^'mJ.
^^
D U
CONTRAT
SOCIAL.
UT
CONTRAT SOCIAL,
PRINCIPES
D u
DROIT POLITIQUE,
Par L J;R O U S S E AU,
CITOYEN DE GENÈVE.
— fœderis aquas
Dicamus leges,
^iieid. XI. 321.
A AMSTERDAM,
Chez MARC. MICHEL RET
M, D Ca LXIIL
T*.
^
A FERTISSEMENT,
c
E PETIT traité efl
extrait d'un ouvrage plus
étendu, entrepris autrefois
fans avoir confulté mes for-
ces , & abandonné depuis
long-tems. Des divers mor-
ceaux qu'on pouvoir tirer de
ce qui étoit fait, celui-ci eft
le plus confidérable , & m'a
paru le moins indigne d'être
offert au Public, le relie n'eft
déjà plus.
TABLE
DES LIVRES
ET DES
CHAPITRES.
■— — — 1— WÊB^M^^m^^mm
LIVRE I.
Où l'on cherche comment l'homme pafle de
l'Etat de nature à l'Etat civil , & quelles
font les conditions elTentielies du pade.
Chap. I. Sujet de ce premier Livre, p. z
IL Des premières Sociétés, j
III. Du droit du plus fort, 6
IV. De Vefclavage, 8
V. Qu'il faut toujours remonter à une
première convention, 14
VI. Du paBe Social. 16
Vil. Du Souverain, zo
VIII. De l'état civil. 2}
JX. Du Domaine réel, 1$
LIVRE II.
Où il eft traité de la Législation.
CiiAP. I. Que la Souveraiufté cfi inaliéna-
ble, 3 o
TABLE.
Chap. II.
Que la fouveraineté efl indivis
fîble. page 3 2.
III.
Si la volonté générale peut er^
m. 3 s
IV.
Des bornes du pouvoir Souve-
rain. 37
V.
Du droit de vie ^ de mort, 45
VL
De la Loi, /^6
VII.
Du Légijlateur. ji
VIII.
Du Peuple, 57
IX.
Suite, 6»
X.
Suite, 64
XI.
Des divers Jyftémes de Légifla-
tion, 69
XII.
DiviRon des Loix. 71
L l l^ R E 111.
Où il eft traité des Loix politiques , c'eft-
à-dire , de la forme du Gouvernement.
Chap. I. Du Gouvernement en général, p. y ^
II. Du principe quiconflitue les diver^
fes formes de Gouverhemens, 84
III. Divifîon des Gouvernsmens, 88
IV. De la Démocratie. 90
V. De VArJfiocratie, 95
VI. De la Monarchie, 97
VII. Des Gouvernemens mixtes, 106
y III. Que toute forme de Gouvernement
n'eflpas propre à tout pays. 108
IX. Des Jignes d'un bon Gouvernement^
iij6
TABLE.
ChaP. X. De l'abus du Gouvernement , &
de fa pente à dégénérer, p. 1 1 8
XL De la mort du corps politique, i z 5
XIL Comment fe maintient l'autorité
Souveraine^ 1 2 j
XIIL Suite, i2,y
XIV. Suite. i,r>
XV, Des Députés ou Repréfentans, 1 5 1
XVL Que l*inftitution du Gouvernement
n'efl point un Contrat, 1 3 -j
XVIL De l'inftitution du Gouvernement,
139
XVIIL Moyen de prévenir les ufur pat ions
du Gouvernement, i^i
LIFE IV.
Où, continuant de traiter des Loix politi^
ques , on expofe les moyens d'aiFerrair la
conftitution de l'Etat.
Chap. L Que la volonté générale efl indef-
• truEiible, i^^
IL Desfujfrages. 108
IIL Des élevions, 15 j
IV. Des comices romahf, ij5
V. Du Tribunat, 17 j
VI. De la DiBature. 176
VII. De la Cenfure, 181
VIII. De la Religion civile, 184
IX. Coyulujîon, 200
DU
D U
CONTRATSOCIAL,
o u
PRINCIPES
D u
DROIT POLITIQUE,
LIVRE PREMIER.
3 E VEUX clierclier fi dans l'ordre civS
il peut y avoir quelque régie d'adminiftra-
tion légitime & fùre , en prenant les hom-
mes tels qu'ils font , & les loix telles qu'el-
les peuvent être : Je tâcherai d'allier tou-
jours dans cette recherche ce que le droit
permet , avec ce que l'intérêt prefcrit , afin
que la juftice £c l'utilité ne fe trouvent point
divifées.
J' E N T R E en matière fans prouver l'im-
portance de mon fujet. On me demandera (î
je fuis Prince ou Legiflateur pour écrire fur
la Politique ? Je réponds que non , & que
c'eft pour cela que j'écris fur la Politique.
Si j'étois princô ou legiflateur , je ne per-
A
X DUCONTRAT
idrois pas mon teras à dire ce qu'il faut faire;
|e k ferois , ou je ine tairois.
N É C I T o Y E N d'un Etat libre , ^ mem-
bre du Souvei-ain , quelque foible influence
que puifTe avoir ma voix dans les affaires
publiques , le droit d'y voter fuffit pour
fiVimpofer le devoir de m'en inftruire. Heu-
reux , toutes les fois que je médite fur les
Gouveruemens , de trouver toujours dans
fnes recherches de nouvelles raifons d'aimer
^elui de mon pays !
CHAPITRE I.
Sn]^x de ce j^remier Livre»
ij 'Hc) MME eft né libre , & par-tout^^il
«{l dans les fers. Tel fe croit le maître des
autres , qui ne laiiTe pas d'être plus efclave
qu'eux. -Comment ce changement s'eft-il fait ?
Je l'ignore* Qu'eft-ee qui peut le rendre
légitime ? Je crois pouvoir réfoudre cette
iquefticru
Si j e ne conGdérois que la force & l'ef-
fet qui en dérive, je dirois : tant qu'un peu-
ple eft contraint d'obéir , Se qu'il obéit , il
feit bien ; fi-tôt qu'il peut fecouer le joug,
& qu'il le fecoue , il fait encore mieux ; car,
recouvrant fa liberté par le même droit qui
b Uii a ravie , ou il eft fondé à la repren-
ait i ûii l'or» ne l'ctoit point à la lui oter.
SOCIAL. j
Mais Tordre focial eft un droit facrc , qui
fert de bafe à tous les autres. Cependant ce
droit ne vient point de la nature , il eft donc
fondé fur des conventions. Il s'agit de fça-
voir quelles font ces conventions. Avant
d'en venir là, je dois établir ce que je viens
d'avancer.
CHAPITRE IL
Des premières Sociétés,
JLj a p l u s ancienne de toutes les focié-
tés , & la feule naturelle , eft celle de la fa-
mille. Encore les enfans ne reftent-ils liés au
père qu'aufïî long-tems qu'ils ont befoin de
lui pour fe conferver. Si-tôt que ce befoin
cefle, le lien naturel fe diflout. Les enfans,
exemps de l'obéilTance qu'ils dévoient au pè-
re , le père exempt des foins qu'il devoit
aux enfans , rentrent tous également dans
l'indépendance. S'ils continuent de refter
unis ,^ ce n'eft plus naturellement , c'eft vo-
îontairement , & la famille elle-même ne fe
maintient que par convention.
Cette liberté commune eft une con-
féquence de la nature de l'homme. Sa pre-
mière loi eft de veiller à fa propre confer-
vation , fes premiers foins font ceux qu'il
fe doit à lui-même , & fi-tot qu'il eft en âge
de raifon , lui feul étant juge des moyens
A A
4 DU CONTRAT
propres à le conf^drver , devient par -là fou
propre maître.
La famille eft donc , fi l'on veut ,
îe premier modèle des fociétes politiques ;
ie chef eft l'image du père , le peuple eft l'i-
mage des enfans , & tous étant nés égaux
6c libres , n'aliènent leur liberté que pour
leur utilité. Toute la différence eft que , dans
la famille , l'amour du père pour fes enfans
le paie des foins qu'il leur rend , & que, dans
l'Etat, le plaifir de commander fuplée à cet
amour que le chef n'a pas pour fes peuples.
G R G T I u s nie que tout pouvoir humain
foit établi en faveur de ceux qui font gou-
vernés. Il cite l'efclave en exemple. Sa plus
conftante manière de raifonner eft d'établir
toujours le droit par le fait *. On pourroit
employer une méthode plus conféquente ,
mais non pas plus favorable aux Tyrans.
Il EST donc douteux, félon Grotius ,
fi le genre humain apartient à une centaine
d'hommes , ou fi cette centaine d'hommes
apartient au genre humain, & il paroit dans
tout fon livre pencher pour le premier avis :
c'eft auîTi le fentiment de Hobbes. Ainfi voi-
là l'efpece humaine diviféc en troupeaux de
♦ :,:> Les fçavantes recherches fur le droit public »
37 ne fontfouvent que Thiftoire des anciens abus ,
35 & on sVlt entêté , mal-à propos , quand on s'eft
7) donné la peine de les trop étudier. « Traité ma.
ftitfcrit des intérêts de la f, avec fes vcijjns y far M. L,
M ti'^. Voilà precifémenc ce qu'a f^it Gjotius.
\
SOCIAL. f
bétail, dont chacun a fon chef qui le garde
pour le dévorer.
Comme un Pâtre eft d'une nature fu-
périeure à celle de fon troupeau , les paf-
teurs d'hommes , qui font leurs chefs , font
aufTi d'une nature fupérieure à celle de leurs
peuples. Ainfi raifonnoit , au raport de Phi-
Ion , l'Empereur Caligula , concluant alTez
bien de cette analogie , que les Rois étoient
. des Dieux , ou que les peuples étoient des
bêtes.
Le raisonnement de ce Caliguîa
revient à celui de Hobbes & de Grotius.
Ariftote avant eux tous avoit dit auffi que les
hommes ne font point naturellement égaux,
fnais que les uns naiflent pour l'efclavage st
& les autres pour la domination.
A R. rs T o T E avoit raifan , mais il prenort
TefFet pour la caufe. Tout homme né dans
l'efclavage naît pour l'efclavage, rien n'eîi
plus certain. Les efclaves perdent tout dans^
leurs fers , jufqu'au deiir d'en fortir : ils ai-
ment leur fervitude comme les compagnons
d'Ulifle aimoient leur abrutiffement *. S'il
y a donc des efclaves par nature, c'eft par-
ce qu'il y a eu des efclaves contre nature.
La force a fait les premiers efclaves , leur
lâcheté les a perpétués.
Je n'ai rien dit du roi Adam , ni de
l'empereur Noé , père de trois grands Mo-
♦ Voyez un petit traité de Plutarque intitulé f
^»r /« Htcî fij'ent de U ratfoa,
A }
-6 DU CONTRAT
narques qui fe partagèrent l'univers , com-
me firent les enfens de Saturne, qu'on a cra
reconnoître en eux. J'efpére qu'on me fçau-
ra gré de cette mode'ration ; car , defcen-
dant diredtement de l'un de ces Princes , &
peut-être de la branche ainée, que fçais-je,
fi par la vérification des titres , je ne me trou-
verois point le roi légitime du genre humain?
Quoi qu'il en foit , on ne peut difconvenir
qu'Adam n'ait été Souverain du monde , com-
me Robinfon de Ton ifle , tant qu'il en fiit
le feul habitant ; & ce qu'il y avoit de com-
mode dans cet empire , étoit que le Monar-
que , afluré fur fon trône , n'avoit à crain-
dre ni rebellions , ni guerres , ni confpira-
teurs.
CHAPITRE III.
Du droit du pins fort.
J-i E P I u S fort n'eft jamais afTez fort
pour être toujours le maître , s'il ne trans-
forme fa force en droit, & l'obéilTance en de*
voir. De là le droit du plus fort ; droit pris
ironiquement en aparence , & réellement éta-
bli en principe , mais ne nous expliquera-
t-on jamais ce mot? La force efl une puif-
fance phyfique ; je ne vois point quelle mo-
ralité peut réfulter de fes effets. Céder à
la force eft unade de nécefllté , non de vo-
SOCIAL. 7
fonte, c'eft tout au plus un aéfce depruJen^
ce. En quel fens pourra-ce être un devoir,?
SuPOSONS un moment ce prétendu droit^-
Je dis qu'il n'en réfulte qu'un galimatias
inexplicable. Car fi-tôt que c'eft la force
qui feit le droit , l'effet change avec la eau-
fe ; toute force qui furmonte la première
fuccéde à (on droit. Si-tôt qu'on peut def-
obéir impunément , on le peut légitime-
ment , ôc puifque le plus fort a toujours
raifon, il ne s'agit que de faire enforte qu'on
foit le plus fort. Or , qu'eft-ce qu'un droit
qui périt quand la force cefTe ? S'il faut obéir
par force, on n'a pas befoin d'obéir par de-
voir , & fi l'on n'efl: plus forcé d'obéir , ovï
ny eft plus obligé. On voit donc que ce'
mot de droit n'ajoute rieaà la. force ; il ne
fîgnifie ici rien' du tout.
Obéissez aux puiflances. Si cela veut
dire, cédez à la force , le précepte eft bon^
mais fuperflu , je réponds qu'il ne fera ja-
mais violé. Toute puiflance vient de Dieu ^
je l'avoue ; mais toute maladie en vient
aulTi. Eft-ce à dire qu'il foit défendu d'ap-
peller le médecin ? Qu'un brigand me fur-
prenne au coin d'un bois : non-feulem.ent if
faut par force donner la bourfe , mais , quand
je pourrois lafouftraire,fuis-je en confcien-
ce obligé de la donner ? car enfin le piftolet
qu'il tient eft auffi une puiflance.
Convenons donc que force ne fait pas
droit, & qu'on n'eft obligé d'obéir qu'aux
A 4
s DU CONTRAT
puiïïances légitimes. Ainfi ma queftion prU
mitive revient toujours.
CHAPITRE IV.
De refclavage»
X UiSQU 'AUCUN homme n'a une auto-
rité naturelle fur fon femblable, 6c puifquela
force ne produit aucun droit , reftent donc
les conventions pour bafe de toute autori-
té légitime parmi les hommes.
S I u N particulier , dit Grotius , peut
aliéner fa liberté , & fe rendre efclave d'un
maître , pourquoi tout un peuple ne pour-
roit-il pas aliéner la fienne, ôcfe rendre fu-
jet d'un roi ? Il y a là bien des mots équi-
voques qui auroient befoin d'explication ;
mais tenons-nous-en à celui à' aligner, alié-
ner, c'eft donner ou vendre. Or un homme
qui fe fait efclave d'un autre , ne fe don-
ne pas , il fe vend, tout au moins , pour fa
fubliliance , mais un peuple ; pourquoi fe
vend-il ? Bien loin qu'un roi fournifle à fes
fujets leur fubfiflance , il ne tire la fienne
que d'eux , & , félon Rabelais un roi ne vit
pas de peu. Les fujets donnent donc leur
perfonneà condition qu'on prendra auffi leur
bien ? Je ne vois pas ce qu'il leur relie à
conferver.
On dira que le defpote affure à fes
SOCIAL. 9
fujets la tranquillité civile. Soit ; mais qu'y
gagnent-ils , fi les guerres que fon ambition
leur attire , fi fon infatiable avidité , fi les
vexations de fon miniftére les défolent plus
que ne feroient leurs diiTentions ? Qu'y ga-
gnent-ils , fi cette tranquillité même eft une
de leurs miféres ? On vit tranquille aufïi
dans les cachots ; en eft ce alTcz pour s'y
trouver bien ? Les Grecs enfermés dans l'an-
tre du Cyclope y vivoient tranquilles , en
attendant que leur tour vînt d'être dévorés.
Dire qu'un homme fe donne gratui-
tement , c'eft dire une chofe abfurde & in-
concevable ; un tel ade eft illégitime & nul,
par cela feul que celui qui le fait n'eft pas
dans fon bon fens. Dire la même chofe de
tout un peuple , c'eft fupofer un peuple
de fous : la folie ne fait pas droit.
Quand chacun pourroit s'aliéner lui-
même, il ne peut aliéner fes enfens; ils naif-
fent hommes & libres; leur liber té leur apar-
tient,nul n'a droit d'en difpofer qu'eux. Avant
qu'ils foient en âge de raifon , le père peut ea
leur nom ftipuler des conditions pour leur
confervation , pour leur bien-être , mais non
les donner irrévocablement & fans condi-
tion ; car un tel don eft contraire aux fins
de la nature , & pafle les droits de la pa-
ternité. Il faudroit donc, pour qu'un Gou-
vernement arbitraire fut légitime , qu'à cha-
que génération le peuple fut le maître de
l'admettre ou de le rejetter ; mais alors ce
to D U C O N T R A T
Gouvernement ne feroit plus arbitraire.
Renoncer à fa liberté , c'ert renon-
cer à fa ^qualité d'homme , aux droits de
l'humamté , même à fes devoirs. Il n'y a
nul dédommagement pofTible pour quicon-
que renonce à tout. Une telle renonciation
eft incompatible avec la nature de l'homme,
& c'eft ôter toute moralité à fes adions,
que d'ôter toute liberté à fa volonté. Enfin,
c'eft une convention vaine & contradiéèoire
de fîipuler d'une part une autorité abfolue,
& de l'autre une obéiflance fans bornes,
N'eft-il pas clair qu'on n'eft engagé à rien
envers celui dont on a droit de tout exi-
ger, & cette feule condition , fans équiva-
lent ,^fans. échange , n'entraîne- 1 elle pas la
nuDité de l'ade ? Car quel droit mon efcla-
ve auroit-il contre moi ^ puifque tout ce
qu'il a m'apartient , & que fon droit étant
îe mien, ce droit de moi contre moi-méme^
eft un mot qui n'a aucun fens ?
Grotius & les autres tirent de la
guerre une autre origine du prétendu droit
d'efclavage. Le vainqueur ayant, félon eux ^
!e droit de tuer le vaincu , celui-ci peut ra-
cheter fa vie aux dépens de fa liberté , con-
vention d'autant plus légitime qu'elle tour-
ne au profit de tous deux.
M A I s il eft clair que ce prétendu drort
de tuer les vaincus ne réfulte en aucune
manière de l'état de guerre. Par cela feuî.
^ue les hommes , vivant dans leur primiti-
SOCIAL. li
ve indépendance , n'ont poiitt entr'eux de
raport alTez conftant pour conftituer ni
l'état de paix ni l'état de guerre , ils ne
font" point natarellem^nt ennemis. Ceft
Je raport des chofes & non des^ hom-
mes qui conftitue la guerre , & l'état de
guerre ne pouvant naître des fimples rela-
tions perfonnelles , mais feulement des rela-
tions réelles , la guerre privée, ou d'homme
i homme , ne peut exifter ,ni dans Vétat de
nature où il n'y a point de propriété conf-
iante , ni dans l'état focial oà tout eft fous
i'autorité des loix.
Les combats particuliers , les duels ,
les rencontres , font des adies qui ne conf-
tituent point un état ; & à l'égard des guer-
4^es privées , autorifées par les établiflemens
de Louis IX Roi de France ^ & fufpendues
par la paix de Dieu , ce font des abus du
gouvernement féodal , fyftème abfurde s'il
en fut jamais , contraire aax principes du
droit naturel , & à toute bonne politique^»
L A G u E R R E n'efl: doiic point une re*-
lation d'homme à homme, mais une relation
4'Etat à Etat , dans laquelle les particuliers
ne font ennemis qu'accidentellement , non
point comme hommes ni même comme ci-
toyens , mais comme foldats ; non point com-
me membres de la patrie > mais comme fes-
défenfeurs. Enin chaque Etat ne peut avoir
pour ennemis que d'autres Etats & non pas
des hommes , attendu qu'entre chofes d«
Ti DU CONTRAT
diverfes natures on ne peut fixer aucun vrai
raport.
Ce principe eft même conforme aux
maximes établies de tous les tems , &: à la
pratique conftante de tous les peuples poli-
cés. Les déclarations de guerre font moins
des avertiflemens aux puillànces qu'à leurs
fujets. L'étranger , foit roi,foit particulier,
foit peuple , qui vole y tue ou détient les
fujets fans déclarer la guerre au prince ,
n'eft pas un ennemi , c'edun brigand. Même
en pleine guerre un prince julte s'empare
bien en pays ennemi de tout ce qui apartient
au public , mais il refpeâ:e la perfonne &
les biens des particuliers ; il refpede des
droits fur lefquels font fondés les fiens. La
fin de la guerre étant la deftruânon de l'E-
tat ennemi , on a droit d'en tuer les dé-
fenfeurs tant qu'ils ont les armes à la main ;
mais fi-tôt qu'ils les pofent &: fe rendent ,
ceilant d'être ennemis ou inftrument de l'en-
nemi, ils redeviennent fimplement hommes,
& l'on n'a plus de droit fur leur vie. Quel-
quefois on peut tuer l'Etat fans tuer uti
feul de fes membres. Or la guerre ne don-
ne aucun droit qui ne foit néceflaire à fa
fin. Ces principes ne font pas ceux de Gro-
tius ; ils ne font pas fondés fur des autori-
tés des poètes , mais ils dérivent de la nature
des chofes , & font fondes fur la raifon.
A L' É G A R D du droit de conquête , il
n'a d'autre fondement que la loi du plus
SOCIAL. 15
fort. Si la guerre ne donne point au vain-
queur le droit de maflacrer les peuples vain-
cus, ce droit qu'il n'a pas , ne peut fonder
celui de les aflervir. On n'a le droit de tuer
l'ennemi que quand on ne peut le faire ef-
clave ; le droit de le faire efclave ne vient
donc pas du droit de le tuer. C'efl: donc un
échange inique de lui faire acheter au prix
de fa liberté , fa vie fur laquelle on n'a au-
cun droit. En établiffant le droit de vie &
de mort fur le droit d'efclavage , & le droit
d*efclavage fur le droit de vie & de mort ,
îi'efl-il pas clair qu'on tombe dans le cercle
vicieux ?
En supposant même ce terrible droit
de tout tuer , je dis qu'un efclave fait à la
guerre , ou un peuple conquis , n'eil: tenu à
rien du tout envers fon maître , qu'à lui obéir
autant qu'il y eft forcé. En prenant un équi-
valent à fa vie , le vainqueur ne lui en a
point fait grâce : au lieu de le tuer fans
fruit il l'a tué utilement. Loin donc qu'il ait
acquis fur lui nulle autorité jointe à la for-
ce , l'état de guerre fubfifte entre eux com-
me auparavant , leur relation même en efl
l'effet , & l'ufage du droit de la guerre ne
fuppofe aucun traité de paix. Ils ont fait
une convention ; foit : mais cette convention,
loin de détruire l'état de guerre, en fup*»
pofe la continuité.
A I N s I , de quelque fens qu'on envifa -
ge les cliofes > le droit d'efclavage eft nul ,
14 DU CONTRAT
tion- feulement parce <]u'il eft illégitime ,
fnais parce qu'il eft abfurde , & ne lignitie
rien. Ces mots , efclavage & droit , font
contradidoires ; ils s'excluent mutuellement.
Soit d'un homme à un homme,foit d'un homme
à un peuple , ce difcours fera toujours égale-
ment infenfé. Je fais avec toi une convention
toute à ta charge & toute à mon profit , que
fobferverai tant quil me plaira , ^ que tu
ohferveras tant qu'il me plaira.
C H A P I T R E V.
QiCil faut toujours remonter à u ne premiers
convention,
\^ Uand j'accorderois tout ce que j'ai
réfuté jufqu'ici, les fauteurs du defpotifme
n'en feroient pas plus avancés. Il y aura
toujours une grande différence entre fou-
mettre une multitude , & régir une fociété.
Que des hommes épars foient fuccefllve-
ment affervis à un feul , en quelque nom-
bre qu'ils puifTent être , je ne vois là qu'un
maître & des efclaves , je n'y vois point un
peuple & fon chef ; c'eft fi l'on veut une
aggrégation , mais non pas une aflbciation ;
il n'y a là ni bien public , ni corps politi-
que. Cet homme , eût-il affervi la moitié du
monde, n'eft toujours qu'un particulier ; foti
intérêt , féparé de celui de& autres , n'efl
SOCIAL. tf
toujours qu'ua intérêt privé. Si ce même
homme vient à périr , fon empire après lui
refte épars & fans liaifon , comme un chê-
ne fe difTout & tombe en un tas de cendre ,
après que le feu l'a confuraé.
UNPEUPLE,dit Grotius , peut (é
donner à un roi. Selon Grotius un peuple
-eft donc un peuple avant de fe donner à
un roi. Ce don même efl un ade civil ., il
fuppofe une délibération publique. Avant
donc que d'examiner l'adbe par lequel un
peuple élit un roi , il feroit bon d'exami-
ner i'ade par lequel un peuple efl: un peu-
ple. Car cet ade étant néceflaireraent an-
térieur à l'autre , eft le vrai fondement de
la fociété.
En effet, s'il n'y avoit point de con-
vention antérieure , où feroit , à moins que
l'éleârion ne fut unanime , l'obligation pour
le petit nombre de fe foumettre au choix
du grand , & d'où cent qui veulent un
maître ont-ils le droit de voter pour dix
qui n'en veulent point ? La loi de la plu-
ralité des fuffrages eft elle-même un établi-
fement de convention , &. fuppofe au moins
Wïe fois l'unanimité.
^
t6 D U C O N T R A T
CHAPITRE VI.
Du paBe SociaL
Je SUPPOSE les hommes parvenus à ce
point où les obftacles qui nuifent à leur con-
fervation dans l'état de nature , l'emportent
par leur réliftance fur les forces que cha-
que individu peut employer pour fe mainte-
nir dans cet état. Alors cet état primitif ne
peut plus fubfifter, & le genre humain pé-
riroit s'il ne changeoit fa manière d'être.
Or c o m m e les hommes ne peuvent en-
gendrer de nouvelles forces , mais feulement
unir &: diriger celles qui exiftent , ils n'ont
plus d'autre moyen pour fe conferver , que
de former par aggrégation une fomme de
forces qui puiiïe l'emporter fur la renftan-
ce, & de les mettre en jeu par un feul mo-
bile , & de les faire agir de concert.
Cette fom.me de forces ne peut naî-
tre que du concours de plufieurs ; mais la
force & la liberté de chaque homme étant
les premiers inftrumens de fa confervation,
comment les engagera-t-il fans fe nuire, &
fans négliger les foins qu'il fe doit ? Cette
difficulté, ramenée à mon fujet, peut s'énon-
cer en ce$ termes.
>î Trouver une forme d'aflbciation
35 qui défende & protège de toute la force
» com-
SOCIAL. 17
» commune la perfonne & les biens de cha-
» que aiTocié, & par laquelle chacun, s'u-
55 niïïant à tous , n'obéiiTe pourtant qu'à lui-
3> même, & refte aufli libre qu'auparavant ? »
Tel efl: le problème fondamental dont le con-
trat focial donnera la folution.
Les CLAUSES de ce contrat font tel-
lement déterminées par la nature de l'ade,
que la moindre modification les rendroit vai-
nes & de nul effet ; enforte que , bien qu'elles
n'aient peut-être jamais été formellement
énoncées , elles font par- tout les mêmes , par-
tout tacitement admifes & reconnues, juf-
qu'à ce que , le pade focial étant violé ,
chacun rentre alors dans fes premiers droits ,-
& reprenne fa liberté naturelle , en per-
dant la liberté conventionnelle pour laquelle
il y renonça..
*Ces clauses bien entendues fe ré-
duifent toutes à une feule ; fçavoir , l'aliéna-
tion totale de chaque aflbcié avec tous fe*
droits à toute la communauté. Car premiè-
rement, chacun fe donnant tout entier, la
condition eft égale pour tous, & la condi^
non étant égale pour tous , nul n'a intérêt
de la rendre onéreufe aux autres.
De plus , l'aliénation fe fkifant fans
relerve , l'union efl: auffi parfaite qu'elle peut
retre , & nul afToeié n'a plus rien à reclamer :
car s'il reftoit quelques droits aux particu-
liers , comme il n'y auroit aucun fuperieu^
commun qui put prononcer entr'eux & \^-
t8 D U C O N T R A T
public , chacun , étant en quelque point fon
propre juge , prétendroit bientôt l'être en-
tre tous ; l'état de nature fubfifteroit , & l'af-
fociation deviendroit néceflairement tyranni-
que ou vaine.
Enfin , chaGun| fe donnant à tous ne
fe donne à perfonne , & comme il n'y a pas
un affocié fur lequel on n'acquière le même
droit qu'on lui cède fur foi , on gagne l'é-
quivalent de tout ce qu'on perd , & plus de
force pour conferver ce qu'on a..
Si donc on écarte du pade focial ce
qui n'eft pas de fon efience , on trouvera qu'il
fe réduit aux termes {u\wd.ns.- Chacun de nous
met eu commun fa perfonne & toute fa puif^
fane e fous la fupréme direBion de la volonté'
générale , & nous recevons en corps chaque
membre comme partie indivifihle du tout.
A L.'INST ANT , au lieu de la perfonne
particulière de chaque contradant , cet aâre
d'afîbciation produit un corps moral & col-
ledif, compofé d'autant de membres que l'af-
femblée a de voix , lequel reçoit de ce mê-
me ade fon unité , fon moi commun , fa vie
& fa volonté. Cette perfonne publique , qui.
fe forme ainii par l'union de toutes les au-
tres , prenoit autrefois le nom de Cité * , &
■* Le vrai fens de ce rnot s'efi: prefque e t'ere*
ment cfTxé chez les modernes, \i plupart pren-
nCDï vjie Ville pour une Cité , & un Bourgeois-
pour un Ciî^yen. il.<; ne fav^nr p?.s que les ir.aifons-
1«LTiL la. ^Àile ■> 2?>ais que ki Cite,, eiu icat la Cité.-
SOCIAL. i^
prend maintenant celui de République ou da
corps politique, lequel eft appelle par Tes mem-
bres £r^?, quand il eft paflîf ; S^owr^r^/» ,
quand il eft aa:if;P«;J^«c^, en le comparant
à Tes femblables. A l'égard des affociés ils
prennent colledivement le nom de peuple y
êc s'appellent en particulier Citoyens ,commQ
participans à l'autorité fouveraine; & Sujets..
comme foumis aux loix de l'état. Mais ces
termes fe confondent fouvent, & fe prennent
run pour l'autre ; il fuffit de les favoir dif.
tinguer quand ils font employés dans toute
leur précifion..
Cette même erreur coûta cher autrefois aux Car-
thaginois. Je n'ai pas lu que le titre de U^,s aiViL
mais ete donné aux fujets d'aucun Prince, pas mê-
me ancienne-nent aux Macédoniens , ni de nos
jours aux Anglois, quoique plus près de la liberté
que tous es autres. Les feuls François prennent
tous familièrement le nom de Citoyen, parce au'H^
n'en ont aucune véritable idée , comme on ^peu?
le voir dans leurs Diaionnaires, fans quoi ils fomV
beroient , en l'ufurpant , dans le crime de Léz^ -
Majefte : ce nom chez eux exprime une vertu
& non pas un droit. Quand Bodin a voulu par!"
ler de nos Citoyens f< Bourgeois , il a air Sue ^
M^^'î^f^hT^ ^" P^^"^^^^ ^^' ""^ Po^r les autres!
M. d'Alembert ne s'y eft pas trompé, & a bien',
diftmgue dans fon arricle Genève, les quatre ordres
d nommes ( même cinq , en y comprenant les fîm!"
pies étrangers ) qui font dans notre ville ^ dô^rr
fre'IuœtTaL'°-"P°'^"^-^^^i^"^
20 DU CONTRAT
CHAPITRE VII.
\
Du Souverain».
o
N V o T T par cette formule que l*afe
d'afibciation renferme un engagement réci-
proque du public avec les particuliers , &
que chaque individu , contraâ:ant,pour ainfi
dire , avec lui-même , fe trouve engagé fous
îin double rapport ; favoir , comme membre
du Souverain envers les particuliers , &: com-
me membre de l'Etat envers le Souverain. Mais
on ne peut appliquer ici la maxime du droit
civil , que nul n'eft tenu aux engagemens pris^
avec4ui même, car il y a bien de la différerr-
ce entre s'obliger envers foi , ou envers un
tout dont on fait partie.
I L FA u T remarquer encore que là déli-
bération publique , qui peut obliger tous les
fujets envers le Souverain, à caufe de deux
diiïerens raports fous îefquels chacun d'eux
cft envifagé, ne peut, .par la raifon contrai-
re, obliger le Souverain envers lui-même,.
& que, par conféquent ,-il eil contre la na-
ture du corps politique que le Souverain
s'impofe une loi qu'il ne puilTe enfreindre.
Ne [>ouvant fe coniidérer que fous un feul
6c même raport , il eft alors dans le cas d'ùn^
particulier contradant avec foi-même , par
eu l'on voie qn'iï n j a ni: û,^ peut j a.yok
SOCIAL.
zx
nulle efpéce de loi fondamentale obligatoire
pour le corps du peuple, pas même le con-
trat focial. Ce qui ne lignifie pas que ce corps
ne puilTe fort bien s'engager envers autrui,
en ce qui ne déroge point à ce contrat ; car
à l'égard de l'étranger , il devient un être
finiple, un individu.
Mais le corps politiqtie ou le Souverain
ne tirant fon être que de la fainteté du con-
trat, ne peut jamais s'obliger , même envers
autrui, à rien qui déroge à cet aite primitif,
comme d'aliéner quelque portion de lui-mê-
me , ou dçfe foumettre à un autre Souverain.
Violer Tade par lequel il refifte, feroit s'a-
néantir , & ce qui nèft rien ne produit rien»
Si-tôt que cette multitude eft ainil
réunie en un corps , on ne peut ofFenfer un
des membres fans attaquer le corps ; encore
moins offenfer le corps , fans que les mem«
bres s'en reflentent. Ainfi le devoir & l'in-
térêt obligent égalem^ent les deux parties
contractantes à s'entr,'aider mutuellement ,.
& les mêmes hommes doivent chercher à
réunir fous* ce double raport tous les avanta-
ges qui en dépendent.
Or le Souveraiu, n'étant formié que des
particuliers qui le compofent , n'a ,ni ne peut
avoir d*interét contraire au leur ; par confé-
quent la puiifance Souveraine n'a nul befoini
de garant envers les fujets-, parce qu'il efE
impOîTibîe que le corps veuille nuire à tous
fo membres ^ & nous, verrons ci- après ^u'il-.
kl DU CONTRAT
he peut nuire à aucun en particulier. Le
Souverain , par cela feul qu'il eft , eft tou-
jours tout ce qu'il doit être.
Mais il n'en eft pas ainfi des fujets en-
vers le Souverain auquel , malgré l'intérêt
commun , rien ne répondroit de leurs enga-
gemens , s'il ne trouvoit des moyens de s'af-
furer de leur fidélité.
En effet, chaque individu peut com-
me homme avoir une volonté particulière
contraire ou diiïemblable à la volonté géné-
rale qu'il a comme Citoyen. Son intérêt par-
ticulier peut lui parler tout autrement que l'in-
térêt commun ; Ton exiftence abfolue & na-
turellement indépendante, peut lui faire en*
vifager ce qu'il doit à la caufe commune, com-^
me une contribution gratuite , dont la per-
te fera moins nuifibîe aux autres , que le
paiement n'en eft onéreux pour lui , & re-
gardant la perfonne morale qui conftitue
l'Etat comme un être de raifon , parce que
ce n'eft pas un homme , il jouiroit des droits
du citoyen fans vouloir remplir les devoirs
du fujet i injuftice dont le progrès cauferoit
ia ruine du corps politique.
A FIN" donc que le paâre focial ne foit
pas un vain formulaire , il renferme tacite-
ment cet engagement qui feul peut donner
de la force aux autres, que quiconque refu-
fcra d'obéir à la volonté générale , y fera.
contraint par tout le corps : ce qui ne figni--
fie autre choie fmon qu'un. le forcera d!êtra
s O CIA L. ^y
libre; car telle, eft la condition qui, donnant
chaque Citoyen à la Patrie, le garantit de-
toute dépendance perfonnelle : condition qui
fait l'artince & le jeu de la machine poli-
tique, & qui feule rend légitimes les engage-
mens civils , lefqueJs , fans cela , feroient ab-^
furdes , tyranniques , & fujets aux plus
énormes abus.
CHAPITRE VI IL
De rétat civil,
V^ E PASSAGE de l'état de nature à l'é-.
tat civil , produit dans l'horame un change^
nient très-remarquable , en fubftituant dans
fa conduite la juftice à Vmilïna: , & donnant
à Tes adions la moralité qui leur manquoit
auparavant. C'eft alors feulem.ent que la
voix du devoir fuccédant à l'impulllon phy»-
fique , &, le droit à l'appétit , l'homme , qui
jufques-la n'avoit regardé que lui-même , fe,
voit forcé d'agir, fur d'autres principes, &
de confulter fa raifcn avant d'écouter fes.
f enchans. Quoiqu'il fe prive dans cet état de-
plufieurs avantages qu'il tient de la nature ,
li en regagne de fi grands fes facultés s'exer-
cent & fe développent, fes idées s'éten-
dent^fes fentimens s'ennoblifTent ,,fon arae
toute entière s'eieve à tel point que ^.fi les
abus de cette nouvelle, condition ne. le dé^
^4 DU CONTRAT
gradoient fouvent au delTous de celle dont
il eft forti , il devroit bénir fans cefle l'inf-
tant heureux qui l'en arracha pour jamais ,
& qui , d'un animal rtupide & borné, fit un
être intelligent & un homme.
Réduisons toute cette balance à des
termes faciles à comparer. Ce que l'homme
perd par le contrat focial , c'eft fa liberté na-
turelle, & un droit illimité à tout ce qui le.
tente, &: qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne,
c'efi: li liberté civile, & la propriété de tout
ce qu'il pofTede.sPour ne pas fe tromper dans
ces compenfations , il faut bien diftinguer la
liberté naturelle qui n'a pour bornes que lea
forces de l'individu, de la liberté civile qui
eft limitée par la volonté générale , & la
poiîèfTion qui n'efT: que l'elfet de la force ou
le droit du premier occupant , de la proprié-
té qui ne peut être fondée que fur un titre
pofitif.
On p o u r r o r t, fur ce qui précède ^
ajouter à l'acquit de l'état civil la liberté mo-
rale , qui feule rend l'homme vraiment maî-
tre de lui; car l'impulfion du feul appétit eft
efclavage, & l'obéifiance à la loi qu'on s'eft
prefcrite eft; liberté. Mais je n'en ai déjà que-
trop dit fur cet article, & le fens philofo-
phique du mot liberté , n'eil pas ici de mon
fujeto.
'^
CHA-^
s <^ C I A L. ,j
CHAPITRE IX.
Du Domaine réel.
V> Haque membre de la Communauté
fe donne a elle au mon.ent qu'elle fe forme
tel qu il fe trouve adhiellement, lui & tou'
tes fes forces , dont les biens < u'i IZl
font partie Ce n'eft pas que pa^- cetÏÏela
pofl-eilîon change de nature en chan^nVdï
mains, & devienne propriété: dans cwL" d«
Souverain : mais comme les forces de la Q
te font incomparablement plus (grandes oue
que e,t aufli dans le fait plus forte, & d'us
irrévocable, fans être plus légitme,^au
moins pour les étrangers. Car l'Etat, à )'é
gard de fes membres , eft maitrede tous leurs
biens par le contrat fodal qui , dan. iS
fert de bafe à tous les droites; Lts i le S
a 1 égard des autres Puilfances que pa t
vient un vrai droit qu'après l'étahl.fl
de celui de propriété! ToTho„ 'a n«"'
Tellement d>^it à tout ce qui lui eft néce^
faire ; mais l'ade politif, mi le rend nr '"
pnetaire de quelque bien, Vexclurd,?out'
C
i6 DU CONTRAT
le refte. Sa part étant faite il doit s'y bor-
ner, & n'a plus aucun droit à la communau-
té. Voilà pourquoi le droit du premier oc-
cupant, fi foible dans l'état de nature , eft
refpeârable à tout homme civil. On refpede
moins dans ce droit ce qui eft à autrui , que
ce qui n'eft pas à foi.
En GENERAL, pour autorifer fur un
terrein quelconque le droit de premier oc-
cupant, il faut les conditions fuivantes. Pre-
mièrement , que ce terrein ne foit encore
habité par perfonne ; fecondement , qu'on
n'en occupe que la quantité dont on a befoin
pour fubfifter ; en troilieme lieu , qu'on en
prenne pofleflîon , non par une vaine céré-
monie, mais par le travail & la culture , feul
figne de propriété qui , au défaut de titres
juridiques , doive être refpedé d'autrui.
En effet, accorder au befoin & au
travail le droit de premier occupant , n'eft-ce
pas l'étendre auffi loin qu'il peut aller? Peut-
on ne pas donner des bornes à ce droit ?
Sutfira-t-il de mettre le pied fur un terrein
commun pour s'en précendre auffi-tôt lejniai-
tre? Suffira-t-il d'avoir la force d'en écarter
un moment les autres hommes , pour leur ôter
le droit d'y jamais revenir ? Comment un hom-
me ou un peuple peut-il s'emparer d'un terri-
toire immcnfe , & en priver tout le genre hu-
main , autrement que par une ufurpation pu-
niÏÏdble, puifqu'elleôreau refte des hommes le
féjour Si les alimens que la nature leur don-
SOCIAL. 27
Ht en commun ? Quand Nunez Balbao pre-
noit fur, le rivage pofleilion de la mer du
fud , & de toute l'Amérique méridionale ,
au nom de la Couronne de Caftille , étoit-
ce aflez pour en dépolTéder tous les habi-
tans , & en exclure tous les Princes du mon-
de ? Sur ce pied-là ces cérémonies fe mul-
tiplioient aifez vainement , &. k Roi catho-
lique n'avoit tout d'un coup qu'à prendre
de Ton cabinet pofTefTion de tout l'univers ,
fauf à retrancher enfuite de fon empire ce
qui étoit auparavant pofTédé par les autres
Princes.
On conçoit comment les terres des
particuliers, réunies & contigues , devien-
nent le territoire public , & comment le
droit de fouveraineté, s'étendant des fujets
au terrein qu'ils occupent , devient à la fois
réel & perfonnel, ce qui met les pofTefleurs
dans une plus grande dépendance, & fait de
leurs forces mêmes les garants de leur fidéli-
té. Avantage qui ne paroît pas avoir été
bien fenti des anciens Monarques qui , ne
s'apellant que Rois des Perfes, des Scythes,
des Macédoniens , fembloient fe regarder
comme les chefs des hommes plutôt que com-
me les maitres du pays. Ceux d'aujourd'hui
s'apelient plus habilement Rois de France ,
d'Efpagne , d'Angleterre , Sec. En tenant
ainii le terrein , ils font bien fùrs d'en tenir
les habitans.
Ce q u' I l y a de fmgulier dans cette
C z
i8 DU CONTRAT
aliénation , c'eft que loin qu'en acceptant les
biens des particuliers ia Communauté les en
dépouille, elle ne fait que leur en affurer la
légitime pofFeflion , changer l'ufurpation en
un véritable droit, & la jouifTance en pro-
priété. Alors lespofTeneurs étant coniidérés
comme dépofitaires du bien public , leurs
droits étant refpedés de tous les membres
de l'Etat , & maintenus de toutes fes forces
contre l'Etranger , par une ceflion avanta-
geufe au public , & plus encore à eux-mê-
mes , ils ont , pour ainfi dire , acquis tout
ce qu'ils ont donné. Paradoxe qui s'expli-
que aifément par la diflindion des droits
que le Souverain 6c le propriétaire ont fur
le même fonds , comme on verra ci-après.
Il peut arriver aufli que les hom-
mes commencent à s'unir avant que de rien
pofféder , & que s'emparant enfuite d'un
terrein fuffifant pour tous , ils en jouiiTent
en commun, ou qu'ils le partagent entr'eux,
foit également , foit félon à^s proportions
établies par le Souverain. De quelque ma-
nière que fe fafle cette acquifition , le droit
que chaque particulier a fur fon propre
fonds , eft toujours fubordonné au droif que
la Communauté a fur tous , fans quoi il n'y
auroit ni folidité dans le lien focial , ni for-
ce réelle dans l'exercice de la fouveraineté.
Je terminerai ce chapitre & ce
livre par une remarque qui doit fervir de
bafe à tout le fyftème focial ; c'eft qu'au
SOCIAL. 29
lieu de détruire l'égalité naturelle , le pade
fondamental fubftitue au contraire une éga-
lité morale & légitime à ce que la nature
avoit pu mettre d'inégalité phyfique entre
les hommes, & que, pouvant être inégaux
en force ou en génie , ils deviennent tous
égaux par convention & de droit *.
* Sous les mauvais Gouvernemens cette égalité
n'efl qu'aparence 5c illufoire : elle ne fert qu'à
m-iintenir le pauvre dans fa mifere , Se le riche dans
fon ufurpation. Dans le fait les loix font toujours
miles a ceux qui poifedent, 5c nuifibles à ceux
qui n'ont rien : d'où il fuit que Tétat focial n'efl
avantageux aux hommes qu'autant qu'ils ont tous
quelque chofe > ôc qu'aucun d'eux n'a rien de trop
Fin du Livre premier*
D U
COiNTRAT SOCIAL,
o u
PRINCIPES
D u
DROIT POLITIQUE.
LIVRE II.
CHAPITRE I.
Que la Souveraineté eft inaliénable»
L
A PREMIERE & la plus importante
conféqiience des principes ci-devan: établis,
eft que la volonté générale peut feule diri-
ger les forces de l'Etat, félon la fin de fon
inrtitution qui eft le bien commun : car , fi
l'opofition des intérêts particuliers a rendu
néceiïaire l'établiflement des fociétés , c'eft
l'accord de ces mêmes intérêts qui l'a rendu
poffible. C'eft ce qu'il y a de commun dans
ces différens intérêts qui forme le lien fo-
cial ; & s'il n'y avoit pas quelque point
dans lequel tous les intérêts s'acccordent ,
DU CONTAT SOCIAL, ^t
nulle fociété ne fçauroit exifter. Or , c'eft
uniquement far cet intérêt commun que la
fociété doit être gouvernée.
J E D I s donc que la fouveraineté , n'é-
tant que l'exercice de la volonté générale ,
ne peut jamais s'aliéner , Se que le Souve-
rain , qui n'eft qu'un être colledif , ne peut
être repréfenté que par lui-même ; le pou-
voir peut bien fe tranfmettre, mais non pas
la volonté.
En effet , s'il n'eft pas impoffible
qu'une volonté particulière s'accorde fur
quelque point avec la volonté générale , il
eft imporfible au moins que cet accord foit
durable & confiant ; car la volonté particu-
lière tend par fa nature aux préférences, 6c
la volonté générale à l'égalité. Il eft plus im ■
polfible encore qu'on ait un garant de cet ac-
cord, quand même il devroit toujours exifter;
ce ne feroit pas un effet de l'art , mais du ha-
zard. Le Souverain peut bien dire : je veux
adtuellement ce que veut un tel 'homme , ou
du moins ce qu'il dit vouloir; mais il ne peut
pas dire : ce que cet homme voudra demain ,
je le voudrai encore, puifqu'il eft abfurde
que la volonté fe donne des chaînes pour l'a-
venir, & puifqu'il ne dépend d'aucune vo-
lonté de confentir à rien de contraire au
bien de l'être qui veut. Si donc le peuple
promet iimplement d'obéir , il fe dilTout par
cet aâ:e , il perd fa qualité de peuple ; à l'inf-
tant qu'il y a un Maître, il n'y a plus de Sou-
C 4
31 DU CONTRAT
veraih, & dés-Iors le Corps politique eft dé-
truit.
Ce n' e s t point à dire que les ordres des
Chefs ne puident pafler pour des volontés
générales, tant que le Souverain, libre de s'y
opofer , ne le fuit pas. En pareil cas, du fi-
lence univerfel on doit préfumer le confen-
tement du peuple. Ceci s'expliquera plus au
long.
CHAPITRE II.
Que la foiiveraineté efi indiviftble,
J. A R L A même raifon que la fouveraine-
té eft inaliénable, elle eft indivifible. Car la
volonté eft générale * , ou elle ne l'eft pas;
elle eft celle du corps du peuple, ou feule-
ment d'une partie. Dans le premier cas, cetde
volonté déclarée eft un adte de fouveraineté ,
& fait loi : dans le fécond, ce n'eft qu'une
volonté particulière , ou un aâre de magiftra-
ture ; c'eft un décret tout au plus.
Mais nos politiques, ne pouvant divifer
la fouveraineté dans fon principe, la divifent
dans fon objet ; ils la divifent en force & en
▼olonté,en puiflance législative & en puif-
* Pour qu'une volonté fcir générale , il n'eft
ras toujours nécefTaire qu'elle foi t unanime, mais
Il elt necelTaire que roures les voix foient comp-
tées; toute exclufion formelle rompt la généralité.
SOCIAL. 33
fance executive , en droits d'impôts , de juf-
tice, & de guerre , en adminiftration inté-
rieure , &en pouvoir de traiter avec l'Etran-
ger : tantôt ils confondent toutes ces par-
ties, & tantôt ils les féparent ; ils font du
Souverain un être fantaftique & formé de
pièces raportées ; c'eft comme s'ils compo-
ibient l'homme de plufieurs corps, dont Tua
auroit des yeux , l'autre des bras , l'autre des
pieds , & rien de plus. Les charlatans du Ja-
pon dépècent, dit- on, un enfant aux yeux
des Spectateurs , puis jettant en l'air tous fes
membres l'un après l'autre , ils font retom-
ber l'enfant vivant & tout raffemblé. Tels
font à peu près les tours de gobelets de nos
politiques ; après avoir démembré le corps
focial par un preftige digne de la foire , ils
raflemblent les pièces , on ne fait commenta
Cette erreur vient de ne s'être pas faic
des notions exades de l'autorité fouveraine,
& d'avoir pris pour des parties de cette au-
torité ce qui n'en étoit que des émanations,
Ainfi , parexemple , on a regardé l'ade de dé-
clarer la guerre , & celui de faire la paix , com^
me des ades de fouveraineté , ce qui n'eft pas ,
puifque chacun de ces aâ:es n'eft point une
loi , mais feulement une aplication de la loi ,
un ade particulier qui détermine le cas de
la loi , comme on le verra clairement quand
l'idée attachée au mot loi fera fixée.
En suivant de même les autres divî-
fions, on trouveroit que, toutes les fois qu'oa
54 DU CONTRAT
croit voir la foiiveraineté partagée , on fè
trompe; que les droits qu'on prend pour des
parties de cette fouveraineté , lui font tous
îubordonnés , & fupofent toujours des volon-
te's fuprémes , dont ces droits ne donnent que
l'éxecution.
On ne fauroit dire combien ce déFauC
d'exacîiitude a jette d'obfcurité fur les déci-
fions des auteurs en matière de di'oit politi-
que , quand ils ont voulu juger des droits
refpeârife des Rois & des peuples , fur les
principes qu'ils avoient établis. Chacun peut
voir dans les chapitres III &.IV du premier
livre deGrotius, comment ce favant homme
& fon traducteur Barbeyrac s'enchevêtrent
& s'embarraiTent dans leurs fophifmes , crain-
te d'en dire trop, ou de n'en pas dire aiTez-
félon leur vues , & de choquer les intérêts
qu'ils avoient à concilier. Grotius réfugié en
France , mécontent de fa patrie , & voulant
faire fa cour à Louis XIII. à qui fon livre
eft dédié , n'épargne rien pour dépouiller les
peuples de tous leurs droits, & pour en re-
vêtir les Rois avec tout l'art polfible. C'eut
bien été aufl'i le goût de Barbeyrac qui dé-
dioit fa tradudtion au Roi d'Angleterre
Georges I ; mais malheureufement Texpul-
fion de Jacques IL qu'il apelle abdication ,,
le forçoit à fe tenir fur la réferve , à gau-
chir , à tergiverfer , pour ne pas faire de Guil-
laume un ufurpateur. Si ces deux écrivains
avoient adopté les vrais principes , toutes les
SOCIAL.
3%
difficultés étoient levées , & ils euiîent été
toujours conféquents;mais ils auroient trif-
tement dit la vérité, & n'auroient fait leur
cour qu'au peuple. Or la vérité ne mené
point à la fortune, & le peuple ne donne ni
ambaflades , ni chaires , ni penfions.
CHAPITRE III.
Si ta volonté générale peut errer,
XL s' E N s u I T de ce qui précède que la
volonté générale eft toujours droite & tend
toujours à l'utilité publique ; mais il ne s'en-
fuit pas que les délibérations du peuple
aient toujours la niême reditude. On veut
toujours fon bien , mais on ne le voit pas
toujours. Jamais on ne corrompt le peuple,
mais fouvent on le trompe , & c'eft alors
feulement qu'il paroit vouloir ce qui eft mal.
Il Y A fouvent bien de la différence en-
tre la volonté de tous, & la volonté généra-.
le ; celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt com-
mun , l'autre regarde à l'intérêt privé , &;
n'eft qu'une fomme de volontés particuliè-
res ; mais ôtez de ces mêmes volontés les
plus §c les moins qui s*entredétruifent * ,
* Chaque intérêt ^ dit le M, d'A. « det principes dif.
férens. L'accord de deux intérêts particuliers fe forme par
56 DU CONTRAT
refte pour fomme des différences la volonté
générale.
Si , QUAND le peuple fuffifamment in-
formé délibère, les Citoyens n'avoient aucu-
ne communication entr'eux , du grand nom-
bre de petites différences, réfulteroit tou-
jours la volonté générale , & la délibération
feroit toujours bonne. Mais quand il fe faic
des brigues, des aflbciations partielles aux
dépens de la grande , la volonté de chacune
de ces alTociations devient générale par rap-
port à fes membres , & particulière par rap-
port à l'Etat ; on peut dire alors qu'il n'y a
plus autant de votans que d'hommes , mais
feulement autant que d'aflbciations. Les dif-
férences deviennent moins nombreufes , 6c
donnent un réfultat moins général. Enfin ,
quand une de ces aflbciations eft û grande
qu'elle l'emporte fur toutes les autres , vous
n'avez plus pour réfultat une fomme de pe-
tites différences , mais une différence unique ;
alors il n'y a plus de volonté générale , & l'avis
qui l'emporte n'eft qu'un avis particulier.
Il importe donc , pour avoir bien l'é-
noncé de la volonté générale , qu'il n'y ait
pas de-fociété partielle dans l'Etat, ôc que
eppofîtim à celui d'un tiers. Il eûr pu ajouter que l'ac-
cord de tous les iiwérêts fe forme par oppofition
à celui de chacun. S'il n'y avoir point d'intérêts
difFerens , à peine fentiroit-on l*intérêt commun
qui ne rrouvcroit jamais d'obftacle : tout iroît de
lui-même , ôc la politique celTeroit d'être un art.
I
SOCIAL. 37
cîiaque Citoyen n'epine que d'après lui *.
Telle fut l'unique & fublime inftitution du
grand Lycurgue, Que s'il y a desfociétés par-
tielles, il en faut multiplier le nombre, & en
prévenir l'inégalité , comme firent Solon , Nu-
ma , Servius. Ces précautions font les feules
bonnes pour que la volonté générale foit
toujours éclairée , & que le pe-uple ne fe
trompe point.
CHAPITRE IV.
Des bornes du pouvoir Souverain^
v3 I L' E T A T ou la Cité n'eft qu'une per-
fonne morale, dont la vie condfte dans l'union
de fes membres , & fi le plus important de
fes foins eft celui de (a propre conferva-
tion , il lui faut une force univerfelle & com-
puliive pour mouvoir & difpofer chaque
partie de la manière la plus convenable aa
tout. Comme la nature donne à chaque hom-
me un pouvoir abfolu fur tous fes mem-
bres , le pade focial donne au corps politi-
* Vera co[a è , dit Machiavel : che dalcuni divijî ont
nnocono aile Repuhliche , e alcftne giovano ; quelle ntcecono-
ihe fena dalle feue e da pArtigtAni accompagnate : quellt
giovamche fenz<i fette , fenza -partiiiani fi nmnteagono.
Non fotendo adunque frovedere un (undatore d'una Re-
fMbliea chcs noa Jtane niinicizic[ in quella ^ hà da prove-^
dit almtnt che non vijî éen0 fett<. HlH» Fiorent. L.VII.
^8 DU CONTRAT
que un pouvoir abfolu fur tous les fiens , ôc
c'eft ce même pouvoir qui , dirigé par la
volonté générale , porte , comme j'ai dit ,
le nom de foiiveraineté.
Mais outre la perfonne publique , nous
avons à conlidérer les perlbnnes priv^ées qui
îa compofeiit , 6c dont la vie & la liberté
font naturellement indépendantes d'elle. Il
s'agit donc de bien dininguer les droits ref-
peâifs des Citoyens &: du Souverain "^ , &
les devoirs qu'ont à remplir les premiers en
qualité de fujets , du droit naturel dont ils
doivent jouir en qualité d'hommes.
On convient que tout ce que cha-
cun aliène par le pade focial de fa puiflan-
-ce , de fes biens , de fa liberté , c'efl: feule-
ment la partie de tout cela , dont l'afage
importe à la Communauté ; mais il faut con-
venir aulTi que le Souverain feul eft juge de
cette importance.
Tous les fervices qu'un citoyen peut
rendre à l'Etat , il les lui doit, fi-tôt que le
Souverain les demande ; mais le Souverain de
fon côté ne peut charger les fujets d'aucune
chaine inutile à la Communauté ; il ne peut
pas même le vouloir : car fous la loi de rai-
fon , rien ne fe fait fans caufe , non plus que
fous la loi de nature,
* Lecteurs attentifs ne vous prefTer, pas , ie vous
prie , de m'acculer ici de contradiction. Je n'ai
pu réviter dans les termes, vu la pauvreté de U
langue ; mais accendez.
SOCIAL. 59
Les e n g a g e m e n s qui nous lient au
corps focial , ne font obiigatoires que par-
ce qu'ils font mutuels , & leur nature eft telle
-qu'en les rempliflant on ne peut travailler
pour autrui fans travailler auffi pour (oi.
Pourquoi la volonté générale eft-elle tou-
jours droite , & pourquoi tous veulent-ils
conftamment le bonheur de chacun deux , fi
ce n'eft parce qu'il n'y a perfonne qui ne
s'approprie ce mot chacun , & qui ne fonge
à lui-même en votant pour tous? Ce qui
prouve que l'égalité de droit, & la notion de
juftice qu'elle produit, dérive de la préféren-
ce que chacun fe donne , & par conféquent
de la nature de l'homme ; que la volonté gé-
rale , pour être vraiment telle , doit l'être dans
fon objet ainfi que dans fon eifence ; qu'elle
doit partir de tous pour s'apliquer à tous ,
& qu'elle perd fa rectitude naturelle lorf-
qu'elle tend à quelque objet individuel &
déterminé, parce qu'alors, jugeant de ce qui
nous eft étranger, nous n'avons aucun vrai
principe d'équité qui nous guide.
E N E F F E T , fi-tôt qu'il s'agit d'un fait
ou d'un droit particulier, fur un point qui
n'a pas été réglé par une convention géné-
rale & antérieure , l'affaire devient conten-
tieufe. C'elt un procès où les particuliers in-
téréifés font une des parties , & le public
l'autre; mais où je ne vois ni la loi qu'il
fant fuivre, ni le juge qui doit prononcer.
Il feroic ridicule de vouloir alors s'en rap-
40 DU CONTRAT
porter à une exprefle décifion de la volon-
té générale , qui ne peut être que la con-
clulion de l'une des parties , & qui par con-
féqueHt n'eft pour l'autre qu'une volonté
étrangère , particulière , portée en cette oc-
cafion àl'injuftice, & fujette à l'erreur. Ain-
fi de même qu'une volonté particulière ne
peut repréfenter la volonté générale, la vo-
lonté générale à fon tour change de nature
ayant un objerparticulierj; & ne peut, com-
me générale, prononcer ni fur un homme ,
Tîi fur un fait. Quand le peuple d'Athènes,
par exemple , nommoit ou caflbit fes Chefs ,
décernoit des honneurs à l'un , impofoit des
peines à l'autre , & par des multitudes de
décrets particuliers exerçoit indiftindemenC
tous les ades du Gouvernement, le peuple
îilors n'avoit plus de volonté générale pro-
prement dite , il n'agiilbit plus comme Sou-
verain , mais comme Magiftrat. Ceci paroi-
tra contraire aux idées communes , mais il
faut me laifTer le tems d'expofer les miennes.
On doit concevoir par-là , que ce qui
généraUfe la volonté, eft moins le nombre
des voix , que l'intérêt commun qui les unit :
car dans cette inftitution chacun fe foumet
né celTai rement aux conditions qu'il impofe
aux autres ; accord admirable de l'intiérêt
&: de la juftice, qui donne aux délibéra-
tions communes un caïadére d'équité qu'on
voit évanouir dans la difcuffion de toute
affaire particulière , fdute d'un intérêt com-
mun
SOCIAL.
41
mun qui unifTe & indentifîe la régie du ju-
ge avec celle de la partie.
Par quelque côté qu'on remonte au prin-
cipe , on arrive toujours à la même con-
clufion ; fçavoir , que le pade focial établit
entre les citoyens une telle égalité , qu'ils
s'engagent tous fous les mêmes conditions ,
& doivent jouir tous des mêmes droits. Ain-
fi , par la nature du pade, tout adte de fou-
veraineté , c'eft-à-dire , tout ade authen-
tique de la volonté générale, oblige ou fa/o-
rife également tous les Citoyens , enforte
que le Souverain connoit feulement le corps
de la nation, & ne diftingue aucun de ceux
qui la compofent. Qu'efl-ce donc proprement
qu'un ade de fouveraineté ? Ce n^eft pas une
convention du fupérieur avec l'inférieur ,
mais une convention du corps avec chacun
de fes membres : convention légitime , par-
ce qu'elle a pour bafe le contrat focial ; équi-
table, parce qu'elle eft commune à tous ;
utile , parce qu'elle ne peut avoir d'autre
objet que le bien général ; & fohde , par-
ce qu'elle a pour garant la force publique
êcle pouvoir fupi-ême.Tantqueles fujets ne
font fournis qu'à de telles conventions, ils
n'obéiiïent à perfonne, mais feulement à leur
propre volonté, &. demander jufqu'où s'é-
tendent les droits refpedifs du Souverain &c
des Citoyens , c'efi: demander jufqu'à quel
^oint ceux-ci peuvent s'engager avec eux-
42. DU CONTRAT
mêmes , chacun envers tous , & tous envers
chacun deux.
On voit par-là que le pouvoir Sou-
verain , tout abfolu , tout facré , tout in-
violable qu'il eft , ne pafie ni ne peut pafTer
les bornes des conventions générales , &
que tout homme peut difpofer pleinement
de ce qui lui a été laifle de fes biens & de
fa liberté par ces conventions ; de forte que
le Souverain n'efl: jamais en droit de char-
ger un fujet plus qu'un autre, parce qu'a-
lors l'affaire devenant particulière , fon pou-
voir n'ell: plus compétent.
Ces diuindions une fois admifc:s, il efl
fi faux que dans le contrat focial il y ait de
ia part des particuliers aucune renonciation
véritable , que leur fituation , par l'effet de
ce contrat, fe trouve réellement préférable à
ce qu'elle étoit auparavant, 6c qu'au lieu
d'une aliénation ils n'ont fait qu'un échan-
ge avantageux d'une manière d'être incer-
taine & précaire contre un autre meilleure
êc plus fûre , de l'indépendance naturelle
contre la liberté , du pouvoir de nuire à
autrui contre leur propre fureté , & de
leur f')rcc que d'autres pouvoient furmon-
ter contre un droit que l'union fociale rend
invincible. Leur vie même qu'ils ontdévouée
à l'Eta'', en eft continuellement protégée, &
îorfqu'ils l'expofent pour fa dcfenfe,que font-
ils alors que lui rendre ce qu'ils ont reçu
de lui ? Que font-ils qu'ils ne fiflent plus
SOCIAL. 4j
fréquemment 6c avec plus de danger dans
l'état de nature , lorfque livrant des com-
bats inévitables , ils défendroient au péril de
leur vie ce qui leur fert à la conferver ?
Tous ont à combatre au befoin pour la pa-
trie , il eft vrai ; mais aufli nul n'a jamais à
combattre pour foi. Ne gagne- t-on pas en-
core à courir, pour ce qui fait notre fureté,
une partie des rifques qu'il faudroit courir
pour nous-mêmes, fi-tôt qu'elle nous feroit
otee ?
G
C H A P I T R R V.
Du droit de vie & de mort»
N DEMANDE Comment les particu-
liers n'ayant point droit de difpofer ^e leur,
propre vie , peuvent tranfmettre au Souve-
rain ce même droit qu'ils n'ont pas ? Cette
queftion ne paroît difficile à réfoudre que:
parce qu'elle eft mal pofée. Tout homme-
adroit de rifquer fa propre vie pour la con-
ferver. A-t-on jamait; dit que celui qui fb:
jette par une fenêtre pour échaper à un in»-
cendie , foit coupable de fuicide ? A-t-on^
même jamais imputé ce crime à' celui qui 4
périt dans une tempête dont en s'embarquant ;
il n'ignoroit pas le danger ?
Le traité focial a pour fin îà con-
fervation.des contradans. Qui veut la fin'
û X
44 DU CONTRAT
veut auflfi les moyens , & ces moyens font
inféparables de quelques rifques , même de
quelques pertes. Qui veut conferver fa vie
aux dépens des autres y doit la donner aufli
pour eux quand il faut. Or le Citoyen n'efl:
plus juge du péril auquel la loi veut qu'il
s'expofe ; & quand le Prince lui a dit : ij
eft expédient à l'Etat que tu meures , il
doit mourir ; puifque ce n'eft qu'à cette con-
dition qu'il a vécu en fureté jufqu'alors,
&: que fa vie n'efl: plus feulement un bien-
fait de la nature , mais un don condition-
nel de l'Etat.
La peine de mort infligée aux crimi-
nels peut être envifagée à peu près fous
le même point de vue : c'eit pour n'être
pas la vidime d'un aflaflîn que l'on confent
à mourir fi on le devient. Dans ce traité ,
loin de difpofer de fa propre vie , on ne
fonge qu'à la garantir, & il n'eit pas à pré-
fumer qu'aucun des contradans prémédite
alors de fe faire pendre.
