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Full text of "Du contrat social; ou, Principes du droit politique"

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^'mJ. 


^^ 


D  U 

CONTRAT 

SOCIAL. 


UT 

CONTRAT  SOCIAL, 

PRINCIPES 
D  u 

DROIT    POLITIQUE, 

Par  L   J;R  O  U  S  S  E  AU, 

CITOYEN  DE  GENÈVE. 

—  fœderis  aquas 
Dicamus  leges, 

^iieid.  XI.  321. 


A    AMSTERDAM, 
Chez  MARC.  MICHEL  RET 


M,  D  Ca  LXIIL 


T*. 


^ 


A  FERTISSEMENT, 


c 


E  PETIT  traité  efl 
extrait  d'un  ouvrage  plus 
étendu,  entrepris  autrefois 
fans  avoir  confulté  mes  for- 
ces ,  &  abandonné  depuis 
long-tems.  Des  divers  mor- 
ceaux qu'on  pouvoir  tirer  de 
ce  qui  étoit  fait,  celui-ci  eft 
le  plus  confidérable  ,  &  m'a 
paru  le  moins  indigne  d'être 
offert  au  Public,  le  relie  n'eft 
déjà  plus. 


TABLE 

DES     LIVRES 

ET    DES 

CHAPITRES. 

■— — — 1—  WÊB^M^^m^^mm 

LIVRE     I. 

Où  l'on  cherche  comment  l'homme  pafle  de 
l'Etat  de  nature  à  l'Etat  civil ,  &  quelles 
font  les  conditions  elTentielies  du  pade. 

Chap.  I.  Sujet  de  ce  premier  Livre,    p.    z 
IL   Des  premières  Sociétés,  j 

III.  Du  droit  du  plus  fort,  6 

IV.  De  Vefclavage,  8 
V.  Qu'il  faut  toujours  remonter  à  une 

première  convention,  14 

VI.  Du  paBe  Social.  16 

Vil.  Du  Souverain,  zo 

VIII.   De  l'état  civil.  2} 

JX.  Du  Domaine  réel,  1$ 

LIVRE      II. 

Où  il   eft   traité   de  la   Législation. 

CiiAP.  I.  Que  la  Souveraiufté  cfi  inaliéna- 
ble, 3  o 


TABLE. 

Chap.  II. 

Que  la  fouveraineté  efl  indivis 

fîble.                           page  3  2. 

III. 

Si  la  volonté  générale  peut  er^ 

m.                                  3  s 

IV. 

Des  bornes  du  pouvoir  Souve- 

rain.                                    37 

V. 

Du  droit  de  vie  ^  de  mort,  45 

VL 

De  la  Loi,                              /^6 

VII. 

Du  Légijlateur.                      ji 

VIII. 

Du  Peuple,                             57 

IX. 

Suite,                                      6» 

X. 

Suite,                                       64 

XI. 

Des  divers  Jyftémes  de  Légifla- 

tion,                                      69 

XII. 

DiviRon  des  Loix.                     71 

L     l     l^    R     E      111. 

Où  il  eft  traité  des  Loix  politiques  ,  c'eft- 
à-dire ,  de  la  forme  du  Gouvernement. 

Chap.  I.  Du  Gouvernement  en  général,  p.  y  ^ 

II.  Du  principe  quiconflitue  les  diver^ 

fes  formes  de  Gouverhemens,  84 

III.  Divifîon  des  Gouvernsmens,      88 

IV.  De  la  Démocratie.  90 
V.  De  VArJfiocratie,                       95 

VI.  De  la  Monarchie,  97 

VII.  Des  Gouvernemens  mixtes,     106 
y  III.  Que  toute  forme  de  Gouvernement 

n'eflpas  propre  à  tout  pays.  108 
IX.  Des  Jignes  d'un  bon  Gouvernement^ 

iij6 


TABLE. 

ChaP.  X.  De  l'abus  du  Gouvernement ,  & 

de  fa  pente  à  dégénérer,  p.  1 1 8 

XL  De  la  mort  du  corps  politique,  i  z  5 

XIL  Comment  fe  maintient  l'autorité 

Souveraine^  1 2  j 

XIIL  Suite,  i2,y 

XIV.  Suite.  i,r> 

XV,  Des  Députés  ou  Repréfentans,  1 5 1 

XVL  Que  l*inftitution  du  Gouvernement 

n'efl  point  un  Contrat,  1 3  -j 

XVIL  De  l'inftitution  du  Gouvernement, 

139 

XVIIL  Moyen  de  prévenir  les  ufur pat  ions 

du  Gouvernement,  i^i 


LIFE      IV. 

Où,  continuant  de  traiter  des  Loix  politi^ 
ques ,  on  expofe  les  moyens  d'aiFerrair  la 
conftitution  de  l'Etat. 

Chap.  L   Que  la  volonté  générale  efl  indef- 

•     truEiible,  i^^ 

IL  Desfujfrages.  108 

IIL  Des  élevions,  15  j 

IV.  Des  comices  romahf,  ij5 

V.   Du  Tribunat,  17  j 

VI.   De  la  DiBature.  176 

VII.  De  la  Cenfure,  181 

VIII.  De  la  Religion  civile,  184 
IX.   Coyulujîon,  200 

DU 


D  U 

CONTRATSOCIAL, 

o  u 
PRINCIPES 

D  u 

DROIT  POLITIQUE, 

LIVRE   PREMIER. 


3  E  VEUX  clierclier  fi  dans  l'ordre  civS 
il  peut  y  avoir  quelque  régie  d'adminiftra- 
tion  légitime  &  fùre ,  en  prenant  les  hom- 
mes tels  qu'ils  font ,  &  les  loix  telles  qu'el- 
les peuvent  être  :  Je  tâcherai  d'allier  tou- 
jours dans  cette  recherche  ce  que  le  droit 
permet  ,  avec  ce  que  l'intérêt  prefcrit ,  afin 
que  la  juftice  £c  l'utilité  ne  fe  trouvent  point 
divifées. 

J' E  N  T  R  E  en  matière  fans  prouver  l'im- 
portance de  mon  fujet.  On  me  demandera  (î 
je  fuis  Prince  ou  Legiflateur  pour  écrire  fur 
la  Politique  ?  Je  réponds  que  non  ,  &  que 
c'eft  pour  cela  que  j'écris  fur  la  Politique. 
Si  j'étois  princô  ou  legiflateur  ,  je  ne  per- 

A 


X  DUCONTRAT 

idrois  pas  mon  teras  à  dire  ce  qu'il  faut  faire; 
|e  k  ferois ,  ou  je  ine  tairois. 

N  É  C I T  o  Y  E  N  d'un  Etat  libre ,  ^  mem- 
bre du  Souvei-ain ,  quelque  foible  influence 
que  puifTe  avoir  ma  voix  dans  les  affaires 
publiques  ,  le  droit  d'y  voter  fuffit  pour 
fiVimpofer  le  devoir  de  m'en  inftruire.  Heu- 
reux ,  toutes  les  fois  que  je  médite  fur  les 
Gouveruemens  ,  de  trouver  toujours  dans 
fnes  recherches  de  nouvelles  raifons  d'aimer 
^elui  de  mon  pays  ! 


CHAPITRE     I. 

Sn]^x  de  ce  j^remier  Livre» 

ij  'Hc)  MME  eft  né  libre  ,  &  par-tout^^il 
«{l  dans  les  fers.  Tel  fe  croit  le  maître  des 
autres ,  qui  ne  laiiTe  pas  d'être  plus  efclave 
qu'eux.  -Comment  ce  changement  s'eft-il  fait  ? 
Je  l'ignore*  Qu'eft-ee  qui  peut  le  rendre 
légitime  ?  Je  crois  pouvoir  réfoudre  cette 
iquefticru 

Si  j  e  ne  conGdérois  que  la  force  &  l'ef- 
fet qui  en  dérive,  je  dirois  :  tant  qu'un  peu- 
ple eft  contraint  d'obéir ,  Se  qu'il  obéit ,  il 
feit  bien  ;  fi-tôt  qu'il  peut  fecouer  le  joug, 
&  qu'il  le  fecoue ,  il  fait  encore  mieux  ;  car, 
recouvrant  fa  liberté  par  le  même  droit  qui 
b  Uii  a  ravie ,  ou  il  eft  fondé  à  la  repren- 
ait  i  ûii  l'or»  ne  l'ctoit  point  à  la  lui  oter. 


SOCIAL.  j 

Mais  Tordre  focial  eft  un  droit  facrc  ,  qui 
fert  de  bafe  à  tous  les  autres.  Cependant  ce 
droit  ne  vient  point  de  la  nature ,  il  eft  donc 
fondé  fur  des  conventions.  Il  s'agit  de  fça- 
voir  quelles  font  ces  conventions.  Avant 
d'en  venir  là,  je  dois  établir  ce  que  je  viens 
d'avancer. 


CHAPITRE     IL 
Des  premières  Sociétés, 

JLj  a  p  l  u  s  ancienne  de  toutes  les  focié- 
tés  ,  &  la  feule  naturelle  ,  eft  celle  de  la  fa- 
mille. Encore  les  enfans  ne  reftent-ils  liés  au 
père  qu'aufïî  long-tems  qu'ils  ont  befoin  de 
lui  pour  fe  conferver.  Si-tôt  que  ce  befoin 
cefle,  le  lien  naturel  fe  diflout.  Les  enfans, 
exemps  de  l'obéilTance  qu'ils  dévoient  au  pè- 
re ,  le  père  exempt  des  foins  qu'il  devoit 
aux  enfans  ,  rentrent  tous  également  dans 
l'indépendance.  S'ils  continuent  de  refter 
unis  ,^  ce  n'eft  plus  naturellement  ,  c'eft  vo- 
îontairement ,  &  la  famille  elle-même  ne  fe 
maintient  que  par  convention. 

Cette  liberté  commune  eft  une  con- 
féquence  de  la  nature  de  l'homme.  Sa  pre- 
mière loi  eft  de  veiller  à  fa  propre  confer- 
vation  ,  fes  premiers  foins  font  ceux  qu'il 
fe  doit  à  lui-même ,  &  fi-tot  qu'il  eft  en  âge 
de  raifon ,  lui  feul  étant  juge  des  moyens 

A     A 


4  DU    CONTRAT 

propres  à  le  conf^drver ,  devient  par -là  fou 
propre  maître. 

La  famille  eft  donc ,  fi  l'on  veut , 
îe  premier  modèle  des  fociétes  politiques  ; 
ie  chef  eft  l'image  du  père ,  le  peuple  eft  l'i- 
mage des  enfans  ,  &  tous  étant  nés  égaux 
6c  libres ,  n'aliènent  leur  liberté  que  pour 
leur  utilité.  Toute  la  différence  eft  que ,  dans 
la  famille ,  l'amour  du  père  pour  fes  enfans 
le  paie  des  foins  qu'il  leur  rend ,  &  que,  dans 
l'Etat,  le  plaifir  de  commander  fuplée  à  cet 
amour  que  le  chef  n'a  pas  pour  fes  peuples. 

G  R  G  T  I  u  s  nie  que  tout  pouvoir  humain 
foit  établi  en  faveur  de  ceux  qui  font  gou- 
vernés. Il  cite  l'efclave  en  exemple.  Sa  plus 
conftante  manière  de  raifonner  eft  d'établir 
toujours  le  droit  par  le  fait  *.  On  pourroit 
employer  une  méthode  plus  conféquente  , 
mais  non  pas  plus  favorable  aux  Tyrans. 

Il  EST  donc  douteux,  félon  Grotius , 
fi  le  genre  humain  apartient  à  une  centaine 
d'hommes  ,  ou  fi  cette  centaine  d'hommes 
apartient  au  genre  humain,  &  il  paroit  dans 
tout  fon  livre  pencher  pour  le  premier  avis  : 
c'eft  auîTi  le  fentiment  de  Hobbes.  Ainfi  voi- 
là l'efpece  humaine  diviféc  en  troupeaux  de 


♦  :,:>  Les  fçavantes  recherches  fur  le  droit  public  » 
37  ne  fontfouvent  que  Thiftoire  des  anciens  abus  , 
35  &  on  sVlt  entêté ,  mal-à  propos  ,  quand  on  s'eft 
7)  donné  la  peine  de  les  trop  étudier.  «  Traité  ma. 

ftitfcrit  des  intérêts  de  la   f,   avec  fes   vcijjns  y  far  M.  L, 

M  ti'^.  Voilà  precifémenc  ce  qu'a  f^it  Gjotius. 


\ 


SOCIAL.  f 

bétail,  dont  chacun  a  fon  chef  qui  le  garde 
pour  le  dévorer. 

Comme  un  Pâtre  eft  d'une  nature  fu- 
périeure  à  celle  de  fon  troupeau  ,  les  paf- 
teurs  d'hommes ,  qui  font  leurs  chefs ,  font 
aufTi  d'une  nature  fupérieure  à  celle  de  leurs 
peuples.  Ainfi  raifonnoit  ,  au  raport  de  Phi- 
Ion  ,  l'Empereur  Caligula  ,  concluant  alTez 
bien  de  cette  analogie ,  que  les  Rois  étoient 
.  des  Dieux ,  ou  que  les  peuples  étoient  des 
bêtes. 

Le  raisonnement  de  ce  Caliguîa 
revient  à  celui  de  Hobbes  &  de  Grotius. 
Ariftote  avant  eux  tous  avoit  dit  auffi  que  les 
hommes  ne  font  point  naturellement  égaux, 
fnais  que  les  uns  naiflent  pour  l'efclavage  st 
&  les  autres  pour  la  domination. 

A  R.  rs  T  o  T  E  avoit  raifan ,  mais  il  prenort 
TefFet  pour  la  caufe.  Tout  homme  né  dans 
l'efclavage  naît  pour  l'efclavage,  rien  n'eîi 
plus  certain.  Les  efclaves  perdent  tout  dans^ 
leurs  fers ,  jufqu'au  deiir  d'en  fortir  :  ils  ai- 
ment leur  fervitude  comme  les  compagnons 
d'Ulifle  aimoient  leur  abrutiffement  *.  S'il 
y  a  donc  des  efclaves  par  nature,  c'eft  par- 
ce qu'il  y  a  eu  des  efclaves  contre  nature. 
La  force  a  fait  les  premiers  efclaves  ,  leur 
lâcheté  les  a  perpétués. 

Je  n'ai  rien  dit  du  roi  Adam ,  ni  de 
l'empereur  Noé ,  père  de  trois  grands  Mo- 

♦  Voyez  un  petit  traité  de  Plutarque  intitulé  f 
^»r  /«  Htcî  fij'ent  de  U  ratfoa, 

A  } 


-6  DU    CONTRAT 

narques  qui  fe  partagèrent  l'univers ,  com- 
me firent  les  enfens  de  Saturne,  qu'on  a  cra 
reconnoître  en  eux.  J'efpére  qu'on  me  fçau- 
ra  gré  de  cette  mode'ration  ;  car ,  defcen- 
dant  diredtement  de  l'un  de  ces  Princes ,  & 
peut-être  de  la  branche  ainée,  que  fçais-je, 
fi  par  la  vérification  des  titres ,  je  ne  me  trou- 
verois  point  le  roi  légitime  du  genre  humain? 
Quoi  qu'il  en  foit  ,  on  ne  peut  difconvenir 
qu'Adam  n'ait  été  Souverain  du  monde ,  com- 
me Robinfon  de  Ton  ifle  ,  tant  qu'il  en  fiit 
le  feul  habitant  ;  &  ce  qu'il  y  avoit  de  com- 
mode dans  cet  empire ,  étoit  que  le  Monar- 
que ,  afluré  fur  fon  trône  ,  n'avoit  à  crain- 
dre ni  rebellions  ,  ni  guerres ,  ni  confpira- 
teurs. 


CHAPITRE     III. 
Du  droit  du  pins  fort. 

J-i  E  P  I  u  S  fort  n'eft  jamais  afTez  fort 
pour  être  toujours  le  maître  ,  s'il  ne  trans- 
forme fa  force  en  droit,  &  l'obéilTance  en  de* 
voir.  De  là  le  droit  du  plus  fort  ;  droit  pris 
ironiquement  en  aparence ,  &  réellement  éta- 
bli en  principe  ,  mais  ne  nous  expliquera- 
t-on  jamais  ce  mot?  La  force  efl  une  puif- 
fance  phyfique  ;  je  ne  vois  point  quelle  mo- 
ralité peut  réfulter  de  fes  effets.  Céder  à 
la  force  eft  unade  de  nécefllté  ,  non  de  vo- 


SOCIAL.  7 

fonte,  c'eft  tout  au  plus  un  aéfce  depruJen^ 
ce.  En  quel  fens  pourra-ce  être  un  devoir,? 

SuPOSONS  un  moment  ce  prétendu  droit^- 
Je  dis  qu'il  n'en  réfulte  qu'un  galimatias 
inexplicable.  Car  fi-tôt  que  c'eft  la  force 
qui  feit  le  droit ,  l'effet  change  avec  la  eau- 
fe  ;  toute  force  qui  furmonte  la  première 
fuccéde  à  (on  droit.  Si-tôt  qu'on  peut  def- 
obéir  impunément ,  on  le  peut  légitime- 
ment ,  ôc  puifque  le  plus  fort  a  toujours 
raifon,  il  ne  s'agit  que  de  faire  enforte  qu'on 
foit  le  plus  fort.  Or  ,  qu'eft-ce  qu'un  droit 
qui  périt  quand  la  force  cefTe  ?  S'il  faut  obéir 
par  force,  on  n'a  pas  befoin  d'obéir  par  de- 
voir ,  &  fi  l'on  n'efl:  plus  forcé  d'obéir  ,  ovï 
ny  eft  plus  obligé.  On  voit  donc  que  ce' 
mot  de  droit  n'ajoute  rieaà  la.  force  ;  il  ne 
fîgnifie  ici  rien'  du  tout. 

Obéissez  aux  puiflances.  Si  cela  veut 
dire,  cédez  à  la  force  ,  le  précepte  eft  bon^ 
mais  fuperflu ,  je  réponds  qu'il  ne  fera  ja- 
mais violé.  Toute  puiflance  vient  de  Dieu  ^ 
je  l'avoue  ;  mais  toute  maladie  en  vient 
aulTi.  Eft-ce  à  dire  qu'il  foit  défendu  d'ap- 
peller  le  médecin  ?  Qu'un  brigand  me  fur- 
prenne  au  coin  d'un  bois  :  non-feulem.ent  if 
faut  par  force  donner  la  bourfe ,  mais ,  quand 
je  pourrois  lafouftraire,fuis-je  en  confcien- 
ce  obligé  de  la  donner  ?  car  enfin  le  piftolet 
qu'il  tient  eft  auffi  une  puiflance. 

Convenons  donc  que  force  ne  fait  pas 
droit,  &  qu'on  n'eft  obligé  d'obéir  qu'aux 

A  4 


s  DU    CONTRAT 

puiïïances  légitimes.  Ainfi  ma  queftion  prU 
mitive  revient  toujours. 


CHAPITRE     IV. 
De  refclavage» 

X  UiSQU 'AUCUN  homme  n'a  une  auto- 
rité naturelle  fur  fon  femblable,  6c  puifquela 
force  ne  produit  aucun  droit  ,  reftent  donc 
les  conventions  pour  bafe  de  toute  autori- 
té légitime  parmi  les  hommes. 

S  I  u  N  particulier  ,  dit  Grotius ,  peut 
aliéner  fa  liberté  ,  &  fe  rendre  efclave  d'un 
maître  ,  pourquoi  tout  un  peuple  ne  pour- 
roit-il  pas  aliéner  la  fienne,  ôcfe  rendre  fu- 
jet  d'un  roi  ?  Il  y  a  là  bien  des  mots  équi- 
voques qui  auroient  befoin  d'explication  ; 
mais  tenons-nous-en  à  celui  à' aligner,  alié- 
ner, c'eft  donner  ou  vendre.  Or  un  homme 
qui  fe  fait  efclave  d'un  autre  ,  ne  fe  don- 
ne pas  ,  il  fe  vend,  tout  au  moins ,  pour  fa 
fubliliance ,  mais  un  peuple  ;  pourquoi  fe 
vend-il  ?  Bien  loin  qu'un  roi  fournifle  à  fes 
fujets  leur  fubfiflance  ,  il  ne  tire  la  fienne 
que  d'eux ,  & ,  félon  Rabelais  un  roi  ne  vit 
pas  de  peu.  Les  fujets  donnent  donc  leur 
perfonneà  condition  qu'on  prendra  auffi  leur 
bien  ?  Je  ne  vois  pas  ce  qu'il  leur  relie  à 
conferver. 

On  dira  que  le  defpote  affure  à  fes 


SOCIAL.  9 

fujets  la  tranquillité  civile.  Soit  ;  mais  qu'y 
gagnent-ils  ,  fi  les  guerres  que  fon  ambition 
leur  attire  ,  fi  fon  infatiable  avidité ,  fi  les 
vexations  de  fon  miniftére  les  défolent  plus 
que  ne  feroient  leurs  diiTentions  ?  Qu'y  ga- 
gnent-ils ,  fi  cette  tranquillité  même  eft  une 
de  leurs  miféres  ?  On  vit  tranquille  aufïi 
dans  les  cachots  ;  en  eft  ce  alTcz  pour  s'y 
trouver  bien  ?  Les  Grecs  enfermés  dans  l'an- 
tre du  Cyclope  y  vivoient  tranquilles  ,  en 
attendant  que  leur  tour  vînt  d'être  dévorés. 

Dire  qu'un  homme  fe  donne  gratui- 
tement ,  c'eft  dire  une  chofe  abfurde  &  in- 
concevable ;  un  tel  ade  eft  illégitime  &  nul, 
par  cela  feul  que  celui  qui  le  fait  n'eft  pas 
dans  fon  bon  fens.  Dire  la  même  chofe  de 
tout  un  peuple  ,  c'eft  fupofer  un  peuple 
de  fous  :  la   folie  ne  fait  pas  droit. 

Quand  chacun  pourroit  s'aliéner  lui- 
même,  il  ne  peut  aliéner  fes  enfens;  ils  naif- 
fent  hommes  &  libres;  leur  liber  té  leur  apar- 
tient,nul  n'a  droit  d'en  difpofer  qu'eux.  Avant 
qu'ils  foient  en  âge  de  raifon ,  le  père  peut  ea 
leur  nom  ftipuler  des  conditions  pour  leur 
confervation ,  pour  leur  bien-être ,  mais  non 
les  donner  irrévocablement  &  fans  condi- 
tion ;  car  un  tel  don  eft  contraire  aux  fins 
de  la  nature  ,  &  pafle  les  droits  de  la  pa- 
ternité. Il  faudroit  donc,  pour  qu'un  Gou- 
vernement arbitraire  fut  légitime  ,  qu'à  cha- 
que génération  le  peuple  fut  le  maître  de 
l'admettre  ou  de  le  rejetter  ;  mais  alors  ce 


to        D  U    C  O  N  T  R  A  T 

Gouvernement  ne  feroit  plus  arbitraire. 
Renoncer  à  fa  liberté  ,  c'ert  renon- 
cer à  fa  ^qualité  d'homme  ,  aux  droits  de 
l'humamté  ,  même  à  fes  devoirs.  Il  n'y  a 
nul  dédommagement  pofTible  pour  quicon- 
que renonce  à  tout.  Une  telle  renonciation 
eft  incompatible  avec  la  nature  de  l'homme, 
&  c'eft  ôter  toute  moralité  à  fes  adions, 
que  d'ôter  toute  liberté  à  fa  volonté.  Enfin, 
c'eft  une  convention  vaine  &  contradiéèoire 
de  fîipuler  d'une  part  une  autorité  abfolue, 
&  de  l'autre  une  obéiflance  fans  bornes, 
N'eft-il  pas  clair  qu'on  n'eft  engagé  à  rien 
envers  celui  dont  on  a  droit  de  tout  exi- 
ger, &  cette  feule  condition  ,  fans  équiva- 
lent ,^fans.  échange  ,  n'entraîne- 1  elle  pas  la 
nuDité  de  l'ade  ?  Car  quel  droit  mon  efcla- 
ve  auroit-il  contre  moi  ^  puifque  tout  ce 
qu'il  a  m'apartient ,  &  que  fon  droit  étant 
îe  mien,  ce  droit  de  moi  contre  moi-méme^ 
eft  un  mot   qui  n'a  aucun  fens  ? 

Grotius  &  les  autres  tirent  de  la 
guerre  une  autre  origine  du  prétendu  droit 
d'efclavage.  Le  vainqueur  ayant,  félon  eux  ^ 
!e  droit  de  tuer  le  vaincu ,  celui-ci  peut  ra- 
cheter fa  vie  aux  dépens  de  fa  liberté ,  con- 
vention d'autant  plus  légitime  qu'elle  tour- 
ne au  profit  de  tous  deux. 

M  A  I  s  il  eft  clair  que  ce  prétendu  drort 
de  tuer  les  vaincus  ne  réfulte  en  aucune 
manière  de  l'état  de  guerre.  Par  cela  feuî. 
^ue  les  hommes  ,  vivant  dans  leur  primiti- 


SOCIAL.  li 

ve  indépendance  ,  n'ont  poiitt  entr'eux  de 
raport  alTez  conftant  pour  conftituer  ni 
l'état  de  paix  ni  l'état  de  guerre ,  ils  ne 
font"  point  natarellem^nt  ennemis.  Ceft 
Je  raport  des  chofes  &  non  des^  hom- 
mes qui  conftitue  la  guerre  ,  &  l'état  de 
guerre  ne  pouvant  naître  des  fimples  rela- 
tions perfonnelles  ,  mais  feulement  des  rela- 
tions réelles ,  la  guerre  privée,  ou  d'homme 
i  homme  ,  ne  peut  exifter  ,ni  dans  Vétat  de 
nature  où  il  n'y  a  point  de  propriété  conf- 
iante ,  ni  dans  l'état  focial  oà  tout  eft  fous 
i'autorité  des  loix. 

Les  combats  particuliers ,  les  duels , 
les  rencontres ,  font  des  adies  qui  ne  conf- 
tituent  point  un  état  ;  &  à  l'égard  des  guer- 
4^es  privées  ,  autorifées  par  les  établiflemens 
de  Louis  IX  Roi  de  France  ^  &  fufpendues 
par  la  paix  de  Dieu  ,  ce  font  des  abus  du 
gouvernement  féodal  ,  fyftème  abfurde  s'il 
en  fut  jamais  ,  contraire  aax  principes  du 
droit  naturel ,  &  à  toute  bonne  politique^» 

L  A  G  u  E  R  R  E  n'efl:  doiic  point  une  re*- 
lation  d'homme  à  homme, mais  une  relation 
4'Etat  à  Etat ,  dans  laquelle  les  particuliers 
ne  font  ennemis  qu'accidentellement ,  non 
point  comme  hommes  ni  même  comme  ci- 
toyens ,  mais  comme  foldats  ;  non  point  com- 
me membres  de  la  patrie  >  mais  comme  fes- 
défenfeurs.  Enin  chaque  Etat  ne  peut  avoir 
pour  ennemis  que  d'autres  Etats  &  non  pas 
des  hommes  ,  attendu  qu'entre  chofes  d« 


Ti         DU    CONTRAT 

diverfes  natures  on  ne  peut  fixer  aucun  vrai 
raport. 

Ce  principe  eft  même  conforme  aux 
maximes  établies  de  tous  les  tems  ,  &:  à  la 
pratique  conftante  de  tous  les  peuples  poli- 
cés. Les  déclarations  de  guerre  font  moins 
des  avertiflemens  aux  puillànces  qu'à  leurs 
fujets.  L'étranger ,  foit  roi,foit  particulier, 
foit  peuple  ,  qui  vole  y  tue  ou  détient  les 
fujets  fans  déclarer  la  guerre  au  prince  , 
n'eft  pas  un  ennemi ,  c'edun  brigand.  Même 
en  pleine  guerre  un  prince  julte  s'empare 
bien  en  pays  ennemi  de  tout  ce  qui  apartient 
au  public  ,  mais  il  refpeâ:e  la  perfonne  & 
les  biens  des  particuliers  ;  il  refpede  des 
droits  fur  lefquels  font  fondés  les  fiens.  La 
fin  de  la  guerre  étant  la  deftruânon  de  l'E- 
tat ennemi ,  on  a  droit  d'en  tuer  les  dé- 
fenfeurs  tant  qu'ils  ont  les  armes  à  la  main  ; 
mais  fi-tôt  qu'ils  les  pofent  &:  fe  rendent  , 
ceilant  d'être  ennemis  ou  inftrument  de  l'en- 
nemi, ils  redeviennent  fimplement  hommes, 
&  l'on  n'a  plus  de  droit  fur  leur  vie.  Quel- 
quefois on  peut  tuer  l'Etat  fans  tuer  uti 
feul  de  fes  membres.  Or  la  guerre  ne  don- 
ne aucun  droit  qui  ne  foit  néceflaire  à  fa 
fin.  Ces  principes  ne  font  pas  ceux  de  Gro- 
tius  ;  ils  ne  font  pas  fondés  fur  des  autori- 
tés des  poètes ,  mais  ils  dérivent  de  la  nature 
des   chofes  ,  &  font  fondes  fur  la  raifon. 

A  L' É  G  A  R  D  du  droit  de  conquête  ,  il 
n'a  d'autre  fondement  que  la  loi  du  plus 


SOCIAL.  15 

fort.  Si  la  guerre  ne  donne  point  au  vain- 
queur le  droit  de  maflacrer  les  peuples  vain- 
cus, ce  droit  qu'il  n'a  pas  ,  ne  peut  fonder 
celui  de  les  aflervir.  On  n'a  le  droit  de  tuer 
l'ennemi  que  quand  on  ne  peut  le  faire  ef- 
clave  ;  le  droit  de  le  faire  efclave  ne  vient 
donc  pas  du  droit  de  le  tuer.  C'efl:  donc  un 
échange  inique  de  lui  faire  acheter  au  prix 
de  fa  liberté  ,  fa  vie  fur  laquelle  on  n'a  au- 
cun droit.  En  établiffant  le  droit  de  vie  & 
de  mort  fur  le  droit  d'efclavage  ,  &  le  droit 
d*efclavage  fur  le  droit  de  vie  &  de  mort , 
îi'efl-il  pas  clair  qu'on  tombe  dans  le  cercle 
vicieux  ? 

En  supposant  même  ce  terrible  droit 
de  tout  tuer ,  je  dis  qu'un  efclave  fait  à  la 
guerre ,  ou  un  peuple  conquis ,  n'eil:  tenu  à 
rien  du  tout  envers  fon  maître ,  qu'à  lui  obéir 
autant  qu'il  y  eft  forcé.  En  prenant  un  équi- 
valent à  fa  vie  ,  le  vainqueur  ne  lui  en  a 
point  fait  grâce  :  au  lieu  de  le  tuer  fans 
fruit  il  l'a  tué  utilement.  Loin  donc  qu'il  ait 
acquis  fur  lui  nulle  autorité  jointe  à  la  for- 
ce ,  l'état  de  guerre  fubfifte  entre  eux  com- 
me auparavant  ,  leur  relation  même  en  efl 
l'effet  ,  &  l'ufage  du  droit  de  la  guerre  ne 
fuppofe  aucun  traité  de  paix.  Ils  ont  fait 
une  convention  ;  foit  :  mais  cette  convention, 
loin  de  détruire  l'état  de  guerre,  en  fup*» 
pofe  la   continuité. 

A  I  N  s  I  ,  de  quelque  fens  qu'on  envifa  - 
ge  les  cliofes  >  le  droit  d'efclavage  eft  nul  , 


14        DU    CONTRAT 

tion- feulement  parce  <]u'il  eft  illégitime  , 
fnais  parce  qu'il  eft  abfurde ,  &  ne  lignitie 
rien.  Ces  mots  ,  efclavage  &  droit  ,  font 
contradidoires  ;  ils  s'excluent  mutuellement. 
Soit  d'un  homme  à  un  homme,foit  d'un  homme 
à  un  peuple  ,  ce  difcours  fera  toujours  égale- 
ment infenfé.  Je  fais  avec  toi  une  convention 
toute  à  ta  charge  &  toute  à  mon  profit ,  que 
fobferverai  tant  quil  me  plaira  ,  ^  que  tu 
ohferveras  tant  qu'il  me  plaira. 


C  H  A  P  I  T  R  E    V. 

QiCil  faut  toujours  remonter  à  u  ne  premiers 
convention, 

\^  Uand  j'accorderois  tout  ce  que  j'ai 
réfuté  jufqu'ici,  les  fauteurs  du  defpotifme 
n'en   feroient  pas  plus  avancés.   Il  y  aura 
toujours  une  grande  différence  entre  fou- 
mettre  une  multitude ,  &  régir  une  fociété. 
Que   des  hommes  épars  foient   fuccefllve- 
ment   affervis  à  un  feul  ,  en  quelque  nom- 
bre qu'ils  puifTent  être  ,  je  ne  vois  là  qu'un 
maître  &  des  efclaves  ,  je  n'y  vois  point  un 
peuple  &  fon  chef  ;  c'eft  fi  l'on  veut  une 
aggrégation  ,  mais  non  pas  une  aflbciation  ; 
il  n'y  a  là  ni  bien  public ,  ni  corps  politi- 
que. Cet  homme  ,  eût-il  affervi  la  moitié  du 
monde, n'eft  toujours  qu'un  particulier  ;  foti 
intérêt  ,  féparé  de  celui  de&  autres  ,  n'efl 


SOCIAL.  tf 

toujours  qu'ua  intérêt  privé.  Si  ce  même 
homme  vient  à  périr ,  fon  empire  après  lui 
refte  épars  &  fans  liaifon  ,  comme  un  chê- 
ne fe  difTout  &  tombe  en  un  tas  de  cendre , 
après  que  le  feu  l'a  confuraé. 

UNPEUPLE,dit  Grotius  ,  peut  (é 
donner  à  un  roi.  Selon  Grotius  un  peuple 
-eft  donc  un  peuple  avant  de  fe  donner  à 
un  roi.  Ce  don  même  efl  un  ade  civil .,  il 
fuppofe  une  délibération  publique.  Avant 
donc  que  d'examiner  l'adbe  par  lequel  un 
peuple  élit  un  roi  ,  il  feroit  bon  d'exami- 
ner i'ade  par  lequel  un  peuple  efl:  un  peu- 
ple. Car  cet  ade  étant  néceflaireraent  an- 
térieur à  l'autre  ,  eft  le  vrai  fondement  de 
la  fociété. 

En  effet,  s'il  n'y  avoit  point  de  con- 
vention antérieure  ,  où  feroit ,  à  moins  que 
l'éleârion  ne  fut  unanime  ,  l'obligation  pour 
le  petit  nombre  de  fe  foumettre  au  choix 
du  grand  ,  &  d'où  cent  qui  veulent  un 
maître  ont-ils  le  droit  de  voter  pour  dix 
qui  n'en  veulent  point  ?  La  loi  de  la  plu- 
ralité des  fuffrages  eft  elle-même  un  établi- 
fement  de  convention ,  &.  fuppofe  au  moins 
Wïe  fois  l'unanimité. 


^ 


t6        D  U    C  O  N  T  R  A  T 

CHAPITRE     VI. 

Du  paBe  SociaL 

Je  SUPPOSE  les  hommes  parvenus  à  ce 
point  où  les  obftacles  qui  nuifent  à  leur  con- 
fervation  dans  l'état  de  nature  ,  l'emportent 
par  leur  réliftance  fur  les  forces  que  cha- 
que individu  peut  employer  pour  fe  mainte- 
nir dans  cet  état.  Alors  cet  état  primitif  ne 
peut  plus  fubfifter,  &  le  genre  humain  pé- 
riroit  s'il  ne  changeoit  fa  manière  d'être. 

Or  c  o  m  m  e  les  hommes  ne  peuvent  en- 
gendrer de  nouvelles  forces ,  mais  feulement 
unir  &:  diriger  celles  qui  exiftent  ,  ils  n'ont 
plus  d'autre  moyen  pour  fe  conferver  ,  que 
de  former  par  aggrégation  une  fomme  de 
forces  qui  puiiïe  l'emporter  fur  la  renftan- 
ce,  &  de  les  mettre  en  jeu  par  un  feul  mo- 
bile ,  &  de  les  faire  agir  de  concert. 

Cette  fom.me  de  forces  ne  peut  naî- 
tre que  du  concours  de  plufieurs  ;  mais  la 
force  &  la  liberté  de  chaque  homme  étant 
les  premiers  inftrumens  de  fa  confervation, 
comment  les  engagera-t-il  fans  fe  nuire,  & 
fans  négliger  les  foins  qu'il  fe  doit  ?  Cette 
difficulté,  ramenée  à  mon  fujet,  peut  s'énon- 
cer en  ce$  termes. 

>î  Trouver  une  forme  d'aflbciation 
35  qui  défende  &  protège  de  toute  la  force 

»  com- 


SOCIAL.  17 

»  commune  la  perfonne  &  les  biens  de  cha- 
»  que  aiTocié,  &  par  laquelle  chacun,  s'u- 
55  niïïant  à  tous ,  n'obéiiTe  pourtant  qu'à  lui- 
3>  même,  &  refte  aufli  libre  qu'auparavant  ?  » 
Tel  efl:  le  problème  fondamental  dont  le  con- 
trat focial  donnera  la   folution. 

Les  CLAUSES  de  ce  contrat  font  tel- 
lement déterminées  par  la  nature  de  l'ade, 
que  la  moindre  modification  les  rendroit  vai- 
nes &  de  nul  effet  ;  enforte  que ,  bien  qu'elles 
n'aient  peut-être  jamais  été  formellement 
énoncées ,  elles  font  par-  tout  les  mêmes ,  par- 
tout tacitement  admifes  &  reconnues,  juf- 
qu'à  ce  que  ,  le  pade  focial  étant  violé  , 
chacun  rentre  alors  dans  fes  premiers  droits  ,- 
&  reprenne  fa  liberté  naturelle  ,  en  per- 
dant la  liberté  conventionnelle  pour  laquelle 
il  y  renonça.. 

*Ces  clauses  bien  entendues  fe  ré- 
duifent  toutes  à  une  feule  ;  fçavoir  ,  l'aliéna- 
tion totale  de  chaque  aflbcié  avec  tous  fe* 
droits  à  toute  la  communauté.  Car  premiè- 
rement,  chacun  fe  donnant  tout  entier,  la 
condition  eft  égale  pour  tous,  &  la  condi^ 
non  étant  égale  pour  tous  ,  nul  n'a  intérêt 
de  la  rendre  onéreufe  aux  autres. 

De  plus  ,  l'aliénation  fe  fkifant  fans 
relerve  ,  l'union  efl:  auffi  parfaite  qu'elle  peut 
retre  ,  &  nul  afToeié  n'a  plus  rien  à  reclamer  : 
car  s'il  reftoit  quelques  droits  aux  particu- 
liers ,  comme  il  n'y  auroit  aucun  fuperieu^ 
commun  qui  put  prononcer  entr'eux  &  \^- 


t8         D  U    C  O  N  T  R  A  T 

public  ,  chacun  ,  étant  en  quelque  point  fon 
propre  juge  ,  prétendroit  bientôt  l'être  en- 
tre tous  ;  l'état  de  nature  fubfifteroit ,  &  l'af- 
fociation  deviendroit  néceflairement  tyranni- 
que  ou  vaine. 

Enfin  ,  chaGun|  fe  donnant  à  tous  ne 
fe  donne  à  perfonne ,  &  comme  il  n'y  a  pas 
un  affocié  fur  lequel  on  n'acquière  le  même 
droit  qu'on  lui  cède  fur  foi ,  on  gagne  l'é- 
quivalent de  tout  ce  qu'on  perd  ,  &  plus  de 
force  pour  conferver  ce  qu'on  a.. 

Si  donc  on  écarte  du  pade  focial  ce 
qui  n'eft  pas  de  fon  efience ,  on  trouvera  qu'il 
fe  réduit  aux  termes  {u\wd.ns.- Chacun  de  nous 
met  eu  commun  fa  perfonne  &  toute  fa  puif^ 
fane e  fous  la  fupréme  direBion  de  la  volonté' 
générale  ,  &  nous  recevons  en  corps  chaque 
membre  comme  partie  indivifihle  du  tout. 

A  L.'INST  ANT  ,  au  lieu  de  la  perfonne 
particulière  de  chaque  contradant ,  cet  aâre 
d'afîbciation  produit  un  corps  moral  &  col- 
ledif,  compofé  d'autant  de  membres  que  l'af- 
femblée  a  de  voix  ,  lequel  reçoit  de  ce  mê- 
me ade  fon  unité ,  fon  moi  commun  ,  fa  vie 
&  fa  volonté.  Cette  perfonne  publique  ,  qui. 
fe  forme  ainii  par  l'union  de  toutes  les  au- 
tres ,  prenoit  autrefois  le  nom  de  Cité  * ,  & 

■*  Le  vrai  fens  de  ce  rnot  s'efi:  prefque  e  t'ere* 
ment  cfTxé  chez  les  modernes,  \i  plupart  pren- 
nCDï  vjie  Ville  pour  une  Cité  ,  &  un  Bourgeois- 
pour  un  Ciî^yen.  il.<;  ne  fav^nr  p?.s  que  les  ir.aifons- 
1«LTiL  la.  ^Àile  ■>  2?>ais  que  ki  Cite,,  eiu  icat  la  Cité.- 


SOCIAL.  i^ 

prend  maintenant  celui  de  République  ou  da 
corps  politique,  lequel  eft  appelle  par  Tes  mem- 
bres £r^?,  quand  il  eft  paflîf  ;  S^owr^r^/»  , 
quand  il  eft  aa:if;P«;J^«c^,  en  le  comparant 
à  Tes  femblables.  A  l'égard  des  affociés  ils 
prennent  colledivement  le  nom  de  peuple  y 
êc  s'appellent  en  particulier  Citoyens  ,commQ 
participans à  l'autorité  fouveraine;  &  Sujets.. 
comme  foumis  aux  loix  de  l'état.  Mais  ces 
termes  fe  confondent  fouvent,  &  fe  prennent 
run  pour  l'autre  ;  il  fuffit  de  les  favoir  dif. 
tinguer  quand  ils  font  employés  dans  toute 
leur  précifion.. 

Cette  même  erreur  coûta  cher  autrefois  aux  Car- 
thaginois. Je  n'ai  pas  lu  que  le  titre  de  U^,s  aiViL 
mais  ete  donné  aux  fujets  d'aucun  Prince,  pas  mê- 
me ancienne-nent  aux  Macédoniens  ,  ni  de  nos 
jours  aux  Anglois,  quoique  plus  près  de  la  liberté 
que  tous  es  autres.  Les  feuls  François  prennent 
tous  familièrement  le  nom  de  Citoyen,  parce  au'H^ 
n'en  ont  aucune  véritable  idée  ,  comme  on  ^peu? 
le  voir  dans  leurs  Diaionnaires,  fans  quoi  ils  fomV 
beroient  ,  en  l'ufurpant ,  dans  le  crime  de  Léz^  - 
Majefte  :  ce  nom  chez  eux  exprime  une  vertu 
&  non  pas  un  droit.  Quand  Bodin  a  voulu  par!" 
ler  de  nos  Citoyens  f<  Bourgeois  ,  il  a    air  Sue ^ 

M^^'î^f^hT^  ^"  P^^"^^^^  ^^'  ""^  Po^r  les  autres! 
M.   d'Alembert  ne  s'y  eft  pas  trompé,  &  a  bien', 
diftmgue  dans  fon  arricle  Genève,  les  quatre  ordres 
d  nommes  (  même  cinq ,  en  y  comprenant  les  fîm!" 
pies  étrangers  )  qui  font  dans  notre  ville    ^  dô^rr 

fre'IuœtTaL'°-"P°'^"^-^^^i^"^ 


20         DU     CONTRAT 


CHAPITRE     VII. 

\ 

Du  Souverain». 


o 


N  V  o  T  T  par  cette  formule  que  l*afe 
d'afibciation  renferme  un  engagement  réci- 
proque du  public  avec  les  particuliers  ,  & 
que  chaque  individu  ,  contraâ:ant,pour  ainfi 
dire  ,  avec  lui-même  ,  fe  trouve  engagé  fous 
îin  double  rapport  ;  favoir ,  comme  membre 
du  Souverain  envers  les  particuliers ,  &:  com- 
me membre  de  l'Etat  envers  le  Souverain.  Mais 
on  ne  peut  appliquer  ici  la  maxime  du  droit 
civil ,  que  nul  n'eft  tenu  aux  engagemens  pris^ 
avec4ui  même,  car  il  y  a  bien  de  la  différerr- 
ce  entre  s'obliger  envers  foi ,  ou  envers  un 
tout  dont  on  fait  partie. 

I L  FA  u  T  remarquer  encore  que  là  déli- 
bération publique ,  qui  peut  obliger  tous  les 
fujets  envers  le  Souverain,  à  caufe  de  deux 
diiïerens  raports  fous  îefquels  chacun  d'eux 
cft  envifagé,  ne  peut, .par  la  raifon  contrai- 
re, obliger  le  Souverain  envers  lui-même,. 
&  que, par  conféquent  ,-il  eil  contre  la  na- 
ture du  corps  politique  que  le  Souverain 
s'impofe  une  loi  qu'il  ne  puilTe  enfreindre. 
Ne  [>ouvant  fe  coniidérer  que  fous  un  feul 
6c  même  raport ,  il  eft  alors  dans  le  cas  d'ùn^ 
particulier  contradant  avec  foi-même  ,  par 
eu  l'on  voie  qn'iï  n j  a  ni:  û,^  peut  j  a.yok 


SOCIAL. 


zx 


nulle  efpéce  de  loi  fondamentale  obligatoire 
pour  le  corps  du  peuple,  pas  même  le  con- 
trat focial.  Ce  qui  ne  lignifie  pas  que  ce  corps 
ne  puilTe  fort  bien  s'engager  envers  autrui, 
en  ce  qui  ne  déroge  point  à  ce  contrat  ;  car 
à  l'égard  de  l'étranger  ,  il  devient  un  être 
finiple, un  individu. 

Mais  le  corps  politiqtie  ou  le  Souverain 
ne  tirant  fon  être  que  de  la  fainteté  du  con- 
trat, ne  peut  jamais  s'obliger  ,  même  envers 
autrui, à  rien  qui  déroge  à  cet  aite  primitif, 
comme  d'aliéner  quelque  portion  de  lui-mê- 
me ,  ou  dçfe  foumettre  à  un  autre  Souverain. 
Violer  Tade  par  lequel  il  refifte,  feroit  s'a- 
néantir ,  &  ce  qui  nèft  rien  ne  produit  rien» 

Si-tôt  que  cette  multitude  eft  ainil 
réunie  en  un  corps  ,  on  ne  peut  ofFenfer  un 
des  membres  fans  attaquer  le  corps  ;  encore 
moins  offenfer  le  corps  ,  fans  que  les  mem« 
bres  s'en  reflentent.  Ainfi  le  devoir  &  l'in- 
térêt obligent  égalem^ent  les  deux  parties 
contractantes  à  s'entr,'aider  mutuellement  ,. 
&  les  mêmes  hommes  doivent  chercher  à 
réunir  fous*  ce  double  raport  tous  les  avanta- 
ges qui  en  dépendent. 

Or  le  Souveraiu,  n'étant  formié  que  des 
particuliers  qui  le  compofent ,  n'a  ,ni  ne  peut 
avoir  d*interét  contraire  au  leur  ;  par  confé- 
quent  la  puiifance  Souveraine  n'a  nul  befoini 
de  garant  envers  les  fujets-,  parce  qu'il  efE 
impOîTibîe  que  le  corps  veuille  nuire  à  tous 
fo  membres  ^  &  nous,  verrons  ci- après  ^u'il-. 


kl         DU    CONTRAT 

he  peut  nuire  à  aucun  en  particulier.  Le 
Souverain  ,  par  cela  feul  qu'il  eft ,  eft  tou- 
jours tout  ce  qu'il  doit  être. 

Mais  il  n'en  eft  pas  ainfi  des  fujets  en- 
vers le  Souverain  auquel  ,  malgré  l'intérêt 
commun ,  rien  ne  répondroit  de  leurs  enga- 
gemens ,  s'il  ne  trouvoit  des  moyens  de  s'af- 
furer  de  leur  fidélité. 

En  effet,  chaque  individu  peut  com- 
me homme  avoir  une  volonté  particulière 
contraire  ou  diiïemblable  à  la  volonté  géné- 
rale qu'il  a  comme  Citoyen.  Son  intérêt  par- 
ticulier peut  lui  parler  tout  autrement  que  l'in- 
térêt commun  ;  Ton  exiftence  abfolue  &  na- 
turellement indépendante,  peut  lui  faire  en* 
vifager  ce  qu'il  doit  à  la  caufe  commune,  com-^ 
me  une  contribution  gratuite ,  dont  la  per- 
te fera  moins  nuifibîe  aux  autres ,  que  le 
paiement  n'en  eft  onéreux  pour  lui ,  &  re- 
gardant la  perfonne  morale  qui  conftitue 
l'Etat  comme  un  être  de  raifon  ,  parce  que 
ce  n'eft  pas  un  homme  ,  il  jouiroit  des  droits 
du  citoyen  fans  vouloir  remplir  les  devoirs 
du  fujet  i  injuftice  dont  le  progrès  cauferoit 
ia  ruine  du  corps  politique. 

A  FIN"  donc  que  le  paâre  focial  ne  foit 
pas  un  vain  formulaire  ,  il  renferme  tacite- 
ment cet  engagement  qui  feul  peut  donner 
de  la  force  aux  autres,  que  quiconque  refu- 
fcra  d'obéir  à  la  volonté  générale ,  y  fera. 
contraint  par  tout  le  corps  :  ce  qui  ne  figni-- 
fie  autre  choie  fmon  qu'un. le  forcera  d!êtra 


s    O    CIA    L.  ^y 

libre;  car  telle,  eft  la  condition  qui,  donnant 
chaque  Citoyen  à  la  Patrie,  le  garantit  de- 
toute  dépendance  perfonnelle  :  condition  qui 
fait  l'artince  &  le  jeu  de  la  machine  poli- 
tique, &  qui  feule  rend  légitimes  les  engage- 
mens  civils  ,  lefqueJs  ,  fans  cela ,  feroient  ab-^ 
furdes  ,  tyranniques  ,  &  fujets  aux  plus 
énormes  abus. 


CHAPITRE     VI  IL 
De  rétat  civil, 

V^  E  PASSAGE  de  l'état  de  nature  à  l'é-. 

tat  civil ,  produit  dans  l'horame  un  change^ 
nient  très-remarquable ,  en  fubftituant  dans 
fa  conduite  la  juftice  à  Vmilïna: ,  &  donnant 
à  Tes  adions  la  moralité  qui  leur  manquoit 
auparavant.  C'eft   alors  feulem.ent   que    la 
voix  du  devoir  fuccédant  à  l'impulllon  phy»- 
fique  ,  &,  le  droit  à  l'appétit  ,  l'homme ,  qui 
jufques-la  n'avoit  regardé  que  lui-même  ,  fe, 
voit  forcé  d'agir,  fur  d'autres  principes,  & 
de  confulter  fa  raifcn  avant  d'écouter  fes. 
f  enchans.  Quoiqu'il  fe  prive  dans  cet  état  de- 
plufieurs  avantages  qu'il  tient  de  la  nature  , 
li  en  regagne  de  fi  grands  fes  facultés  s'exer- 
cent &  fe  développent,  fes  idées  s'éten- 
dent^fes  fentimens  s'ennoblifTent  ,,fon  arae 
toute  entière  s'eieve  à  tel  point  que  ^.fi  les 
abus  de  cette  nouvelle,  condition  ne.  le  dé^ 


^4        DU     CONTRAT 

gradoient  fouvent  au  delTous  de  celle  dont 
il  eft  forti ,  il  devroit  bénir  fans  cefle  l'inf- 
tant  heureux  qui  l'en  arracha  pour  jamais  , 
&  qui ,  d'un  animal  rtupide  &  borné,  fit  un 
être  intelligent  &  un  homme. 

Réduisons  toute  cette  balance  à  des 
termes  faciles  à  comparer.  Ce  que  l'homme 
perd  par  le  contrat  focial ,  c'eft  fa  liberté  na- 
turelle, &  un  droit  illimité  à  tout  ce  qui  le. 
tente,  &:  qu'il  peut  atteindre  ;  ce  qu'il  gagne, 
c'efi:  li liberté  civile,  &  la  propriété  de  tout 
ce  qu'il  pofTede.sPour  ne  pas  fe  tromper  dans 
ces  compenfations  ,  il  faut  bien  diftinguer  la 
liberté  naturelle  qui  n'a  pour  bornes  que  lea 
forces  de  l'individu,  de  la  liberté  civile  qui 
eft  limitée  par  la  volonté  générale  ,  &  la 
poiîèfTion  qui  n'efT:  que  l'elfet  de  la  force  ou 
le  droit  du  premier  occupant ,  de  la  proprié- 
té qui  ne  peut  être  fondée  que  fur  un  titre 
pofitif. 

On  p  o  u  r  r  o  r  t,  fur  ce  qui  précède ^ 
ajouter  à  l'acquit  de  l'état  civil  la  liberté  mo- 
rale ,  qui  feule  rend  l'homme  vraiment  maî- 
tre de  lui;  car  l'impulfion  du  feul  appétit  eft 
efclavage,  &  l'obéifiance  à  la  loi  qu'on  s'eft 
prefcrite  eft;  liberté.  Mais  je  n'en  ai  déjà  que- 
trop  dit  fur  cet  article,  &  le  fens  philofo- 
phique  du  mot  liberté ,  n'eil  pas  ici  de  mon 
fujeto. 

'^ 

CHA-^ 


s    <^     C    I    A     L.  ,j 


CHAPITRE      IX. 
Du  Domaine  réel. 

V>  Haque  membre  de  la  Communauté 
fe  donne  a  elle  au  mon.ent  qu'elle  fe  forme 
tel  qu  il  fe  trouve  adhiellement,  lui  &  tou' 
tes  fes  forces  ,  dont  les  biens  <  u'i    IZl 
font  partie  Ce  n'eft  pas  que  pa^-  cetÏÏela 
pofl-eilîon  change  de  nature  en  chan^nVdï 
mains,  &  devienne  propriété:  dans  cwL"  d« 
Souverain  :  mais  comme  les  forces  de  la  Q 
te  font  incomparablement  plus  (grandes  oue 

que  e,t  aufli  dans  le  fait  plus  forte,  &  d'us 
irrévocable,  fans  être  plus  légitme,^au 
moins  pour  les  étrangers.  Car  l'Etat, à  )'é 
gard  de  fes  membres ,  eft  maitrede  tous  leurs 
biens  par  le  contrat  fodal  qui ,  dan.  iS 
fert  de  bafe  à  tous  les  droites;  Lts  i  le  S 
a  1  égard  des  autres  Puilfances  que  pa  t 

vient  un  vrai  droit  qu'après  l'étahl.fl 
de  celui  de  propriété!  ToTho„   'a  n«"' 
Tellement  d>^it  à  tout  ce  qui  lui  eft  néce^ 
faire  ;  mais  l'ade  politif,    mi  le  rend  nr '" 

pnetaire  de  quelque  bien, Vexclurd,?out' 

C 


i6         DU     CONTRAT 

le  refte.  Sa  part  étant  faite  il  doit  s'y  bor- 
ner, &  n'a  plus  aucun  droit  à  la  communau- 
té. Voilà  pourquoi  le  droit  du  premier  oc- 
cupant,  fi  foible  dans  l'état  de  nature  ,  eft 
refpeârable  à  tout  homme  civil.  On  refpede 
moins  dans  ce  droit  ce  qui  eft  à  autrui ,  que 
ce  qui  n'eft  pas  à  foi. 

En  GENERAL,  pour  autorifer  fur  un 
terrein  quelconque  le  droit  de  premier  oc- 
cupant, il  faut  les  conditions  fuivantes.  Pre- 
mièrement ,  que  ce  terrein  ne  foit  encore 
habité  par  perfonne  ;  fecondement  ,  qu'on 
n'en  occupe  que  la  quantité  dont  on  a  befoin 
pour  fubfifter  ;  en  troilieme  lieu  ,  qu'on  en 
prenne  pofleflîon  ,  non  par  une  vaine  céré- 
monie, mais  par  le  travail  &  la  culture  ,  feul 
figne  de  propriété  qui  ,  au  défaut  de  titres 
juridiques ,  doive  être  refpedé  d'autrui. 

En  effet,  accorder  au  befoin  &  au 
travail  le  droit  de  premier  occupant ,  n'eft-ce 
pas  l'étendre  auffi  loin  qu'il  peut  aller?  Peut- 
on  ne  pas  donner  des  bornes  à  ce  droit  ? 
Sutfira-t-il  de  mettre  le  pied  fur  un  terrein 
commun  pour  s'en  précendre  auffi-tôt  lejniai- 
tre?  Suffira-t-il  d'avoir  la  force  d'en  écarter 
un  moment  les  autres  hommes ,  pour  leur  ôter 
le  droit  d'y  jamais  revenir  ?  Comment  un  hom- 
me ou  un  peuple  peut-il  s'emparer  d'un  terri- 
toire immcnfe ,  &  en  priver  tout  le  genre  hu- 
main ,  autrement  que  par  une  ufurpation  pu- 
niÏÏdble,  puifqu'elleôreau  refte  des  hommes  le 
féjour  Si  les  alimens  que  la  nature  leur  don- 


SOCIAL.  27 

Ht  en  commun  ?  Quand  Nunez  Balbao  pre- 
noit  fur, le  rivage  pofleilion  de  la  mer  du 
fud  ,  &  de  toute  l'Amérique  méridionale  , 
au  nom  de  la  Couronne  de  Caftille  ,  étoit- 
ce  aflez  pour  en  dépolTéder  tous  les  habi- 
tans ,  &  en  exclure  tous  les  Princes  du  mon- 
de ?  Sur  ce  pied-là  ces  cérémonies  fe  mul- 
tiplioient  aifez  vainement ,  &.  k  Roi  catho- 
lique n'avoit  tout  d'un  coup  qu'à  prendre 
de  Ton  cabinet  pofTefTion  de  tout  l'univers  , 
fauf  à  retrancher  enfuite  de  fon  empire  ce 
qui  étoit  auparavant  pofTédé  par  les  autres 
Princes. 

On  conçoit  comment  les  terres  des 
particuliers,  réunies  &  contigues ,  devien- 
nent le  territoire  public  ,  &  comment  le 
droit  de  fouveraineté,  s'étendant  des  fujets 
au  terrein  qu'ils  occupent ,  devient  à  la  fois 
réel  &  perfonnel,  ce  qui  met  les  pofTefleurs 
dans  une  plus  grande  dépendance,  &  fait  de 
leurs  forces  mêmes  les  garants  de  leur  fidéli- 
té. Avantage  qui  ne  paroît  pas  avoir  été 
bien  fenti  des  anciens  Monarques  qui  ,  ne 
s'apellant que  Rois  des  Perfes,  des  Scythes, 
des  Macédoniens ,  fembloient  fe  regarder 
comme  les  chefs  des  hommes  plutôt  que  com- 
me les  maitres  du  pays.  Ceux  d'aujourd'hui 
s'apelient  plus  habilement  Rois  de  France  , 
d'Efpagne  ,  d'Angleterre  ,  Sec.  En  tenant 
ainii  le  terrein ,  ils  font  bien  fùrs  d'en  tenir 
les  habitans. 

Ce  q  u'  I  l  y  a  de  fmgulier  dans  cette 

C  z 


i8         DU    CONTRAT 

aliénation ,  c'eft  que  loin  qu'en  acceptant  les 
biens  des  particuliers  ia  Communauté  les  en 
dépouille,  elle  ne  fait  que  leur  en  affurer  la 
légitime  pofFeflion ,  changer  l'ufurpation  en 
un  véritable  droit,  &  la  jouifTance  en  pro- 
priété. Alors  lespofTeneurs  étant  coniidérés 
comme  dépofitaires  du  bien  public  ,  leurs 
droits  étant  refpedés  de  tous  les  membres 
de  l'Etat ,  &  maintenus  de  toutes  fes  forces 
contre  l'Etranger  ,  par  une  ceflion  avanta- 
geufe  au  public ,  &  plus  encore  à  eux-mê- 
mes ,  ils  ont  ,  pour  ainfi  dire  ,  acquis  tout 
ce  qu'ils  ont  donné.  Paradoxe  qui  s'expli- 
que aifément  par  la  diflindion  des  droits 
que  le  Souverain  6c  le  propriétaire  ont  fur 
le  même  fonds ,  comme  on  verra  ci-après. 

Il  peut  arriver  aufli  que  les  hom- 
mes commencent  à  s'unir  avant  que  de  rien 
pofféder  ,  &  que  s'emparant  enfuite  d'un 
terrein  fuffifant  pour  tous  ,  ils  en  jouiiTent 
en  commun,  ou  qu'ils  le  partagent  entr'eux, 
foit  également  ,  foit  félon  à^s  proportions 
établies  par  le  Souverain.  De  quelque  ma- 
nière que  fe  fafle  cette  acquifition  ,  le  droit 
que  chaque  particulier  a  fur  fon  propre 
fonds ,  eft  toujours  fubordonné  au  droif  que 
la  Communauté  a  fur  tous ,  fans  quoi  il  n'y 
auroit  ni  folidité  dans  le  lien  focial ,  ni  for- 
ce réelle  dans  l'exercice  de  la  fouveraineté. 

Je  terminerai  ce  chapitre  &  ce 
livre  par  une  remarque  qui  doit  fervir  de 
bafe  à  tout  le  fyftème  focial  ;  c'eft  qu'au 


SOCIAL.  29 

lieu  de  détruire  l'égalité  naturelle ,  le  pade 
fondamental  fubftitue  au  contraire  une  éga- 
lité morale  &  légitime  à  ce  que  la  nature 
avoit  pu  mettre  d'inégalité  phyfique  entre 
les  hommes,  &  que,  pouvant  être  inégaux 
en  force  ou  en  génie  ,  ils  deviennent  tous 
égaux  par  convention  &  de  droit  *. 

*  Sous  les  mauvais  Gouvernemens  cette  égalité 
n'efl  qu'aparence  5c  illufoire  :  elle  ne  fert  qu'à 
m-iintenir  le  pauvre  dans  fa  mifere  ,  Se  le  riche  dans 
fon  ufurpation.  Dans  le  fait  les  loix  font  toujours 
miles  a  ceux  qui  poifedent,  5c  nuifibles  à  ceux 
qui  n'ont  rien  :  d'où  il  fuit  que  Tétat  focial  n'efl 
avantageux  aux  hommes  qu'autant  qu'ils  ont  tous 
quelque  chofe  >  ôc  qu'aucun  d'eux  n'a  rien  de  trop 


Fin  du  Livre  premier* 


D  U 

COiNTRAT  SOCIAL, 

o  u 
PRINCIPES 

D   u 

DROIT  POLITIQUE. 

LIVRE    II. 

CHAPITRE     I. 

Que  la  Souveraineté  eft  inaliénable» 


L 


A  PREMIERE  &  la  plus  importante 
conféqiience  des  principes  ci-devan:  établis, 
eft  que  la  volonté  générale  peut  feule  diri- 
ger les  forces  de  l'Etat,  félon  la  fin  de  fon 
inrtitution  qui  eft  le  bien  commun  :  car  ,  fi 
l'opofition  des  intérêts  particuliers  a  rendu 
néceiïaire  l'établiflement  des  fociétés ,  c'eft 
l'accord  de  ces  mêmes  intérêts  qui  l'a  rendu 
poffible.  C'eft  ce  qu'il  y  a  de  commun  dans 
ces  différens  intérêts  qui  forme  le  lien  fo- 
cial  ;  &  s'il  n'y  avoit  pas  quelque  point 
dans  lequel  tous  les  intérêts  s'acccordent  , 


DU  CONTAT  SOCIAL,     ^t 

nulle  fociété  ne  fçauroit  exifter.  Or  ,  c'eft 
uniquement  far  cet  intérêt  commun  que  la 
fociété  doit  être  gouvernée. 

J  E  D  I  s  donc  que  la  fouveraineté ,  n'é- 
tant que  l'exercice  de  la  volonté  générale  , 
ne  peut  jamais  s'aliéner  ,  Se  que  le  Souve- 
rain ,  qui  n'eft  qu'un  être  colledif ,  ne  peut 
être  repréfenté  que  par  lui-même  ;  le  pou- 
voir peut  bien  fe  tranfmettre,  mais  non  pas 
la  volonté. 

En  effet  ,  s'il  n'eft  pas  impoffible 
qu'une  volonté  particulière  s'accorde  fur 
quelque  point  avec  la  volonté  générale  ,  il 
eft  imporfible  au  moins  que  cet  accord  foit 
durable  &  confiant  ;  car  la  volonté  particu- 
lière tend  par  fa  nature  aux  préférences,  6c 
la  volonté  générale  à  l'égalité.  Il  eft  plus  im  ■ 
polfible  encore  qu'on  ait  un  garant  de  cet  ac- 
cord, quand  même  il  devroit  toujours  exifter; 
ce  ne  feroit  pas  un  effet  de  l'art ,  mais  du  ha- 
zard.  Le  Souverain  peut  bien  dire  :  je  veux 
adtuellement  ce  que  veut  un  tel 'homme ,  ou 
du  moins  ce  qu'il  dit  vouloir;  mais  il  ne  peut 
pas  dire  :  ce  que  cet  homme  voudra  demain  , 
je  le  voudrai  encore,  puifqu'il  eft  abfurde 
que  la  volonté  fe  donne  des  chaînes  pour  l'a- 
venir, &  puifqu'il  ne  dépend  d'aucune  vo- 
lonté de  confentir  à  rien  de  contraire  au 
bien  de  l'être  qui  veut.  Si  donc  le  peuple 
promet  iimplement  d'obéir ,  il  fe  dilTout  par 
cet  aâ:e ,  il  perd  fa  qualité  de  peuple  ;  à  l'inf- 
tant  qu'il  y  a  un  Maître,  il  n'y  a  plus  de  Sou- 

C  4 


31        DU    CONTRAT 

veraih,  &  dés-Iors  le  Corps  politique  eft  dé- 
truit. 

Ce  n'  e  s  t  point  à  dire  que  les  ordres  des 
Chefs  ne  puident  pafler  pour  des  volontés 
générales,  tant  que  le  Souverain, libre  de  s'y 
opofer ,  ne  le  fuit  pas.  En  pareil  cas,  du  fi- 
lence  univerfel  on  doit  préfumer  le  confen- 
tement  du  peuple.  Ceci  s'expliquera  plus  au 
long. 


CHAPITRE     II. 

Que  la  foiiveraineté  efi  indiviftble, 

J.  A  R  L  A  même  raifon  que  la  fouveraine- 
té  eft  inaliénable,  elle  eft  indivifible.  Car  la 
volonté  eft  générale  * ,  ou  elle  ne  l'eft  pas; 
elle  eft  celle  du  corps  du  peuple,  ou  feule- 
ment d'une  partie.  Dans  le  premier  cas,  cetde 
volonté  déclarée  eft  un  adte  de  fouveraineté , 
&  fait  loi  :  dans  le  fécond,  ce  n'eft  qu'une 
volonté  particulière ,  ou  un  aâre  de  magiftra- 
ture  ;  c'eft  un  décret  tout  au  plus. 

Mais  nos  politiques,  ne  pouvant  divifer 
la  fouveraineté  dans  fon  principe,  la  divifent 
dans  fon  objet  ;  ils  la  divifent  en  force  &  en 
▼olonté,en  puiflance  législative  &  en  puif- 

*  Pour  qu'une  volonté  fcir  générale  ,  il  n'eft 
ras  toujours  nécefTaire  qu'elle  foi  t  unanime,  mais 
Il  elt  necelTaire  que  roures  les  voix  foient  comp- 
tées; toute  exclufion  formelle  rompt  la  généralité. 


SOCIAL.  33 

fance  executive ,  en  droits  d'impôts ,  de  juf- 
tice,  &  de  guerre  ,  en  adminiftration  inté- 
rieure ,  &en  pouvoir  de  traiter  avec  l'Etran- 
ger :  tantôt  ils  confondent  toutes  ces  par- 
ties, &  tantôt  ils  les  féparent  ;  ils  font  du 
Souverain  un  être  fantaftique  &  formé  de 
pièces  raportées  ;  c'eft  comme  s'ils  compo- 
ibient  l'homme  de  plufieurs  corps,  dont  Tua 
auroit  des  yeux ,  l'autre  des  bras ,  l'autre  des 
pieds ,  &  rien  de  plus.  Les  charlatans  du  Ja- 
pon dépècent,  dit- on,  un  enfant  aux  yeux 
des  Spectateurs ,  puis  jettant  en  l'air  tous  fes 
membres  l'un  après  l'autre ,  ils  font  retom- 
ber l'enfant  vivant  &  tout  raffemblé.  Tels 
font  à  peu  près  les  tours  de  gobelets  de  nos 
politiques  ;  après  avoir  démembré  le  corps 
focial  par  un  preftige  digne  de  la  foire ,  ils 
raflemblent  les  pièces ,  on  ne  fait  commenta 

Cette  erreur  vient  de  ne  s'être  pas  faic 
des  notions  exades  de  l'autorité  fouveraine, 
&  d'avoir  pris  pour  des  parties  de  cette  au- 
torité ce  qui  n'en  étoit  que  des  émanations, 
Ainfi ,  parexemple ,  on  a  regardé  l'ade  de  dé- 
clarer la  guerre  ,  &  celui  de  faire  la  paix ,  com^ 
me  des  ades  de  fouveraineté  ,  ce  qui  n'eft  pas  , 
puifque  chacun  de  ces  aâ:es  n'eft  point  une 
loi ,  mais  feulement  une  aplication  de  la  loi , 
un  ade  particulier  qui  détermine  le  cas  de 
la  loi ,  comme  on  le  verra  clairement  quand 
l'idée  attachée  au  mot  loi  fera  fixée. 

En  suivant  de  même  les  autres  divî- 
fions,  on  trouveroit  que,  toutes  les  fois  qu'oa 


54        DU    CONTRAT 

croit  voir  la  foiiveraineté  partagée ,  on  fè 
trompe;  que  les  droits  qu'on  prend  pour  des 
parties  de  cette  fouveraineté ,  lui  font  tous 
îubordonnés ,  &  fupofent  toujours  des  volon- 
te's  fuprémes ,  dont  ces  droits  ne  donnent  que 
l'éxecution. 

On  ne  fauroit  dire  combien  ce  déFauC 
d'exacîiitude  a  jette  d'obfcurité  fur  les  déci- 
fions  des  auteurs  en  matière  de  di'oit  politi- 
que ,  quand  ils  ont  voulu  juger  des  droits 
refpeârife  des  Rois  &  des  peuples ,  fur  les 
principes  qu'ils  avoient  établis.  Chacun  peut 
voir  dans  les  chapitres  III  &.IV  du  premier 
livre  deGrotius,  comment  ce  favant  homme 
&  fon  traducteur  Barbeyrac  s'enchevêtrent 
&  s'embarraiTent  dans  leurs  fophifmes ,  crain- 
te d'en  dire  trop,  ou  de  n'en  pas  dire  aiTez- 
félon  leur  vues ,  &  de  choquer  les  intérêts 
qu'ils  avoient  à  concilier.  Grotius  réfugié  en 
France ,  mécontent  de  fa  patrie ,  &  voulant 
faire  fa  cour  à  Louis  XIII.  à  qui  fon  livre 
eft  dédié ,  n'épargne  rien  pour  dépouiller  les 
peuples  de  tous  leurs  droits,  &  pour  en  re- 
vêtir les  Rois  avec  tout  l'art  polfible.  C'eut 
bien  été  aufl'i  le  goût  de  Barbeyrac  qui  dé- 
dioit  fa  tradudtion  au  Roi  d'Angleterre 
Georges  I  ;  mais  malheureufement  Texpul- 
fion  de  Jacques  IL  qu'il  apelle  abdication  ,, 
le  forçoit  à  fe  tenir  fur  la  réferve  ,  à  gau- 
chir ,  à  tergiverfer ,  pour  ne  pas  faire  de  Guil- 
laume un  ufurpateur.  Si  ces  deux  écrivains 
avoient  adopté  les  vrais  principes ,  toutes  les 


SOCIAL. 


3% 


difficultés  étoient  levées ,  &  ils  euiîent  été 
toujours  conféquents;mais  ils  auroient  trif- 
tement  dit  la  vérité,  &  n'auroient  fait  leur 
cour  qu'au  peuple.  Or  la  vérité  ne  mené 
point  à  la  fortune,  &  le  peuple  ne  donne  ni 
ambaflades ,  ni  chaires ,  ni  penfions. 


CHAPITRE     III. 

Si  ta  volonté  générale  peut  errer, 

XL  s' E  N  s  u  I T  de  ce  qui  précède  que  la 
volonté  générale  eft  toujours  droite  &  tend 
toujours  à  l'utilité  publique  ;  mais  il  ne  s'en- 
fuit   pas  que   les  délibérations   du  peuple 
aient  toujours  la  niême  reditude.  On  veut 
toujours  fon  bien ,  mais  on  ne  le  voit  pas 
toujours.  Jamais  on  ne  corrompt  le  peuple, 
mais  fouvent  on  le  trompe  ,  &  c'eft  alors 
feulement  qu'il  paroit  vouloir  ce  qui  eft  mal. 
Il  Y  A  fouvent  bien  de  la  différence  en- 
tre la  volonté  de  tous,  &  la  volonté  généra-. 
le  ;  celle-ci  ne  regarde  qu'à  l'intérêt  com- 
mun ,  l'autre    regarde  à  l'intérêt  privé  ,  &; 
n'eft  qu'une  fomme  de  volontés  particuliè- 
res ;  mais  ôtez  de  ces  mêmes  volontés  les 
plus  §c  les  moins  qui  s*entredétruifent  *  , 

*  Chaque  intérêt  ^  dit  le   M,  d'A.  «  det  principes  dif. 
férens.  L'accord  de  deux  intérêts  particuliers  fe  forme  par 


56         DU    CONTRAT 

refte  pour  fomme  des  différences  la  volonté 
générale. 

Si  ,  QUAND  le  peuple  fuffifamment  in- 
formé délibère,  les  Citoyens  n'avoient  aucu- 
ne communication  entr'eux  ,  du  grand  nom- 
bre de  petites  différences,  réfulteroit  tou- 
jours la  volonté  générale  ,  &  la  délibération 
feroit  toujours  bonne.  Mais  quand  il  fe  faic 
des  brigues,  des  aflbciations  partielles  aux 
dépens  de  la  grande ,  la  volonté  de  chacune 
de  ces  alTociations  devient  générale  par  rap- 
port à  fes  membres  ,  &  particulière  par  rap- 
port à  l'Etat  ;  on  peut  dire  alors  qu'il  n'y  a 
plus  autant  de  votans  que  d'hommes  ,  mais 
feulement  autant  que  d'aflbciations.  Les  dif- 
férences deviennent  moins  nombreufes ,  6c 
donnent  un  réfultat  moins  général.  Enfin  , 
quand  une  de  ces  aflbciations  eft  û  grande 
qu'elle  l'emporte  fur  toutes  les  autres  ,  vous 
n'avez  plus  pour  réfultat  une  fomme  de  pe- 
tites différences ,  mais  une  différence  unique  ; 
alors  il  n'y  a  plus  de  volonté  générale ,  &  l'avis 
qui  l'emporte  n'eft  qu'un  avis  particulier. 

Il  importe  donc ,  pour  avoir  bien  l'é- 
noncé de  la  volonté  générale ,  qu'il  n'y  ait 
pas  de-fociété  partielle  dans  l'Etat,  ôc  que 


eppofîtim  à  celui  d'un  tiers.  Il  eûr  pu  ajouter  que  l'ac- 
cord de  tous  les  iiwérêts  fe  forme  par  oppofition 
à  celui  de  chacun.  S'il  n'y  avoir  point  d'intérêts 
difFerens  ,  à  peine  fentiroit-on  l*intérêt  commun 
qui  ne  rrouvcroit  jamais  d'obftacle  :  tout  iroît  de 
lui-même ,  ôc  la  politique  celTeroit  d'être  un  art. 


I 


SOCIAL.  37 

cîiaque  Citoyen  n'epine  que  d'après  lui  *. 
Telle  fut  l'unique  &  fublime  inftitution  du 
grand  Lycurgue,  Que  s'il  y  a  desfociétés  par- 
tielles, il  en  faut  multiplier  le  nombre, &  en 
prévenir  l'inégalité ,  comme  firent  Solon ,  Nu- 
ma ,  Servius.  Ces  précautions  font  les  feules 
bonnes  pour  que  la  volonté  générale  foit 
toujours  éclairée ,  &  que  le  pe-uple  ne  fe 
trompe  point. 


CHAPITRE     IV. 

Des  bornes  du  pouvoir  Souverain^ 

v3  I  L' E  T  A  T  ou  la  Cité  n'eft  qu'une  per- 
fonne  morale,  dont  la  vie  condfte  dans  l'union 
de  fes  membres ,  &  fi  le  plus  important  de 
fes  foins  eft  celui  de  (a  propre  conferva- 
tion ,  il  lui  faut  une  force  univerfelle  &  com- 
puliive  pour  mouvoir  &  difpofer  chaque 
partie  de  la  manière  la  plus  convenable  aa 
tout.  Comme  la  nature  donne  à  chaque  hom- 
me un  pouvoir  abfolu  fur  tous  fes  mem- 
bres ,  le  pade  focial  donne  au  corps  politi- 

*  Vera  co[a  è  ,  dit  Machiavel  :  che  dalcuni  divijî  ont 
nnocono  aile  Repuhliche  ,  e  alcftne  giovano  ;  quelle  ntcecono- 
ihe  fena  dalle  feue  e  da  pArtigtAni  accompagnate  :  quellt 
giovamche  fenz<i  fette  ,  fenza  -partiiiani  fi  nmnteagono. 
Non  fotendo  adunque  frovedere  un  (undatore  d'una  Re- 
fMbliea  chcs  noa  Jtane  niinicizic[  in  quella  ^  hà  da  prove-^ 
dit  almtnt  che  non  vijî  éen0  fett<.  HlH»  Fiorent.  L.VII. 


^8         DU    CONTRAT 

que  un  pouvoir  abfolu  fur  tous  les  fiens ,  ôc 
c'eft  ce  même  pouvoir  qui  ,  dirigé  par  la 
volonté  générale  ,  porte  ,  comme  j'ai  dit  , 
le  nom  de  foiiveraineté. 

Mais  outre  la  perfonne  publique  ,  nous 
avons  à  conlidérer  les  perlbnnes  priv^ées  qui 
îa  compofeiit ,  6c  dont  la  vie  &  la  liberté 
font  naturellement  indépendantes  d'elle.  Il 
s'agit  donc  de  bien  dininguer  les  droits  ref- 
peâifs  des  Citoyens  &:  du  Souverain  "^  ,  & 
les  devoirs  qu'ont  à  remplir  les  premiers  en 
qualité  de  fujets  ,  du  droit  naturel  dont  ils 
doivent  jouir  en  qualité  d'hommes. 

On  convient  que  tout  ce  que  cha- 
cun aliène  par  le  pade  focial  de  fa  puiflan- 
-ce ,  de  fes  biens  ,  de  fa  liberté  ,  c'efl:  feule- 
ment la  partie  de  tout  cela  ,  dont  l'afage 
importe  à  la  Communauté  ;  mais  il  faut  con- 
venir aulTi  que  le  Souverain  feul  eft  juge  de 
cette  importance. 

Tous  les  fervices  qu'un  citoyen  peut 
rendre  à  l'Etat ,  il  les  lui  doit,  fi-tôt  que  le 
Souverain  les  demande  ;  mais  le  Souverain  de 
fon  côté  ne  peut  charger  les  fujets  d'aucune 
chaine  inutile  à  la  Communauté  ;  il  ne  peut 
pas  même  le  vouloir  :  car  fous  la  loi  de  rai- 
fon ,  rien  ne  fe  fait  fans  caufe  ,  non  plus  que 
fous  la  loi  de  nature, 

*  Lecteurs  attentifs  ne  vous  prefTer,  pas ,  ie  vous 
prie  ,  de  m'acculer  ici  de  contradiction.  Je  n'ai 
pu  réviter  dans  les  termes,  vu  la  pauvreté  de  U 
langue  ;  mais  accendez. 


SOCIAL.  59 

Les  e  n  g  a  g  e  m  e  n  s  qui  nous  lient  au 
corps  focial  ,  ne  font  obiigatoires  que  par- 
ce qu'ils  font  mutuels ,  &  leur  nature  eft  telle 
-qu'en  les  rempliflant  on  ne  peut  travailler 
pour  autrui  fans  travailler  auffi  pour  (oi. 
Pourquoi  la  volonté  générale  eft-elle  tou- 
jours droite ,  &  pourquoi  tous  veulent-ils 
conftamment  le  bonheur  de  chacun  deux  ,  fi 
ce  n'eft  parce  qu'il  n'y  a  perfonne  qui  ne 
s'approprie  ce  mot  chacun  ,  &  qui  ne  fonge 
à  lui-même  en  votant  pour  tous?  Ce  qui 
prouve  que  l'égalité  de  droit,  &  la  notion  de 
juftice qu'elle  produit, dérive  de  la  préféren- 
ce que  chacun  fe  donne ,  &  par  conféquent 
de  la  nature  de  l'homme  ;  que  la  volonté  gé- 
rale ,  pour  être  vraiment  telle ,  doit  l'être  dans 
fon  objet  ainfi  que  dans  fon  eifence  ;  qu'elle 
doit  partir  de  tous  pour  s'apliquer  à  tous  , 
&  qu'elle  perd  fa  rectitude  naturelle  lorf- 
qu'elle  tend  à  quelque  objet  individuel  & 
déterminé,  parce  qu'alors,  jugeant  de  ce  qui 
nous  eft  étranger,  nous  n'avons  aucun  vrai 
principe  d'équité  qui  nous  guide. 

E  N  E  F  F  E  T  ,  fi-tôt  qu'il  s'agit  d'un  fait 
ou  d'un  droit  particulier,  fur  un  point  qui 
n'a  pas  été  réglé  par  une  convention  géné- 
rale &  antérieure ,  l'affaire  devient  conten- 
tieufe.  C'elt  un  procès  où  les  particuliers  in- 
téréifés  font  une  des  parties ,  &  le  public 
l'autre;  mais  où  je  ne  vois  ni  la  loi  qu'il 
fant  fuivre,  ni  le  juge  qui  doit  prononcer. 
Il  feroic  ridicule  de  vouloir  alors  s'en  rap- 


40         DU    CONTRAT 

porter  à  une  exprefle  décifion  de  la  volon- 
té générale  ,  qui  ne  peut  être  que  la  con- 
clulion  de  l'une  des  parties  ,  &  qui  par  con- 
féqueHt  n'eft    pour    l'autre  qu'une  volonté 
étrangère  ,  particulière  ,  portée  en  cette  oc- 
cafion  àl'injuftice,  &  fujette  à  l'erreur.  Ain- 
fi  de  même  qu'une  volonté  particulière  ne 
peut  repréfenter  la  volonté  générale,  la  vo- 
lonté générale  à  fon  tour  change  de  nature 
ayant  un  objerparticulierj;  &  ne  peut,  com- 
me générale,  prononcer  ni  fur  un  homme  , 
Tîi  fur  un  fait.  Quand  le  peuple  d'Athènes, 
par  exemple  ,  nommoit  ou  caflbit  fes  Chefs , 
décernoit  des  honneurs  à  l'un ,  impofoit  des 
peines  à  l'autre  ,  &  par  des  multitudes  de 
décrets  particuliers  exerçoit  indiftindemenC 
tous  les  ades  du  Gouvernement,  le  peuple 
îilors  n'avoit  plus  de  volonté  générale  pro- 
prement dite ,  il  n'agiilbit  plus  comme  Sou- 
verain ,  mais  comme  Magiftrat.  Ceci  paroi- 
tra  contraire  aux  idées   communes ,  mais  il 
faut  me  laifTer  le  tems  d'expofer  les  miennes. 
On  doit  concevoir  par-là  ,  que  ce  qui 
généraUfe  la  volonté,  eft  moins  le  nombre 
des  voix  ,  que  l'intérêt  commun  qui  les  unit  : 
car  dans  cette  inftitution  chacun  fe  foumet 
né celTai rement  aux  conditions  qu'il  impofe 
aux  autres  ;   accord  admirable   de  l'intiérêt 
&:  de  la  juftice,  qui  donne  aux  délibéra- 
tions communes  un  caïadére  d'équité  qu'on 
voit    évanouir  dans  la  difcuffion  de  toute 
affaire  particulière ,  fdute  d'un  intérêt  com- 
mun 


SOCIAL. 


41 


mun  qui  unifTe  &  indentifîe  la  régie  du  ju- 
ge avec  celle  de  la  partie. 

Par  quelque  côté  qu'on  remonte  au  prin- 
cipe ,  on  arrive  toujours  à  la  même  con- 
clufion  ;  fçavoir ,  que  le  pade  focial  établit 
entre  les  citoyens  une  telle  égalité  ,  qu'ils 
s'engagent  tous  fous  les  mêmes  conditions , 
&  doivent  jouir  tous  des  mêmes  droits.  Ain- 
fi ,  par  la  nature  du  pade,  tout  adte  de  fou- 
veraineté  ,  c'eft-à-dire  ,  tout  ade  authen- 
tique de  la  volonté  générale,  oblige  ou  fa/o- 
rife  également  tous  les  Citoyens  ,  enforte 
que  le  Souverain  connoit  feulement  le  corps 
de  la  nation,  &  ne  diftingue  aucun  de  ceux 
qui  la  compofent.  Qu'efl-ce  donc  proprement 
qu'un  ade  de  fouveraineté  ?  Ce  n^eft  pas  une 
convention  du  fupérieur  avec  l'inférieur  , 
mais  une  convention  du  corps  avec  chacun 
de  fes  membres  :  convention  légitime ,  par- 
ce qu'elle  a  pour  bafe  le  contrat  focial  ;  équi- 
table, parce  qu'elle  eft  commune  à  tous  ; 
utile  ,  parce  qu'elle  ne  peut  avoir  d'autre 
objet  que  le  bien  général  ;  &  fohde  ,  par- 
ce qu'elle  a  pour  garant  la  force  publique 
êcle  pouvoir  fupi-ême.Tantqueles  fujets  ne 
font  fournis  qu'à  de  telles  conventions,  ils 
n'obéiiïent  à  perfonne,  mais  feulement  à  leur 
propre  volonté,  &.  demander  jufqu'où  s'é- 
tendent les  droits  refpedifs  du  Souverain  &c 
des  Citoyens  ,  c'efi:  demander  jufqu'à  quel 
^oint  ceux-ci  peuvent  s'engager  avec  eux- 


42.         DU    CONTRAT 

mêmes ,  chacun  envers  tous ,  &  tous  envers 
chacun  deux. 

On  voit  par-là  que  le  pouvoir  Sou- 
verain ,  tout  abfolu  ,  tout  facré  ,  tout  in- 
violable qu'il  eft  ,  ne  pafie  ni  ne  peut  pafTer 
les  bornes  des  conventions  générales  ,  & 
que  tout  homme  peut  difpofer  pleinement 
de  ce  qui  lui  a  été  laifle  de  fes  biens  &  de 
fa  liberté  par  ces  conventions  ;  de  forte  que 
le  Souverain  n'efl:  jamais  en  droit  de  char- 
ger un  fujet  plus  qu'un  autre,  parce  qu'a- 
lors l'affaire  devenant  particulière  ,  fon  pou- 
voir n'ell:  plus  compétent. 

Ces  diuindions  une  fois  admifc:s,  il  efl 
fi  faux  que  dans  le  contrat  focial  il  y  ait  de 
ia  part  des  particuliers  aucune  renonciation 
véritable  ,  que  leur  fituation ,  par  l'effet  de 
ce  contrat,  fe  trouve  réellement  préférable  à 
ce  qu'elle  étoit  auparavant,  6c  qu'au  lieu 
d'une  aliénation  ils  n'ont  fait  qu'un  échan- 
ge avantageux  d'une  manière  d'être  incer- 
taine &  précaire  contre  un  autre  meilleure 
êc  plus  fûre  ,  de  l'indépendance  naturelle 
contre  la  liberté  ,  du  pouvoir  de  nuire  à 
autrui  contre  leur  propre  fureté  ,  &  de 
leur  f')rcc  que  d'autres  pouvoient  furmon- 
ter  contre  un  droit  que  l'union  fociale  rend 
invincible.  Leur  vie  même  qu'ils  ontdévouée 
à  l'Eta'',  en  eft  continuellement  protégée,  & 
îorfqu'ils  l'expofent  pour  fa  dcfenfe,que  font- 
ils  alors  que  lui  rendre  ce  qu'ils  ont  reçu 
de  lui  ?  Que  font-ils  qu'ils  ne   fiflent  plus 


SOCIAL.  4j 

fréquemment  6c  avec  plus  de  danger  dans 
l'état  de  nature  ,  lorfque  livrant  des  com- 
bats inévitables ,  ils  défendroient  au  péril  de 
leur  vie  ce  qui  leur  fert  à  la  conferver  ? 
Tous  ont  à  combatre  au  befoin  pour  la  pa- 
trie ,  il  eft  vrai  ;  mais  aufli  nul  n'a  jamais  à 
combattre  pour  foi.  Ne  gagne- t-on  pas  en- 
core à  courir,  pour  ce  qui  fait  notre  fureté, 
une  partie  des  rifques  qu'il  faudroit  courir 
pour  nous-mêmes,  fi-tôt  qu'elle  nous  feroit 
otee  ? 


G 


C    H    A   P    I   T   R    R     V. 

Du  droit  de  vie  &  de  mort» 


N  DEMANDE  Comment  les  particu- 
liers n'ayant  point  droit  de  difpofer  ^e  leur, 
propre  vie  ,  peuvent  tranfmettre  au  Souve- 
rain ce  même  droit  qu'ils  n'ont  pas  ?  Cette 
queftion  ne  paroît  difficile  à  réfoudre  que: 
parce  qu'elle  eft  mal   pofée.   Tout  homme- 
adroit  de  rifquer  fa  propre  vie  pour  la  con- 
ferver. A-t-on  jamait;  dit  que  celui   qui  fb: 
jette  par  une  fenêtre  pour  échaper  à  un  in»- 
cendie  ,  foit  coupable   de  fuicide  ?   A-t-on^ 
même  jamais  imputé  ce  crime  à'  celui  qui 4 
périt  dans  une  tempête  dont  en  s'embarquant  ; 
il  n'ignoroit  pas  le  danger  ? 

Le   traité  focial  a  pour  fin  îà  con- 
fervation.des  contradans.  Qui  veut  la  fin' 

û     X 


44        DU    CONTRAT 

veut  auflfi  les  moyens  ,  &  ces  moyens  font 
inféparables  de  quelques  rifques ,  même  de 
quelques  pertes.  Qui  veut  conferver  fa  vie 
aux  dépens  des  autres  y  doit  la  donner  aufli 
pour  eux  quand  il  faut.  Or  le  Citoyen  n'efl: 
plus  juge  du  péril  auquel  la  loi  veut  qu'il 
s'expofe  ;  &  quand  le  Prince  lui  a  dit  :  ij 
eft  expédient  à  l'Etat  que  tu  meures  ,  il 
doit  mourir  ;  puifque  ce  n'eft  qu'à  cette  con- 
dition qu'il  a  vécu  en  fureté  jufqu'alors, 
&:  que  fa  vie  n'efl:  plus  feulement  un  bien- 
fait de  la  nature  ,  mais  un  don  condition- 
nel de  l'Etat. 

