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J. J. ROUSSEAU
CITOTEN T>E GENÈVE,
A MR. D'ALEMBERT,
De l'Académie Françoife , de l'Académie Royale des
Sciences de Paris, de celle de Prujje, de la Société
Royale de Londres, de l'Académie Royale des Bel-
les-Lettres de Suéde , £f de l'injlitut de Bologne :
Sur Ton Article GENÈVE
Dans le VII™. Volume de ïENCTCLOPÉDIE,
ET PARTICULIEREMENT,
Sur le projet d'établir un
THEATRE DE COMEDIE en cette Fille.
Dii mcliora piis, erroremque hoûibus jUum.
A AMSTERDAM,
Chez MARC MICHEL R E T,
M. D C C. L V m.
PREFACE.
k&$fyjt 'Ai tort, fi j'ai pris en cette
4» I i> occafion la plume fans né-
3/'«4»è"è'Sc cefïîté. Il ne peut m'être
ni avantageux ni agréable de m'atta-
quer à M. d'Alembert. Je confidere
fa perfonne: j'admire fes talens: j'ai-»
me fes ouvrages: je fuis fenfible au
bien qu'il a dit <le mon pays : honoré
moi-même de fes éloges , un jufle re-
tour d'honnêteté m'oblige à toutes
fortes d'égards envers lui ; mais les é-
gards ne l'emportent fur les devoirs
que pour ceux dont toute la morale
confifte en apparences. Juitice & vé-
rité , voila les premiers devoirs de
l'homme. Humanité, patrie, voila fes
premières affe&ions. Toutes les fois
que des ménagemens particuliers lui
font changer cet ordre, il efl coupa-
* z
IV
PREFACE.
ble. Puis-je l'être en faifant ce que
j'ai dû ? Pour me répondre , il faut
avoir une patrie à fervir, & plus d'a-
mour pour fes devoirs que de crain-
te de déplaire aux hommes.
Comme tout le monde n'a pas
fous les yeux l'Encyclopédie , je vais
tranferire ici de l'article Genève le
pafTage qui m'a mis la plume à la
main. Il auroit dû l'en faire tomber,
fi j'afpirois à l'honneur de bien écri-
re ; mais j'ofe en rechercher un au-
tre, dans lequel je ne crains la con-
currence de perfonne. En lifant ce
pafTage ifolé , plus d'un lefteur fera
furpris du zèle qui l'a pu dicter : en
le lifant dans fon article, on trouvera
que la Comédie qui n'eft pas à Ge-
nève & qui pourroit y être , tient la
huitième partie de la place qu'oc-
PREFACE. v
cupent les chofes qui y font.
„ On ne fouffre point de Comédie
„ à Genève : ce n'efl pas qu'on y
« défaprouve les fpeclacles en eux-
„ mêmes; mais on craint, dit-on, le
„ goût de parure, de diffipation &
„ de libertinage que les troupes de
5, Comédiens répandent parmi la jeu-
,5 nèfle. Cependant ne feroit-il pas
„ poilible de remédier à cet incon-
„ vénient par des loix féveres & bien
„ exécutées fur la conduite des Co-
„ médiens ? Par ce moyen Genève
„ auroit des fpeétacles & des moeurs >
„ & jouiroit de l'avantage des uns &
„ des autres ; les repréfentations théa-
„ traies formeroient le goût des ci*
„ toyens, & leur donneroient une fi-
„ nèfle de tac!;, une délicatefTe de
,> fentiment qu'il eft très difficile
* 3
vi PREFACE.
„ d'acquérir fans ce fecours ; la litté-
„ rature en profiterait fans que le li-
„ bertinage fit des progrès, & Gene.-
„ ve réuniroit la fageiïe de Lacédé-
„ mone à la politeiTe d'Athènes,
„ Une autre confidération , digne d'u-
„ ne République il fage & fi éclai-
„ rée, devrait peut-être l'engager à
„ permettre les fpeétacles. Le pré-
„ jugé barbare contre la profeiîion
5, de Comédien , l'efpece d'avilifle-
„ ment où nous avons mis ces hom-
», mes fi nécefîaires au progrès & au
„ foutien des arts , eft certainement
5, une des principales caufes qui con-
„ tribuent au dérèglement que nous
„ leur reprochons; ils cherchent à fe
„ dédommager par les plaifirs , de l'ef-
„ time que leur état ne peut obtenir,
„ Parmi nous, un Comédien qui a
PREFACE, vn
;, des mœurs efl doublemenr refpec-
„ table; mais à peine lui en fait-on
3, gré. Le Traitant qui infulte à Fin-
5> digence publique & qui s'en nour-
„ rit, le Courtifan qui rampe & qui
3, ne paie point fes dettes: voila Fef-
5, pece d'hommes que nous honorons
5, le plus. Si les Comédiens étoient
„ non feulement foufferts à Genève,
mais contenus d'abord par des ré-
glemens fages, protégés enfuite &
même confidérés dès qu'ils en fe~
„ roient dignes, enfin abfolument pla-
», ces fur la même ligne que les au-
„ très citoyens, cette ville auroit
„ bientôt l'avantage de pofTéder ce
„ qu'on croit fi rare & qui ne l'eil
„ que par notre faute : une troupe de
„ Comédiens eftimables. Ajoutons
„ que cette troupe deviendroit bien*
*4
vin PREFACE.
„ tôt la meilleure de l'Europe; plu-
„ fieurs perfonnes , pleines de goût &
„ de difpofitions pour le théâtre, &
5, qui craignent de fe déshonorer par-
„ mi nous en s'y livrant , accour-
„ roient à Genève , pour cultiver non
„ feulement fans honte , mais même
„ avec eilime un talent fi agréable &
„ fi peu commun. Le féjour de cet-
„ te ville, que bien des François re-
gardent comme trille par la priva-
tion des fpe&acles, deviendroit a-
lors le féjour des plaifirs honnêtes,
comme il efl celui de la philofo-
phie & de la liberté ; & les Etran-
gers ne feroient plus furpris de voir
M que dans une ville où les fpe&aclcs
5, décens & réguliers font défendus,
„ on permette des farces grofTicres
w & fans efprit , auiïï contraires au
PREFACE. ix
„ bon goût qu'aux bonnes moeurs.
„ Ce n'eft pas tout : peu à peu l'e-
„ xemple des Comédiens de Genève,
„ la régularité de leur conduite , &
„ la confidération dont elle les feroit
„ jouir , ferviroient de modèle aux
„ Comédiens des autres nations & de
„ leçon à ceux qui les ont traités
„ jufqu'ici avec tant de rigueur &
„ même d'inconféquence. On ne les
„ verroit pas d'un côté penfionnés
„ par le gouvernement & de l'autre
„ un objet d'anathême; nos Prêtres
„ perdroient l'habitude de les excom-
„ munier & nos bourgeois de les re-
„ garder avec mépris; & une petite
„ République auroit la gloire d'avoir
„ réformé l'Europe fur ce point,
3, plus important, peut-être» qu'on
„ ne penfe".
* S
x PREFACE.
Voila certainement le tableau le
plus agréable & le plus féduifant
qu'on pût nous offrir; mais voila en
même tems le plus dangereux confei!
qu'on pût nous donner. Du -moins,
tel eft mon fentiment, & mes raifons
font dans cet écrit. Avec quelle avi-
dité la jeunefTe de Genève, entraînée
par une autorité d'un fi grand poids,
ne fe livrer a-t-elle point à des idées
auxquelles elle n'a déjà que trop de
penchant? Combien, depuis la publi-
cation de ce volume, de jeunes Ge-
nevois, d'ailleurs bons citoyens, n'at-
tendent-ils que le moment de favori-
fer l'établiiTement d'un théâtre, cro-
yant rendre un fervice à la patrie &
prefque au genre humain ? Voila le
fujet de mes allarmes , voila le mal
que je voudrois prévenir. Je rends
PREFACE.
xt
juftice aux intentions de Mr. d' Aient-
bert , j'efpere qu'il voudra bien la
rendre aux miennes: je n'ai pas plus
d'envie de lui déplaire que lui de
nous nuire. Mais enfin, quand je me
tromperois, ne dois-je pas agir, par-
ler, félon ma confcience & mes lu-
mières ? Ai-je dû me taire ? L'ai-je
pu , fans trahir mon devoir & ma
patrie ?
Pour avoir droit de garder le lî-
lence en cette occafion , il faudroit
que je n'eufle jamais pris la plume fur
des fujets moins nécefïaires. Douce
obfcurité qui fis trente ans mon bon-
heur, il faudroit avoir toujours fu t'ai-
mer ; il faudroit qu'on ignorât que
j'ai eu quelques liaifons avec les Edi-
teurs de l'Encyclopédie, que j'ai four-
ni quelques articles à l'Ouvrage, que
3ox PREFACE.
mon nom fe trouve avec ceux des
auteurs ; il faudroit que mon zèle
pour mon pays fût moins connu,
qu'on fuppofât que l'article Genève
m'eût échapé, ou qu'on ne pût infé-
rer de mon filence que j'adhère à ce
qu'il contient. Rien de tout cela ne
pouvant être, il faut donc parler, il
faut que je défavoue ce que je n'ap-
prouve point, afin qu'on ne m'impute
pas d'autres fentimens que les miens.
Mes compatriotes n'ont pas befoin
de mes confeils , je le fais bien ; mais
moi , j'ai befoin de m'honorer , en
montrant que je penfe comme eux
fur nos maximes.
Je n'ignore pas combien cet écrit,
fi loin de ce' qu'il devroit être , eft
loin même de ce que j'aurois pu faire
en de plus heureux jours. Tant de
PREFACE. xni
chofes ont concouru à le mettre au
defïbus du médiocre où je pouvois
autrefois atteindre, que je m'étonne
qu'il ne foit pas pire encore, j'écri-
vois pour ma patrie : s'il étoit vrai
que le zèle tînt lieu de talent, j'au-
rois fait mieux que jamais; mais j'ai
vu ce qu'il falloit faire , & n'ai pu
l'exécuter. J'ai dit froidement la vé-
rité: qui eft-ce qui fe foucie d'elle?
trille recommendation pour un livre!
Pour être utile il faut être agréable,
& ma plume a perdu cet art-là. Tel
me difputera malignement cette per-
te. Soit : cependant je me fens dé-
chu & l'on ne tombe pas au defïbus
de rien.
Premièrement, il ne s'agit plus ici
d'un vain babil de Philofophie; mais
d'une vérité de pratique importante à
xrv PREFACE.
rout un peuple. Il ne s'agit plus de
parler au petit nombre, mais au pu-
blic ; ni de faire penfer les autres , mais
d'expliquer nettement ma penfée. Il
a donc fallu changer de flile : pour
me faire mieux entendre à tout le
monde, j'ai dit moins de chofes en
plus de mots ; & voulant être clair &
fimple , je me fuis trouvé lâche &
diffus»
Je comptois d'abord fur une feuille
ou deux d'impreiTion tout au plus;
j'ai commencé à la hâte & mon fujet
s'étendant fous ma plume, je l'ai laif-
fée aller fans contrainte. J'étois mala-
de & trille; &, quoique j'euiîe grand
befoin de diffraction , je me fentois fi
peu en état de penfer & d'écrire
que, fi l'idée d'un devoir à remplir
ne m'eût foutenu, jaurois jette cent
PREFACE, xv
fois mon papier au feu. J'en fuis
devenu moins févere à moi-même.
J'ai cherché dans mon travail quelque
amufement qui me le fît fupporter.
Je me fuis jette dans toutes les di-
greffions qui fe font présentées, fans
prévoir combien, pour foulager mon
ennui, j'en préparois peut-être au
le&eur.
Le goût, le choix, la correction
ne fauroient fe trouver dans cet ou-
vrage. Vivant feul , je n'ai pu le
montrer à perfonne. J'avois un Ari-
ftarque févere & judicieux, je ne l'ai
plus, je n'en veux plus *; mais je le
* Ad amicum ctft produxeris gladium, non
defperes ; eft enim regreflus ad amicum. Si
aperueris os trifte , non timeas ; eft enim
concordatio : excepco convitio , & imprope-
rio , & fuperbiâ , & myfterii revelatione , &
plagâ dolofâ. In his omnibus effugiet amicus,
Ecclefiaftic. XXII. 2(5. 27.
xvr PREFACE.
regreterai fans cefle , & il manque
bien plus encore à mon cœur qu'à
mes écrits.
La folitude calme l'ame, & appai-
fe les pallions que le défordre du
monde a fait naître. Loin des vices
qui nous irritent , on en parle avec
moins d'indignation ; loin des maux
qui nous touchent , le cœur en efl
moins ému. Depuis que je ne vois
plus les hommes , j'ai prefque cefTé
de haïr les méchans. D'ailleurs , le
mal qu'ils m'ont fait à moi-même
m'ôte le droit d'en dire d'eux. Il faut
déformais que je leur pardonne pour
ne leur pas reflembler. Sans y fon-
ger , je fubftituerois l'amour de la
vengeance à celui de la jultice ; il
vaut mieux tout oublier. J'efpere
qu'on ne me trouvera plus cette à-
preté
PREFACE. xvn
prêté qu'on me reprochoit, mais qui
me faifoit lire ; je confens d'être
moins lu , pourvu que je vive en
paix.
A ces raifons il s'en joint une au-
tre plus cruelle & que je voudrois
en vain diffimuler ; le public ne la
fentiroit que trop malgré moi. Si
dans les efTais fortis de ma plume ce
papier efl encore au-deflbus des au-
tres, c'efl moins la faute des circon-
ftances que la mienne : c'efl que je
fuis au-deflbus de moi-même. Les
maux du corps épuifent l'ame : à for-
ce de fouffrir, elle perd fon refîbrt.
Un infiant de fermentation paiTagere
produifit en moi quelque lueur de ta-
lent; il s'efl montré tard, il s'eft é-
teint de bonne heure. En reprenant
mon état naturel, je fuis rentré dans
xvm PREFACE.
le néant. Je n'eus qu'un moment, il
eft paffé ; j'ai la honte de me furvi-
vre. Lefteur , fi vous recevez ce
dernier ouvrage avec indulgence ,
vous accueillirez mon ombre : car
pour moi, je ne fuis plus.
A Montmorenci le 20 Mars 1758.
J. J. RO US-
J. J. ROUSSEAU
CITOTEN DE GENEFE,
A Monsieur D'ALEMBERT.
WYP^ LU> Monfieur , avec pîaîfir
$• J 4» votre article, GENEVE, dans
rf&<&"èfitz le 7me. Volume de l'Encyclopédie.
En le relifa'nt avec plus de plaifir encore, il m'a
fourni quelques réflexions que j'ai cru pouvoir
offrir , fous vos aufpices , au public & à mes
Concitoyens. Il y a beaucoup à louer dans ctt
article ; mais û les éloges dont vous honorez
ma Patrie m'ôtent le droit de vous en rendre,
ma fincérké parlera pour moi ; n'être pas de
votre avis fur quelques points , c'eft ailes
m'expliquer fur les autres.
J e commencerai par celui que j'ai le plus de
répugnance à traiter , & dont l'examen me
convient fe moins; mais fur lequel, par la raifon
que je viens de dire , le filence ne m'eft pas
permis. C'eft le jugement que vous portez de
la doctrine de nos Miniftres en matière de foi.
A Vous
s J. J. ROUSSEAU
Vous avez fait de ce corps refpectable un éloge
très beau, très vrai, très propre à eux feuls dans
tous les Clergés du monde , & qu'augmente en-
core la confidération qu'ils vous ont témoignée,
en montrant qu'ils aiment la Philofophie, & ne
craignent pas l'œil du Philofophe. Mais, Mon-
sieur , quand on veut honorer les gens , il faut
que ce foie à leur manière , & non pas à la nô-
tre; de peur qu'ils ne s'offenfent avec raifon des
louanges nuifibles , qui , pour être données à
bonne intention, n'en blefîent pas moins l'état,
l'intérêt, les opinions, ou les préjugés de ceux
qui en font l'objet. Ignorez-vous que tout nom
de Secte eft toujours odieux , & que de pareilles
imputations , rarement fans confequence pour
des Laïques, ne le font jamais pour des Théo-
logiens ?
V o u s me direz qu'il efl: queftion de faits &
non de louanges, & que le Philofophe a plus
d'égard à la vérité qu'aux hommes : mais cette
prétendue vérité n'eft pas fi claire , ni fi indiffé-
rente, que vous foyez en droit de l'avancer fans
de bonnes autorités , & je ne vois pas où l'on
en peut prendre pour prouver que les fentimens
qu'un
A Mr. D'A L E M B E R T. 3
qu'un corps profcffe & fur lefquels il fe conduit,
ne font pas les Tiens. Vous me direz encore
que vous n'attribuez point à tout le corps ecclé-
iiaftique les fentimens dont vous parlez; mais
vous les attribuez à plufieurs , & plufieurs dans
un petit nombre font toujours une û grande par-
tie que le tout doit s'en reflèntir.
Plusieurs Payeurs de Genève n'ont,
félon vous , qu'un Socinianifme parfait. Voilà ce
que vous déclarez hautement, à la face de l'Eu-
rope. J'ofe vous demander comment vous l'a-
vez appris ? Ce ne peut être que par vos pro-
pres conjectures, ou par le témoignage d'au-
trui, ou fur l'aveu des Palteurs en queltion.
O R, dans ks matières de pur dogme & qui ne
tiennent point â la morale , comment peut-on
juger de la foi d'autrui par conjecture? Com-
ment peut-on même en juger fur la déclaration
d'un tiers , contre celle de la perfonne intéref-
fée? Qui fait mieux que moi ce que je crois ou
ne crois pas, & à qui doit-on s'en rapporter là-
deifus plutôt qu'à moi-même? Qu'après avoir ti-
ré des difeours ou des écrits d'un honnête -hom-
me des conféquences fophiftiques & défavouées ,
A » un
4 J. J. ROUSSEAU
un Prêtre acharné pourfuive l'Auteur fur ces
conféquences , le Prêtre fait Ton métier & n'é-
tonne perfonne : mais devons-nous honorer les
gens de bien comme un fourbe les perfécute ;
& le Philofophe imitera-t-il des raifonnemens
captieux dont il fut fi feuvent la victime?
I l refteroit donc à penfer , fur ceux de nos
Pafteurs que vous prétendez être Sociniens par-
faits & rejetter les peines éternelles, qu'ils vous
ont confié là-deiTus leurs fentimens particuliers :
mais fi c'étoit en effet leur fentiment , & qu'ils
vous l'euflent confié, fans doute ils vous Tau-*
roient dit en fecret, dans l'honnête & libre é*
panchement d'un commerce philofophiquc ; ils
l'auroient dit au Philofophe, & non pas à l'Au-
teur. Ils n'en ont donc rien fait , & ma preuve
efi: fans réplique ; c'eft que vous l'avez publié.
Je ne prétends point pour cela blâmer la
doctrine que vous leur imputez; je dis feulement
qu'on n'a nul droit de la leur imputer , à moins
qu'ils ne la reconnoiffent. Je ne fais ce que
c'eft que le Socinianifme, ainfi je n'en puis par-
ler ni en bien ni en mal ; mais , en général , je
fuis l'ami de toute Religion pailible , où l'on ferc
l'Etre
A Mr. D'ALEMBERT. g
l'Etre éternel /èlon h raifon qu'il nous a donnée.
Quand un homme ne peut croire ce qu'il trouve
abfurde, ce n'eft pas fa faute, c'eft ce]]e de fa
raifon (a) ; & comment concevrai-je que Dieu
le
(a) Je crois voir un principe qui , bien démontré
comme il pourroit l'être, arracheroit à l'inftant les
armes des mains à l'intolérant & au fuperflitieux , &
calmeroit cette fureur de faire des profélites qui
femble animer les incrédules. C'eft que la raifon
humaine n'a pas de mefure commune bien détermi-
née, & qu'il eft injufte à tout homme de donner la
fîçnne pour règle à celle des autres.
Suppofons de la bonne foi , fans laquelle toute
difpute n'eft que du caquet. Jufqu'à certain point il
y a des principes communs, une évidence commune,
& de plus, chacun a fa propre raifon qui le détermi-
ne ;ainfi ce fentiment ne mené point au Scepticifme :
mais auffi les bornes générales de la raifon n'étant
point fixées, & nul n'ayant infpeétion fur celle d'au*
trui , voila tout d'un coup le fier dogmatique arrêté,
Si jamais on pouvoit établir la paix où régnent l'in-
térêt, l'orgueil, & l'opinion, c'eft par là qu'on ter-
mineroit à la fin les diffentions des Prêtres & des
Philofophes. Mais peut-être ne feroit-ce le compte ni
des uns ni des autres : il n'y auroit plus ni perfécu-
tions ni difputes; les premiers n'auroient perfonne i
tourmenter; les féconds, perfonne à convaincre: au-
tant vaudroit quitter le métier.
A 3 Si
€ J. J. ROUSSEAU
tepunifTe de ne s'être pas fait un entendement (J?)
contraire à celui qu'il a reçu de lui ? Si un Doc-
teur
Si l'on me demandoit là-deflus pourquoi donc je
difpute moi même ? Je répondrois que je parle au
plus grand nombre , que j'expofe des vérités de pra-
tique . que je me fonde fur l'expérience , que je
remplis mon devoir, & qu'après avoir dit ce que je
penfe, je ne trouve point mauvais qu'on ne foi: pas
de mon avis.
(V) Il faut fe reffouvenir que j'ai à répondre à un
Auteur qui n'eft pas Proteftant; ec je crois lui répon-
dre en effet, t-n montrant que ce qu'il aceufe nos
Minifhes de faire dans notre Religion , s'y feroit
inutilement, & fe fait néceffairtment dans plufieurs
autres , fans qu'on y fonge.
Le monde intellectuel, fans en excepter la Géo-
métrie, eft plein de vérités incompréhensibles , &
pourtant inconteftables ; parce que la raifon qui les
démontre exiftentes , ne peut les toucher, pour ain-
fi dire, à travers les bornes qui l'arrêtent, mais feu-
lement les appercevoir. Tel eft le dogme de l'cxi-
ftence de Dieu ; tels font les mifteres admis dans les
Communions Proteftantes. Les mifteres qui heurtent
la raifon , pour me fervir des termes de M. d'Alem-
bert, font toute autre chofe. Leur contradiction
même les fait rentrer dans fes bornes ; elle a toutes
les prifes imaginables pour fentir qu'ils n'exiltcnt pas :
car bien qu'on ne puiîfe voir une chofe abfurde, rien
n'eiî fi clair que l'abfurdité. Voilà ce qui arrive,
lorf-
A Mr. D'ALEMBERT. 7
teur venoit m'ordonner de la parc de Dieu de
croire que la partie eft plus grande que le tout,
que pourrois-je penfer en moi-même s fi non que
cet homme vient m'ordonner d'être fou? Sans-
doute l'Orthodoxe, qui ne voit nulle abfùrdité
dans les mifteres, eft obligé de les croire: mais
ii le Socinien y en trouve, qu'a-t-on à lui dire?
Lui prouvera-t-on qu'il n'y en a pas? Il com-
mencera, lui, par vous prouver que c'efl une
abfùrdité de raifonner fur ce qu'on ne fauroic
en-
lorfqu'on foutient à la fols deux propofitions contra*
diftoires. Si vous me dites qu'un efpace d'un pouce
eft auflî un efpace d'un pied, vous ne dites point du
tout une chofe miftérieufe, obfcure, incompréhenfi-
ble; vous dites, au - contraire , une abfùrdité lumi-
neufe & palpable, une chofe très clairement faulTe.
De quelque genre que foient les démonstrations qui
l'établiflent , elles ne fauroient l'emporter fur celle
qui la détruit, parce qu'elle eft tirée immédiatement
des notions primitives qui fervent de bafe à toute
certitude humaine. Autrement la raifon , dépofant
contre elle-même, nous forceroit à la reculer; & loin
de nous faire croire ceci ou cela, elle nous empê*
cheroit de plus rien croire, attendu que tout princi-
pe de foi feroit détruit. Tout homme, de quelque
Religion qu'il foit, qui dit croire à de pareils mifte-
res, en iinpofe donc, ou ne fait ce qu'il dit.
A4
8 J. J. ROUSSEAU
entendre. Que faire donc ? Le laifïêr en repos.
J e N e fuis pas plus fcandalifé que ceux qui
fervent un Dieu clément , rejettent l'éternité
des peines, s'ils la trouvent incompatible avec fa,
juftice. Qu'en pareil cas ils interprêtent de leur
mieux les paffages contraires à leur opinion ,
plutôt que de l'abandonner , que peuvent-ils
faire autre chofe? Nul n'eft plus pénétré que
moi d'amour & de refpccl: pour le plus fublime
de tous les Livres ; il me confole & m'inftruit.
tous les jours , quand les autres ne m'infpirtnt
plus que du dégoût. Mais je foutiens que ft
TEcricure elle même nous donnoit de Dieu quel-
que idée indigne de lui , il faudrait la rejetter
en cela, comme vous rejettez en Géométrie les
démonftrations qui mènent à des conclurions ab-
furdes : car de quelque autenticité que puille
être le texte facré , il eft encore plus croyable
que la Bible foit altérée, que Dieu injufte ou
maîfaifant .
Voila, Monfieur , les raifons qui m'empê-
cheraient de blâmer ces fcntimens dans d'équita-
bles & modérés Théologiens , qui de leur pro-
pre doctrine apprendraient à ne forcer perfonne
A Mr. D'ALEMBERT. 9
à l'adopter. Je dirai plus; des manières de
penfer Ci convenables à une créature raifbnnable
& foible , û dignes d'un Créateur jufte & miféri-
cordieux, me paroiffent préférables à cet aflen-
timent ftupide qui fait de l'homme une bête, &
à cette barbare intolérance qui fe plait à tour-
menter dès cette vie ceux qu'elle deftine aux
tourmens éternels dans l'autre. En ce fens , je
vous remercie pour ma Patrie de l'efprit dePhi-
lofophie & d'humanité que vous reconnohTez
dans fon Clergé , & de la juftice que vous aimez
à lui rendre ; je fuis d'accord avec vous fur ce
point. Mais pour être humains & Philofophes,
il ne s'enfuit pas que fes membres foient héréti-
ques. Dans le nom de parti que vous leur don-
nez, dans les dogmes que vous dites être les
leurs y je ne puis ni vous approuver, ni vous fui-
vre. Quoiqu'un tel fyftême n'ait rien , peut-
être, que d'honorable à ceux qui l'adoptent , je
me garderai de l'attribuer à mes Pafteurs qui ne
l'ont pas adopté; de peur que l'éloge que j'en
pourrois faire ne fournît à d'autres le fujet d'une
accufation très grave , & ne nuisît à ceux que
j'aurois prétendu louer. Pourquoi me charge-
A 5 rois-
ïo J. J. ROUSSEAU
rois je de la profefîîon de foi d'autrui ? N'ai-je
pas trop appris à craindre ces imputations té-
méraires? Combien de gens fe font chargés de
la mienne en m'accufant de manquer de Reli-
gion , qui furement ont fort mal lu dans mon
cœur ? Je ne les taxerai point d'en manquer
eux-mêmes: car un des devoirs qu'elle m'im-
pofe eft de refpeéter les fecrets des confciences.
Monfieur, jugeons les actions des hommes, &
laiiîôns Dieu juger de leur foi.
En voila trop, peut-être, fur un point
dont l'examen ne m'appartient pas, & n'efl pas
auiïi le fujet de cette Lettre. Les Miniftres de
Genève n'ont pas befoin de la plume d'autrui
pour fe defFendre (c) ; ce n'eft pas la mienne
qu'ils
(c) C'eft ce qu'ils viennent de faire , à ce qu'on
m'écrit, par une déclaration publique. Elle ne m'eft
point parvenue dans ma retraite; mais j'apprends que
ie public l'a receue avec applaudiflement. Ainfi,
non feulement je jouis du plaifir de leur avoir le pre-
mier rendu l'honneur qu'ils méritent, mais de celui
d'entendre mon jugement unanimement confirmé. Je
fens bien que cette déclaration rend le début de ma
Lettre entièrement fuperfiu , & le rendroit peut-être
îndiferet dans tout autre cas: mais étant fur le point
de
A M*. D'ALEMBERT. IS
qu'ils choifiroient pour cela , & de pareilles dif-
cuilions font trop loin de mon inclination pour
que je m'y livre avec plaifir; mais ayant à parler
du même article où vous leur attribuez des opi-
nions que nous ne leur connoiffons point , me tai-
re fur cette affertion, c'étoit y paroître adhérer,
& c'eft ce que je fuis fort éloigné de faire. Sen-
fible au bonheur que nous avons de pofXédc-r un
corps de Théologiens Philofophes & pacifiques ,
ou plutôt un corps d'Officiers de Morale (d) &
de Miniftres de la vertu, je ne vois naître qu'a-
vec effroi toute occafion pour eux de fe rabaif-
fer jufqu'à n'être plus que des Gens d'Eglife. Il
nous
de le fupprimer, j'ai vu que parlant du même article
qui y a donné lieu, la même raifon fubfiftoit encore,
& qu'on pourroit toujours prendre mon filence pour
une efpece de confentement. Je laiffe donc ces ré-
flexions d'autant plus volontiers que fi elles viennent
hors de propos fur une affaire heureufement termi-
née, elles ne contiennent en général rien que d'ho-
corable à l'Eglife de Genève , & que d'utile aux hom-
mes en tout pays.
(d) C'eft ainfi que l'x\bbé de St. Pierre appelloit
toujours les Ecclcfiaftiques ; foit pour dire ce qu'ils
font en effet ; foit pour exprimer ce qu'ils devroient
être.
12 J. J. ROUSSEAU
nous importe de lès conferver tels qu'ils font. II
nous importe qu'ils jouiffent eux-mêmes de la
paix qu'ils nous font aimer, & que d'odieufes
difputes de Théologie ne troublent plus leur re-
pos ni le nôtre. Il nous importe enfin, d'ap-
prendre toujours par leurs leçons & par leur
exemple, que la douceur & l'humanité font
aufli les vertus du Chrétien.
Je me hâte de palTer à une difcuffion moins
grave & moins férieufe , mais qui nous intérefTe
encore affés pour mériter nos réflexions , & dans
laquelle j'entrerai plus volontiers , comme étant
un peu plus de ma compétence; c'eft celle du
projet d'établir un Théâtre de Comédie à Genè-
ve. Je n'expoferai point ici mes conjectures fur
les motifs qui vous ont pu porter à nous pro-
pofèr un établiflement fi contraire à nos maxi-
mes. Quelles que foient vos raifons, il ne s'a-
git pour moi que des nôtres, & tout ce que je
me permettrai de dire à votre égard , c'efl que
vous ferez furement le premier Philofophe (a),
qui
(a) De deux célèbres Hiftoriens , tous deux Phi-
îofophes, tous deux chers à M. d'Alembcrt, le mo-
derne
A Mr. D'ALEMBERT. iS
qui jamais ait excité un peuple libre, une petite
ville , & un Etat pauvre 3 à fe charger d'un
fpe£tacle public.
Qjj e de queftions je trouve à difcuter dans
celle que vous femblez réfoudre ! Si les Specta-
cles font bons ou mauvais en eux-mêmes? S'ils
peuvent s'allier avec les mœurs? Si l'auflérité
républicaine les peut comporter ? S'il faut les
foufFrir dans une petite ville ? Si la profeffion
de Comédien peut être honnête? Si les Comé-
diennes peuvent être aufli fages que d'autres
femmes ? Si de bonnes loix fuffifent pour répri-
mer les abus? Si ces loix peuvent être bien ob-
fervées? &c. Tout eft problème encore fur
les vrais effets du Théâtre , parce que les dis-
putes qu'il occafionne ne partageant que les
Gens d'Eglife & les Gens du monde, chacun
ne l'envifage que par fes préjugés. Voilà, Mon-
fieur,
derne feroit de fon avis, peut-être; mais Tacite
qu'il aime, qu'il médite, qu'il daigne traduire, le
grave Tacite qu'il cite fi volontiers, & qu'à l'obfcu-
rité près il imite fi bien quelquefois, en eut -il été
de môme?
i4 J. J. ROUSSEAU
fieur , des recherches qui ne feroient pas indi-
gnes de votre plume. Pour moi, fans croire y
fuppléer, je me contenterai de chercher dans
cet elTai les éclairciflèmens que vous nous avez
rendus néceiTaires ; vous priant de confidérer
qu'en difant mon avis à votre exemple , je rem-
plis un devoir envers ma Patrie, &qu'au-moins,
fi je me trompe dans mon fentiment, cette er-
reur ne peut nuire à perfonne.
A u premier coup d'œil jette fur ces inftitu-
tions, je vois d'abord qu'un Spectacle eft un
amufement ; & s'il eft vrai qu'il faille des amu-
femens à l'homme , vous conviendrez au-moins
qu'ils ne font permis qu'autant qu'ils font nécef-
faires, & que tout amufement inutile eft un
mal , pour un Etre dont la vie eft Ci courte &
le tems fi précieux. L'état d'homme a Ces plai-
firs , qui dérivent de fa nature , & naiflènt
de fes travaux , de fes rapports , de Ces
befoins ; & ces plaifirs, d'autant plus doux que
celui qui les goûte a l'ame plus faine , rendent
quiconque en fait jouir peu fenfible à tous les
autres. Un Père , un Fils , un Mari , un Citoyen ,
ont
A Mr. D'ALEMBERT. ts
ont des devoirs fi chers à remplir, qu'ils ne leur
laiflènt rien à dérober à l'ennui. Le bon em-
ploi du tems rend le tems plus précieux encore,
& mieux on le met à profit, moins on en fait
trouver à perdre. Aufli voit-on conftamment
que l'habitude du travail rend l'inaction infup-
portable, & qu'une bonne confcience éteint le
goût des plaifirs frivoles : mais c'eft le mécon-
tentement de foi-même , c'eft le poids de l'oifl-
veté, c'eft l'oubli des goûts fimples & naturels,
qui rendent Ci nécefTaire un amufement étran-
ger. Je n'aime point qu'on ait befoin d'attacher
inceflamment fon cœur fur la Scène, comme
s'il étoit mal à fon aife au -dedans de nous. La
nature même a diclé la réponfe de ce Barba-
re (b) à qui l'on vantoit les magnificences du
Cirque & des Jeux établis à Rome. Les Ro-
mains , demanda ce bon-homme , n ont-ils ni
femmes, ni enfans? Le Barbare avoit raifun»
L'on croit s'alTembler au Spectacle , & c'dl Jà
que chacun s'ifole; c'eft là qu'on va oublier fes
amis , fcs voifins , iis proches , pour s'intéreflèr
à
(b) Ciaryfoft. in Matth. Homel. 3*»
76 J. J. ROUSSEAU,
à des fables , pour pleurer les malheurs des
morts , ou rire aux dépends des vivans. Mais
j'aurois dû fentir que ce langage n'eft plus de
faifon dans notre fiecle. Tâchons d'en prendre
un qui foit mieux entendu.
Demander fi les Spectacles font bons ou
mauvais en eux-mêmes , c'eft faire une queftion
trop vague*, c'eft examiner un rapport avant que
d'avoir fixé les termes. Les Spectacles font faits
pour le peuple , & ce n'eft que par leurs effets
fur lui , qu'on peut déterminer leurs qualités ab-
folues. Il peut y avoir des Spectacles d'une infi-
nité d'efpeces; il y a de peuple à peuple une pro-
digieufe diverfité de mœurs , de tempéramens ,
de caractères. L'homme eft un , je l'avoue ;
mais l'homme modifié par les Religions , par les
Gouvernemens , par les loix , par les coutumes ,
par les préjugés , par les climats , devient H
différent de lui-même qu'il ne faut plus cher-
cher parmi nous ce qui eft bon aux hommes en
général, mais ce qui leur eft bon dans tel tems
ou dans tel pays: ainfi les Pièces de Ménandre
faites pour le théâtre d'Athènes , étoient
déplacées fur celui de Rome : ainfi les combats
des
A Mr. D'ALEMBERt t7
des Gladiateurs, qui, fous la République , ani*
moient le courage & la valeur des Romains»
n'infpiroient , fous les Empereurs, à la populace
de Rome , que l'amour du fang & la cruauté :
du même objet offert au même Peuple en
différens tems , il apprit d'abord à méprifer
fa vie, & enfuite à fe jouer de celle d'autrui.
Quant à l'efpece des Speclacles , c'eft né*
ceiîairement le plaifir qu'ils donnent , & non
leur utilité, qui la détermine. Si l'utilité peut s'y
trouver, à la bonne heure; mais l'objet prin-
cipal e(l de plaire, &, pourvu que le Peuple
s'àmuie, cet objet eft alTés rempli. Cela feui
empêchera toujours qu'on ne puiiTe donner à
ces fortes d'établiffcmens tous les avantages
dont ils feroient fufceptibles, & c'eft s'abufer
beaucoup que de s'en former une idée de per-
fection, qu'on ne fauroit mettre en pratique *
fans rebuter ceux qu'on croit inftruire» Voite
d'où naît la diverfité des Spectacles , félon Id
goûts divers des nations. Un Peuple intrépide»
grave & cruel , veut des fêtes meurtrières &
périlleufes, où brillent la valeur & le fens-ffoid.
Un Peuple féroce & bouillant veut du fang ,
B des
iS J. J. ROUSSEAU
des combats, des paffions atroces. Un Peuple
voluptueux veut de la mufique & des danfes.
Un Peuple galant veut de l'amour & de la poli-
tefle. Un Peuple badin veut delà plaifanterie
& du ridicule. .-Trahit fia quemque voluptas. Il
faut , pour leur plaire , des Spectacles qui favo-
rifent leurs penchans, au -lieu qu'il en faudroit
qui les modérafTent.
La Scène, en général , eft un tableau des
paffions humaines , dont l'original eft dans tous
les cœurs : mais fi le Peintre n'avok foin de fia-
ter ces paffions, les Spectateurs feroient bientôt
rebute's, & ne voudraient plus fe voir fous un
afpect qui les fît méprifer d'eux-mêmes. Que
s'il donne à quelques-unes des couleurs odieufes,
c'eft feulement à celles qui ne font point géné-
rales, & qu'on hait naturellement. Ainfi l'Au.
teur ne fait encore en cela que fuivre le fenti-
ment du public ; & alors ces paffions de rebut
font toujours employées à en faire valoir d'au-
tres , finon plus légitimes , du-moins plus au
gré des Spectateurs. Il n'y a que la raifon qui
ne foit bonne à rien fur la Scène. Un homme
{ans paffions, ou qui les domineroit toujours,
n'y
A MV D'ALEMBERT. 19
n'y fauroit intéreiTer perfonne ; & l'on a déjà
remarqué qu'un Stoïcien dans la Tragédie,
feroit un perfonnage infupportable : dans, la
Comédie , il feroit rire, tout au plus.
Qu'on n'attribue donc pas au Théâtre le
pouvoir de changer des fentimens ni des mœurs
qu'il ne peut que fuivre & embellir. Un Au-
teur quivoudroir heurter le goût général, com-
poferoit bientôt pour. lui feul. Quand Molière
corrigea ia Scène comique , il attaqua des mo-
des , des ridicules ; mais il ne choqua pas pour
cela Je goût du public (c), il le fuivit ou le dé-
veloppa ,
(c) Pour peu qu'il anticipât, ce Molière lui • mê-
me avoit peine à fe foutenir; le plus parfait de fcs
ouvrages tomba dans fa uailîance, parce qu'il Le don-
na trop - tôt , & que le public n'étoit pas mûr encore
pour !e Mifantrope.
Tout ceci eft fondé fur une maxime évidente; fa-
voir qu'un peuple fuit fouvent des ufages qu'il mépri-
fe, ou qu'il eft prêt à .méprifer, fi - tôt: qu'on ofera
lui en donner l'exemple. Quand de mon tems on
jouoit la fureur des Pantins, on ne faifoit que dire
au Théâtre ce que penfoient ceux même qui pafibient
leur journée à ce fot amufement : mais les goûts con-
fions d'un peuple, fes coutumes, fes vieux préjugés,
doivent être rcfpeftés fur la Scène. Jamais Poëte nç
s'eft bien trouvé d'avoir violé cette loi,
B 2
20 J. J. ROUSSEAU
veloppa, comme fit aufîi Corneille de Ton côté,
Cétoit l'ancien Théâtre qui commencoit à cho-
quer ce goût, parce que , dans un fiecle devenu
plus poli, le Théâtre gardoit fa première grof-
fiereté. Auffi le goût général ayant changé de-
puis ces deux Auteurs, û leurs chefs-d œuvres
étoient encore à paraître , tomberaient- ils in-
failliblement aujourd'hui. Les connoifTeurs ont
beau les admirer toujours ; 0 le public les admi-
re encore , c'eft plus par honte de s'en dédire
que par un vrai fentiment de leurs beautés. On
dit que jamais une bonne Pièce ne tombe ; vrai-
ment je le crois bien, c'eft que jamais une bon-
ne Pièce ne choque les mœurs (d) de Ton tems.
Qui eft-ce qui doute que, fur nos Théâtres, la
meiî-
(d) Je dis le goût ou les mœurs indifféremment :
car bien que l'une de ces chofes ne foit pas l'autre,
elles ont toujours une origine commune, & fouffrent
les mômes révolutions. Ce qui ne lignifie pas que
le bon goût & les bonnes mœurs régnent toujours eu
même tems, propofuion qui demande éclairciffement
& difeuilion; mais qu'un certain état du goût ré-
pond toujours à un certain état des mœurs , ce qui
cil inconteftable.
A Mr. D'ALEMBERT. 2r
meilleure Pièce de Sophocle ne tombât tout- à'
plat ? On ne fauroit fe mettre à la place de
gens qui ne nous reffemblent point.
Tout Auteur qui veut nous peindre des
mœurs étrangères a pourtant grand foin d'ap-
proprier fa Pièce aux nôtres. Sans cette pré-
caution , Ton ne réuffit jamais , & le fuccès
même de ceux qui Font prife a fouvent des cau-
ks bien différentes de celles que lui fuppofe un
obfervateur fuperficiel. Quand Arlequin Sauva-
ge eit fi bien accueilli des Spectateurs , penfe-
t-on que ce [foit par le goût qu'ils prennent
pour le fens & la (implicite de ce perfonnage ,
Ck qu'un feul d'entr'eux voulût pour cela lui ref-
fembler ? C'eft, tout au -contraire, que cette
Pièce favorife leur tour d'efprit , qui efl d'aimer
& rechercher les idées neuves & fingulieres.
Or il n'y en a point de plus neuves pour eux
que celles de la nature. C'eft précifément leur
averfion pour les chofes communes , qui les ra-
mené quelquefois aux chofes, fimples..
Il s'enfuit de ces premières obfervations, que
l'effet général du Spectacle efl (je renforcer Je
caractère national , d'augmenter les inciina-
B 3 lions
il J. J. ROUSSEAU
lions naturelles , & de donner une nouvelle
énergie à toutes les pallions. En ce fens il
fembleroit que cet effet , fe bornant à charger &
non changer les mœurs établies , la Comédie fe-
roit bonne aux bons & mauvaife aux méchans.
Encore dans le premier cas refteroit-il toujours
à favoir fi les paflions trop irritées ne dégénè-
rent point en vices. Je fais que la Poétique du
Théâtre prétend faire- tout le contraire , &
purger les pallions en les excitant: mais j'ai
peine à bien concevoir cette règle. Seroit-ce
que pour devenir tempérant & fage , il faut
commencer par être furieux & fou?
„ E h non ! ce n'eft pas cela, difent les par-
„ tiians du Théâtre. La Tragédie prérend bien
„ que toutes les payions dont elle fait des ta-
,, bleaux nous émeuvent, mais elle ne veut pas
„ toujours que notre afre&ion foit la même que
,, celle du perfonnage tourmenté par une pas-
„ fion. Le plus fouvent, au-contraire , fon but
„ eft d'exciter en nous des fentimens oppofes à
„ ceux qu'elle prête à fes perfonnages". Ils
difent encore que fi les Auteurs abufent dû pou-
voir d'émouvoir les cœurs , pour mal placer
l'iri-
A Mr. D'ALEMBERT. 23
l'intérêt , cette faute doit être attribuée à l'i-
gnorance & à la dépravation des Ar rifles, &
non point à l'art. Ils difent enfin que la pein-
ture fidelle des parlions & des peines qui les
accompagnent , fuffit feule pour nous les faire
éviter avec tout le foin dont nous fommes ca-
pables.
