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Full text of "A. de Vigny et Charles Baudelaire, candidats à l'Académie française"

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^4 


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in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/adevignyetcharleOOchar 


DEUX 


CANDIDATURES 


L'ACADEMIE  FRANÇAISE 


BfBLIOTHECA 
Otttvu 


CHARLES    BAUDRLAIR] 

en    1861. 


A.    DE   VIGNY 


ET 


CHARLES  BAUDELAIRE 


CANDIDATS    A 


L'ACADÉMIE    FRANÇAISE 


ETUDE    PAR 


ETIENNE  CHARAVAY 


PARIS.    CHARAVAY    FRERES    EDITEURS 

5l     RUE     DE     SEINE     5l 
1879 


Fç 


■£4-  1, 


A  MON  AMI 


ALFRED   BOVET 


A   ALFRED  BOVET 


Mon  cher  Ami, 


Ce  livre  est  constitué  d'après  des  documents  con- 
servés dans  votre  cabinet.  Permettez-moi  de  le  dire, 
d'abord  parce  que  c'est  faire  acte  de  justice,  ensuite 
parce  qu'en  histoire,  vous  le  sav&ç,  il  faut  citer  ses 
sources.  Je  vous  rends  donc  grâces  d'avoir  mis  à  ma 
disposition  les  correspondances  du  baron  Guiraud  et  de 
Charles  Baudelaire  avec  Alfred  de  Vigny,  et  les 
curieux  vous  sauront  gré  de  votre  libéralité. 

L'étude  qui  a  pour  base  vos  documents  est  divisée  en 
deux  parties.  Dans  la  première  j'ai  raconté,  d'après 
les  lettres  du  baron  Guiraud,  les  vicissitudes  diverses 


(S*^,      VIII      "*^g: 

de  la  candidature  d'Alfred  de  Vigny  à  l'Académie 
française,  de  son  élection  et  de  sa  réception,  restée  fa- 
meuse. Dans  la  seconde  j'ai  exposé  les  phases  bigarres 
de  la  candidature  de  Charles  Baudelaire  aux  fau- 
teuils de  Scribe  et  du  Père  Lacordaire.  La  correspon- 
dance du  candidat  avec  Alfred  de  Vigny  m'a  cette  fois 
servi  de  guide.  Dans  les  deux  parties,  c'est  l'Académie 
qui  est  en  cause,  et  les  documents  publiés  nous  initient 
aux  mystères  des  élections.  Ce  sont  là,  dira-t-on,  les  in- 
finiment petits  de  l'histoire  littéraire.  Assurément }mais 
ces  petits  côtés  ne  doivent  pas  être  négligés.  Il  n'y  a 
de  vrai  en  histoire  que  l'anecdote,  a  dit  Mérimée.  No- 
tre siècle  est  celui  de  l'indiscrétion.  On  veut  savoir  par 
le  menu  ce  qu'ont  fait  les  personnages  célèbres;  on  les 
dévoile  sans  vergogne.  Tant  pis  pour  ceux  qui  ne  ga- 
gnent pas  à  être  connus!  Parfois  on  crie  au  scandale. 
Que  voulez-vous?  Quand  un  homme,  par  ses  actes  ou 
par  ses  écrits,  devient  célèbre,  il  appartient  à  l'histoire 
et  doit  s'attendre  à  être  étudié  intimement  de  son  vivant 
ou  après  sa  mort.  Quand  on  a  les  avantages  de  la 
célébrité,  il  faut  en  subir  les  inconvénients. 

Cette  passion  d'investigation  à  outrance  a  eu,  au 
moins,  pour  résultat  d'attirer  l'attention  des  érudils  et 
des  historiens  sur  beaucoup  d'objets  ou  de  faits  dédai- 
gnés jusqu'alors.  Avec   les  bibelots  on  a   reconstitué 


CS<§V       IX       -"^© 

l'histoire  intime  de  nos  pères  ;  avec  les  autographes  on 
a  redressé  les  erreurs  si  nombreuses  des  biographes  et 
des  historiens.  Vous,  mon  cher  ami,  qui  êtes  un  curieux, 
un  délicat,  vous  saveç  combien  la  lecture  de  certaines 
correspondances  en  apprend  davantage  sur  le  carac- 
tère et  sur  la  vie  d'un  personnage  que  toutes  les 
biographies  du  monde.  Un  chercheur  tel  que  vous 
devient  le  confident  des  hommes  célèbres.  Que  de  côtés 
intimes  vous  ont  été  révélés,  et  comme  on  comprend 
mieux  les  ouvrages  d'un  écrivain  à  mesure  qu'on  con- 
naît tnieux  sa  vie! 

Mais  c'est  peine  perdue  que  d'insister  sur  une  idée 
qui  vous  est  si  familière.  Revenons,  si  vous  le  voule^ 
bien,  aux  documents  que  vous  m'ave^  communiqués. 
J'ai  besoin  de  vous  dire  combien  ces  épisodes  littéraires 
des  dernières  luttes  romantiques  m'ont  intéressé,  com- 
bien j'ai  pris  plaisir  à  retracer  quelques  traits  de  la 
sympathique  figure  du  baron  Guiraud,  si  inconnue  de 
notre  génération.  J'ai  suivi  volontiers  dans  ses  excur- 
sions académiques,  l'auteur  i'Éloa;  j'ai  écouté  les 
sages  conseils  et  les  témoignages  d'amitié  que  le  vieux 
et  encore  ardent  poète  gascon  prodiguait  au  noble 
candidat.  J'ai  vécu,  en  quelque  sorte,  dans  ce  monde 
littéraire,  si  vieilli,  si  oublié.  Puis,  brusquement,  les 
lettres   de    Baudelaire    m'ont   rejeté   dans    les   luttes 


modernes.  Quel  singulier  homme  que  ce  Baudelaire  ! 
mais,  quel  esprit  rare  et  pénétrant!  quelle  intelligence 
aiguisée!  L'aventure  de  sa  candidature  à  l'Académie 
méritait  d'être  contée  comme  un  des  traits  de  caractère 
les  plus  bigarres  de  cet  écrivain.  J'ai  recueilli,  de  la 
bouche  même  de  ceux  qui  l'ont  connu,  quelques  anec- 
dotes qui  feront  suffisamment  sentir  cette  recherche  de 
l'horrible,  cette  affectation  malsaine  d'étrangeté  qui 
ont  tant  nui  à  la  mémoire  de  Baudelaire.  Vous  répu- 
die^, comme  moi,  ces  tristes  défauts,  mais  vous  ave? 
l'esprit  trop  élevé  pour  ne  pas  reconnaître  le  singulier 
talent  du  poète,  et  les  Fleurs  du  Mal  figurent  dans 
votre  bibliothèque  de  poètes  contemporains  au-dessous 
des  œuvres  de  Lamartine,  de  Victor  Hugo,  de  Sainte- 
Beuve,  de  Musset  et  d'Auguste  Barbier. 

C'en  est  asseç,  mon  cher  ami.  Si  vous  preneç  quelque 
ragoût,  comme  disait  Baudelaire,  à  la  lecture  de  ce 
petit  ouvrage,  ma  peine  n'aura  pas  été  perdue.  Vous 
apprécierez,  j'espère,  les  vignettes  qui  illustrent  le 
volume  et  les  essais  d'innovation  réalisés  par  Fernand 
Calmettes ,  qui  nous  est  cher  à  tous  deux;  il  vous 
montre  en  tête  de  cette  lettre  un  des  coins  de  l'île  mo- 
rose où  les  anciens  hôtels  du  quai  d'Anjou  dressent 
leurs  façades  noircies;  c'est  là  que  Baudelaire  vint 
réfugier   sa    mélancolie.    Vous    sente^    tout    ce    qu'il 


^^     xi     -^g; 

y  eut  d'harmonie  entre  la  vague  langueur  de  ce  lieu 
solitaire  et  le  cœur  désolé  du  poète.  Par   sa  morne 
lenteur,  la  Seine  inspire  une  tristesse  profonde  comme 
ses  eaux;  qui  dira  quelles  lugubres  rêveries  elle  suscita 
au  poète,  de  quelle   morbidesse  elle  remplit  son  âme 
malade,  quelle  puissance  attractive  elle  exerça  sur  ses 
sens  énervés?  C'est  que  Baudelaire  avait  un  don  d'ob- 
servation très-vive,  et  son  génie   impressionnable  ne 
se  complaisait  que  dans  les  visions  douloureuses.  Tout 
autre  était  Vigny  ;  constamment  enveloppé  d'un  rayon- 
nement idéal,  il  n'entrevit  jarnais  qu'un  inonde  illu- 
miné, ennobli  par  une  contemplation  supérieure.  Cette 
puissance  d'idéalisme  lui  rendit  inoins  pénible  la  mé- 
diocrité de  sa  demeure.  Son  instinct  de  gentilhomme 
l'avait   conduit  près   les  Champs-Elysées   et  le  fau- 
bourg Saint- Honoré,  dans  le  quartier  du  sport  et  des 
élégances,  mais  la  modicité  de  son  avoir  lui  imposa 
une   maison  fumeuse,   entre  le   bruit  des   industries, 
l'odeur  du  restaurant  et  la  poussière  du  charbonnier. 
Il  n'en  aima  pas  moins  sa  vieille  maison  de  la  rue  des 
Écuries-d'Artois;  et  dans  cette  retraite,  dont  vous  pour- 
rez juger  la  triste  apparence  par  le  dessin  qui  termine 
cette  lettre,  rien  n'altéra  la   belle  sérénité  du  poète. 
J'ai  mis  à  profit  aussi,  et  non  pour  la  première  fois, 
l'expérience  et  le  savoir  littéraires  de  mon  plus  vieil 


<&*&?    xii    -*§>g; 

ami,  Anatole  France.  Qu'il  reçoive  ici,  lui  aussi,  mes 
sincères  remer  ciment  s.  Enfin,  je  dois  à  l'amitié  et  à 
l'obligeance  de  M.  Maurice  Tourneux  le  portrait  de 
Baudelaire  que  j'ai  fait  reproduire  en  héliogravure. 

Et  maintenant  que  j'ai  rendu  grâces  à  qui  de  droit, 
excusez-moi,  mon  cher  ami,  d'avoir  abusé  ainsi  de  votre 
attention.  Retourne^,  sans  plus  tarder,  à  vos  maîtres 
bien-aimés,  Tœppfer  et  Dickens,  tandis  que  je  vais  me 
plonger  de  nouveau  dans  les  chroniques  et  dans  les 
documents  du  quinzième  siècle. 

ETIENNE   CHARAVAY. 


PREMIERE    PARTIE 


PREMIERE     PARTIE 


L'ACADEMIE   FRANÇAISE   EN    MDCCCXLII 


Au  commencement  de  l'an  de  grâce  1842 
l'Académie  française  comptait  trente-neuf 
membres,  dont  les  doyens  étaient  Chateau- 
briand, qui  partageait  sa  vie  entre  le  coquet 
arrangement  de  ses  Mémoires  et  l'illustre 
amitié  de  Madame  Récamier,  et  l'historien 
Charles  de  Lacretelle  :  tous  deux  avaient  été 
admis  dans  le  cénacle  en  181 1.  Les  trente-sept 


autres  académiciens  pouvaient  être  classés 
dans  les  genres  littéraires  suivants  : 

Poésie  dramatique,  neuf  membres  :  Jouy, 
l'auteur  de  Tippoo-Saïb,  dont  Talma  créa  le 
principal  rôle;  —  Baour-Lormian,  si  plaisanté 
de  son  vivant,  si  oublié  après  sa  mort,  malgré 
ses  imitations  du  Tasse  et  d'Ossian  et  son  chef- 
d'œuvre  tragique  Omasis,  qui  le  fit  considérer 
comme  un  digne  successeur  de  Racine  ; 
—  Alexandre  Soumet,  le  chantre  de  Jeanne 
d'Arc  ;  —  Casimir  Delavigne,  déjà  sur  son 
déclin;  —  Charles  Brifaut,  père  de  deux  tra- 
gédies, dont  l'une,  Ninus  II,  avait  été,  en  1814, 
un  événement  littéraire;  —  le  baron  Alexandre 
Guiraud,  tout  à  la  fois  élégiaque,  tragique  et 
mystique;  —  Pierre-Antoine  Lebrun,  fier  des 
lauriers  déjà  secs  de  sa  Marie  Stita)%t  ;  — 
Viennet,  maçon  et  pair  de  France,  farouche 
adversaire  des  romantiques  ;  —  Ancelot,  deux 
fois  dramatique,  par  lui-même  et  par  sa  femme. 

Comédie,  cinq  membres  :  Alexandre  Duval, 
longtemps   fournisseur  en  vogue  des  théâtres 


et  rival  de  Picard  et  d'Andrieux  ;  —  Roger, 
auteur  de  X Avocat,  un  des  favoris  de  la 
Restauration  \  —  Etienne,  célèbre  par  ses 
Deux  Gendres  et  par  les  persécutions  qu'il 
essuya,  comme  libéral,  sous  la  Restauration  \ 
—  Eugène  Scribe,  toujours  facile,  toujours 
heureux,  et  mariant  les  cousins  aux  cousines 
pour  le  plus  grand  plaisir  des  bourgeoises  sen- 
timentales ;  —  Emmanuel  Dupaty,  vaudevil- 
liste, qui  avait  obtenu,  dans  un  genre  plus 
grave,  un  éclatant  succès  par  son  poème  des 
Délateurs. 

La  poésie  pure  était  représentée  par  les  deux 
génies  du  siècle  :  Lamartine  et  Hugo.  Puis 
venaient  Vincent  Campenon,  un  des  chantres  du 
premier  Empire,  Pongerville,  fier,  mais  étonné 
d'avoir  eu  la  hardiesse  de  traduire  un  poète 
aussi  mal  pensant  que  Lucrèce,  et  Tissot,  suc- 
cesseur de  Delille  dans  la  chaire  de  poésie  latine. 

Villemain,  Cousin  et  Guizot,  les  gloires  de  la 
littérature  française  dans  la  première  moitié 
de  ce  siècle,  étaient,  dans  l'Académie,   avec 


Royer-Gollard  et  Charles  Nodier,  les  sévères 
gardiens  de  la  langue. 

L'histoire  comptait  sept  représentants  :  Droz, 
qui  a  étudié  la  société  française  sous  Louis  XVI  ; 
—  Barante,  pâle  imitateur  de  Froissart;  —  le 
général  Philippe  de  Ségur ,  qui  a  retracé 
les  horreurs  de  la  campagne  de  Russie  ;  — 
Adolphe  Thiers  ;  —  Salvandy,  écrivain  politi- 
que, dont  YHistoire  de  Pologne  sous  Sobieski 
est  traitée  avec  plus  d'éloquence  que  d'exacti- 
tude; —  Mignet,  l'habile  et  clair  historien  de 
Philippe  II  et  de  Marie  Stuart;  —  le  comte 
de  Sainte-Aulaire,  qui  s'occupa,  avant  Cousin, 
de  l'époque  troublée  de  la  Fronde. 

La  critique  littéraire  était  plus  particulière- 
ment représentée  par  l'abbé  de  Féletz  ;  l'élo- 
quence politique  par  Dupin  aîné  et  par  le  comte 
Mole;  le  journalisme  par  Jay  et  la  science  par 
Flourens. 

Le  secrétaire  perpétuel  était,  depuis  183.4, 
l'illustre  Villemain. 

Le  dernier  élu  était  le  comte  de  Tocqueville, 


Fauteur  de  la  Démocratie  en  Amérique,  qui,  le 
23  décembre  1841,  avait  remplacé  Lacuée  de 
Cessac. 

Un  fauteuil  vaquait,  celui  de  Tévêque  Frays- 
sinous(i),  décédé  le  12  décembre  1841.  Le  g  jan- 
vier 1842  la  mort  d'Alexandre  Duval  (2)  créa 
une  seconde  vacance.  Les  compétiteurs  ne  man- 
quaient pas;  car  s'il  était  de  mode,  parmi  les 
gens  de  lettres,  de  se  moquer  volontiers  des 
académiciens,  on  n'en  quêtait  pas  leurs  places 
avec  moins  d'ardeur  ;  tel  qui  affectait  du  mépris 
pour  les  immortels  séchait  de  dépit  de  ne 
pouvoir  siéger  à  côté  d'eux. 


(1)  Denis-Antoine-Luc,  comte  Frayssinous,  évêque  d'Hermopolis, 
grand-maître  de  l'Université  sous  la  Restauration,  né  à  La  Vayssière 
(Aveyron),  le  9  mai  1765,  avait  remplacé  l'abbé  Sicard  le  27  juin  1S22. 

(2)  Alexandre-Vincent  Pineux,  dit  Duval,  né  à  Rennes  le  6  avril  1 767, 
avait  été  élu  le  S  octobre  1812  en  remplacement  de  Gabriel  Le  Gouvé. 


j3<^>     8     -=s*S: 

CANDIDATURE  D'ALFRED  DE  VIGNY 

Il  y  avait  alors,  dans  le  monde  littéraire,  un 
gentilhomme  de  vieille  souche  qui,  après  avoir, 
par  droit  de  naissance,  servi  dans  la  maison  du 
Roi,  avait  quitté  l'armée  pour  raison  de  santé, 
peu  avant  la  révolution  de  Juillet.  Plus  propre 
à  manier  la  plume  que  l'épée,  il  était  devenu 
homme  de  lettres  et  avait,  par  des  œuvres 
poétiques  remarquables,  par  des  romans  de 
grand  style,  par  des  drames  touchants,  imposé 
à  un  nom  honorable  mais  obscur  une  illustra- 
tion dont  il  était  fier.  Ce  poète  gentilhomme 
s'appelait  le  comte  Alfred  de  Vigny.  Il  avait 
alors  quarante-cinq  ans,  étant  né  à  Loches,  en 
Touraine,  le 27  mars  1 797  (  1). Le  chantre  d'Éloa, 
l'auteur  de  Stello  désirait,  non  sans  raison,  en- 
trer à  l'Académie  française  ;  il  pensait  avoir  plu- 

(1)  Cf.  Alfred  de  Vigny,  par  Anatole  France;  Paris,  Bachelin- 
DeHorenne,  1868,111-1  S.  Cette- remarquable  étude  est  une  des  premières 
œuvres  de  critique  littéraire  de  mon  ami,  le  poète  Anatole  France.  — 
Voir  aussi  le  Journal  d'un  poëte,  publié  sur  les  manuscrits  d'Alfred 
de  Vigny  par  son  ami  et  exécuteur  testamentaire,  M.  Louis  Ratis- 
bonne;  Paris,  Michel  Lévy,  1867,  in-12. 


sieurs  titres  à  cet  honneur;  il  était  gentilhomme, 
et  l'Académie,  on  le  sait,  aime  les  hommes  bien 
nés  ;  comme  poète  et  comme  écrivain,  il  jouis- 
sait d'une  réputation  distinguée  ;  ses  Œuvres 
complètes  avaient  récemment  paru  chez  Char- 
pentier, l'éditeur  à  la  mode,  consécration 
nouvelle  de  la  célébrité  de  l'auteur;  enfin  Vigny 
comptait  dans  l'illustre  compagnie  des  amis 
bien  chers,  Charles  Nodier  et  Victor  Hugo, 
entre  autres.  J'allais  oublier  de  dire  que  le 
futur  candidat  collaborait  à  la  Revue  des  Deux 
Mondes  depuis  sa  fondation,  en  i83i,  et,  dès 
lors  comme  aujourd'hui,  les  écrivains  de  la 
Revue  étaient  promis  à  l'immortalité.  Plusieurs 
amis  du  comte  le  pressaient  vivement,  d'ailleurs, 
de  se  mettre  sur  les  rangs  et  de  commencer  ses 
visites.  Parmi  ces  amis  était  le  baron  Alexandre 
Guiraud  qui,  depuis  1826,  siégeait  à  l'Académie 
française,  Guiraud,  poète  tragique,  qui  ne 
connut  au  théâtre  que  les  succès  d'estime,  mais 
fut  le  favori  des  salons  de  la  Restauration  et 
devint  populaire  par  ses  Elégies  savoyardes, 


S<2*      IO      "S^ 

hôtesses  obligées  de  toutes  les  anthologies.  Cet 
académicien  va  remplir  dans  ce  récit  un  rôle 
si  considérable,  et,  d'autre  part,  il  est  si  oublié 
de  la  génération  présente,  que  je  juge  utile 
d'esquisser  rapidement  sa  biographie  : 

Pierre-Marie-Jeanne-Thérèse-Alexandre  Gui- 
raud,  né  à  Limoux  (Aude)  le  24  décembre  1788, 
fils  d'un  riche  fabricant  de  draps,  étudia  le  droit 
à  la  faculté  de  Toulouse.  Il  revint  diriger  les 
manufactures  paternelles  :  ces  soins  industriels 
ne  l'empêchèrent  pas  de  cultiver  les  lettres  et 
d'obtenir  des  couronnes  poétiques  à  l'Académie 
des  jeux  floraux.  Dès  lors  la  carrière  de  Guiraud 
fut  décidée  ;  le  jeune  poète  abandonna  ses  ma- 
nufactures et  vint  à  Paris  en  t8i3.  Là  il 
composa  trois  tragédies,  Frédégonde  et  Bru- 
nehaut,  Myrrha  et  Pelage,  qui  ne  furent 
jamais  représentées.  C'est  en  1822  qu'il  aborda 
pour  la  première  fois  la  scène  de  l'Odéon,  avec 
ses  Machabées,  tragédie  en  cinq  actes  et  en  vers. 
Guiraud,  esprit  religieux,  royaliste  convaincu, 
s'était  proposé    de    défendre   dans   ses  pièces 


cg^S*-     i  i     *^g; 

la    religion,   la  morale  et  la  légitimité,   trop 
souvent  attaquées. 

Les  Machabées,  qui  devaient,  dans  la  pensée 
de  l'auteur  et  de  ses  amis,  donner  au  public 
parisien  le  goût  des  œuvres  sérieuses  et  saines, 
n'obtinrent  qu'un  succès  médiocre  (i).  Guiraud, 
toujours  guidé  par  le  désir  de  contribuer  à 
l'édification  de  ses  contemporains,  répondit  à 
ses  adversaires  par  la  représentation  d'une 
nouvelle  tragédie,  le  Comte  Julien  ou  l'expia- 
tion. Hélas  !  malgré  certaines  qualités  de  pas- 
sion, cette  pièce  ne  fut  guère  plus  goûtée  que 
la  première.  On  connaît  la  vogue  extraordinaire 
des  Elégies  savoyardes ,  qui  furent  suivies 
d'une  ode  intitulée  Cadix  ou  la  délivrance  de 
l'Espagne,  des  Chants  hellènes,  des  Poèmes  et 
Chants  élégiaques,  publiés  en  i8'23  et  en  1824. 
L'année  suivante,  en  bon  royaliste,  il  collabora 
avec  Ancelot  et  Soumet  à  un  opéra,  Pharamond, 
triste  et  éphémère  produit  officiel  que  fit  naître 


(1)  Cf.  aux  Pièces  justificatives,  n°  i,   une  lettre  de  Guiraud  au 
ministre  sur  cette  tragédie  des  Machabées. 


S5^       ]  2      "^& 

le  sacre  de  Charles  X.  Guiraud,  nommé  che- 
valier de  la  Légion  d'honneur,  ne  tarda  pas  à 
recevoir  une  consécration  plus  flatteuse  encore 
de  sa  renommée  littéraire,  par  son  admission  à 
l1  Académie  française.  Il  succéda  le  1 1  mai  1826 
à  un  gentilhomme  de  vieille  race,  au  duc 
Mathieu  de  Montmorency,  un  des  fidèles  de 
Madame  Récamier.  Deux  nouveaux  ouvrages, 
un  poème,  le  Prêtre,  une  tragédie,  Virginie, 
jouée  au  Théâtre-Français  en  1827,  furent  une 
sorte  de  remerciement  du  nouvel  académicien 
à  ses  collègues.  Le  17  mars  1827  Charles  X 
conféra  le  titre  de  baron  à  celui  qui  avait  célé- 
bré son  avènement  au  trône. 

La  révolution  de  Juillet  frappa  douloureu- 
sement Guiraud  dans  ses  sentiments  les  plus 
intimes.  Il  chercha  la  consolation  dans  l'étude 
et  dans  la  méditation.  Il  publia  tout  d'abord  un 
roman  psychologique,  Césaire.  qui  portait  ce 
sous-titre  caractéristique  :  révélation.  Césaire 
fut  accueilli  avec  distinction  dans  les  salons 
aristocratiques,  qui  cherchaient  dès  lors  toutes 


(&*&*  i3  ^s>s 
les  occasions  de  marquer  leur  opposition  au 
régime  nouveau.  Deux  odes,  la  Communion  du 
duc  de  Bordeaux  et  les  Deux  Princes,  qui 
parurent  en  i83'2,  témoignèrent  delà  fidélité  de 
Fauteur  à  ses  principes  légitimistes.  Cette  der- 
nière ode  avait  été  inspirée  par  la  mort  du  duc 
deReichstadt.  Ensuite  Guiraud  écrivit,  en  1834, 
un  ouvrage  politique,  De  la  vérité  dans  le 
système  représentatif,  en  iS35,  un  roman 
religieux,  Flavien,  ou  Rome  au  désert,  en  i836, 
des  Poésies  dédiées  à  la  jeunesse,  et,  enfin,  de 
1839  à  1841,  une  Philosophie  catholique  de 
l'histoire,  en  trois  volumes  in-8,  du  mysticisme 
le  plus  outré  (1). 

En  1842  Guiraud  avait  dû  retourner  dans 
son  pays  pour  diriger  ses  usines,  qui  avaient 
été  mal  gérées  et  lui  valaient  une  série  d'inter- 
minables procès.  Quoiqu'il  fût,  ainsi  qu'il  le 
constatait  lui-même,  transformé  d'académicien 


(1)  Cf.  dans  le  Journal  des  Débats,  n°s  du  19  décembre  1841  et  du 
6  février  1842,  deux  articles  de  Saint-Marc  Girardin  sur  ce  livre  sin- 
gulier, bien  digne  de  l'oubli  où  il  est  tombé. 


en  mécanicien,  il  ne  pouvait  oublier  les  belles- 
lettres,  dont  la  culture  avait  honoré  sa  vie,  et 
du  château  de  Villemartin  il  correspondait  avec 
ses  amis.  Malgré  ses  tragédies  il  n'avait  pas 
été  hostile  au  mouvement  romantique;  il  avait 
même  une  certaine  sympathie  pour  quelques- 
uns  des  novateurs  et  il  la  témoignait  à  l'oc- 
casion (1).  Il  aimait  le  talent  et  la  personne 
d'Alfred  de  Vigny,  qu'il  engageait  fortement  à 
se  présenter  à  l'Académie,  et  auquel  il  adressa, 
le  20  janvier  1842,  la  lettre  suivante  : 

«  Vous  mettez-vous  sur  les  rangs,  cette  fois, 
mon  ami?  Ballanche  et  vous,  voilà  mes  deux 
candidats  ;  la  belle  prose  et  la  belle  poésie  : 
l'Académie  ne  perdra  rien  à  la  mort  de  MM.  de 
Frayssinous  et  Duval.  Ce  sera  tout  profit.  Si 
vous  vous  présentez,  faites  dire  à  Lamartine, 


(1)  Cf.  pour  la  biographie  du  baron  Guiraud  :  L'Institut  de  France, 
par  Alfred  Potiquet  ;  Paris,  Didier,  187 1,  in-8;  —  Notice  biogra- 
phique sur  la  vie  et  les  travaux  littéraires  du  baron  Guiraud; 
Paris,  1845,  in-8  de  1 1  pages;  —Journal  d'un  poète,  publié  par  Louis 
Ratisbonne;  Paris,  Michel  Lévy,  1867,  in-12; —  Discours  de  récep- 
tion de  J.-J.  Ampère;  Paris,  1848,  in-4.  —  Voir  aux  Pièces  justifi- 
catives, n°  11,  le  jugement  d'Alfred  de  Vigny  sur  Guiraud. 


S^^      l5      -=5^ 

par  vos  amis  de  la  rue  de  Grenelle,  que  ses 
candidats  de  poche  passeront  peut-être  plus 
tard,  mais  qu'ils  doivent  se  ranger  devant  vous 
et  Ballanche.  Mais  surtout,  si  ma  voix  vous 
est  nécessaire,  tâchez  d'obtenir  que  vos  amis 
fassent  retarder  l'élection  jusqu'en  avril,  après 
la  réception  de  M.  de  Tocqueville  (i).  Je  ne 
puis  pas  sortir  de  mon  volcan  plus  tôt. 

«  Entrez  donc  maintenant,  et  surtout,  pré- 
sentez-vous; on  n'entre  pas  dans  notre  salon 
sans  cela.  Cest  presque  toujours  au  plus  obstiné. 
Quand  vous  serez  introduit,  vous  trouverez 
que  ce  n'était  pas  la  peine  de  frapper  à  la  porte 
tant  de  fois.  Mais  que  voulez-vous  ?  avec  tous 
les  éléments  nécessaires  pour  constituer  un 
corps  important,  une  sorte  de  Chambre  intellec- 
tuelle, nous  ne  sommes  jusqu'ici  que  d'agréables 
discoureurs.  Venez  donc  à  notre  aide,  quelques- 
uns,  et  nous  vivifierons  un  peu  ces  catacombes 
littéraires  en  y  introduisant  le  jour  et  le  bruit. 

(i)  La  réception  de  M.  de  Tocqueville  était  fixée  au  21  avril  1842. 