La  peine  de  mort  infligée  aux  crimi- 
nels peut  être  envifagée  à  peu  près  fous 
le  même  point  de  vue  :  c'eit  pour  n'être 
pas  la  vidime  d'un  aflaflîn  que  l'on  confent 
à  mourir  fi  on  le  devient.  Dans  ce  traité  , 
loin  de  difpofer  de  fa  propre  vie  ,  on  ne 
fonge  qu'à  la  garantir,  &  il  n'eit  pas  à  pré- 
fumer qu'aucun  des  contradans  prémédite 
alors  de  fe  faire  pendre. 

D' A I  L  L  E  u  R  s  tout  malfaiteur^attaquani: 
îe  droit  focial,  devient: ,  par  fes  forfaits  ,  re- 
belle &  traître  à  la  patrie  ;  il  celTe  d'en 
être  membre  ,  en  violant  fes  loix  ,  &  même 
il  lui  fait  la  guerre.  Alors  la  confervation  de 
l'Etat  eft . incompatible  avec  la  fienne  ,  il 
làut  qu'un  des  deuxpéri{re,&:  quand  on  fait 
mourit  le  coupable  ,  c'eft  moins  comme  Ci- 
toyen que  comme  ennemi.  Les  procédures, 
le  jugement,  font  les   preuves  6c  la  décla- 


SOCIAL.  4f 

ration  qu'il  a  rompu  le  traité  focial ,  &  par 
conféquent  qu'il  n'eft  plus  membre  de  l'E^ 
tat.  Or  comme  il  s'eil  reconnu  tel  ,  tout 
au  moins  par  fon  féjour  ,  il  en  doit  être  re- 
tranché par  l'exil  comAne  infradeur  dupade, 
ou  par  la  moit  comme  ennemi  public;  car 
un  tel  ennemi  n'eft  pas  une  perfonne  mora- 
le, c'eft  un  homme  ,  &  c'eft  alors  que  la 
droit  de  la  guerre  eft  de  tuer  le  vaincu. 

Mais,  dira- 1 -on  ,  la  condamnation  d'un 
Criminel  eft  un  ade  particulier.  D'accord  ; 
auiTi  cette  condamnation  n'appartient  -  elle 
point  au  Souverain,  c'eft  un  droit  qu'il  peut 
conférer  fans  pouvoir  l'exercer  lui-même. 
Toutes  mes  idées  fe  tiennent  ,  mais  je  ne 
fçanrois  les  expofer  toutes  à  la  fois. 

Au  RESTE  la  fréquence  des  fupplices 
eft  toujours  un  figne  de  foibleife  ou  depa- 
refle  dans  le  Gouvernement.  Il  n'y  a  point 
de  méchant  qu'on  ne  put  rendre  bon  à 
quelque  chofe.  On  n'a  droit  de  faire  mou- 
rir ,  même  pour  l'exemple  ^  que  celui  qu'on 
ne  peut  conferver  fans  danger. 

A  L' É  G  A  R  D  du  droit  de  faire  grâce  , 
ou  d'exempter  un  coupable  de  la  peine  por- 
tée par  la  loi  ,  &  prononcée  par  le  juge,  il 
n'appartient  qu'à  celui  qui  eft  au  deîTus  du 
juge  Se  de  la  loi ,  c  eft-à-dire  ,  au  Souverain  : 
encore  fon  droit  en  ceci  n'eft-il  pas  bien 
net ,  &  les  cas  d'en  ufer  font-iîs  très-rares. 
Dans  un  Etat  bien  gouverné  il  y  a  peu  de 
punitions  ,  non  paixe  qu'on  fait  beaucoup 


45         DU     CONTRAT 

de.  grâces ,  mais  parce  qu'il  y  a  peu  de  cri- 
minels :  la  multitude  des  crimes  en  aiTure 
l'impunité  lorfque  l'Etat  dépérit.  Sous  la 
République  Romaine,  jamais  le  Sénat  ni  les 
Confuls  ne  tentèrent  de  faire  grâce  ;'le  peu- 
ple m.ème  n'en  faifoit  pas  ,  quoiqu'il  révo- 
quât quelquefois  fon  propre  jugement.  Les 
fréquentes  grâces  annoncent  que  bientôt 
les  forfaits  n'en  auront  plus  befoin  ,  &  cha- 
cun voit  où  cela  mené.  Mais  je  fens  que 
mon  cœur  murmure  &  retient  ma  plume  ; 
laiflbns  difcuter  ces  queftions  à  l'homme  juf- 
te  qui  n'a  point  failli,  &  qui  jamais  n'eut 
lui-mèm.e  befoin  de  ffrace. 


p 


CHAPITRE     VI. 

De  la  Lo:,^ 


A  R  le  pa6fce  fociaî  nous  avons  donné 
l'exiftence  &  la  vie  au  corps  politique  :  il 
s'agit  maintenant  de  lui  donner  le  mouve- 
ment &  la  volonté  par  la  îégiflation.  Car 
l'ade  primitif  par  lequel  ce  corps  fe  for- 
me &  s'unit  ,  ne  détermine  rien  encore  de 
ce   qu'il    doit  faire  pour  fe  conferver. 

C  E  Q  u  I  q{ï  bien  &:  conforme  à  l'ordre, 
eft  tel  par  la  nature  des  chofes,  &  indépen- 
damment des  conventions  humaines.  Toute 
juftice  vient  de  Dieu,  lui  feul  en  eft  la  four- 
ce  ;  mais  fi  nous  favions  la  recevoir  de  fi 
haut,  nous  n'aurions  befoin  ni  de  gouverne- 


s    O     C     LA     L.  47 

ment  ni  de  loix..  Sans  doute  il  eft  une  juf- 
tice  univerfelle  émanée  de  la  raifon  feule  ; 
mais  cette  juftice,  pour  être  admife  entre 
nous  ,  doit  être  réciproque.  A  conlidérer  hu- 
mainement les  chofes  ,  faute  de  fandion 
naturelle,  les  loix  de  la  juftice  font  vaines 
parmi  les  hommes  ;  elles  ne  font  que  le  bien 
du  méchant,  &  lé  mal  du  jufte  ,  quand  ce-^ 
lui-ci  les  obférve  avec  tout  le  monde,  fans 
que  perfonne  les  obferve  avec  lui.  Il  faut  donc 
des  conventions  &:  des  loix  pour  unir  les 
droits  aux  devoirs ,  &  ramener  la  juftice  à  fon 
objet.  Dans  l'état  de  nature ,  où  tout  ell: 
commun  ,  je  ne  dois  rien  à  ceux  à  qui  je  n'ai 
rien  promis  ,  je  ne  reconnois  pour  être  à 
autrui  que  ce  qui  m'eft  inutile.  Il  n'en  ed 
pas  ainfi  dans  l'état  civil  où  tous  les  droits 
font  fixés  par  la  loi. 

Mais  qu'eft-ce  donc  enfin  qu'une  loi? 
Tant  qu'on  fe  contentera  de  n'attacher  à  ce 
mot  que  des  idées  métaphyfiques  ,  on  conti- 
nuera de  raifonner  fans  s'entendre  ,  &  quand 
on  aura  dit  ce  que  c'eft  qu'une  loi  de  la 
nature  ,  on  n'en  faura  pas  mieux  ce  que 
c'eft  qu'une  loi  de  l'Etat. 

J'A  I  déjà  dit  qu'il  n'y  avoit  point  de  volon- 
té générale  fur  un  objet  particulier.  En  ef- 
fet ,  cet  objet  particulier  eft  dans  l'Etat  ou 
hors  de  l'Etat.  S'il  eft  hors  de  l'état ,  une 
volonté  qui  lui  eft  étrangère  n'eft  point  gé- 
nérale par  raport  à  lui  ;  &  fi  cet  objet  eft 
dans  l'Etat:, il  en  feit  partie.  Alors  il  fe  for- 


4»        DU    CONTRAT 

me  entre  le  tout  &  fa  partie  une  relation 
t]ui  en  fait  deux  êtres  féparés  ,  dont  la  par- 
tie eft  l'un  ,  &  le  tout  moins  cette  même  par- 
tie eft  i'autre.  Mais  le  tout  moins  une  par- 
tie n'eft  point  le  tout,  &  tant  que  ce  raport 
fubfifte  il  n'y  a  plus  de  tout,  mais  deux 
parties  inégales  ;  d'où  il  fuit  que  la  volonté 
de  l'une  n  eil:  point  non  plus  générale  par 
raport  à  l'autre. 

Ma  I  s  quand  tout  le  peuple  ftatue  fur  tout 
le  peuple,  il  ne  coniidére  que  lui-même,  & 
s'il  fe  forme  alors  un  raport ,  c'eft  de  Tobjet 
entier  fous  un  point  de  vue  à  l'objet  entier 
fous  un  autre  point  de  vue, fans  aucune  di- 
vifion  du  tout.  Alors  la  matière  fur  laquelle 
on  ftatue  eft  générale  comme  la  volonté  qui 
ftatue.  Ceft  cet  ade  que  j'apelle  une  loi. 

Quand  je  dis  que  l'objet  des  loix  eft 
toujours  général,  j'entens  que  la  loi  confi- 
dere  les  fujets  en  corps, &  les  adions  comm^ 
abftraites,  jamais  un  homme  comme  individu, 
ni  une  adion  particulière.  Ainft  la  loi  peut 
bien  ftatuer  qu'il  y  aura  des  privilèges,  mais 
elle  n'en  peut  donner  nommément  à  perfon- 
ne;la  loi  peut  faire  plufieurs  claiTes  de  Ci- 
toyens ,  aiTigner  même  les  qualités  qui  donne- 
ront droit  à  ces  clafles  ,  mais  elle  ne  peut 
nommer  tels  &  tels  pour  y  être  admis  ;  elle 
peut  établir  un  Gouvernement  royal  .Ôc  une 
fuccefllon  héréditaire  ,  mais  elle  ne  peut  élire 
un  roi ,  ni  nommer  une  famille  royale  ;  en  un 
Rioi; ,  toute  fondion  qui  feraporte  à  un  ob- 


SOCIAL.  49 

3^t  individuel  n'apartient  point  à  la  puiflan- 
ce  légiflative. 

Sur  cette  idée  on  voit  à  l'inilant  qu'il  ne 
faut  plus  demander  à  qui  il  apartient  de  fai- 
re des  loix  ,  puifqu'elles  font  des  ades  de  la 
volonté  générale, ni  fi  le  Prince  eil:  au  def- 
fus  des  loix  ,  puifqu'il  eft  membre  de  l'Etat  ; 
ni  fi  la  loi  peut  être  injufte ,  puifque  nul 
n'eft  injufte  envers  lui-même  ;  ni  comment 
on  eft  libre  &  fournis  aux  loix  ,  puifqu'elles 
ne  font  que  des  regiflres  de  nos  volontés. 

On  voit  encore  que  la  loi  ,  réumflant 
l'univerfalité  de  la  volonté  &  celle  de  l'ob- 
jet ,  ce  qu'un  homme,  quel  qu'il  puifle  être, 
ordonne  de  fon  chef  n'ed:  point  une  loi  ;  ce 
qu'ordonne  même  lé^Souverain  fur  un  objet 
particulier,  n'ell pas  non  plus  une  loi, mais  un 
décret;  ni  un  ade  de  fou veraineté, mais  de 
magilh-atiu-e, 

J'APELLEdonc  Ptépublique  tout  Etat 
régi  par  des  loix,  fous  quelque  forme  d'ad- 
minilîration  que  ce  puifîe  être  ;  car  alors  feu- 
lement l'intérêt  public  gouverne,  &  la  cho- 
fe  publique  eft  quelque  chofe.  Tout  Gou- 
vernement légitime  eil  républicain  *  :  j'ex- 

♦  Je  n'entends  pas  feulement  par  ce  mot  une 
Ariflocratie  ou  une  Djaiccratie  ,  mais  en  général 
tout  gouvernemeac  guidé  par  la  volonté  générale, 
qui  eft.  la  loi.  Pour  être  légitime  il  ne  iaut  pas 
que  le  Gouvernement  le  con fonde  avec  le  Souve- 
rain ,  mais  qull  en  foit  le  miniftre  :  alors  la  mo- 
narchie elle  même  eit  république.  Ceci  s'éclaircir^ 
dans  le  livre  fuivant 

E 


50         D  U     C  O  N  T  K  A  T 

pliquerai  ci-après  ce  que  c'eft  que  Gouver- 
nement. 

Les   loix  ne   font  proprement  que   les 
conditions  de  l'afTociation  civile.  Le  Peuple 
fournis  aux  loix  en  doit  être  l'auteur  ;  il  n'a- 
t)artient  qu'à  ceux  qui  s'afTocient  de  régler 
les  conditions  de  la  fociété  :  .mais  comment 
les  régleront-ils  ?  Sera-ce  d'un  commun  ac- 
cord j  par  une  infpiration  fubite  ?  Le  corps 
•politique  a-t-il  un  organe  pour  énoncer  fes 
volontés  ?  Qui  lui  donnera  Ta  prévoyance  né- 
celTaire  pour  en  former  les  ades,  &  les  pu- 
blier d'avance ,  ou  comment  les  prononcera- 
t-il  au  moment  du  befoin  ?  Commuent  une  mul- 
titude aveugle  ;  qui  fou  vent  ne  fait  ce  qu'elle 
veut,  parce  qu'elle  faicraremient  ce  qui  lui  eft 
•bon ,  exécuteroit-elle  d'elle-même  une  entre- 
prife  auiTi  grande,  aulTi  difficile  qu'un  fyil:ê- 
îne  de  légiilarion  ?  De  lui-même  le  peuple 
veut  toujours  le  bien  ,  mais  de  lui-m.éme  il 
îie  le  voit  pas  toujours.  La  volonté  géné- 
rale eft  toujours  droite  ,  le  jugement  qui  la 
guide  n'eft  pas  toujours  éclairé.  11  faut  lui 
iaire  voir  les  objets  tels  qu'ils  font, quelque- 
fois tels  qu'ils  doivent  lui  paroitre  ,  lui  mon- 
trer le  bon  chemin  qu'elle  cherche  ,  la  ga- 
rantir de  la  fédudion  des  volontés  particuliè- 
res y  rap rocher  à  fes  yeux  les  lieux  &:  les 
tems ,  balancer  l'attrait  des  avantages  pre- 
fes  &:  fenlibles  ,  par  le  danger  des  maux 
éioigiiés  &  cachés.  Les  particuliers  voient 
fci?ies  ^;:'iis  jejettecc;  le  public  veut  le  bies 


ï"=v*' 


ft 


s     O     C     I     A    L.  çr 

^u'il  ne  voit  pas.  Tous  ont  également  be- 
foin  de  guides  :  il  faut  obliger  les  uns  à 
conformer  leurs  volontés  à  leur  raifon  ;  il 
faut  aprendre  à  l'autre  à  connoitre  ce  qu'il 
veut.  Alors  des  lumières  publiques  réfule 
l'union  de  l'entendement  éc  de  h  volonté 
dans  le  corps  focial,  de-là  l'exaét  concours 
des  parties  ,  &  enfin  la  plus  grande  force 
du  tout.  Voilà  d'où  naît  la  néceinté  d'un 
Légiflateur. 


^p 


CHAPITRE     VIL 

Du  Lçgijlateur» 


OuR  découvrir  les  meilleures  régies 
de  fociété  qui  conviennent  aux  Nations,  il 
faudvoit  une  iiitelligen-we  fuperieure  qui  vît 
toutes  les  parûons  des  hommes ,  &:  qui  n'en 
éprouvât  aucune,  qui  n'eut  aucun  raport 
avec  notre  nature  ,  &  qui  la  connut  à 
fond,  dont  le  bonheur  fat  indépendant  de 
nous,  &  cui  pourtant  vou'ùc  bien  s'occuper 
du  nôtre  ;  enfin  qui ,  dans  le  progrès  des 
tems  fe  ménageant  une  gloire  éloignée , 
pat  travailler  dans  un  fiécle ,  &  jouir  dans 
un  autre  *.  Il  faudiolt  des  Dieux  pour  don- 
ner des  loix  aux  hommes, 

^  *  Un  peuple  ne  devient  célèbre  que  quand  Cis. 
îégifl.icion  commence  à  décliner.  On  ignore  du- 
rant combien  de  fiécles  rinîiiturlon  de  Lycurgus 
fit  le  bonheur  des  Spartiates  a  vint  qu'il  fût  quef- 
ûoiî  d'eux  dans  le  relie  de  la  Gr-ce. 

E    i 


ji         DU    CONTRAT 

Le  même  raifonnement  que  faifoit  Ca- 
ligula ,  quant  au  fait ,  Platon  le  faifoit ,  quant 
au  droit,  pour  définir  l'homme  civil  ou  royal 
qu'il  cherche  dans  fon  livre  du  régne  ;  mais 
s'il  eft  vrai  qu'un  grand  Prince  eft  un  homme 
rare  ,  que  fera-ce  d'un  grand  £égiflateur  ? 
Le  premier  n'a  qu'à  fuivre  le  modèle  que 
l'autre  doit  propofer.  Celui-ci  eft  le  mécha- 
nicien  qui  invente  la  machine,  celui-là  n'eft 
que  l'ouvrier  qui  la  monte  &  la  fait  marcher. 
Dans  la'naiffance  des  fociétés,  dit  Montes- 
quieu, ce  font  les  chefs  des  républiques  qui 
font  l'inftitution  ,  &  c'eft  enfuite  l'inftitution 
qui  forme  les  chefs  des  républiques. 

Celui  qui  ofe  entreprendre  d'inftituer 
un  peuple ,  doit  fe  fentir  en  état  de  changer, 
pour  ainfi  dire, la  nature  humaine,  de  trans- 
former chaque  individu  qui  ,  par  lui- même  , 
eft  un  tout  parfait  &  folitaire  ,  en  partie 
d'un  plus  grand  tout ,  dont  cet  individu  re- 
çoive en  quelque  forte  fa  vie  6c  fon  être; 
d'altérer  la  conftirution  de  l'homme  pour  la 
renforcer  ;  de  fubftituer  une  exiftence  par- 
tielle &  niorale  à  1  exiftence  phyhque  &;  in- 
dépendante que  nous  avons  tous  reçue  de.Ia 
nature.  Il  faut ,  en  un  mot ,  qu'il  ôte  à  l'hom- 
me fes  forces  propres  pour  lui  en  donner 
qui  lui  foient  étrangères,  &  dont  il  ne  puif- 
fe  faire  ufage  fans  le  fecours  d'autrui.  Plus 
ces  forces  naturelles  font  mortes  &  anéan- 
ties j  plus  les  acquifes  font  grandes  &  dura- 
bles, plus  au  (Il  l'inftitution  eft  folide  &  par- 


SOCIAL,  f5 

faite.  Enforte  que  fi  chaque  Citoyen  n'ell 
rien  ,  ne  peut  rien  que  par  tous  les  autres, 
&  que  la  force  acquife  par  le  tout  foit  éga- 
le ou  fupérieure  à  la  fomme  des  forces  natu- 
relles de  tous  les  individus  ,  on  peut  dire 
que  la  légiflation  eil:  au  plus  haut  point  de 
perfeârion  qu'elle  puifle  atteindre. 

Le  Législateur  eftà  tous  égards 
un  homme  extraordinaire  dans  l'Etat.  S'il 
doit  l'être  par  fon  génie, il  ne  l'eft  pas  moins 
par  fon  emploi.  Ce  n'eft  point  magiftrature , 
ce  n'eft  point  fouveraineté.  Cet  emploi ,  qui 
conftitue  la  république  ,  n'entre  point  dans 
fa  conftitution.  C'eft  une  fonction  particu- 
lière &  fupérieure  ,  qui  n'a  rien  de  com- 
mun avec  l'empire  humain  ;  car  fi  celui  qui 
commande  aux  hommes  ne  doit  pas  com- 
mander aux  loix  ,  celui  qui  commande  aux 
loix  ne  doit  pas  non  plus  commander  aux 
hommes  ;  autrement  fes  loix  ,  miniftres  de 
fes  paflîons,  ne  feroient  fouvent  que  perpé- 
tuer Çqs  injuftices ,  &  jamais  il  ne  pourroit 
éviter  que  des  vues  particulières  n'alcéranent 
la  fainteté  de  fon  ouvrage. 

Quand  Lycurgue  donna  des  loix  à  fa 
patrie  ,  il  commença  par  abdiquer  la  Royau- 
té. C'étoit  la  coutume  de  la  plupart  des  vil- 
les grecques  de  confier  à  des  étrangers  l'é- 
tabliiTement  des  leurs.  Les  Républiques  mo- 
dernes de  l'Italie  imitèrent  fouvent  cet  ufage; 
celle  de  Genève  en  tit  autant,  &  s'en  trou- 

E  3 


J4         DU    CONTRAT 

va  bien  *.  Rome  dans  Ton  plus  bel  âge  vît 
renaître  en  fon  fcin  tous  les  crimes  de  là  ty- 
rannie ,  &  fe  vit  prête  à  périr  pour  avoir 
réuni  fur  les  mêmes  têtes  l'autorité  légifla- 
tive,  Se  le  pouvoir  fcuverain. 

Cependant  les  Décemvirs  eux-mê- 
mes ne  s'arrogèrent  jamais  le  droit  de  faire 
païïer  aucune  loi  de  kur  feule  autorité.  Rien 
de  ce  que  nous  vous  propofins  ,  dlfoient  -  iîs 
au  peuple ,  ne  peut  papr  en  ht  fans  votre 
confemcment»  Romains  ^  foyez  vous-mêmes  Ut 
auteurs  des  loix  qui  doivent  faire  votre  bon- 
heur. 

Celui  qui  rédige  les  loix  n'a  donc  ou 
ne  doit  avoir  aucun  droit  iégiilatlf,  &  le 
peuple  même  ne  peut,  quand  il  le  voudroit , 
fe  dépouiller  de  ce  droit  incommunicable  y 
parce  que,  félon  le  padte  fondamental,  il  n'y 
a  que  îa  volonté  générale  qui  oblige  les  par- 
ticuliers ,  &  qu'on  ne  peut  jamais  s'aflurer 
qu'une  volonté  particulière  eft  conformée  à 
ïà  volonté  générale,  qu'après  Tavc^^r  foumife 
auxfuffrages  libres  du  peuple  :  j'ai  déjà  dit 
cela ,  mais  il  n'cft  pas  inutile  de  le  répéter. 


♦  Ceux  qui  ne  confidcreRt  Calvin  que  coirme 
un  théologien  ,  connoiffent  mal  l'étendue  de  Ton 
génie.  La  rédaction  de  nos  faces  Edits ,  à  laquelle 
il  eut  beaucoup  de  part,  lui  fit  autant  d'honneur 
que  fon  inftiruticn.  Quelque  révoluricn  que  le  tcrBS 
puidè  amener  dans  notre  culte ,  tant  que  l'amour 
Ce  la  patrie  &  de  la  liberté  ne  fera  pas  éteint  par- 
mi nouç,  jamais  la  mémoire  de  ce  grand  homme- 
ne  cciièra  dY  être  eu  bénéditUon, 


s    O    C    I    A    t>  ff 

Ainsi  l'on  trouve  à  la  fois  dans  l'ou- 
vrage de  la  légiûation  deux  chofes  qui  fem-- 
blent  incompatibles  :  une  entreprife  au  dei- 
fus  de  la  force  humaine  ,  6c  pour  l'exécu- 
ter ,  une  autorité  qui  n'efl:  rien. 

Autre  difficulté  qui  mérite  attention.- 
Les   fages   qui  veulent  parler  au   vulgaire 
leur  langage  au  lieu  du  fien,  n'en  fçauroient 
être  entendus.  Or  il  y  a  mille  fortes  d'idées 
qu'il  eft  impoiTible  de  traduire  dans  la  lan- 
gue du  peuple.  Les  vues  trop  générales ,  &- 
les  objets  trop  éloignés ,  font  également  Jiors 
de  fa  portée  ;  chaque  individu  ,  ne  goat:.nt 
d'autre  plan  de  gouvernement  que  celui  qui  fs 
raporte  à  fon  mtérêt  particulier,  aperçoit  dif- 
ficilement les  avantages  qu'il  doit  retirer  des 
privations  continuelles  qu'impofent  les  bon- 
nes loix.   Pour  qu'un   peuple   naifiant  pût 
goûter  les  faines  maximes  de  la  politique  , 
&  fuivre  les  régies  fondamentales  de  la  rai-» 
fon  de  l'Etat ,  il  faudroit  que  l'effet  put  de^ 
venir  la  caufe  ,  que  l'efprit  focial ,  qui  doit 
être  l'ouvrage   de   l'inftitution  ,   préiidit  à 
l'inftitution  même  ,  &  que  les  hommes  fuf- 
fent  avant  les  loix  ce  qu'ils  doivent  devenir 
par  elles.  Ainfi  donc  le  Législateur  ne  pou- 
vant employer  ni  la  force  ni  le  raifonnement , 
c'ed  une  nécelTité  qu'il  recoure  à  une  auto- 
rité d'un  autre  ordre  qui  puilTe  entraîner 
fans  violence,  &  perfuader  fans  convaincre. 
Vo  î  L  A  ce  qui  força  de  tous  les  tems  les 
pères  des  nations  de  recourir  à  l'intervention 

E4 


56         DU    CONTRAT 

du  Ciel  ,  &  d'honorer  les  Dieux  de  leur 
propre  fageife  ,  ahn  que  les  peuples  ,  fou- 
rnis aux  loix  de  l'Etat  comme  à  celles  de  la 
nature  ,  &  reconnoilTant  le  même  pouvoir 
dans  la  formation  de  l'homme ,  &.  dans  cel- 
le de  la  fociécé  ,  obéifient  avec  liberté ,  & 
portaflent  docilement  le  joug  de  la  féhcité 
publique. 

Cette  raifon  fublime ,  qui  s'élève  au 
deffus  de  la  portée  des  hommes  vulgaires  , 
eft  celie  dont  le  légiflateur  met  les  décifions 
dans  la  bouche  des  immortels  ,  pour  entraî- 
ner par  l'autorité  divine  ceux  que  ne  pour- 
roit  ébranler  la  prudence  humaine  '^.  Mars 
il  n'apartient  pas  à  tout  homme  de  faire 
parler  les  Dieux  ,  ni  d'en  être  cru  quand 
il  s'annonce  pour  être  leur  interprête.  La 
grande  ame  du  Législateur  eflie  vrai  miracle 
qui  doit  prouver  fa  miflion.  Tout  homme 
peut  graver  des  tables  de  pierres ,  ou  acheter 
un  oracle ,  ou  feindre  un  fecret  commerce  avec 
quelque  divinité,  ou  drefler  un  oifeau  pour 
lui  parler  à  l'oreille  ,  ou  trouver  d'autres 
moyens  groffiers  d'en  impofer  au  peuple.  Ce- 
lui qui  ne  fçaura  que  cela, pourra  même  af- 
fembler  par  hazard  une  troupe  d'infenfés, 
mais  il  ne  fondera  jamais  un  empire  ,  &  fon 

*  E  viramenie  ^  dit  Machiavel,  mai  non  J^  aîctmt 
crdinatore  ,  di  le^gi  f.rAordiiiarie  tn  nn  f.-pslo  chc  non 
ricorrcjfi  à  ^Dio  fcrche  altrimcnù  non  f^rrchhero  accetJte  i 
■perche  fino  molli  béni  ccncfcinti  da  rtno  prKdthte  ,  i  qr.ali 
won  hanont  in  fe  ra^gioni  ei-ide»ti  da  fctergli  fcrjr.aàcre  ni 

aitrnt,  DiiçoiCi  fopra  Tito  Livio.  L,  1-  c.  X  1, 


SOCIAL.  57 

extravagant  ouvrage  périra  bientôt  avec  lui. 
De  vains  preftiges  forment  un  lien  pailager, 
il  n'y  a  que  la  fagelTe  qui  le  rende  durable- 
La  Loi  Judaïque  toujours  fubiiftante  ,  ceU 
le  de  l'enfant  dirmael  ,  qui,  depuis  iix  iie- 
cle«  ,  régit  la  moitié  du  monde ,  annoncent 
encore  aujourd'hui  les  grands  hommes  qui 
les  ont  didées  ;  &  tandis  que  l'orgueiileufe 
philofophie  ,  ou  l'aveugle  efpnt  de  parti  , 
ne  voit  en  eux  que  d'heureux  impoiteurs  , 
le  vrai  politique  admire  dans  leurs  inltitu^ 
tions  ce  grand  &  puiffant  génie  qui  pretide 
aux  établilTemens  durables. 

Il  NE  faut  pas  de  tout  ceci  conclure 
avec  Warburton  que  la  politique  &  la  re- 
ligion aient  parmi  nous  un  objet  commun , 
mais  que  dans  l'origine  des  nations  l'une 
fert  d'in-0.rument  à  l'autre. 


CHAPITRE     VIII. 
Du  Peuple, 

K^  O  M  M  E  avant  d'élever  un  grand  édifice, 
l'architede  obferve  &  fonde  le  fol ,  pour 
voir  s'il  en  peut  foutenir  le  poids  ,  le  fage 
inftituteur  ne  commence  pas  par  rédiger  de 
bonnes  loix  en  elles-mêmes  ;  mais  il  exami- 
ne  auparavant  fi  le  peuple  >  auquel  il  les 
deftine,  eft  propre  à  les  fuporter.  Ceitpoar 
Gela  que  Platon  refafa  de  donner  des  loix 


î8        D  U    C  O  N  T  R  A  T 

aux  Arcadiens  &  aux-  Cyréniens ,  fçachanr 
que  ces  deux  peuples  étoient  riches!  &  ne 
pouvoicnt  fouffrir  l'égalité  :  c'eft  pour  cela 
qu  on  vit  en  Crète  de  bonnes  loix  &  de 
mechans^hommes  ,  parce  que  Minos  n'avoit 
diicipline  qu'un  peuple  chargé  de  vices 

Mille  nations  ow  brillé  fur  la  terre, 
qui  n'auroient  jamais  pu  fouffrir  de  bonnes 
'oix  ,  &  celies-mémes   qui  l'auroient  pu  , 
nont  eu  dans  toute  leur  durée  qu'un  tems 
fort  court  pour  cela.  Les  Peuples  ,  ainfi  que 
les  hommes  ,  ne  font  dociles  que  dans  leur 
jeunelle ,  ils  deviennent  incorrigibles  en  vieil- 
lifTant  ;  quand  une  fois  les   coutumes  font 
établies,  &  les  préjugés  enracinés  ,  c'eft  une 
entreprife  dangereufe  &  vaine   de  vouloir 
fe  reformer  ;  le  peuple  ne  peut  pas  mê- 
me fouffrir  qu'on  touche  afes  maux  pour  les 
détruire  ,  fembkble  à  ces  ma'ades  ftupides 
médedn°""^^'  qui f'enilffent  à  i'afped  du 

n„L^  "^u^  ^^  P5*  *)"=  '  ^°'"™e  quelques 
maladies  bouleverfent  la  tête  des  hommes,  & 
leur  otent  le  fouvenir  du  paffé  ,  il  ne  fe 
trouve  quelquefois  dans  la  durée  des  E rats 
des  époques  violentes  ,  où  les  révolutions 
font  fur  les  peuples  ce  que  certaines  crifes 
fon.  fur  les  individus ,  où  l'horreur  du  paf- 
fe  tient  heu  d'oubli,  &  où  l'Etat,  embrafé 

dire,  de  fa  cendre ,  &  reprend  la  vigueur 
de  la  jeaneffe  en  fortant  des  bras  de  la  inorr. 


SOCIAL,  î9 

Telle  fat  Soarte  au  tems  de  Lycurgue  ; 
telle  fat  Rome  après  les  Tarqums  ;  Sc^^Ues^ 
ont  été  parmi  nous  la  Hollande  &  la  SuiiTe 
après  rexpuliion  des  Tyrans. 

M  A  I  s  ces  événemens  font  rares  ;  ce  font 
des  exceptions  dont  la  raifon  fe  trouve 
toujours  dans  la  conftitution  particulière 
de  l'Etat  excepté.  Elles  ne  fçauroient  mê- 
me avoir  lieu  deux  fois  pour  le  même 
peuple  ,  car  il  peut  fe  rendre  libre  tant 
qu'il  n'eft  que  barbare  ,  mais  il  ^e  le 
peut  plas  ,  qnand  le  relTort  civil  eft  ufe. 
Alors  les  troubles  peuvent  le  détruire  ,  fans 
que  les  révolutions  puiïïent  le  rétablir^;  -Se 
fi-tot  que  fes  fers  font  brifés ,  il  tombe  epars 
6c  n'exifte  plus  :  il  lui  faut  déformais  ua 
maître  &  non  pas  un  libérateur.  Peuples 
libres  ,  fouvenez^vous  de  cette  maxime  : 
On  peut  acquérir  la  liberté,  mais  on  ne  m 
recouvre  jamais. 

I  L  E  S  T  pour  les  Nations  comme  pour 
les  hommes  un  tems  de  maturité  qu'il  faut 
attendre  avant  de  les  foumettre  à  des  loijf; 
mais  la  maturité  d'un  peuple  n'eft  pas  tou^ 
jours  facile  àconnoître  ,  &  fi  on  la  prévient 
l'ouvrage  eft  manqué.  Tel  peuple  eft  difci- 
plinable  en  naiffant ,  tel  autre  nel'eft  pas  au 
bout  de  dix  fiécles.  Les  RuiTes  ne  feront 
jamais  vraiment  policés  ,  parce  qu'ils  l'ont  ete 
trop-tôt.  Pierre  avoit  le  génie  imitatif:  il 
n'avoit  pas  le  vrai  génie,  celui  qui  crée  & 
fait  tout  de  rien.  Quelques-unes  des  choisi 


6o        DU     CONTRAT 

qu'il  fit  étoient  bien  ,  la  plupart  étoient  dé- 
placées.  Il   a  vu   que  fon  peuple  éroit  bar- 
bare ,  il    n'a  point  vu  qu'il  n'étoit  pas  mur 
pour  la  police  ;  il  l'a  voulu  civilifer  quand 
il  ne  falloit  que  l'aguerrir.  Il  a  d'abord  vou- 
M  if^^  ^es  Allemands,  des  Anglois ,  quand 
il  falloit^  commencer  parfaire  des  RuiTes;  il  a 
empêché  Tes  fujets  de  jamais  devenir  ce  qu'ils 
pourroient  être  ,  en  leur  pecAïadant  qu'ils 
étoient  ce  qu'ils  ne  font  pas.  C'ell  ainii  qu'un 
Précepteur  François  forme  fon  élève  pour 
briller  un  moment  dans  fon  enfance,  depuis 
n'être  jamais  rien.  L'Empire  de  RufTie  vou. 
dra  fubjuguer  l'Europe  ,   Ôc  fera  fubjugué 
Jui-même.  Les  Tartares  fes  fujets   ou   fes 
voifins  deviendront  fes  maîtres  &  les  nôtres; 
Cette  révolution  me  paroit  iniailhble.  Tous 
les  Rois  de  l'Europe  travaillent  de  concert 
à  l'accélérer. 


CHAPITRE     IX. 

Suite» 

O  M  M  E  la  nature  a  donné  des  termes 
à  la  (tature  d'un  homme  bien  conformé  , 
pafîé  l.-fi'iels  elle  ne  fait  plus  que  desGéans 
ou  des  Isy^ns  ,  il  y  a  de  même,  eu  égard 
à  la  meilleure  .^onftitution  d'un  Etat  ,  des 
bornes  à  l'étendue  qu'il  peut  avoir,  afin  qu'il 
Ke  foit  ni  trop  grand  pour   pouvoir  être 


SOCIAL.  61 

bien  gouverné ,  ni  trop  petit  pour  pouvoir 
fe  maintenir  par  lui  même.  Il  y  a  dans  tout 
corps  poétique  un  maximum  de  force  qu'il 
ne  fçauroit  pafier  ,  &  duquel  fouvent  il 
s'éloigne  à  force  de  s'aggrandir.  Plus  le  lien 
focial  s'étend  ,  plus  il  fe  relâche ,  &  en  gé- 
néral un  petit  Etat  eft  proportionnellement 
plus  fort  qu'un  grand. 

Mille  raifons  démontrent  cette  maxi- 
me. Premièrement,  l'adminiftration  devient 
plus  pénible  dans  les  grandes  diftances ,  com- 
me un  poids  devient  plus  lourd  au  bout  d'un 
plus  grand   levier.   Elle   devient  aulfi   plus 
onéreufe  à  mefure   que  les  dégrés  fe  mul- 
tiplient ;  car  chaque  ville  a  d'abord  la  tien- 
ne que  le  peuple    paie  ,  chaque  diftrid  la 
Tienne  encore  payée  par  le  peuple  ,  enfuite 
chaque  province  ,  puis  les  grands  gouver- 
nemens  ,  les  Satrapies  ,    les  Viceroyautés 
qu'il  faut  toujours  payer  plus  cher  à  mefure 
qu'on    monte ,  &:  toujours  aux  dépens  du 
malheureux  peuple  ;  enfin ,    vient  l'adminif- 
tration fuprême  qui  écrafe  tout.  Tant  de 
furcharges  epuifent  continuellement  les  fu- 
jets  ;   loin  d'être  mieux  gouvernés  par  ces 
différens  ordres  ,  ils  le  font  moins  bien  que 
s'il  n'y  en  avoit  qu'un  feul  au  defius  d'eux. 
Cependant, à  peine  refte-t-il  des  refTources 
pour  les  cas  extraordinaires  ,  &  quand  il  y 
faut  recourir,  l'Etat  eft  toujours  à  la  veil- 
le de  fa  ruine. 

Ce  n'est  pas  tout  ;  non- feulement  le 


6i         D  a    C  O  N  T  R  A  T 

Gouvernement  a  moins  de  vigueur  6c  de  cé- 
lérité pour  faire  obferver  lesloix,  empêcher 
les  véxationsjcorriger  les  abus  ,  prévenir  les 
entreprifes   féditieufes  qui  peuvent  fe  faire 
dans  des  lieux  éloignés  ,  mais  le  peuple  a 
moins  d'affeârion  pour  Tes  chefs  qu'il  ne  voit 
jamais  ,  pour  la  patrie  qui   eft  à  fes  yeux 
comme  le  monde  ,  &  pour  fes  concitoyens 
dont  la  plupart  lui  font  étrangers.  Les  mê- 
mes loix  ne  peuvent  convenir  à  tant  de  pro- 
vinces diveries,  qui  ont  des  mœurs  différen- 
tes ,  qui   vivent  fous  des  climats  opofés   , 
&  qui  ne  peuvent  fouffrir  la  même  forme 
de  Gouvernement.  Des  loix  différentes  n'en- 
gendrent <]ue   trouble  &  confîifion   parmi 
des  peuples  qui ,  vivant  fous  les  mêmes  chefs, 
&   dans   une  communication   continuelle  , 
paffent  ou  fe  marient  les  uns  chez  les  autres  , 
■&  foumis  à  d'autres  coutumes  ,  ne   fçavent 
jamais  fi  leur  patrim.oine  eft  bien  à  eux.  Les 
talents  font  enfouis  ,  les  vertus  ignorées  > 
ies  vices  impunis ,  dans  cette  multitude  d'hom- 
mes inconnus  les  uns  aux  autres ,  que  le  fié- 
ge    de    l'adminiftration   fupréme   raffemble 
dans  un  même  lieu.  Les  Chefs  accablés  d'af- 
faires ne    voient  rien  par  eux-mêmes  ,  des 
Commis  Q-ouvernent  l'Etat.  Enfin  les  mefu- 
res  qu'il  faut  prendre  pour  maintenir  l'autorité 
générale,  à  laquelle  tant  d'Oîficiers  éloignés 
veulent    fè  fouftraire  ou  en  impofer  ,    ab- 
-forbe  tous  les    foins  publics  :  il  n'en  relie 
plus  pour  le  bonheur  du  peuple  ^  à  peine 


s     O     C     I    A    Lr  65 

en  réîle-t-il  pour  fa  défenfe  au  befoin  ;  & 
c'eil:  ainfi  qu'un  corps  ,  trop  grand  pour  fa 
con-litution ,  s'aiTaiile  &  périt  écrafé  fous  foQ 
propre  poids, 

D'  u  N   aucre  coté  ,  l'Etat  doit  fe  don. 
ner  une  certaine  bafe  pour  avoir  de  la  fo^ 
lidité ,  pour  réilfter  aux  fecoulTes  qu'il  ne 
manquera  pas  d'éprouver  ,  &  aux   efforts 
qu'il  fera  contraint  de  taire  pour  fe  foutenir  : 
car  tous  les  peuples  ont  une  efpéce  de  for- 
ce centrifuge  ,  par  laquelle  ils  agiflenc  con- 
tinuellement les  uns  contre  les  autres  ,  & 
tendent  à  s'aggrandir  aux  dépens  de  leurs 
voiiins  ,  comme  les  tourbillons  de  Defcartes. 
Ainii    les    foibles    rifquent    d'être    bientôt 
►engloutis  ,  ,&  nul  ne  peut  guère  fe  confer- 
ver  qu'en  fe  mettant    avec  tous  dans  une 
efpéce  d'équilibre ,  qui  rende  la  compreifion 
par- tout  à  peu  près  égale. 
'     O  N  V  0 1 T  par-là  qu'il    y  a  des  raifons 
de  s'étendre  ,  &  des  raifons  de  fe  reflerrer , 
&  ce  n'eft  pas  le  moindre  talent  du  politi- 
que ,  de  trouver  entre  les  unes  &  les  autres 
la  proportion  la  plus  avantageufe  à  la  con- 
fervation  de  l'Etat.  On  peut  dire  ,  en  géné- 
ral, que  les  premières,  n'étant  qu'extérieures 
6c  relatives ,  doivent  être  fubordonnées  aux 
autres  qui  font  internes  &  abfolues   ;  une 
faine  &  forte  conftitution  eft  la  première 
chofe  qu'il  faut   rechercher  ,  &  Von   doit 
plus  compter  fur  la  vigueur  qui  naît  d'un 
bon  gouvemement  ,   que  fur  les  relfources 
^ue  foiu'nit  un  grand  territoire. 


6-4        D  U    C  O  N  T  R  A  T 

A  u  R  E  s  T  E ,  on  a  vu  des  Etats  telle- 
ment conftitués,  que  la  néceflTité  des  con- 
quêtes entroit  dans  leur  conf.itution  même, 
&que,  pour  fe  maintenir  ,  ils  étoient  Forcés 
de  s'aggrandir  fans  cefle.  Peut-être  fe  félici- 
toient-ils  beaucoup  de  cette  heureufe  né- 
ceflîté,  qui  leur  montroit  pourtant  ,  avec 
le  terme  de  leur  grandeur  ,  l'inévitable  mo- 
ment de  leur  chute. 


CHAPITRE     X. 

Suite* 


o 


N  PEUT  mefurer  un  corps  politique 
de  deux  manières  ;  fçavoir ,  par  Tétendue 
du  territoire ,  &  par  le  nombre  du  peuple , 
&  il  y  a  5  entre  l'une  &  l'autre  de  ces  me- 
fures  ,  un  rapport  convenable  pour  donner 
à  l'Etat  fa  véritable  grandeur.  Ce  font  les 
hommes  qui  font  l'Etat ,  &  c'efi:  le  terrein 
qui  nourrît  les  hommes  ;  ce  rapport  eft  donc 
que  la  terre  fuffife  à  l'entretien  de  {qs  habi- 
tans  ,  &  qu'il  y  ait  autant  d'habitans  que  la 
terre  en  peut  nourrir.  C'eft  dans  cette  pro- 
portion que  fe  trouve  le  maximum  de  force 
d'un  nombre  donné  de  peuple  ;  car  s'il  y  a 
du  terrein  de  trop  ,  la  garde  en  eft  onéreu- 
fe  ,  la  culture  infuffifante  ,  le  produit  fu- 
perflu  ;  c'eft  la  caufe  prochaine  des  guerres 
défenûves  ;  s'il  n'y  en  a  pas  affez  ,  l'Etat  fe 

trouve 


SOCIAL.  6s 

trouve  pour  le  fupplément  à  la  difcrétionde 
fes  voifins  ;  c'eft  la  caufe  prochaine  des  guer- 
res offenfives.  Tout  peuple  qui  n'a  par  fa 
pofition  que  l'alternative  entre  le  commerce 
ou  la  guerre  ,  eft  foible  en  lui-même  ;  il 
dépend  de  fes  voifins  ,  il  dépend  des  évé- 
nemens;  il  n'a  jamais  qu'une exiftence  incer. 
taine  &  courte.  Il  fubjugue  &  change  de 
fituation,  ou  il  eft  fubjugue  &  n'eft  rien.  Il 
ne  peut  fe  conferver  libre  qu'à  force  de  pe> 
titeflè  ou  de  grandeur. 

On  NE  peut  donner  en  calcul  un  rap- 
port fixe  entre  l'étendue  de  terre  &  le  nom- 
bre d'hommes  qui  fe  fuffifent  l'un  à  l'autre, 
tant  à  caufe  des  différences  qui  fe  trouvent 
dans  les  qualités  du  terrein  ;  dans  fes  degrés 
de  fertilité  ,  dans  la  nature   de  fes  produc- 
tions ,  dans  l'influence  des  climats  ,  que  de 
celles  qu'on  remarque  dans  les  tempéramens 
des  hommes  qui  les  habitent ,  dont  les  uns 
confomment  peu  dans  un  pa^s  fertile  ,  les 
autres  beaucoup  fur  un  fol  ingrat.  Il    faut 
encore  avoir  égard    à   la  plus   grande  ou 
moindre  fécondité  des  femmes   ,  à  ce  que 
!e  pays  peut  avoir  de  plus  ou  moins  favora- 
ble à  la  population  ,  à  la  quantité  dont   le 
legiflateur  peut  efpérer  d'y   concourir   par 
fes  étabhfiemens  ;  de  forte  qu'il  ne  doit  pas 
fonder  fon  jugement  fur  ce  qu'il  voit,  mais 
fur  ce  qu'il  prévoit  ,  ni  s'arrêter  autant  à 
l'état  aduel  de  la  population,  qu'à  celui  ou 

F 


66         DU     CONTRAT 

elle  doit  naturellement  parvenir.  Enfin ,  il  y 
a  mille  occafions  où  les  accidens  particuliers 
du  lieu ,  exigent  où  permettent  qu'on  embraf- 
fe  plus  de  terrein  qu'il  ne  paroit  nécefl'aire,. 
Ainfi  l'on  s'étendra  beaucoup  dans  un  pays 
de  montagnes ,  ou  les  productions  naturelles; 
fçavoir ,  les  bois  y  les  pâturages  ,  deman- 
dent moins  de  travail,  où  l'expérience  ap- 
prend que  les  femmes  font  plus  fécondes 
que  d?ais  les  plaines  ,  &  où  un  grand  fol 
incliné  ne  donne  qu'une  petite  bafe  hori- 
fontale,  la  feule  qu'il  faut  compter  pour  l.i^ 
végétation.  Au  contraire ,  on  peut  fe  ref- 
ferrer  au  bord  de  la  mer  ,  même  dans  des 
rochers  fie  des  fables  prefque  ftériles;  par- 
ce que  la  pêche  y  peut  fuppléer  en  grande 
partie  aux  productions  de  la  terre  ^  que  les 
hommes  doivent  être  plus  raffemblés  pour 
repouffer  les  pyrates,  &  qu'on  a  d'ailleurs 
plus  de  facilité  pour  délivrer  le  pays,  par 
les  colonies ,  des  habitans  dont  il  eil  fur- 
charge, 

A  CES  condîtioîls  ,  pour  inilituer  un  peu- 
ple ,  il  en  faut  ajouter  une  qui  ne  peut  fup- 
pléer à  nulle  autre  ,  mais  fans  laquelle  elles 
font  toutes  inutiles  ,  c'eft  qu'on  jouilTe  de 
l'abondance  &  de  la  paix  ;  car  le  tems  où 
s'ordonne  un  Etat.eft,  comme  celui  où  fe 
ferme  un  bataillon  ,  l'inftant  où  le  corps  efl- 
Se  moins  capable  de  réfiilance ,  &  le  plus  fa- 
cile, à  détruire,-  On  refifteroit   mieux  dan§- 


s    O    C    I    A    L.  r.7 

un  défordre  abfolu  que  dans  un  moment  de 
fermentation  ,  où  chacun  s'occupe  de  Ton 
rang  &  non  du  péril.  Qu'une  guerre,  une 
famine^,  une  fédition  furvienne  en  ce  tems 
de  crile,  l'Etat  efl:  infailliblement  renverfé. 
Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de 
gouvernemens  établis  durant  ces  orages  : 
mais  alors  ce  font  ces  gouvernemens  nièmes 
qui  détruiront  l'Etat.  Les  ufurpateurs  amè- 
nent ou  choififlent  toujours  ces  tems  de  trou^ 
bles  pour  faire  palier ,  à  la  faveur  de  l'effroi 
public  ,  des  loix  delbudtives  que  le  peuple- 
n'adopteroit  jamais  de  fang  froid.  Le  choix 
du  moment  derinRitutioneft  un  des  caractè- 
res les  plus  fùrs  par  lefqueîs  on  peut  dif- 
tinguer  l'œuvre  du  Législateur  d'avec  celle 
du  Tyran. 

Quel  peuple  eft  donc  propre  à  la  légif- 
lation?  Celui  qui  ,  fe  trouvant  déia  lié  par 
quelque  union  d'origine,  d'intérêt  ou  de 
convention,  n'a. point  encore  porté  le  vrai 
joug  des  loix;  celui  qui  n'a  ni  coutumes  ni 
fuperHitions  bien  enracinées  ,  celui  qui  ne 
craint  pas  d'être  accablé  par  une  invafionfu- 
bite  ,  qui ,  fans  entrer  dans  ks  querelles  d& 
{qs  voifins ,  peut  réfifter  feul  à  chacun  d'eux' 
ou  s'aider  de  l'un  pour  repouifer  l'autre  ; 
celui  dont  cliaque  membre  peut  être  connu- 
de  tous  ,  &  où  l'on  n'eft  point  forcé  de 
cnar ger  un  homme  d'un  plus  grand  fardeau 
qu'un  homme  ne  peut  porter  ;  celui  qui  peut 
le  pafler  des  autres  peuples  ,  &  donc  tcui: 


F-  z 


6R         DU    CONTRAT 

autre  peuple  peut  fe  palTer  *  .  Celui  qui 
n'eft  ni  riche  ni  pauvre  ,  &  peut  fe  fuffire  à 
lui-même ,  enfin  celui  qui  réunit  la  confiftan- 
eed'un  ancien  peuple  avec  la  docilité  d'un 
peuple  nouveau.  Ce  qui  rend  pénible  l'ou- 
vrage delà  légillation,eft moins  ce  qu'il  faut 
établir  que  ce  qu'il  faut  détruire  ;  &  ce  qui 
rend  le  fuccès  fi  rare,  c'eft  l'inipoflibilité  de 
trouver  la  fimplicité  de  la  nature  jointe  aux 
befoins  de  la  fociété.  Toutes  ces  conditions, 
il  eft  vrai/e  trouvent  difficilement  raiTembléeSo 
Audi  voit  on  peu  d'Etats  bien  conftitués. 

1  L  E  s  T  encore  en  Europe  un  pays  ca- 
pable de  légifiation  ;  c'eft  Mile  de  Corfe.  La 
valeur  &  la  conftance  avec  laquelle  ce  bra- 
ve peuple  a  fù  recouvrer  &  défendre  fa 
liberté  ,  méritero:t  bien  que  quelque  hom- 
me fage  lui  apprit  à  la  conferver.  J'ai  quel- 
que preflentiment  qu'un  jour  cette  petite 
Ifle  étonnera  l'Europe. 

■*■  Si  de  deux  peuples  voi.^ns  l*un  ne  pouvoir  fe 
pader  de  l'autre,  ce  feroic  une  fituation  rres-dure 
pour  le  premier  ,  &  très-dangereiiie  pour  le  fé- 
cond. Toute  nation  fage  ,  en  pareil  cas ,  s'jîffor- 
cera  bien  vîre  de  délivrer  l'autre  de  cette  dépendan- 
ce. La  République  de  Tnlafcala  ,  enclavée  dans 
l'Empire  du  Mexique  ,  aima  mieux  fe  palfer  de 
fel  que  d'en  acheter  des  Mexicains  ,  &  même  que 
d'en  accepter  gratuitement.  Les  fages  Tnlafc^lans 
virent  le  piège  caché  fous  cette  libéralité.  Ils  fe 
confervcrent  libres  ,  5c  ce  petit  Etat ,  enfermé  dans 
ce  grand  Empire ,  fur  enfin  l'iuftrument  de  l'a  ruine. 


SOCIAL.  69 

CHAPITRE    XI. 

Des  divers  fyflemcs  de  Lcgijlation, 

«3  I  L' o  N  recherche  en  quoi  confifte  préci-- 
fément  le  plus  grand  bien  de  tous ,  qui  doit 
être  h  fin  de  tout  fyftéme  de  légiflation ,  on 
trouvera  qu'il  fe  réduit  à  ces  deux  objets 
principaux,  h  liberté  &  l'égalité.  La  liberté, 
parce  que  toute  dépendance  particulière 
eft  autant  de  force  ôtée  au  corps  de  l'Etat  ; 
l'égalité ,  parce  que  la  liberté  ne  peut  fub- 
fifter  fans  elle. 

J'AI  déjà  dit  ce  que  c'ed:  que  ta  liberté 
civile  ;  à  l'égard  de  l'égalité  ,  il  ne  faut  pas 
entendre  par  ce  mot  que  les  degrés  de  puif- 
fance  &  de  rieheiTe  foient  abfolument  les 
mêmes,  mais  que  ,  quant  à  la  puifiance  ,elle 
foit  au  delfous  de  toute  violence,  &  nes'e- 
xerce  jamais  qu'en  vertu  du  rang  &:  des  loix, 
&.  quant  à  la  richeffe  ,  que  nul  citoyen  ne 
foit  aflez  opulent  pour  en  pouvoir  acheter 
un  autre  ,  &  nul  aflez  pauvre  pour  être  con- 
traint de  fe  vendre  *  :    ce  qui  fuppofe  da 

*  Vo'jtez-von^  donc  donner  à  TErat  de  la  con- 
fiflance,  raprochez  les  degrés  extiêines autant  qu'il 
en  pofïible  :  ne  founrez  ni  des  gens  opulens  ni  des 
gueuîf.  Ces  deux  états ,  naturellement  inféparables  , 
l'ont  également  funefks  au  bi'en  commun  ;  de  l'un 
fcrtent  les  fauteurs  de  la  tyrannie  ,  &  de  l'autre 
îes  tyrans  :  c'dl:  toujours  entr'eux  que  fe  fait  le 
trafic  de  la  liberté  publique  ;  l'un  l'acheté  ,  & 
l'autre  la  vend. 


7cr        DU    CONTRAT 

côté  des  grande ,  modération  de  biens  &  de 
crédit  ;  &  du  côté  des  petits  ,  modératioa 
^'avarice  &:  de  convoitife. 

Cette  égalité  ,  difent-ils  ,  eft  une  chi- 
mère de  fpéculation  qui  ne  peut  exiller  dans 
h  pratique  :  mais  fi  l'abus  eft  inévitable  , 
s'enfuit-il  quil  ne  faille  pas  au  xnoins  le  ré- 
gler ?  C'eft  précifément  parce  que  la  force 
des  chofes  tend  toujours  à  détruire  l'égalité , 
que  la  force  de  la  légiflation  doit  toujours 
tendre  à  la  maintenir. 

Mais  ces  objets  généraux  de  route  bon- 
ne inrtitutioii  doivent  être  moditiés  en  cha- 
que pays  par  les  rapports  qui  naifient ,  tant 
de  la  fituation  locale  ,  que  du  caradere  des 
habitans ,  &  c'eft  fur  ces  rapports  qu'il  faut 
afîîgner  à  chaque  peuple  un  fyrtême  particu- 
lier d'inPcitution  ,  qui  foit  le  meilleur ,  non 
peut  être  en  lui-même,  mais  pour  l'Etat  au- 
quel il  eft  deftiné.  Par  exemple ,  le  fol  eft- 
il  ingrat  &  ftérile  ,  ou  le  pays  trop  Ç^i-ïé 
pour  les  habitans  ?  Tournez-vous  du  côté 
de  iMnduftrie  &  des  arts,  dont  vous  échan- 
gerez les  produdions  contre  les  deni  ées  qui 
vous  manquent.  Au  contraire  ,  occupez-vous 
de  riches  phines  ,  8-i  des  coteaux  fertiles  ? 
Dans  un  bon  terrein  ,  manquez-vous  d'ha- 
bitans?  Donnez  tous  vos  foins  à  l'agricultu- 
re qui  multiplie  les  hommes,  &  chalTez  ks^ 
arts  qui  ne  feroient  qu'achever  de  dépeu- 
fiîer  le  pays,  en  attroupant  fur  quelques  points^ 


s    O    C    I    A    L.  71 

da  territoire  le  peu  d'habitans  qu'il  a  * .  Oc- 
cupez-vous des  rivages  étendus  &  commo- 
des ?  Couvrez  la  mer  de  vaifleaux ,  cultivez 
le  cotnmerce  &  la  navigation  ;  vous  aurez 
une  exiftence  brillante  &  courte.  La  mer 
ne  baigne-t-eîle  fur  vos  cates  que  des  ro* 
chers  prefque  inaccelfibles  ?  Reftez  barba- 
res &  Ichtyophages  ;  vous  en  vivrez  plus 
tranquilles, meilleurs  peut-être,  &  fùrement 
plus  heureux.  En  un  mot,  outre  les  maximes 
communes  à  tous,. chaque  peuple  renferme 
en  lui  quelque  caufe  qui  les  ordonne  d'une 
manière  particulière,  &  rend  fa  légiflation 
propre  à  lui  feuL  .Ceft  ainfi  qn'autren^is  ks 
Hébreux  ,  &  récemment  les  Arabes  ,  ont 
eu  pour  principal  objet  la  Religion  ,  les 
Athéniens  les  lettres  ,  Carthage,  &  Tyr  le 
le  commerce,  Rhodes  la  marine  ,  Sparte  la. 
guerre  ,  &  Rome  la  vcitu.  L'auteur  de  l'ef- 
prit  des  loix  a  montré  dans  des  foules 
d'exemples  par  quel  art  le  Légi^ateur  diri- 
ge l'inftitution  vers  chacun  de  ces  objets. 

^Ce  QUI  rend  la  conftitution  d'un  Etat 
véritablement  folide  &  durable  ,  c'eft  quand 
les  convenances  font  tellement  obfervées  que. 
les  raports  naturels  êc  les  îoix  tombent  tou- 
jours de  concert  fur  les  mêmes  points,  &.. 

1  M^^fl"^"^  branche  de  commerce  extérieur  ,  die 
ic  M.  d  A^. .  ne  répand  guère  qu'une  fatiffe  utilité 
pour  un  Royaume  en  générai;  elle  peut  enrichir 
quelques  particuliers  ,  même  quelques  villes,  mais, 
là  nation  entière  n'y  gagne  rien  ,  &  le  peuple  n'e^  ^ 
€ft  pas  mieux,  ^  k-    f       \^ 


7z         DU    CONTRAT 

que  celles-ci  ne  font ,  pour  ainfi  dire  ,  qu'af- 
furer  ,  accompagner  ,  redbiher  les  autres. 
Mais  fi  le  Légiflateur ,  fe  trompant  dans  Ton 
objet  ,  prend  un  principe  diffe'rent  de  celui 
qui  nait  de  la  nature  des  chofes  ,  que  l'un 
tende  à  la  fervitude  ,  &  l'autre  à  la  liberté  , 
l'un  aux  richefles  ,  l'autre  à  la  population  , 
l'un  à  la  paix  ,  l'autre  aux  conquêtes  ,  on 
verra  les  ioix  s'aifoiblir  infenfiblement  ,  la 
conrtitution  s'altérer  ,  &  l'Etat  ne  ceiTera 
d'être  agité  jufqu'à  ce  qu'il  foit  détruit  ou 
changé  ,  &  que  l'mvincible  nature  ait  repris 
fon  empire. 


CHAPITRE     XII. 

Divijîon  des  Loix» 

X  O  u  R  ordonner  le  tout ,  ou  donner  la 
meilleure  forme  pofl'ible  à  la  chofe  publique, 
il  y  a  diverfes  relations  à  conlîdérer.  Premiè- 
rement ,  l'aftion  du  corps  entier  agiilknt  fur 
lui-même,  c'eft-à-dirc  le  raport  du  tout  au 
tout  ou  du  Souverain  à  l'Etat,  &:ce  raport , 
eft  compofé  de  celui  des  termes  intermé- 
diaires ,  comme  nous  le  verrons  ci-après. 

Les  Ioix  qui  règlent  ce  raport  ,  portent 
le  nom  de  Ioix  politiques  ,  &  s'apellent  aufu 
Ioix  fondamentales,  non  fans  quelque  raifon, 
fi  ces  Ioix  font  fages.  Car  s'il  n'y  a  dans  cha- 
que Etat  qu'une  bonne  manière  de  l'orùon- 

ner. 


SOCIAL.  7j 

Tier,le  peuple  qui  l'a  trouvée  doit  s'y  tenir- 
mais  a  l'ordre  établi  eft  mauvais ,  pourquoi 
prendroit-on  pour   fondamentales  ôqs  loix 
qui  l'empêchent  d'être  bon  ?  D'ailleurs  ,  en 
tout  état  de  caure,un  peuple  eft  toujours  le 
maître  de  changer  ùs  loix,  même  les  meilleur 
resi  car  s'il  lui  plait  de  fe  faire  mal  à  lui-mê- 
me, qui  eft-ce  qui  a  droit  de  l'en  empêcher  > 
La  SECONDE  relation  eft  celle  des  mem- 
bres entr'eux  ou  avec  le  corps  entier,  &  ce 
raport  doit  être  au  premier  égard  auOl  petit, 
&  au  fécond  auffi  grand  qu'il  eft  polîlble  - 
enforte  que  chaque  Citoyen  foit  dans  une 
partaite  indépendance  de  tous  les  autres,  & 
dans  une  excelfive  dépendance  de  la  Cité  ;  ce 
qui  fe  fkit  toujours  par  les  mêmes  moyens  -car 
Il  n'y  a  que  la  force  de  l'Etat  qui  faffe  la  li- 
berté de  fes  membres.  Ceft  de  ce  deuxiè- 
me raport  que  naiiTent  les  loix  civiles. 

O  N  p  E  u  T  coniidérer  une  troiOeme  forte 
de  relation  entre  l'homme  &  la  loi ,  favoir. 
celle  de  la  déibbéinance  à  la  peine,  &  cel 
le- Cl  donne  lieu  à  l'établiffement  des  loix  cri 
minehes,  qui,  dans  le  fond,  font  moins  une 
efpece  particulière  de  loix  ,  que  la  fandioa 
de  toutes  les  autres. 

Aces  trois  fortes  de  loix  ,  il  j.'en  joint 
une  quatrième, la  plus  importante  de  tout-s. 
qui  ne  fe  grave  ni  fur  le  marbre  ni  fur  l'ai- 
ram  ,  mais  dans  les  cœurs  des  Citoyens  ;  qui 
tait  la  véritable  conftitution  de  l'Etat  •  qui 
prend  tous  les  jours  de  nouvelles  forces /oui, 

G 


74     DU  CONTRAT  SOCIAL. 

lorfque  les  autres  loix  vieillilTent  ou  s'étei- 
gnent, les  ranime  ou  les  fuplée  ,  conferve 
un  peuple  dans  l'efprit  de  Ton  inftitution  ,  & 
fubftitue  infenfiblenient  la  force  de  l'habitu- 
de à  celle  de  l'autorité.  Je  parle  des  mœurs, 
des  coutumes, &  fur-tor.t  de  l'opinion  ;  par- 
tie inconnue  à  nos  politiques ,  mais  de  laquel- 
le dépend  le  fuccès  de  toutes  les  autres  : 
partie  dont  le  grand  Législateur  s'occupe 
en  fecret ,  tandis  qu'il  paroit  fe  borner  à  des 
reglemens  particuliers  qui  ne  font  que  le 
ceintre  de  la  voûte  ,  dont  les  inœurs ,  plus 
lentes  à  naître  ,  forment  enfin  l'inébranlable 
clef. 

Entre  ces  diverfes  Cla{lês ,  les  loix  po- 
litiques, qui  conftituent  la  forme  du  Gou- 
vernement ,  font  les  feules  relatives  à  moa 
fujet. 

Fi«  du  Livre  Deuxième, 


D  U 

CONTRAT  SOCIAL, 

o  u 
PRINCIPES 

D  u 

DROIT  POLITIQUE. 


LIVRE    III. 


Va  NT  de  parler  des  diverfes  formes 
de  Goavernement ,  tâchons  de  fixer  le  fens 
pvécis  de  ce  mot ,  qui  n'a  pas  encore  été 
fort  bien  expliqué. 


CHAPITRE       I, 

Du  Gouvernement  en  génirnh 

J  'Avertis  le  Le^reur  que  ce  chapitre 
doit  être  lu  pofém.nt,  &  que  je  ne  fais  pas 
l'art  d'être  cair  po..r  qui  ne  veut  pas  être 
attentif. 

Toute  adion  libre  a  deux  caufes  qui 


G 


z 


76         DU    CONTRAT 

concourent  à  la  produire,  l'une  morale  ,  fa- 
voir  la  volonté  qui  détermine  l'ade  ,  l'autre 
phyfique ,  fçavoir  la  puilTance  qui  l'exécute. 
Quand  je  marche  vers  un  objet ,  il  faut  pre- 
rriierement  que  j'y  veuille  aller  ;  en  fécond 
lieu  ,  que  mes  pieds  m'y  portent.  Qu'un 
Paralytique  veuille  courir  ,  qu'un  homme 
agile 'ne  le  veuille  pas,  tous  deux  refteront 
en  place.  Le  corps  politique  a  les  mêmes 
n^obiles  ;  on  y  diftingue  de  même  la  force  & 
îa  volonté  :  celle-ci  fous  le  nom  dQ  pu  if  an- 
ce  légijlative  ,  l'autre  fous  le  nom  de  puif- 
fance  executive.  Rien  ne  s'y  fait  ou  ne  s'y 
doit  faire  fans  leur  concours. 

Nous  avons  vu  que  la  puiflance  légifla- 
tive  apartient  au  peuple,  &  ne  peut  aparte- 
nir  qu'à  lui.  Il  efl  aifé  de  voir  au  contraire, 
par  les  principes  ci-devant  établis  ,  que  la 
puifTance  executive  ne  peut  apartenir  à  la 
généralité  comme  légiflatrice  ou  fouverai- 
ne  ;  parce  que  cette  puiflance  ne  confifte 
qu'en  des  ades  particuliers  qui  ne  font  point 
du  reiTort  de  la  loi ,  ni  par  conféqucnt  de 
celui  de  fouverain  ,  dont  tous  les  ades  ne 
peuvent  être  que  des  loix. 

Il  faut  donc  à  la  force  publique  un 
aeent  propre  qui  la  réunilTe  &  la  mette  en 
œuvre  félon  les  diredions  de  la  volonté  gé- 
nérale ,  qui  ferve  à  la  communication  de  TE- 
tat  ôc  du  Souverain ,  qui  fafle  en  quelque 
forte  dans  la  perfonne  publique  ce  que  fait 
dans  l'hoiîime  l'union  de  i'ame  &  du  corps. 


SOCIAL.  77 

Voilà  qu'elle  eft  dans  l'Etat  la  raifon  du 
gouvernement ,  confondu  mal-à-propos  avec 
le  Souverain  ,  dont  il  n'eft  que  le  miniftre. 

Q  u'  E  s  ï-c  E  donc  que  le  Gouvernement  ? 
Un  corps  intermédiaire  ,  établi  entre  les  fu- 
jets  &.  le  Souverain  pour  leur  mutuelle  cor- 
refpondance ,  chargé  de  l'exécution  des  loix, 
&  du  maintien  de  la  liberté ,  tant  civile  que 
politique. 

Les  membres  de  ce  corps  s'apellent  Ma- 
giftrats  ou  Rois  ^  c'eft-à-dire  Gouverneurs , 
&  le  corps  entier  porte  le  nom  de  Prince  ^. 
Ainii  ceux  qui  prétendent  que  l'acbe  par  le- 
quel un  peuple  fe  Ibumet  à  des  chefs  n'ell 
point  un  contrat  ,ont  grande  raifon.  Ce  n'eft 
abfolument  qu'une  commiirion  ,  un  emploi 
dans  lequel,  fimpîes  Officiers  du  Souverain  , 
ils  exercent  en  Ton  nom  le  pouvoir  dont  il 
les  a  faits  dépofîtaires,  &  qu'il  peut  limiter, 
modifier  &;  reprendre  quand  il  lui  plaît  ;  1'?^ 
liénation  d'un  tel  droit  étant  incompatible 
avec  la  nature  du  corps  focial ,  &  contraire 
au  but  de  l'aiTociation. 

J'A  PELLE  donc  Gouvernement  ou  fa- 
prême  adminiftration  l'exercice  légitime  de 
la  puiflance  executive ,  &  Prince  ou  Magif- 
trat  l'homme  ou  le  corps  chargé  de  cette 
adminiftration. 

C'EST  dans  le  Gouvernement  que  fe  trou- 

■**  C'eft  ainfî  qu'à  Venife  on  donne  au  Collège 
le  nom  de  Jirémjjimi  Briiice ,  même  quand  le  Doge 
n'y  aflifte  pas. 

G  } 


78         DU     CONTRAT 

vent  les  forces  interme'diaires ,  dont  les  ra- 
ports  comporent  celui  du  tout  au  tout  ott 
du  Souverain  à  l'Etat.  On  peut  repréfenter 
ce  dernier  raport  par  celui  des  extrêmes  d'u- 
ne proportion  continue  ,  dont  la  n^oyenne 
proportionnelle  eft  le  Gouvernement.  Le 
Gouvernement  reçoit  du  Souverain  les  ordes 
qu'il  donne  aux  peuples ,  &  pour  que  l'Etat 
foit  dans  un  bon  équilibre, il  faut, tout  com- 
penfé  ,  qu'il  y  ait  égalité  entre  le  produit 
ou  la  puifTance  du  Gouvernement  pris  en  lui- 
même  ,  &  le  produit  ou  la  puifTance  des  ci* 
toyens  qui  font  Souverains  d'un  côté,  &  fu- 
jets  de  l'autre. 

De  plu  s,  on  ne  Tçauroit  altérer  aucuri 
des  tro^s  termes  ,  fans  rompre  à  l'inftant 
la  proportion.  Si  le  Souverain  veut  gouver- 
ner ,  pu  fi  le  MagiRrat  veut  donner  des  loix, 
ou  fi  les  fujets  refufent  d'obéir,  le  defordre 
fuccede  à  la  règle  ,  la  force  &  la  volonté 
n'agiiTent  plus  de  concert ,  &  l'Etat  diHbus 
tombe  ainfi  dans  le  defpotifme  ou  dans  l'a- 
narchie. Enfin  ,  comme  il  n'y  a  qu'une  moyen- 
ne proportionnelle  entre  chaque  raport,  il 
n'y  a  non  plus  qu'un  bon  gouvernement  pof- 
fibie  dans  un  Etat.  Mais  comme  mille  évé- 
nemens  peuvent  changer  les  rapcrts  d'ua 
peuple  ,  non-feulement  differens  Gouverne- 
mens  peuvent  être  bons  à  divers  peuples  > 
mais  au  même  peuple  en  differens  tems. 

Pour  tacher  de  donner  une  idée  des  di- 
vers raports  qui  peuvent  régner  entre  ces 


SOCIAL.  n 

deux  extrêmes ,  je  prendrai  pour  exemple 
le  nombre  du  peuple ,  comme  un  raport  plus 
facile  à  exprimer. 

S  u  P  o  s  G  N  s  que  l'Etat  foit  compofe  de 
dix  mille  Citoyens.  Le  Souverain  ne  peut 
être  confidéré  que  collectivement  &  en  corps. 
Mais  chaq'ue  particulier, en  qualité  de  fujet, 
eft  confidéré  comme  individu  :  ainli  le  Sou- 
verain eft  au  fujet  comme  dix  mille  eft  à  un, 
c'eft-à-dire ,  que  chaque  membre  de  l'Etat 
n'a  pour  fa  part  que  la  dix  millième  partie 
de  l'autorité  fouveraine  ,  qu|)iqu'il  lui  foit 
foumis  tout  entier.  Que  le  peuple  (bit  com- 
pofe de  cent  mille  hommes ,  l'état  des  fujets 
ne  change  pas ,  &  chacun  porte  également 
tout  l'empire  des  loix?  tandis  que  fon  fuf- 
frage  ,  réduit  à  un  cent  millième,  a  dix  fois 
moins  d'influence  dans  leur  rédadion.  Alors 
le  fujet  reftant  toujours  un  ,  le  raport  du 
Souverain  augmente  en  raifon  du  nombre 
des  Citoyens.  D'où  il  fuit  que  plus  l'Etat 
s'agrandit ,  plus  la  liberté  diminue. 

Quand  je  dis  que  le  raport  augmente , 
j'entends  qu'il  s'éloigne  de  l'égalité.  Ainfi 
plus  le  raport  eft  grand  dans  l'acception  des 
Géomètres ,  moins  il  y  a  de  raport  dans  l'ac- 
ception commune  ;  dans  la  première  le  rap- 
port, confidéré  félon  la  quantité,  fe  mefure 
par  l'expofant  ,  &  dans  l'autre ,  confidéré 
félon  l'indentité  ,il  s'eftime  par  la  fimilitude. 

Or  moins  les  volontés  particulières  fe 
raportent  à  la  volonté  générale ,  c'elt-à-dire  j 

G4 


8o        DU     CONTRAT 

les  mœurs  aux  îoix  ,  plus  la  force  réprimant 
te  doit  augmenter.  Donc  le  Gouvernement, 
pour  être  bon  ,  doit  être  relativement  plus 
fort  à  mefure  que  le  peuple  eft  plus  nom- 
breux. 

D'u  N  autre  côtéjl'agrandiflement  de  l'E- 
tat donnant  aux  dépofitaires  de  l'autorité  pu- 
blique plus  de  tentations  &  de  moyens  d'a- 
bufer  de  leur  pouvoir,  plus  le  Gouverne- 
ment doit  avoir  de  force  pour  contenir  le 
peuple ,  plus  le  Souverain  doit  en  avoir  à  Ton 
tour  pour  contenir  le  Gouvernement.  Je  ne 
parle  pas  ici  d'une  force  abfolue,  mais  de  la 
force  relative  des  diverfes  parties  de  l'Etat. 

Il  suit  de  ce  double  raport  que  la 
proportion  continue  entre  le  Souverain  ,  le 
Prince  &  le  peuple  ,  n'efi:  point  une  idée  ar- 
bitraire ,  mais  une  conféquence  nécefîaire  de 
la  nature  du  corps  politique.  Il  fuit  encore 
que  l'un  des  extrêmes  ,  fçavoir  le  peuple 
comme  fujet,  étant  tixe  S:  reprefente  par  l'u- 
nité ,  toutes  les  fois  que  la  raifon  doublée 
augmente  ou  diminue ,  la  raifon  fimple  aug- 
mente ou  diminue  femblablement  ,  &  que 
par  conféquent  le  moyen  terme  efi:  changé. 
Ce  qui  fait  voir  qu'il  n'y  a  pas  une  conftitu- 
tion  de  Gouvernement  unique  &  abfolue , 
mais  qu'il  peut  y  avoir  autant  de  Gouver- 
nemens  différens  en  nature ,  que  d'Etats  dif- 
férens  en  grandeur. 

Si, TOURNANT  ce  f  yftême  en  ridicu- 
le ,  on  difoit  que  pour  trouver  cette  moyen- 


SOCIAL.  Si 

ne  proportionnelle  ,  &  former  le  corps  an 
Gouvernement ,  il  ne  faut,  félon  moi ,  que  ti- 
rer la  racine  quarrée  du  nombre  du  peuple  ; 
je  répondrois  que  je  ne  prens  ici  ce  nombre 
que  pour  un  exemple  ;  que  les  raports ,  dont 
je  parle ,  ne  fe  mefurent  pas  feulement  par 
le  nombre  des  hommes ,  mais  en  général  par 
la  quantité  d'adion,  laquelle  fe  combine  par 
des  multitudes  de  caufes  ;  qu'au  refte  ,  fi  , 
pour  m'ex primer  en  moins  de  paroles ,  j'em- 
prunte un  moment  des  termes  de  géomé- 
trie ,  je  n'ignore  pas  cependant  que  la  pré- 
cifion  géométrique  n'a  point  lieu  dans  les 
quantités  morales. 

L  E  G  o  u  V  E  R  N  E  M  E  N  T  eil  en  petit  ce 
que  le  corps  politique  qui  îe  renferme  eft  en 
grand.  C'eft  une  perfonne  morale  douée  de 
certaines  facultés,  adtive  comme  le  Souverain, 
pafTive  comme  l'Etat,  &  qu'on  peut  décom- 
pofer  en  d'autres  raports  femblables  ,  d'où 
nait  par  confequent  une  nouvelle  propor- 
tion ,  une  autre  encore  dans  celle-ci  félon 
l'ordre  des  tribunaux  ,  jufqu'à  ce  qu'on  arri- 
ve à  un  moyen  terme  indivifib]e,c'eft-à-di- 
re ,  à  un  feul  chef  ou  magiftrat  fuprême, 
qu'on  peut  fe  repréfenter  au  milieu  de  cette 
progreffion  ,  comme  l'unité  entre  la  férié  des 
fraétions  &  celle  des  nombres 

Sa  N  s  nous  embarrafler  dans  cette  multi- 
plication de  termes  ,  contentons- nous  de 
confidérer  le  Gouvernement  comme  un  nou- 
veau corps  dans  l'Etat ,  diftind  du  peuple  ôc 


Sz        DU    CONTRAT 

du  Souverain  ,&  intermédiaire  entre  l'un  6c 
l'autre. 

Il  Y  A  cette  différence  effentielle  entre 
ces  deux  corps ,  que  l'Etat  exifte  par  lui- 
même  ,  &  que  le  Gouvernement  n'exifte  que 
par  le  Souverain.  Ainfi  la  volonté  dominan- 
te du  Prince  n'eft  ou  ne  doit  être  que  la  vo- 
lonté générale  ou  la  loi ,  fa  fori:e  n'eft  que 
la  force  publique  concentrée  en  lui  ;  fi-rôt 
qu'il  veut  tirer  de  lui-même  quelqu'ade  ab- 
foîu  &  indépendant ,  la  liaifon  du  tout  com- 
inenceàfe  relâcher.  S'il  arrivoit  enfin  que  le 
Prince  eut  une  volonté  particulière  ,  plus 
aâ:iveque  celle  du  Souverain,  8c  qu'il  ufât, 
pour  obéir  à  cette  volonté  particulière ,  de 
la  force  publique  qui  eft  dans  fes  main? ,  en- 
forte  qu'on  eut ,  pour  ainfi  dire  ,  deux  Sou- 
verains ,  l'un  de  droit  6c  l'autre  de  fait ,  à 
rinftant  l'union  fociaîe  s'évanouiroit  ,  ôc  le 
corps  politique  feroit  diflbus. 

Cepen  D  ANT,  pour  que  le  corps  du 
Gou\^ernement  ait  une  exiftence  ,  une  vie 
réelle  qui  le  diftingue  du  corps  de  l'Etat  , 
pour  que  tous  fes  membres  puiffent  agir  de 
concert ,  &  répondre  à  la  fin  pour  laquelle  il 
eft  iniliitué ,  il  lui  faut  un  moi  particulier  ,  une 
fenhbilité  commune  à  ies  membres  ,  une  for- 
ce, une  volonté  propre  qui  tende  à  fa  con- 
fervation.  Cette  exiPcence  particulière  fupo- 
fe  des  affciv-  l^es,  des  confeils  ,  un  pouvoir 
de  déliber.-  ,  de  réfoudre ,  des  droits  ,  des  ti- 
tres, des  privilèges  qui  apartiennent  au  Prince 


SOCIAL.  8^ 

exclurivement,&  qui  rendent  la  condition  du 
magiilrat  plus  honorable  à  proportion  qu'elle 
eft  plus  pénible.  Les  difficultés  font  dans  la 
manière  d'ordonner  dans  le  tout  ce  tout  fu- 
balterne  ,  de  forte  qu'il  n'altère  point  la  conf- 
titution  générale  en  affermi  fiant  la  Tienne  > 
qu'il  diftingue  toujours  fa  force  particulière, 
deftinée  à  fa  propre  confervation ,  de  la  force 
publique  deftinée  à  la  confervation  de  l'E- 
tat, 5c  qu'en  un  mot,  il  foit  toujours  prêt 
à  facrifier  le  Gouvernement  au  peuple  ,  & 
non  le  peuple  au  Gouvernement. 
-  D'AILLEURS  ,  bien  que  le  corps  arti- 
ficiel du  Gouvernement  foit  l'ouvrage  d'un 
autre  corps  artificiel ,  &  qu'il  n'ait  en  quel- 
que forte  qu'une  vie  empruntée  Se  fubor- 
donnée ,  cela  n'empôche  pas  qu'il  ne  puiïïe 
agir  avec  plus  ou  moins  de  vigiieur  ou  de 
célérité ,  jouir ,  pour  ainfi  dire  ,  d'une  fanté 
plus  ou  moins  robufie.  Enfin ,  fans  s'éloigner 
diredement  du  but  de  fon  inftitution ,  il  peut 
s'en  écarter  plus  ou  moins,  félon  la  manière 
dont  il  eft  conftitué. 

C'  E  s  T  de  toutes  ces  différences  que  naif« 
fent  les  raports  divers  que  le  Gouvernement 
doit  avoir  avec  le  corps  de  l'Etat ,  félon  les 
raports  accidentels  &  particuliers  ,  par  lef- 
quels  ce  même  Etat  eft  modifié.  Car  fouvent 
le  Gouvernement  le  meilleur  en  foi,  devien- 
dra le  plus  vicieux ,  fi  fes  raports  re  font 
altérés  félon  les  défauts  du  corps  politique 
au<juel  il  apartient. 


DU    CONTRAT 


CHAPITRE     II. 

Du  principe  qui  conjîitue  les  diverfes  formes 
de  G ouver rumens* 

A  OuR  expofer  la  caufe  générale  de  ces 
différences,  il  faut  diftinguer  ici  le  Prince  & 
le  Gouvernement ,  comme  j'ai  diftingué  ci- 
devant  l'Etat  &:  le  Souverain. 

Le  corps  du  magiftrat  peut  être  com- 
pofé  d'un  plus  grand  ou  moins  nombre  de 
membres.  Nous  avons  dit  que  le  raport  du 
Souverain  aux  fujets  étoit  d'autant  plus  grand 
que  le  peuple  étoit  plus  nombreux  ;  6c  par 
une  évidente  analogie  ^  nous  en  pouvons  di- 
re autant  du  Gouvernement  à  l'égard  des 
Magiftrats. 

Or  LA  force  totale  du  Gouvernement 
étant  toujours  celle  de  VEtat  ,  ne  varie 
point  ;  d'où  il  fuit,  que  plus  il  ufe  de  cette 
force  fur  {^s  propres  membres ,  moins  il  lui 
en  refte  pour  agir  fur  tout  le  peuple. 

Donc  plus  les  Magiftrats  font  nom- 
breux ,  plus  le  Gouvernement  eft  foible. 
Comme  cette  maxime  eft  fondamentale  ^ 
apliquons-nous  à  la  mieux  éclaircir. 

Nous  pouvons  diftinguer  dans  la  per- 
fonue  du  Magiftrat  trois  volontés  eflentielle- 
Enent  différentes.  Premièrement ,  la  volonté 
propre  de  l'individu ,  qui  ne  tend  qu'à  foa 


Social.        zs 

avantage  particulier  ;  fecondement,  la  volon-i 
té  commune  des  magiftrats ,  qui  fe  rapporte 
uniquement  à  l'avantage  du  Prince,  &  qu'on 
peut  appeler  volonté  de  corps ,  laquelle  eft 
générale  par  rapport  au  Gouvernement ,  & 
particulière  par  rapport  à  l'Etat  ,  dont  le 
Gouvernement  fait  partie  ;  en  troifieme  lieu  , 
la  volonté  du  peuple  ,  ou  la  volonté  fouve- 
raine  ,  laquelle  efl:  générale  >vUnt  par  rap- 
port à  l'Etat  confidéré  comme  l^-tout ,  que 
par  rapport  au  Gouvernement  confidéré  com- 
me partie  du  tout. 

Dans  une  légiïlation  parfaite ,  la  volon- 
té particulière  ou  individuelle  doit  être  nul- 
le ,  la  volonté  de  corps ,  propre  au  Gouver- 
nement ,  très-fubordonnée,  &  par  confé- 
quent  la  volonté  générale  ou  fouveraine 
toujours  dom'nante  &  la  régie  unique  de 
toutes  les  autres. 

Selon  l'ordre  naturel  ,  au  contraire, 
ces  différentes  volontés  deviennent  plus  ac- 
tives à  mefure  qu'elles  fe  concentrent.  Ainfî 
la  volonté  générale  eft  toujours  la  plus  foi- 
ble  ,  la  volonté  de  corps  a  le  fécond  rang, 
&  la  volonté  particulière  le  premier  de  tous  : 
de  forte  que  dans  le  Gouvernement  chaque 
membre  eft  premièrement  foi-même ,  &  puis 
Magiftrat ,  &  puis  Citoyen.  Gradation  di- 
redement  opppofée  à  celle  qu'exige  l'ordre 
focial. 

Cela  pofé  ;  que  tout  le  Gouvernement 
foit  entre  les  mains  d'un  feul  homme  ,  voilà 


8(5        DU    CONTRAT 

la  volonté  particulière  &  la  volonté  de  corps 
parfaitement  réunies  ,  &  par  conféquent 
celle-ci  au  plus  haut  degré  d'intenfité  qu'el- 
le puifle  avoir.  Or  comme  c'eft  du  degré  de 
la  volonté  que  dépend  l'ufage  de  la  force  , 
&  que  la  force  abfolue  du  Gouvernement 
ne  varie  point  ,  il  s'enfuit  que  le  plus  actif 
des  Gouvernemens  eft  celui  d'un  feul. 

Au  CONTRAIRE,  uniflons  le  Gou- 
vernement à  l'autorité  légiilative  ;  faifons 
le  Prince  du  Souverain,  &  de  tous  les  Ci- 
toyens autant  de  Magiftrats  :  alors  la  vo- 
lonté de  corps  ,  confondue  avec  la  volonté 
générale  ,  n'aura  pas  plus  d'adivité  qu'el- 
le ,  &  laiflera  la  volonté  particulière  dans 
toute  fa  force.  Ainfi  le  Gouvernement ,  tou- 
jours avec  la  même  force  abfolue,  fera  dans 
{on  minimum  de  force  relative  ou  d'adivité* 

Ces  rapports  font  incontefiables  ,  & 
d'autres  confidérations  fervent  encore  à  les 
confirmer.  On  voit ,  par  exemple ,  que  cha- 
que Magiftrat  eft  plus  adif  dans  fon  corps  , 
que  chaque  Citoyen  dans  le  fien  ,  &  que 
par  conféquent  la  volonté  particulière  a 
beaucoup  plus  d'influence  dans  les  ades  du 
"Gouvernement  que  dans  ceux  du  Souverain  ; 
car  chaque  Magiftrat  eft  prefque  toujours 
chargé  de  quelque  fondion  du  Gouverne- 
ment ,  au  lieu  que  chaque  Citoyen  pris  à 
part  n'a  aucune  fondion  de  la  fouveraineté. 
D'ailleurs,  plus  l'Etat  s'étend  ,  plus  fa  force 
réeile  augmente ,  quoiqu'elle  n'augmente  pas 


SOCIAL.  ti 

«Il  raifon  de  fon  étendue  :  mais  l'Etat ,  ref- 
tant  le  même  ,  les  Magiftrats  ont  beau  fe 
multiplier  ,  le  Gouvernement  n'en  acquiert 
pas  une  plus  grande  force  réelle,  parce  que 
cette  force  eit  celle  de  l'Etat ,  dont  la  me- 
fure  eft  toujours  égale.  Ainfi  la  force  rela- 
tive ou  l'adivité  du  Gouvernement  diminue 
fans  que  fa  force  abfolue  ou  réelle  puifTe 
augmenter. 

Il  est  fur  encore  que  l'expédition  des 
affaires  devient  plus  lente  à  mefure  que  plus 
de  gens  en  font  chargés  ;  qu'en  donnant  trop 
à  la  prudence  ,  on  ne  donne  pas  affez  à  la 
fortune  ;  qu'on  lailTe  échapper  l'occaiion  ,  & 
<3u'à  force  de  délibérer  on  perd  fouvent  le 
fruit  de  la  délibération. 

Je  viens  de  prouver  que  le  Gouver- 
nement fe  relâche  à  mefure  que  les  Magif- 
trats  fe  multiplient,  &  j'ai  prouvé,  ci-de- 
vant,  que  plus  le  peuple  eft  nombreux ,  plus 
la  force  réprimante  doit  augmenter.  D'oà 
il  fuit  que  le  rapport  des  Magiftrats  au  Gou- 
vernement doit  être  inverfe  du  rapport  des 
Sujets  au  Souverain ,  c'eft-à-dire,  que  plus 
VEtat  s'agrandit ,  plus  le  Gouvernement  doit 
fe  reflerrer  ;  tellement  que  le  nombre  des 
chefs  diminue  en  raifon  de  l'augmentation 
du  peule. 

Au  RESTE  ,  je  ne  parle  ici  que  de  la 
force  relative  du  Gouvernement,  &  non  de 
fa  rectitude;  car  ,  au  contraiie ,  plus  le  Ma- 
giftrat  eft  nombreux  ,  plus  la  volonté  du 


U        DU    CONTRAT 

corps  fe  rapproche  de  la  volonté  générale  ; 
au  lieu  que  fous  un  Magiftrat  unique  cette 
raèaie  volonté  de  corps  n'eft,  comme  je  l'ai 
dit  ,  qu'une  volonté  particulière.  Ainii  l'on 
perd  d'un  côté  ce  qu'on  peut  gagner  de 
l'autre  ,  & Tart  du  Légiflateur  eft  de  fçavoir 
fixer  le  point  où  la  force  &  la  volonté  du 
Gouvernement,  toujours  en  proportion  ré- 
ciproque, fe  combinent  dans  le  rapport  le 
plus  avantageux  à  l'Etat. 


CHAPITRE     III. 

Divifion  des  Gouvernemens^ 


G 


N  A  vu  dans  le  chapitre  précédent 
pourquoi  l'on  diftingue  les  diverfes  efpeces 
ou  formes  de  Gouvernemens  par  le  nombre 
â^s  membres  qui  les  compofent  ;  il  refle  à 
voir  dans  celui-ci  comment  fe  fait  cette  di- 
vifion. 