Il ne faut , pour fentir la mauvaife foi de
toutes ces réponfes que confulter l'état de fon
cœur à la fin d'une Tragédie. L'émotion , le
trouble , & l'attendriiTemenc qu'on fent en foi-
même & qui fe prolonge après la Pièce , an-
noncent-ils une diipofition bien prochaine à
furmonter & régler nos pallions ? Les impref-
fions vives & touchantes dont nous prenons
l'habitude & qui reviennent fi fou vent , font-
elles bien propres à modérer nos fentimens au
befoin ? Pourquoi l'image des peines qui nailTenc
des paffions, effacerait - elle celle des tranfports
4e plaifir & de joie qu'on en voit aufli naître,
& que les Auteurs ont foin d'embellir encore
pour rendre leurs Pièces plus agréables? Ne
fait- on pas que toutes les paffions font fœurs,
qu'une feule fuffit pour en exciter mille , & que
B 4 les
U J- J- ROUSSEAU
les combattre l'une par l'autre n'efl: qu'un,
moyen de rendre le cœur plus fenfible à toutes ?
Le feul inftrument qui ferve à les purger efl: la
raifon , & j'ai déjà dit que la raifon n'avoit nui
effet au Théâtre. Nous ne partageons pas les
affe&ions de tous les perfonnages , il efl: vrai :
car, leurs intérêts étant oppofés, il faut bien
que l'Auteur nous en fafte préférer quelqu'un ,
autrement nous n'en prendrions point du tout;
mais loin de choifir pour cela les paffions qu'il
veut nous faire aimer, il efl; forcé de choilir
celles que nous aimons. Ce que j'ai dit du genre
des Speétacjes doit s'entendre encore de l'inté-
rêt qu'on y fait régner. A Londres, un Dra-
me intérefle en faifant haïr les François; à
Tunis, la belle paffion feroit la piraterie; à
Mefline , une vengeance bien favoureufe ; k
Goa , l'honneur de brûler des Juifs. Qu'un
Auteur (a) choque ces maximes , il pourra fai-
re
t^a) Qu'on .nette, pour voir, fur la Scène Fran-
çoife, un homme droit & vertueux, mais fimple &
^roffier, fans amour, fans galanterie , & qui ne farte
"oint de belles phrafes ; qu'on y mette un fage faus
pré-
A |Cl. D'ALEMBERT. 25
te une fort belle Pièce où l'on n'ira point,* &,
& c'efl: alors qu'il faudra taxer cet Auteur d'i-
gnorance, pour avoir manqué à la première loi
de fon art , à celle qui fert de bafe à toutes les
autres , qui eft de réufïir. Ainf; le Théâtre
purge les pallions qu'on n'a pas , & fomente
celles qu'on a. Ne voila-t-il pas un remède
bien adminiftré ?
Il y a donc un concours de caufes généra-
les & particulières, qui doivent empêcher qu'on
ne puiiTe donner aux Speftacles la perfection
dont on les croit fufceptibles , & qu'ils ne pro-
duifent les effets avantageux qu'on femble en
attendre. Quand on fuppoferoit même cette
perfection aufli grande qu'elle peut être, & le
peuple aufli bien difpofé qu'on voudra ; encore
ces effets fe réduiroient - ils à rien , faute de
moyens pour les rendre fenfibles. Je ne fâche
que trois fortes d'inftrumens , à l'aide desquels
on
préjugés , qui , ayant reçu un affront d'un Spadafiin ,
refufe de s'aller faire égorger par l'offenfeur ,& qu'on
épuife tout l'art du Théâtre pour rendre ces perfon-
«ages intéreffans comme le Cid au peuple François;
j'aurai tort , fi l'on réuflît.
B5
26 J- J- ROUSSEAU
on puiiTe agir fur les mœurs d'un peuple; fà-
voir, la force des lois, l'empire de l'opinion ,
& l'attrait du plaifir. Or les loix n'ont nul ac-
cès au Théâtre, dont la moindre contrainte (b)
ferok une peine & non pas un amufement.
L'opinion n'en dépend point , puis qu'au-lieu
de faire la loi au public , le Théâtre la reçoit de
lui ; (k quant au plaifir qu'on y peut prendre ,
tout fon effet efl: de nous y ramener plus fou-
vent.
Examinons s'il en peut avoir d'autres.
Le Théâtre, me dit -on, dirigé comme il peut
& doit l'être, rend la vertu aimable & Je vice
odieux. Quoi donc ? avant qu'il y eût des
Comédies n'aimoit-on point les gens de bien,
ne
(b) Les loix peuvent déterminer les fujets, la
forme des Pièces , la manière de les jouer ; mais
elles ne fauroient forcer le public à s'y plaire- L'Em-
pereur Néron chantant au Théâtre faifoit égorger ceux
qui s'endormoient; encore ne pouvoit-il tenir tout le
inonde éveillé , & peu s'en fallut que le plaifir d'un
court fommeil ne coûtât la vie à Vefpafien. Nobles
Acteurs de l'Opéra de Paris , ah , fi vous eufiiez joui
de la puiflance impériale , je ne gémirois pas mainte-
nant d'avoir trop vécu!
A Mr. D'A LE MB EUT. 27
ne haïffoit-on point les médians, & ces fen-
timens font -ils plus foibks dans les lieux dé-
pourvus de Spectacles ? Le Théâtre rend la
vertu aimable... Il opère un grand prodige de
faire ce que la nature & la raifon font avant
lui ! Les médians font haïs fur la Scène ... Sont-
ils aimés dans la Société , quand on les y con-
noit pour tels ? Eft-il bien fur que cette haine
foit plutôt l'ouvrage de l'Auteur, que des for-
faits qu'il leur fait commettre ? Efl - il bien fur
que le fimple récit de ces forfaits nous en don-
neroit moins d'horreur que toutes ks couleurs
dont il nous \qs peint ? Si tout fon art confifte
à nous montrer des malfaiteurs pour nous les
rendre odieux , je ne vois point ce que cet art
a de Ci admirable , & l'on ne prend là- deflus
que trop d'autres leçons fans celle - là . Oferai-
je ajouter un foupçon qui me vient ? Je doute
que tout homme à qui l'on expofera d'avance
les crimes de Phèdre ou de Médée , ne les dé-
telle plus encore au commencement qu'à la fin
de la Pièce; & fi ce doute eft fondé, que faut-
il penfer de cet effet fi vanté du Théâtre?
Je voudrais bien qu'on me montrât claire-
ment
aS J. J. ROUSSEAU
ment & fans verbiage , par quels moyens i)
pourroit produire en nous des fencimens que
nous n'aurions pas , & nous faire juger des
êtres moraux autrement que nous n'en jugeons
en nous-mêmes? Que toutes ces vaines préten-
tions approfondies font puériles & dépourvues
de fens ! Ah fi la beauté de la vertu étoit l'ou-
vrage de l'art , il y a long-tems qu'il l'auroit dé-
figurée ! Quant à moi , dût-on me traiter de
méchant encore pour ofer foutenir que l'hom-
me eft né bon , je le penfe & crois l'avoir prou-
vé ; la fource de l'intérêt qui nous attache à
ce qui eft honnête & nous infpire de l'averfion
pour le mal , eft en nous & non dans les Pie-
ces. Il n'y a point d'art pour faire naître cet
intérêt , mais feulement pour s'en prévaloir.
L'amour du beau (c) eft un fentiment auffi na-
turel au cœur humain que l'amour de foi-même;
il n'y naît point d'un arrangement de fcenes ;
fauteur ne l'y porte pas , il l'y trouve ; & de
ce
(c) C'eft du beau moral qu'il eft ici queftion,
Quoiqu'en difent les Philofophes, cet ainour eft inné
dans l'homme , & lert de principe à la confeience.
A Mr. D'ALEMBERT. 29
ce pur fentiment qu'il flate naifTent les douces
larmes qu'il fait couler.
Imaginez la Comédie aufli parfaite qu'il
vous plaira. Où eft celui qui , s'y rendant pour
la première fois, n'y va pas déjà convaincu de
ce qu'on y prouve , & déjà prévenu pour ceux
qu'on y fait aimer ? Mais ce n'eft pas de cela
qu'il eft queftion ; c'eft d'agir conféquemment
à fes principes & d'imiter les gens qu'on efti-
me. Le cœur de l'homme eft toujours droit
fur tout ce qui ne fe rapporte pas perfonnelle-
ment à lui. Dans les querelles dont nous fom-
mes purement Spectateurs, nous prenons à l'in-
ftant le parti de la juftice , & il n'y a point
d'aéte de méchanceté qui ne nous donne une
vive indignation , tant que nous n'en tirons au-
cun profit : mais quand notre intérêt s'y mêle,
bientôt nos fentimens fe corrompent ; & s'eft
alors feulement que nous préférons le mal qui
nous eft utile , au bien que nous fait aimer la
nature. .N'eft -ce pas un effet néceffaire de la
conftitution des chofes , que le méchant tire un
double avantage , de fon injuftice , & de h
probité d'aucrui ? Quel traité plus avantageux
pour-
So J. J> ROUSSEAU
pourroit-il faire, que d'obliger le monde entier
d'être jufte , excepté lui fèul ; en forte que cha-
cun lui rendît fidellement ce qui lui eft dû , &
qu'il ne rendît ce qu'il doit à perfonne ? Il
aime la vertu , fans doute , mais il l'aime dans
les autres , par ce qu'il efpere en profiter ; il
n'en veut point pour lui, parce qu'elle iui fe-
roit coûteufe. Que va-t-il donc voir au Spec-
tacle ? Précifément ce qu'il voudroit trouver
par -tout; des leçons de vertu pour le public
dont il s'excepte, & des gens immolant tout à
leur devoir , tandis qu'on n'exige rien de lui.
J'entens dire que la Tragédie mené à la"
pitié par la terreur ; foit , mais quelle eil cette
pitié? Une émotion paffagere & vaine, qui ne
dure pas plus que l'illufion qui l'a produite ; un
relie de fentiment naturel étouffé bientôt par
les pallions ; une pitié ftérile qui fe repaît de
quelques larmes , & n'a jamais produit le moin-
dre aÊte d'humanité. Ainfi plturoit le fangui-
naire Sylla au récit des maux qu'il n'avoit pas
faits lui-même. Ainfi fe ca choit le tyran de
Phere au Spectacle , de peur qu'on ne le vît
gémir avec Andromaque & Priam , tandis qu'il
écou-
A Mr. D'ALEMBERT. 3x
ccoutoit fans émotion les cris de tant d'infortu-
nés , qu'on egorgeoit tous les jours par fes or-
dres.
Si,, félon' la remarque de Diogene-Laërce ,
îe cœur s'attendrit plus volontiers à des maux
feints qu'à des maux véritables ; fi les imita-
tions du Théâtre nous arrachent quelquefois plus
de pleurs que ne feroit la préfence même des
des objets imités; c'eft moins , comme le penfe
l'Abbé du Bos, parce que les émotions font
plus foibles & ne vont pas jufqu'à la douleur
(d), que parce qu'elles font pures & fans mé-
lange d'inquiétude pour nous-mêmes. En don-
nant des pleurs à ces fictions , nous avons fatis-
fait à tous les droits de l'humanité , fans avoir
plus
(d) Il dit que le Poète ne nous afflige qu'autant
que nous le voulons ; qu'il ne nous fait aimer fes Hé-
ros qu'autant qu'il nous plaît. Cela eft contre toute
expérience. Plufieurs s'abftiennent d'aller à la Tragé-
die, parce qu'ils en »ront émus au point d'en être in-
commodés; d'autres, honteux de pleurer au Specta-
cle , y pleurent pourtant malgré eux ; & ces effets ne
font pas affés rares pour n'être qu'une exception à
la maxime de cet Auteur.
32 J. J. ROUSSEAU
plus rien à mettre du nôtre; au-lieu que les in>
fortunés en perfonne exigeroieht de nous des
foins, des foulagemens , des confolations, des
travaux qui pourroient nous aflbcier à leurs pei-
nes, qui coûteroient du-moins à notre indolen-
ce , & dont nous fommes bien aifes d'être
exemptés. On diroit que nôtre cœur fe reflèr-
re , de peur de s'attendrir à nos dépends.
A u fond , quand un homme eft allé admirer
de belles actions dans des fables , & pleurer des
malheurs imaginaires , qu'a-t-on encore à exi-
ger de lui ? N'eft-il pas content de lui-même?
Ne s'applaudit- il pas de fa belle ame? Ne s'eft-
il pas acquité de tout ce qu'il doit à la vertu
par l'hommage qu'il vient de lui rendre? Que
voudroit-on qu'il fît de plus? Qu'il la pratiquât
lui-même? Il n'a point de rôle à jouer: il n'eft
pas Comédien.
Plus j'y réfléchis, & plus je trouve que
tout ce qu'on met en répréfentation auThéatre*
on ne l'approche pas de nous , on l'en éloigne.
Quand je vois le Comte d'Elfex, le règne d'E-
lifabeth fe recule à mes yeux de dix liecles , & fi
l'on jouoit un événement arrivé hier dans Pa-
ris >
A M'r. D'ALEMBERT. 33
fis , on me le feroit fuppofer du tems de Moliè-
re. Le Théâtre a fes règles , fes maximes, fa
morale à part., ainff que fon langage & Tes
vêtemcns. On fe dit bien que rien de tout cela
ne nous convient, & l'on fe croirait auffi ridi-
cule d'adopter les vertus de fes héros, que de
parler en vers , & d'endofler un habit à la Ro-
maine. • Voila donc à peu près à quoi fervent
tous ces grands fentimens & toutes ces brillan-
tes maximes qu'on vante avec tant d'emphafe ;
à 'les reléguer à jamais fur la Scène , & à nous
montrer la vertu comme un jeu de Théâtre , bon
pour amufer le public , mais qu'il y aurait de la
folie à vouloir tranfporter férieufement dans la
Société. Ainfi la plus avantageufe imprefiion
des meilleures Tragédies eft de réduire à quel-
ques affections pailàgeres, ilériles & fans ef-
fet, tous les devoirs de la vie humaine; a peu
près comme ces gens polis qui croient avoir
fait un a&e de charité , en difant au pauvre:
Dieu vous affilie.
On peut, il eil vrai, donner un appareil
plus fimple à la Scène , & rapprocher dans la
Comédie le ton du Théâtre de celui du monde:
C mais
34 J. J- ROUSSEAU
mais de cette manière on ne corrige pas les
mœurs, on les peint, & un laid vifage ne pa-
roît point laid à celui qui le porte. Que fi l'on
veut les corriger par leur charge, on quite la
vraifemblance & la nature , & le tableau ne fait
plus d'effet. La charge ne rend pas les objets
haïlTaoles , elle ne les rend que ridicules ; & de-
là réfulte un très grand inconvénient , c'eft qu'à
force de craindre ks ridicules , les vices n'ef-
fraient plus, & qu'on ne fauroit guérir les pre-
miers fans fomenter les autres. Pourquoi, di-
rez-vous , fuppofer cette oppofition nécefTaire?
pourquoi , Monfieur ? Parce que les bons ne
tournent point les médians en dérifion , mais
les écrafent de leur mépris, & que rien n'eft
moins plaifant & rifible que l'indignation de la
vertu. Le ridicule, au -contraire, eft l'arme
favorite du vice. C'eft par elle qu'attaquant
dans le fond des cœurs le refpecl qu'on doit à
la vertu, il éteint enfin l'amour qu'on lui porte.
Ainsi tout nous force d'abandonner cette
vaine idée de perfection qu'on nous veut don-
ner de la forme des Spectacles, dirigés vers l'u-
tilité publique. C'eft une erreur , difoit le gra-
ve
A Mr. D'ALEMBERT. 35
ve Murait, d'efpérer qu'on y montre fidelle-
ment les véritables rapports des chofes : car,
en général , le Poëte ne peut qu'altérer ces rap*
ports , pour les accommoder au goût du peu-
ple. Dans le comique il les diminue & les met
au défions de l'homme ; dans le tragique , il les
étend pour les rendre héroïques , & les met au
defïus de l'humanité. Ainfi jamais ils ne font
à fa mefure, & toujours nous voyons au Théâ-
tre d'autres êtres que nos femblables. j'ajou-
terai que cette différence eft fi vraie & fi re-
connue qu'Ariftote en fait une règle dans fa
Poétique. Comœdia enim détériores, Tragœdia
mêlions quam mine funt imitari conantur. Ne
voila- 1- il pas une imitation bien entendue , qui
fe propofe pour objet ce qui n* eft point, & laif-
fe, entre le défaut & l'excès, ce qui eft, com-
me une chofe inutile ? Mais qu'importe la véri-
té de l'imitation , pourvu que l'illulion y foit ? Il
ne s'agit que de piquer la curiofité du peuple.
Ces productions d'efprit , comme la plupart
des autres , n'ont pour but que les applaudiflè-
mens. Quand l'Auteur en reçoit ci: que les Ac-
teurs les partagent , la Pièce eft parvenue à fon
C 2 but
$6 J. J. ROUSSEAU.
but & l'on n'y cherche point d'autre utilité*
Or fi le bien eft nul : refte le mal , & comme
celui-ci n'eft pas douteux, la queftion me pa-
roît décidée ; mais paflbns à quelques exem-
ples, qui puifTent en rendre la folution plus fen-
fible.
Je crois pouvoir avancer , comme une vérité
facile à prouver, en conféquence des précéden-
tes, que Je Théâtre François, avec les défauts
qui lui reftent , eft cependant à peu près auiïï
parfait qu'il peut l'être , foit pour l'agrément,
foii pour l'utilité ; & que ces deux avantages y
font dans un rapport qu'on ne peut troubler
fans oter à l'un plus qu'on ne donneroit à l'au-
tre , ce qui rendroit ce même Théâtre moins
parfait encore. Ce n'eft pas qu'un homme de
génie ne puifle inventer un genre de Pièces
préférable à ceux qui font établis : mais ce nou-
veau genre, ayant befoin pour fe foutenir des
talens de l'Auteur , périra nécessairement avec
lui , & fes fucceffeurs , dépourvus des mêmes
reflburces , feront toujours forcés de revenir
aux moyens communs d'intérefTer & de plaire.
Quels font ces moyens parmi nous? Des ac-
tions
A Mr. D'ALEMBERT, 37
tions célèbres , de grands noms , de grands cri-
mes, & de grandes vertus dans la Tragédie; le
comique & le plaifant dans la Comédie; &
toujours l'amour dans toutes deux (a). Je de-
mande quel profit les mœurs peuvent tirer de
tout cela?
On me dira que dans ces Pièces le crime
eft toujours puni , & la vertu toujours récom-
pei .ce. Je réponds que, quand cela feroit, la
plupart des actions tragiques, n'étant que de
pures fables , des évenemens qu'on fait être de
l'invention du Poè'te, ne font pas une grande
impreffion fur les Spectateurs ,• à force de leur
montrer qu'on veut les inftruire, on ne ks m-
llruit plus. Je réponds encore que ces puni-
tions & ces récompenfes s'opèrent toujours par
des moyens fi extraordinaires , qu'on n'attend
rien de pareil dans le cours naturel des chofes
hu-
(a) Les Grecs n'avoient pas befoin de fonder fur
l'amour le principal intérêt de leur Tragédie , & ne
l'y fondoient pas , en effet. La nôtre , qui n'a pas
la même relfource, ne fauroit fe paffer de cet inté-
rêt. On verra dans la fuite la raifon de cette diffé-
rence.
c3
33 J- J. ROUSSEAU
humaines. Enfin je réponds en niant le fait. Il
n'eft,ni ne peut être généralement vrai: car cet
objet, n'étant point celui fur lequel les Auteurs;
dirigent leurs Pièces , ils doivent rarement l'at-
teindre , & fouvent il feroit un obftacle au fuc-
cès. Vice ou vertu, qu'importe, pourvu qu'on
en impofe par un air de grandeur ? Aufli la
Scène Françuife , fans contredit la plus par-
faite , ou di:-moins la plus régulière qui ait en-
core exifré, n'cft-elle pas moins le triomphe
des grands feélérats que des plus illuitres
héros: témoin dtilina, Mahomet, Atrée, &
beaucoup d'autres.
J e comprends bien qu'il ne faut pas toujours
regarder à la catastrophe pour juger de l'effet
moral d'une Tragédie , & qu'à cet égard l'objet
eft rempli quand on s'intéreife pour l'infortuné
vertueux, plus que pour l'heureux coupable: ce
qui n'empêche point qu'alors la prétendue rè-
gle ne foit violée. Comme il n'y a perfonne qui
n'aimât mieux être Britannicus que Néron,
je conviens qu'on doit compter eh ceci pour
bonne , la Pièce qui les repréfente , quoique
Britannicus y périfle. Mais par le même print
cipe,
A. Mr. D'ALEMBER T. 39
cipe, quel jugement porterons-nous d'une Tra-
gédie où , bien que les criminels foient punis ,
ils nous font préfentés fous un afpecl fi favora-
ble que tout l'intérêt eft pour eux? Où Ca-
ton , le plus grand des humains , fait le rôle
d'un pédant ? où Ciceron , le fauveur de la Ré-
publique, Ciceron, de tous ceux qui portèrent
le nom de pères de la patrie le premier qui
en fut honoré & le feul qui le mérita, nous
eft montré comme un vil Rhéteur, un lâche;
tandis que l'infâme Catilina , couvert de crimes
qu'on n'oferoit nommer , prêt d'égorger tous
fes magiftrats , & de réduire fa patrie en cen-
dres , fait le rôle d'un grand homme & réu-
nit, par fes talens, fa fermeté, fon courage,
toute l'eftime des Spectateurs ? Qu'il eut , {[
l'on veut, une ame forte: en étoit il moins un
fcélérat déteftable , & faloit-il donner aux for-
faits d'un brigand le coloris des exploits d'un
héros ? A quoi donc aboutit la morale d'une
pareille Pièce , fi ce n'efl à encourager des Ca-
tilina, & à donner aux méchans habiles le prix
de l'eftime publique due aux gens de bien ?
Mais tel eft le goût qu'il faut flater fur la Sce-
C 4 ne;
4o J. J. ROUSSEAU.
ne , telles font les mœars d'un fiecle înftruÏL.
Le favoir, l'efprit, le courage ont fculs notre
admiration ; ck toi , douce & modefte Vertu ,
tu relies toujours fans honneurs ! Aveugles que
nous fomraes au milieu de tant de lumières!.
Viciâmes de nos applaudiflemens infenfes, n'ap»
prendrons- nous jamais combien mérite de mé-
pris & de haine tout homme qui abufe, pour
le malneur du genre humain, du génie & des
talens que lui donna la Nature?
Atrée & Mahomet n'ont pas même la foible
reiïburce du dénouement. Le rnonftre qui fert
de héros à chacune de ces deux Pièces achevé
pailîblement fes forfaits, en jouit, & l'un des,
deux le dit en propres termes au dernier vers de
la Tragédie.
Et je jouis enfin du prix de mes forfaits.
J e veux bien fuppofer que les Spectateurs »
renvoyés avec cette belle maxime, n'en con-
cluront pas que le crime a donc un prix de
plaifir & de jouiilance; mais je demande en*
fin de quoi leur aura profité la Pièce où cette
maxime eft mife en exemple?
Quant
A. Mr. D'ALEMBERT. 4I
Quant à Mahomet, le défaut d'attacher
l'admiration publique au coupable, y flroit d'au-
tant plus grand que celui-ci a bien un autre co-
loris, fi l'Auteur n'avoit eu foin de porter fur un
fécond perfonnage un intérêt de refpedl: & de
vénération , capable d'effacer ou de balancer au-
moins la terreur & l'étonnement que Mahomet
infpire. La fcene, fur-tout, qu'ils ont enfem-
ble eft conduite avec tant d'art que Mahomet ,
fans fe démentir, fans rien perdre de la fupé-
riorjté qui lui eft propre, eft pourtant eclipfé
par le fimple bon fens & l'intrépide vertu de
Zopire (b). Il falloit un Auteur qui fentît bien
fa
(b) Je me fouviens d'avoir trouvé dans Omar
plus de chaleur & d'élévation vis à-vis de Zopire,
que dans Mahomet lui-même ; & je prenois cela pour
un défaut. En y penfant mieux , j'ai changé d'opi-
nion. Omar emporté par fon fanatisme ne doit par*
1er de fon maître qu'avec cet enthoufiafme de zèle
& d'admiration qui l'élevé au deflus de l'humanité.
Mais Mahomet n'eft pas fanatique; c'eft un fourbe
qui , fâchant bien qu'il n'eft pas queftion de faire
Vinfpiré vis-à-vis de Zopire , cherche à le gagner
par une confiance affeftée & par des motifs d'ambi.
tion. Ce ton de raifon dois le rendre moins briL»
huit qu'Omar , par cela même qu'il eft plus grand
C 5 *
4* J. J. ROUSSEAU.
force, pour ofèr mettre vis-à-vis l'un de l'autre
deux pareils interlocuteurs. Je n'ai jamais oui
faire de cette fcene en particulier tout l'éloge
dont elle me paroît digne ; mais je n'en con-
nois pas une au Théâtre François, où la main
d'un grand -maître (bit plus fcnfiblement em-
preinte , & où le facré caractère de la vertu
l'emporte plus fenlïblement fur l'élévation du
génie.
Une autre confédération qui tend à juftifier
cette Pièce, c'ell qu'il n eft pas feulement ques-
tion d'étaler des forfaits , mais les forfaits du
fanatisme en particulier , pour apprendre au
peuple à le connoître & s'en deffendre. Par
malheur , de pareils foins font très inutiles , &
ne font pas toujours fans danger. Le fanatis-
me n'efl pas une erreur, mais une fureur aveu-
gle
& qu'il fait mieux difeemer les hommes. Lui-même
dit, ou fait entendre tout cela dans la fcene. Ce-
toit donc ma faute fi je ne Pavois pas fenti : mais
▼oila ce qui nous arrive à nous autres petits Au-
teurs. En voulant cenfurer Its écrit6 de nos maî-
tres, notre étourderie nous y fait relever mille fau«
tes qui font des beautés pour les hommes de juge,
mène
A. Mr. D'ALEMBERT. 43
gle & ftupide que la raifon ne retient jamais.
L'unique fecret pour l'empêcher de naître e(t
de contenir ceux qui l'excitent. Vous avez
beau démontrer à des foux que leurs chefs les
trompent , ils n'en font pas moins ardens à les
fuivre. Que fi le fanatisme exifte une fois, je
ne vois encore qu'un feul moyen d'arrêter fon
progrès : c'eft d'employer contre lui i^s pro-
pres armes. Il ne s'agit ni de raifonner ni de
convaincre ; il faut laiiTer là la philofophie,
fermer les livres, prendre le glaive & punir
les fourbes. De plus , je crains bien , par
rapport à Mahomet , qu'aux yeux des Specta-
teurs , fa grandeur dame ne diminue beaucoup
l'atrocité de fes crimes ; & qu'une pareille Pièce,
jouée devant des gens en état de choifir, ne fît
plus de Mahomets que de Zopires. Ce qu'il y
a , du-moins , de bien fur , c'efl que de pa-
reils exemples ne font guère encourageans pour
la vertu.
Le noir Atrée n'a aucune de ces excufès ,
l'horreur qu'il infpire eft à pure perte ', il ne
nous apprend rien qu'à frémir de fon crime;
& quoiqu'il ne foit grand que par fa fureur, il
ri
44 J. J- ROUSSEA U.
n'y a pas dans toute h Pièce un feul perfnnnage
en état par Ton carafrere de partager avec lui
Fattention publique: car, quant au doucereux
Plifthene , je ne fais comment on l'a pu fup-
porter dans une pareille Tragédie. Seneque
n'a point mis d'amour dans la fienne , & puis»
que l'Auteur moderne a pu (e re foudre à
l'imiter . dans, tout le i\fle , il aurpit bien
dû l'imiter encore en cela. AiTurement il
faut avoir un cœur bien flexible pour fouf-
frir des entretiens galants à cqte des fçenes
d'Atrée.
Avant de finir fur cette Pièce, je ne
puis m'empêcher d'y remarquer un mérite qui
femblera peut-être un défaut à bien des gens.
Le rôle de Thyefte eft peut-être de tous ceux
qu'on a mis fur notre Théâtre le plus fen-
tant le goût antique. Ce n'eft point un hé-
ros courageux , ce n'eft point un modèle de
vertu , on ne peut pas dire non plus que ce
(bit un fcélérat (c) ; c'eft un homme foible
&
(c) La preuve de cela , c'eft qu'il intérefTe.
Quant à la faute dont il eft puni, elle cft ancien-
A Mr. D'ALEMBERT. 45
& pourtant mtéreiTant , par cela feul qu'il eft
homme & malheureux. Il me femble aulîî
que par cela feul , le fentiment qu'il excite efl
extrêmement tendre & touchant : car cet
homme tient de bien près à chacun de nous,
au -lieu que l'héroïsme nous accable encore
plus qu'il ne nous touche ; parce qu'aprè*
tout, nous n'y avons que faire. Ne feroit-il
pas à defirer que nos fublimes Auteurs daig-
paiîènt defcendre un peu de leur continuelle
élévation Se nous attendrir quelquefois pour
la limple humanité fouffrante , de peur que,
n'ayant de la pitié que pour des héros mal-
heureux, nous n'en ayons jamais pour perfon-
ne. Les anciens a voient des héros & met-
taient des hommes fur leurs Théâtres,* nous,
au-contraire , nous n'y mettons que des hé-
ros, & à peine avons-nous des hommes. Les
anciens parloient de l'humanité en phrafes
moins apprêtées; mais ils favoient mieux l'e-
xercer»
ne, elle efl: trop expiée, & puis c'efr. peu de cho-
fe pour un méchant de Théâtre qu on ne tiens
point pour tel, s'il ne fait frémir d'horreur.
0 l j. ROUSSEAU.
xerceh On pourroit appliquer à eux & à
nous un trait rapporté par PJutarque & que
je ne puis m'empêcher de tranfcrire. Un
Vieillard d'Athènes cherchoit place au Spec-
tacle & n'en trouvoit point ; de jeunes - gens ,
le voyant en peine , lui firent figne de loin ;
il vint , mais ils fe ferrèrent & fe moquèrent
de lui. Le bon homme fît ainfi le tour du
Théâtre, fort embarralfé de fa perfonne &
toujours hué de la belle jeuneffe. Les Am°
bafladeurs de Sparte s'en apperçurent , & fe
levant à l'inftant, placèrent honorablement le
Vieillard au milieu d'eux. Cette action fut
remarquée de tout le Spectacle & applaudie
d'un battement de mains univerfel. Eh, que
de maux ! s'écria le bon Vieillard , d'un ton
de douleur , les athéniens favent ce qui efl bon*
nête , mais les Lacédémoniens le pratiquent.
Voila la philofophie moderne, & les mœurs
anciennes.
J e reviens à mon fujet. Qu'apprend - on
dans Phèdre & dans Oedipe , finon que
l'homme n'tft pas libre , & que le Ciel le
punit des crimes qu'il lui fait commettre?
Qu'ap-
A. Mr. D'ALEMBERT. 47
CJu'apprend * on dans Médée > fi ce n'efl jus-
qu'où la fureur de la jaloufie peut rendre une
mère cruelle & dénaturée ? Suivez la plu-
part des Pièces -du Théâtre François : vous
trouverez prefque dans toutes des monftres
abominables & des actions atroces , utiles > fi
Ion veut , à donner de l'intérêt aux Pièces
& de l'exercice aux vertus , mais dangereufes
certainement , en ce qu'elles accoutument les
yeux du peuple à dts horreurs qu'il ne de-
vroit pas même connoître & à des forfaits
qu'il ne devroit pas fuppofer pofîibles. Il
n'efl pas même vrai que le meurtre & le par-
ricide y foient toujours odieux. A la faveur de
je ne fais quelles commodes fuppofitions, ou
les rend permis , ou pardonnables. On a pei-
ne à ne pas exeufer Phèdre inceftueufe &
verfant le fang innocent. Syphax empoifon-
nant fa femme, le jeune Horace poignardant
fa fœur, Agamemnon immolant fa fille, Ores-
te égorgeant fa mère, ne laiflent pas d'être
des perfonnages intértfTins. Ajoutez que l'Au*
teur , pour faire parler chacun félon fbn ca-
raôtere, eft forcé de mettre dans la bouche
des
4S J. J. ROUSSEAU.
des méchans leurs maximes & leurs princi-
pes , revêtus de tout l'éclat des beaux vers^
& débités d'un ton impofant & fcntentieux,
pour l'inftruftion du Parterre.
Si les Grecs fupportoient de pareils Spec-
tacles , c'étoit comme leur repréfentant des
antiquités nationales qui couroient de tous tems
parmi le peuple , qu'ils avoient leurs raifons
pour fe rappclltr fans cefTe, & dont l'odieux
même entroit dans leurs vues. Dénuée des
mêmes motifs & du même intérêt, comment
la même Tragédie peut-elle trouver parmi vous
des Spectateurs capables de foutenir les ta*
bleaux qu'elle leur préfente , & les perfonnages
qu'elle y fait agir ? L'un tue fon père, époufe
fa mère, & fe trouve le frère de fts enfons.
Un autre force un fils d'égorger fon père. Un
troifieme fait boire au père le fang de fon
fils. On friffonne à la feule idée des hor-
reurs dont on pare la Scène Francoife , pour
l'amufement du Peuple le plus doux & le plus
humain qui foit fur la terre! Non... je le fou-
tiens, & j'en attelle l'effroi des Lecteurs, les
maflacres des Gladiateurs n'étoient pas fi bar-
bares
A. Mr. D'A LE MB EUT.
49
bares que ces affreux Spectacles. On voyoit
couler du fang, ii eft vrai; mais on ne fouil-
ioit pas Ton imagination de crimes qui font
frémir la Nature.
Heureusement la Tragédie telle qu'el-
le exifte eft {] loin de nous, elle nous préfente
des êtres fi gigantesques , fi bourfoufflés , (1
chimériques, que l'exemple de leurs vices n'tft
gueres plus contagieux que celui de leurs ver-
tus n'eft utile, & qu'à proportion qu'elle veut
moins nous inftruire, elle nous fait auffi moins
de mal» Mais il n'en eft pas ainfi de la Co-
médie, dont les mœurs ont avec les nôtres un
rapport plus immédiat, & dont les perfonna-
ges reifemblent mieux à des hommes. Tout
en eft mauvais & pernicieux, tout tire à con-
féquence pour les Spectateurs ; & le plaifir
même du comique étant fondé fur un vice du
cœur humain , c'eft une fuite de ce principe
que plus la Comédie eft agréable & parfaite,
plus fon effet eft funefte aux mœurs : mais
fans répéter ce que j'ai déjà dit de fa nature
je me contenterai d'en faire ici l'application,
& de jetter un coup d'œil fur votre Théâtre
comique. D V R e-
5<j J. J. ROUSSEAU
Prenons-le dans fa perfection , c'eft-
â-dire, à fa naifTance. On convient & on
le fendra chaque jour davantage , que Moliè-
re eft le plus parfait Auteur comique dont
les ouvrages nous foient connus ,• mais qui
peut disconvenir auflî que le Théâtre de ce
même Molière , des talens duquel je fuis
plus l'admirateur que perfonne , ne foit une
école de vices & de mauvaifes mœurs , plus
dangereufe que les livres mêmes où l'on fait
profeffion de les enfeigner ? Son plus grand
foin eft de tourner la bonté & la fimplicité
en ridicule, & de mettre la rufe & le men-
fonge du parti pour lequel on prend intérêt;
fes honnêtes gens ne font que des gens qui
parlent , fes vicieux font des gens qui agiffent
& que les plus brillans fuccès favoriiTent le
plus fouvent; enfin l'honneur des applaudifle-
mens, rarement pour le plus eftimable, eft
prefque toujours pour le plus adroit.
Examinez le comique de cet Auteur:
par-tout vous trouverez que les vices de ca-
ractère en font l'inftrument , & les défauts na-
turels le fujet ; que la malice de l'un punit la
fi m-
A Mr. D'ALEMBERT. 51
(Implicite de l'autre ; & que les fots font les
victimes des méchans : ce qui , pour n'être que
trop vrai dans le monde, n'en vaut pas mieux
à mettre au Théâtre avec un air d'approba-
tion , comme pour exciter les âmes perfides à
punir , fous le nom de fotife, la candeur des
honnêtes gens.
Dat veniam coroisi vexât cenfura cokimbas.
Voila l'efprit général de Molière & de fes
imitateurs. Ce font des gens qui, tout au plus»
raillent quelquefois les vices, fans jamais faire
aimer la vertu ; de ces gens , difoit un An*
cien , qui favent bien moucher la lampe , mais
qui n'y mettent jamais d'huile.
Voyez comment, pour multiplier fès plai-
fanteries , cet homme trouble tout l'ordre de
la Société ; avec quel fcandale il renverfe tous
les rapports les plus facrés fur lefquels elle eft
fondée ; comment il tourne en dérifion les
refpe&ables droits des pères fur leurs enrans,
des maris fur leurs femmes , des maîtres fur
leurs ferviteurs ! Il fait rire, il eft vrai , &
n'en devient que plus coupable , en forçant,
D 2 par
52 J. J. ROUSSEAU
par un charme invincible , les Sages mêmes
de fe prêter à des railleries qui devroient at-
tirer leur indignation. J'entens dire qu'il at-
taque les vices ; mais je voudrois bien que
l'on comparât ceux qu'il attaque avec ceux
qu'il favorife. Quel eft le plus blâmable d'un
Bourgeois fans efprit & vain qui fait forte-
ment le Gentilhomme , ou du Gentilhomme
fripon qui le dupe ? Dans la Pièce dont je
parle, ce dernier n'efl-il pas l'honnête - hom-
me ? N'a -t- il pas pour lui l'intérêt & le
Public n'applaudit -il pas à tous les tours
qu'il fait à l'autre ? Quel eft le plus criminel
d'un Payfan allés fou pour époufer une De-
moiftlle, ou d'une femme qui cherche à dés-
honorer fon époux ? Que penfcr d'une Pièce
où le Parterre applaudit à l'infidélité , au men-
fonge, à l'impudence de celle-ci, & rit de la
betife du Manan puni ? C'eft un grand vice
d'être avare & de prêter à ufure ; mais n'en
elt-ce pas un plus grand encore à un fils de
voler fon père , de lui manquer de refpect,
de lui faire mille infultans reproches, &,
quand ce père irrité lui donne fa malédiction ,
de
A Mr. D'ALEMBERT. 53
de répondre d'un air goguenard qu'il n'a que
faire de Tes dons? Si la plaifanterie eft excel-
lente, en eft-elle moins puniiTable; & la Pie-
ce où l'on fait aimer le fils infolent qui l'a fai-
te, en eft-elle moins une école de mauvaifes
mœurs?
Je ne m'arrêterai point à parler des Va-
lets. Ils font condamnés par tout le mon-
de (d) ; & il feroit d'autant moins julle d'im-
puter à Molière les erreurs de fes modèles &
de fon fiecle qu'il s'en eft corrigé lui-même.
Ne nous prévalons , ni des irrégularités qui
peuvent fe trouver dans les ouvrages de fa
jeunelTe , ni de ce qu'il y a de moins bien
dans
(d) Je ne décide pas s'il faut en effet les con-
damner. Il fe peut que les Valets ne foient plus
que les inftrumens des méchancetés des maîtres, de-
puis que ceux-ci leur ont ôté l'honneur de l'inven-
tion Cependant je douterois qu'en ceci l'image
trop naïve de la Société fût bonne au Théâtre.
Suppofé qu'il faille quelques fourberies dans les Pie-
ces , ]e ne fais s'il ne vaudroit pas mieux que les
Valets feuls en fuffent chargés & que les honnêtes
gens fuffent aulïï des gens honnêtes : au- moins Jur
la Scène.
D <5
54 J. J. ROUSSEAU
dans fes autres Pièces, & paflbns tout d'un
coup à celle qu'on reconnoît unanimement
pour ion chef-d'œuvre: je veux dire, le Mi-
fantrope.
Je trouve que cette Comédie nous décou-
vre mieux qu'aucune autre la véritable vue
dans laquelle Molière a compofé fon Théâtre;
& nous peut mieux faire juger de fes vrais ef-
fets. Ayant à plaire au Public, il a confulté
le goût le plus général de ceux qui le compo-
feut : fur ce goût il s'eft formé un modèle,
& fur ce modèle un tableau des défauts con-
traires, dans lequel il a pris ks caractères co>
miques, & dont il a diflribué les divers traits
dans fes Pièces. II n'a donc point prétendu
former un honnête - homme , mais un homme
du monde ; par conféquent , il n'a point vou-
lu corriger les vices, mais les ridicules; &,
comme j'ai déjà dit, il a trouvé dans le vice
même un inftrument très propre à y reuiîir.
Ainfi voulant txpofer à la rifée publique tous
les défauts oppofes aux qualités de l'homme
aimable , de l'homme de Société , après avoir
joué tant d'autres ridicules , il iui reftoit à
jouer
A Mr. D'ALEMfiERT. 55
jouer celui que le monde pardonne le moins,
le ridicule de la vertu : c'eft ce qu'il a fait
dans le Mifantrope.
Vous ne fauriez me nier deux chofes:
l'une, qu'Aîcefte dans cette Pièce eft un
homme droit, fincere, eftimable, un véritable
homme de bien ; l'autre , que l'Auteur lui
donne un perfonnage ridicule. C'en efl afles ,
ce me femble , pour rendre Molière inexcufa-
ble. On pourrait dire qu'il a joué dans Al-
cefte , non la vertu , mais un véritable défaut ,
qui efl la haine des hommes. A cela je ré-
ponds qu'il n'efl pas vrai qu'il ait donné cette
haine à fon perfonnage : il ne faut pas que ce
nom de Mifantrope en impofe, comme fi ce.
lui qui le porte étoit ennemi du genre humain.
Une pareille haine ne feroit pas un défaut,
mais une dépravation de la Nature & le pius
grand de tous les vices : puifque , toutes les
vertus fociales fe rapportant à la bienfaifance,
rien ne leur efl fi directement contraire que
l'inhumanité. Le vrai Mifantrope efl un mon-
ftre. S'il pouvoit exifler, il ne feroit pas ri-
*e; il feroit horreur. Vous pouvez avoir vu
D 4 «
56* J. J. ROUSSEAU
â la Comédie Italienne une Pièce intitulée, la
vie ejl un fonge. Si vous vous rappeliez le
Héros de cette Pièce , voila le vrai Mifan-
trope.
Qu'est-ce donc que le Mifantrope de
Molière ? Un homme de bien qui dételle les
mœurs de fon fiecle & la méchanceté de fes
Contemporains ; qui , précifément parce qu'il
aime fes femblables , hait en eux les maux
qu'ils fe font réciproquement & les vices dont
ces maux font l'ouvrage. S'il étoit moins tou-
ché des erreurs de l'humanité, moins indigné
des iniquités qu'il voit, feroit-il plus humain
lui-même? Autant vaudroit foutenir qu'un
tendre père aime mieux les enfans d'autrui
que les liens , parce qu'il s'irrite des fautes
de ceux-ci , & ne dit jamais rien aux autres.
Ces fentimens du Mifantrope font parfai-
tement développés dans fon rôle. 11 dit, je
l'avoue, qu'il a conçu une haine effroyable
contre le genre humain ; mais en quelle occa-
fion le dit-il (e)? Quand, outré d'avoir vu
fon
(e) J'avertis qu'étant fans livres , fans roémoi-
A Mr. D'ALEMBERT. 57
fon ami trahir lâchement fon fentiment &
tromper l'homme qui le lui demande , il s'en
voit encore plaifanter lui-même au plus fort
de fa colère. Il efl naturel que cette colère
dégénère en emportement & lui falTe dire alors
plus qu'il ne penfe de fang-froid. D'ailleurs,
la raifon qu'il rend de cette haine univerfelle
en juflifïe pleinement la caufe.
les uns , parce qu'ils font mèchans
Et les autres , pour être aux mèchans complaifans.