(S^s    16    ^^s> 

«  Adieu,  mon  ami,  cela  vaut  mieux  que  mon 
confrère,  et  ne  se  ressemble  pas  souvent  le 
moins  du  monde.  Veuillez  faire  agréer  mes 
hommages  à  Mm0  de  Vigny. 

«  Votre  ami  affectionné 

«  Château  de  Villemartin,près  Limoux,  20  jan- 
vier 1842.  » 

Alfred  de  Vigny  posa  donc  hardiment  sa 
candidature  au  fauteuil  de  Frayssinous,  se 
réservant,  en  cas  d'échec,  de  solliciter  la  place 
de  Duval.  Les  autres  concurrents  étaient  le 
chancelier  Pasquier,  Ballanche,  auteur  d'An- 
tigone,  et  fidèle  desservant  de  Notre-Dame  de 
l'Abbaye  au  Bois,  fonction  qui  lui  valut,  comme 
on  verra,  la  faveur  de  l'Académie,  le  bibliothé- 
caire Vatout,  le  professeur  Patin  et  un  théo- 
logien, Guillon,  évêque  de  Maroc  (1).  Sans  plus 


(1)  Remarquons  que  tous  ces  candidats,  sauf  l'évêque  de  Maroc, 
arrivèrent  successivement  à  l'Académie  française,  Vatout,  le  dernier, 
élu  le  ,6  janvier  1848.  Vatout,  ayant  suivi  Louis-Philippe  en  exil  et 


@^     17     "*&& 

tarder,  Vigny  commença  ses  visites  académiques, 
singulière  odyssée  où  l'amour-propre  du  poète 
eut  souvent  à  souffrir  (1).  S'il  fut  justement 
touché  d'entendre  ses  propres  vers  récités  par 
le  vieux  Baour-Lormian,  aveugle  et  souriant, 
il  apprit,  dans  l'antichambre  du  philosophe 
Royer-Collard,  que  parfois  les  vieillards  ne 
pardonnent  pas  aux  jeunes  de  les  faire  oublier. 
Eloa,  Cinq-Mars,  Stello,  qu'importait  tout 
cela  à  un  homme  qui  disait  avec  ironie  :  «  Je  ne 
lis  rien  de  ce  qui  s'écrit  depuis  trente  ans  !  » 
Sa  visite  à  Chateaubriand  fut  peut-être  encore 
plus  cruelle,  car  là  il  sut  combien  redoutables 
étaient  ses  concurrents  :  «  M.  Pasquier  n'a  rien 
de  commun  avec  les  lettres,  avouait  l'illustre 
vieillard;   mais  je  le  connais   depuis  quarante 

-tant  mort  peu  après  (3  novembre  iS^8),  ne  prononça  pas  son  dis- 
cours de  réception.  Ce  t'ait  ne  s'était  produit  encore  qu'une  fois, 
en  1776.  pour  Coiardeau,  et  il  ne  s'est  pas  renouvelé.  Je  ne  compte 
pas.  bien  entendu,  Chateaubriand  et  M.  Emile  OUivier  qui,  pour  des 
considérations  politiques,  ne  furent  pas  admis  à  prononcer  de  discours 
de  réception. 

(1)  Vigny  a  eu  soin  de  conserver  les  détails  de  ses  visites.  M.  Ra- 
tisbonne  a  publié,  dans  le  Journal  d'un  poète,  quelques-unes  des 
notes  de  Vigny  à  ce  sujet.  Le  récit  de  la  visite  à  Royer-Collard  est 
des  plus  piquants.  On  le  trouvera  aux  Pièces  justificatives,  n°  m. 


@*^     18     ^g; 

ans,  il  voit  souvent  Madame  de  Chateaubriand, 
il  est  fort  aimable  avec  nous. . .  Oh  !  j'y  tiens  peu, 
et  je  n'irais  pas  à  cette  élection  si  je  ne  devais 
pas  voter  pour  le  second  fauteuil  en  même  temps 
et  mon  pauvre  Ballanche  ;  il  y  a  soixante  ans 
que  je  connais  Ballanche.  »  Que  répondre  à  des 
arguments  si  décisifs  ?  Vigny  dut  prévoir  dès 
lors  quel  sort  lui  était  réservé,  mais  il  se 
piquait  d'être  soldat,  il  continua  la  lutte. 
Le  7  février  1842  il  se  rendit  chez  M.  Thiers, 
qu'il  trouva  en  habit  noir,  dans  sa  légendaire 
maison  de  la  rue  Saint-Georges,  au  milieu 
d'objets  d'art  de  toute  espèce.  Il  fut  éconduit 
avec  estime;  Thiers  était  lié  pour  cette  fois 
envers  le  chancelier  Pasquier ,  un  confrère 
politique,  et  envers  Ballanche,  qui  l'intéressait 
par  sa  misère.  Il  n'en  promit  pas  moins  à 
Vigny  sa  voix  pour  les  élections  suivantes. 

Cependant  le  jour  du  scrutin  approchait  :  il 
était  fixé  au  jeudi  17  février.  Le  jour  consacré 
par  les  anciens  à  Jupiter  a  été  réservé  aux 
réunions  des  membres  de  l'Académie  française, 


@^>       I9       '^x& 

la  plus  olympienne  des  Académies.  La  Revue 
des  Deux  Mondes,  dans  son  numéro  du  i5  fé- 
vrier, recommanda  pour  l'un  des  deux  sièges 
vacants  son  éminent  collaborateur  (1).  La  veille 
même  de  l'élection  Cuvillier-Fleury  examina 
dans  le  Journal  des  Débats  les  titres  des  can- 
didats et  consacra  deux  colonnes  au  plus  jeune, 
Alfred  de  Vigny,  «  écrivain  sérieux,  réfléchi  et 
laborieux,  au  milieu  des  plus  grands  excès  de  la 
littérature  facile,  poète  et  penseur  profond, 
conteur  pathétique  et  entraînant  (2).  »  Rien  n'y 
fit  :  au  premier  tour  de  scrutin  le  chancelier  Pas- 
quier,  tout  étranger  aux  lettres  qu'il  fût,  s'assit 
majestueusement  dans  le  fauteuil  de  l'évêque 
d'Hermopolis,  et  le  bon  Ballanche  recueillit  la 
succession  d'Alexandre  Duval,  plutôt  par  com- 
misération pour  son  âge  et  ses  maux  qu'à  cause 
de  son  Antigonefi). Vigny  n'obtint  que  huit  voix! 


(1)  Cf.  dans  les  Pièces  justificatives,  n°  iv,  le  texte  de  l'article  de  la 
Revue  des  Deux  Mondes. 

(2)  Journal  des  Débats  du  16  février  1S42. 

(3)  II  y  avait  32  votants  et  la  majorité  absolue  était  de  17.  Pour  le 
fauteuil  de  Frayssinous  le  chancelier  Pasquier  fut  élu  par  23  voix 


£2*^      20      ■*£>£> 

La  Repue  des  Deux  Mondes,  dans  son 
numéro  du  Ier  mars  1842,  enregistra  le 
résultat  de  l'élection  dans  les  termes  suivants  : 

«  L'Académie  française  a  nommé  les  succes- 
seurs aux  fauteuils  laissés  vacants  par  la  mort 
de  M.  Frayssinous  et  de  M.  Alexandre  Duval. 
C'est  M.  le  baron  Pasquier  qui  remplace 
M.  Tévêque  d'Hermopolis;  c'est  M.  Ballanche 
qui  hérite  de  M.  Duval.  L'élection  de  M.  Alfred 
de  Vigny  se  trouve  donc  ajournée  ;  nous  espé- 
rons toutefois  que  l'Académie  ne  laissera  pas 
longtemps  hors  de  son  sein  le  poëte  que  des 
titres  sérieux  désignent  à  son  choix,  et  parmi 
les  voix  qui  sont  d'avance  acquises  à  l'auteur 
de  Stello,  on  peut  compter,  nous  aimons  à  le 
croire,  celles  des  deux  nouveaux  académiciens.  » 

Ce  même  jour  (ier  mars)  mourut  Roger, 
auteur  comique,  un  des  favoris  de  la  Restau- 
ration,   qui    en   fit    un   directeur  général   des 


contre  8  données  à  Vigny  et  un  bulletin  blanc.  Pour  le  fauteuil 
d'Alexandre  Duval,  Ballanche  fut  élu  par  17  voix  contre  8  données  à 
Vatout,2  àVigny  et  4  à  Patin.  (Journal  des  Débats  du  iyfévrier  1842.) 


postes  (i).  Nouvelle  place  vacante,  nouvelle 
candidature  de  Vigny ,  qui ,  débarrassé  du 
chancelier,  courtisan  de  la  vicomtesse  de  Cha- 
teaubriand, et  du  pauvre  Ballanche,  pouvait 
espérer  un  meilleur  accueil.  Néanmoins  un 
premier  échec  avait  rendu  circonspect  le  poète, 
qui  fit  part  de  ses  craintes  à  Guiraud  :  celui-ci, 
tout  absorbé  qu'il  fût  par  les  machines  hydrau- 
liques et  par  les  procès,  lui  répondit  en  ces 
termes  : 

«  Votre  lettre  m'affligerait  vivement,  mon 
cher  Alfred,  si  je  n'avais  assez  bonne  idée  de  nos 
confrères,  pour  ne  pas  douter  un  moment  de 
votre  élection  (à  moins  qu'on  ne  trouve  encore 
du  chancelier  dans  Vatout).  Je  ne  vois  pas  qui 
Ton  peut  décemment  vous  opposer.  Au  reste 
votre  admission  elle-même  ne  me  consolerait 
pas  de  la  tristesse  profonde  où  je  suis  de  ne 
pouvoir  aller  vous  servir  d'infime  parrain.  Mais 


(i)  Jean-François  Roger,  né  à  Langres  (Haute-Marne)  le  17  avril 
1776,  élu  à  l'Académie  en  remplacement  de  Suard  le  2S  août  18 17, 
mort  à  Paris  le  i«  mars  1842. 


©*^      22       <^xg> 

que  voulez-vous  ?  Le  feu  de  mon  incendie  est 
un  vrai  feu  d'enfer  qui  ne  s'éteint  plus  ;  je  souf- 
fre là  dedans  comme  un  vrai  damné.  Au  lieu 
d'être  académicien,  je  suis  mécanicien  ;  je  passe 
ma  vie  avec  des  ouvriers,  et  mon  délassement 
est  avec  mon  avoué  et  des  avocats.  Il  faut  que 
je  reconstruise  des  usines  que  je  n'aurais  jamais 
construites,  mais  que  j'avais  achetées  en  état 
d'aller,  pensant  n'avoir  jamais  besoin  de  m'en 
occuper  autrement.  Je  n'ai,  de  la  vie,  été  si 
malheureux,  et  vos  lettres  m'achèvent,  Je  sens 
que  je  ne  remplis  pas  mon  devoir,  ni  mon  vœu. 
Ma  conscience  et  mon  amitié  en  souffrent  éga- 
lement. Mais  le  boulet  que  je  traine  est  trop 
lourd  pour  que  je  m'échappe  un  seul  moment. 
La  vie  a  des  parties  bien  amères;  cette  année, 
justement,  j'étais  en  dispositions  académiques  si 
complètes,  que  j'ai  mon  appartement  au  fau- 
bourg Saint-Germain  qui  m'attend  depuis  six 
mois.  Mais  rien  ne  me  réussit;  j'ai  eu,  il  y  a 
quelques  vingt  ans,  une  sorte  de  veine  dont  je 
n'ai  pas  su  profiter,  et  depuis,  je  perds  toujours, 


i^a*-    23     -=©•=£; 

je  perds  à  tout  jeu,  en  tout  lieu,  et  à  tout  pro- 
pos. Aussi  je  m'applaudis  chaque  jour  davan- 
tage d'être  devenu  bon  chrétien  ;  je  ne  me  serais 
jamais  assez  courageusement  résigné  sans  cela. 
Je  ne  suis  pas  étonné  que  tout  ce  qu'il  y  a  de 
distingué  parmi  nous,  vous  porte  et  vous 
appelle  ;  vous  leur  êtes  sympathique  en  plus 
d'un  point.  J'envie  leur  bonheur  de  pouvoir 
manifester  leur  sympathie  tandis  que  je  ne  puis 
que  vous  faire  la  confidence  de  la  mienne;  et  je 
sens  que  ce  n'est  pas  assez,  ni  pour  vous  ni  pour 
moi. 

«  Adieu,  mon  cher  de  Vigny  ;  plaignez  moi; 
plaignez  moi  bien,  car  j'ai  un  profond  dégoût 
de  la  vie  que  je  mène  ici,  et  le  désir  que  j'aurais 
d'être  avec  vous  en  ce  moment  change  ce  dé- 
goût en  horreur  ;  je  soupire  après  la  paix  et  les 
loisirs,  depuis  vingt  ans;  j'ai  cru  m'en  rappro- 
cher au  moyen  de  la  vie  de  famille,  mais  je 
reconnais  bien  qu'il  n'y  a  de  repos  et  de  paix 
que  là  où  il  n'y  a  plus  de  vie  ;  et  le  meilleur 
souhait  qu'on  adresse  à  ceux  qui  s'en  vont,  est 


<3<ê>-     24    ^>s> 

un  vœu  de  repos  et  de  paix.  Vous  trouverez 
ma  lettre  bien  décousue,  c'est  que  mes  idées  le 
sont  beaucoup.  Je  ne  sais  où  me  prendre  pour 
sortir  du  gouffre  où  je  suis  tombé;  et  je  vous 
demande  en  grâce,  comme  une  consolation,  la 
seule  qui  puisse  me  toucher,  de  réapprendre, 
dès  le  soir  même,  par  deux  mots,  votre  nomi- 
nation. 

«  Soumet,  dont  je  n'avais  aucune  nouvelle 
depuis  quatre  mois,  m'écrit  une  lettre  désespé- 
rée et  désespérante.  Il  me  parle  de  vous 
donner  sa  place,  si  sa  voix  ne  vous  est  pas 
utile.  Il  paraît  bien  souffrant  (1). 

«  Adieu,  mon  ami,  je  ne  suis  bon  à  rien  en 
ce  bas  monde,  puisque  je  ne  puis  servir  mes 
amis  en  quelque  chose.  C'est  tout  ce  qui  me 
restait  à  faire  maintenant.   » 

Vigny,  toujours  inquiet,  poursuivit  encore 
Guiraud  de  ses  doléances  ,  celui-ci  lui  écrivit 
le  20  mars  1842  la  lettre  suivante  : 


(1)  Alexandre  Soumet  ne  mourut  que  le  3o  mars  1845.  (Cf.  Jour- 
nal d'un  poëte,  p.  204.) 


@»^.       25       '^SsÈ? 

«  Mais  vous  aurez  plus  de  i5  voix,  mon  ami. 
Maintenant  que  le  chancelier  n'est  plus  là,  tou- 
tes les  consciences  littéraires  sont  libres.  Vous 
aurez  donc  la  majorité.  Au  reste,  c'est  tout  ce 
à  quoi  peut  prétendre  un  homme  de  lettres  dans 
notre  Académie.  Lamartine  n'en  a  pas  eu  da- 
vantage, Chateaubriand,  à  peine  à  la  deuxième 
fois.  Et  moi  aussi,  tout  infime  que  j'étais,  on 
m'a  traité  avec  le  même  honneur,  tandis  que  les 
hommes  sans  valeur  littéraire  ne  descendent 
jamais  au-dessous  de  22,  24  suffrages.  Comme 
tout  cela  est  académique  !  Maintenant  tous  mes 
vœux  tendent  à  compter  dans  cette  majorité  qui 
ne  peut  vous  manquer.  J'arriverai  donc,  à  moins 
d'impossibilité  que  je  n'ose,  que  je  ne  veux  pas 
prévoir.  Mais  ma  présence  serait  beaucoup  plus 
certaine  si  l'Académie,  pour  se  donner  le  temps 
de  respirer,  après  deux  élections  si  soudaines, 
renvoyait  la  vôtre  à  la  fin  d'avril.  Alors,  je 
n'aurais  qu'à  sacrifier  la  chance  d'un  procès,  et 
je  hasarderais  volontiers  une  course  d'un 
mois.  Dans  ce  moment,  au  contraire,  des  cons- 


tructions  hydrauliques,  qui  n'ont  d'autre  direc- 
teur que  moi,  touchent  à  leur  fin  ;  et  mon 
métier  d'architecte  et  de  mécanicien,  mon  hor- 
rible métier  de  propriétaire  d'usines,  l'attente 
d'une  foule  d'ouvriers  qui  ont  besoin  que  mes 
fermiers  rouvrent  leurs  ateliers,  d'autres  affai- 
res encore  m'attachent  par  des  liens  si  tenaces 
et  si  nombreux  que  je  ne  sais,  en  vérité,  com- 
ment je  pourrais  les  briser.  J'espérais  ma  liberté, 
un  mois  plus  tôt  ;  et  je  l'aurais  déjà,  si  notre 
midi  n'avait  voulu  cette  année  se  donner  un  air 
russe  ou  norvégien  qui  a  dérangé,  tout  un  grand 
mois,  mes  reconstructions.  Voilà  où  j'en  suis, 
mon  ami. 

«  Obtenez  de  Nodier,  qui  vous  est  tout  dé- 
voué, qu'il  propose  à  l'Académie  de  renvoyer 
au  mois  de  mai,  après  les  prix  de  vertu,  l'élec- 
tion qui  reste  ;  elle  y  consentira  volontiers,  et 
alors  ma  voix,  mon  influence,  si  faible  qu'elle 
soit,  sont  à  vous,  vous  le  ^avez  bien. 

«  De  toute  façon,  sitôt  que  le  jour  de  l'élec- 
tion sera  fixé,  annoncez-le  moi,  et  il  faudrait  que 


@<^     27     --^g; 

les  empêchements  fussent  bien  puissants,  si  je 
n'allais  vous  apporter  ma  voix. 

«  A  bientôt  donc,  mon  cher  confrère,  je 
vous  tends  la  main  d'ici,  et  plus  de  vingt  vous 
la  tendront  de  plus  près. 

«    Bon  A.   GUIRAUD.    » 

«  Villemartin,  20  mars  1842.   » 

Si  Guiraud  ne  fut  pas,  comme  Vigny,  un 
grand  poète,  il  eut,  ce  me  semble,  un  excellent 
caractère  et  un  sens  plus  pratique.  Pourquoi 
redouter  un  échec,  puisque  les  gens  de  lettres 
font  toujours  antichambre  alors  que  les  hommes 
sans  valeur  littéraire,  mais  bien  élevés,  entrent 
de  plain  pied  ?  Je  ne  sais  si  cet  argument  péremp- 
toire  toucha  beaucoup  le  noble  écrivain  -,  ce- 
pendant il  recommença  les  visites  officielles. 
Guizot,  avec  son  air  puritain,  lui  déclara  avoir 
des  engagements  pour  le  premier  tour  de  scru- 
tin et  lui  promit  sa  voix  au  second.  Casimir 
Delavigne,  malade,  les  pieds  sur  un  tabouret 
chauffé  intérieurement,  le  reçut  en  confrère, 
mais    allégua    sa   liaison    de   collège    avec    le 


S^^s         28        ^*@ 

professeur  Patin.  Barante  traita  le  drame  de 
Chatterton  de  pièce  anti-sociale.  Mole  parut 
à  Vigny  moqueur  et  léger  (1).  Cette  dernière 
visite  avait  lieu  le  25  avril.  Trois  jours  avant 
le  poète  avait  reçu  une  nouvelle  lettre  de  Gui- 
raud,  dont  voici  le  texte  : 

«  Mon  ami,  quand  j'ai  vu  l'élection  renvoyée 
au  5  mai,  j'ai  espéré  un  moment  que  je  pourrais 
y  prendre  part  ;  et,  si  le  fardeau  d'affaires  qui 
pèse  sur  moi  ne  s'aggravait  tous  les  jours  au 
lieu  de  s'alléger,  je  crois  vraiment  que  je  serais 
parti  à  la  fin  du  mois.  Mais  il  ne  m'est  plus 
permis  déformer  des  projets  \  tous  les  éléments 
que  j'ai  mis,  dans  ma  philosophie,  à  la  dispo- 
sition de  Satan,  semblent  ligués  pour  justifier 
mes  indications.  Voilà  maintenant  nos  rivières 
qui  se  font  de  petits  Rhônes  et  nous  ravagent 
comme  de  grands  fleuves,  auxquels  il  faut  un  lit 
de  deux  jours.  Mes  tribulations  recommencent 
sans  cesse.  En  vérité,  je  me  surprends  à  dire 

(1)  Cf.  Journal  d'un  poète,  p.  195  et  suiv. 


quelquefois  :  où  est  le  galetas  ?...  à  défaut  de 
palais. 

«  Je  vais  écrire ,  mon  ami,  mais  j'en  suis 
honteux  pour  notre  Académie;  mais  vous,  que 
faites-vous  de  vos  amis  de  la  Revue  des  Deux 
Mondes? Les  Cousin,  Thiers,  etc.,  qui  en  sont, 
les  Mole,  les  Barante  qui  les  craignent,  ne  pou- 
vez-vous  vous  assurer  leurs  suffrages  dont  ils 
doivent  se  trouver  fort  embarrassés  ? 

«  Votre  modestie  vous  inspire  des  craintes 
que  je  ne  saurais  partager. 

«  J'ai  rencontré  cet  hiver  M.  Patin  chez 
Lamartine,  qui  me  le  demanda  pour  futur  con- 
frère. C'est,  je  crois,  un  professeur  spirituel  ; 
mais  il  n'a  pas  fait  Stello. 

«  Je  vais  raviver  en  quelques-uns  un  peu  de 
zèle  ;  mais  si  vous  saviez  combien  peu  nous 
nous  laissons  influencer  dans  nos  choix  littérai- 
res ?  quand  il  s'agit  d'un  choix  politique,  c'est 
tout  autre  chose. 

«  Adieu,  mon  ami;  il  est  impossible  que 
Tocqueville  et  Ballanche  ne  soient  pas  pour 


rg^a*  3o  '=s>=S;• 
vous.  Si  j'avais  dix  voix  à  donner,  toutes  vous 
appartiendraient.  Maintenant  M.  Patin  !...  je 
ne  dis  pas;  mais  chacun  à  son  rang,  à  moins 
qu'on  ne  nous  octroyé  tout  le  conseil  univer- 
sitaire. 

«  Bonne  chance,  mon  ami  ;  Lamartine  peut 
beaucoup  s'il  veut;Mraode  Lagrange  (i)  veut 
beaucoup,  si  elle  peut,  n'est-ce  pas  ?  Voulez- 
vous  l'en  remercier  de  ma  part  ?  Adieu  en- 
core, plaignez-moi  beaucoup  et  pardonnez-moi 
un  peu.  «  A. G.   » 

«  Villemartin,  22  avril  1842.   » 

L'élection  était  fixée  au  4  mai.  Outre  Vigny, 
les  candidats  étaient  Patin,  Vatout,  Sainte-Beuve 
et  Edouard  Alletz.  Le  concurrent  le  plus  redou- 
table était  Patin  (2),  professeur  de  poésie  latine 
à  la  Sorbonne,  humaniste  distingué  et  homme 
d'esprit,  auteur  d'un  livre  intéressant  sur  les 


(1)  Femme  du  marquis  Edouard  ue  La  Grange,  membre  de  l'Insti- 
tut, sénateur  du  second  empire,  mort  récemment. 

(2)  Henri-Joseph-Guillaume  Patin,  né  à  Paris  le  21  août  1793, 
mort  le  19  février  1876,  doyen  de  la  Faculté  des  lettres  et  secrétaire 
perpétuel  de  l'Académie  française. 


rg5^      3l      '<&xg> 

Tragiques  grecs,  œuvre  unique  de  son  auteur  et 
qui  devait  rester  telle,  ou  peu  s'en  faut.  Les  élè- 
ves de  l'École  normale,  qui  se  servent  beaucoup 
de  ce  livre,  ont  généralement  l'indiscrétion 
d'y  relever  la  phrase  du  chapeau,  mémo- 
rable exemple  de  logomachie  (i).  Mais  on  peut 
être  un  éminent  humaniste  sans  avoir  le  don 
d'écrire.  Que  pouvait  alors  la  Revue  des  Deux 
Mondes  contre  cet  universitaire  éminent, 
ami  de  collège  de  Casimir  Delavigne,  protégé 
par  tous  les  adversaires  de  la  littérature  dite 
romantique  et  par  Lamartine  lui-même  ?  Ce- 
pendant la  lutte  fut  vive  et  l'élection  disputée; 
Vigny,  au  premier  tour  de  scrutin,  n'obtint 
que  six  voix,    tandis  que  Patin  et  Vatout  en 


(i)  Cette  phrase,  qui  est  une  curiosité  littéraire,  se  trouve  dans 
toutes  les  éditions  des  Etudes  sur  les  tragiques  grecs.  Je  l'ai 
copiée  sur  l'édition  de  1842  (t.  I,  p.  114)  et  je  la  reproduis  fidèlement 
comme  le  plus  mémorable  exemple  de  logomachie.  Celui  seul  qui 
décrivit  put  ne  pas  sentir  combien  cette  phrase  est  divertissante. 

«  Disons-le  en  passant,  ce  chapeau,  fort  classique,  porté  ailleurs 
par  Oreste  et  Pylade,  arrivant  d'un  voyage,  dont  Callimaque  a  décrit 
les  larges  bords  dans  des  vers  conservés,  précisément  à  l'occasion  du 
passage  qui  nous  occupe,  par  le  scoliaste,  que  chacun  a  pu  voir 
suspendu  au  cou  et  s'étalant  sur  le  dos  de  certains  personnages  de  bas- 
reliefs,  a  fait  de  la  peine  à  Brumoy,  qui  l'a  remplacé  par  un  parasol.  » 


@<^<  32  '=s*@ 
avaient  chacun  dix,  Sainte-Beuve  sept,  et  Alletz 
deux.  A  la  quatrième  épreuve  seulement,  Patin 
fut  élu  par  vingt  et  une  voix  contre  neuf  don- 
nées à  Vigny,  deux  à  Vatout,  et  trois  à  Sainte- 
Beuve  (i).  C'était  là  un  échec  honorable,  qui 
prouvait  au  poète  qu'il  pouvait  compter  sur  la 
fidélité  de  ses  amis  de  l'Académie. 

Guiraud,  avec  sa  bonté  habituelle,  consola 
Vigny,  auquel  il  n'avait  pu  apporter  sa  voix  : 

«  Vous  le  dirai-je,  mon  cher  Alfred,  j'en 
veux  moins  à  l'Académie  de  son  inconcevable 
injustice  envers  vous,  pour  avoir  rendu  inutile 
le  vote  que  je  vous  aurais  apporté  et  m'avoir 
réservé  le  plaisir  de  concourir  à  votre  prochaine 
élection. 

«  Et  puis,  je  lui  en  veux  moins  aussi,  parce 
qu'elle  est  l'Académie,  c'est-à-dire  un  corps  où 

(i)  Voici,  d'après  le  Journal  des  Débats  du  4  mai  1842,  les  résul- 
tats de  l'élection.  Il  y  avait  35  votants,  et  la  majorité  absolue  était 
de  18  voix  : 

Ier  tour  :  Patin,  10  —  Vatout,  10  —  Vigny,  6  —  Sainte-Beuve,  7  — 
Alletz,  2. 

2°  tour  :  Patin,  i3  —  Vatout.  10  —  Vigny,  5  —  Sainte-Beuve,  7. 

3«  tour  :  Patin,  i5  —  Vatout,  8  —  Vigny,  7  —  Sainte-Beuve,  5. 

4°  tour  :  Patin,  21  —  Vatout,  2  —  Vigny,  9  —  Sainte-Beuve,  3. 


:S*^<      33      -^kS> 

il  y  a  quelques  jeunes  membres,  mais  rien  de 
jeune  dans  la  vitalité,  et  où  l'intelligence  collec- 
tive est  loin  de  valoir  l'intelligence  individuelle. 
Au  reste  nous  avons  tous  fait  (Lamartine 
compris)  le  même  noviciat.  Il  n'y  a  de  portes 
cochères  que  pour  les  hommes  sans  lettres  ; 
pour  les  autres,  un  très-sévère  guichet,  et 
c'est  un  honneur  d'entrer  par  là. 

«  Voyez  M.  Patin...  du  premier  coup. 
M.  Pasquier...  mais  pour  Victor  Hugo,  4  scru- 
tins, pour  Berryer ,  portes  de  bronze  (1). 
Consolez-vous  donc,  mon  cher  Alfred  ;  le  mal 
n'est  pas  grand,  et  consolez  nous  aussi  par 
quelque  belle  publication  comme  vous  savez 
les  faire.  Adieu,  à  bientôt  pourtant;  mes  tribu- 
lations tendent  à  leur  fin,  et  j'en  secoue  avec 
impatience  le  dernier  fardeau. 

«  Vous  trouverai- je  à  Paris  ? 

«  Vale  et  me  ama. 
«  Villemartin,  10  mai  1842.  »        «  A. G.  » 


(1)  Berryer  attendit  encore  longtemps  :  il  ne  fut  élu  que  le  12  fé- 
vrier i852. 


