
ce que tu meprises — de peche, de honte et de 
boue — tout ce que tu ignores f 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 



Ton nom ! 

Ton nom si lourd de gloire, que si jeune lu 
portes avec une telle allegresse radieuse, avec 
une telle assurance heroique bien avant que pre- 
somptueuse, — et que tu as si bien faitemienne, — 
de la continuer, cette gloire, de la raviver et de 
V amplifier ! Ton nom qui, je ueux avant tout 
Vaffirmer, s'inscrit ici exclusivement parce qu f il 
est le tien et nullement parce qull signifie le la- 
beur et les concepts immortels de ton extraor- 
dinaire pkre ! 

De meme en effet que j'ai eu Vhonneur de me 
presenter le premier celebrant etranger et du 
Maitre illustre et des oeuvres idealistes transcen- 
dantes : TAnge de la Vie, les Mauvaises M6res, 
les Luxurieuses, V Amour a la Fontaine de Vie ; 

— pour ne citer que celles-la au milieu de tant 
d'autres grandes pages dont s'est a augmente le 
patrimoine de beaute de thumanile » et dont 
s enorgueillissent les premiers musees du monde, 

— de meme faffirme ici que moi vieux, tot 
presque un enfant encore, cest pour tes oeuvres a 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 



toi que je faime, et non pour celles, si presti- 
gieuses, dont tu es Vune et certainement pas la 
moindre, toi qui as ton premier portrait dans le 
Frutto d'amore du chef-d'ceuvre dont une va- 
riante me fut le premier cadeau de Giovanni 
Segantini. 

Du reste tu m'as precede en pareils egards. 

Spontanement. 

Neanmoins ce serait un presque sacrilege, un 
quelque peu sarcastiq{ie ectiange, riest-ce pas, 
— si echange il y avail, — que celui de ces lys 
heraldiques et derisoires et de ces roses piitinees, 
macerees et un rien nauseeuses, — si mat les 
roses et les lys de ton eblQuissante et fiere jeu- 
nesse, — contre cette eslampe prodigieuse et aus- 
tere par laquelle tu prends rang, — et quel 
rang, — au milieu des meilleurs poetes gra- 
phiques de tous les temps, la version a toi ou 
plutot ton pressentiment du Calvaire, — la 
plaque oil tu as grave mon nom avec cette in- 
cantation naive et obstinee « d la force, a 



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8 LttURS LYS ET LEURS ROSES 

Vamour et a Veiernite » qu'il depend de toi, — 
de ton travail et de ton caractere fentends, car 
indubitablement Vetincelle divine est en toi, — de 
conquerir. 

Quant a mon recit, cette dechirure tragique a 
la chronique de ma vie heureuse de Vienne, ce 
rapide roman que voici sept annees, avanlqu'un 
improbable scandale le vint justifier, /'Echo de 
Paris accueillait..., mutilait et debaptisait, cest 
un hasard de librairie du aux bons offices de 
mon frere cadet, — et des id je le remercie, — 
qui le fait tien aujourd'hui. Tu penses certes que 
pas une minute je ne songe par Voffrande de ce 
vieux peche a me tenir quilte de tout ce que tu as 
mis a mon intention <fe vertu, de franchise et de 
rudesse hautaines, d arrogance alpestre, de puis- 
sance inculte etpresque barbare, de clair-obscur, 
apeurant, dans cet inoubliable Christ au gibet qui, 
solitaire et sublime, saigne sur les pinacles geo- 
logiques du vieux monde et attend son heure, — 
et la not re, 6 Mario, — entenebre et paisible, in- 
compris et resigne, glace et souriant. Et cest la 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 



unefufon depriere de tes debuts ,mon Mario, qui 
te vaudra d'autres prieres puisquelle te vaul dejd 
de compter desormais aupris des dmes religieuses ! 
Cest, apres les nobles interpretations de tableaux 
paternels et les pay sages grandiloques auxquels 
se joua ton education d aquafortiste, le coup 
d'essai du penseur et du compositeur, coup 
dessai sil en fut mais oil la griffe du lionceau a 
marque, oil Vaiglon saffirrne digne de VAlpe et 
pair de son pere. Dune telle offrande, comme de 
la stele votiue du lecteur des Memoires d'Outre 
Tombe, — un portrait que je te rendrai a ma 
fagon, si je puis, — je demeurerai sans doute 
long temps debiteur insolvable. Comment en effet 
t'affrir quoi que ce soit de pared ! Cest te donner 
sipeu que ceci, a toi de la race des M/?o, Desi- 
derio et Benedetto, a toi fds de Giovanni, mais 
moins encore que de tes oeuvres ! 

Mieux, si ton exemple men donne la force, 
fen prends I engagement, tu lauras ; aussi bien 
ces pages ne sont elles plus qu'un souvenir : elles 



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IO LEURS LYS ET LEURS ROSES 

en rejoignent d'autres qui riont plus qu'un mi- 
nime rapport avec le moment actuel de ma vie 
interieure, malchanceux queje suis, helas ! con- 
damne semble-t-il a n' avoir jamais a offrir a qui 

faime, — au Mario de Leurs lys comme au Mar- 
cel d'Ames blanches assoctes dansmon coeur, — 
que les vieux masques de mon dme ! 

Ne retiens done, mon petit compagnon-poete 
de la grand' route de Trostberg et deBurghausen, 
ne retiens done de facte present que Z'hommage ; 
ne sois attentifqu'a la volonte de rendretien t tout 
de suite, un volume, celui qui marque, — et je 
sais que tu fen rejouis, — ma resurrection mon- 
daine apres tant d'annees de silence et d'enfouis- 
semeht, de reve et de voyage, de tete-a-tete avec 
d'autres problkmes que ceux de vaine esthetique 

. exterieure. Au demeurant la vie viennoise 
fa effleure :peut-etre en reconnaitrais-tu quelque 
chose ici. Ce riest du reste pas meme nices- 
saire... Veuille seulement et avant tout, — 
rien meme ne f oblige & lire mon livre, — dis- 
cerner unefois deplus, d f humble espirance que 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES I I 

voici exprimie de te procurer en attendant 
quelques heures de pensie line minute de plaisir, 
r affection et le divouement absolus 

De ton indefectible admirateur et ami, 

William Ritter. 

Monruz, 2 dScembre 1902. 



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LEURS LYS ET LEDRS ROSES 



Elle 6tait comme une grande fleur trop haute, 
epanouie avec insolence et par commiseration un 
rien inclin£e sur une ch^tive mauvaise herbe. Sa 
voix cristalline tintait en carillon de gaiety, de 
jeunesse et d'insouciance. Mais il tombait d'elle, 
lourd, oppressant, un insupportable parfum com- 
posite k base de White-Rose et de Peau d'Es- 
pagne, m Giant aux pudeurs fraiches de la rose, les 
iuxures ambries de l'orchid^e, associant aux id£es 
virginales les id£es petverses, aux souvenirs d'en- 
fance le souci des lendemains passionnels. 

Winaudant, — avec une affection de manures 
du sifecle passd, toute charmante parce qu'elle 6tait 



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1 4 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

contradict oire a son type tchfeque tr&s accusS, — 
du bout deslfevres moins que des sourcilselle inter- 
rogeait : 

— Jolie? 

Une voix cassSe, une voix £ans timbre r6pon- 
dait, convaincue : 

— Tr&s jolie ! Comme tu ne Fas encore jamais 
<5t<5! 

Alors, davantage minaudant, plus chatte, ses 
paupiferes longues mi-closes sur la moite coulee de 
son f61in regard gris-bleu, — grande fleur au trop 
violent arome davantage inclin^e sur l'humble brin 
d'herbe, elle insistait, appuyait, comme r^ellement 
int6ress6e, d^sireuse d'un crescendo de superlatifs, 
d&sireuse surtout d'un Eclair d'enthousiame dans les 
yeux fatigues qui la contemplaient, — et cepen- 
dant avec ces expressions enfantines qu'elle avait 
gard^es : 

— Tr6s, tr&s, trfts jolie? Encore plus que si 
c*6tait plus? Mais 1&... tout & fait jolie, bien vrai ? 

Et de nouveau avec conviction, mais une con- 
viction soupirante et attrist£e, la voix sans timbre : 

— Trop vrai ! 

Puis tout k coup, grand ouverts des yeux im- 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 



menses, brillants et gros corame des couronnes, la 
monnaie austro-hongroise battant-neuve qu'on 
venait k peine de lancer dans la circulation : 

— Et peut-6tre, encore plus que jolie, dis? 

— Plus que jolie ; h61as !... oh ! oui ; pire. 
Elle se redressa triomphante, mais aussitdt 

gamine mentretomba presque accroupie : 

— Alors, L'Amiy embrasse- moi ! 

VAmi au masculin, quoiqu'il s'agit d'une dame 
tres ag6e ; mais dans cette maison ou r^gnait 
en vrai gargon une fille unique, on mettait toujours 
tout au masculin ! L'Amie, — au changement de 
genre prfes, — est le terme famiiier dont on d^signe 
dans la plupart des grandes maisons de Vienne 
rinstitutrice, la gouvernante, pour mieux lui don- 
ner Tillusion de n'etre pas & peine quelque chose de 
plus qu'une premiere femme de chambre. 

— Ah ! coquette ! coquette ! Ddlicieuse et d6ses- 
p^rante coquette ! 

Et sur le front delajeune comtesse, la pauvre 
vieille institutrice d'autrefois, digne et souriante 
avec une grdce si m&ancolique, mit ses lfevres 
inches, depuis longtemps fletries pour n'avoir euni 
frere, ni mari, ni enfants a baiser, — ses lfevres, 



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16 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

mfeme desabus^es des caresses de son 61eve 
tant aim6e devenue grande demoiselle si capri- 
cieuse, pas autoritaire du tout, ni mSchante, mais 
pire en cela aussi, commettant toujours Facte le 
plus dnorme, disant la chose la plus renversante, 
au moment le plus inattendu, — ne se souciant 
d'aueun conseil, d'aueun usage, d'aucune etiquette, 
en un mot 6mancip6e avec une fringance aussi ab- 
surde qu'6tincelante. Elle aussi, le grand seigneur 
qui l'dpouserait aurait a se disculper de l'avoir 61e- 
v£e... 

Mais le compliment avait et6 trop lent k extor- 
quer, Gisele n'&ait pas encore satisfaite... Par la 
fen^tre le soleil envoyait de Tor poudrer sa cheve- 
lure blonde, modestement coifKe k Tautrichienne 
d'une couronne de tresses, telle que i'exquise Ar- 
chiduchesse Marie- Valerie sur ses photographies de 
jeune fille. Etla soie changeante de sa \6gbve robe 
bleu tres pale devenantrose, et de rosetr&s attenu6 
redevenant bleu, d'une coupe et d'une fagon k elle 
sp^ciale, comme elle un peu absurde mais 6tour- 
dissante, compromis gracieux entre le Pompadour 
et son contresens anglais d'hier, chatoyait de demi 
teintes et de nuances de r&ve, d'une arlequinade de 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 



sourires et de soupirs passes et joyeux, pam£s et 
roucouleurs... Gisfele semblait s'Atre chiffonnSe de 
l'arc-en-ciel autour du corps : on eut dit 4 la fois 
une petite marquise surann6e h vell£it6s pr^raphaS- 
lites anachroniques, d£guis£e en H6b6 d&roussant 
Iris. 

Et de mfime son langage 6tait barioli et absurde. 
La base en etait le frangais, un f rangais k la fois 
pompeux, pr^cieux, classique et icolier, gargon- 
nier, — k la fois mignard et d6brailld, M me Deshou- 
lieres revue par Gyp, Herrengasse et Boulevard, 
Grand-Cyrus et Jockey-Club. Et ce franQais-li, 
assez frequent dans laristocratie autrichienne, in- 
cruste de motsallemands, italiens ou tcheques, tant, 
qu r il le faut presque traduire. Jamais elle n'hesitait 
a la recherche d'un mot ; si le vocable fran^ais 
manquait, elle ramassait celui qui se pr^sentait 
quelle qu'en fut la nationality. Impossible de don- 
ner la sensation de cela dans le dialogue ; toute pa- 
role de Gis&le au cours de ces pages doit 6tre con- 
sid6ree comme traduite. 

La bigarrure de son vocabulaire d^clanchait su- 
bitement les plus impertinentes cocasseries et la 
mosai'que des syntaxes 6trang&res disloquait ses 



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1 8 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

toumures frangaises au profit (Tune sorte de co- 
mique international qui Tavait rendue c£l£bre. On 
citait ses intemperances de langage et sa gram- 
maire aventureuse autant que ses allures, ses 
frasques et ses toilettes. Tout dtait du m6me gout, 
clownesque et Vieux-Vienne, archiducal et tapa- 
geur, Marie-Therfese et champ-de-courses. (On ne 
parlait pas encore de bicyclette, nide Secession.) 
Personne ne la corrigeait plus ; les plus aust£res 
douairieres souriaient... mais de leur mieux ga- 
raient d'elle leurs petit-fils. Nul, du reste, ne s ? ex- 
primait avec les gens du peuple en viennois plus 
drole, que cette grande fille noble, ais6e et d6gour- 
die, qui rachetait toutes les incartades de ses actes 
et paroles, la bourrasque de ses caprices, par un 
chic incomparable. 

Pour le moment elle continuait h extirper des 
flatteries a la vieille demoiselle. 

— L ? Ami, mon miroir enchantd... comme dans 
Fleur de Neige, dis-moi, L'Ami, dans tout Vienne 
connais-tu quelqu'un de plus joii que moi ? 

— Enfant!... 

Et, sonnant & peine dans le tapage qui montait 
de la rue 6troite ou roulaient k grand fracas les 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 9 

voitures, une ainicale petite tape sur la joue rose 
refusa (Ten dire da vantage. Mais il y avait dans les 
yeux de la triste demoiselle en noir et coiff^e d'ar- 
gent mat, h la fois deux flammes admiratives et 
deux larmes, et surtout une inexprimable expres- 
sion de mere douloureuse, trop tdt sevr6e de l'6du- 
cation de sa fille et qui voit s'achever, en d^pit du 
bon sens, I'oeuvre de tous les instants de toute 
une vie... Elle ne savait au reste plus si elle devait 
estimer que son 6l6ve tournait mal, ou sc r^jouir 
ouvertement, comme elle lefaisait en son for int6- 
rieur de ses menues fredaines toujours amusantes 
et de ses bonnes fortunes toujours avou£es. Aiors 
avec un soupir rdsign6 elle ajouta, L'Ami, elle qui 
n'avait pas eu de jeunesse : 

— II faut que jeunesse se passe ! 

La grande jeune fille cornprit fort bien tout ce 
qu'il y avait d'emoi anxieux et enthousiaste, de 
vague effroi etde secrete complaisance, dans ce re- 
gard mouille, et elle embrassa la vieilie dame bien 
affectueusement ; puis crainte aussitot de sfirieuxet 
d'attendrissement, pour 6teindre au plus vite le 
reproche qui 6manait des chers bons yeux de la 
gouvernante, h61as ! tout & fait et depuis si long- 

2' 



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20 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

temps mise au vieux fer, c'est-&-dire renvoy£e aux 
broderies et aux raccommodages m<5ticuleux dans 
Fencoignure maussade des fenStres, la jolie com- 
tesse sentit le besom d'insister encore, d'aggraver 
sa coquetterie, de la, caricaturer presque, afin de la 
rendre par la force mfeme de son exag6ration, 
inoffensive... une simple plaisanterie ! Elle le 
croyait du moins. 

— Et ma nouvelle robe, jolie aussi ? 
Condescendante avec sourire encore, mais d6- 

couragde de l'insistance, et son vouloir c£d6 deji 
sous Timp^rieuse volont6 de son 616ve qui ne ces- 
sait jamais d' avoir le dernier mot: 

— Jolie comme toujours. 

— Elle me va bien ? 

— Tr6s bien comme toujours. 

— C'est que comme toujours aussi, c'est moi qui 
en ai donne lafagon... Si bien qu'au dernier essai, 
M me Szigety m'a demand^ la permission d'appeler 
toutes ses ouvrieres... Fallait bien leur accorder la 
joie d'admirerle plusexquis petit singe de Vienne, 
n'est-ce-pas, mon vieux macaque?... Tu verras, 
dans quinze jours tout le monde m'aura de nou- 
veau copige !... Seule j'ai su allier leurLoie Fuller 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 



k un style class i que, et tous deux k mun style... 
Car j'ai un style, mon style 4 moi toute seule, et 
cela personne ue me le volera. Je porte du Gis&le... 
II faudrait etre moi-m&ne pour m'imiter bien. Moi 
seule k Vienne supporte l'extravagance et y ai 
droit... puisque personne ne me ressemble... 

Et avec une absolue incredulity et cette effrayante 
16gferet6 qu'ils ont tous, comme frapp^s d'aveugle- 
ment, les gens de cette classe en parlant de ces 
choses : 

— Le jour ou les anarchistes nous auront tout 
pris, je pourrai gagner ma viechezmadame Szigety 
A la fois comme module et comme crdatrice, k 
moins que je ne m'engage chez Ronacher ou a 
FOpera... Mais j'aime mieux le cate-concert que le 
corps de ballet... C'est un peu plus d6vergond6 et 
puis il y a parfois chez Ronacher des excentriques 
et des gymnastes si beaux... De si belles muscula- 
tures... Des americains surtout... Et puis les kan- 
gourous boxeurs... 

L'Ami heureusement dtait hors d'etat d'en- 
tendre. Au seul mot d'anarchie elle tremblait. Du 
reste elle avait un tel art de se faire du souci de 
tout, d'appr^hender les plus improbables catas- 



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22 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

trophes. Partie sur sa premiere idee, elle s'ex- 
clama : 

— Mais, pauvrette ! Ne te fais pas cTillusions... 
D'abord il est tres heureux que personne ne te res- 
semble... Ensuite dujourquetune serais plus com- 
tesse, madame Szigety n'appellerait plus ses ou- 
vri&res pour t'admirer ; tes nouvelles robes ne fe- 
raieat plus la loi, cette loi k laquelle personne 
ne peut ob6ir, dans Vienne, et m6me lorsque 
Tanarchie triomphera — ce qu'i Dieu ne plaise — 
il n'y aura plus de madame Szigety pour faire les 
robes, ni de femmes du monde pour les por- 
ter. 

— MSchante!... Mais, £bauch6e une moue de 
bouderie a se resouvenir d'un d6G16 de visages 
patibulaires dont elle avait 6t& toute transie au 
premier Maide Tanpass6, Gisfcle, reprise k sourire, 
dejk remontait k un si tranquille d£fi ! 

— Crois-tu vraiment?... Bien vrai?bien vrai, 
tu crois cela... ? 

Et pour clore la reponse, l'annuler d'avance, 
Fargument irresistible : un autre long baiser bien 
tendrement filial, mais de nouveau subitement 
rompu, de peur qu'il put signifier n'importe quelle 



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LEURS LTS ET LELRS ROSES 



23 



promesse de sirieux, de gravity, car ce qu'elle re- 
doutait au deli de tout, la pauvre enfant, c'6tait la 
reflexion n'importe laquelle, qui pouvait l'ame- 
ner k envisager la signification de l'existence. Elle 
vivait depuis son entree dans le monde comme 
gris^e, toute 6tourdie, broyant un noir si affreux 
d6s qu'elle ne s'agitait plus, que le mouvement, le 
babil, la distraction continuelle etaient devenus 
une loi de sa vie. D&s qu'elle pensait, elle avait le 
vertige, aussi ne pensait-elle jamais depeur dede- 
venir une sainte, disait-elle. Elle ne marchait pas, 
elle dansait ; elle ne causait pas, elle flirtait ; on 
ne r avait jamais vue que rire et sourire. Seule, elle 
souriait k sa glace. Elle avait Tart de se divertir 
de rien, et le besoin d'etre aimable m£me avec 
les choses : elle marivaudait avec les fleurs, les 
porcelaines et les bibelots. Elle vivait dans une 
atmosphere de parfum suffocante, toujours pour ne 
pas penser ; il fallait que Tun ou l'autre de ses cinq 
sens fut toujours en 6veil assez fortement pour l'oc- 
cuper... Pour 6chapper 4 la folie de la croix, elle 
s'6tait damnee a la folie de la toilette qui l'amenait 
de jour en jour k la folie d'elle-m^me... Plus 
que ses robes elle n'adorait rien que son corps, son 



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24 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

si cUlicat jeune corps ou toutes les candeurs de la 
plus adorable chair s'Spanouissaient au pressenti- 
ment de l'amour... 

— Adieu ! voili papa qui descend. Et il n'aime 
pas que nous le fassions attendre. 

Effectivement, jolie a desesp6rer, et plus que 
jolie, mais preKrant 6tre jolie k belle, leg6re, 
£16gante, capiteuse, elle semblait s'envoier dans 
sa nue de parfum. Mais un dernier soubresaut : 
tout a coup sur le pas de la porte retournee... co- 
miquement, ceci d'intraduisible commence en 
franQais acheve en dialecte viennois : 

— Oh ! L'Ami, mon miroir enchant^... Ecoute : 
il n'y en a que deux a Vienne : moi et la tour 
Saint-Etienne. 

Par quoi elle entendait simplement affirmer une 
fois de plus son absolu isolement dans l'etranget6, 
la grace et la magnificence, encore, qu'elle n'eut 
de la lourdeur du Stefansthurm que tant de lour- 
deur dans son atmosphere, son nimbe de par- 
fums. 

Et comme elle rejoignait le comte dans l'esca- 
lier monumental, elle lui apparut & ce cri en lequel 
se r66dilait son extravagance : 



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LEU €18 LTS ET LEUR8 ROSES 2 5 

— Moi et la tour Saint-Etienne : tout Vienne ! 
moQ gentil petit papa. 

I/Ami d&ja soulevait discretement le souple et 
blond rideau de la haute fen&re fermie, et dress£e 
silt la pointe des pieds elle regardait en bas dans 
la rue : entre les cariatides boursoufl£es le tilbury 
sortait du porche armori6 et, pour tourner dans la 
rue bruissante et gaillarde, ivoluait devant l'obs£- 
quieux salut du gros portier en livr^e, k large 
£charpe de soie pourpre plaqu£e d'argent. II dis- 
parut, laissant k peine k Gisfele, assise k la gauche 
du comte Stopanow qui trfes droit, sans raideur, 
mais tout tier de ses chevaux et de sa fille, condui- 
saii, le temps de lancer un baiser dans la direction 
du coin de fenfetre, ou elle savait aux aguets la 
vieille aoiie. (Test ainsi que la jeune comtesse et 
le pere amoureux jusqu'i la toquade de sa fille, 
et paraissant plutdt son frere ain6, s'en allaient 
avec un seul groom bras crois^s derrtere eux, k 
peu pr&s chaque jour entre quatre et cinq heures 
au Prater, respirer le printemps.. le printemps, 
moins delectable que le corsage en bouton de rose 
-de la jeune fille. 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 



Et pendant leur quotidienne excursion toujours 
sise k son embrasure de fenfetre, L'Ami son- 
geait, la pauvre L'Ami qui n'avait plus mot k dire 
aux caprices de Tador6e jeune fille, depuis qu'avec 
la tacite connivence paternelle elle s'&ait petit k 
petit, mais cependant tout k coup, en un an au 
plus, totalement &mancip6e.., ainsi.., sortant de sa 
gaine d'enfant capricieuse et volontaire une toute 
autre creature d'une coquetterie effren^e. Tels les 
arbres en avril crfevent leurs bourgeons, eux a 
qui il faut a peine six mois pour se couvrir de 
fleurs, de feuilles et de fruits. 

Dix-huit ans ! Et si on avait pu seulement la 
marier, cette enfant terrible, cette statuette de vif 
argent, ce papillon de feu, cette flamm&che de par- 
fum, cet alliage explosif d'un brandon infernal et 
d'une goutte de ciel, topaze et saphir months sur le 
m6me chaton. Car malgr6 la conjuration des 
douairteres ils pullulaient les beaux partis, tout le 
Gotha, quartiers sur quartiers, pages tr&s jeunes 
et gardes-nobles trfcs rassis, chevaliers de Malte et 
Toisons-d'Or. Mais les pr£tendants les plus cha- 
marr£s et dor^s, couronnes sur millions et do- 
maines, tous ^conduits.., Avant-hier encore le 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 3 7 

jeune prince Liknowski... A peine avait-il eu le 
temps de monter et de descendre les escaliers ! Un 
non sans motif... Sans motif, oui, mais sous prd- 
texte..., je vous demande un peu, pour une de- 
moiselle de quality ! — demenerle plustard pos- 
sible la vie de g argon. Et Monsieur le comte qui 
approuvait tout cela.., au fond tr&s dgoiste... uni- 
quement pour conserver plus longtemps sa fille 
a luitout seul... 

Et peu a peu ce parti-pris faisait un tort im- 
mense a Gisele. Le bruit courait d£ja dans Vienne 
qu'il ne se trouverait plus un homme dans toute 
l'Autriche-Hongrie assez fou pour briguer la main 
d'une jeune personne aussi devoreuse d'argent et 
mal 61evee. II avait 6te un temps question de 
Gisele pour une situation trfes envide k la Cour 
auprfes de TArchiduchesse Ludmila ; on esp6rait 
ainsi r6fr6ner Tenfant terrible ; mais cela avait 6te 
imm6diatement un tel tolle qu'on avait du y renon- 
cer, et le bruit courait encore que de cette heure on 
s'etait compl&ement d6sint6ress6 en Haut Lieu de 
la branche Domatschin Hlinsko des Stopanow, et 
que le p6re et la fille se trouvaient comme en une 
sorte de quarantaine non av6r6e, k mener quelque 



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28 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

peu bande k part, sourdement bl&m6s et d£sap- 
prouv^s par la majorite de laristocratie. 

LTAmi deplorait tout cela, accusant le comte 
d'egoi'sme et d'aveuglement, sans se douter une se- 
conde que son dgoi'sme & elle eiit et6 encore plus 
teroce, si elle n'avait pas 6t6 tout a fait sure que 
Gis6le et le mari tant souhaitd, Temm^neraient 
finir ses vieux jours aupr&s d'eux. Or elle aimait la 
campagne et s'ennuyait 4 la Herrengasse ; d'ou 
elle concluait nai'vement qu'aucun mari ne serait 
assez fou pourvivre ailleurs qu'a la campagne avec 
une crdature telle que Gisele, faite de toute evidence 
pour bouter le feu aux quatre coins de villes 
corame Vienne, Prague ou Budapest.,. Mais ce 
mari-sauveur, oil le trouver du train dont allaient 
les choses ? 

II y avait bien encore h Thorizon, il est vrai, a 
poste fixe, le petit marquis de Cameral Moravitz 
auquel on Gangait Gis&le depuis longtemps, mariage 
de convenance et d'argent jadis tres d6sir6 des Ca- 
meral Moravitz — au fond toujours leur secret es- 
poir, — association de titres et de terres magni- 
fiques — ceux et celles des Stepanow Domatschin 
Hlinsko dtant presque en quelque sorte les corn- 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 3 9 

ptementaires de ceux et celles des Catneral Mora- 
vitz, — sur une fortune colossale dont le mignon 
petit page 6tait l'unique h6ritier. Mais c'^tait un 
enfant sans consequence, plus jeune que Gisfele, 
done loin d'etre majeur. II venait k peine de sortir 
du Th^resianum, oil il n'avait&6 qu'externe, 6tant 
de sante trop delicate pour jamais aspirer aux 
grades militaires. Sensitif, bldme, petite nature an- 
gelique aux yeux abominablement cern^s, d6bilit£ 
par l'^tude, disait-on, il etait notoire dans Vienne 
autant par sa mine d6compos6e que par sa joliesse 
exquise, Tune au reste 6tant un Element de I'autre. .. 
au sens que Ton voudra... 11 fallait avant tout le 
laisser un peu se remonter par les exercices physi- 
ques et la vie au grand air que pr^conisait pour sa 
sante le medecin ; en un mot il avait a devenir un 
homme... Or, il fallait se h&ter... Le petit marquis 
n'avait pour lui qu'une chose : d'amour pour sa Gi- 
sele, il en radotait... Mais comment confier une si 
terrible enfant 4 ce pauvre petit malingre, et souf- 
freteux, bl6me comme un cierge de Noel, sans vo- 
lont£, et qu'un souffle trop rude de la vie, si peu 
coutumtere d'attendrissement pour les faibles, ren- 
verserait. Gisele n'avait meme jamais voulu 



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30 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

prendre garde k lui s&rieusement et le regardait k 
peine. 

A tout prix cependant il fallait marier la jeune 
comtesse dont la desolante coquetterie et la folle li- 
berie d* allures suscitaient cette abominable reputa- 
tion en ville et la comique reprobation de toutes 
les grand'mferes h^raldiques... Sans compter que 
cet amour immod6r6 de la toilette, c'6tait une ruine ! 
Toutes les semaines des robes extravagantes, 
douze fois essay^es et mises une fois, puis aban- 
donn^es k Mitzi, une femme de chambre favorite 
qui revendait pour son compte les restes dont elle 
ne voulait pas, et qui, k chaque fin de mois plus 
riche que sa maitressse, se constituait son ban- 
quier et lui prfetait a gros int6r6ts. Et les dettes de 
partout gr61aient ; il en tombait de chez tous les 
fournisseurs : ici une centaine de florins de parfums, 
ici deux cents florins de fleurs, et encore une fois 
cela chaque semaine. A la fin des Gns la fortune 
des Stopanow-Domatschin Hlinsko n'etait d6j& pas 
si prospere, fortement 6br6ch£e depuis le veuvage 
du comte, qui ma foi n'6pargnait rien pour ses 
ballerines... encore moins que pour sa fille et ne 
s'en cachait au reste pas, m6me devant Gis&le, avec 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 3 1 

laquelle il en usait un peu trop en camarade, fu- 
rieux de n'avoir pas eu de gargon et cherchant 4 
s'illusionner. Par consequent payant de loin en 
loin les dettes folles sans trop de recriminations... 
Pourvu que Gisfele n'allat pas chasser de race, se 
r6p6tait sans cesse L'Ami, basso ostinatol... Or la 
jeune fille en prenait le sentier non pas, disait-elle 
elle-m6me, ni le chemin, mais TOrient-express. 

Et justement! L'Ami avait surpris des indices 
quine lui permettaient, h61as ! plus de se m^prendre. 
C'6tait l'ann^e ou M. Prdvost venait d'inventer la 
demi-vierge, niais le mot 6tait aussi inapplicable 4 
Gis61e que l'£pith£te de sensuelle tout court. Cette 
enfant qui ne pensait jamais, se damnait cependant 
par la t6te : elle lisah tout, elle rfrvait tout ; curieuse 
de tout elle avait tout appris en thiorie, et L'Ami 
le savait n'ayant rien pu 14 contre. Vierge, oh! 
certes, elle T6tait surement encore, la chfere petite 
mignonne de jadis, dont elle ne se rem6morait point 
sans larmes les ang&iques naivetes du temps ou 
elle insistait si fort pour savoir la difference qu'il 
y a entre une fille et un gargon, elle qui n'avait 
pas de frire, et ou tout 4 coup elle avait fini par 
exposer de but en blanc : « Tout cela, L'Ami, c'est 



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32 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

des histoires que tu me racontes ; mais je sais bien 
quece n'est pas vrai, puisque j'aivu unganjon tout 
nu qui se baignait dans T6tang de Hlinsko. Et 
sais-tu, je trouve que c'est beaucoup plus joli i 
eux qu'aux filles ! » 

Naturellement,.. tout nouveau tout beau ! 

Or depuis quelque temps c'6tait intolerable, la 
guerre r^gnait au palais de la Herrengasse ; il 
fallait obtenir du comte le renvoi de tous les jeunes 
domestiques. S'ils servaient k table etqu'ils fussent 
jolis, Gisele oubliait de manger pour les regarder, 
et cela avec une telle audace, un si beau naturel 
que les domestiques eux-m&mes confus, brouillaient 
le service. II n'y avait pas jusqu'aux gar^ons 
d'ecurie qui n'attrapassent au vol trop de sourires 
et de trop engageants, un surtout qui rodait trop 
souvent dans la cour sous lesfen£tres, et au pas- 
sage duquel la jeune fille laissait tomber comme 
par m^garde tantot un gant, tant6t une fleur; le 
valet rapportait le gant mais gardait la fleur, et 
toute la journSe faisait le beau, se pavanait, la 
mordillant, la plantant k sa boutonniere, k son 
chapeau ou derrtere Poreille ; et cela exasp6rait 
L'Ami. En rue,prenait-on parhasard un fiacre, il 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 33 

fallait toujours un jeune cocher, qu'importaient les 
chevaux. Et parfois il fallail A toute force prendre 
le fiacre sans rime oi raison, tout simplement 
parce qu'on rencontr^it l'6ph6be qui agr^ait... Et 
mille traits de ce genre. En voyage k toutes les 
gares la folle comtesse envoyait par les portieres 
des ceillades assassines, et parfois m6nie des bai- 
sers, k n'importe qui de pas trop laid, puis tirait la 
langue quand le train s^branlait. Tout cela ce- 
pendant jusqu'ici sans aucune flamb^e de passion- 
nette, uniquement pour voir ce qu'il en advien- 
drait, pour se distraire, — un divertissement de 
plus. Pasl'ombre de sentimentality. Lecoeur n'en- 
trait pour rien dans ces frasques. Un valet con- 
g&li6, jamais Gis&le ne s'enquerait de lui. Non 
seulement il 6taitoublid, mais son absence n'dtait 
m6me pas remarquee. Plus de bois plus de feu. Et 
puis surtout le vrai fond de ce caractere ne pou- 
vait etre, ne devait etre jamais l'amour, ni aucune 
passion terrestre : c'6tait toujours k la base de 
tout l'effroi de la mort, et la recherche k tout prix 
demotions qu'il faudrait toujours plus aiguSs 
pour etouffer le cri de Tame ligott^e par un corps 
admirable k une intelligence qui avait trop bien 



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34 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

compris qu'au jour ou la plainte de cette &me se 
ferait entendre il n'y aurait que deux abimes ou 
choir : Dieu ou le suicide, toute folle terreur que 
la chair intermediate eut de la moindre souffrance. 
D'autres symptomes plus graves avaient encore 
inqui&6 L'Ami. N'avait-elle pas surpris Gi*6le k 
sa toilette, donnant 4 son corps des soins tellemeat 
minutieux, tellement extraordinaires que jamais de 
son temps a elle, pauvre naive suissesse bourgeoise, 
aucune jeune fille n'eut eu la moindre idee de pareils 
raffinements. Pour quoi faire, bon Dieu ! L'autre 
jour la vieille demoiselle 6tait entree par hasard 
dans la chambre de la comtesse et Tavait trouv6e 
nue, inoui'ment belle, devant sa grande psyche, 
avec des bagues pass^es aux orteils comme aux 
doigts, ses bracelets k la cheville comme aux bras, 
tous ses colliers autour du cou, toutes ses perles 
dans les cheveux, debout au milieu d'un archipel 
d'^crins vid6s...Et nullementembarrass6e, sachant 
tr&s bienaureste que d'un moment a l'autre L'Ami 
qui partageait avec la femme de chambre le pri- 
vilege de ne pas heurter, pouvait a l'improviste 
entrer chez elle, la belle curieuse s'etait simple- 
ment retourn^e et avait rtfpondu avec le plus grand 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 35 

calme, au cri cTeffroi de L'Ami, par cette simple 
constatation : 

— Sais-tu que cela me va bien mieux que 
n'importe quelle robe. Bien mieux aussi qu'4 
cette femme couch^e de je ne sais qui au Mus£e 
Imperial. Ah! vivre ainsi... a la campagne situ 
veux, v6tue seulemeut d'escarboucles et de paries ! 

Et comme la gouvernante lui jetait une pelisse 
ramass6e sur le lit, Gis&le avec un inexprimable 
dedain avait lanc6 : 

— Marie-Thdr6se, va I 

Alludant a la V6nus de Rubens qu'au Belv6- 
d6re la pudibonde Impdratrice commit, dit-on, 
— mais ce n'est pas vrai, — avec les meilleures 
intentions du monde Todieux sacrilege artistique 
de faire recouvrir d'un manleau de fourriire noire, 
lequel rend au reste fort inddcente, — et Rubens 
le savait bien, — de d^cenle qu'elle serait apparue 
en sa primitive nudity la femme en question, qui 
n'est, il va sans dire, qu'un portrait de celle de 
Rubens, ex6cut6 par le peintre dans les memes 
sentiments d'admiration queceux de GisMe dtvant 
sa psyche. Elle &ussi s'en doutait bien puisqu'elle 
ajouta encore avec la drolerie qui lui £tait propre 

3 



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36 LEUaS LYS ET LEURS ROSES 

qu'elle avait voulu « se d£guiser en oeuvre d'art ». 

£t encore ce qui ddplaisait par-dessus tout a 

L'Ami, c'etaient les lectures de plus en plus auda- 

cieuses de Gis&le. L'intr6pide jeune fille mettait a 

sac la bibliothfeque de son cousin le comte Stopa- 

now-Witerpski, un vieux polisson que Gisele avait 

toujours connu aussi jeune, le diable seul savait par 

quels miracles de teinture, et qui avait collec- 

tionn6 toutes les lubricit^s du xviu e si6cle. On 

traitait d'oncle, dans la branche Stopanow-Domat- 

chin-Hlinsko, ce vieil 6rotomane qui se faisait 

beaucoup pardonner par son indiscutable 616— 

gance, ses manieres ancien regime et son langage 

aulique. Gis&le sans nul souci des recriminations 

du bibliomane crapuleux, du reste tres charme de 

pervertir sa ntece, avait pouss6 I'impudence jus- 

qu'i decouper a m6me les bouquins les passages 

graveleux et les illustrations compl^mentaires, 

dont elle se faisait un album. Et pendant un temps, 

soir et matin elle s'endormait et se r&veillait par 

une lecture dans son « Alphabet » comme elle 

appelait le monstrueux recueil. L'Ami s*6tait plainte 

ferocement, d'abord au comte Stopanow-Do- 

matschin qui avait haussd les 6paules et r^pondu : 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES Sj 

« Un gar^on doit tout savoir x> ; puis outr6e de 
cette indifference scandaleuse et d6pit6e des sar- 
casmes de Gis&le, qui triomphait, un jour h6roique 
la pauvre femme avait jetd le livre au feu... Et 
cela avait 6t6 une sc&ne terrible ! 

— Mais tu ne comprends done pas, ma petite, 
affirm ait Gisfele comiquement exasp6r£e, que ces 
choses-ld, ne me font aucun mal, aucune impression ! 
Et puis du reste je veux tout savoir pour mieux 
m'en preserver... Les lire, m'aiguise Tesprit et 
m'empeche d'y penser. Car si j'y pensais ah ! pauvre 
L'Ami, j'en inventerais bien d'autres ; ils ne sont 
pas forts les romanciers de ce temps-li ! 

Ce en quoi elle mentait pour les besoins de la 
cause, car elle y r&vait bel et bien k ces choses-l&, 
et il se produisait merae en son esprit un fait tout 
naturel, e'est qu'elle perdait r^ellement la cons- 
cience de la pudeur et de Timpudear, et s'accou- 
tumait a consid^rer sans effroi, sansrecul, les pires 
alternatives passionnelles. Elle devenait presque une 
femme de ce maudit et si s£duisant xvin 6 si&cle 
dont on aime tant Tarchitecture 4 Vienne, et elle 
perdait toute la notion morale et religieuse da 
ptchS. II aurait fallu pour la lui rendre que le cie 



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38 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

croulat sur sa t&te ! L'obscdnite n'existait plus pour 
elle. Et cette fagon d'etre bronzee k toute impuret6 
th^orique peut-6tre aurait pu la sauvegarder de 
pire, si elle avait consenti a y r6fl6chir... Elle 
serait alors devenue un peu comme cette invio- 
lable princesse d'Este, de Peladan, dont elle avait 
lu l'histoire sans la comprendre... Mais n'ayant 
aucune parcelle d'intellectualit6 en elle, au con- 
traire elle n'etait que plus dangereusement pre- 
paree k une chute, mure et toute d6sign£e pour 
passer tr&s simplement de la thdorie k la pratique, 
du fait qu'elle se fut tout uniment habitude au 
vice, familiaris^e avec tous ses modes juste assez 
mal 61ucid6s pour en conserver la curiosile, au 
lieu que d6fendue contre lui par la science raisonnee 
et par consequent 6tay6e de la priere et de la gr&ce. 
Beaucoup de jeunes Giles tombent par ignorance ; 
elle etait destin^e k tomber par accoutumance a 
l'idee de la chute, des la premiere sollicitation un 
peu vive de sa chair, et comme accomplissant un 
acte tout naturel sans m6me y &tre poussee par la 
curiosite de comparer cet acte aux r^cits qu'elle en 
avait lus, aux images qu'elle en avait vues, k tout 
de cette effroyable lie humaine qu'elle avait-brass6 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 3g 

par d&sceuvrement et d6fi aux opinions courantes 
du public, sans m6me en comprendre l'immondice. 

Ce qui 6tait r^ellement grotesque, c'6tait la 
courte vue de L'Ami dans ses dol^ances du reste 
sincferement douloureuses sur ce chapitre. Son 
petit jugement bonasse se payait de phrases com me 
celle-ci : 

II va sans dire, la comtesse Gisele n'ignorait 
rien de ce que peut, a la rigueur, ignorer une 
jeune fille de son 4ge ; mais aussi depuis que 
L'Ami avait eu cet age les temps 6taient changes, 
de sorte que la gouvernante toute simplette 6tait 
finalement dispos^e a tout conc^der et tout voir, 
sinon en beau au moins avec indulgence, chez sa 
pupille, & moins encore qu'a fermer les yeux et 
a ne rien voir du tout. Elle avait bien essay6 tou- 
tefois, mais en vain, de se convaincre, comme le 
lui disait Gis&le, que mieux valait cette licencieuse 
liberty que Thypocrisie, dont elle aurait pu citer 
tant d'exemples autour d'elie, et jusque dans le 
mfeme monde parfois si fort scandalise par GisMe. 
N6anmoins la perdition de sa pauvre enfant lui 
apparaissait imminente, d'autant plus qu'on citait 
dans la famille 4 propos de Gisele un 6pouvantail 



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40 LEURS LYS ET LEURS ROSES 



de lointaine cousine polonaise, la princesse iEgyp- 
tiacque Wess61itchko-Witerpska dont les frasques 
dernteres avaient eu assez de retentissement. 
Seule, sans appui du c6t6 du pfere, L'Ami ne pou- 
vait' au reste que pleurer tout bas et prier ; aussi 
comprend-on que son unique souci fut de marier 
sa ch&re enfant terrible, de la marier au plus vite, 
m6me kxrn mari laid, vieux et infirme, et d6s lors de 
d^cliner toute responsabilit^... Et comprend-on de 
m£me que cela ne fit pas du tout le compte de la ra- 
dieuse jeune fille, belle comme personne ne Tavait 
encore jamais 6t6, m6mea Vienne, cette ville, gra.ce 
au melange excessivement heureux de toutes les 
races d'Europe, de beaut^s extraordinaires. — Mais 
en cela encore L'Ami, quand elle en parlait au comte, 
ne trouvait aucun appui ; il n'y avait rien k faire ; 
tout espoir de salut 6tait barr6 : le pfere r^pondait 
avec une insolente assurance, une superbe in- 
croyable, en m6me temps qu'une ironie sata- 
nique : 

— Bon sang ne peut mentir, mademoiselle. Ma 
fille n'est pas une petite bourgeoise. Dans notre 
monde on ne faut jamais, dit-on, etles femmes 
qui tombent ne se compromettent pas. Une tr6s 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES frl 

haute aristocratie est la plus stride de toutes les 
morales. 