Ce n'efl donc pas des hommes qu'il efl enne-
mi , mais de la méchanceté des uns & du
fupport que cette méchanceté trouve dans les
autres. S'il n'y avoit ni frippons, ni flatteurs,
il aimeroit tout le monde. Il n'y a pas un
homme de bien qui ne foit Mifantrope en ce
fens;
re , & n'ayant pour tous matériaux qu'un confus
fouvenir des obfervations que j'ai faites autrefois
au Speftacle , je puis me tromper dans mes cita-
tions & renverfer l'ordre des Pièces. Mais quand
mes exemples feroient peu juftes , mes raifons ne
le feroient pas moins , attendu qu'elles ne font
point tirées de telle ou telle Pièce , mais de l'cf-
prit général du Théâtre, que j'ai bien- étudié.
D5
58 J. J. ROUSSEAU
fcns ; ou plutôt , les vrais Mifantropes font
ceux qui ne penfent pas ainfi : car au fond ,
je ne connois point de plus grand ennemi des
hommes que l'ami de tout le monde , qui,
toujours charmé de tout, encourage inceiTam-
ment les médians , & flatte par fa coupable
complaifance les vices d'où naiffent tous les
defordres de la Société.
Une preuve bien fdre qu'Alcefle n'eft
point Mifantrope à la lettre , celt qu'avec
fes brufquenes & fes incartades , il ne lailTe
pas d'intéréfler & de plaire. Les Spectateurs
ne voudroicnt pas, à la vérité, lui reffemblcr :
parce que tant de droiture efl; fort incommo-
de ; mais aucun d'eux ne feroit fâché d'avoir
à faire à quelqu'un qui lui reflèmblàt , ce qui
n'arriveroit pas s'il étoit l'ennemi déclaré des
hommes. Dans toutes les autres Pièces de
Molière , le perfonnage ridicule efl: toujours
haïflable ou méprifable ; dans celle-là, quoi-
qu'Alcefte ait des défauts réels dont on n'a
pas tort de rire, on fent pourtant au fond du
cœur un refpeét pour lui dont on ne peut le
défendre. En cette occasion , la force de la
vertu
A Mr. D'ALEMBERT, 59
vertu l'emporte fur l'art de l'Auteur & fait
Honneur à fon caractère. Quoique Molière fît
des Pièces répréhenfibles , il écoit perfonnelle-
ment honnête - homme , & jamais le pinceau
d'un honnête - homme ne fut couvrir de cou-
leurs odieufes les traits de la droiture & de
la probité. Il y a plus : Molière a mis dans
la bouche d'Alcefte un il grand nombre de
fes propres maximes que plufieurs ont cru
qu'il s'étoit voulu peindre lui-même. Cela
parut dans le dépit qu'eut le Parterre à la pre-
mière repréfentation , de n'avoir pas été, fur
le Sonnet, de l'avis du Mifantrope: car on vit
bien que c'étoit celui de l'Auteur.
Cependant ce caractère fi vertueux
eft préfenté comme ridicule ; il J'eft , en ef-
fet , à certains égards , & ce qui démontre
que l'intention du Poète effc bien de Je rendre
tel, c'eft celui de l'ami Philinte qu'il met en
oppofition avec le fien. Ce Philinte eft le
Sage de la Pièce ; un de ces honnêtes gens
du grand monde , dont les maximes reiïem-
blent beaucoup à celles des fripons ; de ces
gens fi doux, fi modérés, qui trouvent tou-
jours
6o J. J. ROUSSEAU.
jours que tout va bien, parce qu'ils ont inté-
rêt que rien n'aille mieux ; qui font toujours
contens de tout le monde, parce qu'ils ne fe
foucient de perfonne; qui, autour d'une bon-
ne table, foutienntnt qu'il n'eft pas vrai que
le peuple ait faim ; qui , le gouflét bien gar-
ni , trouvent fore mauvais qu'on deciame en
faveur des pauvres; qui, de leur maifon bien
fermée , verroient voler , piller , égorger , maf-
facrer tout le genre humain fans fe plaindre:
attendu que Dieu les a doués d'une dou-
ceur très méritoire à fupporter les malheurs
d'autrui.
On voit bien que le phlegme raifonneur
de celui-ci eft très propre à redoubler & fai-
re fortir d'une manière comique les emporte-
rons de l'autre ; & le tort de Molière n'eft
pas d'avoir fait du Mifantrope un homme co-
lère & bilieux , mais de lui avoir donné des
fureurs puériles fur des fujets qui ne dévoient
pas l'émouvoir. Le caractère du Mifantrope
n'eft pas à la difpofition du Poète; il eft dé-
terminé par la nature de (a paffion dominan-
te. Cette partion eft une violente haine du
vice?
A Mr. D'A LEMBERT. 61
vice , née d'un amour ardent pour la vertu,
& aigrie par le fptclacle continuel de la mé-
chanceté des hommes. Il n'y a donc qu'une
ame grande & noble qui en foit fufceptible.
L'horreur & le mépris qu'y nourrit cette mê-
me palfion pour tous les vices qui l'ont irri-
tée fert encore à les écarter du cœur qu'elle
agite. De plus , cette contemplation conti-
nuelle des défordres de la Société, le détache
de lui même pour fixer toute fon attention fur
le genre humain. Cette habitude élevé, ag-
grandit Tes idées , détruit en lui les inclina-
tions baffes qui nourriffent & concentrent l'a-
mour propre; & de ce concours naît une cer-
taine force de courage , une fierté de carac-
tère qui ne laiffe prife au fond de fon ame
qu'à des fentimens dignes de l'occuper.
Ce n'efl pas que l'homme ne foit toujours
homme ; que la paillon ne le rende fouvenc
foible , injufte , déraifonnable ; qu'il n'epie
peut-être les motifs cachés des actions des au-
tres y avec un fecret plaifir d'y voir la cor-
ruption de leurs cœurs; qu'un petit mal ne lui
donne fouvent une grande colère, & qu'eu
éi J. J. ROUSSEAU
l'irritant à deiTein , un méchant adroit ne pftt
parvenir à le faire paflèr pour méchant lui-
même ; mais il n'en eft pas moins vrai que
tous moyens ne font pas bons à produire ces
effets, & qu'ils doivent être affortis à fon ca-
ractère pour le mettre en jeu : fans quoi , c'eft
fubftituer un autre homme au Mifantrope &
nous le peindre avec des traits qui ne font pas
les fiens.
Voila donc de quel côté le caractère du
Mifantrope doit porter fes défauts, & voila
aufli dequoi Molière fait un ufage admirable
dans toutes les fcenes d'Alcefte avec fon ami,
où les froides maximes & les railleries de ce-
lui-ci, démontant l'autre à chaque inftant, lui
font dire mille impertinences très bien pla-
cées; mais ce caractère âpre & dur , qui lui
donne tant de fiel & d'aigreur dans l'occa-
fion , l'éloigné en même tems de tout chagrin
puérile qui n'a nul fondement raifonnable, &
de tout intérêt perfonnel trop vif, dont il ne
doit nullement être fufceptible. Qu'il s'em-
porte fur tous les défordres dont il n'eft que
le témoin, ce font toujours de nouveaux traits
au
A Mr. D'ALEMBERT. 6$
au tableau; mais qu'il foit froid fur celui qui
s'addrdfe directement à lui. Car ayant décla-
ré la guerre aux méchans , il s'attend bien
qu'ils la lui feront à leur tour. S'il n'avoic
pas prévu le mal que lui fera fa franchife, el-
le feroit une étourderie & non pas une ver-
tu. Qu'une femme fauffe le trahiiTe , que
d'indignes amis le déshonorent, que de foibles
amis l'abandonnent: il doit le fouffrir fans eu
murmurer. Il connoit les hommes.
Si ces diftin&ions font juftes, Molière a
mal faifi le Mifantrope. Penfe-t-on que ce
foit par erreur ? Non , fans doute. Mais voila
par où le defir de faire rire aux dépens du
perfonnage , l'a forcé de le dégrader , contre
h vérité du caraclere.
Apre's l'avanture du Sonnet, comment
Alcefte ne s'attend - il point aux mauvais
procédés d'Oronte ? Peut -il en être étonné
quand on l'en inftruit , comme fi c'étoit la
première fois de fa vie qu'il eût été fincere,
ou la première fois que fa fincérité lui eût.
fait un ennemi? Ne doit-il pas fe préparer
tranquilement à la perte de fon procès ,
loin
H J. J. ROUSSEAU.
loin d'en marquer d'avance un dépit d'en-
fant?
Ce font vingt mille francs quil m'en pourra coûter;
Mais pour vingt mille francs f aurai droit de pefter.
Un Mifantrope n'a que faire d'acheter fi cher
le droit de pefter, il n'a qu'à ouvrir les yeux;
& il n'eftime pas ailés l'argent pour croire
avoir acquis fur ce point un nouveau droit
par la perte d'un procès : mais il falloit faire
rire le Parterre.
Dans la feene avec Dubois, plus Alcefte
a de fujet de s'impatienter , plus il doit refter
flegmatique & froid: parce que l'étourderie
du Valet n'efl pas un vice. Le Mifantrope
& l'homme emporté font deux caractères très
différens : c'étoit là l'occafion de les diftin-
guer. Molière ne l'ignoroit pas ; mais il fal-
loit faire rire le Parterre.
Au rifque de faire rire aufïi le Lecteur a
mes dépens, j'ofe acetifer cet Auteur d'avoir
manqué de très grandes convenances , une
très grande vérité , & peut-être de nouvelles
beautés de fituatioiî. C'étoit de faire un tel
chan-
A .Mr. D'ALEMBERT. 6s
changement à fon plan que Philinte entrât
comme Acteur néceffaire dans le nœud de fa
Pièce , en forte qu'on pût mettre les actions
de Philinte & d'Alcefte dans une apparente
oppofition avec leurs principes , & dans une
conformité parfaite avec leurs caractères. Je
veux dire qu'il falloit que le Mifantrope fût
toujours furieux contre les vices publics , &
toujours tranquille fur les méchancetés perfon-
nelles dont il étoit la victime. Au-contraire,
le philofophe Philinte devoit voir tous les
défordres de la Société avec un flegme Stoï-
que , & fe mettre en fureur au moindre mal
qui s'addreiToit direélement à lui. En effet,
j'obferve que ces gens, fi paifibles fur les in-
juftices publiques, font toujours ceux qui font
le plus de bruit au moindre tort qu'on leur
fait, & qu'ils ne gardent leur philofophie
qu'auffi long-tems qu'ils n'en ont pas befoin
pour eux-mêmes. Ils reffemblent à cet !r-
landois qui ne vouloit pas fortir de fon lit,
quoique le feu fût à la maifon. La maifon
brûle, lui crioit-on. Que m'importe ? répon-
doit- il, je n'en fuis que le locataire. A la fin
£ le
€6 J. J. ROUSSEAU
le feu pénétra jufqu'à lui. Aufîï-tôt il s'élan-
ce, il court, il crie, il s'agite; il commence
à comprendre qu'il faut quelquefois prendre
intérêt à la maifon qu'on habite , quoiqu'elle
ne nous appartienne pas.
Il me femble qu'en traitant les caractères
en queftion fur cette idée , chacun des deux
eût été plus vrai, plus théâtral, & que celui
d'Alcefle eût fait incomparablement plus d'ef-
fet : mais le Parterre alors n'auroit pu rire
qu'aux dépens de l'homme du monde , &
l'intention de l'Auteur étoit qu'on rît aux dé-
pens du Mifantrope (f).
Dans la môme vue, il lui fait tenir quel-
quefois des propos d'humeur, d'un goût tout
con-
(f) Je ne doute point que, fur l'idée que je
viens de propofer , un homme de génie ne pût fai-
re un nouveau Mifantrope, non moins vrai, non
moins naturel que l'Athénien , égal en mérite i
celui de Molière , & fans comparaison plus in-
flruclif. Je ne vois qu'un inconvénient à cette
nouvelle Pièce , c'eft qu'il feroit impoflible qu'elle
rendit : car, quoiqu'on dife , en chofes qui dés-
honorent , nul ne rit de bon cœur à fes dépens.
Nous voila rentrés dans mes principe?.
A Mr. D'ALEMBERT. 6?
contraire à celui qu'il lui donne. Telle elt
cette pointe de la fcene du Sonnet ;
La pefte de ta chute, empoifonneur au Diable!
En cujjes • tu fait une à te cajjer le nés.
pointe d'autant plus déplacée dans la bouche
du Mifantrope qu'il vient d'en critiquer de
plus fupportables dans le Sonnet d'Oronte; &
il efl: bien étrange que celui qui la fait pro-
pofe un inftant après la chanfon du Roi Hen-
ri pour un modèle de goût. Il ne fert de
rien de dire que ce mot échappe dans un
moment de dépit: car le dépit ne diète rien
moins que des pointes , & Alcefte qui pafle
fa vie à gronder , doit avoir pris , même en
grondant , un ton conforme à fon tour def*
prit.
Morbleu ! vil complaifant ! vous louez des fotifes*
Cefl ainfi que doit parler le Mifantrope en
colère. Jamais une pointe n'ira bien après
cela. Mais il falloit faire rire le Parterre ;
& voila comment on avilit la vertu.
Une chofe affés remarquable, dans cette
E 2 Co-
68 J. J. ROUSSEAU
Comédie, efl: que les charges étrangères que
l'Auteur a données au rôle du Mifantrope,
l'ont forcé d'adoucir ce qui étoit efTentiel au
caractère. Ainfi, tandis que dans toutes Tes
autres Pièces les caractères font chargés pour
faire plus d'effet, dans celle-ci feule les traits
font émouiTés pour la rendre plus théâtrale.
La même fcene dont je viens de parler m'en
fournit la preuve. On y voit Alcefte tergi-
verfer & ufer de détours, pour dire fon avis
à Oronte. Ce n'eft point là le Mifantrope :
c'eft un honnête homme du monde qui fe fait
peine de tromper celui qui le confulte. La
force du caractère vouloit qu'il lui dît brus-
quement , votre Sonnet ne vaut rien , jettez le
au feu ; mais cela aufoit ôté le comique qui
naît de l'embarras du Mifantrope & de fes
je m dis pas cela répétés , qui pourtant ne
font au fond que des menfonges. SiPhilinte,
à fon exemple , lui eût dit en cet endroit , &
que dis tu donc , traître ? qu'avoit-il à répli-
quer ? En vérité , ce n'eft pas la peine de
refter Mifantrope pour ne l'être qu'à demi:
car, fi l'on ïe permet le premier ménagement
&
A Mr. D'HEMBERT. 6<j
& la prem'ere altération de la vérité, où fe-
ra la raifon fuffifante pour s'arrêter jusqu'à
ce qu'on devienne aulfi faux qu'un homme de
Cour?
L'ami d'Alcefre doit le connoître. Com-
ment ofe-t-il lui propofer de viGter des Juges,
c'efl: à-dire, en termes honnêtes, de chercher
à les corrompre? Comment peut -il fuppofer
qu'un homme capable de renoncer même aux
bienfeances par amour pour la vertu, foit ca-
pable de manquer à fes devoirs par intérêt?
Solliciter un Juge! Il ne faut pas être Miiàn-
trope , il fume d'être honnête -homme pour
n'en rien faire. Car enfin , quelque tour
qu'on donne à la chofe, ou celui qui follicite
un Juge l'exhorte à remplir fon devoir &
alors il lui fait une infulte, ou il lui propole
une acception de perfonnes & alors il le
veut féduire: puifque toute acception de per-
fonnes eft un crime dans un Juge qui doic
connoître l'affaire & non les parties, & ne
voir que l'ordre & la loi. Or je dis qu'enga-
ger un Juge à faire une mauvaife ' action ,
c'efl; la faire foi -même; & qu'il vaut mieux
E s per-
?a J. J. ROUSSEAU
perdre une caufe jufte que de faire une mau-
vaife aclion. Cela efl: clair , net , il n'y a
rien à répondre. La morale du monde a
d'autres maximes , je ne l'ignore pas. Il me
fuffit de montrer que, dans tout ce qui ren-
doit le Mifantrope û ridicule , il ne faifoit
que le devoir d'un homme de bien ; & que
fon caractère étoit mal rempli d'avance , G
fon ami fuppofoit qu'il pût y manquer.
S i quelquefois l'habile Auteur laide agir ce
caractère dans toute fa force, c'eft feulement
quand cette force rend la fcciie plus théâ-
trale, & produit un comique de contrafte ou
de fituation plus fënfible. Telle eft , par
exemple , l'humeur taciturne & filencieufe
d'Alcefte, & enfuite la cenfure intrépide &
vivement apoftrophée de la convention chez
la Coquette.
Mûtis , firme , pouffez , mes bons amis de Cour,
Ici l'Auteur a marqué fortement la diftin&ion
du Médifcnt & du Mifantrope. Celui-ci,
dans fon fiel acre & mordant, abhorre la ca-
lomnie & dételle la fatyre. Ce font les vices
pu*
A Mr. D'ALEMBERT. 71
publics, ce font les méchans en général qu'il
attaque. La baffe & fecrette médifance eft in-
digne de lui, il la méprife & la hait dans les
autres ; & quand il dit du mal de quelqu'un ,
il commence par le lui dire en face. Auffi ,
durant toute la Pièce, ne fait -il nulle part
plus d'effet que dans cette fcene: parce qu'il
eft là ce qu'il doit être & que, s'il fait rire le
Parterre, les honnêtes gens ne rougiffent pas
d'avoir ri.
Mais, en général, on ne peut nier que,
fi le Mifantrope étoit plus Mifantrope , il ne
fut beaucoup moins plaifant : parce que fa
franchife & fa fermeté , n'admettant jamais de
détour, ne le laifferoit jamais dans l'embarras.
Ce n'eft donc pas par ménagement pour lui
que l'Auteur adoucit quelquefois fon caractè-
re: c'eft au-contraire pour le rendre plus ri-
dicule. Une autre raifon l'y oblige encore ;
c'eft que le Mifantrope de Théâtre, ayant à
parler de ce qu'il voit , doit vivre dans le
monde, & par conféquent tempérer fa droi-
ture & fes manières , par quelques - uns de ces
égards de menfonge & de fauffeté qui com-
£ 4 po-
72 J. J. ROUSSEAU
pofent la politefTe & que le monde exige de
quiconque y veut être fupporté. S'il s'y mon-
troit autrement, fes difcours ne feroient plus
d'effet. L'intérêt de l'Auteur eft bien de le
rendre ridicule , mais non pas fou ; & c'eft
ce qu'il paroîtroit aux yeux du Public, s'il
étoit tout à fait fage.
On a peine à quitter cette admirable Pie-
ce , quand on a commencé de s'en occuper ;
&, plus on y fonge, plus on y découvre de
nouvelles beautés. Mais enfin , puifqu'elle
eft fans contredit , de toutes les Comédies de
Molière, celle qui contient la meilleure & la
plus faine morale, fur celle-là jugeons des au-
tres ; & convenons que , l'intention de l'Auteur
étant de plaire à des efprits corrompus, ou fa
morale porte au mal, ou le faux bien qu'elle
prêche eft plus dangereux que le mal même:
en ce qu'il féduit par une apparence de rai-
£on: en ce qu'il fait préférer l'ufage & les
maximes du monde à l'exacte probité : en ce
qu'il fait confifter la fageiTe dans un certain
milieu entre le vice & la vertu : en ce qu'au
grand foulagement des Spectateurs , il leur
per-
A M'. D'ALEMBERT. 73
perfuade que, pour être honnête- homme, il
fuffic de n'être pas un franc fcélérat.
J'aurois trop d'avantage, fi je voulois
paffer de l'examen de Molière à celui de fes
ilicceiTeurs , qui , n'ayant ni Ton génie , ni la
probité , n'en ont que mieux fuivi fes vues
ïntéreiTées , en s'attachant à flatter une jeu-
neffe débauchée & des femmes fans mœurs.
Je ne ferai pas à Dancourt l'honneur de par-
ler de lui : fes Pièces n'effarouchent pas par
des termes obfcenes , mais il faut n'avoir de
chatte que les oreilles , pour les pouvoir ap-
porter. Regnard , plus modefte , n'eft pas
moins dangereux : lailTant l'autre amufer les
femmes perdues , il fe charge , lui , d'encou-
rager les filoux. C'eft une chofe incroyable
qu'avec l'agrément de la Police, on joue pu-
bliquement au milieu de Paris une Comédie,
où , dans l'appartement d'un oncle qu'on
vient de voir expirer , fon neveu , l'honnête-
homme de la Pièce, s'occupe avec fon digne
cortège , de foins que les loix paient de la
corde ; & qu'au lieu des larmes que la feule
humanité fait verfer en pareil cas aux indifFé-
E 5 rens
74. J. J. ROUSSEAU
rens mêmes, on égaie, à fenvi, de plaifante-
ries barbares le trifte appareil de la mort.
Les droits les plus facrés , les plus touchans
fentimens de la Nature , font joués dans cette
odieufe fcene. Les tours les plus puniiTables
y font rallemblés comme à plaifir , avec un
enjouement qui fait pafler tout cela pour des
gentilleffes. Faux -acte, fuppofition , vol,
fourberie, menfonge, inhumanité, tout y efl:
& tout y eft applaudi. Le mort s'étant avi-
fé de renaître, au grand déplaifir de fon cher
neveu , & ne voulant point ratifier ce qui
s'eft fait en fon nom , on trouve le moyen
d'arracher fon confentemcnt de force, & tout
fe termine au gré des Acteurs & des Specta-
teurs, qui, s'intéreffant malgré eux à ces mi-
férables , fbrtent de la Pièce avec cet édifiant
fouvenir , d'avoir été dans le fond de leurs
cœurs , complices des crimes qu'ils ont vu
commettre.
Osons le dire fans détour. Qui de nous
eft aflTés fur de lui pour fupportcr la repré-
fentation d'une pareille Comédie , fans être de
moitié des tours qui s'y jouent ? Qui ne fe-
roit
A MJ. D'ALEMBERT. 75
roit pas un peu fâc hé fi le filou venoit à être
furpris ou manquer fon coup ? Qui ne de-
vient pas un moment filou foi-même en s'in-
téreiTant pour lui ? Car s'intéreflèr pour quel-
qu'un qu eft-ce autre chofe que fe mettre à la
place? Belle inftruétion pour la jeunefle que
celle où les hommes faits ont bien de la pei-
ne à fe garantir de la féduction du vice! Eft-
ce-à-dire qu'il ne foit jamais permis d'expo-
fer au Théâtre des actions blâmables? Non:
mais en vérité, pour favoir mettre un fripon
fur la Scène, il faut un Auteur bien honnê-
te - homme.
Ces défauts font tellement inhérens à notre
Théâtre , qu'en voulant les en ôter , on le
défigure. Nos Auteurs modernes, guidés par
de meilleures intentions, font des Pièces plus
épurées; mais aufïi qu'arrive- 1 -il,? Qu'elles
n'ont plus de vrai comique & ne produifem
aucun effet. Elles inftruifent beaucoup , ii
l'on veut; mais elles ennuient encore davan-
tage. Autant vaudroit aller au Sermon.
Dans cette décadence du Théâtre, on fe
voit contraint d'y fubftituer aux véritables
beauiés
76 J. J. ROUSSEAU
beautés eclipfées , de petits agrémens capa-
bles d'en impofer à la multitude. Ne fâchant
plus nourrir la force du Comique & des ca-
ractères , on a renforcé l'intérêt de l'amour.
On a fait la même chofe dans la Tragédie
pour fuppléer aux fituations prifes dans des
intérêts d'Etat qu'on ne connoît plus , &
aux fentimens naturels & (impies qui ne tou-
chent plus perfonne. Les Auteurs concou-
rent à l'envi pour l'utilité publique à donner
une nouvelle énergie & un nouveau coloris à
cette pafïion dangereufe; &, depuis Molière
& Corneille, on ne voit plus réuflir au Théâ-
tre que des Romans , fous le nom de Pièces
dramatiques.
L'Amour eft le règne des femmes. Ce
font elles qui néceiTairement y donnent la loi:
parce que, félon l'ordre de la Nature, la réfi-
ftance leur appartient & que les hommes ne
peuvent vaincre cette refiftance qu'aux dé-
pens de leur liberté. Un effet naturel de
ces fortes de Pièces eft donc d'étendre J'em-
pire du Sexe , de rendre des femmes & de
jeunes filles les précepteurs du Public , & de
leur
A Mr. D'ALEMBERT. 7?
leur donner fur les Spectateurs le même pou-
voir qu'elles ont fur leurs Amans. Penfez-
vous , Monfieur , que cet ordre foit fans in-
convénient , & qu'en augmentant avec tant
de foin l'afcendant des femmes , les hommes
en feront mieux gouvernés?
Il peut y avoir dans le monde quelques
femmes dignes d'être écoutées d'un honnête-
homme ; mais eft-ce d'elles , en général , qu'il
doit prendre confeil , & n'y auroit-il aucun
moyen d'honorer leur ftxe , à moins d'avilir
le nôtre? Le plus charmant objet de la Natu-
re , le plus capable d'émouvoir un cœur fenfî-
ble & de le porter au bien , eft, je l'avoue,
une femme aimable & vertueufe ; mais cet
objet célefte où fe cache - 1 - il ? N'efl - il pas
bien cruel de le contempler avec tant de plai*
fir au Théâtre , pour en trouver de fi diffé-
rais dans la Société ? Cependant le tableau fé-
du&eur fait fon effet. L'enchantement caufé
par ces prodiges de fag^ffe tourne au profit
des femmes fans honneur. Qu'un jeune hom-
me n'ait vu le monde que fur la Scène , Iô
premier moyen qui s'offre à lui pour aller à
la
7$ J. J. ROUSSEAU
la vertu eft de chercher une maîtreffe qui
J'y conduife, efpérant bien trouver une Con-
fiance ou une Cénie (g) tout -au -moins.
Ceft ainfi que , fur la foi d'un modèle imagi-
naire , fur un air modefte & touchant , fur
une douceur contrefaite , nefcius aura falla-
cis, le jeune infenfé court fe perdre, en pen-
fant devenir un Sage.
Ceci me fournit l'occafion de propofer
une efpece de problême. Les Anciens
avoient en général un très grand refpccl
pour les femmes (h) ; mais ils marquoient
ce
(g) Ce n'efi: point par étourderie que je cite
Cénie en cet endroit , quoique cette charmante
Pièce foit l'ouvrage d'une femme: car, cherchant:
la vérité de bonne foi , je ne fais point déguifer
ce qui fait contre mon fentiment ; 6c ce n'eft pas
à une femme, mais aux femmes que je refufe les
talens des hommes. J'honore d'autant plus vo-
lontiers ceux de l'Auteur de Cénie en particulier,
qu'ayant à me plaindre de fes difcours , je lui
rends un hommage pur & défintérclTé , comme
tous les éloges fortis de ma plume.
(h) Ils leur donnoient plufieurs noms hono-
rables que nous n'avons plus , ou qui font bas &
furannés parmi nous. On fait quel ufage Virgile
a fuit
A Mr. D'ALEMBERT. 79
ce refpeft en s'abftenant de les expofer au
jugement du public, & croyoient honorer
leur modeftie , en fe taifant fur leurs autres
vertus. Ils avoient pour maxime que le pays ,
où les mœurs étoient les plus pures, étoit ce-
lui où l'on parloic le moins des femmes; &
que la femme la plus honnête étoit celle
dont on parloit le moins. C'efl, fur ce prin-
cipe, qu'un Spartiate, entendant un Etranger
faire de magnifiques éloges d'une Dame de
fa connoilTance , l'interrompit en colère : ne
ceiTeras-tu point, lui dit -il, de médire d'une
femme de bien ? De -là venok encore que,
dans leur Comédie , les rôles d'amoureu fes &
de filles à marier ne repréfentoient jamais que
des efclaves ou des filles publiques. Us
avoient
a fait de celui de Matres dafis une occafîon où
les Mères Troyennes n'étoient gueres fages. Nous,
n'avons à la place que Je mot de Dames qui ne
convient pas à toutes , qui môme vieillit infenfi-
blement, & qu'on a tout- à -fait profcrit du ton ;Y
la mode. J'obferve que les Anciens tiroient vo-
lontiers leurs titres d'honneur des droits de la Na-
ture , & que nous ne tirons les nôtres que des
droits du rang.
§0 J. J. ROUSSEAU
avoient une telle idée de la modeilie du
Sexe, qu'ils auroient cru manquer aux égards
qu'ils lui dévoient, de mettre une honnête
fille fur la Scène , feulement en repréfenta-
tion (i). En un mot l'image du vice à dé-
couvert les choquoit moins que celle de la
pudeur offenfée.
Che's nous , au - contraire , la femme la
plus eftimée eft celle qui fait le plus de
bruit ; de qui l'on parle le plus ; qu'on voit
le plus dans le monde ; chés qui l'on dîne
le plus fouvent ; qui donne le plus impérieu-
fement le ton ; qui juge , tranche , décide ,
prononce, afiigne aux talens, au mérite, aux
vertus , leurs degrés & leurs places ; & dont
les humbles favans mendient le plus baiTe-
ment la faveur. Sur la Scène, c'eil pis en-
core. Au fond , dans le monde elles ne fa-
vent
(i) S'ils en ufoient autrement dans les Tragé-
dies , c'efi: que , fuivant le fiftême politique de leur
Théâtre , ils n'étoient pas fâchés qu'on crût que
les perfonnes d'un haut rang n'ont pas befoin de
pudeur , & font toujours exception aux règles de
la morale.
A Mr. D'ALEMBERT. gi
vent rien , quoiqu'elles jugent de tout ; mais
au Théâtre, favantes du favoir des hommes,
philofophes, grâce aux Auteurs, elles éerafent
notre fexe de fes propres talens , & les rm-
bécilles Spectateurs vont bonnement appren-
dre des femmes ce qu'ils ont pris foin de
leur dicter. 1 out cela , dans le vrai , c'eft
fe moquer d'elles , c'eft les taxer d'une vani-
té puérile ; & je ne doute pas que les plus
fages n'en foient indignées. Parcourez la
plupart des Pièces modernes : c'eft toujours
une femme qui fait tout , qui apprend tout
aux hommes ; c'eft toujours la Dame de Cour
qui fait dire le Catéchifme au petit Jean de
Saintré. Un enfant ne fauroit fe nourrir de
fon pain , s'il n'eft coupé par fa Gouvernan-
te. Voila l'image de ce qui fe paffe aux
nouvelles Pièces. La Bonne eft fur le Théâ-
tre, & les enfans font dans le Parterre. En-
core une fois , je ne nie pas que cette métho-
de n'ait fes avantages , & que de tels pré-
cepteurs ne puhTent donner du poids & du
prix à leurs leçons ; mais revenons à ma
queftion. De l'ufage antique & du nôtre,
F je
$2 j. J. ROUSSEAU
je demande lequel eft le plus honorable aux
femmes , & rend le mieux à leur fexe les
vrais refpecls qui lui font dus?
La même caufe qui donne, dans nos Pie-
ces tragiques & comiques, l'afcendant aux
femmes fur les hommes, le donne encore aux
jeunes-gens fur les vieillards; & c'eft un au-
tre renverfement des rapports naturels , qui
n'eft pas moins répréhenfible. Puifque l'in-
térêt y eft toujours pour les amans, il s'en-
fuit que les perfonnages avancés en âge n'y
peuvent jamais faire que des rôles en fous-or-
dre. Ou , pour former le nœud de l'intri-
gue , ils fervent d'obftacle aux vœux des jeu-
nes amans <k alors ils font haïffables ; ou
ils font amoureux eux-mêmes & alors ils
font ridicules. Turpe fenex miles. On en
fait dans les Tragédies des tirans, des ufurpa-
teurs; dans les Comédies des jaloux, des ufu-
riers ,. des pédans, des pères infupportables
que tout le monde confpire à tromper. Voi-
la fous quel honorable afpe£l on montre la
vieilleffe au Théâtre , voila quel refpecl: on
infpire pour elle aux jeunes -gens. Remer-
cions
A M'. D'ALEMBERT. g3
cions l'illuftre Auteur de Zaïre & de Nanine
d'avoir fouftrait à ce mépris le vénérable Lu-
zignan & le bon vieux Philippe Humbert.
Il en eft quelques autres encore ; mais cela
fuffit-il pour arrêter le torrent du préjugé pu-
blic , & pour effacer l'aviluTcment où la
plupart des Auteurs fe plaifent à montrer
lage de 3a fageffe , de l'expérience & de
l'autorité? Qui peut douter que l'habitude de
voir toujours dans les vieillards des perfon-
nages odieux au Théâtre , n'aide à les faire
rebuter dans la Société , & qu'en s'accoutu-
mant à confondre ceux qu'on voit dans le
monde avec les radoteurs & les Gérontes de
la Comédie , on ne les méprife tous égale-
ment? Obfervez à Paris dans une affemblée,
l'air fuffifant & vain , le ton ferme & tran-
chant d'une impudente jeunefTe , tandis que
les Anciens, craintifs & modeftes, ou n'ofent
ouvrir la bouche , ou font à peine écoutés.
Voit-on rien de pareil dans les Provinces ,
& dans les lieux où les Spectacles ne font
point établis ; & par toute la terre , hors les
grandes villes , une tête chenue & des che'
F 2 veux
8+ J. J. ROUSSEAU
veux blancs n'impriment - ils pas toujours du
refpecl: ? On me dira qu'à Paris les vieillards
contribuent à fe rendre méprifables , en re-
nonçant au maintien qui leur convient, pour
prendre indécemment la parure & les maniè-
res de la jeunette, & que faifant les galants
à fon exemple , il elt très fimple qu'on la
leur préfère dans fon métier ; mais c'eft
tout au - contraire pour n'avoir nul aucre
moyen de fe faire fupponer, qu'ils font con-
traints de recourir à celui-là, & ils aiment
encore mieux être foufferts à la faveur de
leurs ridicules, que de ne l'être point du tour.
Ce n'eft pas affurément qu'en faifarit les agréa-
bles ils le deviennent en effet , & qu'un ga-
lant fexagenaire foit un perfonnage fort gra-
cieux ; mais fon indécence même lui tourne
à profit: c'eft un triomphe de plus pour une
femme, qui, traînant à fon char un Neftor,
croit montrer que les glaces de l'âge ne ga-
rantiflènt point des feux qu'elle infpire. Voi-
la pourquoi les femmes encouragent de leur
mieux ces Doyens de Cithere , & ont la ma-
lice de traiter d'hommes charmans , de vieux
foux
y
A Mr. D'A LEMBER T. 85
foux qu'elles trouveroient moins aimables
s'ils étoient moins extravagans. Mais reve-
nons à mon fujet.
Ces effets ne font pas les fèuls que pro-
duit l'intérêt de la Scène uniquement fondé
fur l'amour. On lui en attribue beaucoup
d'autres plus graves & plus importans , dont
je n'examine point ici la réalité , mais qui
ont été Couvent & fortement allégués par les
Ecrivains eccléfiaftiques. Les dangers que
peut produire le tableau d'une paflion conta-
gieufe Cont , leur a-t-on répondu , prévenus
par la manière de le préfenter ; l'amour
qu'on expofe au Théâtre y eft rendu légiti-
me , Con but eft honnête , Couvent il eft fa*
crifié au devoir & à la vertu , & dès qu'il
eft coupable il eft puni. Fort bien : mais
n'eft-il pas plaifant qu'on prétende ainfi régler
après coup les mouvemens du cœur fur les
préceptes de la raifon , & qu'il Caille attendre
les évenemens pour Cavoir quelle impreifion
l'on doit recevoir des fituations qui les amè-
nent ? Le mal qu'on reproche au Théâtre
n'eft pas préeiCément d'inCpirer des paffions
F 3 eri*
86 J. J. ROUSSEAU
criminelles, mais de difpofer l'ame à des fen-
timens trop tendres qu'on fatisfait enfuite
aux dépens de la vertu. Les douces émo-
tions qu'on y relient n'ont pas par elles-mê-
mes un objet déterminé , mais elles en font
naître le befoin ; elles ne donnent pas préci-
fement de l'amour, mais elles préparent à en
fentir ; elles ne choififlênt pas la pcrfonne
qu'on doit aimer , mais elles nous forcent à
faire ce choix. Ainfi elles ne font innocen-
tes ou criminelles que par l'ufage que nous
en faifons félon notre caraétere, &. ce carac-
tère eft indépendant de l'exemple. Quand
il feroit vrai qu'on ne peint au Théâtre que
des pallions légitimes, s'enfuit -il delà que les
impreiîions en font plus foibles , que les ef-
fets en font moins dangereux? Comme fi les
vives images d'une tendreiTe innocente étoient
moins douces , moins féduifantes , moins ca-
pables d'échauffer un cœur fenfible que celles
cfun amour criminel, à qui l'horreur du vice
fert au-moins de contrepoifon? Mais fi l'idée
de l'innocence embellit quelques inflans le
tentimeot qu'elle accompagne, bientôt les cir-
con-
A Mr. D'ALEMBERT. g7
confiances s'effacent de la mémoire , tandis
que l'impreflion d'une paflion fi douce refte
gravée au fond du cœur. Quand le Patri-
cien Manilius fut chatte du Sénat de Rome
pour avoir donné un baifer à fa femme en
préfence de fa fille , à ne conlidérer cette
action qu'en elle-même, qu'avoit-elle de ré-
préhenfible? Rien fans doute : elle annoncoit
même un fentiment louable. Mais les chas-
tes feux de la mère en pouvoient infpïrer
d'impurs à la fille. C'étoit donc , d'une action
fort honnête, faire un exemple de corruption.
Voila l'effet des amours permis du Théâtre.
On prétend nous guérir de l'amour par la
peinture de fes foibleffes. Je ne fais là-def-
fus comment les Auteurs s'y prennent; mais
je vois que les Spectateurs font toujours du
parti de l'amant foible , & que fouvent ils
font fâchés qu'il ne le foit pas davantage.
Je demande fi c'efl un grand moyen d'éviter
de lui reffembler?
Rappellez-vous, Moniteur, une Pie-
ce à laquelle je crois me fouvenir d'avoir af-
filié avec vous , il y a quelques années * &
F 4 qpi
83 J. J. ROUSSEAU
qui nous fie un plaiGr auquel nous nous at-
tendions peu , foit qu'en effet l'Auteur y eût
mis plus de beautés théâtrales que nous n'a-
vions penfé , foit que l'Actrice prêtât fon
charme ordinaire au rôle qu'elle faifoit va-
loir, ]e veux parler de la Bérénice de Ra-
cine, Dans quelle difpofition d'efprit le Spec-
tateur voit - il commencer cette Pièce ? Dans
un fentiment de mépris pour la foiblcffe d'un
Empereur & d'un Romain, qui balance com-
me le dernier des hommes entre fa maîtreife
& fon devoir ; qui , flottant inceflamment
dans une déshonorante incertitude > avilit par
des plaintes efféminées ce caractère prefque
divin que lui donne l'hilloire ; qui fait cher-
cher dans un vil foupirant de ruelle le bien-
faiteur du monde , & les délices du genre
humain. Qu'en penfe le même Spectateur
après la représentation ? Il finit par plaindre
cet homme fenllble qu'il méprifoit , par s'in-
téreifer à cette même paflion dont il lui fai-
foit un crime , par murmurer en fecret du
facrifice qu'il eft forcé d'en faire aux loix de
la patrie. Voila ce que chacun de nous
éprou-
A Mr. D'A L E M B E R T. 89
éprouvok à la repréfentation. Le rôle de
Titus, très bien rendu , eue fait de l'effet s'il
eût été plus digne de lui; mais tous fentirent
que l'intérêt principal étoit pour Bérénice,
& que c'étoit le fort de Ton amour qui dé-
terminoit l'efpece de la cataftrophe. Non que
fes plaintes continuelles donnaient une gran-
de émotion durant le cours de la Pièce;
mais au cinquième Acte où, ceflant de fe
plaindre , l'air morne , l'œil fec & la voix
éteinte , elle faifoit parler une douleur froide
approchante du défefpoir , l'art de l'Actrice
ajoutoit au pathétique du rôle, & les Specta-
teurs vivement touchés commençoient à
pleurer quand Bérénice ne pleuroit plus. Que
fignifioit cela , finon qu'on trembloit qu'elle
ne fût renvoyée ; qu'on fentoit d'avance la
douleur dont fon cœur feroit pénétré; & que
chacun auroit voulu que Titus fe laiilât vain-
cre , même au rifque de l'en moins eftimer?
Ne voila -t- il pas une Tragédie qui a bien
rempli fon objet , & qui a bien appris aux
Spectateurs à furmonter les foiblefles de l'a-
mour?
F 5 L'é-
po J. J. ROUSSEAU
LVvenement dément ces vœux fe-
crets , mais qu'importe ? Le dénouement
n'efface point l'effet de la Pièce. La Reine
parc fans Je congé du Parterre : l'Empereur la
renvoie invitus invitam , on peut ajouter in~
vito J'peclatore. Titus a beau relier Romain,
il eft feul de fon parti , tous les Spectateurs
ont époufé Bérénice.
Quand même on pourroit me diiputer
cet effet ; quand même on foutiendroit que
l'exemple de force & de vertu qu'on voit
dans Titus, vainqueur de lui-même, fonde
l'intérêt de la Pièce , & fait qu'en plaignant
Bérénice, on eft bien aife de la plaindre ; on
ne feroit que rentrer en cela dans mes prin-
cipes : parce que , comme je l'ai déjà dit ,
les facrifices faits au devoir & à la vertu ont
toujours un charme fecret , même pour les
cœurs corrompus: & la preuve que ce fenti-
ment n'eft point l'ouvrage de la Pièce , c'efl
qu'ils l'ont avant qu'elle commence. Mais ce-
la n'empêche pas que certaines pallions fatis-
faites ne leur femblent préférables à la vertu
même, & que, s'ils font contées de voir Ti-
tus
A Mr. D'ALEMBERT. 9i
tus vertueux & magnanime, ils ne le fulTent
encore plus de le voir heureux & foible, on
du-moins qu'ils ne confentiflènt volontiers à
l'être à fa place. Pour rendre cette vérité
fenfible, imaginons un dénouement tout con-
traire à celui de l'Auteur. Qu'après avoir
mieux confulté fon cœur , Titus ne voulant
ni enfreindre les loix de Rome, ni vendre le
bonheur à l'ambition , vienne , avec des maxi-
mes oppofées , abdiquer l'Empire aux pieds de
Bérénice; que, pénétrée d*un fi grand facrifî»
ce , elle fente que fon devoir feroit de refu-
fer la main de fon amant , & que pourtant
elle l'accepte ; que tous deux enivrés des
charmes de l'amour , de la paix , de l'inno-
cence , & renonçant aux vaines grandeurs ,
prennent, avec cette douce joie qu'infpirent
les vrais mouvemens de la Nature, le parti
d'aller vivre heureux & ignorés dans un coin
de la terre ; qu'une fcene fi touchante foie
animée des fentimens tendres & pathétiques
que le fujet fournit & que Racine eut fi bien
fait valoir ; que Titus en quittant les Romains
leur addreffe un difeours, tel que la circon-
flan
92 J. J. ROUSSEAU
ftance & le fujet le comportent: n'eft-il pas
clair, par exemple, qu'a moins qu'un Auteur
ne fuit de la dernière mal-adrelTe , un tel dif-
cours doit faire fondre en larmes toute l'af-
femblée? La Pièce, fmifTmt ainfi , fera , fi
Ton veut, moins bonne, moins inftructive,
moins conforme à l'hiftoire , mais en fera-t-
elle moins de plaifir , & les Spectateurs en
forciront-ils moins fatisfaits ? Les quatre pre-
miers Actes fubfifteroicnt à peu près tels
qu'ils font , & cependant on en tireroit une
leçon directement contraire. Tant il eft vrai
que les tableaux de l'amour font toujours
plus d'impreffion que les maximes de la fagef-
fe, & que l'effet d'une Tragédie eft tout à-
fait indépendant de celui du dénouement!
V g u t - o n favoir s'il eft fur qu'en mon-
trant les fuites funefles des partions immodé-
rées , la Tragédie apprenne à s'en garantir ?
