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Full text of "Carabinades. Couveture illustré d'après und peinture de Leduc"

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This is a reproduction of a book from the McGill University Library collection. 



Title: Carabinades. : Couveture illustré d’après und peinture de Leduc 

Author: Choquette, Ernest, 1862-1941 

Publisher, year: Montreal : Déom, 1900 



The pages were digitized as they were. The original book may hâve contained pages with poor print. Marks, 
notations, and other marginalia présent in the original volume may also appear. For wider or heavier books, 
a slight curvature to the text on the inside of pages may be noticeable. 

ISBN of reproduction: 978-1-77096-158-6 

This reproduction is intended for personal use only, and may not be reproduced, re-published, or re- 
distributed commercially. For further information on permission regarding the use of this reproduction 
contact McGill University Library. 

McGill University Library 
www.mcgill.ca/library 




McGill University Libraries 



PS 8505 H66C37 1900 
Carabinades. 












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ÔïltJJmm jfymn) , MM . 



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II a été tiré de cet ou vrage , 
25 e&empl aires numéro- 
te' s à la presse, de 1 à 25. 



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♦ 



6 r 

Dr CHOQUETTE 







Couverture illustrée d’après une pein- 
ture de Leduc 



y4vec préface et postface en vers 

PAR LES 

Docteurs Beauchemin et Drummcnd. 




DÉOM FRÈRES, Éditeurs. 
1877, rue Sainte-Catherine, Montréal. 



1900 



o 



PS05O5 H66C37 1900 

Choquette, Ernest, 
Car abi nades 
71774553 



McLennan 




Enregistré en l'année mil neuf cent, par Ernest 
Choquette, au bureau du ministre do l’Agri- 
culture, conformément à l’acte du parlement 
du Canada. 



f 



h 

mes confrères 

- rien qu'à mes confrères - 
ex-carabins ou ex-carabines 
je dédie 



ces 

Carabinadcs. 



extxîXîxi <. xsxsxssxs^ 



DU MÊME AUTEUR : 



1 vol. 



LES RIBAUD 

CLAUDE PAYSAN. . . . 



1 vol. 









01 ® 



Dedicated to Boctor Choquette 






/ s'pose mos evry body t iare /très own jobs' ’ bout de hordes 
F rom de boss man on de gouverne ment to poor man on de towa . 
From de curé to de lawyr.r , an de former to de school boy, 

An ' ail de noder f elle r 'iras mak' de worl ' go roua ! 



liut dcre's wan mon got hees h an' fa II Vroo eo'ry kin ' of wedder, 
An' he's never sure ojnoVing but work an' work av:ay, 

I)at' s de wan dey call de docteur, v:en y ou ketch heem on de contrée . 
An' he's only wan I know — me — dont' got no holiday ! 



Jf you're cota in of de ait y , sperï de sum mer-tani among us 
An’ you walk ont on de morning ic'en de leetle lard is si-ng 
Mebbe den you meet de docteur iv'en hes passin' rvïV hees buggg 
An' you. tink i( Wall ! contrée docteur mus ' be very pleasan ting ! 

Drivln' dat way ail de summer up an' down along de reeoer, 

W'ere de nice cool win' is blowin * among de rnaple tree , 

Den iv'en he's mak' hees visit, comin' home before de ni/jht tam. 
For spen' de quiet evening wit ’ hees n'ife an' familee." 



O ^ f 
. -4 1 i 




VIII 



THE COUNTKY DOCTOR 



A ni vfen off across de mountain some wans sick cm ivcmt de docteur , 
“ Mus' be fine trip crossin' overfor watch de sun go clown, 

Malcin ' oïl dem purty color } lak w’at you call de rainbow ! ” 

Dat' s way de peop is talkin ’ was leevin on de town ! 

But U isn't alway summer on de contrer , an' de docteur 
He conid tôle you many story of de storm dat liés been in, 

Ho iv hees coonskin coat corne hancly w’en de ivin ' blow off de r errer, 
For if she's sam ' oie reever, she's not alway sam' old wml ! 



An" de mountain dat' s so quiet w'en de ufite cloud go a-saihn 
Ail about hcr on de summer w'ere cle sheep isfeedhil high , 

You should see lier on Dceember w'en de snow is pilirC ' roun * her ! 
An' ail cle win ' of winter coms tearin' t'roo de sky ! 

Oh ! le bon Dieu help de docteur w'en de message corne to call heern , 
F rom hees warm bed on de night tam for visit eorne poor man, 

Lyin ' sick across de hill side on noder skie de reever , 

An' he hear de mountain roarin lak de beeg Shaw-in-i-gan ! 

Ah ! well he know de warniug , but he can't stay till de morning , 

So he's hitchin' vp hees leetle horse, an' put heem on berlot, 

Den w'en he'sfeex de buffalo , an' w'issle to hees pony. 

Aivay t'roo storm an’ hur ricane de contrée docteur go ! 

O ! de small canadian pony ! dcit' s de horse can walk de snow-dreef 
Dat' s de horse can fin' de vu ad ton, he's ne-ver been before ! 

Kip your heart up leetle f aller, for dere's many mile before you , 

A tv U' s purty hard job tellin' w'en you see your stable door ! 

Yctss, de docteur lie can tôle you if he hâve de tam for tellin’ 

AU about de bircl was singin' before de summer lef 

For he's got dem on hees bureau, an' he's cloin 1 it hes'ef tenu 

An' de las' tam J was dere — me — / see clcm ail mese'f ! 



THE COUNTRY DOCTOR 



IX 



But about de icay he travel Vroo de stonny night of winter , 

W'm de vain corne on de spring flood , an- bridge is wash atvay, 
Ail de bord icork, ajr’ de danger dat iras offen hang aroun heern . 
Dat's de tant our contrée docteur don't hâve vcry moche to say ! 

For Ws purty oie oie story , an* he cdway hâve it iciV heern, 

Ever since hc corne among us on parish Saint- Mathieu, 

An ' I s pose he’sfeelin’ mcbbejus' de sam ’ as noder fcller, 

So he roder do hees tcUkin about somet'ing dat v as new ! 

William Henry Drummonp. 







ARABINADES 






Le Lit Ho 38 



E l’avais d'abord connue sur la 
vA rue. 

Dans mes courses de tous les jours 
j'avais remarqué son petit air lutin 
qui indiquait je ne sais quoi, et qui 
vous faisait malgré vous tourner la 
tête. 

Elle était alors bien gaie et bien 
jolie. 

Presque toujours seule, on la voyait 
regarder fiévreusement aux vitrines 
les colifichets, les rubans, tous ces pe- 
tits riens qui plaisent tant aux fém- 



ur 



'S. 



Et. depuis deux à trois mois, je ne 
l'avais point revue. — Etait-elle ma- 
lade ? disparue, envolée ? 

Je ne savais — je l'avais oubliée. 

Or, un bon jour, a l'hôpital, — avec 
cette tête insouciante que vous fait 
fatalement cette revue journalière de 
malades, sans autre intérêt que celui 



2 



LE LIT NO 38 



de vos études, — je suivais le chef de 
clinique qui expliquait, commentait 
les différents cas qui défilaient sous 
nos yeux. 

Tout à coup, nous étions au No. 
38, j'entends à côté de moi une petite 
toux creuse, étouffée, de femme qui 
s'en va de la poitrine — je regarde — 
c'était elle. 

Elle au No. 38, salle Sainte-Marie. 

C'était encore la même; c'était le 
même air mutin, la même petite moue 
qui m'avait si fortement intrigué au- 
trefois; toujours les mêmes grands 
yeux noirs, un peu plus bistrés mais 
encore railleurs: le nez un peu plus 
pincé, les dents toujours blanches, na- 
crées. rendues légèrement saillantes 
par cette minceur de lèvres qu'en- 
traîne la phtisie. 

Le diagnostic était facile; et nou*. 
les anciens qui nous y connaissions, 
en se poussant du coude, indiquions 
assez clairement qu'il y avait une 
victime la. 

Le médecin fit l'interrogatoire. 

Oh î cet interrogatoire, comme il 
est autrement incriminant que celui 
du juge d instruction et comme nous 
aurions voulu, par pitié pour elle, 
lui souffler les réponses à faire, l'em- 
pêcher de se trop compromettre, com- 
me l’accusé que l’on voit tisser bête- 



LE LIT o 8 



3 



ment de lui-même le réseau 
ves qui le fera condamner 
rheure. 



de preu- 
tout-à- 



Mais non, elle répondait toujours, 
innocemment. Ce ne fut pas long; à 
chaque question, la réponse arrivait 
terrible, comme si cette pauvre jeune 
femme s'eût voulu porter elle-même 
son arrêt de mort. 

Tous les symptômes y étaient; et 
elle ne paraissait pas ^e douter, daim 
sa naïveté, qu'elle put être malade au 
point d'être exposée à mourir a l’ hô- 
pital. 

Mais quand s'informant du coté de 
l'hérédité, le docteur lui demanda : 
— Votre père est-il mort de con- 
somption? votre mère?... 

Elle eut une expression de figure 
>i étrange qu'on crut qu’elle avait 
tout deviné; mais non, il reste tou- 
jours l'espérance, et on le vit bien 
quand on l'entendit répondre, avec 
deux larmes dans les yeux: 

— Non pas, non pas, il n'y a point 
de consomption dans ma famille. . . . 
Ah ! si, peut-être .... mon père .... 
mais pourtant, ce n'est point de con- 
somption ... il était soldat, et il est 
mort après la guerre de 1870 : il avait 
contracté ça, là, dans les camps, à tra- 
vers la boue et les pluies. . . . C'était 
un homme fort, très fort. 



4 



LE LIT N» 38 









Si vous aviez entendu ces paroles 
brèves, saccadées, cet accent français. 

Vous comprenez, c’était encore plus 
navrant, cette femme seule, à mille 
lieues de sa patrie et de sa famille, 
dans un lit d'hôpital numéroté, ayant 
a ses côtés les cris de la souffrance, 
et a sa tête, sa carte d’entrée posée 
comme une épitaphe hâtive avec son 
nom dessus et celui de sa maladie. 

Elle s’appelait Mme de Madières; 
aussi il fallait ne lui avoir parlé 
qu’une fois pour savoir quelle était 
réellement noble, de caractère au 
moins. 

L’intérêt que chacun de nous lui 
portait nous ht bientôt apprendre son 
histoire. 

Elle était bien simple, cette histoi- 
re. 

Le coeur chez elle avait tué la rai- 
son, et elle s’était envolée au delà de 
1‘ Atlantique avec un de ces hommes 
qui endeuillent toujours les foyers où 
ils vont s’asseoir. 

A Montréal, il courut les bals, les 
guinguettes, jetant les éeus par les 
fenêtres, passant pour se ruiner à 
New-York quand il se ruinait ici, de 
sorte qu’au bout d’une année ils 
étaient tous deux sans le sou. 

Un homme vivote toujours, mais 
pour une femme c’est autre chose. 



LE LIT NO 38 



r* 

O 



Déjà, 

s'ajouter 



d’ailleurs, la maladie venait 
à son chagrin et à ses re- 



mords, et il ne lui resta bientôt plus 
qu'une suprême alternative : l'hôpi- 
tal. 



Elle alla donc à l'hôpital et c'est là, 
({U après l'avoir connue heureuse, fê- 
tée, le sourire aux lèvres, je la vis 
demander en vain à l’art et à la cha- 
rité le retour de ses heures de bon- 
heur et de gaieté d'autrefois. 

Tout échoua. 

Dans un travail rie termite ron- 
geant l'idole, la phtisie incessante 
s'acharna, à ronger cette poitrine de 
Française, notre sœur d'il y a un siè- 
cle. 

Eut-elle, dans ses longues nuits 
d'insomnie et de fièvre, conscience un 
instant de la gravité de son état? Je 
ne le crois pas. . . Non, pas même en 
ce jour d’ennui et de noire tristesse 
où elle m’avait longuement raconté 
son enfance, sa jeunesse, ses amours 
fous, toute sa vie, toutes les choses 
de sa famille el de son coin de pays 
si loin. 



Elle voulait encore me retenir au- 
près d’elle, à côté de son lit. pour 
nie dire comme elles étaient jolies les 
collines et les prairies de là-bas, com- 
me les genets sentaient bon... Ah! 
on n’en avait pas ici de vignes et de 

2 



» 



G 



LE LIT NO 38 



lilas comme les siens. . . . Puis cette 
petite avenue discrète qu'elle me dé- 
peignit ; au pied, les sables dorés de 
la grève, en face, la métairie de son 
père, aux alentours, des alignements 
de platanes, les enseignes des caba- 
rets, les nombreux clochers qu’elle 
voyait de loin, puis encore la grande 
route communale conduisant a Nan- 
tes . . . 

Tout ça décrit avec l'éclair triste 
remonté dans le regard de tous les 
tendres et naïfs souvenirs qu’elle évo- 
quait, décrit avec une vérité si in- 
tense. . . oli ! si intense et si vivante 
que je le reconnaîtrais tout de suite, 
son hameau d'Aigrefeuilles, s'il m'é- 
tait donné de l'entrevoir. . . Puis son 
frère Jacques, soldat, sa petite sœur 
Cécile — si belle celle-là — qui riait tou- 
jours, qui aimait tant les marrons 
cuits sous la cendre. . . 

Comme elle avait hâte de les em- 
brasser. . . car elle s'en retournerait 
si seulement cette mauvaise fièvre 
pouvait finir à la fin. .. . Et en me di- 
sant ça, elle me regardait toujours 
avec un air de me demander ce que 
j'en pensais. 

Ce que j'en pensais. . . Je ne le lui 
dis jamais. 

Au contraire, je l’aidais de mon 
mieux à dorer ses rêves et ses illu- 



LE LIT NO 38 



i 



sions, lui faisant espérer la santé pro- 
chaine... si peu de fièvre, presque 
plus, quand mon thermomètre indi- 
quait. toujours 102o, 103°... et elle, 
la pauvre, toujours prête à me croire, 
à inc dire qu’elle se sentait mieux, 
plus forte. 

L'expectoration et la cachexie aug- 
mentaient ainsi que la maigreur; ça 
ne pouvait pas durer longtemps. 

Or un matin d'un lundi de mars, en 
jetant les yeux dans ce coin de salle, 
au Xo. 38, où je la voyais ordinaire- 
ment se soulever du coude pour tous- 
ser plus à l'aise, j'eus froid au cœur 
... le lit était vide. 

On avait déjà changé les oreillers, 

o 

le couvre-lit, enlevé les potions, les 
débris d’écorces d’orange toujours dé- 
posés sur son étroit guéridon. . . Plus 
rien ne restait d'elle, ni ne la rappe- 
lait, jusqu’à sa carte d'admission ar- 
rachée aussi de la muraille blanche. 

L'interne de service me dit qu’elle 
était morte la veille, à onze heures, 
sans effort, comme un oiseau qui ca- 
che sa tête sous son aile. Quelqu'un 
était venu l'enlever, il ignorait qui, 
peut-être son mari ? — un étranger ? 
peut-être pour l’amphithéâtre de dis- 
section ? — il ne le savait pas. 

Et pourtant c’était vrai qu’on était 
venu l’enlever: les funérailles avaient 



8 



LE LIT N° 38 



été bien tristes ; quatre planches, huit 
clous, le premier fiacre qui passa ser- 
vit de corbillard et ce fut tout. 

...Deux jours après je rencontrai 
un étudiant de quatrième. 

— Tiens, me dit-il, tu sais Mme de 
Madières, la jolie petite blonde du No 
38, une Française, elle est à la salle 
de dissection. . . J’ai fait 1 opération 
de la cataracte sur elle — j'ai bien ré- 
ussi — j'ai suivi le procédé de Græfie. 
... Voici le cristallin... 

Je ne pus que répondre: — Pauvre 
femme! et je fus dix jours sans re- 
tourner à l’ Amphithéâtre. 

. . . Il y a déjà longtemps de ça. 
mais comme j’y pense souvent encore 
à ce Jacques, soldat, à cette petite 
Cécile, grande maintenant sans doute, 
qu’elle désirait tant revoir et avec qui 
il me ferait si plaisir de pleurer en 
leur racontant cette triste page qu ils 
n'ont probablement jamais connue 
dans leur lointain pays de France. 





ILS ETAIENT CINQ 



djb'r.s étaient cinq, cinq bons carabins 
'À: à l'allure goguenarde et décidée, 

entrés un soir dans un café du fau- 
bourg Saint- Jean. 

Ils y étaient entrés pareequ'ils 
avaient soif, qu'il y avait de jolies 
annonces de lager mousseux collées 
aux fenêtres, que tout semblait calme 
au dedans, que la cabaretière parais- 
sait s'ennuyer, accoudée il son comp- 
toir il regarder deux clients qui 
jouaient tranquillement aux domi- 
nos sans rien dire. 

Mais en entrant tout ce calme s é- 
vanouit; et ce fut aussitôt un fris- 
sonnement, un bruissement d ailes. 
Les mouches, endormies elles aussi au 
cliquetis des dominos, s étaient sou- 
dainement réveillées. . . et comme il 
y en avait des mouches. Il en jail- 
lissait de partout, des plafonds, des 
coins de solives, de derrière les ar- 



10 



ILS ÉTAIENT CINQ 



moires et les rideaux verts, de dessous 
le comptoir et les tables. . . Comme il 
y en avait. 

... Ils étaient cinq, entrés dans ce 
café parce qu’ils avaient soif. . . ils 
demandèrent cinq lager. 

La cabaretière disposa les bocks en 
ligne sur le comptoir, sous la lumière 
des becs de gaz. 

Mais Jacques Normand, remarquant 
les nombreux pointillés que les mou- 
ches avaient faits sur le verre: 

— Holà ! l’hôtesse, débitante de 
méthyl à 50°, pourquoi ne désinfec- 
tez-vous pas ces cônes évidés de si- 
licate de plomb que vous nous offrez 
d’introduire entre nos muqueuses la- 
biales? Tenez, ne voyez-vous pas les 
déchets excrémentitiels que les mou- 
ches — muscæ. en latin — y ont par- 
tout déposés de leurs minuscules 
sphincters anaux? 

— En effet, continua Rodolphe Be- 
noit, plongez-moi ça dans quelques 
cents drachmes d’“ aqua pura ” — HO 
ancienne formule, H20 formule mo- 
derne adoptée d’après la nomenclature 
atomique, et faites disparaître aussi 
ces foyers de microbes laissés par le 
tissu épithélial de vos extrémités di- 
gitales. 

C J 

L’hôtesse, sans bouger, se deman- 
dant- si elle n’avait pas affaire à un 



ILS ÉTAIENT CINQ 



11 



détachement en fuite de pensionnai- 
res de Beauport, ouvrit des grands 
yeux mystifiés. 

— Pourquoi, reprit-il, cette dilata- 
tion de pupille, cette contraction 
.spasmodique de muscles palpébraux 
qui donne à vos globes oculaires une 
apparence de strabisme externe?. . . 11 
faut avoir souffert, étant jeune, 
d'une méningo-encéphalite-intersticiel- 
le-chronique-diffuse compliquée d'at- 
taques épileptiformes à caractère clo- 
nique, pour ne pas comprendre. . . . 
sacrédié! je vous dis de laver vos ver- 
res. 

— Ah! soupira longuement la fem- 
me de comptoir, en allant en hâte rin- 
cer ses bocks sous le filet d’eau d'un 
robinet et en les rapportant bientôt 
nets et luisants: — Et puis c’est du 
lager que vous désirez?... 

— Ita .... oui,. . . . traduisirent les 
cinq carabins, â l'allure goguenarde 
et décidée, entrés dans ce sale caba- 
ret parce qu'ils avaient soif. 

Elle se mit en frais de remplir les 
verres. 

— Suffit. . . Pieu qu'un hémistiche 
...rien qu'un hémistiche, vous dis-je, 
et Gaston Smith s’empara de son ver- 
re à moitié plein. 

— Vous allez trouver ça drôle, se 
décida â la fin la patronne, les rasades 



12 



ILS ÉTAIENT CINQ 



vidées, mais je ne vous comprends 
pas... Il y a des fois il me semble 
que vous parlez français, puis en- 
suite, on dirait De quelle nation 

êtes-vous donc?... 

Nous? répliqua Henri Béique, 

mais nous sommes des produits indi- 
gènes authentiques, tel qu’attesté 
aux régistres de Tétât civil... Toute 
J a quintette ici présente a fait éclo- 
sion à divers points de l'immense for- 
mation paléozoique s’étendant de- 
puis les chaînes granitiques des Lau- 
rentides jusqu’à la ligne quarante- 
cinquième. 

— -Et qu’êtes-vous venus faire de si 
loin? 

— Faire des études pathologiques, 
histologiques, hydrothérapiques, so- 
matologiques, suivant le système de 
la thérapeutique allopathe. 

Les joueurs de domino avaient in- 
terrompu leur partie. 

— • Mais, est-ce que vous ne pourriez 
pas, madame, demanda Arthur Pagé. 
nous offrir quelques-uns de ces pe- 
tits cylindres confectionnés avec les 
feuilles de la plante — famille des sola- 
nées vireuses — dont l’alcaloïde, la ni- 
cotine, produit un effet si agréable 
malgré son action narcotico-acre ? . . . 
Veuillez-donc, madame l’amphitryon. 



ILS ÉTAIENT CINQ 



13 



— Vous n êtes que des polissons, 
s exclama-t-elle, dans un bond de co- 
lère. 

La patronne, le regard en feu. était 
subitement devenue une mégère: 

— L’amphitryon, moi?... Peut-on 
insulter une femme de la sorte!... 
l'amphitryon . . . 

— Mais, madame, réclama Gaston. 

— Oui. vous n’ètes que cinq polis- 
sons. . . 

Pourtant non, ils n'étaient que 
cinq carabins, a l'allure décidée et 
goguenarde, entrés par hasard dans 
ce cabaret inconnu parcequ'ils avaient 
soif. . . 

Ils se tournèrent vers les deux 
joueurs, muets et immobiles mainte- 
nant, et en les regardant d'une ma- 
nière indifférente, Arthur Page re- 
prit : 

— Franchement, ça dénote un ramol- 
lissement cérébral absolu cette ma- 
nie d'ajuster Fun contre l'autre, pen- 
dant des heures, ces insignifiants pa- 
rai! épi pèdes pigmentés à la face d é- 
normes comédons... Puis s'adressant 
tout à coup directement aux joueurs: 

— Dites-donc. vrai, vous autres, 
est-ce que ça ne dénote point du dé- 
mollissement cérébral. . . ? 

— Vous demandez?. . . interrogea 



14 



ILS ÉTAIENT CINQ 



F un d'eux, avec un mouvement ahuri 
de mains et d’épaules levées. 

— Vous aimez ça sans doute, le 
domino, continua-t-il aimablement, 
dans une transition brusque d'hu- 
meur,... c'est si charmant... 

— Ah ! c'est ce que vous disiez . . . 
Bien oui, de temps en temps, Je soir, 
on en joue une pour s'amuser, pour 
passer le temps . . . Des fois, quand 
Eustache et Byppolite viennent, nous 
jouons à quatre, c'est beaucoup plus 
gai . . . 

— Et puis, vraiment, vous ne ressen- 
tez pas de céphalalgie, de vertiges, 
d’attaques d’aphasie, de fourmille- 
ments, de somnolences, de périodes de 
dépression intellectuelle ou de diva- 
gation . . . aucun de ces symptômes de 
ramollissement très prochain?... 

— Comment?... allait-il demander 
de nouveau... Mais l'autre joueur, 
son ami, l'interrompant, l'air furieux: 
Ne leur réponds donc pas ; tu vois 
bien qu’ils ne savent pas ce qu’ils di- 
sent. 

Mais les carabins étaient cinq, eux. 
cinq bons zigues à l’allure goguenarde 
et décidée, entrés dans ce café parce 
qu'ils avaient soif ; de sorte qu’ils 
n'eurent point peur. Ils continuèrent: 

— La pathologie interne nous ap- 
prend que le ramollissement s'accom- 



ILS ÉTAIENT CINQ 



15 



pagne ordinairement d'athérome arté- 
riel, de dégénérescence graisseuse et 
que . . 

— \ oulez-vous bien vous taire?. . . 
et en meme temps le joueur, enragé, 
campé en pose de boxeur, avait bran- 
di son bras tendu en provocation vers 
les étudiants. 

— Iiourrah ! ! . . . hourrah ! î ! . . . 
s'exclama tout à coup Jacques Nor- 
mand, en sautant comme un fou . . . 
Une présentation du bras... c'est une 
présentation du bras, une vraie, vous 
dis-je. mes amis... Attendez un peu, 
s'il vous plaît, vous, îe joueur de do- 
mino, je vais consulter mes confrè- 
res. 

Alors, se tournant vers eux. sérieu- 
sement : 

— Comme vous le voyez, c'est une 
présentation du bras bien facile à 
diagnostiquer... Dans ces cas, Pajot. 
Lusk, Thomas, tous les professeurs 
conseillent la version podalique immé- 
diate: ainsi je' ne vois pas pourquoi.... 

— Oui,. . . oui, la version. . . la ver- 
sion,... hurlèrent en complet accord 
les cinq carabins è l’allure goguenar- 
de et décidée. 

... Et c ? est qu’ils la pratiquèrent, les 
malheureux, leur première version 
podalique. . . En un clin d’œil, ils em- 
poignèrent mon gaillard par les jam- 



ILS ÉTAIENT CINQ 



bes — son ami, qui prévoyait une ba- 
garre, avait enfilé la porte — ils le rou- 
lèrent par terre, malgré ses beu- 
glements féroces et ceux non moins 
féroces de la patronne jaune de der- 
rière son comptoir, le ligotèrent et le 
suspendirent les pieds en haut, en 
manière de saint Pierre, au fer solide 
de la conduite de gaz. 

Ensuite, ils expliquèrent scientifi- 
quement à l’hôtesse, comme sur un 
sujet d'hôpital, la manière de pra- 
tiquer la respiration artificielle,- -sys- 
tème Sylvester, système Margendie — 
les tractions rythmées de la langue, 
les insufflations d’air, les frictions sè- 
ches. . puis après ces conseils, mi- 
litairement: “ by the right " — ils ap- 
partenaient au neuvième bataillon — 
ils s’en allèrent.. 

...Ils étaient cinq, cinq bons ca- 
rabins à l'allure goguenarde et dé- 

O O 

cidée. 




Les Sauvages 



oksque ma petite Pomponne, le 
AA soir de sa première leçon, par- 
courut les baroques illustrations de la 
géographie des Frères, ce furent “ les 
sauvages " avec leurs grandes plumes 
plantées en faisceaux sur la tète, leurs 
tomahaks menaçants, qui ramusèren 
le plus. 

Et tout en les examinant avec in- 
térêt sur toutes les faces, elle com- 
mença auprès de sa mère une série de 
questions minutieuses et serrées de 
force à confondre la sophistique la 
plus jésuitique: 

— C’est des sauvages ça ? 

— Oui. 

— Les sauvages qui battent les mè- 
res ?... 

— Oui. 

— Et qui apportent les petits en- 
fants ? 

— Justement. 



c+- 



18 



LES SAUVAGES 



— Où est- ce qu'ils les prennent donc, 
ces petits enfants? 

— Dans les bois. . . Jes montagnes. . . 
bien loin. 

— Qui est-ce qui les met là ? 

— Là?. . . D'autres sauvages. . . plus 
vieux. . . je pense. . . 

— Et où les prennent-ils, eux, ces 
vieux sauvages?... 

— Ah! bien. . . ils les font. . . je sup- 
pose bien... Tiens tu m'ennuies avec 
tes questions. 

— Avec quoi les font-ils? 

— Avec du miel, du sucre et des 
écorces d'orange. 

— Vrai?... (Test pour ça que petit 
Claude aime tant encore à se barbouil- 
ler de sucre,, hein?. . . C'est drôle. . . . 

Puis ils les apportent Comment 

les apportent-ils?. . . 

— Dans de grands paniers. 

— En as-tu déjà vu, toi, des sauva- 
ges ? 

— Oui... F>on, je ne te réponds 
plus. 

— C'est pour se battre contre eux 
qu'on vient chercher “ son père '. la 
nuit ?... 

— Oui, justement. 

Et déjà de mon bureau j’entendais 
la voix de Pomponne qui m’interpel- 
lait: 

— Est-ce vrai, son père? 



LES SAUVAGES 



19 



— Mais oui, sans doute. 

— Et ils ne te font jamais bobo, à 
toi ? 

— Oli! non, va... Je te les tape, 
moi, les sauvages... bing. . . bang. . . 
sur les veux, sur la tête. . . Ils filent, 
je t’assure... quand ils me voient. 

Pomponne était maintenant venue 
me rejoindre avec des grands yeux 
éblouis, sa géographie à la main. 

— Ils ont des belles plumes comme 
ça sur la tête? 

— Oui, absolument comme ça 

mais rien que les vieux sauvages mau- 
vais, par exemple... L'autre nuit, il 
y en avait un qui ne voulait point 
s'en aller, alors je te l'attrape par ses 
plumes et crac je les lui arrache tou- 
tes. . . si tu penses qu’il ne criait pas. 

— Oli! pourquoi que tu ne me les 
as pas apportées? 

— Je n’y ai point pensé. . . car. sans 
ça . . . 

— Qu’est-ce que tu en as fait?. . . 

— Je les ai jetées dans le chemin. . . 
près de la maison... là-bas. 

— Dis-donc, son père, tu le.^ appor- 
teras une autre fois, hein, veux-tu? 

— Oui, sois certaine. 

— C’est bon, me lança Pomponne en- 
thousiasmée, et elle retourna toute 
fi ère reprendre ses ét udes. 



20 



LES SAUTAGES 



«K ^ 

Parmi nos robustes et hospitalières 
populations campagnardes, *’ les sau- 
vages ’’ viennent souvent faire des ex- 
cursions, quelquefois nuitamment, 
quelquefois hardiment au grand so- 
leil. 

Je crois meme qu’il en existe tout 
un campement, parfaitement au cou- 
rant des êtres, embusqué en perma- 
nence quelque part, dans une certaine 
anfractuosité caverneuse de ma mon- 
tagne, car l’autre dimanche, ces ef- 
frontés-là ont poussé l’audace jusqu’à 
descendre au village, en pleine foule 
attroupée pour la messe, et se sont 
introduits sans façon chez mon voisin 
Lanctôt. 

Je fus vite averti de l'événement. 

. . . Oh! mes amis, quels fameux lâ- 
ches que ces sauvages! et comme ils 
savent bien toujours ne s'attaquer 
qu’à de pauvres femmes inoffensives 
.... car ça ne me prit pas un quart 
d’heure, ma foi, pour les faire déguer- 
pir. tout penauds, à travers les champs 
d’avoine et les vergers. 

A mon retour, Pomponne, qui me 
guettait, me demanda d’un air cu- 
rieux : — Ils ne t’ont pas fait bobo, 
n’est-ce pas, son père? 

— Non, va, repris-je; ils se sont en- 
fuis tout de suite. 



21 



LES S A U Y AL ES 



-K* 

Mais voilà qu'au bout de quelques 
instants je vois accourir sous ma fenê- 
tre, une, deux, trois, quatre, cinq pe- 
tites biles, avec Pomponne au milieu, 
en train de donner des explications 
terribles à en juger par leurs regards 
épouvantés et leurs mines anxieuses. 

Et en tourbillon elles se précipitè- 
rent vers moi. Elles venaient me faire 
voir les plumes que les sauvages 
avaient perdues dans la bagarre chez 
Lanctôt et quelles avaient trouvées 
dans le jardin... Des véritables plu- 
mes en effet. . . Qui est-ce qui se se- 
rait jamais imaginé ça?... Et la le- 
çon de géographie de l’autre jour me 
revint aussitôt à l'esprit. 

Les chères petites s’attendrissaient 
presque sur la douleur qu’ils avaient 
dû éprouver, ces pauvres sauvages — 
pensez-donc — à se sentir tirer ça de 
la tête, et elles mesuraient du doigt 
la longueur du tuyau des plumes. 

Elles étaient d'abord allées les mon- 
trer, en grande hâte, aux bonnes 
sœurs, leurs maîtresses de couvent. . . 
Oh! ce qu'elles avaient ri, ri, paraît- 
il, celles-là... surtout la petite sœur 
Pétronille. 

De même, au retour, ie long de la 
rue, de porte en porte, chacun s'em- 

3 



LES SAUVAGES 




pressait de les attaquer en souriant 
singulièrement ... Il n'y avait pour- 
tant rien de si drôle, voyons. . . 

Jusqu'à l'abbé Grégoire qui J es 
avait observées par-dessus la clôture 
du cimetière et qui était venu genti- 
ment s’informer, n'est-ce pas? 

Mais lui n'avait point ri; il s'était 
contenté de bigler aussitôt pudique- 
ment à droite et à gauche, presque 
fâché. . . 



* * -K- 

Sapristi d'un nom! jamais je croirai 
qu'il ne s'était pas aperçu que c’é- 
taient des plumes de dinde! 

Mais oui, les plumes de la dinde 
que les domestiques de Lanctôt ve- 
naient de sacrifier aux préparatifs du 
dîner de baptême. . . 

. . . C’est vrai qu'il n'avait pas été 
invité, aussi, le pauvre homme. 




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0^>0<><>0<><K>0-C><>0<><><><><K><><><K>-0 



Le Docteur Santa Claus 



'était une veille de jour de Fan 
et il neigeait. 

Il tombait une de ces neiges à gros 
flocons, calme, reposée, douce, tran- 
quille, descendant comme un pardon 
des infinis d’opale pour effacer chaque 
souillure, chaque tache sombre de la 
nature, en cette fiin d'année qui s'en 
allait. Je n'avais vu cette neige que 
dans les tableaux jusque-là. Et com- 
me on pare les morts pour les porter 
au tombeau, l'année mourante se pu- 
rifiait dans ce virginal linceul. 