La pauvre gouvernante bless£e au vif, aussi bien 
dans ce qui lui restait de fierti r^publicaine que 
dans ses convictions, se r£fugiait dans une enco- 
gnure de fenAtre et pleurait sur son tricot... : des 
ouvrages suisses, outre les ravaudages ordinaires 
et les fines broderies que les ventes de charite 
offraient comme ouvrage de la jeune comtesse : 
lainages superflus, — chassez le naturel, il revient 
au galop, — genouill&res et milaines, dont elle 
s'obstinait depuis dix ans & faire cadeau a Gis&le 
qui, par piti6, ne les donnait pas, mais en avait 
d£j& deux armoires pleines. 

Encore un grief de L'Ami : le luxe de chevaux 
de la maison, et famour de tous les sports aux- 
quels « safille » de plus en plus se livrait avec achar- 
nement et ostentation. Elle causait courses, jockeys, 
chevaux, voitures, avec un bagout et m6me un 
esprit, chose presque impossible dans la mattere, 
qui crispaient la vieille demoiselle. En revanche l'au- 
tomne, dans les chateaux de Boh6me, L'Ami 6tait 
trop heureuse de la saison des chasses ; car chaque 
soir Gisfele, fort courtis^e par des jeunes gens de 



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42 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

son rang, ne s'occupaitpour une fois que cTabattre 
le plus de gibier possible, rentrait £reint6e, et refai- 
sait provision de vigueur et de sant6 pour tout 
Thiver k Vienne... 

Oh ! ces hivers ! Lk 6tait le grand souci de la 
pauvre gouvernante... Gisfele et son p6re, aussi 
ddraisonnables Tun que l'autre, menaient une vie 
de polichinelle : bals, concerts, visites, ventes de 
charit6, loge & l'opera, loge au Burgth6&tre, pati- 
nage, parties de traineau, courses au Prater, ascen- 
sions de montagnes selon la mode nouvelle, 
excursions en ski, bref, toute la com&iie mon- 
daine. Et plus moyen de suivre les faits et gestes de 
la jeune comtesse! Et Ton faisait du jour la nuit et 
de la nuit le jour. Et c'dtaient des f&tes k tout 
6clipser! Et des d^penses, et un luxe!... Chaque 
hiver une nouvelle troupe dans une fortune de 
moins en moins in^puisable augmentait la sourde 
angoisse de L'Ami, qui perdait pied complement 
et se bornait k se demander ou Gisele et sa 
dot finiraient. Petit a petit meme, le vertige l'avait 
compl&tement gagnee, elle aussi ; elle se taisait 
done, fermait les yeux et laissait tout aller jus- 
qu'apr&s Carnaval et la Mi-Careme, 6poque oil 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 4^ 

Fexcellente femme enfin respirait un peu... Et 
P&ques venues elle se croyait sauvie ; alors dans 
nn soupir de soulagement : « Dieu soit lou6. Encore 
un hiver de pass£», songeait-elle. « Pourvu que 
nous mariions la petite cet &t& aux bains ou cet 
automne k Fepoque des chasses. d 

Mais voici que cette ann£e 1894 on avait d6cid6 
de rester k Vienne plus tard, jusqu'i la grande 
fete de charity que la Princesse de Metternich 
organisait k TAu-Garten et dont on pr&lisait mer- 
veille... Or le printemps k Vienne! L'Ami avait 
une terreur encore plus folle de cela ! Gis&le lui 
£chappait encore plus compl&tement. A la cam- 
pagne aucun danger. Dans les flirtages avec les 
interieurs, L'Ami s'imaginait, ou plut6t voulait 
s'imaginer qu'une Stopanow-Domatschin-Hlinsko 
ne perdrait jamais autre chose que de sa dignity. 
Mais k Vienne, c^taient toute la journ^e, et d'au- 
tant plus qu'ils savaient leur flirt sans consequence, 
sans probability de mariage k la clef et que partant 
cela les intriguait de savoir jusqu'ou Ton pouvait 
se risquer aupr&s de Gis&le, cinquante mauvais 
sujets 616gants de tout age qui papillonnaient au- 
tour de la jeune fille dans des excursions au 

3* 



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44 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

Kahlenberg, au Semmering, partout aux envi- 
rons, dans le Wienerwald ou vers la Leitha. Et celi 
avait lieu chaque semaine, et presque journa- 
lises les promenades etaient au Prater. Si en- 
core L'Ami avait pu chaperonner son 6l6ve, mais 
on la laissait m&ancoliquement seule dans son 
confortable coin de palais de la Herrengasse 
mijoter avec ses tristes reflexions et ses anxi£t£s, 
rythmics par le h6rissement fi&vreux de son tricot 
continuel. 

Et cen'&ait pas 14 tous les points noirs de son 
triste horizon de vieille gouvernante au rancart : 
ce qui Pinqui6taitpar-dessustout, c'6tait que Fes- 
prit aventureux de lajeune fille, — elle en avait eu 
vent sansoserm&ne enparler k Gis&le, — la pous- 
sait, contrairement k tous les usages de F aristo- 
cratic viennoise, k des sorties solitaires, des 6chap- 
p6es de gamine dans les rues, escapades que 
favorisait soit la femme de chambre, soit telle ou 
telle amie marine, complaisante ou jalouse, d£si- 
reuse en son for int6rieur de quelque dommage 
irreparable ou de quelque esclandre bien d&initif. 
Jusqu'A. present aucun accroc, L'Ami en eut mis 
sa main au feu, elle en aurait eu le pressentiment 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 45 

occulte, mais cela lui pr6sageait que le jour ou le 
danger serait 14, imminent, Gis&le 6chapperait k 
toute surveillance avec des bravades, des impru- 
dences, des audaces et une triple astuce d'amou- 
reuse, de jeune fille et de slave, contre lesquelles 
toute lutte serait vaine. Quand file une^toile filante 
il n'y a qu'k la laisser filer. L'Ami avait toujours 
pense que Gisele filerait aiasi, etlemauvais ddmon 
^goi'ste, qui en tout et partout dit son mot m6me 
dans le cceur des meilleurs, lui soufflait qu'elle 
n'aurait plus alors qu'& formuler les trois souhaits 
derigueur: le vivre, le couvert et Fair de la cam- 
p&gne dans un chateau ou elle put couler en paix 
le reste de ses jours, oublier mfime Gisfele et se 
preparer k une bonne mort. 

II fallait lui rendre cette justice k la pauvre 
femme qu'&ant donn^e la scandaleuse opposition 
du p&re a ses vues bourgeoises et k ses iddestrico- 
teuses et suissardes, elle avait accompli k peu pr&s 
tout son devoir ; car elle n'aurait jamais eu le cou- 
rage de donner son conge et de se retirer. Elle 
avait fait tout le possible pour amener Gis&le a 
des distractions relativement plus intellectuelles : 
la literature romande, les beaux et bons livres de 



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46 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

chez elle, Tart calamiteux et alpestre, enfin la mu- 
sique, celle qui 6pure les mceurs, comme Ton sait. 
Comme elle r^ussissait tout ce k quoi elle voulait 
bien toucher, la jeune fille se moquait absolu- 
ment de ces billeves^es et m6me d'autres, d'un 
ordre infiniment supdrieur, qu'au reste Taristocratie 
viennoise, k trespeu d' exceptions pr&s, s'accorde 
k consid^rer comme occupations de goujats. Etait- 
elle plus gaie que de coutume, la comtesse impro- 
visait §. son piano d'interminables series de valses 
jadis spirituelles et drdles, qui maintenant de plus 
en plus se trainaient et se cambraient tour k tour 
voluptueuses et Klines, et ou, sur desmouvements 
k la Strauss, ressouvenir des derniers bals, elle 
balangait les profusions de melodies de sa petite 
&me malgr6 tout tch&que, tchfeque malgr6 que 
fragile et iris6e comme verres de Venise, malgr6 
tout vivante, et qui seulement en Pessence volup- 
tueuse de ces valses osait un peu sourdre et mur- 
murer. Quant aux crayons et aux couleurs, Gis61e 
n'y touchait que pour caricaturer f£rocement tous 
ceux qui lui d^plaisaient ou pour tenter des aca- 
demies masculines si prodigieusement amplifies, 
qu'aprfes les avoir con<jues, avec un peu de malaise 



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LEURS LYS ET LEUR8 ROSES 4 7 

elle se sentait bien quelquefois rougir elle-m£me et 
qu'elle les d6truisait avec on ne sait quel vague 
sentiment <T avoir profan£ un don que Dieu lui 
avait octroy^... don de dessiner tant bien que mal 
ou de sentir la beauty. Elle n'approfondissait pas, 
mais aussit6t elle s'6tourdissait k nouveau, 6touf- 
fait le malaise de sa conscience se demandant 
impie ce que Dieu venait faire dans tout cela... 

Mais d'autres fois, c'6tait comme un d£mon qui 
la poussait ; elle se livrait k des extravagances r6vol- 
tantes ; un souffle de folie passait sur elle. Un 
jour comme un domestique traversait le salon de 
son appartement emportant une lampe allurnde, 
Gis&le lui tendit un de ces dessins plus que sau- 
grenus : « Tiens, Spezi, voili ton portrait. » Or 
Spezi y qui en ce temps-14 dtait un terme d'amiti6 
voulant dire favori (mon special) et qui ne se 
donnait qu'aux petits chiens, ou parfois dans la 
plus absolue intimity h un camarade de vieille date, 
6tait d6j& une telle 6normit£ appliqu£& un domes- 
tique, que celui-ci devint rouge comme une pi- 
voine et flageola ; mais quand il eut entre les 
mains le graveleux autographe sur papier k 
poulet, du coup la lampe fut par terre, tandis que 



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48 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

GisMe 6pouvant6e s'enfuyait devant un commen- 
cement d'incendie et criait au feu ! 

Avec cela bonne, et tendre, etdevou^e au fond ; 
et c'6tait Ik le danger, puisqu'il suf fisait d'un 6cart 
encore impr^vu de son coeur par-dessous toute 
cette d^froque de perversity volontaire dont elle 
avait affubl6 son esprit, pour que rien, plus rien 
d'elle-m6me ne demeur&t indemne. Moralement. 
Car au physique, malgre son admirable sant6 appa- 
rent e, tout de la vie qu'elle menait, ne fut-ce que 
Tabus incroyable des parfums auquel elle se livrait, 
ruinait ses nerfs et, prolong^, devait infailliblement 
la mener aux formes les plus r6pugnantes de la 
vraie folie. Aussi tout ce qui devait survenir dans 
la suite fut-il providentiel : arriv^e & untel degr6 
d'inconscience dans T6tat de pdch6, elle ne pou- 
vait 6tre sauv^e des derniers exc&s qui Teussent 
rendue un cas pathologique en m6me temps 
qu'une damn6e de Pimp6nitence finale, que par 
une secousse subite et violente autant qu'avait 
6t6 lente, etlongue, et gradu^e sa perversion. 

Ce livre veut etre l'histoire de ce coup de 
foudre. 

Pour bien marier Gisfele, 4 l'heure pr^sente de 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 49 

sa vie, il eut fallu Timpossible : c'est-i-dire selon 
le mot de P^Iadan, sa dernifere lecture, Saint Mi- 
chel et Satan rdunis ; alors m6me. telle quelle, 
elle eut 6t6 la plus fiddle des Spouses. Elle adorait 
pouponner ; trfes tard, elle avait jou6 aux poup6es 
avec un emportement fougueux m6me, avec 
quelque chose de passionn6 qui d6j& inqui£tait 
L'Ami. Dans cette impossibility actuelle de d6cou- 
vrir k la fois Toiseau bleu et le merle blanc qu'il 
eut fallu, il ne manquait & un esprit de cette 
instability, a une pareille mobility d'humeur, k 
une allure aussi franche de prejug^s autres que 
nobiliaires, que de la m^chancete froide ; alors 
le monstre eut &t6 complet et ainsi d'un intgrfet 
supreme : en sa logique de monstre il commettait 
de grandes actions d^coratives, bouleversait un 
peu bellement le monde trop plat et peut-6tre This- 
toire contemporaine trop terne, et courait k sa 
perte, d^crivant la math^matique et fulgurante pa- 
rabole de l'obus qui tomb6 6clatera en teerique 
mitraille. Mais non, chez Gis&le au contraire, 
quoiqu'elle fit pour les 6viter, les crises de m61an- 
colie et de reveries sentimentales, les delectations 
moroses n' ay ant pour objet aucun des jeunes gens 



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5o 



LEURS LYS ET LEURS ROSES 



de sa connaissance mais une sorte d'id^al trfes 
charnel fait d'un peu, de quelque portion de tous 
a la fois, entrecoupaient les Gambles de malice 
insupportable et prodigieusement inconsciente, les 
gamineries ou vraiment ii semblait qu'elle fut la 
proie de quelqu'un de d^moniaque, infiniment spi- 
rituel et incoherent, install^ en elle. Ainsi elle s'en 
allait avec un secret d&sir de voluptS & la re- 
cherche de Famour, croyait-elle, en r&ditd & son 
propre malheur et & celui de tous ceux qui Taime- 
raient. Et elle y allait non point directement, mais / 
par bonds de ci, de la, avec Failure capricante 
d'une chaloupe sur les lames qui court des bor- 
dees selon le vent qui souffle. Et Tamour, depuis 
qu'elle y pensait, ne repr^sentait rien pour elle 
qu'une distraction de plus, la plus importante, la 
supreme qui Tarracherait d6finitivement & tout ce 
noir qu'elle avait au fond d'elle-mfeme ; et 14 en- 
core elle faisait preuve de ce deplorable aveugle- 
ment qu'elle avait cherch6, et qui lui permettait de 
regarder parfois devant elle, lorsqu'elle chevau- 
chait un caprice, avec une logique d6concertante 
mais sans voir rien des consequences pour ainsi 
dire latirales de ses actes. Ainsi par exemple. Elle 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 5 1 

n'eut pas tue une mouche et ne se doutait point 
du martyre qu'elle faisait subir & L'Ami, avant tout 
ne voulant elle, ni souffrir, ni 6tre contrariee, 
ni avoir de remords. Inutile au reste d'insister 
encore sur ce que, comme son pfere, elle eut & 
un degr6 prodigieux le don de s^tourdir, de se 
griser elle-m&me. On lui eut annoncd samortpour 
dans une heure, elle eut command^ un orchestre, 
desparfums r^pandus, toutesles bougies allumees, 
les beaux jeunesgens 61(5gants ramass£s au hasard 
dans la rue par fourn£es, et eut dans6 jusqu'i la 
minute de son dernier souffle sans qu'il lui fut 
arriv6 une seconde de penser iTau deli ; etelle eut 
rendu le dernier soupir dans une pamoison sur 
T6paule du plus beau danseur avec un sourire k la 
lumiere et aux fleurs, et selon le trois temps 
alangui d'une vraie valse viennoise. Elle^tait mure, 
tout k fait mure, pour la conversion au saint 
amour ; il ne lui restait plus encore qu'i entendre 
sonner pour son babil et sa coquetterie l'heure 
des grosses fautes voluptueuses aprfes quoi elle 
n'aurait plus qu'a expier, ayant tout & expier. 

11 va sans dire : elle d&estait la campagne aux 
saisons mortes de l'annee mondaine, au gros de 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 



F6t6... Elle suppliait alors son pere de la faire 
voyager, et c'&aient au lieu des paisibles vill6gia- 
tures fdodales de F austere Bohfeme, Gastein, 
Toblach, Ilidjd, ou surtout Carlsbad, ou encore et 
encore de Fargent s'engouffrait comme Ktus de 
paille dans un Maelstrom. Et elle s'expliquait 
ainsi son abomination des £t£s sereins et solitaires 
& Hlinsko : « La campagne ! ah ! ne m'en parlez- 
pas, on y prend toujours tout trop au sirieux. y> 

— Et maintenent j'ai fini de la fouiller et de la 
torturer ma pauvre, pauvre Gis&le. J'ai Fimpression 
d'avoir effeuilld une rose. A cette minute de sa vie 
ou elle apparait faite uniquement pourplaire, pour 
briller, pour orner,absolument d^pourvue de raison 
et de reflexion, pourquoi a-t-il fallu raisonner et 
refl^chir & propos d'elle.? J'aurais tant voulu seu- 
lement la montrer comme on d^roule et fait cha- 
toyer des rubans ! Mais pour la morale de ce qui 
va suivre il fallait dSvoiler le fond d'elle-m&me, et 
montrer tout le noir de Faniertume sous la parure, 
le macabre squelette sous la chair vivante p£trie 
de lysetde roses... 

Nous la retrouvons tout sourire, tout satin ; tout 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 53 

satin, tout parfum. LMtoile filante peut filer, rien 
n'interrompra plus la parabole puisque tout ne 
sera plus que la conclusion logique des premisses 
ici poshes, la simple r&ultante d'un caractfere et 
du jeu des circonstances sur ce caractere. 

La nuit tombait. Du myst&re naissait aux angles 
de la chambre et aux tentures qui avaient absorbs 
le sillage parfume de Gisfcle... Tout a coup une 
trombe dans les escaliers : 

— L'Ami ! L'Ami ! devine ce qu'il m'est arrive. 
Elle rentrait tout echauflfee, ayant gravi non pas, 

mais galope l'escalier depuis la voiture jusqu'au 
second, le beUitage comme on dit a Vienne. 

— Mais quoi done, mon Dieu ! Une nouvelle 
sottise sans doute ! 

Gisfele h peine reprenait haleine, et tout d'une 
bourse, comme une petite fille de retour de classe, 
avec une volubility extraordinaire, cette fois sans 
trop barioler son frangais de mots Strangers et 
d' argot viennois. . . 

— Oui... non! Enfin tu verras... L'Archiduc 
Veit m'abais^la main, etjesuis amoureuse d'un 
tsigane ! 



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54 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

Epouvant^e, L'Ami essayait vainement de pro- 
tester... 

— Oui, oui,amoureuse... mais amoiireuse folle, 
tu sais ! Je veux l'dpouser, et si papa ne me l'ac- 
corde pas, je Penl6ve et je me sauve. Je veux que 
papa aille le chercher tout de suite... Et lu ne sais 
pas comme l'Archiduc a £te gentil... lui aussi c'est 
un bel homme ! Mais mon tsigane, c'est un beau 
gargon ; c'est tr6s different. Et il a bien vu que je 
Taimais... Oh ! L'Ami, L'Ami... je le ferai anoblir 
par l'Empereur. Je dirai k l'Archiduc Veit de de- 
mander... Je lui ai jet6 mes roses... 

— A qui? A l'Archiduc? 

— Bien siir que non ! Au tsigane ! 

— Mais malheureuse... Et ton pfere ? 

— Oh ! il n'a rien vu; c'&ait derri^re son dos. 
J'ai l&ch6 mon ombrelle et pendant que papa la 
ramassait j'ai jet6 les roses au tsigane... Tu n'en 
diras rien ; je te le dis k toi parce que je t'aime 
aussi, et que tu es ma petite maman, juste assez 
pour me gater, mais juste assez peu pour n'avoir 
pas le droit de me gronder... 

— Mais ou cela s'est-il pass6 ? Je ten prie ou 
cela! 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 55 

— A la csarda, tu sais bien ce restaurant hon- 
grois au Prater... 

— "Vous 6tes entr&s Ik ! s'6cria L'Ami tu6e... 

— Mais ce n'est pas notre faule. Nous avons 
pass6 14 devant par hasard. L'Archiduc en voiture 
s'6tait arr&te pour ecouter les tsiganes... un ca- 
price, comme cela. On s'6tait apergu de sa presence 
et tout Porchestre descendu sur les marches, k 
l'entr^e, r&clait en son honneur la marche de Ra- 
koczy furibondement. Et PArchiduc qui aime 
beatfeoup papa, et qui du reste me regardait, lui a 
fait signe de rester. Notre voiture £tait tourn£e 
dans la direction opposee k la sienne de sorte 
qu'il nous a vu venir de tr&sloin, et moi je me 
sentais si jolie... tu me Tavais tant dit, souviens- 
toi... et sans te faire prier! C'est du fond de sa 
voiture que PArchiduc m'a bais6 la main ; je 
n'avais qu'i la laisser tomber, ma main, du haut 
de mon sifege. Et il a fait jeter des florins aux 
tsiganes et est parti. Je crois qu'il a arr6t6 papa, 
exprfes pour n'6tre pas seul et pour pouvoir se 
sauver, car sur la route le monde s'ameutait... 
Ah ! comme les acacias sentaient bon ! Et comme 
ils ont jou6 ces diaboliques tziganes ! Quand au 



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56 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

tournant de Tall^e lavoiture dela cour adisparu, j'ai 
vu que tout le monde me regardait a mon tour ; et 
il me semblait que tous les yeux avaient envie de 
m'embrasser... C'6tait une caresse qui couraii sur 
moi et agitait autour de moi mon parfum. Alors j'ai 
pens6 combien je serais plus jolie debout. J'ai exig6 
de papa, sous pr&exte d'entendre la musique tsigane 
sans <Hre ainsi devisag^e, que nous entrions. Papa 
a]regimb6, disant que ce n'^taitpas un endroittrfes 
convenable. a Mais puisque PArchiduc s'est bien 
arr6t6 ! » Papa a rdpondu que PArchiduc etait un 
homme, lui ; alors tu comprends que j'ai saisi la 
balle au bond et dit a papa: « Mais, petit pfere, tu 
oublies done que nous sommes deux vieux gar- 
<jons. » Je savais que ce serait irresistible. Papa a 
lanc£ les rfenes au groom et nous sommes montes. 
Tu aurais du entendre ce murmure flatteur de la 
foule quand je me suis lev6e et que la main dans 
la main de papa j'ai saut6 k bas de la voiture. Tu 
penses quel honneur et quelle joie pour les tsiganes 
qui sont rentes sous leur pavilion, et qui nous 
ont fait une musique, une musique... 

Le sang k la t£te, comme un peu ivre, elle se 
mit a danser a travers le salon ; le parquet cir6 la 



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LEURS LTS ET LEURS HOSES 57 

refl&ait toute, quand elle passait dans les jours 
bleu&tres tomb6s de la fen&tre; et chaque fois 
qu'elle fr61ait de sa ronde L'Ami, c'&ait sur la 
vieille personne comme si Ton eut secou6 une 
gerbe de fleurs exotiques aux aromes entrants. 

L'Ami Stait constern^e. Encore une belle esca- 
pade, et qui le lendemain non pas, mais 4 present 
d6ja courrait tout Vienne... Quant au tsigane dont 
Gisele se disait amoureuse, n^taient les roses 4 lui 
jetees, c'eut €t& le moindre des soucis de la gouver- 
vernante... 

Gisfele s^tait laiss6e choir sur un canap6. 

— Oh! L"Anii, L'Ami!... Et puis je me suis 
fait jouer k l'oreille ! Tu ne sais pas ce que c'est 
divin ; c'est comme si on vous coulait par 14 du 
paradis dans la tfete, comme si on buvait par 14 de 
tr6s vieux Tokay onctueux et verd&tre comme de 
la Chartreuse ; cela vous fait mal aux dents de 
plaisir...Tu sais; jouer 4 l'oreille comme on a 
racont6 l'autre jour 4 table. On d6chire un billet de 
dix florins dont on donne la moitie au chef; alors 
pendant que sur les treteaux Torchestre accompagne 
en sourdine, le chef, qui est toujours le meilleur 
violon s'approche de vous tout pr6s, penche son 



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58 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

violon dans votre oreille, et glisse des sons si doux, 
si doux...; c'est comme si une petite langue tres 
agile vous 16chait tres doucement dans Y oreille.. Ja- 
mais on ne m'a parl6 d'amour comme cela ! Et 
cela m'a fait rever des choses...oh! des choses 
comme jamais je n'en ai lues... 

— Mais, ma pauvre enfant ! D'abord on ne t'a 
jamais parl6 d'amour, qnoi que tu en dises. En- 
suite ce n'est pas du tout convenable qu'une com- 
tesse se fasse ainsi jouer k Toreille...! Et ton pere 
n'aurait jamais du consentir... 

— Oh! papa... je luiai de nouveau ditquej'6tais 
un gargon... C'etait cette musique, plus beau meme 
que Wagner... tu sais cet endroit que j'aime tant 
a la fin de Siegfried oil les violons courent et pe- 
tillent comme des serpents de feu quand Siegfried 
denude la gorge de Brunhilde, ou plus loin encore 
quand Brunhilde pour se donner, retrouve des 
accents de Walkure... Et cela endort avec des re- 
veils si brusques. J'aurais voulu fermer les yeux, 
mais je tenais trop a voir mon bien-aim6... 

— Ton bien-aim6! ton bon bien-aim6, allons 
done, petite folle !... Et qui etait-ce ton bien-aimd, 
celui qui te jouait ainsi dans Toreille...? 



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LEURS LIS ET LEURS ROSES 69 

— Pour cela non ! il 6tait bien trop vieux et 
trop gros..; c'itaitun petit, tout jeune, mais beau, 
beau, vois-tu, beau comme le soleil, beau comme 
les 6toiles, beau comme les fleurs, beau comme 
Petang de Hlinsko.., comme tout ce que tu vou- 
drais ; mais tu n'as pas id£e. Du reste tu le 
verras... je P^pouserai... Et qui jouait du violon- 
celle en me regardant.., en me regardant ! Je me 
sentais mourir dans la musique et aller vers lui 
comme de Peau qui coule... Et il voyait si bien 
Pimpression qu'il me faisait... Je serais rest^e Ik 
toute la nuit ; mais papa trouvait cette incompa- 
rable musique enervante : il a donne Pautre moitie 
du billet de dix florins. Moi j'en ai donne un autre 
tout entier et en sortant, j'ai fait le coup de Pom- 
brelle pour jeter les roses a mon fiance. 

Le crepuscule tombait sur la bruyante Herren- 
gasse toute en vieux palais xvm e siecle, et des hi- 
rondelles volaient autour des toits noir lilac6 et 
par-dessus les cheminees gypsies dont la blan- 
cheur faisait penser k des bancs de mouettes sur 
un rivage tourbeux. Un peu de soleil retardataire 
vers Portfe de la rue, jaunissait encore la fl6che 



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60 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

blanche, presque un minaret, de F6glise Saint- 
Michel. Combien de fois de mfemes couchers de 
soleil avaient-ils dor6 les tentes turques autour 
des bastions defendus par Starhemberg... Navr6e 
L'Ami regardait verdir au zenith, se violacer vers 
Test, le ciel bleu de la journee... tandis que tou- 
jours plus obstin^e sa pauvre cervelle martelait le 
refrain : il faut la marier au plus tot. 

— Ecoute, Gisfele ; ces folies, c'est bon une 
fois... Et cependant tons les jours tu m'en rap- 
portes de nouvelles... Oublieton tsigane, et crois 
ma vieille experience : k ces fredaines tu ne ga- 
gneras qu'une seule chose, c'est de te rendre im- 
possible et de ne plus pouvoir te marier quand tu 
en auras envie... Tiens j'ai lu hier un volume de 
contes roumains traduits en frangais par un de 
mes compatriotes et qui vient de paraitre. On y 
dit ceci en parlant des jeunes gens : « Jusqu'a 
vingt ans ils se marient tout seuls ; de vingt k 
vingt-cinq, les autres les marient ; de vingt-cinq 
a trente il faut pour cela de vieilles sorciferes, et 
au deli de trente le diable en personne ! » Pour 
les jeunes Giles c'est encore pire : car c'est de 
seize & vingt-quatre ans que ces quatre p^riodes se 



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LEURS LYS ET LEUES ROSES 6 1 

succ^dent ; tu touches 4 la seconde, ch6rie, prends 
garde. Voyons parmi les gens que tu rencontres, 
choisissons ceux qui te d£plaisent le moins... II y 
a d'abord... 

— II n'y en a qu'un, mon tsigane ! 

— Oui, mais tout de suite apr&s : il y a... 

— Mon tsigane, mon tsigane ! Rien que lui ! 
II est le seul, et il est tous ; il est 4 moi, je le 
veux!... 

— Trfes bien ; mais on n'6pouse pas un tsigane ! 

— Et pourquoi pas, si je I'aime ?... Ah! parce 
que je suis comtesse, que ma famille me r6pu- 
diera, que Sa Majesty Apostolique bougonnera et 
fera grise mine 4 papa... Eh bien I je ne P6pou- 
serai pas, voil4 tout ; mais ce sera tout comme... 

— Tais-toi vilaine, mauvaise. 

— Pas mauvaise, ni surtout vilaine. Jolie comme 
un cceur au contraire, et joli cceur qui appartient a 
mon petit tsigane d'amour. 

Navr6e, l'Ami ne put toutefois s'empfecher de 
sourire : 

— Onne pourra done jamais causer s^rieusement 
avectoi... sais-tu que tu me fais beaucoup de 
peine !... 



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62 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

— Pauvre L/Ami, je ne veux pas que tu aies de 
peine k cause de moi... Composons. Eh bien... 

Eile hdsita, puis il sembla qu'une grave resolu- 
tion fut nettement arrfel^e en elle, et tout 4 coup : 

— Je ne te reparlerai plus de mon tsigane, toi 
tu ne me reparleras plus de me marier. 

Un peu p&lie, un long pli vertical, lepli slave au 
front, elle se levait pour passer dans son apparte- 
ment, quand la femme de chambre entra, le buste 
cache derrtere des fleurs dont ses mains 6taient 
charges... Une corbeille de lys inouis, fabuleux, 
avec dn vert glauque tris pale au fond de leur 
grand calice ; une gerbe immense dans la corbeille, 
tandis que sur Tanse s^panouissait une nouvelle 
touffe des memes lys. Cela arrivait avec une carte 
de visite que prit TAmi. 

— Le marquis Zdenko de Cam6ral-Moravitz... 
Oh ! le gentil enfant ! 

Indiffdrente Gisfele fit 6cho : 

— Pauvre lui!... 

Et selon le traits qui venait d'etre conclu, elle 
acheva tout bas sa pensde : 
« A moi les lys du pauvre petit ; mais 4 celui de 



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LEURS LtS ET LEURS ROSES 63 

l&-bas, de la musique enrag^e, mes roses et moi- 
meme. » 

Gependant elle se pencha sur les lys pour en as- 
pirer le doucereux parfum. 

L'entre chien et loup de plus en plus s'assom- 
brissait, et les fleurs 6pandaient un ar6me infini- 
ment d&icat et subtil, rare comme leur blancheur 
aux reflets glauques et qui se coupait 4 travers les 
violents parfums de Gis&le un sentier persuasif me- 
nant droit k son coeur... si son coeur avait su com- 
prendre. Mais au contraire voici que tout k coup 
sans savoir pourquoi Gisfele et L'Ami eurent peur 
ensemble ; elles venaient d'avoir la m&me id6e : ces 
fleurs fleuraient la mort et le cimetiere... 

— Bah ! se dit glorieusement Gis&le, ce n'est 
que la virginity de mon coeur qui est morte. Le ci- 
metifere est au Prater. J'aime ! 



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II 



Oh ! comme elle l'aimait, Hdol&tre de son corps, 
com me perp&uellement elle se l'adressait, cette 
comparaison entre elle et des roses..., entre elle 
et des lys et des roses... 

Elle en 6tait si reconnaissante. 

On ne la savait risquer assez ! 

Assez? 

Nul ne s'en abstenait ; et chaque fbis des sou- 
rires inoubliables et si vite oublitfs r^compen- 
saient... 

Mais k chaque fois elle se sentait convaincue da- 
vantage d'une sorte de parents florale entre sa 
chair et ces pdtales, entre ces parfums et le bou- 
quet d'elle-m6me qu'il lui arrivait de percevoir 
aux heures troubles, aux heures mauvaises, les 
aprfes-midi d'orage.. . 



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66 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

Et pourtant elle justifiait d'autres comparai- 
sons... parfois. 

Ce jour-li ! 

Elle paraissait fr61e et pure et delicate comme 
une trfes douce, tr&s simplette fleurette des champs, 
une bleue campanule pench^e sur une brindiiie 
d'herbe. Elle s'dtait comme £pur6e de tous les 
parfums violents de nagufcre ; elle sentait quelque 
chose comme la fleur naturelle, la gerbe de vio- 
iettes de Parme, la touffe de muguet. La rose 
qu'elle tourmentait avait moins de fratcheur et un 
parfum moins ingdnu qu'elle... 

Ce jour-14 ! 

D'une simplicity exag^ree, toute bleue et blanche, 
en petite paysanne endimanch^e, Tavant-bras nu, 
cotillon court, bas Wanes, souliers bas, gorgerette 
d£colletee et dans Pentrebaillement une petite 
croix d' argent vieillot au bout d'une chainette, 
coquette fanchon noude sur la tftte, elle fredonnait 
une des derni&res valses de Strauss, le premier 
motif dans6 — p4m6 ne serait-il pas plus exact — 
de c Seid umschiungen, Millionen ». Puis elle fut 
toute pr6occup6e de piquer la rose moussue k sa 
ceinture... la rose.., i'6terneile rose de tous ses ca- 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 67 

prices, de toutes ses fantaisies, de toutes ses delec- 
tations... Et cela fait, la valse demeura court sur 
ses lfevres et aussitdt i'habituelle question : 

— Joiie ? 

— Tu le sais mieux que moi ! 

Gis6le allait partir pour VAu-Garten ou avait 
lieu la grande fete populaire et la vente de charity 
organis^e par FAristocratie viennoise. Et comme 
toujours au moment de s'en ailer, elle venait em- 
brasser L'Ami... qui l*6treignit et se r^cria : 

— Encore !... mais tu es toute nue sous ta robe. 
Pas de corset ? 

Et soulevant la gorgerette elle y glissa la main : 

— Et pas mfone de chemise ! 

— Pas plus que cet hiver pouraller au bai. 

— Mais tu y allais chaudement emmitouffl^e de 
fourrures, au bal ; et les salons sont chaufKs, 
tandis qu'en plein air... 

— Bah ! nous sommes k la fin de Mai, et il fait 
si chaud d6j& que voili trois nuits que je dors toute 
nue. 

— Mais s'il pleut, s'il survient un orage. 

— Non, pas aujourd'hui. Du reste gagner un 
centimetre de taille, et de la souplesse, et du 



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68 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

charme, et de la fraicheur, et de la po6sie, etcet 
inexprimable ar6me, et tout ce je ne sais quoi que 
donne le fait d'etre Due imm^diatement sous la 
robe, presque de la jeunesse de plus, quoi ! au 
prix d'un rhume, et m6me d'une fluxion de poi- 
trine, c'est trfes peu pay6... Et vois-tu: avant 
tout, 6tre aussi jolie que possible!... Et re- 
garde-moi done, ce n'est pas avec un corset que 
j'aurais cette taille, que Qa collerait si bien... 
J'ai absolument Pair d'etre nue 14-dessous, tu 
sais ! 

— Je crois bien que tu en as Fair... Et pour 
cause ! Mais si quelque chose se d6chire... dans la 
cohue ? 

— Eh bien! tant mieux.. 

— Mais que diront tes amies... 

— Elles me jalouseront. Au reste crois-tu done 
que je serai la seule... Malvine de Babenberg, la 
petite Carola Vlinsly, Madame d'Okrjisko... et bien 
d'autres en font autant, je pourrais t'en citer dix 
ou douze. 

L'Ami, anxieuse, un peu scandalis6e..., mdnie 
beaucoup, et pourtant n'osant pas trop r^criminer, 
tournait autour de.Gisfele: « Oui, je sais... je 



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LEUR3 LTS ET LEURS ROSES 69 

sais... » et tout-a-coup comme convaincue mais 
bougonne tout de mfone : 

— II n'y a pas k discuter, c'est exquis... d'une 
fraicheur, d'une gr&ce, comme tout ce que tu com- 
mandes; mais r^eilement c'est trop simple..., je 
dirai m6me simplet. A n'en juger que par la robe, 
on te prendrait r^ellement pour une paysanne..., 
pour une Morave pas m6me trop cossue et point 
du tout pour une charmante comtesse en flagrant 
d^lit de Trianisme. 

— Mais c'est le comble de Tart, cela, ma pau- 
vre p^core... Non je ne veux pas t'offenser... Tiens 
ce petit baiser. Mais tu comprends, je veux passer 
inaperQue pour tous les grossiers, les butors, les 
beaux males & lourdes bottes et vastes epaulettes... 
Oh ! je les apprtfcie 4 leur juste valeut, mais je 
veux aujourd'hui n'6tre admir£e que des d61icats, 
des raffin&s... Je veux s£duire les petits paysan- 
neaux sentimentals... ou taux et les princes char- 
mants... s'il en est h Vienne... 

L'Ami demeurait perplexe... Et tout h coup de 
but en blanc... et dans le blanc desyeux Gis£le 
fixSe: 

— Tu n'as pas d'autres intentions ? 



s 



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7<> LEURS LYS ET LEURS ROSES 

Gis6le rougit, maispayantd'audace, et vulgaire 
tout d'un coup k dessein. Mais toujours en le lan- 
gage bigarrd, poramade de lys et de roses... et 
d'autre chose, de cantharide pourquoi pas ? 

— Mon Dieu ! Pour tout dire... il ne me d^plai- 
rait pas de me faire un peu pincer la taille et au- 
tres privaut&s... il y aura force barons juifs a la 
ftHe... et si je peux attraper quelques baisers dans 
le cou sans en avoir Fair... je te les rappor- 
terai. 

— Gis^le! 

— Et puis je donnerai mes mains ou le creux 
de mon coude, \k ou il y a de si jolies veines 
bleues, k baiser pour vingt kreuzer aux jeunes 
gens, pour cinq florins aux vieillards, pour dix 
aux jeunes filles, pour quinze aux jolies femmes 
marines, pour vingt aux laides, et pour cinquante 
aux vieilles Giles com me toi... Non, non, ma 
douce... Ne te fache pas. Pour rien, k toi... Tiens 
a mon oncle Stopanow-Witerpski par exemple... 
A lui, ce sera pour tout ce que je pourrai lui sou- 
tirer... d^cemment. Oh! mais lui pourra bien 
payer cinquante florins vingt... Vingt kreuzer pour 
ce qu'il parait si jeune, et cinquante florins pour 



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LEURS LT3 ET LEURS ROSES 71 

ce qu'il est vieux comme Mathusalem ou Mathieu 
sal6, je ne sais plus au juste... 

— Gis&le, ma Gisfele, promets-moi d'etre sage ! 

— Pas plus que Rathner dans Wiener waU 
zer (1). .. Et toi 4 quelle heure viendras-tu ? 

— Je ne viendrai pas si tu dois de nouveau me 
faire honte ou me peiner. 

— Ah ! tu ne viendras pas !... Eh bien ! je vais 
m'en payer... Tu auras deraes nouvellesdemain... 
par les journaux... Ah bah ! lis sont trop capons 
ici... Que ne suis-je a Paris... Paris mon r6ve, si 
Ton y parlait tchfeque, polonais, ruthene et au- 
tres... lieux. 

— Si, si, Gisfele, je viendrai.. Vers le soir... 
Mais qu'as-tii aujourd'hui, jamais je ne t'ai vue 
ainsi drole... L'air d'une petite sainte mauvaise 
comme un diablfc ! 

— C'est le seul de mes cousins que j'aime, le 
diable... Et aujourd'hui effectivement q'est lui 
seul qui me chaperonne puisque au diable L'Ami ! 

(1) Wiener walzer f un l^gendaire ballet viennois. 
M ,lc Rathner, la danseuse viennoise par excellence, s'y 
conduit tres mal..., avec un diable au corps!... 

5 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 



Vive mon cousin le diable ! Qu'il me prenne s'il 
en a envie, mais que je m'amuse aujourd'hui ! 
Oh ! avoir un portrait du diable veridique, au- 
thentique dans mon oratoire... 
Et soudain avec une vraie peur : 

— Dieu de Dieu ! Que viens-je de dire... 

Et d^votement avec des regards apeur^s et scru- 
puleux autour d'elle, elle se signe... 

L'Ami hocha tristement son vieux crdne, chenu 
d'argent authentique ou postiche. 

— Mauvaise gu6pe... Comme il est facile de 
constristertavieille, vieille amie... 

Le mot affectueux que la pauvre gouvernante 
altendait ne vint pas.., un de ces repentirs cares- 
sants d'enfant terrible quirachetent toutd'avance... 
et pour lesquels on appellerait presque les crfeve- 
cceur... s'ils sont droles! 

Done rien ne vint... Gisele piroueltait sur un 
talon, puis sur une pointe de bottine vernie. Fort 
k propos au reste survint le comte, fait comme un 
gigerl(\), tout en clair, des fleursa la boulonni6re. 

— Ddpechons-nous, nous serous en retard... O 

(1) Gigerl: gommeux d'une sorte sp^ciale a Vienna. 



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LEURS LYS ET LEUHS ROSES ^3 

ma jolie petite Gretchen... » Et il baisa la main de 
sa filie... » Tu es jolie, si jolie, que je te pardonne 
de ne pouvoir faire le gargon, ainsi fagottie... Oh! 
mais celte taille, cette taille I... Leve done un peu 
lesbras... Ouiainsi... Mais sais-tu que e'est tres 
dangereux... On te dirait touie nue la-dessous, ma 
parole ! 

L'Ami, scandalis^e de Tadmiralion paternelle, 
vint au secours de la jeune fille. 

— Monsieur le comte a-t-il donnd des ordres k 
mon sujet ? 

— Oui, Mademoiselle. A cinq heures la voiture 
vous am&nera nous rejoindre a l'Au-Garten. 

Au moment de sorlir, ies yeux de Gisfele tom- 
berentsur une merveilleuse corbeille de lys que 
son petit fianc6 platonique, 1'enfant insigniliant, 
Tenfant maigrelet, 1'enfant pale auxyeux cernds..., 
le petit lys mac£r6, lui avait envoyde la veille, de 
nouveau. Au reste depuis un mois il en arrivait 
une fralche tous les deux jours, de ces corbeilles 
fleuries, touffues, resplendissantes et tleurant un 
peu la mort, le cimeti&re, la voiupt6 et elle- 
meme... Mais elle affectait de les laisser dans le 
salon de LTAmi sous pr^texte qu'elle n'en pouvait 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 



supporter Todeur, en realite parce que depuis le 
premier soir elie continuait k avoir un peu peur 
de ces grandes fleurs blanches et pures au calice 
glauque, dont le subtil parfum lui 6tait comme un 
vague remords, k la fois lui reprochait et lui ensei- 
gnait des choses non cominises mais tant r6v6es ! 
Or jamais aucune corbeille jusqu'i ce jour n'avait 
&1& aussi exuberante, et violente, et presque 
agressive ; le fouillis des fleurs £tait si enorme 
qu'elle ne put s'empfecher de s'arreter une se- 
conde... 

Maisvoici que toute glac^e, d'une voix strange, 
d'une voix pale... elle s'etrangla : 

— Sortons, sortons vite, papa. 

