This is a reproduction of a book from the McGill University Library collection.
Title: Carabinades. : Couveture illustré d’après und peinture de Leduc
Author: Choquette, Ernest, 1862-1941
Publisher, year: Montreal : Déom, 1900
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ISBN of reproduction: 978-1-77096-158-6
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McGill University Libraries
PS 8505 H66C37 1900
Carabinades.
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II a été tiré de cet ou vrage ,
25 e&empl aires numéro-
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6 r
Dr CHOQUETTE
Couverture illustrée d’après une pein-
ture de Leduc
y4vec préface et postface en vers
PAR LES
Docteurs Beauchemin et Drummcnd.
DÉOM FRÈRES, Éditeurs.
1877, rue Sainte-Catherine, Montréal.
1900
o
PS05O5 H66C37 1900
Choquette, Ernest,
Car abi nades
71774553
McLennan
Enregistré en l'année mil neuf cent, par Ernest
Choquette, au bureau du ministre do l’Agri-
culture, conformément à l’acte du parlement
du Canada.
f
h
mes confrères
- rien qu'à mes confrères -
ex-carabins ou ex-carabines
je dédie
ces
Carabinadcs.
extxîXîxi <. xsxsxssxs^
DU MÊME AUTEUR :
1 vol.
LES RIBAUD
CLAUDE PAYSAN. . . .
1 vol.
01 ®
Dedicated to Boctor Choquette
/ s'pose mos evry body t iare /très own jobs' ’ bout de hordes
F rom de boss man on de gouverne ment to poor man on de towa .
From de curé to de lawyr.r , an de former to de school boy,
An ' ail de noder f elle r 'iras mak' de worl ' go roua !
liut dcre's wan mon got hees h an' fa II Vroo eo'ry kin ' of wedder,
An' he's never sure ojnoVing but work an' work av:ay,
I)at' s de wan dey call de docteur, v:en y ou ketch heem on de contrée .
An' he's only wan I know — me — dont' got no holiday !
Jf you're cota in of de ait y , sperï de sum mer-tani among us
An’ you walk ont on de morning ic'en de leetle lard is si-ng
Mebbe den you meet de docteur iv'en hes passin' rvïV hees buggg
An' you. tink i( Wall ! contrée docteur mus ' be very pleasan ting !
Drivln' dat way ail de summer up an' down along de reeoer,
W'ere de nice cool win' is blowin * among de rnaple tree ,
Den iv'en he's mak' hees visit, comin' home before de ni/jht tam.
For spen' de quiet evening wit ’ hees n'ife an' familee."
O ^ f
. -4 1 i
VIII
THE COUNTKY DOCTOR
A ni vfen off across de mountain some wans sick cm ivcmt de docteur ,
“ Mus' be fine trip crossin' overfor watch de sun go clown,
Malcin ' oïl dem purty color } lak w’at you call de rainbow ! ”
Dat' s way de peop is talkin ’ was leevin on de town !
But U isn't alway summer on de contrer , an' de docteur
He conid tôle you many story of de storm dat liés been in,
Ho iv hees coonskin coat corne hancly w’en de ivin ' blow off de r errer,
For if she's sam ' oie reever, she's not alway sam' old wml !
An" de mountain dat' s so quiet w'en de ufite cloud go a-saihn
Ail about hcr on de summer w'ere cle sheep isfeedhil high ,
You should see lier on Dceember w'en de snow is pilirC ' roun * her !
An' ail cle win ' of winter coms tearin' t'roo de sky !
Oh ! le bon Dieu help de docteur w'en de message corne to call heern ,
F rom hees warm bed on de night tam for visit eorne poor man,
Lyin ' sick across de hill side on noder skie de reever ,
An' he hear de mountain roarin lak de beeg Shaw-in-i-gan !
Ah ! well he know de warniug , but he can't stay till de morning ,
So he's hitchin' vp hees leetle horse, an' put heem on berlot,
Den w'en he'sfeex de buffalo , an' w'issle to hees pony.
Aivay t'roo storm an’ hur ricane de contrée docteur go !
O ! de small canadian pony ! dcit' s de horse can walk de snow-dreef
Dat' s de horse can fin' de vu ad ton, he's ne-ver been before !
Kip your heart up leetle f aller, for dere's many mile before you ,
A tv U' s purty hard job tellin' w'en you see your stable door !
Yctss, de docteur lie can tôle you if he hâve de tam for tellin’
AU about de bircl was singin' before de summer lef
For he's got dem on hees bureau, an' he's cloin 1 it hes'ef tenu
An' de las' tam J was dere — me — / see clcm ail mese'f !
THE COUNTRY DOCTOR
IX
But about de icay he travel Vroo de stonny night of winter ,
W'm de vain corne on de spring flood , an- bridge is wash atvay,
Ail de bord icork, ajr’ de danger dat iras offen hang aroun heern .
Dat's de tant our contrée docteur don't hâve vcry moche to say !
For Ws purty oie oie story , an* he cdway hâve it iciV heern,
Ever since hc corne among us on parish Saint- Mathieu,
An ' I s pose he’sfeelin’ mcbbejus' de sam ’ as noder fcller,
So he roder do hees tcUkin about somet'ing dat v as new !
William Henry Drummonp.
ARABINADES
Le Lit Ho 38
E l’avais d'abord connue sur la
vA rue.
Dans mes courses de tous les jours
j'avais remarqué son petit air lutin
qui indiquait je ne sais quoi, et qui
vous faisait malgré vous tourner la
tête.
Elle était alors bien gaie et bien
jolie.
Presque toujours seule, on la voyait
regarder fiévreusement aux vitrines
les colifichets, les rubans, tous ces pe-
tits riens qui plaisent tant aux fém-
ur
'S.
Et. depuis deux à trois mois, je ne
l'avais point revue. — Etait-elle ma-
lade ? disparue, envolée ?
Je ne savais — je l'avais oubliée.
Or, un bon jour, a l'hôpital, — avec
cette tête insouciante que vous fait
fatalement cette revue journalière de
malades, sans autre intérêt que celui
2
LE LIT NO 38
de vos études, — je suivais le chef de
clinique qui expliquait, commentait
les différents cas qui défilaient sous
nos yeux.
Tout à coup, nous étions au No.
38, j'entends à côté de moi une petite
toux creuse, étouffée, de femme qui
s'en va de la poitrine — je regarde —
c'était elle.
Elle au No. 38, salle Sainte-Marie.
C'était encore la même; c'était le
même air mutin, la même petite moue
qui m'avait si fortement intrigué au-
trefois; toujours les mêmes grands
yeux noirs, un peu plus bistrés mais
encore railleurs: le nez un peu plus
pincé, les dents toujours blanches, na-
crées. rendues légèrement saillantes
par cette minceur de lèvres qu'en-
traîne la phtisie.
Le diagnostic était facile; et nou*.
les anciens qui nous y connaissions,
en se poussant du coude, indiquions
assez clairement qu'il y avait une
victime la.
Le médecin fit l'interrogatoire.
Oh î cet interrogatoire, comme il
est autrement incriminant que celui
du juge d instruction et comme nous
aurions voulu, par pitié pour elle,
lui souffler les réponses à faire, l'em-
pêcher de se trop compromettre, com-
me l’accusé que l’on voit tisser bête-
LE LIT o 8
3
ment de lui-même le réseau
ves qui le fera condamner
rheure.
de preu-
tout-à-
Mais non, elle répondait toujours,
innocemment. Ce ne fut pas long; à
chaque question, la réponse arrivait
terrible, comme si cette pauvre jeune
femme s'eût voulu porter elle-même
son arrêt de mort.
Tous les symptômes y étaient; et
elle ne paraissait pas ^e douter, daim
sa naïveté, qu'elle put être malade au
point d'être exposée à mourir a l’ hô-
pital.
Mais quand s'informant du coté de
l'hérédité, le docteur lui demanda :
— Votre père est-il mort de con-
somption? votre mère?...
Elle eut une expression de figure
>i étrange qu'on crut qu’elle avait
tout deviné; mais non, il reste tou-
jours l'espérance, et on le vit bien
quand on l'entendit répondre, avec
deux larmes dans les yeux:
— Non pas, non pas, il n'y a point
de consomption dans ma famille. . . .
Ah ! si, peut-être .... mon père ....
mais pourtant, ce n'est point de con-
somption ... il était soldat, et il est
mort après la guerre de 1870 : il avait
contracté ça, là, dans les camps, à tra-
vers la boue et les pluies. . . . C'était
un homme fort, très fort.
4
LE LIT N» 38
Si vous aviez entendu ces paroles
brèves, saccadées, cet accent français.
Vous comprenez, c’était encore plus
navrant, cette femme seule, à mille
lieues de sa patrie et de sa famille,
dans un lit d'hôpital numéroté, ayant
a ses côtés les cris de la souffrance,
et a sa tête, sa carte d’entrée posée
comme une épitaphe hâtive avec son
nom dessus et celui de sa maladie.
Elle s’appelait Mme de Madières;
aussi il fallait ne lui avoir parlé
qu’une fois pour savoir quelle était
réellement noble, de caractère au
moins.
L’intérêt que chacun de nous lui
portait nous ht bientôt apprendre son
histoire.
Elle était bien simple, cette histoi-
re.
Le coeur chez elle avait tué la rai-
son, et elle s’était envolée au delà de
1‘ Atlantique avec un de ces hommes
qui endeuillent toujours les foyers où
ils vont s’asseoir.
A Montréal, il courut les bals, les
guinguettes, jetant les éeus par les
fenêtres, passant pour se ruiner à
New-York quand il se ruinait ici, de
sorte qu’au bout d’une année ils
étaient tous deux sans le sou.
Un homme vivote toujours, mais
pour une femme c’est autre chose.
LE LIT NO 38
r*
O
Déjà,
s'ajouter
d’ailleurs, la maladie venait
à son chagrin et à ses re-
mords, et il ne lui resta bientôt plus
qu'une suprême alternative : l'hôpi-
tal.
Elle alla donc à l'hôpital et c'est là,
({U après l'avoir connue heureuse, fê-
tée, le sourire aux lèvres, je la vis
demander en vain à l’art et à la cha-
rité le retour de ses heures de bon-
heur et de gaieté d'autrefois.
Tout échoua.
Dans un travail rie termite ron-
geant l'idole, la phtisie incessante
s'acharna, à ronger cette poitrine de
Française, notre sœur d'il y a un siè-
cle.
Eut-elle, dans ses longues nuits
d'insomnie et de fièvre, conscience un
instant de la gravité de son état? Je
ne le crois pas. . . Non, pas même en
ce jour d’ennui et de noire tristesse
où elle m’avait longuement raconté
son enfance, sa jeunesse, ses amours
fous, toute sa vie, toutes les choses
de sa famille el de son coin de pays
si loin.
Elle voulait encore me retenir au-
près d’elle, à côté de son lit. pour
nie dire comme elles étaient jolies les
collines et les prairies de là-bas, com-
me les genets sentaient bon... Ah!
on n’en avait pas ici de vignes et de
2
»
G
LE LIT NO 38
lilas comme les siens. . . . Puis cette
petite avenue discrète qu'elle me dé-
peignit ; au pied, les sables dorés de
la grève, en face, la métairie de son
père, aux alentours, des alignements
de platanes, les enseignes des caba-
rets, les nombreux clochers qu’elle
voyait de loin, puis encore la grande
route communale conduisant a Nan-
tes . . .
Tout ça décrit avec l'éclair triste
remonté dans le regard de tous les
tendres et naïfs souvenirs qu’elle évo-
quait, décrit avec une vérité si in-
tense. . . oli ! si intense et si vivante
que je le reconnaîtrais tout de suite,
son hameau d'Aigrefeuilles, s'il m'é-
tait donné de l'entrevoir. . . Puis son
frère Jacques, soldat, sa petite sœur
Cécile — si belle celle-là — qui riait tou-
jours, qui aimait tant les marrons
cuits sous la cendre. . .
Comme elle avait hâte de les em-
brasser. . . car elle s'en retournerait
si seulement cette mauvaise fièvre
pouvait finir à la fin. .. . Et en me di-
sant ça, elle me regardait toujours
avec un air de me demander ce que
j'en pensais.
Ce que j'en pensais. . . Je ne le lui
dis jamais.
Au contraire, je l’aidais de mon
mieux à dorer ses rêves et ses illu-
LE LIT NO 38
i
sions, lui faisant espérer la santé pro-
chaine... si peu de fièvre, presque
plus, quand mon thermomètre indi-
quait. toujours 102o, 103°... et elle,
la pauvre, toujours prête à me croire,
à inc dire qu’elle se sentait mieux,
plus forte.
L'expectoration et la cachexie aug-
mentaient ainsi que la maigreur; ça
ne pouvait pas durer longtemps.
Or un matin d'un lundi de mars, en
jetant les yeux dans ce coin de salle,
au Xo. 38, où je la voyais ordinaire-
ment se soulever du coude pour tous-
ser plus à l'aise, j'eus froid au cœur
... le lit était vide.
On avait déjà changé les oreillers,
o
le couvre-lit, enlevé les potions, les
débris d’écorces d’orange toujours dé-
posés sur son étroit guéridon. . . Plus
rien ne restait d'elle, ni ne la rappe-
lait, jusqu’à sa carte d'admission ar-
rachée aussi de la muraille blanche.
L'interne de service me dit qu’elle
était morte la veille, à onze heures,
sans effort, comme un oiseau qui ca-
che sa tête sous son aile. Quelqu'un
était venu l'enlever, il ignorait qui,
peut-être son mari ? — un étranger ?
peut-être pour l’amphithéâtre de dis-
section ? — il ne le savait pas.
Et pourtant c’était vrai qu’on était
venu l’enlever: les funérailles avaient
8
LE LIT N° 38
été bien tristes ; quatre planches, huit
clous, le premier fiacre qui passa ser-
vit de corbillard et ce fut tout.
...Deux jours après je rencontrai
un étudiant de quatrième.
— Tiens, me dit-il, tu sais Mme de
Madières, la jolie petite blonde du No
38, une Française, elle est à la salle
de dissection. . . J’ai fait 1 opération
de la cataracte sur elle — j'ai bien ré-
ussi — j'ai suivi le procédé de Græfie.
... Voici le cristallin...
Je ne pus que répondre: — Pauvre
femme! et je fus dix jours sans re-
tourner à l’ Amphithéâtre.
. . . Il y a déjà longtemps de ça.
mais comme j’y pense souvent encore
à ce Jacques, soldat, à cette petite
Cécile, grande maintenant sans doute,
qu’elle désirait tant revoir et avec qui
il me ferait si plaisir de pleurer en
leur racontant cette triste page qu ils
n'ont probablement jamais connue
dans leur lointain pays de France.
ILS ETAIENT CINQ
djb'r.s étaient cinq, cinq bons carabins
'À: à l'allure goguenarde et décidée,
entrés un soir dans un café du fau-
bourg Saint- Jean.
Ils y étaient entrés pareequ'ils
avaient soif, qu'il y avait de jolies
annonces de lager mousseux collées
aux fenêtres, que tout semblait calme
au dedans, que la cabaretière parais-
sait s'ennuyer, accoudée il son comp-
toir il regarder deux clients qui
jouaient tranquillement aux domi-
nos sans rien dire.
Mais en entrant tout ce calme s é-
vanouit; et ce fut aussitôt un fris-
sonnement, un bruissement d ailes.
Les mouches, endormies elles aussi au
cliquetis des dominos, s étaient sou-
dainement réveillées. . . et comme il
y en avait des mouches. Il en jail-
lissait de partout, des plafonds, des
coins de solives, de derrière les ar-
10
ILS ÉTAIENT CINQ
moires et les rideaux verts, de dessous
le comptoir et les tables. . . Comme il
y en avait.
... Ils étaient cinq, entrés dans ce
café parce qu’ils avaient soif. . . ils
demandèrent cinq lager.
La cabaretière disposa les bocks en
ligne sur le comptoir, sous la lumière
des becs de gaz.
Mais Jacques Normand, remarquant
les nombreux pointillés que les mou-
ches avaient faits sur le verre:
— Holà ! l’hôtesse, débitante de
méthyl à 50°, pourquoi ne désinfec-
tez-vous pas ces cônes évidés de si-
licate de plomb que vous nous offrez
d’introduire entre nos muqueuses la-
biales? Tenez, ne voyez-vous pas les
déchets excrémentitiels que les mou-
ches — muscæ. en latin — y ont par-
tout déposés de leurs minuscules
sphincters anaux?
— En effet, continua Rodolphe Be-
noit, plongez-moi ça dans quelques
cents drachmes d’“ aqua pura ” — HO
ancienne formule, H20 formule mo-
derne adoptée d’après la nomenclature
atomique, et faites disparaître aussi
ces foyers de microbes laissés par le
tissu épithélial de vos extrémités di-
gitales.
C J
L’hôtesse, sans bouger, se deman-
dant- si elle n’avait pas affaire à un
ILS ÉTAIENT CINQ
11
détachement en fuite de pensionnai-
res de Beauport, ouvrit des grands
yeux mystifiés.
— Pourquoi, reprit-il, cette dilata-
tion de pupille, cette contraction
.spasmodique de muscles palpébraux
qui donne à vos globes oculaires une
apparence de strabisme externe?. . . 11
faut avoir souffert, étant jeune,
d'une méningo-encéphalite-intersticiel-
le-chronique-diffuse compliquée d'at-
taques épileptiformes à caractère clo-
nique, pour ne pas comprendre. . . .
sacrédié! je vous dis de laver vos ver-
res.
— Ah! soupira longuement la fem-
me de comptoir, en allant en hâte rin-
cer ses bocks sous le filet d’eau d'un
robinet et en les rapportant bientôt
nets et luisants: — Et puis c’est du
lager que vous désirez?...
— Ita .... oui,. . . . traduisirent les
cinq carabins, â l'allure goguenarde
et décidée, entrés dans ce sale caba-
ret parce qu'ils avaient soif.
Elle se mit en frais de remplir les
verres.
— Suffit. . . Pieu qu'un hémistiche
...rien qu'un hémistiche, vous dis-je,
et Gaston Smith s’empara de son ver-
re à moitié plein.
— Vous allez trouver ça drôle, se
décida â la fin la patronne, les rasades
12
ILS ÉTAIENT CINQ
vidées, mais je ne vous comprends
pas... Il y a des fois il me semble
que vous parlez français, puis en-
suite, on dirait De quelle nation
êtes-vous donc?...
Nous? répliqua Henri Béique,
mais nous sommes des produits indi-
gènes authentiques, tel qu’attesté
aux régistres de Tétât civil... Toute
J a quintette ici présente a fait éclo-
sion à divers points de l'immense for-
mation paléozoique s’étendant de-
puis les chaînes granitiques des Lau-
rentides jusqu’à la ligne quarante-
cinquième.
— -Et qu’êtes-vous venus faire de si
loin?
— Faire des études pathologiques,
histologiques, hydrothérapiques, so-
matologiques, suivant le système de
la thérapeutique allopathe.
Les joueurs de domino avaient in-
terrompu leur partie.
— • Mais, est-ce que vous ne pourriez
pas, madame, demanda Arthur Pagé.
nous offrir quelques-uns de ces pe-
tits cylindres confectionnés avec les
feuilles de la plante — famille des sola-
nées vireuses — dont l’alcaloïde, la ni-
cotine, produit un effet si agréable
malgré son action narcotico-acre ? . . .
Veuillez-donc, madame l’amphitryon.
ILS ÉTAIENT CINQ
13
— Vous n êtes que des polissons,
s exclama-t-elle, dans un bond de co-
lère.
La patronne, le regard en feu. était
subitement devenue une mégère:
— L’amphitryon, moi?... Peut-on
insulter une femme de la sorte!...
l'amphitryon . . .
— Mais, madame, réclama Gaston.
— Oui. vous n’ètes que cinq polis-
sons. . .
Pourtant non, ils n'étaient que
cinq carabins, a l'allure décidée et
goguenarde, entrés par hasard dans
ce cabaret inconnu parcequ'ils avaient
soif. . .
Ils se tournèrent vers les deux
joueurs, muets et immobiles mainte-
nant, et en les regardant d'une ma-
nière indifférente, Arthur Page re-
prit :
— Franchement, ça dénote un ramol-
lissement cérébral absolu cette ma-
nie d'ajuster Fun contre l'autre, pen-
dant des heures, ces insignifiants pa-
rai! épi pèdes pigmentés à la face d é-
normes comédons... Puis s'adressant
tout à coup directement aux joueurs:
— Dites-donc. vrai, vous autres,
est-ce que ça ne dénote point du dé-
mollissement cérébral. . . ?
— Vous demandez?. . . interrogea
14
ILS ÉTAIENT CINQ
F un d'eux, avec un mouvement ahuri
de mains et d’épaules levées.
— Vous aimez ça sans doute, le
domino, continua-t-il aimablement,
dans une transition brusque d'hu-
meur,... c'est si charmant...
— Ah ! c'est ce que vous disiez . . .
Bien oui, de temps en temps, Je soir,
on en joue une pour s'amuser, pour
passer le temps . . . Des fois, quand
Eustache et Byppolite viennent, nous
jouons à quatre, c'est beaucoup plus
gai . . .
— Et puis, vraiment, vous ne ressen-
tez pas de céphalalgie, de vertiges,
d’attaques d’aphasie, de fourmille-
ments, de somnolences, de périodes de
dépression intellectuelle ou de diva-
gation . . . aucun de ces symptômes de
ramollissement très prochain?...
— Comment?... allait-il demander
de nouveau... Mais l'autre joueur,
son ami, l'interrompant, l'air furieux:
Ne leur réponds donc pas ; tu vois
bien qu’ils ne savent pas ce qu’ils di-
sent.
Mais les carabins étaient cinq, eux.
cinq bons zigues à l’allure goguenarde
et décidée, entrés dans ce café parce
qu'ils avaient soif ; de sorte qu’ils
n'eurent point peur. Ils continuèrent:
— La pathologie interne nous ap-
prend que le ramollissement s'accom-
ILS ÉTAIENT CINQ
15
pagne ordinairement d'athérome arté-
riel, de dégénérescence graisseuse et
que . .
— \ oulez-vous bien vous taire?. . .
et en meme temps le joueur, enragé,
campé en pose de boxeur, avait bran-
di son bras tendu en provocation vers
les étudiants.
— Iiourrah ! ! . . . hourrah ! î ! . . .
s'exclama tout à coup Jacques Nor-
mand, en sautant comme un fou . . .
Une présentation du bras... c'est une
présentation du bras, une vraie, vous
dis-je. mes amis... Attendez un peu,
s'il vous plaît, vous, îe joueur de do-
mino, je vais consulter mes confrè-
res.
Alors, se tournant vers eux. sérieu-
sement :
— Comme vous le voyez, c'est une
présentation du bras bien facile à
diagnostiquer... Dans ces cas, Pajot.
Lusk, Thomas, tous les professeurs
conseillent la version podalique immé-
diate: ainsi je' ne vois pas pourquoi....
— Oui,. . . oui, la version. . . la ver-
sion,... hurlèrent en complet accord
les cinq carabins è l’allure goguenar-
de et décidée.
... Et c ? est qu’ils la pratiquèrent, les
malheureux, leur première version
podalique. . . En un clin d’œil, ils em-
poignèrent mon gaillard par les jam-
ILS ÉTAIENT CINQ
bes — son ami, qui prévoyait une ba-
garre, avait enfilé la porte — ils le rou-
lèrent par terre, malgré ses beu-
glements féroces et ceux non moins
féroces de la patronne jaune de der-
rière son comptoir, le ligotèrent et le
suspendirent les pieds en haut, en
manière de saint Pierre, au fer solide
de la conduite de gaz.
Ensuite, ils expliquèrent scientifi-
quement à l’hôtesse, comme sur un
sujet d'hôpital, la manière de pra-
tiquer la respiration artificielle,- -sys-
tème Sylvester, système Margendie —
les tractions rythmées de la langue,
les insufflations d’air, les frictions sè-
ches. . puis après ces conseils, mi-
litairement: “ by the right " — ils ap-
partenaient au neuvième bataillon —
ils s’en allèrent..
...Ils étaient cinq, cinq bons ca-
rabins à l'allure goguenarde et dé-
O O
cidée.
Les Sauvages
oksque ma petite Pomponne, le
AA soir de sa première leçon, par-
courut les baroques illustrations de la
géographie des Frères, ce furent “ les
sauvages " avec leurs grandes plumes
plantées en faisceaux sur la tète, leurs
tomahaks menaçants, qui ramusèren
le plus.
Et tout en les examinant avec in-
térêt sur toutes les faces, elle com-
mença auprès de sa mère une série de
questions minutieuses et serrées de
force à confondre la sophistique la
plus jésuitique:
— C’est des sauvages ça ?
— Oui.
— Les sauvages qui battent les mè-
res ?...
— Oui.
— Et qui apportent les petits en-
fants ?
— Justement.
c+-
18
LES SAUVAGES
— Où est- ce qu'ils les prennent donc,
ces petits enfants?
— Dans les bois. . . Jes montagnes. . .
bien loin.
— Qui est-ce qui les met là ?
— Là?. . . D'autres sauvages. . . plus
vieux. . . je pense. . .
— Et où les prennent-ils, eux, ces
vieux sauvages?...
— Ah! bien. . . ils les font. . . je sup-
pose bien... Tiens tu m'ennuies avec
tes questions.
— Avec quoi les font-ils?
— Avec du miel, du sucre et des
écorces d'orange.
— Vrai?... (Test pour ça que petit
Claude aime tant encore à se barbouil-
ler de sucre,, hein?. . . C'est drôle. . . .
Puis ils les apportent Comment
les apportent-ils?. . .
— Dans de grands paniers.
— En as-tu déjà vu, toi, des sauva-
ges ?
— Oui... F>on, je ne te réponds
plus.
— C'est pour se battre contre eux
qu'on vient chercher “ son père '. la
nuit ?...
— Oui, justement.
Et déjà de mon bureau j’entendais
la voix de Pomponne qui m’interpel-
lait:
— Est-ce vrai, son père?
LES SAUVAGES
19
— Mais oui, sans doute.
— Et ils ne te font jamais bobo, à
toi ?
— Oli! non, va... Je te les tape,
moi, les sauvages... bing. . . bang. . .
sur les veux, sur la tête. . . Ils filent,
je t’assure... quand ils me voient.
Pomponne était maintenant venue
me rejoindre avec des grands yeux
éblouis, sa géographie à la main.
— Ils ont des belles plumes comme
ça sur la tête?
— Oui, absolument comme ça
mais rien que les vieux sauvages mau-
vais, par exemple... L'autre nuit, il
y en avait un qui ne voulait point
s'en aller, alors je te l'attrape par ses
plumes et crac je les lui arrache tou-
tes. . . si tu penses qu’il ne criait pas.
— Oli! pourquoi que tu ne me les
as pas apportées?
— Je n’y ai point pensé. . . car. sans
ça . . .
— Qu’est-ce que tu en as fait?. . .
— Je les ai jetées dans le chemin. . .
près de la maison... là-bas.
— Dis-donc, son père, tu le.^ appor-
teras une autre fois, hein, veux-tu?
— Oui, sois certaine.
— C’est bon, me lança Pomponne en-
thousiasmée, et elle retourna toute
fi ère reprendre ses ét udes.
20
LES SAUTAGES
«K ^
Parmi nos robustes et hospitalières
populations campagnardes, *’ les sau-
vages ’’ viennent souvent faire des ex-
cursions, quelquefois nuitamment,
quelquefois hardiment au grand so-
leil.
Je crois meme qu’il en existe tout
un campement, parfaitement au cou-
rant des êtres, embusqué en perma-
nence quelque part, dans une certaine
anfractuosité caverneuse de ma mon-
tagne, car l’autre dimanche, ces ef-
frontés-là ont poussé l’audace jusqu’à
descendre au village, en pleine foule
attroupée pour la messe, et se sont
introduits sans façon chez mon voisin
Lanctôt.
Je fus vite averti de l'événement.
. . . Oh! mes amis, quels fameux lâ-
ches que ces sauvages! et comme ils
savent bien toujours ne s'attaquer
qu’à de pauvres femmes inoffensives
.... car ça ne me prit pas un quart
d’heure, ma foi, pour les faire déguer-
pir. tout penauds, à travers les champs
d’avoine et les vergers.
A mon retour, Pomponne, qui me
guettait, me demanda d’un air cu-
rieux : — Ils ne t’ont pas fait bobo,
n’est-ce pas, son père?
— Non, va, repris-je; ils se sont en-
fuis tout de suite.
21
LES S A U Y AL ES
-K*
Mais voilà qu'au bout de quelques
instants je vois accourir sous ma fenê-
tre, une, deux, trois, quatre, cinq pe-
tites biles, avec Pomponne au milieu,
en train de donner des explications
terribles à en juger par leurs regards
épouvantés et leurs mines anxieuses.
Et en tourbillon elles se précipitè-
rent vers moi. Elles venaient me faire
voir les plumes que les sauvages
avaient perdues dans la bagarre chez
Lanctôt et quelles avaient trouvées
dans le jardin... Des véritables plu-
mes en effet. . . Qui est-ce qui se se-
rait jamais imaginé ça?... Et la le-
çon de géographie de l’autre jour me
revint aussitôt à l'esprit.
Les chères petites s’attendrissaient
presque sur la douleur qu’ils avaient
dû éprouver, ces pauvres sauvages —
pensez-donc — à se sentir tirer ça de
la tête, et elles mesuraient du doigt
la longueur du tuyau des plumes.
Elles étaient d'abord allées les mon-
trer, en grande hâte, aux bonnes
sœurs, leurs maîtresses de couvent. . .
Oh! ce qu'elles avaient ri, ri, paraît-
il, celles-là... surtout la petite sœur
Pétronille.
De même, au retour, ie long de la
rue, de porte en porte, chacun s'em-
3
LES SAUVAGES
pressait de les attaquer en souriant
singulièrement ... Il n'y avait pour-
tant rien de si drôle, voyons. . .
Jusqu'à l'abbé Grégoire qui J es
avait observées par-dessus la clôture
du cimetière et qui était venu genti-
ment s’informer, n'est-ce pas?
Mais lui n'avait point ri; il s'était
contenté de bigler aussitôt pudique-
ment à droite et à gauche, presque
fâché. . .
* * -K-
Sapristi d'un nom! jamais je croirai
qu'il ne s'était pas aperçu que c’é-
taient des plumes de dinde!
Mais oui, les plumes de la dinde
que les domestiques de Lanctôt ve-
naient de sacrifier aux préparatifs du
dîner de baptême. . .
. . . C’est vrai qu'il n'avait pas été
invité, aussi, le pauvre homme.
CK>0<X><XX><>0<>0<><H>0
0^>0<><>0<><K>0-C><>0<><><><><K><><><K>-0
Le Docteur Santa Claus
'était une veille de jour de Fan
et il neigeait.
Il tombait une de ces neiges à gros
flocons, calme, reposée, douce, tran-
quille, descendant comme un pardon
des infinis d’opale pour effacer chaque
souillure, chaque tache sombre de la
nature, en cette fiin d'année qui s'en
allait. Je n'avais vu cette neige que
dans les tableaux jusque-là. Et com-
me on pare les morts pour les porter
au tombeau, l'année mourante se pu-
rifiait dans ce virginal linceul.
. . . Une neige à gros flocons de cris-
tal. . . exprès pour le père Nicliolas
Allait-il s 7 en donner?
* * *
— -Mais on frappe à ma porte....
qui donc, si discrètement ? Vraiment
peut-il y avoir encore des pleurs dans
quelque foyer ?... cle la souffrance
quelque part, en ce joyeux soir?. . .