. . . Une neige à gros flocons de cris- 

tal. . . exprès pour le père Nicliolas 

Allait-il s 7 en donner? 




* * * 



— -Mais on frappe à ma porte.... 
qui donc, si discrètement ? Vraiment 
peut-il y avoir encore des pleurs dans 



quelque foyer ?... cle la souffrance 
quelque part, en ce joyeux soir?. . . 

Une pauvre femme entra, une vieille 
grand’mère de soixante-quinze ans, 
également couronnée de neige et de 
cheveux blancs, qui tout de suite s’af- 
faissa sur une chaise, la gorge oppres- 
sée et haletante. Elle retenait encore 
dans ses cils des larmes congelées en 
route. 

Elle était descendue à pied, à tra- 
vers champs, par un chemin de rac- 
courci sous les pommiers et les grands 
érables morts. Il n’y avait que pour 
ses enfants (pie l’on pouvait â son âge 
se décider à ma relier si loin. 

Et maintenant, gênée, elle n'osait 
plus m’annoncer le but de son voyage. 
Car elle savait bien que j’avais long- 
temps soigné son mari, sa fille, sans 
jamais rien recevoir en retour, et voi- 
là qu'elle revenait encore ; pour son 
petit-fils, cette fois. Mais pour cal- 
mer un petit-fils souffrant, à quelle re- 
buffade ne s'exposerait-on pas? 

Ah! oui, parle donc, vieille grand’- 
mère, toi qui hésites, qui prends des 
détours pour me préparer à ce que tu 
vas me demander, parle donc; je le 
sais bien que tu es pauvre, que tu es 
bonne et honnête, que surtout tu ai- 
mes bien tes petits-fils. . . Il n’y a 
d’ailleurs rien à ton adresse, dans mes 



LE 1)1' SANTA CL ATS 




comptes. Lt c est moi qui ai honte de 
voir une misérable grand'mère, si dé- 
vouée. si douce et si vieille,, si pleine 
do cœur, ni aborder avec défiance com- 
me quelqu'un qui n’en aurait point de 
cœur, lui. 

— C'est ton petit-fils qui est mala- 
de?... 



— -Oui, bien malade tout ü coup, A 
propos de rien. ... Il était cependant 
allé a l'école, comme à l'ordinaire, 
mais au retour. . . une fièvre, des rêves 
en sursaut, des appels déchirants.... 
Peut-être avait-il pris froid a travers 
s cs vieux Imbits trop courts.... Ils 
étaient si pauvres, eux. 



Alors, malgré la neige et la nuit, 
elle était venue me trouver, me de- 
mander si je ne pourrais pas le lui 
guérir, ce cher enfant.... Quelques 
poudres, seulement. . . car il ne devait 
pas être nécessaire de le voir. 

Oh ! elle soupçonnait bien encore 
une raison à sa fièvre subite: A la 



Nord, le père Nicfiolas avait apporté 
un arbre chargé de cadeaux à ses pe- 
tits compagnons de classe anglais. 
Ceux-ci lui avaient raconté ça: ils 

avaient apporté leurs jouets à l’école, 
et depuis, il en avait rêvé à chaque 
nuit, le pauvre enfant. Pourquoi 
qu’il ne vient jamais ici, le vieux Ni- 
cholas? me demandait-il toujours tris- 



2(> 



IÆ T >r SANTA CLA CS 



ternent ; quand bien même nous seriun 
pauvres.. . . tu n'es pas méchante, toi. 
grand-mère, et moi non plus... Dis. 
est-ce que je suis méchant ? ” 

Et tous ses désirs et ses imagina- 
tions d’enfant, ses rêves éveillés, lui 
étaient revenus, ce soir, dans ses cau- 
chemars de fièvre. 

Au rebord du bois, tout près, elle 
était allée, pour voir, couper un sapi- 
neau vert dans les rameaux duquel 
elle avait déposé des pommes et des 
glands murs. . . Mais des pommes et 
des glands, il connaissait trop ça. 
n’est-ce pas, et sa fièvre avait conti- 
nué. 

— Si vous vouliez m’en donner quel- 
ques poudres blanches?... Ce n'est pa* 
nécessaire de le voir, je crois,... ce 
n'est pas nécessaire, je suppose, me 
répétait- elle toujours sur un ton de 
douce et touchante angoisse. 

Oh ! vieille grand’mère, “ ce n'est 
pas nécessaire ”, dis-tu?... comme tu 
désirerais que j'y allasse cependant: 
mais ça te coûte trop de me le de- 
mander, dans la crainte d’un refus, 
parce que tu n'as rien, rien à m’ofTrir 
pour me payer ma course et qu’il faut 
être grand’mère comme toi pour se 
mettre en chemin dans cette neige-là, 
par seul dévouement. 

-Puisque vous êtes assez bon. re- 



F. K TVr SANTA CLATS 



27 



mettez- in en, 6 il vous plait, quelques 
unes. . . (les semblables fi celles que 
vous avez données, l'autre jour, au 
petit Louison. !e gas du voisin. . . El- 
les n'étaient pas mauvaises à avaler 
celles-là. . . Car si elle allait être obli- 
gée de prendre son petit-fils de force, 
de le gronder, de lui tenir les mains... 
Jamais elle ne pourrait s'y résoudre, 
non, bon Dieu !... jamais. . . 

Je te comprends bien, va, vieille 
grand'mêre; si tu savais comme je 
te comprends bien; et rien qu'a un 
inoubliable souvenir triste qui se ré- 
veille toujours tout de suite dans mon 
esprit quand ee sujet revient, je re- 
prends : 



— Et si j'allais le voir, ton petit- 
fils?... lui faire prendre moi-même 
ses poudres en même temps?... 



-> * * 

Je n’avais pas de réponse à atten- 
dre. . . son regard de bonheur suffi- 
sait seul. Je donnai ordre d’atteler. 

Mais en attendant, je m’en vais, en 
secret, détacher doucement, de l'ar- 
bre de Noël de mes mioches déjà ins- 
tallé dans un coin de salle pour le len- 
demain, quelques jouets, une bonbon- 
nière, et parmi les autres joujoux 
de l’an dernier — musiquettes, polichi- 
nelles. chevaux mécaniques, arches de 



28 



DE Dr 



o < a r 
O 



TA CLAUS 



Noé — maintenant entassés avec dé- 
dain dans une malle, je choisis les 
meilleurs, les moins délabrés, dont je 
fais tout un paquet. 

Il n'en avait jamais vu, de père 
Nicliolas, le pauvre petit-fils, eh! bien 
il en verrait un, cette année. Et 
voilà que je me mets en route, avec 
la vieille grancl’mère à mon côté. 

... Il neigeait toujours. . . 

Ce fut vite atteint, 1 a maisonnette 
tranquille qui, adossée à lin pan de 
roc sous les arbres, abritait les cau- 
chemars de l’enfant paris de fièvre. 

Alors, je tire de ma trousse quel- 
ques mèches blanches de ouate bora- 
tée que je roule dans mes mousta- 
ches ; je prends sous les robes de 
buffle de la berline mon paquet de 
jouets divers, et dissimulé dans mon 
immense pardessus de chat sauvage, 
le collet relevé au-dessus de la tête, 
tout constellé de flocons de neige, 
c’est bien un irréprochable et parfait 
Santa Clans que la bonne vieille 
mère, ravie et souriante de chaque 
ride, conduit à présent devant elle 



vers son gîte de misère. 

En me voyant, il se dressa sur son 
lit, le pauvre enfant, avec une expres- 
sion soudaine de figure si étrange, oh ! 
si étrange et si subitement heureuse. 
. .Etait-ce réellement le vieux Nicho- 



LE TU* SANTA O LA VS 



20 



las qui venait le visiter. . . celui-là 
même qu'il avait tant souhaité, qu'il 
avait si ardemment désiré? Ils n'é- 
taient donc pas trop pauvres alors? 
. . . Non, cela ne pouvait pas être 
vrai: ces cadeaux, ces jouets pein- 
turlurés ne devaient être qu'imagi- 
naires et il tenait son regard déliant 
et chercheur sur la vieille grand’mère 
comme pour qu'elle se dépêchât de 
tout lui dire, elle. 

Car peut-être qu’il rêvait encore 
simplement, que rien m'existait en 
réalité, ni du père Nicholas, ni des 
jouets et que mon Dieu! tout <;a dis- 
paraîtrait dans un brutal réveil qui 
ferait tout à coup évanouir ses vi- 
sions bénies. 

Oui, pourquoi ne lui disait elle donc 
pas à son pauvre petit, la vieille mère 
qu'il paraissait interroger, elle qui de- 
vait le savoir? Et son regard de dou- 
te se reportait sans cesse sur elle, 
avec sa même physionomie supplian- 
te qui faisait mal à voir. 

A hors, avec une grosse voix douce 
et sur le timbre attendrissant que les 
enfants doivent attribuer a Santa 
Clans, je me mis à lui parler en ca- 
resses. . à le questionner tendremeiit. 

. . . Ciel ! c’était lui . . . c’était bien 
lui. Le pauvre petit malade ne doutait 
plus. Je le vis bien à l’éclair de ra- 



30 



LE D r .SANTA CIA LS 



vissement tout de suite monté à se- 
prunelles brillantes de fièvre. 

Mais ce Santa Clans l'examina lon- 
guement, prit d'abord sa température, 
lui lit avaler sans sourciller toutes 
sortes de poudres et de potions mau- 
vaises ; ensuite, il disposa ses ca- 
deaux dans les branches du sapineau 

vert, tout à l’heure si triste avec seu- 

/ 

iement ses pommes et ses glands, puis 
il s'en retourna. 



* -* # 

. . . Le lendemain, la vilaine poussée 
de fièvre avait tout à fait disparu et 
le petit-fils traînait, en chantant à 
tue-tète, ses chevaux a roulettes dans 
le logis joyeux, devant la grand ‘mère 
qui souriait. . . qui souriait. 





! ïççz ; : t: îSSi .t Jüîï s a i$$i tt rSûiü }$$& 



Mes Blsséqimés 



uoubre, avec des rafales chaudes 
comme des soupirs de damnés, 
la nuit cache sous son éteignoir im- 
mensément sinistre mon village et sa 
montagne. 

C'est en novembre. 

On se meut péniblement; et c'est en 
haletant que, de fondrières en fon- 
drières. on tiraille ses talons emboi- 
tés a chaque pas dans un tire-botte 
invisible. 

En liant, au-dessus des tètes, de 
grands nuages, comme des morceaux 
d'étamine mal déchirée, flottent à l'a- 
venture. Au delà, la lune répercute 
des rayons rougeâtres, verdâtres, à 
reflets glauques de vieux bronze ron- 
gé de patine. 

Et en bas: le clapotement de la 
vague sur le galet lavé et délavé : 
les grands ormes qui redressent leurs 
tètes sous la bourrasque, en sifflant: 




32 



MES DISSÉQUÉS 



Ja croix du vieux ciociier dont les 
tringles grincent sur leurs arcatures; 
la b u ce moite qui s'échappe de la ri- 
vière ; les grandes pierres tombales 
qui oscillent lourdement sur leurs so- 
cles; tout ce qui est horrible joint à 
tout ce qui fait peur ; une nuit si- 
nistre d’automne. 

C'est en novembre. 

En marchant, on craint de frôler 
des spectres et l'on s'imagine à tout 
instant sentir dans son cou le souffle 
froid de leurs haleines: en se retour- 
nant on les verrait, mais ou n'ose. 

C'est en novembre et la nuit les 
morts se promènent en agitant leurs 
linceuls. C’est leur mois. Les cime- 
tières, étalant .leurs pierres blanches 
comme le linge au lavoir, cachent 
derrière chacune d'elles un squelette 
qui fait cliqueter ses vertèbres. On 
ne veut nas le croire, mais le frisson 
vous empoigne aux dents et a la 
peau rien que d’y songer. 

N'est-ce pas ? Je connais ce que 
o est que le cadavre. J’en ai vu sous 
tous les aspects: ceux que l’on hisse 
à l'amphithéatre de dissection au 
moyen de poulies rauques et de ca- 
bestans criards, ceux que l’on sort en- 
sanglantés des voitures d'ambulance. 
J en ai vu dans leur tombe, dans leur 
lit, dans leur fosse: à la morgue, sous 



MES DISSÉQUÉS 




le scalpel clans les salles d’autopsie, 
en cliarpie sur les rails, étendus ex- 
sangues sur les grèves ; partout 
gangrenés, putréfiés, sphaeelés, dé- 
composés, épilés, gonflés de gaz com- 
me des outres ou décharnés comme 
des squelettes à articulations méca- 
niques. Et je me pique d'être de ceux 
qui ne croient pas aux revenants et 
n’en ont point peur. 

Sans cela l’on ne m'eût point vu 
par ce soir tourmenté, à minuit, ga- 
gner le plus naturellement du monde 
la route planchéiée du vieux cime- 
tière pour jouir à mon aise du spec- 
tacle qu’offrait la nature à cette heu- 
-là. 



X 



Est-ce par métier, est-ce par l'ef- 
fet de la lecture, est-ce par tempéra- 
ment? je l'ignore, mais les tableaux 

macabres où les nuages se crèvent 

< > 

avec des flamboiements d’épée, où les 

embruns furieux déferlent bruvam- 

» 

ment sur la rive comme se déchargent 
des tombereaux de pierres, où le vent 
qui tourbillonne sous le globe de la 
cloche, à travers les eoionnettes et les 
crénelures du clocher, prend des ac- 
cents de trompettes, où les tuiles 
s’arrachent violemment aux clous du 
toit de la sacristie pour aller s'enfon- 
cer comme des dards dans la glaise 
fraîchement remuée d’une fosse: tous 



‘> \ 
ij r 



ME' S DISSÉQUÉS 



ces tableaux-là m'ont toujours plus 
particulièrement — comment dirais- 
je? — intéresse. 

Et j’allais donc machinalement, les 
cheveux en broussailles sous le vent, 
quand tout à coup, à ma gauche, der- 
rière un immense monument graniti- 
que. j'entendis des soupirs aigus com- 
me des sifflements, et en même temps 
je me vis subitement environné de 
toute une troupe de squelettes dan- 
sant une pyrrhiquo macabre. 

Chacun conservait encore le mas- 
que hideux que la mort lui avait 
donné à son dernier spasme, et fran- 
chement j'eus froid au cœur. 

Cohorte infernale qui m'enserrait 
dans son cercle* m'étouffait de son 
haleine méphitique, et à laquelle je 
ne pouvais pas me soustraire. J’é- 
tendis la main pour m'appuyer quel- 
que part, car mes jambes fléchissaient 
et je me sentais défaillir; un sque- 
lette m'offrit son omoplate sans bras. 

Et soudain, j’aperçus à l’endroit du 
cœur, planté comme un poignard, le 
robinet de cuivre vert-de-grisé que 
les carabins introduisent dans l’aorte 
pour y injecter leur solution d'albu- 
mine et préparer ainsi les artères à 
la dissection. 

Malédiction ! Tous étaient ainsi 
brutalement transpercés; et je reeon- 



MES DISSÉQUÉS 




nus mes cadavres d’autrefois, déchi- 
rés, mordillés, déchiquetés par mes 
forceps, écharpés, tranchés, disséqués, 
scarifiés par mon scalpel jusque dans 
les nerfs et les muscles. 

Us étaient encore tels que le cro- 
quemort me les avait apportés à h am- 
phithéâtre. Il y en avait trois sur- 
tout dont je me souvenais plus nette- 
ment. 

Le premier était celui d'une fille, 
impudique jusque dans les moelles, 
qui avait passé sa jeunesse à vendre 
ses baisers dans un lupanar de la rue 
Sainte-Hélène, à Québec. Ce fut une 
affaire tragique qui nous l'amena. 
L r ne nuit, son amant pris de jalousie 
— l'amour va donc jusque-là — lui 
avait férocement ôté la vie en lui 
transperçant les deux tempes d'une 
balle, puis s’était ensuite tué lui-inê- 
rae sur elle. — Musset eût parfaite- 
ment reconnu en cela l’œuvre de 

Rolla 

La justice scrute toujours ces dra- 
mes horribles. Les cadavres furent 
d'abord transportés à la morgue pour 
l’enquête, puis de là à l'amphithéâtre 
de dissection. La fille perdue n’avait 
suivi que la filière ordinaire tout en 
évitant l'hôpital. 

Je reconnus parfaitement son coi*- 
sage débridé de mousseline légère 



MES DISSÉQUÉS 




spéciale à l'espèce; son masque con- 
vulsé, portant encore en relief le 
mince filet de sang qui suintait des 
tempes, gardait son même rictus blas- 
phématoire, et la poudre de riz, et le 
fard et le carmin n'avaient pas été 
] avés. 

Le second était un grand diable, 
mort à Beauport de l'anthrax hideux 
qu’il avait eu, encavé entre les épau- 
les: hideux par ce pus scabieux qui fil- 
trait à travers une espèce de cagoule 
fi plis de suaire; hideux par l'expres- 
sion de figure affreuse, — véritable gri- 
mace sardonique — que la douleur 
avait plaquée sur cette face morte. 

Ajoutez à ça la plus parfaite em- 
preinte d'hébétement que 1 idiotisme 
ait jamais affichée à la lèvre et à 
Fœil d'aucun de ses enfants. 

Quant au troisième, le crâne en- 
tr'ouvert distillant sa cervelle, teint 
de sang comme s'il fût sorti de l'é- 
corcherie, il était tel qu'on l'avait ap- 
porté sur le brancard. Matelot nor- 
végien, tombé d'une vergue sur le re- 
bord de Fécoutille où il s’était fra- 
cassé la tête: il tenait encore à la 
main un grelin dont il semblait vou- 
loir me ligoter. 

Et plus loin, dans les ombres et 
clairs inattendus que répand la lune, 
toute la bande découpe sur Farchi- 



MES DISSÉQUÉS 



37 



lecture sépulcrale ses gestes épilepti- 
ques, ses contorsions démoniaques ; 
tantôt un râle, un soupir, tantôt un 
sifflement, un cri; puis le silence. 

Tous ces disséqués — démembrés 
d’un bras ou d’une jambe, sans en- 
trailles, sans cœur, décapités ou scal- 
pés, les muscles en lambeaux, les nerfs 
arrachés — étaient horribles â voir. 

J’allais me rendre 



Ding, ding, ding: c’était mon tim- 
bre de nuit. 

— Venez vite, docteur; c'est pour la 
femme du père Chose. “ a se meurt!” 

— Oui, oui, j'y vais 

Diable de rêve! et je me frottai les 
yeux . . . 




4 







Une Erreur de Diagnostic 



ê4*r^c 

ce ^ a a du bon sens ? bonté di- 
vine ! de les voir encore en- 
semble. ces deux-là, à chasser les 
billets, à grimper dans les pommiers, 
à se faufiler dans les bois noirs. . . si 
leurs parents le savaient. . . Oui, je 
vais faire cesser ça, moi, par exemple 
. . .je le dirai à monsieur le curé. . 

La vieille demoiselle Philomène se 
parlait ainsi, à part elle, en les gui- 
gnant entre ses rideaux de mousse- 
line pendant qu'ils se jetaient en riant 
des cœurs de pommes par-dessus la 
haie toute proche. 

“ Ces deux-là ” c’étaient Lucie, une 
petite blonde aux yeux vifs et pleins 
de candeur mutine — une excellente 
fille au fond — et Louison, le fils du 
voisin, un gars gentil et bien fait qui 
avait enflammé le cœur de Lucie de 
son regard d’étincelle. . . Mais son 
père, à elle, s’opposait aux avances 



40 



ERREUR DE DIAGNOSTIC 



de l'amoureux, lui refusait 1 entrée de 
sa maison. . . Ils ont bien le temps, 
grand Dieu !... des enfants encore . . . 

Des enfants?... peut-être, mais qui 
s’aimaient beaucoup et qui ^trichaient 
souvent la consigne pour se le dire. 

C’est cela qui avait scandalisé Phi- 
lomène, elle dont la figure bilieuse, 
faite à la truelle, avait toujours tenu 
les aspirants à distance. Avec les an- 
nées sa mauvaise bile, toujours ai- 
grie de plus en plus, avait tourné au 
vinaigre, puis à l’acide nitrique fu- 
mant. . . Vraiment, elle en laissait 
échapper les âcres émanations, quand 
elle racontait les entrevues hâtives et 
secrètes dont elle était parfois té- 
moin, la manière avec laquelle Lucie 
fixait son regard sur Louison: Il faut 
voir cette effrontée. . . 

C’est peut-être vrai qu’elle le re- 
luquait souvent en dessous, quelle se 
cachait derrière les massifs d’arbres 
pour lui parler, tâchait de le rencon- 
trer partout en cachette . . . mais pour- 
quoi son père aussi . . . hein ?... 

...Comme elle se l’était promis, 
Philomène était en effet allée, le di- 
manche suivant, trouver le curé â son 
presbytère. 

C’était l’abbé Grégoire, ce curé-là. 
un bon homme au fond, pas bien fin, 
qui ne jouissait jamais autant que 



EK HE UH 1)E Di AO X O STI C 



4 1 



quand il lui était donné occasion de 
se fourrer le nez — et il l'avait long — 
dans les affaires intimes de ses parois- 
siens. 

A cause d'une douce manie, il avait 
toujours rêvé ça de grandir son hum- 
ble rôle de curé de campagne au rôle 
plus large et plus solennel de l’apôtre. 
Il se posait dans toutes les circonstan- 
ces comme le pacificateur, le mysté- 
rieux niveleur, l’arrangeur miracu- 
leux de toutes choses: une espèce de 
providentiel entremetteur aux mains 
toujours tendues pour les bénédic- 
tions. 

Oh! comme il aurait aussi désiré 
faire un miracle quelconque, un tout 
petit miracle de rien du tout, et tra- 
vailler ainsi de compagnie, bras des- 
sus bras dessous, en bons copains, 
• avec saint Benoit, saint Antoine et les 
autres d'en Haut .... Il se vantait 
même d'avoir de temps en temps de^ 
petits colloques secrets avec la sainte 
Vierge. 

Il s'était longuement essayé à com- 
battre — à coups de neuvaines, de pro- 
cessions. d’évangiles lus sur la tête 
des malades — la sécheresse, le rifle des 
enfants, les fléaux de la grêle, des che- 
nilles et des sauterelles, mais san- 
grand succès. . . A la fin, voyant que 
ses paroissiens perdaient quelque peu 



42 



ERE EUE DE DIAGNOSTIC 



confiance, il s’était résolu à leur con- 
seiller de joindre à ses prières un peu 
d’onguent, quelques galions de bouil- 
lie bordelaise... Après tout, ca ne 
pouvait pas faire de mal, disait-il. . . 

Quant aux messes pour obtenir 
providentiellement de la pluie, il ne 
se décidait plus a en annoncer du 

JL. 



haut de la chaire qu’après avoir télé- 



graphié à Y observatoire de Toronto. 
Cela réussissait pas mal. Ce qui fai- 
sait dire à ce renégat de Casimir, 
son paroissien: Pour la pluie, notre 
curé, y est pas mauvais, niais pour le 
rifle, les chenilles, y Vaut pas une “pé- 
ta que.’’ 

Oh î ces innocents travers, ces dou- 



ces manies qui indiquaient chez lui 
une fêlure bien visible, ces lubies 
continuelles que ses indulgents pa- 
roissiens se racontaient sans malice, 
en se secouant les épaules, ils les lui 
pardonnaient bien, à lui qui tendait 
toujours ses mains pour les bénédic- 
tions, ou les pardons, ou les quêtes, 
avec le même inébranlable zèle. 

Vrai, il était bien un peu fou. . . 

C’est fi lui que s’était adressée ma- 



demoiselle Philomène. 

. . .Elle lui en avait conté lomr. Et 

< 

comme il paraissait tellement s'inté- 
resser à ses histoires, l'encourageait 
tant de ses airs penchés, de ses re- 



ERREUR DE DIAGNOSTIC 



4 



* s 

y 

TJ 



gards attendris, de ses bonnes pa- 
roles de pitié complice, elle lui avait 
donné une foule de détails, d'intermi- 
nables explications coupées à propos 
de réticences subites qui ajoutaient 
encore, exagéraient, grossissaient l’af- 
faire à la mesure d'un vrai scandale. 

-Elle s'en aperçut, je suppose, aux 
yeux et aux ah! stupéfiés de l'abbé 
Grégoire, car tout de suite, comme 
une caresse, comme un baume de pi- 
tié pour la réputation malmenée de 
sa voisine Lucie, elle ajoutait subi- 
tement tendre, — pour donner aussi 
sans doute une tournure de sympathie 
et d'intérêt à la dénonciation qu'elle 
venait de faire: Puis. . . vous savez, 
elle n'est. . . pas bien. . . y paraît. . . 

— Pas bien ?... avait demandé 

m 

l'abbé Grégoire avec effarement, l’es- 
prit déjà transporté aux fonds inson- 
dables des abîmes infinis de perdi- 
tion. 

Mais le twiton sonnait: ding 

dong, ding. . . dong,* alors la vieille 
Philomène avait saisi son paroissien 
doré, son parasol et enfilé la porte. 

-K- * * 

. . . Pas bien ... ah ! il avait parfai- 
tement deviné. . . Quelle honte! quelle 
tristesse pour sa paroisse ce serait, 
pensait-il en disant sa messe. Et pen- 



44 



2CKKEUK DE DIAGNOSTIC 



dant qu’il détaillait les évangiles et 
les épitres à voix distraite, il réflé- 
chissait avec angoisse au moyen d’é- 
touffer le mal, d’empêcher les mau- 
vais propos, les réflexions qui germe- 
raient inévitablement de ce scandale 
qu'il imaginait tout prêt d’éclater. 

Et ces angoisses le faisaient encore 
plus souffrir, avivées par sa constante 
manie de réformateur, de providentiel 
entremetteur : si on allait ne point 
l’écouter cette fois, le rebuter dans 
ses apostoliques démarches d’envoyé 
de Dieu . . . 

Entre ses bras, levés pour une rou- 
lade d'orémus, il reconnut Lucie, qui, 
de derrière une colonnette dorée de la 
nef, dardait sur lui son œil clair. . . 
justement, il la ferait demander, cette 
mauvaise brebis, par un enfant de 
chœur, après la messe. 



Et elle vint. 

Oh! elle paraissait très douce et 
gentille en plein, la brebis, et pas 
mauvaise du tout: au contraire un 
doux air de tendre et sympathique 
ingénuité semblait nimber son front. 
Ses yeux seulement, des petits yeux 
mutins, paraissaient il est vrai beau- 
coup aimer à rire, mais à part ça . . . 

Elle se présenta naturellement inti- 
midée devant l’abbé Grégoire qui se 



ERREUR DE DIAGNOSTIC’ 



4.1 



demanda tout de suite en la voyant 
si candide, si douce, si apparemment 
honnête, sous quel aspect décevant 
d'angélique innocence l’esprit du mal 
parvenait adroitement à se dissimu- 
ler parfois. 

^ Mais comme il en avait vu bien 
d’autres, il commença sur un ton sé- 
vère : 

— Ce n'est pas joli, ce que j'ap- 
prends sur ton compte, Lucie. 

Celle-ci baissa aussitôt les yeux, 
confuse sans savoir. 

— Je vois que tu comprends ce que 
je veux dire. . . En effet tu te conduis 
mal, ni plus ni moins. 

Et comme la belle hile hère se re- 
dressait spontanément, cette fois. 

t — Xon, non, ne nie pas... ne nie 
rien... je sais tout... reprit-il vive- 
ment 

— -Mais, monsieur le curé... je... 

— Tu l’aimes donc bien ce vilain 
gars, pour agir ainsi avec... Tu l’ai- 
mes donc bien. . . 

— Oui. . . je l'aime en effet. . .beau- 
coup... mais nous ne faisons rien de 
mal . . . 

— Tut. . . tut. . . tut. . . 

— Je le rencontre quelquefois en ca- 
chette, c'est vrai . . . parce que . . . 
parce que mes parents ne veulent pas 
le laisser venir à la maison... 



46 



ERREUR DE DIAGNOSTIC 



— Ils sont bien payes maintenant 
tes parents, n’est-ce pas?. . . car. . .tu 
n’es pas bien... pas bien, oui... tu 
sais . . . 

Lucie ne répondait plus, abattue 
sous l'interrogatoire curieux de son 
cure. Et celui-ci reprenait encore: 

— Enfin, oui .... tu n'es pas .... 
bien . . . 

Elle avait envie de pleurer, la 
pauvre petite, honteuse jusque dans 
les yeux qu’un prêtre put lui faire 
d’aussi indiscrètes questions. 

Ca tombait ît une mauvaise date, 
sans doute, car dans un tremblement 
de gêne, elle acquiesça timidement de 
la tête. 

— Si ce n’est pas trop malheureux, 
pauvre enfant. . . que dit ton père de 
ça ?.. . ta mère ?... 

Mais mon Dieu! elle n’en avait seu- 
lement pas parle... Toute sa mine 
confuse le disait et bientôt elle éclata 
en larmes abondantes. 

— • Alors il faut que tu te maries . . . 
Louison le voudra-t-il, lui ?.. . 

Elle fit signe que oui, de la tête. 

— C'est bon, retourne-t’en. . . et dis 
à ton père de venir me rencontrer 
ici. 

... Le père, un vieux sec et ren- 
frogné, arriva aussitôt : 

— Bonjour, monsieur le cure... 



ERREUR DE DIAGNOSTIC 



4 






— Bonjour, monsieur. . . . asseyez- 
vous. . . Bien oui, c'est assez délicat. .. 
n est-ce pas... il faut des sacrifices, 
n est-ce pas. . . la charité. . . c’cst il 
propos de votre fille... vous savez, 
n est-ce pas... vous devez la marier. 

La marier?. . . oh! elle en a bien 
le temps, allez. . . Et avec qui?. . . 

— Avec Louison Doré... oui, n'est- 



ce pas. . . vous savez. . . 

— Louison Doré ?... un pauvre gas 
qui n'est pas établi et ne le sera Dieu 
sait quand. . . Des enfants, tous deux, 
d'ailleurs... lis ont bien le temps 
d'avoir de la misère. . . 

— h on monsieur, ce serait mieux 
tout de suite... n’est-ce pas, le pas- 
teur juge mieux... puis, n’est-ce pas 
la charité, la prière, le sacrifice. . . 
Des fois, n’est-ce pas, il arrive... des 
malheurs. . . des hontes. . . Le pas- 
teur, n'est-ce pas. . . le sacrifice. . . 
Louison ... 

Le vieux Doyon le regardait sans 
faiblir. 



— Je comprends tout ça, monsieur 
le curé, c'est vrai.... mais elle est 
trop jeune encore 1 , il vaut mieux la 
faire attendre... 

— JSTon, il ne faut pas attendre... 
je n’ai pas besoin d’insister, n’est-ce 
pas, ni d’expliquer, n'est-ce pas... ce 
serait pire plus tard. . . La charité. . . 



fl; K RE UI* DK LUAUNOSTIC 




Le bonhomme ouvrit de grands 
veux drôles. 

w 

— Que voulez-vous dire?.... je 11e 
comprends. . . 

— -Bien n’est-ee pas, à force de la 
laisser courir seule, votre fille... elle 
. . .n'est-ce pas. . . Le scandale est dé- 
jà assez grand . . . 

Tout en continuant de regarder son 
curé, le vieux Doyon était devenu 
vert, affreusement bouleversé par la 
colère et la lion te. Et il cherchait A 
bégayer des mots qu'il 11e trouvait 
pas pour exprimer sa complète stupé- 
faction. 

— C'est une épreuve, expliquait 
l'abbé. . . Non sans doute, n’est-ce pas, 
vous ne méritiez pas un tel malheur, 
mais il peut se réparer peut-être.... 
la prière, la charité. . . N'est-ce pas, 
c’est fait ; alors à vous de ne rien dire, 
de ne rien faire éclater mal à propos. 

Et son regard brillait déjà en son- 
geant comme il allait vous arranger 
ça habilement: toute la paroisse ify 
verrait que du feu. 

— Comme ils consentent tous deux 
à s’épouser, je le sais, continua-t-il, 
permettez-le leur tout doucement, 
sans esclandre, n’est-ce pas, de maniè- 
re à n’éveiller les mauvais soupçons 
de personne. 



ERREUR UE DIAGNOSTIC' 



M) 



4 A. 44. jÿ. 

. . .Quinze jours après, la noce avait 
lieu; j'en étais. Belle noce, ma foi, 
car le père Doyon était riche et très 
estimé. 

Tout le monde fut heureux, mais 
personne plus que Lucie et Louison 
ii qui le bonheur s’était offert si ino- 
pinément et qui étaient tous deux 
très gentil s sous leurs toilettes neuves. 

o 



K X * 

Une année plus tard, par une pluie 
du diable, je vois arriver mon Louison 
qui venait me chercher, bride abattue 
. . . Il ne voulait même pas entrer tant 
c’était pressé. . . 

— Hein! lui dis-je en riant: c'est 
pour tout de bon, cette fois. 

Il me regarda un instant, puis 
vovant fi mon air entendu et mo- 
queur que j'étais au courant de la 
fugue stupide de l'abbé Grégoire, ii 
éclata de rire tout bonnement. 

— Tl l'a, à la fin, son miracle, me 
dit-il. 

— Comment ? repris- je . . . 

— -Bien oui, vous ne savez pas. cet 
innocent-là, pour expliquer sa bêtise, 
a bien essayé de faire accroire à ma 
belle-mère que c’était dû à ses neu- 
vaines, à ses nombreuses messes 



50 



EBBEIJB DE DIAGNOSTIC 



payées, à ses aumônes qu'il avait ré- 
ussi... à obtenir du ciel... par mi- 
racle, que... que... au diable, j’sais 
pas comment vous dire ga. 

