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Full text of "La glorieuse misère des prêtres [microform]"

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I DES PRÊTRES 

= Lettre-préface de S. E. le O^ LUÇON 




PARIS 
LIBRAIRIE BLOUD & GAY 

3, rue Garancière 

1923 
Tous droits réservés 



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DE l'académie française 



LA GLORIEUSE MISÈRE 



DES PRÊTRES 




PARIS 
LIBRAIRIE BLOUD & GAY 

3, rue Garancîère 

1923 
Tous droits réservés 



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PRÉFACE 



Monsieur, 

Dans un livre qui a joui d*une immense célé- 
brité et obtenu de précieux résultats, un de vos 
illustres collègues de l'Académie a décrit la 
Grande Pitié des Églises de France. Vous avez 
eu l'heureuse idée de mettre en regard la Misère 
des Prêtres. 

Il n'était certes pas inutile d'appeler l'attention 
du public sur une situation dont un trop grand 
nombre de nos concitoyens semblent ne pas assez 
se rendre compte, ou dont ils prennent trop faci- 
lement leur parti. Le clergé de nos campagnes, 
bien qu'il aime mieux souffrir en silence et 
cacher ses détresses que de faire retentir le monde 
de ses doléances, vous sera reconnaissant de la 
marque d'intérêt que vous venez de lui donner : 
je vous en exprime pour lui ma respectueuse 
gratitude; Dieu veuille que vous fassiez triompher 



VI LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

la cause que vous exposez avec tant d'éloquence 
et d'autorité! 

J'ai lu aussi avec un très vif intérêt les pages 
charmantes, pleines de poésie que vous avez con- 
sacrées aux Trois mille sœurs cadettes de 
Notre-Dame de Reims. — Le peuple de France 
a bien montré son attachement à ses églises, 
lorsque, en l'espace de cinq jours, il a couvert 
l'emprunt de 200 millions sollicité pour leur 
reconstruction. 

Nos populations sentent si profondément le 
bienfait de la présence du prêtre parmi elles et 
la place que tient l'église au milieu de leurs mai- 
sons qu'elles ne peuvent se résigner à se passer 
ni de l'un ni de Vautre. Combien de nos réfugiés 
ont attendu pour regagner leurs villages qu'ils 
fussent assurés d'y trouver un prêtre et une église l 
Combien de maires nous ont écrit : a Notre popu- 
lation rentre peu à peu aux lieux où furent ses 
foyers. Envoyez-nous un prêtre, envoyez-nous un 
prêtre! Jamais nous n'en avons eu aussi grand 
besoin que maintenant, pour nous consoler dans 
nos deuils et nos ruines, pour soutenir nos cou- 
rages', pour donner une éducation chrétienne à 
nos enfants, pour guider notre jeunesse qui a 
grandi pendant la tourmente à l'abandon! f> 

Mais si Von veut avoir des prêtres, il faut en 
assurer la subsistance; et c'est le grave et doulou- 
reux problème que vous signalez aux réflexions 
du pays, en lui faisant remarquer les conséquences 



PRÉFACE VII 

que la déplorable situation faite au clergé en 
France entraîne presque fatalement pour le 
recrutement du sacerdoce, et, par suite, pour le 
maintien de la vie spirituelle et du niveau des 
mœurs. 

Déjà avant la guerre la funeste loi de Séparation 
avait privé le clergé français du modeste traitement 
que l'État lui servait en vertu du Concordat. 
Pour y suppléer il avait fallu recourir à la charité 
des fidèles. Les catholiques, dans l'ensemble, 
se montrèrent généreux. Ils prirent à leur compte 
la dette répudiée par l'Etat, et se chargèrent de 
pourvoir par leurs offrandes volontaires à la 
subsistance des minisires de leur culte. 

Dans la plupart des diocèses, les évêques purent 
donner à leurs prêtres un traitement égal à celui 
qu'ils recevaient sous le régime concordataire. 
Mais il y eut des diocèses moins favorisés de la 
fortune, où, malgré la bonne volonté des fidèles, 
on ne put fournir aux membres du clergé paroissial 
qu'une somme insuffisante, de 700, de 600, de 
500 francs par an ! 

La loi de Séparation ne s'était pas contentée 
de supprimer le traitement du clergé; elle avait 
en même temps retiré au prêtre la jouissance gra- 
tuite de son presbytère, de cette demeure modeste, 
mais décente, qu'il avait parfois bâtie lui-même 
de ses propres deniers, ou avec les offrandes de 
ses paroissiens, ou qui, si elle appartenait à la 
commune, remplaçait celle qu'on avait prise à 



VIII LA GLORIEUSE MISERE DES PRETRES 

VÉglise en 1789. Il en est résulté que le curé 
n'a plus de logement fixe, approprié, et assuré. 
Il est réduit à se loger où il peut, à ses frais ou 
aux frais de la fabrique paroissiale; souvent 
il ne trouve qu'une maison éloignée de l'église, 
mal appropriée, qui laisse parfois gravement à 
désirer sous le rapport du voisinage, et qui ne 
satisfait pas au respect dû au caractère sacré du 
prêtre et à la sainteté de son ministère. 

La guerre est encore venue aggraver cet état de 
choses. Partout la vie chère a accru l'insuffisance 
du maigre subside fourni par le denier du clergé. 
Mais ce fut bien pire encore dans les régions dé- 
vastées. A leur retour de l'armée, de la captivité, 
de l'émigration, la plupart de nos prêtres ne 
retrouvèrent plus rien de ce qu'ils avaient laissé 
dans leur humble résidence : pas un lit pour se 
coucher, pas une chaise pour s'asseoir, pas une 
table pour écrire. Meubles, linge, vestiaire, bi- 
bliothèque, tout avait disparu par l'incendie, par 
les dévastations de la guerre ou dans les pays 
occupés par les déprédations de l'ennemi. Il y 
en eut un grand nombre à qui il fallut procurer 
à nouveau un costume ecclésiastique, et jusqu'à 
un bréviaire pour la récitation de l'office divin. 

Il y eut à ce moment-là des détresses vraiment 
navrantes, et vous les avez bien fait ressortir dans 
vos articles. Il fut pourvu au plus pressant à 
l'aide des indemnités de guerre, et parla charité de 
certaines œuvres, notamment de Z' Œuvre de Se- 



PREFACE IX 

cours aux églises dévastées et du Secours na- 
tional. Les évêques de leur côté prirent les mesures 
nécessaires pour assurer la subsistance de leurs 
prêtres : ils élevèrent le tarif des honoraires de 
messes et celui des oblations. Bien loin de s'en 
étonner les fidèles nous y engageaient eux-mêmes : 
« Il n'y a plus que vous, disaient-ils, dans leur 
naïf langage, qui n'avez pas élevé vos prix, f/ 

Actuellement donc, dans l'ensemble, le clergé 
des paroisses a retrouvé à peu près sa condition 
normale. Il y a encore cependant, et en trop grand 
nombre, des situations pénibles. Ils ne sont pas 
rares les prêtres qui ne peuvent pas, en raison de 
la modicité de leurs ressources et de la cherté de 
toutes choses, s'accorder, comme ils disent, le 
luxe du service d'une domestique, et l'usage habi- 
tuel de la viande et du vin. Ils vivent de privations; 
leur santé et leurs forces s'épuisent avant l'âge, 
par suite de l'excès du travail et du défaut d'un 
régime suffisant. 

Quoi que l'on fasse d'ailleurs, la condition du 
clergé reste toujours et partout précaire. Elle 
n'est pas digne d'un pays tel que la France. Le 
clergé catholique est le clergé national, sinon en 
droit, au moins en fait : c'est au culte catholique 
que l'immense majorité des familles demandent 
la consécration des grands actes de la vie. 

Le Chef de l'État disait, vers 1900, à un 
évêque (1) de qui je le tiens : « J'ai la plus grande 

(1) Mgr de Carsalade du Pont, Évêque de Perpignan. 



X LA GLORIEUSE MISERE DES PRETRES 

estime pour le clergé français. Je le considère 
comme le premier clergé du monde : le premier 
par la culture, le premier par le dévouement, 
le premier par la dignité de sa tenue. >> Le clergé 
français n'a point la prétention de s'élever au- 
dessus des autres; mais, le fait est là, l'opinion 
publique lui rend ce témoignage, que par la fidé- 
lité à ses devoirs, par son dévouement et son zèle, 
par sa dignité de vie, il ne le cède à aucun autre. 

Dépouillé de son temporel en 1906, il a accepté 
le sort qui lui était fait avec un courage et une 
abnégation qui ont soulevé l'admiration du monde. 
Privé du modeste traitement qui représentait son 
pain quotidien, il est resté au poste sans hésita- 
tion, sans défaillance, unanimement; il a continué 
son ministère sans rien retrancher de son service; 
et voilà dix-huit ans qu'il persévère sans fléchir 
dans cette noble fidélité aux devoirs de sa vocation 
et de son saint ministère. 

Un aumônier allemand disait un jour à un 
prêtre d'un diocèse envahi (1) : « Je m'étonne, 
monsieur le doyen, que vous ayez si grand' peur 
de devenir allemand; vous devriez au contraire 
le désirer. — Devenir allemand ! et pourquoi 
voulez-vous que fe le désire? — Chez nous, le 
moindre vicaire touche, au sortir de l'ordination^ 
un traitement annuel de 2.500 francs; et si 
quelque paroissien se montre peu docile à son 

Ci) M. l'abbé Vinot, doyen de Rumigny (Ardennes). 



PRÉFACE XI 

cméy celui-ci n'a qu'à déposer une plainte : 
quelques jours après le récalcitrant est mis à la 
raison par la police. — Monsieur l'aumônier, il est 
vrai que nos traitements sont bien inférieurs à 
ceux que vous recevez dans votre pays ; mais, 
voyez-vous, nous ne nous plaignons pas de notre 
pauvreté; elle est notre honneur, elle est la preuve 
que, quand nous avons voulu être prêtres, ce n'était 
pas pour des avantages temporels, mais unique- 
ment pour servir Dieu et les âmes. Quant à nos 
fidèles, nous préférons les amener à une obéissance 
convaincue et cordiale par la persuasion, plutôt 
qu'à une obéissance sans conviction et peut-être 
hypocrite par la contrainte. » 

Pendant la guerre, les prêtres mobilisés ont 
été, soit au front, soit dans les services auxiliaires 
des semeurs d'énergie et de confiance, des modèles 
de fidélité au devoir. 

Les curés qui avaient pu rester dans leurs parois- 
ses ont été, spécialement dans la zone de guerre, 
les consolateurs de leurs populations, et dans les 
régions occupées leurs défenseurs contre les vexa- 
tions et les exigences tyranniques de l'ennemi. 

Ceux que la mobilisation, la captivité, l'éva- 
cuation d'office ou l'émigration avaient arrachés 
à leurs postes, y sont revenus dès qu'ils en ont 
eu la possibilité, même dans les communes oîi 
il n'y a plus ni église, ni presbytère, afin de par- 
tager les travaux et les privations de leurs parois- 
siens, de soutenir leur courage, de les aider de leurs 



XII LA GLORIEUSE MISERE DES PRETRES 

conseils et de leurs bons offices, de les guider dans 
V accomplissement des formalités à remplir pour 
obtenir leurs indemnités de guerre, de leur procurer 
les exercices du culte, le réconfort de la parole 
sainte et des sacrements, et tous les bienfaits de 
leur ministère. 

Ils ont été les correspondants obligeants des 
familles pour les aider dans la recherche des 
tombes de leurs morts; ils ont assisté aux exhu- 
mations afin de leur en garantir la décence et d'y 
représenter la religion. 

Dans bien des cas, ils ont dû se contenter, pour 
leur habitation comme pour le culte, de pauvres 
baraques en bois, qui les protégeaient mal contre 
les rigueurs de Vhiver et les chaleurs de l'été. 

Nous en connaissons à qui on avait offert des 
postes avantageux en récompense de leur courage 
et de leur dévouement, et qui les ont refusés parce 
qu'ils ne voulaient pas se séparer de leurs parois- 
siens dans la détresse. Dieu sait ce qu'il leur a 
fallu d'endurance et d'abnégation! 

Et c'est le clergé, si fidèle à ses devoirs, si zélé, 
si dévoué, si désintéressé, si digne de l'estime de 
tous, c'est le clergé dont le ministère est sinécessaire, 
si bienfaisant, si apprécié, auquel tout le monde 
rend hommage, qu'on a jeté et qu'on laisse depuis 
dix-huit ans dans une situation précaire, insuf- 
fisante, inférieure à celle du clergé de tous les 
autres pays catholiques ! Cela se peut-il compren- 
dre ? France, France, cela n'est pas digne de toi ! 



PREFACE XIII 

Non, cela n'est pas digne de la France. Elle a 
le cœur trop généreux, pour le souffrir, et Vhon- 
neuT du pays demande qu'il y soit pourvu. 
^ C'est à ceux qui ont fait au clergé cette situa- 
tion, qu'il incomberait de la réparer. 
p7Z5 nous diront, sans doute, que nous sommes 
sous un régime de séparation; que l'État ne peut 
plus subventionner sur ses deniers publics le 
culte qui n'est pas un denier public. — Soit; 
mais l'État peut et doit payer ses dettes sur les 
deniers publics même envers les personnes pri- 
vées. Or le traitement du clergé, en France, 
n'était pas une gratification de l'État qu'il lui 
fût permis de supprimer à son gré. C'était une 
dette, c'était une indemnité qu'il s'était engagé 
à lui fournir lorsqu'il s'empara de ses biens 
temporels en 1789 et en 1801 en échange de l'aban- 
don consenti par le Saint-Siège des anciennes 
possessions de l'Église de France. La séparation 
ne dispensait pas l'État de payer cette dette. 
Quand deux associés se séparent, chacun d'eux 
laisse à l'autre ce qui lui appartient, et reste tenu 
des dettes qu'il peut avoir envers lui. 

En se séparant d'avec l'Église, l'État devait, 
et pouvait, sans aller contre le principe de la 
séparation, continuer à servir le traitement du 
clergé, ou en remettre le capital. Au lieu de cela, 
il s'est emparé de tous les biens de l'Église de 
France I 
MEt qu'on ne vienne pas nous dire que c'est la 



XIV LA GLORIEUSE MISERE DES PRETRES 

faute de l'Église qui n'a pas voulu accepter de 
former des Associations cultuelles. C'est une 
erreur; car, quand même nous aurions constitué 
des cultuelles, les séminaires et les presbytères 
nous auraient été retirés au bout de cinq ans, et 
les évêchés au bout de deux ans (art. 14 de la 
loi du 9 décembre 1905). Quant au traitement, il 
était totalement supprimé, sauf, pour les prêtres 
qui au moment de la promulgation de la loi exer- 
çaient un ministère rétribué par l'État, une pen- 
sion viagère, s'ils avaient au moins 45 ans d'âge, 
ou une allocation temporaire qui devait s'éteindre 
par quart en quatre ou huit ans pour les autres 
(art. 11). 

Il y a ici, qu'on nous permette de le dire, une 
injustice qui pèse toujours, et lourdement, sur la 
conscience de l'État ; l'honneur du pays demande 
qu'elle soit réparée. 

Toutes les nations étrangères, catholiques ou 
non, en jugent ainsi : c'est une des choses qui 
ont tant nui à la considération du pays, qui lui 
ont attiré r inimitié de tant de peuples, jusque-là 
nos amis, mais qui maintenant, malgré le prestige 
que l'héroïsme de nos soldats a reconquis à la 
France, hésitent encore à nous rendre leur pleine 
amitié. 

En résumé donc : le respect dû à Dieu, à son 
culte, à ses ministres, la fidélité aux engagements 
contractés, le sentiment de la plus élémentaire jus- 
tice et des plus hautes convenances, la reconnais- 



PREFACE XV 

sance pour les services rendus ei les mériles acquis, 
l'honneur enfin du pays devant les autres peuples 
exigent qu'il soit fait, dès que les ressources du 
pays le permettront, au clergé de France, au clergé 
catholique, qui est en fait le clergé national, une 
situation digne de lui; tôt ou tard, nous en avons 
la ferme confiance, quand les passions seront 
apaisées, la voix du bon sens se fera entendre, et la 
voix de la conscience, ei la voix du cœur aussi, 
car le Français a bon cœur. On cherchera le moyen 
de donner satisfaction à la justice, et on le trou- 
vera. Sans revenir sur la question de la séparation 
on réparera l'erreur commise; ce ne sera pas rétri- 
buer un culte : ce sera remplir des engagements 
solennellement contractés. 

Vos articles. Monsieur, tendent à orienter les 
esprits dans ce sens; ils ont pour but de créer un 
état d'esprit favorable à la réparation en faisant 
comprendre au pays son devoir; en faisant appel 
à son amour de la justice, et à son cœur naturelle- 
ment généreux. Puissiez-vous être entendu de tous, 
spécialement de ceux qui, ayant créé la situation 
actuelle, ont les premiers le devoir et plus que 
tous autres le pouvoir d'y porter remède. 

Veuillez agréer. Monsieur, avec mes remercie- 
ments et mes félicitations, l'expression de mes plus 
respectueux sentiments. 

L.-J. Gard. LUÇON, Arc. de Reims. 
Reims, le 30 mai 1923. 



LA GLORIEUSE MISÈRE 
DES PRÊTRES 



1 

II 
m 



m 
m 



I.— DANS NOS PAROISSES RURALES 



UN PRESBYTERE DE MONTAGNE 



C'est une jolie paroisse de montagne. La 
flèche aiguë du clocher semble percer le ciel. Le 
presbytère est en balcon au-dessus de la vallée. 
Il reçoit en plein sur sa façade les rayons du 
soleil. Un beau jardin bien cultivé l'entoure, 
bourré de légumes, avec une treille et un par- 
terre de fleurs. On est presque tenté, quand on 
arrive au sommet de la montée, d'envier M. le 
curé qui habite un si aimable cottage à côté de 
cette église qui dresse au-dessus du paysage 
son signe spirituel, comme pour le compléter 
et l'agrandir. 

M. le curé, sa soutane retroussée, arrachait 
des pommes de terre. Il s'excusa de sa tenue, 
me fit entrer dans une pièce qui n'avait jamais 



() LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

dû être restaurée, ce qui nous changeait du 
charme extérieur de la maison, et m'offrit un 
verre de vin que je trouvai savoureux, car j'avais 
soif. Mais lui-même n'en avait répandu qu'une 
goutte au fond de son verre, bien qu'il fût en 
sueur après avoir travaillé. Il me parla de son 
ministère. Professeur, autrefois, dans un petit 
séminaire, il avait demandé lui-même à son 
évêque d'exercer un ministère paroissial, fût-ce 
dans la plus humble et la plus lointaine com- 
mune : tel un officier d'état-major qui désire un 
commandement dans la troupe, pour être en 
contact plus direct avec le soldat. Les premiers 
temps il avait rencontré bien des difficultés : 
son zèle était mal reconnu, mal interprété, et 
puis, avec ces paysans fermés, on ne sait pas où 
l'on va; ils ne disent rien, ils ne se révèlent 
pas, ils n'ont jamais un mot de gratitude, un 
mot d'affection. Parfois, on est si las de chercher 
le chemin de leur cœur et de leur esprit sans sa- 
voir si on l'a trouvé ! C'est le plus grand cou- 
rage : travailler sans connaître les résultats de 
son travail et recommencer tous les jours. Ce- 
pendant il avait bien l'impression que la bonne 
semence germait. L'impression seulement. Il au- 
rait tant voulu que les filles fussent sages, les 
garçons sobres, les mariages nombreux et 
tendres, les enfants attendus, désirés et aimés, 
et plus tard assidus au catéchisme, les vieillards 
respectés, et l'église remplie. Il en demandait 



UN PRESBYTERE DE MONTAGNE / 

beaucoup aussi. Je le lui fis observer, et il 
sourit. Sans doute, mais il y avait Dieu. 

Cependant, j'observais cet homme qui ne 
me parlait que de la vie spirituelle, qui ne respi- 
rait que pour elle et qui semblait, comme son 
clocher, suspendu au-dessus de la vallée où 
s'agitent les hommes. Il portait une soutane 
râpée à l'excès, et dont la couleur noire, à force 
d'usure, tirait au verdâtre. Il n'avait pas bu 
de son vin. Je me mis à l'interroger sous une 
forme objective, et comme un indifférent qui 
se renseigne. Le denier du culte assurait-il aux 
prêtres un traitement suffisant ? 

■ — Oh ! Monseigneur a été très large cette 
année. Il se donne tant de mal pour nous aider. 
Il a pu nous octroyer 1.200 francs. 

— Douze cents francs ? monsieur le Curé. On 
ne vit pas avec 1.200 francs. Vous avez un 
casuel sérieux pour compléter cette somme. 

— Sans doute, sans doute. 

— Et les services, les enterrements, les ma- 
riages. 

— Sans doute, sans doute. 

— Cela doit faire une belle somme. 

— Je n'ai pas à me plaindre. 

A force de le pousser dans ses derniers retran- 
chements, je finis par connaître son budget 
qui était couché sur un registre. Il arrivait péni- 
blement à doubler le traitement de l'évêque, 
à faire 200 francs par mois. 



8 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

— Et comment vivez- vous ? 

— Il y a le jardin que je cultive moi-même. 
Il me donne de beaux légumes, un peu de vin, 
et des fleurs pour mon église. 

— Du vin, vous n'en, buvez guère. 

— Je n'en bois pas. Mais on s'y habitue. Ce- 
pendant il me faut en acheter pour les visites, 
pour les chantres. Parce que, ici, quand on 
n'offre pas de vin, on est sans honneur. 

— Et de la viande, monsieur le Curé, vous 
en mangez tous les jours ? 

• — Oh ! une fois par semaine, le dimanche. 
Moi, je ne l'aime pas. Ce n'est pas une privation. 
J'ai eu grand'peine à décider ma servante. 

— Une soutane, est-ce cher, monsieur le 
Curé? 

— Je n'en sais rien. Au séminaire on m'en 
avait donné une. Je n'en ai pas encore acheté. 

• — Le pourriez-vous?* 

— Pas maintenant, sans doute. Mais cela 
viendra. Et Dieu y pourvoira. 

Il avait rougi sous son hâle et, comme pour 
s'excuser de sa confidence, il m'entretint bien 
vite des morts de la guerre et du tableau 
qu'il avait fait mettre dans l'église avec leurs 
noms. 

Sur le chemin du retour, j'entrai chez un 
paysan dont le fils venait de mourir à l'armée 
de Syrie. 

— J'ai reçu, dès que la nouvelle a été con- 



UN PRESBYTÈRE DE MONTAGNE S- 

nue, la visite de M. le curé, me dit-iL C'est un 
brave homme. 

Un peu plus bas, je croisai une vieille femme- 
qui poussait un de ces petits chariots à bras^ 
qu'on appelle chez nous des « baladeuses »► 
Elle portait aux mains une belle paire de mi- 
taines. Je lui en fis compHment : 

— C'est un cadeau de M. le curé, me dit-elle 
Parce que j'ai les pattes gelées, rapport au- 
froid. Moi, je ne prends pas la voiture. 

— La voiture? 

— Oui, tenez, la voilà. 

En effet, nous dûmes nous ranger pour laisser 
passer une sorte de camion automobile dans 
l'intérieur duquel un groupe nombreux de com- 
mères était assis, avec des paniers sur les genoux. 
Les jours de marché, cette automobile monte au 
village, ramasse les bonnes femmes, les trans- 
porte à la viUe et les ramène après leurs affaires. 
Vous pensez bien que .le prix de la voiture se 
retrouve sur celui des denrées. Et je me souvins 
d'une revue de fin d'année, jouée au Vaudeville,, 
je crois, où les paysans se faisaient conduire à. 
leurs champs en torpédo. Pendant ce temps, un 
curé de campagne vit avec 200 francs par mois^ 
se passe du vin qu'il offre à ses visiteurs, mange 
de la viande une fois par semaine, n'a pas de quoi 
s'acheter une soutane, mais trouve de quoi faire 
la charité et porter les misères morales de ses 
paroissiens. 



10 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

: — Vous savez, m'avait-il ajouté en me rac- 
compagnant, je suis parmi les favorisés. Nous 
sommes ici parmi les favorisés. 

Je ne croyais pas que ce pût être vrai. Je me 
suis renseigné. Non seulement c'est exact, mais 
la misère de notre clergé séculier dépasse tout ce 
qu'on peut imaginer. Il y a des diocèses où un 
seul prêtre doit desservir cinq et jusqu'à sept 
paroisses, dans un rayon de 16 à 18 kilomètres. 
Les dimanches pour les messes, et les jeudis pour 
les catéchismes sont des journées terribles et 
exigent une résistance physique exceptionnelle. 
Car, dans bien des diocèses, on manque de 
prêtres et l'on en ordonne quatre ou cinq 
quand il en faudrait cinquante. Quant aux 
budgets, ils oscillent entre 2 et 3.000 francs 
par an. Beaucoup de ces prêtres ont la croix de 
guerre, mais ont rapporté de la guerre des bles- 
sures ou des maladies qui les gênent, par sur- 
croît, dans leur ministère. 

Du diocèse de Limoges, par exemple, je re- 
çois cette lettre : « Ce qu'il faudrait surtout, ce 
sont des ouvriers évangéliques, dévoués et 
zélés, uniquement préoccupés du service de 
Dieu et des âmes. Hélas! dans notre diocèse, il 
y a pénurie de prêtres et peu de vocations ecclé- 
siastiques. La vocation ecclésiastique n'est plus 
une situation de tout repos. Les gens ne tiennent 
plus au prêtre comme autrefois, il faut aller à 
eux, et, mxon Dieu! que c'est dur et pénible 



UN PRESBYTÈRE DE MONTAGNE 11 

parfois de les aborder, quand on sait que l'ac- 
cueil sera franchement mauvais... » 

La question du recrutement sacerdotal, trai- 
tée avec compétence par M. Charles Pichon 
dans l'Écho de Paris et par M. Martin-Chauf- 
fier dans le Figaro, se relierait-elle à celle de 
la misère du clergé? Il faut pour les vocations 
paroissiales des âmes trempées, des âmes 
d'apôtres. 

Certes, je ne songe point à reprendre une com- 
paraison qui a joué un si mauvais tour à M. Pain- 
levé et qui n'est pas faite pour maintenir une 
concorde dont nous avons tous besoin. Mais 
qu'on mette en face de la misère du clergé le 
traitement des instituteurs. Dans telle commune, 
m'assure- t-on, l'instituteur qui est de 1^^ classe 
touche 9.000 francs ; l'institutrice, sa femme, de 
l^e classe pareillement, 9.000; le secrétariat de 
la mxairie rapporte 3.000. Total : 21.000 francs 
pour le ménage, qui est logé, chauffé et éclairé. 
Je m'en réjouis de tout cœur. Je souhaite que 
tous les métiers intellectuels soient aussi favo- 
risés, car on a aujourd'hui une tendance dan- 
gereuse à avantager les manuels. Mais quelle 
vertu ne faut-il pas pour nous donner ce clergé si 
digne dans sa pauvreté, qui semble se dresser 
au-dessus de nous pour nous rappeler à la \ie 
spirituelle comme cette flèche de mon. clocher 
de montagne qui visait le ciel!... 



II 



MISÈRE ECCLÉSIASTIQUE 



EUe est bien plus grande encore que je ne 
le supposais, que je ne pouvais le supposer. Elle 
dépasse toute imagination. L'article où j'essayais 
de peindre ce que j'avais vu, d'indiquer ce que 
j'avais soupçonné, a provoqué chez le plus 
grand nombre de mes lecteurs une explosion de 
surprise et de noble pitié, mais chez d'autres, 
mieux avertis, des révélations, des confidences 
singulièrement attristantes. Je dois dire que 
dans tout ce volumineux courrier, je n'ai pas 
trouvé une lettre de prêtre. Pas un de nos curés 
de campagne, pas un de nos vicaires, ne s'est 
plaint de la dureté de son sort. Il m'a fallu 
demander à l'un ou à l'autre si ce que j'appre- 
nais était vrai. Alors, ils ont avoué, mais toujours 
sous cette réserve : — « Nous ne sommes pas 
les plus malheureux... ». Ou plutôt si, j'ai reçu. 



MISÈRE EGGLÉSIASTIQUE Î3 

une. lettre venant d'un presbytère de la mon- 
tagnei une lettre spontanée et colorée dont 
je citerai ce passage : - 

« Eh bien ! quoi,. Monsieur, nous souffrons ? 
La belle affaire! Sommes-nous là pour autre 
chose? Nous qui avons fait la guerre pendant 
quatre années,, nous n'allons pas nous lamenter 
sur notre sort. Ge qui me manque le plus, c'est 
l'activité. Les âmes se retirent, et ii faut de la 
prudence pour aller les chercher. Plus d'attaque 
brusquée, plus de soudaine offensive. Le plus 
souvent, il faut courber les épaules sous la ra- 
tion quotidienne des refus, comme autrefois 
sous les obus. Si hre et penser sont de bonnes 
choses, l'ancien combattant, avec ses nerfs 
excités, ne peut cependant s'en contenter. Il 
lui manque les fortes impressions du front... 
Anciens soldats de la grande guerre, nous for- 
mons un groupe à part, dans le clergé, qui n'est 
pas toujours compris des anciens, qui ne le 
sera pas des jeunes... » 

. Au contraire, ce clergé de la guerre, plus ar- 
dent, plus exaltév encMn aux initiatives, aux 
entreprises nouvelles, se mêlera peu à peu à 
l'ancien et au nouveau, plus calme et pondéré, 
et cet amalgame nous vaudra un surcroît 
d'énergie passionnée dans la vie rehgieuse. Mais 
que penser de tous ces prêtres, qui supportent 
en silence, unanimement, leur misère, au point 
qu'il faut toute l'attention des. laïques — de ces 



14 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

laïques la plupart du temps égoïstes et préoc- 
cupés de leurs propres affaires — pour la dé- 
couvrir ? 

J'avais nommé le diocèse de Limoges. On 
me cite des faits plus pénibles, des circonstances 
plus douloureuses, dans le Lot, dans les Basses- 
Alpes, dans la Lozère. Ici ou là, des prêtres ont 
dû se louer, comme manœuvres, à des cultiva- 
teurs, car il faut vivre! « Dans ces diocèses, 
m'écrit-on, les prêtres recevaient, il n'y a encore 
que deux ans, non pas 100 francs par mois, 
mais 100 francs tous les deux mois, et l'un d'eux, 
qui desservait plusieurs paroisses, n'avait pas 
les moyens d'acheter un peu de bois. Son vil- 
lage était perché à 1.300 mètres d'altitude et 
le froid y descendait à 25° au-dessous de zéro. » 
Il y a pire. Écoutez ceci : « Le curé de l'un de 
ces pauvres diocèses avait vécu pendant huit 
jours avec les cerises de son jardin. Au soir 
de ces huit jours, il tomba d'inanition. On le 
crut frappé d'apoplexie, il mourait de faim tout 
simplement. Ses paroissiens le secoururent. Le 
lendemain, il trouva 42 francs dans le tronc 
du pain de saint Antoine... » 

Une âme charitable ayant demandé à l'évêque 
d'un diocèse l'adresse de prêtres à secourir reçut, 
parmi quelques fiches, celle-ci : « 26 ans, peu 
de santé; 250 paroissiens, tous hostiles. Pas 
un sou de denier du culte. Misère noire. Obligé 
de payer la pension d'une sœur infirme. » Le 



MISÈRE ECCLÉSIASTIQUE 15 

malheureux fut aidé. Depuis, il est devenu un 
apôtre et il a rendu au centuple le bien qu'il 
avait reçu . 

J'ai consulté des personnes autorisées et bien 
informées. C'est un accord navrant. Il y a dans 
les campagnes, non point une hostilité religieuse 
qui est morte avec la guerre, bien que des pohti- 
ciens intéressés essaient de la ranimer, mais une 
torpeur, une indifférence. Les revenus meilleurs 
de la terre n'ont pas développé la charité. Les 
nouveaux enrichis sont fermés aux sources spi- 
rituelles dé la vie, aussi bien à la source surna- 
turelle qu'à la culture, à l'instruction, au dé- 
veloppement de l'intelligence. Ils donneront 
pour des constructions matérielles, non pour 
le domaine de l'esprit. - Nos chaires d'univer- 
sités ne bénéficient pas plus de leur générosité 
que nos chaires d'éghses.' D'une longue lettre 
particuKèrement instructive, j'extrais ce rap- 
port affligeant : 

« On ne saurait croire ce qu'il y a de pénible et 
d'irritant dans les dispositions d'une population 
qui, ayant perdu la foi, tombe bien au-dessous 
des païens qui, lorsqu'ils sont de bonne foi et 
sincères, ont encore le respect de la divinité, 
le souci de la loi naturelle, faute de la loi divine. . . 
Le denier du culte, mal compris de bon nombre 
de catholiques, ne fournit que 800 à 1.200 francs 
par an, alors qu'il serait si facile, avec un peu 
de bonne volonté, d'arriver à 2.000 ou 2.200 fr.. 



16 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

€6 qui ne serait guère encore. Et avec cette 
somme minime, les deux cinquièmes des curés 
de campagne ont deux, trois ou quatre pa- 
roisses à desservir, doivent faire chaque di- 
manche 14 ou 15 kilomètres, souvent à pied, et 
dépenser 2 fr. 50 à 3 francs pour leur modeste 
déjeuner. Tous les jeudis, pendant six ou huit 
mois de l'année, la même distance est à parcourir 
pour les catéchismes. Deux à trois cents francs 
de loyer. Quant au casuel, il est presque insi- 
gnifiant, étant donné que les services obligatoi- 
res ne sont plus chantés et que les deux cin- 
quièmes des enterrements et des mariages sont 
purement civils... » 

Une telle dureté de vie n'est pas faite pour 
encourager les vocations, sauf chez quelques 
nobles cœurs plus enthousiastes, avides de se 
dévouer, tout brûlés d'ardeur et d'amour. Pen- 
dant les quelques années qui ont suivi la guerre, 
des vocations tardives ont comblé les vides. Il 
ne fut pas rare de voir entrer dans les cadres 
d'anciens officiers, d'anciens avocats, etc. Mais 
ce fut un afflux passager. Et d'ailleurs ces voca- 
tions tardives n'ont pas toujours donné tous 
les résultats qu'on en attendait. Un malicieux 
vicaire me conte cette histoire : 

— J'ai rencontré pour ma part trois de ces 
prêtres venus sur le tard au sacerdoce. L'un 
était, un ancien officier, le second un ancien 
commissaire de police, le troisième un grand 



MISÈRE ECCLÉSIASTIQUE 17 

propriétaire agricole, devenu veuf et père de 
sept enfants. Le premier menait si militairement 
ses clercs et sa paroisse qu'il provoqua une petite 
émeute. Le second, pris de soupçons, adressait 
rapports sur rapports à l'évêché sur ses collè- 
gues. Quant au troisième, il déployait un grand 
zèle pour marier ses filles et caser ses garçons... 
Et sans doute mon vicaire se plaît-il à mon- 
trer la persistance de la profession. Il y eut au 
contraire d'admirables vocations tardives. Mais 
• il est hors de doute que les hommes ne se refont 
pas et que ce n'est pas trop de toute une vie 
pour dégager toute la force sacerdotale. Nos 
séminaires se sont dépeuplés. Comment les 
rempUr? Aux colonies, à l'étranger, où notre 
influence s'exerce si heureusement par nos mis- 
sions, nous n'assurons plus le recrutement de 
nos cadres religieux. Mais c'est chez nous que le 
danger est le plus pressant. Le monde cathoUque 
ne s'en rend-il pas compte? Il faut absolument 
rendre la vie possible à nos prêtres, dans les pa- 
roisses. On a proposé la création de banques 
qui assureraient des prêts. Mais l'instrument 
existe, c'est le denier du culte. Rien de plus 
facile que d'adresser son offrande, et l'offrande 
la plus large, à son curé ou à l'évêque de son 
diocèse, ou à la caisse interdiocésaine à l'Arche- 
vêché de Paris, rue Barbet-de-Jouy. Il n'est pas 
admissible que nous laissions nos curés et nos 
vicaires mourir de faim. 



18 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

Je lisais récemment dans le Patrice de Renan 
cette phrase qui pourrait servir d'épigraphe à 
la Grande Pitié des Églises de France : « Il y a 
une foule de paysages qui n'ont leur charme 
que par le clocher qui les domine. Nos villes, 
si peu poétiques, seraient-elles supportables, 
si au-dessus des toits vulgaires ne s'élevait la 
flèche élancée ou le majestueux beffroi? Il 
faut conserver l'église ne fût-ce que comme effet 
de paysage, et parce que sans cela l'aspect de 
la vie serait trop simple et trop vulgaire. » 
Mais l'église n'est pas qu'un effet de paysage, 
elle est un signe de vie spirituelle. Elle est un 
symbole : or, elle n'est plus rien sans le maintien 
de cette vie spirituelle qu'elle représente, de 
cette vie profonde au-dessus des bassesses et 
des tristesses de la vie ordinaire, de la vie quo- 
tidienne. Celui qui a charge de la maintenir, 
c'est le prêtre. 



III 



NOËL A LA CAMPAGNE 



— C'est Noël demain, monsieur le Curé. 

— A qui le dites- vous, ma bonne Catherine? 
J'ai pu couper des branches de sapin pour en 
orner mon église. 

— Oui, mais il ne s'agit pas de ça. Qu'est-ce 
qu'on va manger? D'habitude, on met les petits 
plats dans les grands. 

— Eh bien ! mais n'aurons-nous pas du bœuf 
bouilU, une belle petite pièce de bœuf bouiUi, 
avec des carottes autour? Tout le monde ne 
mange pas du bœuf bouilli, Catherine. 

— En effet, personne n'en mange que nous, 
une fois la semaine. Ça ne peut pas durer 
comme ça, monsieur le Curé. Moi, je m'en. vas... 

Ce dialogue — authentique — a remplacé 
le fameux dialogue des Trois Messes basses. 
Vous vous souvenez du chef-d'œuvre d'Alphonse 
Daudet? Qui ne s'en souvient? Il a enchante 



20 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

notre enfance, il a enchanté l'enfance de tant 
de générations : 

— Deux dindes truffées, Garrigou?... 

— Oui, mon révérend, deux dindes magni- 
fiques bourrées de truffes. On aurait dit que leur 
peau allait craquer en rôtissant, tellement elle 
était tendue... 

— Et avec les dindes, qu'est-ce que tu as 
encore aperçu à la cuisine? 

— De l'étang, on a apporté des anguilles, des 
carpes dorées, des truites. 

— Grosses comment les truites, Garrigou? 

— Grosses comme ça, mon révérend... 
Énormes... 

— Oh! DieU;, il me semble que je les vois... 
Et le pauvre révérend abat à toute vitesse 

ses trois messes basses, pour s'en aller réveil- 
lonner. Oui, des générations se sont diverties 
• — gentiment, sans méchanceté • — de la gour- 
mandise des gens d'Église. Elle était passée en 
proverbe. Les repas de conférences étaient le 
thème de plaisanteries faciles. Gourmandise qui 
d'ailleurs, même si elle était vraie, n'était qu'une 
peccadille, une preuve de bon goût et de fin 
palais dans ce pays des bons vins et de la savou- 
reuse cuisine. Autrefois, avant la guerre, il y 
avait encore quelques-uns — déjà bien rares — 
de ces chanoines fleuris avec qui il faisait bon 
dîner et causer de quelque belle recette succu- 
lente. Mais aujourd'hui... Nous leur devons bien. 



NOËL A LA CAMPAGNE 21 

quelque amende honorable pour les moqueries 
et les facéties — mênie bienveillantes — dont 
nous les avons injustement harcelés. Aujour- 
d'hui, il est des prêtres qui ne mangent pas à leur 
faim. Il en est qui n'ont pas de servante et qui, 
après avoir trotté de village en village, pour 
célébrer l'office du dimanche ou faire le caté- 
chisme, rentrent dans un presbytère sans feu, 
où ils doivent eux-mêmes allumer leur four- 
neau pour cuire quelques maigres ahments. 

Cela est à peine croyable, et pourtant cela 
est. Dans certaines paroisses, il ne se trouve pas 
une femme, pas une de ces femmes âgées, de ces 
veuves ayant achevé leur œuvre famihale, qui 
consente à prendre deux ou trois heures par 
jour sur. son temps perdu pour aller mettre la 
cure en ordre et faire la popote de ce pauvre 
homme qui s'en va errant à la poursuite des 
âmes. C'est là une honte, et l'on devrait montrer 
du doigt ces paroisses d'où Marthe même est 
absente ; quant à Marie, où la chercher ? Aucun 
besoin spirituel ne la trouble donc? Elle n'a 
plus de vie intérieure. Cette vie intérieure a- 
t-elle sombré tout entière dans la préoccupation 
du gain ou du plaisir ? Rien que par cet égoïsme 
nouveau de la femme, jadis toujours prête au 
dévouement, se prouve la nécessité, de maintenir 
à tout prix, dans chaque village, celui qui est 
chargé de rappeler sans cesse et toujours à 
l'humanité qu'elle ne vit pas seulement de pain. 