<3*$±s      34     "§>© 

La  prochaine  vacance  ne  se  produisit  que  le 
24  novembre  1 843  par  la  mort  de  Vincent  Cam- 
penon  (1).  Cette  fois  la  victoire  paraissait 
certaine  :  il  s'agissait  d'un  poète,  médiocre,  à  la 
vérité  ;  il  était  juste  qu'on  le  remplaçât  par  un 
poète  meilleur.  Peu  après,  le  1 1  décembre, 
Casimir  Delavigne  s'éteignit,  après  de  longues 
souffrances.  Deux  places  libres  :  c'était  une 
chance  favorable  de  plus.  C'est  ce  que  pensa 
Vigny,  qui,  pour  la  troisième  fois,  recommença 
les  visites.  Je  ne  connais  les  détails  que  de 
celle  qu'il  fit  au  chancelier  Pasquier,  son  pre- 
mier et  heureux  adversaire.  Le  poète  a  vanté  le 
charme  de  la  conversation  fine  et  spirituelle  de 
l'homme  d'État.  «  C'est,  s'écrie-t-il,  la  vieillesse 
la  plus  jeune  que  j'aie  vue  (2)  !   » 

Alfred  de  Vigny,  fatigué  de  cette  lutte,  aigri 
de  son  insuccès,  en  était  arrivé  à  douter  de  ses 
amis  ;  il  somma,  en  quelque  sorte,  Guiraud  de 

(1)  François-Nicolas- Vincent  Campenon,  né  à  la  Guadeloupe  le 
29  mars  1772,  élu  le  10  juin  i8i3  en  remplacement  de  l'abbé  Delille, 
mort  à  Villecresne  (Seine-et-Oise)  le  24  novembre  1843. 

(2)  Journal  d'un  poète,  p.  200. 


@<^    35    ^^g> 

lui  apporter  sa  voix.  L'excellent  académicien 
lui  reprocha  doucement  ses  injurieux  soupçons, 
lui  annonça  son  arrivée  prochaine  et  l'engagea 
fortement  à  disposer  son  armée. 

«  Je  ne  croyais  pas,  mon  cher  de  Vigny, 
qu'il  vous  fallût  presqu'un  procès  verbal  dû- 
ment signé  et  paraphé,  pour  vous  convaincre 
de  la  durée  de  ma  vieille  amitié  et  du  désir  que 
j'ai  de  resserrer  officiellement  notre  confrater- 
nité littéraire.  Mon  affection  et  l'estime  que 
j'ai  pour  votre  talent  m'engagent  tout  autant  à 
vous,  croyez-le  bien,  que  toutes  mes  lettres. 
Je  désire  donc  que  vous  entriez  dans  notre  cé- 
nacle et  j'espère,  pour  l'honneur  du  corps,  que 
ce  sera  bientôt.  Mais  je  dois  vous  dire  en  même 
temps  que  les  mêmes  motifs,  qui  m'attachent 
à  vous,  m'intéressent,  tout  aussi  vivement,  en 
faveur  d'un  de  nos  amis  communs,  et  que  je 
porte  la  même  ardeur  à  préparer  son  admis- 
sion qu'à  assurer  la  vôtre  (i).   Mon  bonheur 

(i)  Il  s'agit  probablement  de  Sainte-Beuve. 


cs*^     36     -s>@ 
serait  si  complet  si  vos  deux  noms  venaient 
réparer  nos  deux  pertes,  que  je  n'ose  l'espérer, 
ce  qui  ne  m'empêchera  pas  de  travailler  de  mon 
mieux,  si  j'arrive  à  temps. 

«  Pour  arriver,  j'use  de  tous  les  moyens.  Je 
présente  requête  sur  requête  ;  je  me  ruine  en 
papiers  timbrés,  et  j'ai  enfin  obtenu  que  je  se- 
rais jugé  le  9  ou  le  10  par  urgence.  Je  serai 
donc  probablement  le  18  (jeudi)  à  Paris.  Vous 
voyez  que  mon  absentéisme  n'est  pas  volon- 
taire, et  que  je  ne  m'épargne  pas  pour  le  faire 
cesser.  Et  vous  ne  savez  pas  que  je  laisse  à  Mont- 
pellier une  autre  affaire  à  juger  qui  nécessitera 
un  voyage  au  mois  de  mars.  Ce  sont  les  étin- 
celles de  mon  incendie  qui  ont  allumé  tous  ces 
procès  presqu'aussi  interminables  que  ceux  de 
votre  Angleterre. 

«  J'arriverai  donc,  mon  ami,  j'arriverai.... 
mais  sera-ce  pour  me  faire  battre  ?  Je  le  crains, 
car  l'université  est  puissante  à  l'Académie. 
Elle  se  venge  des  échecs  que  lui  font  subir  les 
évêques.  Nous  sommes  menacés  de  devenir  un 


collège  et  non  plus  une  Académie.  Nous  som- 
mes bien  cependant  déjà  assez  pédants  comme 
ça.  Disposez  toujours  votre  armée,  avec  ardeur, 
mais  avec  précaution  et  douceur  ;  je  me  per- 
mets de  vous  le  recommander,  parce  que  je 
désire  votre  succès,  et  que  je  tiendrais  cette 
fois  (par  essai)  de  compter  parmi  les  vain- 
queurs. 

«  Adieu,  mon  ami,  confrère  ou  non.  J'ai- 
merais mieux  au  reste  que  vous  fussiez  chargé 
de  parler  de  Campenon  que  de  Lavigne.  Ce 
serait  plus  aisé  et  plus  consciencieux. 

«  Veuillez  faire  agréer  mes  hommages  res- 
pectueux à  M,ue  de  Vigny,  et  parlez  de  moi  à 
tous  ceux  de  nos  amis  qui  n'ont  pas  oublié 
mon  nom.  «  Bon  A.  G.  » 

«  Villemartin,  28  décembre  1843.   » 

Il  y  avait  cinq  concurrents  pour  les  deux 
fauteuils  vacants,  à  savoir  :  Alfred  de  Vigny, 
Saint-Marc  Girardin,  Sainte-Beuve,  Emile 
Deschamps  et  Vatout.  L'élection  n'était  pas 
encore   faite   quand    mourut   Charles  Nodier 


<3*^,  38  ^^s> 
(27  janvier  1844).  La  perte  de  cet  écrivain  fut 
un  deuil  pour  le  monde  lettré  :  Vigny,  qui 
avait  dès  longtemps  été  l'ami  de  Nodier,  la  res- 
sentit cruellement.  «  Hélas  !  s'écria-t-il,  il  ne 
s'était  pas  trompé  ;  il  ne  devait  pas  m'apporter 
sa  voix  (1).   » 

Le  8  février  1844,  le  poète  Campenon  fut 
remplacé,  comme  Roger,  par  un  universitaire, 
Saint-Marc  Girardin,  spirituel,  comme  Patin, 
et,  qui  plus  est,  homme  politique.  Au  premier 
tour  de  scrutin,  dix-huit  voix  assurèrent  le 
triomphe  de  Saint-Marc,  tandis  que  Vigny  et 
Deschamps  obtenaient,  l'un  sept  voix  et  l'autre 
huit  (2). 

Pour  le  fauteuil  de  Casimir  Delavigne,  la 
lutte  fut  des  plus  vives.  Il  y  eut,  chose  rare,  sept 
tours  de  scrutin  !  et  au  septième,  Sainte-Beuve 


(1)  Journal  d'un  poète,  p.  202. 

f2)  Il  y  avait  34  votants  et  la  majorité  absolue  était  de  18.  Saint- 
Marc  Girardin  obtint  18  voix  contre  7  données  à  Alfred  de  Vigny, 
8  à  Deschamps  et  1  à  Vatout.  {Journal  des  Débats  du  9  février  1844.) 
—  Emile  Deschamps,  qui  obtint  cette  fois  plus  de  voix  que  Vigny,  ne 
put  jamais,  malgré  son  talent  poétique  et  ses  illustres  amitiés,  parve- 
nir à  l'Académie. 


et  Vatout  obtinrent  chacun  seize  voix,  et 
Vigny  trois  seulement.  Aucun  des  candidats 
n'ayant  pu  réunir  les  dix-huit  voix  requises 
pour  la  majorité  absolue,  l'élection  fut  ren- 
voyée au  14  mars,  jour  fixé  pour  le  remplace- 
ment de  Charles  Nodier  (1) . 

Le  peu  de  voix  obtenues  par  Vigny  ne 
devait  guère  encourager  le  candidat,  mais,  avec 
une  constance  digne  d'un  ancien  officier  de  la  mai- 
son du  Roi,  il  maintint  sa  candidature  aux  fau- 
teuils de  Casimir  Delavigne  et  de  Nodier.  Quatre 
nouveaux  concurrents  avaient  surgi  :  Prosper 
Mérimée,  l'impeccable  auteur  de  tant  de  livres 
sans  phrases  ;  Casimir  Bonjour,  auteur  dra- 
matique ;  Aimé  Martin,  l'éditeur  de  Bernardin 


(1)  Voici  le  tableau  des  sept  tours  de  scrutin  : 

i«r  tour  :    Sainte-Beuve,    14  —  Vatout,   11  —Vigny,    7    —  Des- 
champs, 3. 

2»  tour  :  Sainte-Beuve,  i5  —Vatout,  i3  —  Vigny,  7. 

3e  tour  :  Sainte-Beuve,  17  —Vatout,  r3  —  Vigny,  5. 

4e  tour:  Sainte-Beuve,    17   —   Vatout,    i5  —    Vigny,    2    —   Des- 
champs, 1. 

5<>  tour  :  Sainte-Beuve,  17  —  Vatout,  16  —  Vigny,  2. 

6°  tour  :  Sainte-Beuve,   17  —  Vatout,  i5  —  Vigny,  3. 

7«  tour  :  Sainte-Beuve,  16  —  Vatout;  16  —  Vigny,  3. 
{Journal  des  Débats  du  g  février  1844.) 


c?^     40     '%*© 

de  Saint-Pierre,  dont  il  avait  épousé  la  veuve  ; 
et  Onésime  Leroy,  littérateur  peu  connu. 

Le  14  mars  1844,  vingt  et  une  voix  élurent, 
au  second  tour  de  scrutin,  Sainte-Beuve  en 
remplacement  de  Casimir  Delavigne  (1).  Il  ne 
fallut  pas  moins  de  sept  épreuves  pour  assurer 
à  Mérimée  le  fauteuil  de  Charles  Nodier  (2). 
Vigny  n'obtint  qu'un  nombre  de  voix  infime, 
mais,  malgré  ce  nouvel  insuccès,  il  dut  applau- 


(1)  Il  y  avait  36  votants  et  la  majorité  absolue  était  de  19  voix.  Au 
premier  tour  de  scrutin  Sainte-Beuve  obtint  17  voix  contre  11  don- 
nées à  Vatout,  7  â  Vigny  et  1  à  Onésime  Leroy.  Au  second  tour  il  eut 
21  voix  contre  12  à  Vatout  et  3  à  Vigny.  {Journal  des  Débats  du 
i5  mars  1844.) 

(2)  Le  Journal  des  Débats  nous  a  conservé  les  détails  de  cette 
lutte  acharnée  : 

i<"-  tour  :  Mérimée,  10  —  Bonjour,  7  —  A.  Martin,  7  —  Va- 
tout, 5  —  Vigny,  4  —  Deschamps,  2  —  O.  Leroy,  1. 

2«  tour  :  Mérimée,  11  —  Bonjour,  10  —  A.  Martin,  4  —  Vatout,  6  — 
Vigny,  5. 

3e  tour  :  Mérimée,  i3  —  Bonjour,  12  —A.  Martin,  4  —Vatout,  5  — 
Vigny,  2. 

40  tour  :  Mérimée,  14  —  Bonjour,  i5  —  A.  Martin,  1  — Vatout,  2  — 
Vigny,  4. 

5°  tour  :  Mérimée,  17  —  Bonjour,  14  —  Vigny,  5. 

6»  tour  :  Mérimée,  18  —  Bonjour,  ic  —  Vigny,  3. 

7»  tour:  Mérimée,  19  —  Bonjour,  i3  —  Vigny,   |. 

On  le  voit,  Mérimée  obtint  péniblement  la  majorité  absolue.  Vigny 
eut,  jusqu'au  bout,  ses  fidèles.  Casimir  Bonjour,  qui  tint  si  longuement 
Mérimée  en  échec  et  arriva,  cette  fois,  si  près  du  but,  ne  fit  jamais 
partie  de  l'Académie. 


dir  au  double  choix  de  l'Académie.  C'était  en 
effet  un  honneur  pour  l'illustre  compagnie  et 
un  véritable  triomphe  pour  les  lettres  que 
l'élection  de  ces  deux  écrivains  de  race,  dont  la 
réputation,  déjà  si  solide,  devait  grandir  encore 
après  leur  mort. 

D'ailleurs  le  terme  des  mésaventures  acadé- 
miques de  Vigny  approchait.  Il  semblait  pour 
ainsi  dire  convenu  d'avance  que  l'auteur 
d'Éloa  serait  élu,  dès  qu'une  place  serait 
vacante.  C'était  l'opinion  de  la  Repue  des  Deux 
Mondes  qui,  dans  son  numéro  du  1 5  mars  1844, 
annonça  en  ces  termes  flatteurs  la  nomination 
de  ses  deux  éminents  collaborateurs  : 

«  L'Académie  française  a  nommé  aujour- 
d'hui MM.  Sainte-Beuve  et  Prosper  Mérimée 
aux  fauteuils  laissés  vacants  par  la  mort  de 
Casimir  Delavigne  et  de  Charles  Nodier  ;  ce 
sont  là  d'heureux  choix.  Nous,  surtout,  nous 
avons  à  nous  féliciter  de  voir  l'Académie  appe- 
ler dans  son  sein  deux  de  nos  amis  et  collabo- 
rateurs. A  la  première  vacance,  M.  Alfred  de 


s^.    42    -<$>& 
Vigny   sera     admis,   nous    l'espérons,    et    le 
concours  des  nouveaux  élus  ne  manquera  pas 
à  une    candidature   qui    réunit  tant   de  titres 
glorieux  et  incontestables.  » 


ÉLECTION  ET  DISCOURS  DE  RÉCEPTION 
D'ALFRED  DE  VIGNY 

Pendant  une  année  aucune  vacance  ne  se 
produisit.  Le  i3  mars  1845  mourut  Etienne, 
auteur  des  Deux  Gendres,  conteur  sous  l'Empire 
et  journaliste  sous  la  Restauration.  C'était  un 
esprit  moyen,  un  écrivain  de  peu  de  style. 
Il  fut  l'objet  de  persécutions  à  sa  taille, 
c'est-à-dire  de  tracasseries.  On  le  raya  de  l'Aca- 
démie. Cela  lui  donna  de  l'importance;  le  petit 


c3*^    4-3    -^g; 

homme,  victime  de  cette  petite  proscription, 
devint  tout  doucement  un  personnage  et 
s'épanouit  au  soleil  de  Juillet;  mais  il  était  déjà 
trop  mûr,  caduc. 

La  Revue  des  Deux  Mondes,  dans  son  nu- 
méro du  i5  avril  1845,  rappela,  en  ces  ter- 
mes, la  candidature  de  son  noble  collaborateur, 
le  comte  Alfred  de  Vigny  : 

«  L'élection  du  successeur  de  M.  Etienne  à 
l'Académie  française  ne  tardera  pas  à  avoir  lieu  ; 
nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  qu'entre  les 
candidats  qui  se  présentent,  nos  sympathies 
sont  acquises  à  l'auteur  âCÉloa  et  de  Stello  : 
nous  sommes  heureux  de  nous  rencontrer  ici 
avec  le  public.  La  nomination  de  M.  Alfred  de 
Vigny  paraît  d'ailleurs  assurée  ;  on  peut  félici- 
ter d'avance  l'Académie.  Par  l'éclat  que  son 
nom  a  jeté  dans  la  moderne  école,  par  l'incon- 
testable distinction  de  ses  livres,  parle  caractère 
réservé  et  sérieux  de  son  beau  talent,  qui  fait 
si  heureusement  contraste  avec  la  dispersion 
d'aujourd'hui,    M.  de    Vigny    mérite    à   tous 


égards  un  titre  littéraire  que  l'illustre  com- 
pagnie ne  saurait  lui  refuser  plus  longtemps 
sans  injustice.   » 

Vigny  avait  pour  concurrents  l'auteur  dra- 
matique Empis  et  l'aimable  poète  Emile  Des- 
champs. Le  8  mai  il  fut  élu  par  20  voix  contre 
10  données  à  Empis  et  4  à  Deschamps.  Il 
n'y  eut  qu'un  tour  de  scrutin,  comme  si  l'Aca- 
démie avait  voulu  en  quelque  sorte  faire  oublier 
au  poète  sa  longue  attente  (1). 

Alfred  de  Vigny  avait  alors  quarante-huit 
ans.  C'était  un  homme  de  lettres,  dans  la  meil- 
leure acception  du  mot.  Il  n'appartenait  ni  à 
l'Université  ni  à  l'administration  :  il  était  resté 
étranger  à  la  politique  active  et  ne  collaborait 
à  aucun  journal  quotidien.  L'héritage  paternel 
lui  avait  assuré  le  droit  de  méditer  à  son  gré 
son  œuvre,  de  l'accomplir,  de  la  parfaire. 
Jamais  Vigny  n'avait  connu  l'impérieuse  néces- 


(1)  Journal  des  Débats  du  9  mai  1845.  —  Le  8  mai,  Vitet  avait  été 
élu,  au  second  tour  de  scrutin,  en  remplacement  de  Soumet,  par 
20  voix  contre  14  données  à  Victor  Leclerc. 


site  de  livrer  à  un  éditeur  impatient  un  travail 
trop  hâtif.  Il  écrivait,  non  par  métier,  mais  par 
goût  et  à  loisir,  et  il  avait  conquis  une  gloire 
discrète,  mais  solide.  Guiraud  enviait  juste- 
ment cette  noble  indépendance  dont  jouissait 
son  ami,  et  il  avait  compris  que  l'admission  de 
cet  écrivain  de  race  dans  l'Académie  serait  un 
triomphe  pour  le  monde  lettré.  En  effet,  Télec- 
tion  de  Vigny,  exempte  de  toute  cabale  et  de 
tout  esprit  de  parti,  fut  bien  accueillie. 

A  peine  un  académicien  est-il  élu  qu'il  est 
obligé  de  s'occuper  de  son  discours  de  récep- 
tion. Il  lui  faut  étudier  la  vie  et  les  œuvres  de 
son  prédécesseur,  qui  souvent  jusqu'alors  lui 
avaient  été  peu  familières.  Il  ne  doit  pas 
oublier  que  c'est  un  éloge  que  la  Compagnie 
exige  de  lui.  Que  d'écueils  à  éviter  pour  conten- 
ter à  la  fois  l'Académie,  à  laquelle  on  appar- 
tient désormais,  les  parents  et  les  amis  du 
défunt  auquel  on  succède,  le  public,  auquel  on 
doit  compte  des  principes  professés  jusqu'ici,  et 
sa  propre  conscience,  souvent  révoltée  contre 


ces  convenances  diverses  !  Vigny  fut  soumis  à 
toutes  ces  épreuves.  Il  écrivit  son  discours  de 
réception  et  le  prononça  au  sein  de  l'Académie 
le  29  janvier  1846. 

Au  début  de  son  discours,  Vigny,  selon 
l'usage,  remercia  ses  collègues  de  l'avoir  admis 
parmi  eux,  en  des  termes  qui  montraient  com- 
bien le  poète  avait  désiré  cet  honneur  et  com- 
bien il  en  avait  été  heureux. 

«  Il  y  a,  dans  la  vie  de  chaque  homme, 
disait-il,  une  époque  où  il  est  bon  qu'il  s'arrête, 
comme  au  milieu  de  son  chemin,  et  considère, 
dans  un  moment  de  repos  et  de  préparation  à 
des  entreprises  nouvelles,  s'il  a  laissé  derrière 
lui  sur  sa  route  une  pierre  qui  soit  digne  de 
rester  debout  et  de  marquer  son  passage  ;  de 
quel  point  il  est  parti,  quels  voyageurs  l'avaient 
précédé,  desquels  il  fut  accompagné,  desquels 
il  sera  suivi. 

«  Ce  moment  d'arrêt  est  aujourd'hui  venu 
pour  moi  ;  votre  libre  élection  l'a  marqué  ;  et 
la  sobriété  de  mes  ambitions,  le  calme  et  la  sim- 


plicité  de  ma  vie  me  permettent  de  vous  redire, 
messieurs,  avec  justice  et  en  toute  conscience, 
les  paroles  de  l'un  de  vos  devanciers,  de  ce 
moraliste  profond  qui  disait  en  entrant  à 
l'Académie  française,  il  y  a  cent  soixante  ans  : 

«  Cette  place  parmi  vous,  il  n'y  a  ny  poste, 
«  ny  crédit,  ny  richesses,  ny  authorité,  ni  fa- 
«  veur  qui  ayent  peu  vous  plier  à  me  la 
«  donner,  je  n'ay  rien  de  toutes  ces  choses. 
«  Mes  oeuvres  ont  été  toute  la  médiation  que 
«  j'ai  employée  et  que  vous  avez  receùe.  Quel 
«  moyen  de  me  repentir  jamais  d'avoir  es- 
«   crit  ?  » 

Ensuite  il  prit  le  ton  de  trop  haut,  perdit 
pied  et  devint  chimérique.  L'auteur  à'Eloa  n'é- 
tait pas  homme  à  suivre  terre  à  terre  le  bon 
monsieur  Etienne.  Le  sujet  voulait  de  la 
finesse,  un  ton  de  belle  humeur,  et  pour  agré- 
ments quelques  citations  de  La  Fontaine;  Vigny 
n'avait  rien  de  cela  à  son  service. 

Après  avoir  tracé  un  tableau  emphatique  et 
vague  des  deux  races  qui  composent,  selon  lui, 


<3*^s    48     -«5*2; 

la  famille  intellectuelle,  et  dont  les  types  sont 
le  Penseur,  «  possesseur  durable  de  l'admi- 
ration »,  et  l'Improvisateur,  «  ce  dominateur 
rapide  des  volontés  et  des  opinions  publi- 
ques »,  il  esquissa  la  vie  de  son  prédécesseur. 
Il  montra  Etienne,  «  allié  à  la  modération 
armée  »,  défendant  Lyon  en  1793,  puis,  à  l'é- 
poque du  Directoire,  composant  des  vaudevilles, 
sous  la  protection  de  l'illustre  tragédienne 
Clairon  qui  lui  légua  sa  bibliothèque,  «  comme 
à  Voltaire  enfant  Ninon  avait  légué  la  sienne.  » 
Il  passa  en  revue  toutes  ces  œuvres,  souvent 
inspirées  par  les  circonstances,  témoignant 
d'une  plume  facile,  vaudevilles,  impromptus, 
opéras  comiques,  et  arriva  enfin  aux  Deux 
Gendres,  comédie  de  caractère,  qui  établit  la 
réputation  dramatique  de  son  auteur.  Il  men- 
tionna seulement  la  bruyante  accusation  de 
plagiat  qui  suivit  l'éclatant  succès  des  Deux 
Gendres,  mais  il  parla  longuement  de  Ylntri- 
gante.  Cette  comédie,  représentée  au  château  de 
Saint-Cloud,  en    181 3,  bafouait  les  mariages 


imposés  par  la  Cour,  et  critiquait  par  consé- 
quent les  actes  de  Napoléon.  Celui-ci  s'em- 
pressa d'interdire  la  représentation  de  Y  In- 
trigante. Vigny,  à  cette  occasion,  peignit, 
sous  les  plus  sombres  couleurs,  le  souverain  et 
sa  cour. 

«  Grâce  à  la  fortune  de  la  France,  s'écria-t-il, 
les  temps  sont  déjà  bien  loin  de  ces  rudesses 
du  pouvoir  absolu,  qui  ne  renaîtront  jamais 
sans  doute,  et  que  la  gloire  même  ne  saurait 
absoudre.  Les  générations  auxquelles  j'appar- 
tiens, et  qui  depuis  l'adolescence  n'ont  respiré 
que  l'air  de  la  liberté  parlementaire,  ont  déjà 
peine  à  croire  qu'on  ait  pu  supporter  la 
pesanteur  de  l'autre.   » 

Après  avoir  ainsi  caractérisé  l'Empire,  il 
étudia,  dans  Etienne,  le  publiciste  libéral, 
luttant  contre  les  hommes  de  la  Restauration  et 
exclu  par  eux  de  l'Académie,  et  il  termina 
par  l'apologie  de  l'école  romantique  (i). 


(1)  Voir,  aux  Pièces  justificatives,  n°  v,  le  fragment  du  discours 
de  Vigny  qui  concerne   les  Romantiques. 


ca^s*  5o  ~_- 
Le  vieux  comte  Mole,  directeur  de  l'Aca- 
démie au  moment  de  la  mort  d'Etienne, 
répondit  à  Vigny.  Plus  homme  d'État  que  litté- 
rateur, tour  à  tour  ministre  de  Napoléon  Ie'-, 
de  Louis  XVIII  et  de  Louis-Philippe,  il  était 
resté  fidèle  au  souvenir  de  «on  premier 
maître,  et  il  avait  eu  peu  de  sympathie  pour 
les  novateurs  littéraires.  C'était  donc  une  male- 
chance  pour  Vigny,  royaliste  et  romantique, 
d'avoir  à  subir  l'éloge  d'un  tel  adversaire. 
D'ailleurs,  le  discours  du  comte  Mole  ne  fut 
qu'ironie  et  dédain.  Après  avoir,  suivant  l'ha- 
bitude des  vieillards,  payé  son  tribut  de  regrets 
au  passé,  toujours  si  préférable  au  présent, 
Mole,  citant  avec  perfidie  une  phrase  que 
Vigny  avait  écrite  mais  qu'il  avait  cru  devoir 
retirer,  s'appliqua  à  venger  l'Empire  des  atta- 
ques du  récipiendaire.  Avec  quel  dédain  il 
reprocha  au  poète  de  n'avoir  pas  parlé  de  Cha- 
teaubriand !  Avec  quelle  justesse  cette  fois  il  le 
blâma  d'avoir,  dans  Cinq-Mars,  fait  bon  mar- 
ché de  la  vérité  historique  et  glorifié  un  étourdi 


^  5 1 
ambitieux  aux  dépens  du  cardinal  de  Richelieu  ! 
Sur  ce  point  le  vieil  homme  d'État  avait  beau 
jeu  contre  le  poète  rêveur.  Puis,  après  avoir 
attaqué  la  doctrine  exposée  dans  Stella,  tout 
en  louant,  par  exception,  la  création  pleine 
d'art  et  de  charme  de  Ketty  Bell,  ce  qui  témoi- 
gnait d'un  goût  assez  frais  chez  un  vieillard  usé 
par  les  affaires,  il  termina  en  reprochant 
à  Vigny  d'avoir,  dans  les  préface-  de  ses  tra- 
ductions du  Maure  et  du  Marchand  de 
Venise,  prodigué  a  Racine  et  aux  écrivains 
de  son  école  de  dédaigneuses  rigueurs,  et  il 
exprima  le  vœu  de  voir  cesser  enfin  la  lutte 
entre  les  classiques  et  les  romantiques.  Le 
vieux  comte  avait  encore  raison  à  cet  égard  : 
la  rancune  de  Vigny  contre  Racine  est  vraiment 
puérile. 

Jamais,  de  mémoire  d'académicien,  pareil 
réquisitoire  n'avait  été  prononcé  contre  un 
récipiendaire.  La  coutume  de  faire  approuver 
d'avance,  par  une  commission,  les  deux  dis- 
cours, semblait  devoir  prévenir  un   tel  scan- 


dale.  Vigny  a  eu  soin  de  nous  apprendre 
que,  devant  la  commission,  le  discours  de 
M.  Mole  lui  fut  escamoté  (i).  Le  mot  est 
vague. 

Il  ne  semble  pas  que  la  critique  fût  favorable 
au  poète.  Sainte-Beuve,  en  rendant  compte, 
dans  le  numéro  du  i°r  février  1846  de  la 
Revue  des  Deux  Mondes,  de  la  récente  solen- 
nité académique,  analysa  le  discours  de  son  nou- 
veau collègue,  «  le  plus  long  qui  ait  été  pro- 
noncé »,  et  reprocha  très-finement  à  Vigny  d'a- 
voir loué  Etienne  autrement  que  de  raison.  «  Il 
l'a  loué,  disait-il,  à  côté  et  au-dessus,  pour  ainsi 
dire;  il  l'a,  en  un  mot,  transfiguré....  son  élé- 
vation, encore  une  fois,  l'a  trompé  ;  sa  haute 
fantaisie  a  prêté  des  lueurs  à  un  sujet  très-réel.  » 
Puis  il  excusa  les  attaques  du  comte  Mole,  sur- 
tout alors  que  ce  dernier  expliqua  les  retards  que 
l'Académie  met  dans  certains  choix  et  l'espèce 
de  quarantaine  que  paraissent  subir  au  seuil 


(1)  Journal   d'un  poète,  p.  207.  — Vigny  (p.  208)   prétend  que  le 
comte  Mole  a  été  l'exécuteur  d'une  vengeance  politique. 


certaines  renommées  (i).  Enfin  Sainte-Beuve 
applaudit  au  désir  exprimé  par  Mole  de  voir 
cesser  la  guerre  entre  les  romantiques  et  les 
classiques.  Les  romantiques,  fort  ignorants, 
menaient  mal  la  campagne,  depuis  longtemps; 
Saànte-Beuve  avait  pris  possession,  comme 
critique,  au-dessus  de  ces  querelles. 

