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Full text of "J.J. Rousseau citoyen de Genève dans le VIIme. volume de l'Encyclopédie, et particulierement, sur le projet d'établir un thétre de comédie en cette ville"

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University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/a1758jjrousseauci00rous 


J.  J.  ROUSSEAU 

CITOTEN  T>E  GENÈVE, 

A  MR.  D'ALEMBERT, 

De  l'Académie  Françoife  ,    de  l'Académie  Royale  des 
Sciences  de  Paris,   de  celle  de  Prujje,   de  la  Société 
Royale  de  Londres,  de  l'Académie  Royale  des  Bel- 
les-Lettres de  Suéde ,  £f  de  l'injlitut  de  Bologne  : 

Sur  Ton  Article  GENÈVE 

Dans  le  VII™.  Volume  de  ïENCTCLOPÉDIE, 

ET    PARTICULIEREMENT, 
Sur  le  projet  d'établir  un 

THEATRE  DE  COMEDIE  en  cette  Fille. 
Dii  mcliora  piis,  erroremque  hoûibus  jUum. 


A     AMSTERDAM, 
Chez     MARC     MICHEL     R  E  T, 

M.  D  C  C.  L  V  m. 


PREFACE. 


k&$fyjt 'Ai  tort,  fi  j'ai  pris  en  cette 
4»  I  i>  occafion  la  plume  fans  né- 
3/'«4»è"è'Sc  cefïîté.  Il  ne  peut  m'être 
ni  avantageux  ni  agréable  de  m'atta- 
quer  à  M.  d'Alembert.  Je  confidere 
fa  perfonne:  j'admire  fes  talens:  j'ai-» 
me  fes  ouvrages:  je  fuis  fenfible  au 
bien  qu'il  a  dit  <le  mon  pays  :  honoré 
moi-même  de  fes  éloges ,  un  jufle  re- 
tour d'honnêteté  m'oblige  à  toutes 
fortes  d'égards  envers  lui  ;  mais  les  é- 
gards  ne  l'emportent  fur  les  devoirs 
que  pour  ceux  dont  toute  la  morale 
confifte  en  apparences.  Juitice  &  vé- 
rité ,  voila  les  premiers  devoirs  de 
l'homme.  Humanité,  patrie,  voila  fes 
premières  affe&ions.  Toutes  les  fois 
que  des  ménagemens  particuliers  lui 
font  changer  cet  ordre,  il  efl  coupa- 


*  z 


IV 


PREFACE. 


ble.  Puis-je  l'être  en  faifant  ce  que 
j'ai  dû  ?  Pour  me  répondre ,  il  faut 
avoir  une  patrie  à  fervir,  &  plus  d'a- 
mour pour  fes  devoirs  que  de  crain- 
te de  déplaire  aux  hommes. 

Comme  tout  le  monde  n'a  pas 
fous  les  yeux  l'Encyclopédie ,  je  vais 
tranferire  ici  de  l'article  Genève  le 
pafTage  qui  m'a  mis  la  plume  à  la 
main.  Il  auroit  dû  l'en  faire  tomber, 
fi  j'afpirois  à  l'honneur  de  bien  écri- 
re ;  mais  j'ofe  en  rechercher  un  au- 
tre, dans  lequel  je  ne  crains  la  con- 
currence de  perfonne.  En  lifant  ce 
pafTage  ifolé  ,  plus  d'un  lefteur  fera 
furpris  du  zèle  qui  l'a  pu  dicter  :  en 
le  lifant  dans  fon  article,  on  trouvera 
que  la  Comédie  qui  n'eft  pas  à  Ge- 
nève &  qui  pourroit  y  être ,  tient  la 
huitième   partie   de   la  place   qu'oc- 


PREFACE.  v 

cupent    les    chofes    qui  y    font. 

„  On  ne  fouffre  point  de  Comédie 
„  à  Genève  :  ce  n'efl  pas  qu'on  y 
«  défaprouve  les  fpeclacles  en  eux- 
„  mêmes;  mais  on  craint,  dit-on,  le 
„  goût  de  parure,  de  diffipation  & 
„  de  libertinage  que  les  troupes  de 
5,  Comédiens  répandent  parmi  la  jeu- 
,5  nèfle.  Cependant  ne  feroit-il  pas 
„  poilible  de  remédier  à  cet  incon- 
„  vénient  par  des  loix  féveres  &  bien 
„  exécutées  fur  la  conduite  des  Co- 
„  médiens  ?  Par  ce  moyen  Genève 
„  auroit  des  fpeétacles  &  des  moeurs  > 
„  &  jouiroit  de  l'avantage  des  uns  & 
„  des  autres  ;  les  repréfentations  théa- 
„  traies  formeroient  le  goût  des  ci* 
„  toyens,  &  leur  donneroient  une  fi- 
„  nèfle  de  tac!;,  une  délicatefTe  de 
,>  fentiment  qu'il  eft  très  difficile 
*  3 


vi  PREFACE. 

„  d'acquérir  fans  ce  fecours  ;  la  litté- 
„  rature  en  profiterait  fans  que  le  li- 
„  bertinage  fit  des  progrès,  &  Gene.- 
„  ve  réuniroit  la  fageiïe  de  Lacédé- 
„  mone  à  la  politeiTe  d'Athènes, 
„  Une  autre  confidération ,  digne  d'u- 
„  ne  République  il  fage  &  fi  éclai- 
„  rée,  devrait  peut-être  l'engager  à 
„  permettre  les  fpeétacles.  Le  pré- 
„  jugé  barbare  contre  la  profeiîion 
5,  de  Comédien ,  l'efpece  d'avilifle- 
„  ment  où  nous  avons  mis  ces  hom- 
»,  mes  fi  nécefîaires  au  progrès  &  au 
„  foutien  des  arts ,  eft  certainement 
5,  une  des  principales  caufes  qui  con- 
„  tribuent  au  dérèglement  que  nous 
„  leur  reprochons;  ils  cherchent  à  fe 
„  dédommager  par  les  plaifirs ,  de  l'ef- 
„  time  que  leur  état  ne  peut  obtenir, 
„  Parmi  nous,   un  Comédien  qui  a 


PREFACE,  vn 

;,  des  mœurs  efl  doublemenr  refpec- 
„  table;  mais  à  peine  lui  en  fait-on 
3,  gré.  Le  Traitant  qui  infulte  à  Fin- 
5>  digence  publique  &  qui  s'en  nour- 
„  rit,  le  Courtifan  qui  rampe  &  qui 
3,  ne  paie  point  fes  dettes:  voila  Fef- 
5,  pece  d'hommes  que  nous  honorons 
5,  le  plus.  Si  les  Comédiens  étoient 
„  non  feulement  foufferts  à  Genève, 
mais  contenus  d'abord  par  des  ré- 
glemens  fages,  protégés  enfuite  & 
même  confidérés  dès  qu'ils  en  fe~ 
„  roient  dignes,  enfin  abfolument  pla- 
»,  ces  fur  la  même  ligne  que  les  au- 
„  très  citoyens,  cette  ville  auroit 
„  bientôt  l'avantage  de  pofTéder  ce 
„  qu'on  croit  fi  rare  &  qui  ne  l'eil 
„  que  par  notre  faute  :  une  troupe  de 
„  Comédiens  eftimables.  Ajoutons 
„  que  cette  troupe  deviendroit  bien* 
*4 


vin         PREFACE. 

„  tôt  la  meilleure  de  l'Europe;  plu- 
„  fieurs  perfonnes ,  pleines  de  goût  & 
„  de  difpofitions  pour  le  théâtre,  & 
5,  qui  craignent  de  fe  déshonorer  par- 
„  mi  nous  en  s'y  livrant ,  accour- 
„  roient  à  Genève ,  pour  cultiver  non 
„  feulement  fans  honte ,  mais  même 
„  avec  eilime  un  talent  fi  agréable  & 
„  fi  peu  commun.  Le  féjour  de  cet- 
„  te  ville,  que  bien  des  François  re- 
gardent comme  trille  par  la  priva- 
tion des  fpe&acles,  deviendroit  a- 
lors  le  féjour  des  plaifirs  honnêtes, 
comme  il  efl  celui  de  la  philofo- 
phie  &  de  la  liberté  ;  &  les  Etran- 
gers ne  feroient  plus  furpris  de  voir 
M  que  dans  une  ville  où  les  fpe&aclcs 
5,  décens  &  réguliers  font  défendus, 
„  on  permette  des  farces  grofTicres 
w  &  fans  efprit ,   auiïï  contraires  au 


PREFACE.  ix 

„  bon  goût  qu'aux  bonnes  moeurs. 
„  Ce  n'eft  pas  tout  :  peu  à  peu  l'e- 
„  xemple  des  Comédiens  de  Genève, 
„  la  régularité  de  leur  conduite ,  & 
„  la  confidération  dont  elle  les  feroit 
„  jouir  ,  ferviroient  de  modèle  aux 
„  Comédiens  des  autres  nations  &  de 
„  leçon  à  ceux  qui  les  ont  traités 
„  jufqu'ici  avec  tant  de  rigueur  & 
„  même  d'inconféquence.  On  ne  les 
„  verroit  pas  d'un  côté  penfionnés 
„  par  le  gouvernement  &  de  l'autre 
„  un  objet  d'anathême;  nos  Prêtres 
„  perdroient  l'habitude  de  les  excom- 
„  munier  &  nos  bourgeois  de  les  re- 
„  garder  avec  mépris;  &  une  petite 
„  République  auroit  la  gloire  d'avoir 
„  réformé  l'Europe  fur  ce  point, 
3,  plus  important,  peut-être»  qu'on 
„  ne  penfe". 

*  S 


x  PREFACE. 

Voila  certainement  le  tableau  le 
plus  agréable  &  le  plus  féduifant 
qu'on  pût  nous  offrir;  mais  voila  en 
même  tems  le  plus  dangereux  confei! 
qu'on  pût  nous  donner.  Du -moins, 
tel  eft  mon  fentiment,  &  mes  raifons 
font  dans  cet  écrit.  Avec  quelle  avi- 
dité la  jeunefTe  de  Genève,  entraînée 
par  une  autorité  d'un  fi  grand  poids, 
ne  fe  livrer a-t-elle  point  à  des  idées 
auxquelles  elle  n'a  déjà  que  trop  de 
penchant?  Combien,  depuis  la  publi- 
cation de  ce  volume,  de  jeunes  Ge- 
nevois, d'ailleurs  bons  citoyens,  n'at- 
tendent-ils que  le  moment  de  favori- 
fer  l'établiiTement  d'un  théâtre,  cro- 
yant rendre  un  fervice  à  la  patrie  & 
prefque  au  genre  humain  ?  Voila  le 
fujet  de  mes  allarmes ,  voila  le  mal 
que  je  voudrois  prévenir.    Je  rends 


PREFACE. 


xt 


juftice  aux  intentions  de  Mr.  d' Aient- 
bert ,  j'efpere  qu'il  voudra  bien  la 
rendre  aux  miennes:  je  n'ai  pas  plus 
d'envie  de  lui  déplaire  que  lui  de 
nous  nuire.  Mais  enfin,  quand  je  me 
tromperois,  ne  dois-je  pas  agir,  par- 
ler, félon  ma  confcience  &  mes  lu- 
mières ?  Ai-je  dû  me  taire  ?  L'ai-je 
pu ,  fans  trahir  mon  devoir  &  ma 
patrie  ? 

Pour  avoir  droit  de  garder  le  lî- 
lence  en  cette  occafion ,  il  faudroit 
que  je  n'eufle  jamais  pris  la  plume  fur 
des  fujets  moins  nécefïaires.  Douce 
obfcurité  qui  fis  trente  ans  mon  bon- 
heur, il  faudroit  avoir  toujours  fu  t'ai- 
mer  ;  il  faudroit  qu'on  ignorât  que 
j'ai  eu  quelques  liaifons  avec  les  Edi- 
teurs de  l'Encyclopédie,  que  j'ai  four- 
ni quelques  articles  à  l'Ouvrage,  que 


3ox  PREFACE. 

mon  nom  fe  trouve  avec  ceux  des 
auteurs  ;  il  faudroit  que  mon  zèle 
pour  mon  pays  fût  moins  connu, 
qu'on  fuppofât  que  l'article  Genève 
m'eût  échapé,  ou  qu'on  ne  pût  infé- 
rer de  mon  filence  que  j'adhère  à  ce 
qu'il  contient.  Rien  de  tout  cela  ne 
pouvant  être,  il  faut  donc  parler,  il 
faut  que  je  défavoue  ce  que  je  n'ap- 
prouve point,  afin  qu'on  ne  m'impute 
pas  d'autres  fentimens  que  les  miens. 
Mes  compatriotes  n'ont  pas  befoin 
de  mes  confeils ,  je  le  fais  bien  ;  mais 
moi ,  j'ai  befoin  de  m'honorer ,  en 
montrant  que  je  penfe  comme  eux 
fur  nos  maximes. 

Je  n'ignore  pas  combien  cet  écrit, 
fi  loin  de  ce'  qu'il  devroit  être  ,  eft 
loin  même  de  ce  que  j'aurois  pu  faire 
en  de  plus  heureux  jours.    Tant  de 


PREFACE.  xni 

chofes  ont  concouru  à  le  mettre  au 
defïbus  du  médiocre  où  je  pouvois 
autrefois  atteindre,  que  je  m'étonne 
qu'il  ne  foit  pas  pire  encore,  j'écri- 
vois  pour  ma  patrie  :  s'il  étoit  vrai 
que  le  zèle  tînt  lieu  de  talent,  j'au- 
rois  fait  mieux  que  jamais;  mais  j'ai 
vu  ce  qu'il  falloit  faire ,  &  n'ai  pu 
l'exécuter.  J'ai  dit  froidement  la  vé- 
rité: qui  eft-ce  qui  fe  foucie  d'elle? 
trille  recommendation  pour  un  livre! 
Pour  être  utile  il  faut  être  agréable, 
&  ma  plume  a  perdu  cet  art-là.  Tel 
me  difputera  malignement  cette  per- 
te. Soit  :  cependant  je  me  fens  dé- 
chu &  l'on  ne  tombe  pas  au  defïbus 
de  rien. 

Premièrement,  il  ne  s'agit  plus  ici 
d'un  vain  babil  de  Philofophie;  mais 
d'une  vérité  de  pratique  importante  à 


xrv  PREFACE. 

rout  un  peuple.  Il  ne  s'agit  plus  de 
parler  au  petit  nombre,  mais  au  pu- 
blic ;  ni  de  faire  penfer  les  autres ,  mais 
d'expliquer  nettement  ma  penfée.  Il 
a  donc  fallu  changer  de  flile  :  pour 
me  faire  mieux  entendre  à  tout  le 
monde,  j'ai  dit  moins  de  chofes  en 
plus  de  mots  ;  &  voulant  être  clair  & 
fimple ,  je  me  fuis  trouvé  lâche  & 
diffus» 

Je  comptois  d'abord  fur  une  feuille 
ou  deux  d'impreiTion  tout  au  plus; 
j'ai  commencé  à  la  hâte  &  mon  fujet 
s'étendant  fous  ma  plume,  je  l'ai  laif- 
fée  aller  fans  contrainte.  J'étois  mala- 
de &  trille;  &,  quoique  j'euiîe  grand 
befoin  de  diffraction ,  je  me  fentois  fi 
peu  en  état  de  penfer  &  d'écrire 
que,  fi  l'idée  d'un  devoir  à  remplir 
ne  m'eût  foutenu,  jaurois  jette  cent 


PREFACE,  xv 

fois  mon  papier  au  feu.  J'en  fuis 
devenu  moins  févere  à  moi-même. 
J'ai  cherché  dans  mon  travail  quelque 
amufement  qui  me  le  fît  fupporter. 
Je  me  fuis  jette  dans  toutes  les  di- 
greffions  qui  fe  font  présentées,  fans 
prévoir  combien,  pour  foulager  mon 
ennui,  j'en  préparois  peut-être  au 
le&eur. 

Le  goût,  le  choix,  la  correction 
ne  fauroient  fe  trouver  dans  cet  ou- 
vrage. Vivant  feul ,  je  n'ai  pu  le 
montrer  à  perfonne.  J'avois  un  Ari- 
ftarque  févere  &  judicieux,  je  ne  l'ai 
plus,  je  n'en  veux  plus  *;  mais  je  le 

*  Ad  amicum  ctft  produxeris  gladium,  non 
defperes  ;  eft  enim  regreflus  ad  amicum.  Si 
aperueris  os  trifte  ,  non  timeas  ;  eft  enim 
concordatio  :  excepco  convitio ,  &  imprope- 
rio ,  &  fuperbiâ ,  &  myfterii  revelatione ,  & 
plagâ  dolofâ.  In  his  omnibus  effugiet  amicus, 
Ecclefiaftic.  XXII.  2(5.  27. 


xvr  PREFACE. 

regreterai  fans  cefle ,  &  il  manque 
bien  plus  encore  à  mon  cœur  qu'à 
mes  écrits. 

La  folitude  calme  l'ame,  &  appai- 
fe  les  pallions  que  le  défordre  du 
monde  a  fait  naître.  Loin  des  vices 
qui  nous  irritent ,  on  en  parle  avec 
moins  d'indignation  ;  loin  des  maux 
qui  nous  touchent ,  le  cœur  en  efl 
moins  ému.  Depuis  que  je  ne  vois 
plus  les  hommes ,  j'ai  prefque  cefTé 
de  haïr  les  méchans.  D'ailleurs ,  le 
mal  qu'ils  m'ont  fait  à  moi-même 
m'ôte  le  droit  d'en  dire  d'eux.  Il  faut 
déformais  que  je  leur  pardonne  pour 
ne  leur  pas  reflembler.  Sans  y  fon- 
ger ,  je  fubftituerois  l'amour  de  la 
vengeance  à  celui  de  la  jultice  ;  il 
vaut  mieux  tout  oublier.  J'efpere 
qu'on  ne  me  trouvera  plus  cette  à- 

preté 


PREFACE.         xvn 

prêté  qu'on  me  reprochoit,  mais  qui 
me  faifoit  lire  ;  je  confens  d'être 
moins  lu ,  pourvu  que  je  vive  en 
paix. 

A  ces  raifons  il  s'en  joint  une  au- 
tre plus  cruelle  &  que  je  voudrois 
en  vain  diffimuler  ;  le  public  ne  la 
fentiroit  que  trop  malgré  moi.  Si 
dans  les  efTais  fortis  de  ma  plume  ce 
papier  efl  encore  au-deflbus  des  au- 
tres, c'efl  moins  la  faute  des  circon- 
ftances  que  la  mienne  :  c'efl  que  je 
fuis  au-deflbus  de  moi-même.  Les 
maux  du  corps  épuifent  l'ame  :  à  for- 
ce de  fouffrir,  elle  perd  fon  refîbrt. 
Un  infiant  de  fermentation  paiTagere 
produifit  en  moi  quelque  lueur  de  ta- 
lent; il  s'efl  montré  tard,  il  s'eft  é- 
teint  de  bonne  heure.  En  reprenant 
mon  état  naturel,  je  fuis  rentré  dans 


xvm        PREFACE. 

le  néant.  Je  n'eus  qu'un  moment,  il 
eft  paffé  ;  j'ai  la  honte  de  me  furvi- 
vre.  Lefteur ,  fi  vous  recevez  ce 
dernier  ouvrage  avec  indulgence , 
vous  accueillirez  mon  ombre  :  car 
pour  moi,  je  ne  fuis  plus. 

A    Montmorenci  le  20  Mars  1758. 


J.  J.  RO  US- 


J.   J.    ROUSSEAU 

CITOTEN    DE    GENEFE, 
A    Monsieur    D'ALEMBERT. 

WYP^  LU>  Monfieur  ,  avec  pîaîfir 
$•  J  4»  votre  article,  GENEVE,  dans 
rf&<&"èfitz  le  7me.  Volume  de  l'Encyclopédie. 
En  le  relifa'nt  avec  plus  de  plaifir  encore, il  m'a 
fourni  quelques  réflexions  que  j'ai  cru  pouvoir 
offrir ,  fous  vos  aufpices ,  au  public  &  à  mes 
Concitoyens.  Il  y  a  beaucoup  à  louer  dans  ctt 
article  ;  mais  û  les  éloges  dont  vous  honorez 
ma  Patrie  m'ôtent  le  droit  de  vous  en  rendre, 
ma  fincérké  parlera  pour  moi  ;  n'être  pas  de 
votre  avis  fur  quelques  points  ,  c'eft  ailes 
m'expliquer  fur  les  autres. 

J  e  commencerai  par  celui  que  j'ai  le  plus  de 
répugnance  à  traiter  ,  &  dont  l'examen  me 
convient  fe  moins;  mais  fur  lequel,  par  la  raifon 
que  je  viens  de  dire  ,  le  filence  ne  m'eft  pas 
permis.  C'eft  le  jugement  que  vous  portez  de 
la  doctrine  de  nos  Miniftres  en  matière  de  foi. 
A  Vous 


s  J.    J.    ROUSSEAU 

Vous  avez  fait  de  ce  corps  refpectable  un  éloge 
très  beau,  très  vrai,  très  propre  à  eux  feuls  dans 
tous  les  Clergés  du  monde ,  &  qu'augmente  en- 
core la  confidération  qu'ils  vous  ont  témoignée, 
en  montrant  qu'ils  aiment  la  Philofophie,  &  ne 
craignent  pas  l'œil  du  Philofophe.  Mais,  Mon- 
sieur ,  quand  on  veut  honorer  les  gens ,  il  faut 
que  ce  foie  à  leur  manière ,  &  non  pas  à  la  nô- 
tre; de  peur  qu'ils  ne  s'offenfent  avec  raifon  des 
louanges  nuifibles  ,  qui ,  pour  être  données  à 
bonne  intention,  n'en  blefîent  pas  moins  l'état, 
l'intérêt,  les  opinions,  ou  les  préjugés  de  ceux 
qui  en  font  l'objet.  Ignorez-vous  que  tout  nom 
de  Secte  eft  toujours  odieux ,  &  que  de  pareilles 
imputations ,  rarement  fans  confequence  pour 
des  Laïques,  ne  le  font  jamais  pour  des  Théo- 
logiens ? 

V  o  u  s  me  direz  qu'il  efl:  queftion  de  faits  & 
non  de  louanges,  &  que  le  Philofophe  a  plus 
d'égard  à  la  vérité  qu'aux  hommes  :  mais  cette 
prétendue  vérité  n'eft  pas  fi  claire ,  ni  fi  indiffé- 
rente, que  vous  foyez  en  droit  de  l'avancer  fans 
de  bonnes  autorités ,  &  je  ne  vois  pas  où  l'on 
en  peut  prendre  pour  prouver  que  les  fentimens 

qu'un 


A    Mr.    D'A  L  E  M  B  E  R  T.        3 

qu'un  corps profcffe  &  fur  lefquels  il  fe  conduit, 
ne  font  pas  les  Tiens.  Vous  me  direz  encore 
que  vous  n'attribuez  point  à  tout  le  corps  ecclé- 
iiaftique  les  fentimens  dont  vous  parlez;  mais 
vous  les  attribuez  à  plufieurs ,  &  plufieurs  dans 
un  petit  nombre  font  toujours  une  û  grande  par- 
tie que  le  tout  doit  s'en  reflèntir. 

Plusieurs  Payeurs  de  Genève  n'ont, 
félon  vous ,  qu'un  Socinianifme  parfait.  Voilà  ce 
que  vous  déclarez  hautement, à  la  face  de  l'Eu- 
rope. J'ofe  vous  demander  comment  vous  l'a- 
vez appris  ?  Ce  ne  peut  être  que  par  vos  pro- 
pres conjectures,  ou  par  le  témoignage  d'au- 
trui,  ou  fur  l'aveu  des  Palteurs  en  queltion. 

O  R,  dans  ks  matières  de  pur  dogme  &  qui  ne 
tiennent  point  â  la  morale ,  comment  peut-on 
juger  de  la  foi  d'autrui  par  conjecture?  Com- 
ment peut-on  même  en  juger  fur  la  déclaration 
d'un  tiers ,  contre  celle  de  la  perfonne  intéref- 
fée?  Qui  fait  mieux  que  moi  ce  que  je  crois  ou 
ne  crois  pas,  &  à  qui  doit-on  s'en  rapporter  là- 
deifus  plutôt  qu'à  moi-même?  Qu'après  avoir  ti- 
ré  des  difeours  ou  des  écrits  d'un  honnête -hom- 
me des  conféquences  fophiftiques  &  défavouées , 
A  »  un 


4  J.    J.    ROUSSEAU 

un  Prêtre  acharné  pourfuive  l'Auteur  fur  ces 
conféquences ,  le  Prêtre  fait  Ton  métier  &  n'é- 
tonne perfonne  :  mais  devons-nous  honorer  les 
gens  de  bien  comme  un  fourbe  les  perfécute  ; 
&  le  Philofophe  imitera-t-il  des  raifonnemens 
captieux  dont  il  fut  fi  feuvent  la  victime? 

I  l  refteroit  donc  à  penfer ,  fur  ceux  de  nos 
Pafteurs  que  vous  prétendez  être  Sociniens  par- 
faits &  rejetter  les  peines  éternelles,  qu'ils  vous 
ont  confié  là-deiTus  leurs  fentimens  particuliers  : 
mais  fi  c'étoit  en  effet  leur  fentiment ,  &  qu'ils 
vous  l'euflent  confié,  fans  doute  ils  vous  Tau-* 
roient  dit  en  fecret,  dans  l'honnête  &  libre  é* 
panchement  d'un  commerce  philofophiquc  ;  ils 
l'auroient  dit  au  Philofophe,  &  non  pas  à  l'Au- 
teur. Ils  n'en  ont  donc  rien  fait ,  &  ma  preuve 
efi:  fans  réplique  ;  c'eft  que  vous  l'avez  publié. 

Je  ne  prétends  point  pour  cela  blâmer  la 
doctrine  que  vous  leur  imputez;  je  dis  feulement 
qu'on  n'a  nul  droit  de  la  leur  imputer  ,  à  moins 
qu'ils  ne  la  reconnoiffent.  Je  ne  fais  ce  que 
c'eft  que  le  Socinianifme,  ainfi  je  n'en  puis  par- 
ler ni  en  bien  ni  en  mal  ;  mais ,  en  général ,  je 
fuis  l'ami  de  toute  Religion  pailible ,  où  l'on  ferc 

l'Etre 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      g 

l'Etre  éternel  /èlon  h  raifon  qu'il  nous  a  donnée. 
Quand  un  homme  ne  peut  croire  ce  qu'il  trouve 
abfurde,  ce  n'eft  pas  fa  faute,  c'eft  ce]]e  de  fa 
raifon  (a)  ;  &  comment  concevrai-je  que  Dieu 

le 

(a)  Je  crois  voir  un  principe  qui ,  bien  démontré 
comme  il  pourroit  l'être,  arracheroit  à  l'inftant  les 
armes  des  mains  à  l'intolérant  &  au  fuperflitieux ,  & 
calmeroit  cette  fureur  de  faire  des  profélites  qui 
femble  animer  les  incrédules.  C'eft  que  la  raifon 
humaine  n'a  pas  de  mefure  commune  bien  détermi- 
née, &  qu'il  eft  injufte  à  tout  homme  de  donner  la 
fîçnne  pour  règle  à  celle  des  autres. 

Suppofons   de  la  bonne  foi ,   fans   laquelle  toute 
difpute  n'eft  que  du  caquet.      Jufqu'à  certain  point  il 
y  a  des  principes  communs,  une  évidence  commune, 
&  de  plus,  chacun  a  fa  propre  raifon  qui  le  détermi- 
ne ;ainfi  ce  fentiment  ne  mené  point  au  Scepticifme  : 
mais  auffi  les   bornes  générales  de  la  raifon  n'étant 
point  fixées,   &  nul  n'ayant  infpeétion  fur  celle  d'au* 
trui ,   voila  tout  d'un  coup  le  fier  dogmatique  arrêté, 
Si  jamais   on  pouvoit  établir  la  paix  où  régnent  l'in- 
térêt,  l'orgueil,  &  l'opinion,  c'eft  par  là  qu'on  ter- 
mineroit  à  la  fin   les  diffentions  des  Prêtres  &  des 
Philofophes.  Mais  peut-être  ne  feroit-ce  le  compte  ni 
des  uns  ni  des  autres  :  il  n'y  auroit  plus  ni  perfécu- 
tions  ni  difputes;  les  premiers  n'auroient  perfonne  i 
tourmenter;   les  féconds,  perfonne  à  convaincre:  au- 
tant vaudroit  quitter  le  métier. 

A  3  Si 


€  J.    J.    ROUSSEAU 

tepunifTe  de  ne  s'être  pas  fait  un  entendement  (J?) 
contraire  à  celui  qu'il  a  reçu  de  lui  ?  Si  un  Doc- 
teur 

Si  l'on  me  demandoit  là-deflus  pourquoi  donc  je 
difpute  moi  même  ?  Je  répondrois  que  je  parle  au 
plus  grand  nombre ,  que  j'expofe  des  vérités  de  pra- 
tique .  que  je  me  fonde  fur  l'expérience  ,  que  je 
remplis  mon  devoir,  &  qu'après  avoir  dit  ce  que  je 
penfe,  je  ne  trouve  point  mauvais  qu'on  ne  foi:  pas 
de  mon  avis. 

(V)  Il  faut  fe  reffouvenir  que  j'ai  à  répondre  à  un 
Auteur  qui  n'eft  pas  Proteftant;  ec  je  crois  lui  répon- 
dre en  effet,  t-n  montrant  que  ce  qu'il  aceufe  nos 
Minifhes  de  faire  dans  notre  Religion  ,  s'y  feroit 
inutilement,  &  fe  fait  néceffairtment  dans  plufieurs 
autres ,   fans  qu'on  y  fonge. 

Le  monde  intellectuel,  fans  en  excepter  la  Géo- 
métrie, eft  plein  de  vérités  incompréhensibles  ,  & 
pourtant  inconteftables  ;  parce  que  la  raifon  qui  les 
démontre  exiftentes ,  ne  peut  les  toucher,  pour  ain- 
fi  dire,  à  travers  les  bornes  qui  l'arrêtent,  mais  feu- 
lement les  appercevoir.  Tel  eft  le  dogme  de  l'cxi- 
ftence  de  Dieu  ;  tels  font  les  mifteres  admis  dans  les 
Communions  Proteftantes.  Les  mifteres  qui  heurtent 
la  raifon ,  pour  me  fervir  des  termes  de  M.  d'Alem- 
bert,  font  toute  autre  chofe.  Leur  contradiction 
même  les  fait  rentrer  dans  fes  bornes  ;  elle  a  toutes 
les  prifes  imaginables  pour  fentir  qu'ils  n'exiltcnt  pas  : 
car  bien  qu'on  ne  puiîfe  voir  une  chofe  abfurde,  rien 
n'eiî   fi   clair  que  l'abfurdité.     Voilà   ce  qui  arrive, 

lorf- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       7 

teur  venoit  m'ordonner  de  la  parc  de  Dieu  de 
croire  que  la  partie  eft  plus  grande  que  le  tout, 
que  pourrois-je  penfer  en  moi-même  s  fi  non  que 
cet  homme  vient  m'ordonner  d'être  fou?  Sans- 
doute  l'Orthodoxe,  qui  ne  voit  nulle  abfùrdité 
dans  les  mifteres,  eft  obligé  de  les  croire:  mais 
ii  le  Socinien  y  en  trouve,  qu'a-t-on  à  lui  dire? 
Lui  prouvera-t-on  qu'il  n'y  en  a  pas?  Il  com- 
mencera, lui,  par  vous  prouver  que  c'efl  une 
abfùrdité  de  raifonner  fur  ce  qu'on  ne  fauroic 

en- 

lorfqu'on  foutient  à  la  fols  deux  propofitions  contra* 
diftoires.  Si  vous  me  dites  qu'un  efpace  d'un  pouce 
eft  auflî  un  efpace  d'un  pied,  vous  ne  dites  point  du 
tout  une  chofe  miftérieufe,  obfcure,  incompréhenfi- 
ble;  vous  dites,  au  -  contraire ,  une  abfùrdité  lumi- 
neufe  &  palpable,  une  chofe  très  clairement  faulTe. 
De  quelque  genre  que  foient  les  démonstrations  qui 
l'établiflent  ,  elles  ne  fauroient  l'emporter  fur  celle 
qui  la  détruit,  parce  qu'elle  eft  tirée  immédiatement 
des  notions  primitives  qui  fervent  de  bafe  à  toute 
certitude  humaine.  Autrement  la  raifon ,  dépofant 
contre  elle-même,  nous  forceroit  à  la  reculer;  &  loin 
de  nous  faire  croire  ceci  ou  cela,  elle  nous  empê* 
cheroit  de  plus  rien  croire,  attendu  que  tout  princi- 
pe de  foi  feroit  détruit.  Tout  homme,  de  quelque 
Religion  qu'il  foit,  qui  dit  croire  à  de  pareils  mifte- 
res, en  iinpofe  donc,  ou  ne  fait  ce  qu'il  dit. 
A4 


8  J.    J.    ROUSSEAU 

entendre.  Que  faire  donc  ?  Le  laifïêr  en  repos. 

J  e  N  e  fuis  pas  plus  fcandalifé  que  ceux  qui 
fervent  un  Dieu  clément ,    rejettent  l'éternité 
des  peines,  s'ils  la  trouvent  incompatible  avec  fa, 
juftice.    Qu'en  pareil  cas  ils  interprêtent  de  leur 
mieux   les  paffages  contraires  à  leur  opinion , 
plutôt  que  de  l'abandonner ,    que   peuvent-ils 
faire  autre  chofe?  Nul  n'eft  plus  pénétré  que 
moi  d'amour  &  de  refpccl:  pour  le  plus  fublime 
de  tous  les  Livres  ;  il  me  confole  &  m'inftruit. 
tous  les  jours ,  quand  les  autres  ne  m'infpirtnt 
plus  que  du  dégoût.    Mais  je  foutiens  que  ft 
TEcricure  elle  même  nous  donnoit  de  Dieu  quel- 
que idée  indigne  de  lui ,  il  faudrait  la  rejetter 
en  cela,  comme  vous  rejettez  en  Géométrie  les 
démonftrations  qui  mènent  à  des  conclurions  ab- 
furdes  :   car  de  quelque  autenticité  que  puille 
être  le  texte  facré ,  il  eft  encore  plus  croyable 
que  la  Bible  foit  altérée,  que  Dieu  injufte  ou 
maîfaifant . 

Voila,  Monfieur ,  les  raifons  qui  m'empê- 
cheraient de  blâmer  ces  fcntimens  dans  d'équita- 
bles &  modérés  Théologiens ,  qui  de  leur  pro- 
pre doctrine  apprendraient  à  ne  forcer  perfonne 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       9 

à  l'adopter.  Je  dirai  plus;  des  manières  de 
penfer  Ci  convenables  à  une  créature  raifbnnable 
&  foible ,  û  dignes  d'un  Créateur  jufte  &  miféri- 
cordieux,  me  paroiffent  préférables  à  cet  aflen- 
timent  ftupide  qui  fait  de  l'homme  une  bête,  & 
à  cette  barbare  intolérance  qui  fe  plait  à  tour- 
menter dès  cette  vie  ceux  qu'elle  deftine  aux 
tourmens  éternels  dans  l'autre.  En  ce  fens ,  je 
vous  remercie  pour  ma  Patrie  de  l'efprit  dePhi- 
lofophie  &  d'humanité  que  vous  reconnohTez 
dans  fon  Clergé ,  &  de  la  juftice  que  vous  aimez 
à  lui  rendre  ;  je  fuis  d'accord  avec  vous  fur  ce 
point.  Mais  pour  être  humains  &  Philofophes, 
il  ne  s'enfuit  pas  que  fes  membres  foient  héréti- 
ques. Dans  le  nom  de  parti  que  vous  leur  don- 
nez, dans  les  dogmes  que  vous  dites  être  les 
leurs y  je  ne  puis  ni  vous  approuver,  ni  vous  fui- 
vre.  Quoiqu'un  tel  fyftême  n'ait  rien ,  peut- 
être,  que  d'honorable  à  ceux  qui  l'adoptent ,  je 
me  garderai  de  l'attribuer  à  mes  Pafteurs  qui  ne 
l'ont  pas  adopté;  de  peur  que  l'éloge  que  j'en 
pourrois  faire  ne  fournît  à  d'autres  le  fujet  d'une 
accufation  très  grave ,  &  ne  nuisît  à  ceux  que 
j'aurois  prétendu  louer.  Pourquoi  me  charge- 
A  5  rois- 


ïo  J.    J.    ROUSSEAU 

rois  je  de  la  profefîîon  de  foi  d'autrui  ?  N'ai-je 
pas  trop  appris  à  craindre  ces  imputations  té- 
méraires? Combien  de  gens  fe  font  chargés  de 
la  mienne  en  m'accufant  de  manquer  de  Reli- 
gion ,  qui  furement  ont  fort  mal  lu  dans  mon 
cœur  ?  Je  ne  les  taxerai  point  d'en  manquer 
eux-mêmes:  car  un  des  devoirs  qu'elle  m'im- 
pofe  eft  de  refpeéter  les  fecrets  des  confciences. 
Monfieur,  jugeons  les  actions  des  hommes,  & 
laiiîôns  Dieu  juger  de  leur  foi. 

En  voila  trop,  peut-être,  fur  un  point 
dont  l'examen  ne  m'appartient  pas,  &  n'efl  pas 
auiïi  le  fujet  de  cette  Lettre.  Les  Miniftres  de 
Genève  n'ont  pas  befoin  de  la  plume  d'autrui 
pour  fe  defFendre  (c)  ;  ce  n'eft  pas  la  mienne 

qu'ils 

(c)  C'eft  ce  qu'ils  viennent  de  faire ,  à  ce  qu'on 
m'écrit,  par  une  déclaration  publique.  Elle  ne  m'eft 
point  parvenue  dans  ma  retraite;  mais  j'apprends  que 
ie  public  l'a  receue  avec  applaudiflement.  Ainfi, 
non  feulement  je  jouis  du  plaifir  de  leur  avoir  le  pre- 
mier rendu  l'honneur  qu'ils  méritent,  mais  de  celui 
d'entendre  mon  jugement  unanimement  confirmé.  Je 
fens  bien  que  cette  déclaration  rend  le  début  de  ma 
Lettre  entièrement  fuperfiu ,  &  le  rendroit  peut-être 
îndiferet  dans  tout  autre  cas:  mais  étant  fur  le  point 

de 


A    M*.    D'ALEMBERT.       IS 

qu'ils  choifiroient  pour  cela  ,  &  de  pareilles  dif- 
cuilions  font  trop  loin  de  mon  inclination  pour 
que  je  m'y  livre  avec  plaifir;  mais  ayant  à  parler 
du  même  article  où  vous  leur  attribuez  des  opi- 
nions que  nous  ne  leur  connoiffons  point ,  me  tai- 
re fur  cette  affertion,  c'étoit  y  paroître  adhérer, 
&  c'eft  ce  que  je  fuis  fort  éloigné  de  faire.  Sen- 
fible  au  bonheur  que  nous  avons  de  pofXédc-r  un 
corps  de  Théologiens  Philofophes  &  pacifiques , 
ou  plutôt  un  corps  d'Officiers  de  Morale  (d)  & 
de  Miniftres  de  la  vertu,  je  ne  vois  naître  qu'a- 
vec effroi  toute  occafion  pour  eux  de  fe  rabaif- 
fer  jufqu'à  n'être  plus  que  des  Gens  d'Eglife.    Il 

nous 

de  le  fupprimer,  j'ai  vu  que  parlant  du  même  article 
qui  y  a  donné  lieu,  la  même  raifon  fubfiftoit  encore, 
&  qu'on  pourroit  toujours  prendre  mon  filence  pour 
une  efpece  de  confentement.  Je  laiffe  donc  ces  ré- 
flexions d'autant  plus  volontiers  que  fi  elles  viennent 
hors  de  propos  fur  une  affaire  heureufement  termi- 
née, elles  ne  contiennent  en  général  rien  que  d'ho- 
corable  à  l'Eglife  de  Genève  ,  &  que  d'utile  aux  hom- 
mes en  tout  pays. 

(d)  C'eft  ainfi  que  l'x\bbé  de  St.  Pierre  appelloit 
toujours  les  Ecclcfiaftiques  ;  foit  pour  dire  ce  qu'ils 
font  en  effet  ;  foit  pour  exprimer  ce  qu'ils  devroient 
être. 


12  J.    J.    ROUSSEAU 

nous  importe  de  lès  conferver  tels  qu'ils  font.  II 
nous  importe  qu'ils  jouiffent  eux-mêmes  de  la 
paix  qu'ils  nous  font  aimer,  &  que  d'odieufes 
difputes  de  Théologie  ne  troublent  plus  leur  re- 
pos ni  le  nôtre.  Il  nous  importe  enfin,  d'ap- 
prendre toujours  par  leurs  leçons  &  par  leur 
exemple,  que  la  douceur  &  l'humanité  font 
aufli  les  vertus  du  Chrétien. 

Je  me  hâte  de  palTer  à  une  difcuffion  moins 
grave  &  moins  férieufe ,  mais  qui  nous  intérefTe 
encore  affés  pour  mériter  nos  réflexions ,  &  dans 
laquelle  j'entrerai  plus  volontiers ,  comme  étant 
un  peu  plus  de  ma  compétence;  c'eft  celle  du 
projet  d'établir  un  Théâtre  de  Comédie  à  Genè- 
ve. Je  n'expoferai  point  ici  mes  conjectures  fur 
les  motifs  qui  vous  ont  pu  porter  à  nous  pro- 
pofèr  un  établiflement  fi  contraire  à  nos  maxi- 
mes. Quelles  que  foient  vos  raifons,  il  ne  s'a- 
git pour  moi  que  des  nôtres,  &  tout  ce  que  je 
me  permettrai  de  dire  à  votre  égard  ,  c'efl  que 
vous  ferez  furement  le  premier  Philofophe  (a), 

qui 

(a)  De  deux   célèbres  Hiftoriens ,   tous  deux  Phi- 
îofophes,  tous  deux  chers  à  M.  d'Alembcrt,  le  mo- 
derne 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      iS 

qui  jamais  ait  excité  un  peuple  libre,  une  petite 
ville ,  &  un  Etat  pauvre  3  à  fe  charger  d'un 
fpe£tacle  public. 

Qjj  e  de  queftions  je  trouve  à  difcuter  dans 
celle  que  vous  femblez  réfoudre  !  Si  les  Specta- 
cles font  bons  ou  mauvais  en  eux-mêmes?  S'ils 
peuvent  s'allier  avec  les  mœurs?  Si  l'auflérité 
républicaine  les  peut  comporter  ?  S'il  faut  les 
foufFrir  dans  une  petite  ville  ?  Si  la  profeffion 
de  Comédien  peut  être  honnête?  Si  les  Comé- 
diennes peuvent  être  aufli  fages  que  d'autres 
femmes  ?  Si  de  bonnes  loix  fuffifent  pour  répri- 
mer les  abus?  Si  ces  loix  peuvent  être  bien  ob- 
fervées?  &c.  Tout  eft  problème  encore  fur 
les  vrais  effets  du  Théâtre ,  parce  que  les  dis- 
putes qu'il  occafionne  ne  partageant  que  les 
Gens  d'Eglife  &  les  Gens  du  monde,  chacun 
ne  l'envifage  que  par  fes préjugés.  Voilà,  Mon- 

fieur, 

derne  feroit  de  fon  avis,  peut-être;  mais  Tacite 
qu'il  aime,  qu'il  médite,  qu'il  daigne  traduire,  le 
grave  Tacite  qu'il  cite  fi  volontiers,  &  qu'à  l'obfcu- 
rité  près  il  imite  fi  bien  quelquefois,  en  eut -il  été 
de  môme? 


i4  J.    J.    ROUSSEAU 

fieur ,  des  recherches  qui  ne  feroient  pas  indi- 
gnes  de  votre  plume.  Pour  moi,  fans  croire  y 
fuppléer,  je  me  contenterai  de  chercher  dans 
cet  elTai  les  éclairciflèmens  que  vous  nous  avez 
rendus  néceiTaires  ;  vous  priant  de  confidérer 
qu'en  difant  mon  avis  à  votre  exemple ,  je  rem- 
plis un  devoir  envers  ma  Patrie,  &qu'au-moins, 
fi  je  me  trompe  dans  mon  fentiment,  cette  er- 
reur ne  peut  nuire  à  perfonne. 

A  u  premier  coup  d'œil  jette  fur  ces  inftitu- 
tions,  je  vois  d'abord  qu'un  Spectacle  eft  un 
amufement  ;  &  s'il  eft  vrai  qu'il  faille  des  amu- 
femens  à  l'homme ,  vous  conviendrez  au-moins 
qu'ils  ne  font  permis  qu'autant  qu'ils  font  nécef- 
faires,  &  que  tout  amufement  inutile  eft  un 
mal ,  pour  un  Etre  dont  la  vie  eft  Ci  courte  & 
le  tems  fi  précieux.  L'état  d'homme  a  Ces  plai- 
firs  ,  qui  dérivent  de  fa  nature  ,  &  naiflènt 
de  fes  travaux ,  de  fes  rapports ,  de  Ces 
befoins  ;  &  ces  plaifirs,  d'autant  plus  doux  que 
celui  qui  les  goûte  a  l'ame  plus  faine ,  rendent 
quiconque  en  fait  jouir  peu  fenfible  à  tous  les 
autres.  Un  Père ,  un  Fils ,  un  Mari ,  un  Citoyen , 

ont 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      ts 

ont  des  devoirs  fi  chers  à  remplir,  qu'ils  ne  leur 
laiflènt  rien  à  dérober  à  l'ennui.  Le  bon  em- 
ploi du  tems  rend  le  tems  plus  précieux  encore, 
&  mieux  on  le  met  à  profit,  moins  on  en  fait 
trouver  à  perdre.  Aufli  voit-on  conftamment 
que  l'habitude  du  travail  rend  l'inaction  infup- 
portable,  &  qu'une  bonne  confcience  éteint  le 
goût  des  plaifirs  frivoles  :  mais  c'eft  le  mécon- 
tentement de  foi-même ,  c'eft  le  poids  de  l'oifl- 
veté,  c'eft  l'oubli  des  goûts  fimples  &  naturels, 
qui  rendent  Ci  nécefTaire  un  amufement  étran- 
ger. Je  n'aime  point  qu'on  ait  befoin  d'attacher 
inceflamment  fon  cœur  fur  la  Scène,  comme 
s'il  étoit  mal  à  fon  aife  au -dedans  de  nous.  La 
nature  même  a  diclé  la  réponfe  de  ce  Barba- 
re (b)  à  qui  l'on  vantoit  les  magnificences  du 
Cirque  &  des  Jeux  établis  à  Rome.  Les  Ro- 
mains ,  demanda  ce  bon-homme ,  n  ont-ils  ni 
femmes,  ni  enfans?  Le  Barbare  avoit  raifun» 
L'on  croit  s'alTembler  au  Spectacle ,  &  c'dl  Jà 
que  chacun  s'ifole;  c'eft  là  qu'on  va  oublier  fes 
amis ,  fcs  voifins ,  iis  proches ,  pour  s'intéreflèr 

à 
(b)  Ciaryfoft.  in  Matth.  Homel.  3*» 


76  J.    J.    ROUSSEAU, 

à  des  fables ,  pour  pleurer  les  malheurs  des 
morts ,  ou  rire  aux  dépends  des  vivans.  Mais 
j'aurois  dû  fentir  que  ce  langage  n'eft  plus  de 
faifon  dans  notre  fiecle.  Tâchons  d'en  prendre 
un  qui  foit  mieux  entendu. 

Demander  fi  les  Spectacles  font  bons  ou 
mauvais  en  eux-mêmes ,  c'eft  faire  une  queftion 
trop  vague*,  c'eft  examiner  un  rapport  avant  que 
d'avoir  fixé  les  termes.  Les  Spectacles  font  faits 
pour  le  peuple ,  &  ce  n'eft  que  par  leurs  effets 
fur  lui ,  qu'on  peut  déterminer  leurs  qualités  ab- 
folues.  Il  peut  y  avoir  des  Spectacles  d'une  infi- 
nité d'efpeces;  il  y  a  de  peuple  à  peuple  une  pro- 
digieufe  diverfité  de  mœurs ,  de  tempéramens , 
de  caractères.  L'homme  eft  un ,  je  l'avoue  ; 
mais  l'homme  modifié  par  les  Religions ,  par  les 
Gouvernemens ,  par  les  loix ,  par  les  coutumes , 
par  les  préjugés ,  par  les  climats ,  devient  H 
différent  de  lui-même  qu'il  ne  faut  plus  cher- 
cher parmi  nous  ce  qui  eft  bon  aux  hommes  en 
général,  mais  ce  qui  leur  eft  bon  dans  tel  tems 
ou  dans  tel  pays:  ainfi  les  Pièces  de  Ménandre 
faites  pour  le  théâtre  d'Athènes ,  étoient 
déplacées  fur  celui  de  Rome  :  ainfi  les  combats 

des 


A    Mr.    D'ALEMBERt       t7 

des  Gladiateurs,  qui,  fous  la  République  ,  ani* 
moient  le  courage  &  la  valeur  des  Romains» 
n'infpiroient ,  fous  les  Empereurs,  à  la  populace 
de  Rome ,  que  l'amour  du  fang  &  la  cruauté  : 
du  même  objet  offert  au  même  Peuple  en 
différens  tems  ,  il  apprit  d'abord  à  méprifer 
fa  vie,  &  enfuite  à  fe  jouer  de  celle  d'autrui. 

Quant  à  l'efpece  des  Speclacles ,  c'eft  né* 
ceiîairement  le  plaifir  qu'ils  donnent ,  &  non 
leur  utilité,  qui  la  détermine.  Si  l'utilité  peut  s'y 
trouver,  à  la  bonne  heure;  mais  l'objet  prin- 
cipal e(l  de  plaire,  &,  pourvu  que  le  Peuple 
s'àmuie,  cet  objet  eft  alTés  rempli.  Cela  feui 
empêchera  toujours  qu'on  ne  puiiTe  donner  à 
ces  fortes  d'établiffcmens  tous  les  avantages 
dont  ils  feroient  fufceptibles,  &  c'eft  s'abufer 
beaucoup  que  de  s'en  former  une  idée  de  per- 
fection, qu'on  ne  fauroit  mettre  en  pratique  * 
fans  rebuter  ceux  qu'on  croit  inftruire»  Voite 
d'où  naît  la  diverfité  des  Spectacles ,  félon  Id 
goûts  divers  des  nations.  Un  Peuple  intrépide» 
grave  &  cruel ,  veut  des  fêtes  meurtrières  & 
périlleufes,  où  brillent  la  valeur  &  le  fens-ffoid. 
Un  Peuple  féroce  &  bouillant  veut  du  fang , 

B  des 


iS  J.    J.    ROUSSEAU 

des  combats,  des  paffions  atroces.  Un  Peuple 
voluptueux  veut  de  la  mufique  &  des  danfes. 
Un  Peuple  galant  veut  de  l'amour  &  de  la  poli- 
tefle.  Un  Peuple  badin  veut  delà  plaifanterie 
&  du  ridicule.  .-Trahit  fia  quemque  voluptas.  Il 
faut ,  pour  leur  plaire ,  des  Spectacles  qui  favo- 
rifent  leurs  penchans,  au -lieu  qu'il  en  faudroit 
qui  les  modérafTent. 

La  Scène,  en  général ,  eft  un  tableau  des 
paffions  humaines ,  dont  l'original  eft  dans  tous 
les  cœurs  :  mais  fi  le  Peintre  n'avok  foin  de  fia- 
ter  ces  paffions,  les  Spectateurs  feroient  bientôt 
rebute's,  &  ne  voudraient  plus  fe  voir  fous  un 
afpect  qui  les  fît  méprifer  d'eux-mêmes.  Que 
s'il  donne  à  quelques-unes  des  couleurs  odieufes, 
c'eft  feulement  à  celles  qui  ne  font  point  géné- 
rales, &  qu'on  hait  naturellement.  Ainfi  l'Au. 
teur  ne  fait  encore  en  cela  que  fuivre  le  fenti- 
ment  du  public  ;  &  alors  ces  paffions  de  rebut 
font  toujours  employées  à  en  faire  valoir  d'au- 
tres ,  finon  plus  légitimes  ,  du-moins  plus  au 
gré  des  Spectateurs.  Il  n'y  a  que  la  raifon  qui 
ne  foit  bonne  à  rien  fur  la  Scène.  Un  homme 
{ans  paffions,  ou  qui  les  domineroit  toujours, 

n'y 


A    MV    D'ALEMBERT.       19 

n'y  fauroit  intéreiTer  perfonne  ;  &  l'on  a  déjà 
remarqué  qu'un  Stoïcien  dans  la  Tragédie, 
feroit  un  perfonnage  infupportable  :  dans,  la 
Comédie  ,  il  feroit  rire,  tout  au  plus. 

Qu'on  n'attribue  donc  pas  au  Théâtre  le 
pouvoir  de  changer  des  fentimens  ni  des  mœurs 
qu'il  ne  peut  que  fuivre  &  embellir.  Un  Au- 
teur quivoudroir  heurter  le  goût  général,  com- 
poferoit  bientôt  pour. lui  feul.  Quand  Molière 
corrigea  ia  Scène  comique ,  il  attaqua  des  mo- 
des ,  des  ridicules  ;  mais  il  ne  choqua  pas  pour 
cela  Je  goût  du  public  (c),  il  le  fuivit  ou  le  dé- 
veloppa , 

(c)  Pour  peu  qu'il  anticipât,  ce  Molière  lui  •  mê- 
me avoit  peine  à  fe  foutenir;  le  plus  parfait  de  fcs 
ouvrages  tomba  dans  fa  uailîance,  parce  qu'il  Le  don- 
na trop  -  tôt  ,  &  que  le  public  n'étoit  pas  mûr  encore 
pour  !e  Mifantrope. 

Tout  ceci  eft  fondé  fur  une  maxime  évidente;  fa- 
voir  qu'un  peuple  fuit  fouvent  des  ufages  qu'il  mépri- 
fe,  ou  qu'il  eft  prêt  à  .méprifer,  fi  -  tôt:  qu'on  ofera 
lui  en  donner  l'exemple.  Quand  de  mon  tems  on 
jouoit  la  fureur  des  Pantins,  on  ne  faifoit  que  dire 
au  Théâtre  ce  que  penfoient  ceux  même  qui  pafibient 
leur  journée  à  ce  fot  amufement  :  mais  les  goûts  con- 
fions d'un  peuple,  fes  coutumes,  fes  vieux  préjugés, 
doivent  être  rcfpeftés  fur  la  Scène.  Jamais  Poëte  nç 
s'eft  bien  trouvé  d'avoir  violé  cette  loi, 
B  2 


20  J.    J.    ROUSSEAU 

veloppa,  comme  fit  aufîi  Corneille  de  Ton  côté, 
Cétoit  l'ancien  Théâtre  qui  commencoit  à  cho- 
quer ce  goût,  parce  que ,  dans  un  fiecle  devenu 
plus  poli,  le  Théâtre  gardoit  fa  première  grof- 
fiereté.  Auffi  le  goût  général  ayant  changé  de- 
puis ces  deux  Auteurs,  û  leurs  chefs-d œuvres 
étoient  encore  à  paraître  ,  tomberaient- ils  in- 
failliblement aujourd'hui.  Les  connoifTeurs  ont 
beau  les  admirer  toujours  ;  0  le  public  les  admi- 
re encore ,  c'eft  plus  par  honte  de  s'en  dédire 
que  par  un  vrai  fentiment  de  leurs  beautés.  On 
dit  que  jamais  une  bonne  Pièce  ne  tombe  ;  vrai- 
ment je  le  crois  bien,  c'eft  que  jamais  une  bon- 
ne Pièce  ne  choque  les  mœurs  (d)  de  Ton  tems. 
Qui  eft-ce  qui  doute  que,  fur  nos  Théâtres,  la 

meiî- 


(d)  Je  dis  le  goût  ou  les  mœurs  indifféremment  : 
car  bien  que  l'une  de  ces  chofes  ne  foit  pas  l'autre, 
elles  ont  toujours  une  origine  commune,  &  fouffrent 
les  mômes  révolutions.  Ce  qui  ne  lignifie  pas  que 
le  bon  goût  &  les  bonnes  mœurs  régnent  toujours  eu 
même  tems,  propofuion  qui  demande  éclairciffement 
&  difeuilion;  mais  qu'un  certain  état  du  goût  ré- 
pond toujours  à  un  certain  état  des  mœurs  ,  ce  qui 
cil  inconteftable. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.        2r 

meilleure  Pièce  de  Sophocle  ne  tombât  tout- à' 
plat  ?  On  ne  fauroit  fe  mettre  à  la  place  de 
gens  qui  ne  nous  reffemblent  point. 

Tout  Auteur  qui  veut  nous  peindre  des 
mœurs  étrangères  a  pourtant  grand  foin  d'ap- 
proprier fa  Pièce  aux  nôtres.  Sans  cette  pré- 
caution ,  Ton  ne  réuffit  jamais  ,  &  le  fuccès 
même  de  ceux  qui  Font  prife  a  fouvent  des  cau- 
ks  bien  différentes  de  celles  que  lui  fuppofe  un 
obfervateur  fuperficiel.  Quand  Arlequin  Sauva- 
ge eit  fi  bien  accueilli  des  Spectateurs  ,  penfe- 
t-on  que  ce  [foit  par  le  goût  qu'ils  prennent 
pour  le  fens  &  la  (implicite  de  ce  perfonnage , 
Ck  qu'un  feul  d'entr'eux  voulût  pour  cela  lui  ref- 
fembler  ?  C'eft,  tout  au -contraire,  que  cette 
Pièce  favorife  leur  tour  d'efprit ,  qui  efl  d'aimer 
&  rechercher  les  idées  neuves  &  fingulieres. 
Or  il  n'y  en  a  point  de  plus  neuves  pour  eux 
que  celles  de  la  nature.  C'eft  précifément  leur 
averfion  pour  les  chofes  communes ,  qui  les  ra- 
mené quelquefois  aux  chofes,  fimples.. 

Il  s'enfuit  de  ces  premières obfervations, que 

l'effet  général  du  Spectacle  efl  (je  renforcer  Je 

caractère   national  ,    d'augmenter  les  inciina- 

B  3  lions 


il  J.    J.     ROUSSEAU 

lions  naturelles ,  &  de  donner  une  nouvelle 
énergie  à  toutes  les  pallions.  En  ce  fens  il 
fembleroit  que  cet  effet ,  fe  bornant  à  charger  & 
non  changer  les  mœurs  établies ,  la  Comédie  fe- 
roit  bonne  aux  bons  &  mauvaife  aux  méchans. 
Encore  dans  le  premier  cas  refteroit-il  toujours 
à  favoir  fi  les  paflions  trop  irritées  ne  dégénè- 
rent point  en  vices.  Je  fais  que  la  Poétique  du 
Théâtre  prétend  faire-  tout  le  contraire ,  & 
purger  les  pallions  en  les  excitant:  mais  j'ai 
peine  à  bien  concevoir  cette  règle.  Seroit-ce 
que  pour  devenir  tempérant  &  fage  ,  il  faut 
commencer  par  être  furieux  &  fou? 

„  E  h  non  !  ce  n'eft  pas  cela,  difent  les  par- 
„  tiians  du  Théâtre.  La  Tragédie  prérend  bien 
„  que  toutes  les  payions  dont  elle  fait  des  ta- 
,,  bleaux  nous  émeuvent,  mais  elle  ne  veut  pas 
„  toujours  que  notre  afre&ion  foit  la  même  que 
,,  celle  du  perfonnage  tourmenté  par  une  pas- 
„  fion.  Le  plus  fouvent,  au-contraire ,  fon  but 
„  eft  d'exciter  en  nous  des  fentimens  oppofes  à 
„  ceux  qu'elle  prête  à  fes  perfonnages".  Ils 
difent  encore  que  fi  les  Auteurs  abufent  dû  pou- 
voir d'émouvoir  les  cœurs  ,  pour   mal  placer 

l'iri- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       23 

l'intérêt  ,  cette  faute  doit  être  attribuée  à  l'i- 
gnorance &  à  la  dépravation  des  Ar rifles,  & 
non  point  à  l'art.  Ils  difent  enfin  que  la  pein- 
ture fidelle  des  parlions  &  des  peines  qui  les 
accompagnent ,  fuffit  feule  pour  nous  les  faire 
éviter  avec  tout  le  foin  dont  nous  fommes  ca- 
pables. 