Le  Souverain  peut,  en  premier 
lieu,  commettre  le  dépôt  du  Gouvernement 
à  tout  le  peuple  ,  ou  à  la  plus  grande  par- 
tie du  peuple  ,  enforte  qu'il  y  ait  plus  de 
Citoyens  Magiftrats  que  de  Citoyens  llm- 
ples  particuliers.  On  donne  à  cette  forme  de 
Gouvernement  le  nom  de  Démocratie, 

Ou  BIEN  il  peut  refferrer  le  Gouver- 
nement entre  les  mains  d'un  petit  nombre  , 
«nforte  qu'il  y  ait  plus  de  fimples  Citoyens 

que 


SOCIAL.  ^ 

que  de  Magiftrats ,  &  cette  forme  porte  le 
nom  d'Ariftocratie, 

Enfin  ,  il  peut  concentrer  tout  le 
Gouvernement  dans  les  mains  d'un  Magif- 
trat  unique  ,  dont  tous  les  autres  tiennent 
leur  pouvoir.  Cette  troifieme  forme  efl:  la 
plus  commune  ,  &  s'apelle  Monarchie  o\i 
Gouvernement  Royal. 

On  doit  remarquer  que  toutes  ces  for- 
mes, ou  du  moins  les  deux  premières,  font 
fufceptibles  de  plus  ou  de  moins,  &  ont 
même  une  aflez  grande  latitude  ;  car  la 
Démocratie  peut  embrafler  tout  le  peuple  , 
ou  fe  referrer  jufqu'à  la  moitié.  L'Arifto- 
cratie,  à  fon  tour,  peut  de  la  moitié  du  peu- 
ple fe  reflerrer  jufqu'au  plus  petit  nombre 
indéterminément.  La,  Royauté  même  eft 
fufceptible  de  quelque  partage.  Sparte  eut 
conftamment  deux  Rois  par  fa  conftitution , 
Se  l'on  a  vu  dans  l'empire  romain  jufqu'à 
huit  Empereurs  à  la  fois  ,  fans  qu'on  pût 
dire  que  l'Empire  fut  divifé.  Ainfi  il  y  a  un 
point  où  chaque  forme  de  Gouvernement 
fe  confond  avec  la  fuivante  ,  &  l'on  voit 
que  fous  trois  feules  dénominations  le  Gou- 
vernement eft  réellement  fufceptible  d'au- 
tant de  formes  diverfes  que  l'Etat  a  de 
Citoyens 

I  L  Y  a  plus  :  ce  même  Gouvernement 
pouvant  à  certains  égards  fe  fubdivifer  en 
d'autres  parties ,  l'une  adminiftrée  d'une  ma- 
nière ^  &  l'autre  d'une  autre ,  il  peut  réfuU 

H 


90         DU     CONTRAT 

ter  de  ces  trois  Formes  combinées  une  mul- 
titude de  formes  mixtes ,  dont  chacune  eil 
fjultipliable  par  toutes  les  formes  fimples» 

O  N  A  de  tout  tems  beaucoup  difputé 
fur  la  meilleure  forme  de  Gouvernement  > 
fans  confidérer  que  chacune  d'elles  efl:  la 
meilleure  en  certains  cas  ,  &  la  pire  ea 
d'autres. 

Si  dans  les  differens  Etats  le  nombre 
des  Magiibats  fuprêmes  doit  être  en  raifon 
inverfe  de  celui  des  Citoyens  ,  il  s'enfuit 
qu'en  général  le  Gouvernement  Démocra- 
tique convient  aux  petits  Etats  ,  l'Arifto- 
cratique  aux  médiocres  ,  &  le  Monarchi- 
qr.e  aux  grands.  Cette  règle  fe  tire  immé- 
diatemenr  du  principe  ;  m.ais  comment  com- 
pter la  multitude  de  circonftances  qui  peu- 
vent fournir  des  exceptions  ? 


CHAPITRE      ly. 

De  la  Démocratie» 


c 


E  L  U  I  qui  fait  la  loi  fçait  mieux  que 
peifonne  comment  elle  doit  être  exécutée 
&  interprétée.  11  femble  donc  qu'on  ne 
frauroit  avoir  une  meilleure  constitution  que 
celle  où  le  pouvoir  exécutif  eft  joint  au 
îégiilatif  :  mais  c'eft  cela  même  qui  rend  ce 
gouvernement  infuffifant  à  certains  égards  , 
parce  que  les  chofes  ^ui  doivent  être  dif- 


SOCIAL.  91 

tinguées  ne  le  font  pas,  &  que  le  Prince 
&  le  Souverain  n'étant  que  la  même  per- 
fonne ,  ne  forment  ,  pour  ainfi  dire  ,  qu'un 
Gouvernement  fans  Gouvernement. 

Il  N'EST  pas  bon  que  celui  qui  fait 
les  loix  les  exécute  ,  ni  que  le  corps  du  peu-  ' 
pie  détourne  fon  attention  des  vues  géné- 
rales ,  pour  les  donner  aux  objets  parti  • 
culiers.  Rien  n'efl:  plus  dangereux  que  l'in- 
fluence des  intérêts  privés  dans  les  afFaires 
publiques,  6c  l'abus  des  loix  par  leGouver^ 
nement ,  eft  un  mal  moindre  que  la  corrup- 
tion du  Légiflateur,  fuite  infaillible  des  vues 
particulières.  Alors  l'Etat  étant  altéré  dans 
fa  fubftance ,  toute  réforme  devient  impof- 
fibîe.  Un  peuple  qui  n'abuferoit  jamais 
du  Gouvernement ,  n'abuferoit  pas  non  plus 
de  l'vndépendance  ;  un  peuple  qui  gouverne- 
roit  toujours  bien  ,  n'auroit  pas  befoin  d'ê- 
tre gouverné. 

A  PRENDRE  le  terme  dans  la  rigueur 
de  l'acception ,  il  n'a  jamais  exifté  de  vérita- 
ble Démocratie  ,  &  il  n'en  exiftera  jamais. 
Il  eft  contre  l'ordre  naturel  que  le  grand" 
nombre  gouverne,  &  que  le  petit  foit  gou- 
verné, ©n  ne  peut  imaginer  que  le  peuple 
refte  inceflamment  aiTemblé  pour  vaquer 
aux  affaires  publiques  ,  &  l'on  voit  aifément 
qu'il  ne  fauroit  établir  pour  cela  des  corn- 
mifTions  fans  que  la  forme  de  Vadrainiftration 
change. 

En  EFFET  ,  je  crois  pouvoir  poferen 


9i         DU    CONTRAT 

principes  qne  quand  les  fon(5tions  du  Gou- 
vernement font  partagées  entre  plufieurs  tri-i 
banaux  ,  les  moins  nombreux  acquièrent 
tôt  ou  tard  la  plus  grande  autorité  ,  ne  tut- 
ce  qu'à  caufe  de  la  facilité  d'expédier  les 
affaires  ,  qui  les  y  amène  naturellement. 

D'AILLEURS  que  de  chofes  difficiles 
à  réunir  ne  fuppofe  pas  ce  Gouvernement  ? 
Premièrement  un  Etat  très-petit  où  le  peu- 
ple foit  facile  à  raffembler,  &  où  chaque  ci- 
toyen puiffe  aifément  connoître  tous  les  au- 
tres :  fecondement  une  grande  fimplicité  de 
mœurs  qui  prévienne  la  multitude  d'affaires, 
&  les  difcuflTions  épineufes  :  enfuite  beau- 
coup d'égalité  dans  les  rangs  &  dans  les 
fortunes  ,  fans  quoi  l'égalité  ne  fçauroic 
fubfifter  long-tems  dans  les  droits  &  l'au- 
toiité  :  eiifîn  ,  peu  ou  point  de  luxe  ;  car  ,. 
ou  le  luxe  eft  l'effet  des  richeffes  ,  ou  ii 
les  rend  néceffaires  ;  il  corrompt  à  la  fois 
le  riche  &  le  pauvre,  l'un  par  la  poffeffion  , 
l'autre  par  la  convoitife  ;  il  vend  la  patrie 
à  la  molleffe,  à  la  vanité;  il  ôte  à  l'Etat  tous 
fes  Citoyens  ,  pour  les  affervir  les  uns  aux 
autres ,  ôc  tous  à  l'opinion. 

Voila  pourquoi  un  Auteur  célèbre  a 
donné  la  vertu  pour  pxincipe  à  la  Républi- 
que ,  car  toutes  ces  conditions  ne  fauroient 
fubfîfteF  fans  la  vertu  :  mais  ,  faute  d'avoir 
fait  les  diftindions  néceffaires ,  ce  beau  gé- 
nie a  manqué  fouvent  de  jufteffe  ,  quelque- 
fois de  clarté  ^ôc  n'a  pas  vu  que  Tautcrité 


SOCIAL.  95.^ 

Souveraine  étant  par-tout  la  même  ,  le  mê- 
me principe  doit  avoir  lieu  dans  tout  Etat 
bien  conftitué  ,  plus  ou  moins ,  il  eft  vrai, 
félon  la  forme  du  Gouvernement. 

Ajoutons  qu'il  n'y  a  pas  de  Gou- 
vernement il  fujet  aux  guerres  civiles  Se  aux 
agitations  inteftines  ,  que  le  Démocratique 
ou  populaire,  parce  qu'il  iVy  en  a  aucune  qui 
tende  li  fortement  &  fi  continuellement  à 
changer  de  forme  ,  ni  qui  demande  plus  de 
vigilance  &  de  courage  pour  être  maintenu 
dans  la  Tienne.  C'eft  fur-tout  dans  cette 
conftitution  que  le  Citoyen  doit  s'armer  de 
force  &  de  confiance  ,  &  dire  chaque  jour 
de  fa  vie  au  fond  de  fon  cœur,  ce  que 
difoit  un  vertueux  Palatin  *  dans  la  Diète 
de  Pologne  :  Malo  periculofam  libertatem 
qiiam  quietum  fervitium» 

S  '  I  L  y  avoit  un  peuple  de  Dieux ,  il  fe 
gouverneroit  démocratiquement.  Un  Gou- 
vernement fi  parfait  ne  convient  pas  à  de$ 
hommes. 


CHAPITRE     V. 
De  rAriftocratie.. 


Nou 


s  avons  ici  deux  perfonn es  morale* 
très-diftindes;  favoir  le  Gouvernement  &  le 

*  Le  Palatin  de  Pornanie ,  père  du  Roi  de  Po-' 
logne ,  Duc  dç  Lorraine» 


54        DU    CONTRAT 

Souverain,  &par  conféquent  deux  volontés 
générales,  l'une  par  rapport  à  tous  les  ci- 
toyens ,  l'autre  feulement  pour  les  membres 
de  l'adminiflration.  Ainfi ,  bien  que  le  Gou- 
verneinent  puilTe  régler  fa  police  intérieu- 
re comme  il  lui  plait  ,  il  ne  peut  jamais 
parler  au  peuple  qu'au  nom  du  Souverain , 
€*eft-à-dire  ,  au  nom  du  peuple  même  ;  ce 
qu'il  ne  faut  jamais  oublier. 

Les  premières  fociétés  fe  gouvernèrent 
ariftocratiquement.  Les  chefs  des  familles 
délibéroient  entr'eux  des  affaires  publiques.. 
Les  jeunes  gens  cédoient  fans  peine  à  l'au- 
torité de  l'expérience.  De-là  les  noms  de 
Prêtres  ,  d'Anciens  ,  de  Sénat ,  de  Géromes, 
Les  Sauvages  de  l'Amérique  feptentrionale 
ie  gouvernent  encore  ainfi  de  nos  jours  , 
&  font  très-bien  gouvernés. 

M  A  I  s  à  mefure  que  l'inégalité  d'inftitu- 
tion  l'emporta  fur  l'inégalité  naturelle  ,  la 
richefle  ou  la  puilTance  =^  fut  préférée  à 
l'âge,  &  l'Ariftocratie  devint  élective.  En- 
fin la  puiflance  tranfmife  avec  les  biens  du 
père  aux  enfàns ,  rendant  les  familles  patri- 
ciennes ,  rendit  le  Gouvernement  héréditai- 
re ,  &  Ton  vit  des  Sénateurs  de  vingt  ans» 

Il  y  a  donc  trois  fortes  d'Ariftocratie  ; 
naturelle,  éledive  ,  héréditaire.  La  première 
ne  convient  qu'à  des  peuples  fimpîes  ;   la 

*  Il  efl  clair  que  le  m:t  Optimales  chez  les  an- 
ciens ,  ne  Ycuc  pas  dire  le:;  meilleurs,  mais  les  plus 
puilfans» 


SOCIAL.  9f 

troîfietne  eft  le  pire  de  tous  les  Gouvernemens» 
La  deuxième  e(l  le  meilleur  :  c'eft  l'Arifto- 
cratie  proprement  dite. 

Outre  l'avantage  de  la  diftin£tion  des 
deux  pouvoirs ,  elle  a  celui  du  choix  de  Tes 
membres  ;  car  dans  le  Gouvernement  po- 
pulaire tous  les  Citoyens  naiiFent  magiftrats, 
mais  celui-ci  les  borne  à  un  petit  nombre  , 
&  ils  ne  le  deviennent  que  par  éleârion  *  ; 
moyen  par  lequel  la  probité  ,  les  lumières^ 
î'expérience  ,  &  toutes  les  autres  raifons 
de  préférence  &  d'eftime  publique  ,  font  au* 
tant  de  nouveaux  garants  qu'on  fera  fage- 
ment  gouverné. 

De  plus, les  aflemblées  fe  Font  plus  com- 
modément ,  les  affaires  fe  difcutent  mieux , 
s'expédient  avec  plus  d'ordre  &  de  diligen- 
ce ,  le  crédit  de  l'Etat  eft  mieux  foutenu 
chez  l'étranger  par  de  vénérables  Sénateurs 
que  par  une  multitude  inconnue  ou  mé- 
prifée. 

E  N  un  mot  ,  c'eft  Tordre  le  meilleur 
&  le  plus  naturel  ,  que  les  plus  fages gou- 
vernent la  multitude ,  quand  on  eft  fur  qu'il 

*  Il  importe  beaucoup  de  régler  par  des  loix  la 
forme  de  l'éléétion  des  Maertfîrars  ;  car  en  l'aban- 
donnant à  la  volonté  du  Prince  ,  on  ne  peut  évi- 
ter de  tomber  dans  l'Ariftocratie  héréditaire  ,  com- 
me il  eft  arrivé  aux  Républiques  de  yenife  &  de 
B^rne.  Aufîi  la  première  eft-elle  depuis  long-tcms 
un  Etat  diffous  •  mais  la  féconde  fe  maintient  par 
Fextrême  fagefle  de  fon  Sénat  :  c*eft  une  excep* 
tion  bien  honorable  &  bien  dangereufe. 


96         D  U    C  O  N  T  R  A  T 

fa  gouverneront  pour  fon  profit  &  non  pour 
le  leur  ;  il  ne  faut  point  multiplier  en  vain 
les  refibrts  ,  ni  faire  avec  vingt  mille  hommes 
ce  que  cent  hommes  choifis  peuvent  faire 
encore  mieux.  Mais  il  faut  remarquer  que 
l'intérêt  de  corps  commence  à  moins  diriger 
ici  la  force  publique  fur  la  règle  de  la^ 
volonté  générale  ,  &  qu'une  autre  pente 
inévitable  enlevé  aux  loix  une  partie  de. 
la  puiflance  executive, 

A  L'ÉGARD  des  convenances  particulières  , 
il  ne  faut  ni  un  Etat  fi  petit  ,  ni  un  peuple 
fi  fimple  &  fi  droit  ,  que  l'exécution  des 
loix  fuive  immédiatement  de  la  volonté 
publique  ,  comme  dans  une  bonne  Démo- 
cratie. Il  ne  faut  pas  non  plus  une  fi  grande 
nation  ,  que  les  chefe  épars  ,  pour  la  gou- 
verner ,  puiflent  trancher  du  Souverain  , 
chacun  dans  fon  département  ,  &  com- 
mencer par  fe  rendre  indépendans  pour 
devenir  enfin  les  maîtres. 

MAîsfi  l'Ariftocratie  exige  quelques 
vertus  de  moins  que  le  Gouvernement  po- 
pulaire, elle  en  exige  auffi  d'autres  qui  lui 
font  propres  ;  comme  la  modération  dans  les 
riches,  &.  le  contentement  dans  les  pauvres  : 
car  il  femble  qu'une  égalité  rigoureufe  y 
feroit  déplacée  ;  elle  ne  fut  pas  même  ob- 
fervée  à  Sparte. 

A  u  refte  ,  fi  cette  forme  comporte  une 
certaine  inégalité  de  fortune  ,  c'eft  bien 
jour  qu'en  général  l'adminiflration  des  af- 

feires 


SOCIAL.  97 

faires  publiques  toit  coni^ée  à  ceux  qui 
peuvent  le  mieux  y  donner  tout  leur  tems  ; 
mais  non  pas  ,  comme  prétend  Ariftote  , 
pour  que  les  riches  foient  toujours  preTé- 
rés.  Au  contraire,  il  importe  qu'un  choix 
oppofé  apprenne  quelquefois  au  peuple 
qu'il  y  a  ,  dans  le  mérite  des  hommes  ,  des 
raifons  de  préférence  plus  importantes  que 
li  riciielîe. 


C    H    A   P   I   T    K    E      VI 

De  la  Monarchie. 

JUSQU'ICI  nous  avons  confidéré  le 
Prince  comme  une  perfonne  morale  &  col- 
ledrive  ,  unie  par  la  force  des  loix,  &  dé- 
pofitaire  dans  l'Etat  de  la  puiHance  execu- 
tive. Nous  avons  maintenant  à  confidérer 
cette  puifTance  réunie  entre  les  main.^  d'une 
perfonne  naturelle  ,  d'un  homme  réel ,  qui 
feul  ait  droit  d'en  difpôfer  feîon  les  loix. 
Ceft  ce  qu'on  appelle  un  Monarque  ou  un 
Roi. 

Tout  au  contraire  des  autres  adminif- 
trations  ,  où  un  être  colledif  rep.  éfence  un 
individu;  dans  celle-ci  un  idividu  r^  )réfente 
un  être  co'leârif,  enforte  quel'u=  ;^é  morale 
qui  confti^tue  le  Prince ,  eft  en  même-tems 
une  unité  phyfique  ,  dans  laquelle  toutes 
les, facultés  que  la  loi  réunit   dans  l'autre 

I 


93  DU    CONTRAT 

avec  tant  d'effort  ,(è  trouvent  naturellement 
réunies. 

Ainsi  la  volonté  au  peuple  ,  &  la  vo- 
lonté du  Prince  ,  &  la  force  publicjue  de 
î'Etat,  &  la  force  particulière  du  Gouverne- 
aient ,  tout  répond  même  au  mobile,  tous  les 
reflbrts  de  la  machine  font  dans  la  même 
main  ,  tout  marche  au  mjéme  but  ,  il  n'y 
a  point  de  mouvemens  oppofés  qui  s'entre- 
décruifent;  &  l'on  ne  peut  imaginer  aucune 
forte  de  conftitution  dans  laquelle  un  moin- 
dre effort  produife  une  adion  plus  confi- 
dérable.  Archimede  aflfis  tranquillement  fur 
le  rivage  ,  &  tirant  fans  peine  à  flot  un 
grand  Vaifleau,  m.e  repréfente  un  monar- 
que habile  ,  gouvernant  de  fon  cabinet  fes 
vaftes  Etats  ,  &  faifant  tout  mjouvoir  en 
piroiflânt  immobile. 

Mais  s'il  n'y  a  point  de  Gouvernement 
qm  ait  plus  de  vigueur,  il  n'y  en  a  point  où 
la  volonté  particulière  ait  plus  d'empire,  Se 
domine  plus  aifément  ks  autres  ;  tout  mar- 
che au  même  but  ,  il  efl  vrai  ;  mais  ce  but 
n'efl:  point  celui  de  la  félicité  publique,  & 
la  force  mèm.e  de  l'Adminifi ration  tourne 
fans  cefle  au  préjudice  de  l'Etat. 

f i  E  s  Rois  veulent  être  abfolus  ,  &  de 
loin  on  leur  crie  que  le  meilleur  mioyen  de 
i'être,  eft  de  fe  faire  aimer  de  leurs  peuples. 
Cette  maxime  eft  très- belle,  &  même  très- 
vraie  à  certains  égards.  Maîheureufement 
on  s'en  mo^ufira  toujours  dans  les  Cours. 


SOCIAL.  9^ 

La  puitTance  qui  vient  de  l'amour  des  peu- 
ples eft  fans  doute  la  plus  grande  ;  mais  el- 
le eft  précaire  &  conditionnelle  ;  jamais  les 
Princes  ne  s'en  contenteront.  Les  meilleurs 
Kois  veulent  pouvoir  être  mechans,  s'il  leur 
plait ,  fans  ceiTer  d'être  les  maîtres.  Un  fer- 
moneur  politique  aura  beau  leur  dire  que  la 
force  du  peuple  étant  la  leur  ,  leur  plus 
grand  intérêt  eft  que  le  peuple  foit  florif- 
(ànt  ,  nombreux  ,  redoutable  :  ils  fçavent 
très-bien  que  cela  n*eft  pas  vrai.  Leur  inté- 
rêt perfonnel  eft  premièrement  que  le  peu- 
ple foit  foible  ,  miférable ,  &  qu'il  ne  puilfe 
jamais  leur  réiifter.  J'avoue  que,  fupofant 
les  fujets  toujours  parEntement  fournis,  l'in- 
térêt du  Prince  ferait  alors  que  le  peuple 
fût  puiflant,  alin  que  cette  puiiTance,  étant 
la  iienne  ,  le  rendit  redoutable  à  fes  voi- 
fins  ;  mais  comme  cet  intérêt  n'eft  que  fe- 
condaire  &;  furbordonné  ,  &  que  les  deux 
fupofitions  font  incompatibles  ,  il  eft  natu- 
rel que  les  Princes  donnent  toujours  la  pré- 
férence à  la  maxime  qui  leur  eft  le  plus  im- 
médiatement utile.  Ceft  ce  que  Samuel  re- 
préfentoit  fortement  aux  Hébreux  ;  c'eft 
ce  que  Machiavel  a  fciit  voir  avec  évidence. 
En  feignan:  de  donner  des  leçons  aux  Rois , 
il  en  a  donné  de  grandes  aux  peuples.  Le 
Prince  de  Machiavel  eft  !e  livre  des  répu- 
blicains. 

Nous  avons  trouvé  ,  par  les  rapports 
généraux,  que  la  Monarchie  n'eft  convena- 

I  2 


loo      DU    CONTRAT 

ble  qu'aux  grands  Etats  ,  &  nous  le  trou- 
vons encore  en  l'examinant  en  elle-même. 
Plus l'adminirtration  publique  eft  nombreufe , 
plus  le  rapport  du  Prince  aux  fujets  dimi- 
nue ,  &:  s'approche  de  l'égalité ,  enforte  que 
ce  rapport  eft  un  ou  l'égalité  même  dans  la 
Démocratie.  Ce  même  rapport  augmente  à 
mefure  que  le  Gouvernement  fe  refferre  , 
&  il  eft  dans  fon  maximum  quand  le  Gou- 
vernement ePc  dans  les  mains  d'un  feul.  Alors 
il  fe  trouve  une  trop  grande  diilance  entre 
le  Prince  6c  le  Peuple ,  &  l'Etat  manque  de 
liaifon.  Pour  la  former  il  faut  donc  des  or- 
dres intermédiaires,  il  faut  des  Princes,  des 
Grands  ,  de  la  noblefle  pour  les  remplir. 
Or  ,  rien  de  tout  cela  ne  convient  à  un  pe- 
tit Etat  que  ruinent  tous  ces  degrés. 

Mais  s'il  eft  difficile  qu'un  grand  Etat 
foit  bien  gouverné ,  il  l'eft  beaucoup  plus 
qu'il  foit  bien  gouverné  par  un  feul  homme  , 
&  chacun  fçait  ce  qu'il  arrive  quand  le  Roi 
fe  donne  des  Subftituts. 

U  N  défaut  eilentiel  &  inévitable  ,  qui 
mettra  toujours  le  Gouvernement  Monar- 
chique au  deiïbus  du  Républicain  ,  eft  que 
dans  celui-ci  la  voix  publique  n'élevé  pref- 
que  jamais  aux  premières  places  que  des 
hommes  éclairés  &  capables,  qui  les  rem- 
plirent avec  honneur  ;  au  lieu  que  ceux  qui 
parviennent  dans  les  Monarchies  ,  ne  font  le 
plus  fouvent  que  de  petits  brouillons  ,  de 
petits  fripons ,  de  petits  intrigans  ,  à  qui 


SOCIAL.  Î03 

'es  petits  talens  ,  qui  font  dans  les  Cours 
parvenir  aux  grandes  places,  ne  fervent  qu'à 
montrer  au  public  leur  ineptie  aufTi-tôt  qu'ils 
y  font  parvenus.  Le  peuple  fe  trompe  bien 
moins  fur  ce  choix  que  le  Prince  ,  &  un 
homme  d'un  vrai  mérite  eft  prefque  auiTi  ra- 
re dans  le  miniflere,  qu'un  fot  à  la  tête  d'un 
gouvernement  républicain.  AuiTi,  quand  par 
quelque  heureux  hazard  un  de  ces  hommes , 
nés  pour  gouverner ,  prend  le  timon  des  af- 
faires dans  une  Monarchie  prefque  abymce 
par  ces  tas  de  jolis  regifieurs  ,  on  eft  tout 
furpris  des  reflburces  qu'il  trouve  ,  &  cela 
fait  époque  dans  un  pays. 

Pour  qu'un  Etat  Monarchique  put 
être  bien  gouverné ,  il  faudrolt  que  fa  gran- 
deur ou  fon  étendue  fut  mefuree  aux  facul- 
tés de  celui  qui  gouverne.  11  eft  plus  aifé 
de  conquérir  que  de  régir.  Avec  un  levier 
fuffifant,  d'un  doigt  on  peut  ébranler  le  mon- 
de, mais  pour  le  foutenir  il  faut  les  épaules 
d'Hercule.  Pour  peu  qu'un  Etat  foit  grand, 
le  Prince  eft  prefque  toujours  trop  petit. 
Quand  au  contraire  il  arrive  que  TEtat  eft 
trop  petit  pour  fon  chef  ,  ce  qui  eft  très- 
rare  y  il  eft  encore  mal  gouverné  ,  parce 
que  le  chef,  fuivant  toujours  la  grandeur 
de  fes  vues ,  oublie  les  intérêts  des  peuples, 
6c  ne  les  rend  pas  moins  malheureux  par 
l'abus  des  talens  qu'il  a  de  trop ,  qu'un  chef 
borné  par  U  défaut  de  ceux  qui  lui  man- 
quent. Il  faudroit  ,  pour  ainfi  dire  ,  qu'ua 

I  3 


102       D  U     C  O  N  T  R  A  T 

Royaume  s'étendît  ou  fe  lefTcrrât  à  chaque 
règne  félon  la  portée  du  Prince  ;  au  lieu  que 
hs  taiens  d'un  Sénat  ayant  des  mefures  plus 
fixes  ,  l'Etat  peut  avorr  des  bornes  conf- 
tantes ,  &  l'adminiflration  n'aller  pas  moins 
bien. 

Le  plus  fenfible  inconvénient  du  Gou- 
vernement d'un  fcul ,  eft  le  défaut  de  cette 
fuccefilon  continuelle  ,  qui  form.e  dans  les 
deux  autres  uneliaifon  non  interrompue.  Un 
Roi  mort  il  en  faut  un  autre  ;  les  éledions 
îaifTent  des  interval'es  dangereux  ,  elles  font 
orageufes  ,  &  à  moins  que  les  Citoyens  ne 
foient  d'un  défintéreiTement  ,  d'une  intégri- 
té que  ce  Gouveinement  ne  comporte  gue- 
res ,  la  brigue  &  la  corruption  s'en  mêlent» 
Il  efl:  difficile  que  celui  à  qui  l'Etat  s'eft 
vendu  ne  le  vende  pas  à  fon  tour,  &  ne 
fe  dédommage  pas  fur  les  foibles  de  l'argent 
que  les  puiffans  lui  ont  extorqué.  Tôt  ou 
tard  tout  devient  vénal  (ous  une  pareille  ad- 
miniiiration  ,  &  la  paix ,  dont  on  jouit  alors 
fous  les  Rois,  eft  pire  que  le  défordre  des 
interrègnes. 

Qu'a>t-on  fait  pour  prévenir  ces 
maux  ?  On  a  rendu  les  Couronnes  hérédi- 
taires dans  certaines  familles ,  &  l'on  a  éta- 
bli un  ordre  de  fucceffion  ,  qui  prévient  tou- 
te difpute  à  la  mort  des  Rois  ,  c'eft- à-dire, 
que,  fubftituant  l'inconvénient  des  régences 
à  celui  des  éle<5tions  ,  on  a  préFéré  une  ap- 
p?a-ence  tranquille  à  une  adminiilration  fage, 


SOCIAL,  ïc| 

&  qu'on  a  mieux  aimé  rifquer  d'avoir  pour 
chefs  des  enfans  ,  des  monftres  ,  des  imbé- 
ci'iles  ,  que  d'avoir  à  difputer  fur  le  chois? 
.des  bons  Rois  ;  on  n'a  pas  confideré  qa'ea 
s'expofant  ainfi  aux  rifques  de  l'alternative, 
on  met  prefque  toutes  les  chances  contre 
foi.  C'étoit  un  mot  très-fenfé  que  celui  du 
ieane  Denis  ,  à  qui  fon  père  ,  en  lui  repro- 
chant une  adion  honteufe  ,  difoit,  t'en^ai- 
je  donné  l'exemple  ?  Ah  ,  répondit  le  6Às y 
votre  père  n'étoit  pas  Roii 

Tout  concourt  à  priver  de  juftice  &  de 
raifon  un  homme  élevé  pour  commander 
aux  autres.  On  prend  beaucoup  de  peine, 
à  ce  qu'on  dit  ,  pour  enfeigner  aux  jeunes 
Princes  l'art  de  régner  ;  il  ne  paroît  pas  que 
cette  éducation  leur  pronte.  Onferoit  mieux 
de  commencer  par  leur  enfeigner  l'art  d'o- 
béir. Les,  plus  grands  Rois  qu'ait  céiébrés 
Ihiftoire  ,  n'ont  point  été  élevés  pour  ré.-- 
gner  ;  c  eft  une  fcience  qu'on  ne  polTede  ja- 
mais moins  qu'après  l'avoir  trop  apprlfe  ,  &: 
qu'on  acquiert  mieux  en  obéiflant  qu'en 
commandant.  N'am  utiUfftmus  idem  ac  hre- 
vifjtmiis  honariim  malarumque  rerum  âclec- 
tus  ycogîtare  quid  aut  nolueris  fub  alio  Prin- 
cipe aut  volucris,  * 

Une  fuite  de  ce  défaut  de  cohérence  ,e(\ 
Tincondance  du  gouvernement  royal , qui,  fe 
réglant  tantôt  fur  un  pian ,  &  tantôt  fur  un 

♦  Tacir.  hifl.  L.  I. 


I04  I^U  CONTRAT 
autre ,  félon  le  caradere  du  Prince  qui  règne  > 
ou  des  gens  qui  régnent  pour  lui ,  ne  peut 
avoir  long-tems  un  objet  tixe ,  ni  une  con- 
duite confécjuente  :  variation  qui  rend  tou- 
jours l'Etat  flottant  de  maxime  en  maxime  , 
de  projet  en  projet,  &  qui  n'a  pas  lieu  dans 
les  autres  gouvernemens  où  le  Prince  eft 
toujours  le  même»  Aufll  voir-on  qu'en  géné- 
ral, s'il  y  a  plus  de  rufe  dans  une  Cour ,  il 
y  a  plus  de  fageiTe  dans  un  Sénat ,  &  que 
les  Républiques  vont  à  leurs  fins  par  des 
vues  plus  confiantes  &  mieux  fuivies  ,  au 
lieu  que  chaque  révolution  dans  le  Minifîere 
en  produit  une  dans  l'Etat;  la  maxime  com- 
mune à  tous  ks  Minières ,  &  prefque  à  tou5 
les  Rois ,  étant  de  prendre  en  toute  chofe  le 
conLi-epied  de  leur  prédéceiTeur. 

De  cette  même  incohérence  fe  rire  enco- 
re la  folution  d'un  rophifme  très-familier  aux 
politiques  royaux  ;  c'eft,  non- feu]emenc  de 
comparer  le  Gouvernement  civil  au  Gouver- 
menr  domefiique,  &  le  Prince  au  père  de  fa- 
mille ,  erreur  déjà  réfutée  ,  mais  encore  de 
donner  libéralement  à  ce  magilh-at  toutes  les 
vertus  dont  il  auroit  befoin  ,  &  de  fiippofer 
toujours  que  le  Prince  ell  ce  qu'il  devrait 
être  :  fuppofition  à  l'aide  de  laquelle  le  Gou- 
vernement royal  eft  évidemment  préférable 
à  tout  autre ,  parce  qu'il  efr  inconteflabîe^ 
ment  le  plus  fort,  &  que,  pour  être  auffi  le 
meilleur,  il  ne  lui  manque  qu'une  volonté  de 
corps  plus  conforme  à  la  volonté  générale. 


SOCIAL.  îoj 

Mais  fi  félon  Platon  *  ,  le  Roi  par  natu^ 
re  qH  un  pei  fonnage  fi  rare ,  combien  de  fois 
la  nature  &  la  fortune  concourront-elles  à  le 
couronner ,  &  h  l'éducation  royale  corrompt 
necelTai rement  ceux  qui  la  reçoivent ,  que 
doit  on  efperer  d'une  fuite  d'hommes  élevés 
pour  régner  ?  C'eft  donc  bien  vouloir  s'abu- 
fer  ,  que  de  confondre  le  Gouvernement 
royal  avec  celui  d'un  bon  Roi.  Pour  voir  ce 
qu'eft  ce  Gouvernement  en  lui-même  ,  il  faut 
le  confiderer  fous  des  Princes  bornés  ou 
médians  ;  car  ils  arriveront  tels  au  Trône  > 
ou  le  Trône  les  rendra  tels. 

Ces  difficultés  n'ont  pas  échapé  à  nos 
Auteurs  j  mais  ils  n'en  font  point  embarraf- 
fés.  Le  remède  eft ,  difent-iîs ,  d'obéir  fans 
murmure.  Dieu  donne  les  mauvais  Rois  dans 
fa  colère ,  &  il  les  Brat  fupporter  comme 
des  châtimens  du  Ciel.  Ce  difcours  eft  édi- 
fiant ,  fans  doute  ;  mais  je  ne  fais  s'il  ne  con- 
viendroit  pas  m.ieux  en  chaire  que  dans  un 
livre  de  politique.  Que  dire  d'un  Médecin  qui 
promet  d^s  miracles ,  &  dont  tout  l'art  eft 
d'exhorter  fon  malade  à  la  patience  ?  On  faid 
bien  qu'il  faut  fouflfrir  un  mauvais  Gouver- 
ment  quand  on  l'a  ;  la  queftion  feroit  d'ea 
trouver  un  bon. 


*  hi  Civ  m. 


«# 


io6       D  U     C  O  X  T  R 


CHAPITRE      Vil. 

Des  Goîivernemens  mixtes. 


A 


P  E.0  P  RE  M  E  N  T  parler ,  il  ny  a  point 
de  Gouvernement  fimple.  11  faut  qu'un  Chef 
unique  ait  des  magiflrais  fubalternes  ;  il  faut 
qu'un  Gouvernement  populaire  ait  un  Chef. 
Ainfi  dans  le  partage  de  la  puifiance  execu- 
tive ,  il  y  a  toujours  gradation  du  grand  nom- 
bre au  moindre  ,  avec  cette  diriertnce  que 
tantôt  le  grand  nombre  dépend  du  petit, ôc 
tantôt  le  petit  du  grand. 

Quelquefois  il  y  a  partage  eg  il  ;. 
foit  quand  les  parties  conftituîives  Tout  ciany 
une  dépendance  mutuelle  ,  con.me  dans  le 
Gouvernement  d'Angleterre,  foit  quand  l'aiu 
torité  de  chaque  partie  eft  indépendante 
mais  imparfaite,  comme  en  Pologne.  Cette 
dernière  i'Oïrcc  Qit  mauvaife,  parce  qu'il  n'y 
a  point  d'unité  dans  le  Gouvernement  ,  6c 
que  l'Etat  manque  de  liaifon. 

Lequel  vaut  mieux  d'un  Gouverne- 
ment fimiple  ou  d'un  Gouvernement  mixte  ? 
Queflion  Fort  agitée  chez  les  politiques,  ^ 
à  laquelle  il  faut  faire  la  même  réponfe  que 
j'ai  faite  ci-devant  fur  toute  forme  de  Gou- 
vernement. 

Le  Gouvernement  fimple  eft  le  meilleur 
en  foi ,  par  cela  feul  qu'ail  efl  firople.  Mais- 


SOCIAL.  107 

qi^and  la  PoliTance  executive  ne  dépend  pas 
aVez  de  ia  légiilative  ,  cell-à-dire  ,  quand  il 
V  a  plus  de  rapport  du  Prince  au  Souverain 
G'.ie  du  Peuple  au  Prince ,  il  faut  remédier  a 
ce  défaut  de  proportion  en  divifant  le  C-rOU-. 
vernenient  ;  car  alors  toutes  fes  parties  n'ont 
pas  moins  d'autorité  far  les  fujets ,  6c  leur 
divifion  les  rend  toutes  enfembie  moins  Por- 
tes contre  le  Souverain.  ^ 

On  prévient  encore  le  même  mconvé- 
ment,en  établiiTant  des  Magiftrats  intermé- 
diaires ,  qui  .  laiiTant  le  Gouvernement  en 
fon  entier  ,  fervent  feulement  à  balancer  les 
deux  PuiiTances,&  à  maintenir  leurs  droits 
refpediPs.  Alors  le  Gouvernement  n'e:t  pas 
mixte,  il  efttempéié. 

On  p;ut  remédier  par  aes  moyens  fem- 
blables  k  l'inconvénient  oppofé  ;^&  quand 
le  Gouvernement  eft  trop  lâche ,  ériger  des 
Tribunaux  pour  le  concentrer.  Cela  fe  pra- 
tique dans  toutes  les  Démocraties.  Dans  le 
premier  cas  on  divife  le  Gouvernement  pour 
VaiToiblir  ,  &  dans  le  fécond  pour  le  ren.or^ 
cer  ;  car  les  maximum  de  Force  6c  de  toibiel- 
fe  fe  trouvent  également  dans  les  Gouver» 
nemens  fimples,  au  lieu  que  les  formes  mix- 
tes donnent  une  force  moyenne. 


io8       D  U     C  O  N  T  R  A  T 

CHAPITRE     y  îll. 

Que  toute  firme  de  Gouvernement  n'eft  pas 
propre  a  tout  pays, 

J-i  A  liberté  n'étant  pas  tin  frnit  de  tous 
les  Climats,  n'eft  pas  à  ia  portée  de  tous  les 
peuples.  Plus  on  médite  ce  principe  établi  par 
Montefquieu  ,  plus  on  en  fent  la  vérité.  Plus 
on  le  conrelle,  plus  on  donne  occafion  de 
1  établir  par  de  nouvelles  preuves. 

Dx\N  s  tous  les  Gouvernemens  du  monde  îa 
perfonne  publique  confomme  &  ne  produit 
rien.  D'où  lui  vient  donc  la  fubRance  con^ 
fonimee  ?  Du  travail  de  Tes  merr.bres.  C'eft 
k  fup^rflu  des  particuliers  qui  produit  le 
necefïaire  du  public.  D'où  il  fuit  que  l'état 
eivil  ne  peut  fubfifter  qu'autant  que  le  tra- 
vail  des  hommes  rend  au  delà  de  leurs  be- 
loins. 

Or  cet  excédent  n'eft  pas  le  même  dans 
tous  les  Pays  du  monde.  Dans  plufieurs  il  eft 
confiderable,  dans  d'autres  médiocre  ,  dans 
d'autres  nul ,  dans  d'autres  négatif.  Ce  rap 
port  dépend  de  la  fertilité  du  climat ,  de  la 
forte  de  travail  que  la  terre  exige,  de  la  na- 
ture de  fes  produ  dions ,  de  la  force  de  fes  ha- 
bitans,  de  la  plus  ou  moins  grande  ronfom- 
mation  qui  leur  eft  néceflaire ,  &  de  plulleurg 
autres  rapports  femblables  defquels  il  eu 
compofe. 


SOCIAL.  109 

D'AUTRE  part ,  tous  les  Gouvernemens 
îie  font  pas  de  même  nature  ;  il  yen  a  de  plus 
ou  moins  dévorans  ,  &  les  différences  font 
fondées  fur  cet  autre  principe  ,  que  plus  les 
contributions  publiques  s'éloignent  de  leur 
fource  ,  &  plus  elles  font  onéreufes.  Ce 
n'eft  pas  fur  la  quantité  des  impofitions 
qu'il  taut  mefurer  cette  charge  ,  mais  fur 
le  chemin  qu'elles  ont  à  faire  pour  retour- 
ner dans  les  mains  dont  elles  font  forties  ; 
quand  cette  circulation  eft  prompte  &  bien 
établie ,  qu'on  paie  peu  ou  beaucoup  ,  il 
n'importe,  le  peuple  eft  toujours  riche,  & 
les  finances  vont  toujours  bien.  Au  contrai- 
re ,  quelque  peu  que  le  Peuple  donne  , 
quand  ce  peu  ne  lui  revient  point  ,  en  don- 
nant toujours  bientôt  il  s'épuife  ;  l'Etat  n'eft 
jamais  riche  ,  &  le  peupe  eft  toujours 
gueux. 

Il  fuit  de-làque  plus  la  diftance  du  peu- 
ple au  Gouvernement  augmente,  &  plus  les 
tributs  deviennent  onéreux  :  ainfi  dans  la 
Démocratie  le  peuple  eft  le  moins  chargé, 
dans  l'Ariftocracie  il  l'eft  davantage  ,  dans  la 
Monarchie  il  porte  le  plus  grand  poids.  La 
Monarchie  ne  convient  donc  qu'aux  nations 
opulentes,  l'Ariftocratie  aux  Etats  médio- 
cres en  richelfe  ainfi  qu'en  grandeur  ,  la 
Démocratie  aux  Etats  petits  &  pauvres. 

E  N  effet  ,  plus  on  y  réfléchit  ,  plus  on 
trouve  en  ceci  de  différence  entre  les  Etats 
libres  6c  les  monarchiques  ;  dans  les  premiers 


lïo       D  U    C  O  N  T  R  A  T 

tout  s'emploie  à  l'unité  commune  ;  dan'S 
'les  autres,  les  forces  publiques  &  particu- 
lières font  réciproques  ,  &  l'une  s'augmente 
par  l'alfoibliiTement  de  l'autre.  Enfin  ,  au 
lieu  de  gouverner  les  fujets  pour  les  ren- 
dre heureux  ,  le  defpotifme  les  rend  mifé- 
rables   peur  les  gouverner. 

Voila   donc  dans  chaque    climat   des 
caufes  naturelles  fur  lefquelles  on  peut  aflTi- 
gner  la  forme  de  gouvernement  à  laquelle 
la  force  du  clim.at  l'entraîne  ,  &  dire  même 
quelle  efpece  d'habitans  il  doit  avoir.    Les 
lieux  ingrats  &  ftériles  ,  où  le  produit   ne 
vaut  pas   le  travail  ,  doivent  relier  incultes 
&.  deferts  ,  ou  feulement  peuplés  de  Sau- 
vages   :   les   lieux  où  le    travail    des  hom- 
mes  ne  rend  exaftement  que  le  néceflaire, 
doivent  être  habités  par  des  peuples  barba- 
res ,  toute  politie  y  feroit  irapoffible  :  les 
lieux  où  l'excès  du    produit  fur  le  travail 
«fi:  médiocre,  conviennent  aux  peuples  libres  ; 
ceux  où  le  terroir  abondant  &  fertile  don- 
ne beaucoup  de  produit  pour  peu  de  tra- 
vail ,   veulent  être  gouvernés    monarchique- 
ment  ,  pour  confumer  par  le  luxe  du  Prince 
l'excès  du  fuperfiu  des  fujets  ;  car  il    vaut 
mieux  que  cet  excès  foit  abforbé   par   le 
gouvernement ,  que  difTipé  par  les    particu- 
liers. U  y  a  des  exceptions,  je  le  fais ,  mais  ces 
exceptions  mêmes  confirment  la  régie,  en  ce 
qu'elles  produifent  tôt  ou  tard  des  révolutions 
qui  amènent  les  chofes  dans  l'ordrede  la  nature. 


SOCIAL.  iiï 

Distinguons  toujours  les  loix  gé-  ^ 
nérales  des  caufes  particulières  qui  peuvent 
en  modifier  l'effet.  Quand  tout  le  midi  fe- 
roit  couvert  de  Républiques,  Se  tout  le  nord 
d'Etats  defpotiques,  il  n'en  feroit  pas  moins 
vrai  que  par  leltet  du  climat  le  defpotifme 
convient  aux  pays  chauds  ,  la  barbarie  aux 
pay.s  froids,  &  la  bonne  politie  aux  régions 
intermédiaires.  Je  vois  encore  qu'en  accordant: 
le  principe ,  on  pourra  difputer  fur  l'applica- 
tion :  on  pourra  dire  qu'il  y  a  des  pays  froids 
très-fertiles,  &  des  méridionaux  très-ingrats. 
Mais  cette  difficulté  n'en  efl:  une  que  pour 
ceux  qui  n'examjnent  pas  la  chofe  dans 
tous  Tes  rapports.  Il  faut  ,  comme  je  l'ai 
déjà  dit ,  compter  ceux  des  travaux  ,  des 
forces ,  de  la  confommation ,  &c. 

Supposons  que  de  deux  terreins 
égaux  ,  l'un  rapporte  cinq  &  l'autre  dix. 
Si  les  habitans  du  premier  confomment 
quatre  ,  Ôc  ceux  du  dernier  neuf,  l'excès  du 
premier  produit  fera  un  cinquième  ,  &  celui 
du  fécond  un  dixième.  Le  rapport  de  ces 
deux  Qxcèi  étant  donc  inverfe  de  celui  des 
produits,  le  terrein  qui  ne  produira  que  cinq 
donnera  un  fuperflu  double  de  celui  du  ter- 
rein  qui  produira  dix. 

Mais  il  n'eft  pas  queftion  d'un  produit 
double ,  &  je  ne  crois  pas  que  perfonne  ofe 
mettre  en  général  la  fertilité  des  pays  froids 
€n  égalité  mjmeavec  celle  des  pays  chauds: 
l'ûutsfois  ruppofons  cette  égalité  ;  laifTons^ 


ni       D  U     C  O  N  T  R  A  T 

fi  l'on  veut ,  en  balance  l'Angleterre  avec 
la  Sicile,  &  la  Pologne  avec  l'Egypte.  Plus 
au  midi  nous  aurons  l'Africjue  Si  les  Indes, 
plus  au  nord  nous  n'aurons  plus  rien.  Four 
cette  égalité  de  produit ,  quelie  différence 
dans  la  culture  ?  En  Sicile  il  ne  faut  que 
grater  la  terre  ;  en  Angleterre  que  de  (oins 
pour  la  labourer  !  Or ,  là  où  il  faut  plus 
de  bras  pour  donner  le  même  produit  , 
le  fuperflu  doit  être  nécelTairement moindre. 
Considérez  ,  outre  cela  ,  que  la 
même  quantité  d'hommes  confomme  beau- 
coup moins  dans  les  pays  chauds.  Le  climat 
demande  qu'on  y  foit  fobre  pour  fe  porter 
bien  :  les  Européens,  qui  veulent  y  vivre 
comme  chez  eux,  périfTent  tous  de  diflente- 
rie  &.  d'indigeftions.  Nousfommes ,  dit  Char- 
din ,  des  bêtes  carnacieres  ,  des  loups ,  en 
comparaifon  des  Afiatiques,  Quelques-uns 
attribuent  la  fobriété  des  Perfans  à  ce  que 
leur  pays  eft  moins  cultivé  ,  &  moi  je  crois 
au  contraire  que  leur  pays  abonde  moins  en 
denrées  ,  parce  qu'il  en  faut  moins  aux  Ha^ 
titans.  Si  leur  frugalité  ,  continue-t-il  , 
étoit  un  effet  de  la  difctte  du  pays  ,  ;'/  n'y 
auroit  que  les patnrt^qui  mangeroicnt  peu, 
au  lieu  que  c'efi  généralement  tout  le  monde , 
c2r  on  mangerait  plus  ou  moins  en  chaque 
province  félon  la  fertilité  du  pays  ,  au  lieu 
que  la  même  fobnété  fe  trouve  par-tout  le 
Royaume,  Ils  fe  louent  frt  de  leur  manière 
de  vivre  ,  difant  qu'il  ne  faut  que  regar- 
der 


SOCIAL. 


ir 


der  leur  teint  pour  reconnome  combien  elle 
efi  plus  excellente  que  celle  des  chrétiens.  En. 
effet,  h  teint  des  Perfans  eft  uni  ;  ils  ont  la 
peau  belle  ,  fine  &  polie  ,  au  lieu  que  le 
teint  des  Arméniens  y  leurs  fujets,  qui  vivent 
à  l'Européenne  y  eft  rude  ,  couperofé  y  ^  que 
leurs  corps  font  gros  &  pefans. 

Plus  on  approche  de  la  ligne,  plus  les 
peuples  vivent  de  peu.  Ils  ne  mangent  pref- 
que  pas  de  viande  ;  le  ritz ,  le  maïs  ,  le  cuz- 
cuz,  le  mil  ,  la  caflave  ,  font  leurs  alimens 
ordinaires.  Il  y  a  aux  Indes  des  millions 
d'hommes  dont  la  nourriture  ne  coûte  pas 
un  fol  par  jour.  Nous  voyons  en  Europe 
même  des  différences  fenfibles  pour  l'appé- 
tit ,  entre  les  peuples  du  nord  5c  ceux  du 
midi.  Un  ETpagnol  vivra  huit  jours  du  dîner 
d'un  Allemand.  Dans  les  pays  où  les  hom- 
mes font  plus  voraces  ,  le  luxe  fe  tourne 
auflfi  vers  les  chofes  de  confommation.  En 
Angleterre,  il  fe  montre  fur  une  table  char- 
gée de  viandes  ;  en  Italie  on  vous  régale  de 
fucre  &  de  fieurs. 

Le  luxe  des  vêtemens  offre  encore  de 
femblables  différences.  Dans  les  climats  où 
les  changemens  des  faifons  font  prompts  & 
violens,on  a  des  habits  meilleurs  &  plus 
fimples  ,  dans  ceux  ou  l'on  ne  s'habille  que 
pour  la  parure  ,  on  y  cherche  plus  d'éckt 
que  d'utilité  ,  les  habits  eux-mêmes  y  font 
un  luxe.  A  Naples  vous  verrez  tous  les 
iours  fe  promener  au  Paufylippe  des  hoîn^ 

K 


114       1^  t-     CONTRAT 

mes  en  velle  dorée  &:  point  de  bas.  C'elî 
la  mCme  chofe  pour  les  bâtimens  ;  on  don- 
ne tout  à  la  niagnihcence  ,  quand  on  n'a  rien- 
à  craindre  des  injures  de  l'air.  A  Paris  ,  à 
Londres, on  veut  être  logé  chaudement  & 
commodément.  A  Madrid  on  a  des  fallons 
fuperbes  ,  mais  point  de  fenêtres  qui  fer- 
ment ,   &  l'on  couche  dans  des  nids  à  rats» 

Les  abmens  font  beaucoup  plus  fub- 
flanciels  &  fucculens  dans  les  pays  chauds  ; 
c'eft  une  troifieme  différence  qui  ne  peut 
manquer  d'influer  fur  la  féconde.  Pourquoi 
mange-t-on  tant  de  légumes  en  Italie  ?  par- 
ce qu'ils  y  font  bons  ,  nourriffans  ,  d'excel- 
lent goût  :  en  France  où  ils  ne  (ont  nour- 
ris que  d'eau  ils  ne  nourrilTent  point  ,  & 
font  prefque  comptés  pour  rien  fur  les  ta- 
bles. Us  n'occupent  pourtant  pas  moins  de 
terrein  ,  ôc  coûtent  du  moins  autant  de  peine 
à  cultiver.  Ceft  une  expérience  faire  que 
tes  bleds  de  Barbarie,  d'ailleurs  inférieurs- 
à  ceux  de  France  ^  rendent  beaucoup  plus 
en  farine  ,  &  que  ceux  de  France  à  leur 
tour  rendent  plus  que  les  bleds  du  Nord* 
D'où  l'on  peut  inférer  qu'une  gradation  fem- 
bîable  s'obferve  généralement  dans  la  même 
dire3:ion  de  la  ligne  au  pcle.  Or  n'ci1:-ce 
pas  un  défavantage  vifible  d'avoir  dans  ur^ 
produit  égal  une  moindre  quantité  d'aliment  ? 

A  TOITTES  ces  différentes  conlldéra- 
ifeioîis  j'en  puis  ajouter  une  qui  en  découle  j. 
&  qui  les  fcrcifîe;  c'eft  que  les  pays  cliauds 


SOCIAL. 


ï  i 


ont  moins  befoin  d'habitans  que  les  pay^, 
froids,  &  pourroient  en  nourrir  d'avant?;;^-, 
ce  qui  produit  un  double  fuperflu  toujours 
à  l'avantage  du  defpotifme.  Plus  le  méma 
nombre  d'habitans  occupe  une  grande  far- 
face  ,  plus  les  révoltes  deviennent  difficiles  , 
parce  qu'on  ne  peut  fe  concerter  ni  promp- 
tement  ni  Çecretement ,  6c  qu'il  eft  toujours 
facile  au  Gouvernement  d'éventer  les  pro- 
jets ,  Se  de  co\iper  les  communications  ;  mais 
plus  un  peuple  nombreux  fe  rapproche  , 
moins  le  Gouvernement  peut  ufurper  fur  le 
Souverain  ;  les  chefs  délibèrent  au^Ti  fùre« 
m^nt  dans  leurs  chambres ,  que  le  Prince  dans 
fon  Confeil,  Scia  foub  s'aflTemble  auffi-tôt 
dans  les  places  ,  que  les  troupes  dans  leurs 
quartiers.  L'avantage  d'un  Gouvernement 
tyrannique  eft  donc  en  ceci  d'agir  à  gran- 
des didances.  A  l'aide  des  points  d'appui 
qu'il  fe  donne, fa  force  augmente  au  loin 
comme  celle  des  leviers  *.  Celle  du  peuple 
au  contraire  n'agit  que  concentrée ,  elle  s'e- 
vapore  &  fe  perd  en  s' étendant  ^  comme 

*  Ceci  ne  contredît  ra?  ce  que  j'-ii  die  ci-devant 
L.  II.  Chap..  I  X.  fur  les  inconvéniens  ces  gr-irds 
Eues;  car  il  sV.gifoir  là  de  l'aurorite  du  Gouver- 
nenieiît  fur  &■:  me.-nbr-, ,  -k  il  s'agit  ici  de  n  force 
ccarre  les  ia\cis.  Se  .membres  ép^rs  lui  T-rvene 
de  point  d'jppui  poar  agir  au  loin  fur  le  peuple, 
mais  îl  n'a  nul  poitir  d'aopui  pour  apir  diredie- 
rofnr  fur  Tes  m:mbre^  mimes.  Ainfi  dzns  l'un  des 
cas  la  longueur  du  levier  en  fait  1.^  rbibleiîè  ,& 
la  iorce  dans  l'autre  cas. 

K     2 


ii6       DU    CONTRAT 

l'effet  de  la  pourdre  éparfe  à  terre  ,  &  qui 
ne  prend  feû  que  grain  à  grain.  Les  pays 
les  moins  peuplés  font  ainii  les  plus  pro- 
pres à  la  tyrannie  :  les  bêtes  féroces  ne  ré- 
gnent que  dans  les  déferts. 


CHAPITRE     IX. 
Des  fignes  d'un  bon  Gouvermment, 

V^  U  AN  D  donc  on  demande  abfolument 
quel  eft  le  meilleur  Gouvernement  ,  on  fait 
une  queftion  infoluble  comme  indéterminée, 
ou  ,  fi  l'on  veut ,  elle  a  autant  de  bonnes 
folutions  qu'il  y  a  de  combinaifons  pof- 
fibles  dans  les  pofitions  abfoues  ôc  relatives 
des  peuples. 

Mais  fi  Ton  demandoit  à  quel  figne  on 
peut  connoitre  qu'un  peuple  donné  ed  bien 
ou  mal  gouverné ,  ce  feroit  autre  cliofe,  & 
la  queftion  de  fait  pourroît  fe  réfoudre. 

Cependant  on  ne  la  réfolut  point ,. 
parce  que  chacun  veut  la  réfoudre  à  fa  ma- 
nière. Les  fujets  vantent  la  tranquillité  pu- 
blique ,  les  Citoyens  la  liberté  des  parti- 
culiers ;  l'un  préfère  la  (ureté  des  polTef- 
fions  ,  &  l'autre  celle  des  perfonnes  ;  l'un 
veut  que  le  meilleur  Gouvernement  foit  le 
plus  févere  ,  l'autre  foutient  que  c'eft  le 
plus  doux  ;  celui-ci  veut  qu'on  piiniEe  ks 


SOCIAL.  tij 

crimes ,  &  celui-là  qu'on  les  prévienne  ;  l'un 
trouve  beau  qu'on  foit  craint  des  voifins  , 
l'autre  aime  mieux  qu'on  en  foit  ignoré  ; 
l'un  eft  content  quand  l'argent  circule ,  l'au- 
tre exige  que  le  peuple  ait  du  pain.  Quand 
même  on  convîendroit  fur  ces  points  ,  & 
d'autres  femblables,  en  feroit-on  plus  avan. 
eé  ?  Les  quantités  morales  manquant  de 
mefure  précife ,  fut- on  d'accord  fur  le  figne  ? 
comment  l'être  fur  l'eftimation  ? 

Pour  moi  je  m'étonne  toujours  qu'on 
méconnoifTe  un  figne  auffi  fimple  ,  ou  qu'on 
ait  la  mauvaife  foi  de  n'en  pas  convenir. 
Quelle  eft  la  fin  de  TafTociation  politique  ? 
C'eft  la  confervation  &  la  profpérité  de  fes 
membres.  Et  quel  eft  le  figne  le  plus  fur 
qu'ils  fe  confervent  &  profpérent?  Ceft  leuï 
nombre  &  leur  population.  N'allez  donc 
pas  chercher  ailleurs  ce  figne  fi  difputé. 
Toute  chofe  d'ailleurs  égale ,  le  Gouverne- 
ment fous  lequel  ,  fans  moyens  étrangers , 
fans  naturalifation  ,  fans  colonies  ,  les  Ci» 
toyens  peuplent  &  multiplient  davantage, 
eft  infailliblement  le  meilleur  :  celui  fous 
lequel  un  peuple  diminue  &  dépérit,  eft  le 
pire.  Calculateurs  ,  c'eft  maintenant  votre 
âitaire;  comptez,  mefurez ,  comparez  *, 

*  On  doit  juger  fur  le  même  principe  des  fîé- 
Cles  qui  i-nérirenc  la  préférence  pour  la  profpérité 
du  genre  humain.  On  a  rroD  admiré  ceux  ou  l'on 
a  vu  fleurir  les  lercres  &  \qs  aits,  fans  pénérrei» 
roi>jCi  fecret  de  leur  culture ,,  faiis-  en  cûiiûdéie^ 


îi3       D  U    C  O  N  T  R  A  T 


CHAPITRE     X. 

De  rabîis  du  Gouvernement  y  ù"  de  fa  pente 
à  dégénérer, 

V->»  Om:^e  h  volonté  particulière  agit  fans 
ccfle  contre  la  volonté  ge'nérale  ,  ainfi  le 
Gouvernement  fait  un  effort  continuel  coa-- 

îe   funefèc  effet  ,   idtjue   apui  impcritos  huntânitas   voca. 

èatur  ,  cHm  pnrs  ferzittitis  effet.  Ne  verrons-nous  ja- 
mais dans  les  maximes  des  livres  Tintérêr  grol7ier 
qui  fait  parler  les  Aureurs  ?  Non  ,  quoi  qu'ils  en 
puiflènt  dire ,  quand  malgré  fon  éclat  un  pays  fe 
dépeuple  ,  il  n'eft  pas  vrai  que  tout  aille  bic-n  , 
&  il  ne  futtit  pas  qu'un  Poète  ait  cent  mille  li- 
vres de  rente  pour  que  fon  fiécle  foit  le  meil- 
leur de  tous.  ^11  faut  moins  regarder  au  repos 
apparent ,  &  a  !a  tranquillité  des  chefs  ,  quViU 
bien-être  des  nations  entières ,  &  fur-tout  des  cta- s 
les  plus  nombreux.  La  grêle  défoie  quelques  can- 
tons ,  mais  elle  fait  rarement  difette.  Les  émeute^  ^ 
ies  guerres  civiles  effarouchent  beaucoup  les  cheP  ^ 
mais  elles  ne  font  pas  les  vrais  malheurs  des  pCi.- 
pies,  qui  peuvent  m3me  avoir  du  relâche  tandis 
^u'on  difpute  à  qui  les  rvrannifera.  C'eft  de  leur 
état  permanent  que  naiffent  leurs  profpérités  ou 
leurs  calamités  réelles  ;  quand  tout  refte  écrafé 
fous  le  joug  ,  c'eft  alors  que  tout  périt  ,  c'eft 
alors  que  les  chefs  les  detruifant  à  leur  aife  ,  uhi 

fclirudincm  jacinni  ,    f^cem   apfdUnt,   Quand   les    tra- 

caffenes  dts  Grands  agitoient  le  Royaume  de 
France,  &  que  le  Coadjureur  de  Paris  p  rioit  au. 
-Parlement  un  poignard  dans  ft  poche  ,  cela  n'em- 
pechoit  pas  que  le  peuple  Frjnçois  ne  vécût  heu- 
reux &  nombreux  dans  v-n^  honnête  &  libre  ai- 
fance.  Autrefois  la  Grèce  fioriffoit  au  fcin  des  plus 
tiuelles  guerres  ;  le  iaug  y  coulcit  à  flots ,.  «c  taut 


SOCIAL.  119 

îre  îa  Souveraineté.  Plus  cet  efïbrt  augmen- 
te ,  plus  la  conilitution  s'altère  ,  &  comme  il 
n'y  a  point  ici  d'autre  volonté  de  corps ,  qui  9 
réliftant  à  celle  du  Prince,  faiTe  équilibre  avec 
elle ,  il  doit  arriver,  tôt  ou  tard ,  que  le  Prin- 
ce opprime  eniîn  le  Souverain ,  &  rompe  le 
traité  focial.  C'eft-là  le  vice  inhérent  &  iné- 
vitable, qui  ,  dès  la  nailfance  du  corps  politi- 
que ,  tend  fans  relâche  à  le  détruire  ,  de  mê- 
me que  la  vieillelTe  &  h  mort  détruifent 
enfin  le  corps  de  l'homme. 

Il  y  a  denx  voies  générales  par  lefquelles 
un  Gouvernement  dégénère  ;  içavoir ,  quand 
il  fe  refierre ,  ou  quand  l'Etat  fe  diflbut. 

Le  Gouvernement  fe  reiferre^ 
quand  il  palTe  du  grand  nombre  au  petit  ;,- 
c'efr-à-dire  ,  de  la  Démocratie  à  l'Ariftocra- 
tie  ,  &  de  l'Ariflocratie  à  la  Royauté.  C'efi:- 
là  Ton  inciinaifon  naturelle  *.  S'il  rétrogra-^ 

le  pavs  étolr  couvert  d'hommes.  Il  fembloic  >,dit 
Machiavel  ,  qu'au  milieu  des  meurcres,  des  prof- 
criptions,  des  guerres  civiles,  notre  République 
en  devînt  plus  puifTante ,  la  vertu  de  ces  Gitoyens, 
leurs  mœurs  3  leurs  indépendances  avojent  plus 
d'effet  pour  la  renforcer  que  toutes  Tes  diflèntions 
n'en  avoient  pour  raffoiblir-  Un  peu  d'agitition 
donne  du  relFort  aux  âmes ,  £<  ce  qui  fait  vrai- 
ment profpérer  rerpece,efi:  moins  îa  paix  que  la 
liberté. 

*  La  formation  lente ,  &  le  progrés  de  la  Ré- 
publique de  Venife  ,  dans  Cçs  lagunes  ,  offre  UU' 
exemple  notable  de  cette  fucceffion  ,  &  il  eft  bien, 
étonnant  que  depuis  plus  de  douze  cens  ans  Its 
Vcûiiiens  lemb lent  n'en  être  encore  qu'au  feccnd 


fzo      D  U    C  O  N  T  R  A  T 

doit  du  petit  nombre  au  grand  ,  on  pour- 
roit  dire  qu'il  fe  relâche  ,  mais  ce  pi  ogres  in- 
verfe  eft  impoflible. 

En  effet  ,  jamais  le  Gouvernement  ne 
change  de  forme  que  quand  fon  reifort  ufé 
le  laiife  trop  affoibli  pour  pouvoir  confer- 
ver  la  fienne.  Or  s'il  fe  relâchoit  encore  en 
s'étendant ,  fa  force  deviendroit  tout-à-fait 
Dul'e ,  &  il  fubfifteroit  encore  moins.  11  faut 
donc  remonter  &  ferrer  le  refibrt  à  mefure 
qu'il  cède  ,  autrement  l'Etat  qu'il  foutient 
tomberoit  en  ruine.  L  E 


ferme',  lequel  commença  au  Ssrrar  di  ConfrgUo  en 
J198.  Quant  aux  anciens  Ducs  qu'on  leur  repro- 
che, quoi  qu'en  puifT-  dire  le  Sr^uitiNio  dclla  UytriA 
vcneta  ,  il  ell  prouve  qu'ils  n'ont  point  été  leurs 
Souverains, 

On  ne  manquera  pas  de  m'obje(5ler  la  Répu- 
blique Romaine  qui  Aiivit  ,  dira-t  on  ,  un  pro- 
grès tout  contraire  ,  palî^nt  de  la  Monarchie  à 
l'Ariflocratie ,  &  de^  l'Ariilocrarie  à  la  Démocra- 
tie. Je  fuis  bien  éloigné  d'en  penfer  ainfi. 

Le  premier  établiilèraent  de  Ronmlus  fut  un 
Gouvcrnemjent  mixte  qui  dégénéra  promptement 
en  Derpotifme.  Par  des  caufes  particulières  l'Etat 
périt  avant  le  tems ,  comme  on  voit  mourir  un 
nouveau  né  avant  d'avoir  atteint  l'âge  d'homme. 
L'expulfion  des  Tarquins  fut  la  véritable  époque 
de  la  nailFance  de  la  République.  M;iis  elle  ne 
prit  pas  d'abord  une  form.e  confiante  »  parce  qu'on 
ne  fit  que  la  miOitie  de  l'ouvrage  en  n'abolllfant  pas 
le  patriciat.  Car  de  cette  manière  l'Ariftocracîe 
héréditaire  ,  qui  eft  la  pire  des  adminiltrations  lé- 
gitimes j  reftant  en  conflit  avec  la  Démocratie  , 
la  forme  du  Gouvernement ,  toujours  incertaine 
&  flottante  ,  ne  fût  fixée  ,  comme  l'a  prouve  Ma- 
chiavel ,  qu'à  rétabliifemtnt  âes  Tribuns  ;  alors 
feulement  il  y  eut  un  vrai  Gouvernement  «5c  une 

ve- 


SOCIAL, 


I2Ï 


Le  cas  de  la  diiTolution  de  l'Etat  peut  ar- 
river de  deux  manières.  | 

Prem  I E  RE  M  E  N  T  quand  le  Prince  n'ad- 
minière  plus  l'Etat  félon  les  loix ,  &  qu'il 
ufurpe  le  pouvoir  fouverain.  Alors  il  fe  fait 
un  changement  remarquable  ;  c'eft  que,  non 
pas  le  Gouvernement ,  mais  l'Etat  fe  refier- 
re  ;  je  veux  dire  que  le  grand  Etat  fe  difibut, 
&  qu'il  s'en  forme  un  autre  dans  cekii-Ià  , 
cotnpofé  feulement  des  membres  du  Gou- 
vernement ,  &  qui  n'eft  plus  rien  au  reft© 
du  Peuple  que  fon  maître  &  fon  tyran.  De 

véritable  Démocratie  En  effet  Je  peuple  alors  n'é^ 
toit  pas  feulemem  Souverain  ,  mais  au  fT]  Ma  gif. 
trac  &  Juge  ;  le  Sénat  n'étoit  qu'un  tribunal  ea 
/ous-ordre  pojir  tempérer  ou  concentrer  Je  Gou- 
vernement ,  &  les  Confuls  eux-mêmes ,  bien  que 
Patriciens  ,  bîerj  que  premiers  Magilhats  ,  biea 
W  Généraux  ^abfolus  a  la  gueiTe  ,  n'éto ient  à 
Rome  que  les  Prefidens  du  peuple 

Des-lors  on  vit  auffi  le  Gouvernement  prendr- 
la  pente  naturelle,  &  tendre  fortement  à  PArifto- 
cratie    Le  Parriciat  s'aboliffanr  comme  de  lui-mê- 

Sfrr'v-  "^^^""^^^^  'iT'""'^}.  I?^"^  ^^"5  le  corps  é-is 
Patriciens  comme  elle  efè  à  Veni/e  &  à  Gène/ 
mais  dans  le  corps  du  Sénat  compofé  de  Pritil 
cens  &  de  Plébéiens  ,  même  da/s  le  coms  dS 
iribuns  quand  ils  commmencerent  d'ufu  u-- nnî 
puiffance  aétive;  car  les  mots  ne  font  rien  aux 
chofes,  &  quand  le  peuple  a  à^s  chefs  qui  4u! 
vernem  pour  lui,  quelque  nom  que  portent  cS 
^^^^  ',  ^^^  toujours  une  Ari^ocrarie  ^ 

De  l'abus  de  l'Arifîocrauie  naquirent  Us   eiier- 
res  civiles  &  le  Triumvirar.  Sylla,  Juletcffar 
Augufte,  devinrent  dans  le  fat r  de  véritables  Mn 

V^^Tv  '  ?rr""^"  ^r\^^  defponrme  de  T  & 
l'Etat  fut  diiïbus.  L'hifloire  Romaine  ne  d-W-r 
-donc  pas  mon  principe ,  elle  le  coiiônae. 


ïit       D  U    C  O  N  T  R  A  T 

forte  qu'à  l'inftant  que  le  Gouvernement 
ufurpe  la  fouveraineté  ,  le  pade  focial  eft 
rompu  ,  &  tous  les  fimples  Citoyens ,  rentrés 
de  droit  dans  leur  liberté  naturelle,  font  for- 
cés ,  mais  non  pas  obligés  d'obéir. 

Le  même  cas  arrive  aufïl  quand  les  mem- 
bres du  Gouvernement  ufurpent  féparément 
le  pouvoir  qu'ils  ne  doivent  exercer  qu'en 
corps  ;  ce  qui  n'eft  pas  une  moindre  infrac- 
tion des  loix  ,  &  produit  encore  un  plus 
grand  défordre.  Alors  on  a  ,  pour  ainfi  dire  , 
autant  de  Princes  que  de  Magiftrats  ,  &:  l'E- 
tat ,  non  moins  divifé  que  le  Gouvernement, 
périt  ou  change  de  forme. 

Q  UA  N  D  l'Etat  fe  diflbut ,  l'abus  du  Gou- 
vernement,  quel  qu'il  foit,  prend  le  nom  com- 
mun d'Anarchie.  En  diftinguant,  la  Démo- 
cratie dégénère  en  Ochlocratie  ,  l' Ariftocratie 
en  Olygarchie  ;  j'ajouterois  que  la  Royauté 
dégénère  en  Tyrannie ,  mais  ce  dernier  mot 
eft  équivoque ,  &  demande  explication. 

Dans  le  fens  vulgaire ,  un  Tyran  eft  un 
Roi  qui  gouverne  avec  violence  &  fans  égard 
à  la  juftice  &  aux  loix.  Dans  le  fens  précis 
un  Tyran  eft  un  particulier  qui  s'arroge  l'au- 
torité royale  fans  y  avoir  droit.  C'eft  ainli 
que  les  Grecs  entendoient  ce  mot  de  Ty- 
»an:  ils  le  donnoient  indifFérement  aux  bons 
&  mauvais  Princes  ,  dont  l'autorité  n'étoit 
pas  légitime.  *   Ainfi  Tyran  &:  ufurpateur 

*  Otnnts  enim  ^  habentHr  dr  dicnntur  Tjfranr.i  ,  f«i 
tetcJîêU  litHmnr  ^tr^ctti,*  j  in  (à  Çhiute  ^ua  Ubtrutc 


SOCIAL.  t^j 

font  deux  mots  parfaitement  fynonimes. 

Pour  donner  difterens  noms  à  difFe'ren- 
tes  chofes  ,  j'appelle  Tyran  rufurpateur  de 
rautonté  royale ,  &  De/pote  l'ufurpateur  du 
pouvoir  Souverain.  Le  Tyran  eft  celui  qui  s'in- 
gère contre  les  loix  à  gouverner  félon  les  loix  • 
le  Defpote  eft  celui  qui  fe  met  au  defTus  des 
loix  mêmes.  Ainfi  le  Tyran  peut  n'être  pas 
Defpote,  mais  le  Defpote  ell  toujours  Tv- 

rîin  / 


ran 


CHAPITRE      XI, 

De  la  mort  du  corps  politique. 

.  u!  ^j-^^^^  'a  pente  naturelle  &  ine'd- 
tabie  des  Gouvernemens  les  mieux  confti 
tues.  Si  Sparte  &  Rome  ont  péri ,  quel  Etat 
peut  efperer  de  durer  toujours  >  Si  nous 
voulons  former  un  e'tabîitTement  durable,  ne 
rongeons  donc  point  à  ie  rendre  éternel. 
Pour  reuffir  ,!  ne  faut  pas  tenter  limpofli- 

Trran  riu  Roi  ,  en  ce 'que  fe 'nr  ^ier' gou^"erne 
pour  fa  propre  ur  it^i    &■  l.>  iWr:-^  Ar^  V  ^'^"^^^ne 

l'utilité  Se  L  fuJ=t^^m"i  out°t,o"  ?ïuî.r."' 
tous  les  autres  Grecs  ont  pris  le^mot  T  r  n  î'™ 
m  autre  f^s  ,  coa.me  if  c^roît^-^-rli™  f  ?! 
Hieron  de  Xenophon  ,  il  s'en  in-vrA-iVi .  ^  J? 
rinélion  d'Ariftot'e  ,  ou'e  de  if,  "-cÔn;  ne  ■ce'r'ilf; 
du  monde  il  n'auroit  pas  encore   °wifé  ua  ftuî 


114      DU    CONTRAT 

ble ,  ni  fe  flatter  de  donner  à  l'ouvrage  à^s 
bomites  une  folidité  que  les  chofes  humai- 
nes ne  comportent  pas. 

Le  corps  politique ,  aufTi-bien  que  le  corps 
de  l'homme  ,  commence  à  mourir  dès  fa 
maiiTance  ,  &  porte  en  lui-même  les  caufes 
de  fa  delltruâiion.  Mais  l'un  &  l'autre  peut 
avoir  une  conllitution  plus  ou  moins  robufte 
&c  propre  à  le  conferver  plus  ou  moins  long- 
tems.  La  conftitution  de  l'homme  eft  l'ou- 
vrage de  la  nature ,  celle  de  l'Etat  eft  l'ou- 
vrage de  l'art.  Il  ne  dépend  pas  des  hommes 
de  prolong^sr  leur  vie ,  il  dépend  d'eux  de 
prolonger  celle  de  l'Etat  auffi  loin  qu'il  eft 
poflible ,  en  lui  donnant  la  meilleure  confti- 
tution qu'il  puifle  avoir.  Le  mieux  conftitué 
finira  ,  mais  plus  tard  qu'un  autre  ,  fi  nul  ac- 
cident imprévu  n'amené  fa  perte  avant  le 
tems. 

L  E  principe  de  la  vie  politique  eft  dans 
l'autorité  fouveraine.  La  puiftance  légiflati- 
ve  eft  le  cœur  de  l'Etat ,  la  puilTance  exe- 
cutive en  eft  le  cerveau  ,  qui  donne  le  mou- 
vement à  toutes  les  parties.  Le  cerveau  peut 
tomber  en  paralylie,  &  l'individu  vivre  enco- 
re. Un  homme  refte  imbécille  &:  vit  :  mais  fi- 
tôt  que  le  cœur  a  celTé  fes  fondions  ,  l'ani- 
mal eft  mort. 

Ce  n'eft  point  par  les  loix  que  l'Etat 
fubiiftejC'eft  par  le  pouvoir  légiftatiF.  La  loi 
d'hier  n'oblige  pas  aujourd'hui, mais  le  con- 
fentcment  tacite  eft  préfumé  du  iilence  ,  & 


SOCIAL.  iif 

h  Souverain  eft  cenfé  confirmer  incenam- 
ment  les  loix  qu'il  n'abroge  pas  ,  pouvant  le 
faire.  Tout  ce  qu'il  a  déclaré  vouloir  une 
fois  ,  il  le  veut  toujours  ,  à  moins  qu'il  ne  le 
révoque. 

Po  u  PvQ  ijo  I  donc  porte -t-on  tant  de  ref- 
peâ:  aux  anciennes  loix  ?  Cefl:  pour  cela  mê- 
me. On  doit  croire  qu'il  n'y  a  que  l'exceller^ 
ce  des  volontés  antiques  qui  les  ait  pu  con- 
ter ver  fi  long-tems  ;  .fi  le  Souverain  ne  les 
eût  reconnu  conftamment  falutaires^illes  eût 
mille  fois  révoquées.  Voilà  pourquoi, loin  de 
s'affoiblir,les  loix  acquièrent  fans  cefle  une 
force  nouvelle  dans  tout  Etat  bien  conftitué; 
le  préjugé  de  l'antiquité  les  rend  chaque 
jour  plus  vénérables  ;  au  lieu  que  par-tout  où 
les  loix  s'affbibliflent  en  vieiîliffant  ,  cela 
prouve  qu'il  n'y  a  plus  de  pouvoir  légifla- 
tif ,  &  que  l'Etat  ne  vit  plus. 


CHAPITRE     XII. 

Comment  fe  maintient  V autorité  Souveraine,- 

Xj  E  Souverain, n'ayant  d'autre  force  que 
la  puiiïance  légiflative  ,  n'agit  que  par  à-^s 
loix  ,  &  les  loix  n'étant  que  des  ades  authen- 
tiques de  la  volonté  générale,  le  Souverain 
ne  fauroit  agir  que  quand  le  peuple  eft  af- 
femblé.  Le  peuple   aflemblé  ,  dira-t-on  !. 

^  y 


126       D  U     C  O  N  T  R  A  T 

Quelle  chiinere  !  C'eR  une  chimère  aujour- 
d'hui, mais  ce  n'en  étoit  pas  une  il  y  a  deux 
mille  ans  :  les  hommes  ont-ils  changé  de  na- 
ture ? 

Les  bornes  du  poflible  dans  les  chofes 
morales  font  moins  étroites  que  nous  ne 
penfons  :  ce  font  nos  foiblefles  ,  nos  vices  , 
nos  préjugés  qui  les  rétrécifl'ent.  Les  âmes 
baffes  ne  croient  point  aux  grands  hommes  : 
de  vils  efclaves  fourient  d'un  air  moqueur  à 
ce  mot  de  liberté. 

P  A  R  ce  qui  s'efl:  fait  confiderons  ce  qui 
fe  peut  feire  ;  je  ne  parlerai  pas  des  ancien- 
nes républiques  de  la  Grèce  ,  mais  la  Répu- 
blique romaine  étoit, ceme  femble,un  grand 
Etat ,  &  la  viile  de  Rome  une  grande  ville. 
Le  dern:er  Cens  donna  dans  Rome  quatre 
cens  mille  Citoyens  portant  armes,  &  le  der- 
nier dénombrement  de  l'Empire  plus  de  qua- 
tre millions  de  Citoyens  ,  fans  compter  les 
fujets ,  les  étrangers,  les  femmes  ,  les  enfans  > 
les  efclaves. 

Quelle  difficulté  n'imagineroit-on  pas 
d'aîTembler  fréquemment  le  peuple  immenfe 
de  cette  capitale  8c  de  fes  environs  ?  Cepen- 
dant il  fe  palToit  peu  de  femaines  que  le  peu- 
ple romain  ne  fut  aflemblé ,  &  mcme  plufieurs 
fois.  Non-feulement  il  exerçoit  les  droits  de 
la  fouveraineté  ,  mais  une  partie  de  ceux  du 
Gouvernement.  Il  traitoit  certaines  affliires, 
U  jugeoit  certaines  caufes ,  &  tout  ce  peuple 
étoit  fur  la  place  publique  prefi^[ue  aufll  fou-- 
ycnt  Magiitrat  que  Citoyen, 


SOCIAL,  Ï17 

En  remontant  au  premier  tems  des  Na- 
tions, on  trouveroit  que  la  plupart  des  an- 
ciens gouvernemens  ,  même  monarchiques  ^ 
tels  que  ceux  des  Macédoniens  &  des  Francs,, 
avoient  de  femblables  Confeils.  Quoi  qu'il  en 
foit,ce  feul  fait  inconteftable  répond  à  tou- 
tes les  difficultés  :  de  l'exiftant  au  pofTible  , 
la  conféquence  me  paroît  bonne. 


CHAPITRE     XIII. 

Suite, 

X  L  ne  fuffit  pas  que  le  peuple  aflembléait 
une  fois  (ixé  laconftitution  de  l'Etat  en  don- 
nant la  fanction  à  un  corps  deloix  :  il  ne  fuf- 
fit pas  qu'il  ait  établi  un  Gouvernement  per< 
pétuel  ,  ou  qu'il  ait  pourvu  une  fois  pour 
toutes  à  l'éledion  des  magiftrats.  Outre  les 
aflemblées  extraordinaires,  que  des  casim- 
prév^us^  peuvent  exiger  ,  il  faut  qu'il  yen 
ait  de  fixes  «Se  de  périodiques  que  rien  ne 
puiflfe  abolir  ni  proroger  ,  tellement  qu'au 
jour  marqué  ,  le  peuple  (bit  légitimement 
convoqué  par  la  loi  ,  fans  qu'il  foit  befoin 
pour  cela  d'aucune  autre  convocation  for- 
melle. 

Mais  hors  de  ces  aflemblées  juridiques, 
par  leur  feule  date,  toute  aflemblée  du  Peu- 
ple qui  n'aura  pas  été  cor.voquée  par  les 
magiflrats  prépofés  à  cet  effet,  &  félon  les 

L4 


izS       DU    CONTRAT 

formes  prefcites  ,  doit  être  tenue  pour  illé- 
gitime ,  &  tout  ce  qui  s'y  fait ,  pour  nul; 
parce  que  Tordre  même  de  s'allembler  doit 
émaner   de  la  loi. 

Quant  aux  retours  pks  ou  moins  fré- 
quens  des  afTemblées  légitimes  ,  ils  dépen- 
dent de  tant  de  coniidérations  qu'on  ne 
fauroit  donner  là-defius  de  régies  précifes. 
Seulement  on  peut  dire,  en  général  ,  que 
plus  le  Gouvernement  a  de  force  ,  plus  le 
Souverain  doit    fe    montrer    fréquemment. 

Ceci,  me  dira-t-on  ,  peut  être  boa 
pour  une  feule  ville;  mais  que  faire  quand 
l'Etat  en  comprend  pîulieurs  ?  Partagera- 
t-on  l'autorité  Souveraine  ,  ou  bien  doit-' 
on  la  concentrer  dans  une  feule  ville  &  af- 
fujettir  tout  le  refte? 

Je  réponds  qu'on  ne  doit  faire  ni  l'ua 
ni  l'autre.  Premièrement  ,  l^autorité  fouve- 
raine  eft  fimplc  &:  une  ,  &  Ton  ne  peut 
îa  divifer  fans  la  détruire.  En  fécond  lieu  , 
une  ville  non  plus  qu'une  Nation,  ne  peut 
être  légitimement  fujette  d'une  autre,  par- 
ce que  l'eiTence  du  corps  politique  eft  dans 
î'accoïd  de  l'obéiiTance  &  de  la  liberté  ,  ôc 
que  ces  mots  de  fiijet  &  dcfouverain,  font 
des  corrélations  identiques  dont  l'idée  fe 
réunit  fous  le  feul  mot  de  Citoyen. 

Je  réponds  encore  que  c'eft  toujours  un 
mal  d'unir  plufieurs  villes  en  une  feule  cité  , 
&  que ,  voulant  faire  cette  union  ,  l'on  ne 
doit  pas  fe  flatter  d'en  éviter  les  inconvénient 


SOCIAL.  12:9 

naturels.  Il  ne  faut  point  objeder  l'abus  des 
grands  Etats  à  celai  qui  n'en  veut  q,ue  de 
petits  :  mais  comment  donner  aux  petits  Etats 
adez  de  force  pour  rélifter  aux  grands  ?  Com- 
me jadis  les  villes  grecques  réfifterent  au 
grand  Roi  ,  &  comme  plus  récemment  la 
Hollande  &  la  Suifle  ont  réfifté  a  la  mai- 
fon  d'Autriche. 

Toutefois  fi  l'on  ne  peut  réduire 
l'État  à  de  julles  bornes  ,  il  refte  encore 
une  reiTource  ;  c'eft  de  n'y  point  fouifrir  de 
capitale  ,  de  faire  fiéger  le  Gouvernement 
alternativement  dans  chaque  ville  ,  &  d'y 
raiTembler  aulTi  tour-à-tour  les  Etats  du 
pays. 

Peu  PLE  z  également  le  territoire,  éten- 
dez-y par-tout  les  mêmes  droits  ,  portez-y 
par-tout  l'abondance  &  la  vie ,  c'eft  ainfi  que 
l'Etat  deviendra  tout  à  la  fois  le  plus  fort 
&c  le  mieux  gouverné  qu'il  foit  pofiTible, 
Souvenez-vous  que  les  murs  des  villes  ne 
fe  forment  que  du  débris  des  maifons  dcs- 
champs.  A  chaque  Palais  que  je  vois  éle- 
ver dans  la  capitale ,  je  crois  voir  mettre  en- 
aiafures  tout  un  pays. 


^^^^ 


ijo       D  U    C  O  N  T  R  A  T 

CHAPITRE     XIV. 

Suite, 

L'INSTANT  que  le  Peuple  eft  légi- 
timement: aflemble  en  corps  Souverain  ,  tou- 
te jurifdidion  du  gouvernement  ceiTe  ,  la 
puiffance  executive  eft  fufpenctue  ,  &  la  per- 
fonne  du  dernier  Citoyen  eft  aufTi  facrée  & 
inviolable  que  celle  du  premier  Magiirrat  , 
parce  qu'où  fe  trouve  le  Repréfenté  ,  il  n'y 
a  plus  de  Repréfentant.  La  plupart  des 
tumultes  qui  s'élevèrent  à  Rome ,  dans  les 
comices  ,  vinrent  d'avoir  ignoré  ou  négli- 
gé cette  règle.  Les  Confuls  alors  n'étoien: 
que  les  Prétidens  du  Peuple  ,  les  Tribuns 
de  fimples  Orateurs  *  ,  le  Sénat  n'étoit  rien 
du  tout. 

Ces  intervalles  de  furpenfion  où  le  Prin- 
ce reconnoit  ou  doit  reconnoitre  un  fupé- 
rieur  aftuel ,  lui  onc  toujours  été  redouta- 
bles ,  &  ces  afTemblées  du  peuple  ,  qui 
font  l'égide  du  corps  politique  ,  &  le  freia 
du  Gouvernement  ,  ont  été  de  tout  tems 
l'horreur  des  chefs  :  aufil  n'épargnent- ils 
jamais  ni  foins  ,  ni  objedions ,  ni  difficuU 

*  A  peu  près  félon  le  fens  qu'on  donne  à  ce 
nom  dans  le  Parlemenr  d'Angleterre.  La  refTem- 
blance  de  ces  en-plois  eâr  mis  en  conHic  les  Con- 
fuls £<.  les  Tribuns ,  quand  Hiême  toute  jurifdidtior. 
eût  été  ful'pendue. 


s    O    C    I    A    L.  131 

tés  ,  ni  promefles  ,  pour  en  rebuter  les 
Citoyens.  Quand  ceux-ci  font  avares  ,  lâ- 
ches ,  puiTilhmimes,  plus  amoureux  du  repos 
que  de  la  liberté ,  ils  ne  tiennent  pas  long- 
tems  contre  les  efforts  redoublés  du  Gou- 
vernement ;  c'eft  ainfi  que  la  force  réilftante 
augmentant  fans  ceffe  ;,  l'autorité  Souverai- 
ne s'évanouit  à  la  fin  ,  &  que  la  plupart  des 
cités  tombent  &  périfient  avant  le  tems. 
Mais  entre  l'autorité  Souveraine  &  le 
Gouvernement  arbitraire,  il  s'introduit  quel- 
quefois un  pouvoir  moyen  dont  il  faut  parler. 


CHAPITRE     XV. 

Des  Députés  ou  Repréfemans, 

O  I  -  T  ô  T  que  le  fer  vice  public  cefTe  d'être 
la  principale  affaire  des  Citoyens,  &:  qu'ils 
aiment  mieux  fervir  de  leur  bourfe  que  de 
leur  perfonne  ,  l'Etat  e(t  déjà  près  de  fa 
ruine.  Faut  -  il  marcher  au  combat  ?  ils  paient 
des  troupes ,  &  reftent  chez  eux  ;  faut-il  al- 
ler au  Confeil  ?  ils  nomment  des  Députés, 
6c  reftent  chez  eux.  A  force  de  parefle  <Sc 
d'argent  ils  ont  enfin  des  foldats  pour  afifer- 
vir  la  patrie,  &  des  repréfentans  pour  la 
vendre. 

C'EST  le  tracas  du  commerce  Se  de^ 
arts ,  c'eft  l'avide  intérêt  du  gain  ,  c'eft  la 
mollefle  8c  l'amouc  des  commodités,  qui 


1)1       D  U    C  O  N  T  R  A  T 

changent  les  fervices  perfonnels  en  argent. 
On  cède  une  partie  de  fon  prorit  pour  l'aug- 
menter à  fon  aife.  Donnez  de  l'argent  ,  & 
bientôt  vous  aurez  des  fers.  Ce  mot  de 
finance  eft  un  mot  d'efclave  ;  il  eft  inconnu 
dans  la  Cité.  Dans  un  Etat  vraiment  libre, 
les  citoyens  font  tout  avec  leurs  bras,  &  rien 
avec  de  l'argent  :  loin  de  payer  pour  s'e- 
xempter de  leurs  devoirs,  ils  paieront  pour 
les  remplir  eux-mêmes.  Je  fuis  bien  loin  des 
idées  communes  ;  je  crois  les  corvées  moins- 
contraires  à  la  liberté  que  les  taxes. 