Une pauvre femme entra, une vieille
grand’mère de soixante-quinze ans,
également couronnée de neige et de
cheveux blancs, qui tout de suite s’af-
faissa sur une chaise, la gorge oppres-
sée et haletante. Elle retenait encore
dans ses cils des larmes congelées en
route.
Elle était descendue à pied, à tra-
vers champs, par un chemin de rac-
courci sous les pommiers et les grands
érables morts. Il n’y avait que pour
ses enfants (pie l’on pouvait â son âge
se décider à ma relier si loin.
Et maintenant, gênée, elle n'osait
plus m’annoncer le but de son voyage.
Car elle savait bien que j’avais long-
temps soigné son mari, sa fille, sans
jamais rien recevoir en retour, et voi-
là qu'elle revenait encore ; pour son
petit-fils, cette fois. Mais pour cal-
mer un petit-fils souffrant, à quelle re-
buffade ne s'exposerait-on pas?
Ah! oui, parle donc, vieille grand’-
mère, toi qui hésites, qui prends des
détours pour me préparer à ce que tu
vas me demander, parle donc; je le
sais bien que tu es pauvre, que tu es
bonne et honnête, que surtout tu ai-
mes bien tes petits-fils. . . Il n’y a
d’ailleurs rien à ton adresse, dans mes
LE 1)1' SANTA CL ATS
comptes. Lt c est moi qui ai honte de
voir une misérable grand'mère, si dé-
vouée. si douce et si vieille,, si pleine
do cœur, ni aborder avec défiance com-
me quelqu'un qui n’en aurait point de
cœur, lui.
— C'est ton petit-fils qui est mala-
de?...
— -Oui, bien malade tout ü coup, A
propos de rien. ... Il était cependant
allé a l'école, comme à l'ordinaire,
mais au retour. . . une fièvre, des rêves
en sursaut, des appels déchirants....
Peut-être avait-il pris froid a travers
s cs vieux Imbits trop courts.... Ils
étaient si pauvres, eux.
Alors, malgré la neige et la nuit,
elle était venue me trouver, me de-
mander si je ne pourrais pas le lui
guérir, ce cher enfant.... Quelques
poudres, seulement. . . car il ne devait
pas être nécessaire de le voir.
Oh ! elle soupçonnait bien encore
une raison à sa fièvre subite: A la
Nord, le père Nicfiolas avait apporté
un arbre chargé de cadeaux à ses pe-
tits compagnons de classe anglais.
Ceux-ci lui avaient raconté ça: ils
avaient apporté leurs jouets à l’école,
et depuis, il en avait rêvé à chaque
nuit, le pauvre enfant. Pourquoi
qu’il ne vient jamais ici, le vieux Ni-
cholas? me demandait-il toujours tris-
2(>
IÆ T >r SANTA CLA CS
ternent ; quand bien même nous seriun
pauvres.. . . tu n'es pas méchante, toi.
grand-mère, et moi non plus... Dis.
est-ce que je suis méchant ? ”
Et tous ses désirs et ses imagina-
tions d’enfant, ses rêves éveillés, lui
étaient revenus, ce soir, dans ses cau-
chemars de fièvre.
Au rebord du bois, tout près, elle
était allée, pour voir, couper un sapi-
neau vert dans les rameaux duquel
elle avait déposé des pommes et des
glands murs. . . Mais des pommes et
des glands, il connaissait trop ça.
n’est-ce pas, et sa fièvre avait conti-
nué.
— Si vous vouliez m’en donner quel-
ques poudres blanches?... Ce n'est pa*
nécessaire de le voir, je crois,... ce
n'est pas nécessaire, je suppose, me
répétait- elle toujours sur un ton de
douce et touchante angoisse.
Oh ! vieille grand’mère, “ ce n'est
pas nécessaire ”, dis-tu?... comme tu
désirerais que j'y allasse cependant:
mais ça te coûte trop de me le de-
mander, dans la crainte d’un refus,
parce que tu n'as rien, rien à m’ofTrir
pour me payer ma course et qu’il faut
être grand’mère comme toi pour se
mettre en chemin dans cette neige-là,
par seul dévouement.
-Puisque vous êtes assez bon. re-
F. K TVr SANTA CLATS
27
mettez- in en, 6 il vous plait, quelques
unes. . . (les semblables fi celles que
vous avez données, l'autre jour, au
petit Louison. !e gas du voisin. . . El-
les n'étaient pas mauvaises à avaler
celles-là. . . Car si elle allait être obli-
gée de prendre son petit-fils de force,
de le gronder, de lui tenir les mains...
Jamais elle ne pourrait s'y résoudre,
non, bon Dieu !... jamais. . .
Je te comprends bien, va, vieille
grand'mêre; si tu savais comme je
te comprends bien; et rien qu'a un
inoubliable souvenir triste qui se ré-
veille toujours tout de suite dans mon
esprit quand ee sujet revient, je re-
prends :
— Et si j'allais le voir, ton petit-
fils?... lui faire prendre moi-même
ses poudres en même temps?...
-> * *
Je n’avais pas de réponse à atten-
dre. . . son regard de bonheur suffi-
sait seul. Je donnai ordre d’atteler.
Mais en attendant, je m’en vais, en
secret, détacher doucement, de l'ar-
bre de Noël de mes mioches déjà ins-
tallé dans un coin de salle pour le len-
demain, quelques jouets, une bonbon-
nière, et parmi les autres joujoux
de l’an dernier — musiquettes, polichi-
nelles. chevaux mécaniques, arches de
28
DE Dr
o < a r
O
TA CLAUS
Noé — maintenant entassés avec dé-
dain dans une malle, je choisis les
meilleurs, les moins délabrés, dont je
fais tout un paquet.
Il n'en avait jamais vu, de père
Nicliolas, le pauvre petit-fils, eh! bien
il en verrait un, cette année. Et
voilà que je me mets en route, avec
la vieille grancl’mère à mon côté.
... Il neigeait toujours. . .
Ce fut vite atteint, 1 a maisonnette
tranquille qui, adossée à lin pan de
roc sous les arbres, abritait les cau-
chemars de l’enfant paris de fièvre.
Alors, je tire de ma trousse quel-
ques mèches blanches de ouate bora-
tée que je roule dans mes mousta-
ches ; je prends sous les robes de
buffle de la berline mon paquet de
jouets divers, et dissimulé dans mon
immense pardessus de chat sauvage,
le collet relevé au-dessus de la tête,
tout constellé de flocons de neige,
c’est bien un irréprochable et parfait
Santa Clans que la bonne vieille
mère, ravie et souriante de chaque
ride, conduit à présent devant elle
vers son gîte de misère.
En me voyant, il se dressa sur son
lit, le pauvre enfant, avec une expres-
sion soudaine de figure si étrange, oh !
si étrange et si subitement heureuse.
. .Etait-ce réellement le vieux Nicho-
LE TU* SANTA O LA VS
20
las qui venait le visiter. . . celui-là
même qu'il avait tant souhaité, qu'il
avait si ardemment désiré? Ils n'é-
taient donc pas trop pauvres alors?
. . . Non, cela ne pouvait pas être
vrai: ces cadeaux, ces jouets pein-
turlurés ne devaient être qu'imagi-
naires et il tenait son regard déliant
et chercheur sur la vieille grand’mère
comme pour qu'elle se dépêchât de
tout lui dire, elle.
Car peut-être qu’il rêvait encore
simplement, que rien m'existait en
réalité, ni du père Nicholas, ni des
jouets et que mon Dieu! tout <;a dis-
paraîtrait dans un brutal réveil qui
ferait tout à coup évanouir ses vi-
sions bénies.
Oui, pourquoi ne lui disait elle donc
pas à son pauvre petit, la vieille mère
qu'il paraissait interroger, elle qui de-
vait le savoir? Et son regard de dou-
te se reportait sans cesse sur elle,
avec sa même physionomie supplian-
te qui faisait mal à voir.
A hors, avec une grosse voix douce
et sur le timbre attendrissant que les
enfants doivent attribuer a Santa
Clans, je me mis à lui parler en ca-
resses. . à le questionner tendremeiit.
. . . Ciel ! c’était lui . . . c’était bien
lui. Le pauvre petit malade ne doutait
plus. Je le vis bien à l’éclair de ra-
30
LE D r .SANTA CIA LS
vissement tout de suite monté à se-
prunelles brillantes de fièvre.
Mais ce Santa Clans l'examina lon-
guement, prit d'abord sa température,
lui lit avaler sans sourciller toutes
sortes de poudres et de potions mau-
vaises ; ensuite, il disposa ses ca-
deaux dans les branches du sapineau
vert, tout à l’heure si triste avec seu-
/
iement ses pommes et ses glands, puis
il s'en retourna.
* -* #
. . . Le lendemain, la vilaine poussée
de fièvre avait tout à fait disparu et
le petit-fils traînait, en chantant à
tue-tète, ses chevaux a roulettes dans
le logis joyeux, devant la grand ‘mère
qui souriait. . . qui souriait.
! ïççz ; : t: îSSi .t Jüîï s a i$$i tt rSûiü }$$&
Mes Blsséqimés
uoubre, avec des rafales chaudes
comme des soupirs de damnés,
la nuit cache sous son éteignoir im-
mensément sinistre mon village et sa
montagne.
C'est en novembre.
On se meut péniblement; et c'est en
haletant que, de fondrières en fon-
drières. on tiraille ses talons emboi-
tés a chaque pas dans un tire-botte
invisible.
En liant, au-dessus des tètes, de
grands nuages, comme des morceaux
d'étamine mal déchirée, flottent à l'a-
venture. Au delà, la lune répercute
des rayons rougeâtres, verdâtres, à
reflets glauques de vieux bronze ron-
gé de patine.
Et en bas: le clapotement de la
vague sur le galet lavé et délavé :
les grands ormes qui redressent leurs
tètes sous la bourrasque, en sifflant:
32
MES DISSÉQUÉS
Ja croix du vieux ciociier dont les
tringles grincent sur leurs arcatures;
la b u ce moite qui s'échappe de la ri-
vière ; les grandes pierres tombales
qui oscillent lourdement sur leurs so-
cles; tout ce qui est horrible joint à
tout ce qui fait peur ; une nuit si-
nistre d’automne.
C'est en novembre.
En marchant, on craint de frôler
des spectres et l'on s'imagine à tout
instant sentir dans son cou le souffle
froid de leurs haleines: en se retour-
nant on les verrait, mais ou n'ose.
C'est en novembre et la nuit les
morts se promènent en agitant leurs
linceuls. C’est leur mois. Les cime-
tières, étalant .leurs pierres blanches
comme le linge au lavoir, cachent
derrière chacune d'elles un squelette
qui fait cliqueter ses vertèbres. On
ne veut nas le croire, mais le frisson
vous empoigne aux dents et a la
peau rien que d’y songer.
N'est-ce pas ? Je connais ce que
o est que le cadavre. J’en ai vu sous
tous les aspects: ceux que l’on hisse
à l'amphithéatre de dissection au
moyen de poulies rauques et de ca-
bestans criards, ceux que l’on sort en-
sanglantés des voitures d'ambulance.
J en ai vu dans leur tombe, dans leur
lit, dans leur fosse: à la morgue, sous
MES DISSÉQUÉS
le scalpel clans les salles d’autopsie,
en cliarpie sur les rails, étendus ex-
sangues sur les grèves ; partout
gangrenés, putréfiés, sphaeelés, dé-
composés, épilés, gonflés de gaz com-
me des outres ou décharnés comme
des squelettes à articulations méca-
niques. Et je me pique d'être de ceux
qui ne croient pas aux revenants et
n’en ont point peur.
Sans cela l’on ne m'eût point vu
par ce soir tourmenté, à minuit, ga-
gner le plus naturellement du monde
la route planchéiée du vieux cime-
tière pour jouir à mon aise du spec-
tacle qu’offrait la nature à cette heu-
-là.
X
Est-ce par métier, est-ce par l'ef-
fet de la lecture, est-ce par tempéra-
ment? je l'ignore, mais les tableaux
macabres où les nuages se crèvent
< >
avec des flamboiements d’épée, où les
embruns furieux déferlent bruvam-
»
ment sur la rive comme se déchargent
des tombereaux de pierres, où le vent
qui tourbillonne sous le globe de la
cloche, à travers les eoionnettes et les
crénelures du clocher, prend des ac-
cents de trompettes, où les tuiles
s’arrachent violemment aux clous du
toit de la sacristie pour aller s'enfon-
cer comme des dards dans la glaise
fraîchement remuée d’une fosse: tous
‘> \
ij r
ME' S DISSÉQUÉS
ces tableaux-là m'ont toujours plus
particulièrement — comment dirais-
je? — intéresse.
Et j’allais donc machinalement, les
cheveux en broussailles sous le vent,
quand tout à coup, à ma gauche, der-
rière un immense monument graniti-
que. j'entendis des soupirs aigus com-
me des sifflements, et en même temps
je me vis subitement environné de
toute une troupe de squelettes dan-
sant une pyrrhiquo macabre.
Chacun conservait encore le mas-
que hideux que la mort lui avait
donné à son dernier spasme, et fran-
chement j'eus froid au cœur.
Cohorte infernale qui m'enserrait
dans son cercle* m'étouffait de son
haleine méphitique, et à laquelle je
ne pouvais pas me soustraire. J’é-
tendis la main pour m'appuyer quel-
que part, car mes jambes fléchissaient
et je me sentais défaillir; un sque-
lette m'offrit son omoplate sans bras.
Et soudain, j’aperçus à l’endroit du
cœur, planté comme un poignard, le
robinet de cuivre vert-de-grisé que
les carabins introduisent dans l’aorte
pour y injecter leur solution d'albu-
mine et préparer ainsi les artères à
la dissection.
Malédiction ! Tous étaient ainsi
brutalement transpercés; et je reeon-
MES DISSÉQUÉS
nus mes cadavres d’autrefois, déchi-
rés, mordillés, déchiquetés par mes
forceps, écharpés, tranchés, disséqués,
scarifiés par mon scalpel jusque dans
les nerfs et les muscles.
Us étaient encore tels que le cro-
quemort me les avait apportés à h am-
phithéâtre. Il y en avait trois sur-
tout dont je me souvenais plus nette-
ment.
Le premier était celui d'une fille,
impudique jusque dans les moelles,
qui avait passé sa jeunesse à vendre
ses baisers dans un lupanar de la rue
Sainte-Hélène, à Québec. Ce fut une
affaire tragique qui nous l'amena.
L r ne nuit, son amant pris de jalousie
— l'amour va donc jusque-là — lui
avait férocement ôté la vie en lui
transperçant les deux tempes d'une
balle, puis s’était ensuite tué lui-inê-
rae sur elle. — Musset eût parfaite-
ment reconnu en cela l’œuvre de
Rolla
La justice scrute toujours ces dra-
mes horribles. Les cadavres furent
d'abord transportés à la morgue pour
l’enquête, puis de là à l'amphithéâtre
de dissection. La fille perdue n’avait
suivi que la filière ordinaire tout en
évitant l'hôpital.
Je reconnus parfaitement son coi*-
sage débridé de mousseline légère
MES DISSÉQUÉS
spéciale à l'espèce; son masque con-
vulsé, portant encore en relief le
mince filet de sang qui suintait des
tempes, gardait son même rictus blas-
phématoire, et la poudre de riz, et le
fard et le carmin n'avaient pas été
] avés.
Le second était un grand diable,
mort à Beauport de l'anthrax hideux
qu’il avait eu, encavé entre les épau-
les: hideux par ce pus scabieux qui fil-
trait à travers une espèce de cagoule
fi plis de suaire; hideux par l'expres-
sion de figure affreuse, — véritable gri-
mace sardonique — que la douleur
avait plaquée sur cette face morte.
Ajoutez à ça la plus parfaite em-
preinte d'hébétement que 1 idiotisme
ait jamais affichée à la lèvre et à
Fœil d'aucun de ses enfants.
Quant au troisième, le crâne en-
tr'ouvert distillant sa cervelle, teint
de sang comme s'il fût sorti de l'é-
corcherie, il était tel qu'on l'avait ap-
porté sur le brancard. Matelot nor-
végien, tombé d'une vergue sur le re-
bord de Fécoutille où il s’était fra-
cassé la tête: il tenait encore à la
main un grelin dont il semblait vou-
loir me ligoter.
Et plus loin, dans les ombres et
clairs inattendus que répand la lune,
toute la bande découpe sur Farchi-
MES DISSÉQUÉS
37
lecture sépulcrale ses gestes épilepti-
ques, ses contorsions démoniaques ;
tantôt un râle, un soupir, tantôt un
sifflement, un cri; puis le silence.
Tous ces disséqués — démembrés
d’un bras ou d’une jambe, sans en-
trailles, sans cœur, décapités ou scal-
pés, les muscles en lambeaux, les nerfs
arrachés — étaient horribles â voir.
J’allais me rendre
Ding, ding, ding: c’était mon tim-
bre de nuit.
— Venez vite, docteur; c'est pour la
femme du père Chose. “ a se meurt!”
— Oui, oui, j'y vais
Diable de rêve! et je me frottai les
yeux . . .
4
Une Erreur de Diagnostic
ê4*r^c
ce ^ a a du bon sens ? bonté di-
vine ! de les voir encore en-
semble. ces deux-là, à chasser les
billets, à grimper dans les pommiers,
à se faufiler dans les bois noirs. . . si
leurs parents le savaient. . . Oui, je
vais faire cesser ça, moi, par exemple
. . .je le dirai à monsieur le curé. .
La vieille demoiselle Philomène se
parlait ainsi, à part elle, en les gui-
gnant entre ses rideaux de mousse-
line pendant qu'ils se jetaient en riant
des cœurs de pommes par-dessus la
haie toute proche.
“ Ces deux-là ” c’étaient Lucie, une
petite blonde aux yeux vifs et pleins
de candeur mutine — une excellente
fille au fond — et Louison, le fils du
voisin, un gars gentil et bien fait qui
avait enflammé le cœur de Lucie de
son regard d’étincelle. . . Mais son
père, à elle, s’opposait aux avances
40
ERREUR DE DIAGNOSTIC
de l'amoureux, lui refusait 1 entrée de
sa maison. . . Ils ont bien le temps,
grand Dieu !... des enfants encore . . .
Des enfants?... peut-être, mais qui
s’aimaient beaucoup et qui ^trichaient
souvent la consigne pour se le dire.
C’est cela qui avait scandalisé Phi-
lomène, elle dont la figure bilieuse,
faite à la truelle, avait toujours tenu
les aspirants à distance. Avec les an-
nées sa mauvaise bile, toujours ai-
grie de plus en plus, avait tourné au
vinaigre, puis à l’acide nitrique fu-
mant. . . Vraiment, elle en laissait
échapper les âcres émanations, quand
elle racontait les entrevues hâtives et
secrètes dont elle était parfois té-
moin, la manière avec laquelle Lucie
fixait son regard sur Louison: Il faut
voir cette effrontée. . .
C’est peut-être vrai qu’elle le re-
luquait souvent en dessous, quelle se
cachait derrière les massifs d’arbres
pour lui parler, tâchait de le rencon-
trer partout en cachette . . . mais pour-
quoi son père aussi . . . hein ?...
...Comme elle se l’était promis,
Philomène était en effet allée, le di-
manche suivant, trouver le curé â son
presbytère.
C’était l’abbé Grégoire, ce curé-là.
un bon homme au fond, pas bien fin,
qui ne jouissait jamais autant que
EK HE UH 1)E Di AO X O STI C
4 1
quand il lui était donné occasion de
se fourrer le nez — et il l'avait long —
dans les affaires intimes de ses parois-
siens.
A cause d'une douce manie, il avait
toujours rêvé ça de grandir son hum-
ble rôle de curé de campagne au rôle
plus large et plus solennel de l’apôtre.
Il se posait dans toutes les circonstan-
ces comme le pacificateur, le mysté-
rieux niveleur, l’arrangeur miracu-
leux de toutes choses: une espèce de
providentiel entremetteur aux mains
toujours tendues pour les bénédic-
tions.
Oh! comme il aurait aussi désiré
faire un miracle quelconque, un tout
petit miracle de rien du tout, et tra-
vailler ainsi de compagnie, bras des-
sus bras dessous, en bons copains,
• avec saint Benoit, saint Antoine et les
autres d'en Haut .... Il se vantait
même d'avoir de temps en temps de^
petits colloques secrets avec la sainte
Vierge.
Il s'était longuement essayé à com-
battre — à coups de neuvaines, de pro-
cessions. d’évangiles lus sur la tête
des malades — la sécheresse, le rifle des
enfants, les fléaux de la grêle, des che-
nilles et des sauterelles, mais san-
grand succès. . . A la fin, voyant que
ses paroissiens perdaient quelque peu
42
ERE EUE DE DIAGNOSTIC
confiance, il s’était résolu à leur con-
seiller de joindre à ses prières un peu
d’onguent, quelques galions de bouil-
lie bordelaise... Après tout, ca ne
pouvait pas faire de mal, disait-il. . .
Quant aux messes pour obtenir
providentiellement de la pluie, il ne
se décidait plus a en annoncer du
JL.
haut de la chaire qu’après avoir télé-
graphié à Y observatoire de Toronto.
Cela réussissait pas mal. Ce qui fai-
sait dire à ce renégat de Casimir,
son paroissien: Pour la pluie, notre
curé, y est pas mauvais, niais pour le
rifle, les chenilles, y Vaut pas une “pé-
ta que.’’
Oh î ces innocents travers, ces dou-
ces manies qui indiquaient chez lui
une fêlure bien visible, ces lubies
continuelles que ses indulgents pa-
roissiens se racontaient sans malice,
en se secouant les épaules, ils les lui
pardonnaient bien, à lui qui tendait
toujours ses mains pour les bénédic-
tions, ou les pardons, ou les quêtes,
avec le même inébranlable zèle.
Vrai, il était bien un peu fou. . .
C’est fi lui que s’était adressée ma-
demoiselle Philomène.
. . .Elle lui en avait conté lomr. Et
<
comme il paraissait tellement s'inté-
resser à ses histoires, l'encourageait
tant de ses airs penchés, de ses re-
ERREUR DE DIAGNOSTIC
4
* s
y
TJ
gards attendris, de ses bonnes pa-
roles de pitié complice, elle lui avait
donné une foule de détails, d'intermi-
nables explications coupées à propos
de réticences subites qui ajoutaient
encore, exagéraient, grossissaient l’af-
faire à la mesure d'un vrai scandale.
-Elle s'en aperçut, je suppose, aux
yeux et aux ah! stupéfiés de l'abbé
Grégoire, car tout de suite, comme
une caresse, comme un baume de pi-
tié pour la réputation malmenée de
sa voisine Lucie, elle ajoutait subi-
tement tendre, — pour donner aussi
sans doute une tournure de sympathie
et d'intérêt à la dénonciation qu'elle
venait de faire: Puis. . . vous savez,
elle n'est. . . pas bien. . . y paraît. . .
— Pas bien ?... avait demandé
m
l'abbé Grégoire avec effarement, l’es-
prit déjà transporté aux fonds inson-
dables des abîmes infinis de perdi-
tion.
Mais le twiton sonnait: ding
dong, ding. . . dong,* alors la vieille
Philomène avait saisi son paroissien
doré, son parasol et enfilé la porte.
-K- * *
. . . Pas bien ... ah ! il avait parfai-
tement deviné. . . Quelle honte! quelle
tristesse pour sa paroisse ce serait,
pensait-il en disant sa messe. Et pen-
44
2CKKEUK DE DIAGNOSTIC
dant qu’il détaillait les évangiles et
les épitres à voix distraite, il réflé-
chissait avec angoisse au moyen d’é-
touffer le mal, d’empêcher les mau-
vais propos, les réflexions qui germe-
raient inévitablement de ce scandale
qu'il imaginait tout prêt d’éclater.
Et ces angoisses le faisaient encore
plus souffrir, avivées par sa constante
manie de réformateur, de providentiel
entremetteur : si on allait ne point
l’écouter cette fois, le rebuter dans
ses apostoliques démarches d’envoyé
de Dieu . . .
Entre ses bras, levés pour une rou-
lade d'orémus, il reconnut Lucie, qui,
de derrière une colonnette dorée de la
nef, dardait sur lui son œil clair. . .
justement, il la ferait demander, cette
mauvaise brebis, par un enfant de
chœur, après la messe.
Et elle vint.
Oh! elle paraissait très douce et
gentille en plein, la brebis, et pas
mauvaise du tout: au contraire un
doux air de tendre et sympathique
ingénuité semblait nimber son front.
Ses yeux seulement, des petits yeux
mutins, paraissaient il est vrai beau-
coup aimer à rire, mais à part ça . . .
Elle se présenta naturellement inti-
midée devant l’abbé Grégoire qui se
ERREUR DE DIAGNOSTIC’
4.1
demanda tout de suite en la voyant
si candide, si douce, si apparemment
honnête, sous quel aspect décevant
d'angélique innocence l’esprit du mal
parvenait adroitement à se dissimu-
ler parfois.
^ Mais comme il en avait vu bien
d’autres, il commença sur un ton sé-
vère :
— Ce n'est pas joli, ce que j'ap-
prends sur ton compte, Lucie.
Celle-ci baissa aussitôt les yeux,
confuse sans savoir.
— Je vois que tu comprends ce que
je veux dire. . . En effet tu te conduis
mal, ni plus ni moins.
Et comme la belle hile hère se re-
dressait spontanément, cette fois.
t — Xon, non, ne nie pas... ne nie
rien... je sais tout... reprit-il vive-
ment
— -Mais, monsieur le curé... je...
— Tu l’aimes donc bien ce vilain
gars, pour agir ainsi avec... Tu l’ai-
mes donc bien. . .
— Oui. . . je l'aime en effet. . .beau-
coup... mais nous ne faisons rien de
mal . . .
— Tut. . . tut. . . tut. . .
— Je le rencontre quelquefois en ca-
chette, c'est vrai . . . parce que . . .
parce que mes parents ne veulent pas
le laisser venir à la maison...
46
ERREUR DE DIAGNOSTIC
— Ils sont bien payes maintenant
tes parents, n’est-ce pas?. . . car. . .tu
n’es pas bien... pas bien, oui... tu
sais . . .
Lucie ne répondait plus, abattue
sous l'interrogatoire curieux de son
cure. Et celui-ci reprenait encore:
— Enfin, oui .... tu n'es pas ....
bien . . .
Elle avait envie de pleurer, la
pauvre petite, honteuse jusque dans
les yeux qu’un prêtre put lui faire
d’aussi indiscrètes questions.
Ca tombait ît une mauvaise date,
sans doute, car dans un tremblement
de gêne, elle acquiesça timidement de
la tête.
— Si ce n’est pas trop malheureux,
pauvre enfant. . . que dit ton père de
ça ?.. . ta mère ?...
Mais mon Dieu! elle n’en avait seu-
lement pas parle... Toute sa mine
confuse le disait et bientôt elle éclata
en larmes abondantes.
— • Alors il faut que tu te maries . . .
Louison le voudra-t-il, lui ?.. .
Elle fit signe que oui, de la tête.
— C'est bon, retourne-t’en. . . et dis
à ton père de venir me rencontrer
ici.
... Le père, un vieux sec et ren-
frogné, arriva aussitôt :
— Bonjour, monsieur le cure...
ERREUR DE DIAGNOSTIC
4
— Bonjour, monsieur. . . . asseyez-
vous. . . Bien oui, c'est assez délicat. ..
n est-ce pas... il faut des sacrifices,
n est-ce pas. . . la charité. . . c’cst il
propos de votre fille... vous savez,
n est-ce pas... vous devez la marier.
La marier?. . . oh! elle en a bien
le temps, allez. . . Et avec qui?. . .
— Avec Louison Doré... oui, n'est-
ce pas. . . vous savez. . .
— Louison Doré ?... un pauvre gas
qui n'est pas établi et ne le sera Dieu
sait quand. . . Des enfants, tous deux,
d'ailleurs... lis ont bien le temps
d'avoir de la misère. . .
— h on monsieur, ce serait mieux
tout de suite... n’est-ce pas, le pas-
teur juge mieux... puis, n’est-ce pas
la charité, la prière, le sacrifice. . .
Des fois, n’est-ce pas, il arrive... des
malheurs. . . des hontes. . . Le pas-
teur, n'est-ce pas. . . le sacrifice. . .
Louison ...
Le vieux Doyon le regardait sans
faiblir.
— Je comprends tout ça, monsieur
le curé, c'est vrai.... mais elle est
trop jeune encore 1 , il vaut mieux la
faire attendre...
— JSTon, il ne faut pas attendre...
je n’ai pas besoin d’insister, n’est-ce
pas, ni d’expliquer, n'est-ce pas... ce
serait pire plus tard. . . La charité. . .
fl; K RE UI* DK LUAUNOSTIC
Le bonhomme ouvrit de grands
veux drôles.
w
— Que voulez-vous dire?.... je 11e
comprends. . .
— -Bien n’est-ee pas, à force de la
laisser courir seule, votre fille... elle
. . .n'est-ce pas. . . Le scandale est dé-
jà assez grand . . .
Tout en continuant de regarder son
curé, le vieux Doyon était devenu
vert, affreusement bouleversé par la
colère et la lion te. Et il cherchait A
bégayer des mots qu'il 11e trouvait
pas pour exprimer sa complète stupé-
faction.
— C'est une épreuve, expliquait
l'abbé. . . Non sans doute, n’est-ce pas,
vous ne méritiez pas un tel malheur,
mais il peut se réparer peut-être....
la prière, la charité. . . N'est-ce pas,
c’est fait ; alors à vous de ne rien dire,
de ne rien faire éclater mal à propos.
Et son regard brillait déjà en son-
geant comme il allait vous arranger
ça habilement: toute la paroisse ify
verrait que du feu.
— Comme ils consentent tous deux
à s’épouser, je le sais, continua-t-il,
permettez-le leur tout doucement,
sans esclandre, n’est-ce pas, de maniè-
re à n’éveiller les mauvais soupçons
de personne.
ERREUR UE DIAGNOSTIC'
M)
4 A. 44. jÿ.
. . .Quinze jours après, la noce avait
lieu; j'en étais. Belle noce, ma foi,
car le père Doyon était riche et très
estimé.
Tout le monde fut heureux, mais
personne plus que Lucie et Louison
ii qui le bonheur s’était offert si ino-
pinément et qui étaient tous deux
très gentil s sous leurs toilettes neuves.
o
K X *
Une année plus tard, par une pluie
du diable, je vois arriver mon Louison
qui venait me chercher, bride abattue
. . . Il ne voulait même pas entrer tant
c’était pressé. . .
— Hein! lui dis-je en riant: c'est
pour tout de bon, cette fois.
Il me regarda un instant, puis
vovant fi mon air entendu et mo-
queur que j'étais au courant de la
fugue stupide de l'abbé Grégoire, ii
éclata de rire tout bonnement.
— Tl l'a, à la fin, son miracle, me
dit-il.
— Comment ? repris- je . . .
— -Bien oui, vous ne savez pas. cet
innocent-là, pour expliquer sa bêtise,
a bien essayé de faire accroire à ma
belle-mère que c’était dû à ses neu-
vaines, à ses nombreuses messes
50
EBBEIJB DE DIAGNOSTIC
payées, à ses aumônes qu'il avait ré-
ussi... à obtenir du ciel... par mi-
racle, que... que... au diable, j’sais
pas comment vous dire ga.
— Le mystère de l'Incarnation à
l'envers, je suppose?...
— Justement ; mais comme je lui
dois ma Lucie, je ne m'en suis jamais
plaint... Vite, dépêchez-vous, doc-
teur. . .