Il  ne  faut ,  pour  fentir  la  mauvaife  foi  de 
toutes  ces  réponfes  que  confulter  l'état  de  fon 
cœur  à  la  fin  d'une  Tragédie.  L'émotion  ,  le 
trouble ,  &  l'attendriiTemenc  qu'on  fent  en  foi- 
même  &  qui  fe  prolonge  après  la  Pièce ,  an- 
noncent-ils une  diipofition  bien  prochaine  à 
furmonter  &  régler  nos  pallions  ?  Les  impref- 
fions  vives  &  touchantes  dont  nous  prenons 
l'habitude  &  qui  reviennent  fi  fou  vent ,  font- 
elles  bien  propres  à  modérer  nos  fentimens  au 
befoin  ?  Pourquoi  l'image  des  peines  qui  nailTenc 
des  paffions,  effacerait  -  elle  celle  des  tranfports 
4e  plaifir  &  de  joie  qu'on  en  voit  aufli  naître, 
&  que  les  Auteurs  ont  foin  d'embellir  encore 
pour  rendre  leurs  Pièces  plus  agréables?  Ne 
fait- on  pas  que  toutes  les  paffions  font  fœurs, 
qu'une  feule  fuffit  pour  en  exciter  mille ,  &  que 
B  4  les 


U  J-    J-     ROUSSEAU 

les  combattre  l'une  par  l'autre  n'efl:  qu'un, 
moyen  de  rendre  le  cœur  plus  fenfible  à  toutes  ? 
Le  feul  inftrument  qui  ferve  à  les  purger  efl:  la 
raifon ,  &  j'ai  déjà  dit  que  la  raifon  n'avoit  nui 
effet  au  Théâtre.  Nous  ne  partageons  pas  les 
affe&ions  de  tous  les  perfonnages ,  il  efl:  vrai  : 
car,  leurs  intérêts  étant  oppofés,  il  faut  bien 
que  l'Auteur  nous  en  fafte  préférer  quelqu'un , 
autrement  nous  n'en  prendrions  point  du  tout; 
mais  loin  de  choifir  pour  cela  les  paffions  qu'il 
veut  nous  faire  aimer,  il  efl;  forcé  de  choilir 
celles  que  nous  aimons.  Ce  que  j'ai  dit  du  genre 
des  Speétacjes  doit  s'entendre  encore  de  l'inté- 
rêt qu'on  y  fait  régner.  A  Londres,  un  Dra- 
me intérefle  en  faifant  haïr  les  François;  à 
Tunis,  la  belle  paffion  feroit  la  piraterie;  à 
Mefline  ,  une  vengeance  bien  favoureufe  ;  k 
Goa ,  l'honneur  de  brûler  des  Juifs.  Qu'un 
Auteur  (a)  choque  ces  maximes ,  il  pourra  fai- 
re 

t^a)  Qu'on  .nette,  pour  voir,  fur  la  Scène  Fran- 
çoife,  un  homme  droit  &  vertueux,  mais  fimple  & 
^roffier,  fans  amour,  fans  galanterie ,  &  qui  ne  farte 
"oint  de   belles  phrafes  ;   qu'on  y  mette  un  fage  faus 

pré- 


A    |Cl.     D'ALEMBERT.       25 

te  une  fort  belle  Pièce  où  l'on  n'ira  point,*  &, 
&  c'efl:  alors  qu'il  faudra  taxer  cet  Auteur  d'i- 
gnorance, pour  avoir  manqué  à  la  première  loi 
de  fon  art ,  à  celle  qui  fert  de  bafe  à  toutes  les 
autres  ,  qui  eft  de  réufïir.  Ainf;  le  Théâtre 
purge  les  pallions  qu'on  n'a  pas  ,  &  fomente 
celles  qu'on  a.  Ne  voila-t-il  pas  un  remède 
bien  adminiftré  ? 

Il  y  a  donc  un  concours  de  caufes  généra- 
les &  particulières,  qui  doivent  empêcher  qu'on 
ne  puiiTe  donner  aux  Speftacles  la  perfection 
dont  on  les  croit  fufceptibles ,  &  qu'ils  ne  pro- 
duifent  les  effets  avantageux  qu'on  femble  en 
attendre.  Quand  on  fuppoferoit  même  cette 
perfection  aufli  grande  qu'elle  peut  être,  &  le 
peuple  aufli  bien  difpofé  qu'on  voudra  ;  encore 
ces  effets  fe  réduiroient  -  ils  à  rien  ,  faute  de 
moyens  pour  les  rendre  fenfibles.  Je  ne  fâche 
que  trois  fortes  d'inftrumens ,  à  l'aide  desquels 

on 

préjugés ,  qui ,  ayant  reçu  un  affront  d'un  Spadafiin , 
refufe  de  s'aller  faire  égorger  par  l'offenfeur  ,&  qu'on 
épuife  tout  l'art  du  Théâtre  pour  rendre  ces  perfon- 
«ages  intéreffans  comme  le  Cid  au  peuple  François; 
j'aurai  tort ,  fi  l'on  réuflît. 

B5 


26  J-    J-    ROUSSEAU 

on  puiiTe  agir  fur  les  mœurs  d'un  peuple;  fà- 
voir,  la  force  des  lois,  l'empire  de  l'opinion  , 
&  l'attrait  du  plaifir.  Or  les  loix  n'ont  nul  ac- 
cès au  Théâtre,  dont  la  moindre  contrainte  (b) 
ferok  une  peine  &  non  pas  un  amufement. 
L'opinion  n'en  dépend  point  ,  puis  qu'au-lieu 
de  faire  la  loi  au  public ,  le  Théâtre  la  reçoit  de 
lui  ;  (k  quant  au  plaifir  qu'on  y  peut  prendre , 
tout  fon  effet  efl:  de  nous  y  ramener  plus  fou- 
vent. 

Examinons  s'il  en  peut  avoir  d'autres. 
Le  Théâtre,  me  dit -on,  dirigé  comme  il  peut 
&  doit  l'être,  rend  la  vertu  aimable  &  Je  vice 
odieux.  Quoi  donc  ?  avant  qu'il  y  eût  des 
Comédies  n'aimoit-on  point  les  gens  de  bien, 

ne 

(b)  Les  loix  peuvent  déterminer  les  fujets,  la 
forme  des  Pièces  ,  la  manière  de  les  jouer  ;  mais 
elles  ne  fauroient  forcer  le  public  à  s'y  plaire-  L'Em- 
pereur Néron  chantant  au  Théâtre  faifoit  égorger  ceux 
qui  s'endormoient;  encore  ne  pouvoit-il  tenir  tout  le 
inonde  éveillé  ,  &  peu  s'en  fallut  que  le  plaifir  d'un 
court  fommeil  ne  coûtât  la  vie  à  Vefpafien.  Nobles 
Acteurs  de  l'Opéra  de  Paris ,  ah ,  fi  vous  eufiiez  joui 
de  la  puiflance  impériale ,  je  ne  gémirois  pas  mainte- 
nant d'avoir  trop  vécu! 


A    Mr.     D'A  LE  MB  EUT.       27 

ne  haïffoit-on  point  les  médians,  &  ces  fen- 
timens  font -ils  plus  foibks  dans  les  lieux  dé- 
pourvus de  Spectacles  ?    Le  Théâtre  rend  la 
vertu  aimable...    Il  opère  un  grand  prodige  de 
faire  ce  que  la  nature  &  la  raifon  font  avant 
lui  !  Les  médians  font  haïs  fur  la  Scène ...  Sont- 
ils  aimés  dans  la  Société ,  quand  on  les  y  con- 
noit  pour  tels  ?  Eft-il  bien  fur  que  cette  haine 
foit  plutôt  l'ouvrage  de  l'Auteur,  que  des  for- 
faits qu'il  leur  fait  commettre  ?  Efl  -  il  bien  fur 
que  le  fimple  récit  de  ces  forfaits  nous  en  don- 
neroit  moins  d'horreur  que  toutes  ks  couleurs 
dont  il  nous  \qs  peint  ?   Si  tout  fon  art  confifte 
à  nous  montrer  des  malfaiteurs  pour  nous  les 
rendre  odieux  ,  je  ne  vois  point  ce  que  cet  art 
a  de  Ci  admirable  ,    &  l'on  ne  prend  là-  deflus 
que  trop  d'autres  leçons  fans  celle  -  là .    Oferai- 
je  ajouter  un  foupçon  qui  me  vient  ?  Je  doute 
que  tout  homme  à  qui  l'on  expofera  d'avance 
les  crimes  de  Phèdre  ou  de  Médée ,  ne  les  dé- 
telle plus  encore  au  commencement  qu'à  la  fin 
de  la  Pièce;  &  fi  ce  doute  eft  fondé,  que  faut- 
il  penfer  de  cet  effet  fi  vanté  du  Théâtre? 
Je  voudrais  bien  qu'on  me  montrât  claire- 
ment 


aS  J.     J.    ROUSSEAU 

ment  &  fans  verbiage  ,  par  quels  moyens  i) 
pourroit  produire  en  nous  des  fencimens  que 
nous  n'aurions  pas ,  &  nous  faire  juger  des 
êtres  moraux  autrement  que  nous  n'en  jugeons 
en  nous-mêmes?  Que  toutes  ces  vaines  préten- 
tions approfondies  font  puériles  &  dépourvues 
de  fens  !  Ah  fi  la  beauté  de  la  vertu  étoit  l'ou- 
vrage de  l'art ,  il  y  a  long-tems  qu'il  l'auroit  dé- 
figurée !  Quant  à  moi ,  dût-on  me  traiter  de 
méchant  encore  pour  ofer  foutenir  que  l'hom- 
me eft  né  bon ,  je  le  penfe  &  crois  l'avoir  prou- 
vé ;  la  fource  de  l'intérêt  qui  nous  attache  à 
ce  qui  eft  honnête  &  nous  infpire  de  l'averfion 
pour  le  mal  ,  eft  en  nous  &  non  dans  les  Pie- 
ces.  Il  n'y  a  point  d'art  pour  faire  naître  cet 
intérêt ,  mais  feulement  pour  s'en  prévaloir. 
L'amour  du  beau  (c)  eft  un  fentiment  auffi  na- 
turel au  cœur  humain  que  l'amour  de  foi-même; 
il  n'y  naît  point  d'un  arrangement  de  fcenes  ; 
fauteur  ne  l'y  porte  pas ,  il  l'y  trouve  ;  &  de 

ce 

(c)  C'eft  du  beau  moral  qu'il  eft  ici  queftion, 
Quoiqu'en  difent  les  Philofophes,  cet  ainour  eft  inné 
dans  l'homme  ,  &  lert  de  principe  à  la  confeience. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.        29 

ce  pur  fentiment  qu'il  flate  naifTent  les  douces 
larmes  qu'il  fait  couler. 

Imaginez  la  Comédie  aufli  parfaite  qu'il 
vous  plaira.  Où  eft  celui  qui ,  s'y  rendant  pour 
la  première  fois,  n'y  va  pas  déjà  convaincu  de 
ce  qu'on  y  prouve ,  &  déjà  prévenu  pour  ceux 
qu'on  y  fait  aimer  ?  Mais  ce  n'eft  pas  de  cela 
qu'il  eft  queftion  ;  c'eft  d'agir  conféquemment 
à  fes  principes  &  d'imiter  les  gens  qu'on  efti- 
me.  Le  cœur  de  l'homme  eft  toujours  droit 
fur  tout  ce  qui  ne  fe  rapporte  pas  perfonnelle- 
ment  à  lui.  Dans  les  querelles  dont  nous  fom- 
mes  purement  Spectateurs,  nous  prenons  à  l'in- 
ftant  le  parti  de  la  juftice  ,  &  il  n'y  a  point 
d'aéte  de  méchanceté  qui  ne  nous  donne  une 
vive  indignation  ,  tant  que  nous  n'en  tirons  au- 
cun profit  :  mais  quand  notre  intérêt  s'y  mêle, 
bientôt  nos  fentimens  fe  corrompent  ;  &  s'eft 
alors  feulement  que  nous  préférons  le  mal  qui 
nous  eft  utile  ,  au  bien  que  nous  fait  aimer  la 
nature.  .N'eft -ce  pas  un  effet  néceffaire  de  la 
conftitution  des  chofes  ,  que  le  méchant  tire  un 
double  avantage ,  de  fon  injuftice ,  &  de  h 
probité  d'aucrui  ?   Quel  traité  plus  avantageux 

pour- 


So  J.    J>    ROUSSEAU 

pourroit-il  faire,  que  d'obliger  le  monde  entier 
d'être  jufte ,  excepté  lui  fèul  ;  en  forte  que  cha- 
cun lui  rendît  fidellement  ce  qui  lui  eft  dû  ,  & 
qu'il  ne  rendît  ce  qu'il  doit  à  perfonne  ?  Il 
aime  la  vertu ,  fans  doute ,  mais  il  l'aime  dans 
les  autres ,  par  ce  qu'il  efpere  en  profiter  ;  il 
n'en  veut  point  pour  lui,  parce  qu'elle  iui  fe- 
roit  coûteufe.  Que  va-t-il  donc  voir  au  Spec- 
tacle ?  Précifément  ce  qu'il  voudroit  trouver 
par -tout;  des  leçons  de  vertu  pour  le  public 
dont  il  s'excepte,  &  des  gens  immolant  tout  à 
leur  devoir ,  tandis  qu'on  n'exige  rien  de  lui. 

J'entens  dire  que  la  Tragédie  mené  à  la" 
pitié  par  la  terreur  ;  foit ,  mais  quelle  eil  cette 
pitié?  Une  émotion  paffagere  &  vaine,  qui  ne 
dure  pas  plus  que  l'illufion  qui  l'a  produite  ;  un 
relie  de  fentiment  naturel  étouffé  bientôt  par 
les  pallions  ;  une  pitié  ftérile  qui  fe  repaît  de 
quelques  larmes ,  &  n'a  jamais  produit  le  moin- 
dre aÊte  d'humanité.  Ainfi  plturoit  le  fangui- 
naire  Sylla  au  récit  des  maux  qu'il  n'avoit  pas 
faits  lui-même.  Ainfi  fe  ca choit  le  tyran  de 
Phere  au  Spectacle ,  de  peur  qu'on  ne  le  vît 
gémir  avec  Andromaque  &  Priam ,  tandis  qu'il 

écou- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.        3x 

ccoutoit  fans  émotion  les  cris  de  tant  d'infortu- 
nés ,  qu'on  egorgeoit  tous  les  jours  par  fes  or- 
dres. 

Si,,  félon' la  remarque  de  Diogene-Laërce , 
îe  cœur  s'attendrit  plus  volontiers  à  des  maux 
feints  qu'à  des  maux  véritables  ;  fi  les  imita- 
tions du  Théâtre  nous  arrachent  quelquefois  plus 
de  pleurs  que  ne  feroit  la  préfence  même  des 
des  objets  imités;  c'eft  moins ,  comme  le  penfe 
l'Abbé  du  Bos,  parce  que  les  émotions  font 
plus  foibles  &  ne  vont  pas  jufqu'à  la  douleur 
(d),  que  parce  qu'elles  font  pures  &  fans  mé- 
lange d'inquiétude  pour  nous-mêmes.  En  don- 
nant des  pleurs  à  ces  fictions ,  nous  avons  fatis- 
fait  à  tous  les  droits  de  l'humanité ,  fans  avoir 

plus 

(d)  Il  dit  que  le  Poète  ne  nous  afflige  qu'autant 
que  nous  le  voulons  ;  qu'il  ne  nous  fait  aimer  fes  Hé- 
ros qu'autant  qu'il  nous  plaît.  Cela  eft  contre  toute 
expérience.  Plufieurs  s'abftiennent  d'aller  à  la  Tragé- 
die, parce  qu'ils  en  »ront  émus  au  point  d'en  être  in- 
commodés; d'autres,  honteux  de  pleurer  au  Specta- 
cle ,  y  pleurent  pourtant  malgré  eux  ;  &  ces  effets  ne 
font  pas  affés  rares  pour  n'être  qu'une  exception  à 
la  maxime  de  cet  Auteur. 


32  J.    J.    ROUSSEAU 

plus  rien  à  mettre  du  nôtre;  au-lieu  que  les  in> 
fortunés  en  perfonne  exigeroieht  de  nous  des 
foins,  des  foulagemens ,  des  confolations,  des 
travaux  qui  pourroient  nous  aflbcier  à  leurs  pei- 
nes, qui  coûteroient  du-moins  à  notre  indolen- 
ce ,  &  dont  nous  fommes  bien  aifes  d'être 
exemptés.  On  diroit  que  nôtre  cœur  fe  reflèr- 
re  ,  de  peur  de  s'attendrir  à  nos  dépends. 

A  u  fond ,  quand  un  homme  eft  allé  admirer 
de  belles  actions  dans  des  fables ,  &  pleurer  des 
malheurs  imaginaires  ,  qu'a-t-on  encore  à  exi- 
ger de  lui  ?  N'eft-il  pas  content  de  lui-même? 
Ne  s'applaudit- il  pas  de  fa  belle  ame?  Ne  s'eft- 
il  pas  acquité  de  tout  ce  qu'il  doit  à  la  vertu 
par  l'hommage  qu'il  vient  de  lui  rendre?  Que 
voudroit-on  qu'il  fît  de  plus?  Qu'il  la  pratiquât 
lui-même?  Il  n'a  point  de  rôle  à  jouer:  il  n'eft 
pas  Comédien. 

Plus  j'y  réfléchis,  &  plus  je  trouve  que 
tout  ce  qu'on  met  en  répréfentation  auThéatre* 
on  ne  l'approche  pas  de  nous ,  on  l'en  éloigne. 
Quand  je  vois  le  Comte  d'Elfex,  le  règne  d'E- 
lifabeth  fe  recule  à  mes  yeux  de  dix  liecles ,  &  fi 
l'on  jouoit  un  événement  arrivé  hier  dans  Pa- 
ris > 


A    M'r.    D'ALEMBERT.       33 

fis ,  on  me  le  feroit  fuppofer  du  tems  de  Moliè- 
re. Le  Théâtre  a  fes  règles ,  fes  maximes,  fa 
morale  à  part.,  ainff  que  fon  langage  &  Tes 
vêtemcns.  On  fe  dit  bien  que  rien  de  tout  cela 
ne  nous  convient,  &  l'on  fe  croirait  auffi  ridi- 
cule d'adopter  les  vertus  de  fes  héros,  que  de 
parler  en  vers ,  &  d'endofler  un  habit  à  la  Ro- 
maine. •  Voila  donc  à  peu  près  à  quoi  fervent 
tous  ces  grands  fentimens  &  toutes  ces  brillan- 
tes maximes  qu'on  vante  avec  tant  d'emphafe  ; 
à 'les  reléguer  à  jamais  fur  la  Scène  ,  &  à  nous 
montrer  la  vertu  comme  un  jeu  de  Théâtre ,  bon 
pour  amufer  le  public ,  mais  qu'il  y  aurait  de  la 
folie  à  vouloir  tranfporter  férieufement  dans  la 
Société.  Ainfi  la  plus  avantageufe  imprefiion 
des  meilleures  Tragédies  eft  de  réduire  à  quel- 
ques affections  pailàgeres,  ilériles  &  fans  ef- 
fet, tous  les  devoirs  de  la  vie  humaine;  a  peu 
près  comme  ces  gens  polis  qui  croient  avoir 
fait  un  a&e  de  charité  ,  en  difant  au  pauvre: 
Dieu  vous  affilie. 

On  peut,    il  eil  vrai,    donner  un  appareil 

plus  fimple  à  la  Scène  ,  &  rapprocher  dans  la 

Comédie  le  ton  du  Théâtre  de  celui  du  monde: 

C  mais 


34  J.    J-     ROUSSEAU 

mais  de  cette  manière  on  ne  corrige  pas  les 
mœurs,  on  les  peint,  &  un  laid  vifage  ne  pa- 
roît  point  laid  à  celui  qui  le  porte.  Que  fi  l'on 
veut  les  corriger  par  leur  charge,  on  quite  la 
vraifemblance  &  la  nature ,  &  le  tableau  ne  fait 
plus  d'effet.  La  charge  ne  rend  pas  les  objets 
haïlTaoles  ,  elle  ne  les  rend  que  ridicules  ;  &  de- 
là réfulte  un  très  grand  inconvénient ,  c'eft  qu'à 
force  de  craindre  ks  ridicules ,  les  vices  n'ef- 
fraient plus,  &  qu'on  ne  fauroit  guérir  les  pre- 
miers fans  fomenter  les  autres.  Pourquoi,  di- 
rez-vous ,  fuppofer  cette  oppofition  nécefTaire? 
pourquoi ,  Monfieur  ?  Parce  que  les  bons  ne 
tournent  point  les  médians  en  dérifion  ,  mais 
les  écrafent  de  leur  mépris,  &  que  rien  n'eft 
moins  plaifant  &  rifible  que  l'indignation  de  la 
vertu.  Le  ridicule,  au -contraire,  eft  l'arme 
favorite  du  vice.  C'eft  par  elle  qu'attaquant 
dans  le  fond  des  cœurs  le  refpecl  qu'on  doit  à 
la  vertu,  il  éteint  enfin  l'amour  qu'on  lui  porte. 
Ainsi  tout  nous  force  d'abandonner  cette 
vaine  idée  de  perfection  qu'on  nous  veut  don- 
ner de  la  forme  des  Spectacles,  dirigés  vers  l'u- 
tilité publique.  C'eft  une  erreur ,  difoit  le  gra- 
ve 


A    Mr.    D'ALEMBERT.        35 

ve  Murait,  d'efpérer  qu'on  y  montre  fidelle- 
ment  les  véritables  rapports  des  chofes  :  car, 
en  général ,  le  Poëte  ne  peut  qu'altérer  ces  rap* 
ports ,  pour  les  accommoder  au  goût  du  peu- 
ple. Dans  le  comique  il  les  diminue  &  les  met 
au  défions  de  l'homme  ;  dans  le  tragique ,  il  les 
étend  pour  les  rendre  héroïques ,  &  les  met  au 
defïus  de  l'humanité.  Ainfi  jamais  ils  ne  font 
à  fa  mefure,  &  toujours  nous  voyons  au  Théâ- 
tre d'autres  êtres  que  nos  femblables.  j'ajou- 
terai que  cette  différence  eft  fi  vraie  &  fi  re- 
connue qu'Ariftote  en  fait  une  règle  dans  fa 
Poétique.  Comœdia  enim  détériores,  Tragœdia 
mêlions  quam  mine  funt  imitari  conantur.  Ne 
voila- 1- il  pas  une  imitation  bien  entendue  ,  qui 
fe  propofe  pour  objet  ce  qui  n* eft  point,  &  laif- 
fe,  entre  le  défaut  &  l'excès,  ce  qui  eft,  com- 
me une  chofe  inutile  ?  Mais  qu'importe  la  véri- 
té de  l'imitation ,  pourvu  que  l'illulion  y  foit  ?  Il 
ne  s'agit  que  de  piquer  la  curiofité  du  peuple. 
Ces  productions  d'efprit ,  comme  la  plupart 
des  autres  ,  n'ont  pour  but  que  les  applaudiflè- 
mens.  Quand  l'Auteur  en  reçoit  ci:  que  les  Ac- 
teurs les  partagent ,  la  Pièce  eft  parvenue  à  fon 
C  2  but 


$6         J.    J.    ROUSSEAU. 

but  &  l'on  n'y  cherche  point  d'autre  utilité* 
Or  fi  le  bien  eft  nul  :  refte  le  mal ,  &  comme 
celui-ci  n'eft  pas  douteux,  la  queftion  me  pa- 
roît  décidée  ;  mais  paflbns  à  quelques  exem- 
ples, qui  puifTent  en  rendre  la  folution  plus  fen- 
fible. 

Je  crois  pouvoir  avancer ,  comme  une  vérité 
facile  à  prouver,  en  conféquence  des  précéden- 
tes, que  Je  Théâtre  François,  avec  les  défauts 
qui  lui  reftent ,  eft  cependant  à  peu  près  auiïï 
parfait  qu'il  peut  l'être  ,  foit  pour  l'agrément, 
foii  pour  l'utilité  ;  &  que  ces  deux  avantages  y 
font  dans  un  rapport  qu'on  ne  peut  troubler 
fans  oter  à  l'un  plus  qu'on  ne  donneroit  à  l'au- 
tre ,  ce  qui  rendroit  ce  même  Théâtre  moins 
parfait  encore.  Ce  n'eft  pas  qu'un  homme  de 
génie  ne  puifle  inventer  un  genre  de  Pièces 
préférable  à  ceux  qui  font  établis  :  mais  ce  nou- 
veau genre,  ayant  befoin  pour  fe  foutenir  des 
talens  de  l'Auteur  ,  périra  nécessairement  avec 
lui ,  &  fes  fucceffeurs ,  dépourvus  des  mêmes 
reflburces ,  feront  toujours  forcés  de  revenir 
aux  moyens  communs  d'intérefTer  &  de  plaire. 
Quels  font  ces  moyens  parmi  nous?  Des  ac- 
tions 


A    Mr.    D'ALEMBERT,        37 

tions  célèbres ,  de  grands  noms ,  de  grands  cri- 
mes,  &  de  grandes  vertus  dans  la  Tragédie;  le 
comique  &  le  plaifant  dans  la  Comédie;  & 
toujours  l'amour  dans  toutes  deux  (a).  Je  de- 
mande quel  profit  les  mœurs  peuvent  tirer  de 
tout  cela? 

On  me  dira  que  dans  ces  Pièces  le  crime 
eft  toujours  puni ,  &  la  vertu  toujours  récom- 
pei  .ce.  Je  réponds  que,  quand  cela  feroit,  la 
plupart  des  actions  tragiques,  n'étant  que  de 
pures  fables ,  des  évenemens  qu'on  fait  être  de 
l'invention  du  Poè'te,  ne  font  pas  une  grande 
impreffion  fur  les  Spectateurs  ,•  à  force  de  leur 
montrer  qu'on  veut  les  inftruire,  on  ne  ks  m- 
llruit  plus.  Je  réponds  encore  que  ces  puni- 
tions &  ces  récompenfes  s'opèrent  toujours  par 
des  moyens  fi  extraordinaires  ,  qu'on  n'attend 
rien  de  pareil  dans  le  cours  naturel  des  chofes 

hu- 

(a)  Les  Grecs  n'avoient  pas  befoin  de  fonder  fur 
l'amour  le  principal  intérêt  de  leur  Tragédie ,  &  ne 
l'y  fondoient  pas ,  en  effet.  La  nôtre  ,  qui  n'a  pas 
la  même  relfource,  ne  fauroit  fe  paffer  de  cet  inté- 
rêt. On  verra  dans  la  fuite  la  raifon  de  cette  diffé- 
rence. 

c3 


33  J-     J.    ROUSSEAU 

humaines.  Enfin  je  réponds  en  niant  le  fait.  Il 
n'eft,ni  ne  peut  être  généralement  vrai:  car  cet 
objet,  n'étant  point  celui  fur  lequel  les  Auteurs; 
dirigent  leurs  Pièces ,  ils  doivent  rarement  l'at- 
teindre ,  &  fouvent  il  feroit  un  obftacle  au  fuc- 
cès.  Vice  ou  vertu,  qu'importe,  pourvu  qu'on 
en  impofe  par  un  air  de  grandeur  ?  Aufli  la 
Scène  Françuife  ,  fans  contredit  la  plus  par- 
faite ,  ou  di:-moins  la  plus  régulière  qui  ait  en- 
core exifré,  n'cft-elle  pas  moins  le  triomphe 
des  grands  feélérats  que  des  plus  illuitres 
héros:  témoin  dtilina,  Mahomet,  Atrée,  & 
beaucoup  d'autres. 

J  e  comprends  bien  qu'il  ne  faut  pas  toujours 
regarder  à  la  catastrophe  pour  juger  de  l'effet 
moral  d'une  Tragédie ,  &  qu'à  cet  égard  l'objet 
eft  rempli  quand  on  s'intéreife  pour  l'infortuné 
vertueux,  plus  que  pour  l'heureux  coupable:  ce 
qui  n'empêche  point  qu'alors  la  prétendue  rè- 
gle ne  foit  violée.  Comme  il  n'y  a  perfonne  qui 
n'aimât  mieux  être  Britannicus  que  Néron, 
je  conviens  qu'on  doit  compter  eh  ceci  pour 
bonne ,  la  Pièce  qui  les  repréfente ,  quoique 
Britannicus  y  périfle.    Mais  par  le  même  print 

cipe, 


A.    Mr.     D'ALEMBER  T.      39 

cipe,  quel  jugement  porterons-nous  d'une  Tra- 
gédie où ,  bien  que  les  criminels  foient  punis , 
ils  nous  font  préfentés  fous  un  afpecl  fi  favora- 
ble que  tout  l'intérêt  eft  pour  eux?  Où  Ca- 
ton  ,  le  plus  grand  des  humains ,  fait  le  rôle 
d'un  pédant  ?  où  Ciceron ,  le  fauveur  de  la  Ré- 
publique, Ciceron,  de  tous  ceux  qui  portèrent 
le  nom  de  pères  de  la  patrie  le  premier  qui 
en  fut  honoré  &  le  feul  qui  le  mérita,  nous 
eft  montré  comme  un  vil  Rhéteur,  un  lâche; 
tandis  que  l'infâme  Catilina ,  couvert  de  crimes 
qu'on  n'oferoit  nommer  ,  prêt  d'égorger  tous 
fes  magiftrats ,  &  de  réduire  fa  patrie  en  cen- 
dres ,  fait  le  rôle  d'un  grand  homme  &  réu- 
nit, par  fes  talens,  fa  fermeté,  fon  courage, 
toute  l'eftime  des  Spectateurs  ?  Qu'il  eut ,  {[ 
l'on  veut,  une  ame  forte:  en  étoit  il  moins  un 
fcélérat  déteftable ,  &  faloit-il  donner  aux  for- 
faits d'un  brigand  le  coloris  des  exploits  d'un 
héros  ?  A  quoi  donc  aboutit  la  morale  d'une 
pareille  Pièce ,  fi  ce  n'efl  à  encourager  des  Ca- 
tilina, &  à  donner  aux  méchans  habiles  le  prix 
de  l'eftime  publique  due  aux  gens  de  bien  ? 
Mais  tel  eft  le  goût  qu'il  faut  flater  fur  la  Sce- 

C  4  ne; 


4o         J.     J.    ROUSSEAU. 

ne  ,  telles  font  les  mœars  d'un  fiecle  înftruÏL. 
Le  favoir,  l'efprit,  le  courage  ont  fculs  notre 
admiration  ;  ck  toi ,  douce  &  modefte  Vertu , 
tu  relies  toujours  fans  honneurs  !  Aveugles  que 
nous  fomraes  au  milieu  de  tant  de  lumières!. 
Viciâmes  de  nos  applaudiflemens  infenfes,  n'ap» 
prendrons-  nous  jamais  combien  mérite  de  mé- 
pris &  de  haine  tout  homme  qui  abufe,  pour 
le  malneur  du  genre  humain,  du  génie  &  des 
talens  que  lui  donna  la  Nature? 

Atrée  &  Mahomet  n'ont  pas  même  la  foible 
reiïburce  du  dénouement.  Le  rnonftre  qui  fert 
de  héros  à  chacune  de  ces  deux  Pièces  achevé 
pailîblement  fes  forfaits,  en  jouit,  &  l'un  des, 
deux  le  dit  en  propres  termes  au  dernier  vers  de 
la  Tragédie. 

Et  je  jouis  enfin  du  prix  de  mes  forfaits. 

J  e  veux  bien  fuppofer  que  les  Spectateurs  » 
renvoyés  avec  cette  belle  maxime,  n'en  con- 
cluront pas  que  le  crime  a  donc  un  prix  de 
plaifir  &  de  jouiilance;  mais  je  demande  en* 
fin  de  quoi  leur  aura  profité  la  Pièce  où  cette 
maxime  eft  mife  en  exemple? 

Quant 


A.    Mr.    D'ALEMBERT.       4I 

Quant  à  Mahomet,  le  défaut  d'attacher 
l'admiration  publique  au  coupable,  y  flroit  d'au- 
tant plus  grand  que  celui-ci  a  bien  un  autre  co- 
loris, fi  l'Auteur  n'avoit  eu  foin  de  porter  fur  un 
fécond  perfonnage  un  intérêt  de  refpedl:  &  de 
vénération ,  capable  d'effacer  ou  de  balancer  au- 
moins  la  terreur  &  l'étonnement  que  Mahomet 
infpire.  La  fcene,  fur-tout,  qu'ils  ont  enfem- 
ble  eft  conduite  avec  tant  d'art  que  Mahomet , 
fans  fe  démentir,  fans  rien  perdre  de  la  fupé- 
riorjté  qui  lui  eft  propre,  eft  pourtant  eclipfé 
par  le  fimple  bon  fens  &  l'intrépide  vertu  de 
Zopire  (b).  Il  falloit  un  Auteur  qui  fentît  bien 

fa 

(b)  Je  me  fouviens  d'avoir  trouvé  dans  Omar 
plus  de  chaleur  &  d'élévation  vis  à-vis  de  Zopire, 
que  dans  Mahomet  lui-même  ;  &  je  prenois  cela  pour 
un  défaut.  En  y  penfant  mieux  ,  j'ai  changé  d'opi- 
nion. Omar  emporté  par  fon  fanatisme  ne  doit  par* 
1er  de  fon  maître  qu'avec  cet  enthoufiafme  de  zèle 
&  d'admiration  qui  l'élevé  au  deflus  de  l'humanité. 
Mais  Mahomet  n'eft  pas  fanatique;  c'eft  un  fourbe 
qui  ,  fâchant  bien  qu'il  n'eft  pas  queftion  de  faire 
Vinfpiré  vis-à-vis  de  Zopire  ,  cherche  à  le  gagner 
par  une  confiance  affeftée  &  par  des  motifs  d'ambi. 
tion.  Ce  ton  de  raifon  dois  le  rendre  moins  briL» 
huit  qu'Omar ,  par  cela  même  qu'il  eft  plus  grand 
C  5  * 


4*         J.    J.     ROUSSEAU. 

force,  pour  ofèr  mettre  vis-à-vis  l'un  de  l'autre 
deux  pareils  interlocuteurs.  Je  n'ai  jamais  oui 
faire  de  cette  fcene  en  particulier  tout  l'éloge 
dont  elle  me  paroît  digne  ;  mais  je  n'en  con- 
nois  pas  une  au  Théâtre  François,  où  la  main 
d'un  grand -maître  (bit  plus  fcnfiblement  em- 
preinte ,  &  où  le  facré  caractère  de  la  vertu 
l'emporte  plus  fenlïblement  fur  l'élévation  du 
génie. 

Une  autre  confédération  qui  tend  à  juftifier 
cette  Pièce,  c'ell  qu'il  n  eft  pas  feulement  ques- 
tion d'étaler  des  forfaits  ,  mais  les  forfaits  du 
fanatisme  en  particulier  ,  pour  apprendre  au 
peuple  à  le  connoître  &  s'en  deffendre.  Par 
malheur  ,  de  pareils  foins  font  très  inutiles ,  & 
ne  font  pas  toujours  fans  danger.  Le  fanatis- 
me n'efl  pas  une  erreur,  mais  une  fureur  aveu- 
gle 

&  qu'il  fait  mieux  difeemer  les  hommes.  Lui-même 
dit,  ou  fait  entendre  tout  cela  dans  la  fcene.  Ce- 
toit  donc  ma  faute  fi  je  ne  Pavois  pas  fenti  :  mais 
▼oila  ce  qui  nous  arrive  à  nous  autres  petits  Au- 
teurs. En  voulant  cenfurer  Its  écrit6  de  nos  maî- 
tres, notre  étourderie  nous  y  fait  relever  mille  fau« 
tes  qui  font  des  beautés  pour  les  hommes  de  juge, 
mène 


A.    Mr.    D'ALEMBERT.       43 

gle  &  ftupide  que  la  raifon  ne  retient  jamais. 
L'unique  fecret  pour  l'empêcher  de  naître  e(t 
de  contenir  ceux  qui  l'excitent.  Vous  avez 
beau  démontrer  à  des  foux  que  leurs  chefs  les 
trompent ,  ils  n'en  font  pas  moins  ardens  à  les 
fuivre.  Que  fi  le  fanatisme  exifte  une  fois,  je 
ne  vois  encore  qu'un  feul  moyen  d'arrêter  fon 
progrès  :  c'eft  d'employer  contre  lui  i^s  pro- 
pres armes.  Il  ne  s'agit  ni  de  raifonner  ni  de 
convaincre  ;  il  faut  laiiTer  là  la  philofophie, 
fermer  les  livres,  prendre  le  glaive  &  punir 
les  fourbes.  De  plus  ,  je  crains  bien  ,  par 
rapport  à  Mahomet ,  qu'aux  yeux  des  Specta- 
teurs ,  fa  grandeur  dame  ne  diminue  beaucoup 
l'atrocité  de  fes  crimes  ;  &  qu'une  pareille  Pièce, 
jouée  devant  des  gens  en  état  de  choifir,  ne  fît 
plus  de  Mahomets  que  de  Zopires.  Ce  qu'il  y 
a ,  du-moins ,  de  bien  fur  ,  c'efl  que  de  pa- 
reils exemples  ne  font  guère  encourageans  pour 
la  vertu. 

Le  noir  Atrée  n'a  aucune  de  ces  excufès , 
l'horreur  qu'il  infpire  eft  à  pure  perte  ',  il  ne 
nous  apprend  rien  qu'à  frémir  de  fon  crime; 
&  quoiqu'il  ne  foit  grand  que  par  fa  fureur,  il 

ri 


44         J.     J-    ROUSSEA  U. 

n'y  a  pas  dans  toute  h  Pièce  un  feul  perfnnnage 
en  état  par  Ton  carafrere  de  partager  avec  lui 
Fattention  publique:  car,  quant  au  doucereux 
Plifthene  ,  je  ne  fais  comment  on  l'a  pu  fup- 
porter  dans  une  pareille  Tragédie.  Seneque 
n'a  point  mis  d'amour  dans  la  fienne ,  &  puis» 
que  l'Auteur  moderne  a  pu  (e  re  foudre  à 
l'imiter .  dans,  tout  le  i\fle  ,  il  aurpit  bien 
dû  l'imiter  encore  en  cela.  AiTurement  il 
faut  avoir  un  cœur  bien  flexible  pour  fouf- 
frir  des  entretiens  galants  à  cqte  des  fçenes 
d'Atrée. 

Avant  de  finir  fur  cette  Pièce,  je  ne 
puis  m'empêcher  d'y  remarquer  un  mérite  qui 
femblera  peut-être  un  défaut  à  bien  des  gens. 
Le  rôle  de  Thyefte  eft  peut-être  de  tous  ceux 
qu'on  a  mis  fur  notre  Théâtre  le  plus  fen- 
tant  le  goût  antique.  Ce  n'eft  point  un  hé- 
ros courageux  ,  ce  n'eft  point  un  modèle  de 
vertu ,  on  ne  peut  pas  dire  non  plus  que  ce 
(bit  un  fcélérat  (c)  ;    c'eft  un  homme  foible 

& 

(c)  La  preuve  de  cela  ,  c'eft  qu'il  intérefTe. 
Quant  à  la  faute  dont  il  eft  puni,  elle  cft  ancien- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      45 

&  pourtant  mtéreiTant ,  par  cela  feul  qu'il  eft 
homme  &  malheureux.  Il  me  femble  aulîî 
que  par  cela  feul ,  le  fentiment  qu'il  excite  efl 
extrêmement  tendre  &  touchant  :  car  cet 
homme  tient  de  bien  près  à  chacun  de  nous, 
au -lieu  que  l'héroïsme  nous  accable  encore 
plus  qu'il  ne  nous  touche  ;  parce  qu'aprè* 
tout,  nous  n'y  avons  que  faire.  Ne  feroit-il 
pas  à  defirer  que  nos  fublimes  Auteurs  daig- 
paiîènt  defcendre  un  peu  de  leur  continuelle 
élévation  Se  nous  attendrir  quelquefois  pour 
la  limple  humanité  fouffrante  ,  de  peur  que, 
n'ayant  de  la  pitié  que  pour  des  héros  mal- 
heureux, nous  n'en  ayons  jamais  pour  perfon- 
ne.  Les  anciens  a  voient  des  héros  &  met- 
taient des  hommes  fur  leurs  Théâtres,*  nous, 
au-contraire  ,  nous  n'y  mettons  que  des  hé- 
ros, &  à  peine  avons-nous  des  hommes.  Les 
anciens  parloient  de  l'humanité  en  phrafes 
moins  apprêtées;  mais  ils  favoient  mieux  l'e- 
xercer» 

ne,  elle  efl:  trop  expiée,  &  puis  c'efr.  peu  de  cho- 
fe  pour  un  méchant  de  Théâtre  qu  on  ne  tiens 
point  pour  tel,  s'il  ne  fait  frémir  d'horreur. 


0         l    j.    ROUSSEAU. 

xerceh  On  pourroit  appliquer  à  eux  &  à 
nous  un  trait  rapporté  par  PJutarque  &  que 
je  ne  puis  m'empêcher  de  tranfcrire.  Un 
Vieillard  d'Athènes  cherchoit  place  au  Spec- 
tacle &  n'en  trouvoit  point  ;  de  jeunes  -  gens , 
le  voyant  en  peine  ,  lui  firent  figne  de  loin  ; 
il  vint ,  mais  ils  fe  ferrèrent  &  fe  moquèrent 
de  lui.  Le  bon  homme  fît  ainfi  le  tour  du 
Théâtre,  fort  embarralfé  de  fa  perfonne  & 
toujours  hué  de  la  belle  jeuneffe.  Les  Am° 
bafladeurs  de  Sparte  s'en  apperçurent ,  &  fe 
levant  à  l'inftant,  placèrent  honorablement  le 
Vieillard  au  milieu  d'eux.  Cette  action  fut 
remarquée  de  tout  le  Spectacle  &  applaudie 
d'un  battement  de  mains  univerfel.  Eh,  que 
de  maux  !  s'écria  le  bon  Vieillard ,  d'un  ton 
de  douleur ,  les  athéniens  favent  ce  qui  efl  bon* 
nête ,  mais  les  Lacédémoniens  le  pratiquent. 
Voila  la  philofophie  moderne,  &  les  mœurs 
anciennes. 

J  e  reviens  à  mon  fujet.  Qu'apprend  -  on 
dans  Phèdre  &  dans  Oedipe ,  finon  que 
l'homme  n'tft  pas  libre  ,  &  que  le  Ciel  le 
punit   des   crimes   qu'il    lui  fait  commettre? 

Qu'ap- 


A.    Mr.    D'ALEMBERT.     47 

CJu'apprend  *  on  dans  Médée  >  fi  ce   n'efl  jus- 
qu'où la  fureur  de  la  jaloufie  peut  rendre  une 
mère    cruelle  &  dénaturée  ?   Suivez   la   plu- 
part des   Pièces -du  Théâtre  François  :    vous 
trouverez   prefque  dans    toutes   des   monftres 
abominables  &  des  actions  atroces ,    utiles  >  fi 
Ion   veut ,    à  donner  de  l'intérêt  aux  Pièces 
&  de  l'exercice  aux  vertus ,  mais  dangereufes 
certainement  ,  en  ce  qu'elles  accoutument  les 
yeux  du  peuple  à  dts  horreurs  qu'il  ne  de- 
vroit  pas  même  connoître    &  à  des   forfaits 
qu'il   ne   devroit    pas   fuppofer    pofîibles.      Il 
n'efl  pas  même  vrai  que  le  meurtre  &  le  par- 
ricide y  foient  toujours  odieux.   A  la  faveur  de 
je  ne  fais  quelles  commodes   fuppofitions,  ou 
les  rend  permis  ,  ou  pardonnables.  On  a  pei- 
ne à  ne   pas   exeufer   Phèdre   inceftueufe  & 
verfant  le  fang  innocent.     Syphax  empoifon- 
nant  fa  femme,  le  jeune   Horace  poignardant 
fa  fœur,  Agamemnon  immolant  fa  fille,  Ores- 
te   égorgeant  fa  mère,    ne  laiflent  pas  d'être 
des  perfonnages  intértfTins.     Ajoutez  que  l'Au* 
teur  ,   pour  faire  parler   chacun  félon  fbn  ca- 
raôtere,  eft  forcé  de  mettre  dans  la  bouche 

des 


4S  J.    J.    ROUSSEAU. 

des  méchans  leurs  maximes  &  leurs  princi- 
pes ,  revêtus  de  tout  l'éclat  des  beaux  vers^ 
&  débités  d'un  ton  impofant  &  fcntentieux, 
pour  l'inftruftion  du  Parterre. 

Si  les  Grecs  fupportoient  de  pareils  Spec- 
tacles ,  c'étoit  comme  leur  repréfentant  des 
antiquités  nationales  qui  couroient  de  tous  tems 
parmi  le  peuple  ,  qu'ils  avoient  leurs  raifons 
pour  fe  rappclltr  fans  cefTe,  &  dont  l'odieux 
même  entroit  dans  leurs  vues.  Dénuée  des 
mêmes  motifs  &  du  même  intérêt,  comment 
la  même  Tragédie  peut-elle  trouver  parmi  vous 
des  Spectateurs  capables  de  foutenir  les  ta* 
bleaux  qu'elle  leur  préfente ,  &  les  perfonnages 
qu'elle  y  fait  agir  ?  L'un  tue  fon  père,  époufe 
fa  mère,  &  fe  trouve  le  frère  de  fts  enfons. 
Un  autre  force  un  fils  d'égorger  fon  père.  Un 
troifieme  fait  boire  au  père  le  fang  de  fon 
fils.  On  friffonne  à  la  feule  idée  des  hor- 
reurs dont  on  pare  la  Scène  Francoife ,  pour 
l'amufement  du  Peuple  le  plus  doux  &  le  plus 
humain  qui  foit  fur  la  terre!  Non...  je  le  fou- 
tiens,  &  j'en  attelle  l'effroi  des  Lecteurs,  les 
maflacres  des  Gladiateurs  n'étoient  pas  fi  bar- 
bares 


A.    Mr.    D'A  LE  MB  EUT. 


49 


bares  que  ces  affreux  Spectacles.  On  voyoit 
couler  du  fang,  ii  eft  vrai;  mais  on  ne  fouil- 
ioit  pas  Ton  imagination  de  crimes  qui  font 
frémir  la  Nature. 

Heureusement  la  Tragédie  telle  qu'el- 
le exifte  eft  {]  loin  de  nous,  elle  nous  préfente 
des  êtres  fi  gigantesques  ,  fi  bourfoufflés ,  (1 
chimériques,  que  l'exemple  de  leurs  vices  n'tft 
gueres  plus  contagieux  que  celui  de  leurs  ver- 
tus n'eft  utile,  &  qu'à  proportion  qu'elle  veut 
moins  nous  inftruire,  elle  nous  fait  auffi  moins 
de  mal»  Mais  il  n'en  eft  pas  ainfi  de  la  Co- 
médie, dont  les  mœurs  ont  avec  les  nôtres  un 
rapport  plus  immédiat,  &  dont  les  perfonna- 
ges  reifemblent  mieux  à  des  hommes.  Tout 
en  eft  mauvais  &  pernicieux,  tout  tire  à  con- 
féquence  pour  les  Spectateurs  ;  &  le  plaifir 
même  du  comique  étant  fondé  fur  un  vice  du 
cœur  humain  ,  c'eft  une  fuite  de  ce  principe 
que  plus  la  Comédie  eft  agréable  &  parfaite, 
plus  fon  effet  eft  funefte  aux  mœurs  :  mais 
fans  répéter  ce  que  j'ai  déjà  dit  de  fa  nature 
je  me  contenterai  d'en  faire  ici  l'application, 
&  de  jetter  un  coup  d'œil  fur  votre  Théâtre 
comique.  D  V  R  e- 


5<j        J.    J.    ROUSSEAU 

Prenons-le  dans  fa  perfection ,  c'eft- 
â-dire,  à  fa  naifTance.  On  convient  &  on 
le  fendra  chaque  jour  davantage ,  que  Moliè- 
re eft  le  plus  parfait  Auteur  comique  dont 
les  ouvrages  nous  foient  connus  ,•  mais  qui 
peut  disconvenir  auflî  que  le  Théâtre  de  ce 
même  Molière  ,  des  talens  duquel  je  fuis 
plus  l'admirateur  que  perfonne  ,  ne  foit  une 
école  de  vices  &  de  mauvaifes  mœurs  ,  plus 
dangereufe  que  les  livres  mêmes  où  l'on  fait 
profeffion  de  les  enfeigner  ?  Son  plus  grand 
foin  eft  de  tourner  la  bonté  &  la  fimplicité 
en  ridicule,  &  de  mettre  la  rufe  &  le  men- 
fonge  du  parti  pour  lequel  on  prend  intérêt; 
fes  honnêtes  gens  ne  font  que  des  gens  qui 
parlent ,  fes  vicieux  font  des  gens  qui  agiffent 
&  que  les  plus  brillans  fuccès  favoriiTent  le 
plus  fouvent;  enfin  l'honneur  des  applaudifle- 
mens,  rarement  pour  le  plus  eftimable,  eft 
prefque  toujours  pour  le  plus  adroit. 

Examinez  le  comique  de  cet  Auteur: 
par-tout  vous  trouverez  que  les  vices  de  ca- 
ractère en  font  l'inftrument ,  &  les  défauts  na- 
turels le  fujet  ;  que  la  malice  de  l'un  punit  la 

fi  m- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      51 

(Implicite  de  l'autre  ;  &  que  les  fots  font  les 
victimes  des  méchans  :  ce  qui ,  pour  n'être  que 
trop  vrai  dans  le  monde,  n'en  vaut  pas  mieux 
à  mettre  au  Théâtre  avec  un  air  d'approba- 
tion ,  comme  pour  exciter  les  âmes  perfides  à 
punir  ,  fous  le  nom  de  fotife,  la  candeur  des 
honnêtes  gens. 

Dat  veniam  coroisi  vexât  cenfura  cokimbas. 

Voila  l'efprit  général  de  Molière  &  de  fes 
imitateurs.  Ce  font  des  gens  qui, tout  au  plus» 
raillent  quelquefois  les  vices,  fans  jamais  faire 
aimer  la  vertu  ;  de  ces  gens ,  difoit  un  An* 
cien ,  qui  favent  bien  moucher  la  lampe ,  mais 
qui  n'y  mettent  jamais  d'huile. 

Voyez  comment,  pour  multiplier  fès  plai- 
fanteries ,  cet  homme  trouble  tout  l'ordre  de 
la  Société  ;  avec  quel  fcandale  il  renverfe  tous 
les  rapports  les  plus  facrés  fur  lefquels  elle  eft 
fondée  ;  comment  il  tourne  en  dérifion  les 
refpe&ables  droits  des  pères  fur  leurs  enrans, 
des  maris  fur  leurs  femmes ,  des  maîtres  fur 
leurs  ferviteurs  !  Il  fait  rire,  il  eft  vrai ,  & 
n'en  devient  que  plus  coupable  ,  en  forçant, 
D  2  par 


52  J.    J.     ROUSSEAU 

par  un  charme  invincible  ,  les  Sages  mêmes 
de  fe  prêter  à  des  railleries  qui  devroient  at- 
tirer leur  indignation.  J'entens  dire  qu'il  at- 
taque les  vices  ;  mais  je  voudrois  bien  que 
l'on  comparât  ceux  qu'il  attaque  avec  ceux 
qu'il  favorife.  Quel  eft  le  plus  blâmable  d'un 
Bourgeois  fans  efprit  &  vain  qui  fait  forte- 
ment le  Gentilhomme  ,  ou  du  Gentilhomme 
fripon  qui  le  dupe  ?  Dans  la  Pièce  dont  je 
parle,  ce  dernier  n'efl-il  pas  l'honnête  -  hom- 
me ?  N'a -t- il  pas  pour  lui  l'intérêt  &  le 
Public  n'applaudit -il  pas  à  tous  les  tours 
qu'il  fait  à  l'autre  ?  Quel  eft  le  plus  criminel 
d'un  Payfan  allés  fou  pour  époufer  une  De- 
moiftlle,  ou  d'une  femme  qui  cherche  à  dés- 
honorer fon  époux  ?  Que  penfcr  d'une  Pièce 
où  le  Parterre  applaudit  à  l'infidélité ,  au  men- 
fonge,  à  l'impudence  de  celle-ci,  &  rit  de  la 
betife  du  Manan  puni  ?  C'eft  un  grand  vice 
d'être  avare  &  de  prêter  à  ufure  ;  mais  n'en 
elt-ce  pas  un  plus  grand  encore  à  un  fils  de 
voler  fon  père  ,  de  lui  manquer  de  refpect, 
de  lui  faire  mille  infultans  reproches,  &, 
quand  ce  père  irrité  lui  donne  fa  malédiction , 

de 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      53 

de  répondre  d'un  air  goguenard  qu'il  n'a  que 
faire  de  Tes  dons?  Si  la  plaifanterie  eft  excel- 
lente, en  eft-elle  moins  puniiTable;  &  la  Pie- 
ce  où  l'on  fait  aimer  le  fils  infolent  qui  l'a  fai- 
te, en  eft-elle  moins  une  école  de  mauvaifes 
mœurs? 

Je  ne  m'arrêterai  point  à  parler  des  Va- 
lets. Ils  font  condamnés  par  tout  le  mon- 
de (d)  ;  &  il  feroit  d'autant  moins  julle  d'im- 
puter à  Molière  les  erreurs  de  fes  modèles  & 
de  fon  fiecle  qu'il  s'en  eft  corrigé  lui-même. 
Ne  nous  prévalons  ,  ni  des  irrégularités  qui 
peuvent  fe  trouver  dans  les  ouvrages  de  fa 
jeunelTe  ,   ni  de   ce   qu'il  y  a  de  moins  bien 

dans 

(d)  Je  ne  décide  pas  s'il  faut  en  effet  les  con- 
damner. Il  fe  peut  que  les  Valets  ne  foient  plus 
que  les  inftrumens  des  méchancetés  des  maîtres,  de- 
puis  que  ceux-ci  leur  ont  ôté  l'honneur  de  l'inven- 
tion Cependant  je  douterois  qu'en  ceci  l'image 
trop  naïve  de  la  Société  fût  bonne  au  Théâtre. 
Suppofé  qu'il  faille  quelques  fourberies  dans  les  Pie- 
ces  ,  ]e  ne  fais  s'il  ne  vaudroit  pas  mieux  que  les 
Valets  feuls  en  fuffent  chargés  &  que  les  honnêtes 
gens  fuffent  aulïï  des  gens  honnêtes  :  au- moins  Jur 
la  Scène. 

D    <5 


54  J.    J.    ROUSSEAU 

dans  fes  autres  Pièces,  &  paflbns  tout  d'un 
coup  à  celle  qu'on  reconnoît  unanimement 
pour  ion  chef-d'œuvre:  je  veux  dire,  le  Mi- 
fantrope. 

Je  trouve  que  cette  Comédie  nous  décou- 
vre mieux  qu'aucune  autre  la  véritable  vue 
dans  laquelle  Molière  a  compofé  fon  Théâtre; 
&  nous  peut  mieux  faire  juger  de  fes  vrais  ef- 
fets. Ayant  à  plaire  au  Public,  il  a  confulté 
le  goût  le  plus  général  de  ceux  qui  le  compo- 
feut  :  fur  ce  goût  il  s'eft  formé  un  modèle, 
&  fur  ce  modèle  un  tableau  des  défauts  con- 
traires, dans  lequel  il  a  pris  ks  caractères  co> 
miques,  &  dont  il  a  diflribué  les  divers  traits 
dans  fes  Pièces.  II  n'a  donc  point  prétendu 
former  un  honnête  -  homme ,  mais  un  homme 
du  monde  ;  par  conféquent ,  il  n'a  point  vou- 
lu corriger  les  vices,  mais  les  ridicules;  &, 
comme  j'ai  déjà  dit,  il  a  trouvé  dans  le  vice 
même  un  inftrument  très  propre  à  y  reuiîir. 
Ainfi  voulant  txpofer  à  la  rifée  publique  tous 
les  défauts  oppofes  aux  qualités  de  l'homme 
aimable ,  de  l'homme  de  Société  ,  après  avoir 
joué  tant  d'autres  ridicules  ,   il    iui  reftoit  à 

jouer 


A    Mr.    D'ALEMfiERT.    55 

jouer  celui  que  le  monde  pardonne  le  moins, 
le  ridicule  de  la  vertu  :  c'eft  ce  qu'il  a  fait 
dans  le  Mifantrope. 

Vous  ne  fauriez  me  nier  deux  chofes: 
l'une,  qu'Aîcefte  dans  cette  Pièce  eft  un 
homme  droit,  fincere,  eftimable,  un  véritable 
homme  de  bien  ;  l'autre  ,  que  l'Auteur  lui 
donne  un  perfonnage  ridicule.  C'en  efl  afles , 
ce  me  femble ,  pour  rendre  Molière  inexcufa- 
ble.  On  pourrait  dire  qu'il  a  joué  dans  Al- 
cefte ,  non  la  vertu ,  mais  un  véritable  défaut , 
qui  efl  la  haine  des  hommes.  A  cela  je  ré- 
ponds qu'il  n'efl  pas  vrai  qu'il  ait  donné  cette 
haine  à  fon  perfonnage  :  il  ne  faut  pas  que  ce 
nom  de  Mifantrope  en  impofe,  comme  fi  ce. 
lui  qui  le  porte  étoit  ennemi  du  genre  humain. 
Une  pareille  haine  ne  feroit  pas  un  défaut, 
mais  une  dépravation  de  la  Nature  &  le  pius 
grand  de  tous  les  vices  :  puifque ,  toutes  les 
vertus  fociales  fe  rapportant  à  la  bienfaifance, 
rien  ne  leur  efl  fi  directement  contraire  que 
l'inhumanité.  Le  vrai  Mifantrope  efl  un  mon- 
ftre.  S'il  pouvoit  exifler,  il  ne  feroit  pas  ri- 
*e;  il  feroit  horreur.  Vous  pouvez  avoir  vu 
D  4  « 


56*  J.    J.    ROUSSEAU 

â  la  Comédie  Italienne  une  Pièce  intitulée,  la 
vie  ejl  un  fonge.  Si  vous  vous  rappeliez  le 
Héros  de  cette  Pièce ,  voila  le  vrai  Mifan- 
trope. 

Qu'est-ce  donc  que  le  Mifantrope  de 
Molière  ?  Un  homme  de  bien  qui  dételle  les 
mœurs  de  fon  fiecle  &  la  méchanceté  de  fes 
Contemporains  ;  qui ,  précifément  parce  qu'il 
aime  fes  femblables ,  hait  en  eux  les  maux 
qu'ils  fe  font  réciproquement  &  les  vices  dont 
ces  maux  font  l'ouvrage.  S'il  étoit  moins  tou- 
ché des  erreurs  de  l'humanité,  moins  indigné 
des  iniquités  qu'il  voit,  feroit-il  plus  humain 
lui-même?  Autant  vaudroit  foutenir  qu'un 
tendre  père  aime  mieux  les  enfans  d'autrui 
que  les  liens  ,  parce  qu'il  s'irrite  des  fautes 
de  ceux-ci ,  &  ne  dit  jamais  rien  aux  autres. 

Ces  fentimens  du  Mifantrope  font  parfai- 
tement développés  dans  fon  rôle.  11  dit,  je 
l'avoue,  qu'il  a  conçu  une  haine  effroyable 
contre  le  genre  humain  ;  mais  en  quelle  occa- 
fion  le  dit-il  (e)?   Quand,  outré  d'avoir  vu 

fon 

(e)  J'avertis  qu'étant  fans  livres  ,    fans  roémoi- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       57 

fon  ami  trahir  lâchement  fon  fentiment  & 
tromper  l'homme  qui  le  lui  demande  ,  il  s'en 
voit  encore  plaifanter  lui-même  au  plus  fort 
de  fa  colère.  Il  efl  naturel  que  cette  colère 
dégénère  en  emportement  &  lui  falTe  dire  alors 
plus  qu'il  ne  penfe  de  fang-froid.  D'ailleurs, 
la  raifon  qu'il  rend  de  cette  haine  univerfelle 
en  juflifïe  pleinement  la  caufe. 

les  uns ,  parce  qu'ils  font  mèchans 
Et  les  autres ,  pour  être  aux  mèchans  complaifans. 