22 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

Mais elle vit aussi de pain. Et il faut queues 
prêtres en trouvent. Je sais bien qu'il en est 
parmi eux qui voudraient cacher leur détresse 
et qui s'impatientent de la voir dévoilée. Saint 
François de Sales, dont on rappelait la bienfai- 
sante mémoire à l'occasion du troisième cente- 
naire de sa mort, ne désirait rien tant que 
n'avoir plus rien. Il donnait tout. Un jour, il 
quitta ses souliers pour les donner à un pauvre. 
Une autre fois, il se dévêtit et donna son tricot 
de laine par un hiver rigoureux. Il habitait un 
évêché de location : « J'ai du bonheur à penser, 
écrivait-il, que je n'ai point de maison à moi 
et que le maître de mon hôtel peut me mettre 
dehors quand il voudra; c'est un trait de confor- 
mité avec Jésus-Christ, mon maître, qui n'avait 
pas où reposer sa tête. Je veux mourir avec la 
gloire de n'avoir rien à moi. C'est là mon ambi- 
tion. » N'avoir rien à soi et laisser à tous un si 
grand héritage, c'est la plus subhme gloire, en 
effet. Il arriva même que le Sénat de Savoie, 
par un arrêt de complaisance pour quelque grand 
seigneur, voulut faire saisir son temporel : 
l'évêque n'en fut point ému. « Ah! répondit-il 
avec cette tranquiUité qui était chez lui le té- 
moignage de la force et qu'on a pris parfois 
pour de la mollesse, s'ils m'eussent ôté mon tem- 
porel, ils m'eussent rendu tout spirituel. Et 
puis, pensez-vous que mes diocésains m'eussent 
laissé mourir de faim ? J'aurais été, au contraire. 



NOËL A LA CAMPAGNE 23 

plus en peine de refuser que de prendre. Il en 
est des biens de l'Église comme de la barbe : 
plus on la coupe, plus elle devient épaisse ; 
ceux qui n'ont rien possèdent tout. » 

Oui, ceux qui n'ont rien possèdent tout. Mais 
la barbe, cette fois, a été rasée de si près, qu'elle 
a çà et là emporté la peau. Et voyez la con- 
fiance de l'évêque dans ses paroissiens qui ne 
l'eussent point laissé mourir de faim! Ceux 
d'aujourd'hui sont-ils plus ladres ou plus déta- 
chés de toute religion? Faut-il croire ce que 
m'écrit un avocat, sur un ton bien découragé : 
« A toute la misère des prêtres je crois bien qu'il 
n'y a pas grand'chose à faire; elle est la consé- 
quence fatale de la mentahté actuelle en matière 
de reHgion. La France n'a plus de catholique que 
l'étiquette. Vous savez avec quelle indifférence 
a été accueilhe la loi de Séparation. L'immense 
majorité des Français ne voit plus dans la reli- 
gion, disait un jour M. Seignobos à son cours 
de la SorbonnCi qu'une cérémonie traditionnelle. 
Quand on se marie, on va à l'éghse comme on 
va au banquet qui suit la messe. A Paris et 
dans les grands centres, un bon tiers au moins 
des enterrements est civil. Avant la guerre, à 
Ménihnontant, sur 70.000 habitants, 25.000 au 
moins n'étaient pas baptisés. Avant la guerre 
également, j'entendais à Versailles un prédica- 
teur dire qu'en France il y avait tout au plus 
4 à 5 milUons de catholiques pratiquants. Il 



24 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

serait intéressant de connaître le nombre de 
ceux qui sont convaincus. Presque tous ceux 
qui pratiquent encore le font par habitude. Ils 
vont à la messe le dimanche, comme ils vont le 
samedi se faire raser chez le coiffeur. A l'éghse, 
leur tenue est peu édifiante. Les hommes pa- 
raissent surtout occupés à regarder les jolies 
femmes qui entrent et qui sortent, et les femmes 
ne cessent de jeter des regards d'envie sur les 
toilettes, de celles qui sont habillées avec une 
élégance raffinée. Si, pendant la messe, la plupart 
des assistants ne songent guère à Jésus-Christ 
se faisant écharper pour le salut de leurs péchés, 
il va sans dire que, la messe finie, ils y songent 
encore moins... » 

Tableau affreux, mais tableau trop chargé, 
excessif et faux dans bien des provinces et 
aussi dans bien des paroisses de Paris. Il suffit, 
pour en montrer l'exagération, de citer le chiffre 
des communions à Paris, qui a plus que doublé 
depuis la guerre. Et d'ailleurs, bien des éghses 
à Paris sont devenues trop étroites pour le 
nombre accru des^ fidèles. Il y a, au contraire, 
un développement rehgieux dans les classes 
bourgeoises, dans l'élite. Mais on peut constater 
dans les campagnes, non point une hostilité 
qui est morte, seulement une indifférence, une 
apathie. C'est précisément cette indifférence qui 
complique le sort du prêtre. Celui-ci ne veut pas 
être plaint. Il trouve naturelle sa condition 



NOËL A LA CAMPAGNE 25 

misérable. Il craint qu'en étalant sa pauvreté 
on écarte les vocations. Mais la vérité veut être 
dite. Les vocations ne seront pas arrêtées par 
les obstacles matériels, ou bien alors elles 
n'étaient pas de véritables vocations. D'autre 
part, il faut un minimum matériel pour pouvoir 
remplir sa charge. Or, vous avez des prêtres 
qui n'ont pas de servante, et des évêques qui 
en sont réduits à un budget de 4.000 francs par 
an. N'importe-t-il pas dès lors de dénoncer 
l'apathie du monde catholique? 

« Si tous nous étions des saints, des curés 
d'Ars, m'écrit le curé d'un village dévasté 
par la guerre, les peuples viendraient à nous. 
C'est votre éminent confrère Maurice Barrés qui 
l'a dit, avec quelle vérité : nos églises ont sur- 
tout besoin de saints. Or, pour être un saint, il 
faut être un homme détaché, comme l'indique 
l'habit mortuaire que nous portons, la tonsure 
qui est sur nos têtes. Peu nous importe de man- 
quer parfois du nécessaire. Mais je crois que 
beaucoup de nos confrères comme moi ne vou- 
dront pas qu'on dise d'eux qu'ils souffrent de 
souffrir... C'est en continuant la passion du 
Christ que nous continuons son œuvre... » 

Faut-il écouter cette voix-là et se taire? 
L'avoir fait entendre à tout un monde qui l'ou- 
bhe, n'est-ce pas déjà quelque chose?... 



IV 



l'excès de pauvreté 
peut nuire a la vie intérieure 



J'ai lu dans la correspondance de saint Fran- 
çois de Sales une très belle lettre, écrite en latin 
et adressée au cardinal Bellarmin, pour le sup- 
plier d'intervenir en faveur du monastère des 
Clarisses, dans le diocèse de Genève. Ces malheu- 
reuses religieuses étaient réduites au plus afîreux 
dénuement. — Les aumônes dont elles vivent 
sont insuffisantes, explique-t-il, et leur mendicité 
infructeuse est accompagnée de préoccupations 
pénibles, de soucis immodérés et continuels, 
de pensées mélancoliques et des plus troublantes 
inquiétudes... Et il signale que cette pauvreté 
extrême nuit beaucoup à leur vie intérieure. 

C'est le principal argument que tire de îa 
misère des prêtres un de mes correspondants 
dont le nom ferait autorité, mais qui désire 
garder l'anonymat. « Bertrand du Guesclin, rap- 



l'excès de pauvreté 27 

pelle-t-il, a bien rompu des lances, visière bais- 
sée et l'écu masqué, quitte à relever son arme 
quand il se trouva devant son propre père. » 
Je voudrais aujourd'hui me contenter de mettre 
en lumière la protestation avertie de ce témoin 
douloureux des difficultés de notre clergé rural, 
quitte, chemin faisant, à rectifier un tableau 
trop poussé au noir. Dans l'amas de lettres 
inspirées par ces quelques chroniques, celles qui 
me viennent enfin des prêtres manifestent un 
tel élan, une telle foi dans l'avenir que l'on doit 
se garder de tout pessimisme. 

Après avoir incriminé, comme je l'ai fait, 
l'égoïsme et l'apathie d'une certaine partie du 
monde catholique, mon correspondant me dit : 

« Par une aberration qui serait risible si elle 
n'avait pas des conséquences si affreuses, les 
catholiques français (pas tous, certes) s'en 
tiennent depuis longtemps, mais depuis la sé- 
paration surtout, à ce raisonnement, que : 
Puisque la persécution et la misère sont une 
occasion de mérite pour le clergé et l'Église, 
on ne saurait trop les souhaiter pour eux et en 
faire leur condition normale... Le sain bon sens 
de Louis Veuillot avait déjà relevé avec indi- 
gnation ce sophisme. L'Éghse, dit-il quelque 
part en substance, ne désire pas le retour des 
persécutions, elle sait qu'elles lui valent la 
constance des martyrs, mais aussi qu'elle y doit 
pleurer la lâcheté des apostats, la lumière de la 



28 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

foi amoindrie, éteinte dans bien des âmes. Sans 
doute, la misère du clergé fait aussi éclater son 
désintéressement, sa patience; mais elle est une 
entrave directe à son œuvre, elle a des consé- 
quences irréparables pour la dignité, l'efficacité 
de son action. Misères morales, conséquences de 
la misère matérielle, sont à l'heure actuelle un 
des plus graves dangers de l'Église de France 
par l'abaissement de notre clergé rural et l'arrêt 
de son recrutement. » 

Il y a un autre danger, qui est celui de la vie 
trop aisée, trop facile, mais celui-là n'est pas à 
craindre aujourd'hui. Continuons : 

« Une première conséquence grave de la mi- 
sère matérielle, c'est l'abaissement du niveau 
intellectuel. Ce curé qui doit aider, dans les 
gros travaux du ménage, une domestique insuf- 
fisante parce que mal rétribuée, ou, faute de 
domestique, se servir lui-même, qui cultive son 
jardin, non plus par délassement, mais par né- 
cessité, quand voulez-vous qu'il lise et quoi 
donc, puisqu'il n'a plus les moyens d'acheter ni 
livres ni revues ? Il cesse donc, à regret, d'abord, 
puis l'habitude achève le mal. Sa tournure d'es- 
prit, sa conversation sont bientôt celles du jar- 
dinier qu'il est devenu. On dira qu'il n'est pas 
nécessaire à un curé de campagne d'être, comme 
on disait au xvii® siècle, « bel esprit », qu'il 
n'est nullement indispensable qu'il rende compte 
de la dernière pièce ou du dernier roman (oh 



l'excès de pauvreté 29 

non!). Tout de même, dans nos campagnes où 
tout, le monde aujourd'hui sait lire, où l'institu- 
teur et l'institutrice tout au moins lisent et font 
figure de gens cultivés, il n'est pas bon que le 
prêtre, lui, fasse figure d'ignorant, que son infé- 
riorité de culture soit visible à tous; que la 
science tout court soit désormais le partage du 
maître d'école. Et puis, science humaine et lit- 
térature mises à part, le mal est le même pour 
les sciences sacrées, les études proprement ec- 
clésiastiques. Le prêtre qui ne vit plus que sur 
son lointain acquis de séminaire peut-il long- 
temps garder l'élévation d'âme, la sûreté d'en- 
seignement qui doivent être siennes? Non, as- 
surément, et c'est ce que confirme la triste 
expérience de ces dernières années. Où est-il le 
type du curé théologien et latiniste d'autrefois? 
Introuvable et figure de légende. » 

Diminution de la valeur intellectuelle, voilà 
donc une conséquence grave du dénuement ma- 
tériel. Elle est compensée dans une large mesuré 
par une augmentation de courage et de force 
morale, par une vertu plus ferme et plus agis- 
sante. Souvenons-nous de la lettre de ce prêtre 
qui disait avec tant de ferveur : « L'Éghse a 
surtout besoin de saints. » Cependant, il n'est 
pas bon que la part faite aux travaux manuels 
devienne prépondérante dans la vie du prêtre. 

«... Or le Jardinage n'est plus le délassement 
classique dont l'abbé Constantin nous donne 



30 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

, une image ridiculisée. C'est le gagne-pain né- 
cessaire. La moitié du jour, il faut être maraî- 
cher. D'ailleurs, cela ne suffit pas toujours Jet, 
pour ceux qui n'ont pas de jardin, il faut cher- 
cher autre chose : apiculture, aviculture, petits 
travaux d'horlogerie, de serrurerie parfois... à 
rétribution plus ou moins déguisée; préceptorat 
et élèves pris en pension, au détriment de la 
vie proprement paroissiale; d'une manière ou 
d'une autre, c'est un ou plusieurs petits métiers 
qui s'introduisent dans la vie du prêtre. 

« Le paysan le voit, le sait, il prend insensi- 
blement, d'autant plus insensiblement que l'évo- 
lution est lente, l'habitude de regarder son curé 
comme un autre travailleur manuel, moins aisé, 
inférieur par conséquent, et qui ajoute aux 
profits de sa culture les casuels de ses fonçtions- 
rehgieuses comme une ressource secondaire. 
Faut-il montrer que l'ÉgHse ne peut y consentir ? 
On ne manquera pas de citer saint Paul et son 
travail de fabricant de tentes. Sans discuter 
historiquement le cas du grand apôtre et la 
nature de cet expédient, en tout cas personnel^ 
la question est tranchée par l'expérience au- 
tant que par la volonté de l'Éghse. Elle 
veut le prêtre pauvre mais homme de prière et 
d'étude, ni travailleur manuel, ni commerçant. » 

Rien n'est plus juste que ces réflexions et il 
importait de les mettre sous les yeux du lec- 



l'excès de pauvreté 31 

teur. Tous les catholiques, et même tous ceux 
qui, en France, ont quelque souci de la vie spiri- 
tuelle, doivent les comprendre et s'en pénétrer^ 
Le prêtre a bien assez d'être prêtre. L'exercice 
de sa vocation ne lui laisse pas de loisir. Il est 
le guidé, le conseiller, le directeur, le confesseur,, 
le confident. Il aide ses paroissiens à porter le 
lourd fardeau de la vie. Il enseigne, il prêche, il 
fait les catéchismes; donc il étudie. Il faut qu'il 
soit Mbéré d'une trop absorbante préoccupation 
matérielle. Il faut qu'il puisse vivre, même pau- 
vrement. 

Mon correspondant insiste, dans la suite de 
son mémoire, sur l'état de dépendance que 
crée la quête du denier du culte. Le curé devient 
l'obligé de ses paroissiens et des autorités.- 
L'évêque lui-même n'est pas libéré de cette 
servitude. Là, je me sépare de lui. La visite pour 
le denier du culte met le prêtre en contact avec 
toute sa paroisse : les rebuffades, les affronts^ 
même peuvent ouvrir la voie à de futurs appels. 
Puis, le catholique, le fidèle, même l'indifférent 
qui se croiraient des droits parce qu'ils ont 
donné leur offrande, feraient preuve de l'esprit 
le plus borné. C'est une obligation de conscience,, 
ce n'est nullement une charité. 

Faut-il croire que cet état de gêne risque- 
d'aboutir à déconsidérer la fonction même dit 
prêtre, et que le paysan, très porté à juger selon 
les résultats matériels, respecte moins son clergé ?" 



32 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

Ce serait nier le rayonnement de toutes les puis- 
sances spirituelles. Le paysan se rend compte, 
bien souvent, et malgré lui, et inconsciemment, 
qu'il y a là une force mystérieuse singulière, ca- 
pable de provoquer de tels désintéressements. 
Mais il reste la question du recrutement, c'est- 
à-dire de l'avenir. 

«... Faut-il alors s'étonner que les vocations 
manquent, que l'insuffisance du recrutement sa- 
cerdotal soit une de nos tristesses les plus graves ? 
Quel père de famille, et dans quel milieu, peut 
vouloir pour son enfant d'une profession sans 
réelle considération, sans indépendance, sans sé- 
curité pour le présent ni l'avenir ? Si parents et 
enfants sont vraiment croyants et que les consi- 
dérations surnaturelles l'emportent chez eux, il 
y a bien des chances pour que ce soit en faveur 
de la vocation religieuse dans les ordres régu- 
hers. Surnaturellement plus haute et plus méri- 
toire, elle est humainement plus estimée, plus 
sûre, il n'apparaît plus qu'elle soit plus dure. 
Pourquoi dès lors hésiter? Mais sans parler de 
ceux qui, malgré tout, reculent devant certains 
aspects de la vie religieuse et auraient cependant 
fait de bons prêtres, s'ils n'en avaient été décou- 
ragés par une situation anormale, il faut à 
l'Église des rehgieux et des sécuUers. Les uns 
et les autres lui sont nécessaires pour l'accom- 
plissement de sa missioji divine — il faut donc 
aux uns et aux autres donner les conditions 



l'excès de pauvreté 33 

rationnelles de leur existence et de leur action. 
Et c'est pourquoi il n'y a pas de tâche plus 
urgente que d'éclairer l'opinion catholique en 
France sur la Misère, Misère matérielle, Misère 
morale, du clergé des campagnes. Si un sursaut 
de générosité et de raison ne vient, d'une ma- 
nière ou d'une autre, y porter bientôt remède, 
cette Misère risque de dépeupler nos séminaires, 
de vider nos égUses, de perdre sans retour d'in- 
nombrables générations françaises... » 

Oui, il faut sortir de cette apathie à l'égard 
du clergé. J'insisterai, sur cette nécessité qui 
s'impose à tout le monde cathoUque et même à 
tous ceux qui ont le souci de la vie spirituelle. 



V 



IL FAUT AGIR 



Je ne pensais nullement écrire cette série de 
chroniques. Ébloui de la vertu d'un prêtre dans 
le dénuement, comme d'un coup de soleil sur 
des haillons, j'avais dit cette rencontre. Un 
écrivain est entraîné par les circonstances. De- 
puis ce récit d'innombrables lettres sont venues 
me montrer de quelle importance était cette 
question de la misère du clergé. Cependant, nos 
prêtres n'aiment guère que leurs difficultés ma- 
térielles soient trop complaisamment ni trop 
longuement étalées, et il serait indéUcat d'in- 
sister encore. C'est pourquoi j'achèverai le dé- 
pouillement de mon dossier pour les campagnes, 
ne me réservant une nouvelle intervention que 
sur la situation plus délicate encore de nos ré- 
gions libérées. 

Sur cette misère, j'aurais pourtant beaucoup 



IL FAUT AGIR 35 

de nouveau à dire. Notamment sur les prêtres 
malades qui ne sont point suffisamment secou- 
rus, sur les prêtres âgés qui ne peuvent prendre 
leur retraite, sur les vicaires qui ne peuvent 
occuper une cure faute de mobilier, etc. 

Mais l'émotion publique est, d'autre part, un 
symptôme bien consolant à constater. On ne 
savait pas, on ne soupçonnait pas. Est-ce pos- 
sible qu'il en soit ainsi? Est-ce vraisemblable 
dans un pays généreux et catholique? Jusqu'à 
des incroyants qui ne peuvent admettre qu'un 
tel état se prolonge : « Malgré la modicité de 
mes moyens, je voudrais rassurer ma conscience 
et apporter ma pierre à l'édifice de reconstruc- 
tion. Vous avez sûrement en mémoire ce petit 
roman admirable de Balzac : la Messe de V athée. 
Eh bien ! moi non plus, çomm_e le médecin athée 
de ce beau conte, je ne suis pas un croyant; 
je n'ai pas été élevé dans ces idées et je le dé- 
plore, mais la croyance, on l'a ou on ne l'a pas. 
C'est un phénomène de la grâce qu'on a ou 
qu'on n'a pas. Son absence, chez moi, je le ré- 
pète, je la déplore, constatant à l'automne de 
ma vie que l'éducation chrétienne est la seule 
vraie et sauverait la France si elle pouvait faire 
face à tous nos maux. » Jusqu'à des étrangers : 
une Anglaise dont le fils a été tué en France 
dans la guerre envoie son offrande en ajoutant 
ce jugement sévère sur le retrait de l'Angleterre 
à la Conférence de Paris : « Mon fils adorait la 



36 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

France; tout son temps libre, il le passait chez 
VOUS. Monsieur, puisqu'il devait mourir, Je re- 
mercie Dieu qu'il soit mort avant d'avoir vu 
le déshonneur de sa patrie. » 

Cette émotion pubUque a provoqué un grand 
élan dont J'ai eu les échos tantôt par les évêques 
et tantôt par les paroisses secourues. De toutes 
parts, on m'a solhcité d'ouvrir une souscrip- 
tion dans VÉcho de Paris. Nul doute qu'elle eût 
atteint un chiffre très élevé. Cependant, après 
réflexion, d'accord avec la direction du Journal, 
cette suggestion a été écartée. II ne s'agit pas 
d'apporter une aide, même généreuse et actuel- 
lemement efficace, mais momentanée. Il s'agit 
de créer un état d'esprit dans le monde catho- 
lique, et même chez tous les Français soucieux 
du maintien de notre vie spirituelle. Il s'agit 
de faire comprendre que l'œuvre du denier du 
culte, par laquelle est assurée ou doit être assu- 
rée la vie de notre clergé, est l'une des plus im- 
portantes aujourd'hui et des- plus nécessaires. 
On ne s'en rendait pas suffisamment compte. 
Puisse-t-on mieux juger à l'avenir! 

Des propositions de toutes sortes ont été 
faites aussi pour créer, à côté du denier du culte, 
d'un rendement insuffisant, une œuvre de l'Aide 
au prêtre qui, avec le concours de laïques zélés 
et moins gênés dans leur pouvoir de solhciter, 
atteindrait plus utilement les fidèles et les 
hommes de bonne volonté. Je dois dire que ces 



IL FAUT AGIR 37 

propositions n'allaient pas sans quelques cri- 
tiques à l'égard du manque d'organisation et 
d'initiative, du manque de méthode et d'admi- 
nistration au grand jour de nos caisses reli- 
gieuses. Je suis incompétent dans la question. 
Mais je crois qu'une telle œuvre ne pourrait 
être créée qu'avec l'assentiment et l'appui et 
sous le contrôle du clergé. 

La question du travail manuel du prêtre a été 
aussi l'objet de nombreuses protestations, de 
même que celle du manque de domestiques, si 
étrange dans nos campagnes encore religieuses. 
« Une des souffrances du prêtre, m'écrit-on, sur- 
tout pour le prêtre âgé, c'est de ne pouvoir être 
servi et soigné. M. l'abbé Henri Chaumont, 
dont on a publié dernièrement la sainte vie, 
avait fondé, dans ce but, une œuvre qui, mal- 
heureusement, n'a pas duré. Elle serait plus né- 
cessaire que jamais en ces temps de vie chère 
où il devient impossible à un prêtre de donner 
à une domestique les rétributions courantes. Ne 
pensez-vous pas que l'idée de M. l'abbé Chau- 
mont devrait être reprise? Certaines commu- 
nautés rehgieuses s'occupent du placement de 
servantes. Elles pourraient avoir une branche 
spéciale pour ce cas-là, s'occupant à former plus 
spécialement certaines natures dont elles au- 
raient reconnu la conscience et le dévouement. 
Naturellement, en échange du sacrifice consenti 
par ces personnes, d'accepter des gages modiques. 



38 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

il faudrait leur assurer quelques avantages : dans 
presque chaque paroisse de Paris (peut-être aussi 
en province) il existe un couvent où, parmi 
d'autres œuvres, on accueille une vingtaine de 
vieilles femmes indigentes du quartier. Elles y 
ont une chambre où elles apportent leur mobi- 
lier et font leur cuisine. On ne leur demande 
rien pour le loyer; au contraire on les aide par- 
fois un peu pour le charbon et la nourriture. 
En cas de maladie, elles sont soignées par les 
sœurs à l'infirmerie, et y sont assistées au mo- 
ment de leur mort. Or, ne pourrait-on établir 
que celles qui se sont dévouées au service d'un 
prêtre seraient reçues de droit dans une de ces 
maisons? La perspective d'une vieillesse tran- 
quille et paisible compenserait ainsi la modicité 
de leurs gages. » 

Ce serait là évidemment une œuvre admirable, 
et de conséquences heureuses. Car il est inad- 
missible qu'un malheureux prêtre rentre dans 
son presbytère après avoir couru dans les pa- 
roisses voisines dépendant de son ministère, pour 
y dire la messe ou y enseigner le catéchisme, 
et n'y trouve ni feu, ni ah'ments. 

Ce qu'il faut retenir de cet empressement des 
lecteurs, c'est l'intérêt général qui s'attache à 
la conservation de notre vie spirituelle. Cela a 
été compris. Cela' a frappé les esprits qui se 
croyaient le plus indifférents. La loi de sépa- 
ration a créé une existence matérielle très dure 



IL FAUT AGIR 39 

à nos prêtres, et spécialement à notre clergé 
rural. De ces prêtres, pas un ne s'est plaint. 
Tous ont supporté avec une énergie stoïque les 
effroyables difficultés qui leur ont été imposées. 
Sans aucun doute, ils ont montré, par là, dans 
l'épreuve, leur volonté de remplir jusqu'au bout 
leur tâche sacrée. Mais il n'est pas possible de 
les laisser plus longtemps dans l'embarras. Il 
n'est pas possible d'être catholique et de ne 
pas se préoccuper de la vie du prêtre. C'est un 
devoir de conscience. Le rôle de l'écrivain, c'est 
d'être un avertisseur. Il signale le mal, il signale 
le danger. Les volontés individuelles et la vo- 
lonté collective aviseront. 

(Le Maupas, novembre 1922 ; Paris, mars 1923.) 



IL — EN PAYS ENVAHI 



LES TROIS MILLE SŒURS CADETTES 
DE NOTRE-DAME DE REIMS 



Le monde entier a ressenti comme une injure 
le désastre de Notre-Dame de Reims. La catlié- 
drale blessée est devenue le symbole de l'injus- 
tice et de la barbarie. Je l'avais vue le 19 sep- 
tembre 1914, comme achevait de s'éteindre 
l'incendie allumé par les obus allemands à la tour 
du Nord dont les pierres calcinées ont gardé un 
aspect de plaie vive et comme saignante. Au 
cours de la guerre, je l'avais revue, de plus en 
plus atteinte, maintenant avec fierté néanmoins, 
sous les coups, la splendeur de sa ligne architec- 
turale. Je l'ai revue enfin dans la paix, plus dou- 
loureuse peut-être d'avoir perdu, la couronne 
de fer et de feu que lui tressaient quotidienne- 
ment, comme une couronne de fleurs sans cesse 
renouvelée, les canons ennemis. Car le silence 



44 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

qui, aujourd'hui, l'entoure laisse mieux évaluer 
ses innombrables meurtrissures. Elle n'a pas 
besoin de ses cloches, que la flamme a fondues, 
pour faire retentir sa désolation. Ses tours se 
dressent dans l'espace comme des bras sup- 
pliants, ou plutôt comme des moignons accu- 
sateurs. Toute chargée de notre humanité, elle 
est restée un signe spirituel. 

Trois mille de ses sœurs cadettes de l'Aisne 
et des Ardennes, de la Marne et de la Meuse, 
du Nord et de l'Oise, du Pas-de-Calais et de la 
Somme ne sont même plus cela. Elles gisent à 
terre, définitivement écroulées, réduites à n'être 
plus que des amas de matériaux, ou bien elles 
élèvent encore au-dessus du sol des ruines sans 
beauté. Les unes venaient des siècles passés; 
les autres n'avaient pas ces anciens titres de 
noblesse. Les unes étaient des œuvres d'art, les 
autres, sans ambition, se bornaient à monter hon- 
nêtement leur garde pieuse. Il y en avait, dans le 
Soissonnais, qui étaient des bijoux romans, avec 
leur haute tour sur le transept. Il y en avait, 
dans l'Oise, qui avaient toute la douceur me- 
surée de l'Ile-de-France. Il y en avait, dans l'Ar- 
tois, en briques rouges qui coloraient ces pays 
de brumes. Telles quelles, le vieilles et les neuves, 
les belles et les banales, les grises et les voyantes, 
eUes étaient l'orgueil, l'ornement, la paix ou 
l'enseigne des villes et des viUages dont les ha- 
bitants levaient vers elles leur regard, au retour 



LES TROIS MILLE SŒURS CADETTES DE REIMS 45 

du travail des champs ou du travail d'atelier, 
soient qu'ils vissent en elles une exaltation ou 
un ennoblissement de l'âme, soit que, sans même 
y prendre garde, ils s'élevassent à leur vue 
jusqu'à ces pensées de vie intérieure, de vie pro- 
fonde qui sont chez les moins rehgieux des 
hommes provoquées par les heux où l'humanité 
s'est prosternée dans l'attente. Ce que Notre- 
Dame de Reims pouvait représenter aux yeux 
de l'univers cathohque, elles le représentaient 
pour la population qui dressait la tête vers leur 
flèche ou vers leur tour. 






Ces populations qui sont revenues sur leur 
sol dévasté, parmi les décombres sans noms, 
cherchent en vain aujourd'hui le signe apparent 
qui, de loin, désignait leur petite patrie, leur 
patelin. Elles ne savent pas toujours distinguer 
ce qui leur manque, mais elles sentent clairement 
ou confusément que quelque chose manque à 
leur regard, manque à leur courage dans la dure 
réinstallation. Même si l'usine, même si la mai- 
son commune, même si la maison se rebâ- 
tissent, le bourg ou le village n'ont plus l'aspect 
d'autrefois. Ils sont comme défigurés. Ce quelque 
chose qui manque, c'est le clocher qui de loin 
parlait au retour, c'est l'église. 



46 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

Dans l'ébauche d'un roman, Patrice, qu'il 
laissa inachevé et qui contient déjà presque toute 
sa pensée harmonieuse et incertaine, comme 
l'ébauche de Mayran révèle déjà toute la noble 
volonté de Taine, Renan, avec une émotion 
quasi sacrée, s'écriait : « L'essentiel est que 
l'idéal ne soit pas complètement banni de la 
vie humaine... Il y a une foule de paysages 
qui n'ont leur charme que par le clocher qui 
les domine. Nos villes, si peu poétiques, se- 
raient-elles supportables si au-dessus des toits 
vulgaires ne s'élevait la flèche élancée ou le 
somptueux beffroi? Il faut conserver l'égKse, 
ne fût-ce que comme effet de paysage, et parce 
que sans cela l'aspect de la vie serait trop 
simple et trop vulgaire. » 

Et sans doute est-ce là un cri d'incrédule qui 
atteint douloureusement le cœur des croyants. 
Mais il faut retenir cette formule : Il y a une 
foule de paysages qui n'ont leur charme que par 
le clocher qui les domine. Et ce sont la plupart 
de nos paysages français. Un coteau boisé, une. 
plaine avec de légers mouvements de terrain, 
des champs labourés, des bouquets d'arbres, une 
allée de fins peupliers, et dans tout cela quelques 
maisons groupées et qui seraient presque per- 
dues dans les feuillages si la pointe aiguë d'une 
flèche, surmontée du coq ou de la croix, ne ve- 
nait révéler leur présence humaine en perçant 
le ciel avec allégresse, — n'est-ce pas là un décor 



LES TROIS MILLE SŒURS CADETTES DE REIMS 47. 

de chez nous ? Quel habitant de ce village, reve- 
nant de faire son marché à la ville, et si détaché 
qu'on le suppose, ne sourira d'aise en distin- 
guant son clocher? Lequel consentira de gaieté 
de cœur à ne plus l'apercevoir de loin, à ne plus 
surprendre ses signaux. 

Avant la guerre, comme nous avions des églises 
qui, faute de réparations, menaçaient ruine, 
M. Maurice Barrés avait pris leur défense et 
écrit son admirable livre sur la Grande Pitié 
des Églises de France. Or il reprenait, tant cet 
argument s'impose à l'esprit, l'argument de 
Renan dans Patrice avec une émotion renouve- 
lée : « Une église dans le paysage améliore la qua- 
hté de l'air que je respire... Ce qu'il y a de plus 
vivant et de plus noble chez les gens de France 
et chez moi s'accroît dans l'atmosphère catho- 
lique. Chacun de nous trouve dans l'église son 
maximum de rendement d'âme. Je défends les 
églises au nom de la vie intérieure de chacun.» 

Une église dans le paysage améliore la qualité 
de Voir qu'on respire. Voilà pourquoi la dispa- 
rition de trois mille églises achève la douleur 
des régions dévastées. On parcourt ces régions 
sans rencontrer un signe de paix et d'espérance, 
. sans recevoir du paysage désolé une promesse de 
consolation. 

En vérité, il n'y a pas que les croyants qui souf- 
frent de cet affreux nivellement, et c'est pour- 
quoi il convient d'interpréter le désir de tous. 



48 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 



* 



Qu'a-t-on fait jusqu'ici pour ces petites sœurs 
déshéritées de Notre-Dame de Reims? Çà et là 
elles furent remplacées provisoirement par des 
hangars de planches où l'on célèbre les offices. 
Il faut péniblement chercher et trouver ces cha- 
pelles misérables, auxquelles une œuvre de se- 
cours s'est ingéniée à fournir des ornements 
et des vases sacrés. L'État qui a à sa charge, 
de par la loi du 17 avril 1921, la réparation de 
tous les dommages de guerre, où trouvera-t-il 
en ce moment les capitaux nécessaires à la ré- 
fection de trois mille éghses? N'est-ce pas là 
une entreprise désespérante et déraisonnable?... 
Loin de se décourager, des coopératives de 
reconstruction des églises dévastées se sont 
fondées, une par diocèse, sous le patronage de 
l'évêque et en accord avec l'administration qui 
leur a délivré l'approbation prévue par la loi. 
Elles se sont fédérées en un groupement unique 
et, avec cette audace et cette foi qui ont tou- 
jours soulevé les montagnes, ce goupement de- 
mande aujourd'hui au pubUc les centaines de 
milHons nécessaires au relèvement des éghses 
qui jonchent le sol de France, fauchées par les 
obus ou consumées par les incendies. 

Il les obtiendra, il les trouvera. 

Je laisse à de plus compétents le soin d'expli- 



LES TROIS MILLE SŒURS CADETTES DE REIMS 49 

quer le mécanisme d'une opération qui est ga- 
rantie par l'État et offre toute sécurité aux 
souscripteurs de l'emprunt. Il ne m'appartient 
que de souligner l'appel adressé à la France 
catholique par les dix évêques des diocèses en- 
vahis. Cet appel, en voici l'exorde que nul ne 
lira sans être touché : 

Toutes les régions de France ont souffert de 
la Grande Guerre, et chaque famille a été éprou- 
vée par la perte de quelqu'un des siens. A ces souf- 
frances communes, à ces deuils douloureux, 
s'ajoute pour nous la dévastation de nos belles 
provinces du Nord et de VEst. 

Après la cessation des hostilités, les populations, 
revenues avec un courageux empressement sur le 
sol qu'elles avaient dû abandonner, n'ont retrouvé, 
en ces vastes régions, que des ruines : des villages 
entiers ont disparu. Les édifices religieux n'ont 
pas été épargnés; des milliers d'églises ont été 
dévastées, dont un grand nombre sont totalement 
détruites; il en est même dont on ne retrouve pas 
trace... 

Grâce aux derniers efforts de l'initiative privée, 
des abris provisoires ont été aménagés pour l'exer- 
cice du culte, soit dans des baraquements en 
planches, et ont été pourvus des objets liturgiques 
les plus nécessaires. 

Mais ces abris fragiles, peu dignes de leur 
sainte destination, n'ont qu'une durée précaire. 
Les populations aspirent au jour où elles verront 



50 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

de nouveau se dresser au milieu du village Veglise 
qui leur rappelait, avec la foi de leurs ancêtres, 
les souvenirs les plus touchants et les plus sacrés 
de leur vie! 

L'heure est venue de relever nos églises tom- 
bées au champ d'honneur. 

Et l'appel se termine par ces mots : « Nous 
avons la ferme confiance que notre voix sera 
entendue, et que tous les catholiques voudront 
participer à une œuvre de si haut intérêt. » 



* 



Mais cet appel, je l'estime timide. Il n'y a 
pas, je l'ai dit, que les cathoUques qui désirent 
la résurrection des égUses détruites. Sans doute 
ont-ils besoin de la maison où l'on prie et d'en- 
tretenir en eux la flamme de la vie religieuse 
en la rallumant chaque jour à la lampe du sanc- 
tuaire; d'autres qu'eux rechercheront le signe 
surnaturel qui les élève au-dessus des soucis quo- 
tidiens où l'esprit s'enUse si volontiers s'il n'a 
pas de soutien ailleurs. Ce clocher vu de loin, le 
soir, au retour du travail dans les champs, 
n'est-ce pas la pensée des morts, n'est-ce pas 
le désir du bien, n'est-ce pas le sens de la cha- 
rité, de la fraternité humaine — le sens du divin 
ne contient-il pas tout cela ? — qui s'en envolent 
comme des colombes portant le rameau d'oli- 



LES TROIS MILLE SŒURS CADETTES DE REIMS 51 

vier? Le maire irréligieux de l'une de ces com- 
munes dévastées ne traduisait-il pas cet obscur 
sentiment quand il me disait sous une formule 
pittoresque : 

— Nous voulons des églises, même si nous 
ne voulons pas de curés. 

Il comprenait que l'église lui était nécessaire 
et que, dût-il n'y jamais entrer, il en fallait une 
pour achever son village. 

Pour l'achever? mais pour le commencer, 
plutôt encore. Ne voyez-vous pas que, lorsque 
l'église sera rebâtie, les maisons, comme par 
enchantement, surgiront tout autour ? Elle sera 
le chantier qui attirera, groupera, retiendra les 
ouvriers. Son importance même, en leur four- 
nissant du travail, exigera une organisation. Le 
chantier demeurera ouvert, même lorsqu'elle 
sera terminée, pour satisfaire aux besoins des 
habitants. Elle sera l'occasion, sur la commune, 
d'un surcroît d'activité. Elle sera une excitation 
à mener à bien la tâche générale. « Pour mainte- 
nir la spiritualité de la race, disait encore Bar- 
rés, je demande une alhance du sentiment reli- 
gieux catholique avec l'esprit de la terre. » 
C'est précisément cet accord qui se réahsera sur 
les ruines de la guerre. Le caractère de nos cam- 
pagnes serait altéré sans la floraison nouvelle 
des clochers. 

L'appel des dix évêques doit encore dépasser 
nos frontières. Comment ne serait-il pas entendu 



52 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

des catholiques du monde entier, qui auront à 
cœur de nous aider dans cette tâche formidable 
de restauration ? Il traversera les mers pour s'en 
aller aux deux Amériques, pour s'en aller tout 
spécialement au Canada qui lui fera écho. Mais 
il sera entendu de ceux mêmes qui pratiquent 
une autre religion. Croyez- vous que les habitants 
de la Grande-Bretagne aux immenses territoires 
y soient insensibles ? Notre cher Boutroux, dans 
une lettre adressée l'an dernier aux intellectuels 
anglais, disait qu'il n'y a pas de peuple dont 
r idéalisme sentimental soit plus répandu ni plus 
exigeant. Cet idéalisme trouvera son compte 
dans une aide à notre restauration. Pensez- vous 
que l'Amérique, si pénétrée d'esprit rehgieux, 
ne prêtera pas à cet appel une oreille scrupu- 
leusement attentive? Ne se souviendront-elles 
pas, ces nations alliées, des morts qu'elles nous 
ont laissés en dépôt et qui trouvaient un récon- 
fort dans la vue de nos édifices rehgieux, comme 
ils s'apitoyaient quand ils les regardaient s'ef- 
fondrer? 






Que seront ces églises nouvelles ? On les rebâ- 
tira, autant qu'il sera possible, pareilles aux 
mortes dont on ramassera pieusement les pierres 
utihsables. Ainsi demeureront-elles accordées 
avec la terre qui les a portées. Les vieux et les 



LES TROIS MILLE SŒURS CADETTES DE REIMS 53 

vieilles qui avaient encore dans les yeux leurs 
sœurs anciennes les pourront croire ressuscitées. 
Ce qu'ils en avaient raconté aux enfants et 
petits-enfants se trouvera vérifié. On respectera 
leurs matériaux et leur style. Et s'il ne reste 
plus rien des uns, si l'autre leur manquait, alors 
on se décidera à faire du nouveau en s'inspirant 
de ces signes inscrits dans les lignes d'horizon 
qui ont toujours su parler aux architectes. 

J'ai lu jadis, dans un ouvrage sur l'Irlande, 
le récit d'une aventure reUgieuse qui pourrait 
prendre place dans la Légende dorée. Dans un 
village dont l'église avait été détruite, on célé- 
brait un Jour d'hiver la messe dans un bâtiment 
lézardé, au plafond bas, et voilà que, sous le 
poids de la neige qui s'était accumulée, un des 
murs commença de fléchir, puis céda. Les pay- 
sans qui, l'ayant entendu craquer, le surveil- 
laient, s'arc-boutèrent pour soutenir les poutres 
du toit, et ils le soutinrent Jusqu'à ce que là 
messe fût achevée, mur vivant, colonnes vivantes 
qui portèrent le sanctuaire où s'accomplissait 
le mystère divin. 