D' A I L L E u R s tout malfaiteur^attaquani:
îe droit focial, devient: , par fes forfaits , re-
belle & traître à la patrie ; il celTe d'en
être membre , en violant fes loix , & même
il lui fait la guerre. Alors la confervation de
l'Etat eft . incompatible avec la fienne , il
làut qu'un des deuxpéri{re,&: quand on fait
mourit le coupable , c'eft moins comme Ci-
toyen que comme ennemi. Les procédures,
le jugement, font les preuves 6c la décla-
SOCIAL. 4f
ration qu'il a rompu le traité focial , & par
conféquent qu'il n'eft plus membre de l'E^
tat. Or comme il s'eil reconnu tel , tout
au moins par fon féjour , il en doit être re-
tranché par l'exil comAne infradeur dupade,
ou par la moit comme ennemi public; car
un tel ennemi n'eft pas une perfonne mora-
le, c'eft un homme , & c'eft alors que la
droit de la guerre eft de tuer le vaincu.
Mais, dira- 1 -on , la condamnation d'un
Criminel eft un ade particulier. D'accord ;
auiTi cette condamnation n'appartient - elle
point au Souverain, c'eft un droit qu'il peut
conférer fans pouvoir l'exercer lui-même.
Toutes mes idées fe tiennent , mais je ne
fçanrois les expofer toutes à la fois.
Au RESTE la fréquence des fupplices
eft toujours un figne de foibleife ou depa-
refle dans le Gouvernement. Il n'y a point
de méchant qu'on ne put rendre bon à
quelque chofe. On n'a droit de faire mou-
rir , même pour l'exemple ^ que celui qu'on
ne peut conferver fans danger.
A L' É G A R D du droit de faire grâce ,
ou d'exempter un coupable de la peine por-
tée par la loi , & prononcée par le juge, il
n'appartient qu'à celui qui eft au deîTus du
juge Se de la loi , c eft-à-dire , au Souverain :
encore fon droit en ceci n'eft-il pas bien
net , & les cas d'en ufer font-iîs très-rares.
Dans un Etat bien gouverné il y a peu de
punitions , non paixe qu'on fait beaucoup
45 DU CONTRAT
de. grâces , mais parce qu'il y a peu de cri-
minels : la multitude des crimes en aiTure
l'impunité lorfque l'Etat dépérit. Sous la
République Romaine, jamais le Sénat ni les
Confuls ne tentèrent de faire grâce ;'le peu-
ple m.ème n'en faifoit pas , quoiqu'il révo-
quât quelquefois fon propre jugement. Les
fréquentes grâces annoncent que bientôt
les forfaits n'en auront plus befoin , & cha-
cun voit où cela mené. Mais je fens que
mon cœur murmure & retient ma plume ;
laiflbns difcuter ces queftions à l'homme juf-
te qui n'a point failli, & qui jamais n'eut
lui-mèm.e befoin de ffrace.
p
CHAPITRE VI.
De la Lo:,^
A R le pa6fce fociaî nous avons donné
l'exiftence & la vie au corps politique : il
s'agit maintenant de lui donner le mouve-
ment & la volonté par la îégiflation. Car
l'ade primitif par lequel ce corps fe for-
me & s'unit , ne détermine rien encore de
ce qu'il doit faire pour fe conferver.
C E Q u I q{ï bien &: conforme à l'ordre,
eft tel par la nature des chofes, & indépen-
damment des conventions humaines. Toute
juftice vient de Dieu, lui feul en eft la four-
ce ; mais fi nous favions la recevoir de fi
haut, nous n'aurions befoin ni de gouverne-
s O C LA L. 47
ment ni de loix.. Sans doute il eft une juf-
tice univerfelle émanée de la raifon feule ;
mais cette juftice, pour être admife entre
nous , doit être réciproque. A conlidérer hu-
mainement les chofes , faute de fandion
naturelle, les loix de la juftice font vaines
parmi les hommes ; elles ne font que le bien
du méchant, & lé mal du jufte , quand ce-^
lui-ci les obférve avec tout le monde, fans
que perfonne les obferve avec lui. Il faut donc
des conventions &: des loix pour unir les
droits aux devoirs , & ramener la juftice à fon
objet. Dans l'état de nature , où tout ell:
commun , je ne dois rien à ceux à qui je n'ai
rien promis , je ne reconnois pour être à
autrui que ce qui m'eft inutile. Il n'en ed
pas ainfi dans l'état civil où tous les droits
font fixés par la loi.
Mais qu'eft-ce donc enfin qu'une loi?
Tant qu'on fe contentera de n'attacher à ce
mot que des idées métaphyfiques , on conti-
nuera de raifonner fans s'entendre , & quand
on aura dit ce que c'eft qu'une loi de la
nature , on n'en faura pas mieux ce que
c'eft qu'une loi de l'Etat.
J'A I déjà dit qu'il n'y avoit point de volon-
té générale fur un objet particulier. En ef-
fet , cet objet particulier eft dans l'Etat ou
hors de l'Etat. S'il eft hors de l'état , une
volonté qui lui eft étrangère n'eft point gé-
nérale par raport à lui ; & fi cet objet eft
dans l'Etat:, il en feit partie. Alors il fe for-
4» DU CONTRAT
me entre le tout & fa partie une relation
t]ui en fait deux êtres féparés , dont la par-
tie eft l'un , & le tout moins cette même par-
tie eft i'autre. Mais le tout moins une par-
tie n'eft point le tout, & tant que ce raport
fubfifte il n'y a plus de tout, mais deux
parties inégales ; d'où il fuit que la volonté
de l'une n eil: point non plus générale par
raport à l'autre.
Ma I s quand tout le peuple ftatue fur tout
le peuple, il ne coniidére que lui-même, &
s'il fe forme alors un raport , c'eft de Tobjet
entier fous un point de vue à l'objet entier
fous un autre point de vue, fans aucune di-
vifion du tout. Alors la matière fur laquelle
on ftatue eft générale comme la volonté qui
ftatue. Ceft cet ade que j'apelle une loi.
Quand je dis que l'objet des loix eft
toujours général, j'entens que la loi confi-
dere les fujets en corps, & les adions comm^
abftraites, jamais un homme comme individu,
ni une adion particulière. Ainft la loi peut
bien ftatuer qu'il y aura des privilèges, mais
elle n'en peut donner nommément à perfon-
ne;la loi peut faire plufieurs claiTes de Ci-
toyens , aiTigner même les qualités qui donne-
ront droit à ces clafles , mais elle ne peut
nommer tels & tels pour y être admis ; elle
peut établir un Gouvernement royal .Ôc une
fuccefllon héréditaire , mais elle ne peut élire
un roi , ni nommer une famille royale ; en un
Rioi; , toute fondion qui feraporte à un ob-
SOCIAL. 49
3^t individuel n'apartient point à la puiflan-
ce légiflative.
Sur cette idée on voit à l'inilant qu'il ne
faut plus demander à qui il apartient de fai-
re des loix , puifqu'elles font des ades de la
volonté générale, ni fi le Prince eil: au def-
fus des loix , puifqu'il eft membre de l'Etat ;
ni fi la loi peut être injufte , puifque nul
n'eft injufte envers lui-même ; ni comment
on eft libre & fournis aux loix , puifqu'elles
ne font que des regiflres de nos volontés.
On voit encore que la loi , réumflant
l'univerfalité de la volonté & celle de l'ob-
jet , ce qu'un homme, quel qu'il puifle être,
ordonne de fon chef n'ed: point une loi ; ce
qu'ordonne même lé^Souverain fur un objet
particulier, n'ell pas non plus une loi, mais un
décret; ni un ade de fou veraineté, mais de
magilh-atiu-e,
J'APELLEdonc Ptépublique tout Etat
régi par des loix, fous quelque forme d'ad-
minilîration que ce puifîe être ; car alors feu-
lement l'intérêt public gouverne, & la cho-
fe publique eft quelque chofe. Tout Gou-
vernement légitime eil républicain * : j'ex-
♦ Je n'entends pas feulement par ce mot une
Ariflocratie ou une Djaiccratie , mais en général
tout gouvernemeac guidé par la volonté générale,
qui eft. la loi. Pour être légitime il ne iaut pas
que le Gouvernement le con fonde avec le Souve-
rain , mais qull en foit le miniftre : alors la mo-
narchie elle même eit république. Ceci s'éclaircir^
dans le livre fuivant
E
50 D U C O N T K A T
pliquerai ci-après ce que c'eft que Gouver-
nement.
Les loix ne font proprement que les
conditions de l'afTociation civile. Le Peuple
fournis aux loix en doit être l'auteur ; il n'a-
t)artient qu'à ceux qui s'afTocient de régler
les conditions de la fociété : .mais comment
les régleront-ils ? Sera-ce d'un commun ac-
cord j par une infpiration fubite ? Le corps
•politique a-t-il un organe pour énoncer fes
volontés ? Qui lui donnera Ta prévoyance né-
celTaire pour en former les ades, & les pu-
blier d'avance , ou comment les prononcera-
t-il au moment du befoin ? Commuent une mul-
titude aveugle ; qui fou vent ne fait ce qu'elle
veut, parce qu'elle faicraremient ce qui lui eft
•bon , exécuteroit-elle d'elle-même une entre-
prife auiTi grande, aulTi difficile qu'un fyil:ê-
îne de légiilarion ? De lui-même le peuple
veut toujours le bien , mais de lui-m.éme il
îie le voit pas toujours. La volonté géné-
rale eft toujours droite , le jugement qui la
guide n'eft pas toujours éclairé. 11 faut lui
iaire voir les objets tels qu'ils font, quelque-
fois tels qu'ils doivent lui paroitre , lui mon-
trer le bon chemin qu'elle cherche , la ga-
rantir de la fédudion des volontés particuliè-
res y rap rocher à fes yeux les lieux &: les
tems , balancer l'attrait des avantages pre-
fes &: fenlibles , par le danger des maux
éioigiiés & cachés. Les particuliers voient
fci?ies ^;:'iis jejettecc; le public veut le bies
ï"=v*'
ft
s O C I A L. çr
^u'il ne voit pas. Tous ont également be-
foin de guides : il faut obliger les uns à
conformer leurs volontés à leur raifon ; il
faut aprendre à l'autre à connoitre ce qu'il
veut. Alors des lumières publiques réfule
l'union de l'entendement éc de h volonté
dans le corps focial, de-là l'exaét concours
des parties , & enfin la plus grande force
du tout. Voilà d'où naît la néceinté d'un
Légiflateur.
^p
CHAPITRE VIL
Du Lçgijlateur»
OuR découvrir les meilleures régies
de fociété qui conviennent aux Nations, il
faudvoit une iiitelligen-we fuperieure qui vît
toutes les parûons des hommes , &: qui n'en
éprouvât aucune, qui n'eut aucun raport
avec notre nature , & qui la connut à
fond, dont le bonheur fat indépendant de
nous, & cui pourtant vou'ùc bien s'occuper
du nôtre ; enfin qui , dans le progrès des
tems fe ménageant une gloire éloignée ,
pat travailler dans un fiécle , & jouir dans
un autre *. Il faudiolt des Dieux pour don-
ner des loix aux hommes,
^ * Un peuple ne devient célèbre que quand Cis.
îégifl.icion commence à décliner. On ignore du-
rant combien de fiécles rinîiiturlon de Lycurgus
fit le bonheur des Spartiates a vint qu'il fût quef-
ûoiî d'eux dans le relie de la Gr-ce.
E i
ji DU CONTRAT
Le même raifonnement que faifoit Ca-
ligula , quant au fait , Platon le faifoit , quant
au droit, pour définir l'homme civil ou royal
qu'il cherche dans fon livre du régne ; mais
s'il eft vrai qu'un grand Prince eft un homme
rare , que fera-ce d'un grand £égiflateur ?
Le premier n'a qu'à fuivre le modèle que
l'autre doit propofer. Celui-ci eft le mécha-
nicien qui invente la machine, celui-là n'eft
que l'ouvrier qui la monte & la fait marcher.
Dans la'naiffance des fociétés, dit Montes-
quieu, ce font les chefs des républiques qui
font l'inftitution , & c'eft enfuite l'inftitution
qui forme les chefs des républiques.
Celui qui ofe entreprendre d'inftituer
un peuple , doit fe fentir en état de changer,
pour ainfi dire, la nature humaine, de trans-
former chaque individu qui , par lui- même ,
eft un tout parfait & folitaire , en partie
d'un plus grand tout , dont cet individu re-
çoive en quelque forte fa vie 6c fon être;
d'altérer la conftirution de l'homme pour la
renforcer ; de fubftituer une exiftence par-
tielle & niorale à 1 exiftence phyhque &; in-
dépendante que nous avons tous reçue de.Ia
nature. Il faut , en un mot , qu'il ôte à l'hom-
me fes forces propres pour lui en donner
qui lui foient étrangères, & dont il ne puif-
fe faire ufage fans le fecours d'autrui. Plus
ces forces naturelles font mortes & anéan-
ties j plus les acquifes font grandes & dura-
bles, plus au (Il l'inftitution eft folide & par-
SOCIAL, f5
faite. Enforte que fi chaque Citoyen n'ell
rien , ne peut rien que par tous les autres,
& que la force acquife par le tout foit éga-
le ou fupérieure à la fomme des forces natu-
relles de tous les individus , on peut dire
que la légiflation eil: au plus haut point de
perfeârion qu'elle puifle atteindre.
Le Législateur eftà tous égards
un homme extraordinaire dans l'Etat. S'il
doit l'être par fon génie, il ne l'eft pas moins
par fon emploi. Ce n'eft point magiftrature ,
ce n'eft point fouveraineté. Cet emploi , qui
conftitue la république , n'entre point dans
fa conftitution. C'eft une fonction particu-
lière & fupérieure , qui n'a rien de com-
mun avec l'empire humain ; car fi celui qui
commande aux hommes ne doit pas com-
mander aux loix , celui qui commande aux
loix ne doit pas non plus commander aux
hommes ; autrement fes loix , miniftres de
fes paflîons, ne feroient fouvent que perpé-
tuer Çqs injuftices , & jamais il ne pourroit
éviter que des vues particulières n'alcéranent
la fainteté de fon ouvrage.
Quand Lycurgue donna des loix à fa
patrie , il commença par abdiquer la Royau-
té. C'étoit la coutume de la plupart des vil-
les grecques de confier à des étrangers l'é-
tabliiTement des leurs. Les Républiques mo-
dernes de l'Italie imitèrent fouvent cet ufage;
celle de Genève en tit autant, & s'en trou-
E 3
J4 DU CONTRAT
va bien *. Rome dans Ton plus bel âge vît
renaître en fon fcin tous les crimes de là ty-
rannie , & fe vit prête à périr pour avoir
réuni fur les mêmes têtes l'autorité légifla-
tive, Se le pouvoir fcuverain.
Cependant les Décemvirs eux-mê-
mes ne s'arrogèrent jamais le droit de faire
païïer aucune loi de kur feule autorité. Rien
de ce que nous vous propofins , dlfoient - iîs
au peuple , ne peut papr en ht fans votre
confemcment» Romains ^ foyez vous-mêmes Ut
auteurs des loix qui doivent faire votre bon-
heur.
Celui qui rédige les loix n'a donc ou
ne doit avoir aucun droit iégiilatlf, & le
peuple même ne peut, quand il le voudroit ,
fe dépouiller de ce droit incommunicable y
parce que, félon le padte fondamental, il n'y
a que îa volonté générale qui oblige les par-
ticuliers , & qu'on ne peut jamais s'aflurer
qu'une volonté particulière eft conformée à
ïà volonté générale, qu'après Tavc^^r foumife
auxfuffrages libres du peuple : j'ai déjà dit
cela , mais il n'cft pas inutile de le répéter.
♦ Ceux qui ne confidcreRt Calvin que coirme
un théologien , connoiffent mal l'étendue de Ton
génie. La rédaction de nos faces Edits , à laquelle
il eut beaucoup de part, lui fit autant d'honneur
que fon inftiruticn. Quelque révoluricn que le tcrBS
puidè amener dans notre culte , tant que l'amour
Ce la patrie & de la liberté ne fera pas éteint par-
mi nouç, jamais la mémoire de ce grand homme-
ne cciièra dY être eu bénéditUon,
s O C I A t> ff
Ainsi l'on trouve à la fois dans l'ou-
vrage de la légiûation deux chofes qui fem--
blent incompatibles : une entreprife au dei-
fus de la force humaine , 6c pour l'exécu-
ter , une autorité qui n'efl: rien.
Autre difficulté qui mérite attention.-
Les fages qui veulent parler au vulgaire
leur langage au lieu du fien, n'en fçauroient
être entendus. Or il y a mille fortes d'idées
qu'il eft impoiTible de traduire dans la lan-
gue du peuple. Les vues trop générales , &-
les objets trop éloignés , font également Jiors
de fa portée ; chaque individu , ne goat:.nt
d'autre plan de gouvernement que celui qui fs
raporte à fon mtérêt particulier, aperçoit dif-
ficilement les avantages qu'il doit retirer des
privations continuelles qu'impofent les bon-
nes loix. Pour qu'un peuple naifiant pût
goûter les faines maximes de la politique ,
& fuivre les régies fondamentales de la rai-»
fon de l'Etat , il faudroit que l'effet put de^
venir la caufe , que l'efprit focial , qui doit
être l'ouvrage de l'inftitution , préiidit à
l'inftitution même , & que les hommes fuf-
fent avant les loix ce qu'ils doivent devenir
par elles. Ainfi donc le Législateur ne pou-
vant employer ni la force ni le raifonnement ,
c'ed une nécelTité qu'il recoure à une auto-
rité d'un autre ordre qui puilTe entraîner
fans violence, & perfuader fans convaincre.
Vo î L A ce qui força de tous les tems les
pères des nations de recourir à l'intervention
E4
56 DU CONTRAT
du Ciel , & d'honorer les Dieux de leur
propre fageife , ahn que les peuples , fou-
rnis aux loix de l'Etat comme à celles de la
nature , & reconnoilTant le même pouvoir
dans la formation de l'homme , &. dans cel-
le de la fociécé , obéifient avec liberté , &
portaflent docilement le joug de la féhcité
publique.
Cette raifon fublime , qui s'élève au
deffus de la portée des hommes vulgaires ,
eft celie dont le légiflateur met les décifions
dans la bouche des immortels , pour entraî-
ner par l'autorité divine ceux que ne pour-
roit ébranler la prudence humaine '^. Mars
il n'apartient pas à tout homme de faire
parler les Dieux , ni d'en être cru quand
il s'annonce pour être leur interprête. La
grande ame du Législateur eflie vrai miracle
qui doit prouver fa miflion. Tout homme
peut graver des tables de pierres , ou acheter
un oracle , ou feindre un fecret commerce avec
quelque divinité, ou drefler un oifeau pour
lui parler à l'oreille , ou trouver d'autres
moyens groffiers d'en impofer au peuple. Ce-
lui qui ne fçaura que cela, pourra même af-
fembler par hazard une troupe d'infenfés,
mais il ne fondera jamais un empire , & fon
* E viramenie ^ dit Machiavel, mai non J^ aîctmt
crdinatore , di le^gi f.rAordiiiarie tn nn f.-pslo chc non
ricorrcjfi à ^Dio fcrche altrimcnù non f^rrchhero accetJte i
■perche fino molli béni ccncfcinti da rtno prKdthte , i qr.ali
won hanont in fe ra^gioni ei-ide»ti da fctergli fcrjr.aàcre ni
aitrnt, DiiçoiCi fopra Tito Livio. L, 1- c. X 1,
SOCIAL. 57
extravagant ouvrage périra bientôt avec lui.
De vains preftiges forment un lien pailager,
il n'y a que la fagelTe qui le rende durable-
La Loi Judaïque toujours fubiiftante , ceU
le de l'enfant dirmael , qui, depuis iix iie-
cle« , régit la moitié du monde , annoncent
encore aujourd'hui les grands hommes qui
les ont didées ; & tandis que l'orgueiileufe
philofophie , ou l'aveugle efpnt de parti ,
ne voit en eux que d'heureux impoiteurs ,
le vrai politique admire dans leurs inltitu^
tions ce grand & puiffant génie qui pretide
aux établilTemens durables.
Il NE faut pas de tout ceci conclure
avec Warburton que la politique & la re-
ligion aient parmi nous un objet commun ,
mais que dans l'origine des nations l'une
fert d'in-0.rument à l'autre.
CHAPITRE VIII.
Du Peuple,
K^ O M M E avant d'élever un grand édifice,
l'architede obferve & fonde le fol , pour
voir s'il en peut foutenir le poids , le fage
inftituteur ne commence pas par rédiger de
bonnes loix en elles-mêmes ; mais il exami-
ne auparavant fi le peuple > auquel il les
deftine, eft propre à les fuporter. Ceitpoar
Gela que Platon refafa de donner des loix
î8 D U C O N T R A T
aux Arcadiens & aux- Cyréniens , fçachanr
que ces deux peuples étoient riches! & ne
pouvoicnt fouffrir l'égalité : c'eft pour cela
qu on vit en Crète de bonnes loix & de
mechans^hommes , parce que Minos n'avoit
diicipline qu'un peuple chargé de vices
Mille nations ow brillé fur la terre,
qui n'auroient jamais pu fouffrir de bonnes
'oix , & celies-mémes qui l'auroient pu ,
nont eu dans toute leur durée qu'un tems
fort court pour cela. Les Peuples , ainfi que
les hommes , ne font dociles que dans leur
jeunelle , ils deviennent incorrigibles en vieil-
lifTant ; quand une fois les coutumes font
établies, & les préjugés enracinés , c'eft une
entreprife dangereufe & vaine de vouloir
fe reformer ; le peuple ne peut pas mê-
me fouffrir qu'on touche afes maux pour les
détruire , fembkble à ces ma'ades ftupides
médedn°""^^' qui f'enilffent à i'afped du
n„L^ "^u^ ^^ P5* *)"= ' ^°'"™e quelques
maladies bouleverfent la tête des hommes, &
leur otent le fouvenir du paffé , il ne fe
trouve quelquefois dans la durée des E rats
des époques violentes , où les révolutions
font fur les peuples ce que certaines crifes
fon. fur les individus , où l'horreur du paf-
fe tient heu d'oubli, & où l'Etat, embrafé
dire, de fa cendre , & reprend la vigueur
de la jeaneffe en fortant des bras de la inorr.
SOCIAL, î9
Telle fat Soarte au tems de Lycurgue ;
telle fat Rome après les Tarqums ; Sc^^Ues^
ont été parmi nous la Hollande & la SuiiTe
après rexpuliion des Tyrans.
M A I s ces événemens font rares ; ce font
des exceptions dont la raifon fe trouve
toujours dans la conftitution particulière
de l'Etat excepté. Elles ne fçauroient mê-
me avoir lieu deux fois pour le même
peuple , car il peut fe rendre libre tant
qu'il n'eft que barbare , mais il ^e le
peut plas , qnand le relTort civil eft ufe.
Alors les troubles peuvent le détruire , fans
que les révolutions puiïïent le rétablir^; -Se
fi-tot que fes fers font brifés , il tombe epars
6c n'exifte plus : il lui faut déformais ua
maître & non pas un libérateur. Peuples
libres , fouvenez^vous de cette maxime :
On peut acquérir la liberté, mais on ne m
recouvre jamais.
I L E S T pour les Nations comme pour
les hommes un tems de maturité qu'il faut
attendre avant de les foumettre à des loijf;
mais la maturité d'un peuple n'eft pas tou^
jours facile àconnoître , & fi on la prévient
l'ouvrage eft manqué. Tel peuple eft difci-
plinable en naiffant , tel autre nel'eft pas au
bout de dix fiécles. Les RuiTes ne feront
jamais vraiment policés , parce qu'ils l'ont ete
trop-tôt. Pierre avoit le génie imitatif: il
n'avoit pas le vrai génie, celui qui crée &
fait tout de rien. Quelques-unes des choisi
6o DU CONTRAT
qu'il fit étoient bien , la plupart étoient dé-
placées. Il a vu que fon peuple éroit bar-
bare , il n'a point vu qu'il n'étoit pas mur
pour la police ; il l'a voulu civilifer quand
il ne falloit que l'aguerrir. Il a d'abord vou-
M if^^ ^es Allemands, des Anglois , quand
il falloit^ commencer parfaire des RuiTes; il a
empêché Tes fujets de jamais devenir ce qu'ils
pourroient être , en leur pecAïadant qu'ils
étoient ce qu'ils ne font pas. C'ell ainii qu'un
Précepteur François forme fon élève pour
briller un moment dans fon enfance, depuis
n'être jamais rien. L'Empire de RufTie vou.
dra fubjuguer l'Europe , Ôc fera fubjugué
Jui-même. Les Tartares fes fujets ou fes
voifins deviendront fes maîtres & les nôtres;
Cette révolution me paroit iniailhble. Tous
les Rois de l'Europe travaillent de concert
à l'accélérer.
CHAPITRE IX.
Suite»
O M M E la nature a donné des termes
à la (tature d'un homme bien conformé ,
pafîé l.-fi'iels elle ne fait plus que desGéans
ou des Isy^ns , il y a de même, eu égard
à la meilleure .^onftitution d'un Etat , des
bornes à l'étendue qu'il peut avoir, afin qu'il
Ke foit ni trop grand pour pouvoir être
SOCIAL. 61
bien gouverné , ni trop petit pour pouvoir
fe maintenir par lui même. Il y a dans tout
corps poétique un maximum de force qu'il
ne fçauroit pafier , & duquel fouvent il
s'éloigne à force de s'aggrandir. Plus le lien
focial s'étend , plus il fe relâche , & en gé-
néral un petit Etat eft proportionnellement
plus fort qu'un grand.
Mille raifons démontrent cette maxi-
me. Premièrement, l'adminiftration devient
plus pénible dans les grandes diftances , com-
me un poids devient plus lourd au bout d'un
plus grand levier. Elle devient aulfi plus
onéreufe à mefure que les dégrés fe mul-
tiplient ; car chaque ville a d'abord la tien-
ne que le peuple paie , chaque diftrid la
Tienne encore payée par le peuple , enfuite
chaque province , puis les grands gouver-
nemens , les Satrapies , les Viceroyautés
qu'il faut toujours payer plus cher à mefure
qu'on monte , &: toujours aux dépens du
malheureux peuple ; enfin , vient l'adminif-
tration fuprême qui écrafe tout. Tant de
furcharges epuifent continuellement les fu-
jets ; loin d'être mieux gouvernés par ces
différens ordres , ils le font moins bien que
s'il n'y en avoit qu'un feul au defius d'eux.
Cependant, à peine refte-t-il des refTources
pour les cas extraordinaires , & quand il y
faut recourir, l'Etat eft toujours à la veil-
le de fa ruine.
Ce n'est pas tout ; non- feulement le
6i D a C O N T R A T
Gouvernement a moins de vigueur 6c de cé-
lérité pour faire obferver lesloix, empêcher
les véxationsjcorriger les abus , prévenir les
entreprifes féditieufes qui peuvent fe faire
dans des lieux éloignés , mais le peuple a
moins d'affeârion pour Tes chefs qu'il ne voit
jamais , pour la patrie qui eft à fes yeux
comme le monde , & pour fes concitoyens
dont la plupart lui font étrangers. Les mê-
mes loix ne peuvent convenir à tant de pro-
vinces diveries, qui ont des mœurs différen-
tes , qui vivent fous des climats opofés ,
& qui ne peuvent fouffrir la même forme
de Gouvernement. Des loix différentes n'en-
gendrent <]ue trouble & confîifion parmi
des peuples qui , vivant fous les mêmes chefs,
& dans une communication continuelle ,
paffent ou fe marient les uns chez les autres ,
■& foumis à d'autres coutumes , ne fçavent
jamais fi leur patrim.oine eft bien à eux. Les
talents font enfouis , les vertus ignorées >
ies vices impunis , dans cette multitude d'hom-
mes inconnus les uns aux autres , que le fié-
ge de l'adminiftration fupréme raffemble
dans un même lieu. Les Chefs accablés d'af-
faires ne voient rien par eux-mêmes , des
Commis Q-ouvernent l'Etat. Enfin les mefu-
res qu'il faut prendre pour maintenir l'autorité
générale, à laquelle tant d'Oîficiers éloignés
veulent fè fouftraire ou en impofer , ab-
-forbe tous les foins publics : il n'en relie
plus pour le bonheur du peuple ^ à peine
s O C I A Lr 65
en réîle-t-il pour fa défenfe au befoin ; &
c'eil: ainfi qu'un corps , trop grand pour fa
con-litution , s'aiTaiile & périt écrafé fous foQ
propre poids,
D' u N aucre coté , l'Etat doit fe don.
ner une certaine bafe pour avoir de la fo^
lidité , pour réilfter aux fecoulTes qu'il ne
manquera pas d'éprouver , & aux efforts
qu'il fera contraint de taire pour fe foutenir :
car tous les peuples ont une efpéce de for-
ce centrifuge , par laquelle ils agiflenc con-
tinuellement les uns contre les autres , &
tendent à s'aggrandir aux dépens de leurs
voiiins , comme les tourbillons de Defcartes.
Ainii les foibles rifquent d'être bientôt
►engloutis , ,& nul ne peut guère fe confer-
ver qu'en fe mettant avec tous dans une
efpéce d'équilibre , qui rende la compreifion
par- tout à peu près égale.
' O N V 0 1 T par-là qu'il y a des raifons
de s'étendre , & des raifons de fe reflerrer ,
& ce n'eft pas le moindre talent du politi-
que , de trouver entre les unes & les autres
la proportion la plus avantageufe à la con-
fervation de l'Etat. On peut dire , en géné-
ral, que les premières, n'étant qu'extérieures
6c relatives , doivent être fubordonnées aux
autres qui font internes & abfolues ; une
faine & forte conftitution eft la première
chofe qu'il faut rechercher , & Von doit
plus compter fur la vigueur qui naît d'un
bon gouvemement , que fur les relfources
^ue foiu'nit un grand territoire.
6-4 D U C O N T R A T
A u R E s T E , on a vu des Etats telle-
ment conftitués, que la néceflTité des con-
quêtes entroit dans leur conf.itution même,
&que, pour fe maintenir , ils étoient Forcés
de s'aggrandir fans cefle. Peut-être fe félici-
toient-ils beaucoup de cette heureufe né-
ceflîté, qui leur montroit pourtant , avec
le terme de leur grandeur , l'inévitable mo-
ment de leur chute.
CHAPITRE X.
Suite*
o
N PEUT mefurer un corps politique
de deux manières ; fçavoir , par Tétendue
du territoire , & par le nombre du peuple ,
& il y a 5 entre l'une & l'autre de ces me-
fures , un rapport convenable pour donner
à l'Etat fa véritable grandeur. Ce font les
hommes qui font l'Etat , & c'efi: le terrein
qui nourrît les hommes ; ce rapport eft donc
que la terre fuffife à l'entretien de {qs habi-
tans , & qu'il y ait autant d'habitans que la
terre en peut nourrir. C'eft dans cette pro-
portion que fe trouve le maximum de force
d'un nombre donné de peuple ; car s'il y a
du terrein de trop , la garde en eft onéreu-
fe , la culture infuffifante , le produit fu-
perflu ; c'eft la caufe prochaine des guerres
défenûves ; s'il n'y en a pas affez , l'Etat fe
trouve
SOCIAL. 6s
trouve pour le fupplément à la difcrétionde
fes voifins ; c'eft la caufe prochaine des guer-
res offenfives. Tout peuple qui n'a par fa
pofition que l'alternative entre le commerce
ou la guerre , eft foible en lui-même ; il
dépend de fes voifins , il dépend des évé-
nemens; il n'a jamais qu'une exiftence incer.
taine & courte. Il fubjugue & change de
fituation, ou il eft fubjugue & n'eft rien. Il
ne peut fe conferver libre qu'à force de pe>
titeflè ou de grandeur.
On NE peut donner en calcul un rap-
port fixe entre l'étendue de terre & le nom-
bre d'hommes qui fe fuffifent l'un à l'autre,
tant à caufe des différences qui fe trouvent
dans les qualités du terrein ; dans fes degrés
de fertilité , dans la nature de fes produc-
tions , dans l'influence des climats , que de
celles qu'on remarque dans les tempéramens
des hommes qui les habitent , dont les uns
confomment peu dans un pa^s fertile , les
autres beaucoup fur un fol ingrat. Il faut
encore avoir égard à la plus grande ou
moindre fécondité des femmes , à ce que
!e pays peut avoir de plus ou moins favora-
ble à la population , à la quantité dont le
legiflateur peut efpérer d'y concourir par
fes étabhfiemens ; de forte qu'il ne doit pas
fonder fon jugement fur ce qu'il voit, mais
fur ce qu'il prévoit , ni s'arrêter autant à
l'état aduel de la population, qu'à celui ou
F
66 DU CONTRAT
elle doit naturellement parvenir. Enfin , il y
a mille occafions où les accidens particuliers
du lieu , exigent où permettent qu'on embraf-
fe plus de terrein qu'il ne paroit nécefl'aire,.
Ainfi l'on s'étendra beaucoup dans un pays
de montagnes , ou les productions naturelles;
fçavoir , les bois y les pâturages , deman-
dent moins de travail, où l'expérience ap-
prend que les femmes font plus fécondes
que d?ais les plaines , & où un grand fol
incliné ne donne qu'une petite bafe hori-
fontale, la feule qu'il faut compter pour l.i^
végétation. Au contraire , on peut fe ref-
ferrer au bord de la mer , même dans des
rochers fie des fables prefque ftériles; par-
ce que la pêche y peut fuppléer en grande
partie aux productions de la terre ^ que les
hommes doivent être plus raffemblés pour
repouffer les pyrates, & qu'on a d'ailleurs
plus de facilité pour délivrer le pays, par
les colonies , des habitans dont il eil fur-
charge,
A CES condîtioîls , pour inilituer un peu-
ple , il en faut ajouter une qui ne peut fup-
pléer à nulle autre , mais fans laquelle elles
font toutes inutiles , c'eft qu'on jouilTe de
l'abondance & de la paix ; car le tems où
s'ordonne un Etat.eft, comme celui où fe
ferme un bataillon , l'inftant où le corps efl-
Se moins capable de réfiilance , & le plus fa-
cile, à détruire,- On refifteroit mieux dan§-
s O C I A L. r.7
un défordre abfolu que dans un moment de
fermentation , où chacun s'occupe de Ton
rang & non du péril. Qu'une guerre, une
famine^, une fédition furvienne en ce tems
de crile, l'Etat efl: infailliblement renverfé.
Ce n'est pas qu'il n'y ait beaucoup de
gouvernemens établis durant ces orages :
mais alors ce font ces gouvernemens nièmes
qui détruiront l'Etat. Les ufurpateurs amè-
nent ou choififlent toujours ces tems de trou^
bles pour faire palier , à la faveur de l'effroi
public , des loix delbudtives que le peuple-
n'adopteroit jamais de fang froid. Le choix
du moment derinRitutioneft un des caractè-
res les plus fùrs par lefqueîs on peut dif-
tinguer l'œuvre du Législateur d'avec celle
du Tyran.
Quel peuple eft donc propre à la légif-
lation? Celui qui , fe trouvant déia lié par
quelque union d'origine, d'intérêt ou de
convention, n'a. point encore porté le vrai
joug des loix; celui qui n'a ni coutumes ni
fuperHitions bien enracinées , celui qui ne
craint pas d'être accablé par une invafionfu-
bite , qui , fans entrer dans ks querelles d&
{qs voifins , peut réfifter feul à chacun d'eux'
ou s'aider de l'un pour repouifer l'autre ;
celui dont cliaque membre peut être connu-
de tous , & où l'on n'eft point forcé de
cnar ger un homme d'un plus grand fardeau
qu'un homme ne peut porter ; celui qui peut
le pafler des autres peuples , & donc tcui:
F- z
6R DU CONTRAT
autre peuple peut fe palTer * . Celui qui
n'eft ni riche ni pauvre , & peut fe fuffire à
lui-même , enfin celui qui réunit la confiftan-
eed'un ancien peuple avec la docilité d'un
peuple nouveau. Ce qui rend pénible l'ou-
vrage delà légillation,eft moins ce qu'il faut
établir que ce qu'il faut détruire ; & ce qui
rend le fuccès fi rare, c'eft l'inipoflibilité de
trouver la fimplicité de la nature jointe aux
befoins de la fociété. Toutes ces conditions,
il eft vrai/e trouvent difficilement raiTembléeSo
Audi voit on peu d'Etats bien conftitués.
1 L E s T encore en Europe un pays ca-
pable de légifiation ; c'eft Mile de Corfe. La
valeur & la conftance avec laquelle ce bra-
ve peuple a fù recouvrer & défendre fa
liberté , méritero:t bien que quelque hom-
me fage lui apprit à la conferver. J'ai quel-
que preflentiment qu'un jour cette petite
Ifle étonnera l'Europe.
■*■ Si de deux peuples voi.^ns l*un ne pouvoir fe
pader de l'autre, ce feroic une fituation rres-dure
pour le premier , & très-dangereiiie pour le fé-
cond. Toute nation fage , en pareil cas , s'jîffor-
cera bien vîre de délivrer l'autre de cette dépendan-
ce. La République de Tnlafcala , enclavée dans
l'Empire du Mexique , aima mieux fe palfer de
fel que d'en acheter des Mexicains , & même que
d'en accepter gratuitement. Les fages Tnlafc^lans
virent le piège caché fous cette libéralité. Ils fe
confervcrent libres , 5c ce petit Etat , enfermé dans
ce grand Empire , fur enfin l'iuftrument de l'a ruine.
SOCIAL. 69
CHAPITRE XI.
Des divers fyflemcs de Lcgijlation,
«3 I L' o N recherche en quoi confifte préci--
fément le plus grand bien de tous , qui doit
être h fin de tout fyftéme de légiflation , on
trouvera qu'il fe réduit à ces deux objets
principaux, h liberté & l'égalité. La liberté,
parce que toute dépendance particulière
eft autant de force ôtée au corps de l'Etat ;
l'égalité , parce que la liberté ne peut fub-
fifter fans elle.
J'AI déjà dit ce que c'ed: que ta liberté
civile ; à l'égard de l'égalité , il ne faut pas
entendre par ce mot que les degrés de puif-
fance & de rieheiTe foient abfolument les
mêmes, mais que , quant à la puifiance ,elle
foit au delfous de toute violence, & nes'e-
xerce jamais qu'en vertu du rang &: des loix,
&. quant à la richeffe , que nul citoyen ne
foit aflez opulent pour en pouvoir acheter
un autre , & nul aflez pauvre pour être con-
traint de fe vendre * : ce qui fuppofe da
* Vo'jtez-von^ donc donner à TErat de la con-
fiflance, raprochez les degrés extiêines autant qu'il
en pofïible : ne founrez ni des gens opulens ni des
gueuîf. Ces deux états , naturellement inféparables ,
l'ont également funefks au bi'en commun ; de l'un
fcrtent les fauteurs de la tyrannie , & de l'autre
îes tyrans : c'dl: toujours entr'eux que fe fait le
trafic de la liberté publique ; l'un l'acheté , &
l'autre la vend.
7cr DU CONTRAT
côté des grande , modération de biens & de
crédit ; & du côté des petits , modératioa
^'avarice &: de convoitife.
Cette égalité , difent-ils , eft une chi-
mère de fpéculation qui ne peut exiller dans
h pratique : mais fi l'abus eft inévitable ,
s'enfuit-il quil ne faille pas au xnoins le ré-
gler ? C'eft précifément parce que la force
des chofes tend toujours à détruire l'égalité ,
que la force de la légiflation doit toujours
tendre à la maintenir.
Mais ces objets généraux de route bon-
ne inrtitutioii doivent être moditiés en cha-
que pays par les rapports qui naifient , tant
de la fituation locale , que du caradere des
habitans , & c'eft fur ces rapports qu'il faut
afîîgner à chaque peuple un fyrtême particu-
lier d'inPcitution , qui foit le meilleur , non
peut être en lui-même, mais pour l'Etat au-
quel il eft deftiné. Par exemple , le fol eft-
il ingrat & ftérile , ou le pays trop Ç^i-ïé
pour les habitans ? Tournez-vous du côté
de iMnduftrie & des arts, dont vous échan-
gerez les produdions contre les deni ées qui
vous manquent. Au contraire , occupez-vous
de riches phines , 8-i des coteaux fertiles ?
Dans un bon terrein , manquez-vous d'ha-
bitans? Donnez tous vos foins à l'agricultu-
re qui multiplie les hommes, & chalTez ks^
arts qui ne feroient qu'achever de dépeu-
fiîer le pays, en attroupant fur quelques points^
s O C I A L. 71
da territoire le peu d'habitans qu'il a * . Oc-
cupez-vous des rivages étendus & commo-
des ? Couvrez la mer de vaifleaux , cultivez
le cotnmerce & la navigation ; vous aurez
une exiftence brillante & courte. La mer
ne baigne-t-eîle fur vos cates que des ro*
chers prefque inaccelfibles ? Reftez barba-
res & Ichtyophages ; vous en vivrez plus
tranquilles, meilleurs peut-être, & fùrement
plus heureux. En un mot, outre les maximes
communes à tous,. chaque peuple renferme
en lui quelque caufe qui les ordonne d'une
manière particulière, & rend fa légiflation
propre à lui feuL .Ceft ainfi qn'autren^is ks
Hébreux , & récemment les Arabes , ont
eu pour principal objet la Religion , les
Athéniens les lettres , Carthage, & Tyr le
le commerce, Rhodes la marine , Sparte la.
guerre , & Rome la vcitu. L'auteur de l'ef-
prit des loix a montré dans des foules
d'exemples par quel art le Légi^ateur diri-
ge l'inftitution vers chacun de ces objets.
^Ce QUI rend la conftitution d'un Etat
véritablement folide & durable , c'eft quand
les convenances font tellement obfervées que.
les raports naturels êc les îoix tombent tou-
jours de concert fur les mêmes points, &..
1 M^^fl"^"^ branche de commerce extérieur , die
ic M. d A^. . ne répand guère qu'une fatiffe utilité
pour un Royaume en générai; elle peut enrichir
quelques particuliers , même quelques villes, mais,
là nation entière n'y gagne rien , & le peuple n'e^ ^
€ft pas mieux, ^ k- f \^
7z DU CONTRAT
que celles-ci ne font , pour ainfi dire , qu'af-
furer , accompagner , redbiher les autres.
Mais fi le Légiflateur , fe trompant dans Ton
objet , prend un principe diffe'rent de celui
qui nait de la nature des chofes , que l'un
tende à la fervitude , & l'autre à la liberté ,
l'un aux richefles , l'autre à la population ,
l'un à la paix , l'autre aux conquêtes , on
verra les ioix s'aifoiblir infenfiblement , la
conrtitution s'altérer , & l'Etat ne ceiTera
d'être agité jufqu'à ce qu'il foit détruit ou
changé , & que l'mvincible nature ait repris
fon empire.
CHAPITRE XII.
Divijîon des Loix»
X O u R ordonner le tout , ou donner la
meilleure forme pofl'ible à la chofe publique,
il y a diverfes relations à conlîdérer. Premiè-
rement , l'aftion du corps entier agiilknt fur
lui-même, c'eft-à-dirc le raport du tout au
tout ou du Souverain à l'Etat, &:ce raport ,
eft compofé de celui des termes intermé-
diaires , comme nous le verrons ci-après.
Les Ioix qui règlent ce raport , portent
le nom de Ioix politiques , & s'apellent aufu
Ioix fondamentales, non fans quelque raifon,
fi ces Ioix font fages. Car s'il n'y a dans cha-
que Etat qu'une bonne manière de l'orùon-
ner.
SOCIAL. 7j
Tier,le peuple qui l'a trouvée doit s'y tenir-
mais a l'ordre établi eft mauvais , pourquoi
prendroit-on pour fondamentales ôqs loix
qui l'empêchent d'être bon ? D'ailleurs , en
tout état de caure,un peuple eft toujours le
maître de changer ùs loix, même les meilleur
resi car s'il lui plait de fe faire mal à lui-mê-
me, qui eft-ce qui a droit de l'en empêcher >
La SECONDE relation eft celle des mem-
bres entr'eux ou avec le corps entier, & ce
raport doit être au premier égard auOl petit,
& au fécond auffi grand qu'il eft polîlble -
enforte que chaque Citoyen foit dans une
partaite indépendance de tous les autres, &
dans une excelfive dépendance de la Cité ; ce
qui fe fkit toujours par les mêmes moyens -car
Il n'y a que la force de l'Etat qui faffe la li-
berté de fes membres. Ceft de ce deuxiè-
me raport que naiiTent les loix civiles.
O N p E u T coniidérer une troiOeme forte
de relation entre l'homme & la loi , favoir.
celle de la déibbéinance à la peine, & cel
le- Cl donne lieu à l'établiffement des loix cri
minehes, qui, dans le fond, font moins une
efpece particulière de loix , que la fandioa
de toutes les autres.
Aces trois fortes de loix , il j.'en joint
une quatrième, la plus importante de tout-s.
qui ne fe grave ni fur le marbre ni fur l'ai-
ram , mais dans les cœurs des Citoyens ; qui
tait la véritable conftitution de l'Etat • qui
prend tous les jours de nouvelles forces /oui,
G
74 DU CONTRAT SOCIAL.
lorfque les autres loix vieillilTent ou s'étei-
gnent, les ranime ou les fuplée , conferve
un peuple dans l'efprit de Ton inftitution , &
fubftitue infenfiblenient la force de l'habitu-
de à celle de l'autorité. Je parle des mœurs,
des coutumes, & fur-tor.t de l'opinion ; par-
tie inconnue à nos politiques , mais de laquel-
le dépend le fuccès de toutes les autres :
partie dont le grand Législateur s'occupe
en fecret , tandis qu'il paroit fe borner à des
reglemens particuliers qui ne font que le
ceintre de la voûte , dont les inœurs , plus
lentes à naître , forment enfin l'inébranlable
clef.
Entre ces diverfes Cla{lês , les loix po-
litiques, qui conftituent la forme du Gou-
vernement , font les feules relatives à moa
fujet.
Fi« du Livre Deuxième,
D U
CONTRAT SOCIAL,
o u
PRINCIPES
D u
DROIT POLITIQUE.
LIVRE III.
Va NT de parler des diverfes formes
de Goavernement , tâchons de fixer le fens
pvécis de ce mot , qui n'a pas encore été
fort bien expliqué.
CHAPITRE I,
Du Gouvernement en génirnh
J 'Avertis le Le^reur que ce chapitre
doit être lu pofém.nt, & que je ne fais pas
l'art d'être cair po..r qui ne veut pas être
attentif.
Toute adion libre a deux caufes qui
G
z
76 DU CONTRAT
concourent à la produire, l'une morale , fa-
voir la volonté qui détermine l'ade , l'autre
phyfique , fçavoir la puilTance qui l'exécute.
Quand je marche vers un objet , il faut pre-
rriierement que j'y veuille aller ; en fécond
lieu , que mes pieds m'y portent. Qu'un
Paralytique veuille courir , qu'un homme
agile 'ne le veuille pas, tous deux refteront
en place. Le corps politique a les mêmes
n^obiles ; on y diftingue de même la force &
îa volonté : celle-ci fous le nom dQ pu if an-
ce légijlative , l'autre fous le nom de puif-
fance executive. Rien ne s'y fait ou ne s'y
doit faire fans leur concours.
Nous avons vu que la puiflance légifla-
tive apartient au peuple, & ne peut aparte-
nir qu'à lui. Il efl aifé de voir au contraire,
par les principes ci-devant établis , que la
puifTance executive ne peut apartenir à la
généralité comme légiflatrice ou fouverai-
ne ; parce que cette puiflance ne confifte
qu'en des ades particuliers qui ne font point
du reiTort de la loi , ni par conféqucnt de
celui de fouverain , dont tous les ades ne
peuvent être que des loix.
Il faut donc à la force publique un
aeent propre qui la réunilTe & la mette en
œuvre félon les diredions de la volonté gé-
nérale , qui ferve à la communication de TE-
tat ôc du Souverain , qui fafle en quelque
forte dans la perfonne publique ce que fait
dans l'hoiîime l'union de i'ame & du corps.
SOCIAL. 77
Voilà qu'elle eft dans l'Etat la raifon du
gouvernement , confondu mal-à-propos avec
le Souverain , dont il n'eft que le miniftre.
Q u' E s ï-c E donc que le Gouvernement ?
Un corps intermédiaire , établi entre les fu-
jets &. le Souverain pour leur mutuelle cor-
refpondance , chargé de l'exécution des loix,
& du maintien de la liberté , tant civile que
politique.
Les membres de ce corps s'apellent Ma-
giftrats ou Rois ^ c'eft-à-dire Gouverneurs ,
& le corps entier porte le nom de Prince ^.
Ainii ceux qui prétendent que l'acbe par le-
quel un peuple fe Ibumet à des chefs n'ell
point un contrat ,ont grande raifon. Ce n'eft
abfolument qu'une commiirion , un emploi
dans lequel, fimpîes Officiers du Souverain ,
ils exercent en Ton nom le pouvoir dont il
les a faits dépofîtaires, & qu'il peut limiter,
modifier &; reprendre quand il lui plaît ; 1'?^
liénation d'un tel droit étant incompatible
avec la nature du corps focial , & contraire
au but de l'aiTociation.
J'A PELLE donc Gouvernement ou fa-
prême adminiftration l'exercice légitime de
la puiflance executive , & Prince ou Magif-
trat l'homme ou le corps chargé de cette
adminiftration.
C'EST dans le Gouvernement que fe trou-
■** C'eft ainfî qu'à Venife on donne au Collège
le nom de Jirémjjimi Briiice , même quand le Doge
n'y aflifte pas.
G }
78 DU CONTRAT
vent les forces interme'diaires , dont les ra-
ports comporent celui du tout au tout ott
du Souverain à l'Etat. On peut repréfenter
ce dernier raport par celui des extrêmes d'u-
ne proportion continue , dont la n^oyenne
proportionnelle eft le Gouvernement. Le
Gouvernement reçoit du Souverain les ordes
qu'il donne aux peuples , & pour que l'Etat
foit dans un bon équilibre, il faut, tout com-
penfé , qu'il y ait égalité entre le produit
ou la puifTance du Gouvernement pris en lui-
même , & le produit ou la puifTance des ci*
toyens qui font Souverains d'un côté, & fu-
jets de l'autre.
De plu s, on ne Tçauroit altérer aucuri
des tro^s termes , fans rompre à l'inftant
la proportion. Si le Souverain veut gouver-
ner , pu fi le MagiRrat veut donner des loix,
ou fi les fujets refufent d'obéir, le defordre
fuccede à la règle , la force & la volonté
n'agiiTent plus de concert , & l'Etat diHbus
tombe ainfi dans le defpotifme ou dans l'a-
narchie. Enfin , comme il n'y a qu'une moyen-
ne proportionnelle entre chaque raport, il
n'y a non plus qu'un bon gouvernement pof-
fibie dans un Etat. Mais comme mille évé-
nemens peuvent changer les rapcrts d'ua
peuple , non-feulement differens Gouverne-
mens peuvent être bons à divers peuples >
mais au même peuple en differens tems.
Pour tacher de donner une idée des di-
vers raports qui peuvent régner entre ces
SOCIAL. n
deux extrêmes , je prendrai pour exemple
le nombre du peuple , comme un raport plus
facile à exprimer.
S u P o s G N s que l'Etat foit compofe de
dix mille Citoyens. Le Souverain ne peut
être confidéré que collectivement & en corps.
Mais chaq'ue particulier, en qualité de fujet,
eft confidéré comme individu : ainli le Sou-
verain eft au fujet comme dix mille eft à un,
c'eft-à-dire , que chaque membre de l'Etat
n'a pour fa part que la dix millième partie
de l'autorité fouveraine , qu|)iqu'il lui foit
foumis tout entier. Que le peuple (bit com-
pofe de cent mille hommes , l'état des fujets
ne change pas , & chacun porte également
tout l'empire des loix? tandis que fon fuf-
frage , réduit à un cent millième, a dix fois
moins d'influence dans leur rédadion. Alors
le fujet reftant toujours un , le raport du
Souverain augmente en raifon du nombre
des Citoyens. D'où il fuit que plus l'Etat
s'agrandit , plus la liberté diminue.
Quand je dis que le raport augmente ,
j'entends qu'il s'éloigne de l'égalité. Ainfi
plus le raport eft grand dans l'acception des
Géomètres , moins il y a de raport dans l'ac-
ception commune ; dans la première le rap-
port, confidéré félon la quantité, fe mefure
par l'expofant , & dans l'autre , confidéré
félon l'indentité ,il s'eftime par la fimilitude.
Or moins les volontés particulières fe
raportent à la volonté générale , c'elt-à-dire j
G4
8o DU CONTRAT
les mœurs aux îoix , plus la force réprimant
te doit augmenter. Donc le Gouvernement,
pour être bon , doit être relativement plus
fort à mefure que le peuple eft plus nom-
breux.
D'u N autre côtéjl'agrandiflement de l'E-
tat donnant aux dépofitaires de l'autorité pu-
blique plus de tentations & de moyens d'a-
bufer de leur pouvoir, plus le Gouverne-
ment doit avoir de force pour contenir le
peuple , plus le Souverain doit en avoir à Ton
tour pour contenir le Gouvernement. Je ne
parle pas ici d'une force abfolue, mais de la
force relative des diverfes parties de l'Etat.
Il suit de ce double raport que la
proportion continue entre le Souverain , le
Prince & le peuple , n'efi: point une idée ar-
bitraire , mais une conféquence nécefîaire de
la nature du corps politique. Il fuit encore
que l'un des extrêmes , fçavoir le peuple
comme fujet, étant tixe S: reprefente par l'u-
nité , toutes les fois que la raifon doublée
augmente ou diminue , la raifon fimple aug-
mente ou diminue femblablement , & que
par conféquent le moyen terme efi: changé.
Ce qui fait voir qu'il n'y a pas une conftitu-
tion de Gouvernement unique & abfolue ,
mais qu'il peut y avoir autant de Gouver-
nemens différens en nature , que d'Etats dif-
férens en grandeur.
Si, TOURNANT ce f yftême en ridicu-
le , on difoit que pour trouver cette moyen-
SOCIAL. Si
ne proportionnelle , & former le corps an
Gouvernement , il ne faut, félon moi , que ti-
rer la racine quarrée du nombre du peuple ;
je répondrois que je ne prens ici ce nombre
que pour un exemple ; que les raports , dont
je parle , ne fe mefurent pas feulement par
le nombre des hommes , mais en général par
la quantité d'adion, laquelle fe combine par
des multitudes de caufes ; qu'au refte , fi ,
pour m'ex primer en moins de paroles , j'em-
prunte un moment des termes de géomé-
trie , je n'ignore pas cependant que la pré-
cifion géométrique n'a point lieu dans les
quantités morales.
L E G o u V E R N E M E N T eil en petit ce
que le corps politique qui îe renferme eft en
grand. C'eft une perfonne morale douée de
certaines facultés, adtive comme le Souverain,
pafTive comme l'Etat, & qu'on peut décom-
pofer en d'autres raports femblables , d'où
nait par confequent une nouvelle propor-
tion , une autre encore dans celle-ci félon
l'ordre des tribunaux , jufqu'à ce qu'on arri-
ve à un moyen terme indivifib]e,c'eft-à-di-
re , à un feul chef ou magiftrat fuprême,
qu'on peut fe repréfenter au milieu de cette
progreffion , comme l'unité entre la férié des
fraétions & celle des nombres
Sa N s nous embarrafler dans cette multi-
plication de termes , contentons- nous de
confidérer le Gouvernement comme un nou-
veau corps dans l'Etat , diftind du peuple ôc
Sz DU CONTRAT
du Souverain ,& intermédiaire entre l'un 6c
l'autre.
Il Y A cette différence effentielle entre
ces deux corps , que l'Etat exifte par lui-
même , & que le Gouvernement n'exifte que
par le Souverain. Ainfi la volonté dominan-
te du Prince n'eft ou ne doit être que la vo-
lonté générale ou la loi , fa fori:e n'eft que
la force publique concentrée en lui ; fi-rôt
qu'il veut tirer de lui-même quelqu'ade ab-
foîu & indépendant , la liaifon du tout com-
inenceàfe relâcher. S'il arrivoit enfin que le
Prince eut une volonté particulière , plus
aâ:iveque celle du Souverain, 8c qu'il ufât,
pour obéir à cette volonté particulière , de
la force publique qui eft dans fes main? , en-
forte qu'on eut , pour ainfi dire , deux Sou-
verains , l'un de droit 6c l'autre de fait , à
rinftant l'union fociaîe s'évanouiroit , ôc le
corps politique feroit diflbus.
Cepen D ANT, pour que le corps du
Gou\^ernement ait une exiftence , une vie
réelle qui le diftingue du corps de l'Etat ,
pour que tous fes membres puiffent agir de
concert , & répondre à la fin pour laquelle il
eft iniliitué , il lui faut un moi particulier , une
fenhbilité commune à ies membres , une for-
ce, une volonté propre qui tende à fa con-
fervation. Cette exiPcence particulière fupo-
fe des affciv- l^es, des confeils , un pouvoir
de déliber.- , de réfoudre , des droits , des ti-
tres, des privilèges qui apartiennent au Prince
SOCIAL. 8^
exclurivement,& qui rendent la condition du
magiilrat plus honorable à proportion qu'elle
eft plus pénible. Les difficultés font dans la
manière d'ordonner dans le tout ce tout fu-
balterne , de forte qu'il n'altère point la conf-
titution générale en affermi fiant la Tienne >
qu'il diftingue toujours fa force particulière,
deftinée à fa propre confervation , de la force
publique deftinée à la confervation de l'E-
tat, 5c qu'en un mot, il foit toujours prêt
à facrifier le Gouvernement au peuple , &
non le peuple au Gouvernement.
- D'AILLEURS , bien que le corps arti-
ficiel du Gouvernement foit l'ouvrage d'un
autre corps artificiel , & qu'il n'ait en quel-
que forte qu'une vie empruntée Se fubor-
donnée , cela n'empôche pas qu'il ne puiïïe
agir avec plus ou moins de vigiieur ou de
célérité , jouir , pour ainfi dire , d'une fanté
plus ou moins robufie. Enfin , fans s'éloigner
diredement du but de fon inftitution , il peut
s'en écarter plus ou moins, félon la manière
dont il eft conftitué.
C' E s T de toutes ces différences que naif«
fent les raports divers que le Gouvernement
doit avoir avec le corps de l'Etat , félon les
raports accidentels & particuliers , par lef-
quels ce même Etat eft modifié. Car fouvent
le Gouvernement le meilleur en foi, devien-
dra le plus vicieux , fi fes raports re font
altérés félon les défauts du corps politique
au<juel il apartient.
DU CONTRAT
CHAPITRE II.
Du principe qui conjîitue les diverfes formes
de G ouver rumens*
A OuR expofer la caufe générale de ces
différences, il faut diftinguer ici le Prince &
le Gouvernement , comme j'ai diftingué ci-
devant l'Etat &: le Souverain.
Le corps du magiftrat peut être com-
pofé d'un plus grand ou moins nombre de
membres. Nous avons dit que le raport du
Souverain aux fujets étoit d'autant plus grand
que le peuple étoit plus nombreux ; 6c par
une évidente analogie ^ nous en pouvons di-
re autant du Gouvernement à l'égard des
Magiftrats.
Or LA force totale du Gouvernement
étant toujours celle de VEtat , ne varie
point ; d'où il fuit, que plus il ufe de cette
force fur {^s propres membres , moins il lui
en refte pour agir fur tout le peuple.
Donc plus les Magiftrats font nom-
breux , plus le Gouvernement eft foible.
Comme cette maxime eft fondamentale ^
apliquons-nous à la mieux éclaircir.
Nous pouvons diftinguer dans la per-
fonue du Magiftrat trois volontés eflentielle-
Enent différentes. Premièrement , la volonté
propre de l'individu , qui ne tend qu'à foa
Social. zs
avantage particulier ; fecondement, la volon-i
té commune des magiftrats , qui fe rapporte
uniquement à l'avantage du Prince, & qu'on
peut appeler volonté de corps , laquelle eft
générale par rapport au Gouvernement , &
particulière par rapport à l'Etat , dont le
Gouvernement fait partie ; en troifieme lieu ,
la volonté du peuple , ou la volonté fouve-
raine , laquelle efl: générale >vUnt par rap-
port à l'Etat confidéré comme l^-tout , que
par rapport au Gouvernement confidéré com-
me partie du tout.
Dans une légiïlation parfaite , la volon-
té particulière ou individuelle doit être nul-
le , la volonté de corps , propre au Gouver-
nement , très-fubordonnée, & par confé-
quent la volonté générale ou fouveraine
toujours dom'nante & la régie unique de
toutes les autres.
Selon l'ordre naturel , au contraire,
ces différentes volontés deviennent plus ac-
tives à mefure qu'elles fe concentrent. Ainfî
la volonté générale eft toujours la plus foi-
ble , la volonté de corps a le fécond rang,
& la volonté particulière le premier de tous :
de forte que dans le Gouvernement chaque
membre eft premièrement foi-même , & puis
Magiftrat , & puis Citoyen. Gradation di-
redement opppofée à celle qu'exige l'ordre
focial.
Cela pofé ; que tout le Gouvernement
foit entre les mains d'un feul homme , voilà
8(5 DU CONTRAT
la volonté particulière & la volonté de corps
parfaitement réunies , & par conféquent
celle-ci au plus haut degré d'intenfité qu'el-
le puifle avoir. Or comme c'eft du degré de
la volonté que dépend l'ufage de la force ,
& que la force abfolue du Gouvernement
ne varie point , il s'enfuit que le plus actif
des Gouvernemens eft celui d'un feul.
Au CONTRAIRE, uniflons le Gou-
vernement à l'autorité légiilative ; faifons
le Prince du Souverain, & de tous les Ci-
toyens autant de Magiftrats : alors la vo-
lonté de corps , confondue avec la volonté
générale , n'aura pas plus d'adivité qu'el-
le , & laiflera la volonté particulière dans
toute fa force. Ainfi le Gouvernement , tou-
jours avec la même force abfolue, fera dans
{on minimum de force relative ou d'adivité*
Ces rapports font incontefiables , &
d'autres confidérations fervent encore à les
confirmer. On voit , par exemple , que cha-
que Magiftrat eft plus adif dans fon corps ,
que chaque Citoyen dans le fien , & que
par conféquent la volonté particulière a
beaucoup plus d'influence dans les ades du
"Gouvernement que dans ceux du Souverain ;
car chaque Magiftrat eft prefque toujours
chargé de quelque fondion du Gouverne-
ment , au lieu que chaque Citoyen pris à
part n'a aucune fondion de la fouveraineté.
D'ailleurs, plus l'Etat s'étend , plus fa force
réeile augmente , quoiqu'elle n'augmente pas
SOCIAL. ti
«Il raifon de fon étendue : mais l'Etat , ref-
tant le même , les Magiftrats ont beau fe
multiplier , le Gouvernement n'en acquiert
pas une plus grande force réelle, parce que
cette force eit celle de l'Etat , dont la me-
fure eft toujours égale. Ainfi la force rela-
tive ou l'adivité du Gouvernement diminue
fans que fa force abfolue ou réelle puifTe
augmenter.
Il est fur encore que l'expédition des
affaires devient plus lente à mefure que plus
de gens en font chargés ; qu'en donnant trop
à la prudence , on ne donne pas affez à la
fortune ; qu'on lailTe échapper l'occaiion , &
<3u'à force de délibérer on perd fouvent le
fruit de la délibération.
Je viens de prouver que le Gouver-
nement fe relâche à mefure que les Magif-
trats fe multiplient, & j'ai prouvé, ci-de-
vant, que plus le peuple eft nombreux , plus
la force réprimante doit augmenter. D'oà
il fuit que le rapport des Magiftrats au Gou-
vernement doit être inverfe du rapport des
Sujets au Souverain , c'eft-à-dire, que plus
VEtat s'agrandit , plus le Gouvernement doit
fe reflerrer ; tellement que le nombre des
chefs diminue en raifon de l'augmentation
du peule.
Au RESTE , je ne parle ici que de la
force relative du Gouvernement, & non de
fa rectitude; car , au contraiie , plus le Ma-
giftrat eft nombreux , plus la volonté du
U DU CONTRAT
corps fe rapproche de la volonté générale ;
au lieu que fous un Magiftrat unique cette
raèaie volonté de corps n'eft, comme je l'ai
dit , qu'une volonté particulière. Ainii l'on
perd d'un côté ce qu'on peut gagner de
l'autre , & Tart du Légiflateur eft de fçavoir
fixer le point où la force & la volonté du
Gouvernement, toujours en proportion ré-
ciproque, fe combinent dans le rapport le
plus avantageux à l'Etat.
CHAPITRE III.
Divifion des Gouvernemens^
G
N A vu dans le chapitre précédent
pourquoi l'on diftingue les diverfes efpeces
ou formes de Gouvernemens par le nombre
â^s membres qui les compofent ; il refle à
voir dans celui-ci comment fe fait cette di-
vifion.
Le Souverain peut, en premier
lieu, commettre le dépôt du Gouvernement
à tout le peuple , ou à la plus grande par-
tie du peuple , enforte qu'il y ait plus de
Citoyens Magiftrats que de Citoyens llm-
ples particuliers. On donne à cette forme de
Gouvernement le nom de Démocratie,
Ou BIEN il peut refferrer le Gouver-
nement entre les mains d'un petit nombre ,
«nforte qu'il y ait plus de fimples Citoyens
que
SOCIAL. ^
que de Magiftrats , & cette forme porte le
nom d'Ariftocratie,
Enfin , il peut concentrer tout le
Gouvernement dans les mains d'un Magif-
trat unique , dont tous les autres tiennent
leur pouvoir. Cette troifieme forme efl: la
plus commune , & s'apelle Monarchie o\i
Gouvernement Royal.