Premiers Cas
X'ls étaient quatre, venus de loin, ré-
x unis pour un soir de ressouvenir et
de bonne causerie dans le cabinet de
consultation de leur humble confrère
de campagne. . . Sur une table, il y
avait des bouteilles ouvertes de co-
gnac, des flacons de genièvre, des ca-
rafons de vin, des cigares, des ciga-
rettes, des verres. . .
. . . Et la conversation allait.
— Ca mes vieux, — • c'était Charles
Lincourt qui parlait, debout auprès
d'une table, faisant danser dans sa
main une pièce de monnaie — c'est mon
premier trente-sous gagné au moyen
de ma profession et bien gagné
Quelle dent! mes amis, je m'en sou-
viendrai toujours. . . Nous nous étions
mis à trois pour l'extraire : c'était
une molaire d’un pouce cube, à qua-
tre pivots crochus rivés comme par
des clavettes à l'avéole.
52
PREMIERS CAS
J avais d’abord pris mon pauvre
patient comme ceci, gentiment, déli-
catement, en dilettante, les bouts
des doigts seuls employés à la ma-
nœuvre. Au fond je voulais un peu
l'éblouir, ce garçon, qui me tendait
béatement sa tête crépue, la tenait
fixée, immobile, inclinée suivant
n'importe quel angle: 45°, 22°, 13°.
avec l’air de dire: Mon Dieu! que
j'ai hâte. . . j' vas- t’y être bien après.
Ouitche ! après . . . J’applique donc
ma pince, une pince neuve à reflet
d'argent, avec de gentilles petites
pointes en relief pour empêcher le
glissement des doigts, vous savez?. . .
Je me raidis, tous les muscles en
contraction spasmodique, et je secoue,
et je tire, et je brasse... et je r’se-
coue, et je r'tire, et je r brasse. . . .
Les yeux congestionnés, la figure
bouffie, je soufflais, j’haletais... et
cette dent qui ne se cassait même pas,
la gueuse! A la fin je tombai épuisé,
éreinté, sur un siège.
Mais lui. mon patient, avec un
sourire drôle et un accent de convic-
tion profonde:
A quien ben. . . ça a l'air.
— ■ • J’pense. . . qu’a quien. . . ben. . .
repris-je bégayant, scandant des mots
rauques à travers ma respiration
montée & 70 â la minute.
PREMIERS CAS
53
Et je sentais en meme temps une
étrange cuisson à la main; j’avais
la paume meurtrie, dépouillée d épi-
derme, toute hachée aux maudites
petites pointes de la pince à Lyman.
— On va se reprendre ?... C’était
mon patient qui me provoquait de
nouveau ; mais ce “ on ” là réveilla
chez moi l'idêe d’aide, de coopération,
d'union: cette union qui fait la force.
Je mets une paire de gants pour me
protéger les paumes et je hèle un
passant à qui j’assigne la tache de
maintenir solidement le crâne de mon
pauvre diable de patient. Jacques
Lemieux — vous vous le rappelez avec
ses cheveux droits sur la tête et ses
mots drôles à faire se tordre de rire
une barre de fer de deux pouces car-
rés — Jacques Lemieux était à mon
bureau.
Toi, mon gaillard, lui dis-je, tu vas
m’aider. . .Ici, comme ça, ta main à
coté de la mienne ... bon .. . Et nous
nous arc-boutâmes, les jambes cam-
brées, les pieds appuyés aux rebords
des tables, de la fenêtre, sur les bar-
reaux des chaises...
Alors ce fut quelque chose d’homé-
rique ; et j’aperçois encore, — quand
le cauchemar me saisit, ou que dans
l'effroi de rêves affreux toutes les
épouvantes et les horreurs se liguent
54
PREMIERS CAS
pour torturer mon imagination en
déroute — j'aperçois encore la figure
distorse de mon patient, contractu-
rée rien que sur un côté â cause de
la pince, les yeux chavirés, les nari-
nes battantes suffisant à peine à la
respiration, et la bouche entr’ ouvrant
des profondeurs de caverne, et dedans
cette langue qui se redressait, s’agi-
tait, dardait. . . .
Puis ce fut un mouvement d’en-
semble où nos hans d’halètement al-
ternèrent avec le grincement des mors
de la pince sur les os des mâchoires,
les craquements brusques des fau-
teuils, les piétinements, les crisse-
ments aigus des talons sur le plan-
cher. . . Une vraie mêlée. . .
Tout à coup, comme après une
tempête, un calme soudain, suivi tout
de suite des crachements sanguino-
lents de mon pauvre patient. . .
Nous l’avions. . . la dent. . .
Et, après un moment de rinçage de
bouche, il me demanda tranquille-
ment “ comment c’était
— -Trente-sous, lui dis-je...
— Ca les vaut, approuva-t-il, sans
la moindre idée de rire, et il me les
remit.
Les voici, mes amis, et je les conser-
ve toujours depuis, les traînant “pour
la chance ” à travers toutes les po-
PREMIERS CAS
A
>o
ches de mes pantalons. . . Sapristi!
vous fumez toujours... passez-moi
donc un cigare... tas de chenapans!!...
“ Pour la chance”! ... Hum!
; • • Moi je n’en ai pas eu autant, al-
lez, avec mon premier cas... C’était
Blondeau qui avait repris en riant,
son verre de punch à la main. . . Moi,
ce n’est pas à une dent que j'ai eu
affaire la première fois, non... à un
simple petit cas de diarrhée. . .
J étais installé depuis la veille à
Sainte-Monique : pays de framboises,
de chardons, de maringouins, de bou
leaux, de wawarons, de sauterelles,
un sacré, pays, bon Une vieille
tante qui demeurait aux environs
m'avait écrit le lendemain de mon
examen final:
A a donc t’établir Sainte-Monique
• • . H y a déjà un médecin, mais il
u est pas aimé et les gens vont pres-
que tous se faire traiter ailleurs. . . .
Vas-y donc. . . "
Je me décide. J’entasse mes fioles,
mes u os ", mes bottes, tout mon ba-
taclan. au fond de ma valise et deux
jours après je taisais fixer il la porte
de mon officine un immense pilon noir
et or qui attroupa tout de suite une
bonne douzaine d’enfants.
Dés la première nuit je m’aperçus
que j’aurais — en outre de mon eon-
56
PREMIERS CAS
frère — à lutter contre une légion d'en-
ragés maringouins qui faisaient de la
phlébotomie préventive en saignant
les gens et en leur appliquant, à tort
et à travers, des ventouses par tout
le corps.
Le lendemain, un petit vieux nv ar-
rive avec sa vieille... Oh! un petit
vieux comme on n'en peut rencontrer
qu'à Sainte-Monique, courbé, le teint
encore clair, avec des yeux gris qui
clignaient drôlement comme pour se
moquer du monde.
C’était elle qui était malade ce-
pendant. Oh! elle, une petite vieille
comme on n’en peut rencontrer qu’à
Sainte-Monique, proprette, les che-
veux tordus en deux nattes blanches
sous sa -coiffe, les lèvres minces, un
peu relevées par une dent unique ....
et des yeux, gris aussi, comme ceux
de son vieux, mais si doux, mais si
bons, qu’on se mettait tout de suite
à l’aimer, la bonne vieille...
Ils avaient préféré venir eux-mê-
mes. . . ils n’étaient pas riches — pour
épargner le coût d'une visite. . . D’ail-
leurs ils demeuraient tout près et elle
était si peu malade, la vieille mère,
après tout. . . seulement une légère
diarrhée de presque rien qui l’ennuy-
ait et qui l’affaiblirait peut-être à la
longue, par exemple. . . C’était arrivé
justement comme ça l'année précéden-
te a leur voisine... elle avait toujours
retardé, patienté, patienté tout
d'un coup, crac, elle était morte.
Alors, elle ne voulait point s'exposer
a la même chose et ils étaient venus
me voir... nv’étrenner, disaient-ils.
1 ne petite diarrhée de rien
C était heureux, car qu'aurais-je
éprouvé, grand Dieu ! si c’eut été
grave, moi qui me sentais des four-
millements dans tous les tissus rien
qui v i la pensée d’entreprendre mon
premier cas... Et je méditai:
?son, pas d’opiacés, ni d’astringents
minéraux.... cette femme pourrait
bien offrir un de ces singuliers exem-
ples .d'idiosyncrasie ; alors, je lui pré-
parai quatre poudres inoffensives de
bismuth. . . rien que de dix grains. . .
il ne pouvait toujours pas y avoir de
danger il cette dose-là.
— -Vous en prendrez une immédia-
tement, lui dis-je, puis une autre ce
soir et demain encore, suivant l'effet
obtenu.
Ensuite je lui démontrai longue-
ment l’importance de la diète, lui fis
comprendre que tout dépendait de la
digestion chez elle. . .elle devait avoir
des gaz après ses repas?... en effet,
je le savais bien. . . et je me remis
à lui expliquer les principes d’hv-
l'HEMltittS CA»
r>8
giène îl suivre, je lui recommandai
l’exercice au grand air; je lui exposa
également combien l’équitation est
salutaire dans ces cas, les bains glacés,
le régime lacté: le lait de jument de
préférence ou bien pasteurisé... Tl v
avait bien encore le lavage de 1 esto-
mac au moyen du tube Faucher: un
grand tube en caoutchouc, avec un
entonnoir au bout. . . on met le pa-
tient comme ça, vous voyez, de ma-
nière Ci redresser l'œsophage et on
pousse le tube. . . Il y en a, des fois,
qui ne peuvent pas ravaler: alors on
leur anesthésie la glotte avec des va-
porisations de cocaïne. . . il n'y a lien
de plus fin; puis on lave l'estomac, on
le rince . . .
Je compris tout de suite a leurs
veux émerveillés, A. leurs mouvements
* /
de tète étonnés et approbateurs, qu’ils
qu'ils n’en avaient jamais vu de mé-
decin comme moi Sainte-Monique
et que mon confrère n’avait plus qu'à
se bien tenir. . .
Et ils repartirent.
■*- K *
Moi, durant tout l'après-midi, je
songeai, en regardant les gens pas-
ser : u j’sais pas si elle va, en avoir
assez de quatre si ça ne suffit
point, je lui en fournirai d’autres,
PBEMIEBS CAS
59
sans lui rien demander de plus ....
Quand on commence, hein, c'est
mieux
Vers le soir, à l'heure de l’Angélus,
pendant que j’en grillais une, assis
dans mon bureau, le dos vers la porte,
les pieds étendus sur une chaise, j'en-
tendis tout proche de mon oreille une
respiration fatiguée qui laissa bientôt
passer une petite voix soupirante, la-
mentable, une voix comme on n'en
entend qu'à Sainte-Monique ; c’était
celle de mon vieux de tout à l’heure.
Ah î non. ça n'allait pas mieux,
loin de là; sa femme n’avait jamais
été plus mal ... et des coliques, mon-
sieur. . . .
J’en éprouvais moi-même, en l’é-
coutant. . . Mon premier cas, pensez
donc... Je consultai de nouveau ma
matière médicale: non, pas d’exemple
d'empoisonnement par le bismuth à
la dose de dix grains. . .
— Il vous reste deux poudres, n’est-
ce pas, lui demandais-] e, en m’adres-
sant subitement à lui, eh! bien re-
tournez, et faites les lui prendre d’un
seul coup... Ne manquez pas de ve-
nir me donner des nouvelles avant
la nuit.
Lui parti, je me remis à songer. . .
si ça ne réussit pas je donnerai un
peu de poudre d’opium, rien qu’un
00
PREMIERS CAS
quart de grain pour commencer. . . .
le kino ne serait pas mauvais non
plus, ni l'acétate de plomb... ni le
nitrate d’argent. Si ce n’était pas ces
taches qui viennent à la peau... je
l’essaierais... a petites doses... Dans
les cas chroniques, Bartholow, Flint,
Dieulafoy disent que c’est très bon. ..
Tous ïes détails de ma pathologie
me revinrent à 1 esprit... si c était
un cas de choléra asiatique?... j’y
pensai à ça aussi. Le temps passait
m’entraînant avec lui dans mille sup-
positions, à travers un méli-mélo de
cliniques oubliées, de formules éton-
nantes ... de prescriptions fameuses
notées dans des cahiers sur lesquels
je ne pouvais plus remettre la main .
...Et je n’avais toujours pas de
nouvelles. . .
Il était déjà onze heures; ça m’in-
quiétait de plus en plus... Oh! ça
devait aller mieux pourtant : qua-
rante grains. . .
Alors, en tapinois, je m’avise d'al-
ler roder aux alentours de la de-
meure de ma première patiente, pour
voir, pour écouter.
Glissé dans l’ombre d’un peuplier
et tendant le cou, je jetai un regard
dans rentrebaillement des volets ....
Grand Dieu! éloignez de moi ce cali-
ce! tout le monde de Sainte-Monique
PKEM1EHK CAS
G 1
était rendu là, toutes les commères de
Sainte-Monique, le curé de Sainte-Mo-
nique, le bedeau de Sainte-Monique,
et au milieu de la chambre, l’autre
médecin de Sainte-Monique, mon
confrère, une seringue hypodermique
à la main, en train de donner une cli-
nique avec de grands gestes vain-
queurs, des roulements d'yeux triom-
phants. des haussements dédaigneux
d'épaules qui en disaient long sur
mon compte.
Tous les autres l'écoutaient.
Quand à moi, je me sentis aussitôt
entraîné par un tourbillon furieux.
Tout sembla s’évanouir instantané-
ment autour de moi. les peupliers
verts, les madriers des trottoirs,, les
maisons blanchies à la chaux, puis
tout ce monde de Sainte-Moniaue en-
X
trevu dans un éclair. J'éprouvais en
retournant des mouvements d'oscilla-
tion, des sensations de marcher sui-
des vagues comme sous un commence-
ment de chloroformisation.
Je revins à moi en reconnaissant
mes fioles et mes bocaux bariolés
d'étiquettes latines et je m’affaissai
sur un fauteuil, . .
Tout à coup une commotion sou-
daine vint me secouer avec violence
pendant que j’examinais distraite-
ment nies drogues distribuées en or-
02
PUEMIEHS CAS
dre sur les rayons de ma pharmacie....
Ciel ! !
Oui. . . ciel ! savez-vous ce que je
venais de découvrir?... j'avais don-
né contre la diarrhée de ma première
patiente de Sainte-Monique, quaran-
te grains de calomel...
Le lendemain je disparaissais
Toi, Thomas, si tu veux aller cher-
cher mon pilon — il y est encore — je
te le donne.
Mais Thomas qui l'avait écouté
tout le temps se leva, esquissant tou-
tes sortes de sauts et de contorsions
folles, comme un épileptique; hur-
lant, criant: Hourrah! pour le mé-
decin de Sainte-Monique!... Vive le
médecin de Sainte-Monique !... Bu-
vons à la santé du médecin de Sainte-
Monique. . . . Buvons du gin, du de
Kuyper de Genève c'est trop
drôle... He is ail riglit. . . ail right.
. . . Hip . . . hip . . . liip . . . Hourrah !
Tiger! !!!!.... Et il versa une tour-
née.
Avec mes Cf\Ier\s
iKl^énê . . . Jalap. . . venez-vous ?
Allons, braves chiens, larges
cœurs, fidèles compagnons, allons tous
les trois loin des hommes méchants et
des tristes choses.
Allons là-bas, jusque sur ce versant
de montagne; nous traverserons les
bois, les vergers et les pommiers re-
courbes.
Nous irons à pied, lentement et ce
sera gai pour vous, bons chiens, de
gambader et renifler ici et là sous les
grandes feuilles vertes.
Pas de poussière, cette fois, pas de
chemins poudreux à suivre, pas de
soleil brûlant, pas de langue tirée à
courir derrière la voiture; mais de
1/ ombre, de la mousse et des cascades
limpides.
Nous prendrons par-là, voyez-vous,
à gauche de ce grand orme. Il paraît
qu'il y a un petit sentier voilé qui
(U
avec mes cnn: :s s
serpente à travers les érables et les
pommiers, les cèdies et les merisiers.
J'apporterai mon fusil ... et toi, Sé-
né, immense lévrier blond, sauteur in-
comparable de clôtures et de ravins,
voleur de filets et de rosbifs, si tu
aperçois par hasard une perdrix, tu
sais, hein !... woo . . . woo . . . woo . . .
jappe fort.
Pendant ce temps-là, moi, — au dia-
ble les lois de la chasse. — .T. Dan...
j.
pan. Oh! que nous en ferons une noce.
Vo vous, bon. venez- vous?
Et Séné a distendu ses grandes
jambes jaunes en se recourbant l’é-
chine en point d interrogation, — c'est
sa manière de marquer sa joie... et
Jalap, la queue roulée en ressort de
montre, s'est assis en face de moi, le
museau en l'air, l'œil inquiet.
Ceci voulait dire: . . .mais vite donc,
sans doute qu'on y va.
Et l'on partit en caravane, Séné de-
vant, moi ensuite, puis Jalap. Au
bout de quelques minutes nous étions
ensevelis dans l'ombre et les feuilles,
loin des hommes méchants et des tris-
tes choses.
A pied. . . la belle façon en réalité
de voyager; rien ne vaut ce genre de
promenade. Comme alors tous les plus
petits détails s’impriment bien dans
AVEC MES CHIENS
J/esprit; et quels détails que ceux
de mon pays !
Oh! que je vous plains malheureux
médecins de ville, tristes enfumés,
chevaliers einpoussiérés du tramway
et du trottoir, de ne pouvoir, suivant
le caprice, vous plonger dans cette
atmosphère de cèdres résineux et de
fougères aromatiques qui embaument
ma montagne.
Que je plains aussi vos chiens....
quand vous en avez. Ne dirait-on pas
qu’ils sentent peser à leurs cous tout
le prix dont vous taxez leur liberté
et ne paraissent-ils pas ennuyés de
n’avoir à lever la patte que sur des
coins de maisons ou sur d’immenses
poteaux sans écorce?
J’ai bien pensé à tout ça en route;
mais c’est surtout après être parvenu
sur un certain plateau de rocher, où
un sapin, brisé dans ses racines par la
tourmente, était venu s’abattre et of-
frait son tronc séculaire en appui k
mes épaules fatiguées par une montée
incessante de plusieurs cents pieds,
que j’y ai plus profondément songé.
J’ai pu en même temps admirer un
tableau féérique. Lentement comme
ça, on ne sent guère l’élévation cons-
tante du terrain et tout k coup, dans
une éclaircie, on est surpris de voir
les maisons râpe tissées en châteaux
66
AVEC MES CHIENS
de cartes et les pommiers orgueilleux
transformés en trèfles à quatre feuil-
les. C'est très drôle.
Mon Jalap lui-méme s'est mis à rire
aux larmes en reconnaissant en bas
les rues de son village, sa niche au
fond de la cour, puis le petit Douville,
puis Tiboul — le chien d'en face — pas
plus gros qu’une fourmi, dans le mi-
lieu du chemin.
J’ai passé une heure enchanteres-
se sur ce plateau majestueux, au mi-
lieu des campanules bleues et des
fleurs sauvages, des piiouits des merles
et des tri tris des grives.
Adossé paresseusement, prêtant ma
cuisse à Séné qui, couché près de moi.
y allongeait son grand nez en promon-
toire, j’ai lancé, vers les hommes mé-
chants et les tristes choses, bien des
imprécations amères en même temps
que les cœurs de pommes dont j'avais
en route chargé mes poches.
Et toujours Jalap qui riait aux lar-
mes et jappait dédaigneusement après
Tiboul. ’
Tout coup, un mauvais instinct
me saisit.
Une pauvre petite linotte chantait
innocemment au sommet du rocher,
perchée sur une feuille de fougère.
Mon fusil était sous ma main et sans
bouger, en un éclair, je la vise et la
AVEC MES CHIENS
1)7
tue, lui coupant dans le gosier »on
piiouit commencé.
Jalap, cessant de rire aux larmes,
tourna de mon côté un regard de mé-
pris; Séné alla se coucher plus loin,
le dos vers moi ; et je sentis bien alors
que j’en étais moi aussi de ces hom-
mes méchants, et je redescendis vers
eux et vers les tristes choses.
T
Souvenir d’Hôpital
^uzax;nE, la petite Suzanne; — ceux
de mon temps s’en souviennent
tous. Car il n'y en avait pas un d'en-
tre nous qui n'allait pas siroter sou
minuscule verre d'absinthe sous l'œil
velouté et railleur de cette cabaretière
idéale.
Pour nous — et j'entends par là, les
étudiants d’alors — après nos prome-
nades aventureuses à travers les rues
de la ville, la route la plus courte qui
nous ramenait à nos mansardes était
toujours celle qui passait par le ca-
baret de Suzanne.
Je prouve cette thèse anti-géométri-
que par le témoignage de mon ami
Robin. Voici comment ce chemin est
plus court, me répétait-il:
— En partant de chez Suzanne, j'ai
tellement hâte de revenir que Ten-
thousiasme me donne des ailes et je
gagne cinq minutes sur le temps du
trajet.
6
70
SOUVENIR D’HÔPITAL
Ce raisonnement avait cours dans
toute la Faculté, excepté peut-être au-
près du Dr Dagenais, qui,
“Ne sachant pas dans sa candeur naïve ’*
pourquoi nous filions si précipitam-
ment sa leçon terminée, était épaté de
ce zèle infatigable à l'égard de nos
malades d’hôpital:
— Encore un cas d’ovariotomie? de-
mandait-il au dernier sorti. . .
Nous l’avions ainsi habitué à nous
voir détaler en grande hâte, en invo-
quant une importante opération à
l’hôpital: les ovariotomies pleuvaient
d’ordinaire.
Mais Suzanne aussi, n’était-ce pas
un cas intéressant?
N’était-elle pas suprêmement atti-
rante, quand, avec son petit nez bus-
qué à l’affût, ses yeux toujours rieurs,
ses grands cils palpitant sur le duvet
de pêche de sa joue, elle blaguait
sans façon avec nous.
Ah! la bonne hile et pas scrupuleu-
se, en brave cabaretière qu’elle était.
N'est-ce pas, ça s’explique cet air
déluré, un peu déhanché, un peu ga-
min peut-être. . . Depuis dix ans
qu’elle vivait dans ce restaurant, au
milieu des chansons grivoises, des ri-
res, du tumulte des habitués en train
de faire la noce.
SOUVEXIR D HÔriTA L
TJ
Ses parents voyant le chie et la
crâner ie qui se détachaient de toute la
personne de ce diablotin de Suzanne,
rayaient poussée avant l'âge, derrière
leur comptoir, pour mieux harponner
la pratique.
Et voilà comment était arrivée la
popularité de Suzanne parmi nous.
Elle devint un véritable camarade.
Mais si elle était gaillarde et ende-
vante avec ses phrases en l'air et scs
yeux en dessous, ça n'allait pas au
delà.
D'une honnêteté. Excellente fille
que je vous dis!
Et si elle distribuait libéralement
ses chopes et ses bocks, elle m'aurait
pas été plus chiche de ses giffles si un
mal élevé se fut permis la moindre
JL
rigolade déplacée â son égard.
Le grand Marcel a bien pu se van-
ter, parmi ses amis, de lui avoir serré
le petit doigt, en acceptant le verre
de vermouth qu'elle lui offrait, un
jour qu’ils étaient seuls: mais mon
ami Robin, lui qui avait choisi vaine-
ment l’occasion du premier de l’An
pour embrasser Suzanne, m’a toujours
affirmé: c'est impossible.
Pourtant. . . .
* -Î7 K
Oui, pourtant. . . mais n’anticipons
pas.
Vous
connaissez ce que c'est que
rhôpital. Des lits et puis des lits :
des chambres et puis des chambres :
des malades et puis des malades.
C’est parmi tous ces maux que l'é-
tudiant acquiert la science de les gué-
rir, et c'est par là que la maladie est
encore bonne à quelque chose.
Ces malades de toutes sortes et de
toutes catégories sont sous le contrôle
direct des médecins de l'hôpital et in-
directement sous celui des étudiants
qui, faisant à tour de rôle leur quin-
zaine de stage suivant les ordonnan-
ces du chef, pansent les blessures, dé-
sinfectent les plaies, les ulcères, serin-
guent, poudrent, enfin se font la main
aux mille détails de la chirurgie.
Un jour, j'étais ainsi stagiaire, traî-
nant sous le bras, de chambre en
chambre, mon arsenal de diachvlon,
de pinces, d'iodoforme, de seringues,
de sublimé, de coton, faisant les pan-
sements en bon carabin, quand je
frappe au numéro. . .quinze. . . oui. il
me semble que c'est quinze.
J’entends, de l'intérieur, une petite
voix sur un timbre de: — deux lasers
O
et un sauterne:
— Entrez s'il vous plaît.
Diable! . . . pensai-je.
J’entre.
C’était Suzanne dont le large rire
désarmait l’artillerie de ses trente-
deux dents: et puis tout de suite:
SOUVENIR T) IJÔPI ta r
- .)
/ O
— \ eus ne pensiez pas me trouver
ici, docteur?
On a beau avoir du détachement,
quand on est étudiant et qu'on se fait
appeler docteur, ça nous met un nim-
be autour de la tête. C'est un peu
connue le petit vicaire qu’on prend
pour son curé.
—En effet, répondis- je ... . El (pie
i a . ii s - va a ; s ici ? qu'avez- vous ?
—Ah! je suis bien malade. T] faut
que vous me guérissiez le plus vite
possible.
-( Vrt ai nernent que je vais vous
guérir; vous êtes une trop brave hile
pour que je vous laisse ainsi souffrir.
.Mois, elle ni avoua ses douleurs el
ms maux.
Elle était prise et très mal prise
d'une vilaine métrite. . .
Je commençai donc le traitement,
faisant scrupuleusement mon devoir,
cl, de jour en jour, l’amélioration se
faisait sentir.
Suzanne ne savait trop comment me
dire sa reconnaissance, car elle n’igno-
rait pas, au fond du cœur, ou'il faut
1 i
une bonne dose de dévouement pour
accomplir certaine besogne parfois, n
b h mutai.
JL
Au bout de deux semaines elle était
tout a fait mieux, prête n retourner
à son comptoir.
74
SOUVENIR D'HÔPITAL
* * Vf
lit comme elle laissait sa chambre
d'hôpital je la rencontrai dans la rue.
— Ah! que vous êtes gentil de m'a-
voir si bien guérie, me dit-elle en me
tendant la main; puis regardant su-
bitement autour de nous, elle ajouta:
— Vouî ez-vous nbaecompagner j us-
qua la gare?
— Pourquoi donc?
— Vous me feriez bien plaisir en ve-
nant.
Joliment intrigue et ne comprenant
rien à ce caprice, je cédai : nous n'é-
tions qu'à quelques pas de la gare du
Pacifique.
A.
Et rendus là, sous la longue mar-
quise. Suzanne, se jetant tout de suite
à mon cou:
— Ici, du moins je puis vous embras-
ser à baise, les gens vont croire que je
vous fais des adieux touchants.
Et j'entendis autour de moi deux
bonnes vieilles me plaignant:
x O
Encore un qui “ émigre en Amé-
rique A
. . . Mais moi, revenaiit songeur de
la gare, je ne pus m’empêcher de
murmurer :
— Ce Robin. . . qiravait-il donc avec
son: “c'est impossible.”
ê
— ■
*
La Petite Lise
a UEL délicieux recoin de montagne
elle habitait, la petite Lise Ta-
vernier ! Rien (Téton liant qu'elle eut
conservé là, dans l'ombre et les brises
en caresses des grands arbres, le ve-
louté laiteux de ses joues d’enfant.
Elle était encore impreignée de l'o-
deur des cèdres et des fougères aro-
matiques quand elle vint nie voir par
un beau matin fait de rosée et de lu-
mière d'or.
Sa tante l'accompagnait, une bonne
vieille tante qu'elle appelait sa mère
et qui, restée veuve sans enfant, avait
déversé sur (die tous les flots de sa
tendresse.
Malade. . . elle l’était pourtant,
Lise, et à mesure qu'elle m’énumérait
ses malaises, ses douleurs, ses crises
gastriques, ses palpitations, ses ver-
tiges, la bonne vieille était toujours
Ifi, encore plus intéressée qu'elle, qui
76
LA PETITE LISE
appuyait sur les divers symptômes,
renchérissait, exagérait chacune des
indications ... Et cette tumeur qui . . .
Il faut tout dire, ma fille. . .
— Une tumeur? demandai-je intri-
gue.
— Bon, je dis une tumeur... parce
que. . .c’est peut-être rien que de Pliy-
clropisie, mais sûrement que le ventre
lui grossit.
Elle ne s’en souciait sruëre. elle, la
petite Lise, et ca ne paraissait nulle-
ment l’inquiéter.
— Une tumeur, vrai? repris-je: et
depuis quand avez- vous remarqué V....
— Depuis quatre à cinq mois — c'é-
tait toujours la tante qui se hâtait,
de répondre avec toute la sincérité de
son âme — c'est depuis son retour de
la ville. . . et elle se .mit à calculer:
février... mars... oui, à peu près
quatre mois. . .
Ca devenait plus sérieux. Je me re-
mis donc à questionner Lise très dis-
crètement, en mettant un voile pour
ne rien éveiller dans l'esprit de la-
pauvre tante que je voyais si naïve,
car je croyais tenir la piste, la vraie,
la bonne. Punique. Mais Lise me ré-
pondait doucement, en l’air, pleine de
candeur indifférente, me donnait des
réponses, me faisait des affirmations
T,A PETITE LISE
/ t
qui roe déroutaient et renversaient
nies suppositions.
— -En effet eoncliiai-je vaguement,
comme à peu près convaincu à la fin.
ça m'a bien F air d’une tumeur et il
n'y aurait alors qu’une seule chose à
faire: l’opération.
La vieille tante leva ses bras au
ciel avec un soupir de pitié navrante.
— Voyons, il ne faut pas s'alarmer
tout de suite tant que
je n’affirme pas ainsi la
ca, repris-je.
chose après
un premier examen aussi superficiel.
Tl me faudra absolument revoir Lise
la semaine prochaine ; ne manque/
point de me l'envoyer et je vous ferai
alors connaître mon opinion formelle.
& *
. . . Selon qu’il avait été convenu.
Lise revint la semaine suivante : seule
cette fois.
Et je me remis à la questionner, à
la palper, a l’ausculter sur tons les
sens, l'esprit toujours tendu sur cette
piste qui m’attirait et qui aurait si
fort simplifié les difficultés de mon
diagnostic. Au point de vue sympto-
matique, rien ne manquait, mais ses
réponses paraissaient toujours si fer-
mes, si absolument correctes; elle s'y
rattachait avec tant de persistance
qu’après tout elle ébranlait ma con-
LA PETITE LISE
S
viction, si elle n'ébranlait pas encore
mes doutes.
Alors en la regardant bien dans les
yeux, avec toute la force hypnotique
([ne je pus y mettre:
— Eh! bien, oui, lui dis-je, c'est
une tumeur. . . une tumeur très ma-
ligne qu'il faut nécessairement enle-
ver. . . Il n'y a pas à retarder, et la
semaine prochaine. . .
Elle comprit sans doute alors le di-
lemme dans lequel elle se trouvait
resserrée, car. sans force, abattue,
écrasée, avec un frissonnement hési-
tant de lèvres qui confessait tout, elle*
leva sur moi ses profonds yeux bleus.
Plus de lutte possible; la détente s'é-
tait faite tout d'un coup et c'était
maintenant une soumission, un acca-
blement, un anéantissement complet
qui invoquait ma pitié et la compli-
cité de mon silence.