Ce sont les murs des trois mille égUses qu'il 
faut aujourd'hui soutenir. Ce n'est pas trop de 
toutes les épaules, colonnes vivantes, pour en 
supporter le poids. Trois mille éghses sans les- 
quelles toute une partie de la France resterait 
défigurée... 

(Illustration, 25 février 1922.) . 



II 



UN CURE ET DU PAIN 



Moins d'un an après l'armistice, au mois de 
juillet 1919, je fus convié à une cérémonie 
singulièrement émouvante dans un des villages 
du front les plus meurtris par la guerre, au 
Plessis-de-Roye, dans l'Oise, près de Lassigny. 
On y devait baptiser le premier nouveau-né. 
Or ce tout petit village, ce hameau, n'avait en- 
core ni église, ni maison. Toutes les habitations 
avaient été détruites, y compris le château, un 
très beau château Renaissance qui fut une 
demeure des Condé. Mais les paysans étaient 
revenus et les châtelains aussi. Ils s'étaient ins- 
tallés comme ils avaient pu, dans des baraques 
ou dans les caves. Et les champs étaient culti- 
vés, du moins en grande partie, car on n'avait 
pu encore retirer tous les fils de fer barbelés, 
ni combler toutes les tranchées. La terre pro- 



UN CURÉ ET DU PAIN 55 

mettait une belle récolte : les blés mûrissaient 
et un vent léger agitait doucement les tiges 
blondes des épis. 

Entre des murs en ruines, l'enfant fut ap- 
porté. Et le prêtre le baptisa solennellement 
devant tous ces braves gens assemblés. Comme 
la bontie terre, la race annonçait la reprise de 
la, vie. A ce moment, une voiture passa devant 
le simulacre de chapelle où s'accomplissait la 
cérémonie. C'était un convoi de ravitaillement 
chargé de pain. 

— Un curé et du pain! s'écria près de moi 
une vieille femme, ça va. 

Ça va : j'ai dans l'oreille cette exclamation. 
C'était un cri d'espérance, de confiance, de sécu- 
rité. Désormais, on pourrait supporter les dif- 
ficultés, les ennuis, les privations, toutes les 
incommodités d'une existence précaire, d'une 
installation misérable. On était assuré de la vie, 
de la double vie, la temporelle et la spirituelle. 
Et je fus frappé de cet art du raccourci popu- 
laire qui trouve d'emblée la formule, qui résume 
d'un trait l'essentiel. 

Le prêtre a donné une aide précieuse à la ré- 
fection de nos pays dévastés. Il a été l'ouvrier 
de la première heure. Parmi les revenants, il 
fut de r avant-garde. Et souvent, il quittait 
l'uniforme pour reprendre la soutane; quelque- 
fois pour la prendre. Je lis, par exemple, dans 
un de ces petits journaux destinés à fortifier 



56 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 



/ 



le courage de ces pionniers et à leur fournir 
des nouvelles du pays, dans la Renaissance de 
la région de Bray-sur- Somme, cette petite note : 
« A Curlu, à Hem-Monacu, le père Charrieu se 
retrouve presque en pays connu, puisque, of- 
ficier d'artillerie pendant la guerre, il a long- 
temps cantonné près de là. » Imaginez les pen- 
sées de cet ancien officier qui vient faire fleurir 
des âmes là où nos canons foudroyaient toute 
végétation, sacrifiaient le sol à la patrie, ce 
mystérieux lien spirituel plus fort que les liens 
terrestres. 

Oui, dans la plupart de ces villages sans mai- 
sons, le curé a devancé les paroissiens. Vous de- 
vinez ce qu'il fut pour ceux-ci, et quel point 
d'appui pour les sociétés coopératives de recons- 
truction. Bon nombre de ceux qui étaient âgés 
n'ont pu résister à la tâche. De là, bien des 
vides. Dans le diocèse d'Arras, par exemple, 
deux cent quarante églises ont été détruites, 
et il n'y a aujourd'hui que cent quarante curés 
et trente-cinq vicaires, de sorte qu'une cin- 
quantaine de paroisses n'ont pas encore retrouvé 
leur pasteur et sont desservies par le voisin. 

La question d'argent, dans ces diocèses de la 
zone dévastée, ne se pose pas, il faut le dire, de la 
même manière que dans les diocèses de l'inté- 
rieur dont j'ai eu l'occasion de parler. Entre pa- 
renthèses, il me revient que certains prêtres 
de grandes villes — et non des moindres — 



UN CURÉ ET DU PAIN 57 

ont estimé que mes tableaux de misère étaient 
excessifs. Je me permets de leur rappeler que 
j'ai mis en cause le clergé rural, non le clergé 
urbain sur lequel je n'ai pas été renseigné et qui, 
vraisemblablement, n'endure pas les mêmes pri- 
vations. Mais sur le clergé rural mes dossiers 
sont assez complets : loin d'exagérer, je suis 
demeuré en deçà de la vérité. Il importe gran- 
dement d'attirer l'attention du monde catho- 
lique, et aussi de tous ceux qui ont gardé quelque 
souci de la vie morale, de la vie spirituelle, sur 
une détresse dangereuse pour le bonheur social, 
pour l'ordre social. Les diocèses de la zone dé- 
vastée ont trouvé des concours plus ardents, 
des sympathies plus généreuses. Mais il faut 
se rappeler que l'existence demeure aussi plus 
difficile, exige une abnégation quotidienne. 

Comme logement, les prêtres, après quatre 
ans écoulés, bientôt cinq, n'ont encore à leur 
disposition que des baraques, en tout temps 
incommodes, mais surtout en hiver. Les pres- 
bytères reconstruits sont partout l'exception. 
Les municipalités ont déjà tant de charges. Le 
mobilier de ces baraques est réduit aux objets 
indispensables. De l'ancien mobilier, la tour- 
mente n'a rien laissé. Aujourd'hui, les meubles 
sont hors de prix : on n'achète que le nécessaire. 
Où trouver les Uvres, cet instrument de travail 
du prêtre? Quelques œuvres spéciales se sont 
fondées, il est . vrai, entre autres l'Association 



58 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

d'Hulst, pour y pourvoir, et l'Œuvre des cam- 
pagnes. Mais leur assistance est insuffisante. 
Souvent elles sont obligées de faire des prêts, 
et non pas des dons. Les livres si patiemment 
attendus, si désirés, s'en vont quand on avait 
pris l'habitude d'y découvrir l'aliment de ses 
méditations, de ses instructions, de ses pensées. 

Lorsque le prêtre a plusieurs paroisses à des- 
servir, sa tâche se compUque de l'état des che- 
mins sans cesse parcourus et défoncés par les 
transports de matériaux. Il lui faut trouver 
des moyens de locomotion. La chaussure, les 
habits s'usent plus vite, comme ceux du soldat 
en campagne. Il est en effet pareil à. un soldat 
en campagne. Il vit en camp volant, il n'a point 
d'installation stable. Et puis, il est préoccupé 
de son égUse. On la répare ou on la rebâtit. 
Mais comme ces entrepreneurs, comme ces ma- 
çons et ces charpentiers sont lents! En atten- 
dant, il dit la messe dans une remise en bois. 
Il voudrait orner cette remise, obtenir de beaux 
ornements. Le culte catholique parle aux yeux 
et à l'imagination. Il offre au peuple des fidèles 
la consolation et la joie des belles cérémonies. 
Pourquoi en priver les pauvres gens de la zone 
dévastée qui ne sont guère distraits de leur lourde 
tâche de restauration? 

On le voit, si le prêtre de ces diocèses-là est 
moins délaissé, il a plus de besoins, non pour lui, 
mais pour sa paroisse. Lui aussi mérite d'être 



UN CURÉ ET DU PAIN 59 

aidé. Lui aussi est rebelle à toute plainte et se 
trouve très bien comme il est : pauvre, avec un 
toit de hasard sur la tête, comme son modèle. 
C'est pourquoi il ne faut pas lui demander son 
avis, mais lui apporter un concours amical. 
Écoutons le cri spontané de la vieille femme de 
Plessis-de-Roye : 
— Un curé et du pain, ça va... 



III 



OPTIMISME OU L AVEUGLE ET LA PARALYTIQUE 



Un de nos évêqiies, les plus réputés pour son 
courage dans le malheur et son élan dans l'apos- 
tolat, m'écrit une lettre inquiète : « Voulez-vous 
me permettre de vous faire part d'une appréhen- 
sion que j'ai recueilhe. On craint que le tableau 
plutôt sombre de la situation du clergé de 
France ne nuise à son recrutement. Les familles 
hésiteront à donner leurs enfants à l'Éghse si 
elles craignent qu'ils soient plus tard exposés à 
manquer du nécessaire... » 

Permettez-moi, Monseigneur, d'être d'un avis 
différent. Une vocation ecclésiastique ne se con- 
çoit guère sans désintéressement et afflux de 
générosité. Notre jeunesse religieuse proteste- 
rait contre toute idée de calcul. Au contraire, 
la pensée d'un plus grand sacrifice l'exalterait. 
Mais il y a les familles qui s'efforceraient de la 



OPTIMISTE OU l'aveugle ET LA PARALYTIQUE 61 

détourner, comme il leur arrive de détourner 
les jeunes filles d'un mariage sans ressources? 
L'objection n'est pas plus forte. Car les familles 
dont le fils annonce une vocation ecclésiastique 
sont renseignées ou se renseigneront La politique 
de l'autruche n'a jamais été une bonne politique. 
La vérité éclate tôt ou tard. Mieux vaut aller 
droit à elle. Or, le tableau que j'ai tracé de la 
situation de notre clergé rural est exact. Elle se 
dissimule, parce que la dignité et la vaillance de 
nos prêtres lui servent de paravent. Mais vous 
pouvez être assuré que les paysans qui observent 
le presbytère la connaissent. Le meilleur moyen 
de rassurer les familles sur l'avenir du clergé, 
c'est d'améliorer cette situation. On ne l'amé- 
liorera qu'en secouant l'inertie, l'apathie du 
monde catholique, et organisant avec soin 
l'aide matérielle indispensable. Il faut éviter 
au contraire le sourire narquois du petit vicaire 
qui susurre : « Oui, l'évêque passe et ne voit 
rien. » 

J'ai la réputation d'être plutôt optimiste 
dans la vie. Mon optimisme ne m'a jamais 
bouché les yeux et je crois les avoir bons. Mais 
l'optimisme ne consiste nullement dans la né- 
gation du mal ou du danger. Connaître le mal, 
voir le danger et ne pas en être ému, voilà où est 
l'optimisme. Comment ne pas être optimiste 
quand on ht les mandements des évêques des 
diocèses dévastés, ceux, par exemple, de 



62 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

Mgr Ginisty, évêque de Verdun, ou de l'évêque 
de Soissons qui remercient et félicitent leurs 
diocésains de leur générosité? La générosité 
des villes et des villages détruits, vous entendez 
bien : pas celle des autres Français ou des étran- 
gers touchés par l'infortune de ces pays ruinés. 
L'évêque de Soissons exprime sa satisfaction 
« de voir un nombre intéressant de paroisses, 
même les plus dévastées, augmenter notable- 
ment leur collecte pour le denier du culte. 
Mais dans la majorité il y a encore grands pro- 
grès à réaliser; car l'allocation fixe fournie à 
chaque curé reste au-dessous du médiocre, et 
pour les trois quarts du clergé soissonnais le 
total des ressources pécuniaires n'atteint pas 
la moitié du traitement du plus modeste fonc- 
tionnaire célibataire. » 

Du mandement de l'évêque de Verdun j'ex- 
trais ce passage, vraiment optimiste : 

« Pendant cette année, les œuvres diocésaines 
ont prospéré sous la bénédiction de Dieu. Le 
recrutement de nos grand et petit séminaires 
a subi une légère augmentation. Il est loin d'at- 
teindre le niveau normal, et de combler les vides 
creusés dans nos rangs pendant les années de 
guerre. Plus que jamais, nous vous recomman- 
dons de prier, afin que Dieu se choisisse parmi 
vos enfants des serviteurs pour son Église et 
pour vos âmes. Nous nous garderons bien de 
faire briller à vos yeux des côtés humains et 



OPTIMISME OU l'aveugle ET LA PARALYTIQUE 63 

des avantages matériels. Le sacerdoce ne sera 
jamais une affaire,, ni une spéculation; mais il 
doit être à l'abri de la misère, honorable et res- 
pecté. Si besoin en était, il devrait assurer un 
asile et la subsistance au père et à la mère d'un 
prêtre, qui n'en auraient pas. Il en a été et il en 
sera ainsi à l'avenir, nous en avons l'assurance, 
en vous voyant toujours aussi généreux et 
empressés pour l'œuvre du Denier du clergé. 
Votre charité, une sage administration, le zèle 
des prêtres à faire les quêtes prescrites et, 
faut-il le dire, hélas! leur petit nombre, nous 
permettent de leur fournir une allocation con- 
venable. Avec les honoraires de messes dont le 
tarif est accru, d'ordinaire, par la piété déhcate 
des fidèles, ils peuvent bénéficier d'un budget 
suffisant, trop faible encore pour être assujetti 
à l'impôt, et qui reste bien inférieur aux -larges 
traitements que nous payons aux moindres fonc- 
tionnaires de l'État. Les fidèles du diocèse ver- 
sent une cotisation dont la moyenne est de 
2 francs par tête. Dans une paroisse dévastée 
de l'Argonne, particuhèrement généreuse, cette 
moyenne a dépassé 6 francs, sans l'appoint de 
souscriptions élevées. Le résultat pour l'an- 
née 1922 a été tel qu'il nous permet de suppri- 
mer, pendant l'année 1923, la quête mensuelle 
du Denier du clergé, pour en laisser le bénéfice 
aux égKses ou aux œuvres paroissiales. » 
Mais ce qui me donne plus d'optimisme en- 



64 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

core, c'est la qualité des âmes de prêtres. Ce 
clergé sorti de la guerre montre dans l'épreuve 
une résistance invincible. Voici un ancien poilu 
rentré dans sa paroisse ravagée, près de Château- 
Thierry, qui, invité à se présenter et à exposer 
ses besoins, donne cette biographie : « Engagé 
volontaire au début de la guerre, je fus ensuite 
affecté à un groupe de brancardiers et j'ai passé 
quatre ans sur le front, sauf deux mois d'éva- 
cuation : Pontavert, Soissons, oii je fus décoré 
de la croix de guerre, Saint-Quentin, Frières- 
Faillouel, Chauny, Reims, Dormans, Souain, 
Suippes et Metz pour finir, telles furent mes 
équipées. A mon retour dans ma paroisse, je 
retrouvai un intérieur saccagé et pillé. Ma ca- 
pote de soldat et mon endurance me tinrent 
lieu de couverture; une forte dose de bonne 
humeur m'aida à comprendre que j'aurais eu 
tort de me plaindre puisqu'il y a toujours un 
plus malheureux que soi... » Il expose l'état 
de sa garde-robe. Son unique chapeau est « en 
coup de vent et couleur feuille morte. Il ne 
peut convenir qu'à moi... ». Son mobilier est 
suffisant : « Cinq chaises échevelées, épaves 
diverses de guerre, font très bien dans mon 
intérieur. J'ai retrouvé une brave cuisinière^ 
rôtie à force de rôtir; quelques plaques que j^'ai 
adaptées de côté et d'autres prolongent son 
usage. Elle fume : alors je l'accompagne, et 
nous fumons tous deux. » 



OPTIMISME OU l'aveugle ET LA PARALYTIQUE 65 

Nous fumons tous deux : voilà-t-il pas un curé 
dont l'adversité n'aura pas raison. J'imagine 
que ses paroissiens, tous plus riches que lui sans 
nul doute, doivent tout de même comprendre 
qu'il possède un bien supérieur. Mais continuons 
son inventaire avec la batterie de cuisine. 
« Étant seul et faisant seul ma cuisine, j'aurais 
grand embarras à me servir de nombreuses 
pièces. J'ai retrouvé un seau que quelques sou- 
dures et rivets empêchent de pleurer. J'ai re- 
fait des filtres, des entonnoirs, remis des pièces 
à droite et à gauche, et je suis satisfait : nous 
avions moins que cela en campagne. » Et il 
conclut : « A quoi bon les jérémiades! Aide-toi 
et le ciel t'aidera. » 

Cet exemple ne produit-il pas plus d'effet 
sur les nouvelles générations de prêtres que les 
tableaux les plus brillants de la situation maté- 
rielle du clergé? Tous les curés, cependant, ne 
sont pas aussi débrouillards. L'un d'eux ex- 
plique gentiment que s'il n'a pas assez pour 
vivre il a trop pour mourir. Et puis il y en a 
qui ont de lourdes charges de famille. Celui-ci 
a dû recueilhr dans son presbytère un père 
aveugle et une sœur paralytique. Il a reçu, 
d'une âme charitable, un secours en nature. 
Écoutez-le raconter cet événement : « Quel 
spectacle à l'arrivée du colis au presbytère! Il 
fut ouvert sur le lit de la chère malade; elle 
contemplait la beauté du tissu et la finesse des 



66 LA GLORIEUSE MISÈRE IDES PRETRES 

chaussures, tandis que mon père palpait la sou- 
tane et glissait ses mains sur les souliers. Tous 
deux versaient des larmes de bonheur; l'aveugle 
et la paralytique étaient heureux. Quant à moi, 
j'étais doublement content, j'étais au comble 
de la joie en recevant cet envoi, et je jouissais 
du bonheur de ma pauvre sœur et de mon vieux 
père. Que Dieu est bon! sans doute il m'a en-^ 
voyé une lourde croix à porter; mais comment 
pourrais-je murmurer puisqu'il me fait rencon- 
trer sur le chemin du calvaire des Cyrénéèns 
et de saintes femmes qui viennent à mon aide ? 
Pendant la guerre, tandis que j'étais évacué 
près de Maubeuge, mon père et ma sœur avaient 
traversé le front à Nesle et avaient été dirigés 
en Seine-et-Marne ; tous deux priaient avec fer- 
veur pour que Dieu me protège. Aujourd'hui 
que nous sommes réunis en famille, nous sommes 
trois pour prier ensemble pour les personnes qui 
nous font du bien... » 

Ainsi la cure demeure-t-elle le grand foyer 
spirituel. Estimez- vous toujours, Monseigneur, 
qu'il serait préférable de laisser de tels exemples 
dans l'ombre? Or ils ne valent que resplendis- 
sant sur un fond de misère. 



IV 



UNE SOUTANE, UN CHAPEAU, DES SOULIERS 



Quand les prêtres sont rentrés dans les pays 
occupés, qu'ont-ils trouvé ? La plupart du temps, 
le presbytère et l'église par terre; dans les vil-* 
lages les plus favorisés, le presbytère et l'église 
réduits aux quatre murs. Plus de ciboire, ni 
de vases sacrés, ni d'ornements; plus de mobi- 
lier, plus de linge, plus de livres. Diverses œuvres 
se sont créées pour les aider dans leur tâche 
surhumaine de reconstruction, et tout d'abord 
l'Œuvre des églises dévastées de la rue Oudinot, 
puis des œuvres diocésaines : h' Aide matérielle 
aux prêtres du diocèse de Cambrai, l'Aide maté- 
rielle aux prêtres du diocèse de Soissons, etc. Enfin 
la charité privée, en France et à l'étranger, s'est 
penchée sur ces abîmes de misère. Mais, quand 
il faut tout remetlre en état dans la maison, 
les choses ne vont pas vite. Oja a commencé 



68 LA GLORIEUSE MISERE DES PRETRES 

par s'occuper du nécessaire. Ou plutôt on. n'a 
pas cessé de s'occuper du nécessaire. Il n'y aura 
jamais de superflu dans ces paroisses égorgées 
par l'occupation. 

Veut-on des témoignages directs ? On m'en a 
transmis des centaines. Je n'en puis donner que 
quelques-uns. Aussi bien leur répétition fini- 
rait-elle par lasser une attention dont il faut 
avoir grand soin d'entretenir la vigilance. 
« Rentré d'Allemagne, écrit l'abbé L..., curé de 
H.-L., longtemps après l'armistice, du bagne où 
pendant deux ans j'ai souffert les tourments 
les plus atroces, condamné aux travaux forcés 
à perpétuité, à 35 kilomètres de la Russie, je 
n'ai trouvé ici, en revenant, que des ruines, 
plus d'église, plus de presbytère, plus de mobi- 
lier, plus d'argent, rien, absolument rien... Ce 
qui me rendrait le plus de service en ce moment, 
ce serait un lit garni : celui que j'ai ne m'ap- 
partient pas. Toute ma richesse consiste en 
2 chemises, 1 soutane, 1 . paire de chaussures, 
2 serviettes, 2 essuie-mains, 2 paires de bas, 
1 couvert de table, 1 couteau. Lors des Confé- 
rences ecclésiastiques, je n'ai pu recevoir mes 
confrères, étant privé de vaisselle et de tout le 
nécessaire. Le fourneau que j'ai ne m'appar- 
tient pas. Je n'ai pas de pain, privé même du 
strict nécessaire, et j'attends, en priant et souf- 
frant, des jours meilleurs... » Voulez-vous savoir 
qui est cet abbé L., qui ne me pardonnerait 



UNE SOUTANE, UN CHAPEAU, DES SOULIERS 69 

pas de donner son nom ? A son retour d'Allema- 
gne, il a été décoré de la croix de guerre pour 
avoir sauvé 42 soldats et envoyé 700 hommes 
mobilisables au front. Cela valait la Légion 
d'honneur. Cela ne lui a pas valu un mobiKer. 

En voici d'autres : « Beaucoup de mes con- 
frères ont souffert et souffrent encore des suites 
de la guerre. J'ai été moi-même bien éprouvé. 
En 1917, les Allemands m'ont emmené comme 
otage en Pologne russe, où j'ai failli mourir; 
en septembre 1918, ma vieille mère et ma sœur 
ont été évacuées en Belgique; lorsqu'elles sont 
rentrées au presbytère, tout avait été pillé; 
elles n'ont plus rien retrouvé... » — « Au len- 
demain de ma démobilisation, je n'ai rien, ab- 
solument rien retrouvé dans ma paroisse, ni 
meubles, ni vêtements, ni hnge, ni Hvres. » C'est 
toujours la même antienne. L'esprit évangéUque 
trouve le moyen de la varier. Invité à exposer 
ses besoins, le curé de V. ne parle pas de lui, 
mais de son voisin : « Presque septuagénaire, 
malade depuis quinze ans, ce prêtre est curé 
d'une paroisse de 288 habitants. Sans ressources 
personnelles, sa fonction ne lui assure que 
1.100 francs par an pour vivre! Bien que gêné 
moi-même, je lui fais la charité; je continuerai, 
mais laissez-moi, à son insu, vous tendre la 
main, pour lui. L'indigence rend ingénieux; ce 
confrère fait lui-même ses vêtements. Il n'a 
qu'un misérable lit en fer, unlit d'enfant presque. 



70 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

et n'a pas de linge. Dans son intérieur, il revêt 
une vieille défroque d'un curé décédé, et pour 
ses visites chez moi ou ailleurs, il porte une 
misérable soutane faite par lui-même. Que lui 
donner? me direz- vous. Tout manque dans son 
triste intérieur. » 

Ces récits me viennent du diocèse de Cambrai. 
Passons dans celui de l'Aisne. Le curé de T. 
va nous énumérer ses richesses : 

« Que vous dirai-Je pour le linge personnel; 
il n'en reste hélas ! presque rien ; tout est usé. 
Il ne me reste que quelques chemises; la plu- 
part du temps je n'y suis pas gêné, d'autres fois 
elles me serrent comme un et au. Mais cela ne 
fait rien, cela marche quand même. 

« Question soutane et chapeau, qui m'ont été 
généreusement donnés à mon retour du régi- 
ment par l'Œuvre des Églises dévastées. La 
première commence à m'abandonner ; mon cha- 
peau est un peu râpé et ma bonne souhaite son 
enterrement tous les jours pour en faire des 
semelles de chaussons. 

« Passons aux meubles. J'ai retrouvé dans 
une grange des ressorts à sommier; je les ai 
ficelés et j'en ai fait un sommier. J'ai placé 
celui-ci sur des tiroirs de commode et cela me 
fait un lit pour ma chambre d'étrangers; on 
dort bien là-dessus... Quant à moi, j'ai une 
bonne paillasse où je dors mieux que le roi dans 
son palais. 



UNE SOUTANE, UN CHAPEAU, DES SOULIERS 71 

« Ma batterie de cuisine est un peu restreinte; 
une marmite, deux casseroles et un petit plat 
de fer-blanc sont toute ma richesse. 

« J'allais oublier les chaussures; j'en ai deux 
paires; la première, mes souliers du régiment, me 
sert les dimanches, et la seconde, qui m'a été 
donnée par la Croix-Rouge américaine, me sert 
entre temps. 

« Voici l'état de mes vêtements et de mon 
mobilier. Hélas! je ne puis songer à l'améliorer, 
car tout ce que je reçois de notre évêché, qui 
aide vraiment le plus qu'il peut, et ce que j'ai 
par ailleurs me servent à vivre... 

« Je termine en vous disant que je recevrai 
avec reconnaissance tout ce que votre charité 
vous inspirera de donner. La guerre m'a fait 
comprendre la parole du Christ : « Préparez- 
« vous le royaume des Cieux » et ne vous en 
faites pas pour le reste. » 

Le curé d'E. n'est pas plus fortuné, mais il 
est aussi résigné. Songez : le traitement, de 
600 francs à l'armistice, a été porté à 900, puis 
à 1.100 francs: 

« C'est un effort considérable qui a été fait 
pour nous, je le reconnais, et, malgré tout, en y 
ajoutant nos honoraires de messes, nous n'avons 
pas la moitié du traitement d'un fonctionnaire. 
Avec les légumes que je cultive j'arrive ainsi 
juste à vivre . 

« J'ai pu me procurer un ht, un petit four- 



72 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

neau et une table, et deux chaises que j'ai 
faites moi-même en les rabotant. Mon rudimen- 
taire mobilier est installé dans mon ancien pres- 
bytère dont j'ai relevé les murs à moitié dé- 
molis, et que j'ai recouvert moi-même avec du 
papier bitumé. Mes fenêtres, je les ai fabriquées 
avec d'anciens verres photographiques 13 x 18. 
Je suis donc à l'abri. 

« Mais ce qui grève le budget, c'est l'habille- 
ment. L'œuvre de la rue Oudinot m'a donné à 
mon retour une soutane : elle est usée et la 
vôtre est venue fort à propos la remplacer. Le 
linge me serait bien nécessaire; mais cela coûte 
si cher! 

« Je n'ai pas d'armoire et ma batterie de 
cuisine est fort restreinte. 

« Une paire de draps me serait bien utile. 
J'use beaucoup de chaussures, ayant six pa- 
roisses à desservir... » 

A quoi bon multiplier ces témoignages? Ils 
répètent tous la même chose, et, venus de tous 
les points des diocèses occupés et ravagés, on 
dirait qu'ils ont pris un mot d'ordre : aucune 
plainte, aucune récrimination; au contraire, de 
la bonne humeur, une sorte de gaieté dans la 
misère, assez semblable à celle des poilus dans 
les tranchées. 

Vous avez vu que ce dernier prêtre desservait 
six paroisses. Il y en a qui en desservent jusqu'à 
douze. Cela use beaucoup de chaussures. Ah! 



UNE SOUTANE, UN CHAPEAU, DES SOULIERS 73 

qu'une bicyclette, parfois, serait la bienvenue! 
Que de temps gagné! Mais une bicyclette, c'est 
une ambition que Ton ose à peine avouer. Une 
soutane, un chapeau, des souliers : c'est l'es- 
sentiel. Avec cela, on peut remplir un office. 
Quelquefois, il faut se mettre au lit pour rac- 
commoder cette soutane usée, parce qu'on n'en 
a pas de rechange, tout comme ce roi de Sar- 
daigne qui, d'après la chanson, n'avait qu'une 
seule culotte. 

Tout de même, ne trouvez-vous pas ce dénue- 
ment excessif? La guerre, cela paraît un évé- 
nement déjà ancien à nombre de gens qui ont 
le plus grand intérêt à l'oublier. Les nations 
neutres, et nos alKés même, ne nous trouvent-ils 
pas bien indiscrets de poser encore et sans cesse 
le problème des réparations ? Pour un peu ils 
s'apitoieraient sur cette pauvre Allemagne qui 
nous a si odieusement pillés et ravagés. Beaucoup 
de Français n'ont plus souci des pays ravagés. 
C'est pourquoi il n'est pas mauvais de leur rap- 
peler ces ravages. Détruire est rapidement fait, 
mais pour reconstruire il faut des années. Et 
puis, tous ces prêtres qui ravaudent leurs vête- 
ments, rempaillent leurs chaises, cultivent leurs 
jardins, ont mieux à faire que de donner l'exemple 
du courage dans les épreuves matérielles. Ils 
sont entourés de ruines morales qu'il leur faut 
relever. Nous leur devons de les débarrasser de 
tous ces impitoyables soucis de la vie physique. 



V 



LES PILLEURS d'ÉGLISES 



Il me revient que dans certaines villes alle- 
mandes mes articles sur notre clergé des cam- 
pagnes ont suscité des commisérations inté- 
ressées. 

— Voyez, aurait dit tel prince de l'Église 
des provinces rhénanes, dans quel triste état 
la France laisse ses prêtres... 

Nos prêtres. Monseigneur, se sont-ils plaints 
de quoi que ce soit? Les avez- vous cités en 
exemple à votre clergé pour leur dignité, leur 
courage, leur abnégation ? Avez- vous souligné à 
vos auditeurs le grand élan qui a poussé tant 
de bons Français, même non catholiques, à les 
aider, aussitôt que les difficultés de leur vie 
ont été connues? 

Mais voici bien une autre musique. Nous avons 
vu que, chez nous, l'indifférence religieuse n'est 



LES PILLEURS d'ÉGLISES 75 

qu'apparente. Voyons comment nos voisins en- 
tendent la pratique religieuse. L'un des derniers 
numéros de V Illustration nous apporte, avec do- 
cuments photographiques à l'appui, le récit 
d'une aventure qui serait plaisante si elle ne 
révélait d'assez basses besognes de guerre. A 
la suite de l'attentat commis, le 17 mars der- 
nier, par les nationalistes contre M. Smeets, le 
chef séparatiste rhénan, des perquisitions ont 
été faites chez quelques fanatiques de Worms. 
Or, au cours de l'une de ces perquisitions, chez 
un nommé Jakob Jordan, ancien major du génie 
de réserve, membre d'une association réaction- 
naire d'anciens officiers, fondateur d'un grou- 
pement de boys-scouts, qu'il excitait contre la 
France au point qu'il fallut un ordre de disso- 
lution, on découvrit, non sans surprise, tout un 
lot d'ornements du culte : deux côtés d'une 
garniture de dais, une chasuble brodée, deux 
manipules blancs, deux étuis de caHce, une 
chape violette, le tout provenant de l'église de 
Viéville, près de Thiaucourt (Meurthe-et- 
Moselle), où Jordan les avait dérobés en 1916. 
« Avec beaucoup de confusion, ajoute VIllus- 
tratiorty l'ancien commandant prétendit qu'il 
n'avait pris ces objets que pour éviter leur des- 
truction dans le bombardement de l'éghse, qu'il 
avait, d'ailleurs, l'intention de les restituer, 
mais qu'il les avait oubliés. » 

L'intention de les restituer, c'est ce que tous 



76 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

ces pilleurs d'églises, pendant la guerre, ont in- 
voqué pour excuse. L'exemple était donné de 
haut à ces Tartuffes d'un nouveau genre. J'ai 
sous les yeux deux cartes postales assez signi- 
ficatives. Dans la première, on voit l'empereur 
entraînant avec lui le curé de Mont-Notre- 
Dame : il a relevé sur son casque ses lunettes 
d'automobile; le pauvre prêtre, un peu gros, 
souffle à le suivre et tient son chapeau à la main, 
et voici la légende : « Le kaiser Guillaume II 
entre à l'église le 17 juin 1918, il la compare à 
celle de Trondhjem, en Norvège : — Monsieur 
le curé, dit-il, si cette église était chez moi, je 
la ferais restaurer entièrement. » Dieu garde 
nos églises de telles restaurations ! Et la seconde 
carte postale ne représente plus qu'une ruine, 
avec cette indication : « Église de Mont-Notre- 
Dame, minée et entièrement détruite par les 
Allemands, les 2-3 avril 1918. » Il n'en reste rien. 
Le travail a été bien fait. Elle n'a pas été bom- 
bardée. On l'a fait sauter sans aucune néces- 
sité. 

Les objets du culte ont-ils été mieux traités? 
Dans un des derniers articles qu'ait écrits Claude 
Cochin avant de mourir, je découpe ce passage : 
« Le clergé allemand fut en majeure partie soli- 
daire des exactions mihtaires. Aumôniers et pré- 
lats, apôtres des doctrines de l'Empire, se mon- 
trèrent en toute circonstance les serviteurs de la 
force. Il suffit, pour s'en rendre compte, de feuil- 



LES PILLEURS D 'ÉGLISES 77 

leter le Jivre publié par Georg Pfeilschifter, inti- 
tulé : la Culture allemande, le Catholicisme et 
la Guerre, monument d'inconséquence qui fut 
édifié pour servir de digue à la fructueuse pro- 
pagande de Mgr Baudrillart. Un seul évêque 
osa y apporter sa collaboration, Mgr von Faulha- 
ber, alors évêque de Trêves, promu, en 1917, à 
l'archevêché de Munich. Il y accuse, avec une 
feinte indignation, Mgr Baudrillart « d'ébran- 
« 1er le prestige de l'épiscopat ». Cette phrase et 
certaines autres m'avaient toujours semblé né- 
cessiter l'honneur d'une réplique. Celle-ci nous 
est fournie aujourd'hui par Mgr Charost, dont 
l'archevêque de Munich vint visiter le diocèse : 
« Ce prélat, dit-il, a officié dans mes éghses 
sans daigner, contrairement aux lois de notre 
hturgie, me demander la moindre autorisation. 
Il fut grossier à l'égard du curé de Wambre- 
chies, qui lui avait cependant donné une hos- 
pitalité conforme à nos règlements ecclésias- 
tiques. Je saisis de l'incident l'aumônier de 
l'empereur de passage à Lille; il refusa de rece- 
voir ma plainte. » 

Ah! s'ils n'avaient été que grossiers! Mais on 
a retrouvé des ordres donnés par le haut com- 
mandement pour saccager méthodiquement les 
éghses françaises. Tel celui du général von Ei- 
nem, commandant la III® armée (armée de, 
Champagne). Un autre ordre de cette même 
armée, n^ 2323 (31 janvier 1918) organise le 



78 LA GLORIEUSE MÏSÊRE DES PRETRES 

pillage : « En exécution des instructions du mi- 
nistre de la Guerre, au sud de la voie ferrée 
Maubert-Fontaine, Charleville, Sedan, Carignan, 
Montmédy, Longuyon, Audun-le-Roman, tous 
les métaux utilisables devront être enlevés des 
églises. Cet enlèvement portera sur les cloches, 
les tuyaux d'orgue, le mécanisme des horloges 
de clochers, qui sont généralement en laiton 
ou en bronze. Seront également expédiés sur 
l'arrière les candélabres, lustres, appUques, etc. 
Devront être uniquement épargnés les cahces, 
ciboires, patènes, etc., et les objets strictement 
nécessaires au culte divin, à savoir : deux candé- 
labres, un crucifix, un encensoir^ une clochette 
d'autel, deux burettes, avec leur plat... ^ 

Ainsi est organisé le déménagement. Qu'on 
ne nous parle pas de la nécessité de fondre le 
bronze et le cuivre pour usage de guerre. Après 
l'armistice, quand nous entrâmes dans Mayence, 
où j'accompagnais M. Hanotaux, nous fûmes 
surpris, chez notre hôte, de la profusion de monu- 
mentales suspensions de cuivre et d'apphques 
de bronze. Sur dix mille cloches enlevées, deux 
Cents peut-être ont été restituées, mais les ob- 
jets strictement nécessaires au culte ont été 
eux-mêmes déménagés. Dans l'intention de les 
sauver? Parlons-en. Les aumôniers allemands 
.portaient sur eux des étiquettes faites à l'avanee, 
et, après avoir fait rassembler les objets du 
culte partout où ils passaient, ils expédiaient 



XES iPîLLÉûRS d'Églises 79 

les caisses sur les dépôts d'Ingoistadt, de Cassei 
et de Munster. Ces caisses nous ont-elles été 
rendues après l'armistice? Un premier lot de 
quatre-vingt-seize colis a été remis le 26 août 
1919; un autre le 21 Jui^ 1920. Il faut aller 
voir, si le séquestre le permet, ce déballage, rue 
de Sèvres, dans l'ancienne église, aujourd'hui 
désaffectée, deâ jésuites. Si le soleil y verse un 
rayon, on croirait un tableau de Delacroix. Ces 
ors, ces veloiïrs, ces soies, ces cuivres, entassés» 
semblent resplendir. Un Delacroix, oui : quelque 
palais saccagé par les Barbares, car on s'ap- 
proche, et l'on s'aperçoit alors du véritable 
état de cette friperie. Aucun objet de la moindre 
valeur artistique — il y en avait pourtant, dans 
les égMses de nos départements envahis — 
ne se peut découvrir dans ce fouillis de dalma- 
tiques dépareillées et inutilisables, de chasubles 
et de chapes hors d'usage ou, si elles sont neuves, 
tailladées méchamment à coups de sabre, de 
ciboires brisés, de calices bosselés, de lamentables 
ostensoirs sans custode. Car la custode étant en 
or, ou en vermeil, a été soustraite infailliblement. 
Voilà ce que les Allemands nous ont rendu. Et 
ils osent parler de restitution. Mais quand, 
par hasard, on perquisitionne chez un parti- 
culier qui fut officier pendant la guerre, on y 
trouve des ornements d'éghse. 

Son Éminence le cardinal de Cologne et son 
clergé ont, en vérité, perdu le droit de nous 



80 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

parler de l'occupation de la Ruhr. Qu'ils s'oc- 
cupent de nous faire restituer les objets volés 
dans nos églises ! Nos prêtres à nous sont pauvres, 
mais ils ont les mains nettes. Il n'en est pas un, 
parmi eux, qui eût accepté d'être mêlé en quoi 
que ce soit à ces déménagements sacrés, et l'on 
peut opérer des perquisitions chez tous nos 
officiers, on n'y trouvera rien de suspect pro- 
venant de quelque butin de guerre. Qu'on cesse 
donc de nous parler de l'honnêteté allemande! 



10. — CONCLUSIONS 



LE PRÊTRE 



Ces articles sur jiotre clergé des campagnes 
et sur notre clergé des pays dévastés, le public 
de l'Écho de Paris m'a fait l'honneur de les 
suivre avec passion, tantôt surpris des faits que 
j'énumérais, tantôt ému de la détresse de quel- 
ques-uns de nos prêtres, ou plus encore frappé 
d'admiration devant le spectacle de leur cou- 
rage dans l'apostolat. Cependant il faut con- 
clure. 