— Le mystère de l'Incarnation à 
l'envers, je suppose?... 

— Justement ; mais comme je lui 
dois ma Lucie, je ne m'en suis jamais 
plaint... Vite, dépêchez-vous, doc- 
teur. . . 





Premiers Cas 



X'ls étaient quatre, venus de loin, ré- 
x unis pour un soir de ressouvenir et 
de bonne causerie dans le cabinet de 
consultation de leur humble confrère 
de campagne. . . Sur une table, il y 
avait des bouteilles ouvertes de co- 
gnac, des flacons de genièvre, des ca- 
rafons de vin, des cigares, des ciga- 
rettes, des verres. . . 

. . . Et la conversation allait. 

— Ca mes vieux, — • c'était Charles 
Lincourt qui parlait, debout auprès 
d'une table, faisant danser dans sa 
main une pièce de monnaie — c'est mon 
premier trente-sous gagné au moyen 

de ma profession et bien gagné 

Quelle dent! mes amis, je m'en sou- 
viendrai toujours. . . Nous nous étions 
mis à trois pour l'extraire : c'était 
une molaire d’un pouce cube, à qua- 
tre pivots crochus rivés comme par 
des clavettes à l'avéole. 



52 



PREMIERS CAS 



J avais d’abord pris mon pauvre 
patient comme ceci, gentiment, déli- 
catement, en dilettante, les bouts 
des doigts seuls employés à la ma- 
nœuvre. Au fond je voulais un peu 
l'éblouir, ce garçon, qui me tendait 
béatement sa tête crépue, la tenait 
fixée, immobile, inclinée suivant 
n'importe quel angle: 45°, 22°, 13°. 
avec l’air de dire: Mon Dieu! que 
j'ai hâte. . . j' vas- t’y être bien après. 

Ouitche ! après . . . J’applique donc 
ma pince, une pince neuve à reflet 
d'argent, avec de gentilles petites 
pointes en relief pour empêcher le 
glissement des doigts, vous savez?. . . 
Je me raidis, tous les muscles en 
contraction spasmodique, et je secoue, 
et je tire, et je brasse... et je r’se- 
coue, et je r'tire, et je r brasse. . . . 
Les yeux congestionnés, la figure 
bouffie, je soufflais, j’haletais... et 
cette dent qui ne se cassait même pas, 
la gueuse! A la fin je tombai épuisé, 
éreinté, sur un siège. 

Mais lui. mon patient, avec un 
sourire drôle et un accent de convic- 
tion profonde: 

A quien ben. . . ça a l'air. 

— ■ • J’pense. . . qu’a quien. . . ben. . . 
repris-je bégayant, scandant des mots 
rauques à travers ma respiration 
montée & 70 â la minute. 



PREMIERS CAS 



53 



Et je sentais en meme temps une 
étrange cuisson à la main; j’avais 
la paume meurtrie, dépouillée d épi- 
derme, toute hachée aux maudites 
petites pointes de la pince à Lyman. 

— On va se reprendre ?... C’était 
mon patient qui me provoquait de 
nouveau ; mais ce “ on ” là réveilla 
chez moi l'idêe d’aide, de coopération, 
d'union: cette union qui fait la force. 
Je mets une paire de gants pour me 
protéger les paumes et je hèle un 
passant à qui j’assigne la tache de 
maintenir solidement le crâne de mon 
pauvre diable de patient. Jacques 
Lemieux — vous vous le rappelez avec 
ses cheveux droits sur la tête et ses 
mots drôles à faire se tordre de rire 
une barre de fer de deux pouces car- 
rés — Jacques Lemieux était à mon 
bureau. 

Toi, mon gaillard, lui dis-je, tu vas 
m’aider. . .Ici, comme ça, ta main à 
coté de la mienne ... bon .. . Et nous 
nous arc-boutâmes, les jambes cam- 
brées, les pieds appuyés aux rebords 
des tables, de la fenêtre, sur les bar- 
reaux des chaises... 

Alors ce fut quelque chose d’homé- 
rique ; et j’aperçois encore, — quand 
le cauchemar me saisit, ou que dans 
l'effroi de rêves affreux toutes les 
épouvantes et les horreurs se liguent 



54 



PREMIERS CAS 



pour torturer mon imagination en 
déroute — j'aperçois encore la figure 
distorse de mon patient, contractu- 
rée rien que sur un côté â cause de 
la pince, les yeux chavirés, les nari- 
nes battantes suffisant à peine à la 
respiration, et la bouche entr’ ouvrant 
des profondeurs de caverne, et dedans 
cette langue qui se redressait, s’agi- 
tait, dardait. . . . 

Puis ce fut un mouvement d’en- 
semble où nos hans d’halètement al- 
ternèrent avec le grincement des mors 
de la pince sur les os des mâchoires, 
les craquements brusques des fau- 
teuils, les piétinements, les crisse- 
ments aigus des talons sur le plan- 
cher. . . Une vraie mêlée. . . 

Tout à coup, comme après une 
tempête, un calme soudain, suivi tout 
de suite des crachements sanguino- 
lents de mon pauvre patient. . . 

Nous l’avions. . . la dent. . . 

Et, après un moment de rinçage de 
bouche, il me demanda tranquille- 
ment “ comment c’était 

— -Trente-sous, lui dis-je... 

— Ca les vaut, approuva-t-il, sans 
la moindre idée de rire, et il me les 
remit. 

Les voici, mes amis, et je les conser- 
ve toujours depuis, les traînant “pour 
la chance ” à travers toutes les po- 



PREMIERS CAS 



A 



>o 



ches de mes pantalons. . . Sapristi! 
vous fumez toujours... passez-moi 
donc un cigare... tas de chenapans!!... 

“ Pour la chance”! ... Hum! 

; • • Moi je n’en ai pas eu autant, al- 
lez, avec mon premier cas... C’était 
Blondeau qui avait repris en riant, 
son verre de punch à la main. . . Moi, 
ce n’est pas à une dent que j'ai eu 
affaire la première fois, non... à un 
simple petit cas de diarrhée. . . 

J étais installé depuis la veille à 
Sainte-Monique : pays de framboises, 
de chardons, de maringouins, de bou 
leaux, de wawarons, de sauterelles, 

un sacré, pays, bon Une vieille 

tante qui demeurait aux environs 
m'avait écrit le lendemain de mon 
examen final: 



A a donc t’établir Sainte-Monique 
• • . H y a déjà un médecin, mais il 
u est pas aimé et les gens vont pres- 
que tous se faire traiter ailleurs. . . . 
Vas-y donc. . . " 

Je me décide. J’entasse mes fioles, 
mes u os ", mes bottes, tout mon ba- 
taclan. au fond de ma valise et deux 
jours après je taisais fixer il la porte 
de mon officine un immense pilon noir 
et or qui attroupa tout de suite une 
bonne douzaine d’enfants. 

Dés la première nuit je m’aperçus 
que j’aurais — en outre de mon eon- 



56 



PREMIERS CAS 



frère — à lutter contre une légion d'en- 
ragés maringouins qui faisaient de la 
phlébotomie préventive en saignant 
les gens et en leur appliquant, à tort 
et à travers, des ventouses par tout 
le corps. 

Le lendemain, un petit vieux nv ar- 
rive avec sa vieille... Oh! un petit 
vieux comme on n'en peut rencontrer 
qu'à Sainte-Monique, courbé, le teint 
encore clair, avec des yeux gris qui 
clignaient drôlement comme pour se 
moquer du monde. 

C’était elle qui était malade ce- 
pendant. Oh! elle, une petite vieille 
comme on n’en peut rencontrer qu’à 
Sainte-Monique, proprette, les che- 
veux tordus en deux nattes blanches 
sous sa -coiffe, les lèvres minces, un 
peu relevées par une dent unique .... 
et des yeux, gris aussi, comme ceux 
de son vieux, mais si doux, mais si 
bons, qu’on se mettait tout de suite 
à l’aimer, la bonne vieille... 

Ils avaient préféré venir eux-mê- 
mes. . . ils n’étaient pas riches — pour 
épargner le coût d'une visite. . . D’ail- 
leurs ils demeuraient tout près et elle 
était si peu malade, la vieille mère, 
après tout. . . seulement une légère 
diarrhée de presque rien qui l’ennuy- 
ait et qui l’affaiblirait peut-être à la 
longue, par exemple. . . C’était arrivé 



justement comme ça l'année précéden- 
te a leur voisine... elle avait toujours 

retardé, patienté, patienté tout 

d'un coup, crac, elle était morte. 
Alors, elle ne voulait point s'exposer 
a la même chose et ils étaient venus 
me voir... nv’étrenner, disaient-ils. 

1 ne petite diarrhée de rien 

C était heureux, car qu'aurais-je 
éprouvé, grand Dieu ! si c’eut été 
grave, moi qui me sentais des four- 
millements dans tous les tissus rien 
qui v i la pensée d’entreprendre mon 

premier cas... Et je méditai: 

?son, pas d’opiacés, ni d’astringents 
minéraux.... cette femme pourrait 
bien offrir un de ces singuliers exem- 
ples .d'idiosyncrasie ; alors, je lui pré- 
parai quatre poudres inoffensives de 
bismuth. . . rien que de dix grains. . . 
il ne pouvait toujours pas y avoir de 
danger il cette dose-là. 

— -Vous en prendrez une immédia- 
tement, lui dis-je, puis une autre ce 
soir et demain encore, suivant l'effet 
obtenu. 

Ensuite je lui démontrai longue- 
ment l’importance de la diète, lui fis 
comprendre que tout dépendait de la 
digestion chez elle. . .elle devait avoir 
des gaz après ses repas?... en effet, 
je le savais bien. . . et je me remis 
à lui expliquer les principes d’hv- 



l'HEMltittS CA» 



r>8 



giène îl suivre, je lui recommandai 
l’exercice au grand air; je lui exposa 
également combien l’équitation est 
salutaire dans ces cas, les bains glacés, 
le régime lacté: le lait de jument de 
préférence ou bien pasteurisé... Tl v 
avait bien encore le lavage de 1 esto- 
mac au moyen du tube Faucher: un 
grand tube en caoutchouc, avec un 
entonnoir au bout. . . on met le pa- 
tient comme ça, vous voyez, de ma- 
nière Ci redresser l'œsophage et on 
pousse le tube. . . Il y en a, des fois, 
qui ne peuvent pas ravaler: alors on 
leur anesthésie la glotte avec des va- 
porisations de cocaïne. . . il n'y a lien 
de plus fin; puis on lave l'estomac, on 
le rince . . . 

Je compris tout de suite a leurs 

veux émerveillés, A. leurs mouvements 
* / 

de tète étonnés et approbateurs, qu’ils 
qu'ils n’en avaient jamais vu de mé- 
decin comme moi Sainte-Monique 
et que mon confrère n’avait plus qu'à 
se bien tenir. . . 

Et ils repartirent. 

■*- K * 

Moi, durant tout l'après-midi, je 
songeai, en regardant les gens pas- 
ser : u j’sais pas si elle va, en avoir 

assez de quatre si ça ne suffit 

point, je lui en fournirai d’autres, 






PBEMIEBS CAS 



59 



sans lui rien demander de plus .... 
Quand on commence, hein, c'est 
mieux 

Vers le soir, à l'heure de l’Angélus, 
pendant que j’en grillais une, assis 
dans mon bureau, le dos vers la porte, 
les pieds étendus sur une chaise, j'en- 
tendis tout proche de mon oreille une 
respiration fatiguée qui laissa bientôt 
passer une petite voix soupirante, la- 
mentable, une voix comme on n'en 
entend qu'à Sainte-Monique ; c’était 
celle de mon vieux de tout à l’heure. 

Ah î non. ça n'allait pas mieux, 
loin de là; sa femme n’avait jamais 
été plus mal ... et des coliques, mon- 
sieur. . . . 

J’en éprouvais moi-même, en l’é- 
coutant. . . Mon premier cas, pensez 
donc... Je consultai de nouveau ma 
matière médicale: non, pas d’exemple 
d'empoisonnement par le bismuth à 
la dose de dix grains. . . 

— Il vous reste deux poudres, n’est- 
ce pas, lui demandais-] e, en m’adres- 
sant subitement à lui, eh! bien re- 
tournez, et faites les lui prendre d’un 
seul coup... Ne manquez pas de ve- 
nir me donner des nouvelles avant 
la nuit. 

Lui parti, je me remis à songer. . . 
si ça ne réussit pas je donnerai un 
peu de poudre d’opium, rien qu’un 



00 



PREMIERS CAS 



quart de grain pour commencer. . . . 
le kino ne serait pas mauvais non 
plus, ni l'acétate de plomb... ni le 
nitrate d’argent. Si ce n’était pas ces 
taches qui viennent à la peau... je 
l’essaierais... a petites doses... Dans 
les cas chroniques, Bartholow, Flint, 
Dieulafoy disent que c’est très bon. .. 

Tous ïes détails de ma pathologie 
me revinrent à 1 esprit... si c était 
un cas de choléra asiatique?... j’y 
pensai à ça aussi. Le temps passait 
m’entraînant avec lui dans mille sup- 
positions, à travers un méli-mélo de 
cliniques oubliées, de formules éton- 
nantes ... de prescriptions fameuses 
notées dans des cahiers sur lesquels 
je ne pouvais plus remettre la main . 

...Et je n’avais toujours pas de 
nouvelles. . . 

Il était déjà onze heures; ça m’in- 
quiétait de plus en plus... Oh! ça 
devait aller mieux pourtant : qua- 

rante grains. . . 

Alors, en tapinois, je m’avise d'al- 
ler roder aux alentours de la de- 
meure de ma première patiente, pour 
voir, pour écouter. 

Glissé dans l’ombre d’un peuplier 
et tendant le cou, je jetai un regard 
dans rentrebaillement des volets .... 
Grand Dieu! éloignez de moi ce cali- 
ce! tout le monde de Sainte-Monique 



PKEM1EHK CAS 



G 1 



était rendu là, toutes les commères de 
Sainte-Monique, le curé de Sainte-Mo- 
nique, le bedeau de Sainte-Monique, 
et au milieu de la chambre, l’autre 
médecin de Sainte-Monique, mon 
confrère, une seringue hypodermique 
à la main, en train de donner une cli- 
nique avec de grands gestes vain- 
queurs, des roulements d'yeux triom- 
phants. des haussements dédaigneux 
d'épaules qui en disaient long sur 
mon compte. 

Tous les autres l'écoutaient. 

Quand à moi, je me sentis aussitôt 
entraîné par un tourbillon furieux. 
Tout sembla s’évanouir instantané- 
ment autour de moi. les peupliers 
verts, les madriers des trottoirs,, les 
maisons blanchies à la chaux, puis 
tout ce monde de Sainte-Moniaue en- 

X 

trevu dans un éclair. J'éprouvais en 
retournant des mouvements d'oscilla- 
tion, des sensations de marcher sui- 
des vagues comme sous un commence- 
ment de chloroformisation. 

Je revins à moi en reconnaissant 
mes fioles et mes bocaux bariolés 
d'étiquettes latines et je m’affaissai 
sur un fauteuil, . . 

Tout à coup une commotion sou- 
daine vint me secouer avec violence 
pendant que j’examinais distraite- 
ment nies drogues distribuées en or- 



02 



PUEMIEHS CAS 



dre sur les rayons de ma pharmacie.... 
Ciel ! ! 

Oui. . . ciel ! savez-vous ce que je 
venais de découvrir?... j'avais don- 
né contre la diarrhée de ma première 
patiente de Sainte-Monique, quaran- 
te grains de calomel... 

Le lendemain je disparaissais 

Toi, Thomas, si tu veux aller cher- 
cher mon pilon — il y est encore — je 
te le donne. 

Mais Thomas qui l'avait écouté 
tout le temps se leva, esquissant tou- 
tes sortes de sauts et de contorsions 
folles, comme un épileptique; hur- 
lant, criant: Hourrah! pour le mé- 
decin de Sainte-Monique!... Vive le 
médecin de Sainte-Monique !... Bu- 
vons à la santé du médecin de Sainte- 
Monique. . . . Buvons du gin, du de 

Kuyper de Genève c'est trop 

drôle... He is ail riglit. . . ail right. 

. . . Hip . . . hip . . . liip . . . Hourrah ! 
Tiger! !!!!.... Et il versa une tour- 
née. 




Avec mes Cf\Ier\s 



iKl^énê . . . Jalap. . . venez-vous ? 

Allons, braves chiens, larges 
cœurs, fidèles compagnons, allons tous 
les trois loin des hommes méchants et 
des tristes choses. 

Allons là-bas, jusque sur ce versant 
de montagne; nous traverserons les 
bois, les vergers et les pommiers re- 
courbes. 

Nous irons à pied, lentement et ce 
sera gai pour vous, bons chiens, de 
gambader et renifler ici et là sous les 
grandes feuilles vertes. 

Pas de poussière, cette fois, pas de 
chemins poudreux à suivre, pas de 
soleil brûlant, pas de langue tirée à 
courir derrière la voiture; mais de 
1/ ombre, de la mousse et des cascades 
limpides. 

Nous prendrons par-là, voyez-vous, 
à gauche de ce grand orme. Il paraît 
qu'il y a un petit sentier voilé qui 



(U 



avec mes cnn: :s s 



serpente à travers les érables et les 
pommiers, les cèdies et les merisiers. 

J'apporterai mon fusil ... et toi, Sé- 
né, immense lévrier blond, sauteur in- 
comparable de clôtures et de ravins, 
voleur de filets et de rosbifs, si tu 
aperçois par hasard une perdrix, tu 
sais, hein !... woo . . . woo . . . woo . . . 
jappe fort. 

Pendant ce temps-là, moi, — au dia- 
ble les lois de la chasse. — .T. Dan... 

j. 

pan. Oh! que nous en ferons une noce. 

Vo vous, bon. venez- vous? 

Et Séné a distendu ses grandes 
jambes jaunes en se recourbant l’é- 
chine en point d interrogation, — c'est 
sa manière de marquer sa joie... et 
Jalap, la queue roulée en ressort de 
montre, s'est assis en face de moi, le 
museau en l'air, l'œil inquiet. 

Ceci voulait dire: . . .mais vite donc, 
sans doute qu'on y va. 

Et l'on partit en caravane, Séné de- 
vant, moi ensuite, puis Jalap. Au 
bout de quelques minutes nous étions 
ensevelis dans l'ombre et les feuilles, 
loin des hommes méchants et des tris- 
tes choses. 

A pied. . . la belle façon en réalité 
de voyager; rien ne vaut ce genre de 
promenade. Comme alors tous les plus 
petits détails s’impriment bien dans 



AVEC MES CHIENS 



J/esprit; et quels détails que ceux 
de mon pays ! 

Oh! que je vous plains malheureux 
médecins de ville, tristes enfumés, 
chevaliers einpoussiérés du tramway 
et du trottoir, de ne pouvoir, suivant 
le caprice, vous plonger dans cette 
atmosphère de cèdres résineux et de 
fougères aromatiques qui embaument 
ma montagne. 

Que je plains aussi vos chiens.... 
quand vous en avez. Ne dirait-on pas 
qu’ils sentent peser à leurs cous tout 
le prix dont vous taxez leur liberté 
et ne paraissent-ils pas ennuyés de 
n’avoir à lever la patte que sur des 
coins de maisons ou sur d’immenses 
poteaux sans écorce? 

J’ai bien pensé à tout ça en route; 
mais c’est surtout après être parvenu 
sur un certain plateau de rocher, où 
un sapin, brisé dans ses racines par la 
tourmente, était venu s’abattre et of- 
frait son tronc séculaire en appui k 
mes épaules fatiguées par une montée 
incessante de plusieurs cents pieds, 
que j’y ai plus profondément songé. 

J’ai pu en même temps admirer un 
tableau féérique. Lentement comme 
ça, on ne sent guère l’élévation cons- 
tante du terrain et tout k coup, dans 
une éclaircie, on est surpris de voir 
les maisons râpe tissées en châteaux 



66 



AVEC MES CHIENS 



de cartes et les pommiers orgueilleux 
transformés en trèfles à quatre feuil- 
les. C'est très drôle. 

Mon Jalap lui-méme s'est mis à rire 
aux larmes en reconnaissant en bas 
les rues de son village, sa niche au 
fond de la cour, puis le petit Douville, 
puis Tiboul — le chien d'en face — pas 
plus gros qu’une fourmi, dans le mi- 
lieu du chemin. 

J’ai passé une heure enchanteres- 
se sur ce plateau majestueux, au mi- 
lieu des campanules bleues et des 
fleurs sauvages, des piiouits des merles 
et des tri tris des grives. 

Adossé paresseusement, prêtant ma 
cuisse à Séné qui, couché près de moi. 
y allongeait son grand nez en promon- 
toire, j’ai lancé, vers les hommes mé- 
chants et les tristes choses, bien des 
imprécations amères en même temps 



que les cœurs de pommes dont j'avais 
en route chargé mes poches. 

Et toujours Jalap qui riait aux lar- 
mes et jappait dédaigneusement après 
Tiboul. ’ 

Tout coup, un mauvais instinct 
me saisit. 

Une pauvre petite linotte chantait 
innocemment au sommet du rocher, 
perchée sur une feuille de fougère. 
Mon fusil était sous ma main et sans 
bouger, en un éclair, je la vise et la 



AVEC MES CHIENS 



1)7 



tue, lui coupant dans le gosier »on 
piiouit commencé. 

Jalap, cessant de rire aux larmes, 
tourna de mon côté un regard de mé- 
pris; Séné alla se coucher plus loin, 
le dos vers moi ; et je sentis bien alors 
que j’en étais moi aussi de ces hom- 
mes méchants, et je redescendis vers 
eux et vers les tristes choses. 







T 



Souvenir d’Hôpital 



^uzax;nE, la petite Suzanne; — ceux 
de mon temps s’en souviennent 
tous. Car il n'y en avait pas un d'en- 
tre nous qui n'allait pas siroter sou 
minuscule verre d'absinthe sous l'œil 
velouté et railleur de cette cabaretière 
idéale. 

Pour nous — et j'entends par là, les 
étudiants d’alors — après nos prome- 
nades aventureuses à travers les rues 



de la ville, la route la plus courte qui 
nous ramenait à nos mansardes était 
toujours celle qui passait par le ca- 
baret de Suzanne. 



Je prouve cette thèse anti-géométri- 
que par le témoignage de mon ami 
Robin. Voici comment ce chemin est 
plus court, me répétait-il: 

— En partant de chez Suzanne, j'ai 
tellement hâte de revenir que Ten- 
thousiasme me donne des ailes et je 
gagne cinq minutes sur le temps du 
trajet. 

6 



70 



SOUVENIR D’HÔPITAL 



Ce raisonnement avait cours dans 
toute la Faculté, excepté peut-être au- 
près du Dr Dagenais, qui, 

“Ne sachant pas dans sa candeur naïve ’* 



pourquoi nous filions si précipitam- 
ment sa leçon terminée, était épaté de 
ce zèle infatigable à l'égard de nos 
malades d’hôpital: 

— Encore un cas d’ovariotomie? de- 
mandait-il au dernier sorti. . . 

Nous l’avions ainsi habitué à nous 
voir détaler en grande hâte, en invo- 
quant une importante opération à 
l’hôpital: les ovariotomies pleuvaient 
d’ordinaire. 

Mais Suzanne aussi, n’était-ce pas 
un cas intéressant? 

N’était-elle pas suprêmement atti- 
rante, quand, avec son petit nez bus- 
qué à l’affût, ses yeux toujours rieurs, 
ses grands cils palpitant sur le duvet 
de pêche de sa joue, elle blaguait 
sans façon avec nous. 

Ah! la bonne hile et pas scrupuleu- 
se, en brave cabaretière qu’elle était. 

N'est-ce pas, ça s’explique cet air 
déluré, un peu déhanché, un peu ga- 
min peut-être. . . Depuis dix ans 
qu’elle vivait dans ce restaurant, au 
milieu des chansons grivoises, des ri- 
res, du tumulte des habitués en train 
de faire la noce. 



SOUVEXIR D HÔriTA L 



TJ 



Ses parents voyant le chie et la 
crâner ie qui se détachaient de toute la 
personne de ce diablotin de Suzanne, 
rayaient poussée avant l'âge, derrière 
leur comptoir, pour mieux harponner 
la pratique. 

Et voilà comment était arrivée la 
popularité de Suzanne parmi nous. 
Elle devint un véritable camarade. 

Mais si elle était gaillarde et ende- 
vante avec ses phrases en l'air et scs 
yeux en dessous, ça n'allait pas au 
delà. 

D'une honnêteté. Excellente fille 
que je vous dis! 

Et si elle distribuait libéralement 
ses chopes et ses bocks, elle m'aurait 
pas été plus chiche de ses giffles si un 
mal élevé se fut permis la moindre 

JL 

rigolade déplacée â son égard. 

Le grand Marcel a bien pu se van- 
ter, parmi ses amis, de lui avoir serré 
le petit doigt, en acceptant le verre 
de vermouth qu'elle lui offrait, un 
jour qu’ils étaient seuls: mais mon 
ami Robin, lui qui avait choisi vaine- 
ment l’occasion du premier de l’An 
pour embrasser Suzanne, m’a toujours 
affirmé: c'est impossible. 

Pourtant. . . . 

* -Î7 K 

Oui, pourtant. . . mais n’anticipons 
pas. 

Vous 



connaissez ce que c'est que 



rhôpital. Des lits et puis des lits : 
des chambres et puis des chambres : 
des malades et puis des malades. 

C’est parmi tous ces maux que l'é- 
tudiant acquiert la science de les gué- 



rir, et c'est par là que la maladie est 
encore bonne à quelque chose. 

Ces malades de toutes sortes et de 
toutes catégories sont sous le contrôle 



direct des médecins de l'hôpital et in- 
directement sous celui des étudiants 
qui, faisant à tour de rôle leur quin- 
zaine de stage suivant les ordonnan- 
ces du chef, pansent les blessures, dé- 
sinfectent les plaies, les ulcères, serin- 
guent, poudrent, enfin se font la main 
aux mille détails de la chirurgie. 

Un jour, j'étais ainsi stagiaire, traî- 



nant sous le bras, de chambre en 
chambre, mon arsenal de diachvlon, 
de pinces, d'iodoforme, de seringues, 
de sublimé, de coton, faisant les pan- 
sements en bon carabin, quand je 
frappe au numéro. . .quinze. . . oui. il 
me semble que c'est quinze. 

J’entends, de l'intérieur, une petite 
voix sur un timbre de: — deux lasers 

O 

et un sauterne: 

— Entrez s'il vous plaît. 

Diable! . . . pensai-je. 

J’entre. 

C’était Suzanne dont le large rire 
désarmait l’artillerie de ses trente- 



deux dents: et puis tout de suite: 



SOUVENIR T) IJÔPI ta r 



- .) 
/ O 



— \ eus ne pensiez pas me trouver 
ici, docteur? 

On a beau avoir du détachement, 
quand on est étudiant et qu'on se fait 
appeler docteur, ça nous met un nim- 
be autour de la tête. C'est un peu 
connue le petit vicaire qu’on prend 
pour son curé. 

—En effet, répondis- je ... . El (pie 
i a . ii s - va a ; s ici ? qu'avez- vous ? 

—Ah! je suis bien malade. T] faut 
que vous me guérissiez le plus vite 
possible. 

-( Vrt ai nernent que je vais vous 
guérir; vous êtes une trop brave hile 
pour que je vous laisse ainsi souffrir. 

.Mois, elle ni avoua ses douleurs el 
ms maux. 

Elle était prise et très mal prise 
d'une vilaine métrite. . . 

Je commençai donc le traitement, 
faisant scrupuleusement mon devoir, 
cl, de jour en jour, l’amélioration se 
faisait sentir. 

Suzanne ne savait trop comment me 
dire sa reconnaissance, car elle n’igno- 
rait pas, au fond du cœur, ou'il faut 

1 i 

une bonne dose de dévouement pour 
accomplir certaine besogne parfois, n 
b h mutai. 

JL 

Au bout de deux semaines elle était 
tout a fait mieux, prête n retourner 
à son comptoir. 



74 



SOUVENIR D'HÔPITAL 



* * Vf 



lit comme elle laissait sa chambre 
d'hôpital je la rencontrai dans la rue. 

— Ah! que vous êtes gentil de m'a- 
voir si bien guérie, me dit-elle en me 
tendant la main; puis regardant su- 
bitement autour de nous, elle ajouta: 

— Vouî ez-vous nbaecompagner j us- 
qua la gare? 

— Pourquoi donc? 

— Vous me feriez bien plaisir en ve- 
nant. 

Joliment intrigue et ne comprenant 
rien à ce caprice, je cédai : nous n'é- 
tions qu'à quelques pas de la gare du 
Pacifique. 

A. 

Et rendus là, sous la longue mar- 
quise. Suzanne, se jetant tout de suite 
à mon cou: 



— Ici, du moins je puis vous embras- 
ser à baise, les gens vont croire que je 
vous fais des adieux touchants. 

Et j'entendis autour de moi deux 
bonnes vieilles me plaignant: 

x O 

Encore un qui “ émigre en Amé- 
rique A 



. . . Mais moi, revenaiit songeur de 
la gare, je ne pus m’empêcher de 
murmurer : 



— Ce Robin. . . qiravait-il donc avec 
son: “c'est impossible.” 







ê 



— ■ 



* 




La Petite Lise 



a UEL délicieux recoin de montagne 
elle habitait, la petite Lise Ta- 
vernier ! Rien (Téton liant qu'elle eut 
conservé là, dans l'ombre et les brises 
en caresses des grands arbres, le ve- 
louté laiteux de ses joues d’enfant. 

Elle était encore impreignée de l'o- 
deur des cèdres et des fougères aro- 
matiques quand elle vint nie voir par 
un beau matin fait de rosée et de lu- 
mière d'or. 

Sa tante l'accompagnait, une bonne 
vieille tante qu'elle appelait sa mère 
et qui, restée veuve sans enfant, avait 
déversé sur (die tous les flots de sa 
tendresse. 

Malade. . . elle l’était pourtant, 
Lise, et à mesure qu'elle m’énumérait 
ses malaises, ses douleurs, ses crises 
gastriques, ses palpitations, ses ver- 
tiges, la bonne vieille était toujours 
Ifi, encore plus intéressée qu'elle, qui 



76 



LA PETITE LISE 



appuyait sur les divers symptômes, 
renchérissait, exagérait chacune des 
indications ... Et cette tumeur qui . . . 
Il faut tout dire, ma fille. . . 

— Une tumeur? demandai-je intri- 



gue. 



— Bon, je dis une tumeur... parce 
que. . .c’est peut-être rien que de Pliy- 
clropisie, mais sûrement que le ventre 
lui grossit. 

Elle ne s’en souciait sruëre. elle, la 
petite Lise, et ca ne paraissait nulle- 
ment l’inquiéter. 

— Une tumeur, vrai? repris-je: et 
depuis quand avez- vous remarqué V.... 

— Depuis quatre à cinq mois — c'é- 
tait toujours la tante qui se hâtait, 
de répondre avec toute la sincérité de 
son âme — c'est depuis son retour de 
la ville. . . et elle se .mit à calculer: 
février... mars... oui, à peu près 
quatre mois. . . 



Ca devenait plus sérieux. Je me re- 
mis donc à questionner Lise très dis- 
crètement, en mettant un voile pour 
ne rien éveiller dans l'esprit de la- 



pauvre tante que je voyais si naïve, 
car je croyais tenir la piste, la vraie, 
la bonne. Punique. Mais Lise me ré- 
pondait doucement, en l’air, pleine de 
candeur indifférente, me donnait des 
réponses, me faisait des affirmations 



T,A PETITE LISE 



/ t 



qui roe déroutaient et renversaient 
nies suppositions. 

— -En effet eoncliiai-je vaguement, 
comme à peu près convaincu à la fin. 
ça m'a bien F air d’une tumeur et il 
n'y aurait alors qu’une seule chose à 
faire: l’opération. 

La vieille tante leva ses bras au 
ciel avec un soupir de pitié navrante. 

— Voyons, il ne faut pas s'alarmer 



tout de suite tant que 
je n’affirme pas ainsi la 



ca, repris-je. 
chose après 



un premier examen aussi superficiel. 
Tl me faudra absolument revoir Lise 
la semaine prochaine ; ne manque/ 
point de me l'envoyer et je vous ferai 
alors connaître mon opinion formelle. 



& * 



. . . Selon qu’il avait été convenu. 
Lise revint la semaine suivante : seule 
cette fois. 

Et je me remis à la questionner, à 
la palper, a l’ausculter sur tons les 
sens, l'esprit toujours tendu sur cette 
piste qui m’attirait et qui aurait si 
fort simplifié les difficultés de mon 
diagnostic. Au point de vue sympto- 
matique, rien ne manquait, mais ses 
réponses paraissaient toujours si fer- 
mes, si absolument correctes; elle s'y 
rattachait avec tant de persistance 
qu’après tout elle ébranlait ma con- 



LA PETITE LISE 



S 



viction, si elle n'ébranlait pas encore 
mes doutes. 

Alors en la regardant bien dans les 
yeux, avec toute la force hypnotique 
([ne je pus y mettre: 

— Eh! bien, oui, lui dis-je, c'est 
une tumeur. . . une tumeur très ma- 
ligne qu'il faut nécessairement enle- 
ver. . . Il n'y a pas à retarder, et la 
semaine prochaine. . . 

