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Full text of "Adolescence"

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L'ALPHABET     DES     LETTRES 


ADOLESCENCE 


PAR 

CLAUDE  AnET 


STOHAGE-ITÈM' 
flAIN     LIBR4RÏ 

LPA-B21  A 

U.B.C.IIBRARY 


A 


PQ 

2637 

C53 

A36 

1925 


s,   A    LA    CITÉ    DES    LIVRES 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  British  Columbia  Library 


http://www.archive.org/details/adolescenceOOanet 


ADOLESCENCE 


Copyright  by  Claude  Anet,  1925 


L'ALPHABET     DES      LETTRES 


ADOLESCENCE 

PAR 

CLAUDE    AnET 


A 


PARIS,   A    LA    CITÉ    DES    LIVRES 


J'ai  été  un  adolescent  précoce  et  timide. 
A  l'heure  où  je  goûtais  les  Géorgiques 
et  où  Virgile,  avant  Lucrèce,  donnait 
une  forme  antique  aux  émotions  confuses 
qu'éveillait  en  moi  le  spectacle  de  la  na- 
ture, je  sentis  les  premières  fièvres  d'un  sang 
tumultueux.  Je  ne  courais  pas  après  une 
jeune  paysanne,  mais  je  poursuivais  Ga- 
latée  sous  les  saules.  Elle  fuyait  et  me 
laissait  déçu.  Plus  heureux  lorsque  je  rêvais, 
je  serrais  une  nymphe  dans  mes  bras  et 
mêlais  mes  membres  maladroits  aux  siens. 
J'étais  élevé  à  la  campagne,  sans  camarades. 
Le  moindre  lycéen  aurait  pris  en  pitié  mon 
inexpérience.   Sain   et  fort  jusqu'à  l'excès, 

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je  courais,  je  nageais,  je  montais  à  cheval; 
je  me  fatiguais  sans  arriver  à  calmer  l'ardeur 
qui  me  dévorait. 

Ma  mère  vivait  fort  retirée  dans  sa  pro- 
priété. Elle  ne  voyait  plus  guère  que  des 
amies  de  son  âge  qui  ne  faisaient  pas  grande 
attention  à  moi,  ni  moi  à  elles.  Parfois  arri- 
vait de  Paris  une  femme  jeune,  élégante, 
parée.  Que  de  désirs  elle  excitait  en  ce 
grand  garçon  qui  restait  muet  sur  sa  chaise 
dans  un  coin  î  Elle  causait  avec  ma  mère  et 
cependant,  à  distance,  sans  l'écouter,  je  pre- 
nais possession  d'elle.  Je  la  dépouillais  de 
ses  vêtements,  je  l'étendais  nue  sur  un 
divan,  je  m'agenouillais  près  d'elle,  nos  vies 
se  confondaient. 

Mais  lorsqu'à  son  départ  je  l'accompa- 
gnais jusqu'à  sa  voiture,  je  ne  savais  que  lui 
dire.  La  robe  dont  elle  était  vêtue  la  sépa- 
rait de  moi  comme  une  armure  magique  sur 
laquelle  on  ne  peut  porter  la  main  sans 
tomber  foudroyé.  Comment  imaginer  que  je 
pourrais  la  lui  enlever?  Comment  croire  que 
cette  personne,  amie  de  ma  mère,  je  la  ver- 

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rais  en  chemise  et  en  pantalon,  que  j'entoure- 
rais sa  taille  de  mon  bras, que  ma  main  inex- 
perte s'approcherait  d'un  sein  délicatement 
fleuri  ?  Elle  m'adressait  la  parole.  Gêné  même 
dans  mes  regards,  je  me  détournais  ne  sa- 
chant que  répondre.  J'avais  quatorze  ans... 

Je  me  souviens  avec  terreur  de  cette 
époque  où  la  sève  montait  en  moi  avec  tant 
de  violence  que  j'en  étais  ébranlé.  Je  luttais, 
j'essayais  de  me  dominer  sans  y  parvenir  et 
ce  combat  contre  nature  me  laissait  irri- 
table, abattu,  dégoûté  de  tout. 