Avant de conclure, je citerai un dernier té- 
moignage. Il me vient du supérieur de l'un 
des Centres des missionnaires aux régions dé- 
vastées. « Rien n'est plus exact, y est-il dit, que 
votre tableau, et j 'y ai retrouvé comme un écho 
de nos premières années de séjour en cette région. 
Quand nous y fûmes envoyés par Mgr de la 
Villerabel, aujourd'hui archevêque de Roueii, 



84 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

il y avait à peine 50 personnes disséminées 
dans les 42 paroisses qu'il nous confiait. Il 
faudrait, Monsieur, votre plume... pour ra- 
conter les détresses de ces premières heures dans 
les ruines. Pour nous, la situation s'est un peu 
améliorée : quelques curés ont pu rentrer et notre 
trop vaste domaine a été ramené à des propor- 
tions moindres ; mais, sauf à de rares intervalles, 
nous restons deux prêtres pour le soin de 18 pa- 
roisses. Et, modifié par les circonstances, le cri 
de la vieille femme de Plessis-de-Roye demeure 
tristement actuel : un curé! un curé! — Vraie 
aussi la question du logement : alors qu'autour 
de nous les maisons s'édifient, trop lentement 
sans doute au gré des habitants, nos presby- 
tères restent ou la baraque du premier jour, ou 
le local de fortune... d'infortune si vous voulez... 
Vous avez raison de dire que l'aide ne nous a pas 
manqué. Des concours admirables nous sont, 
en effet, venus que la distance a fort amplifiés, 
si bien qu'une légende s'est créée qui nous a 
dépeints comme n'ayant plus de besoins. Mais 
la réalité est tout autre et vous la dites. En pays 
dévasté, un curé ressemble fort à un soldat en 
campagne : et de ce chef ses besoins sont multi- 
pliés. Mais s'il n'est pas exigeant pour lui- 
même, il le devient pour son œuvre. En ce qui 
nous concerne plus particulièrement, nous vou- 
lons qu'à côté et en même temps que la vie ma- 
térielle renaisse la vie morale et religieuse, condi- 



LE PRETRE 85 

tion unique d'ailleurs de la renaissance totale 
de ces régions mortes. Pour cela des œuvres 
sont nécessaires et, forts de notre confiance en 
la Providence, nous les avons entreprises. Dis- 
pensaires d'enfants, groupes d'études, sociétés 
de sports ou de gymnastique, nous avons tout 
cela. Et ce n'est pas le moins curieux spectacle 
que ces réunions où nous pouvons rassembler 
une centaine d'enfants et de jeunes gens, pleins 
de vie et d'entrain, évoluant dans ce cadre désolé 
d'un pays où la guerre a passé... — Vous avez 
vu les soldats à l'œuvre. Ne pensez-vous pas 
que nous sommes les interprètes fidèles de leur 
pensée en continuant l'œuvre de résurrection 
de la France, interrompue par leur mort, mais 
fécondée par leur sacrifice? Dès lors vous avez 
cent fois raison de dire que les prêtres des ré- 
gions dévastées voient se compliquer leur tâche 
et que si, d'aventure, ils sont moins délaissés, 
ils ont plus que d'autres- besoin d'être ai- 
dés... » 

Oui, la vie morale et religieuse est aussi né- 
cessaire que la vie matérielle pour que ressus- 
citent les régions dévastées. Mais ces mêmes 
œuvres — ■ écoles, dispensaires, ouvroirs, pa- 
tronages — ne sont-elles pas aussi le complé- 
ment de l'influence paroissiale dans nos cam- 
pagnes? Ces témoignages innombrables ont 
rendu aisée ma tâche de chroniqueur. Ils ne per- 
mettent pas de mettre en doute les épreuves que 



86 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

subit aujourd'hui notre clergé rural. Cependant 
il me revient qu'on a prétendu se servir de mes 
articles pour en tirer argument à Rome au sujet 
de la loi de séparation. — Voyez, aurait-on dit, 
dans quel état est l'Église de France. C'est la 
suite fatale de cette loi de séparation. Organisez 
les associations diocésaines et tout changera... 
Je m'élève absolument contre pareille interpré- 
tation. Sur la loi de séparation, il n'y a pas 
d'avis à apporter. Pie X a parlé au nom de 
l'Église qu'il avait quaUté pour représenter. 
Pie XI — même en agissant autrement — 
ne sera pas plus en désaccord avec lui que lui- 
même n'était en désaccord avec Léon XIII. 
La part des principes et celle des circonstances, 
il lui appartient de les faire et à lui seul. Je n'ai 
donc entendu éclairer qu'une situation de fait. 
Cette situation de fait provient uniquement de 
V apathie du monde catholique, de l'oubli du pro- 
blème spirituel. Ce n'est pas une loi qui la modi- 
fiera. Il faut modifier les mœurs. L'enrichisse- 
ment des campagnes a eu pour corollaire leur 
indifférence rehgieuse. Contre cette indifférence, 
contre cette apathie, il est grand temps de 
réagir. Notre denier du culte peut et doit rendre 
beaucoup plus qu'il ne rend, si chacun entend 
la voix de son clocher, si chacun suit des yeux 
la direction de la flèche de son éghse. 

Le jour de Pâques, dans la chaire de Notre- 
Dame, le successeur actuel du P. Lacordaire — 



LE PRÊTRE 87 

cet admirable Père Janvier dont on ne sait s'il 
faut admirer davantage la puissante éloquence, 
ordonnée, claire, logique et sereine, ou le carac- 
tère rebelle à toute ambition, à toute gloire 
humaine, peut-être le plus noble et le plus dé- 
sintéressé de ces temps — le P. Janvier donc 
traçait ce portrait de l'un des soutiens de notre 
société : 

« Il vit modestement, souvent dans la gêne, 
quelquefois dans le dénuement; la haine des 
révolutions lui a enlevé les sympathies qui l'en- 
courageaient comme elle lui a enlevé son humble 
demeure, les quelques arbres qui, aux jours de 
l'été, lui ménageaient un peu d'ombre, les 
quelques fleurs qui charmaient ses regards. Il 
ne se plaint pas de son sort, il reste soumis à 
ses chefs hiérarchiques, il est reconnaissant de 
la moindre attention, du moindre service, il 
ne s'effraye pas de mourir à la tâche, jeune, 
épuisé, avant d'avoir connu aucune joie pro- 
fane, avant même d'avoir goûté aux fruits de 
son action. Pauvre, pur, obéissant, dévoué, mi- 
séricordieux, magnanime, il s'élève à une per- 
fection admirable, pourvu qu'il s'attache sim- 
plement aux devoirs de sa vocation et de son 
ministère. Nous l'avons continuellement ren- 
contré, nous l'avons toujours admiré, nous l'ai- 
mons ; aujourd'hui, je dépose à ses pieds l'hom- 
mage de notre vénération. Cet homme, vous 
avez deviné son nom : c'est le prêtre. » 



88 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

Le prêtre, plus modestement, j'ai tenté, au 
cours de ces chroniques, de vous le montrer dans 
son presbytère de village, souvent sans servante 
et sans feu, courant d'une paroisse à l'autre, 
enseignant le catéchisme, disant plusieurs messes 
— et quelle aggravation de fatigue par l'obMga- 
tion au jeûne ! — se multipHant, ne rebutant 
personne, souvent rebuté lui-même, isolé, loin de 
ses camarades de combat, ne recevant ni une 
aide, ni un réconfort moral, puisant dans sa 
foi le courage de reprendre chaque matin le 
collier de sa féconde servitude. Vous l'avez vu 
aussi dans les régions détruites, le premier ar- 
rivé, habitant n'importe quel taudis, en route 
du matin au soir sur les mauvais chemins, usant 
ses chaussures et ses pieds, mais fidèle pionnier 
de cette dure reprise sur la mort. Le prêtre, ne 
l'avez-vous pas aimé et vénéré un peu plus, 
maintenant que vous connaissez mieux sa vail- 
lance, sa résistance, son esprit de sacrifice? Et 
n'avez- vous pas découvert en lui cette force qui 
vient d'au delà des hommes ? 



II 



POUR LE CLERGÉ DES CAMPAGNES DE FRANCE 



Mes appels réitérés n'ont pas lassé l'atten- 
tion des lecteurs de VÉcho de Paris. Il me reste 
à remercier ceux-ci de leur générosité, et, cette 
fois, ma tâche est douce. Je dois confesser que 
j'ai parfois pesté contre leur invasion : ils de- 
mandaient des adresses, ils envoyaient de 
l'argent, ils proposaient toute une série de 
secours. Une correspondance aussi abondante 
charge les jours déjà lourds de travail. Mais 
quelle confiance me venait de tous ces dévoue- 
ments découverts! 

Ce qui m'a le plus frappé, c'est le goût de la 
charité anonyme. Autrefois, dans les tableaux 
des primitifs flamands, les bienfaiteurs qui of- 
fraient à quelque monastère un Van Eyck ou 
un Memling se faisaient représenter au premier 
plan dans une pieuse attitude. Nous les consi- 



90 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

dérons aujourd'hui avec quelque ironie, géné- 
ralement fleuris et gras, immobilisés à jamais 
dans cette posture avantageuse. Tandis que ces 
nouveaux donateurs, venus de toutes les classes 
sociales, habituellement de France, et de temps 
à autre de l'étranger, l'un envoyant un billet de 
mille francs, l'autre un billet de dix pris sur sa 
paie d'ouvrier, refusaient de signer leur envoi 
ou recommandaient de taire leur nom. 

De tant de lettres, je n'en veux plus citer 
qu'une seule, et la voici : « Monsieur, j'ai lu 
sur l'Écho de Paris, par hasard, l'histoire d'un 
pauvre curé malade.; comme on vient de me 
donner dix francs, et sur le point de faire ma 
première communion, je vous les envoie pour 
que vous les fassiez parvenir à ce pauvre curé, 
mais à celui-là même. Une première commu- 
niante. » Votre curé, ma chère enfant, a reçu 
cette offrande. Vous l'avez privé de vous en 
remercier lui-même en ne donnant pas votre 
nom. Une femme qui donne a de bien joKes 
mains : mais il ne faut pas encore vous le dire. 
Mademoiselle... 

J'avais beau recommander à mes lecteurs de 
ne pas s'adresser à moi, de s'adresser directe- 
ment aux prêtres, aux évêques, à la caisse inter- 
diocésaine de l'archevêché de Paris, aux œuvres. 
Ils étaient attirés par telle ou telle infortune 
particuUère et la voulaient soulager. Qu'ils 
écoutent cependant la voix de la raison : il ne 



POUR LE CLERGÉ DES CAMPAGNES DE FRANCE 91 

s'agit point de cas individuels. C'est une assis- 
tance générale qu'il faut procurer. Une sous- 
cription même n'aurait pas répondu au but de 
cette campagne. Elle aurait sans nul doute 
produit des résultats considérables. Mais ce qui 
importe, c'est de créer un état d'esprit, c'est 
d'aider à comprendre que nous avons le devoir 
d'assurer le temporel à ceux qui ont la garde 
du domaine spirituel. 

Cependant, je dois confesser que certain de 
mes articles, celui intitulé, je crois. Une Soutane, 
un chapeau, des souliers, m'a valu de grandes 
tribulations. Un moment, je me suis cru perdu. 
Non seulement j'étais submergé sous un flot 
de correspondances, mais ces lettres contenaient 
les annonces les plus menaçantes pour qui ne 
possède pas un appartement aussi vaste que le 
garde-meuble national. Celle-ci promettait une 
bicyclette, cette autre un lit-cage, celle-ci une 
armoire, celle-là du linge, des draps, etc. 
Qu'allais-je devenir, mon Dieu ! Mon temps ne 
suffirait plus à ces réceptions et à ces expédi- 
tions. Serais-je transformé en gérant de docks 
ou de grands magasins? Dans ces alarmes, la 
Providence me secourut. Je reçus la visite de 
la secrétaire générale de l'Œuvre de secours aux 
églises dévastées et d'aide aux prêtres des 
régions envahies. Cette œuvre admirable a son 
siège 3, rue Oudinot, et a déjà distribué plus 
de 16 millions aux régions envahies. Un jour ou 



92 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

l'autre, je raconterai son histoire. J'avais, ati 
cours de ce même article, indiqué son existence 
et donné son adresse. Elle aussi recevait des 
dons. Et la dévouée secrétaire, Mlle Girod de 
l'Ain, me venait très aimablement remercier. 
Traîtreusement, je m'enquis du fonctionnement 
de l'œuvre. Je sus qu'elle avait tout un système 
de fiches savantes où les misères des prêtres et 
les besoins des paroisses étaient inscrits. Alors, 
je pris lâchement sur ma table toute cette cor- 
respondance éparse et j'en chargeai les bras 
aimables et vigoureux de Mlle Girod. J'étais 
sauvé. Bien mieux que moi, elle allait trouver 
le destinataire le plus digne d'intérêt pour la 
bicj^clette, pour l'armoire, pour le lit-cage, pour 
les draps, etc. Elle s'en fut ravie, et j'avais dé- 
couvert l'auxihaire le mieux informé, le plus 
entendu. Ou plutôt, il s'était présenté lui- 
même. 

L'expérience de ces quelques articles aura 
servi à démontrer que l'intérêt et la sympathie 
accordés en France aux choses rehgieuses sont 
beaucoup plus considérables que l'on ne pouvait 
le supposer à de faux indices d'indifférence. 
Nous serons toujours un peuple difficile à juger, 
parce qu'il cache soigneusement ses vertus et 
affiche ses défauts. 

En outre, il est devenu évident que l'argent 
ne manquera pas chez nous au denier du culte, 
ni aux autres œuvres de la vie paroissiale, si 



POUR LE CLERGÉ DES CAMPAGNES DE FRANCE 93 

Ton sait le demander, et si l'on sait le répartir. 
Le curé d'une paroisse urbaine, en adressant 
une importante offrande à ses confrères moins 
favorisés des campagnes, m'écrivait que les 
villes, et spécialement Paris, pourraient fournir 
une aide précieuse sans manquer de rien. Il est 
vrai qu'elles ont à entretenir toutes les œu- 
vres accessoires, enseignement, patronage, ou- 
vroirs, etc. Qu'on se souvienne néanmoins des 
prêtres de la Lozère, de la Creuse, des Basses- 
Alpes, et peut-être spécialement de la Corse où 
l'on connaît une gêne tout à fait pénible et 
oppressante. 

Je ne puis terminer qu'en citant cet article 
tiré des statuts et règlements du diocèse de 
Quimper, publiés au synode général en 1710 
et réimprimés par ordre de Mgr l'évêque, en 
1786. Il est pittoresque et savoureux, il est 
d'actualité et il trace le devoir des catholiques 
avec une netteté et une autorité qu'un simple 
laïque ne saurait égaler : 

« Afin que les prêtres qui sont établis pour 
les hommes en ce qui regarde le culte de Dieu, 
pour offrir le sacrifice et des prières pour les 
péchés du peuple, ne soient point détournés de 
ce saint exercice par la nécessité de pourvoir 
à leur subsistance, nous exhortons les fidèles de 
notre diocèse à leur fournir libéralement et 
avec joie ce qui est nécessaire pour le soutien 
de leur vie, et pour les tirer de l'indigence qui 



94 LA («LORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

les rend vils et méprisables aux yeux de quel- 
ques-uns. Les ministres des autels pourraient se 
plaindre avec justesse et dire, après saint Am- 
broise, que ceux qui ne peuvent refuser du pain 
aux chiens qui gardent leurs maisons, ni le pâ- 
turage aux animaux qui labourent leurs terres, 
sont assez peu raisonnables pour se persuader 
qu'il n'y a point d'obligation de nourrir leur 
pasteur et les autres prêtres à qui Jésus-Christ 
a confié la distribution de ses mystères; et ceux 
qui ne peuvent souffrir de se voir abandonnés 
des prêtres dans les nécessités de leur âme les 
abandonnent eux-mêmes dans celles de leur 
corps. » 



III 



LE PRESBYTÈRE 



L'église est la maison spirituelle du village. 
Mais que serait-elle sans le prêtre qui allume la 
lampe du sanctuaire et donne au tabernacle un 
hôte divin ? Aussi l'église a-t-elle comme annexe 
le presbytère. Depuis la loi de séparation, il 
n'y a plus de presbytère. Aucune maison n'est 
plus réservée au desservant de la paroisse. Au- 
cune n'est revêtue de ce signe spécial qui la 
désignait à part de toutes les autres. Je sais 
bien que dans la plupart des communes rurales 
les conseils municipaux ont cédé au curé l'an- 
cien presbytère pour un droit de location géné- 
ralement modéré. Même s'ils sont areligieux — 
je ne dis pas : irréligieux — ils ne sont pas sans 
comprendre la puissance morale que représente 
la religion et l'appui qu'elle apporte dans la 
commune à cette honnêteté de l'homme, à cette 



96 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

vertu de la femme sur lesquelles repose en 
somme l'avenir d'une société et sans lesquelles 
tout l'édifice social serait bientôt ébranlé. Mais 
c'est là une situation précaire, si précaire qu'il 
devient indispensable de la poser devant l'opi- 
nion. 

Posons-la d'abord là où elle se présente sous 
sa forme la plus inquiétante, dans les régions 
libérées. L'évêque de l'un de ces diocèses dévas- 
tés par la guerre m'écrit : « Il est bien vrai que 
la question du logement des prêtres est la plus 
digne d'intérêt. Ou bien ils sont en baraque, dans 
les plus misérables baraques. Ou bien ils sont 
dans le presbytère communal délabré, où la 
municipalité ne fait pas de réparations. Ou bien 
ils sont dans le presbytère communal restauré 
et la municipalité s'apprête à exiger 500 à 
600 francs de loyer, quand le fixe du denier du 
culte est de 900 francs, de 1.200 francs avec 
des annexes. Impossibilité matérielle. Jusqu'ici 
j'ai obtenu des municipalités qu'elles retardent 
l'augmentation du loj^er. Mais je serai débordé. 
Quelques curés sont logés gratuitement dans 
des maisons particulières. Tout cela n'est pas 
une situation normale. Le curé remplissant un 
ministère public doit être logé... » 

Rien de plus juste. Le prêtre ne doit pas re- 
cevoir asile de l'un de ses paroissiens, quelle que 
soit la délicatesse de celui-ci. Car cette dépen- 
dance, même atténuée par l'intelligence, la 



LE PRESBYTÈRE 97 

courtoisie, l'effacenient volontaire, ne saurait 
convenir à celui qui appartient à tous. Il faut 
donc qu'il soit chez . lui. Et il n'a plus 
de chez lui. Saint François de Sales qui 
était réduit à un évêché de location écrivait, 
il est vrai, et j'ai déjà cité cette parole : « J'ai 
du bonheur à penser que je n'ai point de maison 
à moi et que le maître de mon hôtel peut me 
mettre dehors quand il voudra : c'est un trait 
de conformité avec Jésus-Christ mon maître 
qui n'avait pas où reposer sa tête. Je veux 
mourir avec la gloire de n'avoir rien à moi, 
c'est là mon ambition. » C'est l'admirable pro- 
clamation d'un saint. Que les prêtres se réjouis- 
sent d'une épreuve qui les rapproche du Maître, 
nous ne pouvons que les en louer. Mais les ca- 
tholiques ne peuvent admettre de gaieté de 
cœur la prolongation de cette épreuve et ils 
doivent tout faire pour les y soustraire. Les 
catholiques seulement? Je ne le crois pas. Et 
j'ai eu la joie, dans cette série d'articles sur les 
tribulations et les héroïsmes de notre clergé, 
de trouver un écho chez un très grand nombre 
de • ces indifférents aux pratiques religieuses 
qui ne sont pas sans réfléchir sur le triste avenir 
d'une nation privée de vie spirituelle. Ils me 
suivront cette fois encore. Non, il n'est pas 
digne que le prêtre des régions libérées, revenu 
très souvent le premier dans ces villages sac- 
cagés, réduits en poussière, et donnant l'exemple 



98 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

de l'endurance et du courage en supportant les 
intempéries et l'existence la plus inconfortable, 
ne soit pas logé quand le viUage reconstruit 
montre un visage nouveau et souriant. Il faut 
lui faire sa place. Il ne serait pas décent de lui 
réclamer un loyer qui absorberait la moitié du 
denier du culte. Le curé remplissant un minis- 
tère public, dit très bien l'évêque, doit être logé. 
Mais la question ne se pose pas que pour les 
régions dévastées. Elle se pose, ou elle va se 
poser un peu partout. Elle ne peut pas indéfini- 
ment dépendre du bon ou du mauvais vouloir 
des municipalités qui baissent ou élèvent à leur 
gré la location des anciens presbytères, dans 
l'hypothèse la plus favorable, c'est-à-dire là 
où ces anciens presbytères ont été respectés, 
n'ont pas été modifiés dans leur affectation, et 
ont été entretenus d'une façon convenable. 
Voici, par exemple, une paroisse d'un pays que 
je connais bien, la Maurienne en Savoie, pour 
en avoir fait le décor de l'un ou l'autre de mes 
romans, de la Nouvelle Croisade des enfants et 
de la Maison morte (et c'est peut-être pour cette 
raison que je m'y intéresse davantage). Après la 
loi de séparation, le presbytère de la Chambre 
a été démoli. Sur l'emplacement on a bâti un 
groupe scolaire. Depuis lors, le curé est en quête 
d'un logement. Il doit constamment en changer. 
Le dernier, celui qu'il occupe actuellement, est 
le seul qui puisse aujourd'hui servir de presby- 



LE PRESBYTÈRE 99 

tère. Or, son bail expire, et le prix de location 
peut être augmenté dans des proportions équi- 
tables sans doute, mais bien au-dessus des res- 
sources dont la paroisse peut disposer. Que 
faire dans ces conditions? L'évêque de Saint- 
Jean-de-Maurienne a donc adressé au curé de 
la Chambre cette lettre où il l'autorise à quêter 
pour la construction ou l'achat d'un presby- 
tère : 

Monsieur l'Archiprêtre, 

Depuis l'époque funeste de la Séparation, la pa- 
roisse de la. Chambre, que je vous ai confiée, est 
privée de presbytère. L'ancien presbytère fut démoli 
à ce moment pour faire place à un groupe scolaire; 
vos prédécesseurs et vous-même avez dû depuis lors 
prendre en location, dans des maisons particulières, 
un appartement dont il a fallu changer déjà à plu- 
sieurs reprises. 

Une telle situation offre de graves inconvénients 
pour l'exercice de votre ministère. Elle serait même 
de nature, si elle se prolongeait, à amener la suppres- 
sion totale du culte dans la paroisse de la Chambre : 
il suffirait qu'aucun des rares appartements, pou- 
vant servir de presbytère, ne fût disponible pour 
rendre impossible la présence d'un curé à la Chambre. 

Le seul remède à cette situation serait de se pro- 
curer un autre presbytère où vous trouveriez un 
logement assuré. Je connais, monsieur l'Archiprêtre, 
votre dévouement et votre zèle pour le bien des âmes, 
je sais combien vous êtes attaché à vos paroissiens, 
aussi je vous confie la mission de recueillir des fonds 
pour l'acquisition d'un nouveau presbytère. Les 



100 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

habitants de la Chambre, je n'en doute pas, se feront 
un devoir de contribuer, dans toute la mesure de leurs 
ressources, à ce projet qui est pour eux d'un si grand 
intérêt. Des âmes charitables se rencontreront qui, 
pour conserver à une paroisse le bienfait de la pré- 
sence d'un prêtre et maintenir un foyer de vie chré- 
tienne, vous apporteront généreusement leurs of- 
frandes. D'avance, je bénis les démarches que vous 
allez entreprendre dans ce but et, de toute mon âme, 
j'appelle les meilleures bénédictions du Ciel sur 
toutes les personnes qui vous donneront, pour cette 
œuvre si importante, l'aumône abondante du riche 
ou l'obole non moins méritoire du pauvre. 

Veuillez agréer, monsieur l'Archiprêtre, l'assu- 
rance de mon paternel et bien cordial dévouement 
en Notre-Seigneur. 

Adrien, 
-J- Évêque de Maurienne. 

Les offrandes doivent de préférence être adressées 
à Mgr l'évêque de Maurienne, à Saint-Jean-de-Mau- 
rienne, Savoie. 

Oui, mais la Chambre est une très petite 
paroisse, et pauvre. Quand elle aura fourni 
en se saignant aux quatre veines 8.000 francs 
elle devra arrêter sa contribution. Avec 8.000 fr., 
aujourd'hui, on n'achète pas une maison, même 
très modeste, même au village. Alors, faudra-t-il 
supprimer le curé? Ce serait injuste. Et qui donc 
imaginera sans inquiétude l'avenir de nos vil- 
lages sans prêtres? 

On ne peut guère se tenir de comparer la 
situation actuelle du curé et celle de l'institu- 



LE PRESBYTÈRE 101 

teur. Celui-ci a vu son traitement augmenter 
dans des proportions qu'envient les autres pro- 
fessions libérales : ce serait l'occasion de se ré- 
jouir si l'enseignement de cet instituteur conso- 
lidait toujours l'ordre social et donnait à l'enfant 
l'amour du pays, du village, du métier, de la 
famille. Et l'instituteur est logé, chauffé, éclairé. 
N'est-il pas de toute justice de fournir au prêtre 
un logement convenable et sûr? 



IV 



UNE AFFICHE 



Cette affiche verte n'avait pas tout d'abord 
retenu mon attention. Il y en avait tant d'autres 
sur le mur. Il y en avait de toutes les couleurs. 
Il y en avait même avec des dessins aimables, 
invitant à des spectacles ou à des villégiatures. 
D'autres — et c'étaient celles-là qui m'intéres- 
saient, car tout le monde aujourd'hui est en 
quête d'un loyer ou d'un immeuble — annon- 
çaient des ventes immobilières à des prix qui 
dépassaient toute concurrence, ou des locations 
dont le confort n'était certes pas pour rien. Oui, 
ce mur bariolé était comme une image de la vie 
contemporaine : on y promettait des maisons, 
des bains de mer et du plaisir, le tout à des 
tarifs fantastiques. Il n'y était question que 
d'argent et de joie matérielle. La pauvre petite 
affiche verte n'avait dès lors aucune chance 



UNE AFFICHE 103 

d'être remarquée* Pourtant, dès que je l'eus 
découverte, je ne vis plus qu'elle. Elle brillait, 
elle éclatait, elle flamboyait. Songez donc! elle 
avait l'audace incroyable, au-dessous d'une 
dame en maillot qui se disposait à plonger, et 
au-dessus d'un appel aux locataires en détresse, 
de rappeler au lecteur de hasard la vie spirituelle 
et de réclamer des prêtres. Je l'ai lue tout en- 
tière, et même je l'ai copiée. Je ne sais qui l'a 
rédigée i Elle ne porte que cette indication : 
Action populaire, « éditions Spes», 17, rue Soufflât, 
Paris. Mais je la trouve singulièrement éloquente 
et émouvante. Lisez-la et vous penserez comme 
moi. Peu à peu, comme je la copiais, il se fit un 
attroupement. Tous les assistants ne virent plus 
qu'elle sur le mur. La dame en maillot plongea 
dans l'oubli. Les promesses alléchantes d'appar- 
tements et de villas disparurent. On épelait 
les citations de Lamartine et du curé d'Ars. 
On comprenait tout à coup cette vérité qu'il n'y 
a pas dans la vie que les besoins matériels, et 
que l'humanité a d'autres nécessités, d'autres 
désirs. Rarement l'on vit une affiche provoquer 
le recueillement et la réflexion. Ce fut l'œuvre 
de celle-ci. Je la relève sur mon carnet. EUe n'est 
pas bien longue. Vous n'aurez pas de peine à la 
suivre jusqu'au bout, et la voici : 

DES PRÊTRES! 
C'est le cri douloureux de l'Église de France I 



104 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

La guerre lui a tué 4.618 clercs et pendant cinq ans 
elle a vidé ses séminaires. 

Maintenant, il n'y a plus qu'un prêtre pour 
1.061 âmes... parfois 1 curé pour 3, 4, 5 paroisses !... 
Et, dans le nombre, combien de vieillards à bout de 
souffle ! 

Trop souvent : le prêtre qui meurt n'est pas rem- 
placé ! Quelle désolation ! Le prêtre est loin, le prêtre 
est rare... Alors, on vit sans prêtre, on meurt sans 
prêtre ! 

Et cependant, peut-on se passer du prêtre ? 

Rappelez-vous les grandes dates de la vie, les 
grands événements de famille. Il y faut un prêtre ! 

Pour le paptême un prêtre. 

Pour la première communion. ... — 

Pour le mariage — 

Pour le dernier pardon — 

« Il est l'homme qui n'a pas de famille, mais 
qui est de la famille de tout le monde... qui 
bénit le berceau, le lit de mort et le cercueil, 
que les petits enfants s'accoutument à aimer... 
qui est le consolateur par état de tontes les 
misères de l'âme et du corps. » 

Lamartihe. 

Plus que cela encore : il est le Minisire de Dieu, 
son représentant, le grand Médiateur, « celui qui 
donne Dieu aux hommes et les hommes à Dieu » 
(Planus). — Sans lui pas de sacrements, pas de vie 
divine... 

Le curé d'Ars disait vrai : « Laissez une paroisse 
vingt ans sans prêtre, on y adorera les bêtes... » au 
moins le veau d'or ! 

Non ! il ne faut pas que la France manque de 
prêtres ! 



UNE AFFICHE 105 



ENFANT, JEUNE HOMME ; 

— As-tu rêvé d'une vie magnifique ?... Pense à 
celle-ci : servir le Christ ! 

— As-tu souhaité une vie féconde ?... Quoi de 
mieux : sauver les âmes ! 

Veux-tu consoler, bénir, pardonner, élever les 
cœurs, redresser les courages, servir les pauvres... 
faire rayonner le Christ et souffrir avec Lui ? 

« Si vis... si tu yeux, viens, suis-moi ! » Cet appel 
est pour toi peut-être... y penses-tu ? 

PARENTS CHRÉTIENS : 

■ — Avez-vous songé à cette dette ? Vous devez 
tant à l'Église ! Seriez-vous quittes avec un peu 
d'argent?... Non, certes. Elle aussi vous demande 
l'impôt du sang. 

Donner de votre argent, c'est bien; donner vos 
enfants, c'est mieux. 

— Avez-vous songé à cet honneur ? Votre fils, 
ministre de Dieu 1 

Tous : Hommes d'œuvres. Catéchistes, Professeurs, 
Instituteurs... faites-vous recruteurs des prêtres du 
Christ. 

Que toute paroisse ait ses séminaristes, toute fa- 
mille l'ambition de les fournir. 

Les âmes ont faim d'idéal, de divin. 
Donnez des prêtres J 

Ce grand appel de vie spirituelle, il faut sou- 
haiter qu'il soit entendu. Il l'a été déjà, depuis la 
guerre, par les plus nobles âmes. Car on a cons- 
taté dans le nouveau recrutement sacerdotal 
la floraison, d'une jeunesse ardente, enthou- 



106 LA GLORIEUSE MISERE DES PRETRES 

siaste, de qualité et de culture supérieures. Le 
nombre même augmente d'année en année. Il 
ne répond pas encore à tous les besoins de 
l'Église de France si éprouvée par ses pertes 
sanglantes, mais il s'en rapproche. 

Quand je publiais ces articles sur la glorieuse 
misère des prêtres qui ont été suivis avec une 
sympathie bien significative, plus d'une fois 
des membres éminents du clergé m'ont fait 
cette objection : — Prenez garde, vous risquez 
de tarir les vocations par la crainte d'une vie 
trop dure! — Quelle erreur, et quel doute 
chez ceux qui devraient le moins douter! 
Comme si la crainte avait jamais fait reculer 
une jeunesse aspirant au dévouement et au don 
de soi! Mais, au contraire, secouer l'apathie — 
non la mauvaise volonté qui n'exista jamais — 
du monde catholique, et aussi de tous ceux qui 
désirent maintenir une influence religieuse ou 
tout au moins spirituelle et morale, c'est donner 
désormais aux prêtres l'impression qu'ils ne 
seront ni méconnus ni oubhés à l'avenir, qu'on 
leur fournira les moyens de vivre et même d'être 
tranquillisés sur le sort de ceux qui sont natu- 
rellement à leur charge. 

Un petit livre de l'abbé Pierre Bouvier sur 
la Vocation sacerdotale pose un grave problème 
rehgieux. Le signe de la vocation ecclésiastique 
est-il déterminé par un attrait peu à peu irré- 
sistible, par une action invisible et directe de 



triSTE AFFICHÎE 107 

Dieu? « L'attrait divin, dit M. Ribet dans 
l'Ascétique chrétienne, se reconnaît à certaines 
touches intérieures que l'on ressent à l'heure 
du recueillement et de la prière, dans les moments 
de ferveur sensible. » Mais cet attrait est-il in- 
dispensable? On le surprend dans la vocation 
d'un Lacordaire, d'un abbé de Broghe. Il est. 
bien tentant de reconnaître une vocation à ce 
signe. Tous ceux qui aiment à introduire dans 
la vie intérieure un peu de frémissement pasca- 
lien et du romanesque, s'y rallieraient volon- 
tiers. Mais les grands théologiens n'ont cure 
du romanesque ni de cette palpitation sacrée où 
Dieu semble apparaître à l'âme ébranlée. Ils 
sont beaucoup plus positifs. Ils voient la vie 
plus simple et, pour employer un mot de Jules 
Laforgue, toute quotidienne. Ni saint Thomas, 
ni saint Charles Borromée ne parlent de l'at- 
trait. Saint Thomas, pour les candidats aux 
saints ordres, ne réclame que la moralité et la 
science. Saint Liguori y ajoute l'intention droite 
qui était supposée par saint Thomas. Saint 
Ignace, qui dans ses Exercices a traité tout spé- 
cialement de la vocation, distingue les voca- 
tions d'attrait, les vocations de miracle et les 
vocations de raison. Pour celles-ci, l'âme se dé- 
termine d'elle-même avec ses ressources ordi- 
naires, la grâce et la foi, l'examen, la réflexion 
et au besoin les conseils de l'autorité et de 
l'expérience. 



108 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

Mais ne va-t-on pas, avec les vocations de 
raison, ouvrir trop larges les portes du sanc- 
tuaire ? Ce n'est pas à croire, car les recomman- 
dations de saint Paul et les prescriptions des 
Conciles ne sont pas tombées en désuétude. 
L'attrait, aujourd'hui, n'est-il pas encore dans 
un grand élan de générosité qui pousse des 
cœurs tendres et religieux à aider l'Église en 
deuil? Nous n'avons que des prêtres zélés, et 
pas d'inutiles. La petite affiche verte réveillera 
ou soutiendra ces cœurs fervents. 



V 



l'œuvre des campagnes 



Encore une œuvre de charité! direz- vous. Eh 
bien oui! les œuvres de charité sont même plus, 
nombreuses que vous ne pensez. Heureusement. 
Il n'y a que la misère qui les dépasse. Si vous 
voulez vous en rendre compte, ouvrez un gros 
Hvre intitulé Paris charitable. L'énumération des 
œuvres y tient 800 pages. Mais la plupart 
s'adressent aux misères corporelles. Elisabeth 
Browning a prononcé une de ces paroles de poète 
dont le sens s'élargit comme les cercles nés dans 
l'eau d'un jet de pierre : Voici l'heure des âmes. 
C'est l'heure des âmes, si l'on veut rendre à notre 
pays ses puissances spirituelles menacées par 
le déchaînement des appétits. Mais le bien qu'on 
fait aux âmes ne se voit pas, et même il demeure 
incertain et mystérieux, tandis que l'on peut 
constater le soulagement donné à la santé ou 



110 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

à l'infortune matérielle. Or l'Œuvre des Cam- 
pagnes ne s'adresse guère qu'aux âmes. Là est 
son originalité. 

On m'accuse de mettre partout, en toute oc- 
casion, mon pays de Savoie. Mais il s'y met de 
lui-même. Je ne m'attendais pas à le trouver 
dans l'Œuvre des Campagnes. Il y est pourtant. 
C'est un petit curé de chez moi qui a fondé cette 
œuvre d'un prolongement si heureux. Comment 
ne pas vous raconter son histoire ? L'abbé Van- 
del était curé de Nernier. Nernier est un village 
assis au bord du lac Léman, Nul coin du monde 
n'est plus doux ni plus aimable que celui-là : 
une eau bleue et transparente, la grasse plaine 
du Chablais et un fond de montagnes boisées. 
Cependant on peut y connaître la tristesse du 
cœur et la solitude. L'abbé Vandel, guéri mira- 
culeusement le 8 décembre 1854, jour de la pro- 
clamation du dogme de l'Immaculée Conception, 
d'une maladie qui semblait le conduire fata- 
lement à la mort, fit le vœu de se consacrer 
exclusivement aux âmes. Il laisserait à d'autres 
le soin des corps. Pour lui, il s'en irait plus 
avant dans la conquête. Ainsi exphquait-il un 
jour sa mission à la comtesse de la Roche- 
jacquelein, qui le recevait à Fleury et qui, préoc- 
cupée de l'hiver, faisait pratiquer une coupe de 
bois dans ses forêts pour en laisser le menu bois 
aux pauvres : « Vous chaufferez les corps, lui 
dit l'abbé; moi, je veux chauffer les âmes. » 



l'œuvré des campagnes 111 

Le premier secours lui vint d'une servante, 
Marie Roussin. Elle avait 1.000 francs d'éco- 
nomies : elle lui donna 1.000 francs pour l'évan- 
gélisation qu'il projetait. Quand les pauvres 
gens se mêlent de faire l'aumône, ils s'y enten- 
dent mieux que nous. Je me souviens qu'étant 
allé dire adieu à une sœur de Saint- Vincent- 
de-Paul, ma sœur par surcroît, qui, du petit 
couvent de montagne où elle était attachée au 
service des enfants, allait partir pour la Chine, 
je croisai dans le jardin une paysanne qui s'en 
allait. « Elle est presque sans ressources, me 
confia ma chère religieuse, et pourtant elle m'a 
remis vingt francs pour les petits Chinois. s> 
Je sortis aussitôt de mon porte-monnaie pareille 
somme : « Il faut les lui rendre. » Ma sœur me re- 
garda bien en face : «Vas-tu, me dit-elle, lui ôter 
l'honneur de la charité? » 

Marie Roussin connut l'honneur de la charité. 
Et c'est ainsi que, par la volonté d'un prêtre 
et le don d'une servante, l'Œuvre des Cam- 
pagnes prit naissance. Presque toutes les œuvres 
charitables ont, à leur origine, une histoire de 
ce genre qui en montre le côté surnaturel. 
Celle-ci, fondée en 1857 avec 1.000 francs, dis- 
tribue aujourd'hui chaque année 300.000 francs. 
Mais il faut qu'elle les trouve. 

Quel est son but et comment le rempht-elle ? 
Elle évangélise par en haut, si je puis dire. Elle 
s'occupe d'abord des prêtres. Dans cette petite 



112 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

cure de Nernier que je vous ai décrite, dans 
d'autres cures moins bien situées et moins favo- 
risées de la nature, vit un homme qui très sou- 
vent est isolé de la paroisse même. Il n'a pas 
de parents, quelquefois pas d'amis. Les vil- 
lages les plus voisins sont parfois éloignés. Il 
arrive que ses paroissiens mêmes ne s'occupent 
pas de lui. Que de presbytères, en France, sont 
entourés d'une clôture d'indifférence ou d'in- 
compréhension ! Un prêtre de campagne que 
je visitais un jour me dit comme je partais : 
« Envoyez-moi des livres. » Et ses yeux sup- 
phaient comme s'il me demandait l'aumône. 
L'isolement peut conduire à la tristesse, à la 
dépression morale, au découragement. Le 
livre est déjà un compagnon. L'Œuvre des 
Campagnes a imaginé de fonder une bibliothè- 
que sacerdotale qui envoie des livres aux curés 
qui lui en font la demande. Et c'est là un 
grand bienfait. 

Ce n'est pas assez. Un prêtre a besoin d'être 
stimulé dans son zèle apostolique, de reprendre 
contact avec une vie spirituelle plus active. Les 
retraites sacerdotales remplissent ce but. Grâce 
à elles, un curé de village se sent tout réchauffé 
et ragaillardi, ou bien, il se voit aidé par des 
missions. La solitude tombe. Il n'est plus un 
isolé. Sans doute l'Œuvre des Campagnes, dans 
les difficultés actuelles, joint-elle à l'occasion 
une aide matérielle à ses secours d'intelligence 



L ŒUVRE DES CAMPAGNES 113 

et de cœur. Mais, dans la règle, c'est bien l'heure 
des âmes qu'elle espère rapprocher. 

En soignant le prêtre rural, elle touche au 
cœur même de notre vie sociale, puisque nous 
sommes avant tout un pays agricole. René 
Bazin, Paul Bourget ont tour à tour présidé 
son assemblée annuelle. René Bazin, dans son 
discours, fit un portrait savoureux du paysan 
d'autrefois : « Il avait une vie rude, disait-il, 
toute de vigilance et de lutte, contre l'innom- 
brable ennemi de son bien; il la maudissait et 
l'aimait tout ensemble et, s'il s'enrichissait, il 
restait pauvre de maison et pauvre de vête- 
ment, pour augmenter seulement le nombre de 
ses bœufs ou celui de ses champs. La difficulté 
de la conquête lui donnait pour le bien conquis 
cet attachement qu'on lui a tant reproché, mais 
qui le préservait d'autres défauts plus graves. 
Il avait l'esprit lent, mais tout à fait solide, 
judicieux, hardi dans la riposte et instruit des 
deux choses nécessaires, les choses éternelles et 
ceUes de son état... » Les choses éternelles, il 
les tenait de son curé. S'il les perd, ne risque-t-il 
pas de ne plus voir dans la vie que les choses 
de son état? Alors, il deviendra plus rude et 
plus intéressé. 

Paul Bourget, lui, s'empara de l'expérience 
du visionnaire Balzac pour dénoncer la logique 
inéluctable qui, d'un paysan incroyant, fait un 
paysan presque fatalement corrompu. « Le Méde- 

8 



114 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

cin de campagne et le Curé de village, rappela-t-il, 
ont pour thème dans les données de deux his- 
toires, l'une sentimentale, l'autre tragique, la 
lutte contre cette déchristianisation de la terre, 
dans deux coins de paroisse perdus, une vallée 
des Alpes du Dauphiné, un plateau du Limou- 
sin. » L'Œuvre des Campagnes a précisément 
pour principal objet de maintenir dans les vil- 
lages, par le moyen du prêtre, le goût et le sens 
de la vie spirituelle, qui seule préserve de l'aban- 
don brutal aux joies et aux soucis de la terre. 
P.-S. — Pour mes lecteurs charitables 
j'ajoute que le siège de l'Œuvre des Campagnes 
est à Paris, 2, rue de la Planche. 