Que l'on confulte l'expérience. Ces fuites
funefles font repréfentees très fortement dans
Z tire ; il en coûte la vie aux deux Amans ,
& il en coûte bien plus que la vie à Orof-
mane: puifyu'il ne fe donne la more que pour
fe
A Mr. D'ALEMBËRT. ^
fê délivrer du plus cruel fentiment qui puifTe
entrer dans un cœur humain , le remord d'a-
voir poignardé fa maîtreiïe. Voila donc, af-
furément des leçons très énergiques. Je fè-
rois curieux de trouver quelqu'un, homme ou
femme , qui s'ofàt vanter d'être forti d'une
reprefentation de Zaïre, bien prémuni contre
l'amour. Pour moi , je crois entendre cha-
que SpeÊtateur dire en Ton cœur à la fin de
la Tragédie: ah ! qu'on me donne une Zaï-
re , je ferai bien eh forte de ne la pas tuer.
Si les femmes n'ont pu fe laffer de courir
en foule à cette Pièce enchantereiïè & d'y
faire courir les hommes , je ne dirai point
que c'eft pour s'encourager par l'exemple de
l'héroïne à n'imiter pas un facrifice qui lui
réuffit fi mal; mais c'eft parce que, de toutes
les Tragédies qui font au Théâtre , nulle au-
tre ne montre avec plus de charmes le pou-
voir de l'amour & l'empire de la beauté , de
qu'on y apprend encore pour furcroît de
profit à ne pas juger fa Maîtreiïe fur les
apparences. Qu'Orosmane immole Zaïre à
fa jaloufie , une femme fcnlible y voit fans
effroi
94 J- J- ROUSSEAU
effroi le transporc de Ja paffion : car c'eft un
moindre malheur de périr par la main de
fon amant , que d'en être médiocrement ai-
mée.
Qu'on nous peigne l'amour comme on
voudra ; il féduit , ou ce n'eft pas lui.
S'il eft mal peint , la Pièce eft mauvaife ; s'il
eft bien peint , il ofFufque tout ce qui l'ac-
compagne. Ses combats, fes maux, fes fouf-
frances le rendent plus touchant encore que
s'il n'avoic nulle réfiftance à vaincre. Loin
que Tes trilles effets rebutent, il n'en devient
que plus intéreffant par Ces malheurs même.
On fe dit, malgré foi, qu'un fentiment fi dé-
licieux confole de tout. Une Ci douce image
amollit infenliblement le cœur : on prend de
la paiTion ce qui mené au plaifir, on en laif-
fe ce qui tourmente. Perfonne ne fe croit
obligé d'être un héros , & c'eft ainfi qu'ad-
mirant l'amour honnête on fe livre à l'a-
mour criminel.
Ce qui achevé de rendre fes images dan-
gereufes, c'eft précifément ce qu'on fait pour
les rendre agréables ; c'eft qu'on ne le voit
jamais
A Mr. D'ALEMBERT. 95
jamais régner fur la Scène qu'entre des âmes
honnêtes, c'eft que les deux Amans font tou-
jours des modèles de perfection. Et comment
ne s'intérefTeroit-on pas pour une pafïion il
féduifante, entre deux cœurs dont le caractè-
re efl déjà fi intéreflànt par lui-même? Je
doute que, dans toutes nos Pièces dramatiques,
on en trouve une feule où l'amour mutuel
n'ait pas la faveur du Spectateur. Si quelque
infortuné brûle d'un feu non partagé , on en
fait le rebut du Parterre. On croit faire
merveilles de rendre un amant eftimabîe ou
haïflàble , félon qu'il efl bien ou mal accueilli
dans fes amours; de faire toujours approuver
au public les fentimens de fa maîtrefle ; &
de donner à la tendreflè tout l'intérêt de la
vertu. Au -lieu qu'il faudroit apprendre aux
jeunes- gens à fe défier des illufions de l'a-
mour , à fuir l'erreur d'un penchant aveugle
qui croit toujours fe fonder fur l'eflime , &
à craindre quelquefois de livrer un cœur ver-
tueux à un objet indigne de fes foins. Je
ne fâche gueres que le Mifàntrope où le hé-
ros de la Pièce ait fait un mauvais choix.
Ren-
96 J. J. ROUSSEAU
Rendre le Mifantrope amoureux n'étoit rien ,
le coup de génie eft de l'avoir fait amoureux
d'une coquette. Tout le refte du Théâtre eft
un tréfor de femmes parfaites. On diroit
qu'elles s'y font toutes réfugiées. Eft -ce là
l'image fidelle de la Société? Eli: -ce ainfi
qu'on nous rend fufpecte une paflion qui
perd tant de gens bien nés? Il s'en faut peu
qu'on ne nous faffe croire qu'un honnête
homme eft obligé d'être amoureux, & qu'une
amante aimée ne fauroit n'être pas vertueu-
fè. Nous voila fort bien inftruits!
Encore une fois, je n'entreprends point
de juger û c'eft bien ou mal fait de fonder
fur l'amour le principal intérêt du Théâtre;
mais je dis que, fi fes peintures font quelque-
fois dangereufes , elles le feront toujours
quoiqu'on fiuTe pour les déguifer. Je dis que
c'eft en parler de mauvaife foi, ou fins le
connoître, de vouloir en rectifier les impref-
fions par d'autres impreflions étrangères qui
ne les accompagnent point jufqu'au cœur,
ou que le cœur en a bientôt féparées ; im-
preflions qui même en déguifenc les dangers ,
&
A Mr. D'A L E M B E R T. 97
& donnent à ce fentiment trompeur un nou*
vel attrait par lequel il perd ceux qui s'y li-
vrent.
Soit qu'on déduife de la nature des
Spectacles , en général , tes meilleures formes
dont ils font fufceptibles ; foit qu'on examine
tout ce que les lumières d'un fiecle &. d'un
peuple éclairés ont fait pour la perfection des
nôtres ; je crois qu'on peut conclurre de ces
confidérations diverfes que l'effet moral du
Spectacle & des Théâtres ne fauroit jamais
être bon ni falutaire en lui-même : puisqu'à ne
compter que leurs avantages , on n'y trouve
aucune forte d'utilité réelle, fans inconvéniens
qui la furpaffent. Or par une fuite de fon
inutilité même, le Théâtre, qui ne peut rien
pour corriger les mœurs, peut beaucoup pour
les altérer. En favorifant tous nos penchans,
il donne un nouvel afeendant à ceux qui nous
dominent; les continuelles émotions qu'on y
reflent nous énervent, nous affoiblùTent , nous
rendent plus incapables de réfifter à nos paf-
fions ; & le ftérile intérêt qu'on prend à la
vertu ne fert qu'à contenter notre amour pro-
G pre,
53 J. J. ROUSSEAU
pre, fans nous contraindre à la pratiquer.
Ceux de mes Compatriotes qui ne défapprou-
vent pas les Spectacles en eux - mêmes , ont
donc tort.
Outre ces effets du Théâtre, relatifs aux
chofes repréfentées , il en a d'autres non
moins néceffaires , qui fe rapportent directe-
ment à la Scène & aux perfonnages repré-
fentans , & c'eft à ceux - là que les Genevois
déjà cités attribuent le goût de luxe , de pa-
rure , & de diiïipation dont ils craignent
avec raifon l'introduction parmi nous. Ce
n'eft pas feulement la fréquentation des Comé-
diens, mais celle du Théâtre, qui peut ame-
ner ce goût par fon appareil & la parure
des Acteurs. N'eut-il d'autre effet que d'in-
terrompre à certaines heures le cours des af-
faires civiles & domeftiques , & d'offrir une
reffource aflîirée à l'oifiveté, il n'eft pas pof-
fible que la commodité d'aller tous les jours
régulièrement au même lieu s'oublier foi-
même & s'occuper d'objets étrangers , ne
donne au Citoyen d'autres habitudes & ne
lui forme de nouvelles mœurs ; mais ces
chan-
A M'. D'ALEMBERT. 99
changemens feront -ils avantageux ou nui-
fibles ? C'eft une queftion qui dépend moins
de l'examen du Spectacle que de celui des
Spectateurs. Il e(t fur que ces change-
mens les amèneront tous à -peu -près au mê-
me point ; c'eft donc par l'état où chacun
étoit d'abord , qu'il faut eftimer les différen-
ces.
Quand les amufemens font indifférens
par leur nature , (& je veux bien pour un
moment confiderer les Spectacles comme
tels,) c'eft la nature des occupations qu'ils
interrompent qui les fait juger bons ou mau-
vais ; fur- tout lorfqu'ils font ailés vifs pour
devenir des occupations eux-mêmes, & fub-
ftituer leur goût à celui du travail. La rai-
fon veut qu'on favorife les amufemens des
gens dont les occupations font nuifibies , &
qu'on détourne des mêmes amufemens ceux
dont les occupations font utiles. Une autre
confidération générale eft qu'il n'efl pas bon
de laifler à des hommes oififs & corrompus
1
le choix de leurs amufemens , de peur qu'ils
ne les imaginent conformes à leurs inclina-
G 2 tions
ioo J. J. ROUSSEAU
tions vicieufes , & ne deviennent aufli mal-
faifans dans leurs plaifirs que dans leurs affai-
res. Mais lahTez un peuple fimple & labo-
rieux fe délailer de fes travaux, quand &
comme il lui plait; jamais il n'eft à craindre
qu'il abufe de cette liberté , & l'on ne doit
point fe tourmenter à lui chercher des diver-
tiflèmens agréables : car, comme il faut peu
d'apprêts aux mets que l'abftinence & la faim
affaifonnent , il n'en faut pas , non plus , beau-
coup aux plaifirs de gens épuifés de fatigue,
pour qui le repos feul en eft un très doux.
Dans une grande ville, pleine de gens intri-
gans , défœuvrés , fans Religion , fins princi-
pes , dont l'imagination dépravée par foilive-
té , la fainéantife , par l'amour du plaifir &
par de grands befoins , n'engendre que des
monftres & n'infpire que des forfaits ; dans
une grande ville où les mœurs & l'honneur
ne font rien , parce que chacun , dérobant ai-
fément fa conduite aux yeux du public , ne
fe montre que par fon crédit & n'eft eftimé
que par fes richefTes; la Police ne fauroit trop
multiplier les plaifirs permis , ni trop s'ap-
Pii-
A M''. D'ALEMBERT. 101
pliquer à les rendre agréables, pour ôter aux
particuliers la tentation d'en chercher de plus
dangereux. Comme les empêcher de s'occu-
per c'en; les empêcher de mal faire , deux
heures par jour dérobées à l'activité du vice
fauvent la douzième partie des crimes qui fe
commettroient ; & tout ce que les Spectacles
vus ou à voir caufent d'entretiens dans les
Caffés & autres refuges des fainéans & fri-
pons du pays , eft encore autant de gagné pour
les pères de famille , foit fur l'honneur de
leurs filles ou de leurs femmes , foit fur leur
bourfe ou fur celle de leurs fils.
Mais dans les petites villes, dans les
lieux moins peuplés, où les particuliers, tou-
jours fous les yeux du public, font cenfeurs
nés les uns -des autres, & où la Police a fur
tous une infpection facile , il faut fuivre des
maximes toutes contraires. S'il y a de l'in-
duftrie , des arts , des manufactures , on doit
fe garder d'offrir des diffractions relâchantes
à l'âpre intérêt qui fait fes plaifirs de {es
foins , & enrichit le Prince de l'avarice des
fujets. Si le pays fans commerce, nourrie
G 3 les
102 J. J. ROUSSEAU
les habitans dans l'inaétion , loin de fomenter
en eux l'oifiveté à laquelle une vie fimple &
facile ne les porte déjà que trop , il faut la
leur rendre infupportable en les contraignant,
à force d'ennui , d'employer utilement un tems
dont ils ne fauroient abufer. Je vois qu'à
Paris , où l'on juge de tout fur les apparen-
ces , parce qu'on n'a le loifir de rien exami-
ner, on croit, à l'air de défœuvrement & de
langueur dont frappent au premier coup d'œil
la plupart des villes de provinces , que les
habitans , plongés dans une ftupide inaction
n'y font que végéter, ou tracaffer & fe
brouiller enfemble. C'eft une erreur dont on
reviendrait aifément Ci l'on fongeoit que la
plupart des gens de Lettres qui brillent à
Paris, la plupart des découvertes utiles & des
inventions nouvelles y viennent de ces pro-
vinces fi méprifées. Reftez quelque tems
dans une petite ville , où vous aurez cru
d'abord ne trouver que des Automates : non
feulement vous y verrez bientôt des gens
beaucoup plus fenfés que vos finges des gran-
des villes , mais vous manquerez rarement d'y
décou-
A Mr. D'A L E M B E R T. 103
découvrir dans l'obfcurité quelque homme in-
génieux qui vous furprendra par Tes talens,
par Ces ouvrages, que vous furprendrez enco-
re plus en les admirant , & qui , vous mon-
trant des prodiges de travail , de patience
& d'induflrie, croira ne vous montrer que
des chofes communes à Paris. Telle eft la
(implicite du vrai génie: il n'eft ni intrigant,
ni actif; il ignore le chemin des honneurs &
de la fortune , & ne fonge point à le cher-
cher ; il ne fe compare à perfonne ; toutes
fes reflburces font en lui feul ; infenfible aux
outrages , & peu fenfible aux louanges , s'il
fe connoit , il ne s'afligne point fa place &
jouit de lui-même fans s'apprécier.
Dans une petite ville, on trouve, pro*
portion gardée, moins d'activité, fans doute,
que dans une capitale : parce que les paffions
font moins vives & les befoins moins pref-
fans; mais plus d'efprits originaux, plus d'in-
duflrie inventive , plus de chofes vraiment
neuves : parce qu'on y efl: moins imitateur,
qu'ayant peu de modèles, chacun tire plus de
lui-même , & met plus du fien dans tout ce
G 4 qu'il
10+ J. J. ROUSSEAU
qu'il fait : parce que l'efprit humain , moins
étendu , moins noyé parmi les opinions vulgai-
res , s'élabore & fermente mieux dans la
tranquile folitude: parce qu'en voyant moins,
on imagine davantage : enfin , parce que,
moins prefTé du tems , on a plus le loiiïr
d'étendre & digérer Tes idées.
Je me fouviens d'avoir vu dans ma jeu-
neffe aux environs de Neufchâtel un fpe&a-
cle aiTés agréable & peut-être unique fur la
terre. Une montagne entière couverte d'ha-
bitations dont chacune fait le centre des ter-
res qui en dépendent ; en forte que ces mai-
fons, à diftances aufli égales que les fortunes
des propriétaires , offrent à la fois aux nom-
breux habitans de cette montagne, le recueil-
lement de la retraite & les douceurs de la
fociété. Ces heureux payfans , tous à leur
aife, francs de tailles, d'impôts, de fubdélé-
gués , de corvées , cultivent , avec tout le
foin polïible, des biens dont le produit eft
pour eux , & emploient le loilîr que cette
culture leur laiflè à faire mille ouvrages de
leurs mains, & à mettre à profit le génie in-
ventif
A Mr. D'ALEMBERT. 105
ventif que leur donna la Nature. L'hiver fur-
tout , tems où la hauteur des neiges leur ôte
une communication facile , chacun renfermé
bien chaudement, avec fa nombreufe famille
dans fa jolie & propre maifon de bois (k)
qu'il a bâtie lui-même, s'occupe de mille tra-
vaux amufans , qui chalTent l'ennui de fon azi-
]e , & ajoutent à fon bien-être. Jamais Me-
nuifier, Serrurier, Vitrier, Tourneur de pro-
feffion n'entra dans le pays ; tous le font pour
eux-mêmes, aucun ne l'efl pour autrui ; dans
la multitude de meubles commodes & même
élégans qui compofent leur ménage & parent
leur logement, on n'en voit pas un qui n'ait
été
(k) Je crois entendre un bel-efprit de Paris fe
récrier, pourvu qu'il ne life pas lui-même, à cet
endroit comme à bien d'autres, & démontrer doc-
tement aux Dames, (car c'eft fur -tout aux Dames
que ces Meilleurs démontrent) qu'il eft impoffi-
ble qu'une maifon de bois foit chaude. Grolîîer
mcnfonge ! Erreur de phyfique ! Ah, pauvre Au-
teur ! Quant à moi, je crois la déinonftration fans
réplique. Tout ce que je fais , c'eft que les Suis-
fcs patTent chaudement leur byver au milieu des
neiges, dans des maifons de bois.
g 5
iod* J. J. ROUSSEAU
été fait de la main du maître. Il leur refte
encore du loifir pour inventer & faire mille
inftrumens divers , d'acier , de bois , de car-
ton, qu'ils vendent aux étrangers, dont plu-
sieurs même parviennent jufqu'à Paris , entre
autres ces petites horloges de bois qu'on y
voit depuis quelques années. Us en font auffi
de fer , ils font même des montres ; &, ce
qui paroit incroyable , chacun réunit à lui
feul toutes ks profelîions diverfes dans lefquel-
les fe fubdivife l'horlogerie , & fait tous fes
outils lui-même.
Ce n'eft pas tout : ils ont des livres utiles
& font paffablement inftruits ; ils raifonnent
fenfément de toutes chofes , & de plufieurs
avec efprit (1). Us font des fyphons , des
aimans , des lunettes , des pompes , des ba-
rome-
(1) Je puis citer en exemple un homme de mé-
rite , bien connu dans Paris , & plus d'une fois
honoré des fuffrages de l'Académie des Sciences.
Ceft M. Rivaz , célèbre Valeifan. Je fais bien
qu'il n'a pas beaucoup d'égaux parmi fes compa-
triotes ; mais enfin c'cft en vivant comme eux,
qu'il apprit à les furpafler.
A Mr. D'ALEMBERT. 107
rometres , des chambres noires ; leurs taphTe-
ries font des multitudes d'inftrumens de toute
efpece ; vous prendriez le poêle d'un Payfan
pour un attelier de mécanique & pour un ca-
binet de phyfique expérimentale. Tous fa-
vent un peu deffiner , peindre , chiffrer ; la
plupart jouent de la flûte , plufieurs ont un
peu de mufique & chantent jufte. Ces arts
ne leur font point enfeignés par des maîtres,
mais leur paflent, pour ainfî dire, par tradi-
tion. De ceux que j'ai vus favoir la mufi-
que , l'un me difoit l'avoir apprife de fon pè-
re , un autre de fa tante , un autre de fon
coufin , quelques - uns croyoient l'avoir tou-
jours fue. Un de leurs plus fréquens amufe-
mens eft de chanter avec leurs femmes &
leurs enfans les pfeaumes à quatre parties; &
l'on eft tout étonné d'entendre fortir de ces
cabanes champêtres, l'harmonie forte & mâle
de Goudimel , depuis fi long-tems oubliée de
nos favans Artiftes.
Je ne pouvois non plus me Iaflèr de par-
courir ces charmantes demeures , que les ha-
bitans de m'y témoigner la plus franche hof-
108 J- J- ROUSSEAU
pitalité. Malheureufement j'étois jeune : ma
curiofite' n'étoit que celle d'un enfant, & je
fongeois plus à m'amufer qu'à m'inftruire.
Depuis trente ans, le peu d'obfervations que
je fis fe font effacées de ma mémoire. Je
me fouviens feulement que j'admirois fans
ceiTe en ces hommes finguliers un mélange
étonnant de fineffe & de fimplicité qu'on
croiroit prefque incompatibles , & que je n'ai
plus obfervé nulle part. Du-refte , je n'ai
rien retenu de leurs mœurs, de leur fociété,
de leurs caractères. Aujourd'hui que j'y por-
terons d'autres yeux, faut-il ne revoir plus cet
heureux pays ? Helas ! il eft fur la route du
mien
Apres cette légère idée, fuppofons qu'au
fommet de la montagne dont je viens de
parler, au centre des habitations, on établif-
fe un Spectacle fixe & peu coûteux , fous
prétexte , par exemple , d'offrir une honnête
récréation à des gens continuellement occu-
pés, & en état de fupporter cette petite dé-
penfe ; fuppofons encore qu'ils prennent du
goût pour ce même Spe&acle; & cherchons
ce
A Mr. D'ALEMBERT. 109
ce qui doit re'fulter de fon établiffement.
Je vois d'abord que, leurs travaux ceiTant
d'être leurs amufemens, auffitôt qu'ils en au-
ront un autre, celui-ci les dégoûtera des pre-
miers ; le zèle ne fournira plus tant de loi-
fir , ni les mêmes inventions. D'ailleurs, il
y aura chaque jour un tems réel de perdu
pour ceux qui affilieront au Spectacle ; &
l'on ne fe remet pas à l'ouvrage , l'efprit rem-
pli de ce qu'on vient de voir: on en parle,
ou l'on y fonge. Par conféquent , relâche-
ment de travail: premier préjudice.
Quelque peu qu'on paie à la porte,
on paie enfin ; c'eft toujours une dépenfe
qu'on ne faifoit pas. Il en coûte pour foi,
pour fa femme , pour fes enfans , quand on
les y mené , & il les y faut mener quelque-
fois. De plus, un Ouvrier ne va point dans
une afTemblée fe montrer en habit de travail:
il faut prendre plus fouvent fes habits des
Dimanches , changer de linge plus fouvent,
fe poudrer, fe rafer; tout cela coûte du tems
& de l'argent. Augmentation de dépenfe:
deuxième préjudice.
Un
iio J. J. ROUSSEAU
Un travail moins affidu & une dépenfe
plus forte exigent un dédommagement. On le
trouvera fur le prix des ouvrages qu'on fera
forcé de renchérir. Plufieurs marchands, re-
butés de cette augmentation , quitteront les
Montagnons (m) , & fe pourvoiront chés les
autres SuiiTes leurs voifins , qui , fans être
moins induftrieux , n'auront point de Specta-
cles , & n'augmenteront point leurs prix.
Diminution de débit: troifieme préjudice.
Dans les mauvais tems , les chemins ne
font pas praticables; & comme il faudra tou-
jours, dans ces tems -là, que la troupe vive,
elle n'interrompra pas fes repréfen tarions. On
ne pourra donc éviter de rendre le Spectacle
abordable en tout tems. L'hyver , il faudra
faire des chemins dans la neige, peut-être les
paver ; & Dieu veuille qu'on n'y mette pas
des lanternes. Voila des dépenfes publiques;
par conféquent des contributions de la part
des particuliers. Etabliflèment d'impôts: qua-
trième préjudice. Les
(m) C'eft le nom qu'on donne dans le pays
aux habitans de cette montagne.
A M*. D'A LE M B E R T. m
Les femmes des Montagnons allant, d'a-
bord pour voir , & enfuite pour être vues,
voudront être parées ; elles voudront l'être
avec diftinélion. La femme de M. le Châ-
telain ne voudra pas fe montrer au Spectacle,
mife comme celle du maître d'école ; la fem-
me du maître d'école s'efforcera de fe mettre
comme celle du Châtelain. De-lâ naîtra bien-
tôt une émulation de parure qui ruinera les
maris, les gagnera peut-être, & qui trouvera
fans ceffe mille nouveaux moyens d'éluder les
loix fomptuaires. Introduction du luxe : cin-
quième préjudice.
Tout le refte eft facile à concevoir.
Sans mettre en ligne de compte les autres in-
convéniens, dont j'ai parlé, ou dont je parlerai
dans la fuite; fans avoir égard à l'efpece du
Spectacle & à fes effets moraux ; je m'en
tiens uniquement à ce qui regarde Je travail
& le gain, & je crois montrer par une con«
féquence évidente , comment un peuple aifé,
mais qui doit fon bien -être à fon induftrie,
changeant la réalité contre l'apparence , le
ruine à l'inftant qu'il veut briller.
Au
lia J. J. ROUSSEAU
Au-refte, il ne faut point fe récrier con-
tre la chimère de ma fuppofition ; je ne la
donne que pour telle, & ne veux que rendre
fenfibles du plus au moins fes fuites inévita-
bles. Otez quelques circonstances , vous re-
trouverez ailleurs d'autres Montagnons, & mu-
tais mutandis, l'exemple a fon application.
Ainsi quand il feroit vrai que les Spec-
tacles ne font pas mauvais en eux-mêmes,
on auroit toujours à chercher s'ils ne le de-
viendroient point à l'égard du peuple auquel
on les deftine. En certains lieux, ils feront
utiles pour attirer les étrangers ; pour augmen-
ter la circulation des efpeces ; pour exciter
les Artiftes; pour varier les modes; pour oc-
cuper les gens trop riches ou afpirant à l'ê-
tre ; pour les rendre moins malfaifans ; pour
diftraire le peuple de fes miferes ; , pour lui
faire oublier fes chefs en voyant ks baladins;
pour maintenir & perfectionner le goût quand
l'honnêteté efl perdue; pour couvrir d'un ver-
nis de procédés la laideur du vice; pour em-
pêcher, en un mot, que les mauvaifes mœurs
ne dégénèrent en brigandage. En d'autres
lieux ,
A M'. D'ALEMBERT. 113
îieux , ils ne ferviroient qu'à détruire l'amour
du travail ; à décourager l'induftrie ; à ruiner
Jes particuliers ; à leur infpirer le goût de
l'oifiveté ; à leur faire chercher les moyens
de fubfifter fans rien faire ; à rendre un peu-
ple inactif & lâche ; à l'empêcher de voir les
objets publics & particuliers dont il doit s'oc-
cuper ; à tourner la fageife en ridicule ; à
fubftituer un jargon de Théâtre à la pratique
des vertus; à mettre toute la morale en mé-
taphyfique; à traveftir les citoyens en beaux
efprits , les mères de famille en Petites-Maî-
trefles , & les filles en amoureufes de Comé-
die. L'effet général fera le même fur tous
les hommes ; mais les hommes ainfi changés
conviendront plus ou moins à leur pays. En
devenant égaux, les mauvais gagneront , les
bons perdront encore davantage ; tous con-
tracteront un caractère de molefîè , un efpric
d'inaction qui ôtera aux uns de grandes ver-
tus, & préfervera les autres de méditer de
grands crimes.
De ces nouvelles réflexions il réfulte une
conféquence directement contraire à celle que
H je
H4 J. J. ROUSSEAU
je tirois des premières; favoir que, quand le
peuple efl corrompu , les Spectacles lui font
bons, & mauvais quand il efl bon lui-même.
Il fembleroit donc que ces deux effets con-
traires devroient s'entredétruire & les Spec-
tacles refter indifférens à tous ; mais il y a
cette différence que , l'effet qui renforce le
bien & le mal, étant tiré de l'efprit des Pie-
ces , efl: fujet comme elles à mille modifica-
tions qui le réduîfent prefque à rien; au -lieu
que celui qui change le bien en mal & le
mal en bien , réfultant de l'exiflence même du
Spectacle, efl un effet confiant, réel, qui re-
vient tous les jours & doit l'emporter à la fin.
Il fuit de -là que, pour juger s'il eil à
propos ou non d'établir un Théâtre en quel-
que Ville , il faut premièrement favoir fi les
mœurs y font bonnes ou mauvaifes; queflion
fur laquelle il ne m'appartient peut-être pas
de prononcer par rapport à nous. Quoiqu'il
en foit, tout ce que je puis accorder là-def-
fus , c'efl qu'il efl vrai que la Comédie ne
nous fera point de mal, fi plus rien ne nous
#n peut faire.
Pour
A Mr. D'ALEMBERT. n5
Pour prévenir les inconvéniens qui peu-
vent naître de l'exemple des Comédiens, vous
voudriez qu'on les forçât d'être honnêtes
gens. Par ce moyen, dites -vous, on auroit
a -la -fois des Spectacles & des mœurs, &
l'on réuniroit les avantages des uns & des au-
tres. Des Spectacles & des mœurs ! Voila
qui formerait vraiment un Spectacle à voir,
d'autant plus que ce ferait la première fois.
Mais quels font les moyens que vous nous
indiquez pour contenir les Comédiens ? Des
loix féveres & bien exécutées. C'efl au
moins avouer qu'ils ont befoin d'être conte-
nus , & que les moyens n'en font pas faci-
les. Des loix féveres ? La première eft de
n'en point fouffrir. Si nous enfreignons cel-
le-là, que deviendra la févérité des autres?
Des loix bien exécutées ? Il s'agit de favoir
fi cela fe peut : car la force des loix a fa
mefure , celle des vices qu'elles répriment a
aufli la fienne. Ce n'efl qu'après avoir com-
paré ces deux quantités & trouvé que la pre-
mière furpalTe l'autre , qu'on peut s'afTurer de
l'exécution des loix. La connoiffance de ces
H 2 rap-
xi6 J. J. ROUSSEAU
rapports fait la véritable fcience du Légifla-
teur : car , s'il ne s'agiffoit que de publier
édits fur édits, réglemens fur réglemens , pour
remédier aux abus, à mefure qu'ils naifTent,
on diroît , fans doute , de fort belles chofes ;
mais qui, pour la plupart, refteroient fans ef-
fet , & ferviroient d'indications de ce qu'il
faudroit faire , plutôt que de moyens pour
l'exécuter. Dans le fond , l'inftitution des
loix n'efl pas une chofe fi merveilleufe,
qu'avec du fens & de l'équité , tout homme
ne pût très bien trouver de lui-même celles
qui, bien obfervées, feroient les plus utiles à
la Société. Où eft le plus petit écolier de
droit qui ne dreflera pas un code d'une mora-
le auiîi pure que celle des loix de Platon ?
Mais ce n'eft pas de cela feul qu'il s'agit.
Ceft d'approprier tellement ce code au Peu-
ple pour lequel il eft fait , & aux chofes fur
lefquelles on y ftatue , que fon exécution
s'enfuive du feul concours de ces convenan-
ces; c'eft d'impofer au Peuple à l'exemple de
Solon, moins les meilleures loix en elles-mê-
mes, que les meilleures qu'il puifTe comporter
dans
A Mr. D'ALEMBERT. 117
dans la fituation donnée. Autrement, il vaut
encore mieux laiffer fubfifter les défordres,
que de les prévenir , ou d'y pourvoir , par
des loix qui ne feront point obfervées : car
fans remédier au mal , c'eit encore avilir les
loix.
Une autre obfervation, non moins impor-
tante, eft que les chofes de mœurs & de juf-
tice univerfelle ne fe règlent pas , comme
celles de juftice particulière & de droit ri-
goureux, par des édits & par des loix ; ou
û quelquefois les loix influent fur les mœurs,
c'eft quand elles en tirent leur force. Alors
elles leur rendent cette même force par une
forte de réaction bien connue des vrais poli-
tiques. La première fonétion des Ephores
de Sparte, en entrant en charge, étoit une
proclamation publique par laquelle ils enjoi-
gnoient aux citoyens , non pas d'obferver les
loix, mais de les aimer, afin que l'obfervation
ne leur en fût point dure. Cette proclama-
tion , qui n'étoit pas un vain formulaire ,
montre parfaitement l'efprit de l'inftitution de
Sparte , par laquelle les lois & les mœurs,
• H 3 inti-
xiS J. J. ROUSSEAU
intimement unies dans les cœurs des ci-
toyens, n'y faifoient , pour ainfi dire , qu'un
même corps. Mais ne nous Hâtons pas de
voir Sparte renaître au fein du commerce &
de l'amour du gain. Si nous avions les mê-
mes maximes , on pourroit établir à Genève
un Speclacle fans aucun rifque : car jamais
citoyen ni bourgeois n'y mettroit le pied.
Par où le gouvernement peut -il donc
avoir prife fur les mœurs ? Je réponds que
c'efl: par l'opinion publique. Si nos habitudes
naifTent de nos propres fentimens dans la re-
traite, elles naiffent de l'opinion d'autrui dans
la Société. Quand on ne vit pas en foi ,
mais dans les autres , ce font leurs jugemens
qui règlent tout ; rien ne paroît bon ni défi-
rable aux particuliers que ce que le public a
jugé tel , & le feul bonheur que la plupart
des hommes connohTent eft d'être eitimés
heureux.
Quant au choix des inltrumens propres
à diriger l'opinion publique ; c'eft une autre
queilion qu'il feroit fuperrlu de réfoudre pour
vous , & que ce n'eft pas ici le lieu de ré-
foudre
A Mr. D'ALEMBERT< n9
foudre pour la multitude. Je me contenterai
de montrer par un exemple fenfible que ces
inflrumens ne font ni des loix ni des peines,
ni nulle efpece de moyens coaclifs. Cet
exemple eft fous vos yeux : je le tire de vo-
tre patrie , c'eft celui du tribunal des Ma-
réchaux de France, établis juges fuprêmes du
point- d'honneur.
De qu o i s'agiflbit-il dans cette inftitution ?
De changer l'opinion publique fur les duels,
fur la réparation des offenfes , & fur les oc-
cafions où un brave homme efl; obligé , fous
peine d'infamie , de tirer raifbn d'un affront
l'épée à la main. Il s'enfuit de là;
Premièrement, que la force n'ayant
aucun pouvoir fur les efprits, il falloit écarter
avec le plus grand foin tout vellige de vio-
lence du Tribunal établi pour opérer ce
changement. Ce mot même de Tribunal étoit
mal imaginé: j'aimerois mieux celui de Cour-
d'honneur. Ses feules armes dévoient être
l'honneur & l'infamie : jamais de récompenfe
utile, jamais de punition corporelle, point de
prifon , point d'arrêts , point de Gardes ar-
H 4 mes.
i2o « J. J. ROUSSEAU
mes. Simplement un Appariteur qui auroit
fait Tes citations en touchant l'accule d'une
baguette blanche , fans qu'il s'enfuivît aucune
autre contrainte pour le faire comparoître.
Il efl: vrai que ne pas comparoître au terme
fixé par devant les Juges de l'honneur, ce-
toit- s'en confeiTer dépourvu , c'e'toit fe con-
damner foi -même. De-là réfultoit naturelle-
ment note d'infamie , dégradation de noblei-
fe, incapacité de ièrvir le Roi dans fes tri-
bunaux, dans fes armées, & autres punitions
de ce genre qui tiennent immédiatement à
l'opinion , ou en font un effet nécelîaire.
Il s'enfuit, en fécond lieu, que, pour dé-
raciner le préjugé public , il falloit des Juges
d'une grande autorité fur la matière en ques-
tion; &, quanta ce point, Tinilituteur entra
parfaitement dans l'efprit de l'établiiTcment :
car, dans une Nation toute guerrière, qui
peut mieux juger des juftes occafions de mon-
trer fon courage & de celles où l'honneur
offenfé demande fatisfaclion , que d'anciens
militaires chargés de titres d'honneur , qui
ont- blanchi fous les lauriers, & prouvé cent
fois
A Mr. D'ALEMBERT. 121
fois au prix de leur fang , qu'ils n'ignorent
pas quand le devoir veut qu'on en répande?
I l fuit , en troifieme lieu , que , rien n'é-
tant plus indépendant du pouvoir fuprême
que le jugement du public , le fouverain de-
voit fe garder , fur toutes chofes , de mêler
fes décidons arbitraires parmi des arrêts ,
faits pour repréfenter ce jugement , &, qui
plus eft, pour le déterminer. Il devoit s'ef-
forcer au-contraire de mettre la Cour -d'hon-
neur au deflus de lui , comme fournis lui-
même à fes décrets refpeclables. Il ne falloit
donc pas commencer par condamner à mort
tous les duélifles indiftin&ement ; ce qui étoit
mettre d'emblée une oppofïtion choquante en-
tre l'honneur & la loi : car la loi même ne
peut obliger perfonne à fe déshonorer. Si
tout le peuple a jugé qu'un homme eft pol-
tron , le Roi , malgré toute fa puiiTance , aura
beau le déclarer brave , perfonne n'en croira
rien ; & cet homme, paffant alors pour un
poltron qui veut être honoré par force, n'en
fera que plus méprifé. Quant à ce que di-
fent les édits , que c'eft ofFenfer Dieu de fe
H 5 bat-
m J- J. ROUSSEAU
battre, c'eft un avis fort pieux fans doute;
mais h loi civile n'eft point juge des péchés ,
&, toutes les fois que l'autorité fouveraine
voudra s'interpofer dans les conflits de l'hon-
neur & de la Religion , elle fera compromi-
fe des deux côtés. Les mêmes édits ne rai-
fonnent pas mieux, quand ils difent qu'au-lieu
de fe battre , il faut s'addrefTer aux Mare-
chaux : condamner ainli le combat fans dif-
tinclion , fans réferve , c'eft commencer par
juger foi -même ce qu'on renvoie à leur ju-
gement. On fait bien qu'il ne leur eft pas
permis d'accorder le duel , même quand
l'honneur outragé n'a plus d'autres reiîburces ;
&, félon les préjugés du monde, il y a beau-
coup de femblables cas: car, quant aux (atis-
factions cérémonieufes , dont on a voulu payer
l'offenfé , ce font de véritables jeux d'en •
fant.
Qu'un homme ait le droit d'accepter une
réparation pour lui-même & de pardonner à
fon ennemi , en ménageant cette maxime
avec art , on la peut fubftituer infenfiblement
au féroce préjugé qu'elle attaque ; mais il n'en
eft
A Mr. D'ALEMBERT. 123
eft pas de même , quand l'honneur de gens
auxquels le nôtre eft lié fe trouve attaqué;
Dès-lors il n'y a plus d'accommodement pof-
fible. Si mon père a reçu un foufflet , fi
ma fœur , ma femme , ou ma maîtreflè eft in-
fultée, conferverai-je mon honneur en faifant
bon marché du leur ? Il n'y a ni Maréchaux ,
ni làtisfa&ion qui fuffifent , il faut que je les
venge ou que je me déshonore; les édits ne
me laiffent que le choix du fupplice ou de
l'infamie. Pour citer un exemple qui fe
rapporte à mon fujet, n'eft-ce pas un concert
bien entendu entre l'efprit de la Scène & ce-
lui des loix , qu'on aille applaudir au Théâtre
ce même Cid qu'on iroit voir pendre à la
Grève?
Ainsi l'on a beau faire ; ni la raifon , ni
la vertu , ni les loix ne vaincront l'opinion
publique , tant qu'on ne trouvera pas l'art de
la changer. Encore une fois , cet art ne
tient point à la violence. Les moyens éta-
blis ne ferviroient , s'ils étoient pratiqués 9
qu'à punir ks braves gens & fauver les lâ-
ches ; mais heureufement ils font trop abfur-
des
124 J- J. ROUSSEAU
des pour pouvoir être employés, & n'ont
fervi qu'à faire changer de nom aux duels.
Comment falloit-il donc s'y prendre? Il fal-
loit, ce me femble, foumettre abfolumenc les
combats particuliers à la juridiction des Ma-
réchaux , foit pour les juger , foit pour les
prévenir , foit même pour les permettre.
Non feulement il falloit leur laiffer le droit
d'accorder le champ quand ils le jugeroient
à propos ; mais il étoit important qu'ils ufaf-
fent quelquefois de ce droit , ne fut - ce que
pour ôter au public une idée alfés difficile à
détruire & qui feule annulle toute leur autori-
té, favoir que , dans les affaires qui palTent
par devant eux , ils jugent moins fur leur
propre fentiment que fur la volonté du Prin-
ce. Alors il n'y avoit point de honte à leur
demander le combat dans une occafion nécef-
faire; il n'y en avoit pas même à s'en abfte-
nir , quand les raifons de l'accorder n'étoient
pas jugées fuffifantes ,* mais il y en aura tou-
jours à leur dire : je fuis offenfé , faites en
forte que je fois difpenfé de me battre.
Par ce moyen , tous les appels fecrets
fe«
A Mr. D'ALEMBERT. 125
fèroient infailliblement tombés dans le décri,
quand , l'honneur offenfé pouvant fe deffendre
& le courage fe montrer au champ d'hon*
neur, on eut très juftement fufpeélé ceux
qui fe fèroient cachés pour fe battre , &
quand ceux que la Cour -d'honneur eut jugé
s'être mal (n) battus, fèroient, en qualité de
vils aflàffins, reftés fournis aux tribunaux cri-
minels. Je conviens que plufleurs duels n'é-
tant jugés qu'après coup , & d'autres même
étant folemnellement autorifés , il en auroic
d'abord coûté la vie à quelques braves gens;
mais c'eut été pour la fauver dans la fuite à
des infinités d'autres, au-lieu que, du fang qui
fe verfe malgré les édits , naît une raifon d'en
verfer davantage.
Que feroit-il arrivé dans la fuite? A me-
fure que la Cour -d'honneur auroit acquis de
l'autorité fur l'opinion du peuple, par la fa-
gefTe
(n) Mal, c'eft - à - dire , non feulement en lâche
& avec fraude , mais injuftement & fans raifon fuf-
fïfante ; ce qui fe fut naturellement préfumé de
toute affaire non portée au tribunal.
126 J. J. ROUSSEAU
gefle & Je poids de tes décidons , elle ferou
devenue peu - à - peu plus févere , jufqu'à ce
que les occasions légitimes fe réduifant tout à
fait à rien , le point d'honneur eut changé de
principes, & que les duels fuflènt entièrement
abolis. On n'a pas eu tous ces embarras à la
vérité , mais aufîî l'on a fait un établiffement
inutile. Si les duels aujourd'hui font plus
rares, ce n'eft pas qu'ils foient méprifés ni
punis ; c'eft parce que les mœurs ont chan-
gé (o): & la preuve que ce changement
vient de caufes toutes différentes auxquelles
le gouvernement n'a point de part, la preuve
que
(o) Autrefois les hommes prenoient querelle au
cabaret; on les a dégoûtés de ce plaifir groflier
en leur faifant bon marché des autres. Autrefois i!s
s'égorgeoient pour une maîtrefle; en vivant plus
familièrement avec les femmes, ils ont trouvé que
ce n'étoit pas la peine de fe battre pour elles.
L'ivreffe & l'amour ôtés , il refte peu d'importans
fujets de difpute. Dans le monde on ne fe bat
plus que pour le jeu. Les Militaires ne fe bat-
Sent plus que pour des paflfe- droits, ou pour n'ê-
tre pas forcés de quitter le fervice. Dans ce fiecle
éclairé chacun fait calculer , à un écu près , ce
que valent fon honneur & fa vie.
A Mr. D'ALEMBERT. 127
que l'opinion publique n'a nullement changé
fur ce point, c'eft qu'après tant de foins mal
entendus, tout Gentilhomme qui ne tire pas
raifon d'un affront , l'épée à la main, n'eft
pas moins déshonoré qu'auparavanr.
Une quatrième conféquence de l'objet du
même établiflèment, eft que, nul homme ne
pouvant vivre civilement fans honneur, tous
les états où l'on porte une épée, depuis le
Prince jufqu'au Soldat , & tous les états même
où l'on n'en porte point, doivent reflbrtir à
cette Cour - d'honneur ; les uns , pour rendre
compte de leur conduite & de leurs actions ;
les autres, de leurs difcours & de leurs maxi-
mes : tous également fujets à être honorés ou
flétris félon la conformité ou l'oppofition de
leur vie ou de leurs fentimens aux principes
de l'honneur établis dans la Nation & , réfor-
més infenfiblement par le Tribunal, fur ceux
de la juftice & de la raifon. Borner cette
compétence aux nobles & aux militaires,
c'eft couper les rejetions & laiffer la racine:
car fi le point d'honneur fait agir la No-
bleffe, il fait parler le peuple j les uns ne fe
battent
128 J. J. ROUSSEAU
battent que par ce que les autres les jugent,
& pour changer les actions dont l'eftime pu-
blique eft l'objet , il faut auparavant changer
les jugemens qu'on en porte. Je fuis con-
vaincu qu'on ne viendra jamais à bout d'opé-
rer ces changemens fans y faire intervenir
les femmes mêmes, de qui dépend en grande
partie la manière de penfer des hommes.