" Al» ! n’insultez jamais une femme qui tombe :
4 ‘ Qui sair sous quel fardeau sa pauvre âme suc-
f combe !
Je m'expliquai alors ce qu'il y avait
de profondément vrai dans cette pen-
sée du maître.
Oh! non, il ne me vint pas à l'idée
de l'insulter, elle oui me racontait
' x
maintenant en sanglotant ses longues
nuits de regrets amers, ses décourage-
LA PETITE LESE
70
ments de vivre, les visions d'avenir
'-ans but qu'elle se représentait-, répu-
diée. honnie, montrée du doigt. — Dieu
lui pardonnerait peut-être, jamais les
hommes, et quand sa mère le saurait,
surtout sa mère... Et pourtant, non.
“elle n'était pas mauvaise fille"...
“ non. elle n'était pas mauvaise
fille*’... elle me le redisait salis
cesse, pour bien m’en convaincre, en
syllabes hachées par les pleurs.
A ces réflexions pénibles, je vis jus-
qu'à quel degré de profondeur d'abîme
son esprit s'était enfoncé; avec quel
remords elle avait analysé sa honte
dans ses aspects les plus inimagina-
bles. Et ce fut avec un accablement
pitoyable qu’elle me murmura à tra-
vers ses larmes: J] faut que vous me
sauviez.
En effet, oui. la sauver,
v vivais un movem... C’était
J en t ro-
dé j à ré-
pandu dans mon canton que cette
pauvre petite Lise souffrait d'une tu-
meur. Sa vieille tante avait naïve-
ment annoncé la chose. Eh! bien, je
confirmerais tout simplement la ru-
meur. . . . Et finalement je ferais 1 o-
pé ration, quoi!
En m’entendant lui expliquer com-
ment je songeais à me faire son com-
plice, de quelle manière j'espérais our-
dir une mise en scène qui dérouterait
80 LA PETITE LISE
les plus défiants, i! jaillit de ses pru-
nelles soudainement brillantes un
éclair vrai, de vrai bonheur; comme
si c'était déjà le salut. Oh! rien que
d'avoir provoqué ce touchant regard
de joie indéfinissable je me sentais ré-
compensé.
Puis tout de suite en calculant bien,
nous fixâmes entre nous la date ap-
proximative de l’opération.
Et je lançai tout de bon la nouvelle
dans le public par Je canal retentis-
sant de la commère Rabuteau, con-
vaincu! qu'elle l'annoncerait a dix édi-
tions par jour. A tous ceux qui .s'in-
formaient j'expliquais la marche de-
kystes ovariens, leurs damiers, avec
un accompagnement calculé de mot-
techniques qui les embrouillaient, et
dont ils tiraient en conclusion en
tout cas que la tumeur ** n'était pas
mûres' qu’il me fallait attendre en-
core certains symptômes qui ne man-
queraient sans doute pas d'apparaître
et que ma patiente devait surveiller;
mais alors, aussitôt, il n'y aurait plus
à retarder: Vite, un appel à mes con-
frères voisins, le chloroforme. îc bis-
touri ; une grande incision là. sur
la ligne blanche préférablement —
Ou f !...
Je disais que j'allais d'abord tenter
un traitement médical . sans cran de
LA PETIT]: LJ SE
SI
confiance cependant, mais il y avait
parfois des cures si étonnante» — Vous
faites bien, me répondaient les bonnes
gens sympathiques, toujours si
prompts fi combattre l'usage du cou-
teau... Quand à l’opération, je crai-
gnais bien qu'en fin de compte...
L'on me trouvait bien un peu témé-
raire pour un médecin de campagne,
avec si peu d'habitude de pratiquer
des ovariotomies ; et mon curé, qui
n'est pas fort sur le diagnostic, tout
en préparant ma patiente à la mort,
lui avait tout doucement conseillé
l'hôpital... Mais Lise avait en moi
une confiance... une confiance...
Depuis quelques jours la pauvre
petite allait plus mal. Sa tumeur
grossissait constamment et j'avouai
franchement à la mère Rabuteau qui
me servait de trompette que je n'en-
trevoyais plus d'autre chance que
l’opération ... et prochainement en-
core.
Or un vendredi matin d'octobre, un
treize, Lise me fit mander en hâte.
Après quelques instants d’examen,
je diagnostiquai une aggravation gé-
nérale des symptômes et je conseillai
l’opération immédiate. . . il y avait
danger de mort. . . bon . . .
82
LA PETITE LISE
Ah! quel courage admirable elle
montra alors, la petite Lise, prête à
s'abandonner, sans un mot, sans une
plainte, avec une soumission touchan-
te qui tira les larmes des quelques
bonnes voisines rassemblées autour
d’elle. . .Comme elle trouvait les mots
justes pour consoler et encourager sa
pauvre vieille tante qui, elle, faisait
vraiment pitié à voir.
Et je lis mander mes confrères, d’a-
vance prévenus de la gravité du cas.
A leur arrivée elles s’en sauvèrent
toutes, les bonnes voisines, entraînant
aussi la mère Tavcrnier tout à fait
incapable de supporter la scène et se
voilant déjà les oreilles en pleurant
comme si elle entendait les lamenta-
tions de douleur de son enfant d’a-
doption.
L’opération fut longue et compli-
quée, mais au moyen de ce merveil-
leux chloroforme, qui jette si bien
sur toute douleur son leurre magique,
nous travaillâmes à souhait, sans pré-
cipitation intempestive ou compro-
mettante. Et quelle veine, quel suc-
cès admirable nous eûmes, sans le
moindre ennui d’hémorrhagie ou d’ad-
hérences quelconques !... Et puis
quelle guérison rapide après, sans
suppuration, sans nécessité de drai-
nage. presque sans fièvre, malgré les
LA PETITE LISE
S o
dates hostiles : ce vendredi et ce
treize : seulement un pansement
simple, quelques lavages quotidiens
au bichlorure. . .
Ca me fit une réclame. . . Et au
bout d'un mois. . . .au bout d'un mois,
la cicatrice elle-même n’y paraissait
plus . . . pas la moindre trace . . .
Comment? vous ne me croyez pas?
Mais quand je vous le dis.
Voyons, bon, ça n'a pas empêché
Lise de trouver h se marier deux ans
plus tard, eh! bien, demandez-le à
son mari, p’tit Louis Biscornet; je
suis certain qu’il vous répétera sans
peine, avec toute sa sincérité d’âme,
comme il me répondait l'autre jour:
— Ma grand’ conscience, docteur, ça
ne paraît pas du tout... du tout, et si
Lise ne me l'avait pas tant de fois
raconté. . . Je vous assure que si ça
reprenait. . .
...Sacré! p’tit Louis! s'il savait que
ça l’a reprise trois fois depuis. . . C'est
vrai que ces fois-là, c'était bien par
sa fauts, par exemple.
•n
L’Arbre de Noël de Pomponne
S) propos d'arbre de Noël, je pose ce
; paradoxe-ci : Les vrais enfants
ne sont pas ceux de cinq et dix ans, ce
sont les enfants de trente et cinquan-
te ans. Et si l’habitude des étrennes
cessait, les plus punis seraient encore
les parents.
*■ * 1 ?
Véritablement, il y a plus de plai-
sir â cette occasion, plus de rêves
puérils, plus de folles envies dans le
cœur des parents que dans ceux des
enfants. Et combien je les plains du
fond de mon âme, ceux qui n'ont rien
connu de ces joies charmantes; ceux
dont le foyer, où aucun bas n‘est sus-
pendu, ne résonne pas de cris et de
rires enfantins le matin du Jour de
l’An.
Voyez en effet.
Pomponne avait commencé le quin-
ze décembre à grimper sur un fau-
teuil pour y rayer, jour par jour, les
7
86
T/AKBKE DE NOEE
chiffres rouge* du calendrier; ma
femme les comptait depuis le douze,
elle. Pomponne faisait des calculs et
des suppositions interminables sur les
ét rennes nouvelles; nous en faisions
de semblables depuis trois semaines,
nous. Pomponne se demandait sans
cesse comment s’y prendrait bien le
père Nicholas pour pénétrer par la
cheminée avec un arbre de Noël gros
comme ça, sans l’éveiller encore; ah!
pour sûr qu’elle le guetterait si bien
cette fois qu’elle le verrait; et moi-
meme, j’étais plus inquiet qu’elle sur
le moyen à prendre pour introduire
cet arbre de Noël et l’installer sans
bruit dans la maison.
Mais enfin le vieux Nicholas avait si
bien couvert de son aile de ouate ma
Pomponne, ce soir là du 31 décembre,
qu’elle ne bougea point, et l'entrée,—
interrompue à chaque pas dans la
crainte d’une alerte, — d'un gigantes-
que sapin, tout vert et sentant la ré-
sine, se fit sans accident véritable.
Chacun respira alors plus fl l’aise,
cette crainte traversée, car le plus
grand danger était là dans les portes
ouvertes et fermées, les chaises re-
muées, les allées et venues malgré
nous retentissantes dans le calme de
la nuit.
Puis toute la maisonnée procéda à
l’installation symétrique des poupées
L AJiBKE DE NOËL
87
blondes, des petits chariots rouges,
des valises naines, à la suspension
des chevaux mécaniques, des trom-
pettes, des cornets de bonbons aux fa-
veurs roses et bleues, des drapeaux.
... Un vrai bazar.
-a-
J ai compris à ce moment qu’il
était trop gros, cet arbre. . . avec trop
de branches étendues en bras sollici-
teurs et qu’il fallait pour l’orner un
lot de bibelots, de jouets, de bonbon-
nières à ne plus finir. Et je pensais:
Je serai plus adroit l'an prochain, je
le ferai choisir plus petit. Mais voilà.
Pomponne n'en a pas oublié les gran-
dioses proportions; elle sait encore
que la tête en était recourbée par le
plafond, que les branches atteignaient
tel endroit, là, marqué sur les fleurs
du tapis et elle veut qu'il soit aussi
beau l'an prochain et surtout aussi
grand. Ah ! ma Pomponne je ne suis
pas plus bête que toi, va; je te pré-
pare un bon tour; il sera aussi grand
ton arbre, mais je le fixerai dans un
coin du boudoir, appuyé au mur ; je
me trouverai à le simplifier ainsi de
moitié.
Je donne ces détails car ils peuvent
être utiles à quelqu’un d’entre vous,
confrères. Retenez-ca. Je vous coin-
88
L ARBRE RE XOEL
munique cette excellente idée-là, pour
vos étrennes, à vous; ça sera suffi -
sant ; car, aujourd'hui, les bonnes
idées sont rares et cotées très cher.
Ainsi, n’oubliez point de lixer votre
arbre dans un coin, ce sera le com-
mencement du règne d'économie prc
ché par nos gouvernants.
* -A *
Mais à ces superpositions de jouets
divers et de drapeaux bariolés, il res-
tait à ajouter une combinaison très
savante de petites lanternes coloriées
de cinq sous dont ma femme comp-
tait tirer des effets de lumière éton-
nants.
Ces lanternes nous donnèrent beau-
coup de fil à retordre, — dans le sens
le plus absolu du mot, — car ce ne fut:
qu’à force de ficelles qu'on parvint à
les assujettir solidement.
En même temps, ma femme m’ex-
pliquait, suivant les théories de la ré-
flexion de la lumière, combien la ré-
verbération en serait jolie dans la
grande glace voisine.
Il était onze heures quand notre
travail se termina par un dernier
nœud au cou d’un grand polichinelle
qui avait un ressort dans l’est orna e
et des cymbales aux mains.
Puis, chut, sans bruit, mvstérieu-
1/ ARBRE I>E XOEl,
80
sement , chacun a J 1 a se coucher. Tou t
était prêt pour le père Nicolas.
Il ne s'agissait plus que de s’éveil-
ler avant Pomponne — c'est-à-dire
quelques minutes avant six heures —
pour faire l'illumination de l'arbre de
Noël au movcn des fameuses ] an ter-
* ■
nés qui nous avaient donné tant de
mal.
Ce fut même là une inquiétude
nouvelle: il ne fallait point manquer
notre coup. Aussi un système d’alar-
me fut organisé entre tout le person-
nel de la maison pour être bien sur
de ne pas rater notre effet. Les mon-
tres et les horloges en parfait fonc-
tionnement. . . la veilleuse en place....
allons. . . bonsoir.
4f -à ‘x
Je rêvais à des choses folles, à des
squelettes qui avaient des poupées
suspendues au bout du nez. à des che-
vaux de bois qui traînaient de mi-
nuscules voitures d'ambulance dans
les rues de mon village, à de mons-
trueuses paires do forceps dont je ne
pouvais jamais ajuster les branches,
quand je fus éveillé par un ah! bou-
leversé de ma femme, qui, penchée
sur un cadran, venait de constater à
la lumière de la veilleuse qu'il était
-A
six heures.
— Mon Dieu! six heures et Fom-
V AK R RE DE NOËL
MO
ponne qui va s’éveiller. . . et les lan-
ternes . . . oh ! vite . . .
En un clin d'œil, malgré les clique-
tis des ferblanteries oscillantes, l’illu-
mination fut bientôt complète.
Puis en dessous, l’on sc mit fi épier
Pomponne, guettant son réveil; <;a
ne devait pas tarder, jamais il ne dé-
passait six heures.
Mais elle dormait la chère petite,
dormait, dormait toujours. A la. fin,
<;a devenait embêtant. Fallait-il l'é-
veiller?... fallait il éteindre les lan-
ternes dont les chandelles, si petites,
ne pouvaient durer longtemps?
Ce fut un moment de pénible per-
plexité.
Moi-même je me sentais une tortu-
rante envie de dormir, et les paupiè-
res me tombaient tellement malgré
moi que j’eus tout a coup un soup-
çon.
J'attrape a mon tour le cadran...
-A.
Ciel!... il marquait minuit et de-
mi... Ma femme avait tout simple-
ment confondu les aiguilles.
.V. „V_ V,
a vr *vr
Je repose mon paradoxe: A propos
d'arbre de Noël, les vrais enfants, ce
sont ceux de trente et cinquante ans.
OOOOO 00<XKKKK>0-&<XKKK)-C >0-00
®®©e®o#©»®©#©«®®a®©0«î>®®
Un Chanceux
U diable! si je puis me rappeler
son nom, depuis une heure
pleine que je me turlupine l'esprit en
vain.
Mais sa figure et sa personne et son
caractère et ses traits. . . j'ai ça. pho-
tographié dans la tête.
Tl était clerc notaire.
Sa chambre, dans le pensionnat de
l’Université Laval a Québec, ouvrait
sur le palier du quatrième étage et il
n’y avait pas dans tout l’établissement
de meilleur poste pour lancer du haut
de l'escalier en zigzag, les vieilles bot-
tes, les bouteilles éventrées. les bar-
reaux de chaises, et surveiller en me-
me temps les démarches eouleuvreuses
du père Roussel, en bas.
Ceux qui y ont passé ont connu ça.
De ee quatrième, d’oiT partait ordi-
nairement le sabbat, j'en étais*, car
j’occupais une chambre voisine, à gau-
92
CHANCE! T X
che de mon étudiant en notariat ; Hec-
tor, maintenant médecin aux Etats-
Unis, se prélassait dans celle de droite.
Placés comme nous étions, l'influen-
ce de la topographie du local, les prêts
de livres, les rencontres de tous Jcs
jours et par-dessus tout le talent par-
ticulier que possédait ce damné Hec-
tor de se faufiler dans l'intimité de
ceux qu’il voulait “ pomper ” pour
mieux en rire ensuite, nous avaient at-
tiré ce parfait aspirant notaire.
Après tout, cette liaison était quel-
que peu intéressée et nous procurait
certains avantages.
Quand, aux heures de chômage,
nous commencions le vacarme d’enfer
du roulement de valises et de couchet-
tes à travers les corridors, nous ne
pouvions jamais mieux déjouer la sur-
veillance du vieux directeur, qu'en
nons cachant brusquement dans la
chambre de... ? voyons, encore son
nom que je ne puis dire.
Son honorabilité rigide nous servait
de rempart. Le père Roussel aurait
fouillé partout, excepté derrière sa
porte.
Et pourtant, il n’était pas aussi par-
fait qu'on le prétendait, ce pauvre étu-
diant.
N’est-ce pas? je puis bien le dire.
UN CHANCEUX
93
maintenant que c'est déjà loin, et que
j'ai même oublié son nom.
Il avait un défaut: les femmes.
A son âge et dans sa position ?
Parfaitement!
Ce fut même le point de départ de
l'intimité qui existait entre lui et
Hector.
Hector flattait sa manie, et après
avoir provoqué ses épanchements où
il mettait son cœur à nu. il accourait
tout de suite, avec ce fou rire qui
lui mettait deux bonnes larmes aux
yeux, m'en conter tous les détails.
( ''était à crever.
Par quel effet physiologique rencon-
tre-t-on si souvent de ces excentriques
et de ces détraqués ?
Je ne me l'explique point.
Toujours est-il que cet animal-là
croyait sincèrement que toutes les bel-
les de Québec, — depuis la petite confi-
seuse du coin, jusqivà la prude et sé-
vère demoiselle Watters — toutes fai-
saient une gymnastique funambules-
que pour aller se pendre aux crocs de
sa moustache. Et il discutait, com-
mentait à son avantage le moindre in-
cident.
Si une jeune fille était retenue à un
coin de rue par un embarras de voitu-
res, c’est qu'elle l'attendait; s’il la
rencontrait deux fois dans “la Côte de
94
UN CHANCE UN
la Montagne ”, c'est qu'elle courait
après lui ; s'il lui voyait entre les
mains un coin de mouchoir quelcon-
que, c’était clair, elle l’adorait et lui
envoyait des baisers.
Tous les sourires et saints des fem-
mes de Québec, il en avait le mono-
pole.
Pourtant, il n’était pas Lovelaee
parfait.
Non pas qu’il fut laid, mais il avait
un air niais, une tète de couturier
pour dames qui le rendait exécrable A.
mes veux.
Cependant la population féminine
de Québec ne fut pas absolument tou-
te de mon avis.
Vous allez le voir.
* X
Du haut de la terrasse Du florin *\
— ce coin de ville le plus divinement
enchanteur qui existe dans tout l'uni-
vers, — l’œil embrasse d’un seul coup
Lévis, perché sur sa falaise, le grand
fleuve, la rade, les lourds steamers: et
en dessous, la “ Basse- Ville ", le quar-
tier Champlain qui égrène ses piétons
irlandais, affairés et bavards.
L’on ne peut que difficilement s'ar-
racher à. ce tableau.
Aussi, la cigarette aux lèvres, ac-
U N CHANCEUX
95
coudés à la balustrade, l*œil sans ces-
se éveillé, nous étions là des heures
à analyser cette physionomie générale
qui se traduisait en mouvements de
bateaux, grincements de poulies et de
vergues, roulements de tombereaux,
cris de gamins jouant dans les cours,
dont les liants murs de la citadelle
nous renvoyaient les échos.
Comme excellent point d’observa-
tion nous avions adopté le quatrième
pavillon, — justement celui surplom-
bant le quartier de rocher qui produi-
sit la terrible catastrophe d’il y a
quelques années.
Ce ne fut pas un simple hasard qui
nous attira a ce poste. Non, il faut
1‘ avouer.
J'avais d'abord remarqué, et Hec-
tor ensuite, qu’à une certaine fenêtre
nous voyions de temps à autre poin-
dre, avec un petit regard diablotin
qui se perdait dans notre direction, le
minois d'Irlandaise le plus folichonne-
ment taillé qui se puisse voir.
Cheveux un peu roux, peut-être
mais quand la persienne s’ouvrait, —
et elle s’ouvrait toujours, dès que
nous étions à notre observatoire, —
poussée par un petit bras rose qui se
profilait sur le mur rouge des briques,
c'était plus fort que nous, nous étions
cloués.
m
VI S CHANCEUX
Si bien, qu'un jour, si je fus embête
pour mon examen cl histologie peut-
être que le docteur Turcot s'en sou-
vient — ce fut entièrement dû A ce
petit vilain bras rose.
Vous pouvez bien imaginer que cet-
te admiration platonique ne pouvait
pas durer longtemps. Aussi, au bout
de quelques jours nous avions orga-
nisé un procédé parfait de télégraphie
au moyen de cailloux plats sur les-
quels nous gravions nos madrigaux
enflammés, et que nous langions en-
suite sous la fenêtre de notre belle Ir-
landaise.
Ca descendait bien, mais g a ne mon-
tait pas : et notre correspondance
était toujours: poste-restante. 11 ne
pouvait cl' ailleurs en être autrement.
Comment voulez-vous qu'une jeune
hile, si mordue qu'elle soit, aille se
mettre en tête de guerroyer ainsi, avec
deux carabins inconnus, du quartier
Champlain à la Terrasse?
Inconnus?. . .je pense bien, car nous
no donnions pas nos noms, allez!
fl pouvait y avoir un vieux rogne
de bonhomme de père qui aurait pu
nous jouer un mauvais tour auprès du
directeur du pensionnat : . . . il pou-
vait même y avoir un mari,. . . . qui
sait?. . . on a déjà vu des choses plus
bêtes que ça. Ah! les Québecquoises.
on les connaît . . .
UX CHANCEUX
97
Tout de même, nous désirions aller
au delà, c'était bien simple; Hector
voulait absolument avoir une intri-
gue, une petite aventure, là, toute pe-
tite.
Xous devenions ridicules enfin avec
nos pierres “ lithographiées ” . . . sans
réponses... Elle se moque peut-être
de nous, me répétait-il sans cesse.
Le lendemain d'une discussion à ce
sujet, j’entre dans sa chambre:
— J'ai une idée . . .
— Hne bonne?. . .
— Je le crois.
— Exhibe la.
— Nous allons écrire tout simple-
ment au ** petit bras rose ".
— Elle ne répondra pas.... Je
suppose que tu n’as pas envie de si-
gner ton nom?. . .
— Non.
— Eh! bien? A qui veux-tu qu'elle
s’adresse?
— Je clignai de l'œil et continuai:
Est-ce que nous n'avons pas un voi-
sin. . . qui. . .
Ce fut un éclair.
— Tope-là, me dit Hector.
Et en deux tours de plume, nous
écrivîmes quelque chose de ... . oh !
passionnément amoureux, et Ton si-
gna bravement :
Je a n- Jacq u es Bérubé .
Université Laval.
98
UN CHANCEUX
Mais, uni, c’est ça; en tin, je le tiens
ce maudit nom: Bérubé. En voilà
une difficulté!
Deux minutes après, la lettre, les-
tée d'une pierre détachée de la. cita-
delle, dégringolait aux pieds de notre
belle Irlandaise.
Puis, aussi discrets que nos cada-
vres de dissection, nous attendîmes le
résultat.
De mon temps, le père Roussel dis-
tribuait les lettres et journaux, de sa
porte de chambre entrouverte, après
le dîner.
Tous les étudiants stationnaient là.
jusqu’à ce qu’il eut fini d’appeler nos
noms.
Vraisemblablement, chacun pensait
à sa correspondance dans ces mo-
ments-là: pour Hector et moi, c’était,
celle de Bérubé qui nous intéressait.
A chaque lettre qui lui arrivait, le
cceur nous battait.
Et si Bérubé montait à sa chambre.
Hector le suivait, cherchant à savoir.
Diable! de Bérubé, lui disait-il, en lui
lançant des coups de coudes dans le
ventre. — * Encore des lettres de filles,
hein? Veinard., va!
Un bon jour, mes amis, ce fut vrai
pourtant qu’il reçut une lettre de fille,
ce bon Bérubé.
UN CHANCEUX
99
Notre petite Irlandaise, au bras ro-
se, avait répondu.
J’oublierai tout dans les jours re-
culés, alors que la vieillesse nous tarit
l’esprit et la mémoire, mais je n ou-
blierai jamais ee soir-là, — le gaz fu-
mait et les pensionnaires du second
menaient le diable, — où je vis entrer
Hector, non pas riant, non pas bla-
gueur, mais sévère et bouleversé.
— Mais qu'as-tu? lui dis-je.
— Mon cher, elle s'appelle : Lucy
Earkin, et elle a répondu à ce maudit
fou de Bérubé qui s'imagine comme
toujours qu’il l'a ensorcelée.
— \ rai? laisse-le dont 4 ; qu’est-ce que
va fait qu'il s'imagine...
— Tu es drôle, toi. Tu sas permet-
tre à ce triple imbécile de poser en
Don Juan à nos dépens. Allons, est-
ce Bérubé quelle aime?
— Certainement non, repris- je.
— -Eh ! bien, sais-tu — et Hector se
faisait sentimental — que c'est mal ce
que nous avons fait là? Voyons, dis
franchement, est-ce que tu ne l'aimes
pas un peu cette petite Irlandaise?
— Elle m'intéresse vivement, vrai,
pas plus.
— u Elle t'intéresse*'... moi, veux-
tu que je te le dise? — je l'aime comme
Un fou. Pourquoi avoir fourré cet in-
nocent de Bérubé dans nos affaires?
100
UN CHANCEUX
.... et puis, sais-tu qu'il est assez bête
pour lui écrire?... ah! pour ça, par
exemple, je crois que je l'assommerais
. . .je suis jaloux, je le sens bien. . . .
même, je suis content que tu ne Tai-
mes pas, car s’il en était autrement,
nous ne serions plus amis.
Je le laissai là, sans répliquer, son-
geur, le coude sur le genou.
J'étais rêveur moi-même, en face de
ce dénouement inattendu.
A la fin, Hector reprit:
— Connais-tu la date précise de la
sortie des étudiants?
— C’est pour dans un mois, le 23
juin.
— Tu es certain?
— Absolument.
— C’est que je viens de penser à quel-
que chose, vois-tu. Notre petite Ir-
landaise dit dans sa lettre qu’elle
part demain pour un voyage d'un
mois, en compagnie de son père,” de
sorte que Bérubé, qui sera reçu no-
taire d’ici à ce temps-là, ne pourra
pas faire de bêtise et qu’il fichera
peut-être son camp avant qu’elle ne
revienne. Tu comprends?
— Comme ça, tu n’a3 rien à crain-
dre.
— Tu ne vas pas croire, je suppose,
que je suis jaloux de ce butor-là?...
U.\ CHANCEUX
101
Xon, mais c’est de penser qu'elle lui a
écrit. . .
— De sorte, que tu comptes recom-
mencer ta “télégraphie'* après les va-
cances.
— Certainement.
■fr VC -K
Le vapeur “ Québec ’’ venait de me
déposer en octobre, pour la rentrée
des cours, au quai de la compagnie
Richelieu, quand je tombai entre les
bras de ce pauvre Hector, qui arrivé
la veille, venait me recevoir, gai et
ra von mmt.
Et me tapant sur l’épaule, avant
que j'aie pu ajouter un mot, il s'écla-
ta de rire, de son rire ouvert et franc
d'autrefois; puis, scandant chaque
mot :
— Elle. . . est. . . mariée. . . avec. . .
cet... animal... de... Bérubé.
— Pardine! je le savais
leurs cartes de faire-part
che.
j ai encore
ans ma po-
— Rien n'empêche, reprit-il toujours
riant, pue Rérubé est plus chanceux
qu’on ne le croyait.
— Oui, sans doute, mais c’est grâce
à nous, s'il y a maintenant dans un
coin de la province un Béni hé qui
S
102
1 '2s CHANCEUX
puisse par devant notaire, caresser un
joli petit- bras rose et embrasser. . .
— Chut!... si le père Roussel nous
entendait.
Les Cfyeps Confrères
g ENAUD! vas-tu entendre la Cal-
vé ce soir dans Faust ?...
— Oui: je viens justement d ache-
ter mes billets d’entrée. J’y vais avec
notre confrère Lestang.
‘Et avec qui reviens-tu?
Avec qui?... Mais avec lui.
• Allons, tu sais bien qu'il va en-
coie se Taire mander par sa femme,
vers le dernier entracte, pour quel-
que cas très pressé. . . Ca produit un
si joli effet sur les habitués qui enten-
dent le garçon du téléphone l’appeler
à haute voix de la porte du foyer.
Lestang s'épargne ainsi le cofit d'an-
noncer dans les journaux.
...De fait. Eenaud est revenu seul
après la représentation.
•*■*■*•
— -Sur la rue. — -
Les docteurs A. . . et L. . . s’en vont
LES CHERS CONEBEBES
J 04
à rhôpital pour leurs cliniques respec-
tives. Ils rencontrent leur confrère
P
» • « »
Dr A. — Tiens, comment c;a va....
bonjour. . . où cours-tu, si pressé?
Dr P. — A mon bureau, diable... je
suis en retard.
Dr L. — Dis-donc... et ton pauvre
M. Barbeau?...
Dr P. — M. Barbeau... le ministre?
. . . Il va mieux. . . mieux. ... \ ous
avez vu les journaux. . . le dernier bul-
letin est très encourageant.
Dr A. — Tu Pas enlevé a cet impos-
teur de M. . . tant mieux: sais-tu (pie
cette guérison subite et inespérée de
l'hon. Barbeau te fait une réclame?....
Le Dr P.. . éclatant de rire.
— 'Non, il ne faut pas vous blaguer;
je veux vous parler franchement.
(Test encore M. . . qui le traite, mais
tout le monde croit que je Fai mainte-
nant sous mes soins et je laisse dire
tout simplement. Ca lui apprendra a
ce maudit charlatan. . .
Dr A. — Mais d'où sort ce canard?....
Dr P. — Oh! je lui ai bien un peu
fait pousser les ailes... ous ai-je
déjà raconté le tour que notre rusé
confrère lira joué auprès de la famille
Locours?... Non, vraiment?... Voici.....
Le vieux monsieur Lecours sou lirait
de congestion pulmonaire, vous savez
o i
LES CHERS CONFRÈRES
105
... un bon jour, sa femme me propose
une consultation avec M... j’accepte
tout de suite; c;a m'était bien égal, il
n'y avait ni deux diagnostics ni deux
formes de traitement au sujet de sa
maladie. Or voila mon Z\[. . . qui ar-
rive, aborde mon malade, le tâte,
l'ausculte, le sent, le renifle, et au bout
d'un moment, il m'interpelle: Y a-t-il
de l'acétone dans ses urines ? Avez-
vous examiné?
De l’acétone. . . de l'acétone. . . dia-
ble!. . .je savais que (;a se rencontrait,
j'hésite: Non, je n'ai pas examiné.
Mais lui, fouillant tout de suite de-
dans et dessous les meubles et dar-
dant, comme une lentille de micros-
cope, un œil connaisseur dans le vase
de nuit: Sapristi! oui il y en a. . . de
l'acétone, de l'acétone vraie.
Je restai embête, humilié devant la
famille qui, elle, était éblouie. Je
n'avais pas vu d'acétone, tandis que
lui, à trois pieds, en clignant simple-
ment l’œil . . .
Ce ne fut qu’une fois retourné chez
moi, en consultant mes livres, que je
découvris combien je m'en étais moi-
méme laissé effrontément imposer par
son ton convaincu et connaisseur, mais
le. coup était porté et la confiance de
la famille Lecours passabîemenl
émoussée à mon égard. . . Vous pou-
LES C'HEilS
CONFBEUES
vez juger si je nie rongeais les poings.
. . . Ah ! le pistolet • . . .
Dr L. — Mais Barbeau ? . . .
Dr p. — Bien oui. . . Je cherchais en
moi-même l’occasion d’avoir mon tour.