On doit remarquer que toutes ces for-
mes, ou du moins les deux premières, font
fufceptibles de plus ou de moins, & ont
même une aflez grande latitude ; car la
Démocratie peut embrafler tout le peuple ,
ou fe referrer jufqu'à la moitié. L'Arifto-
cratie, à fon tour, peut de la moitié du peu-
ple fe reflerrer jufqu'au plus petit nombre
indéterminément. La, Royauté même eft
fufceptible de quelque partage. Sparte eut
conftamment deux Rois par fa conftitution ,
Se l'on a vu dans l'empire romain jufqu'à
huit Empereurs à la fois , fans qu'on pût
dire que l'Empire fut divifé. Ainfi il y a un
point où chaque forme de Gouvernement
fe confond avec la fuivante , & l'on voit
que fous trois feules dénominations le Gou-
vernement eft réellement fufceptible d'au-
tant de formes diverfes que l'Etat a de
Citoyens
I L Y a plus : ce même Gouvernement
pouvant à certains égards fe fubdivifer en
d'autres parties , l'une adminiftrée d'une ma-
nière ^ & l'autre d'une autre , il peut réfuU
H
90 DU CONTRAT
ter de ces trois Formes combinées une mul-
titude de formes mixtes , dont chacune eil
fjultipliable par toutes les formes fimples»
O N A de tout tems beaucoup difputé
fur la meilleure forme de Gouvernement >
fans confidérer que chacune d'elles efl: la
meilleure en certains cas , & la pire ea
d'autres.
Si dans les differens Etats le nombre
des Magiibats fuprêmes doit être en raifon
inverfe de celui des Citoyens , il s'enfuit
qu'en général le Gouvernement Démocra-
tique convient aux petits Etats , l'Arifto-
cratique aux médiocres , & le Monarchi-
qr.e aux grands. Cette règle fe tire immé-
diatemenr du principe ; m.ais comment com-
pter la multitude de circonftances qui peu-
vent fournir des exceptions ?
CHAPITRE ly.
De la Démocratie»
c
E L U I qui fait la loi fçait mieux que
peifonne comment elle doit être exécutée
& interprétée. 11 femble donc qu'on ne
frauroit avoir une meilleure constitution que
celle où le pouvoir exécutif eft joint au
îégiilatif : mais c'eft cela même qui rend ce
gouvernement infuffifant à certains égards ,
parce que les chofes ^ui doivent être dif-
SOCIAL. 91
tinguées ne le font pas, & que le Prince
& le Souverain n'étant que la même per-
fonne , ne forment , pour ainfi dire , qu'un
Gouvernement fans Gouvernement.
Il N'EST pas bon que celui qui fait
les loix les exécute , ni que le corps du peu- '
pie détourne fon attention des vues géné-
rales , pour les donner aux objets parti •
culiers. Rien n'efl: plus dangereux que l'in-
fluence des intérêts privés dans les afFaires
publiques, 6c l'abus des loix par leGouver^
nement , eft un mal moindre que la corrup-
tion du Légiflateur, fuite infaillible des vues
particulières. Alors l'Etat étant altéré dans
fa fubftance , toute réforme devient impof-
fibîe. Un peuple qui n'abuferoit jamais
du Gouvernement , n'abuferoit pas non plus
de l'vndépendance ; un peuple qui gouverne-
roit toujours bien , n'auroit pas befoin d'ê-
tre gouverné.
A PRENDRE le terme dans la rigueur
de l'acception , il n'a jamais exifté de vérita-
ble Démocratie , & il n'en exiftera jamais.
Il eft contre l'ordre naturel que le grand"
nombre gouverne, & que le petit foit gou-
verné, ©n ne peut imaginer que le peuple
refte inceflamment aiTemblé pour vaquer
aux affaires publiques , & l'on voit aifément
qu'il ne fauroit établir pour cela des corn-
mifTions fans que la forme de Vadrainiftration
change.
En EFFET , je crois pouvoir poferen
9i DU CONTRAT
principes qne quand les fon(5tions du Gou-
vernement font partagées entre plufieurs tri-i
banaux , les moins nombreux acquièrent
tôt ou tard la plus grande autorité , ne tut-
ce qu'à caufe de la facilité d'expédier les
affaires , qui les y amène naturellement.
D'AILLEURS que de chofes difficiles
à réunir ne fuppofe pas ce Gouvernement ?
Premièrement un Etat très-petit où le peu-
ple foit facile à raffembler, & où chaque ci-
toyen puiffe aifément connoître tous les au-
tres : fecondement une grande fimplicité de
mœurs qui prévienne la multitude d'affaires,
& les difcuflTions épineufes : enfuite beau-
coup d'égalité dans les rangs & dans les
fortunes , fans quoi l'égalité ne fçauroic
fubfifter long-tems dans les droits & l'au-
toiité : eiifîn , peu ou point de luxe ; car ,.
ou le luxe eft l'effet des richeffes , ou ii
les rend néceffaires ; il corrompt à la fois
le riche & le pauvre, l'un par la poffeffion ,
l'autre par la convoitife ; il vend la patrie
à la molleffe, à la vanité; il ôte à l'Etat tous
fes Citoyens , pour les affervir les uns aux
autres , ôc tous à l'opinion.
Voila pourquoi un Auteur célèbre a
donné la vertu pour pxincipe à la Républi-
que , car toutes ces conditions ne fauroient
fubfîfteF fans la vertu : mais , faute d'avoir
fait les diftindions néceffaires , ce beau gé-
nie a manqué fouvent de jufteffe , quelque-
fois de clarté ^ôc n'a pas vu que Tautcrité
SOCIAL. 95.^
Souveraine étant par-tout la même , le mê-
me principe doit avoir lieu dans tout Etat
bien conftitué , plus ou moins , il eft vrai,
félon la forme du Gouvernement.
Ajoutons qu'il n'y a pas de Gou-
vernement il fujet aux guerres civiles Se aux
agitations inteftines , que le Démocratique
ou populaire, parce qu'il iVy en a aucune qui
tende li fortement & fi continuellement à
changer de forme , ni qui demande plus de
vigilance & de courage pour être maintenu
dans la Tienne. C'eft fur-tout dans cette
conftitution que le Citoyen doit s'armer de
force & de confiance , & dire chaque jour
de fa vie au fond de fon cœur, ce que
difoit un vertueux Palatin * dans la Diète
de Pologne : Malo periculofam libertatem
qiiam quietum fervitium»
S ' I L y avoit un peuple de Dieux , il fe
gouverneroit démocratiquement. Un Gou-
vernement fi parfait ne convient pas à de$
hommes.
CHAPITRE V.
De rAriftocratie..
Nou
s avons ici deux perfonn es morale*
très-diftindes; favoir le Gouvernement & le
* Le Palatin de Pornanie , père du Roi de Po-'
logne , Duc dç Lorraine»
54 DU CONTRAT
Souverain, &par conféquent deux volontés
générales, l'une par rapport à tous les ci-
toyens , l'autre feulement pour les membres
de l'adminiflration. Ainfi , bien que le Gou-
verneinent puilTe régler fa police intérieu-
re comme il lui plait , il ne peut jamais
parler au peuple qu'au nom du Souverain ,
€*eft-à-dire , au nom du peuple même ; ce
qu'il ne faut jamais oublier.
Les premières fociétés fe gouvernèrent
ariftocratiquement. Les chefs des familles
délibéroient entr'eux des affaires publiques..
Les jeunes gens cédoient fans peine à l'au-
torité de l'expérience. De-là les noms de
Prêtres , d'Anciens , de Sénat , de Géromes,
Les Sauvages de l'Amérique feptentrionale
ie gouvernent encore ainfi de nos jours ,
& font très-bien gouvernés.
M A I s à mefure que l'inégalité d'inftitu-
tion l'emporta fur l'inégalité naturelle , la
richefle ou la puilTance =^ fut préférée à
l'âge, & l'Ariftocratie devint élective. En-
fin la puiflance tranfmife avec les biens du
père aux enfàns , rendant les familles patri-
ciennes , rendit le Gouvernement héréditai-
re , & Ton vit des Sénateurs de vingt ans»
Il y a donc trois fortes d'Ariftocratie ;
naturelle, éledive , héréditaire. La première
ne convient qu'à des peuples fimpîes ; la
* Il efl clair que le m:t Optimales chez les an-
ciens , ne Ycuc pas dire le:; meilleurs, mais les plus
puilfans»
SOCIAL. 9f
troîfietne eft le pire de tous les Gouvernemens»
La deuxième e(l le meilleur : c'eft l'Arifto-
cratie proprement dite.
Outre l'avantage de la diftin£tion des
deux pouvoirs , elle a celui du choix de Tes
membres ; car dans le Gouvernement po-
pulaire tous les Citoyens naiiFent magiftrats,
mais celui-ci les borne à un petit nombre ,
& ils ne le deviennent que par éleârion * ;
moyen par lequel la probité , les lumières^
î'expérience , & toutes les autres raifons
de préférence & d'eftime publique , font au*
tant de nouveaux garants qu'on fera fage-
ment gouverné.
De plus, les aflemblées fe Font plus com-
modément , les affaires fe difcutent mieux ,
s'expédient avec plus d'ordre & de diligen-
ce , le crédit de l'Etat eft mieux foutenu
chez l'étranger par de vénérables Sénateurs
que par une multitude inconnue ou mé-
prifée.
E N un mot , c'eft Tordre le meilleur
& le plus naturel , que les plus fages gou-
vernent la multitude , quand on eft fur qu'il
* Il importe beaucoup de régler par des loix la
forme de l'éléétion des Maertfîrars ; car en l'aban-
donnant à la volonté du Prince , on ne peut évi-
ter de tomber dans l'Ariftocratie héréditaire , com-
me il eft arrivé aux Républiques de yenife & de
B^rne. Aufîi la première eft-elle depuis long-tcms
un Etat diffous • mais la féconde fe maintient par
Fextrême fagefle de fon Sénat : c*eft une excep*
tion bien honorable & bien dangereufe.
96 D U C O N T R A T
fa gouverneront pour fon profit & non pour
le leur ; il ne faut point multiplier en vain
les refibrts , ni faire avec vingt mille hommes
ce que cent hommes choifis peuvent faire
encore mieux. Mais il faut remarquer que
l'intérêt de corps commence à moins diriger
ici la force publique fur la règle de la^
volonté générale , & qu'une autre pente
inévitable enlevé aux loix une partie de.
la puiflance executive,
A L'ÉGARD des convenances particulières ,
il ne faut ni un Etat fi petit , ni un peuple
fi fimple & fi droit , que l'exécution des
loix fuive immédiatement de la volonté
publique , comme dans une bonne Démo-
cratie. Il ne faut pas non plus une fi grande
nation , que les chefe épars , pour la gou-
verner , puiflent trancher du Souverain ,
chacun dans fon département , & com-
mencer par fe rendre indépendans pour
devenir enfin les maîtres.
MAîsfi l'Ariftocratie exige quelques
vertus de moins que le Gouvernement po-
pulaire, elle en exige auffi d'autres qui lui
font propres ; comme la modération dans les
riches, &. le contentement dans les pauvres :
car il femble qu'une égalité rigoureufe y
feroit déplacée ; elle ne fut pas même ob-
fervée à Sparte.
A u refte , fi cette forme comporte une
certaine inégalité de fortune , c'eft bien
jour qu'en général l'adminiflration des af-
feires
SOCIAL. 97
faires publiques toit coni^ée à ceux qui
peuvent le mieux y donner tout leur tems ;
mais non pas , comme prétend Ariftote ,
pour que les riches foient toujours preTé-
rés. Au contraire, il importe qu'un choix
oppofé apprenne quelquefois au peuple
qu'il y a , dans le mérite des hommes , des
raifons de préférence plus importantes que
li riciielîe.
C H A P I T K E VI
De la Monarchie.
JUSQU'ICI nous avons confidéré le
Prince comme une perfonne morale & col-
ledrive , unie par la force des loix, & dé-
pofitaire dans l'Etat de la puiHance execu-
tive. Nous avons maintenant à confidérer
cette puifTance réunie entre les main.^ d'une
perfonne naturelle , d'un homme réel , qui
feul ait droit d'en difpôfer feîon les loix.
Ceft ce qu'on appelle un Monarque ou un
Roi.
Tout au contraire des autres adminif-
trations , où un être colledif rep. éfence un
individu; dans celle-ci un idividu r^ )réfente
un être co'leârif, enforte quel'u= ;^é morale
qui confti^tue le Prince , eft en même-tems
une unité phyfique , dans laquelle toutes
les, facultés que la loi réunit dans l'autre
I
93 DU CONTRAT
avec tant d'effort ,(è trouvent naturellement
réunies.
Ainsi la volonté au peuple , & la vo-
lonté du Prince , & la force publicjue de
î'Etat, & la force particulière du Gouverne-
aient , tout répond même au mobile, tous les
reflbrts de la machine font dans la même
main , tout marche au mjéme but , il n'y
a point de mouvemens oppofés qui s'entre-
décruifent; & l'on ne peut imaginer aucune
forte de conftitution dans laquelle un moin-
dre effort produife une adion plus confi-
dérable. Archimede aflfis tranquillement fur
le rivage , & tirant fans peine à flot un
grand Vaifleau, m.e repréfente un monar-
que habile , gouvernant de fon cabinet fes
vaftes Etats , & faifant tout mjouvoir en
piroiflânt immobile.
Mais s'il n'y a point de Gouvernement
qm ait plus de vigueur, il n'y en a point où
la volonté particulière ait plus d'empire, Se
domine plus aifément ks autres ; tout mar-
che au même but , il efl vrai ; mais ce but
n'efl: point celui de la félicité publique, &
la force mèm.e de l'Adminifi ration tourne
fans cefle au préjudice de l'Etat.
f i E s Rois veulent être abfolus , & de
loin on leur crie que le meilleur mioyen de
i'être, eft de fe faire aimer de leurs peuples.
Cette maxime eft très- belle, & même très-
vraie à certains égards. Maîheureufement
on s'en mo^ufira toujours dans les Cours.
SOCIAL. 9^
La puitTance qui vient de l'amour des peu-
ples eft fans doute la plus grande ; mais el-
le eft précaire & conditionnelle ; jamais les
Princes ne s'en contenteront. Les meilleurs
Kois veulent pouvoir être mechans, s'il leur
plait , fans ceiTer d'être les maîtres. Un fer-
moneur politique aura beau leur dire que la
force du peuple étant la leur , leur plus
grand intérêt eft que le peuple foit florif-
(ànt , nombreux , redoutable : ils fçavent
très-bien que cela n*eft pas vrai. Leur inté-
rêt perfonnel eft premièrement que le peu-
ple foit foible , miférable , & qu'il ne puilfe
jamais leur réiifter. J'avoue que, fupofant
les fujets toujours parEntement fournis, l'in-
térêt du Prince ferait alors que le peuple
fût puiflant, alin que cette puiiTance, étant
la iienne , le rendit redoutable à fes voi-
fins ; mais comme cet intérêt n'eft que fe-
condaire &; furbordonné , & que les deux
fupofitions font incompatibles , il eft natu-
rel que les Princes donnent toujours la pré-
férence à la maxime qui leur eft le plus im-
médiatement utile. Ceft ce que Samuel re-
préfentoit fortement aux Hébreux ; c'eft
ce que Machiavel a fciit voir avec évidence.
En feignan: de donner des leçons aux Rois ,
il en a donné de grandes aux peuples. Le
Prince de Machiavel eft !e livre des répu-
blicains.
Nous avons trouvé , par les rapports
généraux, que la Monarchie n'eft convena-
I 2
loo DU CONTRAT
ble qu'aux grands Etats , & nous le trou-
vons encore en l'examinant en elle-même.
Plus l'adminirtration publique eft nombreufe ,
plus le rapport du Prince aux fujets dimi-
nue , &: s'approche de l'égalité , enforte que
ce rapport eft un ou l'égalité même dans la
Démocratie. Ce même rapport augmente à
mefure que le Gouvernement fe refferre ,
& il eft dans fon maximum quand le Gou-
vernement ePc dans les mains d'un feul. Alors
il fe trouve une trop grande diilance entre
le Prince 6c le Peuple , & l'Etat manque de
liaifon. Pour la former il faut donc des or-
dres intermédiaires, il faut des Princes, des
Grands , de la noblefle pour les remplir.
Or , rien de tout cela ne convient à un pe-
tit Etat que ruinent tous ces degrés.
Mais s'il eft difficile qu'un grand Etat
foit bien gouverné , il l'eft beaucoup plus
qu'il foit bien gouverné par un feul homme ,
& chacun fçait ce qu'il arrive quand le Roi
fe donne des Subftituts.
U N défaut eilentiel & inévitable , qui
mettra toujours le Gouvernement Monar-
chique au deiïbus du Républicain , eft que
dans celui-ci la voix publique n'élevé pref-
que jamais aux premières places que des
hommes éclairés & capables, qui les rem-
plirent avec honneur ; au lieu que ceux qui
parviennent dans les Monarchies , ne font le
plus fouvent que de petits brouillons , de
petits fripons , de petits intrigans , à qui
SOCIAL. Î03
'es petits talens , qui font dans les Cours
parvenir aux grandes places, ne fervent qu'à
montrer au public leur ineptie aufTi-tôt qu'ils
y font parvenus. Le peuple fe trompe bien
moins fur ce choix que le Prince , & un
homme d'un vrai mérite eft prefque auiTi ra-
re dans le miniflere, qu'un fot à la tête d'un
gouvernement républicain. AuiTi, quand par
quelque heureux hazard un de ces hommes ,
nés pour gouverner , prend le timon des af-
faires dans une Monarchie prefque abymce
par ces tas de jolis regifieurs , on eft tout
furpris des reflburces qu'il trouve , & cela
fait époque dans un pays.
Pour qu'un Etat Monarchique put
être bien gouverné , il faudrolt que fa gran-
deur ou fon étendue fut mefuree aux facul-
tés de celui qui gouverne. 11 eft plus aifé
de conquérir que de régir. Avec un levier
fuffifant, d'un doigt on peut ébranler le mon-
de, mais pour le foutenir il faut les épaules
d'Hercule. Pour peu qu'un Etat foit grand,
le Prince eft prefque toujours trop petit.
Quand au contraire il arrive que TEtat eft
trop petit pour fon chef , ce qui eft très-
rare y il eft encore mal gouverné , parce
que le chef, fuivant toujours la grandeur
de fes vues , oublie les intérêts des peuples,
6c ne les rend pas moins malheureux par
l'abus des talens qu'il a de trop , qu'un chef
borné par U défaut de ceux qui lui man-
quent. Il faudroit , pour ainfi dire , qu'ua
I 3
102 D U C O N T R A T
Royaume s'étendît ou fe lefTcrrât à chaque
règne félon la portée du Prince ; au lieu que
hs taiens d'un Sénat ayant des mefures plus
fixes , l'Etat peut avorr des bornes conf-
tantes , & l'adminiflration n'aller pas moins
bien.
Le plus fenfible inconvénient du Gou-
vernement d'un fcul , eft le défaut de cette
fuccefilon continuelle , qui form.e dans les
deux autres uneliaifon non interrompue. Un
Roi mort il en faut un autre ; les éledions
îaifTent des interval'es dangereux , elles font
orageufes , & à moins que les Citoyens ne
foient d'un défintéreiTement , d'une intégri-
té que ce Gouveinement ne comporte gue-
res , la brigue & la corruption s'en mêlent»
Il efl: difficile que celui à qui l'Etat s'eft
vendu ne le vende pas à fon tour, & ne
fe dédommage pas fur les foibles de l'argent
que les puiffans lui ont extorqué. Tôt ou
tard tout devient vénal (ous une pareille ad-
miniiiration , & la paix , dont on jouit alors
fous les Rois, eft pire que le défordre des
interrègnes.
Qu'a>t-on fait pour prévenir ces
maux ? On a rendu les Couronnes hérédi-
taires dans certaines familles , & l'on a éta-
bli un ordre de fucceffion , qui prévient tou-
te difpute à la mort des Rois , c'eft- à-dire,
que, fubftituant l'inconvénient des régences
à celui des éle<5tions , on a préFéré une ap-
p?a-ence tranquille à une adminiilration fage,
SOCIAL, ïc|
& qu'on a mieux aimé rifquer d'avoir pour
chefs des enfans , des monftres , des imbé-
ci'iles , que d'avoir à difputer fur le chois?
.des bons Rois ; on n'a pas confideré qa'ea
s'expofant ainfi aux rifques de l'alternative,
on met prefque toutes les chances contre
foi. C'étoit un mot très-fenfé que celui du
ieane Denis , à qui fon père , en lui repro-
chant une adion honteufe , difoit, t'en^ai-
je donné l'exemple ? Ah , répondit le 6Às y
votre père n'étoit pas Roii
Tout concourt à priver de juftice & de
raifon un homme élevé pour commander
aux autres. On prend beaucoup de peine,
à ce qu'on dit , pour enfeigner aux jeunes
Princes l'art de régner ; il ne paroît pas que
cette éducation leur pronte. Onferoit mieux
de commencer par leur enfeigner l'art d'o-
béir. Les, plus grands Rois qu'ait céiébrés
Ihiftoire , n'ont point été élevés pour ré.--
gner ; c eft une fcience qu'on ne polTede ja-
mais moins qu'après l'avoir trop apprlfe , &:
qu'on acquiert mieux en obéiflant qu'en
commandant. N'am utiUfftmus idem ac hre-
vifjtmiis honariim malarumque rerum âclec-
tus ycogîtare quid aut nolueris fub alio Prin-
cipe aut volucris, *
Une fuite de ce défaut de cohérence ,e(\
Tincondance du gouvernement royal , qui, fe
réglant tantôt fur un pian , & tantôt fur un
♦ Tacir. hifl. L. I.
I04 I^U CONTRAT
autre , félon le caradere du Prince qui règne >
ou des gens qui régnent pour lui , ne peut
avoir long-tems un objet tixe , ni une con-
duite confécjuente : variation qui rend tou-
jours l'Etat flottant de maxime en maxime ,
de projet en projet, & qui n'a pas lieu dans
les autres gouvernemens où le Prince eft
toujours le même» Aufll voir-on qu'en géné-
ral, s'il y a plus de rufe dans une Cour , il
y a plus de fageiTe dans un Sénat , & que
les Républiques vont à leurs fins par des
vues plus confiantes & mieux fuivies , au
lieu que chaque révolution dans le Minifîere
en produit une dans l'Etat; la maxime com-
mune à tous ks Minières , & prefque à tou5
les Rois , étant de prendre en toute chofe le
conLi-epied de leur prédéceiTeur.
De cette même incohérence fe rire enco-
re la folution d'un rophifme très-familier aux
politiques royaux ; c'eft, non- feu]emenc de
comparer le Gouvernement civil au Gouver-
menr domefiique, & le Prince au père de fa-
mille , erreur déjà réfutée , mais encore de
donner libéralement à ce magilh-at toutes les
vertus dont il auroit befoin , & de fiippofer
toujours que le Prince ell ce qu'il devrait
être : fuppofition à l'aide de laquelle le Gou-
vernement royal eft évidemment préférable
à tout autre , parce qu'il efr inconteflabîe^
ment le plus fort, & que, pour être auffi le
meilleur, il ne lui manque qu'une volonté de
corps plus conforme à la volonté générale.
SOCIAL. îoj
Mais fi félon Platon * , le Roi par natu^
re qH un pei fonnage fi rare , combien de fois
la nature & la fortune concourront-elles à le
couronner , & h l'éducation royale corrompt
necelTai rement ceux qui la reçoivent , que
doit on efperer d'une fuite d'hommes élevés
pour régner ? C'eft donc bien vouloir s'abu-
fer , que de confondre le Gouvernement
royal avec celui d'un bon Roi. Pour voir ce
qu'eft ce Gouvernement en lui-même , il faut
le confiderer fous des Princes bornés ou
médians ; car ils arriveront tels au Trône >
ou le Trône les rendra tels.
Ces difficultés n'ont pas échapé à nos
Auteurs j mais ils n'en font point embarraf-
fés. Le remède eft , difent-iîs , d'obéir fans
murmure. Dieu donne les mauvais Rois dans
fa colère , & il les Brat fupporter comme
des châtimens du Ciel. Ce difcours eft édi-
fiant , fans doute ; mais je ne fais s'il ne con-
viendroit pas m.ieux en chaire que dans un
livre de politique. Que dire d'un Médecin qui
promet d^s miracles , & dont tout l'art eft
d'exhorter fon malade à la patience ? On faid
bien qu'il faut fouflfrir un mauvais Gouver-
ment quand on l'a ; la queftion feroit d'ea
trouver un bon.
* hi Civ m.
«#
io6 D U C O X T R
CHAPITRE Vil.
Des Goîivernemens mixtes.
A
P E.0 P RE M E N T parler , il ny a point
de Gouvernement fimple. 11 faut qu'un Chef
unique ait des magiflrais fubalternes ; il faut
qu'un Gouvernement populaire ait un Chef.
Ainfi dans le partage de la puifiance execu-
tive , il y a toujours gradation du grand nom-
bre au moindre , avec cette diriertnce que
tantôt le grand nombre dépend du petit, ôc
tantôt le petit du grand.
Quelquefois il y a partage eg il ;.
foit quand les parties conftituîives Tout ciany
une dépendance mutuelle , con.me dans le
Gouvernement d'Angleterre, foit quand l'aiu
torité de chaque partie eft indépendante
mais imparfaite, comme en Pologne. Cette
dernière i'Oïrcc Qit mauvaife, parce qu'il n'y
a point d'unité dans le Gouvernement , 6c
que l'Etat manque de liaifon.
Lequel vaut mieux d'un Gouverne-
ment fimiple ou d'un Gouvernement mixte ?
Queflion Fort agitée chez les politiques, ^
à laquelle il faut faire la même réponfe que
j'ai faite ci-devant fur toute forme de Gou-
vernement.
Le Gouvernement fimple eft le meilleur
en foi , par cela feul qu'ail efl firople. Mais-
SOCIAL. 107
qi^and la PoliTance executive ne dépend pas
aVez de ia légiilative , cell-à-dire , quand il
V a plus de rapport du Prince au Souverain
G'.ie du Peuple au Prince , il faut remédier a
ce défaut de proportion en divifant le C-rOU-.
vernenient ; car alors toutes fes parties n'ont
pas moins d'autorité far les fujets , 6c leur
divifion les rend toutes enfembie moins Por-
tes contre le Souverain. ^
On prévient encore le même mconvé-
ment,en établiiTant des Magiftrats intermé-
diaires , qui . laiiTant le Gouvernement en
fon entier , fervent feulement à balancer les
deux PuiiTances,& à maintenir leurs droits
refpediPs. Alors le Gouvernement n'e:t pas
mixte, il efttempéié.
On p;ut remédier par aes moyens fem-
blables k l'inconvénient oppofé ;^& quand
le Gouvernement eft trop lâche , ériger des
Tribunaux pour le concentrer. Cela fe pra-
tique dans toutes les Démocraties. Dans le
premier cas on divife le Gouvernement pour
VaiToiblir , & dans le fécond pour le ren.or^
cer ; car les maximum de Force 6c de toibiel-
fe fe trouvent également dans les Gouver»
nemens fimples, au lieu que les formes mix-
tes donnent une force moyenne.
io8 D U C O N T R A T
CHAPITRE y îll.
Que toute firme de Gouvernement n'eft pas
propre a tout pays,
J-i A liberté n'étant pas tin frnit de tous
les Climats, n'eft pas à ia portée de tous les
peuples. Plus on médite ce principe établi par
Montefquieu , plus on en fent la vérité. Plus
on le conrelle, plus on donne occafion de
1 établir par de nouvelles preuves.
Dx\N s tous les Gouvernemens du monde îa
perfonne publique confomme & ne produit
rien. D'où lui vient donc la fubRance con^
fonimee ? Du travail de Tes merr.bres. C'eft
k fup^rflu des particuliers qui produit le
necefïaire du public. D'où il fuit que l'état
eivil ne peut fubfifter qu'autant que le tra-
vail des hommes rend au delà de leurs be-
loins.
Or cet excédent n'eft pas le même dans
tous les Pays du monde. Dans plufieurs il eft
confiderable, dans d'autres médiocre , dans
d'autres nul , dans d'autres négatif. Ce rap
port dépend de la fertilité du climat , de la
forte de travail que la terre exige, de la na-
ture de fes produ dions , de la force de fes ha-
bitans, de la plus ou moins grande ronfom-
mation qui leur eft néceflaire , & de plulleurg
autres rapports femblables defquels il eu
compofe.
SOCIAL. 109
D'AUTRE part , tous les Gouvernemens
îie font pas de même nature ; il yen a de plus
ou moins dévorans , & les différences font
fondées fur cet autre principe , que plus les
contributions publiques s'éloignent de leur
fource , & plus elles font onéreufes. Ce
n'eft pas fur la quantité des impofitions
qu'il taut mefurer cette charge , mais fur
le chemin qu'elles ont à faire pour retour-
ner dans les mains dont elles font forties ;
quand cette circulation eft prompte & bien
établie , qu'on paie peu ou beaucoup , il
n'importe, le peuple eft toujours riche, &
les finances vont toujours bien. Au contrai-
re , quelque peu que le Peuple donne ,
quand ce peu ne lui revient point , en don-
nant toujours bientôt il s'épuife ; l'Etat n'eft
jamais riche , & le peupe eft toujours
gueux.
Il fuit de-làque plus la diftance du peu-
ple au Gouvernement augmente, & plus les
tributs deviennent onéreux : ainfi dans la
Démocratie le peuple eft le moins chargé,
dans l'Ariftocracie il l'eft davantage , dans la
Monarchie il porte le plus grand poids. La
Monarchie ne convient donc qu'aux nations
opulentes, l'Ariftocratie aux Etats médio-
cres en richelfe ainfi qu'en grandeur , la
Démocratie aux Etats petits & pauvres.
E N effet , plus on y réfléchit , plus on
trouve en ceci de différence entre les Etats
libres 6c les monarchiques ; dans les premiers
lïo D U C O N T R A T
tout s'emploie à l'unité commune ; dan'S
'les autres, les forces publiques & particu-
lières font réciproques , & l'une s'augmente
par l'alfoibliiTement de l'autre. Enfin , au
lieu de gouverner les fujets pour les ren-
dre heureux , le defpotifme les rend mifé-
rables peur les gouverner.
Voila donc dans chaque climat des
caufes naturelles fur lefquelles on peut aflTi-
gner la forme de gouvernement à laquelle
la force du clim.at l'entraîne , & dire même
quelle efpece d'habitans il doit avoir. Les
lieux ingrats & ftériles , où le produit ne
vaut pas le travail , doivent relier incultes
&. deferts , ou feulement peuplés de Sau-
vages : les lieux où le travail des hom-
mes ne rend exaftement que le néceflaire,
doivent être habités par des peuples barba-
res , toute politie y feroit irapoffible : les
lieux où l'excès du produit fur le travail
«fi: médiocre, conviennent aux peuples libres ;
ceux où le terroir abondant & fertile don-
ne beaucoup de produit pour peu de tra-
vail , veulent être gouvernés monarchique-
ment , pour confumer par le luxe du Prince
l'excès du fuperfiu des fujets ; car il vaut
mieux que cet excès foit abforbé par le
gouvernement , que difTipé par les particu-
liers. U y a des exceptions, je le fais , mais ces
exceptions mêmes confirment la régie, en ce
qu'elles produifent tôt ou tard des révolutions
qui amènent les chofes dans l'ordrede la nature.
SOCIAL. iiï
Distinguons toujours les loix gé- ^
nérales des caufes particulières qui peuvent
en modifier l'effet. Quand tout le midi fe-
roit couvert de Républiques, Se tout le nord
d'Etats defpotiques, il n'en feroit pas moins
vrai que par leltet du climat le defpotifme
convient aux pays chauds , la barbarie aux
pay.s froids, & la bonne politie aux régions
intermédiaires. Je vois encore qu'en accordant:
le principe , on pourra difputer fur l'applica-
tion : on pourra dire qu'il y a des pays froids
très-fertiles, & des méridionaux très-ingrats.
Mais cette difficulté n'en efl: une que pour
ceux qui n'examjnent pas la chofe dans
tous Tes rapports. Il faut , comme je l'ai
déjà dit , compter ceux des travaux , des
forces , de la confommation , &c.
Supposons que de deux terreins
égaux , l'un rapporte cinq & l'autre dix.
Si les habitans du premier confomment
quatre , Ôc ceux du dernier neuf, l'excès du
premier produit fera un cinquième , & celui
du fécond un dixième. Le rapport de ces
deux Qxcèi étant donc inverfe de celui des
produits, le terrein qui ne produira que cinq
donnera un fuperflu double de celui du ter-
rein qui produira dix.
Mais il n'eft pas queftion d'un produit
double , & je ne crois pas que perfonne ofe
mettre en général la fertilité des pays froids
€n égalité mjmeavec celle des pays chauds:
l'ûutsfois ruppofons cette égalité ; laifTons^
ni D U C O N T R A T
fi l'on veut , en balance l'Angleterre avec
la Sicile, & la Pologne avec l'Egypte. Plus
au midi nous aurons l'Africjue Si les Indes,
plus au nord nous n'aurons plus rien. Four
cette égalité de produit , quelie différence
dans la culture ? En Sicile il ne faut que
grater la terre ; en Angleterre que de (oins
pour la labourer ! Or , là où il faut plus
de bras pour donner le même produit ,
le fuperflu doit être nécelTairement moindre.
Considérez , outre cela , que la
même quantité d'hommes confomme beau-
coup moins dans les pays chauds. Le climat
demande qu'on y foit fobre pour fe porter
bien : les Européens, qui veulent y vivre
comme chez eux, périfTent tous de diflente-
rie &. d'indigeftions. Nousfommes , dit Char-
din , des bêtes carnacieres , des loups , en
comparaifon des Afiatiques, Quelques-uns
attribuent la fobriété des Perfans à ce que
leur pays eft moins cultivé , & moi je crois
au contraire que leur pays abonde moins en
denrées , parce qu'il en faut moins aux Ha^
titans. Si leur frugalité , continue-t-il ,
étoit un effet de la difctte du pays , ;'/ n'y
auroit que les patnrt^qui mangeroicnt peu,
au lieu que c'efi généralement tout le monde ,
c2r on mangerait plus ou moins en chaque
province félon la fertilité du pays , au lieu
que la même fobnété fe trouve par-tout le
Royaume, Ils fe louent frt de leur manière
de vivre , difant qu'il ne faut que regar-
der
SOCIAL.
ir
der leur teint pour reconnome combien elle
efi plus excellente que celle des chrétiens. En.
effet, h teint des Perfans eft uni ; ils ont la
peau belle , fine & polie , au lieu que le
teint des Arméniens y leurs fujets, qui vivent
à l'Européenne y eft rude , couperofé y ^ que
leurs corps font gros & pefans.
Plus on approche de la ligne, plus les
peuples vivent de peu. Ils ne mangent pref-
que pas de viande ; le ritz , le maïs , le cuz-
cuz, le mil , la caflave , font leurs alimens
ordinaires. Il y a aux Indes des millions
d'hommes dont la nourriture ne coûte pas
un fol par jour. Nous voyons en Europe
même des différences fenfibles pour l'appé-
tit , entre les peuples du nord 5c ceux du
midi. Un ETpagnol vivra huit jours du dîner
d'un Allemand. Dans les pays où les hom-
mes font plus voraces , le luxe fe tourne
auflfi vers les chofes de confommation. En
Angleterre, il fe montre fur une table char-
gée de viandes ; en Italie on vous régale de
fucre & de fieurs.
Le luxe des vêtemens offre encore de
femblables différences. Dans les climats où
les changemens des faifons font prompts &
violens,on a des habits meilleurs & plus
fimples , dans ceux ou l'on ne s'habille que
pour la parure , on y cherche plus d'éckt
que d'utilité , les habits eux-mêmes y font
un luxe. A Naples vous verrez tous les
iours fe promener au Paufylippe des hoîn^
K
114 1^ t- CONTRAT
mes en velle dorée &: point de bas. C'elî
la mCme chofe pour les bâtimens ; on don-
ne tout à la niagnihcence , quand on n'a rien-
à craindre des injures de l'air. A Paris , à
Londres, on veut être logé chaudement &
commodément. A Madrid on a des fallons
fuperbes , mais point de fenêtres qui fer-
ment , & l'on couche dans des nids à rats»
Les abmens font beaucoup plus fub-
flanciels & fucculens dans les pays chauds ;
c'eft une troifieme différence qui ne peut
manquer d'influer fur la féconde. Pourquoi
mange-t-on tant de légumes en Italie ? par-
ce qu'ils y font bons , nourriffans , d'excel-
lent goût : en France où ils ne (ont nour-
ris que d'eau ils ne nourrilTent point , &
font prefque comptés pour rien fur les ta-
bles. Us n'occupent pourtant pas moins de
terrein , ôc coûtent du moins autant de peine
à cultiver. Ceft une expérience faire que
tes bleds de Barbarie, d'ailleurs inférieurs-
à ceux de France ^ rendent beaucoup plus
en farine , & que ceux de France à leur
tour rendent plus que les bleds du Nord*
D'où l'on peut inférer qu'une gradation fem-
bîable s'obferve généralement dans la même
dire3:ion de la ligne au pcle. Or n'ci1:-ce
pas un défavantage vifible d'avoir dans ur^
produit égal une moindre quantité d'aliment ?
A TOITTES ces différentes conlldéra-
ifeioîis j'en puis ajouter une qui en découle j.
& qui les fcrcifîe; c'eft que les pays cliauds
SOCIAL.
ï i
ont moins befoin d'habitans que les pay^,
froids, & pourroient en nourrir d'avant?;;^-,
ce qui produit un double fuperflu toujours
à l'avantage du defpotifme. Plus le méma
nombre d'habitans occupe une grande far-
face , plus les révoltes deviennent difficiles ,
parce qu'on ne peut fe concerter ni promp-
tement ni Çecretement , 6c qu'il eft toujours
facile au Gouvernement d'éventer les pro-
jets , Se de co\iper les communications ; mais
plus un peuple nombreux fe rapproche ,
moins le Gouvernement peut ufurper fur le
Souverain ; les chefs délibèrent au^Ti fùre«
m^nt dans leurs chambres , que le Prince dans
fon Confeil, Scia foub s'aflTemble auffi-tôt
dans les places , que les troupes dans leurs
quartiers. L'avantage d'un Gouvernement
tyrannique eft donc en ceci d'agir à gran-
des didances. A l'aide des points d'appui
qu'il fe donne, fa force augmente au loin
comme celle des leviers *. Celle du peuple
au contraire n'agit que concentrée , elle s'e-
vapore & fe perd en s' étendant ^ comme
* Ceci ne contredît ra? ce que j'-ii die ci-devant
L. II. Chap.. I X. fur les inconvéniens ces gr-irds
Eues; car il sV.gifoir là de l'aurorite du Gouver-
nenieiît fur &■: me.-nbr-, , -k il s'agit ici de n force
ccarre les ia\cis. Se .membres ép^rs lui T-rvene
de point d'jppui poar agir au loin fur le peuple,
mais îl n'a nul poitir d'aopui pour apir diredie-
rofnr fur Tes m:mbre^ mimes. Ainfi dzns l'un des
cas la longueur du levier en fait 1.^ rbibleiîè ,&
la iorce dans l'autre cas.
K 2
ii6 DU CONTRAT
l'effet de la pourdre éparfe à terre , & qui
ne prend feû que grain à grain. Les pays
les moins peuplés font ainii les plus pro-
pres à la tyrannie : les bêtes féroces ne ré-
gnent que dans les déferts.
CHAPITRE IX.
Des fignes d'un bon Gouvermment,
V^ U AN D donc on demande abfolument
quel eft le meilleur Gouvernement , on fait
une queftion infoluble comme indéterminée,
ou , fi l'on veut , elle a autant de bonnes
folutions qu'il y a de combinaifons pof-
fibles dans les pofitions abfoues ôc relatives
des peuples.
Mais fi Ton demandoit à quel figne on
peut connoitre qu'un peuple donné ed bien
ou mal gouverné , ce feroit autre cliofe, &
la queftion de fait pourroît fe réfoudre.
Cependant on ne la réfolut point ,.
parce que chacun veut la réfoudre à fa ma-
nière. Les fujets vantent la tranquillité pu-
blique , les Citoyens la liberté des parti-
culiers ; l'un préfère la (ureté des polTef-
fions , & l'autre celle des perfonnes ; l'un
veut que le meilleur Gouvernement foit le
plus févere , l'autre foutient que c'eft le
plus doux ; celui-ci veut qu'on piiniEe ks
SOCIAL. tij
crimes , & celui-là qu'on les prévienne ; l'un
trouve beau qu'on foit craint des voifins ,
l'autre aime mieux qu'on en foit ignoré ;
l'un eft content quand l'argent circule , l'au-
tre exige que le peuple ait du pain. Quand
même on convîendroit fur ces points , &
d'autres femblables, en feroit-on plus avan.
eé ? Les quantités morales manquant de
mefure précife , fut- on d'accord fur le figne ?
comment l'être fur l'eftimation ?
Pour moi je m'étonne toujours qu'on
méconnoifTe un figne auffi fimple , ou qu'on
ait la mauvaife foi de n'en pas convenir.
Quelle eft la fin de TafTociation politique ?
C'eft la confervation & la profpérité de fes
membres. Et quel eft le figne le plus fur
qu'ils fe confervent & profpérent? Ceft leuï
nombre & leur population. N'allez donc
pas chercher ailleurs ce figne fi difputé.
Toute chofe d'ailleurs égale , le Gouverne-
ment fous lequel , fans moyens étrangers ,
fans naturalifation , fans colonies , les Ci»
toyens peuplent & multiplient davantage,
eft infailliblement le meilleur : celui fous
lequel un peuple diminue & dépérit, eft le
pire. Calculateurs , c'eft maintenant votre
âitaire; comptez, mefurez , comparez *,
* On doit juger fur le même principe des fîé-
Cles qui i-nérirenc la préférence pour la profpérité
du genre humain. On a rroD admiré ceux ou l'on
a vu fleurir les lercres & \qs aits, fans pénérrei»
roi>jCi fecret de leur culture ,, faiis- en cûiiûdéie^
îi3 D U C O N T R A T
CHAPITRE X.
De rabîis du Gouvernement y ù" de fa pente
à dégénérer,
V->» Om:^e h volonté particulière agit fans
ccfle contre la volonté ge'nérale , ainfi le
Gouvernement fait un effort continuel coa--
îe funefèc effet , idtjue apui impcritos huntânitas voca.
èatur , cHm pnrs ferzittitis effet. Ne verrons-nous ja-
mais dans les maximes des livres Tintérêr grol7ier
qui fait parler les Aureurs ? Non , quoi qu'ils en
puiflènt dire , quand malgré fon éclat un pays fe
dépeuple , il n'eft pas vrai que tout aille bic-n ,
& il ne futtit pas qu'un Poète ait cent mille li-
vres de rente pour que fon fiécle foit le meil-
leur de tous. ^11 faut moins regarder au repos
apparent , & a !a tranquillité des chefs , quViU
bien-être des nations entières , & fur-tout des cta- s
les plus nombreux. La grêle défoie quelques can-
tons , mais elle fait rarement difette. Les émeute^ ^
ies guerres civiles effarouchent beaucoup les cheP ^
mais elles ne font pas les vrais malheurs des pCi.-
pies, qui peuvent m3me avoir du relâche tandis
^u'on difpute à qui les rvrannifera. C'eft de leur
état permanent que naiffent leurs profpérités ou
leurs calamités réelles ; quand tout refte écrafé
fous le joug , c'eft alors que tout périt , c'eft
alors que les chefs les detruifant à leur aife , uhi
fclirudincm jacinni , f^cem apfdUnt, Quand les tra-
caffenes dts Grands agitoient le Royaume de
France, & que le Coadjureur de Paris p rioit au.
-Parlement un poignard dans ft poche , cela n'em-
pechoit pas que le peuple Frjnçois ne vécût heu-
reux & nombreux dans v-n^ honnête & libre ai-
fance. Autrefois la Grèce fioriffoit au fcin des plus
tiuelles guerres ; le iaug y coulcit à flots ,. «c taut
SOCIAL. 119
îre îa Souveraineté. Plus cet efïbrt augmen-
te , plus la conilitution s'altère , & comme il
n'y a point ici d'autre volonté de corps , qui 9
réliftant à celle du Prince, faiTe équilibre avec
elle , il doit arriver, tôt ou tard , que le Prin-
ce opprime eniîn le Souverain , & rompe le
traité focial. C'eft-là le vice inhérent & iné-
vitable, qui , dès la nailfance du corps politi-
que , tend fans relâche à le détruire , de mê-
me que la vieillelTe & h mort détruifent
enfin le corps de l'homme.
Il y a denx voies générales par lefquelles
un Gouvernement dégénère ; içavoir , quand
il fe refierre , ou quand l'Etat fe diflbut.
Le Gouvernement fe reiferre^
quand il palTe du grand nombre au petit ;,-
c'efr-à-dire , de la Démocratie à l'Ariftocra-
tie , & de l'Ariflocratie à la Royauté. C'efi:-
là Ton inciinaifon naturelle *. S'il rétrogra-^
le pavs étolr couvert d'hommes. Il fembloic >,dit
Machiavel , qu'au milieu des meurcres, des prof-
criptions, des guerres civiles, notre République
en devînt plus puifTante , la vertu de ces Gitoyens,
leurs mœurs 3 leurs indépendances avojent plus
d'effet pour la renforcer que toutes Tes diflèntions
n'en avoient pour raffoiblir- Un peu d'agitition
donne du relFort aux âmes , £< ce qui fait vrai-
ment profpérer rerpece,efi: moins îa paix que la
liberté.
* La formation lente , & le progrés de la Ré-
publique de Venife , dans Cçs lagunes , offre UU'
exemple notable de cette fucceffion , & il eft bien,
étonnant que depuis plus de douze cens ans Its
Vcûiiiens lemb lent n'en être encore qu'au feccnd
fzo D U C O N T R A T
doit du petit nombre au grand , on pour-
roit dire qu'il fe relâche , mais ce pi ogres in-
verfe eft impoflible.
En effet , jamais le Gouvernement ne
change de forme que quand fon reifort ufé
le laiife trop affoibli pour pouvoir confer-
ver la fienne. Or s'il fe relâchoit encore en
s'étendant , fa force deviendroit tout-à-fait
Dul'e , & il fubfifteroit encore moins. 11 faut
donc remonter & ferrer le refibrt à mefure
qu'il cède , autrement l'Etat qu'il foutient
tomberoit en ruine. L E
ferme', lequel commença au Ssrrar di ConfrgUo en
J198. Quant aux anciens Ducs qu'on leur repro-
che, quoi qu'en puifT- dire le Sr^uitiNio dclla UytriA
vcneta , il ell prouve qu'ils n'ont point été leurs
Souverains,
On ne manquera pas de m'obje(5ler la Répu-
blique Romaine qui Aiivit , dira-t on , un pro-
grès tout contraire , palî^nt de la Monarchie à
l'Ariflocratie , & de^ l'Ariilocrarie à la Démocra-
tie. Je fuis bien éloigné d'en penfer ainfi.
Le premier établiilèraent de Ronmlus fut un
Gouvcrnemjent mixte qui dégénéra promptement
en Derpotifme. Par des caufes particulières l'Etat
périt avant le tems , comme on voit mourir un
nouveau né avant d'avoir atteint l'âge d'homme.
L'expulfion des Tarquins fut la véritable époque
de la nailFance de la République. M;iis elle ne
prit pas d'abord une form.e confiante » parce qu'on
ne fit que la miOitie de l'ouvrage en n'abolllfant pas
le patriciat. Car de cette manière l'Ariftocracîe
héréditaire , qui eft la pire des adminiltrations lé-
gitimes j reftant en conflit avec la Démocratie ,
la forme du Gouvernement , toujours incertaine
& flottante , ne fût fixée , comme l'a prouve Ma-
chiavel , qu'à rétabliifemtnt âes Tribuns ; alors
feulement il y eut un vrai Gouvernement «5c une
ve-
SOCIAL,
I2Ï
Le cas de la diiTolution de l'Etat peut ar-
river de deux manières. |
Prem I E RE M E N T quand le Prince n'ad-
minière plus l'Etat félon les loix , & qu'il
ufurpe le pouvoir fouverain. Alors il fe fait
un changement remarquable ; c'eft que, non
pas le Gouvernement , mais l'Etat fe refier-
re ; je veux dire que le grand Etat fe difibut,
& qu'il s'en forme un autre dans cekii-Ià ,
cotnpofé feulement des membres du Gou-
vernement , & qui n'eft plus rien au reft©
du Peuple que fon maître & fon tyran. De
véritable Démocratie En effet Je peuple alors n'é^
toit pas feulemem Souverain , mais au fT] Ma gif.
trac & Juge ; le Sénat n'étoit qu'un tribunal ea
/ous-ordre pojir tempérer ou concentrer Je Gou-
vernement , & les Confuls eux-mêmes , bien que
Patriciens , bîerj que premiers Magilhats , biea
W Généraux ^abfolus a la gueiTe , n'éto ient à
Rome que les Prefidens du peuple
Des-lors on vit auffi le Gouvernement prendr-
la pente naturelle, & tendre fortement à PArifto-
cratie Le Parriciat s'aboliffanr comme de lui-mê-
Sfrr'v- "^^^""^^^^ 'iT'""'^}. I?^"^ ^^"5 le corps é-is
Patriciens comme elle efè à Veni/e & à Gène/
mais dans le corps du Sénat compofé de Pritil
cens & de Plébéiens , même da/s le coms dS
iribuns quand ils commmencerent d'ufu u-- nnî
puiffance aétive; car les mots ne font rien aux
chofes, & quand le peuple a à^s chefs qui 4u!
vernem pour lui, quelque nom que portent cS
^^^^ ', ^^^ toujours une Ari^ocrarie ^
De l'abus de l'Arifîocrauie naquirent Us eiier-
res civiles & le Triumvirar. Sylla, Juletcffar
Augufte, devinrent dans le fat r de véritables Mn
V^^Tv ' ?rr""^" ^r\^^ defponrme de T &
l'Etat fut diiïbus. L'hifloire Romaine ne d-W-r
-donc pas mon principe , elle le coiiônae.
ïit D U C O N T R A T
forte qu'à l'inftant que le Gouvernement
ufurpe la fouveraineté , le pade focial eft
rompu , & tous les fimples Citoyens , rentrés
de droit dans leur liberté naturelle, font for-
cés , mais non pas obligés d'obéir.
Le même cas arrive aufïl quand les mem-
bres du Gouvernement ufurpent féparément
le pouvoir qu'ils ne doivent exercer qu'en
corps ; ce qui n'eft pas une moindre infrac-
tion des loix , & produit encore un plus
grand défordre. Alors on a , pour ainfi dire ,
autant de Princes que de Magiftrats , &: l'E-
tat , non moins divifé que le Gouvernement,
périt ou change de forme.
Q UA N D l'Etat fe diflbut , l'abus du Gou-
vernement, quel qu'il foit, prend le nom com-
mun d'Anarchie. En diftinguant, la Démo-
cratie dégénère en Ochlocratie , l' Ariftocratie
en Olygarchie ; j'ajouterois que la Royauté
dégénère en Tyrannie , mais ce dernier mot
eft équivoque , & demande explication.
Dans le fens vulgaire , un Tyran eft un
Roi qui gouverne avec violence & fans égard
à la juftice & aux loix. Dans le fens précis
un Tyran eft un particulier qui s'arroge l'au-
torité royale fans y avoir droit. C'eft ainli
que les Grecs entendoient ce mot de Ty-
»an: ils le donnoient indifFérement aux bons
& mauvais Princes , dont l'autorité n'étoit
pas légitime. * Ainfi Tyran &: ufurpateur
* Otnnts enim ^ habentHr dr dicnntur Tjfranr.i , f«i
tetcJîêU litHmnr ^tr^ctti,* j in (à Çhiute ^ua Ubtrutc
SOCIAL. t^j
font deux mots parfaitement fynonimes.
Pour donner difterens noms à difFe'ren-
tes chofes , j'appelle Tyran rufurpateur de
rautonté royale , & De/pote l'ufurpateur du
pouvoir Souverain. Le Tyran eft celui qui s'in-
gère contre les loix à gouverner félon les loix •
le Defpote eft celui qui fe met au defTus des
loix mêmes. Ainfi le Tyran peut n'être pas
Defpote, mais le Defpote ell toujours Tv-
rîin /
ran
CHAPITRE XI,
De la mort du corps politique.
. u! ^j-^^^^ 'a pente naturelle & ine'd-
tabie des Gouvernemens les mieux confti
tues. Si Sparte & Rome ont péri , quel Etat
peut efperer de durer toujours > Si nous
voulons former un e'tabîitTement durable, ne
rongeons donc point à ie rendre éternel.
Pour reuffir ,! ne faut pas tenter limpofli-
Trran riu Roi , en ce 'que fe 'nr ^ier' gou^"erne
pour fa propre ur it^i &■ l.> iWr:-^ Ar^ V ^'^"^^^ne
l'utilité Se L fuJ=t^^m"i out°t,o" ?ïuî.r."'
tous les autres Grecs ont pris le^mot T r n î'™
m autre f^s , coa.me if c^roît^-^-rli™ f ?!
Hieron de Xenophon , il s'en in-vrA-iVi . ^ J?
rinélion d'Ariftot'e , ou'e de if, "-cÔn; ne ■ce'r'ilf;
du monde il n'auroit pas encore °wifé ua ftuî
114 DU CONTRAT
ble , ni fe flatter de donner à l'ouvrage à^s
bomites une folidité que les chofes humai-
nes ne comportent pas.
Le corps politique , aufTi-bien que le corps
de l'homme , commence à mourir dès fa
maiiTance , & porte en lui-même les caufes
de fa delltruâiion. Mais l'un & l'autre peut
avoir une conllitution plus ou moins robufte
&c propre à le conferver plus ou moins long-
tems. La conftitution de l'homme eft l'ou-
vrage de la nature , celle de l'Etat eft l'ou-
vrage de l'art. Il ne dépend pas des hommes
de prolong^sr leur vie , il dépend d'eux de
prolonger celle de l'Etat auffi loin qu'il eft
poflible , en lui donnant la meilleure confti-
tution qu'il puifle avoir. Le mieux conftitué
finira , mais plus tard qu'un autre , fi nul ac-
cident imprévu n'amené fa perte avant le
tems.
L E principe de la vie politique eft dans
l'autorité fouveraine. La puiftance légiflati-
ve eft le cœur de l'Etat , la puilTance exe-
cutive en eft le cerveau , qui donne le mou-
vement à toutes les parties. Le cerveau peut
tomber en paralylie, & l'individu vivre enco-
re. Un homme refte imbécille &: vit : mais fi-
tôt que le cœur a celTé fes fondions , l'ani-
mal eft mort.
Ce n'eft point par les loix que l'Etat
fubiiftejC'eft par le pouvoir légiftatiF. La loi
d'hier n'oblige pas aujourd'hui, mais le con-
fentcment tacite eft préfumé du iilence , &
SOCIAL. iif
h Souverain eft cenfé confirmer incenam-
ment les loix qu'il n'abroge pas , pouvant le
faire. Tout ce qu'il a déclaré vouloir une
fois , il le veut toujours , à moins qu'il ne le
révoque.
Po u PvQ ijo I donc porte -t-on tant de ref-
peâ: aux anciennes loix ? Cefl: pour cela mê-
me. On doit croire qu'il n'y a que l'exceller^
ce des volontés antiques qui les ait pu con-
ter ver fi long-tems ; .fi le Souverain ne les
eût reconnu conftamment falutaires^illes eût
mille fois révoquées. Voilà pourquoi, loin de
s'affoiblir,les loix acquièrent fans cefle une
force nouvelle dans tout Etat bien conftitué;
le préjugé de l'antiquité les rend chaque
jour plus vénérables ; au lieu que par-tout où
les loix s'affbibliflent en vieiîliffant , cela
prouve qu'il n'y a plus de pouvoir légifla-
tif , & que l'Etat ne vit plus.
CHAPITRE XII.
Comment fe maintient V autorité Souveraine,-
Xj E Souverain, n'ayant d'autre force que
la puiiïance légiflative , n'agit que par à-^s
loix , & les loix n'étant que des ades authen-
tiques de la volonté générale, le Souverain
ne fauroit agir que quand le peuple eft af-
femblé. Le peuple aflemblé , dira-t-on !.
^ y
126 D U C O N T R A T
Quelle chiinere ! C'eR une chimère aujour-
d'hui, mais ce n'en étoit pas une il y a deux
mille ans : les hommes ont-ils changé de na-
ture ?
Les bornes du poflible dans les chofes
morales font moins étroites que nous ne
penfons : ce font nos foiblefles , nos vices ,
nos préjugés qui les rétrécifl'ent. Les âmes
baffes ne croient point aux grands hommes :
de vils efclaves fourient d'un air moqueur à
ce mot de liberté.
P A R ce qui s'efl: fait confiderons ce qui
fe peut feire ; je ne parlerai pas des ancien-
nes républiques de la Grèce , mais la Répu-
blique romaine étoit, ceme femble,un grand
Etat , & la viile de Rome une grande ville.
Le dern:er Cens donna dans Rome quatre
cens mille Citoyens portant armes, & le der-
nier dénombrement de l'Empire plus de qua-
tre millions de Citoyens , fans compter les
fujets , les étrangers, les femmes , les enfans >
les efclaves.
Quelle difficulté n'imagineroit-on pas
d'aîTembler fréquemment le peuple immenfe
de cette capitale 8c de fes environs ? Cepen-
dant il fe palToit peu de femaines que le peu-
ple romain ne fut aflemblé , & mcme plufieurs
fois. Non-feulement il exerçoit les droits de
la fouveraineté , mais une partie de ceux du
Gouvernement. Il traitoit certaines affliires,
U jugeoit certaines caufes , & tout ce peuple
étoit fur la place publique prefi^[ue aufll fou--
ycnt Magiitrat que Citoyen,
SOCIAL, Ï17
En remontant au premier tems des Na-
tions, on trouveroit que la plupart des an-
ciens gouvernemens , même monarchiques ^
tels que ceux des Macédoniens & des Francs,,
avoient de femblables Confeils. Quoi qu'il en
foit,ce feul fait inconteftable répond à tou-
tes les difficultés : de l'exiftant au pofTible ,
la conféquence me paroît bonne.
CHAPITRE XIII.
Suite,
X L ne fuffit pas que le peuple aflembléait
une fois (ixé laconftitution de l'Etat en don-
nant la fanction à un corps deloix : il ne fuf-
fit pas qu'il ait établi un Gouvernement per<
pétuel , ou qu'il ait pourvu une fois pour
toutes à l'éledion des magiftrats. Outre les
aflemblées extraordinaires, que des casim-
prév^us^ peuvent exiger , il faut qu'il yen
ait de fixes «Se de périodiques que rien ne
puiflfe abolir ni proroger , tellement qu'au
jour marqué , le peuple (bit légitimement
convoqué par la loi , fans qu'il foit befoin
pour cela d'aucune autre convocation for-
melle.
Mais hors de ces aflemblées juridiques,
par leur feule date, toute aflemblée du Peu-
ple qui n'aura pas été cor.voquée par les
magiflrats prépofés à cet effet, & félon les
L4
izS DU CONTRAT
formes prefcites , doit être tenue pour illé-
gitime , & tout ce qui s'y fait , pour nul;
parce que Tordre même de s'allembler doit
émaner de la loi.
Quant aux retours pks ou moins fré-
quens des afTemblées légitimes , ils dépen-
dent de tant de coniidérations qu'on ne
fauroit donner là-defius de régies précifes.
Seulement on peut dire, en général , que
plus le Gouvernement a de force , plus le
Souverain doit fe montrer fréquemment.
Ceci, me dira-t-on , peut être boa
pour une feule ville; mais que faire quand
l'Etat en comprend pîulieurs ? Partagera-
t-on l'autorité Souveraine , ou bien doit-'
on la concentrer dans une feule ville & af-
fujettir tout le refte?
Je réponds qu'on ne doit faire ni l'ua
ni l'autre. Premièrement , l^autorité fouve-
raine eft fimplc &: une , & Ton ne peut
îa divifer fans la détruire. En fécond lieu ,
une ville non plus qu'une Nation, ne peut
être légitimement fujette d'une autre, par-
ce que l'eiTence du corps politique eft dans
î'accoïd de l'obéiiTance & de la liberté , ôc
que ces mots de fiijet & dcfouverain, font
des corrélations identiques dont l'idée fe
réunit fous le feul mot de Citoyen.
Je réponds encore que c'eft toujours un
mal d'unir plufieurs villes en une feule cité ,
& que , voulant faire cette union , l'on ne
doit pas fe flatter d'en éviter les inconvénient
SOCIAL. 12:9
naturels. Il ne faut point objeder l'abus des
grands Etats à celai qui n'en veut q,ue de
petits : mais comment donner aux petits Etats
adez de force pour rélifter aux grands ? Com-
me jadis les villes grecques réfifterent au
grand Roi , & comme plus récemment la
Hollande & la Suifle ont réfifté a la mai-
fon d'Autriche.
Toutefois fi l'on ne peut réduire
l'État à de julles bornes , il refte encore
une reiTource ; c'eft de n'y point fouifrir de
capitale , de faire fiéger le Gouvernement
alternativement dans chaque ville , & d'y
raiTembler aulTi tour-à-tour les Etats du
pays.
Peu PLE z également le territoire, éten-
dez-y par-tout les mêmes droits , portez-y
par-tout l'abondance & la vie , c'eft ainfi que
l'Etat deviendra tout à la fois le plus fort
&c le mieux gouverné qu'il foit pofiTible,
Souvenez-vous que les murs des villes ne
fe forment que du débris des maifons dcs-
champs. A chaque Palais que je vois éle-
ver dans la capitale , je crois voir mettre en-
aiafures tout un pays.
^^^^
ijo D U C O N T R A T
CHAPITRE XIV.
Suite,
L'INSTANT que le Peuple eft légi-
timement: aflemble en corps Souverain , tou-
te jurifdidion du gouvernement ceiTe , la
puiffance executive eft fufpenctue , & la per-
fonne du dernier Citoyen eft aufTi facrée &
inviolable que celle du premier Magiirrat ,
parce qu'où fe trouve le Repréfenté , il n'y
a plus de Repréfentant. La plupart des
tumultes qui s'élevèrent à Rome , dans les
comices , vinrent d'avoir ignoré ou négli-
gé cette règle. Les Confuls alors n'étoien:
que les Prétidens du Peuple , les Tribuns
de fimples Orateurs * , le Sénat n'étoit rien
du tout.
Ces intervalles de furpenfion où le Prin-
ce reconnoit ou doit reconnoitre un fupé-
rieur aftuel , lui onc toujours été redouta-
bles , & ces afTemblées du peuple , qui
font l'égide du corps politique , & le freia
du Gouvernement , ont été de tout tems
l'horreur des chefs : aufil n'épargnent- ils
jamais ni foins , ni objedions , ni difficuU
* A peu près félon le fens qu'on donne à ce
nom dans le Parlemenr d'Angleterre. La refTem-
blance de ces en-plois eâr mis en conHic les Con-
fuls £<. les Tribuns , quand Hiême toute jurifdidtior.
eût été ful'pendue.
s O C I A L. 131
tés , ni promefles , pour en rebuter les
Citoyens. Quand ceux-ci font avares , lâ-
ches , puiTilhmimes, plus amoureux du repos
que de la liberté , ils ne tiennent pas long-
tems contre les efforts redoublés du Gou-
vernement ; c'eft ainfi que la force réilftante
augmentant fans ceffe ;, l'autorité Souverai-
ne s'évanouit à la fin , & que la plupart des
cités tombent & périfient avant le tems.
Mais entre l'autorité Souveraine & le
Gouvernement arbitraire, il s'introduit quel-
quefois un pouvoir moyen dont il faut parler.
CHAPITRE XV.
Des Députés ou Repréfemans,
O I - T ô T que le fer vice public cefTe d'être
la principale affaire des Citoyens, &: qu'ils
aiment mieux fervir de leur bourfe que de
leur perfonne , l'Etat e(t déjà près de fa
ruine. Faut - il marcher au combat ? ils paient
des troupes , & reftent chez eux ; faut-il al-
ler au Confeil ? ils nomment des Députés,
6c reftent chez eux. A force de parefle <Sc
d'argent ils ont enfin des foldats pour afifer-
vir la patrie, & des repréfentans pour la
vendre.
C'EST le tracas du commerce Se de^
arts , c'eft l'avide intérêt du gain , c'eft la
mollefle 8c l'amouc des commodités, qui
1)1 D U C O N T R A T
changent les fervices perfonnels en argent.
On cède une partie de fon prorit pour l'aug-
menter à fon aife. Donnez de l'argent , &
bientôt vous aurez des fers. Ce mot de
finance eft un mot d'efclave ; il eft inconnu
dans la Cité. Dans un Etat vraiment libre,
les citoyens font tout avec leurs bras, & rien
avec de l'argent : loin de payer pour s'e-
xempter de leurs devoirs, ils paieront pour
les remplir eux-mêmes. Je fuis bien loin des
idées communes ; je crois les corvées moins-
contraires à la liberté que les taxes.
Mieux l'Etat eft confiitué , plus les
affaires publiques l'emportent fur les privées
dans l^efprit des Citoyens. Il y a même beau-
coup moins d'affaires privées, parce que la
fomme du bonheur commun fourniifant une
portion plus confidérable à celui de chaque
individu , il lui en refte moins à chercher
dans les foins particuliers. Dans une cité
bien conduite , chacun vole aux aHemblées;
fous un mauvais Gouvernement ,nul n'aime
à faire un pas pour s'y rendre ; parce que
nul ne prend intérêt à ce qui s'y fait, qu'on
prévoit que la volonté générale n'y domi-
nera pas , & qu'enfin les foins domeftiques
abforbent tout. Les bonnes loix en font
faire de meilleures , les mauvaifes en amè-
nent de pires. Si-tôt que quelqu'un dit des
affaires de l'Etat , que m importe ? on doit
comipter que l'Etat eft perdu.
L* ATTIÉDISSE MENT de l'amour de
SOCIAL. 13^
la patrie , l'adivité de l'intérêt privé , l'im-
menlité des Etats , les conquêtes , l'abus du
Gouvernement ont fait imaginer la voie des
Dépurés ou Repréfentans du peuple dans
les aflemblées de la Nation. C'eft ce qu'en
certains pays on ofe appeller le Tiers-Etat.
Ainfi l'intérêt particulier de deux ordres
eft mis au premier & au fécond rang, l'in-
térêt public n'eft qu'au troifieme.