Vigny,  déjà  justement  blessé  des  reproches 
publics  dont  l'avait  accablé  le  comte  Mole,  ne 
dut  pas  être  consolé  par  l'article  acéré  de 
Sainte-Beuve.  Il  refusa,  tout  d'abord,  d'être, 
selon  ru  sage,  présenté  au  Roi  par  Mole.  Il 
expliqua  son  refus  à  Thiers  et  à  Mignet  en  ces 
termes  :  «  J'ai  voulu  répondre  par  une  marque 
publique  de  mécontentement  à  un  accueil  scan- 
daleux, acerbe,  fait  en  public  le  29  janvier  (2)  ». 
Il  résista  à  toutes  les  sollicitations,  même  à 
celles  de  son  ami  Guiraud.  Sur  ces  entrefaites 
l'Académie  renouvela  son  bureau  le  ier  avril  : 


(1)  Cf.  aux  Pièces  justificatives,  n°  vi.  le  passage  de  Sainte-Beuve 
à  ce  sujet. 

(2)  Journal  d'un  poète,  p.  206. 


:g?^      54      '=g*g: 

elle  élut  le  comte  Mole  directeur,  et  Vitet  chan- 
celier. En  apprenant  cette  élection,  Vigny 
s'écria  :  «  Ainsi  l'Académie  a  montré  qu'elle 
soutenait  M.  Mole  et  me  blâmait,  en  le  nom- 
mant directeur  (1).  »  Il  s'abstint  de  siéger 
aux  séances  particulières  jusqu'au  icr  juillet, 
jour  où  prirent  fin  les  fonctions  de  son  adver- 
saire. Il  avait,  dès  le  14  juin,  été  reçu  par 
Louis-Philippe,  qui,  par  des  compliments 
mérités,  s'attacha  à  faire  sentir  au  nouvel  acadé- 
micien combien  il  se  souciait  peu  de  soutenir  la 
conduite  de  son  ancien  ministre  (2). 

Vigny  fut,  dès  lors,  assidu  aux  séances  de 
l'Académie.  Il  encourageait  volontiers  les  jeu- 
nes talents,  et,  voulant  l'honneur  des  lettres, 
il  s'efforçait  d'élire  le  plus  haut  possible  (3). 
De  cruelles  soutfrances  sur  la  fin  de  sa  vie 
affectèrent  son  humeur,  naturellement   triste, 


(1)  Jourjialdjinpoéte,  p.  208.  —  Vigny  avait  obtenu  deux  voix 
pour  les  fonctions  de  chancelier. 

(2)  Journal  d'un  poète,  p.  21?. 

(3)  Ce  sont  les  termes  dont  Vigny  se  sert  en  parlant  de  l'élection 
d'Ampère.  (Journal  d'un  poète,  p.  2i.i.>) 


cg5^     55     ^i>© 

et,  comme  on  l'a  dit,  il  ne  sortit  plus  de  sa 
tour  d'ivoire.  Mais  il  conserva  intact  son  amour 
des  lettres.  Sans  avoir  beaucoup  de  sentiment 
critique,  sans  savoir  au  juste,  il  faut  le  dire, 
ce  que  valaient  les  vers  qu'on  lui  soumettait,  il 
se  montrait  gravement  affectueux.  Jamais  un 
écrivain,  quelque  inconnu  qu'il  fût,  ne  sollicita 
en  vain  ses  conseils  et  son  appui.  Je  vais  en 
citer  un  exemple  notable. 


;     i     >v   -' 


nu 


— -..      .^ "  , 


SECONDE  PARTIE 


SECONDE    PARTIE 


"--- 


LES  CANDIDATS  EN  MDCCCLXI 


A  la  fin  de  Tannée  1861,  deux  fauteuils 
vaquaient  à  l'Académie  française,  celui  de 
Scribe,  mort  le  20  février,  et  celui  de  Lacor- 
daire,  décédé  le  2 1  novembre.  Les  compétiteurs 
étaient  nombreux  :  MM.  Autran ,  Camille 
Doucet,  Belmontet,  Jules  Lacroix,  Gozlan, 
Geruzez,  Guvillier-Fleury,    Mazères,    Octave 


<3<^>    6o-  ^g^g; 

Feuillet,  Léon  Halevy,  Albert  de  Broglie, 
de  Carné,  avaient  posé  leur  candidature.  Au- 
cun de  ces  écrivains  ne  s'imposait  par  la  célé- 
brité, mais  presque  tous  étaient  estimés  à  des 
titres  qu'il  est  bon  de  rappeler  : 

Autran ,  originaire  de  cette  ville  de  Mar- 
seille, qui  avait  fourni  déjà  à  l'Académie  plu- 
sieurs membres,  dont  deux  vivaient  encore  et 
comptaient  parmi  les  plus  illustres,  Thiers  et 
Mignet,  cultivait  la  poésie.  En  1848,  sa  Fille 
d'Eschyle  lui  avait  valu  un  prix  de  l'Académie, 
et  le  poète  couronné  en  même  temps  que  lui, 
Emile  Augier,  était  devenu,  depuis  1857,  le 
collègue  de  ses  juges.  Combien  peu  de  lauréats 
obtiennent  cette  insigne  faveur  !  Autran,  riche 
et  indépendant,  employait  une  vie  calme  et 
heureuse  à  composer  des  poèmes  et  à  les  pu- 
blier, et  sa  seule  ambition  était  d'être  acadé- 
micien (1). 


(1)  Autran  (Joseph- Antoine),  né  à  Marseille  en  juin  i8i3,  fut  élu 
membre  de  l'Académie  le  7  mai  1868  en  remplacement  de  Ponsard, 
et  mourut  dans  sa  ville  natale  le  6  mars  1877.  Il  a  eu  pour  succes- 
seur M.  Victorien  Satdou. 


Camille  Doucet,  poète  dramatique,  auteur 
de  la  Considération,  connu  surtout  par  ses 
fonctions  de  chef  de  la  division  des  beaux-arts 
au  ministère  d'État  (1).  Lettré  d'un  esprit  fin, 
d'un  caractère  bienveillant,  il  avait  mis  son 
influence  administrative  au  service  des  gens  de 
lettres  avec  tant  de  grâce  et  de  délicatesse,  qu'il 
avait  conquis  de  nombreuses  et  illustres  ami- 
tiés. Comme  candidat,  on  pouvait  lui  objecter 
ses  fonctions  qui  l'attachaient  au  gouvernement 
impérial,  peu  en  faveur,  on  le  sait,  auprès  de 
l'Académie. 

Louis  Belmontet  (2),  jadis  poète  patriote, 
lauréat  des  Jeux  floraux,  maintenant  chantre  de 
la  dynastie  napoléonienne  et  député  officiel.  Il 
rappelait,  dans  sa  lettre  à  l'Académie,  qu'il 
avait,  en  182g,  écrit  avec  Alexandre  Soumet 
Une  fête  sons  Néron;  mais  son  nom  n'était  que 

(1)  Doucet  (Charles-Camille),  ne  à  Paris  le  16  mai  1812,  fut  élu 
le  6  avril  i865  en  remplacement  d'Alfred  de  Vigny.  Il  a  été  nommé 
secrétaire  perpétuel  de  l'Académie,  en  1876,  après  la  mort  de  Patin. 

(2)  Belmontet  (Louis),  né  à  Montauban  en  1799.  Il  est  encore 
vivant;  la  chute  de  l'Empire  lui  a  enlevé  son  mandat  de  député  ;  il 
n'en  continue  pas  moins  à  faire  des  vers  en  l'honneur  de  la  dynastie 
tombée,  mais  il  semble  avoir  renoncé  à  l'Académie. 


trop   connu  par  des  vers  burlesques   comme 
celui-ci  : 

Le  vrai  feu  d'artifice  est  d'être  magnanime. 

Jules  Lacroix  (1),  romancier  et  auteur  dra- 
matique, émule  de  Léon  Halevy,  un  de  ses 
compétiteurs.  Il  avait  imité  en  beaux  vers  le 
Macbeth  de  Shakespeare  et  Y  Œdipe-Roi  de 
Sophocle,  et  l'Académie  l'avait  couronné,  en 
1847,  pour  sa  traduction  des  Satires  de  Juvê- 
nal  et  de  Perse.  C'était  un  lauréat  qui  voulait 
devenir  à  son  tour  un  juge. 

Léon  Gozlan  (2),  originaire  de  Marseille, 
comme  Autran,  auteur  de  nombreux  romans 
et  drames.  Doué  d'une  prodigieuse  fécondité, 
il  méritait,  à  ce  titre,  de  succéder  à  Scribe. 
De  plus  il  avait  de  l'esprit  à  outrance,  et 
les  personnages  de  ses  romans  s'abandon- 
nent à  des  gaîtés  terribles,  témoin  Aristide 
Froissard. 


(1)  Lacroix  (Jules),   né  à  Paris  le  7  mai  1809.  Il  se  console,  par  le 
culte  constant  des  lettres,  des  échecs  qu'il  a  subis  à  l'Académie. 

(2)  Gozlan  (Léon),  né  à    Marseille  le  ie>-  septembre   i8o3,   mort  à 
Paris  le  14  septembre  1866.  Il  ne  fit  jamais  partie  de  l'Académie. 


Eugène  Geruzez  (i),  universitaire  de  mé- 
rite, suppléant  de  Villemain  pendant  dix-neuf 
ans,  et  actuellement  secrétaire  de  la  faculté  des 
Lettres.  Son  Cours  de  philosophie,  son  His- 
toire de  l'Éloquence  politique  et  religieuse  en 
France  aux  XIVe,  XV0  et  XVIe  siècles,  son 
Histoire  de  la  littérature  française,  lui  don- 
naient le  droit  de  siéger  à  côté  de  Patin  et  de 
Saint-Marc  Girardin. 

Guvillier-Fleury,  ex-précepteur  des  princes 
d'Orléans,  humaniste  distingué,  publiciste  re- 
marquable, apportait,  comme  bagage  littéraire, 
deux  volumes  d'études  d'histoire  et  de  cri- 
tique (2).  A  ceux  qui  auraient  trouvé  ce  ba- 
gage un  peu  mince,  on  aurait  pu  citer  l'exemple 
de  M.  Silvestre  de  Sacy,  qui  tint  à  honneur, 
dans  son  discours  de  réception,  de  déclarer 
qu'il  était,  avant  tout,   un  journaliste,  et  que 


(1)  Geruzez  (Nicolas-Eugène),  né  à  Reims  le  6  janvier  1799,  mort 
à  Paris  le  29  mai  1 86 5,  sans  avoir  pu  parvenir  à  l'Académie. 

(2)  Cuvillier-Fleury  (Auguste-Alfred),  né  à  Paris  le  iS  mars  1802. 
a  été  élu  membre  de  l'Académie  le  12  avril  1SÔ6  en  remplacement  de 
Dupin  aîné. 


l'Académie  l'avait  admis  comme  tel.  M.  Cu- 
villier-Fleury  était  le  critique  du  Journal  des 
Débats.  Combien  de  fois  il  avait  apprécié  dans 
cette  feuille  les  mérites  divers  des  candidats 
à  cette  Académie,  dont  il  sollicitait  depuis 
si  longtemps  les  suffrages!  que  d'heureux 
succès  et  que  d'échecs  il  avait  enregis- 
trés ! 

Mazères,  fécond  auteur  dramatique,  jadis 
pourvoyeur  des  théâtres  de  genre  (i).  Pauvre 
Mazères!  Sous  Louis-Philippe  il  avait  dû  céder 
la  place  à  son  collaborateur  Empis  (2).  Ce 
dernier,  à  la  vérité,  avait  été  directeur  de  la  Co- 
médie-Française, mais,  au  point  de  vue  litté- 
raire, Empis  et  Mazères  étaient  inséparables. 
Empis,  après  des  candidatures  réitérées,  força 

(1)  Mazères  (Edouard-Joseph-Ennemond),  né  à  Paris  le  ir  septem- 
bre 1796,  mort  dans  la  même  ville  en  mars  1866.  Outre  ses  nombreuses 
collaborations  avec  Picard,  Scribe  et  Empis,  il  a  donné  au  Théâtre- 
Français,  en  1826,  une  comédie,  le  Jeune  mari,  qui  est  restée  au 
répertoire.  En  i858  il  a  réuni  en  trois  -olumes  ses  meilleures  pièces 
sous  le  titre  de  Comédies  et  souvenirs. 

(2)  Empis  (  Adolphe-Dominique-Florent-Joseph  Simonis  ) .  né  à 
Paris  le  29  mars  1795,  mort  à  Bellevue  le  11  décembre  1868.  Il  avait 
été  élu  à  l'Académie  le  11  février  1817  au  fauteuil  de  Jouy.  11  a  été 
remplacé  par  M.  Auguste  Barbier,  l'auteur  des  ïambes. 


les  portes  de  l'Académie  en  1847.  C'était  main- 
tenant le  tour  de  Mazères.  Hélas  !  la  révolution 
de  Février  changea  les  courants  et  les  influences. 
En  vain  Mazères  fit  valoir  ses  titres.  Pouvait-il 
ne  pas  suivre  la  destinée  de  son  ami,  de  son 
collaborateur,  de  cet  autre  lui-même?  Empis 
ne  lui  tendait-il  pas  les  bras  ?  L'Académie  resta 
sourde  à  ces  prières.  Parfois,  dans  les  scrutins, 
quelques  voix,  parmi  lesquelles  celle  d'Empis 
peut-être,  s'égaraient  sur  le  vieil  auteur  dra- 
matique. Vaine  consolation.  Mazères  mourut 
sans  avoir  vu  son  ambition  satisfaite.  Les  deux 
amis  se  suivirent  de  près  dans  la  mort;  une 
égale  obscurité  les  recouvre  tous  deux.  Mazères 
est  vengé!  entre  les  deux  collaborateurs,  notre 
génération  ne  sait  pas  distinguer  l'académicien 
de  celui  qui  ne  le  fat  pas. 

Octave  Feuillet,  esprit  d'une  distinction  raf- 
finée, auteur  de  romans  et  de  comédies  senti- 
mentals  (1).   Que  de   larmes   féminines  avait 


(1)  Feuillet   (Octave),    né  à  Saint-Lô   le    10   août    1821,  fut  élu  à 
l'Académie  en  remplacement  de  Scribe  le  3  avril  1862. 


@^v    66    -^g; 

fait  couler,  à  la  lecture  et  au  théâtre,  le 
Romaji  d'un  jeune  homme  pauvre!  Le  tempé- 
rament essentiellement  nerveux  de  l'écrivain 
communiquait  à  ses  ouvrages  une  teinte  mé- 
lancolique qui  impressionnait  vivement  les 
femmes.  Dans  les  salons,  dans  les  châteaux,  à 
la  cour,  on  raffolait  de  ses  romans;  ses  prover- 
bes, comme  ceux  d'Alfred  de  Musset,  son 
inimitable  modèle,  ravissaient  les  invités  de 
Fontainebleau  ou  de  Compiègne;  en  un  mot, 
c'était  le  romancier  à  la  mode. 

Léon  Halevy  (i),  poète  tragique,  frère  puîné 
de  l'auteur  de  la  Juive,  avait  été,  dans  sa  jeu- 
nesse, le  plus  fidèle  disciple  de  Saint-Simon, 
qu'il  assista  à  son  lit  de  mort,  en  1825.  Il  avait 
débuté  dans  la  littérature  par  une  traduction 
des  Odes  d'Horace  et  avait  ensuite  donné  au 
théâtre  le  C\ar  Démétrius  et  Luther.  Ses  imi- 
tations d'Eschyle,  de  Sophocle  et  d'Euripide 
avaient  obtenu  le  suffrage  des  lettrés;   l'Aca- 


(1)  Halevy  (Léon),  né  à  Paris  le  14  février   1S02.  Il  semble  avoir 
renoncé  aux  honneurs  académiques. 


<3*^,    67     «^g? 

demie  française  avait  couronné  ses  fables  : 
pourquoi  repousserait-elle  un  lauréat,  un  vété- 
ran de  la  littérature? 

Le  prince  Albert  de  Broglie,  alors  âgé  de 
quarante  ans,  fils  d'un  parlementaire  illustre, 
avait  été  promis,  dès  sa  jeunesse,  aux  honneurs 
politiques  et  littéraires  (1).  Il  ne  pouvait,  sous 
un  régime  adverse,  ambitionner  que  les  der- 
niers. Après  de  brillants  débuts  dans  la  Revue 
des  Deux  Mondes,  en  1848,  il  devint  le  colla- 
borateur assidu  du  Correspondant.  Son  His- 
toire de  VÉglise  et  de  l'Empire  romain  au 
IVe  siècle  et  ses  études  sur  Julien  l'Apostat  et 
Théodose  le  Grand  lui  avaient  assigné  une 
place  honorable  parmi  les  écrivains  catholiques 
de  l'école  de  Montalembert.  Le  prince  Albert 
de  Broglie  avait  montré,  dans  ces  ouvrages,  un 
esprit  élevé  et  des  tendances  libérales,  glorieux 
apanage  de  sa  famille.  C'était  au  fauteuil  du 
Père  Lacordaire,  un  de  ses  maîtres  littéraires, 


(1)  Broglie  (Jacques-Victor-Albert  de),    né  à  Paris  le  i3  juin  182 1 . 
On  sait  que  depuis  les  honneurs  politiques  ne  lui  ont  pas  manqué. 

6 


qu'il  aspirait,  non  sans  de  grandes  chances  de 
réussite. 

Le  comte  Louis  de  Carné  (i),  Breton  de 
vieille  souche,  avait,  jusqu'en  1848,  suivi  la  car- 
rière diplomatique.  Dès  lors,  il  s'était  adonné 
aux  études  historiques,  qui  avaient,  au  temps 
de  sa  vie  publique,  charmé  ses  loisirs.  Ses  Vues 
sur  l'Histoire  contemporaine,  son  livre  Du 
gouvernement  représentatif  en  France  et  en 
Angleterre,  ses  Etudes  sur  les  fondateurs  de 
limité  française,  le  rattachaient  à  l'école  reli- 
gieuse de  Montalembert  et  à  Técole  politique 
de  Guizot. 

Tels  étaient  les  compétiteurs  aux  deux  fau- 
teuils vacants,  quand  le  secrétaire  perpétuel  de 
l'Académie,  le  vénérable  Villemain,  reçut  une 
lettre  signée  Charles  Baudelaire,  par  laquelle 
ce  littérateur  posait  sa  candidature.  Quel  sou- 
rire de  dédain  et  de  pitié  dut  alors  animer  la 
face  malicieuse  du  secrétaire!  Et  lorsqu'il  com- 

(1)  Carné-Marcein  (Louis-Marie,  comte  de),  né  à  Quimper  le 
17  février  1804,  succéda  à  Biot  le  23  avril  i863,  et  mourut  le 
1 1  février  1876.  Il  a  été  remplacé  par  M.  Charles  Blanc. 


muniqua  à  ses  collègues  cette  lettre  inattendue, 
chacun  de  croire  à  une  mystification.  Quel 
était  cet  audacieux  qui  prétendait  ajouter  son 
nom  obscur  à  cette  liste  déjà  trop  longue  de 
noms  célèbres  et  honorés?  La  plupart  des  aca- 
démiciens ne  le  connaissaient  point.  D'autres 
disaient  que  c'était  un  jeune  homme,  un  pré- 
tendu poète,  un  original  sans  talent,  un  écri- 
vain condamné  pour  outrage  à  la  morale  publi- 
que. Suffisait-il  donc,  pour  prétendre  à  la 
palme,  d'avoir  été  cité  dans  le  cabinet  d'un 
juge  d'instruction  et  tancé  vertement  par  le 
magistrat  ?  Pouvait-on  passer  des  brasseries 
du  quartier  latin  jusques  sous  la  coupole  de 
l'Institut?  Que  dirait  le  buste  de  Royer- 
Collard  ?  Le  classique  Viennet  leva  les  yeux 
au  ciel  en  murmurant  le  mot  de  romantique, 
qui,  pour  lui,  résumait  toutes  les  audaces  et 
toutes  les  ignominies.  Seul,  Sainte-Beuve  con- 
naissait le  nouveau  candidat,  mais  il  n'était 
pas  moins  surpris  que  ses  collègues  de  cette 
folle  tentative.   Bref,   la   lettre   de   Baudelaire 


&&r     7°     "^© 

alla  augmenter,  dans  les  cartons  des  archives 
de  l'Académie,  le  volumineux  dossier  des  can- 
didatures mort-nées. 


i|f,j  {'Vf 


CHARLES    BAUDELAIRE 

Charles-Pierre  Baudelaire,  né  à  Paris,  rue 
Hautefeuille,  le  21  avril  1821,  était  fils  d'un 
professeur  de  l'Université,  ancien  ami  de  Ca- 
banis et  de  Condorcet.  Il  était  jeune  encore 
lorsqu'il  perdit  son  père,  et  il  fut  destiné  à  la 
carrière  commerciale.  Son  génie  naturel  l'en- 
traînait vers  la  littérature.  Pour  le  détourner  de 
cette  voie  funeste,  autant  que  pour  lui  donner 
le  goût  et  la  pratique  du  commerce,  sa  famille 
l'envoya  visiter  les  mers  de  l'Inde,  l'île  Mau- 


rice,  l'île  Bourbon  et  Madagascar  (1).  De  ce 
long  voyage,  Baudelaire  revint  poète,  et  ses 
vers  témoignèrent  des  visions  merveilleuses  que 
la  nature  des  tropiques,  les  constellations 
inconnues  aux  Européens  et  l'étrange  beauté 
des  femmes  de  couleur  avaient  imprimées  dans 
son  esprit.  Il  avait  alors  vingt  et  un  ans  et  pou- 
vait jouir  de  sa  liberté  et  de  sa  fortune.  Il 
abandonna  le  commerce  et  ses  avantages,  et  se 
livra  sans  réserve  aux  lettres.  En  1843,  il  alla 
se  loger,  quai  d'Anjou,  en  l'hôtel  Pimodan, 
auquel  le  séjour  de  Théophile  Gautier  a  donné 
une  célébrité  nouvelle.  Là,  dans  un  appartement 
exigu,  situé  sous  les  combles,  il  rassemblait  ses 
amis,  étonnés  des  bizarreries  de  son  langage  etde 
ses  opinions,  qui  étaient  en  parfaite  harmonie, 
d'ailleurs,  avec  son  mobilier  et  son  costume. 
Sa  chambre  à  coucher,  qui  lui  servait  de  cabi- 
net de  travail,  était  tapissée  sur  les  murs  et  au 
plafond  d'un  papier  rouge  et  noir,  et  éclairée 

(1)  Cf.  la  notice  que  Théophile  Gautier  a  consacrée  à  Charles 
Baudelaire,  en  tête  de  l'édition  des  Fleurs  du  Mal,  publiée  chez 
Michel  Lévy,  1869,  in-12. 


par  une  seule  fenêtre,  «  dont  les  carreaux, 
jusqu'aux  pénultièmes  inclusivement,  étaient 
dépolis,  afin  de  ne  voir  que  le  ciel,  »  disait-il  (1). 
C'est  là  qu'il  composa  la  plupart  des  poésies 
qu'il  publia  plus  tard. 

Baudelaire  s'adonna  bientôt  à  la  critique 
artistique.  Il  rendit  compte  des  Salons  de  1845 
et  de  1846.  Il  loua  Eugène  Delacroix  et  atta- 
qua Horace  Vernet  et  Ary  Scheffer.  Il  aimait 
le  grand  David  et  fut  un  des  premiers  à  re- 
mettre en  lumière  les  petits  maîtres  de  la  Ré- 
volution :  Fragonard,  Carie  Vernet,  De  Bu- 
court  (2). 

En  même  temps,  il  collaborait  au  Corsaire- 
Satan,  revue  littéraire  qui  a  servi  aux  débuts 
de  Murger,  de  Champfleury,  de  Théodore  de 
Banville,  d'Edouard  Plouvier,  de  Charles  de 
la  Rounat,  d'Alexandre  Weill,  etc.  C'est  alors 
qu'il  se  lia  intimement  a/ec  Banville,  Champ- 
fleury et  Asselineau. 

(1)  Cf.  Charles  Baudelaire,  sa  vie  et  son  œuvre,  par  Charles 
Asselineau;  Paris,  A.  Lemerre,  1869,  in-12,  p.  5  à  8. 

(2)  «.,  p    16  à  22. 


^"^    73    s^g; 

En  1848,  Baudelaire  fut  chargé  d'aller  diri- 
riger  à  Dijon  un  journal  gouvernemental. 
L'entreprise  avorta,  car  le  journal  de  Baude- 
laire, dès  le  second  numéro,  devint  un  journal 
d'opposition. 

En  1849,  Théophile  Gautier  rencontra  Bau- 
delaire, à  l'hôtel  Pimodan,  chez  le  peintre 
Fernand  Boissard,  dans  un  grand  salon 
Louis  XIV,  où  avaient  lieu  les  séances  du 
fameux  club  des  Haschichiens  (1).  De  là  cette 
sympathie  et  cette  amitié  qui  unirent  toujours 
le  maître  et  le  disciple. 

Baudelaire  publia,  en  i85o,  quelques  poésies 
dans  le  Magasin  des  familles,  mais  une  pas- 
sion nouvelle  le  saisit  tout  entier.  Il  lut  les 
contes  d'Edgar  Poç  et  en  fut  enthousiasmé.  Il 
résolut  aussitôt  de  faire  connaître  aux  lettrés 
du  vieux  monde  le  génie  fantastique  qu'avait 
enfanté  le  nouveau.  Tour  à  tour,  il  publia  des 
œuvres  séparées  de  Poe,  puis  une  étude  sur 
Edgar  Poe,  sa  Vie  et  ses  Œuvres,  et  enfin  en 

(O  V.  notice  de  Théophile  Gautier  sur  Baudelaire. 


<3<^     74    '"©*© 

i855,  une  traduction  des  Contes,  dans  le  Pays. 
Cette  traduction,  faite  avec  amour,  avait  toute 
la  saveur  d'une  oeuvre  originale;  en  France, 
elle  fut  accueillie  favorablement;  en  Angleterre, 
elle  valut  à  Baudelaire  les  éloges  les  plus  flat- 
teurs et  une  juste  réputation  (i). 

Baudelaire  cherchait  avec  ardeur  des  ren- 
seignements sur  Poë  :  rien  de  ce  qui  intéressait 
son  héros  ne  lui  était  indifférent.  Il  désirait 
avoir  de  Poë  le  portrait  le  plus  parfait  et  le 
plus  véritable.  La  lettre  suivante  en  fait  foi  : 

«  Monsieur,  me  dire  qu'on  aime  si  bien 
Edgar  Poë,  c'est  m'adresser  la  plus  douce  des 
flatteries,  puisque  c'est  me  dire  qu'on  me  ressem- 
ble. Je  vous  réponds  donc  avec  empressement. 

«  Je  crois  que  vous  avez  eu  tort  d'acheter 
les  morceaux  en  question.  Je  prépare  depuis 
longtemps  une  belle  édition  dans  laquelle  je 
ne  mettrai  pas  le  livre  de  philosophie,  Eurêka, 
lequel  doit  paraître  dans  la  collection  Lévy, 
à  3  francs;  et  dans  cette  édition  je  mettrai  les 

(i)  Charles  Baudelaire,  par  Ch.  Asselineau,  p.  3ç  et  suiv. 


<&*Sis     75     ■^g> 

morceaux  inédits.  D'ailleurs,  je  vous  avais 
averti  qu'ils  étaient  fort  mal  imprimés,  par- 
ticulièrement VAnge  du  Bi\arre,  où  non-seu- 
lement l'orthographe  figurative,  volontaire- 
ment absurde,  n'a  pas  été  suivie,  mais  encore 
où  ont  été  sautés  des  lignes  entières  et  des 
mots,  ce  qui  rend  les  phrases  inintelligibles. 
Il  y  a  aussi  des  fautes  dans  la  Genèse  d'un 
Poëme. 

«  Si  je  réussis,  comme  j'ai  tout  lieu  de  l'es- 
pérer, à  monter  cette  affaire,  nous  nous  y  met- 
trons Thiver  prochain  ;  cela  fera  probablement 
un  grand  in-8°  de  800  pages. 

«  Il  y  aura  deux  portraits,  l'un,  qui  est  en 
tête  de  l'édition  posthume  des  oeuvres  de  Poë 
(chez  Redfield ,  New-York) ,  reproduction 
d'une  peinture  qui  était  chez  Grisevold;  ce 
Grisevold  est  l'auteur  américain  chargé  de 
mettre  en  ordre  les  papiers  de  Poë',  et  qui  non- 
seulement  s'est  si  mal  acquitté  de  sa  tâche, 
mais  encore  a  diffamé  son  ami  défunt  en  tête 
de  l'édition; —  l'autre,  qui  orne  l'édition  grand 


s=<à*    76    "&& 
in-8°  illustrée  des  poésies,  édition  de  Londres. 
Mes  collections  ne  sont  pas  à  Paris,  je  ne  me 
souviens  plus  du  nom  de  l'éditeur. 

«  Il  y  a  d'autres  éditions  et  aussi  d'autres 
portraits;  mais  ils  ne  sont  jamais  que  la 
reproduction  plus  ou  moins  altérée  de  ces  deux 
portraits  types. 

«  Si  je  réussis  à  faire  mon  entreprise,  je  les 
ferai  reproduire  avec  un  soin  parfait.  L'un 
(édition  américaine)  représente  Poë  avec  la 
physionomie  connue  du  gentleman  :  pas  de 
moustaches,  —  des  favoris;  —  le  col  de  la 
chemise  relevé.  Une  prodigieuse  distinction. 
L'autre  (édition  des  poésies,  de  Londres)  est 
fait  d1après  une  épreuve  daguerrienne.  Ici,  il 
est  à  la  française  :  moustaches,  pas  de  favoris, 
col  rabattu.  —  Dans  les  deux,  un  front  énorme 
en  largeur  comme  en  hauteur  ;  Pair  très- 
pensif,  avec  une  bouche  souriante.  Malgré 
l'immense  force  masculine  du  haut  de  la  tête, 
c'est,  en  somme,  une  figure  très-féminine.  Les 
yeux    sont   vastes,  très-beaux  et  très-rêveurs. 