De ce principe il fuit encore que le tribu-
nal doit être plus ou moins redouté dans les
diverfes conditions , à proportion qu'elles ont
plus ou moins d'honneur à perdre, félon les
idées vulgaires qu'il faut toujours prendre ici
pour règles. Si l'établiiTement eft bien fait,
les Grands & les Princes doivent trembler au
feul nom de la Cour- d'honneur. Il auroic
fallu qu'en l'inftituant on y eût porté tous les
démêlés perfonnels , exiflans alors entre les pre-
miers du Royaume ; que le Tribunal les eût
jugés définitivement autant qu'ils pouvoient
l'être par les feules loix de l'honneur ; que
ces jugemens eulTent été féveres ; qu'il y eût
eu des ceflions de pas & de rang , perfon-
nelles & indépendantes du droit des places,
des
A M'. D'ALEMBERT. 129
des interdictions du port des armes ou de
paroître devant la face du Prince , ou d'au-
tres punitions femblables, nulles par elles-mê-
mes, grieves par l'opinion, jufqu'à l'infamie
inclufivement qu'on auroit pu regarder com-
me la peine capitale décernée par la Cour-
d'honneur ; que toutes ces peines euflênt eii
par le concours de l'autorité fuprême les mê-
mes effets qu'a naturellement le jugement pu-
blic quand la force n'annulle point fes déci-
fions; que le tribunal n'eut point ftatué fur
des bagatelles , mais qu'il n'eut jamais rien
fait à demi ,• que le Roi même y eut été
cité, quand il jetta fa canne par la fenêtre,
de peur , dit-il , de frapper un Gentilhom •
me (p); qu'il eut comparu en aceufé avec fi
partie; qu'il eut été jugé folemnellement,
condamné à faire réparation au Gentilhomme,
pour l'affront indirect qu'il lui avoit fait; (!-■:
que le Tribunal lui eut en même tems décer-
né un prix d'honneur, pour la modération du
Mo-
(p) M. de Lauzun. Voila, félon moi, cks
coups de canne bien noblement appliqués.
I
130 J. J. ROUSSEA U
Monarque dans la colère. Ce prix, qui de-
voit être un ligne très fimple, mais vifible,
porté par le Roi durant toute fa vie, lui eut
été, ce me femble, un ornement plus hono-
rable que ceux de la royauté , & je ne doute
pas qu'il ne fut devenu le fujet des chants de
, plus d'un Poé'te. Il eft certain que, quant à
l'honneur , les Rois eux • mêmes font fournis
plus que perlbnne au jugement du public, &
peuvent , par conféquent , fans s'abbaifTer,
comparoître au tribunal qui le repréfcnte.
Louis XIV étoit digne de faire de ces cho-
fes - là , & je crois qu'il les eût faites , fi quel-
qu'un les lui eut fuggérées.
Avec toutes ces précautions & d'autres
femblables, il eft fort douteux qu'on eût réuf-
fi: parce qu'une pareille inftitution eft entiè-
rement contraire à l'efprit de la Monarchie;
mais il eft très fur que pour les avoir négli-
gées, pour avoir voulu mêler la force & les
loix dans des matières de préjugés & chan-
ger le point- d'honneur par la violence, on a
compromis l'autorité royale & rendu mé-
prifables des loix qui paflbient leur pouvoir.
Ce-
A M'. D'ALEMBERT. 131
Cependant en quoi confiftoit ce pré-
jugé qu'il s'agiffoit de détruire ? Dans l'opi-
nion la plus extravagante & la plus barbare
qui jamais entra dans l'efprit humain, favoir,
que tous les devoirs de la Société font fup-
pléés par la bravoure ; qu'un homme n'eft
plus fourbe , fripon , calomniateur , qu'il eft
civil, humain, poli, quand il fait fe battre;
que le menfonge fe change en vérité, que le
vol devient légitime, la perfidie honnête, l'in-
fidélité louable, fi-tôt qu'on foutient tout cela
le fer à la main ; qu'un affront eft toujours
bien réparé par un coup d'épée ; & qu'on n'a
jamais tort avec un homme, pourvu qu'on le
tue. Il y a , je l'avoue , une autre forte
d'affaire où la gentillette fe mêle à la cruauté,
& où l'on ne tue les gens que par hazard;
c'eft celle où l'on fe bat au premier fang.
Au premier fang ! Grand Dieu ! Et qu'en
veux- tu faire de ce fang , Bête féroce! Le
veux-tu boire ? Le moyen de fonger à ces
horreurs fins émotion ? Tels font les préju-
gés que les Rois de France, armés de toute
la force publique, ont vainement attaqués.
I 2 L'o-
i32 J. J. ROUSSEAU
L'opinion, reine du monde, n'eft point fou-
mife au pouvoir des Rois; ils font eux-mê-
mes fes premiers efclaves.
Je finis cette longue digrefiïon, qui mal-
heureufement ne fera pas la dernière; & de
cet exemple, trop brillant peut-être, fi parva
Jicet componert magnis , je reviens à des ap-
plications plus fimples. Un des infaillibles
effets d'un Théâtre établi dans une aufïï pe-
tite ville que la nôtre, fera de changer nos
maximes , ou fi l'on veut , nos préjugés &
nos opinions publiques ; ce qui changera né-
celfairement nos moeurs contre d'autres, meil-
leures ou pires , je n'en dis rien encore,
mais furement moins convenables à notre con-
ftitution. Je demande , Monfieur , par quel-
les loix efficaces vous remédierez à cela? Si
!e gouvernement peut beaucoup fur les mœurs,
c'eft feulement par fon inftitution primitive:
quand une fois il les a déterminées, non feu-
lement il n'a plus le pouvoir de les changer ,
à moins qu'il ne change, il a même bien de
la peine à les maintenir contre les accidens
inévitables qui les attaquent , & contre la
pente
A Mr. D'ALEMBERT. 133
pente naturelle qui Jes altère. Les opinions
publiques , quoique û difficiles à gouverner,
font pourtant par elles-mêmes très mobiles &
changeantes. Le hazard, mille caufes fortui-
tes, mille circonftances imprévues font ce que
la force & la raifon ne fauroient faire 5 ou
plutôt, c'eft précifément parce que le hazard
les dirige , que la force n'y peut rien : com-
me les dés qui partent de la main, quelque
impulfion qu'on leur donne, n'en amènent pas
plus aifément le point qu'on defire.
Tout ce que la fageflè humaine peut fai-
re, eft de prévenir les changemens, d'arrê-
ter de loin tout ce qui les amené; mais fi -tôt
qu'on les fouffre & qu'on les autorife, on efl
rarement maître de leurs effets , & l'on ne
peut jamais fe répondre de l'être. Comment
donc préviendrons - nous ceux dont nous au-
rons volontairement introduit la caufe ? A l'i-
mitation de l'établifTement dont je viens de
parler, nous propoferez - vous d'inftituer des
Cenfeurs? Nous en avons déjà (q); & fi
toute
(q) Le Confiftoire, & la chambre de la R^
forme. I 3
i34 J. J. ROUSSEAU
toute la force de ce tribunal fuffit à peine
pour nous maintenir tels que nous fommes;
quand nous aurons ajouté une nouvelle incli-
naifcn à la pente des mœurs, que fera- 1 -il
pour arrêter ce progrès? Il eft clair qu'il n'y
pourra plus fuffire. La première marque de
fon impuifTance à prévenir les abus de la
Comédie , fera de la laifler établir. Car il
eft aifé de prévoir que ces deux établiflèmens
ne fauroient fubfifter long-tems enfemble , &
que la Comédie tournera les Cenfeurs en ri-
dicule, ou que les Cenfeurs feront chaffer les
Comédiens.
Mais il ne s'agit pas feulement ici de l'in-
fuflifance des loix pour réprimer de mauvai-
fes mœurs , en Iaiflânt fubfi fier leur caufe.
On trouvera , je le prévois , que , l'efprit rem-
pli des abus qu'engendre néceffaircment le
Théâtre , & de l'impoflibilité générale de
prévenir ces abus , je ne réponds pas affés
précifément à l'expédient propofé , qui eft
d'avoir des Comédiens honnêtes-gens, c'eft-à-
dire, de les rendre tels. Au fond cette dis-
cuhion particulière n'eft plus fort néceilaire:
tout
A Mr. D'ALEMBERT. 135
tout ce que j'ai dit jufqu'ici des effets de la
Comédie , étant indépendant des mœurs des
Comédiens, n'en auroit pas moins lieu, quand
ils auroient bien profité des leçons que vous
nous exhortez à leur donner , & qu'ils de-
viendraient par nos foins autant de modèles
de vertu. Cependant par égard au fentiment
de ceux de mes compatriotes qui ne voient
d'autre danger dans la Comédie que le mau-
vais exemple des Comédiens, je veux bien
rechercher encore , fi , même dans leur fup-
pofition , cet expédient eft praticable avec
quelque efpoir de fuccès , & s'il doit fuffire
pour les tranquillifer.
En commençant par obferver les faits
avant de raifonner fur les caufes , je vois en
général que l'état de Comédien eft un état de
licence & de mauvaifes mœurs ; que les hom-
mes y font livrés au défordre; que les fem-
mes y mènent une vie fcandaleufe; que les
uns & les autres, avares & prodigues tout à
la fois , toujours accablés de dettes & tou-
jours verfant l'argent à pleines mains, font
aufïl peu retenus fur leurs dilîipations, que
I 4 peu
136 J. J. ROUSSEAU
peu fcrupuleux fur les moyens d'y pourvoir.
Je vois encore que, par tout pays, leur pro-
feiïîon eft déshonorante, que ceux qui l'exer-
cent , excommuniés ou non, font par-touc
raéprifés (r), & qu'à Paris même, où ils
ont plus de confidération & une meilleure
conduite que par- tout ailleurs, un Bourgeois
craindroit de fréquenter ces mêmes Comédiens
qu'on voit tous les jours à la table des Grands.
Une troifieme obfervation, non moins impor-
tante, efl que ce dédain eft plus fort par-touc
où les mœurs font plus pures , & qu'il y a
des pays d'innocence & de fi mplicité où le
métier de Comédien eft prefque en horreur.
Voila des faits incontcdables. Vous me direz
qu'il n'en réfulte que des préjugés. J'en con-
viens: mais ces préjugés étant univerfels, il
faut
(r) Si les Anglais ont inhumé la célèbre Old-
field à côté de leurs Rois, ce n'étoit pas fon mé-
tier , mais fon talent qu'ils vouloient honorer.
Chés eux les grands talens annobliflent dans les
moindres états; les petits aviliiTent dans les plus
illuftres. Et quant à la profeffion des Comédiens,
les mauvais & les médiocres font méprifés à Lon-
dres, autant ou plus que par -tout ailleurs.
A Mr. D'ALEMBERT. I37
faut leur chercher une caufe nniverfelle , &
je ne vois pas qu'on la puifle trouver ail-
leurs que dans la profeflion même à laquelle
ils fe rapportent. A cela vous répondez que
les Comédiens ne fe rendent méprifables que
parce qu'on les méprife; mais pourquoi les
eut -on méprifés s'ils n'euffent été méprifa-
bles? Pourquoi penferoit-on plus mal de leur
état que des autres, s'il n'a voit rien qui l'en
diftingât? Voila ce qu'il faudroit examiner,
peut -être, avant de les juftifier aux dépens
du public.
Je pourrois imputer ces préjugés aux dé-
clamations des Prêtres , fi je ne les trouvois
établis chez les Romains avant la naiffance
du Chriftianifme , & , non feulement courans
vaguement dans l'efprit du peuple , mais au-
torifés par des loix expreifes qui déclaroient
les A6leurs infâmes , leur ôtoient le titre <Sc
les droits de Citoyens Romains, & mettaient
les Actrices au rang des proftituées. Ici tou-
te autre raifon manque, hors celle qui fe ti-
re de la nature de la chofe. Les Prêtres
payens & Iqs dévots , plus favorables que
I 5 con-
138 J. J. ROUSSEAU
contraires à des Spe&acles qui faifoient partie
des jeux confacrés à la Religion ( s ) , n'a-
voient aucun intérêt à les décrier , & ne les
décrioient pas en effet. Cependant, on pou-
voit dès-lors fe récrier, comme vous faites,
fur l'inconféquence de déshonorer des gens
qu'on protège , qu'on paie , qu'on penlionne ;
ce qui , à vrai dire , ne me paroît pas fi
étrange qu'à vous: car il eft à propos quel-
quefois que l'Etat encourage & protège des
profefîions déshonorantes, mais utiles, fans
que ceux qui les exercent en doivent être plus
confidérés pour cela.
J'ai lu quelque part que ces flétrifTures
ctoient moins impofées à de vrais Comédiens
qu'à des Hiftrions & Farceurs qui fouilloienc
leurs jeux d'indécence & d'obfcénités ; mais
cette diftin&ion eft infoutenable: car les mots
de Comédien & d'Hiftrion étoient parfaite-
ment
(s) Tite Iive dit que les jeux fcéniques furent
introduits à Rome l'an 390. à l'occafion d'une
pelle qu'il s.'agilïbit d'y faire ceffer. Aujourd'hui
l'on fermeroit les Théâtres pour le même fujet &
Mûrement cela feroit plus raifonniible.
A Mr. D'A L E M B E R T. 139
ment fynonimes , & n'avoient d'autre diffé-
rence , finon que l'un étoit Grec & l'autre
Etrufque. Ciceron, dans le livre de l'Orateur,
appelle Hiftrions les deux plus grands Acteurs
qu'ait jamais eu Rome , Efope & Rofcius ;
dans fon plaidoyé pour ce dernier , il plaint
un fi honnête - homme d'exercer un métier fi
peu honnête. Loin de diftinguer entre les Co-
médiens , Hiflrions & Farceurs , ni entre les
A6teurs des Tragédies & ceux des Comé-
dies , la loi couvre indiflinclement du même
opprobre tous ceux qui montent fur le Théâ-
tre. Onifquis in Scenam prodiefit, ait Prœtor,
infamis efi. Il efl vrai , feulement , que cet
opprobre tomboit moins fur la repréfentation
même , que fur l'état où l'on en faifoit mé-
tier : puifque la Jeuneflè de Rome repréfen-
toit publiquement, à la fin des grandes Pie-
ces , les Attellanes ou Exodes, fans déshon-
neur. A cela près , on voit dans mille en-
droits que tous les Comédiens indifféremment
étoient efclaves, & traités comme tels, quand
le public n'étoit pas content d'eux.
Je ne fâche qu'un fcul Peuple qui n'ait
pas
HO J. J. ROUSSEAU
pas eu là-deflus les maximes de tous les au-
tres, ce font les Grecs. Il efl certain que,
chés eux, la profeffion du Théâtre étoit ii
peu déshonnête que la Grèce fournit des
exemples d'Acteurs chargés de certaines fonc-
tions publiques , foit dans l'Etat , foit en Am-
baffades. Mais on pourroit trouver aifément
les raifons de cette exception. i°. La Tra-
gédie ayant été inventée chés les Grecs,
aufîi bien que la Comédie , ils ne pouvoient
jetter d'avance une impreiîion de mépris fur
un état dont on ne connoiiToit pas encore
les effets; &, quand on commença de les
connoître, l'opinion publique avoit déjà pris
fbn pli. 2°. Comme la Tragédie avoit quel-
que chofe de facré dans fon origine, d'abord
lès Acteurs furent plutôt regardés comme des
Prêtres que comme des Baladins. 30. Tous
les fujets des Pièces n'étant tirés que des an-
tiquités nationales dont les Grecs étoient
idolâtres , ils voy oient dans ces mêmes Ac-
teurs , moins des gens qui jouoient des fa-
bles , que des Citoyens inftruits qui repré-
fentoient aux. yeux de leurs compatriotes l'hif-
toire
A Mr. D'ALEMBERT. 141
toire de leur pays. 40. Ce Peuple , enthou-
fiafte de fa liberté jufqu'à croire que les
Grecs e'toient les feuls hommes libres par na-
ture , fe rappelloit avec un vif fentiment de
plaifir fes anciens malheurs & les crimes de
fes Maîtres. Ces grands tableaux l'inftrui-
foient fans cefîè, & il ne pouvoit fe défen-
dre d'un peu de refpect pour les organes de
cette inftruction. 50. La Tragédie n'étant
d'abord jouée que par des hommes , on ne
voyoit point, fur leur Théâtre, ce mélange
fcandaleux d'hommes & de femmes qui fait
des nôtres autant d'écoles de mauvaifes
mœurs. (5°. Enfin leurs Spectacles n'avoient
rien de la mefquinerie de ceux d'aujourd'hui.
Leurs Théâtres n'étoient point élevés par
l'intérêt & par l'avarice ; ils n'étoient point
renfermés dans d'obfcures prifons ; leurs Ac-
teurs n'avoient pas befoin de mettre à con-
tribution les Spectateurs , ni de compter du
coin de l'œil les gens qu'ils voyoient paffer
la porte, pour être fûrs de leur fouper.
Ces grands & fuperbes Spectacles donnés
fous le Ciel , à la face de toute une nation ,
n'of-
142 J. J. ROUSSEAU
n'offroient de toutes parts que des combats,
des victoires , des prix , des objets capables
d'infpirer aux Grecs une ardente émulation ,
& d'échauffer leurs cœurs de fentimens
d'honneur & de gloire. C'efl au milieu de
cet impofant appareil , û propre à élever &
remuer l'ame , que les Acteurs , animés du
même zèle, partageoient , félon leurs talens,
les honneurs rendus aux vainqueurs des jeux,
fouvent aux premiers hommes de la nation.
Je ne fuis pas furpris que , loin de les avilir ,
jeur métier , exercé de cette manière , leur
donnât cette fierté de courage & ce noble
défintéreffement qui fembloit quelquefois éle-
ver l'Acteur à fon perfonnage. Avec tout
cela, jamais la Grèce, excepté Sparte, ne fut
citée en exemple de bonnes mœurs ; & Spar-
te , qui ne fouffroit point de Théâtre , n'a-
voit garde d'honorer ceux qui s'y mon-
trent.
Revenons aux Romains qui, loin de
fuivre à cet égard l'exemple des Grecs , en
donnèrent un tout contraire. Quand leurs
loix déclaroient les Comédiens infâmes, étoit-
co
A Mr. D'ALEMBERT. 143
ce dans le deffein d'en déshonorer la profef-
fion? Quelle eut été l'utilité d'une difpofition
fi cruelle? Elles ne la déshonoroient point,
elles rendoient feulement authentique le dés-
honneur qui en eft inféparable: car jamais les
bonnes loix ne changent la nature des cho-
fes, elles ne font que la fuivre, & celles-là
feules font obfervées. Il ne s'agit donc pas
de crier d'abord contre les préjugés ; mais de
favoir premièrement fi ce ne font que des
préjugés; fi la profeffion de Comédien n'eft
point, en effet, déshonorante en elle-même:
car , fi par malheur elle l'eft , nous aurons
beau ftatuer qu'elle ne l'eft pas , au - lieu de
la réhabiliter , nous ne ferons que nous avilir
nous - mêmes.
Qu'e s t - c e que le talent du Comédien ?
L'art de fe contrefaire , de revêtir un autre
caractère que le fien, de paroître différent de
ce qu'on eft, de fe pafîionner de fang-froid,
de dire autre chofe que ce qu'on penfe aufïi
naturellement que fi l'on le penfoit réelle-
ment, & d'oublier enfin fa propre place à
force de prendre celle d'autrui. Qu'eft-ce
que
144 J- J ROUSSEAU
que. la profeflion du Comédien ? Un métier
par lequel il fe donne en repréfentation pour
de l'argent, fe foumet à l'ignominie & aux
affronts qu'on achette le droit de lui faire,
& met publiquement fa perfonne en vente.
J'adjure tout homme fincere de dire s'il ne
fent pas au fond de fon arae qu'il y a dans
ce trafic de foi -même quelque chofe de fer<-
vile & de bas. Vous autres philofophes , qui
vous prétendez fi fort au defTus des préju-
gés , ne mourriez- vous pas tous de honte fi,
lâchement traveftis en Rois, il vous falloit
aller faire aux yeux du public un rôle diffé-
rent du vôtre , & expofer vos Maj elles aux
huées de la populace ? Quel eft donc , au
fond , l'efprit que le Comédien reçoit de fon
état ? Un mélange de baffciTe , de fauffeté ,
de ridicule orgueil, & d'indigne avililTement,
qui le rend propre à toutes fortes de perfon-
nages , hors le plus noble de tous , celui
d'homme qu'il abandonne.
Je fais que le jeu du Comédien n'eft pas
celui d'un fourbe qui veut en impofer , qu'il
ne précend pas qu'on le prenne en effet
pour
A Mr. D'ALEMBERT. j4S
pour la perfonne qu'il repréfente , ni qu'on
le croie affecté des paffions qu'il imite , &
qu'en donnant cette imitation pour ce qu'elle
effc , il la rend tout à fait innocente. Aufïî
ne l'accufé-je pas d'être précifément un trom-
peur , mais de cultiver pour tout métier le
talent de tromper Jes hommes , & de s'exer-
cer à des habitudes qui , ne pouvant être in-
nocentes qu'au Théâtre, ne fervent par -tout
ailleurs qu'à mal faire. Ces hommes fi bien
parés , fi bien exercés au ton de la galante-
rie & aux accens de la paflion , n'abuferont-
ils jamais de cet art pour féduire de jeunes
perfonnes ? Ces valets filous, fi fubtils de la
langue & de la main fur la Scène , dans les
befoins d'un métier plus dilpendieux que lu-
cratif, n'auront -ils jamais de diffractions
utiles ? Ne prendront -ils jamais la bourfè
d'un fils prodigue ou d'un père avare pour
celle de Léandre ou d'Argan ? Par - tout la
tentation de mal faire augmente avec la faci-
lité; & il faut que les Comédiens foient plus
vertueux que les autres hommes, s'ils ne font
pas plus corrompus.
K L'O-
145 J. J. ROUSSEAU
L'Orateur, le Prédicateur, pourra-t-on
me dire encore , paient de leur perfonne
ainfi que le Comédien. La différence eft
très grande. Quand l'Orateur fe montre,
c'eft pour parler & non pour fe donner en
fpectacle : il ne repréfente que lui - même , il
ne fait que fon propre rôle, ne parle qu'en
fon propre nom, ne dit ou ne doit dire que
ce qu'il penfe; l'homme & le perfonnage
étant le même être , il eft à fa place; il eft
dans le cas de tout autre Citoyen qui rem-
plit les fonctions de fon état. Mais un Co-
médien fur la Scène , étalant d'autres fenti-
mens que les liens , ne difant que ce qu'on
lui fait dire, repréfentant fouvent un être chi-
mérique , s'anéantit , pour ainfi dire , s'annule
avec fon héros ; & dans cet oubli de l'hom-
me , s'il en refte quelque chofe , c'eft pour
être le jouet des Speclatenrs. Que dirai -je
de ceux qui femblent avoir peur de valoir
trop par eux-mêmes, & fe dégradent jufqu'â
repréfenter des perfbnnages auxquels ils fe-
roient bien fâchés de refTembler ? C'eft un
grand mal, fans doute, de voir tant de fcé-
lérats
A Mr. D'ALEMBERT. i47
lérats dans le monde faire des rôles d'honnê-
tes-gens; mais y a-t-il rien de plus odieux >
de plus choquant, de plus lâche , qu'un hon-
nête homme à la Comédie faifant le rôle
d'un fcélérat , & déployant tout fon talenï
pour faire valoir de criminelles maximes,
dont lui - même eft pénétré d'horreur ?
Si l'on ne voit en tout ceci qu'une profef-
fion peu honnête , on doit voir encore une
fource de mauvaifes mœurs dans le défordre
des Aclrices , qui force & entraîne celui des
A&eurs. Mais pourquoi ce défordre eft -il
inévitable ? Ah , pourquoi ! Dans tout autre
tems on n'auroit pas befoin de le demander;
mais dans ce fiecle où régnent fi fièrement
les préjugés & l'erreur fous le nom de phi-
lofophie , les hommes, abrutis par leur vain
favoir , ont fermé leur efprit à la voix de la
raifbn, & leur cœur à celle de la nature.
Dans tout état , dans tout pays , dans
toute condition, les deux fexes ont entr'eux
une liaifon fi forte & fi naturelle que les
mœurs de l'un décident toujours de celles de
l'autre. Non que ces mœurs foient toujours
K 2 les
148 J. J- ROUSSEAU
les mêmes , mais elles ont toujours le même
degré de bonté, modifié dans chaque fexe par
les penchans qui lui font propres. Les An-
gloifes font douces & timides. Les Anglois
font durs & féroces. D'où vient cette appa-
rente oppofition ? De ce que le caractère de
chaque fexe eft ainfi renforcé , & que c'eft
aufli le caractère nationnal de porter tout à
l'extrême. A cela près , tout eft femblable.
Les deux fexes aiment à vivre à part ; tous
deux font cas des plaifirs de la table ; tous
deux fe raflèmblent pour boire après le repas,
les hommes du vin, les femmes du thé;
tous deux fe livrent au jeu fans fureur &
s'en font un métier plutôt qu'une paillon;
tous deux ont un grand refpect pour les cho-
fes honnêtes ; tous deux aiment la patrie &
les loix ; tous deux honorent la foi conjuga.
le, &, s'ils la violent, ils ne fe font point un
honneur de la violer ; la paix domeftique plait
à tous deux; tous deux font filencieux & ta-
citurnes; tous deux difficiles à émouvoir; tous
deux emportés dans leurs pallions; pour tous
deux l'amour eft terrible & tragique, il déci-
de
A Mr. D'ALEMBERT. 149
de du fort de leurs jours , il ne s'agit pas de
moins , dit Murait , que d'y laifTer la raifon
ou la vie ; enfin tous deux fe plaifent à la
campagne , & les Dames Angloifes errent
auffi volontiers, dans leurs parcs folitaires,
qu'elles vont fe montrer à Vauxhall. De ce
goût commun pour la folitude , naît auffi ce-
lui des lectures contemplatives & des Romans
dont l'Angleterre effc inondée (t). Ainfî
tous deux, plus recueillis avec eux-mêmes, fe
livrent moins à des imitations frivoles, pren-
nent mieux le goût des vrais plaifirs de la
vie , & fongent moins à paraître heureux
qu'à l'être.
J'ai cité ks Anglois par préférence, par-
ce qu'ils font, de toutes les nations du mon-
de, celle où les mœurs des deux fexes paroif-
fent d'abord le plus contraires. De leur rap-
port dans ce pays -là nous pouvons conclurre
pour ks autres. Toute la différence confjfte
en
(t) Ils y font, comme les hommes , fublimes
ou déteftables. On n'a jamais fait encore en quel-
que langue que ce foit, de Roman égal à ClariJJ'ci
ni même approchant.
K ?
i5o J. J. ROUSSEAU
en ce que la vie des femmes eft un dévelop-
pement continuel de leurs mœurs , au - lieu
que celle des hommes s'effacant davantage
dans l'uniformité des affaires, il faut attendre
pour en juger , de les voir dans les plailirs.
Voulez- vous donc connoître les hommes?
Etudiez les femmes. Cette maxime eft géné-
rale , & jufques-là tout le monde fera d'ac-
cord avec moi. Mais fi j'ajoute qu'il n'y a
point de bonnes mœurs pour les femmes hors
d'une vie retirée & domeftique; fi je dis que
les paifibles foins de la famille & du ménage
font leur partage , que la dignité de leur fe-
xe efl; dans fa modeftie , que la honte & la,
pudeur font en elles inféparables de l'honnê-
teté, que rechercher les regards des hommes
e'eft déjà s'en lauTer corrompre, & que toute
femme qui fe montre fe déshonore : à fin-
fiant va s'élever contre moi cette philofophie
çl'un jour qui naît & meurt dans le coin d'u-
ne grande ville , & veut étouffer de là le
cri de la Nature & la voix unanime du gen-
re humain.
Préjugés populaires! me crie- 1- on. Petites
erreurs
A Mr. D'ALEMBERT. 151
erreurs de l'enfance ! Tromperie des loix & de
leducation ! La pudeur n'eft rien. Elle n'eft
qu'une invention des loix fociales pour mettre
à couvert les droits des pères & des époux,
& maintenir quelque ordre dans les familles.
Pourquoi rougirions-nous des befoins que nous
donna la Nature"? Pourquoi trouverions -nous
un motif de honte dans un acte auffi indiffé-
rent en foi, & auffi utile dans fes effets que
celui qui concourt à perpétuer l'efpece ? Pour-
quoi, les defirs étant égaux des deux parts,
les démonflrations en feraient elles différen-
tes ? Pourquoi l'un des fexes fe refuferoit - il
plus que l'autre aux penchans qui leur font
communs? Pourquoi l'homme auroit-il fur ce
point d'autres loix que les animaux?
Ces pourquoi, dit le Dieu, 11c finiraient jamais.
Mais ce n'eft pas à l'homme , c'eft a fort
Auteur qu'il les faut addreffer. N'eft -il pas
plaifant qu'il faille dire pourquoi j'ai honte
d'un fentiment naturel , fi cette honte ne
m'eft pas moins naturelle que ce fentiment
même? Autanc vaudrait me demander auffi
K 4 pour-
i5s J. J. ROUSSEAU
pourquoi j'ai ce fentiment. Eft-ce à moi de
rendre compte de ce qu'a fait la Nature? Par
cette manière de raifonner , ceux qui ne
voient pas pourquoi l'homme eft exiftant,
devraient nier qu'il exifte.
J'ai peur que ces grands fcrutateurs des
confeils de Dieu n'aient un peu légèrement
pefé Tes raifons. Moi qui ne me pique pas
de les -connoître, j'en crois voir qui leur ont
échappé. Quoiqu'ils en difent , ia honte qui
voile aux yeux d'autrui les plaifirs de l'amour %
elt quelque chofe. Elle eft la fauvegarde
commune que la Nature a donnée aux deux
fexes , dans un état de fbiblefTe & d'oubli
d'eux-mêmes qui les livre à la merci du pre-
mier venu ; c'eft ainfi qu'elle couvre leur fom-
meil des ombres de la nuit , afin que durant
ce tems de ténèbres ils foient moins cxpofés
aux attaques les uns des autres ; c'eft ainli
qu'elle fait chercher à tout animal fouffrant la
retraite & les lieux déferts , afin qu'il fouffre
& meure en paix, hors des atteintes qu'il ne
peut plus repoufkr.
A l'égard de la pudeur du fexe en parti-
eu-
A Mr. D'ALEMBERT. 153
ailier, quelle arme plus douce eut pu donner
cette même Nature à celui qu'elle deftinoit à
fe défendre ? Les ddïrs font égaux ! Qu'eft-
ce à dire? Y a-t-il de part & d'autre mêmes
facultés de les fatisfaire ? Que deviendrait
l'efpece humaine, fi l'ordre de l'attaque & de
la défenfe étoit changé ? L'aflaillant choifl-
roit au hazard des tems où la victoire feroit
impoflîble; l'afTailli feroit laifTé en paix, quand
il auroit befoin de fe rendre , & pourfuivi
fans relâche , quand il feroit trop foible pour
fuccomber ; enfin le pouvoir & la volonté
toujours en difcorde ne lahTant jamais parta-
ger les defirs , l'amour ne feroit plus le fou-
tien de la Nature , il en feroit le deilructeur
& le fléau.
Si les deux fexes avoient également fait &
reçu les avances , la vaine importunité n'eut
point été fauvée ; des feux toujours languis-
fans dans une ennuyeufe liberté ne fe fuiTent
jamais irrités, le plus doux de tous les fenti-
mens eut à peine effleuré le cœur humain , &
fon objet eut été mal rempli. L'obftacle ap-
parent qui femble éloigner cet objet , eft. au
K 5 fond
154 J- J. ROUSSEAU
fond ce qui le rapproche. Les defirs voilés
par la honte n'en deviennent que plus fédui-
fans; en les gênant la pudeur les enflamme:
fes craintes, fes détours , fes réferves, fes ti-
mides aveux , fa tendre & naïve fineffe , di-
fênt mieux ce qu'elle croit taire que la pas-
fion ne l'eût dit fans elle : c'efl: elle qui don-
ne du prix aux faveurs & de la douceur aux
refus. Le véritable amour poflede en effet ce
que la feule pudeur lui difpute ; ce mélange
de foiblefîe & de modeftie le rend plus tou-
chant & plus tendre ; moins il obtient , plus
la valeur de ce qu'il obtient en augmente, &
c'eft ainfl qu'il jouit à la fois de fes priva*
tions & de fes plailirs.
Pourquoi, difent-ils , ce qui n'eft pas
honteux à l'homme, le feroit-il à la femme?
Pourquoi l'un des fexes fe feroit-il un crime
de ce que l'autre fe croit permis? Comme fi
les conféquences étoient les mêmes des deux
côtés ! Comme fi tous les aufteres devoirs de
la femme ne dérivoient pas de cela feul
qu'un enfant doit avoir un père. Quand ces
importantes confidérations nous manqueraient,
nous
A Mr. D'ALEMBERT. 155
nous aurions toujours la même réponfe à fai-
re , & toujours elle feroit fans réplique. Ain-
fi Ta voulu la Nature , c'eft un crime d'étouf-
fer fa voix. L'homme peut être audacieux,
telle eft fa deftination (v) : il faut bien que
quel-
(v) Diftingons cette audace de l'infolcnce &
de la brutalité ; car rien ne part de fentimens
plus oppofés , & n'a d'effets plus contraires. Je
fuppofe l'amour innocent & libre, ne recevant de
loix que de lui - même ; c'eft à lui feul qu'il ap-
partient de préfider à fes mifteres , & de former
l'union des perfonnes , ainfi que celle des cœurs.
Qu'un homme infulte à la pudeur du fexe, & at-
tente avec violence aux charmes d'un jeune objet
qui ne fent rien pour lui ; fa grofîîereté n'eft
point paffionnée, elle eft outrageante; elle annonce
une ame fans mœurs, fans délicateffe, incapable à
la fois d'amour & d'honnêteté. Le plus grand
prix des plaifirs eft dans le cœur qui les donne :
un véritable amant ne trouverait que douleur, ra-
ge , & défefpoir dans la poffeffion même de ce
qu'il aime, s'il croyoit n'en point être aimé.
Vouloir contenter infolemment fes defirs fans
l'aveu de celle qui les fait naître , eft l'audace
d'un Satire ; celle d'un homme eft de favoir les
témoigner fans déplaire, de les rendre intéreffans,
de faire en forte qu'on les partage , d'aifervir les
fentimens avant d'attaquer la perfonne. Ce n'eft
pas
i56 J. J. ROUSSEAU
quelqu'un fe déclare. Mais toute femme fans
pudeur effc coupable , & dépravée ; parce
qu'elle foule aux pieds un fentiment naturel à
fon fexe.
Comment peut -on difputer la vérité de
ce fentiment? Toute la terre n'en rendît -elle
pas l'éclatant témoignage , la feule comparai-
fon des fexes fuffiroic pour la conftater.
N'eft-ce pas la Nature qui pare les jeunes
perfonnes de ces traits fi doux qu'un peu de
honte rend plus touchans encore? N'eft-ce
pas elle qui met dans leurs yeux ce regard
timi-
pas encore aflës d'être aimé , les defirs partagés
ne donnent pas feuls le droit de les fatisfaire ; il
faut de plus le confentement de la volonté. Le
cœur accorde en vain ce que la volonté refufe.
L'honnête homme & l'amant s'en abflient , même
quand il pourroit l'obtenir. Arracher ce confen-
tement tacite, c'efl: ufer de toute la violence per-
mife en amour. Le lire dans les yeux , le voir
dans les manières malgré le refus de la bouche,
c'efl: l'art de celui qui fait aimer ; s'il achevé
alors d'être heureux, il n'efl: point brutal , il efl:
honnête; il n'outrage point la pudeur , il la ref-
pefte, il la fert; il lui laiiTe l'honneur de défen-
dre encore ce qu'elle eut peut-être abandonné.
A M'. D'A L E M B E R T. 157
timide & tendre auquel on réfifte avec tant
de peine ? N'eft-ce pas elle qui donne à leur
teint plus d'éclat , & à leur peau plus de fi-
neffe , afin qu'une modefte rougeur s'y lailTe
mieux appercevoir? N'eft-ce pas elle qui les
rend craintives afin qu'elles fuient , & foibles
afin qu'elles cèdent? A quoi bon leur donner
un cœur plus fenfible à la pitié , moins de
vitefle à la courfe 9 un corps moins robufte,
une ftature moins haute, des mufcles plus dé-
licats , fi elle ne les eût deflinées à fe laiffer
vaincre ? AiTujéties aux incommodités de la
groffeiTe , & aux douleurs de l'enfantement ,
ce furcroît de travail exigeoit-il une diminu-
tion de forces ? Mais pour les réduire à cet
état pénible, il les falloit affés fortes pour ne
fuccomber qu'à leur volonté , & ailes foibles
pour avoir toujours un prétexte de fe rendre.
Voila précifément le point où les a placé h
Nature.
Passons du raifonnement à l'expérience.
Si la pudeur étoit un préjugé de la Société
& de l'éducation , ce fentiment devroit aug-
menter dans les lieux où l'éducation eil plus
foi-
i3S j. J. ROUSSEAU
foignée > & où l'on rafine incefTamment fur
les loix fociales ; il devroit être plus foible
par -tout où l'on efl relié plus près de l'état
primitif. C'eft tout le contraire (x). Dans
nos montagnes les femmes font timides &
modefles, un mot les fait rougir, elles n'ofent
lever les yeux fur les hommes, & gardent le
filence devant eux. Dans les grandes Villes
la pudeur efl; ignoble & baffe ; c'efl la feule
chofe dont une femme bien élevée auroit hon-
te ; & l'honneur d'avoir fait rougir un hon-
nête-homme n'appartient qu'aux femmes du
meilleur air.
L'a rgument tiré de l'exemple des bêtes
ne conclud point, & n'efl pas vrai. L'hom-
me n'eft point un chien ni un loup. Il ne
faut qu'établir dans fon efpece les premiers
rapports de la Société pour donner à fes fen-
timens une moralité toujours inconnue aux
bêtes.
(x) Je m'attends à l'obje&ion. Les femmes
fauvages n'ont point de pudeur : car elles vont
nues ? Je répons que les nôtres en ont encore
moins: car elles s'habillent. Voyez la fin de cet
eflai, au fujet des filles de Lacédémone.
A Mr. D'ALEMRERT. 153
bêtes. Les animaux ont un cœur & des pat
fions ; mais la fainte image de l'honnête &
du beau n'entra jamais que dans le cœur de
l'homme.
Malgré* cela, où a-t-on pris que l'inf-
tin£t ne produit jamais dans les animaux des
effets femblables à ceux que la honte produit
parmi les hommes ? Je vois tous les jours
des preuves du contraire. J'en vois fe ca-
cher dans certains befoins , pour dérober aux
fens un objet de dégoût; je les vois enfuite,
au lieu de fuir, s'empreffer d'en couvrir les
vertiges. Que manque- 1- il à ces foins pour
avoir un air de décence & d'honnêteté , fi
non d'être pris par des hommes? Dans leurs
amours , je vois des caprices , des choix ,
des refus concertés, qui tiennent de bien près
à la maxime d'irriter la paffion par des obfta-
cles. A l'inftant même où j'écris ceci , j'ai
fous les yeux un exemple qui le confirme.
Deux jeunes pigeons, dans l'heureux tems de
leurs premières amours , m'offrent un tableau
bien différent de la fote brutalité que leur
prêtent nos prétendus fages. La blanche co-
lombe
!<fo J J. ROUSSEAU
lombe va fuivant pas à pas fon bien -aimé,
& prend chalTe elle même aulii-tôt qu'il fe
retourne. Refte-t-il dans finaétion? De lé-
gers coups de bec le réveillent; s'il fe retire,
on le pourfuit ; s'il fe défend , un petit vol
de fix pas l'attire encore ; l'innocence de la
Nature ménage les agaceries & la molle réfi-
flance, avec un art qu'auroit à peine la plus
habile coquete. Non , la folâtre Galatée ne
faifoit pas mieux , & Virgile eut pu tirer
d'un colombier l'une de fes plus charmantes
images.
Q_uand on pourroit nier qu'un fentiment
particulier de pudeur fût naturel aux femmes,
en feroit-il moins vrai que, dans la Société ,
leur partage doit être une vie domeftique &
retirée , & qu'on doit les élever dans des
principes qui s'y rapportent? Si la timidité,
la pudeur , la modeftie qui leur font propres
font des inventions fociales , il importe à la
Société que les femmes acquièrent ces quali-
tés ; il importe de les cultiver en elles , &
toute femme qui les dédaigne orTenfe les bon-
nes mœurs. Y a-t-il au monde un fpeclacle
aufîi
A M'. D'ALEMBERT. i<5i
auffi touchant, auflî relpeélable que celui d'u-
ne mère de famille entourée de Tes enfans,
réglant Jes travaux de Tes domefliques , pro-
curant à fon mari une vie heureufe, & gou-
vernant fàgement la maifon ? C'eft là qu'elle
fe montre dans toute la dignité d'une honnê-
te femme ; c'eft là qu'elle impofe vraiment
du refpect , & que la beauté partage avec
honneur les hommages rendus à la vertu.
Une maifon dont la maîtrefTe efl: abfente efl
un corps fans ame qui bientôt tombe en cor-
ruption ; une femme hors de fa maifon perd
fon plus grand luftre , & dépouillée de fes
vrais ornemens, elle fe montre avec indécen-
ce. Si elle a un mari , que cherche - 1 - elle
parmi les hommes? Si elle n'en a pas, com-
ment s'expofe-t-elle à rebuter, par un maintien
peu modefte, celui qui feroit tenté de le de-
venir? Quoiqu'elle puiflè faire, on fent qu'el-
le n'eft pas à fa place en public , & fa beau-
té même , qui plaît fans intéreiler , n'eft qu'un
tort de plus que le cœur lui reproche. Que
cette imprelîion nous vienne de la nature ou
de l'éducation , elle eft commune à tous Jes
L peu-
1(52 J. J. ROUSSEAU
peuples du monde; par -tout on confidere les
femmes à proportion de leur modeftie; par-
tout on efl convaincu qu'en négligeant les
manières de leur fexe , elles en négligent les
devoirs ; par - tout on voit qu'alors tournant
en effronterie la mâle & ferme aflîirance de
l'homme , elles s'aviliflent par cette odieufe
imitation , & déshonorent à la fois leur fexe
& le nôtre.
Je fais qu'il règne en quelques pays des
coutumes contraires ; mais voyez auffi quelles
mœurs elles ont fait naître ! Je ne voudrois
pas d'autre exemple pour confirmer mes ma-
ximes. Appliquons aux mœurs des femmes
ce que j'ai dit ci -devant de l'honneur qu'on
leur porte. Chés tous les anciens peuples
policés elles vivoient très renfermées ; elles
fe montroient rarement en public ; jamais
avec des hommes , elles ne fe promenoient
point avec eux ; elles n'avoient point la
meilleure place au Spectacle, elles ne s'y met-
toient point en montre ( y ) ; il ne leur étoit
pas
( y ) Au Théâtre d'Athènes ; le» femmes occu-
poient
A Mr. D'ALEMBERT. 163
pas même permis d'affilier à tous , & l'on
fait qu'il y avoit peine de mort contre celles
qui s'oferoient montrer aux Jeux Olympiques.
Dans la maifon, elles avoient un apparte-
ment particulier où les hommes n'entroient
point. Quand leurs maris donnoient à man-
ger , elles fe préfentoient rarement à table;
les honnêtes femmes en fortoient avant la fin
du repas, & ks autres n'y paroùToient point
au commencement. Il n'y avoit aucune afc
femblée commune pour les deux kxes-, ils ne
paflbient point la journée enfemble. Ce foin
de ne pas fe raiîàfier les uns des autres fai-
foit qu'on s'en revoyoit avec plus de plaifir-
il eft fur qu'en général la paix domeftique
etoit mieux affermie, & qu'il régnoit plus
d'union entre les époux (z) qu'il n'en règne
aujourd'hui.
Tels
poient une Galerie haute appellée Cercis, peu com-
mode pour voir & pour être vues ; mais il paroit
par l'avanture de Valérie & de Sylla , qu'au Cir-
que de Rome , elles étoient mêlées avec les hom-
mes.