Un grand jardin xvui eme siecle enclos de 
beaux murs architecturaux, k portes monumen- 
tales, grilles en fer forge et vases d^coratifs. Des 
charm illes partout. Des cornouillers en murailles ; 
des ifs en cdnes ; des buis en bordures ; des tulipes 
en flammes partout. Et des jets d'eau sans jets ni 
eaux, et des bassins steriles, et des vasques seches 
et des nudit&s veuves. Des gazons fauches, fins 
comme des chevelures. De vastes places couvertes 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 7& 

de gravier. De grandes allies tranches droit dans 
les marronniers et lestilleuls, rayonnant en £ven- 
tail. Au bout de ces alldes, fermant l'austere pers- 
pective verte, les eollines du Wienerwald, mou- 
tonn^es de for£ts vert clair et bleu, ou violet 
contre le ciel bleu. Avec q& et Ik les points blancs 
des villas et des villages, les h6teis du Kahlen- 
berg, la chapelle du L6opoldsberg. Sauf ce dernier 
detail, le parfait decor d'une f6te galante de 
Watteau, un peu assoifife malgrd le voisinage du 
Danube, un peu excentrique en quartier prolStaire 
maigre tant de belles dames, de beaux smokings 
et de beaux uniformes subitement d6vers6s... 
Rien de Versailles, de Helleu et de Montesquiou... 
Et cependant une gr&ce surann^e et ratie J soi... 
la serva padrone... ou faute de PergoUse et, puis- 
que Vienne simplement, un libretto de Metastase. 
Superbe aprfes-midide Mai. Des musiques.... — 
oh ! Strauss, Zieher, enchanteurs incomparables 
qui cr^eriez des paysages rythm^s jusque dans la 
plus socialiste banlieue, — des parfums, — ais- 
selies et gardenias, corsages et jasmins, filles- 
fleurs et grandes dames fleuries, — des bourdon- 
nements et mille rumeurs et de la joie tout plein 



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76 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

dans Fair. Une foule incroyable et bariol^e... ba- 
riol6e comme le langagede GisMe ! Les plus beaux 
uniformes bleu et or, les plus jolis complets d'6t6, 
les exquises toilettes claires, tutoient les jupes 
courtes pour la frime ; les cotillons ballonn^s des 
femmes moraves, & bas rouges et a hautes bottines ; 
les petits vestons bleus carr6s & boutons de m6tal 
spheriques des ruraux environniers, plants droit 
comme poteaux dans leurs hautes bottes et coifKs 
d'un petit chapeau & plume sur la t6te. Tout 
Vienne, absolument tout Vienne, ville et banlieue 
dans beaucoup de campagne peign6e et attif^e, et 
chose Strange, tout Vienne aristocratique et finan- 
cier, imperial et judeo-magyar ; ou du peuple, de 
l'infime, bonasse et adorable peuple autrichien, 
sans entre-deux bourgeois, sans juste-milieu be- 
donnant et encombrant et inexpressif. D'ou un 
charme special, impossible ailleurs... Tant de ru- 
raux de Kagran, de Aspernet de Gross Enzersdorf, 
venus pour avoir vu une fois dans leur vie la Prin- 
cesse de Metternich ! 

El dans une douzaine de tres simples baraques, 
v6tues de quelques metres d'etoffe aux couleurs 
chantantes, noir et jaune qui est l'Autriche, — 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 77 

rouge, blanc et vert qui est la Hongrie, — rouge 
et blanc qui est Vienne, — bleu et biauc qui est la 
Bavi&re, k cause de Tlrtipiratrice, — et tout ce 
qu'on veut parce que c'6tait le caprice de qui Ton 
veut ; dans quelques tentes ou abris peu ddfinissa- 
bles, pavois^s et ornes de guirlandes, de joncs et 
de fleurs, les plus jolies Giles de TAristocratie 
sous les ordres des plus grandes dames vendanl 
des riens : plats eu terre cuite de Miskolz, assiettes 
de paysans k grossteres enluminures florales ca- 
rinthiennes, carnioies, slovaques et hanaques, 
boites ovales en copeaux badigeonn^es d'orne- 
ments barbares, costumes et bibelots bosniaques, 
pipes de Sarajewo, cendriers de camelote de Hidj6, 
cigares, cigarettes et tabac de toute provenance 
sauf la bonne, tout au monde d'inutile, de pitto- 
resque et de peu couteux. Du brie k brae juif en 
quantity. Ici un cafe viennois k la vieille mode, 
ailleurs une brasserie, et partout des gens attabl^s, 
et devant toutes les boutiques un encombrement, 
une bagarre, une Emulation ! Tout le monde veut 
acheter, afin de mieux voir cette sorte d'exposition 
de minois titres.... Et quels fous espoirs (Ten at- 
tirer Pattention, d'en 6tre remarques ! Mais il 



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78 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

rfegne dans tout cela une bonhomie, une gen- 
tillesse, une gait6 k ravir ; on croirait surprendre 
la charmante et naive Autriche d' autrefois en un 
de ses meilleurs jours. Marie-Th^rfese la matrone 
et l'imp^ratrice-types seule manque k la ftte. 

Gisele, avec quatre ou cinq amies dans la 
cahute de la Princesse d'Okrjisko, de toutes la 
plus encombr^e, vend de la vaisselle populaire, 
des plats, des soucoupes, des assiettes histories, 
des choses informes. Elle les vend k n'importe 
quel prix, — tout en prend et un excessif, pass6 
aux roses de ses mains et a la rosserie de son sou- 
rire, — pendant une heure ou deux trfes s^rieuse- 
ment, sans prendre garde k rien, et pourtant il y a 
toujours k demeure tant bien que mal dans la 
foule une vingtaine d'adorateurs autour d'elle. 
Elle les sent, les devine ; elle hume leur presence : 
c'est une atmosphere naturelle. Mais le sentiment 
du devoir, Timperieuse jouissance de la nouveaut6 
TempSchent pour un temps, — longtemps, — d'y 
prendre garde. 

Et parmi tous ces beaux anonymes trfes titr^s, 
tres blasonn^s, tr6s chamarr^s, trfes cossus, erre 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 79 

une pale petite silhouette d'adolescent exquis et 
fr£ie, un pea olivdtre, aux tr&s doux yeux bleus, 
type dalmate alliant l'italien au jougo-slave, le 
petit marquis de Cameral-Moravitz ; et il a i'air si 
d6sol6, pour la premifere fois d6par6 de son joli 
uniforme de Theresianiste, si perdu dans cette 
foule, orbits par le magasin aux poteries, y reve- 
nant toujours comme malgr6 lui, rachetant tou- 
jours les memes assiettes et s'en faisant d^barrasser 
par des commissionnaires qui les portent k sa voi- 
ture... A lui non plus Gisele netient que de banals 
et commerciaux propos ; a lui plus qu'i tout au- 
tre... Est-ce que cela existe ce gosse? Pas m6me 
un semblant de moustache ! 

Mais vers quatre heures un peu d'agitation la 
prend, la toute belle, la s£millante aux yeux de 
monnaie fraiche-battue ; elle casse un plat, le 
paie ; puis deux, les paie de nouveau ; puis tout 
k coup profitant d'une absence du petit marquis 
navr6, au cceur gros et a la taille mince, si mince, 
entrain^e par un courant de foule, elle avise un 
grand dadais d'ofGcier de ses amis dont elle se 
sait depuis fort longtemps aim6e... mais dont elle 
se rit un peu, vu qu'il passe pour aussi b6te que 

5 # 



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80 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

bon gargon, aussi lent que rond, aussi paterne que 
desireux d'aventures inoui'es ; et elle lui fait signe 
et a mi-voix, a brule pourpoint : 

— ■ Je n'en peux plus ! Lieutenant Supersaxo, 
voulez vous m'offrir votre bras ? J'ai un mot k dire 
a la comtesse Armonyos dans la maisonnette bos- 
niaque... Mais que personne ne me voie sortir... 
Serez-vous discret ? Je vous confie mon 
honneur. 

Et fterement, avec une moue impossible elle 
ajouta : 

— Et moi-meme... 

Et comme Pautre ouvre des yeux immenses, 
pour achever de Tinterloquer, elle lui crie k 
l'oreille : 

— Vive Napoleon ! 
L'autre regarde, h6b6t6. 

— Eh ! bien quoi, mon pauvre chou ! Parce que 
vous 6tes K. K. officier? Voyons, faites-moi done 
sortir... 

C'est fait ; et les jolies camarades de Gisfele trop 
affair^es par la vente, et un peu plus s^rieuses ou 
mieux dlev^es que la coquette rivale du Stefans- 
thurm, ne se sont pas apergues de Invasion. 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 8 1 

— Lieutenant, s'il vous plait... Papa est perdu 
dans labagarre je ne sais ou ; je me confie k vous, 
le seul s&rieux de raes amis; vousallez faire toutes 
mes volontds. Mais d'abord de l'air et de i'espace, 
voulez-vous ? Le plus discretement possible sortons 
du jardin... tenez, parici du c6t6 du Danube. 

Et ils s'engagent dans une all6e lat6raie vigou- 
reusement tailladee droite dans des sureaux, des 
coudriers, des trembles, tous les arbres vigoureux 
de la prairie fluviale, jadis irrigu^e par le Da- 
nube avant sa correction, et dont on a fait FAu- 
Garten. 

Telle Gisfele dans quelques ann^es revenue de 
tout, et tout k coup, avec de Tembonpoint, si res- 
pectable... 

Pour le moment, Dieu merci, 16gfcre comme un 
oiseau, la petite paysanne bleue appuie a peine au 
bras du bon officier heureux, heureux... comme 
un niais. Sa face s'illumine. Grassement, b£ate- 
ment, il b6e, une bouche £norme aux lippes 
£paisses distendue jusqu'aux oreilles... des orcilles 
de musaraigne. C'est le plus beau jour de sa vie 
et il le declare sur tous les tons, et il ne sait que 
declarer cela et ce qui pis est, k mi-voix, k la 



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82 ' LEURS LYS ET LEURS ROSES 

seule Gisele, penche sur elle, de toute sataille de 
g6ant fldchie. 

La sortie du c6t6 da Danube donne sur un quar- 
tier prol6taire et 16preux, ou les maisons neuves 
disputent les terrains vagues aux voies d'accfes de 
la gare du Nord-Ouest, — Prague-Dresde-Berlin, 
— et aux chan tiers et chemins de halage du Da- 
nube, — Budapest, la Mer Noire et tout FOrient. 

— Et maintenant, comtesse ? 

— Une voiture d'abord... 

Et devant les yeux ecarquill6s du lieutenant qui 
se croit d6ji en bonne fortune a constater une 
6normit6 telle de la part d'une jeune comtesse, 
selon toute apparence puisque comtesse bien 
6lev6e, Gis&le y va de son gentil rire perl6 des 
meilleurs jours : 

— Mais non ! mais non ! mon ami ! Ne vous 
rdijouissez pas trop... Je voudrais seulement aller 
au Prater, — nous en sommes tout pr&s, — faire 
quelques pas dans le desert d'arbres, car il n'y aura 
pas un chat, tout le monde est & TAu-Garten, et 
personne au monde ne nous verra... Et voussavez 
qu'il y a monde et monde... 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 83 

Et une fois en voiture, la premiere venue, un 
ignoble fiacre, 4 cocher rubicond, rubescent, 
hirsute et gouailleur. 

— Maintenance pose mes conditions... Et vous 
voyez ma confiance : apr&s seulement que j'ai agi 
comme si vous les aviez accept^es... 

Pour toute reponse le jeune homme adipeux 
lui baisa la main avec infiniment de respect mais 
un gros bruit de levres... Comment eut-il fait au- 
trement ; c'dtait dans son caractfere k cet homme... 
jeune. Mais ce baise-main disait tant d'honn£tet£, 
de loyaute... et de grosse naivete qu'il en 6tait 
tout de mfeme presque touchant. 

— A partir d'aujourd'hui, dcoutez-moi bien; 
cela se passe au moyen-age : je vous prends pour 
ami. Ah ! le bon billet qu'a La Chdtre. Vous se- 
rez a moi comme un serviteur, vous serez mon 
chevalier, vous m'aiderez en tout, mais sans vous 
permettre jamais ni un conseil, ni un reproche. 
Vous ne me parlerez jamais d'amour, vous fetes 
mon garde-noble ; rien de plus. Seulement si 
vous m'fetes fiddle, je vous assure que vous serez 
dejk suffisamment heureux ! Enfin, ne vous offus- 
quez pas ; j'ai besoin d'etre aim6e comme par 



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84 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

un bon gros chien, un terre neuve, un saint Ber- 
nard, un bon toutou qui se contente de peu et baise 
la main qui le frappe, une de ces bonnes b6tes tr&s 
betes enfin ; et vous avez Fair si bon ! Vrai ! Rien 
qu'i voir votre plantureuse et d^bonnaire pleine- 
lune de visage, je me sens Tenvie d'y tapoter... 
Vous ne vous inqui&terez jamais de ce que je fais, 
vous aurez toujours conQance en moi, et non 
seulement ne discuterez jamais, mais en votre for 
interieur ne r6fl6chirez m6me pas k mes actions, 
et encore moins a leurs consequences. Vous devez 
eroire en moi envers et contre tout,m6me Tabsurde, 
mfeme le bon Dieu, m6me le diable, m6me le bon 
diable que vous 6tes... Est-ce march6 conclu ? 

Pour admettre la possibility de la part d'un male 
d'un tel march6 de dupe, eu 6gard & ce qu'il fut 
propose autrement qu'en simple plaisanterie, il 
n'y avait qu'i regarder le grand gargon balourd 
auquel ceci £tait propose. 

D'origine valaisane, une branche de la famille 
Supersaxo avait pass6 en Italic rh6tique au temps 
du Cardinal Schinner, s'y 6tait alli6e aux Ripalta 
dont elle 6cartela et son dcu et son nom. Au 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 85 

cours des sifecles elle finit par se fixer dans la 
valine de M6ran et par consequent se trouva 
sujette autrichienne. Or le dernier rejeton de ces 
Supersaxo-Ripalta etait pr6cis6ment ce fort gaillard, 
fruste comme un montagnard, a tignasse plant6e 
dru et comme feutr^e, bon et brave cceur, comme 
fait expr^s pour le metier militaire, pour toutes les 
aveugles disciplines et les aveugles d6vouements. 
Beau gargon k la rigueur, mais en v6rit6 beau- 
coup trop grand, presque un g6ant, une Alpe, 6cra- 
sant pour tous les sieges sur lesquels il lui arrivait 
par aventure de s'asseoir. II avait, marchant en 
tete de sa compagnie, Failure d'un tambour-major 
de Potsdam au temps du grand Fr6d6ric. II dtait 
de cette cat6gorie d^tres fonciferement bons et qui 
ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, 
parce qu'ils ont sous le k6pi plus d'os que de cer- 
velle. Aussi Gis61e n'avait pas h<5sit6 une minute k 
penser k lui pour les noirs desseins qu'elle mi- 
tonnait ; aussi avec quel s^rieux lui avait-elle 
fait Pincroyable proposition. Et lui de son c6td pas 
une minute n'hdsita k y acquiescer de tout cceur, 
intiniment honor6 qu'elle eut pense & lui, k lui 
qui depuis son arriv^e & Vienne l'aimait 6per- 



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y^ 



86 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

dument sans avoir jamais obtenu autre chose que 
des lazzi, et des sourires d'une impertinence moins 
que relative. Vraiment ce jour-li le ciel lui sembla 
plus bleu, le soleil plus lumineux, et la vie belle... 
Et tant d'orgues de Barbarie miaulaient et ron- 
flaientautour de lacolonneTegetthof. La volte face 
de Gisele apparut au grand toyaud % — un mot de 
son pays, — plus que miraculeuse, et dSsormais 
la petite comtesse d6voy6e allait 6tre pour lui la 
Sainte de ce miracle. 

— Contesina... (Gis&le 6tait trfes grande, mais 
auprfes de ce colosse alpestre elle semblait un fdtu 
de paille ; du reste sa toilette du jour ou plutot son 
absence de toilette la rendait mignonne)... Con- 
tesina, je me consacre & vous comme on se fait 
moine. Je vous suis inalienable. Commandez, 
j'obeirai ! 

Et il s'admira de savoir dire de si belles choses. 
Elle goguenarde. 

— Voyons cela... Mettez-vous k genoux... 

— Dans cette voiture?... Mais je ne pourrai 
jamais... 

Gisele trfes sevferement : 

— Vous tergiversez d&ja... 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 87 

Un craquement horrible retentit, auquel par 
bonheur dans le bruit de la course et des vitres le 
cocher ne prit pas garde. 

— M'y voili. 

— Fermez les yeux. 

Alors pendant qu'il nela voyaitpas, le visage de 
Gisfele s'^clairad'une malice inexprimable. D'abord 
elle rit muettement de voir k ses pieds toutes ces 
grosses choses qui ne savaient pas comment 
s'arranger, puis tout i coup trfcs s^rieuse... elle 
appliqua deux bons baisers aux £normes yeux qui 
sous leurs paupiferes closes ressemblaient h des 
biscaiens empapillotgs... puisune bonne claque sur 
la joue. 

— Pignouf ! va ! murmura-t-elle. Puis tout haut, 
avec un s^rieux eccl&siastique : 

— Et maintenant que je vous ai confirm^, mon 
enfant, relevez-vous et ouvrez vos chers beaux 
yeux... Oh ! qu'ils sont beaux... 

lis 6taient pleins de larmes..., les imbeciles ! Le 
pauvre homrae galonnd suffoquait de bonheur. 

Au Prater on fit attendre la voiture et la gra- 
cieuse paysanne au bras de son ofQcier, tout en 



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SS LEURS LYS ET LEURS ROSES 

ayant l'air de muser au hasard arriva devant la 
csarda (I), l'auberge hongroise. 

C'&ait sur une terrasse dans les arbres, une 
raaison populaire, un rez-de-chauss£e peint en 
vert sous de lourdes toitures de chaume fluvial & 
pignons termines par une botte de paille au bout 
d'une perche. Les arbres palud6ens perdaient des 
cotons qui enrouaient et des odeurs doucereuses 
qui 6cceuraient. Les sentiers et les tsimbalons bour- 
donnaient. Un escalier de bois ascendait k la ter- 
rasse, dont les sous-bassements etaient badigeonnes 
de fresques impayables, ^lucubrations barbaresques 
d'imaginalion magyare et de balai tremp6 dans la 
couleur en proie tous deux a un egal ddlire mu- 
nificent et th&Mral : bateaux sur la mer agit^e, 
lessiveuses au bord d'un fleuve, le tout aux cou- 
leurs les plus criardes. 11 y avait, comme l'avait 

(i) Csarda, auberge. Csardas danse nationale hongroise 
composee d'une partie lente, le lasso, et d'une partie verti- 
gineuse, a fruchka. Tsimbalon, instrument de musique, 
sorte de piano plat sans touches, sur les cordes duquel 
on frappe avec de petits hatonnets ouates. Goulasch, 
ragout de viandes cartilagineuses au paprika, poivre rouge 
piment. 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 89 

bien pens6 Gisfele, si peu de monde cette relev^e 
dans ce lieu de d61ices, ou Ton mangeait des gou- 
lasch effroyables et des carpes au paprika, que 
la chapelle tsigane espagait h peine de loin en 
loin de trfes petits fragments de valses ou de 
csardas. 

Au premier qu'elle entendit GisMe dressa 
Toreille, deja 6nerv6e, d6jk irdpidante, — touchant 
au but, — et comme toute surprise : 

— Tiens, des tsiganes ! Oh ! j'aime tant leur mu- 
sique!... Entrons... Voulez-vous?.. 

— Je n'ai plus de volont£ que la vdtre. 

En haut, vraiment c'6tait tres joli. De tous les 
c6t6s les arbres, les grands arbres danubiens..., 
et la rumeur chantante... et plus une id6e de la 
ville. On pouvait effectivement se croire en 
Hongrie, dans un bois au bord du fleuve. A tout 
instant il passait dans les frondaisons de trembles 
des frissons argentds. Le ciel citrin, tr&s joli, an- 
non^ait un crepuscule trfes doux. II y avait du 
charme et de la paix dans 1'air ; et tout & coup 
Gisele se sentit triste, un arome qui emanait des 
arbres lui suscita le parfum des lys, des lys de 



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90 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

Penfant p&le et d£vor6 d'amour, qui se fanaient 
1^-bas k la maison. C'&aient les bouleaux, les 
peu pliers, les trembles seculaires, les muriers, les 
aub^pines, tous les arbustes et fleurs, qui c616braient 
le printemps, I'epanouissement de petites Gisele qui 
6taient de trfes menus calices, le martyre de petits 
marquis qui perdaient leur pollen. C'6tait le large 
printemps irresistible et divin qui passait sur le Pra- 
ter, le printemps oriental remontant de proche en 
proche le coars du Danube... Alors pourquoi sou- 
dain si triste ?... Oh ! les grands lys malheureux, 
les grands lys prisonniers la-bas & la Herrengasse, 
qui exhalaientleur dme-parfum pour son dedain... 
que lui avaient-ils done fait, et elle. que leur faisait- 
elle done endurer? 

Que venait-elle faire ici, elle jadis heureuse, qui 
partout autour d'elle ne rencontrait qu'affection, 
amour, d^vouement, — tout celi imm6rit6, — son 
pfere, L'Ami, Supersaxo, et le pauvre petit mar- 
quis... Oh! celui-la d£cid6ment il Tagagait! Mais 
c'^tait d^ji trop tard ; car tout en sentant un peu 
de pesante angoisse sourdre au trfes intime de son 
coeur elle venait, exterieurement, 4 peu pr&s m6- 
caniquement, de jouer son r61e de perversity neuve 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 9 1 

mais depuis si longiemps pressentie, avec une per- 
fection ilorentine. 

Aussitdi arriv^e sur la terrasse, et malgr6 le d6- 
guisement, et malgre le grand raois 6coul6 depuis 
Funique visile, elle avaii &t6 reconnue de la bande 
entiere, rdclant, sifflant, frappant, jappant et toni- 
truant. II avait passe sur tous les visages basands, 
moustachus de noir, dans tous les yeux couleur de 
braise k force d'&re sombres sous les larges sour- 
cils lisses et la duveteuse taroupe, la niGme ex- 
pression.. Quelque chose de sournois et de fauve, 
de concentr6 et d'aigu, d'inqui£tant et de telin, de 
febrile etde magn&ique. D'un commun accord les 
hongrois sauterent tous sur leurs instruments. Ce 
fut comme ilectrique ; les chantantes arabesques 
partirent discordantes de tous les points de la 
gamme k la fois, pour, des la seconde mesure, 
s'uniretinextricablement s'accoupler, s'entortiller, 
s'enchevfitrer les unes aux autres sur une ora- 
geuse et lente et passionn6e m&odie. Cependant, 
d'un accord tacite aussi, (favait 6t6 tout, ce pre- 
mier Eclair des yeux ; rien plus ne trahit le secret 
sentiment de tous ces tsiganes ou hongro-tsiganes, 



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92 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

gens (Tune sorte de prudence asiatique etorientale, 
alli^e parfois k une orgueilleuse nai'vet6 qui les 
rapproche & la fois du leopard, du serpent et du 
mouton. 

Inutile de dire qu'au milieu de cette bande de 
diablesforcends et 61£gants, v6tus a la mode hotten- 
tote d'apres demain, il y avait un enfant vigou- 
reux d'une beauts absolument incontestable, — 
mais si vulgaire, — le violoncelliste. 

Or Gisele tres droite, avait pass6 devant eux la 
premiere, recevant de c6t6 la formidable d^charge 
fluidique de cette musique en 6pilepsie, face dure, 
les regardant avec des yeux de m6tal, ou on ne li- 
sait rien, rien, absolument rien. Aussi tous avaient 
compris que quelque chose allait se passer. Quand 
les femmes ont de ces yeux-li, les brutes primi- 
tives renaclent... 

Et tous, sans en avoir Pair, se d&menant comme 
des enrages, mais seulement des bras, torses et 
jambes parfaitement immobiles, ne perdaient pas 
un des gestes de l'^blouissante jeune fille, T6piaient 
partout k la fois, aux mains, aux pieds, aux plis 
de sa robe ; ils ne perdaient rien de ses mouve- 
ments, pas un clin d'ceil, tout en s'exaltant £ leur 



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LEURS LIS ET LEURS ROSES q3 

tigresque charivari. Les moindres courbes de ses 
lignes, les plus imperceptibles raideurs de sa d-- 
marche avaient une signification d'eux com- 
prehensible. Et tous, ils savaient trfes bien que 
dans Pune de ses mains fermees il y avait quelque 
chose ; et pas un ne prit au serieux la presence de 
Tofficier gdant. A de tels merles il fallait un autre 
6pouvantail ! 

Tous v6tus de vfetements de rencontre, dernier cri 
de Budapest, bruns, jaunes, mais avec de s-mitiques 
pretentions au chic, bottines vernies ou souliers de 
couleur, chaussettes de soie, noires ou icailates ou 
m6me orange, cravates flambardes 4 epingles de 
clinquant, cols droits et manchettes d'une blan- 
cheur impeccable, ici et li quelques-uns en cellu- 
loide, plastrons orgueilleux sur des chemises Jaeger 
ou peut-£tre sur rien du tout. Tous la raie au milieu, 
les cheveux luisants; tous d'une fatuity un peu 
negre ; et de tous le violoncellisle, le plus jeune, 
avait l'accent le plus canaille, et la beaute la plus 
ignoble. 11 empestait le vice puissamment ; et sous 
la v£tissure deplorablement soignee, la plasticite 
vaillante de son corps d'-phebe sauvage aguichait 
les regards sans que Ton put se rendre compte de 



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94 LEURS LYS ET LBURS ROSES 

ce qui la rendait si provocante et si perverse. 
G'6tait un magnifique poulain humain, mieux, un 
6talond£ja, et quel! un animal de race, superbe et 
brutal, n6 pour les ruts hurlants et d^vastateurs 
des soirs de sirocco et des nuits d'orage dans la 
pouszla. 

H6las 1 helas ! Le seul fait de savoir distinguer 
un Stre pareil, pour une jeune fille noble et 6duqu6e 
comme GisSle, c'6tait deja la d£ch6auee morale, la 
depravation* physique ineluctable, Tirremissible 
chute aux enters passionnels..., et aussi quelque 
chose de lourd et de slupeliant £prouv£ au physique 
qui, en soi d6j4 etait malpropre et souillait. 

Oh ! l'odeurdes lys fanes, des roses mourantes ! 

Et elle se rendait tr&s bien compte de quelque 
chose de semblable. Ces t£n£breuses sensations 
physiques qui passaient en elle, des palpitations de 
cceur, larges, sutfoquantes,r6tourdissaient. Elle se 
sentait poss6dee, d£moniaquement pos*6d6e ; le 
diable qu'elle avait appel6 Favait entendue... Elle 
se sentait d6doubl6e, comme port^e hors d'elle- 
m&me ; elle se voyait agir comme en r6ve, machi- 
nate ou somnambule, ne s'ob^issant plus, a elle 
GisMe pensante et raisonnante du moins, mais k 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 0,5 

quelque obscur instinct primordial et honteux... 
Et en effet dfes ce moment elle se comporta en 
hallucinfie, en hypnotisde de son propre prudent 
vouloir, puisque tout ceci, elle s'6tait d£lib£r£ment 
d6cid6e a le vouloir. Et il lui suflisait d'avoir voulu. 
En ce 'moment elle ne voulait phis rien ! Est-ce 
qu'elle savait m6me ce qu'elle avait voulu ! Elle 
s'en allait k m^canique, m6canique de chair, de 
nerfs et de sang, k ses destinies. Victim^e par cette 
force effi oyable qu'en elle elle avait dichainde, 
elle agissait inerte, ainsi. Non plus le voulant en- 
core une fois, mais parce qu'elle F avait voulu. 
Telle une horloge r6gl6e qui sur le dernier tour de 
cl6 marche tant d'heures et tant de minutes. Elle 
n'entendait pas la formidable musique ; elle ne 
ressentit pas les cent mille coups de fouets bru- 
lants, cinglants, de celte satanique invitation a la 
valse non pas, mais k la fristhka ; elle ne comprit 
pas que la petite flamme rouge, qui luisait dans la 
torpeur noire de ces yeux volontairement 6teints, 
faussement distraits, la fouillait au plus profond 
d'elle-mfeme, la d6nudait, la comprenait ; elle se 
sentit seulement g6n6e, et pour la premiere fois, 
d'etre effectivement nue sous sa robe. Et cela 



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96 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

sans savoir pourquoi, ne cherchant au reste pas a 
savoir... Pudeur d'Eve qui a d6jci pech6 en pens^e 
et en consentement, qui deji se sent au seuil du 
paradis dej& perdu et cependant n'h6site pas, le 
glaive de feu aux reins ! Un detail extraordinaire 
cependant la frappa, elle sentit que d'elle £manait 
une odeur ind6finissable, une odeur que jamais 
elle n'avait sentie et dont elle fut tr&s g6nee ; et 
de nouveau elle pensa au parfum patm6 et mena- 
Qant des lys, — les lys ex6cres et redoutables de 
Tenfant triste et menu arm6 de ces seuls lys, — et 
subitementelle se leva, presque cataleptique, pour 
partir, avec un tic nerveux subilement h travers la 
face. 

Mais les tsiganes, 61ectriques eux aussi, avaient 
eu l'obscur sentiment de la minute precise ou d6- 
clanch^e, elle s'en allait aller ; alors la d61irante, la 
tropicale frischka, for6t vierge aux innombrables 
arbres de la science du mal, au million de lianes et 
de serpents, tout a coup fut k sa lisiere ; fut rom- 
pue, finie comme par la barre d'un fleuve des 
Amazones, au large courant, en mer d'eau douce 
tumultueuse. 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 97 

Et toujours comme dans un rfrve, toujours 4 peu 
pr&s comme une somnambule, Gis&le agit : 

— Je n'ai jamais vu de pr6s un tsimbalon. Allons 
voir, lieutenant. 

On alia voir. 

Longuement la jeune fille feignit d'examiner 
avec une attention de luthier ce plus 6nervant de 
tous les instruments de musique, cymbalum m6- 
di£val perfectionn£, multiplement vibratil; et qui, 
sous le martelage des petites boules de coton en- 
tortillees par du fil mdtallique au bout de 16g6res 
baguettes, fait autour des csardas forcen6es comme 
une atmosphere peupl6e de moustiques sonores, 
comme le battement d'ailes de milliasses de pa- 
pillons. 

Et pour regarder, Gis61e tournait le dos au jeune 
violoncelliste, mais son 6tre juvenile et coupable 
n'avait plus de vie qu'en ses reins, en son dos, 14 
par ou elle le sentait... 

Et au moment ou, par derrifere, elle allait saisir 
la main du trop beau gargon et y glisser un petit 
papier pli6 dans un billet de dix florins, voici 
qu'elle sentit saisir sa main k elle, et qu'elle recon- 
nut tout de suite la main inconnue qui la saisis- 



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9» 



LEURS LYS ET LEURS ROSES 



sait. Ce fut en elle un dnaoi indicible, un incendie 
de tout son 6tre, quelque chose comme si toute sa 
chair criait et appelait au secours en m6me temps 
que clamait de triomphe. Elle serra convulsi- 
vement, mais k les broyer, les rudes doigts, — elle 
n'en avait jamais effleur6 d'aussi rudes, — qui 
itaient entr^s dans la paume brulante de sa main, 
et tr5s experts, tres certains de ce qu'ils y allaient 
trouver ramassaient le double papier froiss6, tout 
moite de sueur, entre les d^licats tampons de sa 
chair a elle bouillante et crispde. 

Et du m6me coup Gis5le eut l'intuition que la 
troupe enttere Tavait surprise, que tous ici, sauf 
Supersaxo qui donnait des couronnes au chef, sa- 
vaient ce quivenait de se passer... II lui sembla 
qu'autour d'elle un silence de plomb tombait, 
qu'une fourrure de chaleur 6touffante la ch&pait, 
et elle constata, avec une terreur et une confusion 
sans nom, que, effarouchant tout ce qui restait en 
elle de pudeur et toutes ses habitudes de supreme 
616gance, sous ses bras, de Paiselle & sa ceinture 
descendait unelongue trainee mouill6e, macuiant 
l'&offe claire. 

Alors, fauvement, de sa main arrach^e de la main 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 99 

qui Pavait viol£e et bnil6e comme un fer rouge, 
sa main, — en un fou besoin d^clater, hyst<5rique, 
elle r&cla le tsimbalon du haut en bas sur toute sa 
largeur, avec une telle atrocity que descordes sau- 
tdrent, et qu'elle se brisa des ongles. 

Et dans le sursaut g6n£rai elle s'dclipsa, fr6n£ti- 
quement cramponn^e au bras de son b6at de garde- 
noble, et parlant, parlant une ataxie parl6e, inco- 
h£rente, qu'elle crevait d^clats de rire qui son- 
naient f6l6s ! 

Des tsiganes, pas un n'avait bronchi ni souri. 

Et Ton rentra gentiment k PAu-Garten par le 
m6me fiacre et par la m6me porte de derrtere, oft 
Gisele licencia sans un merci Supersaxo quinaud. 
Les rares mots (Jui avaient gliss6 de ses 16vres 
comme subitement amincies, rentr^es en dedans, 
avaient eu une s6cheresse, une duret6 k donner 
froid au pauvre diable. II crut Pavoir f&ch6e, s'6tait 
6vertu6 k s'excuser, morfondu en explications... 
Elle le planta 14 impatience et lui tourna le dos. 

Maintenant dans Pallee centrale la cohue n'avait 
plus de nom ; la f&te d6g6nerait en un triomphe de 
la principale organisatrice, la princesse de Metter- 

6 - 



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IOO LEURS LYS ET LEURS ROSES 

nich, dont la cahute risquait k tout moment d'etre 
enievie par la foule. On ne vendait plus rien. Mais 
des centaines de paysans ddfilaient, voulant seu- 
lement baiser les mains de la grande dame, qui 
les leurs abandonnait pour vingt kreuzer. De- 
gant^es, les deux belles mains pendaient hors de 
la boutique ; et c'6tait un constant double bruit de 
l&vres, claquantes k droite, claquantesi gauche, et 
de pincettes tombant dans un plat, comme a 
T^glise le Vendredi-Saint quand on baise le cruci- 
fix. Aussi tenter de revenir k son poste, impos- 
sible k Gisdle ! Le commissaire de la fete et 
d'autres messieurs, conseillaient ddji k la Prin- 
cesse de disparattre par surprise, pendant qu'ils 
tenteraient une diversion, afin de la faire 6chapper 
a Tovation populaire qui la guettait a la sortie du 
jardin. 

En un clin d'oeil Gis^le, rendue k elle-iu^me, 
comprit la situation et le parti qu'elle en allait ti- 
rer. Sa longue absence du coup etait excus€e et jus- 
iQde. 

.•.Elle 6tait d'une beauts bien Strange et si pale 
k ce moment, GisMe, bien plus p&le que jamais 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES IOl 

n'avait 6i6 le petit marquis exsangue ! II semblait 
que morte fut la jeune fille et n6e la femme. Dans 
ses yeux il y avait quelque chose de changd, mu6s 
a la fois plus durs et plus troubles, comme perce- 
vant moins les r6alit£s et mieux les rfeves, — mais 
quels r&ves ddcevants et amers, elle l'ignorait, — 
comme discernant des choses intdrieures, gourdes 
et gacheuses, ayant un secret voluptueux etfatidi- 
que, obscene et somnolent en eux. Dans son expres- 
sion aussi, il avait pass6 un changement impalpa- 
ble, comme si la jeunesse s'en 6tait allie, comme 
si la beauts du diable s'^tait tout & coup fan^e, en 
m6me temps que 1'inno.cence envol£e. Et la barre 
slave fendait le front de la jeune fille du haut en 
bas. Elle avait inconsciemment Pattitude an^antie 
de la fillette 4 la cruche cass£e de Greuze, et ce- 
pendant jamais, jamais plus on ne devait la revoir 
si belle. Elle avait & la fois quelque chose de plus 
et de moins, mais ce quelque chose de plus 6tait 
comme un parfum de p£ch6, ce quelque chose qui 
se sent plus qu'il ne se voit et qui fait surgir et re- 
tourner le d6sir des hommes qui passent... 

— Oh ! Gisele, Gisile... Comme vous nous avez 



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102 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

fait peur, sanglota presque, tout k coup aupr&s 
d'elle, une voix qui n'6tait pas de la terre, une 
voix immat^rielle, douce et blanche comme il est 
permis aux seuls anges d'en avoir. 

C'6tait tout tremblant le petit marquis, si joli 
dans son complet noir, cravats de blanc, avec son 
petit feutre gris si fin, k ruban gris perle... Et il 
tenait k la main un gros bouquet des m£mes lys 
dont il 6tait coutuniier, encore et toujours ; mais 
par une delicate provenance, en m6me temps que 
par uu choix judicieux parmi les plus rares ca- 
prices horticoles des jardiniers de la banlieue, ils 
(Staient cesmSmes lys tout petits, d'une vari6t6 mi- 
nuscule et follement pr&ueuse, que Gis6le n'avait 
encore jamais vue. 

— Tenez, Gis6le, j'ai pensi a vous en offrir jus- 
qu'ici... II y a une heure qu'un courrier est venu 
me les apporter comme cela avait dt6 convenu, et 
depuis ce temps je vous cherche inquiet. Et votre 
p6re aussi vous cherche, et aussi L'Ami. lis m'ont 
dit, si je vous retrouvais, de vous ramener k un 
angle des charmilles ou ils viendraient voir toutes 
les dix minutes... l&-bas. 

— J'Otouffais dans la boutique, et j'ai commis 



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LEURS LT9 ET LEURS ROSES Io3 

Fimprudence de sortir. Alors vous voyez, — etelle 
montrait la houle huraaine, — toutes ces bonnes 
gens m'ont empfich^e de passer. 

— Mais moi, k vous chercher, je me suis giissg 
la-dedans corame un furet et jel'ai fendue cent fois 
cette cohue. Aussi compatissez : mes pauvres fleurs 
sont un peu froiss6es... Heureuses fleurs d'avoir 
un peu souffert pour vous... ! 

Et c'6tait merveille que, meurtries k peine, elies 
ne le fussent pas davantage. 

Or, Gis&le ne pensait toujours pas k les prendre, 
ses bras toujours serr£s raides un peu maladive- 
ment contre sa taille. 

— Tenez, Gisfele, ils sonti vous mes pauvres lys, 
et ils pourraient vous dire tant de choses!... Et 
rougissant, avec effort, en un h^roi'sme de fran- 
chise, il ajouta: Bien qu'ils ne soient pas mon 
image mais celle seulement de ce qui dans mon 
coeur fleurit pour et par vous. 

Et tout k coup enhardi : 

— Mais vous, soyez bonne une fois et donnez- 
moi en souvenir de ma d&resse d'aujourd'hui la 
rose, la rose sainte pour moi que vous avez k votre 



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104 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

teinture, vous si belle, si bonne et bien plus pure 
que mes lys. 

Subitement elle devint, comme griEtee d'£car- 
late... 

— Jamais ! 

Et brusque, arrachant la rose dont une 6pine 
dfohira l'6toffe, elle broya la fleur dans sa main et 
lajeta. 

Or, par la ddchirure au bas du corsage, un rien 
de la taille apparaissait, nu mais pique, et des 
goutelettes de sang perlaient. 

Et l'enfant la regardait, la, en presque p&moison. 

Vivement, la, Gis6le porta sa main pour cacher 
le ddgatt. Le petit marquis ne vit plus rien, les 
yeux trop aveugtes de larmes... Du reste Gis61e 
d6ja lui disait tr6s c&line : 

— Zdenko, mon cher Zdenko... alors ramenez- 
moi vite vers L'Ami. 



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Ill 



De cette soiree Gis&le se sentit perdue ; mais elle 
recouvra un pea de sang-froid. Autrement dit, elle 
fut rigoureusement en 6tat de p6ch6 mortel. Du 
reste elle n y pensa gudre, autant dire point. Alors 
brave dans le mal comme elle l'eut 6te dans le 
bien, si le bien avait pa &tre aventureux, elle en 
prit son parti ; elle se resolut sans Wsiter k la 
damnation passionnelle estimantqu'elle y 6tait en- 
tree deji trop avant pour reculer. Elle entrevoyait 
de tels Eldorados de caresses ! Y renoncer alors 
que tout etait &&jk perdu ! Elle ! Elle se complut 
m£me a aggraver d'un peu d'impiet6 son trouble. 
En somme, a son cas de conscience quelques se- 
condes d6fini k son esprit mobile, elle r6va sana 
profondeur, comme elle faisait tout. Nature de 
cristal, toute en luisances, qui chanteciair, se frac- 



r 



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106 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

ture net, et cassd, tombe en petits morceaux tres 
aigus, tr&s coupants. 

D6shabill6e elle se regarda viergement et se (lit 
sans m&ancolie que, vierge, elle ne le serait bien- 
t6t plus. Puis couchde, elle se mit k songer au len- 
demain, r^solue cas dch^ant, — et il 6cherrait — 
k ne rien r6server de son Atre, et pensant a celi 
dijh comme 4 une chose faite. Mais avec quel de- 
licieux 6moi ! Et elle escompta que dans huit jours, 
cela ne la pr^occuperait m&me plus ; elle avait 
voulu savoir, elle saurait. Et puis elle aimait, ou 
plut6t se persuadait qu'elle aimait, Svitant avec 
soin de comparer son amour pr6sum6 pour le 
musicant tsigane, k celui indiscutable du petit 
Cani^ral-Moravitz pour eile. Chose Strange, vrai- 
ment, mais k tout prendre si bien autrichienne, 
que, elle qui allait k la messe tons les dimanches 
et y priait avec une r^elle ferveur, pas une minute 
ne fut arr6t£e par le scrupule religieux. 

Chez elle inconsciemment religion et volupte 

. £taient un peu synonymes, ou piut6t elle ne con- 

cevait de la religion que ce qui flattait vaguement 

ses sens. De cette religiosity elle recouvrait ies 

pens^es les plus profanes comme pour les rendre 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES IO7 

plus troublantes, depravation quelque peu sata- 
nique sans qu'elle s'en dout&t, et de tous points 
analogues k celle des Italiennes de la Renaissance 
chores & Stendhal et a d'Aurevilly. Un exemple 
fera comprendre cette perversion, malgri tout in- 
genue : elle n'aimait aller a la messe qu'i l'6glise 
des Augustins ; elle s'obstinait contrairement k 
toute biens£ance k s'asseoir k un angle du dernier 
banc sous Porgue, afin d'avoir dans les yeux toute 
la dur6e de la messe, T6phebe ail6 et nu de Canova, 
moitie assis, moiti6 appuy6, si £plore, contre un lion 
sur les marches du Mausotee de l'Archiduchesse 
Marie-Christine ; elle pr6tendait ainsi prier beau- 
coup mieux, le cceur etles sens troubles par la vue 
de ce corps de marbre supr^mement beau et 61£gant. 
Et elle appelait de tr6s bonne foi religieux ce 
trouble voiuptueux, prenant l'6moi de son cceur 
pour de l'adoration et en eflet priant avec plus de 
ferveur. En somme elle se d61ectait dans du pech6 
avec Fimpressiond'accomplir un devoir et prenait 
son p6ch6 pour base desontrfes sincere effort d'une 
heure vers la prifere et vers Tumour divin. Mais 
de tout cela elle ne se rendait absolument pas 
compte, et voila pourquoi il faudrait oser ne pas 

7 



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I08 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

l'analyser du tout, la malheureuse, puisque Tana- 
lyse aggrave son cas. II y a tant de belles fleurs 
veneneuses. S'en doutent-elles? Et pourquoi exiger 
du peintre qui les admire ^obligation d'en parler 
en chimiste ? 