®"<^    77    *%*€> 

—  Je   crois    qu'il    sera    utile    de    donner    les 
deux. 

«  Veuillez  agréer,  monsieur,  l'assurance  de 
mes  sentiments  les  plus  distingués, 

Cette  lettre  fut  adressée,  le  i3  juillet  1860,  à 
«  monsieur  Alfred  Guichon,  54,  rue  de  Lis- 
bonne, à  Paris.  » 

Encouragé  par  l'accueil  bienveillant  que  le 
public  lettré  avait  fait  aux  traductions  des 
Contes  de  Poe,  Baudelaire,  sollicité  par  ses 
amis,  se  décida  à  publier  ses  poésies,  dont  il 
avait,  en  i85o,  montré  à  Asselineau  le  manu- 
scrit, magnifiquement  copié  par  un  calligraphe 
et  relié  en  deux  volumes,  dorés  sur  tranche. 

Dès  1 855,  il  avait  adopté  le  titre  de  Fleurs 
du  Mal,  sous  lequel  il  fit  imprimer  son  recueil 
de  poésies.  Son  ami,  A.  Poulet-Malassis,  esprit 
fin  et  délicat,  fut  l'éditeur  de  ce  livre,  qui  parut 
en  1857.  Les  Fleurs  du  Mal  excitèrent  l'ad- 
miration chez  les  uns,  la  colère  chez  les  autres. 


Plusieurs  pièces  furent  dénoncées  comme  at- 
tentatoires à  la  morale  publique  et  déférées  au 
parquet.  Baudelaire,  à  qui  les  situations  étran- 
ges ne  déplaisaient  pas,  accueillit,  sans  trop  de 
chagrin,  les  bruits  de  poursuite.  «  Vous  savez 
que  je  suis  cité  en  police  correctionnelle?  » 
disait-il  dans  tous  les  cafés  littéraires.  Les  petits 
journaux  répandirent  la  nouvelle,  et  il  n'est  pas 
impossible  que  tout  ce  bruit  ait  hâté  la  vigi- 
lance du  parquet.  Le  juge  d'instruction  de- 
manda entre  autres  choses  au  poète  ce  qu'il 
entendait  par  les  magistrats  curieux.  Il  y  a,  en 
effet,  dans  une  des  pièces  les  plus  remarquables 
des  Fleurs  du  Mal,  des  strophes  à  une  belle 
femme  assassinée  et  dont  la  tête  repose  dans 
une  coupe  «  comme  une  renoncule.  »  Le  poète 
s'écrie  : 

«  Loin  du  monde  railleur,  loin  de  la  foule  impure, 

«  Loin  des  magistrats  curieux, 
«  Dors  en  paix,  dors  en  paix,  étrange  créature, 

«  Dans  ton  tombeau  rmstérieux.  » 

Baudelaire  affirma  que  le  crime,  qu'il  avait 
voulu  dérober  à  la  justice,  était  d'une  nature 


®<â^    79    /^S> 

totalement  idéale,  et  le  juge  d'instruction,  qui 
était  un  galant  homme  et  un  homme  d'esprit, 
se  tint  satisfait  sur  ce  point  et  traita  l'homme 
de  lettres  avec  courtoisie. 

Toutefois,  Baudelaire  dut  comparaître  de- 
vant le  tribunal  de  la  police  correctionnelle,  qui 
ordonna  la  suppression  des  pièces  dénoncées. 
Baudelaire,  tout  en  protestant  contre  cette 
décision,  accepta  sans  peine  la  célébrité  qu'une 
affaire  de  ce  genre  lui  avait  naturellement  atti- 
rée. Successivement,  il  publia  le  Salon  de  i85 g, 
une  notice  sur  Théophile  Gautier,  le  poète  im- 
peccable, auquel  il  avait  dédié  ses  Fleurs  du 
Mal,  les  Caricaturistes  français  et  étrangers, 
les  Poèmes  en  prose,  des  études  sur  Constantin 
Guys  et  sur  Eugène  Delacroix,  et  les  Paradis 
artificiels.  De  plus,  sa  traduction  d'Edgar  Poë 
paraissait  en  volumes. 

Il  avait  alors  quarante  ans.  Son  visage 
glabre,  son  front  poli  et  ravagé,  sa  bouche 
contractée,  sa  toilette  correcte  mais  singulière, 
concouraient   à    lui   donner   cet   air  de  dan- 


dysme  satanique  qu'il  affectionnait  beaucoup. 
Il  se  plaisait  à  étouffer  sa  réputation  de  vrai 
poète  sous  une  sorte  de  célébrité  beaucoup 
moins  enviable.  Il  voulait,  avant  tout,  effrayer 
et  surprendre  le  bourgeois.  «  Avez- vous  mangé 
de  la  cervelle  de  petit  enfant  ?  disait-il  un  jour 
à  un  honnête  fonctionnaire.  Mangez-en.  Cela 
ressemble  à  des  cerneaux  et  c'est  excellent.  » 
Une  autre  fois,  dans  la  salle  commune  d'un 
restaurant  fréquenté  par  des  provinciaux,  il 
commença,  à  haute  voix,  un  récit  en  ces  ter- 
mes :  «  Après  avoir  assassiné  mon  pauvre 
père...  »  Il  réussit  et  eut  de  son  vivant  même 
sa  légende.  C'est  ainsi  qu'un  journaliste  ra- 
conta, sur  la  foi  d'un  petit  poème  en  prose 
tout  à  fait  allégorique,  que  M.  Baudelaire  fai- 
sait monter  les  vitriers  dans  sa  chambre, 
pour  avoir  ensuite  le  plaisir  de  les  culbuter  du 
haut  en  bas  de  l'escalier  a"\ec  leur  fragile  mar- 
chandise. 

C'est  après  s'être  fait,  avec  beaucoup  de  soin 
et  d'efforts,  la  réputation  de  manger  les  petits 


enfants,  que   Baudelaire  présenta  sa  candida- 
ture à  l'Académie,  où  ses  livres  étaient  tout  à 
fait  inconnus.  Fort  du  suffrage  de  ses  maîtres 
et  de  ses  pairs,  et  peu  soucieux  du  jugement 
des  bourgeois,   il    se   croyait   digne   de    faire 
partie  de  l'Académie  des  littérateurs,  et  sol- 
licitait le   fauteuil   de   Scribe.   Quoi    de    plus 
simple  à  ses  yeux?  Et  cependant  cette  démar- 
che, que  l'Académie  ne  prit  pas  au  sérieux, 
fut  unanimement  blâmée  par  la  presse.  Les 
amis  du  candidat  l'accusèrent  de  sacrifier   sa 
dignité,  de  faire  alliance  avec  les  Philistins; 
ses  ennemis  le  traitèrent  de  présomptueux,  de 
fou,  d'impertinent;  les  indifférents  mentionnè- 
rent à  peine  son  nom  parmi  les  compétiteurs. 
A  vrai  dire,  quelque  sympathie,  quelque  admi- 
ration qu'on  ait  pour  le  talent  poétique  de  Bau- 
delaire,  il    faut    reconnaître    que    nul    n'était 
moins  propre  à  réunir  les  suffrages  de  l'Aca- 
démie, qui  ne  pardonne  pas  aisément  d'avoir 
eu  maille  à  partir  avec  la  police  correctionnelle. 
Avant  tout,  l'Académie  exige  de  ceux  qui  la 


0<ïïs     82     ^*© 

sollicitent  d'avoir  respecté  dans  leurs  œuvres 
la  morale  et  de  posséder  cette  tenue  décente 
qu'ont  les  gens  bien  élevés.  Il  faut  être  de  bonne 
compagnie;  les  titres  littéraires  viennent  en- 
suite. Eh  bien  !  avoir  écrit  les  Fleurs  du 
Mal,  dont  le  titre,  à  lui  seul,  appelait  sur  le 
livre  la  réprobation  des  gens  bien  pensants, 
avoir  été  considéré  par  les  magistrats  de  son 
pays  comme  un  auteur  immoral,  et  oser  se  pré- 
senter à  T Académie,  quelle  illusion,  ou  plutôt 
quelle  impertinence! 

Baudelaire,  peu  ému  des  critiques  de  la 
presse,  commença  ses  visites  :  il  fut  bien  ac- 
cueilli par  Lamartine  et  par  M.  de  Sacy,  traité 
avec  hauteur  et  dédain  par  Villemain  et  par 
Viennet.  Ce  dernier  lui  adressa  cette  phrase 
restée  fameuse  :  «  Il  n'y  a  que  cinq  genres, 
monsieur!  la  tragédie,  la  comédie,  la  poésie 
épique,  la  satire...  et  lu  poésie  fugitive,  qui 
comprend  la  fable,  où  j'excelle!  (1)  » 

Il    avait    pourtant   un    ami   à    l'Académie. 

(1)  L'Amateur  d'autographes,  n»  202,  p.  144. 


C3<^    83     ^*g; 

Sainte-Beuve,  vieillissant,  se  sentait  un  faible 
pour  les  jeunes  écrivains  qui,  tels  que  Feydeau, 
les  frères  de  Goncourt,  Flaubert  et  Baudelaire, 
lui  semblaient  pleins  de  nouveauté  et  de  cu- 
riosité. Il  aimait  se  rajeunir  avec  eux,  et  les 
propos  vifs  ne  lui  déplaisaient  pas.  Baudelaire 
avait  dîné  plusieurs  fois  dans  la  petite  maison 
de  la  rue  du  Mont-Parnasse,  et  sa  conversation 
fine  et  rare  avait  vivement  intéressé  le  vieux  cri- 
tique, toujours  en  éveil.  Mais  Sainte-Beuve, 
dont  l'autorité  était  considérable  dans  le  public 
lettré,  n'avait  pas  d'influence  à  l'Académie,  où 
il  n'allait  plus  guère.  Il  ne  pouvait  rien,  de  ce 
côté,  pour  ses  jeunes  amis.  Il  avait  un  sens 
trop  juste  des  choses  pour  ne  pas  désapprouver 
la  tentative  de  Baudelaire. 

Toutefois,  Baudelaire  s'obstina,  et  on  vit  le 
moins  traditionnel  des  écrivains  poursuivre 
l'accomplissement  des  formalités  traditionnel- 
les. Il  continua  ses  visites.  Il  songea  à  Alfred 
de  Vigny,  dont  le  suffrage,  qui  était  celui  d'un 
poète,  devait  lui  être  particulièrement  précieux. 


^*©  84  ■^^s> 
L'auteur  des  Fleurs  du  Mal  n'avait  peut-être 
pas  une  admiration  spéciale  pour  l'auteur 
d'Éloa,  qu'il  devait  trouver  un  peu  trop  pur. 
Cette  nuance  est  utile  cà  marquer  au  moment 
où  les  deux  poètes  entrent  en  relations.  Vigny 
était  alors  malade  dans  son  appartement  de  la 
rue  des  Écuries-d'Artois,  et  le  candidat,  crai- 
gnant d'être  importun,  adressa  la  lettre  sui- 
vante à  l'illustre  académicien  : 
«  Monsieur, 

«  Pendant  de  bien  nombreuses  années,  j'ai 
désiré  vous  être  présenté,  comme  à  un  de  nos 
plus  chers  maîtres.  Ma  candidature  à  l'Acadé- 
mie française  me  fournissait  un  prétexte  pour 
me  présenter  moi-même  chez  vous  dans  ces 
derniers  jours.  Seulement  j'ai  appris  votre  état 
de  souffrance,  et  j'ai  cru  devoir  m'abstenir,  par 
discrétion.  Hier,  cependant,  M.  Patin  m'a  dit 
que  vous  éprouviez  une  amélioration  sensible, 
et  alors  je  me  suis  décidé  à  venir  vous  fatiguer 
quelques  minutes  de  ma  personne. 

«  Je  vous  en  prie  vivement,  congédiez-moi, 


tout  de  suite  et  sans  cérémonie,  si  vous  crai- 
gnez qu'une  visite,  si  brève  qu'elle  soit,  ne 
vous  fatigue,  fût-ce  celle  d'un  de  vos  plus  fer- 
vents et  dévoués  admirateurs. 

«   CH.    BAUDELAIRE.    » 

La  réponse  de  Vigny  fut  favorable  :  Baude- 
laire se  rendit  chez  le  maître,  qui  l'accueillit 
avec  sa  bonté  accoutumée.  Vigny,  depuis  long- 
temps souffrant,  ne  connaissait  que  de  nom 
l'auteur  des  Fleurs  du  Mal  et  ses  œuvres.  Il 
lui  demanda  donc  de  lui  envoyer  ses  livres, 
afin  de  pouvoir  juger  du  mérite  du  candidat. 
Baudelaire  accéda  à  ce  légitime  désir,  et  il 
accompagna  l'envoi  de  ses  productions  de  la 
lettre  suivante,  écrite  sous  l'émotion  de  sa 
récente  visite  : 

«  Monsieur, 

«  Je  suis  rentré  chez  moi  tout  étourdi  de 
votre  bonté,  et  comme  je  tiens  vivement  à  être 
connu  de  vous,  je  vous  envoie  quelque  chose 
de  plus  que  ce  que  vous  m'avez  demandé. 

«  Dans  les  deux  brochures  (Richard  Wag- 


@^    86    --^g: 

ner,  Théophile  Gautier),  vous  trouverez  quel- 
ques pages  qui  vous  plairont. 

«  Voici  les  Paradis,  auxquels  j'ai  la  fai- 
blesse d'attribuer  quelque  importance.  La  pre- 
mière partie  est  entièrement  de  moi.  La  seconde 
est  l'analyse  du  livre  de  de  Quincey,  auquel 
j'ai  ajouté  par-ci  par-là  quelques  idées  qui  me 
sont  personnelles;  mais  avec  une  grande  mo- 
destie. 

«  Voici  les  Fleurs,  le  dernier  exemplaire  sur 
bon  papier.  La  vérité  est  qu'il  vous  était  des- 
tiné depuis  très-longtemps.  Tous  les  anciens 
poèmes  sont  remaniés.  Tous  les  nouveaux,  je 
les  marque  au  crayon  à  la  table  des  matières. 
Le  seul  éloge  que  je  sollicite  pour  ce  livre  est 
qu'on  reconnaisse  qu'il  n'est  pas  un  pur  album 
et  qu'il  a  un  commencement  et  une  fin.  Tous 
les  poèmes  nouveaux  ont  été  faits  pour  être 
adaptés  à  un  cadre  singulier  que  j'avais  choisi. 

«  J'ajoute  un  vieux  numéro  de  revue  et  où 
vous  trouverez  un  commencement  de  tentative 
nouvelle,  qui  peut-être  vous   intéressera.  Jules 


<3<^    87    ^*g; 

Janin  et  Sainte-Beuve  y  ont  trouvé  quelque 
ragoût.  Quant  aux  articles  sur  les  beaux-arts  et 
la  littérature,  je  n'en  ai  pas  un  seul  sous  la  main. 

«  Si  je  peux  dénicher  un  exemplaire  de  la 
vieille  édition  des  Fleurs,  je  vous  l'enverrai. 

«  Enfin,  voici  les  poésies  de  Poë.  Je  ne  vous 
recommande  rien;  tout  est  également  intéres- 
sant. Ne  me  rendez  pas  ce  volume;  je  possède 
un  second  exemplaire. 

«  Monsieur,  je  vous  remercie  de  nouveau 
pour  la  manière  charmante  dont  vous  m'avez 
accueilli.  Quelque  grande  que  fût  l'idée  que  je 
m'étais  faite  de  vous,  je  ne  m'y  attendais  pas. 
Vous  êtes  une  preuve  nouvelle  qu'un  vaste 
talent  implique  toujours  une  grande  bonté  et 
une  exquise  indulgence. 

«    CHARLES  BAUDELAIRE. 

«  22,  rue  d'Amsterdam.  » 
Cette  dernière  lettre  a  dû  être  écrite  vers  le 
milieu   de  décembre   186  r.   Baudelaire   jouait 
sérieusement  son  rôle  de  candidat.   Il  conti- 
nuait ses  visites  et  faisait  agir  ses  amis,  témoin 


^^,    88     "^g; 

ce  billet  au  crayon  qu'il   adressa,  vers   cette 
époque,  à  son  ami  Charles  Asselineau  : 
«  Mon  cher  ami, 

«  Tâchez  de  savoir,  non  pas  si  je  peux  met- 
tre Emile  Augier  de  mon  bord  (je  crois  cela 
impossible),  mais  si  je  puis  me  présenter  chez 
lui  avec  sécurité,  c'est-à-dire  sans  me  manquer 
à  moi-même. 

«  Est-il  lié  avec  Ponsard  ? 

«  Croyez-vous  que  je  pourrais,  sans  indis- 
crétion et  avec  chances,  prier  Janin  de  dire 
quelques  mots  de  mon  affaire  ?. 
«  Tout  à  vous, 

«  C.  B.,  22,  rue  d'Amsterdam.  » 

«  Vous  savez  qu'il  (Augier)  a  changé  d'a- 
dresse. » 

On  sait  qu'Emile  Augier,  un  des  maîtres  de 
l'école  du  bon  sens,  avait  été  peu  ménagé  par 
Baudelaire  et  ses  amis,  mais  c'était  Ponsard 
qui  avait  été  l'objet  des  railleries  les  plus  amè- 
res  et  les  plus  assidues.  Boileau  et  Racine  ne 
se  moquèrent  pas  d'un  meilleur  cœur   de   la 


0*^,.    89    -*®*g; 

perruque  de  Chapelain.  Aussi  voit-on  Baude- 
laire demander  avec  quelque  effroi  si  l'auteur 
d'Agnès  de  Mêranie  est  lié  avec  l'auteur  de  la 
Cigu'ê.  Et  «îjuand  on  songe  que  Ponsard  et 
Augier  étaient,  comme  poètes,  beaucoup  plus 
voisins  du  candidat  que  les  autres  académi- 
ciens, on  voit  dans  quelle  entreprise  chimé- 
rique s'était  jeté  cet  homme  extraordinaire. 
Si  paradoxal  qu'il  fût,  il  éprouva  quelque 
découragement.  Toutefois,  cette  incroyable 
aventure  fut  inopinément  soutenue  par  un 
académicien,  dans  le  Constitutionnel.  Un  arti- 
cle de  Sainte-Beuve,  publié  le  20  janvier  1862, 
et  consacré  à  un  examen  des  divers  candidats, 
traitait  Baudelaire  sérieusement,  avec  sympa- 
thie, avec  estime,  et  le  grand  critique  semblait 
choisir  Baudelaire  pour  son  candidat,  sans  se 
faire,  d'ailleurs,  aucune  illusion  sur  le  résultat 
du  vote.  Il  parla  avec  politesse  de  tous  les  con- 
currents, réserva  Baudelaire  pour  la  bonne 
bouche  et  lui  consacra  les  lignes  suivantes, 
qui  n'ont  rien  de  banal  : 


«  On  s'est  demandé  d'abord  si  M.  Baude- 
laire, en  se  présentant,  voulait  faire  une  niche 
à  l'Académie,  et  une  épigramme,  s'il  ne  pré- 
tendait point  l'avertir  par  là  qu'il  était  bien 
temps  qu'elle  songeât  à  s'adjoindre  ce  poè'te  et 
cet  écrivain  si  distingué  et  si  habile  dans  tous 
les  genres  de  diction,  Théophile  Gautier,  son 
maître.  On  a  eu  à  apprendre,  à  épeler  le  nom 
de  M.  Baudelaire  à  plus  d'un  membre  de 
l'Académie  qui  ignorait  totalement  son  exis- 
tence. Il  n'est  pas  si  aisé  qu'on  le  croirait  de 
prouver  à  des  académiciens  politiques  et  hom- 
mes d'État  comme  quoi  il  y  a,  dans  les  Fleurs 
du  Mal,  des  pièces  très-remarquables  vraiment 
pour  le  talent  et  pour  l'art;  de  leur  expliquer 
que,  dans  les  petits  poëmes  en  prose  de  l'auteur, 
le  Vieux  Saltimbanque  et  les  Veuves  sont  deux 
bijoux,  et  qu'en  somme,  M.  Baudelaire  a  trouvé 
moyen  de  se  bâtir,  à  l'extrémité  d'une  langue 
de  terre,  réputée  inhabitable,  et  par  delà  les 
confins  du  romantisme  connu,  un  kiosque 
bizarre,  fort  orné,  fort  tourmenté,  mais  coquet 


et  mystérieux,  où  on  lit  de  l'Edgar  Poë,  où  Ton 
récite  des  sonnets  exquis,  où  l'on  s'enivre  avec 
le  haschich  pour  en  raisonner  après,  où  l'on 
prend  de  l'opium  et  mille  drogues  abomina- 
bles dans  des  tasses  d'une  porcelaine  achevée. 
Ce  singulier  kiosque  fait  en  marqueterie,  d'une 
originalité  concertée  et  composite,  qui  depuis 
quelque  temps  attire  les  regards  à  la  pointe 
extrême  du  Kamtschaska  romantique,  j'ap- 
pelle cela  la  folie  de  Baudelaire.  L'auteur  est 
content  d'avoir  fait  quelque  chose  d'impossible, 
là  où  on  ne  croyait  pas  que  personne  pût  aller. 
Est-ce  à  dire,  maintenant  et  quand  on  a  tout 
expliqué  de  son  mieux  à  de  respectables  con- 
frères un  peu  étonnés,  que  toutes  ces  curiosités, 
ces  ragoûts  et  ces  raffinements  leur  semblent 
des  titres  pour  l'Académie,  et  l'auteur  lui- 
même  a-t-il  pu  sérieusement  se  le  persua- 
der ?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  Baudelaire 
gagne  à  être  vu,  que  là  où  l'on  s'attendait 
à  voir  entrer  un  homme  étrange,  excentrique, 
on  se  trouve  en  présence   d'un  candidat  poli, 


respectueux,  exemplaire,  d'un  gentil  garçon, 
fin  de  langage  et  tout  à  fait  classique  dans  les 
formes  (1).  » 

Cet  article  ne  modifiait  pas  le  fond  des 
choses,  mais  il  prêtait  un  appui  public  à  Bau- 
delaire, qui  reprit  courage.  Et,  comme  si  son 
idée  n'était  pas  encore  assez  étrange,  extraor- 
dinaire, bizarre,  il  la  modifia.  Il  renonça  au 
fauteuil  de  Scribe  et  brigua  celui  du  Père 
Lacordaire!  Il  se  hâta  de  faire  part  sérieuse- 
ment à  Sainte-Beuve  et  à  Alfred  de  Vigny  de 
cette  prodigieuse  imagination.  La  lettre  qu'il 
écrivit  à  ce  dernier,  le  26  janvier  1862,  est 
d'une  gravité  exemplaire  : 
«  Monsieur, 

«  Je  suis  bien  persuadé  que  vous  ne  m'avez 
pas  cru  capable  d'oublier  un  instant  votre 
admirable  accueil,  ni  la  permission  que  vous 
m'avez  donnée  de  compter  sur  vos  conseils. 
Dans  la  fin  de  décembre  et  au  commencement 
de  ce  mois,  j'ai  fait  quelques  efforts   inutiles 

1)  Nouveaux  lundis,  t.  I,  p.  397. 


Cr^s-     93     "g*g; 

pour  trouver  quelques-uns  de  ces  messieurs 
que  je  tenais  vivement  à  voir,  MM.  Sandeau, 
de  Sacy,  Ponsard,  Saint-Marc  Girardin,  Le- 
gouvé.  Puis,  je  me  suis  senti  repris  par  mes 
névralgies  périodiques  [mes  seuls  titres  auprès 
de  M.  Viennet)\  puis  par  une  grosse  douleur 
morale,  une  de  celles  qui  ne  veulent  pas  être 
dites  (comme  disent  les  Anglais);  puis  par  un 
accident  physique;  puis,  enfin,  par  l'impérieuse 
nécessité  de  travailler.  En  voilà  plus  qu'il  n'en 
faut  pour  expliquer  le  découragement  dans 
une  tentative  aussi  paradoxale  que  la  mienne. 
Cependant  je  vais  m'y  remettre  activement.  Je 
possède  maintenant  un  nombre  suffisant 
d'exemplaires  de  mon  petit  bagage  littéraire 
pour  en  faire  quelques  hommages. 

'<  Je  consacrerai  tout  le  commencement  de 
février  à  mes  visites. 

«  Tout  bien  considéré,  je  ne  suis  pas  fâché 
d'avoir  tant  lambiné;  cela  m'a  permis  de  réflé- 
chir sur  une  foule  de  choses  que  je  ne  connais- 
sais guère. 


®*^    94    'x>© 

«  Avant  de  prendre  une  décision  définitive, 
j'ai  voulu  avoir  votre  avis.  Selon  votre  réponse, 
j'écrirai,  avant  mercredi,  une  lettre  à  M.  Ville- 
main,  destinée  à  être  communiquée  à  MM.  de 
l'Académie. 

«  Cette  lettre,  d'une  forme  un  peu  aban- 
donnée, comme  peut  l'être  celle  d'un  novice, 
dira  en  substance  que,  à  défaut  d'une  res- 
semblance  complète  entre  les  ouvrages  du 
défunt  et  ceux  du  candidat,  l'enthousiasme 
du  dernier  me  parait  une  raison  suffisante 
d'option,  dans  le  cas  de  deux  fauteuils  va- 
cants ; 

«  Que,  d'après  cette  théorie,  le  candidat  le 
plus  parfait  qu'on  puisse  supposer  devrait 
s'abstenir,  s'il  ne  trouvait  pas  dans  la  vie  et 
les  ouvrages  du  défunt  autre  chose  que  des 
motifs  d'admiration  raisonnée,  c  est-à-dire 
la  sympathie  et  l'enthousiasme; 

«  Que,  le  père  Lacordaire  excitant  en  moi 
cette  sympathie,  non-seulement  par  la  valeur 
des  choses  qu'il   a  dites,  mais  aussi  par  la 


®^S^      95       "^xg5 

beauté  dont  il  les  a  revêtues,  et  se  présentant 
à  l'imagination  non-seulement  avec  le  carac- 
tère chrétien,  mais  aussi  avec  la  couleur 
romantique  (j'arrangerai  cela  autrement),^ 
prie  M.  Villemain  d'instruire  ses  collègues 
que  fopte  pour  le  fauteuil  du  père  Lacor- 
daire. 

«  Par  ce  moyen,  il  me  semble  que  je  gagne 
quelques  jours  de  plus;  que  je  pourrai  peut- 
être,  me  trouvant  seul  en  face  de  M.  de  Broglie, 
puisque  Philarète  Chasles  se  retire,  obtenir 
quelques  voix  <ï hommes  de  lettres. 

«  Et  enfin,  le  sentiment  et  l'instinct  me 
persuadent  qu'il  faut  toujours  se  conduire  uto- 
piquement,  c'est-à-dire  comme  si  on  était  sûr 
d'être  élu,  quand  même  on  est  certain  de  ne 
pas  l'être. 

«  La  première  fois  que  je  parlai  de  mon 
projet  à  Sainte-Beuve,  il  me  dit,  en  riant  : 
«  C'est  fort  bien,  je  reconnais  votre  caractère  ; 
votre  tentative  ne  m'étonne  pas;  je  parierais 
que,  pour  compléter  votre  audace,  vous  allez 


opter  pour  le  fauteuil  de  Lacordaire.  »  En 
vérité ,  c'était  mon  intention  ;  mais  cette 
plaisanterie  me  déconcerta,  et  je  craignis 
de  paraître  trop  excentrique,  surtout  aux  yeux 
des  gens  qui  ne  me  connaissent  pas  du  tout. 

«  Si  je  voulais  pousser  ma  démonstration  de 
la  nécessité  de  sympathie  jusqu'à  l'extrême 
rigueur,  je  composerais  une  étude  critique  et 
biographique  sur  le  père  Lacordaire,  et  je  la 
ferais  imprimer  au  moment  de  la  réception  du 
candidat;  mais  c'est  là  une  gageure  de  prodi- 
gue, et  il  suffit  qu'il  y  ait  dans  ce  projet  un 
peu  d'impertinence  pour  que  je  le  repousse. 

«  Je  ne  prendrai  pas  de  décision  avant 
d'avoir  reçu  votre  avis.  Je  dois  vous  dire  que 
j'ai  écrit  une  lettre  à  peu  près  analogue  à  mon 
excellent  ami  Sainte-Beuve,  et  que  j'attends 
également  une  réponse  de  lui. 

«  J'ai  été  sérieusement  malade,  mais,  ab- 
straction faite  de  la  santé ,  de  la  paresse, 
du  travail  et  de  plusieurs  autres  considéra- 
tions, j'éprouvais  un  certain   embarras   à  me 


retrouver  devant  vous,  après  vous  avoir  en- 
voyé   mes   livres. 

«  Songez,  monsieur,  à  ce  que  peuvent  être, 
pour  nous  autres  littérateurs  de  quarante  ans, 
ceux  qui  ont  instruit,  amusé,  charmé  notre 
jeunesse,  nos  maîtres,  enfin  ! 

«  Vous  n'avez  peut-être  pas  deviné  la  raison 
pour  laquelle  je  vous  ai  adressé  un  petit  jour- 
nal contenant  quelques  vers  de  moi  :  c'était 
simplement  à  cause  d'un  sonnet  sur  un  certain 
coucher  de  soleil,  où  j'avais  essayé  d'exprimer 
ma  piété ! 

«  Parlez-moi  sans  façon,  je  vous  en  prie, 
car,  dans  des  matières  dont  j'ai  si  peu  l'expé- 
rience, il  n'y  aurait  pas  de  honte  pour  moi 
à  mal  raisonner. 