Mieux  l'Etat  eft    confiitué  ,  plus  les 
affaires  publiques  l'emportent  fur  les  privées 
dans  l^efprit  des  Citoyens.  Il  y  a  même  beau- 
coup moins  d'affaires  privées,  parce  que  la 
fomme  du  bonheur  commun  fourniifant  une 
portion  plus  confidérable  à  celui  de  chaque 
individu  ,  il  lui  en  refte  moins  à   chercher 
dans   les  foins  particuliers.    Dans  une  cité 
bien  conduite  ,  chacun  vole  aux  aHemblées; 
fous  un  mauvais  Gouvernement  ,nul  n'aime 
à   faire  un  pas  pour  s'y  rendre  ;  parce  que 
nul  ne  prend  intérêt  à  ce  qui  s'y  fait,  qu'on 
prévoit  que  la  volonté  générale  n'y  domi- 
nera pas ,  &  qu'enfin  les  foins  domeftiques 
abforbent  tout.  Les  bonnes  loix   en   font 
faire  de  meilleures  ,  les  mauvaifes  en  amè- 
nent de  pires.  Si-tôt  que  quelqu'un  dit  des 
affaires  de  l'Etat  ,  que  m  importe  ?  on  doit 
comipter  que  l'Etat  eft  perdu. 

L*  ATTIÉDISSE  MENT  de  l'amour  de 


SOCIAL.  13^ 

la  patrie  ,  l'adivité  de  l'intérêt  privé  ,  l'im- 
menlité  des  Etats ,  les  conquêtes  ,  l'abus  du 
Gouvernement  ont  fait  imaginer  la  voie  des 
Dépurés  ou  Repréfentans  du  peuple  dans 
les  aflemblées  de  la  Nation.  C'eft  ce  qu'en 
certains  pays  on  ofe  appeller  le  Tiers-Etat. 
Ainfi  l'intérêt  particulier  de  deux  ordres 
eft  mis  au  premier  &  au  fécond  rang,  l'in- 
térêt  public  n'eft  qu'au  troifieme. 

La  Souveraineté  ne  peut  être 
repréfentée  ,  par  la  même  raifon  qu'elle  ne 
peut  être  aliénée  ;  elle  confifte  eflentielle- 
ment  dans  la  volonté  générale  ,  &  la  volon- 
té ne  fe  repréfente  point  :  elle  eft  la  mê- 
me ou  elle  eft  autre  ;  il  n'y  a  point  de 
milieu.  Les  députés  du  peuple  ne  font  donc 
•ni  ne  peuvent  être  fes  repréfentans  ,  ils  ne 
font  que  fes  commifiaires  ;  ils  ne  peuvent 
rien  conclure  définitivement.  Toute  loi  que 
Je  Peuple  en  perfonne  n'a  pas  ratifiée ,  eft 
nulle  ;  ce  n'eft  point  une  loi.  Le  peuple 
Angloispenfe  être  libre  ;  il  fe  trompe  fort, 
il  ne  l'eft  que  durant  Téleârion  des  membres 
<lu  Parlement  ;  fi-tôt  <]u'ils  font  élus  ,  il  eft: 
efclave,  il  n'eft  rien.  Dans  les  courts  mo- 
mens  de  fa  liberté,  l'ufage  qu'il  en  fait  mé- 
rite bien  qu'il  la  perde. 

L'IDÉE  des  repréfentans  eft  moderne; 
die  nous  vient  du  gouvernement  féodal,  de 
cet  inique  &  abfurde  Gouvernement  dans  le- 
qud  l'efpece  humaine  eft  dégradée ,  &  013 
îe  nom  d'homme  eft  en  deshonneur.  Dans  les 


134       D  U     C  O  N  T  R  A  T 

anciennes  républiques ,  &  mîme  dans  les  Mo- 
narchies ,  jamais  le  peuple  n'eut  ilc  reprc-fen- 
tans  ;  on  ne  connoiflbit  pas  ce  mot-là.  11  eft 
très  -  fingulier  qu'à  Rome  ,  où  les  Tribung 
étoient  li  facréi ,  on  n'ait  pas  même  imaginé 
<]u'ils  puflent  ufurper  les  fondions  du  peu- 
ple ,  &  qu'au  milieu  d'une  fi  grande  multi- 
.tude  ,  ils  n'aient  jamais  tenté  de  palTer  de 
leur  chef  un  feul  Plebifcite.  Qu'on  juge  ce- 
pendant de  l'embarras  que  caufoit  quelque- 
.fois  la  foule,  par  ce  qui  arriva  du  tems  des 
Gracques  ,  où  une  partie  des  Citoyens  don« 
noit  fon  fulTrage  de  deffus  les  toits. 

Où  le  droit  &  la  liberté  font  toutes  cho- 

fes ,  les  inconvéniens  ne  font  rien.  Chez  ce 

fage  peuple  tout  étoit  mis  à  fa  julle  mefure  : 

il  laiftoit  faire  à  fes  Lifteurs  ce  que  fes  Tri- 

.buns  n'euflent  ofé  faire;  il  ne  craignoit  pas 

-que  fes  Licteurs  vouluflent  le  repréfenter. 

Pour  expliquer  cependant  comment  les 
Tribuns  le  repréfentoient  quelquefois, il  fuf- 
fit  de  concevoir  comment  le  Gouvernement 
repréfente  le  Souverain.  La  Loi  n'étant  que 
la  déclaration  de  la  volonté  générale,  il  eft 
.clair  que  dans  la  puiilance  Législative  le  peu- 
4)le  ne  peut  être  repréfente  ;  mais  il  peut  & 
cioit  l'être  dans  la  puifTance  executive  ,  qui 
n'eft  que  la  force  appliquée  à  la  Loi.  Ceci 
fait  voir  qu'en  examinant  bien  les  chofes  on 
trouveroit  que  très-peu  de  Nations  ont  des 
loix.  Quoi  qu'il  en  folt  ,  il  eft  fur  que  les 
Tribuns  n'ayant  auc^ine  partie  du  pouvoir 


SOCIAL.  r3j 

exécutif  ,  ne  purent  jamais  repreTenter  le 
Peuple  Romain  par  les  droits  de  leurs  char- 
ges, mais  feulement  en  ufurpant  fur  ceux  du 
Sénat. 

Chez  les  Grecs,  tout  ce  que  le  Peuple 
avoit  à  faire  ,  il  le  faifoit  par  lui-même  il 
étoit  fans  celle  aflbmblé  fur  la  place.  II  ha- 
bitoit  un  climat  doux ,  il  n'étoit  point  avi^ 
de ,  des  efclaves  faifoient  fes  travaux  ,  fa 
grande  affaire  étoit  fa  liberté.  N'ayant  plus 
les  mêmes  avantages ,  comment  conferver  les 
mêmes  droits  ?  Vos  climats  plus  durs  vous 
donnent  plus  de  befoins  *  ,  fix  mois  de  l'an- 
îiee  la  place  publique  n'eft  pas  tt^nable,  vos 
langues  fourdes  ne  peuvent  fe  faire  entendre 
en  plam  air ,  vous  donnez  plus  à  votre  gain 
qu'à  votre  liberté  ,  &  vous  craignez  bien 
moms  l'efclavage  que  la  mifere. 

Quoi  !  la  liberté  ne  fe  maintient  qu'à 
l'appui  de  la  fervitude  ?  Peut-être.  Lqs  deux 
excès  fe  touchent.  Tout  ce  qui  n'eft  point 
dans  la  nature  a  fes  inconvéniens ,  &  la  fo 
cieté  civile  plus  que  tout  le  refle.  Il  y  a  tel- 
les poiitions  malheureufes  où  l'on  ne  peut 
conferver  fa  liberté  qu'aux  dépens  de  celle 
4'autrui ,  &  où  le  Citoyen  ne  peut  être  par- 
faitement libre,  que  l'efclave  ne  foit  extrê 
mement  efclave.  Telle  étoit  la  poiltion  de 

molleOè  des  Orientaux  ,  c'efè  vouloir  fe  donner 
leurs  chaînes;  c'eft  sy  foumectre  encore  %  u'a? 
celTaiiemeiu  qu'eux,  ^  ^  "'^ 


136       D  U    C  O  N  T  R  A  T 

Sparte.  Pour  vous ,  peuples  modernes ,  vous 
n'avez  point  d'efclaves  ,  mais  vous  l'êtes  ; 
vous  payez  leur  liberté  de  la  votre.  Vous 
avez  beau  vanter  cette  préféience  ;  j'y  trou- 
ve plus  de  lâcheté  que  d'humanité. 

J  E  n'entends  point  par  tout  cela  qu'il 
faille  avoir  des  efclaves  ni  que  le  droit  d'ef- 
clavage  foit  légitime ,  puifque  j'ai  prouvé  le 
contraire.  Je  dis  feulement  les  raifons  pour- 
quoi les  peuples  modernes  qui  fe  croient  li- 
bres ont  des  Repréfentans,  &  pourquoi  les 
peuples  anciens  n'en  avoient  pas.  Quoi  qu'il 
en  foit  5  à  l'inftant  qu'un  Peuple  fe  donne 
des  Repréfentans^ il  n'eft  plus  libre,  il  n'eft 
plus. 

Tout  bien  examiné ,  je  ne  vois  pas  qu'il 
foit  déformais  poflîble  au  Souverain  de  con- 
ferver  parmi  nous  l'exercice  de  fes  droits, lî 
la  Cité  n'eft  très-petite.  Mais  fi  elle  eft  très-pe- 
tite, elle  fera  fubjuguée  ?  Non.  Je  ferai  voir 
<:i-après  *  comment  on  peut  réunir  la  puiflan- 
ce  extérieure  d'un  grand  Peuple  avec  la  po- 
lice aifée ,  &  le  bon  ordre  d'un  petit  Etat* 

*  C'eft  ce  que  je  m'étois  propofé  de  faire  dans 
la  Tuue  de  cet  ouvrage  ,  lorfiu'en  traitant  des  re- 
-Jations  externes  fenferois  venu  auxcontédcration> 
Matière  toure  neuve  ,  &  eu  les  principes  font  en- 
core à  établir. 

CHA. 


s    a    C    I    A    L.  137 


CHAPITRE    XVI. 

Que  rinflitmion  du  Gouvernement  n'efl point 
un  contrat 


X-i  E  pouvoir  Législatif  une  fois  bien  éta- 
bli ,  il  s'agit  cVétablir  de  même  le  pouvoir 
e:xécutif  ;  car  ce  dernier  ,  qui  n'opère  que 
par  des  ades  particuliers ,  n'étant  pas  de  l'ef- 
fence  de  l'autre,  en  eft  naturellement  féparé. 
S'il  étoit  polTible  que'le  Souverain  ,  confidé- 
ré  comme  tel  ,  eut  la  puiflance  executive  r 
le  droit  &  le  fait  feroient  tellement  confon- 
dus qu'on  ne  fauroit  plus  ce  qui  eft  loi  & 
ce  qui  ne  l'eft  pas ,  &  le  corps  politique  ain- 
fi  dénaturé ,  feroit  bientôt  en  proie  à  la  vio- 
lence contre  laquelle  il  fut  inftitué. 

Les  Citoyens  étant  tous  égaux  par  le^ 
contrat  focial,  ce  que  tous  doivent  faire,  tous 
peuvent  le  prefcrire ,  au  lieu  que  nul  n'a 
droit  d'exiger  qu'un  autre  fàfle  ce  qu'il  ne 
fait  pas  lui-même.  Or  c'eft  proprement  ce: 
droit ,  indifpenfable  pour  faire  vivre  &  m^ou- 
voir  le  corps  politique  ,  que  le  Souverain 
donne  au  Prince  en  inftituant  le  Gouver^ 
nement. 

Plusieurs  ont pétendu  que  1 -ade  de* 
cet  établiflement  étoit  un  contrat  entre  le- 
Peuple  &;  les  chefs  qu'il  fe  donne  ;  contratr 
gar  lequel  on  ftipuloit  entre  les  deux  parties^ 

M.   -' 


13?       D  U     C  O  X  T  R  A  T 

les  conditions  £o\^  leCquelles  TiHi^  s'obK^ 
geoit  à  commander,  &  l'autre  à  obéir.  On 
conviendra  ,  je  m'a-fliire  ,  que  voilà  une  étran- 
ge manière  de  contraAer.  Mais  voyons  fi  oet- 
tj  opinion  eft  foutenable, 

P  R  E  M I E  R  E  xM  E  N  T  ,  l'autorité  fuprême 
«e  peut  pas  plus  fe  modifier  que  s'aliéner  , 
h  limiter  c'etî  la  détruire.  Il  eft  abfurde  Se 
contradidoire  que  le  Souverain  fè  donne  ui> 
fupérieur  ;  s'obliger  d'obéir  à  un  maitre  > 
c'eft  fe  remettre  en  pleine  liberté. 

D  E  plus  ,  il  eft  évident  que  ce  contrat  da 
peuple  avec  telles  ou  telles  perfonnes  feroit 
ttn  ade  particulier.  D'où  il  fuit  que  ce  con» 
trat  ne  fauroit  être  une  loi  ni  un  ade  de 
fouvevaineté  ,  &  que  par  conféquent  il  fe» 
roit  illégitime. 

O^  voit  encore  que  les  parties  contrac- 
tantes feroient  entr'elks  fous  la  feule  loi  de 
fJature  ,  &  fans  aucun  garant  de  leurs  enga- 
gemens  réciproques  ,  ce  qui  répugne  de  tou- 
tes manières  à  l'état  civil  :  Celui  qui  a  la 
force  en  main  étant  toujours  le  maitre  de 
l'exécution,  autant  vaudroit  donner  le  non» 
de  contrat  à  l'àde  d'un  homme  qui  diroit  à 
on  autre  ;  »  je  vous  donne  tout  mon  bien  , 
»  à  condition  que  vous  m'en  rendrez  ce 
i5  qu'il  vous  plaira  î>.. 

I L  n'y  a  qu*un  contrat  dans  TEtat ,  c'efî 
celui  de  l'aifociation  ;  &  celui-là  feul  en  ex- 
clut tout  autre.  On  ne  fauroit  imaginer  au- 
cun contrat  public  j  ^ui  ne  ftfi  uoe  violatioD 
du  premier. 


SOCIAL.  139 

à  .l»    ■       I  I  ir     II  I    ■■  I  II  <.      m 

CHAPITRE     XVI L 

De  Vinftitution  du  Gouvernements 

v3  O  u  s  qu'elle  idée  faut-il  donc  recevoir 
l*ade  par  lequel  le  gouvernement  eft  inlli- 
tué  ?  Je  remarquerai  d'abord  que  cet  ade 
efl:  complexe  ou  compofé  de  deux  autres  , 
favoir  l'établi fTement  de  la  loi ,  6c  l'exécu- 
tion de  la  loi. 

Par  le  premier, le  Souverain  ftatue  qu'il 
y  aura  un  corps  de  Gouvernement  établt 
fous  telle  ou  telle  forme  ;  &  il  eft  clair  que 
cet  a6te  eft  une  loi. 

Par  le  fécond ,  le  Peuple  nomme  les  chefs 
qui  feront  chargés  du  Gouvernement  établi. 
Or  cette  nomination  étant  un  aâ:e  particu- 
lier n'eft  pas  une  féconde  loi,  mais  feule- 
ment une  fuite  de  la  première,  &  une  fonction 
du  Gouvernement. 

La  difficulté  eft  d'entendre  comment  oa 
peut  avoir  un  ade  de  Gouvernement  avant 
que  le  Gouvernement  exifte ,  &  comment  le 
Peuple^ qui  n'eft  que  Souverain  ou  fujet  , 
peut  devenir  Prince  ou  Magiftra.t  dans  cer- 
taines circonftances. 

C'EST  encore  ici  que  fe  découvre  une  dé- 
cès étonnantes  propriétés  du  corps  politique, 
par  lefquelles  il  concilie  des  opérations  con- 
tradidoires  en  apparence.  Car  celle-ci  fe  fait 

M  2 


14a       D  U    C  O  N  T  R  A  T 

par  une  converfion  fubite  de  la  Souveraineté 
en  Démocratie  ;  enforte  que  ,  fans  aucun 
changement  fenfiblejôc  feulement  par  une 
rouvelle  relation  de  tous  à  tous  ,  les  Ci- 
toyens ,  devenus  Magiftrats ,  pafTent  des  ades 
généraux  aux  ades  particuliers ,  &:  de  la  loi 
à  l'exécution. 

Ce  changement  de  relation  n'eft  point 
une  fubtilité  de  fpéculations  fans  exemple 
dans  la  pratique  :  il  a  lieu  tous  les  jours  dans 
i"e  Parlement  d'Angleterre,  où  la  Chambre- 
ra ÏÏe  ,  en  certaines  occafions  ,  fe  tourne  en- 
grand  comité ,  pour  mieux  difcuter  les  af- 
faires ,  &  devient  ainii  ilmple  commifTion  ,  de 
Cour  Souveraine  qu'elle  étoit  linftant  pré- 
cédent ;  en  telle  forte  qu'elle  fe  fait  enfuite 
rapport  à  elle  ^  même  comme  chambre  des 
Communes  de  ce  qu'elle  vient  de  régler  ea 
grand  comité,  &  délibère  de  nouveau  fous 
nn  titre  de  ce  qu'elle  a  déjà  réfolu  fous  un 
^tre. 

Tel  eft  l'avantage  propre  au  Gouverne-- 
ment  Démocratique,  de  pouvoir  être  établi 
dans  le  fait  par  un  fimpie  ade  de  la  volonté 
générale.  Après  quoi  ,  ce  Gouvernement 
provifionnel  refte  en  poileffion,  fi  telle  eil 
fe  forme  adoptée ,  ou  établit  au  nom  du  Sou* 
verain  le  Gouvernement  prefcrit  par  la  loi  , 
&  tout  fe  trouve  ainfi  dans  la  règle.  Il  n'eft 
pas  poffible  d'inftituer  le  Gouvernement  d'au- 
-cune  autre  manière  légitime ,  &.  fans  renon- 
tca  âux  principes  cirdevant  étâhJiSv 


SOCIAL.  141 


CHAPITRE    XVIII. 

Moyen  de  prévenir  les  ufur panons  du  Gou- 
vernement, 


D 


E  ces  éclairciflemens  il  refulte  en  con- 
firmation du  chapitre  XVI.  que  Tade  qui 
mftitue  le  Gouvernement  n'eft  point  un  con- 
trat ,  mais  une  Loi,  que  les  dépofitaires  de 
îa  puiiïance  executive  ne  font  point  les  maî- 
tres du  peuple,  mais  fes  officiers  ;  qu'il  peut 
les  établir  &  les  deftituer  quand  il  lui  plaît  ; 
qu'il  n'eft  point  queftion  pour  eux  de  con- 
trader,  mais  d'obéir,  &  qu'en  fe  chargeant 
des  fondions  que  TEtat  leur  impofe,ils  ne 
font  que  remplir  leur  devoir  de  Citoyens  , 
fans  avoir  en  aucune  forte  le  droit  de  dif- 
puter  fur  les  conditions. 

Quand  donc  il  arrive  que  le  Peuple  inf. 
titue  un  Gouvernement  héréditaire, foit  mo- 
narchique dans  une  famille ,  foit  ariftocrati- 
que  dans  un  ordre  de  Citoyens ,  ce  n'eft  point 
un  engagement  qu'il  prend  ;  c'eft  une  forme 
provifionnelle  qu'il  donne  à  l'adminifti  ation  j, 
jufqu'à  ce  qu'il  lui  plaife  d'en  ordonner  au-^ 
trement. 

ï  L  eft  vrai  que  ces  changemens  font  tou- 
jours dangereux  ,  &  qu'il  ne  faut  jamais 
mucher  au  Gouvernement  établi  ,.que  lorf- 
^u'il  devient  incompatible  avec  le  bien  ga- 


t^z       DU    CONTRAT 

blic  ;  mais  cette  circonfpedion  efi:  une  maxi- 
me de  politique  &  non  pas  une  règle  de  droit, 
&  l'Etat  n'eft  pas  plus  tenu  de  laiiTer  l'auto- 
rité civile  à  fes  chefs ,  que  l'autorité  militaire 
à  fes  Généraux. 

I L  eft  vrai  encore  qu'on  ne  fauroit  en  pa- 
reil cas  obferver  avec  trop  de  foin  toutes 
îes  formalités  requifes  pour  diftinguer  un 
aâ:e  régulier  &  légitime  d'un  tumulte  fédi- 
tieux  ,  &:  la  volonté  de  tout  un  peuple  des 
clameurs  d'une  fadion.  C'cft  ici  fur-tout 
qu'il  ne  faut  donner  au  cas  odieux  que  ce 
qu'on  ne  peut  lui  refufer  dans  toute  la  ri- 
gueur du  droit ,  &  c'ell  auffi  de  cette  obli- 
gation que  le  Prince  tire  un  grand  avantage 
pour  conferver  fa  puiiTance  malgré  le  peu- 
ple ,  fans  qu'on  puiiTe  dire  qu'il  l'ait  ufur- 
pée  :  car  en  paroiflant  n'ufer  que  de  fes 
droits  ,  il  lui  eft  fort  aifé  de  les  étendre  ,  & 
d'empêcher,  fous  le  prétexte  du  repos  pu- 
blic, les  aifemblées  deftinées  à  rétablir  le  bon 
ordre  ;  de  forte  qu'il  fe  prévaut  d'un  filen-  , 
ce  qu'il  empêche  de  rompre ,  ou  des  irrégu- 
larités qu'il  fait  commettre  ,  pour  fuppofer 
en  fa  faveur  l'aveu  de  ceux  que  la  crainte 
fait  taire  ,  &  pour  punir  ceux  qui  ofent 
parler.  C'eft  ainfi  que  ks  Décemvirs  ayant- 
été  d'abord  élus  pour  un  an  ,  puis  conti- 
nués pour  une  autre  année  ,  tentèrent  de 
retenir  à  perpétuité  leur  pouvoir,  en  ne  per- 
mettant plus  aux  comices  de  s'aflembler  i 


SOCIAL»  i^j 

êc  c'eft  par  ce  facile  moyen  que  tous  les 
Gouvernemens  du  monde  ,  une  fois  revêtus, 
de  la  force  publique  ,  ufurpent  tôt  ou  tard 
l'autorité  Souveraine. 

Les  aflemblées  périodiques ,  dont  j'ai  par- 
lé ci-devant ,  font  propres  à  prévenir  ou  dil> 
férer  ce  malheur,  fur-tout  quand  elles  n'ont 
pas  befoin  de  convocation  formelle  ;  car 
alors  le  Prince  ne  fçauroit  les  empêcher  fans 
fe  déclarer  ouvertement  infradeur  des  Loix,, 
&  ennemi  de  l'Etat. 

L'OUVERTURE  de  ces  aflemblées  r 
qui  n'ont  pour  objet  que  le  maintien  du  traité 
focial,  doit  toujours  fe  faire  par  deux  pro- 
pofitions  qu'on  ne  puiffe  jamais  fupprimer  ,; 
&  qui  paflent  féparément  par  les  fuÂFrages. 

La  première;  s^iî ftah  au  Souverain  ds 
.conferver  la  prcfe  me  forme  de  Gouvernements 

La  féconde  ;  s'il  plan  au  Peuple  d'e». 
laijfer  radmimflration  à  ceux  qui  en  fonp 
aâuellemcnt  chargés, 

J  E  fuppofe  ici  que  je  crois  avoir  dé- 
montré ,  favoir,  qu'il  n'y  a  dans  l'Etat  au- 
cune loi  fondamentale  qui  ne  fe  puifle  révo- 
quer ,  non  pas  même  le  pade  focial  ;  car  d 
tous  les  Citoyens  s'afïèmbloient  pour  rom- 
pre ce  paâre  d'un  commun  accord  ,  on  ne 
peut  douter  qu'il  ne  fut  très  -  légitimement 
rompu.  Grotius  penfe  même  que  chacun 
peut  renoncer  à  TEtat  dont  il  eft  membre,. 
&  reprendre  fa  liberté  naturelle  &  fes  biens  > 


144    DUCONTRAT  SOCIAL. 

en  fortant  du  pays  *.  Or  il  feroit  ab farde 
que  tous  les  Citoyens  réunis  ne  puflent  pas 
ce  que  peut  (épai-ément  chacun  d'eux. 

*  Bien  entendu  qu'on  re  quitte  pas  pour  éluder 
fon  devoir,  &  fe  dilpenfer  de  fervir  la  patrie  au 
moment  qu'elle  a  befoin  de  nous.  La  fuite  alors 
feroir  criminelle  &  punilfable  i  ce  ne  feroit  plus 
retraite ,  mais  défertion.i 


Fin  du  Livre  troifieme^ 


ÎLITRE 


t)  u 

CONTRAT  SOCIAL, 

G  U 

PRINCIPES 

D   U 

DROIT  POLITIQUE, 

LIVRE     IV. 

CHAPITRE     I. 

Que  la  volonté  générale  efl  indeflruUible, 


Ant  que  plufieurs  hommes  réunis  fe 
confidérent  comme  un  feul  corps  ,  ils  n'ont 
qu'une  feule  volonté ,  qui  fe  rapporte  à  la 
commune  confervation ,  &  au  bien-être  gé- 
néral. Alors  tous  les  refiorts  de  l'Etat  font 
vigoureux  &  fimples,  fes  maximes  font  clai- 
res &  lumineufes  ,  il  n'a  point  d'intérêts 
embrouillés  ,  contradidoires  ,  le  bien  com- 
mun fe  montre  par- tout  avec  évidence  ,  & 
ne  demande  que  du  bon  fens  pour  être  ap- 
^erçu.  La  paix  ,  l'union-,  légalité  font  en* 

M 


146       DU    CONTRAT 

neniies  des  fubtilités  politiques.  Les  hom- 
mes droits  &  (Impies  font  difficiles  à  trom- 
per à  caufe  de  leur  fimplicité  ;  les  leurres  , 
les  prétextes  ratînés  ne  leur  en  impofenc 
point ,  ils  ne  font  pas  même  afiez  fins  pour 
être  dupes.  Quand  on  voit  chez  le  plus  heu- 
reux peuple  du  monde  des  troupes  de  payfans 
régler  les  aôaires  de  l'Etat  (ous  un  chêne  , 
6:  fe  conduire  toujours  fagement  ,  peut-on 
s'empêcher  de  méprifer  les  rafinemens  des 
autres  nations  qui  fe  rendent  illuftres  & 
tniférables  avec  tant  d'art  &  de  myfleres  ? 

XJ  n  Etat  ainfi  gouverné  a  befoin  de  très- 
peu  de  Loix ,  &  à  mefure  qu'il  devient  né- 
ceiTaire  d'en  promulguer  de  nouvelles,  cet- 
te nécenfité  fe  voit  univerfellement.  Le  pre- 
mier qui  les  propofe  ne  fait  que  dire  ce  que 
tous  ont  déjà  fenti  ,  &  il  n'eft  queftion  ni 
de  brigues  ni  déloquence  pour  faire  paf- 
fer  en  loi  ce  que  chacun  a  déjà  ré  fol  u  de 
faire,  fi-tôt  qu'il  fera  fur  que  les  autres  le 
feront  comme  lui. 

Ce  qui  trompe  les  raifonneurs,  c'eft  que 
i\Q  voyant  que  des  Etats  mal  coniVirués  dès 
leur  origine  ,  ils  font  frappés  de  l'impoffibi- 
lité  d'y  maintenir  une  femblable  police.  Ils 
lient  d'imaginer  toutes  les  fottifes  qu'un 
'fourbe  adroit  ,  un  parleur  iniînuant  pour- 
roit  perfuâder  au  peuple  de  Paris  ou  de 
Londres.  Ils  ne  fçavent  pas  que  Cromwel 
^Qt  été  mis  aux  fonnêtes  par  le  peuple  de 
Berne ,  &  le  Duc  de  Beaufort  à  la  difcipli- 
ne  par  les  Genevois. 


SOCIAL.  Î47 

Mats  quand  le  nœud  focial  commence  à 
fe  relâcher,  &  l'Etat  à  s'afiToibiir,  quand  les 
intérêts  particuliers  commencent  à  fe  faire 
fentir  ,  &  les  petites  fociétés  à  influer  fur 
îa  grande ,  l'intérêt  commun  s'altère  &  trou- 
ve des  oppofans  ,  l'unanimité  ne  régne  plus 
dans  les  voix,  la  volonté  générale  n'eft  plus 
la  volonté  de  tous ,  il  s'élève  des  contradic- 
tions ,  des  débats  ,  &  le  meilleur  avis  ne 
pafle  point  fans  difputes. 

Enfin,  quand  l'Etat ,  près  de  fa  ruine  , 
ne  fubfifte  plus  que  par  une  forme  illu- 
foire  &  vaine ,  que  le  lien  focial  eft  rompu 
dans  tous  les  cœurs,  que  le  plus  vil  intérêt 
fe  pare  effrontément  du  nom  facré  da  bien 
public  ,  alors  la  volonté  générale  devient 
muette  ;  tous  guidés  par  ûqs  motifs  fecrets, 
n'opinent  pas  plus  comme  Citoyens,  que  (î 
l'Etat  n'eut  jamais  exifté,  &  l'on  fait  paffer 
fauffement  fous  le  nom  de  Loix  des  décrets 
iniques  qui  n'ont  pour  but  que  l'intérêt  par- 
ticulier. 

S'ENSUIT -IL  de -là  que  la  volonté 
générale  foit anéantie  on  corrompue?  Non, 
elle  eft  toujours  confiante  ,  inaltérable  8ç 
pure  ;  mais  eU^  eft  fubordonnée  à  d'autres 
qui  l'emportent;  fur  elle.  Chacun  ,  détachant 
fon  intérêt  de  l'intérêt  commun  ,  voit  bien 
qu'il  ne  peut  l'en  fiparer  tout-à-fait ,  mais 
fa  part  du  mal  pubUc  ne  lui  paroît  rien  au- 
près du  bien  exchifif  qu'il  prétend  s'appro- 
prier. Ce  bien  particulier  excepté,  il  veut 

N  z 


1^8       DU    CONTRAT 

le  bien  général  pour  Ton  propre  intérêt,  tout 
auin  fortement  qu'aucun  autre  ;  même  en 
vendant  fon  fufFrage  à  prix  d'argent  ,  il 
n'éteint  pas  en  lui  la  volonté  générale  ,  il 
l'élude.  La  faute  qu'il  commet  efl:  de  chan- 
ger l'état  de  la  queftion  ,  &  de  répondre  au- 
tre chofe  que  ce  qu'on  lui  demande  :  en- 
forte  qu'au  lieu  de  dire  par  fon  fuffrage  , 
il  eft  avantageux  à  l'Etat  .,  il  dit  ,  il  eji 
avantageux  à  tel  homme  ou  à  tel  parti  , 
que  tel  ou  tel  avis  pajfe.  Ainfi  la  loi  de  l'or- 
dre public  ,  dans  les  afTemblées ,  n'eft  pas 
tant  d'y  maintenir  la  volonté  générale,  que 
de  faire  qu'elle  foit  toujours  interrogée,  & 
qu'elle  réponde  toujours. 

J  '  A  u  R  o  I  s  ici  bien  des  réflexions  à 
faire  fur  le  fimple  droit  de  voter  dans  tout 
afte  de  fouveraincté  ;  droit  que  rien  ne  peut 
ôter  aux  Citoyens  ,  &  fur  celui  d'opiner , 
de  propofer  ,  de  divifer ,  de  difcuter  ,  que 
le  Gouvernement  a  toujours  grand  foin  de 
ne  laifler  qu'à  fes  membres  ;  mais  cette  im- 
portante matière  demanderoit  un  traité  à 
part  ,  &  je  ne  puis  tout  dire  dans  celui-ci. 


CHAPITRE     II. 
Des  Suffrages, 


o 


N  voit  par  le  chapitre  précédent  que 
la  niauiere  dont  fe  traitent  les  affaires  gêné- 


SOCIAL.  149 

f-aîes,  peut  donner  une  indice  aflez  fûre  de 
ï*état  aduel  des  mœurs  ,  &  de  la  fante  da 
corps  politique.  Plus  le  concert  régne  dans 
les  aflemblées  ,  c'eft-à-dire  ,  plus  les  avis 
approchent  de  l'unanimité,  plus  auflfi  la  vo- 
lonté générale  eft  dominante  ;  mais  les  longs 
débats  ,  les  diflentions,  le  tumulte,  annon- 
cent l'afcendant  des  intérêts  particuliers  ôc 
le  déclin  de  l'Etat. 

Ceci  paroît  moins  évident  quand  deux 
eu  plufieurs  ordres  entrent  dans  fa  confti- 
tution ,  comme  à  Rome  les  Praticiens  &  les 
Plébéiens  ,  dont  les  querelles  troublèrent 
fouvent  les  comices  ,  même  dans  les  plus 
beaux  tems  de  la  République  ;  mais  cette 
exception  eft  plus  apparente  que  réelle  :  car 
alors  par  le  ^/ice  inhérent  au  corps  politique 
on  a ,  pour  ainfi  dire  ,  deux  Etats  en  un  ;  ce 
qui  n'eft  pas  vrai  des  deux  enfemble,  eft  vrai 
de  chacun  féparément.  Et  en  efïèt,  dans  les 
tems  mêmes  les  plus  orageux,  les  plébifcites 
du  peuple  ,  quand  le  Sénat  ne  s'en  mêloic 
pas  ,  paflbient  toujours  tranquillement  &  à 
la  grande  pluralité  des  fulTrages  :  le-s  Ci- 
toyens n'ayant  qu'un  intérêt,  le  peuple  n'a^ 
voit  qu'une  volonté. 

A  l'autre  extrémité  du  cercle  l'unanimité 
revient.  C'eft  quand  les  Citoyens  ,  tombés 
dans  la  fervitude  ,  n'ont  plus  ni  liberté 
m  volonté.  Alors  la  crainte  &  la  flatterie 
changent  en  acclamations  les  fulTrages  ;  om 

N  5 


^.jo      DU     CONTRAT 

ne  délibère  plus ,  on  adore  ou  l'on  maudit. 
Telle  e'toit  la  vile  manière  d'opiner  du  Sé- 
nat fous  les  Empereurs.  Quelquefois  cela 
fe  failoit  avec  dos  précautions  ridicules  : 
Tacite  ohferve  que  fous  Othon  les  Séna- 
teurs ,  accablant  Vitellius  d'exécrations  , 
affedoient  de  faire  en  même-tems  un  bruit 
épouvantable  ,  afin  que ,  fi  par  hazard  il  de- 
venoit  le  maître  ,  il  ne  put  fçavcir  ce  que 
chacun  d'eux  avoit  dit. 

De  ces  diverfes  confidérations  nainent 
les  maximes  fur  lefquelles  on  doit  régler  la 
manière  de  compter  les  voix ,  &  de  compa- 
rer les  avis  ,  félon  que  la  volonté  générale 
eft  plus  ou  moins  facile  à  connoitre,  ôc  lE- 
tat  plus  ou  moins  déclinant. 

I L  n'y  a  qu'une  feule  loi  qui ,  par  fa  na- 
ture ,  exige  un  confentement  unanime.  C'eft 
le  paile  focial  :  car  l'aflbciation  civile  eft 
l'ade  du  monde  le  plus  voloncaire  ;  tout  hom- 
me étant  né  libre  &  maître  de  lui-même, 
nul  ne  peut  ,  fous  quelque  prétexte  que  ce 
puiffe  être ,  l'affujettir  fans  fon  aveu.  Déci- 
der que  le  fils  d'un  efclave  naît  efclave,  c'eft 
décider  qu'il  ne  naît  pas  homme. 

Si  donc  lors  du  paâre  focial  il  s'y  trouve 
des  oppofans,  leur  oppofition  n'invalide  pas 
le  contrat  ^  elle  empêche  feulement  qu'ils 
n'y  foient  compris  ;  ce  font  des  étrangers 
parmi  les  Citoyens.  Quajîd  tÊtat  eft  infii- 
tué  ,  le  confentement  eft  dans  la  réfidencei 


SOCIAL.  %0 

habiter  le  territoire ,  c'ed  fe  foumettre  ^ 
la  fouveraineté  *. 

Hors  ce  contrat  primif  ,   la  voix    d'j 
plus  grand  nombre  oblige  toujours  tous  les 
autres  ;  c'eft  une  fuite  du  contrat  même.  Mai» 
on  demande  comment  un  homme  peut  être 
libre  ,  &  forcé  de  fe  conformer  à  des  vo-» 
lontés   qui  ne  font   pas   ks  fiennes.  Corn- 
ment  les  oppofans  font-ils  libres  &  fournis 
à  d<is  loix  auxquelles  ils  n'ont  pas  confenti, 
^  J  E  réponds  que  la  queftion  eft  mal  po- 
fée.  Le  Citoyen  confent  à  toutes  les  loix, 
même  à  celles  qu'on  pafle  malgré  lui  ,  & 
même  à  celles  qui  le  puniïïent  quand  il  ofe 
en  violer  quelqu'une.  La  volonté  confiante 
de  tous  les  membres  de  l'Etat  eft  la  volon- 
té  générale  ;  c'eft  par  elle  qu'ils  font  Ci- 
toyens  &  libres   *  *.   Quand  on  propofe 
une  loi  dans   l'aflemblée  du    Peuple   ,   ce 
qu'on  leur  demande   n'eft  pas  précifémenù 
s'ils  approuvent  la  propofition ,  ou  s'ils  la  re- 

*  Ceci  doit  toujours  s'entendre  d'un  Etat  libr^; 
car,  d'ailleurs,  la  famille  ,  les  biens,  le  défaut 
d'afyle  ,  la  néceflité ,  la  violence  ,  peuvent  rt  te- 
nir un  habitant  dans  le  pays  malgré  lui,  &  aies 
«on  fejour  feul  ne  fuppore  plus  Ton  confentemcnt 
au  contrat  ou  a  la  violation  du  contrat. 

*c  ^  ,^^"^*  <^"  lit^  3u  devant  des  pt ifons  &  fur 
les  fers  des  galériens  ce  mot  :  Libertas,  Cette  an- 
plication  de  la  devife  e/l  belle  &  jufte.  En  efleï , 
il^nV  a  que  les  malfaiteurs  de  tous  états  qui  em- 
pêchent le  Citoyen  d'être  libre.  Dans  un  payç  où 
tous  ces  gens-là  feroient  aux  Galères ,  on  iouaoic 
de  la  plus  parfaite  liberté. 

N    4 


t^i      D  U    C  O  N  T  R  AT 

Jettent  ?  mais  fi  elle  eft  conforme  on  non  à 
Ja  volonté  générale  qui  eft  la  leur  ;  chacun  y 
en  donnant  ion  fulfrage  ,  dit  fon  avis  là- 
deiTus  ,  &.  du  calcul  des  voix  fe  tire  la  dé- 
claration de  la  volonté  générale.  Quand 
donc  l'avis  contraire  au  mien  l'emporte  , 
cela  ne  prouve  autre  chofe,  fi-non  que  je 
m'étois  trompé  ,  &:  que  ce  que  j'eftimois 
être  la  volonté  générale  ne  l'étoit  pas.  Si 
mon  avis  particulier  l'eut  emporté  ,  j'aurois 
fait  autre  chofe  que  ce  que  j'avois  voulu  , 
c'eft  alors  que  je  n'aurois  pas  été  libre. 

Ceci  fuppofé  ,  il  efl:  vrai  que  tous  les 
caracberes  de  la  volonté  générale  font  en- 
core dans  la  pluralité  :  quand  ils  ceflent  d'y 
être  ,  quelque  parti  qu'on  prenne ,  il  n'y  a 
plus  de  liberté. 

E  N  montrant  ci  -  devant  comment  on 
fubftituûit  des  volontés  particulières  à  la  vo^ 
lonté  générale  dans  les  délibérations  publia 
ques  ,  j'ai  fuffifamment  indiqué  les  moyens 
praticables  de  prévenir  cet  abus  ;  j'en  par- 
lerai encore  ci- après.  A  l'égard  du  nombre 
proportionnel  des  fufifrages  pour  déclarer 
cette  volonté  ,  j*ai  aufTi  donné  les  principes 
fur  lefquels  on  peut  le  déterminer.  La  dif- 
férence d'une  feule  voix  rompt  l'égalité  ,  un 
feul  oppofant  rompt  l'unanimité;  mais  entre 
l'unanim.ité  6c  l'égalité  il  y  a  plufieurs  parta- 
ges inégaux,  à  chacun  defquels  on  peut  hxer 
ce  nombre  félon  l'état  ôcles  befoins  du  corps 
politique.. 


SOCIAL.  ï^ 

Deux  maximes  générales  peuvent  fervir 
à  régler  ces  rapports  ;  l'une  ,  que  plus  les 
délibérations  font  importantes  &  graves  >. 
plus  l'avis  qui  l'emporte  doit  approcher  de 
l'unanimité  ;  l'autre  ,  que  plus  l'affaire  agi- 
tée exige  de  célérité  ,  plus  on  doit  reiïer- 
rer  la  différence  prefcrite  dans  le  partage 
des  avis  ;  dans  les  délibératioiîs  qu'il  faut 
terminer  fur  le  champ  ,  l'excédent  d'une  feu- 
le voix  doit  fijffire.  La  première  de  ces  ma- 
ximes paroît  plus  convenable  aux  loix  ,  &: 
îà  féconde  aux  affaires.  Quoi  qu'iF  en  foit  , 
c'eft  fur  leur  combinaifon  que  s'établifTent 
les  meilleurs  rapports  qu'on  peut  donner  à 
la  pluralité  pour  prononcer. 


CHAPITRE     III. 
Des  Ele6iionr» 

L'EGARD  des  éleârions  du  Prince 
&  des  Magiftrats  ,  qui  font ,  comme  je  l'ai 
dit ,  des  ades  complexes,  il  y  a  deux  voies 
pour  y  procéder  ;  fçavoir ,  le  choix  &  le 
fort.  L'une  &  l'autre  ont  été  employées  en 
diverfes  Républiques  ,  &  l'on  voit  encore 
aduellement  un  mélange  très-compliqué  de 
deux  dans  l'éledion  du  Doge  de  Venife. 

Le  fnffrage  par  le  fort ,  dit  Montefquieu  ^ 
efl  de  la  nature  de  la  Démocratie ,  j'en  con- 
tiens, mais  comment  cela  ?  Le  fort ,  conti^ 


154      DU    CONTRAT 

nue-t-il  ,  e_fî  une  façon  d'élire  qui  n'afflige 
perfonne  ;  il  laijfe  à  chaque  Citoyen  une  ef- 
pérance  raifonnable  de  fervir  la  patrie.  Ce 
ne  font  pas-là  des  raifons. 

S  I  l'on  fait  attention  que  l'éleârion  des 
chefs  e(ï  une  fondion  du  Gouvernen:ient  , 
&  non  de  la  Souveraineté,  on  verra  pour- 
quoi la  voie  du  fort  eft  plus  dans  la  nauire 
de  la  Démocratie  ,  où  l'adminillration  eft 
d'autant  meilleure  que  les  adirés  en  font 
moins  multipliés. 

Dans  toute  véritable  Démocratie  la 
Magiftrature  n'eft  pas  un  avantage  ,  mais 
une  charge  onéreufe,  qu'on  ne  peut  juge- 
ment impofer  à  un  particulier  plutôt  qu'à 
un  autre.  La  loi  feule  peut  impofer  cette 
charge  à  celui  fur  qui  le  fort  tombera.  Car 
alors  la  condition  étant  égale  pour  tous,  & 
le  choix  ne  dépendant  d'aucune  volonté  hu-. 
maine  ,  il  n'y  a  point  d'aplication  particu- 
lière qui  altère  l'univerfalité  de  la  loi. 

Dans  l'Ariftocratie  le  Prince  choifit  le 
Prince  ,  le  Gouvernement  fe  conferve  par 
lui-même ,  ôc  c'eft-là  que  les  fuffrages  font 
bien  placés. 

L'EXEMPLE  de  Véketïon  du  Doge  de 
Venife  confirme  cette  difiindion  loin  de  la 
détruire  :  cette  forme  mêlée  convient  dans 
un  Gouvernement  mixte.  Car  c'eft  une  er- 
reur de  prendre  le  Gouvernement  de  Ve- 
nife pour  une  véritable  Ariftocratie.  Si  le 
Peuple  n'y  a  nulle  part  au  Gouvernement  ^ 


SOCIAL.  155 

la  nobkfTe   y    eft  peuple   elle-même.  Une 
ïnukitade  de  pauvres  Barnabotes  n'appro- 
cha januis  d'aucune  magiftrature ,  &  n'a  de 
fa  nobleffe  que    levain   titre  d'excellence, 
6c  le  droit  d'aiTifter   au  Grand  Confeil.  Ce 
grand    Confeil    étant    aufTi  nombreux   que 
notre  Confeil  Général  à  Genève  ,  Tes  illuf- 
tres  membres  n'ont  pas  plus   de   privilèges 
que  nos    fimples    Citoyens.    Il  eft    certa  n 
qu'5tant  l'extrême  difparitédes  deux  Repu^ 
bUques  ,  la  bourgeoifie  de  Genève  repré- 
fente  exaffcement  !a  Pâtriciat  Vénitien;  nos 
natifs  ôc  habitans  repréfentent  les  Citadms 
&  le  peuple  de  Venife  ;  nos  payfans  re- 
préfentent  les  fujets  de  terre-ferme  :  enfia 
Se  quelque  manière  que  Von  coniidere  cet- 
te  République ,  abftraaiion  faite  de  fa  gran- 
deur, fon  Gouvernement  n'eft  pas  plus  ^arif- 
tocratique  que  le  nôtre.  Toute  la  différen- 
ce eft  que ,  n'ayant  aucun  chef  à  vie  ,  nous 
n'avons  pas  le  même  befoin  du  fort* 

L  E  s  éledions  par  fort  auroient  peu  d'in- 
convéniens  dans  une  véritable  Démocratie  ^ 
où  tout  étant  égal ,  auffi  bien  par  les  mœurs 
&  par  les  talens  ,  que  par  les  maximes  6c 
par  la  fortune  ,  le  choix  deviendroit  pref- 
mie  indifférent.  Mai?  j^ai  déjà  dit  qu'il  n'y 
avoit  point  de  véritable  Démocratie. 

Qu  A  N  D  le  choix  &  le  fort  fe  trouvent 
mêlés ,  le  premier  doit  remphr  les  places  qui 
demandent  des  talens  propres,  telles  que  es 
emplois  militaires;  Vautre  convient  à  celles 


*î«S      DU    CON-TRAT 

ou  fuffifentle  bon-fens,  la  juftice  ,  Mme- 

fà  œ'ouÏ^H  ''"'  '"/Marges  de  jadîcare, 
parce  que  dans  un  état  bien  conftitué  ces 
qualités  font  communes  à  tous  les  Citoyen" 
dantle  rn  "'  '''  '^^'^'•"2"  n'ont  aucun\,eu 
dans  le  Gouvernement  monarchique.  Le  Mo- 
narq«e  étant  de  droit  feu!  Prince  &  Mag,f. 

partiën?"'.'JV''°'-^  '^^''  HeutenansnV 
parient   qu'à    lu,.    Quand   l'Abbé  de  sL 

bres  n  r  ç  ^""^^'.«^  d'en  élire  les  mem, 
Pofetde  changer  la  forme  du  Gouvernement 

donn/'I'!  °"^  P""'"  '^^  '^  manière  d9 
donner  &  de  recueillir  les  voix  dans  l'afl-em- 

ouedf.  P'"P'«  '  n'»*^  Pe-'t-étre  l'hiftori- 
que  de  la  police  Romaine ,  à  cet  égard ,  ex- 
pl.quera-t.il  plus  fçnfiblement  toutes  les 
maximes  que  je  pourrois  établir.  II  n'eft  oa, 
.nd.g„e  d-un  ledeur  judicieux  de  vlC 
peu  en  détail  comment  fe  traitoient  lesafi. 
ftires  publiques  &  particulières  dans  un 
Confeil  de  deux  cens  mille  hommes. 

CHAPITRE     IV. 
Des  Comices  rjrnains. 

No 

-L  -^  U  us  n avons  nuls  monumens  bienaf^ 
Jures  des  premiers  tems  de  Rome  ;  il  y  a 
même  grande  apparence  que  la  plupart  de. 


SOCIAL.  «57 

Chofes  qu'on  e»  débite  font  des  fables  *  .; 
.:&  en  général  la  partie  la  plus  inftruaive 
des  annales  des  peuples  ,  qui  eft  l'hiftoire 
de  leuii  établifiement  ,  eft  celle  qui  nous 
manque  le  plus.  L'expérience  nous  apprend 
tous  les  jours  de  quelles  caufes  naiilent  les 
révolutions  des  empires  ;  mais  comme  il 
ne  fe  forme  plus  de  peuples  ,  nous  n'avons 
gueres  que  des  conjedures  pour  expliquer 
comment  ils  fe  font  formés. 

Les  ufages  qu'on  trouve  établis  atteftent 
au  moins  qu'il  y  eut  une  origine  à  ces  ufa- 
ges.  Des  traditions  qui  remontent  à  ces  ori- 
gines ,  celles  qu'appuient  les  plus  grandes 
autorités,  &  que  de  plus  fortes  raifons  cor- 
tîrment ,  doivent  paiTer  pour  les  plus  certai- 
nes. Voilà  les  maximes  que  j'ai  tâché  de 
fuivre  en  recherchant  comment  le  plus  li- 
bre &  le  plus  puilTaut  peuple  de  la  terre 
exerçoit  fon  pouvoir  fuprême. 

A  P  R  È  s  la  fondation  de  Rome,  la  Répu- 
blique naiflante  ,  c'eft-à-dire  ,  l'armée  du 
fondateur,  compofée  d'Albains,  de  Sabins, 
.&  d'étrangers,  fut  divifée  en  trois  clafTes  , 
qui  de  cette  divifion  prirent  le  nom  de  Tn- 
hus.  Chacune  de  ces  Tribus  fut  fubdivifée 
en  dix  Curies,  6c  chaque  Curie  en  Décu- 

*  Le  nom  de  Rome ,  qu'on  prérend  venir  de  Ro- 
fUHlHs ,  e(l  Grec  ,  &  figniHe  Joru,  le  nom  de  K*»»* 
clt  Grec  auffi ,  Ôc  figaifie  Loi,  Quelle  apparence 
que  les  deux  premiers  Rois  de  cette  Ville  aient 
porté  d'avaQce  des  noms  û  bien  relatifs  à  ce  qu'ils 
ODt  fait  ? 


158       D  U    C  O  N  r  R  A    T 

ries ,  à  la  tête  defquelles  on  mit   des  cheft 
appelles  Curions  &  Décurions, 

Outre  cela  on  tira  de  chaque  Tribu 
un  corps  de  cent  Cavaliers  ou  Chevaliers, 
appelle  Centurie  :  par  où  l'on  voit  que  ces 
divifions  ,  peu  néceffaires  dans  un  bourg  , 
n'étoient  d'abord  que  militaires.  Maisilfem- 
ble  qu'un  inftindt  de  grandeur  portoit  la  pe- 
tite ville  de  Rome  à  fe  donner  d'avance  une 
police  convenable  à  la  capitale  du  monde. 

D  E  ce  premier  partage  réfulta  bientôt 
un  inconvénient.  C'eft  que  la  Tribu  des  Al- 
bains  (  ^  )  &  celle  de  Sabins  {b)  reftant  tou- 
jours au  même  état  ,  tandis  que  celle  des 
étrangers  (  c  )  croiflbit  fans  ceffe  par  le  con- 
cours perpe'tuel  de  ceux-ci,  cette  dernière 
ne  tarda  pas  à  furpaiTer  les  deux  autres. 
Le  remède  que  Servius  trouva  à  ce  dan- 
gereux abus ,  fut  de  changer  la  divifion ,  & 
à  celle  des  races  qu'il  abolit  ,  d'en  fub- 
ftituer  une  autre  tirée  des  lieux  de  la  ville 
occupés  par  chaque  Tribu.  Au  lieu  de  trois 
Tribus  il  en  fît  quatre  ;  chacune  defquelles 
<)ccupoit  une  des  collines  de  Rome,  &  en  por- 
toit le  nom.  Ainfl  remédiant  à  l'inégalité  pré- 
fente  ,  il  la  prévint  encore  pour  l'avenir  ,  & 
afin  que  cette  divifion  ne  fut  pas  feulement 
de  lieux  ,  mais  d'hommes ,  il  défendit  aux 
habitans  d'un  quartier  de  pafler  dans  un 
autre  ,  ce  qui  empêcha  les  races  de  fe 
confondre. 

(  a  )  Ramnenftt,  (  b)  Tatienfts^  (  c  )  Lucirct, 


SOCIAL.  1^9 

î  L  doubla  aufïi  les  trois  anciennes  centu- 
ries de  Cavalerie  ,  &  y  en  ajouta  douze 
autres  ,mais  toujours  fous  les  anciens  noms; 
moyen  {impie  Se  judicieux  par  lequel  il  ache- 
va de  diftinguer  le  corps  des  Chevaliers  de 
celui  du  Peuple  ,  fans  faire  murmurer  ce 
dernier. 

A  ces  quatre  Tribus  urbaines  Servius  en 
ajouta  qumze  autres  appellées  Tribus  rufti- 
ques,  parce  qu'elles  étoient  formées  des  ha- 
bitans  de  la  campagne  ,  partagés  en  autant 
de  cantons.  Dans  la  fuite  on  en  fit  autant  de 
nouvelles ,  &  le  Peuple  romain  fe  trouva  en- 
fin divifé  en  trente-cinq  Tribus  ;  nombre 
auquel  elles  refterent  fixées  jufqu'à  la  fin  de 
ia  République, 

D  E  cette  diftindtion  des  Tribus  de  la  VïU 
le ,  &  des  Tribus  de  la  campagne ,  refulta 
un  eiïet  digne  d'être  obfervé,  parce  qu'il 
n'y  en  a  point  d'autre  exemple  ,  &  que 
Rome  lui  dut  à  la  fois  la  confervation  de 
fes  mœurs ,  &  l'accroilTement  de  fon  empire. 
On  croiroit  que  les  Tribus  urbaines  s'arro- 
gèrent bientôt  ja  puiHance  &  les  honneurs, 
&  ne  tardèrent  pas  d'avilir  les  Tribus  ruf- 
tiques  ;  ce  fut  tout  le  contraire.  On  con- 
noît  le  goût  des  premiers  Romains  pour  la 
vie  champêtre.  Ce  goût  leur  venoit  du  fage 
inftituteur  ,  qui  unit  à  la  liberté  les  travaux 
ruftiques  &  militaires ,  &  reléga ,  pour  ainfî 
dire  à  la  ville  ,  les  arts  ,  les  métiers  ,  l'in- 
trigue ,  la  fortune  &  l'efclavage. 


n6o      D  U    C  O  N  T  R  A  T 

'    Ainsi  tout  ce  que  Rome  avoit  d'illuf- 
tre,  vivant^aux  champs,  &c  cultivant  les  ter- 
res,  on  s'accoutuma  à   n^  chercher  que    là 
les  foutiens  de  la  République.  Cet  état  étant 
celui  des  plus  dignes  Patriciens  ,  fat  hono- 
ré de  tout  le  monde  :  la  vie  iimple  ôc  labo- 
rieufe    des  Villageois  fut  préférée  à  la  vie 
oifive  &  lâche  des  Bourgeois  de  Rome  ,  & 
tel  n'eut  été  qu'urî  malheureux  prolétaire  à 
la  ville,  qui,  laboureur  aux  champs,  devint 
un  Citoyen  refpecTié.   Ce  n'eft  pas  fans  rai- 
fon  ,  difoit  Vairon  ,   que  nos  magnanim.es 
ancêtres  établirent  au   Village  la  pépinière 
de  ces  robuftes    &  vaîllans  hommes  ,  qui 
les  défendoient  en  tems  de  guerre  ,  &   les 
riOwrrifToient  en  tems  de  paix.  Pline  ditpo- 
fitivement  que  les  Tribus  des  champs  étoient 
honorées  à  caufc  des  liommes  qui  les  com- 
pofoient  ;  au  heu  qu'on  transféroit  par  igno- 
nûme  ,  dans  celles  de  la  Ville  ,  les  lâches 
qu  on  vouloit  avilir.  Le  Sabin  Appius  Clau- 
dius  ,  étant  venu  s'établir  à  Rome,  y  fut 
comblé  d'honneurs  &  infcrit  dans  une  Tri- 
bu ruflique  ,  qui  prit  dans  la  fuite  le  nom 
de  fa  famiUe.  Entin   les  affranchis  entroient 
tous  dans  Tes  Tribus  urbaines  ,  pmais   dans 
les  rurales ,  &  il  n'y  a  pas,  durant  toute  la 
République,  un  feul  exemple  d'aucun  de  ces 
aifranchii  parvenu   à  aucune  magiifrature  > 
quoique  devenu  Citoyen. 

Cette  maxime  étoit  excellente  ;  mais 
t  fut  pouflee  fi  loin  qu'il  en  réfulta  enfin 

UR 


s    O    C    I    A    L.  161 

vm  changement  &  certainement  un  abus  dans 
là  police. 

Premièrement,  les  Cenfeurs  , 
après  s'être  arrogé  long-tems  le  droit  de 
transférer  arbitrairement  les  citoyens  d'une 
Tribu  à  l'autre,  permirent  à  la  plupart  de 
fe  faire  infcrire  dans  celle  qu'il  leur  plai- 
foit  ;  permifTion  qui  furement  n'étoit  bon- 
ne à  rien  ,  &  ôtoit  un  des  grands  reflbrts 
de  la  cenfure.  De  plus  ,  les  Grands  & 
lès.puiflans  fe  faifant  tous  mfcrire  dans 
les  Tribus  de  la  campagne  ,  &  les  af- 
franchis devenus  Gitoyens,  reftant  avec  la 
populace  dans  celles  de  la  ville ,  les  Tribus 
en  général  n'eurent  plus  de  lieu  ni  de  ter- 
ritoire ;  mais  toutes  retrouvèrent  tellement 
mêlées  qu'on  ne  pouvoit  plus  difcerner  les  - 
membres  de  chacune  que  par  les^  regiftres  , 
enforte-  que  l'idée  du  mot  Tribu  paiTa- 
ainii  du  réel  au  perfonnel ,  ou  plutôt  de- 
vint prefque  une  chimère. 

Il  arriva  encore  que  les  Tribus  àe  h  vïU 
le,  étant  plus  à  portée  ,  fe  trouvèrent  fou- 
vent  les  plus  fortes  dans  les  comices  ,  de  ven- 
dirent l'Etat  à  ceux  qui  daignoient  acheter 
les  fuffrages  de  la  canaille  qui  ks  compo- 
foit.  ^ 

A  L' E  G  A  R  D  des  Curies ,  rinftituteur  en 
ayant  fait  dix  en  chaque  Tribu  ,  tout  le  peu- 
ple romain  alors  renfermé  dans  les  murs  de 
la  ville  ,  fe  trouva  compofé  de  trente  Gu- 
n€S;  dont  chacune  avoit  fes   temples  ,  fts- 

O 


i6i       DU     CONTRAT 

Dieux ,  fes  orikiers ,  Tes  prêtres ,  &  (qs  fêtes 
appellées  compitalia  femblables  aux  Pagana- 
lia  qu'eurent  dans  la  fuite  les  Tribus  ruf- 
tiques 

Au  nouveau  partage  de Servius,  ce  nom- 
bre de  trente  ne  pouvant  fe  répartir  égale- 
ment dans  ces  quatre  Tribus  >  il  n'y  voulut 
point  toucher,  &  les  Curies, indépendantes 
àçiS  Tribus, devinrent  une  autre  divifion  dits 
habitans  de  Rome  :  mais  il  ne  fut  point 
queftion  de  Curies ,  ni  dans  les  Tribus  ruf- 
tiques  ,  ni  dans  le  peuple  qui  les  compo- 
foit  ;  parce  que  les  Tribus  étant  devenues 
un  établiiTement  purement  civil ,  &  une  au- 
tre police  ayant  été  introduite  pour  la  levée 
des  troupes, les  divifions  militaires  de  Romu- 
lus  fe  trouvèrent  fuperflues.  Ainfi,  quoique 
tout  Citoyen  fut  infcrit  dans  une  Tribu  ,  il 
s'en  felloit  beaucoup  que  chacun  ne  le  fut 
dans  une  Curie. 

Servius  fit  encore  une  troifieme  divi- 
fion, qui  n'avoit  aucun  rapport  aux  deux 
précédentes,  &  devint  par  fes  effets  la  plus 
importante  de  toutes.  Il  diftribua  tout  le 
peuple  romain  en  ilx  clafles ,  qu'il  ne  diftin- 
gua  ni  par  le  lieu  ni  par  les  hommes ,  mais 
par  les  biens  :  enforte  que  les  premières  claf- 
fes  étoient  remplies  par  les  riches ,  les  der- 
3aieres  par  les  pauvres ,  &  les  moyennes  par 
ceux  qui  jouifToient  d'une  fortune  médiocre. 
Ces  fixclaiTes  étoient  fubdivitées  en  193  au- 
tres- corps  appelles,  centuides  i  &  ces  corps 


SOCIAL.  165 

étolent  tellement  diftribués ,  que  la  premie» 
re  ClalTe  en  comprenoit  feule  plus  de  la  moi- 
tié ,  Se  la  dernière  n'en  formoit  qu'un  feul. 
Il  fe  trouva  ainfi ,  que  la  ClaHe  la  moins  nom^ 
breufe  en  hommes  ,  l'étoit  le  plus  en  centu- 
ries ,  &  que  la  dernière  clafle  entière  n'étoit 
comptée  que  pour  une  fubdivifion  ,  bien 
qu'elle  contînt  feule  plus  de  la  moitié  des 
habitans  de  Rome. 

A  F  F I N  que  le  peuple  pénétrât  moins  les 
conféquences  de  cette  dernière  forme,  Ser- 
vins  aflfeda  de  lui  donner  un  air  militaire  : 
il  inféra  dans  la  féconde  clafle  deux  centu- 
ries d'armuriers  ,  &  deux  d'inflrumens  de 
guerre  dans  la  quatrième.  Dans  chaque  Claf- 
fe ,  excepté  la  dernière  ,il  diftingua  les  jeunes 
&.  les  vieux  ,  c'eft-à-dire  ,  ceux  qui  étoient 
obligés  de  porter  les  armes  ,  Ôc  ceux  que 
leur  âge  en  exemptoit  parlesloix  ;  diftindioni 
qui ,  plus  que  celle  des  biens  ,  produifit  la 
néceflité  de  recommencer  fouvent  le  cen$ 
ou  dénombrement  :  enfin  ,  il  voulut  que 
l'alTernblée  (e  tint  au  champ  de  Mars,  &  que 
tous  ceux  qui  étoient  en  âge  de  fervir  y 
vinflent  avec  leurs  armes. 

La  raifon  pour  laquelle  il  ne  fuivit  pas 
dans  la  dernière  clalTe  cette  même  divifion 
des  jeunes  &  des  vieux  ,  c'eft  qu'on  n'accor- 
doit  point  à  la  populace  ,  dont  elle  étoit 
co  mpofée  ,  l'honneur  de  porter  les  armes  pour 
là  patrie  ;  il  falloit  avoir  des  foyers  pour  oh- 
teeii-  le  droit  de  les  défendre  ;'&  de  ces  in- 

0  i 


i64       D  U    C  O  N  T  R  A  T 

nombrables  troupes  de  gueux, dont  brillent 
aujourd'hui  les  armées  des  Rois ,  il  n'y  en  a 
pas  un  ,  peut-être  ,  qui  n'eut  été  cliaiTé  avec 
dédain  d'une  cohorte  roi-naine, quand  les  fol- 
dats  étoient  les  dé^enfeurs  de  la  liberté. 

On  diftingua  pourtant  encore  dans  la  der- 
nière clafîe  tes  prolétaires  de  ceux  qu'on  ap- 
pelloit  capite  cenfi.  Les  premiers  ,non  tout— 
à-fait  réduits  à  rien,donnoient  au  moins  des^ 
Citoyens  à  l'Etat ,  quelquefois  nïême  des  fol- 
dats  dans  les  befoins  preflans.  Pour  ceux  qur 
n'avoient  rien  du  tout,&:  qu'on  ne  pouvoit 
dénombrer  que  par  leurs  têtes  ,  ils  étoient- 
tout-à-feit  regardés  comme  nuls  ,  &  Ma-, 
rius  fut  lè  premier  qui  daigna  les  entoiler. 

Sans  décider  ici  fi  ce  troilieme  dénom*. 
brement  étoit  bon  ou  mativais  en  lui-même  ^.. 
je  crois  pouvoir  affirmer  'qu'il  n'y  avoit  que 
les  mœurs  fimples  des  premiers  Romains, 
leur  défintéreflement ,  leur  goût  pour  l'agri- 
culture ,  leur  mépris  pour  le  commerce  &• 
pour  l'ardeur  du-  gain  ,  qui  pufTent  le  rendre- 
praticable.  Où  eft  le  peuple  moderne  chez- 
lequel  la  dévorante  avidité  ,1'efpiit  inquiet, 
J'intrigue  ,  les  dcplacemens  continuels  ,  les- 
perpétuelles  révolutions  de  fortunes ,  puf- 
fent  laiiTer  durer  vingt  ans  un  pareil  établif-: 
fement  fans  boulevener  tout  l'Etat?  Il  faut 
même  bien  remarquer  que  les  moeurs  &  la- 
cenfure,  plus  fortes  que  cette  inftitution,en- 
corrigerent  le  vice  à  Rome,  &  que  tel  riche 
ie  vit  relégué  dans  la  clafle  des  pauvres  j» 
£our  avoir  trop  étalé  fa  richeflea 


SOCIAL.  i6^: 

De  tout  ceci  l'on  peut  comprendre  aife- 
ment  pourquoi  il  n'eft  prefque  jamais  fait 
m^ention  que  de  cinq  cîaifes,  quoiqu'il  y  en 
eut  réellement: fix,  La  fixieme,  ne  fourniOant: 
ni  foldats  à  l'armée,  ni  votans  au  champ  de 
Mars  *,  &  n'étant  prefque  d'aucun  ufage  dans 
la  république,  étoit  rarement  comptée  pour 
quelque  chofe. 

Telles  furent  lès  différentes  divifions 
du  peuple  Romain.  Voyons  à  préfent  l'effet 
qu'elles  produifoient  dans  les  alTemblées.  Ces 
aflemblées  légitimement  convoquées  s'appel- 
\o]Qnt  Com:ces  ;e\ks  fe  tenoient  ordinaire^, 
ment  dans  la  place  de  Rome  ou  au  champ  de 
Mars,  &  fe  diffiguoient  en  Comices  par  Cu=.- 
ries  ,  Comices  par  Centurie^  ,  &  Comices 
par  Tribus,  félon  celle  de  ces  trois  formes  fur- 
laquelle  elles  étoient  ordonnées  :  les  Comi- 
ces par  Curies  étoient  de  l'inflitution  de  Ro^; 
mulu^ ,  ceux  par  Centuries  de  Servius ,  ceux  ' 
pr  Tribus  des  Tribuns  du  peuple.  Aucune 
loi^  ne  recevoit  la  fandion  ,  aucun  Maeiilrat 
n'etoit  élu  que  dans  les  Comices ,  &  comme  - 
1)  n'y  avoit  aucun  Citoyen  qui  ne  fut  infcrit 
dans  une  Curie, dans  une  Centurie,  ou  dans, 
une  Tnbu, il  s'enfuit  qu'aucun  Citoyen  n'é- 
toit  exclus  du  droit  de  fuffrage,  &  que  îé, 

que  NciiiembJoient  les  Conuees  par  centuries  •  dans 
les  deux  autres  formtsle  peuple  s'affernbi  ."r  au 
t        ou  ailleurs  ,  &  alors  les  Capne  ce.^ï  avo  enL 


i66       D  U    C  O  N  T  R  A  T 

Peuple  Romain  étoit  véritablement  Souve- 
rain de  droit  &  de  fait. 

Pour  que  les  Comices  fulTent  légitime- 
ment ailemblés,&  que  ce  qui  s'y  faifoit  eiit 
force  de  loi ,  il  felloit  trois  conditions  :  la 
première ,  que  le  corps  ou  le  Magiftrat  qui 
les  convoquoit  fut  revêtu  pour  cela  de  l'au- 
torité néceffaire  :  la  féconde  ,  que  l'aflemblée 
fe  fît  un  des  jours  permis  par  la  loi  ;  la  troi- 
Ceme ,  que  les  augures  fufient  favorables. 

La  raifon  du  premier  règlement  n'a  pas 
befoin  d'être  expliquée.  Le  fécond  eft  une 
affaire  de  police  ;  ainfi  il  n'étoit  pas  permis 
de  tenir  les  Comices  les  jours  de  fériés  &:  de 
marché ,  où  les  gens  de  la  campagne  venant  à 
Borne, pour  leurs  affaires, n'avoient  pas  le 
tems  de  paffer  la  journée  dans  la  place  pu- 
blique. Par  le  troifiemie  >  le  Sénat  tenoit  en 
bride  un  peuple  fier  &  remuant ,  &  tempé- 
roit  à  propos  l'ardeur  des  Tribuns  féditieux; 
mais  ceux-ci  trouvèrent  plus  d'un  moyen  de 
fe  délivrer  de  cette  gêne. 

Les  loix  &  l'éleâion  des  chefs  n'étoient 
pas  les  feuls  points  fournis  au  jugement  des 
Comices.  Le  peuple  romain  ,  ayant  ufurpé 
les  plus  importantes  fonftioBs  du  Cor.verne- 
mentjon  peut  dire  que  le  fort  de  l'Europe" 
étoit  réglé  dans  fes  affemblées.  Cette  variété- 
d'objets  donnoit  lieu  aux  diverfes  formes  que 
prenoient  ces  a  ffemblées ,  félon  les  matières 
fur  lefquelles  il  avoir  k  prononcer. 
Po  UK    jug  ex  de  ces  diverfes  forines  ,  il 


SOCIAL.  ^6r 

fuffit  de  les  comparer.  Romulus,  en  inftituant 
les  Cunes  avoit  en  vue  de  contenir  le  Sénat 
par  le  peuple,  &  le  peuple  par  le  Sénat, en 
dominant  également  fur  tous.  Il  donna  donc 
au  peuple,  par  cette  forme,  toute  ^autorité 
du  nombre  pour  balancer  celle  de  la  puif» 
tance  &  des  richeffes  qu'il  laiifoit  aux  Pa- 
triciens. Mais  félon  l'efprit  de  la  Monarchie, 
Il  laifîa  cependant  plus  d'avantage  aux  Pa- 
tnciens  y  par  l'influence  de  leurs  Cliens  fur  la 
pluralité  des  fuffrages.  Cette  admirable  infti- 
tutiondes  Patrons  &  des  Cliens,  fut  un  chef^ 
d  œuvre  de  politique  &  d'humanité ,  fans  le- 
quel le  Patriciat ,  fi  conti-aire  à  l'efprit  de  la 
République,  n'eût  pu  fubfifter.  Rome  feule 
a  eu  1  honneur  de  donner  au  monde  ce  bel 
exemple ,  duquel  il  ne  réfulta  jamais  d'abus  , 
&  qui  pourtant  n'a  jamais  été  fuivi. 

hSW  "?^"^?,^o™^  ^es  Curies  ayant 
fuofifle  fous  les  Rois  jufqu'à  Servius,&  le 
règne  du  dernier  Tarquin  n'étant  point  com- 
pte pour  légitime,  cela  fit  diftinguer  géné- 
ralement les  loix  royales  par  le  nom  dUege, 

S  o  u  s  la  République  les  Curies ,  toujours 
bornées  aux  quatre  Tribus  urbaines  ,  &  ne 
contenant  plus  que  la  populace  de  Rome, 
ne  pouvoient  convenir  ni  au  Sénat  qui  étoit 
a  Ja  tête  des  Patriciens ,  ni  aux  Tribuns  qui , 
quoique  plébéiens,  étoientàîa  tête  des  Ci=- 
toyensaifés  Elles  tombèrent  donc  dans  le 
diicredit,^  leu,-  aviliiTeinent  fut  tel ,  que 


r6?       D  U    C  O  N  T  R  A  T 

leurs  trente  Liâreurs  aflemblés  feifoient  es 
que  les  Comices  par  Curies  auroient  dû 
feire. 

La  division  par  Centuries  étoit  (i 
favorable  à  l'Aril^ocratie,  qu'on  ne  voit  pas 
d'abord  comment  le  Se'nat  ne  l'emportoit 
pas  toujours  dans  les  Comices  qui  portoient 
ce  nom ,  &  par  lefquels  étoient  élus  les  Con- 
fuls ,  les  Cenfeurs  ,  &  les  autres  Magillrats 
curules.  En  eifet  ,  des  cent  quatre-vingt- 
treize  Centuries  qui  formoient  les  fix  Claf- 
fes  de  tout  le  peuple  Romain  ,  la  première 
Claïïe,  en  comprenant  quatre-vingt-dix-huit, 
&  les  voix  ne  fe  comptant  que  par  Centu- 
ries ,  cette  feule  première  ClalTe  TemportoÎÊ 
en  nombre  de  voix  fur  toutes  les  autres* 
Quand  toutes  tes  Centuries  étoient  d'accord 
on  ne  concinuoit  pas  même  à  recueillir  les 
fuffragesice  qu'avoit  décidé  le  plus  petit 
nombre  pafToit  pour  une  décifiorï  de  la  mul- 
titude j  &  l'on  peut  dire  que ,  dans  les  Comi- 
ces par  Centuries,  les  affaires  fe  régloient  à 
la  pluralité  des  écus  ,  bien  plus  qii'à  celle 
des  voix. 

Maïs  cette  extrême  autorité  fe  tempe- 
roit  par  deux  moyens.  Premièrement  les 
Tribuns  pour  l'ordmaire  ,  &  toujours  un 
grand  nombre  de  Plébéiens  ,  étant  dans  la 
Clafie  des  riches ,  balançoient  le  crédit  des 
Patriciens  dans  cette  première  Clafle. 

Le  second  moyen  confiftoit  en  ceci , 
qu'au  lieu  de  faire  d'abord  votée  les  Centu- 
ries 


SOCIAL.  r«<, 

■ries  félon  leur  ordre, ce  qui  auroit  toujours 
tait  commencer  par  la  première,  on  en  tiroit 
une  au  fort,  &  celle-là  *  procédoit  feule  à 
I  eleition  ;  après  quoi  toutes  les  Centuries 
appellees  un  autre  jour  félon  leur  rang  ré 
petoient  la  même  éledion ,  &  la  confirmoient 
ordmairement.  On  ôtoit  ainfi  l'autorité  de 


„..  „,„,^  „.,„,  ,  fucorite  de 

I  exemple  au  rang  pour  la  donner  au  fort 
félon  le  pnncipe  de  la  De'mocratie. 

Il  réfukoit  de  cet  ufage  un  autre  avan- 
tage encore  ;  c'eft  que  les  Citoyens  de  la 
campagne  avoient  le  tems  entre  les  deux 
-  eleftions  ,  de  s'informer  du  mérite  du  Can 
didat  proviConnellement  nommé,  artn  de  ne 
donner  leur  voix  qu'avec  connoifTance  de 
caufe.  Mais  fous  prétexte  de  célérité  ,  l'on 
vint  a  bout  d'abolir  cet  ufage,  &  les  deux 
éle&ions  fe  firent  le  même  jour. 

Les  Comices  par  Tribus  étoient    pro- 
prement le  Confeil  du  peuple   romain,  fls' 
ne  fe  convoquoient  que  par  les  Tribuns  ;  les 
Tribuns  y  étoient  élas,&  y  paflbient  leurs 
plebifates.  Non-feulement  le  Sénat  n'y  avoit 
point  de  rang,  il  n'avoir  pas  même  le  droit 
d  y  afllfter     &  forcés  d'obéir  à  des  loix  fur 
lefquelles  ils  n'avoient  pu  voter  ,  les  Séna 
teursa  cet  égard  étoient  moins  libres  a^l 
les  derniers  Citoyens.  Cette  injuftice  étoit 

',ui  -on  d;,f„Xif  ^l^d^!%^^^tà 

<ïu'eli  venu  le  moc  de  i^ré^o^^r^c.  '  ^  ^^^^  ^e-U 

P 


X70       DU    CONTRAT 

tout-à-fait  raal  entendue  ,  &  fuffifoit  feule 
pour  invalider  les  décrets  d'un  corps  ou  tout 
fes  membres  n'étoient  pas  admis.  Quand  tous 
les  Patriciens  eufTent  afllfté  à  ces  Comices 
félon  le  droit  qu'ils  en  avoient  comme  Ci- 
toyens ,  devenus  alors  fimples  particuliers  , 
i's  n'eulTent  guère  influé  fur  une  torme  de 
fufFraaes  qui  fe  recueilloient  par  tète  ,  & 
où  le  moindre  prolétaire  pouvoit  autant  que 
le  Prince  du  Sénat.  . 

O  N  voit  donc  qu'outre  1  ordre  qui  reful- 
toit  de  ces  diverfes  diftributions  pour  le  re- 
cueiUement  des  fuffrages  d'un  h  grand  peu- 
ple ,  ces  diftributions  ne  fe  reduifoient  pas  a 
des  formes  indifférentes  en  elles-mêmes  , 
mais  que  chacune  avoit  des  eifets  relatifs  aux 
vues  qui  la  faifoient  préférer. 

S  AN  s  entrer  là-delTus  en  de  plus  longs 
détails',  il  réfulte  des   éclairciitemens  précé- 
dens,  que  les  Comices  par  Tribus  eroient 
\s  plus  favorables  au  Gouvernement  popu- 
laire ,  &  les  Comices  par  Centuries  à  l'Arif- 
tocratie.  A  l'égard  des  Comices  par  Curies  où 
la  feule  popul-ce  de  Rome  formoit  la  plura- 
lité, comme  ils  n'étoient  bons  qu'à  favori- 
fer  la  tyrannie  &   les  mauvais  deflems  ,  ils 
durent  tomber  dans  le  d.'cri,  les  féditieux 
eux-m:mes  s'dtftenant  d'an  moyen  qui  met- 
toit  tr.p  à  d  couvert  lears   projets.  Il   eft 
certai     que   toute   la    majelk  du   Peuple 
Romai .  ne  fe  trouvoit  q  le  dans  les  Comices 
par  Ce  tuiles ,  qui  feuls  étoient  complets 


SOCIAL.  171 

attendu  que  dans  les  Comices  par  Curies  man. 
quoientîes  Tribus  ruftiques  ,  &  dans  les  Co. 
mices  par  Tribus  ,  le  Sénat  &]es  Patriciens. 
Q  u  A  N  T  à  la  manière  de  recueillir   les 
fuflfi-ages  ,  elle  étoit  chez  les  premiers  Ro- 
mains aufli  limple  que  leurs  mœurs,  quoique 
moins  fimple  encore  qu'à    Sparte.   Chacun 
donnoit  Ton  fufFrage  à  haute  voix  ,  un  Gref- 
fier les  écrivoit  à  mefure  ;  pluralité'  de  voix 
dans  chaque  Tribu   déterminoit  le  fufFrage 
de  la  Tribu  ,  pluralité  de  voix  entre    les 
Tribus  déterminoit  le  fuifrage    du  peuple  , 
&  ainii  des  Curies  &  des  Centuries.  Cet 
ufage  étoit  bon  tant  que  l'honnêteté  régnoic 
entre  les  Citoyens  ,  &  que  chacun    avoic 
honte  de  donner  publiquement  fon  fuffraga 
à  un  avis  injufte,  ou  à   un  fujet  indigne  ; 
mais  quand  le  peuple  fe  corrompit,  &  qu'oo. 
acheta  les  voix  ,  il  convint  qu'elles  fe  don- 
naflent   en  fecret   pour  contenir  les  ache- 
teurs  par  la  déhance  ,  &  fournir  aux  fripons 
le  moyen  de  n'être  pas  qqs  traîtres. 

J  E  fçais  que  Cceron  blâme  ce  change- 
ment  ,  &  lui  attribue  en  partie  la  ruine 
de  la  République.  Mais  quoique  je  fente 
!e  poids  que  doit  avoir  ici  l'autorité  de 
Ciceron  ,  je  ne  puis  être  de  fon  avis.  Je 
penfe  au  contraire,  que,  pour  n'avoir  pas 
taitaflez  de  cliangemens  femblables ,  o  1  c- 
célera  la  perte  de  l'Etat.  Comme  -•  :    e 

des  gens  fains  n'eft  pas  propre  aux  mala  ies, 
il  ne  taut  pas  vouloir  gouverner  un  peujic 

P   z 


171       DU    CONTRAT 

corrompu  par  les  mêmes  Loix  qui  convien- 
nent à  un  bon  peuple.  Rien  ne  prouve  mieux 
cette  maxime  ,  que  la  durée  de  la  Républi- 
que de  Veriife  ,  dont  le  fimulacre  exirte  en- 
core, uniquement  parce  que  fes  loix  ne  con- 
viennent qu'à  de  médians  hommes* 

O  N  diftribua  donc  aux  Citoyens  des  ta- 
blettes par  lefquelles  chacun  pouvoir  voter 
fans  qu'on  Içùt  quel  étoit  fon  avis.  On  éta- 
blit auiTi  de  nouvelles  formalités  pour  le 
recueillement  des  tablettes,  le  compte  àa 
voix  ^  la  comparaifon  des  nombres,  &c.  Ce 
qui  n'empêcha  pas  que  la  hdélité  des  OHi- 
ciers ,  chargés  de  ces  tondions  * ,  ne  tut 
fouvent  fufpeâiée.  On  fit  enfin  ,  pour  em- 
pêcher !a  brigue  &:  le  trafic  des  fuffrages , 
des  Edits  dont  la  multitude  montre  linu- 
tilité. 

Vers  les  derniers  tems  ,  on  étoit  feu- 
vent  contraint  de  recourir  à  des  expédiens 
extrordinaires  pour  fuppléer  à  l'infufiifance 
des  loix.  Tantôt  on  fuppofoit  des  prodi- 
ges ;  mais  ce  moyen  qui  pouvoit  en  impo- 
fer  au  peuple  n'en  impofoit  pas  à  ceux  qui 
le  gouvernoient ,  tantôt  on  convoquoit  bruf- 
quement  une  aflemblée  avant  que  les  Candi- 
dats enflent  eu  le  tems  de  faire  leurs  brigues; 
tantôt  on  confumoit  toute  une  féance  à  par- 
ler ,  quand  on  voyoit  le  peuple  gagné  prêt 
à  prendre  un  mauvais    parti  :    mais   enfin 

*  Cufludes ,  Diribitores  ,  Rogatores  fulTragio- 

rum. 


SOCIAL.  173 

l'ambition  éluda  tout  ;  &  ce  qu'il  y  a  d'in- 
croyable, c'eft  qu'au  milieu  de  tant  d'abus, 
ce  peuple  immenfe  ,  à  la  faveur  de  fes  an- 
ciens réglemens  ,  ne  laiflbit  pas  d'élire  les 
Magîftrats ,  de  paiTer  les  loix,  de  juger  les 
caufes  ,  d'expédier  les  affaires  particulières 
&  publiques ,  prefque  avec  autant  de  faci- 
lité qu'eut  pu  faire  le  Sénat  lui-même. 


CHAPITRE     V. 
Du  Tribunat» 

\^  Uand  on  ne  peut  établir  uneexadle 
proportion  entre  les  parties  conftitucives  de 
l'Etat  ,  ou  que  des  cauf  s  inde(lru6bibles  en 
altèrent  fans  cefTe  les  rapports  ,  alors  on 
inftitue  une  magiftrature  particulière  ,  qui 
ne  fait  point  corps  avec  les  autres  ,  qui 
replace  chaque  terme  dans  fon  vrai  rap- 
port, &  qui  fait  une  lïaifon  ou  un  moyen 
erme  ,  foit  entre  le  Prince  &  ^e  peuple,  foit 
entre  le  Prince  &  le  Souverain,  foit  à  la  fois 
des  deux  cotés  s'ileft  néceTaire. 

Ce  corps  ,  que  j'appellerai  Tribunaty^d 
îe  confervateur  des  loix  &  du  pouvoir  lé- 
gillatif.  Il  fert  quelquefois  à  protéger  le 
Souverain  contre  le  Gouvernement,  comme 
faifoient  à  Rome  les  Tribuns  du  peuple  ; 
quelquefois  à  foutenir  le  Gouvernement 
contre  le  Peuple  ,  comme  fait  m  v;.i tenant  à 

p } 


174       DU     CONTRAT 

Venife  le  confcil  des  Dix  ,  &  quelquefois 
à  mainreiiir  l'équilibre  de  part  éc  d'autre  , 
comme  faifoient  les  Ephores  à  Sparte. 

Le  Tribunat  n'eft  point  une  partie  conf- 
titurive  de  la  Ciré  ,  &.  ne  doit  avoir  aucu- 
TiC  portion  de  la  Puiiïance  légiflative  ni  de 
de  l'executive  ,  mais  c'eft  en  cela  même  que 
la  fienre  ell:  plus  grande  :  car  ne  pouvant 
rien  faire  :,  il  peut  tout  empêcher.  11  eil  plus 
facré  &:  plus  révéré,  comme  défenfeur  des 
Lcix.  que  le  Prince  qui  les  exécute,  &  que 
le  Souverain  qui  les  donne.  C'eft  ce  qu'on 
vit  bien  clairement  à  Bome  quand  ces  fers 
Patriciens  ,  qui  mépriferent  toujours  le 
peuple  entier  ,  furent  forcés  de  fléchir  de- 
vant un  fimple  Officier  du  peuple  ,  qui  n'a- 
voit  ni  aufpices  ni  jurifdidion. 

Le  Tribunat ,  fagement  tempéré  ,  eft  le 
plus  ferme  appui  d'une  bonne  confiitution  i 
mais  pour  peu  de  force  qu'il  ait  de  trop  , 
il  renverfe  tout  :  à  l'égard  de  fa  foibleiTe  , 
elle  n'eft  pas  dans  fa  nature  ,  &  pourvu 
qu'il  foit  quelque  chofe  ,  il  n'eft  jamais 
moins  qu'il  ne  faut. 

I  L  dégénère  en  tyrannie  quand  il  ufur- 
pe  la  puiflance  executive  dont  il  n'eft  que  le 
modérateur,  &  qu'il  veut  difpofer  les  loix 
qu'il  ne  doit  que  protéger.  L'énorme  pou- 
voir des  Ephores  ,  qui  fut  fans  danger, 
tant  que  Sparte  conferva  fes  mœurs  ,  en 
accéléra  la  corruption  commencée.  Le  fang 
d'Agis  égorgé  par  ce$  tyrans ,  fut  vengé  par 


SOCIAL  175 

foîi  fucceïïeur  ;  le  crime  &  le  châtiment 
des  Ephores  hâtèrent  également  la  perte 
de  la  République,  &  après  Cléomene  Spar- 
te ne  fut  plus  rien.  Rome  périt  encore  par 
la  même  voie  ,  &  le  pouvoir  excefTif  des 
Tribuns,  ufurpé  par  degrés  ,  fervit  enfin  à 
l'aide  des  loix  faites  pour  la  liberté  ,  de 
fauve-garde  aux  Empereurs  qui  la  détrui- 
firent.  Quant  au  Confeil  des  Dix  à  Venife; 
c'eft  un  Tribunal  de  fang  ,  horrible  égale- 
ment aux  Patriciens  6c  au  Peuple ,  &  qui , 
loin  de  protéger  hautement  les  loix  ,  ne 
fert  plus,  après  leur  aviiiflement,  qu'à  por- 
ter dans  les  ténèbres  des  coups  qu'on  n'ofe 
appercevoir. 

Le  Tribunat  s'aiToiblit  comme  le  Gou- 
vernement par  la  multiplication  de  fes mem- 
bres. Quand  les  Tribuns  du  peuple  romain , 
d'abord  au  nombre  de  deux ,  puis  de  cino  , 
voulurent  doubler  ce  nombre',  le  Sénat  lés 
laifTa  faire ,  bien  fur  de  contenir  les  uns 
par  ks  autres  ;  ce  qui  ne  manqua  pas  d'ar- 
river. ^ 

L  E  meilleur  moyen  de  prévenir  les  ufur-^ 
pations  d'un  {\  redoutable  corps  ,  moyen 
dont  nul  Gouvernement  ne  s'eft  avifé  j'uf- 
qu'ici,  feroit  de  ne  pas  rendre  ce  corps 
permanent  ,  mais  de  régler  des  intervalles 
durant  lefquels  il  refteroit  fupprimé.  Ces 
sntervalles  ,  qui  ne  doivent  pas  être  alTeJ: 
gi*ands  pour  laifTer  aux  abus  le  tems  de 
.5'aiFermir  ,  peuvent  être  fixés  par  la  loi. 


^76      DU    CONTRAT 

de  manière  qu'il  foit  aifé  de  les  abréger 
au  befoin  par  des  commilBons  extraor- 
dinaires. 

C  E  moyen  me  paroît  fans  inconvénient , 
parce  que,  comme  je  l'ai  dit,  leTribunat, 
ne  faifant  point  partie  de  la  conftitution  , 
peut  être  oté  fans  qu'elle  en  fouffre  ;  &  il 
me  paroît  efiicace  ,  parce  qu'un  Magiftrat 
nouvellement  rétabli  ne  part  point  du- pou- 
voir qu'avoit  fon  prédécelleur ,  mais  de  ce- 
lui que  la  loi  lui  donne. 


CHAPITRE      VI. 
De  la.  DiBstîire, 

JLj  'Inflexibilité  des  loix  ,  qui  les 
empêche  de  fe  plier  aux  événemens  ^  peut 
en  certains  cas  les  rendre  pernicieufes  ,  & 
caufer  par  elles  la  perte  de  l'Etat  dans  fa 
crife.  L'ordre  &  la  lenteur  des  formes  de- 
mandent un  efpace  de  te  m  s  que  les  cir- 
confiances  refufent  quelquefois.  Il  peut  fe 
préfenter  mille  cas  auxquels  le  Légillateur 
n'a  point  pourvu  ,  &  c'eft  une  prévoyan- 
ce très-néceflaire  de  fentir  qu'on  ne  peut 
tout  prévoir. 

I  L  ne  faut  donc  pas  vouloir  affermir  les 
inflitutions  politiques  jufqu'à  s'ôter  le  pou- 
voir d'en  fufpendre  l'effet.  Sparte  elle-même 
a  laiiTé  dormir  fes  loix. 


s   o    c   r   A    Lo 


177- 


M  A  T  s  il  n'y  a  que  les  plus  grands  dan- 
gers qui  puiflent  balancer  celui  d'altérer  l'or^ 
dre  public  ,  &  l'on  ne  doit  jamais  arrêter 
le  pouvoir  facrë  des  loix  que  quand  il  s'a- 
git du  falut  de  la  patrie.  Dans  ces  cas  ra^ 
res  &  manifeftes  ,  on  pourvoit  à  la  fureté 
publique  par  un  ade  particulier  qui  en  re^ 
met  la  charge  au  plus  digne.  Cette  com^ 
miffion  peut  fe  donner  de  deux  manières 
félon  refpece  du  danger. 

S I  pour  y  remédier  il  fuffit  d'augmenter 
l'adivité  du  Gouvernement ,  on  le  concen- 
tre dans  un  ou  deux  de  fes  membres  :  ainli 
ce  n'eft  pas  l'autorité  des  loix  qu'on  altère  >, 
mais  feulement  la  forme  de  leur  adminif- 
tration.  Que  fi  le  péril  eft  tel  que  î'appareH 
des  loix  foit  un  obftacle  à  s'en  garantir  , 
alors  on  nomme  un  chef  fuprême  qui  faiïs 
taire  toutes  les  loix ,  &  fufpende  un  moment 
l'autorité  Souveraine  ;  en  pareil  cas  la  vo* 
lonté  générale  n'eft  pas  douteufe  ,  &  il  eft 
évident  que  la  première  intention  du  peu- 
ple eft  que  l'Etat  ne  périfTe  pas.  De  cette 
manière  la  fufpçnfion  de  l'autorité  légiflati- 
ve  ne  l'abolit  point  ,  le  Magiftrat  qui  la 
fait  taire  ne  peut  la  faire  parler  ,  il  la  do» 
miae  fans  pouvoir  la  repréfenter  ;  il  peut 
tout  faire ,  excepté  des  loix.. 