(z) On en pourroit attribuer la caufe à la fa-
L 2 ci-
i64 J. J. ROUSSEAU
Tels étoîent les ufages des Perfes , des
Grecs , des Romains , & même des Egyp-
tiens, malgré les mauvaifes plaifanteries d'Hé-
rodote qui fe réfutent d'elles-mêmes. Si
quelquefois les femmes fortoient des bornes
de cette modeftie, le cri public montroit que
cétoit une exception. Que n'a- 1- on pas die
de la liberté du Sexe à Sparte ? On peut
comprendre aufli par la Lifijlrata d'Arifto-
phane, combien l'impudence des Athéniennes
étoit choquante aux yeux des Grecs ; & dans
Rome déjà corrompue, avec quel fcandale ne
vit -on point encore les Dames Romaines fe
préfenter au Tribunal des Triumvirs?
Tout efl changé. Depuis que des fou-
les de barbares, traînant avec eux leurs fem-
mes dans leurs armées , eurent inondé l'Eu-
rope; la licence des camps , jointe à la froi-
deur naturelle des climats feptentrionaux , qui
rend la réferve moins néceiTaire , introduifit
une
cilité du divorce ; mais les Grecs en faifoient peu
d'ufage, & Rome fubfifta cinq cens ans avant que
perfonne s'y prévalût de la loi qui le permettoit.
A Mr. D'A LE MB ER T. i$$
une autre manière de vivre que favoriferent
les livres de chevalerie, où les belles Dames
pafToient leur vie à fe faire enlever par des
hommes , en tout bien & en tout honneur.
Comme ces livres étoient les écoles de galan-
terie du tems , les idées de liberté qu'ils in-
lpirent s'introduifirent , fur - tout dans les
Cours & les grandes villes , où l'on fe pique
davantage de politefTe ; par le progrès même
de cette politefTe, elle dut enfin dégénérer en
groffiereté. C'eft ainfi que la modeftie natu-
relle au fexe eft peu -à -peu difparue, & que
les mœurs des vivandières fe font traafmifes
aux femmes de qualité.
Mais voulez- vous lavoir combien ces ufa-
ges , contraires aux idées naturelles , font
choquans pour qui n'en a pas l'habitude? Ju-
gez en par la furprife & l'embarras des Etran-
gers & Provinciaux à l'afpecT; de ces maniè-
res fi nouvelles pour eux. Cet embarras fait
l'éloge des femmes de leurs pays, & il eft à
croire que celles qui le caufent en feroient
moins fieres , fi la fource leur en étoit mieux
connue. Ce n'eft point qu'elles en impofent,
L 3 c'efl
i66 J. J. ROUSSEAU
c'eft plutôt qu'elles font rougir , & que la
pudeur chaflee par la femme de fes difcours
& de fon maintien, fe réfugie dans le cœur
de l'homme.
Revenant maintenant à nos Comédien-
nes , je demande comment un état dont l'u-
nique objet eft de fe montrer au public , &
qui pis eft, de fe montrer pour de l'argent,
conviendrait à d'honnêtes femmes, & pour-
roit compatir en elles avec la modeftie & les
bonnes mœurs ? A-t-on befoin même de dis-
puter fur les différences morales des fexes,
pour fentir combien il eft difficile que cel-
le qui fe met à prix en représentation ne
s'y mette bientôt en perfonne , & ne fe laif-
fe jamais tenter de fatisfaire des defirs
qu'elle prend tant de foin d'exciter ? Quoi !
malgré mille timides précautions , une fem-
me honnête & fage , expofée au moindre dan-
ger, a bien de la peine encore à fe confer-
ver un cœur à l'épreuve ; & ces jeunes per-
fonnes audacieufes , fans autre éducation
qu'un fiftême de coquetterie & des rôles
amoureux , dans une parure très peu modef-
tc
A Mr. D'ALEMBERT. 167
te (a), fans cefTe entourées d'une jeunefie
ardente & téméraire , au milieu des douces
voix de l'amour & du plaifir , réfifteront , à
leur âge, à leur cœur, aux objets qui les en-
vironnent, aux difcours qu'on leur tient , aux
occafions toujours renaifïàntes , & à l'or au-
quel elles font d'avance à demi vendues ! Il
faudrait nous croire une (implicite d'enfant
pour vouloir nous en impofer à ce point.
Le vice a beau fe cacher dans l'obfcurité,
fon empreinte eft fur les fronts coupables :
l'audace d'une femme efl le figne afTuré de
fa honte; c'efl pour avoir trop à rougir qu'el-
le ne rougit plus; & fi quelquefois la pudeur
furvit à la chafteté, que doit-on penfer de la
chafteté, quand la pudeur même eft éteinte?
Supposons, fi l'on veut, qu'il y ait eu
quelques exceptions; fuppofons
Qu'il enfoit jufqità trois que Von pourvoit nommer.
Je veux bien croire là-defTus ce que je n'ai
jamais
(a) Que fera -ce en leur fuppofant la beauté
qu'on a raifon d'exiger d'elles ? Voyez les Entre-
tiens fur le fis naturel, p. 183.
M
i68 J- J- ROUSSEAU
jamais ni vu ni oui dire. Appellerons -nous
un métier honnête celui qui fait d'une honnê-
te femme un prodige , & qui nous porte à
méprifer celles qui l'exercent , à moins de
compter fur un miracle continuel ? L'immo-
deftie tient fi bien à leur état , & elles le
Tentent fi bien elles-mêmes, qu'il n'y en a
pas une qui ne fe crût ridicule de feindre au
moins de prendre pour elle les difcours de fa-
geiTe & d'honneur qu'elle débite au public.
De peur que ces maximes féveres ne fifTenf
un progrès nuifible à fon intérêt , l'Actrice
efl toujours la première à parodier fon rôle
& à détruire fon propre ouvrage. Elle quit-
te , en atteignant la couliffe , la morale du
Théâtre aulîî bien que fa dignité, & fi l'on
prend des leçons de vertu fur la Scène , on
les va bien vite oublier dans les foyers.
Apre's ce que j'ai dit ci -devant, je n'ai
pas befoin, je crois, d'expliquer encore com-
ment le défordre des Actrices entraîne celui
des A&eurs; fur -tout dans un métier qui les
force à vivre entr'eux dans la plus grande
familiarité. Je n'ai pas befoin de montrer
coin-
A Mr. D'A L E M B E R T. 10*9
comment d'un état déshonorant naifTent des
fentimens déshonnêtes, ni comment les vices
divifent ceux que l'intérêt commun devroit
réunir. Je ne m'étendrai pas fur mille fujets
de difcorde & de querelles, que la diftribu-
tion des rôles , le partage de la recette, le
choix des Pièces, la jaloufie des applaudiflè-
mens doivent exciter fans ceflè , principale-
ment entre ks Actrices , fans parler des in-
trigues de galanterie. Il ell plus inutile en-
core que j'expofe les effets que l'aflociation
du luxe & de la mifere, inévitable entre ces
gens-là, doit naturellement produire. J'en ai
déjà trop dit pour vous & pour les hommes
raifonnables ; je n'en dirois jamais ailes pour
les gens prévenus qui ne veulent pas voir ce
que la raifun leur montre, mais feulement ce
qui convient à leurs parlions ou à leurs pré-
juges.
Si tout cela tient à la profefïion du Co-
médien , que ferons - nous , Monfieur , pour
prévenir des effets inévitables ? Pour moi , je
ne vois qu'un feul moyen ; c'efl d'ôter la cau-
fe. Quand les maux de l'homme lui viennent
L 5 de
i7o J. J. ROUSSEAU
de fa nature ou d'une manière de vivre qu'il
ne peut changer , les Médecins les prévien-
nent-ils? Défendre au Comédien d'être vi-
cieux , c'eft défendre à l'homme d'être ma-
lade.
S'ensuit -il delà qu'il faille méprifer
tous les Comédiens ? Il s'enfuit , au contrai-
re , qu'un Comédien qui a de la modeftie,
des mœurs, de l'honnêteté effc , comme vous
l'avez très bien dit, doublement eftimable:
puifqu'il montre par là que l'amour de la
vertu l'emporte en lui fur les paffions de
•l'homme , & fur l'afcendant de fa profeffion.
Le feul tort qu'on lui peut imputer eft de l'a-
voir embraffée ; mais trop fouvent un écart
de jeuneiïè décide du fort de la vie , &
quand on fe fent un vrai talent, qui peut ré-
lifter à fbn attrait ? Les grand Acteurs por-
tent avec eux leur excufe ; ce font les mau-
vais qu'il faut méprifer.
Si j'ai refté Ci long-tems dans les termes
de la proportion générale , ce n'eft pas que
je n'euflè eu plus d'avantage encore à l'appli-
quer précifémsnt à la Ville de Genève;
mais
A M»". D'ALEMBERT. 171
mais la répugnance de mettre mes Conci-
toyens fur la Scène m'a fait différer autant
que je l'ai pu de parler de nous. Il y
faut pourtant venir à la fin , & je n'aurois
rempli qu'imparfaitement ma tâche , fi je ne
cherchois, fur nôtre fituation particulière, ce
qui réfultera de l'établiffement d'un Théâtre
dans nôtre ville , au cas que votre avis &
vos raifons déterminent le gouvernement à l'y
fouffrir. Je me bornerai à des effets fi fenli-
bles qu'ils ne puiffent être conteftés de per-
fonne qui connoilTe un peu notre conftitu-
tion.
Genève eft riche, il eft vrai; mais,
quoiqu'on n'y voie point ces énormes dispro-
portions de fortune qui appauvrilTent tout un
pays pour enrichir quelques habitans & fè-
ment la mifere autour de l'opulence , il eft
certain que, Il quelques Genevois polTedent
d'affés grands biens , plufieurs vivent dans une
difette afles dure , & que l'aiiance du plus
grand nombre vient d'un travail affidu , d'é-
conomie & de modération , plutôt que d'une
richeile pofitive. Il y a bien des villes plus
pau-
*7s J- J- ROUSSEAU
pauvres que la nôtre où le bourgeois peut
donner beaucoup plus à fes plaifirs , parce
que le territoire qui le nourrit ne s'épuife pas ,
& que fon tems n'étant d'aucun prix, il peut
le perdre fans préjudice. Il n'en va pas ainfi
parmi nous , qui , fans terres pour fubfifter ,
n'avons tous que notre induftric. Le peuple
Genevois ne fe foutient qu'à force de tra-
vail , & n'a le nécefTaire qu'autant qu'il fe
refufe tout fuperfîu : c'eft une des raifons de
nos loix fomptuaires. Il me femble que ce
qui doit d'abord frapper tout Etranger en-
trant dans Genève, c'eft l'air de vie & d'ac-
tivité qu'il y voit régner. Tout s'occupe,
tout eft en mouvement, tout s'empreffe à fon
travail & à (es affaires. Je ne crois pas que
nulle autre auffi petite ville au monde offre
un pareil fpe&acle. Vifitez le faux- bourg
St. Gervais: toute l'horlogerie de l'Europe y
paroit raffemblée. Parcourez le Molard &
les rues baffes , un appareil de commerce en
grand , des monceaux de ballots , de ton-
neaux confufément jettes , une odeur d'Inde
& de droguerie vous font imaginer un port de
nier.
A M'. D'ALEMBERT. 173
mer. Aux Pâquis , aux Eaux-vives, le bruit
& l'afpecl: des fabriques d'indienne & de toi-
Je peinte femblent vous tranfporter à Zurich.
La ville fe multiplie en quelque forte par les
travaux qui s'y font , & j'ai vu des gens,
fur ce premier coup d'œil , en eftimer le
peuple à cent mille âmes. Les bras , l'em-
ploi du tems , la vigilance , l'auftere parci-
monie ; voila les tréfors du Genevois , voi-
la avec quoi nous attendons un amufement
de gens oififs , qui , nous ôtant à la fois le
tems & l'argent , doublera réellement notre
perte.
Genève ne contient pas vingt -quatre
mille âmes , vous en convenez. Je vois que
Lyon bien plus riche à proportion , & du
moins cinq ou fix fois plus peuplé entretient
exactement un Théâtre , & que , quand ce
Théâtre eil un Opéra , la ville n'y fau-
roit fuffire. Je vois que Paris, la Capitale
de la France & le gouffre des richelTes de ce
grand Royaume , en entretient trois alTés
médiocrement , & un quatrième en cer-
tains tems de l'année. Suppofons ce quatriè-
me
174 J. J. ROUSSEAU
me (b) permanent. Je vois que, dans plus
de fix cens mille habitans, ce rendez-vous de
l'opulence & de foifiveté fournit à peine
journellement au Speclacle mille ou douze
cens Spectateurs , tout compenfé. Dans le
refte du Royaume, je vois Bordeaux, Rouen,
grands ports de mer ; je vois l'Ille, Stras-
bourg, grandes villes de guerre , pleines d'Of-
ficiers oififs qui paffent leur vie à attendre
qu'il foit midi & huit heures , avoir un Théâ-
tre de Comédie: encore faut -il des taxes in-
volontaires pour le foutenir. Mais combien
d'autres villes incomparablement plus grandes
que la nôtre, combien de fiéges de Parlemens
& de Cours fouveraines ne peuvent entrete-
nir une Comédie à demeure?
Pour
(b) Si je ne compte point le Concert Spiri-
tuel , c'eft qu'au lieu d'être un Spe&acle ajouté
aux autres , il n'en eft que le fupplément. Je ne
compte pas, non plus, les petits Speftacles de la
Foire; mais auflî je la compte toute l'année , au
lieu qu'elle ne dure pas fix mois. En recher-
chant , par comparaifon , s'il eft poflible qu'une
troupe fubfifte à Genève, je fuppofe par - tout des
rapports plus favorables à l'affirmative 3 que ne le
donnent les faits connus.
A Mr. D'ALEMBERT. 175
Pour juger fi nous fommes en état de
mieux faire, prenons un terme de cornparai-
fon bien connu , tel , par exemple , que la
ville de Paris. Je dis donc que, fi plus de
fix cent mille habitans ne fourniflènt journel-
lement & l'un dans l'autre aux Théâtres de
Paris que douze cens Spectateurs, moins de
vingt quatre mille habitans n'en fourniront
certainement pas plus de quarante huit à Ge-
nève. Encore faut-il déduire les gratis de ce
nombre , & fuppofer qu'il n'y a pas propor-
tionnellement moins de défœuvrés à Genève
qu'à Paris; fuppofition qui me paroît infoute-
nable.
Or fi les Comédiens François , penfionnés
du Roi , & propriétaires de leur Théâtre,
ont bien de la peine à fe fou tenir à Paris
avec une afTemblée de trois cens Spectateurs
par repréfentation (c) , je demande comment
les
( c ) Ceux qui ne vont aux Speftacles que les
beaux jours où Paflemblée eft nombreufe, trouve-
ront cette eftimation trop foible ; mais ceux qui
pendant dix; ans les auront fui vis , comme moi,
bons
i76 J. J. ROUSSEAU
les Comédiens de Genève fe foutiendront
avec une aiTemblée de quarante huit Specta-
teurs pour toute relTource ? Vous me direz
qu'on vit à meilleur compte à Genève qu'à
Paris. Oui , mais les billets d'entrée coûte-
ront auffi moins à proportion ; & puis , la
dépenfe de la table n'eft rien pour des Comé-
diens. Ce font les habits, c'eft la parure qui
leur coûte ; il faudra faire venir tout cela de
Paris , ou drefler des Ouvriers mal adroits.
C'eft dans les lieux où toutes ces chofes font
communes qu'on les fait à meilleur marché.
Vous direz encore qu'on les aflujétira à nos
loix fomptuaires. Mais c'eft en vain qu'on
voudroit porter la réforme fur le Théâtre;
jamais Cléopatre & Xercès ne goûteront no-
tre fimplicité. L'état des Comédiens étant de
paroître, c'eft leur ôter le goût de leur mé-
tier de les en empêcher, & je doute que ja-
mais bon Atteur confente à fe faire Qiiakre.
Enfin , l'on peut m'objecler que la Troupe
de
bons & mauvais jours , la trouveront furcment trop
forte.
A Mr. D'ALEMBERT. 177
de Genève , étant bien moins nombreufe que
celle de Paris , pourra fubfifter à bien moin-
dres fraix. D'accord : mais cette différence
fera- 1 -elle en raifon de celle de 48 à 300?
Ajoutez qu'une Troupe plus nombreufe a aufiï
l'avantage de pouvoir jouer plus fouvent, au-
lieu que dans une petite Troupe où les dou-
bles manquent , tous ne fauroient jouer tous
les jours; la maladie, l'abfence d'un feul Co-
médien fait manquer une repréfentation , &
c'eft autant de perdu pour la recette.
Le Genevois aime exceflivement la cam-
pagne : on en peut juger par la quantité de
maifons répandues autour de la ville. L'at-
trait de la chaflè & la beauté des environs
entretiennent ce goût falutaire. Les portes,
fermées avant la nuit , ôtant la liberté de la
promenade au dehors & les maifons de cam-
pagne étant fi près , fort peu de gens aifes
couchent en ville durant l'été. Chacun ayant
palTé la journée à (es affaires, part le foir à
portes fermantes , & va dans fa petite retrai-
te refpirer l'air le plus pur , & jouir du plus
charmant payfage qui foit fous le Ciel. Il y
M a
178 J- J. ROUSSEAU
a même beaucoup de Citoyens & Bourgeois
qui y réfident toute l'année , & n'ont point
d'habitation dans Genève. Tout cela eft au-
tant de perdu pour la Comédie , & pendant
toute la belle faifon il ne reftera prefque pour
l'entretenir , que des gens qui n'y vont ja-
mais. A Paris , c'eft toute autre chofe : on
allie fort bien la Comédie avec la campagne;
ôc tout l'été l'on ne voit à l'heure où finiflènt
les Spectacles, que carroffes ibrtir des portes.
Quant aux gens qui couchent en ville , la li-
berté d'en fortir à toute heure les tente moins
que les incommodités qui l'accompagnent
ne les rebutent. On s'ennuie fi-tôt des pro-
menades publiques , il faut aller chercher fi
loin la campagne , l'air en eft fi empefté
d'immondices & la vue fi peu attrayante,
qu'on aime mieux aller s'enfermer au Specta-
cle. Voila donc encore une différence au
désavantage de nos Comédiens & une moitié
de l'année perdue pour eux. Penfez-vous,
Monfieur , qu'ils trouveront aifément fur le
relie à remplir un fi grand vuide? Pour moi
je ne vois aucun autre remède à cela que de
chan-
A Mr. D'ALEMBERT. 179
changer l'heure où l'on ferme les portes,
d'immoler notre fureté à nos plaifirs , & de
laiïTer une Place -Forte ouverte pendant la
nuit ( d ) , au milieu de trois PuilTances dont
la plus éloignée n'a pas demi -lieue à faire
pour arriver à nos glacis.
Ce n'eft pas tout : il eiï impoflible qu'un
établiiTement fi contraire à nos anciennes ma-
ximes foit généralement applaudi. Combien
de généreux Citoyens verront avec indigna-
tion ce monument du luxe & de la moleff-'
s'élever fur les ruines de notre antique {im-
plicite , & menacer de loin la liberté publi-
que ? Penfez - vous qu'ils iront autorifer cette
inno-
(d) Je fais que toutes nos grandes fortifications
font la chofe du monde la plus inutile , & que,
quand nous aurions aiTés de troupes pour les dé-
fendre , cela feroit fort inutile encore : car fure-
ment on ne viendra pas nous alUéger. Mais pour
n'avoir point de fiége à craindre , nous n'en de-
vons pas moins veiller à nous garantir de toute
furprife : rien n'eft fi facile que d'alTembler des
gens de guerre à notre voifinage. Nous avons trop
appris l'ufage qu'on en peut faire, & nous devons
fonger que les plus mauvais droits hors d'une pla-
ce, fe trouvent excellens quand on eft dedans.
M 2
iSo J. J. ROUSSEAU
innovation de leur préfence , après l'avoir
hautement improuvée? Soyez fur que plufieurs
vont fans fcrupule au Spectacle à Paris , qui
n'y mettront jamais les pieds à Genève: par-
ce que le bien de la patrie leur eft plus cher
que leur amufement. Où fera l'imprudente
mère qui ofera mener fa fille à cette dange-
reufe école, & combien de femmes refpecta-
bles croiroient fe déshonorer en y allant elles-
mêmes? Si quelques perfonnes s'abflienncnt à
Paris d'aller au Spectacle , c'eft uniquement
par un principe de Religion qui furement ne
fera pas moins fort parmi nous, & nous au-
rons de plus les motifs de mœurs, de vertu,
de patriotifme qui retiendront encore ceux
que la Religion ne retiendroit pas (e).
J'ai
(e) Je n'entens point par là qu'on puiffe être
vertueux fans Religion ; j'eus long-teras cette opi-
nion trompeufe, dont je fuis trop défabufé. Mais
j'entens qu'un Croyant peut s'abftenir quelquefois,
par des motifs de vertus purement faciales , de
certaines actions indifférentes par elles-mêmes & qui
n' i n té re fient point immédiatement la confidence,
comme eft celle d'aller aux Spectacles , dans ua
lieu où il n'eft pas bon qu'on les foufFre.
A M'. D'ALEMBERT. m
J'ai fait voir qu'il eft abfolument impofîi-
ble qu'un Théâtre de Comédie fe foutienne à
Genève par le feul concours des Spectateurs.
Il faudrait donc de deux chofes l'une ; ou
que les riches fe cotifent pour le foutenir ,
charge onéreufe qu'afTurément ils ne feront
pas d'humeur à fupporter long-tems; ou que
l'Etat s'en mêle & le foutienne à Ces propres
fraix. Mais comment le foutiendra-t-il ? Se-
ra-ce en retranchant , fur les dépenfes néces-
faires auxquelles fuffit à peine fon modique
revenu, de quoi pourvoir à celle-là? Ou bien
deftinera - 1 - il à cet ufage important les fom
mes que l'économie &. l'intégrité de l'admini-
ftration permet quelquefois de mettre en ré-
ferve pour les plus preiTans befoins? Faudra-
t - il réformer notre petite garnifon & garder
nous-mêmes nos portes? Faudra-t-il réduire
les foibles honoraires de nos Magillrats , ou
nous ôterons-nous pour cela toute refTource
au moindre accident imprévu ? Au défaut de
ces expédiens , je n'en vois plus qu'un qui
foit praticable , c'efl la voie des taxes &
jmpofitions, c'efl d'aflembler nos Citoyens &
M 3 Bour-
18a J. J ROUSSEAU
Bourgeois en confeil général dans le tem-
ple de St Pierre , & là de leur propofer
gravement d'accorder un impôt pour l'éta-
bliilement de la Comédie. A Dieu ne plaife
que je croie nos fages & dignes Magiftrats
capables de faire jamais une propofition fem-
blable ; & fur votre propre Article , on peut
juger affés comment elle feroit reçue.
Si nous avions le malheur de trouver quel-
que expédient propre à lever ces difficultés,
ce feroit tant pis pour nous : car cela ne
pourroit fe faire qu'à la faveur de quelque
vice fecret qui, nous affoiblifTant encore dans
notre petiteffe , nous perdroit enfin tôt ou
tard. Suppofons pourtant , qu'un beau zèle
du Théâtre nous fît faire un pareil miracle;
fuppofons les Comédiens bien établis dans
Genève , bien contenus par nos loix , la Co-
médie florhTante & fréquentée; fuppofons en-
fin notre ville dans l'état où vous dites
qu'ayant des mœurs & des Spectacles , elle
réuniroit les avantages des uns & des autres:
avantages au - relie qui me femblent peu
compatibles , car celui des Spectacles n'étant
que
A Mr. D'ALEMBERT. 183
que de fuppléer aux mœurs efl nul par -tout
où ks mœurs exiftent.
Le premier effet fenfible de cet établiflè-
ment fera, comme je l'ai déjà dit, une révo-
lution dans nos ufages , qui en produira né-
ceffairemenr une dans nos mœurs. Cette ré-
volution fera-t-elle bonne ou mauvaife ? C'efl
ce qu'il efl tems d'examiner.
Il n'y a point d'Etat bien conftitué où
l'on ne trouve des ufages qui tiennent à la
forme du gouvernement & fervent à la main-
tenir. Tel étoit , par exemple , autrefois à
Londres celui des coteries , fi mal à propos
tournées en dérifion par les Auteurs du Spec-
tateur ; à ces coteries , ainfi devenues ridi-
cules , ont fuccédé les caffés & les mauvais
lieux. Je doute que le Peuple Anglois ait
beaucoup gagné au change. Des coteries
femblables font maintenant établies à Genève
fous le nom de cercles , & j'ai lieu , Mon-
fjeur, de juger par votre Article que vous
n'avez point obfervé fans eflime le ton de
fens & de raifon qu'elles y font régner. Cet
ufage efl ancien parmi nous , quoique ion.
M 4 nom
184 J- J- ROUSSEAU
nom ne le foit pas. Les coteries exiftoient
dans mon enfance fous le nom de fociétés;
mais la forme en étoit moins bonne & moins
régulière. L'exercice des armes qui nous
raiïemble tous les printems , les divers prix
qu'on tire une partie de l'année , les fêtes mi-
litaires que ces prix occafionnent , le goût de
la chafTe commun à tous les Genevois, réu-
nifiant fréquemment les hommes , leur don-
noient occafion de former entr'eux des fo-
ciétés de table, des parties de campagne, &
enfin des liaifons d'amitié; mais ces affem-
blées n'ayant pour objet que le plaifir & la
joie ne fe formoient gueres qu'au cabaret.
Nos difeordes civiles, où la néceffité des af-
faires obligeoit de s'aiTembler plus fou vent &
de délibérer de fang-froid, firent changer ces
fociétés tumultueufes en des rendez -vous plus
honnêtes. Ces rendez-vous prirent le nom de
cercles , & d'une fort tnfte caufe font fortis
de très bons effets (f).
Ces cercles font des fociétés de douze ou
quinze
(f) Je parlerai ci-après des inconvéniens.
A Mr. D'ALEMBERT. 185
quinze perfonnes qui louent un appartement
commode qu'on pourvoit à fraix communs de
meubles & de pro vidons nécefTaires. C'efl:
dans cet appartement que fe rendent tous les
après-midi ceux des afïbciés que leurs affai-
res ou leurs plaifirs ne retiennent point ail-
leurs. On s'y raiTemble, & là, chacun fe li-
vrant fans gêne aux amufemens de fon goût,
on joue , on caufe , on lit , on boit , on fu-
me. Quelquefois on y foupe , mais rarement :
parce que le Genevois efl; rangé & fe plaît
à vivre avec fa famille. Souvent aufîî l'on
va fe promener enfemble , & les amufemens
qu'on fe donne font des exercices propres à
rendre & maintenir le corps robufte. Les
femmes & les filles , de leur côté , fe raffem-
blent par fociétés , tantôt chez l'une , tantôt
chez l'autre. L'objet de cette réunion efl un
petit jeu de commerce, un goûter, &, com-
me on peut bien croire , un intariffable babil.
Les hommes , fans être fort féverement ex-
clus de ces fociétés , s'y mêlent alfés rare-
ment ; & je penferois plus mal encore de
ceux qu'on y voit toujours que de ceux qu'on
n'y voit jamais M 5 Tels
186 J. J. ROUSSEAU
Tels font les amufemens journaliers de la
bourgeoifie de Genève. Sans être dépourvus
de plaifir & de gaieté , ces amufemens ont
quelque chofe de fimple & d'innocent qui
convient à des mœurs républicaines; mais,
dès l'inftant qu'il y aura Comédie , adieu les
cercles , adieu les fociétés ! Voila la révolu-
tion que j'ai prédite , tout cela tombe néces-
fairement; & fi vous m'objectez l'exemple de
Londres cité par moi-même, où les Specta-
cles établis n'empêchoient point les coteries,
je répondrai qu'il y a, par rapport à nous,
une différence extrême: c'eft qu'un Théâtre,
qui n'eft qu'un point dans cette ville immen-
fe, fera dans la nôtre un grand objet qui ab-
forbera tout.
Si vous me demandez enfuite où efl le
mal que les cercles foient abolis Non ,
Monfieur, cette queftion ne viendra pas d'un
Philofophe. C'eft un difcours de femmes ou
de jeune -homme qui traitera nos cercles de
corps-de-garde, & croira fentir l'odeur du ta-
bac. Il faut pourtant répondre : car pour
cette fois , quoique je m'addrefle à vous , j'é-
cris
A Mr, D'ALEMBERT. ib'7
cris pour le peuple & fans doute il y pa-
roît; mais vous m'y avez forcé.
J e dis premièrement que , fi c'eû une
mauvaife chofe que l'odeur du tabac, c'en eft
une fort bonne de refier maître de fon bien ,
& d'être fur de coucher chez foi. Mais
j'oublie déjà que je n'écris pas pour des d'A-
lembert. Il faut m'expliquer d'une autre ma-
nière.
Suivons les indications de la Nature,
confultons le bien de la Société ; nous trou-
verons que les deux fexes doivent fe raflem-
bler quelquefois, & vivre ordinairement fépa-
rés. Je l'ai dit tantôt par rapport aux fem-
mes , je le dis maintenant par rapport aux
hommes. Ils fe fentent autant & plus qu'el-
les de leur trop intime commerce ; elles n'y
perdent que leurs mœurs, & nous y perdons
à la fois nos mœurs & notre conftitution :
car ce fexe plus foible , hors d'état de pren-
dre notre manière de vivre trop pénible pour
lui , nous force de prendre la fi en ne trop
molle pour nous , & ne voulant plus fouffrir
de féparation , faute de pouvoir fe rendre
hom-
i88 J. J. ROUSSEAU
hommes, Jes femmes nous rendent femmes.
Cet inconvénient qui dégrade l'homme,
eft très grand par- tout ; mais c'eft fur -tout
dans les Etats comme le nôtre qu'il importe
de le prévenir. Qu'un Monarque gouverne
des hommes ou des femmes , cela lui doit
être affés indifférent pourvu qu'il foie obéi;
mais dans une République, il faut des hom-
mes (g).
Les Anciens paflbient prefque leur vie en
plein air , ou vacquant à leurs affaires , ou
réglant celles de l'Etat fur la place publique,
ou fe promenant à la campagne , dans des
jardins, au bord de la mer, à la pluie, au
foleil,
(g) On me dira qu'il en faut aux Rois pour
la guerre. Point du tout. Au -lieu de trente mil-
le hommes, ils n'ont, par exemple, qu'à lever cent
mille femmes. Les femmes ne manquent pas de
courage: elles préfèrent l'honneur à la vie; quand
elles fe battent, elles fe battent bien. L'incon-
vénient de leur fexe eft de ne pouvoir fupporter
les fatigues de la guerre & l'intempérie des faî-
fons. Le fecret eft donc d'en avoir toujours le
triple de ce qu'il en faut pour fe battre, afin de
facrifier les deux autres tiers aux maladies & à la
mortalité.
A Mr. D'ALEMBERT. 189
foleil , & prefque toujours tête nue ( h ). A
tout cela, point de femmes ; mais on favoit
bien les trouver au befoin , & nous ne
voyons point par leurs écrits & par les
échantillons de leurs converfations qui nous
reftent , que l'efprit , ni le goût , ni l'amour
même, perdiflènt rien à cette réferve. Pour
nous , nous avons pris des manières toutes
contraires : lâchement dévoués aux volontés
du fexe que nous devrions protéger & non
fervir , nous avons appris à le méprifer en
lui obéifTant , à l'outrager par nos foins rail-
leurs ; & chaque femme de Paris raiïèmble
dans fon appartement un ferrail d'hommes
plus femmes qu'elle , qui favent rendre à la
beauté toutes fortes d'hommages , hors celui
du cœur dont elle eft digne. Mais voyez
ces
(h) Après la bataille gagnée par Cambife fur
Pfammctique , on diftinguoit parmi les morts les
Egyptiens qui avoient toujours la tâte nue, à l'ex-
trême dureté de leurs crânes: ru -lieu que les Per-
les , toujours coëffés de leurs grolTes thiares,
avoient les crines fi tendres qu'on les brifoit fan»
effort. Hérodote lui-même fut , long-tems après*
c::moin de cette différence.
jpo J. J. ROUSSEAU
ces mêmes hommes toujours contraints dans
ces priions volontaires, fe lever, fe raileoir,
aller & venir fans cefTe à la cheminée , à la
fenêtre, prendre & pofer cent fois un écran,
feuilleter des livres , parcourir des tableaux ,
tourner , pirouetter par la chambre , tandis
que l'idole étendue fans mouvement dans fa
chaife longue , n'a d'aclif que la langue &
les yeux. D'où vient cette différence, fi ce
n'efl que la Nature qui impofe aux femmes
cette vie fédentaire & cafaniere, en prefcrit
aux hommes une toute oppofée, & que cette
inquiétude indique en eux un vrai befoin? Si
les Orientaux que la chaleur du climat fait
allés tranfpirer, font peu d'exercice & ne fe
promènent point , au - moins ils vont s'affeoir
en plein air & refpirer à leur aife ; au - lieu
qu'ici les femmes ont grand foin d'étouffer
leurs amis dans de bonnes chambres bien fer-
mées.
Si l'on compare la force des hommes an-
ciens à celle des hommes d'aujourd'hui , on
n'y trouve aucune efpece degulité. Nos
exercices de l'Académie font des jeux d'en fans
auprès
A Mr. D'ALEMBERT. 191
auprès de ceux de l'ancienne Gymnaftique:
on a quitté la paume, comme trop fatigante;
on ne peut plus voyager à cheval. Je ne dis
rien de nos troupes. On ne conçoit plus les
marches des Armées Grecques & Romaines ;
le chemin , le travail, le fardeau du Soldat
Romain fatigue feulement à le lire, & acca-
ble l'imagination. Le cheval n'étoit pas per-
mis aux Officiers d'infanterie. Souvent les
Généraux faifoient à pied les mêmes journées
que leurs Troupes. Jamais les deux Catons
n'ont autrement voyagé , ni feuls , ni avec
leurs armées. Othon lui-même , l'efféminé
Othon , marchoit armé de fer à la tête de la
fienne, allant au devant de Vitellius. Qu'on
trouve à préfent un fèul homme de guerre
capable d'en faire autant. Nous fommes dé-
chus en tout. Nos Peintres & nos Sculpteurs
fe plaignent de ne plus trouver de modèles
comparables à ceux de l'antique. Pourquoi
cela? L'homme a-t-il dégénéré? L'efpece a-t-
elle une décrépitude phyfique , ainfi que l'in-
dividu ? Au - contraire : les Barbares du nord
qui ont , pour ainli dire , peuplé l'Europe
d'une
192 J. J. ROUSSEAU
d'une nouvelle race, étoient plus grands 6e
plus forts que les Romains qu'ils ont vaincus
& fubjugués. Nous devrions donc être plus
forts nous-mêmes qui, pour la plupart, def-
cendons de ces nouveaux venus ; mais les
premiers Romains vivoient en hommes (i),
& trouvoient dans leurs continuels exercices
la vigueur que la Nature leur avoit refufée,
au -lieu que nous perdons la nôtre dans la vie
indolente & lâche où nous réduit la dépen-
dance du Sexe. Si les Barbares dont je viens
de parler vivoient avec les femmes , ils ne
vivoient pas pour cela comme elles; c'étoient
elles qui avoient le courage de vivre comme
eux , ainfi que faifoient auffi celles de Sparte.
La femme fe rendoit robufte , & l'homme ne
s'énervoit pas.
Si
(i) Les Romains étoient les hommes les plus
petits & les plus foibles de tous les peuples de
l'Italie; & cette différence étoit fi grande, dit Ti-
te Live , qu'elle s'appercevoit au premier coup
d'oeil dans les troupes des uns & des autres. Ce-
pendant l'exercice & la difcipline prévalurent telle-
ment fur la Nature, que les foibles firent ce que
ne pouvoicnc faire les forts, & les vainquirent.
A Mr. D'ALEMBERT. 193
S 1 ce foin de contrarier la Nature eft nui-
fibîe au corps , il l'eft encore plus à l'efprk.
Imaginez quelle peut être la trempe de l'ame
d'un homme uniquement occupé de l'impor-
tante affaire d'amufer les femmes, & qui paf-
fe fa vie entière à faire pour elles, ce qu'el-
les devroient faire pour nous , quand épuifes
de travaux dont elles font incapables , nos
efprits ont befoin de délaifement. Livrés à
ces puériles habitudes à quoi pourrions -nous
jamais nous élever de grand ? Nos talens,
nos écrits fe fentent de nos frivoles occupa-
tions (k): agréables, Ci l'on veut, mais pe^
tits
( k ) Les femmes , en généra! , n'aiment aucun
art , ne fe connoiffent à aucun , & n'ont aucun
génie. Elles peuvent réufïïr aux petits ouvrages
qui ne demandent que de la légèreté d'efprit, du
goût, de la grâce, quelquefois môme de la philo-
fophie & du raifonnement. Elles peuvent acqué-
rir de la feience , de l'érudition , des talens , &
tout ce qui s'acquiert à force de travail. M-As
ce feu ce le lie qui échauffe & embrafe l'ame , ce
génie qui confume & dévore , cette brûlante élo-
quence , ces tranfports fublimes qui portent leurs
raviffemens jufqu'au fond des cœurs , manqueront
toujours aux écrits des femmes : ils font tous
N froids
194 J- J- ROUSSEAU
tits & froids comme nos fentimens , ils ont
pour tout mérite ce tour facile qu'on n'a pas
grand' peine à donner à des riens. Ces fou-
les d'ouvrages éphémères qui naifTent journel-
lement n'étant faits que pour amufer des
femmes , & n'ayant ni force ni profondeur,
volent tous de la toilette au comptoir. C'efl:
le moyen de récrire inceflàmment les mêmes,
& de les rendre toujours nouveaux. On
m'en citera deux ou trois qui ferviront d'ex-
ceptions; mais moi j'en citerai cent mille qui
confirmeront la règle. C'eft pour cela que la
plupart des productions de notre âge pafleront
avec lui, & la poftérité croira qu'on fit bien
peu de livres , dans ce même fiecle où l'on
en fait tant.
Il
froids & jolis comme elles ; ils auront tant d'ef-
prit que vous voudrez , jamais d'ame ; ils feroient
cent fois plutôt fenfés que pafîlonnés. Elles ne
favent ni décrire ni fentir l'amour même. La feu-
le Sapho, que je fâche, & une autre, méritèrent
d'être exceptées. Je parierois tout au monde que
les Lettres Portugaifes ont été écrites par un hom-
me. Or par tout où dominent les femmes , leur
goût doit aufli dominer: & voila ce qui détermi-
ne celui de notre fiecle.
A Mr. D'ALEMBERT. 195
Il ne feroit pas difficile de montrer qu'au
lieu de gagner à ces ufages , les femmes y
perdent. On les flatte fans les aimer; on les
fert fans les honorer; elles font entourées d'a-
gréables, mais elles n'ont plus d'amans; & le
pis eft que les premiers , fans avoir les fen-
timens des autres , n'en ufurpent pas moins
tous les droits. La fociété des deux {qxqs,
devenue trop commune & trop facile, a pro-
duit ces deux effets; & c'eft ainfi que l'efprk
général de la galanterie étouffe à la fois le
génie & l'amour.
Pour moi , j'ai peine à concevoir com-
ment on rend affés peu d'honneur aux fem-
mes , pour leur ofer adreffer fans ceffe ces
fades propos galants , ces complimens inful-
tans & moqueurs, auxquels on ne daigne pas
même donner un air de bonne foi ; les ou-
trager par ces évidens menfonges , n'eft - ce
pas leur déclarer affés nettement qu'on ne
trouve aucune vérité obligeante à leur dire?
Que l'amour fe faffe illuGon fur les qualités
de ce qu'on aime, cela n'arrive que trop fou-
vent ; mais eft -il queftion d'amour dans tout
N 2 ce
ï96 J. J. ROUSSEAU
ce mauffade jargon ? Ceux -mêmes qui s'en
fervent , ne s'en fervent -ils pas également
pour toutes les femmes, & ne feroient-ils pas
au défefpoir qu'on les crût férieufement
amoureux d'une feule ? Qu'ils ne s'en inquiet-
tent pas. Il faudroit avoir d'étranges idées
de l'amour pour les en croire capables, &
rien n'eft plus éloigné de fon ton que celui
de la galanterie. De la manière que je con-
çois cette paflion terrible , fon trouble , fes
égaremens , fes palpitations , fes tranfports ,
fes brûlantes exprefïions , fon filence plus
énergique , (es inexprimables regards que leur
timidité rend téméraires & qui montrent les
defirs par la crainte , il me femble qu'après
un langage aulîi véhément, û l'amant venoit
à dire une feule fois , je vous aime, l'amante
indignée lui diroit, vous ne in aimez plus, &
ne le reverroit de fa vie.
Nos cercles confervent encore parmi nous
quelque image des mœurs antiques. Les hom-
mes entr'eux , difpenfés de rabaiffer leurs
idées à la portée des femmes & d'habiller ga-
lamment la raifon , peuvent fe livrer à des
dif-
A Mr. D'ALEMBERT. 197
difcours graves & férieux fans crainte du ridi-
cule. On ofe parler de patrie & de vertu
fans palier pour rabâcheur , on ofe être foi-
même fans s'affervir aux maximes d'une cail-
lete. Si le tour de la converfation devient
moins poli , les raifons prennent plus de
poids ; on ne fe paie point de plaifanterie ,
ni de gentilleffe. On ne fe tire point d'affai-
re par de bons mots. On ne fe ménage
point dans la difpute: chacun , fe fentant at-
taqué de toutes les forces de fon adverfaire,
eft obligé d'employer toutes les Hennés pour
fe défendre ; c'eft ainfi que l'eiprit acquiert
de la jufteffe & de la vigueur. S'il fe mêle
à tout cela quelque propos licencieux , il ne
faut point trop s'en effaroucher : les moins
groffiers ne font pas toujours les plus honnê-
tes , & ce langage un peu ruftaut eft préfé-
rable encore à ce ftile plus recherché dans
lequel les deux fexes fe féduifent mutuelie-
ment & fe familiarifènt décemment avec Je
vice. La manière de vivre , plus conforme
aux inclinations de l'homme , eft aufli mieux
aflortie à fon tempéra m ment. On ne refte
N 3 point
193 J- J- ROUSSEAU
point toute la journée établi fur une chaife.
On fe livre à des jeux d'exercice , on va ,
on vient , plufîeurs cercles fe tiennent à la
campagne , d'autres s'y rendent. On a des
jardins pour la promenade, des cours ipatieu-
fes pour s'exercer _, un grand lac pour nager,
tout le pays ouvert pour la chaffe; & il ne
faut pas croire que cette chaffe fe fafTe auffi
commodément qu'aux environs de Paris où
l'on trouve le gibier fous {es pieds & où
l'on tire à cheval. Enfin ces honnêtes & in-
nocentes inftitutions raffemblent tout ce qui
peut contribuer à former dans les mêmes
hommes des amis, des citoyens, des foldats,
& par conféquent tout ce qui convient le
mieux à un peuple libre.
On accufe d'un défaut les fociétés des
femmes, c'eft de les rendre médifantes & fa-
tyriqucs ; & l'on peut bien comprendre , en
effet , que les anecdotes d'une petite ville
n'échappent pas à ces comités féminins ; on
penfe bien auffi que les maris abfens y font
peu ménagés , & que toute femme jolie &
fêtée n'a pas beau jeu dans le cercle de fa
voifi-
A Mr. D'ALEMBERT. 199
voifine. Mais peut-être y a-t-il dans cet in-
convénient plus de bien que de mal , & tou-
jours eft-il incontestablement moindre que
ceux dont il tient la place : car lequel vaut
le mieux qu'une femme dife avec fes amies
du mal de Ton mari , ou que , tête-â-tête avec
un homme , elle lui en fafle , qu'elle criti-
que le défordre de fa voifine , ou qu'elle l'i-
mite? Quoique les Genevoifes difent afles li-
brement ce qu'elles favent & quelquefois ce
qu'elles conjecturent , elles ont une véritable
horreur de la calomnie & Ton ne leur en-
tendra jamais intenter contre autrui des accu-
fations qu'elles croient fauffes ; tandis qu'en
d'autres pays les femmes , également coupables
par leur filence & par leurs difcours, ca-
chent de peur de repréfailles le mal qu'elles
favent & publient par vengeance celui qu'el-
les ont inventé.
Combien de fcandales publics ne retient
pas la crainte de ces féveres obfervatrices ?