«  Je  vous  prie  d'agréer,  monsieur,  une  fois 
de  plus,  l'expression  de  ma  gratitude  et  de  ma 
sympathie  toute  dévouée. 

«    CHARLES    BAUDELAIRE 

«  22,  rue  d'Amsterdam. 
«  Dimanche,  26  janvier  62.  » 


Les  réponses  ne  se  firent  pas  attendre, 
témoignage  nouveau  de  l'estime  réelle  que  ces 
deux  grands  écrivains  professaient  pour  le 
candidat.  Sainte-Beuve,  qui  venait  d'écrire 
l'article  reproduit  plus  haut,  dissuada  Bau- 
delaire de  cette  antithèse  Lacordaire,  qui  cho- 
querait l'Académie,  et  il  exprima  son  opinion 
avec  la  malice  et  la  brusquerie  qui  faisaient 
le  fond  de  son  caractère  : 

«  Ce  26  janvier  1862. 
«  Mon  cher  enfant, 

«  Je  suis  charmé  de  votre  remercîment;  j'en 
étais  même  un  peu  inquiet,  je  vous  l'avoue,  car, 
en  chatouillant,  on  n'est  jamais  sûr  de  ne  pas 
trop  gratter.  —  Je  ne  vous  conseille  pas  de 
poser  par  une  lettre  cette  antithèse  Lacordaire. 
Je  crois  qu'il  vaudrait  mieux  laisser  les  choses 
comme  elles  sont,  sans  plus  écrire.  Mais  ce  choix 
exprès  du  père  LacordaL  e,  le  catholique-roman- 
tique, paraît  excessif  et  choquant,  ce  que  votre 
bon  goût  de  candidat  ne  veut  pas  faire  (1).  » 

(1)  Correspondance  de  Sainte-Beuve,  1. 1,  p.  282. 


(g*^     99     ^s© 

Certes,  Baudelaire  avait  du  goût,  mais  il 
aimait,  sinon  choquer  son  monde,  du  moins 
le  surprendre  et  l'étonner.  Et,  à  cet  égard,  Van- 
tithese  Lacordaire  était  un  coup  de  maître. 

Alfred  de  Vigny,  dont  l'esprit  grave  et  triste 
n'était  nullement  ouvert  à  la  plaisanterie,  prit 
au  sérieux  la  nouvelle  fantaisie  de  Baudelaire 
et  lui  écrivit  la  lettre  suivante  (i)  : 

«  Lundi,  27  janvier  1862. 

«  Depuis  le  3o  décembre,  Monsieur,  j'ai  été 
très-souffrant  et  presque  toujours  au  lit. 

«  Là  je  vous  ai  lu  et  relu,  et  j'ai  besoin  de 
vous  dire  combien  de  ces  Fleurs  sont  pour  moi 
des  Fleurs  du  Bien  et  me  charment  (2).  Combien 
aussi  je  vous  trouve  injuste  envers  ce  bouquet 
souvent  si  délicieusement  parfumé  de  printan- 
nières  odeurs,  pour  lui  avoir  imposé  ce  titre 
indigne  de  lui,  et  combien  je  vous  en  veux  de 
l'avoir  empoisonné  par  je  ne  sais  quelles  éma- 

(1)  Cette  lettre  a  été  publiée  pour  la  première  fois,  en  1870,  par 
M.  Charles  Asselineau  dans  Y  Amateur  d'autographes,  n°  202,  p.  143. 
Je  la  reproduis  ici  d'après  la  minute  d'Alfred  de  Vigny. 

(2)  Cf.  lettre  de  Sainte-Beuve  sur  les  Fleurs  du  Mal  aux  Pièces 
justificatives,  n°  VII. 

8 


« 


Œ*^,     ioo    ■<^S> 

nations  du  cimetière  d'Hamlet.  Si  votre  santé 
vous  permet  de  venir  voir  comment  je  m'y 
prends  pour  cacher  les  blessures  de  la  mienne, 
venez  mercredi,  2g,  à  4  heures.  Vous  saurez, 
vous  verrez,  vous  toucherez  comment  je  vous 
ai  lu;  mais  ce  que  vous  ne  saurez  pas,  c'est 
avec  quel  plaisir  je  lis  à  d'autres,  à  des  poètes, 
les  véritables  beautés  de  vos  vers  encore  trop 
peu  appréciés  et  trop  légèrement  jugés. 

«  Vous  m'aviez  dit  que  votre  lettre  officielle- 
ment académique  était  envoyée;  c'était,  à  mes 
yeux,  une  faute,  et  je  vous  l'ai  dit,  mais  elle 
était  irréparable.  Je  me  résignais  à  vous  voir 
égaré  dans  le  labyrinthe.  A  présent  que  vous 
m'écrivez  que  ce  n'est  qu'un  projet,  je  vous  con- 
seille de  ne  pas  écrire  un  mot  qui  ait  pour  but 
de  vous  faire  inscrire  comme  candidat  à  aucun 
des  fauteuils  vacants. 

«  J'aurai  le  temps  de  vous  en  dire  les  raisons 
très-sérieuses,  et  vous  les  comprendrez.  On  se 
méprend  presque  toujours  sur  soi.  Sans  vous 
connaître  encore,  il  me  semble  qu'en  beaucoup 


S*3*     ioi    ^*g; 

de  choses,  vous  ne  vous  prenez  pas  assez  au 
sérieux  vous-même. 

«  Ne  jetez  pas  ainsi  au  hazard  votre  nom, 
votre  rare  talent,  vos  actions,  vos  lettres  et  vos 
propos  ;  et  surtout  venite  ad  me. 


Baudelaire  avait  du  moins  réussi,  puisqu'il 
amenait  deux  académiciens  des  plus  illustres  à 
raisonner  tout  au  long  sur  son  étonnante  fan- 
taisie. Cependant,  le  jeudi  6  février  1862,  les 
académiciens  se  réunirent  pour  élire  un  succes- 
seur à  Scribe.  Jamais  on  n'avait  vu  une  si  grande 
quantité  de  candidats.  La  lutte  fut  longue;  il 
n'y  eut  pas  moins  de  treize  tours  de  scru- 
tin (1).  MM.  Camille  Doucet  et  Autran  obtin- 
rent au  dernier  tour  chacun  douze  voix,  mais 
sans   réunir    la    majorité  absolue ,   trois   voix 

(1)  Cf.  Journal  des  Débats  du  7  février  1862  et  le  numéro  vin  des 
Pièces  justificatives. 


@<^       IO> 

s'étant  portées  sur  M.  Cuvillier-Fleury  et  une 
sur  M.  Octave  Feuillet.  L'Académie,  fatiguée 
de  ces  votes  inutiles,  renvoya  l'élection  à  deux 
mois. 

Cette  séance  fut  un  avertissement  pour  Bau- 
delaire, dont  le  nom  ne  fut  même  pas  pro- 
noncé. Trois  jours  après,  Sainte-Beuve  appuya 
de  nouveau  sur  les  raisons  qu'il  avait  déjà  expo- 
sées à  son  jeune  ami  : 

«  Ce  9  février  1862. 
«  Cher  ami, 
«  Je  suis  bien  muet  avec  vous,  c'est  que  je 
suis  bien  bavard  avec  le  public. 

«  Je  vous  ai  dit,  raisonnablement,  qu'il  n'y 
avait  rien  à  faire  selon  moi.  Votre  candidature 
n'a  pas  été  mal  prise  par  le  public;  on  a  été 
assez  bien  —  et  même  fort  bien  — dans  la  presse. 
«  Laissez  l'Académie  pour  ce  qu'elle  est, 
plus  surprise  que  choquée,  et  ne  la  choquez 
pas  en  revenant  à  la  charge  au  sujet  d'un  mort 
comme  Lacordaire.  Vous  êtes  un  homme  de 
mesure  et  vous  devez  sentir  cela.  » 


O^,    io3    --^g; 

Cette  fois,  Baudelaire,  dont  la  position 
était  intenable,  battit  en  retraite.  Il  déféra 
aux  sages  conseils  qui  lui  étaient  donnés,  et 
il  écrivit  au  secrétaire  perpétuel  de  l'Aca- 
démie une  lettre  de  désistement,  conçue  dans 
des  termes  si  modestes  et  si  polis,  que  sa  lec- 
ture fut  accueillie  avec  sympathie  par  les  aca- 
démiciens. Sainte-Beuve  en  avertit  aussitôt  le 
poète  par  ce  billet  du  i5  février  1862  : 
«  Ce  i5  février  1862. 
«  Mon  cher  ami, 

«  Votre  lettre  a  été  lue  avant-hier  ;  votre  désis- 
tement n'a  pas  déplu  ;  mais,  quand  on  a  lu  votre 
dernière  phrase  de  remercîment,  conçue  en  ter- 
mes si  modestes  et  si  polis,  on  a  dit  tout  haut  : 
Très-bien  !  Ainsi  vous  avez  laissé  de  vous  une 
bonne  impression  :  n'est-ce  donc  rien  ? 

«  Tout  à  vous.  » 

Ainsi,  cette  affaire  de  candidature,  qui  tour- 
nait à  la  mystification,  fut  inopinément  dénouée 
par  un  acte  de  courtoisie.  Tout  est  bien  qui  finit 
bien. 


îg*^,      IO4      <^xg> 

Baudelaire  se  piquait  de  politesse  et,  de  toutes 
ses  prétentions,  celle  au  bon  ton  n'était  pas  la 
plus  déplacée.  Il  se  montra  attentif,  empressé, 
délicat,  dans  sa  correspondance  avec  Alfred  de 
Vigny.  Une  lettre,  qu'il  lui  adressa  pendant  la 
période  de  compétition,  ne  sent  pas  trop  le  can- 
didat. Pourtant  cette  épître,  accompagnant  Par- 
ticle  de  Sainte-Beuve,  pouvait  prêter,  sans  trop 
d'indiscrétion,  à  des  développements  person- 
nels. Cette  lettre,  qu'on  va  lire,  présente,  dans 
son  aspect  même,  une  particularité  qui  n'est 
pas  insignifiante.  Elle  est  coupée  et  comme 
hachée  d'alinéas  très-courts.  Beaucoup  de  mots 
y  sont  soulignés  (1).  Or,  les  médecins  aliénis- 
tes  ont  remarqué  que,  dans  la  première  phase 
des  affections  mentales,  le  malade  ne  peut  écrire 
sans  éprouver  le  besoin  de  mettre  les  mots  en 
vedette,  de  les  détacher  et  de  les  souligner.  Il  y 
a  donc  là  comme  un  premier  indice,  bien  léger 
encore,  du  trouble  cérébral  qui  devait  bientôt 

(1)  Cette  observation  s'applique  aussi  à  la  lettre  du  26  janvier  1862, 
où  Baudelaire  développa  son  antithèse  Lacordaire.  Des  phrases 
entières  y  sont  soulignées. 


@*^    io5    "^*g; 

perturber  définitivement  la  rare  intelligence 
de  Charles  Baudelaire.  Je  reproduis  cette 
lettre  : 

«.  Monsieur, 

«  Voici  le  terrible  article  Sainte-Beuve ,  le 
manifeste. 

«  Voici,  en  outre,  deux  sixains  d'excellentes 
ballades  de  Th.  de  Banville,  qui  certainement 
vous  intéresseront. 

«  Je  puis  bien,  sans  honte,  mettre  des  son- 
nets dans  le  Boulevard,  puisqu'un  poète 
tel  que  Banville  veut  bien  m'y  tenir  com- 
pagnie. 

«  Tous  les  effroyables  compliments  dont 
vous  avez  bien  voulu  accabler  mes  vers  me 
donnent  à  craindre  pour  mes  élucubrations  en 
prose.  Mais  vous  m'avez  donné  la  soif  de  votre 
sympathie. 

«  On  s'oublie  si  bien  à  côté  de  vous,  Mon- 
sieur, que  j'ai  négligé  hier  de  vous  parler  de  la 
bonne  aie  et  de  la  mauvaise  aie.  Puisque  vous 
voulez  essayer  de  ce  régime,  défiez-vous  comme 


50*^    io6    -^g^g; 

de  la  peste  (ce  n'est  point  exagérer  ;  j'en  ai  été 
malade]  de  toute  bouteille  portant  l'étiquette 
Harris.  C'est  un  affreux  empoisonneur. 

«  Bien  qu'Allsopp  et  Bass  soient  de  bons 
fabricants  (Bass  surtout),  il  faut  bien  se  défier 
de  même  de  leurs  étiquettes,  parce  qu'il  doit 
exister  des  contrefacteurs.  Le  plus  raisonnable 
est  de  vous  adresser  à  Fun  des  deux  endroits 
honnêtes  que  je  vais  vous  indiquer  et  de  prendre 
leur  aie  de  confiance. 

«  Rue  de  Rivoli,  presque  auprès  de  la  place 
de  la  Concorde,  un  nommé  Gough,  qui  tient  un 
bureau  de  locations  d'appartements,  et  vend 
en  même  temps  des  vins  espagnols  et  des  bières 
avec  des  liqueurs  anglaises. 

«  Pais,  à  deux  pas  de  chez  moi,  sans  doute 
au  26,  rue  d'Amsterdam,  à  la  taverne  Saint- 
Austin.  Il  ne  faut  pas  la  confondre  avec  une 
autre  taverne  qui  la  précède  et  qui  est  tenue  par 
des  Allemands;  bière  et  porter  y  sont  excellents 
et  à  bon  marché. 

«  Je  crois   que  Gough   vend  aussi   de  très- 


o*^.    107    •"§>© 
vieille  aie,  outre  ses  aies  ordinaires,  mais  elle 
est  d'une  force  extrême. 

«  Vous  ne  trouverez  pas  mauvais,  n'est-ce 
pas  ?  que  je  m'ingère  dans  ces  petits  détails  qui 
intéressent  votre  hygiène  et  que  je  vous  fasse 
part  de  mon  expérience  parisienne. 

«  Votre  bien  dévoué  et  bien  reconnaissant, 

«   CHARLES  BAUDELAIRE.    » 

«  Il  m'est,  pour  le  moment,  impossible  de 
retrouver  le  Corbeau  avec  la  méthode  de  com- 
position qui  lui  sert  de  commentaire.  » 

Il  parait,  d'après  cette  lettre,  que  Baudelaire 
joignit  au  numéro  du  Constitutionnel  un  nu- 
méro d'un  journal  plus  obscur,  le  Boulevard, 
fondé  par  Carjat  et  ouvert  aux  poètes  de  la 
nouvelle  école.  Théodore  de  Banville,  qui  de- 
venait un  maître,  donna  en  effet  à  cette  feuille 
littéraire  de  jolies  ballades,  publiées  depuis  en 
volume  et  mises  en  musique  par  M.  Cresson- 
nois.  Ces  petits  présents  de  Baudelaire  mar- 
quaient une  déférence  que  l'auteur  d'Éloa  s'était 
attirée  par  son  âge,  par  sa  gloire  un  peu  effacée 


•*^g:    108    '^5@ 

mais  pure,  et  aussi  par  l'accueil  courtois  qu'il 
avait  fait  aux  premiers  envois  de  l'auteur  des 
Fleurs  du  Mal.  Baudelaire,  perspicace  et  soup- 
çonneux, ne  devait  pas  se  croire  tout  à  fait 
compris  par  le  poète  chaste  et  vieilli.  Ces  Fleurs 
du  Mal,  qui  seraient  mieux  appelées  des  Fleurs 
du  Bien,  n'étaient  en  somme  qu'un  madrigal 
un  peu  fade.  Parler  de  la  sorte,  était-ce  vrai- 
ment louer  le  plus  satanique  des  poètes  ?  En 
tous  cas  les  compliments  de  Vigny  étaient, 
quoi  qu'en  dît  Baudelaire,  plus  doux  qu'ef- 
froyables. 

Après  quelques  cérémonies,  Baudelaire  (le 
lecteur  l'a  vu)  chevauche  son  dada  et  le  voilà 
parti  à  travers  les  champs  de  la  gastronomie. 
Il  passe  toutes  les  bières  en  revue,  et  disserte 
sur  l'aie  et  le  porter  avec  une  science  longue- 
ment acquise  dans  ces  brasseries  où  il  avait 
usé  son  talent  et  sa  vie.  Il  ne  s'en  tint  pas 
à  ces  considérations  et  envoya  un  autre  jour 
à  l'académicien  malade  un  second  billet  culi- 
naire : 


@^    109    ^>=© 

«  Monsieur, 

«  Je  vous  ai  vu  souffrir,  et  j'y  pense  souvent. 
Un  de  mes  amis,  dont  V estomac  est  dans  un 
état  fort  triste,  m'a  dit  que  Guerre,  le  pâtis- 
sier anglais,  dont  la  maison  fait  le  coin  de  la 
rue  Castiglione  et  de  la  rue  de  Rivoli,  fait  des 
gelées  de  viande  combinées  avec  un  vin  très- 
chaud,  Madère  ou  Xérès  sans  doute,  que  les 
estomacs  les  plus  désolés  digèrent  facilement 
et  avec  plaisir!  C'est  une  espèce  de  confiture 
de  viande  au  vin,  plus  substantielle  et  nourris- 
sante qu'un  repas  composé. 

«  J'ai  présumé  que  ce  document  méritait  de 
vous  être  transmis. 

«  Votre  bien  dévoué 

«    CHARLES    BAUDELAIRE.    » 

Nous  sommes  touchés  de  voir  le  charitable 
Baudelaire  préconiser  à  son  ancien  en  poésie 
les  gelées  combinées  avec  un  vin  très-chaud, 
mais,  en  songeant  que  Vigny  était  alors  affecté 
d'un  cancer  à  l'estomac,  on  peut  trouver 
quelque  affectation  à  ce  luxe  d'hygiène.  L'abbé 


@<^     no     ^^s> 

Grisel,  dont  parle  Voltaire,  était  du  moins  plus 
logique 

De  prêcher  l'abstinence  à  qui  ne  peut  manger. 

Baudelaire  était  coutumier  du  fait.  N'avait- 
il  pas  envoyé,  deux  ans  auparavant,  du  pain 
d'épices  à  son  maître  Sainte-Beuve  (i)  ? 

Les  goûts  gastronomiques  étaient  invétérés 
chez  Baudelaire,  qui  réagissait  par  des  théories 
culinaires  contre  les  affectations  éthérées  des 
poètes  de  i83o.  Sa  Fanfarlo,  publiée  dès  1847 
dans  le  bulletin  de  la  Société  des  gens  de  let- 
tres, contient  une  théorie  très-explicite  du 
«  système  d'alimentation  nécessaire  aux  na- 
tures d'élite.  »  On  y  parle  avec  mépris  de 
viandes  niaises  et  de  poissons  fades;  on  y  vante 
le  bataillon  lourd  et  serré  des  Bourgogne;  on 
y  exalte  les  viandes  qui  saignent  et  les  vins 
qui  charrient  l'ivresse;  il  y  est  dit  que  la  truffe, 

(1)  Ce  fait  résulte  de  la  lettre  suivante,  écrite,  le  3  juillet  1860,  par 
Sainte-Beuve  à  Baudelaire  : 

«  J'ai  goûté  le  pain  d'épice  à  l'angélique.  J'y  ai  reconnu  votre  bonne 
grâce  et  votre  gâterie  habituelle  ;  vous  êtes  un  friand  et  vous  m'avez 
traité  comme  tel.  Hélas!  je  suis  peut-être  un  peu  plus  glouton  que 
vous  ne  me  croyez.  »  {Correspondance  de  Sainte-Beuve,  t.  I,  p.  256.) 


cette  végétation  sourde  et  mystérieuse  de 
Gybèle,  fait  la  distinction  du  monde  ancien  et 
du  moderne.  Enfin,  on  conclut  par  la  nécessité 
d'appeler  toute  la  pharmacie  de  la  nature  au 
secours  de  la  cuisine. 

On  dîne  entre  académiciens,  mais  on  disserte 
peu  sur  les  mets.  La  science  culinaire  n'est  pas 
un  titre  aux  yeux  des  quarante.  Ni  Grimod  de 
la  Reynière,  ni  Brillât-Savarin,  ni  cet  illustre 
écrivain-pâtissier,  qui  considérait  la  pâtisserie 
comme  une  des  branches  principales  de  l'ar- 
chitecture, ni  ce  pieux  maître  queux  qui  dédia 
son  livre  à  la  sainte  Vierge,  ni  même  Alexan- 
dre Dumas,  auteur  du  Grand  dictionnaire  de 
cuisine,  ne  furent  accueillis  par  les  académi- 
ciens, qui  estiment,  dit-on,  un  dîner  entre  gens 
d'esprit,  mais  qui  veulent  laisser  à  leur  maître 
d'hôtel  un  genre  de  gloire  et  d'immortalité. 

Le  fauteuil  de  Scribe  resta  vacant  (i),  comme 

(ij  Le  3  avril  1S62  eut  lieu  la  nouvelle  élection  :  MM.  Cuvillier- 
Fleury,  Autran  et  Léon  Halevy  ayant  retiré  leur  candidature, 
MM.  Camille  Doucet  et  Octave  Feuillet  restèrent  seuls  en  présence. 
C'est  le  second  qui  fut  élu  par  21  voix  contre  10  données  à  son  com- 
pétiteur. (Cf.  Journal  des  Débats  du  4  avril  1862.) 


CS*^      112      •-§*© 

nous  l'avons  vu  ;  il  n'en  fut  pas  de  même  de 
celui  du  Père  Lacordaire.  Le  20  février  1862, 
le  prince  Albert  de  Broglie  fut  élu,  au  premier 
tour  de  scrutin,  en  remplacement  de  i'illustre 
dominicain  dont  Baudelaire  se  flattait  de  pro- 
noncer l'éloge  (1). 

L'année  suivante,  le  17  septembre  1 863, 
Alfred  de  Vigny,  drapé  avec  une  affectation 
bienséante  dans  son  manteau  militaire,  mourut 
avec  ce  stoïcisme  tranquille  qui  lui  avait  inspiré 
les  magnifiques  vers  de  la  Mort  du  loup  : 

A  voir  le  peu  qu'on  est  sur  terre  et  ce  qu'on  laisse, 
Seul  le  silence  est  grand  :  tout  le  reste  est  faiblesse. 

Baudelaire  ne  renouvela  pas  sa  tentative 
académique.  L'effort  qu'il  avait  tenté  et  que 
j'ai  suivi  avec  l'attention  minutieuse  que  mérite 
le  travail  singulier  d'une  rare  intelligence, 
témoigne  déjà,  il  faut  le  reconnaître,  d'une 
tension  et  d'un  trouble  dans  les  facultés  intel- 
lectuelles. L'étrange  candidat  était,  en  effet, 
prédisposé  à  une  affection  qui  frappe  trop  sou- 

(1)  Le  prince  de  Broglie,  seul   candidat,  obtint  22  voix.   Il  y  eut 
sept  billets  blancs.  (Cf.  Journal  des  Débats  du  21  février  1862.) 


vent  les  gens  de  lettres,  dont  le  cerveau  est 
surmené.  Il  mourut  à  Paris,  le  3i  août  1867, 
des  suites  d'une  hémiplégie,  qui  avait  détruit 
en  lui  tout  moyen  d'expression,  sans  abolir  sa 
faculté  de  comprendre.  Un  pareil  état  comporte 
une  quantité  de  tortures  qu'il  est  à  peine  pos- 
sible d'imaginer.  Je  puis  citer  un  petit  fait  qui 
caractérise  bien  la  longue  agonie  du  poète. 

Baudelaire,  alors  paralysé  et  aphasique,  ne 
donnant  plus  aucun  signe  d'intelligence,  reçut, 
dans  la  maison  de  santé  où  il  était  gardé,  la 
visite  de  deux  personnes.  Une  d'elles  se  mit  à 
converser,  sans  tenir  compte  de  la  présence  du 
malade,  et  parla  de  Sainte-Beuve  avec  mal- 
veillance. Baudelaire  essaya  vainement  de  lui 
exprimer  son  mécontentement.  L'impuissance 
le  rendit  furieux  et  il  tenta  de  frapper  de  son 
bâton  de  paralytique  l'homme  qui  l'avait  blessé 
dans  son  affection  et  dans  sa  sympathie. 

Claude  Bernard  peint  avec  puissance,  dans 
une  de  ses  magnifiques  leçons  sur  le  curare, 
les  effroyables  tortures  de  l'homme  qui,  atteint 


par  une  goutte  du  poison  indien,  assiste, 
dans  la  plénitude  de  son  intelligence,  à  son 
anéantissement  total.  Cette  suprême  angoisse 
dure  quelques  minutes;  l'hémiplégique  l'é- 
prouve pendant  des  mois  et  des  mois.  Baude- 
laire a  assez  payé  ses  affectations  de  vice,  ses 
recherches  de  célébrité  malsaine,  son  goût  tout 
littéraire  des  méchancetés  et  des  crimes;  son 
œuvre  nous  reste;  elle  est  belle  jusque  dans 
ses  parties  gâtées  ;  elle  abonde  en  vers  délicats 
ou  magnifiques;  elle  témoigne  d'une  parfaite 
probité  littéraire.  C'est  l'œuvre  d'un  poète 
exquis,  profond,  auquel  personne  ne  peut  être 
comparé.  Admirons  la  beauté  livide  des  Fleurs 
du  Mal,  sachant  qu'il  n'y  a  pas  de  beau  absolu, 
et  qu'en  art  comme  dans  la  vie  la  santé  par- 
faite est  une  vaine  entité. 


Ce   serait   une    injustice   et   une   erreur   de 
conclure   de  ces   épisodes  académiques   et  de 


beaucoup  d'autres,  plus  connus,  que  l'Académie 
française,  comme  on  l'a  dit  plus  spirituellement 
qu'exactement,  accueille  dans  son  sein  beaucoup 
d'hommes  célèbres,  même  des  littérateurs. 
Depuis  i634  jusqu'à  nos  jours,  la  liste  des  aca- 
démiciens présente  un  tableau  assez  complet 
de  la  littérature  française,  et,  parmi  les  maîtres, 
si  les  omissions  sont  parfois  éclatantes,  du 
moins  ne  sont-elles  pas  nombreuses.  Il  ne  faut 
pas  oublier  que  l'Académie  est  une  réunion  de 
gens  de  bonne  compagnie,  cultivant,  aimant  ou 
protégeant  les  belles-lettres.  Elle  n'est  pas  et 
n'a  jamais  été  étrangère  à  l'esprit  de  parti,  à  la 
coterie  ;  mais  quelle  société  ne  mérite  un  pareil 
reproche  ?  Elle  a  souvent  fait  faire  antichambre 
à  des  hommes  d'une  renommée  éclatante,  tandis 
qu'elle  accueillait  du  premier  coup  des  person- 
nalités de  moindre  valeur.  L'Académie  n'est 
pas  bruyante  et  fuit  volontiers  l'éclat  ;  aussi 
n'admet-elle  que  tardivement  les  penseurs  et  les 
novateurs.  Ceux-ci,  d'ailleurs,  ne  la  courtisent 
guère,  quand  ils  n'affectent  pas  pour  elle  du 

9 


îg5^    116    ^xg> 

dédain.  En  somme,  au  dix-neuvième  siècle,  la 
plupart  de  ceux  qui  ont  cultivé  les  lettres  ont 
fait  partie  de  l'Académie.  Les  chefs  de  l'école 
romantique,  sauf  Balzac  et  Gautier,  y  ont  été 
admis.  Telle  qu'elle  est  encore  aujourd'hui, 
l'Académie  française  est  la  première  société 
littéraire  du  monde. 


PIECES    JUSTIFICATIVES 


PIEGES   JUSTIFICATIVES 


I.    LETTRE    SUR    LES    MACHABEES 


Cette  lettre  du  baron  Guiraud  fut  adressée  le  3o  juin 
1822  au  ministre  de  la  maison  du  Roi,  à  l'occasion  de  la 
représentation  à  l'Odéon  de  la  tragédie  des  Machabées  : 
«  Monseigneur, 

«  Puisque  les  grandes  occupations  de  votre  Excel- 
lence ne  me  permettent  pas  de  l'entretenir,  je  viens  lui 
faire  part  d'une  des  principales  observations  que  j'avais 
à  lui  communiquer. 

«  On  m'a  remis,  de  l'administration,  une  note  d'excé- 
dant de  billets  donnés  aux  deux  premières  représen- 
tations. Cette  note,  déduction  faite  de  plusieurs  erreurs, 
doit  être  réduite  à  1000  fr.  environ;  ce  qui  fait  sup- 
poser que  j'ai  donné,  à  chacune  de  ces  deux  représen- 


CS=<§^      I20      *&*& 

tations,  i5o  billets  de  plus  que  je  ne  le  devais.  J'avoue 
qu'en  comparant  cette  modique  quantité  de  billets 
donne's  à  celle  qu'on  donne  à  tous  les  théâtres  pour 
soutenir  un  ouvrage  nouveau,  je  suis  peut-être  fâché 
de  ne  pas  l'avoir  dépassée  encore,  dans  mon  intérêt 
et  par  conséquent  dans  ceux  du  théâtre.  Mais  mon 
caractère  répugne  à  tous  les  genres  de  charlatanerie, 
et  j'ai  cédé  le  moins  que  j'ai  pu  à  un  usage  devenu 
une  nécessité.  Je  me  trouvais,  d'ailleurs,  dans  une  posi- 
tion particulière. 