La Souveraineté ne peut être
repréfentée , par la même raifon qu'elle ne
peut être aliénée ; elle confifte eflentielle-
ment dans la volonté générale , & la volon-
té ne fe repréfente point : elle eft la mê-
me ou elle eft autre ; il n'y a point de
milieu. Les députés du peuple ne font donc
•ni ne peuvent être fes repréfentans , ils ne
font que fes commifiaires ; ils ne peuvent
rien conclure définitivement. Toute loi que
Je Peuple en perfonne n'a pas ratifiée , eft
nulle ; ce n'eft point une loi. Le peuple
Angloispenfe être libre ; il fe trompe fort,
il ne l'eft que durant Téleârion des membres
<lu Parlement ; fi-tôt <]u'ils font élus , il eft:
efclave, il n'eft rien. Dans les courts mo-
mens de fa liberté, l'ufage qu'il en fait mé-
rite bien qu'il la perde.
L'IDÉE des repréfentans eft moderne;
die nous vient du gouvernement féodal, de
cet inique & abfurde Gouvernement dans le-
qud l'efpece humaine eft dégradée , & 013
îe nom d'homme eft en deshonneur. Dans les
134 D U C O N T R A T
anciennes républiques , & mîme dans les Mo-
narchies , jamais le peuple n'eut ilc reprc-fen-
tans ; on ne connoiflbit pas ce mot-là. 11 eft
très - fingulier qu'à Rome , où les Tribung
étoient li facréi , on n'ait pas même imaginé
<]u'ils puflent ufurper les fondions du peu-
ple , & qu'au milieu d'une fi grande multi-
.tude , ils n'aient jamais tenté de palTer de
leur chef un feul Plebifcite. Qu'on juge ce-
pendant de l'embarras que caufoit quelque-
.fois la foule, par ce qui arriva du tems des
Gracques , où une partie des Citoyens don«
noit fon fulTrage de deffus les toits.
Où le droit & la liberté font toutes cho-
fes , les inconvéniens ne font rien. Chez ce
fage peuple tout étoit mis à fa julle mefure :
il laiftoit faire à fes Lifteurs ce que fes Tri-
.buns n'euflent ofé faire; il ne craignoit pas
-que fes Licteurs vouluflent le repréfenter.
Pour expliquer cependant comment les
Tribuns le repréfentoient quelquefois, il fuf-
fit de concevoir comment le Gouvernement
repréfente le Souverain. La Loi n'étant que
la déclaration de la volonté générale, il eft
.clair que dans la puiilance Législative le peu-
4)le ne peut être repréfente ; mais il peut &
cioit l'être dans la puifTance executive , qui
n'eft que la force appliquée à la Loi. Ceci
fait voir qu'en examinant bien les chofes on
trouveroit que très-peu de Nations ont des
loix. Quoi qu'il en folt , il eft fur que les
Tribuns n'ayant auc^ine partie du pouvoir
SOCIAL. r3j
exécutif , ne purent jamais repreTenter le
Peuple Romain par les droits de leurs char-
ges, mais feulement en ufurpant fur ceux du
Sénat.
Chez les Grecs, tout ce que le Peuple
avoit à faire , il le faifoit par lui-même il
étoit fans celle aflbmblé fur la place. II ha-
bitoit un climat doux , il n'étoit point avi^
de , des efclaves faifoient fes travaux , fa
grande affaire étoit fa liberté. N'ayant plus
les mêmes avantages , comment conferver les
mêmes droits ? Vos climats plus durs vous
donnent plus de befoins * , fix mois de l'an-
îiee la place publique n'eft pas tt^nable, vos
langues fourdes ne peuvent fe faire entendre
en plam air , vous donnez plus à votre gain
qu'à votre liberté , & vous craignez bien
moms l'efclavage que la mifere.
Quoi ! la liberté ne fe maintient qu'à
l'appui de la fervitude ? Peut-être. Lqs deux
excès fe touchent. Tout ce qui n'eft point
dans la nature a fes inconvéniens , & la fo
cieté civile plus que tout le refle. Il y a tel-
les poiitions malheureufes où l'on ne peut
conferver fa liberté qu'aux dépens de celle
4'autrui , & où le Citoyen ne peut être par-
faitement libre, que l'efclave ne foit extrê
mement efclave. Telle étoit la poiltion de
molleOè des Orientaux , c'efè vouloir fe donner
leurs chaînes; c'eft sy foumectre encore % u'a?
celTaiiemeiu qu'eux, ^ ^ "'^
136 D U C O N T R A T
Sparte. Pour vous , peuples modernes , vous
n'avez point d'efclaves , mais vous l'êtes ;
vous payez leur liberté de la votre. Vous
avez beau vanter cette préféience ; j'y trou-
ve plus de lâcheté que d'humanité.
J E n'entends point par tout cela qu'il
faille avoir des efclaves ni que le droit d'ef-
clavage foit légitime , puifque j'ai prouvé le
contraire. Je dis feulement les raifons pour-
quoi les peuples modernes qui fe croient li-
bres ont des Repréfentans, & pourquoi les
peuples anciens n'en avoient pas. Quoi qu'il
en foit 5 à l'inftant qu'un Peuple fe donne
des Repréfentans^ il n'eft plus libre, il n'eft
plus.
Tout bien examiné , je ne vois pas qu'il
foit déformais poflîble au Souverain de con-
ferver parmi nous l'exercice de fes droits, lî
la Cité n'eft très-petite. Mais fi elle eft très-pe-
tite, elle fera fubjuguée ? Non. Je ferai voir
<:i-après * comment on peut réunir la puiflan-
ce extérieure d'un grand Peuple avec la po-
lice aifée , & le bon ordre d'un petit Etat*
* C'eft ce que je m'étois propofé de faire dans
la Tuue de cet ouvrage , lorfiu'en traitant des re-
-Jations externes fenferois venu auxcontédcration>
Matière toure neuve , & eu les principes font en-
core à établir.
CHA.
s a C I A L. 137
CHAPITRE XVI.
Que rinflitmion du Gouvernement n'efl point
un contrat
X-i E pouvoir Législatif une fois bien éta-
bli , il s'agit cVétablir de même le pouvoir
e:xécutif ; car ce dernier , qui n'opère que
par des ades particuliers , n'étant pas de l'ef-
fence de l'autre, en eft naturellement féparé.
S'il étoit polTible que'le Souverain , confidé-
ré comme tel , eut la puiflance executive r
le droit & le fait feroient tellement confon-
dus qu'on ne fauroit plus ce qui eft loi &
ce qui ne l'eft pas , & le corps politique ain-
fi dénaturé , feroit bientôt en proie à la vio-
lence contre laquelle il fut inftitué.
Les Citoyens étant tous égaux par le^
contrat focial, ce que tous doivent faire, tous
peuvent le prefcrire , au lieu que nul n'a
droit d'exiger qu'un autre fàfle ce qu'il ne
fait pas lui-même. Or c'eft proprement ce:
droit , indifpenfable pour faire vivre & m^ou-
voir le corps politique , que le Souverain
donne au Prince en inftituant le Gouver^
nement.
Plusieurs ont pétendu que 1 -ade de*
cet établiflement étoit un contrat entre le-
Peuple &; les chefs qu'il fe donne ; contratr
gar lequel on ftipuloit entre les deux parties^
M. -'
13? D U C O X T R A T
les conditions £o\^ leCquelles TiHi^ s'obK^
geoit à commander, & l'autre à obéir. On
conviendra , je m'a-fliire , que voilà une étran-
ge manière de contraAer. Mais voyons fi oet-
tj opinion eft foutenable,
P R E M I E R E xM E N T , l'autorité fuprême
«e peut pas plus fe modifier que s'aliéner ,
h limiter c'etî la détruire. Il eft abfurde Se
contradidoire que le Souverain fè donne ui>
fupérieur ; s'obliger d'obéir à un maitre >
c'eft fe remettre en pleine liberté.
D E plus , il eft évident que ce contrat da
peuple avec telles ou telles perfonnes feroit
ttn ade particulier. D'où il fuit que ce con»
trat ne fauroit être une loi ni un ade de
fouvevaineté , & que par conféquent il fe»
roit illégitime.
O^ voit encore que les parties contrac-
tantes feroient entr'elks fous la feule loi de
fJature , & fans aucun garant de leurs enga-
gemens réciproques , ce qui répugne de tou-
tes manières à l'état civil : Celui qui a la
force en main étant toujours le maitre de
l'exécution, autant vaudroit donner le non»
de contrat à l'àde d'un homme qui diroit à
on autre ; » je vous donne tout mon bien ,
» à condition que vous m'en rendrez ce
i5 qu'il vous plaira î>..
I L n'y a qu*un contrat dans TEtat , c'efî
celui de l'aifociation ; & celui-là feul en ex-
clut tout autre. On ne fauroit imaginer au-
cun contrat public j ^ui ne ftfi uoe violatioD
du premier.
SOCIAL. 139
à .l» ■ I I ir II I ■■ I II <. m
CHAPITRE XVI L
De Vinftitution du Gouvernements
v3 O u s qu'elle idée faut-il donc recevoir
l*ade par lequel le gouvernement eft inlli-
tué ? Je remarquerai d'abord que cet ade
efl: complexe ou compofé de deux autres ,
favoir l'établi fTement de la loi , 6c l'exécu-
tion de la loi.
Par le premier, le Souverain ftatue qu'il
y aura un corps de Gouvernement établt
fous telle ou telle forme ; & il eft clair que
cet a6te eft une loi.
Par le fécond , le Peuple nomme les chefs
qui feront chargés du Gouvernement établi.
Or cette nomination étant un aâ:e particu-
lier n'eft pas une féconde loi, mais feule-
ment une fuite de la première, & une fonction
du Gouvernement.
La difficulté eft d'entendre comment oa
peut avoir un ade de Gouvernement avant
que le Gouvernement exifte , & comment le
Peuple^ qui n'eft que Souverain ou fujet ,
peut devenir Prince ou Magiftra.t dans cer-
taines circonftances.
C'EST encore ici que fe découvre une dé-
cès étonnantes propriétés du corps politique,
par lefquelles il concilie des opérations con-
tradidoires en apparence. Car celle-ci fe fait
M 2
14a D U C O N T R A T
par une converfion fubite de la Souveraineté
en Démocratie ; enforte que , fans aucun
changement fenfiblejôc feulement par une
rouvelle relation de tous à tous , les Ci-
toyens , devenus Magiftrats , pafTent des ades
généraux aux ades particuliers , &: de la loi
à l'exécution.
Ce changement de relation n'eft point
une fubtilité de fpéculations fans exemple
dans la pratique : il a lieu tous les jours dans
i"e Parlement d'Angleterre, où la Chambre-
ra ÏÏe , en certaines occafions , fe tourne en-
grand comité , pour mieux difcuter les af-
faires , & devient ainii ilmple commifTion , de
Cour Souveraine qu'elle étoit linftant pré-
cédent ; en telle forte qu'elle fe fait enfuite
rapport à elle ^ même comme chambre des
Communes de ce qu'elle vient de régler ea
grand comité, & délibère de nouveau fous
nn titre de ce qu'elle a déjà réfolu fous un
^tre.
Tel eft l'avantage propre au Gouverne--
ment Démocratique, de pouvoir être établi
dans le fait par un fimpie ade de la volonté
générale. Après quoi , ce Gouvernement
provifionnel refte en poileffion, fi telle eil
fe forme adoptée , ou établit au nom du Sou*
verain le Gouvernement prefcrit par la loi ,
& tout fe trouve ainfi dans la règle. Il n'eft
pas poffible d'inftituer le Gouvernement d'au-
-cune autre manière légitime , &. fans renon-
tca âux principes cirdevant étâhJiSv
SOCIAL. 141
CHAPITRE XVIII.
Moyen de prévenir les ufur panons du Gou-
vernement,
D
E ces éclairciflemens il refulte en con-
firmation du chapitre XVI. que Tade qui
mftitue le Gouvernement n'eft point un con-
trat , mais une Loi, que les dépofitaires de
îa puiiïance executive ne font point les maî-
tres du peuple, mais fes officiers ; qu'il peut
les établir & les deftituer quand il lui plaît ;
qu'il n'eft point queftion pour eux de con-
trader, mais d'obéir, & qu'en fe chargeant
des fondions que TEtat leur impofe,ils ne
font que remplir leur devoir de Citoyens ,
fans avoir en aucune forte le droit de dif-
puter fur les conditions.
Quand donc il arrive que le Peuple inf.
titue un Gouvernement héréditaire, foit mo-
narchique dans une famille , foit ariftocrati-
que dans un ordre de Citoyens , ce n'eft point
un engagement qu'il prend ; c'eft une forme
provifionnelle qu'il donne à l'adminifti ation j,
jufqu'à ce qu'il lui plaife d'en ordonner au-^
trement.
ï L eft vrai que ces changemens font tou-
jours dangereux , & qu'il ne faut jamais
mucher au Gouvernement établi ,.que lorf-
^u'il devient incompatible avec le bien ga-
t^z DU CONTRAT
blic ; mais cette circonfpedion efi: une maxi-
me de politique & non pas une règle de droit,
& l'Etat n'eft pas plus tenu de laiiTer l'auto-
rité civile à fes chefs , que l'autorité militaire
à fes Généraux.
I L eft vrai encore qu'on ne fauroit en pa-
reil cas obferver avec trop de foin toutes
îes formalités requifes pour diftinguer un
aâ:e régulier & légitime d'un tumulte fédi-
tieux , &: la volonté de tout un peuple des
clameurs d'une fadion. C'cft ici fur-tout
qu'il ne faut donner au cas odieux que ce
qu'on ne peut lui refufer dans toute la ri-
gueur du droit , & c'ell auffi de cette obli-
gation que le Prince tire un grand avantage
pour conferver fa puiiTance malgré le peu-
ple , fans qu'on puiiTe dire qu'il l'ait ufur-
pée : car en paroiflant n'ufer que de fes
droits , il lui eft fort aifé de les étendre , &
d'empêcher, fous le prétexte du repos pu-
blic, les aifemblées deftinées à rétablir le bon
ordre ; de forte qu'il fe prévaut d'un filen- ,
ce qu'il empêche de rompre , ou des irrégu-
larités qu'il fait commettre , pour fuppofer
en fa faveur l'aveu de ceux que la crainte
fait taire , & pour punir ceux qui ofent
parler. C'eft ainfi que ks Décemvirs ayant-
été d'abord élus pour un an , puis conti-
nués pour une autre année , tentèrent de
retenir à perpétuité leur pouvoir, en ne per-
mettant plus aux comices de s'aflembler i
SOCIAL» i^j
êc c'eft par ce facile moyen que tous les
Gouvernemens du monde , une fois revêtus,
de la force publique , ufurpent tôt ou tard
l'autorité Souveraine.
Les aflemblées périodiques , dont j'ai par-
lé ci-devant , font propres à prévenir ou dil>
férer ce malheur, fur-tout quand elles n'ont
pas befoin de convocation formelle ; car
alors le Prince ne fçauroit les empêcher fans
fe déclarer ouvertement infradeur des Loix,,
& ennemi de l'Etat.
L'OUVERTURE de ces aflemblées r
qui n'ont pour objet que le maintien du traité
focial, doit toujours fe faire par deux pro-
pofitions qu'on ne puiffe jamais fupprimer ,;
& qui paflent féparément par les fuÂFrages.
La première; s^iî ftah au Souverain ds
.conferver la prcfe me forme de Gouvernements
La féconde ; s'il plan au Peuple d'e».
laijfer radmimflration à ceux qui en fonp
aâuellemcnt chargés,
J E fuppofe ici que je crois avoir dé-
montré , favoir, qu'il n'y a dans l'Etat au-
cune loi fondamentale qui ne fe puifle révo-
quer , non pas même le pade focial ; car d
tous les Citoyens s'afïèmbloient pour rom-
pre ce paâre d'un commun accord , on ne
peut douter qu'il ne fut très - légitimement
rompu. Grotius penfe même que chacun
peut renoncer à TEtat dont il eft membre,.
& reprendre fa liberté naturelle & fes biens >
144 DUCONTRAT SOCIAL.
en fortant du pays *. Or il feroit ab farde
que tous les Citoyens réunis ne puflent pas
ce que peut (épai-ément chacun d'eux.
* Bien entendu qu'on re quitte pas pour éluder
fon devoir, & fe dilpenfer de fervir la patrie au
moment qu'elle a befoin de nous. La fuite alors
feroir criminelle & punilfable i ce ne feroit plus
retraite , mais défertion.i
Fin du Livre troifieme^
ÎLITRE
t) u
CONTRAT SOCIAL,
G U
PRINCIPES
D U
DROIT POLITIQUE,
LIVRE IV.
CHAPITRE I.
Que la volonté générale efl indeflruUible,
Ant que plufieurs hommes réunis fe
confidérent comme un feul corps , ils n'ont
qu'une feule volonté , qui fe rapporte à la
commune confervation , & au bien-être gé-
néral. Alors tous les refiorts de l'Etat font
vigoureux & fimples, fes maximes font clai-
res & lumineufes , il n'a point d'intérêts
embrouillés , contradidoires , le bien com-
mun fe montre par- tout avec évidence , &
ne demande que du bon fens pour être ap-
^erçu. La paix , l'union-, légalité font en*
M
146 DU CONTRAT
neniies des fubtilités politiques. Les hom-
mes droits & (Impies font difficiles à trom-
per à caufe de leur fimplicité ; les leurres ,
les prétextes ratînés ne leur en impofenc
point , ils ne font pas même afiez fins pour
être dupes. Quand on voit chez le plus heu-
reux peuple du monde des troupes de payfans
régler les aôaires de l'Etat (ous un chêne ,
6: fe conduire toujours fagement , peut-on
s'empêcher de méprifer les rafinemens des
autres nations qui fe rendent illuftres &
tniférables avec tant d'art & de myfleres ?
XJ n Etat ainfi gouverné a befoin de très-
peu de Loix , & à mefure qu'il devient né-
ceiTaire d'en promulguer de nouvelles, cet-
te nécenfité fe voit univerfellement. Le pre-
mier qui les propofe ne fait que dire ce que
tous ont déjà fenti , & il n'eft queftion ni
de brigues ni déloquence pour faire paf-
fer en loi ce que chacun a déjà ré fol u de
faire, fi-tôt qu'il fera fur que les autres le
feront comme lui.
Ce qui trompe les raifonneurs, c'eft que
i\Q voyant que des Etats mal coniVirués dès
leur origine , ils font frappés de l'impoffibi-
lité d'y maintenir une femblable police. Ils
lient d'imaginer toutes les fottifes qu'un
'fourbe adroit , un parleur iniînuant pour-
roit perfuâder au peuple de Paris ou de
Londres. Ils ne fçavent pas que Cromwel
^Qt été mis aux fonnêtes par le peuple de
Berne , & le Duc de Beaufort à la difcipli-
ne par les Genevois.
SOCIAL. Î47
Mats quand le nœud focial commence à
fe relâcher, & l'Etat à s'afiToibiir, quand les
intérêts particuliers commencent à fe faire
fentir , & les petites fociétés à influer fur
îa grande , l'intérêt commun s'altère & trou-
ve des oppofans , l'unanimité ne régne plus
dans les voix, la volonté générale n'eft plus
la volonté de tous , il s'élève des contradic-
tions , des débats , & le meilleur avis ne
pafle point fans difputes.
Enfin, quand l'Etat , près de fa ruine ,
ne fubfifte plus que par une forme illu-
foire & vaine , que le lien focial eft rompu
dans tous les cœurs, que le plus vil intérêt
fe pare effrontément du nom facré da bien
public , alors la volonté générale devient
muette ; tous guidés par ûqs motifs fecrets,
n'opinent pas plus comme Citoyens, que (î
l'Etat n'eut jamais exifté, & l'on fait paffer
fauffement fous le nom de Loix des décrets
iniques qui n'ont pour but que l'intérêt par-
ticulier.
S'ENSUIT -IL de -là que la volonté
générale foit anéantie on corrompue? Non,
elle eft toujours confiante , inaltérable 8ç
pure ; mais eU^ eft fubordonnée à d'autres
qui l'emportent; fur elle. Chacun , détachant
fon intérêt de l'intérêt commun , voit bien
qu'il ne peut l'en fiparer tout-à-fait , mais
fa part du mal pubUc ne lui paroît rien au-
près du bien exchifif qu'il prétend s'appro-
prier. Ce bien particulier excepté, il veut
N z
1^8 DU CONTRAT
le bien général pour Ton propre intérêt, tout
auin fortement qu'aucun autre ; même en
vendant fon fufFrage à prix d'argent , il
n'éteint pas en lui la volonté générale , il
l'élude. La faute qu'il commet efl: de chan-
ger l'état de la queftion , & de répondre au-
tre chofe que ce qu'on lui demande : en-
forte qu'au lieu de dire par fon fuffrage ,
il eft avantageux à l'Etat ., il dit , il eji
avantageux à tel homme ou à tel parti ,
que tel ou tel avis pajfe. Ainfi la loi de l'or-
dre public , dans les afTemblées , n'eft pas
tant d'y maintenir la volonté générale, que
de faire qu'elle foit toujours interrogée, &
qu'elle réponde toujours.
J ' A u R o I s ici bien des réflexions à
faire fur le fimple droit de voter dans tout
afte de fouveraincté ; droit que rien ne peut
ôter aux Citoyens , & fur celui d'opiner ,
de propofer , de divifer , de difcuter , que
le Gouvernement a toujours grand foin de
ne laifler qu'à fes membres ; mais cette im-
portante matière demanderoit un traité à
part , & je ne puis tout dire dans celui-ci.
CHAPITRE II.
Des Suffrages,
o
N voit par le chapitre précédent que
la niauiere dont fe traitent les affaires gêné-
SOCIAL. 149
f-aîes, peut donner une indice aflez fûre de
ï*état aduel des mœurs , & de la fante da
corps politique. Plus le concert régne dans
les aflemblées , c'eft-à-dire , plus les avis
approchent de l'unanimité, plus auflfi la vo-
lonté générale eft dominante ; mais les longs
débats , les diflentions, le tumulte, annon-
cent l'afcendant des intérêts particuliers ôc
le déclin de l'Etat.
Ceci paroît moins évident quand deux
eu plufieurs ordres entrent dans fa confti-
tution , comme à Rome les Praticiens & les
Plébéiens , dont les querelles troublèrent
fouvent les comices , même dans les plus
beaux tems de la République ; mais cette
exception eft plus apparente que réelle : car
alors par le ^/ice inhérent au corps politique
on a , pour ainfi dire , deux Etats en un ; ce
qui n'eft pas vrai des deux enfemble, eft vrai
de chacun féparément. Et en efïèt, dans les
tems mêmes les plus orageux, les plébifcites
du peuple , quand le Sénat ne s'en mêloic
pas , paflbient toujours tranquillement & à
la grande pluralité des fulTrages : le-s Ci-
toyens n'ayant qu'un intérêt, le peuple n'a^
voit qu'une volonté.
A l'autre extrémité du cercle l'unanimité
revient. C'eft quand les Citoyens , tombés
dans la fervitude , n'ont plus ni liberté
m volonté. Alors la crainte & la flatterie
changent en acclamations les fulTrages ; om
N 5
^.jo DU CONTRAT
ne délibère plus , on adore ou l'on maudit.
Telle e'toit la vile manière d'opiner du Sé-
nat fous les Empereurs. Quelquefois cela
fe failoit avec dos précautions ridicules :
Tacite ohferve que fous Othon les Séna-
teurs , accablant Vitellius d'exécrations ,
affedoient de faire en même-tems un bruit
épouvantable , afin que , fi par hazard il de-
venoit le maître , il ne put fçavcir ce que
chacun d'eux avoit dit.
De ces diverfes confidérations nainent
les maximes fur lefquelles on doit régler la
manière de compter les voix , & de compa-
rer les avis , félon que la volonté générale
eft plus ou moins facile à connoitre, ôc lE-
tat plus ou moins déclinant.
I L n'y a qu'une feule loi qui , par fa na-
ture , exige un confentement unanime. C'eft
le paile focial : car l'aflbciation civile eft
l'ade du monde le plus voloncaire ; tout hom-
me étant né libre & maître de lui-même,
nul ne peut , fous quelque prétexte que ce
puiffe être , l'affujettir fans fon aveu. Déci-
der que le fils d'un efclave naît efclave, c'eft
décider qu'il ne naît pas homme.
Si donc lors du paâre focial il s'y trouve
des oppofans, leur oppofition n'invalide pas
le contrat ^ elle empêche feulement qu'ils
n'y foient compris ; ce font des étrangers
parmi les Citoyens. Quajîd tÊtat eft infii-
tué , le confentement eft dans la réfidencei
SOCIAL. %0
habiter le territoire , c'ed fe foumettre ^
la fouveraineté *.
Hors ce contrat primif , la voix d'j
plus grand nombre oblige toujours tous les
autres ; c'eft une fuite du contrat même. Mai»
on demande comment un homme peut être
libre , & forcé de fe conformer à des vo-»
lontés qui ne font pas ks fiennes. Corn-
ment les oppofans font-ils libres & fournis
à d<is loix auxquelles ils n'ont pas confenti,
^ J E réponds que la queftion eft mal po-
fée. Le Citoyen confent à toutes les loix,
même à celles qu'on pafle malgré lui , &
même à celles qui le puniïïent quand il ofe
en violer quelqu'une. La volonté confiante
de tous les membres de l'Etat eft la volon-
té générale ; c'eft par elle qu'ils font Ci-
toyens & libres * *. Quand on propofe
une loi dans l'aflemblée du Peuple , ce
qu'on leur demande n'eft pas précifémenù
s'ils approuvent la propofition , ou s'ils la re-
* Ceci doit toujours s'entendre d'un Etat libr^;
car, d'ailleurs, la famille , les biens, le défaut
d'afyle , la néceflité , la violence , peuvent rt te-
nir un habitant dans le pays malgré lui, & aies
«on fejour feul ne fuppore plus Ton confentemcnt
au contrat ou a la violation du contrat.
*c ^ ,^^"^* <^" lit^ 3u devant des pt ifons & fur
les fers des galériens ce mot : Libertas, Cette an-
plication de la devife e/l belle & jufte. En efleï ,
il^nV a que les malfaiteurs de tous états qui em-
pêchent le Citoyen d'être libre. Dans un payç où
tous ces gens-là feroient aux Galères , on iouaoic
de la plus parfaite liberté.
N 4
t^i D U C O N T R AT
Jettent ? mais fi elle eft conforme on non à
Ja volonté générale qui eft la leur ; chacun y
en donnant ion fulfrage , dit fon avis là-
deiTus , &. du calcul des voix fe tire la dé-
claration de la volonté générale. Quand
donc l'avis contraire au mien l'emporte ,
cela ne prouve autre chofe, fi-non que je
m'étois trompé , &: que ce que j'eftimois
être la volonté générale ne l'étoit pas. Si
mon avis particulier l'eut emporté , j'aurois
fait autre chofe que ce que j'avois voulu ,
c'eft alors que je n'aurois pas été libre.
Ceci fuppofé , il efl: vrai que tous les
caracberes de la volonté générale font en-
core dans la pluralité : quand ils ceflent d'y
être , quelque parti qu'on prenne , il n'y a
plus de liberté.
E N montrant ci - devant comment on
fubftituûit des volontés particulières à la vo^
lonté générale dans les délibérations publia
ques , j'ai fuffifamment indiqué les moyens
praticables de prévenir cet abus ; j'en par-
lerai encore ci- après. A l'égard du nombre
proportionnel des fufifrages pour déclarer
cette volonté , j*ai aufTi donné les principes
fur lefquels on peut le déterminer. La dif-
férence d'une feule voix rompt l'égalité , un
feul oppofant rompt l'unanimité; mais entre
l'unanim.ité 6c l'égalité il y a plufieurs parta-
ges inégaux, à chacun defquels on peut hxer
ce nombre félon l'état ôcles befoins du corps
politique..
SOCIAL. ï^
Deux maximes générales peuvent fervir
à régler ces rapports ; l'une , que plus les
délibérations font importantes & graves >.
plus l'avis qui l'emporte doit approcher de
l'unanimité ; l'autre , que plus l'affaire agi-
tée exige de célérité , plus on doit reiïer-
rer la différence prefcrite dans le partage
des avis ; dans les délibératioiîs qu'il faut
terminer fur le champ , l'excédent d'une feu-
le voix doit fijffire. La première de ces ma-
ximes paroît plus convenable aux loix , &:
îà féconde aux affaires. Quoi qu'iF en foit ,
c'eft fur leur combinaifon que s'établifTent
les meilleurs rapports qu'on peut donner à
la pluralité pour prononcer.
CHAPITRE III.
Des Ele6iionr»
L'EGARD des éleârions du Prince
& des Magiftrats , qui font , comme je l'ai
dit , des ades complexes, il y a deux voies
pour y procéder ; fçavoir , le choix & le
fort. L'une & l'autre ont été employées en
diverfes Républiques , & l'on voit encore
aduellement un mélange très-compliqué de
deux dans l'éledion du Doge de Venife.
Le fnffrage par le fort , dit Montefquieu ^
efl de la nature de la Démocratie , j'en con-
tiens, mais comment cela ? Le fort , conti^
154 DU CONTRAT
nue-t-il , e_fî une façon d'élire qui n'afflige
perfonne ; il laijfe à chaque Citoyen une ef-
pérance raifonnable de fervir la patrie. Ce
ne font pas-là des raifons.
S I l'on fait attention que l'éleârion des
chefs e(ï une fondion du Gouvernen:ient ,
& non de la Souveraineté, on verra pour-
quoi la voie du fort eft plus dans la nauire
de la Démocratie , où l'adminillration eft
d'autant meilleure que les adirés en font
moins multipliés.
Dans toute véritable Démocratie la
Magiftrature n'eft pas un avantage , mais
une charge onéreufe, qu'on ne peut juge-
ment impofer à un particulier plutôt qu'à
un autre. La loi feule peut impofer cette
charge à celui fur qui le fort tombera. Car
alors la condition étant égale pour tous, &
le choix ne dépendant d'aucune volonté hu-.
maine , il n'y a point d'aplication particu-
lière qui altère l'univerfalité de la loi.
Dans l'Ariftocratie le Prince choifit le
Prince , le Gouvernement fe conferve par
lui-même , ôc c'eft-là que les fuffrages font
bien placés.
L'EXEMPLE de Véketïon du Doge de
Venife confirme cette difiindion loin de la
détruire : cette forme mêlée convient dans
un Gouvernement mixte. Car c'eft une er-
reur de prendre le Gouvernement de Ve-
nife pour une véritable Ariftocratie. Si le
Peuple n'y a nulle part au Gouvernement ^
SOCIAL. 155
la nobkfTe y eft peuple elle-même. Une
ïnukitade de pauvres Barnabotes n'appro-
cha januis d'aucune magiftrature , & n'a de
fa nobleffe que levain titre d'excellence,
6c le droit d'aiTifter au Grand Confeil. Ce
grand Confeil étant aufTi nombreux que
notre Confeil Général à Genève , Tes illuf-
tres membres n'ont pas plus de privilèges
que nos fimples Citoyens. Il eft certa n
qu'5tant l'extrême difparitédes deux Repu^
bUques , la bourgeoifie de Genève repré-
fente exaffcement !a Pâtriciat Vénitien; nos
natifs ôc habitans repréfentent les Citadms
& le peuple de Venife ; nos payfans re-
préfentent les fujets de terre-ferme : enfia
Se quelque manière que Von coniidere cet-
te République , abftraaiion faite de fa gran-
deur, fon Gouvernement n'eft pas plus ^arif-
tocratique que le nôtre. Toute la différen-
ce eft que , n'ayant aucun chef à vie , nous
n'avons pas le même befoin du fort*
L E s éledions par fort auroient peu d'in-
convéniens dans une véritable Démocratie ^
où tout étant égal , auffi bien par les mœurs
& par les talens , que par les maximes 6c
par la fortune , le choix deviendroit pref-
mie indifférent. Mai? j^ai déjà dit qu'il n'y
avoit point de véritable Démocratie.
Qu A N D le choix & le fort fe trouvent
mêlés , le premier doit remphr les places qui
demandent des talens propres, telles que es
emplois militaires; Vautre convient à celles
*î«S DU CON-TRAT
ou fuffifentle bon-fens, la juftice , Mme-
fà œ'ouÏ^H ''"' '"/Marges de jadîcare,
parce que dans un état bien conftitué ces
qualités font communes à tous les Citoyen"
dantle rn "' ''' '^^'^'•"2" n'ont aucun\,eu
dans le Gouvernement monarchique. Le Mo-
narq«e étant de droit feu! Prince & Mag,f.
partiën?"'.'JV''°'-^ '^^'' HeutenansnV
parient qu'à lu,. Quand l'Abbé de sL
bres n r ç ^""^^'.«^ d'en élire les mem,
Pofetde changer la forme du Gouvernement
donn/'I'! °"^ P""'" '^^ '^ manière d9
donner & de recueillir les voix dans l'afl-em-
ouedf. P'"P'« ' n'»*^ Pe-'t-étre l'hiftori-
que de la police Romaine , à cet égard , ex-
pl.quera-t.il plus fçnfiblement toutes les
maximes que je pourrois établir. II n'eft oa,
.nd.g„e d-un ledeur judicieux de vlC
peu en détail comment fe traitoient lesafi.
ftires publiques & particulières dans un
Confeil de deux cens mille hommes.
CHAPITRE IV.
Des Comices rjrnains.
No
-L -^ U us n avons nuls monumens bienaf^
Jures des premiers tems de Rome ; il y a
même grande apparence que la plupart de.
SOCIAL. «57
Chofes qu'on e» débite font des fables * .;
.:& en général la partie la plus inftruaive
des annales des peuples , qui eft l'hiftoire
de leuii établifiement , eft celle qui nous
manque le plus. L'expérience nous apprend
tous les jours de quelles caufes naiilent les
révolutions des empires ; mais comme il
ne fe forme plus de peuples , nous n'avons
gueres que des conjedures pour expliquer
comment ils fe font formés.
Les ufages qu'on trouve établis atteftent
au moins qu'il y eut une origine à ces ufa-
ges. Des traditions qui remontent à ces ori-
gines , celles qu'appuient les plus grandes
autorités, & que de plus fortes raifons cor-
tîrment , doivent paiTer pour les plus certai-
nes. Voilà les maximes que j'ai tâché de
fuivre en recherchant comment le plus li-
bre & le plus puilTaut peuple de la terre
exerçoit fon pouvoir fuprême.
A P R È s la fondation de Rome, la Répu-
blique naiflante , c'eft-à-dire , l'armée du
fondateur, compofée d'Albains, de Sabins,
.& d'étrangers, fut divifée en trois clafTes ,
qui de cette divifion prirent le nom de Tn-
hus. Chacune de ces Tribus fut fubdivifée
en dix Curies, 6c chaque Curie en Décu-
* Le nom de Rome , qu'on prérend venir de Ro-
fUHlHs , e(l Grec , & figniHe Joru, le nom de K*»»*
clt Grec auffi , Ôc figaifie Loi, Quelle apparence
que les deux premiers Rois de cette Ville aient
porté d'avaQce des noms û bien relatifs à ce qu'ils
ODt fait ?
158 D U C O N r R A T
ries , à la tête defquelles on mit des cheft
appelles Curions & Décurions,
Outre cela on tira de chaque Tribu
un corps de cent Cavaliers ou Chevaliers,
appelle Centurie : par où l'on voit que ces
divifions , peu néceffaires dans un bourg ,
n'étoient d'abord que militaires. Maisilfem-
ble qu'un inftindt de grandeur portoit la pe-
tite ville de Rome à fe donner d'avance une
police convenable à la capitale du monde.
D E ce premier partage réfulta bientôt
un inconvénient. C'eft que la Tribu des Al-
bains ( ^ ) & celle de Sabins {b) reftant tou-
jours au même état , tandis que celle des
étrangers ( c ) croiflbit fans ceffe par le con-
cours perpe'tuel de ceux-ci, cette dernière
ne tarda pas à furpaiTer les deux autres.
Le remède que Servius trouva à ce dan-
gereux abus , fut de changer la divifion , &
à celle des races qu'il abolit , d'en fub-
ftituer une autre tirée des lieux de la ville
occupés par chaque Tribu. Au lieu de trois
Tribus il en fît quatre ; chacune defquelles
<)ccupoit une des collines de Rome, & en por-
toit le nom. Ainfl remédiant à l'inégalité pré-
fente , il la prévint encore pour l'avenir , &
afin que cette divifion ne fut pas feulement
de lieux , mais d'hommes , il défendit aux
habitans d'un quartier de pafler dans un
autre , ce qui empêcha les races de fe
confondre.
( a ) Ramnenftt, ( b) Tatienfts^ ( c ) Lucirct,
SOCIAL. 1^9
î L doubla aufïi les trois anciennes centu-
ries de Cavalerie , & y en ajouta douze
autres ,mais toujours fous les anciens noms;
moyen {impie Se judicieux par lequel il ache-
va de diftinguer le corps des Chevaliers de
celui du Peuple , fans faire murmurer ce
dernier.
A ces quatre Tribus urbaines Servius en
ajouta qumze autres appellées Tribus rufti-
ques, parce qu'elles étoient formées des ha-
bitans de la campagne , partagés en autant
de cantons. Dans la fuite on en fit autant de
nouvelles , & le Peuple romain fe trouva en-
fin divifé en trente-cinq Tribus ; nombre
auquel elles refterent fixées jufqu'à la fin de
ia République,
D E cette diftindtion des Tribus de la VïU
le , & des Tribus de la campagne , refulta
un eiïet digne d'être obfervé, parce qu'il
n'y en a point d'autre exemple , & que
Rome lui dut à la fois la confervation de
fes mœurs , & l'accroilTement de fon empire.
On croiroit que les Tribus urbaines s'arro-
gèrent bientôt ja puiHance & les honneurs,
& ne tardèrent pas d'avilir les Tribus ruf-
tiques ; ce fut tout le contraire. On con-
noît le goût des premiers Romains pour la
vie champêtre. Ce goût leur venoit du fage
inftituteur , qui unit à la liberté les travaux
ruftiques & militaires , & reléga , pour ainfî
dire à la ville , les arts , les métiers , l'in-
trigue , la fortune & l'efclavage.
n6o D U C O N T R A T
' Ainsi tout ce que Rome avoit d'illuf-
tre, vivant^aux champs, &c cultivant les ter-
res, on s'accoutuma à n^ chercher que là
les foutiens de la République. Cet état étant
celui des plus dignes Patriciens , fat hono-
ré de tout le monde : la vie iimple ôc labo-
rieufe des Villageois fut préférée à la vie
oifive & lâche des Bourgeois de Rome , &
tel n'eut été qu'urî malheureux prolétaire à
la ville, qui, laboureur aux champs, devint
un Citoyen refpecTié. Ce n'eft pas fans rai-
fon , difoit Vairon , que nos magnanim.es
ancêtres établirent au Village la pépinière
de ces robuftes & vaîllans hommes , qui
les défendoient en tems de guerre , & les
riOwrrifToient en tems de paix. Pline ditpo-
fitivement que les Tribus des champs étoient
honorées à caufc des liommes qui les com-
pofoient ; au heu qu'on transféroit par igno-
nûme , dans celles de la Ville , les lâches
qu on vouloit avilir. Le Sabin Appius Clau-
dius , étant venu s'établir à Rome, y fut
comblé d'honneurs & infcrit dans une Tri-
bu ruflique , qui prit dans la fuite le nom
de fa famiUe. Entin les affranchis entroient
tous dans Tes Tribus urbaines , pmais dans
les rurales , & il n'y a pas, durant toute la
République, un feul exemple d'aucun de ces
aifranchii parvenu à aucune magiifrature >
quoique devenu Citoyen.
Cette maxime étoit excellente ; mais
t fut pouflee fi loin qu'il en réfulta enfin
UR
s O C I A L. 161
vm changement & certainement un abus dans
là police.
Premièrement, les Cenfeurs ,
après s'être arrogé long-tems le droit de
transférer arbitrairement les citoyens d'une
Tribu à l'autre, permirent à la plupart de
fe faire infcrire dans celle qu'il leur plai-
foit ; permifTion qui furement n'étoit bon-
ne à rien , & ôtoit un des grands reflbrts
de la cenfure. De plus , les Grands &
lès.puiflans fe faifant tous mfcrire dans
les Tribus de la campagne , & les af-
franchis devenus Gitoyens, reftant avec la
populace dans celles de la ville , les Tribus
en général n'eurent plus de lieu ni de ter-
ritoire ; mais toutes retrouvèrent tellement
mêlées qu'on ne pouvoit plus difcerner les -
membres de chacune que par les^ regiftres ,
enforte- que l'idée du mot Tribu paiTa-
ainii du réel au perfonnel , ou plutôt de-
vint prefque une chimère.
Il arriva encore que les Tribus àe h vïU
le, étant plus à portée , fe trouvèrent fou-
vent les plus fortes dans les comices , de ven-
dirent l'Etat à ceux qui daignoient acheter
les fuffrages de la canaille qui ks compo-
foit. ^
A L' E G A R D des Curies , rinftituteur en
ayant fait dix en chaque Tribu , tout le peu-
ple romain alors renfermé dans les murs de
la ville , fe trouva compofé de trente Gu-
n€S; dont chacune avoit fes temples , fts-
O
i6i DU CONTRAT
Dieux , fes orikiers , Tes prêtres , & (qs fêtes
appellées compitalia femblables aux Pagana-
lia qu'eurent dans la fuite les Tribus ruf-
tiques
Au nouveau partage de Servius, ce nom-
bre de trente ne pouvant fe répartir égale-
ment dans ces quatre Tribus > il n'y voulut
point toucher, & les Curies, indépendantes
àçiS Tribus, devinrent une autre divifion dits
habitans de Rome : mais il ne fut point
queftion de Curies , ni dans les Tribus ruf-
tiques , ni dans le peuple qui les compo-
foit ; parce que les Tribus étant devenues
un établiiTement purement civil , & une au-
tre police ayant été introduite pour la levée
des troupes, les divifions militaires de Romu-
lus fe trouvèrent fuperflues. Ainfi, quoique
tout Citoyen fut infcrit dans une Tribu , il
s'en felloit beaucoup que chacun ne le fut
dans une Curie.
Servius fit encore une troifieme divi-
fion, qui n'avoit aucun rapport aux deux
précédentes, & devint par fes effets la plus
importante de toutes. Il diftribua tout le
peuple romain en ilx clafles , qu'il ne diftin-
gua ni par le lieu ni par les hommes , mais
par les biens : enforte que les premières claf-
fes étoient remplies par les riches , les der-
3aieres par les pauvres , & les moyennes par
ceux qui jouifToient d'une fortune médiocre.
Ces fixclaiTes étoient fubdivitées en 193 au-
tres- corps appelles, centuides i & ces corps
SOCIAL. 165
étolent tellement diftribués , que la premie»
re ClalTe en comprenoit feule plus de la moi-
tié , Se la dernière n'en formoit qu'un feul.
Il fe trouva ainfi , que la ClaHe la moins nom^
breufe en hommes , l'étoit le plus en centu-
ries , & que la dernière clafle entière n'étoit
comptée que pour une fubdivifion , bien
qu'elle contînt feule plus de la moitié des
habitans de Rome.
A F F I N que le peuple pénétrât moins les
conféquences de cette dernière forme, Ser-
vins aflfeda de lui donner un air militaire :
il inféra dans la féconde clafle deux centu-
ries d'armuriers , & deux d'inflrumens de
guerre dans la quatrième. Dans chaque Claf-
fe , excepté la dernière ,il diftingua les jeunes
&. les vieux , c'eft-à-dire , ceux qui étoient
obligés de porter les armes , Ôc ceux que
leur âge en exemptoit parlesloix ; diftindioni
qui , plus que celle des biens , produifit la
néceflité de recommencer fouvent le cen$
ou dénombrement : enfin , il voulut que
l'alTernblée (e tint au champ de Mars, & que
tous ceux qui étoient en âge de fervir y
vinflent avec leurs armes.
La raifon pour laquelle il ne fuivit pas
dans la dernière clalTe cette même divifion
des jeunes & des vieux , c'eft qu'on n'accor-
doit point à la populace , dont elle étoit
co mpofée , l'honneur de porter les armes pour
là patrie ; il falloit avoir des foyers pour oh-
teeii- le droit de les défendre ;'& de ces in-
0 i
i64 D U C O N T R A T
nombrables troupes de gueux, dont brillent
aujourd'hui les armées des Rois , il n'y en a
pas un , peut-être , qui n'eut été cliaiTé avec
dédain d'une cohorte roi-naine, quand les fol-
dats étoient les dé^enfeurs de la liberté.
On diftingua pourtant encore dans la der-
nière clafîe tes prolétaires de ceux qu'on ap-
pelloit capite cenfi. Les premiers ,non tout—
à-fait réduits à rien,donnoient au moins des^
Citoyens à l'Etat , quelquefois nïême des fol-
dats dans les befoins preflans. Pour ceux qur
n'avoient rien du tout,&: qu'on ne pouvoit
dénombrer que par leurs têtes , ils étoient-
tout-à-feit regardés comme nuls , & Ma-,
rius fut lè premier qui daigna les entoiler.
Sans décider ici fi ce troilieme dénom*.
brement étoit bon ou mativais en lui-même ^..
je crois pouvoir affirmer 'qu'il n'y avoit que
les mœurs fimples des premiers Romains,
leur défintéreflement , leur goût pour l'agri-
culture , leur mépris pour le commerce &•
pour l'ardeur du- gain , qui pufTent le rendre-
praticable. Où eft le peuple moderne chez-
lequel la dévorante avidité ,1'efpiit inquiet,
J'intrigue , les dcplacemens continuels , les-
perpétuelles révolutions de fortunes , puf-
fent laiiTer durer vingt ans un pareil établif-:
fement fans boulevener tout l'Etat? Il faut
même bien remarquer que les moeurs & la-
cenfure, plus fortes que cette inftitution,en-
corrigerent le vice à Rome, & que tel riche
ie vit relégué dans la clafle des pauvres j»
£our avoir trop étalé fa richeflea
SOCIAL. i6^:
De tout ceci l'on peut comprendre aife-
ment pourquoi il n'eft prefque jamais fait
m^ention que de cinq cîaifes, quoiqu'il y en
eut réellement: fix, La fixieme, ne fourniOant:
ni foldats à l'armée, ni votans au champ de
Mars *, & n'étant prefque d'aucun ufage dans
la république, étoit rarement comptée pour
quelque chofe.
Telles furent lès différentes divifions
du peuple Romain. Voyons à préfent l'effet
qu'elles produifoient dans les alTemblées. Ces
aflemblées légitimement convoquées s'appel-
\o]Qnt Com:ces ;e\ks fe tenoient ordinaire^,
ment dans la place de Rome ou au champ de
Mars, & fe diffiguoient en Comices par Cu=.-
ries , Comices par Centurie^ , & Comices
par Tribus, félon celle de ces trois formes fur-
laquelle elles étoient ordonnées : les Comi-
ces par Curies étoient de l'inflitution de Ro^;
mulu^ , ceux par Centuries de Servius , ceux '
pr Tribus des Tribuns du peuple. Aucune
loi^ ne recevoit la fandion , aucun Maeiilrat
n'etoit élu que dans les Comices , & comme -
1) n'y avoit aucun Citoyen qui ne fut infcrit
dans une Curie, dans une Centurie, ou dans,
une Tnbu, il s'enfuit qu'aucun Citoyen n'é-
toit exclus du droit de fuffrage, & que îé,
que NciiiembJoient les Conuees par centuries • dans
les deux autres formtsle peuple s'affernbi ."r au
t ou ailleurs , & alors les Capne ce.^ï avo enL
i66 D U C O N T R A T
Peuple Romain étoit véritablement Souve-
rain de droit & de fait.
Pour que les Comices fulTent légitime-
ment ailemblés,& que ce qui s'y faifoit eiit
force de loi , il felloit trois conditions : la
première , que le corps ou le Magiftrat qui
les convoquoit fut revêtu pour cela de l'au-
torité néceffaire : la féconde , que l'aflemblée
fe fît un des jours permis par la loi ; la troi-
Ceme , que les augures fufient favorables.
La raifon du premier règlement n'a pas
befoin d'être expliquée. Le fécond eft une
affaire de police ; ainfi il n'étoit pas permis
de tenir les Comices les jours de fériés &: de
marché , où les gens de la campagne venant à
Borne, pour leurs affaires, n'avoient pas le
tems de paffer la journée dans la place pu-
blique. Par le troifiemie > le Sénat tenoit en
bride un peuple fier & remuant , & tempé-
roit à propos l'ardeur des Tribuns féditieux;
mais ceux-ci trouvèrent plus d'un moyen de
fe délivrer de cette gêne.
Les loix & l'éleâion des chefs n'étoient
pas les feuls points fournis au jugement des
Comices. Le peuple romain , ayant ufurpé
les plus importantes fonftioBs du Cor.verne-
mentjon peut dire que le fort de l'Europe"
étoit réglé dans fes affemblées. Cette variété-
d'objets donnoit lieu aux diverfes formes que
prenoient ces a ffemblées , félon les matières
fur lefquelles il avoir k prononcer.
Po UK jug ex de ces diverfes forines , il
SOCIAL. ^6r
fuffit de les comparer. Romulus, en inftituant
les Cunes avoit en vue de contenir le Sénat
par le peuple, & le peuple par le Sénat, en
dominant également fur tous. Il donna donc
au peuple, par cette forme, toute ^autorité
du nombre pour balancer celle de la puif»
tance & des richeffes qu'il laiifoit aux Pa-
triciens. Mais félon l'efprit de la Monarchie,
Il laifîa cependant plus d'avantage aux Pa-
tnciens y par l'influence de leurs Cliens fur la
pluralité des fuffrages. Cette admirable infti-
tutiondes Patrons & des Cliens, fut un chef^
d œuvre de politique & d'humanité , fans le-
quel le Patriciat , fi conti-aire à l'efprit de la
République, n'eût pu fubfifter. Rome feule
a eu 1 honneur de donner au monde ce bel
exemple , duquel il ne réfulta jamais d'abus ,
& qui pourtant n'a jamais été fuivi.
hSW "?^"^?,^o™^ ^es Curies ayant
fuofifle fous les Rois jufqu'à Servius,& le
règne du dernier Tarquin n'étant point com-
pte pour légitime, cela fit diftinguer géné-
ralement les loix royales par le nom dUege,
S o u s la République les Curies , toujours
bornées aux quatre Tribus urbaines , & ne
contenant plus que la populace de Rome,
ne pouvoient convenir ni au Sénat qui étoit
a Ja tête des Patriciens , ni aux Tribuns qui ,
quoique plébéiens, étoientàîa tête des Ci=-
toyensaifés Elles tombèrent donc dans le
diicredit,^ leu,- aviliiTeinent fut tel , que
r6? D U C O N T R A T
leurs trente Liâreurs aflemblés feifoient es
que les Comices par Curies auroient dû
feire.
La division par Centuries étoit (i
favorable à l'Aril^ocratie, qu'on ne voit pas
d'abord comment le Se'nat ne l'emportoit
pas toujours dans les Comices qui portoient
ce nom , & par lefquels étoient élus les Con-
fuls , les Cenfeurs , & les autres Magillrats
curules. En eifet , des cent quatre-vingt-
treize Centuries qui formoient les fix Claf-
fes de tout le peuple Romain , la première
Claïïe, en comprenant quatre-vingt-dix-huit,
& les voix ne fe comptant que par Centu-
ries , cette feule première ClalTe TemportoÎÊ
en nombre de voix fur toutes les autres*
Quand toutes tes Centuries étoient d'accord
on ne concinuoit pas même à recueillir les
fuffragesice qu'avoit décidé le plus petit
nombre pafToit pour une décifiorï de la mul-
titude j & l'on peut dire que , dans les Comi-
ces par Centuries, les affaires fe régloient à
la pluralité des écus , bien plus qii'à celle
des voix.
Maïs cette extrême autorité fe tempe-
roit par deux moyens. Premièrement les
Tribuns pour l'ordmaire , & toujours un
grand nombre de Plébéiens , étant dans la
Clafie des riches , balançoient le crédit des
Patriciens dans cette première Clafle.
Le second moyen confiftoit en ceci ,
qu'au lieu de faire d'abord votée les Centu-
ries
SOCIAL. r«<,
■ries félon leur ordre, ce qui auroit toujours
tait commencer par la première, on en tiroit
une au fort, & celle-là * procédoit feule à
I eleition ; après quoi toutes les Centuries
appellees un autre jour félon leur rang ré
petoient la même éledion , & la confirmoient
ordmairement. On ôtoit ainfi l'autorité de
„.. „,„,^ „.,„, , fucorite de
I exemple au rang pour la donner au fort
félon le pnncipe de la De'mocratie.
Il réfukoit de cet ufage un autre avan-
tage encore ; c'eft que les Citoyens de la
campagne avoient le tems entre les deux
- eleftions , de s'informer du mérite du Can
didat proviConnellement nommé, artn de ne
donner leur voix qu'avec connoifTance de
caufe. Mais fous prétexte de célérité , l'on
vint a bout d'abolir cet ufage, & les deux
éle&ions fe firent le même jour.
Les Comices par Tribus étoient pro-
prement le Confeil du peuple romain, fls'
ne fe convoquoient que par les Tribuns ; les
Tribuns y étoient élas,& y paflbient leurs
plebifates. Non-feulement le Sénat n'y avoit
point de rang, il n'avoir pas même le droit
d y afllfter & forcés d'obéir à des loix fur
lefquelles ils n'avoient pu voter , les Séna
teursa cet égard étoient moins libres a^l
les derniers Citoyens. Cette injuftice étoit
',ui -on d;,f„Xif ^l^d^!%^^^tà
<ïu'eli venu le moc de i^ré^o^^r^c. ' ^ ^^^^ ^e-U
P
X70 DU CONTRAT
tout-à-fait raal entendue , & fuffifoit feule
pour invalider les décrets d'un corps ou tout
fes membres n'étoient pas admis. Quand tous
les Patriciens eufTent afllfté à ces Comices
félon le droit qu'ils en avoient comme Ci-
toyens , devenus alors fimples particuliers ,
i's n'eulTent guère influé fur une torme de
fufFraaes qui fe recueilloient par tète , &
où le moindre prolétaire pouvoit autant que
le Prince du Sénat. .
O N voit donc qu'outre 1 ordre qui reful-
toit de ces diverfes diftributions pour le re-
cueiUement des fuffrages d'un h grand peu-
ple , ces diftributions ne fe reduifoient pas a
des formes indifférentes en elles-mêmes ,
mais que chacune avoit des eifets relatifs aux
vues qui la faifoient préférer.
S AN s entrer là-delTus en de plus longs
détails', il réfulte des éclairciitemens précé-
dens, que les Comices par Tribus eroient
\s plus favorables au Gouvernement popu-
laire , & les Comices par Centuries à l'Arif-
tocratie. A l'égard des Comices par Curies où
la feule popul-ce de Rome formoit la plura-
lité, comme ils n'étoient bons qu'à favori-
fer la tyrannie & les mauvais deflems , ils
durent tomber dans le d.'cri, les féditieux
eux-m:mes s'dtftenant d'an moyen qui met-
toit tr.p à d couvert lears projets. Il eft
certai que toute la majelk du Peuple
Romai . ne fe trouvoit q le dans les Comices
par Ce tuiles , qui feuls étoient complets
SOCIAL. 171
attendu que dans les Comices par Curies man.
quoientîes Tribus ruftiques , & dans les Co.
mices par Tribus , le Sénat &]es Patriciens.
Q u A N T à la manière de recueillir les
fuflfi-ages , elle étoit chez les premiers Ro-
mains aufli limple que leurs mœurs, quoique
moins fimple encore qu'à Sparte. Chacun
donnoit Ton fufFrage à haute voix , un Gref-
fier les écrivoit à mefure ; pluralité' de voix
dans chaque Tribu déterminoit le fufFrage
de la Tribu , pluralité de voix entre les
Tribus déterminoit le fuifrage du peuple ,
& ainii des Curies & des Centuries. Cet
ufage étoit bon tant que l'honnêteté régnoic
entre les Citoyens , & que chacun avoic
honte de donner publiquement fon fuffraga
à un avis injufte, ou à un fujet indigne ;
mais quand le peuple fe corrompit, & qu'oo.
acheta les voix , il convint qu'elles fe don-
naflent en fecret pour contenir les ache-
teurs par la déhance , & fournir aux fripons
le moyen de n'être pas qqs traîtres.
J E fçais que Cceron blâme ce change-
ment , & lui attribue en partie la ruine
de la République. Mais quoique je fente
!e poids que doit avoir ici l'autorité de
Ciceron , je ne puis être de fon avis. Je
penfe au contraire, que, pour n'avoir pas
taitaflez de cliangemens femblables , o 1 c-
célera la perte de l'Etat. Comme -• : e
des gens fains n'eft pas propre aux mala ies,
il ne taut pas vouloir gouverner un peujic
P z
171 DU CONTRAT
corrompu par les mêmes Loix qui convien-
nent à un bon peuple. Rien ne prouve mieux
cette maxime , que la durée de la Républi-
que de Veriife , dont le fimulacre exirte en-
core, uniquement parce que fes loix ne con-
viennent qu'à de médians hommes*
O N diftribua donc aux Citoyens des ta-
blettes par lefquelles chacun pouvoir voter
fans qu'on Içùt quel étoit fon avis. On éta-
blit auiTi de nouvelles formalités pour le
recueillement des tablettes, le compte àa
voix ^ la comparaifon des nombres, &c. Ce
qui n'empêcha pas que la hdélité des OHi-
ciers , chargés de ces tondions * , ne tut
fouvent fufpeâiée. On fit enfin , pour em-
pêcher !a brigue &: le trafic des fuffrages ,
des Edits dont la multitude montre linu-
tilité.
Vers les derniers tems , on étoit feu-
vent contraint de recourir à des expédiens
extrordinaires pour fuppléer à l'infufiifance
des loix. Tantôt on fuppofoit des prodi-
ges ; mais ce moyen qui pouvoit en impo-
fer au peuple n'en impofoit pas à ceux qui
le gouvernoient , tantôt on convoquoit bruf-
quement une aflemblée avant que les Candi-
dats enflent eu le tems de faire leurs brigues;
tantôt on confumoit toute une féance à par-
ler , quand on voyoit le peuple gagné prêt
à prendre un mauvais parti : mais enfin
* Cufludes , Diribitores , Rogatores fulTragio-
rum.
SOCIAL. 173
l'ambition éluda tout ; & ce qu'il y a d'in-
croyable, c'eft qu'au milieu de tant d'abus,
ce peuple immenfe , à la faveur de fes an-
ciens réglemens , ne laiflbit pas d'élire les
Magîftrats , de paiTer les loix, de juger les
caufes , d'expédier les affaires particulières
& publiques , prefque avec autant de faci-
lité qu'eut pu faire le Sénat lui-même.
CHAPITRE V.
Du Tribunat»
\^ Uand on ne peut établir uneexadle
proportion entre les parties conftitucives de
l'Etat , ou que des cauf s inde(lru6bibles en
altèrent fans cefTe les rapports , alors on
inftitue une magiftrature particulière , qui
ne fait point corps avec les autres , qui
replace chaque terme dans fon vrai rap-
port, & qui fait une lïaifon ou un moyen
erme , foit entre le Prince & ^e peuple, foit
entre le Prince & le Souverain, foit à la fois
des deux cotés s'ileft néceTaire.
Ce corps , que j'appellerai Tribunaty^d
îe confervateur des loix & du pouvoir lé-
gillatif. Il fert quelquefois à protéger le
Souverain contre le Gouvernement, comme
faifoient à Rome les Tribuns du peuple ;
quelquefois à foutenir le Gouvernement
contre le Peuple , comme fait m v;.i tenant à
p }
174 DU CONTRAT
Venife le confcil des Dix , & quelquefois
à mainreiiir l'équilibre de part éc d'autre ,
comme faifoient les Ephores à Sparte.
Le Tribunat n'eft point une partie conf-
titurive de la Ciré , &. ne doit avoir aucu-
TiC portion de la Puiiïance légiflative ni de
de l'executive , mais c'eft en cela même que
la fienre ell: plus grande : car ne pouvant
rien faire :, il peut tout empêcher. 11 eil plus
facré &: plus révéré, comme défenfeur des
Lcix. que le Prince qui les exécute, & que
le Souverain qui les donne. C'eft ce qu'on
vit bien clairement à Bome quand ces fers
Patriciens , qui mépriferent toujours le
peuple entier , furent forcés de fléchir de-
vant un fimple Officier du peuple , qui n'a-
voit ni aufpices ni jurifdidion.
Le Tribunat , fagement tempéré , eft le
plus ferme appui d'une bonne confiitution i
mais pour peu de force qu'il ait de trop ,
il renverfe tout : à l'égard de fa foibleiTe ,
elle n'eft pas dans fa nature , & pourvu
qu'il foit quelque chofe , il n'eft jamais
moins qu'il ne faut.
I L dégénère en tyrannie quand il ufur-
pe la puiflance executive dont il n'eft que le
modérateur, & qu'il veut difpofer les loix
qu'il ne doit que protéger. L'énorme pou-
voir des Ephores , qui fut fans danger,
tant que Sparte conferva fes mœurs , en
accéléra la corruption commencée. Le fang
d'Agis égorgé par ce$ tyrans , fut vengé par
SOCIAL 175
foîi fucceïïeur ; le crime & le châtiment
des Ephores hâtèrent également la perte
de la République, & après Cléomene Spar-
te ne fut plus rien. Rome périt encore par
la même voie , & le pouvoir excefTif des
Tribuns, ufurpé par degrés , fervit enfin à
l'aide des loix faites pour la liberté , de
fauve-garde aux Empereurs qui la détrui-
firent. Quant au Confeil des Dix à Venife;
c'eft un Tribunal de fang , horrible égale-
ment aux Patriciens 6c au Peuple , & qui ,
loin de protéger hautement les loix , ne
fert plus, après leur aviiiflement, qu'à por-
ter dans les ténèbres des coups qu'on n'ofe
appercevoir.
Le Tribunat s'aiToiblit comme le Gou-
vernement par la multiplication de fes mem-
bres. Quand les Tribuns du peuple romain ,
d'abord au nombre de deux , puis de cino ,
voulurent doubler ce nombre', le Sénat lés
laifTa faire , bien fur de contenir les uns
par ks autres ; ce qui ne manqua pas d'ar-
river. ^
L E meilleur moyen de prévenir les ufur-^
pations d'un {\ redoutable corps , moyen
dont nul Gouvernement ne s'eft avifé j'uf-
qu'ici, feroit de ne pas rendre ce corps
permanent , mais de régler des intervalles
durant lefquels il refteroit fupprimé. Ces
sntervalles , qui ne doivent pas être alTeJ:
gi*ands pour laifTer aux abus le tems de
.5'aiFermir , peuvent être fixés par la loi.
^76 DU CONTRAT
de manière qu'il foit aifé de les abréger
au befoin par des commilBons extraor-
dinaires.
C E moyen me paroît fans inconvénient ,
parce que, comme je l'ai dit, leTribunat,
ne faifant point partie de la conftitution ,
peut être oté fans qu'elle en fouffre ; & il
me paroît efiicace , parce qu'un Magiftrat
nouvellement rétabli ne part point du- pou-
voir qu'avoit fon prédécelleur , mais de ce-
lui que la loi lui donne.
CHAPITRE VI.
De la. DiBstîire,
JLj 'Inflexibilité des loix , qui les
empêche de fe plier aux événemens ^ peut
en certains cas les rendre pernicieufes , &
caufer par elles la perte de l'Etat dans fa
crife. L'ordre & la lenteur des formes de-
mandent un efpace de te m s que les cir-
confiances refufent quelquefois. Il peut fe
préfenter mille cas auxquels le Légillateur
n'a point pourvu , & c'eft une prévoyan-
ce très-néceflaire de fentir qu'on ne peut
tout prévoir.
I L ne faut donc pas vouloir affermir les
inflitutions politiques jufqu'à s'ôter le pou-
voir d'en fufpendre l'effet. Sparte elle-même
a laiiTé dormir fes loix.
s o c r A Lo
177-
M A T s il n'y a que les plus grands dan-
gers qui puiflent balancer celui d'altérer l'or^
dre public , & l'on ne doit jamais arrêter
le pouvoir facrë des loix que quand il s'a-
git du falut de la patrie. Dans ces cas ra^
res & manifeftes , on pourvoit à la fureté
publique par un ade particulier qui en re^
met la charge au plus digne. Cette com^
miffion peut fe donner de deux manières
félon refpece du danger.
S I pour y remédier il fuffit d'augmenter
l'adivité du Gouvernement , on le concen-
tre dans un ou deux de fes membres : ainli
ce n'eft pas l'autorité des loix qu'on altère >,
mais feulement la forme de leur adminif-
tration. Que fi le péril eft tel que î'appareH
des loix foit un obftacle à s'en garantir ,
alors on nomme un chef fuprême qui faiïs
taire toutes les loix , & fufpende un moment
l'autorité Souveraine ; en pareil cas la vo*
lonté générale n'eft pas douteufe , & il eft
évident que la première intention du peu-
ple eft que l'Etat ne périfTe pas. De cette
manière la fufpçnfion de l'autorité légiflati-
ve ne l'abolit point , le Magiftrat qui la
fait taire ne peut la faire parler , il la do»
miae fans pouvoir la repréfenter ; il peut
tout faire , excepté des loix..
L E premier moyen s'employoit par le
Sénat Romain , quand il chargeoit les Con«
fuis, par une formule confacrée , de pour-
voir au falut de la République ; le fécond
17» DU CONTRAT
avoit lieu qu?nd un des deux Confuls nom-
moit un Didrateur * , ufage dont Albe
avoit donné l'exemple à Romer
Dans les commencemens de la Répu-
blique on eut très-fouvent recours à la Dic-
tature, parce que l'Etat n'avoit pas encore
une afliete alTez tixe pour pouvoir fe foutenir
par la feule force de fa confticution. Les
mœurs rendant alors fuperflues bien -des
précautions qui eu fient été néceffaires dans
un autre tems,on ne craignoit ni qu'un Dic-
tateur abufàt de fon autorité , ni qu'il ten-
tât de la garder au delà du terme. Il fem-
bloit, au contraire , qu'un h grand pouvoir
fut à charge à celui qui en étoit revêtu ,
tant il fe hâtoit de s'en défaire , comme fî
c'eût été un pofte trop pénible & trop pé-
rilleux de tenir la place des loix.
Aussi n'eft-ce pas !e danger de l'abus ,
mais celui de ravilifTement, qui me fait blâmer
l'ufage indifcret de cette fuprème Magirtra-
ture dans les premiers tems. Car , tandis
qu'on la prodiguoit à des Elections, à des
Dédicaces , à des chofes de pure formalité,
il étoit à craindre qu'elle ne devint moins
redoutable au befoin , & qu'on ne s'accou-
tumât à regarder comme un vain titre ce-
lui qu'on n'employoit qu'à de vaines céré-
monies.