Elles font prefque dans notre ville la fonc-
tion de Cenfeurs. C'eft ainfl que dans les
beaux tems de Rome , les Citoyens , furveil-
N 4 lans
ac-o J. J. ROUSSEAU
îans les uns des autres , s'accufoient publi-
quement par zèle pour la juftice; mais quand
Rome fut corrompue & qu'il ne refta-plus
rien à faire pour les bonnes mœurs que de
cacher les mauvaifes , la haine des vices
qui les démafque en devint un. Aux ci*
toyens zélés fuccéderent des délateurs infâ-
mes , & au - lieu qu'autrefois les bons accu-
foient les méchans , ils en furent accufés à
leur tour. Grâce au Ciel, nous fonames loin
d'un terme fi funefle. Nous ne iommes
point réduits à nous cacher à nos propres,
yeux , de peur de nous faire horreur. Pour
moi , je n'en aurai pas meilleure opinion des
femmes, quaud elles feront plus circonfpecles:
on fe ménagera davantage , quand on aura,
plus de raifons de fe ménager , & quand cha-
cune aura befoin pour elle-même de la dif-
crétion dont elle donnera l'exemple aux au-
tres.
Qu'on ne s'allarme donc point tant du
caquet des fociétés de femmes. Qu'elles mé-
difent tant qu'elles voudront , pourvu qu'elles
médifent entr'elles. Des femmes véritable-
ment
A Mr. D'ALEMBERT. 201
ment corrompues ne fauroient fupporter long-
teras cette manière de vivre, & quelque chè-
re que leur pût être la médifance, elles vou-
droient médire avec des hommes. Quoiqu'on
m'ait pu dire à cet égard , je n'ai jamais vu
aucune de ces fociétés , fans un fecret mou-
vement d'eftime & de reipe6l pour celles qui
la compofoient. Telle eft , me difois-je, la
dellination de la Nature , qui donne différens
goûts aux deux fexes, afin qu'ils vivent répa-
rés & chacun à fa manière (1). Ces aima-
bles perfonnes paffent ainfi leurs jours, livrées
aux occupations qui leur conviennent , ou à
des amufemens innocens & fimples, très pro-
pres à toucher un cœur honnête & à don-
ner bonne opinion d'elles. Je ne fais ce
qu'elles ont dit , mais elles ont vécu enfem-
ble ; elles ont pu parler des hommes , mais
el-
(1) Ce principe, auquel tiennent toutes bonnes
mœurs , eft développé d'une manière plus claire &
plus étendue dans un manuferit dont je fuis dépo*
fitaire & que je mé propofe de publier, s'il me
refte affés de tems pour cela , quoique cette an-
nonce ne foit gueres propre à lia concilier d'a-
vance la faveur des Daines.
N5
202 J. J. ROUSSEAU
elles fe font pafTées d'eux ; & tandis qu'el-
les critiquoient fi féverement la conduite des
autres , au - moins la leur étoit irréprocha-
ble.
Les cercles d'hommes ont aufîi leurs in-
convéniens , fans doute ; quoi d'humain n'a
pas les fiens ? On joue , on boit , on s'eny-
vre , on pafTe les nuits ; tout cela peut être
vrai, tout cela peut être exagéré. Il y a par-
tout mélange de bien & de mal , mais à di-
verfes mefures. On abufe de tout : axiome
trivial , fur lequel on ne doit ni tout rejetter
ni tout admettre. La règle pour choifir eft
fîmple. Quand le bien furpaffe le mal , la
chofe doit être admife malgré fes inconvé-
niens ; quand le mal furpaffe le bien , il la
faut rejetter même avec fes avantages.
Quand la chofe eft bonne en elle-même &
n'eft mauvaife que dans fes abus , quand les
abus peuvent être prévenus fans beaucoup
de peine , ou tolérés fans grand préjudice ,
ils peuvent fervir de prétexte & non de
raifon pour abolir un ufage utile ; mais ce
qui eft mauvais en foi fera toujours mau-
vais
A Mr. D'ALEMBERT. 203
vais ( m ) , quoiqu'on fafle pour en tirer un
bon ufage. Telle eft la différence efïèntielle
des cercles aux fpe6tacles.
Les citoyens d'un même Etat , les habi-
tans d'une même ville ne font point des
Anachorètes, ils ne fauroient vivre toujours
feuls & féparés ; quand ils le pourroient , il
ne faudroit pas les y contraindre. Il n'y a
que le plus farouche defpotifme qui s'allarme
à la vue de fept ou huit hommes aflèmblés,
craignant toujours que leurs entretiens ne rou-
lent fur leurs miferes.
Or de toutes les fortes de Jiaifons qui peu-
vent raffembler les particuliers dans une ville
comme la nôtre , les cercles forment , fans
contredit, la plus raifonnable, la plus honnê-
te, & la moins dangereufe: parce qu'elle ne
veut ni ne peut fe cacher , qu'elle eft publi-
que , permife , & que l'ordre & la règle y
régnent. Il eft même facile à démontrer que
les
(m) Je parle dans l'ordre moral: car dans l'or-
dre phyfique il n'y a rien d'abfolument mauvais.
Le tout eft bien.
2u4 J- J- ROUSSEAU
les abus qui peuvent en réfulter naîtraient
également de toutes les autres, ou qu'elles en
produiraient de plus grands encore. Avant
de fonger à détruire un ufage établi , on
doit avoir bien pefé ceux qui s'introduiront à
fa place. Quiconque en pourra propofer un
qui foit praticable & duquel ne réfulte aucun
abus , qu'il le propofe , & qu'enfuite les cer-
cles foient abolis: à la bonne heure. En at-
tendant, biffons, s'il le faut, paiTer la nuit à
boire à ceux qui , fans cela , la paflèroient
peut-être à faire pis.
Toute intempérance eft vicieufe, & fur-
tout celle qui nous ôte la plus noble de nos
facultés. L'excès du vin dégrade l'homme,
aliène au -moins fa raifon pour un tems &
l'abrutit à la longue. Mais enfin , le goût
du vin n'efr. pas un crime, il en fait rare-
ment commettre, il rend l'homme flupide &
non pas méchant (n). Pour une querelle
paiTa-
(n) Ne calomnions point le vice -même, n'a-
t-il pas afles de fa Faicffittf ? Le vin ne donne pas
t\c. h méchanceté , il la décelé. Celui qui tua
Clitus
A Mr. D'ALEMBERT. 205
paflagere qu'il caufe , il forme cent attache-
mens durables. Généralement parlant, les
buveurs ont de la cordialité, de la franchife;
ils font prefque tous bons , droits , jufles, fi-
dèles , braves & honnêtes gens , à leur dé-
faut près. En ofera-t-on dire autant des vi-
ces qu'on fubftitue à celui - là , ou bien pré-
tend-on faire de toute une ville un peuple
d'hommes fans défauts & retenus en toute
chofe? Combien de vertus apparentes cachent
fouvent des vices réels ! Le fage eft fobre
par tempérance, le fourbe l'efl: par fauffeté.
Dans les pays de mauvaifes mœurs , d'intri-
gues , de trahifons , d'adultères, on redoute
uif état d'indifcrétion où le cœur fe montre
fans qu'on y fonge. Par -tout les gens qui
ab-
Clitus dans l'ivrefie , fit mourir Philotas de fang-
froid. Si l'ivrefle a fes fureurs , quelle paflîon
n'a pas les fiennes ? La différence eft que les au-
tres reftent au fond de l'ame & que celle-là
s'allume & s'éteint à l'inftant. A cet emporte-
ment près , qui paiTe & qu'on évite aitement,
foyons fûrs que quiconque fait dans le vin de
méchantes actions, couve à jeun de méchans des-
feins.
zoo J. J. ROUSSEAU
abhorrent le plus l'ivrellè font ceux qui ont le
plus d'intérêt à s'en garantir. En SuifTe elle
eft prefque en eftime , à Naples elle eft en
horreur ; mais au fond laquelle eft le plus à
craindre , de l'intempérance du SuifTe ou de
la réferve de l'Italien.
Je le répète, il vaudroit mieux être fobre
& vrai, non feulement pour foi, même pour
la Société : car tout ce qui eft mal en mo-
rale eft mal encore en politique. Mais le
prédicateur s'arrête au mal perfonnel , le ma-
giftrat ne voit que les conféquences publiques ;
l'un n'a pour objet que la perfection de
l'homme où l'homme n'atteint point , l'autre
que le bien de l'Etat autant qu'il y peut 'at-
teindre ; ainfi tout ce qu'on a raifon de blâ-
mer en chaire ne doit pas être puni par les
loix. Jamais peuple n'a péri par l'excès du
vin , tous périffent par le défordre des fem-
mes. La raifon de cette -différence eft clai-
re : le premier de ces deux vices détourne
des autres , le fécond les engendre tous. La
diverfité des âges y fait encore. Le vin ten-
te moins la jeuneffe & l'abat moins aifément -,
un
A M'. D'ALEMBERT. 207
un fang ardent lui donne d'autres defirs; dans
l'âge des paffions toutes s'enflamment au feu
d'une feule , la raifon s'altère en nailTant , &
l'homme encore indompté devient indifcipli-
nable avant que d'avoir porté le joug des
loix. Mais qu'un fang à demi -glacé cherche
un fecours qui le ranime, qu'une liqueur bien-
faifante fupplée aux efprits qu'il n'a plus (o);
quand un vieillard abufe de ce doux remè-
de, il a déjà rempli fes devoirs envers fa pa-
trie , il ne la prive que du rebut de fes ans.
Il a tort, fans doute : il celle avant la mort
d'être citoyen. Mais l'autre ne commence pas
même à l'être: il fe rend plutôt l'ennemi pu-
blic , par la fédu&ion de fes complices , par
l'exemple & l'effet de fes mœurs corrompues,
fur -tout par la morale pernicieufe qu'il ne
manque pas de répandre pour les autorifer. Il
vaudrait mieux qu'il n'eût point exifté.
De la paflion du jeu naît un plus dange-
reux
(o) Platon dans fa République permet aux
feuls vieillards l'ufage du vin , & même il leur
en permet quelquesfois l'excès.
îoS J. J. ROUSSEAU
reux abus , mais qu'on prévient ou réprime
salement. C'eft une affaire de police , dont
rinfpe&ion devient plus facile & mieux féan-
te dans les cercles que duns les maifons par-
ticulières. L'opinion peut beaucoup encore
en ce point ; & fi - tôt qu'on voudra mettre
en honneur les jeux d'exercice & d'adrelTe,
les cartes , les dés , les jeux de hazard tom-
beront infailliblement. Je ne crois pas même ,
quoiqu'on en dife , que ces moyens oififs &
trompeurs de remplir fa bourfe , prennent
jamais grand crédit chez un peuple raifonneur
& laborieux , qui connoît trop le prix du
tems & de l'argent pour aimer à les perdre
enfemble.
Conservons donc les cercles, même
avec leurs défauts : car ces défauts ne font
pas dans les cercles , mais dans les hommes
qui les compofent ; & il n'y a point dans la
vie fociale de forme imaginable fous laquelle
ces mêmes défauts ne produifent de plus nui-
fibles effets. Encore un coup, ne cherchons
point la chimère de la perfection ; mais le
mieux poflible félon la nature de l'homme &
la
A M=\ D'ALEMBE II T. 209
k conftitution de la Société. Il y a tel Peu-
ple à qui je dirois : détruifez cercles & co«
teries, ôtez toute barrière de bienféance entre
les texes , remontez , s'il eft pofîible , jufqu'à
n'être que corrompus; mais vous, Genevois,
évitez de le devenir , s'il eft teins encore.
Craignez le premier pas qu'on ne fait jamais
feul , & fongez qu'il eft plus aifé de garder
de bonnes mœurs que de mettre un terme
aux mauvaifes. .
Deux ans feulement de Comédie & tout
eft bouleverfé. JL'on ne fauroit fe partager
entre tant d'amufemens : l'heure des Spec-
tacles étant celle àes cercles , les fera dif-
foudre ; il s en détachera trop de membres ;
ceux qui relteront feront trop peu aflidus
pour être d'une grande reffource les uns aux
autres & laiffer fubGfter long-tems les aflocia-
tions. Les deux fexes réunis journellement
dans un même lieu ; les parties qui fe Jieront
pour s'y rendre ; les manières de vivre qu'on
y verra dépeintes & qu'on s'empreflèra d'imi-
ter ; Pexpofitiori q?s Dunes & Demoifëiles
parées tout de leur mieux & miles en étala*
O ge
2io J. J. ROUSSEAU
ge dans des loges comme fur le devant d'u-
ne boutique, en attendant les acheteurs ; l'af-
fluence de la belle jeunefle qui viendra de
fon côté s'offrir en montre, & trouvera bien
plus beau de faire des entrechats au Théâtre
que l'exercice à Plain - Palais ; les petits fou-
pers de femmes qui s'arrangeront en fortant,
ne fut-ce qu'avec les Actrices ; enfin le mé-
pris des anciens ufages qui réfultera de l'a-
doption des nouveaux ; tout cela fubftituera
bientôt l'agréable vie de Paris & les bons
airs de France à notre ancienne fimplicité, &
je doute un peu que des Parifiens à Genève
y confervent long-tems le goût de notre gou-
vernement.
Il ne faut point le diffimuler, les inten-
tions font droites encore; mais les mœurs in-
clinent déjà vifiblement vers la décadence, &
nous fuivons de loin les traces des mêmes
peuples dont nous ne laiffons pas de crain-
dre le fort. Par exemple , on m' allure que
l'éducation de la jeunette eft généralement
beaucoup meilleure qu'elle n'étoit autrefois;
ce qui pourtant ne peut gueres fe prouver
qu'en
A Mr. D'ALEMBERT. 211
'qu'en montrant qu'elle fait de meilleurs ci-
toyens. Il eft certain que les enfans font
mieux la révérence; qu'ils favent plus galam-
ment donner la main aux Dames, & leur di-
re une infinité de gentillefîes pour lefquelles
je leur ferois , moi , donner le fouet ; qu'ils
favent décider , trancher, interroger, couper
la parole aux hommes , importuner tout le
monde fans modeftie & fans diferétion. On
me dit que cela les forme ; je conviens que
cela les forme à être impertinens & c'efl, de
toutes les chofes qu'ils apprennent par cette
méthode, la feule qu'ils n'oublient point. Ce
n'eft pas tout. Pour les retenir auprès des
femmes qu'ils font deftinés à défennuyer , 011
a foin de les élever précifément comme el-
les : on les garantit du foleil , du vent , de
la pluie , de la pouffiere , afin qu'ils ne puif-
fent jamais rien fupporter de tout cela. Ne
pouvant les préferver entièrement du contact
de l'air, on fait du-moins qu'il ne leur arrive
qu'après avoir perdu la moitié de fon ref-
fort. On les prive de tour exercice, on leur
ôte toutes leurs facultés , on les rend ineptes
O 2 à
212 J. J. ROUSSEAU
à tout autre ufage qu'aux foins auxquels iïs
font deftinés; & la feule chofe que les fem-
mes n'exigent pas de ces vils efclaves efh de
fe confacrer à leur fervice à la façon des
Orientaux. A cela près, tout ce qui les dif-
ftingue d'elles , c'eft que la Nature leur en
ayant refufé les grâces , ils y fubftituent des
ridicules. A mon dernier voyage à Genève,
j'ai déjà vu plufieurs de ces jeunes Demoi-
felles en jufte-au-corps, les dents blanches, la
main potelée, la voix flûtée, un joli parafol
verd à la main, contrefaire ailés mal-adroite-
ment les hommes.
On étoit plus grofTier de mon tems. Les
enfans ruftiquement élevés n'avoient point de
teint à conferver , & ne craignoient point les
injures de l'air auxquelles ils s'étoient aguer-
ris de bonne heure. Les pères les me.
noient avec eux à la chaffe , en campagne,
à tous leurs exercices , dans toutes les focié-
tés. Timides & modefles devant les gens
âgés, ils étoient hardis, fiers, querelleurs en-
tr'eux ; ils n'avoient point de frifure à con-
ferver j ils fe défioient à la lutte, à la cour-
fe,
A Mr. D'ALEMBERT. 213
fe, aux coups; ils fe battoient à bon efcient,
fe bleflbient quelquefois , & puis s'embraf-
foient en pleurant. Ils revenoient au logis
fuans , eiToufflés , déchirés , c'étaient de vrais
policons; mais ces policons ont fait des hom-
mes qui ont dans le cœur du zèle pour fer-
vir la patrie & du fang à verfer pour elle.
Plaife à Dieu qu'on en puifTe dire autant un
jour de nos beaux petits Meilleurs requinqués ,
& que ces hommes de quinze ans ne fojenç
pas des enfans à trente!
Heureusement ils ne font point tous
ainil. Le plus grand nombre encore a gardé
cette antique rudefTe , confervatrice de la bon-
ne conftitution ainfi que des bonnes mœurs.
Ceux même qu'une éducation trop délicate
amollit pour un tems, feront contraints étant
grands de fe plier aux habitudes de leurs
compatriotes. Les uns perdront leur âpreté
dans le commerce du monde ; les autres ga-
gneront des forces en les exerçant; tous de-
viendront , je l'efpere , ce que furent leurs
ancêtres ou du - moins ce que leurs pères
font aujourd'hui. Mais ne nous flatons pas de
O 3 çon,-
2i4 J. J. ROUSSEAU
conferver notre liberté en renonçant aux
mœurs qui nous l'ont acquife.
Je reviens à nos Comédiens & toujours
en leur fuppofant un fuccès qui me parole
ïmpoiïlble ; je trouve que ce fuccès attaquera
notre conftitution , non feulement d'une ma-
nière indirecte en attaquant nos mœurs, mais
immédiatement , en rompant l'équilibre qui
doit régner entre les diverfes parties de l'E-
tat , pour conferver le corps entier dans fon
aiîiete.
Parmi plufieurs raifons que j'en pourrois
donner , je me contenterai d'en choifir une
qui convient mieux au plus grand nombre:
parce qu'elle fe borne à des confidérations
d'intérêt & d'argent , toujours plus fenfibles
au vulgaire que des effets moraux dont il
n'eft pas en état de voir les liaifons avec
leurs caufes , ni l'influence fur le deftin de
l'Etat.
On peut confidérer les Spectacles , quand
ils réuiTiflènt , comme une efpece de taxe
qui, bien que volontaire, n'en eft pas moins
onéreufe au peuple : en ce qu'elle lui fournit
une
A Mr. D'ALEMBERT. 215.
une continuelle occafion de dépenfe à laquel-
le il ne réfifte pas. Cette taxe eft mauvaife:
non feulement parce qu'il n'en revient rien au
fouverain; mais fur-tout parce que la réparti-
tion , loin d'être proportionnelle , charge le
pauvre au delà de fes forces & foulage le
riche en fuppléant aux amufemens plus coû-
teux qu'il fe donneroit au défaut de celui-là.
Il fuffit, pour en convenir > de faire attention
que la différence du prix des places n'eft,
ni ne peut être en proportion de celle des
fortunes des gens qui les rempliiïtnt. A la
Comédie Francoife, les premières loges & le
théâtre font à quatre francs pour l'ordinaire
& à fix quand on tierce ; le parterre eft à
vingt fols , on a même tenté plufieurs fois de
l'augmenter. Or on ne dira pas que le bien
des plus riches qui vont au théâtre n'eft que
le quadruple du bien des plus pauvres qui
vont au parterre. Généralement parlant, les
premiers font d'une opulence exceiîive , & la
plupart des autres n'ont rien (p). îl en eft
de
(P) Quand on augmenteroit la différence du
O 4 pris
%i6 J. J. ROUSSEAU
de ceci comme des impôts fur le bled, dr le
vin , fur le fel , fur toute chofè néceflàire à la
vie , qui ont un air de juftice au premier
coup d'œil, & font au fond très iniques: car
le pauvre qui' ne peut dépenfer que pour
fon néceflàire elt forcé de jetter les trois
quarts de ce qu'il dépenfe en impôts , tandis
que ce même néceflàire n'étant que la moin-
dre partie de la dépenfe du riche l'impôt
lui eft prefque infenfible (q). De cette ma-
nière,
prix des places en proportion de celle des fortu-
nes, on ne rétablirait point pour cela l'équilibre.
Ces places inférieures , miles à trop bas prix,
feroient abandonnées à la populace , & chacun ,
pour en occuper de plus honorables , dépenferoit
toujours au delà de fes moyens. Ceft une obser-
vation qu'on peut faire aux Speftacles .de la Foi-
re. La raifon de ce défordre eft que les premiers
rangs font alors un terme fixe dont les autres fé
rapprochent toujours, fans qu'on le puille éloigner.
Le pauvre tend fans ce (Te à s'élever au deiïus de
fes vingt fols ; mais le riche , pour le fuir , n'a
plus d'afile au delà de fes quatre francs; il faut,
malgré lui /qu'il fe Iaifie accûfte'r 6c, fi fon or-
gueil en fouffre , fa bourfe en profite.
(q) Voila pourquoi les ïmpoftcurs de Bodin &
autres fripons publics établifient toujours leurs
ino-
A Mr. D'ALEMBERT. 217
niére, celui qui a peu paie beaucoup & ce-
lui qui a beaucoup paie peu ; je ne vois pas
quelle grande juftice on trouve à cela.
On me demandera qui force le pauvre
d'aller aux Spectacles ? Je répondrai , premiè-
rement ceux qui les établiflènt & lui en
donnent la tentation ; en fécond lieu , fa
pauvreté même qui , le condamnant à des tra-
vaux continuels, fans efpoir de les voir finir,
Jui rend quelque délaifement plus néceflàire
pour les fupporter. 11 ne fe tient point mal-
heureux de travailler fans relâche, quand tout
le monde en fait de même; mais n'eft-il pas
cruel à celui qui travaille de fe priver des
récréations des gens oififs ? Il les partage
donc; & ce même amufement, qui fournit un
moyen d'économie au riche , affoiblit dou-
blement le pauvre , foit par un flircroît réel
de
monopoles fur les chofes néceffaires à la vie, afin
d'affamer doucement le peuple, fans que le riche
en murmure. Si le moindre objet de luxe ou de
f'afte étoit attaqué, tout feroit perdu,- mais, pour-
vu que les grands foient contens , qu'importe que
le peuple vive?
05
si8 J. J. ROUSSEAU
de dépenfes, foit par moins de zèle au tra-
vail, comme je l'ai ci -devant expliqué.
D e ces nouvelles réflexions , il fuit évidem-
ment , ce me femble , que les Spectacles mo-
dernes, où l'on n'affifte qu'à prix d'argent,
tendent par-tout à favorifer & augmenter l'i-
négalité des fortunes , moins fenfiblement , il
eft vrai , dans les capitales que dans une
petite ville comme la nôtre. Si j'accorde
que cette inégalité , portée jufqu'à certain
point , peut avoir fes avantages , certainement
vous m'accorderez auffi qu'elle doit avoir des
bornes, fur- tout dans un petit Etat, & fur-
tout dans une République. Dans une Mo-
narchie où tous les ordres font intermédiaires
entre le prince & le peuple , il peut être af-
fés indifférent que certains hommes pafTent de
l'un à l'autre : car , comme d'autres les rem-
placent, ce changement n'interrompt point la
progreflion. Mais dans une Démocratie où les
fujets & le fouverain ne font que les mêmes
hommes confidérés fous différens rapports, II-
tôt que le plus petit nombre l'emporte en ri-
cheflès fur le plus grand, il faut que l'Etat
pcrifîè
A Mr. D'ALEMBERT. 219
périffe ou change de forme. Soit que le ri-
che devienne plus riche ou le pauvre plus
indigent, la différence des fortunes n'en aug-
mente pas- moins d'une manière que de l'au-
tre; & cette différence, portée au delà de fa
mefure , eft ce qui détruit l'équilibre dont
j'ai parlé.
Jamais dans une Monarchie l'opulence
d'un particulier ne peut le mettre au-defïus
du Prince ; mais dans une République elle
peut aifément le mettre au-defTus des .loix.
Alors le gouvernement n'a plus de force, &
le riche eft toujours le vrai fouverain. Sur
ces maximes inconteftables , il relie à confi-
dérer fi l'inégalité n'a pas atteint parmi nous
le dernier terme où elle peut parvenir fans
ébranler la République. Je m'en rapporte
îà-deflus à ceux qui connoiffent mieux que
moi notre conftitution & la répartition de
nos richeffes. Ce que je fais : c'efr, que , le
tems feul donnant à l'ordre des chofes une
pente naturelle vers cette inégalité & un pro-
grès fucceffif jufqu'à fon dernier terme , c'efl
une grande imprudence de l'accélérer encore
par
220 J. J. ROUSSEAU
par des établiffemens qui la favorifent. Le
grand Sulli qui nous aimoit , nous l'eût bien
fu dire : Spectacles & Comédies dans toute
petite République & fur - tout dans Genève,
affoiblifTement d'Etat.
Si le feul établilTement du Théâtre nous
eft fi nuifible, quel fruit tirerons-nous des Pie-
ces qu'on y repréfente ? Les avantages mê-
me quelles peuvent procurer aux peuples
pour lefquels elles ont été compofées nous
tourneront à préjudice, en nous donnant pour
inftruclion ce qu'on leur a donné pour cenfu-
re , ou du - moins en dirigeant nos goûts &
nos inclinations fur les chofes du monde qui
nous conviennent le moins. La Tragédie
nous repréfentera des tyrans & des héros.
Qu'en avons-nous à faire ? Sommes- nous faits
pour en avoir ou le devenir? Elle nous don-
nera une vaine admiration de la puiflance &
de la grandeur. Dequoi nous fervira - 1 - elle l
Serons-nous plus grands ou plus puiffans pour
cela ? Que nous importe d'aller étudier fur la
Scène les devoirs des rois , en négligeant de
remplir les nôtres ? La. ltôrile admiration dçs
vertus
A Mr. D'ALËMBERT. 221
vertus de Théâtre nous dédommagera-t-elle des
vertus fimples & modeftes qui font le bon
citoyen? Au -lieu de nous guérir de nos ridi-
cules , la Comédie nous portera ceux d'autrui :
elle nous perfuadera que nous avons tort de
méprifer des vices qu'on eftime fi fort ail-
leurs. Quelque extravagant que foit un marquis
c'eft un marquis enfin. Concevez combien ce
titre fonne dans un pays afTés heureux pour
n'en point avoir ; & qui fait combien de
courtauts croiront fe mettre à la mode , en
imitant les marquis du fiecle dernier ? Je ne
répéterai point ce que j'ai déjà dit de la bon-
ne foi toujours raillée , du vice adroit tou-
jours triomphant , & de l'exemple continuel
des forfaits mis en plaifanterie. Quelles le-
çons pour un Peuple dont tous les fentimens
ont encore leur droiture naturelle , qui croit
qu'un lcélerat effc toujours méprifable & qu'un
homme de bien ne peut être ridicule ! Quoi !
Platon banniflbit Homère de fa République
& nous fouffrirons Molière dans la nôtre!
Que pourrait -il nous arriver de pis que
de reflembler aux gens c;u'il nous peint , mê-
me
522 J, J ROUSSEAU
me à ceux qu'il nous fait aimer?
J'en ai dit ailés , je crois , fur leur cha*
pitre & je ne penfe guères mieux des hé-
ros de Racine , de ces héros fi parés , fi
doucereux , fi tendres , qui , fous un air de
courage & de vertu , ne nous montrent que
les modèles des jeunes -gens dont j'ai parlé,
livrés à la galanterie , à la moleffe , à l'a-
mour , à tout ce qui peut efféminer l'homme
& l'attiédir fur le goût de {es véritables de-
voirs. Tout le Théâtre François ne refpire
que la tendreffe : c'eft la grande vertu à la-
quelle on y facrifie toutes les autres, ou du-
moins qu'on y rend la plus chère aux Spec-
tateurs. Je ne dis pas qu'on ait tort en ce-
la , quant à l'objet du Poëte : je fais que
l'homme fans parlions eft une chimère ; que
l'intérêt du Théâtre n'en: fondé que fur les
parlions ; que le cœur ne s'intéreflè point à
celles qui lui font étrangères , ni à celles
qu'on n'aime pas à voir en autrui , quoiqu'on
y foit fujet foi-même. L'amour de l'humani-
té , celui de la patrie , font les fentimens
donc les peintures touchent le plus ceux qui
en
A Mr. D'ALEMBERT. 223
en font pénétrés ; mais , quand ces deux
paffions font éteintes, il ne refte que l'amour
proprement dit , pour leur fuppléer : parce
que fon charme eft plus naturel & s'efface
plus difficilement du cœur que celui de toutes
les autres. Cependant il n'eft pas également
convenable à tous les hommes : c'eft plutôt
comme fupplément des bons fentimens que
comme bon fentiment lui-même qu'on peut
l'admettre ; non qu'il ne foit louable en foi,
comme toute paffion bien réglée, mais parce
que les excès en font dangereux & inévita-
bles.
Le plus méchant des hommes eft celui
qui s'ifole le plus, qui concentre le plus fon
cœur en lui - même ; le meilleur eft celui qui
partage également , fes affections à tous fes
femblables. Il vaut beaucoup mieux aimer
une maîtreffe que de s'aimer feul au monde.
Mais quiconque aime tendrement Ces parens,
fes amis, fa patrie, & le genre humain, fe
dégrade par un attachement défordonné qui
nuit bientôt à tous les autres & leur eft in-
failliblement préféré. Sur ce principe, je dis
qu'il
224 J. J- ROUSSEAU
qu'il y a des pays où les mœurs font Ci mau-
vaifes qu'on feroit trop heureux d'y pouvoir
remonter à l'amour ; d'autres où elles font
ailés bonnes pour qu'il foit fâcheux d'y def-
cendre, & j'ofe croire le mien dans ce der-
nier cas. J'ajouterai que les objets trop paf-
fionnés font plus dangereux à nous montrer
qu'à perfonne: parce que nous n'avons natu-
rellement que trop de penchant à les aimer.
Sous un air flegmatique & froid , le Genevois
cache une ame ardente & fenfible, plus faci-
le à émouvoir qu'à retenir. Dans ce fejour
de la raifon, la beauté n'eft pas étrangère, ni
fans empire ; le levain de la mélancolie y
fait fouvent fermenter l'amour; les hommes
n'y font que trop capables de fentir des paf-
fions violentes , les femmes , de les infpirer ;
& les trilles effets qu'elles y ont quelquefois
produits ne montrent que trop le danger de
les exciter par des fpectacles touchans & ten-
dres. Si les héros de quelques Pièces fou-
mettent l'amour au devoir, en admirant leur
force , le cœur fe prête à leur foiblefTe ; on
apprend moins à fe donner leur courage
qu'à
A M'. D'ALEMBERT. 225
qu'à fe mettre dans le cas d'en avoir befoin.
C'eft plus d'exercice pour la vertu; mais qui
lofe expofer à ces combats, mérite d'y fuc-
comber. L'amour, l'amour même prend fon
mafque pour la furprendre; il fe pare de fon
enthoufiafme ; il ufurpe fa force ; il affecte
fon langage , & quand on s'appercoit de l'er-
reur , qu'il eft tard pour en revenir ! Que
d'hommes bien nés , féduits par ces apparen-
ces , d'amans tendres & généreux qu'ils é-
toient d'abord , font devenus par degrés de
vils corrupteurs , fans mœurs , fans refpecl:
pour la foi conjugale , fans égards pour les
droits de la confiance & de l'amitié ! Heu-
reux qui fait fe reconnoître au bord du pré-
cipice & s'empêcher d'y tomber ! Eft - ce au
milieu d'une courfe rapide qu'on doit efpérer
de s'arrêter? Eft-ce en s'attendriffant tous ks
jours qu'on apprend à furmonter la tendreflè?
On triomphe aifément d'un foible penchant;
mais celui qui connut le véritable amour &
l'a fu vaincre, ah! pardonnons à ce mortel,
s'il exifte, d'ofer prétendre à la vertu!
AinQ de quelque manière qu'on envifage
P les
226 J. J. ROUSSEAU
les chofes , la même vérité nous frappe tou-
jours. Tout ce que les Pièces de Théâtre
peuvent avoir d'utile à ceux pour qui elles
ont été faites , nous deviendra préjudiciable,
jufqu'au goût que nous croirons avoir acquis
par elles , & qui ne fera qu'un faux goût ,
fans tact , fans délie ateffe , fubftitué mal -à-
propos parmi nous à la folidité de la raifon.
Le goût tient à plufieurs chofes: les recher-
ches d'imitation qu'on voit au Théâtre , les
comparaifons qu'on a lieu d'y faire, les ré-
flexions fur l'art de plaire aux fpe&ateurs ,
peuvent le faire germer, mais non fuffire à
fon développement. Il faut de grandes villes,
il faut des beaux-arts & du luxe, il faut un
commerce intime entre les citoyens , il faut
une étroite dépendance les uns des autres, il
faut de la galanterie & même de la débau-
che , il faut des vices qu'on foit forcé d'em-
bellir, pour faire chercher à tout des formes
agréables, & réuffir à les trouver. Une par-
tie de ces chofes nous manquera toujours, &
nous devons trembler d'acquérir l'autre.
Nous aurons des Comédiens, mais quels?
Une
A Mr. D'ALEMBERT. 227
Une bonne Troupe viendra-t-elle de but-en-
blanc s'établir dans une ville de vingt- quatre
mille âmes? Nous en aurons donc d'abord de
mauvais & nous ferons d'abord de mauvais
juges. Les formerons-nous, ou s'ils nous for-
meront? Nous aurons de bonnes Pièces; mais,
les recevant pour telles fur la parole d'autrui,
nous ferons difpenfés de les examiner, & ne
gagnerons pas plus à les voir jouer qu'à les
lire. Nous n'en ferons pas moins les con-
noifleurs, les arbitres du Théâtre; nous n'en
voudrons pas moins décider pour notre ar-
gent, & n'en ferons que plus ridicules. On
ne l'eft point pour manquer de goût, quand
on le méprife; mais c'efl l'être que de s'en
piquer & n'en avoir qu'un mauvais. Et qu'eft-
ce au fond que ce goût fi vanté? L'art de
fe connoître en petites chofes. En vérité,
quand on en a une auffi grande à conferver
que la liberté, tout le relie eft bien puérile.
Je ne vois qu'un remède à tant d'incon-
véniens : c'efl que , pour nous approprier les
Drames de notre Théâtre, nous les compo-
fions nous-mêmes , & que nous ayons des
P 2 Au-
225 J. J.- ROUSSEAU
Auteurs avant des Comédiens. Car il n'eft
pas bon qu'on nous montre toutes fortes d'i-
mitations , mais feulement celles des chofes
honnêtes , & qui conviennent à des hommes
libres (r). Il eft fur que des Pièces tirées
comme celles des Grecs des malheurs paffés
de la patrie, ou des défauts préfens du peu-
ple , pourroient offrir aux fpe&ateurs des le-
çons utiles. Alors quels feront les héros de
nos Tragédies. Des Berthelier ? des Lévrery ?
Ah, dignes citoyens! Vous fûtes des héros,
fans -doute; mais votre obfcurité vous avilit,
vos
(r) Si quis ergo in noftram urbem venerit,
qui animi fapientiâ in omnes pofïïc fefe vertere
formas, & omnia imitari, volueritque poemata fua
oftentare , venerabimur quidem ipfum, ut facrum,
admirabilem , & jucundum: dicemus autem non ef.
fe ejufmodi hominem in republicâ noftrâ , ncque
fas efle ut infit, mittemufque in aliam urbem, un-
guento caput ejus perungcntes, Ianâque coronantes.
Nos autem aufteriori minufque jucundo utemur
Poetâ , fabularumque fïftore , utilitatis gratiâ , qui
decori nobis rationem exprimat , & qua; dici de-
bent dicat in his formulis quas à principio pro Ie-
gibus tulimus, quando cives erudire aggreffi fumus.
Plat, de Rcp. LU. III.
A M"". D'ALEMBERT. 229
vos noms communs déshonorent vos grandes
âmes (s) , & nous ne fommes plus ailes
grands nous-mêmes pour vous favoir admirer.
Quels feront nos tyrans? Des Gentils-hommes
de la cuillier (t), des Eveques de Geneye,
des
(s) Philibert Berthelier fut le Caton de notre
patrie, avec cette différence que la liberté publi-
que finit par l'un & commença par l'autre. Il
tenoit une belette privée quand il fut arrêté ; il
rendit fon épée avec cette fierté qui fied 11 bien
à la vertu malbeureufe ,• puis il continua de jouer
avec fa belette , fans daigner répondre aux outra-
ges de fes gardes. Il mourut comme doit mourir
un martyr de la liberté.
Jean Lévrery fut le Favonius de Berthelier ;
non pas en imitant puérilement fes difcours & fes
manières, mais en mourant volontairement comme
lui: fâchant bien que l'exemple de fa mort feroit
plus utile à fon pays que fa vie. Avant d'aller à
l'échaffaut, il écrivit fur le mur de fa prifon cet-
te épitaphe qu'on avoit faite à fon prédéceffeur.
Qidd mihi mors nocuit? Virtus pofî fata virefcit:
Nec crues , nec feevi gladio périt Ma Tyranni.
(t) C'étoit une confrairie de Gentils-hommes Sa-
voyards qui avoient fait vœu de brigandage con-
tre la ville de Genève , & qui , pour marque de
P 3 Icuï
230 J. J. ROUSSEAU
des Comtes de Savoie , des ancêtres d'une
maifon avec laquelle nous venons de traiter,
& à qui nous devons du refpecl:? Cinquante
ans plutôt, je ne répondrois pas que le Dia-
ble (v) & l'Antechrift n'y eufTent auffi fait
leur rôle. Chés les Grecs, peuple d'ailleurs
afles
leur affociation , portaient une cuiller pendue au
cou.
(v) J'ai lu dans ma jeunefle une Tragédie de
l'efcalade, où le Diable étoit en effet un des Ac-
teurs. On' me difoit que cette pièce ayant une
fois été repréfentée , ce perfonnage en entrant fur
la Scène fe trouva double, comme fi l'original eût
été jaloux qu'on eût l'audace de le contrefaire, &
qu'à l'inftant ïefïroi fit fuir tout le monde, & finir
la repréfentation. Ce conte eft burlefque , & le
paroîtra bien plus à Paris qu'à Genève : cepen-
dant , qu'on fe prête aux fuppofitions , on trouvera
dans cette double apparition un effet théâtral &
vraiment effrayant. Je n'imagine qu'un Spectacle
plus fimple & plus terrible encore ; c'efl celui de
la main fortant du mur & traçant des mots incon-
nus au feftin de Balthazar. Cette feule idée fait
friffonner. Il me femble que nos Poètes Lyriques
font loin de ces inventions fublimes ; ils font,
pour épouvanter, un fracas de décorations fans ef-
fet. Sur la Scène même il ne faut pas tout dire
à la vue; mais ébranler l'imagination.
A Mr. D'ALEMBERT. 231
afTés badin, tout étoit grave & férieux, fi-tôt
qu'il s'agiflbit de la patrie ; mais dans ce fie-
cle plaifant où rien n'échappe au ridicule , hor-
mis la puiffance , on n'ofe parler d'héroïTme
que dans les grands Etats , quoiqu'on n'en
trouve que dans les petits.
Quant à la Comédie, il n'y faut pas
fonger. Elle cauferoit chés nous les plus af-
freux défordres ; elle ferviroit d'infiniment
aux factions, aux partis, aux vengeances par-
ticulières. Notre ville eft fi petite que les
peintures de mœurs les plus générales y dé-
généreroient bientôt en fatyres & perfonali-
tés. L'exemple de l'ancienne Athènes , ville
incomparablement plus peuplée que Genève,
nous offre une leçon frapame : c'eft au Théâ-
tre qu'on y prépara l'éxil de plufieurs grands
hommes & la mort de Soerate; c'eft par la
fureur du Théâtre qu'Athènes périt & {es
défaftres ne juftifierent que trop le chagrin
qu'avoit témoigné Solon , aux premières re-
préfentations de Thefpis. Ce qu'il y a de
bien fur pour nous, c'eft qu'il faudra mal au-
gurer de la République, quand on verra les
P 4 Ci-
232 J. J. ROUSSEAU
citoyens traveftis en beaux - efprits , s'occuper
à faire des vers François & des Pièces de
Théâtre, talens qui ne font point les nôtres
& que nous ne poiféderons jamais. Mais que
Mr. de Voltaire daigne nous compofer des
Tragédies fur le modèle de la mort de Cé-
far, du premier acle de Brutus, &, s'il nous
faut abfolument un Théâtre, qu'il s'engage à
le remplir toujours de fon génie , & à vivre
autant que {es Pièces.
Je ferois d'avis qu'on pefàt mûrement tou-
tes ces réflexions, avant de mettre en ligne
de compte ie godt de parure & de diffipation
que doit produire parmi notre jeuneiTe l'e-
xemple des Comédiens ; mais enfin cet exem-
ple aura fon effet encore, & û généralement
par -tout ks loix font infuffifantes pour ré-
primer des vices qui naiflènt de la nature
des choies , comme je crois l'avoir montré ,
combien plus le feront -elles parmi nous où
le premier figne de leur foiblefle fera l'éta-
bliffement des Comédiens? Car ce ne feront
point eux proprement qui auront introduit ce
goût de diiîipation: au -contraire, ce même
goût
A Mr. D'ALEMBERT. 233
goût les aura prévenus , les aura introduits
eux-mêmes, & ils ne feront que fortifier un
penchant déjà tout formé , qui , les ayant fait
admettre, à plus forte raifon les fera mainte-
nir avec leurs défauts.
Je m'appuie toujours fur la fuppofition
qu'ils fubfifteront commodément dans une auffi
petite ville , & je dis que fi nous les hono-
rons , comme vous le prétendez , dans un
pays où tous font à peu près égaux, ils fe-
ront les égaux de tout le monde , & auront
de plus la faveur publique qui leur efl na-
turellement acquife. Ils ne feront point,
comme ailleurs , tenus en refpecl par les
grands dont ils recherchent la bienveillan-
ce & dont ils craignent la disgrâce. Les
Magiftrats leur en impoferont : foit. Mais
ces Magistrats auront été particuliers ; ils au-
ront pu être familiers avec eux ; ils auront
des enfans qui le feront encore, des femmes
qui aimeront le plaifir. Toutes ces liaifons
feront des moyens d'indulgence & de protec-
tion , auxquels il fera impoffible de réfifler
toujours. Bientôt les Comédiens, fûrs de l'im-
P 5 punité.
234 J. J- ROUSSEAU
punité , la procureront encore à leurs imita-
teurs; c'eft par eux qu'aura commencé le déf-
ordre , mais on ne voit plus où il pourra
s'arrêter. Les femmes , la jeunefTe , les ri-
ches , les gens oififs , tout fera pour eux 9
tout éludera des loix qui les gênent , tout fa-
vorifera leur licence: chacun, cherchant à les
fatisfaire, croira travailler pour fes plaifirs.
Quel homme ofera s'oppofer à ce torrent , fi
ce n'eft peut-être quelque ancien Pafteur rigi-
de qu'on n'écoutera point, & dont le fens &
la gravité paf Feront pour pédanterie chés une
jeunelTe inconfidérée ? Enfin pour peu qu'ils
joignent d'art & de manège à leurs fuccès,
je ne leur donne pas trente ans pour être les
arbitres de l'Etat (x). On verra les afpi-
rans aux charges briguer leur faveur pour ob-
tenir les fuffrages ; les élections fe feront
dans
(x) On doit toujours fe fouvenir que, pour ^ue
Àa Comédie fe fouticnne à Genève, il faut que ce
goût y devienne une fureur; s'il n'eft que modé-
ré, il faudra qu'elle tombe. La raifon veut donc
qu'en examinant les effets du Théâtre , on les inc-
lure fur une caufe capable de le foutenir.
A Mr. D'ALEMBERT. 235
dans les loges des Actrices, & les chefs d'un
Peuple libre feront les créatures d'une bande
d'Hiftrions. La plume tombe des mains à
cette idée. Qu'on l'écarté tant qu'on vou-
dra , qu'on m'accufe d'outrer la prévoyance;
je n'ai plus qu'un mot à dire. Quoiqu'il ar-
rive, il faudra que ces gens-là réforment leurs
mœurs parmi nous , ou qu'ils corrompent les
nôtres. Quand cette alternative aura cefTé
de nous effrayer, les Comédiens pourront ve-
nir; ils n'auront plus de mal à nous faire.