Elle comprit sans doute alors le di- 
lemme dans lequel elle se trouvait 
resserrée, car. sans force, abattue, 
écrasée, avec un frissonnement hési- 
tant de lèvres qui confessait tout, elle* 
leva sur moi ses profonds yeux bleus. 
Plus de lutte possible; la détente s'é- 
tait faite tout d'un coup et c'était 
maintenant une soumission, un acca- 
blement, un anéantissement complet 
qui invoquait ma pitié et la compli- 
cité de mon silence. 



" Al» ! n’insultez jamais une femme qui tombe : 

4 ‘ Qui sair sous quel fardeau sa pauvre âme suc- 

f combe ! 



Je m'expliquai alors ce qu'il y avait 
de profondément vrai dans cette pen- 
sée du maître. 

Oh! non, il ne me vint pas à l'idée 
de l'insulter, elle oui me racontait 

' x 

maintenant en sanglotant ses longues 
nuits de regrets amers, ses décourage- 



LA PETITE LESE 



70 



ments de vivre, les visions d'avenir 
'-ans but qu'elle se représentait-, répu- 
diée. honnie, montrée du doigt. — Dieu 
lui pardonnerait peut-être, jamais les 
hommes, et quand sa mère le saurait, 
surtout sa mère... Et pourtant, non. 
“elle n'était pas mauvaise fille"... 
“ non. elle n'était pas mauvaise 
fille*’... elle me le redisait salis 
cesse, pour bien m’en convaincre, en 
syllabes hachées par les pleurs. 

A ces réflexions pénibles, je vis jus- 
qu'à quel degré de profondeur d'abîme 
son esprit s'était enfoncé; avec quel 
remords elle avait analysé sa honte 
dans ses aspects les plus inimagina- 
bles. Et ce fut avec un accablement 
pitoyable qu’elle me murmura à tra- 
vers ses larmes: J] faut que vous me 



sauviez. 



En effet, oui. la sauver, 
v vivais un movem... C’était 



J en t ro- 
dé j à ré- 



pandu dans mon canton que cette 
pauvre petite Lise souffrait d'une tu- 
meur. Sa vieille tante avait naïve- 
ment annoncé la chose. Eh! bien, je 
confirmerais tout simplement la ru- 
meur. . . . Et finalement je ferais 1 o- 
pé ration, quoi! 

En m’entendant lui expliquer com- 



ment je songeais à me faire son com- 
plice, de quelle manière j'espérais our- 
dir une mise en scène qui dérouterait 



80 LA PETITE LISE 



les plus défiants, i! jaillit de ses pru- 
nelles soudainement brillantes un 
éclair vrai, de vrai bonheur; comme 
si c'était déjà le salut. Oh! rien que 
d'avoir provoqué ce touchant regard 
de joie indéfinissable je me sentais ré- 
compensé. 

Puis tout de suite en calculant bien, 
nous fixâmes entre nous la date ap- 
proximative de l’opération. 

Et je lançai tout de bon la nouvelle 
dans le public par Je canal retentis- 
sant de la commère Rabuteau, con- 
vaincu! qu'elle l'annoncerait a dix édi- 
tions par jour. A tous ceux qui .s'in- 
formaient j'expliquais la marche de- 
kystes ovariens, leurs damiers, avec 
un accompagnement calculé de mot- 
techniques qui les embrouillaient, et 
dont ils tiraient en conclusion en 
tout cas que la tumeur ** n'était pas 
mûres' qu’il me fallait attendre en- 
core certains symptômes qui ne man- 
queraient sans doute pas d'apparaître 
et que ma patiente devait surveiller; 
mais alors, aussitôt, il n'y aurait plus 
à retarder: Vite, un appel à mes con- 
frères voisins, le chloroforme. îc bis- 
touri ; une grande incision là. sur 
la ligne blanche préférablement — 
Ou f !... 

Je disais que j'allais d'abord tenter 
un traitement médical . sans cran de 



LA PETIT]: LJ SE 



SI 



confiance cependant, mais il y avait 
parfois des cures si étonnante» — Vous 
faites bien, me répondaient les bonnes 
gens sympathiques, toujours si 
prompts fi combattre l'usage du cou- 
teau... Quand à l’opération, je crai- 
gnais bien qu'en fin de compte... 

L'on me trouvait bien un peu témé- 
raire pour un médecin de campagne, 
avec si peu d'habitude de pratiquer 
des ovariotomies ; et mon curé, qui 
n'est pas fort sur le diagnostic, tout 
en préparant ma patiente à la mort, 
lui avait tout doucement conseillé 
l'hôpital... Mais Lise avait en moi 
une confiance... une confiance... 

Depuis quelques jours la pauvre 
petite allait plus mal. Sa tumeur 
grossissait constamment et j'avouai 
franchement à la mère Rabuteau qui 
me servait de trompette que je n'en- 
trevoyais plus d'autre chance que 
l’opération ... et prochainement en- 
core. 



Or un vendredi matin d'octobre, un 
treize, Lise me fit mander en hâte. 

Après quelques instants d’examen, 
je diagnostiquai une aggravation gé- 
nérale des symptômes et je conseillai 
l’opération immédiate. . . il y avait 
danger de mort. . . bon . . . 



82 



LA PETITE LISE 



Ah! quel courage admirable elle 
montra alors, la petite Lise, prête à 
s'abandonner, sans un mot, sans une 
plainte, avec une soumission touchan- 
te qui tira les larmes des quelques 
bonnes voisines rassemblées autour 
d’elle. . .Comme elle trouvait les mots 
justes pour consoler et encourager sa 
pauvre vieille tante qui, elle, faisait 
vraiment pitié à voir. 

Et je lis mander mes confrères, d’a- 
vance prévenus de la gravité du cas. 

A leur arrivée elles s’en sauvèrent 
toutes, les bonnes voisines, entraînant 
aussi la mère Tavcrnier tout à fait 
incapable de supporter la scène et se 
voilant déjà les oreilles en pleurant 
comme si elle entendait les lamenta- 
tions de douleur de son enfant d’a- 
doption. 

L’opération fut longue et compli- 
quée, mais au moyen de ce merveil- 
leux chloroforme, qui jette si bien 
sur toute douleur son leurre magique, 
nous travaillâmes à souhait, sans pré- 
cipitation intempestive ou compro- 
mettante. Et quelle veine, quel suc- 
cès admirable nous eûmes, sans le 
moindre ennui d’hémorrhagie ou d’ad- 
hérences quelconques !... Et puis 
quelle guérison rapide après, sans 
suppuration, sans nécessité de drai- 
nage. presque sans fièvre, malgré les 



LA PETITE LISE 



S o 



dates hostiles : ce vendredi et ce 

treize : seulement un pansement 

simple, quelques lavages quotidiens 
au bichlorure. . . 

Ca me fit une réclame. . . Et au 
bout d'un mois. . . .au bout d'un mois, 
la cicatrice elle-même n’y paraissait 
plus . . . pas la moindre trace . . . 

Comment? vous ne me croyez pas? 
Mais quand je vous le dis. 

Voyons, bon, ça n'a pas empêché 
Lise de trouver h se marier deux ans 
plus tard, eh! bien, demandez-le à 
son mari, p’tit Louis Biscornet; je 
suis certain qu’il vous répétera sans 
peine, avec toute sa sincérité d’âme, 
comme il me répondait l'autre jour: 

— Ma grand’ conscience, docteur, ça 
ne paraît pas du tout... du tout, et si 
Lise ne me l'avait pas tant de fois 
raconté. . . Je vous assure que si ça 
reprenait. . . 

...Sacré! p’tit Louis! s'il savait que 
ça l’a reprise trois fois depuis. . . C'est 
vrai que ces fois-là, c'était bien par 
sa fauts, par exemple. 













•n 



L’Arbre de Noël de Pomponne 




S) propos d'arbre de Noël, je pose ce 
; paradoxe-ci : Les vrais enfants 
ne sont pas ceux de cinq et dix ans, ce 
sont les enfants de trente et cinquan- 
te ans. Et si l’habitude des étrennes 
cessait, les plus punis seraient encore 
les parents. 

*■ * 1 ? 



Véritablement, il y a plus de plai- 
sir â cette occasion, plus de rêves 
puérils, plus de folles envies dans le 
cœur des parents que dans ceux des 
enfants. Et combien je les plains du 
fond de mon âme, ceux qui n'ont rien 
connu de ces joies charmantes; ceux 
dont le foyer, où aucun bas n‘est sus- 
pendu, ne résonne pas de cris et de 
rires enfantins le matin du Jour de 
l’An. 

Voyez en effet. 

Pomponne avait commencé le quin- 
ze décembre à grimper sur un fau- 
teuil pour y rayer, jour par jour, les 

7 



86 



T/AKBKE DE NOEE 



chiffres rouge* du calendrier; ma 
femme les comptait depuis le douze, 
elle. Pomponne faisait des calculs et 
des suppositions interminables sur les 
ét rennes nouvelles; nous en faisions 
de semblables depuis trois semaines, 
nous. Pomponne se demandait sans 
cesse comment s’y prendrait bien le 
père Nicholas pour pénétrer par la 
cheminée avec un arbre de Noël gros 
comme ça, sans l’éveiller encore; ah! 
pour sûr qu’elle le guetterait si bien 
cette fois qu’elle le verrait; et moi- 
meme, j’étais plus inquiet qu’elle sur 
le moyen à prendre pour introduire 
cet arbre de Noël et l’installer sans 
bruit dans la maison. 

Mais enfin le vieux Nicholas avait si 
bien couvert de son aile de ouate ma 
Pomponne, ce soir là du 31 décembre, 
qu’elle ne bougea point, et l'entrée,— 
interrompue à chaque pas dans la 
crainte d’une alerte, — d'un gigantes- 
que sapin, tout vert et sentant la ré- 
sine, se fit sans accident véritable. 

Chacun respira alors plus fl l’aise, 
cette crainte traversée, car le plus 
grand danger était là dans les portes 
ouvertes et fermées, les chaises re- 
muées, les allées et venues malgré 
nous retentissantes dans le calme de 
la nuit. 

Puis toute la maisonnée procéda à 
l’installation symétrique des poupées 



L AJiBKE DE NOËL 



87 



blondes, des petits chariots rouges, 
des valises naines, à la suspension 
des chevaux mécaniques, des trom- 
pettes, des cornets de bonbons aux fa- 
veurs roses et bleues, des drapeaux. 
... Un vrai bazar. 



-a- 



J ai compris à ce moment qu’il 
était trop gros, cet arbre. . . avec trop 
de branches étendues en bras sollici- 
teurs et qu’il fallait pour l’orner un 
lot de bibelots, de jouets, de bonbon- 
nières à ne plus finir. Et je pensais: 
Je serai plus adroit l'an prochain, je 
le ferai choisir plus petit. Mais voilà. 
Pomponne n'en a pas oublié les gran- 
dioses proportions; elle sait encore 
que la tête en était recourbée par le 
plafond, que les branches atteignaient 
tel endroit, là, marqué sur les fleurs 
du tapis et elle veut qu'il soit aussi 
beau l'an prochain et surtout aussi 
grand. Ah ! ma Pomponne je ne suis 
pas plus bête que toi, va; je te pré- 
pare un bon tour; il sera aussi grand 
ton arbre, mais je le fixerai dans un 
coin du boudoir, appuyé au mur ; je 
me trouverai à le simplifier ainsi de 
moitié. 

Je donne ces détails car ils peuvent 
être utiles à quelqu’un d’entre vous, 
confrères. Retenez-ca. Je vous coin- 



88 



L ARBRE RE XOEL 



munique cette excellente idée-là, pour 
vos étrennes, à vous; ça sera suffi - 
sant ; car, aujourd'hui, les bonnes 
idées sont rares et cotées très cher. 
Ainsi, n’oubliez point de lixer votre 
arbre dans un coin, ce sera le com- 
mencement du règne d'économie prc 
ché par nos gouvernants. 



* -A * 



Mais à ces superpositions de jouets 
divers et de drapeaux bariolés, il res- 
tait à ajouter une combinaison très 
savante de petites lanternes coloriées 
de cinq sous dont ma femme comp- 
tait tirer des effets de lumière éton- 



nants. 



Ces lanternes nous donnèrent beau- 



coup de fil à retordre, — dans le sens 
le plus absolu du mot, — car ce ne fut: 
qu’à force de ficelles qu'on parvint à 
les assujettir solidement. 

En même temps, ma femme m’ex- 
pliquait, suivant les théories de la ré- 
flexion de la lumière, combien la ré- 
verbération en serait jolie dans la 
grande glace voisine. 



Il était onze heures quand notre 
travail se termina par un dernier 
nœud au cou d’un grand polichinelle 
qui avait un ressort dans l’est orna e 
et des cymbales aux mains. 

Puis, chut, sans bruit, mvstérieu- 



1/ ARBRE I>E XOEl, 



80 



sement , chacun a J 1 a se coucher. Tou t 
était prêt pour le père Nicolas. 

Il ne s'agissait plus que de s’éveil- 
ler avant Pomponne — c'est-à-dire 
quelques minutes avant six heures — 
pour faire l'illumination de l'arbre de 

Noël au movcn des fameuses ] an ter- 

* ■ 

nés qui nous avaient donné tant de 
mal. 

Ce fut même là une inquiétude 
nouvelle: il ne fallait point manquer 
notre coup. Aussi un système d’alar- 
me fut organisé entre tout le person- 
nel de la maison pour être bien sur 
de ne pas rater notre effet. Les mon- 
tres et les horloges en parfait fonc- 
tionnement. . . la veilleuse en place.... 
allons. . . bonsoir. 



4f -à ‘x 

Je rêvais à des choses folles, à des 
squelettes qui avaient des poupées 
suspendues au bout du nez. à des che- 
vaux de bois qui traînaient de mi- 
nuscules voitures d'ambulance dans 
les rues de mon village, à de mons- 
trueuses paires do forceps dont je ne 
pouvais jamais ajuster les branches, 
quand je fus éveillé par un ah! bou- 
leversé de ma femme, qui, penchée 
sur un cadran, venait de constater à 
la lumière de la veilleuse qu'il était 

-A 

six heures. 

— Mon Dieu! six heures et Fom- 



V AK R RE DE NOËL 



MO 



ponne qui va s’éveiller. . . et les lan- 
ternes . . . oh ! vite . . . 

En un clin d'œil, malgré les clique- 
tis des ferblanteries oscillantes, l’illu- 
mination fut bientôt complète. 

Puis en dessous, l’on sc mit fi épier 
Pomponne, guettant son réveil; <;a 
ne devait pas tarder, jamais il ne dé- 
passait six heures. 

Mais elle dormait la chère petite, 
dormait, dormait toujours. A la. fin, 
<;a devenait embêtant. Fallait-il l'é- 
veiller?... fallait il éteindre les lan- 
ternes dont les chandelles, si petites, 
ne pouvaient durer longtemps? 

Ce fut un moment de pénible per- 
plexité. 

Moi-même je me sentais une tortu- 
rante envie de dormir, et les paupiè- 
res me tombaient tellement malgré 
moi que j’eus tout a coup un soup- 
çon. 

J'attrape a mon tour le cadran... 

-A. 

Ciel!... il marquait minuit et de- 
mi... Ma femme avait tout simple- 
ment confondu les aiguilles. 



.V. „V_ V, 

a vr *vr 

Je repose mon paradoxe: A propos 
d'arbre de Noël, les vrais enfants, ce 
sont ceux de trente et cinquante ans. 





OOOOO 00<XKKKK>0-&<XKKK)-C >0-00 

®®©e®o#©»®©#©«®®a®©0«î>®® 



Un Chanceux 




U diable! si je puis me rappeler 
son nom, depuis une heure 
pleine que je me turlupine l'esprit en 
vain. 

Mais sa figure et sa personne et son 
caractère et ses traits. . . j'ai ça. pho- 
tographié dans la tête. 

Tl était clerc notaire. 

Sa chambre, dans le pensionnat de 
l’Université Laval a Québec, ouvrait 
sur le palier du quatrième étage et il 
n’y avait pas dans tout l’établissement 
de meilleur poste pour lancer du haut 
de l'escalier en zigzag, les vieilles bot- 
tes, les bouteilles éventrées. les bar- 
reaux de chaises, et surveiller en me- 
me temps les démarches eouleuvreuses 
du père Roussel, en bas. 

Ceux qui y ont passé ont connu ça. 

De ee quatrième, d’oiT partait ordi- 
nairement le sabbat, j'en étais*, car 
j’occupais une chambre voisine, à gau- 



92 



CHANCE! T X 



che de mon étudiant en notariat ; Hec- 
tor, maintenant médecin aux Etats- 
Unis, se prélassait dans celle de droite. 

Placés comme nous étions, l'influen- 
ce de la topographie du local, les prêts 
de livres, les rencontres de tous Jcs 
jours et par-dessus tout le talent par- 
ticulier que possédait ce damné Hec- 
tor de se faufiler dans l'intimité de 
ceux qu’il voulait “ pomper ” pour 
mieux en rire ensuite, nous avaient at- 
tiré ce parfait aspirant notaire. 

Après tout, cette liaison était quel- 
que peu intéressée et nous procurait 
certains avantages. 

Quand, aux heures de chômage, 
nous commencions le vacarme d’enfer 
du roulement de valises et de couchet- 
tes à travers les corridors, nous ne 
pouvions jamais mieux déjouer la sur- 
veillance du vieux directeur, qu'en 
nons cachant brusquement dans la 
chambre de... ? voyons, encore son 
nom que je ne puis dire. 

Son honorabilité rigide nous servait 
de rempart. Le père Roussel aurait 
fouillé partout, excepté derrière sa 
porte. 

Et pourtant, il n’était pas aussi par- 
fait qu'on le prétendait, ce pauvre étu- 
diant. 

N’est-ce pas? je puis bien le dire. 



UN CHANCEUX 



93 



maintenant que c'est déjà loin, et que 
j'ai même oublié son nom. 

Il avait un défaut: les femmes. 

A son âge et dans sa position ? 

Parfaitement! 

Ce fut même le point de départ de 
l'intimité qui existait entre lui et 
Hector. 

Hector flattait sa manie, et après 
avoir provoqué ses épanchements où 
il mettait son cœur à nu. il accourait 
tout de suite, avec ce fou rire qui 
lui mettait deux bonnes larmes aux 
yeux, m'en conter tous les détails. 
( ''était à crever. 

Par quel effet physiologique rencon- 
tre-t-on si souvent de ces excentriques 
et de ces détraqués ? 

Je ne me l'explique point. 

Toujours est-il que cet animal-là 
croyait sincèrement que toutes les bel- 
les de Québec, — depuis la petite confi- 
seuse du coin, jusqivà la prude et sé- 
vère demoiselle Watters — toutes fai- 
saient une gymnastique funambules- 
que pour aller se pendre aux crocs de 
sa moustache. Et il discutait, com- 
mentait à son avantage le moindre in- 
cident. 

Si une jeune fille était retenue à un 
coin de rue par un embarras de voitu- 
res, c’est qu'elle l'attendait; s’il la 
rencontrait deux fois dans “la Côte de 



94 



UN CHANCE UN 



la Montagne ”, c'est qu'elle courait 
après lui ; s'il lui voyait entre les 
mains un coin de mouchoir quelcon- 
que, c’était clair, elle l’adorait et lui 
envoyait des baisers. 

Tous les sourires et saints des fem- 
mes de Québec, il en avait le mono- 
pole. 

Pourtant, il n’était pas Lovelaee 
parfait. 

Non pas qu’il fut laid, mais il avait 
un air niais, une tète de couturier 
pour dames qui le rendait exécrable A. 
mes veux. 

Cependant la population féminine 
de Québec ne fut pas absolument tou- 
te de mon avis. 

Vous allez le voir. 

* X 

Du haut de la terrasse Du florin *\ 
— ce coin de ville le plus divinement 
enchanteur qui existe dans tout l'uni- 
vers, — l’œil embrasse d’un seul coup 
Lévis, perché sur sa falaise, le grand 
fleuve, la rade, les lourds steamers: et 
en dessous, la “ Basse- Ville ", le quar- 
tier Champlain qui égrène ses piétons 
irlandais, affairés et bavards. 

L’on ne peut que difficilement s'ar- 
racher à. ce tableau. 

Aussi, la cigarette aux lèvres, ac- 



U N CHANCEUX 



95 



coudés à la balustrade, l*œil sans ces- 
se éveillé, nous étions là des heures 
à analyser cette physionomie générale 
qui se traduisait en mouvements de 
bateaux, grincements de poulies et de 
vergues, roulements de tombereaux, 
cris de gamins jouant dans les cours, 
dont les liants murs de la citadelle 
nous renvoyaient les échos. 

Comme excellent point d’observa- 
tion nous avions adopté le quatrième 
pavillon, — justement celui surplom- 
bant le quartier de rocher qui produi- 
sit la terrible catastrophe d’il y a 
quelques années. 

Ce ne fut pas un simple hasard qui 
nous attira a ce poste. Non, il faut 
1‘ avouer. 

J'avais d'abord remarqué, et Hec- 
tor ensuite, qu’à une certaine fenêtre 
nous voyions de temps à autre poin- 
dre, avec un petit regard diablotin 
qui se perdait dans notre direction, le 
minois d'Irlandaise le plus folichonne- 
ment taillé qui se puisse voir. 

Cheveux un peu roux, peut-être 

mais quand la persienne s’ouvrait, — 
et elle s’ouvrait toujours, dès que 
nous étions à notre observatoire, — 
poussée par un petit bras rose qui se 
profilait sur le mur rouge des briques, 
c'était plus fort que nous, nous étions 
cloués. 



m 



VI S CHANCEUX 



Si bien, qu'un jour, si je fus embête 
pour mon examen cl histologie peut- 
être que le docteur Turcot s'en sou- 
vient — ce fut entièrement dû A ce 
petit vilain bras rose. 

Vous pouvez bien imaginer que cet- 
te admiration platonique ne pouvait 
pas durer longtemps. Aussi, au bout 
de quelques jours nous avions orga- 
nisé un procédé parfait de télégraphie 
au moyen de cailloux plats sur les- 
quels nous gravions nos madrigaux 
enflammés, et que nous langions en- 
suite sous la fenêtre de notre belle Ir- 
landaise. 

Ca descendait bien, mais g a ne mon- 
tait pas : et notre correspondance 

était toujours: poste-restante. 11 ne 
pouvait cl' ailleurs en être autrement. 

Comment voulez-vous qu'une jeune 
hile, si mordue qu'elle soit, aille se 
mettre en tête de guerroyer ainsi, avec 
deux carabins inconnus, du quartier 
Champlain à la Terrasse? 

Inconnus?. . .je pense bien, car nous 
no donnions pas nos noms, allez! 

fl pouvait y avoir un vieux rogne 
de bonhomme de père qui aurait pu 
nous jouer un mauvais tour auprès du 
directeur du pensionnat : . . . il pou- 
vait même y avoir un mari,. . . . qui 
sait?. . . on a déjà vu des choses plus 
bêtes que ça. Ah! les Québecquoises. 
on les connaît . . . 



UX CHANCEUX 



97 



Tout de même, nous désirions aller 
au delà, c'était bien simple; Hector 
voulait absolument avoir une intri- 
gue, une petite aventure, là, toute pe- 
tite. 

Xous devenions ridicules enfin avec 
nos pierres “ lithographiées ” . . . sans 
réponses... Elle se moque peut-être 
de nous, me répétait-il sans cesse. 

Le lendemain d'une discussion à ce 
sujet, j’entre dans sa chambre: 

— J'ai une idée . . . 

— Hne bonne?. . . 

— Je le crois. 

— Exhibe la. 

— Nous allons écrire tout simple- 
ment au ** petit bras rose ". 

— Elle ne répondra pas.... Je 
suppose que tu n’as pas envie de si- 
gner ton nom?. . . 

— Non. 

— Eh! bien? A qui veux-tu qu'elle 
s’adresse? 

— Je clignai de l'œil et continuai: 
Est-ce que nous n'avons pas un voi- 
sin. . . qui. . . 

Ce fut un éclair. 

— Tope-là, me dit Hector. 

Et en deux tours de plume, nous 
écrivîmes quelque chose de ... . oh ! 
passionnément amoureux, et Ton si- 
gna bravement : 

Je a n- Jacq u es Bérubé . 

Université Laval. 



98 



UN CHANCEUX 



Mais, uni, c’est ça; en tin, je le tiens 
ce maudit nom: Bérubé. En voilà 



une difficulté! 

Deux minutes après, la lettre, les- 
tée d'une pierre détachée de la. cita- 
delle, dégringolait aux pieds de notre 
belle Irlandaise. 

Puis, aussi discrets que nos cada- 
vres de dissection, nous attendîmes le 



résultat. 

De mon temps, le père Roussel dis- 
tribuait les lettres et journaux, de sa 
porte de chambre entrouverte, après 
le dîner. 

Tous les étudiants stationnaient là. 
jusqu’à ce qu’il eut fini d’appeler nos 
noms. 

Vraisemblablement, chacun pensait 
à sa correspondance dans ces mo- 
ments-là: pour Hector et moi, c’était, 
celle de Bérubé qui nous intéressait. 

A chaque lettre qui lui arrivait, le 
cceur nous battait. 

Et si Bérubé montait à sa chambre. 
Hector le suivait, cherchant à savoir. 
Diable! de Bérubé, lui disait-il, en lui 
lançant des coups de coudes dans le 
ventre. — * Encore des lettres de filles, 
hein? Veinard., va! 

Un bon jour, mes amis, ce fut vrai 
pourtant qu’il reçut une lettre de fille, 
ce bon Bérubé. 



UN CHANCEUX 



99 



Notre petite Irlandaise, au bras ro- 
se, avait répondu. 

J’oublierai tout dans les jours re- 
culés, alors que la vieillesse nous tarit 
l’esprit et la mémoire, mais je n ou- 
blierai jamais ee soir-là, — le gaz fu- 
mait et les pensionnaires du second 
menaient le diable, — où je vis entrer 
Hector, non pas riant, non pas bla- 
gueur, mais sévère et bouleversé. 

— Mais qu'as-tu? lui dis-je. 

— Mon cher, elle s'appelle : Lucy 
Earkin, et elle a répondu à ce maudit 
fou de Bérubé qui s'imagine comme 
toujours qu’il l'a ensorcelée. 

— \ rai? laisse-le dont 4 ; qu’est-ce que 
va fait qu'il s'imagine... 

— Tu es drôle, toi. Tu sas permet- 
tre à ce triple imbécile de poser en 
Don Juan à nos dépens. Allons, est- 
ce Bérubé quelle aime? 

— Certainement non, repris- je. 

— -Eh ! bien, sais-tu — et Hector se 
faisait sentimental — que c'est mal ce 
que nous avons fait là? Voyons, dis 
franchement, est-ce que tu ne l'aimes 
pas un peu cette petite Irlandaise? 

— Elle m'intéresse vivement, vrai, 
pas plus. 

— u Elle t'intéresse*'... moi, veux- 
tu que je te le dise? — je l'aime comme 
Un fou. Pourquoi avoir fourré cet in- 
nocent de Bérubé dans nos affaires? 



100 



UN CHANCEUX 



.... et puis, sais-tu qu'il est assez bête 
pour lui écrire?... ah! pour ça, par 
exemple, je crois que je l'assommerais 
. . .je suis jaloux, je le sens bien. . . . 
même, je suis content que tu ne Tai- 
mes pas, car s’il en était autrement, 
nous ne serions plus amis. 

Je le laissai là, sans répliquer, son- 
geur, le coude sur le genou. 

J'étais rêveur moi-même, en face de 
ce dénouement inattendu. 

A la fin, Hector reprit: 

— Connais-tu la date précise de la 
sortie des étudiants? 

— C’est pour dans un mois, le 23 
juin. 

— Tu es certain? 

— Absolument. 

— C’est que je viens de penser à quel- 
que chose, vois-tu. Notre petite Ir- 
landaise dit dans sa lettre qu’elle 
part demain pour un voyage d'un 
mois, en compagnie de son père,” de 
sorte que Bérubé, qui sera reçu no- 
taire d’ici à ce temps-là, ne pourra 
pas faire de bêtise et qu’il fichera 
peut-être son camp avant qu’elle ne 
revienne. Tu comprends? 

— Comme ça, tu n’a3 rien à crain- 
dre. 

— Tu ne vas pas croire, je suppose, 
que je suis jaloux de ce butor-là?... 



U.\ CHANCEUX 



101 



Xon, mais c’est de penser qu'elle lui a 
écrit. . . 

— De sorte, que tu comptes recom- 
mencer ta “télégraphie'* après les va- 
cances. 

— Certainement. 



■fr VC -K 



Le vapeur “ Québec ’’ venait de me 
déposer en octobre, pour la rentrée 
des cours, au quai de la compagnie 
Richelieu, quand je tombai entre les 
bras de ce pauvre Hector, qui arrivé 
la veille, venait me recevoir, gai et 
ra von mmt. 

Et me tapant sur l’épaule, avant 
que j'aie pu ajouter un mot, il s'écla- 
ta de rire, de son rire ouvert et franc 
d'autrefois; puis, scandant chaque 
mot : 

— Elle. . . est. . . mariée. . . avec. . . 
cet... animal... de... Bérubé. 



— Pardine! je le savais 
leurs cartes de faire-part 
che. 



j ai encore 
ans ma po- 



— Rien n'empêche, reprit-il toujours 
riant, pue Rérubé est plus chanceux 
qu’on ne le croyait. 

— Oui, sans doute, mais c’est grâce 
à nous, s'il y a maintenant dans un 
coin de la province un Béni hé qui 

S 



102 



1 '2s CHANCEUX 



puisse par devant notaire, caresser un 
joli petit- bras rose et embrasser. . . 

— Chut!... si le père Roussel nous 
entendait. 




Les Cfyeps Confrères 



g ENAUD! vas-tu entendre la Cal- 
vé ce soir dans Faust ?... 

— Oui: je viens justement d ache- 
ter mes billets d’entrée. J’y vais avec 
notre confrère Lestang. 

‘Et avec qui reviens-tu? 

Avec qui?... Mais avec lui. 

• Allons, tu sais bien qu'il va en- 
coie se Taire mander par sa femme, 
vers le dernier entracte, pour quel- 
que cas très pressé. . . Ca produit un 
si joli effet sur les habitués qui enten- 
dent le garçon du téléphone l’appeler 
à haute voix de la porte du foyer. 
Lestang s'épargne ainsi le cofit d'an- 
noncer dans les journaux. 

...De fait. Eenaud est revenu seul 
après la représentation. 

•*■*■*• 

— -Sur la rue. — - 

Les docteurs A. . . et L. . . s’en vont 



LES CHERS CONEBEBES 



J 04 



à rhôpital pour leurs cliniques respec- 
tives. Ils rencontrent leur confrère 
P 

» • « » 

Dr A. — Tiens, comment c;a va.... 
bonjour. . . où cours-tu, si pressé? 

Dr P. — A mon bureau, diable... je 
suis en retard. 

Dr L. — Dis-donc... et ton pauvre 
M. Barbeau?... 

Dr P. — M. Barbeau... le ministre? 

. . . Il va mieux. . . mieux. ... \ ous 

avez vu les journaux. . . le dernier bul- 
letin est très encourageant. 

Dr A. — Tu Pas enlevé a cet impos- 
teur de M. . . tant mieux: sais-tu (pie 
cette guérison subite et inespérée de 
l'hon. Barbeau te fait une réclame?.... 

Le Dr P.. . éclatant de rire. 

— 'Non, il ne faut pas vous blaguer; 
je veux vous parler franchement. 
(Test encore M. . . qui le traite, mais 
tout le monde croit que je Fai mainte- 
nant sous mes soins et je laisse dire 
tout simplement. Ca lui apprendra a 
ce maudit charlatan. . . 

Dr A. — Mais d'où sort ce canard?.... 

Dr P. — Oh! je lui ai bien un peu 
fait pousser les ailes... ous ai-je 
déjà raconté le tour que notre rusé 
confrère lira joué auprès de la famille 
Locours?... Non, vraiment?... Voici..... 
Le vieux monsieur Lecours sou lirait 
de congestion pulmonaire, vous savez 

o i 



LES CHERS CONFRÈRES 



105 



... un bon jour, sa femme me propose 
une consultation avec M... j’accepte 
tout de suite; c;a m'était bien égal, il 
n'y avait ni deux diagnostics ni deux 
formes de traitement au sujet de sa 
maladie. Or voila mon Z\[. . . qui ar- 
rive, aborde mon malade, le tâte, 
l'ausculte, le sent, le renifle, et au bout 
d'un moment, il m'interpelle: Y a-t-il 
de l'acétone dans ses urines ? Avez- 
vous examiné? 

De l’acétone. . . de l'acétone. . . dia- 
ble!. . .je savais que (;a se rencontrait, 
j'hésite: Non, je n'ai pas examiné. 

Mais lui, fouillant tout de suite de- 
dans et dessous les meubles et dar- 
dant, comme une lentille de micros- 
cope, un œil connaisseur dans le vase 
de nuit: Sapristi! oui il y en a. . . de 
l'acétone, de l'acétone vraie. 

Je restai embête, humilié devant la 
famille qui, elle, était éblouie. Je 
n'avais pas vu d'acétone, tandis que 
lui, à trois pieds, en clignant simple- 
ment l’œil . . . 

Ce ne fut qu’une fois retourné chez 
moi, en consultant mes livres, que je 
découvris combien je m'en étais moi- 
méme laissé effrontément imposer par 
son ton convaincu et connaisseur, mais 
le. coup était porté et la confiance de 
la famille Lecours passabîemenl 
émoussée à mon égard. . . Vous pou- 




LES C'HEilS 



CONFBEUES 



vez juger si je nie rongeais les poings. 

. . . Ah ! le pistolet • . . . 

Dr L. — Mais Barbeau ? . . . 