Le. malaise qu'^prouvait Gisfele ce soir-li plus 
que de coutume touchait davantage au physique 
qu'au moral, et voici que tout a coup survenait la 
conclusion logique, n6cessaire ; elle se sentait le 
droit a la chair, et la pens6e de la mesalliance de 
cette chair la pr^occupait peu, mais encore intini- 
ment plus que le p6che. Et c'6tait si naturel, 6tant 
donn^es la vie dissip6e et vaine qu'elle avait men6e 
depuis sa premiere communion, la lente habitude 
qu'elle avait prise des images et des lectures libidi- 
neuses, la profonde intoxication des mauvais r6ves 
et des mauvais d6sirs coincidant avec sa rage ma- 
ladive et d6bilitante des parfums auxiliaires des ten- 
tations, et surtout les hantises voluptueuses de sa 
continence peu m^ritoire, les r^vasseries de ses 
matinees de paresse, sans compter enfin la 16g6ret6 
dix-huitifeme stecle, avec laquelle elle entendait et 
voyait autour d'elle se traiter les pi res histoires 
i sandaleuses, pourvu que les h6ros en fussent aris- 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES IOO, 

tocratiques, les heroines s^duisantes. Filie unique 
(Tun pfere qui la voulait gar$on, depuis longtemps 
au reste elle s'dtait habitude k Y'\&6e — toujours 
sans se la formuler ni la discuter — d'une ligne de 
conduite dont voici la teneur : rien de ce qui lui 
eut ete permis en tant que jeune homme ne sau- 
rait lui 6tre impute k crime, ni m6me reproch6, 
alors qu'elle n'&ait jeune fille que par erreur, et 
que depuis longtemps dans son for interieur elle 
avait pris la resolution, — elle la croyait ferme- 
ment possible, — d'etre un gargon malgr6 la na- 
ture. D'ou la decision, puisque les circonstances 
le lui permettaient, d'user de tous les avantages 
de ses deux sexes, le fictif et le riel. 

Elle dormit trfes mal, sans cesse retourn^e sur 
le gril de son lit defait. A l'aube, £puis6e, elle 
s'assoupit, la chair turgescente fcux moites evoca- 
tions de sa concupiscence. A dix heures au retour 
de la messe des Ecossais, en face, L'Ami vint la 
r6veiller. 

— Eh bien, grande paresseuse ?... Seigneur! 
Quels yeux battus ! Quelle mine d6faite. Et ce lit ! 
Et ces cheveux ! 

— Ah ! ne m'en parle pas ! J'ai r6ve que j'avais 



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HO LEURS LYS ET LEURS ROSES 

une baleine sur Festomac et elle s'obstinait a me 
vouloir allaiter. L'affreuse b6te ! Je ne savais 
comme me difendre. 

Et irr6v6rencieusement elle tourna le dos, avec 
aussit6t la feinte gamine de ronfler... 

L'Ami d£j& sortait & pas de loup et oubliait son 
Goffine noir aux angles uses, sur Toreiller brod6, a 
c6t6 de la t6te de la comtesse. 

Elle se leva tres tard, la tete demeuree lourde 
au sortir de ses ablutions qnelle eut le tort de 
parfumer plus que jamais, vidant les flacons a 
m6me la baignoire ; elle fut d&sagreable toute la 
journee, m£contente d'elle-m6me et des autres, 
bousculant ses femmes de chambre & plaisir. Les 
heures lentes du grand appartement solennel et 
obscur, les multiplications de son image dans les 
lacs d'argent des glaces hautaines qui partout en- 
tre les Gobelins montaient des consoles d'or 6raill6 
k Tor terni des corniches chantourn6es, le glisse- 
ment lustr6 des pas de laquais sur les tapis d'Au- 
busson, les soupirs et les propos inoffensifs de 
L'Ami, le dejeuner guind6, ou son p6re ne parut 
point, dans la vaste salle a manger lambrissde : 
tout le d6cor familier de sa vie pesait sur elle, sur 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES III 



ses pens^es incontinentes et sur ses flottantes 
reveries voluptueuses de tout le poids insuppor- 
table de plusieurs sifecles de pompe et d^tiquette. 
Vers cinq heures, au lieu d'aller au Prater, elle 
pria son p6re qui rentrait k pied pour ressorlir en 
voiture de la d^poser chez son amie la princesse 
Ravicino de Ravicinis, ou la voiture reviendrait 
la prendre a 7 heures. 

Mais pas plus tot k la Weihburggasse sous le 
porche k cariatides du lourd palais xvui e stecle, 
au lieu de monter Tescalier et sans se pr^occuper 
du portier galonne, qui pour sur ne la denoncerait 
pas, et puis les bavardages de ces gens-li, cela 
compte-t-il? — ellepassa trfes simplement sous les 
somptueuses arcades, et par le porche opposd 
tomba sur la Singerstrasse, pr6cis6ment en face de 
la petite ruelle qui s'en va deboucher un peu en 
retrait au pied de la sombre tour Saint-Etienne 
fulminante de clochetons et d'ajours. Elle con- 
tourna le chceur charg^ d'imm6moriales excrois- 
sances votives de l'antique m^tropole : c'£tait la 
derni&re travers6e dangereuse de son dquip^e, dont 
elle avait tout combine, — pour la premiere fois 
qu'elle r&16chissait serieusement k quelque chose, 



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112 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

— avec une decision, une fermete admirables qui 
trahissaient bien la femme de grande race n6e 
dans un milieu presque encore Modal, — et faite 
si bien pour commander : ce qui eiit 6t6 en somme 
la meilleure distraction a lui proposer ! Imp6ra- 
trice, elle n'eut peut-6tre ni p£ch£, ni songe k 
p£cher : elle n'en aurait pas eu le temps, car elle 
ne se fut pr£occup6e que d'dtonneret de charmer 
son peuple. 

Depuis la place Saint-Etienne, elle n'avait plus 
aucune chance de rencontrer qui que ce fut de 
de son monde. En face de la tour inachevee, base 
formidable coupee net k hauteur destoitures peintes 
dela cath^drale, s'ouvre atravers les bailments et 
les cours, derriere le palais de TArchev^chd, une 
s6rie de passages vout6s tous sur le m6me axe, 
allant de rues en rues ; de vieilles rues depuis 
des si^cles abandonnees de Taristocratie et de 
la haute finance, et envahies au fur et k mesure 
qu'on s'approche du canal du Danube et de la 
Ldopoldstadt par la juiverie commergante. Gisele 
connaissait parfaitement ce coin de Vieux Vienne 
parce qu'il se trouve dans une de ces cours int6- 
rieures une boutique de timbres-poste tres bien 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES I 1 3 

assortie, et qu'enfant elle avait pouss6 jusque Ik sa 
timbromanie. 

Et c'est une succession de portiques k enfiler ; 
et c'est une petite ruelle ignoree de beaucoup de 
Viennois mondains d'aujourd'hui ; une place en- 
combr^e de demolitions. Alors k droite au fond 
d'un apparent cul-de-sac voici une grande porte 
vout^e, surmontee d'une charmante armoirie de 
pierre, cimee d'une t6te d'ange mitr^e qui s'appuie 
contre une belle coquille en 6ventail. Et voici 
Gisfele dans la spacieuse cour oblongue du palais 
brunatre, devenu maison de rapport, qui demeure 
encore aujourd'hui la propria du couvent de 
Heiligenkreuz. Lk, en plein air, sous les regards 
d'une centaine de fenetres, si jamais n'importe 
quelle jeune fille de la trfes haute aristocratie vien- 
noise a envie de donner un rendez-vous, elle le 
peut avec la presque absolue certitude de ne ren- 
contrer arae qui vive de sa caste, et surtout de 
n'6tre 3pi6e par personne qui k la reconnaitre con 
sente k en croire ses yeux. 

Gis&le avait trouve cela du premier coup, tr&s 
simplement, et s'en 6tait tenue k cette premiss 
id6e sans l'ombre d'une hesitation. 



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Il4 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

Elle avait eu soin toutefois de se vMir pour son 
escapade en consequence, quoique sans nulle expe- 
rience, d'instinct..., elle inaugurait ce jour-la une 
tres simple robe beige comme en aurait, ou plutot 
n'en aurait pas, la moindre fille du peuple endi- 
manchde, — c'eut 6t6 d'une distinction beaucoup 
trop simple ! Une gracieuse pelerine grise cachait 
Texquise taille dont elle etait si fi6re, elle avait 
tout simplement Fair a premier abord, et regard^e 
tr£s superficiellement, d'une 6lk\e de conservatoire 
ou d'une honnGte mais trfes accorte petite bour- 
geoise en commission. Elle portait au reste k son 
bras un elegant rouleau de musique, les derniers 
lieder de Brahms ; et elle avait le visage comme 
enduit d'une toile d'araign^e, car de son petit cha- 
peau gris une fine voilette blanche argent^e a gros 
pois blancs la rendait k peu pr6s irr^connaissable. 
Somme toute, v6tue juste assez bien pour une vi- 
site ; mais k son gr£pas assez pour le jeunehomme 
qu'elle allait trouver Ik. II est vrai qu'en revanche 
Esther tir£e d'un bain de plusieurs mois dans les 
parfums rares pour 6tre presentee a Assuerus, ne 
devait pas fleurer davantage toutes les senteurs 
d'Arabie, qu'elle tous les bouquets d'Angleterre. 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 



Les parfums parleront les premiers, pensait-elle. 

Naturellement quelques roses a la ceinture sous 
la pelerine grise, visibles dans l'ombre fine des 
soyeuses doublures, prometteuses d'autres roses 
plus charmantes sous la voilette, sous le gant, 
sous tout... 

Elle £prouva cependant une grande confusion 
a voir qu'il 6tait 14, lui, Fattendu, le passionnd- 
ment esp6r6. 11 avait du venir trop t6t, beaucoup 
trop t6t, car elle n'avait point de retard, et elle 
eut de cela un premier petit choc. Elletrouvait cela 
in£16gant. Mais tout k la fois elle Tavait reconnu 
si beau. Et il 6tait la pour elle et par elle, bien k 
elle... Elle rougit tr&s fort... Une imperceptible 
seconde d'hdsitation dans son pas... Un l£ger 
tremblement... Oh ! ^videmment elle savait ce 
qu'elle allait lui dire ! Quand une jeune fille de 
son rang s'abaisse k ce qu'elle faisait, il n'y a plus 
de managements k garder. N6anmoins elle se sentit 
g6n6e d'une sorte affreuse et par contenance se 
d^ganta. Mais parler ! Oh ! les premieres paroles 
k prononcer ! II fallait payer d'audace : la har- 
diesse 6trangla la honte et ce meurtre de sa pu- 
deur eut une etrange volupt6... 

r 



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Il6 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

Maintenant sa face cuisait et le tremblement 
l'agitait toute. Elle se mordit les I6vres jusqu'au 
sang et ce gout de sang et une tache de ce sang & 
sa voilette l'inviterent a d^couvrir ses levres. Elle 
etait k deux pas. Maintenant sesyeux, qui n'avaient 
encore vu que sa silhouette et ses yeux a lui, Tana- 
lysaient... 

Lui, a la fois trfes gauche et trfes fat, s'^tait fait 
beau de son mieux, mais avec un mauvais gout si 
absolu que Gisfele en rougit encore plus fort et 
d'un geste de d6pit rabattit sa voilette... Cela seul 
aurait du la faire reculer, si son regard s'etait 
arrets davantage aux v6tements, & la cravate, aux 
gants, aux bottines ; mais d&ja il d^taillait le 
corps, son regard, le corps pervers du bei animal 
humain tant d6sir6, et chez qui la masculine vi- 
gueur s'attdnuait en des graces orientales et sou- 
pies dont quelques ridicules de toilette ne pou- 
vaient d6tourner Tattention d'une vierge exasp6r6e 
par de mauvaises lectures et quelles pires ima- 
ginations, tout a coup affamee de sensations 
nouvelles, avide d'etre p6trie dans la volupte 
sur le cceur de chair d'un 6ph6be pubescent, 
<5toufT6e dans les bras d'un etre beau comme le 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES II7 

g6nie ail£ de Canova, mais pas pleurnicheur, lui ! 
Une idiote badine dans une main, brun, cha- 
peau rond dans Fautre, une grossiere bague 
pass^e par-dessus son gant, il l'aborda, vulgaire a. 
ecceurer ; mais les yeux de Gisfele en ce moment-la. 
lui decouvraient sous la chaussure ridicule des 
pieds comme nul cavalier de son monde a. elle 
n'en avait eu jamais ! Oh ! ces pieds nus ! Et elle 
pensa aux siens a. elle dans les mains de bronze et 
sous les lfevres de ce jeune homme... 

11 renifla comme inquiet... Oui, certes... Les 
parfums parlaient si fort que maintenant la com- 
tesse avait ha\te deles emp^cher d'en trop dire. 

Elle lui tendit la main et comme s'ils se con- 
naissaient depuis fortlongtemps.., ou comme a un 
domestique : 

— Bonjour. Pourras-tu venir d'autres soirs a. la 
m&me heure ? 

Une vague moue de mepris erra sur les levres 
du gars; et une petite flamme aigue vrilla ses yeux. 
Nullement 6tonn£ du tutoiement, tr6s au clair 
sur la situation, lui, il se sentit a. son aise aussitot* 
et redevint lui-meme, fier comme un coq, tour a. 



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Il8 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

tour brutal et po&ique, trivial et 61evi, comme ils 
Je sont tous ces demi-barbares frottes de tout ce 
qu'il y a de vice dans la civilisation. 

— Non juslement ! Aujourd'hui c'est par ex- 
ception que j'ai pu. Mon fr&re a consenti... Mais 
dor^navant nous nous reverrons le matin ; le vieux 
juifdela csarda exige que d6s quatre heures je 
sois k mon poste. Je m'appelle Ola'i Sandoiy et 
toi? 

Et superbement il s'alluma une cigarette. 

Une seconde le tutoiement rendu la suffoqua, 
elle, et Temp^cha meme de s'etonner de la ciga- 
rette. Elle avait compte sans cela... Mais il ne s'en 
apergut pas ; car aussil6t remise — apr&s tout 
c'dtait drole, — elle sourit, prcHe & tout d£sor- 
mais. 

— Pour le moment Olai" Maria, r6pondit-e!le, sa 
presence d'esprit coutumiSre revenue, et met- 
tant a la hongroise, comme il avait fait,le pr^nom 
apr&s le nom. 

Et elle fut enchant^e de ce sonore vocable 
magyar : Olai' Sandor ! un vrai nom de jeune paon, 
un nom de bravoure qui poitrinait et portait pa- 
nache. 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES II9 

II parlait un allemand abominable. Elle, s'6ver- 
tuait, tr&s distincte, en dialecteviennois ; mime en 
ce moment, elle se ginait trop de parler le hon- 
grois. . . , corame toute vraie tcheque ! Elle Testropiait 
du reste k plaisir, carles slaves qui apprennent com- 
me d'un simple vouloir toutes les langues, les retien- 
nent comme on retient une m&odie, toutes, sauf 
celle-14... Celle-li, jamais ! lis n'en veulent pas. Au 
reste ni Tun ni l'autre ne perdirent leur temps en 
paroles inutiles: 

— Et que veux-tu de moi ? 

La brutality de la question la mit k 1'aise. Avec 
ce luron-la, il n'y avait pas k badiner. II 6tait 
dans toute la franchise de son r61e du reste. En effet 
que lui voulait-elle, k lui pauvre diable ? Alors 
a bas tout masque civilis6 ! Courageuse et p&le 
cette fois, elle r£pondit : 

— Ce que veut une femme qui se donne k un 
beau gargon comme toi. 

Et par bravade elle releva toute sa voilette 
jusque sur le front, Et directement, sans sourciller 
elle le regardait tandis que les lfevres indiquaient 
le mouvement d'un baisfer. 

II y eut un 6clair d'orgueil dans les yeux tsiga- 



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ISO LEURS LTS ET LEURS ROSES 

nes, puis tout aussitot de la m^fiance. El renifla de 
nouveau; d6ciddment ces parfums chauds, ara- 
brds, 6pais l'inquietaient... 

— Mais tu es riche; tu es noble, je sais... Tu 
connais l'Empereur puisque i'Archiduc t'a baisd 
la main Pautre jour... Et il peut m'arriver du mal- 
heur a cause de toi, et pas rienqu'i moi, & toute 
not re troupe. 

— Rien si tu es discret, — elle le fixa plus apre- 
ment et insista, — rien si vous fetes discrets, et si tu 
m'aimes. 

— Je t'aimerai si tu m'aimes... Sinon je te 
donnerai que ce que tu me donneras. 

De nouveau elle rougit affreusement et de nou- 
veau d6pit6e rabattit sa voilette, tandis que son 
talon battait le pavd,rageur... Ainsi ce sauvage, ce 
tsiganneau de hasard faisait la difference quelle ne 
faisait pas, ou du moins trfes mal, entrel'amour... et 
le reste, la fin terrestre unique et les faims qu'on ne 
rassasie pas... II lui donnait, lui, & elle cette legon ! 

— Mais maintenant que penses-tu de moi ? 

11 eut une expression ind^finissable, a la fois 
ironique et sublime, presque haineuse mais qui le 
transfigura, et encore en beauts ! 



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LEURS LY ET LEURS ROSES 121 

— Quand la pluie tombe sur les montagnes,elle 
coule en torrents qui, un jour brisent tout, le len- 
demain sont a sec. Mais dans la plaine dor6e de 
Hongrie, le Danube s'en va tres lenti la mer... Le 
tsigane campe sur ses bords, mais ne demeure pas 
plus que le torrent dans le ravin des Carpathes... 
Tu es peut-&tre le torrent; peut-Mre le Danube; 
mais cela je nele crois pas... Moi je suis toujours 
le tsigane hongrois, et la Hongrie est grande. 

...Ou va se nicher Torgueil magyar! Mais ils 
sont tous ain»i les tsiganes. En Roumanie par 
exemple, plus roumains que les Roumains ! Et 
rarement m6rne ils consentent k s'avouer tsiganes. 
Ce qui n'existe pas, c'est l'orgueil tsigane ; et 
Liszt a 6crit un titre faux : Des tsiganes et de leur 
musique en Hongrie; il fallait dire: et de la 
musique hongroise que jouent les tsiganes en 
Hongrie. 

Elle, charmee de la tournure orientate de ce 
langage auquel rien ne Tavait pr6par£e, et tout a 
coup ferocement, charnellement, et pour la pre- 
miere fois jalouse, jalouse ddja de ce que d'autres 
aient pu entendre de si belles images, ou qui du 



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122 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

moins lui paraissaient si belles, a elle, lectrice de 
Cr6billon fils et de Restif de la Bretonne : 

— As-tu deja aimd? 

— Si j'ai aim6 ?... Elle demande si j'ai aim6 ! 
Mais k tous les printemps des fleurs s'ouvrent au 
soleilet les oiseaux font desnids, et pour les pous- 
sins des hommes il vient aussi un jour ou leur 
coeur fleurit... 

— Mais ton cceur a-t-il d6j& fleuri ? 

— Sinon serais-je ici? 

De nouveauelle fut dece mot comme soufflet6e, 
et des lors prise d'un prurit de se donner, en un 
besoin d'6mulation forcen6 ! Ah ! elle aussi mon- 
trerait qu'elle savait aimer ! Et puis comme elle 
Padmirait ! Comme il savait dire de ces mots a 
1'emporte pifece, frapp^s a fleur de coin, et qui 
brulaient au fer rouge, comme jamais ceux de sa 
caste n'en disaient ! « Sinon serais-je ici? » 

11 y avait a son avis, dans ce mot toute Tepique 
grandiloquence magyare ; elle en fut de nouveau 
charmee, Gisele ; elle "crut ou voulut comprendre 
que cela voulait dire qu'il l'aimait. A son tour elle 
s'dpanouit, et toute defiance, toute honte, tout 
scrupule Tabandonnferent. 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 23 

— Et d'apr&s toi, quand une femme voit un 
homme, et qu'elle se sent Taimer, que doit-elle 
faire ? 

— Si elle est belle iui donner sa beautd ; si elle 
est riche toute sa richesse ; si elle est pauvre, toute 
sa mis^re... 

Gisfele n'eut aucune inquietude, et ne songea 
pas k lui demander ce qu'en revanche rhomme 
doit donner. Elle n'avait jamais rien entendu de 
pareil. C'^tait Ik une Eloquence primitive, directe 
et inculte que ne pratiquaient ni Lovelace, ni don 
Juan ni leurs succ6dan£s au petit pied et k talon 
rouge de la R6gence et de Louis XV... Elle ne sut 
que trouver un mot, moderne aussi, mais qui sen- 
tait son romantisme et la femme Sand. 

— Adtnets que je sois pauvre. 

— Alors viens k la csarda. 

Elle ne s'attendait pas non plus k cette r£ponse 
et la regut en pleine poitrine. Elle fut plus embar- 
rass£e que jamais. II reprit : 

— Inutile de feindie, tu es riche, je le sais... 
Et tiens, si tu m'aimais tu n'aurais pas cela au 
doigt — et il d^signait une merveilleuse opale, un 
veritable incendie de Troie — alors que moi je 



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124 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

meurs de soif de t'avoir attendue depuis deux 
heures ici et d'etre venu k pied depuis la-bas. 

Et sans vergogne aucune, il avisait le petit debit 
de vins du couvent de Heiligenkreuz, ouvert entre 
le delicieux portail xvm e siecle d'une cour en 
retrait, avec ses vases baroques auxquels se cram- 
ponnent des angelots bouffis, et que des branches 
d'arbres verts £treignaient, pittoresquement, — et 
le portail d'une chapelle, ou sur Tencadrement 
rocaille, un tres expressif buste noir de Saint-Ber- 
nard sourit, incline entre deux jolis anges deco- 
ratifs. 

L'idee d'entrer dans ce petit restaurant, ou des 
branches de sapins fix6es aux volets annongaient 
selon la coutume de Basse- Autriche qu'il ne s'y 
consommait pour toute boisson que du vin, lui 
parut si saugrenue qu'elle accepta avec un sourire 
int^rieur. 

Jamais elle ne s'elait vue dans un lieu pareil, 
nim6men , eu avait imaging un. Dansleurs parties 
de chasse, quand 1* averse surprenait les chasseurs 
proche d'un village, sur le plateau de Bohfeme, ou 
bien Ton entrait k m6me chez les paysans, ou bien 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 25 

le cure offrait FhospitalitO. Mais explorer une 
semblable guinguette... et qui plus est, k Vienne, 
n'6tait-ce pas rinvraisemblance derntere. Elle 
avait bien surpris la valetaille parlant Gold- 
mannshof... Ce devait 6tre quelque chose de sem- 
blable. Jamais elle ne s'etait sentie si curieuse 
d'une chose qui fut autre que d'amour. 

Apr£s la premiere salle tout k fait populaire 
cmbarrassSe du comptoir detain, des collections de 
verres et du bassin ou on les rince, le client de 
marque passait a gauche dans une seconde petite 
salle carr6e, vout^e en calotte, peinte en vert tr&s 
clair, avecaux quatre angles quatre tables tendues 
d'une toile cir6e brune et une cinquifeme dans 
une encoignure au fond en face de la porte ; le long 
des parois couraient des bancs de bois. Une seule 
fenStre donnait sur la grande cour, mais obstru^e 
par de devots petits rideaux gris et par une pyra- 
mide de ces longues bouteilles brunes dans les- 
quelles on conserve les vins autrichiens k Tinstar 
des vins du Rhin. C'Otait une petite buvette pro- 
vinciate et clOricale, tr&s Autriche d'il y a cent ans, 
tr&s silencieuse, avec les rares journaux viennois 
anti-somites qui pendaient aux pat^res, et de loin 



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126 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

en loin le passage de quelques habitues : bonasses 
figures administratives un peu avachies, grosses 
tAtes rashes et lippues de gens qui k force d'avoir 
eu affaire avec les pretres en ont pris Failure. Les 
kellner m6me avaient de faux airs de sacristains. 
Pour le moment le local 6tait desert, car avant 
sept heures on ne trouve gufere a manger dans ces 
petits caboulots a la vieille mode des coins perdus 
du Vienne d' autrefois. Au reste dans celui-ci qui 
donnait Timpression d'etre le petit commerce d'une 
vieille fille, il regnait tout le temps Pennui et le 
silence maussade des aprfes-midi de Dimanche k 
Theure des v6pres ; on pensait inconsciemment a 
un b^guinagequi aurait un r&luit clandestin poury 
d^biter le superflu du vin de messe, et Ton s'y 
reprdsentait des lamp6es de burettes k la d6rob6e 
par des enfants de choeur vicieux au fond d'une 
arri6re-sacristie... L'odeur de vin de messe surtout 
persistait, cette odeur sp£ciale de vin sentie dans 
une atmosphere satur^e d'encens. 

Gisfele s'amusa follement d'etre la, attabl6e en 
tfete k tete avec une sorte de bandit magyar dont 
le langage k la fois circonspect etfanfaron,lesid6es 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 



^7 



primitives, les mceurs 6tat de nature, la vie bizarre 
differaient du tout au tout de ce k quoi elle £tait 
accoutum6eet contrastaienttellement avec ce d6cor 
si special... Un kellner, 1'air d'un fils de defroqu6 
un peu cretin, leur apporta,tout a fait comnie dans 
une aubergede campagne, deux 6pais verres k pied 
encore tout mouilles de la ringade et un demi-litre 
de vin blanc : Clos des Prelats. Elle repoussa le 
second verre avec dugout, mais remplit elle-m6me 
le premier qu'aussitot Olai' Sandor vida d'un trait 
goulument « k la sant6 des etoiles qu'elle avait 
dans les yeuxs>... Alors Gisfele porta le verre & ses 
lfevres, et but a la place ou sur le verre il restait 
un peu de rhumidite des rouges 16vres hon- 
groises... 

Elle avait bu des liqueurs parfois, mais elle 
se dit que du vitriol l'aurait moins bnilee... 

... lis s'&aient assis tout au fond, au coin de la 
paroi dans laquelle s'ouvrait laporte, de telle sorte 
que de la premiere salle on ne pouvait les voir, et 
que le kellner les laissa tranquilles. Le bruit des 
pas facilitait leur surveillance des allies et venues. 



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128 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

Leur quietude au reste fut complete. Et quand 
bien meme on les eiit surpris comme des amou- 
reux qu'ils 6taient, — « Pamour est enfant de 
Boh&me » pensait-elle en se rappelant l'Opera 
(mon Dieu ! comme TAmi avait 6t6 scandalis^e de 
Carmen) — personne n'aurait pense & mal, et os£ 
m&ne supposer que la jeune comtesse Gisfele 
Stopanow-Domatchin-Hlinsko allait abriter ses 
amours avec un tsigane dans un d6bit de vin. 

D'un revers de main Olai Sandor s'essuya les 
levres, et encourage par ce qu'avait bu Gis&le, il 
les planta brusquement ses levres sur les siennes. 
Elle se ddroba, d'abord peniblement affectie par la 
brutality de la cbose et aussi par Podeur du vin. 
Mais aussit6t elle se dit qu'elle 6tait venue pour 
cela et qu'il n'y avait pas lieu de faire la de- 
goutee... ; elle n'ignorait rien de ce qui l'attendait 
de la part d'un 6tre primitif et rudimentaire comme 
celui-la; d'avance elle 6tait rdsolue 4 tout. Et 
aprfcs tout elle ne d^testait pas le vin, — celui-la 
6tait bon, — et puis sur les grosses levres sen- 
suelles et rouges comme baies d'6glantier de son 
ami il 6tait encore meilleur que sur des l&vres de 
verre, eut-il 61& de Venise, le verre ! 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 29 

Ferocement elle se rendit au baiser,.. encore.., 
encore.., aspirant tous les sues de cette bouche, 
donnant tous ceux de la sienne, lafouillant en tous 
sens cette bouche, explorant de sa fine langue de 
chatte les replis sous les joues, les creux salivaires 
sous les gencives, heurtant les dents aux dents, et 
encore... encore... 

En moins de rien elle fut ivre... carrdment. 

Et maintenant elle n'6tait plus Gisfele. 11 n'y 
avait plus ni comtesse, ni aristocratie, ni for- 
tune, ni Education... ; elle se sentait simplement 
femme, accrochee desesp^rement au baiser d'un 
m&le. Elle se dit une minute, — et ce fut comme 
un dernier retour sur elle-m6me, sur la poetique 
petite fee de conte populaire qu'elle aurait pu etre, 
que r^vait le pauvre gosse du Theresianum, Ten- 
fant aux lys morbides : — a Tiens ; si comme 
dans les vieilles ldgendes j'etais une princesse 
perdue dans la for6t, j'aimerais ainsi le chasseur ou 
le bucheron qui me d^couvrirait, et je ne me 
donnerais pas a lui avec plus de confiance et de 
reconnaissance. » Et la calotte surbaiss6e, — elle la 
voyait danser, monter, descendre tout en girant, — 
de cet endroit voiite lui repr^sentait avec assez 



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I DO LEURS LYS ET LEURS ROSES 

d'exactitude une caverne perdue au fond d'un 
bois. Elle y 6tait au reste aussi 61oign6e et isolde 
de son Vienne k elle, le Vienne du Ring, de la 
Burg, de T0p6ra, de la Herrengasse que, d'elle 
m&me quand elle y etait entree, le beau ganjon 
qui fourrageait k pleines morsures ses levres et 
les faisait resaigner. Tout son sang au visage, le 
coeur sens dessus dessous brimballant dans sa 
poitrine comme un enfant qui saute k la corde, 
band^e de tout son 6tre k la jouissance qui lui 
venait de ses levies et de sa taille sur laquelle 
une main s'6tait pos6e qui la brulait k travers la 
robe, band^e comme un arc dont la corde trop 
tendue va rompre ou ldcher sa fl&che, tout a fait 
saoule de salive et d'odeur de vin, elle s'aban- 
donnait toujours plus, toujours mieux k Tdlreinte 
du beau gargon en pleine fougue triomphale qui 
1'enlaQait et la serrait contre lui a la broyer, 
froissant du sien son visage, tatant d'une main 
toujours plus hardie son corsage sous la pelerine, 
6gratignant l^toffe de la robe, mettant en bouillie 
les roses, irrite et irritant et pourtant n'osant rien 
au del&. Elle sentait que c'6tait tout: qu'elle n'avait 
plus aucune volonte; quelle appartenait k ce 



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LEURS LY3 ET LEURS ROSES l3l 

male vainqueur, elle n'avait plus m6me l'id(5e 
qu'elle ne pouvait pas s'abandonner ainsi sur un 
banc dans cette encoignure d'auberge, lorsque pro- 
videntiellement de vieux pas cassis et ankyloses 
retentirent, et ce fut Sandor, preste comme un 
soldat au port d'armes pour saluer un general, 
qui la lacha brusquement. 

A petits pas gourds, chausse de chaussons, un 
vieux gaga apoplectique, rhumatismal, ataxique 
et blanc, dont par derriere les kellner se gaus- 
saient, le gogueuardant et tournant ea bourrique, 
vint s'attabler k un autre coin ; et sans qu'il l'eut 
commands, on lui apporta sa traditionnelle 
grosse chope de vin et d'eau gazeuse m6lds. Et 
tout de suite s'adressant aux jeunes gens, le vieux 
gateux leur baragouina gauchement des mots sans 
suite ou il 6tait question de guigne, de galons, de 
galoches et de la bataille de Sadowa. 

— Sortons. Assez pour aujourd'hui, expira 
Gis&le comme revenue d'un evanouissement. 

Un tout petit kellner ingambe, dr61atique et 
macabre, avec une gentille tGte de mort toute 
bl6me sous les deux 6cailles pommaddes de 

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1 32 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

cheveux fendus par la raie au milieu, vint pour 
r^gler. 

Gis&le furtivement avait mis un billet de dix 
florins dans la main du tsigane qui paya 
quarante kreuzer, en laissa deux au gar^onei trts 
gravement rafla le reste qu'il froissa dans sa 
poche. 

Dehors elle fut tr&s pressee de rentrer. Sa pe- 
lerine parce que flottante n'etait pas trop froiss£e. 
Elle rabaitit sa voilette de com£die, le regarda et 
manda : 

— Done k demain ici encore une fois ? 

— Oui, mais vers dix heures du matin... Et il la 
regardait fixement comme attendant quelque 
chose. Mais elle nullement g£n£e : 

— Oui, oui, bien. Pour apr&s demain je tacherai 
de trouver mieux... 



D-marche tr£s ralentie pour se donner le temps 
de bien se remettre, elle flana aux devantures sous 
les perspectives k la Panini et les somptueuses ar- 
cades des passages s6culaires, trfes obscurcis par 
les nuages qui s'amassaient. Son sang en elle cou- 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 33 

lait avec all^gresse ; sa jeunesse chantait d'avoir 
6clos pour quelqu'un et rencontr6 une jeunesse 
6gale; et satisfaite de l'heure pr^sente, elle ne 
songeait plus k davantage pour le lendemain, trop 
heureuse d£j& s'il lui etait donn£ de renouveler 
aujourd'hui. Et sa bouche pleine du gout de la 
saine salive aromatis^e de vin du jeune homme, 
sa petite langue rose d£lect£e au souvenir de la 
masculine grosse langue charnue k laquelle elle 
s'&ait enlac6e fr^tillante ou p4m6e, ses lfrvres 
brulantes encore tum6fi6es desmorsures et dessuc- 
cions, elle reprit le m6me chemin quk Taller, 
passa derriere le chceur de Saint-Etienne sans 
mauvaise rencontre, entra chez la princesse Ravi- 
cino et monta. La t6te lui tournait encore un peu, 
et sa joie 6tait toute physique avec un poids au 
cceur qui dtait la lourdeur de sa conscience. Ses 
veines seules exultaient; son sang seul chantait. 
Elle trouva chez sa belle et nonchalente amie — 
la dame k la guimauve, l'appelait-on, d'autres 
disaient le rahat loukoum 9 — un petit cercle de 
ses amies qui se recrterent de son retard, et leurs 
baisers colombins et poudrederiz£s lui furent 
p^nibles, ils enlevaient de son visage le fier 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 



et dernier 6cho cantharid^ de ceux d'Olai* Sandor. 
Mais elle ne comprenait pas pourquoi toutes, 
apr&s Favoir embrass^e, se regardaient 6tonn£es, 
et presque un peii contraintes se consultaient des 
yeux comrae pour savoir si elles ne s'&aient pas 
tromp^es. Un grand froid la traversa ; elle se crut 
decouverte, et pr£te a tout, attendit sur un : 

— Qu'est-ce done qu'il y a? 

— Mais ma chere tu n'aspas id6e... Elles 6clat&- 
rent toutes de rire : Tu sens le vin... e'est affreux ! 

Oh ! du moment que ce n'6tait que cela ! Remise 
de sa frayeur et trfes vive dans sa repartie elle se 
mit & rire aussi. 

— Com me je suis f&ch6e !... mais e'est que e'est 
vrai. Au moment de sortir j'ai et£ prise d'une telle 
fringale, que j'ai fait monter des sandwichs et 
bu deux doigts de Grinzinger... Oh! je ne m'en 
cache pas... 

— Veux-tu passer dans mon cabinet de toilette, 
demanda la princesse. 

— Mais oui, trfes volontiers, r^pondit Gisfele qui 
pensa : Quelle chance ! V01I& qui m'6pargne une 
explication perilleuse k donner au d^pourvu a 
L'Ami ! 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 35 

Et il n'en fut rien <T autre. On offrit le th£, et 
M lle de Stopanow fut, dit-on, incoh^rente et drole 
comme jamais. 

Le lendemain, Gisfele se fit conduire k la messe 
k Saint-Etienne, et comme L'Ami voulait Taccom- 
pagner, elle pretexta que ces temps elle 6tait dans 
une p^riode de devotions oil il lui fallait la soli- 
tude la plus absolue, « le t6te a tfete avec Dieu... 
ma ch6re ! » 

Devant la grande porte sous la tour elle dit au 
cocher : 

— Attendez-moi prfes de la colonne de la Sainte- 
Triniti sur le Graben. Apr&s la messe je sortirai 
par Tautre porte, je veux faire des emplettes. Et 
comme se parlant k elle-m6me : Un chapelet pour 
ma cousine Am6lie qui fait bientot sa premiere 
communion k Prague, chez les Chanoinesses. . . , voir 
chez G6rold s'il a paru de nouveaux livres, 
chez Leichner les nouvelles photographies de TAr- 
chiduchesse Muguet... Oui ; attendez-moi l&ouje 
vous ai dit. 

A peine entree k Saint-Etienne, apr6s une courte 
r6v6rence au tabernacle et un knix aulique k 

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1 36 LEURS LIS ET LEURS ROSES 

Notre-Dame des Domestiques, elle ressortait par 
la porte en face, sous la colossale tour inachevee 
et enQlait les passages. 

D6j& elle ne peusait plus du tout k mal. . . Elle allait 
aux baisers de Sandor sans voir au dela, comme 
on s'attable quand on a envie de manger. Tout son 
cceur partait comme aile, en avant d'elle, et la 
portait, la trainait k la cour de Heiligenkreuz. 
C^tait encore si neuf pour elle des baisers..., des 
baisers d£fendus : cela ressemblait si peu k ceux de 
ses compagnes, de son p6re et de L'Arai. 

Et quoiqu'il fut dix heures du matin, cela se 
passa comme la veille. Sandor eut de nouveau 
soif... naturellement ; ils entrferent s'embrasser... 
Mais moins que la veille Sandor semblait y tenir : 
ilscaus&rent plus s£rieusement. Ellelui fit raconter 
sa vie, ses voyages, ou sa bande avait jou6, ou 
elle avait gen£ralement son sifege. C'etait dans le 
pays de Neutra. II avait dans la bande quatre fr&res 
ain6s dont le chef. Ils ne resteraient pas longtemps 
k la csarda du Prater ; on attendait une nou- 
velle bande, moins bonne disait comme de juste 
Sandor, meilleure affirmait Th6telier, un vilain 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES I Sj 

sale juif contre lequel il se repandit en plaintes 
am&res et en invectives peu discretes dont Gis&le 
se sentit un peu scandal is^e... Les malheureux 
devaient travailler — ce mot de « travailler » la 
choqua encore, — de guatre heures de relev£e 
& deux heures de la nuit sans rdpit, pay6s maigre- 
ment, nourris tr6s mal, couch6s comme des chiens 
dans line soupente pleine de vermine et on leur 
decomptait au milieu de la journ^e la moindre 
gouliasch, le moindre verre de bi6re ou de vin 
supplSmentaires. L&-dessus, Sandor demanda de 
Targent, sans vergogne aucune... comme il allu- 
mait ses cigarettes. 

— Tu es riche, tu es la femme, et je suis un 
homme; et tu es venue a moi d'abord et mainte- 
nant tu me fais venir. 

C'6tait d'une logique desesp^rante, carjustement 
elleavaitbienpeu d'argentce matin-li, deux outrois 
florins quelle abandonna... G£n£ralement c^tait 
L'Ami qui dans les magasins payait, ou bien les 
fournisseurs envoyaient la note... L/espace d'un 
clin d'ceil elle se divertit k l'idee de L'Ami ici et 
tirant son porte-monnaie... Mais lui d&j& la re- 
gardait avec duret6 et m^fiance ; elle rougit de 



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1 38 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

honte, exasper^e qu'il put croire k une hesitation, 
k de l'avarice, fustig^e en son honneur de grosse 
depensiere pour qui Targent n'existe pas... 

— Je t'en apporterai demain. Combien t'en faut- 
il? 

— Beaucoup ! 

II la regardait, la detaillant, soupesant ce qu'elle 
pouvait bien valoir, elle, son chapeau,sa chaussure 
et ses vfetements, comme cherchant ce qu'il pour- 
rait bien encore lui enlever : il lui prit une de ses 
bagues, celle k l'gnorme opale et Tessaya, elle 
n'entra qu'au petit doigt. 

— Vois comme cela m'irait bien... Et n'est-ce 
pas le coq qui doit porter Tergot, pas lapoule... 

Elle lui abandonna la bague etourdiment sans 
se dire que tous ceux qui la connaissaient lui con- 
naissaient aussi cette magnitique opale dont elle 
avait 6t6 trfcs fi6re... 

L'entrevue fut aussi plus courte... Comme its 
allaient se s^parer dans la cour, Gisele fr6mit et 
devint bl6me. 

Tout frais et pimpant, gant6 de gris k c6tes 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 39 

noires, canne sous le bras, moustaches teintes re- 
lev£es en croc, barbe inaltSrablement noire bien 
peign^e en £ventail et ondutee au petit fer, son 
vieux beau d'oncle Stopanow Witerpski, en prin- 
tanier complet gris,chapeau melon, comme un tout 
jeune homme, la d-marche aussi fratche que celle 
de Sandor sortait d'une des portes du grand bati- 
ment... Gisfele se sentit fl^chir... 11 passa, la re- 
garda... sans affectation, mais avec attention, 
comme un vieux beau peut decemment regarder 
une jolie femme, examina avec non moins de 
dext£rit£ savante Sandor qu'il vit de dos, n'eut Fair 
de rien, ne la reconnut pas, ne la salua pas, ne se 
retourna pas... ; et pourtant Gisfele6tait fermement 
convaincue qu'il n'6tait pas homme a prendre une 
femme pour une autre. Quand il eut disparu elle 
se sentit comme renaitre... Elle venait de pas- 
ser par les pires angoisses de sa vie. Elle ne se 
demanda pas longtemps ce que ce vieux d6bauch£ 
vert galant faisait ici... 

— Mon oncle Stopanow aura install^ une de ses 
mattresses dans un de ces logements ! 

Et haut: 

— Tu sais... demain je ne reviens pas... 



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l4o LEURS LTS ET LEURS ROSES 

— Etl'argent? 

D6j& il la regardait furieux, une main brutale 
sur son poignet... 

— Je ne reviens pas ici... 
Elle r6fl6chit une seconde... : 

— Tiens ; k dix heures, sois dans P6glise Sanct 
Maria am Gestade ; et qu'on ne t'y voie pas ! 
Et surtout arrive le premier... Attends-moi un 
moment, peut-6tre longtemps. Oui, c'est cela, tu 
t'assi£ras au fond; mais cache-toi ou tupourras, 
je saurai te trouver... Et si par hasard je ne suis 
pas seule, ne bronche pas ! 

Toute croyante qu'elle fut, Tidee du sacrilege 
ne lui vint mfimepas, tant le sens moral 6tait d£j& 
complement obtur6 en elle. 

Sanct Maria am Gestade est Tune des plus 
vieilles 6glises de Vienne, certainement la plus 
jolie en m&me temps que la plus belle apres 
Saint-Etienne. Perdue dans un vieux quartier de 
la cit£ abandonne comme la cour Heiligenkrenz 
du monde chic, derri&re la Bourse et le Stuben- 
ring, les ruelles qui y conduisent sont des coins 
de province tr6s reculde & deux minutes de la 



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LEURS LYS ET LEUHS ROSES l4l 

grande artere viennoise. II est difficile d'imaginer 
rien de plus exquis et balourd k la fois, d'un go- 
thique a la fois plus fruste et plus special, une 
veritable eglise pour Huysmans. Le clocher se 
termine par une sorte de baldaquin de pierre 
ajoure en forme de d6 k coudre unique au monde. 
Le porche principal et le porche lateral sont recon- 
verts d'un rappel du m6me baldaquin sculpts, et 
aussi l'autel, k Pint^rieur qui sentbonle s&sulaire, 
rimm^morial encens. Aussi noire et encore plus in- 
time que Saint-Etienne,avecdes vitrauxarchaiques 
barbares qui semblent des mosaiques de pierres 
precieuses, ce bijou d'6glise est ignore de beau- 
coup de Viennois, et Gisfele Teut peut-Atre ignore 
elle aussi, n'6tait que le culte y 6tait affecte k la po- 
pulation tchfeque de Vienne, et que partant son 
pere contribuait aux restau rations que subissait en 
ce moment le bizarre et merveilleux clocher. A dix 
heures les jours de semaine il ne s'y c41ebre plus 
de messe. 

L'Ami cette fois accompagna Gis61e qui, sortie 
sous n'importe quel pr^texte, avait dirig6 la fldne- 
rie de ce cote-li. 

Le& deux femmes entrferent, Teau b&nite prise 



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1 4? LEURS LYS ET LEURS ROSES 

elles g6nufl6chirent, s'agenouillferent et se mirent 
en prifcre dans les vieux bancs sculp t^s. 