«  Je  savais  que  mon  sujet  était  repoussé  par  tout  le 
parti  libéral,  qui  n'est  pas  sans  influence  au  parterre 
de  l'Odéon,  et  qu'il  était  d'une  haute  importance  pour 
moi  d'opposer  à  une  malveillance  prononcée  d'avance 
une  masse  d'amis  capable  de  la  contenir.  L'expérience 
prouva,  à  la  première  représentation,  que  je  ne  m'étais 
pas  trompé.  A  la  seconde  il  fallait  réparer  les  fautes 
commises  par  les  acteurs  à  la  première  et  imposer  en 
quelque  sorte  au  public  avec  quelques  modifications 
une  situation  dramatique  qu'il  avait  hautement  repous- 
sée. Cent  cinquante  billets  distribués  sur  une  salle  si 
vaste  n'étaient  pas  de  trop  pour  cela.  Une  fois  que  le 
succès  a  été  établi,  au  lieu  de  donner  un  excédant  de 
billets,  je  n'ai  pas  même  fait  usage  de  ceux  que  j'ai  le 
droit  de  donner  ;  et,  à  la  représentation  d'hier  29,  sur 
24  billets  de  droits  je  ne  crois  pas  en  avoir  donné  10. 

«  Ce  que  j'ai  fait,  Monseigneur,  aux  deux  premières 


c^s*     121     ^s>=g; 

représentations,  a  donc  e'té  une  chose  indispensable  et 
l'administration,  au  lieu  de  m'en  blâmer,  doit  m'en 
remercier,  puisque  en  assurant  mon  succès  j'ai  assuré 
ses  recettes.  Et,  comme  je  n'ai  qu'un  dixième  sur  elle, 
elle  tire  de  ce  que  j'ai  l'ait  dix  fois  plus  d'avantage  que 
moi.  Remarquez  d'ailleurs,  Monseigneur,  que  rien  n'a 
été  perdu,  puisqu'aucun  billet  payant  n'a  été  refusé  et 
qu'il  y  avait  encore  de  la  place  dans  la  salle. 

«  J'ajouterai  à  toutes  ces  observations  qui  me  parais- 
sent si  justes  une  dernière,  qui  a  bien  son  importance. 
C'est  que  le  premier  théâtre  français,  pour  assurer  le 
succès  de  pièces  que  le  gouvernement  ne  doit  pas  trop 
approuver,  use  bien  plus  largement  que  moi  des 
moyens  que  j'ai  employés  ;  que  plus  de  800  billets  sont 
donnés  chaque  jour  pour  Régulus;  et  qu'enfin  il  ne 
serait  peut-être  pas  convenable  de  présenter  à  un 
public  hostile  une  pièce  religieuse  sans  la  soutenir  un 
peu  par  quelques-uns  des  avantages  que  les  autres 
employent  si  libéralement  pour  les  ouvrages  que 
protège  leur  parti. 

«  Toutes  ces  considérations  me  font  espérer  que 
votre  Excellence  m'accordera  sans  difficulté  la  demande 
que  je  lui  fais  d'annuller  la  note  d'excédent  qui  m'a 
été  remise.  S'il  en  était  autrement,  il  y  aurait  vrai- 
ment trop  de  désavantage  à  composer  des  ouvrages 
qui  renferment  de  saines  doctrines  et  à  les  faire 
jouer  à  l'Odéon.  Je   n'en  ferais  jamais  dans  un  autre 


C5^S*      122     -"S*© 

sens  parce  que  ma  conscience  me  le  défendrait,  mais 
j'aimerais  mieux  ne  plus  en  faire  du  tout.  Mais  comme 
la  justice  de  votre  Excellence  et  la  protection  qu'elle 
accorde  aux  lettres  me  sont  bien  connues,  j'ose  compter 
sur  une  décision  prompte  et  favorable,  et  c'est  dans 
cet  espoir  que  j'ai  l'honneur  d'être  avec  respect 
«  de  votre  Excellence, 
«  le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur. 

«    A.   DE  GUIRAUD. 

«  Ce  3o  juin  1822.  »  «  rue  Saint-Honoré,  341.  » 
Cette  lettre  de  Guiraud  nous  initie  à  tous  les 
mystères  d'une  première  représentation.  Rien  ne 
manque  au  tableau  :  la  distribution  des  billets  de 
faveur  aux  amis  qui  doivent  protéger  la  pièce  contre 
les  cabales  du  parti  libéral,  la  lutte,  la  victoire,  à  la 
seconde  représentation  seulement,  et  enfin  la  note  des 
frais  présentée  à  l'auteur.  N'est-ce  pas  là  une  comédie 
plus  amusante  que  la  tragédie  qui  en  fut  l'objet  ? 


II.  JUGEMENT  DE  VIGNY  SUR  GUIRAUD 

Le  baron  Guiraud  mourut  le  24  février  1847.  Alfred 
de  Vigny  fut  très-affiigé  de  la  perte  de  ce  fidèle  ami 
qui   l'avait    si    vaillamment    porté    à    l'Académie  ;    il 


tS^-       I  20       "§zg> 

écrivit  à  ce  sujet  les  lignes  suivantes  qu'a  révélées  la 
publication  du  Journal  d'un  poète  (p.  212)  : 

«  Guiraud.  Sa  mort,  presque  subite,  a  beaucoup 
attristé  l'Académie.  J'ai  particulièrement  été  fort  affligé 
de  ne  pouvoir  siéger  près  de  lui,  comme  je  me  l'étais 
promis  et  comme  il  s'en  réjouissait  avec  moi.  Une 
opération,  maladroitement  faite  par  un  chirurgien,  l'a 
tué. 

«  C'était  un  homme  qui  tenait  de  l'écureuil  par  sa 
vivacité,  et  il  semblait  toujours  tourner  dans  sa  cage. 
Ses  cheveux  rouges,  son  parler  vif,  gascon,  pétulant, 
embrouillé,  lui  donnaient  l'air  d'avoir  moins  d'esprit 
qu'il  n'en  avait  en  effet,  parce  qu'il  perdait  la  tête  dans 
la  discussion  et  s'emportait  à  tout  moment  hors  des 
rails  de  la  conversation.  Mais  très-sensible,  très-bon, 
très-spirituel,  doué  d'un  sens  poétique  très-élevé  :  c'est 
une  perte  très-grande  pour  le  pays  et  pour  le  corps.  » 


III.  VISITE  DE  VIGNY  A  RO  YE  R-COLLARD 

Voici  le  récit  de  cette  singulière  visite,  tel  qu'on  le 
trouve  dans  le  Journal  d'un  poète  (Paris,  Michel  Lévy, 
1867,  in-12,  p.  1 83  et  suiv.)  : 

«  Dimanche,  3o  janvier  1842.  —  En  descendant  de 


voiture,  j'ai  fait  porter  ma  carte  de  visite  à  M.  Royer- 
Collard  par  une  femme  qui  était  seule  dans  l'anti- 
chambre. Presque  à  l'instant  est  venu  un  pauvre 
vieillard,  rouge  au  nez  et  au  menton,  la  tête  chargée 
d'une  vieille  perruque  noire,  et  enveloppé  de  la  robe  de 
chambre  de  Géronte,  avec  la  serviette  au  col  du  léga- 
taireuniversel.  Voici  mot  pour  mot  notre  conversation  : 

(Il  était  debout  et  appuyé  à  demi  contre  le  mur). 

«  r.-c.  —  Monsieur,  je  vous  demande  bien  pardon, 
mais  je  suis  en  affaire,  et  ne  puis  avoir  l'honneur  de 
vous  recevoir;  j'ai  là  mon  médecin. 

«  a.  de  v.  —  Monsieur,  dites-moi  un  jour  où  je 
puisse  vous  trouver  seul,  et  je  reviendrai. 

«  r.-c.  —  Monsieur,  si  c'est  seulement  la  visite  obli- 
gée, je  la  tiens  comme  faite. 

«  a.  de  v.  —  Et  moi,  Monsieur,  comme  reçue,  si  vous 
voulez  ;  mais  j'aurais  été  bien  aise  de  savoir  votre 
opinion  sur  ma  candidature. 

«  r.-c.  —  Mon  opinion  est  que  vous  n'avez  pas  de 
chances...  (Avec  un  certain  air  qu'il  veut  rendre  iro- 
nique et  insolent)  Chances  !  N'est-ce  pas  comme  cela 
qu'on  parle  à  présent? 

«  a.  de  v.  —  Je  ne  sais  pas  comment  on  parle  à  pré- 
sent: je  sais  seulement  comment  je  parle  et  comment 
vous  parlez  dans  ce  moment-ci. 

«  r.-c.  —  D'ailleurs,  j'aurais  besoin  de  savoir  de  vous- 
même  quels  sont  vos  ouvrages. 


O*^-     125     '=©*© 

«  a.  de  v.  —  Vous  ne  le  saurez  jamais  de  moi-même, 
si  vous  ne  le  savez  déjà  par  la  voix  publique.  Ne  vous 
est-il  jamais  arrivé  de  lire  les  journaux? 

«  r.-c.  —  Jamais. 

«  a.  de  v.  —  Et,  comme  vous  n'allez  jamais  au 
théâtre,  les  pièces  jouées  un  an  ou  deux  ans  de  suite 
aux  Français  et  les  livres  imprimés  à  sept  ou  huit 
éditions  vous  sont  également  inconnus  ? 

«  r.-c.  —  Oui,  Monsieur;  je  ne  lis  rien  de  ce  qui 
s'écrit  depuis  trente  ans;  je  l'ai  déjà  dit  à  un  autre.  (Il 
voulait  parler  de  Victor  Hugo.) 

«  a.  de  v.  (en  prenant  son  manteau  pour  sortir  et  le 
jetant  négligemment  sur  son  épaule).  —  Dès  lors, 
Monsieur,  comment  pouvez-vous  donner  votre  voix,  si 
ce  n'est  d'après  l'opinion  d'un  autre? 

«  r.-c.  (interdit  et  s'enveloppant  dans  sa  robe  de 
malade  imaginaire).  —  Je  la  donne,  je  la  donne.... 
Je  vais  aux  élections  ;  je  ne  peux  pas  vous  dire  com- 
ment je  la  donne,  mais  je  la  donne  enfin. 

«  a.  de  v.  —  L'Académie  doit  être  surprise  qu'on 
donne  sa  voix  sur  des  œuvres  qu'on  n'a  pas  lues. 

«  r.-c.  —  Oh!  l'Académie,  elle  est  bonne  personne, 
elle,  très-bonne,  très-bonne.  Je  l'ai  déjà  dit  à  d'autres, 
je  suis  dans  un  âge  où  l'on  ne  lit  plus,  mais  où  l'on 
relit  les  anciens  ouvrages. 

«  a.  de  v.  —  Puisque  vous  ne  lisez  pas,  vous  écri- 
vez sans  doute  beaucoup  ? 


■£*&>       I2Ô      "^^S 

«  r.-c.  —  Je  n'écris  pas  non  plus,  je  relis. 

«  a.  de  v.  —  J'en  suis  fâché;  je  pourrais  vous  lire. 

«  r.-c.  —  Je  relis,  je  relis. 

«  a.  de  v.  —  Mais  vous  ne  savez  pas  s'il  n'y  a  pas 
des  ouvrages  modernes  bons  à  relire,  ayant  pris  cette 
coutume  de  ne  rien  lire. 

«  r.-c.  (assez  mal  à  Taise).  —  Oh!  c'est  possible, 
Monsieur,  c'est  vraiment  très-possible. 

«  a.  de  v.  (marchant  vers  la  porte  et  mettant  son 
manteau).  —  Monsieur,  il  fait  assez  froid  dans  votre 
antichambre  pour  que  je  ne  veuille  pas  vous  y  retenir 
longtemps;  j'ai  peu  l'habitude  de  cette  chambre-là. 

«  r.-c.  —  Monsieur,  je  vous  fais  mes  excuses  de  vous 
y  recevoir. 

«  a.  de  v.  —  N'importe,  Monsieur,  c'est  une  fois 
pour  toutes.  Vous  n'attendez  pas,  je  pense,  que  je  vous 
fasse  connaître  mes  œuvres  :  vous  les  découvrirez  dans 
votre  quartier  ou  en  Russie,  dans  les  traductions  russes 
ou  allemandes,  sans  que  je  vous  dise  :  «  Mes  enfants 
sont  charmants  »,  comme  le  hibou  de  La  Fontaine. 

(Ici  Alfred  de  Vigny  ouvre  la  porte,  Royer-Collard 
le  suivant  toujours.) 

«  r.-c.  (pour  revenir  sur  ses  paroles).  —  Eh!  mais  je 
crois  qu'il  y  aura  deux  élections. 

«  a.  de  v.  —  Monsieur,  je  n'en  sais  absolument  rien. 

«  r.-c.  —  Si  vous  ne  le  savez  pas,  comment  le 
saurais-je? 


®^     127    ^*g> 

«  a.  de  v.  —  Parce  que  vous  êtes  de  l'Académie  et 
que  je  n'en  suis  pas;  je  sais  seulement  que  je  me  pré- 
sente au  fauteuil  de  M.  Frayssinous. 

«  r.-c.  —  Et  quelles  autres  personnes? 

«  a.  de  v.  —  Je  n'en  sais  rien,  Monsieur,  et  ne  dois 
pas  le  savoir. 

(Ici  il  lui  tourne  le  dos,  remet  son  chapeau  et  sort 
sans  le  saluer ,  tandis  que  Royer-Collard  reste  tenant 
la  porte  et  disant  :  «  Monsieur,  j'ai  bien  l'honneur  de 
vous  saluer.  ») 


IV.  ARTICLE  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

«  La  bibliothèque  Charpentier  vient  de  s'enrichir  des 
œuvres  complètes  de  M.  Alfred  de  Vigny.  On  ne  peut 
douter  que  cette  publication  ne  trouve  bon  accueil 
chez  les  nombreux  amis  de  ce  talent  délicat  et  fin. 
Nous  ne  reviendrons  pas  sur  des  oeuvres  que  nous 
avons  souvent  appréciées  ;  pourtant,  à  une  époque 
où  le  sentiment  de  l'art  sérieux  tend  à  s'altérer 
et  à  se  perdre,  il  n'est  pas  inutile  peut-être  de  signaler 
encore  une  fois  les  qualités  communes  aux  productions 
trop  rares  de  M.  de  Vigny  :  l'élévation  soutenue  delà 
pensée  et  la  sévère  pureté  du  style.  C'est  jeudi  prochain 


®*^        128       '<&x& 

que  l'Académie  française  doit  nommer  les  successeurs 
aux  sièges  laissés  vacants  par  la  mort  de  MM.  Frays- 
sinous  et  Duval.  On  sait  que  M.  de  Vigny  est  au  nombre 
des  candidats  pour  la  succession  de  l'évêque  d'Hermo- 
polis.  Il  a  prévenu  l'Académie  que,  dans  le  cas  où  il  ne 
serait  point  nommé  au  fauteuil  de  M.  Frayssinous,  il 
se  reporterait  candidat  pour  celui  de  M.  Duval.  On 
s'étonnerait  à  bon  droit  qu'une  de  ces  deux  successions 
ne  fût  point  offerte  par  l'Académie  française  à  l'auteur 
de  Cinq-Mars  et  de  Stello.  » 


V.  HISTORIQUE   DU  ROMANTISME   PAR  VIGNY 

«  Depuis  peu  d'années  la  paix  régnait  avec  la  restau- 
ration. Tout  semblait  pour  longtemps  immobile.  Il  se 
trouva  quelques  hommes  très-jeunes  alors,  épars,  in- 
connus l'un  à  l'autre,  qui  méditaient  une  poésie  nou- 
velle. —  Chacun  d'eux,  dans  le  silence,  avait  senti  sa 
mission  dans  son  cœur.  Aucun  d'eux  ne  sortit  de  sa 
retraite  que  son  oeuvre  ne  fût  déjà  formée.  Lorsqu'ils 
se  virent  mutuellement,  ils  marchèrent  l'un  vers  l'autre, 
se  reconnurent  pour  frères  et  se  donnèrent  la  main. 
Ils  se  parlèrent,  s'étonnèrent  d'avoir  senti,  dans  les 
mêmes  temps,   le   même    besoin   d'innovation  et   de 


cS^^y     129    -^g; 

l'avoir  conçu  dans  des  inventions  et  des  formes  totale- 
ment diverses.  Ils  se  confièrent  leurs  idées  d'abord, 
puis  leurs  sentiments  et  (comment  s'en  e'tonnerait-on?) 
éprouvèrent  l'un  pour  l'autre  une  amitié  qui  dure 
encore  aujourd'hui.  Ensuite  chacun  se  retira  et  suivit 
sa  destinée.  Depuis  ces  jours  de  calme,  ils  n'ont  cessé 
d'alterner  leurs  écrits  ou  leurs  chants.  Sépare's  par  le 
cours  même  de  la  vie  et  ses  diversions  imprévues,  s'ils 
se  rencontraient,  c'était  pour  s'encourager,  par  un 
mot,  à  la  lutte  éternelle  des  idées  contre  l'indifférence 
et  contre  l'esprit  fatal  de  retardement  qui  engourdit 
les  plus  ardentes  nations  dans  les  temps  où  il  ne  se 
trouve  personne  qui  leur  donne  une  salutaire  secousse. 
Leurs  œuvres  se  multiplièrent.  Dans  ce  champ  libre 
nouvellement  conquis,  chacun  prit  la  voie  où  l'appe- 
lait l'idéal  qu'il  poursuivait  et  qu'il  voyait  marcher 
devant  lui.  Soit  que  les  uns  aient  donné  leurs  soins  au 
coloris  et  à  la  forme  pittoresque,  aux  nouveautés  et  au 
renouvellement  du  rhythme,  soit  que  d'autres,  épris  à 
la  fois  des  détails  savants  de  l'élocution  et  des  formes 
du  dessin  le  plus  pur,  aient  aimé  par-dessus  tout  à 
renfermer  dans  leurs  compositions  l'examen  des  ques- 
tions sociales  et  des  doctrines  psychologiques  et  spiri- 
tualistes,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  tout  en  conser- 
vant leur  physionomie  particulière  et  leur  caractère 
individuel,  ils  marchèrent  tous  du  même  pas,  vers  le 
même  but,  et  que  leur  rénovation  fut  complète  sur  tous 


<g^    i3o    -^^ 

les  points.  —  Le  nom  qui  lui  fut  donné  était  depuis 
longtemps  français  et  puisé  dans  les  origines  de  notre 
langue  romane;  il  avait  toujours  exprimé  le  sentiment 
mélancolique  produit  dans  l'âme  par  les  aspects  de 
la  nature  et  des  grandes  ruines,  par  la  majesté  des 
horizons  et  les  bruits  indéfinissables  des  belles  soli- 
tudes. 

«  La  poésie  épique,  lyrique,  élégiaque,  le  théâtre,  le 
roman  reprirent  une  nouvelle  vie  et  entrèrent  dans  des 
voies,  où  la  France  n'avait  pas  encore  posé  le  pied.  Le 
style  qui  s'affaissait  fut  raffermi.  —  Tous  les  genres 
d'écrits  se  transformèrent,  toutes  les  armures  furent 
retrempées;  il  n'est  pas  jusqu'à  l'histoire,  et  même  la 
chaire  sacrée,  qui  n'aient  reçu  et  gardé  cette  em- 
preinte. 

«  Les  arts  ont  ressenti  profondément  cette  commo- 
tion électrique.  L'architecture,  la  sculpture,  se  sont 
émues  et  ont  frémi  sous  des  formes  neuves  ;  la  peinture 
s'est  colorée  d'une  autre  lumière;  la  musique,  sous  ce 
souffle  ardent,  a  fait  entendre  des  harmonies  plus 
larges  et  plus  puissantes. 

«  A  ces  marques  certaines  le  pays  a  reconnu  et  pro- 
clamé par  ses  sympathies  l'avènement  d'une  école 
nouvelle.  En  effet,  dans  les  œuvres  de  l'art,  tout  ce  qui 
passionne  aujourd'hui  la  nation  a  puisé  la  vie  à  ses 
sources.  Il  est  arrivé  que  ceux  qui  semblaient  combattre 
l'innovation  prenaient  involontairement  sa  marche,  et 


c  c ■>     1 3 1     '^=© 

lors  même  que  des  réactions  ont  été  tentées,  elles  n'ont 
eu  quelque  succès  qu'à  la  condition  d'emprunter  les 
plus  essentielles  de  ses  formes.  Il  appartient  à  l'histoire 
des  lettres  de  constater  la  formation  et  l'influence  des 
grandes  écoles.  Il  serait  ingrat  de  les  nier,  injuste  et 
presque  coupable  de  s'efforcer  d'en  effacer  la  trace  ; 
car,  ainsi  que  les  couches  du  globe  sont  les  monu- 
ments de  la  nature  et  marquent  ses  époques  de  for- 
mation successive,  de  même  et  aussi  clairement  dans 
la  vie  intellectuelle  de  l'humanité,  les  grandes  écoles 
de  poésie  et  de  philosophie  ont  marqué  les  degrés  de 
ce  que  j'oserai  appeler  :  l'échelle  continue  des  idées. 
Votre  sagesse,  Messieurs,  a  su  ne  point  se  laisser 
éblouir  et  entraîner  tout  d'abord  par  les  applaudisse- 
ments et  les  transports  publics,  et  elle  a  voulu  attendre 
que  le  temps  les  eût  prolongés  et  confirmés.  Mais 
aussi,  sans  tenir  compte  des  vaines  attaques,  des  déno- 
minations puériles,  des  critiques  violentes,  et  considé- 
rant sans  doute  que  les  excommunications  littéraires 
ne  sont  pas  toutes  infaillibles,  vous  avez  reçu  lentement 
et  à  de  longs  intervalles  les  hommes  qui,  les  pre- 
miers, avaient  ouvert  les  écluses  à  des  eaux  régénéra- 
trices. » 


C2=^      1 J  2      -"^g! 
VI.   ARTICLE   DE  SAINTE-BEUVE 

«  M.  de  Vigny  avait  provoqué  cette  sorte  d'explica- 
tion en  indiquant  expressément  lui-même  (je  ne  veux 
pas  dire  en  accusant)  la  lenteur  qui  ne  permettait  à 
l'Académie  de  se  recruter  parmi  les  générations  nou- 
velles qu'à  de  longs  intervalles.  Et  ici,  il  me  semble 
qu'il  n'a  pas  rendu  entière  justice  à  l'Académie.  Depuis, 
en  effet,  que  l'ancienne  barrière  a  été  forcée  par  l'en- 
trée décisive  de  M.  Victor  Hugo,  je  ne  vois  pas  que  le 
groupe  des  écrivains  plus  ou  moins  novateurs  ait  tant 
à  se  plaindre,  et,  pour  ne  citer  que  les  derniers  élus, 
qu'est-ce  donc  que  M.  de  Rémusat,  M.  Vitet,  M.  Méri- 
mée, sinon  des  représentants  eux-mêmes,  et  des  plus 
distingués,  de  ces  générations  auxquelles  M.  de  Vigny 
ne  les  croit  point  étrangers  sans  doute?  Ce  n'est  donc 
plus  à  de  grands  intervalles,  mais  en  sorte  coup  sur 
coup,  que  l'Académie  leur  a  ouvert  ses  rangs. 

«Elle  est  tout  à  fait  hors  de  cause,  et  on  n'en  saurait 
faire  qu'une  question  de  préséance  entre  eux.  » 


VII.    LETTRE   DE   SAINTE-BEUVE 

Il    est    intéressant    de    rapprocher    de   la    lettre    de 
Vigny  celle  de  Sainte-Beuve  à  Baudelaire  sur  le  même 


®^    1 3  3    '^*& 

sujet.  Tout  ce  que  l'auteur  de  Joseph  Delorme  dit  à 
l'auteur  des  Fleurs  du  Mal  est  d'un  goût  parfait. 

Je  donne,  d'après  l'original  qui  est  entre  les  mains 
de  M.  Bovet,  cette  lettre  qui,  d'ailleurs,  n'est  pas 
inédite.  Elle  figure  dans  la  Correspondance  publiée 
par  M.  C.  Lévy  : 

«  Mon  cher  ami,  «  Ce  20. 

«  J'ai  reçu  votre  joli  volume,  et  j'ai  à  vous  remercier 
d'abord  des  mots  aimables  dont  vous  l'avez  accompa- 
gné ;  vous  m'avez  depuis  longtemps  accoutumé  à  vos 
bons  et  fidèles  sentimens  à  mon  égard.  Je  connaissais 
quelques-uns  de  vos  vers  pour  les  avoir  lus  dans  divers 
recueils  ;  réunis,  ils  font  un  tout  autre  effet.  Vous  dire 
que  cet  effet  général  est  triste  ne  saurait  vous  étonner  ; 
c'est  ce  que  vous  avez  voulu.  Vous  dire  que  [vous] 
n'avez  reculé,  en  rassemblant  vos  fleurs,  devant  aucune 
sorte  d'image  et  de  couleur,  si  effrayante  et  affligeante 
qu'elle  fût,  vous  le  savez  mieux  que  moi  ;  c'est  ce  que 
vous  avez  voulu  encore.  Vous  êtes  bien  un  poète  de 
l'école  de  l'art,  et  il  y  aurait  à  l'occasion  de  ce  livre, 
si  l'on  parlait  entre  soi,  beaucoup  de  remarques  à  faire. 
Vous  êtes,  vous  aussi,  de  ceux  qui  cherchent  de  la 
poésie  partout  ;  et  comme,  avant  vous,  d'autres  l'avaient 
cherchée  dans  des  régions  tout  ouvertes  et  toutes  diffé- 
rentes, comme  on  vous  avait  peu  laissé  d'espace, 
comme  les  champs  terrestres  et  célestes  étaient  à  peu 
près  tous  moissonnés  et  que,  depuis  trente  ans  et  plus, 


s2^    1 34    ^^s> 

les  lyriques,  sous  toutes  les  formes,  sont  à  l'œuvre, 
venu  si  tard  et  le  dernier,  vous  vous  êtes  dit,  j'imagine  : 
«  Eh!  bien,  j'en  trouverai  encore  de  la  poésie,  et  j'en 
«  trouverai  là  où  nul  ne  s'était  avisé  de  la  cueillir  et 
«  de  l'exprimer.  »  Et  vous  avez  pris  l'enfer,  vous  vous 
êtes  fait  diable,  vous  avez  voulu  arracher  leurs  secrets 
aux  démons  de  la  nuit.  En  faisant  cela  avec  subtilité, 
avec  raffinement,  avec  un  talent  curieux  et  un  abandon 
quasi  précieux  d'expression,  en  perlant  le  détail,  en 
pétrarquisant  sur  l'horrible,  vous  avez  l'air  de  vous 
être  joué  ;  vous  avez  pourtant  souffert,  vous  vous  êtes 
rongé  à  promener  vos  ennuis,  vos  cauchemars,  vos 
tortures  morales  ;  vous  avez  dû  beaucoup  souffrir,  mon 
cher  enfant.  Cette  tristesse  particulière,  qui  ressort  de 
vos  pages  et  où  je  reconnais  le  dernier  symptôme  d'une 
génération  malade  dont  les  aînés  nous  sont  très- 
connus,  est  aussi  ce  qui  vous  sera  compté. 

«  Vous  dites  quelque  part,  en  marquant  le  réveil 
spirituel  qui  se  fait  le  matin  après  les  nuits  mal  passées, 
que  lorsque  l'aube  blanche  et  vermeille  se  montre  tout 
à  coup,  apparaît  en  compagnie  de  l'Idéal  rongeur,  à 
ce  moment,  par  une  sorte  d'expiation  vengeresse, 

«  dans  la  brute  assoupk  un  ange  se  réveille!  » 

C'est  cet  ange  que  j'invoque  en  vous  et  qu'il  faut  culti- 
ver. Que  si  vous  l'eussiez  fait  intervenir  un  peu  plus 
souvent,  en  deux  ou  trois  endroits  bien  distincts,  cela 
eût  suffi  pour  que  votre  pensée  se  dégageât,  pour  que 


<s<^    1 3  5     '^*g5 

tous  ces  rêves  du  mal,  toutes  ces  formes  obscures  et 
tous  ces  bizarres  entrelacements  où  s'est  lasse'e  votre 
fantaisie,  parussent  dans  leur  vrai  jour,  c'est-à-dire  à 
demi  dispersés  déjà  et  prêts  à  s'enfuir  devant  la  lumière. 
Votre  livre  alors  eût  offert  comme  une  tentation  de 
saint  Antoine  au  moment  où  l'aube  approche  et  où 
l'on  sent  qu'elle  va  cesser. 

«  C'est  ainsi  que  je  me  le  figure  et  que  je  le  com- 
prends. Il  faut  le  moins  qu'on  peut  se  citer  en  exemple, 
mais  nous  aussi,  il  y  a  trente  ans,  nous  avons  cherche' 
de  la  poésie  là  où  nous  avons  pu.  Bien  des  champs 
aussi  étaient  déjà  moissonnés,  et  les  plus  beaux  lauriers 
étaient  coupés.  Je  me  rappelle  dans  quelle  situation 
douloureuse  d'esprit  et  d'âme  j'ai  fait  Joseph  Delorme, 
et  je  suis  encore  étonné,  quand  il  m'arrive  (ce  qui 
m'arrive  rarement  )  de  rouvrir  ce  petit  volume,  de  ce 
que  j'ai  osé  y  dire,  y  exprimer.  Mais,  en  obéissant  à 
l'impulsion  et  au  progrès  naturel  de  mes  sentiments, 
j'ai  écrit  l'année  suivante  un  recueil,  bien  imparfait 
encore,  mais  animé  d'une  inspiration  douce  et  plus 
pure,  les  Consolations,  et,  grâce  à  ce  simple  dévelop- 
pement en  mieux,  on  m'a  à  peu  près  pardonné. 