♦ Cette nomînatron fe faifoit de nuit 8c en Ce-
cret , comme (i l'on avoit eu honte de mettre um
homme au dciTus des loix.
SOCIAL. 179
Vers la fin de la République, les Ro-
mains, devenus plus circonfpevSts , ménagè-
rent la Dictature avec aulli peu de raifon
qu'ils l'avoient prodiguée autrefois. Il étoit
aifé de voir que leur crainte étoit mal fon-
dée , que la foiblefle de la capitale faifoit
alors fa fureté contre les Magiftrats qu'elle
avoit dans fon fein , qu'un Diârateur pou-
voie en certains cas défendre la liberté pu-
blique fans jamais y pouvoir attenter , &
que les fers de Rome ne feroient point for-
gés dans Rome même , mais dans fes armées :
le peu de réiiitance que firent Mari us à Syl-
la , & Pompée à Céfar , montra bien ce
qu'on pou voit attendre de l'autorité du de-
dans contre la force du dehors.
Cette erreur leur fit faire de gran-
des fautes. Telle , par exemple , fut celle
de n'avoir pas nommé un Dictateur dans
l'affaire de Catilina ; car, comme il n'étoit
queftion que du dedans de la ville , & tout
au plus , de quelque province d'Italie ?
avec l'autorité fans bornes que les Loix don-
noient au Didateur , il eut facilement dif-
fipé la conjuration qui ne fut étouffée que
par un concours d'heureux hazards que ja-
mais la prudence humaine ne devoit atten-
dre.
A u lieu de. cela le Sénat fe contenta de
remettre tout fon pouvoir aux Confuls ;
d'où il arriva, que Cicéron , pour agir efiî-
e.\cement , fut contraint de paffer ce pou-
i8o DU GQNTRAT
voir dans un point capital , & que , fi le^
premiers tranfports de joie drent approuve^
fa conduite y ce fut avec julHce que dans la
fuite on lui demanda compte du fang des
Citoyens verfe contre les loix ; reproche
qu'on n'eut pu faire à un Didateur. Mais
l'éloquence du Conful entraîna tout ; &:
lui-même, quoique Romain, aimant mieux
fa gloire que fa patrie, ne cherchoit pas tant
le moyen le plus légitime & le plus fur de
iàuver l'Etat , que celui d'avoir tout l'hon-
neur de cette aflfaire *. AufTi fut-il honoré
juftement comme libérateur de Rome , 6c
juftement puni comme infradeur des loix»
Quelque brillant qu'ait été fon rappel , il
cft certain que ce fut une grâce.
Au refte, de quelque manière que cette
importante comimifîlon foit conférée , il im.-
pone d'en fixer la durée à un terme très-
coure , qui iamais ne puifle être prolongé i
dans les crifes qui la font établir , l'Etat efl
bientôt détruit ou fauve , &: , paiTé lebefoin
prelTant , la Didature devient tyrannique
ou vaine. A Rome les Didateurs ne l'étant
que pour fix mois , la plupart abdiquèrent
avant ce terme. Si le terme eut été plus
long , peut-être euflent-ils été tentés de le
prolonger, encore, comme firent les Décenir.
* Q."^^ ce dont il ne pouvoir fe ré;?ondre en
pr poianc un Diclareur , n'o:ant fe nomnjer lui-
Tc\^n\>t , & ne pouvant s'afTurer que fou cc-llégue
le nonmicroiCa
s <3 C I A L. ï8,
vvîrs celui d'une année. Le Diârateur n'avoit
que le tems de pourvoir au betbin qui l'a-
yoit fait élire , il n'avoit pas celui de fonger
à d'autres projets.
CHAPITRE VII.
Ue la Cenfure,
D..
E MÊME que la déclaration de la
volonté générale fe fait par la loi , la dé-
claration du jugement public fe fait par
h Cenfure ; l'opinion publique eft i'efpece
de loi dont le Cenfeur eft le Miniftre , &
qu'il ne fait qu'appliquer aux cas particu-
liers , à l'exemple du Prince.
Loin donc que le tribunal cenforial foit
l'arbitre de l'opinion du peuple , il n'en eft
que le déclarateur , 8c fi-tôt qu'il s'en écar-
te, fes décifions font vaines & fans effet.
I L E s T inutile de diftinguer les mœurs
d'une Nation des objets de fon eftime ; car
tout cela tient au même priricipe , & fe con-
fond néceffairement- Chez tous les peuples
du monde , ce n'eft point la nature , mais
l'opinion , qui décide du choix de leurs
plailirs. Redreffez les opinions des hommes,
& leurs mœurs s'épureront d'elles-mêmes.
On aime toujours ce qui eft beau ou ce
qu'on trouve tel , mais c'ei^ fur ce juge-
iTîent qu'on fe trompe ; c'eft donc ce ju^e-
i8i
DU CONTRAT
ment qu'il s'agit de régler. Qui juge des
mœurs juge de l'honneur , & qui juge de
l'honneur prend fa loi de l'opinion.
Les opinions d'un peuple naiffent
de fa conftitudon ; quoique la loi ne régie
pas les mœurs , c'eft la législation qui les
fait naitre : quand la légillation s'aftbiblit ,
les mœurs dégénèrent , mais alors le juge-
m.ent des Cenfeurs ne fera pas ce que la
force des loix n'aura pas fait.
Il suit de-là que la Cenfure peut être
utile pour conferver les mœurs , jamais pour
les rétablir. Etablifiez des Cenfeurs durant
la vigueur des Loix; fi-tôt qu'elles l'ont per-
due , tout eft défefpéré ; rien de légiti-
me n'a plus de force lorfque les Loix n'en
ont plus.
La Censure maintient les mœurs en
empêchant les opinions de fe corrompre , en
confervant leur droiture par de fages appli-
cations , quelquefois même en les fixant
lorfqu'elles font encore incertaines. L'ufage
des féconds dans les duels , porté jufqu'à
la fureur dans le Royaume de France , y
fut aboli par ces feuls mots d'un Edit du
Roi ,- quant à ceux qui ont la lâchets d'appeU
1er des fecottds. Ce jugem.ent prévenant ce«
lui du public, le détermina tout d'un coup.
Mais quand les mêmes Edits voulurent pro-
noncer que c'étoit auflTi une lâcheté de fe
battre en duel , ce qui eft très-vrai , mais
contraii-e à l'opinion commune , le public
SOCIAL. ,85
fe moqua de cette décifion fur laquelle fon
jugement etoit déjà porté.
J'AI dit ailleurs * que l'opinion publi-
qnc n'étant point foumife à la contrainte ,
il n'en falloit aucun veftige dans le tribunal
établi pour la repréfenter. On ne peut
trop admirer avec quel art ce refTort , en-
tièrement perdu chez les modernes , étoit
mis en œuvre chez les Romains , & mieux
chez les Lacédémoniens.
U N homme de mauvaifes mœurs ayant
ouvert un bon avis dans leconfeil de Sparte,
les Ephores , fans en tenir compte , firent
propofer le même avis par un Citoyen ver-
tueux. Quel honneur pour l'un , quelle no-
te pour l'autre , fans avoir donné ni louan-
ge m blâme à aucun des deux ! Certains
ivrognes de Samos fouillèrent le Tribunal
des Ephores : le lendemain par Edit public
il fut permis aux Samiens d'être des vilains.
Un vrai châtiment eut été moins févere
qu'une pareille impunité. Quand Sparte a
prononcé fur ce qui eft ou n'eft pas bon-
nête , la Grèce n'appelle paé de fes juge-
mens.
vJirl%?^ ^^'.^ qu'indiquer dans ce chapitre ce que
I ai traite au long dans la Lettre à M. d'Alemberc!
f84
DU CONTRAT
CHAPITRE VIII.
De la Religion Civile.
I .i E s hommes n'eurent point d'abord d'au-
tres Rois que les Dieux , ni d'autre Gou-
vernement que le Théocratique. Ils hrent
le raifonnement de Caligula , & alors ils
raifonnoient jufte. 11 faut une longue aîte-
ration de fentimens & d'idées pour qu on
puiOe fe réfoudre à prendre fon fembla-
ble pour maître , & fe flatter qu on s'en
trouvera bien. _ ^ * i ^a
D E cela feul qu'on mettoit Dieu a la te-
te de chaque fociété politique, il s'enfuivit
qu'il y eut autant de Dieux que de peu-
ples. Deux peuples étrangers l'un à l'autre ,
& prefque toujours ennemis , ne purent
lons-tems reconnoitre un même maître :
Deux armées fe livrant bataille ne fauroient
obéir au même chef. Ainfi des divifions
tiation<vles réfulta le polytheïTme , & de-la
l'intolérance théologique ,& civile, qui na-
turellement eft la même, comme il fera dit
ci-après. , ^ .^
La fantaifie qu'eurent les Grecs de re-
trouver leurs Dieux chez les peuples bar-
bares , vint de celle qu'ils avoient auflfi de
fe regarder comme les Souverains naturels
de ces peuples. Mais c'eft de nos jours une
SOCIAL. i8j
érudition bien ridicule que celle qui roule
fur l'identité des Dieux de diverfes nations;
comme fi Moloch, Saturne, & Chronospou-
voient être le même Dieu ; comme fi le
Baal des Phéniciens, le Zeus des Grecs , &
ie Jupiter des Latins pouvoient être le mê-
me ; comme s'il pouvoit refter quelque
GÎiofe commune à des Etres chimériques
portant des noms différens !
Que fi l'on demande comment dans le
paganifme , où chaque Etat avait fon culte
& fes Dieux , il n'y avoit point de guer-
res de Religion ? Je réponds que c'étoit par.
cela même que chaque Etat, ayant fon culte
propre aufTi bien que fon gouvernement ^
ne diftinguoit point fes Dieux de fes loix*
La guerre politique étoit auiTiThéoiogique;
les dépactemens des Dieux étoient , pour
ainfi dire , fixés par les bornes des Na-
tions. Le Dieu d'un peuple n'avoit aucun
droit fur les autres peuples. Les Dieux des
Païens n'étoient point des Dieux jaloux ;
ils partageoient entr'eux l'empire du monde :
Moyfe même & le Peuple Hébreu fe prê-
toient quelquefois à cette idée en parlanc
du Dieu d'Ifraël. Ils regardoient , ileft vïàip
comme nuls les Dieux des Cananéens y peu-
ples profcrits , voués à la deftrudion , 6c
dont ils dévoient occuper la. place; maisvo-
yez comment ils parloient des divinités des.
peuples voifins qu'il leur étoit défendu d'at-^
taquer! La ^ojjèjjïan de ce qui appartiem à'
Q
1^.6 DU CONTRAT
Chamos votre Dieu , difoit Jephté aux Am-
nionnites , ne vous eft-elle pas légitimement
due? Nous pojfédons au même titre lester^
res que notre Dieu vainqueur s'eftacquifes. '^
C'étoit-là , ce me femble , une parité bien
reconnue entre les droits de Cliamos , &
ceux du Dieu d'Ifraël ,
Mais quand les Juife , fournis aux Roi»
de Babilone,& dans la fuite aux Rois deSi-
rie , voulurent s'obftiner à ne reconnoître
aucun autre Dieu que le leur, ce refus ,
regardé comme une rébellion contre le vain-
queur , leur attira les perfécutions qu'on lit
dans leur hiftoire , & dont on ne voit au-
cun autre exemple avant le Chriftîanifme t»
Chaque Religion eft donc uniquement
attachée aux loix de l'Etat qui la prefcri-
voit , il n'y avoit point d'autre manière de
convertir un peuple , que de l'a(Tervir , ni
d'autres miffionnaires que les conquérans y.
* Nonne ea qn^t pcffîdst C^amos d<.'u tuus tihi jitrt dt~
ientur} Tel eft le texte de la vulgate. Le P. de
Carrières a traduit : Ne creye^vous fas a-vir drtît
de pejjëdcr ce qri »ppArtit»t a Ch'mos votre Dieu? J'i-
gnore la force du texte Hébreu ; mais je vois que
dans la vulgate Jephré reconnoît pollrivement le
droit du Dieu Ch^mos , 6c que le Traducteur
Irançcis afîbiblit cette reccnnoiffaiice par un /t/*»
'^mu qui n'eft pas dans te Latin.
t 11 efl de la dernière évidence que la guerre
des Phociens , appellée guerre facrée , n'étoir point
iuae guerre de Religion. Elle avoit pour objet de
j>unir des façriléges ^ 6c noa de foiuLeure des mé-
•£éan5»
SOCIAL, 187
Se l'obligation de changer de culte étant la
loi des vaincus , il failoit commencer par
vaincre avant d'en parler. Loin que les hom-
mes combattiflent pour les Dieux , c'é-
toient , comme dans Homère , les Dieux
qui combattoient pour les hommes ; chacun
demandoit au fien la viâroire, & la payoic
par de nouveaux autels. Les Romains , avant
de prendre une place , fommoient fes Dieux
de l'abandonner , Se quand ils laifToient aux
Tarentins leurs Dieux irrités , c'eft qu'ils
regardoient alors ces Dieux comme fournis
aux leurs, 8c forcés de leur faire hommage :
ils laiflbient aux vaincus leurs Dieux com-
me ils leur laiflbient leurs loix. Une couron»
ne au Jupiter du capitole étoit fou vent le
feul tribut qu'ils impofoient.
Enfin les Romains ayant étendu avec
leur empire leur culte & leur Dieux , Se
ayant fouvent eux-mêmes adopté ceux des
vaincus en accordant aux uns & aux autres
le droit de Cité , les peuples de ce valle
empire fe trouvèrent infenfiblement avoir
dzs multitudes de Dieux Se de cultes , à-peu-
près les mêmes par-tout ; & voilà comment
le paganifme ne fut enfin dans le monde con-
nu qu'une feule & même Religion.
Ce fut dans ces circonftances que Jefus
vint établir fur la terre un royaume Spiri-
tuel; ce qui, féparant le fyftème théologi-
que du fyftême politique , fit que l'Etat cqC-
fa d'être un , 6c caufa les divifions intefii-
Q -
,88 DU CONTRAT
nés qui n'ont jamais ceiTé d'agirer les peu-
ples chrétiens. Or cette idée nouvelle d'un
royaume de l'autre monde, n'ayant pu ja-
ïïiais entrer dans la tète des païens , ils re-
gardèrent toujours, les Chrétiens comme de
vrais rebelles qui , fous une hypocrite fou-
miirion , ne cherchoient que le moment de
fe rendre indépendans & maitres , & d'u-
furper adroitement l'autorité qu'ils fei-
gnoient de refpeârei dans leur foiblelTe,
Telle fut la caufe des perfécutions.
C E que les païens avoient craint eft
arrivé ; alors tout a changé de face , les
humbles Chrétiens ont changé de langage
& bientôt on a vu ce prétendu royaume
de l'autre monde devenir fous un chef vi-
fible le plus violent defpotifme dans celui-ci.
C E P E N D A N T comme il y a toujours
eu un Prince & des loix civiles , il a réful-
té de cette double puiflance un perpétuel
confliA de jurifdidion qui a rendu toute
bonne politit impoflible dans les Etats chré-
tiens , & l'on n'a jamais pu venir à bout de
5avoir auquel du maître ou du prêtre oq
étoit obligé d'obéir.
Plusieur s peuples cependant , mê-
me dans l'Europe ou à fon voifinage , ont
voulu conferver ou rétablir l'ancien nftéme,
mais fans fuccès ; î'efprit du chriftianifme a
tout gagné. Le culte facré çi\ toujours ref-
té ou redevenu indépendant du Souverain ^
& fans liai fon néceiTaire avec le corps de
SOCIAL. 189
l-^Etat, Mahomet eut des vues très-faines ,
il lia bien fon fyftème politique , & tant que
la forme de fon Gouvernement fubfita fous
les Caliphes fes fuccefleurs , ce Gouverne-
ment fut exaâiement un , & bon en cela;
Mais les Arabes -devenus floriffans , lettrés ,
polis, mous & lâches , furent fubjugués
par des barbares ; alors la divifion entre
les deux pulflances recommença : quoiqu'elle
foit, moins apparente chez les Mahométans
que chez les Chrétiens ^elle y eft pourtant,
fur-tout dans la fede d'Ali ,& il y a des
Etats j. tels que la Perfe , où elle ne cefle
de fe faife fentir.
Pa r m I nous , les Rais- d'Angleterre fe
font établis chefs de l'Eglife , autant en ont
fait les Czars^mais par ce titre ils s'en font
moins rendu !es maîtres que les Minières -;
ils ont moins acquis le droit de la changer ,
que le pouvoir de la maintenir ; ils n'y foat
pas législateurs, ils n'y font que Princes. Pac-
tout où. le Clergé fait un corps * il eft maitre
* Il faut bien remarquer que ce ne font pas
tant des afièmblées formelles , comme celles de
France , qui lient le Clergé en un corps ^ que la
communion des Eglifes. La communion & l'ex^
communication font le pacle focial du Clergé, paét-e
avec lequel il fera toujours le maître des peuples
& des Rois. Tous. les Prttres qui. communiquent
cnfemble font concitoyens .3 fuifent-iU des deux
bouts du monde. Cette invention eft un chet-
d'œuvrc en politique. Il n'y avoit rien de fem.r
blable parmi les Prêtres païens, aufli n'ontiis ja?-
mm fait un corps de Clergé.
190 DU CONTRAT
^ légiflateur dans fa partie. Il y a donc
deux Puifl'ances , deux Souverains en Ae-
gleterre & en Ruflfietout comme ailleurs.
De tous les Auteurs Chrétiens le Phi-
lofophe Hobbes elt le feul qui ait vu le mal
6c le remède , qui ait ofé propofer de réu-
nir les deux têtes de l'aigle, & de tout ra-
mener à l'unité politique , fans laquelle ja-
mais Etat ni gouvernement ne fera bien
conftitué. Mais il a du voir que l'efprit domi-
nateur du Chriftianifme étoit incompatible
avec fon fyftême, & que l'intérêt du Prêtre
feroit toujours plus fort que celui de l'Etat.
Ce n'efl: pas tant ce qu'il y a d'horrible &
de faux dans fa politique, que ce qu'il y a
de jufte & de vrai qui l'a rendue odieufe '♦'.
Je cPvOIS qu'en développant fous ce
point de vue les faits hiftoriques, on réfute-
ront aifément les fentimens oppofés de Baile
& de Warburton , dont l'un prétend que
nulle Religion n'eft utile au corps politique ,
& dont l'autre foutient au contraire que le
Chriftianifme en eft le plus ferme appui. On
prouveroit au premier , que jamais Etat ne
fut fondé , que la Religion ne lui fervit de
bafe , & au fécond que la loi Chrétienr.e eft
au fond plus nuifible qu'utile à la forte conf-
* Voyez enrr'autres dans une Lettre ât Grotius
à fon frère du ii Avril 1645 , ce que ce fçavînt
homme approuve, & ce qu"^il blâme dans le livre
de Cive, \\ ell vrai eue, porté à l'indulgence, il
paroît pardonner à l'Auteur le bien en faveur du
mal ; mais tou: le monde n'eft pas fi clcraeur.
SOCIAL. 191
tutîon de l'Etat. Pour achever de me faire
entendre , il ne faut que donner un peu plus
de précifion aux idées trop vagues de Reli-
gion relatives à mon fujet.
La Religion confideree par rapport
à la fociété, quieftou générale ou particuliè-
re, peut aufTi le divifer en deux efpeces , fça-
voir , la Religion de l'homme & celle du Ci-
toyen. La première , fans temples , fans au-
tels, fans rites, bornée au culte purement
intérieur du Dieu fuprême , & aux devoirs
éternels de la morale , eft la pure & fmiple
Religion de l'Evangile, le vrai Théifrae, Se
ce qu'on peut appeller le droit divin naturel.
L'autre , infcrit dans un feul pays, lui don-
ne fes Dieux , fes Patrons propres & tute-
îaires , elle a fes dogmes , fes rites , fon cuU
te extérieur prefcrit par des loix ; hors la
feule Nation qui la fuit, tout eft pour elle
iniidèle , étranger, barbare ; elle n'étend les
devoirs & les droits de l'homme qu'aufll loin
que fes autels. Telles furent toutes les Reli-
gions des premiers peuples , auxquelles on
peut donner le nom de droit' divin, civil ou
pofitif.
Il Y A une troifieme forte de Religion
plus bizarre , qui donnant aux hommes deux
fégiflations , deux chefs , deux patries , les
Ibumet à des devoirs contradidoires, 6c les
empêche de pouvoir être à la fois dévots Se
Citoyens. Telle eft la Religion des Lamas ,
telle eft celle des Japonois ^ tel eft le Chrif-
r9* D U G O N T R A T
tianifme Romain. On peut appeller celle-ci
la religion du Prêtre. 11 en réfulte une for-
te de droit mixte & infociable qui n'a point
de nom.
A CONSIDÉRER politiquement ces
trois fortes de religions , elles ont toutes
leurs défauts, La troihemeeft fi évidemment
mauvaife , que c'eil perdre le tems de s'a-
lïîufer à le démontrer. Tout ce qui rompt
l'unité fociale ne vaut rien : toutes les infti-
tutions qui mettent l'homme en contradic^
tion avec lui-même ne valent rien.
La seconde eft bonne en ce qu'elle
réunit le culte divin & l'amour des loix,&
que faifant de la patrie l'objet de l'adora-
tion des Citoyens , elle leur apprend que
fervir l'Etat , c'eft en fervir le Dieu tuteîai-
re. C'eft une efpece de Théocratie , dans la-
quelle on ne doit point avoir d'autre pon-
tife que le Prince , ni d'autres prêtres
que les Magiftrats. Alors mourir pour fcn
pays c'eft aller au martyre , violer les loix
c'eft être impie ., & foumettre un coupa-
ble à l'exécration publique , c'eft le dévouer
au courroux des Dieux ; facer eflo.
Mais elle eft mauvaife en ce qu'étant
fondée fur l'erreur & fur le menfonge , elle
trompe les hommes , les rend crédules , fu-
perftitieux ; &: noie levrai culte de la divinité
dans un vain cérémonial. Elle eft mauvaife
encore , quand , devenant exclufive & tyran^
Bique, elle rend un peuple fanguinaire & in^
tolér
I
SOCIAL. 195
tolérant; enforte qu'il ne refpire que meur-
tre & maflacre , & croit faire une adion
fainte en tuant quiconque n'admet pas Tes
Dieux. Cela met un tel peuple dans un état
naturel de guerre avec tous les autres, très-
nuiiible à fa propre fureté.
Reste donc la Religion de l'homme oa
le Chriftianifme , non pas celui d'aujour-
d'liui,mais celui de ^Evangile , qui en eft
tout- à- fait différent. Par cette Religion
fainte , fublime , véritable , les hommes , en-
fans du même Dieu,fe reconnoilTent tous
pour frères , & la fociécé qui les unit ne fe
diffout pas même à la mort.
Mais cette Religion n'ayant nulle rela-
tion particulière avec le corps politique , laide
aux loix la feule force qu'elles tirent d'elles-
mêmes, fans leur en ajouter aucune autre , &
par-là un âts grands liens de la fociété par-
culiere refte fans effet. Bien plus , loin d'at-
tacher les cœurs des Citoyens à l'Etat, elle
les en détache comme de toutes les chofes
de la terre : je ne connois rien de plus con-
traire à l'efprit focial.
On nous dit qu'un peuple de vrais Chré-
tiens formeroit la plus parfaite fociété que
Pon puiffe imaginer. Je ne vois à cette fup-
pofition qu'une grande diificulté ; c'eil
qu'une fociété de vrais chrétiens , ne ferait
plus une fociété d'hommes.
Je dis même que cette fociécé fupofée
m feroit avec toute (a perfedtion ni la plas
104 ^ ^ CONTRAT
forte ni la plus durable. A force d'être par-
faite >,elle manqueroit de liaifon ; fon vice
deftrudeur feroit dans fa perfedion nîéme*
Chacun remplii cit fon devoir ; le peu-
ple feroic fournis aux loix , les chefs feroient
jufles & modérés , les magiflrats intégres >
incorruptibles , les foldats mepriferoient la
mort, il n'y auroit ni vanité, ni luxe,- tout
cela eft fort bien ; mais voyons plus loin.
Le C h Pv I s t I a n I s m e efl une religioa
toute fpirituelîe , occupée uniquement des
choies du Ciel ; la patrie du Chrétien n'efi: pas
de ce monde. 11 fait fon devoir, il eft vrai ; mais
il le fait avec une profonde indifférence fur le
bon ou mauvais fuccès de fes foins. Pourvu
qu'il n'ait rien à fe reprocher , peu lui importe
que tout aille bien ou mal ici-bas. Si l'Etat
eft fioril]ant,à peine ofe-t-il jouir de la fé-
licité publique , il craint de s'enorgueillir de
îa gloire de fon pays ; fi l'Etat dépérit, il
bénit la main de Dieu qui s'appefantit fur
fon peuple.
Pour que la fociété fat paifible, & que
l'harmonie fe maintint, il faudroit que tous
ks Citoyens, fans exception , fuHént égale-
ment bons Chrétiens : mais G malheureufe-
ment il s'y trouve un feuî ambitieux , un feuf
hypocrite , un Catilina , par exemple , un
Cromwel , celui-là très-certainement aura
bon marché de fes pieux compatriotes. La
charité, chrétienne ne permet pas aifément
ût ptiîfer mal de fon prochain. Dès qu'il
SOCIAL. 195
anra trouvé par quelque rufe Tart de leur
en impofer & de s'emparer d'une partie de
l'autorité publique, voilà un homme confti-
tué en dignité ; Dieu veut qu'on le refpec-
te ; bientôt voilà une puilTance ; Dieu veut
qu'on lui obéifle ; le dépofitaire de cette
puiflance en abufe-t-il? C'eft la verge dont
Dieu punit fes enfens. On fe feroit confcience
de chaflèr l'ufurpateur ; il faudroit troubler
le repos public, ufer de violence , verfer du
fang , tout cela s'accorde mal avec la dou-
ceur du Chrétien ; & , après tout , qu'im-
porte qu'on foit libre ou ^erf dans cette val-
lée de miferes ? l'eflentiel efl d'aller en para-
dis , & la réiignation n'eft qu'un moyen de
plus pour cela.
Survient-il quelque guerre étran-
gère , les Citoyens marchent fans peine au
combat ; nul d'entr'eux ne fonge à fuir ; ils
font leur devoir , mais fans paillon pour la
victoire, ils fçavent plutôt mourir que vain-
cre. Qu'ils foient vainqueurs ou vaincus ,
qu'importe ? La providence . ne fait-elle pas
mieux qu'eux ce qu'il leur faut ? Qu'on
imagine quel parti un ennemi fier , impé-
tueux , paffionné peut tirer de leur ftoïcif-
me i Mettez vis-à-vis d'eux ces peuples géné-
reux que dévoroit l'ardent amour delà gloire
de la patrie , fuppofez votre République
chrétienne vis-à-vis de Sparte ou de Rome,
les pieux chrétiens feront battus , écrafés^»
détruits avant d'avoir eu le tems de fe reccrt-
R z
196 D 'J CONTRAT
noicre , ou ne devront leur falut qu'au mé-
pris que leur ennemi concevra pour eux.
Ç'e'toit un beau ferment , à mon gré , que
celui des foldats de Fabiug ; ils ne jurèrent
pas de mourir ou de vaincre, ils jurèrent de
revenir vainqueurs, & tinrent leur ferment.
Jamais des Chrétiens n'en eufTent fait un pa-"
reil , ils auroient cru tenter Dieu.
Mais je me trompe en difant une Ré-
publique Chrétienne ; chacun de ces deux
mots exclut l'autre. Le Chriftianifme ne prê-
che que fervitude & dépendance. Son ef-
prit eft trop favorable à la tyrannie pour
qu'elle n'en profite pas toujours. Les vrais
Chrétiens font faits pour être efclaves ; ils
le fçavent , & ne s'en émeuvent guère ; cet-
te courte vie a trop peu de prix à leurs
yeux.
Les troupes chrétiennes font excellen-
tes , nous dit-on. Je le nie. Qii'on m'en
montre de telles ? Quant à moi , je ne con-
fiois point de troupes chrétiennes. On me
citera les Croifades. Sans difputer fur la va-
leur des Croifés , je remarquerai que bien
loin d'être des chrétiens , c'étoient âQS fol-
dats du prêtre , c'étoient des Citoyens de
l'Eglife ; ils fe battoient pour fon pays fpi-
Lituel , qu'elle avoit rendu temporel on ne
fçait comment. A le bien prendre , ceci
rentre fous le paganifme; comme TEvangile
n'établit point une Religion nationale , tou-
te guerre facrée eft impoiilble parmi les Chré-
tieuô.
SOCIAL, 197
S au s les Empereurs païens les foldats
Chrétiens étoient braves ; tous les Auteurs
Chrétiens l'aflurent , & je le crois : c'étoit
une émulation d'honneur contre les Trou-
pes païennes. Dès que les Empereurs furent
Chrétiens , cette émulation ne fubiîfla plus,
&; quand la Croix eut chafle l'Aigle, toute
la valeur Romaine difparut.
Mais laiflant à part les confidérations
politiques , revenons au droit , & fixons
les principes fur ce point important. Le
droit que le pade focial donne au Souve-
rain fur les fujets , ne padé point , comme
je l'ai dit , les bornes de l'utihté pubhque *.
Les fujets ne doivent donc compte au Sou-
verain de leurs opinions , qu'autant que ces
opinions importent à la communauté. Or ,
il^ importe bien à l'Etat que chaque Citoyen
ait une Religion qui lui faïïe aimer {qs de-
voirs ;■ mais les dogm.es de cette Rehgion
n'intéreflent ni lEtat nifes membres, qiT'au-
tant que Cqs dogmes fe rapportent à la mo-
rale, & aux devoirs que\eiui qui la pro-
feffe eft tenu de remplir envers autrui. Cha-
* rDi.vj la Répul>liq:tc , dit le M. d'A . . ch.umi e(î
p*rf,t:tcfnc:-:t U!:rc tr, ce qui ne mitt t^as auK Autres. Voi-
la la borne invariable; on ne 'peut la poier plus
exactement. Je n'ai pu me refufer au plaifir de-
citer quelquefois ce manufcrit , quoique non con-
nu du public, pour rendre honneur à la mémoi-
re d'u:i homme liluftre & refpeétable , qui avoit
corJerve jufques dans le Miniftere le cœur d'un-
vrai Citoyen,, & àts vues droites 6c faines fur ie
Gouvetnemeac de fcn pays»
198 DU CONTRAT
cun peut avoir au furplus telles opinions
qu'il lui plait, fans qu'il apartienne au Sou-
verain d'en connoître. Car , comme il n'a
point de compétence dans l'autre monde ,
quel que foit le fort des Sujets dans la vie
à venir , ce n'eft pas fon affaire, pourvu
qu'ils foient bons Citoyens dans celle-ci.
Il Y A donc une profefTion de foi pu-
rement civile , dont il appartient au Souve-
rain de fixer les articles , non pas prccifé-
ment comme dogmes de Religion, mais com-
me fentimens de fociabilité, fans lefquels il
eft impoffible d'être bon Citoyen ni Sujet
fidèle *. Sans pouvoir obliger perfonne à
les croire , il peut bannir de l'Etat quicon-
que ne les croit pas ; il peut le bannir , non
comme impie , mais comme infociable , com-
me incapable d'aimer fincérement les loix ,
la juftice , & d'immoler au befoin fa vie à
fon devoir. Que fi quelqu'un , après avoir re-
connu publiquement ces mêmes dogmes, fe
conduit comme ne les croyant pas, qu'il foit
puni de mort, il a commis le plus grand des
crimes , il a menti devant les loix.
Les dogmes de. la Religion civile doi-
* Ccfar plaidant peur Cariltna , râchoit à'érablir
le dogme de la mortaiiré de l'ame ; Caton & Ci-
céron , pour le réfuter , ne s'amuferent point à phi-
lofopher ■ ils fe contencerent de raontrer que Cé-
fhr parloir en mauvais Citoyen, 6c avançoir une
docfrine pcrnicieure à l'Htar. En effet , voiià de
qu'A devoir ju.ser le Sénat de Home , Se liou (iuue
quellion de Theologi'e,.
SOCIAL. î^9
vent être fimples, en petit nombre, énoncés
avec précifion , fans explications ni com-
mentaires. L'exiftence de la Divinité puif-
fante , intelligente, bienfaifante , prévoyan-
te & pourvoyante ; la vie à venir , le bon-
heur des juftes , le châtiment des méchans ,
la fainteté du Contrat focial & des Loix ,
voilà les dogmes pofitifs. Quant aux dog-
mes négatifs , je les borne à un feul , c'eii
l'intolérance : elle rentre dans les cultes que
nous avons exclus.
Ceux qui diftinguent l'intolérance ci-
vile & l'intolérance théologique fe trom-
pent à mon avis. Ces deux intolérances
font inféparables. Il eft impoflTible de vivi*e
en paix avec des gens qu'on croit damnés ;
les aimer feroit fiaïr Dieu qui les punit ; il
faut abfolument qu'on les ramené ou qu'on
les tourmente. Par-tout où l'intolérance théo-
logique eft admife , il eft impofifible qu'elle
n'ait pas quelque effet civil , & fj-tôt qu'elle
en a , le Souverain n'eft plus Souverain ,
même au temporel ; dès-lors les Prêtres font
les vrais maîtres; les Rois ne font que leurs
officiers..
Maintenant qu'il n'y a plus,&qu*iî
ne peut plus y avoir de Religion nationale
exclulive , on doit tolérer toutes celles qui
tolèrent les autres , autant que leurs dogmes
n'ont rien de contraire aux devoirs du Ci-
toyen, Mais quiconque ofe dire : hors de
fÈgîsfc point de faim , doit être chaiTé de
zoo DU CONTRAT SOCIAL/
l'Etat , à moins que l'Etat ne Toit l'Eglife y
&: que le Prince ne foit le Pontife. Un tel
dogme n'eft bon que dans un Gouvernement
Théocratique , dans tout autre il eft perni-
cieux, i-a raifon fur laquelle on dit qu'Henri
I V. embrafla la Religion romaine , la de-
vioit faire quitter à tout honnête homme ,
êc fur-tout à tout Prince qui fçauroit rai-
fon ne r.
A
CHAPITRE IX.
Conclufion,
Près avoir pofe les vrais principes
du droit politique , &: tàcHé de fonder l'E-
tat fur fa bafe , il refieroit à l'appuyer par
fes relations externes ; ce qui comprendroit
le droit des gens , le commerce , le droit
de la guerre , & les conquêtes , le droit
public , les ligues , les ne'gociations , les trai-
tés , 6cc. Mais tout cela forme un nouvel
objet trop vafie pour ma courte vue ; j'aurois
du la tîxer toujours plus pi es de moi».
FIN.
LETTRE
A
M. DE BEAUMONT5
J.J- ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENEVE.
I
JEAN jAqUES ROUSSEAIT,
CITOYEN DE GENEVE.
A
^CHRISTOPHE DE BEAUMONT ,
Archevêque de Paris , Dtêc de St. Qloud,
Pair de Frmce , Commandeur de
l'Ordre du St. Efprit ^ Provifeur
de Sorbonne , ^c.
Da veniam fi quid liberius dixi , non ad con-
tumeliam tuam, fed ad defenfionem meam.
Praefumfi enim de gravitate & prudentiâ tua^
quia potes confiderare quantam mihi réf.
pondendi neceiTitatem impofueris.
Aug, Epijf, 1.1% ad Pafcent:
"A AMSTERDAM,
Chez MARC MICHEL RE Y,
M, DCC, h^llî,
JEAN JAqUES ROUSSEAU,
Citoyen de Genève ,
A
CHRISTOPHE DE BEAUMONT,
Archevêque de Paris.
X O u R d u o r , faut-il , Monfeîgneur, que j'are
quelque chofe à vous dire ? Quelle langue coin^
mune pouvons-,nous parler, comment pouvons*
nous nous encendre. & quV a-t-il entre vous
& moi ?
Cependant, il faut vous répondre ; c'eft
vous-même qui m'y forcez. Si vous n'euiïîez at^
taque que mon livre , je vous aurois laifTé dire •
mais vous attaquez aulTi ma perfonne ^ 8c , plui
vous avez d'autorité parmi les hommes, moins
ït m eit permis de me taire, quand vous vou^
lez me deshonorer.
Je ne puis m'empêcher, en commençant cet.
te Lettre de réfléchir fur les bizarreries de ma
deftinec. Elle en a qui n'ont été que pour moi.
jETois ne avec quelque talent, le public
la juge ainfi Cependant j'ai pafTé ma jeunef^
fe dans une heureufe obfcurité , dont je ne
cherchois point a fortir. Si je Tavois cher-
che , cela même eut été une bizarrerie que du-
rant tout le feu du premier âge je n'eufTe pu
reufîlr, & que j'eulTe trop réuffi dans la fuite!
quand ce feu commençoit à pafTer. J approchois
de ma quarantième année, Ôc j'avois , au lieu
d une fortune que j'ai toujours méprifée , 8c
d un nom qu'on m'a fait payer ficher, le re-
pos & des amis, les deux feuls biens dont mon
cœur foit avide. Une miférable queftion d'A-
wdemiç m'aguani l'efpriï malgré moi me jetc»
^ L E T T R E ^ ,
daris un métier pour, lequel je n'étois point fait;
un Vuccès inatcerida m'y montra des attraits qui
m- ieduifirent. Dss foules d'advcrfaires mat-
raquèrent fans m'entendre. avec une écourderie
qui me donna de l'humeur, 8^ avec un orgueil
qui m'en infpira peut-être. Je me défendis, ^
de'difpute en difpute je me fentls engagé dans
la carrière /prefquelans' y avoir penlé. Je me
tro^-y-ai dev-iu , pour ainfi dire , Auteur a 1 âge
où "l'on celTe de l'être, .8c homme de Lettres
par mon mépris même pour cet état. Des -la
r fus d-nsle public quelque chofe : mais aulli
lé repos Se les amis difparurent. Quels maux
ne fouffris-ie point avant de prendre une alTiette
plus fixe & des attachements plus heureux ?^
Il fallut dévorer mes peines ; il fallut ^qu^un
peu de réDucation me tînt lieu de tout^ ^i c elt*
un dédommagement pour ceux qui iont tou-^
jours loin d'eux-mêmes, ce n'en fut jamais un
pour moi. , r ^- n
Si j'eusse ua moment compte fur ^^ ^en 1
frivole , que j'aurois été promptement de.abule ,-
Oiielle inconftance perpétuelle n'ai - ]e pas
éprouvée dans les jugements du public iur mon
compte î J'étois trop loin de lui ; ne me jugeant-
que furie caorice où l'intérêt de ceux qui le
mènent , à peine deux jours de fuite avoit-il-
pour moi les mêmes yeux. Tantôt j etois un
homme noir, & tantôt un ange^de lumière Je
m'^ lu'S vu dans la même année vante, te.e,
rech-rché, même à la Cour ; puis infulte^, me-
nacé^, décefté , maudit : les loirs on m atten-^
doit pour m'afTalTmcr dans les rues ; les matins
on m.'annoncoit une lettre de cachet. Le bien
& le m^l cQuloient à peu près de la même
fource; le tout me venoit pour des chaulons.
Jai ECRIT fur divers fujetss mais toujours
dans les mêmes principes : toujours la mcme
iiiorale . la même croyance , les mêraes maximes .
A M. DE BEAUMONT. 5
3i , fi Ton veut , les mêmes opinions. Cependant
on a porté des jngements oppofés de mes livres ,
ou plutôt de l'Auteur de mes livres , parce
qu'on m'a jugé fur les matières que j'ai traitées ,
bien plus que fur mes Icntiments. Après mca
premier difcours , j'étois un homme à paradoxes,
qui fe faifoit un jeu de prouver ce qu'il ne peu-
foit pas : après ma lettre fur la Mufique Fran-
çoife j'étois l'ennemi déclaré de la Nation ; il
s'en falloit peu qu'on ne m'y traitât en conC
pirateur ; on eût dit que le fort de la Monarchie
étoit attaché à la gloire de l'Opéra ; après mon
difcours fur l'Inégalité , j'étois athée & mifan-
trope ; après la lettre à M. d'Alembert , j'étois-
îe défenfcur de la morale chrétienne ; après
rHéloïfe , j'étois tendre & doucereux ', main-
tenant je fuis un impie j bientôt peut-être ferai-je
un dévot.
Ainsi va flottant le fot public fur mon compte^
fâchant aulTi peu pourquoi il m'abhorre , que
pourquoi il m'«imoit auparavant. Pour moi ,
je fuis toujours demeuré le même ; plus ardent
qu'éclairé dans mes recherches , m.ais fincere en
tout, même contre moi; fimple 8c bon, mais
fcnfible &: foible , faifant fouvcnt le mal &: tou-
jours aimant le bien i lié par l'am^itié , jamais
par les chofes, 8c tenant plus à mes fentiments
qu'à mes intérêts; n'exigeant rien des hommes
& n'en voulant point dépendre , ne cédant pas
plus à leurs préjugés qu'à leurs volontés ^ 8c
gardant la mienne auffi libre que ma raifon^
craignant Dieu fans peur de l'enfer, raifonnanc
fur la Religion fans libertinage , n'aimant ni
rimpiécé ni le fanatifm.e , mais haïfîanc les into-
lérants encore plus que les efprits-forts ; ne vou-
lant cacher mes façons de penfer à pcrfonne,
fans fard , fans artifice en toute chofc , difanc
mes fautes à mes amis, mes fentimenrs à tout
le monde ^ au public fes ^vérités fans flatcene
A 1
m
4 LETTRE
& fans fiel , 8c me fouciant tout aufTi peu de
le fâcher que de lui plaire. Voilà mes crimes,
&: voilà mes vercus.
Enfin lalTé d'une vapeur ennivrante qui enfle
fans ralTafier , excédé du tracas des oïlifs fur*
cliargés de leur temps 8c prodigues du mien ,
fouplranc après un repos fi cher à mon cœur
Se fi néceffaire à mes maux , j'avois pofé la
plume avec joie. Content de ne Tavoir prife que
pour le bien de mes lemblables , je ne leur de-
ciandois pour prix de mon zèle que de me lailTer
mourir en paix dans ma retraite ^ 8c de ne m'y
point faire de mal. J'avois tort ; des huilTicrs
font venus me l'apprendre, oc c'cft à cette époque,
où i'etpérois qu'alloient tinir les ennuis de ma
vie, qu'ont commencé mes plus grands malheurs.
Il y a déjà dans tout cela quelques fmgularités ;
ce n'eft rien encore. Je vous demande pardon ,
Monfeigneur, d'abufer de votre patience: mais
avant d'entrer dans les difcuflions que je dois
avoir avec vous, il faut parler de ma ficuation
préfente , 6c des caufes qui m'y ont réduit.
Un Genevois fait imprimer un Livre en
Hollande , Se par arrêt du Parlement de Paris ce
Livre eft brûlé fans refpecl pour le Souverain
dont il porte le privilège. Un Proteftant propofe
en pays proteftant des objedlions contre l'Eglife
Romaine , 8c il eft décrété par le Parlement de
Paris j Un Républicain fait dans une République
des objedlions contre l'Etat monarchique , &c il
eft décrété par le Parlement de Paris. Il faut que
le Parlement de Paris ait d'étranges idées de foa
empire , 8c qu'il fe croie le légitme juge du genre
humain.
Ce MEME Parlement , toujours fi foigneux
pour les François de l'ordre des procédures ,
les néglige toutes dès qu'il s'agit d'un pauvre
ëerangcr. Sans favoir fi cet étranger eft bien
l' Auteur du Livre qui porte fon nom , s'il le
A M. DE BEAUMONf. ^
reconnok pour Tien , fi c'eft lui qui Ta fait im-
primer ; fans égard pour fôn trille écac , fans
pitié pour les maux qu'il foufFre > on commence
psr le décrétet de prife de corpus ^ on Teût arraché
de fon lit pour le traîner clans les mêmes prifons
où pourrilfent les fcélérats ; on l'eût brûlée peut-
être même fans l'entendre , car qui fait fi l'on
eût pourfuivi plus régulièrement des procédures
fi violemment commencées ^ & dont on trouve-
roit à peine un autre exemple , même en pays
dlnquîfition ? Ainfi c'efi: pour moi feul qu'un
tribunal fi fage oublie fa fagelTe ; c'eft contre moi
feul , qui croyois y être aimé , que ce peuple^
qui vante fa douceur ^ s'arme de la plus étr^inge
barbarie ; c'eft ainfi qu'il juftific' la préfé'rence
que je lui ai donnée fur tant d'afiles que je
pouvois choifir au même prix! Je ne fais comb-
inent cela s'accorde avec le droit des gens : mais
je fais bich qu'avec de pareilles procédures là
liberté de tout homime , 3z peut-être fa vie , eft
à la merci du premier Imprimeur.
Le Citoyen de Genève- ne doit rien à des
Magifîrars injufteS Si incompétens, qui fur un
réquifitoire calomnieux ne le citent pas, mais le
décrètent. N'étant point fommé de comparoîcre,
il n'y eft point obligé. L'on n'emploie contre lui
que la force, & il s y fouftràit..îl fecoue la pou-
dre de^fes fouliefs , & fort de cette terre hofpira-
liere ou Ton s'emprefTe d'opprimer le foible, & où
Ton donne des fers à l'étranger avant de l'enten-
dre, avant de fàvoir fi Tade dont oh raccufe
èft punilfable , avant de favoir s'il l'a commis.
Il abandonne en foupirant fa chère folitude.
Il n'a qu'un feul bien , mais précieux , des amis,
il les fuit. Dans fa foibleffe il fupporte un long
voyage ; il arrive 8c croit rcfpirer dans une terre
de liberté ; il s'approche de fa Patrie , de cette
Patrie dont il s'eft tant vanté, qu'il a chérie &
honorée : l'efpoir d'y être accueilli le confole de
A 5
ç LETTRE
fes difgraces Que vâis-je dire ? mon cœur
fe ilTrc , ma main tremble , la plumie en tombe i
il faut fe taire , & ne pas imiter le crime de Cam,
Que ne puis- je dévorer en fecrec la plus amcre
de mes douleurs î
Et P0U11Q.U01 tout cela? Je ne dis pas fur
quelle raifon ? mais fur quelle prétexte ? On ofe
m'accufer d'impiété î fans fonger que le Livre
où l'on la cherche eft entre les mains de tout
ie monde. Que ne donneroit-on point pour pou-
voir fupprimer cette pièce juftificative, & dire
qu'elle contient tout ce qu'on a feint d'y trou-
ver I Mais elle reftera, quoiqu'on fafTe j Se en
y cherchant les crimes reprochés a l'Auteur ^ la
poilérité n'y verra dans fes erreurs mêmes que
les torts d'un ami de la vertu.
J'iviT£K.Ai de parler de mes contemporains;
je ne veux nuire à perfonne. Mais l'athée Spi-
noza enfeignoit paifiblement fa doiftrine ; il fai-
foit fans cbftaele imprimer fes Livres , on les
débicoit publiquement j il vint en France ^ &: il
y fut bien re%u j tous les Etats lui étoient ou-
verts ^ par-tout il trouvoit protedlion ou du moins
fureté ; les Princes lui rendoient des honneurs ,
lui offroient des chaires ; il vécut & mourut
tranquille , &; même confidéré. Aujourd'hui dans
le ficclc cant célébré de la Philorophie :, de la
raifon ^ de l'humanité , pour avoir prcpofé avec
€irconfpe6lion ^ même avec refpecl & pour l'a-
mour du genre humain ^ quelques doutes fondés
fur la gloire même de rEcrefuprême, le défenfeur
delà caufe de Dieu ^flétri, profcnt, pourfuivi
d'Etat en Etat^ d'afile en anle^ fans égard pour
fon indigence ^ fans pitié pour fes infirmités^
avec un acharnement que n'éprouva jamais aucun
malfaiteur &: qui feroit barbare , même contre
un homme en fanté, fe voit interdire le feu &:
J'eau dans l'Europe prefque entière ; on le chaiTe
du milieu des bois ^ ii faut touie la fermecé d'ua
A M. DE B-EAU]\tON.T. y
Protecleur iîlu-iïre &: toute la bonié d'un' Prince
ccliiré pour le laiuer en paix au iein des mon-
tagnes. Il eût paiTé le réfte de fes malheureux
jours dans les fers, il eût péri peut-être dans les
•iupplicesj fi durant le premier vertige qui^ga-
'gnoit les gouvernemens , il fe fût trouvé à la
merci de ceux qui l'ont perfécuté.
Echappe aux bourreaux il tombe dans les
jnains des Prêtres ; ce n'eil pas là ce que je don-
ne pour étonnant : mais un homme vertueux qui
a l'ame auffi noble que la naiïïance , un^illufire
Archevêque qui devroic réprimer leur lâcheté 3
vj'auîoriie j il n'a pas honte, lui qui devroit plain-
dre les opprimés^ d'en accabler un dans le iort de
fes difgrace , il lance j lui Prélat catholique un
Mandement contre un Autreur proteflant ; il monte
fur fon Tribunal pour cxam.iner comme Juge la
dodlrine paniculiere d'un hérétique ; Sz ^ quoiqu'il
damne indiilindlement quiconque n'eft pas de
fon Eglife , fans permettre à Taccufé derrer à fa
jnode > il lui prefcrit en quelque forte la route par
laquelle il doit aller en Enfer. A.ufTi-tct le refte
fie foh Clergé s'emprefTe , s'évertue ^ s'acharne
autour d'un ennemi qu'il croit terraifé. Petits &c
grands :, tout s'en mêle ; le dernier Cuiftre vient
trancher du capable ^ il n'y a pas un fot en pe-
tit collet , pas un chetif habitué de ParoifTe qui ,
bravant à plaifir celui contre qui font réunis leur
Sénat 8c leur Evêque , ne veuille avoir la gloire
de lui porter le dernier coup de pied.
Tout cela , Monfeigncur ^ forme un concours
dont je fuis le feul exemple ^&Lce n'eft pas tout....
Voici j peut-être ^ une des fituations les plus
difficiles de m^a vie ; une de celles où la vengeance
6c Tamour-propre font les plus aifés à fatisfaire ,
6c permettent le moins à l'homme juftc d'être
modéré. Dix lignes feulement , 6c je couvre mes
perfécuteurs d'un ridicule ineffaçable. Que le
public ne peut-il favoir deux anecdotes, fans que
A4
t LE T T R E
je les dife î Que ne conmot-il ceux qui ont mëcîité
ma ruine , Se ce qu'ils ont fait pour Texécuter !
Par quels méprifables infeiSles , par quels téné-
breux moyens il verroit s'émouvoir les PuifTanees !
quels levains il verroit s'échauffer par leur pour-
riture & mettre le Parlement en fermentation!
par quelle rifible caufe il verroit les Etats de
TEurope fe liguer contre le fils d'un Horloger!
Que je jouirois avec plaifir de fa furprife , fi je
pcuvois n'en être pas rinftrument!
Jusqu'ici ma plume, hardie à dire la vérit-é ,
mais pure de toute faryre , n'a jamais compromis
perfonne , elle a toujours refpe(îlé Thonneur des
autres ^ m.êrae en défendant le mien, îrois-je
en la quittant la fouiller de médifance, 8c la
teindre des noirceurs de mes ennemis ? Non ,
îaifTons-leur l'avantage de porter leurs coups
dans les ténèbres. Pour m.oi , je ne veux ma
défendre qu'ouvertement , 8c même je ne veux
que me défendre. Il fuffiî pour cela de ce qui efi
•fû du public , ou de ce qui peut l'être fans que
perlbnne en foie offenfé.
Une chofe étonnante de cette efpece , 8c que
je puis dire j ei\ de voir Tintrépide ChriAophe
de Bcaumont , qui ne fait plier fous aucune
Puiffance ^ ni faire aucune paix avec les Janfé-
niites , devenir , fans le favoir , leur fatelhte 8c
l'inflrument de leur animoficé ; de voir leur ennemi
Je plus irréconciliable févir contre moi pour avoir
refufé d'embrafler leur parti , pour n'avoir point
"youÎu prendre la plume contre les Jéfuites^que
je n'aime pas , mais dont je n'ai point à me
plaindre , 8c que je vois opprimés. Daignez,
Monfeigueur , jetter les yeux fur le fixieme Tome
de la nouvelle Hélo"ile , première édition ^ vous
trouverez dans la note de la page ij8 (*) la
^ _ ■ ■•■'
("♦•) Page iS2 de la nouvelle Edirion faifant îe
Tome VI. des Oeuvres ; note du Libraire.
A M. DE BEAUMONT. ^
véritable tource de tous mes malheurs. Jai pré-
dit dans cette note , ( car je me mêle aulTi quel-
quefois de prédire ;,) qu'auili-tôt que les Janle-
Diftes leroient les maîtres , ils feroient plus into-
lérans &; plus durs que leurs ennemis. Je ne
iavois pas alors que ma propre hiiloire vérifie-
roit fi bien m.a prédiclion. Le fil de cette trame
ne feroiî pas difficile à luivre à qui i'auroit com-
ment mon Livre a été déféré. Je n'en puis dire
davantage fans en trop dire :, mais je pouvois
au moins vous apprendre par quels gens vous
avez été con-duit fans vous, en douter.
CRorRA-T-oN que quand mon Livre n'eûr
point été déféré au Parlement , vous ne Teuiliez
pas, m.oins attaqué \ D'autres pourront le croire
ou le dire; mais vous dont la confcicnce ne fait
point fouffrir k menfcnge y vous ne le direz pas.
Mon difcours fur l'Inégalité a couru votre Dio-
cèfe, & vous n'avez point donné de Mandement,
Ma Lettre à M. d'Alembert a couru votre Diocéfe,-
6c vous n'avez point donné de Mandement. La
nouvelle Hélcïfe a couru votre Diocèfe , Se vous
n'avez point donné de Mandement.. Cependant
tous ces Livres j que vous avez lus, puifque
vous les jugez j. refpirent les mêmes maximes 5
les mêmes manières de penfer n'y font pas plus
déguifées. Si le fujet ne les a pas rendu fufcep-
libles du même developpemeiit , elles gagnent
en force ce qu'elles perdent en étendue , & l'on
y voit la profefiion de foi de l'Auteur exprimée
avec moinsde réferve que celle du Vicaire Savo-
yard. Pourquoi donc n'avez-vous rien dit alors ?
Monfeigneur, votre troupeau vous étoit-il moins
cher?' me lifoit-il moins? goutoit-il moins mes
Livres ? étoit-il moins, expofé à l'erreur ? Non 3
mais il. n'y avoir point alors de Jéfuites L prof*
crire \ des traîtres ne m'avoient point encore
enlacé dans leurs pièges \ la note fatale n'écoit
goin; connue^ & (^uand die le fut, le publiai
10 ^ LE T T R E
a/oic déjà donné Ion fufFrage au Livre , il écoit
trop tard pour faire du bruit. Oa aima mieux
différer , on attendit Toccafion , on Pépia , on la
ùiHt, on s'en prévalut avec la fureur ordinaire
aux dévots; on ne parloir que de chaînes & de
bûchers ; mon Livre écoit le Toclin de TAnarchie
Se la Trompette de TAchéilme ; TAuteur écoic
un monllre à étouffer , en s'étonncit qu'on Teùc
û long-:ems laiïïe vivre. Dans cette rage uni-
verfelle vous eûtes honte de garder le lUcnce :
vous aimâtes mieux faire un acle de cruauté que
d^êtreaccufé de manquer de zèle, &: fervir vos
ennemis que d'efTuyer leurs reproches. Voilà,
Monfeigneur , convenez-en , le vrai motif de votre
Mandement ; &: voilà , ce me femble , un con-
cours de faits afTcz llnguliers pour donner à mon
fort le nom de bizarre.
Il Y a long-tcms qu'on a fubftitué des bien-
féances d'état à la jultice. Je fliis qu'il eil: des
circonftances malheureufes qui forcent un hom-
me public à févir malgré lui contre un bon Citoyen.
Qui veut êcre modéré parmi des furieux, s'ex-
poie à leur furie. Se je comprends que dans un
déchaînenient pareil à celui dont je fuis la vic-
^l?^-' '^^ /^^^ hurler avec les loups, ou rifquer
d'être dévoré. Je ne me plains donc pas que vous
ayez donné un Mandement contre mon Livre ,
mais je me plains que vous l'ayez donné contre
ma perfonne avec auffi peu d'honnêteté que de
vénré ; je me plains qu'au torifant par votre pro-
pre langage celui que vous me reprochez d'avoir
mis dans la bouche de l'infpiré , vous m'accabliez
d'injures qui , fans nuire à ma caufe , attaquent
mon honneur ou plutôt le vôtre ; je me plains
que de gayeté de cœur ;, fans raifon , fans né-
celTiué , fans refpe6l , au moins pour mes mal-
heurs , vous m'outragiez d'un ton fi peu digne de
votre caravfl:ert. Et que vous avois-je donc fait ,
moi cjui parlai toujours de vous avec cane d'efcime 4
A M. DE BEAUMONT. ri
moi qui tant de fois admirai votre inébranlable
fermeté, en déplorant, il eft vrai, l'ufage que
vos préjugés vous en faifoicnt faire ; moi qui
toujours honorai vos mœurs, qui toujours ref-
pectai vos vertus , £c qui les refpedle encore
aujourd'hui que vous m'avez déchiré.
C'est ainu qu'on fe tire d'affaire quand en
veftt quereller oc qu'on a tort. Ne pouvant ré-
foudre mes objections , vous m'en avez fait des
crimes : vous avez cru m'avilir en m^e maltrai-
tant , &: vous vous êtes trompé ,♦ fans afi'oiblir
mes raifons , vous avez intéreffé les cœurs géné-
reux à mes difgraces ', vous avez fait croire aux
gens fcnfés qu'on pouvoir ne pas bien juger du
Livre , quand on jugeoit fi mal de l'Auteur.
Monseigneur, vous n'avez été pour moi ni
humain ni généreux ; Se non feulement vous
pouviez Têcre fans m'épargncr aucune des cho-
ies que vous aviez dites contre m^on ouvrage ,
mais elles n'en auroient fait que mieux leur
effet. J'avoue aulTi que je n'avois pas droit
d'exiger de vous ces vertus, ni lieu de les atten-
dre d'un homme d'Eglife. Voyons fi vous avez
été du moins équitable & juiie ; car c'efi: un
devoir éeroic impofé à tous les hommes, 8i les
Saines mêmes n'en font pas difpenfés.
Vous avez deux objets dans votre Mande-
ment : l'un j de cenfurer mon livre j l'autre ^
de décrier ma perfonne. Je croirai vous avoir
bien répondu , fi je prouve que par - tout ca
vous m'avez réfuté ^ vous avez mal raifcnné ^ Se
que par-tout où vous m'avez infulté , ' vous
m'avez calomnié. Mais quand on ne miarche que
la preuve à la main , quand on efl forcé par
l'importance du fujet &■ par la qualité de Tad-
Tcrfaire à prendre une marche pelante Sz à fui-
vre pied à pied toutes tes cenfutcs , pour chp.que
îTKDt il faut des pages ; & tandis qu'ime courte
iacyre aaïufe ^ une longue dé enfe ennuie,
A 6
11 LETTRE
Cepencîant il faut que je me défende ou que Jet
■seÛe chargé par vous des plus fauflcs imputa-
lions. Je me défendrai donc , mais je défendrai
mon honneur plutôt que mon Livre. Ce n'ell
point la profcfiion de foi du Vicaire Savoyard
que j'examine , c'eft le Mandement de TArche-
vêque de Paris , & ce n'elt que le mal qu'il
dit de l'Editeur qui me force à parler de Tou-
vrage. Je" me rendrai ce que je me dois , parce
que je le dois ; mais fans ignorer que c'eit une
pofition bien trifte que d'avoir à fe plaindre d'ua
homme plus puiflant que foi, & que c'eil^'une
bien fadeledlure que la jullificationd'un innocent..
Le PRI^'CIPE fondamental de toute morale >
fur lequel j'ai raifonnc dans tous mes Ecrits ^8i,
que j'ai développé dans ce dernier avec toute la;
clarté dont j'étois capable > eli que Thomme ell
un être na.turellement bon , aimant la juftice;
^ l'ordre j qu'il n'y a point de perverfné origi-
nelle dans le cœur humain , 8c que les premiers
«louvemens de la nature font toujours droits.
J'ai fait voir que l'unique palTion qui naifTe avec
l'homme ^ favoir l'amour-propre > ell une paiTioa
indifférente en elle même au bien ^z au malj
qu'elle ne- devient bonne ou mauvaife que par
accident Se félon les circonilances dans lefquelles
elle fe développe, Jai montré que tous les vices
qu'on impute au cœur humain ne lui font point
naturels ; j'ai dit la manière dont ils naiftent }
j'en ai j pour ainfi dire , fuivi la généalogie >
& j'ai fait voir comment ^ par l'altération fuc-
cefTive de leur bonté originelle > les hommes
deviennent enfin ce qu'ils font.
J'ai encore expliqué ce que j'entendois paï
cette bonté originelle qui ne* femble pas fc dé-
duire de l'indifférence au bien 8c au mal natu-
itlle à l'amour de foi. L'homm.e n'eft pas ur^
être fimple , il eft compofé de deux fubllance?,
^ loui Iç moûds ne conyient jas dç cela., no^^
A M. DE BEAU M ONT. 15
en convenons vous & moi , &: j'ai tâché de le
prouver aux autres. Cela prouvé ,. Tamour de
loi n'eft plus une pafiion limplc ; mais cUe a
deux principes , favoir , Têtre intelligent &i Tecre
fenfuif , dont le bien-être n'eft pas le même..
L'appétit des fens tend à celui du corps , 8c
l'amour de Tordre à celui de Tame. Ce dernier
amour développé 8c rendu adlif porte le nom,
de confcience, mais la confcience ne £e déve-
loppe & n'agit qu'avec les lumières de l'homme.
Ce n'eft que par ces lumières qu'il parvient
à connoître l'ordre ^, ^ ce n'eft que quand il
le connoît que fa confcience le porte à l'aimer.
La confcience eft donc nulle dans l'homme qui
ti'a rien comparé ^ 8c qui n'a point vu fes rap-
ports. Dans cet état l'homme ne connoît que.
lui i il ne voit fon bien-être oppofé ni conforme
à celai de perfoane ; il ne hait .ni n'aime rien ;•
borné au feul inftindl phyfique^il eftnuU.il efï
bête y c'eft ce que j'ai fait voir dans mon Difcours.
fur l'Inégalité.
Q u A N D ^ par un développement dont j*ai
montré le progrès , les hommes commencent a
jetter les yeux fur leurs femblables ^.ils commen-
cent aulTi a voir leurs rapports ^ les rapports des
€hofes , à prendre des idées de convenance de
juftice ^ d'ordre y le beau moral commence à
leur devenir feniible 8c la confcience agit. Alors
ils ont des vertus , &c s'ils ont auiîi des vices
c'eft parce que leurs intérêts fe croifent ^ que
leur ambition s'éveille ^ à mefureque leurs lu*
înieres s'étendent. Mais tant qu'il y a moina
d'oppofition d'intérêts que de concours de lu-
mières y les hommes font eCentielleraent bons#
Voilà le fécond état.
Quand enfin tous les intérêts particuliers
ffl8[iLés s'entrechoquent y. quand l'amour de foi
inis en fermentation devient amour-propre > quâ
î4 LETTRE
chaque homme j les rend tous ennemis nés les
uns des autres Se fait que nul ne trouve fon bien
que ilans le mal d'autrui : Alors la confcience ,
plus foible que les palnons exaltées eft étouffée
par elles , 8c ne relie plus dans la bouche des
hommes qu'un met fait pour fe tromper mutuel-
lement. Chacun feint alors de vouloir facriher
fcs intérêcs à ceux du public, 6c tous mentent.
Kul ne veut le bien public que quand il s'accor-
de avec le fien i aiifll cet accord eft-il l'objet du
vrai politique qui cherche à rendre les peuples
heureux 2^ bons. Mais c'eft ici que je commence
à parler une langue étrangère , aulTi peu connue
des Lecteurs que de vous.
Voila , Monleigneur , le troifieme Se dernier
terme , au-delà duquel rien ne relfe à faire , 5c
voila ccm.m.ent Thomme étant bon , les hommes
deviennent miéchans. C'eft à chercher com.mcnc
il faudrok s'y prendre pour les empêcher de
devenir tels, que j'ai ccnfacré mon Livre. ]^
n'ai pas affirmé que dans Tordre acluel la chiffe
fût abfGlument pcfTible^ m.ais j'ai bien affirmé ^
j'affirme encore , qu'il n'y a pour en venir à bout
d'autres moyens que ceux que j'ai propoies.
La-dessus vous dites que mon plan d'éduca-
tion , (i) îotJi de s'accorder avec le Chnftianifine ^
liefl pas même propre à faire des Citoyens ?ii des
hommes -, & votre unique preuve eft de m'oppo-
fer le péché originel. Monfeigneur , il n'y a d'au-
tre moyen de fe délivrer du péché originel Se de
fcs effecs , que le baptême. D'où il fuivroit , fé-
lon vous, qu'il n'y auroic jamais eu de Citoyens
ni d'hommes que des Chrétiens. Ou niez cette
confé.quence , ou convenez que vous avez trop
prouvé.
Vous tirez vos preuves de fi haut que vous
Jïie forcez d'aller auffi chercher loin mes ré-
(z) Mandement in-4^. pag. 5> ia u. F* x*
A M. DE BEAUMONT. ' i^
ponfes. D'abord il s'en faut bien ,- félon moi ,
que cette dodlrine du péché originel :, lujecte à
des difficultés ii terribles , ne foit contenue dans
TEcriture ni fi clairement ni fi durement qu'il
a plu au rhéteur Auguftin Se à nos Tiiéologiens
de la bâtir ; dz le moyen de concevoir que Dieu
crée tant d'ames innocentes Se pures ^ tout ex-
prés pour les joindre à des corps coupables ,
pour leur y faire contrarier la corruption mora-
le ^ & pour les condamner toutes à Tenfer , fans
autre crime que cette union qui ell fon ouvra-
ge ? Je ne dirai pas û (comme vous vous en
vantez) vous éclairciifez par ce fiilême le miftere
de notre cœur , mais je vois que vous obfcur-
cifTez beaucoup la juftice àc la bonté de l'Etre
fuprême. Si vous levez une objedlion , c'eil: pour
en fubilituer de cent fois plus fortes.