Ce  n'efl  donc  pas  des  hommes  qu'il  efl  enne- 
mi ,  mais  de  la  méchanceté  des  uns  &  du 
fupport  que  cette  méchanceté  trouve  dans  les 
autres.  S'il  n'y  avoit  ni  frippons,  ni  flatteurs, 
il  aimeroit  tout  le  monde.  Il  n'y  a  pas  un 
homme  de  bien  qui  ne  foit  Mifantrope  en  ce 

fens; 

re  ,  &  n'ayant  pour  tous  matériaux  qu'un  confus 
fouvenir  des  obfervations  que  j'ai  faites  autrefois 
au  Speftacle  ,  je  puis  me  tromper  dans  mes  cita- 
tions &  renverfer  l'ordre  des  Pièces.  Mais  quand 
mes  exemples  feroient  peu  juftes  ,  mes  raifons  ne 
le  feroient  pas  moins  ,  attendu  qu'elles  ne  font 
point  tirées  de  telle  ou  telle  Pièce  ,  mais  de  l'cf- 
prit  général  du  Théâtre,  que  j'ai  bien-  étudié. 

D5 


58  J.     J.    ROUSSEAU 

fcns  ;  ou  plutôt ,  les  vrais  Mifantropes  font 
ceux  qui  ne  penfent  pas  ainfi  :  car  au  fond , 
je  ne  connois  point  de  plus  grand  ennemi  des 
hommes  que  l'ami  de  tout  le  monde  ,  qui, 
toujours  charmé  de  tout,  encourage  inceiTam- 
ment  les  médians  ,  &  flatte  par  fa  coupable 
complaifance  les  vices  d'où  naiffent  tous  les 
defordres  de  la  Société. 

Une  preuve  bien  fdre  qu'Alcefle  n'eft 
point  Mifantrope  à  la  lettre ,  celt  qu'avec 
fes  brufquenes  &  fes  incartades  ,  il  ne  lailTe 
pas  d'intéréfler  &  de  plaire.  Les  Spectateurs 
ne  voudroicnt  pas,  à  la  vérité,  lui  reffemblcr : 
parce  que  tant  de  droiture  efl;  fort  incommo- 
de ;  mais  aucun  d'eux  ne  feroit  fâché  d'avoir 
à  faire  à  quelqu'un  qui  lui  reflèmblàt ,  ce  qui 
n'arriveroit  pas  s'il  étoit  l'ennemi  déclaré  des 
hommes.  Dans  toutes  les  autres  Pièces  de 
Molière  ,  le  perfonnage  ridicule  efl:  toujours 
haïflable  ou  méprifable  ;  dans  celle-là,  quoi- 
qu'Alcefte  ait  des  défauts  réels  dont  on  n'a 
pas  tort  de  rire,  on  fent  pourtant  au  fond  du 
cœur  un  refpeét  pour  lui  dont  on  ne  peut  le 
défendre.    En  cette  occasion  ,  la  force  de  la 

vertu 


A    Mr.    D'ALEMBERT,     59 

vertu  l'emporte  fur  l'art  de  l'Auteur  &  fait 
Honneur  à  fon  caractère.  Quoique  Molière  fît 
des  Pièces  répréhenfibles ,  il  écoit  perfonnelle- 
ment  honnête  -  homme  ,  &  jamais  le  pinceau 
d'un  honnête  -  homme  ne  fut  couvrir  de  cou- 
leurs odieufes  les  traits  de  la  droiture  &  de 
la  probité.  Il  y  a  plus  :  Molière  a  mis  dans 
la  bouche  d'Alcefte  un  il  grand  nombre  de 
fes  propres  maximes  que  plufieurs  ont  cru 
qu'il  s'étoit  voulu  peindre  lui-même.  Cela 
parut  dans  le  dépit  qu'eut  le  Parterre  à  la  pre- 
mière repréfentation  ,  de  n'avoir  pas  été,  fur 
le  Sonnet,  de  l'avis  du  Mifantrope:  car  on  vit 
bien  que  c'étoit  celui  de  l'Auteur. 

Cependant  ce  caractère  fi  vertueux 
eft  préfenté  comme  ridicule  ;  il  J'eft  ,  en  ef- 
fet ,  à  certains  égards ,  &  ce  qui  démontre 
que  l'intention  du  Poète  effc  bien  de  Je  rendre 
tel,  c'eft  celui  de  l'ami  Philinte  qu'il  met  en 
oppofition  avec  le  fien.  Ce  Philinte  eft  le 
Sage  de  la  Pièce  ;  un  de  ces  honnêtes  gens 
du  grand  monde ,  dont  les  maximes  reiïem- 
blent  beaucoup  à  celles  des  fripons  ;  de  ces 
gens  fi  doux,  fi  modérés,  qui  trouvent  tou- 
jours 


6o  J.    J.    ROUSSEAU. 

jours  que  tout  va  bien,  parce  qu'ils  ont  inté- 
rêt que  rien  n'aille  mieux  ;  qui  font  toujours 
contens  de  tout  le  monde,  parce  qu'ils  ne  fe 
foucient  de  perfonne;  qui,  autour  d'une  bon- 
ne table,  foutienntnt  qu'il  n'eft  pas  vrai  que 
le  peuple  ait  faim  ;  qui ,  le  gouflét  bien  gar- 
ni ,  trouvent  fore  mauvais  qu'on  deciame  en 
faveur  des  pauvres;  qui,  de  leur  maifon  bien 
fermée ,  verroient  voler ,  piller ,  égorger ,  maf- 
facrer  tout  le  genre  humain  fans  fe  plaindre: 
attendu  que  Dieu  les  a  doués  d'une  dou- 
ceur très  méritoire  à  fupporter  les  malheurs 
d'autrui. 

On  voit  bien  que  le  phlegme  raifonneur 
de  celui-ci  eft  très  propre  à  redoubler  &  fai- 
re fortir  d'une  manière  comique  les  emporte- 
rons de  l'autre  ;  &  le  tort  de  Molière  n'eft 
pas  d'avoir  fait  du  Mifantrope  un  homme  co- 
lère &  bilieux ,  mais  de  lui  avoir  donné  des 
fureurs  puériles  fur  des  fujets  qui  ne  dévoient 
pas  l'émouvoir.  Le  caractère  du  Mifantrope 
n'eft  pas  à  la  difpofition  du  Poète;  il  eft  dé- 
terminé par  la  nature  de  (a  paffion  dominan- 
te.    Cette  partion  eft  une  violente  haine  du 

vice? 


A    Mr.     D'A  LEMBERT.       61 

vice  ,  née  d'un  amour  ardent  pour  la  vertu, 
&  aigrie  par   le  fptclacle  continuel  de  la  mé- 
chanceté des  hommes.     Il  n'y  a  donc  qu'une 
ame   grande  &  noble  qui   en  foit  fufceptible. 
L'horreur  &  le  mépris  qu'y  nourrit  cette  mê- 
me palfion  pour   tous  les  vices  qui  l'ont  irri- 
tée fert  encore  à  les  écarter  du  cœur  qu'elle 
agite.     De   plus ,  cette  contemplation   conti- 
nuelle des  défordres  de  la  Société,  le  détache 
de  lui  même  pour  fixer  toute  fon  attention  fur 
le  genre  humain.     Cette   habitude  élevé,  ag- 
grandit  Tes  idées  ,    détruit  en  lui  les  inclina- 
tions baffes  qui  nourriffent  &  concentrent  l'a- 
mour propre;  &  de  ce  concours  naît  une  cer- 
taine force  de  courage  ,   une  fierté  de  carac- 
tère qui  ne  laiffe  prife  au  fond  de  fon  ame 
qu'à  des  fentimens  dignes  de  l'occuper. 

Ce  n'efl  pas  que  l'homme  ne  foit  toujours 
homme  ;  que  la  paillon  ne  le  rende  fouvenc 
foible  ,  injufte ,  déraifonnable  ;  qu'il  n'epie 
peut-être  les  motifs  cachés  des  actions  des  au- 
tres y  avec  un  fecret  plaifir  d'y  voir  la  cor- 
ruption de  leurs  cœurs;  qu'un  petit  mal  ne  lui 
donne  fouvent  une  grande    colère,  &  qu'eu 


éi  J.    J.    ROUSSEAU 

l'irritant  à  deiTein  ,  un  méchant  adroit  ne  pftt 
parvenir  à  le  faire  paflèr  pour  méchant  lui- 
même  ;  mais  il  n'en  eft  pas  moins  vrai  que 
tous  moyens  ne  font  pas  bons  à  produire  ces 
effets,  &  qu'ils  doivent  être  affortis  à  fon  ca- 
ractère pour  le  mettre  en  jeu  :  fans  quoi ,  c'eft 
fubftituer  un  autre  homme  au  Mifantrope  & 
nous  le  peindre  avec  des  traits  qui  ne  font  pas 
les  fiens. 

Voila  donc  de  quel  côté  le  caractère  du 
Mifantrope  doit  porter  fes  défauts,  &  voila 
aufli  dequoi  Molière  fait  un  ufage  admirable 
dans  toutes  les  fcenes  d'Alcefte  avec  fon  ami, 
où  les  froides  maximes  &  les  railleries  de  ce- 
lui-ci, démontant  l'autre  à  chaque  inftant,  lui 
font  dire  mille  impertinences  très  bien  pla- 
cées; mais  ce  caractère  âpre  &  dur  ,  qui  lui 
donne  tant  de  fiel  &  d'aigreur  dans  l'occa- 
fion ,  l'éloigné  en  même  tems  de  tout  chagrin 
puérile  qui  n'a  nul  fondement  raifonnable,  & 
de  tout  intérêt  perfonnel  trop  vif,  dont  il  ne 
doit  nullement  être  fufceptible.  Qu'il  s'em- 
porte fur  tous  les  défordres  dont  il  n'eft  que 
le  témoin,  ce  font  toujours  de  nouveaux  traits 

au 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      6$ 

au  tableau;  mais  qu'il  foit  froid  fur  celui  qui 
s'addrdfe  directement  à  lui.  Car  ayant  décla- 
ré la  guerre  aux  méchans  ,  il  s'attend  bien 
qu'ils  la  lui  feront  à  leur  tour.  S'il  n'avoic 
pas  prévu  le  mal  que  lui  fera  fa  franchife,  el- 
le feroit  une  étourderie  &  non  pas  une  ver- 
tu. Qu'une  femme  fauffe  le  trahiiTe ,  que 
d'indignes  amis  le  déshonorent,  que  de  foibles 
amis  l'abandonnent:  il  doit  le  fouffrir  fans  eu 
murmurer.     Il  connoit  les  hommes. 

Si  ces  diftin&ions  font  juftes,  Molière  a 
mal  faifi  le  Mifantrope.  Penfe-t-on  que  ce 
foit  par  erreur  ?  Non ,  fans  doute.  Mais  voila 
par  où  le  defir  de  faire  rire  aux  dépens  du 
perfonnage ,  l'a  forcé  de  le  dégrader ,  contre 
h  vérité  du  caraclere. 

Apre's  l'avanture  du  Sonnet,  comment 
Alcefte  ne  s'attend  -  il  point  aux  mauvais 
procédés  d'Oronte  ?  Peut -il  en  être  étonné 
quand  on  l'en  inftruit  ,  comme  fi  c'étoit  la 
première  fois  de  fa  vie  qu'il  eût  été  fincere, 
ou  la  première  fois  que  fa  fincérité  lui  eût. 
fait  un  ennemi?  Ne  doit-il  pas  fe  préparer 
tranquilement   à  la    perte    de    fon    procès , 

loin 


H  J.     J.      ROUSSEAU. 

loin  d'en  marquer  d'avance  un  dépit  d'en- 
fant? 

Ce  font  vingt  mille  francs  quil  m'en  pourra  coûter; 
Mais  pour  vingt  mille  francs  f  aurai  droit  de  pefter. 

Un  Mifantrope  n'a  que  faire  d'acheter  fi  cher 
le  droit  de  pefter,  il  n'a  qu'à  ouvrir  les  yeux; 
&  il  n'eftime  pas  ailés  l'argent  pour  croire 
avoir  acquis  fur  ce  point  un  nouveau  droit 
par  la  perte  d'un  procès  :  mais  il  falloit  faire 
rire  le  Parterre. 

Dans  la  feene  avec  Dubois,  plus  Alcefte 
a  de  fujet  de  s'impatienter ,  plus  il  doit  refter 
flegmatique  &  froid:  parce  que  l'étourderie 
du  Valet  n'efl  pas  un  vice.  Le  Mifantrope 
&  l'homme  emporté  font  deux  caractères  très 
différens  :  c'étoit  là  l'occafion  de  les  diftin- 
guer.  Molière  ne  l'ignoroit  pas  ;  mais  il  fal- 
loit faire  rire  le  Parterre. 

Au  rifque  de  faire  rire  aufïi  le  Lecteur  a 
mes  dépens,  j'ofe  acetifer  cet  Auteur  d'avoir 
manqué  de  très  grandes  convenances  ,  une 
très  grande  vérité  ,  &  peut-être  de  nouvelles 
beautés  de  fituatioiî.     C'étoit  de  faire  un  tel 

chan- 


A  .Mr.    D'ALEMBERT.       6s 

changement   à  fon   plan   que  Philinte   entrât 
comme  Acteur  néceffaire  dans  le  nœud  de  fa 
Pièce  ,   en  forte  qu'on  pût  mettre  les  actions 
de  Philinte  &  d'Alcefte  dans   une   apparente 
oppofition  avec  leurs  principes ,   &  dans  une 
conformité  parfaite  avec  leurs  caractères.     Je 
veux  dire  qu'il   falloit   que  le  Mifantrope  fût 
toujours  furieux  contre  les  vices  publics ,    & 
toujours  tranquille  fur  les  méchancetés  perfon- 
nelles  dont  il  étoit  la  victime.     Au-contraire, 
le   philofophe    Philinte   devoit    voir   tous  les 
défordres  de  la  Société  avec  un  flegme  Stoï- 
que  ,  &  fe  mettre  en  fureur  au  moindre  mal 
qui  s'addreiToit  direélement  à  lui.    En  effet, 
j'obferve  que  ces  gens,  fi  paifibles  fur  les  in- 
juftices  publiques,  font  toujours  ceux  qui  font 
le  plus  de  bruit  au  moindre  tort  qu'on   leur 
fait,    &   qu'ils   ne  gardent    leur   philofophie 
qu'auffi   long-tems   qu'ils  n'en  ont   pas   befoin 
pour    eux-mêmes.     Ils   reffemblent   à  cet    !r- 
landois  qui  ne  vouloit  pas  fortir  de  fon  lit, 
quoique  le   feu  fût  à  la  maifon.     La  maifon 
brûle,  lui  crioit-on.     Que  m'importe  ?  répon- 
doit- il,  je  n'en  fuis  que  le  locataire.    A  la  fin 
£  le 


€6  J.    J.    ROUSSEAU 

le  feu  pénétra  jufqu'à  lui.  Aufîï-tôt  il  s'élan- 
ce, il  court,  il  crie,  il  s'agite;  il  commence 
à  comprendre  qu'il  faut  quelquefois  prendre 
intérêt  à  la  maifon  qu'on  habite  ,  quoiqu'elle 
ne  nous  appartienne  pas. 

Il  me  femble  qu'en  traitant  les  caractères 
en  queftion  fur  cette  idée  ,  chacun  des  deux 
eût  été  plus  vrai,  plus  théâtral,  &  que  celui 
d'Alcefle  eût  fait  incomparablement  plus  d'ef- 
fet :  mais  le  Parterre  alors  n'auroit  pu  rire 
qu'aux  dépens  de  l'homme  du  monde ,  & 
l'intention  de  l'Auteur  étoit  qu'on  rît  aux  dé- 
pens du  Mifantrope  (f). 

Dans  la  môme  vue,  il  lui  fait  tenir  quel- 
quefois des  propos  d'humeur,  d'un  goût  tout 

con- 

(f)  Je  ne  doute  point  que,  fur  l'idée  que  je 
viens  de  propofer ,  un  homme  de  génie  ne  pût  fai- 
re un  nouveau  Mifantrope,  non  moins  vrai,  non 
moins  naturel  que  l'Athénien  ,  égal  en  mérite  i 
celui  de  Molière  ,  &  fans  comparaison  plus  in- 
flruclif.  Je  ne  vois  qu'un  inconvénient  à  cette 
nouvelle  Pièce  ,  c'eft  qu'il  feroit  impoflible  qu'elle 
rendit  :  car,  quoiqu'on  dife ,  en  chofes  qui  dés- 
honorent ,  nul  ne  rit  de  bon  cœur  à  fes  dépens. 
Nous  voila  rentrés  dans  mes  principe?. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       6? 

contraire  à  celui  qu'il  lui  donne.     Telle  elt 
cette  pointe  de  la  fcene  du  Sonnet  ; 

La  pefte  de  ta  chute,  empoifonneur  au  Diable! 
En  cujjes  •  tu  fait  une  à  te  cajjer  le  nés. 

pointe  d'autant  plus  déplacée  dans  la  bouche 
du  Mifantrope  qu'il  vient  d'en  critiquer  de 
plus  fupportables  dans  le  Sonnet  d'Oronte;  & 
il  efl:  bien  étrange  que  celui  qui  la  fait  pro- 
pofe  un  inftant  après  la  chanfon  du  Roi  Hen- 
ri pour  un  modèle  de  goût.  Il  ne  fert  de 
rien  de  dire  que  ce  mot  échappe  dans  un 
moment  de  dépit:  car  le  dépit  ne  diète  rien 
moins  que  des  pointes  ,  &  Alcefte  qui  pafle 
fa  vie  à  gronder  ,  doit  avoir  pris ,  même  en 
grondant ,  un  ton  conforme  à  fon  tour  def* 
prit. 

Morbleu  !  vil  complaifant  !  vous  louez  des  fotifes* 

Cefl  ainfi  que  doit  parler  le  Mifantrope  en 
colère.  Jamais  une  pointe  n'ira  bien  après 
cela.  Mais  il  falloit  faire  rire  le  Parterre  ; 
&  voila  comment  on  avilit  la  vertu. 

Une  chofe  affés  remarquable,    dans  cette 
E  2  Co- 


68  J.    J.     ROUSSEAU 

Comédie,  efl:  que  les  charges  étrangères  que 
l'Auteur  a  données  au  rôle  du  Mifantrope, 
l'ont  forcé  d'adoucir  ce  qui  étoit  efTentiel  au 
caractère.  Ainfi,  tandis  que  dans  toutes  Tes 
autres  Pièces  les  caractères  font  chargés  pour 
faire  plus  d'effet,  dans  celle-ci  feule  les  traits 
font  émouiTés  pour  la  rendre  plus  théâtrale. 
La  même  fcene  dont  je  viens  de  parler  m'en 
fournit  la  preuve.  On  y  voit  Alcefte  tergi- 
verfer  &  ufer  de  détours,  pour  dire  fon  avis 
à  Oronte.  Ce  n'eft  point  là  le  Mifantrope  : 
c'eft  un  honnête  homme  du  monde  qui  fe  fait 
peine  de  tromper  celui  qui  le  confulte.  La 
force  du  caractère  vouloit  qu'il  lui  dît  brus- 
quement ,  votre  Sonnet  ne  vaut  rien ,  jettez  le 
au  feu  ;  mais  cela  aufoit  ôté  le  comique  qui 
naît  de  l'embarras  du  Mifantrope  &  de  fes 
je  m  dis  pas  cela  répétés ,  qui  pourtant  ne 
font  au  fond  que  des  menfonges.  SiPhilinte, 
à  fon  exemple ,  lui  eût  dit  en  cet  endroit ,  & 
que  dis  tu  donc  ,  traître  ?  qu'avoit-il  à  répli- 
quer ?  En  vérité  ,  ce  n'eft  pas  la  peine  de 
refter  Mifantrope  pour  ne  l'être  qu'à  demi: 
car,  fi  l'on  ïe  permet  le  premier  ménagement 

& 


A    Mr.    D'HEMBERT.        6<j 

&  la  prem'ere  altération  de  la  vérité,  où  fe- 
ra la  raifon  fuffifante  pour  s'arrêter  jusqu'à 
ce  qu'on  devienne  aulfi  faux  qu'un  homme  de 
Cour? 

L'ami  d'Alcefre  doit  le  connoître.  Com- 
ment ofe-t-il  lui  propofer  de  viGter  des  Juges, 
c'efl:  à-dire,  en  termes  honnêtes,  de  chercher 
à  les  corrompre?  Comment  peut -il  fuppofer 
qu'un  homme  capable  de  renoncer  même  aux 
bienfeances  par  amour  pour  la  vertu,  foit  ca- 
pable de  manquer  à  fes  devoirs  par  intérêt? 
Solliciter  un  Juge!  Il  ne  faut  pas  être  Miiàn- 
trope  ,  il  fume  d'être  honnête -homme  pour 
n'en  rien  faire.  Car  enfin  ,  quelque  tour 
qu'on  donne  à  la  chofe,  ou  celui  qui  follicite 
un  Juge  l'exhorte  à  remplir  fon  devoir  & 
alors  il  lui  fait  une  infulte,  ou  il  lui  propole 
une  acception  de  perfonnes  &  alors  il  le 
veut  féduire:  puifque  toute  acception  de  per- 
fonnes eft  un  crime  dans  un  Juge  qui  doic 
connoître  l'affaire  &  non  les  parties,  &  ne 
voir  que  l'ordre  &  la  loi.  Or  je  dis  qu'enga- 
ger un  Juge  à  faire  une  mauvaife  '  action  , 
c'efl;  la  faire  foi -même;  &  qu'il  vaut  mieux 
E  s  per- 


?a  J.    J.    ROUSSEAU 

perdre  une  caufe  jufte  que  de  faire  une  mau- 
vaife  aclion.  Cela  efl:  clair  ,  net ,  il  n'y  a 
rien  à  répondre.  La  morale  du  monde  a 
d'autres  maximes ,  je  ne  l'ignore  pas.  Il  me 
fuffit  de  montrer  que,  dans  tout  ce  qui  ren- 
doit  le  Mifantrope  û  ridicule ,  il  ne  faifoit 
que  le  devoir  d'un  homme  de  bien  ;  &  que 
fon  caractère  étoit  mal  rempli  d'avance  ,  G 
fon  ami  fuppofoit  qu'il  pût  y  manquer. 

S  i  quelquefois  l'habile  Auteur  laide  agir  ce 
caractère  dans  toute  fa  force,  c'eft  feulement 
quand  cette  force  rend  la  fcciie  plus  théâ- 
trale, &  produit  un  comique  de  contrafte  ou 
de  fituation  plus  fënfible.  Telle  eft ,  par 
exemple ,  l'humeur  taciturne  &  filencieufe 
d'Alcefte,  &  enfuite  la  cenfure  intrépide  & 
vivement  apoftrophée  de  la  convention  chez 
la  Coquette. 

Mûtis ,  firme ,  pouffez ,  mes  bons  amis  de  Cour, 

Ici  l'Auteur  a  marqué  fortement  la  diftin&ion 
du  Médifcnt  &  du  Mifantrope.  Celui-ci, 
dans  fon  fiel  acre  &  mordant,  abhorre  la  ca- 
lomnie &  dételle  la  fatyre.    Ce  font  les  vices 

pu* 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       71 

publics,  ce  font  les  méchans  en  général  qu'il 
attaque.  La  baffe  &  fecrette  médifance  eft  in- 
digne de  lui,  il  la  méprife  &  la  hait  dans  les 
autres  ;  &  quand  il  dit  du  mal  de  quelqu'un , 
il  commence  par  le  lui  dire  en  face.  Auffi , 
durant  toute  la  Pièce,  ne  fait -il  nulle  part 
plus  d'effet  que  dans  cette  fcene:  parce  qu'il 
eft  là  ce  qu'il  doit  être  &  que,  s'il  fait  rire  le 
Parterre,  les  honnêtes  gens  ne  rougiffent  pas 
d'avoir  ri. 

Mais,  en  général,  on  ne  peut  nier  que, 
fi  le  Mifantrope  étoit  plus  Mifantrope ,  il  ne 
fut  beaucoup  moins  plaifant  :  parce  que  fa 
franchife  &  fa  fermeté ,  n'admettant  jamais  de 
détour,  ne  le  laifferoit  jamais  dans  l'embarras. 
Ce  n'eft  donc  pas  par  ménagement  pour  lui 
que  l'Auteur  adoucit  quelquefois  fon  caractè- 
re: c'eft  au-contraire  pour  le  rendre  plus  ri- 
dicule.  Une  autre  raifon  l'y  oblige  encore  ; 
c'eft  que  le  Mifantrope  de  Théâtre,  ayant  à 
parler  de  ce  qu'il  voit ,  doit  vivre  dans  le 
monde,  &  par  conféquent  tempérer  fa  droi- 
ture &  fes  manières ,  par  quelques  -  uns  de  ces 
égards  de  menfonge  &  de  fauffeté  qui  com- 
£  4  po- 


72  J.    J.    ROUSSEAU 

pofent  la  politefTe  &  que  le  monde  exige  de 
quiconque  y  veut  être  fupporté.  S'il  s'y  mon- 
troit  autrement,  fes  difcours  ne  feroient  plus 
d'effet.  L'intérêt  de  l'Auteur  eft  bien  de  le 
rendre  ridicule ,  mais  non  pas  fou  ;  &  c'eft 
ce  qu'il  paroîtroit  aux  yeux  du  Public,  s'il 
étoit  tout  à  fait  fage. 

On  a  peine  à  quitter  cette  admirable  Pie- 
ce  ,   quand  on  a  commencé  de  s'en  occuper  ; 
&,  plus  on  y  fonge,  plus  on  y  découvre  de 
nouvelles    beautés.     Mais    enfin  ,    puifqu'elle 
eft    fans  contredit ,  de  toutes  les  Comédies  de 
Molière,  celle  qui  contient  la  meilleure  &  la 
plus  faine  morale,  fur  celle-là  jugeons  des  au- 
tres ;  &  convenons  que ,  l'intention  de  l'Auteur 
étant  de  plaire  à  des  efprits  corrompus,  ou  fa 
morale  porte  au  mal,  ou  le  faux  bien  qu'elle 
prêche  eft  plus  dangereux  que  le  mal  même: 
en  ce  qu'il  féduit  par  une  apparence  de  rai- 
£on:   en  ce  qu'il  fait   préférer    l'ufage  &  les 
maximes  du  monde  à  l'exacte  probité  :  en  ce 
qu'il  fait  confifter  la  fageiTe  dans  un  certain 
milieu  entre  le  vice  &  la  vertu  :  en  ce  qu'au 
grand   foulagement   des  Spectateurs ,    il  leur 

per- 


A    M'.    D'ALEMBERT.       73 

perfuade  que,   pour  être  honnête- homme,  il 
fuffic  de  n'être  pas  un  franc  fcélérat. 

J'aurois  trop  d'avantage,  fi  je  voulois 
paffer  de  l'examen  de  Molière  à  celui  de  fes 
ilicceiTeurs ,  qui ,  n'ayant  ni  Ton  génie ,  ni  la 
probité  ,  n'en  ont  que  mieux  fuivi  fes  vues 
ïntéreiTées ,  en  s'attachant  à  flatter  une  jeu- 
neffe  débauchée  &  des  femmes  fans  mœurs. 
Je  ne  ferai  pas  à  Dancourt  l'honneur  de  par- 
ler de  lui  :  fes  Pièces  n'effarouchent  pas  par 
des  termes  obfcenes  ,  mais  il  faut  n'avoir  de 
chatte  que  les  oreilles ,  pour  les  pouvoir  ap- 
porter. Regnard ,  plus  modefte ,  n'eft  pas 
moins  dangereux  :  lailTant  l'autre  amufer  les 
femmes  perdues  ,  il  fe  charge  ,  lui ,  d'encou- 
rager les  filoux.  C'eft  une  chofe  incroyable 
qu'avec  l'agrément  de  la  Police,  on  joue  pu- 
bliquement au  milieu  de  Paris  une  Comédie, 
où ,  dans  l'appartement  d'un  oncle  qu'on 
vient  de  voir  expirer  ,  fon  neveu  ,  l'honnête- 
homme  de  la  Pièce,  s'occupe  avec  fon  digne 
cortège  ,  de  foins  que  les  loix  paient  de  la 
corde  ;  &  qu'au  lieu  des  larmes  que  la  feule 
humanité  fait  verfer  en  pareil  cas  aux  indifFé- 
E  5  rens 


74.  J.    J.    ROUSSEAU 

rens  mêmes,  on  égaie,  à  fenvi,  de  plaifante- 
ries  barbares  le  trifte  appareil  de  la  mort. 
Les  droits  les  plus  facrés ,  les  plus  touchans 
fentimens  de  la  Nature ,  font  joués  dans  cette 
odieufe  fcene.  Les  tours  les  plus  puniiTables 
y  font  rallemblés  comme  à  plaifir  ,  avec  un 
enjouement  qui  fait  pafler  tout  cela  pour  des 
gentilleffes.  Faux -acte,  fuppofition  ,  vol, 
fourberie,  menfonge,  inhumanité,  tout  y  efl: 
&  tout  y  eft  applaudi.  Le  mort  s'étant  avi- 
fé  de  renaître,  au  grand  déplaifir  de  fon  cher 
neveu  ,  &  ne  voulant  point  ratifier  ce  qui 
s'eft  fait  en  fon  nom  ,  on  trouve  le  moyen 
d'arracher  fon  confentemcnt  de  force,  &  tout 
fe  termine  au  gré  des  Acteurs  &  des  Specta- 
teurs, qui,  s'intéreffant  malgré  eux  à  ces  mi- 
férables ,  fbrtent  de  la  Pièce  avec  cet  édifiant 
fouvenir  ,  d'avoir  été  dans  le  fond  de  leurs 
cœurs ,  complices  des  crimes  qu'ils  ont  vu 
commettre. 

Osons  le  dire  fans  détour.  Qui  de  nous 
eft  aflTés  fur  de  lui  pour  fupportcr  la  repré- 
fentation  d'une  pareille  Comédie ,  fans  être  de 
moitié  des  tours  qui  s'y  jouent  ?   Qui  ne  fe- 

roit 


A    MJ.    D'ALEMBERT.       75 

roit  pas  un  peu  fâc  hé  fi  le  filou  venoit  à  être 
furpris  ou  manquer  fon  coup  ?  Qui  ne  de- 
vient pas  un  moment  filou  foi-même  en  s'in- 
téreiTant  pour  lui  ?  Car  s'intéreflèr  pour  quel- 
qu'un qu  eft-ce  autre  chofe  que  fe  mettre  à  la 
place?  Belle  inftruétion  pour  la  jeunefle  que 
celle  où  les  hommes  faits  ont  bien  de  la  pei- 
ne à  fe  garantir  de  la  féduction  du  vice!  Eft- 
ce-à-dire  qu'il  ne  foit  jamais  permis  d'expo- 
fer  au  Théâtre  des  actions  blâmables?  Non: 
mais  en  vérité,  pour  favoir  mettre  un  fripon 
fur  la  Scène,  il  faut  un  Auteur  bien  honnê- 
te -  homme. 

Ces  défauts  font  tellement  inhérens  à  notre 
Théâtre ,  qu'en  voulant  les  en  ôter ,  on  le 
défigure.  Nos  Auteurs  modernes,  guidés  par 
de  meilleures  intentions,  font  des  Pièces  plus 
épurées;  mais  aufïi  qu'arrive- 1 -il,?  Qu'elles 
n'ont  plus  de  vrai  comique  &  ne  produifem 
aucun  effet.  Elles  inftruifent  beaucoup ,  ii 
l'on  veut;  mais  elles  ennuient  encore  davan- 
tage.    Autant  vaudroit  aller  au  Sermon. 

Dans  cette  décadence  du  Théâtre,  on  fe 
voit  contraint   d'y  fubftituer    aux    véritables 

beauiés 


76  J.    J.     ROUSSEAU 

beautés    eclipfées ,    de  petits   agrémens  capa- 
bles d'en  impofer  à  la  multitude.     Ne  fâchant 
plus  nourrir  la  force  du   Comique  &  des  ca- 
ractères ,   on  a    renforcé  l'intérêt  de   l'amour. 
On  a  fait  la   même  chofe  dans  la   Tragédie 
pour  fuppléer   aux   fituations  prifes   dans  des 
intérêts    d'Etat   qu'on    ne    connoît    plus ,    & 
aux  fentimens  naturels  &  (impies  qui  ne  tou- 
chent plus  perfonne.     Les    Auteurs    concou- 
rent à  l'envi  pour    l'utilité  publique  à  donner 
une  nouvelle  énergie  &  un  nouveau  coloris  à 
cette  pafïion  dangereufe;  &,  depuis  Molière 
&  Corneille,  on  ne  voit  plus  réuflir  au  Théâ- 
tre que  des  Romans ,   fous  le  nom  de  Pièces 
dramatiques. 

L'Amour  eft  le  règne  des  femmes.  Ce 
font  elles  qui  néceiTairement  y  donnent  la  loi: 
parce  que,  félon  l'ordre  de  la  Nature,  la  réfi- 
ftance  leur  appartient  &  que  les  hommes  ne 
peuvent  vaincre  cette  refiftance  qu'aux  dé- 
pens de  leur  liberté.  Un  effet  naturel  de 
ces  fortes  de  Pièces  eft  donc  d'étendre  J'em- 
pire du  Sexe  ,    de  rendre   des  femmes  &  de 

jeunes  filles  les  précepteurs  du  Public ,  &  de 

leur 


A    Mr.    D'ALEMBERT.        7? 

leur  donner  fur  les  Spectateurs  le  même  pou- 
voir qu'elles  ont  fur  leurs  Amans.  Penfez- 
vous  ,  Monfieur ,  que  cet  ordre  foit  fans  in- 
convénient ,  &  qu'en  augmentant  avec  tant 
de  foin  l'afcendant  des  femmes ,  les  hommes 
en  feront  mieux  gouvernés? 

Il  peut  y  avoir  dans  le  monde  quelques 
femmes  dignes  d'être  écoutées  d'un  honnête- 
homme  ;  mais  eft-ce  d'elles ,  en  général ,  qu'il 
doit  prendre  confeil ,  &  n'y  auroit-il  aucun 
moyen  d'honorer  leur  ftxe ,  à  moins  d'avilir 
le  nôtre?  Le  plus  charmant  objet  de  la  Natu- 
re ,  le  plus  capable  d'émouvoir  un  cœur  fenfî- 
ble  &  de  le  porter  au  bien  ,  eft,  je  l'avoue, 
une  femme  aimable  &  vertueufe  ;  mais  cet 
objet  célefte  où  fe  cache  - 1  -  il  ?  N'efl  -  il  pas 
bien  cruel  de  le  contempler  avec  tant  de  plai* 
fir  au  Théâtre  ,  pour  en  trouver  de  fi  diffé- 
rais dans  la  Société  ?  Cependant  le  tableau  fé- 
du&eur  fait  fon  effet.  L'enchantement  caufé 
par  ces  prodiges  de  fag^ffe  tourne  au  profit 
des  femmes  fans  honneur.  Qu'un  jeune  hom- 
me n'ait  vu  le  monde  que  fur  la  Scène  ,  Iô 
premier  moyen  qui  s'offre  à  lui  pour  aller  à 

la 


7$  J.     J.     ROUSSEAU 

la  vertu  eft  de  chercher  une  maîtreffe  qui 
J'y  conduife,  efpérant  bien  trouver  une  Con- 
fiance ou  une  Cénie  (g)  tout -au -moins. 
Ceft  ainfi  que ,  fur  la  foi  d'un  modèle  imagi- 
naire ,  fur  un  air  modefte  &  touchant ,  fur 
une  douceur  contrefaite  ,  nefcius  aura  falla- 
cis,  le  jeune  infenfé  court  fe  perdre,  en  pen- 
fant  devenir  un  Sage. 

Ceci  me  fournit  l'occafion  de  propofer 
une  efpece  de  problême.  Les  Anciens 
avoient  en  général  un  très  grand  refpccl 
pour  les   femmes  (h)  ;  mais  ils  marquoient 

ce 

(g)  Ce  n'efi:  point  par  étourderie  que  je  cite 
Cénie  en  cet  endroit  ,  quoique  cette  charmante 
Pièce  foit  l'ouvrage  d'une  femme:  car,  cherchant: 
la  vérité  de  bonne  foi  ,  je  ne  fais  point  déguifer 
ce  qui  fait  contre  mon  fentiment  ;  6c  ce  n'eft  pas 
à  une  femme,  mais  aux  femmes  que  je  refufe  les 
talens  des  hommes.  J'honore  d'autant  plus  vo- 
lontiers ceux  de  l'Auteur  de  Cénie  en  particulier, 
qu'ayant  à  me  plaindre  de  fes  difcours  ,  je  lui 
rends  un  hommage  pur  &  défintérclTé ,  comme 
tous  les  éloges  fortis   de  ma  plume. 

(h)  Ils  leur  donnoient  plufieurs  noms  hono- 
rables que  nous  n'avons  plus  ,  ou  qui  font  bas  & 
furannés  parmi  nous.     On  fait  quel   ufage  Virgile 

a  fuit 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      79 

ce  refpeft  en  s'abftenant  de  les  expofer  au 
jugement  du  public,  &  croyoient  honorer 
leur  modeftie  ,  en  fe  taifant  fur  leurs  autres 
vertus.  Ils  avoient  pour  maxime  que  le  pays , 
où  les  mœurs  étoient  les  plus  pures,  étoit  ce- 
lui où  l'on  parloic  le  moins  des  femmes;  & 
que  la  femme  la  plus  honnête  étoit  celle 
dont  on  parloit  le  moins.  C'efl,  fur  ce  prin- 
cipe, qu'un  Spartiate,  entendant  un  Etranger 
faire  de  magnifiques  éloges  d'une  Dame  de 
fa  connoilTance ,  l'interrompit  en  colère  :  ne 
ceiTeras-tu  point,  lui  dit -il,  de  médire  d'une 
femme  de  bien  ?  De -là  venok  encore  que, 
dans  leur  Comédie ,  les  rôles  d'amoureu fes  & 
de  filles  à  marier  ne  repréfentoient  jamais  que 
des     efclaves    ou   des    filles    publiques.     Us 

avoient 

a  fait  de  celui  de  Matres  dafis  une  occafîon  où 
les  Mères  Troyennes  n'étoient  gueres  fages.  Nous, 
n'avons  à  la  place  que  Je  mot  de  Dames  qui  ne 
convient  pas  à  toutes  ,  qui  môme  vieillit  infenfi- 
blement,  &  qu'on  a  tout- à -fait  profcrit  du  ton  ;Y 
la  mode.  J'obferve  que  les  Anciens  tiroient  vo- 
lontiers leurs  titres  d'honneur  des  droits  de  la  Na- 
ture ,  &  que  nous  ne  tirons  les  nôtres  que  des 
droits  du  rang. 


§0  J.    J.    ROUSSEAU 

avoient  une  telle  idée  de  la  modeilie  du 
Sexe,  qu'ils  auroient  cru  manquer  aux  égards 
qu'ils  lui  dévoient,  de  mettre  une  honnête 
fille  fur  la  Scène  ,  feulement  en  repréfenta- 
tion  (i).  En  un  mot  l'image  du  vice  à  dé- 
couvert les  choquoit  moins  que  celle  de  la 
pudeur  offenfée. 

Che's  nous ,  au  -  contraire ,  la  femme  la 
plus  eftimée  eft  celle  qui  fait  le  plus  de 
bruit  ;  de  qui  l'on  parle  le  plus  ;  qu'on  voit 
le  plus  dans  le  monde  ;  chés  qui  l'on  dîne 
le  plus  fouvent  ;  qui  donne  le  plus  impérieu- 
fement  le  ton  ;  qui  juge  ,  tranche ,  décide , 
prononce,  afiigne  aux  talens,  au  mérite,  aux 
vertus ,  leurs  degrés  &  leurs  places  ;  &  dont 
les  humbles  favans  mendient  le  plus  baiTe- 
ment  la  faveur.  Sur  la  Scène,  c'eil  pis  en- 
core. Au  fond  ,  dans  le  monde  elles  ne  fa- 
vent 

(i)  S'ils  en  ufoient  autrement  dans  les  Tragé- 
dies ,  c'efi:  que ,  fuivant  le  fiftême  politique  de  leur 
Théâtre  ,  ils  n'étoient  pas  fâchés  qu'on  crût  que 
les  perfonnes  d'un  haut  rang  n'ont  pas  befoin  de 
pudeur  ,  &  font  toujours  exception  aux  règles  de 
la  morale. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       gi 

vent  rien  ,  quoiqu'elles  jugent  de  tout  ;  mais 
au  Théâtre,  favantes  du  favoir  des  hommes, 
philofophes,  grâce  aux  Auteurs,  elles  éerafent 
notre  fexe  de  fes  propres  talens ,  &  les  rm- 
bécilles  Spectateurs  vont  bonnement  appren- 
dre des  femmes  ce  qu'ils  ont  pris  foin  de 
leur  dicter.  1  out  cela  ,  dans  le  vrai ,  c'eft 
fe  moquer  d'elles ,  c'eft  les  taxer  d'une  vani- 
té puérile  ;  &  je  ne  doute  pas  que  les  plus 
fages  n'en  foient  indignées.  Parcourez  la 
plupart  des  Pièces  modernes  :  c'eft  toujours 
une  femme  qui  fait  tout ,  qui  apprend  tout 
aux  hommes  ;  c'eft  toujours  la  Dame  de  Cour 
qui  fait  dire  le  Catéchifme  au  petit  Jean  de 
Saintré.  Un  enfant  ne  fauroit  fe  nourrir  de 
fon  pain ,  s'il  n'eft  coupé  par  fa  Gouvernan- 
te. Voila  l'image  de  ce  qui  fe  paffe  aux 
nouvelles  Pièces.  La  Bonne  eft  fur  le  Théâ- 
tre, &  les  enfans  font  dans  le  Parterre.  En- 
core une  fois ,  je  ne  nie  pas  que  cette  métho- 
de n'ait  fes  avantages  ,  &  que  de  tels  pré- 
cepteurs ne  puhTent  donner  du  poids  &  du 
prix  à  leurs  leçons  ;  mais  revenons  à  ma 
queftion.    De   l'ufage  antique  &   du   nôtre, 

F  je 


$2  j.    J.    ROUSSEAU 

je  demande  lequel  eft  le  plus  honorable  aux 
femmes  ,  &  rend  le  mieux  à  leur  fexe  les 
vrais  refpecls  qui  lui  font  dus? 

La  même  caufe  qui  donne,  dans  nos  Pie- 
ces  tragiques  &  comiques,  l'afcendant  aux 
femmes  fur  les  hommes,  le  donne  encore  aux 
jeunes-gens  fur  les  vieillards;  &  c'eft  un  au- 
tre renverfement  des  rapports  naturels ,  qui 
n'eft  pas  moins  répréhenfible.  Puifque  l'in- 
térêt y  eft  toujours  pour  les  amans,  il  s'en- 
fuit que  les  perfonnages  avancés  en  âge  n'y 
peuvent  jamais  faire  que  des  rôles  en  fous-or- 
dre. Ou ,  pour  former  le  nœud  de  l'intri- 
gue ,  ils  fervent  d'obftacle  aux  vœux  des  jeu- 
nes amans  <k  alors  ils  font  haïffables  ;  ou 
ils  font  amoureux  eux-mêmes  &  alors  ils 
font  ridicules.  Turpe  fenex  miles.  On  en 
fait  dans  les  Tragédies  des  tirans,  des  ufurpa- 
teurs;  dans  les  Comédies  des  jaloux,  des  ufu- 
riers  ,.  des  pédans,  des  pères  infupportables 
que  tout  le  monde  confpire  à  tromper.  Voi- 
la fous  quel  honorable  afpe£l  on  montre  la 
vieilleffe  au  Théâtre  ,  voila  quel  refpecl:  on 
infpire  pour  elle  aux  jeunes -gens.  Remer- 
cions 


A    M'.    D'ALEMBERT.      g3 

cions  l'illuftre  Auteur  de  Zaïre  &  de  Nanine 
d'avoir  fouftrait  à  ce  mépris  le  vénérable  Lu- 
zignan  &  le  bon  vieux  Philippe  Humbert. 
Il  en  eft  quelques  autres  encore  ;  mais  cela 
fuffit-il  pour  arrêter  le  torrent  du  préjugé  pu- 
blic ,  &  pour  effacer  l'aviluTcment  où  la 
plupart  des  Auteurs  fe  plaifent  à  montrer 
lage  de  3a  fageffe ,  de  l'expérience  &  de 
l'autorité?  Qui  peut  douter  que  l'habitude  de 
voir  toujours  dans  les  vieillards  des  perfon- 
nages  odieux  au  Théâtre ,  n'aide  à  les  faire 
rebuter  dans  la  Société  ,  &  qu'en  s'accoutu- 
mant  à  confondre  ceux  qu'on  voit  dans  le 
monde  avec  les  radoteurs  &  les  Gérontes  de 
la  Comédie ,  on  ne  les  méprife  tous  égale- 
ment? Obfervez  à  Paris  dans  une  affemblée, 
l'air  fuffifant  &  vain  ,  le  ton  ferme  &  tran- 
chant d'une  impudente  jeunefTe ,  tandis  que 
les  Anciens,  craintifs  &  modeftes,  ou  n'ofent 
ouvrir  la  bouche  ,  ou  font  à  peine  écoutés. 
Voit-on  rien  de  pareil  dans  les  Provinces , 
&  dans  les  lieux  où  les  Spectacles  ne  font 
point  établis  ;  &  par  toute  la  terre  ,  hors  les 
grandes  villes  ,  une  tête  chenue  &  des  che' 
F  2  veux 


8+  J.    J.    ROUSSEAU 

veux  blancs  n'impriment  -  ils  pas  toujours  du 
refpecl:  ?  On  me  dira  qu'à  Paris  les  vieillards 
contribuent  à  fe  rendre  méprifables ,  en  re- 
nonçant au  maintien  qui  leur  convient,  pour 
prendre  indécemment  la  parure  &  les  maniè- 
res de  la  jeunette,  &  que  faifant  les  galants 
à  fon  exemple  ,  il  elt  très  fimple  qu'on  la 
leur  préfère  dans  fon  métier  ;  mais  c'eft 
tout  au  -  contraire  pour  n'avoir  nul  aucre 
moyen  de  fe  faire  fupponer,  qu'ils  font  con- 
traints de  recourir  à  celui-là,  &  ils  aiment 
encore  mieux  être  foufferts  à  la  faveur  de 
leurs  ridicules,  que  de  ne  l'être  point  du  tour. 
Ce  n'eft  pas  affurément  qu'en  faifarit  les  agréa- 
bles ils  le  deviennent  en  effet ,  &  qu'un  ga- 
lant fexagenaire  foit  un  perfonnage  fort  gra- 
cieux ;  mais  fon  indécence  même  lui  tourne 
à  profit:  c'eft  un  triomphe  de  plus  pour  une 
femme,  qui,  traînant  à  fon  char  un  Neftor, 
croit  montrer  que  les  glaces  de  l'âge  ne  ga- 
rantiflènt  point  des  feux  qu'elle  infpire.  Voi- 
la pourquoi  les  femmes  encouragent  de  leur 
mieux  ces  Doyens  de  Cithere ,  &  ont  la  ma- 
lice de  traiter  d'hommes  charmans ,  de  vieux 

foux 


y 


A    Mr.    D'A  LEMBER  T.      85 

foux  qu'elles  trouveroient  moins  aimables 
s'ils  étoient  moins  extravagans.  Mais  reve- 
nons à  mon  fujet. 

Ces  effets  ne  font  pas  les  fèuls  que  pro- 
duit l'intérêt  de  la  Scène  uniquement  fondé 
fur  l'amour.  On  lui  en  attribue  beaucoup 
d'autres  plus  graves  &  plus  importans ,  dont 
je  n'examine  point  ici  la  réalité  ,  mais  qui 
ont  été  Couvent  &  fortement  allégués  par  les 
Ecrivains  eccléfiaftiques.  Les  dangers  que 
peut  produire  le  tableau  d'une  paflion  conta- 
gieufe  Cont  ,  leur  a-t-on  répondu  ,  prévenus 
par  la  manière  de  le  préfenter  ;  l'amour 
qu'on  expofe  au  Théâtre  y  eft  rendu  légiti- 
me ,  Con  but  eft  honnête ,  Couvent  il  eft  fa* 
crifié  au  devoir  &  à  la  vertu  ,  &  dès  qu'il 
eft  coupable  il  eft  puni.  Fort  bien  :  mais 
n'eft-il  pas  plaifant  qu'on  prétende  ainfi  régler 
après  coup  les  mouvemens  du  cœur  fur  les 
préceptes  de  la  raifon  ,  &  qu'il  Caille  attendre 
les  évenemens  pour  Cavoir  quelle  impreifion 
l'on  doit  recevoir  des  fituations  qui  les  amè- 
nent ?  Le  mal  qu'on  reproche  au  Théâtre 
n'eft  pas  préeiCément  d'inCpirer  des  paffions 
F  3  eri* 


86  J.    J.    ROUSSEAU 

criminelles,  mais  de  difpofer  l'ame  à  des  fen- 
timens  trop  tendres  qu'on  fatisfait  enfuite 
aux  dépens  de  la  vertu.  Les  douces  émo- 
tions qu'on  y  relient  n'ont  pas  par  elles-mê- 
mes un  objet  déterminé  ,  mais  elles  en  font 
naître  le  befoin  ;  elles  ne  donnent  pas  préci- 
fement  de  l'amour,  mais  elles  préparent  à  en 
fentir  ;  elles  ne  choififlênt  pas  la  pcrfonne 
qu'on  doit  aimer  ,  mais  elles  nous  forcent  à 
faire  ce  choix.  Ainfi  elles  ne  font  innocen- 
tes ou  criminelles  que  par  l'ufage  que  nous 
en  faifons  félon  notre  caraétere,  &.  ce  carac- 
tère eft  indépendant  de  l'exemple.  Quand 
il  feroit  vrai  qu'on  ne  peint  au  Théâtre  que 
des  pallions  légitimes,  s'enfuit -il  delà  que  les 
impreiîions  en  font  plus  foibles ,  que  les  ef- 
fets en  font  moins  dangereux?  Comme  fi  les 
vives  images  d'une  tendreiTe  innocente  étoient 
moins  douces  ,  moins  féduifantes ,  moins  ca- 
pables d'échauffer  un  cœur  fenfible  que  celles 
cfun  amour  criminel,  à  qui  l'horreur  du  vice 
fert  au-moins  de  contrepoifon?  Mais  fi  l'idée 
de  l'innocence  embellit  quelques  inflans  le 
tentimeot  qu'elle  accompagne,  bientôt  les  cir- 


con- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.        g7 

confiances  s'effacent  de  la  mémoire ,  tandis 
que  l'impreflion  d'une  paflion  fi  douce  refte 
gravée  au  fond  du  cœur.  Quand  le  Patri- 
cien Manilius  fut  chatte  du  Sénat  de  Rome 
pour  avoir  donné  un  baifer  à  fa  femme  en 
préfence  de  fa  fille ,  à  ne  conlidérer  cette 
action  qu'en  elle-même,  qu'avoit-elle  de  ré- 
préhenfible?  Rien  fans  doute  :  elle  annoncoit 
même  un  fentiment  louable.  Mais  les  chas- 
tes feux  de  la  mère  en  pouvoient  infpïrer 
d'impurs  à  la  fille.  C'étoit  donc ,  d'une  action 
fort  honnête,  faire  un  exemple  de  corruption. 
Voila  l'effet  des  amours  permis  du  Théâtre. 

On  prétend  nous  guérir  de  l'amour  par  la 
peinture  de  fes  foibleffes.  Je  ne  fais  là-def- 
fus  comment  les  Auteurs  s'y  prennent;  mais 
je  vois  que  les  Spectateurs  font  toujours  du 
parti  de  l'amant  foible  ,  &  que  fouvent  ils 
font  fâchés  qu'il  ne  le  foit  pas  davantage. 
Je  demande  fi  c'efl  un  grand  moyen  d'éviter 
de  lui  reffembler? 

Rappellez-vous,  Moniteur,  une  Pie- 
ce  à  laquelle  je  crois  me  fouvenir  d'avoir  af- 
filié avec  vous ,  il  y  a  quelques  années  *  & 
F  4  qpi 


83  J.    J.     ROUSSEAU 

qui  nous  fie   un  plaiGr  auquel  nous  nous    at- 
tendions peu  ,  foit  qu'en  effet  l'Auteur  y  eût 
mis    plus  de  beautés  théâtrales  que  nous  n'a- 
vions penfé  ,   foit   que   l'Actrice    prêtât    fon 
charme  ordinaire    au   rôle  qu'elle   faifoit  va- 
loir,    ]e  veux  parler   de  la  Bérénice  de  Ra- 
cine,    Dans  quelle  difpofition  d'efprit  le  Spec- 
tateur voit  -  il  commencer  cette  Pièce  ?   Dans 
un  fentiment  de  mépris  pour  la  foiblcffe  d'un 
Empereur  &  d'un  Romain,  qui  balance  com- 
me le  dernier  des  hommes  entre  fa  maîtreife 
&   fon   devoir  ;   qui ,    flottant    inceflamment 
dans  une  déshonorante  incertitude  >  avilit  par 
des   plaintes    efféminées  ce   caractère  prefque 
divin  que  lui  donne  l'hilloire  ;  qui  fait  cher- 
cher dans  un  vil  foupirant  de  ruelle  le  bien- 
faiteur du   monde  ,    &  les   délices   du  genre 
humain.     Qu'en  penfe    le    même    Spectateur 
après  la  représentation  ?   Il  finit  par  plaindre 
cet  homme  fenllble  qu'il  méprifoit ,    par  s'in- 
téreifer  à  cette  même  paflion  dont  il  lui  fai- 
foit  un  crime  ,   par  murmurer  en  fecret  du 
facrifice  qu'il  eft  forcé  d'en  faire  aux  loix  de 
la    patrie.    Voila  ce   que   chacun  de   nous 

éprou- 


A    Mr.    D'A  L  E  M  B  E  R  T.      89 

éprouvok   à   la   repréfentation.     Le  rôle   de 
Titus,  très  bien  rendu  ,  eue  fait  de  l'effet  s'il 
eût  été  plus  digne  de  lui;  mais  tous  fentirent 
que  l'intérêt    principal    étoit  pour   Bérénice, 
&  que  c'étoit  le  fort  de  Ton  amour  qui  dé- 
terminoit  l'efpece  de  la  cataftrophe.  Non  que 
fes  plaintes  continuelles  donnaient  une  gran- 
de   émotion  durant   le   cours    de    la    Pièce; 
mais    au   cinquième   Acte   où,  ceflant   de  fe 
plaindre ,    l'air  morne  ,    l'œil  fec  &  la  voix 
éteinte ,   elle  faifoit  parler  une  douleur  froide 
approchante  du   défefpoir  ,   l'art  de   l'Actrice 
ajoutoit  au  pathétique  du  rôle,  &  les  Specta- 
teurs    vivement     touchés    commençoient     à 
pleurer  quand  Bérénice  ne  pleuroit  plus.    Que 
fignifioit  cela ,   finon   qu'on   trembloit   qu'elle 
ne  fût   renvoyée  ;   qu'on  fentoit   d'avance   la 
douleur  dont  fon  cœur  feroit  pénétré;  &  que 
chacun  auroit  voulu  que  Titus  fe  laiilât  vain- 
cre ,  même  au  rifque  de  l'en  moins  eftimer? 
Ne  voila -t- il  pas   une  Tragédie  qui   a  bien 
rempli  fon   objet ,   &   qui  a  bien  appris  aux 
Spectateurs  à  furmonter  les  foiblefles  de  l'a- 
mour? 

F  5  L'é- 


po  J.     J.    ROUSSEAU 

LVvenement  dément  ces  vœux  fe- 
crets ,  mais  qu'importe  ?  Le  dénouement 
n'efface  point  l'effet  de  la  Pièce.  La  Reine 
parc  fans  Je  congé  du  Parterre  :  l'Empereur  la 
renvoie  invitus  invitam ,  on  peut  ajouter  in~ 
vito  J'peclatore.  Titus  a  beau  relier  Romain, 
il  eft  feul  de  fon  parti ,  tous  les  Spectateurs 
ont  époufé  Bérénice. 

Quand  même  on  pourroit  me  diiputer 
cet  effet  ;  quand  même  on  foutiendroit  que 
l'exemple  de  force  &  de  vertu  qu'on  voit 
dans  Titus,  vainqueur  de  lui-même,  fonde 
l'intérêt  de  la  Pièce ,  &  fait  qu'en  plaignant 
Bérénice,  on  eft  bien  aife  de  la  plaindre  ;  on 
ne  feroit  que  rentrer  en  cela  dans  mes  prin- 
cipes :  parce  que ,  comme  je  l'ai  déjà  dit , 
les  facrifices  faits  au  devoir  &  à  la  vertu  ont 
toujours  un  charme  fecret ,  même  pour  les 
cœurs  corrompus:  &  la  preuve  que  ce  fenti- 
ment  n'eft  point  l'ouvrage  de  la  Pièce ,  c'efl 
qu'ils  l'ont  avant  qu'elle  commence.  Mais  ce- 
la n'empêche  pas  que  certaines  pallions  fatis- 
faites  ne  leur  femblent  préférables  à  la  vertu 
même,  &  que,  s'ils  font  contées  de  voir  Ti- 
tus 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       9i 

tus  vertueux  &  magnanime,  ils  ne  le  fulTent 
encore  plus  de  le  voir  heureux  &  foible,  on 
du-moins  qu'ils  ne  confentiflènt  volontiers  à 
l'être  à  fa  place.  Pour  rendre  cette  vérité 
fenfible,  imaginons  un  dénouement  tout  con- 
traire à  celui  de  l'Auteur.  Qu'après  avoir 
mieux  confulté  fon  cœur  ,  Titus  ne  voulant 
ni  enfreindre  les  loix  de  Rome,  ni  vendre  le 
bonheur  à  l'ambition ,  vienne ,  avec  des  maxi- 
mes oppofées ,  abdiquer  l'Empire  aux  pieds  de 
Bérénice;  que,  pénétrée  d*un  fi  grand  facrifî» 
ce  ,  elle  fente  que  fon  devoir  feroit  de  refu- 
fer  la  main  de  fon  amant ,  &  que  pourtant 
elle  l'accepte  ;  que  tous  deux  enivrés  des 
charmes  de  l'amour  ,  de  la  paix  ,  de  l'inno- 
cence ,  &  renonçant  aux  vaines  grandeurs , 
prennent,  avec  cette  douce  joie  qu'infpirent 
les  vrais  mouvemens  de  la  Nature,  le  parti 
d'aller  vivre  heureux  &  ignorés  dans  un  coin 
de  la  terre  ;  qu'une  fcene  fi  touchante  foie 
animée  des  fentimens  tendres  &  pathétiques 
que  le  fujet  fournit  &  que  Racine  eut  fi  bien 
fait  valoir  ;  que  Titus  en  quittant  les  Romains 
leur  addreffe  un  difeours,    tel  que  la  circon- 

flan 


92         J.    J.    ROUSSEAU 

ftance  &  le  fujet  le  comportent:  n'eft-il  pas 
clair,  par  exemple,  qu'a  moins  qu'un  Auteur 
ne  fuit  de  la  dernière  mal-adrelTe  ,  un  tel  dif- 
cours    doit  faire  fondre   en  larmes  toute  l'af- 
femblée?    La  Pièce,  fmifTmt  ainfi  ,    fera  ,   fi 
Ton  veut,   moins  bonne,    moins  inftructive, 
moins  conforme  à  l'hiftoire  ,  mais  en  fera-t- 
elle  moins  de   plaifir ,    &  les    Spectateurs  en 
forciront-ils  moins  fatisfaits  ?   Les  quatre  pre- 
miers   Actes    fubfifteroicnt    à  peu    près    tels 
qu'ils  font  ,    &  cependant  on   en  tireroit  une 
leçon  directement  contraire.     Tant  il  eft  vrai 
que   les    tableaux   de    l'amour    font    toujours 
plus  d'impreffion  que  les  maximes  de  la  fagef- 
fe,   &  que  l'effet  d'une  Tragédie   eft  tout  à- 
fait  indépendant  de  celui  du  dénouement! 