Au bout (Tun moment Gisfele, qui perdait m£me 
le sens de l'hypocrisie, fit benoitement k l'oreille 
de cette b6casse d'Ami : 

— Comme c'est beau ici f je voudrais tant y 
resterun peu seule... J'ai tant de graces particu- 
lars k demand er au bon Dieu ! Et vrai I il me 
semble que ta presence m'empeche de Lui parler 
coeur k cceur, que tu te mets de moili6 dans les 
secrets que je Lui confie... Si tu rentrais pour ex- 
pddier la voiture me chercher. Je suis si fati- 
gu<5e. 

L'Ami h6sitait, se mefiant, flairant anguille 
sous roche. Cette nouvelle forme de ddvotion lui 
paraissait Strange... Quel secret que L'Ami ne 
devait pas savoir, la comtesse pouvait-elle bien 
tramer de compte k demi avec le bon Dieu. 

Gisfele insistait : 

— Je te donne ma parole d'honneur que je ne 
sortirai pas de l^glise. 

L'Ami encore tr6s embarrassde, craignait autant 
de se montrer soupQonneuse que de partir... II lui 
semblait que sa Gis61e avait des allures louches 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 43 

depuis quelques temps. La veille, elle itait rentr^e 
de la messe k Saint-Etienne sans passer par sa 
chambre, avait repris un bain et chang6 de cos- 
tume de pied en cap... Cela fait, alors seulement 
elle s'&ait montr£e, et parlum^e outrageuse- 
ment, tandis qu'elle pr6tendait justement et comme 
avec rage ne pas supporter l'odeur des lys quoti- 
diens de Zdenko qui venaient d'arriver. 

Gisele comprit qu'il fallait sortir un gros argu- 
ment. 

— Eh bien ! puisqu'il faut tout te dire, curieuse, 
je t'avouerai que j'ai commence une neuvaine de- 
puis hier, afin de d^couvrir un mari k la fois selon 
ton cceuret le mien... Etquand je prie k ces inten- 
tions je ne veux pas que tu sois Ik... tu influence- 
rais le bon Dieu... 

Et tout k coupfollement divertie k l'id6e de faire 
faire k la vieille demoiselle pied de grue sur le 
pav6 en telle occurrence : 

— Si tu te m^fies de quelque chose, c'est bien sim- 
ple attends-moi dehors. Hn'y a qu'une porte. Mets- 
toi de planton sur les marches. La garde meurt 
et ne se rend pas. 

Vaincue, L'Ami protesta. Pour qui la prenait- 

9 



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1 44 LEUaS LYS ET LEUES ROSES 

on ! Elle avait toute confiance ; elle s'en irait pour 
de bon. 

Ce qu'elle fit. 

— La voiture vieodra te prendre dans une demi- 
heure, tel avait 6t& son dernier mot.. 

Apr6s son depart, Gis&le qui avait senti avec 
angoisse les perplexit&s deL'Ami, demeura encore 
quelques minutes agenouillde, puis sortit, examina 
les ruelles du seuil de la porte laterale, — la seule 
ouverte vraiement, — et rentra circonspecte. 

Au fond de l'6glise & nef un pen obliqu6e, rom- 
pue tiur son axe, il y avait sous la tribune de 
l'orgue dans un coin tr&3 sombre deux confession- 
naux ; Gisele fut guid^e vers Tun d'eux par un 
mouvement du voile vert et un tres irrespectueux 
« ps'tt ! psHt ! » qui la fit rire. Tres nerveuse dans 
cette 6glise qu'elle profanait, elle se sentait dis- 
pose a rire de tout. Mais tout aussitot la prit un 
va^ue eflroi. Dans un confessionnal vraimentc'^tait 
un pen fort... Quelle faute de gout!... La veille a 
donner un rendez-vous dans une 6glise, elle n'avait 
pas du tout, mais c'est que pas du tout pen><5 4 
mal. De son cote ce parfait pai'en de Sandor a qui 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 1^5 

elle avait tant recommand£ de se cacher, s'&ait 

senli g£ne par ce quelque chose d'etrange, au 

fond de cette imposante perspective de colonnes, 

devant quoi brulait une lampe contre les verrteres 

du chevet. Et l'odeur d'encens, d'eau benite et de 

priferes pauvres ne lui disait rien qui vaille. 11 

s'6tait r^fugid ou il avait pu, terr6 un peu mal a 

son aise dans cette sorte de niche en bois fermee 

par des rideaux, d'ou il pouvait tout voir sans 6tre 

vu. Mais il n'aimait decid£rnent pas cela... Les 

iglises ce n'6tait rien pour un tsigane ; ce bloc 

sanctify et noir et qui embaumait ne lui inspi- 

raitaucune confiance.il faudraittrouver autre chose. 

II s'6tait assis k la place du pretre, il ouvrit ; la 

jeune fille entra, hesita, puis comme le temps pres- 

sait, qu'elle avait perdu toute presence d'esprit et 

qu'une autre solution dtait diftieile & improviser, 

s'assit sur 6es genoux, tira le voile et alors oublia 

tout, tout... Elle lui ravagea fifevreusement de 

baisers tout le visage : le front, les yeux, les 

oreilles, le nez, les narines, la bout-he, les joues, 

le menton, et par-dessus le mareh6 les cheveux et 

le cou. Elle les prodiguait vite, vite et largement 

en un besoin presque hysterique de s'etourdir, 



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l/j6 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

d^chapper a la pens^e du sacrilfege. Tout & coup 
elle consulta sa montre. 11 y avait vingt minutes 
que la pluie de baisers tombait ainsi. Sandor n'avait 
rienvu de pareil et en etait abasourdi, inerle, 
passif et jubilant. Avec prudence il attendait, se 
demandant jusqu'ou cela irait, s'interdisant de 
rien oser dans une caisse aussi v6tuste et intimi- 
dante, qu'un vague sentiment de malaise lui disait 
v£n6rable. Gisfele au reste se reprenait, brusque- 
ment se d£gagea des bras qui mollement Tenser- 
raiont et sortit. A peine revenue & elle, encore 
chancelante de sa sorte de d&ire, machinalement, 
par habitude elle ne gut rien de mieux pour achever 
de reprendre ses sens que de s'agenouiller a la 
place du penitent. Elle retardait ainsi le moment 
de se retrouver face a face a Tautel et d'envisager 
avec sang-froid le sanctuaire qu'elle venait de 
profaner. Et puis de telle sorte, le confessionnal 
avait Tair occup6 le plus naturellement du monde. 
Et au lieu de parler ils chuchott^rent. lis avaient 
tant a se dire puisqu'a la v6rit6 pas un mot n'avait 
et6 dchangS jusqu'ici. 

— As-tu Targent avait tout d'abord demand^ 
Olai*. 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 47 

— Voili. Et elle lui avait remisbeaucoup de flo- 
rins, un si beau nombre que tout de suite le tsi- 
gane n'avait su garder sa prudente reserve et jouer 
son r&le de degoutS, et qu'il avait au contraire ma- 
nifest6 une joie d'enfant — dont il se repentit k 
peine dehors, — car c'^tait beaucoup plus qu'il 
n'eut os6 esp6rer. 

— Eh bien... Et demain?... Tu sais nous par- 
tons bienldt de Vienne. 

Ah! oui... et demain. C'6tait le moment de se 
decider... Pour Pheure elle 6tait encore toute au 
charme nouveau des baisers, elle ne souhaitait 
rien autre... Et cependant puisque cette autre 
chose arriverait t6t ou tard... Qui sait si elle ne 
regretterait pas, quand Sandor serait parti... Avec 
cet 6vasif, si 6nigmatique et du reste si magnifique 
personnage, quelle plus extraordinaire occasion 
de se donner enfin, et si Ton voulait bien y r6fl6- 
chir qui tir&t si peu a consequence !... Alors 
aussitdt : 

— Pourquoi partirais-tu ? Si je veux que tu de- 
meures ici../Et j'ai le moyen de te faire rester. Et 
du reste tu reviendras Tan prochain. Sur ! 

— N'importe, mais demain je veux te voir 



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S 



1 48 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

ailleurs que dans une 6glise. Je n'aime pas Fodeur 
qu'on sent ici, ni les machines comme cela. Et il 
donna un grand coup de pied dans le bois qui r£- 
sonna... 

Et P6cho se perdit en plain te triste,.. si triste... 
triste comme un reproche du sanctuaire viol£, 
dans le recueillement du vaisseau vide tendrement 
colore par les verri&res. 

Elle se sentit travers^e dun remords aigu et en 
meme temps elle eut conscience de Fin61uctable 
auquel d^sormais elle devait s'abandonner. 

— Tais-toi... tais-toi... Sois trfes tranquille... 
J'irai ou tu veux... 

— Viens au Prater. 

— C'est trop loin, et de jour je ne peux pas. 

— Viens de nuit. 

— A deux heures de la nuit ? 

— A deux heures non, mais k minuit... pour un 
soir je me ferai libre: on tol^rera; du reste, 
pour te rejoindre je m*6chapperai sans prdvenir 
mes frferes. 

Deji Tidded' une 6quip6e nocturne tentait Gisfele, 
la seduisait, Fenchantait... Seulement comment...? 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 1^9 

Et ouse trouver?.. Enfin elle aviserait. Pourlors 
elle ordonna : 

— A minuit juste jsois done devant le monument 
de Tegetthof, au rond-point du Prater. 

— Mais je n'ai pas de montre... 

— Tiens voili la mienne. Seulement rends-la- 
moi demain, elle est k mon chiffre et k mes 
armes. 

Une voiture dehors roulait difficultueusement 
le long de la ruelle 6trangl6e et s'arr^ta. 

— Et maintenant causons beaucoup plus bas, 
toutbas, tout bas, encore plus bas...Tu ne sorti- 
ras pas d'ici avant que tu aies entendu s'£loigner 
la voiture. 

Elle demeura encore deux ou trois minutes, et 
murmura : 

— Eh bien, pas demain. Mais k aprfes-demain, t6t 
dans la nuit. Minuit sonn&, je n'attends plus. 

Tr6s d^votement elle souleva le rideau, et sortit 
du confessionnal fermant lesyeux po'urne pas voir 
le tabernacle, mais faisant un grand signe de 
croix. 



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l5o LEURS LYS ET LEURS ROSES 

Cependant elle dut bien les rouvrir ses beaux 
yeux gris, grands comme des couronnes ! Et tout 
de suite elle regarda ce qu'elle ne voulait pas voir, 
la lampe du sanctuaire. 

Au m6me moment elle fut distraite par quelqu'un 
qui 6tait \k pieusement prostre et tout de suite 
Gisele sourit de surprise et de triomphe, le sou- 
rire de triomphe de la rus6e matoise qu'on ne pre- 
nait jamais sans vert. Lk-bas au pied de l'autel 
c'6tait L'Ami agenouill6e & Pattendre ! Elle £tait 
revenue avec le coup6, pas tranquille, mais sous 
pr&exte que cette petite promenade en voiture 
l'amusait. 

Et maintenant sure de surprendre quelque chose, 
inexprimablement inquire et intrigu6e, elle atten- 
dait et n'ayant rien de mieux k faire r6citait ses 
paten6tres. 

— Tu vois, je me suis confess^e, m^chante soup- 
Qonneuse... lui murmura la jet/ne fille iToreille, le 
plus naturellement du monde. 

L'Ami fut trop joyeuse pour observer son sou- 
rire ambigu, 

Au diner, a trois heures, comme de coutume, le 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES l5l 

comte annonga que dans la huitaine il partirait 
pour Hlinsko ; et tout k coup il fit : 

— Ah ! ton oncle Witerpski est venu ce ma- 
tin... 

Gisfele p&lit, mais soutint le regard paternel. Et 
cependant elle 6tait plus morte que vive. Et ce- 
pendant les yeux du comte n'exprirnaient rien 
d'anormal. 

— ... II se plaint de toi, tu ne lui fais plus de vi- 
site... II dit que tu es une ni&ce d6natur6e. Tu Yaa 
a peine reconnu Tautre jour k TAu-Garten et tu as 
eu le toupet de lui faire payer cinquante florins et 
vingt kreuzer une mauvaise assiette morave sur 
laquelle il est 6crit : * Lieben und nicht haben 
ist hdrter als Steingraben (1) ». 

Puis il 6clata de rire le comte, la trouvant bien 
bonne... ajoutant toutefois : 

— II t' attend demain toute la matinee, Foncle 
Witerpski ! 

(1) Aimer — et ne rien obtenir — c'est plus dur — 
qu'un tombeau de pierre. 



9* 



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IV 



Au moment ou, fraiche et vaporeuse comme unt 
bleuet dans une exquise et toute simple robe de 
cr6pe anglais, Gisfele d£j& debout allait sortir abso- 
Iument rassur^e de chez son oncle Stopanow- 
Witerpski, celui-ci 4 son tour se leva et,la baisant 
au front, lui prit les deux mains avec fermet6, les 
yeux sur les siens qui cillferent et fuirent inopi- 
n^ment. 

Gis61e comprit que ce post-scriptum inattendu, 
k une visite ou il n'avait 6t& offert que des bon- 
bons, une rose et deux doigts de c6drat, 6chang6 
que de gracieux et galants propos, et ou Toncle 
avait joud Tamoureux de sa ni6ce avec une pr£cio- 
sit6 surann£e du meilleur ton, allait en etre le 
moment capital, et amener le difficile point d61icat, 
le mysterieux sous-entendu qu'on effleure k peine 



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1 54 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

et qu'il faut comprendre k demi-mot, lire entre 
les lignes qu'inscrit sur les regards le battement 
des paupi&res. Done elle leva ses grands yeux 
ing(Snus quoique un peu troubles, ing6nus mais 
6veill6s, ses vastes yeux voluptueux de femme sure 
de ses moyens, sur le coquet vieillard a qui la 
certaine anxi6t6 de ce regard ferme par contrainte 
n'6chappait pourtant point. D£j& du reste le vieux 
beau savait & quoi s'en tenir et avait d6chiffr6 le 
d&sir des caresses et TappStit de l'&iigme sexuelle 
joints k une relative candeur des sens. 

— Rien heureusement ne s'est encore pass6, 
conclut-il en soi. 

De son c6t6, t6t rassur^e par unbon sourire, la 
d^licieuse comtesse comprit que, larrons en foire 
plus ou moins, — ne pouvait-elle d^noncer cer- 
tain nid de la cour Heiligenkreuz, — son oncle et 
elle 6taient de connivence ; et une folle grati- 
tude s'epanouit en son cceur pour ce vieux gentil- 
homme talon-rouge qui allait lui dire, mais avec 
la feinte de tout ignorer, ce pourquoi il Tavait 
appelSe : 

— Et ce petit coeur? sourit-il interrogeant des 
sourcils. 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 55 

— Oh! toujourslemfone, un oiseau qui s'envole 
vingt fois par jour dans tousles bosquets fleuris... 

Et pr6cipitamment, pour romp re les chiens : 

— Oh 1 les fleurs et les parfums, raon oncle, j'en 
raffole... 

— Pourvu qu'il en revienne intact, le petit 
cceur... Dans les bosquets les mieux fleuris et qui 
embaument, il y a de mdchants oiseaux de proie 
dont c'est la sp6cialit6 de plumer les gentils petits 
cceurs duvet^s de rose. 

— Vous en savez quelque chose, mon oncle... 
Eh bien ! mon cceur & moi reviendra toujours 
intact, m6me s'il rencontre P^pervier. 

— Oui, oui... ; c'est bel et bon k dire, mais tu 
verras : le jour viendra ou, pris, il sera bien pres 
d'etre plum6, roti et croque, et ce jour-li heureux 
celui qui retiendra Toisillon. Ah I filleUe, ce que je 
regrette d'etre ton oncle... 

Sur la sellette, Gisfele confuse de nouveau rou- 
gissait et baissait les yeux, les relevait interroga- 
teurs et suppliants, puis s'enervait. Le vieuxbeau, 
implacable & jouir de cette confusion poursui- 
vait : 

— Pour m'en consoler tu vas me faire une pro- 



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1 56 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

messe...; c'est que jamais tu n'oublieras, Iorsque 
tu tomberas amoureuse qu'au-dessous de seize 
quartiers de noblesse personne n'existe au monde.*. 
Pas plus qu'il n'est de cornes sous un diad^me, il 
n'est de d6ch6ance, — et il eut un rire gaillard, — 
Iorsque le pal est, comme k Venise sur le grand 
canal, armorie etcouronn6. Apres cela, amuse-toi 
si le cceur t'en dit, la jeunesse est faite pour 
Famour et l'amour pour la jeunesse. Et ces roses- 
1&, — il lui caressait les joues, — ne sont pas faites 
pour se faner de sitot. Heureux qui les aspirera, 
heureux qui les p&lira, trois fois heureux qui les 
cueillera. Mais attention ! Rappelle-toi ce que je 
viens de te dire ! Notre monde du reste compte 
assez de jolis jeunes gens et les uniformes autri- 
chiens sont les plus beaux du monde.., Mon 
Dieu, oui, avec les hongrois... car a un certain 
degrede noblesse la nationality n'existe qu'en sous- 
ordre ; on est noble avant tout... Et le commun, 
s'il existe pour nous autres hommes, ne saurait 
exister pour une accorte petite comtesse autri- 
chienne... A plus forte raison, moins que du 
peuple... 
Ale! La plaie venait d'etre touch^e net... Mais 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 107 

avec tant de dext6rit6 ! Gisfcle n'aurait su en vouloir 
au joli vieillard. Elle eut le sourire d'intelligence 
reconnaissante de rigueur. 

Le reste n'eat plus d'importance... Le facile et 
pea moral bonhomme n'avait-il pas dit l'essentiel, 
et sa cousine de ni&ce — ou ntece de cousine, — 
l'avait compris. 

— Et ton petit soupirant Cam6ral Moravitz?... 
II 6tait bien mignon l'autre jour k FAu-Garten... 
Mais c'est un enfant d'un autre Age que le n6tre. 
Toi aussi bien que moi, nous sommes du 
xrni e Steele, quoique tu aies la faiblesse d'aimer 
Wagner et un ou deux autres fesse-Matthieu... 
Or je t'ai toujours dit : « Prends garde, cV.st une 
maladie I » Mais le petit marquis ! On dirait que 
Wagner Pa tenu sur les fonds baptismaux, et qu'il 
a 6t6 baptist Parsifal au temple du Graal... Eh! 
eh !... un Parsifal qui a passe par leTheresianum... 
Mais to es trop jeune pour comprendre, toute 
d61ur6e que tu sois, petite. N'importe, encore un 
conseil : veux-tu 6tre libre tout k fait, ador6e d'un 
petit mari dont tu feras tout ce que tu voudras et 
le reste par surcrolt... 6pouse-Ie. 



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1 58 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

— Encore me marier, toujours me marier, vous 
avez tous cette marotte, racontait Gisile k L'Ami 
qui l'avait attendue, au sortir du salon lambrissg 
de blanc k baguettes d'argent 6raill6 et tournant 
au noir, avec meubles de soie rose dteint, — troupe 
la soie ici et li, — ou l'avait regue son aimable 
vaurien de vieil ami. 

Et int6ricurement elle se disait par comparaison 
avec d'autres proc6dds: 

— Gomme il doit etre ennuyeux I'oncle quand 
il se m6le de faire la cour ! 

L'aprfes-midi de ce mercredi 6 Juin 1894, — une 
date que jamais Gisele ne devait oublier, la der- 
nifere journ^e de son heureuse et insouciante vie de 
jeune fille, et la journ6e qui lui parut la plus 
longue de son existence, — une nouvellejonchfie de 
lys de la part de Zdenko arrivait encore. 

— 11 n'est pas varie! C'estbien beau ces grands 
lys, mais k la longue c'est assommant, d^daigna la 
jeune fille ; et cette fois elle donna la gerbe blanche 
embaum^e k sa camdriere. 

A 9 heures au repas du soir elle causa avec une 
extr6me volubility, demanda du champagne et en 



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LEURS LTS EX LEURS ROSES l5o, 

but deux doigts de trop, puis aus.sit6t se pretexta 
entet^a et fatiguee et se retira, preVenant L'Ami 
que le lendemain elle seleverait fort tard. La jour- 
n6e avait &t& d'une chaleur accablante ; on dtouffait 
en ville... Aussi le depart pour Hlinsko avait-il 
&i& irr^missiblement fix6 au lundi suivant. 

Unefois seuledans sa chambre avec la domes- 
tique par qui elle se faisait d6shabiller, Gisele 
deboucha un flacon de santal, le vida dans sa 
cuvette et s'y lava les mains ; il n'y avait plus 
maintenant de parfums assez violents pour elle... 
Elle s'essuyait que trfes pos6ment elle se prit a 
dire: 

— Mitzi... jesuis tr6s mecontente de toi depuis 
quelques semaines. 

— Ob ! Mademoiselle, si Ton peut dire... 

— Tu es par trop distraite aussi... Tu ne fais 
plus rien bien. A chaque instant on croirait que tu 
perds la tete ? 

— C'est que, en votre presence, Comtesse... qui 
ne perdrait pas la iete ? 

— Oui, oui... c'est bon. Nous connaissons cela. 
Tu es amou reuse ! 

— Oh!... 



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l6o LEURS LTS ET LEURS ROSES 

Mais la rougeur de la femme de chambre avouait. 

— Tu crois que je ne suis pas ton manage avec 
Fredi... Oh ! tu n'as nia t'en cacher, ni & lenier... 
Avoue franchement : je vous marierai et vans 
doterai, j'aime qu'on soit heureux autour de 
moi. 

La rou6e servante se jeta k genoux batsant les 
mains, la robe et les pieds de sa maitresse. II 
n'y avait jamais de flatterie trop grande pour 
GisSle... 

— Mais tu me serastouted6vou6e, n'est-ce pas? 
Eh bien ! 6coute : tu es la premiere k qui je vais 
confier mon secret : moi aussi je voudrais essayer 
de l'amour... Et je compte sur toi pour m'y aider. 

Et d'un ton tres sentimental, languissant, si bien, 
si bien jou6 : 

— Et que ceci ne t'6tonne pas : jeunes filles nous 
sommes toutes les m&mes, les plus pauvres comme 
les plus riches. Et quand notre coeurest pris, 
adieu tout le reste. J'ai rendez-vous ce soir avec 
mon fiance; tu vas me prater une de tes robes, 
tu diras a Mademoiselle et au Comte demain matin 
que je me suis enferm^e dans ma chambre a 
double tour. A l'instant, vers onze heures, jo 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES l6l 

fermerai et emporterai la clef, nous sortirons en- 
semble par la salle de baia etTescalier de service ; 
tu me donneras le bras comme si tu reconduisais 
une aniie qui serait venue te dire bonsoir ; tu pr6- 
viendras le portier d'ouvrir, le courant d'air lui 
soufflera salanterne. Pendant que tu causeras avec 
lui je m'en charge. Nous chuchoterons encore une 
ou deux minutes sur le pas de la porte, et je m'en 
irai. Demain matin : fais le guet vers 7 heures. Je 
monterai de nouveau par l'escalier de service, droit 
au bain d'ou je rentrerai dans ma chambre me 
coucher et j'ouvrirai quand il me plaira. Tu as 
aussi une clef de la chambre, tu veilleras k ce que 
cela reste ferme jusque-li, quoiqu'il arrive... mais 
il n'arrivera rien!.. Et tu sais ily a beaucoup d'ar- 
gent pour toi au bout de tout cela... mais tr&s en- 
tendu a condition qu'il n'arrive rien... Du reste 
s'il arrivait quelque chose papa te tuerait... 

— La Comtesse dort ? demanda I/Ami k la femme 
de chambre qui sortait de chez Gisfele. 

— Je ne sais pas... La Comtesse a ferm6 derriere 
moi la porte k double tour, de peur que je 
rentre trop matin. Elle a recommand6 qu'on ne 



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1 63 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

fasse pas trop de bruit demain avant dixheures. 

EtL'Ami fut k son tourse coucher. 

Demi-heure apr&s, Mitzi rentrait chez Gisfele qui 
avait d6ji endoss6 une robe de domestique, pass6 
uu chale sur ses 6paules, s'dtait affubl6e d'un ta- 
blier blanc, et coiffee d'un mauvais vieux chapeau 
sur lequel elle s'6tait assise avant de le mettre. 
Elle 6tait si mal fagott^e que Mitzi une seconde 
h^sitait k se commettre avec une amie de si peu 
d'apparence. 

— S'imagine-t-elle done qu'une femme de 
chambre comme il faut a cet air ? 

Et tout haut : 

— Le hasard favorise la Comtesse. Le porche 
est encore grand ouvert, Monsieur le Comte est 
sorti en voiture et le portier ne ferme pas avant 
que la voiture soit revenue. 

Comme e'est simple de se mal conduirc et 
comme cela finit par devenir amusant, pensa Gisele 
dans la palatiale Herrengasse completement d6- 
serte... Etre k pied dans la rue, seule, k pareille 
heure, comme e'est dr6le ! 

Elle arrGta un fiacre qui passait t 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES , 1 63 

— Gare du Nord, gare-Empereur Ferdinand. 
Le cocher la regardait avec m^Bance : 

— II faut payer tout de suite. 

Elle commit la sottise de ne pas demander le 
prix, et de ne pas marchander ; elle tendit le billet 
de cinq florins et, habitude prise, ne reclama pas 
sa monnaie. 

— Oh ! Si c'est ainsi... ! grommela a part lui le 
« fiacre » — comme on dit k Yienne de Phomme 
aussi bien que du v^hicule. — Q'avait et6 pour lui 
un trait de lumifere ! II comprenait de quoi il retour- 
nait ! 

Et comme k la gare la fugitive descendait, 
Thomme ouvrit c6r6monieusement la portiere, ri- 
canant : 

— Bon voyage, Durchlaucht. (1) 

De la gare k la colonne rostrale surmont^e de 
la statue de bronze de Famiral Tegetthof, il y 
avait h peine k revenir sur ses pas cinq-minutes ; 



(1) Durchlaucht. Intraduisible et neutre. Plus que Ex- 
cellence. Ne se dit gu£re qu'aux altesses de families r6- 
gnantes ou ayant regne. 



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I 64 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

de Tune on voit l'autre. Un train ^tait arrive ou 
parti : des voitures, des employes, quelques ombres 
circulaient. Gis&le n'eut point peur. C'6tait au reste 
une sensation qu'elle ignorait jusqu'a present, la 
peur, saufles jours d'orage.S'il tonnait elle courait 
se blottir dans son lit, t6te sous les oreillers. Sauf 
c ela: ct Jolie comme je suis il ne peut rien m'arri- 
ver », avait-elle decide, ce qui signifiait qu'elle ne 
redoutait pas la seule chose qui put lui arriver... 

Elle devina Sandor assis sur les degr6s du pifr- 
destal au point rouge de sa cigarette, et h&ta le 
pas. 

Elle s'abandonna, se roula dans ses bras. Avant 
de se direun seul mot, ils s'embrasserent... 6per- 
dument. Elle de toute son ardeur, de toute la 
force acquise par tant de risques et de telles har- 
diesses, et d'un tel desir enfin de toutes les ca- 
resses ; lui mieux a son aise, plus proche de chez 
lui et se sentant en plein air mieux son maitre. 
N'etait-elle point tout & fait descendue de son 
pedestal pour lui? Tout de suite la forte odeur du 
grossier tabac sur les I6vres de Sandor I'excita, la 
grisa. Elle lui arracha de la main sa cigarette, la 
porta a ses levres, aspira deux ou trois bouffees, et 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 65 

la jeta. Puis stance teaante, ici m6me, tout de 
suite elle lui demanda en propres termes de sa 
salive... beaucoup. Et litt^ralement il lui cracha 
dans la bouche en un fou baiser ; puis enlaces ils . 
s'en allferent a petits pas sous les raarronniers le 
long de la grande all^e du Prater, l'allee chic, d£- 
serte a peu pr6s 4 ces heures, tandis qu'a gauche 
le Prater populaire, peupl6 de rendez-vous, lourd 
d'effluves, plein de baraques, vit savie denuitdr6- 
latique, bonhomme et sensuelle. Tous les bruits au 
reste mouraient, Sur la grande all^e, les trois uni- 
ques cafes dteignaient leur^ lampions etleurs fan- 
fares. 

La chaleur etait encore ^touffante, une vraie nuit 
de germination, de fermentation, de rut et de tor- 
peur. La terre semblait suer de voluptd, et sous 
les arbres vaguaient comrae des courants de sen- 
teurs amoureuses, enervantes et pam^es. 

II faisait p^che. 

lis alldrent beaucoup plus loin... beaucoup plus 
loin... 

— Encore jamais tu n'as dormi sous les 6toiles 
ou sous les arbres, demanda le tsigane ? 



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l66 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

— Comme dans les contes de fee? Jamais!... 
Mais dis-moi, Fherbe, cela doit 6tre plein de 
bfetes... 

Cela ne le fit m6me pas sourire. Son orgueil 
s'exaltad' avoir conquis une princesse k qui les 
bestioles et Fherbe n'avaient pas servi de litiere. 

— Mes baisers t'empfecheront de les sentir, et 
puis tu vas dormir dans mes bras... si tu veux 
dormir. 

— Personne ne viendra nous troubler?... Les 
gendarmes... Tes frferes... 

— Personne. Mes frferes savent qu'il faut boire 
quand on est k la rivi&re. Et de nuit le Prater est 
k tous ceux qui ne sont riches que d'amour. 

— M'aimes-tu? 

— Comme tu m'aimes... 

Tr&s vaillante marcheuse ellene sentait nulle fa- 
tigue ; elle s'appuyait au reste bien fort sur le bras 
da jeune homme, et elle fut toute surprise de voir 
luir dejk dans les bouleaux, les trembles et tous les 
autres arbres palud^ens, k droite, le joli dtang au- 
pr£s duquel, de jour, elle avait passd sisouventen 
voiture. La dernifere fois un joli gargon s'y mirait 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 67 

assis sur un tas de gravier, tout triste. Et elle 
avait senti cette tristesse corresponds & ces 
obscurs desirs qui s'agitaient en elle... Elle avait 
eu un 61an de son 6tre vers lui, et lui tout k coup 
avait relev£ la t6te au passage de la voiture. Tant 
est fort l'appel du d6sir. Mais f&chd, vite il s'dtait 
repris a consid^rer son image. Pauvre diable ! La 
satisfaction de son d6sir ne descendrait jamais de 
caliche. Et & ce souvenir Gisile &reignit plus fu- 
rieusement le bras de Tamant qu'elle s'^tait donn6. 

A cet endroit pr6cis6ment, ils abandonn&rent la 
grand route et longferent le gravier de Tautre rive 
au bord de l'eau ; puis ils p6n6tr6rent dans les 
founds. 

Les grands troncs blancs se tordaient iperte de 
vue dans la nuit verddtre... Un peu de fraicheur; 
des odeurs de foug&res montaient du sol... Et sur 
Tesprit de Gisele flottait le chant d'amour de la 
Walkyrie... A quoi bon aller plus loin : 

— lei, veux-tu ? demanda-t-elle. 

Et comme il n'objectait rien elle enleva de ses 
£paules le ch&le, le plia en quatre, Nploya et T6- 
tendit h terre sur des toufies de tussilages... 



10 



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1 68 LEURS LTS ET LEURS fiOSES 



Pas ua souffle de vent, pas un bruissement de 
feuilles dans les bouleaux. II semblait que la 
for6t entiere aux ecoutes se taisait respect ueuse- 
ment. 

Depuis huit jours la chaleur 6tait si persistaute, 
et si accablante avait 6t€ cette derni&re journ^e que 
la couche v^gdtale n'&ait m6me pas humide ; ils 
s'assirent d'abord, mais elle s'affala aussit6t contre 
lui, tdte sur son epaule... 

II avait en route rallum6 une cigarette qu'il 
acheva...; pourtant il sentait fort bien 4 la chaleur 
et 4 l'emoi pressant des seins abattus sur sa poi- 
trine, des bras noues autour de sa taille, qu'elle 
6tait 14, a lui, toute palpitante,press6eet anxieuse... 
Mais il attendait cependant ; sa feinte indifference 
gonflee d'orgueil et 4 tout prendre de beaucoup 
d'einbarras... Quefaire, ou plut6t comment faire? 
D'instinct il comprenait qu'une fille de ce rang-14 
n'est pas 4 renverser et 4 besogner comme une 
maritorne de ferme derriere un fumier ou sur une 
meule de foin... 

Et cependant pourquoi non ? 

Et cependant elle lui fut reconnaissante de cette 
attente qui prolongeait et redoublait son 6moi. Ce 



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LEURS LTS ET LEUHS R05ES 1 69 

fut le seul instant po&ique de son audacieux ro- 
man. L'heure itait exquise : le bois si myst^rieux 
avec les hants futs argent^s des bouleaux grants 
d^ns les tulles ajour&s des lentes frondaisons q& et 
l&piqu£s d'6toiles... 

lis ne disaient plus un mot. 

Dans les broussailles comme dans les ramilles 
le silence 6tait absolu, unique. Mais les parfums 
continuaient k passer : des essences de lysines et 
de grandesfeuilles vertes,de mousses et d'herbes... 
et c'^tait parfois si violent ces parfums que c'^tait 
comme si le silence en eut 6t& trouble, comme si 
le silence eut cri£ de volupt6. 

Et elle-m6me, Gis&le, 4 elle seule n'odorait pas 
moios ses odeurs de jeune fille comme phospho- 
rescente d'amour et qui tout k l'heure sera femme, 
que les bouquets varies et exotiques des flacons 
rares et pernicieux de sa monomanie de parfums. 
Elle 6tait comme Fonibilic des senteurs de toute 
la for6t en chaleur. 

A un moment donnd, g6n6e par le haut col droit 
de Sandor, elle eut envie de lui baiser le cou. 

Silencieusement elle se d£gagea, enleva la cra- 



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I7O LEURS LYS ET LEURS ROSES 

vate du jeune homme, lui d^boutonna le col, mais 
voili que tout vint k la fois et il lui resta entre les 
mains la cravate, le faux-col, et uue sorte de 
plastron. Pour lors le giletdu tsigane, largement 
6chancr6 et taill6 tr&s bas, s'ouvrit sur la chair 
nue. II n'avait pas de chemise. Et une puissante 
et brulante odeur de m&le monta de cette dchan- 
crure sur une brune poitrine solide et moite. 

II eut un fauve sourire mais ne broncha pas. A 
elle, cela suffit pour soulever tout son sang, qui 
fermenta jusquedans les plus petits vaisseaux 4 fleur 
de peau ; elle s'abattit comme asphyxi^e sur le cou 
d6nud£, mais assez consciente encore pour que plut 
de ses lfrvres sur ce cou une myriade de petits bai- 
sers serr6s, serr£s, tandis que sa main fi^vreuse, 
tremblante, plongeait dans l'^chancrure du gilet 
qui se ddboutonna, glissait le long de la chair 
velout^e, chaude et adh6rente, s'irritait k la 
pointedure du pectoral, et enfin se perdit dans la 
pochecuisante, douillette et mouill^e de Taisselle... 
Elle la retira subitement comme effray^e de cette 
chaude humidity pubfere qui lui rappelait la taille 
maculae de sa robe de l'Au-Garten. 

Mais sa main ramenait le v6n6fice subtil et fort, 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES I7I 

le v£n6fice k la delicate toute-puissance de cette 
odeur Acre et douce. Elle la porta vivement k ses 
lfevres, k ses narines. C'6tait violent et exquis, une 
odeur comme elle n'en avait jamais senti, etcepen- 
dantelle reconnut comme y-m616e, Todeur exasp6- 
rante des grands lys, une a la fois maladive et 
dionysiaque odeur de sant£, de jeunesse, Todeur 
de la musique que tout Taprfes-midi dans la 
chaleur du jour Sandor avait sci6e sur son vio- 
loncelle. Et de cette olfaction elle fut comme 
une folle, une bacchante qui s'ignorait subitement 
r6veill6e ; elle fut la tigresse qui se rue k Tamour. 
Elle se (tegrafa non point, mais se d6chira le cor- 
sage, et elle en jaillit nuejusqu'i la ceinture... car 
elle aussi n' avait point de chemise, renversa San- 
dor violement, fut sur lui, et, faunesse enrag^e, lui 
mordant k la naissance de T6paule le cou k lui cou- 
per la carotide, ce fut elle qui, plus bas, attenta. 

II poussa une sorte de juron qui fut comme un 
rugissement, se d^gagea, se redressa, effrayant et 
formidable, lui serra des deux mains le cou k 
l'6trangler, jusqu'i ce qu'elle eut cess6 de mordre, 
la bacchante, la rejeta k terre k la fracasser, des 
deux mains acheva l'irr£missible d£gat de la 

10* 



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173 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

robe, et pantelant, r&lant, ob&isque qui s'6croule, 
priape qui choit, l'6crasa de sa chute sur elle et de 
sa victoire de male. 

A son tour elle poussa un cri effroyable, un cri 
de sauvagesse bless6e, mais cri de victoire encore 
plus k la hongroise que n'av&it 6t6 celui de son 
maitre; et aussit6t se mordant les Ifevres, refermant 
l'&reinte de ses bras crisp^s sur la saillie du bar- 
bare, elle se donna k lui de tous ses reins, de toutes 
ses moelles, renseign^e d'instinct, terocement ren- 
seign^e etapte... dents claquantes, orteils rigides. 

lis dormaient ; ils dormaient d'un sommeil de 
brute, le bestial et bruyant sommeil d'apr&s les 
dcrasants labeurs estivaux. Ils dormaient, rhabill£s 
tant bien que mal et routes tous deux dans le grand 
chAle sur les touffes de tussilages froiss6s. Une aube 
sale montait k Thorizon et envahissait un ciel 
blafard. . . 

La forit doucement se mit k bruire... Toutes les 
frondaisons 6veill6es frissonn&rent, les moindres 
ramilles se consultaient inquires... Et tout fut de 
nonveau silence, attente lourde, oppression, an- 
goisse. 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 173 

lis dormaient puissamment, comme des corps 
jeunes rendus k la primitive vie de nature et par- 
ticipant a la communion panth&ste de la matiere 
avec l'infini... Un petit oiseau qui peut fttre pres- 
sentait ce qui allait suivre, un simple moineau, 
s'envola d'une branche, effar6, Failure mal iveillie, 
Failure tomb^e du nid, battit de l'aile au-dessus 
d'eux, k la fois effarouchi de leur presence et 
inquiet pour eux, cberchant k les r£veiller. 

La for6t doucement se mit k bruire... et le 
froissis multiple des feuilles vertes et blapches se 
propagea k perte d'oui'e ; toutes les cimes des 
arbres se balancfcrent plaintives, s'apaisirent, se 
turent... Etde nouveau une grande angoisse r6gna 
dans la forfet. 

II faisait jour, un jour qui s'Stait lev£ sans 
aurore,un jourfan6, maussade, boueux... Le couple 
honteux dormait encore, informe. Celle qui avait 
6t6 la gracieuse comtesse Gis&le : une masse inerte 
entortiltee denippes... 

Le petit oiseau revint voleter... d£cid6ment 
effar6 de cette chose anormale qui \k souillait les 
verts parvis de la grande for&t dont les mille 
voix se rfrveillaient de plus en plus, mais oppres- 



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174 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

s£es, et alternant avec des silences pleins d'effroi. 

II faisait grand jour, mais un jour odieux sous 
un ciel tout bourrete de nuages gris qui couraient 
vite, en tous sens, et sur lesquels les frondaisons 
ajour^es semblaient tituber. 

Soudain Sandor ouvrit les yeux, b&illa, s'6tira... 
et sourit reconnaissant la r^confortante for&. Le 
moineau voletait au-dessus de lui... et letsigane 
le regarda un peu. Puis aussitot il secoua 
Gisfele. 

... Oh!... Oh!... La honte de ce r6veil! Qui 
jamais donnera id6e de cela ! L'enchantement de la 
foret nocturne, le mirage d'amour, le prestige 
louche et fascinant du p6ch6, Tinconnu de la chair, 
le myst6rieux appel k Facte indicible, la grandiose 
sauvagerie du rut primitif, tout cela : vains fan- 
t6mes dissip^s, leurres, et misferes profondes. Et 
maintenant plus que souillure, fange et mepris.., 
Des feuillesbroy^es, l'humidit^ gluante du sol dans 
le ch&le et les reins courbatus... Des hardes, des 
loques sur le malaise malpropre du corps... Et 
dans sa propre chair sentir Tardente purulence, 
Pirr6m&liable plaie aux lfevres desormais agit^es 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES I*]5 

de prurit pecheur, la plaie p^cheresse originelle 
emplie de l^cume du peche!... dugout, d^goiit, 
dugout!... Avoir 6t6 la Gisele bouton de rose et se 
r£veiller limace dans la bave du peche ! Etre 
femme, etre vieille, etre vou6e & la mort ! Etre 
indigne d' avoir des tils ! Etre la femme qui sent 
en elle d6\& la decomposition, la pourriture, la 
mort I Et 6prouver dans cette debacle de toutes 
les dignit^s charnelles son Ame aussi atteinte, 
contamin^e k tout jamais... Et pourquoi?... Pour 
si peu ! Les heures de la nuit, les baisers passes, 
quoi ? Un tel rien ! Et la fin, la fin de tout cela ! 
L'acte ehonte auquel tout cela avait abouti.., 
Quoi? un spasme, deux, trois, quatre, mAme plus 
peut-etre !... Est-ce que cela se comptait? Et 
pourtant si peu ! Et pour si peu avoir joue son 
bonheur, sa vie, sa tranquillity son avenir, ses 
r6ves, son Ame... Oh! les r&veils d'autrefois dans 
la chambre de jeune fille ou les fleurs sorties la 
veille lui etaient rapportees aussitdt les rideaux 
entreb&ilies. Oh ! comme elle le haissait mainte- 
nant ce metis hongrois, ce violoneux de perdi- 
tion qui lui etait apparu les jours precedents 
transfigure par Taveuglement de sa propre virgi- 



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I76 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

nit6 k elle, et l'infernal, le satanique prestige de 
sa musique asiate a lui... Et comme elle se 
haissait et se m^prisait bien davantage elle-mfeme ! 
Et si encore elle Tavait aim6, ce m&le, mais rien, 
rien ! Elle se Tavouait tout haut maintenant, ja- 
mais elle n'avait aim£ <?a, — <ja dont elle n'eut 
pas voulu pour laquais, — cette chair sans intelli- 
gence et sans &me, ce brutal gargon qui Tavait 
ramass^e comme une bonne fortune de plus de 
son vil metier! Femelle, gouge, chienne, elle 
s'itait vautr^e dans son propre.vomissement, sans 
m6me tout d'abord Texcuse du bestial instinct 
d£nue de raison, puisqu'elle avaitau contraire de 
toute sa raison d£voyde, de toute sa volontS per- 
vertie provoqu6 la nature en elle ! Oh ! ce quelle 
avait fait, mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! Et 
comment encore oser lever les yeux sur qui que 
ce fut d'honnfete, de limpide, de vierge! Oh! le 
petit Cameral ! Et de son cceur une clameur d'infini 
d£sespoir monta : « Sainte Vierge ! pourquoi 
m'avez-vous abandonn6e, pourquoi m'avez-vous 
livr^e 4 moi-m6me ! » Ah! Pavant-veille n'£tait-ce 
pas jusque dans une 6glise vouee k la Sainte- 
Vierge, qu'elle allait porter sa lubricity sa dissi- 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 177 

pation et sa folie ! En un Eclair de temps elle d6- 
testa toute sa vie passee ; eile en comprit la vanity, 
rigaominie ; elle ddtesta le stupide g&chage quelle 
avait fait de toutes ses faculty, de tout son £tre... 
Et son parti fut pris... Qu'importait maintenaat 
la honte, l'expiation, qu'on la montrat au doigt... 
Eh 1 oui, qu'importait ! Elle £tait une fille comme 
les autres, un peu plus coupable que les autres, 
voili tout, puisqu'elle avait davantage gaspill£ les 
dons de Dieu, et galvaud6 une vie qu'il eut 4t£ 
si facile de rendre bienfaisante et miritoire... Elle 
les avait entrevues de nuit au retour du bal ou de 
Fopera ces h&ves creatures comme v^tues de la 
d^froque des grandes dames, trainant leurs falbalas 
sur les trottoirs, prfttes k se refugier dans quelques 
Goldmannshof al'apparition de la police... Pouah ! 
Thorreur ! Elle se sentait desormais Tune d'entre 
elles. Eh bien ! que tout ie monde sut son dam, le 
lui crach&t au visage, peu importait I... 