Or je traite justement Mme Faribault,
une ancienne patiente qui demeure sur
l’antre côte de la rue Saint-Hubert, à
une dizaine de portes plus haut que
chez l’hon. Barbeau. Alors quand je
vis par les journaux que celui-ci pre-
nait un mieux sensible, je donnai 01 -
dre à mon cocher, à chaque visite
que je faisais chez Mme Faribault,
d’aller m'attendre en face de la mai-
son de Thon. Barbeau... Vous com-
prenez ; tout le monde en voyant ma
voiture stationner devant chez lui s’est
imagine qu’il est maintenant sous mes
soins et je retire tout le bénéfice de sa
guérison. M. . . enrage, mais que vou-
lez-vous qu’il fasse; la rue est au pu-
blic.
Ce n est pas joli ce que j’ai fait là,
je le sais, mais le sacré gueux, je
savais bien que je le rejoindrais...
Déjà onze heures, et mon bureau...
Bonjour.
* * #
Le pharmacien Morin, de Québec,
possède, sous le numéro 2841, la pres-
cription suivante :
LES CHERS CONFRÈRES 107
R.
Graines de citrouilles. 16 onces.
Graines de lin 8 onces.
Feuilles de Belladonne. 1 drachme
Huile de castor 2 onces.
Helasse 16 onces.
"Faites macérer le tout et appli-
quez chaud sur le nombril pendant 24
heures. Ensuite lavez et mettez un
emplâtre de gomme de sapin.”
Dr Courteanche.
Faubourg Saint-Sauveur.
I y
*
Si jamais vous passez vers sept
heures du matin sur la rue Augusta,
â Soreî, vous verrez, aux environs du
Xo. 174, Gugusse, le garçon â tout
taire du Dr Latour, en train de trans-
porter dans la maison de son maître
le bloc de glace que le débitant lance
avec fracas â la porte, quatre fois par
semaine.
Examinez bien alors le nouveau
genre de pince qu’il emploie.
. . . Ah ! Gugusse s’était d’abord fort
lamenté pendant plusieurs semaines,
obligé qu’il était de saisir â mains
nues ces morceaux de glace qui lui ri-
daient les paumes et les couturaient de
]()8 LES CïIERS CONFRÈRES
crevasses: k ’ ^ ; i j'avais au moins une
pince exprès, comme les autres abon-
nes soupirait-il.
La cuisinière qui 1 avait entendu
avait redit la chose à Mme Latour:
C’est vrai, s'il avait une pince exprès.
Mme Latour Lavait répète à son
mari: Tu devrais lui acheter une pince
à la fin. .
Alors le docteur avait été ébloui
par une idée subite qui ne détruisait
pas ses principes d'économie et il cou-
rut déterrer dans un recoin de sa phar-
macie une ancienne paire de forceps
Pajot qu'il conservait inutilement de-
puis des années, et il la remit a GrU-
ausse... Celui-ci en raffole; il veut
absolument la faire ‘‘patenter', la
trouvant supérieure a toutes les au-
tres.
Si jamais vous passez sur la rue
Aumista, faites-la vous donc montrer.
Le docteur Richard, de Québec, est
un fameux homme comme vous le sa-
vez. A côté de Larnour qu'il porte
à ses malades, il entretient une tendre
sympathie pour la politique et une lé-
gère faiblesse pour le gin; ce qui ex-
cite parfois son tempérament déjà un
peu vif et bouillant.
LES CHERS CONFRÈRES
100
L'autre jour, la population de Saint-
Roeh voulut préparer une réception
officielle il Thon. M. Laurier, à l'oc-
casion de sa visite, et le docteur Ri-
chard fut désigné pour lire l ‘adresse
d'usage.
L'assemblée, déjà en retard, débuta
par des présentations, des serrements
de mains interminables, des allocu-
tions diverses par les présidents, vice-
présidents de clubs: puis ensuite ce
furent des discours d'ouverture filan-
dreux. des discours incessants, des dis-
cours sans fin.
11 était prés de onze heures quand
on vint prier le Dr Richard de lire en-
fin son adresse. Celui-ci avait déjà,
maussade et impatienté, endossé son
paletot pour réintégrer tout droit son
domicile.
Comme le président de Rassemblée
continuait néanmoins à annoncer du
haut de l'estrade que le Dr Richard
allait faire la lecture de l'adresse à
l'honorable M. Laurier et réclamait h»
silence, notre confrère s'avança, fit
un grand salut:
— * Mon adresse, messieurs, — c'est
.‘>72 rue Sainte-Fove. Bonsoir.
Puis il mit son chapeau et s'éloigna
majestueusement, sans plus de façon.
110
LES CHERS COIS FRERES
k «* *■
Le confrère Freppel n'est pas un sa-
vant ordinaire.
Il ne rédige ses prescriptions que
d'après la pharmacopée française, ne
dose ses médicaments que par milli-
grammes, décigrannnes, 11e cite que les
cas de l’hôpital St-Louis, Necker. Il
connaît la formule chimique des sé-
rums les plus magiques et les plus
nouveaux; il bariole son langage d'une
série de mots “ microbiens,’’ retenus
sans doute de ses trois semaines de sé-
iour à Paris, lors de l’exposition de
1889.
Ne s’est-il pas Fautre jour avisé de
se vanter d'analyser constamment les
urines par le procédé de la polarisa-
tion ! Ordinairement il ne lance ces
mots à effet que devant ses malades;
mais cette fois il s’était oublié devant
deux de ses confrères: l’un professeur
au Laval, Fautre au McGill.
— Oui, il venait d’analyser de l’u-
rine de diabétique d’après ce procé-
dé favori . . . c’était d’une précision,
d’une exactitude . . . cette polarisation.
— - Et quel angle as-tu constaté ? de-
manda le professeur du Laval.
— - Quel angle ?...
— -Oui, quel angle as-tu obtenu?. . .
ni eus ro^riŒPacs
111
— Ah! oui. . . bien. . . 45° répondit-
il impertubablement, au hasard.
— 45° . . . juste i . . .
— - Juste.
— Dis-donc, Freppel, ta patiente est
une vraie canne il sucre, sais-tu?...
reprit le professeur du Laval.
Mais le docteur Smith du McGill —
ces anglais traînent continuellement
avec eux leurs instincts mercantiles, —
le docteur Smith s'empressa de conti-
nuer :
— Ecoute donc, Freppel, n'en parle
pas par exemple, mais si tu veux, nous
allons former une société en comman-
dite pour exploiter sur une grande
échelle le “ pouvoir *’ de ta cliente?
Nous mettrons son urine en tonneaux
et nous la vendrons pour de la mê-
lasse. . . Si tu préfères que. . .
Mais ici les deux professeurs, pris
malgré eux d’un rire inextinguible,
s'échappèrent à la hâte.
. . . Freppel s’est aperçu que ça n’a-
vait pas pris.
*
Ceci ne s'est passé ni a Montréal ni
â Québec.
Tl n’y a que nous, médecins de cam-
pagne, un peu Tartarins, qui pouvons
nous offrir de pareilles gasconnades.
112
LES CHERS CONFRÈRES
. . .C'était un simple abcès, un pau-
vre petit abcès de rien, éclos là, je ne
sais pourquoi — l'opérateur ne l'a pas
expliqué à l'univers étonné, mais on
pourrait le savoir en s informant — et
que le médecin de campagne avait tout
bonnement ouvert, sans penser plus,
d’un coup de bistouri.
Il s en était écoulé du pus naturel-
lement, le docteur avait mis un drain
dans l'ouverture de l'abcès, la sup-
puration avait continué pendant long-
temps. puis le malade guérit enfin.
Dans la paroisse, les amis qui s'in-
formaient entre eux du sort du pa-
tient avec sympathie. >e racontaient
qu'il avait sounert d'une “fronde",
au coté, tout simplement.
Mais, à peu près dans le même
temps, les médecins français, alle-
mands, anglais, américains, commen-
çaient à tenter le traitement chirur-
gical de l'appendicite. Encore un cas
de pathologie dont le couteau s'empa-
rait au détriment de la médecine.
Les succès au début n'étaient pas
merveilleux, mais obtenus ainsi, au
moyen de la chirurgie, ils s'envelop-
pent toujours d'une si éblouissante au-
réole. . .
Et puis c'était neuf, c'était hardi,
c'était chic, quoi! Toutes les revues
et cliniques du monde entier furent
LES C.HERS CONFRERES
tout de suite consacrées à l’étude de
cette nouvelle opération.
On se rabattit même bientôt sur
l'historique. on en discuta les détails,
les différents essais. Chaque pays
voulut revendiquer pour un des siens
la gloire d’avoir opéré le premier cas
d'appendicite : les Allemands nom-
maient iieller. les Français. Berger,
le- Améiieains, Morton: ce fut une
contestation générale, surtout de la
part de nos confrère- américains.
Le Canada n’avait encore rien dit :
✓
mais quelque- moi- après, tout à coup,
lu différentes sociétés médicales du
continent purent lire avec stupéfac-
tion et épouvante dans une revue mé-
dicale de Québec que la première ap-
pendectomie tentée en Amérique ne
l’avait été ni à New-York, ni tl Bos-
ton. ni à Philadelphie, non. mais tout
Amplement dans notre province, à...
. . .non. je ne veux pas dire où. ... et
c’était notre étonnant confrère de
campagne qui. grandissant son coup
de lancette à la mesure d'une opéra-
tion majeure, venait inopinément re-
vendiquer pour lui le bénéfice de la
première appendectomie pratiquée sur
le continent.
Les Américains firent une tête....
Mais nous d'ici, ce que nous avons ri.
I 14
u;s (ii i : us coxkhkbe.s
TV' *#T 7f
... Le plus amusant cfest que ce
n'était pas la première fois qu'il rem-
barrait aussi k propos le snobisme de
nos confrères jingos.
Appelé autrefois auprès d un pau-
vre malheureux qui venait de se faire
arracher la jambe en entier dans un
accident de chemin de fer, je crois, il
trouva le moyen, en sectionnant un
bout de nerf qui pendait, de donner
le nom d'opération à cette désarticu-
lation accidentelle, s'en attribua le
mérite, souffla la gloire du mécani-
cien dont l'aveugle collaboration avait
été si efficace et trois mois après, il
réclamait l'honneur d'avoir pratiqué
en Amérique la première désarticu-
lation de la cuisse.
N'allez jamais dire ça aux Améri-
cains, par exemple.... Peut-être le
croient-ils.
• le ne sais pas du diable depuis com-
bien d années Jacques Letourneau,
marchand à Saint- Louis, négligeait de
payer les services de son concitoyen, le
Dr Nadeau. L'autre nuit il l'envoie de
nouveau inander comme si rien n’était,
en grande hâte, pour sa femme : un
LES OH EK S CONFKKBEs
115
cas d'accouchement. Le septième à
crédit pour le moins.
Le marchand, paraît-il, avait une
peur mortelle que son nouveau reje-
ton fut infirme ou marqué ” d’une
manière quelconque. Et alors qu’il at-
tendait avec angoisse dans une cham-
bre \ oisine, il s'informa aussitôt, dès
que le moment critique fut passé, au-
près de la sage-femme qui assistait A
la délivrance, si l’enfant portait quel-
que marque.
Oui,” fut la réponse que le docteur
Xadeau lui fit donner: dites-lui qu'il
est marqué C. O. 1).
vr Vf “4
La petite sœur Sainte-Laurentienne,
du couvent de la Miséricorde, s’aper-
çut Tan dernier qu’elle souffrait —
peut-être souffre-t-elle encore même—
d'un “ taenia solium v des plus irri-
tants et des plus insatiables.
Le docteur Desrochers, tout de suite
appelé, décida de procéder a l’expul-
sion immédiate du vilain parasite et
prescrivit le kousso. Malheureuse-
ment le kousso échoua.
Il se rabattit alors sur la pelletic-
rine; même insuccès avec la pelletié-
rine. Le tænia absorbait tout sans
broncher. Ces divers médicaments pa-
LES CHEA-S CONFRERES
116
raissaient simplement agir sur lui
comme des apéritifs et il continuait
de plus belle à s'approprier la meil-
leure partie des dînettes de notre chè-
re sœur Laurentienne.
Puisqu'il en est ainsi, ma sœur, lui
dit le docteur, un bon matin, je vais
essayer l'extrait de fougère mâle. . .
La pauvre et bonne petite nonnette,
en l'entendant, rougit jusqu’aux épau-
les, et tremblante, oppressée à mourir,
toute honteuse, les yeux à terre, elle
ajouta au bout d’un moment:
— La fougère mâle, mon Dieu ! . . . .
Dans ce cas, docteur, il me faudra une
dispense spéciale de monseigneur Bru-
chési.
■Vr * -K*
Quand le jeune Roy vint s'établir â
Saint-François, il y a quatre ans, les
patients ne s'écrapoutissaient point à
sa porte.
Mais doué qu'il était d'un aplomb
épouvantable, il ne s'en allait pas
moins par les chemins de la paroisse,
ses poches pleines de pilules, de poin-
tes de vaccin, de suppositoires, sa
trousse d'obstétrique en bandoulière
sur l'épaule, toujours avec l’air af-
fairé et inquiet d'un homme qui a a
la fois sur les bras deux cas d’éclamp-
sie et un cas de placenta prævia.
LES CHERS CONFRÈRES
117
Le docteur Marciiessault — • le bon
vieux médecin de l’endroit depuis
trente ans — le rencontre sur la rue :
Eh ! bien, confrère, comment ça va-t-il,
la clientèle ?...
— - A merveille, h merveille, mon-
sieur, . . . j’ai plus de besogne que je
n’en puis faire, lui répondit notre
jeune fanfaron,... J’ai été forcé de
me lever cinq fois la nuit dernière.
— - Oui . . . oui . . . oui ... ah !.. . ah 1 .
Mais achetez-vous donc pour deux
sous de “poudre à punaise”
Dans une fois seulement. . . vous al-
lez voir.
Et le vieux docteur Marchessault le
salua tranquillement.
* Ve
Avez- vous déjà rencontré dans vo-
tre pratique de ces dégoûtants indivi-
dus qui vous confessent, sans la moin-
dre honte, qu’avant de venir vous
consulter, ils ont d’abord tenté de
combattre leur toux en buvant de
l’urine.
On en trouve pourtant. Si vous en
rencontrez à l’avenir, renvoyez-les
donc au docteur Lalibertê de Sainte-
Anne. Il possède une formule magi-
que à proposer à ces écœurants per-
sonnages.
9
118
LES CHERS CONFRERES
Lors de son entree en pratique, il y
a déjà un bon nombre d'années, ce
traitement “ à l'urine " était passable-
ment de mode dans sa paroisse; or, un
jour, ne voilà-t-il pas qu'un patient —
marguillier en charge, s'il vous plaît
— vint le consulter pour une bron-
chite quelconque, tout en lui avouant
d'abord sa surprise d'avoir vu faillir
son incomparable traitement qui n'é-
tait autre que celui que je viens de
mentionner.
Le docteur Laliberté, en réprimant
ses nausées, écouta cependant sans
rien dire les explications du marguil-
lier, puis à la fin prenant sa plume, il
lui fabriqua l'ordonnance suivante,
avec l'ordre de la faire remplir à la
ville, car elle contenait, lui dit-il, un
médicament français qu'il prescrivait
si rarement qu’on ne le tenait pas en
pharmacie ici.
R.
“ Merdæ liquidæ " . . ..O j
A prendre par cuillerée à soupe, eu
émulsion, trois fois par jour, avant
les repas.
“ Agitez bien la bouteille."
...Je ne sais point si notre îmtr-
guillier a pu se procurer dans le pays
LES CHERS CO X FRERES
1 19
co raie médicament, mais ce que je
sais bien, par exemple, c’est qu’il n’o-
sa plus le reste de l’année se montrer
dans le banc-d’œuvre, et qu’on le dé-
signe encore aujourd’hui par un so-
briquet qui n’est pas empreint d’une
“ odeur de muguet ”, je vous assure.
éz ali oit
cette heure-là, les échos de la vo-
gue tarasconnaise qui avait sa-
lué d*un tintamarre épouvantable l’ar-
rivée de Paris de notre fameux con-
frère, le docteur Coutelas, assourdis-
saient les oreilles.
Les titres de ce magnifique charla-
tan : — chef de clinique aux hôpitaux
de Londres, ex-interne des hôpitaux
de Paris, correspondant de la “Lan-
cette ” d'Alger, membre de la société
médicale de New- York, masseur de
Sarah Bernhardt, serineur des clini-
ques de Péan, doucheur chez l'abbé
Kneipp, inventeur de la méthode néo-
nervoso-électro-bromo - magnétique, —
couvraient la première page de nos
journaux.
Sur la seconde page, c’était le récit
détaillé de ses hauts faits d’armes. Il
avait par là-bas cathétérisé le comte
de Chambord, administré des cl veto-
*
122
DRÔLE D’OPÉRATION
res à la duchesse d’Uzès, enlevé le pe-
tit pansicot à un vieux mandarin, opé-
ré quatre crevés de haute marque, ex-
trait la dent que Dru mont avait con-
tre les Juifs. . .
Mais c’est ici qu’il fallait voir ça.
Ce n’était rien moins que des gué-
risons étonnantes, merveilleuses, mira-
culeuses de patients happés en pleine
agonie, h moitié ensevelis, déjà à trois
pieds sous terre, ouf! et gentiment dé-
posés en un rien de temps, grassouil-
lets, rougeauds, prêts à faire de la
haute voltige, entre les mains des pa-
rents qui n'avaient seulement pas le
temps d’essuyer leurs larmes tant ça
se faisait vite.
T T ne belle-mère même — la Presse
rapportait ça — enterrée depuis cinq
jours, avait été retirée par lui de
son tombeau, toute rongée de vers,
les organes en compote, et remise —
après si peu de temps de respiration
artificielle et d’inhalation d’oxygène,
qu’elle sentait encore le cadavre — à
son gendre furieux dont elle reprenait
possession de l’héritage.
Par contre-coup naturellement une
baisse surprenante s’était faite dans
les pèlerinages A P>eaupré. La bonne
sainte Anne boudait sur son autel;
les curés de paroisses, absolument dé-
sorientés, ne se rattrapaient plus
DBÔLF, D OPÉKATION
qu’avec des bazars, et j'en connais
qui ont été obligés de tirer des plans
inouïs, d'installer des troncs à toutes
les marches des balustres, de préten-
dre meme que la sainte Vierge leur
était apparue, pour faire mousser la
recette.
La compagnie du Richelieu elle-
même voyait avec effarement ses ac-
tions tomber 5 60, à 55, à 42. . . Je
n'invente rien, demandez-le & son pré-
sident.
C'est à cette époque, que me trou-
vant de passage ft Montréal, je tom-
bai dans un tramway, nez à nez avec
mon spirituel et excellent confrère, le
docteur Bédard, que je n’avais pas vu
depuis longtemps.
M SL SL
. . . Et nous nous saluons et nous
nous serrons la main, et nous nous
sautons au cou et nous nous asseyons
tout près l’un de l'autre pour bien
s'en conter.
Lui me dit qu’il était lancé main-
tenant, ses mauvais jours de chasse
au patient finis ; encore assez mal
payé toutefois, c’était vrai; mais enfin
il était content, seulement les accou-
chements qui l'ennuyaient un peu.
par exemple.
124
rmôLE d’opéra tion
Moi, je lui détaillais les incidents
divers de la pratique de la médecine
à la campagne, lui expliquais com-
ment je me consolais des vilaines tem-
pêtes, des boues sordides, par les
jours de soleil pur. par l’odeur des
pommiers en fleurs, les effluves du
Richelieu et de ma montagne; je lui
contais mes instincts de travail, mes
démangeaisons de littérature, de po-
litique, etc.
Tout à coup — il n’y avait que quel-
ques passagers — comme j'indiquais
d’un clin d'œil à mon ami que nous
étions attentivement écoutés par un
jeune homme, guindé, l’air suffisant et
fat, posé de trois quarts sur la ban-
quette voisine, dans une attitude exa-
gérée de prétention ineffable:
— Tu ne le connais pas? me souffla
mon confrère.
• — Mais non... pas du tout.
— Eh ! bien, c’est l'avocat Mon-
nier.
— Le candidat qui vient de se faire
battre dans Deux-Montagnes?
— Justement.
— Diable! qu'il me paraît insuppor-
table. . . je ne suis plus étonné de sa
défaite.
. . . En effet, j’avais bien jugé. L’a-
vocat Monnier, comme vous le savez,
est un être absolument intolérable;
DRÔI/K O OPERAT f O N
il vous a une manière de se gargariser
avec sa voix, de rouler des regards,
de retrousser dédaigneusement des
lippes et des coins de moustache, qui
nous fait grinçer les dents. C'est tou-
jours avec un ton protecteur et ma-
jestueux qu’il étale ses sentences,
donne des avis que personne ne de-
mande, fait l'esprit fin. Le dindon de
Lafontaine sans îa fable.
Il est bien connu : c’est longtemps
avant de perdre son élection qu'il
avait commencé de perdre la tète.
Avec ça une petite binette grima-
çante, insaisissable par aucun crayon.
Comme je restais à réfléchir sur ces
types bizarres que la nature, dans des
moments d'ironie amère à l’é£rard de
l'humanité, distribue de temps à au-
tre sur la route, j'entendis mon con-
frère :
— Au fait, tu ne le sais pas pro-
bablement — me dit-il mystérieuse-
ment et comme avec un pitoyable
accent de vive sympathie, — le pauvre
garçon doit prochainement se faire
opérer par notre fameux confrère, le
docteur Coutelas.
— Vraiment, une opération ? de-
mandai-je surpris ... laquelle donc?...
Mon ami ne me répondit pas un
seul mot, mais, fléchissant doctorale-
ment le bras derrière son torse cour-
DBÔiLE j/OPJÉKATIO.V
126
bé, la main palpant, le doigt. — un
moment chercheur comme pour bien
délimiter l’endroit, — tendu et fixé
sur l'apophyse d’une des dernières
vertèbres de l'échine:
— Une petite ouverture, IA, simple-
ment, acheva-t-il.
Je songeai à une colotomie, à une
resection, à un abcès peut-être — En
même temps je commençais A pardon-
ner il l’avocat Monnier sa déplaisante
attitude, rien que sur une fesse dans
le coin de sa banquette . . . Pauvre
diable, pensais-je. . . une opération,
lit. . . A cause du vilain coup de pied,
je suppose, que les électeurs viennent
de lui infliger.
— Et pourquoi cette ouverture en-
core? demandai-je, déjà intéressé en
ma qualité de médecin... Souffre-t-il
de . . .
Tiens... c'te question? reprit im-
pertubablement mon confrère. . . Al-
lons donc, mais c’est pour pouvoir
“péter plus haut que le tr. . . " vo-
yons . . .
«
En l^oute
S N claquement particulier de lan-
gue... djik... djik... djik . . .
Et rnon grand cheval s’ébranle len-
tement, paresseusement. .11 sent bien
qu’il va entreprendre une course pé-
nible et harassante.
** Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé.
Et de tons les cotés an soleil exposé.
— Voyons, ce sacré Moïse qui a en-
core oublié d'assujettir solidement la
sous- ventrière .... Woo .... Woo ....
Dis donc, aie! petit garçon!... veux-
tu bien boucler cette sangle-h! ?...
0‘est bon, merci.
Et je repars. Tl fait beau: il fait
chaud.
Les chiens, ici et là, se précipitent
le long de la route, la mine furieuse,
la queue en panache, en jappant der-
rière ma voiture.
Séné, lui, ne se retourne point, dé-
128
EN HOU TE
daigneux. La langue tirée, il file en
avant dans l'ornière polie, au petit
galop.
Un grand chariot, lourdement char-
gé de foin frais coupé, s’en va devant
moi. Les essieux craquent, les ridel-
les oscillent et se disloquent... cric...
crac. . . à chaque inégalité du chemin.
Carillon se plonge les naseaux à tra-
vers les barreaux et en arrache le
mil odorant a pleine bouche.
Ca embaume, c’est vrai, mais filons,
car je crains que tout ne croule au
milieu de la route.
Il fait beau, il fait chaud.
11 me vient des songeries in expli-
quâmes, interminables, et je rêve :
Cette pauvre vieille Letourneau. . . la
fièvre fi cent trois, hier. . . pas mal
de congestion... soixante-et-huit ans
. . .un peu de délire. . . j’ai bien peur
que tout ça ne tourne mal ; j’essaie-
rai les ventouses. . . les ven. . . En ar-
rière, loin, les ridelles font sourde-
ment erie-crac.
. . . Dans une reculée lointaine, j’en-
trevois à travers les arbres la longue
enfilade des ornières parallèles et lui-
santes du chemin.
Plus loin, à gauche, deux hommes,
bretelles et chapeaux bas, la chemise
toute trempée et bariolée par la
ES ROUTE
120
sueur, aiguisent leurs faux dans l'om-
bre courte d'un hangar.
A droite, des petits gamins, la mine
moqueuse, grimpés dans les branches,
pourchassent les cerises du bonhomme
La vigueur sous prétexte d’attraper un
chat égaré. . . Plus loin encore, d*\-.
bestiaux blancs et roux agitent leurs
longues queues en ruminant, le poi-
trail appuyé paresseusement sur la
clôture.
Ailleurs, perdus sur les coteaux,
sous les pommiers des vergers, loi ci
là, des travailleurs fauchent en pei-
gnant lian. . . lian. . . des petites filles
cueillent des framboises, des poules
picorent dans les blés, sous les haie-,
autour des perrons, partout.
Je croise un bicycliste qui pédale n
toute vitesse. Il est bien chanceux, lui.
de descendre, me hennit Carillon en
s’ébrouant.
Il fait beau et les cigales chantent,
chantent ....
Je songe encore; je monologue en
moi-même, l’esprit distrait, perdu, en-
volé au trot monotone de mon che-
val. Je roule des plans de livre où je
voudrais bien y mettre une phthisiq ue
comme héroïne, mais pas une phthisi-
que comme les autres, ou encore intro-
duire, bâtir un type de mon pays,
une espèce de Tartarin; ou peut-être
130
EN RO-UÏE
bien écrire un roman politique à clef,
avec dedans des personnages dont le
lecteur chercherait malgré lui à re-
connaître le visage. Oui, j'appellerais
ce livre: “Le \ampire", “Le Pro-
lée ", n'importe.
J'y mettrais quelque type de bas-
bleu, de ealotin ou de carotteur, de
garnement sans principes, sans foi ni
loi, qui trahirait toutes les plus tou-
chantes amitiés, parviendrait quand
même à force de reniements et d'apos-
tasies sans nom à étendre son audaci-
euse et insolente autorité. . . 11 aurait
des journaux, il aurait des suppôts,
il rançonnerait les dévouements les
plus désintéressés et pareil à un in-
fâme gueux se cacherait toujours,
comme derrière un paravent, derrière
un autre personnage que je rendrais
magnifique et noble à cause de sa
grandeur d'âme. . . Oh! oui, il faudra
pourtant que je le fasse un jour ce li-
vre où il ferait si bon de peindre tou-
tes nos ganaches politiques . . .
— Eh holà! docteur, comment va
ce pauvre vieux Baptiste?. . .
C'est le père Legault, avec sa four-
che tenue droite et solennelle comme
une crosse, qui m'interpelle au passa-
ge, de l'autre côté de la clôture, de-
bout auprès de son andain.
"Il se ravigote. . . il se ravigote-.
EN ROUTE
131
réponds- je, en ralentissant un peu
l’allure de Carillon.
— Vrai?. . . il se ravigote?. . . le
vieux va s’en tirer encore, je parie. . .
Et îo père Legault esquisse tout à
coup un sourire triste qu’il souligne
d\ u geste navré et douloureux. C’est
à cause d’une pensée sombre qui vient
de traverser son esprit. Et il reste là,
la tète penchée, à songer à son petit
Joseph, lui si fort, si vigoureux...
seulement vingt ans. et pourtant, le
pauvre. . .
Je continue dans la poussière chau-
de et dorée. . . Il fait beau, il fait
y
chaud.
C’est à présent un chemin tortueux,
rocheux, plus tortueux et plus ro-
cheux, montant toujours sous un dô-
me d’arbres verts. Carillon roule
sous ses sabots les pierres usées, ar-
rondies en boule.
A tous les tournants c’est une sa-
veur d’imprévu qui égaye.
Les femmes appellent leurs petits
blondins qui courent pieds-nus dans
lo sable. J’entends des bruits de vo-
lets qu’on ferme en claquant devant
le grand soleil qui torréfie les pi-
gnons et les cailloux.
Et tout à coup ce sont de brusques
d profonds silences, vite interrompus.
où l'attelage atteint des bouts de ehe-
132
EST ROUTE
mins sablonneux et roule comme sui-
de la ouate. Ce n est plus qu’un bruit
d’insectes... J’ai juste le temps de
penser: en effet, ce pauvre petit Jo-
seph au père Legault, et c’est de nou-
veau le fracas assourdissant des cail-
loux projetés en tous sens sous les
roues.
Maintenant à un croisement de
routes, bing. . bang. . . de gauche et
de droite, bing... bang... bing....
C’est un tapage, un vacarme d’en-
clumes frappées, de ferrailles se-
couées, de bandages de roues ajustés
& coups de marteaux.
Ils sont là, deux, trois, quatre à
rire, à flâner, à regarder les batteurs
de fer qui ébranlent ainsi — bing . . .
bang. . . les échos voisins endormis
aux creux des rochers massifs et
mousseux.
Nous nous saluons amicalement,
gaiement, avec l’envie de nous dire
un mot: eux — Y a-t-il quelque chose
de nouveau au village? moi — Ah! les
paresseux ... à l’ombre comme ça par
ces jours de moisson.
Mais nous ne nous disons rien. . .
il fait si chaud.
Je me replonge de nouveau incons-
ciemment dans des songeries sans
suite: cette revue médicale à laquel-
le je désire m’abonner, ce compte à
EN ROUTE
acquitter ... du sulfonal qu’il me faut
commander pour le lendemain... cet-
te vieille madame Letourneau... oui
j'essaierai les ventouses....
En continuant mon ascension, je
crois ouïr tout à coup comme une
mélopée bizarrement dolente d'éco-
liers se hâtant de bredouiller à voix
haute, tous ensemble, avant leur sor-
tie de classe, une prière finale... Je
tends l’oreille; mais non, c’est la ca-
cophonie d'un grand moulin qui rou-
le, dans un grésillement, un fracas de
cascade, ses aubes â travers l’écume
bruissante et qui me renvoie de tout
en haut, du bout du chemin, ses éela-
boussements d’eau et de sons divers.
Woo . . . woo.. . Carillon.
C’est, ici. chez la mère Letourneau
10
Mon Dernier Chemin de Croix
y a assez longtemps que tu retardes.
— Ah! bien... j’ai ceci, j’ai cela h
terminer... j'irai demain.
— Pourquoi pas aujourd’hui? tu au-
ras une autre raison demain. . . d’ail-
leurs si tu as honte, à cette lieure-ci
il n’y a personne à l’église. . . Puis tu
verras, il sera encore malade ton Ga-
briel, si tu n’y vas point.
“ Encore malade," ceci m’ébranla
subitement.
— C’est bien, j’y vais, répondis-je
à ma femme. . . On commence à gau-
che, hein ?
— Oui, à gauche. Dis simplement
un “ pater *’ et un “ ave " devant
chaque station en y ajoutant une gé-
nuflexion avant et après.
Ces renseignements ne m étaient
pas inutiles, car depuis mon temps de
1
CHEMIN DE CHOIX
collège j’avais un peu trop négligé
peut-être les chemins de croix, que je
considérais comme une manifestation
religieuse trop éclatante, trop publi-
que aussi pour mon degré de piété.
Si j’étais du nombre des pharisiens
qui courent les rues aujourd’hui et
nous ennuient de leurs capucinades.
je cacherais ces aveux qui leur con-
viennent après tout aussi bien qu’a
moi-même; mais à quoi bon afficher
leur fausse et hypocrite dévotion.