Dr p. — Bien oui. . . Je cherchais en 
moi-même l’occasion d’avoir mon tour. 
Or je traite justement Mme Faribault, 
une ancienne patiente qui demeure sur 
l’antre côte de la rue Saint-Hubert, à 
une dizaine de portes plus haut que 
chez l’hon. Barbeau. Alors quand je 
vis par les journaux que celui-ci pre- 
nait un mieux sensible, je donnai 01 - 
dre à mon cocher, à chaque visite 
que je faisais chez Mme Faribault, 
d’aller m'attendre en face de la mai- 
son de Thon. Barbeau... Vous com- 
prenez ; tout le monde en voyant ma 
voiture stationner devant chez lui s’est 
imagine qu’il est maintenant sous mes 
soins et je retire tout le bénéfice de sa 
guérison. M. . . enrage, mais que vou- 
lez-vous qu’il fasse; la rue est au pu- 
blic. 

Ce n est pas joli ce que j’ai fait là, 
je le sais, mais le sacré gueux, je 
savais bien que je le rejoindrais... 
Déjà onze heures, et mon bureau... 
Bonjour. 

* * # 

Le pharmacien Morin, de Québec, 
possède, sous le numéro 2841, la pres- 
cription suivante : 



LES CHERS CONFRÈRES 107 



R. 

Graines de citrouilles. 16 onces. 

Graines de lin 8 onces. 

Feuilles de Belladonne. 1 drachme 

Huile de castor 2 onces. 

Helasse 16 onces. 

"Faites macérer le tout et appli- 
quez chaud sur le nombril pendant 24 
heures. Ensuite lavez et mettez un 
emplâtre de gomme de sapin.” 

Dr Courteanche. 
Faubourg Saint-Sauveur. 

I y 

* 



Si jamais vous passez vers sept 
heures du matin sur la rue Augusta, 
â Soreî, vous verrez, aux environs du 
Xo. 174, Gugusse, le garçon â tout 
taire du Dr Latour, en train de trans- 
porter dans la maison de son maître 
le bloc de glace que le débitant lance 
avec fracas â la porte, quatre fois par 
semaine. 

Examinez bien alors le nouveau 
genre de pince qu’il emploie. 

. . . Ah ! Gugusse s’était d’abord fort 
lamenté pendant plusieurs semaines, 
obligé qu’il était de saisir â mains 
nues ces morceaux de glace qui lui ri- 
daient les paumes et les couturaient de 



]()8 LES CïIERS CONFRÈRES 



crevasses: k ’ ^ ; i j'avais au moins une 
pince exprès, comme les autres abon- 
nes soupirait-il. 

La cuisinière qui 1 avait entendu 
avait redit la chose à Mme Latour: 
C’est vrai, s'il avait une pince exprès. 

Mme Latour Lavait répète à son 
mari: Tu devrais lui acheter une pince 

à la fin. . 

Alors le docteur avait été ébloui 
par une idée subite qui ne détruisait 
pas ses principes d'économie et il cou- 
rut déterrer dans un recoin de sa phar- 
macie une ancienne paire de forceps 
Pajot qu'il conservait inutilement de- 
puis des années, et il la remit a GrU- 
ausse... Celui-ci en raffole; il veut 
absolument la faire ‘‘patenter', la 
trouvant supérieure a toutes les au- 
tres. 

Si jamais vous passez sur la rue 
Aumista, faites-la vous donc montrer. 






Le docteur Richard, de Québec, est 
un fameux homme comme vous le sa- 
vez. A côté de Larnour qu'il porte 
à ses malades, il entretient une tendre 
sympathie pour la politique et une lé- 
gère faiblesse pour le gin; ce qui ex- 
cite parfois son tempérament déjà un 
peu vif et bouillant. 



LES CHERS CONFRÈRES 



100 



L'autre jour, la population de Saint- 
Roeh voulut préparer une réception 
officielle il Thon. M. Laurier, à l'oc- 
casion de sa visite, et le docteur Ri- 
chard fut désigné pour lire l ‘adresse 
d'usage. 

L'assemblée, déjà en retard, débuta 
par des présentations, des serrements 
de mains interminables, des allocu- 
tions diverses par les présidents, vice- 
présidents de clubs: puis ensuite ce 
furent des discours d'ouverture filan- 
dreux. des discours incessants, des dis- 
cours sans fin. 

11 était prés de onze heures quand 
on vint prier le Dr Richard de lire en- 
fin son adresse. Celui-ci avait déjà, 
maussade et impatienté, endossé son 
paletot pour réintégrer tout droit son 
domicile. 

Comme le président de Rassemblée 
continuait néanmoins à annoncer du 
haut de l'estrade que le Dr Richard 
allait faire la lecture de l'adresse à 
l'honorable M. Laurier et réclamait h» 
silence, notre confrère s'avança, fit 
un grand salut: 

— * Mon adresse, messieurs, — c'est 
.‘>72 rue Sainte-Fove. Bonsoir. 

Puis il mit son chapeau et s'éloigna 
majestueusement, sans plus de façon. 



110 



LES CHERS COIS FRERES 



k «* *■ 

Le confrère Freppel n'est pas un sa- 
vant ordinaire. 

Il ne rédige ses prescriptions que 
d'après la pharmacopée française, ne 
dose ses médicaments que par milli- 
grammes, décigrannnes, 11e cite que les 
cas de l’hôpital St-Louis, Necker. Il 
connaît la formule chimique des sé- 
rums les plus magiques et les plus 
nouveaux; il bariole son langage d'une 
série de mots “ microbiens,’’ retenus 
sans doute de ses trois semaines de sé- 
iour à Paris, lors de l’exposition de 
1889. 

Ne s’est-il pas Fautre jour avisé de 
se vanter d'analyser constamment les 
urines par le procédé de la polarisa- 
tion ! Ordinairement il ne lance ces 
mots à effet que devant ses malades; 
mais cette fois il s’était oublié devant 
deux de ses confrères: l’un professeur 
au Laval, Fautre au McGill. 

— Oui, il venait d’analyser de l’u- 
rine de diabétique d’après ce procé- 
dé favori . . . c’était d’une précision, 
d’une exactitude . . . cette polarisation. 

— - Et quel angle as-tu constaté ? de- 
manda le professeur du Laval. 

— - Quel angle ?... 

— -Oui, quel angle as-tu obtenu?. . . 



ni eus ro^riŒPacs 



111 



— Ah! oui. . . bien. . . 45° répondit- 
il impertubablement, au hasard. 

— 45° . . . juste i . . . 

— - Juste. 

— Dis-donc, Freppel, ta patiente est 
une vraie canne il sucre, sais-tu?... 
reprit le professeur du Laval. 

Mais le docteur Smith du McGill — 
ces anglais traînent continuellement 
avec eux leurs instincts mercantiles, — 
le docteur Smith s'empressa de conti- 
nuer : 

— Ecoute donc, Freppel, n'en parle 
pas par exemple, mais si tu veux, nous 
allons former une société en comman- 
dite pour exploiter sur une grande 
échelle le “ pouvoir *’ de ta cliente? 
Nous mettrons son urine en tonneaux 
et nous la vendrons pour de la mê- 
lasse. . . Si tu préfères que. . . 

Mais ici les deux professeurs, pris 
malgré eux d’un rire inextinguible, 
s'échappèrent à la hâte. 

. . . Freppel s’est aperçu que ça n’a- 
vait pas pris. 



* 



Ceci ne s'est passé ni a Montréal ni 
â Québec. 

Tl n’y a que nous, médecins de cam- 
pagne, un peu Tartarins, qui pouvons 
nous offrir de pareilles gasconnades. 



112 



LES CHERS CONFRÈRES 



. . .C'était un simple abcès, un pau- 
vre petit abcès de rien, éclos là, je ne 
sais pourquoi — l'opérateur ne l'a pas 
expliqué à l'univers étonné, mais on 
pourrait le savoir en s informant — et 
que le médecin de campagne avait tout 
bonnement ouvert, sans penser plus, 
d’un coup de bistouri. 

Il s en était écoulé du pus naturel- 
lement, le docteur avait mis un drain 
dans l'ouverture de l'abcès, la sup- 
puration avait continué pendant long- 
temps. puis le malade guérit enfin. 

Dans la paroisse, les amis qui s'in- 
formaient entre eux du sort du pa- 
tient avec sympathie. >e racontaient 
qu'il avait sounert d'une “fronde", 
au coté, tout simplement. 

Mais, à peu près dans le même 
temps, les médecins français, alle- 
mands, anglais, américains, commen- 
çaient à tenter le traitement chirur- 
gical de l'appendicite. Encore un cas 
de pathologie dont le couteau s'empa- 
rait au détriment de la médecine. 

Les succès au début n'étaient pas 
merveilleux, mais obtenus ainsi, au 
moyen de la chirurgie, ils s'envelop- 
pent toujours d'une si éblouissante au- 
réole. . . 

Et puis c'était neuf, c'était hardi, 
c'était chic, quoi! Toutes les revues 
et cliniques du monde entier furent 



LES C.HERS CONFRERES 




tout de suite consacrées à l’étude de 
cette nouvelle opération. 

On se rabattit même bientôt sur 
l'historique. on en discuta les détails, 
les différents essais. Chaque pays 
voulut revendiquer pour un des siens 
la gloire d’avoir opéré le premier cas 
d'appendicite : les Allemands nom- 

maient iieller. les Français. Berger, 
le- Améiieains, Morton: ce fut une 
contestation générale, surtout de la 
part de nos confrère- américains. 

Le Canada n’avait encore rien dit : 

✓ 

mais quelque- moi- après, tout à coup, 
lu différentes sociétés médicales du 
continent purent lire avec stupéfac- 
tion et épouvante dans une revue mé- 
dicale de Québec que la première ap- 
pendectomie tentée en Amérique ne 
l’avait été ni à New-York, ni tl Bos- 
ton. ni à Philadelphie, non. mais tout 
Amplement dans notre province, à... 

. . .non. je ne veux pas dire où. ... et 
c’était notre étonnant confrère de 
campagne qui. grandissant son coup 
de lancette à la mesure d'une opéra- 
tion majeure, venait inopinément re- 
vendiquer pour lui le bénéfice de la 
première appendectomie pratiquée sur 
le continent. 

Les Américains firent une tête.... 
Mais nous d'ici, ce que nous avons ri. 



I 14 



u;s (ii i : us coxkhkbe.s 



TV' *#T 7f 

... Le plus amusant cfest que ce 
n'était pas la première fois qu'il rem- 
barrait aussi k propos le snobisme de 
nos confrères jingos. 

Appelé autrefois auprès d un pau- 
vre malheureux qui venait de se faire 
arracher la jambe en entier dans un 
accident de chemin de fer, je crois, il 
trouva le moyen, en sectionnant un 
bout de nerf qui pendait, de donner 
le nom d'opération à cette désarticu- 
lation accidentelle, s'en attribua le 
mérite, souffla la gloire du mécani- 
cien dont l'aveugle collaboration avait 
été si efficace et trois mois après, il 
réclamait l'honneur d'avoir pratiqué 
en Amérique la première désarticu- 
lation de la cuisse. 

N'allez jamais dire ça aux Améri- 
cains, par exemple.... Peut-être le 
croient-ils. 



• le ne sais pas du diable depuis com- 
bien d années Jacques Letourneau, 
marchand à Saint- Louis, négligeait de 
payer les services de son concitoyen, le 
Dr Nadeau. L'autre nuit il l'envoie de 
nouveau inander comme si rien n’était, 
en grande hâte, pour sa femme : un 



LES OH EK S CONFKKBEs 



115 



cas d'accouchement. Le septième à 
crédit pour le moins. 

Le marchand, paraît-il, avait une 
peur mortelle que son nouveau reje- 
ton fut infirme ou marqué ” d’une 
manière quelconque. Et alors qu’il at- 
tendait avec angoisse dans une cham- 
bre \ oisine, il s'informa aussitôt, dès 
que le moment critique fut passé, au- 
près de la sage-femme qui assistait A 
la délivrance, si l’enfant portait quel- 
que marque. 

Oui,” fut la réponse que le docteur 
Xadeau lui fit donner: dites-lui qu'il 
est marqué C. O. 1). 



vr Vf “4 



La petite sœur Sainte-Laurentienne, 
du couvent de la Miséricorde, s’aper- 
çut Tan dernier qu’elle souffrait — 
peut-être souffre-t-elle encore même— 
d'un “ taenia solium v des plus irri- 
tants et des plus insatiables. 

Le docteur Desrochers, tout de suite 
appelé, décida de procéder a l’expul- 
sion immédiate du vilain parasite et 
prescrivit le kousso. Malheureuse- 
ment le kousso échoua. 

Il se rabattit alors sur la pelletic- 
rine; même insuccès avec la pelletié- 
rine. Le tænia absorbait tout sans 
broncher. Ces divers médicaments pa- 



LES CHEA-S CONFRERES 



116 



raissaient simplement agir sur lui 
comme des apéritifs et il continuait 
de plus belle à s'approprier la meil- 
leure partie des dînettes de notre chè- 
re sœur Laurentienne. 

Puisqu'il en est ainsi, ma sœur, lui 
dit le docteur, un bon matin, je vais 
essayer l'extrait de fougère mâle. . . 

La pauvre et bonne petite nonnette, 
en l'entendant, rougit jusqu’aux épau- 
les, et tremblante, oppressée à mourir, 
toute honteuse, les yeux à terre, elle 
ajouta au bout d’un moment: 

— La fougère mâle, mon Dieu ! . . . . 
Dans ce cas, docteur, il me faudra une 
dispense spéciale de monseigneur Bru- 
chési. 



■Vr * -K* 

Quand le jeune Roy vint s'établir â 
Saint-François, il y a quatre ans, les 
patients ne s'écrapoutissaient point à 
sa porte. 

Mais doué qu'il était d'un aplomb 
épouvantable, il ne s'en allait pas 
moins par les chemins de la paroisse, 
ses poches pleines de pilules, de poin- 
tes de vaccin, de suppositoires, sa 
trousse d'obstétrique en bandoulière 
sur l'épaule, toujours avec l’air af- 
fairé et inquiet d'un homme qui a a 
la fois sur les bras deux cas d’éclamp- 
sie et un cas de placenta prævia. 



LES CHERS CONFRÈRES 



117 



Le docteur Marciiessault — • le bon 
vieux médecin de l’endroit depuis 
trente ans — le rencontre sur la rue : 
Eh ! bien, confrère, comment ça va-t-il, 
la clientèle ?... 

— - A merveille, h merveille, mon- 
sieur, . . . j’ai plus de besogne que je 
n’en puis faire, lui répondit notre 
jeune fanfaron,... J’ai été forcé de 
me lever cinq fois la nuit dernière. 

— - Oui . . . oui . . . oui ... ah !.. . ah 1 . 
Mais achetez-vous donc pour deux 

sous de “poudre à punaise” 

Dans une fois seulement. . . vous al- 
lez voir. 

Et le vieux docteur Marchessault le 
salua tranquillement. 

* Ve 



Avez- vous déjà rencontré dans vo- 
tre pratique de ces dégoûtants indivi- 
dus qui vous confessent, sans la moin- 
dre honte, qu’avant de venir vous 
consulter, ils ont d’abord tenté de 
combattre leur toux en buvant de 
l’urine. 

On en trouve pourtant. Si vous en 
rencontrez à l’avenir, renvoyez-les 
donc au docteur Lalibertê de Sainte- 
Anne. Il possède une formule magi- 
que à proposer à ces écœurants per- 
sonnages. 



9 



118 



LES CHERS CONFRERES 



Lors de son entree en pratique, il y 
a déjà un bon nombre d'années, ce 
traitement “ à l'urine " était passable- 
ment de mode dans sa paroisse; or, un 
jour, ne voilà-t-il pas qu'un patient — 
marguillier en charge, s'il vous plaît 
— vint le consulter pour une bron- 
chite quelconque, tout en lui avouant 
d'abord sa surprise d'avoir vu faillir 
son incomparable traitement qui n'é- 
tait autre que celui que je viens de 
mentionner. 

Le docteur Laliberté, en réprimant 
ses nausées, écouta cependant sans 
rien dire les explications du marguil- 
lier, puis à la fin prenant sa plume, il 
lui fabriqua l'ordonnance suivante, 
avec l'ordre de la faire remplir à la 
ville, car elle contenait, lui dit-il, un 
médicament français qu'il prescrivait 
si rarement qu’on ne le tenait pas en 
pharmacie ici. 

R. 

“ Merdæ liquidæ " . . ..O j 

A prendre par cuillerée à soupe, eu 
émulsion, trois fois par jour, avant 
les repas. 

“ Agitez bien la bouteille." 



...Je ne sais point si notre îmtr- 
guillier a pu se procurer dans le pays 



LES CHERS CO X FRERES 



1 19 



co raie médicament, mais ce que je 
sais bien, par exemple, c’est qu’il n’o- 
sa plus le reste de l’année se montrer 
dans le banc-d’œuvre, et qu’on le dé- 
signe encore aujourd’hui par un so- 
briquet qui n’est pas empreint d’une 
“ odeur de muguet ”, je vous assure. 










éz ali oit 



cette heure-là, les échos de la vo- 
gue tarasconnaise qui avait sa- 
lué d*un tintamarre épouvantable l’ar- 
rivée de Paris de notre fameux con- 
frère, le docteur Coutelas, assourdis- 
saient les oreilles. 

Les titres de ce magnifique charla- 
tan : — chef de clinique aux hôpitaux 
de Londres, ex-interne des hôpitaux 
de Paris, correspondant de la “Lan- 
cette ” d'Alger, membre de la société 
médicale de New- York, masseur de 
Sarah Bernhardt, serineur des clini- 
ques de Péan, doucheur chez l'abbé 
Kneipp, inventeur de la méthode néo- 
nervoso-électro-bromo - magnétique, — 
couvraient la première page de nos 
journaux. 

Sur la seconde page, c’était le récit 

détaillé de ses hauts faits d’armes. Il 

avait par là-bas cathétérisé le comte 

de Chambord, administré des cl veto- 

* 




122 



DRÔLE D’OPÉRATION 



res à la duchesse d’Uzès, enlevé le pe- 
tit pansicot à un vieux mandarin, opé- 
ré quatre crevés de haute marque, ex- 
trait la dent que Dru mont avait con- 
tre les Juifs. . . 

Mais c’est ici qu’il fallait voir ça. 

Ce n’était rien moins que des gué- 
risons étonnantes, merveilleuses, mira- 
culeuses de patients happés en pleine 
agonie, h moitié ensevelis, déjà à trois 
pieds sous terre, ouf! et gentiment dé- 
posés en un rien de temps, grassouil- 
lets, rougeauds, prêts à faire de la 
haute voltige, entre les mains des pa- 
rents qui n'avaient seulement pas le 
temps d’essuyer leurs larmes tant ça 
se faisait vite. 

T T ne belle-mère même — la Presse 
rapportait ça — enterrée depuis cinq 
jours, avait été retirée par lui de 
son tombeau, toute rongée de vers, 
les organes en compote, et remise — 
après si peu de temps de respiration 
artificielle et d’inhalation d’oxygène, 
qu’elle sentait encore le cadavre — à 
son gendre furieux dont elle reprenait 
possession de l’héritage. 

Par contre-coup naturellement une 
baisse surprenante s’était faite dans 
les pèlerinages A P>eaupré. La bonne 
sainte Anne boudait sur son autel; 
les curés de paroisses, absolument dé- 
sorientés, ne se rattrapaient plus 



DBÔLF, D OPÉKATION 




qu’avec des bazars, et j'en connais 
qui ont été obligés de tirer des plans 
inouïs, d'installer des troncs à toutes 
les marches des balustres, de préten- 
dre meme que la sainte Vierge leur 
était apparue, pour faire mousser la 
recette. 

La compagnie du Richelieu elle- 
même voyait avec effarement ses ac- 
tions tomber 5 60, à 55, à 42. . . Je 
n'invente rien, demandez-le & son pré- 
sident. 

C'est à cette époque, que me trou- 
vant de passage ft Montréal, je tom- 
bai dans un tramway, nez à nez avec 
mon spirituel et excellent confrère, le 
docteur Bédard, que je n’avais pas vu 
depuis longtemps. 

M SL SL 



. . . Et nous nous saluons et nous 
nous serrons la main, et nous nous 
sautons au cou et nous nous asseyons 
tout près l’un de l'autre pour bien 
s'en conter. 

Lui me dit qu’il était lancé main- 
tenant, ses mauvais jours de chasse 
au patient finis ; encore assez mal 
payé toutefois, c’était vrai; mais enfin 
il était content, seulement les accou- 
chements qui l'ennuyaient un peu. 
par exemple. 



124 



rmôLE d’opéra tion 



Moi, je lui détaillais les incidents 
divers de la pratique de la médecine 
à la campagne, lui expliquais com- 
ment je me consolais des vilaines tem- 
pêtes, des boues sordides, par les 
jours de soleil pur. par l’odeur des 
pommiers en fleurs, les effluves du 
Richelieu et de ma montagne; je lui 
contais mes instincts de travail, mes 
démangeaisons de littérature, de po- 
litique, etc. 

Tout à coup — il n’y avait que quel- 
ques passagers — comme j'indiquais 
d’un clin d'œil à mon ami que nous 
étions attentivement écoutés par un 
jeune homme, guindé, l’air suffisant et 
fat, posé de trois quarts sur la ban- 
quette voisine, dans une attitude exa- 
gérée de prétention ineffable: 

— Tu ne le connais pas? me souffla 
mon confrère. 

• — Mais non... pas du tout. 

— Eh ! bien, c’est l'avocat Mon- 
nier. 

— Le candidat qui vient de se faire 
battre dans Deux-Montagnes? 

— Justement. 

— Diable! qu'il me paraît insuppor- 
table. . . je ne suis plus étonné de sa 
défaite. 

. . . En effet, j’avais bien jugé. L’a- 
vocat Monnier, comme vous le savez, 
est un être absolument intolérable; 



DRÔI/K O OPERAT f O N 




il vous a une manière de se gargariser 
avec sa voix, de rouler des regards, 
de retrousser dédaigneusement des 
lippes et des coins de moustache, qui 
nous fait grinçer les dents. C'est tou- 
jours avec un ton protecteur et ma- 
jestueux qu’il étale ses sentences, 
donne des avis que personne ne de- 
mande, fait l'esprit fin. Le dindon de 
Lafontaine sans îa fable. 

Il est bien connu : c’est longtemps 
avant de perdre son élection qu'il 
avait commencé de perdre la tète. 

Avec ça une petite binette grima- 
çante, insaisissable par aucun crayon. 

Comme je restais à réfléchir sur ces 
types bizarres que la nature, dans des 
moments d'ironie amère à l’é£rard de 
l'humanité, distribue de temps à au- 
tre sur la route, j'entendis mon con- 
frère : 

— Au fait, tu ne le sais pas pro- 
bablement — me dit-il mystérieuse- 
ment et comme avec un pitoyable 
accent de vive sympathie, — le pauvre 
garçon doit prochainement se faire 
opérer par notre fameux confrère, le 
docteur Coutelas. 

— Vraiment, une opération ? de- 
mandai-je surpris ... laquelle donc?... 

Mon ami ne me répondit pas un 
seul mot, mais, fléchissant doctorale- 
ment le bras derrière son torse cour- 



DBÔiLE j/OPJÉKATIO.V 



126 



bé, la main palpant, le doigt. — un 
moment chercheur comme pour bien 
délimiter l’endroit, — tendu et fixé 
sur l'apophyse d’une des dernières 
vertèbres de l'échine: 

— Une petite ouverture, IA, simple- 
ment, acheva-t-il. 

Je songeai à une colotomie, à une 
resection, à un abcès peut-être — En 
même temps je commençais A pardon- 
ner il l’avocat Monnier sa déplaisante 
attitude, rien que sur une fesse dans 
le coin de sa banquette . . . Pauvre 
diable, pensais-je. . . une opération, 
lit. . . A cause du vilain coup de pied, 
je suppose, que les électeurs viennent 
de lui infliger. 

— Et pourquoi cette ouverture en- 
core? demandai-je, déjà intéressé en 
ma qualité de médecin... Souffre-t-il 

de . . . 

Tiens... c'te question? reprit im- 
pertubablement mon confrère. . . Al- 
lons donc, mais c’est pour pouvoir 
“péter plus haut que le tr. . . " vo- 
yons . . . 

« 




En l^oute 



S N claquement particulier de lan- 
gue... djik... djik... djik . . . 
Et rnon grand cheval s’ébranle len- 
tement, paresseusement. .11 sent bien 
qu’il va entreprendre une course pé- 
nible et harassante. 



** Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé. 
Et de tons les cotés an soleil exposé. 



— Voyons, ce sacré Moïse qui a en- 
core oublié d'assujettir solidement la 
sous- ventrière .... Woo .... Woo .... 
Dis donc, aie! petit garçon!... veux- 
tu bien boucler cette sangle-h! ?... 
0‘est bon, merci. 

Et je repars. Tl fait beau: il fait 
chaud. 

Les chiens, ici et là, se précipitent 
le long de la route, la mine furieuse, 
la queue en panache, en jappant der- 
rière ma voiture. 

Séné, lui, ne se retourne point, dé- 



128 



EN HOU TE 



daigneux. La langue tirée, il file en 
avant dans l'ornière polie, au petit 
galop. 

Un grand chariot, lourdement char- 
gé de foin frais coupé, s’en va devant 
moi. Les essieux craquent, les ridel- 
les oscillent et se disloquent... cric... 
crac. . . à chaque inégalité du chemin. 
Carillon se plonge les naseaux à tra- 
vers les barreaux et en arrache le 
mil odorant a pleine bouche. 

Ca embaume, c’est vrai, mais filons, 
car je crains que tout ne croule au 
milieu de la route. 

Il fait beau, il fait chaud. 

11 me vient des songeries in expli- 
quâmes, interminables, et je rêve : 
Cette pauvre vieille Letourneau. . . la 
fièvre fi cent trois, hier. . . pas mal 
de congestion... soixante-et-huit ans 
. . .un peu de délire. . . j’ai bien peur 
que tout ça ne tourne mal ; j’essaie- 
rai les ventouses. . . les ven. . . En ar- 
rière, loin, les ridelles font sourde- 
ment erie-crac. 

. . . Dans une reculée lointaine, j’en- 
trevois à travers les arbres la longue 
enfilade des ornières parallèles et lui- 
santes du chemin. 

Plus loin, à gauche, deux hommes, 
bretelles et chapeaux bas, la chemise 
toute trempée et bariolée par la 



ES ROUTE 



120 



sueur, aiguisent leurs faux dans l'om- 
bre courte d'un hangar. 

A droite, des petits gamins, la mine 
moqueuse, grimpés dans les branches, 
pourchassent les cerises du bonhomme 
La vigueur sous prétexte d’attraper un 
chat égaré. . . Plus loin encore, d*\-. 
bestiaux blancs et roux agitent leurs 
longues queues en ruminant, le poi- 
trail appuyé paresseusement sur la 
clôture. 

Ailleurs, perdus sur les coteaux, 
sous les pommiers des vergers, loi ci 
là, des travailleurs fauchent en pei- 
gnant lian. . . lian. . . des petites filles 
cueillent des framboises, des poules 
picorent dans les blés, sous les haie-, 
autour des perrons, partout. 

Je croise un bicycliste qui pédale n 
toute vitesse. Il est bien chanceux, lui. 
de descendre, me hennit Carillon en 
s’ébrouant. 

Il fait beau et les cigales chantent, 
chantent .... 

Je songe encore; je monologue en 
moi-même, l’esprit distrait, perdu, en- 
volé au trot monotone de mon che- 
val. Je roule des plans de livre où je 
voudrais bien y mettre une phthisiq ue 
comme héroïne, mais pas une phthisi- 
que comme les autres, ou encore intro- 
duire, bâtir un type de mon pays, 
une espèce de Tartarin; ou peut-être 



130 



EN RO-UÏE 



bien écrire un roman politique à clef, 
avec dedans des personnages dont le 
lecteur chercherait malgré lui à re- 
connaître le visage. Oui, j'appellerais 
ce livre: “Le \ampire", “Le Pro- 
lée ", n'importe. 

J'y mettrais quelque type de bas- 
bleu, de ealotin ou de carotteur, de 
garnement sans principes, sans foi ni 
loi, qui trahirait toutes les plus tou- 
chantes amitiés, parviendrait quand 
même à force de reniements et d'apos- 
tasies sans nom à étendre son audaci- 
euse et insolente autorité. . . 11 aurait 
des journaux, il aurait des suppôts, 
il rançonnerait les dévouements les 
plus désintéressés et pareil à un in- 
fâme gueux se cacherait toujours, 
comme derrière un paravent, derrière 
un autre personnage que je rendrais 
magnifique et noble à cause de sa 
grandeur d'âme. . . Oh! oui, il faudra 
pourtant que je le fasse un jour ce li- 
vre où il ferait si bon de peindre tou- 
tes nos ganaches politiques . . . 

— Eh holà! docteur, comment va 
ce pauvre vieux Baptiste?. . . 

C'est le père Legault, avec sa four- 
che tenue droite et solennelle comme 
une crosse, qui m'interpelle au passa- 
ge, de l'autre côté de la clôture, de- 
bout auprès de son andain. 

"Il se ravigote. . . il se ravigote-. 



EN ROUTE 



131 



réponds- je, en ralentissant un peu 
l’allure de Carillon. 

— Vrai?. . . il se ravigote?. . . le 
vieux va s’en tirer encore, je parie. . . 
Et îo père Legault esquisse tout à 
coup un sourire triste qu’il souligne 
d\ u geste navré et douloureux. C’est 
à cause d’une pensée sombre qui vient 
de traverser son esprit. Et il reste là, 
la tète penchée, à songer à son petit 
Joseph, lui si fort, si vigoureux... 
seulement vingt ans. et pourtant, le 
pauvre. . . 

Je continue dans la poussière chau- 
de et dorée. . . Il fait beau, il fait 

y 

chaud. 

C’est à présent un chemin tortueux, 
rocheux, plus tortueux et plus ro- 
cheux, montant toujours sous un dô- 
me d’arbres verts. Carillon roule 
sous ses sabots les pierres usées, ar- 
rondies en boule. 

A tous les tournants c’est une sa- 
veur d’imprévu qui égaye. 

Les femmes appellent leurs petits 
blondins qui courent pieds-nus dans 
lo sable. J’entends des bruits de vo- 
lets qu’on ferme en claquant devant 
le grand soleil qui torréfie les pi- 
gnons et les cailloux. 

Et tout à coup ce sont de brusques 
d profonds silences, vite interrompus. 
où l'attelage atteint des bouts de ehe- 



132 



EST ROUTE 



mins sablonneux et roule comme sui- 
de la ouate. Ce n est plus qu’un bruit 
d’insectes... J’ai juste le temps de 
penser: en effet, ce pauvre petit Jo- 
seph au père Legault, et c’est de nou- 
veau le fracas assourdissant des cail- 
loux projetés en tous sens sous les 
roues. 

Maintenant à un croisement de 
routes, bing. . bang. . . de gauche et 
de droite, bing... bang... bing.... 
C’est un tapage, un vacarme d’en- 
clumes frappées, de ferrailles se- 
couées, de bandages de roues ajustés 
& coups de marteaux. 

Ils sont là, deux, trois, quatre à 
rire, à flâner, à regarder les batteurs 
de fer qui ébranlent ainsi — bing . . . 
bang. . . les échos voisins endormis 
aux creux des rochers massifs et 
mousseux. 

Nous nous saluons amicalement, 
gaiement, avec l’envie de nous dire 
un mot: eux — Y a-t-il quelque chose 
de nouveau au village? moi — Ah! les 
paresseux ... à l’ombre comme ça par 
ces jours de moisson. 

Mais nous ne nous disons rien. . . 
il fait si chaud. 

Je me replonge de nouveau incons- 
ciemment dans des songeries sans 
suite: cette revue médicale à laquel- 
le je désire m’abonner, ce compte à 



EN ROUTE 




acquitter ... du sulfonal qu’il me faut 
commander pour le lendemain... cet- 
te vieille madame Letourneau... oui 
j'essaierai les ventouses.... 

En continuant mon ascension, je 
crois ouïr tout à coup comme une 
mélopée bizarrement dolente d'éco- 
liers se hâtant de bredouiller à voix 
haute, tous ensemble, avant leur sor- 
tie de classe, une prière finale... Je 
tends l’oreille; mais non, c’est la ca- 
cophonie d'un grand moulin qui rou- 
le, dans un grésillement, un fracas de 
cascade, ses aubes â travers l’écume 
bruissante et qui me renvoie de tout 
en haut, du bout du chemin, ses éela- 
boussements d’eau et de sons divers. 



Woo . . . woo.. . Carillon. 

C’est, ici. chez la mère Letourneau 




10 



Mon Dernier Chemin de Croix 




y a assez longtemps que tu retardes. 

— Ah! bien... j’ai ceci, j’ai cela h 
terminer... j'irai demain. 

— Pourquoi pas aujourd’hui? tu au- 
ras une autre raison demain. . . d’ail- 
leurs si tu as honte, à cette lieure-ci 
il n’y a personne à l’église. . . Puis tu 
verras, il sera encore malade ton Ga- 
briel, si tu n’y vas point. 

“ Encore malade," ceci m’ébranla 
subitement. 

— C’est bien, j’y vais, répondis-je 
à ma femme. . . On commence à gau- 
che, hein ? 

— Oui, à gauche. Dis simplement 
un “ pater *’ et un “ ave " devant 
chaque station en y ajoutant une gé- 
nuflexion avant et après. 

Ces renseignements ne m étaient 
pas inutiles, car depuis mon temps de 



1 



CHEMIN DE CHOIX 



collège j’avais un peu trop négligé 
peut-être les chemins de croix, que je 
considérais comme une manifestation 
religieuse trop éclatante, trop publi- 
que aussi pour mon degré de piété. 