L  E  premier  moyen  s'employoit  par  le 
Sénat  Romain ,  quand  il  chargeoit  les  Con« 
fuis,  par  une  formule  confacrée  ,  de  pour- 
voir au  falut  de  la  République  ;  le  fécond 


17»       DU    CONTRAT 

avoit  lieu  qu?nd  un  des  deux  Confuls  nom- 
moit  un  Didrateur  *  ,  ufage  dont  Albe 
avoit  donné  l'exemple  à  Romer 

Dans  les  commencemens  de  la  Répu- 
blique on  eut  très-fouvent  recours  à  la  Dic- 
tature, parce  que  l'Etat  n'avoit  pas  encore 
une  afliete  alTez  tixe  pour  pouvoir  fe  foutenir 
par  la  feule  force  de  fa  confticution.  Les 
mœurs  rendant  alors  fuperflues  bien -des 
précautions  qui  eu  fient  été  néceffaires  dans 
un  autre  tems,on  ne  craignoit  ni  qu'un  Dic- 
tateur abufàt  de  fon  autorité  ,  ni  qu'il  ten- 
tât de  la  garder  au  delà  du  terme.  Il  fem- 
bloit,  au  contraire  ,  qu'un  h  grand  pouvoir 
fut  à  charge  à  celui  qui  en  étoit  revêtu  , 
tant  il  fe  hâtoit  de  s'en  défaire ,  comme  fî 
c'eût  été  un  pofte  trop  pénible  &  trop  pé- 
rilleux de  tenir  la  place  des  loix. 

Aussi  n'eft-ce  pas  !e  danger  de  l'abus , 
mais  celui  de  ravilifTement,  qui  me  fait  blâmer 
l'ufage  indifcret  de  cette  fuprème  Magirtra- 
ture  dans  les  premiers  tems.  Car  ,  tandis 
qu'on  la  prodiguoit  à  des  Elections,  à  des 
Dédicaces  ,  à  des  chofes  de  pure  formalité, 
il  étoit  à  craindre  qu'elle  ne  devint  moins 
redoutable  au  befoin  ,  &  qu'on  ne  s'accou- 
tumât à  regarder  comme  un  vain  titre  ce- 
lui qu'on  n'employoit  qu'à  de  vaines  céré- 
monies. 


♦  Cette  nomînatron  fe  faifoit  de  nuit  8c  en  Ce- 
cret ,  comme  (i  l'on  avoit  eu  honte  de  mettre  um 
homme  au  dciTus  des  loix. 


SOCIAL.  179 

Vers  la  fin  de  la  République,  les  Ro- 
mains, devenus  plus  circonfpevSts  ,  ménagè- 
rent la  Dictature  avec  aulli  peu  de  raifon 
qu'ils  l'avoient  prodiguée  autrefois.  Il  étoit 
aifé  de  voir  que  leur  crainte  étoit  mal  fon- 
dée ,  que  la  foiblefle  de  la  capitale  faifoit 
alors  fa  fureté  contre  les  Magiftrats  qu'elle 
avoit  dans  fon  fein ,  qu'un  Diârateur  pou- 
voie  en  certains  cas  défendre  la  liberté  pu- 
blique fans  jamais  y  pouvoir  attenter  ,  & 
que  les  fers  de  Rome  ne  feroient  point  for- 
gés dans  Rome  même ,  mais  dans  fes  armées  : 
le  peu  de  réiiitance  que  firent  Mari  us  à  Syl- 
la  ,  &  Pompée  à  Céfar  ,  montra  bien  ce 
qu'on  pou  voit  attendre  de  l'autorité  du  de- 
dans contre  la  force  du  dehors. 

Cette  erreur  leur  fit  faire  de  gran- 
des fautes.  Telle  ,  par  exemple  ,  fut  celle 
de  n'avoir  pas  nommé  un  Dictateur  dans 
l'affaire  de  Catilina  ;  car,  comme  il  n'étoit 
queftion  que  du  dedans  de  la  ville  ,  &  tout 
au  plus  ,  de  quelque  province  d'Italie  ? 
avec  l'autorité  fans  bornes  que  les  Loix  don- 
noient  au  Didateur  ,  il  eut  facilement  dif- 
fipé  la  conjuration  qui  ne  fut  étouffée  que 
par  un  concours  d'heureux  hazards  que  ja- 
mais la  prudence  humaine  ne  devoit  atten- 
dre. 

A  u  lieu  de.  cela  le  Sénat  fe  contenta  de 
remettre  tout  fon  pouvoir  aux  Confuls  ; 
d'où  il  arriva,  que  Cicéron  ,  pour  agir  efiî- 
e.\cement  ,  fut  contraint  de  paffer  ce  pou- 


i8o      DU    GQNTRAT 

voir  dans  un  point  capital ,  &  que  ,  fi  le^ 
premiers  tranfports  de  joie  drent  approuve^ 
fa  conduite  y  ce  fut  avec  julHce  que  dans  la 
fuite  on  lui  demanda  compte  du  fang  des 
Citoyens  verfe  contre  les  loix  ;  reproche 
qu'on  n'eut  pu  faire  à  un  Didateur.  Mais 
l'éloquence  du  Conful  entraîna  tout  ;  &: 
lui-même,  quoique  Romain,  aimant  mieux 
fa  gloire  que  fa  patrie,  ne  cherchoit  pas  tant 
le  moyen  le  plus  légitime  &  le  plus  fur  de 
iàuver  l'Etat ,  que  celui  d'avoir  tout  l'hon- 
neur de  cette  aflfaire  *.  AufTi  fut-il  honoré 
juftement  comme  libérateur  de  Rome  ,  6c 
juftement  puni  comme  infradeur  des  loix» 
Quelque  brillant  qu'ait  été  fon  rappel ,  il 
cft  certain  que  ce  fut  une  grâce. 

Au  refte,  de  quelque  manière  que  cette 
importante  comimifîlon  foit  conférée  ,  il  im.- 
pone  d'en  fixer  la  durée  à  un  terme  très- 
coure  ,  qui  iamais  ne  puifle  être  prolongé  i 
dans  les  crifes  qui  la  font  établir  ,  l'Etat  efl 
bientôt  détruit  ou  fauve ,  &: ,  paiTé  lebefoin 
prelTant  ,  la  Didature  devient  tyrannique 
ou  vaine.  A  Rome  les  Didateurs  ne  l'étant 
que  pour  fix  mois  ,  la  plupart  abdiquèrent 
avant  ce  terme.  Si  le  terme  eut  été  plus 
long ,  peut-être  euflent-ils  été  tentés  de  le 
prolonger,  encore,  comme  firent  les  Décenir. 

*  Q."^^  ce  dont  il  ne  pouvoir  fe  ré;?ondre  en 
pr  poianc  un  Diclareur ,  n'o:ant  fe  nomnjer  lui- 
Tc\^n\>t  ,  &  ne  pouvant  s'afTurer  que  fou  cc-llégue 
le  nonmicroiCa 


s    <3    C    I    A    L.  ï8, 

vvîrs  celui  d'une  année.  Le  Diârateur  n'avoit 
que  le  tems  de  pourvoir  au  betbin  qui  l'a- 
yoit  fait  élire ,  il  n'avoit  pas  celui  de  fonger 
à  d'autres  projets. 


CHAPITRE     VII. 
Ue  la  Cenfure, 

D.. 
E  MÊME  que  la  déclaration  de  la 
volonté  générale  fe  fait  par  la  loi  ,  la  dé- 
claration du  jugement  public  fe  fait  par 
h  Cenfure  ;  l'opinion  publique  eft  i'efpece 
de  loi  dont  le  Cenfeur  eft  le  Miniftre  ,  & 
qu'il  ne  fait  qu'appliquer  aux  cas  particu- 
liers ,  à  l'exemple  du  Prince. 

Loin  donc  que  le  tribunal  cenforial  foit 
l'arbitre  de  l'opinion  du  peuple  ,  il  n'en  eft 
que  le  déclarateur  ,  8c  fi-tôt  qu'il  s'en  écar- 
te, fes  décifions  font  vaines  &  fans  effet. 

I  L  E  s  T  inutile  de  diftinguer  les  mœurs 
d'une  Nation  des  objets  de  fon  eftime  ;  car 
tout  cela  tient  au  même  priricipe ,  &  fe  con- 
fond néceffairement-  Chez  tous  les  peuples 
du  monde  ,  ce  n'eft  point  la  nature  ,  mais 
l'opinion  ,  qui    décide  du  choix    de   leurs 
plailirs.  Redreffez  les  opinions  des  hommes, 
&  leurs   mœurs  s'épureront  d'elles-mêmes. 
On  aime  toujours  ce  qui  eft  beau  ou  ce 
qu'on  trouve  tel ,  mais   c'ei^  fur   ce  juge- 
iTîent  qu'on  fe  trompe  ;  c'eft  donc  ce  ju^e- 


i8i 


DU    CONTRAT 


ment  qu'il  s'agit  de  régler.  Qui  juge  des 
mœurs  juge  de  l'honneur  ,  &  qui  juge  de 
l'honneur  prend  fa  loi  de  l'opinion. 

Les  opinions  d'un  peuple  naiffent 
de  fa  conftitudon  ;  quoique  la  loi  ne  régie 
pas  les  mœurs  ,  c'eft  la  législation  qui  les 
fait  naitre  :  quand  la  légillation  s'aftbiblit  , 
les  mœurs  dégénèrent ,  mais  alors  le  juge- 
m.ent  des  Cenfeurs  ne  fera  pas  ce  que  la 
force  des  loix  n'aura  pas  fait. 

Il  suit  de-là  que  la  Cenfure  peut  être 
utile  pour  conferver  les  mœurs ,  jamais  pour 
les  rétablir.  Etablifiez  des  Cenfeurs  durant 
la  vigueur  des  Loix;  fi-tôt  qu'elles  l'ont  per- 
due ,  tout  eft  défefpéré  ;  rien  de  légiti- 
me n'a  plus  de  force  lorfque  les  Loix  n'en 
ont  plus. 

La  Censure  maintient  les  mœurs  en 
empêchant  les  opinions  de  fe  corrompre  ,  en 
confervant  leur  droiture  par  de  fages  appli- 
cations ,  quelquefois  même  en  les  fixant 
lorfqu'elles  font  encore  incertaines.  L'ufage 
des  féconds  dans  les  duels  ,  porté  jufqu'à 
la  fureur  dans  le  Royaume  de  France  ,  y 
fut  aboli  par  ces  feuls  mots  d'un  Edit  du 
Roi  ,-  quant  à  ceux  qui  ont  la  lâchets  d'appeU 
1er  des  fecottds.  Ce  jugem.ent  prévenant  ce« 
lui  du  public,  le  détermina  tout  d'un  coup. 
Mais  quand  les  mêmes  Edits  voulurent  pro- 
noncer que  c'étoit  auflTi  une  lâcheté  de  fe 
battre  en  duel  ,  ce  qui  eft  très-vrai ,  mais 
contraii-e  à  l'opinion  commune  ,  le  public 


SOCIAL.  ,85 

fe  moqua  de  cette  décifion  fur  laquelle  fon 
jugement  etoit  déjà  porté. 

J'AI  dit  ailleurs  *  que  l'opinion  publi- 
qnc  n'étant  point  foumife  à  la  contrainte  , 
il  n'en  falloit  aucun  veftige  dans  le  tribunal 
établi  pour  la  repréfenter.  On  ne  peut 
trop  admirer  avec  quel  art  ce  refTort ,  en- 
tièrement perdu  chez  les  modernes  ,  étoit 
mis  en  œuvre  chez  les  Romains  ,  &  mieux 
chez  les  Lacédémoniens. 

U  N  homme  de  mauvaifes  mœurs  ayant 
ouvert  un  bon  avis  dans  leconfeil  de  Sparte, 
les  Ephores  ,  fans  en  tenir  compte  ,  firent 
propofer  le  même  avis  par  un  Citoyen  ver- 
tueux. Quel  honneur  pour  l'un ,  quelle  no- 
te pour  l'autre  ,  fans  avoir  donné  ni  louan- 
ge m  blâme  à  aucun  des  deux  !  Certains 
ivrognes  de  Samos  fouillèrent  le  Tribunal 
des  Ephores  :  le  lendemain  par  Edit  public 
il  fut  permis  aux  Samiens  d'être  des  vilains. 
Un  vrai  châtiment  eut  été  moins  févere 
qu'une  pareille  impunité.  Quand  Sparte  a 
prononcé  fur  ce  qui  eft  ou  n'eft  pas  bon- 
nête ,  la  Grèce  n'appelle  paé  de  fes  juge- 


mens. 


vJirl%?^  ^^'.^  qu'indiquer  dans  ce  chapitre  ce  que 
I  ai  traite  au  long  dans  la  Lettre  à  M.  d'Alemberc! 


f84 


DU    CONTRAT 


CHAPITRE     VIII. 

De  la  Religion  Civile. 

I  .i  E  s  hommes  n'eurent  point  d'abord  d'au- 
tres Rois  que  les  Dieux  ,  ni  d'autre  Gou- 
vernement que  le  Théocratique.  Ils  hrent 
le  raifonnement  de  Caligula  ,  &  alors  ils 
raifonnoient  jufte.  11  faut  une  longue  aîte- 
ration  de  fentimens  &  d'idées  pour  qu  on 
puiOe  fe  réfoudre  à  prendre  fon  fembla- 
ble  pour  maître  ,  &  fe  flatter  qu  on  s'en 
trouvera  bien.  _  ^       *  i   ^a 

D  E  cela  feul  qu'on  mettoit  Dieu  a  la  te- 
te  de  chaque  fociété  politique,  il  s'enfuivit 
qu'il  y  eut  autant  de  Dieux  que  de  peu- 
ples. Deux  peuples  étrangers  l'un  à  l'autre  , 
&  prefque  toujours  ennemis  ,  ne  purent 
lons-tems  reconnoitre  un  même  maître  : 
Deux  armées  fe  livrant  bataille  ne  fauroient 
obéir  au  même  chef.  Ainfi  des  divifions 
tiation<vles  réfulta  le  polytheïTme  ,  &  de-la 
l'intolérance  théologique  ,&  civile,  qui  na- 
turellement eft  la  même,  comme  il  fera  dit 

ci-après.  ,      ^  .^ 

La  fantaifie  qu'eurent  les  Grecs  de  re- 
trouver leurs  Dieux  chez  les  peuples  bar- 
bares ,  vint  de  celle  qu'ils  avoient  auflfi  de 
fe  regarder  comme  les  Souverains  naturels 
de  ces  peuples.  Mais  c'eft  de  nos  jours  une 


SOCIAL.  i8j 

érudition  bien  ridicule  que  celle  qui  roule 
fur  l'identité  des  Dieux  de  diverfes  nations; 
comme  fi  Moloch, Saturne, &  Chronospou- 
voient  être  le  même  Dieu  ;  comme  fi  le 
Baal  des  Phéniciens,  le  Zeus  des  Grecs ,  & 
ie  Jupiter  des  Latins  pouvoient  être  le  mê- 
me ;  comme  s'il  pouvoit  refter  quelque 
GÎiofe  commune  à  des  Etres  chimériques 
portant  des  noms  différens  ! 

Que  fi  l'on  demande  comment  dans  le 
paganifme  ,  où  chaque  Etat  avait  fon  culte 
&  fes  Dieux  ,  il  n'y  avoit  point  de  guer- 
res de  Religion  ?  Je  réponds  que  c'étoit  par. 
cela  même  que  chaque  Etat,  ayant  fon  culte 
propre  aufTi  bien  que  fon  gouvernement  ^ 
ne  diftinguoit  point  fes  Dieux  de  fes  loix* 
La  guerre  politique  étoit  auiTiThéoiogique; 
les  dépactemens  des  Dieux  étoient  ,  pour 
ainfi  dire  ,  fixés  par  les  bornes  des  Na- 
tions. Le  Dieu  d'un  peuple  n'avoit  aucun 
droit  fur  les  autres  peuples.  Les  Dieux  des 
Païens  n'étoient  point  des  Dieux  jaloux  ; 
ils  partageoient  entr'eux  l'empire  du  monde  : 
Moyfe  même  &  le  Peuple  Hébreu  fe  prê- 
toient  quelquefois  à  cette  idée  en  parlanc 
du  Dieu  d'Ifraël.  Ils  regardoient ,  ileft  vïàip 
comme  nuls  les  Dieux  des  Cananéens  y  peu- 
ples profcrits ,  voués  à  la  deftrudion  ,  6c 
dont  ils  dévoient  occuper  la.  place;  maisvo- 
yez  comment  ils  parloient  des  divinités  des. 
peuples  voifins  qu'il  leur  étoit  défendu  d'at-^ 
taquer!  La  ^ojjèjjïan  de  ce  qui  appartiem  à' 

Q 


1^.6        DU     CONTRAT 

Chamos  votre  Dieu ,  difoit  Jephté  aux  Am- 
nionnites  ,  ne  vous  eft-elle  pas  légitimement 
due?  Nous  pojfédons  au  même  titre  lester^ 
res  que  notre  Dieu  vainqueur  s'eftacquifes.  '^ 
C'étoit-là ,  ce  me  femble  ,  une  parité  bien 
reconnue  entre  les  droits  de  Cliamos  ,  & 
ceux   du  Dieu  d'Ifraël  , 

Mais  quand  les  Juife  ,  fournis  aux  Roi» 
de  Babilone,&  dans  la  fuite  aux  Rois  deSi- 
rie ,  voulurent  s'obftiner  à  ne  reconnoître 
aucun  autre  Dieu  que  le  leur,  ce  refus  , 
regardé  comme  une  rébellion  contre  le  vain- 
queur ,  leur  attira  les  perfécutions  qu'on  lit 
dans  leur  hiftoire ,  &  dont  on  ne  voit  au- 
cun autre  exemple  avant  le  Chriftîanifme  t» 

Chaque  Religion  eft  donc  uniquement 
attachée  aux  loix  de  l'Etat  qui  la  prefcri- 
voit  ,  il  n'y  avoit  point  d'autre  manière  de 
convertir  un  peuple  ,  que  de  l'a(Tervir  ,  ni 
d'autres  miffionnaires   que  les   conquérans  y. 

*   Nonne  ea  qn^t  pcffîdst  C^amos  d<.'u  tuus  tihi  jitrt  dt~ 

ientur}  Tel  eft  le  texte  de  la  vulgate.  Le  P.  de 

Carrières  a  traduit  :  Ne  creye^vous  fas  a-vir  drtît 
de  pejjëdcr  ce  qri  »ppArtit»t  a   Ch'mos  votre   Dieu?    J'i- 

gnore  la  force  du  texte  Hébreu  ;  mais  je  vois  que 
dans  la  vulgate  Jephré  reconnoît  pollrivement  le 
droit  du  Dieu  Ch^mos  ,  6c  que  le  Traducteur 
Irançcis  afîbiblit  cette  reccnnoiffaiice  par  un /t/*» 
'^mu  qui  n'eft  pas  dans  te  Latin. 

t  11  efl  de  la  dernière  évidence  que  la  guerre 
des  Phociens ,  appellée  guerre  facrée ,  n'étoir  point 
iuae  guerre  de  Religion.  Elle  avoit  pour  objet  de 
j>unir  des  façriléges  ^ 6c  noa  de  foiuLeure  des  mé- 
•£éan5» 


SOCIAL,  187 

Se  l'obligation  de  changer  de  culte  étant  la 
loi  des  vaincus  ,  il  failoit  commencer  par 
vaincre  avant  d'en  parler.  Loin  que  les  hom- 
mes combattiflent  pour  les  Dieux  ,  c'é- 
toient ,  comme  dans  Homère  ,  les  Dieux 
qui  combattoient  pour  les  hommes  ;  chacun 
demandoit  au  fien  la  viâroire,  &  la  payoic 
par  de  nouveaux  autels.  Les  Romains  ,  avant 
de  prendre  une  place  ,  fommoient  fes  Dieux 
de  l'abandonner  ,  Se  quand  ils  laifToient  aux 
Tarentins  leurs  Dieux  irrités  ,  c'eft  qu'ils 
regardoient  alors  ces  Dieux  comme  fournis 
aux  leurs,  8c  forcés  de  leur  faire  hommage  : 
ils  laiflbient  aux  vaincus  leurs  Dieux  com- 
me ils  leur  laiflbient  leurs  loix.  Une  couron» 
ne  au  Jupiter  du  capitole  étoit  fou  vent  le 
feul  tribut  qu'ils  impofoient. 

Enfin  les  Romains  ayant  étendu  avec 
leur  empire  leur  culte  &  leur  Dieux  ,  Se 
ayant  fouvent  eux-mêmes  adopté  ceux  des 
vaincus  en  accordant  aux  uns  &  aux  autres 
le  droit  de  Cité  ,  les  peuples  de  ce  valle 
empire  fe  trouvèrent  infenfiblement  avoir 
dzs  multitudes  de  Dieux  Se  de  cultes  ,  à-peu- 
près  les  mêmes  par-tout  ;  &  voilà  comment 
le  paganifme  ne  fut  enfin  dans  le  monde  con- 
nu qu'une  feule    &  même  Religion. 

Ce  fut  dans  ces  circonftances  que  Jefus 
vint  établir  fur  la  terre  un  royaume  Spiri- 
tuel; ce  qui,  féparant  le  fyftème  théologi- 
que du  fyftême  politique  ,  fit  que  l'Etat  cqC- 
fa  d'être  un  ,  6c  caufa  les  divifions  intefii- 

Q  - 


,88       DU     CONTRAT 

nés  qui  n'ont  jamais  ceiTé  d'agirer  les  peu- 
ples chrétiens.  Or  cette  idée  nouvelle  d'un 
royaume  de  l'autre  monde,  n'ayant  pu  ja- 
ïïiais  entrer  dans  la  tète  des  païens ,  ils  re- 
gardèrent toujours,  les  Chrétiens  comme  de 
vrais  rebelles  qui  ,  fous  une  hypocrite  fou- 
miirion  ,  ne  cherchoient  que  le  moment  de 
fe  rendre  indépendans  &  maitres  ,  &  d'u- 
furper  adroitement  l'autorité  qu'ils  fei- 
gnoient  de  refpeârei  dans  leur  foiblelTe, 
Telle  fut  la  caufe  des  perfécutions. 

C  E  que  les  païens  avoient  craint  eft 
arrivé  ;  alors  tout  a  changé  de  face  ,  les 
humbles  Chrétiens  ont  changé  de  langage 
&  bientôt  on  a  vu  ce  prétendu  royaume 
de  l'autre  monde  devenir  fous  un  chef  vi- 
fible  le  plus  violent  defpotifme  dans  celui-ci. 

C  E  P  E  N  D  A  N  T  comme  il  y  a  toujours 
eu  un  Prince  &  des  loix  civiles  ,  il  a  réful- 
té  de  cette  double  puiflance  un  perpétuel 
confliA  de  jurifdidion  qui  a  rendu  toute 
bonne  politit  impoflible  dans  les  Etats  chré- 
tiens ,  &  l'on  n'a  jamais  pu  venir  à  bout  de 
5avoir  auquel  du  maître  ou  du  prêtre  oq 
étoit  obligé  d'obéir. 

Plusieur  s  peuples  cependant ,  mê- 
me dans  l'Europe  ou  à  fon  voifinage  ,  ont 
voulu  conferver  ou  rétablir  l'ancien  nftéme, 
mais  fans  fuccès  ;  î'efprit  du  chriftianifme  a 
tout  gagné.  Le  culte  facré  çi\  toujours  ref- 
té  ou  redevenu  indépendant  du  Souverain  ^ 
&  fans  liai  fon  néceiTaire  avec    le  corps  de 


SOCIAL.  189 

l-^Etat,  Mahomet  eut  des  vues  très-faines , 
il  lia  bien  fon  fyftème  politique  ,  &  tant  que 
la  forme  de  fon  Gouvernement  fubfita  fous 
les  Caliphes  fes  fuccefleurs  ,  ce  Gouverne- 
ment fut  exaâiement  un  ,  &  bon  en  cela; 
Mais  les  Arabes -devenus  floriffans  ,  lettrés  , 
polis,  mous  &  lâches  ,  furent  fubjugués 
par  des  barbares  ;  alors  la  divifion  entre 
les  deux  pulflances  recommença  :  quoiqu'elle 
foit,  moins  apparente  chez  les  Mahométans 
que  chez  les  Chrétiens  ^elle  y  eft  pourtant, 
fur-tout  dans  la  fede  d'Ali  ,&  il  y  a  des 
Etats  j.  tels  que  la  Perfe ,  où  elle  ne  cefle 
de  fe  faife  fentir. 

Pa  r  m I  nous ,  les  Rais-  d'Angleterre  fe 
font  établis  chefs  de  l'Eglife ,  autant  en  ont 
fait  les  Czars^mais  par  ce  titre  ils  s'en  font 
moins  rendu  !es  maîtres  que  les  Minières  -; 
ils  ont  moins  acquis  le  droit  de  la  changer , 
que  le  pouvoir  de  la  maintenir  ;  ils  n'y  foat 
pas  législateurs,  ils  n'y  font  que  Princes.  Pac- 
tout  où.  le  Clergé  fait  un  corps  *  il  eft  maitre 

*  Il  faut  bien  remarquer  que  ce  ne  font  pas 
tant  des  afièmblées  formelles  ,  comme  celles  de 
France  ,  qui  lient  le  Clergé  en  un  corps  ^  que  la 
communion  des  Eglifes.  La  communion  &  l'ex^ 
communication  font  le  pacle  focial  du  Clergé,  paét-e 
avec  lequel  il  fera  toujours  le  maître  des  peuples 
&  des  Rois.  Tous.  les  Prttres  qui. communiquent 
cnfemble  font  concitoyens  .3  fuifent-iU  des  deux 
bouts  du  monde.  Cette  invention  eft  un  chet- 
d'œuvrc  en  politique.  Il  n'y  avoit  rien  de  fem.r 
blable  parmi  les  Prêtres  païens,  aufli  n'ontiis  ja?- 
mm  fait  un  corps  de  Clergé. 


190       DU    CONTRAT 

^  légiflateur  dans  fa  partie.  Il  y  a  donc 
deux  Puifl'ances ,  deux  Souverains  en  Ae- 
gleterre  &  en  Ruflfietout  comme  ailleurs. 

De  tous  les  Auteurs  Chrétiens  le  Phi- 
lofophe  Hobbes  elt  le  feul  qui  ait  vu  le  mal 
6c  le  remède ,  qui  ait  ofé  propofer  de  réu- 
nir les  deux  têtes  de  l'aigle,  &  de  tout  ra- 
mener à  l'unité  politique  ,  fans  laquelle  ja- 
mais Etat  ni  gouvernement  ne  fera  bien 
conftitué.  Mais  il  a  du  voir  que  l'efprit  domi- 
nateur du  Chriftianifme  étoit  incompatible 
avec  fon  fyftême,  &  que  l'intérêt  du  Prêtre 
feroit  toujours  plus  fort  que  celui  de  l'Etat. 
Ce  n'efl:  pas  tant  ce  qu'il  y  a  d'horrible  & 
de  faux  dans  fa  politique,  que  ce  qu'il  y  a 
de  jufte  &  de  vrai  qui  l'a  rendue  odieufe  '♦'. 

Je  cPvOIS  qu'en  développant  fous  ce 
point  de  vue  les  faits  hiftoriques,  on  réfute- 
ront aifément  les  fentimens  oppofés  de  Baile 
&  de  Warburton  ,  dont  l'un  prétend  que 
nulle  Religion  n'eft  utile  au  corps  politique , 
&  dont  l'autre  foutient  au  contraire  que  le 
Chriftianifme  en  eft  le  plus  ferme  appui.  On 
prouveroit  au  premier ,  que  jamais  Etat  ne 
fut  fondé  ,  que  la  Religion  ne  lui  fervit  de 
bafe  ,  &  au  fécond  que  la  loi  Chrétienr.e  eft 
au  fond  plus  nuifible  qu'utile  à  la  forte  conf- 

*  Voyez  enrr'autres  dans  une  Lettre  ât  Grotius 
à  fon  frère  du  ii  Avril  1645  ,  ce  que  ce  fçavînt 
homme  approuve,  &  ce  qu"^il  blâme  dans  le  livre 
de  Cive,  \\  ell  vrai  eue,  porté  à  l'indulgence,  il 
paroît  pardonner  à  l'Auteur  le  bien  en  faveur  du 
mal  ;  mais  tou:  le  monde  n'eft  pas  fi  clcraeur. 


SOCIAL.  191 

tutîon  de  l'Etat.  Pour  achever  de  me  faire 
entendre ,  il  ne  faut  que  donner  un  peu  plus 
de  précifion  aux  idées  trop  vagues  de  Reli- 
gion relatives  à  mon  fujet. 

La  Religion  confideree  par  rapport 
à  la  fociété,  quieftou  générale  ou  particuliè- 
re, peut  aufTi  le  divifer  en  deux  efpeces ,  fça- 
voir ,  la  Religion  de  l'homme  &  celle  du  Ci- 
toyen. La  première ,  fans  temples ,  fans  au- 
tels, fans  rites,  bornée  au  culte  purement 
intérieur  du  Dieu  fuprême ,  &  aux  devoirs 
éternels  de  la  morale ,  eft  la  pure  &  fmiple 
Religion  de  l'Evangile,  le  vrai  Théifrae,  Se 
ce  qu'on  peut  appeller  le  droit  divin  naturel. 
L'autre  ,  infcrit  dans  un  feul  pays,  lui  don- 
ne fes  Dieux ,  fes  Patrons  propres  &  tute- 
îaires  ,  elle  a  fes  dogmes ,  fes  rites  ,  fon  cuU 
te  extérieur  prefcrit  par  des  loix  ;  hors  la 
feule  Nation  qui  la  fuit,  tout  eft  pour  elle 
iniidèle  ,  étranger,  barbare  ;  elle  n'étend  les 
devoirs  &  les  droits  de  l'homme  qu'aufll  loin 
que  fes  autels.  Telles  furent  toutes  les  Reli- 
gions des  premiers  peuples  ,  auxquelles  on 
peut  donner  le  nom  de  droit' divin,  civil  ou 
pofitif. 

Il  Y  A  une  troifieme  forte  de  Religion 
plus  bizarre  ,  qui  donnant  aux  hommes  deux 
fégiflations ,  deux  chefs  ,  deux  patries  ,  les 
Ibumet  à  des  devoirs  contradidoires,  6c  les 
empêche  de  pouvoir  être  à  la  fois  dévots  Se 
Citoyens.  Telle  eft  la  Religion  des  Lamas , 
telle  eft  celle  des  Japonois  ^  tel  eft  le  Chrif- 


r9*       D  U    G  O  N  T  R  A  T 

tianifme  Romain.  On  peut  appeller  celle-ci 
la  religion  du  Prêtre.  11  en  réfulte  une  for- 
te de  droit  mixte  &  infociable  qui  n'a  point 
de  nom. 

A  CONSIDÉRER  politiquement  ces 
trois  fortes  de  religions  ,  elles  ont  toutes 
leurs  défauts,  La  troihemeeft  fi  évidemment 
mauvaife ,  que  c'eil  perdre  le  tems  de  s'a- 
lïîufer  à  le  démontrer.  Tout  ce  qui  rompt 
l'unité  fociale  ne  vaut  rien  :  toutes  les  infti- 
tutions  qui  mettent  l'homme  en  contradic^ 
tion  avec  lui-même  ne  valent  rien. 

La  seconde  eft  bonne  en  ce  qu'elle 
réunit  le  culte  divin  &  l'amour  des  loix,& 
que  faifant  de  la  patrie  l'objet  de  l'adora- 
tion des  Citoyens  ,  elle  leur  apprend  que 
fervir  l'Etat ,  c'eft  en  fervir  le  Dieu  tuteîai- 
re.  C'eft  une  efpece  de  Théocratie ,  dans  la- 
quelle on  ne  doit  point  avoir  d'autre  pon- 
tife que  le  Prince  ,  ni  d'autres  prêtres 
que  les  Magiftrats.  Alors  mourir  pour  fcn 
pays  c'eft  aller  au  martyre ,  violer  les  loix 
c'eft  être  impie .,  &  foumettre  un  coupa- 
ble à  l'exécration  publique  ,  c'eft  le  dévouer 
au   courroux  des  Dieux  ;  facer  eflo. 

Mais  elle  eft  mauvaife  en  ce  qu'étant 
fondée  fur  l'erreur  &  fur  le  menfonge ,  elle 
trompe  les  hommes ,  les  rend  crédules ,  fu- 
perftitieux  ;  &:  noie  levrai  culte  de  la  divinité 
dans  un  vain  cérémonial.  Elle  eft  mauvaife 
encore  ,  quand  ,  devenant  exclufive  &  tyran^ 
Bique,  elle  rend  un  peuple  fanguinaire  &  in^ 

tolér 


I 


SOCIAL.  195 

tolérant;  enforte  qu'il  ne  refpire  que  meur- 
tre &  maflacre  ,  &  croit  faire  une  adion 
fainte  en  tuant  quiconque  n'admet  pas  Tes 
Dieux.  Cela  met  un  tel  peuple  dans  un  état 
naturel  de  guerre  avec  tous  les  autres,  très- 
nuiiible  à  fa  propre  fureté. 

Reste  donc  la  Religion  de  l'homme  oa 
le  Chriftianifme  ,  non  pas  celui  d'aujour- 
d'liui,mais  celui  de  ^Evangile  ,  qui  en  eft 
tout- à- fait  différent.  Par  cette  Religion 
fainte ,  fublime ,  véritable ,  les  hommes ,  en- 
fans  du  même  Dieu,fe  reconnoilTent  tous 
pour  frères ,  &  la  fociécé  qui  les  unit  ne  fe 
diffout  pas  même  à  la  mort. 

Mais  cette  Religion  n'ayant  nulle  rela- 
tion particulière  avec  le  corps  politique ,  laide 
aux  loix  la  feule  force  qu'elles  tirent  d'elles- 
mêmes,  fans  leur  en  ajouter  aucune  autre ,  & 
par-là  un  âts  grands  liens  de  la  fociété  par- 
culiere  refte  fans  effet.  Bien  plus ,  loin  d'at- 
tacher les  cœurs  des  Citoyens  à  l'Etat, elle 
les  en  détache  comme  de  toutes  les  chofes 
de  la  terre  :  je  ne  connois  rien  de  plus  con- 
traire à  l'efprit  focial. 

On  nous  dit  qu'un  peuple  de  vrais  Chré- 
tiens formeroit  la  plus  parfaite  fociété  que 
Pon  puiffe  imaginer.  Je  ne  vois  à  cette  fup- 
pofition  qu'une  grande  diificulté  ;  c'eil 
qu'une  fociété  de  vrais  chrétiens  ,  ne  ferait 
plus  une  fociété  d'hommes. 

Je  dis  même  que  cette  fociécé  fupofée 
m  feroit  avec  toute  (a  perfedtion  ni  la  plas 


104       ^  ^    CONTRAT 

forte  ni  la  plus  durable.  A  force  d'être  par- 
faite >,elle  manqueroit  de  liaifon  ;  fon  vice 
deftrudeur  feroit  dans  fa  perfedion  nîéme* 

Chacun  remplii  cit  fon  devoir  ;  le  peu- 
ple feroic  fournis  aux  loix ,  les  chefs  feroient 
jufles  &  modérés  ,  les  magiflrats  intégres  > 
incorruptibles  ,  les  foldats  mepriferoient  la 
mort,  il  n'y  auroit  ni  vanité,  ni  luxe,- tout 
cela  eft  fort  bien  ;  mais  voyons  plus  loin. 

Le  C h  Pv I  s t  I  a  n  I  s  m  e  efl  une  religioa 
toute  fpirituelîe  ,  occupée  uniquement  des 
choies  du  Ciel  ;  la  patrie  du  Chrétien  n'efi:  pas 
de  ce  monde.  11  fait  fon  devoir,  il  eft  vrai  ;  mais 
il  le  fait  avec  une  profonde  indifférence  fur  le 
bon  ou  mauvais  fuccès  de  fes  foins.  Pourvu 
qu'il  n'ait  rien  à  fe  reprocher ,  peu  lui  importe 
que  tout  aille  bien  ou  mal  ici-bas.  Si  l'Etat 
eft  fioril]ant,à  peine  ofe-t-il  jouir  de  la  fé- 
licité publique  ,  il  craint  de  s'enorgueillir  de 
îa  gloire  de  fon  pays  ;  fi  l'Etat  dépérit,  il 
bénit  la  main  de  Dieu  qui  s'appefantit  fur 
fon  peuple. 

Pour  que  la  fociété  fat  paifible,  &  que 
l'harmonie  fe  maintint,  il  faudroit  que  tous 
ks  Citoyens,  fans  exception  ,  fuHént  égale- 
ment bons  Chrétiens  :  mais  G  malheureufe- 
ment  il  s'y  trouve  un  feuî  ambitieux ,  un  feuf 
hypocrite  ,  un  Catilina  ,  par  exemple  ,  un 
Cromwel  ,  celui-là  très-certainement  aura 
bon  marché  de  fes  pieux  compatriotes.  La 
charité,  chrétienne  ne  permet  pas  aifément 
ût  ptiîfer  mal  de  fon  prochain.  Dès  qu'il 


SOCIAL.  195 

anra  trouvé  par  quelque  rufe  Tart  de  leur 
en  impofer  &  de  s'emparer  d'une  partie  de 
l'autorité  publique,  voilà  un  homme  confti- 
tué  en  dignité  ;  Dieu  veut  qu'on  le  refpec- 
te  ;  bientôt  voilà  une  puilTance  ;  Dieu  veut 
qu'on  lui  obéifle  ;  le  dépofitaire  de  cette 
puiflance  en  abufe-t-il?  C'eft  la  verge  dont 
Dieu  punit  fes  enfens.  On  fe  feroit  confcience 
de  chaflèr  l'ufurpateur  ;  il  faudroit  troubler 
le  repos  public,  ufer  de  violence ,  verfer  du 
fang  ,  tout  cela  s'accorde  mal  avec  la  dou- 
ceur du  Chrétien  ;  & ,  après  tout  ,  qu'im- 
porte qu'on  foit  libre  ou  ^erf  dans  cette  val- 
lée de  miferes  ?  l'eflentiel  efl  d'aller  en  para- 
dis ,  &  la  réiignation  n'eft  qu'un  moyen  de 
plus  pour  cela. 

Survient-il  quelque  guerre  étran- 
gère ,  les  Citoyens  marchent  fans  peine  au 
combat  ;  nul  d'entr'eux  ne  fonge  à  fuir  ;  ils 
font  leur  devoir ,  mais  fans  paillon  pour  la 
victoire,  ils  fçavent  plutôt  mourir  que  vain- 
cre. Qu'ils  foient  vainqueurs  ou  vaincus  , 
qu'importe  ?  La  providence .  ne  fait-elle  pas 
mieux  qu'eux  ce  qu'il  leur  faut  ?  Qu'on 
imagine  quel  parti  un  ennemi  fier  ,  impé- 
tueux ,  paffionné  peut  tirer  de  leur  ftoïcif- 
me  i  Mettez  vis-à-vis  d'eux  ces  peuples  géné- 
reux que  dévoroit  l'ardent  amour  delà  gloire 
de  la  patrie  ,  fuppofez  votre  République 
chrétienne  vis-à-vis  de  Sparte  ou  de  Rome, 
les  pieux  chrétiens  feront  battus  ,  écrafés^» 
détruits  avant  d'avoir  eu  le  tems  de  fe  reccrt- 

R  z 


196       D  'J     CONTRAT 

noicre  ,  ou  ne  devront  leur  falut  qu'au  mé- 
pris que  leur  ennemi  concevra  pour  eux. 
Ç'e'toit  un  beau  ferment  ,  à  mon  gré  ,  que 
celui  des  foldats  de  Fabiug  ;  ils  ne  jurèrent 
pas  de  mourir  ou  de  vaincre,  ils  jurèrent  de 
revenir  vainqueurs,  &  tinrent  leur  ferment. 
Jamais  des  Chrétiens  n'en  eufTent  fait  un  pa-" 
reil  ,  ils  auroient  cru  tenter  Dieu. 

Mais  je  me  trompe  en  difant  une  Ré- 
publique Chrétienne  ;  chacun  de  ces  deux 
mots  exclut  l'autre.  Le  Chriftianifme  ne  prê- 
che que  fervitude  &  dépendance.  Son  ef- 
prit  eft  trop  favorable  à  la  tyrannie  pour 
qu'elle  n'en  profite  pas  toujours.  Les  vrais 
Chrétiens  font  faits  pour  être  efclaves  ;  ils 
le  fçavent ,  &  ne  s'en  émeuvent  guère  ;  cet- 
te courte  vie  a  trop  peu  de  prix  à  leurs 
yeux. 

Les  troupes  chrétiennes  font  excellen- 
tes ,  nous  dit-on.  Je  le  nie.  Qii'on  m'en 
montre  de  telles  ?  Quant  à  moi ,  je  ne  con- 
fiois  point  de  troupes  chrétiennes.  On  me 
citera  les  Croifades.  Sans  difputer  fur  la  va- 
leur des  Croifés ,  je  remarquerai  que  bien 
loin  d'être  des  chrétiens ,  c'étoient  âQS  fol- 
dats du  prêtre  ,  c'étoient  des  Citoyens  de 
l'Eglife  ;  ils  fe  battoient  pour  fon  pays  fpi- 
Lituel ,  qu'elle  avoit  rendu  temporel  on  ne 
fçait  comment.  A  le  bien  prendre  ,  ceci 
rentre  fous  le  paganifme;  comme  TEvangile 
n'établit  point  une  Religion  nationale  ,  tou- 
te guerre  facrée  eft  impoiilble  parmi  les  Chré- 
tieuô. 


SOCIAL,  197 

S  au  s  les  Empereurs  païens  les  foldats 
Chrétiens  étoient  braves  ;  tous  les  Auteurs 
Chrétiens  l'aflurent  ,  &  je  le  crois  :  c'étoit 
une  émulation  d'honneur  contre  les  Trou- 
pes païennes.  Dès  que  les  Empereurs  furent 
Chrétiens ,  cette  émulation  ne  fubiîfla  plus, 
&;  quand  la  Croix  eut  chafle  l'Aigle,  toute 
la  valeur  Romaine  difparut. 

Mais  laiflant  à  part  les  confidérations 
politiques  ,  revenons  au  droit ,  &  fixons 
les  principes  fur  ce  point  important.  Le 
droit  que  le  pade  focial  donne  au  Souve- 
rain fur  les  fujets ,  ne  padé  point ,  comme 
je  l'ai  dit ,  les  bornes  de  l'utihté  pubhque  *. 
Les  fujets  ne  doivent  donc  compte  au  Sou- 
verain de  leurs  opinions  ,  qu'autant  que  ces 
opinions  importent  à  la  communauté.  Or  , 
il^  importe  bien  à  l'Etat  que  chaque  Citoyen 
ait  une  Religion  qui  lui  faïïe  aimer  {qs  de- 
voirs ;■  mais  les  dogm.es  de  cette  Rehgion 
n'intéreflent  ni  lEtat  nifes  membres,  qiT'au- 
tant  que  Cqs  dogmes  fe  rapportent  à  la  mo- 
rale,  &  aux  devoirs  que\eiui  qui  la  pro- 
feffe  eft  tenu  de  remplir  envers  autrui.  Cha- 

*  rDi.vj  la  Répul>liq:tc  ,  dit  le  M.  d'A  .  .  ch.umi  e(î 
p*rf,t:tcfnc:-:t  U!:rc  tr,  ce  qui  ne  mitt  t^as  auK  Autres.  Voi- 
la la  borne  invariable;  on  ne 'peut  la  poier  plus 
exactement.  Je  n'ai  pu  me  refufer  au  plaifir  de- 
citer  quelquefois  ce  manufcrit ,  quoique  non  con- 
nu du  public,  pour  rendre  honneur  à  la  mémoi- 
re d'u:i  homme  liluftre  &  refpeétable ,  qui  avoit 
corJerve  jufques  dans  le  Miniftere  le  cœur  d'un- 
vrai  Citoyen,,  &  àts  vues  droites  6c  faines  fur  ie 
Gouvetnemeac  de  fcn  pays» 


198       DU    CONTRAT 

cun  peut  avoir  au  furplus  telles  opinions 
qu'il  lui  plait,  fans  qu'il  apartienne  au  Sou- 
verain d'en  connoître.  Car  ,  comme  il  n'a 
point  de  compétence  dans  l'autre  monde  , 
quel  que  foit  le  fort  des  Sujets  dans  la  vie 
à  venir  ,  ce  n'eft  pas  fon  affaire,  pourvu 
qu'ils  foient  bons  Citoyens  dans  celle-ci. 

Il  Y  A  donc  une  profefTion  de  foi  pu- 
rement civile  ,  dont  il  appartient  au  Souve- 
rain de  fixer  les  articles  ,  non  pas  prccifé- 
ment  comme  dogmes  de  Religion,  mais  com- 
me fentimens  de  fociabilité,  fans  lefquels  il 
eft  impoffible  d'être  bon  Citoyen  ni  Sujet 
fidèle  *.  Sans  pouvoir  obliger  perfonne  à 
les  croire ,  il  peut  bannir  de  l'Etat  quicon- 
que ne  les  croit  pas  ;  il  peut  le  bannir ,  non 
comme  impie  ,  mais  comme  infociable  ,  com- 
me incapable  d'aimer  fincérement  les  loix  , 
la  juftice  ,  &  d'immoler  au  befoin  fa  vie  à 
fon  devoir.  Que  fi  quelqu'un  ,  après  avoir  re- 
connu publiquement  ces  mêmes  dogmes,  fe 
conduit  comme  ne  les  croyant  pas,  qu'il  foit 
puni  de  mort,  il  a  commis  le  plus  grand  des 
crimes  ,  il  a  menti  devant  les  loix. 

Les  dogmes  de. la  Religion  civile  doi- 

*  Ccfar  plaidant  peur  Cariltna  ,  râchoit  à'érablir 
le  dogme  de  la  mortaiiré  de  l'ame  ;  Caton  &  Ci- 
céron  ,  pour  le  réfuter ,  ne  s'amuferent  point  à  phi- 
lofopher  ■  ils  fe  contencerent  de  raontrer  que  Cé- 
fhr  parloir  en  mauvais  Citoyen,  6c  avançoir  une 
docfrine  pcrnicieure  à  l'Htar.  En  effet  ,  voiià  de 
qu'A  devoir  ju.ser  le  Sénat  de  Home  ,  Se  liou  (iuue 
quellion  de  Theologi'e,. 


SOCIAL.  î^9 

vent  être  fimples,  en  petit  nombre,  énoncés 
avec  précifion  ,  fans  explications  ni  com- 
mentaires. L'exiftence  de  la  Divinité  puif- 
fante  ,  intelligente,  bienfaifante  ,  prévoyan- 
te &  pourvoyante  ;  la  vie  à  venir ,  le  bon- 
heur des  juftes  ,  le  châtiment  des  méchans , 
la  fainteté  du  Contrat  focial  &  des  Loix  , 
voilà  les  dogmes  pofitifs.  Quant  aux  dog- 
mes négatifs  ,  je  les  borne  à  un  feul  ,  c'eii 
l'intolérance  :  elle  rentre  dans  les  cultes  que 
nous  avons  exclus. 

Ceux  qui  diftinguent  l'intolérance  ci- 
vile &  l'intolérance  théologique  fe  trom- 
pent à  mon  avis.  Ces  deux  intolérances 
font  inféparables.  Il  eft  impoflTible  de  vivi*e 
en  paix  avec  des  gens  qu'on  croit  damnés  ; 
les  aimer  feroit  fiaïr  Dieu  qui  les  punit  ;  il 
faut  abfolument  qu'on  les  ramené  ou  qu'on 
les  tourmente.  Par-tout  où  l'intolérance  théo- 
logique eft  admife  ,  il  eft  impofifible  qu'elle 
n'ait  pas  quelque  effet  civil ,  &  fj-tôt  qu'elle 
en  a ,  le  Souverain  n'eft  plus  Souverain  , 
même  au  temporel  ;  dès-lors  les  Prêtres  font 
les  vrais  maîtres;  les  Rois  ne  font  que  leurs 
officiers.. 

Maintenant  qu'il  n'y  a  plus,&qu*iî 
ne  peut  plus  y  avoir  de  Religion  nationale 
exclulive  ,  on  doit  tolérer  toutes  celles  qui 
tolèrent  les  autres  ,  autant  que  leurs  dogmes 
n'ont  rien  de  contraire  aux  devoirs  du  Ci- 
toyen, Mais  quiconque  ofe  dire  :  hors  de 
fÈgîsfc  point  de  faim  ,  doit  être  chaiTé  de 


zoo    DU  CONTRAT  SOCIAL/ 

l'Etat ,  à  moins  que  l'Etat  ne  Toit  l'Eglife  y 
&:  que  le  Prince  ne  foit  le  Pontife.  Un  tel 
dogme  n'eft  bon  que  dans  un  Gouvernement 
Théocratique ,  dans  tout  autre  il  eft  perni- 
cieux, i-a  raifon  fur  laquelle  on  dit  qu'Henri 
I  V.  embrafla  la  Religion  romaine  ,  la  de- 
vioit  faire  quitter  à  tout  honnête  homme  , 
êc  fur-tout  à  tout  Prince  qui  fçauroit  rai- 
fon ne  r. 


A 


CHAPITRE      IX. 

Conclufion, 


Près  avoir  pofe  les  vrais  principes 
du  droit  politique  ,  &:  tàcHé  de  fonder  l'E- 
tat fur  fa  bafe ,  il  refieroit  à  l'appuyer  par 
fes  relations  externes  ;  ce  qui  comprendroit 
le  droit  des  gens  ,  le  commerce  ,  le  droit 
de  la  guerre  ,  &  les  conquêtes  ,  le  droit 
public ,  les  ligues ,  les  ne'gociations ,  les  trai- 
tés ,  6cc.  Mais  tout  cela  forme  un  nouvel 
objet  trop  vafie  pour  ma  courte  vue  ;  j'aurois 
du  la  tîxer  toujours  plus  pi  es  de  moi». 

FIN. 


LETTRE 

A 

M.  DE  BEAUMONT5 
J.J-  ROUSSEAU, 

CITOYEN  DE  GENEVE. 


I 


JEAN  jAqUES  ROUSSEAIT, 

CITOYEN  DE  GENEVE. 

A 

^CHRISTOPHE  DE  BEAUMONT , 

Archevêque  de  Paris ,  Dtêc  de  St.  Qloud, 
Pair  de  Frmce  ,  Commandeur  de 
l'Ordre   du   St.   Efprit  ^  Provifeur 

de  Sorbonne  ,  ^c. 


Da  veniam  fi  quid  liberius  dixi ,  non  ad  con- 
tumeliam  tuam,  fed  ad  defenfionem  meam. 
Praefumfi  enim  de  gravitate  &  prudentiâ  tua^ 
quia  potes  confiderare  quantam  mihi  réf. 
pondendi  neceiTitatem  impofueris. 

Aug,  Epijf,  1.1%  ad  Pafcent: 


"A    AMSTERDAM, 
Chez  MARC  MICHEL  RE  Y, 


M,   DCC,   h^llî, 


JEAN  JAqUES  ROUSSEAU, 

Citoyen  de  Genève , 

A 

CHRISTOPHE    DE    BEAUMONT, 
Archevêque  de  Paris. 

X  O  u  R  d  u  o  r ,  faut-il ,  Monfeîgneur,  que  j'are 
quelque  chofe  à  vous  dire  ?  Quelle  langue  coin^ 
mune  pouvons-,nous  parler,  comment  pouvons* 
nous  nous  encendre.  &  quV  a-t-il  entre  vous 
&  moi  ? 

Cependant,  il  faut  vous  répondre  ;  c'eft 
vous-même  qui  m'y  forcez.  Si  vous  n'euiïîez  at^ 
taque  que  mon  livre  ,  je  vous  aurois  laifTé  dire  • 
mais  vous  attaquez  aulTi  ma  perfonne  ^  8c ,  plui 
vous  avez  d'autorité  parmi  les  hommes,  moins 
ït  m eit  permis  de  me  taire,  quand  vous  vou^ 
lez  me  deshonorer. 

Je  ne  puis  m'empêcher,  en  commençant  cet. 
te  Lettre  de  réfléchir  fur  les  bizarreries  de  ma 
deftinec.  Elle  en  a  qui  n'ont  été  que  pour  moi. 

jETois  ne  avec  quelque  talent,  le  public 
la  juge  ainfi  Cependant  j'ai  pafTé  ma  jeunef^ 
fe  dans  une  heureufe  obfcurité ,  dont  je  ne 
cherchois  point  a  fortir.  Si  je  Tavois  cher- 
che  ,  cela  même  eut  été  une  bizarrerie  que  du- 
rant  tout  le  feu  du  premier  âge  je  n'eufTe  pu 
reufîlr,  &  que  j'eulTe  trop  réuffi  dans  la  fuite! 
quand  ce  feu  commençoit  à  pafTer.  J  approchois 
de  ma  quarantième  année,  Ôc  j'avois ,  au  lieu 
d  une  fortune  que  j'ai  toujours  méprifée  ,  8c 
d  un  nom  qu'on  m'a  fait  payer  ficher,  le  re- 
pos  &  des  amis,  les  deux  feuls  biens  dont  mon 
cœur  foit  avide.  Une  miférable  queftion  d'A- 
wdemiç  m'aguani  l'efpriï  malgré  moi  me  jetc» 


^  L  E  T  T  R  E  ^       , 

daris  un  métier  pour, lequel  je  n'étois  point  fait; 
un  Vuccès  inatcerida  m'y  montra  des  attraits  qui 
m-  ieduifirent.  Dss  foules  d'advcrfaires  mat- 
raquèrent fans  m'entendre.  avec  une  écourderie 
qui  me  donna  de  l'humeur,  8^  avec  un  orgueil 
qui  m'en  infpira  peut-être.  Je  me  défendis,  ^ 
de'difpute  en  difpute  je  me  fentls  engagé  dans 
la  carrière /prefquelans' y  avoir  penlé.  Je  me 
tro^-y-ai  dev-iu ,  pour  ainfi  dire  ,  Auteur  a  1  âge 
où  "l'on  celTe  de  l'être,  .8c  homme  de  Lettres 
par  mon  mépris  même  pour  cet  état.  Des -la 
r  fus  d-nsle  public  quelque  chofe  :  mais  aulli 
lé  repos  Se  les  amis  difparurent.  Quels  maux 
ne  fouffris-ie  point  avant  de  prendre  une  alTiette 
plus  fixe  &  des  attachements  plus  heureux  ?^ 
Il  fallut  dévorer  mes  peines  ;  il  fallut ^qu^un 
peu  de  réDucation  me  tînt  lieu  de  tout^  ^i  c  elt* 
un  dédommagement  pour  ceux  qui  iont  tou-^ 
jours  loin  d'eux-mêmes,  ce  n'en  fut  jamais  un 

pour  moi.  ,   r  ^-      n 

Si  j'eusse  ua  moment  compte  fur  ^^  ^en  1 
frivole  ,  que  j'aurois  été  promptement  de.abule  ,- 
Oiielle  inconftance  perpétuelle  n'ai  -  ]e  pas 
éprouvée  dans  les  jugements  du  public  iur  mon 
compte  î  J'étois  trop  loin  de  lui  ;  ne  me  jugeant- 
que  furie  caorice  où  l'intérêt  de  ceux  qui  le 
mènent  ,  à  peine  deux  jours  de  fuite  avoit-il- 
pour  moi  les  mêmes  yeux.  Tantôt  j  etois  un 
homme  noir,  &  tantôt  un  ange^de  lumière  Je 
m'^  lu'S  vu  dans  la  même  année  vante,  te.e, 
rech-rché,  même  à  la  Cour  ;  puis  infulte^,  me- 
nacé^, décefté  ,  maudit  :  les  loirs  on  m  atten-^ 
doit  pour  m'afTalTmcr  dans  les  rues  ;  les  matins 
on  m.'annoncoit  une  lettre  de  cachet.  Le  bien 
&  le  m^l  cQuloient  à  peu  près  de  la  même 
fource;  le  tout  me  venoit  pour  des  chaulons. 

Jai  ECRIT  fur  divers  fujetss  mais  toujours 
dans  les  mêmes  principes  :  toujours  la  mcme 
iiiorale .  la  même  croyance ,  les  mêraes  maximes . 


A  M.  DE    BEAUMONT.  5 

3i ,  fi  Ton  veut ,  les  mêmes  opinions.  Cependant 
on  a  porté  des  jngements  oppofés  de  mes  livres , 
ou  plutôt  de  l'Auteur  de  mes  livres  ,  parce 
qu'on  m'a  jugé  fur  les  matières  que  j'ai  traitées , 
bien  plus  que  fur  mes  Icntiments.  Après  mca 
premier  difcours ,  j'étois  un  homme  à  paradoxes, 
qui  fe  faifoit  un  jeu  de  prouver  ce  qu'il  ne  peu- 
foit  pas  :  après  ma  lettre  fur  la  Mufique  Fran- 
çoife  j'étois  l'ennemi  déclaré  de  la  Nation  ;  il 
s'en  falloit  peu  qu'on  ne  m'y  traitât  en  conC 
pirateur  ;  on  eût  dit  que  le  fort  de  la  Monarchie 
étoit  attaché  à  la  gloire  de  l'Opéra  ;  après  mon 
difcours  fur  l'Inégalité ,  j'étois  athée  &  mifan- 
trope  ;  après  la  lettre  à  M.  d'Alembert ,  j'étois- 
îe  défenfcur  de  la  morale  chrétienne  ;  après 
rHéloïfe ,  j'étois  tendre  &  doucereux  ',  main- 
tenant je  fuis  un  impie  j  bientôt  peut-être  ferai-je 
un  dévot. 

Ainsi  va  flottant  le  fot  public  fur  mon  compte^ 
fâchant  aulTi    peu  pourquoi  il  m'abhorre ,  que 
pourquoi    il  m'«imoit   auparavant.    Pour    moi , 
je  fuis  toujours  demeuré  le  même  ;  plus  ardent 
qu'éclairé  dans  mes  recherches  ,  m.ais  fincere  en 
tout,  même  contre  moi;  fimple  8c  bon,  mais 
fcnfible  &:  foible ,  faifant  fouvcnt  le  mal  &:  tou- 
jours aimant  le   bien  i   lié  par  l'am^itié ,    jamais 
par  les  chofes,  8c  tenant  plus  à  mes  fentiments 
qu'à  mes  intérêts;  n'exigeant  rien  des  hommes 
&  n'en  voulant  point  dépendre ,  ne  cédant  pas 
plus    à  leurs  préjugés  qu'à  leurs  volontés  ^  8c 
gardant  la  mienne  auffi  libre   que   ma    raifon^ 
craignant  Dieu  fans  peur  de  l'enfer,  raifonnanc 
fur    la  Religion  fans   libertinage  ,  n'aimant  ni 
rimpiécé  ni  le  fanatifm.e ,  mais  haïfîanc  les  into- 
lérants encore  plus  que  les  efprits-forts  ;  ne  vou- 
lant cacher  mes  façons  de  penfer  à  pcrfonne, 
fans  fard  ,  fans  artifice  en  toute  chofc ,  difanc 
mes  fautes  à  mes  amis,  mes  fentimenrs  à  tout 
le  monde  ^  au  public   fes  ^vérités  fans   flatcene 

A  1 


m 


4  LETTRE 

&  fans  fiel  ,  8c  me  fouciant  tout  aufTi  peu  de 
le  fâcher  que  de  lui  plaire.  Voilà  mes  crimes, 
&:  voilà  mes  vercus. 

Enfin  lalTé  d'une  vapeur  ennivrante  qui  enfle 
fans  ralTafier ,  excédé  du  tracas  des  oïlifs  fur* 
cliargés  de  leur  temps  8c  prodigues  du  mien , 
fouplranc  après  un  repos  fi  cher  à  mon  cœur 
Se  fi  néceffaire  à  mes  maux  ,  j'avois  pofé  la 
plume  avec  joie.  Content  de  ne  Tavoir  prife  que 
pour  le  bien  de  mes  lemblables ,  je  ne  leur  de- 
ciandois  pour  prix  de  mon  zèle  que  de  me  lailTer 
mourir  en  paix  dans  ma  retraite  ^  8c  de  ne  m'y 
point  faire  de  mal.  J'avois  tort  ;  des  huilTicrs 
font  venus  me  l'apprendre,  oc  c'cft  à  cette  époque, 
où  i'etpérois  qu'alloient  tinir  les  ennuis  de  ma 
vie,  qu'ont  commencé  mes  plus  grands  malheurs. 
Il  y  a  déjà  dans  tout  cela  quelques  fmgularités  ; 
ce  n'eft  rien  encore.  Je  vous  demande  pardon , 
Monfeigneur,  d'abufer  de  votre  patience:  mais 
avant  d'entrer  dans  les  difcuflions  que  je  dois 
avoir  avec  vous,  il  faut  parler  de  ma  ficuation 
préfente  ,  6c  des  caufes  qui  m'y  ont  réduit. 

Un  Genevois  fait  imprimer  un  Livre  en 
Hollande  ,  Se  par  arrêt  du  Parlement  de  Paris  ce 
Livre  eft  brûlé  fans  refpecl  pour  le  Souverain 
dont  il  porte  le  privilège.  Un  Proteftant  propofe 
en  pays  proteftant  des  objedlions  contre  l'Eglife 
Romaine  ,  8c  il  eft  décrété  par  le  Parlement  de 
Paris  j  Un  Républicain  fait  dans  une  République 
des  objedlions  contre  l'Etat  monarchique ,  &c  il 
eft  décrété  par  le  Parlement  de  Paris.  Il  faut  que 
le  Parlement  de  Paris  ait  d'étranges  idées  de  foa 
empire ,  8c  qu'il  fe  croie  le  légitme  juge  du  genre 
humain. 

Ce  MEME  Parlement  ,  toujours  fi  foigneux 
pour  les  François  de  l'ordre  des  procédures , 
les  néglige  toutes  dès  qu'il  s'agit  d'un  pauvre 
ëerangcr.  Sans  favoir  fi  cet  étranger  eft  bien 
l' Auteur  du  Livre  qui  porte  fon  nom  ,  s'il  le 


A  M.   DE    BEAUMONf.  ^ 

reconnok  pour  Tien ,  fi  c'eft  lui  qui  Ta  fait  im- 
primer ;  fans  égard  pour  fôn  trille  écac  ,  fans 
pitié  pour  les  maux  qu'il  foufFre  >  on  commence 
psr  le  décrétet  de  prife  de  corpus  ^  on  Teût  arraché 
de  fon  lit  pour  le  traîner  clans  les  mêmes  prifons 
où  pourrilfent  les  fcélérats  ;  on  l'eût  brûlée  peut- 
être  même  fans  l'entendre  ,  car  qui  fait  fi  l'on 
eût  pourfuivi  plus  régulièrement  des  procédures 
fi  violemment  commencées  ^  &  dont  on  trouve- 
roit  à  peine  un  autre  exemple  ,  même  en  pays 
dlnquîfition  ?  Ainfi  c'efi:  pour  moi  feul  qu'un 
tribunal  fi  fage  oublie  fa  fagelTe  ;  c'eft  contre  moi 
feul ,  qui  croyois  y  être  aimé  ,  que  ce  peuple^ 
qui  vante  fa  douceur  ^  s'arme  de  la  plus  étr^inge 
barbarie  ;  c'eft  ainfi  qu'il  juftific'  la  préfé'rence 
que  je  lui  ai  donnée  fur  tant  d'afiles  que  je 
pouvois  choifir  au  même  prix!  Je  ne  fais  comb- 
inent cela  s'accorde  avec  le  droit  des  gens  :  mais 
je  fais  bich  qu'avec  de  pareilles  procédures  là 
liberté  de  tout  homime  ,  3z  peut-être  fa  vie  ,  eft 
à  la  merci  du  premier  Imprimeur. 

Le  Citoyen  de  Genève- ne  doit  rien  à  des 
Magifîrars  injufteS  Si  incompétens,  qui  fur  un 
réquifitoire  calomnieux  ne  le  citent  pas,  mais  le 
décrètent.  N'étant  point  fommé  de  comparoîcre, 
il  n'y  eft  point  obligé.  L'on  n'emploie  contre  lui 
que  la  force,  &  il  s  y  fouftràit..îl  fecoue  la  pou- 
dre de^fes  fouliefs ,  &  fort  de  cette  terre  hofpira- 
liere  ou  Ton  s'emprefTe  d'opprimer  le  foible,  &  où 
Ton  donne  des  fers  à  l'étranger  avant  de  l'enten- 
dre, avant  de  fàvoir  fi  Tade  dont  oh  raccufe 
èft  punilfable  ,  avant  de  favoir  s'il  l'a  commis. 

Il  abandonne  en  foupirant  fa  chère  folitude. 
Il  n'a  qu'un  feul  bien  ,  mais  précieux  ,  des  amis, 
il  les  fuit.  Dans  fa  foibleffe  il  fupporte  un  long 
voyage  ;  il  arrive  8c  croit  rcfpirer  dans  une  terre 
de  liberté  ;  il  s'approche  de  fa  Patrie ,  de  cette 
Patrie  dont  il  s'eft  tant  vanté,  qu'il  a  chérie  & 
honorée  :  l'efpoir  d'y  être  accueilli  le  confole  de 

A  5 


ç  LETTRE 

fes  difgraces Que  vâis-je  dire  ?  mon  cœur 

fe  ilTrc  ,  ma  main  tremble  ,  la  plumie  en  tombe  i 
il  faut  fe  taire  ,  &  ne  pas  imiter  le  crime  de  Cam, 
Que  ne  puis- je  dévorer  en  fecrec  la  plus  amcre 
de   mes  douleurs  î 

Et  P0U11Q.U01  tout  cela?  Je  ne  dis  pas  fur 
quelle  raifon  ?  mais  fur  quelle  prétexte  ?  On  ofe 
m'accufer  d'impiété  î  fans  fonger  que  le  Livre 
où  l'on  la  cherche  eft  entre  les  mains  de  tout 
ie  monde.  Que  ne  donneroit-on  point  pour  pou- 
voir fupprimer  cette  pièce  juftificative,  &  dire 
qu'elle  contient  tout  ce  qu'on  a  feint  d'y  trou- 
ver I  Mais  elle  reftera,  quoiqu'on  fafTe  j  Se  en 
y  cherchant  les  crimes  reprochés  a  l'Auteur  ^  la 
poilérité  n'y  verra  dans  fes  erreurs  mêmes  que 
les  torts  d'un  ami  de  la  vertu. 

J'iviT£K.Ai  de  parler  de  mes  contemporains; 
je  ne  veux  nuire  à  perfonne.  Mais  l'athée  Spi- 
noza enfeignoit  paifiblement  fa  doiftrine  ;  il  fai- 
foit  fans  cbftaele  imprimer  fes  Livres  ,  on  les 
débicoit  publiquement  j  il  vint  en  France  ^  &:  il 
y  fut  bien  re%u  j  tous  les  Etats  lui  étoient  ou- 
verts ^  par-tout  il  trouvoit  protedlion  ou  du  moins 
fureté  ;  les  Princes  lui  rendoient  des  honneurs , 
lui  offroient  des  chaires  ;  il  vécut  &  mourut 
tranquille  ,  &;  même  confidéré.  Aujourd'hui  dans 
le  ficclc  cant  célébré  de  la  Philorophie  :,  de  la 
raifon  ^  de  l'humanité ,  pour  avoir  prcpofé  avec 
€irconfpe6lion  ^  même  avec  refpecl  &  pour  l'a- 
mour du  genre  humain  ^  quelques  doutes  fondés 
fur  la  gloire  même  de  rEcrefuprême,  le  défenfeur 
delà  caufe  de  Dieu  ^flétri,  profcnt,  pourfuivi 
d'Etat  en  Etat^  d'afile  en  anle^  fans  égard  pour 
fon  indigence  ^  fans  pitié  pour  fes  infirmités^ 
avec  un  acharnement  que  n'éprouva  jamais  aucun 
malfaiteur  &:  qui  feroit  barbare  ,  même  contre 
un  homme  en  fanté,  fe  voit  interdire  le  feu  &: 
J'eau  dans  l'Europe  prefque  entière  ;  on  le  chaiTe 
du  milieu  des  bois  ^  ii  faut  touie  la  fermecé  d'ua 


A  M.  DE  B-EAU]\tON.T.  y 

Protecleur  iîlu-iïre  &:  toute  la  bonié  d'un' Prince 
ccliiré  pour  le  laiuer  en  paix  au  iein  des  mon- 
tagnes. Il  eût  paiTé  le  réfte  de  fes  malheureux 
jours  dans  les  fers,  il  eût  péri  peut-être  dans  les 
•iupplicesj  fi  durant  le  premier  vertige  qui^ga- 
'gnoit  les  gouvernemens ,  il  fe  fût  trouvé  à  la 
merci  de  ceux  qui  l'ont  perfécuté. 

Echappe  aux  bourreaux  il  tombe  dans  les 
jnains  des  Prêtres  ;  ce  n'eil  pas  là  ce  que  je  don- 
ne pour  étonnant  :  mais  un  homme  vertueux  qui 
a  l'ame  auffi  noble  que  la  naiïïance  ,  un^illufire 
Archevêque  qui  devroic  réprimer  leur  lâcheté  3 
vj'auîoriie  j  il  n'a  pas  honte,  lui  qui  devroit  plain- 
dre les  opprimés^  d'en  accabler  un  dans  le  iort  de 
fes  difgrace  ,  il  lance  j  lui  Prélat  catholique  un 
Mandement  contre  un  Autreur  proteflant  ;  il  monte 
fur  fon  Tribunal  pour  cxam.iner  comme  Juge  la 
dodlrine  paniculiere  d'un  hérétique  ;  Sz  ^  quoiqu'il 
damne  indiilindlement  quiconque  n'eft  pas  de 
fon  Eglife ,  fans  permettre  à  Taccufé  derrer  à  fa 
jnode  >  il  lui  prefcrit  en  quelque  forte  la  route  par 
laquelle  il  doit  aller  en  Enfer.  A.ufTi-tct  le  refte 
fie  foh  Clergé  s'emprefTe ,  s'évertue  ^  s'acharne 
autour  d'un  ennemi  qu'il  croit  terraifé.  Petits  &c 
grands  :,  tout  s'en  mêle  ;  le  dernier  Cuiftre  vient 
trancher  du  capable  ^  il  n'y  a  pas  un  fot  en  pe- 
tit collet ,  pas  un  chetif  habitué  de  ParoifTe  qui  , 
bravant  à  plaifir  celui  contre  qui  font  réunis  leur 
Sénat  8c  leur  Evêque  ,  ne  veuille  avoir  la  gloire 
de  lui  porter  le  dernier  coup  de  pied. 

Tout  cela  ,  Monfeigncur  ^  forme  un  concours 
dont  je  fuis  le  feul  exemple  ^&Lce  n'eft  pas  tout.... 
Voici  j  peut-être  ^  une  des  fituations  les  plus 
difficiles  de  m^a  vie  ;  une  de  celles  où  la  vengeance 
6c  Tamour-propre  font  les  plus  aifés  à  fatisfaire  , 
6c  permettent  le  moins  à  l'homme  juftc  d'être 
modéré.  Dix  lignes  feulement ,  6c  je  couvre  mes 
perfécuteurs  d'un  ridicule  ineffaçable.  Que  le 
public  ne  peut-il  favoir  deux  anecdotes,  fans  que 

A4 


t  LE  T T  R  E 

je  les  dife  î  Que  ne  conmot-il  ceux  qui  ont  mëcîité 
ma  ruine ,  Se  ce  qu'ils  ont  fait  pour  Texécuter  ! 
Par  quels  méprifables  infeiSles  ,  par  quels  téné- 
breux moyens  il  verroit  s'émouvoir  les  PuifTanees  ! 
quels  levains  il  verroit  s'échauffer  par  leur  pour- 
riture &  mettre  le  Parlement  en  fermentation! 
par  quelle  rifible  caufe  il  verroit  les  Etats  de 
TEurope  fe  liguer  contre  le  fils  d'un  Horloger! 
Que  je  jouirois  avec  plaifir  de  fa  furprife  ,  fi  je 
pcuvois  n'en  être  pas  rinftrument! 

Jusqu'ici  ma  plume,  hardie  à  dire  la  vérit-é  , 
mais  pure  de  toute  faryre  ,  n'a  jamais  compromis 
perfonne ,  elle  a  toujours  refpe(îlé  Thonneur  des 
autres  ^  m.êrae  en  défendant  le  mien,  îrois-je 
en  la  quittant  la  fouiller  de  médifance,  8c  la 
teindre  des  noirceurs  de  mes  ennemis  ?  Non  , 
îaifTons-leur  l'avantage  de  porter  leurs  coups 
dans  les  ténèbres.  Pour  m.oi  ,  je  ne  veux  ma 
défendre  qu'ouvertement ,  8c  même  je  ne  veux 
que  me  défendre.  Il  fuffiî  pour  cela  de  ce  qui  efi 
•fû  du  public  ,  ou  de  ce  qui  peut  l'être  fans  que 
perlbnne  en  foie  offenfé. 

Une  chofe  étonnante  de  cette  efpece  ,  8c  que 
je  puis  dire  j  ei\  de  voir  Tintrépide  ChriAophe 
de  Bcaumont  ,  qui  ne  fait  plier  fous  aucune 
Puiffance  ^  ni  faire  aucune  paix  avec  les  Janfé- 
niites  ,  devenir ,  fans  le  favoir  ,  leur  fatelhte  8c 
l'inflrument  de  leur  animoficé  ;  de  voir  leur  ennemi 
Je  plus  irréconciliable  févir  contre  moi  pour  avoir 
refufé  d'embrafler  leur  parti ,  pour  n'avoir  point 
"youÎu  prendre  la  plume  contre  les  Jéfuites^que 
je  n'aime  pas  ,  mais  dont  je  n'ai  point  à  me 
plaindre  ,  8c  que  je  vois  opprimés.  Daignez, 
Monfeigueur ,  jetter  les  yeux  fur  le  fixieme  Tome 
de  la  nouvelle  Hélo"ile  ,  première  édition  ^  vous 
trouverez  dans  la  note  de  la  page  ij8  (*)  la 
^  _ ■  ■•■' 

("♦•)  Page  iS2  de  la  nouvelle  Edirion  faifant  îe 
Tome  VI.  des  Oeuvres  ;  note  du  Libraire. 


A  M.  DE  BEAUMONT.  ^ 

véritable  tource  de  tous  mes  malheurs.  Jai  pré- 
dit dans  cette  note ,  (  car  je  me  mêle  aulTi  quel- 
quefois de  prédire  ;,)  qu'auili-tôt  que  les  Janle- 
Diftes  leroient  les  maîtres  ,  ils  feroient  plus  into- 
lérans  &;  plus  durs  que  leurs  ennemis.  Je  ne 
iavois  pas  alors  que  ma  propre  hiiloire  vérifie- 
roit  fi  bien  m.a  prédiclion.  Le  fil  de  cette  trame 
ne  feroiî  pas  difficile  à  luivre  à  qui  i'auroit  com- 
ment mon  Livre  a  été  déféré.  Je  n'en  puis  dire 
davantage  fans  en  trop  dire  :,  mais  je  pouvois 
au  moins  vous  apprendre  par  quels  gens  vous 
avez  été  con-duit  fans  vous,  en  douter. 

CRorRA-T-oN  que  quand  mon  Livre  n'eûr 
point  été  déféré  au  Parlement ,  vous  ne  Teuiliez 
pas,  m.oins  attaqué  \  D'autres  pourront  le  croire 
ou  le  dire;  mais  vous  dont  la  confcicnce  ne  fait 
point  fouffrir  k  menfcnge  y  vous  ne  le  direz  pas. 
Mon  difcours  fur  l'Inégalité  a  couru  votre  Dio- 
cèfe,  &  vous  n'avez  point  donné  de  Mandement, 
Ma  Lettre  à  M.  d'Alembert  a  couru  votre  Diocéfe,- 
6c  vous  n'avez  point  donné  de  Mandement.  La 
nouvelle  Hélcïfe  a  couru  votre  Diocèfe ,  Se  vous 
n'avez  point  donné  de  Mandement..  Cependant 
tous  ces  Livres  j  que  vous  avez  lus,  puifque 
vous  les  jugez  j.  refpirent  les  mêmes  maximes  5 
les  mêmes  manières  de  penfer  n'y  font  pas  plus 
déguifées.  Si  le  fujet  ne  les  a  pas  rendu  fufcep- 
libles  du  même  developpemeiit  ,  elles  gagnent 
en  force  ce  qu'elles  perdent  en  étendue ,  &  l'on 
y  voit  la  profefiion  de  foi  de  l'Auteur  exprimée 
avec  moinsde  réferve  que  celle  du  Vicaire  Savo- 
yard. Pourquoi  donc  n'avez-vous  rien  dit  alors  ? 
Monfeigneur,  votre  troupeau  vous  étoit-il  moins 
cher?'  me  lifoit-il  moins?  goutoit-il  moins  mes 
Livres  ?  étoit-il  moins,  expofé  à  l'erreur  ?  Non  3 
mais  il.  n'y  avoir  point  alors  de  Jéfuites  L  prof* 
crire  \  des  traîtres  ne  m'avoient  point  encore 
enlacé  dans  leurs  pièges  \  la  note  fatale  n'écoit 
goin;  connue^  &  (^uand  die  le  fut,  le  publiai 


10  ^  LE  T  T  R  E 

a/oic  déjà  donné  Ion  fufFrage  au  Livre ,  il  écoit 
trop  tard  pour  faire  du  bruit.  Oa  aima  mieux 
différer  ,  on  attendit  Toccafion  ,  on  Pépia ,  on  la 
ùiHt,  on  s'en  prévalut  avec  la  fureur  ordinaire 
aux  dévots;  on  ne  parloir  que  de  chaînes  &  de 
bûchers  ;  mon  Livre  écoit  le  Toclin  de  TAnarchie 
Se  la  Trompette  de  TAchéilme  ;  TAuteur  écoic 
un  monllre  à  étouffer ,  en  s'étonncit  qu'on  Teùc 
û  long-:ems  laiïïe  vivre.  Dans  cette  rage  uni- 
verfelle  vous  eûtes  honte  de  garder  le  lUcnce  : 
vous  aimâtes  mieux  faire  un  acle  de  cruauté  que 
d^êtreaccufé  de  manquer  de  zèle,  &:  fervir  vos 
ennemis  que  d'efTuyer  leurs  reproches.  Voilà, 
Monfeigneur  ,  convenez-en ,  le  vrai  motif  de  votre 
Mandement  ;  &:  voilà  ,  ce  me  femble ,  un  con- 
cours de  faits  afTcz  llnguliers  pour  donner  à  mon 
fort  le  nom  de  bizarre. 

Il  Y  a  long-tcms  qu'on  a  fubftitué  des  bien- 
féances  d'état  à  la  jultice.  Je  fliis  qu'il  eil:  des 
circonftances  malheureufes  qui  forcent  un  hom- 
me public  à  févir  malgré  lui  contre  un  bon  Citoyen. 
Qui  veut  êcre  modéré  parmi  des  furieux,  s'ex- 
poie  à  leur  furie.  Se  je  comprends  que  dans  un 
déchaînenient  pareil  à  celui  dont  je  fuis  la  vic- 
^l?^-'  '^^ /^^^  hurler  avec  les  loups,  ou  rifquer 
d'être  dévoré.  Je  ne  me  plains  donc  pas  que  vous 
ayez  donné  un  Mandement  contre  mon  Livre , 
mais  je  me  plains  que  vous  l'ayez  donné  contre 
ma  perfonne  avec  auffi  peu  d'honnêteté  que  de 
vénré  ;  je  me  plains  qu'au torifant  par  votre  pro- 
pre langage  celui  que  vous  me  reprochez  d'avoir 
mis  dans  la  bouche  de  l'infpiré  ,  vous  m'accabliez 
d'injures  qui ,  fans  nuire  à  ma  caufe  ,  attaquent 
mon  honneur  ou  plutôt  le  vôtre  ;  je  me  plains 
que  de  gayeté  de  cœur  ;,  fans  raifon  ,  fans  né- 
celTiué  ,  fans  refpe6l ,  au  moins  pour  mes  mal- 
heurs ,  vous  m'outragiez  d'un  ton  fi  peu  digne  de 
votre  caravfl:ert.  Et  que  vous  avois-je  donc  fait , 
moi  cjui  parlai  toujours  de  vous  avec  cane  d'efcime  4 


A  M.   DE  BEAUMONT.         ri 

moi  qui  tant  de  fois  admirai  votre  inébranlable 
fermeté,  en  déplorant,  il  eft  vrai,  l'ufage  que 
vos  préjugés  vous  en  faifoicnt  faire  ;  moi  qui 
toujours  honorai  vos  mœurs,  qui  toujours  ref- 
pectai  vos  vertus ,  £c  qui  les  refpedle  encore 
aujourd'hui  que  vous  m'avez  déchiré. 

C'est  ainu  qu'on  fe  tire  d'affaire  quand  en 
veftt  quereller  oc  qu'on  a  tort.  Ne  pouvant  ré- 
foudre mes  objections  ,  vous  m'en  avez  fait  des 
crimes  :  vous  avez  cru  m'avilir  en  m^e  maltrai- 
tant ,  &:  vous  vous  êtes  trompé  ,♦  fans  afi'oiblir 
mes  raifons  ,  vous  avez  intéreffé  les  cœurs  géné- 
reux à  mes  difgraces  ',  vous  avez  fait  croire  aux 
gens  fcnfés  qu'on  pouvoir  ne  pas  bien  juger  du 
Livre  ,  quand  on  jugeoit  fi  mal  de  l'Auteur. 

Monseigneur,  vous  n'avez  été  pour  moi  ni 
humain  ni  généreux  ;  Se  non  feulement  vous 
pouviez  Têcre  fans  m'épargncr  aucune  des  cho- 
ies que  vous  aviez  dites  contre  m^on  ouvrage , 
mais  elles  n'en  auroient  fait  que  mieux  leur 
effet.  J'avoue  aulTi  que  je  n'avois  pas  droit 
d'exiger  de  vous  ces  vertus,  ni  lieu  de  les  atten- 
dre d'un  homme  d'Eglife.  Voyons  fi  vous  avez 
été  du  moins  équitable  &  juiie  ;  car  c'efi:  un 
devoir  éeroic  impofé  à  tous  les  hommes,  8i  les 
Saines  mêmes  n'en   font   pas  difpenfés. 

Vous  avez  deux  objets  dans  votre  Mande- 
ment :  l'un  j  de  cenfurer  mon  livre  j  l'autre  ^ 
de  décrier  ma  perfonne.  Je  croirai  vous  avoir 
bien  répondu  ,  fi  je  prouve  que  par  -  tout  ca 
vous  m'avez  réfuté  ^  vous  avez  mal  raifcnné  ^  Se 
que  par-tout  où  vous  m'avez  infulté  ,  '  vous 
m'avez  calomnié.  Mais  quand  on  ne  miarche  que 
la  preuve  à  la  main  ,  quand  on  efl  forcé  par 
l'importance  du  fujet  &■  par  la  qualité  de  Tad- 
Tcrfaire  à  prendre  une  marche  pelante  Sz  à  fui- 
vre  pied  à  pied  toutes  tes  cenfutcs ,  pour  chp.que 
îTKDt  il  faut  des  pages  ;  &  tandis  qu'ime  courte 
iacyre    aaïufe  ^   une  longue   dé  enfe    ennuie, 

A  6 


11  LETTRE 

Cepencîant  il  faut  que  je  me  défende  ou  que  Jet 
■seÛe  chargé  par  vous  des  plus  fauflcs  imputa- 
lions.  Je  me  défendrai  donc  ,  mais  je  défendrai 
mon  honneur  plutôt  que  mon  Livre.  Ce  n'ell 
point  la  profcfiion  de  foi  du  Vicaire  Savoyard 
que  j'examine  ,  c'eft  le  Mandement  de  TArche- 
vêque  de  Paris ,  &  ce  n'elt  que  le  mal  qu'il 
dit  de  l'Editeur  qui  me  force  à  parler  de  Tou- 
vrage.  Je"  me  rendrai  ce  que  je  me  dois ,  parce 
que  je  le  dois  ;  mais  fans  ignorer  que  c'eit  une 
pofition  bien  trifte  que  d'avoir  à  fe  plaindre  d'ua 
homme  plus  puiflant  que  foi,  &  que  c'eil^'une 
bien  fadeledlure  que  la  jullificationd'un  innocent.. 

Le  PRI^'CIPE  fondamental  de  toute  morale  > 
fur  lequel  j'ai  raifonnc  dans  tous  mes  Ecrits  ^8i, 
que  j'ai  développé  dans  ce  dernier  avec  toute  la; 
clarté  dont  j'étois  capable  >  eli  que  Thomme  ell 
un  être  na.turellement  bon  ,  aimant  la  juftice; 
^  l'ordre  j  qu'il  n'y  a  point  de  perverfné  origi- 
nelle dans  le  cœur  humain  ,  8c  que  les  premiers 
«louvemens  de  la  nature  font  toujours  droits. 
J'ai  fait  voir  que  l'unique  palTion  qui  naifTe  avec 
l'homme  ^  favoir  l'amour-propre  >  ell  une  paiTioa 
indifférente  en  elle  même  au  bien  ^z  au  malj 
qu'elle  ne-  devient  bonne  ou  mauvaife  que  par 
accident  Se  félon  les  circonilances  dans  lefquelles 
elle  fe  développe,  Jai  montré  que  tous  les  vices 
qu'on  impute  au  cœur  humain  ne  lui  font  point 
naturels  ;  j'ai  dit  la  manière  dont  ils  naiftent } 
j'en  ai  j  pour  ainfi  dire  ,  fuivi  la  généalogie  > 
&  j'ai  fait  voir  comment  ^  par  l'altération  fuc- 
cefTive  de  leur  bonté  originelle  >  les  hommes 
deviennent  enfin  ce  qu'ils  font. 

J'ai  encore  expliqué  ce  que  j'entendois  paï 
cette  bonté  originelle  qui  ne*  femble  pas  fc  dé- 
duire de  l'indifférence  au  bien  8c  au  mal  natu- 
itlle  à  l'amour  de  foi.  L'homm.e  n'eft  pas  ur^ 
être  fimple ,  il  eft  compofé  de  deux  fubllance?, 

^  loui  Iç  moûds  ne  conyient  jas  dç  cela.,  no^^ 


A  M.  DE  BEAU  M  ONT.         15 

en  convenons  vous  &  moi ,  &:  j'ai  tâché  de  le 
prouver  aux  autres.  Cela  prouvé ,.  Tamour  de 
loi  n'eft  plus  une  pafiion  limplc  ;  mais  cUe  a 
deux  principes  ,  favoir ,  Têtre  intelligent  &i  Tecre 
fenfuif  ,  dont  le  bien-être  n'eft  pas  le  même.. 
L'appétit  des  fens  tend  à  celui  du  corps  ,  8c 
l'amour  de  Tordre  à  celui  de  Tame.  Ce  dernier 
amour  développé  8c  rendu  adlif  porte  le  nom, 
de  confcience,  mais  la  confcience  ne  £e  déve- 
loppe &  n'agit  qu'avec  les  lumières  de  l'homme. 
Ce  n'eft  que  par  ces  lumières  qu'il  parvient 
à  connoître  l'ordre  ^,  ^  ce  n'eft  que  quand  il 
le  connoît  que  fa  confcience  le  porte  à  l'aimer. 
La  confcience  eft  donc  nulle  dans  l'homme  qui 
ti'a  rien  comparé  ^  8c  qui  n'a  point  vu  fes  rap- 
ports. Dans  cet  état  l'homme  ne  connoît  que. 
lui  i  il  ne  voit  fon  bien-être  oppofé  ni  conforme 
à  celai  de  perfoane  ;  il  ne  hait  .ni  n'aime  rien  ;• 
borné  au  feul  inftindl  phyfique^il  eftnuU.il  efï 
bête  y  c'eft  ce  que  j'ai  fait  voir  dans  mon  Difcours. 
fur  l'Inégalité. 

Q  u  A  N  D  ^  par  un  développement  dont  j*ai 
montré  le  progrès  ,  les  hommes  commencent  a 
jetter  les  yeux  fur  leurs  femblables  ^.ils  commen- 
cent aulTi  a  voir  leurs  rapports  ^  les  rapports  des 
€hofes ,  à  prendre  des  idées  de  convenance  de 
juftice  ^  d'ordre  y  le  beau  moral  commence  à 
leur  devenir  feniible  8c  la  confcience  agit.  Alors 
ils  ont  des  vertus ,  &c  s'ils  ont  auiîi  des  vices 
c'eft  parce  que  leurs  intérêts  fe  croifent  ^  que 
leur  ambition  s'éveille  ^  à  mefureque  leurs  lu* 
înieres  s'étendent.  Mais  tant  qu'il  y  a  moina 
d'oppofition  d'intérêts  que  de  concours  de  lu- 
mières y  les  hommes  font  eCentielleraent  bons# 
Voilà  le  fécond  état. 

Quand  enfin  tous  les  intérêts  particuliers 
ffl8[iLés  s'entrechoquent  y.  quand  l'amour  de  foi 
inis  en  fermentation  devient  amour-propre  >  quâ 


î4  LETTRE 

chaque  homme  j  les  rend  tous  ennemis  nés  les 
uns  des  autres  Se  fait  que  nul  ne  trouve  fon  bien 
que  ilans  le  mal  d'autrui  :  Alors  la  confcience  , 
plus  foible  que  les  palnons  exaltées  eft  étouffée 
par  elles ,  8c  ne  relie  plus  dans  la  bouche  des 
hommes  qu'un  met  fait  pour  fe  tromper  mutuel- 
lement. Chacun  feint  alors  de  vouloir  facriher 
fcs  intérêcs  à  ceux  du  public,  6c  tous  mentent. 
Kul  ne  veut  le  bien  public  que  quand  il  s'accor- 
de avec  le  fien  i  aiifll  cet  accord  eft-il  l'objet  du 
vrai  politique  qui  cherche  à  rendre  les  peuples 
heureux  2^  bons.  Mais  c'eft  ici  que  je  commence 
à  parler  une  langue  étrangère  ,  aulTi  peu  connue 
des  Lecteurs  que  de  vous. 

Voila  ,  Monleigneur  ,  le  troifieme  Se  dernier 
terme  ,  au-delà  duquel  rien  ne  relfe  à  faire  ,  5c 
voila  ccm.m.ent  Thomme  étant  bon  ,  les  hommes 
deviennent  miéchans.  C'eft  à  chercher  com.mcnc 
il  faudrok  s'y  prendre  pour  les  empêcher  de 
devenir  tels,  que  j'ai  ccnfacré  mon  Livre.  ]^ 
n'ai  pas  affirmé  que  dans  Tordre  acluel  la  chiffe 
fût  abfGlument  pcfTible^  m.ais  j'ai  bien  affirmé  ^ 
j'affirme  encore  ,  qu'il  n'y  a  pour  en  venir  à  bout 
d'autres  moyens  que  ceux  que  j'ai  propoies. 