V  g  u  t  -  o  n  favoir  s'il  eft  fur  qu'en  mon- 
trant les  fuites  funefles  des  partions  immodé- 
rées ,  la  Tragédie  apprenne  à  s'en  garantir  ? 
Que  l'on  confulte  l'expérience.  Ces  fuites 
funefles  font  repréfentees  très  fortement  dans 
Z  tire  ;  il  en  coûte  la  vie  aux  deux  Amans , 
&  il  en  coûte  bien  plus  que  la  vie  à  Orof- 
mane:  puifyu'il  ne  fe  donne  la  more  que  pour 

fe 


A    Mr.    D'ALEMBËRT.      ^ 

fê  délivrer  du  plus  cruel  fentiment  qui  puifTe 
entrer  dans  un  cœur  humain ,  le  remord  d'a- 
voir poignardé  fa  maîtreiïe.  Voila  donc,  af- 
furément  des  leçons  très  énergiques.  Je  fè- 
rois  curieux  de  trouver  quelqu'un,  homme  ou 
femme  ,  qui  s'ofàt  vanter  d'être  forti  d'une 
reprefentation  de  Zaïre,  bien  prémuni  contre 
l'amour.  Pour  moi ,  je  crois  entendre  cha- 
que SpeÊtateur  dire  en  Ton  cœur  à  la  fin  de 
la  Tragédie:  ah  !  qu'on  me  donne  une  Zaï- 
re ,  je  ferai  bien  eh  forte  de  ne  la  pas  tuer. 
Si  les  femmes  n'ont  pu  fe  laffer  de  courir 
en  foule  à  cette  Pièce  enchantereiïè  &  d'y 
faire  courir  les  hommes  ,  je  ne  dirai  point 
que  c'eft  pour  s'encourager  par  l'exemple  de 
l'héroïne  à  n'imiter  pas  un  facrifice  qui  lui 
réuffit  fi  mal;  mais  c'eft  parce  que,  de  toutes 
les  Tragédies  qui  font  au  Théâtre ,  nulle  au- 
tre ne  montre  avec  plus  de  charmes  le  pou- 
voir de  l'amour  &  l'empire  de  la  beauté ,  de 
qu'on  y  apprend  encore  pour  furcroît  de 
profit  à  ne  pas  juger  fa  Maîtreiïe  fur  les 
apparences.  Qu'Orosmane  immole  Zaïre  à 
fa  jaloufie ,    une  femme    fcnlible  y  voit  fans 

effroi 


94  J-    J-     ROUSSEAU 

effroi  le  transporc  de  Ja  paffion  :  car  c'eft  un 
moindre  malheur  de  périr  par  la  main  de 
fon  amant ,  que  d'en  être  médiocrement  ai- 
mée. 

Qu'on  nous  peigne  l'amour  comme  on 
voudra  ;  il  féduit ,  ou  ce  n'eft  pas  lui. 
S'il  eft  mal  peint ,  la  Pièce  eft  mauvaife  ;  s'il 
eft  bien  peint ,  il  ofFufque  tout  ce  qui  l'ac- 
compagne.  Ses  combats,  fes  maux,  fes  fouf- 
frances  le  rendent  plus  touchant  encore  que 
s'il  n'avoic  nulle  réfiftance  à  vaincre.  Loin 
que  Tes  trilles  effets  rebutent,  il  n'en  devient 
que  plus  intéreffant  par  Ces  malheurs  même. 
On  fe  dit,  malgré  foi,  qu'un  fentiment  fi  dé- 
licieux confole  de  tout.  Une  Ci  douce  image 
amollit  infenliblement  le  cœur  :  on  prend  de 
la  paiTion  ce  qui  mené  au  plaifir,  on  en  laif- 
fe  ce  qui  tourmente.  Perfonne  ne  fe  croit 
obligé  d'être  un  héros ,  &  c'eft  ainfi  qu'ad- 
mirant l'amour  honnête  on  fe  livre  à  l'a- 
mour criminel. 

Ce  qui  achevé  de  rendre  fes  images  dan- 
gereufes,  c'eft  précifément  ce  qu'on  fait  pour 
les  rendre  agréables  ;    c'eft  qu'on  ne  le  voit 

jamais 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       95 

jamais  régner  fur  la  Scène  qu'entre  des  âmes 
honnêtes,  c'eft  que  les  deux  Amans  font  tou- 
jours des  modèles  de  perfection.  Et  comment 
ne  s'intérefTeroit-on  pas  pour  une  pafïion  il 
féduifante,  entre  deux  cœurs  dont  le  caractè- 
re efl  déjà  fi  intéreflànt  par  lui-même?  Je 
doute  que,  dans  toutes  nos  Pièces  dramatiques, 
on  en  trouve  une  feule  où  l'amour  mutuel 
n'ait  pas  la  faveur  du  Spectateur.  Si  quelque 
infortuné  brûle  d'un  feu  non  partagé ,  on  en 
fait  le  rebut  du  Parterre.  On  croit  faire 
merveilles  de  rendre  un  amant  eftimabîe  ou 
haïflàble ,  félon  qu'il  efl  bien  ou  mal  accueilli 
dans  fes  amours;  de  faire  toujours  approuver 
au  public  les  fentimens  de  fa  maîtrefle  ;  & 
de  donner  à  la  tendreflè  tout  l'intérêt  de  la 
vertu.  Au -lieu  qu'il  faudroit  apprendre  aux 
jeunes- gens  à  fe  défier  des  illufions  de  l'a- 
mour ,  à  fuir  l'erreur  d'un  penchant  aveugle 
qui  croit  toujours  fe  fonder  fur  l'eflime ,  & 
à  craindre  quelquefois  de  livrer  un  cœur  ver- 
tueux à  un  objet  indigne  de  fes  foins.  Je 
ne  fâche  gueres  que  le  Mifàntrope  où  le  hé- 
ros de  la  Pièce  ait  fait  un  mauvais  choix. 

Ren- 


96  J.    J.    ROUSSEAU 

Rendre  le  Mifantrope  amoureux  n'étoit  rien , 
le  coup  de  génie  eft  de  l'avoir  fait  amoureux 
d'une  coquette.  Tout  le  refte  du  Théâtre  eft 
un  tréfor  de  femmes  parfaites.  On  diroit 
qu'elles  s'y  font  toutes  réfugiées.  Eft -ce  là 
l'image  fidelle  de  la  Société?  Eli: -ce  ainfi 
qu'on  nous  rend  fufpecte  une  paflion  qui 
perd  tant  de  gens  bien  nés?  Il  s'en  faut  peu 
qu'on  ne  nous  faffe  croire  qu'un  honnête 
homme  eft  obligé  d'être  amoureux,  &  qu'une 
amante  aimée  ne  fauroit  n'être  pas  vertueu- 
fè.    Nous  voila  fort  bien  inftruits! 

Encore  une  fois,  je  n'entreprends  point 
de  juger  û  c'eft  bien  ou  mal  fait  de  fonder 
fur  l'amour  le  principal  intérêt  du  Théâtre; 
mais  je  dis  que,  fi  fes  peintures  font  quelque- 
fois dangereufes  ,  elles  le  feront  toujours 
quoiqu'on  fiuTe  pour  les  déguifer.  Je  dis  que 
c'eft  en  parler  de  mauvaife  foi,  ou  fins  le 
connoître,  de  vouloir  en  rectifier  les  impref- 
fions  par  d'autres  impreflions  étrangères  qui 
ne  les  accompagnent  point  jufqu'au  cœur, 
ou  que  le  cœur  en  a  bientôt  féparées  ;  im- 
preflions qui  même  en  déguifenc  les  dangers , 

& 


A    Mr.    D'A  L  E  M  B  E  R  T.      97 

&  donnent  à  ce  fentiment  trompeur  un  nou* 
vel  attrait  par  lequel  il  perd  ceux  qui  s'y  li- 
vrent. 

Soit  qu'on  déduife  de  la  nature  des 
Spectacles ,  en  général  ,  tes  meilleures  formes 
dont  ils  font  fufceptibles  ;  foit  qu'on  examine 
tout  ce  que  les  lumières  d'un  fiecle  &.  d'un 
peuple  éclairés  ont  fait  pour  la  perfection  des 
nôtres  ;  je  crois  qu'on  peut  conclurre  de  ces 
confidérations  diverfes  que  l'effet  moral  du 
Spectacle  &  des  Théâtres  ne  fauroit  jamais 
être  bon  ni  falutaire  en  lui-même  :  puisqu'à  ne 
compter  que  leurs  avantages ,  on  n'y  trouve 
aucune  forte  d'utilité  réelle,  fans  inconvéniens 
qui  la  furpaffent.  Or  par  une  fuite  de  fon 
inutilité  même,  le  Théâtre,  qui  ne  peut  rien 
pour  corriger  les  mœurs,  peut  beaucoup  pour 
les  altérer.  En  favorifant  tous  nos  penchans, 
il  donne  un  nouvel  afeendant  à  ceux  qui  nous 
dominent;  les  continuelles  émotions  qu'on  y 
reflent  nous  énervent,  nous  affoiblùTent ,  nous 
rendent  plus  incapables  de  réfifter  à  nos  paf- 
fions  ;  &  le  ftérile  intérêt  qu'on  prend  à  la 
vertu  ne  fert  qu'à  contenter  notre  amour  pro- 
G  pre, 


53  J.    J.    ROUSSEAU 

pre,  fans  nous  contraindre  à  la  pratiquer. 
Ceux  de  mes  Compatriotes  qui  ne  défapprou- 
vent  pas  les  Spectacles  en  eux  -  mêmes ,  ont 
donc  tort. 

Outre  ces  effets  du  Théâtre,  relatifs  aux 
chofes  repréfentées ,  il  en  a  d'autres  non 
moins  néceffaires ,  qui  fe  rapportent  directe- 
ment à  la  Scène  &  aux  perfonnages  repré- 
fentans ,  &  c'eft  à  ceux  -  là  que  les  Genevois 
déjà  cités  attribuent  le  goût  de  luxe ,  de  pa- 
rure ,  &  de  diiïipation  dont  ils  craignent 
avec  raifon  l'introduction  parmi  nous.  Ce 
n'eft  pas  feulement  la  fréquentation  des  Comé- 
diens, mais  celle  du  Théâtre,  qui  peut  ame- 
ner ce  goût  par  fon  appareil  &  la  parure 
des  Acteurs.  N'eut-il  d'autre  effet  que  d'in- 
terrompre à  certaines  heures  le  cours  des  af- 
faires civiles  &  domeftiques ,  &  d'offrir  une 
reffource  aflîirée  à  l'oifiveté,  il  n'eft  pas  pof- 
fible  que  la  commodité  d'aller  tous  les  jours 
régulièrement  au  même  lieu  s'oublier  foi- 
même  &  s'occuper  d'objets  étrangers  ,  ne 
donne  au  Citoyen  d'autres  habitudes  &  ne 
lui  forme    de   nouvelles    mœurs  ;    mais  ces 

chan- 


A    M'.    D'ALEMBERT.      99 

changemens  feront -ils  avantageux  ou  nui- 
fibles  ?  C'eft  une  queftion  qui  dépend  moins 
de  l'examen  du  Spectacle  que  de  celui  des 
Spectateurs.  Il  e(t  fur  que  ces  change- 
mens les  amèneront  tous  à -peu -près  au  mê- 
me point  ;  c'eft  donc  par  l'état  où  chacun 
étoit  d'abord  ,  qu'il  faut  eftimer  les  différen- 
ces. 

Quand  les  amufemens  font  indifférens 
par  leur  nature ,  (&  je  veux  bien  pour  un 
moment  confiderer  les  Spectacles  comme 
tels,)  c'eft  la  nature  des  occupations  qu'ils 
interrompent  qui  les  fait  juger  bons  ou  mau- 
vais ;  fur- tout  lorfqu'ils  font  ailés  vifs  pour 
devenir  des  occupations  eux-mêmes,  &  fub- 
ftituer  leur  goût  à  celui  du  travail.  La  rai- 
fon  veut  qu'on  favorife  les  amufemens  des 
gens  dont  les  occupations  font  nuifibies ,  & 
qu'on  détourne  des  mêmes  amufemens  ceux 
dont  les  occupations  font  utiles.  Une  autre 
confidération  générale  eft  qu'il  n'efl  pas  bon 
de  laifler  à  des  hommes  oififs  &  corrompus 

1 

le  choix  de  leurs   amufemens  ,  de  peur  qu'ils 

ne  les  imaginent  conformes  à  leurs  inclina- 

G  2  tions 


ioo         J.    J.    ROUSSEAU 

tions  vicieufes  ,  &  ne  deviennent  aufli  mal- 
faifans  dans  leurs  plaifirs  que  dans  leurs  affai- 
res. Mais  lahTez  un  peuple  fimple  &  labo- 
rieux fe  délailer  de  fes  travaux,  quand  & 
comme  il  lui  plait;  jamais  il  n'eft  à  craindre 
qu'il  abufe  de  cette  liberté  ,  &  l'on  ne  doit 
point  fe  tourmenter  à  lui  chercher  des  diver- 
tiflèmens  agréables  :  car,  comme  il  faut  peu 
d'apprêts  aux  mets  que  l'abftinence  &  la  faim 
affaifonnent ,  il  n'en  faut  pas ,  non  plus ,  beau- 
coup aux  plaifirs  de  gens  épuifés  de  fatigue, 
pour  qui  le  repos  feul  en  eft  un  très  doux. 
Dans  une  grande  ville,  pleine  de  gens  intri- 
gans ,  défœuvrés ,  fans  Religion ,  fins  princi- 
pes ,  dont  l'imagination  dépravée  par  foilive- 
té  ,  la  fainéantife  ,  par  l'amour  du  plaifir  & 
par  de  grands  befoins ,  n'engendre  que  des 
monftres  &  n'infpire  que  des  forfaits  ;  dans 
une  grande  ville  où  les  mœurs  &  l'honneur 
ne  font  rien ,  parce  que  chacun ,  dérobant  ai- 
fément  fa  conduite  aux  yeux  du  public  ,  ne 
fe  montre  que  par  fon  crédit  &  n'eft  eftimé 
que  par  fes  richefTes;  la  Police  ne  fauroit  trop 
multiplier  les   plaifirs  permis ,   ni  trop  s'ap- 

Pii- 


A    M''.    D'ALEMBERT.     101 

pliquer  à  les  rendre  agréables,  pour  ôter  aux 
particuliers  la  tentation  d'en  chercher  de  plus 
dangereux.  Comme  les  empêcher  de  s'occu- 
per c'en;  les  empêcher  de  mal  faire ,  deux 
heures  par  jour  dérobées  à  l'activité  du  vice 
fauvent  la  douzième  partie  des  crimes  qui  fe 
commettroient  ;  &  tout  ce  que  les  Spectacles 
vus  ou  à  voir  caufent  d'entretiens  dans  les 
Caffés  &  autres  refuges  des  fainéans  &  fri- 
pons du  pays ,  eft  encore  autant  de  gagné  pour 
les  pères  de  famille ,  foit  fur  l'honneur  de 
leurs  filles  ou  de  leurs  femmes ,  foit  fur  leur 
bourfe  ou  fur  celle  de  leurs  fils. 

Mais  dans  les  petites  villes,  dans  les 
lieux  moins  peuplés,  où  les  particuliers,  tou- 
jours fous  les  yeux  du  public,  font  cenfeurs 
nés  les  uns -des  autres,  &  où  la  Police  a  fur 
tous  une  infpection  facile ,  il  faut  fuivre  des 
maximes  toutes  contraires.  S'il  y  a  de  l'in- 
duftrie ,  des  arts ,  des  manufactures ,  on  doit 
fe  garder  d'offrir  des  diffractions  relâchantes 
à  l'âpre  intérêt  qui  fait  fes  plaifirs  de  {es 
foins ,  &  enrichit  le  Prince  de  l'avarice  des 
fujets.  Si  le  pays  fans  commerce,  nourrie 
G  3  les 


102  J.    J.    ROUSSEAU 

les  habitans  dans  l'inaétion ,  loin  de  fomenter 
en  eux  l'oifiveté  à  laquelle  une  vie  fimple  & 
facile  ne  les  porte  déjà  que  trop  ,  il  faut  la 
leur  rendre  infupportable  en  les  contraignant, 
à  force  d'ennui ,  d'employer  utilement  un  tems 
dont  ils  ne  fauroient  abufer.  Je  vois  qu'à 
Paris ,  où  l'on  juge  de  tout  fur  les  apparen- 
ces ,  parce  qu'on  n'a  le  loifir  de  rien  exami- 
ner, on  croit,  à  l'air  de  défœuvrement  &  de 
langueur  dont  frappent  au  premier  coup  d'œil 
la  plupart  des  villes  de  provinces  ,  que  les 
habitans ,  plongés  dans  une  ftupide  inaction 
n'y  font  que  végéter,  ou  tracaffer  &  fe 
brouiller  enfemble.  C'eft  une  erreur  dont  on 
reviendrait  aifément  Ci  l'on  fongeoit  que  la 
plupart  des  gens  de  Lettres  qui  brillent  à 
Paris,  la  plupart  des  découvertes  utiles  &  des 
inventions  nouvelles  y  viennent  de  ces  pro- 
vinces fi  méprifées.  Reftez  quelque  tems 
dans  une  petite  ville ,  où  vous  aurez  cru 
d'abord  ne  trouver  que  des  Automates  :  non 
feulement  vous  y  verrez  bientôt  des  gens 
beaucoup  plus  fenfés  que  vos  finges  des  gran- 
des villes ,  mais  vous  manquerez  rarement  d'y 

décou- 


A    Mr.    D'A  L  E  M  B  E  R  T.      103 

découvrir  dans  l'obfcurité  quelque  homme  in- 
génieux qui  vous  furprendra  par  Tes  talens, 
par  Ces  ouvrages,  que  vous  furprendrez  enco- 
re plus  en  les  admirant ,  &  qui ,  vous  mon- 
trant des  prodiges  de  travail ,  de  patience 
&  d'induflrie,  croira  ne  vous  montrer  que 
des  chofes  communes  à  Paris.  Telle  eft  la 
(implicite  du  vrai  génie:  il  n'eft  ni  intrigant, 
ni  actif;  il  ignore  le  chemin  des  honneurs  & 
de  la  fortune  ,  &  ne  fonge  point  à  le  cher- 
cher ;  il  ne  fe  compare  à  perfonne  ;  toutes 
fes  reflburces  font  en  lui  feul  ;  infenfible  aux 
outrages ,  &  peu  fenfible  aux  louanges ,  s'il 
fe  connoit ,  il  ne  s'afligne  point  fa  place  & 
jouit  de  lui-même  fans  s'apprécier. 

Dans  une  petite  ville,  on  trouve,  pro* 
portion  gardée,  moins  d'activité,  fans  doute, 
que  dans  une  capitale  :  parce  que  les  paffions 
font  moins  vives  &  les  befoins  moins  pref- 
fans;  mais  plus  d'efprits  originaux,  plus  d'in- 
duflrie inventive  ,  plus  de  chofes  vraiment 
neuves  :  parce  qu'on  y  efl:  moins  imitateur, 
qu'ayant  peu  de  modèles,  chacun  tire  plus  de 
lui-même  ,  &  met  plus  du  fien  dans  tout  ce 
G  4  qu'il 


10+  J.     J.    ROUSSEAU 

qu'il  fait  :  parce  que  l'efprit  humain  ,  moins 
étendu ,  moins  noyé  parmi  les  opinions  vulgai- 
res ,  s'élabore  &  fermente  mieux  dans  la 
tranquile  folitude:  parce  qu'en  voyant  moins, 
on  imagine  davantage  :  enfin ,  parce  que, 
moins  prefTé  du  tems  ,  on  a  plus  le  loiiïr 
d'étendre  &  digérer  Tes  idées. 

Je   me  fouviens   d'avoir   vu  dans  ma  jeu- 
neffe  aux  environs  de  Neufchâtel   un  fpe&a- 
cle  aiTés   agréable  &  peut-être  unique  fur  la 
terre.     Une  montagne  entière  couverte  d'ha- 
bitations dont  chacune  fait  le  centre  des  ter- 
res qui  en  dépendent  ;  en  forte  que  ces  mai- 
fons,  à  diftances  aufli  égales  que  les  fortunes 
des  propriétaires ,  offrent  à  la  fois  aux  nom- 
breux habitans  de  cette  montagne,  le  recueil- 
lement de    la  retraite  &  les   douceurs  de  la 
fociété.      Ces  heureux  payfans  ,   tous  à  leur 
aife,  francs  de  tailles,  d'impôts,  de  fubdélé- 
gués  ,    de  corvées ,    cultivent ,  avec  tout  le 
foin  polïible,  des  biens   dont  le  produit    eft 
pour  eux ,    &  emploient  le  loilîr   que  cette 
culture   leur   laiflè  à  faire  mille  ouvrages  de 
leurs  mains,  &  à  mettre  à  profit  le  génie  in- 
ventif 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     105 

ventif  que  leur  donna  la  Nature.  L'hiver  fur- 
tout  ,  tems  où  la  hauteur  des  neiges  leur  ôte 
une  communication  facile ,  chacun  renfermé 
bien  chaudement,  avec  fa  nombreufe  famille 
dans  fa  jolie  &  propre  maifon  de  bois  (k) 
qu'il  a  bâtie  lui-même,  s'occupe  de  mille  tra- 
vaux amufans ,  qui  chalTent  l'ennui  de  fon  azi- 
]e ,  &  ajoutent  à  fon  bien-être.  Jamais  Me- 
nuifier,  Serrurier,  Vitrier,  Tourneur  de  pro- 
feffion  n'entra  dans  le  pays  ;  tous  le  font  pour 
eux-mêmes,  aucun  ne  l'efl  pour  autrui  ;  dans 
la  multitude  de  meubles  commodes  &  même 
élégans  qui  compofent  leur  ménage  &  parent 
leur  logement,  on  n'en  voit  pas  un  qui  n'ait 

été 

(k)  Je  crois  entendre  un  bel-efprit  de  Paris  fe 
récrier,  pourvu  qu'il  ne  life  pas  lui-même,  à  cet 
endroit  comme  à  bien  d'autres,  &  démontrer  doc- 
tement aux  Dames,  (car  c'eft  fur -tout  aux  Dames 
que  ces  Meilleurs  démontrent)  qu'il  eft  impoffi- 
ble  qu'une  maifon  de  bois  foit  chaude.  Grolîîer 
mcnfonge  !  Erreur  de  phyfique  !  Ah,  pauvre  Au- 
teur !  Quant  à  moi,  je  crois  la  déinonftration  fans 
réplique.  Tout  ce  que  je  fais ,  c'eft  que  les  Suis- 
fcs  patTent  chaudement  leur  byver  au  milieu  des 
neiges,  dans  des  maifons  de  bois. 

g  5 


iod*  J.    J.    ROUSSEAU 

été  fait  de  la  main  du  maître.  Il  leur  refte 
encore  du  loifir  pour  inventer  &  faire  mille 
inftrumens  divers ,  d'acier ,  de  bois ,  de  car- 
ton, qu'ils  vendent  aux  étrangers,  dont  plu- 
sieurs même  parviennent  jufqu'à  Paris ,  entre 
autres  ces  petites  horloges  de  bois  qu'on  y 
voit  depuis  quelques  années.  Us  en  font  auffi 
de  fer  ,  ils  font  même  des  montres  ;  &,  ce 
qui  paroit  incroyable  ,  chacun  réunit  à  lui 
feul  toutes  ks  profelîions  diverfes  dans  lefquel- 
les  fe  fubdivife  l'horlogerie ,  &  fait  tous  fes 
outils  lui-même. 

Ce  n'eft  pas  tout  :  ils  ont  des  livres  utiles 
&  font  paffablement  inftruits  ;  ils  raifonnent 
fenfément  de  toutes  chofes  ,  &  de  plufieurs 
avec  efprit  (1).  Us  font  des  fyphons  ,  des 
aimans ,   des  lunettes ,  des  pompes ,  des  ba- 

rome- 

(1)  Je  puis  citer  en  exemple  un  homme  de  mé- 
rite ,  bien  connu  dans  Paris  ,  &  plus  d'une  fois 
honoré  des  fuffrages  de  l'Académie  des  Sciences. 
Ceft  M.  Rivaz  ,  célèbre  Valeifan.  Je  fais  bien 
qu'il  n'a  pas  beaucoup  d'égaux  parmi  fes  compa- 
triotes ;  mais  enfin  c'cft  en  vivant  comme  eux, 
qu'il  apprit  à  les  furpafler. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     107 

rometres  ,  des  chambres  noires  ;  leurs  taphTe- 
ries  font  des  multitudes  d'inftrumens  de  toute 
efpece  ;  vous  prendriez  le  poêle  d'un  Payfan 
pour  un  attelier  de  mécanique  &  pour  un  ca- 
binet de  phyfique  expérimentale.  Tous  fa- 
vent  un  peu  deffiner  ,  peindre ,  chiffrer  ;  la 
plupart  jouent  de  la  flûte ,  plufieurs  ont  un 
peu  de  mufique  &  chantent  jufte.  Ces  arts 
ne  leur  font  point  enfeignés  par  des  maîtres, 
mais  leur  paflent,  pour  ainfî  dire,  par  tradi- 
tion. De  ceux  que  j'ai  vus  favoir  la  mufi- 
que ,  l'un  me  difoit  l'avoir  apprife  de  fon  pè- 
re ,  un  autre  de  fa  tante ,  un  autre  de  fon 
coufin  ,  quelques  -  uns  croyoient  l'avoir  tou- 
jours fue.  Un  de  leurs  plus  fréquens  amufe- 
mens  eft  de  chanter  avec  leurs  femmes  & 
leurs  enfans  les  pfeaumes  à  quatre  parties;  & 
l'on  eft  tout  étonné  d'entendre  fortir  de  ces 
cabanes  champêtres,  l'harmonie  forte  &  mâle 
de  Goudimel  ,  depuis  fi  long-tems  oubliée  de 
nos  favans  Artiftes. 

Je  ne  pouvois  non  plus  me  Iaflèr  de  par- 
courir ces  charmantes  demeures ,  que  les  ha- 
bitans  de  m'y  témoigner  la  plus  franche  hof- 


108  J-    J-    ROUSSEAU 

pitalité.  Malheureufement  j'étois  jeune  :  ma 
curiofite'  n'étoit  que  celle  d'un  enfant,  &  je 
fongeois  plus  à  m'amufer  qu'à  m'inftruire. 
Depuis  trente  ans,  le  peu  d'obfervations  que 
je  fis  fe  font  effacées  de  ma  mémoire.  Je 
me  fouviens  feulement  que  j'admirois  fans 
ceiTe  en  ces  hommes  finguliers  un  mélange 
étonnant  de  fineffe  &  de  fimplicité  qu'on 
croiroit  prefque  incompatibles ,  &  que  je  n'ai 
plus  obfervé  nulle  part.  Du-refte  ,  je  n'ai 
rien  retenu  de  leurs  mœurs,  de  leur  fociété, 
de  leurs  caractères.  Aujourd'hui  que  j'y  por- 
terons d'autres  yeux,  faut-il  ne  revoir  plus  cet 
heureux  pays  ?  Helas  !  il  eft  fur  la  route  du 


mien 


Apres  cette  légère  idée,  fuppofons  qu'au 
fommet  de  la  montagne  dont  je  viens  de 
parler,  au  centre  des  habitations,  on  établif- 
fe  un  Spectacle  fixe  &  peu  coûteux  ,  fous 
prétexte ,  par  exemple ,  d'offrir  une  honnête 
récréation  à  des  gens  continuellement  occu- 
pés, &  en  état  de  fupporter  cette  petite  dé- 
penfe  ;  fuppofons  encore  qu'ils  prennent  du 
goût  pour  ce  même  Spe&acle;  &  cherchons 

ce 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     109 

ce  qui  doit  re'fulter  de  fon  établiffement. 

Je  vois  d'abord  que,  leurs  travaux  ceiTant 
d'être  leurs  amufemens,  auffitôt  qu'ils  en  au- 
ront un  autre,  celui-ci  les  dégoûtera  des  pre- 
miers ;  le  zèle  ne  fournira  plus  tant  de  loi- 
fir ,  ni  les  mêmes  inventions.  D'ailleurs,  il 
y  aura  chaque  jour  un  tems  réel  de  perdu 
pour  ceux  qui  affilieront  au  Spectacle  ;  & 
l'on  ne  fe  remet  pas  à  l'ouvrage ,  l'efprit  rem- 
pli de  ce  qu'on  vient  de  voir:  on  en  parle, 
ou  l'on  y  fonge.  Par  conféquent ,  relâche- 
ment de  travail:  premier  préjudice. 

Quelque  peu  qu'on  paie  à  la  porte, 
on  paie  enfin  ;  c'eft  toujours  une  dépenfe 
qu'on  ne  faifoit  pas.  Il  en  coûte  pour  foi, 
pour  fa  femme  ,  pour  fes  enfans  ,  quand  on 
les  y  mené  ,  &  il  les  y  faut  mener  quelque- 
fois. De  plus,  un  Ouvrier  ne  va  point  dans 
une  afTemblée  fe  montrer  en  habit  de  travail: 
il  faut  prendre  plus  fouvent  fes  habits  des 
Dimanches ,  changer  de  linge  plus  fouvent, 
fe  poudrer,  fe  rafer;  tout  cela  coûte  du  tems 
&  de  l'argent.  Augmentation  de  dépenfe: 
deuxième  préjudice. 

Un 


iio         J.    J.    ROUSSEAU 

Un  travail  moins  affidu  &  une  dépenfe 
plus  forte  exigent  un  dédommagement.  On  le 
trouvera  fur  le  prix  des  ouvrages  qu'on  fera 
forcé  de  renchérir.  Plufieurs  marchands,  re- 
butés de  cette  augmentation ,  quitteront  les 
Montagnons  (m)  ,  &  fe  pourvoiront  chés  les 
autres  SuiiTes  leurs  voifins ,  qui ,  fans  être 
moins  induftrieux ,  n'auront  point  de  Specta- 
cles ,  &  n'augmenteront  point  leurs  prix. 
Diminution  de  débit:  troifieme  préjudice. 

Dans  les  mauvais  tems ,  les  chemins  ne 
font  pas  praticables;  &  comme  il  faudra  tou- 
jours, dans  ces  tems -là,  que  la  troupe  vive, 
elle  n'interrompra  pas  fes  repréfen  tarions.  On 
ne  pourra  donc  éviter  de  rendre  le  Spectacle 
abordable  en  tout  tems.  L'hyver  ,  il  faudra 
faire  des  chemins  dans  la  neige,  peut-être  les 
paver  ;  &  Dieu  veuille  qu'on  n'y  mette  pas 
des  lanternes.  Voila  des  dépenfes  publiques; 
par  conféquent  des  contributions  de  la  part 
des  particuliers.  Etabliflèment  d'impôts:  qua- 
trième préjudice.  Les 

(m)  C'eft  le  nom  qu'on  donne  dans  le  pays 
aux  habitans  de  cette  montagne. 


A    M*.     D'A  LE  M  B  E  R  T.     m 

Les  femmes  des  Montagnons  allant,  d'a- 
bord pour  voir  ,  &  enfuite  pour  être  vues, 
voudront  être  parées  ;  elles  voudront  l'être 
avec  diftinélion.  La  femme  de  M.  le  Châ- 
telain ne  voudra  pas  fe  montrer  au  Spectacle, 
mife  comme  celle  du  maître  d'école  ;  la  fem- 
me du  maître  d'école  s'efforcera  de  fe  mettre 
comme  celle  du  Châtelain.  De-lâ  naîtra  bien- 
tôt une  émulation  de  parure  qui  ruinera  les 
maris,  les  gagnera  peut-être,  &  qui  trouvera 
fans  ceffe  mille  nouveaux  moyens  d'éluder  les 
loix  fomptuaires.  Introduction  du  luxe  :  cin- 
quième préjudice. 

Tout  le  refte  eft  facile  à  concevoir. 
Sans  mettre  en  ligne  de  compte  les  autres  in- 
convéniens,  dont  j'ai  parlé,  ou  dont  je  parlerai 
dans  la  fuite;  fans  avoir  égard  à  l'efpece  du 
Spectacle  &  à  fes  effets  moraux  ;  je  m'en 
tiens  uniquement  à  ce  qui  regarde  Je  travail 
&  le  gain,  &  je  crois  montrer  par  une  con« 
féquence  évidente  ,  comment  un  peuple  aifé, 
mais  qui  doit  fon  bien -être  à  fon  induftrie, 
changeant  la  réalité  contre  l'apparence ,  le 
ruine  à  l'inftant  qu'il  veut  briller. 

Au 


lia  J.    J.    ROUSSEAU 

Au-refte,  il  ne  faut  point  fe  récrier  con- 
tre la  chimère  de  ma  fuppofition  ;  je  ne  la 
donne  que  pour  telle,  &  ne  veux  que  rendre 
fenfibles  du  plus  au  moins  fes  fuites  inévita- 
bles. Otez  quelques  circonstances ,  vous  re- 
trouverez ailleurs  d'autres  Montagnons,  &  mu- 
tais mutandis,  l'exemple  a  fon  application. 

Ainsi  quand  il  feroit  vrai  que  les  Spec- 
tacles ne  font  pas  mauvais  en  eux-mêmes, 
on  auroit  toujours  à  chercher  s'ils  ne  le  de- 
viendroient  point  à  l'égard  du  peuple  auquel 
on  les  deftine.  En  certains  lieux,  ils  feront 
utiles  pour  attirer  les  étrangers  ;  pour  augmen- 
ter la  circulation  des  efpeces  ;  pour  exciter 
les  Artiftes;  pour  varier  les  modes;  pour  oc- 
cuper les  gens  trop  riches  ou  afpirant  à  l'ê- 
tre ;  pour  les  rendre  moins  malfaifans  ;  pour 
diftraire  le  peuple  de  fes  miferes  ;  ,  pour  lui 
faire  oublier  fes  chefs  en  voyant  ks  baladins; 
pour  maintenir  &  perfectionner  le  goût  quand 
l'honnêteté  efl  perdue;  pour  couvrir  d'un  ver- 
nis de  procédés  la  laideur  du  vice;  pour  em- 
pêcher, en  un  mot,  que  les  mauvaifes  mœurs 
ne  dégénèrent  en    brigandage.    En   d'autres 

lieux , 


A    M'.    D'ALEMBERT.     113 

îieux  ,  ils  ne  ferviroient  qu'à  détruire  l'amour 
du  travail  ;  à  décourager  l'induftrie  ;  à  ruiner 
Jes  particuliers  ;  à  leur  infpirer  le  goût  de 
l'oifiveté  ;  à  leur  faire  chercher  les  moyens 
de  fubfifter  fans  rien  faire  ;  à  rendre  un  peu- 
ple inactif  &  lâche  ;  à  l'empêcher  de  voir  les 
objets  publics  &  particuliers  dont  il  doit  s'oc- 
cuper ;  à  tourner  la  fageife  en  ridicule  ;  à 
fubftituer  un  jargon  de  Théâtre  à  la  pratique 
des  vertus;  à  mettre  toute  la  morale  en  mé- 
taphyfique;  à  traveftir  les  citoyens  en  beaux 
efprits  ,  les  mères  de  famille  en  Petites-Maî- 
trefles ,  &  les  filles  en  amoureufes  de  Comé- 
die. L'effet  général  fera  le  même  fur  tous 
les  hommes  ;  mais  les  hommes  ainfi  changés 
conviendront  plus  ou  moins  à  leur  pays.  En 
devenant  égaux,  les  mauvais  gagneront  ,  les 
bons  perdront  encore  davantage  ;  tous  con- 
tracteront un  caractère  de  molefîè ,  un  efpric 
d'inaction  qui  ôtera  aux  uns  de  grandes  ver- 
tus, &  préfervera  les  autres  de  méditer  de 
grands  crimes. 

De  ces  nouvelles  réflexions  il  réfulte  une 

conféquence  directement  contraire  à  celle  que 

H  je 


H4       J.    J.    ROUSSEAU 

je  tirois  des  premières;   favoir  que,  quand  le 
peuple  efl  corrompu  ,   les  Spectacles  lui  font 
bons,  &  mauvais  quand  il  efl  bon  lui-même. 
Il  fembleroit  donc  que  ces  deux  effets  con- 
traires devroient  s'entredétruire  &  les  Spec- 
tacles refter  indifférens  à  tous  ;    mais  il  y  a 
cette  différence  que  ,    l'effet  qui  renforce  le 
bien  &  le  mal,  étant  tiré  de  l'efprit  des  Pie- 
ces  ,    efl:  fujet  comme  elles  à  mille  modifica- 
tions qui  le  réduîfent  prefque  à  rien;  au -lieu 
que  celui  qui  change  le  bien    en   mal  &  le 
mal  en  bien ,  réfultant  de  l'exiflence  même  du 
Spectacle,  efl  un  effet  confiant,  réel,  qui  re- 
vient tous  les  jours  &  doit  l'emporter  à  la  fin. 
Il  fuit  de -là  que,    pour  juger  s'il  eil  à 
propos  ou  non  d'établir  un  Théâtre  en  quel- 
que Ville  ,   il  faut  premièrement  favoir  fi  les 
mœurs  y  font  bonnes  ou  mauvaifes;  queflion 
fur  laquelle  il  ne  m'appartient  peut-être  pas 
de  prononcer  par  rapport  à  nous.     Quoiqu'il 
en  foit,  tout  ce  que  je  puis  accorder  là-def- 
fus  ,    c'efl  qu'il  efl  vrai  que  la  Comédie  ne 
nous  fera  point  de  mal,   fi  plus  rien  ne  nous 

#n  peut  faire. 

Pour 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     n5 

Pour  prévenir  les  inconvéniens  qui  peu- 
vent naître  de  l'exemple  des  Comédiens,  vous 
voudriez  qu'on  les  forçât  d'être  honnêtes 
gens.  Par  ce  moyen,  dites -vous,  on  auroit 
a -la -fois  des  Spectacles  &  des  mœurs,  & 
l'on  réuniroit  les  avantages  des  uns  &  des  au- 
tres. Des  Spectacles  &  des  mœurs  !  Voila 
qui  formerait  vraiment  un  Spectacle  à  voir, 
d'autant  plus  que  ce  ferait  la  première  fois. 
Mais  quels  font  les  moyens  que  vous  nous 
indiquez  pour  contenir  les  Comédiens  ?  Des 
loix  féveres  &  bien  exécutées.  C'efl  au 
moins  avouer  qu'ils  ont  befoin  d'être  conte- 
nus ,  &  que  les  moyens  n'en  font  pas  faci- 
les. Des  loix  féveres  ?  La  première  eft  de 
n'en  point  fouffrir.  Si  nous  enfreignons  cel- 
le-là, que  deviendra  la  févérité  des  autres? 
Des  loix  bien  exécutées  ?  Il  s'agit  de  favoir 
fi  cela  fe  peut  :  car  la  force  des  loix  a  fa 
mefure  ,  celle  des  vices  qu'elles  répriment  a 
aufli  la  fienne.  Ce  n'efl  qu'après  avoir  com- 
paré ces  deux  quantités  &  trouvé  que  la  pre- 
mière furpalTe  l'autre ,  qu'on  peut  s'afTurer  de 
l'exécution  des  loix.  La  connoiffance  de  ces 
H  2  rap- 


xi6  J.    J.    ROUSSEAU 

rapports  fait  la  véritable  fcience  du  Légifla- 
teur  :  car ,  s'il  ne  s'agiffoit  que  de  publier 
édits  fur  édits,  réglemens  fur  réglemens ,  pour 
remédier  aux  abus,  à  mefure  qu'ils  naifTent, 
on  diroît ,  fans  doute  ,  de  fort  belles  chofes  ; 
mais  qui,  pour  la  plupart,  refteroient  fans  ef- 
fet ,  &  ferviroient  d'indications  de  ce  qu'il 
faudroit  faire  ,  plutôt  que  de  moyens  pour 
l'exécuter.  Dans  le  fond ,  l'inftitution  des 
loix  n'efl  pas  une  chofe  fi  merveilleufe, 
qu'avec  du  fens  &  de  l'équité  ,  tout  homme 
ne  pût  très  bien  trouver  de  lui-même  celles 
qui,  bien  obfervées,  feroient  les  plus  utiles  à 
la  Société.  Où  eft  le  plus  petit  écolier  de 
droit  qui  ne  dreflera  pas  un  code  d'une  mora- 
le auiîi  pure  que  celle  des  loix  de  Platon  ? 
Mais  ce  n'eft  pas  de  cela  feul  qu'il  s'agit. 
Ceft  d'approprier  tellement  ce  code  au  Peu- 
ple pour  lequel  il  eft  fait  ,  &  aux  chofes  fur 
lefquelles  on  y  ftatue  ,  que  fon  exécution 
s'enfuive  du  feul  concours  de  ces  convenan- 
ces; c'eft  d'impofer  au  Peuple  à  l'exemple  de 
Solon,  moins  les  meilleures  loix  en  elles-mê- 
mes, que  les  meilleures  qu'il  puifTe  comporter 

dans 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      117 

dans  la  fituation  donnée.  Autrement,  il  vaut 
encore  mieux  laiffer  fubfifter  les  défordres, 
que  de  les  prévenir ,  ou  d'y  pourvoir  ,  par 
des  loix  qui  ne  feront  point  obfervées  :  car 
fans  remédier  au  mal ,  c'eit  encore  avilir  les 
loix. 

Une  autre  obfervation,  non  moins  impor- 
tante, eft  que  les  chofes  de  mœurs  &  de  juf- 
tice  univerfelle  ne  fe  règlent  pas  ,  comme 
celles  de  juftice  particulière  &  de  droit  ri- 
goureux, par  des  édits  &  par  des  loix  ;  ou 
û  quelquefois  les  loix  influent  fur  les  mœurs, 
c'eft  quand  elles  en  tirent  leur  force.  Alors 
elles  leur  rendent  cette  même  force  par  une 
forte  de  réaction  bien  connue  des  vrais  poli- 
tiques. La  première  fonétion  des  Ephores 
de  Sparte,  en  entrant  en  charge,  étoit  une 
proclamation  publique  par  laquelle  ils  enjoi- 
gnoient  aux  citoyens ,  non  pas  d'obferver  les 
loix,  mais  de  les  aimer,  afin  que  l'obfervation 
ne  leur  en  fût  point  dure.  Cette  proclama- 
tion ,  qui  n'étoit  pas  un  vain  formulaire , 
montre  parfaitement  l'efprit  de  l'inftitution  de 
Sparte ,  par  laquelle  les  lois  &  les  mœurs, 
•   H  3  inti- 


xiS        J.    J.    ROUSSEAU 

intimement  unies  dans  les  cœurs  des  ci- 
toyens, n'y  faifoient  ,  pour  ainfi  dire  ,  qu'un 
même  corps.  Mais  ne  nous  Hâtons  pas  de 
voir  Sparte  renaître  au  fein  du  commerce  & 
de  l'amour  du  gain.  Si  nous  avions  les  mê- 
mes maximes ,  on  pourroit  établir  à  Genève 
un  Speclacle  fans  aucun  rifque  :  car  jamais 
citoyen  ni  bourgeois  n'y  mettroit  le  pied. 

Par  où  le  gouvernement  peut -il  donc 
avoir  prife  fur  les  mœurs  ?  Je  réponds  que 
c'efl:  par  l'opinion  publique.  Si  nos  habitudes 
naifTent  de  nos  propres  fentimens  dans  la  re- 
traite, elles  naiffent  de  l'opinion  d'autrui  dans 
la  Société.  Quand  on  ne  vit  pas  en  foi  , 
mais  dans  les  autres  ,  ce  font  leurs  jugemens 
qui  règlent  tout  ;  rien  ne  paroît  bon  ni  défi- 
rable  aux  particuliers  que  ce  que  le  public  a 
jugé  tel  ,  &  le  feul  bonheur  que  la  plupart 
des  hommes  connohTent  eft  d'être  eitimés 
heureux. 

Quant  au  choix  des  inltrumens  propres 
à  diriger  l'opinion  publique  ;  c'eft  une  autre 
queilion  qu'il  feroit  fuperrlu  de  réfoudre  pour 
vous ,  &  que  ce  n'eft  pas  ici  le  lieu  de  ré- 
foudre 


A    Mr.    D'ALEMBERT<     n9 

foudre  pour  la  multitude.  Je  me  contenterai 
de  montrer  par  un  exemple  fenfible  que  ces 
inflrumens  ne  font  ni  des  loix  ni  des  peines, 
ni  nulle  efpece  de  moyens  coaclifs.  Cet 
exemple  eft  fous  vos  yeux  :  je  le  tire  de  vo- 
tre patrie  ,  c'eft  celui  du  tribunal  des  Ma- 
réchaux de  France,  établis  juges  fuprêmes  du 
point- d'honneur. 

De  qu o i  s'agiflbit-il  dans  cette  inftitution ? 
De  changer  l'opinion  publique  fur  les  duels, 
fur  la  réparation  des  offenfes  ,  &  fur  les  oc- 
cafions  où  un  brave  homme  efl;  obligé  ,  fous 
peine  d'infamie  ,  de  tirer  raifbn  d'un  affront 
l'épée  à  la  main.    Il  s'enfuit  de  là; 

Premièrement,  que  la  force  n'ayant 
aucun  pouvoir  fur  les  efprits,  il  falloit  écarter 
avec  le  plus  grand  foin  tout  vellige  de  vio- 
lence du  Tribunal  établi  pour  opérer  ce 
changement.  Ce  mot  même  de  Tribunal  étoit 
mal  imaginé:  j'aimerois  mieux  celui  de  Cour- 
d'honneur.  Ses  feules  armes  dévoient  être 
l'honneur  &  l'infamie  :  jamais  de  récompenfe 
utile,  jamais  de  punition  corporelle,  point  de 
prifon ,  point  d'arrêts ,  point  de  Gardes  ar- 
H  4  mes. 


i2o    «     J.    J.    ROUSSEAU 

mes.  Simplement  un  Appariteur  qui  auroit 
fait  Tes  citations  en  touchant  l'accule  d'une 
baguette  blanche ,  fans  qu'il  s'enfuivît  aucune 
autre  contrainte  pour  le  faire  comparoître. 
Il  efl:  vrai  que  ne  pas  comparoître  au  terme 
fixé  par  devant  les  Juges  de  l'honneur,  ce- 
toit-  s'en  confeiTer  dépourvu  ,  c'e'toit  fe  con- 
damner foi -même.  De-là  réfultoit  naturelle- 
ment note  d'infamie  ,  dégradation  de  noblei- 
fe,  incapacité  de  ièrvir  le  Roi  dans  fes  tri- 
bunaux, dans  fes  armées,  &  autres  punitions 
de  ce  genre  qui  tiennent  immédiatement  à 
l'opinion  ,  ou  en  font  un  effet  nécelîaire. 

Il  s'enfuit,  en  fécond  lieu,  que,  pour  dé- 
raciner le  préjugé  public ,  il  falloit  des  Juges 
d'une  grande  autorité  fur  la  matière  en  ques- 
tion; &,  quanta  ce  point,  Tinilituteur  entra 
parfaitement  dans  l'efprit  de  l'établiiTcment  : 
car,  dans  une  Nation  toute  guerrière,  qui 
peut  mieux  juger  des  juftes  occafions  de  mon- 
trer fon  courage  &  de  celles  où  l'honneur 
offenfé  demande  fatisfaclion ,  que  d'anciens 
militaires  chargés  de  titres  d'honneur  ,  qui 
ont- blanchi  fous  les  lauriers,  &  prouvé  cent 

fois 


A    Mr.     D'ALEMBERT.     121 

fois  au  prix  de  leur  fang ,  qu'ils  n'ignorent 
pas  quand  le  devoir  veut  qu'on  en  répande? 
I  l  fuit ,  en  troifieme  lieu ,  que ,  rien  n'é- 
tant plus  indépendant  du  pouvoir  fuprême 
que  le  jugement  du  public ,  le  fouverain  de- 
voit  fe  garder  ,  fur  toutes  chofes ,  de  mêler 
fes  décidons  arbitraires  parmi  des  arrêts , 
faits  pour  repréfenter  ce  jugement ,  &,  qui 
plus  eft,  pour  le  déterminer.  Il  devoit  s'ef- 
forcer au-contraire  de  mettre  la  Cour -d'hon- 
neur au  deflus  de  lui ,  comme  fournis  lui- 
même  à  fes  décrets  refpeclables.  Il  ne  falloit 
donc  pas  commencer  par  condamner  à  mort 
tous  les  duélifles  indiftin&ement  ;  ce  qui  étoit 
mettre  d'emblée  une  oppofïtion  choquante  en- 
tre l'honneur  &  la  loi  :  car  la  loi  même  ne 
peut  obliger  perfonne  à  fe  déshonorer.  Si 
tout  le  peuple  a  jugé  qu'un  homme  eft  pol- 
tron ,  le  Roi ,  malgré  toute  fa  puiiTance ,  aura 
beau  le  déclarer  brave ,  perfonne  n'en  croira 
rien  ;  &  cet  homme,  paffant  alors  pour  un 
poltron  qui  veut  être  honoré  par  force,  n'en 
fera  que  plus  méprifé.  Quant  à  ce  que  di- 
fent  les  édits ,  que  c'eft  ofFenfer  Dieu  de  fe 
H  5  bat- 


m        J-    J.    ROUSSEAU 

battre,  c'eft  un  avis  fort  pieux  fans  doute; 
mais  h  loi  civile  n'eft  point  juge  des  péchés , 
&,  toutes  les  fois  que  l'autorité  fouveraine 
voudra  s'interpofer  dans  les  conflits  de  l'hon- 
neur &  de  la  Religion  ,  elle  fera  compromi- 
fe  des  deux  côtés.  Les  mêmes  édits  ne  rai- 
fonnent  pas  mieux,  quand  ils  difent  qu'au-lieu 
de  fe  battre ,  il  faut  s'addrefTer  aux  Mare- 
chaux  :  condamner  ainli  le  combat  fans  dif- 
tinclion  ,  fans  réferve ,  c'eft  commencer  par 
juger  foi -même  ce  qu'on  renvoie  à  leur  ju- 
gement. On  fait  bien  qu'il  ne  leur  eft  pas 
permis  d'accorder  le  duel ,  même  quand 
l'honneur  outragé  n'a  plus  d'autres  reiîburces  ; 
&,  félon  les  préjugés  du  monde,  il  y  a  beau- 
coup de  femblables  cas:  car,  quant  aux  (atis- 
factions  cérémonieufes ,  dont  on  a  voulu  payer 
l'offenfé ,  ce  font  de  véritables  jeux  d'en  • 
fant. 

Qu'un  homme  ait  le  droit  d'accepter  une 
réparation  pour  lui-même  &  de  pardonner  à 
fon  ennemi ,  en  ménageant  cette  maxime 
avec  art  ,  on  la  peut  fubftituer  infenfiblement 
au  féroce  préjugé  qu'elle  attaque  ;  mais  il  n'en 

eft 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      123 

eft  pas  de  même  ,  quand  l'honneur  de  gens 
auxquels  le  nôtre  eft  lié  fe  trouve  attaqué; 
Dès-lors  il  n'y  a  plus  d'accommodement  pof- 
fible.  Si  mon  père  a  reçu  un  foufflet ,  fi 
ma  fœur ,  ma  femme ,  ou  ma  maîtreflè  eft  in- 
fultée,  conferverai-je  mon  honneur  en  faifant 
bon  marché  du  leur  ?  Il  n'y  a  ni  Maréchaux , 
ni  làtisfa&ion  qui  fuffifent ,  il  faut  que  je  les 
venge  ou  que  je  me  déshonore;  les  édits  ne 
me  laiffent  que  le  choix  du  fupplice  ou  de 
l'infamie.  Pour  citer  un  exemple  qui  fe 
rapporte  à  mon  fujet,  n'eft-ce  pas  un  concert 
bien  entendu  entre  l'efprit  de  la  Scène  &  ce- 
lui des  loix ,  qu'on  aille  applaudir  au  Théâtre 
ce  même  Cid  qu'on  iroit  voir  pendre  à  la 
Grève? 

Ainsi  l'on  a  beau  faire  ;  ni  la  raifon ,  ni 
la  vertu  ,  ni  les  loix  ne  vaincront  l'opinion 
publique ,  tant  qu'on  ne  trouvera  pas  l'art  de 
la  changer.  Encore  une  fois ,  cet  art  ne 
tient  point  à  la  violence.  Les  moyens  éta- 
blis ne  ferviroient ,  s'ils  étoient  pratiqués  9 
qu'à  punir  ks  braves  gens  &  fauver  les  lâ- 
ches ;  mais  heureufement  ils  font  trop  abfur- 

des 


124  J-     J.    ROUSSEAU 

des  pour  pouvoir  être  employés,  &  n'ont 
fervi  qu'à  faire  changer  de  nom  aux  duels. 
Comment  falloit-il  donc  s'y  prendre?  Il  fal- 
loit,  ce  me  femble,  foumettre  abfolumenc  les 
combats  particuliers  à  la  juridiction  des  Ma- 
réchaux ,  foit  pour  les  juger  ,  foit  pour  les 
prévenir ,  foit  même  pour  les  permettre. 
Non  feulement  il  falloit  leur  laiffer  le  droit 
d'accorder  le  champ  quand  ils  le  jugeroient 
à  propos  ;  mais  il  étoit  important  qu'ils  ufaf- 
fent  quelquefois  de  ce  droit ,  ne  fut  -  ce  que 
pour  ôter  au  public  une  idée  alfés  difficile  à 
détruire  &  qui  feule  annulle  toute  leur  autori- 
té, favoir  que  ,  dans  les  affaires  qui  palTent 
par  devant  eux ,  ils  jugent  moins  fur  leur 
propre  fentiment  que  fur  la  volonté  du  Prin- 
ce. Alors  il  n'y  avoit  point  de  honte  à  leur 
demander  le  combat  dans  une  occafion  nécef- 
faire;  il  n'y  en  avoit  pas  même  à  s'en  abfte- 
nir ,  quand  les  raifons  de  l'accorder  n'étoient 
pas  jugées  fuffifantes  ,*  mais  il  y  en  aura  tou- 
jours à  leur  dire  :  je  fuis  offenfé ,  faites  en 
forte  que  je  fois  difpenfé  de  me  battre. 
Par  ce  moyen ,  tous    les  appels  fecrets 

fe« 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      125 

fèroient  infailliblement  tombés  dans  le  décri, 
quand ,  l'honneur  offenfé  pouvant  fe  deffendre 
&  le  courage  fe  montrer  au  champ  d'hon* 
neur,  on  eut  très  juftement  fufpeélé  ceux 
qui  fe  fèroient  cachés  pour  fe  battre ,  & 
quand  ceux  que  la  Cour -d'honneur  eut  jugé 
s'être  mal  (n)  battus,  fèroient,  en  qualité  de 
vils  aflàffins,  reftés  fournis  aux  tribunaux  cri- 
minels. Je  conviens  que  plufleurs  duels  n'é- 
tant jugés  qu'après  coup  ,  &  d'autres  même 
étant  folemnellement  autorifés  ,  il  en  auroic 
d'abord  coûté  la  vie  à  quelques  braves  gens; 
mais  c'eut  été  pour  la  fauver  dans  la  fuite  à 
des  infinités  d'autres,  au-lieu  que,  du  fang  qui 
fe  verfe  malgré  les  édits ,  naît  une  raifon  d'en 
verfer  davantage. 

Que  feroit-il  arrivé  dans  la  fuite?  A  me- 
fure  que  la  Cour -d'honneur  auroit  acquis  de 
l'autorité  fur  l'opinion  du  peuple,  par  la  fa- 

gefTe 

(n)  Mal,  c'eft -  à  -  dire ,  non  feulement  en  lâche 
&  avec  fraude ,  mais  injuftement  &  fans  raifon  fuf- 
fïfante  ;  ce  qui  fe  fut  naturellement  préfumé  de 
toute  affaire  non  portée  au  tribunal. 


126        J.    J.     ROUSSEAU 

gefle  &  Je  poids  de  tes  décidons ,  elle  ferou 
devenue  peu  -  à  -  peu  plus  févere  ,  jufqu'à  ce 
que  les  occasions  légitimes  fe  réduifant  tout  à 
fait  à  rien ,  le  point  d'honneur  eut  changé  de 
principes,  &  que  les  duels  fuflènt  entièrement 
abolis.  On  n'a  pas  eu  tous  ces  embarras  à  la 
vérité ,  mais  aufîî  l'on  a  fait  un  établiffement 
inutile.  Si  les  duels  aujourd'hui  font  plus 
rares,  ce  n'eft  pas  qu'ils  foient  méprifés  ni 
punis  ;  c'eft  parce  que  les  mœurs  ont  chan- 
gé (o):  &  la  preuve  que  ce  changement 
vient  de  caufes  toutes  différentes  auxquelles 
le  gouvernement  n'a  point  de  part,  la  preuve 

que 

(o)  Autrefois  les  hommes  prenoient  querelle  au 
cabaret;  on  les  a  dégoûtés  de  ce  plaifir  groflier 
en  leur  faifant  bon  marché  des  autres.  Autrefois  i!s 
s'égorgeoient  pour  une  maîtrefle;  en  vivant  plus 
familièrement  avec  les  femmes,  ils  ont  trouvé  que 
ce  n'étoit  pas  la  peine  de  fe  battre  pour  elles. 
L'ivreffe  &  l'amour  ôtés ,  il  refte  peu  d'importans 
fujets  de  difpute.  Dans  le  monde  on  ne  fe  bat 
plus  que  pour  le  jeu.  Les  Militaires  ne  fe  bat- 
Sent  plus  que  pour  des  paflfe-  droits,  ou  pour  n'ê- 
tre pas  forcés  de  quitter  le  fervice.  Dans  ce  fiecle 
éclairé  chacun  fait  calculer  ,  à  un  écu  près ,  ce 
que  valent  fon  honneur  &  fa  vie. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     127 

que  l'opinion  publique  n'a  nullement  changé 
fur  ce  point,  c'eft  qu'après  tant  de  foins  mal 
entendus,  tout  Gentilhomme  qui  ne  tire  pas 
raifon  d'un  affront ,  l'épée  à  la  main,  n'eft 
pas  moins  déshonoré  qu'auparavanr. 

Une  quatrième  conféquence  de  l'objet  du 
même  établiflèment,  eft  que,  nul  homme  ne 
pouvant  vivre  civilement  fans  honneur,  tous 
les  états  où  l'on  porte  une  épée,  depuis  le 
Prince  jufqu'au  Soldat ,  &  tous  les  états  même 
où  l'on  n'en  porte  point,  doivent  reflbrtir  à 
cette  Cour  -  d'honneur  ;  les  uns ,  pour  rendre 
compte  de  leur  conduite  &  de  leurs  actions  ; 
les  autres,  de  leurs  difcours  &  de  leurs  maxi- 
mes :  tous  également  fujets  à  être  honorés  ou 
flétris  félon  la  conformité  ou  l'oppofition  de 
leur  vie  ou  de  leurs  fentimens  aux  principes 
de  l'honneur  établis  dans  la  Nation  & ,  réfor- 
més infenfiblement  par  le  Tribunal,  fur  ceux 
de  la  juftice  &  de  la  raifon.  Borner  cette 
compétence  aux  nobles  &  aux  militaires, 
c'eft  couper  les  rejetions  &  laiffer  la  racine: 
car  fi  le  point  d'honneur  fait  agir  la  No- 
bleffe,  il  fait  parler  le  peuple  j  les  uns  ne  fe 

battent 


128        J.    J.     ROUSSEAU 

battent  que  par  ce  que  les  autres  les  jugent, 
&  pour  changer  les  actions  dont  l'eftime  pu- 
blique eft  l'objet  ,  il  faut  auparavant  changer 
les  jugemens  qu'on  en  porte.  Je  fuis  con- 
vaincu qu'on  ne  viendra  jamais  à  bout  d'opé- 
rer ces  changemens  fans  y  faire  intervenir 
les  femmes  mêmes,  de  qui  dépend  en  grande 
partie  la  manière  de  penfer  des  hommes. 