Si j’étais du nombre des pharisiens 
qui courent les rues aujourd’hui et 
nous ennuient de leurs capucinades. 
je cacherais ces aveux qui leur con- 
viennent après tout aussi bien qu’a 
moi-même; mais à quoi bon afficher 
leur fausse et hypocrite dévotion. 

Je pris donc la route de mon église 
. . .j’allais rempli!- ma promesse. 

#- * 



Le croup sévissait. 

Le croup — cet épervier des ténèbres 
comme l’appelle Victor Hugo, — qui. 
traîtreusement, parfois sans un cri 
d’alarme, étrangle les petits, en avait 
tué plus d’un. 

Oh! l'horrible, l’infâme maladie. 

Quand Dieu répandit toute la lon- 
gue série des misères et des affections 
humaines, il ne créa pourtant point 
celle-là, car elle est sauvage, elle est 
monstrueuse, elle est lâche surtout 
et il y a du Judas dedans. 

Il y a de pénibles et douloureuses 
maladies qui torturent et martyri- 
sent, contre lesquelles cependant le 



CHEMIN HE CHOIX 



137 



patient combat, se raidit et collette 
jusqu’au dernier souffle. Mais celle- 
là. . . ah ! celle-là, elle vient surtout 
la nuit, hypocritement, fouiller les 
chambres, dont elle évite les grands 
lits où dorment les robustes et le^ 
forts, pour atteindre les berceaux : 
elle s'attaque aux petits anges qui y 
rêvent à bras repliés, et les saisit 
sauvagement. . . à la gorge. 

Ils sont faibles ceux-là, ils sont pe- 
tits se dit le croup, ils ne se plain- 
dront point, peut-être joueront-ils 
même le lendemain pour que la mère 
si vite alarmée ne soupçonne qu'un 
malaise inoffensif, puis, quand le vi- 
rus aura bien enfièvre tous les tis- 
sus, l’asphyxie fera le reste. 

Non, Dieu, qui est père aussi, ne 
l’a pas créé cette maladie-là, n'a pas 
pu la créer. 

Or le croup sévissait. 

Le médecin, père de famille, con- 
naît seul ces angoisses qui compri- 
ment l'estomac comme un pan de 
montagne, à l’époque des épidémies 
dont il suit la marche et qu’il craint 
toujours de voir éclater à son foyer. 

Le moindre symptôme l'alarme 
alors, une rougeur d'épiderme, une 
crise de toux suffit pour lui rappe- 
ler toute sa pathologie à. l'esprit et 
c’est sans cesse avec un œil inquiet 



m 



CHEMIN DE CHOIX 



qu'il surveille et examine les petites 
têtes brunes et blondes qui nous sont 
partout si chères. 

Un soir, hélas, j’eus froid au cœur; 
je venais d’entendre nettement, de la 
chambre voisine, mon Gabriel, mon 
petit Gabriel, tousser dans son som- 
meil de cette toux spéciale que n'i- 
gnorent point les connaisseurs. Il y 
a des sanglots dans cette toux-là. 

En levant subitement les yeux de 
dessus mon livre, je rencontrai le re- 
gard navré de ma femme déjà rivé 
sur moi. Ni l'un ni l’autre ne bou- 
gèrent cependant. Sans échanger un 
mot, nous nous étions compris et nous 
avions tous les deux peur de parler. 

Un quart d’heure s'écoula. Tout à 
coup ma femme, sans ajouter pour- 
quoi, mais comme continuant une 
conversation secrète entre nous: 

— Il faut que tu promettes un che- 
min de croix. 

Ah! la prière, à ces heures de dé- 
tresse pénible, on s'y rattache ins- 
tinctivement comme à une épave ; 
c’est là que les femmes, dans leur 
grande àme, trouvent la force de 
tous leurs sacrifices. Et si réfractai- 
res que nous soyions nous-mêmes, 
Dieu, c’est encore pour nous le meil- 
leur baume à certaines désespérances. 

Te le promis volontiers ce chemin 
de croix, et c'est lui que je me suis 



CHEMIN DE CHOIX 



139 



mis en frais de faire hier. La mala- 
die de mon bébé ne s'était à la vérité 
résumée qu'à un malaise passager, 
mais je voulais acquitter loyalement 
ma promesse. 



* 4 > 

Ce fut avec un sentiment de curio- 
sité éveillée que les trois ou quatre 
bonnes vieilles, agenouillées dans les 
banquettes, me virent en prosterna- 
tion à l’autel principal de l’église, et 
elles retinrent un moment les grands 
soupirs contristés dont elles épousse- 
taient leurs livres de prières. 

Maintenant, “ à gauche ”, me dis- 
je, en reluquant le tableau de la pre- 
mière station, et je me mis à arpen- 
ter les dalles de la nef, enjambant 
avec fracas par-dessus la douzaine et 
demie de troncs disposés près de la 
balustrade. 

Ah ! sapristi ! savez-vous que c’est 
très gênant de faire ainsi retentir les 
voûtes sous des génuflexions et des 
pas répétés qui éveillent tout de suite 
dans la sonorité générale un écho iro- 
nique au-dessus de nos têtes. 

Il me semblait vraiment que sainte 
Anne, saint Joseph, perchés sur leurs 
chapitaux blancs et les grands saints 
ankylosés des tableaux se moquaient 
de moi et me faisaient d_es niques dans 
le dos. 



1 40 



CHEM IX DE CHOIX 



Mais mon Gabriel étant mieux, 
j’accomplissais mon engagement; et ils 
auraient éclaté de rire, les bons 
saints, qu'ils n'auraient pas pu me 
déranger ni me distraire. 

J’allais donc, solennel comme le de- 
voir, superposant les génuflexions et 
les Pater. 

A l'arrière de l'église, je fus un peu 
dérouté par un grand ange blanc — 
formant prie-dieu — sur lequel j’allai 
me buter; et en meme temps les deux 
lourds escaliers en zig-zag qui con- 
duisent aux jubés me tirent un ins- 
tant perdre l’itinéraire des stations, 
mais je crus me rattraper et je filai 
toujours à gauche.” 

...fie touchais au terme. 

Dieu sait, lui, que je n'ai pas voulu 
tricher: qu'au contraire, je voulais 

être franc et loyal et remplir cordia- 
lement mon engagement, mais, bonté 
divine ! que ma ferveur subit donc 
une détente à ma dernière génu- 
flexion : Je venais de constater que 
mon chemin de croix n’avait que 
treize stations. 

...En arrière, parmi les pilastres 
des jubés, dans les recoins des esca- 
liers, j’en avais oublié... une. 

Mais, chut, n’allez point répéter (;a 

fi ma femme, elle me le ferait recom- 
mencer. 



<>0<>0<)<><><>0<><>0<><><>0<H>0<><><>0<V 



OÎX ! t 1 



Ci 



5^0 H v l e eF ot t HU t e 



jpjE “ Cto1(1 Cure " on n'en parle peu 
Jtè aujourd'hui, presque pas, mais 
il y a quelques années, ce traitement 
jouissait d’une vogue stupide, et ceux 
qui l’exploitaient arrachaient des 
sommes énormes aux pauvres naïfs 
qui faisaient la sottise d'ajouter foi à 
son efficacité. 

Je ne sais pas si Henri Belleau 
avait deviné ça, lui, mais une bonne 
fois à l'hôpital, devant tous les étu- 
diants, il entreprit de faire une récla- 
me tapageuse à une certaine formule 
nouvelle qu’il venait de découvrir, di- 
sait-il, et qui allait guérir l'alcoolis- 
me cinquante fois plus sûrement que 
tout les “ gold cure ” de l'univers. 

— * Dans tous les cas, je vais 1 ex- 
périmenter sur moi-même; nous ver- 
rons bien, acheva-t-il. 

Belleau était il vrai dire, un excel- 
lent sujet d’expérimentation, car il 



142 



LA B O N 3 K JfOKMUIJS 



était, pour son Ûge, un bambocheur 
comme il y en avait pas et un bibe- 
ron de force à déconcerter le garçon 
de comptoir du Grand Yatel ; il pa- 
raissait avoir la muqueuse du gorgo- 
ton faite d'éponge comprimée. 

Il connaissait toutes les liqueurs, 
les avait bues toutes, sous les couleurs 
et les goûts les plus opposés : le co- 
gnac, le kirsch, la fine-champagne, 
le rhum, la chartreuse, le genièvre, le 
kumel, la bénédictine, l'absinthe, le 
vermouth, l'anisette, le curaçao, le 
sherry-brandy, le tafia, le wliiskey, 
le scubac, le grog, le punch, le vespe- 
tro, et quand il les avait toutes re- 
passées, il lui restait encore de Tap- 
pétit pour une couple de glorias et 
un bon petit pousse-café final. 

Il semblait donc devoir être un su- 
jet superbe d’observation, et, effective- 
ment, il entreprit de se soumettre lui- 
même à l'expérience de son nouveau 
traitement. 



# * # 

. . .C'est vrai que nous acceptions 
avec défiance les résultats de son au- 
to-expérimentation, mais ils parais- 
saient absolument concluants: depuis 
un mois, Belleau n'avait pas pris un 
seul verre. 



LA BONtfE FORMULE 



143 



Ses amis lui offraient du cognac. . . 
il ne prenait plus de cognac 

Ses amis lui offraient du gin... il 
ne prenait plus de gin. 

Ses amis lui offraient du scotch 
même, pour le tenter; jamais il n’en 
avait refusé de sa vie. . . il ne prenait 
plus de scotch. 

Rien, je vous dis, il ne prenait plus 
rien de rien. . . Oh ! par accident, 
peut-être un peu d'eau minérale, 
quand il avait grand’soif. Mais com- 
me il visait alors en-dessous le gar- 
çon de comptoir pour l'empêcher de 
mettre “ rien de fort ” dedans. 

C’était merveilleux. 

Enfin, ça le rendait même malade 
maintenant, disait-il... il ressentait 
des chauffements, des brûlements. . . . 
partout. . . 

Et il fallait le voir nous expliquer 
les maux de cœur qu’il éprouvait à 
présent pour n’importe quelle sorte 
de liqueur alcoolique, nous peindre 
son dédain avec des coins tombants 
de lippes tellement dégoûtées que, 
vrai, il nous donnait des envies de 

vomir à nous aussi. 

Puis sa bouteille de drogues, qu’il 
traînait toujours dans ses poches 
pour en vanter les vertus à tout 
moment, il nous la passait sous le 
nez, nous la faisait sentir pour exci- 



144 



LA BOXXE FORMULE 



ter nos convoitises. Il savait bien, 
le gaillard, que sa fortune serait faite 
s’il réussissait, et il affichait déjà le 
triomphe cruel et sans cœur du mau- 
vais riche. 

A un de ces moments., où il agitait 
de nouveau sous nos veux son mer- 

«L 

veilleux élixir, je lus sur le flacon: 
Pharmacie Leduc. 

Pharmacie Leduc... J avais juste- 
ment un de mes confrères de collège 
employé là. Oh! je saurai bien. va. 
pensais- je. 

Et la eliniaue terminée, sans une 

i 

minute de retard, je saute dans le 
tramway pour me rendre chez Leduc. 

J’entre. 

— Dis-donc, hein, Prévost, c’est ici 
que Belleau achète ses drogues, n’est- 
ce pas?... Quelle prescription fait-il 
donc remplir de ce temps-ci?... c’est 

une très bonne ordonnance, je crois 

Y aurait-il indiscrétion à me la faire 
voir? 

— Belleau ?... Henri Belleau ?... 

— -Oui, Henri Belleau. 

Il fouilla un instant dans son ca- 
hier de prescriptions, puis me le ten- 
dant sans penser à rien : Tiens, c’est 
simplement un mélange très ordi- 
naire de copahu et de cubébe. 

— Vraiment?... répondis-je, dé- 
sappointé; c’est singulier. 



LA BONNE FORMULE 



i 43 



De fait, c'était bien les deux seuls 
médicaments essentiels de l'ordonnan- 
ce. 

— Alors, n’en parle pas, lui dis-je, 
confidentiellement en l’attirant près 
de moi, mais sais-tu cpie c’est un vrai 
spécifique contre l’alcoolisme? 

— Contre l’alcoolisme?... le eopa- 
h u ?... 

— Oui. Imagine-toi que depuis que 
Belleau en fait usage, il ira pas pris 
une seule goutte de liqueur. . . 

...Mon ami se plia littéralement 
en deux, en m'entendant ; les bras 
croisés sur l’abdomen pour s’empêcher 
de crever de rire... Puis entre ses 
éclats : 

— Mais, sapré fou ! tu vois bien 

qu’il a la et subitement sérieux, 

en songeant qu’il avait failli dévoiler 
un secret ... de comptoir, au moins, 
il acheva, en avalant sa phrase.... 
ea se peut: des fois. . . après tout. . . 
il me semble effectivement que j’ai 
déjà constaté... cet effet-là sur les 
gens. 

Mais il était trop tard ; et je l’in- 
terrompis tout de suite, à mon tour 
plié littéralement en deux, les bras 
croisés sur l’abdomen pour m’empê- 
cher de crever tout à fait, moi aussi, 
et je me joignis à lui, me tordant de 
rire sur l’autre bout du comptoir. 



146 



LA BONNE FORMULE 



<J'en ai eu des points pendant qua- 
tre jours. 

Moi, je n'en ai jamais reparlé, ni 
A Belleau, ni aux amis, ni A person- 
ne. mais il a dû confier A quelqu’un 
sa prescription — qui devait être bon- 
ne A quelque chose après tout — parce 
qu'il y a encore trop de nos confrères 
qui la recommandent, c’est certain. 

Et remarquez-le bien, c’est vraiment 
drôle, ces patients-lA cessent toujours 
de boire aussitôt. 




J 



Pas Encore Lui 



|7£|h ! le rade métier, et énervant et 
ennuyeux que celui qui vous 
impose à brûle-pourpoint, à l’heure 
des sommeils il bras repliés, dans l’en- 
gourdissement mourant du rêve, un: 
— “vite;... debout!” chanté en on- 
dulations tristes le long des corridors 
et des chambres par la clochette de 
nuit. 

Oui, vous comprenez ça, hein : - - 
“ les sauvages ” . . . 

Et, vite levé, une bretelle tomban- 
te, les pantoufles à moitié mises dans 
la crainte d*un second coup de son- 
nette qui éveillerait Pomponne, je 
cours à la porte. 

C'est bien ça, en effet : les “ sau- 



vages ”... 

Allons, quelle chasse, quelle course, 
là-bas, loin, dans la nuit sombre, dans 



148 



PAS ENCORE LVA 



le clapotement monotone des flaques 
de boue, sous la pluie crépitant sur la 
toile caoutchouctée de la voiture, il 
va me falloir entreprendre! 

Oh! ma trousse, — rapidement exa- 
minée pour voir si rien ne manque, — 
mes instruments qui épouvantent tant 
ces damnés sauvages, puis le feutre 
rabattu, plongé dans mon immense 
Rigbv, allons, en route. 

Ca nous vient probablement des 
premières années de la colonie cette 
légende naïve et à la fois charmante, 
destinée à traverser les siècles main- 
tenant, et qui, en son apparence de 
vraisemblance, apporte si bien aux 
jeunes têtes l'explication de choses si 
mystérieuses. 

Oui, c'est contre ces sauvages ima- 
ginaires que notre rôle de médecin 
nous pousse, sauvages souvent plus 
terribles que les indigènes des siècles 
passés, pires parfois que les Iroquois. 

Et cahin-caha, tiraillé par les or- 
nières, projeté par des ressorts en 
fonte trempée qui nous enfoncent 
dans les chairs les tarauds du siège 
de la voiture, après une course du 
diable dans l'horreur de la nuit, — hor- 
reur enflée par de grandes feuilles 
trempées qui subitement dans la ra- 
pidité de la marche nous glissent 



VA S ENCORE LUI 



1 49 



tarife le cou en caresses de fantômes, 
— l'on me déposa devant une maison- 
nette assez gentille d'apparence dans 
la ligne de lumière qui filtrait à tra- 
vers les volets mal ajustés et qui la 
coup lit comme en deux. 

J’y suis resté vingt-quatre heures 
en arrêt, dans cette maisonnette; pen- 
dant vingt-quatre heures, lorgnant les 
coins du bois, — pour voir si les sau- 
vages ir apparaîtraient point, — relisant 
et retournant dix fois les jouriiaux de 
la veille, j'ai connu mieux que ja- 
mais les ennuis de l'attente. 



Pourtant, j'ai entrevu un côté de la 
véritable Aie bucolique, cette vie des 
champs calme et heureuse, sans heurt, 
sans secousse même, qui me représenta 
en un jour l’empreinte du vrai bon- 
heur. 

Ah! le superbe tableau gentiment 
offert à mes yeux par le va-et-vient 
incessant des travailleurs distribués 
çî\ et h\ dans les prairies, au milieu 
des meules de foin. 

Et quelle odeur incomparable de 
foins coupés la brise répandait par- 
tout comme une essence de patchouli. 

Et ouei charme dans la gaieté rieuse 

i O 

des hommes, des femmes, des garçons, 
des enfants, tous armés de rateaux, de 
fourches, blaguant quand même sous 

11 



T’AS ENCORE ML-1 



1 50 



le grand soleil brûlant, subitement ap- 
paru le matin. 

De loin, je pouvais les suivre des 
yeux ; il me semblait les entendre 
geindre sous les fourchues immenses 
lancées gaillardement et s’abattant en 
broussailles sur les lourds chariots. 

Au crépuscule, dans le cadre loin- 
tain formé par les forêts sombres, tous 
ces groupes champêtres se dorèrent et 
s’empourprèrent dans les rayons mou- 
rants du soleil et je m’attendais à 
chaque instant à les voir danser com- 
me à l’opéra, tant le spectacle prenait 
les apparences d’une décoration théâ- 
trale. 

J’ai vu une copie du fameux tableau 
de Millet; elle ne rendait sûrement 
pas la moitié de la majestueuse tran- 
quillité et de la beauté sereine de ce 
crépuscule auquel il ne manquait que 
l’Angélus. 

Et tard dans la soirée, quand l’écho 
s’accentuait de plus en plus par la 
brimante, il m’arrivait encore de très 
loin le bruit mécanique des faucheu- 
ses ou les commandements hue! dia! 
des hardis travailleurs. 

N’est-ce pas, ce n’est pas la premiè- 
re fois qu’il m’est donné de refaire 
le tableau inoubliê de mes jeunes an- 
nées, passées comme celles de ces gar- 
çonnets de tout à l’heure â manier le 



PAS ENCOR E LFI 



1 0 1 



râteau derrière les chariots à l'époque 
des vacances, â gambader follement 
par-dessus les meules de foin; mais 
comme ça m'a pris au cœur, ce jour- 
là, de me sentir déjà si loin de ce bon 
vieux temps. Comme il m’a été dif- 
ficile de m’arracher à ces souvenirs 
qui l’un après l’autre venaient souf- 
fler sur les charbons éteints de mon 
cœur. 

Non, le bonheur n’est pas de ce 
monde. 

L’homme sans cesse tiraillé par des 
désirs jamais satisfaits n’atteint mê- 
me que rarement une satisfaction pas- 
sagère. 

C’est la vie d’osciller sans cesse en- 
tre deu?r rêves, et je l’ai bien compris 
ce soir-là, au retour de mon campe- 
ment prolongé parmi les ^aborigènes”. 

J’étais en route, assis à côté du 
brave agriculteur qui, avec ses voisins, 
m’avait tout le long du jour donné 
une idée si parfaite du bonheur buco- 
lique heureusement chanté par Vir- 
gile, et pendant que j’enviais presque 
son indépendance et sa liberté, me 
plaignant en moi-même des ennuis et 
des misères de ma profession, j’enten- 
dis tout à coup qu’il me disait avec 
un accent de touchante et sympathi- 
que sincérité: 



)o2 



PAS EIsCOKK 



LT r 



. — \ ous avez bieil cic la chance, 
vous, de gagner de l’argent aussi ai- 
sément et de vivre aussi gaiement. 

...Et je sentis s'en aller mon rêve 
de bonheur entrevu: ee n'était pas en- 
core lui. 





lioüloü 



y avait longtemps que ça le ten- 
'À: tait d'y aller. 

Et les soirs de rigolade, à l'occasion 
des clôtures d'examen, quand il enten- 



dait les carabins de dernière année se 
raconter leurs aventures en pouffant 
de rire entre eux, lancer des mots 
drôles, faire toutes sortes d'allusions 
et de réflexions folichonnes, il ne man- 
quait jamais de se dire : Il faudra 

pourtant que j'y aille, moi aussi. 

Car lui, Robert Renault, avait été 
élevé dans un coin de terre tranquille 
où sa jeunesse s’était écoulée heureu- 
se et douce, calme et régulière comme 



es 



les guérets du pays, loin des trist 
/'hr.-p-* H ;;n hideurs secrètes des 

amoncellements de peuple. 

Puis, pour faire sa médecine, il s’é- 
tait tout à coup trouvé transporté 
dans la ville, au milieu de l’étourdis- 



1.54 



lu (JJ, or 



0 



>ante turbulence des carabins, ses 

/ 

compagnons. 

. . . Et, il n’y était jamais allô. 

Ca lui faisait peur d'abord: il en- 
veloppait tout le tableau qu ; il se figu- 
rait dans des pensées d'épouvante ci 
d'horreur, encore grossies par ses ima- 
ginations naïves d'écolier. Puis il v 

O ^ 

avait toujours h propos de prompts re- 
tours d'idées chastes qui le retenaient. 

Pour le reste, oui, il ne s'en occupait 
guère, et il s’était vite mis dans le 
train de vie de l'étudiant : tapant 

ferme sur ses études, ses cours, sans 
manquer toutefois les chahuts de com- 
mande, les légères godailles improvi- 
sées. les tapages organisés les soirs dc- 
théâtre. Mais quant à pénétrer dans 
ces repaires affreux de perdition, fl en- 
visager seulement ees mégères qui l'é- 
corcheraient vivant sans doute, lui 
souffleraient leurs haleines empoison- 
nées de lépreuses. . . non, il n’osait pas 
Se décider, effarouché. Il y avait 
toujours un blanc fantôme d'ange-gar- 
dien, retenu de son temps de collège, 
qui s'entêtait a 11e pas l'abandonner. 

. . . Un soir cependant, dans l'at- 
mosphère des cigarettes, du cognac 
brûlé, du scotch, qui embaumait le 
salon de V Aurore, il avait senti se 
fondre insensiblement dans le même 
image les restes flottants de ses scru- 



LOULOU 



pules; et il les avait suivis machinale- 
ment. . . les autres, partis en cara- 
vane pour un chahut d'enfer, au de- 
hors puis au dedans de ces maisons 
lugubres qui dardaient sur l’asphalte 
des rues leurs flamboyants numéros. 

En entrant, il en avait reçu un 
grand coup dans le cerveau et une 
sensation de vertige, d'engloutisse- 
ment final et sans retour l’avait tout 
à coup secoué: Ces mégères féroces, 
ces dégoûtantes harpies, à voix rau- 
ques, à regards effrontés, qui l’exa- 
minaient à travers leurs mauvais 
rires . . . oui, tout son grand corps en 
avait été secoué, et une révolte ins- 
tinctive le soulevait à chaque instant, 
comme sous une provocation, devant 
leurs tutoiements polissons. 

Mais bientôt, à côté de celles-ci 
qui exagéraient à dessein leurs allures 
canailles et cyniques, il en eut vite 
remarqué une, très-douce, à l’air bon, 
comme presqu’honteuse et gênée elle 
aussi de se trouver là. 

Elle ne lui avait point souri, celle- 
là, ne lui avait pas fait d’agaceries 
choquantes, et il restait étonné de la 
voir si tranquille et si réservée. N’o- 
sant pas se mêler au tapage, que fai- 
saient ses amis il s’était assis auprès 
d’elle, sans penser. 

Et pendant que ses compagnons. 



LOULOU 



lof! 



avec une insouciance bien de leur âge 
et de leur état, chantaient, joignaient 
leurs cris gamins aux apostrophes 
hardies des iilles, lui, tout doucement, 
s'était mis à lui parler, avec des 
phrases simples, presque tristes, qui 
semblaient étranges dans ce milieu de 
plaisir et de débauche; il bavait ques- 
tionnée avec sympathie. 

Et elle, en tenant sur lui son regard 
grave et surpris, avait répondu à ses 
questions sur le même ton respec- 
tueux. Mais au bout d'un moment, 
comme prise d’une idée obsédante, en 
continuant de le regarder en plein 
dans les yeux comme un être à part : 
— Pourquoi ne me tutoyez-vous 
pas, vous, comme font tous les autres 
jeunes hommes?. . . Est-ce qu'on se 
gêne avec nous ?... 

Pobert resta sans réponse ; puis, 
pour ne rien expliquer, â son tour: 

— Pourquoi ne me tutoyez-vous 
pas, vous non plus? 

Des raisons ils n'en trouvaient point 
sans doute, car ils s'étaient seulement 
tus tous deux, sans un mot â ajouter. 

Alors, persistant toujours à l’exa- 
miner profondément, elle avait repris 
â la fin. 

— Oh ! comme j’aimerais cela de 
m’entendre parler ainsi, mais s’ils 
nous écoutaient ils se moqueraient de 



LUT ' LOT 




nous, eux, et elle indiquait les autres, 
là* bas plus loin... Aussi voulez-vous, 
nous allons nous tutoyer? et elle lui 
disait <;a tout bas, pour qu’il comprit 
bien que c'était pour cette raison-là 
seulement qu'elle se permettait de le 
lui demander. 

Et ils avaient convenu de continuer 
de causer avec ce pronom de familia- 
rité qui gardait malgré tout un cachet 
particulièrement respectueux. 

*Tout à coup Robert, comme con- 
cluant un raisonnement secret, à 
brule-pourpoint : 

— Alors, pourquoi ne tVn vas-tu 
pas d'ici? 

— M'en aller d'ici... m'en aller p.... 
c'est vrai; mais tu y viens bien, toi, 
lui répondit-elle simplement, en ma- 
nière de réponse. 

— Moi . . . oui. — Mais ce n'est pas 
une raison... C'est que j’ai bien de- 
viné. va, que tu ne ressemblais pas 
aux autres tilles autour de toi... Tu 
ne parles pas, tu ne regardes pas ef- 
frontément comme elles... Pourquoi 
ne t’en vas-tu donc pas?... 

Oh! avec quel élan de joie et d'or- 
gueuil elle buvait ces singulières pa- 
roles de touchante sympathie qui ré- 
veillaient chez elle l'affection toujours 
persistante dans un repli quelconque 
du cœur de la femme. 



158 



LOULOU 



Puis y revenant tout de suite à 
cette conversation, elle reprit avec un 
air de candeur qui la transformait: 

— M’en aller d’ici, dis-tu?... pour 

redevenir honnête, n’est-ce pas? 

va, j’y ai souvent pense. . . mais il y 
a de ces hontes que, nous autres fem- 
mes, nous ne saurions jamais plus ef- 
facer de notre vie et que nous n’avons 
point le dioit de transmettre ni à un 
mari, ni surtout à un enfant. . . Non, 
toi qui me parles d’une manière si sin- 
gulière, dis-moi plutôt autre chose... 
ne réveille pas ces remords. . . . 

...Un bruit de danse, de refrains 
folâtres, arrivait d’à côté. C’étaient 
les étudiants qui continuaient leur 
noce, en compagnie. 

— Mais tu ne songes donc point à 
t’amuser, toi, comme tes amis ?... 

— C’est vrai, répondit Robert 

allons les rejoindre... viens-tu? 

Il s’était levé, cherchant à l’entraî- 
ner avec lui, mais elle ne voulait pas, 
désirant le garder à son côté, pour 
elle seulement. C’était si bon de l’en- 
tendre parler. 

Alors il se rassit machinalement. 

j 

comme pour lui obéir, sans savoir. 

— Comment t’appelles-tu? 

Elle hésita d’abord, gênée, trou- 
blée tout à fait de révéler son nom de 
bataille dont la mention seule allait 



LO U LOU 



1 . > \) 



déjà lui rappeler son état d’abjection 
et la rejeter si loin de son rêve déli- 
cieux; mais à la fin tristement: 

— Loulou, dit-elle. 

— Loulou ?... Loulou V . . . Et Ko- 
bert resta subitement muet et son- 
geur, le regard perdu, l’air absent . . . 
Comme il se levait maintenant, sans 
rien dire, elle reprenait: 

— Pourquoi que ça vous fâche ? . . . 
Non, je ne veux pas vous voir partir 
fâché. . . insistait-elle en s’attachant 
à lui. 

Mais lui ne voulait pas se rasseoir. 
1) se dégageait doucement des mains 
qui le retenaient et il se glissait rapi- 
dement au dehors, en se cachant de 
ses amis. . . 



# # * 

. . . Fâché ? Ah ! non, mais ce nom 
de Loulou, redit dans ce lieu souillé, 
impur, il s’était habitué à le murmu- 
rer à une blonde enfant qu’il avait 
rencontrée à la vacance passée, et 
avec laquelle il avait parcouru les 
prairies de foin et de marguerites de 
son pays. 

Depuis lors ce nom avait continué 
de bruire en caresse dans ses rêves 
d’étudiant ; il l’écrivait partout, à 
coups de crayons hâtifs ou en grosses 



lettres bizarres, à travers les marges 
blanches de ses cahiers de notes; il le 
murmurait dévotement, comme une 
évocation à une sainte. . . puis tout â 
coup, sans transition, de F entendre 
dans ce bouge. . . 

Et tristement il s'en était allé. seul. 
Filme désenchantée, seul dans les rues 
désertes. 











ï 7Ç£&ïïœrt&%n î$$Sh X&ïxîçsi 






Vengeance de Carabin 



^fltUAND Paul Leroux, tout haletant 
de la montée des quatre esca- 
liers du pensionnat de l’Université, 
enfila en coup de vent dans ma cham- 
bre, je compris tout de suite qu’il y 
avait quelque chose qui n’allait point. 

Leroux était excité, surexcité mê- 
me. 

— Qu'as-tu donc, mon garçon, lui 

dis- je calmement? 

Il fit claquer ma porte avec un bruit 
qui fit osciller sur mon bureau mon 
vieux crâne de négresse sur ses apo- 
physes, se croisa les bras, puis se 
campa. 

—Ce que j’ai?... je suis horripi- 
lé Allons, suis-je saoul ? dis, 

voyons, est-ce que Paul Leioux est 
saoul?... examine bien, questionne, 
sens, renifle, c est- important. . . . 

Evidemment non, il n’était pas 
saoul, mais il était fortement échauf- 



VENGEANCE PE CARABIN 



1 62 



lé, surexcité par deux ou trois verres 
de “ hot gin” et J’apostrophe san- 
glante surtout qu’il venait de rece- 
voir du père Russell 

Voilà. Ce soir-là, Paul s'était as- 
tiqué, pomponné, parfumé, pommadé, 
adonisé comme pour une revue; de 
fait, il désirait, vers les huit heures, 
faire passer en revue sous les yeux 
langoureux d’une payse qui lui tenait 
spécialement au cœur, les différents 
charmes de sa personne. Mais, voyez 
comme c’est bête la vie de carabin 
dans un pensionnat, il est impossible 
de sortir sans permission. 

Tentons donc d’obtenir la permis- 
sion, s’était dit Leroux, et il dégringo- 
la l’escalier retentissant, retentissant 
surtout A cause de ses bottes neuves 
qui faisaient un bruit du diable dans 
la sonorité des corridors. Et, anéanti 
devant notre vieux directeur, sup- 
pliant, il lit sa demande. 

Mais voyez comme c’est bête aussi 
l’odeur du gin, — car Leroux ne s’était 
pas suffisamment parfumé, — et le père 
Russell qui possédait l’étonnante spé- 
cialité de rouiller les odeurs alcooli- 
ques d’un étage à l’autre, probable- 
ment au moyen des tuyaux de condui- 
te de l’eau chaude, dévisageant de sa 
lippe dédaigneuse mon pauvre Paul, 
aj ont a brutalement. . 



VENGEANCE DE CARABIN 163 



— Allons, mon petit ami, .. .grue . . 
j'ai plutôt l’envie de vous donner vo- 
tre billet de sortie pour le reste de 
l'année. . . grrrrr. . . vous êtes saoul.... 
grrrrrrrr montez à votre chambre . . . 

Cette apostrophe violente donna 
“ une erre d’allée ” dans la direction 
du quatrième étage, à Leroux qui re- 
fit l’escalier en lacet, à rebours cette 
fois. 

Ce fut alors qu’il arriva chez moi 
dans l’état d’esprit que j’ai décrit au 
début, battant les portes, piétinant 
nerveusement, arrachant le faux-col 
raide et luisant qui lui retenait à la 
gorge les mots prêts à accabler le père 
Russell. 

Mais ce qui l’aigrissait par-dessus 
tout, c’était l'idée de sa blonde qui 
l’attendait. . .elle-même pimpante, sa- 
turée de patchouli, le nez collé aux 
vitres, reluquant si son petit Paul ne 
venait point. 

Au lieu de ça, hein, de pouvoir sa- 
luer de loin, du coin de la rue du Pa- 
lais, sa payse énamourée, quel renver- 
sement ! 

Il faut avoir passé par là pour bien 
s’imaginer ce qu’un tel embêtement 
peut engendrer de projets de ven- 
geance diabolique sous la calotte crâ- 
nienne d’un carabin qui a déjà deux 
verres de “ hot gin ” dans l’estomac. 



1 M VENGEANCE DE CAJRABIN 



Dans ces occasions-là, on devient anar- 
chiste, visigoth, vandale, carnivore, 
anthropophage, chacal, pieuvre. . .que 
sais- je encore. 