Ma  mère,  si  attentive  aux  moindres  va- 
riations de  ma  santé,  ne  se  doutait  pas  de 
la  crise  que  je  traversais.  Elle  se  faisait 
mille  soucis  à  mon  sujet.  Le  moindre  coup 
de  froid  Talarmait;  au  plus  léger  mal  de 
tète,  elle  voulait  mander  le  médecin. 
Qu'étaient  une  migraine  ou  un  rhume  au- 
près de  la  tempête  qui  me  secouait? 

Il  aurait  fallu  qu'une  femme  me  prît  par 
la  main...  Aucune  d'elles  ne  fit  attention  à 
ce  garçon  poussé  trop  tôt,  gauche  d'allure, 
à  la  voix  changeante. 

—  7  — 


Avec  les  jeunes  filles,  je  ne  ressentais  pas 
les  mêmes  troubles.  Auprès  d'elles,  j'étais 
libre,  empressé,  ardent  à  plaire.  La  sensua- 
lité qui  me  tourmentait  dans  mes  heures  de 
solitude  me  laissait  la  paix  lorsque  j'étais 
en  leur  compagnie.  Pourtant  nous  échan- 
gions avec  mes  amies  des  caresses  char- 
mantes;  c'étaient  des  serrements  de  mains, 
un  bras  passé  sous  un  autre,  parfois  des 
baisers  dérobés,  mais  surtout  mille  paroles 
tendres,  une  sympathie  entière,  un  mouve- 
ment vif  de  l'âme  à  l'âme.  Je  garde  un  sou- 
venir délicieux  de  ces  heures  innocentes, 
fraîcheur  d'un  bain  pur  après  de  lourdes 
fièvres. 

Les  jeunes  filles,  je  les  voyais  surtout 
dans  la  belle  saison,  car  nous  habitions  un 
pays  assez  âpre  en  hiver,  mais  où  l'été 
amenait  des  visiteurs.  Les  maisons  du  voi- 
sinage s'ouvraient  ;  c'était  soudain  un  bruit 
bien  inattendu  de  fête. 

Ma  mère  qui  aimait  la  solitude  avait 
pourtant  gardé  ses  relations,  moins  pour 
elle  que  pour  moi.  Ma  mémoire  des   dates 

—  8  — 


est  incertaine,  je  sais  pourtant  que  je 
préparais  la  première  partie  de  mon  bacca- 
lauréat lorsque  nous  apprîmes  que  la  pro- 
priété la  plus  voisine  de  la  nôtre,  inhabitée 
depuis  longtemps,  avait  été  achetée  par 
des  étrangers.  Les  étrangers,  c'étaient  pour 
nous  des  gens  d'une  autre  province.  Ceux- 
ci  venaient  du  Midi  et  s'appelaient  Maure. 
Je  leur  rêvais  tout  aussitôt  une  ascendance 
sarrasine.  Grand  émoi  dans  le  pays,  car  on 
gardait  chez  nous  une  méfiance  un  peu 
paysanne  envers  les  inconnus.  Qu'étaient 
ces  Maure?  Les  verrait-on?  On  sut  bientôt 
que  M.  Maure  était  avocat  et  qu'il  ne  pas- 
serait jamais  beaucoup  de  temps  aux 
Ormeaux  qu'il  avait  acquis.  L'été  venu,  il 
y  installa  sa  femme  et  ses  enfants  et  repartit. 

Peu  de  temps  après,  madame  Maure  fit 
une  visite  à  ma  mère.  Nous  étions  tous 
deux  à  causer  devant  la  maison  sous  les 
lauriers  roses  et  les  orangers,  lorsque  ma- 
dame Maure  et  sa  fille  aînée  arrivèrent. 