De  ce  principe  il  fuit  encore  que  le  tribu- 
nal doit  être  plus  ou  moins  redouté  dans  les 
diverfes  conditions ,  à  proportion  qu'elles  ont 
plus  ou  moins  d'honneur  à  perdre,  félon  les 
idées  vulgaires  qu'il  faut  toujours  prendre  ici 
pour  règles.  Si  l'établiiTement  eft  bien  fait, 
les  Grands  &  les  Princes  doivent  trembler  au 
feul  nom  de  la  Cour- d'honneur.  Il  auroic 
fallu  qu'en  l'inftituant  on  y  eût  porté  tous  les 
démêlés  perfonnels ,  exiflans  alors  entre  les  pre- 
miers du  Royaume  ;  que  le  Tribunal  les  eût 
jugés  définitivement  autant  qu'ils  pouvoient 
l'être  par  les  feules  loix  de  l'honneur  ;  que 
ces  jugemens  eulTent  été  féveres  ;  qu'il  y  eût 
eu  des  ceflions  de  pas  &  de  rang  ,  perfon- 
nelles  &  indépendantes  du  droit  des  places, 

des 


A    M'.    D'ALEMBERT.     129 

des  interdictions  du  port  des  armes  ou  de 
paroître  devant  la  face  du  Prince ,  ou  d'au- 
tres punitions  femblables,  nulles  par  elles-mê- 
mes, grieves  par  l'opinion,  jufqu'à  l'infamie 
inclufivement  qu'on  auroit  pu  regarder  com- 
me la  peine  capitale  décernée  par  la  Cour- 
d'honneur  ;  que  toutes  ces  peines  euflênt  eii 
par  le  concours  de  l'autorité  fuprême  les  mê- 
mes effets  qu'a  naturellement  le  jugement  pu- 
blic quand  la  force  n'annulle  point  fes  déci- 
fions;  que  le  tribunal  n'eut  point  ftatué  fur 
des  bagatelles  ,  mais  qu'il  n'eut  jamais  rien 
fait  à  demi  ,•  que  le  Roi  même  y  eut  été 
cité,  quand  il  jetta  fa  canne  par  la  fenêtre, 
de  peur ,  dit-il  ,  de  frapper  un  Gentilhom  • 
me  (p);  qu'il  eut  comparu  en  aceufé  avec  fi 
partie;  qu'il  eut  été  jugé  folemnellement, 
condamné  à  faire  réparation  au  Gentilhomme, 
pour  l'affront  indirect  qu'il  lui  avoit  fait;  (!-■: 
que  le  Tribunal  lui  eut  en  même  tems  décer- 
né un  prix  d'honneur,  pour  la  modération  du 

Mo- 

(p)  M.    de    Lauzun.     Voila,    félon   moi,    cks 
coups  de  canne  bien  noblement  appliqués. 
I 


130        J.    J.    ROUSSEA  U 

Monarque  dans  la  colère.  Ce  prix,  qui  de- 
voit  être  un  ligne  très  fimple,  mais  vifible, 
porté  par  le  Roi  durant  toute  fa  vie,  lui  eut 
été,  ce  me  femble,  un  ornement  plus  hono- 
rable que  ceux  de  la  royauté ,  &  je  ne  doute 
pas  qu'il  ne  fut  devenu  le  fujet  des  chants  de 
,  plus  d'un  Poé'te.  Il  eft  certain  que,  quant  à 
l'honneur ,  les  Rois  eux  •  mêmes  font  fournis 
plus  que  perlbnne  au  jugement  du  public,  & 
peuvent  ,  par  conféquent  ,  fans  s'abbaifTer, 
comparoître  au  tribunal  qui  le  repréfcnte. 
Louis  XIV  étoit  digne  de  faire  de  ces  cho- 
fes  -  là ,  &  je  crois  qu'il  les  eût  faites ,  fi  quel- 
qu'un les  lui  eut  fuggérées. 

Avec  toutes  ces  précautions  &  d'autres 
femblables,  il  eft  fort  douteux  qu'on  eût  réuf- 
fi:  parce  qu'une  pareille  inftitution  eft  entiè- 
rement contraire  à  l'efprit  de  la  Monarchie; 
mais  il  eft  très  fur  que  pour  les  avoir  négli- 
gées, pour  avoir  voulu  mêler  la  force  &  les 
loix  dans  des  matières  de  préjugés  &  chan- 
ger le  point- d'honneur  par  la  violence,  on  a 
compromis  l'autorité  royale  &  rendu  mé- 
prifables  des  loix  qui  paflbient  leur  pouvoir. 

Ce- 


A    M'.    D'ALEMBERT.     131 

Cependant  en  quoi  confiftoit  ce  pré- 
jugé qu'il  s'agiffoit  de  détruire  ?  Dans  l'opi- 
nion la  plus  extravagante  &  la  plus  barbare 
qui  jamais  entra  dans  l'efprit  humain,  favoir, 
que  tous  les  devoirs  de  la  Société  font  fup- 
pléés  par  la  bravoure  ;  qu'un  homme  n'eft 
plus  fourbe  ,  fripon  ,  calomniateur  ,  qu'il  eft 
civil,  humain,  poli,  quand  il  fait  fe  battre; 
que  le  menfonge  fe  change  en  vérité,  que  le 
vol  devient  légitime,  la  perfidie  honnête,  l'in- 
fidélité louable,  fi-tôt  qu'on  foutient  tout  cela 
le  fer  à  la  main  ;  qu'un  affront  eft  toujours 
bien  réparé  par  un  coup  d'épée  ;  &  qu'on  n'a 
jamais  tort  avec  un  homme,  pourvu  qu'on  le 
tue.  Il  y  a  ,  je  l'avoue ,  une  autre  forte 
d'affaire  où  la  gentillette  fe  mêle  à  la  cruauté, 
&  où  l'on  ne  tue  les  gens  que  par  hazard; 
c'eft  celle  où  l'on  fe  bat  au  premier  fang. 
Au  premier  fang  !  Grand  Dieu  !  Et  qu'en 
veux- tu  faire  de  ce  fang  ,  Bête  féroce!  Le 
veux-tu  boire  ?  Le  moyen  de  fonger  à  ces 
horreurs  fins  émotion  ?  Tels  font  les  préju- 
gés que  les  Rois  de  France,  armés  de  toute 
la  force  publique,  ont  vainement  attaqués. 
I  2  L'o- 


i32        J.    J.    ROUSSEAU 

L'opinion,  reine  du  monde,  n'eft  point  fou- 
mife  au  pouvoir  des  Rois;  ils  font  eux-mê- 
mes fes  premiers  efclaves. 

Je  finis  cette  longue  digrefiïon,  qui  mal- 
heureufement  ne  fera  pas  la  dernière;  &  de 
cet  exemple,  trop  brillant  peut-être,  fi  parva 
Jicet  componert  magnis ,  je  reviens  à  des  ap- 
plications  plus   fimples.     Un   des    infaillibles 
effets  d'un  Théâtre  établi  dans  une  aufïï  pe- 
tite ville  que  la  nôtre,  fera  de  changer  nos 
maximes ,   ou  fi  l'on  veut ,   nos  préjugés  & 
nos  opinions  publiques  ;  ce  qui  changera  né- 
celfairement  nos  moeurs  contre  d'autres,  meil- 
leures   ou   pires  ,  je  n'en   dis   rien  encore, 
mais  furement  moins  convenables  à  notre  con- 
ftitution.     Je  demande  ,  Monfieur  ,  par  quel- 
les loix  efficaces  vous  remédierez  à  cela?  Si 
!e  gouvernement  peut  beaucoup  fur  les  mœurs, 
c'eft  feulement  par  fon  inftitution  primitive: 
quand  une  fois  il  les  a  déterminées,  non  feu- 
lement il  n'a  plus  le  pouvoir  de  les  changer , 
à  moins  qu'il  ne  change,  il  a  même  bien  de 
la  peine  à  les  maintenir  contre  les  accidens 
inévitables  qui  les  attaquent ,    &  contre  la 

pente 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     133 

pente  naturelle  qui  Jes  altère.  Les  opinions 
publiques  ,  quoique  û  difficiles  à  gouverner, 
font  pourtant  par  elles-mêmes  très  mobiles  & 
changeantes.  Le  hazard,  mille  caufes  fortui- 
tes, mille  circonftances  imprévues  font  ce  que 
la  force  &  la  raifon  ne  fauroient  faire  5  ou 
plutôt,  c'eft  précifément  parce  que  le  hazard 
les  dirige ,  que  la  force  n'y  peut  rien  :  com- 
me les  dés  qui  partent  de  la  main,  quelque 
impulfion  qu'on  leur  donne,  n'en  amènent  pas 
plus  aifément  le  point  qu'on  defire. 

Tout  ce  que  la  fageflè  humaine  peut  fai- 
re, eft  de  prévenir  les  changemens,  d'arrê- 
ter de  loin  tout  ce  qui  les  amené;  mais  fi -tôt 
qu'on  les  fouffre  &  qu'on  les  autorife,  on  efl 
rarement  maître  de  leurs  effets ,  &  l'on  ne 
peut  jamais  fe  répondre  de  l'être.  Comment 
donc  préviendrons  -  nous  ceux  dont  nous  au- 
rons volontairement  introduit  la  caufe  ?  A  l'i- 
mitation de  l'établifTement  dont  je  viens  de 
parler,  nous  propoferez  -  vous  d'inftituer  des 
Cenfeurs?   Nous  en  avons  déjà  (q);   &  fi 

toute 

(q)  Le  Confiftoire,  &  la  chambre  de  la  R^ 
forme.  I  3 


i34         J.    J.    ROUSSEAU 

toute  la  force  de  ce  tribunal  fuffit  à  peine 
pour  nous  maintenir  tels  que  nous  fommes; 
quand  nous  aurons  ajouté  une  nouvelle  incli- 
naifcn  à  la  pente  des  mœurs,  que  fera- 1 -il 
pour  arrêter  ce  progrès?  Il  eft  clair  qu'il  n'y 
pourra  plus  fuffire.  La  première  marque  de 
fon  impuifTance  à  prévenir  les  abus  de  la 
Comédie  ,  fera  de  la  laifler  établir.  Car  il 
eft  aifé  de  prévoir  que  ces  deux  établiflèmens 
ne  fauroient  fubfifter  long-tems  enfemble  ,  & 
que  la  Comédie  tournera  les  Cenfeurs  en  ri- 
dicule, ou  que  les  Cenfeurs  feront  chaffer  les 
Comédiens. 

Mais  il  ne  s'agit  pas  feulement  ici  de  l'in- 
fuflifance  des  loix  pour  réprimer  de  mauvai- 
fes  mœurs  ,  en  Iaiflânt  fubfi  fier  leur  caufe. 
On  trouvera ,  je  le  prévois ,  que ,  l'efprit  rem- 
pli des  abus  qu'engendre  néceffaircment  le 
Théâtre  ,  &  de  l'impoflibilité  générale  de 
prévenir  ces  abus  ,  je  ne  réponds  pas  affés 
précifément  à  l'expédient  propofé  ,  qui  eft 
d'avoir  des  Comédiens  honnêtes-gens,  c'eft-à- 
dire,  de  les  rendre  tels.  Au  fond  cette  dis- 
cuhion  particulière  n'eft  plus  fort  néceilaire: 

tout 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       135 

tout  ce  que  j'ai  dit  jufqu'ici  des  effets  de  la 
Comédie  ,  étant  indépendant  des  mœurs  des 
Comédiens,  n'en  auroit  pas  moins  lieu,  quand 
ils  auroient  bien  profité  des  leçons  que  vous 
nous  exhortez  à  leur  donner ,  &  qu'ils  de- 
viendraient par  nos  foins  autant  de  modèles 
de  vertu.  Cependant  par  égard  au  fentiment 
de  ceux  de  mes  compatriotes  qui  ne  voient 
d'autre  danger  dans  la  Comédie  que  le  mau- 
vais exemple  des  Comédiens,  je  veux  bien 
rechercher  encore ,  fi  ,  même  dans  leur  fup- 
pofition  ,  cet  expédient  eft  praticable  avec 
quelque  efpoir  de  fuccès  ,  &  s'il  doit  fuffire 
pour  les  tranquillifer. 

En  commençant  par  obferver  les  faits 
avant  de  raifonner  fur  les  caufes ,  je  vois  en 
général  que  l'état  de  Comédien  eft  un  état  de 
licence  &  de  mauvaifes  mœurs  ;  que  les  hom- 
mes y  font  livrés  au  défordre;  que  les  fem- 
mes y  mènent  une  vie  fcandaleufe;  que  les 
uns  &  les  autres,  avares  &  prodigues  tout  à 
la  fois ,  toujours  accablés  de  dettes  &  tou- 
jours verfant  l'argent  à  pleines  mains,  font 
aufïl  peu  retenus  fur  leurs  dilîipations,  que 
I  4  peu 


136         J.    J.     ROUSSEAU 

peu  fcrupuleux  fur  les  moyens  d'y  pourvoir. 
Je  vois  encore  que,  par  tout  pays,  leur  pro- 
feiïîon  eft  déshonorante,  que  ceux  qui  l'exer- 
cent ,  excommuniés  ou  non,  font  par-touc 
raéprifés  (r),  &  qu'à  Paris  même,  où  ils 
ont  plus  de  confidération  &  une  meilleure 
conduite  que  par- tout  ailleurs,  un  Bourgeois 
craindroit  de  fréquenter  ces  mêmes  Comédiens 
qu'on  voit  tous  les  jours  à  la  table  des  Grands. 
Une  troifieme  obfervation,  non  moins  impor- 
tante, efl  que  ce  dédain  eft  plus  fort  par-touc 
où  les  mœurs  font  plus  pures ,  &  qu'il  y  a 
des  pays  d'innocence  &  de  fi mplicité  où  le 
métier  de  Comédien  eft  prefque  en  horreur. 
Voila  des  faits  incontcdables.  Vous  me  direz 
qu'il  n'en  réfulte  que  des  préjugés.  J'en  con- 
viens: mais  ces  préjugés  étant  univerfels,    il 

faut 
(r)  Si  les  Anglais  ont  inhumé  la  célèbre  Old- 
field  à  côté  de  leurs  Rois,  ce  n'étoit  pas  fon  mé- 
tier  ,  mais  fon  talent  qu'ils  vouloient  honorer. 
Chés  eux  les  grands  talens  annobliflent  dans  les 
moindres  états;  les  petits  aviliiTent  dans  les  plus 
illuftres.  Et  quant  à  la  profeffion  des  Comédiens, 
les  mauvais  &  les  médiocres  font  méprifés  à  Lon- 
dres, autant  ou  plus  que   par -tout  ailleurs. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      I37 

faut  leur  chercher  une  caufe  nniverfelle ,  & 
je  ne  vois  pas  qu'on  la  puifle  trouver  ail- 
leurs que  dans  la  profeflion  même  à  laquelle 
ils  fe  rapportent.  A  cela  vous  répondez  que 
les  Comédiens  ne  fe  rendent  méprifables  que 
parce  qu'on  les  méprife;  mais  pourquoi  les 
eut -on  méprifés  s'ils  n'euffent  été  méprifa- 
bles? Pourquoi  penferoit-on  plus  mal  de  leur 
état  que  des  autres,  s'il  n'a  voit  rien  qui  l'en 
diftingât?  Voila  ce  qu'il  faudroit  examiner, 
peut -être,  avant  de  les  juftifier  aux  dépens 
du  public. 

Je  pourrois  imputer  ces  préjugés  aux  dé- 
clamations des  Prêtres  ,  fi  je  ne  les  trouvois 
établis  chez  les  Romains  avant  la  naiffance 
du  Chriftianifme ,  & ,  non  feulement  courans 
vaguement  dans  l'efprit  du  peuple  ,  mais  au- 
torifés  par  des  loix  expreifes  qui  déclaroient 
les  A6leurs  infâmes ,  leur  ôtoient  le  titre  <Sc 
les  droits  de  Citoyens  Romains,  &  mettaient 
les  Actrices  au  rang  des  proftituées.  Ici  tou- 
te autre  raifon  manque,  hors  celle  qui  fe  ti- 
re de  la  nature  de  la  chofe.  Les  Prêtres 
payens  &  Iqs  dévots ,  plus  favorables  que 
I  5  con- 


138        J.     J.    ROUSSEAU 

contraires  à  des  Spe&acles  qui  faifoient  partie 
des  jeux  confacrés  à  la  Religion  (  s  )  ,  n'a- 
voient  aucun  intérêt  à  les  décrier ,  &  ne  les 
décrioient  pas  en  effet.  Cependant,  on  pou- 
voit  dès-lors  fe  récrier,  comme  vous  faites, 
fur  l'inconféquence  de  déshonorer  des  gens 
qu'on  protège ,  qu'on  paie  ,  qu'on  penlionne  ; 
ce  qui  ,  à  vrai  dire  ,  ne  me  paroît  pas  fi 
étrange  qu'à  vous:  car  il  eft  à  propos  quel- 
quefois que  l'Etat  encourage  &  protège  des 
profefîions  déshonorantes,  mais  utiles,  fans 
que  ceux  qui  les  exercent  en  doivent  être  plus 
confidérés  pour  cela. 

J'ai  lu  quelque  part  que  ces  flétrifTures 
ctoient  moins  impofées  à  de  vrais  Comédiens 
qu'à  des  Hiftrions  &  Farceurs  qui  fouilloienc 
leurs  jeux  d'indécence  &  d'obfcénités  ;  mais 
cette  diftin&ion  eft  infoutenable:  car  les  mots 
de  Comédien  &  d'Hiftrion  étoient  parfaite- 
ment 

(s)  Tite  Iive  dit  que  les  jeux  fcéniques  furent 
introduits  à  Rome  l'an  390.  à  l'occafion  d'une 
pelle  qu'il  s.'agilïbit  d'y  faire  ceffer.  Aujourd'hui 
l'on  fermeroit  les  Théâtres  pour  le  même  fujet  & 
Mûrement  cela  feroit  plus  raifonniible. 


A    Mr.    D'A  L  E  M  B  E  R  T.     139 

ment  fynonimes ,  &  n'avoient  d'autre  diffé- 
rence ,  finon  que  l'un  étoit  Grec  &  l'autre 
Etrufque.  Ciceron,  dans  le  livre  de  l'Orateur, 
appelle  Hiftrions  les  deux  plus  grands  Acteurs 
qu'ait  jamais  eu  Rome ,  Efope  &  Rofcius  ; 
dans  fon  plaidoyé  pour  ce  dernier  ,  il  plaint 
un  fi  honnête  -  homme  d'exercer  un  métier  fi 
peu  honnête.  Loin  de  diftinguer  entre  les  Co- 
médiens ,  Hiflrions  &  Farceurs ,  ni  entre  les 
A6teurs  des  Tragédies  &  ceux  des  Comé- 
dies ,  la  loi  couvre  indiflinclement  du  même 
opprobre  tous  ceux  qui  montent  fur  le  Théâ- 
tre. Onifquis  in  Scenam  prodiefit,  ait  Prœtor, 
infamis  efi.  Il  efl  vrai ,  feulement ,  que  cet 
opprobre  tomboit  moins  fur  la  repréfentation 
même ,  que  fur  l'état  où  l'on  en  faifoit  mé- 
tier :  puifque  la  Jeuneflè  de  Rome  repréfen- 
toit  publiquement,  à  la  fin  des  grandes  Pie- 
ces  ,  les  Attellanes  ou  Exodes,  fans  déshon- 
neur. A  cela  près ,  on  voit  dans  mille  en- 
droits que  tous  les  Comédiens  indifféremment 
étoient  efclaves,  &  traités  comme  tels,  quand 
le  public  n'étoit  pas  content  d'eux. 

Je  ne  fâche  qu'un    fcul  Peuple  qui  n'ait 

pas 


HO         J.    J.    ROUSSEAU 

pas  eu  là-deflus  les  maximes  de  tous  les  au- 
tres,  ce  font  les  Grecs.  Il  efl  certain  que, 
chés  eux,  la  profeffion  du  Théâtre  étoit  ii 
peu  déshonnête  que  la  Grèce  fournit  des 
exemples  d'Acteurs  chargés  de  certaines  fonc- 
tions publiques ,  foit  dans  l'Etat ,  foit  en  Am- 
baffades.  Mais  on  pourroit  trouver  aifément 
les  raifons  de  cette  exception.  i°.  La  Tra- 
gédie ayant  été  inventée  chés  les  Grecs, 
aufîi  bien  que  la  Comédie  ,  ils  ne  pouvoient 
jetter  d'avance  une  impreiîion  de  mépris  fur 
un  état  dont  on  ne  connoiiToit  pas  encore 
les  effets;  &,  quand  on  commença  de  les 
connoître,  l'opinion  publique  avoit  déjà  pris 
fbn  pli.  2°.  Comme  la  Tragédie  avoit  quel- 
que chofe  de  facré  dans  fon  origine,  d'abord 
lès  Acteurs  furent  plutôt  regardés  comme  des 
Prêtres  que  comme  des  Baladins.  30.  Tous 
les  fujets  des  Pièces  n'étant  tirés  que  des  an- 
tiquités nationales  dont  les  Grecs  étoient 
idolâtres ,  ils  voy oient  dans  ces  mêmes  Ac- 
teurs ,  moins  des  gens  qui  jouoient  des  fa- 
bles ,  que  des  Citoyens   inftruits    qui    repré- 

fentoient  aux.  yeux  de  leurs  compatriotes  l'hif- 

toire 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     141 

toire  de  leur  pays.    40.  Ce  Peuple ,  enthou- 
fiafte  de    fa  liberté    jufqu'à    croire  que  les 
Grecs  e'toient  les  feuls  hommes  libres  par  na- 
ture ,  fe  rappelloit  avec  un  vif  fentiment  de 
plaifir  fes  anciens   malheurs  &  les  crimes  de 
fes   Maîtres.    Ces  grands    tableaux   l'inftrui- 
foient  fans  cefîè,    &  il  ne  pouvoit  fe  défen- 
dre d'un  peu  de  refpect  pour  les  organes  de 
cette   inftruction.     50.  La  Tragédie    n'étant 
d'abord  jouée  que  par  des  hommes ,    on  ne 
voyoit  point,  fur  leur  Théâtre,  ce  mélange 
fcandaleux  d'hommes  &  de   femmes  qui  fait 
des    nôtres    autant    d'écoles    de    mauvaifes 
mœurs.    (5°.  Enfin  leurs  Spectacles  n'avoient 
rien  de  la  mefquinerie  de  ceux  d'aujourd'hui. 
Leurs    Théâtres    n'étoient   point    élevés   par 
l'intérêt  &  par  l'avarice  ;  ils  n'étoient  point 
renfermés  dans  d'obfcures  prifons  ;  leurs  Ac- 
teurs  n'avoient  pas  befoin  de  mettre  à  con- 
tribution les  Spectateurs ,   ni  de  compter  du 
coin   de  l'œil   les  gens  qu'ils  voyoient  paffer 
la  porte,  pour  être  fûrs  de  leur  fouper. 

Ces  grands  &  fuperbes  Spectacles  donnés 
fous  le  Ciel ,  à  la  face  de  toute  une  nation  , 

n'of- 


142         J.     J.    ROUSSEAU 

n'offroient  de  toutes  parts  que  des  combats, 
des  victoires ,  des  prix  ,  des  objets  capables 
d'infpirer  aux  Grecs  une  ardente  émulation , 
&  d'échauffer  leurs  cœurs  de  fentimens 
d'honneur  &  de  gloire.  C'efl  au  milieu  de 
cet  impofant  appareil ,  û  propre  à  élever  & 
remuer  l'ame ,  que  les  Acteurs ,  animés  du 
même  zèle,  partageoient ,  félon  leurs  talens, 
les  honneurs  rendus  aux  vainqueurs  des  jeux, 
fouvent  aux  premiers  hommes  de  la  nation. 
Je  ne  fuis  pas  furpris  que ,  loin  de  les  avilir , 
jeur  métier  ,  exercé  de  cette  manière ,  leur 
donnât  cette  fierté  de  courage  &  ce  noble 
défintéreffement  qui  fembloit  quelquefois  éle- 
ver l'Acteur  à  fon  perfonnage.  Avec  tout 
cela,  jamais  la  Grèce,  excepté  Sparte,  ne  fut 
citée  en  exemple  de  bonnes  mœurs  ;  &  Spar- 
te ,  qui  ne  fouffroit  point  de  Théâtre  ,  n'a- 
voit  garde  d'honorer  ceux  qui  s'y  mon- 
trent. 

Revenons  aux  Romains  qui,  loin  de 
fuivre  à  cet  égard  l'exemple  des  Grecs ,  en 
donnèrent  un  tout  contraire.  Quand  leurs 
loix  déclaroient  les  Comédiens  infâmes,  étoit- 

co 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     143 

ce  dans  le  deffein  d'en  déshonorer  la  profef- 
fion?  Quelle  eut  été  l'utilité  d'une  difpofition 
fi  cruelle?  Elles  ne  la  déshonoroient  point, 
elles  rendoient  feulement  authentique  le  dés- 
honneur qui  en  eft  inféparable:  car  jamais  les 
bonnes  loix  ne  changent  la  nature  des  cho- 
fes,  elles  ne  font  que  la  fuivre,  &  celles-là 
feules  font  obfervées.  Il  ne  s'agit  donc  pas 
de  crier  d'abord  contre  les  préjugés  ;  mais  de 
favoir  premièrement  fi  ce  ne  font  que  des 
préjugés;  fi  la  profeffion  de  Comédien  n'eft 
point,  en  effet,  déshonorante  en  elle-même: 
car ,  fi  par  malheur  elle  l'eft ,  nous  aurons 
beau  ftatuer  qu'elle  ne  l'eft  pas ,  au  -  lieu  de 
la  réhabiliter ,  nous  ne  ferons  que  nous  avilir 
nous  -  mêmes. 

Qu'e s t - c e  que  le  talent  du  Comédien  ? 
L'art  de  fe  contrefaire  ,  de  revêtir  un  autre 
caractère  que  le  fien,  de  paroître  différent  de 
ce  qu'on  eft,  de  fe  pafîionner  de  fang-froid, 
de  dire  autre  chofe  que  ce  qu'on  penfe  aufïi 
naturellement  que  fi  l'on  le  penfoit  réelle- 
ment, &  d'oublier  enfin  fa  propre  place  à 
force  de  prendre  celle   d'autrui.      Qu'eft-ce 

que 


144        J-    J    ROUSSEAU 

que.  la  profeflion  du  Comédien  ?  Un  métier 
par  lequel  il  fe  donne  en  repréfentation  pour 
de  l'argent,  fe  foumet  à  l'ignominie  &  aux 
affronts  qu'on  achette  le  droit  de  lui  faire, 
&  met  publiquement  fa  perfonne  en  vente. 
J'adjure  tout  homme  fincere  de  dire  s'il  ne 
fent  pas  au  fond  de  fon  arae  qu'il  y  a  dans 
ce  trafic  de  foi -même  quelque  chofe  de  fer<- 
vile  &  de  bas.  Vous  autres  philofophes ,  qui 
vous  prétendez  fi  fort  au  defTus  des  préju- 
gés ,  ne  mourriez- vous  pas  tous  de  honte  fi, 
lâchement  traveftis  en  Rois,  il  vous  falloit 
aller  faire  aux  yeux  du  public  un  rôle  diffé- 
rent du  vôtre  ,  &  expofer  vos  Maj  elles  aux 
huées  de  la  populace  ?  Quel  eft  donc  ,  au 
fond  ,  l'efprit  que  le  Comédien  reçoit  de  fon 
état  ?  Un  mélange  de  baffciTe ,  de  fauffeté , 
de  ridicule  orgueil,  &  d'indigne  avililTement, 
qui  le  rend  propre  à  toutes  fortes  de  perfon- 
nages ,  hors  le  plus  noble  de  tous ,  celui 
d'homme  qu'il  abandonne. 

Je  fais  que  le  jeu  du  Comédien  n'eft  pas 
celui  d'un  fourbe  qui  veut  en  impofer  ,  qu'il 
ne  précend   pas   qu'on  le   prenne    en  effet 

pour 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      j4S 

pour  la  perfonne  qu'il  repréfente ,  ni  qu'on 
le  croie  affecté  des  paffions  qu'il  imite ,  & 
qu'en  donnant  cette  imitation  pour  ce  qu'elle 
effc  ,  il  la  rend  tout  à  fait  innocente.  Aufïî 
ne  l'accufé-je  pas  d'être  précifément  un  trom- 
peur ,  mais  de  cultiver  pour  tout  métier  le 
talent  de  tromper  Jes  hommes ,  &  de  s'exer- 
cer à  des  habitudes  qui ,  ne  pouvant  être  in- 
nocentes qu'au  Théâtre,  ne  fervent  par -tout 
ailleurs  qu'à  mal  faire.  Ces  hommes  fi  bien 
parés ,  fi  bien  exercés  au  ton  de  la  galante- 
rie &  aux  accens  de  la  paflion  ,  n'abuferont- 
ils  jamais  de  cet  art  pour  féduire  de  jeunes 
perfonnes  ?  Ces  valets  filous,  fi  fubtils  de  la 
langue  &  de  la  main  fur  la  Scène  ,  dans  les 
befoins  d'un  métier  plus  dilpendieux  que  lu- 
cratif, n'auront -ils  jamais  de  diffractions 
utiles  ?  Ne  prendront -ils  jamais  la  bourfè 
d'un  fils  prodigue  ou  d'un  père  avare  pour 
celle  de  Léandre  ou  d'Argan  ?  Par  -  tout  la 
tentation  de  mal  faire  augmente  avec  la  faci- 
lité; &  il  faut  que  les  Comédiens  foient  plus 
vertueux  que  les  autres  hommes,  s'ils  ne  font 
pas  plus  corrompus. 

K  L'O- 


145        J.    J.    ROUSSEAU 

L'Orateur,  le  Prédicateur,  pourra-t-on 
me  dire  encore ,  paient  de  leur  perfonne 
ainfi  que  le  Comédien.  La  différence  eft 
très  grande.  Quand  l'Orateur  fe  montre, 
c'eft  pour  parler  &  non  pour  fe  donner  en 
fpectacle  :  il  ne  repréfente  que  lui  -  même  ,  il 
ne  fait  que  fon  propre  rôle,  ne  parle  qu'en 
fon  propre  nom,  ne  dit  ou  ne  doit  dire  que 
ce  qu'il  penfe;  l'homme  &  le  perfonnage 
étant  le  même  être ,  il  eft  à  fa  place;  il  eft 
dans  le  cas  de  tout  autre  Citoyen  qui  rem- 
plit les  fonctions  de  fon  état.  Mais  un  Co- 
médien fur  la  Scène ,  étalant  d'autres  fenti- 
mens  que  les  liens ,  ne  difant  que  ce  qu'on 
lui  fait  dire,  repréfentant  fouvent  un  être  chi- 
mérique ,  s'anéantit ,  pour  ainfi  dire  ,  s'annule 
avec  fon  héros  ;  &  dans  cet  oubli  de  l'hom- 
me ,  s'il  en  refte  quelque  chofe  ,  c'eft  pour 
être  le  jouet  des  Speclatenrs.  Que  dirai -je 
de  ceux  qui  femblent  avoir  peur  de  valoir 
trop  par  eux-mêmes,  &  fe  dégradent  jufqu'â 
repréfenter  des  perfbnnages  auxquels  ils  fe- 
roient  bien  fâchés  de  refTembler  ?  C'eft  un 
grand  mal,  fans  doute,  de  voir  tant  de  fcé- 

lérats 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     i47 

lérats  dans  le  monde  faire  des  rôles  d'honnê- 
tes-gens;  mais  y  a-t-il  rien  de  plus  odieux  > 
de  plus  choquant,  de  plus  lâche  ,  qu'un  hon- 
nête homme  à  la  Comédie  faifant  le  rôle 
d'un  fcélérat ,  &  déployant  tout  fon  talenï 
pour  faire  valoir  de  criminelles  maximes, 
dont  lui  -  même  eft  pénétré  d'horreur  ? 

Si  l'on  ne  voit  en  tout  ceci  qu'une  profef- 
fion  peu  honnête  ,  on  doit  voir  encore  une 
fource  de  mauvaifes  mœurs  dans  le  défordre 
des  Aclrices ,  qui  force  &  entraîne  celui  des 
A&eurs.  Mais  pourquoi  ce  défordre  eft -il 
inévitable  ?  Ah  ,  pourquoi  !  Dans  tout  autre 
tems  on  n'auroit  pas  befoin  de  le  demander; 
mais  dans  ce  fiecle  où  régnent  fi  fièrement 
les  préjugés  &  l'erreur  fous  le  nom  de  phi- 
lofophie  ,  les  hommes,  abrutis  par  leur  vain 
favoir ,  ont  fermé  leur  efprit  à  la  voix  de  la 
raifbn,  &  leur  cœur  à  celle  de  la  nature. 

Dans  tout  état ,  dans  tout  pays ,  dans 
toute  condition,  les  deux  fexes  ont  entr'eux 
une  liaifon  fi  forte  &  fi  naturelle  que  les 
mœurs  de  l'un  décident  toujours  de  celles  de 
l'autre.     Non  que  ces  mœurs  foient  toujours 

K  2  les 


148  J.     J-    ROUSSEAU 

les  mêmes ,  mais  elles  ont  toujours  le  même 
degré  de  bonté,  modifié  dans  chaque  fexe  par 
les  penchans  qui  lui  font  propres.  Les  An- 
gloifes  font  douces  &  timides.  Les  Anglois 
font  durs  &  féroces.  D'où  vient  cette  appa- 
rente oppofition  ?  De  ce  que  le  caractère  de 
chaque  fexe  eft  ainfi  renforcé ,  &  que  c'eft 
aufli  le  caractère  nationnal  de  porter  tout  à 
l'extrême.  A  cela  près ,  tout  eft  femblable. 
Les  deux  fexes  aiment  à  vivre  à  part  ;  tous 
deux  font  cas  des  plaifirs  de  la  table  ;  tous 
deux  fe  raflèmblent  pour  boire  après  le  repas, 
les  hommes  du  vin,  les  femmes  du  thé; 
tous  deux  fe  livrent  au  jeu  fans  fureur  & 
s'en  font  un  métier  plutôt  qu'une  paillon; 
tous  deux  ont  un  grand  refpect  pour  les  cho- 
fes  honnêtes  ;  tous  deux  aiment  la  patrie  & 
les  loix  ;  tous  deux  honorent  la  foi  conjuga. 
le,  &,  s'ils  la  violent,  ils  ne  fe  font  point  un 
honneur  de  la  violer  ;  la  paix  domeftique  plait 
à  tous  deux;  tous  deux  font  filencieux  &  ta- 
citurnes; tous  deux  difficiles  à  émouvoir;  tous 
deux  emportés  dans  leurs  pallions;  pour  tous 
deux  l'amour  eft  terrible  &  tragique,  il  déci- 
de 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     149 

de  du  fort  de  leurs  jours  ,  il  ne  s'agit  pas  de 
moins  ,  dit  Murait ,  que  d'y  laifTer  la  raifon 
ou  la  vie  ;  enfin  tous  deux  fe  plaifent  à  la 
campagne  ,  &  les  Dames  Angloifes  errent 
auffi  volontiers,  dans  leurs  parcs  folitaires, 
qu'elles  vont  fe  montrer  à  Vauxhall.  De  ce 
goût  commun  pour  la  folitude ,  naît  auffi  ce- 
lui des  lectures  contemplatives  &  des  Romans 
dont  l'Angleterre  effc  inondée  (t).  Ainfî 
tous  deux,  plus  recueillis  avec  eux-mêmes,  fe 
livrent  moins  à  des  imitations  frivoles,  pren- 
nent mieux  le  goût  des  vrais  plaifirs  de  la 
vie ,  &  fongent  moins  à  paraître  heureux 
qu'à  l'être. 

J'ai  cité  ks  Anglois  par  préférence,  par- 
ce qu'ils  font,  de  toutes  les  nations  du  mon- 
de, celle  où  les  mœurs  des  deux  fexes  paroif- 
fent  d'abord  le  plus  contraires.  De  leur  rap- 
port dans  ce  pays -là  nous  pouvons  conclurre 
pour  ks  autres.     Toute  la  différence  confjfte 

en 

(t)  Ils  y  font,  comme  les  hommes  ,  fublimes 
ou  déteftables.  On  n'a  jamais  fait  encore  en  quel- 
que langue  que  ce  foit,  de  Roman  égal  à  ClariJJ'ci 
ni  même  approchant. 

K  ? 


i5o  J.    J.    ROUSSEAU 

en  ce  que  la  vie  des  femmes  eft  un  dévelop- 
pement  continuel    de  leurs   mœurs ,    au  -  lieu 
que    celle    des   hommes   s'effacant    davantage 
dans  l'uniformité  des  affaires,  il  faut  attendre 
pour  en  juger  ,   de  les  voir  dans  les  plailirs. 
Voulez- vous    donc   connoître    les   hommes? 
Etudiez  les  femmes.     Cette  maxime  eft  géné- 
rale ,   &  jufques-là  tout  le  monde  fera  d'ac- 
cord  avec   moi.    Mais  fi  j'ajoute  qu'il  n'y  a 
point  de  bonnes  mœurs  pour  les  femmes  hors 
d'une  vie  retirée  &  domeftique;  fi  je  dis  que 
les  paifibles  foins  de  la  famille  &  du  ménage 
font  leur  partage  ,   que  la  dignité  de  leur  fe- 
xe  efl;   dans  fa  modeftie ,   que  la  honte  &  la, 
pudeur  font  en  elles  inféparables  de  l'honnê- 
teté, que  rechercher  les  regards  des  hommes 
e'eft  déjà  s'en  lauTer  corrompre,  &  que  toute 
femme  qui  fe  montre   fe  déshonore  :    à  fin- 
fiant  va  s'élever  contre  moi  cette  philofophie 
çl'un  jour  qui  naît  &  meurt  dans  le  coin  d'u- 
ne grande    ville ,   &   veut  étouffer  de  là  le 
cri  de  la  Nature  &  la  voix  unanime  du  gen- 
re humain. 
Préjugés  populaires!  me  crie- 1- on.  Petites 

erreurs 


A    Mr.     D'ALEMBERT.     151 

erreurs  de  l'enfance  !  Tromperie  des  loix  &  de 
leducation  !  La  pudeur  n'eft  rien.  Elle  n'eft 
qu'une  invention  des  loix  fociales  pour  mettre 
à  couvert  les  droits  des  pères  &  des  époux, 
&  maintenir  quelque  ordre  dans  les  familles. 
Pourquoi  rougirions-nous  des  befoins  que  nous 
donna  la  Nature"?  Pourquoi  trouverions -nous 
un  motif  de  honte  dans  un  acte  auffi  indiffé- 
rent en  foi,  &  auffi  utile  dans  fes  effets  que 
celui  qui  concourt  à  perpétuer  l'efpece  ?  Pour- 
quoi, les  defirs  étant  égaux  des  deux  parts, 
les  démonflrations  en  feraient  elles  différen- 
tes ?  Pourquoi  l'un  des  fexes  fe  refuferoit  -  il 
plus  que  l'autre  aux  penchans  qui  leur  font 
communs?  Pourquoi  l'homme  auroit-il  fur  ce 
point  d'autres  loix  que  les  animaux? 

Ces  pourquoi,  dit  le  Dieu,  11c  finiraient  jamais. 

Mais  ce  n'eft  pas  à  l'homme  ,  c'eft  a  fort 
Auteur  qu'il  les  faut  addreffer.  N'eft -il  pas 
plaifant  qu'il  faille  dire  pourquoi  j'ai  honte 
d'un  fentiment  naturel ,  fi  cette  honte  ne 
m'eft  pas  moins  naturelle  que  ce  fentiment 
même?  Autanc  vaudrait  me  demander  auffi 
K  4  pour- 


i5s  J.    J.    ROUSSEAU 

pourquoi  j'ai  ce  fentiment.  Eft-ce  à  moi  de 
rendre  compte  de  ce  qu'a  fait  la  Nature?  Par 
cette  manière  de  raifonner ,  ceux  qui  ne 
voient  pas  pourquoi  l'homme  eft  exiftant, 
devraient  nier  qu'il  exifte. 

J'ai  peur  que  ces  grands  fcrutateurs  des 
confeils  de  Dieu  n'aient  un  peu  légèrement 
pefé  Tes  raifons.  Moi  qui  ne  me  pique  pas 
de  les  -connoître,  j'en  crois  voir  qui  leur  ont 
échappé.  Quoiqu'ils  en  difent  ,  ia  honte  qui 
voile  aux  yeux  d'autrui  les  plaifirs  de  l'amour % 
elt  quelque  chofe.  Elle  eft  la  fauvegarde 
commune  que  la  Nature  a  donnée  aux  deux 
fexes ,  dans  un  état  de  fbiblefTe  &  d'oubli 
d'eux-mêmes  qui  les  livre  à  la  merci  du  pre- 
mier venu  ;  c'eft  ainfi  qu'elle  couvre  leur  fom- 
meil  des  ombres  de  la  nuit ,  afin  que  durant 
ce  tems  de  ténèbres  ils  foient  moins  cxpofés 
aux  attaques  les  uns  des  autres  ;  c'eft  ainli 
qu'elle  fait  chercher  à  tout  animal  fouffrant  la 
retraite  &  les  lieux  déferts  ,  afin  qu'il  fouffre 
&  meure  en  paix,  hors  des  atteintes  qu'il  ne 
peut  plus  repoufkr. 

A  l'égard  de  la  pudeur  du  fexe  en  parti- 

eu- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     153 

ailier,  quelle  arme  plus  douce  eut  pu  donner 
cette  même  Nature  à  celui  qu'elle  deftinoit  à 
fe  défendre  ?  Les  ddïrs  font  égaux  !  Qu'eft- 
ce  à  dire?  Y  a-t-il  de  part  &  d'autre  mêmes 
facultés  de  les  fatisfaire  ?  Que  deviendrait 
l'efpece  humaine,  fi  l'ordre  de  l'attaque  &  de 
la  défenfe  étoit  changé  ?  L'aflaillant  choifl- 
roit  au  hazard  des  tems  où  la  victoire  feroit 
impoflîble;  l'afTailli  feroit  laifTé  en  paix,  quand 
il  auroit  befoin  de  fe  rendre ,  &  pourfuivi 
fans  relâche  ,  quand  il  feroit  trop  foible  pour 
fuccomber  ;  enfin  le  pouvoir  &  la  volonté 
toujours  en  difcorde  ne  lahTant  jamais  parta- 
ger les  defirs ,  l'amour  ne  feroit  plus  le  fou- 
tien  de  la  Nature  ,  il  en  feroit  le  deilructeur 
&  le  fléau. 

Si  les  deux  fexes  avoient  également  fait  & 
reçu  les  avances  ,  la  vaine  importunité  n'eut 
point  été  fauvée  ;  des  feux  toujours  languis- 
fans  dans  une  ennuyeufe  liberté  ne  fe  fuiTent 
jamais  irrités,  le  plus  doux  de  tous  les  fenti- 
mens  eut  à  peine  effleuré  le  cœur  humain ,  & 
fon  objet  eut  été  mal  rempli.  L'obftacle  ap- 
parent qui  femble  éloigner  cet  objet  ,  eft.  au 
K  5  fond 


154  J-    J.    ROUSSEAU 

fond  ce  qui  le  rapproche.  Les  defirs  voilés 
par  la  honte  n'en  deviennent  que  plus  fédui- 
fans;  en  les  gênant  la  pudeur  les  enflamme: 
fes  craintes,  fes  détours  ,  fes  réferves,  fes  ti- 
mides aveux  ,  fa  tendre  &  naïve  fineffe ,  di- 
fênt  mieux  ce  qu'elle  croit  taire  que  la  pas- 
fion  ne  l'eût  dit  fans  elle  :  c'efl:  elle  qui  don- 
ne du  prix  aux  faveurs  &  de  la  douceur  aux 
refus.  Le  véritable  amour  poflede  en  effet  ce 
que  la  feule  pudeur  lui  difpute  ;  ce  mélange 
de  foiblefîe  &  de  modeftie  le  rend  plus  tou- 
chant &  plus  tendre  ;  moins  il  obtient ,  plus 
la  valeur  de  ce  qu'il  obtient  en  augmente,  & 
c'eft  ainfl  qu'il  jouit  à  la  fois  de  fes  priva* 
tions  &  de  fes  plailirs. 

Pourquoi,  difent-ils  ,  ce  qui  n'eft  pas 
honteux  à  l'homme,  le  feroit-il  à  la  femme? 
Pourquoi  l'un  des  fexes  fe  feroit-il  un  crime 
de  ce  que  l'autre  fe  croit  permis?  Comme  fi 
les  conféquences  étoient  les  mêmes  des  deux 
côtés  !  Comme  fi  tous  les  aufteres  devoirs  de 
la  femme  ne  dérivoient  pas  de  cela  feul 
qu'un  enfant  doit  avoir  un  père.  Quand  ces 
importantes  confidérations  nous  manqueraient, 

nous 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      155 

nous  aurions  toujours  la  même  réponfe  à  fai- 
re ,  &  toujours  elle  feroit  fans  réplique.  Ain- 
fi  Ta  voulu  la  Nature ,  c'eft  un  crime  d'étouf- 
fer fa  voix.  L'homme  peut  être  audacieux, 
telle  eft  fa  deftination  (v)  :   il  faut  bien  que 

quel- 

(v)  Diftingons  cette  audace  de  l'infolcnce  & 
de  la  brutalité  ;  car  rien  ne  part  de  fentimens 
plus  oppofés  ,  &  n'a  d'effets  plus  contraires.  Je 
fuppofe  l'amour  innocent  &  libre,  ne  recevant  de 
loix  que  de  lui  -  même  ;  c'eft  à  lui  feul  qu'il  ap- 
partient de  préfider  à  fes  mifteres  ,  &  de  former 
l'union  des  perfonnes  ,  ainfi  que  celle  des  cœurs. 
Qu'un  homme  infulte  à  la  pudeur  du  fexe,  &  at- 
tente avec  violence  aux  charmes  d'un  jeune  objet 
qui  ne  fent  rien  pour  lui  ;  fa  grofîîereté  n'eft 
point  paffionnée,  elle  eft  outrageante;  elle  annonce 
une  ame  fans  mœurs,  fans  délicateffe,  incapable  à 
la  fois  d'amour  &  d'honnêteté.  Le  plus  grand 
prix  des  plaifirs  eft  dans  le  cœur  qui  les  donne  : 
un  véritable  amant  ne  trouverait  que  douleur,  ra- 
ge ,  &  défefpoir  dans  la  poffeffion  même  de  ce 
qu'il  aime,   s'il  croyoit  n'en  point   être   aimé. 

Vouloir  contenter  infolemment  fes  defirs  fans 
l'aveu  de  celle  qui  les  fait  naître ,  eft  l'audace 
d'un  Satire  ;  celle  d'un  homme  eft  de  favoir  les 
témoigner  fans  déplaire,  de  les  rendre  intéreffans, 
de  faire  en  forte  qu'on  les  partage  ,  d'aifervir  les 
fentimens  avant   d'attaquer  la  perfonne.      Ce    n'eft 

pas 


i56        J.     J.    ROUSSEAU 

quelqu'un  fe  déclare.  Mais  toute  femme  fans 
pudeur  effc  coupable ,  &  dépravée  ;  parce 
qu'elle  foule  aux  pieds  un  fentiment  naturel  à 
fon  fexe. 

Comment  peut -on  difputer  la  vérité  de 
ce  fentiment?  Toute  la  terre  n'en  rendît -elle 
pas  l'éclatant  témoignage  ,  la  feule  comparai- 
fon  des  fexes  fuffiroic  pour  la  conftater. 
N'eft-ce  pas  la  Nature  qui  pare  les  jeunes 
perfonnes  de  ces  traits  fi  doux  qu'un  peu  de 
honte  rend  plus  touchans  encore?  N'eft-ce 
pas  elle  qui  met  dans  leurs  yeux  ce  regard 

timi- 

pas  encore  aflës  d'être  aimé  ,  les  defirs  partagés 
ne  donnent  pas  feuls  le  droit  de  les  fatisfaire  ;  il 
faut  de  plus  le  confentement  de  la  volonté.  Le 
cœur  accorde  en  vain  ce  que  la  volonté  refufe. 
L'honnête  homme  &  l'amant  s'en  abflient ,  même 
quand  il  pourroit  l'obtenir.  Arracher  ce  confen- 
tement tacite,  c'efl:  ufer  de  toute  la  violence  per- 
mife  en  amour.  Le  lire  dans  les  yeux  ,  le  voir 
dans  les  manières  malgré  le  refus  de  la  bouche, 
c'efl:  l'art  de  celui  qui  fait  aimer  ;  s'il  achevé 
alors  d'être  heureux,  il  n'efl:  point  brutal  ,  il  efl: 
honnête;  il  n'outrage  point  la  pudeur  ,  il  la  ref- 
pefte,  il  la  fert;  il  lui  laiiTe  l'honneur  de  défen- 
dre encore  ce  qu'elle  eut  peut-être  abandonné. 


A    M'.    D'A  L  E  M  B  E  R  T.    157 

timide  &  tendre  auquel  on  réfifte  avec  tant 
de  peine  ?  N'eft-ce  pas  elle  qui  donne  à  leur 
teint  plus  d'éclat ,  &  à  leur  peau  plus  de  fi- 
neffe  ,  afin  qu'une  modefte  rougeur  s'y  lailTe 
mieux  appercevoir?  N'eft-ce  pas  elle  qui  les 
rend  craintives  afin  qu'elles  fuient ,  &  foibles 
afin  qu'elles  cèdent?  A  quoi  bon  leur  donner 
un  cœur  plus  fenfible  à  la  pitié  ,  moins  de 
vitefle  à  la  courfe  9  un  corps  moins  robufte, 
une  ftature  moins  haute,  des  mufcles  plus  dé- 
licats ,  fi  elle  ne  les  eût  deflinées  à  fe  laiffer 
vaincre  ?  AiTujéties  aux  incommodités  de  la 
groffeiTe ,  &  aux  douleurs  de  l'enfantement , 
ce  furcroît  de  travail  exigeoit-il  une  diminu- 
tion de  forces  ?  Mais  pour  les  réduire  à  cet 
état  pénible,  il  les  falloit  affés  fortes  pour  ne 
fuccomber  qu'à  leur  volonté  ,  &  ailes  foibles 
pour  avoir  toujours  un  prétexte  de  fe  rendre. 
Voila  précifément  le  point  où  les  a  placé  h 
Nature. 

Passons  du  raifonnement  à  l'expérience. 
Si  la  pudeur  étoit  un  préjugé  de  la  Société 
&  de  l'éducation  ,  ce  fentiment  devroit  aug- 
menter dans  les  lieux  où  l'éducation  eil  plus 

foi- 


i3S  j.    J.    ROUSSEAU 

foignée  >  &  où  l'on  rafine  incefTamment  fur 
les  loix  fociales  ;  il  devroit  être  plus  foible 
par -tout  où  l'on  efl  relié  plus  près  de  l'état 
primitif.  C'eft  tout  le  contraire  (x).  Dans 
nos  montagnes  les  femmes  font  timides  & 
modefles,  un  mot  les  fait  rougir,  elles  n'ofent 
lever  les  yeux  fur  les  hommes,  &  gardent  le 
filence  devant  eux.  Dans  les  grandes  Villes 
la  pudeur  efl;  ignoble  &  baffe  ;  c'efl  la  feule 
chofe  dont  une  femme  bien  élevée  auroit  hon- 
te ;  &  l'honneur  d'avoir  fait  rougir  un  hon- 
nête-homme n'appartient  qu'aux  femmes  du 
meilleur  air. 

L'a rgument  tiré  de  l'exemple  des  bêtes 
ne  conclud  point,  &  n'efl  pas  vrai.  L'hom- 
me n'eft  point  un  chien  ni  un  loup.  Il  ne 
faut  qu'établir  dans  fon  efpece  les  premiers 
rapports  de  la  Société  pour  donner  à  fes  fen- 
timens  une  moralité   toujours    inconnue    aux 

bêtes. 

(x)  Je  m'attends  à  l'obje&ion.  Les  femmes 
fauvages  n'ont  point  de  pudeur  :  car  elles  vont 
nues  ?  Je  répons  que  les  nôtres  en  ont  encore 
moins:  car  elles  s'habillent.  Voyez  la  fin  de  cet 
eflai,  au  fujet  des  filles  de  Lacédémone. 


A    Mr.    D'ALEMRERT.    153 

bêtes.  Les  animaux  ont  un  cœur  &  des  pat 
fions  ;  mais  la  fainte  image  de  l'honnête  & 
du  beau  n'entra  jamais  que  dans  le  cœur  de 
l'homme. 

Malgré*  cela,  où  a-t-on  pris  que  l'inf- 
tin£t  ne  produit  jamais  dans  les  animaux  des 
effets  femblables  à  ceux  que  la  honte  produit 
parmi  les  hommes  ?  Je  vois  tous  les  jours 
des  preuves  du  contraire.  J'en  vois  fe  ca- 
cher dans  certains  befoins ,  pour  dérober  aux 
fens  un  objet  de  dégoût;  je  les  vois  enfuite, 
au  lieu  de  fuir,  s'empreffer  d'en  couvrir  les 
vertiges.  Que  manque- 1- il  à  ces  foins  pour 
avoir  un  air  de  décence  &  d'honnêteté  ,  fi 
non  d'être  pris  par  des  hommes?  Dans  leurs 
amours  ,  je  vois  des  caprices  ,  des  choix , 
des  refus  concertés,  qui  tiennent  de  bien  près 
à  la  maxime  d'irriter  la  paffion  par  des  obfta- 
cles.  A  l'inftant  même  où  j'écris  ceci ,  j'ai 
fous  les  yeux  un  exemple  qui  le  confirme. 
Deux  jeunes  pigeons,  dans  l'heureux  tems  de 
leurs  premières  amours ,  m'offrent  un  tableau 
bien  différent  de  la  fote  brutalité  que  leur 
prêtent  nos  prétendus  fages.  La  blanche  co- 
lombe 


!<fo  J     J.     ROUSSEAU 

lombe  va  fuivant  pas  à  pas  fon  bien -aimé, 
&  prend  chalTe  elle  même  aulii-tôt  qu'il  fe 
retourne.  Refte-t-il  dans  finaétion?  De  lé- 
gers coups  de  bec  le  réveillent;  s'il  fe  retire, 
on  le  pourfuit  ;  s'il  fe  défend  ,  un  petit  vol 
de  fix  pas  l'attire  encore  ;  l'innocence  de  la 
Nature  ménage  les  agaceries  &  la  molle  réfi- 
flance,  avec  un  art  qu'auroit  à  peine  la  plus 
habile  coquete.  Non  ,  la  folâtre  Galatée  ne 
faifoit  pas  mieux  ,  &  Virgile  eut  pu  tirer 
d'un  colombier  l'une  de  fes  plus  charmantes 
images. 

Q_uand  on  pourroit  nier  qu'un  fentiment 
particulier  de  pudeur  fût  naturel  aux  femmes, 
en  feroit-il  moins  vrai  que,  dans  la  Société  , 
leur  partage  doit  être  une  vie  domeftique  & 
retirée ,  &  qu'on  doit  les  élever  dans  des 
principes  qui  s'y  rapportent?  Si  la  timidité, 
la  pudeur  ,  la  modeftie  qui  leur  font  propres 
font  des  inventions  fociales  ,  il  importe  à  la 
Société  que  les  femmes  acquièrent  ces  quali- 
tés ;  il  importe  de  les  cultiver  en  elles  ,  & 
toute  femme  qui  les  dédaigne  orTenfe  les  bon- 
nes mœurs.    Y  a-t-il  au  monde  un  fpeclacle 

aufîi 


A    M'.    D'ALEMBERT.     i<5i 

auffi  touchant,  auflî  relpeélable  que  celui  d'u- 
ne mère  de  famille  entourée  de  Tes  enfans, 
réglant  Jes  travaux  de  Tes  domefliques ,  pro- 
curant à  fon  mari  une  vie  heureufe,  &  gou- 
vernant fàgement  la  maifon  ?  C'eft  là  qu'elle 
fe  montre  dans  toute  la  dignité  d'une  honnê- 
te femme  ;  c'eft  là  qu'elle  impofe  vraiment 
du  refpect ,  &  que  la  beauté  partage  avec 
honneur  les  hommages  rendus  à  la  vertu. 
Une  maifon  dont  la  maîtrefTe  efl:  abfente  efl 
un  corps  fans  ame  qui  bientôt  tombe  en  cor- 
ruption ;  une  femme  hors  de  fa  maifon  perd 
fon  plus  grand  luftre  ,  &  dépouillée  de  fes 
vrais  ornemens,  elle  fe  montre  avec  indécen- 
ce. Si  elle  a  un  mari ,  que  cherche  - 1  -  elle 
parmi  les  hommes?  Si  elle  n'en  a  pas,  com- 
ment s'expofe-t-elle  à  rebuter,  par  un  maintien 
peu  modefte,  celui  qui  feroit  tenté  de  le  de- 
venir? Quoiqu'elle  puiflè  faire,  on  fent  qu'el- 
le n'eft  pas  à  fa  place  en  public ,  &  fa  beau- 
té même ,  qui  plaît  fans  intéreiler ,  n'eft  qu'un 
tort  de  plus  que  le  cœur  lui  reproche.  Que 
cette  imprelîion  nous  vienne  de  la  nature  ou 
de  l'éducation ,  elle  eft  commune  à  tous  Jes 
L  peu- 


1(52  J.     J.     ROUSSEAU 

peuples  du  monde;  par -tout  on  confidere  les 
femmes  à  proportion  de  leur  modeftie;  par- 
tout on  efl  convaincu  qu'en  négligeant  les 
manières  de  leur  fexe  ,  elles  en  négligent  les 
devoirs  ;  par  -  tout  on  voit  qu'alors  tournant 
en  effronterie  la  mâle  &  ferme  aflîirance  de 
l'homme ,  elles  s'aviliflent  par  cette  odieufe 
imitation ,  &  déshonorent  à  la  fois  leur  fexe 
&  le  nôtre. 

Je  fais  qu'il  règne  en  quelques  pays  des 
coutumes  contraires  ;  mais  voyez  auffi  quelles 
mœurs  elles  ont  fait  naître  !  Je  ne  voudrois 
pas  d'autre  exemple  pour  confirmer  mes  ma- 
ximes. Appliquons  aux  mœurs  des  femmes 
ce  que  j'ai  dit  ci -devant  de  l'honneur  qu'on 
leur  porte.  Chés  tous  les  anciens  peuples 
policés  elles  vivoient  très  renfermées  ;  elles 
fe  montroient  rarement  en  public  ;  jamais 
avec  des  hommes ,  elles  ne  fe  promenoient 
point  avec  eux  ;  elles  n'avoient  point  la 
meilleure  place  au  Spectacle,  elles  ne  s'y  met- 
toient  point  en  montre  (  y  )  ;  il  ne  leur  étoit 

pas 

(  y  )  Au  Théâtre  d'Athènes  ;    le»  femmes  occu- 

poient 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     163 

pas  même  permis  d'affilier  à  tous ,  &  l'on 
fait  qu'il  y  avoit  peine  de  mort  contre  celles 
qui  s'oferoient  montrer  aux  Jeux  Olympiques. 
Dans  la  maifon,  elles  avoient  un  apparte- 
ment particulier  où  les  hommes  n'entroient 
point.  Quand  leurs  maris  donnoient  à  man- 
ger ,  elles  fe  préfentoient  rarement  à  table; 
les  honnêtes  femmes  en  fortoient  avant  la  fin 
du  repas,  &  ks  autres  n'y  paroùToient  point 
au  commencement.  Il  n'y  avoit  aucune  afc 
femblée  commune  pour  les  deux  kxes-,  ils  ne 
paflbient  point  la  journée  enfemble.  Ce  foin 
de  ne  pas  fe  raiîàfier  les  uns  des  autres  fai- 
foit  qu'on  s'en  revoyoit  avec  plus  de  plaifir- 
il  eft  fur  qu'en  général  la  paix  domeftique 
etoit  mieux  affermie,  &  qu'il  régnoit  plus 
d'union  entre  les  époux  (z)  qu'il  n'en  règne 
aujourd'hui. 

Tels 

poient  une  Galerie  haute  appellée  Cercis,  peu  com- 
mode pour  voir  &  pour  être  vues  ;  mais  il  paroit 
par  l'avanture  de  Valérie  &  de  Sylla  ,  qu'au  Cir- 
que de  Rome ,  elles  étoient  mêlées  avec  les  hom- 
mes. 