VI 



l'œuvre de secours aux églises dévastées 

ET d'aide aux prêtres 

des régions envahies (i) 



Éminenges, 
Messeigneurs, 
Mesdames, Messieurs, 

Je ne crois pas me tromper en lisant aujour- 
d'hui dans les yeux de cette assemblée réunie 
en l'honneur de nos égKses et de nos prêtres des 
régions dévastées l'expression d'une mélancolie 
dont je devine aisément la cause. Vous vous 
souvenez des temps héroïques, non sans doute 
pour les regretter puisque leur souvenir est 
associé à tant de douleur et de sang, mais parce 

(1) Discours prononcé à l'Assemblée générale du 4 juin 1923 
de l'Œuvre de secours aux Églises dévastées et d'aide aux prê- 
tres des Régions envahies, en présence de L. E. le cardinal 
Dubois, archevêque de Paris, et le cardinal Vico, légat du Pape. 



116 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

que vous éprouviez alors, réunis, ces exaltations, 
ces enthousiasmes collectifs qui élèvent l'âme 
au-dessus de la vie ordinaire et la caressent d'un 
souffle rude et salubre comme le vent des cimes 
caresse le visage de celui qui foule un sommet. 
Comment retrouver aujourd'hui, dans le calme 
et la paix, un si merveilleux élan ? 

Votre œuvre a été fondée au mois de janvier 
1915, presque au début de la guerre. Elle est 
née de votre pitié pour les pierres sacrées visées 
et atteintes comme des hommes. La France 
entière avait ressenti comme une injure le dé- 
sastre de Notre-Dame de Reims. La cathédrale 
blessée montrait ses plaies qui dénonçaient au 
monde l'injustice et la barbarie. J'étais là, le 
19 septembre 1914, comme achevait de s'éteindre 
l'incendie allumé par les Allemands à la tour du 
Nord dont les pierres calcinées avaient un aspect 
de chair vive et comme saignante. Et sur tout 
le front, tant de ses sœurs cadettes, moins char- 
gées de splendeur et d'histoire, et qui n'avaient 
pas reçu comme elle le cortège des Rois de 
France ni sainte Jeanne d'Arc, mais qui avaient 
été honorées comme elle de la visite quotidienne 
du Dieu vivant, gisaient déjà sur le sol, écrou- 
lées, démantelées ou trouées. C'est alors que 
vous avez songé à donner à ce Dieu vivant un 
abri dans les villages privés de leur éghse. Il se 
contenterait d'une grange, d'une cave, d'une 
cabane, celui à qui le Psalmiste avait- dit : 



l'œUVRK DE SECOURS AUX ÉGLISES DÉVASTÉES 117 

« Seigneur, j'ai aimé la splendeur de votre 
maison et le lieu où réside votre gloire. » Il 
s'était bien contenté d'une étable pour naître 
et d'une croix pour mourir. 

De Reims même, Son Eminence le cardinal 
Luçon^ demeuré comme une sentinelle à son 
poste auprès de sa cathédrale bien-aimée, écri- 
vait à l'Œuvre nouvelle pour préciser son but : 
« Au retour, disait-il, les populations auront assez 
à faire de relever leurs foyers et de reconstruire 
leurs églises : ne faut-il pas qu'en attendant, 
ou pendant cette reconstruction, le Saint Sa- 
crifice de la Messe puisse être célébré parmi 
elles, ne fût-ce que dans une grange, pour le 
soulagement des morts tombés sur le champ 
de bataille et pour le réconfort des survi- 
vants? » 

Le pape Benoît XV vous encourageait, vous 
offrait un don de 5.000 francs et accordait à vos 
bienfaiteurs la bénédiction apostolique. Un peu 
plus tard, il devait recevoir au Vatican deux de 
vos plus zélées secrétaires générales, et, ému 
de leur démarche et de leurs récits, émerveillé 
aussi de constater que, lorsque tant de mauvais 
prophètes annonçaient autour de lui le triomphe 
certain de l'Allemagne, on ne doutait pas en 
France de la victoire finale et qu'on s'y prépa- 
rait déjà à rebâtir sur le sol hbéré, ce pape gen- 
tilhomme, maître de lui jusqu'à en paraître 
trop réservé, et qu'une presse mal informée osait 



118 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

alors représenter comme un ennemi de notre 
nation, ouvrait sa cassette particulière pour 
donner lui-même son offrande aux églises de 
chez nous. 

Oui, c'étaient bien alors les temps héroïques. 
Albert de Mun n'était plus là pour vous appor- 
ter sa puissance oratoire et la flamme de son 
cœur ardent. Mais tour à tour les conducteurs 
de l'opinion propageaient votre œuvre. Le 
premier, Pierre l'Ermite dans la Croix avait 
appelé à votre aide. Puis René Bazin écrivait 
dans VÉcho de Paris : « Il faut que Dieu ait sa 
maison et que le prêtre puisse s'habiller et mon- 
ter à l'autel et dire au nom de tous : « Délivrez- 
« nous du mal ! » Maurice Barrés célébrait les 
églises de France tombées au champ d'honneur 
et déplorait leur nouvelle pitié, « mais cette fois 
glorieuse et non plus humiliée ». Et Henri 
Lavedan peignait dans V Intransigeant les mortes 
et les blessées et ajoutait : « Puisqu'elles ont 
été des soldais, ayant si pleinement payé de leur 
personne, ayant subi les balles, l'incendie, les 
explosions, le diabohque encens des vapeurs 
empoisonnées, ne pensez-vous pas qu'il serait 
bien de leur accorder la même récompense 
qu'aux braves? La croix de guerre aux éghses 
qui ont fait la guerre! aux éghses mortes et 
blessées!... » A Notre-Dame le P. Sertillanges 
trouvait des accents dignes des Bossuet et des 
Massillon pour chanter les pierres destinées à 



l^^ŒUVRE DE SECOURS AUX ÉGLISES DÉVASTÉES 119 

servir d'abri divin : « Église, palais de rame, 
s'écriait-il, point de rencontre des cœurs avec 
le spirituel, foyer comniun où l'on se retrouve, 
où chacun se sent chez soi, tous chez Dieu, tous 
sous la grande protection des voûtes qui figurent 
le ciel, tous appuyés aux colonnes fortes qui 
disent la permanence de la foi, tous dans cette 
atmosphère où les ailes des prières battent, où 
les auréoles des saints, prises dans les verrières, 
lancent leur vibration qui stimule les cœurs; — 
église où l'on naquit selon l'esprit, où l'on goûta 
ses premières joies célestes, où l'on reçut Dieu 
comme un hôte ineffable, un ami de toujours, 
où plus tard on se maria ou se consacra, où l'on 
mena de tristes dépouilles pour que l'aïeule 
assurée de l'éternité, la mère qui nous donne 
le Christ pour père chantât pour eux sa vic- 
toire sur la mort; — égUse où l'on compte soi- 
même passer, comme sous le porche où les saints 
personnages dardent sur vous des regards, pour 
entrer plus sûrement dans l'éghse éternelle; ■ — 
église, église, peux-tu manquer jamais sans que 
la vie entière se trouble et que ne monte aux lèvres 
le mot du prophète : « Un jour dans ta maison, 
Seigneur, plutôt que mille loin de toi! » 

Et dans une péroraison qui secoua l'assis- 
tance d'un grand frisson d'espoir et de subhme 
ardeur, il suppha les fidèles de ne pas impro- 
viser la paix des âmes, mais de la préparer, afin 
que votre Œuvre eût les mains pleines et pût 



120 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

immédiatement porter les secours nécessaires 
« lorsque la ligne allemande craquerait ». 

On était alors au mois de janvier 1916, à la 
veille de Verdun. La ligne française, sous la 
plus formidable ruée, ne craquait pas. Dès 1916, 
tous les diocèses de l'arrière, se sentant solidaires 
de ceux de l'avant, organisent des Comités, 
créant ou développant un grand élan de géné- 
rosité dans tous les départements qui n'ont pas 
connu les épreuves de l'invasion. L'argent, les 
bijoux, les denteUes,sans parler des ornements et 
des linges d'autel, commencent à affluer au Siège 
central de la rue Oudinot, et en juin 1916, la 
première exposition des objets du culte envoyés 
par tous les diocèses de France pour les églises 
dévastées est inaugurée par Son Éminence le 
cardinal Amette. Le Ministère des Beaux-Arts 
avait bien voulu prêter une des admirables 
tapisseries dé la cathédrale de Reims et, en 
une sorte de chapelle de deuil décorée de palmes, 
le ciboire martyr de Gerbevillers, avec çon pa- 
villon troué de balles, et des vases tordus, 
brisés, déformés par les flammes, excitent un 
profond mouvement d'émotion, de vénération et 
d'indignation. 

De chaque côté de la salle d'horticulture, les 
dons en nature, classés par diocèse, offrent un 
ensemble harmonieux et impressionnant. Pen- 
dant cinq jours, une foule recueilhe ne cesse de 
visiter cette première exposition où la France 



l'œuvre de secours aux églises dévastées 121 

est représentée : l'offrande du riche avec celle 
du pauvre, celle de l'aïeule et celle des petits- 
enfants, celle des femmes de France après l'of- 
frande de chair et de sang des hommes. 

Vous prépariez la paix des âmes. Vous vouliez 
que les nouvelles églises fussent belles. Une 
église de bois, élevée par les artistes de la Société 
de Saint-Jean, est inaugurée par René Bazin 
qui, s'adressant à ceux-ci, magnifie leur œuvre 
en la situant dans l'avenir : « On dira de vous 
par la suite : Il y eut un temps où la France 
avait beaucoup souffert, où des milliers d'églises 
avaient été ruinées par la guerre. Elles furent 
d'abord suppléées, puis toutes rebâties, et l'on 
vit bien à la grandeur de l'effort, à l'innombrable 
peuple qui donna pour élever les murailles et 
pour les décorer que le cœur n'avait point changé. 
On vit toute une génération d'artistes s'apphquer 
à se dévouer à cette œuvre et partout où ils 
passèrent, ils ont laissé un témoignage vivant 
de la grâce de l'art français et de l'unité de leur 
foi. » 

Cette église de bois, la première construite, 
est payée par une souscription ouverte au Figaro 
en souvenir d'Albéric Maynard, tué au mois 
d'août 1914, et offerte à Mgr Le Senne, évêque de 
Beauvais, qui la donne au village de Ribécourt 
dans l'Oise où elle est érigée à côté de l'église en 
ruines. 

Depuis ce premier don, combien d'autres ont 



122 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

suivi! Les cardinaux, les archevêques et évêques 
de France ordonnent des quêtes dans tous les 
diocèses et comment résisterait-on à leur appel : 

«Au temps de la primitive Église, disent-ils, 
les chrétiens se penchaient avec amour sur les 
membres déchirés de leurs frères martyrs pour 
panser leurs blessures et les rappeler à la vie. 
Nos églises dévastées ne sont-elles pas aussi de 
véritables martyres ? N'est-ce point pour avoir 
témoigné hautement du passé artistique et reli- 
gieux de la France qu'un grand nombre d'entre 
elles ont succombé sous les coups des bar- 
bares ? Et les glorieuses mutilées, comment pour- 
raient-elles panser leurs blessures si des mains 
charitables ne leur apportaient les linges et les 
vêtements que réclame leur détresse ? » 

Oui, ce sont les temps héroïques. Vos assem- 
blées générales, présidées tour à tour par le 
grand bâtonnier de Lyon, M^ Jacquier, par 
l'abbé Wetterlé, par Maurice Barrés — en at- 
tendant qu'elles le soient par le chanoine Colhn, 
sénateur de la Moselle, et par le maréchal Foch 
— sont en quelque sorte une communion des 
fidèles de votre œuvre dans une pensée unique 
de libération et de restauration. Quel est alors 
votre frémissement quand, de sa voix profonde 
et passionnée que l'âge n'atteint pas, le bâton- 
nier Jacquier vous cite ce verset d'Isaïe : « Vous 
qui avez dévasté et qui n'avez pas été dévastés; 
vous qui avez pillé et qui n'avez pas été pillés, 



l'œuvre de secotqrs aux églises dévastées 123 

attendez, car, quand vous aurez fini de dévaster 
et de piller, le prophète de Dieu vous l'annonce, 
à votre tour vous serez dévastés et pillés! » 
et qu'il ajoute : « De quoi s'en faut-il pour que 
la prophétie soit demain la réalité vengeresse? 
Il s'en faut de la largeur du Rhin. Est-elle donc 
si impossible à franchir? Aussi bien, quand les 
eaux du Rhin tout entier passeraient sur nos 
ruines, elles ne réussiraient pas à les laver ni à 
faire disparaître la souillure des mains qui les 
ont accumulées. » 

Et voici que la ligne allemande a craqué, et 
le Rhin sera franchi. J'ai eu la joie d'assister à 
Mayence à ce passage du Rhin après l'armistice : 
sous le pas cadencé de nos soldats, le tablier du 
pont tremblait comme sautaient de joie dans la 
Rible les collines pareilles à des agneaux. Mais 
nous n'avons ni dévasté, ni pillé. Et nos ruines 
à nous ne sont pas encore relevées. Et l'Alle- 
magne s'étonne que nous parlions encore de 
réparations. Et les nations oublieuses s'étonnent 
que nous réclamions l'exécution d'un traité que 
les Allemands ont signé à genoux au seuil de 
leur pays, pour éviter la souffrance d'une occu- 
pation qui n'eût certes pas ressemblé à la leur. 
Rassurons les nations, rassurons l'Allemagne : 
nous voulons être payés, nous serons payés. 
La Ruhr est un symbole tout aussi bien qu'une 
opération économique — le symbole de notre 
volonté de victoire. 



1^4 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

A peine la ligne allemande avait-elle craqué 
que VOUS accouriez les mains pleines. Et depuis 
lors votre budget, dont les dépenses atteignent 
et dépassent 100.000 francs par mois, ressemble 
au tonneau des Danaïdes qui se remplissait à 
mesure qu'il se vidait. En 1920 vous aviez dé- 
pensé 8 millions et demi. Si vous les aviez dépen- 
sés, c'est que vous les aviez reçus : le culte était 
rétabli dans 2.462 paroisses, 800 églises détruites 
avaient été remplacées par un abri paroissial, 
1.410 prêtres avaient été secourus, 258.000 objets 
du culte avaient été distribués. Metz et Stras- 
bourg venaient se joindre aux diocèses épargnés. 
A l'appel de l'évêque de Metz, 200.000 francs 
étaient recueillis pour vous être envoyés. 

En 1922, les dix évêques des régions libérées 
s'entendent pour créer dans chaque diocèse une 
coopérative de reconstruction des églises. Ces 
coopératives fédérées en un groupement géné- 
ral sont autorisées à contracter un emprunt 
pour hâter le relèvement des ruines. Il faut 
200 millions : en cinq jours les 200 millions sont 
souscrits. L'Œuvre de l'Aide aux ÉgUses dé- 
vastées a donc rempli son but. Elle est Hbérée. 
Elle passe la main. 

Ah! c'est ici que ma tâche commence. Je 
vous ai rappelé le passé. Il me reste tout l'ave- 
nir. Votre œuvre est accomplie? Non, vous 
n'êtes pas encore Ubérés. La charité sacrée vous 
tient. Elle ne vous lâchera pas. 



l'œuvre de secours aux églises dévastées 125- 

Dans son Almanach catholique, Mgr Julien, 
évêque d'Arras, écrivait : « Pour accepter la 
direction d'une paroisse au milieu des ruines, il 
fallait naguère, il faut encore maintenant du 
courage et du désintéressement. N'avoir ni 
maison, ni meubles, ni linge, ni livres, vivre loin 
des autres et des voies de communication, se 
faire défricheur, bâtisseur, planteur, lutter sou- 
vent contre la pluie, la boue et le froid, c'est 
une perspective qui peut séduire à 20 ans — 
c'est ^d'une belle vaillance quand on sort du 
bureau de démobilisation — c'est de l'héroïsme 
quand on 'a ^60 ou ^70 ans. » Nous avons eu de 
ces héros-là dans nos paroisses hbérées. Nous 
n'en avons plus guère, parce que la plupart 
sont morts à la peine. Et les jeunes prêtres qui 
sortaient du bureau dedémobihsation échouaient 
au siège de l'œuvre, rue Oudinot, avec les com- 
plets et les casquettes donnés par le gouverne- 
ment, pareils à des chauffeurs de taxis. L'œuvre 
les a reçus, habillés, équipés. Elle a commandé 
des kilomètres de soutanes. Elle n'a pas cessé 
dès lors de veiller sur eux avec solUcitude, de 
les aider à trouver le nécessaire pour leurs vête- 
ments, leur linge, leur mobiUer, pour l'autel 
et pour la sacristie. Elle s'était fondée pour bâtir. 
Et voici que des pierres sauvées jaillissait la 
vie. Un homnie était là qui demandait secours, 
et c'était un homme divin, c'était le prêtre. 

L'œuvre a dû compléter son titre et son pro- 



126 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

gramme : elle est aujourd'hui tout à la fois 
secours aux églises dévastées et aide aux prêtres 
des régions envahies. 

Je suis allé la voir vivre rue Oudinot. Après 
avoir franchi un jardin qui entoure une statue 
de saint Vincent de Paul, je suis entré dans 
l'immeuble prêté par les sœurs. Tout y respire 
le calme, l'honnêteté, le travail. Rien de la hâte 
et de la précipitation de nos grands magasins. 
Et cependant quelle besogne s'y accompht! 
Voici des secrétaires qui rédigent des fiches, 
d'autres prennent les commandes, d'autres font 
la correspondance, voici des équipes de déména- 
geurs, car il y a une manutention remplie de 
mobiUer et de vêtements. Presque tous les ser- 
vices sont tenus par des femmes. Elles excellent 
aux travaux de dévouement. Et parmi ces 
travailleuses vont et viennent deux sortes de 
chents : ceux qui donnent et ceux qui demandent. 
Ceux qui donnent : la plupart ne veulent même 
pas donner leur nom, depuis le monsieur bien 
mis qui laisse 1.000 francs jusqu'à l'ouvrier qui 
en laisse 5. Ceux qui demandent, ce sont des 
prêtres : encore ne demandent-ils pas pour eux, 
mais pour leur paroisse, et il faut les savoir 
interroger pour les pourvoir eux-mêmes. Par- 
fois des rapports s'établissent entre les uns et 
les autres. Une bonne femme en cheveux apporte 
du très beau hnge : « Voilà, c'est trop beau 
pour moi. J'avais cela depuis très longtemps 



l'œuvre de secours aux églises dévastées 127 

dans une armoire et ne m'en servais pas. Pour un 
prêtre, c'est bien beau aussi, mais tant pis... » 
On appelle un prêtre qui passe. On lui demande 
s'il a besoin de linge : « Ah ! murmure-t-il ému, 
c'est ma vieille maman qui sera contente. Jus- 
tement je n'en avais plus. Elle couchera là 
dedans, la pauvre vieille femme, et moi je pren- 
drai les siens... » 

De ces scènes-là la maison de la rue Oudinot 
est bien souvent le témoin. Sommes-nous si 
loin des temps héroïques? Ou plutôt n'est-ce 
pas la vie ordinaire, la vie quotidienne qui 
réclame le plus de courage et de confiance? 
car elle ne nous soutient pas d'une grande pensée 
ni d'un grand élan collectif. L'œuvre de l'aide 
aux prêtres a pris la place de l'œuvre de secours 
aux éghses : elle continue de bâtir, non plus 
avec des pierres, mais avec de la chair et du 
sang. Que seraient nos temples restaurés s'ils 
étaient vides? Pour allumer la lampe du sanc- 
tuaire qui ne doit pas s'éteindre, il faut un 
homme de Dieu. Nous avons pensé à nos éghses, 
pensons à nos prêtres aussi... 

P. S. — Le siège de l'œuvre est 3, rue Oudinot, 
à Paris. 

(Paris, mai-juin 1923.J 



ŒUVRES 

DE VIE TEMPORELLE 

ET SPIRITUELLE 



l'habitation de famille (t) 



Monsieur le Président, 
Mesdames, Messieurs, 

L'Office central m'a fait un honneur inat- 
tendu en m'invitant à prendre la parole à son 
Assemblée générale. Quand je rencontrai, il y 
a longtemps déjà, son fondateur, Léon Lefé- 
bure, chez mon illustre compatriote, le marquis 
Costa de Beauregard, que passionnaient aussi 
les œuvres de bienfaisance, je n'imaginais pas 
alors que rien au monde pût dépasser en impor- 
tance la nttérature. Je lui parlai, donc de son 
livre. Portraits de croyants, ne voyant en lui 
qu'un auteur, et même estimant, à son visage, 
qu'il avait peu produit. Je ne savais pas encore 

(1) Discours prononcé le 12 juin 1914 à l'Assemblée générale 
de rOffice central des Œuvres de Bienfaisance, à la clôture du 
congrès sur la crise dii logement à la ville et à la campagne, 
présidé par M. Ribot'. 



132 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

que d'autres soucis l'occupaient et qu'il appar- 
tenait à cette école qui n'est pas un cénacle 
littéraire, mais un cénacle d'apôtres, l'école de 
la charité. Frédéric Ozanam lui avait appartenu 
pareillement; Frédéric Ozanam, dont votre élo- 
quent rapporteur, M. des Retours, citait l'an 
dernier cette phrase digne d'un Pascal : « Nous 
ne voyons Dieu que des yeux de la foi; mais les 
pauvres, nous les voyons des yeux de la chair. 
Ils sont là, nous pouvons mettre le doigt et la 
main dans leurs plaies et les traces de la couronne 
d'épines sont visibles sur leur front. Nous de- 
vrions tomber à leurs pieds et leur dire avec 
l'apôtre : Tu es Dominus et Deus meus! Vous 
êtes nos maîtres et nous serons vos serviteurs; 
vous êtes les images visibles de ce Dieu que nous 
ne voyons pas, mais que nous aimons en vous 
aimant. » Commentaire admirable de la parole 
du Christ : « Il y aura toujours des pauvres 
parmi vous, et alors la charité ne passera jamais. » 
Dans la renommée d'un Ozanam, ses ouvrages 
sur l'Italie et sur Dante, de quel poids pèsent-ils 
auprès de la création de cette Société de Saint- 
Vincent-de-Paul, qui comptait huit membres en 
1833, et qui, répandue dans le monde entier, 
en compte aujourd'hui plus de cent mille et 
distribue 15 millions aux pauvres ? De même, les 
Portraits de croyants ne sont que la galerie de 
tableaux — une galerie où sa place est marquée 
— dans le palais que Léon Lefébure a construit 



l'habitation de famille 133 

à la charité en fondant l'Office central, cet 
Office central qui met de l'ordre dans la bien- 
faisance et qui sert d'intermédiaire entre les 
pauvres et les riches, aujourd'hui plus séparés 
qu'ils ne l'ont jamais été, car où se rencontre- 
raient-ils? Ils n'habitent ni les mêmes maisons, 
ni les mêmes quartiers, et, l'été, l'on abandonne 
les propriétés de campagne où l'on connaissait 
du moins les paysans, pour les villégiatures où 
l'on retrouve les mêmes visages et les mêmes 
potins qu'à la ville. 

Léon Lef ébure fut un homme d'action. Si 
les deux présidents de l'Office central, M. le 
marquis de Vogué et M. le bâtonnier Devin, 
par l'aimable intermédiaire de l'administrateur- 
directeur M, de Goyon, ont fait appel, cette 
année, pour prononcer le discours d'usage, à un 
romancier, c'est qu'ils ont estimé, sans doute, 
qu'il n'y a pas de cloisons étanches entre la lit- 
térature et la vie. L'une fournit ses éléments 
à l'autre, qui les fixe et les encadre. On ne sau- 
rait témoigner à l'art un mépris plus insultant 
qu'en estimant indifférente la représentation 
qu'il donne de cette vie, à quoi il doit tout. 
Derrière l'œuvre d'art, il y a toutes les sensibi- 
lités frémissantes qui attendent d'elle leur ali- 
ment. Elle leur doit la vérité, et non pas une 
vérité fragmentaire, mais cette vérité qui ne 
méconnaît pas les lois indispensables à la durée 
de la société. 



1^ LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

La réunion de l'Office central composant le 
dernier chapitre de ce 33® Congrès de la Société 
d'Économie sociale, que M. Ribot a ouvert 
avec tant d'autorité et de compétence, et le Con- 
grès ayant été consacré à l'une de ces enquêtes 
que Le Play estimait si utiles, la Crise du logement 
à la ville et à la campagne, il m'a paru qu'un sujet 
s'imposait plus particulièrement à notre médita- 
tion : l'Habitation de famille. M. le bâtonnier 
Devin vous a rappelé tout à l'heure, eu termes 
beaucoup trop flatteurs et dont je suis encore 
ému, que ce sujet pouvait convenir à l'auteur 
de la Maison. Il a l'habitude de gagner ses 
causes, et il m'a défendu avec tant de bienveil- 
lance et de charme que vous êtes prêts à m'ac- 
quitter avant de m'avoir entendu. Je le remercie 
d'une sympathie qui m'a touché très spéciale- 
ment, car elle me vient d'un grand confrère. 
J'ai appartenu, moi aussi, au barreau et ne l'ai 
pas quitté sans mélancolie. Je sais tout ce qui 
s'y dépense de valeur et de dévouement, et je 
n'ignore pas que, lorsqu'un avocat de Paris a 
prononcé ce nom et ce titre : M. le bâtonnier 
Devin, nom et titre sont synonymes d'honneur, 
de probité, de travail et de talent. 

Je ne suis pas le premier qui, à l'Office cen- 
tral, aie consacré un livre à la Maison. Le mar- 
quis de Vogué, votre président d'honneur, en 
écrivant l'histoire d'une Famille vivaraise, la 
sienne, a rebâti une maison française. Il a mon- 



l'habitation x)je famille 135 

tré le lien étroit qui unit la race au sol et qui 
fait d'une demeure de famille le témoignage des 
pierres, des pierres vivantes, en faveur des tra- 
ditions. Les romanciers cherchent à immobiliser 
la vie présente, comme les historiens fixent la 
vie du passé. Les modes et les apparences chan- 
gent, mais le fond essentiel reste le même. C'est 
pourquoi nos romans d'aujourd'hui, s'ils s'ap- 
puient sur le fondement soHde de la réaUté, 
doivent rejoindre l'expérience humaine de l'his- 
toire. 



* 
* * 



Parler à Paris de l'habitation famihale, 
n'est-ce pas un paradoxe? Jean-Jacques Rous- 
seau appelait Paris un désert d'hommes. C'est 
plutôt un désert de pierres. Il n'y a plus de mai- 
sons, il n'y a plus que des immeubles de rap- 
port. Rappelez-vous la célèbre malédiction que 
lançait Louis Veuillot et qui est la plus dure 
invective Jetée au Paris moderne, tel que le 
façonnent nos architectes et nos maçons pour 
la satisfaction de notre, désir perpétuel de chan- 
gement : 

« Dans le Paris nouveau, il n'y aura plus 
de demeure, plus de tombeau, plus même de 
cimetière. Toute maison ne sera qu'une case de 
cette formidable auberge où tout le monde a 
passé et où personne n'a souvenir d'avoir vu 



136 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

personne. Qui habitera la maison paternelle? 
Qui priera dans l'église où il a été baptisé? Qui 
connaîtra encore la chambre où il entendit un 
premier cri, où il reçut un dernier soupir? Qui 
pourra poser son front sur l'appui d'une fe- 
nêtre où, jeune, il aura fait ces rêves éveillés qui 
sont la grâce de l'aurore dans le jour long et 
sombre de la vie? racines de joie arrachées 
de l'âme humaine! Le temps a marché, la tombe 
s'est ouverte, et le cœur qui battait avec mon 
cœur s'est endormi jusqu'au réveil étemel. 
Pourtant quelque chose de nos félicités mortes 
habitait encore ces humbles lambris, chantait 
encore à cette fenêtre. J'ai été chassé de là, un 
autre est venu s'installer là; puis ma maison a 
été jetée par terre et la terre a tout englouti, et 
l'ignoble pavé a tout recouvert. Ville sans passé, 
pleine d'esprits sans souvenirs, de cœurs sans 
larmes, d'âmes sans amour ! Ville des multi- 
tudes déracinées, mobile amas de poussière hu- 
maine, tu pourras t'agrandir et devenir la 
capitale du monde, tu n'auras jamais de ci- 
toyens! » 

Chacune de nos provinces avait son type de 
maison, comme elle avait ses coutumes et ses 
costumes. A l'âge où les idées ne sont encore 
que des images, la maison communiquait à l'en- 
fant le sentiment inoubliable d'un ordre qui 
l'avait précédé, qui s'imposait à lui, qu'il ne 
devait pas déranger et qu'à son tour il maintien- 



l'habitation de famille 137 

drait. La jeunesse pouvait venir avec l'ardeur et 
la mobilité de ses impressions, la maison — 
refuge où l'on est toujours bien accueilli, qui 
apaise et réconforte — gardait son prestige et 
sa chère autorité. Elle se confondait avec la 
famille. 

Les immeubles de Paris ne parlent pas ce 
langage. C'est l'appartement anonyme et uni- 
forme. On peut encore, on peut toujours en 
faire un foyer. Il suffît de savoir l'orner d'une 
certaine manière qui l' échauffe, qui lui ôte son 
air de neutralité et d'indifférence. Certaines 
femmes ont le génie de cette transformation. Il 
en est qui, en voyage, seniblent transporter leur 
« home » partout avec elle : quelques photogra- 
phies, une pièce d'étoffe sur une malle, la dis- 
position des meubles et voilà une chambre ba- 
nale qui s'individualise et prend un caractère 
personnel. 

Mais, après la maison, voici que le foyer lui- 
même est menacé. Le riche s'en passe et le 
pauvre ne peut en fonder. Un foyer qu'on, se 
plaît à embellir et perfectionner, c'est l'accepta- 
tion d'un bail à longue durée, et l'on ne veut plus 
recevoir de chaînes. H faut qu'on puisse partir 
dès qu'on en éprouve le désir. On trouve mainte- 
nant, chez les tapissiers à la mode, non plus 
seulement des mobiliers, mais des chambres 
toutes préparées, meublées avec un raffinement 
qui a prévu, l'usage du moindre recoin et qui a 



138 LA GLORIEUSE MISÈHE DES PRETRES 

si bien tout prévu, qu'aucune place n'est ré- 
servée à la fantaisie, à la tendresse, à l'intimité. 
Il suffit de prendre les mesures et toute peine 
d'installation est épargnée : chambres luxueuses, 
claires et anonymes où il est devenu impossible 
de rien changer et qui ne portent la marque 
d'aucune présence, chambres de parade, de 
gaieté, de plaisir, impropres à la méditation, 
au recueillement, au rêve, au deuil. 

L'appartement est un hen encore, et l'on 
commence à préférer l'hôtel où l'on ignore les 
difficultés du service, où l'on n'a qu'à se laisser 
vivre sans exercer de commandement ni prendre 
d'initiative. Mœurs nouvelles dont on aperçoit 
surtout l'été la manifestation : « Tous les châ- 
teaux de France sont à vendre », dit un person- 
nage de la dernière pièce de M. Lavedan. C'est 
presque vrai : parcourez les annonces des revues 
immobilières. Pourquoi? Parce qu'on ne sup- 
porte plus la campagne et qu'on lui préfère la 
villégiature où l'on mène la même existence 
qu'à la ville, avec les mêmes gens. Or, la cam- 
pagne, c'était le dernier contact avec l'homme 
de la terre. On s'apercevra un jour qu'il est dan- 
gereux de l'avoir perdu. 

Une autre classe s'oriente aussi vers l'hôtel, 
mais c'est vers l'hôtel borgne, le taudis à bas 
prix. Elle y va par contrainte, celle-là. Elle ne 
demandait qu'à aborder au port, au lieu de 
rester dans ces maisons mouvantes que sont 



x'hABITATION IDE I^AMILLiE 1S9 

les « 'garaiis ». Quand vous vous promenez dans 
Paris et que vous voyez ^ventrer tout un quar- 
tier, comme celui de Passy, dont les murs jetés 
bas livrent le secret de retraites profondes, de 
jardins exquis et embaumés, qui, demain, seront 
saccagés et remplacés par des montagnes de 
pierre, quand vous constatez sur tous les points 
de la grande ville cette fièvre de bâtir qui rem- 
place les anciens immeubles trop bas et mal dis- 
tribués par d'immenses caravansérails où aucune 
place n'est perdue, vous songez, du moins, que 
tout le monde sera logé. C'est la seule compen- 
sation qu'on puisse entrevoir à la suppression 
de tout pittoresque et de toute diversité. Vous 
vous trompez : il y a des gens qui ne trouvent 
plus à se loger et ce sont les ouvriers. On bâtit, 
mais pas pour eux. En dix ans, plus de vingt 
mille logements leur ont été enlevés. Les im- 
meubles que l'on construit ne leur sont pas 
destinés. Par contre, le nombre des hôtels 
meublés augmente. Et c'est pourquoi l'on voit 
des familles ouvrières, après avoir traîné, comme 
eUes pouvaient, leurs méchants meubles de 
taudis en taudis, tomber en hôtel, pour employer 
la forte et douloureuse expression de l'un de leurs 
défenseurs, M. Coquelin. Elles se débarrassent 
de leur mobilier qui les gêne, et comment le 
rachèteraient-eUes jamais? Les voilà perdues, 
obligées de s'entasser dans une seule pièce pour 
payer moins cher, livrées aux plus infâmes pro- 



140 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

miscuités, n'ayant plus de foyer et destinées à 
rouler de plus en plus bas. Que deviendront 
ces petits garçons, ces petites filles, dont l'en- 
fance n'aura connu que le plaisir de la rue — ■ 
la rue où l'on a du moins de l'air et de la lu- 
mière? 

r T'es dans la rue, va, t'es chez toi, 

disait le refrain d'une chanson d'Aristide Bruant. 
Et c'est rigoureusement vrai. La rue est la 
maison de famille. Quant au père et à la mère, 
ils n'essaient plus de remonter le courant. Ils s'a- 
bandonnent à la vie qui les prend et les tord. Le 
tenancier de l'hôtel garni est généralement mar- 
chand de vins. Le père se met à boire. Il s'en- 
dette, il est prisonnier, ou c'est lui qu'on chasse. 
Et la randonnée recommence à travers la ville 
inhospitalière, non plus cette fois avec une char- 
rette chargée, mais avec un simple baluchon de 
hardes. 

Ne croyez pas que j'exagère. Au contraire, 
je vous épargne de hideux détails. J'ai consulté 
bien des enquêtes : elles sont navrantes. 

Je vous citerai simplement ce passage de l'une 
d'elles sur le logement des familles nombreuses 
à Paris : 

« Quelques personnes autorisées ont, à plu- 
sieurs reprises, dénoncé soit au Parlement, soit 
au Conseil municipal, les conditions déplorables 
dans lesquelles sont logées à Paris les familles 



l'habitation dé famille 141 

chargées d'enfants. N'est-ce pas une honte na- 
tionale que les familles qui viennent le mieux en 
aide à la patrie en lui préparant des défenseurs, 
soient précisément celles qui aient le plus cruel- 
lement à souffrir de la crise du logement, crise 
beaucoup moins douloureuse pour les céliba- 
taires ou pour les ménages à descendance pru- 
demment mesurée? 

« Toutes les personnes mêlées à la vie ouvrière 
ont partagé l'angoisse de ces parents devant 
lesquels les portes se ferment d'autant plus 
vivement que plus grand est le nombre de leurs 
enfants. Les enfants sont devenus l'effroi des 
propriétaires, c'est là une vérité qui s'affirme 
tous les jours davantage. Que de fois n'a-t-on 
pas vu ce misérable exode de pères et mères cou- 
rageux, suivis d'une bande d'enfants en bas 
âge, solhcitant de porte en porte un engagement 
de location, montrant à des concierges indifférents 
l'argent du « terme d'avance », mais partout re- 
poussés pour cause de trop nombreuse famille! 

« Ce ne sont cependant pas des logements 
salubres ou relativement élégants que visent 
ces couples désabusés par l'expérience; ils 
savent trop bien qu'un escalier à peu près ba- 
layé n'est pas fait pour être foulé par les pieds 
de leurs petits. Connaissant la préférence des 
propriétaires et des concierges pour les céliba- 
taires et les familles restreintes, c'est aux mai- 
sons tarées qu'ils s'adressent spontanément, à 






142 LA GLORIEUSE MISÈRE, DES PRETRES^ ? ^ 

celles où l'air et la lumière sont parcjHîïOîiiëiise^ 
ment comptés. Acculés à la nécessité de (débar^ 
rasser la voie publique, ils s'eirtassëtit alors 
dans des rez-de-chaussée ruisselants "d'humÊ- 
dité, dans des bouges ignobles, où les .animaux 
mêmes ne séjourneraient pas sans dai^er. Sou- 
vent aussi ces familles, dont le nombre des em- 
fants atteste la propreté morale,, finissent par 
échouer dans des hôtels mal famés où la poUce 
opère de fréquentes descentes. Et c'est ainsi 
qu'au contact de souteneurs et de fîUes, des 
gamins innocents dégénèrent en apaches le plus 
naturellement du monde. 

<( Même quand il est de moins bas étage, le 
« garni » conduit presque toujours la famiUé 
qui y tombe à sa perte morale et matérielle; 
contaminés par mille germes morbides,, les en- 
fants y dépérissent; privés d'un foyer, les pa- 
rents s'y dégradent, abandonnent l'habitude de 
tout travail et vont augmenter la triste masse 
des déchets sociaux. 

« Qui pourrait demeurer indifférent devant ces 
désastres f amiUaux, trop peu connus malheureu- 
sement, parce que disséminés, mais dont la som- 
me atteint la proportion d'un désastre public ? » 

On a cité bien souvent les terribles pages, 
peu conformes à la vérité de La Bruyère sur 
le paysan. Qu'aurait-il écrit sur ces bouges 
ouvriers et ne croirait-on pas descendre dans 
quelque cercle de l'Enfer de Dante? 



-:' ^ l'HABITATIOI^ DE FAMILLE 143 

:^uiez-vous des chiffres? Le» statistiques de 
M^^êrtilton nous donnent celui de 332.000 per- 
sonnes vivant à Paris dans un état; d'èncombre:r 
ment excessif, et de 23.000 ménages de 3 à 
lOï^ptersonnes logés dans deux pièces. Encore 
négligent-elles les familles entassées dans une 
seule chambre d'hôtelgami. Toutes les maladies', 
surtout la tuberculose, et tous les vices sont aux 
aguets, dans> les couloirs, dans les angles de ces 
appartements immondes, prêts à se jeter sur 
ces proies qui leur sont Uvrées. 

Dans une brochure sur la Crise du logement 
populaire, M. Marcel Lecoq décrit l'idéal de la 
maison salubre. Ce n'est pourtant pas un rêve 
d'une ambition démesurée : « Il suffirait, écrit-il; 
que les logements de cette maison, baignés d'air 
et de soleil, soient assez spacieuxpour loger, outre 
le père et la mère, les jeunes gens dans une cham- 
bre et les jeunes filles dans l'autre. Il y aurait 
aussi assez de place pour que les enfants puissent 
s'occuper ou jouer auprès de leur mère, sans 
être obligés de s'éloigner de toute surveillance; 
il ne faut pas oubher que l'escaher comme la rue 
sont mortels pour l'éducation. Le logement de- 
vrait être encore suffisamment isolé pour que la 
famille soit, en toute vérité, chez elle à son foyer, 
et que les bruits, les conversations et les que- 
relles du dehors ne puissent franchir le huis-clos 
du logis. f> Il -suffirait ; sans doute, mais M. Mar- 
cel Lecoq conclut avec découragement : <c Or, 



144 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

un logement, comportant ces conditions pri- 
mordiales, représente, à l'heure actuelle, un logis 
inaccessible pour le plus grand nombre. » 

Inaccessible spécialement aux familles nom- 
breuses. Les familles nombreuses, je vous l'ai 
dit et il est utile de le répéter, sont aujourd'hui 
traquées comme des bêtes dangereuses. On re- 
fuse de les loger. Il faut qu'elles trichent sur le 
nombre exact des enfants et qu'elles introduisent 
ensuite, subrepticement, en fraude, dans des 
sacs, par exemple, la marchandise défendue^ 
Mais quand la supercherie est découverte, c'est 
le congé inévitable. Voilà des faits qui se pas- 
sent aujourd'hui, dans un pays où la naissance 
devrait être particulièrement sacrée, puisque 
faute d'hommes nous risquons de marcher à 
la déchéance nationale d'année en année. 

Y a-t-il un remède à cette crise du logement 
ouvrier? Sans doute, et je ne vous ai pas tracé 
ce noir tableau pour vous inviter seulement à 
le contempler. Quand vous rentrerez chez vous, 
tout à l'heure, dans vos appartements confor- 
tables, peut-être goûterez-vous davantage, par 
contraste, la bonne exposition, la clarté, l'heu- 
reuse disposition, les dimensions des pièces. 
Songez alors, songez à toutes ces familles nom- 
breuses qui habitent nos cavernes modernes, sans 
soleil, sans vue, sans air. Songez aux enfants 
qui ont la rue pour jardin. Alors je suis bien 
assuré que vous ne resterez pas sans agir. Mais, 



- l'habitation de famille 145 

autant que possible, ne distribuez pas des secours 
anonymes^ Allez voir. Notre sensibilité est si 
bornée qu'il faut des visions directes pour l'émou- 
voir. Demandez des adresses à l'Office central, 
demandez-en à la Société de Saint- Vincenfc-de- 
Paul, au curé, à la mairie. Et quand vous aurez 
vu, vous sortirez de ces taudis avec le désir de 
réparer les injustices du sort, avec le sens des 
obligations que crée la fortune. C'est un ter- 
rible engrenage que la charité : si l'on s'y laisse 
prendre, on ne se ressaisira plus. Et ceux qui 
ne s'y sont jamais laissés prendre, c'est qu'ils 
ont des cœurs de pierre et que le lait de Vhumaine 
tendresse n'a pas coulé sur leurs lèvres avec le 
lait maternel. 