Madame  Maure  était  une  femme  d'une 
quarantaine    d'années,    assez    forte,    assez 

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commune,  mais  bonne  et  simple.  Telle  je 
la  jugeais  au  premier  jour,  telle  elle  fut 
lorsque  je  la  connus  davantage.  Comme  on 
voit,  elle  ne  trompait  pas  son  monde  et  se 
livrait  tout  de  suite.  C'était  une  personne 
sans  arrière-pensée,  sans  calculs,  qui  évi- 
tait de  compliquer  une  vie  prise  tout  entière 
par  son  mari,  par  ses  enfants,  par  les  soins 
du  ménage.  Derrière  elle,  sa  fille...  Par 
quel  miracle  apercevons-nous  au  premier 
coup  d'oeil  jeté  sur  un  être  dont  la  vie  va  se 
mêler,  ne  serait-ce  qu'un  instant,  à  la  nôtre, 
tout  ce  à  quoi  nous  donnons  du  prix?  Au 
moment  même  où  mademoiselle  Maure 
apparaissait  sur  la  première  des  marches 
qui  descendaient  du  salon  à  la  terrasse, 
je  savais  déjà  qu'elle  était  dans  sa  taille 
moyenne  parfaitement  proportionnée,  que 
les  membres  s'attachaient  souples  au  corps, 
que  les  pieds  étaient  étroits,  les  mains 
allongées,  les  poignets  'fins,  la  tête  petite, 
les  dents  éblouissantes  et  les  yeux  noirs, 
riants  et  les  plus  doux  du  monde. 

Henriette  Maure  avait  seize  ans  —  mon 

—  10  — 


âge  — ,  jeune  fille  déjà,  alors  que  je  restais 
un  adolescent  mal  dégrossi.  Elle  était  ai- 
mable et  bonne,  pareille  en  cela  à  sa  mère. 
En  elle,  rien  que  de  naturel  et  de  simple, 
même  sa  coquetterie  qui  paraissait  invo- 
lontaire et  qui  l'était,  en  effet.  Il  semble- 
rait qu'à  vivre  dans  l'intimité  de  cette 
charmante  jeune  fille  —  car  nous  fûmes 
intimes  dès  le  premier  jour  —  j'aurais  dû 
m'éprendre  d'elle  et  que  des  sentiments  si 
forts  et  si  longtemps  sans  objet  allaient 
enfin  trouver  à  qui  s'adresser.  Mais  non, 
Henriette  n'était  pour  moi  qu'une  amie,  la 
plus  tendre  des  amies,  et  dans  mes  rêves 
passionnés,  ce  n'est  pas  elle  qui  apparais- 
sait. 

La  propriété  des  Maure  jouxtait  la 
nôtre  ;  d'une  maison  à  l'autre  à  peine  dix 
minutes  de  chemin.  Le  sentier  qui  y  con- 
duisait longeait  d'abord  un  champ,  puis 
traversait  un  petit  bois  de  chênes  où  coulait 
la  rivière  qui  séparait  nos  terres.  Je  fran- 
chissais le  pont  et  j'étais  chez  nos  voisins. 
La  maison  était  ancienne  et  sans  préten- 

—  11  — 


tion.  Aux  heures  chaudes  je  trouvais  ma- 
dame Maure  sous  les  tilleuls  de  la  cour. 
Un  ouvrage  à  la  main,  elle  surveillait  les 
plus  jeunes  enfants.  Elle  me  gardait  un 
instant  près  d'elle,  s'informant  de  la  santé 
de  ma  mère,  des  gens  du  pays.  Puis  elle 
me  disait  : 

—  Je  vous  ai  assez  retenu,  Philippe, 
allez  vers  la  jeunesse.  Elle  est  là-bas. 

Là-bas,  c'était  un  bosquet  oti  les  bou- 
leaux au  tronc  blanc  mariaient  la  grâce 
flexible  de  leurs  branches  aux  masses 
lourdes  des  sapins.  J'y  retrouvais  Henriette, 
avec  quelques  cousines  ou  amies  de  son 
âge  qui  passaient  l'été  chez  les  Maure.  Et 
des  jeunes  gens  étaient  là.  De  quoi  par- 
lions-nous? De  ce  qui  occupe  les  pensées 
des  adolescents.  Nos  propos  étaient  parfois 
d'une  singulière  hardiesse,  mais  comme 
pour  la  pure  Iphigénie  «  l'innocence  habi- 
tait dans  nos  cœurs  ».  C'était  une  cour 
d'amour  platonique  et  sans  expérience.  Des 
couples  se  formaient.  Un  de  nos  voisins, 
un    garçon    de  dix-neuf  ans  qui    préparait 

—  12  — 


l'Ecole  polytechnique  dans  un  lycée  de 
Paris,  au  visage  pâle  et  âpre,  était  épris 
d'Henriette  qui  se  moquait  de  lui. 