«  Laissez-moi  vous  donner  un  conseil  qui  surpren- 
drait ceux  qui  ne  vous  connaissent  pas  :  vous  vous 
défiez  trop  de  la  passion,  c'est  chez  vous  une  théorie. 
Vous  accordez  trop  à  l'esprit,  à  la  combinaison. 
Laissez-vous   faire,    ne   craignez    pas  tant   de   sentir 


®<&.     1 36    '^g> 

comme  les  autres,  n'ayez  jamais  peur  d'être  trop 
commun  ;  vous  aurez  toujours  assez,  dans  votre  finesse 
d'expression,  de  quoi  vous  distinguer. 

«  Je  ne  veux  pas  non  plus  paraître  plus  prude  à  vos 
yeux  que  je  ne  suis.  J'aime  plus  d'une  pièce  de  votre 
volume,  les  Tristesses  de  la  Lune,  par  exemple,  joli 
sonnet  qui  semble  de  quelque  poète  anglais  contem- 
porain de  la  jeunesse  de  Shakspeare.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  ces  stances  à  celle  qui  est  trop  gaie,  qui  ne  me 
semblent  exquises  d'exécution.  Pourquoi  cette  pièce 
n'est-elle  pas  en  latin  ou  plutôt  en  grec  et  comprise 
dans  la  section  des  Erotica  de  l'Anthologie}  Le  savant 
Brunck  l'aurait  recueillie  dans  ses  Analecta  veterum 
Poetarum  ;  le  président  Bouhier  et  La  Monnoye,  c'est- 
à-dire  des  hommes  d'autorité  et  de  mœurs  graves 
(  castissimœ  vitœ  mornmque  integerrimorum)  l'auraient 
commentée  sans  honte,  et  nous  y  mettrions  le  signet 
pour  les  amateurs,  Tange  Chlo'ên  semel  arrogantem... 

«  Mais,  encore  une  fois,  il  ne  s'agit  pas  de  cela  ni  de 
compliments.  J'ai  plutôt  envie  de  gronder;  et  si  je  me 
promenais  avec  vous  au  bord  de  la  mer,  le  long  d'une 
falaise,  sans  prétendre  à  faire  le  mentor,  je  tâcherais 
de  vous  donner  un  croc  en  jambe,  mon  cher  ami,  et 
■de  vous  jeter  brusquement  à  l'eau  pour  que  vous,  qui 
savez  nager,  vous  alliez  désormais  sous  le  soleil  et  en 
plein  courant. 

«    TOUt  à  VOUS  ((   SAINTE-BEUVE.    » 


s^a-     1.37    ^x& 

VIII.   ÉLECTION    DE   FÉVRIER   MDCCCLXII 

Voici,  d'après  le  Journal  des  Débats  du  7  février  1862, 
le  résultat  des  treize  scrutins  pour  l'élection  d'un  aca- 
démicien en  remplacement  de  Scribe  : 

Il  y  avait  28  membres  votants  ;  la  majorité  absolue 
était  de  1  5  voix. 

ior  scrutin  :  M.  Autran,  8;  —  M.  Camille  Doucet, 
7;  —  M.  Cuvillier-Fleury  6;  —  M.  Mazères,  4;  — 
M.  Octave  Feuillet,  2;  —  M.  Geruzez.  1. 

20  scrutin  :  M.  Camille  Doucet,  11; —  M.  Doucet,  8; 
—  M.  Cuvillier-Fleury,  7  ;  —  M.  Mazères,  1  ;  — 
M.  Feuillet,  1. 

3e  scrutin  :  M.  Doucet,  10;  —  M.  Autran,  9;  — 
M.  Cuvillier-Fleury,  7;  —  M.  Feuillet,  1  ;  —  M.  Ma- 
zères, 1. 

40  scrutin  :  M.  Doucet,  10;  —  M.  Autran,  9;  — 
M.  Cuvillier-Fleury,  8;  —  M.  Feuillet,  1. 

5°  scrutin  :  M.  Doucet,  11  ;  —  M.  Autran,  9;  — 
M.  Cuvillier-Fleury,  7  ;  —  M.  Feuillet,   1. 

6°  scrutin  :  M.  Doucet,  11  ;  —  M.  Autran,  10;  — 
M.  Cuvillier-Fleury,  5;  —  M.  Feuillet,  1  ;  —  M.  Geru- 
zez, i.] 

70  scrutin  :  M.  Doucet,  11  ;  —  M.  Autran,  10;  — 
M.  Cuvillier-Fleury,  6;  —  M.  Feuillet,  1. 

8°  scrutin  :  M.  Doucet,  12;  —  M.  Autran,  9;  — 
M.  Cuvillier-Fleury,  6:  —  M.  Feuillet,  1. 


1 3  8    ^x® 

9°  scrutin  :    M.  Doucet,  ii;  —   M.  Autran,  io; 
M.  Cuvillier-Fleury,  6  ;  —  M.  Feuillet,  i. 

io°  scrutin  :  M.  Doucet,  12  ;   —   M.  Autran,  12; 
M.  Cuvillier-Fleury,  3  ;  —  M.  Feuillet,  1. 

ii°  scrutin  :   M.  Doucet,    14;    M.  Autran,   11  ; 
M.  Cuvillier-Fleury,  3. 

12°  scrutin  :  M.  Doucet,  14;  —   M.  Autran,  12; 
M.  Cuvillier-Fleury,   2. 

i3°  scrutin  :  M.  Doucet,  i3  ;  —  M.  Autran,  11  ; 
M.  Cuvillier-Fleury,  4. 


. 


TABLES 


TABLES 


1.    TABLE    DES    CHAPITRES 


Lettre-Préface vt 

L'Académie  française   en    1842 3 

Candidature  d'Alfred  de  Vigny 8 

Election  et  discours  de  réception  d'Alfred  de  Vigny.  .  42 

Les  candidats  en   18b  1 59 

Charles  Baudelaire 70 

Pièces  justificatives 119 


@<^      142     "g*© 

II.    TABLE    ANALYTIQUE 

ACADÉMIE  FRANÇAISE.  Son  état  en  1842,  3  et  suiv.  — 
Jugement  de  Guiraud  sur  elle,  i5.  — Ne  donne  que  la 
majorité  aux  hommes  de  lettres,  25.  —  Les  discours  de 
réception,  45.  —  Considération  à  son  sujet,  1 14. 

ALLETZ  (Edouard).  Candidat  à  l'Académie,  3o. 

ANCELOT.  Membre  de  l'Académie  en  1842,  4. 

ASSELINEAU  (Charles).  Ami  de  Baudelaire,  72.  —  Billet 
de  Baudelaire  à  lui  adressé,  88. 

AUGIER  (Emile).  Baudelaire  demande  à  Asselineau  s'il 
doit  rendre  visite  à  cet  académicien,  88.  —  Peu  ménagé 
par  Baudelaire  et  ses  amis,  88. 

AUTRAN  (Joseph).  Candidat  à  l'Académie,  60.  —  Obtient 
douze  voix  pour  le  fauteuil  de  Scribe,  10 1. 

BALLANCHE  (P.-Ant.).  Candidat  à  l'Académie,  14,  16. 
—  Est  élu  en  remplacement  d'Alexandre  Duval,  19. 

BANVILLE  (Théodore  de).  Ami  de  Baudelaire,  72.  — 
Écrit  dans  le  Boulevard,  107. 

BAOUR-LORMIAN.  Membre  de  l'Académie  en  1842,4.— 
Reçoit  la  visite  de  Vigny,  17. 

BARANTE  (le  baron  de).  Membre  de  l'Académie  en  1842, 
6.  —  Reçoit  la  visite  de  Vigny,  28. 

BAUDELAIRE  (Charles).  Pose  sa  candidature  au  fauteuil 
de  Scribe,  68.  —  Sa  biographie,  70  à  80.  —  Fait  ses  vi- 
sites académiques,  82.  —  Ami  de  Sainte-Beuve,  83.  — 
Lettre  à  Vigny,  84.  —  Visite  et  nouvelle  lettre  à  Vi- 
gny, 85.  — Billet  à  Asselineau,  88.  —  Loué  par  Sainte- 
Beuve  dans  un  article,  8g  et  90.  —  Veut  opter  pour  le 
fauteuil   du   Père    Lacordaire    et    informe  de  ce  projet 


@^     143    '^>S> 

Sainte-Beuve  et  Vigny,  92.  —  Lettre  de  Sainte-Beuve  à 
lui  adressée,  98.  —  Lettre  de  Vigny  à  lui  adressée,  99. 
—  N'obtient  aucune  voix  dans  une  élection  pour  le  fau- 
teuil de  Scribe,  102.  —  Lettre  de  Sainte-Beuve  à  lui 
adressée,  102.  —  Se  désiste  de  sa  candidature,  io3.  — 
Ce  désistement  est  accepté  avec  faveur  par  l'Académie, 
io3.  —  Lettres  à  Vigny,  io5,  109.  —  Envoie  du  pain 
d'épice  à  Sainte-Beuve,  110.  —  Est  frappé  de  folie, 
112.  — Lettre  de  Sainte-Beuve  à  lui  adressée  sur  les 
Fleurs  du  Mal,  1 33. 

BELMONTET  (Louis).  Candidat  à  l'Académie,  61. 

BONJOUR  (Casimir).  Candidat  à  l'Académie,  3g. 

BOVET  (M.  Alfred).  Possède  les  originaux  des  documents 
publiés  dans  ce  volume,  vu. 

BRIFAUT   (Charles).   Membre  de  l'Académie  en    1842,  4. 

BROGLIE  (Albert  de).  Candidat  à  l'Académie,  67.  —  Élu 
en  remplacement  du  Père  Lacordaire,  112. 

CAMPENON  (Vincent).  Membre  de  l'Académie  en  1842,  5. 
—  Sa  mort,  34.  —  Est  remplacé  par  Saint-Marc  Girar- 
din,  38. 

CARJAT  (Etienne).  Directeur  du  journal  le  Boulevard,  107. 

CARNÉ  (le  comte  Louis  de).  Candidat  à  l'Académie,  68. 

CHAMPFLEURY  (Jules).  Ami  de  Baudelaire,  72. 

CHATEAUBRIAND  (le  vicomte  de).  Doyen  de  TAcadémie 
en  1842,  3.  —  Reçoit  la  visite  de  Vigny,  17. 

COUSIN  (Victor).  Membre  de  l'Académie  en  1842,  5. 

CUVILLIER-FLEURY  (A.-A.).  Examine  dans  le  Journal 
des  Débats  les  titres  académiques  de  Vigny,  19.  —  Can- 
didat à  l'Académie,  63.  —  Obtient  deux  voix  pour  le 
fauteuil  de  Scribe,  102. 


®*^       144      "^>^ 

DELAVIGXE  (Casimir).  Membre  de  l'Académie  en  1842,  4. 

—  Reçoit  la  visite  de  Vigny,  27.  —  Sa  mort,  34.  —  On 
procède  à  son  remplacement,  mais  aucun  candidat  n'ob- 
tient la  majorité,  38.  —  Est  remplacé  par  Sainte- 
Beuve,  40. 

DESCHAMPS  (Emile).  Candidat  à  l'Académie,  37,  44. 

DOUCET  (Camille).  Candidat  à  l'Académie,  61.  —  Obtient 

douze  voix  pour  le  fauteuil  de  Scribe,  101. 
DROZ.  Membre  de  l'Académie  en  1842,  6. 
DUPATY  (Emmanuel).  Membre  de  l'Académie  en  1842,5. 
DUPIN  aîné.  Membre  de  l'Académie  en  1842,  6. 

DU  VAL  (Alexandre).  Membre  de  l'Académie  en  1S42,  4.  — 
Sa  mort,  7.  —  Est  remplacé  par  Ballanche,  19. 

EMPIS  (Ad. -Dom. -Florent. -Jos.).  Candidat  à  l'Académie,  44. 

—  Collaborateur  de  Mazères,  G4. 

ETIENNE.  Membre  de  l'Académie  en  1842,  5. —  Sa  mort,  42. 

—  Son  éloge  par  Vigny,  47. 

FÉLETZ  (l'abbé  de).  Membre  de  l'Académie  en  1842,  6. 

FEUILLET  (Octave).  Candidat  à  l'Académie,  65.  —  Obtient 
une  voix  pour  le  fauteuil  de  Scribe,  102.  —  Élu  en  rem- 
placement de  Scribe,  m. 

FLOURENS.  Membre  de  l'Académie  en  1842,  6. 

FRANCE  (M.  Anatole).  Biographe  d'Alfred  de  Vigny,  8. 

FRAYSSINOUS  (Denis-Ant.-I.uc).  Son  fauteuil  est  va- 
cant, 7. — Est  remplacé  par  le  chancelier  Pasquier,  19. 

GAUTIER  (Théophile).  Habite  l'hôtel  Pimodan,  71.  —  Se 
lie  avec  Baudelaire,  73. 

GERUZEZ  (Eugène).  Candidat  à  l'Académie,  63. 

GOZLAN  (Léon).  Candidat  à  l'Académie,  62. 


cs*^     145     -^g; 

GUILLON  (l'abbé).  Candidat  à  l'Académie,  16. 

GUIRAUD  (le  baron  Alexandre).  Membre  de  l'Académie  en 
1842,  4.  —  Ami  d'Alfred  de  Vigny,  9.  —  Sa  biographie, 
10.  —  Lettres  de  lui  à  Vigny,  14,  21,  28,  32,  35.  —  Let- 
tre au  ministre  sur  sa  tragédie  des  Machabées,  1  ig.  — Sa 
mort,  122.  —  Jugé  par  Vigny,  122. 

GUIZOT.  Membre  de   l'Académie   en   1842,  5.  —  Reçoit  la 

visite  de  Vigny,  27. 
HALEVY  (Léon).  Candidat  à  TAcadémie,  66. 
HUGO  (Victor).  Membre  de  TAcadémie  en  1842,  5. 
JAY.  Membre  de  l'Académie  en   1842,  6. 

JOURNAL  DES  DÉBATS.  Donne  le  résultat  des  scrutins 
académiques,  i3j. 

JOUY.  Membre  de  l'Académie  en  1842,  4. 

LACORDAIRE  (le  Père).  Sa  mort,  5g.  —  Baudelaire  aspire 
à  le  remplacer  à  l'Académie  et  exprime  sa  sympathie  pour 
l'illustre  dominicain,  g4.  —  Remplacé  par  le  prince  Al- 
bert de  Broglie,  112. 

LACRETELLE  (Charles  de).  Un  des  doyens  de  l'Académie 
en  1842,  3. 

LACROIX  (Jules).  Candidat  à  l'Académie,  62. 

LAMARTINE  (A.  de).  Membre  de  TAcadémie  en  1842,  5.  — 
Cité  dans  une  lettre  de  Guiraud,  14.  —  Reçoit  la  visite 
de  Baudelaire,  82. 

LEBRUN  (P.-Ant.).  Membre  de  TAcadémie  en  1842,  4. 

LEROY  (Onésime).  Candidat  à  TAcadémie,  40. 

MARTIN  (Aimé).  Candidat  à  TAcadémie,  3g. 

MAZÈRES(Ed.).  Candidat  à  TAcadémie,  64. 

MÉRIMÉE  (Prosper).  Pose  sa  candidature  à  TAcadémie,  3g. 


.^-^     146    "^g- 

—  Élu  membre  de  l'Académie  en  remplacement  de  No- 
dier, 40. 

MIGNET.  Membre  de  l'Académie  en  1842,  6. 

MOLE  (le  comte).  Membre  de  TAcadémie  en  1842,  6.  —  Ré- 
pond au  discours  de  réception  de  Vigny,  5o.  —  Est  élu 
directeur  de  l'Académie,  54. 

NODIER  (Charles).  Membre  de  l'Académie  en  1842,  6.  — 
Sa  mort,  3j.  —  Remplacé  par  Mérimée,  40. 

PASQUIER  (le  duc).  Candidat  à  l'Académie,  16.  —  Est  élu 
en  remplacement  de  Frayssinous,  19.  — Reçoit  la  visite 
de  Vigny,  34. 

PATIN  (H.-Jos.-Guill.).  Candidate  l'Académie,  16. —  Jugé 
par  Guiraud,  29.  —  Candidat  pour  la  seconde  fois,  3o. 

—  Sa  fameuse  phrase  du  chapeau,  3i.  —  Est  élu  en  rem- 
placement de  Roger,  32. 

PIMODAN   (hôtel).  Habité  par   Théophile  Gautier  et  par 

Baudelaire,  71. 
POE  (Edgard).  Ses  œuvres  sont  traduites  par  Baudelaire,  y3. 

—  Lettre  de  Baudelaire  sur  ses  portraits,  74. 
PONGERVILLE.  Membre  de  l'Académie  en  1842,  5. 
PONSARD  (Fr.).  Baudelaire    demande  si    cet   académicien 

est  lié  avec  Augier,  88.  — Raillé  amèrement  par  Baude- 
laire et  ses  amis,  88. 

POULET-MALASSIS  (Aug.).  Éditeur  des  Fleurs  du  Mal,  77. 

RATISBONNE  (M.  Louis).  Exécuteur  testamentaire  de 
Vigny,  8.  —  A  publié  le  Journal  d'un  poète,  d'où  sont 
tirées  les  pièces  justificatives  n°«  II,  p.  122,  et  III,  p.  123. 

REVUE  DES  DEUX  MONDES.  A  pour  collaborateur  Al- 
fred de  Vigny,  9.  —  Annonce  l'élection  du  chancelier 
Pasquier  et  de   Ballanche,  20.  —  Annonce  l'élection   de 


cs^s=-     147     ^Sxë> 

Sainte-Beuve  et  de  Mérimée,  41.  —  Recommande  Vigny 
pour  le  fauteuil  d'Etienne,  43. — Apprécie  le  discours 
de  réception  de  Vigny,  52.  —  Article  sur  Vigny,  127. 

ROGER  (J.-F.).  Membre  de  l'Académie  en  1842,  5.  —Sa 
mort,  20. —  Est  remplacé  par  Patin,  32. 

ROYER-COLLARD  (P. -P.)-  Membre  de  l'Académie  en 
1842,  6.  — Reçoit  la  visite  de  Vigny,  17.  —  Récit  de  la 
visite  que  lui  fit  Vigny,   123. 

SACY  (Silvestre  de).  Reçoit  la  visite  de  Baudelaire,  82. 

SAINT-MARC  GIRARDIN.  Candidat  à  l'Académie,  37.  — 
Est  élu  en  remplacement  de  Campenon,  38. 

SAINTE-AULAIRE  (le  comte  de).  Membre  de  l'Académie 
en  1842,  6. 

SAINTE-BEUVE  (Ch.-Aug.).  Candidat  à  l'Académie,  3o,  37. 
—  N'obtient  pas  la  majorité  pour  remplacer  Delavigne, 
38.  —  Elu  membre  de  l'Académie  en  remplacement  de 
C.  Delavigne,  40.  — Apprécie  dans  la  Revue  des  Deux 
Mondes  le  discours  de  réception  de  Vigny,  52.  —  Ami 
de  Baudelaire,  83.  —  Consacre  un  article  aux  candidats 
et  particulièrement  à  Baudelaire,  8g  et  90.  —  Dissuade 
Baudelaire  de  briguer  le  fauteuil  du  Père  Lacordaire, 
98.  — Ecrit  de  nouveau  à  Baudelaire,  102,  io3.  —  Reçoit 
de  Baudelaire  un  présent  de  pain  d'épice,  no.  — Article 
sur  Vigny,  i32.  —  Lettre  à  Baudelaire  sur  les  Fleurs 
du  Mal,  i32. 

SALVANDY  (N.  de).  Membre  de  l'Académie  en  1842,  6. 

SCRIBE  (Eugène).  Membre  de  l'Académie  en  1842,  5.  —  Sa 
mort,  5g.  —  Election  inutile  pour  le  remplacer,  101. — 
Remplacé  par  M.  Octave  Feuillet,  ni. 

SÉGUR  (Philippe  de).  Membre  de  l'Académie  en  1842,  6. 

n 


S*Sx      148      '^g: 

SOUMET  (Alexandre).  Membre  de   l'Académie  en  1842,  4. 

—  Est  souffrant,  24.  —  Remplacé  par  Vitet,  44. 

THIERS  (Adolphe).  Membre  de  l'Académie  en   1842,    6.  — 

Reçoit  la  visite  de  Vigny,  18. 
TISSOT.  Membre  de  l'Académie  en  1842,  5. 

TOCQUEVILLE  (Alexis  de).  Membre  de  l'Académie  en 
1842,  6. 

TOURNEUX  (M.  Maurice).   Fournit    le  portrait  reproduit 

dans  le  volume,  xn. 
VATOUT.  Candidat  à  l'Académie,  16,  3o,  37. 

VIENNET  (P.-Guill.).  Membre  de  l'Académie  en   1842,  4. 

—  Reçoit  la  visite  de  Baudelaire,  82. 

VIGNY  (Alfred  de).  Se  présente  à  l'Académie,  8.  —  Lettre 
de  Guiraud  à  lui  adressée,  14.  —  Fait  ses  visites,  17.  — 
Cuvillier-Fleury  examine  ses  titres,  19.  —  Échoue  contre 
le  chancelier  Pasquier  et  Ballanche,  19. — Se  présente 
pour  remplacer  Roger,  21.  —  Lettre  de  Guiraud  à  lui 
adressée,  21.  —  Recommence  ses  visites,  27.  —  Lettre 
de  Guiraud  à  lui  adressée,  28.  —  Echoue  contre  Patin, 
3i. —  Lettre  de  Guiraud  à  lui  adressée,  32.  —  Aspire 
aux  fauteuils  de  Campenon  et  de  Casimir  Delavigne,  34. 

—  Lettre  de  Guiraud  à  lui  adressée,  35.  —  Echoue 
contre  Saint-Marc  Girardin,  38.  —  Échoue  contre  Sainte- 
Beuve  et  Mérimée,  40.  —  Recommandé  par  la  Revue 
des  Deux  Mondes  pour  le  fauteuil  d'Etienne,  43.  —  Est 
élu  en  remplacement  d'Etienne,  44.  —  Prononce  son 
discours  de  réception,  46.  —  Subit  une  verte  réponse 
du  comte  Mole,  5o.  —  Refuse  d'être  présenté  au  Roi 
par  le  comte  Mole,  53.  —  Est  reçu  par  Louis-Philippe, 
34.  —  Lettres  de  Baudelaire  à  lui  adressées,  84,  85, 
92.  —  Lettre  à  Baudelaire,  99.  —  Lettres  de  Baudelaire 


à  lui  adressées,  io5,  109.  — A  un  cancer  à  l'estomac, 
10g.  —  Sa  mort,  112.  —  Fragment  de  son  discours  de 
réception,  125. 

VILLEMAIN  (Abel).  Membre  de  l'Académie  en  1842,  5.— 
Secrétaire  perpétuel,  6.  —  Reçoit  la  visite  de  Baude- 
laire, 82. 

VITET  (L.).  Elu  membre  de  l'Académie  en  remplacement 
de  Soumet,  44.  —  Élu  chancelier  de  l'Académie,  54. 


III.    TABLE    DES    ILLUSTRATIONS 

Vue  de  l'hôtel  Pimodan,  ancien  hôtel  de  Lauzun, 
situé  quai  d'Anjou,  n°  17;  au  fond,  le  pont  Marie.  .      vu 

Vue  de  la  maison  habitée  par  Alfred  de  Vigny,  rue  des 
Ecuries -d'Artois,  n°  6 xn 

Frontispisce  représentant  une  figure  allégorique  de 
l'Académie  française;  elle  tient  la  couronne  d'oli- 
vier et  la  branche  de  chêne.  Cette  figure  est  inspirée 
de  l'allégorie  que  Rcettiers  composa  en  1747,  comme 
un  hommage  à  l'Académie  française,  avec  la  légende  : 
non  una  fronde  coronat.  Ce  n'est  pas,  il  est  vrai,  la 
devise  officielle  de  cette  Académie,  qui  n'a  pas  craint 
de  graver  sur  son  sceau  et  sur  ses  jetons  l'orgueil- 
leuse légende  :  A  L'IMMORTALITÉ  (voir  Histoire 
de  l'Académie  française,  par  Pellisson  et  d'Olivet, 
édition  Ch.  Rivet,  p.  56).  Bien  que  Chamfort  {Des 
Académies,  Paris,  i79i,in-8°,  p.  7)  ait  essayé  de  jus- 


tifier  ce  téméraire  défi  jeté  aux  siècles  futurs  par  des 
lettrés  dont  la  plupart  sont  oubliés  de  leur  vivant 
même,  nous  avons  préféré  l'autre  devise,  plus  mo- 
deste, parce  qu'elle  a,  selon  nous,  le  mérite  d'évoquer 
l'une  des  plus  belles  traditions  antiques.  Non  una 
fronde  coronat  nous  rappelle  le  mode  de  couronne- 
ment usité  dans  les  luttes  de  l'Agon  Capitolinus  fondé 
en  l'an  186  par  Domitien.  Le  vainqueur  au  concours 
de  poésie  grecque  et  latine  recevait  de  la  main  de 
l'Empereur  une  couronne  faite  de  feuilles  de  chêne 
et  d'olivier,  mixta  quercus  oliva,  suivant  l'expres- 
sion de  Stace  (Silves,  V,  3,  23 1).  C'était  au  Capi- 
tole  qu'était  distribuée  cette  récompense,  ardemment 
disputée  par  les  plus  grands  poètes.  L'institution 
de  la  couronne  capitoline  (capitolina  quercus,  Juvé- 
nal,  VI,  387),  survécut  à  la  destruction  de  l'Empire 
et  eut  un  haut  prestige  dans  l'Italie  du  moyen  âge. 
C'est  toujours  au  Capitole  qu'un  sénateur  romain 
couronnait  du  double  feuillage  le  plus  estimé  des 
poètes,  et  Boccace,  dans  la  Vie  de  Dante,  raconte 
quelle  gloire  ce  fut  pour  l'exilé  florentin  d'obtenir 
cette  suprême  récompense;  Pétrarque  aussi  la  reçut 
en  1341,  comme  un  témoignage  de  l'admiration  de 
ses  contemporains.  L'olivier  était  consacré  à  Minerve 
et  le  chêne  à  Jupiter.  Il  nous  a  semblé  que  les  deux 
feuillages  convenaient  bien  à  l'Académie  française, 
qui  a  pris  pour  inspiratrice  la  déesse  de  la  Sagesse 
et  qui  a  choisi  pour  ses  réunions  le  jour  réservé  au 
maître  des  dieux.  Il  nous  a  plu  de  voir  cette  sou- 
veraine compagnie  perpétuer  la  noble  institution 
du  couronnement  capitolin  en  unissant  le  chêne  et 
le  laurier  sur  le  front  de  ses  élus. 


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Vue  de  l'Institut  et  du  pont  des  Arts  :  dans  le  fond,  le 
pont  Neuf  et  la  Cité 3 

Vue  de  la  fontaine  située  au  fond  de  la  seconde  cour 
de  l'Institut  :  dans  la  niche,  un  buste  de  Minerve, 
sculpté  par  Bosio  le  fils 7 

Signature  du  baron  Guiraud 16 

Vue  du  puits  situé  dans  la  troisième  cour  de  l'Institut.  42 
Vue  de  la  salle  où  l'Académie  tient  ses  séances  publi- 
ques :  au  fond,  la  table  du  président  et  de  ses  asses- 
seurs; à  droite  et  à  gauche,  les  bancs  en  hémicycle 
où  siègent  les  académiciens;  au  centre,  le  petit  bu- 
reau semi-lunaire  auquel  vient  prendre  place  tout 
académicien  qui  fait  une  lecture  publique.  —  Dans 
les  séances  solennelles  de  réception,  le  récipiendaire 
et  le  directeur  qui  lui  répond  ne  quittent  pas  leurs 

bancs  pour  prononcer  leurs  discours 55 

Vue  de  l'Institut 5g 

Vue  de  la  coupole  de  l'Institut  dans  l'axe  de  la  rue 
Mazarine  :  à  droite,  la  porte  qui  donne  accès  à  la  troi- 
sième cour  du   palais 70 

Signature  de  Charles  Baudelaire 77 

Signature  d'Alfred  de  Vigny 101 

Vue  de  la  salle  où  l'Académie  française  tient  ses 
séances  particulières;  la  table  en  fera  cheval  autour 
de  laquelle  se  groupent  les  immortels  est  entourée 
des  quarante  fauteuils  :  au  centre,  à  gauche,  on  voit 
le  bureau  où  siège  le  directeur  entre  le  chancelier  et 
le  secrétaire  perpétuel  ;  devant  ce  bureau,  la  petite 
table  réservée  à  l'académicien  qui  fait  une  communi- 
cation à  ses  collègues 116 

Médaillon  orné  de  la  tête  symbolique  de  lAcadémie 


:g=<&-       l52       "^*ê> 

française;  de  chaque  côté,  des  guirlandes  de  chêne 

et  d'olivier no. 

Médaillon  représentant,  sur  une  couronne,  la  chouette, 
attribut  de  Minerve  ;  en  légende  :  Non  una  fronde 
coronat i38 

Portrait  d'Alfred  de  Vigny 1 53 

Les  petites  vignettes  semées  dans  le  texte  sont  empruntées 
au  symbolisme  académique. 


ALFRED     DE     VIGNY 


I  M  P  R I M  E 


CL.     MOTTEROZ 


PARIS 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Echéance 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date  due 


CE 


00393 62 fff b 


' 


CE    PQ       2474 
•Z5C4    1879 
C02      CHARAVAY, 
ACC#    1228479 


El    A.    DE    VIGNY