Elle se souvint de son p&re, de L'Ami, encore 
et surtout de Zdenko... La gentille petite image de 
devotion qu'elle aurait eue k aimer la, k enfermer 
dans le livre de prteres de son imagination d'en- 
fant, k adorer au fond du sanctuaire de son petit 



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I78 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

cceur de premiere communiante ! Comme ils la 
m^priseraient tous, dfes qu'ils sauraient..., et ils 
sauraient, Zdenko, L'Ami, son pere... Comme elle 
se meprisait elle-m6me ! Elle avait le sentiment 
de n'oser point comparaitre devant elle-m6me. 
Elle se sentait souillde toute ! 

Ah ! non ! m6me cela, m6me Texpiation parl'hu- 
miliation, le m6pris public, la confession decorative, 
les m6dievales penitences qui sont encore des aven- 
tures, celane lui etait pas permis. Son ch&timent 
c'dtait Thypocrisie muette, le repliement sur elle- 
m6me en t6te a t6te avec Fodieux souvenir ; et ce 
qu'elle avait tant craint autrefois, la solitude avec 
sa pensde, en compagnie de ses remords, la cons- 
cience de tout le noir qui etait au fond d'elle, et de 
la mort moins pire que ce qu'elle avait fait. Et jus- 
qu'i cette mort lib^ratrice maintenant, cette tor- 
ture sans nom : se taire, se cacher afm que personne 
ne siit rien. Et d'abord rentrer au plus vite... 

Elle regarda P6tre de damnation, Todieux com- 
plice... 11 ne prenait aucune garde k elle et encore 
roulait une cigarette imperturbable... Etait-il 
assez laid,assez vulgaire, assez d6braill6, assez nul ! 
Et elle s'6tait roulde sur cette chair. 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 



— Quelle heure est-il ?... 

— Je ne sais pas... fai oublid lamontre... 
Elle ne comprit m6me plus de quelle montre il 

s'agissait. Elle ne leva m6me plus les yeux sur 
l'ex^crable individu... Creature d6grad£e, elle ne 
se sentait pourtant pas le droit de m^priser k 
l'6gal d'elie-mSme cette vile musculature bronzde 
k laquelle, ni plus ni moins qu'une cavale en 
chaleur, elle avait frottd k fleur de crin la fleur de 
sa chair rose ! 

M6priser !... Ah oui ! m6p riser, m^priser k 
sati6t£, mais se m^priser tout d'abord elle-m^me 
k foison, k Tinfini ! F6brilement, machinalement, 
elle se d6menait, se rajustait tant bien que mal ; 
elle 6tait faite d'une fagon 6pouvantable, froiss^e, 
tach6e, d6chir6e, en loques. On lui eut donn6 la 
charity. Elle secoua le chdle sur Tobscfeae litifere 
qui avait 6t6 le lit nuptial de sa concupiscence, sur 
la liti&re ou elle avait sacrifid le supreme d6lic&t 
p&ale de son 6tre k Tanimalit^ hideuse du plus 
immonde coit; elle s'entortilla dans ce ch&le 
comme une pauvresse. Elle chercha vainement 
son chapeau, dans le d6sarroi de tout son 6tre ne 
l'apercevant pas. Alors, pauvre gueuse elle releva 

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l80 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

un pan de ch&le sur sa I6te et en rabattit Tangle sur 
son visage ; et, en cheveux, ainsi qu'une servante 
ou une de ces filles de trottoir, dont la pens6e la 
harcelait, elle s'enfuit. 

Sandor indifferent, blase, la regarda partir... 
II connaissait la sati6l£ et l'^cceurement de ces in- 
verts... Mais pour lui cette fois une satisfaction 
d'orgueil restait de Tivresse k travers le confus 
6cceurement que son &me rudimentaire 6tait sus- 
ceptible de percevoir. 11 avait allum6 sa cigarette 
et maintenant remis au picotement de la nicotine, 
le roi n'dtait pas son cousin, et les deux mains 
dans ses poches, chapeau en ani6re a la crane, il 
sifflotait une frischka et humait le vent qui frat- 
chissait. 

Comrae unpeuivre la for^tondulait etbruissait, 
Et Gisfele courant en d^tresse le long de Tall^e, de 
la longue allde k perte de vue, — Dieu qu'elle 
etait longue cette all6e, — se sentait poursuivie 
par la grande voix grondeuse des arbres animus. 
Etait-ce bien la m^me chaussee sur laquelle tant 
de fois sa voiture avait roul6, tant de fois retenti 
le sabot de son cheval sous le flottement rythm6 
de son amazone? Quels reproches aujourd'hui 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES l8l 

sifflaient a son oreille les centenaires peupliers ar- 
gents ! 

Des nuages de poussiere s'6levaient de la route 
et l'aveuglaient ; mais elle cnurait plus vite. Mais 
quel gout acre elle avait cette poussifere ; comnie 
elle lui piquait la peau et les yeux, sa peau ou cou- 
rait le frisson nerveux, le cbaud-froid aigu de la 
fi6vre, ses yeux brulants et sees... Et quand la 
poussiere un moment s'abattait, elle distinguait 
tout la-bas, tout la-bas, an bout des sortes de 
rails de marronniers touffus, tout la-bas k deses- 
pdrer de jamais y arriver, Timperceptible trait 
blanc de la colonne Tegetthof et la ligne sinueuse 
du Wienerwald, a peu prfes telle, mais beau- 
coup plus bas a. Thorizon que du fatal Au-Garten 
d'ou ses premiers d^portements avaient pris leur 
essor. 

Et comme il 6tait sombrement grisle Wienerwald 
aujourd'hui ! Et derriere, qu'6tait-ce done d'hor- 
rible quiau ciel montait si noir,' tragique, sinistre, 
quelque orage comme elle n'en avait jamais vu... 
A quel cataclysme semblable a celui moral ou 
avait sombr6 son ame, la nature se prgparatt- 
elie? 



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l82 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

La for6t siffla lugubrement, rugit, se tordit, 
comme mise a la torture du viol, elle aussi, et une 
derntere fois la feuiltee retomba a un silence atroce. 

Et a ce silence, alors, alors Gis&le eut peurenQn, 
mais une peur etlroyable d'enfantsauvage, d'enfant 
de la nature aux premiers jours, qui a comme la 
bfetelapanique etle pressentiment des catastrophes 
qui vont venir. Elle bondit vers le salut, lk-bas, 
le mince trait blanc de la colonne rostrale ou sans 
doute des voitures, le tramway m6me... Elle se 
pr^cipita ver£ cette issue avec un 61an qu'aux 
chasses les plus mouvement^es elle ne s'6tait 
jamais connu. Elle dtait h6b6t6e de peur ; Penfer 
6tait a ses trousses, et Tenfer aussi venait au de- 
vant d'elle sous la forme livide de Inexplicable 
m6t£ore... Elle eut la nette perception quequelque 
chose d'horrible en proportion de ce qu'elle avait 
fait, que quelque chose de vengeur allait avoir 
lieu, et dont elle devait £tre la victime. Elle avait 
armd le courroux celeste ; le cri de ses pech&3 6tait 
monte au Trone du Trfes Haut, et la droite divine 
s'abattait sur elle. Elle se rappela les bibliques 
pluies de flammes qui tombferent sur les villes 
impudiques, les deluges qui submergferent toute 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 83 

la race humaine pour des forfaits que le sien lui 
parut 6galer. 

Oh ! cette interminable al!6e ! 

Elle courait encore, encore, galopant presque ; 
elle courait de toutes ses forces et pourtant elle ne 
se sentait pas de fatigue ; qu'est-ce done qui la 
soutenait... La peur, la hideuse peur, une peur 
paienne et tout & la fois une peur de vermisseau 
humain qui sait avoir offens6 son Dieu et Le sent 
k ses trousses.... Maintenant, elle 6taithors de la 
for6t mugissante, aux cent mille voix accusatrices: 
Elle ddpassa le troisifeme caf£, le second, sans 
m6me songer & s'y r6fugier...EUe allait 6tre sauv£e 
l&-bas seulement ou elle trouverait une voiture... 
Elle passa comme un trait devant le premier cate, 
echevel^e, le pan de son ch&le retombe. 

Oh ! la peur I la peur ! Elle se sentait mourir de 
cette peur de ce qui allait venif, et d'£puisement, 
d'essoufflement. Elle pensa un moment ise laisser 
choir dans la pousstere. Un sergent de ville la re- 
garda d'une fa^on Strange... Mfeme la temp6te im- 
minente n'expliquait pas une telle allure. Mais il 
£tait si bien iTabri sous les marronniers ducate... 
Ou peut-6tre la reconnut-il ? Alors de quoi se mdler ? 



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1 84 LEURS LTS ET LEUftS RD8BS 

EUe courait encore... encore... encore... Quel 
soulas ce serait pourtant que de se laisser choir, 
fermer les yeux et ne plus s'occuper de rien, 
mourir... routee, assomm^e dans le tourbillon, 
le quelque chose qui allait venir... 

Mais son p6re, mais L'Ami I... 

Folle, 6gar6e, aveugl6e, fendant les trombes de 
poussi£re, enfin, enfin elle passa sous le pont du 
chemin de fer et arriva au rond-point. 

Un signe k un fiacre... Fouiller ses poches... Elle 
cherche dans les plis, k droite, a gauche... recom- 
mence... encore... 

Dix kreuzer ! 

Elle se sentit perdue. Elle n'avait plus son porte- 
monnaie... Elle ne sedit pas qu'elle l'avait dgarg 
dans les plantes, 14-bas ; maintenant la taie etait 
tombge des yeux de son intelligence. Elle comprit 
que Sandor lui avait enlev£ son argent, l'avait 
vol6e une foisde plus... 

Dix kreuzer. . . qui trainaient au fond d'une poche I 
Dix kreuzer ! 

Une rafale terrible passa. La malheureuse fut de 
nouveau toute dans la poussigre... Elle entendit 
des clochettes. 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 85 

Ah! oui, la station du tramway... Dix kreuzer, 
c'£tait encore le salut! 

Elle s'£lanQa, bondit dans le premier tram qui 
partait, et tomba sur un banc, et se mit k sangloter. . . 
Personne ne se pr6occupa d'elle, chacun au ma- 
laise, k (Imminence de la catastrophe qui s'annon- 
<jait, car chacun pressentaitaussi que Vienne allait 
assister k quelque chose de formidable, k quelque 
chose qui de mdmoire d'homme ne s'6tait vu ! 
Alors comment prendre garde k une folle ! 

Sur la rue c*6tait la d^route ; tout le monde 
sembiait fuir ; fuir on ne savait quoi de terrible 
qui venait on ne savait d'ou. Les chevaux du 
tramway galopaient ; on brulait les stations. Les 
gens sautaient dans i'omnibus qui ne s*arr6tait 
plus. La Taborsirasse, le pont sur le bras du 
Danube furent bruits en quelques minutes... 
comme en express... 

On remontait le Ring. Devant la rouge caserne 
FranQois-Joseph aux grosses tours octogones h 
peu prfes invisibles, la place d'exercice, de pous- 
sifere, fumait jusqu'au ciel. Sur les trottoirs des gens 
galopaient maintenant leurs chapeaux, d'autres 
poursuivaient le leur ou Tabandonnaient... 



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l86 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

Tout & coup une branche cassa net sous les 
pas des chevaux, elle fut balay^e par les roues, 
cette branche, etle tram passa quand meme. 

Au m6me moment ilsembla que tous les arbres 
de la perspective disparaissaient comprim^s comme 
Sponges dont on exprime l'eau ; ilsgeignirent, litt6- 
ralement tordus, et se redress£rent en des attitudes 
et des plaintes d'une d&resse presque humaine. 

Coup de tonnerre formidable... encore un, 
deux ! trois ! Le v^hicule plein de monde, passait, 
chevaux 6pouvant6s, emportS au galop, devant 
TopSra. 

Autre coupde tonnerre... 

— Dieu me punit, c'est la fin, pensa Gisele. 
— Je vais 6tre foudroy^e. J'ai attir6 la foudre sur 
Vienne. Et d&s lors, elle ne fit plus que r£p£ter en 
parfaite contrition : J6sus pardonnez-moi ! Jesus 
pardonnez-moi ! 

Et plus rien d'humain ne la pr^occupait. II 
fallait mourir... 

Sur le passage du tram les arbres tiraient sur 
leur tronc comme sur leur dernifere corde ballons 
prfets k s'envoler... IAin se rompit et s'abattit 
tronc et tuteur sous les yeux de Gisfcle. 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 1 87 

Instinctivement elle comprit qu'il fallait des- 
cendre... Elle se jeta sur le pav6, toraba, se fit mal, 
sereleva boiteuse, et disparut sous les lourds pro- 
pyls de PEmpereur Franz, entre les trapues 
colonnes doriques devant le grand jardin de la 
Burg. C'6tait le plus court chemin pour rentrer 
chez elle... et accoutre comme elle Ntait... dans 
la panique de Touragan personne ne prendrait 
garde k elle. Dfes qu'elle avait 6t& k pied sur ces 
vastes espaces d6couverts du Ring, une pudeur 
avec la secousse de sa chute lui 6tait revenue, une 
pudeur et Tinstinct de preservation. 

Mais l'6pouvante la glaga lorsque de la colon- 
nade granitique elle diboucha sur le jardin, sur 
l'immense champ libre. 

Le ciel s'apprfctait k tuer ; le ciel n'6tait plus le 
ciel... ; c'6tait un plateau de pierre, une montagne 
qui allait s'£crouler, tout broyer, et des t^nfcbres 
tombaient avec lui, de lui, pouss^es par lui qui tom- 
bait aussi. 

Alors une terreur pire que toutes les pr6c6- 
dentes, une terreur cette fois toute physique de b6te 
traqu£e lui donna des ailes... La monstrueuse 
6treinte celeste penchait, chutait, noire, noire, a 

11* 



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1 88 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

toute seconde fantastiquement plus prAs... Ah! 
voili ! la pluie de feu allait tomber ! Sodome ! 
Gomorrhe !... Oh ! l'autre jour... la petite chapelle 
de la Sainte Vierge profan^e, les baisers, la luxure 
dans ie confessionnal !... Seigneur Jesus pardon! 
pitig! 

La nue d'apocalypse 6clata... Pauvre ver de 
terre, GisMe n'eut au reste le temps de se rendre 
compte de rien. 

C'6tait bien le ciel qui croulait, mais en eaux et 
cailloux, et non pas en feu. 

Une detonation & pulveriser Vienne, et subite- 
ment, k la fois, Tond6e, le deluge, toutes les cata- 
ractes du ciel rompues, et instantan&ment aussi la 
gr&le, des grelons comme des ceufs... Et un bruit 
de tonnerre immSdiat au zenith, de tonnerre plus 
fort que le tonnerre, de tonnerre et de mitraille, 
toutes les vitres de la Burg cass^es presque au m6me 
moment. 

— C'est le deluge ! pensa-t-elle. 

Elle mit ses bras sur sa t6te, mais la trombe 
Pemporta, elle tomba presque assommSe, sentant 
qu'elle saignaits dans un lac de boue ou grouil- 
lait la gr6le... 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 89 

Elle se r^jouit d'etre enfin morte et son cceur 
s'en alia dans un acte expiatoire de contrition der- 
nier. 

Au loin tout Vienne cr^pitait, sacqu£, massacr£ 
par le cyclone... 

Elle revint a elle couchtfe sur un mateias, plat 
et dur comme une galette, une compresse autour 
de la t6te dans un posteplein de soldats... 

Un bon gros visage d'officier pench6 sur elle, 
lui sourit... 

— Supersaxo... ! 

— Contesina, contesina, expliquez-moi... 

Au dehors le vacarme avait cess6... mais on en- 
tendait encore comme le bruit d'un fleuve, d'une 
inondation, et par-dessus, un 6gouttement d'eau 
dru et claquant. II faisait tr&s froid; la blessie 
gringait des dents. 

— Contesina, expliquez-moi... 

— Rien, rien... avant tout partir, rentrer vite... 

— Je n'ai pas os£ faire pr6venir chez vous... 

— GrAce k Dieu ! Oh ! que pas un mot de tout 
ceci ne vous 6chappe chez personne, personne en- 
tendez-vous... Adieu ! priez pourmoi... 



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I9O LEURS LYS ET LEURS ROSES 

— Mais un de mes soldats court aprfes une voi- 
ture... Vous ne pouvez sortir ainsi, vous ne pou- 
vez pas passer... De mimoire d'homme on n'a ja- 
mais rien vu de semblable 4 Vienne... 

D6j& Gisdle avait saut6 sur pieds..., et avec tout 
ce qui lui restait d'6nergie, un admirable cou- 
rage: 

— Non, non... surtoutpasde voiture... Ilfaudrait 
trop attendre, je me sauve... je me sauve.Ala 
garde de Dieu, puisque je ne suis pas d£j& morte... 
Vous saurez tout plus tard. 

Sur la porte seulement elle comprit... Une ving- 
taine de soldats... les gardes des propylSes qui s'6- 
taient lances h son secours et l'avaient ramass^e ! 
Elle surprit, et ce lui fut une honte cuisante, tous les 
regards qu'6chang6rent ces soldats ironiques,autant 
de coups depoignard pour elle... Mais une encore 
plus grande honte Tattendait ; elle descendit l'es- 
calier et s'enfuit de la porte monumentale a travers 
le jardin, salute par les quolibets d'une cinquan- 
taine devoyouset d'une centaine d'hommesarr<H6s 
k consid^rer une pdt6e de grelons de deux pieds 
d'6paisseur accumulee au d6bouch6 des entreco- 
lonnes... Une femme sortant du corps de garde 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES If) I 

et dans l'6tat ou etait Gis&le ! Jamais F esprit 
viennois n'avaiteu si belle occasion de s'exercer... 
et il ne s'en fit pas faute ! Ce fut le detail coraique 
de la catastrophe. 

Ce coup Facheva... Elle comprit qu'elle serait 
trahie et a cette apprehension lancinante reconnut 
qu'elle renaissait vraiment 4 la vie. Mais du coup 
elle retomba & son an^antissement, k Tannihila- 
tion de sa personnalit£...Et ce fut de nouveau un 
corps sans ame, comme une bSte bless^e rentrant 
se terrir, s'abattre au gite et y crever, qu'elle passa 
derri&re la grande statue equestre, traversa la 
place des Minorites et vint tomber inerte, de nou- 
veau 6vanouie, chevelure collie par le sang et 
l'eau, sous le porche du palais de la Herrengasse 
entre les mains du portier 6pouvant6. 

... C^tait si simple de se mal conduire. 



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L'Ami £tait lev£e quand la premiere detonation 
de 1'orage avait 6clat6. Et sa seule pens^e naturel- 
lement fut pour Gis&le dont elle connaissait la 
frayeur de la foudre. Les coups se succ6daient avec 
une rapidity terrible... C'6tait k croire k la fin du 
monde. Et la trombe de grftle s'abattit comme une 
mitraille, obstruant la rue d'un mur de blanches 
hallebardes, cassant a la fois deux, trois, puis dix, 
puis douze vitres, puis toutes, k toutes les facades 
expos&es, comme celles du palais Stopanow, k 
TOuest et au Nord. Les domestiques en h&te, mains 
couples par les ddbris et ruisselantes du deluge qui 
tombait avec la mitraille, s'^vertuaient a fermer 
les jalousies pour prot^ger rint^rieur des appar- 
tements. En bas la Herrengasse chang6een torrent 



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194 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

roulait deux pieds d'eau et de grfelons, et le va- 
carme assourdissait tout. 

Aussi 1'Arai frappait & grands coups de poing a 
la porte de sapupille.Boulevers6eelle-memepar le 
cataclysme, elle se dit cependant que Gis61e s'6tait 
blottie au fond de sa couche, t&te dans les oreillers 
selon sa coutume. Mais elle aurait voulu se mettre 
aussi elle-m6me entre la foudre etla jeune Glle... 
On 6prouve k ces moments de peur physique, ou la 
grande nature ddchainee reprend ses droits sur 
Fhomme jusqu'au fond des demeures ou il se croit 
inexpugnable, un fou besoin de serrer contre soi 
ceux que Ton aime ; on se sent aussi plus fort, 
fut-ce contre la tempete, fut-ce contre le ciel ! C'est 
moins mourir que de mourir avec ceux que Ton 
aime, tous ensemble. 

Mais le comte surgit en robe de chambre, ter- 
rorist 6galement, et lui aussi ne songeant qu'a 
sa fille. Et exasp6r£ de la resistance de cette porte 
ferm6e, en rageur et en nerveux qu'il 6tait, il y alia 
des pieds, des poings, de l'epaule et enfongatout. 

Gis6le n'6tait pas la, et le lit n'6tait pas d^fait. 
Par les vitres bris6es les gr61ons roulaient sur le 
tapis inond6... 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 95 

La femme de chambre pour dissimuler son af- 
folement, s'affola 4 se couper les mains et 4 tendre 
les persiennes... 

— Ou est ma Glle ? hurla le comte... Et tout 
de suite il s'en prit 4 L'Ami qui balbutia ce qu'elle 
savait, 4 la fois p6trifi6e par la presence du Maitre 
et rassur^e par celle d'un homme. 

Plus morte que vive la servante s'emmaillottait 
les mains sanglantes dans son tablier et s'efforgait 
de tomber en d^faillance... Mais la curiosity de ce 
qui se passerait Pemportait mdme sur le sentiment 
de sa responsabilit^ et son effroi. Tous trois 
du reste dans Tobscurit6 et le fracas ambiant 
s'effrayaient avant tout de Taccent terrorist de leur 
propre voix. 

— Que savez-vous, Mitzi ? demanda L'Ami, 
comme toujours [la plus raisonnable malgr6 son 
Amotion. 

— Ah! oui! dis tout, dis tout... ou je te jette 
dans la rue, malheureuse... 

— Mademoiselle a passe la nuit dehors... balbu- 
tia la pauvre fille plus morte que vive. 

— Achfcve, achfcve... hurlait le comte me- 
nagant... 



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I96 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

— Elle est all^e rejoindre son fianc6... 

L'Ami etle comte sentirent qu'ils n'osaientse re- 
garder : Zdenko ? pens6rent-ils tous deux. Impos- 
sible ! Pas une minute ils ne s'arr&tferent a cette 
id6e. Alors qui... ? 

Pas une minute non plus la reflexion de L'Ami 
ne s'arrfita au tsigane... C'^tait une vieille plai- 
santerie, d'un jour, d'une heure pas ra^me, d'un 
quart d'heure, qui se perdait dans la nuit des 
temps... Gisele avait dit tant d'autres folies depuis 
ce certain soir. On continua 4 interroger la do- 
mestique qui, pleurant et jurant ne rien savoir, 
finit tout de m6me par raconter, en suppliant in- 
g£nument qu'on n'emp&ch&t point Gis&le de cou- 
vrir d'or un aussi strict silence... le petit discours 
de la comtesse, le d^guisement, Invasion... 

11 venait de se faire comme un 6croulement 
dans Pesprit du comte... Sa fille & pied, a onze 
heures de la nuit, dans les rues, d6guis£e en 
servante ! Et cela & Vienne! Une fille de son 
rang ! II ne songeait plus au gargon qu'il aimait 
tant k retrouver en Gisfele. Et tous les details 
qu'onlui racontait lui prouvaient qu'il ne s'agissait 
pas mfeme d'un homme de quality, d'un presque 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 1 97 

cousin par le sang bleu avec qui sa fille s'6garait. 
Mais qui done alors, qui done...? Et il ne prit 
m£me pas garde que des serviteurs dans le demi 
jour, sur le pas de la porte, regardaient, 6cou- 
taient... 

Le tapage et la devastation avaient cessg... L'air 
cru 6tait silencieux, mais la rue bruissait du tor- 
rent granuleux qui s'y pressait et des goutt teres 
qui, des toits, des corniches, cascadaient avec un 
bruit de fontaine... Cependant les trottoirs 6mer- 
geaient petit h petit de l'inondation qui s'en allait 
en fleuve selon la pente de la rue. 

On rouvrit les jalousies, et les domestiques com~ 
mencaient d6ji k ramasser les eclats de verre, r6- 
parer les dggats... 

D'en bas un groom montait, quatre k quatre, 
par Tescalier de service. 

— ' Monsieur le comte, Mademoiselle, descendez 
vite... II est arrive un grand malheur, quelque- 
chose d'horrible : la comtesse est en bas. 

— Je la chasse, je la jette au ruisseau... clama 
subitement le pfere, outrage en tout son orgueil de 
caste, de race et de famille ! Et il fut transfigure ; 



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I98 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

il apparut tel qu'on ne l'avait jamais vu, qu'on 
ne se serait jamais dout6 qu'il put 6tre ! 

II ramassa ce qui lui tomba sous la main, une 
cravache pos6e sur un bahut dans le vestibule et. 
degringola le grand escalier monumental, suivi 
de L'Ami 6plor6e et cramponn^e d£sesp6r6ment a 
son bras. 

Mais en bas, toute safr6n&sie s'6tait d6ja calmee 
et il 6clata en gros sanglots d'ecolier en penitence 
k la vue de ce qu'on lui rapportait... Cela sa fille? 

— Gisfele, Gis6le ! ma GisMe, ma pauvre en- 
fant... 

Avec Paide de L'Ami, la voili transport^ dans 
sa chambre, d&shabill6e en moins de rien... Et 
alors, alors.., il fallut bien, — et nul besoin ne 
fut d'y regarder k deux fois, — il fallut bien cons- 
tater les immondes souillures que la pluie n'avait 
pas lav£es k l'int^rieur des v6tements d6tremp6s. 
Et toute cette d^froque visqueuse de domestique 
et de gueuse ruissela en tas de boue surle tapis... 
Or, k cause de la cam^riere, d'un tacite et com- 
mun accord k la vue de ce sang dans le linge, 
ils s'exclamerent, sur la grele qui avait ainsi 
meurtri la comtesse, tous deux k la fois, avant 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES I 99 

<T avoir m&me apergu la blessure de la t6te dans 
les cheveux colics... 

Mais & ce moment oii Gis&le 6tait nue et inerte, 
sur le lit oil on Pavait jet6e, iis blGmirent de fu- 
reur h s'apercevoir d'une presence £trang6re dans 
la chambre... Le comte bondit courrouc6, forcenS, 
de nouveau pr£t a frapper... tandis que L'Ami pr6- 
cipitait une couverture sur le corps livide, si gra- 
cieux et si attendrissant, froid et languide, un des 
jolis pieds encore pris dans Thumidit^ des v6te- 
ments en tas, et avec la femme de chambre l'en- 
fouissait sous les couvertures. Pr^cipitamment 
elles fermferent sur elles les courtines. 

Le comte se ruasurle t6moin inattendu... ; mais 
d6j& une voix d' enfant, une voix bris6e et sup- 
pliante venue d'une petite creature tomb^e 4 ge- 
noux, luidisait pleine de larmes... de larmes gr&ce 
auxquelles les yeux pouvaient n'avoir eu que 
T^blouissement de Tadorable, £burn6enne nuditd : 

— Mon pdre, mon pauvre phre... Je suis tout de 
suite venu... Je savais que Gis&le avait si peur de 
l'orage, je voulais de ses nouvelles imm^diate- 
ment... Et je suis arriv6 avant vous sous le 
porche !... Oh! mon Dieu ! ma pauvre petite 



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200 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

fiancee que lui a-t-on fait !... Mais pardonnez-lui, 
pardonnez-lui, comme je lui pardonne k elle le mal 
qu'on lui a fait et pardonnez-moi d'etre en- 
tr6... Mais agir autrement je n'ai pas pu. II me 
semble qu'elle est un peu mienne, et j'ai dans ma 
ditresse un fol espoir que dfes ce moment elle Test 
encore mieux... peut-fetre tout k fait. 

Le comte se sentit de nouveau fondre en larmes ; 
il releva et re^ut dans ses bras Fexquis enfant, le 
noble petit 6tre qui dfes aujourd'hui devenait son fils 
aprds avoir nagufere tant supply en vain, et qui 
demandait encore, encore... 

— Oh ! oui... oui... n'est-ce pas? avant de rien 
savoir... Oh ! dites-moi, dites-moi que vous me la 
donnez. Le reste je m'en charge... 

Et une expression tragique et Strange passait 
dans ses yeux troubles... 

Le lendemain vers dix heures, Zdenko, qui, 
prostrfi de navrement, avait sans fermer l'ceil veill6 
Gisfele toute la nuit avec L'Ami, — le comte pris 
de fifevre ayant du lui aussi s'aliter, absolument ma- 
lade des secousses de la pr6c6dente journ£e, — 
Zdenko avisa distraitement les journaux du matin 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 201 

et£s sur une table. II tomba par hasard sur le 
Wouveau Messager de Vienne, journal mal fam£, 
rivant on ne savait par quels stratag&mes, d£mo« 
:ratique, anticlerical, traitre et retors, qu'on accu- 
ait vaguement de tendances dangereuses sous des 
>rotestations loyalistcs, de secrfetes vis£es r^volu- 
ionnaires, socialistes, un journal tr6s ambigu de 
outes fagons, dont la creation toute r^cente sena- 
ilait ne pas devoir fournir une longue carri&re, et 
fui 6tait d£j& la b6te noire de Taristocratie. Le 
;omte cependant, moiti6 par esprit frondeur, 
noiti6 par r6elle curiosity, — on aime tant savoir 
e mal qui se dit de soi et la jalousie que Ton pro- 
r oque, — le lisait assez r£guliferement. Machinale- 
aent, et sans m^me avoir pris garde au titre, 
Idenko parcourait les colonnes rem plies de details 
tavrants sur le cataclysme de la veille, lisant sans 
ire. 

Des d6gats insens&s... Les vitres cass^es h la 
Jurg, aux Minist&res, & l'Ambassade d'ltalie, k 
>resque tous les Edifices publics... Oui... oui... II 
avait d6j& tout cela... Et puis qu'importait ! 

A la gare du Nord, la toiture en verre d^truite... 
Evaluation k plus d'un million le nombre des vitres 



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202 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

bris^es. . . Rues changees en riviferes. . . Un pied d'eau 
dans certains rez-de-chaussee... Des montagnes 
de gr&ons dans les cours et sur les places... Le 
marquis passa n£gligemment, continuant k lire k 
peu pr&s sans comprendre, rien que des yeux, 
toute sa pens^e meurtrie, an^antie par l'improba- 
ble, la folle et bouleversante aventure de cette ca- 
tastrophe qui lui donnait pour femme Gisfele, dans 
un 6tat ou nul ^utre au monde ne Taurait voulu 
ramasser. 

Sur la place des exercices de Simmering, deux 
batteries d'artillerie mises en d^route par une 
trombe de grftle. Des officiers et soldats dont les 
chevaux avaient pris peur jet6s k terre et grifeve- 
ment blesses... Sur la place Maximilien un regi- 
ment surpris par Touragan avait eu plusieurs 
hommes mis hors de service... 

Et un catalogue de malheureux, tu&s par des 
grelons £normes... D'autres gens, nombreux, Tes- 
tes paralyses de terreur... 

Bref un des orages les plus extraordinaires qu'on 
ait eu jamais k enregistrer... Quant k la v6g6ta- 
tion, hach6e, mise en capilotade... II n'y aurait 
plus &'6t& en ville et dans le Wienerwald. 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 203 

Enfm ceci, dix lignes, que Zdenko lut comme le 
reste, b6ant, sans y prendre garde : 

« Un Episode comique pour clore l'&ium&ration 
» de toutes ces series d'infortunes : une jeune fille 
» a 6t6 vue sortant dans un 6tat pitoyable da corps 
» de garde sous la porte 6rigee par FEmpereur Fran- 
» Qois Premier. Elle a et6 salute par les rires, les 
» quolibets et les applaudissements des assis- 
» tants... On afBrme cependant que la jeune fille 
» appartienti la plus haute aristocratie... Comment 
» se trouvait-elle 1&?... II y a lieu de croire que 
a Tofficier commandant le poste n'a pas du s'en- 
*> nuyer pendant le cataclysme... » 

... La formule : « on affirme que la jeune fille 
appartient a la plus haute aristocratie » fit tres- 
saillir Zdenko physiquement, — un malaise subit 
— sans que sa pens6e stup6faite eut encore &t& 
rappel^e des ablmes de la demi-inconscience et de 
la tristesse indtcible ou elle vaguait engouffree... 
Alors quelque chose d'un peu d£fini s'incisa au plus 
profond de son cceur pi6tind de honte ind^cise, 
prostrd de desolation et d'amour, et y greffa une 
aigue sur-souff ranee... 

II relut..., bute sur le paragraphe..., Spelant k 

12 



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304 LBUaS LT8 BT LEURS ROSES 

mi-voix... comme jadis au Gymnase lorsquil 
itait pench6 sur ces vilaines Equations inso- 
lubles... 

c ... — nVpas du-s'en-nu-yer-pen-dant... » 
Le petit marquis bondit et feuilleta d6sesp6re- 
meat les autres journaux... Naturellementle Nou- 
veau Messager de Vienne 6tait le seul 4 se per- 
mettre cette insigne mauvaise action. Mais cela 
suftisait. Zdenko avait compris : il n'eut pas 
l'ombre d'un doute : il s'agissait de Gisele. Et 
c 6tait le premier indice qu'on exit poui; en 6claircir 
les £nigmatiques de la veille. Et d£j& son esprit se 
perdait. Une femme dans un corps de garde 1 Et si 
pr£s de la Burg! On n'avait pas pos£uneseule 
question et il 6tait d6cid6 qu'on n'en poserait 
point ila jeune fille. Du reste n'6tait-elle pas en- 
tre la vie et la mort, et le mddecin ne donnait-il 
pas k entendre qu'il ddsesp^rait a peu prfcs de la 
sauver... Outre une pleur^sie probable, une grave 
lesion a lat6te,unpied foul6...et puisDieu sait quoi 
encore. ..des symptomes terriblement graves, peut- 
6tre des 16sions internes, une fifevre d^lirante etpour- 
tant muette, des complications encore mal dessi- 
n6es qui rendaient une guirison fort probl£matique. 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 3o5 

Mais maintenant Gisele aurait pu mourir en son 
absence que Zdenko n'eiit pas renonc£ k sortir... 
La veille c'&ait lui qui avait couru chercher aussi- 
tot le mSdecin de la famille, et il avait du le relan- 
cer de maisons en maisons jusqu'A, Mariahilf... 11 
avait done pass£,lui aussi, en voiture d£couverte, 
sous les Propyl6es de Francois Premier et avait 
m6me, il s'en souvenait tr&s bien, salu£ le lieu- 
tenant Supersaxo Ripalta qui commandait la 
garde. 

Par consequent TofQcier vis6 par le journal, 
c'&ait Supersaxo, cette brute qu'il n'avait pour- 
tant cru jusqu'ici qu'un simple imbecile... Rageu- 
sement Zdenko froissa la scandaleuse feuille et la 
jeta dans le feu de chemin£e qu'il avait fallu 
allumer en consequence du subit abaissement de 
temperature, et pr£vint L'Ami qu'il reviendrait 
« tout a Theure ». 

La veille il n'avait compris qu'une chose k 
r^pouvantable catastrophe : e'est que sa fiancee lui 
revenait profan£e et & demi assomm6e. Mais elle 
lui revenait... et il Tacceptait ainsi, comme il Peut 
accept£e.>. pire, s'il y avait eu un pire possible I 
Et bien plus : dans son horrible souffrance il l'ai- 



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206 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

mait comme jamais, ainsi meurtrie, se disant que 
d^sormais elle 6tait biea & lui, que personne ne la 
lui ravirait comme tant de fois il en avait eu la 
crainte, la presque certitude... 11 s'&ait dit en 
outre qu'i force de soins, d'amour, de patience, 
de resignation, quoi qu'il y eut k faire, il la guiri- 
rait, lasauverait au physique comme au moral, lui 
rendrait le bonheur et la paix de Tftme. Et il 
n'avait song6 4 rien d'autre... tant son cceur fon- 
dait d'amour, d£bordait de tendresse... tant ses 
bras, ses lfevres brulaient d'une ardeur d'&reindre 
tr&s doucement, de couvrir de baisers..., tant la 
g6n6rosit6 de son &me aimante et toujours rebut6e 
se r^jouissait, en sa peine et son inexprimable 6moi, 
d'avoir h pardonner, & faire oublier, & consoler... 
Et voici qu'aujourd'hui providentiellement il 
apprenaitle nom du coupable... ; et les horribles, 
les impossibles circonstances il ne les discuta m6me 
pas... La folle audace, la monstrueuse invraisem- 
blance de ce viol dans un corps de garde, sur le 
passage le plus fr£quent6 de Vienne, entre le Ring 
et Tint6rieur de la cit6, en face de la Burg enfin, 
dont le prestige imperial exclut, dans l'enceinte de 
ses jardins, toute pens6e m6me d'irr6v6rence, a plus 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 20*] 

forte raison de crime, il ne voulut mftme pas y 
arrAter davantage son esprit. La surprise, T6bahis- 
sement passes, plus aucune tergiversation. Agir. 
Toutes considerations, c'6tait du temps perdu... II 
accepta la fatality sans discuter plus qu'il n'eut 
discut6 avec le cataclysme de la veille... Mais 
toutes les vip&res de la jalousie et de la haine se 
tordaient dans son cceur... Car il se souvenait 
maintenant des perp&uelles assiduites de Su- 
persaxo auprfcs de Gisfele et des feroces railleries 
de cette dernifere... Et comme son opinion avait 
toujours 6t6 que le lieutenant malgrd ses gen- 
tillesses pour lui 6tait une bonne b6te, mais une 
b6te, et que en outre Zdenko 6prouvait, quoique 
autrichien, cette d6Qance frissonnante et irrai- 
sonnie de l'intellectuel en presence de n'iinporte 
quel soldat de profession, tout lui parut possible, 
tout. 11 ne chercha m£me pas k savoir en quoi 
consistait ce tout, cela ne pouvait pas 6tre plus 
effroyable que les suites dont il avait 6t6 t6moin. 
Quant au comment, il s'en souciait peu, il n'avait 
pas le temps d'y songer.., aujourd'hui du moins... 
Et m6me plus tard, qu'importait le comment ! 
Une seule personne pouvait le lui apprendre : 

12* 



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208 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

Gis&le ! Et il n'irait certaiaement pas le lui de- 
mander... 

Avail t tout venger Gisfele, se venger, venger ses 
rftves profanes... et train^s dans quelle fange, 
mon Dieu ! Et ensuite oublier, si possible, tout 
oublier ! Mais quoi done serait impossible k tant 
d amour ! 

En attendant, ou allait-il, le petit 6tre dont le 
destin venait ainsi de si rudement modifier le 
caractfere, tout d*exquisit6 et de suavity ; ou done 
courait-il, au grand trot de son fiacre, ainsi d6vor<5 
de haine, lui doux, lui bon? 

II savait, pour le lui avoir entendu dire, que le 
lieutenant Supersaxo ddjeunait entre onze heures et 
midi au restaurant Leidinger, prfes de T0p6ra, et il 
allait voir... 

II ne regarda pas deux fois k travers la grande 
glace. 

Comme il l'avait pens£ le colosse 6tait attabl6 
avec deux camarades et juste ment dans une encoi- 
gnure de fenfetre. 

Le petit Cam^ral Moravitz paya le fiacre et, affreu- 
sement p&le, le cceur comme dans un 6tau, entra... 
11 ne savait pourtant pas ce qu'il allait faire ; n'im- 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 20£ 

porte, il marchait les dents serines, droit & la table 
des officiers. Tel jadis David dut s'en aller k 
Goliath... Supersaxo le regardait venir, lui sou- 
riant de toute sa bonne face honn6te, le reconnais- 
sant... La maigreur d£solante et les yeux cern^s 
si sombres du petit Th^resianiste lui avaient 
tant fait pitie autrefois... 11 Tavait une fois em- 
brasse au front corame un grand fr6re un gosse..., 
ce que le petit marquis n'avait pas oubli6 : il 
en avait &16 si humilie ; cela avait tant diverti 
Gisfele. 

Ce sourire de bienvenue exasp^ra Zdenko qui 
hata le pas, marchant comme dans un cauchemar, 
efifrayant de pSleur plus que jamais, de fixite, fan- 
tomatiquement, automatiquement ; et tout le 
monde qui avait pris garde k son entrde soudain 
comprit que du drame survenait. 

L'enfant buta au bord de la table..., et s'arnHa 
comme une chose k m^canique mue par une im- 
pulsion trop faible etqui, devant un obstacle inex- 
pugnable, ne va pas plus loin, s'arr^te. 

Zdenko comprit Fimpossibilite absolue d'une 
explication ; il sentit au reste qu'il ne pouvait pas 



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210 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

prononcer une parole : s'il avait d6sserr6 les lfevres 
il eut exhale son Ame. Alors quoi? 

II vit luire dans la grande chope avec des Eclats 
de topaze, la bi&re dor6e de Schwechacht que 
buvait Supersaxo. 

Tremblant, mais trfes simplement, Zdenko prit 
le verre et en jeta le contenu au visage de 
Fofficier. 

L/aprfcs-midi de ce m6me jour, le comte voulut a 
toutes forces se lever et bien lui en prit, car aussi- 
t6t survinrent le vieux marquis de Cameral Mo- 
ravitz et la marquise, en grand deuil tous deux. 

C'etaient des gens d'apparence tr&s simple et 
d'autrefois, a chevai sur les pr£jug6s et les conve- 
nances. Mais il fallait se d£fier de Tastuce de la 
marquise, disait-on. lis avaient la mort dans 
r&me et eux aussi agissaient m6caniquement. 

Et Tentrevue aussi fut tr6s simple, quoique ce 
qui s'agit fut d'une grandeur 6pique. 

Officiellement, le marquis demanda la main de 
Gisfele pour Zdenko, — sans un commentaire. Et 
ce laconisme sombre disait assez que Phomme de 
ce laconisme £tait le passif porte-parole de son fils 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 211 

unique, & la volont6 duquel, quoique mineur, il 
fallait done obtemp6rer bon gv& mal gr6, en 
aveugle, comme h une fatality, sous la pression de 
Dieu sait quel myst&ieux et sombre ultimatum... 
Cet inqui&ant petit Zdenko soudain s'6tait r6veill6 
capable de tout. 

La marquise hautaine, pinc£e et les yeux baiss6s 
demeura bouche close, mais au regard interroga- 
tes du comte Stopanow qu'elle sentit plus qu'elle 
n£ le vit, aust&re et grave elle fit signe de la tfete 
qu'elle consentait. Lentement, durement. Le oui 
r£sign£ et ferme d'une mfere contrainte au malheur 
de son fils et qui d'avance ne pardonne pas k sa 
bra. 

Alors tout to, agitd de sentiments divers oil 
tout son orgueil sombrait, bafouS, fauchS, foul6 
aux pieds, le comte dit oui d'une inclination de 
t6te & son tour..., mais serrant bien fort dans les 
deux siennes les mains glac£es du marquis qui 
seules lui Staient tendues, peut-6tre plus en soli- 
darity de caste et par convenance, qu'en r£elle 
compassion. Et nul d'entre eux n'aurait pu dire 
lequel des trois se montrait le plus h6roi*que. 