Les économistes, devant tant de misères ma- 
térielles et morales, ne sont cependant pas 
restés inactifs. Ils ont conseillé des solutions qui 
sont plutôt des atténuations : enrayer le mou- 
vement qui pousse les villageois vers la ville et 
vide les campagnes pour gorger la capitale (mais 
comment? ce sont des mots); multiplier les 
moyens de locomotion à bas prix qui permettent 
d'habiter la banUeue tout en ayant son atelier 
à Paris; construire enfin des maisons ouvrières. 
Il faut signaler les nombreuses institutions pa- 
tronales fondées pour loger les ouvriers d'une 
usine ou d'une grande compagnie et les diverses 
sociétés immobilières qui ont élevé çà et là, à 
Villeneuve-Saint-Georges, à Issy, à Javel, ail- 

10 



146 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

leurs encore, des maisons ou même des cités des- 
tinées à recevoir les familles et à diminuer pour 
elles les difficultés du loyer. Ces sociétés ne dis- 
tribuent qu'un maigre dividende pour la plu- 
part, mais elles méritent d'être encouragées et 
louées. Souscrire leurs actions est un des moyens 
les plus efficaces de venir en aide à l'ouvrier. 

Ce sont des remèdes matériels, physiques. Il 
y en a un autre, d'un ordre différent. M. Marcel 
Lecoq l'a bien vu, car il termine son étude sur la 
Crise du logement populaire par ces paroles : 
« C'est autour de la famille que doit se recons- 
truire l'édifice social qui, malgré ces apparences 
brillantes à certains égards, n'en manifeste pas 
moins, par d'inquiétantes fissures et de sourds 
craquements, le détachement lamentable et le 
grave ébranlement. Sauvegarder la famille, l'en- 
courager, la fortifier, rendre efficace son action 
sociale, pacifiante et moralisatrice, telle est la 
tâche qui s'impose. Mais, pour l'accompUr, il 
faut tout d'abord consolider le foyer, en lui 
assurant l'abri nécessaire. » 

La maison, et à défaut le foyer, entretient, déve- 
loppe, vivifie l'esprit de famille. Il ne le crée pas. 
Ce sont, au contraire, l'homme et la femme qui, 
fixés par le mariage et la naissance des enfants, 
désirent une installation stable et se plaisent à 
l'embelKr. Comme on n'exphque en dernière 
analyse l'amour du marin pour la mer, celui du 
paysan pour la terre, que par une sorte de mys- 



l'habitation de famille 147 

tique, il y a une mystique du foyer. Des errants 
peuvent l'emporter avec eux, s'ils ont en eux- 
mêmes assez de force pour remplacer la durée de 
l'habitation par la stabilité d'un culte intérieur, 
le culte de leurs dieux lares. Mais si le mari et 
la femme n'ont pas confiance en eux-mêmes, ne 
se sentent pas liés pour la vie dans les épreuves 
et les joies, avec la charge commune et l'iden- 
tique tendresse des enfants nés de leur chair, 
ils peuvent habiter des palais qui appartien- 
draient à leur race depuis des siècles, la cendre 
de leur foyer est déjà morte et rien ne la réchauf- 
fera. L'esprit de famille, c'est donc la flamme 
qu'il faut soigneusement entretenir si l'on veut 
qu'une ville soit construite avec de vraies mai- 
sons, au heu d'être la vaste auberge de multi- 
tudes déracinées, le hangar où se dépose un inutile 
amas de poussière humaine. 



II 



l'hôpital de 



NOTRE-DAME DU PERPÉTUEL-SECOURS (l). 



Éminence, 
Mesdames, Messieurs, 

Jadis, on demandait aux peintres de repré- 
senter sur les murs des hôpitaux l'histoire de leur 
fondation, ou la biographie de leur fondateur, 
ou les miracles de la charité. Ainsi ai-je visité à 
Sienne l'hôpital Santa Maria délia Scala, dont 
la salle voûtée est ornée de vieilles fresques un 
peu dégradées, mais d'un coloris charmant en- 
core. Par une grande baie vitrée qui suit le des- 
sin de la voûte romane, cette salle, qu'on appelle 
il Pellegrinaio, donne sur la campagne qui vient, 

(1) Rapport sur la situation générale do l'œuvre lu à l'Assem- 
blée générale du 26 mars 1914 par M. Henry Bordeaux, en pré- 
sence de s. E. le cardinal Amette, archevêque de Paris. 



NOTRE.-DAME DU PERPÉTUEL-SECOURS 149 

comme une amie, jusqu'aux portes de l'heu- 
reuse ville sans banlieue et qui semble même 
désirer de passer par-dessus les murs. Je pen- 
sais regarder l'ouvrage d'un vieux maître, Vec- 
chietta, mais je le regardai mal, car, sous la 
fresque, il y avait, dans un lit bien blanc, une 
jeune femme malade dont le visage, tout envahi 
par les yeux, était brûlé de fièvre. La mort était 
là,, comme la campagne aux portes de Sienne, 
et désireuse de passer les murs. C'est un voisi- 
nage dangereux pour les œuvres d'art que celui 
de la misère humaine. On n'a plus sa liberté 
pour jouir de la vie, quand on la voit si près de 
soi réduite ou menacée. Des artistes n'ont-ils 
pas prétendu réserver leurs yeux aux visions 
de fêtes, pour ne pas altérer leur faculté créa- 
trice? Mais c'étaient des artistes bornés, sans 
contact avec la vérité qui peut être cruelle dans 
ses exigences. Et le spectacle changea pour moi. : 
la malade en fit partie. Ce fut une fresque sym- 
bolique, dont elle devint le personnage central 
et qu'ainsi composèrent notre souffrance et ce 
qui la console, la paix de la campagne, la séré- 
nité de l'art, et la pitié de la religieuse qui allait 
et venait, tout simplement, comme une servante, 
sans même se douter qu'elle portait en elle la 
contagieuse douceur de sa religieuse servitude., 
C'était un service qu'on rendait aux artistes 
en les: invitant à se pencher sur l'humanité dou- 
loureuse pour donner à leurs peintures une force 



150 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

plus émouvante, en les invitant à prendre une 
part directe aux offices de charité. Le Conseil d'ad- 
ministration de l'Œuvre du Perpétuel-Secours 
a pensé rendre ce même service à un écrivain 
d'aujourd'hui, et c'est pourquoi, sans doute, 
il a fait appel à un romancier en le priant de 
vous conter l'histoire véridique d'un hôpital. 

Cet hôpital, vous en connaissez l'origine. Il 
y a une trentaine d'années, la comtesse Maison, 
à son lit de mort, remet à ses filles, la baronne de 
Mackau et Mme de Va.timesnil, une somme de 
100.000 francs pour le fonder. Sa main défail- 
lante tend le flambeau de la charité. C'est ainsi, 
dans certaines familles, que se continue la course 
du flambeau. 

Les deux sœurs se mettent à l'œuvre immé- 
diatement. Elles achètent des terrains, elles bâ- 
tissent une chapelle et deux salles de malades, 
de douze lits chacune. Elles appellent à l'aide 
les médecins et les gardes : le docteur Lancereaux 
pour la direction du service médical, et les sœurs 
dominicaines de Sainte-Catherine de Sienne pour 
les soins à donner aux malheureux pensionnaires. 
Une année a suffi pour que l'Œuvre fonctionne. 
Et dans cette première année, 188&, le budget 
des dépenses s'élève à 20.000 francs. Vous admi- 
rerez comment une somme de 100.000 francs, 
après avoir servi à acheter des terrains et cons- 
truire des bâtiments qui valent déjà bien plus 



NOTRE-DAME DU PERPÉTUEL-SECOURS 151 

du double, peut encore produire un revenu 
annuel de 20.000 francs. Il n'y a pas que les 
Rochette qui excellent aux fantasmagories fi- 
nancières. Les fondateurs d'Œuvres de charité 
sont encore plus forts, et pourtant ils n'em- 
ploient pas les mêmes moyens. Vous tiendrez à 
cœur de les aider à réaliser ces miracles. 

Vingt mille francs en 1886 : aujourd'hui l'hô- 
pital de Notre-Dame du Perpétuel-Secours a un 
budget annuel de 150.000 francs. C'est du 
150 0/0. Seulement, il s'agit, sinon de les 
trouver, du moins de les compléter. On hospita- 
lisait vingt-quatre malades. On en peut hospi- 
taUser maintenant plus de cent à la fois, et l'on 
en reçoit plus de miUe par année. 

Mme de Vatimesnil n'a pas vu son Œuvre 
prendre de telles proportions. Mais sa mort 
même, mort tragique et glorieuse dans l'inou- 
bUable incendie du bazar de la Charité, a sanc- 
tifié cette Œuvre, l'a marquée d'un signe provi- 
dentiel. « Le jour de la mort, disait Montaigne, 
est le maître jour, le jour où l'on sait si l'on fut 
sincère. » Il nous fixe dans notre attitude défi- 
nitive. 

Mme de Vatimesnil était si préoccupée de son 
hôpital que l'on a retrouvé dans les papiers 
qu'elle a laissés des notes où elle donnait des 
indications, des recommandations pour mener 
l'Œuvre à bien. Ces notes, il faut les hre et les 
reUre, parce qu'elles contiennent sur l'exercice 



152 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

de la charité des conseils d'une prudence et 
d'une intelligence merveilleuses dans la pratique 
de la vie. 

Tout d'abord elle ne veut pas que les malades 
se puissent croire à l'hôpital. Il faut qu'on leur 
entende dire : Ici, Von est en famille. Et comment 
y arriver? En laissant un peu d'initiative à la 
prieure, en ne faisant pas sentir le poids d'une 
administration impersonnelle et inflexible, d'un 
règlement absolu et sans exception. En famille, 
il y a une autorité, celle des parents. Mais ils 
ne s'en servent pas tout le temps, ils y apportent 
des tempéraments, ils savent au besoin la plier 
aux caractères divers des enfants. Car, on a beau 
dire, on a beau rédiger de fameux traités péda- 
gogiques, il n'y a pas et il n'y aura jamais de 
systèmes d'éducation, parce que le sj^stème de- 
vrait varier avec chaque enfant. 

En second lieu, Mme de Vatimesnil ne veut 
pas qu'il soit jamais question, d'argent à l'hô- 
pital de Notre-Dame du Perpétuel-Secours. Les 
admissions des malades sont gratuites. Jamais 
de pourboires aux infirmiers. Et, après le décès 
des malades, que le service des funérailles soit 
réglé avec une grande générosité. Ces braves 
sœurs, si désintéressées pour elles-mêmes, sont 
parfois portées à prendre trop à cœur les inté- 
rêts de leur maison. Cela produit un effet détes- 
table. Rien de plus juste que cette réflexion. 
Autant que possible la charité doit être silen- 



NOTRE-DAME DU PERPÉTUEL-SECOURS 153 

cieuse et discrète. Et les tintements de la mon- 
naie à l'église sont déjà si désagréables à en- 
tendre. Mais aussi dans quel oubH la plupart 
des fidèles tiennent-ils l'obligation de la charité, 
et quelle disproportion entre ce qu'ils donnent 
et ce qu'ils ont ! Il n'y a guère que ceux qui n'ont 
rien qui donnent beaucoup. Ils donnent en 
nature. Voyez, dans le peuple, comme on se 
porte secours dans le malheur, en se gênant, 
tandis que nous donnons, nous, ce qui ne nous 
impose aucune gêne réelle. On parle beaucoup 
d'un impôt proportionnel sur le revenu. Je le 
crois néfaste dans. l'État, et que, mal appHqué, 
il tarirait les sources de la fortune pubhque, 
mais Je le voudrais voir appliquer, volontaire- 
ment, dans la pratique de la charité. 

Mme de Vatimesnil engage les gardes-malades 
à ne pas entretenir leurs clients que des choses 
spirituelles, mais, au contraire, à prendre intérêt 
à leurs petites affaires, à leur donner préci- 
sément l'impression qu'ils sont chez eux, en- 
tourés de parents, et qu'ils peuvent parler libre- 
ment de ce qui leur tient à cœur. 

J'admire vraiment quelle connaissance de la 
nature humaine il y a dans ces notes. Voici 
encore un autre conseil : ne pas chercher à exciter 
la reconnaissance des malades pour leurs bien- 
faiteurs. Rien n'est plus agaçant que ces petites 
manœuvres. Fait-on le bien par vanité? Oui, 
sans doute, un peu. On donne plus volontiers 



154 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

quand son nom doit figurer dans une belle 
souscription, en compagnie de personnes dis- 
tinguées. Les bienfaiteurs, autrefois, ne man- 
quaient pas de se faire représenter dans les ta- 
bleaux qu'ils offraient aux églises. C'est ainsi 
qu'on les voit au premier plan sur les toiles 
de Memling ou de Van Eyck. Mais on ne sait 
plus leurs noms et l'on se moque de leur air 
confit et dévot, de leur face luisante et de leur 
corpulence bien nourrie. Nous avons une ten- 
dance à nous rappeler nos bienfaits, ceux qui 
viennent de nous, et non pas ceux que nous 
avons pu recevoir. Il ne convient pas de l'en- 
courager. Et gentiment Mme de Vatimesnil 
gourmande ces sœurs qui glissent à l'oreille des 
malades : Voilà la fondatrice, voilà voire bienfai- 
trice. 

Peu d'hommes ont rendu autant de services, 
et si délicatement, que Gaston Calmette si lâ- 
chement assassiné. La dernière fois que je le vis, 
il y a trois semaines à peine, je lui rappelai un 
de ces services qu'il m'avait rendu tout au début 
de ma vie httéraire en accueillant de l'inconnu 
— que j'étais alors — un article que je lui portais 
sur l'Œuvre des Filles repenties à Châtillon- 
sous-Bagneux, article qui valut à cette Œuvre un 
important secours financier. — Vous vous sou- 
venez de cela ? me dit-il avec ce sourire charmant 
et un peu sceptique qu'il avait. Il avait trop 
fréquenté les hommes pour croire beaucoup à 



NOTRE-DAME DU PERPÉTUEL-SECOURS 155 

leur gratitude. Mais il y avait sous ce scepti- 
cisme d'apparence une invincible bonté natu- 
relle et une délicatesse de cœur qui, le bien ac- 
compli, effaçaient de sa mémoire le bénéficiaire. 
Je relève enfin un dernier mot sur les notes de 
Mme de Vatimesnil. C'est le plus original. Il 
est même presque paradoxal. « Je souhaite ar- 
demment, écrit-elle, que les malades abandon- 
nés et sans recommandation se présentent har- 
diment et avec confiance à la porte de notre 
maison, sachant bien qu'elle leur est ouverte 
et qu'elle leur garde ses préférences et sa sym- 
pathie la plus tendre. » Sans recommandation, 
vous avez bien entendu ! C'est tout simplement 
prodigieux. Rien ne se fait aujourd'hui sans re- 
commandation. Demandez plutôt à M. de Mac- 
kau qui est député. Je me souviens d'une chror 
nique fantaisiste de M. Emile Faguet où il 
racontait la stupéfaction, l'effarement d'un jury 
d'examens en voyant arriver un candidat non 
recommandé, le candidat Mâchefer. Chaque 
membre du jury recevait, d'habitude, de l'ap- 
pariteur un petit panier contenant les lettres 
de recommandation. Et l'on pouvait, au poids, 
se rendre compte déjà de la science de l'élève. 
Mais ce qu'on n'avait jamais vu, c'était un élève 
pour lequel il n'y avait pas de panier. Le jury 
ému faisait appeler le Doyen de la Faculté pour 
lui soumettre le cas. Et le Doyen voyait là un 
phénomène considérable, le changement des 



156 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

mœurs, la transformation du siècle. Et il déci- 
dait incontinent que l'élève serait reçu à tout 
prix. Pour en être certain, il invitait les membres 
du jury d'examen à ne pas lui permettre d'ou- 
vrir la bouche d'où pourrait s'échapper quelque 
bourde compromettante, mais bien de fournir à 
eux seuls les questions et les réponses. Ainsi 
l'on serait tranquille: et ainsi l'élève était-il 
reçu. Juste comme on annonçait l'arrivée du 
Ministre de l'Instruction publique. Celui-ci, mis 
au courant, félicitait l'élève au nom du pays 
tout entier. Après quoi, il prenait à part le Doyen 
et lui tenait à peu près ce langage : — Mainte- 
nant je voudrais vous recommander un des can- 
didats. J'ai oublié son nom. — Et il cherchait le 
nom, il le retrouvait dans sa poche : c'était le 
candidat Mâchefer. Tout rentrait dans l'ordre. 

Vous voyez que, tout tranquillement, dans 
ses notes, Mme de Vatimesnil ne craignait pas 
de tenir les propos les plus audacieux. Le jury 
de l'hôpital de Notre-Dame du Perpétuel-Se- 
cours a reçu des candidats Mâchefer. Néanmoins 
nous lui avons tous recommandé des malades. 

Je ne sais guère parler des choses que je n'ai 
pas vues. Je suis donc allé rendre visite à l'hô- 
•pital de Notre-Dame du Perpétuel-Secours avec 
le plus aimable et le plus informé des guides, 
M. le baron de Mackau. Vous savez qu'il est 
l'administrateur de l'Œuvre. ]\iais, au fait, ne 
vais-je pas imiter les bonnes sœurs qui sont 



NOTRE-DAME DU PERPÉTUEL-SECOURS 157 

tentées d'annoncer : voici le bienfaiteur. Je 
me tairai donc : vous saurez suppléer à mon 
silence. 

C'est à Neuilly, dans une rue paisible. La 
chapelle est au milieu des bâtiments : à sa gauche 
sont les salles réservées aux hommes et à sa 
droite celles des femmes. Les portes peuvent 
s'ouvrir de chaque côté, en sorte que les malades, 
de leur ht, assistent, s'ils le désirent, à l'office 
de la messe. C'est bien l'Hôtel-Dieu, l'hôtel où 
Dieu reçoit ceux qu'il a spécialement désignés 
en les frappant, les malades et les pauvres. 
Jadis, dans les hôpitaux, les hts étaient ins- 
tallés jusque dans l'éghse. 

Ces bâtiments monumentaux ne sont plus les 
petits bâtiments primitivement édifiés et qui ne 
pouvaient suffire. Le petit sanctuaire d'autre- 
fois est devenu une grande église romane, haute 
et claire. On l'a terminée et inaugurée l'an der- 
nier. Et M. l'aumônier, l'abbé Godeau, dans son 
rapport, a conté un trait que M. Maurice Barrés 
aurait pu citer dans son nouveau Génie du 
Christianisme. Tandis que l'on construisait les 
murs de la nouvelle église, et que l'ancienne 
n'existait déjà plus, il rencontra un ouvrier 
du quartier qui lui dit : — A quand noire cha- 
pelle? — Qu'est-ce que cela peut bien vous 
faire? — Elle nous manque. — Elle vous 
manque? Vous n'y venez jamais. — Ça n'em- 
pêche pas qu'elle me manque. . . 



158 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

Et c'est, tout simplement, le commentaire 
par un homme du peuple de ces paroles de Bar- 
rés : « ...Nous sommes tous le même animal à 
fond religieux, inquiet de sa destinée, qui se 
voit avec épouvante inondé, battu par les 
vagues de cet océan dont a parlé le vieux Littré 
et pour lequel nous n'avons ni barque ni voile. 
Sous le porche de l'éghse, chacun laisse le far- 
deau que la vie lui impose. Ici, le plus pauvre 
homme s'élève au rang des grands intellectuels, 
des poètes, que dis-Je? au rang des esprits: 
il s'installe dans le domaine de la pensée pure 
et du rêve. Rien de fastidieux ni de bas n'ose plus 
l'approcher, et tant qu'il demeure sous cette 
voûte, il jouit des plus magnifiques loisirs de 
la haute humanité. Même la douleur s'efîace 
dans le cœur des mères en deuil et fait place aux 
enchantements de l'espérance. » 

Et, vous venez de le voir, à ceux mêmes qui 
n'y entrent pas, l'église manquerait si elle dis- 
paraissait : elle leur rappelle des forces, des désirs 
latents qui sont en eux et qu'ils n'utilisent pas, 
mais par lesquels ils se sentent ennobUs. Et ils 
veulent qu'on les leur rappelle : le jour où ils 
les auraient oubhés, ils savent bien qu'ils se- 
raient diminués à leurs propres yeux. 

Je sais peu d'hôpitaux d'un aspect physique 
aussi réjouissant. Il inviterait presque au plaisir 
d'une petite convalescence. Tout y est clair, 
aéré, limpide, frais au regard, depuis les murs 



NOTRE-DAME DU PERPÉTUEL-SECOURS 159 

blancs jusqu'aux robes blanches des religieuses, 
jusqu'aux rideaux blancs des Hts, rideaux ^u'on 
a gardés pour la pudeur des malades et qui leur 
permettent de s'isoler. Les fenêtres livrent le 
jour de tous les côtés : on voit des arbres et des 
petits jardins. J'ai vu, dans l'une ou l'autre 
salle, des enfants qui s'amusaient avec des 
jouets qu'on avait déposés sur leur lit. Il y 
a une salle pour les convalescents : ils y peuvent 
lire, jouer aux cartes. Et les conseils de Mme de 
Vatimesnil ont été entendus : une prieure admi- 
rable sait les faire mettre en pratique. 

Il faudrait encore vous parler des salles de 
bains, des cuisines, des salles de consultation, 
du laboratoire. Et M. le docteur Variot, médecin 
en chef de l'hospice des Enfants- Assistés, qui a 
remplacé avec tant de dévouement et d'autorité 
le docteur Lancereaux, m'en voudrait si je 
n'ajoutais que ce laboratoire est encore insuf- 
fisant, qu'il faut prévoir des salles d'opérations, 
un agrandissement de la salle de consultation. 
Alors, alors, c'est qu'avec la charité on n'a ja- 
mais fini. — Que MM. les assassins commencent, 
disait Alphonse Karr, quand on parlait de sup- 
primer la peine de mort. — Que la maladie et 
la pauvreté commencent, pourrait-on dire, si 
l'on était jamais tenté d'arrêter l'élan continu 
de la charité. 

Visiter l'hôpital de Notre-Dame du Perpé- 
tuel-Secours, c'est comprendre mieux cette pro- 



160 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

portion qui ne s'arrête jamais entre les néces- 
sités et les secours. Voici une œuvre qui arrive 
chaque année à soulager plus d'infortunes : 
chaque année elle contracte donc plus d'obhga- 
tions. Et nous sommes ici pour tâcher de faire 
face à ces obligations toujours croissantes, pour 
ajouter une pierre à la Maison de famille des ma- 
lades. 



III 



LA FÊTE DES DOTS ( 1 ). 



Mesdames, 

Je rappellerai brièvement comment la Mode 
pratique imagina, il y a une douzaine d'années, 
de doter sur son budget une jeune fille, en la 
faisant élire par les suffrages de ses lectrices. 
De 1910 à 1921, elle a distribué ainsi : une dot 
de 6.000 francs, deux dots de 5.500 francs, 
20 dots de 5.000 francs, une dot de 3.500 francs 
et 6 dots de 2.500 francs. La dot unique du début 
s'est multipliée. Aujourd'hui, six jeunes filles 
seront récompensées. 

Il me faut remercier le Comité que préside, 
avec une si aimable persuasion et une si aimable 
autorité, Mme Saint-René Taillandier dont le 
no!m, dont tous les noms sont chers aux lettrés, 

(1) Discours prononcé à la Fête des dots de la Mode pratique 
le 1" février 1922. 

11 



162 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

et à qui nous devons cette biographie si vivante 
et si admirablement documentée ensemble de 
Mme de Mainteiion. 

L'aimable directrice de la Mode pratique, 
M^^ deBroutelles, exerce une autre mission. Elle 
prépare les académiciens au discours sur les prix 
de vertu. Elle les guette après leur réception, elle 
les inscrit à son programmée, elle les invite à 
présider la cérémonie de la remise des dots, après 
quoi elle les renvoie sous la Coupole, tout dressés 
pour prononcer l'éloge de M. de Monthyon. 

Ainsi en a-t-elle agi à mon égard. Elle m'a 
fait le grand honneur de me cueillir à mon tour 
et, comme je lui demandais l'autorisation de 
feuilleter du moins les discours de mes prédé- 
cesseurs, afin de m'en inspirer, ainsi qu'il est 
d'usage quand on doit prononcer une harangue 
à l'Académie, elle m'a remis un dossier où j'ai 
retrouvé huit ou dix de mes plus illustres con- 
frères. 

Ainsi armé, je vais commettre une trahison. 
Je vous montrerai comment on compose un 
discours sur les prix de vertu. On commence 
par prononcer l'éloge de M. de Monthyon. Il 
y a toujours un M. de Monthyon dans l'affaire. 
A la Mode pratique, il s'appelle Etienne Ancelin, 
et il était chanoine à Saint-Pierre de Lille. Il 
vivait au xvi^ siècle, et c'est lui qui eut l'idée 
de créer, par testament, cinq lourses mariantes 
destinées à aider les titulaires à contracter 



LA FÊTE DES DOTS 163 

mariage. Le chapitre des chanoines était chargé 
de les choisir. Et voilà une charmante occupa- 
tion pour des chanoines. La Mode pratique a 
emprunté au bon chanoine Ancelin son idée. 

Après l'éloge de M. de Montliyon ou du cha- 
noine Ancehn, l'orateur prend la liberté d'un 
petit développement personnel approprié à son 
genre de talent, et dans lequel il aura quelque 
chance de briller. M. Maurice Barrés parlera 
de l'influence sociale de la vertu; M. René Bazin, 
qui fut le dévoué et éloquent président des 
années de guerre, conseillera le retour à la terre 
et à la vie humble et modeste; M. René Doumic 
s'élèvera contre la dot qu'il trouve immorale, 
car n'est-ce point assez que de recevoir le don 
d'une charmante compagne? et pour un peu il 
la voudrait faire payer au mari, en quoi il a 
mille fois raison, mais qu'y faire? M. Marcel 
Prévost célébrera avec autorité les vierges fortes; 
MM. Maurice Donnay et Robert de Fiers trai- 
teront le plus gentiment du monde de la mode, 
l'un faisant dire à notre mère Eve, laquelle pous- 
sait un peu plus loin qu'il n'est aujourd'hui 
d'usage l'absence de costume, qu'elle n'a rien 
à se mettre; l'autre, faisant renseigner des sol- 
dats ignorants de Paris dans un village de la 
Russie méridionale par une petite bonne qui 
sait bien, elle, que Paris c'est la ville où l'on 
fait la mode. 

Après ce développement où je vous assure 



164 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

que mes confrères ont brillé tour à tour, ils 
font enfin, et rapidement, mais avec beaucoup 
de bonne grâce, n'en doutez pas, l'énumération 
et l'éloge des heureuses lauréates. 

J'avais pensé qu'il serait piquant de renver- 
ser une si belle ordonnance du discours. Mais 
je me suis bien vite aperçu que la tradition n'est 
pas seulement respectable, elle est pour ainsi 
dire imposée par la logique même de l'esprit. 
Et me voici donc arrivé, puisque j'ai déjà rap- 
pelé le chanoine Ancelin-Monthyon, au petit 
développement où je dois briller. 

Je crains fort de ne point m'en tirer tout seul, 
surtout après l'avoir annoncé. Alors j'ai adressé 
au ciel une invocation, et un secours m'est venu 
en la personne de mon saint compatriote, Fran- 
çois de Sales. Lui aussi, il s'est occupé de la 
mode. Il mériterait d'être le patron de la Mode 
pratique. Ne recommandait-il pas aux belles 
dames qu'il dirigeait dans les chemins du monde 
d'être mises convenablement? « La netteté 
extérieure, disait-il, représente en quelque sorte 
l'honnêteté intérieure. » Les gens mal tenus ne 
lui représentaient rien de bon. Socrate disait 
déjà à je ne sais plus quel philosophe qui por- 
tait des loques avec ostentation : « Par ces trous, 
je vois ta vanité. » 

« La "femme mariée, dit encore saint Fran- 
çois de Sales, se peut et doit orner auprès de 
son mari quand il le désire : si elle en fait de 



LA FÊTE DES DOTS 165 

même en étant éloignée, on demandera quels 
yeux elle veut favoriser avec ce soin particu- 
lier. » I] ne serait même pas étonné que les 
femmes les plus vertueuses, dans une assemblée 
— où leurs maris seraient présents — ne soient 
les mieux mises, tant elles auraient de grâce 
simple, modeste et grave, si près de se confondre 
avec le goût. Encore faut-il tenir compte de 
l'âge : « On se moque toujours, dit-il, des vieilles 
gens quand ils veulent faire les jolis. » Maxime 
que devraient bien méditer quelques-unes de 
ces aïeules qui font porter à la vieillesse tout un 
harnais de guerre, depuis les poudres et les fards 
jusqu'aux bijoux et aux étoffes voyantes, comme 
on en rencontre pareilles à des châsses de car- 
naval dans tant de réunions mondaines. 

En revanche, saint François de Sales est 
plein d'une indulgence souriante pour la co- 
quetterie des jeunes filles : dans un chapitre 
sur la bienséance des habits, il leur permet des 
dffiqueis parce qu' « elles peuvent loisiblement 
désirer d'agréer à plusieurs, quoique ce ne soit 
qu'afin d'en gagner un seul par un saint ma- 
riage ». Ne contient-il pas le zèle de Mme de 
Chantai qui mène une garde un peu trop austère 
autour de la toilette de ses filles ? « Que voulez- 
vous, lui fait-il observer bonnement, il faut bien 
que les filles soient un peu jolies. » Et comme la 
jeune Françoise de Rabutin, fille de Mme de 
Chantai, qu'on appelait gentiment Françon, se 



166 LA GLORIEUSE MISÈRE PES PRETRES 

désolait en l'absence de sa mère parce qu'elle 
n'avait pas de quoi se faire brave, l'évêque prend 
sur lui de l'autoriser à quelques dépenses. « Je 
lui dis, explique-t-il à Mme de Chantai alors à 
Lyon, qu'il fallait lui faire faire un beau collet 
pour les fêtes, et cela suffirait au village en at- 
tendant mieux à votre retour. Je pense que cette 
fille croit que ce soit grand contentement d'avoir 
ces dentelles et ces collets montants (vous voyez 
bien que J'en sais quelque chose), et il la faut 
charger de cela : quand elle verra que cela n'est 
pas si grande fête, elle reviendra à soi. » Et comme 
il saura réprimer avec douceur les petites har- 
diesses de la jeune Françoise! Un Jour qu'elle 
lui parut un peu trop décolletée, il lui tendit 
malicieusement une épingle. Il lui faudrait au- 
jourd'hui, s'il revenait, toute une pelote. 

Mais il est un autre conseil que donne encore 
aux femmes saint François de Sales, et c'est 
de ne pas négliger ce qu'il appelle d'un joli mot 
le fuseau et la quenouille, c'est-à-dire les travaux 
domestiques. Les travaux domestiques, ils ne 
sont pas aujourd'hui en grand honneur. Une 
mode nouvelle pousse la femme hors du logis, 
vers toutes les manifestations extérieures et, si 
elle doit gagner sa vie, vers les métiers intel- 
lectuels ou soi-disant intellectuels. Les femmes 
veulent être bachelières, hcenciées, diplômées, 
doctoresses, ou tout au moins sténographes, 
dactylographes, employées. Et, sans doute, il 



LA FÊTE DES DOTS 167 

ne faut point les écarter, ni d'une culture intel- 
lectuelle, toujours précieuse, ni des professions 
où elles rendent tant de services. Nous avons 
eu 1.500.000 morts, ne l'oublions pas; nous 
avons été frappés dans notre jeunesse et dans 
l'élite de cette jeunesse. Il faut bien combler 
tant de vides. L!intelligence de la femme est 
malléable et peut s'adapter à bien des appren- 
tissages. Puis le mariage est devenu plus incer- 
tain, plus difFicile. Pourquoi priver les jeunes 
filles de la sécurité, de l'agrément aussi que 
donne un emploi rétribué. 

Ce n'est donc pas un légitime élan vers le 
travail intellectuel que je prétends condamner 
chez la femme, mais bien son abus et l'effet qu'il 
a parfois de la détourner de la vie quotidienne 
et de ses petites tâches. Être si savante pour 
une femme, est-ce d'ailleurs un bon moyen de 
plaire? Entre nous, j'en doute un peu. Le 
charme souverain d'une Mme Récamier venait, 
afîirme-t-on, de son art d'écouter. Mais si elle 
se met à parler tout le temps! Les hommes 
brillaient devant elle. Ils n'aiment rien tant 
que briller, ou croire du moins qu'ils brillent. 
Dans leurs discours, ils font des développements, 
vous le voyez, et dans la conversation, des fiori- 
tures. Ils aiment à se croire supérieurs aux 
femmes, tout au moins à la leur. M. de Duras, 
sous la Restauration, après avoir été marié à 
l'une des femmes les plus remarquables, l'auteur 



168 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

d'Ourika et l'amie de Chateaubriand, pour at- 
ténuer l'effet d'une perte aussi considérable, 
s'était remarié, sans retard, à une jeune fille 
fort jolie mais intellectuellement assez peu 
douée : « On ne peut savoir, affirmait-il, l'œil 
brillant, à un ami, le bonheur d'avoir plus 
d'esprit que sa femme. » C'était un bonheur 
dont il avait été longtemps privé. 

Il me semble que mon développement a été 
suffisant. Saint François de Sales, et peut-être 
aussi M. de Duras, m'ont permis de l'escamoter 
savamment. Il ne me reste donc plus qu'à bous- 
culer, selon la tradition, les noms et l'éloge des 
lauréates. Là encore, j'ai voulu me rebiffer 
contre la tradition. N'est-elle pas inconvenante ? 
Ne devrait-on pas donner la part principale à 
celles qui sont l'occasion de cette fête par leur 
mérite et leur courage dans la vie ? Eh bien ! 
non, c'est encore la tradition qui a raison. Nous 
supportons l'éloge de la vertu en commun. Dès 
qu'on entre dans le détail, cet éloge nous paraît 
injurieux. A l'Académie, lors de la séance an- 
nuelle accordée à la vertu, personne ne se soucie 
d'apprendre que cette vertu a été pratiquée par 
des êtres vivants que nous connaissons peut-être, 
exception faite, toutefois, pour les vieux servi- 
teurs dont chacun prendrait volontiers l'adresse, 
comme pour les appartements à louer. 

Et cependant, je ne sais rien de plus émou- 
vant que la courte et simple biographie des 



LA FÊTE DES DOTS 169 

six jeunes filles aujourd'hui récompensées par 
la Mode pratique. Écoutez et admirez. Toutes 
ou presque toutes ont reçu de la guerre un sur- 
croît douloureux de charges, un legs de sacri- 
fices. Car la guerre, dont il est de bon goût de 
ne plus parler, a déposé sur tant de frêles épaules 
un poids si lourd et parfois écrasant. 

Mlle JacqueUne de Roincé a perdu son père, 
officier, des suites de la guerre. Elle a aujourd'hui 
21 ans; elle avait le goût des études, elle avait 
commencé d'y bien réussir quand il lui fallut 
renoncer à les poursuivre pour soutenir immé- 
diatement par son travail une maisonnée nom- 
breuse, grand'mère, mère presque toujours souf- 
frante, cinq frères et sœurs, et tombée dans la 
gêne. Peut-être le don de la Mode pratique lui 
permettra-t-il d'achever l'éducation intellec- 
tuelle après laquelle elle soupire et qui l'autori- 
serait à tirer meilleur parti de sa jeune raison 
et de son ardent dévouement. 

Celle-ci, Georgette Lamblait, est sans foyer. 
Le sien était heureux, dans une petite ville de 
l'Oise. Vient la guerre : le père meurt, la mère 
devient folle à la suite des bombardements, la 
sœur aînée se marie. La cadette, à 20 ans, est 
seule dans la vie. 

Cette autre, Hélène Ponsot, gagnait, par son 
travail de dactylographe, sa vie et celle de sa 
mère. Elle a un œil déhcat. Voici que l'autre 
se prend. Elle est menacée de cécité. Quel mé- 



170 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

tier lui faudra-t-il exercer? Quelle angoisse 
dans son travail menacé! 

Marie Thoreux soutient et soigne sa mère 
paralysée et son frère tuberculeux. Celui-ci, 
qui était prêtre, la laisse sans ressources avec 
la grande charge filiale, 

Yvonne Berlemont-Sandras, demeurée seule à 
15 ans, est le seul soutien de ses trois cadets 
âgés de 9, 6 et 3 ans. Cette grande sœur s'est 
mise courageusement à l'œuvre, allant en Jour- 
née, se levant tôt, se couchant tard, pour entre- 
tenir en bon état la modeste garde-robe de sa 
petite famille, faisant des prodiges pour arri- 
ver à nourrir et vêtir tout son petit monde, 
n'ayant que le gain de ses journées et l'alloca- 
tion que lui donnait l'État. 

J'ai gardé pour la fin la tragique aventure de 
Claire Grenier. Claire Grenier est d'un village 
du Chemin des Dames. Son père et son frère 
aîné, emmenés par les Allemands comme pri- 
sonniers civils, sont morts de faim en 1917. 
Quand la mère veut rentrer dans son pays dé- 
truit avec ses dix enfants, les ruines de sa mai- 
son achèvent de s'écrouler sur la famille. On 
retire les enfants des décombres avec de simples 
contusions, mais la mère a la colonne verté- 
brale brisée et meurt. Claire est l'aînée, elle 
reprend la culture avec les petits. Croyez-vous 
qu'une dot de 5,000 francs soit mal placée entre 
les mains vaillantes d'une Claire Grenier? 



LA FÊTE DES DOTS 171 

Il y avait autrefois un homme qui s'appelait 
Thomas et qui n'était pas encUn à la créduUté. 
Il était disciple du Christ et il aimait le Christ. 
Seulement il ne croyait pas que le Christ fût 
ressuscité : « Si je ne vois dans ses mains la 
marque des clous, et si je ne mets mon doigt 
dans le trou des clous et ma main dans la plaie 
de son côté, je ne croirai pas. » Ainsi parlait-il 
aux autres disciples. Et le Christ vint qui lui 
dit : « Mettez ici votre doigt et voyez mes mains, 
approchez aussi votre main et mettez-la dans 
mon côté et ne soyez pas incrédule, mais fidèle. » 

A tous ceux qui n'ont pas vu les misères im- 
posées par la guerre, à tous ceux qui ne soup- 
çonnent pas les souffrances secrètes et les sacri- 
fices cachés qui en sont la suite, la France tend 
ses mains'et ses pieds où sont la trace des clous 
et présente son côté saignant. 



IV 



IMAGES d'aLSACE ET DE LORRAINE (l). 



Mes chères enfants. 

Dans le beau parc qui vous a été légué par 
l'aimable M. de Naurois, M. le comte d'Haus- 
sonville, qui a recueilli, en présidant la Société 
des Alsaciens et des Lorrains, le plus bel héritage 
de famille, celui de la Bienfaisance, convie 
chaque année, au jour de la distribution des 
prix, un de ses confrères de l'Académie fran- 
çaise. Il convie de préférence le dernier venu. 
J'en compte déjà cinq après moi. Cependant, 
il ne vous consulte pas dans son choix. S'il vous 
avait consultées, je me doute bien que vous 
eussiez réclamé des militaires. Le vainqueur de 
la Marne est venu vous voir, mais vous ne con- 
naissez encore ni le maréchal Foch, ni votre 

(1) Discours prononcé à la distribution des prix de l'Orphe- 
linat alsacien-lorrain du Vésinet, le 21 juin 1922. 



IMAGES d'ALSACE ET DE LORRAINE 173 

compatriote de Lorraine, le maréchal Lyautey. 
Combien vous auriez eu raison de les réclamer ! 
ce sont des Académiciens un peu lointains. 
L'un, celui qui a forcé la victoire, est en rela- 
tions directes avec Dieu lui-même, si j'en crois 
une caricature anglaise qui, pendant la guerre, 
représentait l'empereur Guillaume interpellant 
au téléphone, d'une voix irritée, saint Pierre 
récalcitrant : 

— Donnez-moi donc mon vieux Dieu. 
Et le gardien du Ciel de lui répondre : 

— Impossible; il cause avec Foch et il a dé- 
fendu qu'on le coupe ! . . . 

L'autre est le grand constructeur du Maroc. 
Vous savez que les Allemands ont détruit, en 
Lorraine, sa belle maison de Crévic, sa maison 
de famiUe; ils pouvaient bien détruire la maison 
de celui qui bâtit un Empire français. 