Voila, Monfieur, les confidérations que
j'avois à propofer au public & à vous fur la
queliion qu'il vous a plu d'agiter dans un
article où elle étoit, à mon avis, tout -à- fait
étrangère. Quand mes raifons , moins fortes
qu'elles ne me paroiflènt, n'auroient pas un
poids fuffifant pour contrebalancer les vôtres,
vous conviendrez au-moins que, dans un aufli
petit Etat que la République de Genève, tou-
tes innovations font dangereufes, & qu'il n'en
faut jamais faire fans des motifs urgens &
graves. Qu'on nous montre donc la prefTan-
te néceffité de celle-ci. Où font les défor-
dres
236 J. J. ROUSSEAU
dres qui nous forcent de recourir à un expé-
dient fi fufpe£t? Tout eft-il perdu fans cela?
Notre ville efl>elle fi grande , le vice & l'oi-
fiveté y ont-ils déjà fait un tel progrès quel-
le ne puiiTe plus déformais fubfifter fans Spec-
tacles? Vous nous dites qu'elle en fouffre de
plus mauvais qui choquent également le goût
& les mœurs ; mais il y a bien de la différen-
ce entre montrer de mauvaifes mœurs & at-
taquer les bonnes : car ce dernier effet dé-
pend moins des qualités du Spectacle que de
l'impreffion qu'il caufe. En ce fens , quel
rapport entre quelques farces paffageres &
une Comédie à demeure , entre les poliçon-
neries d'un Charlatan & les repréfentations
régulières des Ouvrages Dramatiques, entre
des tréteaux de Foire élevés pour réjouir la
populace & un Théâtre eftimé où les hon-
nêtes gens penferont s'inftruire? L'un de ces
amufemens eft fans conféquence & relie ou-
blié dès le lendemain ; mais l'autre eft une
affaire importante qui mérite toute l'atten-
tion du gouvernement. Par tout pays il eft
permis d'amufer les enfans, & peut être en-
fans
A Mr. D'ALEMBEJRT. 237
fant qui veut fans beaucoup d'inconvéniens.
Si ces fades Spectacles manquent de goût ,
tant mieux : on s'en rebutera plus vite ; s'ils
font grofliers, ils feront moins féduifans. Le
vice ne s'infmue guère en choquant l'honnê-
teté, mais en prenant fon image; & les mots
fales font plus contraires à la politeflè qu'aux
bonnes mœurs. Voila pourquoi les expref-
fions font toujours plus recherchées & les
oreilles plus fcrupuleufes dans les pays plus
corrompus. S'apperçoit - on que les entretiens
de la halle échauffent beaucoup la jeunefîe
qui les écoute ? Si font bien les difcrets pro-
pos du Théâtre, & il vaudroit mieux qu'une
jeune fille vît cent parades qu'une feule repré-
fentation de l'Oracle.
Au-refte, j'avoue que j'aimerois mieux,
quant à moi , que nous puffions nous palier
entièrement de tous ces tréteaux, & que pe-
tits & grands nous fuffions tirer nos plaifirs
<& nos devoirs de notre état & de nous-
mêmes; mais de ce qu'on devroit peut-être
chaiTer les Bateleurs, il ne s'enfuit pas qu'il
faille appeller les Comédiens. Vous avez vu
dans
238 J. J. ROUSSEAU
dans votre propre pays, la ville de Marfeilie
fe défendre long-tems d'une pareille innova»
tion , réfifter même aux ordres réitérés du
Miniftre , & garder encore , dans ce mépris
d'un amufement frivole, une image honorable
de fon ancienne liberté. Quel exemple pour
une ville qui n'a point encore perdu la
fienne !
Qu'on ne penfe pas, fur -tout, faire un
pareil établilTement par manière d'efTai, fauf
à l'abolir quand on en fentira les inconvé-
niens: car ces inconvéniens ne fe détruifènt
pas avec le Théâtre qui les produit, ils refient
quand leur caufe eft ôtée , & , dès qu'on com-
mence à les fentir , ils font irrémédiables.
Nos mœurs altérées , nos goûts changés ne
fe rétabliront pas comme ils fe feront corrom-
pus; nos plaifirs mêmes, nos innocens plaifirs
auront perdu leurs charmes; le Spectacle nous
en aura dégoûtés pour toujours. L'oifiveté
devenue néceffaire, les vuides du tems que
nous ne faurons plus remplir nous rendront
à charge à nous - mêmes ; les Comédiens en
partant nous laifleront l'ennui pour arrhes de
leur
A Mr. D'ALEMBERT. 239
leur retour; il nous forcera bientôt à les rap-
peller ou à faire pis. Nous aurons mal fait
d'établir la Comédie, nous ferons mal de la
lahTer fubfifter, nous ferons mal de la détrui-
re: après la première faute, nous n'aurons plus
que le choix de nos maux.
Quoi! ne faut -il donc aucun Spectacle
dans une République? Au - contraire , il en
faut beaucoup. C'efl dans les Républiques
qu'ils font nés, c'efl: dans leur fein qu'on les
voit briller avec un véritable air de fête. A
quels peuples convient -il mieux de s'aflèm-
bler fouvent & de former entr'eux les doux
liens du plaifir & de la joie , qu'à ceux qui
ont tant de raifons de s'aimer & de relier à
jamais unis ? Nous avons déjà plufieurs de
ces fêtes publiques; ayons en davantage en-
core, je n'en ferai que plus charmé. Mais
n'adoptons point ces Spectacles exclusifs qui
renferment trillement un petit nombre de
gens dans un antre obfcur; qui les tiennent
craintifs & immobiles dans le lilence & l'in-
action ; qui n'offrent aux yeux que cloifons,
que pointes de fer, que foldats, qu'affligean-
tes
s4o Js J. ROUSSEAU
tes images de la fervitude & de l'inégalité»
Non , Peuples heureux , ce ne font pas là
vos fêtes! C'eft en plein air , c'eft fous le
ciel qu'il faut vous rafTembler & vous livrer
au doux fentiment de votre bonheur. Que
vos plaifirs ne foient efféminés ni mercenai-
res, que rien de ce qui fent la contrainte &
l'intérêt ne les empoifonne , qu'ils foient li-
bres & généreux comme vous , que le foleil
éclaire vos innocens Spectacles; vous en for-
merez un vous - mêmes , le plus digne qu'il
puiffe éclairer.
Mais quels feront enfin ks objets de
ces Spectacles? Qu'y montrera- 1- on? Rien,
fi l'on veut. Avec Ja liberté , partout
où règne l'affluence , le bien - être y règne
auffi. Plantez au milieu d'une place un pi-
quet couronné de fleurs, raflemblez-y le
peuple , & vous aurez une fête. Faites
mieux encore : donnez les fpectateurs en
fpectacle ; rendez les acteurs eux-mêmes;
faites que chacun fe voie & s'aime dans les
autres, afin que tous en foient mieux unis.
Je n'ai pas befoin de renvoyer aux jeux des
an-
A Mr. D'ALEMBERT. 241
anciens Grecs : il en eft de plus modernes ,
il en eft d'exiftens encore, & je les trouve
précifément parmi nous. Nous avons tous
les ans des revues ; des prix publics ; des
Rois de l'arquebufe , du canon , de la naviga-
tion. On ne peut trop multiplier des établif-
femens fi utiles (y) & 0 agréables; on ne
peut
(y) Il ne fuffit pas que le peuple ait du pain
& vive dans fa condition. Il faut qu'il y vive
agréablement : afin qu'il en rempliffe mieux les de-
voirs , qu'il fe tourmente moins pour en fortir , &
que l'ordre public foit mieux établi. Les bonnes
mœurs tiennent plus qu'on ne penfe à ce que cha-
cun fe plaife dans fon état. Le manège & l'ef-
prit d'intrigue viennent d'inquiétude & de mécon-
tentement : tout va mal quand l'un afpire à l'em-
ploi d'un autre. Il faut aimer fon métier pour le
bien faire. L'affîete de l'Etat n'eft bonne & folide
que quand, tous fe fentant à leur place , les for-
ces particulières fe réunifient & concourent au bien
public ,• au - lieu de s'ufer l'une contre l'autre ,
comme elles font dans tout Etat mal conftitué.
Cela pofé , que doit-on penfer de ceux qui vou-
droient ôter au peuple les fêtes , les plaifirs &
toute efpece d'amufement , comme autant de dis-
trayions qui le détournent de fon travail ? Cette
maxime eft barbare & faufle. Tant pis j fi le peu-
242 J. J. ROUSSEAU
peut trop avoir de femblables Rois. Pour-
quoi ne ferions-nous pas, pour nous rendre
difpos & robuftes, ce que nous faifons pour
nous exercer aux armes? La République a-t-
elle moins befoin d'ouvriers que de foldats?
Pourquoi , fur le modèle des prix militaires ,
ne fonderions -nous pas d'autres prix de Gym-
naftique, pour la lutte, pour la courfe, pour
le difque , pour divers exercices du corps?
Pourquoi n'animerions - nous pas nos Bateliers
par des joutes fur le Lac ? Y auroit - il au
monde
pîe n'a de tems que pour gagner fon pain , il lui
en faut encore pour le manger avec joie : autre-
ment il ne le gagnera pas long-tems. Ce Dieu
jufte & bienfaifant, qui veut qu'il s'occupe, veut
aufii qu'il fe délaffe : la nature lui impofe égale-
ment l'exercice & le repos , le plaifir & la peine.
Le dégoût du travail accable plus les malheu-
reux que le travail môme. Voulez - vous donc ren-
dre un peuple aftif & laborieux? Donnez -lui des
fêtes, offrez-lui des amufemens qui lui faffent ai-
mer fon état «Se l'empêchent d'en envier un plus
doux. Des jours ainfi perdus feront mieux valoir
tous les autres. Préfidoz à fes plaifirs pour les
rendre honnêtes ; c'eft le vrai moyen d'animer
fes travaux.
A Mr. D'ALEMBERT. 243
monde un plus brillant fpectacle que de voir ,
fur ce vafte & fuperbe baflin , des centaines
de bateaux , élégamment équippés , partir à
la fois au fignal donné , pour aller enlever un
drapeau arboré au but , puis fervir de cortè-
ge au vainqueur revenant en triomphe rece-
voir le prix mérité. Toutes ces fortes de
fêtes ne font difpendieufes qu'autant qu'on le
veut bien , & le feul concours les rend afiës
magnifiques. Cependant il faut y avoir af-
filié chez le Genevois , pour comprendre a-
vec quelle ardeur il s'y livre. On ne le re-
connoîc plus: ce n'eft plus ce peuple fi rangé
qui ne fe départ point de fes règles écono-
miques ; ce n'efl plus ce long raifonneur qui
pefe tout jufqu'à la plaifanterie à la balance
du jugement. Il efl vif, gai , carrefiànt;
fon cœur efl alors dans fes yeux , comme il
efl toujours fur fes lèvres; il cherche à com-
muniquer fa joie & fes plaifirs ; il invite , il
prelîè , il force , il fe 'difpute les furvenans.
Toutes les fociétés n'en font qu'une , tout
devient commun à tous. Il efl prefque indif-
férent à quelle table on fe mette : ce feroit
q. 2 n-
244 J- J- ROUSSEAU
l'image de celles de Lacédémone , s'il n'y ré-
gnoit un peu plus de profufion ; mais cette
profufion même eft alors bien placée , & l'af-
pecl: de l'abondance rend plus touchant celui
de la liberté qui la produit.
L'hiver , tems confacré au commerce
privé des amis, convient moins aux fêtes pu-
bliques. 11 en eft pourtant une efpece dont
je voudrois bien qu'on fe fît moins de fcru-
pule , favoir les bals entre de jeunes perfon-
nes à marier. Je n'ai jamais bien conçu
pourquoi l'on s'effarouche fi fort de la danfe
& des affemblées qu'elle occafionne : comme
s'il y avoit plus de mal à danfer qu'à chan-
ter ; que l'un & l'autre de ces amufemens ne
fût pas également une infpiration de la Natu-
re ; & que ce fût un crime à ceux qui font
deftinés à s'unir de s'égayer en commun par
une honnête récréation. L'homme & la
femme ont été formés l'un pour l'autre. Dieu
•veut qu'ils fuivent leur deftination, & certai-
nement le premier & le plus faint de tous
les liens de la Société eft le mariage. Tou-
tes les fauffes Religions combattent la Nature ;
lt
A Mr. D'A LE MB ER T. 245
la nôtre feule, qui la fuit & la règle, an-
nonce une inftitution divine & convenable à
l'homme. Elle ne doit point ajouter .fur le
mariage, aux embarras de Tordre civil , des
difficultés que l'Evangile ne prefcrit pas &
que tout bon Gouvernement condamne; mais
qu'on me dife où de jeunes perfonnes à ma-
rier auront occafion de prendre du goût l'une
pour l'autre, & de fe voir avec plus de dé-
cence & de circonfpection que dans une af-
femblée où les yeux du public incenamment
ouverts fur elles les forcent à la réferve, à
la modeftie, à s'obferver avec le plus grand
foin? En quoi Dieu eft-il offenfé par un
exercice agréable, falutaire , propre à la viva-
cité des jeunes - gens , qui confifle à fe pré-
fenter l'un à l'autre avec grâce & bienféance,
& auquel le fpectateur impofe une gravité
dont on n'oferoit fortir un inftant? Peut -on
imaginer un moyen plus honnête de ne point
tromper autrui, du -moins quant à la figure,
& de fe montrer avec les agrémens & les
défauts qu'on peut avoir , aux gens qui ont
intérêt de nous bien connoître avant de
Q. 3 s'o-
*4<5 J. J. ROUSSEAU
s'obliger à nous aimer? Le devoir de fe ché-
rir réciproquement n'emporte-t-il pas celui de
fe plaire , & n'ed - ce pas un foin digne de
deux perfonnes vertueufes & chrétiennes qui
cherchent à s'unir , de préparer ainfi leurs
cœurs à l'amour mutuel que Dieu leur im-
pofe?
Qu'arrive -t-il dans ces lieux où rè-
gne une contrainte éternelle , où l'on punit
comme un crime la plus innocente gaieté , où
les jeunes -gens des deux fexes n'ofent jamais
s'affembler en public, & où l'indifcrette févé-
rite d'un Fafleur ne fait prêcher au nom de
Dieu qu'une gène fervile , & la tnfteiTe , &
l'ennui ? On élude une tyrannie infupporta-
Iple que la Nature & la Raifon défavouent*
Aux plaifirs permis dont on prive une jeu-
neiîe enjouée & folâtre, elle en fubflitue de
plus dangereux. Les tête-à-tête adroitement
concertés prennent la place des affemblées
publiques. A force de fe cacher comme fi
l'on étoit coupable, on efl: tenté de le deve-
nir. L'innocente joie aime à s'évaporer au
grand jour ; mais le vice eft ami des ténè-
bres,
A M1". D'ALEMBERT. 247
bres, & jamais l'innocence & le miitcre n'ha-
bitèrent long-tems enfemble.
Pour moi , loin de blâmer de fi fimples
amufemens, je voudrois au -contraire qu'ils
fuirent publiquement autorifés , & qu'on y
prévînt tout défordre particulier en les con-
vertiilànt en bals folemnels & périodiques,
ouverts indiftin&ement à toute la jeuneffe à
marier. Je voudrois qu'un Magiftrat (z),
nommé par le Confeil, ne dédaignât pas de
préfider à ces bals. Je voudrois que les pè-
res & mères y afliltaiTent , pour veiller fur
leurs enfans, pour être témoins de leur grâce
(z) A chaque corps de métier, à chacune des
fociétés publiques dont eft compofé notre Etat, pré
fide un de ces Magiftrats , fous le nom de Seig'
neur -Commis. Ils afliftent à toutes les aiîemblées
& môme aux feftins. Leur préfence n'empêche
point une honnête familiarité entre les membres
de l'aflbciation ; mais elle maintient tout le monde
dans le refpeft qu'on doit porter aux loîx , aux
mœurs , à la décence , même au fein de la joie
& du plaifir. Cette infritution eft très belle , &
forme un des grands liens qui unifient le peuple
à les ch^fs.
Ci4
24S J. J. ROUSSEAU
& de leur adrelTe , des applaudiflèmens qu'ils
auraient mérités , & jouir ainfi du plus doux
ipeclacle qui puiffe toucher un cœur paternel.
Je voudrois qu'en général toute perfonne ma-
riée y fût admife au nombre des fpeclateurs
& des juges , fans qu'il fût permis à aucune
de profaner la dignité conjugale en danfant
elle-même: car à quelle fin honnête pourroit-
elle fe donner ainfi en montre au public ? Je
voudrois qu'on formât dans la falle une en-
ceinte commode & honorable , deftinée aux
gens âgés de l'un & de l'autre fexe , qui
ayant déjà donné des citoyens à la patrie ,
verroient encore leurs petits enfans fe prépa-
rer à le devenir. Je voudrois que nul n'en-
trât ni ne fortît fans faluer ce parquet , &
que tous les couples de jeunes - gens vinffent ,
avant de commencer leur danfe <k après l'a-
voir finie , y faire une profonde révérence ,
pour s'accoutumer de bonne heure à refpec-
ter la vieilleïïè. Je ne doute pas que cette
agréable réunion des deux termes de la vie
humaine ne donnât à cette aiTemblée un
certain coup d'œil attendriflant , & qu'on ne
vit
A Mr. D'ALEMBERT. 249
vit quelquefois couler dans le parquet des lar-
mes de joie & de fouvenir , capables , peut-
être , d'en arracher à un fpectateur fenfible.
Je voudrois que tous les ans , au dernier bal ,
Ja jeune perfonne qui, durant les précédens,
fe feroit comportée le plus honnêtement , le
plus modeftement, & auroit plû davantage à
tout le monde au jugement du Parquet , fût
honnorée d'une couronne par la main du Sei-
gneur-Commis (a), & du titre de Reine du
bal qu'elle porterait toute l'année. Je vou-
drois qu'à la clôture de la même aflèmblée
on la reconduisît en cortège, que le père &
la mère fullent félicités & remerciés d'avoir
une fille fi bien née & de l'élever fi bien.
Enfin je voudrois que, fi elle venoit à fe
marier dans le cours de l'an , la Seigneurie lui
fît un préfent ,; ou lui accordât quelque dis-
tinction publique , afin que cet honneur fût
une chofe allés férieufe pour ne pouvoir ja-
mais devenir un fujet de plaifanterie.
Il
(a) Voyez la note précédente.
25o J. J. ROUSSEAU
Il eft vrai qu'on auroit fouvent à craindre
un peu de partialité , fi l'âge des Juges ne
laiilbit toute la préférence au mérite ; &
quand la beauté modefte feroit quelquefois fa-
vorifée , quel en feroic le grand inconvé-
nient ? Ayant plus d'aflàuts à foutenir, n'a-t-
elle pas befoin d'être plus encouragée? N'eil-
élle pas un don de la Nature , ainfi que les
talens ? Où eft le mal qu' elle obtienne quel-
ques honneurs qui l'excitent à s'en rendre di-
gne & puhTent contenter l'amour -propre,
fans oifenfer la vertu?
En perfectionnant ce projet dans le3 mê-
mes vues , fous un air de galanterie & d'a-
mufement, on donneroit à ces fêtes plufieurs
ftns utiles qui en feroient un objet impor-
tant de police & de bonnes mœurs. La jeu-
nefle , ayant des rendez -vous fiïrs & honnê-
tes, feroit moins tentée d'en chercher de plus
dangereux. Chaque fexe fe livreroit plus pa-
tiemment, dans les intervalles, aux occupa-
tions & aux plaifirs qui lui font propres , &
s'en confoleroit plus aifément d'être privé du
commerce continuel de l'autre. Les particu-
liers
A Mr. D'ALEMBERï, 251
îiers de tout état auroient la reflburce d'un
ipeclacle agréable , fur- tout aux pères & mè-
res. Les foins pour la parure de leurs filles
feroient pour les femmes un objet d'amufe-
ment qui feroit diverflon à beaucoup d'autres;
& cette parure , ayant un objet innocent &
louable , feroit là tout-à fait à fa place. Ces
occalions de s'affembler pour s'unir , & d'ar-
ranger des établiffemens , feroient des moyens
fréquens de rapprocher des familles divifées
& d'affermir la paix , 11 néceflàire dans notre
Etat. Sans altérer l'autorité des pères , les
inclinations des enfans feroient un peu plus
en liberté ; le premier choix dépendrait un
peu plus de leur cœur ; les convenances d'â-
ge, d'humeur, de goût, de cara6tere feroient
un peu plus confultées ; on donneroit moins
à celles d'état & de biens qui font des
nœuds mal aflbrtis , quand on les fuit aux dé-
pens des autres. Les liaifons devenant plus
faciles , les mariages feroient plus fréquens y
ces mariages , moins circonfcrits par ks mê-
mes conditions , préviendroient les partis,
tempéreraient l'excefïive inégalité, maintien-
draient
252 J. J. ROUSSEAU
droient mieux le corps du peuple dans l'ef-
prit de fa conftitution ; ces bals ainfi diri-
gés reffembleroient moins à un fpe&acle pu-
blic qu'à raflemblée d'une grande famille,
& du fein de la joie & des plailirs naî-
troient la confervation , la concorde , & la
profpérité de la République (b).
Sur
(b) Il me parott plaifant d'imaginer quelque-
fois les jugemens que plufieurs porteront de mes
goûts fur mes écrits. Sur celui-ci l'on ne man-
quera pas de dire: cet homme eft fou de la dan-
fe, je m'ennuie a voir danfer : il ne peut fouffrir
la Comédie, j'aime la Comédie à la paillon : il a
de I'averfion pour les femmes , je ne ferai que
trop bien juftiné là-deffus : il eft mécontent des
Comédiens , j'ai tout fujet de m'en louer & l'a-
mitié du feul d'entr'eux que j'ai connu particu-
lièrement ne peut qu'honorer un honnête -hom-
me. Marne jugement fur les Poètes dont je fuis
forcé de cenfurer les Pièces : ceux qui font morts
ne feront pas de mon goàt , & je ferai piqué
contre les vivans. La vérité eft que Racine me
charme & que je n'ai jamais manqué volontaire-
ment une repréfentation de Molière . Si j'ai moins
parlé de Corneille , c'eft qu'ayant peu fréquenté
fes Pièces & manquant de livres , il ne m'eft pas
affés refté dans la mémoire pour le citer. Quant
A Mr. D'ALEMBERT. £53
Sur ces idées , il feroit aifé d'établir à
peu de frais & fans danger , plus de fpec-
tacles
à l'Auteur d'Atrée & de Catilina , je ne l'ai ja-
mais vu qu'une fois & ce fut pour en recevoir
un fervice. J'eftime fon génie & refpette fa vieil-
leffe ; mais , quelque honneur que je porte à fa per-
fonne , je ne dois que juftice à fes Pièces , & je
ne fais point acquiter mes dettes aux dépens du
bien public & de la vérité. Si mes écrits m'in-
fpirent quelque fierté , c'eft par la pureté d'inten-
tion qui les dicte , c'eft par un défintereffement
dont peu d'auteurs m'ont donné l'exemple, & que
fort peu voudront imiter. Jamais vue particulière
ne fouilla le defir d'être utile aux autres qui m'a
mis la plume à la main , & j'ai prefque toujours
écrit contre mon propre intérêt. Vitam impende-
re vero: voila la devife que j'ai choifie & dont
je me fens digne. Lecteurs, je puis me tromper
moi-même, mais non pas vous tromper volontai-
rement ; craignez mes erreurs & non ma mauvaife
foi. L'amour du bien public eft la feule paffiora
qui me fait parler au public ; je fais alors m'ou-
blier moi-même, &, û quelqu'un m'offenfe, je me
tais fur fon compte de peur que la colère ne me
rende injufte. Cette maxime eft bonne à mes en-
nemis, en ce qu'ils me nuifent à leur aife & fans
crainte de repréfailles , aux Lecteurs qui ne crai-
gnent pas que ma haine leur en ïmpofe, & fur-
tout à moi qui , reftant en paix tandis qu'on
m'ou-
254 J- J- ROUSSEAU
tacles qu'il n'en faudroit pour rendre le féjour
de notre ville agréable & riant , même aux
étrangers qui , ne trouvant rien de pareil
ailleurs, y viendroient au -moins pour voir
une choie unique. Quoiqu'à dire le vrai, fur
beaucoup de fortes raifons , je regarde ce
concours comme un inconvénient bien plus
que comme un avantage ; & je fuis perfua-
dé , quant à moi , que jamais étranger n'en-
tra dans Genève , qu'il n'y ait fait plus de
mal que de bien.
Mais favez-vous, Monfieur , qui l'on de-
vroit s'efforcer d'attirer & de retenir dans nos
murs ? Les Genevois mêmes qui , avec un
fmeere amour pour leur pays, ont tous une (i
grande inclination pour les voyages qu'il n'y
a
m'outrage , n'ai du - moins que le mal qu'on me
fait & non celui que j'éprouverois encore à le
rendre. Sainte & pure vérité à qui j'ai confacré
ma vie, non jamais mes paillons ne fouilleront le
ilncere amour que j'ai pour toi ; l'intérêt ni la
crainte ne fauroient altérer l'hommage que j'aime
à t'ofFrir , & ma plume ne te refufera jamais rien
que ce qu'elle craint d'accorder à la vengeance '
A Mr. D'ALEMBERT. 2$5
a point de contrée où l'on n'en trouve de ré-
pandus. La moitié de nos Citoyens épars
dans le refte de l'Europe & du Monde , vi-
vent & meurent loin de la Patrie; & je me
citerois moi-même avec plus de douleur, fi
j'y étois moins inutile. Je fais que nous fom-
mes forcés d'aller chercher au-loin les reffour-
ces que notre terrain nous refufe , & que
nous pourrions difficilement fubfifler , 11 nous
nous y tenions renfermés; mais au -moins
que ce banniffement ne foit pas éternel pour
tous. Que ceux dont le Ciel a béni les tra-
vaux viennent , comme l'abeille , en rappor-
ter le fruit dans la ruche ; réjouir leurs con-
citoyens du fpe&acle de leur fortune ; ani-
mer l'émulation des jeunes-gens; enrichir leur
pays de leur richefle ; & jouir modeftement
chés eux des biens honnêtement acquis chés
les autres. Sera-ce avec des Théâtres, tou-
jours moins parfaits chés nous qu'ailleurs ,
qu'on les y fera revenir? Quitteront-ils la Co-
médie de Paris ou de Londres pour aller re-
voir celle de Genève ? Non , non , Mon-
fieur, ce n'eft pas ainfi qu'on les peut rame-
ner.
25<5 J- J> ROUSSEAU
ner. Il faut que chacun fente qu'il ne fâu-
roit trouver ailleurs ce qu'il a laiiTé dans fon
pays; il faut qu'un charme invincible le rap-
pelle au féjour qu'il n'auroit point dû quitter ;
il faut que le fouvenir de leurs premiers exer-
cices, de leurs premiers fpe&acles, de leurs
premiers plaifirs , refte profondément gravé
dans leurs cœurs ; il faut que les douces im-
preflions faites durant la jeunefTe demeurent
& fe renforcent dans un âge avancé, tandis
que mille autres s'effacent; il faut qu'au mi-
lieu de la pompe des grands Etats & de leur
trille magnificence , une voix fecrette leur
crie inceflàmment au fond de l'ame : ah !
où font les jeux & les fêtes de ma jeunette?
Où eft la concorde des citoyens ? Où eft la
fraternité publique? Où eft la pure joie &
la véritable allegrefle ? Où font la paix , la li-
berté , l'équité , l'innocence ? Allons recher-
cher tout cela. Mon Dieu ! avec le cœur
du Genevois , avec une ville aufli riante,
un pays aufli charmant , un gouvernement
aufli jufte , des plaifirs fi vrais & fi purs ,
& tout ce qu'il faut pour favoir les goûter,
A Mr. D'ALE.MBERT. 257
à quoi tient -il que nous n'adorions tous la
patrie?
Ainsi rappelloit fes citoyens , par des
fêtes modefles & des jeux fans éclat, cette
Sparte que je n'aurai jamais allés citée pour
l'exemple que nous devrions en tirer j ainfî
dans Athènes parmi les beaux-arts, ainfi dans
Sufe au fein du luxe & de la moleflè , le
Spartiate ennuyé foupiroit après fes greffiers
feftins & fes fatigans exercices. C'eft à Spar-
te que, dans une laborieufe oifiveté, tout étoit
plaifir & fpectacle ; c'eft là que les plus ru-
des travaux paiToient pour des récréations , &
que les moindres délafTemens formoient une
inftruclion publique ; c'eft là que les citoyens ,
continuellement affemblés, confacroient la vie
entière à des amufemens qui faifoient la gran-
de affaire de l'Etat, & à des jeux dont on
ne fe délaifoit qu'à la guerre.
J'entends déjà les plaifans me deman-
der fi, parmi tant de merveilleufes inftruclions,
je ne veux point aufli, dans nos Fêtes Géne-
voifes, introduire les danfes de* jeunes Lacé-
démoniennes ? Je réponds que je voudrais
R bien
258 J. J. ROUSSEAU
bien nous croire les yeux & les coeurs afles
chaftes pour fupporter un tel fpe&acle , &
que de jeunes perfonnes dans cet état fulTent
à Genève comme à Sparte couvertes de
l'honnêteté publique ; mais , quelque eftime que
je faffe de mes compatriotes , je fais trop
combien il y a loin d'eux aux Lacédémo-
niens , & je ne leur propofe des institutions
de ceux-ci que celles dont ils ne font pas
encore incapables. Si le fage Plutarque s'efl
chargé de juftifier l'ufage en queflion , pour-
quoi faut-il que je m'en charge après lui?
Tout efl dit , en avouant que cet ufage ne
convenoit qu'aux élevés de Lycurgue ; que
leur vie frugale & laborieufe , leurs mœurs
pures & feveres, la force d'ame qui leur é-
toit propre, pou voient feules rendre innocent
fous leurs yeux , un fpectacle Ci choquant
pour tout peuple qui n'efl qu'honnête.
Mais penfe-t-on qu'au fond l'adroite pa-
rure de nos femmes ait moins fon danger
qu'une nudité abfolue, dont l'habitude tourne-
roit bientôt les premiers effets en indifféren-
ce & peut - être en dégoût ? Ne fait - on pas
que
A Mr. D'ALEMBERT. 25e)
que les flatues & les tableaux n'offenfent les
yeux que quand un mélange de vêtemens
tend les nudités obfcenes ? Le pouvoir immé-
diat des fens eft foible & borné : c'eft par
l'entremifè de l'imagination qu'ils font leurs
plus grands ravages; c'eil elle qui prend foin
d'irrirer ks defirs , en prêtant à leurs objets
encore plus d'attraits que ne leur en donna
la Nature ; c'eft elle qui découvre à l'œil a-
vec fcandale ce qu'il ne voit pas feulement
comme nud , mais comme devant être habil-
lé. Il n'y a point de vêtement fi modefte
au travers duquel un regard enflammé par
l'imagination n'aille porter les defirs. Une
jeune Chinoife , avançant un bout de pied
couvert & chauffé, fera plus de ravage à Pé-
kin que n'eut fait la plus belle fille du mon-
de danfànt toute nue au bas du Taygete.
Mais quand on s'habille avec autant d'art &
fi peu d'exaclitude que les femmes font au-
jourd'hui , quand on ne montre moins que
pour faire defirer davantage, quand l'obftacle
qu'on oppofe aux yeux ne fert qu'à mieux
irriter l'imagination, quand on ne cache une
R 2 partie
2<5o J. J. ROUSSEAU
partie de l'objet que pour parer celle qu'on
expofe,
Heu ! maie tum mites défendit pampinus uvas.
Terminons ces nombreufes digreflions.
Grâce au Ciel voici la dernière: je fuis à la
fin de cet écrit. Je donnois les fêtes de La-
cédémone pour modèle de celles que je vou-
drais voir parmi nous. Ce n'eft pas feule-
ment par leur objet, mais auffi par leur (Im-
plicite que je les trouve recommandables :
fans pompe, fans luxe, fans appareil, tout y
refpiroit , avec un charme fecret de patriotif-
me qui les rendoit intéreflantes , un certain
efprit martial convenable à des hommes li-
bres ( c ) ; fans affaires & fans plaifirs , au
moins
(c) Je me fouviens d'avoir été frappé dans
mon enfance d'un fpettacle ailés fimple , & dont
pourtant l'impreflion m'eft toujours reftée , malgré
le tems & la diverfité des objets. Le Régiment
de St. Gervais avoit fait l'exercice , &, félon la
coutume , on avoit foupé par compagnies ; la
plupart de ceux qui les compofoient fc rafïemble-
rent après le foupé dans la place de St. Gervais,
& Ce mirent à danfer tous enfemble , officiers &
fol-
A Mr. D'ALEMBERT. 261
nioins de ce qui porte ces noms parmi nous ,
ils paflbient, dans cette douce uniformité, la
jour-
foldats, autour de la fontaine, fur le bafïîn de la-
quelle étoient montés les Tambours , les Fifres ,
& ceux qui portoient les flambeaux. Une danfe
de gens égayés par un long repas fenibleroit
n'offrir rien de fort intéreffant à voir ; cepen-
dant , l'accord de cinq ou fîx cens hommes en
uniforme, fe tenant tous par la main, & formant
«ne longue bande qui ferpentoit en cadence Se
fans confufion , avec mille tours & retours , mille
efpeces d'évolutions figurées, le choix des airs qui
les animoient, le bruit des tambours , l'éclat des
flambeaux, un certain appareil militaire au fein du
plaifir, tout cela formoit une fenfation très vive
qu'on ne pouvoit fupporter de fang- froid. Il
étoit tard, les femmes étoient couchées, toutes fe
relevèrent. Bientôt les fenêtres furent pleines de
fpeftatrices qui donnoient un nouveau zèle aux
afteurs ; elles ne purent tenir long-tems à leurs
fenêtres, elles defeendirent; les maîtreffes venoient
voir leurs maris, les fervantes apportoient du vin,
les enfans même éveillés par le bruit accoururent
demi-vêtus entre les pères & les mères. La dan«
fe fut fufpendue ; ce ne furent qu'embraffemens,
ris, fantés , carrefles. Il réfulta de tout cela un
attendriffement général que je ne faurois peindre,
mais que, dans l'allegreiTe univerfelle, on éprouve
afles naturellement au milieu de tout ce qui nous
R 3 cft
2fo J. J. ROUSSEAU
journée, fans la trouver trop longue , & la
vie, fans la trouver trop courte. Ils s'en re-
tournoient chaque foir, gais & difpos, pren-
dre
eft cher. Mon père , en m'embraflant , fut faifï
d'un treflaillement que je crois fentir & partager
encore. Jean-Jaques , rne difoit-il , aime ton pays.
Vois-tu ces bons Genevois; ils font tous amis, ils
font tous frères ; la joie & la concorde règne au
milieu d'eux. Tu es Genevois : tu verras un jour
d'autres peuples ; mais, quand tu voyagerois autant
que ton père , tu ne trouveras jamais leur pareil.
Gn voulut recommencer la danfe , il n'y eut
plus moyen : on ne favoit plus ce qu'on faifoit,
toutes les têtes étoient tournées d'une ivreflë plus
douce que celle du vin. Après avoir refté quel-
que tems encore à rire & à caufer fur la place,
il fallut fe féparer , chacun fe retira paifîblement
avec fa famille ; & voila comment ces aimables &
prudentes femmes ramenèrent leurs maris, non pas
en troublant leurs plaifirs , mais en allant les par-
tager. Je fens bien que ce fpettacle dont je fus
fi touché , feroit fans attrait pour mille autres :
il faut des yeux faits pour le voir , & un cœur
fait pour le fentir. Non , il n'y a de pure joie
que la joie publique, & les vrais fentimens de la
Nature ne régnent que fur le peuple. Ah ! Digni-
té, fille de l'orgueil & mère de l'ennui , jamais
tes trilles efclaves eurent - ils un pareil moment ea
leur Vie?
A W. D'ALEMBERT. 26*3
dre leur frugal repas, contens de leur patrie,
de leurs concitoyens, & d'eux-mêmes. Si
l'on demande quelque exemple de ces diver-
tiiTemens publics , en voici un rapporté par
Plutarque. Il y avoit , dit - il , toujours trois
danfes en autant de bandes , fclon la diffé-
rence des âges; & ces danfes fe faifoient au
chant de chaque bande. Celle des vieillards
commençoit la première, en chantant le cou-
plet fuivant.
Nous avons été jadis,
Jeunes, vaillans, £f hardis.
Suivoit celle des hommes qui chantoient à
leur tour, en frappant de leurs armes en ca-
dence.
Nous le fommes maintenant,
A l'épreuve à tout venant.
Enfuite venoient les enfans qui leur répon-
doient, en chantant de toute leur force.
Et nous bientôt le ferons ,
Qui tous vous furpajjerons.
Voila, Monfieur, les fpeclacles qu'il
K 4 faut
26*4 J- J- ROUSSEAU
faut à des Républiques. Quant à celui dont
votre article Genève m'a forcé de traiter
dans cet eflâi , fi jamais l'intérêt particulier
vient à bout de l'établir dans nos murs, j'en
prévois les trilles effets; j'en ai montré quel-
ques-uns, j'en pourrois montrer davantage;
mais c'efl trop craindre un malheur imaginai-
re que la vigilance de nos magiflrats faura
prévenir. Je ne prétends point inflruire des
hommes plus fages que moi. Il me fuffit
d'en avoir dit affés pour confoler la jeunelTe
de mon pays d'être privée d'un amufement
qui coûteroit fi cher à la patrie. J'exhorte
cette heureufe jeuneflè à profiter de l'avis qui
termine votre article. PuiiTe - 1 - elle connoître
& mériter fon fort ! Puiffe-t-elle fentir tou-
jours combien le iblide bonheur efl préféra-
ble aux vains plaifirs qui le détruifent! Puiffe-
t-elle transmettre à fes defcendans les vertus,
la liberté , la paix qu'elle tient de fes pères !
C'efl le dernier voeu par lequel je finis mes
écrits, c'efl celui par lequel finira ma vie.
F I N.
AVIS
JtVIS DE L'IMPRIMEUR.
Mr. Rouffeau m'ayant adreffé les correc-
tions & les additions fuivantes pour être pla-
cées en leur lieu , je n'ai pu les y faire entrer,
ces feuilles étant déjà toutes imprimées. Je
crois faire plaifir au public & remplir les vues
de l'Auteur en les ajoutant à la fin de fon
ouvrage. A Amfterdamle 15. Juillet 1758.
Pag. 4. Ligne 18. Je ne prétends point
pour cela ajoutez juger ni blâmer &c.
Ibid. 4. Ligne 21. à moins qu'ils ne la re-
connoilTent ajoutez & j'ajoute qu'elle ne ref-
femble en rien à celle dont ils nous inftruifent.
Je ne fajs &c
Ibid. 4. Ligne 23. Ainfî je n'en puis parler
ni en bien ni en mal ajoutez & même fur quel-
ques notions confufes de cette fecte & de fon
fondateur , je me fens plus d'éloignement que
de goût pour elle: mais en général &c
Pag. 7. Ligne 5, 6. de la note une abfurdité
palpable , une chofe très clairement fauffe. lifez une
abfurdité palpable , une chofe évidemment fauffe.
Pag. 9. Ligne 13. Mais pour être philofo-
phes & tolérans , ajoutez une étoile après ce
mot tolérans * , & la note fuivante au bas de
la page
* Sur la Tolérance Chrétienne , on peut conful-
ter le chapitre qui porte ce titre , dans l'onzième li-
vre de la Doftrine Chrétienne de M. le Profeffeur
Vernet. On y verra par quelles raifons l'Eglife doit
apporter encore plus de ménagement & de circon-
R 5 fpec-
fpe&ion dans la cenfure des erreurs fur la foi, que
dans celle des fautes contre les mœurs, & comment
s'allient dans les règles de cette cenfure la douceur
du Chrétien, la raifon du Sage, & le zèle du Pas*
teur.
Pag. 16. Ligne 13. des Spe&acles d'une in-
finité d'efpeces ; ajoutez une étoile après ce mot
efpeces * , & la note fuhante au bas de la page.
* „ Il peut y avoir des fpe&acles blâmables en
„ eux-mêmes, comme ceux qui font inhumains, ou,
„ indécens & licentieux : tels étoient quelques-uns
„ des fpe&acles parmi les Payens. Mais il en eft
„ auflî d'indifférens en eux-mêmes qui ne devien-
„ nent mauvais que par l'abus qu'on en fait. Par
„ exemple , les Fieces de Théâtre n'ont rien de
„ mauvais entant qu'on y trouve une peinture des
„ çarafteres & des actions des hommes , 011 l'on
„ pourroit même donner des leçons agréables & uti-
„ les pour toutes les conditions ; mais fi l'on y dé*
„ bite une morale relâchée , fi les perfonnes qui
„ exercent cette profelîîon mènent une vie licentieu-
„ fe & fervent à corrompre les autres , fi de tels
„ fpe&aclcs entretiennent la vanité, la fainéantife,
„ le luxe , l'impudicité , il eft vifible alors que la
„ chofe tourne en abus , & qu'à moins qu'on ne
„ trouve le moyen de corriger ces abus ou de s'en
„ garantir, il vaut mieux renoncer à cette forte d'a-
s, mufement". Inftruftion Chrét. T. III. L. III.
Cb. 16*. (qu'on trouve chez Rey à Amfteriani)
Voila l'état de la queftion bien pofé. Il s'agit de
favoir fi la morale du Théâtre eft nécefTairement re-
lâchée , fi les abus font inévitables , fi les inconvé-
nient
niens dérivent de la nature de la chofe , ou s'ils
Viennent de caufes qu'on en puifTe écarter.
Pag. 28. Ligne 15 faire naître lifez produire.
Pag, 2 8- à la fin de la note , ajoutez ce qui
fuit.
* Je puïs citer en exemple de cela la petite Pièce
de Nanine qui a fait murmurer l'aiTemblée & ne
s'eft foutenue que par la grande réputation de l'Au-
teur , & cela parce que l'honneur , la vertu , les
purs fentimeas de la Nature y font préférés à l'imper-
tinent préjugé des conditions.
Pag. 33. Ligne 17. & fuiwntes: paflàgeres,
ftériles & fans effet tous les devoirs de Ta vie
humaine , à peu près comme ces honnêtes-gens
qui penfent avoir fait un acte de charité en di-
fant au pauvre : Dieu vous affifte. Mettez paf-
fageres, ftériles & fans effet tous les devoirs de
l'homme, à nous faire applaudir de notre cou-
rage en louant celui des autres, de notre hu-
manité en, plaignant les maux que nous aurions
pu guérir , de notre charité en difant au pau-
vre: Dieu vous affilie.
Pag. 37. Ligne 17. extraordinaires Hfez
peu communs
Pag. 176. à la note ajoutez ce qui fuit.
S'il faut donc diminuer le nombre journalier de
300 Speftateurs à Paris , il faut diminuer propor-
tionnellement celui de 48 à Genève,- ce qui renforce
mes objections.
Pag. 207. à la note. Platon dans fa Répu-
blique, Ufez dans fes loix.
ERRATA
ERRATA.
Pag. Ligne
42. 6. grand - maître, lifez grand maître.
150* 3« celle, lifez celles
151. 7. Ces pourquoi , lifez Tes pourquoi.
16 j. à la fin de la note, fis, lifez fils
170. 18. grand, lifez grands.
172. 18. fauxbourg, lifez quartier
175. 8. vingt quatre, lifez vingt - quatre
181. 4. faudroit, lifez faudra
186. 20. femmes, lifez femme
«130. 7. cuiller, /i/èz cuilliére
240. 21. rendez les, lifez rendez -les
AVIS pour le RELIEUR.
Les trois Cartons pages 113, 114. 155, 156*.
243, 244. doivent être placés proprement.
CATA-
Ssk
e/°
TV'^
******