(z)  On  en  pourroit  attribuer  la  caufe  à  la  fa- 
L  2  ci- 


i64  J.    J.    ROUSSEAU 

Tels  étoîent  les  ufages  des  Perfes ,  des 
Grecs ,  des  Romains ,  &  même  des  Egyp- 
tiens, malgré  les  mauvaifes  plaifanteries  d'Hé- 
rodote qui  fe  réfutent  d'elles-mêmes.  Si 
quelquefois  les  femmes  fortoient  des  bornes 
de  cette  modeftie,  le  cri  public  montroit  que 
cétoit  une  exception.  Que  n'a- 1- on  pas  die 
de  la  liberté  du  Sexe  à  Sparte  ?  On  peut 
comprendre  aufli  par  la  Lifijlrata  d'Arifto- 
phane,  combien  l'impudence  des  Athéniennes 
étoit  choquante  aux  yeux  des  Grecs  ;  &  dans 
Rome  déjà  corrompue,  avec  quel  fcandale  ne 
vit -on  point  encore  les  Dames  Romaines  fe 
préfenter  au  Tribunal  des  Triumvirs? 

Tout  efl  changé.  Depuis  que  des  fou- 
les de  barbares,  traînant  avec  eux  leurs  fem- 
mes dans  leurs  armées ,  eurent  inondé  l'Eu- 
rope; la  licence  des  camps  ,  jointe  à  la  froi- 
deur naturelle  des  climats  feptentrionaux ,  qui 
rend  la  réferve  moins  néceiTaire  ,   introduifit 

une 

cilité  du  divorce  ;  mais  les  Grecs  en  faifoient  peu 
d'ufage,  &  Rome  fubfifta  cinq  cens  ans  avant  que 
perfonne  s'y  prévalût  de  la  loi  qui  le  permettoit. 


A    Mr.    D'A  LE  MB  ER  T.     i$$ 

une  autre  manière  de  vivre  que  favoriferent 
les  livres  de  chevalerie,  où  les  belles  Dames 
pafToient  leur  vie  à  fe  faire  enlever  par  des 
hommes ,  en  tout  bien  &  en  tout  honneur. 
Comme  ces  livres  étoient  les  écoles  de  galan- 
terie du  tems  ,  les  idées  de  liberté  qu'ils  in- 
lpirent  s'introduifirent ,  fur  -  tout  dans  les 
Cours  &  les  grandes  villes ,  où  l'on  fe  pique 
davantage  de  politefTe  ;  par  le  progrès  même 
de  cette  politefTe,  elle  dut  enfin  dégénérer  en 
groffiereté.  C'eft  ainfi  que  la  modeftie  natu- 
relle au  fexe  eft  peu -à -peu  difparue,  &  que 
les  mœurs  des  vivandières  fe  font  traafmifes 
aux  femmes  de  qualité. 

Mais  voulez- vous  lavoir  combien  ces  ufa- 
ges ,  contraires  aux  idées  naturelles ,  font 
choquans  pour  qui  n'en  a  pas  l'habitude?  Ju- 
gez en  par  la  furprife  &  l'embarras  des  Etran- 
gers &  Provinciaux  à  l'afpecT;  de  ces  maniè- 
res fi  nouvelles  pour  eux.  Cet  embarras  fait 
l'éloge  des  femmes  de  leurs  pays,  &  il  eft  à 
croire  que  celles  qui  le  caufent  en  feroient 
moins  fieres ,  fi  la  fource  leur  en  étoit  mieux 
connue.  Ce  n'eft  point  qu'elles  en  impofent, 
L  3  c'efl 


i66        J.    J.     ROUSSEAU 

c'eft  plutôt  qu'elles  font  rougir  ,  &  que  la 
pudeur  chaflee  par  la  femme  de  fes  difcours 
&  de  fon  maintien,  fe  réfugie  dans  le  cœur 
de  l'homme. 

Revenant  maintenant  à  nos  Comédien- 
nes ,  je  demande  comment  un  état  dont  l'u- 
nique objet  eft  de  fe  montrer  au  public ,  & 
qui  pis  eft,  de  fe  montrer  pour  de  l'argent, 
conviendrait  à  d'honnêtes  femmes,  &  pour- 
roit  compatir  en  elles  avec  la  modeftie  &  les 
bonnes  mœurs  ?  A-t-on  befoin  même  de  dis- 
puter fur  les  différences  morales  des  fexes, 
pour  fentir  combien  il  eft  difficile  que  cel- 
le qui  fe  met  à  prix  en  représentation  ne 
s'y  mette  bientôt  en  perfonne  ,  &  ne  fe  laif- 
fe  jamais  tenter  de  fatisfaire  des  defirs 
qu'elle  prend  tant  de  foin  d'exciter  ?  Quoi  ! 
malgré  mille  timides  précautions ,  une  fem- 
me honnête  &  fage ,  expofée  au  moindre  dan- 
ger, a  bien  de  la  peine  encore  à  fe  confer- 
ver  un  cœur  à  l'épreuve  ;  &  ces  jeunes  per- 
fonnes  audacieufes ,  fans  autre  éducation 
qu'un    fiftême    de    coquetterie    &    des  rôles 

amoureux ,  dans  une  parure  très  peu  modef- 

tc 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     167 

te  (a),  fans  cefTe  entourées  d'une  jeunefie 
ardente  &  téméraire  ,  au  milieu  des  douces 
voix  de  l'amour  &  du  plaifir ,  réfifteront ,  à 
leur  âge,  à  leur  cœur,  aux  objets  qui  les  en- 
vironnent, aux  difcours  qu'on  leur  tient ,  aux 
occafions  toujours  renaifïàntes  ,  &  à  l'or  au- 
quel elles  font  d'avance  à  demi  vendues  !  Il 
faudrait  nous  croire  une  (implicite  d'enfant 
pour  vouloir  nous  en  impofer  à  ce  point. 
Le  vice  a  beau  fe  cacher  dans  l'obfcurité, 
fon  empreinte  eft  fur  les  fronts  coupables  : 
l'audace  d'une  femme  efl  le  figne  afTuré  de 
fa  honte;  c'efl  pour  avoir  trop  à  rougir  qu'el- 
le ne  rougit  plus;  &  fi  quelquefois  la  pudeur 
furvit  à  la  chafteté,  que  doit-on  penfer  de  la 
chafteté,  quand  la  pudeur  même  eft  éteinte? 

Supposons,  fi  l'on  veut,  qu'il  y  ait  eu 
quelques  exceptions;  fuppofons 

Qu'il  enfoit  jufqità  trois  que  Von  pourvoit  nommer. 

Je  veux  bien  croire  là-defTus  ce  que  je  n'ai 

jamais 

(a)  Que  fera -ce  en  leur  fuppofant  la  beauté 
qu'on  a  raifon  d'exiger  d'elles  ?  Voyez  les  Entre- 
tiens fur  le  fis  naturel,  p.  183. 

M 


i68         J-    J-    ROUSSEAU 

jamais  ni  vu  ni    oui  dire.     Appellerons -nous 
un  métier  honnête  celui  qui  fait  d'une  honnê- 
te femme  un   prodige  ,    &  qui  nous  porte  à 
méprifer  celles  qui   l'exercent  ,    à   moins   de 
compter  fur  un   miracle  continuel  ?    L'immo- 
deftie  tient  fi  bien  à  leur    état ,    &  elles  le 
Tentent  fi  bien    elles-mêmes,   qu'il  n'y  en  a 
pas  une  qui  ne  fe  crût  ridicule  de  feindre  au 
moins  de  prendre  pour  elle  les  difcours  de  fa- 
geiTe  &   d'honneur  qu'elle  débite    au  public. 
De  peur  que  ces   maximes  féveres  ne  fifTenf 
un  progrès  nuifible  à  fon   intérêt  ,    l'Actrice 
efl   toujours  la  première  à  parodier  fon  rôle 
&  à  détruire  fon  propre  ouvrage.     Elle  quit- 
te ,  en  atteignant  la  couliffe ,   la  morale  du 
Théâtre  aulîî  bien  que  fa  dignité,   &  fi  l'on 
prend  des  leçons  de  vertu  fur  la  Scène  ,  on 
les  va  bien  vite  oublier  dans  les  foyers. 

Apre's  ce  que  j'ai  dit  ci -devant,  je  n'ai 
pas  befoin,  je  crois,  d'expliquer  encore  com- 
ment le  défordre  des  Actrices  entraîne  celui 
des  A&eurs;  fur -tout  dans  un  métier  qui  les 
force  à  vivre  entr'eux  dans  la  plus  grande 
familiarité.     Je  n'ai  pas   befoin  de    montrer 

coin- 


A    Mr.    D'A  L  E  M  B  E  R  T.     10*9 

comment  d'un  état  déshonorant  naifTent  des 
fentimens  déshonnêtes,  ni  comment  les  vices 
divifent  ceux  que  l'intérêt  commun  devroit 
réunir.  Je  ne  m'étendrai  pas  fur  mille  fujets 
de  difcorde  &  de  querelles,  que  la  diftribu- 
tion  des  rôles  ,  le  partage  de  la  recette,  le 
choix  des  Pièces,  la  jaloufie  des  applaudiflè- 
mens  doivent  exciter  fans  ceflè  ,  principale- 
ment entre  ks  Actrices ,  fans  parler  des  in- 
trigues de  galanterie.  Il  ell  plus  inutile  en- 
core que  j'expofe  les  effets  que  l'aflociation 
du  luxe  &  de  la  mifere,  inévitable  entre  ces 
gens-là,  doit  naturellement  produire.  J'en  ai 
déjà  trop  dit  pour  vous  &  pour  les  hommes 
raifonnables  ;  je  n'en  dirois  jamais  ailes  pour 
les  gens  prévenus  qui  ne  veulent  pas  voir  ce 
que  la  raifun  leur  montre,  mais  feulement  ce 
qui  convient  à  leurs  parlions  ou  à  leurs  pré- 
juges. 

Si  tout  cela  tient  à  la  profefïion  du  Co- 
médien ,  que  ferons  -  nous ,  Monfieur  ,  pour 
prévenir  des  effets  inévitables  ?  Pour  moi ,  je 
ne  vois  qu'un  feul  moyen  ;  c'efl  d'ôter  la  cau- 
fe.  Quand  les  maux  de  l'homme  lui  viennent 
L  5  de 


i7o        J.    J.    ROUSSEAU 

de  fa  nature  ou  d'une  manière  de  vivre  qu'il 
ne  peut  changer ,  les  Médecins  les  prévien- 
nent-ils? Défendre  au  Comédien  d'être  vi- 
cieux ,  c'eft  défendre  à  l'homme  d'être  ma- 
lade. 

S'ensuit -il  delà  qu'il  faille  méprifer 
tous  les  Comédiens  ?  Il  s'enfuit ,  au  contrai- 
re ,  qu'un  Comédien  qui  a  de  la  modeftie, 
des  mœurs,  de  l'honnêteté  effc ,  comme  vous 
l'avez  très  bien  dit,  doublement  eftimable: 
puifqu'il  montre  par  là  que  l'amour  de  la 
vertu  l'emporte  en  lui  fur  les  paffions  de 
•l'homme  ,  &  fur  l'afcendant  de  fa  profeffion. 
Le  feul  tort  qu'on  lui  peut  imputer  eft  de  l'a- 
voir embraffée  ;  mais  trop  fouvent  un  écart 
de  jeuneiïè  décide  du  fort  de  la  vie  ,  & 
quand  on  fe  fent  un  vrai  talent,  qui  peut  ré- 
lifter  à  fbn  attrait  ?  Les  grand  Acteurs  por- 
tent avec  eux  leur  excufe  ;  ce  font  les  mau- 
vais qu'il  faut  méprifer. 

Si  j'ai  refté  Ci  long-tems  dans  les  termes 
de  la  proportion  générale  ,  ce  n'eft  pas  que 
je  n'euflè  eu  plus  d'avantage  encore  à  l'appli- 
quer  précifémsnt   à   la    Ville   de    Genève; 

mais 


A    M»".    D'ALEMBERT.      171 

mais  la  répugnance  de  mettre  mes  Conci- 
toyens fur  la  Scène  m'a  fait  différer  autant 
que  je  l'ai  pu  de  parler  de  nous.  Il  y 
faut  pourtant  venir  à  la  fin  ,  &  je  n'aurois 
rempli  qu'imparfaitement  ma  tâche  ,  fi  je  ne 
cherchois,  fur  nôtre  fituation  particulière,  ce 
qui  réfultera  de  l'établiffement  d'un  Théâtre 
dans  nôtre  ville  ,  au  cas  que  votre  avis  & 
vos  raifons  déterminent  le  gouvernement  à  l'y 
fouffrir.  Je  me  bornerai  à  des  effets  fi  fenli- 
bles  qu'ils  ne  puiffent  être  conteftés  de  per- 
fonne  qui  connoilTe  un  peu  notre  conftitu- 
tion. 

Genève  eft  riche,  il  eft  vrai;  mais, 
quoiqu'on  n'y  voie  point  ces  énormes  dispro- 
portions de  fortune  qui  appauvrilTent  tout  un 
pays  pour  enrichir  quelques  habitans  &  fè- 
ment  la  mifere  autour  de  l'opulence  ,  il  eft 
certain  que,  Il  quelques  Genevois  polTedent 
d'affés  grands  biens ,  plufieurs  vivent  dans  une 
difette  afles  dure ,  &  que  l'aiiance  du  plus 
grand  nombre  vient  d'un  travail  affidu  ,  d'é- 
conomie &  de  modération  ,  plutôt  que  d'une 
richeile  pofitive.    Il  y  a  bien  des  villes  plus 

pau- 


*7s        J-    J-    ROUSSEAU 

pauvres  que  la  nôtre  où  le  bourgeois  peut 
donner  beaucoup  plus  à  fes  plaifirs  ,  parce 
que  le  territoire  qui  le  nourrit  ne  s'épuife  pas , 
&  que  fon  tems  n'étant  d'aucun  prix,  il  peut 
le  perdre  fans  préjudice.  Il  n'en  va  pas  ainfi 
parmi  nous ,  qui  ,  fans  terres  pour  fubfifter , 
n'avons  tous  que  notre  induftric.  Le  peuple 
Genevois  ne  fe  foutient  qu'à  force  de  tra- 
vail ,  &  n'a  le  nécefTaire  qu'autant  qu'il  fe 
refufe  tout  fuperfîu  :  c'eft  une  des  raifons  de 
nos  loix  fomptuaires.  Il  me  femble  que  ce 
qui  doit  d'abord  frapper  tout  Etranger  en- 
trant dans  Genève,  c'eft  l'air  de  vie  &  d'ac- 
tivité qu'il  y  voit  régner.  Tout  s'occupe, 
tout  eft  en  mouvement,  tout  s'empreffe  à  fon 
travail  &  à  (es  affaires.  Je  ne  crois  pas  que 
nulle  autre  auffi  petite  ville  au  monde  offre 
un  pareil  fpe&acle.  Vifitez  le  faux- bourg 
St.  Gervais:  toute  l'horlogerie  de  l'Europe  y 
paroit  raffemblée.  Parcourez  le  Molard  & 
les  rues  baffes ,  un  appareil  de  commerce  en 
grand  ,  des  monceaux  de  ballots  ,  de  ton- 
neaux confufément  jettes ,  une  odeur  d'Inde 
&  de  droguerie  vous  font  imaginer  un  port  de 

nier. 


A    M'.    D'ALEMBERT.      173 

mer.  Aux  Pâquis ,  aux  Eaux-vives,  le  bruit 
&  l'afpecl:  des  fabriques  d'indienne  &  de  toi- 
Je  peinte  femblent  vous  tranfporter  à  Zurich. 
La  ville  fe  multiplie  en  quelque  forte  par  les 
travaux  qui  s'y  font ,  &  j'ai  vu  des  gens, 
fur  ce  premier  coup  d'œil  ,  en  eftimer  le 
peuple  à  cent  mille  âmes.  Les  bras ,  l'em- 
ploi du  tems  ,  la  vigilance ,  l'auftere  parci- 
monie ;  voila  les  tréfors  du  Genevois ,  voi- 
la avec  quoi  nous  attendons  un  amufement 
de  gens  oififs ,  qui ,  nous  ôtant  à  la  fois  le 
tems  &  l'argent ,  doublera  réellement  notre 
perte. 

Genève  ne  contient  pas  vingt -quatre 
mille  âmes ,  vous  en  convenez.  Je  vois  que 
Lyon  bien  plus  riche  à  proportion ,  &  du 
moins  cinq  ou  fix  fois  plus  peuplé  entretient 
exactement  un  Théâtre ,  &  que ,  quand  ce 
Théâtre  eil  un  Opéra ,  la  ville  n'y  fau- 
roit  fuffire.  Je  vois  que  Paris,  la  Capitale 
de  la  France  &  le  gouffre  des  richelTes  de  ce 
grand  Royaume ,  en  entretient  trois  alTés 
médiocrement  ,  &  un  quatrième  en  cer- 
tains tems  de  l'année.  Suppofons  ce  quatriè- 
me 


174  J.    J.    ROUSSEAU 

me  (b)  permanent.  Je  vois  que,  dans  plus 
de  fix  cens  mille  habitans,  ce  rendez-vous  de 
l'opulence  &  de  foifiveté  fournit  à  peine 
journellement  au  Speclacle  mille  ou  douze 
cens  Spectateurs ,  tout  compenfé.  Dans  le 
refte  du  Royaume,  je  vois  Bordeaux,  Rouen, 
grands  ports  de  mer  ;  je  vois  l'Ille,  Stras- 
bourg, grandes  villes  de  guerre ,  pleines  d'Of- 
ficiers oififs  qui  paffent  leur  vie  à  attendre 
qu'il  foit  midi  &  huit  heures ,  avoir  un  Théâ- 
tre de  Comédie:  encore  faut -il  des  taxes  in- 
volontaires pour  le  foutenir.  Mais  combien 
d'autres  villes  incomparablement  plus  grandes 
que  la  nôtre,  combien  de  fiéges  de  Parlemens 
&  de  Cours  fouveraines  ne  peuvent  entrete- 
nir une  Comédie  à  demeure? 

Pour 
(b)  Si  je  ne  compte  point  le  Concert  Spiri- 
tuel ,  c'eft  qu'au  lieu  d'être  un  Spe&acle  ajouté 
aux  autres ,  il  n'en  eft  que  le  fupplément.  Je  ne 
compte  pas,  non  plus,  les  petits  Speftacles  de  la 
Foire;  mais  auflî  je  la  compte  toute  l'année  ,  au 
lieu  qu'elle  ne  dure  pas  fix  mois.  En  recher- 
chant ,  par  comparaifon  ,  s'il  eft  poflible  qu'une 
troupe  fubfifte  à  Genève,  je  fuppofe  par  -  tout  des 
rapports  plus  favorables  à  l'affirmative  3  que  ne  le 
donnent  les  faits  connus. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      175 

Pour  juger  fi  nous  fommes  en  état  de 
mieux  faire,  prenons  un  terme  de  cornparai- 
fon  bien  connu  ,  tel ,  par  exemple  ,  que  la 
ville  de  Paris.  Je  dis  donc  que,  fi  plus  de 
fix  cent  mille  habitans  ne  fourniflènt  journel- 
lement &  l'un  dans  l'autre  aux  Théâtres  de 
Paris  que  douze  cens  Spectateurs,  moins  de 
vingt  quatre  mille  habitans  n'en  fourniront 
certainement  pas  plus  de  quarante  huit  à  Ge- 
nève. Encore  faut-il  déduire  les  gratis  de  ce 
nombre ,  &  fuppofer  qu'il  n'y  a  pas  propor- 
tionnellement moins  de  défœuvrés  à  Genève 
qu'à  Paris;  fuppofition  qui  me  paroît  infoute- 
nable. 

Or  fi  les  Comédiens  François ,  penfionnés 
du  Roi ,  &  propriétaires  de  leur  Théâtre, 
ont  bien  de  la  peine  à  fe  fou  tenir  à  Paris 
avec  une  afTemblée  de  trois  cens  Spectateurs 
par  repréfentation  (c) ,  je  demande  comment 

les 

(  c  )  Ceux  qui  ne  vont  aux  Speftacles  que  les 
beaux  jours  où  Paflemblée  eft  nombreufe,  trouve- 
ront cette  eftimation  trop  foible  ;  mais  ceux  qui 
pendant    dix;    ans  les  auront  fui  vis  ,    comme  moi, 

bons 


i76        J.    J.    ROUSSEAU 

les  Comédiens  de  Genève  fe  foutiendront 
avec  une  aiTemblée  de  quarante  huit  Specta- 
teurs pour  toute  relTource  ?  Vous  me  direz 
qu'on  vit  à  meilleur  compte  à  Genève  qu'à 
Paris.  Oui ,  mais  les  billets  d'entrée  coûte- 
ront auffi  moins  à  proportion  ;  &  puis ,  la 
dépenfe  de  la  table  n'eft  rien  pour  des  Comé- 
diens. Ce  font  les  habits,  c'eft  la  parure  qui 
leur  coûte  ;  il  faudra  faire  venir  tout  cela  de 
Paris ,  ou  drefler  des  Ouvriers  mal  adroits. 
C'eft  dans  les  lieux  où  toutes  ces  chofes  font 
communes  qu'on  les  fait  à  meilleur  marché. 
Vous  direz  encore  qu'on  les  aflujétira  à  nos 
loix  fomptuaires.  Mais  c'eft  en  vain  qu'on 
voudroit  porter  la  réforme  fur  le  Théâtre; 
jamais  Cléopatre  &  Xercès  ne  goûteront  no- 
tre fimplicité.  L'état  des  Comédiens  étant  de 
paroître,  c'eft  leur  ôter  le  goût  de  leur  mé- 
tier de  les  en  empêcher,  &  je  doute  que  ja- 
mais bon  Atteur  confente  à  fe  faire  Qiiakre. 
Enfin ,   l'on  peut  m'objecler   que  la  Troupe 

de 

bons  &  mauvais  jours ,  la  trouveront  furcment  trop 
forte. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     177 

de  Genève ,  étant  bien  moins  nombreufe  que 
celle  de  Paris  ,  pourra  fubfifter  à  bien  moin- 
dres fraix.  D'accord  :  mais  cette  différence 
fera- 1 -elle  en  raifon  de  celle  de  48  à  300? 
Ajoutez  qu'une  Troupe  plus  nombreufe  a  aufiï 
l'avantage  de  pouvoir  jouer  plus  fouvent,  au- 
lieu  que  dans  une  petite  Troupe  où  les  dou- 
bles manquent ,  tous  ne  fauroient  jouer  tous 
les  jours;  la  maladie,  l'abfence  d'un  feul  Co- 
médien fait  manquer  une  repréfentation  ,  & 
c'eft  autant  de  perdu  pour  la  recette. 

Le  Genevois  aime  exceflivement  la  cam- 
pagne :  on  en  peut  juger  par  la  quantité  de 
maifons  répandues  autour  de  la  ville.  L'at- 
trait de  la  chaflè  &  la  beauté  des  environs 
entretiennent  ce  goût  falutaire.  Les  portes, 
fermées  avant  la  nuit ,  ôtant  la  liberté  de  la 
promenade  au  dehors  &  les  maifons  de  cam- 
pagne étant  fi  près  ,  fort  peu  de  gens  aifes 
couchent  en  ville  durant  l'été.  Chacun  ayant 
palTé  la  journée  à  (es  affaires,  part  le  foir  à 
portes  fermantes ,  &  va  dans  fa  petite  retrai- 
te refpirer  l'air  le  plus  pur  ,  &  jouir  du  plus 
charmant  payfage  qui  foit  fous  le  Ciel.    Il  y 

M  a 


178        J-    J.    ROUSSEAU 

a  même  beaucoup  de  Citoyens  &  Bourgeois 
qui  y  réfident  toute  l'année  ,  &  n'ont  point 
d'habitation  dans  Genève.  Tout  cela  eft  au- 
tant de  perdu  pour  la  Comédie  ,  &  pendant 
toute  la  belle  faifon  il  ne  reftera  prefque  pour 
l'entretenir  ,  que  des  gens  qui  n'y  vont  ja- 
mais. A  Paris ,  c'eft  toute  autre  chofe  :  on 
allie  fort  bien  la  Comédie  avec  la  campagne; 
ôc  tout  l'été  l'on  ne  voit  à  l'heure  où  finiflènt 
les  Spectacles,  que  carroffes  ibrtir  des  portes. 
Quant  aux  gens  qui  couchent  en  ville  ,  la  li- 
berté d'en  fortir  à  toute  heure  les  tente  moins 
que  les  incommodités  qui  l'accompagnent 
ne  les  rebutent.  On  s'ennuie  fi-tôt  des  pro- 
menades publiques ,  il  faut  aller  chercher  fi 
loin  la  campagne ,  l'air  en  eft  fi  empefté 
d'immondices  &  la  vue  fi  peu  attrayante, 
qu'on  aime  mieux  aller  s'enfermer  au  Specta- 
cle. Voila  donc  encore  une  différence  au 
désavantage  de  nos  Comédiens  &  une  moitié 
de  l'année  perdue  pour  eux.  Penfez-vous, 
Monfieur  ,  qu'ils  trouveront  aifément  fur  le 
relie  à  remplir  un  fi  grand  vuide?  Pour  moi 
je  ne  vois  aucun  autre  remède  à  cela  que  de 

chan- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      179 

changer  l'heure  où  l'on  ferme  les  portes, 
d'immoler  notre  fureté  à  nos  plaifirs  ,  &  de 
laiïTer  une  Place -Forte  ouverte  pendant  la 
nuit  (  d  )  ,  au  milieu  de  trois  PuilTances  dont 
la  plus  éloignée  n'a  pas  demi -lieue  à  faire 
pour  arriver  à  nos  glacis. 

Ce  n'eft  pas  tout  :  il  eiï  impoflible  qu'un 
établiiTement  fi  contraire  à  nos  anciennes  ma- 
ximes foit  généralement  applaudi.  Combien 
de  généreux  Citoyens  verront  avec  indigna- 
tion ce  monument  du  luxe  &  de  la  moleff-' 
s'élever  fur  les  ruines  de  notre  antique  {im- 
plicite ,  &  menacer  de  loin  la  liberté  publi- 
que ?  Penfez  -  vous  qu'ils  iront  autorifer  cette 

inno- 

(d)  Je  fais  que  toutes  nos  grandes  fortifications 
font  la  chofe  du  monde  la  plus  inutile  ,  &  que, 
quand  nous  aurions  aiTés  de  troupes  pour  les  dé- 
fendre ,  cela  feroit  fort  inutile  encore  :  car  fure- 
ment  on  ne  viendra  pas  nous  alUéger.  Mais  pour 
n'avoir  point  de  fiége  à  craindre  ,  nous  n'en  de- 
vons pas  moins  veiller  à  nous  garantir  de  toute 
furprife  :  rien  n'eft  fi  facile  que  d'alTembler  des 
gens  de  guerre  à  notre  voifinage.  Nous  avons  trop 
appris  l'ufage  qu'on  en  peut  faire,  &  nous  devons 
fonger  que  les  plus  mauvais  droits  hors  d'une  pla- 
ce,   fe  trouvent   excellens  quand  on  eft  dedans. 

M  2 


iSo         J.    J.    ROUSSEAU 

innovation  de  leur  préfence ,  après  l'avoir 
hautement  improuvée?  Soyez  fur  que  plufieurs 
vont  fans  fcrupule  au  Spectacle  à  Paris ,  qui 
n'y  mettront  jamais  les  pieds  à  Genève:  par- 
ce que  le  bien  de  la  patrie  leur  eft  plus  cher 
que  leur  amufement.  Où  fera  l'imprudente 
mère  qui  ofera  mener  fa  fille  à  cette  dange- 
reufe  école,  &  combien  de  femmes  refpecta- 
bles  croiroient  fe  déshonorer  en  y  allant  elles- 
mêmes?  Si  quelques  perfonnes  s'abflienncnt  à 
Paris  d'aller  au  Spectacle  ,  c'eft  uniquement 
par  un  principe  de  Religion  qui  furement  ne 
fera  pas  moins  fort  parmi  nous,  &  nous  au- 
rons de  plus  les  motifs  de  mœurs,  de  vertu, 
de  patriotifme  qui  retiendront  encore  ceux 
que  la  Religion  ne  retiendroit  pas  (e). 

J'ai 

(e)  Je  n'entens  point  par  là  qu'on  puiffe  être 
vertueux  fans  Religion  ;  j'eus  long-teras  cette  opi- 
nion trompeufe,  dont  je  fuis  trop  défabufé.  Mais 
j'entens  qu'un  Croyant  peut  s'abftenir  quelquefois, 
par  des  motifs  de  vertus  purement  faciales  ,  de 
certaines  actions  indifférentes  par  elles-mêmes  &  qui 
n' i  n  té  re  fient  point  immédiatement  la  confidence, 
comme  eft  celle  d'aller  aux  Spectacles  ,  dans  ua 
lieu  où  il  n'eft  pas  bon  qu'on  les  foufFre. 


A    M'.    D'ALEMBERT.     m 

J'ai  fait  voir  qu'il  eft  abfolument  impofîi- 
ble  qu'un  Théâtre  de  Comédie  fe  foutienne  à 
Genève  par  le  feul  concours  des  Spectateurs. 
Il  faudrait  donc  de  deux  chofes  l'une  ;  ou 
que  les  riches  fe  cotifent  pour  le  foutenir , 
charge  onéreufe  qu'afTurément  ils  ne  feront 
pas  d'humeur  à  fupporter  long-tems;  ou  que 
l'Etat  s'en  mêle  &  le  foutienne  à  Ces  propres 
fraix.  Mais  comment  le  foutiendra-t-il  ?  Se- 
ra-ce en  retranchant ,  fur  les  dépenfes  néces- 
faires  auxquelles  fuffit  à  peine  fon  modique 
revenu,  de  quoi  pourvoir  à  celle-là?  Ou  bien 
deftinera  - 1  -  il  à  cet  ufage  important  les  fom 
mes  que  l'économie  &.  l'intégrité  de  l'admini- 
ftration  permet  quelquefois  de  mettre  en  ré- 
ferve  pour  les  plus  preiTans  befoins?  Faudra- 
t  -  il  réformer  notre  petite  garnifon  &  garder 
nous-mêmes  nos  portes?  Faudra-t-il  réduire 
les  foibles  honoraires  de  nos  Magillrats ,  ou 
nous  ôterons-nous  pour  cela  toute  refTource 
au  moindre  accident  imprévu  ?  Au  défaut  de 
ces  expédiens ,  je  n'en  vois  plus  qu'un  qui 
foit  praticable  ,  c'efl  la  voie  des  taxes  & 
jmpofitions,  c'efl  d'aflembler  nos  Citoyens  & 
M  3  Bour- 


18a        J.    J    ROUSSEAU 

Bourgeois  en  confeil  général  dans  le  tem- 
ple de  St  Pierre ,  &  là  de  leur  propofer 
gravement  d'accorder  un  impôt  pour  l'éta- 
bliilement  de  la  Comédie.  A  Dieu  ne  plaife 
que  je  croie  nos  fages  &  dignes  Magiftrats 
capables  de  faire  jamais  une  propofition  fem- 
blable  ;  &  fur  votre  propre  Article ,  on  peut 
juger  affés  comment  elle  feroit  reçue. 

Si  nous  avions  le  malheur  de  trouver  quel- 
que expédient  propre  à  lever  ces  difficultés, 
ce  feroit  tant  pis  pour  nous  :  car  cela  ne 
pourroit  fe  faire  qu'à  la  faveur  de  quelque 
vice  fecret  qui,  nous  affoiblifTant  encore  dans 
notre  petiteffe ,  nous  perdroit  enfin  tôt  ou 
tard.  Suppofons  pourtant  ,  qu'un  beau  zèle 
du  Théâtre  nous  fît  faire  un  pareil  miracle; 
fuppofons  les  Comédiens  bien  établis  dans 
Genève ,  bien  contenus  par  nos  loix ,  la  Co- 
médie florhTante  &  fréquentée;  fuppofons  en- 
fin notre  ville  dans  l'état  où  vous  dites 
qu'ayant  des  mœurs  &  des  Spectacles  ,  elle 
réuniroit  les  avantages  des  uns  &  des  autres: 
avantages  au  -  relie  qui  me  femblent  peu 
compatibles  ,  car  celui  des  Spectacles  n'étant 

que 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     183 

que  de  fuppléer  aux  mœurs  efl  nul  par -tout 
où  ks  mœurs  exiftent. 

Le  premier  effet  fenfible  de  cet  établiflè- 
ment  fera,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  une  révo- 
lution dans  nos  ufages ,  qui  en  produira  né- 
ceffairemenr  une  dans  nos  mœurs.  Cette  ré- 
volution fera-t-elle  bonne  ou  mauvaife  ?  C'efl 
ce  qu'il  efl  tems  d'examiner. 

Il  n'y  a  point  d'Etat  bien  conftitué  où 
l'on  ne  trouve  des  ufages  qui  tiennent  à  la 
forme  du  gouvernement  &  fervent  à  la  main- 
tenir. Tel  étoit ,  par  exemple ,  autrefois  à 
Londres  celui  des  coteries  ,  fi  mal  à  propos 
tournées  en  dérifion  par  les  Auteurs  du  Spec- 
tateur ;  à  ces  coteries  ,  ainfi  devenues  ridi- 
cules ,  ont  fuccédé  les  caffés  &  les  mauvais 
lieux.  Je  doute  que  le  Peuple  Anglois  ait 
beaucoup  gagné  au  change.  Des  coteries 
femblables  font  maintenant  établies  à  Genève 
fous  le  nom  de  cercles ,  &  j'ai  lieu  ,  Mon- 
fjeur,  de  juger  par  votre  Article  que  vous 
n'avez  point  obfervé  fans  eflime  le  ton  de 
fens  &  de  raifon  qu'elles  y  font  régner.  Cet 
ufage  efl  ancien  parmi  nous ,  quoique  ion. 
M  4  nom 


184         J-    J-     ROUSSEAU 

nom  ne  le  foit  pas.  Les  coteries  exiftoient 
dans  mon  enfance  fous  le  nom  de  fociétés; 
mais  la  forme  en  étoit  moins  bonne  &  moins 
régulière.  L'exercice  des  armes  qui  nous 
raiïemble  tous  les  printems ,  les  divers  prix 
qu'on  tire  une  partie  de  l'année ,  les  fêtes  mi- 
litaires que  ces  prix  occafionnent ,  le  goût  de 
la  chafTe  commun  à  tous  les  Genevois,  réu- 
nifiant fréquemment  les  hommes ,  leur  don- 
noient  occafion  de  former  entr'eux  des  fo- 
ciétés  de  table,  des  parties  de  campagne,  & 
enfin  des  liaifons  d'amitié;  mais  ces  affem- 
blées  n'ayant  pour  objet  que  le  plaifir  &  la 
joie  ne  fe  formoient  gueres  qu'au  cabaret. 
Nos  difeordes  civiles,  où  la  néceffité  des  af- 
faires obligeoit  de  s'aiTembler  plus  fou  vent  & 
de  délibérer  de  fang-froid,  firent  changer  ces 
fociétés  tumultueufes  en  des  rendez -vous  plus 
honnêtes.  Ces  rendez-vous  prirent  le  nom  de 
cercles ,  &  d'une  fort  tnfte  caufe  font  fortis 
de  très  bons  effets  (f). 

Ces  cercles  font  des  fociétés  de  douze  ou 

quinze 

(f)  Je  parlerai  ci-après  des  inconvéniens. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     185 

quinze  perfonnes  qui  louent  un  appartement 
commode  qu'on  pourvoit  à  fraix  communs  de 
meubles  &  de  pro vidons  nécefTaires.  C'efl: 
dans  cet  appartement  que  fe  rendent  tous  les 
après-midi  ceux  des  afïbciés  que  leurs  affai- 
res ou  leurs  plaifirs  ne  retiennent  point  ail- 
leurs. On  s'y  raiTemble,  &  là,  chacun  fe  li- 
vrant fans  gêne  aux  amufemens  de  fon  goût, 
on  joue ,  on  caufe  ,  on  lit ,  on  boit ,  on  fu- 
me. Quelquefois  on  y  foupe  ,  mais  rarement  : 
parce  que  le  Genevois  efl;  rangé  &  fe  plaît 
à  vivre  avec  fa  famille.  Souvent  aufîî  l'on 
va  fe  promener  enfemble ,  &  les  amufemens 
qu'on  fe  donne  font  des  exercices  propres  à 
rendre  &  maintenir  le  corps  robufte.  Les 
femmes  &  les  filles ,  de  leur  côté ,  fe  raffem- 
blent  par  fociétés  ,  tantôt  chez  l'une ,  tantôt 
chez  l'autre.  L'objet  de  cette  réunion  efl  un 
petit  jeu  de  commerce,  un  goûter,  &,  com- 
me on  peut  bien  croire ,  un  intariffable  babil. 
Les  hommes ,  fans  être  fort  féverement  ex- 
clus de  ces  fociétés ,  s'y  mêlent  alfés  rare- 
ment ;  &  je  penferois  plus  mal  encore  de 
ceux  qu'on  y  voit  toujours  que  de  ceux  qu'on 
n'y  voit  jamais  M  5  Tels 


186        J.    J.    ROUSSEAU 

Tels  font  les  amufemens  journaliers  de  la 
bourgeoifie  de  Genève.  Sans  être  dépourvus 
de  plaifir  &  de  gaieté  ,  ces  amufemens  ont 
quelque  chofe  de  fimple  &  d'innocent  qui 
convient  à  des  mœurs  républicaines;  mais, 
dès  l'inftant  qu'il  y  aura  Comédie ,  adieu  les 
cercles ,  adieu  les  fociétés  !  Voila  la  révolu- 
tion que  j'ai  prédite  ,  tout  cela  tombe  néces- 
fairement;  &  fi  vous  m'objectez  l'exemple  de 
Londres  cité  par  moi-même,  où  les  Specta- 
cles établis  n'empêchoient  point  les  coteries, 
je  répondrai  qu'il  y  a,  par  rapport  à  nous, 
une  différence  extrême:  c'eft  qu'un  Théâtre, 
qui  n'eft  qu'un  point  dans  cette  ville  immen- 
fe,  fera  dans  la  nôtre  un  grand  objet  qui  ab- 
forbera  tout. 

Si  vous  me    demandez  enfuite  où  efl  le 

mal  que  les  cercles  foient  abolis Non , 

Monfieur,  cette  queftion  ne  viendra  pas  d'un 
Philofophe.  C'eft  un  difcours  de  femmes  ou 
de  jeune -homme  qui  traitera  nos  cercles  de 
corps-de-garde,  &  croira  fentir  l'odeur  du  ta- 
bac. Il  faut  pourtant  répondre  :  car  pour 
cette  fois ,  quoique  je  m'addrefle  à  vous ,  j'é- 
cris 


A    Mr,    D'ALEMBERT.       ib'7 

cris  pour  le  peuple  &  fans  doute  il  y  pa- 
roît;  mais  vous  m'y  avez  forcé. 

J  e  dis  premièrement  que ,  fi  c'eû  une 
mauvaife  chofe  que  l'odeur  du  tabac,  c'en  eft 
une  fort  bonne  de  refier  maître  de  fon  bien , 
&  d'être  fur  de  coucher  chez  foi.  Mais 
j'oublie  déjà  que  je  n'écris  pas  pour  des  d'A- 
lembert.  Il  faut  m'expliquer  d'une  autre  ma- 
nière. 

Suivons  les  indications  de  la  Nature, 
confultons  le  bien  de  la  Société  ;  nous  trou- 
verons que  les  deux  fexes  doivent  fe  raflem- 
bler  quelquefois,  &  vivre  ordinairement  fépa- 
rés.  Je  l'ai  dit  tantôt  par  rapport  aux  fem- 
mes ,  je  le  dis  maintenant  par  rapport  aux 
hommes.  Ils  fe  fentent  autant  &  plus  qu'el- 
les de  leur  trop  intime  commerce  ;  elles  n'y 
perdent  que  leurs  mœurs,  &  nous  y  perdons 
à  la  fois  nos  mœurs  &  notre  conftitution  : 
car  ce  fexe  plus  foible ,  hors  d'état  de  pren- 
dre notre  manière  de  vivre  trop  pénible  pour 
lui ,  nous  force  de  prendre  la  fi  en  ne  trop 
molle  pour  nous ,  &  ne  voulant  plus  fouffrir 
de  féparation  ,  faute  de  pouvoir   fe  rendre 

hom- 


i88        J.    J.     ROUSSEAU 

hommes,  Jes  femmes  nous  rendent  femmes. 

Cet  inconvénient  qui  dégrade  l'homme, 
eft  très  grand  par- tout  ;  mais  c'eft  fur -tout 
dans  les  Etats  comme  le  nôtre  qu'il  importe 
de  le  prévenir.  Qu'un  Monarque  gouverne 
des  hommes  ou  des  femmes ,  cela  lui  doit 
être  affés  indifférent  pourvu  qu'il  foie  obéi; 
mais  dans  une  République,  il  faut  des  hom- 
mes (g). 

Les  Anciens  paflbient  prefque  leur  vie  en 
plein  air ,  ou  vacquant  à  leurs  affaires  ,  ou 
réglant  celles  de  l'Etat  fur  la  place  publique, 
ou  fe  promenant  à  la  campagne ,  dans  des 
jardins,  au  bord  de  la  mer,   à  la  pluie,  au 

foleil, 

(g)  On  me  dira  qu'il  en  faut  aux  Rois  pour 
la  guerre.  Point  du  tout.  Au -lieu  de  trente  mil- 
le hommes,  ils  n'ont,  par  exemple,  qu'à  lever  cent 
mille  femmes.  Les  femmes  ne  manquent  pas  de 
courage:  elles  préfèrent  l'honneur  à  la  vie;  quand 
elles  fe  battent,  elles  fe  battent  bien.  L'incon- 
vénient de  leur  fexe  eft  de  ne  pouvoir  fupporter 
les  fatigues  de  la  guerre  &  l'intempérie  des  faî- 
fons.  Le  fecret  eft  donc  d'en  avoir  toujours  le 
triple  de  ce  qu'il  en  faut  pour  fe  battre,  afin  de 
facrifier  les  deux  autres  tiers  aux  maladies  &  à  la 
mortalité. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     189 

foleil ,  &  prefque  toujours  tête  nue  (  h  ).  A 
tout  cela,  point  de  femmes  ;  mais  on  favoit 
bien  les  trouver  au  befoin  ,  &  nous  ne 
voyons  point  par  leurs  écrits  &  par  les 
échantillons  de  leurs  converfations  qui  nous 
reftent ,  que  l'efprit ,  ni  le  goût ,  ni  l'amour 
même,  perdiflènt  rien  à  cette  réferve.  Pour 
nous ,  nous  avons  pris  des  manières  toutes 
contraires  :  lâchement  dévoués  aux  volontés 
du  fexe  que  nous  devrions  protéger  &  non 
fervir ,  nous  avons  appris  à  le  méprifer  en 
lui  obéifTant  ,  à  l'outrager  par  nos  foins  rail- 
leurs ;  &  chaque  femme  de  Paris  raiïèmble 
dans  fon  appartement  un  ferrail  d'hommes 
plus  femmes  qu'elle  ,  qui  favent  rendre  à  la 
beauté  toutes  fortes  d'hommages  ,  hors  celui 
du  cœur  dont  elle  eft    digne.     Mais    voyez 

ces 

(h)  Après  la  bataille  gagnée  par  Cambife  fur 
Pfammctique  ,  on  diftinguoit  parmi  les  morts  les 
Egyptiens  qui  avoient  toujours  la  tâte  nue,  à  l'ex- 
trême  dureté  de  leurs  crânes:  ru -lieu  que  les  Per- 
les ,  toujours  coëffés  de  leurs  grolTes  thiares, 
avoient  les  crines  fi  tendres  qu'on  les  brifoit  fan» 
effort.  Hérodote  lui-même  fut  ,  long-tems  après* 
c::moin  de  cette  différence. 


jpo         J.    J.    ROUSSEAU 

ces  mêmes  hommes  toujours  contraints  dans 
ces  priions  volontaires,  fe  lever,  fe  raileoir, 
aller  &  venir  fans  cefTe  à  la  cheminée  ,  à  la 
fenêtre,  prendre  &  pofer  cent  fois  un  écran, 
feuilleter  des  livres ,  parcourir  des  tableaux , 
tourner  ,  pirouetter  par  la  chambre  ,  tandis 
que  l'idole  étendue  fans  mouvement  dans  fa 
chaife  longue ,  n'a  d'aclif  que  la  langue  & 
les  yeux.  D'où  vient  cette  différence,  fi  ce 
n'efl  que  la  Nature  qui  impofe  aux  femmes 
cette  vie  fédentaire  &  cafaniere,  en  prefcrit 
aux  hommes  une  toute  oppofée,  &  que  cette 
inquiétude  indique  en  eux  un  vrai  befoin?  Si 
les  Orientaux  que  la  chaleur  du  climat  fait 
allés  tranfpirer,  font  peu  d'exercice  &  ne  fe 
promènent  point ,  au  -  moins  ils  vont  s'affeoir 
en  plein  air  &  refpirer  à  leur  aife  ;  au  -  lieu 
qu'ici  les  femmes  ont  grand  foin  d'étouffer 
leurs  amis  dans  de  bonnes  chambres  bien  fer- 
mées. 

Si  l'on  compare  la  force  des  hommes  an- 
ciens à  celle  des  hommes  d'aujourd'hui ,  on 
n'y  trouve  aucune  efpece  degulité.  Nos 
exercices  de  l'Académie  font  des  jeux  d'en  fans 

auprès 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     191 

auprès  de  ceux  de  l'ancienne  Gymnaftique: 
on  a  quitté  la  paume,  comme  trop  fatigante; 
on  ne  peut  plus  voyager  à  cheval.  Je  ne  dis 
rien  de  nos  troupes.  On  ne  conçoit  plus  les 
marches  des  Armées  Grecques  &  Romaines  ; 
le  chemin  ,  le  travail,  le  fardeau  du  Soldat 
Romain  fatigue  feulement  à  le  lire,  &  acca- 
ble l'imagination.  Le  cheval  n'étoit  pas  per- 
mis aux  Officiers  d'infanterie.  Souvent  les 
Généraux  faifoient  à  pied  les  mêmes  journées 
que  leurs  Troupes.  Jamais  les  deux  Catons 
n'ont  autrement  voyagé  ,  ni  feuls  ,  ni  avec 
leurs  armées.  Othon  lui-même  ,  l'efféminé 
Othon ,  marchoit  armé  de  fer  à  la  tête  de  la 
fienne,  allant  au  devant  de  Vitellius.  Qu'on 
trouve  à  préfent  un  fèul  homme  de  guerre 
capable  d'en  faire  autant.  Nous  fommes  dé- 
chus en  tout.  Nos  Peintres  &  nos  Sculpteurs 
fe  plaignent  de  ne  plus  trouver  de  modèles 
comparables  à  ceux  de  l'antique.  Pourquoi 
cela?  L'homme  a-t-il  dégénéré?  L'efpece  a-t- 
elle  une  décrépitude  phyfique  ,  ainfi  que  l'in- 
dividu ?  Au  -  contraire  :  les  Barbares  du  nord 
qui  ont ,    pour  ainli    dire ,    peuplé   l'Europe 

d'une 


192         J.    J.    ROUSSEAU 

d'une  nouvelle  race,  étoient  plus  grands  6e 
plus  forts  que  les  Romains  qu'ils  ont  vaincus 
&  fubjugués.  Nous  devrions  donc  être  plus 
forts  nous-mêmes  qui,  pour  la  plupart,  def- 
cendons  de  ces  nouveaux  venus  ;  mais  les 
premiers  Romains  vivoient  en  hommes  (i), 
&  trouvoient  dans  leurs  continuels  exercices 
la  vigueur  que  la  Nature  leur  avoit  refufée, 
au -lieu  que  nous  perdons  la  nôtre  dans  la  vie 
indolente  &  lâche  où  nous  réduit  la  dépen- 
dance du  Sexe.  Si  les  Barbares  dont  je  viens 
de  parler  vivoient  avec  les  femmes ,  ils  ne 
vivoient  pas  pour  cela  comme  elles;  c'étoient 
elles  qui  avoient  le  courage  de  vivre  comme 
eux ,  ainfi  que  faifoient  auffi  celles  de  Sparte. 
La  femme  fe  rendoit  robufte ,  &  l'homme  ne 

s'énervoit  pas. 

Si 

(i)  Les  Romains  étoient  les  hommes  les  plus 
petits  &  les  plus  foibles  de  tous  les  peuples  de 
l'Italie;  &  cette  différence  étoit  fi  grande,  dit  Ti- 
te  Live  ,  qu'elle  s'appercevoit  au  premier  coup 
d'oeil  dans  les  troupes  des  uns  &  des  autres.  Ce- 
pendant l'exercice  &  la  difcipline  prévalurent  telle- 
ment fur  la  Nature,  que  les  foibles  firent  ce  que 
ne  pouvoicnc  faire  les  forts,  &  les  vainquirent. 


A    Mr.     D'ALEMBERT.     193 

S 1  ce  foin  de  contrarier  la  Nature  eft  nui- 
fibîe  au  corps  ,  il  l'eft  encore  plus  à  l'efprk. 
Imaginez  quelle  peut  être  la  trempe  de  l'ame 
d'un  homme  uniquement  occupé  de  l'impor- 
tante affaire  d'amufer  les  femmes,  &  qui  paf- 
fe  fa  vie  entière  à  faire  pour  elles,  ce  qu'el- 
les devroient  faire  pour  nous ,  quand  épuifes 
de  travaux  dont  elles  font  incapables ,  nos 
efprits  ont  befoin  de  délaifement.  Livrés  à 
ces  puériles  habitudes  à  quoi  pourrions -nous 
jamais  nous  élever  de  grand  ?  Nos  talens, 
nos  écrits  fe  fentent  de  nos  frivoles  occupa- 
tions (k):  agréables,  Ci  l'on  veut,  mais  pe^ 

tits 

(  k  )  Les  femmes  ,  en  généra! ,  n'aiment  aucun 
art  ,  ne  fe  connoiffent  à  aucun  ,  &  n'ont  aucun 
génie.  Elles  peuvent  réufïïr  aux  petits  ouvrages 
qui  ne  demandent  que  de  la  légèreté  d'efprit,  du 
goût,  de  la  grâce,  quelquefois  môme  de  la  philo- 
fophie  &  du  raifonnement.  Elles  peuvent  acqué- 
rir de  la  feience  ,  de  l'érudition  ,  des  talens  ,  & 
tout  ce  qui  s'acquiert  à  force  de  travail.  M-As 
ce  feu  ce  le  lie  qui  échauffe  &  embrafe  l'ame ,  ce 
génie  qui  confume  &  dévore  ,  cette  brûlante  élo- 
quence ,  ces  tranfports  fublimes  qui  portent  leurs 
raviffemens  jufqu'au  fond  des  cœurs  ,  manqueront 
toujours  aux  écrits  des  femmes  :  ils  font  tous 
N  froids 


194        J-     J-    ROUSSEAU 

tits  &  froids  comme  nos  fentimens ,  ils  ont 
pour  tout  mérite  ce  tour  facile  qu'on  n'a  pas 
grand'  peine  à  donner  à  des  riens.  Ces  fou- 
les d'ouvrages  éphémères  qui  naifTent  journel- 
lement n'étant  faits  que  pour  amufer  des 
femmes  ,  &  n'ayant  ni  force  ni  profondeur, 
volent  tous  de  la  toilette  au  comptoir.  C'efl: 
le  moyen  de  récrire  inceflàmment  les  mêmes, 
&  de  les  rendre  toujours  nouveaux.  On 
m'en  citera  deux  ou  trois  qui  ferviront  d'ex- 
ceptions; mais  moi  j'en  citerai  cent  mille  qui 
confirmeront  la  règle.  C'eft  pour  cela  que  la 
plupart  des  productions  de  notre  âge  pafleront 
avec  lui,  &  la  poftérité  croira  qu'on  fit  bien 
peu  de  livres ,   dans  ce  même  fiecle  où  l'on 

en  fait  tant. 

Il 

froids  &  jolis  comme  elles  ;  ils  auront  tant  d'ef- 
prit  que  vous  voudrez ,  jamais  d'ame  ;  ils  feroient 
cent  fois  plutôt  fenfés  que  pafîlonnés.  Elles  ne 
favent  ni  décrire  ni  fentir  l'amour  même.  La  feu- 
le  Sapho,  que  je  fâche,  &  une  autre,  méritèrent 
d'être  exceptées.  Je  parierois  tout  au  monde  que 
les  Lettres  Portugaifes  ont  été  écrites  par  un  hom- 
me. Or  par  tout  où  dominent  les  femmes  ,  leur 
goût  doit  aufli  dominer:  &  voila  ce  qui  détermi- 
ne  celui   de  notre  fiecle. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      195 

Il  ne  feroit  pas  difficile  de  montrer  qu'au 
lieu  de  gagner  à  ces  ufages  ,  les  femmes  y 
perdent.  On  les  flatte  fans  les  aimer;  on  les 
fert  fans  les  honorer;  elles  font  entourées  d'a- 
gréables, mais  elles  n'ont  plus  d'amans;  &  le 
pis  eft  que  les  premiers ,  fans  avoir  les  fen- 
timens  des  autres ,  n'en  ufurpent  pas  moins 
tous  les  droits.  La  fociété  des  deux  {qxqs, 
devenue  trop  commune  &  trop  facile,  a  pro- 
duit ces  deux  effets;  &  c'eft  ainfi  que  l'efprk 
général  de  la  galanterie  étouffe  à  la  fois  le 
génie  &  l'amour. 

Pour  moi ,  j'ai  peine  à  concevoir  com- 
ment on  rend  affés  peu  d'honneur  aux  fem- 
mes ,  pour  leur  ofer  adreffer  fans  ceffe  ces 
fades  propos  galants ,  ces  complimens  inful- 
tans  &  moqueurs,  auxquels  on  ne  daigne  pas 
même  donner  un  air  de  bonne  foi  ;  les  ou- 
trager par  ces  évidens  menfonges ,  n'eft  -  ce 
pas  leur  déclarer  affés  nettement  qu'on  ne 
trouve  aucune  vérité  obligeante  à  leur  dire? 
Que  l'amour  fe  faffe  illuGon  fur  les  qualités 
de  ce  qu'on  aime,  cela  n'arrive  que  trop  fou- 
vent  ;  mais  eft -il  queftion  d'amour  dans  tout 
N  2  ce 


ï96       J.    J.    ROUSSEAU 

ce  mauffade  jargon  ?  Ceux -mêmes  qui  s'en 
fervent ,  ne  s'en  fervent -ils  pas  également 
pour  toutes  les  femmes,  &  ne  feroient-ils  pas 
au  défefpoir  qu'on  les  crût  férieufement 
amoureux  d'une  feule  ?  Qu'ils  ne  s'en  inquiet- 
tent  pas.  Il  faudroit  avoir  d'étranges  idées 
de  l'amour  pour  les  en  croire  capables,  & 
rien  n'eft  plus  éloigné  de  fon  ton  que  celui 
de  la  galanterie.  De  la  manière  que  je  con- 
çois cette  paflion  terrible  ,  fon  trouble ,  fes 
égaremens  ,  fes  palpitations ,  fes  tranfports , 
fes  brûlantes  exprefïions ,  fon  filence  plus 
énergique ,  (es  inexprimables  regards  que  leur 
timidité  rend  téméraires  &  qui  montrent  les 
defirs  par  la  crainte  ,  il  me  femble  qu'après 
un  langage  aulîi  véhément,  û  l'amant  venoit 
à  dire  une  feule  fois  ,  je  vous  aime,  l'amante 
indignée  lui  diroit,  vous  ne  in  aimez  plus,  & 
ne  le  reverroit  de  fa  vie. 

Nos  cercles  confervent  encore  parmi  nous 
quelque  image  des  mœurs  antiques.  Les  hom- 
mes entr'eux ,  difpenfés  de  rabaiffer  leurs 
idées  à  la  portée  des  femmes  &  d'habiller  ga- 
lamment la  raifon ,   peuvent   fe  livrer  à  des 

dif- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     197 

difcours  graves  &  férieux  fans  crainte  du  ridi- 
cule. On  ofe  parler  de  patrie  &  de  vertu 
fans  palier  pour  rabâcheur ,  on  ofe  être  foi- 
même  fans  s'affervir  aux  maximes  d'une  cail- 
lete.  Si  le  tour  de  la  converfation  devient 
moins  poli ,  les  raifons  prennent  plus  de 
poids  ;  on  ne  fe  paie  point  de  plaifanterie , 
ni  de  gentilleffe.  On  ne  fe  tire  point  d'affai- 
re par  de  bons  mots.  On  ne  fe  ménage 
point  dans  la  difpute:  chacun  ,  fe  fentant  at- 
taqué de  toutes  les  forces  de  fon  adverfaire, 
eft  obligé  d'employer  toutes  les  Hennés  pour 
fe  défendre  ;  c'eft  ainfi  que  l'eiprit  acquiert 
de  la  jufteffe  &  de  la  vigueur.  S'il  fe  mêle 
à  tout  cela  quelque  propos  licencieux  ,  il  ne 
faut  point  trop  s'en  effaroucher  :  les  moins 
groffiers  ne  font  pas  toujours  les  plus  honnê- 
tes ,  &  ce  langage  un  peu  ruftaut  eft  préfé- 
rable encore  à  ce  ftile  plus  recherché  dans 
lequel  les  deux  fexes  fe  féduifent  mutuelie- 
ment  &  fe  familiarifènt  décemment  avec  Je 
vice.  La  manière  de  vivre  ,  plus  conforme 
aux  inclinations  de  l'homme ,  eft  aufli  mieux 
aflortie  à  fon  tempéra  m  ment.  On  ne  refte 
N  3  point 


193         J-    J-     ROUSSEAU 

point  toute  la  journée  établi  fur  une  chaife. 
On  fe  livre  à  des  jeux  d'exercice ,  on  va , 
on  vient ,  plufîeurs  cercles  fe  tiennent  à  la 
campagne  ,  d'autres  s'y  rendent.  On  a  des 
jardins  pour  la  promenade,  des  cours  ipatieu- 
fes  pour  s'exercer _,  un  grand  lac  pour  nager, 
tout  le  pays  ouvert  pour  la  chaffe;  &  il  ne 
faut  pas  croire  que  cette  chaffe  fe  fafTe  auffi 
commodément  qu'aux  environs  de  Paris  où 
l'on  trouve  le  gibier  fous  {es  pieds  &  où 
l'on  tire  à  cheval.  Enfin  ces  honnêtes  &  in- 
nocentes inftitutions  raffemblent  tout  ce  qui 
peut  contribuer  à  former  dans  les  mêmes 
hommes  des  amis,  des  citoyens,  des  foldats, 
&  par  conféquent  tout  ce  qui  convient  le 
mieux  à  un  peuple  libre. 

On  accufe  d'un  défaut  les  fociétés  des 
femmes,  c'eft  de  les  rendre  médifantes  &  fa- 
tyriqucs  ;  &  l'on  peut  bien  comprendre ,  en 
effet ,  que  les  anecdotes  d'une  petite  ville 
n'échappent  pas  à  ces  comités  féminins  ;  on 
penfe  bien  auffi  que  les  maris  abfens  y  font 
peu  ménagés ,  &  que  toute  femme  jolie  & 
fêtée  n'a  pas  beau  jeu  dans  le  cercle  de  fa 

voifi- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     199 

voifine.  Mais  peut-être  y  a-t-il  dans  cet  in- 
convénient plus  de  bien  que  de  mal ,  &  tou- 
jours eft-il  incontestablement  moindre  que 
ceux  dont  il  tient  la  place  :  car  lequel  vaut 
le  mieux  qu'une  femme  dife  avec  fes  amies 
du  mal  de  Ton  mari ,  ou  que ,  tête-â-tête  avec 
un  homme ,  elle  lui  en  fafle  ,  qu'elle  criti- 
que le  défordre  de  fa  voifine ,  ou  qu'elle  l'i- 
mite? Quoique  les  Genevoifes  difent  afles  li- 
brement ce  qu'elles  favent  &  quelquefois  ce 
qu'elles  conjecturent ,  elles  ont  une  véritable 
horreur  de  la  calomnie  &  Ton  ne  leur  en- 
tendra jamais  intenter  contre  autrui  des  accu- 
fations  qu'elles  croient  fauffes  ;  tandis  qu'en 
d'autres  pays  les  femmes ,  également  coupables 
par  leur  filence  &  par  leurs  difcours,  ca- 
chent de  peur  de  repréfailles  le  mal  qu'elles 
favent  &  publient  par  vengeance  celui  qu'el- 
les ont  inventé. 