A défaut de ces grands chefs, je viens donc 
vous parler. Et de quoi vous parlerai-je, sinon 
du grand événement qui nous a rendu votre 
Alsace et votre Lorraine? Je me souviens que, 
pendant la guerre, j'eus l'occasion de voir de 
loin vos deux capitales, Metz et Strasbourg, 
qui nous appelaient. J'avais été envoyé en mis- 
sion d'état-major à Pont-à-Mousson, alors très 
bombardé, pour régler l'évacuation par camions 
automobiles de 150 à 200 enfants que l'on en- 
voyait en Algérie. Ma mission terminée, quand 
le téléphone de Dieulouard m'eût informé que 



174 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

le dernier camion avait franchi sans encombre 
la ligne de feu, je m'offris la petite ascension du 
Signal de Mousson qui domine la ville et d'où 
la vue est assez étendue. Le sommet porte les 
restes d'un vieux château fort et une chapelle 
consacrée à Jeanne d'Arc dont la statue intacte 
se détachait sur l'horizon. La toiture de cette 
chapelle était brûlée et l'intérieur de l'édifice 
nettoyé. Dans une fenêtre de l'abside, une lu- 
nette d'artillerie avait été disposée. Elle me 
permit de suivre le cours de la Moselle et de dis- 
tinguer, dans une poussière qui miroitait, des 
toits, les hautes tours de la cathédrale, la lourde 
masse du palais de l'Empereur. C'était Metz. 
Et je suis demeuré longtemps à regarder Metz 
dans ce poudroiement bleu et or. 

J'avais pu voir Metz en 1915. Dans l'été de 
1917, envoyé en Alsace, je pus distinguer Stras- 
bourg de l'observatoire du Molkenrein. Cet 
observatoire 'du Molkenrein dominait le fameux 
Hartmannswillerkopf, où l'on s'est tant battu 
en 1914 et en 1915, où l'on n'a jamais cessé de 
se battre. Cet été-là, je me souviens que les 
forêts et les pâturages des Vosges semblaient 
recouvrir toutes les traces de la guerre. Mais 
l'Hartmann gardait sa blessure saignante. Dans 
le paysage de vert velours, il faisait une tache 
claire, pareille à un cimetière blanc dans les 
prés. L'Hartmann est resté, restera un cime- 
tière. Son sommet ne sera jamais reboisé. Il 



IMAGES d'aLSAGE ËT DE LORRAINE 175 

demeurera la montagne sacrée où l'on rassemble 
nos morts d'Alsace et que surmontera le signal 
d'une grande croix. DuMolkenrein on découvrait 
toute la plaine alsacienne, de Bâle à Strasbourg 
dont on pouvait distinguer vaguement la prodi- 
gieuse cathédrable, cette plaine alsacienne que 
Louis XIV appelait le « beau jardin ». 

Il n'était pas besoin d'avoir vu Metz et Stras- 
bourg, pour savoir qu'il fallait les délivrer et 
que sans cette délivrance la guerre serait perdue 
et la France à jamais diminuée. Le plus petit 
soldat le savait et non seulement chez nous, 
mais parmi nos alliés. On m'a montré à Stras- 
bourg, après l'armistice, un numéro d'un jour- 
nal allemand, le Tag de Berlin, religieusement 
conservé par un habitant, qui contenait l'in- 
terrogatoire d'un soldat canadien fait prisonnier 
dans les Flandres. L'interprète lui avait posé 
cette question : 

— Pourquoi vous battez-vous? 
Et il avait répondu : 

— Pour r Alsace-Lorraine naturellement. 

— Que vous représentez- vous par là? 

— Dame, est-ce une montagne ou un lac, je 
ne sais, mais il paraît que c'est très beau. Nous 
avons promis à la France de la lui rendre... 

Le journal allemand se moquait. A Strasbourg, 
on avait pleuré sur les. réponses du prisonnier 
canadien qui aimait l'Alsace sans la connaître 
et qui avait juré de la délivrer. 



176 LA GLOftlÉtfâE MISÈRE DES PRETRES 

Je ne sais s'il est parmi vous des Alsaciennes 
qui soient de l'une ou de l'autre des « trois val- 
lées ». Les trois vallées, me direz-vous, mais 
l'Alsace en compte bien davantage. Sans doute; 
cependant, pour ceux qui ont fait la guerre, 
l'Alsace c'est avant tout les trois vallées de la 
Thur, de la DoUer et de la Larg, de Thann, de 
Masevaux et de Dannemarie. Elles ont été occu- 
pées dès le commencement d'août 1914, et nous 
y sommes restés. Une bonne partie de l'armée 
y a passé. Là nos soldats ont pris avec l'Alsace 
un contact direct. Là, tous ceux qui sont venus 
ont laissé un peu de leur cœur. La guerre n'y 
était pas comme ailleurs, exclusivement cruelle 
et dure. Il y avait des heures de détente et l'on 
y respirait un air de douceur et d'amitié. Les 
habitants se disputaient nos chasseurs et nos 
fantassins et leur restituaient pour quelques 
heures la vie de famille qu'ils avaient perdue. 

« J'ai plaisir à me battre pour vous et pour 
vos sœurs de la vallée », écrivait à une jeune 
femme l'un de ces hôtes reconnaissants, et un 
autre — celui que J'ai représenté dans un de 
mes livres — avait dit : « Tué pour tué, je pré- 
fère que ce soit en Alsace. » 

Tout de suite, dans les trois vallées nous 
avions installé des écoles. Des fillettes comme 
vous qu'enseignaient les admirables sœurs de 
Ribeauvillé m'ont récité une fable, une fable 
bien connue : le Loup et l'Agneau. Groupées en 



IMAGES d'aLSACE ET DE LORRAINE 177 

deux camps, les grandes jouant le rôle du loup 
avec des yeux rieurs qui essayaient d'être ter- 
ribles, les petites, celui de l'agneau qu'elles bê- 
laient à plaisir. Et ces menues voix intelligentes, 
nuançant le texte à miracle, révélaient plus 
que tous les traités d'histoire ce qu'il y a de 
finesse française dans la race alsacienne. 

Les écoles de garçons étaient tenues par des 
instituteurs militaires; leurs uniformes bleu ho- 
rizon maintenaient leur autorité mieux que leurs 
amicales gronderies. L'un d'eux, qui avait donné 
à ses élèves comme sujet de composition : pour- 
quoi aimez-vous la France ? m'a confié les ineil- 
leures copies que j'ai conservées. Le fils du 
facteur avait écrit : 

J'aime surtout la géographie. En apprenant les 
riches produits qu'on trouve en France, j'ai pris 
la résolution de n'appartenir qu'à ce beau pays... 

Et le fils du marchand de chaussures, attri- 
buant à ses deux maîtres successifs sa connais- 
sance de la France, dressait d'eux ces portraits : 

Mon premier maître fut un sergent doux, ai- 
mable et familier. J'étais heureux de ne plus être 
battu par les Allemands et je 'me levais chaque 
jour de bonne heure pour étudier. Il ne me don- 
nait pas beaucoup de devoirs, mais je les soignais. 
Nous nous disions : Hein? ce n'est plus le bâton 
comme avant la guerre. Mais quand il dut nous 
quitter, au mois de décembre, nous fûmes touchés 
et j'allais pleurer en cachette. Après les vacances 

12 



178 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

de Noël il vint un instituteur, d'un air vif, jeune 
et gai, à la mine éveillée. Il nous apprenait le 
dessin, à mieux écrire, et les chansons de France... 

Au sens pratique du premier, le second ajou- 
tait la délicate analyse psychologique réservée 
aux races anciennes et cultivées. L'avenir alsa- 
cien était là, dans ces enfants nombreux, ar- 
dents, spontanés et réfléchis ensemble. L'avenir 
alsacien-lorrain, il est dans ces écoles où il se 
fond avec l'avenir français, il est ici. Puis ce fut 
la Victoire, ce furent les entrées miraculeuses 
dans les villes de l'Alsace et de la Lorraine déli- 
vrées. Y assistiez- vous, mes chères enfants ? 
Avez-vous dans votre court passé ce glorieux 
souvenir ? 

La première de ces entrées, ce fut à Mulhouse. 
Mulhouse semblait roulé dans un immense dra- 
peau tricolore, comme un enfant dans une cou- 
verture. Partout les trois couleurs; aux fenêtres, 
sur les façades, sur les toits, en guirlandes au- 
dessus des routes, en cocardes sur les chapeaux, 
en rubans sur les cheveux et sur les poitrines, en 
joujoux aux mains des enfants. Où avait-on 
pris tout ce bleu, tout ce blanc, tout ce rouge? 
On avait dû tailler dans les rideaux, les draps, 
les châles. Tout à coup les clairons sonnent. 
Les clairons, ils n'en ont pas en Allemagne. Et 
la foule crie : les voilà ! Les voilà,nos soldats, et 
c'est un défilé comme personne n'en a jamais vu. 
Un défilé sous les fleurs. Où donc avait-on trouvé 



IMAGES d'aLSACE ÈT DE LORRAINE 179 

tant de fleurs ? Quels jardins avait-on pillés ? 
C'étaient surtout des chrysanthèmes, des blancs, 
des violets, des mauves, des bruns, des rouges. 
D'habitude on en fleurit les tombes. Cette fois on 
en recouvrait les vivants.Nos soldats marchaient 
sur les fleurs. Ils avaient des fleurs à la ceinture, 
aux courroies du sac, au bidon, aux cartou- 
chières. Ils avaient des fleurs dans la bouche. 
Et ils marchaient dans une acclamation déli- 
rante qui les enveloppait comme d'une voix 
humaine, la voix de tous les cœurs délivrés. 
Alors un grand cavaher se baissa. Il prit à pleins 
bras une petite fille qui s'était glissée presque 
entre les jambes de son cheval, il la souleva en 
l'air et l'assit sur sa selle devant lui. .lamais un 
oflicier allemand n'aurait osé un geste pareil. 
C'est à ces gestes-là, déhcats et gentils, que se 
connaît la France. 

* A Metz, après la fête officielle, après la remise 
du bâton au maréchal Pétain, j'ai vu l'Espla- 
nade envahie par les jeunes Lorraines, en cos- 
tume national, petit bonnet rond au tour de 
dentelles, fichu en pointe, tabher court, jupe 
claire, bas et souhers blancs. Elles se sont prises 
par la main, et parce qu'elles étaient joyeuses 
elles se sont mises à tourner lentement en une 
ronde improvisée. Mais la ronde s'est allongée, 
le cercle s'est agrandi; puis il s'est brisé en une 
multitude de petits cercles. Car des soldats, 
timidement presque, déjà vaincus par la réserve 



180 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

lorraine, avaient demandé la permission d'en- 
trer dans la danse. Alors il se passa — et tout 
naturellement — une scène charmante, une 
scène pareille à celle que décrivait Gérard de 
Nerval dans le pays de Valois. 

Ces soldats, ayant perdu toute violence et 
toute brusquerie, obéissaient à ces petites filles 
et s'appliquaient gentiment à prendre la ca- 
dence et à faire les révérences commandées. 
Car l'une d'elles avait entonné un vieil air de 
France, et pour le savoir si bien, il fallait qu'elle 
l'eût appris de sa mère et de sa grand'mère, il 
fallait qu'il lui fût venu avec les premières pa- 
roles et les premiers chants. Il fallait qu'il fût 
venu d'avant l'occupation allemande. C'était ; 

Nous n'irons plus au bois. 
Les lauriers sont coupés. 

Toutes ces jeunes filles le savaient, car toutes, 
le reprenaient en chœur. Elles le savaient mieux 
que nos soldats de France qui, tout d'abord, le 
répétèrent gauchement, mais bientôt s'affer- 
mirent dans sa connaissance. Et le gentil jeu 
d'autre fois recommença devant la statue du 
maréchal Ney. 

J'imagine que Colette Baudoche, — vous la 
connaissez bien — la Lorraine de Maurice Bar- 
rés, était là, non point dans la ronde, mais 
immobile à côté, la regardant. Celles qui dan- 
saient ne pouvaient être que ses cadettes. Elle 



IMAGES D 'ALSACE ET DE LORRAINE 181 

était née trop tôt pour être de celles qui dan- 
saient, mais elle souriait en regardant ses sœurs. 
Et ce sourire, je l'interprétais ainsi : 

— Dansez, mes petites sœurs, disait-elle, avec 
ces beaux soldats bleus. Vous du moins, votre 
jeunesse peut s'épanouir sans contrainte. Vous 
n'aurez plus le choix entre la pauvreté et Fré- 
déric Asmus. Vous n'aurez pas senti votre cœur 
battre d'inutiles désirs dans les mauvais jours 
de la captivité. Ces chansons de France que vous 
chantez si bien, c'est nous qui vous les avons 
apprises en cachette. Nous vous avons transmis 
la France comme notre mère nous l'avait 
transmise. Bientôt vous ne saurez plus ce que 
vous nous devez, tant il vous paraîtra naturel, 
tant il vous paraît déjà naturel d'être de petites 
Françaises. Déjà vous croyez l'avoir toujours été. 

Ces grands jours de la Mbération, beaucoup 
d'entre vous sont trop petites pour en avoir sou- 
venir. C'est pourquoi il est bon de les évoquer. 
Beaucoup d'entre vous étaient alors déjà frap- 
pées dans leurs affections de famille. Que, du 
moins, elles songent que leur famille en devenant 
française s'est élargie. A toutes cependant je 
demande de penser à d'autres petites orphe- 
lines, à celles dont les pères sont demeurés sur 
la terre d'Alsace, devenue le Heu de leur sépul- 
ture.- 

Dans ce cimetière de l'Hartmann dont je 
vous parlais tout à l'heure, j'ai reconnu bien des 



182 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

noms de mon pays de Savoie. Les filles de ces 
morts sont vos sœurs particulières. Nos orphe- 
lines sont aujourd'hui du même sang, puisque 
ce sang a été répandu pour votre délivrance. 
Vos tristesses, mes enfants, ont été les nôtres. 
En souhaitant le bonheur à vos jeunes vies, je 
pense aussi à celles que la communauté des 
maux soufferts vous associe et que je veux as- 
socier à vos joies. 



LES ŒUVRES DE MER (l). 



Mesdames, Messieurs, 

Pourquoi l'assemblée générale des Œuvres de 
Mer s'est-elle adressée cette année, pour pré- 
sider son assemblée annuelle, à un terrien, et 
même à un romancier de la terre, du champ 
labouré de génération en génération et du toit 
familial d'où s'élève un mince filet de fumée 
bleue? Sans doute pourrais-je invoquer cette 
circonstance atténuante que je suis né au bord 
d'un lac, et d'un lac assez grand pour que, les 
jours de brume, on ne puisse du rivage distin- 
guer la rive opposée. Et même ce lac, le lac 
Léman, m'a été donné en héritage un matin 
d'été, quand j'étais enfant, par quelqu'un qui 

(1) Discours prononcé à l'Assemblée générale de la Société 
des Œuvres de Mer le 6 mai 1923. 



184 LA GLORIEUSE MISERE DES PRETRES 

avait toutes les raisons du monde pour en dis- 
poser. 

Laissez-moi remonter avec vous le cours déjà 
long de ma vie jusqu'à cette matinée lumineuse. 
C'est le récit d'une promenade d'enfance que je 
vais vous faire. Mon grand-père guidait mes pas. 
Ce grand-père était un joli vieillard d'une ex- 
trême politesse, d'une exquise élégance. Ses 
cheveux frisés et tout blancs, comme poudrés, 
s'échappaient en mèches folles d'une petite 
calotte de velours noir ornée d'un gland de soie. 
Il était toujours complètement rasé, ce qui déga- 
geait la grâce de la bouche, et ses traits pâles, 
qui parfois se teintaient aux pommettes d'un 
léger afflux de sang, apparaissaient fins et déh- 
cats, presque féminins sous la coquette chevelure 
blanche. Autour du cou il enroulait un foulard 
à l'ancienne mode. Il avait des soins touchants 
pour ses habits, et chaque fois qu'il prisait, il 
s'évertuait ensuite à soufïïer de son souffle grêle 
sur les moindres grains de tabac égarés dans les 
plis de sa redingote qu'il appelait une « lévite ». 

Il fut doux à mon enfance. Il aimait la nature 
et il me la fit aimer. Un jour, il me montra, 
d'une hauteur péniblement gravie, — car il 
avait de vieilles jambes et j'en avais de petites, 
— la plaine immense que tachaient les moissons 
de diverses couleurs. Une brise légère agitait 
nonchalamment les blés murs. Les forêts, dont 
l'été augmente le mystère, s'endormaient dans 



LES ŒUVRES DE MËR 185 

leur lourd feuillage. Et, tout au fond, nous dis- 
tinguions les eaux bleues du lac Léman qui sou- 
riait. 

— Regarde, petit. Est-ce beau? me dit-il. 
Eh bien! tout ce que tu vois est à moi. 

— Vraiment, grand-père? 

Je n'étais pas très convaincu. Mon grand-père 
ne réussissait jamais dans ses entreprises finan- 
cières où il introduisait de la fantaisie, et le 
petit homme que j'étais s'en doutait déjà. 

— Oui, reprit-il, tout cela est bien à moi : 
ces maisons dorées, ces vignes et ces hautes 
futaies, et ce lac aussi, qui tremble d'aise au 
soleil. Le propriétaire a le droit d'user et d'abu- 
ser. Qui donc use et abuse plus que moi de cette 
beauté ? 

Et, dans un petit rire sournois, il ajouta, 
plutôt pour lui-même que pour son jeune com- 
pagnon, qui pourtant s'en souvient : 

— Et l'on m'épargne la peine de m'occuper 
de mes propriétés. 

Cependant, ébloui, je m'écriai : 

— Comme vous êtes riche, grand-père! 

Je regardai la plaine et le lac avec admiration. 
Il me considéra un instant, et sans doute il me 
jugea digne de son héritage, car il étendit la 
main, et son geste fut presque solennel, comme 
s'il voulait me bénir, quand il me dit : 

— Je te donne tout ce que j'ai. 

Je battis des mains et j'embrassai le cher 



186 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

vieillard. Ainsi me furent véritablement légués 
un matin de ma claire enfance, le charme et la 
grâce de mon pays de Savoie. 

Sur mon lac — je puis bien l'appeler ainsi 
puisqu'il m'appartient — j'ai appris à manier 
la rame et la voile et à naviguer, en sorte que je 
n'ai pas été trop surpris lors de ma première 
rencontre avec la mer. C'était à Roscofî en 
Bretagne. J'étais parti de Paris pour visiter 
toute la Bretagne. Mais, arrivé à Roscofî, je 
louai un petit bateau de pêche qui s'appelait 
l'Aima Maria et je n'allai pas plus avant. 

Depuis ces temps anciens, j'ai entrepris des 
croisières plus lointaines. Pourtant je suis de 
ceux que les vrais marins méprisent parce 
qu'ils sont bien vite las du grand rond circu- 
laire et qu'ils interrogent toujours l'horizon 
pour y chercher la distraction d'une île, ou de la 
côte, ou celle même d'un petit oiseau qui s'en 
vient se reposer sur le mât d'une trop audacieuse 
traversée. Au fait, les vrais marins ne sont-ils 
pas, eux aussi, tournés vers l'avant, attendant 
la terre? Emile Faguet disait que V Odyssée 
n'est pas que l'époque du flot qui chante, qui 
mugit, qui sourit, qui berce et qui dévore, mais 
qu'elle est encore et surtout le poème du retour 
à Ithaque et de la fumée qui monte du toit 
paternel. 

Le marin n'est pas différent des autres 
hommes. Il a, lui aussi, un foyer, une famille. 



LES ŒUVRES DE MER 187 

un port d'attache. Et s'il en est séparé, malgré 
son goût de la mer, ne pensez-vous pas qu'il 
souffre — même inconsciemment — de sa vie 
anormale ? 

Aussi n'est-ce point en souvenir de mes 
quelques navigations dans le Levant, que votre 
président, l'amiral de Gueydon, m'a convié à 
cette présidence. Il a bien vu qu'il y avait, dans 
une œuvre destinée à rattacher le marin à la 
terre momentanément abandonnée, un côté 
psychologique et moral bien capable d'attirer 
et de retenir un écrivain préoccupé de maintenir, 
fût-ce en voyage, le culte des dieux lares. 

Puis-je mieux faire que de rappeler ici même 
la conversation au cours de laquelle il m'a 
convaincu de venir à son bord, afin de m'y 
exposer mieux les ambitions des Œuvres de 
Mer ? 

— Nous ne limiterons pas notre assistance, 
m'expliqua-t-il — et son geste élargissait autour 
de nous l'horizon — à secourir les pêcheurs de 
Terre-Neuve et d'Islande. Pour nous, le monde 
est plus large et ce que nous avons fait jusqu'ici 
ne représente qu'une étape sur la route que nous 
voulons parcourir. Nous désirons nous occuper, 
sur toutes les mers, de l'ensemble de ce que l'on 
appelle les gens de mer. Au fur et à mesure que 
nos ressources augmenteront, que notre crédit 
moral s'élargira, que l'on comprendra mieux 
l'utihté de notre influence, nous voulons pro- 



188 LA GLORIEUSE MISERE DES PRETRES 

gresser et nous étendre. Les gens de mer, c'est 
la grande famille des marins, la grande pêche 
n'en est qu'une branche, une autre plus nom- 
breuse est celle du long cours, une autre du 
cabotage, une autre de la petite pêche, etc., 
toutes, certes, sont aussi attachantes les unes 
que les autres, mais chacune a pour ainsi 
dire des raisons distinctes pour attirer l'in- 
térêt. 

Il parut se recueillir, et ce fut pour esquisser 
à grands traits cette psychologie du marin : 

— D'une façon générale, chaque corps de mé- 
tier a son ambiance, ses aspirations, ses besoins, 
ses difficultés et ce que l'on peut appeler ses 
maladies sociales; chaque maladie mérite des 
soins particuhers, des remèdes appropriés. Ce 
qui caractérise les maladies sociales des gens de 
mer, c'est le miheu anormal où se déroule leur 
existence, c'est l'éloignement fréquent et durable 
où ils sont de leur foyer, de leur famille, c'est 
l'isolement relatif où ils sont confinés sur leur 
bateau. De cette situation résulte une mentahté 
particulière, une sorte de tristesse méfiante, une 
prédisposition à supporter plus aigrement qu'ail- 
leurs des épreuves temporaires que n'atténuent 
aucune consolation, aucune distraction. Sans 
insister davantage, remarquez que dans les 
grands mouvements violents de l'histoire, ce 
sont toujours les marins qui sont les acteurs ini- 
tiaux des révolutions. En 1793 chez nous, en 



LES ŒUVRES DE MER 189 

Angleterre, puis de nos jours en Portugal, en 
Allemagne, en Autriche et hélas en France, il 
en a été ainsi. Quand la discipKne fléchit, quand 
une idée dissolvante se propage, elle trouve 
dans ce milieu resserré, concentré de la marine 
un terrain de culture extraordinairement favo- 
rable. Il y a là un danger qu'il faut reconnaître, 
auquel il faut obvier; il y a des précautions à 
prendre, une sorte de doctrine de progrès à 
discerner et à appliquer. Ce progrès tient moins 
de nos jours à une améUoration matérielle que 
morale. La vie sur les bateaux s'est largement 
transformée, elle n'est plus une vie de misère, 
mais que de détails restent cependant à envi- 
sager! J'en donnerai un exemple en citant le 
service de la poste que nous avons étabh sur 
le banc de Terre-Neuve. Jadis les bateaux par- 
taient de France, passaient six mois dehors et 
rentraient, leur campagne terminée, sans que 
leurs équipages aient reçu aucune nouvelle 
des leurs. Cette année nous avons distribué 
17.000 lettres! Quel progrès et ce n'en est qu'une 
manifestation; il s'étend à bien d'autres détails. 
Ce progrès judicieux, réfléchi, étudié, il est réah- 
sable; nous* pensons qu'il est indispensable de 
nous employer à son application. Nous ne vou- 
lons pas laisser aux mauvais bergers le bénéfice 
de l'apparence de sa recherche. Nous pensons 
qu'une œuvre catholique comme la nôtre doit 
mettre au premier plan de ses préoccupations la 



190 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

défense et la satisfaction des intérêts légitimes 
de ceux qu'elle assiste; nous voulons, dans notre 
zèle de tous les instants, rendre des services 
chaque jour croissants; nous voulons que les 
marins sentent ainsi que nous les aimons d'une 
façon active et désintéressée, bien certains 
qu'ils sauront inconsciemment reporter d'eux- 
mêmes, dans une certaine mesure, leur recon- 
naissance à l'idée religieuse qui nous inspire. 
En agissant ainsi notre action heureuse ne se li- 
mitera pas seulement aux intérêts des marins, 
son rôle servira de même nos intérêts nationaux. 
Aider les marins, c'est favoriser la marine. La 
marine est indispensable à notre pays, elle y 
est trop inconnue, trop méconnue. En temps de 
paix notre influence ne s'étendra, notre com- 
merce ne prospérera que si nos transports se 
font sous le pavillon national. En temps de 
guerre nous ne disposerons réellement de nos 
ressources que si une marine marchande nom- 
breuse, défendue par une marine de guerre puis- 
sante, sait assurer la liberté et la sécurité de nos 
communications. Pour obtenir ces résultats, il 
faut savoir agir opportunément. Tout ce que 
notre société pourra faire pour travailler à la 
réaUsation de ces idées, elle le fera, mais il faut 
que ces idées soient connues, discutées, elles ne 
sont pas assez répandues dans notre pays, elles 
n'y sont pas comprises comme elles le sont à 
l'étranger... 



LES ŒUVRES DE MER 191 

Il me semble que l'amiral de Gueydon vient 
de vous faire un excellent discours. Il m'a 
convaincu lorsque j'ai eu l'honneur de le rece- 
voir. Ne vient-il pas de vous convaincre à votre 
tour ? Il me reste cependant à vous raconter une 
histoire, celle des Œuvres de Mer. Elle a bien de 
quoi tenter un romancier. 

Cette psychologie du marin, qui vient de vous 
être faite par un connaisseur dont l'expérience 
se double d'affection, vous a montré le danger 
d'un isolement qui ouvre la porte à toutes les 
passions tristes, comme les appelait saint Fran- 
çois de Sales, le découragement, le pessimisme, 
l'apathie. 

Or, ces terribles psychologues que sont les 
marchands de paradis artificiels, de l'alcool au 
jeu, et de la cocaïne à la femme, avaient aperçu 
les premiers quelles proies faciles représentaient 
pour eux les marins séparés du reste du monde 
par six mois de pêche, six mois de rudes labeurs, 
de dangers, mais aussi de gains lucratifs en 
même temps que de dépression nerveuse. Ainsi 
les pirates précédèrent-ils les œuvres charitables. 
Les jours de calme, peu propices à la pêche, 
leurs petits bâtiments arrivaient dans le voisi- 
nage des Terre-Neuviens et des Islandais, char- 
gés d'eau-de-vie, de livres licencieux, de tabac 
de contrebande et autres « abominations innom- 
brables ». Les pêcheurs ne résistaient guère à 
l'appel de ces brutales sirènes. Ils vendaient 



192 LA GLORIEUSE MISÈRE Dï;S PRETRES 

leurs effets, leur équipement, leur matériel de 
bord, ils engageaient le gain de leur pêche et, 
oublieux du foyer qu'ils avaient laissé, ils bu- 
vaient, jouaient, se débauchaient, se querel- 
laient, et parfois s'entre-tuaient. «Mangeons et 
buvons, demain nous mourrons », a été long- 
temps la terrible maxime des malheureux marins 
exilés dans les mers du Nord. 

Ce que faisaient ces profiteurs — aller aux 
pêcheurs abandonnés — pourquoi une aide 
fraternelle ne l'accomphrait-elle pas afin de leur 
apporter d'autres distractions moins inhumai- 
nes? L'Angleterre, la première, nation marine par 
excellence, le tenta. Cependant, elle avait été 
précédée en Islande par deux prêtres français, 
l'abbé Bernard et l'abbé Baudouin qui, vers le 
milieu du xix© siècle, s'installèrent à Reykia- 
vick et y bâtirent pour les marins une chapelle 
et une maison de refuge. Ils leur apportaient 
l'assistance religieuse. L'abbé Baudouin mourut 
en 1876 et ne fut pas remplacé. Et je lis, dans 
le rapport émouvant qui fut présenté à votre 
assemblée de 1922: «Alors nos malheureux pê- 
cheurs se Virent privés, même à leurs derniers 
moments, des secours religieux, qu'ils récla- 
maient avec larmes. Ils demandaient « un 
prêtre pour l'amour de Dieu » et refusaient éner- 
giquement l'assistance des pasteurs protestants. 
Quand l'un d'eux mourait, ses camarades or- 
ganisaient eux-mêmes aussi fidèlement qu'ils le 



LES ŒUVRES DE MER 193 

pouvaient la cérémonie des funérailles dans la 
chapelle catholique, dans la chapelle Baudouin, 
comme ils disaient. Et tout se passait avec tant 
de recueillement et de piété, que le ministre 
protestant qui donnait ces détails disait en 
avoir été lui-même plusieurs fois ému jusqu'aux 
larmes. Il « ajoutait qu'il ne comprenait pas 
comment les catholiques avaient pu laisser ainsi 
ces braves gens dépourvus de tout secours reli- 
gieux ». « Souvent aussi, disait-il, il avait vu 
ces bons marins se rendre par groupes à la pau- 
vre chapelle de Landakot, y faire leurs dévo- 
tions, allumer des cierges et organiser des céré- 
monies entre eux, sans prêtre. » 

Pouvait-on abandonner ainsi les marins de 
la grande pêche loin de la terre française? En 
1894, les Œuvres de Mer furent fondées par un 
ancien officier de marine, Bernard Bailly, di- 
recteur du Cosmos, et par les Assomptionnistes 
de la rue François- 1^^. Une souscription publique 
fut ouverte pour l'achat d'un navire qui relie- 
rait Terre-Neuve à la Bretagne et porterait aux 
Islandais un aumônier et un médecin. D'autre 
part, une maison de famille était ouverte aux 
îles Saint-Pierre et Miquelon, pour l'assistance 
à terre. Enfin en 1896, le 20 avril, appareillait 
de Saint-Malo pour le banc de Terre-Neuve le 
premier navire-hôpital, le Saint-Pierre. Il arri- 
vait le 10 mai et dès le 11 il entrait en commu- 
nication avec les bateaux de pêche, distribuait 

13 



194 LA GLORIEUSE MISÈRE- DES PRETRES 

des vivres, du charbon, des lettres et des médi- 
caments, recueillait des naufragés, réconfortait 
les cœurs, relevait le courage des faibles et 
des désemparés. Mais, vingt jours plus tard, le 
Saint-Pierre s'ouvrait à la côte : l'équipage se 
sauvait, le bâtiment était perdu. 

C'était une dure épreuve pour une œuvre qui 
naissait. Mais quand une œuvre répond à un 
but si noble et si précieux, elle doit vivre, contre 
vents et marées. 

On construit deux voiliers, le Saint-Pierre et 
le Saint-Paul. Tous deux, au bout de peu de 
temps, font naufrage. L'œuvre va-t-elle périr, 
cette fois, avec eux ? Le pouvait-elle ? Consultez 
les résultats obtenus en trois ans « tant à Terre- 
Neuve qu'en Islande : 930 navires avaient été 
assistés en mer, 88 malades (représentant 
934 Journées d'hôpital) avaient été hospitalisés 
et soignés à bord, 35 naufragés avaient été re- 
cueillis et de très nombreuses consultations 
données. Quelle Joie causait l'apparition des 
navires-hôpitaux sur les Meux de pêche! Il 
faut renoncer à la décrire, car ils n'apportaient 
pas seulement l'assistance matérielle, mais aussi 
les nouvelles et les lettres de France. C'était le 
pays, c'était la famille dont ils étaient de loin 
l'écho. Ces 17.000 lettres déjà distribuées, c'était 
le lien entre le marin et les siens. Que pouvait-il 
y avoir de plus morahsateur et de plus bienfai- 
sant au cœur des pêcheurs que ce service de cor- 



LES ŒUVRES DE MER 195 

respondance ? Une pauvre femme écrivant à son 
fils, mousse sur un des navires du banc, ne li- 
bellait-elle pas ainsi l'adresse, avec une naïveté 
charmante : Aux bons soins de l'Œuvre des 
Mères... »? 

L'Œuvre devait si bien résister à ces épreuves 
que depuis lors elle a armé trois navires-hôpi- 
taux, le Saint-François-d' Assise, la Sainie- 
Jeanne-d'Arc et la Noire-Dame-de-la-Mer. Bien 
équipés et bien commandés, ils portent régu- 
lièrement les nouvelles, les vêtements et les 
livres, l'assistance médicale et rehgieuse aux 
exilés de la grande pêche à Terre-Neuve et en 
Islande. Nos marins ne sont plus abandonnés. 
Ils se savent suivis, recherchés, aimés. Ainsi 
résistent-ils mieux aux mauvais appels des 
sirènes qui détruisent. 

La Société des Œuvres de Mer a été reconnue 
d'utilité publique. Elle a reçu de justes récom- 
penses de la Société d'Encouragement au Bien 
et de l'Académie française. Elle a besoin pour- 
tant d'être mieux connue et aidée davantage, 
car elle a cette noble ambition de secourir tous 
les gens de mer. 

Je me souviens que, dans mon enfance, ma 
mère nous faisait épeler une prière qui demandait 
à Dieu de secourir les pauvres, les prisonnieris, 
les affligés, les voyageurs, les malades et les 
agonisants. 

Les voyageurs! Le voisinage du lac, de mon 



196 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

lac, me les faisait imaginer sur les eaux, par le 
soir et le mauvais temps. C'est à eux que ma 
pitié d'enfant s'en allait de préférence. Il me 
semble, maintenant que je connais les Œuvres de 
Mer, que cette prière a été exaucée et que les 
voyageurs ont été secourus... 



VI 



UN MONUMENT AUX MORTS EN SAVOIE (l). 



Messieurs, 

Vous venez d'entendre l'appel des quarante- 
deux noms de Vimines, avec la douloureuse et 
glorieuse réponse : mort au champ d'honneur. 
A chacun de ces noms familiers, vous avez 
évoqué un visage, une silhouette, et vous avez 
adressé un signe de reconnaissance et d'adieu 
à cette ombre qui passait... 

Moi aussi, au passage, j'ai reconnu quelques- 
uns de ceux avec qui j'avais eu l'occasion de me 
lier, parce qu'ils étaient venus travailler mes 
vignes ou parce que, dans mes promenades, je 
m'étais attardé à causer avec eux. 



(1) Discours prononcé le 27 août 1922 à Vimines (Savoie) pour 
l'inauguration du monument aux morts. Le discours prononcé 
l'année précédente à Cognin (Savoie) à la même occasion n'a 
pu être retrouvé. 



198 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 






Je VOUS disais tout à l'heure que nous les 
connaissions. Mais nous ne les connaissions qu'à 
demi. Eux-mêmes ne se connaissaient pas. Ils 
se sont révélés dans la guerre bien supérieurs à 
ce qu'ils étaient dans la vie ordinaire. Déjà 
l'oubli s'étend sur la guerre. Déjà nous n'atta- 
chons plus autant d'importance aux sacrifices, 
aux héroïsmes qu'elle a exigés. Déjà nous cou- 
doyons les blessés comme s'ils n'avaient été 
victimes que d'accidents du travail, et nous pen- 
sons à toute cette jeunesse fauchée sans com- 
prendre ce qu'elle a été dans la bataille et dans 
la mort. Car l'homme est prompt à se détourner 
de ce qui le gêne dans sa médiocrité, comme on 
hésite devant une montagne trop escarpée et 
trop dure à gravir. 

Je vous convie, au contraire, à vous rappeler 
les souffrances, les horreurs de la guerre, sa 
durée de quatre ans et demi, l'endurance qu'elle 
a exigée dans la boue des tranchées, la vertu 
qu'il a fallu à nos soldats pour supporter l'inces- 
sante mitraille, pour braver à chaque instant 
la mort, pour rester en place, pour tenir comme à 
Verdun, pour marcher en avant comme sur la 
Somme, comme à la Malmaison, comme devant 
la forêt de Villers-Cotterets. Voilà ce que nos 
quarante-deux morts ont fait. Comment ils 



UN MONUMENT AUX MORTS EN SAVOIE 199 

ront fait, un des témoins de la guerre va nous le 
dire. C'est un prêtre, le père DubruUe, qui fut 
soldat, puis sergent, puis sous-lieutenant d'in- 
fanterie, qui fut tué à l'offensive du 16 avril, 
et qui a écrit peut-être le livre le plus véridique 
sur la guerre. Il est envoyé avec son régiment 
pour couvrir Verdun, au moment le plus mauvais 
de la bataille. A peine en place, le régiment est 
attaqué. Et alors il est stupéfait de l'attitude 
de ses hommes. 

« J'étais confondu, écrit-il. Ces héros qui 
jouaient avec la mort, c'étaient ces hommes 
que le trantrande la vie m'avait révélés comme 
de bien braves gens sans doute, mais que je 
n'eusse jamais pensés capables d'un tel oubli 
d'eux-mêmes. Parfois, j'avais même pu cons- 
tater, chez l'un ou l'autre, à telle ou telle heure, 
une certaine langueur de patriotisme, déploré 
du moins des aspirations trop matérielles. Comme 
je les appréciais mal, et comme ils se connais-' 
saient peu ! » . 

* * 

Ah! oui, comme ils se connaissaient peu, et 
comme nous les connaissions mal! Cependant, 
l'assaut allemand redouble. L'ennemi veut à tout 
prix s'emparer de Verdun. Il attaque en forma- 
tions serrées, en colonnes par quatre. Nous n'a- 
vons à lui opposer qu'une faible barrière d'un 



200 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

rang de poitrines. «Le spectacle est effrayant. Un 
frisson affreux secoue les corps, mais immédia- 
tement, comme mues par un déclic, les âmes 
se haussent, se font obéir, et nous vivons une 
heure d'épopée. Spontanément, sans commande- 
ment, les hommes se sont tous levés, et je les 
vois devant moi, debout, mince cordon que la 
furie boche va emporter, il semble, en un clin 
d'œil. Mais pas un n'hésite et ne tourne la tête 
en arrière pour mesurer, à l'avance le chemin 
de la fuite. Droits, bien campés sur leurs jambes 
écartées, ils tirent dans le tas et font correcte- 
ment les mouvements réglementaires, comme au 
stand, à part la vitesse. La cible est si proche 
qu'il est inutile d'ajuster les coups. » 

Et devant cette défense acharnée les colonnes 
ennemies tourbillonnent et se replient. Voilà 
comment Verdun fut sauvé. Voilà comment la 
France fut sauvée. Voilà comment la guerre fut 
gagnée. Elle le fut par ces hommes tout simples, 
sans forfanterie ni vantardise, qui se levèrent 
au bon moment, à découvert devant la mort, 
et qui firent leur devoir jusqu'au bout. Nos qua- 
rante-deux de Vimines étaient de ceux-là. Ils 
vivaient comme tout le monde et ne se distin- 
guaient pas du commun. Et cependant il y 
avait en eux cette force qui fait les héros et 
les saints, et qui est l'acceptation du sacrifice 
pour un bien supérieur à la vie. Comme l'a dit 
un combattant, le capitaine Belmont, tué en 



UN MONUMENT AUX MORTS EN SAVOIE 201 

Alsace, la guerre a fait découvrir à quelques-uns 
les grandes vérités silencieuses qui dorment 
au fond des âmes. 






Ces hommes qui sauvèrent la France à l'une 
des plus cruelles heures de notre histoire, ces 
hommes à qui nous devons notre sécurité ac- 
tuelle, ce furent, pour la plupart, il faut le dire, 
des paysans. Honneur à ce paysan français 
qui, après avoir dopné sa sueur à la terre de 
France, est allé si simplement lui donner son 
sang et soji corps ! Honneur à jiotre paysan sa- 
voyard qui a sa large part dans notre coûteuse 
victoire ! 

Car le pourcentage des morts atteint chez 
nous l'un des plus hauts chiffres de tous les 
départements : plus de 9.000 morts pour 
240.000 habitants en Savoie, et pour les deux 
Savoie plus de 20.000 morts pour 500.000 habi- 
tants. Nous devons cette douloureuse supério- 
rité à ce que nous sommes un pays presque 
exclusivement agricole, avec peu d'usines et peu 
d'industries. Nous la devons encore à ce que 
nos contingents ont été versés dans les meilleures 
unités, bataillons de chasseurs ou régiments 
d'infanterie auxquels le haut commandement 
avait recours de préférence quand il y avait 



202 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

quelque dur choc à subir ou quelque offensive 
difficile à entreprendre. Je retrouve sur la liste 
de nos morts les numéros de quelques-uns de 
nos régiments les plus fameux, 11^ et 30^ ba- 
taillon de chasseurs, 97^ régiment, 140®, 30^, 
152e, 158e régiment, 2e et 56® d'infanterie colo- 
niale. Avec le journal de marche de ces unités-là 
ce serait la plus belle histoire de la guerre qu'on 
pourrait écrire... 