Mais au fond que fait cette doélrine à l'Au-
teur d'Emile ? Quoi qu'il ait cru fon livre utile
au genre humain , c'eil à des Chrétiens qu'il l'a
deftiné ; c'eil à des hommes lavés du péché ori-
ginel & de fes effets , du moins quant à l'ame ,
par le Sacrement établi pour cela. Selon cette
même doâirine , nous avons tous dans notre,
enfance recouvré l'innocence primitive ; nous
fommcs tous fortis du baptême aufîi fains de
cœur qu'Adam forcit de la main de Dieu. Nous
avons , direz- vous , contracté de nouvelles feuil-
lures : mais puifque nous avons commencé par
en être délivrés , comment les avons-nous dere-
chef contrariées ? le fang de Chriîl n'efl-il donc
pas encore alTez fort pour effacer entièrement
la tache , ou bien feroit-elle un effet de la cor-
ruption naturelle de notre chair ; comme fî ,
même indépendamment du péché originel , Dieu
nous eut créés corrompus , tout exprés pour avoir
le plaifir de nous punir ? Vous attribuez au péché
originel les vices des peuples que vous avouez
^Yoir été délivrés du péché originel ^ puis vous
U ^ LETTRE
me blâmez cl*avoir donné une autre origine à ces
vices. Eft-il jufte de me faire un crime de n'avoir
pas aufTi mal rationné que vous ?
On pourroit, il eft vrai, me dire que ces
effets que j'attribue au baptême (^) ne paroif-
fent par nul figne extérieur -, qu'on ne voit pas
les Chrétiens moins enclins au mal que les infi-
dellcs j au lieu que , Iclon moi , la malice infufe
du péché devroit fe marquer dans ceux-ci par
des différences fcnfibles. Avec les feccurs que
vous avez dans la morale évangéiique , outre le
baptême; tous les Chrétiens, pourfuivroit-on ,.
devroicnt être des Anges ; & les infidellcs, ou-
tre leur corruption originelle , livrés à leurs cul-
tes erronés , devroient être des Démons. Je con-
çois que cette difficulté preflee pourroit devenir
embarraffante : car que répondre à ceux qui me
fcroient voir que, relativement au genre humain ,
Feffet de la rédemption faite à li haut prix , fe
réduit à peu près à rien ?
Mais, Monfeigneur , outre que je ne crois
point qu'en bonne Théologie on n'hait pas quel-
que expédient pour fortir de là ; quand je con-
viendrois que le baptême ne remédie point à la
corruption de notre nature , encore n'en au-
riez-vous pas railÎDnné plus folidement. Nous.
M I I ■ I .11 W»
(2) Si l'on difoit , aver le Dodeur Thomas Bur-
rec, que la corruption & la morraUté de la race
Èumaii.e , fuite (hi pcchc d'Adam . fut un effet na-
turel du fruit défendu ; que cet aliment concenoic
de% (ac5 venimeux qui «iérangerent toute l'éconorpic
animale, qui irri erent les pallions , qui affoibliient
l'entendement, & qui portèrent partout les rincipes
du vice & de la mort : alors il faudroit convenir que
làn-ature du remède devant fc rapporrer à celle du
afial , le baptême dé- roii agir physiquement fur le:
corps de l'homme . lui rendre la cnnO^itution qu'il
avoit dans l'ér^t l'innocence , & , fmon l'immoira-
liic qui en dépendoît , du moins rous les cSiiS mQ=»
taux de l'économie animale tciablie.
r
A M. DE BEAUMONT. 17
femmes , dites-vous ;, pécheurs à caufe du péché
de nôtre premier père j mais notre premier père
pourquoi fut-il pécheur lui-même ? Pourquoi la
même railon par laquelle vous expliquerez ion-
péché ne ieroit-elie pas applicable à les defcen-
dans fans le péché originel , & pourquoi faut-il
que nous imputions à Dieu une injufte^ en nous
rendant pécheurs & puniflables par le vice de no-
tre naifTance ^ tandis que notre premier père fut
pécheur &; puni comme nous fans cela ? Le pé-
ché originel explique tout excepté fon principe,
& c'eft ce principe qu'il s'agit d'expliquer.
Vous avancez que , par m.on principe à m.oi ,
(S) l'o» fera de une le rayon de lumière qui ncîis
fait connoitre le mifiere de notre propre cœur ; Se
vous ne voyez pas que ce principe , bien plus
tmiverfel , éclaire même la faute du premier
homme , (4) que le votre lailTe dans roblcurité.
(3) Mxndemem în-4« p. ç. in ri p. xi.
ffl ' Regimber contre une défenfe inutile & arbi-
traire eft un penchant naturel , mais qui , loin d'être
Ticieux m lui même , eft conforme à Torelre rîe» cho-
ies & a la bonne conftirunon de l'homme; puifqu'il
Iwoit hors d'état de fe conferver , s'il n'aroit un
amour nçs-vif pour lui-même & pour le mainrien àt
tous fes droits , tels qu'il les a reçus de la nature.
Celui qui pourroit tout ne voudroit que ce qui lui
Jeroit utile ; mais un Etre foible dont la !oi reftreint
& Imure encore le pouvoir perd une partie d^i lui-
rncnie, & réclame en fon cœur ce qui lui eft oté.
Lui xaire nn crime de cela feroit lui en faire un d'rnc
lui & non pas un autre : ce feroit vouloir en même
tems qu'il fut & qu'il ne fût pas. Au/Ti Tordre enfreint
par Adam me paroit il moins une véritable défenfe
qu'un avis paternel j c'eft un avertiffement de s'abfte-
^\\ d un fruit pernicieux qui donne la mort. Cette
idcc eft afîu rement plus conformic à celle qu'on doit
avoir de la bonté de Dieu & même au texte de U
Gencfe que celle qu'il plaît aux Dofteurs de nous
prelcrire : car quant a la menace de la double mort ,
on a fait Toir que ce mot morte morieris n'a pas l'em-
%% LETTRE
Vous ne favcz voir que 1 homme clans les ir^airis
du Diable , fc moi je vois comment il y cft tom-
bé i la caulc du mal cft, félon vous, la nature
corrompue > 3c cette corruption même cil un
mal dont il faloit chercher la caufe. L'homme
fut créé bon ; nous en convenons ^ je crois , tous
les deux : Mais vous dites qu'il eft méchant >
parce qu'il a été méchant ; &j. moi je montre
comment il a été méchant. Qui de nous , à votre
ôVis , remonte le mieux au principe ?
Cependant vous ne laiflez pas de triompher
a votre aife, comme fi vous m'aviez terralTé. Vous
m'oppofez comme une objedtion infolubîc (5) ce
mélange frafpant de grandeur i^sr de hajjejje , d'ar^
deur -pour la vérité ^ de goût four lerreur , d'in-
clination pour h vertu <^ de penchant pour le vice ,
qui fe trouve en nous. Etonnant contrajie ,
ajoiitez-vous, qui déconcerte la philosophie pay en-
ne , (^ la laijffe errer dans de vaines [péculattons !
Ce n'est pas une vaine fpéculation que la
Théorie de l'homme , lorfqu'elle fe fonde fur la
phafe qu*ils lui prêtent » & n'efl: qu'un hëbraïfnîe
employé eo d'autres endroits où cette cmphafc uc
peut avoir lieu.
Il y a de plus un motif (1 naturel d'indulgence Se
de commifération dans la rufe du tentateur & dans
la fédadion de la femme . q.i'à ccmfidérer dans tou-
tes fes circonflanccs !e péché d'Adam , l'on n'y peut
trouver qu'une faute des plus légères. Cependant fé-
lon eux , quelle effroyable punition .' li cil même
impoffible d'en concevoir une plus terrible ; car quel
châtiment eut pu porter Adam pr;ur les plus grands
crimes, que d'éfic condamné, lui & toute fa race,
a la mort en ce monde. Se à paffer l'ccernité dans
l'autre dévorés des fenx de l'enfer ? Eft-ce là la peine
impofée par le Dieu de miféricorde à un pauvre mal-
heureux pour s'ctre lai(Té tromper? Que je hais ia
çiecourageante dodlrin^ de nos diirs Théologiens ! fi
j'étois un moment tenré de l'admettre , c'ell alors
^ue je croirois blafphcmer.
(jj M^ndcm^nt lu 4^. p. 6, in-i^. p. xi.
A M. DE REAUMONT. 19
luture y qu'elle marche à Tappui des faits par des
çonféquences bien liées ^ &: qu'en nous menant
à la fource des paiïions , elle nous apprend a ré-
gler leur cours. "Que fi vous appeliez philofophie
payenne la profcfiion de foi du Vicaire Savoyard y
je ne puis répondre à cette imputation , paice que
je n'y comprens rien {a) ; mais je trouve plaifanc
que vous empruntiez prefquc fes propres termes,
(5) pour dire qu'il n'explique pas ce qu'il a le
mieux expliqué.
Permettez ;, Monfeigneur , que je remette
fous vos yeux la conclufion que vous tirez d'une
objedlion fi bien difcutée , 5c iuccefiîvement toute
la tirade qui s'y rapporte.
(7) Vhomme je fent entraîné par me pente fii-
nèfle , & comment fe roidir oit-il contre elle y fi [on
enfance n'étoit dirigée par des maîtres pleins de
vertu y de jagejje , de vigilance y & fi y durant
tout le cours defii vie il ne faifoit lui-même y fi)us
la prote6iion i^r avec les grâces de fi>n Dieu , des
efforts puijfans ir continuels ?
C'est-a-dire : Nous voyons que les hommes
font médians , quoiquHnceJfamment tirannifés dès
leur enfance ; fi donc on ne les tirannifoit p/js dis
ce tems-la y comment parvlendroit-on h les rendre
j'ages ; puifque , même en les tir anni fiant fans cejje y
il eft impojjible de les rendre tels ?
Nos raifonnemens fur Pédu-cation pourront
devenir plus fenfibles y en les appliquant à ua
autre fujet.
Supposons , Monfeigneur , que quelqu'un vint
çenir,ce difcours aux hommes.
;' » Vous vous tourmentez beaucoup pour cher^
»■ . ■ . ■ ■ ■ ■ 1 .
{a) A moins qu'elle ne fe rapporte à raccufatioti
que m'intente M de Bcaumont dans la fuite , d'avoir
admis pludetiis Dieux,
(6) Emile 1 ome III. p. 6? &: 69. prem. Editickiî.
, C7) Mmdemsnt in-4**. p. 6, in-ii,, p, xi.
10 LETTRE
«cher des Gouvernemens équitables & poaf
?> vous donner de bonnes loix. Je vais premiére-
wment vous prouver que ce font vos Gouver-
3>nemens -mêmes qui font les maux auxquels
5)Vous prétendez reniédier par eux. Je vous
éprouverais de plus ^ qu'il eft impcfllble que
5>vous ayez jamais ni de bonnes loix ni des
5)Gouvernemens équitables ^ & je vais vouS
w montrer enfuite le vrai moyen de prévenir ^
îjlans Gouvernemens & fans Loix, tous ces
»maux dont vous vous plaignez. "
Supposons qu'il expliquât après cela fon fiflé-
me & proporàt fon moyen prétendu. Je n'exami-
ne point fi ce fiftême feroit folide & ce moyen
praticable. S'il ne l'étoit pas , peut-être fe con-
tenteroit-on d'enfermer l'Auteur avec les foux ,
li l'on lui rendroit juftice : mais fi malheureufe-
ment il l'étoit , ce feroit bien pis , &c vous con-
cevez y Monfcigneur , ou d'autres concevront
pour vous , qu'il n'y auroit pas affez de bûchera
& de roues pour punir l'infortuné d'avoir eu rai-
fcn. Ce n'ell pas de cela qu'il s'agit ici.
Quel que fût le fort de cet homme , il eft fur
qu'un déluge d'écrits viendroit fondre fur le fien.
11 n'y auroit pas un Grimaud qui , pour faire fa
cour aux Puiiïances , & tout fier d'imprimer avec
privilège du Roi , ne vint lancer fur lui fa bro-
chure & fes injures , & ne fe ventât d'avoir ré-
duit au filence celui qui n'auroit pas daigné ré-
pondre , ou qu'on auroit empêché de parler.
Mais ce n'eft pas encore de cela qu'il s'agit.
Supposons 3 enfin, qu'un homme grave, ^
qui auroit fon intérêt à la chofe , crut devoir
auiTi faire comme les autres , & parmi beaucoup
de déclamations & d'injures s'avifât d'argumenter
ainfi. Quoi _, malheureux ! vous voulez anéantir
les Gouvernemens & les Loix ? Tandis que les
Gouvernemens & les Loix font le feul frein du,
vice ^ (^ ont bien de la peine encore à le conîtmr^
A M. DE BEAUPAONT. %%
Qjie feroit-ce ^ grand Dieu ! Si nous ne les avions
-plus ? Vous nous ôtez les gibets ^ les roues ; vous
voulez établir un brigandage public. Vous êtes un
homme abominable.
Si CE pauvre homme ofoit parler , il diroic ,
fans doute. 3) Très-Excellerit Seigneur, vocre
î; Grandeur fait une pecition de pnncipe. Je ne
wdis point qu'il ne taut pas réprimer le vice,
3) mais je dis qu'il vaut mieux Tempècher de
«naître. Je veux pourvoir à rinfuffiiance des
5)Loix, éc vous m'alléguez rinfuffifance des
3)Loix. Vous m'accufez d'établir les abus , par-
5^ ce qu'au lieu d'y remédier j'aime mieux qu'on
3) les prévienne. Quoi! s'il écoit un moyen de
w vivre toujours en fanté , faudroit-il donc le
a>prorcrire , de peur de rendre les médecins oififs I
» Votre Excellence veut toujours voir des gibets
?->8c des roues, & moi je voudrois ne plus voir
5) de malfaiteur : avec tout le refpeil que je lui
vdois, je ne crois pas être un hom.me abominable*''.
Hélas ! M. T. C. F. malgré les principes de /V-
àucation la plus faine ér la plus vertueufe ; malgré
les proînejjes les plus magnifiques de la Religion éf
les menaces les plus terribles , les écarts de la jeu-
îiejffe ne font encore que trop fréquens , trop multi^
plies. J'ai prouvé c|ue cette éducation, que vous
appeliez la plus laine , étoic la plus infenfée »
que cette éducation , que vous appeliez la plus
vertueufe , donnoit aux enfans tous leurs vices ;
j'ai prouvé que toute la gloire du paradis les
tentoit moins qu'un morceau de fucre , & qu'ils
craignoient beaucoup plus de s'ennuyer à Vêpres
que de brûler en enfer ; j'ai prouvé que les
écarts de la jeuneffe qu'on fe plaint de ne pou-
voie réprimer par ces moyens, en étoit l'ouvra-
ge. Dans quelles erreurs , dans quels excès , aban-
donnée à elle-même ^ ne fe précipiter oit-elle donc
pas ? La jeunelfe ne s'égare jamais d'elle-même :
toutes fes erreurs lui viennent d'être mal condui*
ai LETTRE
te. Les camarades Se les maîcreiTes achèvent ce
qu'ont commencé les Prêtres 2^ les Précepteurs ;
j'ai prouvé cela. Oeft un torrent qui fe déborde
malgré les digues puijfantes qu'on lui avoït oppo^
fées: que Ceroîî'CC donc fi nul ohfijcle ne fufpendoit
fes fioîs , (^ ne ro;>poit [es efforts : Je pourrois
dire : c^efi un torrerit qui renverfe vos impuijfantes^
c'igues ér brtje tou:. ElargiJJezfon lit (^ le lai/Iez-
courir fans ohftaslc ; il ne fera jamais de ?;:.?/. Mais-
j'ai honte d'employer dans un fujet aulfi férieux^
ces figures de Collège , que chacun applique à fa-
fantaifie , 5c qui ne prouvent rien d'aucun côté.
Au RESTE , quoique ^ félon vous les écarts de
la jeunefTe ne Ibient encore que trop fréquens ,
trop multipliés , à caufe de la pente de Thomme
au mal , il paroît qu'à tout prendre vous n'êtes-
pas trop mécontent d'elle, que vous vous com-
plailcz aïïez dans l'éducation faine & vercueufe
que lui donnent acluellement vos maîtres plein?
de vertus , de fageffe Se de vigilance , que félon
vous j elle pcrdroit beaucoup à être élevée d'une
autre manière , 8c qu'au fond vous ne penfez pas
de ce fiecleij lie des f.ecîes tout le mal que vous
affectez d'en dire à la tête de vos Mandemens.
Je con'viens qu'd eft fupperfiu de chercher
de nouveaux plans d'Education , quand on eft iî
content de celle qui exifte : mais convenez aufïi,
Monfeigneur , qu'en ceci vous n'êtes pas difficile.
Si vous eu liiez été auffi coulant en matière de
do<5lrine , votre Diocéle eût été agité de moins
de troubles ; l'orage que vous avez excité ^ ne
fût point retombé fur les Je fuites ; je n'en aurois
point été écrafé par compagnie j vous fulTiez
refté plus tranquille , Se moi aiiffi.
Vous avouez que pour réformer le monde
autant que le permettent la foibleffe :, Se , fcloa
vous, la corruption de notîe nature, il fuffi-
reir d'obfervcr fous la direction Se l'impreffion de
la grâce hs premiers rayons de la raifon humaine j
A M. DE BEAUMONT. 13
-<^e les faiiir avec loin , 6i de les diriger vers la
route qui conduit à la vérité. (S) Var la , conti-
nuez-vous , ces efprits , encore exempts de préju^
gé s jer oient pour toujours en garde contre ferreur ;
ces cœurs encore exenipts des grandes palpons pren^
droient les imprejjlons de toutes les vertus. Nous
femmes donc d'accord fur ce point , car je n'ai
pas die autre chofe. Je n'ai pas ajouté ^ j'en con-
viens , qu'il fallût faire élever les enfans par des
Prêtres j même je ne penfois pas que cela fût
nécefTaire pour en faire des Citoyens &: des hom-
mes y Si cette erreur, fi c'en eft une , commune
à tant de Catholiques, n'eii pas un fi grand crime
à un Proteftant. Je n'examine pas fi dans votre
pays les Prêtres eux-mêmes paiïent pour de fi
bons Citoyens ; mais comme Péducation de la
génération préfente eft leur ouvrage , c'eft entre
vous d'un côté &: vos anciens Mandemens de
l'autre qu'il faut décider fi leur lait fpirituel lui
a fi bien profité , s'il en a fait de fi grands faints ,
(9) vrais adorateurs de Dieu , Se de fi grands
hommes, dignes, d'' être la rejfource (ùr l'ornement
de la patrie. Je piiis ajouter une obfervation qui
devroic frapper tous les bons François , Se: vous-
même comme tel j c'eft que de tant de Rois qu'à
eus votre Nation^ le meilleur eil: le feul que
n'ont point élevé les Prêtres.
?vÏAi-s qu'importe tout cela , puifque je ne leur
ai point donné l'exclufion ; qu'Us élèvent la jeu-
neiïe, s'ils en font capables j je ne m'y oppofe
pas ; & ce que vous dites là-deiïus (10) ne fait
rien contre mon Livre. Pré:endriez-vous que mon
plan fût mauvais, par cela feul qu'il peut con-
venir à d autres qu'aux gens d'Egliie ?
Si l'homme ell bon par fa nature, comme je
(8) M^-inâgment ia.4'='. p. ç. in-iz. p. >;.
(9) îbid.
lio) IbiJ.
^4 LETTRE
crois l'avoir démontré i il s'enfuit qu'il demeura
tel tant que rien d'étranger à lui ne Talterc ; 8c (i
les hommes font méchans, comme ils ont pris
peine à me l'apprendre ; il s'enfuit que leur mé-
chanceté leur vient d'ailleurs ; fermez donc l'en-
trée au vice , & le cœur humain fera toujours
bon. Sur ce principe , j'établis Téducarion né-
gative comme la meilleure ou plutôt la feule
bonne j je fais voir comment toute éducation
pofuive fuit , comme qu'on s'y prenne , une rou-
te oppofée à fon but j Se je montre comment on
tend au même but , 2c comment on y arrive par
le chemin que j'ai tracé.
J'appelle éducation pofitive celle qui tend à
former Teiprit avant l'âge & à donner à Tenfant
la connoifTance des devoirs de l'homme. J'ap-
pelle éducation négative celle qui tend à perfec-
tionner les organes , inllrumens de nos connoif-
fances , avant de nous donner ces connoiflances
& qui prépare à la raifon par l'exercice des fens.
L'éducation négative n'eft pas oifive , tant s'en
faut. Elle ne donne pas les vertus , mais elle
prévient les vices ; elle n'apprend pas la vérité ,
mais elle préferve de l'erreur. Elle difpofe l'en-
fant à tout ce qui peut le mener au vrai quand il
ed en état de l'entendre , Se au bien quand il ell
en état de l'aimer.
Cette marche vous déplait & vous choque ;
il eft aifé de voir pourquoi. Vous commencez
par calomnier les intentions de celui qui la pro-
pofe. Selon vous , cette oifiveté de Tarae m'a
paru néceflaire pour la difpofer aux erreurs que
je lui voulois inculquer. On ne fait pourtant pas
trop quelle erreur veut donner à fon élevé celui
oui ne lui apprend rien avec plus de foin qu'à
ieritir fon ignorance Se à favoir qu'il ne fait rien.
Vous convenez que le jugement a fes progrès Se
A M. DE BEAUMONT. m
ne fe forme que par degrés. Klais s enjïdt-il . (i i)
ajoutez-vous , qu'à Vâge de dix ans un enfant ne
connoijfe pas la différence du bien ir du mal , qii'il
confonde la figeffe avec la folie , la honte avec Id
barbarie y la vertu avec le vice ^ Tout cela s'enfuit ,
fans doute , fi à cet âge le jugement n'eft pas
développé. Quoi ! pourfuivez-vous , il ne fentira
pas qu'obéir à fin père eji un bien , que lui défobéir
ejî un mal ^ Bien loin de là ; je foutiens qu'il fen-
tira , au contraire ^ en quittant le jeu pour aller
étudier fa leçon , qu'obéir à fon père eft un mal ,
&. que lui défobéir eii un bien, en volant quelqu C
fruit défendu. Il fcntira aufli , j'en conviens , que
c'eft un mal d'être puni & un bien d'êcre réconi-
penfé 5 & c'eft dans la balance de ces biens & de
ces maux contradiéloires que fe règle fa prudence
enfantine. Je crois avoir démontré cela mille fois
dans mes deux premiers volumes ^ 8c fur-tout dans
le dialogue du maître & de l'enfant fur ce qui eit
mal (r^). Pour vous , Monfeigneur , vous réfutez
mes deux volumes en deux lignes ^ & les voici,
(13) Le prétendre , M. T. C. K c'efi calomnier la.
nature humaine , en lui attribuant une jîupiditê
(]u\lle îi'q,point. On ne fauroit employer une ré-
futation plus tranchante , ni conçue en moins de
mots. Mais cette ignorance , qu'il vous plait d'ap-
peller ftupidité , fe trouve conftamment dans tout
efprit gêné dans des organes imparfaits , ou qui
n'a pas été cultivé i c'eft une obfervation facile à
faire & fenfible à tout le monde. Attribuer cette
ignorance à la nature humaine n'eft donc pas U
calomnier j & c'eft vous qui l'avez calomniée eu
lui imputant une malignité qu'elle n'a point.
Vous di-tes encore: (14) Ne vouloir en
{il) Aîandement in>4*. p. 7. in-î2. p. xiv.
(iiJ Emile Tome i. p. 189.
(i^) M-'indement in-40. p. 7. in-ii. p. xiv.
(14) M(indi??isnt in-4**, p, 9. iii-iz. p. xvir,
B
i^ LETTRE
feigner lu fagejfe à Vhomjne que dans le fems qiCll
fera dominé par la fougue des -pajfions naijf.intcs,
iCeft-ce pas la lui préfinter dans le dejfein au il
la rejette ? Voilà derechef une intention q-je vous
avez la bonté de me prêter ^ 8c qu'alTurément nul
autre que vous ne trouvera dans mon Livre.
J'ai montré premièrement que celui qui fera élevé
comme je veux , ne fera pas dominé par les paf-
fions dans le tems que vous dites. J'ai montré
encore comment les leçons de la fageffe pou-
voient retarder le développement de ces mêmes
pafiions. Ce font les mauvais effets de votre édu-
cation que vous imputez à la mienne ^ & vous
m'objcélez les défauts que je vous apprends à
prévenir. Jufqu'à radolefcence j'ai garanti des
paflions le cœur de mon élevé, 8c quand elles
font prêtes à naître , j'en recule encore le pro-
grès par des foins propres à les réprimer. Plutôt,
ks leçons de la lagcffe ne fignifîent rien pour
l'enfant , hors d'état d'y prendre intérêt ^ de
les entendre i plus tard^ elles ne prennent plus
fur un cœur déjà livré aux paffions. Ceft au leul
moment que j'ai choifi qu'elles font utiles : foie
pour l'armer ou pour le diitraire :, jl importe
également qu'alors le jeune homme en foit occupé.
Vous dites : (i 5) Tour trouver lajeunejfe ph.s
docile aux leçons quil lui prépare , cet Auteur
"ceut quelle foit dénuée de tout principe de Reli^
gini. La raifon en eft frniple ; c'eft que je veux
qu'elle ait une Religion , Sz que je ne lui
veux rien apprendre dont fon jugem^ent ne foie
en état de fentir la vérité. Mais moi , Monfei-
gneur, fi je difois : Four trouver IjjeuneJJe plus
docile aux leçons qu'on lui prépare , on a grand
foin de la prendre avant Vâge de raifon ^ ferois-je
un raifonnement plus mauvais que le vôtre, 8c
fcroit-ce un préjugé bien favorable à ce que vous
(is) mndçmmt in-4°. P- 7- in-i^- P. xiv.
A M. DE BEAUMONT. ir
faîtes apprendre auxenfans ? Selon vous je choifis
Tâge de raifon pour inculquer Terreur, & vous,
vous prévenez cet âge pour enfeigner la vérités
Vous vous prcffez ci'inftruire l'enfent avant qu'il
puilTe dilcerner le vrai du faux , & moi j'attends
pour le tromper qu'ail foit en état de le connoîcre.
Ce jugement eft-il naturel , Sz lequel paroîc cher-
cher à féduire,de celui qui ne veut parler qu'à des
hommes , ou de celui qui s'adrefTe aux enfants ?
Vous me cenfurez d'avoir dit &c montré que
tout enfant qui croit en Dieu^, eft idolâtre ou
ancropomorphite , & vous combattez cela en
difant (15) qu'on ne peut fuppofer ni l'un ni
l'autre d'un enfant qui a reçu une éducation
chrétienne. Voilà ce qui eft en queilion ; refte
à voir la preuve. La mienne eft que l'éducation
la plus chrétienne ne fauroit donner à Tenfanc
l'entendement qu'il n'a pas , ni détacher fes idées
des êcres matériels , au deflus defquels tanc
d'hommes ne fauroient élever les leurs. J'en
appelle de plus à l'expérience ; j'exhorte cha^
cun des lecteurs à coniulter fa mémoire, &: à
fe rappellcr fi , lorfqu'il a cru en Dieu étant enfant,
il ne s'en eft pas toujours fait quelque image.
Quand vous lui dites que la divinité Tieft rien àâ
ce qui peut tomber fous les Jens ; ou ion efpric
troublé n'entend rien , ou il entend qu'elle n'eft
rien. Quand vous lui parlez, d'w;/^ intelligence
infinie, il ne fait ce que c'q^ o^vCintelligence ,
& il fait encore moins ce que c'eft qu'infinie
Mais vous lui ferez répéter après vous les mots
qu'il vous plaira de lui dire ; vous lui ferez
même ajouter , s'il le faut , qu'il les entend; car
cela ne coûte guère, &: il aime encore mieux dire
qu'il ks entend que d'être grondé ou puni. Tous
les anciens , fans excepter les Juifs, fe font repré-
fente Dieu corporel , ^z combien de Chrétiens ^
\i6) Mmd^mcm in 4^. p. 7, in. 12. p. xiv.
î9 LETTRE
iurtout de Catholiques, font encore aujourd'hui
dans ce cas-là? Si vos enfans parlent comme des
hommes , c'eft parce que les hommes font encore
enfans. Voilà pourquoi les mifteres entaffés ne
coûtent plus rien à perfonne ; les termes en font
tout auffi faciles à prononcer que d'autres. Une
des commodités du ChrilVianifme moderne e(ï de
s'être fait un certain jargon de mots fans idées ,
avec lefquels ont fatisfait à tout hors à la raifon.
Par l'exam.en de Tintelligence qui mené à la
connoifTancc de Dieu , je trouve qu'il n'cfi pas
railbnnable de croire cette connoifTance (17) ton-
jours v.écejf.v.re au faînt. Je cite en exemple les
jnlenfés, les enfans, 5c je me:s dans la même
clalfe les hommes dont l'efprit n'a pas acquis afTcz
de lumières pour comprendre l'cxiftence de Dieu.
Vous dites ià-deffusi (18) ne foyons prAnt furpris
que V Auteur d^Emile remette à un terns fi reculé ta
çonnoijjance de Vesiftence de Dieu ; il ne la croit pas
nécejjaire aiifalut. Vous commencez, pour rendre
ma propofition plus dure , par fupprimer charita-
blement le miOt toujours , qui non-feulement la
modifie , mais qui lui donne un autre fens , puif-
que félon ma phrafe cette connoiïïance eft ordinai-
Tement néceffaire au falut ; 8c qu'elle ne le feroic
jamais, félon la phràfe que vous me prêtez. Après
cette petite falfification , vous pourfuivez ainfi :
» Il est clair, « dit-il par l'organe d^unperfon-
Tiage chimérique , 3) il eft clair que tel homme par-
» venu jufqii'à la yieilkfle fans croire en Dieu,
3» ne fera pas pour cela privé de fa préfence dans
5> l'autre , « ( vous avez omis le mot de lie )
3) Si fon aveuglement n'a pas été volontaire, &c
» je dis qu'il ne l'eft pas toujours. «
Avant de tranfcrire ici votre remarque, per-
mettez que je faffe la mienne. C'eft que ce per-
(17) Emile Tom. II. p 351 , 3s?.
(i8) HandenHjit in-4^. p. 9. in-ii. p. >:viii=
A M. DE BEAUMONf. 15»
fonnage prétendu chimérique, c'eft moi-même ^
&: non le Vicaire ^ que ce yalTage que vous avezl
cru être dans la profeflion de foi n'y eft point ,
mais dans le corps même du Livre. Monfeigneur i
vous liiez bien légèrement ^ vous citez bien né-
gligeminent les Ecrits que vous flécriïïez fi dure-
ment ; je trouve qu'un homme en place qui cen-
fure devroit mettre un peu plus d'examen dans
fes jugemens. Je reprends à préfent votre texte.
Remarquez, M. T. C. F. gu'il ne s'agit point ici
d'un homnie rjni jeroit dépourvu de fufage de fa rai-
fan , mais uniquement de celui dont la raifon ne je^
roit point aidée de l'injhuàliom Vous affirmez
eniuite (19) qu'une telle prétention efi fowoeraine--
fnent ahjurde. St. Faut ajfure qu'entre les Philojh-
phes payens plupeurs font parvenus par les feules
jorces de la raifon a la connoijfance du vrai Dieu ;
ti iâ~deiTus vous tranlcrivez ibn paifage.
Monseigneur , c'tft fou vent un petit mal de
ne pas entendre un Auteur qu'on lit, mais c'en
eic un grand quand on le réfute , 8i un très-grand
quand on le diffame. Or vous n'avez point en-
tendu le palTagc de mon Livre que vous attaques
ici , de même que beaucoup d'autres. Le Ledeur
jugera û c'eft ma faute ou la vôtre , quand j'aurai
înis le paifage entiers fous fes yeux.
:,, Nous tenons « ( Les Réformés ) ^, que nul
,, enfant mort avant l'âge de raifon ne fera privé
i, du bonheur éternel. Les Catholiques croyenc
„ la même chofe de tous les enfans qui ont reçit
„ le baptême , quoiqu'ils n'aient jamais entendu
,j parler de Dieu. Il y a donc des cas où l'on
,:, peut être iauvé fans croire en Dieu , &: ces cas
„ ont lieu , foit dans l'enfance^ foit dans la dé-
,, mence , quand l'efprit humain eft incapable
,, des opérations nccelfaires pour reconnoîrre la
^y Divinité. Toute la différence que je vois ici
(li?} AUndemmt in-4°. p, 10. in 12. p. xYiii,
B 3
?o LETTRE
j, entre vous & moi eft que vous prétendez que
j, les cnFans ont à fept ans cette capacité , & que
^, je ne la leur accorde pas même à quinze. Que
„ j'aye tort ou railbn , il ne s'agit pas if i d'un
j, article de foi , mais d'une iimple obiervation
j, d'hiffoire naturelle.
j. Par le même principe > il eft clair que tel
3, homme , parvenu jufqu'à la vicilleffe Tans croi-
iy re en Dieu , ne fera pas pour cela privé de fa
,y prtfénce en l'autre vie , fi fon aveuglement n'a
jy pas é'ié volonraire j & je dis qu'il ne Teft; pas
,y toujours. Vous en convenez pour les infenfés
,y qu'une maladie prive de leurs facultés fpiri-
,:, tuelles , mais non de leur qualité d'hommes ,
^ ni y par conféquent, du droit aux bienfaits de
,, leur créateur. Pourquoi donc n'en pas conve-
j^ nir aulîi pour ceux qui ^ féqucibés de toute
j, fociété dés leur enfance , auroient mené une
,^ vie ablolument fauvage > privés des lumières
jj qu'on n'acquiert que dans le commerce des
jj hommes ? Car il eft d'une impofiibilité dé-
jf montrée qu'un pareil fauvage pût jamais élever
j, fes réflexions jufqu'à la connoilfance du vrai
^, Dieu, la faifon nous dit qu'un hom.me n'eft
.^ punifTable que pour les fautes de fa volonté j
j, te qu'une ignorance invincible ne lui fauroin
j, être imputée à crime. D'où il fuit que devant
jt la juftice éternelle , tout homme qui cn^roic
^ s'il avoit les lumières néceffaires eft répui«*^
_,, croire , Se qu'il n'y aurx d'incrédules punis
j, que ceux dont le cœur fe ferme à la vérité. "
Emile T. JJ. fa'^. 3 5x & fuiv.
Voila mon paiTage entier, fur lequel votre
erreur faute aux yeux. Elle conlifte en ce que
vous ayez entendu ou fait entendre que félon
m,oi il falloit avoir été inllruit de l'exillence de
Dieu pour y croire. Ma penlce eft fort diffé-
rente. Je dis qu'il faut avoir l'entendement dé-
veloppé ^ rdprit cultivé jufqu'à certain poim^.
A M. DE BEAUMONT. ^Jî
f)Our être en écat de comprendre les preuves de
Texillence de Dieu , Se fur-touc pour les trou-
ver de loi-même fans en avoir jarTiais entendu,
parler, je parle des hommes barbares ou fau-
vages; vous m'alléguez des philofopheS : je dis
qu'il faut avoir acquis quelque philofophie pour
s'élever aux notions du vrai Dieu; vous citez;
Saint Paul qui reconnoît que quelques Philoio-
phes payens fe font élevés aux notions du vrai
Dieu : je dis que tel iiomme greffier n'efl pas
toujours en état de fc former de lui-même une
idée jufte de la Divinité ; vous dites que les
hommes inftruits font en état de fe former une
idée jufte de la Divinité ; &: fur cette uniqi-e
preuve mon opinion vous paroit fouverainement
abjurdé. Quoi î parce qu'un Dodeur tr. droit
doit favoir les loix de fon pays ^ efc-il iibfurde
de fuppofer qu'un enfant qui ne fait pas lire , a
pu les ignorer ?
QÙANB un Auteur ne veut pas fe répécer
fans çeiTe , 8c qu'il a une fois établi clauetieni:.
fon fentiment fur une matière, il n'eil pas tenu,
de rapporter toujours les mêmes preuves en
raifonnant fur le même fentiment. Ses Ecrits'
s'expliquent alors les uns par les autres , &; les
derniers , quand il a de la méthode , fuppofenc
toujours les premiers. Voilà ce que j'ai toujours
^:hé de faire, 8c ce que j'ai fait, fur-tout dans
l'occaficn dont \\ s'agit.
Vous fuppofez , ainfi que ceû:>t om traicciit
de ces matières , que l'homme apporte avec lui
fa raifon toute formée , 8c qu'il ne s'agit que
de la mettre en œuvre. Or cela n'eft pas vrai ;
car l'une des acquifitions de l'homme , 8c même
des plus lentes, cft la raifon. L'homme apprend
à voir des yeux de l'efprit ainfi que des ycuK
du corps i mais le premier apprentifTage efl bien-
plus long que l'autre, parce que les rapports
des objets incelleclucls nç femcfurant pas con\me"
B 4
il LETTRE
retendue ^ ne fe trouvent que par eflimation ^
tz (]iie nos premiers befoins , nos befoins phy-
fiques j ne nous rendent pas l'examen de ces
mêmes objets û intéreffant. Il faut apprendre à
voir deux objets à la fois ; il faut apprendre
à les comparer entre eux j il faut apprendre à
comparer les objets en grand nombre , à rem^onter
par degrés aux caufes , à les fuivre dans leurs
effets ; il faut avoir combiné des infinités de
rapports pour acquérir des idées de convenance j
de proportion , dliarmonie & d'ordre. L'homme
qui , privé du fecours de fes fernblable^ 8c fans
ceife occupé de pourvoir à Tes befoins , efl réduit
en toute chofe à la feule marche de fes propres
idées , fait un progrés bien lent de ce côté-là :
il vieilî*: & meurt avant d'être iorti de Tenfance
de la raiion. Poiivez-croire de bonne foi que
d'un million d'hommes élevés de cette manière
il y en eût un feul qui vînt à penfer à Dieu ?
L'opvDPvE de rUnivers , tout admirable qu'il
eft^ ne frappe pas également tous les yeux. Le
peuple y fait peu d'attention j manquant des
connoifïances qui rendent cet ordre fenfible , Sz
n'ayant point appris à réfléchir fur ce qu^l
appcrçoit. Ce n'elî ni endurciiïement ni mauvaile
volonté ; c'eft ignorance , engourdiflement d'ef-
prlt. La moindre méditation fatigue ces gens-ià a
comme le moindre travail des bras fatigue un
homme de cabinet. Ils ont oui parler des œuvres
de Dieu Se des merveilles de la nature. Ils
répètent les mêmes mots fans y joindre les mêmes
idées , Se ils font peu touchés de tout ce qui
peut élever le fage à fon créateur. Or il parnVi
nous le peuple, à portée de tant d'inftru6i:ion ,
rrt encore 11 ftupide ; que feront ces pauvres gens
abandonnés à eux-mêmes dès leur- enfance , Se
qui n'ont jamais rien appris d'autrui I Croyez-
vous qu'un CaiFre ou un Lapon philolbphe beau-
coup fur la marche du monde Se lur la g*^n6-
A B. DÉ BEAU MO NT. ?.$-
ration des chofes ? Encore les Lapons- 8c ' les
Caffres , vivant en corps de nations y ont-ils des-
multitudes d'idées acquifes Qc communiquées 5,
à Taide deiquelles ils acquièrent quelques no-
tions grofîieres d'une Divinité : ils ont en quel-
que façon leur cathéchilme : m.ais l'homme fau-:'
vage , errant feul dans les bois ^ n'en a point dii-
tout. Cet homme n'exifte pas, direz-vous j foie.."
Mais il peut exifter par fuppofition. Il exiiie-
certainement des hommes qui n'ont jamais eu
d'entretien philofophique en leur vie, & dont'
tout le tems fe confume à chercher leur nour--
riture j la dévorer & dormir. Que ferons-nous-
de ces hommes-là-;, des Eskimaux , par exemple *■
En ferons-nous des Théologiens ?
Mon fcntiment eft donc que l'efprit de l'homme
fans progrès^ fans inftrucîion ;, fans culture, &c
tel qu'il fort des mains de la nature , n'eil: pas
en état de s'élever de lui-même aux fublimes
notions de la Divinité ; mais que ces notions
fe préfentenc a nous- à meiure que notre efpric
fe cultive j qu'aux yeux de tout homme qui a
penfé , qui a réfléchi ^. Dieu fe maniferte dans fes
euvrages ; qu'il fe révèle aux gens éclairés dans
le fpcélacle de la natur^î ; qu'il faut , quand on
a les yeux ouverts, les fermer pour ne l'y pas
voirj que tout philofophe athée eil un raifon-
neurdemauvaife foi, ou que fon orgueil aveugle^
mais qu auiTi tel homme ftupide & groiîier, quoi-
que-fimple &c vrai, tel efprit fans erreur & fans
vice peut par une ignorance involontaire ne pas'
remonter à l'Auteur de fcn ê':re, 8t" ne pas con-
cevoir ce que c'ell: que Dieu ^ fans que cette
ignorance le rende puniiTable d'un défaut auquel
fon cœur n'a point conienti. Celui-ci n'eft pas-
éclairé , 8c l'autre refufe de Têtre : cela, ma
paroît fort différent.
Appliquez à ce fentiment votre paffage d<j.
^aiac Eaul j. 8i yous-yerrez qu'au lieu de ia^
' 3-^ ■
^4 LETTRE
combattre , 11 le favorile ; vous verrez que ce-
piflage :ombe uniquerr^ea: riir, ces fages précen-
dus à q:ù ce qui peut être connu de Vïcu a été ma-
nifejié, à qui la Confidération des choj'es qui ont été
faites dès h création di{ mondç ^ a rendu vifible t^
qui efi invijîble en Dieu y mais qui ne l'ayant point
glorifié ^ ne 'lui ayant point rendu, grâces , je font
perdus dans la vanité de leur rajjonnemer.t , &:^^
ainii demeurés l'ans exçufe , en fe difant figes ^
font devenus joux, La railbn lur laquelle rApùcrc
reproche aux philolophes de n'avoir Pàs glonhc
le vrai Dieu, n'étant point applicable à. ma lup-
poluion 3 forme une indudlion tputs en ma fa-
veur i elle canfirme ce que j'ai dit moirinéme ,
que tout (20) phiiofcpke qi'j, ne croît pas y a tort ^^
parce qu'il ufe ?nal de la raifon qiCil a cultivée ^^
é^ quîl cfi in étaî,d.^sni-endre les vérités qti'il re^.
jette ; elle montre , en£n, par le p.afïag^ m.ême s
que vous ne m'ayez point entendu ,.^€ qi'and
vous m'imputez, d'avoir dit ce que je n'ai ni dit.
ni penfé j f-ivoir que Ton ne croit en Dieu que
fur l'autorité d'autrui (x-i) , vous ayea.teHemeac
tortj qu'au, contraire je n'ai fait que dillinguer.
les cas où. l'en peut conqcure Dieu par foi- .
mcme^ & les cas où Ton ne le peut que parle.
fecoLirs d'autrui.
Au refte j quand vous auriez raifon dans cette,
critique 3 quand vous auriez folidement réfuté
mon opinion 3 il ne s'enfuivroit pas de cela feul
qu'elle fut fouverainement abfurdc , comme il
vous plaît de la qualifier : on peut fe tromper
fans tomber dans l'extravagance , & toute erreur
n'eft pas- une abfurdité. Mcn refpedt pour vous .
•*' I ] fl !■ ■, I , ^
(îo) Fmi!e T, II. pag. ? so.
{2.L) M. (Je E^aumonr ne die pas cela en propres .
rerres; rr:ais^c'eft le feul fens ralfonnabîe q-i'on
j>^ (ii Honner à fon rexr-e, appuyé du palfagc de Sr,
fovi'j 3c je ne puis répondre qu'.i ce que î'tnrens.
K.f^oy!xf9ii j^Undsmfnf ia-4**. f. loj ia- 11, p. :i.YilU
A M. DE BËAUMONT. tf
me rendra moins prodigue d'épithetes ^ Se cè-
ne fera pas ma faute ii le Lecteur trouve à les^
placer. n- r
Toujours avec rarrangement de ccnlurer ians-
entendre , vous paffez d'une imputation grave
dz faufTe à une autre qui Tell encore plus ^, Se
après m'avoir injuftement accufé de nier Tévi-
dence de la divinité j- vous m'acculez- plus in-
juftement d'en avoir révoqué Tunité en doute.-
Vous faites plus i vous prenez la peine d'entrer-'
là-defTus en difcuiTion^ contre votre ordinaire^.
& le feul endroit de votre Mandement où vouy-
ayez raiibn^,- eft'celui où vous réfutez une extra-
vagance que je n ai pas dite.
Voici le pafîag-e que vous attaquez , ouplii^
tôt votre paiïage où vous rapportez le mi^^i'»
car il fa4it que le Ledleur me voy.e entre vos
Kiains.
j, (xx) Je fais '^fait-il dire avy-ferj^wnage pup-
pop qui lid- fert à^ organe ; y; je fais que le mon-
,:, de- eft gouverné- pu?' une vo-lonté pui liante^
,i fage ; je le vriis, ou plutôt je le lens , &: ce-
,, la m'importe à lavoir : mais- ce même monde
i3 eft-il - éternel , ou créé ? Y a-t-il un principe
«..imique des chofesl Y en a-t-il deux ou plu-
„ fleurs , &c quelle ell: leur nature ? ■ Je n'en fais
,, rien j & que m'importe ?;,,.,,*. (xb) je re«
^3 nonce a des queflicns oifeufes' qui peuvent:
,^. inquietter mon amour-propre ^ mais qui fonc
j,, inutiles à ma- conduite & lupérieures à ma
j, raifon'-'.-
J'oBSEïivE , en paifant^ que voici la féconde
fois que vous qualifiez le Prêtre Savoyard de
perfonnage chimérique ou fuppofé. Comment
m • ■ Il I — Ml M
{iz) Mxndemsnt in-4''. pag. lo' in-iz.-p. xix.
[zi) Ces points indiquent une Lieune de deux IL
gnes par ieT^tieiles \z paffags eft reiTipéré , 5< cjue M,-
de Ecaunicnt n'a pas ijoulu txanfcrire. Voycfi, EmUf-'
Té lïl. çi^g^ 6W
^(^ LETTRE
çces-voiis inftruit de cela , je vous fuppUe ? J'ai
affirmé ce que je favoîs; vous niez ce que vous
nç favez pasj qui. des deux, elt le téméraire^
On l'ait, j'en conviens , qu'il y a peu de Prêcrcs^
qui çroyeîjc en Dieu ; mais encore n'élt - il pas
prouvé qu'il n'y en ait point du tout. Je reprends,
votre texte.
(m) 2.^^ '^^^'-^ ^^''^ ^^^^ ^^^ Auteur témêrai-
nj ....... l'unité de Dieu lui paroït une qucfiioii.
oifeufe (^ fipérieure à j':i raifoîi ,, cmnme p la viuU
îrplicité des Dieux n'étoit pas la plus grande des
abfiirdités. ^^ La pluralité des Dieux'*', dit énei
yubordonnés (1.5). U implique, donc qu'il y ait plu-.
fleurs I^';>î/x.
Mais qci eft-ce qui dit qu'il y a pluficr.r?-
Dieux ? Ahj Monfeigneur ! vous voudriez bien
que j'euffs dit de pareilles folie? ; vous nVurie^
lurement pas pris la peine de faire un Mande-
ment contre moi..
Je ne fais ni pourquoi ni com-ment ce qui eil
eft , & bien d'autres qui fe piq^uent de le dire
îïe k favent pas mieux que nioi. M^is je vois
qu'il n'y a qu'une première caufè motrice , puif^
que tout concourt fenfiblement aux mêmes fins.
Je reconnoi^ donc une volonté unique & iuprê-
me qui dirige tout > 8c une puilfance unique Se
fuprême qui exécute tout. J'attribue cette puu*
fjance &: cette volonté au même Etre ., à caufe de
j. — ■ ■»..
izx) Mandement in 4^. pag lî. inrii. p. xx.
(25 Teri-uli^n fait ici un fophi^ic très- familier
aux pères de TtgUle. Il définit le rnot Dieu félon les
Chrétiens , & puis il accufe les payens.de contradic-
tion , parce que contre fa définition ils admettcnc-
plufieuvs Dieux. Ce n'é^oit pas la peine de m'impu-
t«c une erreur que je u'ai pas ccKT.mi'e , uniquement
3^;ijc ciiti 1^ h<^s de, propos ua fopiiii^»«-de Teiiuîii^^.
A M. DE BEAUMONT. 57
leur parfaic accord qui le conçoit mieux dans un
que dans deux > 8c parce qu'il ne faut pas fans,
raifon multiplier les êtres : car le mal même que
nous voyons n'efl: point un mal abfolu , & ^ loin
de combattre dirediement le bien , il concoure
avec lui à l'harmonie univerfelle.
Mais ce par quoi les chofes font^» fe diftin-
gue très-nettement fous deux idées j favoir , la
chofc qui fait & la chofe qui eft faite , même-
ces deux idées ne fe réuniiTent pas dans le même
6tre fans quelque effort d'efprit , &; l'on ne con-
çoit guère une chofe qui agit ^ fans en fuppofer
une autre fur laquelle elle agit. De plus^ il elî
certain que nous avons l'idée de deux fubflancei.
diftindles ; favoir , Tefprit & la matière ; ce qui
penfe , & ce qui eft étendu ; & ces deux idées-
le conçoivent très-bien Tune fans l'autre.
Il Y a donc deux manières de concevoir l'ori-
gine des chofes ^ favoir j ou dans deux caufes di-
verfes , l'une vive &: l'autre morte ^ l'une motri-
ce &: l'autre muc>. l'une active & l'autre paffive ,
l'une efficiente & l'autre inllrumencale , ou dans,
luie caufe unique qui tire d^elle leule tout ce qui-
eft , & tout ce qui fe fait. Chacun de ces deux,
fentimens ,. débattus par les métaphyficiens de-
puis tant de fiecles ^ n'en ei^ pas devenu plus
croyable à la raifon humaine : & îi Texiftenre
éternelle & ncceflaire de la matière a pour nous
fes difficultés, fa création n'en a pas de moin-
dres ; puifque tant d'hommes & de philofophes.-,.
qui dans tous les terns ont médité iiir ce fujct-,,
ont tous unanimement rejette' la pofiiibilité de Ia>
création , excepté peut-être uit très-petit nombre
qui paroiffent avoir linccrement fournis leur rai-..
fon à l'autorité; fmcéritéque les motifs de leur-
intérêt, de leur fureté > de leur repos, rendent
fort, fufpeéle , 8c dont il fera- toujours impofTiblç
de s'afiiirer , tan: cjue Toa rifq,uera quelque ciiQ^
fe à parler vrai»
ys r, E T T R É
Suppose qu'il y ait un principe éternel & uni-
que des choies,. ce principe étant fimple dans ion
elTence n'eil: pas compofé de matière &: d'efprit ^
jnais il. e'à matière ou efprit feulement. Sur les
raifons déduites par le Vicaire , il ne fauroit con-
cevoir que ce principe foit matière j & s'il efi:
efprit, il ne fauroit concevoir que par lui la:
matière ait reçu l'être : car. il faudroit pour cela-
concevoir la création j or l'idée de création , l'idée
fous laquelle on conçoit que par un fimple adie
de volonté rien devient quelque chofe , eft , de
toutes les idées qui ne font pas clairement ccn-
tradicloircs , la moins- compréhenfible à Tefprit
humain.
Arretï des deux côtés par ces difEcultés, le-
bon Prêtre demeure indécis ^ 8c ne fe tourmente
point d'un doute de pure fpéculation, qui n*in«=
flue en aucune m.aniere fur: fc s devoirs en ce mon-
de j car enfin que m'importe d'expliquer, rorigine
des êtres , pourvu que je faille comment ilsiub-
fîilent , quelle- place j'y- àois remplir , & en vertu
de quoi cette obligaxion m.'cit impcfée ?
M A I s fuppofer deux principes (xd) des cho-
ffcs, fuppofition que pourtant le Vicaire ne faie
point, ce n'elt pas pour cela fuppofer deux
Dieux; à moins que, comme les Manichéens j,
on ne fuppofe aufTi ces principes tous deux aélifs i ^
doctrine abfolument contraire à celle du Vicaire ,
qui , trés-pofitivement , n'admet qu'une IntelU»
gence première, qu'un feul principe aitif, 8c
par conféqucnr qu'un feul Dieu, .
J'avoue bien que la. création du monde éranc
clairement énoncée dans nos tradu étions de là
(26) Celui qui ne connoîr que deux fubftances , ne
peut non pins imaginer que nei'fx principes, Si ie rçr-
STiS , OH tlujîeu^: , aiomé H ans l'endroit ciré , n'efl \\
«Tu'une erpére d'explétif, fermant tour au plus à faire
entendre que le nombre fie ces principes n'impoïts
pas plus à coiifioltre qvîe.lcur naiarc*
A M. DE BEAUmON'T; $9.
Cenefe ,. la rcjeuer pofuivcmenc feroit àcet é^ard,
rejctter rautoricé ,, fmon des Livres^ Sacrés, au
moins des tradu6lions qu'on nous en. donne , .&
c'eft aulfi ce qui. tient le Vicaire dan<s. un doute
qu'il n'auroit peut-être pas fans, cette autorité :
Car d'ailleurs la coexiftence des deux Principes
(17) femble expliquer mieux la conftitution de
Tunivers & lever, des difficultés qu'on a peine à:,
refoudre fans elle , comme entre autres celle de
l'origine du mal. De plus , il faudroit entendre
parfaitement l'Hébreu ,. & même avoir été' con-
temporain de Moife , pour favoir certainement
quel fens il a donné au mot qu'on nous rend par
le mot créa. Ce terme eft trop philofophique pou 5
avoir eu dans fon origine raccepcio.n connue 6^-
populaire que nous lui donnons maintenant fur;
la foi de nos Dofteurs. Cette acception a. pur
changer & tromper même les Septante , déjà
imbu's des queftions de la philofophie grecque i
rien n^eft moins rare que des mots donc le fens
change par trait de temps , Se qui font attiibuer
aux anciens Auteurs qui s'en font fc-rvis ^ des
idées qu'ils n'ont point eues. Il elt très-douteuK.
que le mot Grec ait eu le fens qu'il nous plaît de
lui donner , &: il eft très-certain que le mot La-
tin n'a point eu ce m.ême iens , puifque Lucrèce^,
qui nie formellement la poiTibilité de toute créa-
(27) Il eft' bon de remarquer que cette qiieft ion de
Téierniïé de la rn?.tiere , qui eJfa'-ouche i\ fort no^^
Théologiens, eftaronchoit afF^z peu les Pères de Î'E-
glife, moins éloigne^ des fentimcns de Plaron. Sang;
parler (^e JuPcin niarrir . n'Ofigene ^ & d'autres , Cîé-
ment Alexandrin pretvj v. bien l'affirmacive Jaas fesv
Hynotipores , qwe Phorius veut a caiifc de cela que
ce Livre ait éré faHiHc. Mais le mc^re fenriment re-
p-iroit encore dans les ScromAres , ou Clément rap-
porte cçloi d'Hé'-aclue fans i'improuver. Ce. Pcre 9.
Livre V. tâche , à la vérité , d'établir un feul pMfrci^_
pe^, mais c'eft parce qti'il refure ce r.am a la xnux^x^i,
même &i admeîcanc tan ite^tiitév
40 LETTRE
tion , ne laifTe pas d'employer Couvent le même
terme pour exprimer la formation de l'Univers Se
de Tes parties. Enfin M. de Beaufobre a prouvé
(x8) que la notion de la création ne fe trouve
point dans l'ancienne Théologie judaïque , &c
vous êces trop inil:ruit , Monfeigneur ^ pour igno-
rer que beaucoup d'hommes pleins de reipecl pour
nos Livres Sacrés n'ont cependant point reconnu
dans le récit de Moïle l'abfolue création de l'U-
nivers. Ainii le Vicaire , à qui le defpotilme des
Théologiens n'en impofe pas, peut très-bien^
fans en être moins orthodoxe, douter s'il y a deux
principes éternels des choies ;, ou sll n'y en a^
qu'un. C^eft un débat purement gcam.matical ou
philofoplrique , où la révélation n'entre pour rien»
Quoiqu'il en ibit ,. ce n'eft pas de cela qu'il
s'agit entre nous y 6c ians tbutenir les fentimens
du Vicaire > je n'ai rien à faire ici qu'à montrer-
vos torts.
Or vous avez tort d^'avancer que Funité de
Dieu me paroît une queftion oileufe &: fupc-
rieure à laraiibnj puifque dans l'Ecrit que vou^
cenfurez y cette unité eft établie &: foutenue par
le raiibnnement ; & vous avez tort de vous étayeî
d'un partage de TertuUien pour conclurre contre
moi qu'il implique qu'il y ait plufieurs Dieux \
car fans avoir belbin de TertuUien , je concluds
aufli de mon côté qu'il implique qu'il y ait plu-^
fleurs Dieux.
Vous avez tort de m.e qualifier pour cela
d^ Auteur téméraire , puilqu'où il n'y a- point
d'aiTertion il n'y a point de témérité. On n3
peut concevoir qu'un Auteur foit un téméraire ^ .
uniquement pour être moins- hardi que vous.
Enfin vous avez tort de croire avoir bien^
juiVifié les dogmes particuliers qui donnent à'
Dieu les paillons humaines y &c qui y loin d'éclair-
(i8) Hift. du Manichéilmc, T. ÏL.
A M. DE BEAUMONT. 41
cir les notions du grand Etre , les embrouillenc
Se les avilifTent , en m'acculant fauflement d'em-
brouiller & d'avilir moi-même CCS notions j d'at-
taquer direclement l'eflence divine , que je n'ai
point attaquée ^ &: de révoquer en doute ion
unité j que je n'ai point révoquée en doute. Si
je Pavois fait , que s'enfuivroit-il ? Récriminer
n'eft pas fe juftifier : mais celui qui j, pour toute
défenle y ne fait que récriminer à faux , a bien
l'air d'être feul coupable.
La contradiction que vous me reprochez
dans le même lieu efl tout auiïi bien fondée que la
précédente accufation. Il ne fait :, dites -vous,
quelle efl' la nature de Dieu , (tr bientôt après il
reconnaît que cet Etre fuprc'me efl doué d' intelligent
ce y de puijfance , de volonté y (r de bonté ', n'*efl-ce
donc pas-là avoir une idée de la nature divine ?
Voici, Monfeigneur^ là-deiTus ce que j'ai a
vous dire.
,, Disu efl: intelligent ^ mais comment l'eft-il l
,y L'homme eil: intelligent quand il raitbnne ^
yy & la fuprême intelligence n'a pas befoin de
„ raifonner j il n'y a pour elle ni prémifles y ni
j, conféquences y il n'y a pas même de pro-
yy pofition ; elle eft purement intuitive, elle voit
yy également tout ce qui eft 6c tout ce qui peut
„ être ; toutes les vérités ne font pour elle
„ qu'une feule idée , comme tous les lieux un
j, feul point &: tous les temps un feul moment.
y, La puiffance humaine agit par des moyens, la
„ puiffance divine agit par elle - même : Dieu
-j, peut parce qu'il veut, fa volonté fait ion pou-
„ voir. Dieu eil: bon , rien n'ell: plus manifefte i
„ m.ais la bonté dans Thomme eft Tamour de fes
„ femblables , & la bonté de Dieu eft l'amour de
^y l'ordre 5 car c'eft par l'ordre qu'il maintienc
„ ce qui exifte , 8c lie chaque partie avec le tout»
yy Dieu eft jufte , j'en fuis convaincu i c'eft une
s^ fuite de fa bonté ; Pinjuftice de§ hommes eft
4^ LETTRE
j, leur œuvre St non pas la Tienne : le désordre
3, moral qui dépcfe concre la providence aux yeux
,;, des philotbphes^ ne tait que la démontrer aux
j, miens. iMais la juftice de rhom.me eft de ren-
,:, dre à chacun ce qui lui appartient ^ & la juftice
jj de Dieu de demander compte à chacun de ce
>j qu'il lui a donné.
„ Que 11 je viens à découvrir fucceflivemenc
,> ces attributs dont je n'ai nulle idée abfolue^
jy c'ell par des conféquences forcées ^ c'efi: par
5î le bon ufage de ma railbn : mais je les affir-
»3 me Tans les comprendre > & dans le fond ,
>:» c'eit n'afBrmer rien. J ai beau me dire , Dieu
33 efl ainTi ; je le Tens ^ je me le prouve : je
3, n'en conçois pas mieux comment Dieu peut
ji être àinTi.
j^ Enfin plus je m'efTorce de contempler Ton
,> effence infinie ^ moins je la conçois j mais elle
j3 eft, cela me Tuffit; nvoins je la conçois j plus
»j je l'adore. Je m'humilie 6c lui dis : E-.re des
J3 êtres , je Tuis parce que :u es ; c'eil m'élever à
9i ma Tource que de te méditer Tans ceffe. Le plus
„ digne uTage de ma raiTon e(ï de s'anéantir de-
j3 vant coi : c'efl mon raviffement d'eTprit , c'eft
,, le ^charme de ma ToiblelTe de me Tentir acca-
»bîé de ta grandeur. *•■
Voila ma réponic, &: je la crols^ pérempto'-
re. Faut-il vous dire , à préTent où je l'ai priTe ?
Je l'ai tirée mot-à-mot de Tendroit même que
vous accuTer de contradi6lion (x?)- Vous en
uTez comme tous mes adverTaires^ qui y pour
me réfuter ^ ne font qu^écrire les objeélions que
je me Tuis Taites^, & Tupprimer mes Tolutions.
La répoiiie eft déjà toute prête j c'cil: l'ouvrage
qu'ils ont réfuté.
Nous avançons^ Monieigneur, vers les difcuT-
fions les plus importantes.
* — ^ ■■■■Il • -«■
(i^) Emile T. IIL pag. ^.^^fuj-v.
A M. DE BEAUMONT. 45
Après avoir attaqué monSyflême & mon Li-
vre, vous attaquez auiïï ma Religion^, & parce
que le Vicaire Catholique fait des objections con-
tre fon Egiife , vous cherchez à me faire palier
pour ennemi de la mienne; comme li propofcr
des difficultés fur un fentiment ^ c'étoit y renon-
cer; comme fi toute connoilTance humaine n'avolt
pas les Tiennes \ comme li la Géométrie elle-
même n'en avoir pas, où que les Géomètres le
£iTent une loi de les taire pour ne pas nuire à la
certitude de leur art.
La REPONSE que j'ai d'avance à vous faire eil
de vous déclarer avec ma franchife ordinaire mes
fentimens en matière de Religion , tels que je
les ai profeffés dans tous mes Ecrits, & tels
qu'ils ont toujours été dans ma bouche &: dans
mon cœur. Je vous dirai , de plus j pourquoi j'ai
publié la profeffion de foi du Vicaire , & pour-
quoi , malgré tant de clameurs je la tiendrai
toujours pour l'Ecrit le meilleur & le plus utile
dans le fiécle où je l'ai publié. Les bûchers ni
les décrets ne me feront point changer de lan-
gage , les Théologiens en m'ordonnant d'être
humble ne me feront point être faux , êc les
philofophes ne me taxant d'hypocrifie ne me
feront point profeiïer Tincréduhré, Je dirai ijwt
Religion , pa-rce que f en ai une , 84 je la dirai
hautement, parce que j'ai le courage de la dire .^
&:- qu'il fer oit à défirer pour le bien des hommes
que ce fut celte du genre humain.
Monseigneur, je fuis Chrétien, & fincere-
ment Chrétien^ félon la dodrine de l'Evangile.
Je fuis Chrétien, non comme un difciple des
Prêtres, mais comme un difciple de Jefus-Chriih
Mon Maître a peu fubtilifé fur le dogme, &c
beaucoup infifté fur les devoirs ^ il prelcrivoic
iiioins d'ajticks de foi que de bonnes ceuvres ;
il n'ordonnoit de croire que ce qui étoit nécef-
faire pour être bon , quand il réfumoit là Loi Ôs
44 LETTRE
les Prophètes , c'écoit bien plus dans des ac^cs
de vercLi que dans des formules de croyance
(30) :. & il m'a dit par lui-même ^ par les Apô-
tres que celui qui aime ion frère a accompli la
Loi (31).
Moi de mon coté, très -convaincu des véri-
tés elTentielles au Chrirtianiime , lelquelles fer-
vent de fondement à toute bonne morale;, cher-
chant au furplus à nourrir mon cœur de Tefprit
de TEvangile fans tourmenter ma raifon de ce
qui m'y paroît obfcur, enfin perfuadé que qui-
conque aime Dieu par deflus toute chofe 8c Ion
prochain comme loi - même , ell un vrai Chré-
tien, je m'efforce de Têtre , laiïïant à part tou-
tes ces iubtilirés de doclrine , tous ces impor-
tans galimaLhias dont les Pharifiens embrouil-
lent nos devoirs 6c offufquent notre foi : £c met-
tant avec Saint Paul la foi-même au-deflbus de la
charicé (31).
Heureux d'être né dans la Religion la plus
raifonnablt 6c la plus fainte qui foit fur la terre ^
je refte inviolablement attaché au culte de mes
Pères : comme eux je prends TEcriture 6c la
jaifon pour les unique régies de ma croyance j
comme eux récufe l'autorité des hommes , 6c
n'entends me foumetcre à leurs formules qu'au-
tant que j'en apperçois la vérité j comme eux je
me réunis de cœur avec les vrais fervireurs de
.Jcius-Chrifl: 6c les vrais adorateurs de Dieu j
pour lui offrir dans la communion des fidelles
les hommages de fon Eglife. Il m'eft confolant
6c doux d'être compté parmi les membres , de
participer au culte public qu'ils rendent à la divi-
nité , 8c de me dire au milieu d'eux j je fuis avec
mes frères.
Pénètre de reconnoiflance pour le digne
(go) Matth. VII. 12. Cil) Gaiat. Y. 14.
Ui] I. Cor. XIII. i. 1^.