La-dessus  vous  dites  que  mon  plan  d'éduca- 
tion ,  (i)  îotJi  de  s'accorder  avec  le  Chnftianifine  ^ 
liefl  pas  même  propre  à  faire  des  Citoyens  ?ii  des 
hommes  -,  &  votre  unique  preuve  eft  de  m'oppo- 
fer  le  péché  originel.  Monfeigneur  ,  il  n'y  a  d'au- 
tre moyen  de  fe  délivrer  du  péché  originel  Se  de 
fcs  effecs  ,  que  le  baptême.  D'où  il  fuivroit ,  fé- 
lon vous,  qu'il  n'y  auroic  jamais  eu  de  Citoyens 
ni  d'hommes  que  des  Chrétiens.  Ou  niez  cette 
confé.quence ,  ou  convenez  que  vous  avez  trop 
prouvé. 

Vous  tirez  vos  preuves  de  fi  haut  que  vous 
Jïie  forcez  d'aller   auffi    chercher  loin  mes  ré- 

(z)  Mandement  in-4^.  pag.  5>  ia  u.  F*  x* 


A   M.  DE  BEAUMONT.      '     i^ 

ponfes.  D'abord  il  s'en  faut  bien  ,-  félon  moi  , 
que  cette  dodlrine  du  péché  originel  :,  lujecte  à 
des  difficultés  ii  terribles ,  ne  foit  contenue  dans 
TEcriture  ni  fi  clairement  ni  fi  durement  qu'il 
a  plu  au  rhéteur  Auguftin  Se  à  nos  Tiiéologiens 
de  la  bâtir  ;  dz  le  moyen  de  concevoir  que  Dieu 
crée  tant  d'ames  innocentes  Se  pures  ^  tout  ex- 
prés pour  les  joindre  à  des  corps  coupables , 
pour  leur  y  faire  contrarier  la  corruption  mora- 
le ^  &  pour  les  condamner  toutes  à  Tenfer  ,  fans 
autre  crime  que  cette  union  qui  ell  fon  ouvra- 
ge ?  Je  ne  dirai  pas  û  (comme  vous  vous  en 
vantez)  vous  éclairciifez  par  ce  fiilême  le  miftere 
de  notre  cœur ,  mais  je  vois  que  vous  obfcur- 
cifTez  beaucoup  la  juftice  àc  la  bonté  de  l'Etre 
fuprême.  Si  vous  levez  une  objedlion ,  c'eil:  pour 
en  fubilituer  de  cent  fois  plus  fortes. 

Mais  au  fond  que  fait  cette  doélrine  à  l'Au- 
teur d'Emile  ?  Quoi  qu'il  ait  cru  fon  livre  utile 
au  genre  humain  ,  c'eil  à  des  Chrétiens  qu'il  l'a 
deftiné  ;  c'eil  à  des  hommes  lavés  du  péché  ori- 
ginel &  de  fes  effets  ,  du  moins  quant  à  l'ame  , 
par  le  Sacrement  établi  pour  cela.  Selon  cette 
même  doâirine ,  nous  avons  tous  dans  notre, 
enfance  recouvré  l'innocence  primitive  ;  nous 
fommcs  tous  fortis  du  baptême  aufîi  fains  de 
cœur  qu'Adam  forcit  de  la  main  de  Dieu.  Nous 
avons  ,  direz- vous  ,  contracté  de  nouvelles  feuil- 
lures :  mais  puifque  nous  avons  commencé  par 
en  être  délivrés ,  comment  les  avons-nous  dere- 
chef contrariées  ?  le  fang  de  Chriîl  n'efl-il  donc 
pas  encore  alTez  fort  pour  effacer  entièrement 
la  tache ,  ou  bien  feroit-elle  un  effet  de  la  cor- 
ruption naturelle  de  notre  chair  ;  comme  fî , 
même  indépendamment  du  péché  originel ,  Dieu 
nous  eut  créés  corrompus ,  tout  exprés  pour  avoir 
le  plaifir  de  nous  punir  ?  Vous  attribuez  au  péché 
originel  les  vices  des  peuples  que  vous  avouez 
^Yoir  été  délivrés  du  péché  originel  ^  puis  vous 


U     ^  LETTRE 

me  blâmez  cl*avoir  donné  une  autre  origine  à  ces 
vices.  Eft-il  jufte  de  me  faire  un  crime  de  n'avoir 
pas  aufTi  mal  rationné  que  vous  ? 

On  pourroit,  il  eft  vrai,  me  dire  que  ces 
effets  que  j'attribue  au  baptême  (^)  ne  paroif- 
fent  par  nul  figne  extérieur  -,  qu'on  ne  voit  pas 
les  Chrétiens  moins  enclins  au  mal  que  les  infi- 
dellcs  j  au  lieu  que  ,  Iclon  moi  ,  la  malice  infufe 
du  péché  devroit  fe  marquer  dans  ceux-ci  par 
des  différences  fcnfibles.  Avec  les  feccurs  que 
vous  avez  dans  la  morale  évangéiique  ,  outre  le 
baptême;  tous  les  Chrétiens,  pourfuivroit-on  ,. 
devroicnt  être  des  Anges  ;  &  les  infidellcs,  ou- 
tre leur  corruption  originelle  ,  livrés  à  leurs  cul- 
tes erronés  ,  devroient  être  des  Démons.  Je  con- 
çois que  cette  difficulté  preflee  pourroit  devenir 
embarraffante  :  car  que  répondre  à  ceux  qui  me 
fcroient  voir  que,  relativement  au  genre  humain  , 
Feffet  de  la  rédemption  faite  à  li  haut  prix  ,  fe 
réduit  à  peu  près  à  rien  ? 

Mais,  Monfeigneur  ,  outre  que  je  ne  crois 
point  qu'en  bonne  Théologie  on  n'hait  pas  quel- 
que expédient  pour  fortir  de  là  ;  quand  je  con- 
viendrois  que  le  baptême  ne  remédie  point  à  la 
corruption  de  notre  nature ,  encore  n'en  au- 
riez-vous  pas  railÎDnné  plus  folidement.    Nous. 

M  I  I  ■  I  .11  W» 

(2)  Si  l'on  difoit ,  aver  le  Dodeur  Thomas  Bur- 
rec,  que  la  corruption  &  la  morraUté  de  la  race 
Èumaii.e  ,  fuite  (hi  pcchc  d'Adam  .  fut  un  effet  na- 
turel du  fruit  défendu  ;  que  cet  aliment  concenoic 
de%  (ac5  venimeux  qui  «iérangerent  toute  l'éconorpic 
animale,  qui  irri  erent  les  pallions  ,  qui  affoibliient 
l'entendement,  &  qui  portèrent  partout  les  rincipes 
du  vice  &  de  la  mort  :  alors  il  faudroit  convenir  que 
làn-ature  du  remède  devant  fc  rapporrer  à  celle  du 
afial ,  le  baptême  dé-  roii  agir  physiquement  fur  le: 
corps  de  l'homme  .  lui  rendre  la  cnnO^itution  qu'il 
avoit  dans  l'ér^t  l'innocence ,  &  ,  fmon  l'immoira- 
liic  qui  en  dépendoît ,  du  moins  rous  les  cSiiS  mQ=» 
taux  de  l'économie  animale  tciablie. 


r 


A   M.   DE   BEAUMONT.  17 

femmes ,  dites-vous  ;,  pécheurs  à  caufe  du  péché 
de  nôtre  premier  père  j  mais  notre  premier  père 
pourquoi  fut-il  pécheur  lui-même  ?  Pourquoi  la 
même  railon  par  laquelle  vous  expliquerez  ion- 
péché  ne  ieroit-elie  pas  applicable  à  les  defcen- 
dans  fans  le  péché  originel  ,  &  pourquoi  faut-il 
que  nous  imputions  à  Dieu  une  injufte^  en  nous 
rendant  pécheurs  &  puniflables  par  le  vice  de  no- 
tre naifTance  ^  tandis  que  notre  premier  père  fut 
pécheur  &;  puni  comme  nous  fans  cela  ?  Le  pé- 
ché originel  explique  tout  excepté  fon  principe, 
&  c'eft  ce  principe  qu'il  s'agit  d'expliquer. 

Vous  avancez  que  ,  par  m.on  principe  à  m.oi  , 
(S)  l'o»  fera  de  une  le  rayon  de  lumière  qui  ncîis 
fait  connoitre  le  mifiere  de  notre  propre  cœur  ;  Se 
vous  ne  voyez  pas  que  ce  principe ,  bien  plus 
tmiverfel ,  éclaire  même  la  faute  du  premier 
homme ,  (4)  que  le  votre  lailTe  dans  roblcurité. 


(3)  Mxndemem  în-4«  p.  ç.  in  ri  p.  xi. 

ffl  '  Regimber  contre  une  défenfe  inutile  &  arbi- 
traire eft  un  penchant  naturel ,  mais  qui ,  loin  d'être 
Ticieux  m  lui  même  ,  eft  conforme  à  Torelre  rîe»  cho- 
ies &  a  la  bonne  conftirunon  de  l'homme;  puifqu'il 
Iwoit  hors  d'état  de  fe  conferver ,  s'il  n'aroit  un 
amour  nçs-vif  pour  lui-même  &  pour  le  mainrien  àt 
tous  fes  droits  ,  tels  qu'il  les  a  reçus  de  la  nature. 
Celui  qui  pourroit  tout  ne  voudroit  que  ce  qui  lui 
Jeroit  utile  ;  mais  un  Etre  foible  dont  la  !oi  reftreint 
&  Imure  encore  le  pouvoir  perd  une  partie  d^i  lui- 
rncnie,  &  réclame  en  fon  cœur  ce  qui  lui  eft  oté. 
Lui  xaire  nn  crime  de  cela  feroit  lui  en  faire  un  d'rnc 
lui  &  non  pas  un  autre  :  ce  feroit  vouloir  en  même 
tems  qu'il  fut  &  qu'il  ne  fût  pas.  Au/Ti  Tordre  enfreint 
par  Adam  me  paroit  il  moins  une  véritable  défenfe 
qu'un  avis  paternel  j  c'eft  un  avertiffement  de  s'abfte- 
^\\  d  un  fruit  pernicieux  qui  donne  la  mort.  Cette 
idcc  eft  afîu rement  plus  conformic  à  celle  qu'on  doit 
avoir  de  la  bonté  de  Dieu  &  même  au  texte  de  U 
Gencfe  que  celle  qu'il  plaît  aux  Dofteurs  de  nous 
prelcrire  :  car  quant  a  la  menace  de  la  double  mort , 
on  a  fait  Toir  que  ce  mot  morte  morieris  n'a  pas  l'em- 


%%  LETTRE 

Vous  ne  favcz  voir  que  1  homme  clans  les  ir^airis 
du  Diable ,  fc  moi  je  vois  comment  il  y  cft  tom- 
bé i  la  caulc  du  mal  cft,  félon  vous,  la  nature 
corrompue  >  3c  cette  corruption  même  cil  un 
mal  dont  il  faloit  chercher  la  caufe.  L'homme 
fut  créé  bon  ;  nous  en  convenons  ^  je  crois  ,  tous 
les  deux  :  Mais  vous  dites  qu'il  eft  méchant  > 
parce  qu'il  a  été  méchant  ;  &j.  moi  je  montre 
comment  il  a  été  méchant.  Qui  de  nous ,  à  votre 
ôVis  ,  remonte  le  mieux  au  principe  ? 

Cependant  vous  ne  laiflez  pas  de  triompher 
a  votre  aife,  comme  fi  vous  m'aviez  terralTé.  Vous 
m'oppofez  comme  une  objedtion  infolubîc  (5)  ce 
mélange  frafpant  de  grandeur  i^sr  de  hajjejje ,  d'ar^ 
deur  -pour  la  vérité  ^  de  goût  four  lerreur  ,  d'in- 
clination pour  h  vertu  <^  de  penchant  pour  le  vice  , 
qui  fe  trouve  en  nous.  Etonnant  contrajie , 
ajoiitez-vous,  qui  déconcerte  la  philosophie  pay en- 
ne  ,  (^  la  laijffe  errer  dans  de  vaines  [péculattons  ! 

Ce  n'est  pas  une  vaine  fpéculation  que  la 
Théorie  de  l'homme  ,  lorfqu'elle  fe  fonde  fur  la 

phafe  qu*ils  lui  prêtent  »  &  n'efl:  qu'un  hëbraïfnîe 
employé  eo  d'autres  endroits  où  cette  cmphafc  uc 
peut  avoir  lieu. 

Il  y  a  de  plus  un  motif  (1  naturel  d'indulgence  Se 
de  commifération  dans  la  rufe  du  tentateur  &  dans 
la  fédadion  de  la  femme  .  q.i'à  ccmfidérer  dans  tou- 
tes fes  circonflanccs  !e  péché  d'Adam  ,  l'on  n'y  peut 
trouver  qu'une  faute  des  plus  légères.  Cependant  fé- 
lon eux  ,  quelle  effroyable  punition  .'  li  cil  même 
impoffible  d'en  concevoir  une  plus  terrible  ;  car  quel 
châtiment  eut  pu  porter  Adam  pr;ur  les  plus  grands 
crimes,  que  d'éfic  condamné,  lui  &  toute  fa  race, 
a  la  mort  en  ce  monde.  Se  à  paffer  l'ccernité  dans 
l'autre  dévorés  des  fenx  de  l'enfer  ?  Eft-ce  là  la  peine 
impofée  par  le  Dieu  de  miféricorde  à  un  pauvre  mal- 
heureux pour  s'ctre  lai(Té  tromper?  Que  je  hais  ia 
çiecourageante  dodlrin^  de  nos  diirs  Théologiens  !  fi 
j'étois  un  moment  tenré  de  l'admettre ,  c'ell  alors 
^ue  je  croirois  blafphcmer. 
(jj  M^ndcm^nt  lu  4^.  p.  6,  in-i^.  p.  xi. 


A   M.  DE   REAUMONT.  19 

luture  y  qu'elle  marche  à  Tappui  des  faits  par  des 
çonféquences  bien  liées  ^  &:  qu'en  nous  menant 
à  la  fource  des  paiïions  ,  elle  nous  apprend  a  ré- 
gler leur  cours.  "Que  fi  vous  appeliez  philofophie 
payenne  la  profcfiion  de  foi  du  Vicaire  Savoyard  y 
je  ne  puis  répondre  à  cette  imputation ,  paice  que 
je  n'y  comprens  rien  {a)  ;  mais  je  trouve  plaifanc 
que  vous  empruntiez  prefquc  fes  propres  termes, 
(5)  pour  dire  qu'il  n'explique  pas  ce  qu'il  a  le 
mieux  expliqué. 

Permettez  ;,  Monfeigneur  ,  que  je  remette 
fous  vos  yeux  la  conclufion  que  vous  tirez  d'une 
objedlion  fi  bien  difcutée ,  5c  iuccefiîvement  toute 
la  tirade  qui  s'y  rapporte. 

(7)  Vhomme  je  fent  entraîné  par  me  pente  fii- 
nèfle  ,  &  comment  fe  roidir oit-il  contre  elle  y  fi  [on 
enfance  n'étoit  dirigée  par  des  maîtres  pleins  de 
vertu  y  de  jagejje  ,  de  vigilance  y  &  fi  y  durant 
tout  le  cours  defii  vie  il  ne  faifoit  lui-même  y  fi)us 
la  prote6iion  i^r  avec  les  grâces  de  fi>n  Dieu ,  des 
efforts  puijfans  ir  continuels  ? 

C'est-a-dire  :  Nous  voyons  que  les  hommes 
font  médians  ,  quoiquHnceJfamment  tirannifés  dès 
leur  enfance  ;  fi  donc  on  ne  les  tirannifoit  p/js  dis 
ce  tems-la  y  comment  parvlendroit-on  h  les  rendre 
j'ages  ;  puifque  ,  même  en  les  tir  anni fiant  fans  cejje  y 
il  eft  impojjible  de  les  rendre  tels  ? 

Nos  raifonnemens  fur  Pédu-cation  pourront 
devenir  plus  fenfibles  y  en  les  appliquant  à  ua 
autre  fujet. 

Supposons  ,  Monfeigneur  ,  que  quelqu'un  vint 
çenir,ce  difcours  aux  hommes. 
;'   »  Vous  vous  tourmentez  beaucoup  pour  cher^ 

»■     .  ■         .  ■  ■    ■  ■    1  . 

{a)  A  moins  qu'elle  ne  fe  rapporte  à  raccufatioti 
que  m'intente  M  de  Bcaumont  dans  la  fuite ,  d'avoir 
admis  pludetiis  Dieux, 

(6)  Emile  1  ome  III.  p.  6?  &:  69.  prem.  Editickiî. 
,  C7)  Mmdemsnt  in-4**.  p.  6,  in-ii,,  p,  xi. 


10  LETTRE 

«cher  des  Gouvernemens  équitables  &  poaf 
?>  vous  donner  de  bonnes  loix.  Je  vais  premiére- 
wment  vous  prouver  que  ce  font  vos  Gouver- 
3>nemens -mêmes  qui  font  les  maux  auxquels 
5)Vous  prétendez  reniédier  par  eux.  Je  vous 
éprouverais  de  plus  ^  qu'il  eft  impcfllble  que 
5>vous  ayez  jamais  ni  de  bonnes  loix  ni  des 
5)Gouvernemens  équitables  ^  &  je  vais  vouS 
w montrer  enfuite  le  vrai  moyen  de  prévenir  ^ 
îjlans  Gouvernemens  &  fans  Loix,  tous  ces 
»maux  dont  vous  vous  plaignez.  " 

Supposons  qu'il  expliquât  après  cela  fon  fiflé- 
me  &  proporàt  fon  moyen  prétendu.  Je  n'exami- 
ne point  fi  ce  fiftême  feroit  folide  &  ce  moyen 
praticable.  S'il  ne  l'étoit  pas ,  peut-être  fe  con- 
tenteroit-on  d'enfermer  l'Auteur  avec  les  foux  , 
li  l'on  lui  rendroit  juftice  :  mais  fi  malheureufe- 
ment  il  l'étoit  ,  ce  feroit  bien  pis  ,  &c  vous  con- 
cevez y  Monfcigneur ,  ou  d'autres  concevront 
pour  vous  ,  qu'il  n'y  auroit  pas  affez  de  bûchera 
&  de  roues  pour  punir  l'infortuné  d'avoir  eu  rai- 
fcn.  Ce  n'ell  pas  de  cela  qu'il  s'agit  ici. 

Quel  que  fût  le  fort  de  cet  homme ,  il  eft  fur 
qu'un  déluge  d'écrits  viendroit  fondre  fur  le  fien. 

11  n'y  auroit  pas  un  Grimaud  qui ,  pour  faire  fa 
cour  aux  Puiiïances ,  &  tout  fier  d'imprimer  avec 
privilège  du  Roi  ,  ne  vint  lancer  fur  lui  fa  bro- 
chure &  fes  injures  ,  &  ne  fe  ventât  d'avoir  ré- 
duit au  filence  celui  qui  n'auroit  pas  daigné  ré- 
pondre ,  ou  qu'on  auroit  empêché  de  parler. 
Mais  ce  n'eft  pas  encore  de  cela  qu'il  s'agit. 

Supposons  3  enfin,  qu'un  homme  grave,  ^ 
qui  auroit  fon  intérêt  à  la  chofe ,  crut  devoir 
auiTi  faire  comme  les  autres  ,  &  parmi  beaucoup 
de  déclamations  &  d'injures  s'avifât  d'argumenter 
ainfi.  Quoi  _,  malheureux  !  vous  voulez  anéantir 
les  Gouvernemens  &  les  Loix  ?  Tandis  que  les 
Gouvernemens  &  les  Loix  font  le  feul  frein  du, 
vice  ^  (^  ont  bien  de  la  peine  encore  à  le  conîtmr^ 


A   M.   DE    BEAUPAONT.  %% 

Qjie  feroit-ce  ^  grand  Dieu  !  Si  nous  ne  les  avions 
-plus  ?  Vous  nous  ôtez  les  gibets  ^  les  roues  ;  vous 
voulez  établir  un  brigandage  public.  Vous  êtes  un 
homme  abominable. 

Si  CE  pauvre  homme  ofoit  parler  ,  il  diroic , 
fans  doute.    3)  Très-Excellerit  Seigneur,  vocre 
î;  Grandeur  fait  une  pecition  de  pnncipe.  Je  ne 
wdis  point  qu'il  ne    taut  pas  réprimer  le  vice, 
3) mais  je  dis  qu'il   vaut  mieux  Tempècher  de 
«naître.    Je  veux  pourvoir  à  rinfuffiiance  des 
5)Loix,   éc   vous   m'alléguez  rinfuffifance    des 
3)Loix.  Vous  m'accufez  d'établir  les  abus  ,  par- 
5^  ce  qu'au  lieu  d'y  remédier  j'aime  mieux  qu'on 
3) les  prévienne.    Quoi!  s'il  écoit  un  moyen  de 
w  vivre  toujours  en  fanté  ,  faudroit-il  donc  le 
a>prorcrire ,  de  peur  de  rendre  les  médecins  oififs  I 
»  Votre  Excellence  veut  toujours  voir  des  gibets 
?->8c  des  roues,  &  moi  je  voudrois  ne  plus  voir 
5)  de  malfaiteur  :  avec  tout  le  refpeil  que  je  lui 
vdois,  je  ne  crois  pas  être  un  hom.me  abominable*''. 
Hélas  !  M.  T.  C.  F.  malgré  les  principes  de  /V- 
àucation  la  plus  faine  ér  la  plus  vertueufe  ;  malgré 
les  proînejjes  les  plus  magnifiques  de  la  Religion  éf 
les  menaces  les  plus  terribles ,  les  écarts  de  la  jeu- 
îiejffe  ne  font  encore  que  trop  fréquens ,  trop  multi^ 
plies.  J'ai  prouvé  c|ue  cette  éducation,  que  vous 
appeliez  la  plus  laine  ,  étoic  la  plus  infenfée  » 
que  cette  éducation  ,  que  vous  appeliez  la  plus 
vertueufe  ,  donnoit  aux  enfans  tous  leurs  vices  ; 
j'ai  prouvé  que   toute  la  gloire  du  paradis  les 
tentoit  moins  qu'un  morceau  de  fucre ,  &  qu'ils 
craignoient  beaucoup  plus  de  s'ennuyer  à  Vêpres 
que   de  brûler  en  enfer  ;    j'ai   prouvé  que  les 
écarts  de  la  jeuneffe  qu'on  fe  plaint  de  ne  pou- 
voie  réprimer  par  ces  moyens,  en  étoit  l'ouvra- 
ge. Dans  quelles  erreurs  ,  dans  quels  excès ,  aban- 
donnée à  elle-même  ^  ne  fe  précipiter  oit-elle  donc 
pas  ?  La  jeunelfe  ne  s'égare  jamais  d'elle-même  : 
toutes  fes  erreurs  lui  viennent  d'être  mal  condui* 


ai  LETTRE 

te.  Les  camarades  Se  les  maîcreiTes  achèvent  ce 
qu'ont  commencé  les  Prêtres  2^  les  Précepteurs  ; 
j'ai  prouvé  cela.  Oeft  un  torrent  qui  fe  déborde 
malgré  les  digues  puijfantes  qu'on  lui  avoït  oppo^ 
fées:  que  Ceroîî'CC  donc  fi  nul  ohfijcle  ne  fufpendoit 
fes  fioîs ,  (^  ne  ro;>poit  [es  efforts  :  Je  pourrois 
dire  :  c^efi  un  torrerit  qui  renverfe  vos  impuijfantes^ 
c'igues  ér  brtje  tou:.  ElargiJJezfon  lit  (^  le  lai/Iez- 
courir  fans  ohftaslc  ;  il  ne  fera  jamais  de  ?;:.?/.  Mais- 
j'ai  honte  d'employer  dans  un  fujet  aulfi  férieux^ 
ces  figures  de  Collège ,  que  chacun  applique  à  fa- 
fantaifie ,  5c  qui  ne  prouvent  rien  d'aucun  côté. 

Au  RESTE  ,  quoique  ^  félon  vous  les  écarts  de 
la  jeunefTe  ne  Ibient  encore  que  trop  fréquens  , 
trop  multipliés ,  à  caufe  de  la  pente  de  Thomme 
au  mal  ,  il  paroît  qu'à  tout  prendre  vous  n'êtes- 
pas  trop  mécontent  d'elle,  que  vous  vous  com- 
plailcz  aïïez  dans  l'éducation  faine  &  vercueufe 
que  lui  donnent  acluellement  vos  maîtres  plein? 
de  vertus  ,  de  fageffe  Se  de  vigilance  ,  que  félon 
vous  j  elle  pcrdroit  beaucoup  à  être  élevée  d'une 
autre  manière  ,  8c  qu'au  fond  vous  ne  penfez  pas 
de  ce  fiecleij  lie  des  f.ecîes  tout  le  mal  que  vous 
affectez  d'en  dire  à  la  tête  de  vos  Mandemens. 

Je  con'viens  qu'd  eft  fupperfiu  de  chercher 
de  nouveaux  plans  d'Education ,  quand  on  eft  iî 
content  de  celle  qui  exifte  :  mais  convenez  aufïi, 
Monfeigneur ,  qu'en  ceci  vous  n'êtes  pas  difficile. 
Si  vous  eu  liiez  été  auffi  coulant  en  matière  de 
do<5lrine  ,  votre  Diocéle  eût  été  agité  de  moins 
de  troubles  ;  l'orage  que  vous  avez  excité  ^  ne 
fût  point  retombé  fur  les  Je  fuites  ;  je  n'en  aurois 
point  été  écrafé  par  compagnie  j  vous  fulTiez 
refté  plus  tranquille  ,  Se  moi  aiiffi. 

Vous  avouez  que  pour  réformer  le  monde 
autant  que  le  permettent  la  foibleffe  :,  Se ,  fcloa 
vous,  la  corruption  de  notîe  nature,  il  fuffi- 
reir  d'obfervcr  fous  la  direction  Se  l'impreffion  de 
la  grâce  hs  premiers  rayons  de  la  raifon  humaine  j 


A    M.   DE  BEAUMONT.  13 

-<^e  les  faiiir  avec  loin ,  6i  de  les  diriger  vers  la 
route  qui  conduit  à  la  vérité.  (S)  Var  la  ,  conti- 
nuez-vous ,  ces  efprits ,  encore  exempts  de  préju^ 
gé  s  jer  oient  pour  toujours  en  garde  contre  ferreur  ; 
ces  cœurs  encore  exenipts  des  grandes  palpons  pren^ 
droient  les  imprejjlons  de  toutes  les  vertus.  Nous 
femmes  donc  d'accord  fur  ce  point ,  car  je  n'ai 
pas  die  autre  chofe.  Je  n'ai  pas  ajouté  ^  j'en  con- 
viens ,  qu'il  fallût  faire  élever  les  enfans  par  des 
Prêtres  j  même  je  ne  penfois  pas  que  cela  fût 
nécefTaire  pour  en  faire  des  Citoyens  &:  des  hom- 
mes y  Si  cette  erreur,  fi  c'en  eft  une ,  commune 
à  tant  de  Catholiques,  n'eii  pas  un  fi  grand  crime 
à  un  Proteftant.  Je  n'examine  pas  fi  dans  votre 
pays  les  Prêtres  eux-mêmes  paiïent  pour  de  fi 
bons  Citoyens  ;  mais  comme  Péducation  de  la 
génération  préfente  eft  leur  ouvrage  ,  c'eft  entre 
vous  d'un  côté  &:  vos  anciens  Mandemens  de 
l'autre  qu'il  faut  décider  fi  leur  lait  fpirituel  lui 
a  fi  bien  profité  ,  s'il  en  a  fait  de  fi  grands  faints  , 
(9)  vrais  adorateurs  de  Dieu ,  Se  de  fi  grands 
hommes,  dignes,  d'' être  la  rejfource  (ùr  l'ornement 
de  la  patrie.  Je  piiis  ajouter  une  obfervation  qui 
devroic  frapper  tous  les  bons  François  ,  Se:  vous- 
même  comme  tel  j  c'eft  que  de  tant  de  Rois  qu'à 
eus  votre  Nation^  le  meilleur  eil:  le  feul  que 
n'ont  point  élevé  les  Prêtres. 

?vÏAi-s  qu'importe  tout  cela  ,  puifque  je  ne  leur 
ai  point  donné  l'exclufion  ;  qu'Us  élèvent  la  jeu- 
neiïe,  s'ils  en  font  capables  j  je  ne  m'y  oppofe 
pas  ;  &  ce  que  vous  dites  là-deiïus  (10)  ne  fait 
rien  contre  mon  Livre.  Pré:endriez-vous  que  mon 
plan  fût  mauvais,  par  cela  feul  qu'il  peut  con- 
venir à  d  autres  qu'aux  gens  d'Egliie  ? 

Si  l'homme  ell  bon  par  fa  nature,  comme  je 


(8)  M^-inâgment  ia.4'='.  p.  ç.  in-iz.  p.  >;. 

(9)  îbid. 
lio)  IbiJ. 


^4  LETTRE 

crois  l'avoir  démontré  i  il  s'enfuit  qu'il  demeura 
tel  tant  que  rien  d'étranger  à  lui  ne  Talterc  ;  8c  (i 
les  hommes  font  méchans,  comme  ils  ont  pris 
peine  à  me  l'apprendre  ;  il  s'enfuit  que  leur  mé- 
chanceté leur  vient  d'ailleurs  ;  fermez  donc  l'en- 
trée au  vice  ,  &  le  cœur  humain  fera  toujours 
bon.  Sur  ce  principe  ,  j'établis  Téducarion  né- 
gative comme  la  meilleure  ou  plutôt  la  feule 
bonne  j  je  fais  voir  comment  toute  éducation 
pofuive  fuit ,  comme  qu'on  s'y  prenne ,  une  rou- 
te oppofée  à  fon  but  j  Se  je  montre  comment  on 
tend  au  même  but ,  2c  comment  on  y  arrive  par 
le  chemin  que  j'ai  tracé. 

J'appelle  éducation  pofitive  celle  qui  tend  à 
former  Teiprit  avant  l'âge  &  à  donner  à  Tenfant 
la  connoifTance  des  devoirs  de  l'homme.  J'ap- 
pelle éducation  négative  celle  qui  tend  à  perfec- 
tionner les  organes  ,  inllrumens  de  nos  connoif- 
fances ,  avant  de  nous  donner  ces  connoiflances 
&  qui  prépare  à  la  raifon  par  l'exercice  des  fens. 
L'éducation  négative  n'eft  pas  oifive  ,  tant  s'en 
faut.  Elle  ne  donne  pas  les  vertus ,  mais  elle 
prévient  les  vices  ;  elle  n'apprend  pas  la  vérité  , 
mais  elle  préferve  de  l'erreur.  Elle  difpofe  l'en- 
fant à  tout  ce  qui  peut  le  mener  au  vrai  quand  il 
ed  en  état  de  l'entendre  ,  Se  au  bien  quand  il  ell 
en  état  de  l'aimer. 

Cette  marche  vous  déplait  &  vous  choque  ; 
il  eft  aifé  de  voir  pourquoi.  Vous  commencez 
par  calomnier  les  intentions  de  celui  qui  la  pro- 
pofe.  Selon  vous ,  cette  oifiveté  de  Tarae  m'a 
paru  néceflaire  pour  la  difpofer  aux  erreurs  que 
je  lui  voulois  inculquer.  On  ne  fait  pourtant  pas 
trop  quelle  erreur  veut  donner  à  fon  élevé  celui 
oui  ne  lui  apprend  rien  avec  plus  de  foin  qu'à 
ieritir  fon  ignorance  Se  à  favoir  qu'il  ne  fait  rien. 
Vous  convenez  que  le  jugement  a  fes  progrès  Se 


A  M.  DE  BEAUMONT.  m 

ne  fe  forme  que  par  degrés.  Klais  s  enjïdt-il  .  (i  i) 
ajoutez-vous  ,  qu'à  Vâge  de  dix  ans  un  enfant  ne 
connoijfe  pas  la  différence  du  bien  ir  du  mal ,  qii'il 
confonde  la  figeffe  avec  la  folie  ,  la  honte  avec  Id 
barbarie  y  la  vertu  avec  le  vice  ^  Tout  cela  s'enfuit , 
fans  doute ,  fi  à  cet  âge  le  jugement  n'eft  pas 
développé.  Quoi  !  pourfuivez-vous  ,  il  ne  fentira 
pas  qu'obéir  à  fin  père  eji  un  bien  ,  que  lui  défobéir 
ejî  un  mal  ^  Bien  loin  de  là  ;  je  foutiens  qu'il  fen- 
tira  ,  au  contraire  ^  en  quittant  le  jeu  pour  aller 
étudier  fa  leçon  ,  qu'obéir  à  fon  père  eft  un  mal , 
&.  que  lui  défobéir  eii  un  bien,  en  volant  quelqu  C 
fruit  défendu.  Il  fcntira  aufli ,  j'en  conviens ,  que 
c'eft  un  mal  d'être  puni  &  un  bien  d'êcre  réconi- 
penfé  5  &  c'eft  dans  la  balance  de  ces  biens  &  de 
ces  maux  contradiéloires  que  fe  règle  fa  prudence 
enfantine.  Je  crois  avoir  démontré  cela  mille  fois 
dans  mes  deux  premiers  volumes  ^  8c  fur-tout  dans 
le  dialogue  du  maître  &  de  l'enfant  fur  ce  qui  eit 
mal  (r^).  Pour  vous ,  Monfeigneur ,  vous  réfutez 
mes  deux  volumes  en  deux  lignes  ^  &  les  voici, 
(13)  Le  prétendre  ,  M.  T.  C.  K  c'efi  calomnier  la. 
nature  humaine  ,  en  lui  attribuant  une  jîupiditê 
(]u\lle  îi'q,point.  On  ne  fauroit  employer  une  ré- 
futation plus  tranchante  ,  ni  conçue  en  moins  de 
mots.  Mais  cette  ignorance  ,  qu'il  vous  plait  d'ap- 
peller  ftupidité  ,  fe  trouve  conftamment  dans  tout 
efprit  gêné  dans  des  organes  imparfaits ,  ou  qui 
n'a  pas  été  cultivé  i  c'eft  une  obfervation  facile  à 
faire  &  fenfible  à  tout  le  monde.  Attribuer  cette 
ignorance  à  la  nature  humaine  n'eft  donc  pas  U 
calomnier  j  &  c'eft  vous  qui  l'avez  calomniée  eu 
lui  imputant  une  malignité  qu'elle  n'a  point. 
Vous   di-tes   encore:    (14)    Ne  vouloir  en 

{il)  Aîandement  in>4*.  p.  7.  in-î2.  p.  xiv. 
(iiJ  Emile  Tome  i.  p.  189. 
(i^)  M-'indement  in-40.  p.  7.  in-ii.  p.  xiv. 
(14)  M(indi??isnt  in-4**,  p,  9.  iii-iz.  p.  xvir, 

B 


i^  LETTRE 

feigner  lu  fagejfe  à  Vhomjne  que  dans  le  fems  qiCll 
fera  dominé  par  la  fougue  des  -pajfions  naijf.intcs, 
iCeft-ce  pas  la  lui  préfinter  dans  le  dejfein  au  il 
la  rejette  ?  Voilà  derechef  une  intention  q-je  vous 
avez  la  bonté  de  me  prêter  ^  8c  qu'alTurément  nul 
autre  que  vous  ne  trouvera  dans  mon  Livre. 
J'ai  montré  premièrement  que  celui  qui  fera  élevé 
comme  je  veux ,  ne  fera  pas  dominé  par  les  paf- 
fions  dans  le  tems  que  vous  dites.  J'ai  montré 
encore  comment  les  leçons  de  la  fageffe  pou- 
voient  retarder  le  développement  de  ces  mêmes 
pafiions.  Ce  font  les  mauvais  effets  de  votre  édu- 
cation que  vous  imputez  à  la  mienne  ^  &  vous 
m'objcélez  les  défauts  que  je  vous  apprends  à 
prévenir.  Jufqu'à  radolefcence  j'ai  garanti  des 
paflions  le  cœur  de  mon  élevé,  8c  quand  elles 
font  prêtes  à  naître  ,  j'en  recule  encore  le  pro- 
grès par  des  foins  propres  à  les  réprimer.  Plutôt, 
ks  leçons  de  la  lagcffe  ne  fignifîent  rien  pour 
l'enfant ,  hors  d'état  d'y  prendre  intérêt  ^  de 
les  entendre  i  plus  tard^  elles  ne  prennent  plus 
fur  un  cœur  déjà  livré  aux  paffions.  Ceft  au  leul 
moment  que  j'ai  choifi  qu'elles  font  utiles  :  foie 
pour  l'armer  ou  pour  le  diitraire  :,  jl  importe 
également  qu'alors  le  jeune  homme  en  foit  occupé. 
Vous  dites  :  (i  5)  Tour  trouver  lajeunejfe  ph.s 
docile  aux  leçons  quil  lui  prépare ,  cet  Auteur 
"ceut  quelle  foit  dénuée  de  tout  principe  de  Reli^ 
gini.  La  raifon  en  eft  frniple  ;  c'eft  que  je  veux 
qu'elle  ait  une  Religion  ,  Sz  que  je  ne  lui 
veux  rien  apprendre  dont  fon  jugem^ent  ne  foie 
en  état  de  fentir  la  vérité.  Mais  moi ,  Monfei- 
gneur,  fi  je  difois  :  Four  trouver  IjjeuneJJe  plus 
docile  aux  leçons  qu'on  lui  prépare  ,  on  a  grand 
foin  de  la  prendre  avant  Vâge  de  raifon  ^  ferois-je 
un  raifonnement  plus  mauvais  que  le  vôtre,  8c 
fcroit-ce  un  préjugé  bien  favorable  à  ce  que  vous 

(is)  mndçmmt  in-4°.  P-  7-  in-i^-  P.  xiv. 


A  M.  DE  BEAUMONT.  ir 

faîtes  apprendre  auxenfans  ?  Selon  vous  je  choifis 
Tâge  de  raifon  pour  inculquer  Terreur,  &  vous, 
vous  prévenez  cet  âge  pour  enfeigner  la  vérités 
Vous  vous  prcffez  ci'inftruire  l'enfent  avant  qu'il 
puilTe  dilcerner  le  vrai  du  faux  ,  &  moi  j'attends 
pour  le  tromper  qu'ail  foit  en  état  de  le  connoîcre. 
Ce  jugement  eft-il  naturel ,  Sz  lequel  paroîc  cher- 
cher à  féduire,de  celui  qui  ne  veut  parler  qu'à  des 
hommes  ,  ou  de  celui  qui  s'adrefTe  aux  enfants  ? 
Vous  me  cenfurez  d'avoir  dit  &c  montré  que 
tout  enfant  qui  croit  en  Dieu^,  eft  idolâtre  ou 
ancropomorphite  ,  &   vous    combattez    cela  en 
difant  (15)    qu'on  ne  peut  fuppofer  ni  l'un  ni 
l'autre  d'un   enfant  qui  a  reçu   une  éducation 
chrétienne.  Voilà  ce  qui  eft  en  queilion  ;  refte 
à  voir  la  preuve.   La  mienne  eft  que  l'éducation 
la  plus  chrétienne  ne   fauroit  donner  à  Tenfanc 
l'entendement  qu'il  n'a  pas ,  ni  détacher  fes  idées 
des   êcres    matériels  ,  au    deflus   defquels   tanc 
d'hommes  ne   fauroient  élever    les    leurs.    J'en 
appelle   de  plus  à  l'expérience  ;  j'exhorte  cha^ 
cun  des  lecteurs  à  coniulter  fa  mémoire,  &:  à 
fe  rappellcr  fi ,  lorfqu'il  a  cru  en  Dieu  étant  enfant, 
il  ne  s'en  eft  pas  toujours  fait  quelque  image. 
Quand  vous  lui  dites  que  la  divinité  Tieft  rien  àâ 
ce  qui  peut  tomber  fous  les  Jens  ;  ou  ion  efpric 
troublé  n'entend  rien  ,  ou  il  entend  qu'elle  n'eft 
rien.    Quand  vous  lui  parlez,  d'w;/^  intelligence 
infinie,  il  ne  fait  ce  que   c'q^  o^vCintelligence , 
&  il  fait   encore  moins  ce  que  c'eft   qu'infinie 
Mais  vous  lui  ferez  répéter  après  vous  les  mots 
qu'il  vous   plaira  de  lui  dire  ;    vous  lui  ferez 
même  ajouter  ,  s'il  le  faut ,  qu'il  les  entend;  car 
cela  ne  coûte  guère,  &:  il  aime  encore  mieux  dire 
qu'il  ks  entend  que  d'être  grondé  ou  puni.  Tous 
les  anciens  ,  fans  excepter  les  Juifs,  fe  font  repré- 
fente  Dieu  corporel ,  ^z  combien  de  Chrétiens  ^ 

\i6)  Mmd^mcm  in  4^.  p.  7,  in.  12.  p.  xiv. 


î9  LETTRE 

iurtout  de  Catholiques,  font  encore  aujourd'hui 
dans  ce  cas-là?  Si  vos  enfans  parlent  comme  des 
hommes  ,  c'eft  parce  que  les  hommes  font  encore 
enfans.  Voilà  pourquoi  les  mifteres  entaffés  ne 
coûtent  plus  rien  à  perfonne  ;  les  termes  en  font 
tout  auffi  faciles  à  prononcer  que  d'autres.  Une 
des  commodités  du  ChrilVianifme  moderne  e(ï  de 
s'être  fait  un  certain  jargon  de  mots  fans  idées , 
avec  lefquels  ont  fatisfait  à  tout  hors  à  la  raifon. 

Par  l'exam.en  de  Tintelligence  qui  mené  à  la 
connoifTancc  de  Dieu ,  je  trouve  qu'il  n'cfi  pas 
railbnnable  de  croire  cette  connoifTance  (17)  ton- 
jours  v.écejf.v.re  au  faînt.  Je  cite  en  exemple  les 
jnlenfés,  les  enfans,  5c  je  me:s  dans  la  même 
clalfe  les  hommes  dont  l'efprit  n'a  pas  acquis  afTcz 
de  lumières  pour  comprendre  l'cxiftence  de  Dieu. 
Vous  dites  ià-deffusi  (18)  ne  foyons  prAnt  furpris 
que  V Auteur  d^Emile  remette  à  un  terns  fi  reculé  ta 
çonnoijjance  de  Vesiftence  de  Dieu  ;  il  ne  la  croit  pas 
nécejjaire  aiifalut.  Vous  commencez,  pour  rendre 
ma  propofition  plus  dure  ,  par  fupprimer  charita- 
blement le  miOt  toujours  ,  qui  non-feulement  la 
modifie  ,  mais  qui  lui  donne  un  autre  fens  ,  puif- 
que  félon  ma  phrafe  cette  connoiïïance  eft  ordinai- 
Tement  néceffaire  au  falut  ;  8c  qu'elle  ne  le  feroic 
jamais,  félon  la  phràfe  que  vous  me  prêtez.  Après 
cette  petite  falfification  ,  vous  pourfuivez  ainfi  : 

»  Il  est  clair,  «  dit-il  par  l'organe  d^unperfon- 
Tiage  chimérique  ,  3)  il  eft  clair  que  tel  homme  par- 
»  venu  jufqii'à  la  yieilkfle  fans  croire  en  Dieu, 
3»  ne  fera  pas  pour  cela  privé  de  fa  préfence  dans 
5>  l'autre ,  «  (  vous  avez  omis  le  mot  de  lie  ) 
3)  Si  fon  aveuglement  n'a  pas  été  volontaire,  &c 
»  je  dis  qu'il  ne  l'eft  pas  toujours.  « 

Avant  de  tranfcrire  ici  votre  remarque,  per- 
mettez que  je  faffe  la  mienne.    C'eft  que  ce  per- 


(17)  Emile  Tom.  II.  p  351 ,  3s?. 

(i8)  HandenHjit  in-4^.  p.  9.  in-ii.  p.  >:viii= 


A   M.    DE   BEAUMONf.  15» 

fonnage  prétendu  chimérique,  c'eft  moi-même ^ 
&:  non  le  Vicaire  ^  que  ce  yalTage  que  vous  avezl 
cru  être  dans  la  profeflion  de  foi  n'y  eft  point  , 
mais  dans  le  corps  même  du  Livre.  Monfeigneur  i 
vous  liiez  bien  légèrement  ^  vous  citez  bien  né- 
gligeminent  les  Ecrits  que  vous  flécriïïez  fi  dure- 
ment ;  je  trouve  qu'un  homme  en  place  qui  cen- 
fure  devroit  mettre  un  peu  plus  d'examen  dans 
fes  jugemens.  Je  reprends  à  préfent  votre  texte. 
Remarquez,  M.  T.  C.  F.  gu'il  ne  s'agit  point  ici 
d'un  homnie  rjni  jeroit  dépourvu  de  fufage  de  fa  rai- 
fan ,  mais  uniquement  de  celui  dont  la  raifon  ne  je^ 
roit  point  aidée  de  l'injhuàliom  Vous  affirmez 
eniuite  (19)  qu'une  telle  prétention  efi  fowoeraine-- 
fnent  ahjurde.  St.  Faut  ajfure  qu'entre  les  Philojh- 
phes  payens  plupeurs  font  parvenus  par  les  feules 
jorces  de  la  raifon  a  la  connoijfance  du  vrai  Dieu  ; 
ti  iâ~deiTus  vous  tranlcrivez  ibn  paifage. 

Monseigneur  ,  c'tft  fou  vent  un  petit  mal  de 
ne  pas  entendre  un  Auteur  qu'on  lit,  mais  c'en 
eic  un  grand  quand  on  le  réfute ,  8i  un  très-grand 
quand  on  le  diffame.  Or  vous  n'avez  point  en- 
tendu le  palTagc  de  mon  Livre  que  vous  attaques 
ici  ,  de  même  que  beaucoup  d'autres.  Le  Ledeur 
jugera  û  c'eft  ma  faute  ou  la  vôtre  ,  quand  j'aurai 
înis  le  paifage  entiers  fous  fes  yeux. 

:,,  Nous  tenons  «  (  Les  Réformés  )  ^,  que  nul 
,,  enfant  mort  avant  l'âge  de  raifon  ne  fera  privé 
i,  du  bonheur  éternel.  Les  Catholiques  croyenc 
„  la  même  chofe  de  tous  les  enfans  qui  ont  reçit 
„  le  baptême ,  quoiqu'ils  n'aient  jamais  entendu 
,j  parler  de  Dieu.  Il  y  a  donc  des  cas  où  l'on 
,:,  peut  être  iauvé  fans  croire  en  Dieu  ,  &:  ces  cas 
„  ont  lieu  ,  foit  dans  l'enfance^  foit  dans  la  dé- 
,,  mence  ,  quand  l'efprit  humain  eft  incapable 
,,  des  opérations  nccelfaires  pour  reconnoîrre  la 
^y  Divinité.   Toute  la   différence  que  je  vois  ici 

(li?}  AUndemmt  in-4°.  p,  10.  in  12.  p.  xYiii, 

B  3 


?o  LETTRE 

j,  entre  vous  &  moi  eft  que  vous  prétendez  que 
j,  les  cnFans  ont  à  fept  ans  cette  capacité  ,  &  que 
^,  je  ne  la  leur  accorde  pas  même  à  quinze.  Que 
„  j'aye  tort  ou  railbn  ,  il  ne  s'agit  pas  if i  d'un 
j,  article  de  foi ,  mais  d'une  iimple  obiervation 
j,  d'hiffoire  naturelle. 

j.  Par  le  même  principe  >  il  eft  clair  que  tel 
3,  homme  ,  parvenu  jufqu'à  la  vicilleffe  Tans  croi- 
iy  re  en  Dieu ,  ne  fera  pas  pour  cela  privé  de  fa 
,y  prtfénce  en  l'autre  vie  ,  fi  fon  aveuglement  n'a 
jy  pas  é'ié  volonraire  j  &  je  dis  qu'il  ne  Teft;  pas 
,y  toujours.  Vous  en  convenez  pour  les  infenfés 
,y  qu'une  maladie  prive  de  leurs  facultés  fpiri- 
,:,  tuelles  ,  mais  non  de  leur  qualité  d'hommes  , 
^  ni  y  par  conféquent,  du  droit  aux  bienfaits  de 
,,  leur  créateur.  Pourquoi  donc  n'en  pas  conve- 
j^  nir  aulîi  pour  ceux  qui  ^  féqucibés  de  toute 
j,  fociété  dés  leur  enfance ,  auroient  mené  une 
,^  vie  ablolument  fauvage  >  privés  des  lumières 
jj  qu'on  n'acquiert  que  dans  le  commerce  des 
jj  hommes  ?  Car  il  eft  d'une  impofiibilité  dé- 
jf  montrée  qu'un  pareil  fauvage  pût  jamais  élever 
j,  fes  réflexions  jufqu'à  la  connoilfance  du  vrai 
^,  Dieu,  la  faifon  nous  dit  qu'un  hom.me  n'eft 
.^  punifTable  que  pour  les  fautes  de  fa  volonté  j 
j,  te  qu'une  ignorance  invincible  ne  lui  fauroin 
j,  être  imputée  à  crime.  D'où  il  fuit  que  devant 
jt  la  juftice  éternelle  ,  tout  homme  qui  cn^roic 
^  s'il  avoit  les  lumières  néceffaires  eft  répui«*^ 
_,,  croire  ,  Se  qu'il  n'y  aurx  d'incrédules  punis 
j,  que  ceux  dont  le  cœur  fe  ferme  à  la  vérité.  " 
Emile  T.  JJ.  fa'^.  3  5x  &  fuiv. 

Voila  mon  paiTage  entier,  fur  lequel  votre 
erreur  faute  aux  yeux.  Elle  conlifte  en  ce  que 
vous  ayez  entendu  ou  fait  entendre  que  félon 
m,oi  il  falloit  avoir  été  inllruit  de  l'exillence  de 
Dieu  pour  y  croire.  Ma  penlce  eft  fort  diffé- 
rente. Je  dis  qu'il  faut  avoir  l'entendement  dé- 
veloppé ^  rdprit  cultivé  jufqu'à  certain  poim^. 


A  M.   DE  BEAUMONT.  ^Jî 

f)Our  être  en  écat  de  comprendre  les  preuves  de 
Texillence  de  Dieu  ,  Se  fur-touc  pour  les  trou- 
ver de  loi-même  fans  en  avoir  jarTiais  entendu, 
parler,  je  parle  des  hommes  barbares  ou  fau- 
vages;  vous  m'alléguez  des  philofopheS  :  je  dis 
qu'il  faut  avoir  acquis  quelque  philofophie  pour 
s'élever  aux  notions  du  vrai  Dieu;  vous  citez; 
Saint  Paul  qui  reconnoît  que  quelques  Philoio- 
phes  payens  fe  font  élevés  aux  notions  du  vrai 
Dieu  :  je  dis  que  tel  iiomme  greffier  n'efl  pas 
toujours  en  état  de  fc  former  de  lui-même  une 
idée  jufte  de  la  Divinité  ;  vous  dites  que  les 
hommes  inftruits  font  en  état  de  fe  former  une 
idée  jufte  de  la  Divinité  ;  &:  fur  cette  uniqi-e 
preuve  mon  opinion  vous  paroit  fouverainement 
abjurdé.  Quoi  î  parce  qu'un  Dodeur  tr.  droit 
doit  favoir  les  loix  de  fon  pays  ^  efc-il  iibfurde 
de  fuppofer  qu'un  enfant  qui  ne  fait  pas  lire ,  a 
pu  les  ignorer  ? 

QÙANB  un  Auteur  ne  veut  pas  fe  répécer 
fans  çeiTe  ,  8c  qu'il  a  une  fois  établi  clauetieni:. 
fon  fentiment  fur  une  matière,  il  n'eil  pas  tenu, 
de  rapporter  toujours  les  mêmes  preuves  en 
raifonnant  fur  le  même  fentiment.  Ses  Ecrits' 
s'expliquent  alors  les  uns  par  les  autres ,  &;  les 
derniers ,  quand  il  a  de  la  méthode ,  fuppofenc 
toujours  les  premiers.  Voilà  ce  que  j'ai  toujours 
^:hé  de  faire,  8c  ce  que  j'ai  fait,  fur-tout  dans 
l'occaficn  dont  \\  s'agit. 

Vous  fuppofez ,  ainfi  que  ceû:>t  om  traicciit 
de  ces  matières ,  que  l'homme  apporte  avec  lui 
fa  raifon  toute  formée  ,  8c  qu'il  ne  s'agit  que 
de  la  mettre  en  œuvre.  Or  cela  n'eft  pas  vrai  ; 
car  l'une  des  acquifitions  de  l'homme  ,  8c  même 
des  plus  lentes,  cft  la  raifon.  L'homme  apprend 
à  voir  des  yeux  de  l'efprit  ainfi  que  des  ycuK 
du  corps  i  mais  le  premier  apprentifTage  efl  bien- 
plus  long  que  l'autre,  parce  que  les  rapports 
des  objets  incelleclucls  nç  femcfurant  pas  con\me" 

B   4 


il  LETTRE 

retendue  ^  ne  fe  trouvent  que  par  eflimation  ^ 
tz  (]iie  nos  premiers  befoins  ,  nos  befoins  phy- 
fiques  j  ne  nous  rendent  pas  l'examen  de  ces 
mêmes  objets  û  intéreffant.  Il  faut  apprendre  à 
voir  deux  objets  à  la  fois  ;  il  faut  apprendre 
à  les  comparer  entre  eux  j  il  faut  apprendre  à 
comparer  les  objets  en  grand  nombre  ,  à  rem^onter 
par  degrés  aux  caufes ,  à  les  fuivre  dans  leurs 
effets  ;  il  faut  avoir  combiné  des  infinités  de 
rapports  pour  acquérir  des  idées  de  convenance  j 
de  proportion ,  dliarmonie  &  d'ordre.  L'homme 
qui ,  privé  du  fecours  de  fes  fernblable^  8c  fans 
ceife  occupé  de  pourvoir  à  Tes  befoins ,  efl  réduit 
en  toute  chofe  à  la  feule  marche  de  fes  propres 
idées  ,  fait  un  progrés  bien  lent  de  ce  côté-là  : 
il  vieilî*:  &  meurt  avant  d'être  iorti  de  Tenfance 
de  la  raiion.  Poiivez-croire  de  bonne  foi  que 
d'un  million  d'hommes  élevés  de  cette  manière 
il  y  en  eût  un  feul  qui  vînt  à  penfer  à  Dieu  ? 

L'opvDPvE  de  rUnivers ,  tout  admirable  qu'il 
eft^  ne  frappe  pas  également  tous  les  yeux.  Le 
peuple  y  fait  peu  d'attention  j  manquant  des 
connoifïances  qui  rendent  cet  ordre  fenfible ,  Sz 
n'ayant  point  appris  à  réfléchir  fur  ce  qu^l 
appcrçoit.  Ce  n'elî  ni  endurciiïement  ni  mauvaile 
volonté  ;  c'eft  ignorance ,  engourdiflement  d'ef- 
prlt.  La  moindre  méditation  fatigue  ces  gens-ià  a 
comme  le  moindre  travail  des  bras  fatigue  un 
homme  de  cabinet.  Ils  ont  oui  parler  des  œuvres 
de  Dieu  Se  des  merveilles  de  la  nature.  Ils 
répètent  les  mêmes  mots  fans  y  joindre  les  mêmes 
idées  ,  Se  ils  font  peu  touchés  de  tout  ce  qui 
peut  élever  le  fage  à  fon  créateur.  Or  il  parnVi 
nous  le  peuple,  à  portée  de  tant  d'inftru6i:ion  , 
rrt  encore  11  ftupide  ;  que  feront  ces  pauvres  gens 
abandonnés  à  eux-mêmes  dès  leur-  enfance  ,  Se 
qui  n'ont  jamais  rien  appris  d'autrui  I  Croyez- 
vous  qu'un  CaiFre  ou  un  Lapon  philolbphe  beau- 
coup fur  la  marche  du  monde  Se  lur  la  g*^n6- 


A  B.   DÉ  BEAU  MO  NT.  ?.$- 

ration  des  chofes  ?  Encore  les  Lapons-  8c  '  les 
Caffres  ,  vivant  en  corps  de  nations  y  ont-ils  des- 
multitudes  d'idées  acquifes  Qc  communiquées  5, 
à  Taide  deiquelles  ils  acquièrent  quelques  no- 
tions grofîieres  d'une  Divinité  :  ils  ont  en  quel- 
que façon  leur  cathéchilme  :  m.ais  l'homme  fau-:' 
vage  ,  errant  feul  dans  les  bois  ^  n'en  a  point  dii- 
tout.  Cet  homme  n'exifte  pas,  direz-vous  j  foie.." 
Mais  il  peut  exifter  par  fuppofition.  Il  exiiie- 
certainement  des  hommes  qui  n'ont  jamais  eu 
d'entretien  philofophique  en  leur  vie,  &  dont' 
tout  le  tems  fe  confume  à  chercher  leur  nour-- 
riture  j  la  dévorer  &  dormir.  Que  ferons-nous- 
de  ces  hommes-là-;,  des  Eskimaux  ,  par  exemple  *■ 
En  ferons-nous  des  Théologiens  ? 

Mon  fcntiment  eft  donc  que  l'efprit  de  l'homme 
fans  progrès^  fans  inftrucîion  ;,  fans  culture,  &c 
tel  qu'il  fort  des  mains  de  la  nature ,  n'eil:  pas 
en  état  de  s'élever  de  lui-même  aux  fublimes 
notions  de  la  Divinité  ;  mais  que  ces  notions 
fe  préfentenc  a  nous-  à  meiure  que  notre  efpric 
fe  cultive  j  qu'aux  yeux  de  tout  homme  qui  a 
penfé  ,  qui  a  réfléchi  ^.  Dieu  fe  maniferte  dans  fes 
euvrages  ;  qu'il  fe  révèle  aux  gens  éclairés  dans 
le  fpcélacle  de  la  natur^î  ;  qu'il  faut ,  quand  on 
a  les  yeux  ouverts,  les  fermer  pour  ne  l'y  pas 
voirj  que  tout  philofophe  athée  eil  un  raifon- 
neurdemauvaife  foi,  ou  que  fon  orgueil  aveugle^ 
mais  qu  auiTi  tel  homme  ftupide  &  groiîier,  quoi- 
que-fimple  &c  vrai,  tel  efprit  fans  erreur  &  fans 
vice  peut  par  une  ignorance  involontaire  ne  pas' 
remonter  à  l'Auteur  de  fcn  ê':re,  8t"  ne  pas  con- 
cevoir ce  que  c'ell:  que  Dieu  ^  fans  que  cette 
ignorance  le  rende  puniiTable  d'un  défaut  auquel 
fon  cœur  n'a  point  conienti.  Celui-ci  n'eft  pas- 
éclairé ,  8c  l'autre  refufe  de  Têtre  :  cela,  ma 
paroît  fort  différent. 

Appliquez  à  ce  fentiment  votre  paffage  d<j. 
^aiac  Eaul  j.  8i  yous-yerrez   qu'au  lieu  de  ia^ 

'   3-^  ■ 


^4  LETTRE 

combattre ,  11  le  favorile  ;  vous  verrez  que  ce- 
piflage  :ombe  uniquerr^ea:  riir,  ces  fages   précen- 
dus  à  q:ù  ce  qui  peut  être  connu  de  Vïcu  a  été  ma- 
nifejié,  à  qui  la  Confidération  des  choj'es  qui  ont  été 
faites  dès  h  création  di{  mondç  ^  a  rendu  vifible  t^ 
qui  efi  invijîble  en  Dieu  y  mais  qui  ne  l'ayant  point 
glorifié  ^  ne 'lui  ayant  point  rendu,  grâces  ,  je  font 
perdus  dans  la  vanité  de  leur  rajjonnemer.t ,  &:^^ 
ainii  demeurés  l'ans  exçufe ,  en  fe  difant  figes  ^ 
font  devenus  joux,   La  railbn  lur  laquelle  rApùcrc 
reproche  aux  philolophes  de  n'avoir  Pàs  glonhc 
le  vrai  Dieu,  n'étant  point  applicable  à.  ma  lup- 
poluion  3  forme  une  indudlion  tputs  en  ma  fa- 
veur i  elle  canfirme  ce  que  j'ai  dit  moirinéme  , 
que  tout  (20)  phiiofcpke  qi'j,  ne  croît  pas  y  a  tort  ^^ 
parce  qu'il  ufe  ?nal  de  la  raifon  qiCil  a  cultivée  ^^ 
é^  quîl  cfi  in  étaî,d.^sni-endre  les  vérités  qti'il  re^. 
jette  ;  elle  montre ,  en£n,  par  le  p.afïag^  m.ême  s 
que  vous  ne  m'ayez  point  entendu  ,.^€  qi'and 
vous  m'imputez,  d'avoir  dit  ce  que  je  n'ai  ni  dit. 
ni  penfé  j  f-ivoir  que  Ton  ne  croit  en  Dieu  que 
fur  l'autorité  d'autrui  (x-i)  ,  vous  ayea.teHemeac 
tortj  qu'au, contraire  je  n'ai  fait  que  dillinguer. 
les   cas   où.    l'en    peut   conqcure  Dieu  par  foi- . 
mcme^  &  les  cas  où  Ton  ne  le  peut  que  parle. 
fecoLirs  d'autrui. 

Au  refte  j  quand  vous  auriez  raifon  dans  cette, 
critique  3  quand  vous  auriez  folidement  réfuté 
mon  opinion  3  il  ne  s'enfuivroit  pas  de  cela  feul 
qu'elle  fut  fouverainement  abfurdc ,  comme  il 
vous  plaît  de  la  qualifier  :  on  peut  fe  tromper 
fans  tomber  dans  l'extravagance  ,  &  toute  erreur 
n'eft  pas-  une  abfurdité.  Mcn  refpedt  pour  vous . 

•*'  I  ]  fl      !■      ■,  I  ,  ^ 

(îo)  Fmi!e  T,  II.  pag.  ?  so. 

{2.L)  M.  (Je  E^aumonr  ne   die  pas  cela  en  propres  . 
rerres;    rr:ais^c'eft  le  feul   fens  ralfonnabîe  q-i'on 
j>^  (ii  Honner  à  fon  rexr-e,  appuyé  du  palfagc  de  Sr, 
fovi'j  3c  je  ne  puis  répondre  qu'.i  ce  que  î'tnrens. 
K.f^oy!xf9ii  j^Undsmfnf  ia-4**.  f.  loj  ia- 11,  p.  :i.YilU 


A  M.  DE  BËAUMONT.  tf 

me  rendra  moins   prodigue    d'épithetes  ^  Se  cè- 
ne fera  pas  ma  faute  ii  le  Lecteur  trouve  à  les^ 

placer.  n-       r 

Toujours  avec  rarrangement  de  ccnlurer  ians- 
entendre  ,  vous  paffez  d'une  imputation  grave 
dz  faufTe  à  une  autre  qui  Tell  encore  plus ^,  Se 
après  m'avoir  injuftement  accufé  de  nier  Tévi- 
dence  de  la  divinité  j-  vous  m'acculez-  plus  in- 
juftement d'en  avoir  révoqué  Tunité  en  doute.- 
Vous  faites  plus  i  vous  prenez  la  peine  d'entrer-' 
là-defTus  en  difcuiTion^  contre  votre  ordinaire^. 
&  le  feul  endroit  de  votre  Mandement  où  vouy- 
ayez  raiibn^,-  eft'celui  où  vous  réfutez  une  extra- 
vagance que  je  n  ai  pas  dite. 

Voici  le  pafîag-e  que  vous  attaquez  ,  ouplii^ 
tôt  votre  paiïage  où  vous  rapportez  le  mi^^i'» 
car  il  fa4it  que  le  Ledleur  me  voy.e  entre  vos 
Kiains. 

j,  (xx)  Je  fais  '^fait-il  dire  avy-ferj^wnage pup- 
pop  qui  lid- fert  à^ organe  ;  y;  je  fais  que  le  mon- 
,:,  de-  eft  gouverné- pu?' une  vo-lonté  pui liante^ 
,i  fage  ;  je  le  vriis,  ou  plutôt  je  le  lens  ,  &:  ce- 
,,  la  m'importe  à  lavoir  :  mais- ce  même  monde 
i3  eft-il  -  éternel ,  ou  créé  ?  Y  a-t-il  un  principe 
«..imique  des  chofesl  Y  en  a-t-il  deux  ou  plu- 
„  fleurs ,  &c  quelle  ell:  leur  nature  ?  ■  Je  n'en  fais 
,,  rien  j  &  que  m'importe  ?;,,.,,*.  (xb)  je  re« 
^3  nonce  a  des  queflicns  oifeufes' qui  peuvent: 
,^.  inquietter  mon  amour-propre  ^  mais  qui  fonc 
j,,  inutiles  à  ma-  conduite  &  lupérieures  à  ma 
j,  raifon'-'.- 
J'oBSEïivE  ,  en  paifant^  que  voici  la  féconde 
fois  que  vous  qualifiez  le  Prêtre  Savoyard  de 
perfonnage   chimérique    ou    fuppofé.    Comment 

m  • ■    Il  I  —       Ml  M 

{iz)  Mxndemsnt  in-4''.  pag.  lo' in-iz.-p.  xix. 

[zi)  Ces  points  indiquent  une  Lieune  de  deux  IL 
gnes  par  ieT^tieiles  \z  paffags  eft  reiTipéré  ,  5<  cjue  M,- 
de  Ecaunicnt  n'a  pas  ijoulu  txanfcrire.  Voycfi,  EmUf-' 
Té  lïl.  çi^g^  6W 


^(^  LETTRE 

çces-voiis  inftruit  de  cela ,  je  vous  fuppUe  ?  J'ai 
affirmé  ce  que  je  favoîs;  vous  niez  ce  que  vous 
nç  favez    pasj  qui.  des  deux,  elt  le  téméraire^ 
On  l'ait,  j'en  conviens ,  qu'il  y  a  peu  de  Prêcrcs^ 
qui  çroyeîjc  en  Dieu  ;  mais  encore  n'élt  -  il  pas 
prouvé  qu'il  n'y  en  ait  point  du  tout.  Je  reprends, 
votre  texte. 

(m)  2.^^  '^^^'-^  ^^''^  ^^^^  ^^^  Auteur  témêrai- 
nj  .......  l'unité  de  Dieu  lui  paroït  une  qucfiioii. 

oifeufe  (^  fipérieure  à  j':i  raifoîi ,,  cmnme  p  la  viuU 
îrplicité  des  Dieux  n'étoit  pas  la  plus  grande  des 
abfiirdités.  ^^  La  pluralité  des  Dieux'*',  dit  énei 


yubordonnés  (1.5).  U  implique,  donc  qu'il  y  ait  plu-. 
fleurs  I^';>î/x. 

Mais  qci  eft-ce  qui  dit  qu'il  y  a  pluficr.r?- 
Dieux  ?  Ahj  Monfeigneur  !  vous  voudriez  bien 
que  j'euffs  dit  de  pareilles  folie?  ;  vous  nVurie^ 
lurement  pas  pris  la  peine  de  faire  un  Mande- 
ment contre  moi.. 

Je  ne  fais  ni  pourquoi  ni  com-ment  ce  qui  eil 
eft ,  &  bien  d'autres  qui  fe  piq^uent  de  le  dire 
îïe  k  favent  pas  mieux  que  nioi.  M^is  je  vois 
qu'il  n'y  a  qu'une  première  caufè  motrice  ,  puif^ 
que  tout  concourt  fenfiblement  aux  mêmes  fins. 
Je  reconnoi^  donc  une  volonté  unique  &  iuprê- 
me  qui  dirige  tout  >  8c  une  puilfance  unique  Se 
fuprême  qui  exécute  tout.  J'attribue  cette  puu* 
fjance  &:  cette  volonté  au  même  Etre  .,  à  caufe  de 
j.  —         ■  ■».. 

izx)  Mandement  in  4^.  pag   lî.  inrii.  p.  xx. 

(25  Teri-uli^n  fait  ici  un  fophi^ic  très- familier 
aux  pères  de  TtgUle.  Il  définit  le  rnot  Dieu  félon  les 
Chrétiens ,  &  puis  il  accufe  les  payens.de  contradic- 
tion ,  parce  que  contre  fa  définition  ils  admettcnc- 
plufieuvs  Dieux.  Ce  n'é^oit  pas  la  peine  de  m'impu- 
t«c  une  erreur  que  je  u'ai  pas  ccKT.mi'e  ,  uniquement 
3^;ijc  ciiti  1^  h<^s  de,  propos  ua  fopiiii^»«-de  Teiiuîii^^. 


A  M.   DE  BEAUMONT.         57 

leur  parfaic  accord  qui  le  conçoit  mieux  dans  un 
que  dans  deux  >  8c  parce  qu'il  ne  faut  pas  fans, 
raifon  multiplier  les  êtres  :  car  le  mal  même  que 
nous  voyons  n'efl:  point  un  mal  abfolu  ,  &  ^  loin 
de  combattre  dirediement  le  bien ,  il  concoure 
avec  lui  à  l'harmonie  univerfelle. 

Mais  ce  par  quoi  les  chofes  font^»  fe  diftin- 
gue  très-nettement  fous  deux  idées  j  favoir  ,  la 
chofc  qui  fait  &  la  chofe  qui  eft  faite  ,  même- 
ces  deux  idées  ne  fe  réuniiTent  pas  dans  le  même 
6tre  fans  quelque  effort  d'efprit ,  &;  l'on  ne  con- 
çoit guère  une  chofe  qui  agit  ^  fans  en  fuppofer 
une  autre  fur  laquelle  elle  agit.  De  plus^  il  elî 
certain  que  nous  avons  l'idée  de  deux  fubflancei. 
diftindles  ;  favoir  ,  Tefprit  &  la  matière  ;  ce  qui 
penfe ,  &  ce  qui  eft  étendu  ;  &  ces  deux  idées- 
le  conçoivent  très-bien  Tune  fans  l'autre. 

Il  Y  a  donc  deux  manières  de  concevoir  l'ori- 
gine des  chofes  ^  favoir  j  ou  dans  deux  caufes  di- 
verfes  ,  l'une  vive  &:  l'autre  morte  ^  l'une  motri- 
ce &:  l'autre  muc>.  l'une  active  &  l'autre  paffive  , 
l'une  efficiente  &  l'autre  inllrumencale  ,  ou  dans, 
luie  caufe  unique  qui  tire  d^elle  leule  tout  ce  qui- 
eft ,  &  tout  ce  qui  fe  fait.  Chacun  de  ces  deux, 
fentimens ,.  débattus  par  les  métaphyficiens  de- 
puis tant  de  fiecles  ^  n'en  ei^  pas  devenu  plus 
croyable  à  la  raifon  humaine  :  &  îi  Texiftenre 
éternelle  &  ncceflaire  de  la  matière  a  pour  nous 
fes  difficultés,  fa  création  n'en  a  pas  de  moin- 
dres ;  puifque  tant  d'hommes  &  de  philofophes.-,. 
qui  dans  tous  les  terns  ont  médité  iiir  ce  fujct-,, 
ont  tous  unanimement  rejette'  la  pofiiibilité  de  Ia> 
création  ,  excepté  peut-être  uit  très-petit  nombre 
qui  paroiffent  avoir  linccrement  fournis  leur  rai-.. 
fon  à  l'autorité;  fmcéritéque  les  motifs  de  leur- 
intérêt,  de  leur  fureté  >  de  leur  repos,  rendent 
fort,  fufpeéle  ,  8c  dont  il  fera-  toujours  impofTiblç 
de  s'afiiirer  ,  tan:  cjue  Toa  rifq,uera  quelque  ciiQ^ 
fe  à  parler  vrai» 


ys  r,  E  T  T  R  É 

Suppose  qu'il  y  ait  un  principe  éternel  &  uni- 
que des  choies,. ce  principe  étant  fimple  dans  ion 
elTence  n'eil:  pas  compofé  de  matière  &:  d'efprit  ^ 
jnais  il.  e'à  matière  ou  efprit  feulement.  Sur  les 
raifons  déduites  par  le  Vicaire ,  il  ne  fauroit  con- 
cevoir que  ce  principe  foit  matière  j  &  s'il  efi: 
efprit,  il  ne  fauroit  concevoir  que  par  lui  la: 
matière  ait  reçu  l'être  :  car.  il  faudroit  pour  cela- 
concevoir  la  création  j  or  l'idée  de  création ,  l'idée 
fous  laquelle  on  conçoit  que  par  un  fimple  adie 
de  volonté  rien  devient  quelque  chofe  ,  eft ,  de 
toutes  les  idées  qui  ne  font  pas  clairement  ccn- 
tradicloircs  ,  la  moins-  compréhenfible  à  Tefprit 
humain. 

Arretï  des  deux  côtés  par  ces  difEcultés,  le- 
bon  Prêtre  demeure  indécis  ^  8c  ne  fe  tourmente 
point  d'un  doute  de  pure  fpéculation,  qui  n*in«= 
flue  en  aucune  m.aniere  fur:  fc s  devoirs  en  ce  mon- 
de j  car  enfin  que  m'importe  d'expliquer,  rorigine 
des  êtres  ,  pourvu  que  je  faille  comment  ilsiub- 
fîilent ,  quelle- place  j'y-  àois  remplir  ,  &  en  vertu 
de  quoi  cette  obligaxion  m.'cit  impcfée  ? 

M  A  I  s  fuppofer  deux  principes  (xd)  des  cho- 
ffcs,  fuppofition  que  pourtant  le  Vicaire  ne  faie 
point,  ce  n'elt  pas  pour  cela  fuppofer  deux 
Dieux;  à  moins  que,  comme  les  Manichéens  j, 
on  ne  fuppofe  aufTi  ces  principes  tous  deux  aélifs  i  ^ 
doctrine  abfolument  contraire  à  celle  du  Vicaire  , 
qui ,  trés-pofitivement ,  n'admet  qu'une  IntelU» 
gence  première,  qu'un  feul  principe  aitif,  8c 
par  conféqucnr  qu'un  feul  Dieu, . 

J'avoue  bien  que  la.  création  du  monde  éranc 
clairement  énoncée   dans  nos  tradu  étions  de  là 

(26)  Celui  qui  ne  connoîr  que  deux  fubftances ,  ne 
peut  non  pins  imaginer  que  nei'fx  principes,  Si  ie  rçr- 
STiS  ,  OH  tlujîeu^:  ,  aiomé  H  ans  l'endroit  ciré  ,  n'efl  \\ 
«Tu'une  erpére  d'explétif,  fermant  tour  au  plus  à  faire 
entendre  que  le  nombre  fie  ces  principes  n'impoïts 
pas  plus  à  coiifioltre  qvîe.lcur  naiarc* 


A   M.   DE  BEAUmON'T;  $9. 

Cenefe  ,.  la  rcjeuer  pofuivcmenc  feroit  àcet  é^ard, 
rejctter  rautoricé ,,  fmon  des  Livres^ Sacrés,  au 
moins  des  tradu6lions  qu'on  nous  en.  donne  ,  .& 
c'eft  aulfi  ce  qui.  tient  le  Vicaire  dan<s.  un  doute 
qu'il  n'auroit  peut-être  pas  fans, cette  autorité  : 
Car  d'ailleurs  la  coexiftence  des  deux  Principes 
(17)  femble  expliquer  mieux  la  conftitution  de 
Tunivers  &  lever,  des  difficultés  qu'on  a  peine  à:, 
refoudre  fans  elle  ,  comme  entre  autres  celle  de 
l'origine  du  mal.  De  plus ,  il  faudroit  entendre 
parfaitement  l'Hébreu  ,.  &  même  avoir  été'  con- 
temporain de  Moife  ,  pour  favoir  certainement 
quel  fens  il  a  donné  au  mot  qu'on  nous  rend  par 
le  mot  créa.  Ce  terme  eft  trop  philofophique  pou 5 
avoir  eu  dans  fon  origine  raccepcio.n  connue  6^- 
populaire  que  nous  lui  donnons  maintenant  fur; 
la  foi  de  nos  Dofteurs.  Cette  acception  a.  pur 
changer  &  tromper  même  les  Septante  ,  déjà 
imbu's  des  queftions  de  la  philofophie  grecque  i 
rien  n^eft  moins  rare  que  des  mots  donc  le  fens 
change  par  trait  de  temps ,  Se  qui  font  attiibuer 
aux  anciens  Auteurs  qui  s'en  font  fc-rvis  ^  des 
idées  qu'ils  n'ont  point  eues.  Il  elt  très-douteuK. 
que  le  mot  Grec  ait  eu  le  fens  qu'il  nous  plaît  de 
lui  donner  ,  &:  il  eft  très-certain  que  le  mot  La- 
tin n'a  point  eu  ce  m.ême  iens  ,  puifque  Lucrèce^, 
qui  nie  formellement  la  poiTibilité  de  toute  créa- 

(27)  Il  eft' bon  de  remarquer  que  cette  qiieft ion  de 
Téierniïé  de  la  rn?.tiere  ,   qui  eJfa'-ouche  i\  fort  no^^ 
Théologiens,  eftaronchoit  afF^z  peu  les  Pères  de  Î'E- 
glife,  moins  éloigne^  des  fentimcns  de  Plaron.    Sang; 
parler  (^e  JuPcin  niarrir  .  n'Ofigene  ^  &  d'autres ,  Cîé- 
ment  Alexandrin  pretvj  v.  bien  l'affirmacive  Jaas  fesv 
Hynotipores  ,  qwe  Phorius  veut  a  caiifc  de  cela  que 
ce  Livre  ait  éré  faHiHc.  Mais  le  mc^re  fenriment  re- 
p-iroit  encore  dans  les  ScromAres  ,  ou  Clément  rap- 
porte cçloi  d'Hé'-aclue  fans  i'improuver.   Ce.  Pcre  9. 
Livre  V.  tâche ,  à  la  vérité  ,  d'établir  un  feul  pMfrci^_ 
pe^,  mais  c'eft  parce  qti'il  refure  ce  r.am  a  la  xnux^x^i, 
même  &i  admeîcanc  tan  ite^tiitév 


40  LETTRE 

tion ,  ne  laifTe  pas  d'employer  Couvent  le  même 
terme  pour  exprimer  la  formation  de  l'Univers  Se 
de  Tes  parties.  Enfin  M.  de  Beaufobre  a  prouvé 
(x8)  que  la  notion  de  la  création  ne  fe  trouve 
point  dans  l'ancienne  Théologie  judaïque  ,  &c 
vous  êces  trop  inil:ruit ,  Monfeigneur  ^  pour  igno- 
rer que  beaucoup  d'hommes  pleins  de  reipecl  pour 
nos  Livres  Sacrés  n'ont  cependant  point  reconnu 
dans  le  récit  de  Moïle  l'abfolue  création  de  l'U- 
nivers. Ainii  le  Vicaire  ,  à  qui  le  defpotilme  des 
Théologiens  n'en  impofe  pas,  peut  très-bien^ 
fans  en  être  moins  orthodoxe,  douter  s'il  y  a  deux 
principes  éternels  des  choies  ;,  ou  sll  n'y  en  a^ 
qu'un.  C^eft  un  débat  purement  gcam.matical  ou 
philofoplrique  ,  où  la  révélation  n'entre  pour  rien» 

Quoiqu'il  en  ibit ,.  ce  n'eft  pas  de  cela  qu'il 
s'agit  entre  nous  y  6c  ians  tbutenir  les  fentimens 
du  Vicaire  >  je  n'ai  rien  à  faire  ici  qu'à  montrer- 
vos  torts. 

Or  vous  avez  tort  d^'avancer  que  Funité  de 
Dieu  me  paroît  une  queftion  oileufe  &:  fupc- 
rieure  à  laraiibnj  puifque  dans  l'Ecrit  que  vou^ 
cenfurez  y  cette  unité  eft  établie  &:  foutenue  par 
le  raiibnnement  ;  &  vous  avez  tort  de  vous  étayeî 
d'un  partage  de  TertuUien  pour  conclurre  contre 
moi  qu'il  implique  qu'il  y  ait  plufieurs  Dieux  \ 
car  fans  avoir  belbin  de  TertuUien ,  je  concluds 
aufli  de  mon  côté  qu'il  implique  qu'il  y  ait  plu-^ 
fleurs  Dieux. 

Vous  avez  tort  de  m.e  qualifier  pour  cela 
d^ Auteur  téméraire  ,  puilqu'où  il  n'y  a-  point 
d'aiTertion  il  n'y  a  point  de  témérité.  On  n3 
peut  concevoir  qu'un  Auteur  foit  un  téméraire  ^ . 
uniquement  pour  être  moins-  hardi  que  vous. 

Enfin  vous  avez  tort  de  croire  avoir  bien^ 
juiVifié  les  dogmes  particuliers  qui  donnent  à' 
Dieu  les  paillons  humaines  y  &c  qui  y  loin  d'éclair- 

(i8)  Hift.  du  Manichéilmc,  T.  ÏL. 


A    M.   DE   BEAUMONT.  41 

cir  les  notions  du  grand  Etre ,  les  embrouillenc 
Se  les  avilifTent ,  en  m'acculant  fauflement  d'em- 
brouiller &  d'avilir  moi-même  CCS  notions  j  d'at- 
taquer direclement  l'eflence  divine  ,  que  je  n'ai 
point  attaquée  ^  &:  de  révoquer  en  doute  ion 
unité  j  que  je  n'ai  point  révoquée  en  doute.  Si 
je  Pavois  fait  ,  que  s'enfuivroit-il  ?  Récriminer 
n'eft  pas  fe  juftifier  :  mais  celui  qui  j,  pour  toute 
défenle  y  ne  fait  que  récriminer  à  faux  ,  a  bien 
l'air  d'être  feul  coupable. 

La  contradiction  que  vous  me  reprochez 
dans  le  même  lieu  efl  tout  auiïi  bien  fondée  que  la 
précédente  accufation.  Il  ne  fait  :,  dites -vous, 
quelle  efl'  la  nature  de  Dieu ,  (tr  bientôt  après  il 
reconnaît  que  cet  Etre  fuprc'me  efl  doué  d' intelligent 
ce  y  de  puijfance  ,  de  volonté  y  (r  de  bonté  ',  n'*efl-ce 
donc  pas-là  avoir  une  idée  de  la  nature  divine  ? 

Voici,  Monfeigneur^  là-deiTus  ce  que  j'ai  a 
vous  dire. 

,,  Disu  efl:  intelligent  ^  mais  comment  l'eft-il  l 
,y  L'homme  eil:  intelligent  quand  il  raitbnne  ^ 
yy  &  la  fuprême  intelligence  n'a  pas  befoin  de 
„  raifonner  j  il  n'y  a  pour  elle  ni  prémifles  y  ni 
j,  conféquences  y  il  n'y  a  pas  même  de  pro- 
yy  pofition  ;  elle  eft  purement  intuitive,  elle  voit 
yy  également  tout  ce  qui  eft  6c  tout  ce  qui  peut 
„  être  ;  toutes  les  vérités  ne  font  pour  elle 
„  qu'une  feule  idée ,  comme  tous  les  lieux  un 
j,  feul  point  &:  tous  les  temps  un  feul  moment. 
y,  La  puiffance  humaine  agit  par  des  moyens,  la 
„  puiffance  divine  agit  par  elle  -  même  :  Dieu 
-j,  peut  parce  qu'il  veut,  fa  volonté  fait  ion  pou- 
„  voir.  Dieu  eil:  bon  ,  rien  n'ell:  plus  manifefte  i 
„  m.ais  la  bonté  dans  Thomme  eft  Tamour  de  fes 
„  femblables ,  &  la  bonté  de  Dieu  eft  l'amour  de 
^y  l'ordre  5  car  c'eft  par  l'ordre  qu'il  maintienc 
„  ce  qui  exifte  ,  8c  lie  chaque  partie  avec  le  tout» 
yy  Dieu  eft  jufte  ,  j'en  fuis  convaincu  i  c'eft  une 
s^  fuite  de  fa  bonté  ;  Pinjuftice  de§  hommes  eft 


4^  LETTRE 

j,  leur  œuvre  St  non  pas  la  Tienne  :  le  désordre 
3,  moral  qui  dépcfe  concre  la  providence  aux  yeux 
,;,  des  philotbphes^  ne  tait  que  la  démontrer  aux 
j,  miens.  iMais  la  juftice  de  rhom.me  eft  de  ren- 
,:,  dre  à  chacun  ce  qui  lui  appartient  ^  &  la  juftice 
jj  de  Dieu  de  demander  compte  à  chacun  de  ce 
>j  qu'il  lui  a  donné. 

„  Que  11  je  viens  à  découvrir  fucceflivemenc 
,>  ces  attributs  dont  je  n'ai  nulle  idée  abfolue^ 
jy  c'ell  par  des  conféquences  forcées  ^  c'efi:  par 
5î  le  bon  ufage  de  ma  railbn  :  mais  je  les  affir- 
»3  me  Tans  les  comprendre  >  &  dans  le  fond  , 
>:»  c'eit  n'afBrmer  rien.  J  ai  beau  me  dire  ,  Dieu 
33  efl  ainTi  ;  je  le  Tens  ^  je  me  le  prouve  :  je 
3,  n'en  conçois  pas  mieux  comment  Dieu  peut 
ji  être  àinTi. 

j^  Enfin  plus  je  m'efTorce  de  contempler  Ton 
,>  effence  infinie  ^  moins  je  la  conçois  j  mais  elle 
j3  eft,  cela  me  Tuffit;  nvoins  je  la  conçois  j  plus 
»j  je  l'adore.  Je  m'humilie  6c  lui  dis  :  E-.re  des 
J3  êtres ,  je  Tuis  parce  que  :u  es  ;  c'eil  m'élever  à 
9i  ma  Tource  que  de  te  méditer  Tans  ceffe.  Le  plus 
„  digne  uTage  de  ma  raiTon  e(ï  de  s'anéantir  de- 
j3  vant  coi  :  c'efl  mon  raviffement  d'eTprit ,  c'eft 
,,  le  ^charme  de  ma  ToiblelTe  de  me  Tentir  acca- 
»bîé  de  ta  grandeur.  *•■ 

Voila  ma  réponic,  &:  je  la  crols^  pérempto'- 
re.  Faut-il  vous  dire ,  à  préTent  où  je  l'ai  priTe  ? 
Je  l'ai  tirée  mot-à-mot  de  Tendroit  même  que 
vous  accuTer  de  contradi6lion  (x?)-  Vous  en 
uTez  comme  tous  mes  adverTaires^  qui  y  pour 
me  réfuter  ^  ne  font  qu^écrire  les  objeélions  que 
je  me  Tuis  Taites^,  &  Tupprimer  mes  Tolutions. 
La  répoiiie  eft  déjà  toute  prête  j  c'cil:  l'ouvrage 
qu'ils  ont  réfuté. 

Nous  avançons^  Monieigneur,  vers  les  difcuT- 
fions  les  plus  importantes. 

* —         ^  ■■■■Il       •    -«■ 

(i^)  Emile  T.  IIL  pag.  ^.^^fuj-v. 


A   M.   DE   BEAUMONT.  45 

Après  avoir  attaqué  monSyflême  &  mon  Li- 
vre, vous  attaquez  auiïï  ma  Religion^,  &  parce 
que  le  Vicaire  Catholique  fait  des  objections  con- 
tre fon  Egiife ,  vous  cherchez  à  me  faire  palier 
pour  ennemi  de  la  mienne;  comme  li  propofcr 
des  difficultés  fur  un  fentiment  ^  c'étoit  y  renon- 
cer; comme  fi  toute  connoilTance  humaine  n'avolt 
pas  les  Tiennes  \  comme  li  la  Géométrie  elle- 
même  n'en  avoir  pas,  où  que  les  Géomètres  le 
£iTent  une  loi  de  les  taire  pour  ne  pas  nuire  à  la 
certitude  de  leur  art. 

La  REPONSE  que  j'ai  d'avance  à  vous  faire  eil 
de  vous  déclarer  avec  ma  franchife  ordinaire  mes 
fentimens  en  matière  de  Religion ,  tels  que  je 
les  ai  profeffés  dans  tous  mes  Ecrits,  &  tels 
qu'ils  ont  toujours  été  dans  ma  bouche  &:  dans 
mon  cœur.  Je  vous  dirai ,  de  plus  j  pourquoi  j'ai 
publié  la  profeffion  de  foi  du  Vicaire ,  &  pour- 
quoi ,  malgré  tant  de  clameurs  je  la  tiendrai 
toujours  pour  l'Ecrit  le  meilleur  &  le  plus  utile 
dans  le  fiécle  où  je  l'ai  publié.  Les  bûchers  ni 
les  décrets  ne  me  feront  point  changer  de  lan- 
gage ,  les  Théologiens  en  m'ordonnant  d'être 
humble  ne  me  feront  point  être  faux ,  êc  les 
philofophes  ne  me  taxant  d'hypocrifie  ne  me 
feront  point  profeiïer  Tincréduhré,  Je  dirai  ijwt 
Religion ,  pa-rce  que  f  en  ai  une ,  84  je  la  dirai 
hautement,  parce  que  j'ai  le  courage  de  la  dire .^ 
&:-  qu'il  fer  oit  à  défirer  pour  le  bien  des  hommes 
que  ce  fut  celte  du  genre  humain. 

Monseigneur,  je  fuis  Chrétien,  &  fincere- 
ment  Chrétien^  félon  la  dodrine  de  l'Evangile. 
Je  fuis  Chrétien,  non  comme  un  difciple  des 
Prêtres,  mais  comme  un  difciple  de  Jefus-Chriih 
Mon  Maître  a  peu  fubtilifé  fur  le  dogme,  &c 
beaucoup  infifté  fur  les  devoirs  ^  il  prelcrivoic 
iiioins  d'ajticks  de  foi  que  de  bonnes  ceuvres  ; 
il  n'ordonnoit  de  croire  que  ce  qui  étoit  nécef- 
faire  pour  être  bon ,  quand  il  réfumoit  là  Loi  Ôs 


44  LETTRE 

les  Prophètes ,  c'écoit  bien  plus  dans  des  ac^cs 
de  vercLi  que  dans  des  formules  de  croyance 
(30)  :.  &  il  m'a  dit  par  lui-même  ^  par  les  Apô- 
tres que  celui  qui  aime  ion  frère  a  accompli  la 
Loi  (31). 

Moi  de  mon  coté,  très -convaincu  des  véri- 
tés elTentielles  au  Chrirtianiime ,  lelquelles  fer- 
vent de  fondement  à  toute  bonne  morale;,  cher- 
chant au  furplus  à  nourrir  mon  cœur  de  Tefprit 
de  TEvangile  fans  tourmenter  ma  raifon  de  ce 
qui  m'y  paroît  obfcur,  enfin  perfuadé  que  qui- 
conque aime  Dieu  par  deflus  toute  chofe  8c  Ion 
prochain  comme  loi  -  même ,  ell  un  vrai  Chré- 
tien, je  m'efforce  de  Têtre ,  laiïïant  à  part  tou- 
tes ces  iubtilirés  de  doclrine  ,  tous  ces  impor- 
tans  galimaLhias  dont  les  Pharifiens  embrouil- 
lent nos  devoirs  6c  offufquent  notre  foi  :  £c  met- 
tant avec  Saint  Paul  la  foi-même  au-deflbus  de  la 
charicé  (31). 