Je pris donc la route de mon église
. . .j’allais rempli!- ma promesse.
#- *
Le croup sévissait.
Le croup — cet épervier des ténèbres
comme l’appelle Victor Hugo, — qui.
traîtreusement, parfois sans un cri
d’alarme, étrangle les petits, en avait
tué plus d’un.
Oh! l'horrible, l’infâme maladie.
Quand Dieu répandit toute la lon-
gue série des misères et des affections
humaines, il ne créa pourtant point
celle-là, car elle est sauvage, elle est
monstrueuse, elle est lâche surtout
et il y a du Judas dedans.
Il y a de pénibles et douloureuses
maladies qui torturent et martyri-
sent, contre lesquelles cependant le
CHEMIN HE CHOIX
137
patient combat, se raidit et collette
jusqu’au dernier souffle. Mais celle-
là. . . ah ! celle-là, elle vient surtout
la nuit, hypocritement, fouiller les
chambres, dont elle évite les grands
lits où dorment les robustes et le^
forts, pour atteindre les berceaux :
elle s'attaque aux petits anges qui y
rêvent à bras repliés, et les saisit
sauvagement. . . à la gorge.
Ils sont faibles ceux-là, ils sont pe-
tits se dit le croup, ils ne se plain-
dront point, peut-être joueront-ils
même le lendemain pour que la mère
si vite alarmée ne soupçonne qu'un
malaise inoffensif, puis, quand le vi-
rus aura bien enfièvre tous les tis-
sus, l’asphyxie fera le reste.
Non, Dieu, qui est père aussi, ne
l’a pas créé cette maladie-là, n'a pas
pu la créer.
Or le croup sévissait.
Le médecin, père de famille, con-
naît seul ces angoisses qui compri-
ment l'estomac comme un pan de
montagne, à l’époque des épidémies
dont il suit la marche et qu’il craint
toujours de voir éclater à son foyer.
Le moindre symptôme l'alarme
alors, une rougeur d'épiderme, une
crise de toux suffit pour lui rappe-
ler toute sa pathologie à. l'esprit et
c’est sans cesse avec un œil inquiet
m
CHEMIN DE CHOIX
qu'il surveille et examine les petites
têtes brunes et blondes qui nous sont
partout si chères.
Un soir, hélas, j’eus froid au cœur;
je venais d’entendre nettement, de la
chambre voisine, mon Gabriel, mon
petit Gabriel, tousser dans son som-
meil de cette toux spéciale que n'i-
gnorent point les connaisseurs. Il y
a des sanglots dans cette toux-là.
En levant subitement les yeux de
dessus mon livre, je rencontrai le re-
gard navré de ma femme déjà rivé
sur moi. Ni l'un ni l’autre ne bou-
gèrent cependant. Sans échanger un
mot, nous nous étions compris et nous
avions tous les deux peur de parler.
Un quart d’heure s'écoula. Tout à
coup ma femme, sans ajouter pour-
quoi, mais comme continuant une
conversation secrète entre nous:
— Il faut que tu promettes un che-
min de croix.
Ah! la prière, à ces heures de dé-
tresse pénible, on s'y rattache ins-
tinctivement comme à une épave ;
c’est là que les femmes, dans leur
grande àme, trouvent la force de
tous leurs sacrifices. Et si réfractai-
res que nous soyions nous-mêmes,
Dieu, c’est encore pour nous le meil-
leur baume à certaines désespérances.
Te le promis volontiers ce chemin
de croix, et c'est lui que je me suis
CHEMIN DE CHOIX
139
mis en frais de faire hier. La mala-
die de mon bébé ne s'était à la vérité
résumée qu'à un malaise passager,
mais je voulais acquitter loyalement
ma promesse.
* 4 >
Ce fut avec un sentiment de curio-
sité éveillée que les trois ou quatre
bonnes vieilles, agenouillées dans les
banquettes, me virent en prosterna-
tion à l’autel principal de l’église, et
elles retinrent un moment les grands
soupirs contristés dont elles épousse-
taient leurs livres de prières.
Maintenant, “ à gauche ”, me dis-
je, en reluquant le tableau de la pre-
mière station, et je me mis à arpen-
ter les dalles de la nef, enjambant
avec fracas par-dessus la douzaine et
demie de troncs disposés près de la
balustrade.
Ah ! sapristi ! savez-vous que c’est
très gênant de faire ainsi retentir les
voûtes sous des génuflexions et des
pas répétés qui éveillent tout de suite
dans la sonorité générale un écho iro-
nique au-dessus de nos têtes.
Il me semblait vraiment que sainte
Anne, saint Joseph, perchés sur leurs
chapitaux blancs et les grands saints
ankylosés des tableaux se moquaient
de moi et me faisaient d_es niques dans
le dos.
1 40
CHEM IX DE CHOIX
Mais mon Gabriel étant mieux,
j’accomplissais mon engagement; et ils
auraient éclaté de rire, les bons
saints, qu'ils n'auraient pas pu me
déranger ni me distraire.
J’allais donc, solennel comme le de-
voir, superposant les génuflexions et
les Pater.
A l'arrière de l'église, je fus un peu
dérouté par un grand ange blanc —
formant prie-dieu — sur lequel j’allai
me buter; et en meme temps les deux
lourds escaliers en zig-zag qui con-
duisent aux jubés me tirent un ins-
tant perdre l’itinéraire des stations,
mais je crus me rattraper et je filai
toujours à gauche.”
...fie touchais au terme.
Dieu sait, lui, que je n'ai pas voulu
tricher: qu'au contraire, je voulais
être franc et loyal et remplir cordia-
lement mon engagement, mais, bonté
divine ! que ma ferveur subit donc
une détente à ma dernière génu-
flexion : Je venais de constater que
mon chemin de croix n’avait que
treize stations.
...En arrière, parmi les pilastres
des jubés, dans les recoins des esca-
liers, j’en avais oublié... une.
Mais, chut, n’allez point répéter (;a
fi ma femme, elle me le ferait recom-
mencer.
<>0<>0<)<><><>0<><>0<><><>0<H>0<><><>0<V
OÎX ! t 1
Ci
5^0 H v l e eF ot t HU t e
jpjE “ Cto1(1 Cure " on n'en parle peu
Jtè aujourd'hui, presque pas, mais
il y a quelques années, ce traitement
jouissait d’une vogue stupide, et ceux
qui l’exploitaient arrachaient des
sommes énormes aux pauvres naïfs
qui faisaient la sottise d'ajouter foi à
son efficacité.
Je ne sais pas si Henri Belleau
avait deviné ça, lui, mais une bonne
fois à l'hôpital, devant tous les étu-
diants, il entreprit de faire une récla-
me tapageuse à une certaine formule
nouvelle qu’il venait de découvrir, di-
sait-il, et qui allait guérir l'alcoolis-
me cinquante fois plus sûrement que
tout les “ gold cure ” de l'univers.
— * Dans tous les cas, je vais 1 ex-
périmenter sur moi-même; nous ver-
rons bien, acheva-t-il.
Belleau était il vrai dire, un excel-
lent sujet d’expérimentation, car il
142
LA B O N 3 K JfOKMUIJS
était, pour son Ûge, un bambocheur
comme il y en avait pas et un bibe-
ron de force à déconcerter le garçon
de comptoir du Grand Yatel ; il pa-
raissait avoir la muqueuse du gorgo-
ton faite d'éponge comprimée.
Il connaissait toutes les liqueurs,
les avait bues toutes, sous les couleurs
et les goûts les plus opposés : le co-
gnac, le kirsch, la fine-champagne,
le rhum, la chartreuse, le genièvre, le
kumel, la bénédictine, l'absinthe, le
vermouth, l'anisette, le curaçao, le
sherry-brandy, le tafia, le wliiskey,
le scubac, le grog, le punch, le vespe-
tro, et quand il les avait toutes re-
passées, il lui restait encore de Tap-
pétit pour une couple de glorias et
un bon petit pousse-café final.
Il semblait donc devoir être un su-
jet superbe d’observation, et, effective-
ment, il entreprit de se soumettre lui-
même à l'expérience de son nouveau
traitement.
# * #
. . .C'est vrai que nous acceptions
avec défiance les résultats de son au-
to-expérimentation, mais ils parais-
saient absolument concluants: depuis
un mois, Belleau n'avait pas pris un
seul verre.
LA BONtfE FORMULE
143
Ses amis lui offraient du cognac. . .
il ne prenait plus de cognac
Ses amis lui offraient du gin... il
ne prenait plus de gin.
Ses amis lui offraient du scotch
même, pour le tenter; jamais il n’en
avait refusé de sa vie. . . il ne prenait
plus de scotch.
Rien, je vous dis, il ne prenait plus
rien de rien. . . Oh ! par accident,
peut-être un peu d'eau minérale,
quand il avait grand’soif. Mais com-
me il visait alors en-dessous le gar-
çon de comptoir pour l'empêcher de
mettre “ rien de fort ” dedans.
C’était merveilleux.
Enfin, ça le rendait même malade
maintenant, disait-il... il ressentait
des chauffements, des brûlements. . . .
partout. . .
Et il fallait le voir nous expliquer
les maux de cœur qu’il éprouvait à
présent pour n’importe quelle sorte
de liqueur alcoolique, nous peindre
son dédain avec des coins tombants
de lippes tellement dégoûtées que,
vrai, il nous donnait des envies de
vomir à nous aussi.
Puis sa bouteille de drogues, qu’il
traînait toujours dans ses poches
pour en vanter les vertus à tout
moment, il nous la passait sous le
nez, nous la faisait sentir pour exci-
144
LA BOXXE FORMULE
ter nos convoitises. Il savait bien,
le gaillard, que sa fortune serait faite
s’il réussissait, et il affichait déjà le
triomphe cruel et sans cœur du mau-
vais riche.
A un de ces moments., où il agitait
de nouveau sous nos veux son mer-
«L
veilleux élixir, je lus sur le flacon:
Pharmacie Leduc.
Pharmacie Leduc... J avais juste-
ment un de mes confrères de collège
employé là. Oh! je saurai bien. va.
pensais- je.
Et la eliniaue terminée, sans une
i
minute de retard, je saute dans le
tramway pour me rendre chez Leduc.
J’entre.
— Dis-donc, hein, Prévost, c’est ici
que Belleau achète ses drogues, n’est-
ce pas?... Quelle prescription fait-il
donc remplir de ce temps-ci?... c’est
une très bonne ordonnance, je crois
Y aurait-il indiscrétion à me la faire
voir?
— Belleau ?... Henri Belleau ?...
— -Oui, Henri Belleau.
Il fouilla un instant dans son ca-
hier de prescriptions, puis me le ten-
dant sans penser à rien : Tiens, c’est
simplement un mélange très ordi-
naire de copahu et de cubébe.
— Vraiment?... répondis-je, dé-
sappointé; c’est singulier.
LA BONNE FORMULE
i 43
De fait, c'était bien les deux seuls
médicaments essentiels de l'ordonnan-
ce.
— Alors, n’en parle pas, lui dis-je,
confidentiellement en l’attirant près
de moi, mais sais-tu cpie c’est un vrai
spécifique contre l’alcoolisme?
— Contre l’alcoolisme?... le eopa-
h u ?...
— Oui. Imagine-toi que depuis que
Belleau en fait usage, il ira pas pris
une seule goutte de liqueur. . .
...Mon ami se plia littéralement
en deux, en m'entendant ; les bras
croisés sur l’abdomen pour s’empêcher
de crever de rire... Puis entre ses
éclats :
— Mais, sapré fou ! tu vois bien
qu’il a la et subitement sérieux,
en songeant qu’il avait failli dévoiler
un secret ... de comptoir, au moins,
il acheva, en avalant sa phrase....
ea se peut: des fois. . . après tout. . .
il me semble effectivement que j’ai
déjà constaté... cet effet-là sur les
gens.
Mais il était trop tard ; et je l’in-
terrompis tout de suite, à mon tour
plié littéralement en deux, les bras
croisés sur l’abdomen pour m’empê-
cher de crever tout à fait, moi aussi,
et je me joignis à lui, me tordant de
rire sur l’autre bout du comptoir.
146
LA BONNE FORMULE
<J'en ai eu des points pendant qua-
tre jours.
Moi, je n'en ai jamais reparlé, ni
A Belleau, ni aux amis, ni A person-
ne. mais il a dû confier A quelqu’un
sa prescription — qui devait être bon-
ne A quelque chose après tout — parce
qu'il y a encore trop de nos confrères
qui la recommandent, c’est certain.
Et remarquez-le bien, c’est vraiment
drôle, ces patients-lA cessent toujours
de boire aussitôt.
J
Pas Encore Lui
|7£|h ! le rade métier, et énervant et
ennuyeux que celui qui vous
impose à brûle-pourpoint, à l’heure
des sommeils il bras repliés, dans l’en-
gourdissement mourant du rêve, un:
— “vite;... debout!” chanté en on-
dulations tristes le long des corridors
et des chambres par la clochette de
nuit.
Oui, vous comprenez ça, hein : - -
“ les sauvages ” . . .
Et, vite levé, une bretelle tomban-
te, les pantoufles à moitié mises dans
la crainte d*un second coup de son-
nette qui éveillerait Pomponne, je
cours à la porte.
C'est bien ça, en effet : les “ sau-
vages ”...
Allons, quelle chasse, quelle course,
là-bas, loin, dans la nuit sombre, dans
148
PAS ENCORE LVA
le clapotement monotone des flaques
de boue, sous la pluie crépitant sur la
toile caoutchouctée de la voiture, il
va me falloir entreprendre!
Oh! ma trousse, — rapidement exa-
minée pour voir si rien ne manque, —
mes instruments qui épouvantent tant
ces damnés sauvages, puis le feutre
rabattu, plongé dans mon immense
Rigbv, allons, en route.
Ca nous vient probablement des
premières années de la colonie cette
légende naïve et à la fois charmante,
destinée à traverser les siècles main-
tenant, et qui, en son apparence de
vraisemblance, apporte si bien aux
jeunes têtes l'explication de choses si
mystérieuses.
Oui, c'est contre ces sauvages ima-
ginaires que notre rôle de médecin
nous pousse, sauvages souvent plus
terribles que les indigènes des siècles
passés, pires parfois que les Iroquois.
Et cahin-caha, tiraillé par les or-
nières, projeté par des ressorts en
fonte trempée qui nous enfoncent
dans les chairs les tarauds du siège
de la voiture, après une course du
diable dans l'horreur de la nuit, — hor-
reur enflée par de grandes feuilles
trempées qui subitement dans la ra-
pidité de la marche nous glissent
VA S ENCORE LUI
1 49
tarife le cou en caresses de fantômes,
— l'on me déposa devant une maison-
nette assez gentille d'apparence dans
la ligne de lumière qui filtrait à tra-
vers les volets mal ajustés et qui la
coup lit comme en deux.
J’y suis resté vingt-quatre heures
en arrêt, dans cette maisonnette; pen-
dant vingt-quatre heures, lorgnant les
coins du bois, — pour voir si les sau-
vages ir apparaîtraient point, — relisant
et retournant dix fois les jouriiaux de
la veille, j'ai connu mieux que ja-
mais les ennuis de l'attente.
Pourtant, j'ai entrevu un côté de la
véritable Aie bucolique, cette vie des
champs calme et heureuse, sans heurt,
sans secousse même, qui me représenta
en un jour l’empreinte du vrai bon-
heur.
Ah! le superbe tableau gentiment
offert à mes yeux par le va-et-vient
incessant des travailleurs distribués
çî\ et h\ dans les prairies, au milieu
des meules de foin.
Et quelle odeur incomparable de
foins coupés la brise répandait par-
tout comme une essence de patchouli.
Et ouei charme dans la gaieté rieuse
i O
des hommes, des femmes, des garçons,
des enfants, tous armés de rateaux, de
fourches, blaguant quand même sous
11
T’AS ENCORE ML-1
1 50
le grand soleil brûlant, subitement ap-
paru le matin.
De loin, je pouvais les suivre des
yeux ; il me semblait les entendre
geindre sous les fourchues immenses
lancées gaillardement et s’abattant en
broussailles sur les lourds chariots.
Au crépuscule, dans le cadre loin-
tain formé par les forêts sombres, tous
ces groupes champêtres se dorèrent et
s’empourprèrent dans les rayons mou-
rants du soleil et je m’attendais à
chaque instant à les voir danser com-
me à l’opéra, tant le spectacle prenait
les apparences d’une décoration théâ-
trale.
J’ai vu une copie du fameux tableau
de Millet; elle ne rendait sûrement
pas la moitié de la majestueuse tran-
quillité et de la beauté sereine de ce
crépuscule auquel il ne manquait que
l’Angélus.
Et tard dans la soirée, quand l’écho
s’accentuait de plus en plus par la
brimante, il m’arrivait encore de très
loin le bruit mécanique des faucheu-
ses ou les commandements hue! dia!
des hardis travailleurs.
N’est-ce pas, ce n’est pas la premiè-
re fois qu’il m’est donné de refaire
le tableau inoubliê de mes jeunes an-
nées, passées comme celles de ces gar-
çonnets de tout à l’heure â manier le
PAS ENCOR E LFI
1 0 1
râteau derrière les chariots à l'époque
des vacances, â gambader follement
par-dessus les meules de foin; mais
comme ça m'a pris au cœur, ce jour-
là, de me sentir déjà si loin de ce bon
vieux temps. Comme il m’a été dif-
ficile de m’arracher à ces souvenirs
qui l’un après l’autre venaient souf-
fler sur les charbons éteints de mon
cœur.
Non, le bonheur n’est pas de ce
monde.
L’homme sans cesse tiraillé par des
désirs jamais satisfaits n’atteint mê-
me que rarement une satisfaction pas-
sagère.
C’est la vie d’osciller sans cesse en-
tre deu?r rêves, et je l’ai bien compris
ce soir-là, au retour de mon campe-
ment prolongé parmi les ^aborigènes”.
J’étais en route, assis à côté du
brave agriculteur qui, avec ses voisins,
m’avait tout le long du jour donné
une idée si parfaite du bonheur buco-
lique heureusement chanté par Vir-
gile, et pendant que j’enviais presque
son indépendance et sa liberté, me
plaignant en moi-même des ennuis et
des misères de ma profession, j’enten-
dis tout à coup qu’il me disait avec
un accent de touchante et sympathi-
que sincérité:
)o2
PAS EIsCOKK
LT r
. — \ ous avez bieil cic la chance,
vous, de gagner de l’argent aussi ai-
sément et de vivre aussi gaiement.
...Et je sentis s'en aller mon rêve
de bonheur entrevu: ee n'était pas en-
core lui.
lioüloü
y avait longtemps que ça le ten-
'À: tait d'y aller.
Et les soirs de rigolade, à l'occasion
des clôtures d'examen, quand il enten-
dait les carabins de dernière année se
raconter leurs aventures en pouffant
de rire entre eux, lancer des mots
drôles, faire toutes sortes d'allusions
et de réflexions folichonnes, il ne man-
quait jamais de se dire : Il faudra
pourtant que j'y aille, moi aussi.
Car lui, Robert Renault, avait été
élevé dans un coin de terre tranquille
où sa jeunesse s’était écoulée heureu-
se et douce, calme et régulière comme
es
les guérets du pays, loin des trist
/'hr.-p-* H ;;n hideurs secrètes des
amoncellements de peuple.
Puis, pour faire sa médecine, il s’é-
tait tout à coup trouvé transporté
dans la ville, au milieu de l’étourdis-
1.54
lu (JJ, or
0
>ante turbulence des carabins, ses
/
compagnons.
. . . Et, il n’y était jamais allô.
Ca lui faisait peur d'abord: il en-
veloppait tout le tableau qu ; il se figu-
rait dans des pensées d'épouvante ci
d'horreur, encore grossies par ses ima-
ginations naïves d'écolier. Puis il v
O ^
avait toujours h propos de prompts re-
tours d'idées chastes qui le retenaient.
Pour le reste, oui, il ne s'en occupait
guère, et il s’était vite mis dans le
train de vie de l'étudiant : tapant
ferme sur ses études, ses cours, sans
manquer toutefois les chahuts de com-
mande, les légères godailles improvi-
sées. les tapages organisés les soirs dc-
théâtre. Mais quant à pénétrer dans
ces repaires affreux de perdition, fl en-
visager seulement ees mégères qui l'é-
corcheraient vivant sans doute, lui
souffleraient leurs haleines empoison-
nées de lépreuses. . . non, il n’osait pas
Se décider, effarouché. Il y avait
toujours un blanc fantôme d'ange-gar-
dien, retenu de son temps de collège,
qui s'entêtait a 11e pas l'abandonner.
. . . Un soir cependant, dans l'at-
mosphère des cigarettes, du cognac
brûlé, du scotch, qui embaumait le
salon de V Aurore, il avait senti se
fondre insensiblement dans le même
image les restes flottants de ses scru-
LOULOU
pules; et il les avait suivis machinale-
ment. . . les autres, partis en cara-
vane pour un chahut d'enfer, au de-
hors puis au dedans de ces maisons
lugubres qui dardaient sur l’asphalte
des rues leurs flamboyants numéros.
En entrant, il en avait reçu un
grand coup dans le cerveau et une
sensation de vertige, d'engloutisse-
ment final et sans retour l’avait tout
à coup secoué: Ces mégères féroces,
ces dégoûtantes harpies, à voix rau-
ques, à regards effrontés, qui l’exa-
minaient à travers leurs mauvais
rires . . . oui, tout son grand corps en
avait été secoué, et une révolte ins-
tinctive le soulevait à chaque instant,
comme sous une provocation, devant
leurs tutoiements polissons.
Mais bientôt, à côté de celles-ci
qui exagéraient à dessein leurs allures
canailles et cyniques, il en eut vite
remarqué une, très-douce, à l’air bon,
comme presqu’honteuse et gênée elle
aussi de se trouver là.
Elle ne lui avait point souri, celle-
là, ne lui avait pas fait d’agaceries
choquantes, et il restait étonné de la
voir si tranquille et si réservée. N’o-
sant pas se mêler au tapage, que fai-
saient ses amis il s’était assis auprès
d’elle, sans penser.
Et pendant que ses compagnons.
LOULOU
lof!
avec une insouciance bien de leur âge
et de leur état, chantaient, joignaient
leurs cris gamins aux apostrophes
hardies des iilles, lui, tout doucement,
s'était mis à lui parler, avec des
phrases simples, presque tristes, qui
semblaient étranges dans ce milieu de
plaisir et de débauche; il bavait ques-
tionnée avec sympathie.
Et elle, en tenant sur lui son regard
grave et surpris, avait répondu à ses
questions sur le même ton respec-
tueux. Mais au bout d'un moment,
comme prise d’une idée obsédante, en
continuant de le regarder en plein
dans les yeux comme un être à part :
— Pourquoi ne me tutoyez-vous
pas, vous, comme font tous les autres
jeunes hommes?. . . Est-ce qu'on se
gêne avec nous ?...
Pobert resta sans réponse ; puis,
pour ne rien expliquer, â son tour:
— Pourquoi ne me tutoyez-vous
pas, vous non plus?
Des raisons ils n'en trouvaient point
sans doute, car ils s'étaient seulement
tus tous deux, sans un mot â ajouter.
Alors, persistant toujours à l’exa-
miner profondément, elle avait repris
â la fin.
— Oh ! comme j’aimerais cela de
m’entendre parler ainsi, mais s’ils
nous écoutaient ils se moqueraient de
LUT ' LOT
nous, eux, et elle indiquait les autres,
là* bas plus loin... Aussi voulez-vous,
nous allons nous tutoyer? et elle lui
disait <;a tout bas, pour qu’il comprit
bien que c'était pour cette raison-là
seulement qu'elle se permettait de le
lui demander.
Et ils avaient convenu de continuer
de causer avec ce pronom de familia-
rité qui gardait malgré tout un cachet
particulièrement respectueux.
*Tout à coup Robert, comme con-
cluant un raisonnement secret, à
brule-pourpoint :
— Alors, pourquoi ne tVn vas-tu
pas d'ici?
— M'en aller d'ici... m'en aller p....
c'est vrai; mais tu y viens bien, toi,
lui répondit-elle simplement, en ma-
nière de réponse.
— Moi . . . oui. — Mais ce n'est pas
une raison... C'est que j’ai bien de-
viné. va, que tu ne ressemblais pas
aux autres tilles autour de toi... Tu
ne parles pas, tu ne regardes pas ef-
frontément comme elles... Pourquoi
ne t’en vas-tu donc pas?...
Oh! avec quel élan de joie et d'or-
gueuil elle buvait ces singulières pa-
roles de touchante sympathie qui ré-
veillaient chez elle l'affection toujours
persistante dans un repli quelconque
du cœur de la femme.
158
LOULOU
Puis y revenant tout de suite à
cette conversation, elle reprit avec un
air de candeur qui la transformait:
— M’en aller d’ici, dis-tu?... pour
redevenir honnête, n’est-ce pas?
va, j’y ai souvent pense. . . mais il y
a de ces hontes que, nous autres fem-
mes, nous ne saurions jamais plus ef-
facer de notre vie et que nous n’avons
point le dioit de transmettre ni à un
mari, ni surtout à un enfant. . . Non,
toi qui me parles d’une manière si sin-
gulière, dis-moi plutôt autre chose...
ne réveille pas ces remords. . . .
...Un bruit de danse, de refrains
folâtres, arrivait d’à côté. C’étaient
les étudiants qui continuaient leur
noce, en compagnie.
— Mais tu ne songes donc point à
t’amuser, toi, comme tes amis ?...
— C’est vrai, répondit Robert
allons les rejoindre... viens-tu?
Il s’était levé, cherchant à l’entraî-
ner avec lui, mais elle ne voulait pas,
désirant le garder à son côté, pour
elle seulement. C’était si bon de l’en-
tendre parler.
Alors il se rassit machinalement.
j
comme pour lui obéir, sans savoir.
— Comment t’appelles-tu?
Elle hésita d’abord, gênée, trou-
blée tout à fait de révéler son nom de
bataille dont la mention seule allait
LO U LOU
1 . > \)
déjà lui rappeler son état d’abjection
et la rejeter si loin de son rêve déli-
cieux; mais à la fin tristement:
— Loulou, dit-elle.
— Loulou ?... Loulou V . . . Et Ko-
bert resta subitement muet et son-
geur, le regard perdu, l’air absent . . .
Comme il se levait maintenant, sans
rien dire, elle reprenait:
— Pourquoi que ça vous fâche ? . . .
Non, je ne veux pas vous voir partir
fâché. . . insistait-elle en s’attachant
à lui.
Mais lui ne voulait pas se rasseoir.
1) se dégageait doucement des mains
qui le retenaient et il se glissait rapi-
dement au dehors, en se cachant de
ses amis. . .
# # *
. . . Fâché ? Ah ! non, mais ce nom
de Loulou, redit dans ce lieu souillé,
impur, il s’était habitué à le murmu-
rer à une blonde enfant qu’il avait
rencontrée à la vacance passée, et
avec laquelle il avait parcouru les
prairies de foin et de marguerites de
son pays.
Depuis lors ce nom avait continué
de bruire en caresse dans ses rêves
d’étudiant ; il l’écrivait partout, à
coups de crayons hâtifs ou en grosses
lettres bizarres, à travers les marges
blanches de ses cahiers de notes; il le
murmurait dévotement, comme une
évocation à une sainte. . . puis tout â
coup, sans transition, de F entendre
dans ce bouge. . .
Et tristement il s'en était allé. seul.
Filme désenchantée, seul dans les rues
désertes.
ï 7Ç£&ïïœrt&%n î$$Sh X&ïxîçsi
Vengeance de Carabin
^fltUAND Paul Leroux, tout haletant
de la montée des quatre esca-
liers du pensionnat de l’Université,
enfila en coup de vent dans ma cham-
bre, je compris tout de suite qu’il y
avait quelque chose qui n’allait point.
Leroux était excité, surexcité mê-
me.
— Qu'as-tu donc, mon garçon, lui
dis- je calmement?
Il fit claquer ma porte avec un bruit
qui fit osciller sur mon bureau mon
vieux crâne de négresse sur ses apo-
physes, se croisa les bras, puis se
campa.
—Ce que j’ai?... je suis horripi-
lé Allons, suis-je saoul ? dis,
voyons, est-ce que Paul Leioux est
saoul?... examine bien, questionne,
sens, renifle, c est- important. . . .
Evidemment non, il n’était pas
saoul, mais il était fortement échauf-
VENGEANCE PE CARABIN
1 62
lé, surexcité par deux ou trois verres
de “ hot gin” et J’apostrophe san-
glante surtout qu’il venait de rece-
voir du père Russell
Voilà. Ce soir-là, Paul s'était as-
tiqué, pomponné, parfumé, pommadé,
adonisé comme pour une revue; de
fait, il désirait, vers les huit heures,
faire passer en revue sous les yeux
langoureux d’une payse qui lui tenait
spécialement au cœur, les différents
charmes de sa personne. Mais, voyez
comme c’est bête la vie de carabin
dans un pensionnat, il est impossible
de sortir sans permission.
Tentons donc d’obtenir la permis-
sion, s’était dit Leroux, et il dégringo-
la l’escalier retentissant, retentissant
surtout A cause de ses bottes neuves
qui faisaient un bruit du diable dans
la sonorité des corridors. Et, anéanti
devant notre vieux directeur, sup-
pliant, il lit sa demande.
Mais voyez comme c’est bête aussi
l’odeur du gin, — car Leroux ne s’était
pas suffisamment parfumé, — et le père
Russell qui possédait l’étonnante spé-
cialité de rouiller les odeurs alcooli-
ques d’un étage à l’autre, probable-
ment au moyen des tuyaux de condui-
te de l’eau chaude, dévisageant de sa
lippe dédaigneuse mon pauvre Paul,
aj ont a brutalement. .
VENGEANCE DE CARABIN 163
— Allons, mon petit ami, .. .grue . .
j'ai plutôt l’envie de vous donner vo-
tre billet de sortie pour le reste de
l'année. . . grrrrr. . . vous êtes saoul....
grrrrrrrr montez à votre chambre . . .
Cette apostrophe violente donna
“ une erre d’allée ” dans la direction
du quatrième étage, à Leroux qui re-
fit l’escalier en lacet, à rebours cette
fois.
Ce fut alors qu’il arriva chez moi
dans l’état d’esprit que j’ai décrit au
début, battant les portes, piétinant
nerveusement, arrachant le faux-col
raide et luisant qui lui retenait à la
gorge les mots prêts à accabler le père
Russell.
Mais ce qui l’aigrissait par-dessus
tout, c’était l'idée de sa blonde qui
l’attendait. . .elle-même pimpante, sa-
turée de patchouli, le nez collé aux
vitres, reluquant si son petit Paul ne
venait point.
Au lieu de ça, hein, de pouvoir sa-
luer de loin, du coin de la rue du Pa-
lais, sa payse énamourée, quel renver-
sement !
Il faut avoir passé par là pour bien
s’imaginer ce qu’un tel embêtement
peut engendrer de projets de ven-
geance diabolique sous la calotte crâ-
nienne d’un carabin qui a déjà deux
verres de “ hot gin ” dans l’estomac.
1 M VENGEANCE DE CAJRABIN
Dans ces occasions-là, on devient anar-
chiste, visigoth, vandale, carnivore,
anthropophage, chacal, pieuvre. . .que
sais- je encore.
... Et sa blonde qui l'attendait. . .
non, non, n’essayez pas de vous repré-
senter la scène, c’est inutile, vous res-
teriez en dessous ... “ l’œil de l’hom-
me n’a point vu”... le mien, excep-
té.