Et ce fut tout. 



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312 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

Pas un mot de plus ne fut 6chang6 sauf ceci : 
que Zdenko £pouserait Gisfele k peine r£tablie, 
sans m6me attend re les deux ans qui le separaient 
de sa majority. Gela encore sans commentaire. 
Ainsi Tavait-il voulu, ainsi ses parents consen- 
taient. 

Les deux vieillards sortirent tout comme ils 
6taient entr6s, raides et tres dignes.il semblait 
qu'ils vinssent d'accomplir sans sympathie un tr&s 
penible devoir de condoldance. Rien de plus. Fls 
Uissaient le comte £croul£ de larmes sur un fau- 
teuil, et acceptant l'aumone de ce mariage avec 
la colfere, la reconnaissance forc6e et Tulc^ration de 
la complete ruine de toute sa superbe... 

Et pourtant hier encore les Cam&ral Tavaient-ils 
assez d6sir£e cette union !... Avait-il et6 assez cir- 
convenu autrefois, lui p&re, pr6ch6, objurgui, 
suppli6 par Tastucieuse marquise..., une Harmo- 
ny6s-Sziget, intrigante comme tous les Harmo- 
ny6s, ce qui neFemp^chaitpas d'avoiren certaines 
occasions la raideur de son fr&re le commandeur 
de Malte, qui passait pour Thomme le plus insup- 
portable de la Monarchic 

Et Gisele ! Comme elle avait &t6 arrogante jadis, 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 2l3 

malicieuse, intraitable dans toutes ses r£ponses 
d'alors a ceux qui allaient etre ses parents. 
Comme elle avait bien marqu& i la captieuse 
douairi&re son aversion ! Se faisant un jeu de 
toutes minutes de cribler d'^pigrammes, qui se 
colportaient, le marquis et sa Toison d'or, la mar- 
quise, ses ceuvres de charity et ses pretentions 
musicales devant lesquelles abdiquait jusqu'i son 
antis£mitisme, et surtout l'inaccessible comman- 
deur si grotesque et car&nie-prenant dans la pompe 
de son grand costume I... Helas ! h£las! pensait 
M. de Stopanow, qu'importait l'humiliation, si 
seulement Gis&le vivait, si seulement elle pouvait 
encore vivre, la malheureuse enfant ! 

Dans Ja soiree Texquis Zdenko apparut, toujours 
bl&me, mais illuming dun inexplicable bonheur, 
les yeux, ses pauvres tristes yeux bleu-adriatique 
remplis de tout le soleil dalmate. II resta one 
heure, s'excusa, et pour la premiere fois, avant 
de sortir mit un baiser sur le front de Gisfele en- 
dormie. 

Ii s'en fut, avec une 6chappee sur le paradis 
dans son coeur d&ja apaise, dans son coeur satis* 
fait de lui-m6me, dans son coeur h6roi'que... 



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2 1 4 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

L'Ami dont la pauvre cervelle faible semblait 
d^finitivement d&raqude, racontaplus tard qu'elle 
avait cru voir un archange. 

Le deuxifeme jour apres celui du cataclysme, 
Olai* Sandor r6veill6 trfes tot par un hasard fortuity 
s'en alia rdder d-marche veule, a pas lents, vers le 
fond du Prater saccag6. 11 6tait k peine quatre 
heures du matin, i'aube £tait sale et boueuse. 

Depuis la terrible nuit & la belie 6toile, plus du 
tout Fair victorieux, au contraire travail!^ par quel- 
que chose d'ind^fini qui ressemblait ide la mauvaise 
conscience, non pas, mais plutot a l'appr6hen- 
sion de quelque danger, il n'osait pas se montrer en 
ville, Olai' Sandor. Un vague instinct lui faisait 
pressentir Pimminence de quelque ennui. Sa bonne 
fortune avait &t& trop extraordinaire f et trop ra- 
pide ; ces choses-li m6me dans la vie d'un trigane 
n'arrivent pas impun6ment. Au reste Teffroyable 
orage de Favant-veille Pavait terrific lui aussi ; il 
avait garde de cette commotion furieuse, succ£dant 
si brusque & une nuit d^nervement et de volupt£, 
une sorte d'abrutissement animal ; il s'en allait 
par les sentiers gluants jonch6s de feuilles tu6es 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 2l5 

et de bois massacr£, tout craintif, l'oreille fr6mis- 

sante, redoutant quelque ptege, un peu corame un 

gibier traqug. II avait beaucoup plus peur de jour 

que de nuit, frissonnant aussitot qu'il voyait le 

moindre casque de gendarme poindre autour de la 

csarda. II avait au resteentoutes circonstances une 

crainte m£fiante de tousles uniformes.Ilne s'61oi- 

gnait k vrai dire de sou havre culinaire et sonore 

qu'afin d'6chapper aux plaisanteries de ses frferes, 

qui avaient remarqud son changement d'allure, et k 

leurs mauvais proc^dds, parce que tout k coup il 

ne rapportait plus d'argent. II se dirigeait exclusi- 

vement vers les coins les mieux deserts de la forftt, 

au deli de la ligne de Briinn, fuyant autant que les 

clairteres les bois de jeunes bouleaux tout blancs, oil 

il est moins facile de se d^rober, ou les v&tements 

sombres contrastent trop vivement. Quand l'or- 

chestre fonctionnait k son heure, le violoncelliste 

cherchait k se dissimuler du mieux qu'il pouvait 

derrtere son instrument, a se faire tout petit comme 

pour y entrer se fouir, et observait son public du 

fond de ses prunelles dormantes et traitresses avec 

une acuity une perspicacity de regard qui tenaient 

du lynx k Paffut. 

13 



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1 



a l6 LEUltS LTS ET LEURS ROSES 

Le Prater avait 6norm6ment souffert de la grele ; 
les arbres 6cim6s, fl£tris comme au debut de Pau- 
tomne,partout le ldng de leurs troncs montraient des 
plaies blanches et rouges, aubiers dechires, fibres 
douloureusement arrach^es ; les branches cassees 
avaient &t& ramass^es soigneusement en tas le long 
des sentiers par les voyers m6ticuleux,le pare 6tant 
imperial et royal. Des depressions de terrain etaient 
changes en £tangs, en mar6cages de boue laiteuse. 
Et les feuilles sfeches, les ramilles en charpie se- 
chaient sur les allies, r^pandant partout des sen- 
teurs de tisane et de fenaison. 

Sandor s'en allait trfes loin, tr&s loin, la ou il n'y 
a plus ni voyers ni policiers. II arrivait par les 
fourres au grand Danube, 6vitait k droite les grandes 
prairies du champ de course et les installations 
hippiques, et s'engageait k travers les gaures, les 
lits abandonn^s du vieux Danube, fermes par les 
digues de Fentreprise de la r£gularisation et de la 
canalisation. II y a \k des coins d&icieux ignores 
des Viennois, explores seulement en automne par 
les chasseurs de canards dont les huttes de fagots 
abandonnees sfechent dans les anses de gravier blanc 
au bord des mares reluisantes. Parfois Sandor fai- 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 21 "J 

sait lever des troupes de jeunes faons dont la faite 
^perdue le faisait tressaillir et dont il entendait 
bruire 16g6rement la galopade effyrouch^e sur les 
glaises 61astiques et les sables mouill^s. Le long du 
grand Danube un train de marchandise parfois 
passait lentement le long de la voie.de garage et de 
halage, et un brutal coup de sifflet interrompait su- 
bitement la houle de son coeur. Le sang donnait 
le tour, l'6cho du strident signal s'6teignait sous la 
futaie. Allons ! Rien encore pour cette fois. Au deli 
du vieux lit fluvial, le vagabond craintif se sen- 
tait pourtant un peu plus tranquille, les halliers 
6taient encore plus inextricables, et il ne rencon- 
trait jamais personne, plus memede rddeurs de son 
espfece et inquiets comme lui. Et c'6tait la s^curite 
presque totale jusqu'i l'extr6mit<3 du promontoire 
entre le canal et le fleuve m^me, la ou les petits 
bateaux du canal transbordentleurspassagers sans 
meme les descendre iUerre sur les grands steamers 
que glisse sur l'eau blonde jusqu'a Giurgevo et 
Sulina... Plus en avant il n'y avait plus que Pim- 
mense Danube r6gularis£ qui s'en allait avec len- 
teur k travers les Auen> les saulaies fantastiques 
vers les infinis hongrois pleins de mirages... Sandor 



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3l8 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

volontiers se fut mis k l'eau et confid au courant 
pour s'en aller li-bas les rejoindre, ces rustiques mi- 
rages de l&puszta... mainlenant que le plus inoui de 
tous ceux que la grande ville imp^riale pouvait lui 
, offrir venait de s'dclipser. 

Or, ce matin-l&, k uu moment donn6, Sandor qui 
s'en allait rejoindre les gaures k travers le fourre, 
de cette fagon louvoyeuse et muette qui semblait 
ne pas ddranger une broussaille, s'arrfeta pr6cau- 
tieux; il d^bouchait sur une all6e, g^neralement 
tr&s solitaire, mais ou ce matin, par un hasard peu 
rassurant, 6taient arr6t6es deux voitures ; et il vit 
un groupe d'hommes, dont trois officiers, se perdre 
avec des allures insolites, presque autant que les 
siennes, par un sentier lateral, dans laforGt et dans 
la direction par ou il comptait s'esquiver. Qui done 
pouvait avoir k se cacher, sinon afin de le sur- 
prendre ? 

Du coup il fut k terre, et ne bougea plus, 
epiant entre les ronces... Les hommes passferent 
en deux groupes : d'abord les trois officiers, silen- 
cieusement, parmi lesquels il reconnut immediate- 
ment k sa haute taille et k son uniforme le lieute- 
nant qui la seconde fois avait accompagn6 Gis&le k 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 31 9 

la csarda... Puis c'6taient, qui causaient k voix 
basse, deux autres messieurs v6tus de sombre dont 
Tun portait une valise et Fautre divers objets dans 
des etuis de cuir. 

Un homme averti en vaut deux, et Sandor 6tait 
sur ses gardes; cependant il se sentit un peu plus 
tranquille que ce fait anormal n'eut du le trouver, 
car il venait d'avoir Tinstinct qu'il ne s'agissait 
pas imm^diatement de lui, et d^sormais pouss£ par 
Tirr^sistible curiosite de sa primitive et Kline na- 
ture qui songeait sur le champ k tout observer, 
d'abord pour ne rien ignorer, ensuite pour la possi- 
bilit6 de tirer peut-6tre profit des circonstances, il 
suivit d'arbre en arbre les hommes a l'6trange 
allure... D'autant plus qu'eux aussi semblaient tenir 
plutdt k n'Stre pas non plus vus, — du moins 
Sandor se Timagina, — et qu'ils cherchaient de 
toute Evidence &gagnerles solitudes recuses dont 
il s'^tait fait un refuge. 

II y avait, h quelque distance d'une eau morte 
entour^e de roseaux et ombragtfe de grands arbres 
noueux et pench&s, — elle aussi un vieux bras k 
demi dess6ch6 du proche Danube, — et quiformait 



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320 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

la limite du Prater ouvert aux promeneurs, un 
coin de prairie, enclavd dans la forfet d'6normes 
peupliers argent^s et de bouleaux seculaires, une 
vraieforfetduNord. L'accfes de cette prairie 6tait & 
peu pres ferme par de magnifiques bouquets de 
sureaux et deux ou trois aubepins qui atteignaient 
la proportion de v£ritables arbres. Cette clairi&re 
semblait le but de la mysterieuse promenade. II 
fut d&s lors trfes facile au tsigane tout a fait int6ress6 
et distrait de ses peureuses occupations de ramper 
jusque li et de se tapir aux ecoutes derriere les 
buissons. 

11 vit alors que dans la prairie deux autres 
groupes de jeunes gens attendaient : encore trois, 
dont Tun tout petit, tout jeune, tout pale, puis 
deux qui avaient pos6 sur le gazon du bagage de 
m6me nature que celui qu'apportaient les premiers ; 
seulement il y avait en outre des manteaux d&ja 
Stales, des linges, de la charpie pr£par£s ; des 
trousses 6taient ouvertes, des fioles groupees soi- 
gneusement, tout un petit d^sordre chirurgico- 
medical et dl6gant, trfes 6nigmatique pour un vio- 
loneux tsigane. 

Alors ce furent entre tous ces hommes des sa- 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 251 

luts graves, une confrontation de timoins, un bref 
colloque, dont Sandor suivit sans rien comprendre 
les rares gestes et les sob res attitudes... On mesura 
des distances... L'herbe foulee gardait les em- 
preintes des pas dans Phumidit6 grise et matinale. 
Tout ce monde avait 1'air de tramer des choses 
savantes et sinistres. Au reste on agissait vite, d'une 
manifere presque arithm£tique, tout cela semblait 
presque r£gl6 d'avance ; les pourparlers avaient un 
caractere de simple formality... De bons 6coliers 
d^montraient un th^or&me. Le tsigane s'y connaia- 
sait juste assez pour se convaincre que c'6taient \k 
gens de trts belles manures. II comprenait qu'il 
y avait li quelque chose de neuf & acqugrir : il 
devina par deli la politesse et la courtoisie, la cor- 
rection et r^solut, en homme qui ne doute de rien, 
de s'y 6tudier... Et il se rappela ces pioupious de 
village qui revenaient des casernes citadines avec 
des affectations d'officier. Au bout d'un instant 
on parut s'6tre accords et & deux points d6termin6s 
on pla^a, avec de dernieres recommandations, le 
grand ofticier serr6, boudine dans son uniforme 
bleu, puis le petit jeune homme qui paraissait 
beaucoup plus vieux que son age, si mince quoique 



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a a a leurs lts et leurs roses 

tout k son aise dans sa redingote et qui, sur le fond 
des arbres palud£ens verts et gris, apparut comme 
uu simple trait noir, flexible etfluet, d'une fermet^, 
d'une assurance de baguette d'^bfcne avec un point 
d'ivoire en place de t6te. 

Et voici que mainteuaotles messieurs compasses 
et graves infiniment plus, maisplus 616gants aussi 
que des croque-morts, sortaient des boites myst6- 
rieuses et cossues des armes de pr6cision, savantes, 
luisantes, polies, qui elles aussi sentaient la chi- 
rurgie et les mathdmatiques et qui allum6rent un 
rayon moitie de convoitise, moiti6 de defiance dans 
les yeux de Sandor. . . ces yeux aigus, nets et traitres 
comme elles, comme elles luisants et fourbis, sous 
les larges paupiferes velout^es. 

De curiosity le tsiganeau ne tenait plus en place. 
Toute son apprehension premiere s'6tait dissipee. II 
avait fini,presque sans s'en apercevoir par se jucher 
dans les branches d'un gros sureau k peu pr&s a 
moiti6 chemin des deux champions et trfes k l'6cart # 
Done aucun danger pour lui..., car il comptait 
bien sur Tadresse des tireurs... Etii avait encore 
assez de flair pour se convaincre tout de suite qu'il 
ne s'agissait pas d'une plaisanterie et que la chose 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 2 23 

<5tait aussi grave que possible. Mais & ce spectacle 
impr^vu, neuf et si stranger, pas la moindre Amo- 
tion n'agitait son coeur tranquille d'enfant sau- 
vage,.. Que lui importaient ces deux civilises qui 
se tuaient pour le plaisir... 

Et voici quedoucement lafor6t se mit & bruire... 
Toutes les frondaisons dveill^es frissonnferent, 
les moindres ramilles se consultaient inqui&tes... 

Et lout fut de nouveau silence, oppression, an- 
goisse... 

De gros nuages gris tamponnaient le ciel au 
dessus de la clairtere, mais sombrement, lourde- 
ment, implacablement immobiles. 

Un petit oiseau qui passa affar6, un voletis mal 
£veilld, un voletis tombd du nid, un moment 
trilla de l'aile dans l'espace, puis se sauva corame 
de la m6chancet6 des hommes et de la noirceur de 
leurs actes. 

... Sandor tressaillit, surpris, le suivit des 
yeux. Ce simple moineau qui s'agitait comme un 
peu 6gar6, comme k moiti6 ivre ainsi qu'une 
chauve-souris, lui rappelait quelque chose... lui 
en rappelait un autre... Ou done avait-il vu 

13* 



f 



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224 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

un semblable oiselet, semblablement voleter ? 

Et tout k coup il associa Tid^e de GisMe a celle 
de ces deux hommes qui se battaient. Ce fut 
comme si une secousse 6lectrique le traversait. 
Et comment cela se fit — il ? Mais contrairement k 
toute vraisemblance, malgr6 cette soudaine intui- 
tion, il eut encore davantage la nette prescience 
de son absolue s6curit6 : Si ceux-li s'entretuaient 
pourquoi lui ferait-on du mal k lui? 

D&s lors il ne songea plus k se cacher et, sans 
bruit toutefois, se montra... comme s'il avait tou- 
jours 6te Ik et qu'on ne Feut point apergu.,. II lui 
semblait confus6ment qu'il avait le droit d'etre pre- 
sent, et qu'il avait payi sa part du spectacle. 

La forfit de nouveau bruissait plaintive, les pe- 
tites feuilles grelottaient d'angoisse... Les fils 
blancs des bouleaux arbustes se convulsaieut 
comme des nerfs, et lesgros yeux noirs des noeuds 
au tronc des dnormes peupliers argent6s, brants, 
effar£s, regardaient. 

Un commandement sec. Deux coups de feu 
presque simultan^s... 

Le premier parti fut celui de Pofficier, qui brus- 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 225 

quement, genereusement, avait tird en Fair, mais 
qui s'dtait aussitot abaltu sous la fum6e de son 
arme, atteint en pleine poitrine par le coup direct, 
implacable, volontaire du petit f6tu de jeune 
homme noir, lequel avait vis6 tres droit, et n'avait 
pas tremble. 

Pas plus qu'il ne sourcillait maintenant. 

II jetait Farme a terre et trfcs simplement, ra- 
massant un linge au plus proche, s'essuyait les 
mains. 



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VI 



Ce m6me matin vers neuf heures Zdenko rentra 
au palais de la Herrengasse et souriant k L'Ami 
toujours installs au chevetdela malade, il s'assit 
aupres d'elle : 

— Cettefois, j'ai r6gl6 toutes mes affaires etje 
ne m'en vais pas d'ici que GisMe ne soit hors de 
danger. 

La petite comtesse faisait peine k voir, maigre, 
tir6e, jaune, ravag£e, meconnaissable : dans une 
atmosph6re d'h6pitai et de parfums ph6niqu6s, de 
chapelle, de boudoir et de morgue, tout le con- 
traire de la Gisfele bouton de rose et papillon 
d'ily avait huit jours... Elle avait ouvert des yeux 
douloureusement effar6s, k deux ou trois reprises, 
mais les avait aussit6t refermds, ne voulant recon- 
naitre personne, lire dans les yeux de personne 



y 



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228 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

sa honte, cherchant a se rdfugier encore un peu 
dans le non-6tre dont elle sortait malgre elle. Elle 
n'avait pas prof6r£ une syllabe, pas une plainte, 
pas un g^missement. II y avait sur sa face, m6me 
pendant sonsommeil, une sorte de contraction des 
maxillaires qui trahissait Fid6e fixe du silence 
Tobstin6 vouloir de se briser les dents les unes aux 
autres plut6t que de laisser dchapper meme en 
rfeve un seul mot, une seule interjection, fut-ce de 
sou (Trance. 

Et quand malgr£ ses paupieres closes, elle etait 
4veill6e, alors seulement la douloureuse contrac- 
tion disparaissait de sa face agonisante. Mais ses 
yeux prenaient une telle expression d'horreur et 
d'angoisse que Ton pouvait h&siter k la croire 
lucide. 

Et c'6tait une si terrible chose que ce mutisme 
crisp£ dans le sommeil, et que cet acharnement 
dans la veille 4 ne plus rien voir, comme si par 
cette nuit volontaire qu'elle faisait en elle-meme, 
elle s'imaginait invisible aux autres, comme si 
elle redescendait 4 un degr6 interieur d'existence, 4 
la vie sourde de la matifere ; c'6tait une si terrible 
chose, que parfois L'Ami d&ournait les yeux pres- 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 229 

que effrayie, ne retrouvant plus rien de sa Gisele, 
en ce masque convuls6 et tragique de damn£e par 
le silence et la nuit* de damnde 4 qui ne reste pas 
m6me la lugubre consolation d'un reproche 4 
adresser 4 quelqu'un ! 

Oh! oui... 6tre une chose ! ne plus sentir rien 
de prdcis, ne plus rien vouloir, ne plus rien sou- 
haiter, etre indifferent a tout et a tons, s'en aller 
comme s'en va le sel dans 1'eau et Peau dansle sol, 
couler tout doucement dans le n6ant du non-6tre ! 
Comme c'eut 6t£ bon!...Et comme elle esp^rait 
bien, Gisfele, que la maladie accomplirait son ceuvre, 
complete, inexorable... et quelle s'en irait de cette 
terre ou un cataclysme avait 6t6 Pecho de son 
pech6, oule ciel m&me s'6tait paroxysd de rage 
pour la briser, en punition de ce qu'elle avait trop 
voulu jouir de sa vie, de sa beauts, de sa jeu- 
nesse. 

Elle n'etait plus belle ; elle n'etait plus jeune ; 
elle n'avait plus rien 4 offrir a Pamour si Pamour 
passait et elle le savait pourtant 4 son chevet. 
Alors, non, elle ne souhaitait plus rien. Puisque 
meme sa iolie chair ador^e maintenant lui r6pu- 
guait 4 Pegal d'une chose f£tide... Oh! ces par- 



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a3o 



LEURS LYS ET LEURS ROSES 



fums (Tautrefois dans cette nausSabonde atmos- 
phere de clinique ! 

L'Ami dores et A6jk laissa de longues heures 
Zdenko au chevet de la pauvre fille... et ces 
heures-14 dtaient les plus p&iibles pour Gis61e. 
Lorsgue, 6veill6e, elle cherchait vainement a davan- 
tage s'enfoncer dans son parti-pris de t&n&bres et 
de silence, elle dtait involontairement, et malgr6 
elle, ramen^e k la vie par la force de ce jeune 
amour. Elle sentait trop intense planer sur elle 
la sollicitude aimante du petit marquis, qu'elle 
savaitli commeon sait les choses dans les reves... 
sans s'expliquer leur pourquoi. 

Zdenko parfois s'agenouillait au pied de son lit, 
le front appuy£ sur la main b nil ante de la malade, 
et lui aussi cherchait k oublier, 4 s'anesth£sier, a 
enlinceuler dans la mort tout ce qui dtait vraiment 
mort ; il cherchait le silence et le deuil, lui aussi. .,, 
lui qui avait tu6. Et il priait, il priait de tout son 
cceur..., lui qui avait tu6. 

Et pourtant apr&s les derni&res secousses de ces 
derni&res heures, l'assoupissementddsir^ descendait 
en lui k son appel continu, si berceur, si caressant 
dans le mystere clos et confortable de cette chambre 



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1<EURS LYS ET LEURS ROSES 23 1 

de malade, ou respirait si doucement la pauvre 
bien-aim£e qui demain pouvait 6tre morte. Et il 
ne se lassait ni de contempler son visage, ni de 
baiser ses mains. Elle 6tait k lui, bien & lui, par 
droit de pardon, par droit de conqu6te... Plus per- 
sonne ne la lui arracherait. Et c'6tait une sorte de 
bien-6tre pourtant que de penser cela... II y avait 
une semaine, rien de cela ne lui semblait seulement 
possible. Et maintenant le rfrsre, l'intangible r6ve 
de p6n£trer dans cette cbambre 6tait m6me r6alis6. . . 
Telle ainsi passa dans le silence, le recueillement 
et la p&iombre, cette froide journ^e qui avait eu 
pour aurore une tache de sang... Au dehors il 
s'dtait mis & pleuvoir, une pluie indiscontinue 
comme si le ciel pleurait tout ce qu'il s'etait 
commis de forfaits ces derniers jours sur ce coin 
de terre autrichienne. 

Le comte 6tait absent, et Zdenko ne s'aper^ut 
point de cette absence inexplicable dont L'Ami 
seule fut 6tonn6e. 

Au moment m&me ou le marquis 6tait rentr6 
dans la chambre de Gisfcle, on avait & l'6tage au- 
dessus annoncS au comte, qui arpentait fidvreux 



/ 



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232 



LEURS LYS ET LEURS B06ES 



son appartement, la visite de son joaillier, un des 
orfevres et des lapidaires les plus c&febres de 
Vienne, un juif fin comme l'ambre et muet comme 
un confesseur. Depuis de longues annees il 6tait 
dans le secret des moindres prodigalites de la 
main gauche du comte Stopanow. 11 s'agissait 
d'une affaire urgente ; et Finsi stance que mit le 
commerQant 6tait si Strange, alors qu'on lui disait 
l'enfant de la maison en peril de mort, et que 
d'un sourire renseign6 il indiquait la n£cessit6 de 
passer outre toute consideration, que le comte 
bourru et rageur se d6cida pourtant a le laisser 
introduire. 

Le bijoutier ne broncha pas devant l'accueil 
hautain et plus que m£content du maitre de c£ans 
qui restait debout. Sans m&me saluer, ni s'excuser, 
lui s'assit avec Paplomb d'un de sa race lorsqu'il se 
sent n^cessaire et certain de l'impunit6, en m&me 
temps qu'avec Taisance d'un homme du monde 
siir de lui-m6me. Du reste il avait d6ji pos6 sur le 
bureau du comte un objet brillant : 

— Voila ! Bt-il. 

Et un sourire de satisfaction erra sur sa face 
fut6e. Evidemment le geste 6tait p£remptoire. Car 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 233 

c'etait la bague k l'opale de GisMe..., une bague 
qu'ily avait un an k peine, le comte avait achet6e 
pour un anniversaire de sa fille, chez ce m6me 
bijoutier. 

Le malheureux la reconnut immediatement. 
Soudain sa colore tomba. II redevint tr&s pale et 
son expression une minute fut d6chirante : il eut 
un regard suppliant que comprit trop bien son in- 
terlocuteur r^verencieux a Texc&s et pourtant si 
satisfait de lui-m6me que sa r6v6rence touchait a 
l'ironie. 

— Oh ! je n'ai donn6 T^veil k personne, ne 
craignez rien, monsieur le comte. Ces sortes 
d'affaires sont trop delicates,n'est-ce pas, pour &tre 
brusqu^es par la police avant que Ton sache sur 
qui en tomberont les consequences...! Je suis un 
homme de confiance, n'est-ce pas, et vous savez 
que toute Taristocratie de Transleithanie et de 
Cisleithanie et mSme une partie de la noblesse 
allemande et de la noblesse russe... Hum ! hum... ! 
Effectivement. Done tout a Fheure un grand 
gaillard d'assez mauvaise mine, un homme d'une 
trentaine d'ann^es, tout noir et bronz6, vMu comme 
un vrai tsigane lorsqu'ils essaient de faire les 



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2 34 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

messieurs, s'arr&tait k la devanture de ma bou- 
tique, dont un de mes employes venait de relever 
les rideaux de fer. C'est tout k fait par hasard 
quej'6tais descendu d'aussi bonne heure... Je ne 
sais pourquoi, la fa<jon dont cet individu regar- 
dait les bijoux en montre me parut suspecte ; 
tout en continuant mon ouvrage, je le surveillais 
du coin de l'ceil et je le vis tirer de sa poche 
Topale que voici, la plus belle, vous vous en sou- 
venez, monsieur le comte, qui m'eut jamais passS 
par les mains. Aussi de ma vie je ne Teusse 
oubli^e. Votre Excellence au reste sait ce que 
vaut la pierre et avec quel soin elle a 6t6 montde. 
L'homme la comparait k deux autres petites opales 
qui 6taient exposes et cherchait k en d^chiffrer le 
prix.Trfes simplement, tout gentimentj'entr'ouvris 
ma porte comme un bon bourgeois qui prend le 
frais au seuil de son magasin... L'homme parut 
inquiet, mais ne dissimula point le bijou... Alors 
m'adressant k lui en hongrois pour le mettre tout 
k fait k son aise : Oh ! la belle chose que vous 
avez Ik ! — Lui se rassure : « Si je pouvais seule- 
ment la vendre ; mais je ne sais ou il faut s'adres- 
ser. — Entrez done... Vendre cela ! C'est superbe, 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 235 

savez-vous ; et je sais en ville un grand seigneur 
aifaateur de cette seule espfece de pierre qui vous 
prendra surement celle-ci au prix que vous en 
voudrez. » Cela le gfena. II me regardait hdsitant... 
Enfin il proposa : — « Vous n'accepteriez pas, de 
me Tacheter comptant puisque vous fetes si certain 
de la revendre & ce seigneur ? » — Je feignis de 
rdfl^chir... puis pour le rassurer pleinement : 
« Savez-vous, mon ami, je vais vous mener chez 
ce monsieur. Allons ensemble et le marchd est 
conclu. Mais dites-moi d'ou avez-vous cette 
bague ? » 11 me raconta une histoire & dormir de- 
bout, une histoire des mille et une nuits. 11 6tait 
le chef d'une bande de musiciens magyars qui, 
dit-il, est en ce moment k la csarda du Prater, 
engag6e pour la saison... II paraitrait qu'un jour 
en Hongrie, une grande dame... vous devinez le 
reste de la petite fantaisie... 

Et le marchand, les yeux sur ceux du comte, 
souriait de plus en plus aimablement. 

M. de Stopanow palit encore davantage et sen- 
tant ses genoux se d^rober sous lui, s'assit a son 
tour. 

Le joaillier poursuivait. 



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2 36 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

— Je Fai pris sur un ton bon enfant, tapant sur 
l^paule de mon individu, lui clignant des yeux : 
« Voili ce qu'il arrive quand on est bel homme ! . . . » 
Cependant il ne voulait pas venir.. j'ai eu Tairl 
mon tour de trouver sa mdfiance dr61e, je me suis 
rebifK et j'ai conclu brusquement : « Si vous 
voulez vendre cet objet, il vous faut me suivre! 
Et notez que je suis trfes bon de vous aider...! 
Tout autre bijoutier commencerait par appeler le 
sergent de ville et vous faire arrAter. » II ne broncha 
plus, il comprenait d6s lors trop bien a mon air 
qu'il n'y avait plus & reculer et il a paru tout k 
fait amen6 4 mes vues ; il a consenti 4 m'accom- 
pagner... Alors j'ai jou6 d'audace : « Gardez votre 
bague, je vais passer un autre habit. » Mais mon 
employe qui avait compris le jeu, restait dans le 
magasin Toeil sur notre homme, et s'il avait 
bouge !... Le maraud s'en doutait bien un peu, ou 
avais-je endormi sa mcSfiance? Le fait est qu'il n'a 
pas bronchi. 

Le comte haletait, 6pongeant de son mouchoir 
la sueur froide de son front : 

— Alors cet homme ? 

— ... est ici, en bas, dans la cour ou attend ma 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 2$J 

voiture, et gard6 sur mon ordre par le portier de 
Votre Excellence, 

Un nouveau venu & ce moment demanda i^tre 
re^u : l'oncle Stopanow-Witerpski. 

Quelle chance ! voila de l'aide ! pensa le 
comte. 

— Ecoutez, Monsieur. Voici comment nous allons 
proc6der. Allez chercher cet homme. Rapportez- 
lui sa bague et dites-lui de monter, que Paffaire 
marche k souhait ; vous 1'introduirez vous-m6me 
ici a cot6. Mon cousin, en la finesse de qui vous 
pouvez avoir confiance, ira marchander le bijou ; 
pendant ce temps je prendrai un parti. 

L'oncle Witerpski, aussi jeune et portant beau 
que de coutume, boutonniere fleurie, badine a la 
main, croisa le bijoutier sur la porte et entra tout 
agit6. Et aussitdt en fran^ais : 

— Ah ! mon pauvre ami, mon pauvre ami... Je 
reviens de Kaltenleutgeben... Cette malheureuse 
enfant! ma petite Gisele!... 

— Tu sais tout? interrogea le comte Strangle 
demotion. 

— H^las ! il n'est question que de cela dans 



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238 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

Vienne. Hier a Kaltenleutgeben tout Fh6tel bour- 
donnait de cette affaire... Mais voili que cela se 
corse terriblement, tu ne sais pas ce que je viens 
d'apprendre?.... 

Mon Dieu ! un nouveau malheur ! Ou cela s'ar- 
r6tera-t-il ? 

— II y a eu ce matin une rencontre au Prater 
dans des circonstances stupides, inf4mes... Les 
t^moins m^riteraient de passer en justice ; on n'a 
pas exemple d'une affaire si mal men£e... Un 
homme tu6 net... un gentilhomme... un officier! 

— Mais ce duel : k propos de qui, entre qui ? 

— A propos de qui !... II est 6tonnant ! mais de 
qui sauf de Gisfele... Et entre qui, voili la chose 
atroce : le petit Cam6ral Moravitz... (croirait-on ce 
gringalet capable d'h^roi'sme?...) a tu6 le lieute- 
nant Supersaxo-Ripalta, sous pr6texte que Gisfele a 
6t6 vue sortant du corps de garde de la porte Kaiser 
Franz, le jour du grand orage. Tout cela peut 
6tre vrai ; ce n'est pas le moment de le discuter : 
le fait est que des journaux m6me commencent 4 
colporter ce sc&ndale... C'est, il va sans se dire, le 
Nouveau Messager de Vienne qui, trop heureux 
de tomber sur nous autres, a donn61e branle,.. na- 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 2$() 

turellement. Et bien entendu toute la sequelle s'est 
mise iemboiter le pas ; Paffaire n'estplus un secret 
pour personne. Et je suis trfes 6tonn6... Tu es 
le seul k l'ignorer. Seulement ce n'est pas tout ; 
voici le pire : je suis en mesure d'affirmer que le 
lieutenant Supersaxo est tout k fait innocent. Ses 
soldats du poste ont recueilli sur la place, dans 
Teau, Gisfele frapp£e par les gr&lons, et revenant 
d'ou... c'estla question! 

Voili que d£j& les 6claircissements tant redout£s 
commenQaient... Le comte n'h^sita plus ; dfes lors 
autant valait en finir. La v6rit6 maintenant, toute 
la v6rit6 k tout prix... Cependant ce duel, cette 
mort !... 

— Mais Cam^ral Moravitz est ici ! 

— Eh bien ! tant mieux ! Le beau calme, et la 
belle conviction ! Alors qu'il ne sache jamais, lui, le 
pauvre gosse, avoir commis un meurtre inutile... 
Qu'il ne bouge pas de chez toi de huit ou quinze 
jours ; et qu'on le croie hors de Vienne. En nous 
d^menant beaucoup, nous pourrons peut-6tre 
6touffer cette deplorable affaire... pour ce qui le 
concerne du moins. Quant k Gis&le... 

L'oncle baissa la voix... et prenant un biaispour 

14 



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a^O LEUBS LYS ET LEURS ROSES 

sauvegarder sa responsabilit6 qui eut exig£ depuis 
longtemps une ddnonciation en rfcgle, laquelle eut 
6vit6 tout cet engrenage de catastrophes : 

— Je puis t 'assurer de la faQon la plus cat6go- 
rique qu'elle a 61& vue un de ces derniers matins 
dans la cour de Heiligenkreuz en t6te k t6te avec 
un jeune homme du commun et qui avait tres 
mauvaise tournure... Tiens je puis t'en pr^ciser la 
date, c'est le jour ou je me suis plaint k toi de la 
raret6 des visites de ta fille. 

La lumifere se faisait de plus en plus. Une af- 
freuse Evidence peu a peu prenait forme dans Pes- 
prit du comte Stopanow. 

— Je crois que je tiens le reste de Taffaire, mur- 
mura-t-il accabl6. 

Et il recommen^a le r6cit du bijoutier, con- 
cluant : > 

— Va voir a m aplace cet homme. II y a pr6s d'un 
mois, m6me plus, j'ai commis la bGtise d'entrer avec 
Gisele dans cet dtablissement du Prater. Et si c'est 
en v6rit6 le chef de la bande, il me reconnaitrait ; 
car Gis&le a voulu qu'il lui joudt du violon a 
l'oreille. Done, toi, 6claircis l'affaire... 

Et £clatantfuribond, en larmes et en cris de rage : 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 34 1 

— Alors ! alors ce serait avec cette brute, avec ce 
voyou que ma fille!... C'est monstrueux! On n'a 
jamais vu pareille histoire k Vienne et dans notre 
monde... 

II sanglota tete dans ses mains. 
Witerpski le regardait, attend lui aussi. 

— D'abord entendons-nous. Pas de police, du 
moins de menue police, n est-ce pas ! Le scandale 
est assez grand... Mais sois sans crainte, demain 
cette bande de tsiganes aura d6camp6 de Vienne et 
je saurail a terroriser de faQon k lui passer Penvie d'y 
revenir. Je ferai ce qu'il faut pour cela aprfcs midi... 
Pour commencer je vais marchander labague... 

Au bout d'un moment Toncle revint : 

— L'homme peut fetre v^ritablement le chef de 
la bande; mais il ne r£pond pas au signalement 
du jeune hornme de la cour Heiligenkreuz, lequel 
pouvait avoir au plus une vingtaine d'annees... II 
a rep6t6 son historiette de la grande dame hon- 
groise... qui lui aurait donn6 le bijou. J'ai de- 
mande oft... il a rtfpondu : A Tatra Fixred ! Mais il 
n'y a plus k tortiller si nous voulons tout savoir : 
il faut que tu paraisses... 



S 



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242 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

C'6tait bien le chef de la chapelle hongroise du 
Prater, et reconnaissant aussit6t le comte alors 
que d6j4 il se rassurait pleinement, il sentit que 
Taffaire allait se gdter. Au reste le comte fut trts 
crdne. Se retournant vers le joaillier il lui tendit la 
main : 

— Vous 6tes mon ami, n'est-ce pas? Et vous 
avez toute ma confiance... 

Puis au chef : 

— Tu as void cette bague 4 ma fille ! 

Olai ain6 tomba sur le tapis cherchant 4 6treindre 
les genoiix du grand seigneur... 

— Excellence ! Excellence ! pardonnez-moi... 
Je vous jure que je suis innocent. C'est votre fille 
qui, elle-mfeme, a donh6 cette bague 4 mon plus 
jeune frfcre. 

Maintenant, 4 jet continu, la rage avait succ6d6 4 
la prostration chez le malheureux Stopanow-Do- 
matchin, une rage de tout apprendre, de proc£der 
lui-m6me 4 une enquSte complete. 

— Relfrve-toi, sacripan ; je vais savoir 4 la mi- 
nute si tu dis vrai. . Je veux voir ton frfere avant que 
tu Taies revu toi ; je m'en vais au Prater et nous 
saurons bien si tu mens. 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 2$ 

Et s'adressant au bijoutier : 

— Soyez assez bon, rendez-moi ce service : res- 
tez ici avec cet individu. Voici une arme. II lui 
mit en mains le revolver qui r6dait toujours sur 
sa table, et ddsignant un bouton sur un pan- 
neau: 

— Voici la sonnette. Au premier mouvement de 
fuite que cet homme 6baucherait : sonnez ; mes 
domestiques vous prfeteront main forte. C'est une 
heure ou deux de t6te & t6te bien d6sagr6able... 
Mais je vous le revaudrai. Je prends votre fiacre. 
Witerpski, toi, tu viensavec moi. 

En route les deux cousins se concertferent : agir 
par eux-m6mes sans le secours du propri6taire de 
la csarda 6tait bien difficile... D'autre part augmen- 
ter le scandale?... Mieux valait d'abord ruser... 
Ensuite s'il le fallait on proc6derait avec Taide du 
patron. 

La voiture fut arr6t6e k quelque distance du res- 
taurant, au detour del'allSe, etlecomtey resta. Le 
vieux Witerpski se fit Fair guilleret et le visage riant 
malgr6 la pluie, et partit en exploration... II monta 
sur la terrasse couverte comme pour 6chapperi 



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2 44 LEUBS LYS ET LEURS ROSES 

l'ond^e. II 6tait k peu prfes midi ; mais pas un con- 
sommateur n'avait pris place sous le hangar, la 
csarda 6tant surtout un restaurant de nuit, et 
encore lorsqu'il fait beau temps. Le comte Wi- 
terpski s'attabla, demanda un petit verre de cognac 
de Promontor et fit jaser les gargons qui se r6pan- 
dirent en plaintes. 

Ah ! oui, une fameuse bande de tsiganes qu'ils 
avaient cette ann£e ! Le diable en personne ne leur 
eut pas donn6 plus de fil ^ retordre. Insuppor- 
tables, arrogants, capricieux tous... Et on ne par- 
venait mtoe pas k les tenir en respect par la 
famine, la p^nurie, Tappat du gain... De Pargent 
ils en avaient tant et plus depuis une quinzaine ! Et 
lis le d£pensaient, el c'6tait une ripaille perp£- 
tuelle l... De m&noire de Kellner on n'avait jamais 
vu de chapelle hongroise aussi fortunie. Des fetes 
et des noces k tout casser ! Mais cela ne disait rien 
qui valut au patron de la baraque. . . De Targent mal 
acquis!... Lesfemmes,naturellement! Etcroirait-on 
cela, peut-6tre des femmes du plus grand monde... 
Un des quatre fr&res Olai, le plus jeune, Sandor, 
avait, parait-il, mis la main, on ne savait comme , sur 
une petite h6riti£re qui lui bourrait ses poches de 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 2 45 

florins ; du moins 4 ce qu'il pritendait. Mais la dis- 
corde rfcgnait depuis lors dans le clan, les frferes ain&$ 
jaloux volaient le cadet, et depuis deux jours le 
pers^cutaient parce qu'il ne rapportait plus rien... 
La veille : sc6ne terrible, dont un t^moignage 
manifeste gisait 14 : une tfnorme contre-basse 
dventr6e qu'un des musicants avait cass6e surla 
t&te de I'autre... Et cette dispute encore 4 propos 
d'une bague, oh ! mais une bague... ! On en itait 
venu aux coups de chopes et de bouteilles ; on 
avait bris6 des chaises. Et le propri6taire de la 
csarda commen^ait 4 s'inqui^ter, 4 soupQonner 
merae des vols graves. 11 avait parte de faire 
coffrer tout le monde. Aussi pour frviter un scan- 
dale pr£judiciable, on hatait le depart de ^ette 
malencontreuse troupe qui avait re$u son cong£ 
d6j4 depuis assez longtemps. Du jour au lende- 
main on attendait celle qui devrait lui succ6der, 
une bande de Gyor. 

— II est done bien beau, cet Olai Sandor ! de- 
manda le comte Witerpski. 

— Oh ! e'est un tsigane comme tous les tsi- 
ganes... Mais il est jeune. Si Monsieur veut rester 
une minute et le voir, j'irai le chercher. Genera- 



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246 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

lement il n'est pas matinal, mais ce matin-ci par 
hasard il est sorti d6s Taube, puis rentr6 vers neuf 
heures il est alle se coucher, et il ronfle encore... 

— Oui, cela m'amuserait de connaitre ce beau 
coq, mais ne lui dites rien, ma curiosity Teffarou- 
cherait peut-6tre. 

Au bout d'un moment un Kellner sortait de 
l'escalier par ou Ton descendait en arrtere sur la 
la cour int^rieure, causant avec Sandor. lis passfe- 
rent tous deux comme par hasard... L'oncle Wi- 
terpski reconnut le port, la taille, les vfetements et 
le chapeau du jeune homme vu dans la cour Heili- 
genkreuz avec Gisfele. 

— Eh ! musicien ! s^cria-t-il gaillardement. 
Eljen Magyarorszag ! Vive la Hongrie ! et buvons 
un verre de cognac ! Je pense que tu ne refuseras 
pas... Cela te donnera de la vie pour Meier ton vio- 
lon apr&s-midi. 