A M. DE BEAUMONT. 45
Pafteur qui , refiftant au torrent de Pexemple^ 8c
jugeant dans la vérité y n'a point exclus de l'E-
glite un défenfeur de la caufe de Dieu , je con-
lerverai toute ma vie un tendre fouvenir de fa
charité vraiment Chrétienne. Je me ferai tou-
jours une gloire d'être compté dans fon Trou-
peau , & j'elpere n'en point Icandalifer les mem-
bres ni par mes fentimens ni par ma conduite.
Mais lorique d'injuftes Prêtres , s'arrogeant des
droits qu'ils n'ont pas , voudront fe faire les
arbitres de ma croyance, &, viendront me dire
arrogamment ; rctradlez - vous , déguifez-vous,
expliquez cecij défavouez cela; leurs hauteurs
ne m'en impoferont point ; ils ne me faront
point mentir pour être orthodoxe , ni dire pour
leur plaire ce que je ne penfe pas. Que 11 ma
véracité les offenfe , 8c qu^ils veuillent me re-
trancher de l'Eglife, je craindrai peu cette me-
nace dont l'exécution n'eft pas en leur pouvoir,
ils ne m'empêcheront pas d'être uni de cœur
avec les fidèles; ils ne m'oseront pas du rang
des élus fi j'y fuis infcrit. Ils peuvent m'en ucer
les confolations dans cette vie , mais non l'el^
poir dans celle qui doit la fuivre j &c c'eft là que
mon vœu le plus ardent &c le plus fmcere eft
d'avoir Jefus-Chrift même pour arbitre 8c pour
Juge encre eux & moi.
Tels font^, Monfeigneur , mes vrais fentimens,
que je ne donne pour régie à perfonn£ , mais
que je déclare être les miens , èc qui refteronc
tels tant qu'il plaira , non aux hommes, mais à
Dieu , feul maître de changer m.on cœur 8c ma
raifon : car aufTi long-tems que je ferai ce que je
fuis 8c que je penferai comme je penfe , je par-
lerai comme je parle. Bien différent , je l'avoue ,
de vos Chrétiens en effigie, toujours prêts à
croire ce qu'il faut croire ou à dire ce qu'il faut
dire pour leur intérêt ou pour leur repos , 8c
toujours fùrs d'écrç alTez bons Chrétiens , pourvu
AS ^ LETTRE
qu'on ne brûle pas leurs Livres & qu'ils ne folcnt
pas décrétés. Ils vivent en gens perluadés que
non feulement il faut confeffcr tel £c tel article ,
mais que cela fuffic pour aller en paradis; 8c
inoi je penfe , au contraire , que l'elTcntiel de
la Pveligion confifte en pratique , que non feule-
ment il faut être homme de bien, miféricordieux,
humain , charitable j mais que quiconque eft
vraiment tel en croit afTcz pour être fauve. J'a-
voue , au refte, que leur do6lrine eft plus com-
mode que la mienne. Se qu'il en coùce bien
moins de fe mettre au nombre des fidelles par des
opinions que par des vertus.
Que fi j'ai du garder ces fentimens pour moi
feul , comme ils ne ceffent de le dire i fi lorf-
que j'ai eu le courage de les publier & de me
nommer, j'ai attaqué les Loix &c troublé l'or-
dre public , c'eft ce que j'examinerai tout-à-
Theure. Mais qu'il me foit permis, auparavant,
de vous fupplier , Monfeigneur , vous & tous
ceux qui liront cet écrit d'ajouter quelque foi aux
déclarations d'un ami de la vérité , 8c de ne pas
imiter ceux qui , fans preuve , fans vraifemblan-
ce, te fur le feul témoignage de leur propre
cœur, m'accufent d'athéifme &c d'irréligion con-
tre des proceftations fi pofitives 8c que nen de ma ^
part n'a jamais démenties. Je n'ai pas trop , ce
me femble, l'air d'un hom.me qui le déguife, 8c
il n'eft pas aifé de voir quel intérêt j'aurois à me
déguifcr ainfi. L'on doit préfumer que celui qui
s'exprime fi librement fur ce qu'il ne croit pas ,
eft iincere en ce qu'il dit croire , 8c quand fcs
difcours, fa conduite B>c fes écrits font toujours
d'accord fur ce point , quiconque ofe affirmer
qu'il ment , Se n'eft pas un Dieu j ment infailli-
blement lui-m.ême.
Je n'ai pas toujours eu le bonheur de vivre
ft ul. J"'ai fréquenté des hommes de toute efpece.
J'ai vu des gens de wus les partis , dçs Croyaas
A M. DE BEAUMONT. 4?
(de toutes les fe6les, des efprics - forts de tous
les fyftêmes : j*ai vu dos grands , des petits ,
des libcrtains , des philofophes. J'ai eu des amis
iïïrs & d'autres qui Técoient moins : j'ai été en-
vironné d'efpions , de malveuillans^ Se le mon-
de cil plein de gens qui me haïiïcnt à caufe du
mal qu'ils m'ont fait. Je les adjure tous, quels
qu'ils puifTent êïre, de déclarer au public ce
qu'ils favent de ma croyance en matière de Re-
ligion : fi dans le commerce le plus fuivi , fi dans
la plus étroite familiarité, fi dans la gayecé des
repas, fi dans les confidences du tête-à-tête ils
m'ont jamais trouvé diitérent de moi-même \ fi
lorlqu'ils ont voulu difputer ou plaifanter, leurs
argumens ou leurs railleries m'ont un moment
ébranlé , s'ils m'ont furpris à varier dans mes
fentimcns , fi dans le fecret de mon cœur ils en
ont pénétré que je cachois au public ; fi dans
quelque tems que ce foit ils ont trouvé en moi
une ombre de fauïïeté ou d'hypocrilie , qu'ils
le difent, qu'ils révèlent tout, qu'ils me dévoi-
lent ; j'y confens , je les en prie, je les difpen-
fe du fecret de Tamicié j qu'Us difent hautement,
non ce qu'ils voudroient que je fufle , mais ce
qu'ils favent que je fuis : qu'ils me jugent félon
leur confcience j je leur confie mon honneur fans
crainte, &; je promets de ne les point récufcr.
Que ceux qui m'accufent d'être fans Religion
parce qu'ils ne conçoivent pas qu'on en puilTc
avoir une , s'accordent au moins s'ils peuvent
entre eux. Les uns ne trouvent dans mes Livres
qu'un Syftême d'athéifme, les autres difent que
je rends gloire à Dieu dans mes Livres fans y
croire au fi)nd de mon cœur. Ils taxent mes écrits
d'impiété 6c mes fentimens d'hypocrifie. Mais il
je prêche en public l'athéifme, je ne fuis donc pas
un hypocrite , Si fi j'affedlc une foi que je n'ai
Çoint , je n'enfeigne donc pas l'impiété. En entaf-
tant des imputations coii:radi6toirçs la calomuie
^% ^ LETTRE
fe découvre elle-même ; mais la malignité eîl
aveugle , Se la pafTion ne railbnne pas.
Je n*ai pas^ il ell vrai ^ cette foi dont j'en-
tends fe vanter tant de gens d'une probité fi mé-
diocre , cette foi robufte qui ne doute jam.ais
de rien , qui croit fans façon tout ce qu'on lui
préfente à croire ^ & qui met à part ou difllmule
les objeélions qu'elle ne fait pas réfoudre. Je n'ai
pas le bonheur de voir dans la révélation l'évi-
dence qu'ils y trouvent, 6>c û je me détermine
pour elle, c'eft parce que mon cœur m'y porte ,
qu'elle n'a rien que de confolant pour moi , 8c
qu'à la rejetter les difficultés ne font pas moin-
dres j mais ce n'efl: pas parce que je la vois dé-
montrée, car très-fùrement elle ne l'eft pas à
mes yeux. Je ne fuis pas même a{re2 inftruit à
beaucoup près pour qu'une démonftration qui
demande un fi profond fa voir, foi: jamais à ma
portée. N'eft-il pas plaifant que moi qui propofe
ouvertement mes objections & mes doutes, je fois
l'hypocrite , &c que tous ces gens fi décidés ,
qui difent fans celle croire fermement ceci & cela,
que ces gens fi fùrs de tout , fans avoir pourtant
de meilleures preuves que les miennes, que ces
gens , enfin , dont la plus part ne font gueres plus
favans que moi , Se qui, fans lever mTes difficul-
tés , me reprochent de les avoir propofées , foienc
les gens de bonne foi ?
P0URQ.U01 ferois - je un hypocrite , Se que
gagnerois-je à l'être ? J'ai attaqué tous les inté-
rêts particuliers , f ai fufcité contre moi tous les
partis , je n'ai foutenu que la caufe de Dieu 8c de
l'humanité , 8c qui eft-ce qui s'en foucie ? Ce
que j'en ai dit n'a pas même fait la moindre fen-
fation , 8c pas une ame ne m.'en a fu gré. Si je
me fufTe ouvertement déclaré pour l'athéiime ,
les dévots ne m'auroient pas fait pis , Se d'au-
tres ennemis non moins dangereux ne me por-
teroient point leurs coups en fecret. Si je me
fuffe.
A M. DE BEAUMONT. 49
'fuite ouvertement déclaré pour rathéifme , les
Uns m'eufTent attaqué avec plus de réferve en
me voyant défendu par les autres , Se difpoie
:moi-même à la vengeance : mais un homme qui
-craint Dieu n'eft gueres à craindre j Ion parti n'eft
pas redoutable , il eft feul ou à peu prés ^ &
l'on eft iïïr de pouvoir lui faire beaucoup de
mal avant qu'il longe à le rendre. Si je me fui-
fe ouvertement déclaré pour l'athéifme :, en me
féparant ainfi de TEglile j j'aurois ôté tout d'un
coup à fes Miniftres le moyen de me harcellcr
lans cq?[q. -, 8c de me faire endurer toutes leurs
petites tyrannies ; je naurois point eÏÏliyé tant
d'ineptes cenfures , & au lieu de me blâmer \i
aigrement d'avoir écrit il eût fallu me réfuter,
ce qui n'eft pas tout-à-fait fi facile. Enfin fi je
me fufTe ouvertement déclaré pour rathéifme
on eût d'obord un peu clabaudé ; mais on m'cûc
bientôt laiffé en paix comme tous les autres ; le
peuple du Seigneur n*eût point pris infpedlion
fur moi , chacun n'eût point crû me faire grâ-
ce en ne me traitant pas en excommunié j .Sv^
feuffe été quitte-à-quitte avec tout le monde : Les
iaintes en ïfraël ne m'auroient point écrit des
Lettres anonymes , & leur charité ne fe fût poinc
exhalée en dévotes injures; elles n'eufîent poinc
pris la peine de m'afTurer humblement que j'é-
tois un fcélérat , un monftre exécrable , & que
le monde eût été trop heureux fi quelque bonne
ame eût pris le foin de m'étoufFer au berceau :
D'honnêtes gens , de leur côté , me regardant
alors comme un réprouvé , ne fe tourmente-
roient &: ne me tourmenteroient point pour me
ramener dans la bonne voye j ils ne me tiraille-
roient pas à droite & à gauche , ils ne m'étouf-
feroient pas fous le poids de leurs fermons ; ils
ne me forceroient pas de bénir leur zèle en
maudiffant leur importunité :, Se de fentir avec
C
,^<, LETTRE
'reconiiollTance qu'ils font appelles à me faire périr
d*enniii.
Monseigneur, fi je fuis un hypocrite, je
fuis un fou ; puilque., pour ce que je demande
aux hommes , c'eft une grande folie de fe met-
tre en fraix de faulfeté ; fi je fuis un hypocri-
,te, je fuis un for ; car il faut Pêtre beaucoup
pour ne pas voir que le chemin que jVi pris ne
.mène qu'à des malheurs dans cette vie , 8c que
quand JY pourrois trouver quelque avantage,
je n'en puis pro&cer fans me démentir. ^ Il eft
vrai que j'y fuis à tems encore ; je n'ai qu'à
vouloir un moment tromper les hommes ; &. ]q
mets à mes pieds tous mes ennemis. Je n'ai
point encore attemt la vieilleiTe ; je puis avoir
long-tems à Ibuffrir ; je puis voir changer dere-
chef le public fur mon compte : mais fi jamais
j'arrive aux honneurs & à la fortune ; par quel-
que route que j'y parvienne^ alors je ierai ua
hypocrite; cela elt fur.
-L-^A GLOIRE de Tami de la vérité n'eft point
-ttachée à telle opinion plutôt qu'à telle autre ;
quoiqu'il dife, pourvu qu'il le penfe , il tend
a Ion but. Celui qui n'a d'autre intérêt que d e«
tre vrai n'ell point tenté de mentir , &C il n y a
nul homme fenfé qui ne préfère le i^pY^n le
plus f.mple^ quand il eft aulfi le plus fur. Mes
ennemis auront beau faire avec leurs m jures ;
-ils ne m'ôteronc point l'honneur d être une
homme véridique en toute chofe , d être le leul
Aut-ur de mon fiécle 2c de beaucoup d autres
qui ait écrie de bonne foi, S^ qui n'ait dit que
'c- qifil a cru : ils pourront un moment loiiiller
ma réputacion à force de rumeurs Se de calons
nic-^ ; nuis elle en triomphera tôt ou tard ; car
tandis qu'ils varieront dans Icnirs^ i^P^^^jP!;:
,a.Ucules\ je.rclbrai toujours le même, 5c la.u
A M. 'DE BEAUMONT. çr
autre art- que ma franchifc , j'ai dequoi les défo-
1er toujours.
Mais cette franchife eft déplacée avec le pu-
hVic î Mais toute vérité n'eiî pas bonne à dire î
Mais bien que tous les gens fenfés penfenc
comme vous, il n'ell: pas bon que le vulgaire
penfe ainiiî Voilà ce qu'on me cric de toutes
■parts j voilà j peut-être , ce que vous me diriez
vous-même, fi nous étions tête-à-têce dans votre
Cabinet. Tels font les hommes. Ils changent de
■ langage comme d'habit ; ils ne difcnt la vérité
qu'en robe de chamxbre j en habit de parade ils
ne favent plus que mentir, & non feulement ils
font trompeurs Se fourbes à la face du genre
•humain, mais ils n'ont pas honte de punir con-
tre leur confcience quiconque ofe n'être p^s
'fourbe Se trompeur public comme eux. Mais ce
principe eft-il bien vrai que toute vérité n'efb
pas_ bonne à dire? Quand il le feroit , s'enfuie
_vroit-il que nulle erreur ne fut bonne à détruire ,
Bc_ toutes les fohes des homm.cs font - elles ù
faintes qu'il n'y en ait aucune qu'on ne doive
refpedlcr ? Voilà ce qu'il conviendroit d'exa-
' miner avant de me donner pour loi une maxi-,
me fufpecle Sz vague-, qui, fut -elle vraye
•en elle-même, peut pécher par fonapplica-
' tion.
^ J'ai grande envie, Monfelgneur, de prendre
ici ma méthode ordinaire. Se de donner l'hitl-
toire de mes idées pour toute réponfe à mes
accufateurs. Je crois ne pouvoir mieux jufïifier
tour ce que j'ai ofé dire , qu'en diiant encore tout
ce que j'ai penfé.
Sitôt que je fus en état d*obferver les hom-
mes, je les regardois faire, ^ je les écoutois
parler ; puis , voyant que leurs avions ne ref-
fembloient point à leurs di'.cOurs , je cherchât
la raifon d.e cette diffemblance , Se je trouvai
51 LETTRE
qu'être Se paroître étant pour eux deux cîio
les aulfi différentes qu'agir &; parler , cette
deuxième différence étoit la caufe de l'autre.
Se avoit elle-mèine une caufe qui me reftoit à
chercher.
Je LA trouvai dans notre ordre focial ^ qui,
.de tout point contraire à la nature que rien ne
détruit , la tyrannife fans cefTe , & lui fait fans
cefle réclamer fes droits. Je fuivis cette con-
tradiction dans fes conféquenccs , & je vis
qu'elle expliquoit feule tous les vices des hom-
mes & tous les maux de la fociété. D'où je
conclus qu'il n'écoit pas nécefTaire de fuppofer
rhomme méchant par fa nature, lorfqu'on pou-
voir marquer l'origine Si. le progrès de fa mé-
chanceté. Ces réflexions me conduifirent à de
nouvelles recherches fur l'efprit humain confi-
déré ^dans Tétat civil , Se je trouvai qu'alors
le développement des lumières Se des vices fe
■faifoit toujours en même raifon, non dans les
individus ;, mais dans les peuples ; diilindlion
que j'ai toujours foigneufement faite , Se qu'au-
cun de ceux qui m'ont attaqué n'a jamais pu
concevoir.
J'ai cherché la vérité dans les Livres ; je n'y
ai trouvé que le menfonge Se l'erreur. J'ai con-
fulté les Auteurs j je n'ai trouvé que des Char-
latans qui fe font un jeu de tromper les hom-
mes , fans autre Loi que leur intérêt , fans au-
tre Dieu que leur réputation 5 prompts à dé-
crier les chefs qui ne les traitent pas à leur
gré , plus prompts à louer l'iniquité qui les paye.
En écoutant les gens à qui l'on permet de par-
ler en public , j'ai compris qu'ils n'ofent ou ne
veulent dire que ce qui convient à ceux qui
commandent. Se que payés par le fort pour prê-
cher le foible , ils ne favent parler au dernier
que de fes devoirs , 6c à l'autre que de fes droits.
A M. DE BEAUMONT. s|
Toute rinftru6lion publique tendra toujours au
menfonge tant que ceux qui la dirigent trou-
veront leur intérêt à mentir ^ Se c'eft pour eux
feulement que la vérité n'eft pas bonne à
dire. Pourquoi ferois - je le complice de ces
gens-là ?
Il Y A des préjugés qu'il faut refpeclcr ?'
Cela peut être : Mais c'ell quand d'ailleurs
tout eft dans l'ordre, & qu'on ne peut ôter ces
préjugés fans oter aulîi ce qui les rachette i
on laiffe alors le mal- pour l'amour du bien,-
Mais lorfque tel eft l'état des chofes que plus
rien ne fauroit changer qu'en mieux , les pré-
jugés font -ils fi reipecftables qu'il faille leur
facrifier la raifon , la vertu, la juftice , Se tout
le bien que la vérité p.ourroit faire aux hom-
mes ? Pour moi , j'ai promis de la dire en
toute chofe utile, autant qu'il feroit en m^C'i ^
c'eft un engagement que j*ai dû remplir félon
mon talent , &: que fûrement un autre ne rem-
pHra pas à ma place , puifque chacun fe de-
vant à tous , nul ne peut payer pour autrui,
La divine vérité , dit Auguiiin , ?/'f/? îii à moi
ni à vous ni à lui , mais a- nous tous quelle ap-
pelle avec force à la publier de concert , fous peine
d'être inutile à ?wus-mêmes fi nous ne ta commu-^
^uons aux autres: car quiconque s'approprie à lui
put un bien dont Dieu veut que tous jouiffent , perd
par cette ufurpation ce qu'ail dérobe au public , tir
ne trouve qu'erreur en lui-même ^ pour avoir trahi
la vérité (o).
Les hommes ne doivent point être inftruitr,
à demi. S'ils doivent refter dans l'erreur , que
ne les laifTez - vous dans l'ignorance ? A quoi
bon tant d'Ecoles &: d'Univerfités pour ne leur
(*}.Aug, confef. L. Xil. c. ij.
G 5
54 LETTRE
apprendre rien de ce qui leur imperte à fa-
voir ? Quel clV donc. î'ohjcc de vos Collèges ,
de vos Académies y de tanî de fondaiions fa-
vanLes ? Eft-ce de donner le change au Peu-
ple j d"akérer fa raiton d'avance , & de l'em-
péchcr d'aller au vrai ? ProfefTeurs de men-
longe , c'eft pour Tabuler que vous feignez de
rinilruire ^ & , comme ces brigands qui met-
tent des fanaux fur des écueils^ vous l'éclaircz
pour le perdre.
Voila ce que je penfois en prenant la plu-
me , & en la quittant je n'ai pas lieu de chan-
ger de ientiment. J'ai toujours vu que l'indruc-
tion publique avoic deux défauts eïïentiels qu'il
étoit'impofiible d'en ôter. L'un el'l la mauvaife
foi de ceux qui la donnent, & Fautre Taveugle-
ment de ceux qui la reçoivent. Si des hommes
fans paillons inftruifoient des hommes fans pré-
jugés y nos ronnoiffances refieroicnt plus bor-
nées mais plus-fures, &: la raifon régnercit tou.-
)ours. Or , quoiqu'on faffè, l'intérêt des hommes
publics fera toujours le même, mais les préjugés
du peuple n'ayanc aucune bafc fixe font pb-is va-
riables i ils peuvent être aliérés , changés , aug-
mentés ou diminués. C'eil donc de ce côcé feul
que l'inftruciion peut avoir quelque prife, 8c
c'eil-là que doit tendre l'ami de la vérité. Il
peut efpérer de rendre le peuple plus railonna-
ble , mais non ceux qui le mènent plus honnêtes
gens.
J'ai \ni dans la Religion la mèm-e fauffeté
que dans la politique ., 6c j'en ai été beaucoup
plus indigné.: car le vice à\\ Gouvernement ne
peut rendre les fujets malheureux que lur la
terre ; mais qui fait jufqu'où les err<îurs de la
confcience peuvent nuire aux infortunés mor«
tels ? J'ai vu qu'on avoir des profclïïons de foi >
des doctrines j des cultes qu'on fuivpic fans y
A M. DE BEAU M ONT. 5f
croire > fie que rien de tout cela ne pénétrant ni
ie cœur ni la raifon ^ n'influoit que très-peu fur
la conduite. Monfeigneur j, il faut vous parler
fans détour, he vrai Croyant ne peut s'accom-
îiioder de toutes ces fimagrées : il fent que Phom.
me eft un être intelligent auquel il faut un culte
raifonnable, &; un être fociable auquel il faut
une morale faite pour riiumanité. Trouvons pre-
mièrement ce culte 6c cette morale ; cela fera
de tous les hommes , Se puis quand il faudra des
formules nationales^ nous en examinerons les fon-
demens, les rapports\, les convenances, 6c après
avoir dit ce qui eft de Thomme ^ nous dirons
enfuite ce qui eft du Citoyen. Ne faifons pas ^
fur-tout , comme votre Mcnfieur Joli de Fleuri ,
qui , pour établir fon Janfénifme , veut déraci-
ner toute loi naturelle & toute obligation qui lie
entre eux les humains ; de forte que félon lui le
Chrétien 6c rirfidelle qui contraélent entre eux^
ne font tenus à rien du tout l'un envers l'autre ;
puifqu'il n'y a point de loi commune à tous les
deux.
Je vois donc deux manières d'examiner 8c
com-parer les Religions diverfes ; l'une félon le
vrai 6c le faux qui s Y trouvent , foit quant aux
faits naturels ou furnaturels fur lefquels elles font
£tablies , foit quant aux notions que la raifon nous
donne de l'être fuprême 6c du culte qu'il veut de
nous : l'autre félon leurs effets temporels 6c mo-
raux fur la terre , félon le bien ou le mal qu'elles
peuvent faire à la fociété 6c au genre humain.
Il ne faut pas , pour empêcher ce double exa-
men , commencer par décider que ces deux cho-
fes vont toujours cnfcmble , 3z que la Religion
]a plus vraye eft aulTi la plus fociale ; c'eft pré-
cifément ce qui eft en quclliion j 6c il ne faut
pas d'abord crier que celui qui traite cette quef-
vlion eil un impie :, un athée j puifquc autre chofc
C 4
5^ LETTRE
eft de croire , & autre chofç d'examiner TefFet de:
ce que Ton croit.
ÏL PA.ROÎT. pourtant certain, je Pâvoue, que
fi rhomme eft fait pour lafociété , la Religion
la plus vraye cli aulîi la plus fociale & la plus-
humaine -y car. Dieu veut que nous foyons tels
ciu'il nous a faits , & s'il écoit vrai qu'il nous
eût fait médians , ce feroit lui délobéir que de
vouloir celTer. de l'être. De plus la Religion con-
fidérée comme une relation entre Dieu & 1 hom-
me , ne peut aller à la gloire de Dieu que par Ic^
b'-n-être de rhomme, puifque l'autre terme de
la relation qui eft Dieu , eft par la nature au-
deiïïis de toiit ce que peut Thom-me pour ou con-
tre lui. 1 1 1 >•! a
Mais ce fentement, tout probable qu li elt^
eft fuiet à de grandes- dfficultés, par l'hiftori-
flue & les faites qui le contrarient. Les Juiis
étoient les ennemis nés de tous les autres r^eu^
pies &, ils commencèrent leur écabiiUemenc
par détruire lept nations , félon l'ordre exprès
L'ils en avaient reçu : Tous les Chrétiens ont
eu des guerres de Religion , Si la guerre e(t
nuifible aux hommes j tous les partis ont et(5
perfécuteurs ^perfécutés. & la perfecution eil
nuifible aux homm.es i plufieurs iecles vantenc
le célibat , & le célibat eft il nuiiible (BS) a 1 ei-^
(22) La continence d: la pureté ont leur ufage >
îTiêmc pour la population ; il eft toujours beau de
fe commaaaer à foi-même, & i'érat- de virginité eic
par ces raifons très digne d'eft.ime i mais il ne s enfuit
©as qu'il (oit beau, ni bon m lo.;able de perfeverer
foare lavie dans cet état, en offenfant la nature
& en trompmt la deftinaiion. L'on a plus de i.el-
vcS: pour une jeune yierge nubile . que pour une
i.une femme, mai» on ^n .a plus pour une mère
ik famille que pour une vieille fille , &.ceia m.
patoic tiès-fenfé. Comme on nç fe mane pas esi
A M. DE BEAUMONT. 57
pece humaine:, que s'il étoit iuivi par tout ,
elle périroit. Si cela ne fait pas preuve pour dé-
cider :, cela fa:t raiion pour examiner j, Se je ne
demandois autre choie fmon qu'on permît cec
examen.
Je ne dis ni ne penfe qu'il n'y ait aucune
bonne Religion lur la terre; mais je dis , &c il eil:
trop vrai , qu'il n'y en a aucune parmi celles qui
font ou qui ont été dominantes ;, qui n'ait fait à
l'humanité des playcs cruelles. Tous les partis
ont tourmenté leurs frères , tous ont offert à Dieu
des facrifices de fan^ humain. Quelle que foit la
fource de ces ccntradidlions ^ elles exiftent; eii-ce-
un crime de vouloir les ôter I
La charité n'eft point meurtrière. L'amour du
prochain ne porte point à le malTacrer. Ainfi le-
zèle du falut des hommes n'eif point la caufe des
perfécution ; c'eft l'amour-propre & l'orgueil qui
en eft la caufe. Moins un culte efl: raifonnable ,
plus on cherche à l'étabHr par la force : celui qui
profeffe une doctrine infenfée ne peut fouifrir
naiiîant , & qu'il n'eft pas même à propos de fe
marier fort jeune ^ lar virginité, que tous ont dâ-
porter & honorer , a fa néctfiné , Ton utilité , f©n
prix , & fa gloire > mais c'çft pour aller, quand ii
convient , dépofer toute fa pureté dans le mariage.
Qiioi ! difent ils de leur air bêtement triomphant «,
des célibataires prêchent le nœud conjugal : pour-
quoi donc ne fe marient- ils pas ? Ah • pourquoi ? Par-
ce qu'un état G faint & fi doux en lai-mrme eO:
devenu par vos fortes inftitutions un état 'in ai heu.-
reux & ridicule, dans lequel ij eil déformais pref^
que impofiible de vivre fans être un fripon ou un
fot. Sceptres de fer , loix infcnfées î c'eft à vous que
nous leprcchons de n'avoir pu remplir nos devoirs
iitr la-terre , <k. c'eft par nous que le cri de ia nature
s_[éleve contre votre barbarie. Comment ofez vous
iâ'poulter jufqu'à nous repi-Owher la mifcre ou voii^
jfMW^ ftY€i .iédui.!:s .* -
^Cs >
^ ^ i; E T T R E
qu"ori o^e la vo r telle qu elle eil : la railon devient
alors ie plus grand des crimes i à quelque prix
que ce ioit il tau: Pôter aux autres > parce qu'on
a honte d'en nmnquer à leurs )eux. Ainû Tintc^
lérance 2c rinconféquenc.e ont la même fource. II
faut fans ceiïe intimider j effrayer les hommes. Si
vous les Uvre- un moment ..à leur j'aifoji vous êtes
perdus.
De cela feul^ il fuie que c'e II un grand bien
à. faire aux peuples dans ce déli^-e, que. de leur ■
apprendre à raifonner fur la "Religion : car c'eit
les rapprocher desdevoirsdei'hom^me ^ c'eft ôter
le poignard à Pintolérance :, c'eit rendre à Thu-
inanité tous les droits. Mai s il faut remonter à des
principes généraux Se cQmm.uns A tous les hom-
mes ; car fi ^voulant raiibnnei ^ vous laiiféz quel-
que priie à l'autorité. des Prêtres ^ yous rendez au
fanatifme. fon arme j èc vous, lui foLimiifez dequoi -
devenir plus-cruel.
Celui qui aime la paix ne doit poixit recou-
rir à des Livres ; c^eft le moyen de ne rien finir. .
Les Livres font des fources de difputes intariila-
blés j parcourez l'hiiloire des Peuples: ceux qui
n'ont point de L-ivr^s ne difputent point. Vou- .
lez-voLis aiîer»^ir les hommes à des autorités hu-
maines ? L'un fera plus près ^ l'autre plus loin
de la preuve-; ils en feront diverfement affec-
tés : avec la: bonne foi la plus entière , avec le ,
meilleur jugement du monde , il cft impoiTible
qu'ils foient jamais d'accord. N'argumentez point
fur des arguments &: ne vous fendez point fur
des difco^jrs. Le langage humain n'eil pas affez
dair. Dieu lui-même j s'il daignoit ro'*s parler,
dans nos langues j ne .nous diroit. rien fur quoi
ion ne pûc ckifputer.
Nos îan.j^ues font l'ouvrage des hommes , St\
•ks hommes font bornés. Nos langues font Tou-..
A M. DE BEAUîVIONf. ^ 59
teurs. Comme il n'y a point de vcrit-é fi claire-
-r-ienc énoncée où Ton ne puiiTe trouver quelque
chicane à faire , il n'y a point de ii groflicr
nu^nionge qu'on ne puilTe étayer de quelque
fa II iTe raifon.
Supposons qu'un pard-culier vienne à minuic
nous crier qu'il cft jour ; on le moquera de lui :
mais laiflcz'à ce particulier ie temps &c les nio-
yens de fe faire une fe6le ^ tôt ou lard les par-
tifans viendront à bout de vous prouver qu'il
diibit vrai. Car enfin , diront - ils ., quand il a
prononcé qu'il écoit jour, il écoit jour en quel-
que lieu de la teiTe , rien n"elt plus certain»
D'autres ayant é:-abli qu'il y a toujours dans
Tâir quelques particules de lumière , foutien.-
dront qu'en un autre fens encore ^ il eft très-
vrai qu'il eft jour la nuit. Pourvu que des gens
fubtil s'en mêlent ^.bientôt on vous fera voir
le folcil en plein minuit. Tout ie monde ne 1:=;
rendra pas à cette évidence. H y aura des dé-
'tats qui dégénéreront ^ félon Tuîage j en guer-
res Si en cruautés. Les uns voudront des e::|nL-=
cations , les autres" n'en voudront point ; i'ur»
voudra prendre la. propofition au nguré ^ Tautrs
au propre. L'un dira. ; il a dit à minuit qu'il
étoit jour j &L il écoit nuit : l'autre dira : il a dit
à minuit qu'il écoit jour^-5c ii étoit jour. Cha-
cun taxera de mauvaife foi ie parti contraire ^
& n'y verra que des obftinés. On finira par fe
battre , fe maffacrer ; les ilôts de fan^ couleront
de toutes parcs ; & fi la nouvelle feéte cît crfiri
vidloricufe , il reftera démoncré qu'il ell jour
îa nuit. C'eft à peu près rhiiloire de toutes les
^querelles de Religion.
La plupart des cultes nouveaux s'établif-
fênt par le fanacifme , & fe maintiennent par l'hy-
pocrific i de là vient qu'ils choquent la laifon Ôc
^ô.jaeiiçnt point à la vertu, L'hcnchoullailnç ^-^
tfo LETTRE
1) délire ne raifonnenr pas; tant qu'ils durent , .
t;ut pafTe Se l'on marclTûiide peu fur les dcgmcs : ..
Cela ell d'ailleurs il commode î la doctrine coûte.
fi peu à fuivre &c la morale coûte tant à prati- -
quer , qu'en te- jettant du côcé le plus facile ~ ,
en rachette les bonnes œuvres par le mérite d'u-
ne grande foi. Mais quoiqu'on faife :, le fana-
tisme elV un état de crife qui ne peut durer-
toujours. Il a fes accès plus ou moins longs ^ ,
plus ou moins fréquens , & il a aufïï fes relà-,
ches , durant lefquels on eft de fang. froid. C'eft
alors qu'en revenait fur foi-même ;, on ell: tout
furpris de fe voir enchaîné par tant d'a-bfurdités. .
Cependant le. culte elV réglée les formes font
prefcrites , les loix. font établies , .les tranfgref-:
leurs font punis. Ira-t-on proteftçr feul contre-
tout cekj recufer les Loix de fon.pays. Se .
renier la Religion de fon père ? Qui î'ofcroit ?
On fe foumet en . filence , l'intérêt veut qu'où-
Ibit de l'ayis de celui dont on hérite. On fait,
donc comme, les autres ; faxif à rire à fon aile-
en particulier , de ce qu'on fein: de refpeclcr,
en public. Voila , Monfeigneur , comme penfe^
le gros des hommes dans la plupart des Reli-.
gions j & furt.out dans la . vocre i Se voila la.
clef des inçonféquences qu'on remarque entre,
leur morale &: leurs allions. Leur croyance,
n'efl: qu'apparence:, 6c leurs mœurs font commue,
leur foi, ,
PorRQ.iroi un homme a-t-il infpeélion fur.
la croyance d'un autre. ;, & pourquoi TEtac-
a-t-il infpc<Slion fur ; celle des .Citoyens ? C'efc
parce qu'on fuppofe que la croyance des hom.-i
mes détermine leur -morale > Se que les idées
X}u'ils ont de la. vie à venir dépend leur con-
duite en celk-ci. Quand cela n'eft pas , qu'im^
vgorie ce qu'ils croyent ^. ou ce qu'ils fonc
ieu^blant de . tr.oirc ! L'apparcncç . de la Heli-i
A M. DE BEAUMONT; 6î.
gîôn ne ferc plus qu'à les difpcnrer d'en avoir
une.
Dans la fociété chacun eft ca droit de s'in--
former fi un autre fe croie obligé d'iire Julie y
& le Souverain ed - en droit d'examiner les rai-
fons fur leiquelles chacun fonde cette obliga-
tion. De plus^ les formes nationales doivent
être obfervées ; c'eit fur quoi |ai beaucoup m-
filié. Mais quant aux opinions qui ne tiennent ■
point à la. morale , qui n'infiuenc eu aucune ma-
nière fur les allions, & qui ne tendent point
à xranfgreffbr les Loix , chacun n'a là-deifus que
fon jugement pour maître ^ & nul n'a ni droit
ni intérêt de preicrire à d'autre-s fa! façon de
penfer. . Si ^ par exemple ^ quelqu'un j même
conftitué en autorité , venoit me deniander mon
fentinient fur la fameufe queîlion de rhypoftafe,
dont la Bible ne dit pas un mot , mais pour •
laquelle tant de grands, enfans ont tenu des
Conciles . 6c tant d'hommes ont été toiumen-.
tés ; après lui avoir dit que je ne l'entens point
& ne me foucie point de Pentendre ^ je le prie-
rois le plus honnêtement que je pourrois de fe
mêler de fes aSaires ., &. s'il infiftoito.je le.
îaifTerois-là.
Voila le feul principe fur lequel on puifle
établir quelque chofe de fixe & d'équitable fur
les difputes de Rehgion ; fans quoi, chacun po-
fant de fon côté ce qui eft en queftion , jamais
on ne conviendra de rien ;, l'on ne s'éntendrxi
de la vie , Se la Rehgion., qui devroit faire le
bonheur des hommes 5, fera .toujours leurs plus,
grands maux. .
" Mais plus les Rehgions vièillilTént , plus leur
JS^jet fe perd de vue, les fubtilités fe multt-^
plient 3 on. veut tout expliquer^ tout décider^ .
tout entendre j incefiàmmcnt la doclrine fe rafine.
^ia morale dépérit loujckirs plus, Aiïltrcis.eiji.'il. -
62. L E T T R £
y a loin de Pefprit du Deutéronome à refprk
du Talmud & de la Milna , £c de refprit de l'E-
vangile aux querelles fur la Conftlcution î Saine
Thomas demande (^4) fi par la fucceillon des
tems les articles de foi fe font multipliés , & il
fe déclare pour raiÏÏrmative. Ceft-à-dire que les
do6leurs j renchérifTant les uns -fur les autres,
en favent plus que n'en ont dit les Ap.ôtres Se
Jefus-Chrift. Saint Paul avoue ne voir qu'obfcu-
rément & ne connoître qu'en partie (3 5). Vrai-
ment nos Théologiens font bien plus avancés
que cela ; ils voyen: t9ut , ils favent tout : ils
nous rendent clair ce qui cft obfcur dans TE-
criture i ils prononcent fur ce qui étoit indécis :
ils nous font fentir avec leur modeilie ordinai-
ïe que les Auteurs Sacrés avoient grand befoiu
de leur fecours pour fe faire enicndre ^ & que
le Saint Eiprit n'eut pas fu s'expliquer clair e«
ment fans eux.
Quanu on perd de vue les devoirs dé rhom«
me pour ne s'occuper que des opinions des Prê-
tres & de leurs frivoles difputes , on ne deman-
de plus d'un Chrétien s'il craint Dieu ^ mais s'il
eft orthodoxe j on lui fait figner des formulaires
fur les queftions les plus inutiles & fouvent les
plus intelligibles ^ Se quand il a figné , tout
Ta bien ^ l'on ne s'informe plus du relte. Pour-
vu-qu^il n'aille pas fe faire pendre j, il peut vi~
Tre au furplus comme il lui plaira ; fes mœurs-
ne font rien à l'affaire > la doélrine eft en fûre--
se. Quand la Religion en eft4à ^ quel bien fait--
elle à la fociétc, de quelavantage eft-elle aux
hbmmes ? Elle ne fert qu'à exciter entre eux'
des diïÎÊntionsj des troubles ^ des guerres de
vâ^S) 1. Cor. Xm. 5>. li/
A' M. D E B E AU M 0 N T: 6i ■
toute efpece -, à les faire entre-égorger pour des .
Lt)gcgryphes : il vauclioic mieux alors .n avoir -
poinc de Religion que d'en avoir une fi mal.
entendue. Kmpèchons - la ^ s'il le" peut ,. de dé-
générer à ce poinc , &c foyons fùrs ., malgré les
bûchers 6c les -chaînes , .d'avoir bien ménié du.
genre humain.
Supposoics que , .las des querelles c|ui le dé-
chirent, il s'aftemble po^urles terminer Si _con-
venir d'une Religion commune à. tous les Feu-
pies. Chacun commencera:* . cela: eit fur, par.-
propof^r la iienne comme la feule vraye ^ la.,
feule raifonnable 6i démiOntrée , la feule agréar.
ble à Dieu £c utile au:^ hommes \ mais fes preu-
ves ne répondant pas Là-deirus à fa perfualion ^, .
du moins au gré des autres le6les , chaque parti
n'aura de voix que la. fienne ', tous les autres
fe réuniront contre lui ', cela n'eft pa-s moins fur.
i.a délibération fera le tour de cette manière ,.
un feiil propofant j ,&: tous rejettant ; ce n'ell
pas le moyen d'être d'accord. Il' eil: croyable
qu'après bien du tems perdu dans ces alterca-
tions puériles , les hommes de iens chercheronc
des moyens de conciliation^ Ils propoferont ;;,
pour cela , de com.mencer par chaffer tous les
Théologiens de raffem^blée, tz il ne leur fera
pas difficile de faire voir com.bien ce prélimi-^
naire eft indifpenfable. Cette bonne œuvre faite ^
ils diront aux peuples : Tant que vous ne con-
viendrez pas de quelque principe, il nVfl pas
poflible m-ême que vous vous entendiez , Se
c'eft un argum.ent qui n'a jamais convaincu
perfonne que de dire i vous avez tort ^ car j'aî
laifon.
3> Vous parlez de ce qui eft agréable à Dieu.
3*,Voila préciféruent ce qui eft en queftion. ^-
5>-nous favions quel culte lui eft le plus agréa/* -
;-ih0k j il n'y autok plus de difpuce .CA^re iiQua-t.
^%, LETTRE
■ji Vous parlez aufli de ce qui eft utile aux hom--
» mes : C'eft autre choie , les hommes peuvent
s, juger de cela. Prenons donc cette utilité-
5> pour règle , 8c puis établiffons la doctrine qui
3, s'y rapporte Je plus. Nous pourrons efpérer
3) d'approcher ainfi de la- vérité autant qu'il eft'
p> polfible à des homm.es : car il eit à préfumer-
3> que ce qui eft le plus utile aux créatures y eit
»\q plus agréable au Créateur.
3> Chekchoxs d'abord s'il y a quelque aiE-
>j nité naturelle entre nous, fi nous femmes
3) quelque chofe les uns aux autres. Vous.
i) Juifs , que penfez-vous fur l'origine du gen-
3) re humain ? Nous penfons qu'il eft forti d'un-
y> miême Père. Et vous Chrétiens ? Nous pen-
3; fons là - deiTus comme les Juifs. Et vous ,
3> Turcs ? Nous penfons com.me les Juifs Se les-
»> Chrétiens. Cela eft déjà bon : puifque les
■j) hommes font tous, frères , ils doivenc s'aimer-
3) comme tels.
3) Dites -NOUS maintenant de qui leur Père
3) comm.un avoit reçu Têtre ? Car il ne s'écoic
5vpas fait tout feul. Du Créateur du Ciel & de
7, la terre. Juifs , Chrétiens &t Turcs font d'ac--
3î cord aulTi fur cela j c'cft encore un très-grandJ
S) point.
3) Et cet homme, ouvrage du Créateur , eft-
j» il un être fimple ou mùxte ? Eft-il formé d'u-
5>- ne fubftance unique , ou de plufieurs ? Chré-
» tiens , répondez. Il eft com.pofé de deux fub-
3> ftanccs, dont l'une eft mortelle, & dont Pau-
» tre ne peut mourir. Et vous. Turcs? Nous-
» penfons de même. Et vous, Juifs? Autrefois
5): nos idées là - deiTus étoient fort coiifufes ^
» comm.e les expreifions de nos Livres Sacrés ;
» mais les Efteniens nous ont éclairés , & nou^
5j -penfons encore fur ce point comme- ÏQ^
^^>Chrstien5» f^. -
A M. DE BEAUMONT. 6^
En PROCEDANT aiiifi d'interrogations en in-
terrogations , fur la providence divine j fur l'é-
conomie de la vie-à- venir,. 8c fur toutes les quef-
tions eflentielles au bon ordre du genre hu-
main , ces mêmes hommes ayant obtenu de tousk
des réponfes prefque uniformes ^ leur diront :
(On fe fou viendra que les Théologiens n'y font:
plus.) i> Mes amis de quoi vous tourmentez-
3) vous? Vous voila tous d'accord fur ce qui-
3) vous importe ; quand vous différerez de fenti^
3) ment fur le reile ^ j'y vois peu d'inconvénient..
» Formez de ce petit nombre d'articles une Re-
3) ligion univerfelle ,. qui foit , pour ainfi dire ;,
3) la Religion humaine & fociale , que tout hom.*
3) me vivant en fociété foit obligé d'admettre^
3) Si quelqu'un dogmatife contre elle > qu'il foit
3> banni de la fociété , comime ennemi de fes
3) Loix fondamentales. Quant au rePte fur quoi
3) vous n'êtes pas d'accord , formez chacun de
3) vos croyances particulières autant de Reli-
3) gions nationales , &: fuivez - les en fmcéritd
3) de cœur. Mais n'allez point vous tourmen-
» tant pour les faire admettre aux autres Peu»
» pies , &: foyez afîurés que Dieu n'exige pas
5> cela. Car il eft aulîi injufle de vouloir les
9) foumettre à vos opinions qu'à vos loix , &:
3) les miiïionnaires ne me femblent guercs plus
?> fages que les conquérans.
3> En suivant vos diverfcs dodlrines, ceffex
■j) de vous les figurer fi démontrées que quicon-
3) que ne les voit pas telles foit coupable à vos
» yeux de mauvaife foi. Ne croyez point que
3> tous ceux qui péfent vos preuves & les re-~
5> jettent , foient pour cela- des obftinés c]ue leur.
» incrédulité rende punilTables ; ne croyez point
» que la raifori, l'amour du vrai , la fmcéritl
3> foient pour vous feuls. Quoiqu'on falTe , on
U; fera toujours porté à traiter en ennemis ceux
g(5 LETTRE
» qu'on acciifera de fe refufer à rév'tdence. Oa
i> plaint Terreurs, muis on hait ropiniâtreté,
ij Donnez la préférence à vos railbus , à la bon-
» ne heure i mais fâchez que ceux qui ne s'y
V rendent pas , ont les leurs.
3) HoNOKEz en général tous les fondateurs
» de vos cultes refpe(Slifs. Que chacun rende
» au ficn ce qu'il croit lui devoir , mais qu'il
w ne méprife point ceux des autres. Ils ont eu
» de grands génies & de grandes vertus : cela
5> eft toujours eftimable. Ils le font dits les En-
5) voy^s de Dieu j cela peut être & n'être pas :
w c'e'it de quoi la pluralité ne fauroit juger
n d'une manière uniforme ^ les preuves n'étant
w pas également à fa portée. Mais quand cela
5j ne feroit pas , il ne faut point les traiter fi
,j légèrement d'impofleurs. Qui fait jufqu'où
y, les méditations concinuelles fur îa divinité >
A, jufqu'où renrhoufîafme de la vertu ont pu :,
^, dans leurs fublimes âmes , t»roubler Tordre
yj didâiftique Se rampant des idées vulgaires ?
j. Dans une trop grande élévation la têre tour-
,, ne , & Ton ne voit plus ks chofes comme
g, elles font. Socrate a cru avoir un cfprit fa-
jj milier , Se l'on n'a point cfé l'accufer pour
,j cela d'être un fourbe. Traiterons - nous les
,j fondateurs des Peuples , les bienfaiteurs des
„ nations , avec moins d'égards qu'un particu-
M lier ?
3, Du RESTE^ plus de difpute entre vous
3, fur la préférence de vos cultes. Ils font tous
9, bons j lorfqu'ils font preicrits par les loix ,
„ Se que la Religion effentielle s'y trouve ;
>y ils font mauvais quand elle ne s'y trouve
,, pas. La forme du culte cfi la police des Rc-
>, ligions & non leur eiïence , & c'efl au Sou-
>, verain qu'il appartient de régler la police da»&
oXon pays. *'■
A M. DE BEAUMONT. 67
J*Ai penfé^ Monfeigneur j que celui qui rai-^
fonneroic ainû ne ferck point un blafphéma-
tcur y un impie j qu'il propoferoit un moyen de
paix jufte , raifcnnable , utile aux hommes j Se
que cela n'empêchetoit pas qu'il n'eût fa Reli-
gion particulière ainfi que les autres ^ & qu'il
n'y fût tout aufli fmcerement attaché. Le vrai
Croyant , lâchant que Tinfidele eft aufli un hom-
me, & peut être un honnête homme , peut fans
crime s'intérefler à fon fort. Qu'il empêche un
culte étranger de s'introduire dans fon pays ^
cela eft jufte, mais qu'il ne damne pas pour
cela ceux qui ne penfent pas comme lui j car
quiconque prononce un jugement fi téméraire
le rend l'ennemi du relie du genre humain,
5*entends dire fans cefTè qu'il faut admettre
îa tolérance civile , non la théologique j je
penfe tout le contraire. Je crois qu'un homme
de bien, dans quelque Religion qu'il vive de
bonne foi , peut être fauve. Mais je ne crois
pas pour cela qu'on puifte légitimement intro-
duire en un pays des Religions étrangères
fans la pcrmiftion du Souverain ; car fi ce n'eft
pas direéxement défobéir à.Dieu , c'eft défobéif
aux Loix ; 8^ qui défobéit aux Loi x défobéit à
Dieu.
Quant aux Religions une fois établies ou to-
lérées dans un pays , je crois qu'il eft injufte Se
barbare de les y détruire par la violence , & que
lé Souverain fe fait tort à lui-même en mal trai»
tant leur3 fecSlateurs. il eft bien différent d'cm-
brafier une Religion nouvelle , au de vivre dans •
celle où l'on eft né ; le premier cas feul eft.pu-
niffable. On ne doit nj îaifter établir une diver-
ficé de cultes j ni profcrire ceux qui font une
fois établis ^ car un fiîs n'a jamais tort de fui-
vre la Religion de fon père. La raifon de la
aç^nquiUité. publique eft toute contre- les.perfé--
4S LETTRE
CLiteurs. La Religion n'excite jamais de troubles
dans un Etat que quand le parti dominant veut
tourmenter le parti foible -, ou que le parti foi-
ble , intolérant par principe , ne peut vivre en
paix avec qui que ce foit. Mais tout culte légi-
time , c'eft-à-dire , tout culte où fe trouve la Re-
ligion eiïentielle j 8c dont , par conféquent , les
fcClateurs ne demandent que d'être IbufFerts 8c
vivre en paix , n'a jamais caufé ni révoltes ni
guerres civiles , fi ce n'eft lorlqu'il a falu fe
défendre 8c repoufî^r les perfécuteurs. Jamais
les Proteflans n'ont pris les armes en France que
lorfqu'on les y a poui^iuivis. Si Ton eût pu fe
refoudre à les laifTer en paix , ils y. feroient de-
meurés. Je conviens fans détour qu'à fa naif-
fance la Religion réformée n'avoir pas droit de
s'établir en France , malgré les loix. Mais lorf-
que j tranfmife des Pères aux enfans , cette Re-
ligion fut devenue celle d'une partie de la Na-
tion Françoife , 8c que le Prince eût folemnelle-
ment traité avec cette partie par TEdit de Nan-
tes ; cet Edi-t devint un Contradl inviolable ^ qui
ne pouvoit plus être annulé que du commun
confentement des deux parties j 8c depuis ce
tems^ l'exercice de la Religion Protellante eil:^
félon moi , légitime en France.
Quand il ne le feroi: pas^ il refteroit tou-
jours aux fu jets l'alternative de fortir du Royau-
me avec leurs biens , ou d'y refter foumis aii
culte dominant. Mais les contraindre à refter
fans les vouloir tolérer, vouloir à la fois qu'ils
foient ^ qu'ils ne foient pas , les priver mê-
me du droit de la nature , annuler leurs maria-
ges (3<î) , déclarer leurs enfans bâtards
C?*^) Dan<; un Arrêt an Parlement de Touloufe
concernant l'affaire de l'infortuné Calas , on repro-
fciie «nx.Pxotsilans de faire entre eux des mariages*
A M. DE BEAUMONT. ^9
€n ne dlfaiic que ce qui eft :, j'en dirois trop i il
faut me taire.
Voici du moins ^ ce que je puis dire. En
confidérant la feule raifon d'Etat ^ peut-être a-t-
on bien fait d'ôter aux Proteftans François tous
leurs chefs : mais il falloit s'arrêter là. Les maxi-
mes politiques ont leurs applications & leurs
dinftinélions. Pour prévenir des diflentions qu'on
n'a plus à craindre , on s'ôte des reflburces dont
on auroit grand befoin. Un parti qui n'a plus
ni Grands ni Noblefle à fa tête , quel mal peut-
il faire dans im Royaume tel que la France ?
■Examinez toutes vos précédentes guerres , ap-
pellées guerres de Religion ; vous trouverez
qu'il n'y en a pas une qui n'ait eu fa caufe à la
"Cour &: dans les intérêts des Grands. Des in-
trigues de Cabinet brouilloient les affaires , 8c
qui , fdon les Trote(lsin$ ne font que des Acies ri"
-vils y CJ* par conféqnent fournis entièrement pour la
fof-me C5^ les effets à la, volonté du Roi.
Ainfi de ce que , fclon les Proteftans , le mariage
eft un afte civil , il s'enfuit qu'ils font obligés de
fe foumettre à la volonté du Roi, qui en [jlm un
adc de la Religion Catholique. Les Proteftans ,
pour fc marier , font légirimement tenus de fe faire
Catholiques ; attendu que , félon eux , le mariage
éit un aéle civil. Telle eft la manière de raifonneE
es Mefîîeurs du Parlement de Touloufe.
La France eft un Royaume fi vafte , que les Fran-
çois fe font mis dans Tcfprit que le genre humain
ne devoir point avoir d'autres loix que les leurs.
Leurs Parlemens & leurs Tribunaux paroiffent n'a-
voir aucune idée du Droit naturel ni du Droit des
Gens ; & il eft à remarquer que dans tout ce grand
Royaume où font tarît d'Univerfîtés , tant de Col-
lèges, tant d'Académies, & où l'on enfeigne avec
tant d'importance tant d'inutilités , il n'y a pas
une feule chaire de Droit naturel. C'efî le feuî peu-
ple de l'Europe qui ait regardé cette étude comme
a'étaat bonne pour rieo.
7f. LETTRE
puis les Chefs ameacnicnc les peuples au nom
de Dieu. Mais quelles incrigues, quelles caba-
les peuven: former des Marchands 3c des Pay-
ians ? Comment s'y prendront-ils poux fufciter
un parti dans un pays où l'on ne veut que des
Valets ou des Maîtres.^ & où régalité eft incon-
nue ou en horreur ? Un marchand propofanc
de lever des troupes peut le faire écouter en
Angleterre, mais il fera toujours rire de Fran-
çois (37).
Si j'iiTois , Roi ? Non : Miniftre ? Encore
moins : mais hom.me puifTanc en France , je di-
rois. Tout tend parmi nous aux emplois , aux
charges j tout veut achctter le droit de mal fai-
re. : Paris oc la Cour engouffrent tout. LaifTons
ces pauvres gens remplir le vuide des -Provin-
ces; qu'ils foient marchands ^ & toujours mar-
chands.; laboureurs, êc toujours laboureurs. Ne
pouvant quitter leur état , ils en tireront le meil-
leur parti polTible 5 ils remplaceront les nôtres
dans les conditions privées dont nous cherchons
tous à fortir ; ils feront valoir le commerce &
Tagriculture que tout nous fait abandonner ; ils
alimenteront notre luxe; ils travailleront, &: nous
jouirons.
Si ce projet n'étoit pas plus équitable que
ceux qu'on fuit , il fer oit du moins plus humain ,
^———— —————— Il I — — I I ■>
(57) Le feul cas qui force un peuple ainfi dénué
de Chefs à prendre les armes , c'eft quand , réduit
au dcferpoir par Tes perfécuteurs , il voit qu'il ne
lui reftc plus de choix que dans la manière de pédr.
Telle fût , au commencement de ce fiécle la guerre
dc5 Camifards Alors on eO tout étonné de la force
qu'un parti méprifé tire de fon dérefpoir : c'eH: ce
.<jue jamais les perfccarcurs -n'ont lu calculer d'a-
vance. Cependant de telle; g'jcrtes coûtenc tant de
fang qu'ils devioienc bien y fongcr avant de les
rendre inévitables.
A M. DE BEAUMONT. rt
■S: fûremenc il feroic plus utile. C*eft moins la
tyrannie & c'efl: moins Tambition des Chefs, que
ce ne font leurs préjugés ^ leurs courtes vues.,
qui font le malheur des Nations.
Je finirai par tranfcrire une efpece de dis-
cours, qui a quelque rapport à mon fujet, 8c qui
ne m'en écartera pas long-tems.
Un Parsis de Suratte ayant époufé en fecret
une Mufulmanne fut découvert , arrêté , & ayanc
•refufc d'cmbraffer le mahométiime , il fut condam-
né à mort. Avant d'aller auXupplice , il parla ainii
■ àfes juges,
yy Quoi Î vous voulez m/ocer la vie î Eh , de
:,, quoi me puniflez - vous ? J'ai tranigreile ma
,y loi plutôt que k votre : ma loi parle au cœur
3, Sz n'ell pas cruelle ; mon crime a été puni
» par le blâme de mes frères. Mais que vous
3, ai - je fait pour mériter de mourir ? Je vous
3, ai traités comme ma famille „ & je me luis
j, choifi une fœur parmi vous. Je Tai laifTée libre
„ dans fa croyance. Se elle a refpeclé la mien-
„ ne pour fon propre intérêt. Borné fans re-
'..j,i gret à elle feule , je Tai honorée comme
9, Pinftrument du culte qu*exige l'Auteur de
„ mon 'être , jVi payé par elle le tribut que
s, tout homme doit au -genre humain : Tamour
„ me Ta donnée 8c la vertu me la rendoit che-
„ re, elle n'a point vécu dans la fcrvitude, elle
„ a pofTédé fans partage le cœur de fon époux 5
„ ma faute n'a pas moins fait fon bonheur que le
s, mien.
„ Pour expier une faute fi pardonnable vous
5, m'avez voulu rendre fourbe Se menteur ; vous
s, m'avez voulu forcer à profefiTer vos fentimens
5, fans les aimer 8c fans y croire : comme Q,
a, le transfuge de nos loix eût mérité de paf-
„ fer fous les vôtres , vous m'avez fait optec
„ cntro le parjure Se la mort , &; j'ai choifî ,
^ LETTRE
^, car je ne veux pas vous tromper. Je meurs
j, donc , puifqu'il le faut ', mais je meurs digne
5, de revivre & d'animer un autre homme juile.
s. Je meurs martyr de ma Religion fans crain-
,j dre d'entrer après ma mort dans la votre.
3^ Puifle - je renaître chez les Mufulmans pour
.„ leur apprendre à devenir humains , démens ,
5, équitables : car fervant le même Dieu que nous
o, fervons ,• puifqu'il n'y en a pas deux , vous
a vous aveuglez dans votre zèle en tourmen-
y, tant fes ferviteurs , & vous n'êtes cruels Se
» fanguinaires que parce que vous êtes incon-
„ féquens.
„ Vous êtes des enfans , qui dans vos jeux
-s, ne favez que faire du mal aux hommes. Vous
5j vous croyez fa van s , & vous ne favez rien
-j, de ce qui eft de Dieu. Vos dogmes récens
-53 font-ils convenables à celui qui eft, 5c qui
■3, veut être adoré de tous les tems ? Peuples
9, Nouveaux , com.ment ofez-vous parler de Re-
», ligion devant nous ? Nos rites font auiîi vieux
-5> que les aftres : les premiers rayons du foleil
9y ont éclairé & reçu les hommages de nos Pe-
M res. Le grand Zerduft a vu l'enfance du mon-
s, de i il a prédit 3c marqué l'ordre de l'univers ;
3, & vous , hommes d'hier , vous voulez être
3, nos prophètes î Vingt fiécles avant Mahomet,
*, avant la naiïïance d'Ifmaël & de fon père ,
3, les Mages étoient antiques. Nos livres facrés
,, étoient déjà la Loi de l'Afie & du monde,
9, & trois grands Empires avoient fuccefilve-
„ ment achevé leur long cours fous nos an-
„ cêtres , avant que les vôtres fuflent fortis du
„ néant.
„ Voyez , hommes prévenus , la différence
„ qui eft entre vous & nous. Vous vous dites
„ croyans , & vous vivez en barbares. V^os inf-
«, titutions , vos loix , vos cultes , vos vertus
,, mêmes
A M. DE BEAUMONT. 75
ii, mêmes tourmentent l'homme & le dégradent.
„ Vous n'avez que de triftes devoirs à lui pref-
„ crire. Des jeûnes , des privations , des com-
„ bats , des mutilations , des clôtures : vous ne
» favez lui faire un devoir que de ce qui peuc
,j l'affliger &: le contraindre. Vous lui faices
„ haïr la vie & les moyens de la conferver ; vos
y, femmes font fans hommes, vos terres font
„ fans culture j vous mangez les animaux &c
„ vous màfTacrez les humains ; vous aimez le
„ fang ^ les meurtres ', tous vos établiffemens cho-
3, quent la nature y aviliflent l'efpece humaine ;
;,, & , fous le double joug du Defpotifme 3i du
„ fanatifme , vous Técrafez de fes Rois Se de fes
„ Dieux.
„ Pour nous , nous fommes des hom,mes de
„ paix , nous ne faifons ni ne voulons aucun
:„ mal à rien de ce qui refpire , non pas même
,y à nos Tyrans : nous leur cédons fans regrec
„ le fruit de nos peines, contens de leur être
„ utiles Se de remplir nos devoirs. Nos nom-
„ breux- beftiaux couvrent vos pâturages ; les
„ arbres plantés par nos mains vous donnent
,, leurs fruits Se leurs ombres ; vos terres que
„ nous cultivons vous nourrirent par nos foins :
„ un peuple fimple & doux multiplie fous vos
„ outrages , Se tire pour vous la vie Se l'abcn-
„ dance du fein de la mère commune où vous
„ ne favez rien trouver. Le foleil que nous
ij prenons à témoin de nos œuvres éclaire no-
„ tre patience Se vos injuftices ; il ne fe leva
„ point fans nous trouver occupés à bien fai-
„ re , Se en fe couchant il nous ramené au fein
„ de nos familles nous préparer à de nouveaux
.„ travaux.
„ Dieu feul fait la vérité. Si malgré tout
„ rela nous nous trompons dans notre culte .
.» il QÙ, toujours peu croyable que nous foyons
D
74 LETTRE
,j condamnés à Tcnfer , nous qui ne faifons
,, que du bien lar la terre , & que vous foyez
j^ les élus de Dieu , vous qui n'y faites que
„ du mal. Quand nous ferions dans Terreur,
„ vous devriez la reipecler pour votre avan-
j, tage. Notre piété vous engraifle, 8c la votre
,, vous confumc ; nous réparons le mal que
5, vous fait une Pveligion dellrudive. Croyez-
,^ moi, laiiTez-nous un culte qui vous eft uti-
« le ; craignez qu'un jour nous n'adoptions le
^y vôtre : c'eft le plus grand mal qui vous puilTe
j, arriver •■•■.
J'ai tâché , Monfeigncur , de vous faire en-
tendre dans quel cfprit a été écrite la profel-
fion de foi du Vicaire Savoyard , & les confi-
dérations qui m'ont porté à la publier. Je vous
demiande à préfent à quel égard vous pouvez
qualifier fa do6\rine de blafphématoire , d'im-
pie , d'abominable , & ce que vous y trouvez
de fcandaleux &; de pernicieux au genre hu-
main ? J'en dis autant à ceux qui m'acculent
d'avoir dit ce qu'il falloit taire & d'avoir vou-
lu troubler l'ordre pubUc ; imputation vague &
téméraire , avec laquelle ceux qui ont le moins
réfléchi fur ce çui eft utile ou nuifible., indif-
pofent d'un mot le public crédule contre un
Auteur bien intentionné. Eft-ce apprendre au.
peuple à ne rien croire que le rappeller à la
véritable foi qu'il oublie ? Eft-ce troubler Tor-
dre que renvoyer chacun aux loix de ion pays ?
Eil-ce anéantir tous les cultes que borner chaque
peuple au fien ? Eft-ce oter celui qu'on a^, que
nt vouloir pas qu^on en change ? Eft-ce fe jouer
de touie Religion , que refpecl^r toutes les Reli*
gions ? Enfin eft-il donc fi eiTentiel à chacun de
haïr les autres, que, cetce haine ôtée, tout foie
uté ?
Voii A pourtant ce qu'o.i perfuade au Peuple
A M. DE BEAUMONt, 75
'quand on veut lui faire prendre ion défenfeur
en haine > Se qu'on a la force en main. Mainte-
nant j, hommes cruels , vos décrets , vos bûchers ,
vos mandemens , vos journaux le troublent te l'a-
bufent fur mon compte. Il me croit un monf.
tre fur la foi de vos clameurs ; mais vos cla-
meurs celTeront enfin i mes écrits rePieroht mal-
gré vous pour votre honte. Les Chrétiens ,
moins prévenus y chercheront avec furprife les
horreurs que vous prétendez y trouver ; il n'y
verront, avec la morale de leur divin maître ,
que des leçons de paix , de concorde c^ de cha-
rité. PuifTènt-ils y apprendre à être plus juRes
que leurs Pères î PuifTent les vertus qu'ils y
auront priles me venger un jour de vos maie-
didlions!
A l'égard des ôbjedlions fur les fecles par-
ticulières dans Icfquelles l'univers eft divifé, que
ne puis-je leur donner afTez de force pour ren-
■ dre chacun moins entêté de la fienne Se moins ^
ennemi des autres^ pour porter chaque homme
à l'indulgence, à la douceur, par cette confidé--
tation fi frappante &: fi naturelle i que , s'il fût
né dans un autre pays, dans une autre feéle,
il prendrbit infailliblement pour l'erreur ce qu'il
prend pour la vérité , & pour la véri-té ce qu'il
éprend pour l'erreur î II importe tant aux hom-
mes de tenir moins aux opinions qui les divi-
fent qu'à celles qui les unilîentî Et au contraire,
négligent ce qu'ils ont de com.mun , ils s'achar-
nent aux fentiniens particuliers avec une efpece
derage, ils tiennent d'autant plus à ces fentimens
qu'ils femblent inoins raifonnables , &: chacu.i
voudroit fuppléer à force de confiaiice à l'âutoricé
que la raifon refufe à fon parti. Ainfi, d'accord
-au fond fur tout ce qui nous intéreiTe , Se dont on.
^ne tient aucun compte, on paffe la vie à difputers
iàchk-aner, à .tourmenter , à.perfécuter , à febac-
D %
75 LETTRE
trcjpour les chofes qu'on entend le moins. Se
qu'il eft le moins néceflaire d'entendre. On en-
tafle en vain décifions kir décifions ; on plâtre en
vain leurs contradictions d'un jargon inintelligi-
ble j on trouve chaque jour de nouvelles c^ueftions
à réioudre, chaque jour de nouveaux lujets de
querelles j parce que chaque doctrine a des bran-
ches infimes , Se que chacun , entêté de la petite
idée , croit efTentiel ce qui ne l'eil point, &l né-
glige l'elTenciel véritable. Que fi on leur propofe
des objections qu'ils ne peuvent réfoudre, ce qui,
vu l'échafaudage de leurs dodlrines , devient plus
facile de jour en jour, ils fe dépitent comme des
enfans , Se parce qu'ils font plus attachés à leur
parti qu'à la vérité, Sz qu'ils ont plus d'orgueil
que de bonne foi , c'eft fur ce qu'ils peuvent le
moins prouver qu'ils pardonnent le moins quelque
doute.