Pour  moi,  je  ne  la  quittais  guère.  Elle 
m'avait  élu  son  ami.  Et  de  l'ami  elle  faisait 
un  confident,  me  contraignant  à  un  rôle 
que,  certes,  je  n'aurais  pas  choisi.  Mais, 
par  une  singulière  contradiction,  j'entrais 
comme  de  moi-même  dans  le  caractère 
qu'elle  me  prêtait  et  je  l'outrais.  J'affectais 
d'être  supérieur  aux  faiblesses  du  cœur;  je 
feignais  de  croire  et  je  croyais,  en  effet, 
que  l'amitié  est  au-dessus  de  l'amour,  d'es- 
sence plus  rare;  et  qu'entre  deux  êtres  tels 
que  nous,  seule  elle  peut  porter  d'abon- 
dantes moissons.  Ainsi  je  me  trompais 
moi-même. 

Cependant  l'admiration  que  je  ressentais 
pour  elle  avait  quelque  peine  à  se  concilier 
avec  l'amitié,  et  si  j'avais  été  plus  clair- 
voyant j'aurais  compris  que  c'était  de  bien 
autre  chose  qu'il  s'agissait.  Je  lui  faisais 
mille  compliments,  je  lui  disais  ce  que 
j'aimais  en  elle,  je  lui  prenais  les  mains... 


13 


Et  je  n'avais  pas  envie  de  la  presser  sur 
mon  cœur  et  de  poser  mes  lèvres  sur  sa 
bouche  souriante  ! 

Bien  mieux,  de  son  consentement,  avec 
son  appui  et  sa  complicité,  je  faisais  la  cour 
à  une  de  ses  cousines,  ravissante  fille  aux 
cheveux  d'or,  au  teint  plus  délicat  que  la 
fleur  du  pêcher.  Gertrude  était  timide  et 
rêveuse,  Henriette  vive  et  décidée.  Lorsque 
nous  étions  tous  trois  ensemble,  Henriette 
parlait  pour  nous  deux,  elle  taquinait  vive- 
ment sa  cousine  à  mon  sujet,  la  mena- 
çant de  me  dire  ce  que  Gertrude  n'osait 
m'avouer  elle-même.  Gertrude  rougissait  et 
levait  sur  Henriette  ses  beaux  yeux  sup- 
pliants. 

Une  fois,  à  la  fin  du  jour,  nous  étions 
assis  sur  la  mousse  au  pied  d'un  sapin, 
Henriette  m'assura  que  les  cheveux  dénoués 
de  sa  cousine  étaient  admirables. 

—  Que  ne  la  voyez-vous,  disait-elle, 
lorsqu'elle  s'agenouille  pour  sa  prière  le 
soir  en  chemise  de  nuit? 

—  Mais,  Henriette...,  soupirait  Gertrude. 

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—  Ses  cheveux  tombent  alors  jusque  sur 
ses  jambes.  Elle  est  baignée  de  lumière... 
Il  faut  que  Philippe  les  voie,  ajouta-t-elle 
vivement  et,  d'un  geste  rapide,  elle  enleva 
les  deux  épingles  qui  soutenaient  la  masse 
lourde  des  cheveux. 

Ils  s'écroulèrent.  Malgré  les  protesta- 
tions de  Gertrude,  Henriette  voulut  que  je 
les  touchasse.  J'y  plongeai  mes  deux  mains. 
Je  sentis  leurs  mille  caresses  subtiles  à 
fleur  de  peau. 

Gertrude  maintenant  restait  immobile, 
comme  engourdie. 

—  Mais,  Philippe,  embrassez-la,  dit  Hen- 
riette, je  ne  vous  regarde  pas. 

Je  me  penchai  vers  la  jeune  fille,  cher- 
chant sa  bouche.  Elle  détourna  la  tête  et 
mes  lèvres  ne  rencontrèrent  que  sa  joue 
rougissante. 