Finalement Paul Leroux se monolo-
gua un : — A nous deux, — puis, le
poing brandi en menaces, il ajouta:
Tl me le paiera.
De tous les damnés gaillards qui
sont allés à l’Université apprendre la
manière scientifique de tuer leurs
semblables. Leroux en a été certaine-
ment. le plus accompli.
Ce garçon-là avait littéralement le
diable au corps. Bohème autant que
bambocheur, prêt à tout faire, même
le bien, il avait le secret des tours les
plus inimaginables, les plus inouïs.
Le plus drôle c’est qu’à travers l’ef-
farement général produit par ses ter-
ribles fumisteries qui nous attiraient
toujours l’arrivée en tempête du père
Kussell, on voyait infailliblement sur-
gir à sa rencontre mon Leroux qui
VENGEANCE DE CARABIN 165
gracieusement s’informait : — monsieur
cherche quelqu’un?. . . A tout coup, il
détournait ainsi le bonhomme.
Ah ! si les vieux murs du pensionnat
pouvaient raconter les tours penda.-
bles dont ils ont été les témoins pen-
dant les quatre années d’étude de
Paul, comme les étudiants actuels s'a-
museraient encore.
Aussi, quand il se faisait un coup
un peu raide quelque part, nous étions
fixés. . . il n’y avait pas deux opinions
à ce sujet.
Quand Rigaud, un lendemain de
Pâques, trouva sa chambre remplie,
à n’en pouvoir pousser la porte, des
deux cent cinquante petits bancs de
la "tabagie ”, il n’y eut qu'une excla-
mation : c’est Leroux . . .
De même que quand Lemay trouva,
un bon jour, la sienne totalement vide
de son contenu, — comprenant lit, ar-
moire, bibliothèque, livres, habits,
chaises, etc. — transporté par enchan-
tement, â deux étages plus bas, dans
celle de Pelletier dont l’ameublement
à son tour gisait pêle-mêle au beau
milieu du grand salon de l’Université,
où les articles de faïence juchés sur le
piano produisaient un elf et ... oh !.. .
ce fut encore le même cri: c'est Le-
roux. . .
Il me faudrait cent pages de “ Ca-
12
] 0(j VJïïXiiEANCE r>E CARABIN
rabinades rien que pour conter J a
dixième partie des terribles farces de
ce boute-en-train fabuleux qui pen-
dant toute sa vie d étudiant utilisa
la moitié de ses journées à combiner
ses vilains coups.
De sorte que le lendemain de la re-
buffade reçue du père Russell, quand
en descendant au réfectoire, Leroux,
me poussant du coude, me répéta
avec un coin de lèvres sarcastique: —
*<Ah! il a dit que j'étais saoul... il
va me le payer.” Je n’eus que l’idée
de penser: Allons, que va-t-il bien in-
venter?
Mais bientôt le dîner commença, ac-
compagné au début des grands signes
de croix résignés du père Russell, et
mes pensées prirent une autre direc-
tion, déroutées par le cliquetis des
couteaux, les boutades de mes voisins,
les apostrophes aux “ garçons " et le
tintamarre obligé de tout bon dînei
d’étudiants qui sentent l’intervalle
d’un mois complet de sérénité et d in-
souciance avant leurs examens.
Les pâtés de veau de la vieille cui-
sinière Sophie avaient un succès co-
lossal, mais le père Russell, qui avait
simplement bu son café, n’en man-
geait pas ; les petites côtelettes de
mouton étaient meilleures que jamais,
pourtant le père Russell n’en porta
VENGEANCE DE CAR A BIX 167
qu'une bouchée à ses lèvres et dédai-
gneusement encore ; les larges pud-
dings aux fruits étaient excellents,
mais le père Russell en paraissait tout
ù fait dégoûté.
Tl us que ça, on le vit bientôt ballo-
té par les éructations et les borboryg-
mes; les nausées lui mirent des sueurs
sur toute la figure et tout à coup,
abandonnant subitement son siège, il
lit cinq pas et là, crac, avant d’avoir
pu quitter la salle, ses vomissements
éclatèrent par jets répétés.
Jugez de l’effarement. Un chu-
chottement unique circula à travers
les rires réprimés, les airs entendus:
— Il est saoul. . . il est saoul. . .
— C’est vrai, lança Leroux, sur un
ton un peu plus élevé: — Ca puait le
gin jusqu ici. Il n’en fallut pas plus
pour que chacun se sentît envahi par
ce malaise inconscient, cette gêne em-
bêtante qui atteint les témoins invo-
lontaires de pareilles scènes et qui les
rend comme complices. Seul. Leroux
jubilait.
-y- * *
Et dans le corridor, une fois re-
monté, comme il m’abordait avec un
clignement d’œil particulier. . .
— Comment, malheureux, serait-ce
toi ?...
—Il ne me le dira plus, va, que j’é-
— Mais que lui as-tu donc donne?
— O li ! simplement deux grains de
tarte émétique... comme ça, psssst.
dans sa tasse de café, en passant, et
il mo mima le geste. . .
— Tu disais qu'il sentait le gin. . •
est -ce vrai?
Leroux se contint pour ne pas écla-
ter de rire, puis sans répondre, il en-
tra gaiement dans la salle de billard
faire sa partie habituelle ; il sifflotait
triomphalement. . .
tais saoul. . . .
Pauvre Jalap
... et ce doux compagnon
Dès lors ne me quitta guère plus que mon ombre.
Le Naufragé, F. Copiée.
;e riez pas, si je vous dis que j'ai
failli pleurer.
Ne riez pas !
Je m’adresse à ceux qui n'ont pas
encore passé par là, à ceux qui comme
moi auraient auparavant écouté in-
différemment. ce que je vais leur ra-
conter.
Ceux qui ont connu ça, eux. je' le
sais, ne riront pas.
Il s’établit quelquefois de f* homme
à la bête un si fort lien d'attachement
et de sympathie qu’il faut avoir le
cœur solidement agrafé en place pour
ne pas le sentir parfois gain bil 1er.
J’ai tâté de ça. hier.
Mon pauvre petit Jalap s’est fait
écraser, broyer, par l’express : et
170
PAUVRE JA PA P
quand ma servante effarée e.st venue,
avec une physionomie de malheur,
m/annoncer que mon brave petit tou-
tou était la, tout en haut, sur le re-
bord du talus, mort, tranché comme
par une faucille, — c’est fichant, mais
je me suis senti suffoqué, empoigne,
là, à gauche.
Toutes ses excellentes qualités me
revinrent à l’esprit dans un éclair, et
j’envisageai tristement la perte de ce
compagnon de chaque heure.
Je l’avais baptisé: “ Jalap .
Il portait ce nom pharmaceutique
en l’honneur du métier. N’oubliant
pas un seul de ses malades, il allait
régulièrement, — me précédant dans
ses gambades folles où il pouvait me
sauter par-dessus la tête, — faire sa vi-
site quotidienne.
De noble race “ pug avec sa queue
vrillée en ressort de montre, son nez
noir applati, moitié canaille moitié
gamin, sa petite gueule délicate, son
œil nègre toujours au guet, ses petits
airs penchés, crâne sous sa peau four-
rée grise, il avait dans mon village
une popularité très sérieuse.
Aussi combien de ses petites amies
ont dû pleurer de bonnes larmes â la
nouvelle de sa mort.
Et je ne serais pas triste moi-même,
alors qif aujourd’hui j’ai fait toutes
PA CVjvE JALAP
171
mes courses seul ; seul en voiture,
seul en chaloupe; à la poste, au villa-
ge, seul partout?
Pas un cri, pas un jappement, pas
une caresse, pas une gambade, rien:
et je ne serais pas triste?
En me retournant, là, derrière moi,
sur ce coin de sofa, si j'allongeais la
main dans un mouvement de caresse,
je n’atteindrais que le drap vert de la
couverture. . . Jalap n'y est plus.
Peut-être qu’en cherchant bien je
trouverais trois à quatre poils gris ou-
bliés ce matin par le plumeau... ce
serait tout.
Et je ne serais pas triste?
Je pourrais entendre mon petit
Claude appeler par tous les coins
de la maison: “ Zap 'a . . “ Zap "... ;
je pourrais voir ma femme comprimer
elle-même son chagrin; je pourrais
écouter les lamentations de la bonne.
— car c'est joliment de sa faute si mon
Jalap est maintenant décédé — et ce-
pendant je devrais être gai. dites-
vous ?
Mais il nr accompagnait partout, me
guettait aux portes des nuits entières
sans se lasser, sans remuer; il se cou-
chait sur mes pieds, se frôlait dans
mes jambes, montait familièrement
■s'asseoir dans mon dos, sans me dé-
ranger d’écrire, sur l'espace libre du
172
P. A T'Y HE .T AT/A T*
fauteuil. . . Tout cela m’a manqué au-
jourd’hui tout à coup.
Ca n’a été que des imaginations
persistantes, des visions menteuses,
— où je nie représentais mon Jalap
dans ses différentes poses favorites,
qui m’ont tout le jour poursuivi en
même temps qu'une étrange sensation
de vide et d’isolement ; comme si
j’eusse erré dans une maison de rêve,
perdue elle-même dans quelque vil-
lage que je ne reconnaissais plus.
Le lecteur de mes “ Carabinades ”
qui ne comprend pas ma tristesse, est
un sans-cœur.
Non, ce tableau navrant de mon
chien décapité sur la voie fer 1 c t. . ^
core chaud à l’heure où nous sommes
allés le voir en pèlerinage,— ma fem-
me, mon Claude sur le bras, — ce ta-
bleau m’est encore trop vivant à l’es-
prit.
Il était là, gardant dans son impas-
sibilité sa même expression de crâne-
rie... pourtant, son œil demi-clos
semblait contenir, lui, 1 angoisse de la
minute suprême qu’il avait traduite
par deux cris, paraît-il,— deux cris na-
vrants à fendre l’âme, — poussés au
moment où la lourde machine ] avait
fracassé dans son vol.
Pauvre Jalap!
Mon petit Claude no comprenant
PAUVRE J A LA P
1 73
pas encore, à ses vingt mois, ce que
c’est que mourir, l’appelait:
Zap . . . Zap . . .
Ma femme, sc penchant pour mieux
cacher ses yeux où perlaient deux
grosses larmes, le caressa une derniè-
re fois de la main, et n’oubliant rien,
—comme seules le savent les femmes
dans leur grande âme, — elle murmu-
ra: Et moi qui l’avais chicané ce ma-
tin.
A mon tour, je détournai la tête,
jouant l’indifférence, ajoutant simple-
ment :
— Pauvre Jalap!
Mais. . .
De vous avoir conté le meurtre de mon chien.
Je ne dormirai pas de la nuit, et pour cause...
l,e Docteur La Galette
IjpE soir-là, «ne pluie fine, pulvéri-
SkS) sée, comme sortie d’un vapori-
sateur, nous descendait sur les épau-
les.
Etait-ce dû à ce brouillard, aux
rayons de lumière provocatrice qui, fil-
trant fl travers les auvents rabattus,
traversaient la chaussée, ou à la seule
curiosité? je l'ignore; mais le maga-
sin, — qui est habituellement la salle
de club A la campagne,— regorgeait de
monde.
Attiré moi-même, j'y entrai juste-
ment fl la minute où éclataient les ri-
res provoqués par le mot de la fin
d'une histoire — une bonne — que venait
de raconter le bailli de 1 endroit.
—Mais vous, père Théophile, risqua
quelqu’un, n’avez-vous pas quelque
bonne farce A nous dire à votre tour?
— Certainement, reprit un autre, il
a dû vous arriver quelque petite aven-
ture: contez clone ça. A votre âge.
voyez-vous,. ... et puis, nous savons
que vous avez été pas mal gaillard
dans votre jeune temps.
Auparavant, il faut vous faire con-
naître mon type.
L’idée d’appeler Th’ophile: “ père ”,
constitue le plus singulier des para-
doxes. . . car il n'est ni marie ni veuf.
C’est simplement un brave vieux gar-
çon qui passe la soixantaine. Son vrai
nom est Théophile, mais tous l’abrè-
gent en disant: Th’ophile.
Attaché a son clocher, gagnant en-
core sa vie un peu au jour le jour,
haïssant cordialement les Anglais, il
traîne orgueilleusement la jambe de
bois qui remplace celle qui lui man-
que : celle autrefois amputée à un
pouce de la rotule., .sans chloroforme,
tuxc! ... Ce tuxe ” est le juron dont
il scande et atteste ses affirmations.
En outre, il a toujours cru qu'il
était plus académique de prononcer les
“ c ” comme des “ t ”, et quand il en-
tend quelqu’un dire: whiskey, pour
un peu il l'enverrait à l’école ; c'est
‘‘ whisti ” qui est correct, reprend-il.
A l’aide de ces détails, si vous frap-
pez a la porte de mon village, on vous
pointera immédiatement mon type du
doigt, il est unique.
Continuons.
LE D r LA GALETTE
— En effet, répliqua Th’ophile, il
m'est autrefois arrivé un maudit tour ;
je vais vous le conter.
Il secoua les cendres de son brule-
gueule, toussa, rapprocha sa chaise,
étendit sa jambe de bois:
Donc, il y a déjà de ça une bonne
quarantaine d'années, j'étais parti
pour Montréal avec une forte charge
de produits de ferme.
Des œufs, du beurre, des légumes,
du grain, un peu de patates, une vraie
cargaison, quoi!
Chaque “habitant” faisait ainsi au-
trefois. Tout se vendait à la ville, et
bien plus cher que maintenant
tuxe !
Aussi c’était une corvée, que j 5 vous
dis, à chaque fois; nous en revenions
éreintés.
C'eut été alors une folie de vendre
ses produits dans notre village. Celui-
là qui l’aurait fait, ah! bien ouitche,
eut passé pour un paresseux, un flan-
drin . . .
A cinq heures j'étais donc installé
sur le marché.
Ca n’allait pas beaucoup, tuxe!
Les patates, les œufs, un peu, quand
au reste et, j’avais du grain, que
je vous dis, messieurs, de l’avoine, pre-
mière qualité.
.T’attendais.
178
LE Dr LA GALETTE
II n y a rien d’embêtant comme
d'attendre ainsi en plein soleil, avec
son beurre qui fond, et les heures qui
s’écoulent.
D’autant plus que je voulais reve-
nir par le bateau, et qu’il partait à
quatre heures, je crois.
Petit à petit, cependant, je voyais
ma charge diminuer; ici, une douzai-
ne d’œufs, une livre de beurre, là, un
rninot de patates, enfin je me repre-
nais à espérer.
A deux heures, il ne me restait plus
qu’une petite tinette de beurre, et je
vous le dirai bien, pas trop bon; mais
enfin, il avait une valeur quelconque.
. . .et puis on leur en fait tant man-
ger à ces pauvres gens de Montréal,
tuxe î
Passe un chaland: — Quel prix votre
beurre ?
— -Vingt sous, que je dis. En ce
temps-là, c’était rien que des sous.
Il continua.
Passe un autre; — Quel prix?. . .
— -Vingt sous, tuxe!
Il le goûta, le renifla et fila son che-
min.
Je crois vous avoir dit qu’il n’était
pas très bon. Un petit goût de rance,
pas plus.
Et l’heure filait aussi.
Arrive un troisième acheteur.
LE T > r LA GALETTE
179
Quel ?. . . . quinze sous. . . . repris-je,
sans attendre. . . disons quatorze. . . .
ça vous va-t-il ? Je lui aurais donné
pour dix.
Il le renifla a son tour.
— Pas extraordinaire, votre beurre.
✓
qu'y répond; cependant, si vous vou-
lez me l'apporter, je le prendrai.
—Loin d'ici?
Non pas, à quelques arpents de la
rue Sainte-Catlierine en haut de la rue
Saint-Constant.
— * C’est bien, que je dis.
C’était un “faiseux de bistuits", et
pour eux, le beurre est toujours assez
bon.
Je pars avec ma tinette.
Pour lors, Montréal n’était pas
comme aujourd’hui, — pas de rue Craig
— -et je n’allais pas très souvent par
là ; ç*a m’embrouillait.
Aux bout de dix minutes, j'étais
complètement perdu : pas moyen de
retrouver mon homme, ni sa boutique.
J’avise deux jeunes gens qui pas-
saient :
— * Dites-donc, vous autres, savez-
vous où reste le “ faiseux de bis-
tuits ? ”
Ils se mirent à rire un peu, en des-
sous; je pensais que c'était à propos
de ma. tinette.
180
EL D r LA GALETTE
— Mais vous y êtes, me dirent-ils ; en
face, justement, là, frappez.
— Merci, que j’fais; et je frappe et
dru; il passait trois heures.
—Tout de suite, j’entends grincer
une clef, ouvrir la porte . . . Sacristi !
une belle maison; j entre.
— J’apporte le beurre que j’dis.
C’était une jolie grande fille, en ro-
be écourtée du haut et du bas, à qui
je m’adressais.
Je trouvai ben ça un peu drôle,
pour une grande fille comme elle,
c't’espèce de tenue de cirque qui me
la montrait jusqu’aux genoux, mais il
faisait si chaud. . . puis en ville, n est-
ce pas. . . peut-être la mode. . .
— Pour qui est-ce, me demanda-t-
eHe ?
— Pour le “ faiseux de bistuits ”,
que j’rétorque ; c'est ici?
Elle hésita un moment, puis tout à
coup en se moquant, ... j’ia vois en-
core :
— Non, ici, c’est chez le docteur
“ La Galette ”, mais c'est pareil, et
elle s’éclata de rire à mon nez.
Et en un rien de temps, me voilà
entouré d’une dizaine d’autres filles,
poudrées et fardées ; et il en arrivait
toujours.
Elles se mirent toutes ensemble à
me faire des blagues, des mamours.
LE Di* LA GALETTE
181
cherchant à m’arracher mon chapeau,
m’appelant leur gros loulou.
Je vis tout de suite où j’étais tom-
bé et je voulus sortir, mais, tuxe! la
porte était barrée.
— -Allons, que j’ieur criai, voulez-
vous bien ouvrir?
Ca les fit rire encore plus. Et je
pensais en moi-même à ma pauvre Ju-
lie — car j’étais alors amoureux — si
elle m’avait vu parmi cette bande de
gueuses.
Il arrivait quatre heures.
— Voyons, ça va-t-il finir, ou si je
vais défoncer? Et de ma tinette que je
n’avait pas lâchée, — car je pouvais me
faire voler, — je fis mine d’écraser la
fenêtre.
Ceci produisit son effet.
On ouvrit.
Et je décampai, mes vieux, tuxe!
En sortant, qu’est-ce que je vois?
Mes deux gaillards, qui adossés à
un mûr se tordaient en se tenant les
côtés;... Eh! bien, franchement, mes
amis, en apercevant ces deux indivi-
dus morts de rire, si ce n’eût été pour
Julie, mon bateau et ma tinette de
beurre, là, vrai, je crois que je serais
retour. . .
. . . Non, mettez que je n’aie rien
dit, j’allais faire une bêtise.
Mais depuis ce temps je n’ vends
18
182
LE l> r LA GALETTE
plus de beurre aux faiseux de bis-
tuits.
Et Théophile en se levant, rabattit
sa jambe de bois qui fit toc! sur le
carreau.
ba Gritc
ui, Eustache Labelle, venait des
environs de Rimouski.
C'était un grand bipède efflanqué,
frêle comme une paille d’avoine, ra-
corni comme un hareng dans sa sau-
mure. . . on l'avait peut-être en nais-
sant ondoyé dans l’eau salée de i;V
bas.
11 nous était arrivé un bon matin
avec la marée montante, pour faire sa
médecine. Son père, un des électeurs
du Dr Fisefc, s’était imaginé que son
fils Eustache aurait ainsi plus tard
une chance de remplacer le Dr Mon-
tizarnbert à la quarantaine... Vas-y
voir. . .
Drôle, par exemple, le garçon : un
vrai type de carabin qui s'était mis
dans le mouvement dès son arrivée.
Un certain jour de novembre comme
nous entrions en groupe fi l'école de
médecine c’était justement pour re-
184
LA U1U TE
ce voir notre première leçon d’anatomie
pratique — nous trouvâmes Eustache
déjà rendu, assis sans gêne dans un
coin, sous une fenêtre, auprès d’une
grosse fille qui se tenait tranquille à
côté de lui.
Il y avait encore quatre ou cinq
autres inconnus — des types étranges,
mal habillés, disséminés ici et là dans
la salle — qui ne se dérangèrent pas.
eux non plus; ils paraissaient même
ne pas nous voir de leurs yeux endor-
mis, ni ne daignaient répliquer un
mot, malgré les éclats de rire et les
apostrophes de protestation que fai-
saient entendre à leur sujet quelques
étudiants plus décidés.
Ils étaient tous restés là comme
chez eux, dans des attitudes diverses
d’insouciance et d’abandon complet.
D’où venaient-ils ?... et que diable
surtout celle-là, prétendait-elle faire,
la pauvre lille, parmi cette bande de
carabins?. . .
Sans être laide, elle n’était cepen-
dant pas jolie; trop pâle, mal peignée,
et un regard vague, voile, sans expres-
sion, qu’on ne pouvait pas analyser.
C’est vrai que ça ne nous faisait
pas grand'cliose, son regard; et nous
ne l’examinâmes pas longtemps non
plus, à cause d’Eustache, que nous sa-
vions brutal et irascible, et qui conti-
LA GBtTE
'18 e
nua.it toujours à la couver des yeux,
sans bouger, sans paraître seulement,
lui conseiller de s^en aller, malore Fin-
vraisemblable de la situation.
— C'est peut-être une étudiante, re-
marqua quelqu'un, une connais-
sance d'Eustaehe? . . . Ca se pouvait
bien, dans tous les cas.
Et nous nous mîmes sagement à nos
études, prenant des notes, consultant
les gravures de nos livres, tout en
écoutant les observations du profes-
seur.
. . . Oh ! oui, c'était certainement
une étudiante, qui apprenait sa leçon
de compagnie avec Eustaehe, car A
unit moment celui-ci feuilletait atten-
tivement son traité d'anatomie comme
pour s'assurer de certains détails, con-
frontait les textes, puis tout bas, pen-
dant qu'elle l’écoutait toujours tran-
quillement sans rien dire, il se mettait
îl les lui marmoter A l’oreille. en se
✓
penchant.
Mais voila qu'au bout d'un quart
d'heure, pas plus, je me sentis tout à
coup poussé au coude, légèrement,
comme par quelqu'un qui veut attirer
l'attention sans que ça paraisse et en
même temps, sans me regarder, mon
voisin m’indiquait, du manche de son
scalpel. Eustaehe. A l'autre bout de la
salle.
VA tira TE
Je ne reviens pas encore de ma
stupéfaction, quand j’y songe de nou-
veau aujourd’hui: Eustache avait dé-
pouillé sa commère de l’espèce de robe
orange qui la couvrait, et bien qu'aux
trois quarts nue, l’effrontée n’en con-
tinuait pas moins, sans la moindre
menace de protestation, sans honte
aucune, à rester étendue cyniquement
devant lui. Elle semblait trouver le
jeu tout naturel.
Et Eustache lui parlait maintenant,
l’apostrophant tout haut en se mo-
quant: Voyons, la Grite! — un rac-
courci de Marguerite — retourne-toi...
reste donc Ifi. tranquille, bon... et,
^ U
dès que le professeur avait le dos tour-
né, il lui faisait cinquante folies, lui
tirait les bras, lui levait les jambes
en l’air, lui nouait les cheveux autour
du cou, la chatouillait, lui flanquait
des claques sur les joues, sur les épau-
les, sur les fesses.
Elle le laissait toujours faire, elle,
exhibant impudemment ses formes
éhontées.
. . .C’était certainement quelque sale*,
gourgandine plutôt; il n’y avait plus
fi en douter. Il n’était pas possible d’i-
m aeiner une autre classe de femme
assez effrontée pour afficher un sem-
blable mépris de toute pudeur. Et
on ne s’expliquait point non plus de
LA CmiTE
387
la part d’Eustache une aussi dégoû-
tante désinvolture devant ses con-
frères.
En même temps nous pensions: Si
le docteur Ahern aperçoit une bonne
fois votre manège, mes vieux . . .
Mais par une complaisance incom-
préhensible, notre professeur semblait
faire mine de ne pas les voir. Il ar-
pentait tranquillement la salle, s'ar-
rêtait bien auprès de celui-ci ou de
celui-là, donnait volontiers des expli-
cations à ceux qui s’informaient, mais
quant à Eu s tache — était-ce par ha-
sard, vraiment? — jamais un mot: on
aurait dit qu’il ne voulait pas le re-
garder. . . Car voyons, c’était impossi-
ble de croire pourtant qu’il ne les eût
pas aperçus, en pleine lumière comme
ils étaient, sous une fenêtre, au bout
de la salle. Ca dura bien une demi-
heure, cette honteuse exhibition.
De temps en temps Eustache se re-
tournait en riant vers nous, il saisis-
sait alors sa Grite par le cou et la for-
çait de se virer la. tête de notre côté,
tout en lui imprimant des mouvements
de salutation comme à un automate.
Et toujours cette dévergondée qui
sc tenait, il est vrai, les yeux baissés,
comme dans une manière de pâmoison,
mais qui se laissait palper en^ tous
sens, sans un geste de protestation.
188
LA GM TE
Ce n’était pas que nous fussions
scandalisés — les carabins appartien-
nent tous à l’école naturaliste et la
chair d'autrui ne les impressionne pas
fort — mais cette scène nous humiliait,
en même temps qu'elle nous révoltait
contre notre confrère.
A la fin du cours, à propos de rien.
Eustache ramena tout à coup sur les
épaules de sa fille la robe dont il l’a-
vait dépouillée, ferma ses livres, mit
son chapeau et enfila la porte, aban-
donnant ainsi sa compagne sans cé-
rémonie au milieu de nous.
— Oh! la gueuse: me murmura, tout
de suite mon voisin; a-t-on jamais vu
une effrontée pareille !... Puisque
c’est comme çà, conduisons-lil à la
chambre d’Eustache, au pensionnat. . .
Veux-tu ?...
Une allée seule de quelques cents
pieds, large comme une chaussée de
nie ordinaire, séparait les deux édi-
fices.
— C’est parfait, que je réponds, ceci
vaudra mieux. . . Elle n’aura pas ainsi
le temps de s’ennuyer.
. . . La Grite fut loin de s’opposer a
notre plan. Nous en étions bien cer-
tains d’ailleurs, après ce dont nous
LA GB1TE
venions d’être témoins depuis une
heure.
Avec le concours d’une couple de
confrères que nous avions fait couper
dans notre dessein, nous nous dispo-
sâmes en carré, deux de chaque côté
de manière à la masquer le plus pos-
sible au milieu de nous, et nous voilà
partis pour le pensionnat.
Il n’y rentrait pas beaucoup de créa-
tures de mon temps, et jamais des
délurées comme celle-là, surtout.
Nous ne songeâmes pas d abord à
tout ce que notre entreprise inconce-
vable pouvait nous attirer de dangers;
mais une fois pénétrés dans le corri-
dor, un frisson d épouvante nous saisit
tous les quatre: La porte du bureau
du père Roussel, qui donnait sur l’en-
trée, était ouverte.
La Grite seule était demeurée insen-
sible, absolument froide, solennelle et
raide comme une barre entre nous.
Heureusement qu’il commençait à
faire noir: alors vite, Leroux lui jette
son pardessus sur la tête, en interpo-
sant son grand corps entre elle et la
porte et nous passâmes comme un
éclair, sans être remarqués.
Tous les dangers étaient maintenant
traversés, car Eustache avait ^ sa
chambre au second, à deux pas d un
tournant de l’escalier.
100
G Kl TE
tf Pedibusse cum jambisse, ma belle
chatte ” murmura tout bas Gaston, et
en un clin d'œil nous y poussons la
G rite et l'installons dans un fauteuil,
avec mille recommandations persistan-
tes de ne pas dire un seul mot, de ne
pas marcher, de ne même pas bouger:
Le père Roussel, hein!... elle devait
bien comprendre. . .
Puis chacun de noos prit le chemin
de son gite.
* *
Il ne s’était pas écoulé plus d’un
quart d'heure, ma foi, que ce furent
subitement des cris, des hurlements
d'horreur, des beuglements sinistres et
épouvantables, poussés dans le corri-
dor.
C'était Eustaehe, hagard, le bras
encore emprisonné dans une manche
de son paletot qu'il était en frais
d'enlever en entrants pale comme un
déterré, qui, jailli comme un polichi-
nelle de sa chambre, hurlait ainsi ces
✓
clameurs terrifiantes dans le silence
général du pensionnat.
Nous, en entendant ce vacarme d'en-
fer. nous pensâmes tout de suite: Le
maudit fou le fait-il exprès?... il va
se faire “ chasser," c'est certain . . .
Jamais le père Roussel ne voudra
comprendre que. . .
LA «RITE
191
Mais il n’y avait rien pour le faire
taire; il était comme forcené, ajoutant
seulement il ses cris des geignements
non moins horribles.... Il ne s était
pas aperçu . . .
En effet, peut-être croyez-vous
que?... Mais tiens, c’est vrai, je ne
vous l’avais pas dit, je crois bien :
“ lia Grite,” c'était le cadavre de dis-
section d’Eustache . . . Si vous pensez
qiron ne lui avait pas fichu une peur...
0<>0-0-0<>0-0<K><><><><>0<><)-(><><>QS>0-<>
000<><><>C>00“CK>0“0<>-0'0“0<><><>0-(>00
C’est C’TVglais
@ a est-il bien rendu maintenant,
Joachim X. . . ? Oui, mettons X.
C’est triste pourtant de cacher ain-
si son nom propre, car c'est bien tout
ce qu’il avait de propre.
Oïl peut-il se gîter? Est-ce au Ca-
nada? est-ce aux Etats-Unis? A quelle
race — jaune, blanche, nègre — appar-
tiennent les malheureux exposés aux
pilules de Joachim? Je l’ignore com-
plètement.
Mais l’autre soir, en lisant les aven-
tures des étudiants à l’occasion de
leur Saint-Luc, son souvenir m’est in-
consciemment revenu. Et à son su-
jet une autre aventure, plus calme,
plus idyllique, qui, quand elle sera
connue, sera universellement citée
comme preuve de la nécessité abso-
lue de perfectionner l’étude de l’an-
glais chez les nôtres, me vint a l’es-
prit.
194
c'est C T anglais
■» -X- *
Ce n'était pas un anthropophage
notre Joachim; il ir aurait pas aval*
une femme toute crue, mais par tran-
che, comme ça, sautée au patchouli
ou à la lavande, il y essayait ses
dents de temps à autre.
Le malheureux, le guignon Lavait
obligé à faire ses études dans une ins-
titution où “ Ton enseigne la philoso-
phie dans des dictionnaires de bois, —
comme disait le défunt Bohémier qui
existe encore, — et il if avait pas suffi-
samment appris l'anglais.
A preuve que le premier jour où il
se risqua ù converser dans cet idiome,
il commit une bourde... mais une
bourde. . .
C’était justement par une de ces
soirées tapageuses où les étudiants -
ces éternels rieurs, — tout à la folie et
ù la gaieté, paradent à travers les
rues.
Joachim, émoustillé lui aussi par
l’entrain général, le cœur aiguillonné
par la sentimentalité, se sentit lancé
tout ù coup et pris de toutes les au-
daces; tellement qu’on le vit subite-
ment quitter les rangs pour s’en al-
ler offrir son bras à une élégante jeu-
ne Anglaise très chic et très jolie qui
trottinait de Vautre côté de la chaus-
sée.
c’est C’t’aNGLAIS
195
La pauvre enfant n’osa refuser, par
crainte sans doute, en face de ce
grand gaillard auquel la moustache
en broussailles faisait une tête de
bandit, et elle se résigna à continuer
sa route avec lui.