Heureux  d'être  né  dans  la  Religion  la  plus 
raifonnablt  6c  la  plus  fainte  qui  foit  fur  la  terre ^ 
je  refte  inviolablement  attaché  au  culte  de  mes 
Pères  :  comme  eux  je  prends  TEcriture  6c  la 
jaifon  pour  les  unique  régies  de  ma  croyance  j 
comme  eux  récufe  l'autorité  des  hommes  ,  6c 
n'entends  me  foumetcre  à  leurs  formules  qu'au- 
tant que  j'en  apperçois  la  vérité  j  comme  eux  je 
me  réunis  de  cœur  avec  les  vrais  fervireurs  de 
.Jcius-Chrifl:  6c  les  vrais  adorateurs  de  Dieu  j 
pour  lui  offrir  dans  la  communion  des  fidelles 
les  hommages  de  fon  Eglife.  Il  m'eft  confolant 
6c  doux  d'être  compté  parmi  les  membres  ,  de 
participer  au  culte  public  qu'ils  rendent  à  la  divi- 
nité ,  8c  de  me  dire  au  milieu  d'eux  j  je  fuis  avec 
mes  frères. 

Pénètre    de    reconnoiflance    pour   le   digne 

(go)  Matth.  VII.  12.  Cil)  Gaiat.  Y.  14. 

Ui]  I.  Cor.  XIII.  i.  1^. 


A   M.  DE  BEAUMONT.         45 

Pafteur  qui ,  refiftant  au  torrent  de  Pexemple^  8c 
jugeant  dans  la  vérité  y  n'a  point  exclus  de  l'E- 
glite  un  défenfeur  de  la  caufe  de  Dieu ,  je  con- 
lerverai  toute  ma  vie  un  tendre  fouvenir  de  fa 
charité  vraiment  Chrétienne.    Je  me  ferai  tou- 
jours une  gloire  d'être  compté  dans  fon  Trou- 
peau ,  &  j'elpere  n'en  point  Icandalifer  les  mem- 
bres ni  par  mes  fentimens  ni  par  ma  conduite. 
Mais  lorique  d'injuftes  Prêtres ,  s'arrogeant  des 
droits    qu'ils   n'ont  pas ,  voudront  fe  faire   les 
arbitres  de  ma  croyance,  &,  viendront  me  dire 
arrogamment  ;  rctradlez  -  vous  ,  déguifez-vous, 
expliquez  cecij  défavouez  cela;  leurs  hauteurs 
ne  m'en  impoferont    point  ;    ils    ne    me   faront 
point  mentir  pour  être  orthodoxe ,  ni  dire  pour 
leur  plaire  ce  que  je  ne  penfe  pas.   Que  11  ma 
véracité  les  offenfe ,  8c  qu^ils  veuillent  me  re- 
trancher de  l'Eglife,  je  craindrai  peu  cette  me- 
nace dont  l'exécution  n'eft  pas  en  leur  pouvoir, 
ils  ne  m'empêcheront  pas  d'être  uni  de   cœur 
avec  les  fidèles;  ils  ne  m'oseront  pas   du  rang 
des  élus  fi  j'y  fuis  infcrit.  Ils  peuvent  m'en  ucer 
les  confolations  dans  cette  vie ,  mais  non  l'el^ 
poir  dans  celle  qui  doit  la  fuivre  j  &c  c'eft  là  que 
mon  vœu  le  plus  ardent  &c  le  plus  fmcere  eft 
d'avoir  Jefus-Chrift  même  pour  arbitre  8c  pour 
Juge  encre  eux  &  moi. 

Tels  font^,  Monfeigneur ,  mes  vrais  fentimens, 
que  je  ne  donne  pour  régie  à  perfonn£  ,  mais 
que  je  déclare  être  les  miens ,  èc  qui  refteronc 
tels  tant  qu'il  plaira  ,  non  aux  hommes,  mais  à 
Dieu ,  feul  maître  de  changer  m.on  cœur  8c  ma 
raifon  :  car  aufTi  long-tems  que  je  ferai  ce  que  je 
fuis  8c  que  je  penferai  comme  je  penfe ,  je  par- 
lerai comme  je  parle.  Bien  différent ,  je  l'avoue  , 
de  vos  Chrétiens  en  effigie,  toujours  prêts  à 
croire  ce  qu'il  faut  croire  ou  à  dire  ce  qu'il  faut 
dire  pour  leur  intérêt  ou  pour  leur  repos ,  8c 
toujours  fùrs  d'écrç  alTez  bons  Chrétiens ,  pourvu 


AS  ^      LETTRE 

qu'on  ne  brûle  pas  leurs  Livres  &  qu'ils  ne  folcnt 
pas  décrétés.  Ils  vivent  en  gens  perluadés  que 
non  feulement  il  faut  confeffcr  tel  £c  tel  article  , 
mais  que  cela  fuffic  pour  aller  en  paradis;  8c 
inoi  je  penfe  ,  au  contraire ,  que  l'elTcntiel  de 
la  Pveligion  confifte  en  pratique ,  que  non  feule- 
ment il  faut  être  homme  de  bien,  miféricordieux, 
humain ,  charitable  j  mais  que  quiconque  eft 
vraiment  tel  en  croit  afTcz  pour  être  fauve.  J'a- 
voue ,  au  refte,  que  leur  do6lrine  eft  plus  com- 
mode que  la  mienne.  Se  qu'il  en  coùce  bien 
moins  de  fe  mettre  au  nombre  des  fidelles  par  des 
opinions  que  par  des  vertus. 

Que  fi  j'ai  du  garder  ces  fentimens  pour  moi 
feul ,  comme  ils  ne  ceffent  de  le  dire  i  fi  lorf- 
que  j'ai  eu  le  courage  de  les  publier  &  de  me 
nommer,  j'ai  attaqué  les  Loix  &c  troublé  l'or- 
dre public ,  c'eft  ce  que  j'examinerai  tout-à- 
Theure.  Mais  qu'il  me  foit  permis,  auparavant, 
de  vous  fupplier ,  Monfeigneur  ,  vous  &  tous 
ceux  qui  liront  cet  écrit  d'ajouter  quelque  foi  aux 
déclarations  d'un  ami  de  la  vérité ,  8c  de  ne  pas 
imiter  ceux  qui ,  fans  preuve ,  fans  vraifemblan- 
ce,  te  fur  le  feul  témoignage  de  leur  propre 
cœur,  m'accufent  d'athéifme  &c  d'irréligion  con- 
tre des  proceftations  fi  pofitives  8c  que  nen  de  ma  ^ 
part  n'a  jamais  démenties.  Je  n'ai  pas  trop ,  ce 
me  femble,  l'air  d'un  hom.me  qui  le  déguife,  8c 
il  n'eft  pas  aifé  de  voir  quel  intérêt  j'aurois  à  me 
déguifcr  ainfi.  L'on  doit  préfumer  que  celui  qui 
s'exprime  fi  librement  fur  ce  qu'il  ne  croit  pas , 
eft  iincere  en  ce  qu'il  dit  croire ,  8c  quand  fcs 
difcours,  fa  conduite  B>c  fes  écrits  font  toujours 
d'accord  fur  ce  point ,  quiconque  ofe  affirmer 
qu'il  ment ,  Se  n'eft  pas  un  Dieu  j  ment  infailli- 
blement lui-m.ême. 

Je  n'ai  pas  toujours  eu  le  bonheur  de  vivre 
ft  ul.  J"'ai  fréquenté  des  hommes  de  toute  efpece. 
J'ai  vu  des  gens  de  wus  les  partis ,  dçs  Croyaas 


A  M.  DE  BEAUMONT.  4? 

(de  toutes  les  fe6les,  des  efprics  -  forts  de  tous 
les  fyftêmes  :  j*ai  vu  dos  grands  ,  des  petits , 
des  libcrtains  ,  des  philofophes.  J'ai  eu  des  amis 
iïïrs  &  d'autres  qui  Técoient  moins  :  j'ai  été  en- 
vironné d'efpions  ,  de  malveuillans^  Se  le  mon- 
de cil  plein  de  gens  qui  me  haïiïcnt  à  caufe  du 
mal  qu'ils  m'ont  fait.  Je  les  adjure  tous,  quels 
qu'ils  puifTent  êïre,  de  déclarer  au  public  ce 
qu'ils  favent  de  ma  croyance  en  matière  de  Re- 
ligion :  fi  dans  le  commerce  le  plus  fuivi ,  fi  dans 
la  plus  étroite  familiarité,  fi  dans  la  gayecé  des 
repas,  fi  dans  les  confidences  du  tête-à-tête  ils 
m'ont  jamais  trouvé  diitérent  de  moi-même  \  fi 
lorlqu'ils  ont  voulu  difputer  ou  plaifanter,  leurs 
argumens  ou  leurs  railleries  m'ont  un  moment 
ébranlé ,  s'ils  m'ont  furpris  à  varier  dans  mes 
fentimcns ,  fi  dans  le  fecret  de  mon  cœur  ils  en 
ont  pénétré  que  je  cachois  au  public  ;  fi  dans 
quelque  tems  que  ce  foit  ils  ont  trouvé  en  moi 
une  ombre  de  fauïïeté  ou  d'hypocrilie  ,  qu'ils 
le  difent,  qu'ils  révèlent  tout,  qu'ils  me  dévoi- 
lent ;  j'y  confens  ,  je  les  en  prie,  je  les  difpen- 
fe  du  fecret  de  Tamicié  j  qu'Us  difent  hautement, 
non  ce  qu'ils  voudroient  que  je  fufle ,  mais  ce 
qu'ils  favent  que  je  fuis  :  qu'ils  me  jugent  félon 
leur  confcience  j  je  leur  confie  mon  honneur  fans 
crainte,  &;  je  promets  de  ne  les  point  récufcr. 

Que  ceux  qui  m'accufent  d'être  fans  Religion 
parce  qu'ils  ne  conçoivent  pas  qu'on  en  puilTc 
avoir  une  ,  s'accordent  au  moins  s'ils  peuvent 
entre  eux.  Les  uns  ne  trouvent  dans  mes  Livres 
qu'un  Syftême  d'athéifme,  les  autres  difent  que 
je  rends  gloire  à  Dieu  dans  mes  Livres  fans  y 
croire  au  fi)nd  de  mon  cœur.  Ils  taxent  mes  écrits 
d'impiété  6c  mes  fentimens  d'hypocrifie.  Mais  il 
je  prêche  en  public  l'athéifme,  je  ne  fuis  donc  pas 
un  hypocrite ,  Si  fi  j'affedlc  une  foi  que  je  n'ai 
Çoint ,  je  n'enfeigne  donc  pas  l'impiété.  En  entaf- 
tant  des  imputations  coii:radi6toirçs  la  calomuie 


^%    ^  LETTRE 

fe  découvre  elle-même  ;  mais  la  malignité  eîl 
aveugle ,  Se  la  pafTion  ne  railbnne  pas. 

Je  n*ai  pas^  il  ell  vrai  ^  cette  foi  dont  j'en- 
tends fe  vanter  tant  de  gens  d'une  probité  fi  mé- 
diocre ,  cette  foi  robufte  qui  ne  doute  jam.ais 
de  rien ,  qui  croit  fans  façon  tout  ce  qu'on  lui 
préfente  à  croire  ^  &  qui  met  à  part  ou  difllmule 
les  objeélions  qu'elle  ne  fait  pas  réfoudre.  Je  n'ai 
pas  le  bonheur  de  voir  dans  la  révélation  l'évi- 
dence qu'ils  y  trouvent,  6>c  û  je  me  détermine 
pour  elle,  c'eft  parce  que  mon  cœur  m'y  porte  , 
qu'elle  n'a  rien  que  de  confolant  pour  moi ,  8c 
qu'à  la  rejetter  les  difficultés  ne  font  pas  moin- 
dres j  mais  ce  n'efl:  pas  parce  que  je  la  vois  dé- 
montrée, car  très-fùrement  elle  ne  l'eft  pas  à 
mes  yeux.  Je  ne  fuis  pas  même  a{re2  inftruit  à 
beaucoup  près  pour  qu'une  démonftration  qui 
demande  un  fi  profond  fa  voir,  foi:  jamais  à  ma 
portée.  N'eft-il  pas  plaifant  que  moi  qui  propofe 
ouvertement  mes  objections  &  mes  doutes,  je  fois 
l'hypocrite ,  &c  que  tous  ces  gens  fi  décidés , 
qui  difent  fans  celle  croire  fermement  ceci  &  cela, 
que  ces  gens  fi  fùrs  de  tout ,  fans  avoir  pourtant 
de  meilleures  preuves  que  les  miennes,  que  ces 
gens ,  enfin  ,  dont  la  plus  part  ne  font  gueres  plus 
favans  que  moi ,  Se  qui,  fans  lever  mTes  difficul- 
tés ,  me  reprochent  de  les  avoir  propofées  ,  foienc 
les  gens  de  bonne  foi  ? 

P0URQ.U01  ferois  -  je  un  hypocrite  ,  Se  que 
gagnerois-je  à  l'être  ?  J'ai  attaqué  tous  les  inté- 
rêts particuliers ,  f  ai  fufcité  contre  moi  tous  les 
partis ,  je  n'ai  foutenu  que  la  caufe  de  Dieu  8c  de 
l'humanité  ,  8c  qui  eft-ce  qui  s'en  foucie  ?  Ce 
que  j'en  ai  dit  n'a  pas  même  fait  la  moindre  fen- 
fation  ,  8c  pas  une  ame  ne  m.'en  a  fu  gré.  Si  je 
me  fufTe  ouvertement  déclaré  pour  l'athéiime , 
les  dévots  ne  m'auroient  pas  fait  pis ,  Se  d'au- 
tres ennemis  non  moins  dangereux  ne  me  por- 
teroient  point  leurs  coups  en  fecret.  Si  je  me 

fuffe. 


A  M.  DE  BEAUMONT.  49 

'fuite  ouvertement  déclaré  pour  rathéifme  ,  les 
Uns  m'eufTent  attaqué  avec  plus  de  réferve  en 
me  voyant  défendu  par  les  autres  ,  Se  difpoie 
:moi-même  à  la  vengeance  :  mais  un  homme  qui 
-craint  Dieu  n'eft  gueres  à  craindre  j  Ion  parti  n'eft 
pas  redoutable ,  il  eft  feul  ou  à  peu  prés  ^  & 
l'on  eft  iïïr  de  pouvoir  lui  faire  beaucoup  de 
mal  avant  qu'il  longe  à  le  rendre.  Si  je  me  fui- 
fe  ouvertement  déclaré  pour  l'athéifme  :,  en  me 
féparant  ainfi  de  TEglile  j  j'aurois  ôté  tout  d'un 
coup  à  fes  Miniftres  le  moyen  de  me  harcellcr 
lans  cq?[q.  -,  8c  de  me  faire  endurer  toutes  leurs 
petites  tyrannies  ;  je  naurois  point  eÏÏliyé  tant 
d'ineptes  cenfures ,  &  au  lieu  de  me  blâmer  \i 
aigrement  d'avoir  écrit  il  eût  fallu  me  réfuter, 
ce  qui  n'eft  pas  tout-à-fait  fi  facile.  Enfin  fi  je 
me  fufTe  ouvertement  déclaré  pour  rathéifme 
on  eût  d'obord  un  peu  clabaudé  ;  mais  on  m'cûc 
bientôt  laiffé  en  paix  comme  tous  les  autres  ;  le 
peuple  du  Seigneur  n*eût  point  pris  infpedlion 
fur  moi  ,  chacun  n'eût  point  crû  me  faire  grâ- 
ce en  ne  me  traitant  pas  en  excommunié  j  .Sv^ 
feuffe  été  quitte-à-quitte  avec  tout  le  monde  :  Les 
iaintes  en  ïfraël  ne  m'auroient  point  écrit  des 
Lettres  anonymes ,  &  leur  charité  ne  fe  fût  poinc 
exhalée  en  dévotes  injures;  elles  n'eufîent  poinc 
pris  la  peine  de  m'afTurer  humblement  que  j'é- 
tois  un  fcélérat ,  un  monftre  exécrable ,  &  que 
le  monde  eût  été  trop  heureux  fi  quelque  bonne 
ame  eût  pris  le  foin  de  m'étoufFer  au  berceau  : 
D'honnêtes  gens ,  de  leur  côté  ,  me  regardant 
alors  comme  un  réprouvé ,  ne  fe  tourmente- 
roient  &:  ne  me  tourmenteroient  point  pour  me 
ramener  dans  la  bonne  voye  j  ils  ne  me  tiraille- 
roient  pas  à  droite  &  à  gauche ,  ils  ne  m'étouf- 
feroient  pas  fous  le  poids  de  leurs  fermons  ;  ils 
ne  me  forceroient  pas  de  bénir  leur  zèle  en 
maudiffant  leur  importunité  :,  Se  de  fentir  avec 

C 


,^<,  LETTRE 


'reconiiollTance  qu'ils  font  appelles  à  me  faire  périr 
d*enniii. 

Monseigneur,  fi  je  fuis  un  hypocrite,  je 
fuis  un  fou  ;  puilque.,  pour  ce  que  je  demande 
aux  hommes ,  c'eft  une  grande  folie  de  fe  met- 
tre en  fraix  de  faulfeté  ;  fi  je  fuis  un  hypocri- 
,te,  je  fuis  un  for  ;  car  il  faut  Pêtre  beaucoup 
pour  ne  pas  voir  que  le  chemin  que  jVi  pris  ne 
.mène  qu'à  des  malheurs  dans  cette  vie  ,  8c  que 
quand  JY  pourrois  trouver  quelque  avantage, 
je  n'en  puis  pro&cer  fans  me  démentir.  ^  Il  eft 
vrai  que  j'y  fuis  à  tems  encore  ;  je  n'ai  qu'à 
vouloir  un  moment  tromper  les  hommes  ;  &.  ]q 
mets  à  mes  pieds  tous  mes  ennemis.  Je  n'ai 
point  encore  attemt  la  vieilleiTe  ;  je  puis  avoir 
long-tems  à  Ibuffrir  ;  je  puis  voir  changer  dere- 
chef le  public  fur  mon  compte  :  mais  fi  jamais 
j'arrive  aux  honneurs  &  à  la  fortune  ;  par  quel- 
que route  que  j'y  parvienne^  alors  je  ierai  ua 
hypocrite;  cela  elt  fur. 

-L-^A  GLOIRE  de  Tami  de  la  vérité  n'eft  point 

-ttachée  à  telle  opinion  plutôt  qu'à  telle  autre  ; 

quoiqu'il  dife,  pourvu  qu'il  le  penfe  ,  il  tend 

a  Ion  but.  Celui  qui  n'a  d'autre  intérêt  que  d  e« 

tre  vrai  n'ell  point  tenté  de  mentir ,  &C  il  n  y  a 

nul  homme  fenfé  qui  ne  préfère  le  i^pY^n  le 

plus  f.mple^  quand  il  eft  aulfi  le  plus  fur.  Mes 

ennemis  auront  beau  faire  avec  leurs  m  jures  ; 

-ils    ne   m'ôteronc    point    l'honneur    d  être    une 

homme  véridique  en  toute  chofe  ,  d  être  le  leul 

Aut-ur  de  mon  fiécle  2c  de  beaucoup  d  autres 

qui  ait  écrie  de  bonne  foi,  S^  qui  n'ait  dit  que 

'c-  qifil  a  cru  :  ils  pourront  un  moment  loiiiller 

ma  réputacion  à  force  de  rumeurs  Se  de  calons 

nic-^  ;  nuis  elle  en  triomphera  tôt  ou  tard  ;  car 

tandis   qu'ils   varieront  dans   Icnirs^  i^P^^^jP!;: 

,a.Ucules\  je.rclbrai  toujours  le  même,  5c  la.u 


A   M.  'DE    BEAUMONT.  çr 

autre  art- que  ma  franchifc ,  j'ai  dequoi  les  défo- 
1er  toujours. 

Mais  cette  franchife  eft  déplacée  avec  le  pu- 
hVic  î  Mais  toute  vérité  n'eiî  pas  bonne  à  dire  î 
Mais  bien   que    tous    les    gens    fenfés   penfenc 
comme  vous,  il  n'ell:  pas  bon  que  le  vulgaire 
penfe  ainiiî  Voilà  ce  qu'on  me  cric  de  toutes 
■parts  j  voilà  j  peut-être  ,  ce  que  vous  me  diriez 
vous-même,  fi  nous  étions  tête-à-têce  dans  votre 
Cabinet.  Tels  font  les  hommes.  Ils  changent  de 
■  langage  comme  d'habit  ;  ils  ne  difcnt  la  vérité 
qu'en  robe  de  chamxbre  j  en  habit  de  parade  ils 
ne  favent  plus  que  mentir,  &  non  feulement  ils 
font    trompeurs  Se  fourbes  à  la  face  du  genre 
•humain,  mais  ils  n'ont  pas  honte  de  punir  con- 
tre  leur   confcience    quiconque   ofe   n'être  p^s 
'fourbe  Se  trompeur  public  comme  eux.  Mais  ce 
principe  eft-il  bien  vrai  que    toute  vérité  n'efb 
pas_  bonne  à  dire?    Quand  il  le  feroit ,  s'enfuie 
_vroit-il  que  nulle  erreur  ne  fut  bonne  à  détruire , 
Bc_  toutes  les  fohes  des  homm.cs  font  -  elles  ù 
faintes  qu'il  n'y  en  ait  aucune  qu'on  ne  doive 
refpedlcr  ?  Voilà   ce   qu'il    conviendroit  d'exa- 
'  miner  avant  de  me  donner  pour  loi  une  maxi-, 
me    fufpecle   Sz  vague-,   qui,   fut -elle  vraye 
•en    elle-même,  peut  pécher  par  fonapplica- 
'  tion. 

^  J'ai  grande  envie,  Monfelgneur,  de  prendre 
ici  ma  méthode  ordinaire.  Se  de  donner  l'hitl- 
toire  de  mes  idées  pour  toute  réponfe  à  mes 
accufateurs.  Je  crois  ne  pouvoir  mieux  jufïifier 
tour  ce  que  j'ai  ofé  dire ,  qu'en  diiant  encore  tout 
ce  que  j'ai  penfé. 

Sitôt  que  je  fus  en  état  d*obferver  les  hom- 
mes,  je  les  regardois  faire,  ^  je  les  écoutois 
parler  ;  puis ,  voyant  que  leurs  avions  ne  ref- 
fembloient  point  à  leurs  di'.cOurs  ,  je  cherchât 
la  raifon  d.e  cette  diffemblance  ,  Se   je  trouvai 


51  LETTRE 

qu'être  Se  paroître  étant  pour  eux  deux  cîio 
les  aulfi  différentes  qu'agir  &;  parler ,  cette 
deuxième  différence  étoit  la  caufe  de  l'autre. 
Se  avoit  elle-mèine  une  caufe  qui  me  reftoit  à 
chercher. 

Je  LA  trouvai  dans  notre  ordre  focial  ^  qui, 
.de  tout  point  contraire  à  la  nature  que  rien  ne 
détruit ,  la  tyrannife  fans  cefTe  ,  &  lui  fait  fans 
cefle  réclamer  fes  droits.  Je  fuivis  cette  con- 
tradiction dans  fes  conféquenccs  ,  &  je  vis 
qu'elle  expliquoit  feule  tous  les  vices  des  hom- 
mes &  tous  les  maux  de  la  fociété.  D'où  je 
conclus  qu'il  n'écoit  pas  nécefTaire  de  fuppofer 
rhomme  méchant  par  fa  nature,  lorfqu'on  pou- 
voir marquer  l'origine  Si.  le  progrès  de  fa  mé- 
chanceté. Ces  réflexions  me  conduifirent  à  de 
nouvelles  recherches  fur  l'efprit  humain  confi- 
déré  ^dans  Tétat  civil ,  Se  je  trouvai  qu'alors 
le  développement  des  lumières  Se  des  vices  fe 
■faifoit  toujours  en  même  raifon,  non  dans  les 
individus  ;,  mais  dans  les  peuples  ;  diilindlion 
que  j'ai  toujours  foigneufement  faite  ,  Se  qu'au- 
cun de  ceux  qui  m'ont  attaqué  n'a  jamais  pu 
concevoir. 

J'ai  cherché  la  vérité  dans  les  Livres  ;  je  n'y 
ai  trouvé  que  le  menfonge  Se  l'erreur.  J'ai  con- 
fulté  les  Auteurs  j  je  n'ai  trouvé  que  des  Char- 
latans qui  fe  font  un  jeu  de  tromper  les  hom- 
mes ,  fans  autre  Loi  que  leur  intérêt ,  fans  au- 
tre Dieu  que  leur  réputation  5  prompts  à  dé- 
crier les  chefs  qui  ne  les  traitent  pas  à  leur 
gré ,  plus  prompts  à  louer  l'iniquité  qui  les  paye. 
En  écoutant  les  gens  à  qui  l'on  permet  de  par- 
ler en  public ,  j'ai  compris  qu'ils  n'ofent  ou  ne 
veulent  dire  que  ce  qui  convient  à  ceux  qui 
commandent.  Se  que  payés  par  le  fort  pour  prê- 
cher le  foible  ,  ils  ne  favent  parler  au  dernier 
que  de  fes  devoirs ,  6c  à  l'autre  que  de  fes  droits. 


A  M.  DE  BEAUMONT.  s| 

Toute  rinftru6lion  publique  tendra  toujours  au 
menfonge  tant  que  ceux  qui  la  dirigent  trou- 
veront leur  intérêt  à  mentir  ^  Se  c'eft  pour  eux 
feulement  que  la  vérité  n'eft  pas  bonne  à 
dire.  Pourquoi  ferois  -  je  le  complice  de  ces 
gens-là  ? 

Il  Y  A  des  préjugés  qu'il  faut  refpeclcr  ?' 
Cela  peut  être  :  Mais  c'ell  quand  d'ailleurs 
tout  eft  dans  l'ordre,  &  qu'on  ne  peut  ôter  ces 
préjugés  fans  oter  aulîi  ce  qui  les  rachette  i 
on  laiffe  alors  le  mal-  pour  l'amour  du  bien,- 
Mais  lorfque  tel  eft  l'état  des  chofes  que  plus 
rien  ne  fauroit  changer  qu'en  mieux  ,  les  pré- 
jugés font -ils  fi  reipecftables  qu'il  faille  leur 
facrifier  la  raifon  ,  la  vertu,  la  juftice ,  Se  tout 
le  bien  que  la  vérité  p.ourroit  faire  aux  hom- 
mes ?  Pour  moi  ,  j'ai  promis  de  la  dire  en 
toute  chofe  utile,  autant  qu'il  feroit  en  m^C'i  ^ 
c'eft  un  engagement  que  j*ai  dû  remplir  félon 
mon  talent ,  &:  que  fûrement  un  autre  ne  rem- 
pHra  pas  à  ma  place  ,  puifque  chacun  fe  de- 
vant à  tous  ,  nul  ne  peut  payer  pour  autrui, 
La  divine  vérité  ,  dit  Auguiiin  ,  ?/'f/?  îii  à  moi 
ni  à  vous  ni  à  lui ,  mais  a- nous  tous  quelle  ap- 
pelle avec  force  à  la  publier  de  concert ,  fous  peine 
d'être  inutile  à  ?wus-mêmes  fi  nous  ne  ta  commu-^ 
^uons  aux  autres:  car  quiconque  s'approprie  à  lui 
put  un  bien  dont  Dieu  veut  que  tous  jouiffent ,  perd 
par  cette  ufurpation  ce  qu'ail  dérobe  au  public ,  tir 
ne  trouve  qu'erreur  en  lui-même  ^  pour  avoir  trahi 
la  vérité  (o). 

Les  hommes  ne  doivent  point  être  inftruitr, 
à  demi.  S'ils  doivent  refter  dans  l'erreur  ,  que 
ne  les  laifTez  -  vous  dans  l'ignorance  ?  A  quoi 
bon  tant  d'Ecoles  &:  d'Univerfités  pour  ne  leur 


(*}.Aug,  confef.  L.  Xil.  c.  ij. 

G   5 


54  LETTRE 

apprendre  rien  de  ce  qui  leur  imperte  à  fa- 
voir  ?  Quel  clV  donc.  î'ohjcc  de  vos  Collèges  , 
de  vos  Académies  y  de  tanî  de  fondaiions  fa- 
vanLes  ?  Eft-ce  de  donner  le  change  au  Peu- 
ple j  d"akérer  fa  raiton  d'avance  ,  &  de  l'em- 
péchcr  d'aller  au  vrai  ?  ProfefTeurs  de  men- 
longe  ,  c'eft  pour  Tabuler  que  vous  feignez  de 
rinilruire  ^  &  ,  comme  ces  brigands  qui  met- 
tent des  fanaux  fur  des  écueils^  vous  l'éclaircz 
pour  le  perdre. 

Voila  ce  que  je  penfois  en  prenant  la  plu- 
me ,  &  en  la  quittant  je  n'ai  pas  lieu  de  chan- 
ger de  ientiment.  J'ai  toujours  vu  que  l'indruc- 
tion  publique  avoic  deux  défauts  eïïentiels  qu'il 
étoit'impofiible  d'en  ôter.  L'un  el'l  la  mauvaife 
foi  de  ceux  qui  la  donnent,  &  Fautre  Taveugle- 
ment  de  ceux  qui  la  reçoivent.  Si  des  hommes 
fans  paillons  inftruifoient  des  hommes  fans  pré- 
jugés y  nos  ronnoiffances  refieroicnt  plus  bor- 
nées mais  plus-fures,  &:  la  raifon  régnercit  tou.- 
)ours.  Or ,  quoiqu'on  faffè,  l'intérêt  des  hommes 
publics  fera  toujours  le  même,  mais  les  préjugés 
du  peuple  n'ayanc  aucune  bafc  fixe  font  pb-is  va- 
riables i  ils  peuvent  être  aliérés ,  changés ,  aug- 
mentés ou  diminués.  C'eil  donc  de  ce  côcé  feul 
que  l'inftruciion  peut  avoir  quelque  prife,  8c 
c'eil-là  que  doit  tendre  l'ami  de  la  vérité.  Il 
peut  efpérer  de  rendre  le  peuple  plus  railonna- 
ble ,  mais  non  ceux  qui  le  mènent  plus  honnêtes 
gens. 

J'ai  \ni  dans  la  Religion  la  mèm-e  fauffeté 
que  dans  la  politique .,  6c  j'en  ai  été  beaucoup 
plus  indigné.:  car  le  vice  à\\  Gouvernement  ne 
peut  rendre  les  fujets  malheureux  que  lur  la 
terre  ;  mais  qui  fait  jufqu'où  les  err<îurs  de  la 
confcience  peuvent  nuire  aux  infortunés  mor« 
tels  ?  J'ai  vu  qu'on  avoir  des  profclïïons  de  foi  > 
des  doctrines  j  des  cultes  qu'on  fuivpic  fans  y 


A   M.   DE    BEAU  M  ONT.         5f 

croire  >  fie  que  rien  de  tout  cela  ne  pénétrant  ni 
ie  cœur  ni  la  raifon  ^  n'influoit  que  très-peu  fur 
la  conduite.  Monfeigneur  j,  il  faut  vous  parler 
fans  détour,  he  vrai  Croyant  ne  peut  s'accom- 
îiioder  de  toutes  ces  fimagrées  :  il  fent  que  Phom. 
me  eft  un  être  intelligent  auquel  il  faut  un  culte 
raifonnable,  &;  un  être  fociable  auquel  il  faut 
une  morale  faite  pour  riiumanité.  Trouvons  pre- 
mièrement ce  culte  6c  cette  morale  ;  cela  fera 
de  tous  les  hommes  ,  Se  puis  quand  il  faudra  des 
formules  nationales^  nous  en  examinerons  les  fon- 
demens,  les  rapports\,  les  convenances,  6c  après 
avoir  dit  ce  qui  eft  de  Thomme  ^  nous  dirons 
enfuite  ce  qui  eft  du  Citoyen.  Ne  faifons  pas  ^ 
fur-tout ,  comme  votre  Mcnfieur  Joli  de  Fleuri , 
qui ,  pour  établir  fon  Janfénifme  ,  veut  déraci- 
ner toute  loi  naturelle  &  toute  obligation  qui  lie 
entre  eux  les  humains  ;  de  forte  que  félon  lui  le 
Chrétien  6c  rirfidelle  qui  contraélent  entre  eux^ 
ne  font  tenus  à  rien  du  tout  l'un  envers  l'autre  ; 
puifqu'il  n'y  a  point  de  loi  commune  à  tous  les 
deux. 

Je  vois  donc  deux  manières  d'examiner  8c 
com-parer  les  Religions  diverfes  ;  l'une  félon  le 
vrai  6c  le  faux  qui  s  Y  trouvent ,  foit  quant  aux 
faits  naturels  ou  furnaturels  fur  lefquels  elles  font 
£tablies ,  foit  quant  aux  notions  que  la  raifon  nous 
donne  de  l'être  fuprême  6c  du  culte  qu'il  veut  de 
nous  :  l'autre  félon  leurs  effets  temporels  6c  mo- 
raux fur  la  terre ,  félon  le  bien  ou  le  mal  qu'elles 
peuvent  faire  à  la  fociété  6c  au  genre  humain. 
Il  ne  faut  pas  ,  pour  empêcher  ce  double  exa- 
men ,  commencer  par  décider  que  ces  deux  cho- 
fes  vont  toujours  cnfcmble  ,  3z  que  la  Religion 
]a  plus  vraye  eft  aulTi  la  plus  fociale  ;  c'eft  pré- 
cifément  ce  qui  eft  en  quclliion  j  6c  il  ne  faut 
pas  d'abord  crier  que  celui  qui  traite  cette  quef- 
vlion  eil  un  impie  :,  un  athée  j  puifquc  autre  chofc 

C  4 


5^  LETTRE 

eft  de  croire ,  &  autre  chofç  d'examiner  TefFet  de: 
ce  que  Ton  croit. 

ÏL  PA.ROÎT.  pourtant  certain,  je  Pâvoue,  que 
fi  rhomme  eft  fait  pour  lafociété  ,  la  Religion 
la  plus  vraye  cli  aulîi  la  plus  fociale  &  la  plus- 
humaine  -y  car.  Dieu  veut  que  nous  foyons  tels 
ciu'il  nous  a  faits ,  &  s'il  écoit  vrai  qu'il  nous 
eût  fait  médians  ,  ce  feroit  lui  délobéir  que  de 
vouloir  celTer.  de  l'être.  De  plus  la  Religion  con- 
fidérée  comme  une  relation  entre  Dieu  &  1  hom- 
me ,  ne  peut  aller  à  la  gloire  de  Dieu  que  par  Ic^ 
b'-n-être  de  rhomme,  puifque  l'autre  terme  de 
la  relation  qui  eft  Dieu ,  eft  par  la  nature  au- 
deiïïis  de  toiit  ce  que  peut  Thom-me  pour  ou  con- 
tre lui.  1    1 1  >•!     a 

Mais  ce  fentement,  tout  probable  qu  li  elt^ 
eft  fuiet  à  de  grandes- dfficultés,  par  l'hiftori- 
flue  &  les  faites  qui  le  contrarient.  Les  Juiis 
étoient  les  ennemis  nés  de  tous  les  autres  r^eu^ 
pies  &,  ils  commencèrent  leur  écabiiUemenc 
par  détruire  lept  nations  ,  félon  l'ordre  exprès 
L'ils  en  avaient  reçu  :  Tous  les  Chrétiens  ont 
eu  des  guerres  de  Religion  ,  Si  la  guerre  e(t 
nuifible  aux  hommes  j  tous  les  partis  ont  et(5 
perfécuteurs  ^perfécutés.  &  la  perfecution  eil 
nuifible  aux  homm.es  i  plufieurs  iecles  vantenc 
le  célibat ,  &  le  célibat  eft  il  nuiiible  (BS)  a  1  ei-^ 

(22)  La  continence  d:  la  pureté  ont  leur  ufage  > 
îTiêmc  pour  la  population  ;  il  eft  toujours  beau  de 
fe  commaaaer  à  foi-même,  &  i'érat- de  virginité  eic 
par  ces  raifons  très  digne  d'eft.ime  i  mais  il  ne  s  enfuit 
©as  qu'il  (oit  beau,  ni  bon  m  lo.;able  de  perfeverer 
foare  lavie  dans  cet  état,  en  offenfant  la  nature 
&  en  trompmt  la  deftinaiion.  L'on  a  plus  de  i.el- 
vcS:  pour  une  jeune  yierge  nubile  .  que  pour  une 
i.une  femme,  mai»  on  ^n  .a  plus  pour  une  mère 
ik  famille  que  pour  une  vieille  fille  ,  &.ceia  m. 
patoic  tiès-fenfé.  Comme  on  nç  fe  mane  pas  esi 


A    M.   DE    BEAUMONT.  57 

pece  humaine:,  que  s'il  étoit  iuivi  par  tout  , 
elle  périroit.  Si  cela  ne  fait  pas  preuve  pour  dé- 
cider :,  cela  fa:t  raiion  pour  examiner j,  Se  je  ne 
demandois  autre  choie  fmon  qu'on  permît  cec 
examen. 

Je  ne  dis  ni  ne  penfe  qu'il  n'y  ait  aucune 
bonne  Religion  lur  la  terre;  mais  je  dis  ,  &c  il  eil: 
trop  vrai ,  qu'il  n'y  en  a  aucune  parmi  celles  qui 
font  ou  qui  ont  été  dominantes  ;,  qui  n'ait  fait  à 
l'humanité  des  playcs  cruelles.  Tous  les  partis 
ont  tourmenté  leurs  frères ,  tous  ont  offert  à  Dieu 
des  facrifices  de  fan^  humain.  Quelle  que  foit  la 
fource  de  ces  ccntradidlions  ^  elles  exiftent;  eii-ce- 
un  crime  de  vouloir  les  ôter  I 

La  charité  n'eft  point  meurtrière.  L'amour  du 
prochain  ne  porte  point  à  le  malTacrer.  Ainfi  le- 
zèle  du  falut  des  hommes  n'eif  point  la  caufe  des 
perfécution  ;  c'eft  l'amour-propre  &  l'orgueil  qui 
en  eft  la  caufe.  Moins  un  culte  efl:  raifonnable  , 
plus  on  cherche  à  l'étabHr  par  la  force  :  celui  qui 
profeffe  une   doctrine  infenfée  ne  peut  fouifrir 


naiiîant ,  &  qu'il  n'eft  pas  même  à  propos  de  fe 
marier  fort  jeune  ^  lar  virginité,  que  tous  ont  dâ- 
porter  &  honorer ,  a  fa  néctfiné  ,  Ton  utilité  ,  f©n 
prix  ,  &  fa  gloire  >  mais  c'çft  pour  aller,  quand  ii 
convient ,  dépofer  toute  fa  pureté  dans  le  mariage. 
Qiioi  !  difent  ils  de  leur  air  bêtement  triomphant  «, 
des  célibataires  prêchent  le  nœud  conjugal  :  pour- 
quoi donc  ne  fe  marient- ils  pas  ?  Ah  •  pourquoi  ?  Par- 
ce qu'un  état  G  faint  &  fi  doux  en  lai-mrme  eO: 
devenu  par  vos  fortes  inftitutions  un  état  'in  ai  heu.- 
reux  &  ridicule,  dans  lequel  ij  eil  déformais  pref^ 
que  impofiible  de  vivre  fans  être  un  fripon  ou  un 
fot.  Sceptres  de  fer  ,  loix  infcnfées  î  c'eft  à  vous  que 
nous  leprcchons  de  n'avoir  pu  remplir  nos  devoirs 
iitr  la-terre  ,  <k.  c'eft  par  nous  que  le  cri  de  ia  nature 
s_[éleve  contre  votre  barbarie.  Comment  ofez  vous 
iâ'poulter  jufqu'à  nous  repi-Owher  la  mifcre  ou  voii^ 
jfMW^  ftY€i  .iédui.!:s  .*  - 

^Cs  > 


^        ^  i;   E  T  T  R  E 

qu"ori  o^e  la  vo  r  telle  qu  elle  eil  :  la  railon  devient 
alors  ie  plus  grand  des  crimes  i  à  quelque  prix 
que  ce  ioit  il  tau:  Pôter  aux  autres  >  parce  qu'on 
a  honte  d'en  nmnquer  à  leurs  )eux.  Ainû  Tintc^ 
lérance  2c  rinconféquenc.e  ont  la  même  fource.  II 
faut  fans  ceiïe  intimider  j  effrayer  les  hommes.  Si 
vous  les  Uvre-  un  moment  ..à  leur  j'aifoji  vous  êtes 
perdus. 

De  cela  feul^  il  fuie  que  c'e II  un  grand  bien 
à. faire  aux  peuples  dans  ce  déli^-e,  que. de  leur  ■ 
apprendre  à  raifonner  fur  la  "Religion  :  car  c'eit 
les  rapprocher  desdevoirsdei'hom^me  ^  c'eft  ôter 
le  poignard  à  Pintolérance  :,  c'eit  rendre  à  Thu- 
inanité  tous  les  droits.  Mai  s  il  faut  remonter  à  des 
principes  généraux  Se  cQmm.uns  A  tous  les  hom- 
mes ;  car  fi  ^voulant  raiibnnei  ^  vous  laiiféz  quel- 
que priie  à  l'autorité. des  Prêtres ^  yous  rendez  au 
fanatifme.  fon  arme  j  èc  vous,  lui  foLimiifez  dequoi  - 
devenir  plus-cruel. 

Celui  qui  aime  la  paix  ne  doit  poixit  recou- 
rir à  des  Livres  ;  c^eft  le  moyen  de  ne  rien  finir.  . 
Les  Livres  font  des  fources  de  difputes  intariila- 
blés  j  parcourez  l'hiiloire  des  Peuples:  ceux  qui 
n'ont  point  de  L-ivr^s  ne  difputent  point.  Vou-  . 
lez-voLis  aiîer»^ir  les  hommes  à  des  autorités  hu- 
maines ?  L'un  fera  plus  près  ^  l'autre  plus  loin 
de  la  preuve-;  ils  en  feront  diverfement  affec- 
tés :  avec  la:  bonne  foi  la  plus  entière  ,  avec  le  , 
meilleur  jugement  du  monde  ,  il  cft  impoiTible 
qu'ils  foient  jamais  d'accord.  N'argumentez  point 
fur  des  arguments  &:  ne  vous  fendez  point  fur 
des  difco^jrs.  Le  langage  humain  n'eil  pas  affez 
dair.  Dieu  lui-même  j  s'il  daignoit  ro'*s  parler, 
dans  nos  langues  j  ne  .nous  diroit.  rien  fur  quoi 
ion  ne  pûc  ckifputer. 

Nos  îan.j^ues  font  l'ouvrage  des  hommes  ,  St\ 
•ks  hommes  font  bornés.  Nos  langues  font  Tou-.. 


A  M.  DE  BEAUîVIONf.  ^  59 
teurs.  Comme  il  n'y  a  point  de  vcrit-é  fi  claire- 
-r-ienc  énoncée  où  Ton  ne  puiiTe  trouver  quelque 
chicane  à  faire  ,  il  n'y  a  point  de  ii  groflicr 
nu^nionge  qu'on  ne  puilTe  étayer  de  quelque 
fa  II iTe  raifon. 

Supposons  qu'un  pard-culier  vienne  à  minuic 
nous  crier  qu'il  cft  jour  ;  on  le  moquera  de  lui  : 
mais  laiflcz'à  ce  particulier  ie  temps  &c  les  nio- 
yens  de  fe  faire  une  fe6le  ^  tôt  ou  lard  les  par- 
tifans  viendront  à  bout  de  vous  prouver  qu'il 
diibit  vrai.  Car  enfin  ,  diront  -  ils  .,  quand  il  a 
prononcé  qu'il  écoit  jour,  il  écoit  jour  en  quel- 
que lieu  de  la  teiTe  ,  rien  n"elt  plus  certain» 
D'autres  ayant  é:-abli  qu'il  y  a  toujours  dans 
Tâir  quelques  particules  de  lumière  ,  foutien.- 
dront  qu'en  un  autre  fens  encore  ^  il  eft  très- 
vrai  qu'il  eft  jour  la  nuit.  Pourvu  que  des  gens 
fubtil  s'en  mêlent  ^.bientôt  on  vous  fera  voir 
le  folcil  en  plein  minuit.  Tout  ie  monde  ne  1:=; 
rendra  pas  à  cette  évidence.  H  y  aura  des  dé- 
'tats  qui  dégénéreront  ^  félon  Tuîage  j  en  guer- 
res Si  en  cruautés.  Les  uns  voudront  des  e::|nL-= 
cations  ,  les  autres"  n'en  voudront  point  ;  i'ur» 
voudra  prendre  la.  propofition  au  nguré  ^  Tautrs 
au  propre.  L'un  dira.  ;  il  a  dit  à  minuit  qu'il 
étoit  jour  j  &L  il  écoit  nuit  :  l'autre  dira  :  il  a  dit 
à  minuit  qu'il  écoit  jour^-5c  ii  étoit  jour.  Cha- 
cun taxera  de  mauvaife  foi  ie  parti  contraire  ^ 
&  n'y  verra  que  des  obftinés.  On  finira  par  fe 
battre  ,  fe  maffacrer  ;  les  ilôts  de  fan^  couleront 
de  toutes  parcs  ;  &  fi  la  nouvelle  feéte  cît  crfiri 
vidloricufe  ,  il  reftera  démoncré  qu'il  ell  jour 
îa  nuit.  C'eft  à  peu  près  rhiiloire  de  toutes  les 
^querelles  de  Religion. 

La  plupart  des  cultes  nouveaux  s'établif- 
fênt  par  le  fanacifme ,  &  fe  maintiennent  par  l'hy- 
pocrific  i  de  là  vient  qu'ils  choquent  la  laifon  Ôc 
^ô.jaeiiçnt  point  à  la  vertu,  L'hcnchoullailnç  ^-^ 


tfo  LETTRE 

1)  délire  ne  raifonnenr  pas;  tant  qu'ils  durent ,  . 
t;ut  pafTe  Se  l'on  marclTûiide  peu  fur  les  dcgmcs  : .. 
Cela  ell  d'ailleurs  il  commode  î  la  doctrine  coûte. 
fi  peu  à  fuivre  &c  la  morale  coûte  tant  à  prati-  - 
quer ,  qu'en  te-  jettant   du  côcé  le  plus  facile  ~  , 
en  rachette  les  bonnes  œuvres  par  le  mérite  d'u- 
ne grande  foi.    Mais  quoiqu'on  faife  :,  le  fana- 
tisme elV  un  état   de   crife  qui  ne   peut   durer- 
toujours.   Il  a   fes  accès  plus  ou  moins  longs  ^  , 
plus  ou  moins  fréquens ,  &  il  a  aufïï  fes  relà-, 
ches  ,  durant  lefquels  on  eft  de  fang.  froid.   C'eft 
alors  qu'en  revenait  fur  foi-même  ;,  on  ell:  tout 
furpris  de  fe  voir  enchaîné  par  tant  d'a-bfurdités.  . 
Cependant  le. culte  elV  réglée  les  formes  font 
prefcrites  ,  les  loix.  font  établies  ,  .les  tranfgref-: 
leurs  font  punis.    Ira-t-on  proteftçr  feul  contre- 
tout  cekj    recufer  les    Loix  de    fon.pays.  Se  . 
renier  la  Religion  de  fon  père  ?    Qui  î'ofcroit  ? 
On  fe  foumet  en .  filence ,  l'intérêt  veut  qu'où- 
Ibit  de  l'ayis  de  celui  dont  on  hérite.    On  fait, 
donc  comme,  les  autres  ;  faxif  à  rire  à  fon  aile- 
en    particulier  ,  de  ce  qu'on  fein:   de  refpeclcr, 
en  public.    Voila ,  Monfeigneur  ,  comme  penfe^ 
le  gros  des  hommes  dans  la  plupart  des  Reli-. 
gions  j  &  furt.out  dans   la  .  vocre  i    Se  voila   la. 
clef  des   inçonféquences   qu'on  remarque  entre, 
leur  morale    &:   leurs   allions.    Leur    croyance, 
n'efl:  qu'apparence:,  6c  leurs  mœurs  font  commue, 
leur  foi,  , 

PorRQ.iroi  un  homme  a-t-il  infpeélion  fur. 
la  croyance  d'un  autre.  ;,  &  pourquoi  TEtac- 
a-t-il  infpc<Slion  fur  ;  celle  des  .Citoyens  ?  C'efc 
parce  qu'on  fuppofe  que  la  croyance  des  hom.-i 
mes  détermine  leur  -morale  >  Se  que  les  idées 
X}u'ils  ont  de  la.  vie  à  venir  dépend  leur  con- 
duite en  celk-ci.  Quand  cela  n'eft  pas  ,  qu'im^ 
vgorie  ce  qu'ils  croyent  ^.  ou  ce  qu'ils  fonc 
ieu^blant   de  .  tr.oirc  !  L'apparcncç .  de  la  Heli-i 


A  M.    DE  BEAUMONT;  6î. 

gîôn  ne  ferc  plus  qu'à  les  difpcnrer  d'en  avoir 
une. 

Dans  la  fociété  chacun  eft  ca  droit  de  s'in-- 
former  fi  un  autre  fe  croie  obligé  d'iire  Julie  y 
&  le  Souverain  ed  -  en  droit  d'examiner  les  rai- 
fons  fur  leiquelles  chacun  fonde  cette  obliga- 
tion. De  plus^  les  formes  nationales  doivent 
être  obfervées  ;  c'eit  fur  quoi  |ai  beaucoup  m- 
filié.  Mais  quant  aux  opinions  qui  ne  tiennent  ■ 
point  à  la. morale  ,  qui  n'infiuenc  eu  aucune  ma- 
nière fur  les  allions,  &  qui  ne  tendent  point 
à  xranfgreffbr  les  Loix  ,  chacun  n'a  là-deifus  que 
fon  jugement  pour  maître  ^  &  nul  n'a  ni  droit 
ni  intérêt  de  preicrire  à  d'autre-s  fa!  façon  de 
penfer.  .  Si  ^  par  exemple  ^  quelqu'un  j  même 
conftitué  en  autorité ,  venoit  me  deniander  mon 
fentinient  fur  la  fameufe  queîlion  de  rhypoftafe, 
dont  la  Bible  ne  dit  pas  un  mot ,  mais  pour  • 
laquelle  tant  de  grands,  enfans  ont  tenu  des 
Conciles  .  6c  tant  d'hommes  ont  été  toiumen-. 
tés  ;  après  lui  avoir  dit  que  je  ne  l'entens  point 
&  ne  me  foucie  point  de  Pentendre  ^  je  le  prie- 
rois  le  plus  honnêtement  que  je  pourrois  de  fe 
mêler  de  fes  aSaires .,  &.  s'il  infiftoito.je  le. 
îaifTerois-là. 

Voila  le  feul  principe  fur  lequel  on  puifle 
établir  quelque  chofe  de  fixe  &  d'équitable  fur 
les  difputes  de  Rehgion  ;  fans  quoi,  chacun  po- 
fant  de  fon  côté  ce  qui  eft  en  queftion ,  jamais 
on  ne  conviendra  de  rien  ;,  l'on  ne  s'éntendrxi 
de  la  vie  ,  Se  la  Rehgion.,  qui  devroit  faire  le 
bonheur  des  hommes  5, fera  .toujours  leurs  plus, 
grands  maux.  . 

"  Mais  plus  les  Rehgions  vièillilTént ,  plus  leur 
JS^jet  fe  perd  de  vue,  les  fubtilités  fe  multt-^ 
plient  3   on.  veut  tout  expliquer^  tout  décider^  . 
tout  entendre  j  incefiàmmcnt  la  doclrine  fe  rafine. 
^ia  morale  dépérit  loujckirs  plus,  Aiïltrcis.eiji.'il.  - 


62.  L  E  T  T  R  £ 

y  a  loin  de  Pefprit  du  Deutéronome  à  refprk 
du  Talmud  &  de  la  Milna  ,  £c  de  refprit  de  l'E- 
vangile aux  querelles  fur  la  Conftlcution  î  Saine 
Thomas  demande  (^4)  fi  par  la  fucceillon  des 
tems  les  articles  de  foi  fe  font  multipliés ,  &  il 
fe  déclare  pour  raiÏÏrmative.  Ceft-à-dire  que  les 
do6leurs  j  renchérifTant  les  uns -fur  les  autres, 
en  favent  plus  que  n'en  ont  dit  les  Ap.ôtres  Se 
Jefus-Chrift.  Saint  Paul  avoue  ne  voir  qu'obfcu- 
rément  &  ne  connoître  qu'en  partie  (3  5).  Vrai- 
ment nos  Théologiens  font  bien  plus  avancés 
que  cela  ;  ils  voyen:  t9ut ,  ils  favent  tout  :  ils 
nous  rendent  clair  ce  qui  cft  obfcur  dans  TE- 
criture  i  ils  prononcent  fur  ce  qui  étoit  indécis  : 
ils  nous  font  fentir  avec  leur  modeilie  ordinai- 
ïe  que  les  Auteurs  Sacrés  avoient  grand  befoiu 
de  leur  fecours  pour  fe  faire  enicndre  ^  &  que 
le  Saint  Eiprit  n'eut  pas  fu  s'expliquer  clair e« 
ment  fans  eux. 

Quanu  on  perd  de  vue  les  devoirs  dé  rhom« 
me  pour  ne  s'occuper  que  des  opinions  des  Prê- 
tres &  de  leurs  frivoles  difputes  ,  on  ne  deman- 
de plus  d'un  Chrétien  s'il  craint  Dieu  ^  mais  s'il 
eft  orthodoxe  j  on  lui  fait  figner  des  formulaires 
fur  les  queftions  les  plus  inutiles  &  fouvent  les 
plus  intelligibles  ^  Se  quand  il  a  figné ,  tout 
Ta  bien  ^  l'on  ne  s'informe  plus  du  relte.  Pour- 
vu-qu^il  n'aille  pas  fe  faire  pendre  j,  il  peut  vi~ 
Tre  au  furplus  comme  il  lui  plaira  ;  fes  mœurs- 
ne  font  rien  à  l'affaire  >  la  doélrine  eft  en  fûre-- 
se.  Quand  la  Religion  en  eft4à  ^  quel  bien  fait-- 
elle  à  la  fociétc,  de  quelavantage  eft-elle  aux 
hbmmes  ?  Elle  ne  fert  qu'à  exciter  entre  eux' 
des  diïÎÊntionsj   des   troubles  ^  des  guerres  de 


vâ^S)  1.  Cor.  Xm.  5>.  li/ 


A'  M.  D  E  B  E  AU  M  0  N  T:  6i  ■ 

toute  efpece  -,  à  les  faire  entre-égorger  pour  des . 
Lt)gcgryphes  :  il  vauclioic  mieux  alors  .n  avoir - 
poinc  de  Religion  que  d'en  avoir  une  fi  mal. 
entendue.  Kmpèchons  -  la  ^  s'il  le" peut ,.  de  dé- 
générer à  ce  poinc  ,  &c  foyons  fùrs .,  malgré  les 
bûchers  6c  les -chaînes  ,  .d'avoir  bien  ménié  du. 
genre  humain. 

Supposoics  que  ,  .las  des  querelles  c|ui  le  dé- 
chirent,  il  s'aftemble  po^urles  terminer  Si  _con- 
venir  d'une  Religion  commune  à.  tous  les  Feu- 
pies.  Chacun  commencera:*  .  cela:  eit  fur,  par.- 
propof^r  la  iienne  comme  la  feule  vraye  ^  la., 
feule  raifonnable  6i  démiOntrée ,  la  feule  agréar. 
ble  à  Dieu  £c  utile  au:^  hommes  \  mais  fes  preu- 
ves ne  répondant  pas  Là-deirus  à  fa  perfualion  ^, . 
du  moins  au  gré  des  autres  le6les  ,  chaque  parti 
n'aura  de  voix  que  la.  fienne  ',  tous  les  autres 
fe  réuniront  contre  lui  ',  cela  n'eft  pa-s  moins  fur. 
i.a  délibération  fera  le  tour  de  cette  manière  ,. 
un  feiil  propofant  j  ,&:  tous  rejettant  ;  ce  n'ell 
pas  le  moyen  d'être  d'accord.  Il'  eil:  croyable 
qu'après  bien  du  tems  perdu  dans  ces  alterca- 
tions puériles ,  les  hommes  de  iens  chercheronc 
des  moyens  de  conciliation^  Ils  propoferont  ;;, 
pour  cela ,  de  com.mencer  par  chaffer  tous  les 
Théologiens  de  raffem^blée,  tz  il  ne  leur  fera 
pas  difficile  de  faire  voir  com.bien  ce  prélimi-^ 
naire  eft  indifpenfable.  Cette  bonne  œuvre  faite  ^ 
ils  diront  aux  peuples  :  Tant  que  vous  ne  con- 
viendrez pas  de  quelque  principe,  il  nVfl  pas 
poflible  m-ême  que  vous  vous  entendiez  ,  Se 
c'eft  un  argum.ent  qui  n'a  jamais  convaincu 
perfonne  que  de  dire  i  vous  avez  tort  ^  car  j'aî 
laifon. 

3>  Vous  parlez  de  ce  qui  eft  agréable  à  Dieu. 
3*,Voila  préciféruent  ce  qui  eft  en  queftion.   ^- 
5>-nous  favions  quel  culte  lui  eft  le  plus  agréa/* - 
;-ih0k  j  il  n'y  autok  plus  de  difpuce  .CA^re  iiQua-t. 


^%,  LETTRE 

■ji  Vous  parlez  aufli  de  ce  qui  eft  utile  aux  hom-- 
»  mes  :  C'eft  autre  choie ,  les  hommes  peuvent 
s,  juger  de  cela.  Prenons  donc  cette  utilité- 
5>  pour  règle ,  8c  puis  établiffons  la  doctrine  qui 
3,  s'y  rapporte  Je  plus.  Nous  pourrons  efpérer 
3)  d'approcher  ainfi  de  la-  vérité  autant  qu'il  eft' 
p>  polfible  à  des  homm.es  :  car  il  eit  à  préfumer- 
3>  que  ce  qui  eft  le  plus  utile  aux  créatures  y  eit 
»\q  plus  agréable  au  Créateur. 

3>  Chekchoxs  d'abord  s'il  y  a  quelque  aiE- 
>j  nité  naturelle  entre  nous,  fi  nous  femmes 
3)  quelque  chofe  les  uns  aux  autres.  Vous. 
i)  Juifs  ,  que  penfez-vous  fur  l'origine  du  gen- 
3)  re  humain  ?  Nous  penfons  qu'il  eft  forti  d'un- 
y>  miême  Père.  Et  vous  Chrétiens  ?  Nous  pen- 
3;  fons  là  -  deiTus  comme  les  Juifs.  Et  vous , 
3>  Turcs  ?  Nous  penfons  com.me  les  Juifs  Se  les- 
»>  Chrétiens.  Cela  eft  déjà  bon  :  puifque  les 
■j)  hommes  font  tous,  frères ,  ils  doivenc  s'aimer- 
3)  comme  tels. 

3)  Dites -NOUS  maintenant  de  qui  leur  Père 
3)  comm.un  avoit  reçu  Têtre  ?  Car  il  ne  s'écoic 
5vpas  fait  tout  feul.  Du  Créateur  du  Ciel  &  de 
7,  la  terre.  Juifs ,  Chrétiens  &t  Turcs  font  d'ac-- 
3î  cord  aulTi  fur  cela  j  c'cft  encore  un  très-grandJ 
S)  point. 

3)  Et  cet  homme,  ouvrage  du  Créateur ,  eft- 
j»  il  un  être  fimple  ou  mùxte  ?  Eft-il  formé  d'u- 
5>-  ne  fubftance  unique ,  ou  de  plufieurs  ?  Chré- 
»  tiens  ,  répondez.  Il  eft  com.pofé  de  deux  fub- 
3>  ftanccs,  dont  l'une  eft  mortelle,  &  dont  Pau- 
»  tre  ne  peut  mourir.  Et  vous.  Turcs?  Nous- 
»  penfons  de  même.  Et  vous,  Juifs?  Autrefois 
5):  nos  idées  là  -  deiTus  étoient  fort  coiifufes  ^ 
»  comm.e  les  expreifions  de  nos  Livres  Sacrés  ; 
»  mais  les  Efteniens  nous  ont  éclairés  ,  &  nou^ 
5j -penfons  encore  fur  ce  point  comme-  ÏQ^ 
^^>Chrstien5»  f^.  - 


A   M.   DE  BEAUMONT.  6^ 

En  PROCEDANT  aiiifi  d'interrogations  en  in- 
terrogations ,  fur  la  providence  divine  j  fur  l'é- 
conomie de  la  vie-à- venir,.  8c  fur  toutes  les  quef- 
tions  eflentielles  au  bon  ordre  du  genre  hu- 
main ,  ces  mêmes  hommes  ayant  obtenu  de  tousk 
des  réponfes  prefque  uniformes  ^  leur  diront  : 
(On  fe  fou  viendra  que  les  Théologiens  n'y  font: 
plus.)  i>  Mes  amis  de  quoi  vous  tourmentez- 
3)  vous?  Vous  voila  tous  d'accord  fur  ce  qui- 
3)  vous  importe  ;  quand  vous  différerez  de  fenti^ 
3)  ment  fur  le  reile  ^  j'y  vois  peu  d'inconvénient.. 
»  Formez  de  ce  petit  nombre  d'articles  une  Re- 
3)  ligion  univerfelle  ,.  qui  foit ,  pour  ainfi  dire  ;, 
3)  la  Religion  humaine  &  fociale ,  que  tout  hom.* 
3)  me  vivant  en  fociété  foit  obligé  d'admettre^ 
3)  Si  quelqu'un  dogmatife  contre  elle  >  qu'il  foit 
3>  banni  de  la  fociété  ,  comime  ennemi  de  fes 
3)  Loix  fondamentales.  Quant  au  rePte  fur  quoi 
3)  vous  n'êtes  pas  d'accord  ,  formez  chacun  de 
3)  vos  croyances  particulières  autant  de  Reli- 
3)  gions  nationales  ,  &:  fuivez  -  les  en  fmcéritd 
3)  de  cœur.  Mais  n'allez  point  vous  tourmen- 
»  tant  pour  les  faire  admettre  aux  autres  Peu» 
»  pies  ,  &:  foyez  afîurés  que  Dieu  n'exige  pas 
5>  cela.  Car  il  eft  aulîi  injufle  de  vouloir  les 
9)  foumettre  à  vos  opinions  qu'à  vos  loix  ,  &: 
3)  les  miiïionnaires  ne  me  femblent  guercs  plus 
?>  fages  que  les  conquérans. 

3>  En  suivant  vos  diverfcs  dodlrines,  ceffex 
■j)  de  vous  les  figurer  fi  démontrées  que  quicon- 
3)  que  ne  les  voit  pas  telles  foit  coupable  à  vos 
»  yeux  de  mauvaife  foi.  Ne  croyez  point  que 
3>  tous  ceux  qui  péfent  vos  preuves  &  les  re-~ 
5>  jettent  ,  foient  pour  cela-  des  obftinés  c]ue  leur. 
»  incrédulité  rende  punilTables  ;  ne  croyez  point 
»  que  la  raifori,  l'amour  du  vrai ,  la  fmcéritl 
3>  foient  pour  vous  feuls.  Quoiqu'on  falTe  ,  on 
U;  fera  toujours  porté  à  traiter  en  ennemis  ceux 


g(5  LETTRE 

»  qu'on  acciifera  de  fe  refufer  à  rév'tdence.  Oa 
i>  plaint  Terreurs,  muis  on  hait  ropiniâtreté, 
ij  Donnez  la  préférence  à  vos  railbus  ,  à  la  bon- 
»  ne  heure  i  mais  fâchez  que  ceux  qui  ne  s'y 
V  rendent  pas  ,  ont  les  leurs. 

3)  HoNOKEz  en  général  tous  les  fondateurs 
»  de  vos  cultes  refpe(Slifs.  Que  chacun  rende 
»  au  ficn  ce  qu'il  croit  lui  devoir  ,  mais  qu'il 
w  ne  méprife  point  ceux  des  autres.  Ils  ont  eu 
»  de  grands  génies  &  de  grandes  vertus  :  cela 
5>  eft  toujours  eftimable.  Ils  le  font  dits  les  En- 
5)  voy^s  de  Dieu  j  cela  peut  être  &  n'être  pas  : 
w  c'e'it  de  quoi  la  pluralité  ne  fauroit  juger 
n  d'une  manière  uniforme  ^  les  preuves  n'étant 
w  pas  également  à  fa  portée.  Mais  quand  cela 
5j  ne  feroit  pas  ,  il  ne  faut  point  les  traiter  fi 
,j  légèrement  d'impofleurs.  Qui  fait  jufqu'où 
y,  les  méditations  concinuelles  fur  îa  divinité  > 
A,  jufqu'où  renrhoufîafme  de  la  vertu  ont  pu  :, 
^,  dans  leurs  fublimes  âmes  ,  t»roubler  Tordre 
yj  didâiftique  Se  rampant  des  idées  vulgaires  ? 
j.  Dans  une  trop  grande  élévation  la  têre  tour- 
,,  ne  ,  &  Ton  ne  voit  plus  ks  chofes  comme 
g,  elles  font.  Socrate  a  cru  avoir  un  cfprit  fa- 
jj  milier  ,  Se  l'on  n'a  point  cfé  l'accufer  pour 
,j  cela  d'être  un  fourbe.  Traiterons  -  nous  les 
,j  fondateurs  des  Peuples ,  les  bienfaiteurs  des 
„  nations ,  avec  moins  d'égards  qu'un  particu- 
M  lier  ? 

3,  Du  RESTE^  plus  de  difpute  entre  vous 
3,  fur  la  préférence  de  vos  cultes.  Ils  font  tous 
9,  bons  j  lorfqu'ils  font  preicrits  par  les  loix  , 
„  Se  que  la  Religion  effentielle  s'y  trouve  ; 
>y  ils  font  mauvais  quand  elle  ne  s'y  trouve 
,,  pas.  La  forme  du  culte  cfi  la  police  des  Rc- 
>,  ligions  &  non  leur  eiïence ,  &  c'efl  au  Sou- 
>,  verain  qu'il  appartient  de  régler  la  police  da»& 
oXon  pays.  *'■ 


A  M.  DE  BEAUMONT.  67 

J*Ai  penfé^  Monfeigneur  j  que  celui  qui  rai-^ 
fonneroic  ainû  ne  ferck  point  un  blafphéma- 
tcur  y  un  impie  j  qu'il  propoferoit  un  moyen  de 
paix  jufte ,  raifcnnable  ,  utile  aux  hommes  j  Se 
que  cela  n'empêchetoit  pas  qu'il  n'eût  fa  Reli- 
gion particulière  ainfi  que  les  autres  ^  &  qu'il 
n'y  fût  tout  aufli  fmcerement  attaché.  Le  vrai 
Croyant ,  lâchant  que  Tinfidele  eft  aufli  un  hom- 
me, &  peut  être  un  honnête  homme  ,  peut  fans 
crime  s'intérefler  à  fon  fort.  Qu'il  empêche  un 
culte  étranger  de  s'introduire  dans  fon  pays  ^ 
cela  eft  jufte,  mais  qu'il  ne  damne  pas  pour 
cela  ceux  qui  ne  penfent  pas  comme  lui  j  car 
quiconque  prononce  un  jugement  fi  téméraire 
le  rend  l'ennemi  du  relie  du  genre  humain, 
5*entends  dire  fans  cefTè  qu'il  faut  admettre 
îa  tolérance  civile ,  non  la  théologique  j  je 
penfe  tout  le  contraire.  Je  crois  qu'un  homme 
de  bien,  dans  quelque  Religion  qu'il  vive  de 
bonne  foi ,  peut  être  fauve.  Mais  je  ne  crois 
pas  pour  cela  qu'on  puifte  légitimement  intro- 
duire en  un  pays  des  Religions  étrangères 
fans  la  pcrmiftion  du  Souverain  ;  car  fi  ce  n'eft 
pas  direéxement  défobéir  à.Dieu  ,  c'eft  défobéif 
aux  Loix  ;  8^  qui  défobéit  aux  Loi x  défobéit  à 
Dieu. 

Quant  aux  Religions  une  fois  établies  ou  to- 
lérées dans  un  pays ,  je  crois  qu'il  eft  injufte  Se 
barbare  de  les  y  détruire  par  la  violence  ,  &  que 
lé  Souverain  fe  fait  tort  à  lui-même  en  mal trai» 
tant  leur3  fecSlateurs.  il  eft  bien  différent  d'cm- 
brafier  une  Religion  nouvelle  ,  au  de  vivre  dans  • 
celle  où  l'on  eft  né  ;  le  premier  cas  feul  eft.pu- 
niffable.  On  ne  doit  nj  îaifter  établir  une  diver- 
ficé  de  cultes  j  ni  profcrire  ceux  qui  font  une 
fois  établis  ^  car  un  fiîs  n'a  jamais  tort  de  fui- 
vre  la  Religion  de  fon  père.  La  raifon  de  la 
aç^nquiUité.  publique  eft  toute  contre-  les.perfé-- 


4S  LETTRE 

CLiteurs.  La  Religion  n'excite  jamais  de  troubles 
dans  un  Etat  que  quand  le  parti  dominant  veut 
tourmenter  le  parti  foible  -,  ou  que  le  parti  foi- 
ble ,  intolérant  par  principe  ,  ne  peut  vivre  en 
paix  avec  qui  que  ce  foit.  Mais  tout  culte  légi- 
time ,  c'eft-à-dire ,  tout  culte  où  fe  trouve  la  Re- 
ligion eiïentielle  j  8c  dont ,  par  conféquent ,  les 
fcClateurs  ne  demandent  que  d'être  IbufFerts  8c 
vivre  en  paix  ,  n'a  jamais  caufé  ni  révoltes  ni 
guerres  civiles ,  fi  ce  n'eft  lorlqu'il  a  falu  fe 
défendre  8c  repoufî^r  les  perfécuteurs.  Jamais 
les  Proteflans  n'ont  pris  les  armes  en  France  que 
lorfqu'on  les  y  a  poui^iuivis.  Si  Ton  eût  pu  fe 
refoudre  à  les  laifTer  en  paix  ,  ils  y.  feroient  de- 
meurés. Je  conviens  fans  détour  qu'à  fa  naif- 
fance  la  Religion  réformée  n'avoir  pas  droit  de 
s'établir  en  France  ,  malgré  les  loix.  Mais  lorf- 
que  j  tranfmife  des  Pères  aux  enfans  ,  cette  Re- 
ligion fut  devenue  celle  d'une  partie  de  la  Na- 
tion Françoife  ,  8c  que  le  Prince  eût  folemnelle- 
ment  traité  avec  cette  partie  par  TEdit  de  Nan- 
tes ;  cet  Edi-t  devint  un  Contradl  inviolable  ^  qui 
ne  pouvoit  plus  être  annulé  que  du  commun 
confentement  des  deux  parties  j  8c  depuis  ce 
tems^  l'exercice  de  la  Religion  Protellante  eil:^ 
félon  moi ,  légitime  en  France. 

Quand  il  ne  le  feroi:  pas^  il  refteroit  tou- 
jours aux  fu  jets  l'alternative  de  fortir  du  Royau- 
me avec  leurs  biens  ,  ou  d'y  refter  foumis  aii 
culte  dominant.  Mais  les  contraindre  à  refter 
fans  les  vouloir  tolérer,  vouloir  à  la  fois  qu'ils 
foient  ^  qu'ils  ne  foient  pas  ,  les  priver  mê- 
me du  droit  de  la  nature ,  annuler  leurs  maria- 
ges (3<î) ,  déclarer  leurs  enfans  bâtards 


C?*^)  Dan<;  un  Arrêt  an  Parlement  de  Touloufe 
concernant  l'affaire  de  l'infortuné  Calas  ,  on  repro- 
fciie  «nx.Pxotsilans  de  faire  entre  eux  des  mariages* 


A  M.  DE  BEAUMONT.  ^9 

€n  ne  dlfaiic  que  ce  qui  eft  :,  j'en  dirois  trop  i  il 
faut  me  taire. 

Voici  du  moins  ^  ce  que  je  puis  dire.  En 
confidérant  la  feule  raifon  d'Etat  ^  peut-être  a-t- 
on bien  fait  d'ôter  aux  Proteftans  François  tous 
leurs  chefs  :  mais  il  falloit  s'arrêter  là.  Les  maxi- 
mes politiques  ont  leurs  applications  &  leurs 
dinftinélions.  Pour  prévenir  des  diflentions  qu'on 
n'a  plus  à  craindre  ,  on  s'ôte  des  reflburces  dont 
on  auroit  grand  befoin.  Un  parti  qui  n'a  plus 
ni  Grands  ni  Noblefle  à  fa  tête ,  quel  mal  peut- 
il  faire  dans  im  Royaume  tel  que  la  France  ? 
■Examinez  toutes  vos  précédentes  guerres ,  ap- 
pellées  guerres  de  Religion  ;  vous  trouverez 
qu'il  n'y  en  a  pas  une  qui  n'ait  eu  fa  caufe  à  la 
"Cour  &:  dans  les  intérêts  des  Grands.  Des  in- 
trigues de  Cabinet  brouilloient  les  affaires ,  8c 


qui ,  fdon  les  Trote(lsin$  ne  font  que  des  Acies  ri" 
-vils  y  CJ*  par  conféqnent  fournis  entièrement  pour  la 
fof-me  C5^  les  effets  à  la,  volonté  du  Roi. 

Ainfi  de  ce  que  ,  fclon  les  Proteftans  ,  le  mariage 
eft  un  afte  civil  ,  il  s'enfuit  qu'ils  font  obligés  de 
fe  foumettre  à  la  volonté  du  Roi,  qui  en  [jlm  un 
adc  de  la  Religion  Catholique.  Les  Proteftans , 
pour  fc  marier ,  font  légirimement  tenus  de  fe  faire 
Catholiques  ;  attendu  que ,  félon  eux  ,  le  mariage 
éit  un  aéle  civil.  Telle  eft  la  manière  de  raifonneE 
es  Mefîîeurs  du  Parlement  de  Touloufe. 

La  France  eft  un  Royaume  fi  vafte  ,  que  les  Fran- 
çois fe  font  mis  dans  Tcfprit  que  le  genre  humain 
ne  devoir  point  avoir  d'autres  loix  que  les  leurs. 
Leurs  Parlemens  &  leurs  Tribunaux  paroiffent  n'a- 
voir aucune  idée  du  Droit  naturel  ni  du  Droit  des 
Gens  ;  &  il  eft  à  remarquer  que  dans  tout  ce  grand 
Royaume  où  font  tarît  d'Univerfîtés  ,  tant  de  Col- 
lèges,  tant  d'Académies,  &  où  l'on  enfeigne  avec 
tant  d'importance  tant  d'inutilités ,  il  n'y  a  pas 
une  feule  chaire  de  Droit  naturel.  C'efî  le  feuî  peu- 
ple de  l'Europe  qui  ait  regardé  cette  étude  comme 
a'étaat  bonne  pour  rieo. 


7f.  LETTRE 

puis  les  Chefs  ameacnicnc  les  peuples  au  nom 
de  Dieu.  Mais  quelles  incrigues,  quelles  caba- 
les peuven:  former  des  Marchands  3c  des  Pay- 
ians  ?  Comment  s'y  prendront-ils  poux  fufciter 
un  parti  dans  un  pays  où  l'on  ne  veut  que  des 
Valets  ou  des  Maîtres.^  &  où  régalité  eft  incon- 
nue ou  en  horreur  ?  Un  marchand  propofanc 
de  lever  des  troupes  peut  le  faire  écouter  en 
Angleterre,  mais  il  fera  toujours  rire  de  Fran- 
çois (37). 

Si  j'iiTois ,  Roi  ?  Non  :  Miniftre  ?  Encore 
moins  :  mais  hom.me  puifTanc  en  France ,  je  di- 
rois.  Tout  tend  parmi  nous  aux  emplois  ,  aux 
charges  j  tout  veut  achctter  le  droit  de  mal  fai- 
re. :  Paris  oc  la  Cour  engouffrent  tout.  LaifTons 
ces  pauvres  gens  remplir  le  vuide  des  -Provin- 
ces; qu'ils  foient  marchands  ^  &  toujours  mar- 
chands.; laboureurs,  êc  toujours  laboureurs.  Ne 
pouvant  quitter  leur  état ,  ils  en  tireront  le  meil- 
leur parti  polTible  5  ils  remplaceront  les  nôtres 
dans  les  conditions  privées  dont  nous  cherchons 
tous  à  fortir  ;  ils  feront  valoir  le  commerce  & 
Tagriculture  que  tout  nous  fait  abandonner  ;  ils 
alimenteront  notre  luxe;  ils  travailleront,  &:  nous 
jouirons. 

Si  ce  projet  n'étoit  pas  plus  équitable  que 
ceux  qu'on  fuit ,  il  fer  oit  du  moins  plus  humain  , 

^———— ——————    Il  I    — — I  I  ■> 

(57)  Le  feul  cas  qui  force  un  peuple  ainfi  dénué 
de  Chefs  à  prendre  les  armes  ,  c'eft  quand  ,  réduit 
au  dcferpoir  par  Tes  perfécuteurs  ,  il  voit  qu'il  ne 
lui  reftc  plus  de  choix  que  dans  la  manière  de  pédr. 
Telle  fût ,  au  commencement  de  ce  fiécle  la  guerre 
dc5  Camifards  Alors  on  eO  tout  étonné  de  la  force 
qu'un  parti  méprifé  tire  de  fon  dérefpoir  :  c'eH:  ce 
.<jue  jamais  les  perfccarcurs  -n'ont  lu  calculer  d'a- 
vance. Cependant  de  telle;  g'jcrtes  coûtenc  tant  de 
fang  qu'ils  devioienc  bien  y  fongcr  avant  de  les 
rendre  inévitables. 


A   M.   DE   BEAUMONT.  rt 

■S:  fûremenc  il  feroic  plus  utile.  C*eft  moins  la 
tyrannie  &  c'efl:  moins  Tambition  des  Chefs,  que 
ce  ne  font  leurs  préjugés  ^  leurs  courtes  vues., 
qui  font  le  malheur  des  Nations. 

Je  finirai  par  tranfcrire  une  efpece  de  dis- 
cours, qui  a  quelque  rapport  à  mon  fujet,  8c  qui 
ne  m'en  écartera  pas  long-tems. 

Un  Parsis  de  Suratte  ayant  époufé  en  fecret 
une  Mufulmanne  fut  découvert ,  arrêté  ,  &  ayanc 
•refufc  d'cmbraffer  le  mahométiime ,  il  fut  condam- 
né à  mort.  Avant  d'aller  auXupplice ,  il  parla  ainii 
■  àfes  juges, 

yy  Quoi  Î  vous  voulez  m/ocer  la  vie  î  Eh ,  de 
:,,  quoi  me  puniflez  -  vous  ?  J'ai  tranigreile  ma 
,y  loi  plutôt  que  k  votre  :  ma  loi  parle  au  cœur 
3,  Sz  n'ell  pas  cruelle  ;  mon  crime  a  été  puni 
»  par  le  blâme  de  mes  frères.  Mais  que  vous 
3,  ai  -  je  fait  pour  mériter  de  mourir  ?  Je  vous 
3,  ai  traités  comme  ma  famille  „  &  je  me  luis 
j,  choifi  une  fœur  parmi  vous.  Je  Tai  laifTée  libre 
„  dans  fa  croyance.  Se  elle  a  refpeclé  la  mien- 
„  ne  pour  fon  propre  intérêt.  Borné  fans  re- 
'..j,i  gret  à  elle  feule ,  je  Tai  honorée  comme 
9,  Pinftrument  du  culte  qu*exige  l'Auteur  de 
„  mon  'être  ,  jVi  payé  par  elle  le  tribut  que 
s,  tout  homme  doit  au  -genre  humain  :  Tamour 
„  me  Ta  donnée  8c  la  vertu  me  la  rendoit  che- 
„  re,  elle  n'a  point  vécu  dans  la  fcrvitude,  elle 
„  a  pofTédé  fans  partage  le  cœur  de  fon  époux  5 
„  ma  faute  n'a  pas  moins  fait  fon  bonheur  que  le 
s,  mien. 

„  Pour  expier  une  faute  fi  pardonnable  vous 
5,  m'avez  voulu  rendre  fourbe  Se  menteur  ;  vous 
s,  m'avez  voulu  forcer  à  profefiTer  vos  fentimens 
5,  fans  les  aimer  8c  fans  y  croire  :  comme  Q, 
a,  le  transfuge  de  nos  loix  eût  mérité  de  paf- 
„  fer  fous  les  vôtres  ,  vous  m'avez  fait  optec 
„  cntro  le  parjure  Se  la  mort ,  &;  j'ai  choifî , 


^  LETTRE 

^,  car  je  ne  veux  pas  vous  tromper.  Je  meurs 
j,  donc  ,  puifqu'il  le  faut  ',  mais  je  meurs  digne 
5,  de  revivre  &  d'animer  un  autre  homme  juile. 
s.  Je  meurs  martyr  de  ma  Religion  fans  crain- 
,j  dre  d'entrer  après  ma  mort  dans  la  votre. 
3^  Puifle  -  je  renaître  chez  les  Mufulmans  pour 
.„  leur  apprendre  à  devenir  humains  ,  démens , 
5,  équitables  :  car  fervant  le  même  Dieu  que  nous 
o,  fervons  ,•  puifqu'il  n'y  en  a  pas  deux  ,  vous 
a  vous  aveuglez  dans  votre  zèle  en  tourmen- 
y,  tant  fes  ferviteurs ,  &  vous  n'êtes  cruels  Se 
»  fanguinaires  que  parce  que  vous  êtes  incon- 
„  féquens. 

„  Vous  êtes  des  enfans  ,  qui  dans  vos  jeux 
-s,  ne  favez  que  faire  du  mal  aux  hommes.  Vous 
5j  vous  croyez  fa  van  s ,  &  vous  ne  favez  rien 
-j,  de  ce  qui  eft  de  Dieu.  Vos  dogmes  récens 
-53  font-ils  convenables  à  celui  qui  eft,  5c  qui 
■3,  veut  être  adoré  de  tous  les  tems  ?  Peuples 
9,  Nouveaux  ,  com.ment  ofez-vous  parler  de  Re- 
»,  ligion  devant  nous  ?  Nos  rites  font  auiîi  vieux 
-5>  que  les  aftres  :  les  premiers  rayons  du  foleil 
9y  ont  éclairé  &  reçu  les  hommages  de  nos  Pe- 
M  res.  Le  grand  Zerduft  a  vu  l'enfance  du  mon- 
s,  de  i  il  a  prédit  3c  marqué  l'ordre  de  l'univers  ; 
3,  &  vous  ,  hommes  d'hier ,  vous  voulez  être 
3,  nos  prophètes  î  Vingt  fiécles  avant  Mahomet, 
*,  avant  la  naiïïance  d'Ifmaël  &  de  fon  père  , 
3,  les  Mages  étoient  antiques.  Nos  livres  facrés 
,,  étoient  déjà  la  Loi  de  l'Afie  &  du  monde, 
9,  &  trois  grands  Empires  avoient  fuccefilve- 
„  ment  achevé  leur  long  cours  fous  nos  an- 
„  cêtres ,  avant  que  les  vôtres  fuflent  fortis  du 
„  néant. 

„  Voyez  ,  hommes  prévenus  ,  la  différence 
„  qui  eft  entre  vous  &  nous.  Vous  vous  dites 
„  croyans ,  &  vous  vivez  en  barbares.  V^os  inf- 
«,  titutions  ,  vos  loix  ,  vos  cultes ,  vos  vertus 

,,  mêmes 


A  M.   DE  BEAUMONT.         75 

ii,  mêmes  tourmentent  l'homme  &  le  dégradent. 
„  Vous  n'avez  que  de  triftes  devoirs  à  lui  pref- 
„  crire.  Des  jeûnes ,  des  privations  ,  des  com- 
„  bats  ,  des  mutilations ,  des  clôtures  :  vous  ne 
»  favez  lui  faire  un  devoir  que  de  ce  qui  peuc 
,j  l'affliger  &:  le  contraindre.  Vous  lui  faices 
„  haïr  la  vie  &  les  moyens  de  la  conferver  ;  vos 
y,  femmes  font  fans  hommes,  vos  terres  font 
„  fans  culture  j  vous  mangez  les  animaux  &c 
„  vous  màfTacrez  les  humains  ;  vous  aimez  le 
„  fang  ^  les  meurtres  ',  tous  vos  établiffemens  cho- 
3,  quent  la  nature  y  aviliflent  l'efpece  humaine  ; 
;,,  & ,  fous  le  double  joug  du  Defpotifme  3i  du 
„  fanatifme ,  vous  Técrafez  de  fes  Rois  Se  de  fes 
„  Dieux. 

„  Pour  nous ,  nous  fommes  des  hom,mes  de 
„  paix  ,  nous  ne  faifons  ni  ne  voulons  aucun 
:„  mal  à  rien  de  ce  qui  refpire  ,  non  pas  même 
,y  à  nos  Tyrans  :  nous  leur  cédons  fans  regrec 
„  le  fruit  de  nos  peines,  contens  de  leur  être 
„  utiles  Se  de  remplir  nos  devoirs.  Nos  nom- 
„  breux-  beftiaux  couvrent  vos  pâturages  ;  les 
„  arbres  plantés  par  nos  mains  vous  donnent 
,,  leurs  fruits  Se  leurs  ombres  ;  vos  terres  que 
„  nous  cultivons  vous  nourrirent  par  nos  foins  : 
„  un  peuple  fimple  &  doux  multiplie  fous  vos 
„  outrages  ,  Se  tire  pour  vous  la  vie  Se  l'abcn- 
„  dance  du  fein  de  la  mère  commune  où  vous 
„  ne  favez  rien  trouver.  Le  foleil  que  nous 
ij  prenons  à  témoin  de  nos  œuvres  éclaire  no- 
„  tre  patience  Se  vos  injuftices  ;  il  ne  fe  leva 
„  point  fans  nous  trouver  occupés  à  bien  fai- 
„  re ,  Se  en  fe  couchant  il  nous  ramené  au  fein 
„  de  nos  familles  nous  préparer  à  de  nouveaux 
.„  travaux. 

„  Dieu  feul  fait  la  vérité.  Si  malgré  tout 
„  rela  nous  nous  trompons  dans  notre  culte  . 
.»  il  QÙ,  toujours  peu  croyable  que  nous  foyons 

D 


74  LETTRE 

,j  condamnés  à  Tcnfer ,  nous  qui  ne  faifons 
,,  que  du  bien  lar  la  terre ,  &  que  vous  foyez 
j^  les  élus  de  Dieu ,  vous  qui  n'y  faites  que 
„  du  mal.  Quand  nous  ferions  dans  Terreur, 
„  vous  devriez  la  reipecler  pour  votre  avan- 
j,  tage.  Notre  piété  vous  engraifle,  8c  la  votre 
,,  vous  confumc  ;  nous  réparons  le  mal  que 
5,  vous  fait  une  Pveligion  dellrudive.  Croyez- 
,^  moi,  laiiTez-nous  un  culte  qui  vous  eft  uti- 
«  le  ;  craignez  qu'un  jour  nous  n'adoptions  le 
^y  vôtre  :  c'eft  le  plus  grand  mal  qui  vous  puilTe 
j,  arriver  •■•■. 

J'ai  tâché ,  Monfeigncur ,  de  vous  faire  en- 
tendre dans  quel  cfprit  a  été  écrite  la  profel- 
fion  de  foi  du  Vicaire  Savoyard  ,  &  les  confi- 
dérations  qui  m'ont  porté  à  la  publier.  Je  vous 
demiande  à  préfent  à  quel  égard  vous  pouvez 
qualifier  fa  do6\rine  de  blafphématoire  ,  d'im- 
pie ,  d'abominable  ,  &  ce  que  vous  y  trouvez 
de  fcandaleux  &;  de  pernicieux  au  genre  hu- 
main ?  J'en  dis  autant  à  ceux  qui  m'acculent 
d'avoir  dit  ce  qu'il  falloit  taire  &  d'avoir  vou- 
lu troubler  l'ordre  pubUc  ;  imputation  vague  & 
téméraire  ,  avec  laquelle  ceux  qui  ont  le  moins 
réfléchi  fur  ce  çui  eft  utile  ou  nuifible.,  indif- 
pofent  d'un  mot  le  public  crédule  contre  un 
Auteur  bien  intentionné.  Eft-ce  apprendre  au. 
peuple  à  ne  rien  croire  que  le  rappeller  à  la 
véritable  foi  qu'il  oublie  ?  Eft-ce  troubler  Tor- 
dre que  renvoyer  chacun  aux  loix  de  ion  pays  ? 
Eil-ce  anéantir  tous  les  cultes  que  borner  chaque 
peuple  au  fien  ?  Eft-ce  oter  celui  qu'on  a^,  que 
nt  vouloir  pas  qu^on  en  change  ?  Eft-ce  fe  jouer 
de  touie  Religion  ,  que  refpecl^r  toutes  les  Reli* 
gions  ?  Enfin  eft-il  donc  fi  eiTentiel  à  chacun  de 
haïr  les  autres,  que,  cetce  haine  ôtée,  tout  foie 
uté  ? 

Voii  A  pourtant  ce  qu'o.i  perfuade  au  Peuple 


A  M.   DE  BEAUMONt,  75 

'quand  on  veut  lui  faire  prendre  ion  défenfeur 
en  haine >  Se  qu'on  a  la  force  en  main.  Mainte- 
nant j,  hommes  cruels  ,  vos  décrets  ,  vos  bûchers , 
vos  mandemens ,  vos  journaux  le  troublent  te  l'a- 
bufent  fur  mon  compte.  Il  me  croit  un  monf. 
tre  fur  la  foi  de  vos  clameurs  ;  mais  vos  cla- 
meurs celTeront  enfin  i  mes  écrits  rePieroht  mal- 
gré vous  pour  votre  honte.  Les  Chrétiens , 
moins  prévenus  y  chercheront  avec  furprife  les 
horreurs  que  vous  prétendez  y  trouver  ;  il  n'y 
verront,  avec  la  morale  de  leur  divin  maître  , 
que  des  leçons  de  paix  ,  de  concorde  c^  de  cha- 
rité. PuifTènt-ils  y  apprendre  à  être  plus  juRes 
que  leurs  Pères  î  PuifTent  les  vertus  qu'ils  y 
auront  priles  me  venger  un  jour  de  vos  maie- 
didlions! 