Imm6diatement s6duit par cette bonhomie et par 
l'air tres chic du jeune vieillard,par eet accueil re- 
confortant aprfes tant de vilaines heures : flairant 
m6me quelque nouvel impr6vu,le tsigane s'attabla 
sans defiance, et les verres de cognac de se 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 2^7 

succ^der. L'oncle Witerpski feignit une brfeve 
absence... hygifoiique. Mais il exp£dia le Kellner: 

— Allez dire au monsieur qui attend dans une 
voiture, au detour de Faille, de se h&ter de me 
rejoindre. 

Et revenu il poursuivit son bout de rdle qui 
malgr6 la gravity des circonstances commen^ait 4 
le divertir... H61as ! il 6tait bien de la famille 
Stopanow, le fac6tieux bonhomme, toute trag^die 
finissait avec lui par de la com&lie faute de ber- 
gerie... 

— Eh bien ! un dernier verre 4 la sant6 de 
la Hongrie, ami tsigane... ! Quelle heure est-il? 

Avec ostentation Sandor sortit la montre de 
Gis&e. 

— Oh ! oh ! la jolie montre ! Tiens, tiens, 
jeune homme ! on se fait faire de beaux cadeaux ! 

Trfes d6gag6, le comte Witerpski prenait la 
montre et Pexaminait avec un sourire d'&vidente 
satisfaction ; c'&ait bien celle de sa pauvre petite 
cousine. 

— Tu vois, fit— il. 

Et il la tendit au comte Stopanow qui venait 

de surgir derri&re Olai Sandor. 



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3^)8 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

Le tsigane se retouraa brasquement et reconnut 
celui qui avait accompagn6 Gisfcle la premiere fois 
k la csarda... 

Ce fut un 6croulement de toute sa belle assu- 
rance, de tousses moyens... II se sentit perdu. II 
pensa que son heure 6tait venue. 11 avait vu le 
matin m£me tuer le second cavalier de Gisfele ; 
or voici qu'inopin^ment le premier survenait... 
Tous ces £vdnements s'enchainaient sans doute, et 
qu'allait-il en advenir? M6me pour les Don Juaa 
de la musique hongroise, il vient un jour ou Ton 
voit apparaitre le commandeur. 

— Suis-nous ! ordonna le comte avec une telle 
autoritg que Sandor ob&t. — Suis-nous, et si tu 
bronches, prends garde : tu aurais & t'en repentir ; 
la police est pr&venue ! 

Le comte Witerpski jetait des florins pour payer 
le cognac. Puis au milieu des Kellner attroup^s 
son cousin et lui enlev&rent Sandor dans leur fiacre 
du cold de la for6t... Le malheureux claquait des 
dents, persuade qu'on Pemmenait sur le terrain du 
duel matinal, et que 1&, puisque le sang attire le 
sang, on l'abattrait sans mis6ricorde... Mais il n'en 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 3^9 

fat riea de si tragique. Dans la premiere altee lat6- 
rale venue, la voiture s'arr&ta. Malgri la pluie 
qu'^gouttaient toutes les feuilles, les trois homines 
descendirent et s'61oign6rent par les sentiers 
d6trempds, un peu a I'^cart des oreilles du 
cocher. 

— Raconte-moi tout, demanda le comte 4 
Sandor : Qui t'a donn6 cette montre ? 

— La dame avec qui vous 6tes venu une fois k 
la csarda. 

— Et la bague que ton frfere est all6 vendre en 
ville ce matin, qui te l'a donn6e ? 

— La m6me dame. 

— Prouve-nous que tu ne lui as pas vol6 ces 
objets... Tune veux pas me faire croire, n'est-ce 
pas ? que cette dame te les a donnas pour tes beaux 
yeux... ! 

Un sourire d'orgueil passa sur le visage de 
Sandor et le transfigura... Mais un soufflet que le 
comte ne put maitriser figea le triomphal sou- 
rire. 

— Tu as tort, tuas tort... intervint le vieux Wi- 
terpski qui d6testait autant les coups, m6me donnes 
aux autres, qu'il avait aim6 jusqu'4 present les 



y 



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250 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

baisers... Laisse-moi tout te dire maintenant, mon 
pauvre ami, c'est bien le jeune homme qui 6tait 
dans la cour de Heiligenkreuz avec... elle. 

— Tu les as done vus, malheureux, et tu ne m'as 
pas privenu... 

Devant l'exasp^ration de son cousin qui 6tait 
homme & le frapper lui aussi, le vieux roue n'osa 
pas confesser la rencontre, mais dix-huitteme sifecle 
et scapin une fois de plus, comme aux meilleurs 
jours de sa vie, il lanQa cette bourde qui lui tomba 
du ciel... et dont Stopanow-Domatchin ne crut au 
reste pas un mot. 

— Non, mais je sais que c'est bien li le jeune 
homme de la cour de Heiligenkreuz, parce que 
j'ai... une amie qui demeure Ik. Cette amie a la 
marotte de la photographie ; et elle a eu la bizarre 
id6e tout h fait de les photographier depuis sa fe- 
n6tre. J'ai vu la photographie, de mes yeux vue... 
Et sois tranquille, je l'ai d&ruite. Et pas rien que la 
photographie mais aussi la plaque. 

Au nom de Heiligenkreuz le tsigane avait souri. .. 
il 6tait sauv6 I 

II tira de sa poche un &l£gant carnet de maro- 
quin, en sortit un papier et le pr&enta, avec pr6- 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 25 1 

caution & cause de la pluie, au comle qui fut ces 
mots, non sign6s, mais de P6criture incontestable 
de Gisele, et trfes lisiblement Merits k la plume, et 
sur du papier qu'il lui connaissait : 

Sois demain vers cinq heures du soir dans la 
cour de Heiligenkreuz. Je te veux, je t'aime 
et je serai tienne. Je te donnerai tout ce que tu 
voudras. 

... Malgr6 toutes les apparences, le comte jusqu'i 
la derniere minute avait conserve unpeu d'espoir... 
Quel espoir?,.. L'espoir d'une erreur, d'un con- 
cours de hasards malheureux, trescompliqu^s, tr£s 
difficiles, mais qu f on ddbrouillerait et dont on fini- 
rait par d6gager l'innocence de Gisele... Mainte- 
nant c'6tait fini : la v6rit6 entire lui apparaissait 
dans toute son horreur et sa brutalil6. Ainsi c'elait 
li I'homme & qui Gisele s'etait donn6e ! Et elle 
s'&ait done bien donn6e, on ne Tavait pas prise ! Et 
elle avait choisi pour premier amant pas m6me le 
pauvre ofBcier mort a cause d'elle ce matin, mais 
ce m&le de rencontre qui n'avait m6me pas pour lui 
le prestige po£tique total de la sauvagerie et de la 

15 



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a5a leurs lys et leurs roses 

vie tsigane, cette sorte de m6tis interlope a demi- 
hongrois, Don Juan de cafe-concert n6 dans les 
terrains vagues de quelque champ de foire 
magyar ou dans quelque faubourg mal fam6, der- 
ri&re une roulotte de saltimbanques. 

Et Sandor maintenant 6tait veng6 du soufflet... 
II comprit a voir toute la colere de cet homme 
tombde, il comprit h cette attitude d6faite et^crasee 
sous le tonnerre de la revelation et sous la pluie 
torrentielle, qu'il avait atteint son ennemi en plein 
cceur, qu'il Tavait an^anti... Mais le soufflet cuisait 
encore sa joue et il s'enhardit, atroce ; 

— Etunenuitenttere, nousavons dormi ensemble 
ici au Prater, pas bien loin d'oii nous sommes, 
dans cette direction, li-bas. Nous avons dormi 
dans les herbes comme les animaux des bois, et 
c'est le matin de cette nuit qu'a eu lieu ce gros 
orage qui a tout cass6... M6me qu'en s'en allant 
elle aura du recevoir la grele, car je ne Fai pas 
revue depuis... C'est bien fait. Eh bien! elle avait 
bondi sur moi, elle 6tait tomb6e dans ma vie, plus 
brusquement que cet orage sur le pays... Et ce 
n'est pas ma faute : je n'ai rien fait pour l'attirer ; 
c'est elle qui a voulu de moi, et pas moi d'elle... 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 



253 



Elle sera peut-6tre morte ; parce que sans cela elle 
serait revenue. Oh ! Tappet qu'elle avait demoi ; 
c'6tait elle qui 6tait comrae un taureau,.. k se ruer 
iTamour... 

— Partons, partons, je t'en supplie, Witerpski, 
partons, pleura le pitoyable p6re 6pouvant6 et k 
qui cette seule minute eut suffi pour faire expier 
toutesles erreurs pass£es, tout l'aveuglement d'au- 
trefois : sa scandaleuse 16g6ret6 et la r^voltante 
Education qu'il avait tol£r6 que sa filte se donnat. 

... « Bon sang ne pouvait mentir...Sa fillen'etait 
pas une petite bourgeoise. Dans son monde les 
femmes qui tombent ne se compromettent pas... 
Une tr£s haute aristocratic est la plus stricte de toute 
les morales. » 



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VII 



Oh ! Theureuse mobility de certains caractferes 
slaves ! Et la douce langueur de Pexistence recon- 
quise sous la brise des pardons et des affections qui 
bercent. L'6re des cauchemars est passfie depuis 
longtemps... Longtemps ? Trois mois. Or quinze 
jours suffisent &Poublim6me de la mort... surtout 
des morts.. 

GisMe est marquise de Camfiral-Moravitz et elle 
sera d6sormais tout le contraire de ce qu'elle a 6tk 
jadis... Elle est m6me heureuse, d'une sorte atten- 
drie, p6n6trante et confuse. L'ame s'est r^veillde en 
elle. De diablesse k moiti6 gargon, elle est devenue 
femme. Mais pour ascendre plus avant dans 
la voie qui mfene au pardon et a l'expiation totale 
il lui faut subir une derntere secousse, la plus ter- 
rible, boire jusqu'i la lie de son p6ch6, en subir 



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256 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

toute la consequence... Et cependant elle a d&ja 
vu plus d'au deli qu'il n'en faut pour mourir. 

Un jour, un terrible jour de sa longue maladie* 
elle avait et6 k Particle de la mort. On etait a peu 
pr6s persuade qu'elle ne passerait pas la nuit ; il 
avait fallu lui apporter la sainte Extr&me-Onction. 
Mais Zdenko avait exig6 qu'en outre le prfetre les 
mari&t.On avait transform^ la chambre enchapelle, 
allume des cierges, mis des fleurs, des lys at des 
roses blanches, tire les rideaux. Et oe fut un spec- 
tacle inoui que les noces de cette agonisante lav6e 
des p^chds de sa vie et toute pr6te aparaitre devant 
Dieu, avec ce tout jeune homme bl^me qui pour 
elle avait toutes les pities, tous lesddvouements... 
Gis&le avait expire le oui qui la mariait a cette 
sorte d'archange, si faiblement, mais avec un 
elan, une devotion sublimes ! Elle Pavait exhale, 
ce oui, comme & sa premiere communion elle 
avait inhale Thostie que Taumonier du chateau 
avait mise sur ses lfrvres... Et le cceur des vieux Ca- 
meral Moravitz,qui etaient accourus, s'etait enfin 
brise et avait enfin pardonne; ettous, sauf Zdenko, 
dans cette chambre de moribonde, ou Dieu venait 
d'entrer pour apporter Lui-m6me le pardon et 



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LEUBS LYS ET LEUUS ROSES 2^ 

la benediction, tous agenouilies autour du lit 
blanc, comme d£j& le Hide parade d'une infante 
morte, sanglotaient... Et Ton avait ouvert toutes 
les portes, et au fond les domestiques qui avaient 6t6 
temoins du scandale,le furent ausside la rehabilita- 
tion et de la gr&ce... II semblait que les portes du 
Paradis se fussent ouvertes et qu'un rayon de la 
divine clarte fut descendu sur la malade, fut venu 
au-devant de son ame qui allait monter. 

Mais trop d' amour la retenait encore k la terre, 
car de cette heure Gisfele se porta mieux. Bientdt 
elle fut sauv£e. 

Alors elle eut, — ayant enfin compris tout ce qui 
se passait, — elle eut pour Zdenko qui douceraent, 
main dans la main, la ramenait a la lumi&re, k 
Fineffable beaute de la vie pure, une adoration de 
neophyte, un respect de religieuse pour Tautelde 
son eglise ; elle fut transfigure d'amour et naquit 
k l'id6al, au mysticisme, et s'eieva, et plana dans 
les zones sup£rieures de la spirituality k grands 
coups d'aile... Elle sortit de son enfer comme elle 
y etait tomb£e, en aigle qui abandonne au fond du 
gouffre la charogne dont il s'est repu et qui 



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2 58 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

remonte au soleil, ne se souvenant plus que des 
rayons et de l'Alpe immacutee. 

Et peu k peu la gaiety lui revint ; une gaiety nou- 
velle presque virginale lui revint avec les couleurs, 
avec la double santfi de l'&me et du corps. Et son 
Strange beautg avait change aussi, s'Stait aussi spi- 
ritualist, revenue de bien loin, de \k d'ou Ton ne 
revient pas... Jamais elle n' avait &1& belle ainsi. II 
y avait autour d'elle comme un nimbe de surnatu- 
rel 6clat, de blancheur psychique... Elle apparut 
comme dans une aube de miracle, sublimde, telle 
que Ton raconte que furent aprfes leur mort des ca- 
davres de saintes. 

Pour ce qui est des choses ext^rieures : comme 
l'avait promis Toncle Witerpski,le double scandale 
de T£quip6e de Gisfele et du duel de Zdenko avait 
6te 6touff6 immSdiatement et avec d'autant plus de 
facility qu'il n'y eut qu'un cri dans toute Taristo- 
cratie pour plaindre TinfortunS Stopanow et pour 
plaidertouteslescircontances att^nuantes enfaveur 
de Zdenko disparu, croyait-on... Les plus hautes 
influences furent mises en jeu. En Haut-Lieu on 
voulut bien fermer les yeux et, le premier emoi 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 25o, 

passe, accorder la tolerance du silence. Le pauvre 
Supersaxo fut oubli6.... Et s'il y eut en Tyrol 
un pere et une mfere inconsolables, une famille 
plong6e dans la desolation noire, personne & Vienne 
ne voulut se le demander et ne s'en inqui&a... 
Ainsi va la vie-. 

La csarda du Prater avait 6te pr^cipitamment 
evacuee par la chapelle hongroise de Neutra et 
remplacee par Pautre, celle de Gyor... Aureste le 
scandale malgr6 ses proportions avait eu relative- 
ment tr£s peude retentissement, grace au fait que 
depuis la vente il'Au -Garten toutce quiconstitue 
la society le monde de Vienne s'6tait plus ou 
moins 6parpill6 a la campagne, au bord des lacs de 
la Haute-Autriche, essaime dans les chateaux, aux 
eaux ou & Tetranger, aux bains de mer, iBayreuth, 
k Munich... 

La porte du palais Stopanow k la Herrengasse, 
il va sans se dire, avait 6te rigoureusement con- 
signee jusqu'i la fin de la maladie de Gisele, puis 
aussit6t que la convalescente avait 6td capable 
de supporter le voyage on Tavait transportee k 
Hlinsko, ou son gentil petit mari s'6tait installe au- 
prfes d'elle. Et ils s'6taient aim6s en silence main 

15* 



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a6o LEURS LYS ET LEURS ROSES 

dans la main, les yeuxaux horizons... lesimmenses 
horizons tristes du plateau de Boh6me. Et desor- 
mais ils passeraient tous leurs hivers au lieu qu'a 
Vienne k Prague, dans le palais des Cam6ral Mo- 
ravitz k mi-hauteur du Hradschin. 

Et aujourd'hui, voici que c'6tait dans la grandiose 
demeure xvin e sifecle perdue au milieu de jardins 
classiques, dans Tun des plus beaux, des plus riants 
paysages de Boh&me..., et si fleuri k cette saison, 
une petite f6te toute intime. Gisele <5tait si com- 
plfetement r&ablie que le lendemain m6me le jeune 
couple Cam6ral Moravitz allait se mettre en ma- 
nage. Le comte leur abandonnait Hlinsko poury 
passer leur lune de miel. II envoyait L'Ami prendre 
un mois de vacances en Suisse, dans ce qui lui restait 
de famille ; et lui-m6me, ayant besoin de quelque 
repos et diversion apr6s de si violentes secousses, 
s'en allait malgrdla chaleur sur la cote de Dalmatie, 
croiser avec le petit yacht de plaisance du prince 
de Babenberg son ami. II rentrait la nuit m&me k 
k Vienne d'ou il partirait le lendemain pour 
Trieste. 

Et le soir d6ja, seuls pour la premiere fois dans- 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 26 1 

leur grand chateau, Gis£le et Zdenko allaient 
inaugurer la chambre nuptiale que des tapissiers 
dp Vienne am&iageaient depuis trois semaines. 
Zdenko avait dormi pour la derni&re fois dans le 
petit appartement de gargon qu'il avait toujours 
occupy iHlinsko, quand, chaque ann6e, il venait 
en automne passer quelques jours k la saison des 
chasses... Oh ! ce temps £tait maintenant bien loin. 
Un abime s^parait le present du pass6 ; mais s'il 
avait plong6 au fond d'un si effroyable abime, 
Zdenko, c'6tait pour mieux remonter en plein 
azur, en pleine beatitude. 

Tard dans la nuit, ils restferent au jardin. . . Zdenko 
s'etait assis aux pieds de Gisele, la tfete sur ses ge- 
noux... Et du silence parfum6, autour d'eux faisait 
une atmosphere £mue a Timperceptible bruit de 
baisers qui des Ifevres de Zdenko tombaient sur les 
mains £maci6es de sa femme. II 6manait sous l e 
clair desetoilesde toutes les prairies environnantes 
une virginale odeur de foin coupd et de foin vivant 
baign^s de serein. Sur un mur, des gerbes fleuries 
s'echappaient de grands vases sculpt^s... Au loin 
il lunait sur les pr6s, sur la plaine k perte de vue et 



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a6a leurs lts et leurs roses 

le ciel n'&ait qu'une grande tente de mousseline ar- 
gentic 11 faisait amour, il faisait mystfere... 

— toi, 6 toi... murmurait Gisfcle en caressant 
la petite t6te bien aimie k qui elle devait plus que 
la vie, plus que le bonheur. 

Et lui, r^pondait toujours par des baisers pa- 
nics sur la petite main douce et blanche. 

— toi... Nous sommes bien k nous mainte- 
nant, bien k nous tout seuls, nous sommes un 
seul... 

— ma petite reine... Je suis k toi... fais de 
moi ce que tu veux... 

— toi! 6 toi... 

Le silence fut parfum6 davantage. Les prairies 
saccagees a grands coups de faux pendant le jour 
se consumaient de langueur embaumSe ; le mas- 
sacre des fleurs exhalait dans la ros6e des aromes 
doux comme les carresses du pardon. Et sous la 
lune au loin d'autres prairies plus belles et non 
moins embaumees s'en allaient velout6es d'une 
neige de fleurs... 

Gis£le se rappelait Bayreuth, se rappelait Parsi- 
fal, Pextase du Vendredi Saint, la demande de 
de Parsifal : « Pourquoiles fleurs sont-elles aujour- 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 263 

d'hui si belles ? » et la r^ponse de Gurnemanz : 
« C'est qu'elles sont arros6es des larmes du p6- 
cheur », et la celeste m&odie wagndrienne planait 
inconsciemment dans sa t&te, planait dans soncoeur, 
pl£nait sur toute la nature. 

Zdenko s'&ait agenouilld, et prostern6 baisait 
les pieds de la petite marquise, les pieds aux bas 
de soie ajour^s dans de petites mules de satin, et il 
baisait le bord de sa robe, et il baisait de nouveau 
les pieds, les pauvres petits pieds qui avaient couru 
si hardiment leur course au p6ch6 dans la pous- 
si£re de la Taborstrasse, qui avaient couru si d6- 
sesp^rement leur course au ch&timent dans la boue 
de la troisi&me all6e du Prater. lis 6taient aujour- 
d'hui purifies par les saintes huiles de l'Extr6me 
Onction, les pauvres pieds, et ne se souvenaient 
plus sous les baisers des minces lfrvres si d^votieu- 
sement amies, d'avoir couru, si presses, au mal, 
h la luxure, k la honteuse fornication... 

Aussi GisMe se r6cria de cet agenouillement. 

— Aim6, oh! tant aim£ releve-toi... viens au- 
prfes de moi, tout prfes, plus prfcs, toujours plus 
pr£s... Ce n'est pas ta place la-bas ; je ne veux pas, 
je ne veux pas... Ta place? C'est mon cceur & moi 



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264 LEURS LIS ET LEURS ROSES 

sous tes pieds k tow Ta place ? C'est mes fevres au 
bout de tesdoigts... k peine! 

— ma petite fee, que dis-tu !... Ne blaspheme 
pas, ma petite fee.... oublie, oublie tout sauf notre 
amour... 

— Non, chertrSsor, mon unique ainfe.., le fond 
de notre amour, de notre bonheur c'est le perp6- 
tuel souvenir de ce que tu as et6 pour moi... Et 
laisse-moi te dire, oh ! laisse-moi te dire combien 
dans tout mon amour pour toi, je sens comme 
je suis peu digne de toi !... Je n'existe plus que 
par toi, et si tu m'as voulue, c'est done quetu m'as 
refaite k ton image, que tu m'as rendu tout ce que 
j'avais perdu, profan<5, souilfe, 6 mon second cr6a- 
teur, 6 mon missionnaire de Dieu, image de mon 
Dieu! 

Tout tremblant d'une sorte de frayeur, Zdenko 
protesta, et son accent avait le quelque chose de 
convulsif d'un remords subit. 

— Gis&le, Gis&le!... ne parle pas ainsi, je t'en 
supplie, tu me fais mal, tu me fais bien mal. 
Ecoute-moi, 6coute-moi, afin quetu saches aussi... 
Tu es pour moi la sainte, la martyre, celle qu'on 
prie, qu'on invoque, qu'on vSnfere, et sur laquelle 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 265 

on ose & peine lever les yeux. Oui, entends-tu, une 
martyre. Pas une minute tu n'as cess6, il faut que 
je te dise... il faut... tu n'as cesse d'etre vierge 
4 mes yeux, 6 ma sainte petite vierge, ma pauvre 
douce petite martyre.., C'est pour N cela que je t'ai 
tant aim6e ; c'est cela qui m'a donne toutes les 
forces... ma petite ador£e, laisse-moi te confier 
tout, tout... Ecoute-moi jusqu'au bout, et Dieu 
veuille que tu ne me repousses pas avec horreur I 
C'est moi qui ne suis pas digne de toi, et je veux 
que tu saches, toi seule ; que toi seule tu saches tout, 
ma blanche petite vierge. C'est moi qui suis indigne 
de baiser la trace de tes pas ; c'est toi qui es 1'ange 
descendu du ciel vers un pauvre p^cheur, et p6- 
cheurcombien miserable, p^cheur tomb£ bas... 
combien, tu ne te douterais jamais !... Gis&le, Gi- 
s61e, toute ma jeunesse a 6t6 profanee !... Tu 
sais... non tu ne sais pas... D6s mes douze ans au 
Theresianum... Ah! les pauvres cceurs d'enfants 
qui commencent a aimer... Nous sommes bien mal- 
heureux alors, nous les petits gargons que per- 
sonne ne comprend et qui nous aimons entre 
nous... La premiere eclosion de notre coeur, elle 
va, c'est si natureltrop souvent, au joli condisciple 



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266 LEURS LTS ET LEURS ROSES 

dontle joli visage a attird notre amiti6. Et bientot 
helas ! ces amities aussi sont profan^es par de hi- 
deuses contagions, ces amities aussi sont loin 
d'etres pures; commences dans Taurore, la ros£e 
matinale et les doux premiers rayons, elles s'a- 
ch^vent trop souvent dans Porage et lescr£puscules 
passionnelsd'ouTonse relfeve& jamais boueux, im- 
puissant, plein de confusion et de mdpris pour soi- 
meme... Gisfele, si tu me vois ainsi que tu m'as 
toujours vu, hive, bl£me, maigre et cern6, c'est 
pour cela... (Test pour cela que ma sant6 a inspire 
tant de craintes, qu'on m'adit faible, an£mi6, poi- 
trinaire ; c'est pour cela que souffreteux et pitoyable 
j'ai £chapp6 k Parmee ; c'est pour cela, Gis61e, que 
je ne suis pas digne de toi. D6s T&ge de douze ans 
j'ai etd fletri en ma chair & peine form6e, honteuse- 
ment, irremediablement fldtri par des mains d'en- 
fant comme moi, que j'ai corrompu de m6me qu'on 
m'avait corrompu... Et ces abominables pratiques 
de tous les colleges, de tous les internats, ma Gi- 
s&le, cela n'a cess& 6coute-moi, quele jour ou je 
t'ai vue pour la premiere fois. Alors je me suis" 
fait horreur, j'ai compris ma mis^re et mon 
p£ch£, et je t'ai aim£e... Mais je n'en 6tais pas 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 267 

digne, de t'aimer... Et voili pourquoi je trouvais 
que tu avais si raison de ne pas vouloir de moi, 
si raison de me pers^cuter de ton d£dain et de 
tes plaisanteries, et voili pourquoi je t'aimais 
sans espoir, mais d6cid6 k mourir au moins 
d'amour pour toi, puisque je m'&ais fait in- 
digne de vivre pour toi... ma petite martyre, tu 
vois que tu as 6t& l'Archange-Sauveur, que tu 
m'as sorti moi aussi de Tenfer, du plus horrible 
enfer, tandis que moi je t'ai simplement recueillie 
sur mon coeur d'enfant maudit purifi£ par toi, 
lorsque tu as &6 ainsi tortur^e, mise k mal et plus 
que tu£e par une fatality dont tu es innocente. Et 
qui sait, me suis-je demand^, n'est-ce pas mon 
amour, a moi p^cheur, qui a attir£ sur toi ce d6- 
sastre?... N'ai-je pas 6t6 frapp6 en mes p£ch£s, 
sur toi, pour &tre mieux frapp6, sur toi r&me de 
de mon stme, la vie de ma vie, sur toi mon inno- 
cence, ma puret£ recouvr^es... Oh ! ta main est 
glacee, ma Gis£le ! Ma petite sainte vierge, jete fais 
horreur, n'est-ce pas ! Mais vois-tu cela fait partie 
de mon expiation, cela... Je m'etais dit que c'^tait 
mon devoir, cela : tout te dire, t'avouer tout, te 
confesser tout avant que tu m'acceptes complete- 



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2 68 



LEURS LTS ET LEURS ROSES 



ment, car peut-fttre ne voudras-tu plus de moi 
maintenant, et je trouverais si bien que tu as rai- 
son... Je serais ton fr&re qui veillerais sur toi, lui 
qui n'a pas su veiller sur lui-m6me, ton fr&re gar- 
dien, corame tu es devenue mon ange gardien de- 
puis le jour ou je t'ai vue pour la premi&re fois... 
O Gis&le, ma Gis6le, r^ponds-moi... 

Et la t6te dans les plis de la robe bien-aim£e le 
sublime enfant pleurait les derniferes larmes pu- 
rificatrices de la penitence... 

Les mains de la petite marquise retombferent 
inertes... Un grand froid venait de la glacer... 

Alors d'une voix rauque, d'une voix trouble, 
d'une voix comme sortie d'un lointain abime. 

— Tu me crois done innocente ! tu me crois in- 
nocente ! 

II s'exalia. 

— Si je te crois innocente 1 mais ma bien-aim^e, 
tu me le demandes ! Ah ! certes, coupable je t'eusse 
aim6e ni plus ni moins, et tu aurais 6t& tout de 
meme la moins coupable de nous deux, pauvres en- 
fants, et rien ne serait chang^ de ce qui a eu lieu. 
Mais je crois en toi, vois-tu, comme je crois a la 



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LEURS LTS ET LEURS ROSES 269 

Sainte-Vierge, la vraie... Les 6toiles ne sont pas 
plus pures a mon regard que toi. Je te l'ai dit : tu es 
la petite martyre v6ner6e, tu es celle dont le mar- 
tyre a augments la vertu ! Et c'est cela qui m'a 
donnS le courage d'accomplir ce que j'ai fait. Ah ! 
si tu n'avais pas 6t6 innocente, aurais-je eu la force 
de chMier ainsi le miserable, de me constituer, moi 
faible, moi ruin6 par le vice, ton d^fenseur, le ven- 
geur de ton cher honneur? V aurais-je tue... sans 
un remords, afin que plus tard tu ne sois pas ex- 
posee k rencontrer dans ta vie quelqu'un devant 
qui tu aies k rougir... 

— Tu 1'as tu6 ! 

— Je Tai tu6 le surlendemain du forfait. Je l'ai 
tue comme un chien enragS qu'on abat. Ah ! ma 
petite Vierge, ne pense plus k tout ce noir pass6 ; 
c'est fini, c'est fini, tu es k moi...Et plus, plus rien 
ne troublera notre bonheur. Et par une vie sans 
tache d^sormais, par une vie de bonnes actions 
oh ! oui, n'est-ce pas, nous allons m&iter de bien 
mourir quand le moment sera venu, de bienaiou- 
rir aprfes avoir, selon nos moyens et nos forces, r6- 
par6 tout ce que nous avons pu commettre de mal 
et d'injustice. 



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27O LEURS LYS ET LEURS ROSES 

Elle sanglota k son tour. 

Ainsi tu6, tu6 ! le pauvre Sandor, le beau gar- 
Con sans &me qui vivait au grand soleil du bon 
Dieu comme un poulain l&ch6 dans la puszta.. ., tu6 
k cause d'elle celui qu'elle avait attir6 k sa chair et 
k ses baisers comme k un guet-apens... Cerles il 
6tait une simple brute le beau tsigane, et sa vie 
n'importait pas plus k Involution des Ames et des 
id£es vers la lumiere que celle d'un bel animal... 
Et encore que sait-on ! Mais n'importe ; si quel- 
qu'un avait du mourir, c'Stait elle, GisMe et non 
point celui dans les bras de qui elle s'6tait jetee 
volontairement, d6libdr6ment, de celui qui passait 
et qu'elle n' avait qu'i laisser passer... 

Etmaintenantravag6e en la nouvelle paixrecon- 
quise, elle voulait savoir... 11 avait done eu du 
courage, le pauvre diable ;ils'6tait battu pour elle, 
le malheureux gargon, car 6videmment Zdenko ne 
l'avait pas assassin^ comme un voleur de grands 
chemjns le long d'une route d^serte... II y avait 
eu une rencontre correcte, unduel en rfegle... 

— Oui, il s'est battu tres bravement...Ila meme 
essays de me traiter en enfant, en petit gamin ner- 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 



veux qui a provoqu£ sous le coup dun moment 
de folie. II a voulu m6me par ses t&noins obtenir 
une explication, mais je me suis refus6 k tout, 
j'ai 6t6 l'exasp^ration, Pobstination et le m£pris 
implacable; j'ai 6t6 celui qui veut tuer... II fallait 
la pensde de toi, ma pauvre Gisele, la pens6e de 
T^tat dans lequel je t'avais vue la veille pour me 
comporter avec la f£rocit6 que j'ai mise dans cette 
affaire. Surle terrain, m&me, lui ne s'est pas d6- 
fendu, il a eu des id6es de g6n6rosite... II avait 
tire en Fair, parait-il, au moment ou ma balle 
l'atteignait. . . Ah! Gisfele, Gisfele, c'est pourtant 
affreux d' avoir tu6 un homme. Je ne sais pas 
comment Dieua pes£ ma conduite, mais je crois 
a un jugement de Dieu dans tout cela ; je n'ai 
pens^ au reste k rien d'autre qu'i toi, et le par- 
don des injures qu'il me serait si facile de prati- 
tiquer pour mon propre compte, k moi miserable, 
je crois que je ne saurais jamais le pratiquer k 
Tegard de qui t'a fait tort... Mais, 6 mon amie, 
songe done ice qu'il avait fait de toi cet homme... 
Et tu as failli en mourir ! . . . 

Et comme elle sanglotait d6sesp6r<Sment. 



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272 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

— Ne te d&sole pas ainsi, ma bien aimee. Tu ne 
dois rien regretter... Ah !je t'assurequ'iln'yavait 
pas moyen d'arranger les choses autrement ; ja- 
mais nous n'aurions pu le voir, le rencontrer, sans 
que la pens^e d'un meurtre ne bouillonn&t en nous. 
Et c'est ce que j'ai dit aux tdmoins qui ont cherchS, 
malgr6 mon inqualifiable agression, a arranger les 
choses. Partout ou je Taurais rencontrE je lui 
aurais crach6 au visage, je Taurais soufflete, je 
lui aurais arrach6 ses Epaulettes, sesgalons, son 
£p6e, partout ou je P aurais vu, fiit-ce passant a 
la t<He de ses hommes devant l'Empereur. 

Giselepoussa uncriperQant,etse soulevahagarde, 
battant Fair de ses maigres bras tragiques, plus 
blanche sous le clair de lune que malade elle ne 
Tavait jamais 616... Zdenko, relevd, la re^ut dans 
ses bras, elle tomba k genoux. 

— mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez-nous. 
Zdenko, il y a du sang sur nous ; nous ne serons 
jamais plus heureux : Zdenko, tu es un assassin, 
Zdenkb. Jamais Dieu ne nous pardonnera. C'est 
Supersaxo que tu as tu6... ? 

— Mais qui d'autre serait-ce ? ! 



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LEURS LYS ET LEURS ROSES 278 

Elle cria comma une folle, se ddgagea, courut 
sur le gravier blanc, allant n'importe ou comme 
sortant demi bruise vive d'un incendie.,. Elle tr6- 
bucha, s'abattit sur du gazon ou elle se roula en un 
accfes de d6sespoir presque dpileptique, visage 
contre terre, arrachant de ses dents Pherbe fraiche, 
criant au secours... 

Zdenko bouleverse la crut folle tout k fait, et se 
jeta & genoux pr&s d'elle... Elle se tordit comme 
une couleuvre qu'on tue a coups de talon. 

— Gisfele, ma petite Gisele, oui du sang a coul6 ; 
mais ton sang 4 toi avait d'abord coule... songe 
done ! 

Elle rit hideusement, elle rit, elle rit... tout un 
rire de damnation, d'ironie formidable, d'ironie par- 
dessus la vie, le paradis, Tenfer... 

— Ah ! oui ! ah ! oui ! Tu me crois innocente, tu 
me crois viol^e... Ah ! oui ! vierge etmartyre !... II 
faut aussi que je te dise, mon Zdenko, que je te dise 
tout... Tu t'es tromp£, tu t'es trompe autant qu'il 
est possible de se tromper. Tu as tud un innocent, 
et l'autre, le vrai coupable, est innocent aussi. De 
coupable il n'y a que moi, moi seule entends-tu... 
Moi seule ai voulu, suis allSe, me suis donn^e. 



s 



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2 74 LEURS LYS ET LEURS ROSES 

Elle s'etait assise dans Fherbe comme un peu 
calm^e par le vertige de ce qu'elle allait raconter ; 
mais ce calme dtait plus effrayant que Tacces de 
d^sespoir de tout k l'heure. 

— Ecoute, Zdenko, ecoute-moi bien... Assieds- 
toi Ik pr&s de moi. Et tu sauras & quelle chienne tu 
as consacr6 ta vie, k quelle miserable tu as donn6 
ton nora, pour quelle fille tu as tu6 un honnite et 
brave gargon. 

Alors sans rien omettre, sans une pudeur 
d'expression, elle raconta tout, la premiere ren- 
contre d'Olai* Sandor k la csarda, Tescapade de 
PAu-Garten au Prater, et la fagon dont elle avait 
leurr£, bern6 le pauvre Supersaxo, dont elle s'etait 
jou£e de lui ; puis la s6rie des rendez-vous dans 
la cour de Heiligenkreuz, puis dans l'6glise Sand 
Maria am Gestade profan^e. Ellen'omit aucune de 
ses ruses, aucun de ses mensonges. Puis elle dit la 
nuit du Prater, cette nuit sans nom, et le cata- 
clysme du lendemain, et comment Supersaxo avait 
eu le tort, l'irr^parable tort de Tarracher a la lapi- 
dation celeste, et comment elle 6tait ainsi sortie 
d'un corps de garde apr^s la temp^te ! 

Et quand elle eut fini, elle vit que Zdenko a son 



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LEURS LYS BT LEURS ROSES 27O 

tour s^tait abattu dans le gazon, peut-6tre 6vanoui, 
peut-6tre tu6 par l'effroyable relation... 

Alors elle, vid6e de tout ce poison qu'elle avait 
vomi, se coucha aux pieds de Fenfant, et elle 
s'abandonna k ce qui allait 6tre... tout, rien... n'im- 
porte quoi. 

... Ce sera ici notre nuit de noces, g6mit-elle: 
demain si nous nous rSveillons... tu me chasseras... 

Une douce petite voix, un faible gemissement 
murmura, fr61e comme un baiser de fleur, mou- 
rant, lointain... 

— Ah I nous sommes de pauvres enfants, de 
pauvres petits enfants, ma Gis&le. 

Et elle r6p6tait, s'affaiblissant. 

... De petits enfants, de pauvres petits enfants... 



Vienne, 1894. 



16 



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ACHEVE D1MPRIMER 
Le onze avril mil neuf cent trois 

PAR 

BUSSIfiRE 

A SAINT-AMAND 

pour le 

MERCVRE 

DB 

FRANCE 



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EXTRAIT DU CATALOGUE 

des Editions dv mebcvre de France 



Collection de Romans 

ire Albane L'amour tout simple 3.5o 

nyme * Lettres d'amour d une Angiaise(6° Edition). 3 . 5o 

eel Batilliat La Beaute (3 G Edition) < 3.5o 

Chair mystique (2° edition) 3 . 5o 

Versailles-aux-Fant6mes 3 . 5o 

irice Beaubourg . . La rue Amoureuse (2° Edition) 3 . 5o 

jrsiiis Bertrand. . . Gaspard de la Nuit . 3.5o 

iinet- Valmer Le Gamin tendre (2 e edition) 3 . 5o 

Le Sphinx de Platre (2* edition) 3.5o 

4 Bloy La Femme Pauvre (3 e Edition) 3.5o 

y Bourgerel Les pierres qui pleurent 3 . 5o 

. Butti L'Automate ' 3.5o 

K. Clifford Lettres d'amour d'une Femme du monde. . 3 . 5o 

. Coulangheon. . . L'ln version sen timen tale (2 Edition) 3.5o 

Les Jeux de la Prefecture (2° 6dition) 3.5o 

l Cyrano Le Chateau de felicite (2* edition) 3 .5o 

ton Danville L'Amour Magicien ^ 3 . 5o 

Contes d'Au-dela 6 » 

Les Reflets du Miroir (2 Edition) 8 . 5o 

ert Delacour L'Evangile de Jacques Clement 3.5o 

Le Pape rouge (2° edition) 3 . 5o 

Le Roy (2 e edition) 3 . 5o 

is Delattre La Loi de Peche 3 . 5o 

6ne Demolder. . . . L'Agonie d , Albion(5 e edition) 3 » 

Le Cceur des Pauvres (5 e edition) 3 . 5o 

La Legende d'Yperdamme 7 . 5o 

Les Patins dela Reinede Hollande(2 e edit.) 3.5o 

Quatuor 2.5o 

La Route d'Emeraude (2° edition) 3 .5o 

Le Royaume authentique du Grand Saint 

Nicolas 10 » 

Sous la Robe 3 „ 5o 

uard Ducot6 Aventures 3.5o 

lard Dujardin... L'Initiationau Peche et arAmour(u e edit.) 3.5o 

Les Lauriers sont coup&s 3 . 5o 

18 Dumur Un Cocode Genie (3 e Edition) 3.5o 

Pauline ou la liberte de l'amour (4 G edition) 3.5o 



- 2- 

Georges Eekhoud. . . . Le Cycle patibulaire (2° Edition) 

Escal-Vigor (6 C edition) 

La Faneuse d'amour (3 e edition). . : . . 

Mes Communions (2° edition) 

Gabriel Faure La derniereJournee de Sapphd(2 e 6ditio: 

Andre Fontainas L'Ornement de la Solitude 

Andrd Gide L'Immoraliste '. 

Les Nourritures Terrestres (a e edition) . 

Le Prom6thee ma) enchafn§. 

Le Voyage d'Urien,suividePaludes(2 e 6dit 
Edmond Glesener. . . . Histoirede M.Aristide Truffaut(2 e edition).] 
Maximo Gorki ....... L'Angoisse (3 e Edition) ...'.' 

Les Dechus (3 e edition) 

Les Vagabonds (4 e edition) 

Varenka Olessova 

Remy de Gourmont. . Les Cbevaux de Diomede (2* Edition)'. 

Le Fantdme 

Lilitb (2 e edition) .;:.... 

D'un Pays Loin tain 

Le Pelerin du Silence (2 C Edition) 

Le Songe d'une femme (2 edition) 

Thomas Hardy Barbara . . . . 

Frank Harris -. . Montes le Matador (a e edition). 

A. -Ferdinand Her old. Les Contes du Vampire (2* Edition) 

Charles-Henry Hirsch La Possession (2° edition) 

La vierge aux tulipes (2° Edition) 

Edmond Jaloux ...... L'Agonie de TAmour (2° edition) 

Francis Jammes AlmaTde d'Etremont (2* edition) 

Clara d'Ellebeuse (2 C edition). .. 

Alfred Jarry .... Les Jours et les Nuits 

Albert Juhelle La Crise virile 

Gustave Kahn Le Conte de FOr et du Silence 

Rudyard Kipling .... Les Batisseurs de'Ponts 

L'Homme qui voulut 6tre roi (6 e Edition) . . 

Kim (6 e edition) 

Le Livre de la Jungle (i4 e edition) 

Le Second Livre de la Jungle (i2 6 edition), 

La plus belle Histoiredu monde(6« Edition) 

Hubert Krains. ...... Amours rustiques 

A. Lacoin de Villemo- 
rin et D r Khalil- 
Khan Le Jardin des Delices (26 Edition) 



MERCVRE DE FRANCE^ 

26, RVE DE CONDE. — PARIS 

parait tous les mois en livraisons de 300 pages, et forme dans 

Tan nee 4 volumes in-8, avec tables. 

Redact eur en chef : Alfred Vallettk 



Lltterature, Poesie, Theatre, Musique, Peinture 

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Voyages, Bibliophilie, Sciences occultes 

Critique, Litteratures etrangreres 



REVUE 

epilogues (actuality .• Remy de Gour- 

mont. 
Les Poemes : Pierre Onillard. 
Les Romans : Rachilcfe. 
Littirature : Henri de Regnier, Remy 

de Gourmont. 
Littirature dramatique : G. Polti. 
Histoire : Marcel Collifcre, Edmond 

Barthelemy. 
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Psychologie : Gaston Danville. 
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Brieu. 
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Les Revues : Charles-Henry Hirsch. 
Les Journaux : 1\ . de Bury. 
Les ThMtres : A. -Ferdinand llerold. 
Musique : Jean Marnold. 
Art moderne : Charles Morice. 
Artancien : Virgile .1 osz. 



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Le Meuble et la Maison : Les Xlll. 
Chronique de Bruxelles : Georges 

Eekhoud. ! 

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Le tires anglaises : Henry-D. Davray., 
Lettres italiennes : Luciano Zuccoli. l 
Lettres espagnoles : Ephrem Yin cent! 
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Lettres tchhques : Jean Otokar. 
Lettres turques : Dihcei- Bey. 
La France jugee a /'Atranger 

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Vartiiis : X. 

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Echos : Mercure. 



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