Telle  était  l'atmosphère  dans  laquelle 
nous  vivions. 

L'automne  arriva  trop  vite.  Une  à  une 
les  maisons  du  voisinage  se  fermèrent  et 
les  Maure  annoncèrent  leur  départ.  Gertrude 

—  15  — 


et  sa  mère  les  devançaient  de  quelques 
jours.  Henriette,  feignant  de  s'attendrir 
sur  le  malheur  de  notre  séparation,  nous 
ménagea  une  dernière  entrevue.  C'était  dans 
une  partie  du  bois  assez  écartée  où  nous 
aimions  à  nousréfugier.  J'y  trouvai  Gertrude 
seule,  hésitante,  voulant  fuir.  Je  la  retins,  je 
la  rassurai,  je  lui  demandai  si  elle  m'oublie- 
rait vite,  s'il  y  avait  pour  moi  une  place  dans 
son  cœur,  quel  souvenir  elle  garderait  des 
jours  que  nous  avions  vécus  ensemble. 

Par  un  dédoublement  curieux,  je  m'a- 
perçus, en  ce  moment  où  d'autres  préoc- 
cupations semblaient  devoir  m'absorber, 
que  ma  voix  prenait  pour  prononcer  ces 
mots  une  douceur  persuasive  et  touchante 
que  je  ne  lui  connaissais  pas,  une  qualité 
musicale  qui  m'émut  moi-même.  Et  je 
parlais  autant  pour  me  plaire  que  pour 
gagner  le  cœur  de  Gertrude. 

Celle-ci  ne  fut  pas  insensible  à  l'accent 
de  la  mélodie  que  je  lui  murmurai  et  je 
vis  bientôt  l'effet  produit  moins  par  mes 
paroles   que    par   le    ton   sur   lequel    elles 

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étaient  dites.  Elle  me  serra  les  mains,  ses 
yeux  s'emplirent  de  larmes,  elle  pencha 
la  tête  sur  mon  épaule. 

Je  couvris  de  baisers  sa  figure  humide 
de  pleurs.  Je  trouvai  du  charme  à  ces 
baisers,  mais,  faut-il  l'avouer?  ces  caresses 
échangées  m'émurent  à  peine.  Ma  curiosité 
y  était  plus  intéressée  que  mes  sens.  Et 
mon  cœur  restait  de  glace... 

Deux  jours  plus  tard,  j'allai  chercher 
Henriette  pour  une  dernière  promenade. 
Elle  partait  le  lendemain.  Par  un  besoin 
de  secrète  harmonie,  nous  choisîmes  non 
pas  les  bois  oii  souvent  avaient  retenti  les 
éclats  de  rire  de  notre  bande  folle,  mais 
une  plaine  dénudée  au  pied  d'une  colline 
et  qui  avait  été  longtemps  un  marécage. 
Aujourd'hui  des  fossés  la  traversant  en 
drainaient  les  eaux.  Elle  était  nue  et  triste, 
quelques  touffes  de  ronces  épineuses  seules 
y  poussaient.  Le  ciel  gris,  bas,  plein  des 
brumes  de  l'automne,  s'appuyait  sur  le  fin 
clocher  d'une  église  au  sommet  du  coteau. 
Dans  les  champs  on  brûlait  les  feuilles  et 

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les  tiges  des  pommes  de  terre.  Les  fumées 
traînaient  et  ne  s'élevaient  qu'avec  peine. 
Longtemps  nous  marchâmes  sans  parler. 
Enfin  Henriette  rompit  le  silence. 

—  Dire  que  je  regretterai  même  cette 
pauvre  plaine  lorsque  je  serai  à  la  ville. 
Je  vous  envie  de  rester  ici. 

Je  ne  répondis  pas.  Je  venais  de  com- 
prendre que  rien  dans  ce  pays  que  j'aimais 
tant  n'aurait  plus  de  charme  pour  moi  du 
jour  oii  Henriette  l'aurait  quitté.  La  surprise 
de  ce  sentiment  nouveau,  la  pensée  de 
l'isolement  où  le  départ  d'Henriette  me 
laisserait  me  serrèrent  le  cœur  au  point 
que  je  fus  obligé  de  m'arrêter. 