Les autres étudiants arrondissaient
des yeux stupéfiés.
Et Joachim et sa Joaehime gagnè-
rent la rue Sherbrooke ; Joachim
émettant des propos dont la signifi-
cation était quelque peu embrouillée
et équivoque, évidemment, car la con-
versation se faisait en anglais; Joa-
ehime ne monologuant que de courtes
réponses, en grande hâte de se déro-
ber aux tirades de cet importun que,
dans sa peur, elle ne voulait pas tou-
tefois aigrir.
En face du numéro. . . n’importe le-
quel, notre inconnue tira sa révérence
et dans la patte déjà tendue de Joa-
chim, elle y déposa sa petite menotte
gantée, en signe d’adieu.
# * *
Cette aventure galante s’était si
vite répandue à la Faculté, que le len-
demain ce fut une véritable ovation
qui accueillit Joachim à son entrée
au cours de pathologie.
Res amis l’accablèrent alors de
166
c'est c’t’ anglais
questions. Quel est son nom ? Où
Pas-tu connue? Quand dois-tu la re-
voir? Te trouve-t-elle de son goût?
Joachim fut de roc. C’était si pu-
blic aussi, en pleine Faculté, devant
cent paires d’yeux narquois, pour
faire des confidences et il aima mieux
cuver secrètement sa gloire.
Mais après le cours, les indiscrets
éloignés, devant trois ou quatre inti-
mes notre Don Juan s’épancha.
Il leur en conta long, comment elle
s’appuyait à son bras, le regardait
gentiment ; il mit des adjectifs en-
thousiastes à son récit; non, ce n’é-
tait certainement pas une “ stroll ” ;
puis dans un moment d’arrêt, les em-
poignant aux bras, il leur chuchota
tout bas aux oreilles: savez-vous ce
qu’elle m’a dit au départ, en me ten-
dant la main?...
“ Excuse, my love ”...
— Elle a dit : my love ?
— Elle a dit: “ my love”, vrai, ré-
pétèrent les amis?
— Rien de plus vrai.
— Et dois-tu la revoir prochaine-
ment ?
— Oui, dès demain soir; je dois la
rencontrer en face de chez elle, c’est
entendu. Après tout, on ne peut pas
tous être chanceux; sans ça la chan
ce ne serait plus la chance. Que vou-
c'est changeais
197
lez-vous, je lui suis tombé clans l’œil
à c’te petite Anglaise.
— Tu nous conteras ça, hein!
— Oui; mais n'en parlez point â La-
mirande; il est jaloux de moi. Est-
ce de ma faute si ça ne lui arrive pas
aussi ces bonnes fortunes-lâ ?
# *
Joachim y alla en effet à son ren-
dez-vous. Mais quel retour triste et
humilié succéda à la montée triom-
phante de la rue Sherbrooke qu’il fai-
sait quelques minutes auparavant
avec deux billets de théâtre et une
botte de chocolat dans ses poches.
Au lieu de la petite Anglaise, ce fut
le bonhomme qui le reçut, — une ma-
nière de bouledogue que sa fille avait
mis au courant de l'entreprise effron-
tée de Joachim.
Pauvre Joachim, quel air piteux
il vous avait le lendemain; quel nua-
ge avait assombri sa gloire!
Ce ne fut pas une mince affaire
d'obtenir l’explication de sa honte.
Ceci prit du temps, bien du temps.
— Mais d’oîl peut venir le change-
ment subit de ton Anglaise à ^ ton
égard? lui demandaient ses amis.
— Oh! je comprends maintenant...
fai réfléchi.
14
198
c’est c’t’anglais
— A quoi as-tu réfléchi?
— Si j’avais mieux su l'anglais, ah
lez. . .
— Farceur, tu le comprenais bien as-
sez le premier soir, quand tu te fai-
sais appeler: my love.
— Sacré! collège... Si papa m’avait
écouté. . .
— Qu'est-ce que ton collège a à fai-
re dans cette histoire ? Veux- tu
dire que c’est ta nationalité qui t’a
nui? Voyons, Joachim, tu nous bla-
gues; ... tu sais bien que si tu ne lui
avais pas plu à ton Anglaise elle ne
t’aurait pas appelé: my love.
— My love. . . my love. . . c'est jus-
tement.
— Comment?., “c’est justement. . ”
• *
— Mais oui. . . c’est c’t’anglais. . . .
je vois bien maintenant . . . ce n’est
pas: “excuse, my love”, qu’elle m’a-
vait dit en me tendant la main, c’est:
“ excuse my glove ”...
Cette phrase stupide et vulgaire
nous fit retomber de haut sur le
compte de l’Anglaise et, pour Joa-
chim, les charivaris remplacèrent les
ovations.
net /u iceifcCTns. au
docteur. — Bien asseyez-vous. . .
iiÊÂk Vous dites que vous ressentez
ces malaises depuis longtemps. . . des
oppressions, des vertiges aussi, je
suppose?... Je vais prendre le pouls.
“ Il adapte un sphygmographe il
l'artère radiale du patient et à Fai-
“ de d’un verre grossissant il en pro-
jette le tracé agrandi sur un écran”.
— Ah!... pouls Corrigan, ligne d’as-
cension droite, violente, à angle ai-
gu. avec chute brusque en crochet. . .
Sérieux. . . sérieux. . .
" Il applique sur la poitrine, vis-fi-
u vis le cœur, son micro-stéthoscope
qu’il relie par un tube il un phono-
“ graphe. Il presse un bouton ; Fap-
pareil se met en mouvement, enré-
“ gistrant tout de suite sur le cylin-
dre les bruits du cœur communiqués
" par le stéthoscope et qu’il repro-
“ duit à mesure dans la chambre, avec
200 MÉDECINE AU XXe SIÈCLE
une grande sonorité, comme les ha*
“ lètements rauques et retentissants
“ d'une locomotive: un bruit de souf*
“ fie diastolique énorme.”
— De plus en plus ça . . . V otre cas
est grave.
Le patient. — Vous croyez.... vous....
Le docteur. — Attendez ma intenant
que je vois.
Le patient. — Vous allez voir
voir . . . vraiment !...
II commence à enlever son habit.
Le docteur. — C’est inutile ça
n’empêclie rien. . . . Bon, ne bougez
plus.
“ Il prend son fhioroscope et de
“ son siège, il examine longuement le
“ fonctionnement du cœur.”
Continuant d’examiner. — Hypertro-
phie considérable du ventricule gau-
che. . . . valvules sygmoïdes dentelées,
petites, déchirées sur un segment :
“Tournez-vous un peu s'il vous plaît”
valvules mitrales tendues, partout de*
dépôts calcaires. . .
S’adressant au patient ” : — Vous
en avez encore pour six ans et quatre
mois d’après les probabilités de la
statistique ... si vous ne mourrez pas
subitement, ce qui est très possible,
vu l’état pathologique de vos valvu-
les... Mais il est plus probable que
la compensation circulatoire se fera
MÉDECINE AU XX^ SIÈCLE
201
pendant encore quatre à cinq ans.
puis les épanchements, les congestions,
tous les désordres apparaîtront . . .
Revenez me voir plus tard, je vous
tiendrai au courant de votre état . . .
Appartenez-vous il quelque compagnie
d'assurance.
— Non, docteur.
— -Alors, hâtez-vous. . .
— Merci, monsieur... Bonjour...
Vous nr enverrez votre compte. . .vous
paierai plus tard. (Il sort.)
• * w
“ Entre un autre malade, jaune,
abattu, amaigri”.
“ Le patient — Ca m'a pris tout
\\ coup, il y a au-delà d'un an, là, vis-
à-vis le foie. . .
“ Le docteur 7 *. — Oui oui
douleurs atroces dans tout le côté. . .
jaunisse... troubles de la digestion,
n'est-ce pas?... Je vais examiner
d'ailleurs. . . Ne bougez pas.
“Il s'arme de son fiuoroscope” : Oh!
des calculs gros comme des œufs. . .
la vésicule en est remplie, mon bon
monsieur. . . puis votre estomac, abso-
lument désorganisé, ulcéré ; il fau
vous hâter d 7 enrayer le mal Je
suis peut-être indiscret, mais je cons-
tate en même temps que vous êtes ra-
et-
202
MÉDECINE AU XX<* SIÈCLE
vagé par d'*autres “ calculs ”, car dans
votre poche d’habit je n;y vois que
des comptes, des demandes d argent,
des menaces de poursuite. . .
Le patient, tout surpris. — Oui,
c'est vrai, c’est vrai... J’étais pour-
tant déjà assez malade sans ça....
Et puis comment allez-vous me trai-
ter?. . .
Le docteur. — Oh! moi. je ue traite
point... je diagnostique seulement.
Si vous voulez vous mettre sous trai-
tement, allez chez mon voisin Duran-
leau, à gauche, en descendant. No
370.
Le patient. — Au revoir alors ....
m’enverrez votre compte...
Î1 entre au No. 379. Je souffre de
calculs biliaires. . . et je. . .
Le docteur. — C’est bien, enlevez vo-
tre habit... ie vais vous essayer la
«» *
nouvelle et merveilleuse méthode Spi-
nelli: fondre les calculs sur place au
moyen de vapeurs d’éther nitrique ab-
sorbées nar endosmose et mettre ainsi
en liberté tous les sels do chaux et
de cholesterine.
“ Tl applique au côté une large yen-
“ touse en caoutchouc qui emprisonne
tout le foie, puis il la relie par un
" tube à une cornue chauffée à l’aee-
tvlène.”
«0
Le docteur, au bout de quelques
MÉDECINE AU XXe SIÈCLE
203
minutes. — C'est fait . . . Revenez la se-
maine prochaine. . . il faut cinq sé-
ances . . .
Le patient. — Et pour mon estomac?
ces vomissements?
Le docteur. — 11 vous faudrait pour
ga voir mon confrère Labadie. . . Ar-
rêtez donc, No. 102, plus haut. Quant
à votre teinte ictérique, elle disparaî-
tra en même temps que vos calculs.
Si ga vous ennuie cependant, adres-
sez-vous au docteur Ribaud qui vous
filtrera le sang.
Le patient. — Merci bien... je n’ai
pas d’argent sur moi . . . m’enverrez
votre compte. .
Il entre chez Labadie. — C'est pour
mon estomac . . .
Le docteur. — Quel est le diagnos-
tic ?...
Le patient. — Ulcérations. . . je souf-
fre aussi de calculs biliaires.
Le docteur. — C'est bien. . . très
pressé aujourd’hui... ine faut voir,
lit, Chose... pst, pst... bien malade
...pressé... Vais garder votre esto-
mac... panserai, laverai, cautérise-
rai, ce soir. . . trop pressé maintenant
. . .pst, pst, Chose, là, bien malade. . .
Viendrez vous-même, où l’enverrez
chercher demain . . . sera prêt . . . Pre-
nez ceci.
•• Tl lui fait absorber un drachme
204 MÉDECINE AU XX»:* SIÈCLE
de chloro-naphto-analgésine. . — Ne
ressentirez aucune douleur pendant
trente-six heures.
“ 11 lui enlève l’estomac en l'aspi-
rant au travers de l'œsophage, et le
dépose dans un bocal numéroté/'
— Ne mangez pas de saucisse... ni
fromage... mis seulement un tube
temporaire, pst, pst. . . sera prêt de-
main . . . allez . . .
Le patient. — M'enverrez le compte.
. . .paierai plus tard. — “ Il s’en va ”.
Sur la rue, monologuant. — C'est
comme dans les magasins h “ départe-
ments/’ leur sacrée médecine, mainte-
nant. 11 faut repasser trente-six
docteurs pour se faire seulement trai-
ter un tour d’ongle. . . Heureusement
qu’ils ne nous font plus mal... ils nous
tranchent, nous sectionnent... c’est
merveilleux... ils nous regardent à
travers le corps. . . Si j’avais su, j’au-
rais enlevé ces comptes qui bourrent
mes poches. . . Ah! le No. 102. . . c'est
ici.
Il entre. — Le docteur Ribaud?
Le docteur. — Oui, monsieur.
— C’est c’te jaunisse qui me donne
l’apparence d'un Cafre. . . Vous pou-
vez m’enlever ça, paraît-il?...
— Sans doute, sans doute. . . c’est
PafTaire d’un moment. Il faut que je
me hâte d’ailleurs, ma clinique
Votre bras . . .
MÉDECINE AU XX^ SIÈCLE 205
“ Il fait une incision longitudinale
de l'artère radiale et y plonge un
filtre minuscule qui emmagasine au
fur de la circulation la bilirubine et
les pigments de bile qui passent dans
le sang. Au bout de quelques minu-
tes il retire le filtre, en extrait le con-
tenu qu'il dépose précieusement sur
une feuille blanche de papier. C'est
une poudre jaune-verdâtre impal-
pable qu'il enveloppe et remet au pa-
tient :' 7
— Vous n'avez qu’à l’offrir à Mor-
ton-Dobell. les teinturiers anglais, ils
vous la paieront deux dollars le grain.
...C'est très recherché pour les tis-
sus de soie.
Le patient met son chapeau. — M’en-
verrez votre compte, s'il vous plaît....
Vous paierai plus tard. (Il sort).
* * #
Le docteur.- — Félix !... Félix! . . . .
prépare mon automobile ... Une cour-
se de trois milles à faire... A-t-on
assez d’ électricité ?.. . '‘'Se parlant en
lui-même ". Il finira par aller mal
ce pauvre Lanctôt, lui apparemment
si fort, si robuste... mais son histoi-
re de famille... S’il commence une
fois à. tousser. . .
Appelant. — Félix !... Félix! . . . tu
20(5 MÉDECINE AU XX* SIÈCLE
apporteras mon microscope et mon
fluoroscope “En lui-même ”, —
Le diagnostic doit être facile il faire.
. . .car je soupçonne fort ses poumons
d’être la cause de tout le mal.
Félix. — Tout est prêt, monsieur.
“ Ils montent tous deux dans l’au-
tomobile. Teuf. . . . teuf. . . . teuf. . . .
teuf... teuf... teuf... Déjà chez îvl.
Lanctôt.
Le docteur. — Et vous voilà malade
. . . vraiment?. . .
— Bien oui. . . un peu de fièvre, de
toux . . .
— Veuillez cracher sur cette pla-
que de verre.
— Cracher ?
— Oui, c’est pour examiner.
“ Monsieur Lanctôt crache.’’
Ci Le docteur après examen au mi-
croscope: ” Hum. . . hum . . . grave.
. . . des bacilles de Kock bien accusés,
. . . je vais ausculter.
“Fouillant dans sa trousse.” — Dia-
ble! j’ai oublié mon stéthoscope....
je vais télégraphier chez moi. “ 11
tire de sa poche de veste une boîte
minuscule qu’il dépose sur une table
puis.: tac... tac-tac... tac... tac-
tac . . tac . . tac-tac . . tac . . tac-tac . . .
Quelle merveilleuse affaire, hein! M.
Lanctôt? cette télégraphie sans fil...
MÉDECINE AC XX* SIÈCLE
207
tac. . . . tac-tac. . . tac. . . . tac-tac. . .
tac. . . tac-tac-. . . tac. . . tac-tac... tac.
“ Tout de suite dans un coin de
mur biiiz biiiz biiiz biiiiiiiiiiz. Le doc-
teur fait glisser la porte en écusson
d’un placard. Son stéthoscope s'y
trouve déjà, apporté par le tube
pneumatique."
— Un instant maintenant M. Lanc-
tôt.
“ Il ausculte la poitrine, le dos.
dans Faisselle.”
— Je vais examiner le poumon.
“ Se mettant à la fenêtre.” Félix !
approche ici l'automobile et fais fonc-
tionner la bobine. “ A son malade.”
Tenez-vous à votre aise.
“ 11 examine.” C'est le poumon
gauche qui est pris. . . au sommet. . .
L'on y distingue parfaitement les pe-
tits tubercules. . . Il vous faudrait
immédiatement vous soumettre à un
traitement énergique.
M. Lanctôt. — Mais j’y suis bien dé-
cidé. . . Et lequel me proposez-vous?
Le docteur. — Je ne sais pas, moi ;
ceci est en dehors de ma spécialité.
U conviendrait de consulter un con-
frère.
M. Lanctôt. — Qui me conseillez-
vous?... Si j’appelais Robin?..
-Non. Robin ne traite que le pou-
208 MÉDECINE AU XX*‘ SIECLE
mon droit et c’est le gauche qui est
malade chez vous.
— Lavigueur alors, peut-être?
— Pas plus; Lavigueur ne traite
que les lobes inférieurs.... Non, je
je vous conseillerais plutôt Dalland.
... Il est très capable, très moderne,
et c'est sa spécialité les lésions du
sommet du poumon gauche.
— Faites-le donc venir. . .
4i Tac . . . tac-tac . . . tac . . . tac- tac. . .
tac.... Dalland accourt en automo-
bile.''’
— Bonjour, docteur.
— Bonjour, confrère de vous
mandais pour un cas de tuberculose
corn m encan te.
— Dans quel organe?
— Sommet du poumon gauche.
— C’est une opération alors. . . Il
n'y a pas à choisir.
M. Lanctôt. — Une opération î
mon Dieu !
Dalland. — Ca n’offre aucun danger,
mon cher monsieur.
Lanctôt. — C'est bon, allez-y; mais
je ne veux point souffrir, vous me
donnerez du chloroforme.
Dalland, riant aux éclats. — Le chlo-
roforme ... ah ! odi ! c'est du siècle
dernier. . . Il n’en existe plus d’ail-
leurs. Aujourd’hui, nous n’em-
ployons plus que l’hypnotisme
MÉDECINE AU XX« SIÈCLE 200
C'est bon pour Labadie, cette vieille
ganache, qui s’en tient encore à la
chloro-naphto-analgésine... C'est bien,
couchez-vous sur le canapé.
“ Il fait quelques passes magnéti-
ques: Lanctôt dort... Crick... crack
...sous la clavicule. C'est ouvert;
le poumon fait hernie; Dalland en
emprisonne le sommet dans une chai-
nette d'écraseur. Crac... c’est fait.
Il badigeonne a la picroleïnc pour en-
lever tout danger d’hemorrhagie et
de septicémie. Il suture la peau.
Cest tout. En deux passes rapides, il
réveille M. Lanctôt
— Bien. Maintenant ne sortez point
avant deux ou trois jours; surtout
évitez de chanter ou de jouer du cor-
net à piston . . .
M. Lanctôt. — Et vous croyez qu'en -
suite je pourrai...
— Dalland. — Oui, je le crois. Ce-
pendant je ne veux point dépasser
les bornes de ma spécialité, — qui est
d'opérer le sommet du poumon gau-
che, — en vous donnant une opinion
sur vos chances de guérison ... fl
vous faudrait sur ce point consulter
un médecin pronostiqueur, Pinard,
par exemple, qui vous donnera son
avis... Au revoir, monsieur.... ne
vous dérangez point...
M. Lanctôt. — Au revoir. ... je ne
210 MÉDECINE AU XX* SIÈCLE
m'attendais pas, voyez-vous... je
vous paierai plus tard... envoyez-
moi votre compte ...
“ Les docteurs sortent. Sur la rue,
en se saluant:"
Dali and. — La médecine a beau
changer, les clients ne changent pas,
eux. Ils ne vous paient pas plus
qu'au dernier siècle. . . Qu’en dites-
vous, confrère?...
. . . Teuf . . . teuf . teuf . . . teuf . teuf
. . . teuf. teuf. . . teuf. teuf
se souvenait d’avoir été jeune. . .
A: jeune comme les petits blondins,
qui, sac au dos, sortant en hâte de
l’école, le dépassaient toujours dans
leurs courses folles, à présent qu’il al-
lait lentement sur le trottoir, lente-
ment en tirant la jambe.
Il se souvenait cependant qu’il
avait couru, sauté comme eux, qu’il
avait ri et crié comme eux, qu’il
avait aussi eu une mère. Oh ! une si
bonne mère, qui lui disait des his-
toires de fées en le berçant le soir
dans ses bras, qui lui fourrait des
biscuits dans ses poches, qui lui répé-
tait toujours de ne pas tant se fati-
guer â jouer.
Il se souvenait, — tout fier de son
premier costume à nervures blanches,
de sa première malle, — de son entrée
au collège; c’était une immense bâ-
tisse avec des clochetons,, de larges
212
le vieux docteur
corridors retentissants, des sallêo gi-
gantesques. 11 avait pendant plu-
sieurs nuits longuement pleure, les
yeux cachés sous ses couvertures,
une fois couché, dans le repos morne
des grands dortoirs. C'est qu'il pen-
sait toujours à sa mère, loin, là-bas,
dans l'humble demeure familiale ;
c’est qu'il revoyait encore le long re-
gard triste dont elle l’avait envelop-
pé à leur séparation, puis l'explosion
de larmes qu'elle avait cherché à ca-
cher, en se retournant la tète, mais
qu’il avait bien devinée, va, car cela
avait été la, même chose pour lui. U
se souvenait des noms de ses confrè-
res de classe, de scs professeurs, pres-
que tous disparus ou morts à pré-
sent
Il se souvenait de son temps de ca-
rabin, de ses cadavres de dissection....
c : a lui avait fait si drôle la première
fois qu'il en avait senti les chairs
glacées sous son scalpel.
Oh! dans son temps de carabin!!!
Il était plein de sève alors, insouciant,
défiant l'avenir. Il s'était d'abord
moqué des filles qui lui faisaient pst-
pst d'un côté de rue à l’autre, les
soirs de promenade, puis ensuite il
en avait suivi quelques-unes, pour
rire, qui paraissaient plus jolies ou
plus gentilles.
LE VIEUX DOC TE UK
213
J1 se souvenait des tours pendable 6 *
joués au vieux directeur du pension-
nat, des échelles de corde suspendues
d'un étage à l'autre pour les sorties
secrètes. Il se souvenait de ses mala-
des d’hôpital, de cas intéressants re-
tenus vivants dans sa mémoire, de
ses coins quand même régulièrement
suivis, de ses examens, des heures
tranquilles à étudier la nuit pour
compenser exactement le temps per-
du à aller entendre ” les troupes
françaises ”.
Il se souvenait de son examen final,
de l'exultation débordante après, de
son premier verre de champagne à
cette occasion qui l'avait si traîtreu-
sement ballotté dans des sensations
de chutes et de roulis, de son départ
pour la pratique de sa profession, de
ses alertes d'abord devant les cas les
plus simples, de sa lancée vraie dans
la vraie vie.
Il se souvenait de son premier et
seul amoiu*. Il en conservait des let-
tres qu'il retrouvait machinalement
sous ses doigts en fouillant dans son
secrétaire et qu'il relisait encore, en
passant, avec récîair tout de suite re-
monté à ses yeux de toutes les flam-
mes de ses souvenirs.
Il se souvenait de ses enfants, de
ce qu’il avait fait ou rêvé faire pour
15
214
LE VIEUX DOCTEUR
eux, des joies naïves et douces de
son foyer, des jours de bonheur et
de tendresses folles, maintenant si
loin, à les dorloter, à les instruire, à
jouer, il se rouler sur les tapis avec,
fi les amener partout avec orgueuil,
les jours de soleil, dans ses courses
rapides aux malades.
Il se souvenait de son petit Ga-
briel ... Il s’en souvenait bien
c'était un dimanche... quelle fièvre
déjà... une fièvre brûlante.... ses
pauvres petits yeux clos de torpeur
somnolente... auprès, sa mère qui
pleurait... puis encore... oh! il se
souvenait de tout, tout. . . et de la pe-
tite pierre discrète du cimetière, avec
“ Dors bien, Gabriel ”, rien que ça
gravé dessus... 11 savait bien qu’il
y avait encore dans tel tiroir de
meuble un amas de reliques chère-
ment conservées, pieusement enseve-
lies comme des choses mortes et long-
temps baisées en pleurant par sa fem-
me et lui, sans jamais se le dire, en
secret . . . Ah ! son pauvre petit Ga-
briel . . .
Il se souvenait de ses livres, de ses
notes, des bonnes prescriptions que
lui seul avait découvertes, de ses pa-
tients, de ses courses nombreuses et
pendant si longtemps renouvelées, le
jour, la nuit, sous le soleil éblouis-
LE VIEUX DOCTEUB
215
sant d'été, dans rhorreur des nuits
noires d’automne, dans le poudroie-
ment en tempête des neiges froides
d'hiver, partout fi travers la campa-
gne, dans les enfoncements reculés
de son coin de pays ... Il se souvenait
de son âge d'homme ... Il avait été
six ans maire, trois ans marguillier,
il avait été commissaire d'école aussi.
* # *
Fuis ensuite il se souvenait d'être
devenu vieux, vieux tout à coup
presque, lui semblait-il ... Il n'osait
plus sortir la nuit; il pliait tout de
travers, lentement de ses doigts en-
gourdis, le papier de ses poudres; il
ne voulait plus voyager en charrette.
Les maris tout effarés qui venaient
encore le quérir lui disaient toujours,
pendant qu'il endossait son éternel pa-
letot vert, qu’il prenait ses forceps ter-
nis, sa trousse à laquelle il manquait
des fioles; “ Dépêchez-vous, docteur",
et ceci l'agaçait sans le faire se hâter
davantage.
Il ne se sentait plus le goût de l'é-
tude, ne lisait plus ses revues; il n’a-
vait plus confiance aux médicaments
nouveaux: c'était rien que du charla-
tanisme toutes ces simagrées singées
de Paris ou d'ailleurs, ces instructions
210
LE VIEUX DOCTEUR
stupides, ces recommandations im-
possibles â suivre, données mainte-
nant aux malades. Puis il se souve-
nait alors qu’un matin il avait \ u une
belle plaque de cuivre, luisant à tra-
vres les branches des arbres, oigueil-
leusement posée au rebord d une porte
voisine. Dessus il y avait: Dr Rigault.
Ca lui avait donné un coup de
fouet au pauvre vieux docteur, et
pendant quelques semaines, il s était
raidi de tous ses muscles pour rede-
venir jeune, sc lever en hâte la nuit,
enjamber lestement dans les voitures.
Ah! il allait lui montrer, à ce gâte-
métier, que les anciens valent encore
quelque chose.
Mais malgré ses efforts, les gens
commençaient â lui dire: vous êtes
trop vieux pour pratiquer mainte-
nant, docteur, et en invoquant ce
prétexte c’est le gâte-métier que Jac-
ques Lerouclie avait mandé pour sa
femme, Félix Garanti, pour son petit
garçon.
Pendant quelque temps ce fut avec
un noir désenchantement, l’âme gon-
flée secrètement de douloureux et
touchants reproches, qu’il voyait ses
anciens patients prendre un â un le
chemin de la porte de son rival.
. . .11 lui en venait encore pour-
LE VIEUX DOCTEUR
217
tant. à divers intervalles, quelques
clients fidèles qui restaient attachés
par liéridité de famille au pauvre
vieux. . . Comme alors il était fier! . ..
Avec quel retour de jeunesse il fure-
tait dans les recoins de sa pharmacie,
agitait les fioles, écrivait la prescrip-
tion avec soin: des belles prescrip-
tions blanches et bien collées au flanc
de la bouteille. . . Et les bons petits
conseils paternels ensuite, donnés en
tapotant amicalement l'épaule, la
meilleure manière de préparer certai-
nes tisanes, surtout “ défiez-vous des
courants d'air.’’
Mais ces jouissances lui étaient ac-
cordées si rarement.
...Et maintenant il s'en allait clo-
pin-clopant, les jours de soleil chaud,
en longue redingote noire démodée,
sa canne à la main. Il s’arrêtait aux
coins des routes, promenait un ma-
tant son regard autour, puis repre-
nait, toujours clopin-clopant.
Des fois, il s’informait auprès des
gens de la santé de quelque jeune
mère dont on lui avait appris la ma-
ladie. Ah! il n'en avait jamais per-
du. lui, de femmes en couches. . . non,
jamais il n'en avait perdu... Il par-
lait aussi aux jeunes filles, aux jeu-
nes garçons qu'il rencontrait, deman-
dait leurs âges, leurs noms: il avait
218
LE VIEUX DOCTEUK
toujours bien connu leurs parents...
par exemple, tous, le père, la mère,
qu’il nommait tout de suite; puis il
repartait en traînant la jambe. . .
Oui, il se souvenait de tout, le pau-
vre vieux docteur.
POSTFACE
■ 4 ^ ^ ^ ü k A A. ^ ^ .ÀX À.'XÂ^.V
**
Je ne sais qu'une ballade,
Celle que f de U aube au soie ,
./e chante au cœur du malade :
La ballade de l'espoir.
C'est ht chanson suggestive
Au x paroles de velours ,
Le merveilleux leit motive
Qui calme et guérit toujours.
Subt île thérapeutique
Où tout Vart est contenu ;
Vague science psychique
Qui nous ouvre V inconnu.
Perdu ! dit le morticole.
Sauvé ! dit le médecin.
Je suis de la vieille école
Qui croit encore au divin.
LIED
-Il ne faut pa * que tu meures !
Homme, il faut vivre: c'est mieux .
H ne faut pas que tu pleure* /
M ère , regarde les deux.
La volonté souveraine
Violente le trépas :
In: sang rebat dans la veine.
Et le mourant ne meurt pas.
Jj(i névrose est asservie
Par douceur et par raison.
Le malade, boit la vie
Dans la coupe du poison.
Moi, je suis le sous-oracle .
Qui, pour un rien, pour si peu ,
Collabore au grand miracle
De la nature et de Dieu.
F tenue la phase critique ,
J ordonne d'aller quérir
Ce porteur de viatique
Qui sait l art de bien nourrir.
partons, les agonies . ..
—Récitez le chapelet
Et d ites les H ta n ies.
Pourtant, si le ciel voulait !
Pe ne sais qu'une ballade ,
Celle que, de l'aube au soir.
Je chante au cœur du malade
La ballade de l'espoir.
T,1 KD
223
Sur les êtres de souffrance ,
Pour qu'ils en boivent le miel ,
0 tendre, 6 douce espérance ,
Effeuille les jlevrs du ciel.
Telle la guirlande rose ,
Qu'un jeune peintre du Nord,
Comme une couronne pose
Sur une tête de mort.
N ÉRKK B RA VI -H RW l N.
ACHEVÉ D' r MERIMEE
24. mai ?nil neuf ce?if
par Déom Frères, Éditeurs
l $77> tue S te- Ca Utérin e
montrka l.
Table des Matières
i’ai.b:
The Courte y Docxoa. par Dr
W. H. Drummond vu
l^e lit No 38
Ils étaient cinq
Les sauvages
I^e docteur Santa Clans
Mes disséqués
Une erreur de diagnostic
Premiers cas
Avec mes chiens
.Souvenir cT hôpital
La Petite Lise
L'Arbre de Noël de Pomponne..
Un chanceux
Les chers confrères
Une drôle d'opération
En route
Mon dernier chemin de croix. . .
Oh! la bonne formule
Pas encore lui
1
9
17
23
31
39
51
m
(> 9
75
85
91
103
121
127
135
141
147
2 26
TABLE LES
MATIÈRES
r.vfiiïs
Loulou Loô
\ engeance de carabin 161
Pauvre Jalap 169
J^e docteur “ la Galette 175
La G rite 163
C*est c‘t ? anglais 193
La médecine au XXe siècle 199
Le vieux docteur 211
Ltkl. par Dr Nérée Reauchemin. 221
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Date Due
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S 1987
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