Combien  de  fcandales  publics  ne  retient 
pas  la  crainte  de  ces  féveres  obfervatrices  ? 
Elles  font  prefque  dans  notre  ville  la  fonc- 
tion de  Cenfeurs.  C'eft  ainfl  que  dans  les 
beaux  tems  de  Rome  ,  les  Citoyens ,  furveil- 
N  4  lans 


ac-o  J.     J.     ROUSSEAU 

îans  les  uns  des  autres ,  s'accufoient  publi- 
quement par  zèle  pour  la  juftice;  mais  quand 
Rome  fut  corrompue  &  qu'il  ne  refta-plus 
rien  à  faire  pour  les  bonnes  mœurs  que  de 
cacher  les  mauvaifes ,  la  haine  des  vices 
qui  les  démafque  en  devint  un.  Aux  ci* 
toyens  zélés  fuccéderent  des  délateurs  infâ- 
mes ,  &  au  -  lieu  qu'autrefois  les  bons  accu- 
foient  les  méchans  ,  ils  en  furent  accufés  à 
leur  tour.  Grâce  au  Ciel,  nous  fonames  loin 
d'un  terme  fi  funefle.  Nous  ne  iommes 
point  réduits  à  nous  cacher  à  nos  propres, 
yeux  ,  de  peur  de  nous  faire  horreur.  Pour 
moi ,  je  n'en  aurai  pas  meilleure  opinion  des 
femmes,  quaud  elles  feront  plus  circonfpecles: 
on  fe  ménagera  davantage  ,  quand  on  aura, 
plus  de  raifons  de  fe  ménager ,  &  quand  cha- 
cune aura  befoin  pour  elle-même  de  la  dif- 
crétion  dont  elle  donnera  l'exemple  aux  au- 
tres. 

Qu'on   ne  s'allarme  donc  point   tant  du 
caquet  des  fociétés  de  femmes.     Qu'elles  mé- 
difent  tant  qu'elles  voudront ,  pourvu  qu'elles 
médifent    entr'elles.      Des  femmes  véritable- 
ment 


A    Mr.    D'ALEMBERT.    201 

ment  corrompues  ne  fauroient  fupporter  long- 
teras  cette  manière  de  vivre,  &  quelque  chè- 
re que  leur  pût  être  la  médifance,  elles  vou- 
droient  médire  avec  des  hommes.  Quoiqu'on 
m'ait  pu  dire  à  cet  égard  ,  je  n'ai  jamais  vu 
aucune  de  ces  fociétés ,  fans  un  fecret  mou- 
vement d'eftime  &  de  reipe6l  pour  celles  qui 
la  compofoient.  Telle  eft ,  me  difois-je,  la 
dellination  de  la  Nature ,  qui  donne  différens 
goûts  aux  deux  fexes,  afin  qu'ils  vivent  répa- 
rés &  chacun  à  fa  manière  (1).  Ces  aima- 
bles perfonnes  paffent  ainfi  leurs  jours,  livrées 
aux  occupations  qui  leur  conviennent  ,  ou  à 
des  amufemens  innocens  &  fimples,  très  pro- 
pres à  toucher  un  cœur  honnête  &  à  don- 
ner bonne  opinion  d'elles.  Je  ne  fais  ce 
qu'elles  ont  dit ,  mais  elles  ont  vécu  enfem- 
ble  ;  elles  ont  pu  parler  des  hommes  ,  mais 

el- 

(1)  Ce  principe,  auquel  tiennent  toutes  bonnes 
mœurs ,  eft  développé  d'une  manière  plus  claire  & 
plus  étendue  dans  un  manuferit  dont  je  fuis  dépo* 
fitaire  &  que  je  mé  propofe  de  publier,  s'il  me 
refte  affés  de  tems  pour  cela  ,  quoique  cette  an- 
nonce ne  foit  gueres  propre  à  lia  concilier  d'a- 
vance la  faveur  des   Daines. 

N5 


202  J.    J.    ROUSSEAU 

elles  fe  font  pafTées  d'eux  ;  &  tandis  qu'el- 
les critiquoient  fi  féverement  la  conduite  des 
autres  ,  au  -  moins  la  leur  étoit  irréprocha- 
ble. 

Les  cercles  d'hommes  ont  aufîi  leurs  in- 
convéniens ,  fans  doute  ;  quoi  d'humain  n'a 
pas  les  fiens  ?  On  joue ,  on  boit ,  on  s'eny- 
vre ,  on  pafTe  les  nuits  ;  tout  cela  peut  être 
vrai,  tout  cela  peut  être  exagéré.  Il  y  a  par- 
tout mélange  de  bien  &  de  mal  ,  mais  à  di- 
verfes  mefures.  On  abufe  de  tout  :  axiome 
trivial ,  fur  lequel  on  ne  doit  ni  tout  rejetter 
ni  tout  admettre.  La  règle  pour  choifir  eft 
fîmple.  Quand  le  bien  furpaffe  le  mal ,  la 
chofe  doit  être  admife  malgré  fes  inconvé- 
niens  ;  quand  le  mal  furpaffe  le  bien  ,  il  la 
faut  rejetter  même  avec  fes  avantages. 
Quand  la  chofe  eft  bonne  en  elle-même  & 
n'eft  mauvaife  que  dans  fes  abus  ,  quand  les 
abus  peuvent  être  prévenus  fans  beaucoup 
de  peine ,  ou  tolérés  fans  grand  préjudice , 
ils  peuvent  fervir  de  prétexte  &  non  de 
raifon  pour  abolir  un  ufage  utile  ;  mais  ce 
qui  eft  mauvais  en  foi  fera  toujours  mau- 
vais 


A    Mr.     D'ALEMBERT.     203 

vais  (  m  )  ,  quoiqu'on  fafle  pour  en  tirer  un 
bon  ufage.  Telle  eft  la  différence  efïèntielle 
des  cercles  aux  fpe6tacles. 

Les  citoyens  d'un  même  Etat ,  les  habi- 
tans  d'une  même  ville  ne  font  point  des 
Anachorètes,  ils  ne  fauroient  vivre  toujours 
feuls  &  féparés  ;  quand  ils  le  pourroient ,  il 
ne  faudroit  pas  les  y  contraindre.  Il  n'y  a 
que  le  plus  farouche  defpotifme  qui  s'allarme 
à  la  vue  de  fept  ou  huit  hommes  aflèmblés, 
craignant  toujours  que  leurs  entretiens  ne  rou- 
lent fur  leurs  miferes. 

Or  de  toutes  les  fortes  de  Jiaifons  qui  peu- 
vent raffembler  les  particuliers  dans  une  ville 
comme  la  nôtre ,  les  cercles  forment ,  fans 
contredit,  la  plus  raifonnable,  la  plus  honnê- 
te, &  la  moins  dangereufe:  parce  qu'elle  ne 
veut  ni  ne  peut  fe  cacher  ,  qu'elle  eft  publi- 
que ,  permife  ,  &  que  l'ordre  &  la  règle  y 
régnent.    Il  eft  même  facile  à  démontrer  que 

les 

(m)  Je  parle  dans  l'ordre  moral:  car  dans  l'or- 
dre phyfique  il  n'y  a  rien  d'abfolument  mauvais. 
Le  tout  eft  bien. 


2u4  J-    J-    ROUSSEAU 

les  abus  qui  peuvent  en  réfulter  naîtraient 
également  de  toutes  les  autres,  ou  qu'elles  en 
produiraient  de  plus  grands  encore.  Avant 
de  fonger  à  détruire  un  ufage  établi  ,  on 
doit  avoir  bien  pefé  ceux  qui  s'introduiront  à 
fa  place.  Quiconque  en  pourra  propofer  un 
qui  foit  praticable  &  duquel  ne  réfulte  aucun 
abus ,  qu'il  le  propofe ,  &  qu'enfuite  les  cer- 
cles foient  abolis:  à  la  bonne  heure.  En  at- 
tendant, biffons,  s'il  le  faut,  paiTer  la  nuit  à 
boire  à  ceux  qui ,  fans  cela  ,  la  paflèroient 
peut-être  à  faire  pis. 

Toute  intempérance  eft  vicieufe,  &  fur- 
tout  celle  qui  nous  ôte  la  plus  noble  de  nos 
facultés.  L'excès  du  vin  dégrade  l'homme, 
aliène  au -moins  fa  raifon  pour  un  tems  & 
l'abrutit  à  la  longue.  Mais  enfin  ,  le  goût 
du  vin  n'efr.  pas  un  crime,  il  en  fait  rare- 
ment commettre,  il  rend  l'homme  flupide  & 
non   pas  méchant   (n).    Pour   une  querelle 

paiTa- 

(n)  Ne  calomnions  point  le  vice -même,  n'a- 
t-il  pas  afles  de  fa  Faicffittf  ?  Le  vin  ne  donne  pas 
t\c.   h    méchanceté  ,    il  la  décelé.     Celui  qui    tua 

Clitus 


A    Mr.    D'ALEMBERT.    205 

paflagere  qu'il  caufe  ,  il  forme  cent  attache- 
mens  durables.  Généralement  parlant,  les 
buveurs  ont  de  la  cordialité,  de  la  franchife; 
ils  font  prefque  tous  bons ,  droits  ,  jufles,  fi- 
dèles ,  braves  &  honnêtes  gens ,  à  leur  dé- 
faut près.  En  ofera-t-on  dire  autant  des  vi- 
ces qu'on  fubftitue  à  celui  -  là  ,  ou  bien  pré- 
tend-on faire  de  toute  une  ville  un  peuple 
d'hommes  fans  défauts  &  retenus  en  toute 
chofe?  Combien  de  vertus  apparentes  cachent 
fouvent  des  vices  réels  !  Le  fage  eft  fobre 
par  tempérance,  le  fourbe  l'efl:  par  fauffeté. 
Dans  les  pays  de  mauvaifes  mœurs ,  d'intri- 
gues ,  de  trahifons ,  d'adultères,  on  redoute 
uif  état  d'indifcrétion  où  le  cœur  fe  montre 
fans   qu'on  y  fonge.     Par -tout   les  gens  qui 

ab- 

Clitus  dans  l'ivrefie  ,  fit  mourir  Philotas  de  fang- 
froid.  Si  l'ivrefle  a  fes  fureurs  ,  quelle  paflîon 
n'a  pas  les  fiennes  ?  La  différence  eft  que  les  au- 
tres reftent  au  fond  de  l'ame  &  que  celle-là 
s'allume  &  s'éteint  à  l'inftant.  A  cet  emporte- 
ment près  ,  qui  paiTe  &  qu'on  évite  aitement, 
foyons  fûrs  que  quiconque  fait  dans  le  vin  de 
méchantes  actions,  couve  à  jeun  de  méchans  des- 
feins. 


zoo         J.    J.    ROUSSEAU 

abhorrent  le  plus  l'ivrellè  font  ceux  qui  ont  le 
plus  d'intérêt  à  s'en  garantir.  En  SuifTe  elle 
eft  prefque  en  eftime  ,  à  Naples  elle  eft  en 
horreur  ;  mais  au  fond  laquelle  eft  le  plus  à 
craindre  ,  de  l'intempérance  du  SuifTe  ou  de 
la  réferve  de  l'Italien. 

Je  le  répète,  il  vaudroit  mieux  être  fobre 
&  vrai,  non  feulement  pour  foi,  même  pour 
la  Société  :  car  tout  ce  qui  eft  mal  en  mo- 
rale eft  mal  encore  en  politique.  Mais  le 
prédicateur  s'arrête  au  mal  perfonnel  ,  le  ma- 
giftrat  ne  voit  que  les  conféquences  publiques  ; 
l'un  n'a  pour  objet  que  la  perfection  de 
l'homme  où  l'homme  n'atteint  point ,  l'autre 
que  le  bien  de  l'Etat  autant  qu'il  y  peut  'at- 
teindre ;  ainfi  tout  ce  qu'on  a  raifon  de  blâ- 
mer en  chaire  ne  doit  pas  être  puni  par  les 
loix.  Jamais  peuple  n'a  péri  par  l'excès  du 
vin ,  tous  périffent  par  le  défordre  des  fem- 
mes. La  raifon  de  cette -différence  eft  clai- 
re :  le  premier  de  ces  deux  vices  détourne 
des  autres  ,  le  fécond  les  engendre  tous.  La 
diverfité  des  âges  y  fait  encore.  Le  vin  ten- 
te moins  la  jeuneffe  &  l'abat  moins  aifément  -, 

un 


A    M'.    D'ALEMBERT.    207 

un  fang  ardent  lui  donne  d'autres  defirs;  dans 
l'âge  des  paffions  toutes  s'enflamment  au  feu 
d'une  feule ,  la  raifon  s'altère  en  nailTant ,  & 
l'homme  encore  indompté  devient  indifcipli- 
nable  avant  que  d'avoir  porté  le  joug  des 
loix.  Mais  qu'un  fang  à  demi -glacé  cherche 
un  fecours  qui  le  ranime,  qu'une  liqueur  bien- 
faifante  fupplée  aux  efprits  qu'il  n'a  plus  (o); 
quand  un  vieillard  abufe  de  ce  doux  remè- 
de, il  a  déjà  rempli  fes  devoirs  envers  fa  pa- 
trie ,  il  ne  la  prive  que  du  rebut  de  fes  ans. 
Il  a  tort,  fans  doute  :  il  celle  avant  la  mort 
d'être  citoyen.  Mais  l'autre  ne  commence  pas 
même  à  l'être:  il  fe  rend  plutôt  l'ennemi  pu- 
blic ,  par  la  fédu&ion  de  fes  complices ,  par 
l'exemple  &  l'effet  de  fes  mœurs  corrompues, 
fur -tout  par  la  morale  pernicieufe  qu'il  ne 
manque  pas  de  répandre  pour  les  autorifer.  Il 
vaudrait  mieux  qu'il  n'eût  point  exifté. 

De  la  paflion  du  jeu   naît  un  plus  dange- 
reux 

(o)  Platon  dans  fa  République  permet  aux 
feuls  vieillards  l'ufage  du  vin  ,  &  même  il  leur 
en  permet  quelquesfois  l'excès. 


îoS         J.    J.    ROUSSEAU 

reux  abus ,  mais  qu'on  prévient  ou  réprime 
salement.  C'eft  une  affaire  de  police  ,  dont 
rinfpe&ion  devient  plus  facile  &  mieux  féan- 
te  dans  les  cercles  que  duns  les  maifons  par- 
ticulières. L'opinion  peut  beaucoup  encore 
en  ce  point  ;  &  fi  -  tôt  qu'on  voudra  mettre 
en  honneur  les  jeux  d'exercice  &  d'adrelTe, 
les  cartes ,  les  dés ,  les  jeux  de  hazard  tom- 
beront infailliblement.  Je  ne  crois  pas  même , 
quoiqu'on  en  dife  ,  que  ces  moyens  oififs  & 
trompeurs  de  remplir  fa  bourfe  ,  prennent 
jamais  grand  crédit  chez  un  peuple  raifonneur 
&  laborieux ,  qui  connoît  trop  le  prix  du 
tems  &  de  l'argent  pour  aimer  à  les  perdre 
enfemble. 

Conservons  donc  les  cercles,  même 
avec  leurs  défauts  :  car  ces  défauts  ne  font 
pas  dans  les  cercles ,  mais  dans  les  hommes 
qui  les  compofent  ;  &  il  n'y  a  point  dans  la 
vie  fociale  de  forme  imaginable  fous  laquelle 
ces  mêmes  défauts  ne  produifent  de  plus  nui- 
fibles  effets.  Encore  un  coup,  ne  cherchons 
point  la  chimère  de  la  perfection  ;  mais  le 
mieux  poflible  félon  la  nature  de  l'homme  & 

la 


A    M=\    D'ALEMBE  II  T.     209 

k  conftitution  de  la  Société.  Il  y  a  tel  Peu- 
ple à  qui  je  dirois  :  détruifez  cercles  &  co« 
teries,  ôtez  toute  barrière  de  bienféance  entre 
les  texes  ,  remontez ,  s'il  eft  pofîible ,  jufqu'à 
n'être  que  corrompus;  mais  vous,  Genevois, 
évitez  de  le  devenir ,  s'il  eft  teins  encore. 
Craignez  le  premier  pas  qu'on  ne  fait  jamais 
feul ,  &  fongez  qu'il  eft  plus  aifé  de  garder 
de  bonnes  mœurs  que  de  mettre  un  terme 
aux  mauvaifes. . 

Deux  ans  feulement  de  Comédie  &  tout 
eft  bouleverfé.     JL'on   ne  fauroit  fe   partager 
entre  tant  d'amufemens  :    l'heure   des   Spec- 
tacles   étant   celle  àes  cercles  ,   les  fera  dif- 
foudre  ;   il  s  en  détachera  trop  de  membres  ; 
ceux    qui   relteront   feront    trop    peu    aflidus 
pour  être  d'une  grande  reffource  les  uns  aux 
autres  &  laiffer  fubGfter  long-tems  les  aflocia- 
tions.     Les  deux  fexes    réunis  journellement 
dans  un  même  lieu  ;  les  parties  qui  fe  Jieront 
pour  s'y  rendre  ;   les  manières  de  vivre  qu'on 
y  verra  dépeintes  &  qu'on  s'empreflèra  d'imi- 
ter  ;    Pexpofitiori  q?s  Dunes  &   Demoifëiles 
parées  tout  de  leur  mieux  &  miles  en  étala* 

O  ge 


2io  J.    J.    ROUSSEAU 

ge  dans  des  loges  comme  fur  le  devant  d'u- 
ne boutique,  en  attendant  les  acheteurs  ;  l'af- 
fluence  de  la  belle  jeunefle  qui  viendra  de 
fon  côté  s'offrir  en  montre,  &  trouvera  bien 
plus  beau  de  faire  des  entrechats  au  Théâtre 
que  l'exercice  à  Plain  -  Palais  ;  les  petits  fou- 
pers  de  femmes  qui  s'arrangeront  en  fortant, 
ne  fut-ce  qu'avec  les  Actrices  ;  enfin  le  mé- 
pris des  anciens  ufages  qui  réfultera  de  l'a- 
doption des  nouveaux  ;  tout  cela  fubftituera 
bientôt  l'agréable  vie  de  Paris  &  les  bons 
airs  de  France  à  notre  ancienne  fimplicité,  & 
je  doute  un  peu  que  des  Parifiens  à  Genève 
y  confervent  long-tems  le  goût  de  notre  gou- 
vernement. 

Il  ne  faut  point  le  diffimuler,  les  inten- 
tions font  droites  encore;  mais  les  mœurs  in- 
clinent déjà  vifiblement  vers  la  décadence,  & 
nous  fuivons  de  loin  les  traces  des  mêmes 
peuples  dont  nous  ne  laiffons  pas  de  crain- 
dre le  fort.  Par  exemple  ,  on  m' allure  que 
l'éducation  de  la  jeunette  eft  généralement 
beaucoup  meilleure  qu'elle  n'étoit  autrefois; 
ce  qui  pourtant  ne  peut    gueres  fe  prouver 

qu'en 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      211 

'qu'en    montrant  qu'elle   fait    de  meilleurs   ci- 
toyens.   Il   eft   certain   que   les  enfans    font 
mieux  la  révérence;  qu'ils  favent  plus  galam- 
ment donner  la  main  aux  Dames,  &  leur  di- 
re une   infinité  de  gentillefîes    pour  lefquelles 
je  leur  ferois ,    moi ,  donner  le  fouet  ;  qu'ils 
favent  décider  ,  trancher,  interroger,  couper 
la  parole  aux  hommes ,    importuner  tout  le 
monde  fans  modeftie  &  fans  diferétion.     On 
me  dit  que  cela  les  forme  ;  je  conviens  que 
cela  les  forme  à  être  impertinens  &  c'efl,  de 
toutes  les   chofes   qu'ils  apprennent  par  cette 
méthode,  la  feule  qu'ils  n'oublient  point.     Ce 
n'eft  pas  tout.    Pour   les   retenir  auprès  des 
femmes  qu'ils  font  deftinés  à  défennuyer  ,  011 
a  foin  de   les  élever   précifément  comme  el- 
les :   on  les  garantit  du  foleil  ,  du  vent ,  de 
la  pluie ,  de  la  pouffiere ,   afin  qu'ils  ne  puif- 
fent  jamais  rien  fupporter  de  tout  cela.     Ne 
pouvant  les  préferver  entièrement  du  contact 
de  l'air,  on  fait  du-moins  qu'il  ne  leur  arrive 
qu'après   avoir   perdu   la  moitié  de   fon   ref- 
fort.     On  les  prive  de  tour  exercice,  on  leur 
ôte  toutes  leurs  facultés ,   on  les  rend  ineptes 
O  2  à 


212  J.    J.    ROUSSEAU 

à  tout  autre  ufage  qu'aux  foins  auxquels  iïs 
font  deftinés;  &  la  feule  chofe  que  les  fem- 
mes n'exigent  pas  de  ces  vils  efclaves  efh  de 
fe  confacrer  à  leur  fervice  à  la  façon  des 
Orientaux.  A  cela  près,  tout  ce  qui  les  dif- 
ftingue  d'elles ,  c'eft  que  la  Nature  leur  en 
ayant  refufé  les  grâces  ,  ils  y  fubftituent  des 
ridicules.  A  mon  dernier  voyage  à  Genève, 
j'ai  déjà  vu  plufieurs  de  ces  jeunes  Demoi- 
felles  en  jufte-au-corps,  les  dents  blanches,  la 
main  potelée,  la  voix  flûtée,  un  joli  parafol 
verd  à  la  main,  contrefaire  ailés  mal-adroite- 
ment les  hommes. 

On  étoit  plus  grofTier  de  mon  tems.  Les 
enfans  ruftiquement  élevés  n'avoient  point  de 
teint  à  conferver ,  &  ne  craignoient  point  les 
injures  de  l'air  auxquelles  ils  s'étoient  aguer- 
ris de  bonne  heure.  Les  pères  les  me. 
noient  avec  eux  à  la  chaffe  ,  en  campagne, 
à  tous  leurs  exercices  ,  dans  toutes  les  focié- 
tés.  Timides  &  modefles  devant  les  gens 
âgés,  ils  étoient  hardis,  fiers,  querelleurs  en- 
tr'eux  ;  ils  n'avoient  point  de  frifure  à  con- 
ferver j  ils  fe  défioient  à  la  lutte,  à  la  cour- 

fe, 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     213 

fe,  aux  coups;  ils  fe  battoient  à  bon  efcient, 
fe  bleflbient  quelquefois ,  &  puis  s'embraf- 
foient  en  pleurant.  Ils  revenoient  au  logis 
fuans ,  eiToufflés ,  déchirés ,  c'étaient  de  vrais 
policons;  mais  ces  policons  ont  fait  des  hom- 
mes qui  ont  dans  le  cœur  du  zèle  pour  fer- 
vir  la  patrie  &  du  fang  à  verfer  pour  elle. 
Plaife  à  Dieu  qu'on  en  puifTe  dire  autant  un 
jour  de  nos  beaux  petits  Meilleurs  requinqués , 
&  que  ces  hommes  de  quinze  ans  ne  fojenç 
pas  des  enfans  à  trente! 

Heureusement  ils  ne  font  point  tous 
ainil.  Le  plus  grand  nombre  encore  a  gardé 
cette  antique  rudefTe ,  confervatrice  de  la  bon- 
ne conftitution  ainfi  que  des  bonnes  mœurs. 
Ceux  même  qu'une  éducation  trop  délicate 
amollit  pour  un  tems,  feront  contraints  étant 
grands  de  fe  plier  aux  habitudes  de  leurs 
compatriotes.  Les  uns  perdront  leur  âpreté 
dans  le  commerce  du  monde  ;  les  autres  ga- 
gneront des  forces  en  les  exerçant;  tous  de- 
viendront ,  je  l'efpere  ,  ce  que  furent  leurs 
ancêtres  ou  du  -  moins  ce  que  leurs  pères 
font  aujourd'hui.  Mais  ne  nous  flatons  pas  de 
O  3  çon,- 


2i4  J.     J.    ROUSSEAU 

conferver    notre    liberté    en    renonçant    aux 
mœurs  qui  nous  l'ont  acquife. 

Je  reviens  à  nos  Comédiens  &  toujours 
en  leur  fuppofant  un  fuccès  qui  me  parole 
ïmpoiïlble  ;  je  trouve  que  ce  fuccès  attaquera 
notre  conftitution ,  non  feulement  d'une  ma- 
nière indirecte  en  attaquant  nos  mœurs,  mais 
immédiatement ,  en  rompant  l'équilibre  qui 
doit  régner  entre  les  diverfes  parties  de  l'E- 
tat ,  pour  conferver  le  corps  entier  dans  fon 
aiîiete. 

Parmi  plufieurs  raifons  que  j'en  pourrois 
donner  ,  je  me  contenterai  d'en  choifir  une 
qui  convient  mieux  au  plus  grand  nombre: 
parce  qu'elle  fe  borne  à  des  confidérations 
d'intérêt  &  d'argent ,  toujours  plus  fenfibles 
au  vulgaire  que  des  effets  moraux  dont  il 
n'eft  pas  en  état  de  voir  les  liaifons  avec 
leurs  caufes ,  ni  l'influence  fur  le  deftin  de 
l'Etat. 

On  peut  confidérer  les  Spectacles ,  quand 
ils  réuiTiflènt ,  comme  une  efpece  de  taxe 
qui,  bien  que  volontaire,  n'en  eft  pas  moins 
onéreufe  au  peuple  :    en  ce  qu'elle  lui  fournit 

une 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     215. 

une  continuelle  occafion  de  dépenfe  à  laquel- 
le il  ne  réfifte  pas.  Cette  taxe  eft  mauvaife: 
non  feulement  parce  qu'il  n'en  revient  rien  au 
fouverain;  mais  fur-tout  parce  que  la  réparti- 
tion ,  loin  d'être  proportionnelle  ,  charge  le 
pauvre  au  delà  de  fes  forces  &  foulage  le 
riche  en  fuppléant  aux  amufemens  plus  coû- 
teux qu'il  fe  donneroit  au  défaut  de  celui-là. 
Il  fuffit,  pour  en  convenir  >  de  faire  attention 
que  la  différence  du  prix  des  places  n'eft, 
ni  ne  peut  être  en  proportion  de  celle  des 
fortunes  des  gens  qui  les  rempliiïtnt.  A  la 
Comédie  Francoife,  les  premières  loges  &  le 
théâtre  font  à  quatre  francs  pour  l'ordinaire 
&  à  fix  quand  on  tierce  ;  le  parterre  eft  à 
vingt  fols ,  on  a  même  tenté  plufieurs  fois  de 
l'augmenter.  Or  on  ne  dira  pas  que  le  bien 
des  plus  riches  qui  vont  au  théâtre  n'eft  que 
le  quadruple  du  bien  des  plus  pauvres  qui 
vont  au  parterre.  Généralement  parlant,  les 
premiers  font  d'une  opulence  exceiîive  ,  &  la 
plupart  des  autres  n'ont  rien  (p).    îl  en  eft 

de 

(P)    Quand   on   augmenteroit   la   différence    du 
O  4  pris 


%i6        J.    J.     ROUSSEAU 

de  ceci  comme  des  impôts  fur  le  bled,  dr  le 
vin ,  fur  le  fel ,  fur  toute  chofè  néceflàire  à  la 
vie  ,  qui  ont  un  air  de  juftice  au  premier 
coup  d'œil,  &  font  au  fond  très  iniques:  car 
le  pauvre  qui'  ne  peut  dépenfer  que  pour 
fon  néceflàire  elt  forcé  de  jetter  les  trois 
quarts  de  ce  qu'il  dépenfe  en  impôts ,  tandis 
que  ce  même  néceflàire  n'étant  que  la  moin- 
dre partie  de  la  dépenfe  du  riche  l'impôt 
lui  eft  prefque  infenfible  (q).  De  cette  ma- 
nière, 

prix  des  places  en  proportion  de  celle  des  fortu- 
nes, on  ne  rétablirait  point  pour  cela  l'équilibre. 
Ces  places  inférieures  ,  miles  à  trop  bas  prix, 
feroient  abandonnées  à  la  populace ,  &  chacun , 
pour  en  occuper  de  plus  honorables  ,  dépenferoit 
toujours  au  delà  de  fes  moyens.  Ceft  une  obser- 
vation qu'on  peut  faire  aux  Speftacles  .de  la  Foi- 
re. La  raifon  de  ce  défordre  eft  que  les  premiers 
rangs  font  alors  un  terme  fixe  dont  les  autres  fé 
rapprochent  toujours,  fans  qu'on  le  puille  éloigner. 
Le  pauvre  tend  fans  ce  (Te  à  s'élever  au  deiïus  de 
fes  vingt  fols  ;  mais  le  riche  ,  pour  le  fuir  ,  n'a 
plus  d'afile  au  delà  de  fes  quatre  francs;  il  faut, 
malgré  lui  /qu'il  fe  Iaifie  accûfte'r  6c,  fi  fon  or- 
gueil  en  fouffre ,   fa   bourfe   en   profite. 

(q)  Voila    pourquoi  les   ïmpoftcurs   de   Bodin    & 
autres    fripons     publics    établifient     toujours    leurs 

ino- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       217 

niére,  celui  qui  a  peu  paie  beaucoup  &  ce- 
lui qui  a  beaucoup  paie  peu  ;  je  ne  vois  pas 
quelle  grande  juftice  on  trouve  à  cela. 

On  me  demandera  qui  force  le  pauvre 
d'aller  aux  Spectacles  ?  Je  répondrai ,  premiè- 
rement ceux  qui  les  établiflènt  &  lui  en 
donnent  la  tentation  ;  en  fécond  lieu ,  fa 
pauvreté  même  qui ,  le  condamnant  à  des  tra- 
vaux continuels,  fans  efpoir  de  les  voir  finir, 
Jui  rend  quelque  délaifement  plus  néceflàire 
pour  les  fupporter.  11  ne  fe  tient  point  mal- 
heureux de  travailler  fans  relâche,  quand  tout 
le  monde  en  fait  de  même;  mais  n'eft-il  pas 
cruel  à  celui  qui  travaille  de  fe  priver  des 
récréations  des  gens  oififs  ?  Il  les  partage 
donc;  &  ce  même  amufement,  qui  fournit  un 
moyen  d'économie  au  riche ,  affoiblit  dou- 
blement le  pauvre  ,   foit  par  un  flircroît  réel 

de 

monopoles  fur  les  chofes  néceffaires  à  la  vie,  afin 
d'affamer  doucement  le  peuple,  fans  que  le  riche 
en  murmure.  Si  le  moindre  objet  de  luxe  ou  de 
f'afte  étoit  attaqué,  tout  feroit  perdu,-  mais,  pour- 
vu que  les  grands  foient  contens ,  qu'importe  que 
le  peuple  vive? 

05 


si8  J.    J.    ROUSSEAU 

de  dépenfes,  foit  par  moins  de  zèle  au  tra- 
vail, comme  je  l'ai  ci -devant  expliqué. 

D  e  ces  nouvelles  réflexions ,  il  fuit  évidem- 
ment ,  ce  me  femble ,  que  les  Spectacles  mo- 
dernes,  où  l'on  n'affifte  qu'à  prix  d'argent, 
tendent  par-tout  à  favorifer  &  augmenter  l'i- 
négalité des  fortunes ,  moins  fenfiblement ,  il 
eft  vrai ,  dans  les  capitales  que  dans  une 
petite  ville  comme  la  nôtre.  Si  j'accorde 
que  cette  inégalité ,  portée  jufqu'à  certain 
point ,  peut  avoir  fes  avantages ,  certainement 
vous  m'accorderez  auffi  qu'elle  doit  avoir  des 
bornes,  fur- tout  dans  un  petit  Etat,  &  fur- 
tout  dans  une  République.  Dans  une  Mo- 
narchie où  tous  les  ordres  font  intermédiaires 
entre  le  prince  &  le  peuple  ,  il  peut  être  af- 
fés  indifférent  que  certains  hommes  pafTent  de 
l'un  à  l'autre  :  car ,  comme  d'autres  les  rem- 
placent, ce  changement  n'interrompt  point  la 
progreflion.  Mais  dans  une  Démocratie  où  les 
fujets  &  le  fouverain  ne  font  que  les  mêmes 
hommes  confidérés  fous  différens  rapports,  II- 
tôt  que  le  plus  petit  nombre  l'emporte  en  ri- 
cheflès  fur  le  plus  grand,  il  faut  que  l'Etat 

pcrifîè 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      219 

périffe  ou  change  de  forme.  Soit  que  le  ri- 
che devienne  plus  riche  ou  le  pauvre  plus 
indigent,  la  différence  des  fortunes  n'en  aug- 
mente pas-  moins  d'une  manière  que  de  l'au- 
tre; &  cette  différence,  portée  au  delà  de  fa 
mefure  ,  eft  ce  qui  détruit  l'équilibre  dont 
j'ai  parlé. 

Jamais  dans  une  Monarchie  l'opulence 
d'un  particulier  ne  peut  le  mettre  au-defïus 
du  Prince  ;  mais  dans  une  République  elle 
peut  aifément  le  mettre  au-defTus  des  .loix. 
Alors  le  gouvernement  n'a  plus  de  force,  & 
le  riche  eft  toujours  le  vrai  fouverain.  Sur 
ces  maximes  inconteftables ,  il  relie  à  confi- 
dérer  fi  l'inégalité  n'a  pas  atteint  parmi  nous 
le  dernier  terme  où  elle  peut  parvenir  fans 
ébranler  la  République.  Je  m'en  rapporte 
îà-deflus  à  ceux  qui  connoiffent  mieux  que 
moi  notre  conftitution  &  la  répartition  de 
nos  richeffes.  Ce  que  je  fais  :  c'efr,  que ,  le 
tems  feul  donnant  à  l'ordre  des  chofes  une 
pente  naturelle  vers  cette  inégalité  &  un  pro- 
grès fucceffif  jufqu'à  fon  dernier  terme  ,  c'efl 
une  grande  imprudence  de  l'accélérer  encore 

par 


220         J.    J.     ROUSSEAU 

par  des  établiffemens  qui  la  favorifent.  Le 
grand  Sulli  qui  nous  aimoit ,  nous  l'eût  bien 
fu  dire  :  Spectacles  &  Comédies  dans  toute 
petite  République  &  fur  -  tout  dans  Genève, 
affoiblifTement  d'Etat. 

Si  le  feul  établilTement  du  Théâtre  nous 
eft  fi  nuifible,  quel  fruit  tirerons-nous  des  Pie- 
ces  qu'on  y  repréfente  ?  Les  avantages  mê- 
me quelles  peuvent  procurer  aux  peuples 
pour  lefquels  elles  ont  été  compofées  nous 
tourneront  à  préjudice,  en  nous  donnant  pour 
inftruclion  ce  qu'on  leur  a  donné  pour  cenfu- 
re  ,  ou  du  -  moins  en  dirigeant  nos  goûts  & 
nos  inclinations  fur  les  chofes  du  monde  qui 
nous  conviennent  le  moins.  La  Tragédie 
nous  repréfentera  des  tyrans  &  des  héros. 
Qu'en  avons-nous  à  faire  ?  Sommes- nous  faits 
pour  en  avoir  ou  le  devenir?  Elle  nous  don- 
nera une  vaine  admiration  de  la  puiflance  & 
de  la  grandeur.  Dequoi  nous  fervira  - 1  -  elle  l 
Serons-nous  plus  grands  ou  plus  puiffans  pour 
cela  ?  Que  nous  importe  d'aller  étudier  fur  la 
Scène  les  devoirs  des  rois  ,  en  négligeant  de 
remplir  les  nôtres  ?  La.  ltôrile  admiration  dçs 

vertus 


A    Mr.    D'ALËMBERT.     221 

vertus  de  Théâtre  nous  dédommagera-t-elle  des 
vertus  fimples  &  modeftes  qui  font  le  bon 
citoyen?  Au -lieu  de  nous  guérir  de  nos  ridi- 
cules ,  la  Comédie  nous  portera  ceux  d'autrui  : 
elle  nous  perfuadera  que  nous  avons  tort  de 
méprifer  des  vices  qu'on  eftime  fi  fort  ail- 
leurs. Quelque  extravagant  que  foit  un  marquis 
c'eft  un  marquis  enfin.  Concevez  combien  ce 
titre  fonne  dans  un  pays  afTés  heureux  pour 
n'en  point  avoir  ;  &  qui  fait  combien  de 
courtauts  croiront  fe  mettre  à  la  mode  ,  en 
imitant  les  marquis  du  fiecle  dernier  ?  Je  ne 
répéterai  point  ce  que  j'ai  déjà  dit  de  la  bon- 
ne foi  toujours  raillée  ,  du  vice  adroit  tou- 
jours triomphant ,  &  de  l'exemple  continuel 
des  forfaits  mis  en  plaifanterie.  Quelles  le- 
çons pour  un  Peuple  dont  tous  les  fentimens 
ont  encore  leur  droiture  naturelle ,  qui  croit 
qu'un  lcélerat  effc  toujours  méprifable  &  qu'un 
homme  de  bien  ne  peut  être  ridicule  !  Quoi  ! 
Platon  banniflbit  Homère  de  fa  République 
&  nous  fouffrirons  Molière  dans  la  nôtre! 
Que  pourrait -il  nous  arriver  de  pis  que 
de  reflembler  aux  gens  c;u'il  nous  peint ,  mê- 
me 


522        J,    J    ROUSSEAU 

me  à  ceux    qu'il  nous  fait  aimer? 

J'en  ai  dit  ailés  ,  je  crois  ,  fur  leur  cha* 
pitre  &  je  ne  penfe  guères  mieux  des  hé- 
ros  de  Racine  ,  de  ces  héros  fi  parés  ,  fi 
doucereux  ,  fi  tendres ,  qui  ,  fous  un  air  de 
courage  &  de  vertu  ,  ne  nous  montrent  que 
les  modèles  des  jeunes -gens  dont  j'ai  parlé, 
livrés  à  la  galanterie  ,  à  la  moleffe  ,  à  l'a- 
mour ,  à  tout  ce  qui  peut  efféminer  l'homme 
&  l'attiédir  fur  le  goût  de  {es  véritables  de- 
voirs. Tout  le  Théâtre  François  ne  refpire 
que  la  tendreffe  :  c'eft  la  grande  vertu  à  la- 
quelle on  y  facrifie  toutes  les  autres,  ou  du- 
moins  qu'on  y  rend  la  plus  chère  aux  Spec- 
tateurs. Je  ne  dis  pas  qu'on  ait  tort  en  ce- 
la ,  quant  à  l'objet  du  Poëte  :  je  fais  que 
l'homme  fans  parlions  eft  une  chimère  ;  que 
l'intérêt  du  Théâtre  n'en:  fondé  que  fur  les 
parlions  ;  que  le  cœur  ne  s'intéreflè  point  à 
celles  qui  lui  font  étrangères ,  ni  à  celles 
qu'on  n'aime  pas  à  voir  en  autrui ,  quoiqu'on 
y  foit  fujet  foi-même.  L'amour  de  l'humani- 
té ,  celui  de  la  patrie ,  font  les  fentimens 
donc  les  peintures  touchent  le  plus  ceux  qui 

en 


A    Mr.    D'ALEMBERT.      223 

en  font  pénétrés  ;  mais ,  quand  ces  deux 
paffions  font  éteintes,  il  ne  refte  que  l'amour 
proprement  dit ,  pour  leur  fuppléer  :  parce 
que  fon  charme  eft  plus  naturel  &  s'efface 
plus  difficilement  du  cœur  que  celui  de  toutes 
les  autres.  Cependant  il  n'eft  pas  également 
convenable  à  tous  les  hommes  :  c'eft  plutôt 
comme  fupplément  des  bons  fentimens  que 
comme  bon  fentiment  lui-même  qu'on  peut 
l'admettre  ;  non  qu'il  ne  foit  louable  en  foi, 
comme  toute  paffion  bien  réglée,  mais  parce 
que  les  excès  en  font  dangereux  &  inévita- 
bles. 

Le  plus  méchant  des  hommes  eft  celui 
qui  s'ifole  le  plus,  qui  concentre  le  plus  fon 
cœur  en  lui  -  même  ;  le  meilleur  eft  celui  qui 
partage  également ,  fes  affections  à  tous  fes 
femblables.  Il  vaut  beaucoup  mieux  aimer 
une  maîtreffe  que  de  s'aimer  feul  au  monde. 
Mais  quiconque  aime  tendrement  Ces  parens, 
fes  amis,  fa  patrie,  &  le  genre  humain,  fe 
dégrade  par  un  attachement  défordonné  qui 
nuit  bientôt  à  tous  les  autres  &  leur  eft  in- 
failliblement préféré.     Sur  ce  principe,  je  dis 

qu'il 


224         J.    J-     ROUSSEAU 

qu'il  y  a  des  pays  où  les  mœurs  font  Ci  mau- 
vaifes  qu'on  feroit  trop  heureux  d'y  pouvoir 
remonter  à  l'amour  ;  d'autres  où  elles  font 
ailés  bonnes  pour  qu'il  foit  fâcheux  d'y  def- 
cendre,  &  j'ofe  croire  le  mien  dans  ce  der- 
nier cas.  J'ajouterai  que  les  objets  trop  paf- 
fionnés  font  plus  dangereux  à  nous  montrer 
qu'à  perfonne:  parce  que  nous  n'avons  natu- 
rellement que  trop  de  penchant  à  les  aimer. 
Sous  un  air  flegmatique  &  froid ,  le  Genevois 
cache  une  ame  ardente  &  fenfible,  plus  faci- 
le à  émouvoir  qu'à  retenir.  Dans  ce  fejour 
de  la  raifon,  la  beauté  n'eft  pas  étrangère,  ni 
fans  empire  ;  le  levain  de  la  mélancolie  y 
fait  fouvent  fermenter  l'amour;  les  hommes 
n'y  font  que  trop  capables  de  fentir  des  paf- 
fions  violentes ,  les  femmes ,  de  les  infpirer  ; 
&  les  trilles  effets  qu'elles  y  ont  quelquefois 
produits  ne  montrent  que  trop  le  danger  de 
les  exciter  par  des  fpectacles  touchans  &  ten- 
dres. Si  les  héros  de  quelques  Pièces  fou- 
mettent  l'amour  au  devoir,  en  admirant  leur 
force  ,  le  cœur  fe  prête  à  leur  foiblefTe  ;  on 
apprend    moins   à   fe    donner   leur    courage 

qu'à 


A    M'.    D'ALEMBERT.    225 

qu'à  fe  mettre  dans  le  cas  d'en  avoir  befoin. 
C'eft  plus  d'exercice  pour  la  vertu;  mais  qui 
lofe  expofer  à  ces  combats,  mérite  d'y  fuc- 
comber.  L'amour,  l'amour  même  prend  fon 
mafque  pour  la  furprendre;  il  fe  pare  de  fon 
enthoufiafme  ;  il  ufurpe  fa  force  ;  il  affecte 
fon  langage ,  &  quand  on  s'appercoit  de  l'er- 
reur ,  qu'il  eft  tard  pour  en  revenir  !  Que 
d'hommes  bien  nés ,  féduits  par  ces  apparen- 
ces ,  d'amans  tendres  &  généreux  qu'ils  é- 
toient  d'abord ,  font  devenus  par  degrés  de 
vils  corrupteurs  ,  fans  mœurs  ,  fans  refpecl: 
pour  la  foi  conjugale  ,  fans  égards  pour  les 
droits  de  la  confiance  &  de  l'amitié  !  Heu- 
reux qui  fait  fe  reconnoître  au  bord  du  pré- 
cipice &  s'empêcher  d'y  tomber  !  Eft  -  ce  au 
milieu  d'une  courfe  rapide  qu'on  doit  efpérer 
de  s'arrêter?  Eft-ce  en  s'attendriffant  tous  ks 
jours  qu'on  apprend  à  furmonter  la  tendreflè? 
On  triomphe  aifément  d'un  foible  penchant; 
mais  celui  qui  connut  le  véritable  amour  & 
l'a  fu  vaincre,  ah!  pardonnons  à  ce  mortel, 
s'il  exifte,  d'ofer  prétendre  à  la  vertu! 
AinQ  de  quelque  manière  qu'on  envifage 
P  les 


226        J.    J.    ROUSSEAU 

les  chofes ,  la  même  vérité  nous  frappe  tou- 
jours. Tout  ce  que  les  Pièces  de  Théâtre 
peuvent  avoir  d'utile  à  ceux  pour  qui  elles 
ont  été  faites ,  nous  deviendra  préjudiciable, 
jufqu'au  goût  que  nous  croirons  avoir  acquis 
par  elles ,  &  qui  ne  fera  qu'un  faux  goût , 
fans  tact ,  fans  délie ateffe  ,  fubftitué  mal  -à- 
propos  parmi  nous  à  la  folidité  de  la  raifon. 
Le  goût  tient  à  plufieurs  chofes:  les  recher- 
ches d'imitation  qu'on  voit  au  Théâtre ,  les 
comparaifons  qu'on  a  lieu  d'y  faire,  les  ré- 
flexions fur  l'art  de  plaire  aux  fpe&ateurs , 
peuvent  le  faire  germer,  mais  non  fuffire  à 
fon  développement.  Il  faut  de  grandes  villes, 
il  faut  des  beaux-arts  &  du  luxe,  il  faut  un 
commerce  intime  entre  les  citoyens ,  il  faut 
une  étroite  dépendance  les  uns  des  autres,  il 
faut  de  la  galanterie  &  même  de  la  débau- 
che ,  il  faut  des  vices  qu'on  foit  forcé  d'em- 
bellir, pour  faire  chercher  à  tout  des  formes 
agréables,  &  réuffir  à  les  trouver.  Une  par- 
tie de  ces  chofes  nous  manquera  toujours,  & 
nous  devons  trembler  d'acquérir  l'autre. 
Nous  aurons  des  Comédiens,  mais  quels? 

Une 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     227 

Une  bonne  Troupe  viendra-t-elle  de  but-en- 
blanc  s'établir  dans  une  ville  de  vingt- quatre 
mille  âmes?  Nous  en  aurons  donc  d'abord  de 
mauvais  &  nous  ferons  d'abord  de  mauvais 
juges.  Les  formerons-nous,  ou  s'ils  nous  for- 
meront? Nous  aurons  de  bonnes  Pièces;  mais, 
les  recevant  pour  telles  fur  la  parole  d'autrui, 
nous  ferons  difpenfés  de  les  examiner,  &  ne 
gagnerons  pas  plus  à  les  voir  jouer  qu'à  les 
lire.  Nous  n'en  ferons  pas  moins  les  con- 
noifleurs,  les  arbitres  du  Théâtre;  nous  n'en 
voudrons  pas  moins  décider  pour  notre  ar- 
gent, &  n'en  ferons  que  plus  ridicules.  On 
ne  l'eft  point  pour  manquer  de  goût,  quand 
on  le  méprife;  mais  c'efl  l'être  que  de  s'en 
piquer  &  n'en  avoir  qu'un  mauvais.  Et  qu'eft- 
ce  au  fond  que  ce  goût  fi  vanté?  L'art  de 
fe  connoître  en  petites  chofes.  En  vérité, 
quand  on  en  a  une  auffi  grande  à  conferver 
que  la  liberté,  tout  le  relie  eft  bien  puérile. 

Je  ne  vois  qu'un  remède  à  tant  d'incon- 

véniens  :  c'efl  que ,  pour  nous  approprier  les 

Drames  de  notre  Théâtre,   nous  les  compo- 

fions  nous-mêmes ,    &   que  nous    ayons  des 

P  2  Au- 


225         J.    J.-  ROUSSEAU 

Auteurs  avant  des  Comédiens.  Car  il  n'eft 
pas  bon  qu'on  nous  montre  toutes  fortes  d'i- 
mitations ,  mais  feulement  celles  des  chofes 
honnêtes ,  &  qui  conviennent  à  des  hommes 
libres  (r).  Il  eft  fur  que  des  Pièces  tirées 
comme  celles  des  Grecs  des  malheurs  paffés 
de  la  patrie,  ou  des  défauts  préfens  du  peu- 
ple ,  pourroient  offrir  aux  fpe&ateurs  des  le- 
çons utiles.  Alors  quels  feront  les  héros  de 
nos  Tragédies.  Des  Berthelier  ?  des  Lévrery  ? 
Ah,  dignes  citoyens!  Vous  fûtes  des  héros, 
fans -doute;  mais  votre  obfcurité  vous  avilit, 

vos 

(r)  Si  quis  ergo  in  noftram  urbem  venerit, 
qui  animi  fapientiâ  in  omnes  pofïïc  fefe  vertere 
formas,  &  omnia  imitari,  volueritque  poemata  fua 
oftentare  ,  venerabimur  quidem  ipfum,  ut  facrum, 
admirabilem ,  &  jucundum:  dicemus  autem  non  ef. 
fe  ejufmodi  hominem  in  republicâ  noftrâ  ,  ncque 
fas  efle  ut  infit,  mittemufque  in  aliam  urbem,  un- 
guento  caput  ejus  perungcntes,  Ianâque  coronantes. 
Nos  autem  aufteriori  minufque  jucundo  utemur 
Poetâ ,  fabularumque  fïftore  ,  utilitatis  gratiâ  ,  qui 
decori  nobis  rationem  exprimat  ,  &  qua;  dici  de- 
bent  dicat  in  his  formulis  quas  à  principio  pro  Ie- 
gibus  tulimus,  quando  cives  erudire  aggreffi  fumus. 
Plat,   de  Rcp.  LU.  III. 


A    M"".    D'ALEMBERT.    229 

vos  noms  communs  déshonorent  vos  grandes 
âmes  (s)  ,  &  nous  ne  fommes  plus  ailes 
grands  nous-mêmes  pour  vous  favoir  admirer. 
Quels  feront  nos  tyrans?  Des  Gentils-hommes 
de  la  cuillier  (t),   des  Eveques  de  Geneye, 

des 

(s)  Philibert  Berthelier  fut  le  Caton  de  notre 
patrie,  avec  cette  différence  que  la  liberté  publi- 
que finit  par  l'un  &  commença  par  l'autre.  Il 
tenoit  une  belette  privée  quand  il  fut  arrêté  ;  il 
rendit  fon  épée  avec  cette  fierté  qui  fied  11  bien 
à  la  vertu  malbeureufe  ,•  puis  il  continua  de  jouer 
avec  fa  belette  ,  fans  daigner  répondre  aux  outra- 
ges de  fes  gardes.  Il  mourut  comme  doit  mourir 
un  martyr  de   la  liberté. 

Jean  Lévrery  fut  le  Favonius  de  Berthelier  ; 
non  pas  en  imitant  puérilement  fes  difcours  &  fes 
manières,  mais  en  mourant  volontairement  comme 
lui:  fâchant  bien  que  l'exemple  de  fa  mort  feroit 
plus  utile  à  fon  pays  que  fa  vie.  Avant  d'aller  à 
l'échaffaut,  il  écrivit  fur  le  mur  de  fa  prifon  cet- 
te épitaphe  qu'on  avoit  faite  à  fon  prédéceffeur. 

Qidd  mihi  mors  nocuit?   Virtus  pofî  fata  virefcit: 
Nec  crues ,  nec  feevi  gladio  périt  Ma  Tyranni. 

(t)  C'étoit  une  confrairie  de  Gentils-hommes  Sa- 
voyards   qui  avoient   fait  vœu  de  brigandage  con- 
tre la  ville  de  Genève ,   &  qui ,  pour  marque  de 
P  3  Icuï 


230        J.    J.    ROUSSEAU 

des  Comtes  de  Savoie  ,  des  ancêtres  d'une 
maifon  avec  laquelle  nous  venons  de  traiter, 
&  à  qui  nous  devons  du  refpecl:?  Cinquante 
ans  plutôt,  je  ne  répondrois  pas  que  le  Dia- 
ble (v)  &  l'Antechrift  n'y  eufTent  auffi  fait 
leur  rôle.    Chés  les  Grecs,    peuple  d'ailleurs 

afles 

leur  affociation  ,  portaient  une  cuiller  pendue  au 
cou. 

(v)  J'ai  lu  dans  ma  jeunefle  une  Tragédie  de 
l'efcalade,  où  le  Diable  étoit  en  effet  un  des  Ac- 
teurs. On'  me  difoit  que  cette  pièce  ayant  une 
fois  été  repréfentée  ,  ce  perfonnage  en  entrant  fur 
la  Scène  fe  trouva  double,  comme  fi  l'original  eût 
été  jaloux  qu'on  eût  l'audace  de  le  contrefaire,  & 
qu'à  l'inftant  ïefïroi  fit  fuir  tout  le  monde,  &  finir 
la  repréfentation.  Ce  conte  eft  burlefque ,  &  le 
paroîtra  bien  plus  à  Paris  qu'à  Genève  :  cepen- 
dant ,  qu'on  fe  prête  aux  fuppofitions ,  on  trouvera 
dans  cette  double  apparition  un  effet  théâtral  & 
vraiment  effrayant.  Je  n'imagine  qu'un  Spectacle 
plus  fimple  &  plus  terrible  encore  ;  c'efl  celui  de 
la  main  fortant  du  mur  &  traçant  des  mots  incon- 
nus au  feftin  de  Balthazar.  Cette  feule  idée  fait 
friffonner.  Il  me  femble  que  nos  Poètes  Lyriques 
font  loin  de  ces  inventions  fublimes  ;  ils  font, 
pour  épouvanter,  un  fracas  de  décorations  fans  ef- 
fet. Sur  la  Scène  même  il  ne  faut  pas  tout  dire 
à  la  vue;  mais  ébranler  l'imagination. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     231 

afTés  badin,  tout  étoit  grave  &  férieux,  fi-tôt 
qu'il  s'agiflbit  de  la  patrie  ;  mais  dans  ce  fie- 
cle  plaifant  où  rien  n'échappe  au  ridicule ,  hor- 
mis la  puiffance ,  on  n'ofe  parler  d'héroïTme 
que  dans  les  grands  Etats ,  quoiqu'on  n'en 
trouve  que  dans  les  petits. 

Quant  à  la  Comédie,  il  n'y  faut  pas 
fonger.  Elle  cauferoit  chés  nous  les  plus  af- 
freux défordres  ;  elle  ferviroit  d'infiniment 
aux  factions,  aux  partis,  aux  vengeances  par- 
ticulières. Notre  ville  eft  fi  petite  que  les 
peintures  de  mœurs  les  plus  générales  y  dé- 
généreroient  bientôt  en  fatyres  &  perfonali- 
tés.  L'exemple  de  l'ancienne  Athènes ,  ville 
incomparablement  plus  peuplée  que  Genève, 
nous  offre  une  leçon  frapame  :  c'eft  au  Théâ- 
tre qu'on  y  prépara  l'éxil  de  plufieurs  grands 
hommes  &  la  mort  de  Soerate;  c'eft  par  la 
fureur  du  Théâtre  qu'Athènes  périt  &  {es 
défaftres  ne  juftifierent  que  trop  le  chagrin 
qu'avoit  témoigné  Solon  ,  aux  premières  re- 
préfentations  de  Thefpis.  Ce  qu'il  y  a  de 
bien  fur  pour  nous,  c'eft  qu'il  faudra  mal  au- 
gurer de  la  République,  quand  on  verra  les 
P  4  Ci- 


232  J.    J.    ROUSSEAU 

citoyens  traveftis  en  beaux  -  efprits ,  s'occuper 
à  faire  des  vers  François  &  des  Pièces  de 
Théâtre,  talens  qui  ne  font  point  les  nôtres 
&  que  nous  ne  poiféderons  jamais.  Mais  que 
Mr.  de  Voltaire  daigne  nous  compofer  des 
Tragédies  fur  le  modèle  de  la  mort  de  Cé- 
far,  du  premier  acle  de  Brutus,  &,  s'il  nous 
faut  abfolument  un  Théâtre,  qu'il  s'engage  à 
le  remplir  toujours  de  fon  génie  ,  &  à  vivre 
autant  que  {es  Pièces. 

Je  ferois  d'avis  qu'on  pefàt  mûrement  tou- 
tes ces  réflexions,  avant  de  mettre  en  ligne 
de  compte  ie  godt  de  parure  &  de  diffipation 
que  doit  produire  parmi  notre  jeuneiTe  l'e- 
xemple des  Comédiens  ;  mais  enfin  cet  exem- 
ple aura  fon  effet  encore,  &  û  généralement 
par -tout  ks  loix  font  infuffifantes  pour  ré- 
primer des  vices  qui  naiflènt  de  la  nature 
des  choies ,  comme  je  crois  l'avoir  montré , 
combien  plus  le  feront -elles  parmi  nous  où 
le  premier  figne  de  leur  foiblefle  fera  l'éta- 
bliffement  des  Comédiens?  Car  ce  ne  feront 
point  eux  proprement  qui  auront  introduit  ce 
goût  de  diiîipation:  au -contraire,  ce  même 

goût 


A    Mr.     D'ALEMBERT.     233 

goût  les  aura  prévenus ,  les  aura  introduits 
eux-mêmes,  &  ils  ne  feront  que  fortifier  un 
penchant  déjà  tout  formé ,  qui ,  les  ayant  fait 
admettre,  à  plus  forte  raifon  les  fera  mainte- 
nir avec  leurs  défauts. 

Je  m'appuie  toujours  fur  la  fuppofition 
qu'ils  fubfifteront  commodément  dans  une  auffi 
petite  ville ,  &  je  dis  que  fi  nous  les  hono- 
rons ,  comme  vous  le  prétendez ,  dans  un 
pays  où  tous  font  à  peu  près  égaux,  ils  fe- 
ront les  égaux  de  tout  le  monde ,  &  auront 
de  plus  la  faveur  publique  qui  leur  efl  na- 
turellement acquife.  Ils  ne  feront  point, 
comme  ailleurs ,  tenus  en  refpecl  par  les 
grands  dont  ils  recherchent  la  bienveillan- 
ce &  dont  ils  craignent  la  disgrâce.  Les 
Magiftrats  leur  en  impoferont  :  foit.  Mais 
ces  Magistrats  auront  été  particuliers  ;  ils  au- 
ront pu  être  familiers  avec  eux  ;  ils  auront 
des  enfans  qui  le  feront  encore,  des  femmes 
qui  aimeront  le  plaifir.  Toutes  ces  liaifons 
feront  des  moyens  d'indulgence  &  de  protec- 
tion ,  auxquels  il  fera  impoffible  de  réfifler 
toujours.  Bientôt  les  Comédiens,  fûrs  de  l'im- 
P  5  punité. 


234         J.    J-    ROUSSEAU 

punité ,  la  procureront  encore  à  leurs  imita- 
teurs; c'eft  par  eux  qu'aura  commencé  le  déf- 
ordre  ,  mais  on  ne  voit  plus  où  il  pourra 
s'arrêter.  Les  femmes  ,  la  jeunefTe ,  les  ri- 
ches ,  les  gens  oififs  ,  tout  fera  pour  eux  9 
tout  éludera  des  loix  qui  les  gênent ,  tout  fa- 
vorifera  leur  licence:  chacun,  cherchant  à  les 
fatisfaire,  croira  travailler  pour  fes  plaifirs. 
Quel  homme  ofera  s'oppofer  à  ce  torrent ,  fi 
ce  n'eft  peut-être  quelque  ancien  Pafteur  rigi- 
de qu'on  n'écoutera  point,  &  dont  le  fens  & 
la  gravité  paf Feront  pour  pédanterie  chés  une 
jeunelTe  inconfidérée  ?  Enfin  pour  peu  qu'ils 
joignent  d'art  &  de  manège  à  leurs  fuccès, 
je  ne  leur  donne  pas  trente  ans  pour  être  les 
arbitres  de  l'Etat  (x).  On  verra  les  afpi- 
rans  aux  charges  briguer  leur  faveur  pour  ob- 
tenir   les  fuffrages  ;    les   élections    fe    feront 

dans 

(x)  On  doit  toujours  fe  fouvenir  que,  pour  ^ue 
Àa  Comédie  fe  fouticnne  à  Genève,  il  faut  que  ce 
goût  y  devienne  une  fureur;  s'il  n'eft  que  modé- 
ré, il  faudra  qu'elle  tombe.  La  raifon  veut  donc 
qu'en  examinant  les  effets  du  Théâtre ,  on  les  inc- 
lure fur  une  caufe  capable  de  le  foutenir. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       235 

dans  les  loges  des  Actrices,  &  les  chefs  d'un 
Peuple  libre  feront  les  créatures  d'une  bande 
d'Hiftrions.  La  plume  tombe  des  mains  à 
cette  idée.  Qu'on  l'écarté  tant  qu'on  vou- 
dra ,  qu'on  m'accufe  d'outrer  la  prévoyance; 
je  n'ai  plus  qu'un  mot  à  dire.  Quoiqu'il  ar- 
rive, il  faudra  que  ces  gens-là  réforment  leurs 
mœurs  parmi  nous ,  ou  qu'ils  corrompent  les 
nôtres.  Quand  cette  alternative  aura  cefTé 
de  nous  effrayer,  les  Comédiens  pourront  ve- 
nir; ils  n'auront  plus  de  mal  à  nous  faire. 