A  l'égard  des  ôbjedlions  fur  les  fecles  par- 
ticulières dans  Icfquelles  l'univers  eft  divifé,  que 
ne  puis-je  leur  donner  afTez  de  force  pour  ren- 
■  dre  chacun  moins  entêté  de  la  fienne  Se  moins  ^ 
ennemi  des  autres^  pour  porter  chaque  homme 
à  l'indulgence,  à  la  douceur,  par  cette  confidé-- 
tation  fi  frappante  &:  fi  naturelle  i  que ,  s'il  fût 
né  dans  un  autre  pays,  dans  une  autre  feéle, 
il  prendrbit  infailliblement  pour  l'erreur  ce  qu'il 
prend  pour  la  vérité  ,  &  pour  la  véri-té  ce  qu'il 
éprend  pour  l'erreur  î  II  importe  tant  aux  hom- 
mes de  tenir  moins  aux  opinions  qui  les  divi- 
fent  qu'à  celles  qui  les  unilîentî  Et  au  contraire, 
négligent  ce  qu'ils  ont  de  com.mun  ,  ils  s'achar- 
nent aux  fentiniens  particuliers  avec  une  efpece 
derage,  ils  tiennent  d'autant  plus  à  ces  fentimens 
qu'ils  femblent  inoins  raifonnables  ,  &:  chacu.i 
voudroit  fuppléer  à  force  de  confiaiice  à  l'âutoricé 
que  la  raifon  refufe  à  fon  parti.  Ainfi,  d'accord 
-au  fond  fur  tout  ce  qui  nous  intéreiTe  ,  Se  dont  on. 
^ne  tient  aucun  compte,  on  paffe  la  vie  à  difputers 
iàchk-aner,  à  .tourmenter ,  à.perfécuter  ,  à  febac- 

D  % 


75  LETTRE 

trcjpour  les  chofes  qu'on  entend  le  moins.  Se 
qu'il  eft  le  moins  néceflaire  d'entendre.  On  en- 
tafle  en  vain  décifions  kir  décifions  ;  on  plâtre  en 
vain  leurs  contradictions  d'un  jargon  inintelligi- 
ble j  on  trouve  chaque  jour  de  nouvelles  c^ueftions 
à  réioudre,  chaque  jour  de  nouveaux  lujets  de 
querelles  j  parce  que  chaque  doctrine  a  des  bran- 
ches infimes ,  Se  que  chacun  ,  entêté  de  la  petite 
idée ,  croit  efTentiel  ce  qui  ne  l'eil  point,  &l  né- 
glige l'elTenciel  véritable.  Que  fi  on  leur  propofe 
des  objections  qu'ils  ne  peuvent  réfoudre,  ce  qui, 
vu  l'échafaudage  de  leurs  dodlrines  ,  devient  plus 
facile  de  jour  en  jour,  ils  fe  dépitent  comme  des 
enfans ,  Se  parce  qu'ils  font  plus  attachés  à  leur 
parti  qu'à  la  vérité,  Sz  qu'ils  ont  plus  d'orgueil 
que  de  bonne  foi ,  c'eft  fur  ce  qu'ils  peuvent  le 
moins  prouver  qu'ils  pardonnent  le  moins  quelque 
doute. 

Ma  propre  hiftoire  caraélérife  mieux  qu'au- 
cune autre  le  jugement  qu'on  doit  porter  des 
Chrétiens  d'aujourd'hui  :  mais ,  comme  elle  en 
dit  trop  pour  être  crue  ,  peut-être  un  jour  fera- 
t-elle  porter  un  jugement  tout  contraire  ;  un  jour 
peut-être ,  ce  qui  fait  aujourd'hui  l'opprobre  de 
mes  contemporains  fera  leur  gloire ,  Se  les  fim- 
ples  qui  liront  mon  Livre  diront  avec  admira- 
tion :  Quels  tems  angéliques  ce  devroient  être 
que  ceux  où.  un  tel  livre  a  été  brûlé  comme  im- 
pie ,  Se  fon  auteur  pourfuivi  comme  un  malfai- 
teur ?  fans  doute  alors  tous  les  Ecrits  refpiroient 
la  dévotion  la  plus  fublime ,  Se  la  terre  étoit  cou-- 
verte  de  faints  ! 

Mais  d'autres  Livres  demeureront.  On  faura, 
par  exemple ,  que  ce  même  fiécle  a  produit  un 
panégyrifte  de  la  Saint  Barthélemi,  François,  &, 
comme  on  peut  bien  croire,  homme  d'Eglife,  fans 
que  ni  Parlement  ni  Prélat  ait  fongé  même  à  lui 
chercher  querelle.  Alors,  en  comparant  la  mo- 


A  M.  DE  BEAUMONT.  77 
taie  des  deux  Livres  Se  le  tort  des  deux  Au-^ 
teurs,  on  pourra  changer  de  langage,  &:  tirer 
une  autre  conclufion. 

Les  doélrines  abominables  font  celles  qui  mè- 
nent au  crime  ,  au  meurtre  ,  Se  qui  font  des  fa- 
natiques. Eh  î  qu'y  a-t-il  de  plus  abominable  au 
monde  que  de  mettre  Pinjuftice  Se  la  violence 
en  Syftême  ,  &  de  les  faire  découler  de  la  clé- 
mence de  Dieu  ?  Je  nvabftiendrai  d'entrer  ici 
dans  un  parallèle  qui  pourroit  vous  déplaire. 
Convenez  feidement ,  Monfeigneur  ,  que  fi  la 
France  eût  profefle  la  Religion  du  Prêtre  Sa- 
voyard, cette  Religion  fi  fimple  Se  fi  pure,  qui 
fait  craindre  Dieu  Se  aimer  les  hommes,  des 
fleuves  de  fang  n'euflent  point  fi  fouvent  inondé 
les  ^champs  François  j  ce  peuple  û  doux  Se  n  gai 
n'eût  point  étonné  les  autres  de  fes  cruautés 
dans  tant  de  perfécutions  Se  de  maffacres  ,  depuis 
rinquifition  de  Touloufe  (38),  jufqu'à  la  Saint 
Barthélemi ,  Se  depuis  les  guerres  des  Albigeois 
jufqu'aux  ^Dragonades  ;  le  Confeiller  Anne  du 
Bourg  n'eût  point  été  pendu  pour  avoir  opiné  à 
la  douceur  envers  les  Réformés  ^  les  habitans  de 

(iS)  II  eft  vrai  que  Dominique  ,  faint  Efpaenol  , 
y  eut  grand  part.  Le  Saint ,  félon  un  écrivain  de 
fon  ordre  ,  eut  a  charité,  prêchant  contre  les  Al- 
bigeois, de  SriHjoindre  He  dé-'ores  perfonnes  ,  zé- 
lées pour  la  foi ,  iefquelles  priifent  le  foin  d'ex- 
tirper corporelletnent  &  par  le  glaive  matériel  leç 
hérétiques  qui  n'auroit  pu  vaincre  avec  le  glaive 
de  Ja  parole  de  Dieu.  Ob  caritatem ,  iyr&dic^ns 
contra  Albtenfes  ,  in  oJjutormm  rumtftt  qu^C 
dam  devotas  perConas  ,  zeUntes  pro  fide  ,  quA  cor^ 
por aliter  tllos  H&rettcox  gladio  materiali  t xpugn eu- 
rent,  quoapfe  gUdro  -verbi  Dei  imputare  ron  poC- 
fet.  Anronin.  m  Chron.  P.  ÎII.  tit.  2g.  c.  T4  §  1 
Cette  charité  ne  refiemble  guère  à  celle  du  Vicaire  • 
aufh  a-r-elleun  prix  bien  diiférenr.  L'une  fait  dé- 
erctei  &  1  autre  canonifcr  ceux  qui  la  profeiTciit. 


n  LETTRE 

-Merindol  &  de  Cabrieres  n'eulTent  point  été  mi$ 
à  mort  par  arrêt  du  Parlement  d'Aix,  oc  fous 
nos  yeux  Tinnocent  Calas  torturé  par  les  bour- 
reaux n'eût  point  péri  fur  la  roue.  Revenons ,  à 
préfenc ,  Monfeigneur  ^  à  vos  cenfures  &l  aux  râl- 
ions fur  lefquelles  vous  les  fondez. 

Ce  sont  toujours  des  hommes  j. dit  le  Vicai- 
re ,  qui  nous  attellent  là  parole  de  Dieu  ,  Se  qui 
BOUS  latteltent  en  des  langues  qui  nous  font  in~ 
comiues.  Souvent ,  au  contraire  ;  nous  aurions . 
grand  befoin  que  Dieu  nous  atteitât  la  parole  des 
hommes  i  il  eft  bien- fur,  au  moins,  qu'il  eût  pu 
nous  donner  la  fienne  ,  fans  fe  fervir  d'organes 
fi  fufpeéts.  Le  Vicaire  fe  plaint  qu'il  faille  tant 
de  témoignages  humains  pour  certifier  la  parod- 
ie divine  :  que  dlio mmes  j  àii-û:,  entre  Dieu  à^ 

Vous  répondez.  Tour  que  cette  plainî-e  fût  feîu- 
fée ,  M.  T.  C.  K,  il  faudrait  pouvoir  concUire  que 
la  Révélation  eft  fatijfe  dès  qii'elle  iCa  point  été 
faite  à  chaque  homme  en  particulier  ;  il  faudrait 
pouvoir  dire  :  Dieu  ne  peut  ^exiger  de  moi  que 
je  croye  ce  qu'ion  Tn'ajfure.  qu'il  a  dit  ,  dès  que 
ce  lï'eji  pas  dire  bernent  à  moi  qu'il  a,  adrejfé  fa 
parole  (40). 

Et  TOUT  au  contraite,  cette  plainte  n'eft  fen- 
fée  qu'en  adm.ettant  la  véjrité  de  la  Révélation. 
Car  11  vous  la  fuppolez-  faulTe ,  quelle  plainte 
avez-vous  à  faire  du  moyen  dont  Dieu  s'eilfer- 
vi  j  .puifqu'il  ne  s'en  eft  fervi  d'aucun  ?  Vous 
doit  -  il  compte  des  tromperies  d'un  impofleur  ? 
Quand  tous  vous  lailTez  dupper  ,  c'eft  votre 
faute  &:  non  pas  la  fienne.  Mais  lorfque  Dieu, 
maître  du  choix  de  fes  moyens  >  en  choifit  par 
préférence  qui  exigent  de  notre  part  tant  de  fa- 

a.  I  .  .  .         I    .......■,    .  —  ■  I        ir> 

(59)  Emile  Tom.  IH.  p.  141. 

(40)  NUndement  in  4®.  p.  li.  io-ii,  p.  xxi. 


A    M.   DE  BÉAUMÔNf.  79 

voir  &  de  il  profondes  difciiiTions  ,  le  Vicaire 
a-t-il  tort  de  dire  :  „  Voyons  toutefois  ;  exami- 
,,  nons\,  comparons  ,  vérifions.  O  fi  Dieu  eût 
a>  daigné  me  difpenfer  de  tout  ce  travail  ^  l'en 
3^  aurois-je  fervi  de  moins  bon  cœur  ?  (41)  *^ 

MONSEIGNEUR:,  votre  mineure  cfl  admirable. 
Il  faut  la  tranfcrire  ici  toute  entière  ;  j'aime  à 
rapporter  vos  propres  termes  ;  c'eft  ma  plus  graode 
méchanceté. 

Mais  Tfefi-il  dcncpasune  infinité  défaits ,,  mê- 
me antérieurs  à  celui  de  la  Révélation  Chrétienne  ^^ 
dont  il  fer  oit  ah  fur  de  de  douter  ?  Far  quelle  au- 
tre voye  que  celle  des  témoignages  humains ,  V Au- 
teur lui-même  a~t-il  d.onc  connu  cette  Sparte  ^  cette 
Athéne  ^,  cette  Rome  dont  il  vante  fi  fouvent  i^  avec' 
tant  d'ajpurance  les  loixy  les  mœurs  ^(l^  les  héros  ? 
Qîie  d'hommes  entre  lui  &  les  WJioriens  qui  ont 
€onfervé  la  mémoire  de  ces  événemens  ! 

Si  la  matière  étoit  moins  grave  Se  que 
j'euife  moins  de  rcfpe6l  pour  vous,  cette  ma- 
nière de  raisonner  me  fourniroit  peut-être  Toc- 
cafion  d^égayer  un  peu  mes  leéleurs  j  mais  à 
Dieu  ne  plaife  que  foublie  le  ton  qui  con- 
vient au  fujet  que  je  traite ,  Se  à  Tiiomme  à- 
qui  je  parle.  Au  rifque  d'être  plat  dans  ma 
réponfe^  il  me  fuffit  de  montrer  que  vous  vous 
trompez. 

CoNSiDFUEz  donc  ,  de  grâce, qu'il  eil:  tcut-à- 
fait  dans  Tordre  que  des  faits  humains  foienc 
attcilés  par  des  témoignages  humains.  Ils  ne 
peuvent  Têtre  par  nulle  autre  voye?  je  ne  puis 
lavoir  que  Sparte  &  Rome  ont  exifté ,  que  par-- 
ce  que  des  Auteurs  contemporains  me  le  dî- 
fent ,  &  entre  moi  Se  un  autre  homme  qui  a 
vécu   loin   de   moi,  il  faut  néceffairement  des 


(41)  Emile  iitii  fu^i 

D 


9o  LETTRE 

intermédiaires  ;  mais  pourquoi  en  faut-il  entre 
Dieu  &  moi ,  Se  pourquoi  en  faut-il  de  fi  éloi- 
gnés ,  qui  en  ont  befoin  de  tant  d^autres  ?  Eft- 
il  fimplc  ;,  eft-il  naturel  que  Dieu  ait  été  cher- 
cher Moife  pour  parler  à  Jean  -  Jacques  Rouf- 
fcau  ? 

D'ailliurs  nul  n*eft  obligé  fous  peine  de 
damnation  de  croire  que  Sparte  ait  exifté  ;  nul 
pv^^ur  en  avoir  douté  ne  fera  dévoré  des  flam- 
mes éternelles.  Tout  fait  dont  nous  ne  fommes 
pas  les  témoins  ,  n  eft  établi  pour  nous  que  fur 
des  preuves  morales,  £c  toute  preuve  morale  eft 
fufcepcible  de  plus  &  de  moins.  Croirai-je  que  la 
juftice  divine  me  précipite  à  jamais  dans  l'enfer , 
uniquement  pour  n'avoir  pas  fu  marquer  bien 
exaélement  le  point  où  une  telle  preuve  devient 
invincible  i 

S'il  y  a  dans  le  monde  une  hiftoire  atteftée, 
e'efl:  celle  des  V^'ampirs.  Rien  n'y  manque  ;  pro~ 
ces  verbaux,  certificats  de  Notables,  de  Chirur- 
giens, de  Curés,  de  Magiftrats.  La  preuve  juri- 
dique eft  des  plus  complétées.  Avec  cela,  qui  eft- 
ce  qui  croit  aux  Wampirs  ?  Serons  -  nous  tous 
damnés   pour  n'y  avoir  pas  cru  ? 

Quelque  atteftés  que  foient ,  au  gré  même  de 
l'incrédule  Ciceron  ,  plufieurs  des.  prodiges  rap- 
portés par  Tite-Live ,  je  les  regarde  comme  au- 
tant de  fables ,  &:  fùrement  je  ne  fuis  pas  le  feul. 
Mon  expérience  conftante  Se  celle  de  tous  les 
hommes  eft  plus  forte  en  ceci  que  le  témoignage 
de  quelques  -  uns.  Si  Sparte  &  Rome  ont  été 
des  prodiges  elles  -  mêmes  ,  c'étoient  des  pro- 
diges dans  le  genre  moral;  5c  comme  on  s'abu- 
feroic  en  Laponie  de  fixer  à  quatre  pieds  la  fta- 
ture  naturelle  de  l'homme ,  on  ne  s'abuferoit  pas 
moins  parmi  nous  de  fixer  la  mefure  des  amcs 
humaines  fur  celle  des  gens  que  l'on  voie  autour 
de  foi. 


A   M.    DE  BEAUMONT.  ^       Sr 

Vous  vous  fouviendrez ,  s'il  vous  plaît ,  que 
je  continue  ici  d'examiner  vos  raifonnemens  en 
eux-mêmes ,  fans  foutenir  ceux  que  vous  atta- 
quez. Après  ce  mémoratif  néceflaire  ,  je  me  per- 
mettrai  fur  votre  manière  d'argumenter  encore 
une  fuppofition. 

Un  habitant  de  la  rue  Saint  Jacques  vient 
tenir  ce  difcours  à  Monfieur  l'Archevêque  de 
Paris.  "  Monfeigneur,  je  fais  que  vous  ne  croyez 
yy  ni  à  la  béatitude  de  Saint  Jean  de  Paris  ^ 
,y  ni  aux  miracles  qu'il  a  plu  à  Dieu  d'opérer 
yy  en  public  fur  fa  tombe  ,  à  la  vue  de  la  Vil- 
yy  le  du  monde  la  plus  éclairée  8c  la  plus  nom- 
yy  breufe.  Mais  je  crois  devoir  vous  attefter  que 
,a  je  viens  de  voir  relTufciter  le  Saint  en  per- 
yy  fonne  dans  le  liea  où  fes  os  ont  été  dé-- 
„  pofés.  „ 

L'homme  de  la  rue  Saint  Jacques  a  joute  à  ce- 
la le  détail  de  toutes  les  circonftanccs  qui  peu- 
vent frapper  le  fpeélateur  d'un  pareil  fait.  Je 
fuis  perfuadé  qu'à  l'ouie  de  cette  nouvelle  ^  avant 
de  vous  expliquer  fur  la  foi  que  vous  y  ajoutez  , 
vous  commencerez  par  interroger  celui  qui  l'at- 
tefte  ,  fur  fon  é.\:^x.  y  fur  fes  fentimens,  fur  fon 
ConfefTeur,  fur  d'autres  articles  femblablesj  &. 
lorfqu'à  fon  air  comme  à  fes  difcours  vous  aurez 
compris  que  c'eft  un  pauvre  Ouvrier  ^  &  que^ 
n^ayant  point  à  vous  montrer  de  billet  de  con- 
fefnon  y.  il  vous  confirmera  dans  l'opinion  qu'il 
eft  Janfénifte  ,  y.  Ah  ah!  ""  lui  direz  -  vous  d'un 
air  railleur  , ,,  vous  êtes  convulfionnaire ^  &  vous 
„  avez  vu  rexTufciter  Saint  Paris  ?  Cela  n'ell:  pas> 
,,  fort  étonnant,  vous  avez  tant  vu  d'autres  mer- 
yy  veilles!  '' 

Toujours  dans  ma  fuppofition  ,  fans  doute  il 
infiffera  :  il  vous  dira  qu'il  n'a  point  vu  feul  le 
miracle  ;•  qu'il  avoir  deux  ou  trois  perfonnes.. 
avec  Iu£  qui  ont  vu  la  même  chofe ,  6>  quér 

D  i- 


gr.  LETTRE 

d'autres  à  qui  il  l'a  voulu  raconter  difcnt  Tavoir 
aulTi  vu  eux-mêmes.  Là-defTus  vous  demanderez- 
fi  tous  ces. témoins  écoient  Janlcnilles  ?  „  Oui  * 
^,  Monfeigneur  /"  dira-t-ili  „  mais  n'importe  , 
j,  ils  font  en  nombre  fuffifant ,  gens  de  bonnes 
„  mœurs ,  de  bon  fens  ,  &  non  réculables  j  la 
,y  preuve  eil  ^complette-j  &  rien  ne  manque  à 
:,,  notre  déclaration  pour  conilater  la  vérité  du 
.,  fait.  " 

D'autre  Evêques  moins  charitables  enver- - 
roient  chercher  un  CommiflàL-e  ce  lui  configne- 
roient  le  bon  homme  honoré  de  la  vifion  gîo- 
rieufe ,  pour  en  aller  rendre  grâce  à  Dieu  aujç 
petites-maifons.  Pour  vous,  Monfeigneur  j  plus 
humain,  mais  non  plus  crédule,  après  une  gra- 
ve réprim.andc  vous  vous  .contenterez  de  lui 
dire  :  '*"  Je  fais  que  deu:c  .ou  trois  témoins ,  hon- 
,,  nêtes  gens  &  de  bon  fens  ,  peuvent  attcfter 
j^  la  vie  ou  la  mort  d'un  homme;  mais  je  ne  fais 
j,  pas  encore  combien  il  en  faut  pour  conîlat.er  la 
j,  réfurreclion  d'un  Janfénifte.  En  attendant  que 
jy  je  l'apprenne;,  allez,  mon  enfant,  tâcher  de 
j,  fortifier  votre  cerveau  creux.  Je  vous  difpenfe 
„  du  jeune  ^  Se  voilà  de  quoi  vous  faire  de  bon 
3,  bouil;on.  „ 

C'est  à  peu  près ,  Monfeigneur ,  ce  que  vous 
d.'r':.ez ,  &  ce  que  diroit  tout  autre  homme  fage 
à  vo:re  place.  D  où  je  concluds  -qi'.e ,  même  félon 
vous ,  &  félon  tout  autre  homme  fage  ,  les  preu- 
ves morales  fuffifantes  pour  conilater  les  faits  qui 
font  dans  l'ordre  des  poifibilités  morales,  ne  fuf-  - 
fifer.t  plus  pour  conftater  d.es  faits  d'un  autre  or- 
dre &  purement  furnaturels  :  fur  quoi  je  vous 
îaifTe  juger  .-yousrinêine  de  la  juflefll^  de  votre 
cor   "n  ai  ton. 

Voici  pourtant  la  conclufion  triomphnnte  ^ue 
vous  en  tireï  -contre  moi.  Son  fcePticifmc  rCeft 
dora,  ici  fondé  quç  fur  VinUrêtr  dcjoniacréduli^., 


A  M.  DE  BEAUBS^ONt:  S| 

/¥  (4^).  M'onfeigneur ,  fi  jamais  elle  me  procu- 
re un  Evêché  de  cent  mille  Livres  de  rentes  ^ 
vous  pourrez  parler  de  l'intérêc  de  mon  incré- 
dulicé. 

Co-NTiNa^oNS  maintenant  à  vous  tranfcrire  > 
en  prenanc  Seulement  la  liberté  de  reflituer  au 
befoin  les  palTages  de  mon  Livre  que  vous 
tronqueï. 

,y  Qu'un  h-omme  y  ajoûte-'t~>il  plus  loin  y  vienne 
a  nous  tenir  ce  langage  :  Mortels^  je  vous  a«- 
^,  nonce  les  volontés  du  Très-Haut  j  rccunnoil- 
^,  fez  à  ma  voix  celui  c|ui  m'envoye.  J'ordonne 
,i  au  folei'l  de  changer  Ion  cours  ,  aux  éioiles 
3,  de  former  un  autre-  arrangement  j  aux  mon- 
„  tagnes'de's'applanir,- aux  flots  de  s*élever,' 
^  à  la  terre  de  prendre  un  autre  afpcdt  :  à  ces 
j>  merveilles  qui  ne  reconnoîcra  pas  à  Tinflanc 
j.»  le  maître  de  la  nature?  '^  Qui  ne  croircît  ^ 
M.  T.  C.  F.,  que  celui  qui  s'exprime  de  la  fort ^ 
ne  demande  qu'à  voir  des  miracles  four  être- 
Chrétien? 

BiEN  plus  que  ce*a  ,  Monfeigneur  ;  puifque- 
je  n'ai  pas  même  befoin  des  miracles  pour  être' 
Chrétien,  • 

Ecoutez  y  toutefois  y  ce  qu'il  ajoute  :  "  Refte' 
a>  enfin;,  dit-il  _,  Texamen  le  plus  important  dans'' 
jj  la  do<5lrtne  annoncée  ;   car   puifqùc  ceux  qui 
„>  difeuE  que  Dieu  fait  ici-b^s  des  miracles  ,  pré- 
j>  tendent  que  le  Diable  les  imite  quelquefois  ^  • 
j,  avec  les  prodiges  les  mieux  contaftés  nous  ne 
jj  fommes  pas  plus  avancés  qu'auparavant^  Se 
j,  puifque  les  Magiciens  de  Pharaon  ofoient ,  ea 
:,y  préfence  m^me   de  Moife  ^  faire  les  mômes- 
j,  fignes  qu'il  faifoit  par  Tordre  exprès  de  Dieu, 
;„  pourquoi  dans  fon  abfcence  n'eufïènt-iis  pas. 


pfàei) MÂid^m^nt  iQ'^^,ysig,  X2.  in  iz.  p.  x:icJLi, 

J)  if 


g4  LETTRE 

„  aux  mêmes  titres,  prétendu  la  même  autori- 
„  té  ?  Ainù  donc ,  après  avoir  prouvés  la  doc- 
3,  trine  par  le  miracle  ,  il  faut  prouver  le  mi- 
„  racle  par  la  doctrine  »  de  peur  de  prendre  l'œu- 
„  vre  du  Démon  pour  Tœuvre  de  Dieu  (43)* 
„  Que  faire  en  pareil  cas  pour  éviter  le  dialéle  ? 
„  Une  feule  choie  i  revenir  au  raifonnement ,  8c 
,,  laiffer-là  les  miracles.  Mieux  eût  valu  n  y  pas- 
y,  recourir.  ,> 

Ceft  dire  ;  qti'on  me  montre  'des  miracles  ,  <b*- 
je  croirai.  Oui  ,  Monfeigneur  ,  c'eft  dire  ,  qu'on- 
«ne  montre  des  miracles  Se  je  croirai  aux  mira- 
cles. Ceft  dire  ;  qu'on  me  montre  de:  miracles ,  &■ 
je  refujerai  encore  de  croire.  Oui ,  Monfeigneur , 
c'cft  dire  ,  félon  le  précepte  même  de  Moi- 
ie  (44)  ;  qu'on  me  montre  des  miracles.  Se  je- 
refui'erai  encore  de  croire  une  doclrine  abiurde 
Se  déraifonnable  qu'on  voudroit  étayer  par  eux. 
Je  croirois  plutôt  à  la  magie  que  de  reconnoî- 
tre  la  voix  de  Dieu.d^ns  des  leçons  contre  la 
raifon. 

J'ai  dit  que  c'étoit  -  là  du  bon  fens  le  plus, 
fimple ,.  qu'on  n'obicurciroit  qu'avec  des  dif-- 
tinétions  tout  au  moins  très  -  fubtiles  :  c'eft  en- 
core une  de  mes  prédidlionsi  en  voici  l'accomplif- 
fement. 

Quand  une  doSirine  efl  reconnut  vraye ,  divi^ 
ne  ,  fondée  fur  une  Révélation  certaine,,  on  s^enfert 
four  juger  des  miracles ,  c'eft-à-dire^pour  rejetter 
les  prétendus  prodiges  que  des  impofteurs  vov.^ 
droient  oppofer  à  cette  do6îrijie.  Qjiand  il  s'agît- 
d'une  doérine  nouv.elle  quon  annonce  comme  émanés- 

s»  ^ 

(4?  Te  fuis  forcé  de  confondre  ici  la  note  avec  le^ 
texic  ,  à  rimitaion  rie  M  de  Beaumont.  Le  Lec- 
teur pcurra  confulter  l'un  &  l'autre  daus  le  Livife- 
même   T.  IIL  pag.  i45  (ST  fniv, 

(44)  DeuteioQ.  c.  XUL 


A  M.   DE  BEAUMONT.  85 

iu  fehi  de  Dieu,  les  miracles  font  produits  en- 
preuves;  c'eji-à-dire,  que  celui  qui  prend  la  quali- 
té d'Eîivoyé  du  Très  -  Haut ,  confir7?ie  fa  MiJJïon, 
fa  prédication  par  des  miracles  qui  font  le  té^ 
moîgnage  mê/ne  de  la  divinité.  Ainf  la  do6irine 
i^  les  miracles  font  des  argumens  refpeBifs  dont 
on  fait  ufage ,  félon  les  divers  points  d£  vue  ou 
Pon  fe  place  dans  l'étude  (ir  da?is  Venfeig'nemen^ 
de  la  Religion,.  Il  ne  fe  trouve  là  ,-  ni  abus  dii. 
raifonnejnent ,  ni  fophifms  ridicule  ,  ni  cercle  vi- 
cieux (45^). 

Le  Lecteur  en  jugera.  Pour  moi  je  n'ajou- 
terai pas  un  feul  mot.  J'ai  quelquefois  répon- 
du ci-deva-nt  avec  mes  paffages  j  m.ais  c'ell  avec 
le  votre  que  je  veux  vous  répondre  ici. 

Ou  efi  donc  :  M.T.  G.  F.,,  la  bonne  foi  philofo^ 
fhique  dont  fe  pare  cet  Ecrivain  ? 

Monseigneur  :,  je  ne  me  fuis  jamais  piqué 
d'une  bonne-foi  philofophique  j  car  je  n'en  con- 
nois  pas  de  telle.  Je  n'ofe  même  plus  trop 
parler  de  la  bonne-foi  Chrétienne  ,  depuis  que 
les  foi-difans  Chrétiens  de  nos  jours  trouvent  11 
mauvais  qu'on  ne  fupprime  pas  les  objections, 
qui  les  embarrafTent.  Mais  pour  la  bonne-foi 
pure  &  fimple  ,  je  demande  laquelle  de  la  mien- 
ne ou  de  la  votre  eft  la  plus  facile  à  trouver  ici  % 

Plus  j'avance ,  plus  les  points  à  traiter  de- 
viennent intéreffans.  Il  faut  donc  continuer  à. 
TOUS  tranfcrire.  Je  voudro  s  dans  des  difcuiîions. 
de  cette  importance  ne  pas  omettre  un  de  vos- 
mots. 

On  croiroit  qu'après  les  plus  grands  efforts^ 
pour  décréditer  les  témoignages  humains  qui  attef- 
Unt  la  révélation  Chrétienne  ,  le  même  Auteur  y 
défère  cependant  de  la  manière  la  plus  pofitive-,  la 
plus  folemnelle. 

(45)  Mindement  in-4»,  p.  15.  in- 12.  p.  xxiii. 


ts  LETTRE 

Om  auroit  rai  Ion  j  fans  doute,  puifqne  je 
tiens  pour  révélée  toute  dodlrine  où  je  recon- 
nois  l'cfprit  de  Dieu.  Il  faut  feulement  oter 
Tamphibolode  de  votre  phrafe  ;  car  H  le  verbe 
relatif  y  défère  fe  rapporte  à  la  Révélatioa 
Ghrétiemie  ,  vous  avez  raifon  j  mais  s'il  fe  rap- 
porce  aux  témoignages  humains,  vous  avez  tort. 
Quoiqu'il  en  foit ,  je  prends  acle  de  votre  té- 
moignage contre  ceux  qui  oient  dire  que  je  re- 
jette toute  révélation  j  commue  fi  c'écoit  rcjcttcr 
une  dcflrine  que  de  la  reconnoîcre  fujette  à  des 
diJfEcultés  infolubles  à  l'efprit  humain  ^ -comme 
fi  c'étoit  la  rejetter  que  ne  pas  l'admettre  fur  le 
témoignage  des  hommes  ,  lorfqu'on  a  d'autres 
preuve  équivalente  eu  fupérieures-  qui  dif- 
penfent  de  celle-là?  Il  eft  viai  que  vous  dites- 
conditionncllement  on  croiro'n  ;  mais  on  croiroit 
fignifie  on  croit  ,  lorfq.ue  la  railon  d'cxceptica 
peur  ne  pas  croire  fe  réduit  à  rien,  comme  en 
Terra  ci-aprés  de  la. votre.  Commençons  par  la 
preuve  affirmative. 

Il  faut  pour  vous  en  convaîncre  ^  M.  T.  C.  K 
^  en  même  teins  four  vous  édifier  ,  mettre  fous  vts 
yeux  cet  endrj)it  ch  fin  ouvrage.  ,>  J'avoue  que  la- 
^>  majefté  des  Ecritures  m'étonne  j  la  fainteté 
j,  de  l'Evangile  (4^5)  parle  à  m^on  cœur.  Vo- 
^,  yez  les  Livres  des  Philofophes- ,  avec  toute 
Jeteur  pompe,'  qu'ils  font  petits  près  de  celui— 
.j,là  !  Se  peut-il  qu'un  Livre  à  la  fois  fi  fubli- 
:3j  me  6c  fi  fimpie  foit  l'ouvrage  des  hommes  I 

(4<}  La  négligence  avec  l<nq\!elle  M.  de  Bea-umonf 
mt  crancric  lui  a  fait  fiire  ici  d?ux  chaiigeinens 
dans  une  ligne.  Il  a  mis,  la  m.tjeflé  de  l'Etriîure 
&u-  heu  de  ,  U  m:i]eflé  des  Ecrirures  :  Ôc  il  a  mis  ^ 
la  fainteté  de  l'Ecriture  au  lieu  de,  la  f:tir:teté- 
de  l'Evapgile.  Ce  n'efl  pas  ,  a  la  vérité  ,  me  fuire- 
(d-ire^des  Kérë^csi .mais  €'cii..me  faire  parier  bica 


A   m:  de  BEAUiMONT.  3? 

^.Se  pcut-îl  que  relui  dont-il  fait  Thiftolre  ne 
3,  ibit  qu'un  liomme  lui-même  ?  Eil-ce  là  le  ton 
^,  d'un  eo-thcufiafte  ou  d'un  ambitieux.  fcél:aire  l- 
5„  Quelle   douceur  ,    qii'ell.e    pureté    dans    fes.. 
^^ mœurs!  Quelle,  grâce  touchante  d^ns  les  inf-, 
:,>  truclionS' î   quelle    élévation    dans    fes  m.axi- 
;,,  mes  î  quelle    profonde,  fagefiè  dans    fes  dif-- 
^^  cours!  quelle  préfence  d'eiprit  ...quelle  fineiTc 
3,,  2c  quelle  juibèiTe  dans  fes  réponfes  !  quel.em-- 
^,pire  fur   fes  palfibns  !  Où  efl  l'homme  ^   où 
3>  eft  le   fage  qui  fait   agir  ,    fbuffrir   Z<  mourir 
j,.  fans  faiblefle  &,  fans  ofîencation  (47)  ?  "Quand  . 
,.,  Platon  peint  fon  Julie  imaginaire  couvert  de 
3>iout  l'opprobre  du  crime  .,,&;  digne  de  tous. 
5,,  les  prix,  de  la  vertu ,  il  peint  trait  pour  tràic 
j,  Jéfus-Ghriil  :  la  reitem.blance  eit  fi  frappante; 
j>que  tous  les  Pères  l'ont  fentie ,  8c  qu'il  n'elt 
:>^pas  pofTibîe  de  s'y  tromper.  Quels  préjugés  j. 
^.,  quel  aveuglement  ne  fâur-il  point  avoir  poui»- 
„.ofer.  comparer  le  fils  de  Soplironifque  au  fils, 
:,>de  Marie  ?    Quelle  diftance  de  Pun  à  Tautrel. 
^>  Socrate  m.ouranc  fans  douleur  ,  fans  ignomi- 
,>niej  loutint   aifément  ju {qu'au  bout  fon  per-. 
j*  fon  nage  5  &  il  cette  facile  mort  n'eût  honoré. 
3>  fa   vie  ,   on  douceroit    fi  Socrate  j  avec  tout 
5).  fon  efprit .,  fut  ^ucre  xhofe    qu'un   Sophifte.  . 
■D)  Il  invita  ,  dit-on ,  la  morale,  .D'autres  avaat 
â>  lui  lavoient  mife  en  pratique  i  il  ne  fit  que. 


■(47)  Je  remplis  ,  fc'on  ma  coutume  i  les  ïacunes  -; 
£31  tes  par  M     cie  Beaumont  j^non^qu'abrolumenî: 
celles  qu'il    fait   ici   fbicnt  ini'ifiieiH'es  .  comr.e.en.- 
d'autres  endroits  ;  mais  parce  que  le  défaut  de  fuite 
&  de  liaifon  affôiblit  le  -pal'îage  quand   il  eO:  tton-  , 
<3ué  ;  &  auffi  parce  que  mes  perfécuteurs  fapprimant 
avec  foin  tout  ce  que  j'ai  «dit  de  îi   bon  ccsnr  eu- 
faveur  de  la    '-.etigion  ,  il  eft  bon  de  Je  ictabik.^ 
^îBiefûie  que  i'occâûoius'fiftxiouie^. 


%%  LETTRE 

M  dire  ce  qu'ils  avoient  faic ,  il  ne  fit  que  met- 
5)  tre  en  leçons  leurs  exemples.  Ariftide  avoir 
>j  été  jufte  avant  que  Socrate  eut  dit  ce  que 
«  c'étoit  que  juftice  ;  Léonidas  étoit  mort  pour 
5>  fon  pays  avant  que  Socrate  eût  fait  un  de« 
,j  voir  d'aimer  la  patrie  ;  Sparte  étoit  fobre 
jj  avant  que  Socrate  eût  loué  la  fobriété  r  avant 
,,  qu'il  eût  défini  la  vertu  ,  Sparte  abondoit  en 
3,  hommes  vertueux.  Mais  où  Jefus-avoit-il  pris 
,,  parmi  les  fiens  cette  morale  élevée  &  pure  , 
„  dont  lui  feul  a  donné  les  leçons  &  l'exem- 
„  pie  ?  Du  fein  du  plus  furieux  fanatifme  la 
,,  plus  haute  fageffe  fe  fit  entendre ,  8c  la  fim- 
„  plicité  des  plus  héroïques  vertus  honora  le 
„plus  vil  de  tous  les  peuples.  La  mort  de  So- 
yr  crate  philofophant  tranquillement  avec  fes 
^,  amis  eit  la  plus  douce  qu'on  puilTe  dcfirer  ; 
^,  celle  de  Jéfus  expirant  dans  les  tourmcns  , 
5^  injurié  ,  raillé  ,  maudit  de  tout  un  peuple  j, 
>3  eft  la  plus  horrible  qu''on  puifTe  craindre, 
„  Socrate  prenant  la  coupe  empoilonnée  bénit 
:,,  celui  qui  la  lui  préfente  &z  qui  pleure.  Jé- 
«fus,  au  milieu  d'un  fupplice  affreux,  prie 
j,  pour  fes  bourreaux  acharnés.  Oui ,  fi  la  vie 
„  &c  la  mort  de  Socrate  font  d'un  Sage ,  la  vie 
j,  8c  la  mort  de  Jéfus  font  d'un  Dieu.  Dirons- 
^j  nous  que  Thiftoire  de  l'Evangile  eft  inventée 
„  à  plaifir  }  Non  ,  ce  n'-eft  pas  ainfi  qu'on  in- 
„  vente ,  8c  les  faits  de  Socrate  dont  perfonne 
„  ne  doute  font  moins  attelles  que  ceux  de 
„  Jéfus-Chrift.  Au  fond  c'eft  reculer  la  difficul- 
,,  té  fans  la  détruire.  Il  feroit  plus  inconceva- 
„  ble  que  plufieurs  hommes  d'accord  euiTent 
5,  fabriqué  ce  Livre  qu'il  ne  l'eft  qu'un  feul  en 
,j  ait  fourni  le  fujet.  Jamais  des  Auteurs  Juifs 
„  n'euflent  trouvé  ni  ce  ton  ni  cette  morale  ^ 
j,  8c  l'Evangile  a  des  cara^eres  de  vérité  fi 
„  grands  j  fi  frapuans  ,   fi  parfaitement  inimica- 


A  M.  DE  BEAUMONT.         s, 

"tut  fi"y:'"^=";'=«  en  feroit  plus  étonnant 
„  que  le  Héros    (4g).  „ 

dre  un  plus  bel  hommage  à  l'authenticité  de  l'E- 
vmgde  Je  vous  fais  gré  .  Monfe.gneur .  de  «t 
aveu  i  c'eft    une    injuftice  que  vSus   avez    de 

preuvel^X  ^"  '"""•  ^*"°"^  "'-"^="-'  ^   '^ 

a'iTer^fr';:/^  '  ^°"^  '^'^  '^■^^  "»--->' 

Cependant  l'Auteur  ne  la  croit  qu'en  conCé. 
quence  des  témoignages  humains.  Vous  vous 
trompez  ,  Monfeigneur  ;  je  la  reconnois  en  con 

V^  voif  f  '''"'^"2''^  ^  ^«  ''^  f"Wim  té  que 
ly  VOIS  ,  fans  qu'on  me  l'attefte    Te  n'ai  n»  A» 

z  ?e"'i:"t,::f  r'^r'î"'"  ^-^  -  E^a"  giino'/fi 

que  je  le  tiens.  Ce  [ont  toujours  des  hommes  aui 
t^^  rapportent  ce  qued'autr/s  hommes  ont  rapport 

V  alloue  txiite  ,   je  le   vois  de  mes    nronroc 

nuc  ,  &  quelque  Auteur  qui  Tait  écrite  iV  r^ 
connois  Pefprit  divin  •  cela  eff  imm^^  ^  J  7  re- 
qu'il  peut  pWrP     n    •  immédiat  autant 

ce  te  preuve  &  m^     l  H  ^'^  i'  f '^^^^  ^^^^^ 
auroitl  Vj^^ttl^t^:^  l^S 
auteurs,  du  tems  où  il  a   éré    m  Jrf  f-      c 
rentre  dans  les  difcuffiL:   d     Sf  ôù'^la 
d^u^  Vfca^rîvtrd^.-^^-  ^^"^  ^'^  '^^^l^onS 

Wâi  iUndement  w.4«.  pag.  14.  jn-u.  p.  ^XT. 


io  LETTRE 

•  Le  voila  donc  bien  évidemment  en  contradiclîor. 
avec  lui-même  ;  le  voila  confondu  -par  je  s  profères 
aveux.  Je  vous  lailTe  jouir  de  toute  ma  confu- 
fion.  P<tr  quel  étran;^e  nvetigleinent  a-î-il  donc  pu 
ajouter  ?  „  Avec  tour  cela  ce  même  Evangile  cft 
;,,  plein  de  chofes  incroyables  ^  de  choies  qui 
3,  répugnent  à  la  raifon  ,  &  qu'il  eft  impofïïble 
s»  à  tout  homme  lenfé  de  concevoir  ni  d'admet* 
»,  tre.  Que  faire  au  milieu  de  toutes  ces  con- 
»y  tradicHons  '  Etre  toujours  modefte  &  circonf- 
j:»  pe(fl  ;  reipecler  en  lilence  (50)  ce  qu'on  ne 
:,,  fauroit  ni  rejetter  ni  comprendre  ;,  &  s'hu- 
3,  milier  devant  le  grand  Etre  qui  feul  fait  la 
9,  vérité.  Voilà  le  fcepticifme  involontaire  où 
3,  je  fuis  refté,  „  Mais  le  jcepticijme  ^  M.  T. 
C  E  peut-il  donc  être  involontaire  y  lorfqu^on  refufi 
de  fefinmettre  à  la  doBrine  d'un  Livre  qui  ne  fat^ 
roît  être  inventé  par  les  hommes  /  Lcrfque  ce  Livrs 


(to)  Pèar  que  '«s  hommes  s'impcfent  ce  rerpeâr' 
&  ce  (\  ence  ,  il  faut  que  quelqu'un  leur  dife  une 
fois  les  railoîîs  d*en  ufer  ainfî.  Cdiii  gui  connoît' 
€ts  raifons^  peur  les  dire,  mais  ceur  qui  cenfuren^ 
&  n*en  du'sm  point ,  ponrroient  »i  taire.  Parler  au 
pubHc  avec  franchife  ,  avec  fermeré,  efl  un  droit 
commun  à  toas  les  hommes  ,  5i  même  un  devoir 
en  toute  chofe  utile  :  mais  il  n'eft  gueres  permis  à 
un  particulier  d'en  cenfurer  publiquement  im  autre: 
c'eft  s'attribuer  une  trop  gran(^e  fupériorité  de  ver- 
tus, de  talens  ,  de  lumières.  Voila  pourciaoi  je  ne 
me  fuis  jamais  ingéré  de  critiquer  ni  réprimander 
perfonne.  J'ai  dit  à  mon  (îécle  At%  térités  dures» 
mais  je  n'en  ai  dit  à  aucun  particulier  ,  &  s'il  m'cft 
ariiyé  d'attaquer  &  nommer  quelques  livres  ,  je 
n'ai  jamais  pirlé  des  Auteurs  vivans  qu'avec  toute 
forte  de  bienféance  &  d'égards.  On  voit  comment 
ils  me  les  rendent.  Il  me  femble  que  tous  ces  Mef- 
lieurs  qui  fe  mettent  fî  fièrement  en  avant  pour 
m'enfeigncr  l'humiUté,  troufentia.leçpa  meilleure 
à  donner  qu'à  fuivre.. 


A  M.  DE  BEAUMONT.  9:/' 

porte  des  caraSiercs  d^  vérité  fi  grands  ,  fi  frap- 
fans  y  fi  parfaitement  inimitables  ^,  que  Vtnventeur 
en  feroit  plus  étonnant  que  le  Héros  ?  Cefi  bien 
ici  qu'on  peut  dire  que  Viniquité  a  menti  contrç 
elle-même  (51.) 

Monseigneur^  vous  me  taxez  d'iniquité  fans 
fujec  y  Vous  m'imputez,  fouvent  des  menionges 
êc  vous  n'en  montrez  aucun.  Je  m'impcfe  avec 
vous  une  maxime  contraire  ,  &.  j'ai  quelquefois 
lieu  d'en  ufer. 

Le  Scepticisne  du  Vicaire  eft  involontaire 
par  la  raiibn  même  qui  vous  fait  nier  qu'il  le 
loit.  Sur  les  foiblcs  autorités  qu'on  veut  don- 
ner à  l'Evangile  il  le  rejetteroit  par  les  raifoUvS 
déduites  auparavant ,  fi  Teiprit  divin  qui  brille 
dans  la  morale  &  dans  la.  do.élrine  de  ce  Livre 
ne  lui  rendoic  toute  la  force  qui  manque  au  té- 
moignage des  hommes  fur  un  tel  point.  Il  ad- 
met donc  ce  Livre  Sacré  avec  toutes  les  chofes 
admirables  qu'il  renferme  8c  que  Tefprit  humain 
peut  entendre;, mais  quant  aux  chofes  incroya« 
blés  qu'il  y.  trouve ,  le/quelles  répugnent  à  fi  rai-^ 
fou,  ir  q'Sii  efl  impojjibh.  à  tout  homme  fenfé  de 
concevoir  ni  d'admettre  ^  il  les  refpeâe  en  filence 
fans  les  comprendre,  ni  les  rejetter  ^  1^  s^ humilie 
devant  le  grand  Etre  qui  f eut  fait  la  vérité.  Tel 
eft  fon  fcepticifme  ;  &:  ce  fcepticifme  eft  bien  in- 
volontaire ,  puifqu'il  eft  fondé  fur  des  preuves 
invincibles  de  part  &  d'autre  ^  qui  forcent  la  rai- 
fon  de  refter  en  fufpens.  Ge  fcepdciime  eft  ce- 
lui de  tout  Chrétien  raifonnable  ôc  de  bonne 
foi  qui  ne  veut  favoir  des  chofes  du  Ciel  que 
celles  qu'il  peut  com.prendre ,  celles  qui  impor- 
tent à  fa  conduite,  &  qui  rejette  avec  l'Apôtre 
les  quefiions  peu  fenfées  ,  qui  font  fans  hfiruÙioH  ^ 
cr  qui  n^ engendrent  que  des  combats,  (sx) 

(si)  liUndement  in  4*?.  p.  14.  in-12,  p.  xxvi. 
($ij  Timo.th.  G.  IL  V.  23. 


px  LETTRE 

D'abord  vous  me  faites  rejetter  la  révëîatîofi 
pour  m'en  tenir  à  la  Religion  naturelle ,  &  pre- 
mièrement,  je  n'ai  point  rejette  la   Révélation. 
Enfuite  vous  m'acculez  ds  ne  pas  admettre  même 
la  Religion  naturelle,  ou  du  moins  de  n'en  pas  re- 
connoître  la  nécefftté  ;  &  votre  unique  preuve  cil 
dans   le    palTage   fuivant  que    vous   rapportez. 
„  Si  je  me  trompe  ,   c'eft    de  bonne  foi.    Cela 
,,  fuffit  (53)  pour  que  mon  erreur   ne  me   foit 
jj  pas  imputée  à  crime,*  quand  vous  vous trompe- 
,j  riez  de  même  ,  il  y  auroit  peu  de  mal  à  cela.  ,, 
C'eft-à-dire  ,  continuez-vous  ,  que  félon  lui  ilfuffi^t 
de  Je  perfuader  qu'on  eft  en  poffcjfton  de  la  vérité  ; 
que  cette  perfuafion  j,  fût-elle  accompagnée  des  plus 
vionflrueufes  erreurs  y  ne  peut  ja?nais  être  unfijet 
de  reproche;  qu'on  doit  toujours  regarder  comme 
an  homme  Jage  ^  religieux ,  celui  qui _,  adoptant 
ies  erreurs  mêmes  de  l'Athéifme ,  dira  qu'il  eft  de 
bonne  foi.  Or  n'eft-ce  pas  là  ouvrir  la  porte  à  toutes 
les  fuperjîitions  y  à  tons  les  Jijiêmes  fanatiques ,  à 
tous  les  délires  de  l'efprit  humain.^  (54) 

Pour  vous  ,  Monfeigneur  ,  vous  ne  pourrez 
pas  dire  ici  comme  le  Vicaire  ;  Si  je  me  trompe  ^ 
c'eft  de  bonne  foi  :  car  c'eft  bien  évidemment  à 
defTein  qu'il  vous  plait  de  prendre  le  change  8i 
de  le  donner  à  vos  Ledleurs  ;  c'eil  ce  que  je 
m'engage  à  prouver  fans  réplique ,  &  je  m'y  eiî- 
gage  ainfi  d'avance  ;,  afin  que  vous  y  regardiez 
de  plus  près. 

La  profession  du  Vicaire  Savoyard  eft  corn- 
poféc  de  deux  partie.  La  première  ,  qui  eft  la 
plus  grande,  la  plus  importante,  la  plus  rem- 
plie de  vérités  frapantes  &  neuves  eft  deftinée  à 
combattre  le  moderne   matérialiime  .   à   établir 


(U)  Emile  Tome  III.  p.  n.  M.  de  Beau  mont  ^^ 
mis  5  cela  me  fuffit. 
CS.4J  Mandement  in-.^**.  p.  ij.  in-li.  p.  xlxyii. 


A  M.  DE  BEAUMONT.  p? 

Texiftence  de  Dieu  &  la  Religion  naturelle  avec 
toute  la  force  dont  l'Auteur  eft  capable.  De  cel- 
le-là y  ni  vous  ni  les  Prêtres  n'en  parlez  point  ; 
parce  qu'elle  vous  eft  fore  indifférente  ,  Se  qu'au 
fond  la  caufe  de  Dieu  ne  vous  touche  gueres  ^ 
pourvu  que  celle  du  Clergé  foit  en  fureté. 

La  seconde  ,  beaucoup  plus  courte  ,  moins 
régulière  ,  moins  approfondie  ,  propofe  des  dou- 
tes 8c  des  difficultés  fur  les  révélations  en  géné- 
ral j  donnant  pourtant  à  la  notre  fa  véritable 
certitude  dans  la  pureté  ,  la  iainteté  de  fa  doctri- 
ne ,  &  dans  la  fublimité  toute  divine  de  celui 
qui  en  fut  l'Auteur.  L'objet  de  cette  féconde 
partie  eft  de  rendre  chacun  plus  réfervé  dans  fa 
Religion  à  taxer  les  autres  de  mauvaife  foi  dans 
la  leur^  ôc  de  montrer  que  les  preuves  de  cha- 
cune ne  font  pas  tellement  démonftratives  à 
tous  les  yeux  qu'il  faille  traiter  en  coupables 
ceux  qui  n'y  voyent  pas  la  même  clarté  que 
nous.  Cette  féconde  partie  écrite  avec  toute  la 
modeftie  ,  avec  tout  le  refpedl  convenables  ,  eft 
la  feule  qui  ait  attiré  votre  attention  &:  celle 
des  Magiftrats..  Vous  n'avez  eu  que  des  bûchers 
&.  des  injures  pour  réfuter  mes  raifonnemens. 
Vous  avez  vu  le  mal  dans  le  doute  de  ce  qui 
eft  douteux  ,"  vous  n'avez  point  vu  le  bien  dans 
la  preuve  de  ce  qui  eft  vrai. 

En  effet  ,  cette  première  partie  ,  qui  contient 
ce  qui  eft  vraiment  eftentiel  à  la  Religion  ,  eft 
décifive  8c  dogmatique.  L'Auteur  ne  balance 
pas,  n'héfite  pas.  Sa  confcience  &c  fa  raifon  le 
déterminent  d'une  manière  invincible.  Il  croit  ^ 
il   affirme  :  il  eft  fortement  perfuadé. 

Il  commence  l'autre  au  contraire  par  décla- 
rer que  V  examen  qui  lui  refte  à  faire  eft  bien  diffé- 
rent ;  qiCil  ny  voit  qu'embarras  ,  viiftere  ,  obfcu- 
rite  ;  quil  ny  porte  qu'incertitude  <b*  défiance  ; 
qu'il  ny  faut  aonnçr  à  fes  difcotivs  qu§  l'autorité  df 


y^  X  E  T  T  R  E 

Ua  raifon  ;  qicHl  i^v.o^e  lui  même  s^îl  ejî  dans  />r- 
reur  ,  ^  que  tnutes  Ces  a^rmations  ne  fdjit  ici  que 
des  raifnny  de  douter.  (-5  5)  Il  propole  donc  les  ob- 
jections., fes  difficultés  ,  fes  douces.  Il  propofe 
aufli  les  grindcs  &::  fortes  railons  de  croire  j  oC  de 
toute  cette  difculiîon  réfulte  laxertitude  des  dog- 
mes cfientiels  &  un  fcepticifme  refpeCtueux  fur 
les  autres,  A  la  £n  de  cette  féconde  partie  il  in- 
fiile  de  nouveau  fur  la  circcnlpeftion  nécelTaire 
en  r.ccoutanc/5/  yétois  plus  fur  de  moi ,  j'aurois  ^ 
dit-il,  pris  un  ton  dogmatique  isr  décifif  ;  mais 
je  fuis  homme  ,  ignorant ,  fujet  à  Verreur  :  que  pou- 
vais je  faire  ?  Je  vous  ai  ouvert  mon  cœur  fans 
réferve  ;  ce  que  je  tiens  pour  fur  ^  je  -vous  l'ai  don- 
■r.é  pour  tel  :  je  vous  ai  donné  mes  doutes  pour  des 
doutes  ^  mes  opinions  pour  des  opinions  ,  je  vous  ai 
dit  mes  raifons  de  douter  <ùr  de  croire.  Maintenant 
c'eji  à  vous  de  juger  (5<5). 

Lors  donc  que  dans  le  même  écrit  Tauteur 
dit  i  Si  je  me  trompe ,  c'^efl  de  bonne  foi  ;  celafuffit 
■four  que  înon  erreur  ne  me  fait  pasiynputée  à  crime  ; 
je  demande  à  tout  lev5leur  qui  a  le  fens-ccrnmun 
&  quelque  fmcérité ,  fi  c'ell  fur  la  première  ou  fur 
la  féconde  partie  que  peut  tomber  ce  foupçoa 
d'être  dans  Terreur  ?  fur  celle  où  l'auteur  affirme 
ou  fur  celle  où  il  balance  ?  Si  ce  foupçon  mar- 
que la  crainte  de  croire  en  Dieu  mal  -  à  -  pro- 
pos ,  ou  celle  d'avoir  à  tort  des  doutes  fur  la 
-Révélation  \  Vous  avez  pris  le  premier  parti 
contre  toute  raifon  ,  &  dans  le  feul  défir  de  me 
rendre  criminel  ;  je  vous  défie  d'en  donner  au- 
cun aucre  motif,  Monfeigneur  ^  où  font  ^  je  ne 
dis  pas  l'équité  ,  la  charité  Chrétienne  ,  mais  le 
bon  lens  d:  l'humanité  ? 

Quand  vous  auriez  pu  vous  tromper  fur  l'ob- 

C5O  Emile  Tom.  III.  p,  151, 
(56)  Ihid.  p.  isu 


A   M.  DE   BEAU  M  ONT.  9$ 

jer  de  la  crainte  du  Vicaire ,  le  texte  feul  que 
vous  rapportez  vous  eut  défabufé  malgré  vous. 
Car  lorlqu'il  dit,  cda  fujfit  pour  que  mon  erreur 
ne  me  [oit  pas  imputée  h  crtme  ^  il  reconnoit  qu'une 
pareille  erreur -pourroit  être  un  crime ^  ^  que 
ce  crime  lui  pourroit  être  imputé  ;,  s'il  ne  pro- 
cédoit  pas  de.  bonne  foi  :  Mais  quand  il  n'y  au- 
roit  point  de  -Dieu ,  oîi  fcroit  le  crime  de  croi- 
re qu'il  y  en  a  un  ?  Et  quand  ce  feroit  un  cri- 
me ,  qui  eft-ce  qui  le  pourroit  imputer  ?  La 
crainte  d'être  d?ins  l'erreur  ne  peut  donc  ici 
tomber  fur  la  Religion  naturelle  ^  &:  le  dilcours 
du  Vicaire  feront  un  vrai  galimathias  dans  le 
îens  que  vous  lui  prêtez.  îl  eft  donc  impoiTible 
de  déduire  du  pafTage  que  vous  rapportez  ,  que 
7V  n'admets  pas  la  Religion  naturelle  ou  que  j^ 
iCtn  rcconnois  pas  la  nécejjité  ;  il  eft  encore  irn- 
-pofTible  d'en  déduire  qii'on  doive îcuj ours  ,  ce  fonc 
vos  termes,  regarder  comme  un  homme  fage  ^  re^ 
-ligieux  celui  qui ,  adoptant  les  erreurs  de  VAtheif^ 
me  ,  dira  qu'ail  eft  de  bonne  foi .;  &  il  eft  même 
impollible  que  vous  ayez  cru  cette  dédutlion  lé- 
gitime. Si  cela  n'eft  pas  démontrées  rien  ne  fau- 
roit  jamais  l'être ,  ou  il  faut  que  je  fois  un  in- 
fenfé. 

Pour  montrer  qu'on  ne  peut  ^'autorifer  d'u- 
ne mi0ion  divine  pour  débiter  des  ablurdités , 
le  Vicaire  met  aux  prifes  unïnfpiré,  qu'il  vous 
épiait  d'appeîler  chrétien,  &:  un  raifonneur,  qu'il 
vous  plait  d'appeîler  incrédule  ,  &  il  les  fait  dif- 
puter  chacun  dans  leur  langage  ,  qu'il  défaprou- 
vCj  Se  qui  très-fù rement  n'eft  ni  le  fien  ni  le 
'mien.  (57)  Là-deflus  vous  me  taxez  d'une  injt-^ 
gne  mauvaise  foi  >  (58)  &  vous  prouvez  cela  par 
Tineptie  des  difcours  du  premier.  Mais  (i  ces 
<■  ,       .    ..    .         I  ,  ■■  .1.1— 

(<7)  Emile  Tom.  IIL  p.  içi. 

(5 S)  Mtndement  in-4®.  p.  i^.  in^ii.  p.  xxvjii. 


p^  LETTRE 

difcours  font  ineptes  ,  à  quoi  donc  le  reconnoif- 
fez-vous  pour  Chrétien  ?  &  fi  le  raifonneur  ne 
réfute  que  des  inepties,  quel  droit  avez-vous 
de  le  taxer  d'incrédulité  ?  S'enfuit-il  des  inep- 
ties que  débite  un  Infpiré  que  ce  foit  un  catho- 
lique ,  &  de  celles  que  réfute  un  raifonneur  , 
que  ce  foit  un  mécréant  ?  Vous  auriez  bien  pu  , 
Monfeigneur  ,  vous  difpenfer  de  vous  reconnoî- 
tre  à  un  langage  fi  plein  de  bile  &:  de  déraifon  ; 
car  vous  n'aviez  pas  encore  donné  votre  Mande- 
ment. 

Si  la  raifon  ér  la  Révélation  étoient  oppofées  Vu- 
m  à  Vautre ,  il  eft  co?iftant ,  dites- vous  ,  que  Dieu 
ferait  en  contradiBion  avec  lui-mêtne,  (59).  Voila 
un  grand  aveu  que  vous  nous  faites  là  :  car  il 
eft  fur  que  Dieu  ne  fe  contredit  point.  Vous  di- 
tes  ,  0  Impies  ,  que  les  dogmes  que  nous  regardons 
comme  révélés  combattent  les  vérités  éternelles  : 
fnais  il  ne  fuffit  pas  de  le  dire^  J'en  conviens  ',  tâ- 
chons de  faire  plus. 

Je  suis  fur  que  vous  preffentez  d'avance  où 
j'en  vais  venir.  On  voit  que  vous  pafîez  fur  cet 
article  des  mifteres  comme  fur  des  charbons  ar- 
dens  ;  vous  ofez  à  peine  y  pofer  le  pied.  Vous 
me  forcez  pourtant  à  vous  arrêter  un  moment 
dans  cette  ficuation  douloureufe.  J'aurai  la  dif- 
crétion  de  rendre  ce  moment  le  plus  coure 
qu'il  fe   pourra. 

Vous  conviendrez  bien ,  je  penfe  :,  qu'une  de 
ces  véricés  éternelles  qui  fervent  d'élémens  à  la 
raifon  eft  que  la  partie  eft  moindre  que  le  tout, 
&  c'cft  pour  avoir  affirmé  le  contraire  que  l'Infpi- 
ré  vous  paroît  tenir  un  difcours  plein  d'ineptie. 
Or  félon  votre  doctrine  de  la  tranfubftantiation  , 
lorfque  Jéfus  fit  la  dernière  Cène  avec  fes  difci- 

ples 

(^9)  M4nd(ment  in-4*.  p.  15 ,  16,  ia-ii.  p.  xxvm. 


f^^ 


A  M.  DE  BEAUMONT.  f% 

les  &  qu'ayant  rompu  le  pain  il  donna  fon  corps 
à  chacun  d'eux,  il  eft  clair- qu'il  tint  fon  corps 
entier  dans  fa  main  ^  Se ,  s'il  mangea  lui-même  du 
pain  confacré ,  comme  il.put  le  faire ,  il  mit  fa  tête 
dans  fa  bouche. 

Voila  donc  bien  clairement ,  bien  précifém.ent 
la  partie  plus  grande  que  le  tout ,  Se  le  conte- 
nant moindre  que  le  contenu.  Que  dites-vous  k 
cela ,  Monfeigneur  ?  Pour  moi ,  je  ne  vois  que 
M.  le  Chevalier  de  Caufans  qui  puiife  vous  tirer 
d'affaire. 

Je  Sais  bien  que  vous  avez  encore  la  reïïbur- 
ce  de  Saint  Auguftin ,  mais  c'eft  la  même.  Après 
avoir  entaifé  fur  la  Trinité  force  difcours  inintelli- 
gibles il  convient  qu'ils  n'ont  aucun  fens  ;  mais  ^ 
dit  naïvement  ce  Père  de  l'Eglife ,  on  s'exprime 
ainfi ,  non  pour  dire  quelque  cJiofe  ^  mais  peur  ne 
pas  refter  muet  (60). 

Tout  bien  confidéré,  je  crois,  Monfeigneur, 
^ue  le  parti  le  plus  fur  que  vous  ayez  à  prendre 
fur  cet  article  &  fur  beaucoup  d'autres,  eft  celui 
que  vous  avez  pris  avec  M,  de  Montazet ,  Se  pac 
îa  même  raifon. 

La  mmvaife  foi  de  V Auteur  d'Emile  n' eft  pas 
moins  révoltante  dans  le  langage  quil  fait  tenir  à 
■•un  Catholique  prétendu,  (6\)  Nos  Catholiques, 
hit  fait -il  dire  ^  y,  font  grand  bruit  de  lauto- 
-.„  rite  de  l'Eglife  :  mais  que  gagnent-ils  à  cela  , 
3,  s'il  leur  faut  un  aulTi  grand  appareil  de  preu- 
s,  ves  pour  cette  autorité  qu'aux  autres  feéles 
„  pour  établir  direélement  leur  dodlrine  ?  L'E- 
3>  glife  décide  que  l'Eglife  a  droit  de  décider» 


{66)  Di6ium  efl  tamen  très  perfons, ,  non  ut  ^li- 
^uid  diceretur ,  fed  ne  tdceretur,  Aug.  ie  Triait. 
î..  V.  c.  9. 

(^s)  Mdndement  10,4®.  p.  iç.  in  ri.  p.  xxri. 

E 


5^  LETTRE 

„  Ne  voilà-t-il  pas  une  autorité  bien  prouvée?  ^ 
Qui  ne  croirait ,  M.  T.  C  F. ,  à  entendre  cet  impof- 
teur  ^  que  l'autorité  de  VEglife  n'eft  prouvée  que 
par  fes  propres  dêcijtons ,  &  qu'elle  procède  einfi  ; 
je  décide  que  je  fuis  infaillible  ;  donc  je  le  fuis?  inur 
putation  calomnieufe ,  M.  T.  C.  F.  Voilà  ,  Mon- 
feigncur ,  ce  que  vous  affurez  :  il  nous  refte  à 
voir  vos  preuves.  En  attendant,,  oferiez-vous 
bien  affirmer  que  les  Théologiens  Catholiques 
n'ont  jamais  établi  Tautorité  de  PEglife  par  l'au- 
torité de  l'Eglile ,  ut  in  fe  virtualiter  rejîexam  ? 
S'ils  l'ont  fait ,  je  ne  les  charge  donc  pas  d'une 
imDutation  calomnieufe.  ^ 

(6-l)  La  CGnfïitution  du  Chriflianifme ,  Vefprtt 
de  l'Evangile  ,  ^les  erreurs  mêmes  &  la  foibleffe  de 
VeÇpriî  hwnain  tendent  à  démontrer  que  l'Eglife 
établie  par  Jéfus-Chriji  eft  une  EgUfe  infaillible., 
Monfeigneur  ,  vous  commencez,  par  .nous  payera 
là  de  mots  qui  ne  nous  donnent  pas  le  change  : 
Les  difcours  vagues  ne  font  jamais  preuve  >  8c 
toutes  ces  chofes  qui  tendent  à  démontrer ,  ne  dé- 
montrent rien.  Allons  donc  tout  d'un  coup  aii 
corps  de  la  démonftration  :  le  voici. 

i^QUs  ajfurons  que  comme  ce  divin  LégiJIateur  a 
toujours  enfeigné  la  vérité ,  fon  Eglife  l'enfeigne 
aujji  toujours  (jSl).  ^ 

Mais  qui  êtes -vous,  vous  qdi  nous  aiuireîB 
cela  pour  toute  preuve?  Ne  feriez  -  vous  point 
rEglife  ou  fes  chefs?  A  vos  manières  d'argu- 
menter vous  paroiffez  compter  beaucoup  fur  l'afr 
fiftance  du  Saint  Efprit.  Que  dites-vous  donc,  8c 
qu'a  dit  l'împofteur  ?  De  grâce,  voyez  cela  vous- 
lîiêmes  ;  car  je  n'ai  pas  le  courage  d'aller  jufqa'ai* 
bout. 

{^1)  MAndemsnt  m-4*.  p.  ^^  in-it.  p.  xxyi. 
(65)  Ibid:  cet  endroit   méiUc  d'eccc  lu  àatis  *« 

j^ft^demcut  mçme« 


A  M.  DE  BEAUMONT.  99 

Je  dois  pourtant  remarquer  que  toute  îa  for- 
ce de  robjedlion  que  vous  attaquez  fi  bien^ccn- 
fifte  dans  cette  phrafe  que  vous  avez  eu  foir> 
de  fupprimer  à  la  fin  du  palTage  dent  il  s*agit^ 
Sortez  de  là  ^  vous  rentrez  dans  toutes  mes  dij- 
cnjfions  (54). 

En   effet  ,  quel  eft   iei  le  raifonnement  dit 
Vicaire  \  Pour  choifir  entre  les  Religions  divers- 
fes ,  il  faut ,  dit-il  ^  de  deux  chofes  Tune ,  ou  en- 
tendre les  preuves  de  chaque  fecSie  &  les  com- 
parer j  ou  s'en  rapporter   à  l'autorité  de  ceux 
qui  nous  inftruifent.  Or  le  premier  moyen  fup- 
pofe  des  connoiflances  que  peu  d'iiommes  font 
en  état  d'acquérir,  &  le  fécond  juftifie  la  croyan- 
ce de  cliacun-  dans  quelque  Religion  qu'il  naif- 
fe.  Il  cice  en  exemple  la  Religion  catholique  où 
]'on  donne  pour  loi  raurorité  de  l'Eglife  ^  &  il 
établit  là-dcffas  ce  fécond  dilemme.    Ou  c'eft 
l'Eglifc  qui  s'attribue  à  elle-même  ceite  autorité  , 
&  qui  dit  i  je  décide  que  je  fuis  infauUlle  ;  doua- 
ne h  fuis  :  &:  alors  elle  tom.be  dans  le  fophifme 
appelle  cercle  vicieux  ;  Ou  elle  prouve  qu^ello- 
a  reçu  cette  autorité  de  Dieu  ;  &  alors  il  lui 
faut   un  aufîl    grand  appareil   de  preuves  pour 
montrer  qu'en  effet  elle  a  reçu  cette  autorité  , 
qu'aux  autres  fecftes  pour  établir  direéfement  leur 
docflrine  :  Il  nV  a  donc  rien  à  gagner  pour  la. 
facilité  de   l'inuruôlion ,  8c  le  peuple  n'eft  pa^ 
plus  en  écat  d'examiner  les  preuves  de  TautO- 
rite  de  TEglife  chez  les  Catholiques,  i^iie  la  vé- 
riié   de  la  do^lrine  chez  les   Proteilans.    Com- 
ment donc  le  détcrmmera  - 1  -  il  d'une  manière 
raifonnable  autrement  que  par  l'autorité  de  ceux 
qui  l'inftruifent  ?  Mais  alors  le  Turc  fe  déter- 
minera de  même.  En  quoi  le  Turc  eft-il  plus 
coupable  que  nous  ?"  Voilà  ,  Monfeigneur  ,.   le 

(^4)  Emile  Tom.  III.  p.  1 6$. 


rè©  £  E  T  T  R  B 

wifonnement  auquel  vous-  n'avez  pas  répondu 
*c  auquel  je  douce  qu'on  puifle  répondre  {6^). 
Votre  franchiCe  Epilcopale  fe  tire  d'affaire  en 
tronquant  le  paffaga  de  l'Auteur  de  mauvaife 
foi. 

Grâce  au  Ciel  j'ai  fini  cette  annuyeufe  tâche. 
Jai  fuivi  pied-à-pied  vos  rai fons  ,  vos  citations^ 
vos  cenfurcs,  &  j'ai  fait  voir  qu'autant  de  fois 
que  vous  avez.,  attaqué  mon  livre  j  autant  de 
kiis  vaus  avez  eu  tort.  Il  refté  le  feul  article 
du  Gouvernement ,  dont  je  veux  bien  vous  faire 
grâce  j  très  fur  que  quand  celui  qui  gémit  fur 
les  miferes  du  peuple,  &  qui  les  éprouve,  ell: 
accufé  par  vous  d'empotfonner  les  fources  de 
la  félicité  publique  ,  il  n'y  a  poinc  de  Lecleur 
qui  ue  fcine  ce  que  vaut  un  p>areil  difcours.  Si* 
ie  Traité  du  Contracl  Social  n'cxiftoit  pas  ,  8c 
i|a'îl  fallût  prouver  de  nouveau  les  grandes  ve- 
ntés que  j'y  développe  ,  les  complimens  que 
vous  faites  à  mes  dépens-  aux  Puiifances  ,  fe- 
roicnt  un  des  faits  que  je  citcrois  en  preuve  , 
Ôc  le  fort  de  l'Auteur  en  feroit  un  autre  encore 


(60  C'eft  ici  une  de  ces  obie(fbion>s  tenibles  auir- 
quelles  ceux  qui  ai'attaquenc  fe  gir  Unn  bien  de 
toucher.  II  n'y  a  rien  de  (i  commod^î  que  de  ré- 
pondre avec  des  injures  &  de  fainres  dé-!amations  -, 
oa  élude  aifément  tout  ce  qai  embarraffe.  AuiTî 
faut-il  avouer  qu'en- fe  cha'^.-i;ii liant  entre  eux  les 
Théologicr's  ont  bien  des  relfources  qui  leur  man- 
quent VIS  a  VIS  des  ignorans  ,  &  auxquelles  il  faut 
alor^  fuppiéer  comme  ils  peuvent.  Ils  fe  payent 
réciproquement  de  mille  fuppofitions  gratui'es  qu'on 
îi'ofe  reçu  fer  qua^d  on  n'a  rien  de  mieux  à  donner 
foi  -  inêiiie.  .Telle  eft  ici  rinvention  de  je  ne  fais 
quelle  foi  infuïè  qu'ils  obligent  Dieu  ,  pour  les 
tirer  d'affaire,  de  tranfmettre  du  père  à  l'enfant. 
Mais  ils  réfervent  ce  jargon  pour  difpurçr  avec  les 
Dodenrs  ;  s'ils  s'en  fervoient  avec  nous  autres  pro- 
fanes,  ils  auroient  peur  qu'on  ne  fc  moquât  u'eux. 


A  M.  DE  ÈËAUMQKT.  tm 
plus  frappant.  Il  ne  me  refte  plus  rien  k  dire" 
a  cet  égard  f  mon  feul  exemple  a  tout  dit\,  êc- 
la  paflion  de  l'intérêt  particulier  ne  doit  point 
ibuiller  les  vérités  utiles.  C'eft  le  Décret  contre 
ma  perfonne  ,  c'eft  mon  Livre  brûlé  par  le 
bourreau  ,  c^ue  je  tranfmets  à  la  poftérité  pour 
pièces  juftificatives  :  Mes  fcntimens  font  moins 
bien  établis  par  mes  Ecrits  que  par  mes  mal- 
heurs. 

Je  viens,  Monfeigneur,  de  difcuter  tout  ce  que 
vous  alléguez  contre  mon  Livre..  Je  n'ai  pas  laiiïe- 
paiïer  une  de  vos  propofiticns  fans  examen  ;  j'at 
fait  voir  que  vous  n'avez  raifon  dans  aucun  point, 
&,  je  n'ai  pas  peur  qu'on  réfute  mes  preuves  ; 
elles  font  au-dciTusde  toute  réplique  où  règne  1& 
fens-commun. 

Cependant  quand  j'aiirois  eu  to*t  en  quel- 
ques endroits,. quand  j'aurois  eu  toujours  tort,-, 
quelle  indulgence  ne  méritait  point  un  Livre 
€Ù  l'on  fent  par-tout  j.  mômo  dans  les  erreurs,, 
même  dans  le  mal  qui  peut  y  être  ,  le  fincerç 
amour  du  bien  &:  le  zèle  de  la  vérité  ?  Un  Li- 
Tre  où  l'Auteur ,  fi  peu  aiîirmatif ,  fi-  peu  dé- 
cifif,  avertit  fi  fouvent  fes  ledl:eurs  de  le  défier 
de  fes  idées ,  de  pefer  fes  preuves ,-  de  ne  leur 
donner  que  l'autorité  de  la  raifon  l  Un  Livre 
qui  ne  refpire  que  paix  ,- douceur  ,  patience  >r 
amour  de  l'ordre,,  obéiflance  aux  Loix  en  toute 
choie ,  &  même  en  matière  de  Religion  l  Vo: 
Livre  enfin  où  la  caufe  de  la  divinité  efl  fi  biea 
défendue  ,  l'utilité  de  la  Religion  fi  Dieu  éta- 
blie ,  où  les  mœurs  font.  fi.  refpeéVées ,  où  l'ar- 
me du  ridicule  eil  fi  bien  ôtée  au  vice ,  où  la- 
méchanceté  efl:  peinte^  fi  peu  fenfée ,  8c  la  vertu: 
fi  aimable  ?  Eh  t  quand  il  n'y  auroit  pas  uit 
mot  de  vérké  dans  cet  ouvrage ,  on  en  devroic 
lionorer  Se  chérir  les  rêveries  ,  comme  les  chi- 
»€«€&  les  j^lus  douces  qui  puifTent  flatter  âc 

E  $ 


t^v.  0  E^  T'  T  R  E 

liourrtr  le  cœur  d'un  homme  de  bien.  Oui ,  je 
ne  crains  point  de  le  dire  ;  s'il  exiftoit  en  Eu- 
rope un  feul  gouverment  vraiment  éclairé  ^,  un 
gouvernement  dont  les  vues  fufTeîit  vraiment  uti- 
les Se  laines^  il  eût  rendu,  des  honneurs  publics 
à  l'Auteur  d'Emile  j  il  lui  eut  élevé  des  ftatues. 
Je  connoifTois  trop  les  hommes  pour  attendre 
d'eux  de  la  reconnoifTance  j  je  ne  les  connoif- 
fûis  pas  alTez  ^  je  l'avoue  ^  pour  en  attendre  ce 
qu'ils  ont  fait. 

Après  avoir  prouvé  que  vous  avez  mal  rai- 
fonné  dans. vos  cenlÀireSi  il  me  reile  à  prouver 
que  vous  m'avez  calomnié  dans  vos  injures  : 
Mais -puiique  vous  ne  m'injuriez  qu'en  vertu  . 
des  torts  que  vous  m'imputez  dans  mon  Livre  i 
montrer  que.  mes  prétendus  torts  ne  font  que 
les  vôtres  ^  n'eft-ce  pas  dire  affez  que  les  inju- 
res qui  les -fuivent ,  ne  doivent  pas  être  pour 
moi.  Vous  chargez  mon  ouvrage  des  épithètes- 
les  plus  odicufes  ,  &;  moi  je  fuis  un  homme 
abominable  ,  un  téméraire  ,.  un  impie  ;,  un  im.- 
porteur.  Charité  Ghrétienne ,  que  vous  avez  un 
étrange  langage  dans  la  bouche  des  Minifes  de 
Jéfus-Chriil! 

Mais  vous  qui  itt'oféz  reprocher  des  blaf-^ 
phêmes,  que  faites-vous  quand  vous  prenez  les 
Apôtres  pour  com^plices  des  propos  çffenfans  qu'il 
vous  plaît  de  tenir  fur  mon  compte  ?  A  vous  en» 
tendre  ,  on  xroiroit  que  Saint  Paul  m'a  fait  l'hon- 
neur de  fonger  à  moi  ,  &  de  prédire  ma  venue 
comme  celle  de  l'Antechrift.  Et  comme  ra-t-iL 
prédite ,  je  vous  prie?  Le  voici,  .C'eft  le  début  de 
votre  Mandement. 

Saint  Pml  a  prédit ,.  mes  très  chers  Frères  ^ 
qu'il  viendroit  des  jours  périlleux  ou  il  y  aurait 
des. gens  amateurs  d'eux-mfmes  ,  fiers ^  Juperhes^ 
Uajphérnateurs  Jmpies ,  calomniateurs^  enflés  d'or^ 
gusil  ^  ^maîfur.s  des  voluptés. plutôt  quê  ds  Dhhj 


A   M   DE   BEAUMONT.         E05 

dfs  hommes  d^un  efprit  corrompu  &  ver'uertis  dans 
iafoi  (66), 

Je  n^'E  ccnteftc  aiTiirémentv  pas  quê  cette  pré=^ 
diélion  de  Samt  Paul  nefoit  très -bien  accom- 
plie ;  mais  s'il  eût  prédit ,  au  contraire  :,  .qu'il 
viendroit  un  tems  où.  l'on. ne  verr.oit  point  de 
ces  gens-là^  j'aurois- été,  je  Tavoue ,  beaucoup 
plus  frappé  de  la  prédiélion.^  &  fur-tout  de  Tac- 
compiiffemcnto  , 

D'aprxs  une  prophétie  fi  bien  appliquée^ 
vous  avez  la  bonté  de  faire  de  moi  un  portrait 
dans  lequel  la  grayité  Epilcopale  s'êgaye  à  des 
antithéfcs,  &  où- je  me  trouve  un  pcrlonnago 
fort  plaifant.  Cet  endroit ,  Tvlonfeigneur ,  m'a  paru 
le-  plus  joli  morceau  de  votre  Mandement.  On  ne 
fauroit  faire  unafatyre  plus  agréable  ^  ni- diffamer 
un  homme  avec  plus  d'efprit.  . 

Du  fein  de  Perreur  ,  (  Il  ell  vrai,  que  j'ai  paiîe 
ma  jeuneffe  dans  vot-ie  Eghfc.  )  Il  s^ejl  élevé 
(  pas  fort  haut ,  )  un  komme  plein  du  langage  delà 
pîiilofophie  j  (  comment  prendrons- je  un  Iaagag'3 
que  je  n'entends  point?  )jL-nj  être  vê.ritabiemeni 
philofophe  :  (  Oh  !  d'accord  :  je  n'aipirai  jamais  à 
ce  titre ,  auquel  je  rcconnois  n'avoir  aucun  droit  ; 
&r  je  n'y  renonce  apurement  pas.  par  modeftie.) 
ifprtt  doué  dhme  multitude,  de.  coiinoijjance.  (J'ai. 
appris  à  ignorer  des  multitudes  de  chofes  que 
je  croyois  fa  voir.  )  qui  ne  Vont  pas  éclairé  ,  (  elles 
rft'ont  appris  à  ne  p^s  penfer  Têcre.  )  e^  qui  ont 
répa?idu  les  ténèbres  dans  les  autres  fjprits :  (Les 
ténèbres  de  l'ignorance  valent  mieux  que  la 
iauiTe  lumière  de  Veneur,  y  car aBere  livré  aux 
paradoxes  d'cp'mions  ér  ds' conduite  ;  (Y  a-t-il 
beaucoup  -à  perdre  à  ne  pas  agir  &  penfer  comme  - 
tout  le  monde?  )  alliant.  U  Jîmplicité  des  mœurs 
Avec lefajle  des penfées  ;  (La  fim.plîcué  des  mœurs 

g**""" • ^ .«s». 

i66\  Mîinismmt  in-4;^.  p.  4.  in  iz,  p.  Xvii. 


104  LETTRE 

élève  Tame  ;  quant  au  fafte  de  mes  penfées ,.  fe 
ne  fais  ce  que  c'eft.  )  le  zèle  des  maximes  antiques 
avec  la  fureur  d^établir  des  nouveautés  ;  (Rien  de- 
plus  nouveau  pour  nous  que  des  maximes  anti- 
ques ;  il  n'y  a  point  à  cela  d'alliage  ,  &:  je  n'y 
ai  point  mis  de  fureur.  )  l'objcitrité  de  la  retraits 
avec  le  défir  d'être  connu  de  tout  le  monde  :  ( Mon- 
ieigneur  ,  vous  voilà  comme  les  faifeurs  de  Ro- 
mans, qui  de\'inent  tout  ce  que  leur  Héros  a 
dit  &c  penfé  dans  la  chambre.  Si  c'eft  ce  delir 
q^ui  m'a  mis  la  plume  à  la  main  y  expliquez 
eomment-il  m'eft  venu  fi  tard  ,  ou  pourquoi  j'ai 
tardé  fi  long-tems  à  le  fatisfaire  ?  )  On  Va  vu  in- 
iicHiver  contre  les  fciences  qu'il  cuUi-joit  ;  (Cela 
prouve  que  je  n'imite  pas  vos  gens  de  Lettres  ,- 
&  que  dans  mes  écrits  l'intérêt  de  la  vérité 
marche  ivant  le  mien.  )  préco.iîfer  l' excellence  d9 
VEvangîie ,  (  toujours  ôc  avec  le  plus-  vrai  zslc.  ) 
do:it  il  détruïfcit  Us  dog?^es ,  (Non^.  mais  j'en 
préchois  la.  charité  ,  bien  détruite  par  les-  Prê- 
tres. )  peindre  la  beauté  des  vertus  qu'il  éteignait 
dans  l'âme  de  Jcs  hc6ieurs.  (  Ames  honnêtes  ^ 
ill  -  il  vrai  q^ue  ^éteins  en  vous  Tamcur  des 
-vertus  ? 

Il  s'efi  fait  le  Précepteur  du  genre  humain  pouf 
le  tromper  ^  le  Moniteur  public  pour  égarer  tout 
h  -monde  ,  Vorack  du  fiéck  pour  a4:hever  de  le  per^ 
dre.  (  Je  viens  d'examiner  comment  vous  avez 
prouvé  tout  cela.)  Dans  wi  ouvrage  fur  l^inéga^ 
iité  des  conditions  ,  (  Pourquoi  des  conditions  \  cti 
nVft  là  ni  mon  fujet  ni  mon  litre.  )  il  avoit  rab- 
ba'Jfé  l'homme  fufqi' au  rang  des  bétes  ;  (Lequel 
de  nous  deux  l'élève  ou  FabbaifTe  ,  dans  l'alcer- 
native  d'être  bêce  ou  méchant  !  )  dans  une  autr& 
prodii6iion  plus  récente  il  avoit  infinul  le  poifon  d^ 
la  volupté  :  (Eh  !  que  ne  puis- je  aux  horreur* 
d€  la  débauche  f^bilituer  le  charme  de  la  v(v 
lujté  l  Mais  ralTurez^vous  ,  Monfeigneur  i  vot 


A  M.   DE   BEAU  M  ONT,        205 

Prêtres  font  à  l'épreuve  de  PHéloïfe  ,ils  ont  pour, 
prélcrvatif  rAloïfia.  )  Dans  celui-ci  „  il  s^enipart. 
des  premiers  tnomens  de  l'homme  afin  d*établir^ 
i' empire  de  lirréligïoTi,  .(Cette  imputation  a  déjà, 
été  examinée.  ) 

Voila  ,  Monfeigneur,  comment  ^-ous  me  trai- 
tez j  &  bien  plus  cruellement  encore  ;  moi  que 
vous  ne  connoiflez'-point,  &  que  vous  ne  jugezc 
que  fur  des  ouï  dire.  E-ft-ce  donc  là  la  morale 
de  cet  Evangile  dont  vous  vous,  portez  pour  le 
d^fenfeur  ?  Accordons  que  vous  voulez  préfer- 
ver  votre  troupeau  du  poifon  de  mon  Livre  j 
pourqiiûi  des  perfonnalités. contre  l'Auteur?  J'i- 
gnore quel  effet  vous  attendez  d'une  conduite  li 
peu  chrétienne  3  mais  je  fais  que  défendre  fa  Re-- 
ligion  par  de  telles  armes  ^  c'eft  la  rendre  fore  fuf- 
pe6le  aux  gens  de  bien. 

Cependant  c'éil:  moi  que  vous  appeliez  té- 
méraire. Eh!  comment  ai  -  je  miéritc  ce  nom  j, 
en  ne  propofant  que  des  doutes  ^  &  même  avec 
tant  de  réferve  ;  en  n'avançant  que  des  raifons , 
&  même  avec  tant  de  refpedl^  en  n'attaquant 
perfonne ,  en  rie  nommant  perfonne  ?  Et  vous  ^ 
Moiifeigneur ,  comment  ofez.-vous  traiter  ainfi 
celui  dont  vous  parlez  avec  fi  peu  de  juilice  &:. 
de  bienféance^avec  fi'peu  d'égard,  avec  tant  de 
légèreté  ? 

Vous  me  traitez  d'impie;  &  de  quelle  impié- 
té pouvcz-vous  m'aceufer  ,  moi  qui  jamais  n'ai 
parlé  de  l'Etre  fuprême  que  pour  lui  rendre  la 
gloire  qui  lui  eft  due,  ni  de  prochain  que  pour 
porter  tout  le  monde  à  l'aimer  ?  Les  impies 
font  ceux  qui  profanent  indignement  la  caufe 
de  Dieu  en  la  faifant  fervir  aux  païïions  des 
hommes.  Les  impics  font  ceux  qui ,  s'ofant 
porter  pour  interprètes  de  la  divinité,  pour  ar- 
bitres encre  elle  &:  les  hommes ,  exigent  pour" 
eux-mêiïies  les  honneurs  qui  lui  iont,  dûs.  Les- 


lot?.  LETTRE 

impies  font  ceux  qui  s*arrogent  le  droit  d'exer- 
cer le  pouvoir  de  Dieu  iur  la  terre  &:  veudenc 
ouvrir  &  fermer  le  Ciel  à'  leur  gré.  Les  impies 
font   ceux    qui   font  lire  des  Libelles  dans  les 

Eglifes A  cette  idée  horrible  tout  mon 

far.g  s'allume ,  &  des  larmes  d'indignation  cou- 
lent de  mes  yeux.  Prêtres  du  Dieu  de  paix , 
vous  lui  rendrez  compte  un  jour  ^  n'en  doutez 
j)as  y  de  Tafage  que  vous  ofez  faire  de  fa 
maifon. 

Vous  me  traitez,  d'impofteur  !  &  pourquoi  ! 
Dans  votre  manière  de  penfer ,  j'erre  j  mais  où 
eft  mon  impofture  ?  Raifonner  &c  fe  tromper; 
eft  -  ce  en  impofcr  ?-  Un  fophifte  même  qui 
trompe  fans  fe  tromper  n'eft  pas  un  impofteur 
encore  ,  tant  qu'il  le  borne  à  Tautoricé  de  la 
raifon  ,  quoiqu'il  en  abufe.  Un  impofl;eur  veut 
être  cru  fur  fa  parole  ,  il  veut  lui-même  faire 
autorité.  Un  impofteur  eft  un  fourbe  qui  veut 
en  impofer  aux  autres  pour  fon  profit,  &  où- 
eft,  je  vous  prie,  mon  profit  dans  cette  affai- 
re ?  Les  impofteurs  font  ,  félon  Ulpien ,  ceux  qui 
font  des  preftiges,  des  imprécations,  des  exoràf- 
mes  :  or  afTurément  je  n  ai  jamais  rien  fait  de 
tout  cela. 

Que  vous  difcourei  à  votre  aifc  ,  vous  au- 
tres hommes  conftitués  en  dignité  !  Ne  re- 
connoiffant  de  droits  que  les  vôtres ,  ni  de 
Loix  que  celles  que  vous  impofez  loin  de 
"VOUS  faire  un  devoir  d'être  juftes  ,  vous  ne 
Yt>uS  croyez  pas  même  obligés  d'être  humains. 
Vous  accablez  fièrement  le  foible  fans  répon- 
dre de  vos  iniquités  à  perfonne  :  les  outrag.es 
ne  vous  coûtent  pas  plus  que  les  violences  ; 
fur  les  moindres  convenances  d'intérêt  ou  d'é- 
tat ,  vous  nous  balayer  devant  vous  comme  la 
poufficre.  Les  uns  décrètent  &  brûlent ,  les  ?iu- 
ircs  ditfament  &.  deshonorent  lans  droit ,  fins 


A  M.  DE  BEAU  MONT.         107 

xailon,  fans  mépris,  même  fans  colère  ,  uni- 
quement ^parce  que  cela  les  arrange  ,  &  que 
i'mfortuaé  ie  troave  fur  leur  chemin.  Quand 
vous  nous  infultez  impunément ,  il  ne  nous  cft 
l)as  même  permis  de  nous  plaindre,  6c  fi  nous 
.montrons  notre  innocence  &  vos  torts  ,  on  nous 
accufe  encore  de  vous  manquer  de  refpeél. 

Monseigneur  ,  vous  m'avez  infulté  publi- 
quement :  Je  viens  de  prouver  que  vous  m'avez 
calomnié.  Si  vous  étiez  un  particulier  comme 
moi  ,  que  je  pufle  vous  citer  devant  un  Tribu- 
nal équitable,  giquenous  y  comparuflions  tous 
m^j"  "^01  avec  mon  Livre  ^  8z  vous  avec  votre 
Mandement  ;  vous  y  feriez  certainement  décla- 
re  coupable  ,  &  condamné  à  -me  faire  une  ré- 
paration auffi  publique  que  Toffenfe  l'a  été 
Mais  vous  tenez  un  rang  où  l'on  ei\  difpenfé 
d  être  jufte  ;  &  je  ne  fuis  rien.  Cependant ,  vous 
qui  profeiTez  l'Evangile  i  vous  Prélat  fait  pour 
apprendre  aux  autres  leur  devoir,  vous  favez 
le  votre  en  pareil  cas.  Pour  moi ,  j^i  fait  le 
mien,  je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire,  6c  je  me 
cais.  ^ 

foS'îeS;  '«^'^^«'encur  .  agréer  mon  pro- 

A  Môtiers  le  18.  .    ,  « 

i^orembre  176%.  <?•  J-  ROUSSEAU. 


AVI  S  de  rimprimcur. 

.X«'Auteur  de  cet  Ouvrage  ne  s'étant  pas  trou* 
vé  à  portée  de  revoir  les  épreuves ,  on 
ne  doit  point  lui  attribuer  les  fautes  qui 
peuvent  s'y  être  glifîees  malgré  tous  mes 
foins  pour  la  corredlion. 


,^u.,.; 


iïf*