... Et sa blonde qui l'attendait. . . 
non, non, n’essayez pas de vous repré- 
senter la scène, c’est inutile, vous res- 
teriez en dessous ... “ l’œil de l’hom- 
me n’a point vu”... le mien, excep- 
té. 

Finalement Paul Leroux se monolo- 
gua un : — A nous deux, — puis, le 
poing brandi en menaces, il ajouta: 
Tl me le paiera. 






De tous les damnés gaillards qui 
sont allés à l’Université apprendre la 
manière scientifique de tuer leurs 
semblables. Leroux en a été certaine- 
ment. le plus accompli. 

Ce garçon-là avait littéralement le 
diable au corps. Bohème autant que 
bambocheur, prêt à tout faire, même 
le bien, il avait le secret des tours les 
plus inimaginables, les plus inouïs. 

Le plus drôle c’est qu’à travers l’ef- 
farement général produit par ses ter- 
ribles fumisteries qui nous attiraient 
toujours l’arrivée en tempête du père 
Kussell, on voyait infailliblement sur- 
gir à sa rencontre mon Leroux qui 



VENGEANCE DE CARABIN 165 



gracieusement s’informait : — monsieur 
cherche quelqu’un?. . . A tout coup, il 
détournait ainsi le bonhomme. 

Ah ! si les vieux murs du pensionnat 
pouvaient raconter les tours penda.- 
bles dont ils ont été les témoins pen- 
dant les quatre années d’étude de 
Paul, comme les étudiants actuels s'a- 
museraient encore. 

Aussi, quand il se faisait un coup 
un peu raide quelque part, nous étions 
fixés. . . il n’y avait pas deux opinions 
à ce sujet. 

Quand Rigaud, un lendemain de 
Pâques, trouva sa chambre remplie, 
à n’en pouvoir pousser la porte, des 
deux cent cinquante petits bancs de 
la "tabagie ”, il n’y eut qu'une excla- 
mation : c’est Leroux . . . 

De même que quand Lemay trouva, 
un bon jour, la sienne totalement vide 
de son contenu, — comprenant lit, ar- 
moire, bibliothèque, livres, habits, 
chaises, etc. — transporté par enchan- 
tement, â deux étages plus bas, dans 
celle de Pelletier dont l’ameublement 
à son tour gisait pêle-mêle au beau 
milieu du grand salon de l’Université, 
où les articles de faïence juchés sur le 
piano produisaient un elf et ... oh !.. . 
ce fut encore le même cri: c'est Le- 
roux. . . 

Il me faudrait cent pages de “ Ca- 

12 



] 0(j VJïïXiiEANCE r>E CARABIN 



rabinades rien que pour conter J a 
dixième partie des terribles farces de 
ce boute-en-train fabuleux qui pen- 
dant toute sa vie d étudiant utilisa 
la moitié de ses journées à combiner 
ses vilains coups. 

De sorte que le lendemain de la re- 
buffade reçue du père Russell, quand 
en descendant au réfectoire, Leroux, 
me poussant du coude, me répéta 
avec un coin de lèvres sarcastique: — 
*<Ah! il a dit que j'étais saoul... il 
va me le payer.” Je n’eus que l’idée 
de penser: Allons, que va-t-il bien in- 
venter? 

Mais bientôt le dîner commença, ac- 
compagné au début des grands signes 
de croix résignés du père Russell, et 
mes pensées prirent une autre direc- 
tion, déroutées par le cliquetis des 
couteaux, les boutades de mes voisins, 
les apostrophes aux “ garçons " et le 
tintamarre obligé de tout bon dînei 
d’étudiants qui sentent l’intervalle 
d’un mois complet de sérénité et d in- 
souciance avant leurs examens. 

Les pâtés de veau de la vieille cui- 
sinière Sophie avaient un succès co- 
lossal, mais le père Russell, qui avait 
simplement bu son café, n’en man- 
geait pas ; les petites côtelettes de 
mouton étaient meilleures que jamais, 
pourtant le père Russell n’en porta 



VENGEANCE DE CAR A BIX 167 



qu'une bouchée à ses lèvres et dédai- 
gneusement encore ; les larges pud- 
dings aux fruits étaient excellents, 
mais le père Russell en paraissait tout 
ù fait dégoûté. 

Tl us que ça, on le vit bientôt ballo- 
té par les éructations et les borboryg- 
mes; les nausées lui mirent des sueurs 
sur toute la figure et tout à coup, 
abandonnant subitement son siège, il 
lit cinq pas et là, crac, avant d’avoir 
pu quitter la salle, ses vomissements 
éclatèrent par jets répétés. 

Jugez de l’effarement. Un chu- 
chottement unique circula à travers 
les rires réprimés, les airs entendus: 
— Il est saoul. . . il est saoul. . . 

— C’est vrai, lança Leroux, sur un 
ton un peu plus élevé: — Ca puait le 
gin jusqu ici. Il n’en fallut pas plus 
pour que chacun se sentît envahi par 
ce malaise inconscient, cette gêne em- 
bêtante qui atteint les témoins invo- 
lontaires de pareilles scènes et qui les 
rend comme complices. Seul. Leroux 
jubilait. 

-y- * * 

Et dans le corridor, une fois re- 
monté, comme il m’abordait avec un 
clignement d’œil particulier. . . 

— Comment, malheureux, serait-ce 
toi ?... 




—Il ne me le dira plus, va, que j’é- 



— Mais que lui as-tu donc donne? 

— O li ! simplement deux grains de 
tarte émétique... comme ça, psssst. 
dans sa tasse de café, en passant, et 
il mo mima le geste. . . 

— Tu disais qu'il sentait le gin. . • 

est -ce vrai? 

Leroux se contint pour ne pas écla- 
ter de rire, puis sans répondre, il en- 
tra gaiement dans la salle de billard 
faire sa partie habituelle ; il sifflotait 
triomphalement. . . 



tais saoul. . . . 





Pauvre Jalap 



... et ce doux compagnon 
Dès lors ne me quitta guère plus que mon ombre. 

Le Naufragé, F. Copiée. 




;e riez pas, si je vous dis que j'ai 
failli pleurer. 

Ne riez pas ! 

Je m’adresse à ceux qui n'ont pas 
encore passé par là, à ceux qui comme 
moi auraient auparavant écouté in- 
différemment. ce que je vais leur ra- 
conter. 

Ceux qui ont connu ça, eux. je' le 
sais, ne riront pas. 

Il s’établit quelquefois de f* homme 
à la bête un si fort lien d'attachement 
et de sympathie qu’il faut avoir le 
cœur solidement agrafé en place pour 
ne pas le sentir parfois gain bil 1er. 

J’ai tâté de ça. hier. 

Mon pauvre petit Jalap s’est fait 
écraser, broyer, par l’express : et 



170 



PAUVRE JA PA P 



quand ma servante effarée e.st venue, 
avec une physionomie de malheur, 
m/annoncer que mon brave petit tou- 
tou était la, tout en haut, sur le re- 
bord du talus, mort, tranché comme 
par une faucille, — c’est fichant, mais 
je me suis senti suffoqué, empoigne, 
là, à gauche. 

Toutes ses excellentes qualités me 
revinrent à l’esprit dans un éclair, et 
j’envisageai tristement la perte de ce 
compagnon de chaque heure. 

Je l’avais baptisé: “ Jalap . 

Il portait ce nom pharmaceutique 
en l’honneur du métier. N’oubliant 
pas un seul de ses malades, il allait 
régulièrement, — me précédant dans 
ses gambades folles où il pouvait me 
sauter par-dessus la tête, — faire sa vi- 
site quotidienne. 

De noble race “ pug avec sa queue 
vrillée en ressort de montre, son nez 
noir applati, moitié canaille moitié 
gamin, sa petite gueule délicate, son 
œil nègre toujours au guet, ses petits 
airs penchés, crâne sous sa peau four- 
rée grise, il avait dans mon village 
une popularité très sérieuse. 

Aussi combien de ses petites amies 
ont dû pleurer de bonnes larmes â la 
nouvelle de sa mort. 

Et je ne serais pas triste moi-même, 
alors qif aujourd’hui j’ai fait toutes 



PA CVjvE JALAP 



171 



mes courses seul ; seul en voiture, 
seul en chaloupe; à la poste, au villa- 
ge, seul partout? 

Pas un cri, pas un jappement, pas 
une caresse, pas une gambade, rien: 
et je ne serais pas triste? 

En me retournant, là, derrière moi, 
sur ce coin de sofa, si j'allongeais la 
main dans un mouvement de caresse, 
je n’atteindrais que le drap vert de la 
couverture. . . Jalap n'y est plus. 

Peut-être qu’en cherchant bien je 
trouverais trois à quatre poils gris ou- 
bliés ce matin par le plumeau... ce 
serait tout. 

Et je ne serais pas triste? 

Je pourrais entendre mon petit 
Claude appeler par tous les coins 
de la maison: “ Zap 'a . . “ Zap "... ; 
je pourrais voir ma femme comprimer 
elle-même son chagrin; je pourrais 
écouter les lamentations de la bonne. 
— car c'est joliment de sa faute si mon 
Jalap est maintenant décédé — et ce- 
pendant je devrais être gai. dites- 
vous ? 

Mais il nr accompagnait partout, me 
guettait aux portes des nuits entières 
sans se lasser, sans remuer; il se cou- 
chait sur mes pieds, se frôlait dans 
mes jambes, montait familièrement 
■s'asseoir dans mon dos, sans me dé- 
ranger d’écrire, sur l'espace libre du 



172 



P. A T'Y HE .T AT/A T* 



fauteuil. . . Tout cela m’a manqué au- 
jourd’hui tout à coup. 

Ca n’a été que des imaginations 
persistantes, des visions menteuses, 
— où je nie représentais mon Jalap 
dans ses différentes poses favorites, 
qui m’ont tout le jour poursuivi en 
même temps qu'une étrange sensation 
de vide et d’isolement ; comme si 
j’eusse erré dans une maison de rêve, 
perdue elle-même dans quelque vil- 
lage que je ne reconnaissais plus. 

Le lecteur de mes “ Carabinades ” 
qui ne comprend pas ma tristesse, est 
un sans-cœur. 

Non, ce tableau navrant de mon 
chien décapité sur la voie fer 1 c t. . ^ 
core chaud à l’heure où nous sommes 
allés le voir en pèlerinage,— ma fem- 
me, mon Claude sur le bras, — ce ta- 
bleau m’est encore trop vivant à l’es- 



prit. 

Il était là, gardant dans son impas- 
sibilité sa même expression de crâne- 
rie... pourtant, son œil demi-clos 
semblait contenir, lui, 1 angoisse de la 
minute suprême qu’il avait traduite 
par deux cris, paraît-il,— deux cris na- 
vrants à fendre l’âme, — poussés au 

moment où la lourde machine ] avait 
fracassé dans son vol. 



Pauvre Jalap! 

Mon petit Claude no comprenant 



PAUVRE J A LA P 



1 73 



pas encore, à ses vingt mois, ce que 
c’est que mourir, l’appelait: 

Zap . . . Zap . . . 

Ma femme, sc penchant pour mieux 
cacher ses yeux où perlaient deux 
grosses larmes, le caressa une derniè- 
re fois de la main, et n’oubliant rien, 
—comme seules le savent les femmes 
dans leur grande âme, — elle murmu- 
ra: Et moi qui l’avais chicané ce ma- 
tin. 

A mon tour, je détournai la tête, 
jouant l’indifférence, ajoutant simple- 
ment : 

— Pauvre Jalap! 

Mais. . . 



De vous avoir conté le meurtre de mon chien. 
Je ne dormirai pas de la nuit, et pour cause... 




l,e Docteur La Galette 



IjpE soir-là, «ne pluie fine, pulvéri- 
SkS) sée, comme sortie d’un vapori- 
sateur, nous descendait sur les épau- 
les. 

Etait-ce dû à ce brouillard, aux 
rayons de lumière provocatrice qui, fil- 
trant fl travers les auvents rabattus, 
traversaient la chaussée, ou à la seule 
curiosité? je l'ignore; mais le maga- 
sin, — qui est habituellement la salle 
de club A la campagne,— regorgeait de 
monde. 

Attiré moi-même, j'y entrai juste- 
ment fl la minute où éclataient les ri- 
res provoqués par le mot de la fin 
d'une histoire — une bonne — que venait 
de raconter le bailli de 1 endroit. 

—Mais vous, père Théophile, risqua 
quelqu’un, n’avez-vous pas quelque 
bonne farce A nous dire à votre tour? 

— Certainement, reprit un autre, il 
a dû vous arriver quelque petite aven- 




ture: contez clone ça. A votre âge. 
voyez-vous,. ... et puis, nous savons 
que vous avez été pas mal gaillard 

dans votre jeune temps. 

Auparavant, il faut vous faire con- 
naître mon type. 

L’idée d’appeler Th’ophile: “ père ”, 
constitue le plus singulier des para- 
doxes. . . car il n'est ni marie ni veuf. 
C’est simplement un brave vieux gar- 
çon qui passe la soixantaine. Son vrai 
nom est Théophile, mais tous l’abrè- 
gent en disant: Th’ophile. 

Attaché a son clocher, gagnant en- 
core sa vie un peu au jour le jour, 
haïssant cordialement les Anglais, il 
traîne orgueilleusement la jambe de 
bois qui remplace celle qui lui man- 
que : celle autrefois amputée à un 

pouce de la rotule., .sans chloroforme, 
tuxc! ... Ce tuxe ” est le juron dont 
il scande et atteste ses affirmations. 

En outre, il a toujours cru qu'il 
était plus académique de prononcer les 
“ c ” comme des “ t ”, et quand il en- 
tend quelqu’un dire: whiskey, pour 
un peu il l'enverrait à l’école ; c'est 
‘‘ whisti ” qui est correct, reprend-il. 

A l’aide de ces détails, si vous frap- 
pez a la porte de mon village, on vous 
pointera immédiatement mon type du 
doigt, il est unique. 

Continuons. 



LE D r LA GALETTE 




— En effet, répliqua Th’ophile, il 
m'est autrefois arrivé un maudit tour ; 
je vais vous le conter. 

Il secoua les cendres de son brule- 
gueule, toussa, rapprocha sa chaise, 
étendit sa jambe de bois: 

Donc, il y a déjà de ça une bonne 
quarantaine d'années, j'étais parti 
pour Montréal avec une forte charge 
de produits de ferme. 

Des œufs, du beurre, des légumes, 
du grain, un peu de patates, une vraie 
cargaison, quoi! 

Chaque “habitant” faisait ainsi au- 
trefois. Tout se vendait à la ville, et 

bien plus cher que maintenant 

tuxe ! 

Aussi c’était une corvée, que j 5 vous 
dis, à chaque fois; nous en revenions 
éreintés. 

C'eut été alors une folie de vendre 
ses produits dans notre village. Celui- 
là qui l’aurait fait, ah! bien ouitche, 
eut passé pour un paresseux, un flan- 
drin . . . 

A cinq heures j'étais donc installé 
sur le marché. 

Ca n’allait pas beaucoup, tuxe! 

Les patates, les œufs, un peu, quand 

au reste et, j’avais du grain, que 

je vous dis, messieurs, de l’avoine, pre- 
mière qualité. 

.T’attendais. 



178 



LE Dr LA GALETTE 



II n y a rien d’embêtant comme 
d'attendre ainsi en plein soleil, avec 
son beurre qui fond, et les heures qui 
s’écoulent. 

D’autant plus que je voulais reve- 
nir par le bateau, et qu’il partait à 
quatre heures, je crois. 

Petit à petit, cependant, je voyais 
ma charge diminuer; ici, une douzai- 
ne d’œufs, une livre de beurre, là, un 
rninot de patates, enfin je me repre- 
nais à espérer. 

A deux heures, il ne me restait plus 
qu’une petite tinette de beurre, et je 
vous le dirai bien, pas trop bon; mais 
enfin, il avait une valeur quelconque. 

. . .et puis on leur en fait tant man- 
ger à ces pauvres gens de Montréal, 
tuxe î 

Passe un chaland: — Quel prix votre 
beurre ? 

— -Vingt sous, que je dis. En ce 
temps-là, c’était rien que des sous. 

Il continua. 

Passe un autre; — Quel prix?. . . 

— -Vingt sous, tuxe! 

Il le goûta, le renifla et fila son che- 
min. 

Je crois vous avoir dit qu’il n’était 
pas très bon. Un petit goût de rance, 
pas plus. 

Et l’heure filait aussi. 

Arrive un troisième acheteur. 



LE T > r LA GALETTE 



179 



Quel ?. . . . quinze sous. . . . repris-je, 
sans attendre. . . disons quatorze. . . . 
ça vous va-t-il ? Je lui aurais donné 
pour dix. 

Il le renifla a son tour. 

— Pas extraordinaire, votre beurre. 

✓ 

qu'y répond; cependant, si vous vou- 
lez me l'apporter, je le prendrai. 

—Loin d'ici? 

Non pas, à quelques arpents de la 
rue Sainte-Catlierine en haut de la rue 
Saint-Constant. 

— * C’est bien, que je dis. 

C’était un “faiseux de bistuits", et 
pour eux, le beurre est toujours assez 
bon. 

Je pars avec ma tinette. 

Pour lors, Montréal n’était pas 
comme aujourd’hui, — pas de rue Craig 
— -et je n’allais pas très souvent par 
là ; ç*a m’embrouillait. 

Aux bout de dix minutes, j'étais 
complètement perdu : pas moyen de 
retrouver mon homme, ni sa boutique. 

J’avise deux jeunes gens qui pas- 
saient : 

— * Dites-donc, vous autres, savez- 
vous où reste le “ faiseux de bis- 
tuits ? ” 

Ils se mirent à rire un peu, en des- 
sous; je pensais que c'était à propos 
de ma. tinette. 



180 



EL D r LA GALETTE 



— Mais vous y êtes, me dirent-ils ; en 
face, justement, là, frappez. 

— Merci, que j’fais; et je frappe et 
dru; il passait trois heures. 

—Tout de suite, j’entends grincer 
une clef, ouvrir la porte . . . Sacristi ! 
une belle maison; j entre. 

— J’apporte le beurre que j’dis. 

C’était une jolie grande fille, en ro- 
be écourtée du haut et du bas, à qui 
je m’adressais. 

Je trouvai ben ça un peu drôle, 
pour une grande fille comme elle, 
c't’espèce de tenue de cirque qui me 
la montrait jusqu’aux genoux, mais il 
faisait si chaud. . . puis en ville, n est- 
ce pas. . . peut-être la mode. . . 

— Pour qui est-ce, me demanda-t- 
eHe ? 

— Pour le “ faiseux de bistuits ”, 
que j’rétorque ; c'est ici? 

Elle hésita un moment, puis tout à 
coup en se moquant, ... j’ia vois en- 
core : 

— Non, ici, c’est chez le docteur 
“ La Galette ”, mais c'est pareil, et 
elle s’éclata de rire à mon nez. 

Et en un rien de temps, me voilà 
entouré d’une dizaine d’autres filles, 
poudrées et fardées ; et il en arrivait 
toujours. 

Elles se mirent toutes ensemble à 
me faire des blagues, des mamours. 



LE Di* LA GALETTE 



181 



cherchant à m’arracher mon chapeau, 
m’appelant leur gros loulou. 

Je vis tout de suite où j’étais tom- 
bé et je voulus sortir, mais, tuxe! la 
porte était barrée. 

— -Allons, que j’ieur criai, voulez- 
vous bien ouvrir? 

Ca les fit rire encore plus. Et je 
pensais en moi-même à ma pauvre Ju- 
lie — car j’étais alors amoureux — si 
elle m’avait vu parmi cette bande de 
gueuses. 

Il arrivait quatre heures. 

— Voyons, ça va-t-il finir, ou si je 
vais défoncer? Et de ma tinette que je 
n’avait pas lâchée, — car je pouvais me 
faire voler, — je fis mine d’écraser la 
fenêtre. 

Ceci produisit son effet. 

On ouvrit. 

Et je décampai, mes vieux, tuxe! 

En sortant, qu’est-ce que je vois? 

Mes deux gaillards, qui adossés à 
un mûr se tordaient en se tenant les 
côtés;... Eh! bien, franchement, mes 
amis, en apercevant ces deux indivi- 
dus morts de rire, si ce n’eût été pour 
Julie, mon bateau et ma tinette de 
beurre, là, vrai, je crois que je serais 
retour. . . 

. . . Non, mettez que je n’aie rien 
dit, j’allais faire une bêtise. 

Mais depuis ce temps je n’ vends 

18 



182 



LE l> r LA GALETTE 



plus de beurre aux faiseux de bis- 
tuits. 

Et Théophile en se levant, rabattit 
sa jambe de bois qui fit toc! sur le 
carreau. 





ba Gritc 




ui, Eustache Labelle, venait des 
environs de Rimouski. 

C'était un grand bipède efflanqué, 
frêle comme une paille d’avoine, ra- 
corni comme un hareng dans sa sau- 
mure. . . on l'avait peut-être en nais- 
sant ondoyé dans l’eau salée de i;V 
bas. 



11 nous était arrivé un bon matin 
avec la marée montante, pour faire sa 
médecine. Son père, un des électeurs 
du Dr Fisefc, s’était imaginé que son 
fils Eustache aurait ainsi plus tard 
une chance de remplacer le Dr Mon- 
tizarnbert à la quarantaine... Vas-y 
voir. . . 

Drôle, par exemple, le garçon : un 
vrai type de carabin qui s'était mis 
dans le mouvement dès son arrivée. 

Un certain jour de novembre comme 
nous entrions en groupe fi l'école de 
médecine c’était justement pour re- 



184 



LA U1U TE 



ce voir notre première leçon d’anatomie 
pratique — nous trouvâmes Eustache 
déjà rendu, assis sans gêne dans un 
coin, sous une fenêtre, auprès d’une 
grosse fille qui se tenait tranquille à 
côté de lui. 

Il y avait encore quatre ou cinq 
autres inconnus — des types étranges, 
mal habillés, disséminés ici et là dans 
la salle — qui ne se dérangèrent pas. 
eux non plus; ils paraissaient même 
ne pas nous voir de leurs yeux endor- 
mis, ni ne daignaient répliquer un 
mot, malgré les éclats de rire et les 
apostrophes de protestation que fai- 
saient entendre à leur sujet quelques 
étudiants plus décidés. 

Ils étaient tous restés là comme 
chez eux, dans des attitudes diverses 
d’insouciance et d’abandon complet. 

D’où venaient-ils ?... et que diable 
surtout celle-là, prétendait-elle faire, 
la pauvre lille, parmi cette bande de 
carabins?. . . 

Sans être laide, elle n’était cepen- 
dant pas jolie; trop pâle, mal peignée, 
et un regard vague, voile, sans expres- 
sion, qu’on ne pouvait pas analyser. 

C’est vrai que ça ne nous faisait 
pas grand'cliose, son regard; et nous 
ne l’examinâmes pas longtemps non 
plus, à cause d’Eustache, que nous sa- 
vions brutal et irascible, et qui conti- 



LA GBtTE 



'18 e 



nua.it toujours à la couver des yeux, 
sans bouger, sans paraître seulement, 
lui conseiller de s^en aller, malore Fin- 
vraisemblable de la situation. 

— C'est peut-être une étudiante, re- 
marqua quelqu'un, une connais- 

sance d'Eustaehe? . . . Ca se pouvait 
bien, dans tous les cas. 

Et nous nous mîmes sagement à nos 
études, prenant des notes, consultant 
les gravures de nos livres, tout en 
écoutant les observations du profes- 
seur. 

. . . Oh ! oui, c'était certainement 
une étudiante, qui apprenait sa leçon 
de compagnie avec Eustaehe, car A 
unit moment celui-ci feuilletait atten- 
tivement son traité d'anatomie comme 
pour s'assurer de certains détails, con- 
frontait les textes, puis tout bas, pen- 
dant qu'elle l’écoutait toujours tran- 
quillement sans rien dire, il se mettait 

îl les lui marmoter A l’oreille. en se 

✓ 

penchant. 

Mais voila qu'au bout d'un quart 
d'heure, pas plus, je me sentis tout à 
coup poussé au coude, légèrement, 
comme par quelqu'un qui veut attirer 
l'attention sans que ça paraisse et en 
même temps, sans me regarder, mon 
voisin m’indiquait, du manche de son 
scalpel. Eustaehe. A l'autre bout de la 
salle. 



VA tira TE 




Je ne reviens pas encore de ma 
stupéfaction, quand j’y songe de nou- 
veau aujourd’hui: Eustache avait dé- 
pouillé sa commère de l’espèce de robe 
orange qui la couvrait, et bien qu'aux 
trois quarts nue, l’effrontée n’en con- 
tinuait pas moins, sans la moindre 
menace de protestation, sans honte 
aucune, à rester étendue cyniquement 
devant lui. Elle semblait trouver le 
jeu tout naturel. 

Et Eustache lui parlait maintenant, 
l’apostrophant tout haut en se mo- 
quant: Voyons, la Grite! — un rac- 
courci de Marguerite — retourne-toi... 
reste donc Ifi. tranquille, bon... et, 

^ U 

dès que le professeur avait le dos tour- 
né, il lui faisait cinquante folies, lui 
tirait les bras, lui levait les jambes 
en l’air, lui nouait les cheveux autour 
du cou, la chatouillait, lui flanquait 
des claques sur les joues, sur les épau- 
les, sur les fesses. 

Elle le laissait toujours faire, elle, 
exhibant impudemment ses formes 
éhontées. 

. . .C’était certainement quelque sale*, 
gourgandine plutôt; il n’y avait plus 
fi en douter. Il n’était pas possible d’i- 
m aeiner une autre classe de femme 
assez effrontée pour afficher un sem- 
blable mépris de toute pudeur. Et 
on ne s’expliquait point non plus de 



LA CmiTE 



387 



la part d’Eustache une aussi dégoû- 
tante désinvolture devant ses con- 
frères. 

En même temps nous pensions: Si 
le docteur Ahern aperçoit une bonne 
fois votre manège, mes vieux . . . 

Mais par une complaisance incom- 
préhensible, notre professeur semblait 
faire mine de ne pas les voir. Il ar- 
pentait tranquillement la salle, s'ar- 
rêtait bien auprès de celui-ci ou de 
celui-là, donnait volontiers des expli- 
cations à ceux qui s’informaient, mais 
quant à Eu s tache — était-ce par ha- 
sard, vraiment? — jamais un mot: on 
aurait dit qu’il ne voulait pas le re- 
garder. . . Car voyons, c’était impossi- 
ble de croire pourtant qu’il ne les eût 
pas aperçus, en pleine lumière comme 
ils étaient, sous une fenêtre, au bout 
de la salle. Ca dura bien une demi- 
heure, cette honteuse exhibition. 

De temps en temps Eustache se re- 
tournait en riant vers nous, il saisis- 
sait alors sa Grite par le cou et la for- 
çait de se virer la. tête de notre côté, 
tout en lui imprimant des mouvements 
de salutation comme à un automate. 

Et toujours cette dévergondée qui 
sc tenait, il est vrai, les yeux baissés, 
comme dans une manière de pâmoison, 
mais qui se laissait palper en^ tous 
sens, sans un geste de protestation. 



188 



LA GM TE 



Ce n’était pas que nous fussions 
scandalisés — les carabins appartien- 
nent tous à l’école naturaliste et la 
chair d'autrui ne les impressionne pas 
fort — mais cette scène nous humiliait, 
en même temps qu'elle nous révoltait 
contre notre confrère. 

A la fin du cours, à propos de rien. 
Eustache ramena tout à coup sur les 
épaules de sa fille la robe dont il l’a- 
vait dépouillée, ferma ses livres, mit 
son chapeau et enfila la porte, aban- 
donnant ainsi sa compagne sans cé- 
rémonie au milieu de nous. 

— Oh! la gueuse: me murmura, tout 
de suite mon voisin; a-t-on jamais vu 
une effrontée pareille !... Puisque 
c’est comme çà, conduisons-lil à la 
chambre d’Eustache, au pensionnat. . . 
Veux-tu ?... 

Une allée seule de quelques cents 
pieds, large comme une chaussée de 
nie ordinaire, séparait les deux édi- 
fices. 

— C’est parfait, que je réponds, ceci 
vaudra mieux. . . Elle n’aura pas ainsi 
le temps de s’ennuyer. 






. . . La Grite fut loin de s’opposer a 
notre plan. Nous en étions bien cer- 
tains d’ailleurs, après ce dont nous 



LA GB1TE 



venions d’être témoins depuis une 
heure. 

Avec le concours d’une couple de 
confrères que nous avions fait couper 
dans notre dessein, nous nous dispo- 
sâmes en carré, deux de chaque côté 
de manière à la masquer le plus pos- 
sible au milieu de nous, et nous voilà 
partis pour le pensionnat. 

Il n’y rentrait pas beaucoup de créa- 
tures de mon temps, et jamais des 
délurées comme celle-là, surtout. 

Nous ne songeâmes pas d abord à 
tout ce que notre entreprise inconce- 
vable pouvait nous attirer de dangers; 
mais une fois pénétrés dans le corri- 
dor, un frisson d épouvante nous saisit 
tous les quatre: La porte du bureau 
du père Roussel, qui donnait sur l’en- 
trée, était ouverte. 

La Grite seule était demeurée insen- 
sible, absolument froide, solennelle et 
raide comme une barre entre nous. 

Heureusement qu’il commençait à 
faire noir: alors vite, Leroux lui jette 
son pardessus sur la tête, en interpo- 
sant son grand corps entre elle et la 
porte et nous passâmes comme un 
éclair, sans être remarqués. 

Tous les dangers étaient maintenant 
traversés, car Eustache avait ^ sa 
chambre au second, à deux pas d un 
tournant de l’escalier. 



100 



G Kl TE 



tf Pedibusse cum jambisse, ma belle 
chatte ” murmura tout bas Gaston, et 
en un clin d'œil nous y poussons la 
G rite et l'installons dans un fauteuil, 
avec mille recommandations persistan- 
tes de ne pas dire un seul mot, de ne 
pas marcher, de ne même pas bouger: 
Le père Roussel, hein!... elle devait 
bien comprendre. . . 

Puis chacun de noos prit le chemin 
de son gite. 



* * 

Il ne s’était pas écoulé plus d’un 
quart d'heure, ma foi, que ce furent 
subitement des cris, des hurlements 
d'horreur, des beuglements sinistres et 
épouvantables, poussés dans le corri- 
dor. 

C'était Eustaehe, hagard, le bras 
encore emprisonné dans une manche 
de son paletot qu'il était en frais 
d'enlever en entrants pale comme un 
déterré, qui, jailli comme un polichi- 
nelle de sa chambre, hurlait ainsi ces 

✓ 

clameurs terrifiantes dans le silence 
général du pensionnat. 

Nous, en entendant ce vacarme d'en- 
fer. nous pensâmes tout de suite: Le 
maudit fou le fait-il exprès?... il va 
se faire “ chasser," c'est certain . . . 
Jamais le père Roussel ne voudra 
comprendre que. . . 



LA «RITE 



191 



Mais il n’y avait rien pour le faire 
taire; il était comme forcené, ajoutant 
seulement il ses cris des geignements 
non moins horribles.... Il ne s était 



pas aperçu . . . 

En effet, peut-être croyez-vous 
que?... Mais tiens, c’est vrai, je ne 
vous l’avais pas dit, je crois bien : 
“ lia Grite,” c'était le cadavre de dis- 
section d’Eustache . . . Si vous pensez 
qiron ne lui avait pas fichu une peur... 




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C’est C’TVglais 



@ a est-il bien rendu maintenant, 
Joachim X. . . ? Oui, mettons X. 
C’est triste pourtant de cacher ain- 
si son nom propre, car c'est bien tout 
ce qu’il avait de propre. 

Oïl peut-il se gîter? Est-ce au Ca- 
nada? est-ce aux Etats-Unis? A quelle 
race — jaune, blanche, nègre — appar- 
tiennent les malheureux exposés aux 
pilules de Joachim? Je l’ignore com- 
plètement. 

Mais l’autre soir, en lisant les aven- 
tures des étudiants à l’occasion de 
leur Saint-Luc, son souvenir m’est in- 
consciemment revenu. Et à son su- 
jet une autre aventure, plus calme, 
plus idyllique, qui, quand elle sera 
connue, sera universellement citée 
comme preuve de la nécessité abso- 
lue de perfectionner l’étude de l’an- 
glais chez les nôtres, me vint a l’es- 
prit. 



194 



c'est C T anglais 



■» -X- * 

Ce n'était pas un anthropophage 
notre Joachim; il ir aurait pas aval* 
une femme toute crue, mais par tran- 
che, comme ça, sautée au patchouli 
ou à la lavande, il y essayait ses 
dents de temps à autre. 

Le malheureux, le guignon Lavait 
obligé à faire ses études dans une ins- 
titution où “ Ton enseigne la philoso- 
phie dans des dictionnaires de bois, — 
comme disait le défunt Bohémier qui 
existe encore, — et il if avait pas suffi- 
samment appris l'anglais. 

A preuve que le premier jour où il 
se risqua ù converser dans cet idiome, 
il commit une bourde... mais une 
bourde. . . 

C’était justement par une de ces 
soirées tapageuses où les étudiants - 
ces éternels rieurs, — tout à la folie et 
ù la gaieté, paradent à travers les 
rues. 

Joachim, émoustillé lui aussi par 
l’entrain général, le cœur aiguillonné 
par la sentimentalité, se sentit lancé 
tout ù coup et pris de toutes les au- 
daces; tellement qu’on le vit subite- 
ment quitter les rangs pour s’en al- 
ler offrir son bras à une élégante jeu- 
ne Anglaise très chic et très jolie qui 
trottinait de Vautre côté de la chaus- 
sée. 






c’est C’t’aNGLAIS 



195 



La pauvre enfant n’osa refuser, par 
crainte sans doute, en face de ce 
grand gaillard auquel la moustache 
en broussailles faisait une tête de 
bandit, et elle se résigna à continuer 
sa route avec lui. 