Ma propre hiftoire caraélérife mieux qu'au-
cune autre le jugement qu'on doit porter des
Chrétiens d'aujourd'hui : mais , comme elle en
dit trop pour être crue , peut-être un jour fera-
t-elle porter un jugement tout contraire ; un jour
peut-être , ce qui fait aujourd'hui l'opprobre de
mes contemporains fera leur gloire , Se les fim-
ples qui liront mon Livre diront avec admira-
tion : Quels tems angéliques ce devroient être
que ceux où. un tel livre a été brûlé comme im-
pie , Se fon auteur pourfuivi comme un malfai-
teur ? fans doute alors tous les Ecrits refpiroient
la dévotion la plus fublime , Se la terre étoit cou--
verte de faints !
Mais d'autres Livres demeureront. On faura,
par exemple , que ce même fiécle a produit un
panégyrifte de la Saint Barthélemi, François, &,
comme on peut bien croire, homme d'Eglife, fans
que ni Parlement ni Prélat ait fongé même à lui
chercher querelle. Alors, en comparant la mo-
A M. DE BEAUMONT. 77
taie des deux Livres Se le tort des deux Au-^
teurs, on pourra changer de langage, &: tirer
une autre conclufion.
Les doélrines abominables font celles qui mè-
nent au crime , au meurtre , Se qui font des fa-
natiques. Eh î qu'y a-t-il de plus abominable au
monde que de mettre Pinjuftice Se la violence
en Syftême , & de les faire découler de la clé-
mence de Dieu ? Je nvabftiendrai d'entrer ici
dans un parallèle qui pourroit vous déplaire.
Convenez feidement , Monfeigneur , que fi la
France eût profefle la Religion du Prêtre Sa-
voyard, cette Religion fi fimple Se fi pure, qui
fait craindre Dieu Se aimer les hommes, des
fleuves de fang n'euflent point fi fouvent inondé
les ^champs François j ce peuple û doux Se n gai
n'eût point étonné les autres de fes cruautés
dans tant de perfécutions Se de maffacres , depuis
rinquifition de Touloufe (38), jufqu'à la Saint
Barthélemi , Se depuis les guerres des Albigeois
jufqu'aux ^Dragonades ; le Confeiller Anne du
Bourg n'eût point été pendu pour avoir opiné à
la douceur envers les Réformés ^ les habitans de
(iS) II eft vrai que Dominique , faint Efpaenol ,
y eut grand part. Le Saint , félon un écrivain de
fon ordre , eut a charité, prêchant contre les Al-
bigeois, de SriHjoindre He dé-'ores perfonnes , zé-
lées pour la foi , iefquelles priifent le foin d'ex-
tirper corporelletnent & par le glaive matériel leç
hérétiques qui n'auroit pu vaincre avec le glaive
de Ja parole de Dieu. Ob caritatem , iyr&dic^ns
contra Albtenfes , in oJjutormm rumtftt qu^C
dam devotas perConas , zeUntes pro fide , quA cor^
por aliter tllos H&rettcox gladio materiali t xpugn eu-
rent, quoapfe gUdro -verbi Dei imputare ron poC-
fet. Anronin. m Chron. P. ÎII. tit. 2g. c. T4 § 1
Cette charité ne refiemble guère à celle du Vicaire •
aufh a-r-elleun prix bien diiférenr. L'une fait dé-
erctei & 1 autre canonifcr ceux qui la profeiTciit.
n LETTRE
-Merindol & de Cabrieres n'eulTent point été mi$
à mort par arrêt du Parlement d'Aix, oc fous
nos yeux Tinnocent Calas torturé par les bour-
reaux n'eût point péri fur la roue. Revenons , à
préfenc , Monfeigneur ^ à vos cenfures &l aux râl-
ions fur lefquelles vous les fondez.
Ce sont toujours des hommes j. dit le Vicai-
re , qui nous attellent là parole de Dieu , Se qui
BOUS latteltent en des langues qui nous font in~
comiues. Souvent , au contraire ; nous aurions .
grand befoin que Dieu nous atteitât la parole des
hommes i il eft bien- fur, au moins, qu'il eût pu
nous donner la fienne , fans fe fervir d'organes
fi fufpeéts. Le Vicaire fe plaint qu'il faille tant
de témoignages humains pour certifier la parod-
ie divine : que dlio mmes j àii-û:, entre Dieu à^
Vous répondez. Tour que cette plainî-e fût feîu-
fée , M. T. C. K, il faudrait pouvoir concUire que
la Révélation eft fatijfe dès qii'elle iCa point été
faite à chaque homme en particulier ; il faudrait
pouvoir dire : Dieu ne peut ^exiger de moi que
je croye ce qu'ion Tn'ajfure. qu'il a dit , dès que
ce lï'eji pas dire bernent à moi qu'il a, adrejfé fa
parole (40).
Et TOUT au contraite, cette plainte n'eft fen-
fée qu'en adm.ettant la véjrité de la Révélation.
Car 11 vous la fuppolez- faulTe , quelle plainte
avez-vous à faire du moyen dont Dieu s'eilfer-
vi j .puifqu'il ne s'en eft fervi d'aucun ? Vous
doit - il compte des tromperies d'un impofleur ?
Quand tous vous lailTez dupper , c'eft votre
faute &: non pas la fienne. Mais lorfque Dieu,
maître du choix de fes moyens > en choifit par
préférence qui exigent de notre part tant de fa-
a. I . . . I .......■, . — ■ I ir>
(59) Emile Tom. IH. p. 141.
(40) NUndement in 4®. p. li. io-ii, p. xxi.
A M. DE BÉAUMÔNf. 79
voir & de il profondes difciiiTions , le Vicaire
a-t-il tort de dire : „ Voyons toutefois ; exami-
,, nons\, comparons , vérifions. O fi Dieu eût
a> daigné me difpenfer de tout ce travail ^ l'en
3^ aurois-je fervi de moins bon cœur ? (41) *^
MONSEIGNEUR:, votre mineure cfl admirable.
Il faut la tranfcrire ici toute entière ; j'aime à
rapporter vos propres termes ; c'eft ma plus graode
méchanceté.
Mais Tfefi-il dcncpasune infinité défaits ,, mê-
me antérieurs à celui de la Révélation Chrétienne ^^
dont il fer oit ah fur de de douter ? Far quelle au-
tre voye que celle des témoignages humains , V Au-
teur lui-même a~t-il d.onc connu cette Sparte ^ cette
Athéne ^, cette Rome dont il vante fi fouvent i^ avec'
tant d'ajpurance les loixy les mœurs ^(l^ les héros ?
Qîie d'hommes entre lui & les WJioriens qui ont
€onfervé la mémoire de ces événemens !
Si la matière étoit moins grave Se que
j'euife moins de rcfpe6l pour vous, cette ma-
nière de raisonner me fourniroit peut-être Toc-
cafion d^égayer un peu mes leéleurs j mais à
Dieu ne plaife que foublie le ton qui con-
vient au fujet que je traite , Se à Tiiomme à-
qui je parle. Au rifque d'être plat dans ma
réponfe^ il me fuffit de montrer que vous vous
trompez.
CoNSiDFUEz donc , de grâce, qu'il eil: tcut-à-
fait dans Tordre que des faits humains foienc
attcilés par des témoignages humains. Ils ne
peuvent Têtre par nulle autre voye? je ne puis
lavoir que Sparte & Rome ont exifté , que par--
ce que des Auteurs contemporains me le dî-
fent , & entre moi Se un autre homme qui a
vécu loin de moi, il faut néceffairement des
(41) Emile iitii fu^i
D
9o LETTRE
intermédiaires ; mais pourquoi en faut-il entre
Dieu & moi , Se pourquoi en faut-il de fi éloi-
gnés , qui en ont befoin de tant d^autres ? Eft-
il fimplc ;, eft-il naturel que Dieu ait été cher-
cher Moife pour parler à Jean - Jacques Rouf-
fcau ?
D'ailliurs nul n*eft obligé fous peine de
damnation de croire que Sparte ait exifté ; nul
pv^^ur en avoir douté ne fera dévoré des flam-
mes éternelles. Tout fait dont nous ne fommes
pas les témoins , n eft établi pour nous que fur
des preuves morales, £c toute preuve morale eft
fufcepcible de plus & de moins. Croirai-je que la
juftice divine me précipite à jamais dans l'enfer ,
uniquement pour n'avoir pas fu marquer bien
exaélement le point où une telle preuve devient
invincible i
S'il y a dans le monde une hiftoire atteftée,
e'efl: celle des V^'ampirs. Rien n'y manque ; pro~
ces verbaux, certificats de Notables, de Chirur-
giens, de Curés, de Magiftrats. La preuve juri-
dique eft des plus complétées. Avec cela, qui eft-
ce qui croit aux Wampirs ? Serons - nous tous
damnés pour n'y avoir pas cru ?
Quelque atteftés que foient , au gré même de
l'incrédule Ciceron , plufieurs des. prodiges rap-
portés par Tite-Live , je les regarde comme au-
tant de fables , &: fùrement je ne fuis pas le feul.
Mon expérience conftante Se celle de tous les
hommes eft plus forte en ceci que le témoignage
de quelques - uns. Si Sparte & Rome ont été
des prodiges elles - mêmes , c'étoient des pro-
diges dans le genre moral; 5c comme on s'abu-
feroic en Laponie de fixer à quatre pieds la fta-
ture naturelle de l'homme , on ne s'abuferoit pas
moins parmi nous de fixer la mefure des amcs
humaines fur celle des gens que l'on voie autour
de foi.
A M. DE BEAUMONT. ^ Sr
Vous vous fouviendrez , s'il vous plaît , que
je continue ici d'examiner vos raifonnemens en
eux-mêmes , fans foutenir ceux que vous atta-
quez. Après ce mémoratif néceflaire , je me per-
mettrai fur votre manière d'argumenter encore
une fuppofition.
Un habitant de la rue Saint Jacques vient
tenir ce difcours à Monfieur l'Archevêque de
Paris. " Monfeigneur, je fais que vous ne croyez
yy ni à la béatitude de Saint Jean de Paris ^
,y ni aux miracles qu'il a plu à Dieu d'opérer
yy en public fur fa tombe , à la vue de la Vil-
yy le du monde la plus éclairée 8c la plus nom-
yy breufe. Mais je crois devoir vous attefter que
,a je viens de voir relTufciter le Saint en per-
yy fonne dans le liea où fes os ont été dé--
„ pofés. „
L'homme de la rue Saint Jacques a joute à ce-
la le détail de toutes les circonftanccs qui peu-
vent frapper le fpeélateur d'un pareil fait. Je
fuis perfuadé qu'à l'ouie de cette nouvelle ^ avant
de vous expliquer fur la foi que vous y ajoutez ,
vous commencerez par interroger celui qui l'at-
tefte , fur fon é.\:^x. y fur fes fentimens, fur fon
ConfefTeur, fur d'autres articles femblablesj &.
lorfqu'à fon air comme à fes difcours vous aurez
compris que c'eft un pauvre Ouvrier ^ & que^
n^ayant point à vous montrer de billet de con-
fefnon y. il vous confirmera dans l'opinion qu'il
eft Janfénifte , y. Ah ah! "" lui direz - vous d'un
air railleur , ,, vous êtes convulfionnaire ^ & vous
„ avez vu rexTufciter Saint Paris ? Cela n'ell: pas>
,, fort étonnant, vous avez tant vu d'autres mer-
yy veilles! ''
Toujours dans ma fuppofition , fans doute il
infiffera : il vous dira qu'il n'a point vu feul le
miracle ;• qu'il avoir deux ou trois perfonnes..
avec Iu£ qui ont vu la même chofe , 6> quér
D i-
gr. LETTRE
d'autres à qui il l'a voulu raconter difcnt Tavoir
aulTi vu eux-mêmes. Là-defTus vous demanderez-
fi tous ces. témoins écoient Janlcnilles ? „ Oui *
^, Monfeigneur /" dira-t-ili „ mais n'importe ,
j, ils font en nombre fuffifant , gens de bonnes
„ mœurs , de bon fens , & non réculables j la
,y preuve eil ^complette-j & rien ne manque à
:,, notre déclaration pour conilater la vérité du
., fait. "
D'autre Evêques moins charitables enver- -
roient chercher un CommiflàL-e ce lui configne-
roient le bon homme honoré de la vifion gîo-
rieufe , pour en aller rendre grâce à Dieu aujç
petites-maifons. Pour vous, Monfeigneur j plus
humain, mais non plus crédule, après une gra-
ve réprim.andc vous vous .contenterez de lui
dire : '*" Je fais que deu:c .ou trois témoins , hon-
,, nêtes gens & de bon fens , peuvent attcfter
j^ la vie ou la mort d'un homme; mais je ne fais
j, pas encore combien il en faut pour conîlat.er la
j, réfurreclion d'un Janfénifte. En attendant que
jy je l'apprenne;, allez, mon enfant, tâcher de
j, fortifier votre cerveau creux. Je vous difpenfe
„ du jeune ^ Se voilà de quoi vous faire de bon
3, bouil;on. „
C'est à peu près , Monfeigneur , ce que vous
d.'r':.ez , & ce que diroit tout autre homme fage
à vo:re place. D où je concluds -qi'.e , même félon
vous , & félon tout autre homme fage , les preu-
ves morales fuffifantes pour conilater les faits qui
font dans l'ordre des poifibilités morales, ne fuf- -
fifer.t plus pour conftater d.es faits d'un autre or-
dre & purement furnaturels : fur quoi je vous
îaifTe juger .-yousrinêine de la juflefll^ de votre
cor "n ai ton.
Voici pourtant la conclufion triomphnnte ^ue
vous en tireï -contre moi. Son fcePticifmc rCeft
dora, ici fondé quç fur VinUrêtr dcjoniacréduli^.,
A M. DE BEAUBS^ONt: S|
/¥ (4^). M'onfeigneur , fi jamais elle me procu-
re un Evêché de cent mille Livres de rentes ^
vous pourrez parler de l'intérêc de mon incré-
dulicé.
Co-NTiNa^oNS maintenant à vous tranfcrire >
en prenanc Seulement la liberté de reflituer au
befoin les palTages de mon Livre que vous
tronqueï.
,y Qu'un h-omme y ajoûte-'t~>il plus loin y vienne
a nous tenir ce langage : Mortels^ je vous a«-
^, nonce les volontés du Très-Haut j rccunnoil-
^, fez à ma voix celui c|ui m'envoye. J'ordonne
,i au folei'l de changer Ion cours , aux éioiles
3, de former un autre- arrangement j aux mon-
„ tagnes'de's'applanir,- aux flots de s*élever,'
^ à la terre de prendre un autre afpcdt : à ces
j> merveilles qui ne reconnoîcra pas à Tinflanc
j.» le maître de la nature? '^ Qui ne croircît ^
M. T. C. F., que celui qui s'exprime de la fort ^
ne demande qu'à voir des miracles four être-
Chrétien?
BiEN plus que ce*a , Monfeigneur ; puifque-
je n'ai pas même befoin des miracles pour être'
Chrétien, •
Ecoutez y toutefois y ce qu'il ajoute : " Refte'
a> enfin;, dit-il _, Texamen le plus important dans''
jj la do<5lrtne annoncée ; car puifqùc ceux qui
„> difeuE que Dieu fait ici-b^s des miracles , pré-
j> tendent que le Diable les imite quelquefois ^ •
j, avec les prodiges les mieux contaftés nous ne
jj fommes pas plus avancés qu'auparavant^ Se
j, puifque les Magiciens de Pharaon ofoient , ea
:,y préfence m^me de Moife ^ faire les mômes-
j, fignes qu'il faifoit par Tordre exprès de Dieu,
;„ pourquoi dans fon abfcence n'eufïènt-iis pas.
pfàei) MÂid^m^nt iQ'^^,ysig, X2. in iz. p. x:icJLi,
J) if
g4 LETTRE
„ aux mêmes titres, prétendu la même autori-
„ té ? Ainù donc , après avoir prouvés la doc-
3, trine par le miracle , il faut prouver le mi-
„ racle par la doctrine » de peur de prendre l'œu-
„ vre du Démon pour Tœuvre de Dieu (43)*
„ Que faire en pareil cas pour éviter le dialéle ?
„ Une feule choie i revenir au raifonnement , 8c
,, laiffer-là les miracles. Mieux eût valu n y pas-
y, recourir. ,>
Ceft dire ; qti'on me montre 'des miracles , <b*-
je croirai. Oui , Monfeigneur , c'eft dire , qu'on-
«ne montre des miracles Se je croirai aux mira-
cles. Ceft dire ; qu'on me montre de: miracles , &■
je refujerai encore de croire. Oui , Monfeigneur ,
c'cft dire , félon le précepte même de Moi-
ie (44) ; qu'on me montre des miracles. Se je-
refui'erai encore de croire une doclrine abiurde
Se déraifonnable qu'on voudroit étayer par eux.
Je croirois plutôt à la magie que de reconnoî-
tre la voix de Dieu.d^ns des leçons contre la
raifon.
J'ai dit que c'étoit - là du bon fens le plus,
fimple ,. qu'on n'obicurciroit qu'avec des dif--
tinétions tout au moins très - fubtiles : c'eft en-
core une de mes prédidlionsi en voici l'accomplif-
fement.
Quand une doSirine efl reconnut vraye , divi^
ne , fondée fur une Révélation certaine,, on s^enfert
four juger des miracles , c'eft-à-dire^pour rejetter
les prétendus prodiges que des impofteurs vov.^
droient oppofer à cette do6îrijie. Qjiand il s'agît-
d'une doérine nouv.elle quon annonce comme émanés-
s» ^
(4? Te fuis forcé de confondre ici la note avec le^
texic , à rimitaion rie M de Beaumont. Le Lec-
teur pcurra confulter l'un & l'autre daus le Livife-
même T. IIL pag. i45 (ST fniv,
(44) DeuteioQ. c. XUL
A M. DE BEAUMONT. 85
iu fehi de Dieu, les miracles font produits en-
preuves; c'eji-à-dire, que celui qui prend la quali-
té d'Eîivoyé du Très - Haut , confir7?ie fa MiJJïon,
fa prédication par des miracles qui font le té^
moîgnage mê/ne de la divinité. Ainf la do6irine
i^ les miracles font des argumens refpeBifs dont
on fait ufage , félon les divers points d£ vue ou
Pon fe place dans l'étude (ir da?is Venfeig'nemen^
de la Religion,. Il ne fe trouve là ,- ni abus dii.
raifonnejnent , ni fophifms ridicule , ni cercle vi-
cieux (45^).
Le Lecteur en jugera. Pour moi je n'ajou-
terai pas un feul mot. J'ai quelquefois répon-
du ci-deva-nt avec mes paffages j m.ais c'ell avec
le votre que je veux vous répondre ici.
Ou efi donc : M.T. G. F.,, la bonne foi philofo^
fhique dont fe pare cet Ecrivain ?
Monseigneur :, je ne me fuis jamais piqué
d'une bonne-foi philofophique j car je n'en con-
nois pas de telle. Je n'ofe même plus trop
parler de la bonne-foi Chrétienne , depuis que
les foi-difans Chrétiens de nos jours trouvent 11
mauvais qu'on ne fupprime pas les objections,
qui les embarrafTent. Mais pour la bonne-foi
pure & fimple , je demande laquelle de la mien-
ne ou de la votre eft la plus facile à trouver ici %
Plus j'avance , plus les points à traiter de-
viennent intéreffans. Il faut donc continuer à.
TOUS tranfcrire. Je voudro s dans des difcuiîions.
de cette importance ne pas omettre un de vos-
mots.
On croiroit qu'après les plus grands efforts^
pour décréditer les témoignages humains qui attef-
Unt la révélation Chrétienne , le même Auteur y
défère cependant de la manière la plus pofitive-, la
plus folemnelle.
(45) Mindement in-4», p. 15. in- 12. p. xxiii.
ts LETTRE
Om auroit rai Ion j fans doute, puifqne je
tiens pour révélée toute dodlrine où je recon-
nois l'cfprit de Dieu. Il faut feulement oter
Tamphibolode de votre phrafe ; car H le verbe
relatif y défère fe rapporte à la Révélatioa
Ghrétiemie , vous avez raifon j mais s'il fe rap-
porce aux témoignages humains, vous avez tort.
Quoiqu'il en foit , je prends acle de votre té-
moignage contre ceux qui oient dire que je re-
jette toute révélation j commue fi c'écoit rcjcttcr
une dcflrine que de la reconnoîcre fujette à des
diJfEcultés infolubles à l'efprit humain ^ -comme
fi c'étoit la rejetter que ne pas l'admettre fur le
témoignage des hommes , lorfqu'on a d'autres
preuve équivalente eu fupérieures- qui dif-
penfent de celle-là? Il eft viai que vous dites-
conditionncllement on croiro'n ; mais on croiroit
fignifie on croit , lorfq.ue la railon d'cxceptica
peur ne pas croire fe réduit à rien, comme en
Terra ci-aprés de la. votre. Commençons par la
preuve affirmative.
Il faut pour vous en convaîncre ^ M. T. C. K
^ en même teins four vous édifier , mettre fous vts
yeux cet endrj)it ch fin ouvrage. ,> J'avoue que la-
^> majefté des Ecritures m'étonne j la fainteté
j, de l'Evangile (4^5) parle à m^on cœur. Vo-
^, yez les Livres des Philofophes- , avec toute
Jeteur pompe,' qu'ils font petits près de celui—
.j,là ! Se peut-il qu'un Livre à la fois fi fubli-
:3j me 6c fi fimpie foit l'ouvrage des hommes I
(4<} La négligence avec l<nq\!elle M. de Bea-umonf
mt crancric lui a fait fiire ici d?ux chaiigeinens
dans une ligne. Il a mis, la m.tjeflé de l'Etriîure
&u- heu de , U m:i]eflé des Ecrirures : Ôc il a mis ^
la fainteté de l'Ecriture au lieu de, la f:tir:teté-
de l'Evapgile. Ce n'efl pas , a la vérité , me fuire-
(d-ire^des Kérë^csi .mais €'cii..me faire parier bica
A m: de BEAUiMONT. 3?
^.Se pcut-îl que relui dont-il fait Thiftolre ne
3, ibit qu'un liomme lui-même ? Eil-ce là le ton
^, d'un eo-thcufiafte ou d'un ambitieux. fcél:aire l-
5„ Quelle douceur , qii'ell.e pureté dans fes..
^^ mœurs! Quelle, grâce touchante d^ns les inf-,
:,> truclionS' î quelle élévation dans fes m.axi-
;,, mes î quelle profonde, fagefiè dans fes dif--
^^ cours! quelle préfence d'eiprit ...quelle fineiTc
3,, 2c quelle juibèiTe dans fes réponfes ! quel.em--
^,pire fur fes palfibns ! Où efl l'homme ^ où
3> eft le fage qui fait agir , fbuffrir Z< mourir
j,. fans faiblefle &, fans ofîencation (47) ? "Quand .
,., Platon peint fon Julie imaginaire couvert de
3>iout l'opprobre du crime .,,&; digne de tous.
5,, les prix, de la vertu , il peint trait pour tràic
j, Jéfus-Ghriil : la reitem.blance eit fi frappante;
j>que tous les Pères l'ont fentie , 8c qu'il n'elt
:>^pas pofTibîe de s'y tromper. Quels préjugés j.
^., quel aveuglement ne fâur-il point avoir poui»-
„.ofer. comparer le fils de Soplironifque au fils,
:,>de Marie ? Quelle diftance de Pun à Tautrel.
^> Socrate m.ouranc fans douleur , fans ignomi-
,>niej loutint aifément ju {qu'au bout fon per-.
j* fon nage 5 & il cette facile mort n'eût honoré.
3> fa vie , on douceroit fi Socrate j avec tout
5). fon efprit ., fut ^ucre xhofe qu'un Sophifte. .
■D) Il invita , dit-on , la morale, .D'autres avaat
â> lui lavoient mife en pratique i il ne fit que.
■(47) Je remplis , fc'on ma coutume i les ïacunes -;
£31 tes par M cie Beaumont j^non^qu'abrolumenî:
celles qu'il fait ici fbicnt ini'ifiieiH'es . comr.e.en.-
d'autres endroits ; mais parce que le défaut de fuite
& de liaifon affôiblit le -pal'îage quand il eO: tton- ,
<3ué ; & auffi parce que mes perfécuteurs fapprimant
avec foin tout ce que j'ai «dit de îi bon ccsnr eu-
faveur de la '-.etigion , il eft bon de Je ictabik.^
^îBiefûie que i'occâûoius'fiftxiouie^.
%% LETTRE
M dire ce qu'ils avoient faic , il ne fit que met-
5) tre en leçons leurs exemples. Ariftide avoir
>j été jufte avant que Socrate eut dit ce que
« c'étoit que juftice ; Léonidas étoit mort pour
5> fon pays avant que Socrate eût fait un de«
,j voir d'aimer la patrie ; Sparte étoit fobre
jj avant que Socrate eût loué la fobriété r avant
,, qu'il eût défini la vertu , Sparte abondoit en
3, hommes vertueux. Mais où Jefus-avoit-il pris
,, parmi les fiens cette morale élevée & pure ,
„ dont lui feul a donné les leçons & l'exem-
„ pie ? Du fein du plus furieux fanatifme la
,, plus haute fageffe fe fit entendre , 8c la fim-
„ plicité des plus héroïques vertus honora le
„plus vil de tous les peuples. La mort de So-
yr crate philofophant tranquillement avec fes
^, amis eit la plus douce qu'on puilTe dcfirer ;
^, celle de Jéfus expirant dans les tourmcns ,
5^ injurié , raillé , maudit de tout un peuple j,
>3 eft la plus horrible qu''on puifTe craindre,
„ Socrate prenant la coupe empoilonnée bénit
:,, celui qui la lui préfente &z qui pleure. Jé-
«fus, au milieu d'un fupplice affreux, prie
j, pour fes bourreaux acharnés. Oui , fi la vie
„ &c la mort de Socrate font d'un Sage , la vie
j, 8c la mort de Jéfus font d'un Dieu. Dirons-
^j nous que Thiftoire de l'Evangile eft inventée
„ à plaifir } Non , ce n'-eft pas ainfi qu'on in-
„ vente , 8c les faits de Socrate dont perfonne
„ ne doute font moins attelles que ceux de
„ Jéfus-Chrift. Au fond c'eft reculer la difficul-
,, té fans la détruire. Il feroit plus inconceva-
„ ble que plufieurs hommes d'accord euiTent
5, fabriqué ce Livre qu'il ne l'eft qu'un feul en
,j ait fourni le fujet. Jamais des Auteurs Juifs
„ n'euflent trouvé ni ce ton ni cette morale ^
j, 8c l'Evangile a des cara^eres de vérité fi
„ grands j fi frapuans , fi parfaitement inimica-
A M. DE BEAUMONT. s,
"tut fi"y:'"^=";'=« en feroit plus étonnant
„ que le Héros (4g). „
dre un plus bel hommage à l'authenticité de l'E-
vmgde Je vous fais gré . Monfe.gneur . de «t
aveu i c'eft une injuftice que vSus avez de
preuvel^X ^" '"""• ^*"°"^ "'-"^="-' ^ '^
a'iTer^fr';:/^ ' ^°"^ '^'^ '^■^^ "»--->'
Cependant l'Auteur ne la croit qu'en conCé.
quence des témoignages humains. Vous vous
trompez , Monfeigneur ; je la reconnois en con
V^ voif f '''"'^"2''^ ^ ^« ''^ f"Wim té que
ly VOIS , fans qu'on me l'attefte Te n'ai n» A»
z ?e"'i:"t,::f r'^r'î"'" ^-^ - E^a" giino'/fi
que je le tiens. Ce [ont toujours des hommes aui
t^^ rapportent ce qued'autr/s hommes ont rapport
V alloue txiite , je le vois de mes nronroc
nuc , & quelque Auteur qui Tait écrite iV r^
connois Pefprit divin • cela eff imm^^ ^ J 7 re-
qu'il peut pWrP n • immédiat autant
ce te preuve & m^ l H ^'^ i' f '^^^^ ^^^^^
auroitl Vj^^ttl^t^:^ l^S
auteurs, du tems où il a éré m Jrf f- c
rentre dans les difcuffiL: d Sf ôù'^la
d^u^ Vfca^rîvtrd^.-^^- ^^"^ ^'^ '^^^l^onS
Wâi iUndement w.4«. pag. 14. jn-u. p. ^XT.
io LETTRE
• Le voila donc bien évidemment en contradiclîor.
avec lui-même ; le voila confondu -par je s profères
aveux. Je vous lailTe jouir de toute ma confu-
fion. P<tr quel étran;^e nvetigleinent a-î-il donc pu
ajouter ? „ Avec tour cela ce même Evangile cft
;,, plein de chofes incroyables ^ de choies qui
3, répugnent à la raifon , & qu'il eft impofïïble
s» à tout homme lenfé de concevoir ni d'admet*
», tre. Que faire au milieu de toutes ces con-
»y tradicHons ' Etre toujours modefte & circonf-
j:» pe(fl ; reipecler en lilence (50) ce qu'on ne
:,, fauroit ni rejetter ni comprendre ;, & s'hu-
3, milier devant le grand Etre qui feul fait la
9, vérité. Voilà le fcepticifme involontaire où
3, je fuis refté, „ Mais le jcepticijme ^ M. T.
C E peut-il donc être involontaire y lorfqu^on refufi
de fefinmettre à la doBrine d'un Livre qui ne fat^
roît être inventé par les hommes / Lcrfque ce Livrs
(to) Pèar que '«s hommes s'impcfent ce rerpeâr'
& ce (\ ence , il faut que quelqu'un leur dife une
fois les railoîîs d*en ufer ainfî. Cdiii gui connoît'
€ts raifons^ peur les dire, mais ceur qui cenfuren^
& n*en du'sm point , ponrroient »i taire. Parler au
pubHc avec franchife , avec fermeré, efl un droit
commun à toas les hommes , 5i même un devoir
en toute chofe utile : mais il n'eft gueres permis à
un particulier d'en cenfurer publiquement im autre:
c'eft s'attribuer une trop gran(^e fupériorité de ver-
tus, de talens , de lumières. Voila pourciaoi je ne
me fuis jamais ingéré de critiquer ni réprimander
perfonne. J'ai dit à mon (îécle At% térités dures»
mais je n'en ai dit à aucun particulier , & s'il m'cft
ariiyé d'attaquer & nommer quelques livres , je
n'ai jamais pirlé des Auteurs vivans qu'avec toute
forte de bienféance & d'égards. On voit comment
ils me les rendent. Il me femble que tous ces Mef-
lieurs qui fe mettent fî fièrement en avant pour
m'enfeigncr l'humiUté, troufentia.leçpa meilleure
à donner qu'à fuivre..
A M. DE BEAUMONT. 9:/'
porte des caraSiercs d^ vérité fi grands , fi frap-
fans y fi parfaitement inimitables ^, que Vtnventeur
en feroit plus étonnant que le Héros ? Cefi bien
ici qu'on peut dire que Viniquité a menti contrç
elle-même (51.)
Monseigneur^ vous me taxez d'iniquité fans
fujec y Vous m'imputez, fouvent des menionges
êc vous n'en montrez aucun. Je m'impcfe avec
vous une maxime contraire , &. j'ai quelquefois
lieu d'en ufer.
Le Scepticisne du Vicaire eft involontaire
par la raiibn même qui vous fait nier qu'il le
loit. Sur les foiblcs autorités qu'on veut don-
ner à l'Evangile il le rejetteroit par les raifoUvS
déduites auparavant , fi Teiprit divin qui brille
dans la morale & dans la. do.élrine de ce Livre
ne lui rendoic toute la force qui manque au té-
moignage des hommes fur un tel point. Il ad-
met donc ce Livre Sacré avec toutes les chofes
admirables qu'il renferme 8c que Tefprit humain
peut entendre;, mais quant aux chofes incroya«
blés qu'il y. trouve , le/quelles répugnent à fi rai-^
fou, ir q'Sii efl impojjibh. à tout homme fenfé de
concevoir ni d'admettre ^ il les refpeâe en filence
fans les comprendre, ni les rejetter ^ 1^ s^ humilie
devant le grand Etre qui f eut fait la vérité. Tel
eft fon fcepticifme ; &: ce fcepticifme eft bien in-
volontaire , puifqu'il eft fondé fur des preuves
invincibles de part & d'autre ^ qui forcent la rai-
fon de refter en fufpens. Ge fcepdciime eft ce-
lui de tout Chrétien raifonnable ôc de bonne
foi qui ne veut favoir des chofes du Ciel que
celles qu'il peut com.prendre , celles qui impor-
tent à fa conduite, & qui rejette avec l'Apôtre
les quefiions peu fenfées , qui font fans hfiruÙioH ^
cr qui n^ engendrent que des combats, (sx)
(si) liUndement in 4*?. p. 14. in-12, p. xxvi.
($ij Timo.th. G. IL V. 23.
px LETTRE
D'abord vous me faites rejetter la révëîatîofi
pour m'en tenir à la Religion naturelle , & pre-
mièrement, je n'ai point rejette la Révélation.
Enfuite vous m'acculez ds ne pas admettre même
la Religion naturelle, ou du moins de n'en pas re-
connoître la nécefftté ; & votre unique preuve cil
dans le palTage fuivant que vous rapportez.
„ Si je me trompe , c'eft de bonne foi. Cela
,, fuffit (53) pour que mon erreur ne me foit
jj pas imputée à crime,* quand vous vous trompe-
,j riez de même , il y auroit peu de mal à cela. ,,
C'eft-à-dire , continuez-vous , que félon lui ilfuffi^t
de Je perfuader qu'on eft en poffcjfton de la vérité ;
que cette perfuafion j, fût-elle accompagnée des plus
vionflrueufes erreurs y ne peut ja?nais être unfijet
de reproche; qu'on doit toujours regarder comme
an homme Jage ^ religieux , celui qui _, adoptant
ies erreurs mêmes de l'Athéifme , dira qu'il eft de
bonne foi. Or n'eft-ce pas là ouvrir la porte à toutes
les fuperjîitions y à tons les Jijiêmes fanatiques , à
tous les délires de l'efprit humain.^ (54)
Pour vous , Monfeigneur , vous ne pourrez
pas dire ici comme le Vicaire ; Si je me trompe ^
c'eft de bonne foi : car c'eft bien évidemment à
defTein qu'il vous plait de prendre le change 8i
de le donner à vos Ledleurs ; c'eil ce que je
m'engage à prouver fans réplique , & je m'y eiî-
gage ainfi d'avance ;, afin que vous y regardiez
de plus près.
La profession du Vicaire Savoyard eft corn-
poféc de deux partie. La première , qui eft la
plus grande, la plus importante, la plus rem-
plie de vérités frapantes & neuves eft deftinée à
combattre le moderne matérialiime . à établir
(U) Emile Tome III. p. n. M. de Beau mont ^^
mis 5 cela me fuffit.
CS.4J Mandement in-.^**. p. ij. in-li. p. xlxyii.
A M. DE BEAUMONT. p?
Texiftence de Dieu & la Religion naturelle avec
toute la force dont l'Auteur eft capable. De cel-
le-là y ni vous ni les Prêtres n'en parlez point ;
parce qu'elle vous eft fore indifférente , Se qu'au
fond la caufe de Dieu ne vous touche gueres ^
pourvu que celle du Clergé foit en fureté.
La seconde , beaucoup plus courte , moins
régulière , moins approfondie , propofe des dou-
tes 8c des difficultés fur les révélations en géné-
ral j donnant pourtant à la notre fa véritable
certitude dans la pureté , la iainteté de fa doctri-
ne , & dans la fublimité toute divine de celui
qui en fut l'Auteur. L'objet de cette féconde
partie eft de rendre chacun plus réfervé dans fa
Religion à taxer les autres de mauvaife foi dans
la leur^ ôc de montrer que les preuves de cha-
cune ne font pas tellement démonftratives à
tous les yeux qu'il faille traiter en coupables
ceux qui n'y voyent pas la même clarté que
nous. Cette féconde partie écrite avec toute la
modeftie , avec tout le refpedl convenables , eft
la feule qui ait attiré votre attention &: celle
des Magiftrats.. Vous n'avez eu que des bûchers
&. des injures pour réfuter mes raifonnemens.
Vous avez vu le mal dans le doute de ce qui
eft douteux ," vous n'avez point vu le bien dans
la preuve de ce qui eft vrai.
En effet , cette première partie , qui contient
ce qui eft vraiment eftentiel à la Religion , eft
décifive 8c dogmatique. L'Auteur ne balance
pas, n'héfite pas. Sa confcience &c fa raifon le
déterminent d'une manière invincible. Il croit ^
il affirme : il eft fortement perfuadé.
Il commence l'autre au contraire par décla-
rer que V examen qui lui refte à faire eft bien diffé-
rent ; qiCil ny voit qu'embarras , viiftere , obfcu-
rite ; quil ny porte qu'incertitude <b* défiance ;
qu'il ny faut aonnçr à fes difcotivs qu§ l'autorité df
y^ X E T T R E
Ua raifon ; qicHl i^v.o^e lui même s^îl ejî dans />r-
reur , ^ que tnutes Ces a^rmations ne fdjit ici que
des raifnny de douter. (-5 5) Il propole donc les ob-
jections., fes difficultés , fes douces. Il propofe
aufli les grindcs &:: fortes railons de croire j oC de
toute cette difculiîon réfulte laxertitude des dog-
mes cfientiels & un fcepticifme refpeCtueux fur
les autres, A la £n de cette féconde partie il in-
fiile de nouveau fur la circcnlpeftion nécelTaire
en r.ccoutanc/5/ yétois plus fur de moi , j'aurois ^
dit-il, pris un ton dogmatique isr décifif ; mais
je fuis homme , ignorant , fujet à Verreur : que pou-
vais je faire ? Je vous ai ouvert mon cœur fans
réferve ; ce que je tiens pour fur ^ je -vous l'ai don-
■r.é pour tel : je vous ai donné mes doutes pour des
doutes ^ mes opinions pour des opinions , je vous ai
dit mes raifons de douter <ùr de croire. Maintenant
c'eji à vous de juger (5<5).
Lors donc que dans le même écrit Tauteur
dit i Si je me trompe , c'^efl de bonne foi ; celafuffit
■four que înon erreur ne me fait pasiynputée à crime ;
je demande à tout lev5leur qui a le fens-ccrnmun
& quelque fmcérité , fi c'ell fur la première ou fur
la féconde partie que peut tomber ce foupçoa
d'être dans Terreur ? fur celle où l'auteur affirme
ou fur celle où il balance ? Si ce foupçon mar-
que la crainte de croire en Dieu mal - à - pro-
pos , ou celle d'avoir à tort des doutes fur la
-Révélation \ Vous avez pris le premier parti
contre toute raifon , & dans le feul défir de me
rendre criminel ; je vous défie d'en donner au-
cun aucre motif, Monfeigneur ^ où font ^ je ne
dis pas l'équité , la charité Chrétienne , mais le
bon lens d: l'humanité ?
Quand vous auriez pu vous tromper fur l'ob-
C5O Emile Tom. III. p, 151,
(56) Ihid. p. isu
A M. DE BEAU M ONT. 9$
jer de la crainte du Vicaire , le texte feul que
vous rapportez vous eut défabufé malgré vous.
Car lorlqu'il dit, cda fujfit pour que mon erreur
ne me [oit pas imputée h crtme ^ il reconnoit qu'une
pareille erreur -pourroit être un crime ^ ^ que
ce crime lui pourroit être imputé ;, s'il ne pro-
cédoit pas de. bonne foi : Mais quand il n'y au-
roit point de -Dieu , oîi fcroit le crime de croi-
re qu'il y en a un ? Et quand ce feroit un cri-
me , qui eft-ce qui le pourroit imputer ? La
crainte d'être d?ins l'erreur ne peut donc ici
tomber fur la Religion naturelle ^ &: le dilcours
du Vicaire feront un vrai galimathias dans le
îens que vous lui prêtez. îl eft donc impoiTible
de déduire du pafTage que vous rapportez , que
7V n'admets pas la Religion naturelle ou que j^
iCtn rcconnois pas la nécejjité ; il eft encore irn-
-pofTible d'en déduire qii'on doive îcuj ours , ce fonc
vos termes, regarder comme un homme fage ^ re^
-ligieux celui qui , adoptant les erreurs de VAtheif^
me , dira qu'ail eft de bonne foi .; & il eft même
impollible que vous ayez cru cette dédutlion lé-
gitime. Si cela n'eft pas démontrées rien ne fau-
roit jamais l'être , ou il faut que je fois un in-
fenfé.
Pour montrer qu'on ne peut ^'autorifer d'u-
ne mi0ion divine pour débiter des ablurdités ,
le Vicaire met aux prifes unïnfpiré, qu'il vous
épiait d'appeîler chrétien, &: un raifonneur, qu'il
vous plait d'appeîler incrédule , & il les fait dif-
puter chacun dans leur langage , qu'il défaprou-
vCj Se qui très-fù rement n'eft ni le fien ni le
'mien. (57) Là-deflus vous me taxez d'une injt-^
gne mauvaise foi > (58) & vous prouvez cela par
Tineptie des difcours du premier. Mais (i ces
<■ , . .. . I , ■■ .1.1—
(<7) Emile Tom. IIL p. içi.
(5 S) Mtndement in-4®. p. i^. in^ii. p. xxvjii.
p^ LETTRE
difcours font ineptes , à quoi donc le reconnoif-
fez-vous pour Chrétien ? & fi le raifonneur ne
réfute que des inepties, quel droit avez-vous
de le taxer d'incrédulité ? S'enfuit-il des inep-
ties que débite un Infpiré que ce foit un catho-
lique , & de celles que réfute un raifonneur ,
que ce foit un mécréant ? Vous auriez bien pu ,
Monfeigneur , vous difpenfer de vous reconnoî-
tre à un langage fi plein de bile &: de déraifon ;
car vous n'aviez pas encore donné votre Mande-
ment.
Si la raifon ér la Révélation étoient oppofées Vu-
m à Vautre , il eft co?iftant , dites- vous , que Dieu
ferait en contradiBion avec lui-mêtne, (59). Voila
un grand aveu que vous nous faites là : car il
eft fur que Dieu ne fe contredit point. Vous di-
tes , 0 Impies , que les dogmes que nous regardons
comme révélés combattent les vérités éternelles :
fnais il ne fuffit pas de le dire^ J'en conviens ', tâ-
chons de faire plus.
Je suis fur que vous preffentez d'avance où
j'en vais venir. On voit que vous pafîez fur cet
article des mifteres comme fur des charbons ar-
dens ; vous ofez à peine y pofer le pied. Vous
me forcez pourtant à vous arrêter un moment
dans cette ficuation douloureufe. J'aurai la dif-
crétion de rendre ce moment le plus coure
qu'il fe pourra.
Vous conviendrez bien , je penfe :, qu'une de
ces véricés éternelles qui fervent d'élémens à la
raifon eft que la partie eft moindre que le tout,
& c'cft pour avoir affirmé le contraire que l'Infpi-
ré vous paroît tenir un difcours plein d'ineptie.
Or félon votre doctrine de la tranfubftantiation ,
lorfque Jéfus fit la dernière Cène avec fes difci-
ples
(^9) M4nd(ment in-4*. p. 15 , 16, ia-ii. p. xxvm.
f^^
A M. DE BEAUMONT. f%
les & qu'ayant rompu le pain il donna fon corps
à chacun d'eux, il eft clair- qu'il tint fon corps
entier dans fa main ^ Se , s'il mangea lui-même du
pain confacré , comme il.put le faire , il mit fa tête
dans fa bouche.
Voila donc bien clairement , bien précifém.ent
la partie plus grande que le tout , Se le conte-
nant moindre que le contenu. Que dites-vous k
cela , Monfeigneur ? Pour moi , je ne vois que
M. le Chevalier de Caufans qui puiife vous tirer
d'affaire.
Je Sais bien que vous avez encore la reïïbur-
ce de Saint Auguftin , mais c'eft la même. Après
avoir entaifé fur la Trinité force difcours inintelli-
gibles il convient qu'ils n'ont aucun fens ; mais ^
dit naïvement ce Père de l'Eglife , on s'exprime
ainfi , non pour dire quelque cJiofe ^ mais peur ne
pas refter muet (60).
Tout bien confidéré, je crois, Monfeigneur,
^ue le parti le plus fur que vous ayez à prendre
fur cet article & fur beaucoup d'autres, eft celui
que vous avez pris avec M, de Montazet , Se pac
îa même raifon.
La mmvaife foi de V Auteur d'Emile n' eft pas
moins révoltante dans le langage quil fait tenir à
■•un Catholique prétendu, (6\) Nos Catholiques,
hit fait -il dire ^ y, font grand bruit de lauto-
-.„ rite de l'Eglife : mais que gagnent-ils à cela ,
3, s'il leur faut un aulTi grand appareil de preu-
s, ves pour cette autorité qu'aux autres feéles
„ pour établir direélement leur dodlrine ? L'E-
3> glife décide que l'Eglife a droit de décider»
{66) Di6ium efl tamen très perfons, , non ut ^li-
^uid diceretur , fed ne tdceretur, Aug. ie Triait.
î.. V. c. 9.
(^s) Mdndement 10,4®. p. iç. in ri. p. xxri.
E
5^ LETTRE
„ Ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée? ^
Qui ne croirait , M. T. C F. , à entendre cet impof-
teur ^ que l'autorité de VEglife n'eft prouvée que
par fes propres dêcijtons , & qu'elle procède einfi ;
je décide que je fuis infaillible ; donc je le fuis? inur
putation calomnieufe , M. T. C. F. Voilà , Mon-
feigncur , ce que vous affurez : il nous refte à
voir vos preuves. En attendant,, oferiez-vous
bien affirmer que les Théologiens Catholiques
n'ont jamais établi Tautorité de PEglife par l'au-
torité de l'Eglile , ut in fe virtualiter rejîexam ?
S'ils l'ont fait , je ne les charge donc pas d'une
imDutation calomnieufe. ^
(6-l) La CGnfïitution du Chriflianifme , Vefprtt
de l'Evangile , ^les erreurs mêmes & la foibleffe de
VeÇpriî hwnain tendent à démontrer que l'Eglife
établie par Jéfus-Chriji eft une EgUfe infaillible.,
Monfeigneur , vous commencez, par .nous payera
là de mots qui ne nous donnent pas le change :
Les difcours vagues ne font jamais preuve > 8c
toutes ces chofes qui tendent à démontrer , ne dé-
montrent rien. Allons donc tout d'un coup aii
corps de la démonftration : le voici.
i^QUs ajfurons que comme ce divin LégiJIateur a
toujours enfeigné la vérité , fon Eglife l'enfeigne
aujji toujours (jSl). ^
Mais qui êtes -vous, vous qdi nous aiuireîB
cela pour toute preuve? Ne feriez - vous point
rEglife ou fes chefs? A vos manières d'argu-
menter vous paroiffez compter beaucoup fur l'afr
fiftance du Saint Efprit. Que dites-vous donc, 8c
qu'a dit l'împofteur ? De grâce, voyez cela vous-
lîiêmes ; car je n'ai pas le courage d'aller jufqa'ai*
bout.
{^1) MAndemsnt m-4*. p. ^^ in-it. p. xxyi.
(65) Ibid: cet endroit méiUc d'eccc lu àatis *«
j^ft^demcut mçme«
A M. DE BEAUMONT. 99
Je dois pourtant remarquer que toute îa for-
ce de robjedlion que vous attaquez fi bien^ccn-
fifte dans cette phrafe que vous avez eu foir>
de fupprimer à la fin du palTage dent il s*agit^
Sortez de là ^ vous rentrez dans toutes mes dij-
cnjfions (54).
En effet , quel eft iei le raifonnement dit
Vicaire \ Pour choifir entre les Religions divers-
fes , il faut , dit-il ^ de deux chofes Tune , ou en-
tendre les preuves de chaque fecSie & les com-
parer j ou s'en rapporter à l'autorité de ceux
qui nous inftruifent. Or le premier moyen fup-
pofe des connoiflances que peu d'iiommes font
en état d'acquérir, & le fécond juftifie la croyan-
ce de cliacun- dans quelque Religion qu'il naif-
fe. Il cice en exemple la Religion catholique où
]'on donne pour loi raurorité de l'Eglife ^ & il
établit là-dcffas ce fécond dilemme. Ou c'eft
l'Eglifc qui s'attribue à elle-même ceite autorité ,
& qui dit i je décide que je fuis infauUlle ; doua-
ne h fuis : &: alors elle tom.be dans le fophifme
appelle cercle vicieux ; Ou elle prouve qu^ello-
a reçu cette autorité de Dieu ; & alors il lui
faut un aufîl grand appareil de preuves pour
montrer qu'en effet elle a reçu cette autorité ,
qu'aux autres fecftes pour établir direéfement leur
docflrine : Il nV a donc rien à gagner pour la.
facilité de l'inuruôlion , 8c le peuple n'eft pa^
plus en écat d'examiner les preuves de TautO-
rite de TEglife chez les Catholiques, i^iie la vé-
riié de la do^lrine chez les Proteilans. Com-
ment donc le détcrmmera - 1 - il d'une manière
raifonnable autrement que par l'autorité de ceux
qui l'inftruifent ? Mais alors le Turc fe déter-
minera de même. En quoi le Turc eft-il plus
coupable que nous ?" Voilà , Monfeigneur ,. le
(^4) Emile Tom. III. p. 1 6$.
rè© £ E T T R B
wifonnement auquel vous- n'avez pas répondu
*c auquel je douce qu'on puifle répondre {6^).
Votre franchiCe Epilcopale fe tire d'affaire en
tronquant le paffaga de l'Auteur de mauvaife
foi.
Grâce au Ciel j'ai fini cette annuyeufe tâche.
Jai fuivi pied-à-pied vos rai fons , vos citations^
vos cenfurcs, & j'ai fait voir qu'autant de fois
que vous avez., attaqué mon livre j autant de
kiis vaus avez eu tort. Il refté le feul article
du Gouvernement , dont je veux bien vous faire
grâce j très fur que quand celui qui gémit fur
les miferes du peuple, & qui les éprouve, ell:
accufé par vous d'empotfonner les fources de
la félicité publique , il n'y a poinc de Lecleur
qui ue fcine ce que vaut un p>areil difcours. Si*
ie Traité du Contracl Social n'cxiftoit pas , 8c
i|a'îl fallût prouver de nouveau les grandes ve-
ntés que j'y développe , les complimens que
vous faites à mes dépens- aux Puiifances , fe-
roicnt un des faits que je citcrois en preuve ,
Ôc le fort de l'Auteur en feroit un autre encore
(60 C'eft ici une de ces obie(fbion>s tenibles auir-
quelles ceux qui ai'attaquenc fe gir Unn bien de
toucher. II n'y a rien de (i commod^î que de ré-
pondre avec des injures & de fainres dé-!amations -,
oa élude aifément tout ce qai embarraffe. AuiTî
faut-il avouer qu'en- fe cha'^.-i;ii liant entre eux les
Théologicr's ont bien des relfources qui leur man-
quent VIS a VIS des ignorans , & auxquelles il faut
alor^ fuppiéer comme ils peuvent. Ils fe payent
réciproquement de mille fuppofitions gratui'es qu'on
îi'ofe reçu fer qua^d on n'a rien de mieux à donner
foi - inêiiie. .Telle eft ici rinvention de je ne fais
quelle foi infuïè qu'ils obligent Dieu , pour les
tirer d'affaire, de tranfmettre du père à l'enfant.
Mais ils réfervent ce jargon pour difpurçr avec les
Dodenrs ; s'ils s'en fervoient avec nous autres pro-
fanes, ils auroient peur qu'on ne fc moquât u'eux.
A M. DE ÈËAUMQKT. tm
plus frappant. Il ne me refte plus rien k dire"
a cet égard f mon feul exemple a tout dit\, êc-
la paflion de l'intérêt particulier ne doit point
ibuiller les vérités utiles. C'eft le Décret contre
ma perfonne , c'eft mon Livre brûlé par le
bourreau , c^ue je tranfmets à la poftérité pour
pièces juftificatives : Mes fcntimens font moins
bien établis par mes Ecrits que par mes mal-
heurs.
Je viens, Monfeigneur, de difcuter tout ce que
vous alléguez contre mon Livre.. Je n'ai pas laiiïe-
paiïer une de vos propofiticns fans examen ; j'at
fait voir que vous n'avez raifon dans aucun point,
&, je n'ai pas peur qu'on réfute mes preuves ;
elles font au-dciTusde toute réplique où règne 1&
fens-commun.
Cependant quand j'aiirois eu to*t en quel-
ques endroits,. quand j'aurois eu toujours tort,-,
quelle indulgence ne méritait point un Livre
€Ù l'on fent par-tout j. mômo dans les erreurs,,
même dans le mal qui peut y être , le fincerç
amour du bien &: le zèle de la vérité ? Un Li-
Tre où l'Auteur , fi peu aiîirmatif , fi- peu dé-
cifif, avertit fi fouvent fes ledl:eurs de le défier
de fes idées , de pefer fes preuves ,- de ne leur
donner que l'autorité de la raifon l Un Livre
qui ne refpire que paix ,- douceur , patience >r
amour de l'ordre,, obéiflance aux Loix en toute
choie , & même en matière de Religion l Vo:
Livre enfin où la caufe de la divinité efl fi biea
défendue , l'utilité de la Religion fi Dieu éta-
blie , où les mœurs font. fi. refpeéVées , où l'ar-
me du ridicule eil fi bien ôtée au vice , où la-
méchanceté efl: peinte^ fi peu fenfée , 8c la vertu:
fi aimable ? Eh t quand il n'y auroit pas uit
mot de vérké dans cet ouvrage , on en devroic
lionorer Se chérir les rêveries , comme les chi-
»€«€& les j^lus douces qui puifTent flatter âc
E $
t^v. 0 E^ T' T R E
liourrtr le cœur d'un homme de bien. Oui , je
ne crains point de le dire ; s'il exiftoit en Eu-
rope un feul gouverment vraiment éclairé ^, un
gouvernement dont les vues fufTeîit vraiment uti-
les Se laines^ il eût rendu, des honneurs publics
à l'Auteur d'Emile j il lui eut élevé des ftatues.
Je connoifTois trop les hommes pour attendre
d'eux de la reconnoifTance j je ne les connoif-
fûis pas alTez ^ je l'avoue ^ pour en attendre ce
qu'ils ont fait.
Après avoir prouvé que vous avez mal rai-
fonné dans. vos cenlÀireSi il me reile à prouver
que vous m'avez calomnié dans vos injures :
Mais -puiique vous ne m'injuriez qu'en vertu .
des torts que vous m'imputez dans mon Livre i
montrer que. mes prétendus torts ne font que
les vôtres ^ n'eft-ce pas dire affez que les inju-
res qui les -fuivent , ne doivent pas être pour
moi. Vous chargez mon ouvrage des épithètes-
les plus odicufes , &; moi je fuis un homme
abominable , un téméraire ,. un impie ;, un im.-
porteur. Charité Ghrétienne , que vous avez un
étrange langage dans la bouche des Minifes de
Jéfus-Chriil!
Mais vous qui itt'oféz reprocher des blaf-^
phêmes, que faites-vous quand vous prenez les
Apôtres pour com^plices des propos çffenfans qu'il
vous plaît de tenir fur mon compte ? A vous en»
tendre , on xroiroit que Saint Paul m'a fait l'hon-
neur de fonger à moi , & de prédire ma venue
comme celle de l'Antechrift. Et comme ra-t-iL
prédite , je vous prie? Le voici, .C'eft le début de
votre Mandement.
Saint Pml a prédit ,. mes très chers Frères ^
qu'il viendroit des jours périlleux ou il y aurait
des. gens amateurs d'eux-mfmes , fiers ^ Juperhes^
Uajphérnateurs Jmpies , calomniateurs^ enflés d'or^
gusil ^ ^maîfur.s des voluptés. plutôt quê ds Dhhj
A M DE BEAUMONT. E05
dfs hommes d^un efprit corrompu & ver'uertis dans
iafoi (66),
Je n^'E ccnteftc aiTiirémentv pas quê cette pré=^
diélion de Samt Paul nefoit très -bien accom-
plie ; mais s'il eût prédit , au contraire :, .qu'il
viendroit un tems où. l'on. ne verr.oit point de
ces gens-là^ j'aurois- été, je Tavoue , beaucoup
plus frappé de la prédiélion.^ & fur-tout de Tac-
compiiffemcnto ,
D'aprxs une prophétie fi bien appliquée^
vous avez la bonté de faire de moi un portrait
dans lequel la grayité Epilcopale s'êgaye à des
antithéfcs, & où- je me trouve un pcrlonnago
fort plaifant. Cet endroit , Tvlonfeigneur , m'a paru
le- plus joli morceau de votre Mandement. On ne
fauroit faire unafatyre plus agréable ^ ni- diffamer
un homme avec plus d'efprit. .
Du fein de Perreur , ( Il ell vrai, que j'ai paiîe
ma jeuneffe dans vot-ie Eghfc. ) Il s^ejl élevé
( pas fort haut , ) un komme plein du langage delà
pîiilofophie j ( comment prendrons- je un Iaagag'3
que je n'entends point? )jL-nj être vê.ritabiemeni
philofophe : ( Oh ! d'accord : je n'aipirai jamais à
ce titre , auquel je rcconnois n'avoir aucun droit ;
&r je n'y renonce apurement pas. par modeftie.)
ifprtt doué dhme multitude, de. coiinoijjance. (J'ai.
appris à ignorer des multitudes de chofes que
je croyois fa voir. ) qui ne Vont pas éclairé , ( elles
rft'ont appris à ne p^s penfer Têcre. ) e^ qui ont
répa?idu les ténèbres dans les autres fjprits : (Les
ténèbres de l'ignorance valent mieux que la
iauiTe lumière de Veneur, y car aBere livré aux
paradoxes d'cp'mions ér ds' conduite ; (Y a-t-il
beaucoup -à perdre à ne pas agir & penfer comme -
tout le monde? ) alliant. U Jîmplicité des mœurs
Avec lefajle des penfées ; (La fim.plîcué des mœurs
g**""" • ^ .«s».
i66\ Mîinismmt in-4;^. p. 4. in iz, p. Xvii.
104 LETTRE
élève Tame ; quant au fafte de mes penfées ,. fe
ne fais ce que c'eft. ) le zèle des maximes antiques
avec la fureur d^établir des nouveautés ; (Rien de-
plus nouveau pour nous que des maximes anti-
ques ; il n'y a point à cela d'alliage , &: je n'y
ai point mis de fureur. ) l'objcitrité de la retraits
avec le défir d'être connu de tout le monde : ( Mon-
ieigneur , vous voilà comme les faifeurs de Ro-
mans, qui de\'inent tout ce que leur Héros a
dit &c penfé dans la chambre. Si c'eft ce delir
q^ui m'a mis la plume à la main y expliquez
eomment-il m'eft venu fi tard , ou pourquoi j'ai
tardé fi long-tems à le fatisfaire ? ) On Va vu in-
iicHiver contre les fciences qu'il cuUi-joit ; (Cela
prouve que je n'imite pas vos gens de Lettres ,-
& que dans mes écrits l'intérêt de la vérité
marche ivant le mien. ) préco.iîfer l' excellence d9
VEvangîie , ( toujours ôc avec le plus- vrai zslc. )
do:it il détruïfcit Us dog?^es , (Non^. mais j'en
préchois la. charité , bien détruite par les- Prê-
tres. ) peindre la beauté des vertus qu'il éteignait
dans l'âme de Jcs hc6ieurs. ( Ames honnêtes ^
ill - il vrai q^ue ^éteins en vous Tamcur des
-vertus ?
Il s'efi fait le Précepteur du genre humain pouf
le tromper ^ le Moniteur public pour égarer tout
h -monde , Vorack du fiéck pour a4:hever de le per^
dre. ( Je viens d'examiner comment vous avez
prouvé tout cela.) Dans wi ouvrage fur l^inéga^
iité des conditions , ( Pourquoi des conditions \ cti
nVft là ni mon fujet ni mon litre. ) il avoit rab-
ba'Jfé l'homme fufqi' au rang des bétes ; (Lequel
de nous deux l'élève ou FabbaifTe , dans l'alcer-
native d'être bêce ou méchant ! ) dans une autr&
prodii6iion plus récente il avoit infinul le poifon d^
la volupté : (Eh ! que ne puis- je aux horreur*
d€ la débauche f^bilituer le charme de la v(v
lujté l Mais ralTurez^vous , Monfeigneur i vot
A M. DE BEAU M ONT, 205
Prêtres font à l'épreuve de PHéloïfe ,ils ont pour,
prélcrvatif rAloïfia. ) Dans celui-ci „ il s^enipart.
des premiers tnomens de l'homme afin d*établir^
i' empire de lirréligïoTi, .(Cette imputation a déjà,
été examinée. )
Voila , Monfeigneur, comment ^-ous me trai-
tez j & bien plus cruellement encore ; moi que
vous ne connoiflez'-point, & que vous ne jugezc
que fur des ouï dire. E-ft-ce donc là la morale
de cet Evangile dont vous vous, portez pour le
d^fenfeur ? Accordons que vous voulez préfer-
ver votre troupeau du poifon de mon Livre j
pourqiiûi des perfonnalités. contre l'Auteur? J'i-
gnore quel effet vous attendez d'une conduite li
peu chrétienne 3 mais je fais que défendre fa Re--
ligion par de telles armes ^ c'eft la rendre fore fuf-
pe6le aux gens de bien.
Cependant c'éil: moi que vous appeliez té-
méraire. Eh! comment ai - je miéritc ce nom j,
en ne propofant que des doutes ^ & même avec
tant de réferve ; en n'avançant que des raifons ,
& même avec tant de refpedl^ en n'attaquant
perfonne , en rie nommant perfonne ? Et vous ^
Moiifeigneur , comment ofez.-vous traiter ainfi
celui dont vous parlez avec fi peu de juilice &:.
de bienféance^avec fi'peu d'égard, avec tant de
légèreté ?
Vous me traitez d'impie; & de quelle impié-
té pouvcz-vous m'aceufer , moi qui jamais n'ai
parlé de l'Etre fuprême que pour lui rendre la
gloire qui lui eft due, ni de prochain que pour
porter tout le monde à l'aimer ? Les impies
font ceux qui profanent indignement la caufe
de Dieu en la faifant fervir aux païïions des
hommes. Les impics font ceux qui , s'ofant
porter pour interprètes de la divinité, pour ar-
bitres encre elle &: les hommes , exigent pour"
eux-mêiïies les honneurs qui lui iont, dûs. Les-
lot?. LETTRE
impies font ceux qui s*arrogent le droit d'exer-
cer le pouvoir de Dieu iur la terre &: veudenc
ouvrir & fermer le Ciel à' leur gré. Les impies
font ceux qui font lire des Libelles dans les
Eglifes A cette idée horrible tout mon
far.g s'allume , & des larmes d'indignation cou-
lent de mes yeux. Prêtres du Dieu de paix ,
vous lui rendrez compte un jour ^ n'en doutez
j)as y de Tafage que vous ofez faire de fa
maifon.
Vous me traitez, d'impofteur ! & pourquoi !
Dans votre manière de penfer , j'erre j mais où
eft mon impofture ? Raifonner &c fe tromper;
eft - ce en impofcr ?- Un fophifte même qui
trompe fans fe tromper n'eft pas un impofteur
encore , tant qu'il le borne à Tautoricé de la
raifon , quoiqu'il en abufe. Un impofl;eur veut
être cru fur fa parole , il veut lui-même faire
autorité. Un impofteur eft un fourbe qui veut
en impofer aux autres pour fon profit, & où-
eft, je vous prie, mon profit dans cette affai-
re ? Les impofteurs font , félon Ulpien , ceux qui
font des preftiges, des imprécations, des exoràf-
mes : or afTurément je n ai jamais rien fait de
tout cela.
Que vous difcourei à votre aifc , vous au-
tres hommes conftitués en dignité ! Ne re-
connoiffant de droits que les vôtres , ni de
Loix que celles que vous impofez loin de
"VOUS faire un devoir d'être juftes , vous ne
Yt>uS croyez pas même obligés d'être humains.
Vous accablez fièrement le foible fans répon-
dre de vos iniquités à perfonne : les outrag.es
ne vous coûtent pas plus que les violences ;
fur les moindres convenances d'intérêt ou d'é-
tat , vous nous balayer devant vous comme la
poufficre. Les uns décrètent & brûlent , les ?iu-
ircs ditfament &. deshonorent lans droit , fins
A M. DE BEAU MONT. 107
xailon, fans mépris, même fans colère , uni-
quement ^parce que cela les arrange , & que
i'mfortuaé ie troave fur leur chemin. Quand
vous nous infultez impunément , il ne nous cft
l)as même permis de nous plaindre, 6c fi nous
.montrons notre innocence & vos torts , on nous
accufe encore de vous manquer de refpeél.
Monseigneur , vous m'avez infulté publi-
quement : Je viens de prouver que vous m'avez
calomnié. Si vous étiez un particulier comme
moi , que je pufle vous citer devant un Tribu-
nal équitable, giquenous y comparuflions tous
m^j" "^01 avec mon Livre ^ 8z vous avec votre
Mandement ; vous y feriez certainement décla-
re coupable , & condamné à -me faire une ré-
paration auffi publique que Toffenfe l'a été
Mais vous tenez un rang où l'on ei\ difpenfé
d être jufte ; & je ne fuis rien. Cependant , vous
qui profeiTez l'Evangile i vous Prélat fait pour
apprendre aux autres leur devoir, vous favez
le votre en pareil cas. Pour moi , j^i fait le
mien, je n'ai plus rien à vous dire, 6c je me
cais. ^
foS'îeS; '«^'^^«'encur . agréer mon pro-
A Môtiers le 18. . , «
i^orembre 176%. <?• J- ROUSSEAU.
AVI S de rimprimcur.
.X«'Auteur de cet Ouvrage ne s'étant pas trou*
vé à portée de revoir les épreuves , on
ne doit point lui attribuer les fautes qui
peuvent s'y être glifîees malgré tous mes
foins pour la corredlion.
,^u.,.;
iïf*