La Savoie a toujours été une terre de bons 
paysans et de bons soldats. Il y eut autrefois 
— nos anciens vous le diront — un corps de 
troupes qu'on appelait la brigade de Savoie, la 
fameuse brigade à cravate rouge qui s'est illus- 
trée sur tous les champs de bataille du Piémont. 
En 1870, la Savoie, dernière venue dans le 
chœur des provinces françaises, sut montrer 
tout ensemble sa nouvelle fidélité et sa répu- 
tation. N'avons-nous pas parmi nous l'un ou 
l'autre de ces glorieux vétérans de 1870? Le 
commandant Costa de Beauregard, comman- 
dant notre bataillon de mobiles ■ — dont le nom, 
qui nous est demeuré cher comme un drapeau, 
a été si bien porté dans la dernière guerre par 
son neveu qui est parmi nous aujourd'hui, — 
le commandant Costa disait de ses soldats: 
« Parmi ces hommes qui avaient faim, qui mar- 
chaient mal armés et à moitié nus à l'ennemi, 
pas un déserteur, pas même une plainte. Pour- 
quoi? le voici : c'est que chacun dans le rang 



UN MONUMENT AUX MORTS EN SAVOIE 203 

sentait qu'il portait au bout de sa baïonnette 
une parcelle du vieil honneur savoyard, de cet 
honneur que la brigade à cravate rouge a mis 
si haut... » Les Savoyards avaient aidé en 1859 
à hbérer l'Italie de l'oppression de l'Autriche. 
Trois fois, en un siècle, ils ont défendu le sol 
français contre les invasions de 1814, de 1870 
et de 1914. Mais les Savoyards de la grande 
guerre dépassent encore tous les autres. 



* 
* * 



Voilà ce que nos enfants doivent se rappeler 
quand ils regardent ce monumen t de nos morts. 

Voyez comme il achève ce paysage où nous 
sommes assemblés. Voici le plateau où s'étendent 
les champs, les prés, les vergers de la commune 
et qui est le théâtre de votre travail quotidien. 
Voici la montagne qui nous apprend à regarder 
en haut, à nous élever au-dessus des choses ma- 
térielles. Voici le clocher qui nous spiritualise 
et le cimetière paisible qui nous reUe au passé 
et qui nous montre avec douceur et obstination 
où doit aller un jour notre dépouille mortelle. 
Le monument qui est là, devant nous, surmonté 
d'une croix, ajoute ces paroles : 

Ceux dont les noms sont inscrits sur mon 
socle de pierre avaient la jeunesse, la force, la 
joie, l'avenir. Ils ont cependant tout donné, 



204 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

tout sacrifié pour un bien qui les dépassait et 
qui est le salut et la paix du pays. Passant, 
n'oublie pas ces noms. Souviens-toi que tu leur 
dois une part de ta sécurité, de l'existence dont 
tu jouis. Pour être digne d'eux, sache accepter 
d'un cœur égal le bonheur et l'épreuve, le 
travail et la douleur, la vie et la mort... 



VII 

CLAIRE VIRENQUE 
ET LA LITTÉRATURE SPIRITUALISTE (l ). 



Mesdames, Messieurs, 

Quand les corps de métiers, dans la France 
d'autrefois, célébraient leur fête annuelle, ils 
ne manquaient pas de préluder à leurs réjouis- 
sances par une invocation à leur saint patron. 
Nous sommes aujourd'hui réunis pour célébrer 
les lauréats du prix de littérature spiritualiste. 
Laissez-moi, avant tout autre soin, invoquer 
notre patronne, Claire Virènque. 

L'invoquer, n'est-ce point le mot qui lui 
convient? Elle est restée dans le souvenir de 
ceux qui l'ont connue comme une image de mis- 
sel, comme une sainte de vitrail, comme une 
apparition. Quand on la voyait s'avancer, toute 



(]) Discours prononcé le 29 avril 1923 à l'Assemblée de l'Œuvre 
du Prix spiritualiste fondé par Claire Virenque. 



206 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

blanche, dans le monde, — et par exemple dans 
ce salon de la rue Saint-Dominique où M. et 
Mme Charles de Pomairols accueillaient avec 
leur bon sourire lés poètes lyriques les plus éper- 
dus — les flots des invités s'ouvraient devant 
elle comme ceux de la mer sous la proue de l'un 
de ces hauts voihers pareils à des cygnes. Elle 
n'avait aucune peine à se frayer un passage, 
tant le respect et l'admiration lui faisaient place. 
Très grande, très belle, d'un port royal, elle 
pouvait négliger tous ces artifices de coquetterie 
qui, d'habitude, aident au triomphe des femmes 
et à la servitude des hommes. Elle était elle- 
même une créature de la plus rare noblesse qui 
répandait autour d'elle le rayonnement divin 
de la perfection. Saint-Simon a pu dire, pour 
expliquer le pas aérien d'Henriette d'Angle- 
terre, qu'elle avait la démarche d'une déesse 
sur les nuées. Claire Virenque semblait à peine 
reliée à la terre. Non qu'elle fût distante ni 
lointaine. Elle savait se pencher sur la douleur 
physique ou morale, elle eût baisé le lépreux et 
secouru la Madeleine. Mais précisément, comme 
une fleur à la longue tige flexible, elle se penchait. 
Ou bien elle semblait descendre de son palais 
céleste, du sanctuaire de ses pures tendresses et 
sa taille laissait croire qu'elle était demeurée 
sur la dernière marche, un peu au-dessus de 
nous, un peu au-dessus des misères humaines. 
Cette apparition, pourtant, était aussi de 



CLAIRE VIRENQUE 207 

chair et d'os. Claire Virenque n'était, ne voulait 
être qu'une femme comme toutes les femmes, 
c'est-à-dire un être d'amour. Mais elle avait cul- 
tivé cet amour dans l'enclos du Rêve, de la 
Prière, de la Charité. Dans ses trois recueils de 
poèmes, l'Enclos du rêve, les Heures d'amour 
et les Souvenez-vous, elle s'est révélée sans le 
vouloir, tant il est vrai que les œuvres sincères 
sont toujours la meilleure des biographies. Il 
manque un dernier volume, les Consolations, 
presque achevé, dont il faut souhaiter la pubU- 
cation afin que nous la connaissions tout en- 
tière, et jusque dans ce détachement suprême 
qui se confondait avec un désir d'éternité. A 
peine ai-je besoin de quelques précisions pour 
la suivre dans sa vie claire comme son nom. 

D'une enfance passée à la campagne, dans ce 
pays du Gers dont M. de Pesquidoux nous décrit 
avec tant de saveur les jeux et les travaux rus- 
tiques, je relève aisément les traces dans le pre- 
mier livre, VEnclos du rêve, certes un peu trop 
paré de toutes ces gemmes, de tous ces bijoux 
chers à Théodore de Banville, un peu trop imité 
des derniers poètes du Parnasse, mais déjà d'un 
accent si pur, si déhcat, transparent comme une 
eau limpide. Un adorable grand-père, félibre 
un peu fou et charmant, l'avait promenée toute 
petite dans les bois et les prés. Celui que j'ai 
rappelé dans la Maison n'a-t-il pas, tout pa- 
reillement, fait cadeau à son petit-fils de la 



208 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

beauté de la terre comme si elle lui appartenait 
par droit de jouissance? Et n'est-ce pas ainsi 
que nous prenons possession de la nature comme 
d'une propriété personnelle? Plus tard, les 
yeux de Claire Virenque devaient s'ouvrir sur 
le vaste monde. Le sphinx d'Egypte, au bord 
du désert, lui parlera des tombeaux épars dans 
la vallée des Rois. 

Cette nature, elle la peuplera d'un unique 
amour. Claire Virenque, mariée à dix-huit ans, 
devait connaître douze ans un bonheur trop tôt 
menacé. Menacé non pas de lassitude ni de dimi- 
nution, mais d'un mal physique dénoué par la mort. 
Est-ce pousser trop loin les analyses intimes que 
de la découvrir adorée plus encore qu'adorante, 
et portant dans la tendresse humaine cette géné- 
rosité qui du bonheur d'autrui fait son bonheur 
suprême? Rehsons ce sonnet d'amour qui est 
un des plus beaux poèmes du recueil : 

Je veux te dire ici ma tendresse infinie, 
Et l'amour qui m'obsède et monte dans mes yeux. 
Et s'offre et te sourit quand ton regard joyeux 
Me dit que ta souffrance est un instant bannie. 

Je veux te dire aussi les pensers langoureux 
Qui murmurent en moi dans les heures bénies : 

— Oui, tu verras, quand nos peines seront finies 
Comme ce sera simple et charmant d'être heureux. 

Car nulle joie alors ne nous sera rebelle. 
Tu seras très épris, moi, je serai très belle. 
Et tout nous semblera vermeil comme le jour. 



CLAIRE VIRÉNQUÊ 209 

Ef iïotïS ùous griserons du bonlieur d'être ensemble. 
Et le soir, je mettrai près de ton eœur qui tremble 
Mon cœur comme un buisson tout embaumé d'amour. 

Plus loin, elle aime à répéter les mots simples 
et vieux qui unissent le mieux les cœurs, et sol- 
licite le pardon d'imaginaires torts de peines an- 
ciennes dont lui ne se souvient même pas. Elle, 
aspire à vieillir avec lui, car il doit être si doux 
de vieillir ensemble. N'a-t-elle pas, dans un 
autre poème, encore inédit, chanté cette vieil- 
lesse lumineuse, dorée comme le soir d'un beau 
Jour? 

Je chercherai des yeux, sur le bord de la route, 
La vieillesse qui vient. 

Je lui dirai : « Venez vite, car une amie 

N'arrive pas trop tôt ; 
Venez et consolez ma jeunesse finie 

Avec votre repos. 

Soyons comme deux sœurSj au penchant de la vie 

A l'ombre du déclin. 
Et, sans abattement, sans regret, sans envie. 

Préparons notre fin... » 

Mais qnand elle saluait ainsi des yeux là 
vieillesse, ce n'était plus pour chercher le regard 
du chef compagnon de la longue route et y dé- 
couvrir l'image d'un passé de bonheur. Seule 
depuis des aniïées, douce et résignée, elle n'at- 
tendait plus que la paix divine. Elle la trouva 



210 LA GLORIEUSE MISERE DÉS PRETRES 

en pleine jeunesse dans toute sa grâce intangible. 
h' Enclos du rêve parut en 1904. L'année sui- 
vante, Claire Virenque devenait veuve. Après 
un long silence, elle publia les Heures d'amour où 
l'on peut surprendre l'inspiration chrétienne du 
Verlaine de Sagesse ou parfois, dans certains 
rythmes plus larges et plus sonores, celle d'un 
grand poète non pas méconnu, mais pas assez 
connu, Louis Le Cardonnel. Le ton a changé : 
il est devenu plus grave, plus recueilli, plus reh- 
gieux. Une grande douleur a visité cette âme, 
s'est installée chez elle à demeure : Mes espé- 
rances, dit-elle, sont toutes ensevelies, car les 
bonheurs perdus ne reviennent jamais. Cette dou- 
leur s'étend comme une ombre sur la nature et 
sur la vie. Néanmoins Claire Virenque a gardé 
sa foi dans la beauté des choses et la bonté 
des êtres. Là est son privilège, sa marque, son 
signe. Comment ai-je parlé d'ombre? L'ombre 
même chez elle est transparente, laisse filtrer 
la lumière. Elle n'est pas une résignée, elle ac- 
cepte, elle traverse les jours de son même pas 
sans pesanteur. N'a-t-elle pas son enfant auprès 
d'elle, et tout l'immense domaine de la charité 
à parcourir? Car l'acceptation n'est pas la rési- 
gnation. Elle laisse intactes les forces, elle n'a 
pas brisé les énergies vitales. Claire Virenque 
semble ne pas souffrir, et aux plus grandes souf- 
frances elle peut dire : Me voici. Dieu enfin 
est son confident. Voici comme elle le prie : 



CLAIRE VIRENQUE 211 

Dans mon cœur empli de tristesse 
Passe le désenchantement. 
mon Dieu, c'est en vous aimant, 
Que je guérirai ma détresse. 

Chaque soir, je veux vous offrir. 
En songeant à votre calvaire. 
Ce cœur vibrant et solitaire 
Qui sait infiniment souffrir. 

Et son renoncement à vivre. 
Un cher désir inexprimé 
Et tout ce qu'il aurait aimé. 
Sans un regret je vous le livre. 

Mais quand j'entendrai votre voix 
Répondre à mes lentes prières ; 
A l'ombre de vos sanctuaires. 
Laissez-moi pleurer quelquefois. 

Elle pleurera dans la solitude d'une chapelle, 
non dehors. Dehors, elle est souriante. La tâche 
qui s'offre à elle est si vaste : 

Chercher la douleur, calmer la souffrance 
De tous ceux qui pleurent par les chemins. 

De ses mains pleines de douceur, de sa douce 
voix, de son doux sourire, elle soulagera, elle 
apaisera, elle consolera. La douceur, quel poète 
l'a mieux chantée qu'elle? 

La douceur dans ma vie est toute souveraine 
De mon âme, instrument docile sous ses doigts : 
Douceur de la lumière et douceur de la voix, 
Douceur d'un geste lent tendu vers une peine, 



212 LA GLORIEUSE MISERE DES PRETRES 

Douceur d'un mot, douceur d'un arpège égrené; 
Et douceur du regard d'un enfant étonné. 
Douceur du ciel, douceur du vent, douceur des roses, 
Douceur de l'homme, et toi, grande douceur des choses. 
Dans vos voiles, flottant sur notre humanité, 
Mon cœur aime à venir, se sentant abrité. 
Et j'éprouve une joie enivrante et profonde 
A me sentir bien près de la douceur du monde. 

Dans ce monument aux morts de Bartholomé 
qui invite à la méditation les visiteurs du 
cimetière du Père-Lachaise, le couple éternel, 
l'Homme et la Femme, entrent ensemble, s' ap- 
puyant l'un à l'autre, dans la mort, mais la 
mort s'ouvre, pareille à un abîme de ténèbres. 
Pour une Claire Virenque, la mort est au con- 
traire une porte de lumière. Dans son dernier 
recueil, les Souvenez- vous, elle s'en va tranquil- 
lement vers elle, comme elle s'en allait dans la 
vie avec un seul amour. 

Amour, espoir, désir, vous m'avez tout donné, 
Mon maître, mon ami, mon compagnon de route, 
O vous dont je comprends la voix, vous que j'écoute, 
O Père qui m'avez si souvent pardonné I 
Et j'éprouve parfois ce délice suprême. 
D'être profondément, uniquement à Vous, 
Et de sentir, pécheur priant à vos genoux. 
Que c'est de tout mon cœur, vraiment, que je Vous 

[aime. 

Elle aimait d'une grande dilection cette prière 
à la Vierge de l'abbé Henri Pereyve qui l'avait 



CLAIRE VIRENQUE 213 

soutenue dans son veuvage : « Ayez pitié de 
ceux qui s'aimaient et qui ont été séparés, Ayez 
pitié de l'isolement du cœur. Ayez pitié de la 
faiblesse de notre foi. Ayez pitié des objets de 
notre tendresse. Ayez pitié de ceux qui pleurent, 
de ceux qui prient, de ceux qui tremblent... 
Donnez à tous l'espérance et la paix. » Car il 
ne faut point croire que ceux qui s'avancent 
dans la vie avec cette douceur et cette fermeté, 
tout droitement et fidèlement, et paraissent au- 
dessus du commun des mortels, il ne faut pas 
les croire sans faiblesse et sans lassitude. Notre 
humanité les recouvre, mais ils puisent leur 
force en Celui qui porte avec nous, après la 
sienne, toutes les croix. 

Quand elle mourut, au commencement de 
l'an dernier, à Nice, où, retirée depuis la guerre, 
elle s'était donnée à toutes les œuvres charitables 
jusqu'à ce qu'elle en fût épuisée, ce fut un deuil 
qui mêla toutes les classes sociales. Sur son cer- 
cueil les malheureux qu'elle avait secourus vin- 
rent, sans s'être donné le mot, poser leur bouquet 
de violettes à deux sous. Il y en avait tant que 
sa tombe n'était plus qu'un immense bouquet 
odorant. 

Elle nous a laissé d'autres fleurs. Son influence, 
ou plutôt -son rayonnement s'était exercé, elle 
vivante, sur une génération de poètes. Rappe- 
lez-vous, avant la guerre, cette école spiritua- 
ïiste qui nous donna en gerbe la Maison pauvre 



214 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

d'André Lafon, l'Eau du puits de Robert Val- 
léry-Radot, les Mains jointes de François Mau- 
riac, les Sagesses de Francis Gaillard. Claire Vi- 
renque se joignit à eux. Elle fonda ce prix de 
littérature spiritualiste dont les lauréats for- 
ment une liste glorieuse : j'y relève un André 
Lafon, un Maurice Brillant, un Armand Pra- 
viel, un Jean Nesmy, un Gauthier-Ferrières, un 
Ernest Prévost, un André Delacour. Après elle, 
nous nous sommes inspirés dans nos choix de 
ses directives. Si ces directives ne nous per- 
mettent pas toujours de suivre uniquement nos 
goûts littéraires, si elles nous font écarter des 
ouvrages que nous eussions été heureux de re-. 
tenir, comme Celle qui s'en va de Mme Marion 
Gilbert, comme le Flacon scellé de Mme Mar- 
guerite d'Escola, comme l'Enfant taciturne de 
Mme MagaH Boisnard, pour ne citer que trois 
noms, ne nous ont-elles pas heureusement enga- 
gés à choisir l'an dernier cette Epreuve du fils 
de Mme Camille Mayran où la tragédie d'un 
presbytère est analysée avec une sobriété émou- 
vante, et cette année Une Fille de Saint-François 
de Mme Marie Gasquet et Ma Petite Yvette de 
M. André Dumas? 

Nous n'avons pas eu la prétention de découvrir 
M. André Dumas. Un beau volume dé vers. 
Paysages, a fait de lui le président de la Société 
des poètes français. La Comédie-Française a joué 
le Premier Couple dont les vers colorés ont été 



V 

\ 



CLAIRE VIRENQUE 215- 

fort applaudis. Mais, si le poète a dès longtemps 
devancé notre choix, le prosateur nous appar- 
tient. Ma Petite Yvette est son premier roman. 
Du premier coup, il a atteint une force d'émo- 
tion si communicative que ce livre semble l'écho 
d'une douleur personnelle et qu'on ne le peut 
achever sans être touché dans sa chair. C'est 
encore un poème, le poème de la paternité. 

Mme Marie Gasquet portait un nom illustre 
et n'avait rien publié. Honorons-nous d'avoir 
distingué Une Fille de Saint-François. Est-ce 
un roman ? je n'en suis pas bien sûr. Quand les 
arbres chantent des hymnes et quand les buis- 
sons égrènent des psaumes, je suis tenté d'agiter 
le grelot de la rime à chaque fin de phrase. Dans 
tous les cas, c'est un hvre charmant et rare, 
dont Naïs, l'héroïne, tient de Nausicaa et de 
sainte Claire. Je suis bien sûr que Claire Viren- 
que l'aurait prise par la main pour l'embrasser. 

En son nom, je salue nos lauréats d'aujour- 
d'hui, Mme Marie Gasquet et M. André Dumas, 
et je fais des vœux pour que l'avenir nous per- 
mette la découverte de beaux et clairs talents, 
non point détachés de ce monde, mais occupés 
de cette vie intérieure dont le fracas moderne 
nous empêche trop souvent de percevoir les 
frissons et d'entendre les confidences... 



VIII 



l'art a-t-il une religion (j)? 



Messieurs, 

La dernière Encyclique du Pape a proclamé 
saint François de Sales patron des écrivains 
catholiques. En organisant cette année la Se- 
maine des Écrivains catholiques, M. Gaétan 
Bernoville, le jeune et vivifiant directeur des 
Lettres, n'a pas manqué d'invoquer ce patro- 
nage. Or, ce patronage nous a valu, à lui et à 
moi, une visite qui atteste l'intérêt que prejment 
à nos réunions nos plus lointaines provinces. 
M. le curé de Thonon, en Haute-Savoie, est venu 
me rappeler ma naissance, ma famille et ma mai- 
son natale pour stimuler mon zèle en faveur de 
notre saint patron. Il me semblait que ce zèle 

(1) Discours prononcé le 30 mai 1923 à la Semaine des Écri- 
A'ains catholiques dans la séance consacrée au roman. 



l'art a-t-il une religion ? 217 

s'était déjà beaucoup manifesté. Pas assez, 
paraît-il. Ma naissajxce: je n'en recherche déjà 
plus volontiers la date. Ma maison : je suis né 
dans un immeuble qui appartint jadis à M^^^ de 
Charmoisy, la Philothée de la Vie dévoie et qui 
connut la présence de l'évêque de Genève et de 
Mme de Chantai. Ma famille : je me souviens de 
certain vieux portrait d'une dame à la rose que 
l'on disait alliée à la famille de Sales et qui était 
l'ornement du salon paternel. Mais à quoi bon 
évoquer ces souvenirs? Ah! voilà: M. le curé 
de Thonon a un vaste projet. Il veut élever, ou 
plutôt achever, au-dessus du lac Léman, une 
basihque consacrée à saint François de Sales, 
et plus spécialement à saint François de Sales 
patron des écrivains catholiques. Et il s'est dit 
tout simplement que, puisqu'un grand nombre 
d'écrivains Catholiques se trouvaient ici réunis, 
l'occasion était unique pour les inviter à s'oc- 
cuper d'une œuvre destinée à servir d'hommage 
à leur patron. N'est-ce pas à Thonon que le 
jeune François de Sales commença sa vie pu- 
blique? Retiré sur la colline des AUiges, il des- 
cend de là pour évangéhser le Chablais et pour 
le reprendre aux protestants. Là, il écrit son 
premier hvre les Coniroverses, œuvre de polé- 
mique sacrée, œuvre de journaliste. C'est donc 
là qu'il convient de commémorer le souvenir de 
sa vie d'écrivain. Et M. le curé de Thonon vous 
supphe par ma voix de lui venir en aide, vous 



218 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

qui pouvez si aisément disposer par la plume 
des faveurs de l'opinion. Cependant saint Fran- 
çois de Sales, bien qu'il ait écrit les Controverses, 
ne croyait pas beaucoup aux résultats des dis- 
cussions. « La dispute, disait-il, quelque réglée 
qu'elle puisse être, ne réussit pas toujours à 
l'avantage de la vérité : elle fait paraître ou la 
science ou l'adresse des disputants; mais ce 
n'est pas de là que naissent les conversions. » 
Rien de plus juste quand on regarde autour de 
soi : à quoi aboutissent toutes ces conférences 
entre nations ? A quoi mènent les interminables 
débats des Chambres ? Et dans un ménage livré 
à la controverse, que deviennent la paix du 
cœur et la bonne entente? Non qu'il faille tou- 
jours recourir à la seule autorité prompte à se 
muer en despotisme, mais l'exemple, la persua- 
sion, la proposition, le rayonnement de la vé- 
rité sont de meilleures armes souvent que l'ai- 
gre discussion où chacun cherche à briller et 
éblouir plus qu'à convaincre. 

Néanmoins nous sommes réunis ici pour discu- 
ter, et pour discuter sur le problème le plus déli- 
cat : les rapports des romanciers catholiques avec 
le public. Une première définition s'impose : 
qu'est-ce qu'un romancier catholique? L'art 
a-t-il donc une religion ? Ou plutôt n'est-il pas 
lui-même déjà une rehgion? N'est-il pas soumis 
à des règles exclusives de toutes autres et qui 
sont contenues dans la recherche du beau et du 



l'art a-t-il une religion ? 219 

vrai? Incontestablement. Le romancier catho- 
lique a tout d'abord les mêmes obligations 
vis-à-vis de l'art que ses autres confrères du 
roman. Obligations trop souvent méconnues 
par ceux qui se croient affranchis de toute res- 
ponsabilité. Mais il en a d'autres encore, ou 
plutôt ses obhgations se compliquent de ceci : 
beauté et vérité ont pour lui un sens plus vas te, 
un sens surnaturel, un sens divin. Je me sou- 
viens que, dans le discours d'ouverture à son 
cours au Collège de France, Gaston Paris faisait 
en termes émouvants une déclaration d'amour 
au vrai. Cette déclaration d'amour au vrai, tout 
romancier doit être prêt à la contresigner. Il 
n'a pas le droit, fût-ce dans le plus noble but, 
de déformer la vérité. S'il peint les mœurs con- 
temporaines — et les romanciers sont le plus 
souvent les historiens de la vie privée — il ne les 
peut travestir. On lui demande donc un sacri- 
fice impossible lorsqu'on l'invite à les édulcorer : 
car on n'invite pas un artiste au mensonge. 
Mais cette vérité risque de se transformer à tra- 
vers une vision personnelle et n'est pas composée 
que des apparences fournies par la réalité. Il y a 
un envers des choses. L'univers est un mystère 
dont l'homme cherche l'explication. Où trouvera- 
t-il cette explication? Saint Paul disait: « Le 
monde est un système de choses invisibles ma- 
nifestées visiblement », et Massillon : « Tout ce 
monde visible n'est fait que pour le siècle éternel 



220 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

OÙ rien ne passera plus. Tout ce que nous voyons 
n'est que la figure et l'attente des choses invi- 
sibles... Dieu n'agit dans le temps que pour 
l'éternité. » 

Dans ses conférences sur Dostoïewsky, M. An- 
dré Gide rappelle ce passage du grand romancier 
russe: « Il y a des moments, vous arrivez à 
des moments où le temps s'arrête tout d'un 
coup pour faire place à l'éternité. » Cette sus- 
pension du temps, Dostoïewsky la situe dans la 
vie présente, et il est vrai que la notion du 
temps au cours d'une vie est purement rela- 
tive. Mais il y a une autre déchirure du temps 
qui laisse entrevoir une suprême présence, la 
mystérieuse intervention, dans les choses hu- 
maines, hors de nous et en nous, de cette pré- 
sence invisible, 

Cette intervention se manifeste dans le do- 
maine intérieur par l'action de la grâce, et dans 
le domaine extérieur par sa concordance avec 
l'ordre et avec l'harmonie sociale. Il y a une apo- 
logétique par les faits, une apologétique posi- 
tiviste si l'on peut dire. Taine lui a rendu hom- 
mage dans les Origines de la France contem- 
poraine en célébrant dans une page célèbre 
les bienfaits de l'Église dans l'histoire du passé. 
Encore lui peut-on présenter cette objection : 
les formes du cathoUcisme ont pu convenir à 
l'ancienne société, à l'ancien individu, elles ont 
pu s'adapter merveilleusement à toute une 



l'art a-t-il une religion ? 221 

époque, elles ne sauraient s'adapter à la nôtre, 
le temps de leur heureuse influence est révolu. 
— Non, répond un disciple de Taine que nous 
devrions voir parmi nous, cet admirable Paul 
Bourget que son immense enquête à travers la 
vie contemporaine a conduit au catholicisme et 
qui nous donne l'exemple de la plus scrupuleuse 
observation unie à la plus ferme doctrine. Étudiez 
notre société du haut en bas, et vous observe- 
rez quotidiennement le même phénomène qui, 
par sa répétition, prend l'importance d'une loi : 
toutes les fois que, dans la pratique de la vie, 
quelqu'un s'écarte de la morale cathohque, — 
et bien des incroyants ne s'en écartent pas, de 
même que bien des croyants s'en écartent, tant 
est grande et contradictoire la faiblesse hu- 
maine, — il occasionnera un désordre soit dans 
sa propre existence, soit dans le fonctionnement 
social. Nous, romanciers qui travaillons sur une 
matière toute chaude encore et vivante, nous 
sommes d'accord avec les historiens qui tra- 
vaillent sur une matière refroidie. Ce désordre 
n'apparaîtra quelquefois pas immédiatement. 
Comme certaines maladies dont les symptômes 
se révèlent tardivement ou qui entraînent des 
accidents prolongés, il couvera lentement, 
sous des apparences de paix et de bonheur, et 
tout à coup il surgira, implacable, terrible, tandis 
que l'on s'obstinera, dans un aveuglement con- 
scient ou inconscient, à lui chercher une cause 



222 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

moins lointaine. « Nous sommes des témoins, 
m'écrivait un jour Paul Bourget, à qui il n'est 
pas interdit de remonter aux causes. » Et 
mieux encore, comme l'a très nettement formulé 
M. Henri Massis dans ses Jugements, la foi 
catholique n'est pas qu'une interprétation de 
la vie, elle est le réel lui-même à qui elle donne 
tout son sens. 

Le premier romancier qui n'ait pas craint de 
remonter aux causes, c'est, je crois bien, îiotre 
chef à tous, Balzac. Dans la préface de ses œuvres 
complètes, il a éclairé d'un jet brusque de pro- 
jecteur le sens de ses observations : « En lisant 
attentivement, a-t-il écrit, le tableau de la so- 
ciété, moulé pour ainsi dire sur le vif, avec tout 
son bien et tout son mal, il en résulte cet ensei- 
gnement que, si la pensée, ou la passion qui com- 
prend la pensée et le sentiment, est l'élément 
social, elle est aussi l'élément destructeur. En 
ceci la vie sociale ressemble à la vie humaine. 
On ne donne aux peuples de longévité qu'en 
montrant leur action vitale. L'enseignement, du 
moins l'éducation par les corps religieux, est 
donc le grand principe d'existence pour les 
peuples, le seul moyen de diminuer la somme du 
mal et d'augmenter la somme du bien dans toute 
la société. La pensée, principe des maux et des 
biens, ne peut être préparée, domptée, dirigée que 
par la religion. L'unique rehgion possible est le 
christianisme. Il a créé les peuples modernes. 



l'art a-t-il une religion ? 223 

il les conservera. » Et encore : « Le christia- 
nisme et surtout le catholicisme étant, comme 
je l'ai dit dans le Médecin de campagne, un 
système complet de répression des tendances 
dépravées de l'homme, est le plus grand élé- 
ment de l'ordre social. » 

C'est le témoignage que lui rend, dans le Curé 
de village, Véronique Graslin à son lit de mort, 
quand elle insiste pour se confesser publique- 
ment et avouer devant tous, y compris ses do- 
mestiques, que cette vieille femme si respectée 
ne fut qu'une criminelle. C'est celui que lui rend 
le docteur Benassis, dans le Médecin de cam- 
pagne, quand la passion sans recours aurait pu 
l 'étouffer. 

Mais il est une autre puissance catholique, plus 
mystérieuse, qui marque la solidarité des vivants 
et des morts, et c'est la réversibihté des mérites 
et la communion des saints. L'homme n'est 
jamais isolé : il est soutenu, il est entouré, il 
n'a pas le droit d'être désespéré. Dans un court 
chef-d'œuvre qui s'appelle VÉchéance, M. Paul 
Bourget a montré que cette réversibilité des 
mérites, c'est toute l'explication des traditions 
famihales, c'est la base même de la famille 
expliquée, justifiée. Car toute règle morale a une 
répercussion sociale et la société se compose de 
familles, non d'individus isolés. Vous rappelez- 
vous le sujet de VÉchéance? Un jeune médecin, 
brillamment doué, apprend tout à coup que son 



224 LA ÛLORÎÊUSË MÏSÊRÊ Î>ÊS PRETRES 

éducation est le fruit d'un vol, que ses parents 
aveuglés par leur amour ont détourné Un héri- 
tage afin de lui donner l'instruction dont ils 
attendent pour lui le bonheur. Le véritable héri- 
tier étant mort, comment réparer rinjustice 
dont il a profité? Quel but donner dès lors à 
sa vie? Il se dévouera aux autres hommes : 
il se donnera tout entier à l'amour du pYochainy 
à la charité; il méritera pour son père et sa mère. 
Ainsi il connaîtra la paix intérieure et sa con- 
science sera tranquillisée. La famille est la pre- 
mière image, l'image visible de la communion des 
saints au sens où l'entend l'Église : les mérites 
des générations passées protègent les généra- 
tions présentes, et de même la faute des uns 
peut être expiée, compensée par la vertu des 
autres. 

Car les fautes se rachètent. Il y a quelqu'un 
qui les rachète. Et c'est précisément l'envers 
de ce monde qui, rongé de lèpre,^peut s'arracher 
au mal et vivre. Rappelez- vous encore, dans Un 
Drame dans le monde, le passage où M. de Maïhy- 
ver voit sortir de la chambre de sa femme — de 
sa femme adultère et criminelle — le prêtre qui 
l'a confessée. « C'était bien le mêm« paysan^ 
auvergnat avec sa lourde carrure, ses manières- 
rudes, sa personnahté vulgaire partant dé côtés. 
Mais il y avait aussi en lui, à cet instant, un je 
ne sais quoi de digne, de grave, une autorité qui 
lai venait d'ailleurs... » 



l'art a-t-il une religion ? 225 

Si vous avez visité aux Tuileries l'exposition 
d'art belge, peut-être vous serez-vous arrêtés de- 
vant l'extraordinaire et presque terrifiant tableau 
de Jérôme Bosch qui représente le Christ aux 
outrages. Le Christ, sur le chemin du Calvaire, 
plie sous le faix de la croix, et il est entouré 
d'une multitude hurlant à la mort : or chaque 
visage de cette foule représente un vice de la 
chair ou de l'esprit, un péché. Le peintre aurait 
dû supprimer la croix. Ce que porte le Christ, 
ce sont précisément toutes les tares, toutes les 
ignominies, tous les vices, tous les péchés. Son 
fardeau, c'est la vie humaine. Mais il la porte 
sur lui pour la purifier et la sauver. 

Nous pouvons peindre la vie ; mais n'oubHons 
pas la figure centrale qui en est l'exphcation et 
le rachat... 

Cependant nous devons rechercher ce soir 
jcomment les romanciers cathohques peuvent 
entrer en contact avec le grand pubhc. 

Si telle est, ou si telle peut être la bienfaisance 
d'un art cathoMque — et je suis d'autant plus 
assuré de sa hberté que j'ai pu voir, dans les 
galeries du Vatican, l'indulgence des papes aux 
expressions artistiques de la beauté — certes, 
il importe de veiller à la répandre. Sur cette 
question de diffusion le débat va s'engager. 
Permettez à votre président d'un jour d'être 
quelque peu sceptique sur son issue. Il servira 

15 



226 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

du moins, selon le mot de saint François de 
Sales, à faire paraître la science ou l'adresse des 
disputants. Car, pour ma part, je ne connais pas 
de recette pour assurer l'accès d'un roman au 
grand public. L'auteur, quand il écrit — et 
c'est son honneur — n'y songe guère. Un livre 
porte sa fortune en soi. L'éditeur peut sans 
doute l'aider à réussir. Maria Chapedelaine a 
été aidée. Mais ne portait-elle pas elle-même sa 
fortune ? 

Permettez-moi d'invoquer mon expérience 
personnelle. Quand je publiai la Peur de vivre, 
j'en étais à mon troisième roman. Les deux pre- 
miers n'avaient obtenu aucun succès. Lorsque 
je portai celui-là à l'éditeur, il fit la grimace et 
me pria tout d'abord d'en changer le titre. La 
Peur de vivre, cela convenait à un traité de 
philosophie, non à un roman destiné à divertir. 
Je tins bon, et l'éditeur commença par avoir 
raison, de quoi il triomphait, car c'était un 
doux amateur qui préférait le café à la Kttéra- 
ture. Mais voilà qu'au bout de quelques mois, 
avant même que les articles vinssent, fort bien- 
veillants et même enthousiastes, le Uvre se mit 
à partir, sans annonces, sans publicité, tout seul. 
Mon éditeur ne se pressait point de le rattraper. 
Quand l'ouvrage était épuisé, il ne le retirait pas. 
Il se montrait plus exact à remplacer ses bocks 
vides. Et même il enrageait de cette faveur du 
public qui le dérangeait dans ses habitudes de 



l'art a-t-il une religion ? 227 

repos. Et tout de même le livre a marché. 
Il marche encore. Je n'y suis pour rien. Mon 
éditeur non plus. Il est vrai que j'en ai 
changé. 

Les mœurs aussi ont changé. Aujourd'hui 
l'on est beaucoup plus pressé. Les éditeurs se 
livrent à mille inventions, et les prix décernés 
aux romans abondent. Permettez-moi, mes jeunes 
confrères, de vous mettre en garde contre l'exa- 
gération de certaines pratiques. Vous avez pu 
voir récemment qu'obtenir un prix n'est rien 
et que le mériter est mieux, et qu'il est bien 
dangereux de débuter à dix-sept ans en se pré- 
sentant ou se laissant présenter comme un 
génie. Le succès d'un livre vient de ses pre- 
miers lecteurs. Atteignez ceux-ci et les autres 
viendront. 

Connaissez- vous un des contes les plus étran- 
ges de ViUiers de l'Isle-Adam, î'^^c/iag'e céleste? 
La voûte d'azur qui nous recouvre, observe le 
grand ironiste, et qu'exaltent des rêveurs retar- 
dataires, n'est vraiment d'aucune utilité appré- 
ciable; il faut élever le ciel à la hauteur de notre 
époque de lumière : « Défricher l'azur, coter 
l'astre, exploiter les deux crépuscules, orga- 
niser le soir, mettre à profit le firmament jus- 
qu'à ce jour improductif, quel rêve 1 » Or, grâce 
à l'invention de l'ingénieur Grave, le ciel finira 
par être bon à quelque chose et par acquérir 
enfin une valeur intrinsèque. 



228 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRETRES 

Le conte deVilliers de J'Isle-Adam est devenu 
une prophétie réalisée. Nous avons tous pu voir, 
il y a quelques mois, un avion dessiner au-dessus 
de Paris les lettres d'une marque d'automobile. 
Ces lettres étaient une fumée que lèvent dissipait 
aussitôt. Une fumée: était-ce une image de la 
gloire ? Tâchons de garder pour nous un peu 
de ciel et de ne pas le Uvrer tout entier à la 
publicité. 



TABLE 



Pages. 
Préface de S. E. le cardinal Luçon v 



La glorieuse misère des prêtres. 

I. — Dahs nos paroisses rurales. 

I. — Un presbytère de montagne 5 

II. — Misère ecclésiastique 12 

III. — Noël à la campagne 19 

IV. — L'excès de pauvreté peut nuire à la vie intérieure . 26 
V. — Il faut agir Si 



II. — En pats envahi. 

I. — Les trois mille sœurs cadettes de N.-D. de Reims . 43 

II. — Un curé et du pain 54 

III. — Optimisme ou l'aveugle et le paralytique. ... 60 

IV. — Une soutane, un chapeau, des souliers 67 

V. — Les pilleurs d'églises 74 



230 LA GLORIEUSE MISÈRE DES PRÊTRES 

Pages, 
in. — Conclusions. 

[. — Le prêtre . 83 

II. — Pour le clergé des campagnes de France .... 89 

III. — Le presbytère 95 

IV. — Une affiche 102 

V. — L'œuvre des campagnes 109 

VI. — L'OEuvre de secours aux églises dévastées et de 

l'aide aux prêtres des régions envahies. . . . 115 

Œuvres de vie temporelle et spirituelle' 

I. — L'habitation de famille 13Î 

II. — L'hôpital de Notre-Dame du Perpétuel-Secours . 148 

III. — La fête des dots 161 

IV. — Images d'Alsace et de Lorraine 172 

V. — Les œuvres de mer 183 

VI. — Un monument aux morts en Savoie 197 

VII. — Claire Virenque et la Littérature spiritualiste . 205 

VIII. — L'art a-t-il une religion 216 



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sage de Sylvain Briollet. 8 

Victor FÉLI Le Jardin du Silence 5 

Joseph L'HOPITAL ViUevieiUe 6 

H. DE MONTHERLANT.. La Relève du Matin. 7 

AndrePAVIE Revivre S 

Armand PRAVIEL Jamais plus 6 

Olivier BRANTE L'âpre toute 6 

Joseph H. LOUWYCK ... La race qui refleurit ... 7 

Marguerite d'ESCOLA ... Le flacon scellé 7 

Pierre GOURDON Johanna Bcaumont, 

Sarrelouisienne ...... 7 

Henri de NOUSSANNE . . L'aventure du Tasse à 

Cbaâlis 7 

Henri GUERLIN Le crime du pénitent gris. 7 

Jean NESMY L'amour dans le brouillard . 7 

Paul RENAUDIN La paix du soir 8 

L. MARTIN-CHAUFFIER. La Fissure. 7 

Pierre LADOUÉ Les Attardés 7 

VERLHAC-MON JAUZE . . L'Homme qui rame .... 7 

Lucien de VISSEC Les Filets bleus 7 

Pierre VARILLON Belle Jeunesse 7 

Anda CANTEGRI VE Les Échéances 7 

Nelly MELIN LesChamps ensemencés. 7 

Paul HAREL La Marquise de Fleuré. 6 

Victor FÉLI L'autre combat 6 

Pierre GOURDON Le sursaut 6 

Amélie MURAT Le rosier blanc 6 

Marguerite d'ESCOLA . . . Madame Jean 7 

Charles SILVESTRE Le merveilleux médecin. 6 

Henry du ROURE La vie d'un heureus ... 7 

André DELACOUR La Commune aventure . 7 










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