Voila,  Monfieur,  les  confidérations  que 
j'avois  à  propofer  au  public  &  à  vous  fur  la 
queliion  qu'il  vous  a  plu  d'agiter  dans  un 
article  où  elle  étoit,  à  mon  avis,  tout -à- fait 
étrangère.  Quand  mes  raifons ,  moins  fortes 
qu'elles  ne  me  paroiflènt,  n'auroient  pas  un 
poids  fuffifant  pour  contrebalancer  les  vôtres, 
vous  conviendrez  au-moins  que,  dans  un  aufli 
petit  Etat  que  la  République  de  Genève,  tou- 
tes innovations  font  dangereufes,  &  qu'il  n'en 
faut  jamais  faire  fans  des  motifs  urgens  & 
graves.  Qu'on  nous  montre  donc  la  prefTan- 
te  néceffité  de  celle-ci.     Où  font  les  défor- 

dres 


236        J.    J.    ROUSSEAU 

dres  qui  nous  forcent  de  recourir  à  un  expé- 
dient fi  fufpe£t?  Tout  eft-il  perdu  fans  cela? 
Notre  ville  efl>elle  fi  grande ,  le  vice  &  l'oi- 
fiveté  y  ont-ils  déjà  fait  un  tel  progrès  quel- 
le  ne  puiiTe  plus  déformais  fubfifter  fans  Spec- 
tacles? Vous  nous  dites  qu'elle  en  fouffre  de 
plus  mauvais  qui  choquent  également  le  goût 
&  les  mœurs  ;  mais  il  y  a  bien  de  la  différen- 
ce entre  montrer  de  mauvaifes  mœurs  &  at- 
taquer  les  bonnes  :   car   ce  dernier  effet  dé- 
pend moins  des  qualités  du  Spectacle  que  de 
l'impreffion   qu'il  caufe.     En  ce   fens ,    quel 
rapport  entre   quelques    farces   paffageres  & 
une   Comédie  à  demeure  ,   entre  les  poliçon- 
neries   d'un  Charlatan  &    les  repréfentations 
régulières  des   Ouvrages   Dramatiques,  entre 
des    tréteaux  de  Foire  élevés  pour  réjouir  la 
populace   &  un   Théâtre  eftimé   où  les  hon- 
nêtes gens  penferont  s'inftruire?   L'un  de  ces 
amufemens  eft  fans  conféquence   &  relie  ou- 
blié dès  le  lendemain  ;    mais  l'autre  eft  une 
affaire    importante   qui   mérite  toute  l'atten- 
tion du  gouvernement.    Par  tout  pays  il  eft 
permis  d'amufer  les  enfans,  &  peut  être  en- 
fans 


A    Mr.    D'ALEMBEJRT.     237 

fant  qui  veut  fans  beaucoup  d'inconvéniens. 
Si  ces  fades  Spectacles  manquent  de  goût , 
tant  mieux  :  on  s'en  rebutera  plus  vite  ;  s'ils 
font  grofliers,  ils  feront  moins  féduifans.  Le 
vice  ne  s'infmue  guère  en  choquant  l'honnê- 
teté, mais  en  prenant  fon  image;  &  les  mots 
fales  font  plus  contraires  à  la  politeflè  qu'aux 
bonnes  mœurs.  Voila  pourquoi  les  expref- 
fions  font  toujours  plus  recherchées  &  les 
oreilles  plus  fcrupuleufes  dans  les  pays  plus 
corrompus.  S'apperçoit  -  on  que  les  entretiens 
de  la  halle  échauffent  beaucoup  la  jeunefîe 
qui  les  écoute  ?  Si  font  bien  les  difcrets  pro- 
pos du  Théâtre,  &  il  vaudroit  mieux  qu'une 
jeune  fille  vît  cent  parades  qu'une  feule  repré- 
fentation  de  l'Oracle. 

Au-refte,  j'avoue  que  j'aimerois  mieux, 
quant  à  moi ,  que  nous  puffions  nous  palier 
entièrement  de  tous  ces  tréteaux,  &  que  pe- 
tits &  grands  nous  fuffions  tirer  nos  plaifirs 
<&  nos  devoirs  de  notre  état  &  de  nous- 
mêmes;  mais  de  ce  qu'on  devroit  peut-être 
chaiTer  les  Bateleurs,  il  ne  s'enfuit  pas  qu'il 
faille  appeller  les  Comédiens.    Vous  avez  vu 

dans 


238         J.    J.    ROUSSEAU 

dans  votre  propre  pays,  la  ville  de  Marfeilie 
fe  défendre  long-tems  d'une  pareille  innova» 
tion  ,  réfifter  même  aux  ordres  réitérés  du 
Miniftre  ,  &  garder  encore ,  dans  ce  mépris 
d'un  amufement  frivole,  une  image  honorable 
de  fon  ancienne  liberté.  Quel  exemple  pour 
une  ville  qui  n'a  point  encore  perdu  la 
fienne ! 

Qu'on  ne  penfe  pas,  fur -tout,  faire  un 
pareil  établilTement  par  manière  d'efTai,  fauf 
à  l'abolir  quand  on  en  fentira  les  inconvé- 
niens:  car  ces  inconvéniens  ne  fe  détruifènt 
pas  avec  le  Théâtre  qui  les  produit,  ils  refient 
quand  leur  caufe  eft  ôtée ,  & ,  dès  qu'on  com- 
mence à  les  fentir ,  ils  font  irrémédiables. 
Nos  mœurs  altérées ,  nos  goûts  changés  ne 
fe  rétabliront  pas  comme  ils  fe  feront  corrom- 
pus; nos  plaifirs  mêmes,  nos  innocens  plaifirs 
auront  perdu  leurs  charmes;  le  Spectacle  nous 
en  aura  dégoûtés  pour  toujours.  L'oifiveté 
devenue  néceffaire,  les  vuides  du  tems  que 
nous  ne  faurons  plus  remplir  nous  rendront 
à  charge  à  nous  -  mêmes  ;  les  Comédiens  en 
partant  nous  laifleront  l'ennui  pour  arrhes  de 

leur 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     239 

leur  retour;  il  nous  forcera  bientôt  à  les  rap- 
peller  ou  à  faire  pis.  Nous  aurons  mal  fait 
d'établir  la  Comédie,  nous  ferons  mal  de  la 
lahTer  fubfifter,  nous  ferons  mal  de  la  détrui- 
re: après  la  première  faute,  nous  n'aurons  plus 
que  le  choix  de  nos  maux. 

Quoi!  ne  faut -il  donc  aucun  Spectacle 
dans  une  République?  Au  -  contraire ,  il  en 
faut  beaucoup.  C'efl  dans  les  Républiques 
qu'ils  font  nés,  c'efl:  dans  leur  fein  qu'on  les 
voit  briller  avec  un  véritable  air  de  fête.  A 
quels  peuples  convient -il  mieux  de  s'aflèm- 
bler  fouvent  &  de  former  entr'eux  les  doux 
liens  du  plaifir  &  de  la  joie  ,  qu'à  ceux  qui 
ont  tant  de  raifons  de  s'aimer  &  de  relier  à 
jamais  unis  ?  Nous  avons  déjà  plufieurs  de 
ces  fêtes  publiques;  ayons  en  davantage  en- 
core, je  n'en  ferai  que  plus  charmé.  Mais 
n'adoptons  point  ces  Spectacles  exclusifs  qui 
renferment  trillement  un  petit  nombre  de 
gens  dans  un  antre  obfcur;  qui  les  tiennent 
craintifs  &  immobiles  dans  le  lilence  &  l'in- 
action ;  qui  n'offrent  aux  yeux  que  cloifons, 
que  pointes  de  fer,  que  foldats,  qu'affligean- 
tes 


s4o         Js    J.    ROUSSEAU 

tes  images  de  la  fervitude  &  de  l'inégalité» 
Non  ,  Peuples  heureux ,  ce  ne  font  pas  là 
vos  fêtes!  C'eft  en  plein  air  ,  c'eft  fous  le 
ciel  qu'il  faut  vous  rafTembler  &  vous  livrer 
au  doux  fentiment  de  votre  bonheur.  Que 
vos  plaifirs  ne  foient  efféminés  ni  mercenai- 
res, que  rien  de  ce  qui  fent  la  contrainte  & 
l'intérêt  ne  les  empoifonne ,  qu'ils  foient  li- 
bres &  généreux  comme  vous ,  que  le  foleil 
éclaire  vos  innocens  Spectacles;  vous  en  for- 
merez un  vous  -  mêmes ,  le  plus  digne  qu'il 
puiffe  éclairer. 

Mais  quels  feront  enfin  ks  objets  de 
ces  Spectacles?  Qu'y  montrera- 1- on?  Rien, 
fi  l'on  veut.  Avec  Ja  liberté  ,  partout 
où  règne  l'affluence ,  le  bien  -  être  y  règne 
auffi.  Plantez  au  milieu  d'une  place  un  pi- 
quet couronné  de  fleurs,  raflemblez-y  le 
peuple ,  &  vous  aurez  une  fête.  Faites 
mieux  encore  :  donnez  les  fpectateurs  en 
fpectacle  ;  rendez  les  acteurs  eux-mêmes; 
faites  que  chacun  fe  voie  &  s'aime  dans  les 
autres,  afin  que  tous  en  foient  mieux  unis. 
Je  n'ai  pas  befoin  de  renvoyer  aux  jeux  des 

an- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.    241 

anciens  Grecs  :  il  en  eft  de  plus  modernes , 
il  en  eft  d'exiftens  encore,  &  je  les  trouve 
précifément  parmi  nous.  Nous  avons  tous 
les  ans  des  revues  ;  des  prix  publics  ;  des 
Rois  de  l'arquebufe ,  du  canon ,  de  la  naviga- 
tion. On  ne  peut  trop  multiplier  des  établif- 
femens  fi  utiles  (y)  &  0  agréables;  on  ne 

peut 


(y)  Il  ne  fuffit  pas  que  le  peuple  ait  du  pain 
&  vive  dans  fa  condition.  Il  faut  qu'il  y  vive 
agréablement  :  afin  qu'il  en  rempliffe  mieux  les  de- 
voirs ,  qu'il  fe  tourmente  moins  pour  en  fortir ,  & 
que  l'ordre  public  foit  mieux  établi.  Les  bonnes 
mœurs  tiennent  plus  qu'on  ne  penfe  à  ce  que  cha- 
cun fe  plaife  dans  fon  état.  Le  manège  &  l'ef- 
prit  d'intrigue  viennent  d'inquiétude  &  de  mécon- 
tentement :  tout  va  mal  quand  l'un  afpire  à  l'em- 
ploi d'un  autre.  Il  faut  aimer  fon  métier  pour  le 
bien  faire.  L'affîete  de  l'Etat  n'eft  bonne  &  folide 
que  quand,  tous  fe  fentant  à  leur  place  ,  les  for- 
ces particulières  fe  réunifient  &  concourent  au  bien 
public  ,•  au  -  lieu  de  s'ufer  l'une  contre  l'autre , 
comme  elles  font  dans  tout  Etat  mal  conftitué. 
Cela  pofé  ,  que  doit-on  penfer  de  ceux  qui  vou- 
droient  ôter  au  peuple  les  fêtes  ,  les  plaifirs  & 
toute  efpece  d'amufement ,  comme  autant  de  dis- 
trayions qui  le  détournent  de  fon  travail  ?  Cette 
maxime  eft  barbare  &  faufle.     Tant  pis  j  fi  le  peu- 


242         J.     J.     ROUSSEAU 

peut  trop  avoir  de  femblables  Rois.  Pour- 
quoi ne  ferions-nous  pas,  pour  nous  rendre 
difpos  &  robuftes,  ce  que  nous  faifons  pour 
nous  exercer  aux  armes?  La  République  a-t- 
elle  moins  befoin  d'ouvriers  que  de  foldats? 
Pourquoi ,  fur  le  modèle  des  prix  militaires , 
ne  fonderions -nous  pas  d'autres  prix  de  Gym- 
naftique,  pour  la  lutte,  pour  la  courfe,  pour 
le  difque  ,  pour  divers  exercices  du  corps? 
Pourquoi  n'animerions  -  nous  pas  nos  Bateliers 
par   des  joutes   fur  le  Lac  ?  Y  auroit  -  il  au 

monde 


pîe  n'a  de  tems  que  pour  gagner  fon  pain ,  il  lui 
en  faut  encore  pour  le  manger  avec  joie  :  autre- 
ment il  ne  le  gagnera  pas  long-tems.  Ce  Dieu 
jufte  &  bienfaifant,  qui  veut  qu'il  s'occupe,  veut 
aufii  qu'il  fe  délaffe  :  la  nature  lui  impofe  égale- 
ment l'exercice  &  le  repos ,  le  plaifir  &  la  peine. 
Le  dégoût  du  travail  accable  plus  les  malheu- 
reux que  le  travail  môme.  Voulez  -  vous  donc  ren- 
dre un  peuple  aftif  &  laborieux?  Donnez -lui  des 
fêtes,  offrez-lui  des  amufemens  qui  lui  faffent  ai- 
mer fon  état  «Se  l'empêchent  d'en  envier  un  plus 
doux.  Des  jours  ainfi  perdus  feront  mieux  valoir 
tous  les  autres.  Préfidoz  à  fes  plaifirs  pour  les 
rendre  honnêtes  ;  c'eft  le  vrai  moyen  d'animer 
fes  travaux. 


A    Mr.    D'ALEMBERT.       243 

monde  un  plus  brillant  fpectacle  que  de  voir  , 
fur  ce  vafte  &  fuperbe  baflin  ,  des  centaines 
de  bateaux  ,  élégamment  équippés  ,  partir  à 
la  fois  au  fignal  donné ,  pour  aller  enlever  un 
drapeau  arboré  au  but ,  puis  fervir  de  cortè- 
ge au  vainqueur  revenant  en  triomphe  rece- 
voir le  prix  mérité.  Toutes  ces  fortes  de 
fêtes  ne  font  difpendieufes  qu'autant  qu'on  le 
veut  bien  ,  &  le  feul  concours  les  rend  afiës 
magnifiques.  Cependant  il  faut  y  avoir  af- 
filié chez  le  Genevois  ,  pour  comprendre  a- 
vec  quelle  ardeur  il  s'y  livre.  On  ne  le  re- 
connoîc  plus:  ce  n'eft  plus  ce  peuple  fi  rangé 
qui  ne  fe  départ  point  de  fes  règles  écono- 
miques ;  ce  n'efl  plus  ce  long  raifonneur  qui 
pefe  tout  jufqu'à  la  plaifanterie  à  la  balance 
du  jugement.  Il  efl  vif,  gai  ,  carrefiànt; 
fon  cœur  efl  alors  dans  fes  yeux  ,  comme  il 
efl  toujours  fur  fes  lèvres;  il  cherche  à  com- 
muniquer fa  joie  &  fes  plaifirs  ;  il  invite ,  il 
prelîè  ,  il  force ,  il  fe  'difpute  les  furvenans. 
Toutes  les  fociétés  n'en  font  qu'une ,  tout 
devient  commun  à  tous.  Il  efl  prefque  indif- 
férent à  quelle  table  on  fe  mette  :    ce  feroit 

q.  2  n- 


244         J-    J-    ROUSSEAU 

l'image  de  celles  de  Lacédémone ,  s'il  n'y  ré- 
gnoit  un  peu  plus  de  profufion  ;  mais  cette 
profufion  même  eft  alors  bien  placée ,  &  l'af- 
pecl:  de  l'abondance  rend  plus  touchant  celui 
de  la  liberté  qui  la  produit. 

L'hiver  ,  tems  confacré  au  commerce 
privé  des  amis,  convient  moins  aux  fêtes  pu- 
bliques. 11  en  eft  pourtant  une  efpece  dont 
je  voudrois  bien  qu'on  fe  fît  moins  de  fcru- 
pule  ,  favoir  les  bals  entre  de  jeunes  perfon- 
nes  à  marier.  Je  n'ai  jamais  bien  conçu 
pourquoi  l'on  s'effarouche  fi  fort  de  la  danfe 
&  des  affemblées  qu'elle  occafionne  :  comme 
s'il  y  avoit  plus  de  mal  à  danfer  qu'à  chan- 
ter ;  que  l'un  &  l'autre  de  ces  amufemens  ne 
fût  pas  également  une  infpiration  de  la  Natu- 
re ;  &  que  ce  fût  un  crime  à  ceux  qui  font 
deftinés  à  s'unir  de  s'égayer  en  commun  par 
une  honnête  récréation.  L'homme  &  la 
femme  ont  été  formés  l'un  pour  l'autre.  Dieu 
•veut  qu'ils  fuivent  leur  deftination,  &  certai- 
nement le  premier  &  le  plus  faint  de  tous 
les  liens  de  la  Société  eft  le  mariage.  Tou- 
tes les  fauffes  Religions  combattent  la  Nature  ; 

lt 


A    Mr.    D'A  LE  MB  ER  T.    245 

la  nôtre  feule,  qui  la  fuit  &  la  règle,  an- 
nonce une  inftitution  divine  &  convenable  à 
l'homme.  Elle  ne  doit  point  ajouter  .fur  le 
mariage,  aux  embarras  de  Tordre  civil ,  des 
difficultés  que  l'Evangile  ne  prefcrit  pas  & 
que  tout  bon  Gouvernement  condamne;  mais 
qu'on  me  dife  où  de  jeunes  perfonnes  à  ma- 
rier auront  occafion  de  prendre  du  goût  l'une 
pour  l'autre,  &  de  fe  voir  avec  plus  de  dé- 
cence &  de  circonfpection  que  dans  une  af- 
femblée  où  les  yeux  du  public  incenamment 
ouverts  fur  elles  les  forcent  à  la  réferve,  à 
la  modeftie,  à  s'obferver  avec  le  plus  grand 
foin?  En  quoi  Dieu  eft-il  offenfé  par  un 
exercice  agréable,  falutaire ,  propre  à  la  viva- 
cité des  jeunes  -  gens ,  qui  confifle  à  fe  pré- 
fenter  l'un  à  l'autre  avec  grâce  &  bienféance, 
&  auquel  le  fpectateur  impofe  une  gravité 
dont  on  n'oferoit  fortir  un  inftant?  Peut -on 
imaginer  un  moyen  plus  honnête  de  ne  point 
tromper  autrui,  du -moins  quant  à  la  figure, 
&  de  fe  montrer  avec  les  agrémens  &  les 
défauts  qu'on  peut  avoir ,  aux  gens  qui  ont 
intérêt  de  nous  bien  connoître  avant  de 
Q.  3  s'o- 


*4<5        J.    J.    ROUSSEAU 

s'obliger  à  nous  aimer?  Le  devoir  de  fe  ché- 
rir réciproquement  n'emporte-t-il  pas  celui  de 
fe  plaire ,  &  n'ed  -  ce  pas  un  foin  digne  de 
deux  perfonnes  vertueufes  &  chrétiennes  qui 
cherchent  à  s'unir  ,  de  préparer  ainfi  leurs 
cœurs  à  l'amour  mutuel  que  Dieu  leur  im- 
pofe? 

Qu'arrive  -t-il  dans  ces  lieux  où  rè- 
gne une   contrainte  éternelle  ,    où  l'on  punit 
comme  un  crime  la  plus  innocente  gaieté ,  où 
les  jeunes -gens  des  deux  fexes  n'ofent  jamais 
s'affembler  en  public,  &  où  l'indifcrette  févé- 
rite  d'un    Fafleur  ne  fait  prêcher  au  nom  de 
Dieu  qu'une  gène   fervile ,  &  la  tnfteiTe  ,    & 
l'ennui  ?    On  élude  une  tyrannie  infupporta- 
Iple    que  la  Nature  &  la  Raifon   défavouent* 
Aux  plaifirs   permis  dont  on  prive  une  jeu- 
neiîe  enjouée  &  folâtre,   elle  en  fubflitue  de 
plus  dangereux.     Les   tête-à-tête  adroitement 
concertés    prennent    la    place    des  affemblées 
publiques.    A  force  de  fe  cacher  comme  fi 
l'on  étoit  coupable,  on  efl:  tenté  de  le  deve- 
nir.    L'innocente  joie  aime  à  s'évaporer  au 
grand  jour  ;  mais  le  vice  eft  ami  des  ténè- 
bres, 


A    M1".    D'ALEMBERT.     247 

bres,  &  jamais  l'innocence  &  le  miitcre  n'ha- 
bitèrent long-tems  enfemble. 

Pour  moi ,  loin  de  blâmer  de  fi  fimples 
amufemens,  je  voudrois  au -contraire  qu'ils 
fuirent  publiquement  autorifés ,  &  qu'on  y 
prévînt  tout  défordre  particulier  en  les  con- 
vertiilànt  en  bals  folemnels  &  périodiques, 
ouverts  indiftin&ement  à  toute  la  jeuneffe  à 
marier.  Je  voudrois  qu'un  Magiftrat  (z), 
nommé  par  le  Confeil,  ne  dédaignât  pas  de 
préfider  à  ces  bals.  Je  voudrois  que  les  pè- 
res &  mères  y  afliltaiTent ,  pour  veiller  fur 
leurs  enfans,  pour  être  témoins  de  leur  grâce 

(z)  A  chaque  corps  de  métier,  à  chacune  des 
fociétés  publiques  dont  eft  compofé  notre  Etat,  pré 
fide  un  de  ces  Magiftrats  ,  fous  le  nom  de  Seig' 
neur -Commis.  Ils  afliftent  à  toutes  les  aiîemblées 
&  môme  aux  feftins.  Leur  préfence  n'empêche 
point  une  honnête  familiarité  entre  les  membres 
de  l'aflbciation  ;  mais  elle  maintient  tout  le  monde 
dans  le  refpeft  qu'on  doit  porter  aux  loîx  ,  aux 
mœurs  ,  à  la  décence  ,  même  au  fein  de  la  joie 
&  du  plaifir.  Cette  infritution  eft  très  belle  ,  & 
forme  un  des  grands  liens  qui  unifient  le  peuple 
à  les   ch^fs. 

Ci4 


24S        J.     J.    ROUSSEAU 

&  de  leur  adrelTe ,  des  applaudiflèmens  qu'ils 
auraient  mérités  ,  &  jouir  ainfi  du  plus  doux 
ipeclacle  qui  puiffe  toucher  un  cœur  paternel. 
Je  voudrois  qu'en  général  toute  perfonne  ma- 
riée y  fût  admife  au  nombre  des  fpeclateurs 
&  des  juges  ,  fans  qu'il  fût  permis  à  aucune 
de  profaner  la  dignité  conjugale  en  danfant 
elle-même:  car  à  quelle  fin  honnête  pourroit- 
elle  fe  donner  ainfi  en  montre  au  public  ?  Je 
voudrois  qu'on  formât  dans  la  falle  une  en- 
ceinte commode  &  honorable  ,  deftinée  aux 
gens  âgés  de  l'un  &  de  l'autre  fexe ,  qui 
ayant  déjà  donné  des  citoyens  à  la  patrie , 
verroient  encore  leurs  petits  enfans  fe  prépa- 
rer à  le  devenir.  Je  voudrois  que  nul  n'en- 
trât ni  ne  fortît  fans  faluer  ce  parquet ,  & 
que  tous  les  couples  de  jeunes  -  gens  vinffent , 
avant  de  commencer  leur  danfe  <k  après  l'a- 
voir finie ,  y  faire  une  profonde  révérence , 
pour  s'accoutumer  de  bonne  heure  à  refpec- 
ter  la  vieilleïïè.  Je  ne  doute  pas  que  cette 
agréable  réunion  des  deux  termes  de  la  vie 
humaine  ne  donnât  à  cette  aiTemblée  un 
certain  coup  d'œil  attendriflant ,  &  qu'on  ne 

vit 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     249 

vit  quelquefois  couler  dans  le  parquet  des  lar- 
mes de  joie  &  de  fouvenir ,  capables ,  peut- 
être  ,  d'en  arracher  à  un  fpectateur  fenfible. 
Je  voudrois  que  tous  les  ans ,  au  dernier  bal , 
Ja  jeune  perfonne  qui,  durant  les  précédens, 
fe  feroit  comportée  le  plus  honnêtement  ,  le 
plus  modeftement,  &  auroit  plû  davantage  à 
tout  le  monde  au  jugement  du  Parquet ,  fût 
honnorée  d'une  couronne  par  la  main  du  Sei- 
gneur-Commis (a),  &  du  titre  de  Reine  du 
bal  qu'elle  porterait  toute  l'année.  Je  vou- 
drois qu'à  la  clôture  de  la  même  aflèmblée 
on  la  reconduisît  en  cortège,  que  le  père  & 
la  mère  fullent  félicités  &  remerciés  d'avoir 
une  fille  fi  bien  née  &  de  l'élever  fi  bien. 
Enfin  je  voudrois  que,  fi  elle  venoit  à  fe 
marier  dans  le  cours  de  l'an ,  la  Seigneurie  lui 
fît  un  préfent  ,;  ou  lui  accordât  quelque  dis- 
tinction publique ,  afin  que  cet  honneur  fût 
une  chofe  allés  férieufe  pour  ne  pouvoir  ja- 
mais devenir  un  fujet  de  plaifanterie. 

Il 

(a)  Voyez  la  note  précédente. 


25o  J.    J.     ROUSSEAU 

Il  eft  vrai  qu'on  auroit  fouvent  à  craindre 
un  peu  de  partialité  ,  fi  l'âge  des  Juges  ne 
laiilbit  toute  la  préférence  au  mérite  ;  & 
quand  la  beauté  modefte  feroit  quelquefois  fa- 
vorifée ,  quel  en  feroic  le  grand  inconvé- 
nient ?  Ayant  plus  d'aflàuts  à  foutenir,  n'a-t- 
elle  pas  befoin  d'être  plus  encouragée?  N'eil- 
élle  pas  un  don  de  la  Nature  ,  ainfi  que  les 
talens  ?  Où  eft  le  mal  qu'  elle  obtienne  quel- 
ques honneurs  qui  l'excitent  à  s'en  rendre  di- 
gne &  puhTent  contenter  l'amour -propre, 
fans  oifenfer  la  vertu? 

En  perfectionnant  ce  projet  dans  le3  mê- 
mes vues ,  fous  un  air  de  galanterie  &  d'a- 
mufement,  on  donneroit  à  ces  fêtes  plufieurs 
ftns  utiles  qui  en  feroient  un  objet  impor- 
tant de  police  &  de  bonnes  mœurs.  La  jeu- 
nefle ,  ayant  des  rendez -vous  fiïrs  &  honnê- 
tes, feroit  moins  tentée  d'en  chercher  de  plus 
dangereux.  Chaque  fexe  fe  livreroit  plus  pa- 
tiemment, dans  les  intervalles,  aux  occupa- 
tions &  aux  plaifirs  qui  lui  font  propres ,  & 
s'en  confoleroit  plus  aifément  d'être  privé  du 
commerce  continuel  de  l'autre.  Les  particu- 
liers 


A    Mr.     D'ALEMBERï,     251 

îiers  de  tout  état  auroient  la  reflburce  d'un 
ipeclacle  agréable  ,  fur- tout  aux  pères  &  mè- 
res. Les  foins  pour  la  parure  de  leurs  filles 
feroient  pour  les  femmes  un  objet  d'amufe- 
ment  qui  feroit  diverflon  à  beaucoup  d'autres; 
&  cette  parure  ,  ayant  un  objet  innocent  & 
louable ,  feroit  là  tout-à  fait  à  fa  place.  Ces 
occalions  de  s'affembler  pour  s'unir  ,  &  d'ar- 
ranger des  établiffemens ,  feroient  des  moyens 
fréquens  de  rapprocher  des  familles  divifées 
&  d'affermir  la  paix ,  11  néceflàire  dans  notre 
Etat.  Sans  altérer  l'autorité  des  pères ,  les 
inclinations  des  enfans  feroient  un  peu  plus 
en  liberté  ;  le  premier  choix  dépendrait  un 
peu  plus  de  leur  cœur  ;  les  convenances  d'â- 
ge, d'humeur,  de  goût,  de  cara6tere  feroient 
un  peu  plus  confultées  ;  on  donneroit  moins 
à  celles  d'état  &  de  biens  qui  font  des 
nœuds  mal  aflbrtis ,  quand  on  les  fuit  aux  dé- 
pens des  autres.  Les  liaifons  devenant  plus 
faciles ,  les  mariages  feroient  plus  fréquens  y 
ces  mariages ,  moins  circonfcrits  par  ks  mê- 
mes conditions ,  préviendroient  les  partis, 
tempéreraient  l'excefïive  inégalité,  maintien- 
draient 


252        J.    J.    ROUSSEAU 

droient  mieux  le  corps  du  peuple  dans  l'ef- 
prit  de  fa  conftitution  ;  ces  bals  ainfi  diri- 
gés reffembleroient  moins  à  un  fpe&acle  pu- 
blic qu'à  raflemblée  d'une  grande  famille, 
&  du  fein  de  la  joie  &  des  plailirs  naî- 
troient  la  confervation  ,  la  concorde ,  &  la 
profpérité  de  la  République  (b). 

Sur 

(b)  Il  me  parott  plaifant  d'imaginer  quelque- 
fois les  jugemens  que  plufieurs  porteront  de  mes 
goûts  fur  mes  écrits.  Sur  celui-ci  l'on  ne  man- 
quera pas  de  dire:  cet  homme  eft  fou  de  la  dan- 
fe,  je  m'ennuie  a  voir  danfer  :  il  ne  peut  fouffrir 
la  Comédie,  j'aime  la  Comédie  à  la  paillon  :  il  a 
de  I'averfion  pour  les  femmes  ,  je  ne  ferai  que 
trop  bien  juftiné  là-deffus  :  il  eft  mécontent  des 
Comédiens  ,  j'ai  tout  fujet  de  m'en  louer  &  l'a- 
mitié du  feul  d'entr'eux  que  j'ai  connu  particu- 
lièrement ne  peut  qu'honorer  un  honnête -hom- 
me. Marne  jugement  fur  les  Poètes  dont  je  fuis 
forcé  de  cenfurer  les  Pièces  :  ceux  qui  font  morts 
ne  feront  pas  de  mon  goàt ,  &  je  ferai  piqué 
contre  les  vivans.  La  vérité  eft  que  Racine  me 
charme  &  que  je  n'ai  jamais  manqué  volontaire- 
ment une  repréfentation  de  Molière .  Si  j'ai  moins 
parlé  de  Corneille  ,  c'eft  qu'ayant  peu  fréquenté 
fes  Pièces  &  manquant  de  livres  ,  il  ne  m'eft  pas 
affés  refté  dans  la  mémoire  pour  le  citer.     Quant 


A    Mr.    D'ALEMBERT.     £53 

Sur  ces  idées ,    il  feroit  aifé  d'établir  à 
peu  de  frais  &  fans  danger ,    plus  de  fpec- 

tacles 

à  l'Auteur    d'Atrée  &  de   Catilina  ,    je  ne    l'ai  ja- 
mais   vu   qu'une   fois    &  ce   fut  pour   en  recevoir 
un  fervice.     J'eftime  fon  génie  &  refpette  fa  vieil- 
leffe  ;  mais ,  quelque  honneur  que  je  porte  à  fa  per- 
fonne ,  je  ne  dois  que  juftice  à  fes  Pièces  ,  &  je 
ne  fais  point  acquiter   mes    dettes    aux    dépens  du 
bien  public  &  de  la  vérité.     Si  mes    écrits  m'in- 
fpirent  quelque  fierté ,    c'eft  par  la  pureté   d'inten- 
tion   qui  les    dicte  ,    c'eft   par  un  défintereffement 
dont  peu  d'auteurs  m'ont  donné  l'exemple,   &  que 
fort  peu  voudront   imiter.     Jamais  vue  particulière 
ne   fouilla  le   defir  d'être  utile  aux  autres  qui  m'a 
mis  la  plume  à  la  main  ,    &  j'ai  prefque  toujours 
écrit  contre   mon  propre    intérêt.      Vitam  impende- 
re  vero:     voila  la  devife    que   j'ai   choifie  &  dont 
je  me  fens  digne.     Lecteurs,  je   puis  me  tromper 
moi-même,  mais  non   pas    vous  tromper   volontai- 
rement ;    craignez  mes  erreurs  &  non  ma  mauvaife 
foi.     L'amour    du    bien  public  eft  la  feule  paffiora 
qui  me  fait  parler  au  public  ;    je  fais  alors    m'ou- 
blier  moi-même,  &,  û  quelqu'un  m'offenfe,  je  me 
tais  fur    fon  compte  de  peur  que   la  colère  ne  me 
rende  injufte.     Cette  maxime  eft  bonne  à  mes  en- 
nemis, en  ce   qu'ils  me  nuifent  à  leur  aife  &  fans 
crainte    de  repréfailles ,    aux   Lecteurs   qui   ne  crai- 
gnent pas    que    ma  haine  leur  en   ïmpofe,  &  fur- 
tout  à  moi    qui  ,    reftant    en    paix   tandis   qu'on 

m'ou- 


254         J-    J-     ROUSSEAU 

tacles  qu'il  n'en  faudroit  pour  rendre  le  féjour 
de  notre  ville  agréable  &  riant ,  même  aux 
étrangers  qui ,  ne  trouvant  rien  de  pareil 
ailleurs,  y  viendroient  au -moins  pour  voir 
une  choie  unique.  Quoiqu'à  dire  le  vrai,  fur 
beaucoup  de  fortes  raifons ,  je  regarde  ce 
concours  comme  un  inconvénient  bien  plus 
que  comme  un  avantage  ;  &  je  fuis  perfua- 
dé ,  quant  à  moi ,  que  jamais  étranger  n'en- 
tra dans  Genève  ,  qu'il  n'y  ait  fait  plus  de 
mal  que  de  bien. 

Mais  favez-vous,  Monfieur  ,  qui  l'on  de- 
vroit  s'efforcer  d'attirer  &  de  retenir  dans  nos 
murs  ?  Les  Genevois  mêmes  qui ,  avec  un 
fmeere  amour  pour  leur  pays,  ont  tous  une  (i 
grande  inclination  pour  les  voyages  qu'il  n'y 

a 

m'outrage ,  n'ai  du  -  moins  que  le  mal  qu'on  me 
fait  &  non  celui  que  j'éprouverois  encore  à  le 
rendre.  Sainte  &  pure  vérité  à  qui  j'ai  confacré 
ma  vie,  non  jamais  mes  paillons  ne  fouilleront  le 
ilncere  amour  que  j'ai  pour  toi  ;  l'intérêt  ni  la 
crainte  ne  fauroient  altérer  l'hommage  que  j'aime 
à  t'ofFrir ,  &  ma  plume  ne  te  refufera  jamais  rien 
que  ce  qu'elle  craint  d'accorder  à  la  vengeance  ' 


A    Mr.    D'ALEMBERT.    2$5 

a  point  de  contrée  où  l'on  n'en  trouve  de  ré- 
pandus. La  moitié  de  nos  Citoyens  épars 
dans  le  refte  de  l'Europe  &  du  Monde ,  vi- 
vent &  meurent  loin  de  la  Patrie;  &  je  me 
citerois  moi-même  avec  plus  de  douleur,  fi 
j'y  étois  moins  inutile.  Je  fais  que  nous  fom- 
mes  forcés  d'aller  chercher  au-loin  les  reffour- 
ces  que  notre  terrain  nous  refufe ,  &  que 
nous  pourrions  difficilement  fubfifler ,  11  nous 
nous  y  tenions  renfermés;  mais  au -moins 
que  ce  banniffement  ne  foit  pas  éternel  pour 
tous.  Que  ceux  dont  le  Ciel  a  béni  les  tra- 
vaux viennent ,  comme  l'abeille  ,  en  rappor- 
ter le  fruit  dans  la  ruche  ;  réjouir  leurs  con- 
citoyens du  fpe&acle  de  leur  fortune  ;  ani- 
mer l'émulation  des  jeunes-gens;  enrichir  leur 
pays  de  leur  richefle  ;  &  jouir  modeftement 
chés  eux  des  biens  honnêtement  acquis  chés 
les  autres.  Sera-ce  avec  des  Théâtres,  tou- 
jours moins  parfaits  chés  nous  qu'ailleurs , 
qu'on  les  y  fera  revenir?  Quitteront-ils  la  Co- 
médie de  Paris  ou  de  Londres  pour  aller  re- 
voir celle  de  Genève  ?  Non ,  non  ,  Mon- 
fieur,  ce  n'eft  pas  ainfi  qu'on  les  peut  rame- 
ner. 


25<5  J-    J>    ROUSSEAU 

ner.    Il  faut  que  chacun  fente  qu'il  ne  fâu- 
roit  trouver  ailleurs  ce  qu'il  a  laiiTé  dans  fon 
pays;  il  faut  qu'un  charme  invincible  le  rap- 
pelle au  féjour  qu'il  n'auroit  point  dû  quitter  ; 
il  faut  que  le  fouvenir  de  leurs  premiers  exer- 
cices, de  leurs  premiers  fpe&acles,  de  leurs 
premiers  plaifirs ,  refte    profondément   gravé 
dans  leurs  cœurs  ;   il  faut  que  les  douces  im- 
preflions  faites  durant  la  jeunefTe  demeurent 
&  fe  renforcent  dans  un  âge  avancé,  tandis 
que  mille  autres  s'effacent;  il  faut  qu'au  mi- 
lieu de  la  pompe  des  grands  Etats  &  de  leur 
trille  magnificence  ,    une    voix  fecrette  leur 
crie  inceflàmment  au  fond    de    l'ame  :     ah  ! 
où  font  les  jeux  &  les  fêtes  de  ma  jeunette? 
Où  eft  la  concorde  des  citoyens  ?   Où  eft  la 
fraternité  publique?   Où  eft  la    pure  joie  & 
la  véritable  allegrefle  ?  Où  font  la  paix ,  la  li- 
berté ,   l'équité  ,  l'innocence  ?  Allons  recher- 
cher  tout   cela.     Mon  Dieu  !    avec  le  cœur 
du  Genevois  ,    avec    une    ville  aufli  riante, 
un  pays   aufli  charmant ,    un   gouvernement 
aufli  jufte ,  des  plaifirs  fi  vrais  &   fi   purs , 
&  tout  ce  qu'il  faut  pour  favoir  les  goûter, 


A    Mr.    D'ALE.MBERT.    257 

à  quoi  tient -il  que  nous  n'adorions  tous  la 
patrie? 

Ainsi  rappelloit  fes  citoyens ,  par  des 
fêtes  modefles  &  des  jeux  fans  éclat,  cette 
Sparte  que  je  n'aurai  jamais  allés  citée  pour 
l'exemple  que  nous  devrions  en  tirer  j  ainfî 
dans  Athènes  parmi  les  beaux-arts,  ainfi  dans 
Sufe  au  fein  du  luxe  &  de  la  moleflè  ,  le 
Spartiate  ennuyé  foupiroit  après  fes  greffiers 
feftins  &  fes  fatigans  exercices.  C'eft  à  Spar- 
te que,  dans  une  laborieufe  oifiveté,  tout  étoit 
plaifir  &  fpectacle  ;  c'eft  là  que  les  plus  ru- 
des travaux  paiToient  pour  des  récréations ,  & 
que  les  moindres  délafTemens  formoient  une 
inftruclion  publique  ;  c'eft  là  que  les  citoyens , 
continuellement  affemblés,  confacroient  la  vie 
entière  à  des  amufemens  qui  faifoient  la  gran- 
de affaire  de  l'Etat,  &  à  des  jeux  dont  on 
ne  fe  délaifoit  qu'à  la  guerre. 

J'entends  déjà  les  plaifans  me  deman- 
der fi,  parmi  tant  de  merveilleufes  inftruclions, 
je  ne  veux  point  aufli,  dans  nos  Fêtes  Géne- 
voifes,  introduire  les  danfes  de*  jeunes  Lacé- 
démoniennes  ?    Je   réponds   que  je  voudrais 

R  bien 


258         J.    J.    ROUSSEAU 

bien  nous  croire  les  yeux  &  les  coeurs  afles 
chaftes  pour  fupporter  un  tel  fpe&acle  ,  & 
que  de  jeunes  perfonnes  dans  cet  état  fulTent 
à  Genève  comme  à  Sparte  couvertes  de 
l'honnêteté  publique  ;  mais ,  quelque  eftime  que 
je  faffe  de  mes  compatriotes ,  je  fais  trop 
combien  il  y  a  loin  d'eux  aux  Lacédémo- 
niens ,  &  je  ne  leur  propofe  des  institutions 
de  ceux-ci  que  celles  dont  ils  ne  font  pas 
encore  incapables.  Si  le  fage  Plutarque  s'efl 
chargé  de  juftifier  l'ufage  en  queflion ,  pour- 
quoi faut-il  que  je  m'en  charge  après  lui? 
Tout  efl  dit ,  en  avouant  que  cet  ufage  ne 
convenoit  qu'aux  élevés  de  Lycurgue  ;  que 
leur  vie  frugale  &  laborieufe ,  leurs  mœurs 
pures  &  feveres,  la  force  d'ame  qui  leur  é- 
toit  propre,  pou  voient  feules  rendre  innocent 
fous  leurs  yeux ,  un  fpectacle  Ci  choquant 
pour  tout  peuple  qui  n'efl  qu'honnête. 

Mais  penfe-t-on  qu'au  fond  l'adroite  pa- 
rure de  nos  femmes  ait  moins  fon  danger 
qu'une  nudité  abfolue,  dont  l'habitude  tourne- 
roit  bientôt  les  premiers  effets  en  indifféren- 
ce &  peut  -  être  en  dégoût  ?   Ne  fait  -  on  pas 

que 


A    Mr.    D'ALEMBERT.    25e) 

que  les  flatues  &  les  tableaux  n'offenfent  les 
yeux  que  quand  un  mélange  de  vêtemens 
tend  les  nudités  obfcenes  ?  Le  pouvoir  immé- 
diat des  fens  eft  foible  &  borné  :  c'eft  par 
l'entremifè  de  l'imagination  qu'ils  font  leurs 
plus  grands  ravages;  c'eil  elle  qui  prend  foin 
d'irrirer  ks  defirs  ,  en  prêtant  à  leurs  objets 
encore  plus  d'attraits  que  ne  leur  en  donna 
la  Nature  ;  c'eft  elle  qui  découvre  à  l'œil  a- 
vec  fcandale  ce  qu'il  ne  voit  pas  feulement 
comme  nud ,  mais  comme  devant  être  habil- 
lé. Il  n'y  a  point  de  vêtement  fi  modefte 
au  travers  duquel  un  regard  enflammé  par 
l'imagination  n'aille  porter  les  defirs.  Une 
jeune  Chinoife ,  avançant  un  bout  de  pied 
couvert  &  chauffé,  fera  plus  de  ravage  à  Pé- 
kin que  n'eut  fait  la  plus  belle  fille  du  mon- 
de danfànt  toute  nue  au  bas  du  Taygete. 
Mais  quand  on  s'habille  avec  autant  d'art  & 
fi  peu  d'exaclitude  que  les  femmes  font  au- 
jourd'hui ,  quand  on  ne  montre  moins  que 
pour  faire  defirer  davantage,  quand  l'obftacle 
qu'on  oppofe  aux  yeux  ne  fert  qu'à  mieux 
irriter  l'imagination,  quand  on  ne  cache  une 
R  2  partie 


2<5o  J.    J.    ROUSSEAU 

partie  de  l'objet  que  pour  parer  celle  qu'on 
expofe, 

Heu  !  maie  tum  mites  défendit  pampinus  uvas. 

Terminons  ces  nombreufes  digreflions. 
Grâce  au  Ciel  voici  la  dernière:  je  fuis  à  la 
fin  de  cet  écrit.  Je  donnois  les  fêtes  de  La- 
cédémone  pour  modèle  de  celles  que  je  vou- 
drais voir  parmi  nous.  Ce  n'eft  pas  feule- 
ment par  leur  objet,  mais  auffi  par  leur  (Im- 
plicite que  je  les  trouve  recommandables  : 
fans  pompe,  fans  luxe,  fans  appareil,  tout  y 
refpiroit ,  avec  un  charme  fecret  de  patriotif- 
me  qui  les  rendoit  intéreflantes ,  un  certain 
efprit  martial  convenable  à  des  hommes  li- 
bres (  c  )  ;    fans  affaires  &  fans  plaifirs  ,  au 

moins 

(c)  Je  me  fouviens  d'avoir  été  frappé  dans 
mon  enfance  d'un  fpettacle  ailés  fimple  ,  &  dont 
pourtant  l'impreflion  m'eft  toujours  reftée  ,  malgré 
le  tems  &  la  diverfité  des  objets.  Le  Régiment 
de  St.  Gervais  avoit  fait  l'exercice  ,  &,  félon  la 
coutume  ,  on  avoit  foupé  par  compagnies  ;  la 
plupart  de  ceux  qui  les  compofoient  fc  rafïemble- 
rent  après  le  foupé  dans  la  place  de  St.  Gervais, 
&  Ce  mirent  à  danfer   tous  enfemble  ,    officiers  & 

fol- 


A    Mr.    D'ALEMBERT.    261 

nioins  de  ce  qui  porte  ces  noms  parmi  nous , 
ils  paflbient,  dans  cette  douce  uniformité,  la 

jour- 

foldats,  autour  de  la  fontaine,  fur  le  bafïîn  de  la- 
quelle étoient  montés  les  Tambours  ,  les  Fifres , 
&  ceux  qui  portoient  les  flambeaux.  Une  danfe 
de  gens  égayés  par  un  long  repas  fenibleroit 
n'offrir  rien  de  fort  intéreffant  à  voir  ;  cepen- 
dant ,  l'accord  de  cinq  ou  fîx  cens  hommes  en 
uniforme,  fe  tenant  tous  par  la  main,  &  formant 
«ne  longue  bande  qui  ferpentoit  en  cadence  Se 
fans  confufion ,  avec  mille  tours  &  retours  ,  mille 
efpeces  d'évolutions  figurées,  le  choix  des  airs  qui 
les  animoient,  le  bruit  des  tambours  ,  l'éclat  des 
flambeaux,  un  certain  appareil  militaire  au  fein  du 
plaifir,  tout  cela  formoit  une  fenfation  très  vive 
qu'on  ne  pouvoit  fupporter  de  fang- froid.  Il 
étoit  tard,  les  femmes  étoient  couchées,  toutes  fe 
relevèrent.  Bientôt  les  fenêtres  furent  pleines  de 
fpeftatrices  qui  donnoient  un  nouveau  zèle  aux 
afteurs  ;  elles  ne  purent  tenir  long-tems  à  leurs 
fenêtres,  elles  defeendirent;  les  maîtreffes  venoient 
voir  leurs  maris,  les  fervantes  apportoient  du  vin, 
les  enfans  même  éveillés  par  le  bruit  accoururent 
demi-vêtus  entre  les  pères  &  les  mères.  La  dan« 
fe  fut  fufpendue  ;  ce  ne  furent  qu'embraffemens, 
ris,  fantés  ,  carrefles.  Il  réfulta  de  tout  cela  un 
attendriffement  général  que  je  ne  faurois  peindre, 
mais  que,  dans  l'allegreiTe  univerfelle,  on  éprouve 
afles  naturellement  au  milieu  de  tout  ce  qui  nous 

R  3  cft 


2fo        J.    J.    ROUSSEAU 

journée,   fans  la  trouver  trop  longue ,  &  la 
vie,  fans  la  trouver  trop  courte.    Ils  s'en  re- 
tournoient  chaque  foir,  gais  &  difpos,  pren- 
dre 

eft  cher.     Mon    père  ,    en  m'embraflant  ,    fut  faifï 
d'un    treflaillement   que  je   crois    fentir  &  partager 
encore.      Jean-Jaques  ,   rne  difoit-il ,   aime  ton  pays. 
Vois-tu  ces  bons  Genevois;  ils  font  tous  amis,  ils 
font  tous  frères  ;  la  joie  &  la   concorde  règne  au 
milieu  d'eux.    Tu   es  Genevois  :    tu  verras  un  jour 
d'autres  peuples  ;  mais,   quand  tu  voyagerois  autant 
que  ton  père  ,   tu  ne   trouveras  jamais  leur  pareil. 
Gn    voulut   recommencer    la   danfe  ,     il  n'y  eut 
plus   moyen  :    on  ne    favoit  plus  ce  qu'on    faifoit, 
toutes   les  têtes  étoient  tournées  d'une  ivreflë  plus 
douce   que  celle    du  vin.      Après  avoir  refté   quel- 
que tems    encore  à  rire  &  à  caufer   fur   la  place, 
il  fallut    fe  féparer  ,    chacun  fe  retira  paifîblement 
avec  fa  famille  ;  &  voila  comment  ces  aimables  & 
prudentes  femmes  ramenèrent  leurs  maris,   non  pas 
en  troublant  leurs  plaifirs ,   mais  en   allant   les  par- 
tager.    Je  fens  bien   que    ce   fpettacle  dont  je  fus 
fi   touché  ,    feroit  fans   attrait    pour    mille   autres  : 
il  faut    des  yeux  faits  pour  le  voir  ,    &  un  cœur 
fait  pour  le   fentir.     Non  ,    il   n'y  a  de  pure  joie 
que  la  joie  publique,  &  les  vrais    fentimens  de  la 
Nature  ne  régnent  que  fur  le  peuple.    Ah  !  Digni- 
té, fille  de  l'orgueil  &    mère   de    l'ennui  ,    jamais 
tes  trilles  efclaves  eurent  -  ils  un  pareil  moment  ea 
leur  Vie? 


A    W.    D'ALEMBERT.      26*3 

dre  leur  frugal  repas,  contens  de  leur  patrie, 
de  leurs  concitoyens,  &  d'eux-mêmes.  Si 
l'on  demande  quelque  exemple  de  ces  diver- 
tiiTemens  publics ,  en  voici  un  rapporté  par 
Plutarque.  Il  y  avoit ,  dit  -  il ,  toujours  trois 
danfes  en  autant  de  bandes  ,  fclon  la  diffé- 
rence des  âges;  &  ces  danfes  fe  faifoient  au 
chant  de  chaque  bande.  Celle  des  vieillards 
commençoit  la  première,  en  chantant  le  cou- 
plet  fuivant. 

Nous  avons  été  jadis, 
Jeunes,  vaillans,  £f  hardis. 

Suivoit  celle  des  hommes  qui  chantoient  à 
leur  tour,  en  frappant  de  leurs  armes  en  ca- 
dence. 

Nous  le  fommes  maintenant, 
A  l'épreuve  à  tout  venant. 

Enfuite  venoient  les  enfans  qui  leur  répon- 
doient,  en  chantant  de  toute  leur  force. 

Et  nous  bientôt  le  ferons  , 
Qui  tous  vous  furpajjerons. 

Voila,   Monfieur,  les  fpeclacles   qu'il 
K  4  faut 


26*4  J-    J-    ROUSSEAU 

faut  à  des  Républiques.  Quant  à  celui  dont 
votre  article  Genève  m'a  forcé  de  traiter 
dans  cet  eflâi ,  fi  jamais  l'intérêt  particulier 
vient  à  bout  de  l'établir  dans  nos  murs,  j'en 
prévois  les  trilles  effets;  j'en  ai  montré  quel- 
ques-uns, j'en  pourrois  montrer  davantage; 
mais  c'efl  trop  craindre  un  malheur  imaginai- 
re que  la  vigilance  de  nos  magiflrats  faura 
prévenir.  Je  ne  prétends  point  inflruire  des 
hommes  plus  fages  que  moi.  Il  me  fuffit 
d'en  avoir  dit  affés  pour  confoler  la  jeunelTe 
de  mon  pays  d'être  privée  d'un  amufement 
qui  coûteroit  fi  cher  à  la  patrie.  J'exhorte 
cette  heureufe  jeuneflè  à  profiter  de  l'avis  qui 
termine  votre  article.  PuiiTe  - 1  -  elle  connoître 
&  mériter  fon  fort  !  Puiffe-t-elle  fentir  tou- 
jours combien  le  iblide  bonheur  efl  préféra- 
ble aux  vains  plaifirs  qui  le  détruifent!  Puiffe- 
t-elle  transmettre  à  fes  defcendans  les  vertus, 
la  liberté  ,  la  paix  qu'elle  tient  de  fes  pères  ! 
C'efl  le  dernier  voeu  par  lequel  je  finis  mes 
écrits,  c'efl  celui  par  lequel  finira  ma  vie. 

F    I    N. 

AVIS 


JtVIS  DE  L'IMPRIMEUR. 

Mr.  Rouffeau  m'ayant  adreffé  les  correc- 
tions &  les  additions  fuivantes  pour  être  pla- 
cées en  leur  lieu ,  je  n'ai  pu  les  y  faire  entrer, 
ces  feuilles  étant  déjà  toutes  imprimées.  Je 
crois  faire  plaifir  au  public  &  remplir  les  vues 
de  l'Auteur  en  les  ajoutant  à  la  fin  de  fon 
ouvrage.     A  Amfterdamle  15.  Juillet  1758. 

Pag.  4.  Ligne  18.  Je  ne  prétends  point 
pour  cela  ajoutez  juger  ni  blâmer  &c. 

Ibid.  4.  Ligne  21.  à  moins  qu'ils  ne  la  re- 
connoilTent  ajoutez  &  j'ajoute  qu'elle  ne  ref- 
femble  en  rien  à  celle  dont  ils  nous  inftruifent. 
Je  ne  fajs  &c 

Ibid.  4.  Ligne  23.  Ainfî  je  n'en  puis  parler 
ni  en  bien  ni  en  mal  ajoutez  &  même  fur  quel- 
ques notions  confufes  de  cette  fecte  &  de  fon 
fondateur  ,  je  me  fens  plus  d'éloignement  que 
de  goût  pour  elle:  mais  en  général  &c 

Pag.  7.  Ligne  5,  6.  de  la  note  une  abfurdité 
palpable ,  une  chofe  très  clairement  fauffe.  lifez  une 
abfurdité  palpable ,  une  chofe  évidemment  fauffe. 

Pag.  9.  Ligne  13.  Mais  pour  être  philofo- 
phes  &  tolérans ,  ajoutez  une  étoile  après  ce 
mot  tolérans  *  ,  &  la  note  fuivante  au  bas  de 
la  page 

*  Sur  la  Tolérance  Chrétienne ,  on  peut  conful- 
ter  le  chapitre  qui  porte  ce  titre ,  dans  l'onzième  li- 
vre de  la  Doftrine  Chrétienne  de  M.  le  Profeffeur 
Vernet.  On  y  verra  par  quelles  raifons  l'Eglife  doit 
apporter  encore  plus  de  ménagement  &  de  circon- 
R  5  fpec- 


fpe&ion  dans  la  cenfure  des  erreurs  fur  la  foi,  que 
dans  celle  des  fautes  contre  les  mœurs,  &  comment 
s'allient  dans  les  règles  de  cette  cenfure  la  douceur 
du  Chrétien,  la  raifon  du  Sage,  &  le  zèle  du  Pas* 
teur. 

Pag.  16.  Ligne  13.  des  Spe&acles  d'une  in- 
finité d'efpeces  ;  ajoutez  une  étoile  après  ce  mot 
efpeces  * ,  &  la  note  fuhante  au  bas  de  la  page. 

*  „  Il  peut  y  avoir  des  fpe&acles  blâmables  en 
„  eux-mêmes,  comme  ceux  qui  font  inhumains,  ou, 
„  indécens  &  licentieux  :  tels  étoient  quelques-uns 
„  des  fpe&acles  parmi  les  Payens.  Mais  il  en  eft 
„  auflî  d'indifférens  en  eux-mêmes  qui  ne  devien- 
„  nent  mauvais  que  par  l'abus  qu'on  en  fait.  Par 
„  exemple  ,  les  Fieces  de  Théâtre  n'ont  rien  de 
„  mauvais  entant  qu'on  y  trouve  une  peinture  des 
„  çarafteres  &  des  actions  des  hommes  ,  011  l'on 
„  pourroit  même  donner  des  leçons  agréables  &  uti- 
„  les  pour  toutes  les  conditions  ;  mais  fi  l'on  y  dé* 
„  bite  une  morale  relâchée  ,  fi  les  perfonnes  qui 
„  exercent  cette  profelîîon  mènent  une  vie  licentieu- 
„  fe  &  fervent  à  corrompre  les  autres  ,  fi  de  tels 
„  fpe&aclcs  entretiennent  la  vanité,  la  fainéantife, 
„  le  luxe ,  l'impudicité  ,  il  eft  vifible  alors  que  la 
„  chofe  tourne  en  abus ,  &  qu'à  moins  qu'on  ne 
„  trouve  le  moyen  de  corriger  ces  abus  ou  de  s'en 
„  garantir,  il  vaut  mieux  renoncer  à  cette  forte  d'a- 
s,  mufement".  Inftruftion  Chrét.  T.  III.  L.  III. 
Cb.    16*.   (qu'on  trouve  chez  Rey  à  Amfteriani) 

Voila  l'état  de  la  queftion  bien  pofé.     Il  s'agit  de 
favoir  fi  la  morale  du  Théâtre  eft  nécefTairement  re- 
lâchée ,  fi  les  abus  font  inévitables ,  fi  les  inconvé- 
nient 


niens  dérivent  de  la  nature  de  la  chofe  ,    ou  s'ils 
Viennent  de  caufes  qu'on  en  puifTe  écarter. 

Pag.  28.  Ligne  15  faire  naître  lifez  produire. 

Pag,  2  8-  à  la  fin  de  la  note ,  ajoutez  ce  qui 
fuit. 

*  Je  puïs  citer  en  exemple  de  cela  la  petite  Pièce 
de  Nanine  qui  a  fait  murmurer  l'aiTemblée  &  ne 
s'eft  foutenue  que  par  la  grande  réputation  de  l'Au- 
teur ,  &  cela  parce  que  l'honneur  ,  la  vertu ,  les 
purs  fentimeas  de  la  Nature  y  font  préférés  à  l'imper- 
tinent préjugé  des  conditions. 

Pag.  33.  Ligne  17.  &  fuiwntes:  paflàgeres, 
ftériles  &  fans  effet  tous  les  devoirs  de  Ta  vie 
humaine ,  à  peu  près  comme  ces  honnêtes-gens 
qui  penfent  avoir  fait  un  acte  de  charité  en  di- 
fant  au  pauvre  :  Dieu  vous  affifte.  Mettez  paf- 
fageres,  ftériles  &  fans  effet  tous  les  devoirs  de 
l'homme,  à  nous  faire  applaudir  de  notre  cou- 
rage en  louant  celui  des  autres,  de  notre  hu- 
manité en,  plaignant  les  maux  que  nous  aurions 
pu  guérir ,  de  notre  charité  en  difant  au  pau- 
vre: Dieu  vous  affilie. 

Pag.  37.  Ligne  17.  extraordinaires  Hfez 
peu  communs 

Pag.  176.  à  la  note  ajoutez  ce  qui  fuit. 

S'il  faut  donc  diminuer  le  nombre  journalier  de 
300  Speftateurs  à  Paris  ,  il  faut  diminuer  propor- 
tionnellement  celui  de  48  à  Genève,-  ce  qui  renforce 
mes  objections. 

Pag.  207.  à  la  note.  Platon  dans  fa  Répu- 
blique, Ufez  dans  fes  loix. 

ERRATA 


ERRATA. 

Pag.  Ligne 

42.    6.  grand  -  maître,  lifez  grand  maître. 
150*     3«  celle,  lifez  celles 
151.     7.   Ces  pourquoi ,  lifez  Tes  pourquoi. 
16  j.  à  la  fin  de  la  note,  fis,  lifez  fils 
170.  18.  grand,  lifez  grands. 
172.  18.  fauxbourg,  lifez  quartier 
175.     8.  vingt  quatre,  lifez  vingt  -  quatre 
181.     4.  faudroit,  lifez  faudra 
186.  20.  femmes,  lifez  femme 
«130.     7.  cuiller,  /i/èz  cuilliére 
240.  21.  rendez  les,  lifez  rendez -les 

AVIS  pour  le  RELIEUR. 

Les  trois  Cartons  pages  113,  114.  155,  156*. 
243,  244.  doivent  être  placés  proprement. 


CATA- 


Ssk 


e/° 


TV'^ 


******