Les autres étudiants arrondissaient 
des yeux stupéfiés. 

Et Joachim et sa Joaehime gagnè- 
rent la rue Sherbrooke ; Joachim 
émettant des propos dont la signifi- 
cation était quelque peu embrouillée 
et équivoque, évidemment, car la con- 
versation se faisait en anglais; Joa- 
ehime ne monologuant que de courtes 
réponses, en grande hâte de se déro- 
ber aux tirades de cet importun que, 
dans sa peur, elle ne voulait pas tou- 
tefois aigrir. 

En face du numéro. . . n’importe le- 
quel, notre inconnue tira sa révérence 
et dans la patte déjà tendue de Joa- 
chim, elle y déposa sa petite menotte 
gantée, en signe d’adieu. 

# * * 

Cette aventure galante s’était si 
vite répandue à la Faculté, que le len- 
demain ce fut une véritable ovation 
qui accueillit Joachim à son entrée 
au cours de pathologie. 

Res amis l’accablèrent alors de 



166 



c'est c’t’ anglais 



questions. Quel est son nom ? Où 
Pas-tu connue? Quand dois-tu la re- 
voir? Te trouve-t-elle de son goût? 

Joachim fut de roc. C’était si pu- 
blic aussi, en pleine Faculté, devant 
cent paires d’yeux narquois, pour 
faire des confidences et il aima mieux 
cuver secrètement sa gloire. 

Mais après le cours, les indiscrets 
éloignés, devant trois ou quatre inti- 
mes notre Don Juan s’épancha. 

Il leur en conta long, comment elle 
s’appuyait à son bras, le regardait 
gentiment ; il mit des adjectifs en- 
thousiastes à son récit; non, ce n’é- 
tait certainement pas une “ stroll ” ; 
puis dans un moment d’arrêt, les em- 
poignant aux bras, il leur chuchota 
tout bas aux oreilles: savez-vous ce 
qu’elle m’a dit au départ, en me ten- 
dant la main?... 

“ Excuse, my love ”... 

— Elle a dit : my love ? 

— Elle a dit: “ my love”, vrai, ré- 
pétèrent les amis? 

— Rien de plus vrai. 

— Et dois-tu la revoir prochaine- 
ment ? 

— Oui, dès demain soir; je dois la 
rencontrer en face de chez elle, c’est 
entendu. Après tout, on ne peut pas 
tous être chanceux; sans ça la chan 
ce ne serait plus la chance. Que vou- 



c'est changeais 



197 



lez-vous, je lui suis tombé clans l’œil 
à c’te petite Anglaise. 

— Tu nous conteras ça, hein! 

— Oui; mais n'en parlez point â La- 
mirande; il est jaloux de moi. Est- 
ce de ma faute si ça ne lui arrive pas 
aussi ces bonnes fortunes-lâ ? 

# * 



Joachim y alla en effet à son ren- 
dez-vous. Mais quel retour triste et 
humilié succéda à la montée triom- 
phante de la rue Sherbrooke qu’il fai- 
sait quelques minutes auparavant 
avec deux billets de théâtre et une 
botte de chocolat dans ses poches. 

Au lieu de la petite Anglaise, ce fut 
le bonhomme qui le reçut, — une ma- 
nière de bouledogue que sa fille avait 
mis au courant de l'entreprise effron- 
tée de Joachim. 

Pauvre Joachim, quel air piteux 
il vous avait le lendemain; quel nua- 
ge avait assombri sa gloire! 

Ce ne fut pas une mince affaire 
d'obtenir l’explication de sa honte. 
Ceci prit du temps, bien du temps. 

— Mais d’oîl peut venir le change- 
ment subit de ton Anglaise à ^ ton 
égard? lui demandaient ses amis. 

— Oh! je comprends maintenant... 
fai réfléchi. 

14 



198 



c’est c’t’anglais 



— A quoi as-tu réfléchi? 

— Si j’avais mieux su l'anglais, ah 
lez. . . 

— Farceur, tu le comprenais bien as- 
sez le premier soir, quand tu te fai- 
sais appeler: my love. 

— Sacré! collège... Si papa m’avait 
écouté. . . 

— Qu'est-ce que ton collège a à fai- 
re dans cette histoire ? Veux- tu 

dire que c’est ta nationalité qui t’a 
nui? Voyons, Joachim, tu nous bla- 
gues; ... tu sais bien que si tu ne lui 
avais pas plu à ton Anglaise elle ne 
t’aurait pas appelé: my love. 

— My love. . . my love. . . c'est jus- 
tement. 

— Comment?., “c’est justement. . ” 

• * 

— Mais oui. . . c’est c’t’anglais. . . . 
je vois bien maintenant . . . ce n’est 
pas: “excuse, my love”, qu’elle m’a- 
vait dit en me tendant la main, c’est: 
“ excuse my glove ”... 

Cette phrase stupide et vulgaire 
nous fit retomber de haut sur le 
compte de l’Anglaise et, pour Joa- 
chim, les charivaris remplacèrent les 
ovations. 



net /u iceifcCTns. au 



docteur. — Bien asseyez-vous. . . 
iiÊÂk Vous dites que vous ressentez 
ces malaises depuis longtemps. . . des 
oppressions, des vertiges aussi, je 
suppose?... Je vais prendre le pouls. 
“ Il adapte un sphygmographe il 
l'artère radiale du patient et à Fai- 
“ de d’un verre grossissant il en pro- 
jette le tracé agrandi sur un écran”. 
— Ah!... pouls Corrigan, ligne d’as- 
cension droite, violente, à angle ai- 
gu. avec chute brusque en crochet. . . 
Sérieux. . . sérieux. . . 

" Il applique sur la poitrine, vis-fi- 
u vis le cœur, son micro-stéthoscope 
qu’il relie par un tube il un phono- 
“ graphe. Il presse un bouton ; Fap- 
pareil se met en mouvement, enré- 
“ gistrant tout de suite sur le cylin- 
dre les bruits du cœur communiqués 
" par le stéthoscope et qu’il repro- 
“ duit à mesure dans la chambre, avec 



200 MÉDECINE AU XXe SIÈCLE 



une grande sonorité, comme les ha* 
“ lètements rauques et retentissants 
“ d'une locomotive: un bruit de souf* 
“ fie diastolique énorme.” 

— De plus en plus ça . . . V otre cas 
est grave. 

Le patient. — Vous croyez.... vous.... 

Le docteur. — Attendez ma intenant 
que je vois. 

Le patient. — Vous allez voir 

voir . . . vraiment !... 

II commence à enlever son habit. 

Le docteur. — C’est inutile ça 

n’empêclie rien. . . . Bon, ne bougez 
plus. 

“ Il prend son fhioroscope et de 
“ son siège, il examine longuement le 
“ fonctionnement du cœur.” 

Continuant d’examiner. — Hypertro- 
phie considérable du ventricule gau- 
che. . . . valvules sygmoïdes dentelées, 
petites, déchirées sur un segment : 
“Tournez-vous un peu s'il vous plaît” 
valvules mitrales tendues, partout de* 
dépôts calcaires. . . 

S’adressant au patient ” : — Vous 
en avez encore pour six ans et quatre 
mois d’après les probabilités de la 
statistique ... si vous ne mourrez pas 
subitement, ce qui est très possible, 
vu l’état pathologique de vos valvu- 
les... Mais il est plus probable que 
la compensation circulatoire se fera 



MÉDECINE AU XX^ SIÈCLE 



201 



pendant encore quatre à cinq ans. 
puis les épanchements, les congestions, 
tous les désordres apparaîtront . . . 
Revenez me voir plus tard, je vous 
tiendrai au courant de votre état . . . 
Appartenez-vous il quelque compagnie 
d'assurance. 

— Non, docteur. 

— -Alors, hâtez-vous. . . 

— Merci, monsieur... Bonjour... 
Vous nr enverrez votre compte. . .vous 
paierai plus tard. (Il sort.) 

• * w 

“ Entre un autre malade, jaune, 
abattu, amaigri”. 

“ Le patient — Ca m'a pris tout 
\\ coup, il y a au-delà d'un an, là, vis- 
à-vis le foie. . . 

“ Le docteur 7 *. — Oui oui 

douleurs atroces dans tout le côté. . . 
jaunisse... troubles de la digestion, 
n'est-ce pas?... Je vais examiner 
d'ailleurs. . . Ne bougez pas. 

“Il s'arme de son fiuoroscope” : Oh! 
des calculs gros comme des œufs. . . 
la vésicule en est remplie, mon bon 
monsieur. . . puis votre estomac, abso- 
lument désorganisé, ulcéré ; il fau 

vous hâter d 7 enrayer le mal Je 

suis peut-être indiscret, mais je cons- 
tate en même temps que vous êtes ra- 



et- 



202 



MÉDECINE AU XX<* SIÈCLE 



vagé par d'*autres “ calculs ”, car dans 
votre poche d’habit je n;y vois que 
des comptes, des demandes d argent, 
des menaces de poursuite. . . 

Le patient, tout surpris. — Oui, 

c'est vrai, c’est vrai... J’étais pour- 
tant déjà assez malade sans ça.... 
Et puis comment allez-vous me trai- 
ter?. . . 



Le docteur. — Oh! moi. je ue traite 
point... je diagnostique seulement. 
Si vous voulez vous mettre sous trai- 
tement, allez chez mon voisin Duran- 
leau, à gauche, en descendant. No 



370. 

Le patient. — Au revoir alors .... 
m’enverrez votre compte... 

Î1 entre au No. 379. Je souffre de 
calculs biliaires. . . et je. . . 

Le docteur. — C’est bien, enlevez vo- 
tre habit... ie vais vous essayer la 

«» * 

nouvelle et merveilleuse méthode Spi- 
nelli: fondre les calculs sur place au 
moyen de vapeurs d’éther nitrique ab- 
sorbées nar endosmose et mettre ainsi 
en liberté tous les sels do chaux et 
de cholesterine. 



“ Tl applique au côté une large yen- 
“ touse en caoutchouc qui emprisonne 
tout le foie, puis il la relie par un 
" tube à une cornue chauffée à l’aee- 



tvlène.” 

«0 

Le docteur, au bout de quelques 



MÉDECINE AU XXe SIÈCLE 



203 



minutes. — C'est fait . . . Revenez la se- 
maine prochaine. . . il faut cinq sé- 
ances . . . 

Le patient. — Et pour mon estomac? 
ces vomissements? 

Le docteur. — 11 vous faudrait pour 
ga voir mon confrère Labadie. . . Ar- 
rêtez donc, No. 102, plus haut. Quant 
à votre teinte ictérique, elle disparaî- 
tra en même temps que vos calculs. 
Si ga vous ennuie cependant, adres- 
sez-vous au docteur Ribaud qui vous 
filtrera le sang. 

Le patient. — Merci bien... je n’ai 
pas d’argent sur moi . . . m’enverrez 
votre compte. . 

Il entre chez Labadie. — C'est pour 
mon estomac . . . 

Le docteur. — Quel est le diagnos- 
tic ?... 

Le patient. — Ulcérations. . . je souf- 
fre aussi de calculs biliaires. 

Le docteur. — C'est bien. . . très 
pressé aujourd’hui... ine faut voir, 
lit, Chose... pst, pst... bien malade 
...pressé... Vais garder votre esto- 
mac... panserai, laverai, cautérise- 
rai, ce soir. . . trop pressé maintenant 
. . .pst, pst, Chose, là, bien malade. . . 
Viendrez vous-même, où l’enverrez 
chercher demain . . . sera prêt . . . Pre- 
nez ceci. 

•• Tl lui fait absorber un drachme 



204 MÉDECINE AU XX»:* SIÈCLE 



de chloro-naphto-analgésine. . — Ne 

ressentirez aucune douleur pendant 
trente-six heures. 

“ 11 lui enlève l’estomac en l'aspi- 
rant au travers de l'œsophage, et le 
dépose dans un bocal numéroté/' 

— Ne mangez pas de saucisse... ni 
fromage... mis seulement un tube 
temporaire, pst, pst. . . sera prêt de- 
main . . . allez . . . 

Le patient. — M'enverrez le compte. 

. . .paierai plus tard. — “ Il s’en va ”. 

Sur la rue, monologuant. — C'est 
comme dans les magasins h “ départe- 
ments/’ leur sacrée médecine, mainte- 
nant. 11 faut repasser trente-six 
docteurs pour se faire seulement trai- 
ter un tour d’ongle. . . Heureusement 
qu’ils ne nous font plus mal... ils nous 
tranchent, nous sectionnent... c’est 
merveilleux... ils nous regardent à 
travers le corps. . . Si j’avais su, j’au- 
rais enlevé ces comptes qui bourrent 
mes poches. . . Ah! le No. 102. . . c'est 
ici. 

Il entre. — Le docteur Ribaud? 

Le docteur. — Oui, monsieur. 

— C’est c’te jaunisse qui me donne 
l’apparence d'un Cafre. . . Vous pou- 
vez m’enlever ça, paraît-il?... 

— Sans doute, sans doute. . . c’est 
PafTaire d’un moment. Il faut que je 

me hâte d’ailleurs, ma clinique 

Votre bras . . . 



MÉDECINE AU XX^ SIÈCLE 205 



“ Il fait une incision longitudinale 
de l'artère radiale et y plonge un 
filtre minuscule qui emmagasine au 
fur de la circulation la bilirubine et 
les pigments de bile qui passent dans 
le sang. Au bout de quelques minu- 
tes il retire le filtre, en extrait le con- 
tenu qu'il dépose précieusement sur 
une feuille blanche de papier. C'est 
une poudre jaune-verdâtre impal- 
pable qu'il enveloppe et remet au pa- 
tient :' 7 

— Vous n'avez qu’à l’offrir à Mor- 
ton-Dobell. les teinturiers anglais, ils 
vous la paieront deux dollars le grain. 
...C'est très recherché pour les tis- 
sus de soie. 

Le patient met son chapeau. — M’en- 
verrez votre compte, s'il vous plaît.... 
Vous paierai plus tard. (Il sort). 

* * # 

Le docteur.- — Félix !... Félix! . . . . 
prépare mon automobile ... Une cour- 
se de trois milles à faire... A-t-on 
assez d’ électricité ?.. . '‘'Se parlant en 
lui-même ". Il finira par aller mal 
ce pauvre Lanctôt, lui apparemment 
si fort, si robuste... mais son histoi- 
re de famille... S’il commence une 
fois à. tousser. . . 

Appelant. — Félix !... Félix! . . . tu 



20(5 MÉDECINE AU XX* SIÈCLE 



apporteras mon microscope et mon 

fluoroscope “En lui-même ”, — 

Le diagnostic doit être facile il faire. 

. . .car je soupçonne fort ses poumons 
d’être la cause de tout le mal. 

Félix. — Tout est prêt, monsieur. 

“ Ils montent tous deux dans l’au- 
tomobile. Teuf. . . . teuf. . . . teuf. . . . 
teuf... teuf... teuf... Déjà chez îvl. 
Lanctôt. 

Le docteur. — Et vous voilà malade 
. . . vraiment?. . . 

— Bien oui. . . un peu de fièvre, de 
toux . . . 

— Veuillez cracher sur cette pla- 

que de verre. 

— Cracher ? 

— Oui, c’est pour examiner. 

“ Monsieur Lanctôt crache.’’ 

Ci Le docteur après examen au mi- 
croscope: ” Hum. . . hum . . . grave. 

. . . des bacilles de Kock bien accusés, 
. . . je vais ausculter. 

“Fouillant dans sa trousse.” — Dia- 
ble! j’ai oublié mon stéthoscope.... 
je vais télégraphier chez moi. “ 11 
tire de sa poche de veste une boîte 
minuscule qu’il dépose sur une table 
puis.: tac... tac-tac... tac... tac- 

tac . . tac . . tac-tac . . tac . . tac-tac . . . 
Quelle merveilleuse affaire, hein! M. 
Lanctôt? cette télégraphie sans fil... 



MÉDECINE AC XX* SIÈCLE 



207 



tac. . . . tac-tac. . . tac. . . . tac-tac. . . 
tac. . . tac-tac-. . . tac. . . tac-tac... tac. 

“ Tout de suite dans un coin de 
mur biiiz biiiz biiiz biiiiiiiiiiz. Le doc- 
teur fait glisser la porte en écusson 
d’un placard. Son stéthoscope s'y 

trouve déjà, apporté par le tube 

pneumatique." 

— Un instant maintenant M. Lanc- 
tôt. 

“ Il ausculte la poitrine, le dos. 
dans Faisselle.” 



— Je vais examiner le poumon. 
“ Se mettant à la fenêtre.” Félix ! 
approche ici l'automobile et fais fonc- 
tionner la bobine. “ A son malade.” 
Tenez-vous à votre aise. 

“ 11 examine.” C'est le poumon 
gauche qui est pris. . . au sommet. . . 
L'on y distingue parfaitement les pe- 
tits tubercules. . . Il vous faudrait 
immédiatement vous soumettre à un 
traitement énergique. 

M. Lanctôt. — Mais j’y suis bien dé- 
cidé. . . Et lequel me proposez-vous? 

Le docteur. — Je ne sais pas, moi ; 
ceci est en dehors de ma spécialité. 
U conviendrait de consulter un con- 
frère. 

M. Lanctôt. — Qui me conseillez- 

vous?... Si j’appelais Robin?.. 

-Non. Robin ne traite que le pou- 



208 MÉDECINE AU XX*‘ SIECLE 



mon droit et c’est le gauche qui est 
malade chez vous. 

— Lavigueur alors, peut-être? 

— Pas plus; Lavigueur ne traite 
que les lobes inférieurs.... Non, je 
je vous conseillerais plutôt Dalland. 
... Il est très capable, très moderne, 
et c'est sa spécialité les lésions du 
sommet du poumon gauche. 

— Faites-le donc venir. . . 

4i Tac . . . tac-tac . . . tac . . . tac- tac. . . 
tac.... Dalland accourt en automo- 
bile.''’ 



— Bonjour, docteur. 

— Bonjour, confrère de vous 

mandais pour un cas de tuberculose 
corn m encan te. 

— Dans quel organe? 

— Sommet du poumon gauche. 

— C’est une opération alors. . . Il 
n'y a pas à choisir. 

M. Lanctôt. — Une opération î 

mon Dieu ! 

Dalland. — Ca n’offre aucun danger, 
mon cher monsieur. 

Lanctôt. — C'est bon, allez-y; mais 
je ne veux point souffrir, vous me 
donnerez du chloroforme. 

Dalland, riant aux éclats. — Le chlo- 
roforme ... ah ! odi ! c'est du siècle 
dernier. . . Il n’en existe plus d’ail- 
leurs. Aujourd’hui, nous n’em- 
ployons plus que l’hypnotisme 



MÉDECINE AU XX« SIÈCLE 200 



C'est bon pour Labadie, cette vieille 
ganache, qui s’en tient encore à la 
chloro-naphto-analgésine... C'est bien, 
couchez-vous sur le canapé. 

“ Il fait quelques passes magnéti- 
ques: Lanctôt dort... Crick... crack 
...sous la clavicule. C'est ouvert; 
le poumon fait hernie; Dalland en 
emprisonne le sommet dans une chai- 
nette d'écraseur. Crac... c’est fait. 
Il badigeonne a la picroleïnc pour en- 
lever tout danger d’hemorrhagie et 
de septicémie. Il suture la peau. 
Cest tout. En deux passes rapides, il 
réveille M. Lanctôt 

— Bien. Maintenant ne sortez point 
avant deux ou trois jours; surtout 
évitez de chanter ou de jouer du cor- 
net à piston . . . 

M. Lanctôt. — Et vous croyez qu'en - 
suite je pourrai... 

— Dalland. — Oui, je le crois. Ce- 
pendant je ne veux point dépasser 
les bornes de ma spécialité, — qui est 
d'opérer le sommet du poumon gau- 
che, — en vous donnant une opinion 
sur vos chances de guérison ... fl 
vous faudrait sur ce point consulter 
un médecin pronostiqueur, Pinard, 
par exemple, qui vous donnera son 
avis... Au revoir, monsieur.... ne 
vous dérangez point... 

M. Lanctôt. — Au revoir. ... je ne 



210 MÉDECINE AU XX* SIÈCLE 



m'attendais pas, voyez-vous... je 
vous paierai plus tard... envoyez- 
moi votre compte ... 

“ Les docteurs sortent. Sur la rue, 
en se saluant:" 

Dali and. — La médecine a beau 
changer, les clients ne changent pas, 
eux. Ils ne vous paient pas plus 
qu'au dernier siècle. . . Qu’en dites- 
vous, confrère?... 

. . . Teuf . . . teuf . teuf . . . teuf . teuf 
. . . teuf. teuf. . . teuf. teuf 








se souvenait d’avoir été jeune. . . 
A: jeune comme les petits blondins, 

qui, sac au dos, sortant en hâte de 
l’école, le dépassaient toujours dans 
leurs courses folles, à présent qu’il al- 
lait lentement sur le trottoir, lente- 
ment en tirant la jambe. 

Il se souvenait cependant qu’il 
avait couru, sauté comme eux, qu’il 
avait ri et crié comme eux, qu’il 
avait aussi eu une mère. Oh ! une si 
bonne mère, qui lui disait des his- 
toires de fées en le berçant le soir 
dans ses bras, qui lui fourrait des 
biscuits dans ses poches, qui lui répé- 
tait toujours de ne pas tant se fati- 
guer â jouer. 

Il se souvenait, — tout fier de son 
premier costume à nervures blanches, 
de sa première malle, — de son entrée 
au collège; c’était une immense bâ- 
tisse avec des clochetons,, de larges 



212 



le vieux docteur 



corridors retentissants, des sallêo gi- 
gantesques. 11 avait pendant plu- 
sieurs nuits longuement pleure, les 
yeux cachés sous ses couvertures, 
une fois couché, dans le repos morne 
des grands dortoirs. C'est qu'il pen- 
sait toujours à sa mère, loin, là-bas, 
dans l'humble demeure familiale ; 



c’est qu'il revoyait encore le long re- 
gard triste dont elle l’avait envelop- 
pé à leur séparation, puis l'explosion 
de larmes qu'elle avait cherché à ca- 
cher, en se retournant la tète, mais 
qu’il avait bien devinée, va, car cela 
avait été la, même chose pour lui. U 
se souvenait des noms de ses confrè- 
res de classe, de scs professeurs, pres- 
que tous disparus ou morts à pré- 
sent 



Il se souvenait de son temps de ca- 
rabin, de ses cadavres de dissection.... 
c : a lui avait fait si drôle la première 
fois qu'il en avait senti les chairs 
glacées sous son scalpel. 

Oh! dans son temps de carabin!!! 
Il était plein de sève alors, insouciant, 
défiant l'avenir. Il s'était d'abord 



moqué des filles qui lui faisaient pst- 
pst d'un côté de rue à l’autre, les 
soirs de promenade, puis ensuite il 
en avait suivi quelques-unes, pour 
rire, qui paraissaient plus jolies ou 
plus gentilles. 



LE VIEUX DOC TE UK 



213 



J1 se souvenait des tours pendable 6 * 
joués au vieux directeur du pension- 
nat, des échelles de corde suspendues 
d'un étage à l'autre pour les sorties 
secrètes. Il se souvenait de ses mala- 
des d’hôpital, de cas intéressants re- 
tenus vivants dans sa mémoire, de 
ses coins quand même régulièrement 
suivis, de ses examens, des heures 
tranquilles à étudier la nuit pour 
compenser exactement le temps per- 
du à aller entendre ” les troupes 
françaises ”. 

Il se souvenait de son examen final, 
de l'exultation débordante après, de 
son premier verre de champagne à 
cette occasion qui l'avait si traîtreu- 
sement ballotté dans des sensations 
de chutes et de roulis, de son départ 
pour la pratique de sa profession, de 
ses alertes d'abord devant les cas les 
plus simples, de sa lancée vraie dans 
la vraie vie. 

Il se souvenait de son premier et 

seul amoiu*. Il en conservait des let- 
tres qu'il retrouvait machinalement 

sous ses doigts en fouillant dans son 
secrétaire et qu'il relisait encore, en 
passant, avec récîair tout de suite re- 
monté à ses yeux de toutes les flam- 
mes de ses souvenirs. 

Il se souvenait de ses enfants, de 

ce qu’il avait fait ou rêvé faire pour 

15 



214 



LE VIEUX DOCTEUR 



eux, des joies naïves et douces de 
son foyer, des jours de bonheur et 
de tendresses folles, maintenant si 
loin, à les dorloter, à les instruire, à 
jouer, il se rouler sur les tapis avec, 
fi les amener partout avec orgueuil, 
les jours de soleil, dans ses courses 
rapides aux malades. 

Il se souvenait de son petit Ga- 
briel ... Il s’en souvenait bien 

c'était un dimanche... quelle fièvre 
déjà... une fièvre brûlante.... ses 
pauvres petits yeux clos de torpeur 
somnolente... auprès, sa mère qui 
pleurait... puis encore... oh! il se 
souvenait de tout, tout. . . et de la pe- 
tite pierre discrète du cimetière, avec 
“ Dors bien, Gabriel ”, rien que ça 
gravé dessus... 11 savait bien qu’il 
y avait encore dans tel tiroir de 
meuble un amas de reliques chère- 
ment conservées, pieusement enseve- 
lies comme des choses mortes et long- 
temps baisées en pleurant par sa fem- 
me et lui, sans jamais se le dire, en 
secret . . . Ah ! son pauvre petit Ga- 
briel . . . 

Il se souvenait de ses livres, de ses 
notes, des bonnes prescriptions que 
lui seul avait découvertes, de ses pa- 
tients, de ses courses nombreuses et 
pendant si longtemps renouvelées, le 
jour, la nuit, sous le soleil éblouis- 



LE VIEUX DOCTEUB 



215 



sant d'été, dans rhorreur des nuits 
noires d’automne, dans le poudroie- 
ment en tempête des neiges froides 
d'hiver, partout fi travers la campa- 
gne, dans les enfoncements reculés 
de son coin de pays ... Il se souvenait 
de son âge d'homme ... Il avait été 
six ans maire, trois ans marguillier, 
il avait été commissaire d'école aussi. 

* # * 



Fuis ensuite il se souvenait d'être 
devenu vieux, vieux tout à coup 
presque, lui semblait-il ... Il n'osait 
plus sortir la nuit; il pliait tout de 
travers, lentement de ses doigts en- 
gourdis, le papier de ses poudres; il 
ne voulait plus voyager en charrette. 
Les maris tout effarés qui venaient 
encore le quérir lui disaient toujours, 
pendant qu'il endossait son éternel pa- 
letot vert, qu’il prenait ses forceps ter- 
nis, sa trousse à laquelle il manquait 
des fioles; “ Dépêchez-vous, docteur", 
et ceci l'agaçait sans le faire se hâter 
davantage. 

Il ne se sentait plus le goût de l'é- 
tude, ne lisait plus ses revues; il n’a- 
vait plus confiance aux médicaments 
nouveaux: c'était rien que du charla- 
tanisme toutes ces simagrées singées 
de Paris ou d'ailleurs, ces instructions 



210 



LE VIEUX DOCTEUR 



stupides, ces recommandations im- 
possibles â suivre, données mainte- 
nant aux malades. Puis il se souve- 
nait alors qu’un matin il avait \ u une 
belle plaque de cuivre, luisant à tra- 
vres les branches des arbres, oigueil- 
leusement posée au rebord d une porte 
voisine. Dessus il y avait: Dr Rigault. 

Ca lui avait donné un coup de 
fouet au pauvre vieux docteur, et 
pendant quelques semaines, il s était 
raidi de tous ses muscles pour rede- 
venir jeune, sc lever en hâte la nuit, 
enjamber lestement dans les voitures. 
Ah! il allait lui montrer, à ce gâte- 
métier, que les anciens valent encore 
quelque chose. 

Mais malgré ses efforts, les gens 
commençaient â lui dire: vous êtes 
trop vieux pour pratiquer mainte- 
nant, docteur, et en invoquant ce 
prétexte c’est le gâte-métier que Jac- 
ques Lerouclie avait mandé pour sa 
femme, Félix Garanti, pour son petit 
garçon. 

Pendant quelque temps ce fut avec 
un noir désenchantement, l’âme gon- 
flée secrètement de douloureux et 
touchants reproches, qu’il voyait ses 
anciens patients prendre un â un le 
chemin de la porte de son rival. 

. . .11 lui en venait encore pour- 



LE VIEUX DOCTEUR 



217 



tant. à divers intervalles, quelques 
clients fidèles qui restaient attachés 
par liéridité de famille au pauvre 
vieux. . . Comme alors il était fier! . .. 
Avec quel retour de jeunesse il fure- 
tait dans les recoins de sa pharmacie, 
agitait les fioles, écrivait la prescrip- 
tion avec soin: des belles prescrip- 
tions blanches et bien collées au flanc 
de la bouteille. . . Et les bons petits 
conseils paternels ensuite, donnés en 
tapotant amicalement l'épaule, la 
meilleure manière de préparer certai- 
nes tisanes, surtout “ défiez-vous des 
courants d'air.’’ 

Mais ces jouissances lui étaient ac- 
cordées si rarement. 

...Et maintenant il s'en allait clo- 
pin-clopant, les jours de soleil chaud, 
en longue redingote noire démodée, 
sa canne à la main. Il s’arrêtait aux 
coins des routes, promenait un ma- 
tant son regard autour, puis repre- 
nait, toujours clopin-clopant. 

Des fois, il s’informait auprès des 
gens de la santé de quelque jeune 
mère dont on lui avait appris la ma- 
ladie. Ah! il n'en avait jamais per- 
du. lui, de femmes en couches. . . non, 
jamais il n'en avait perdu... Il par- 
lait aussi aux jeunes filles, aux jeu- 
nes garçons qu'il rencontrait, deman- 
dait leurs âges, leurs noms: il avait 



218 



LE VIEUX DOCTEUK 



toujours bien connu leurs parents... 
par exemple, tous, le père, la mère, 
qu’il nommait tout de suite; puis il 
repartait en traînant la jambe. . . 

Oui, il se souvenait de tout, le pau- 
vre vieux docteur. 



POSTFACE 



■ 4 ^ ^ ^ ü k A A. ^ ^ .ÀX À.'XÂ^.V 




** 



Je ne sais qu'une ballade, 

Celle que f de U aube au soie , 

./e chante au cœur du malade : 
La ballade de l'espoir. 



C'est ht chanson suggestive 
Au x paroles de velours , 

Le merveilleux leit motive 
Qui calme et guérit toujours. 

Subt île thérapeutique 
Où tout Vart est contenu ; 
Vague science psychique 
Qui nous ouvre V inconnu. 

Perdu ! dit le morticole. 
Sauvé ! dit le médecin. 

Je suis de la vieille école 
Qui croit encore au divin. 



LIED 



-Il ne faut pa * que tu meures ! 
Homme, il faut vivre: c'est mieux . 
H ne faut pas que tu pleure* / 

M ère , regarde les deux. 

La volonté souveraine 
Violente le trépas : 

In: sang rebat dans la veine. 

Et le mourant ne meurt pas. 

Jj(i névrose est asservie 
Par douceur et par raison. 

Le malade, boit la vie 
Dans la coupe du poison. 

Moi, je suis le sous-oracle . 

Qui, pour un rien, pour si peu , 
Collabore au grand miracle 
De la nature et de Dieu. 

F tenue la phase critique , 

J ordonne d'aller quérir 
Ce porteur de viatique 
Qui sait l art de bien nourrir. 

partons, les agonies . .. 

—Récitez le chapelet 
Et d ites les H ta n ies. 

Pourtant, si le ciel voulait ! 

Pe ne sais qu'une ballade , 

Celle que, de l'aube au soir. 

Je chante au cœur du malade 
La ballade de l'espoir. 



T,1 KD 



223 



Sur les êtres de souffrance , 
Pour qu'ils en boivent le miel , 
0 tendre, 6 douce espérance , 
Effeuille les jlevrs du ciel. 

Telle la guirlande rose , 

Qu'un jeune peintre du Nord, 
Comme une couronne pose 
Sur une tête de mort. 



N ÉRKK B RA VI -H RW l N. 




ACHEVÉ D' r MERIMEE 



24. mai ?nil neuf ce?if 

par Déom Frères, Éditeurs 

l $77> tue S te- Ca Utérin e 
montrka l. 



Table des Matières 



i’ai.b: 

The Courte y Docxoa. par Dr 
W. H. Drummond vu 



l^e lit No 38 

Ils étaient cinq 

Les sauvages 

I^e docteur Santa Clans 

Mes disséqués 

Une erreur de diagnostic 

Premiers cas 

Avec mes chiens 

.Souvenir cT hôpital 

La Petite Lise 

L'Arbre de Noël de Pomponne.. 

Un chanceux 

Les chers confrères 

Une drôle d'opération 

En route 

Mon dernier chemin de croix. . . 

Oh! la bonne formule 

Pas encore lui 



1 

9 

17 

23 

31 

39 

51 

m 

(> 9 
75 
85 
91 
103 
121 
127 
135 
141 
147 



2 26 



TABLE LES 



MATIÈRES 



r.vfiiïs 



Loulou Loô 

\ engeance de carabin 161 

Pauvre Jalap 169 

J^e docteur “ la Galette 175 

La G rite 163 

C*est c‘t ? anglais 193 



La médecine au XXe siècle 199 

Le vieux docteur 211 

Ltkl. par Dr Nérée Reauchemin. 221 




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Date Due 



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S 1987 



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