Elle  s'arrêta  aussi  et  me  regarda.  Que 
lut-elle  dans  mes  yeux?  Il  me  parut  qu'elle 
pâlissait.  Elle  se  mordit  la  lèvre,  puis,  avec 
un  mouvement  d'épaules  que  je  ne  sus 
comment  interpréter,  elle  dit  : 

—  Il  faut  rentrer. 

Le  lendemain  elle  partit,  me  laissant 
désespéré  et  fou  de  joie.  J'aimais! 

L'ivresse  d'un    premier  amour   suffit   à 

—  18  — 


remplir  une  âme  moins  enflammée  que  ne 
l'était  la  mienne.  Le  monde  transformé 
s'éclaira  à  mes  yeux  d'une  lumière  inconnue  ; 
je  sentis  s'agiter  en  moi  la  force  qui  anime 
la  nature;  je  fus  enfin  une  parcelle  vivante 
de  l'antique  et  toujours  jeune  univers.  Mes 
livres  participèrent  de  cet  enchantement. 
Je  les  avais  lus  avec  les  yeux  de  l'esprit; 
ma  sensibilité  cette  fois-ci  s'émut.  Les 
romans  me  racontèrent  mon  histoire;  les 
livres  de  science  eux-mêmes  me  parlaient 
un  langage  que  je  comprenais  pour  la 
première  fois.  C'est  alors  que  mon  pro- 
fesseur me  mit  entre  les  mains  Y  Origine 
des  espèces  de  Dar^vin  et  je  n'oublie  pas 
l'émotion  que  j'en  éprouvai.  Je  crus  voir 
s'ouvrir  devant  moi  les  portes  longtemps 
fermées  du  temple.  Les  secrets  m'étaient 
révélés  de  la  vie  qui  palpite,  identique  en 
tous  les  êtres.  Et,  au  même  moment,  je 
découvrais  que  l'amour  seul  vaut  de  vivre 
et  qu'il  serait  désormais  mon  maître.  Mais 
sa  tyrannie,  sous  laquelle  tant  d'âmes 
faibles  succombent,  ne  m'effrayait  pas.  Elle 

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me  donnait,  au  contraire,  un  désir  plus  fort 
d'agir;  je  voulais  maintenant  exceller  en 
mille  choses;  j'entendais  dominer.  Je  me 
ietai  dans  l'étude,  non  pas  tant  par  le 
désir  d'apprendre  et  de  m'enrichir  ainsi 
que  pour  me  prouver  à  moi-même  ma  puis- 
sance. Au  collège  oii  je  venais  d'entrer, 
j'obtins  cet  hiver-là  de  mémorables  succès. 
Mon  professeur  s'étonnait  de  mon  ardeur 
et  me  prédisait  un  succès  certain  au  bacca- 
lauréat qui,  à  la  fin  de  l'année,  terminerait 
mes  études  secondaires. 

Mais  Henriette?...  Chose  étrange,  j'étais 
exalté  à  ce  point  que  je  ne  souffrais  pas 
de  son  absence.  Ne  lui  devais-je  pas  la 
magique  transformation  que  j'avais  subie? 
Sans  doute,  je  désirais  la  revoir;  je  lui 
parlais  comme  si  elle  avait  été  présente; 
son  souvenir  ennoblissait  chaque  heure 
de  ma  vie.  Mais  je  me  créais  de  si  merv^eil- 
leux  bonheurs  qu'à  la  lettre  je  n'avais  pas 
le  temps  de  pleurer  sur  notre  séparation. 
L'image  que  je  me  faisais  de  mon  amie 
était  si  parfaite  que  peut-être    l'Henriette 

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réelle,  si  elle  m'était  apparue  soudain,  n'au- 
rait pas  rempli  exactement  la  place  et  le 
rôle  que  je  réservais  à  l'Henriette  de  mes 
rêves. 

Nous  nous  écrivions.  Mais  comment 
traduire  mes  sentiments  dans  des  lettres 
qui  pouvaient  être  lues  par  d'autres?  Com- 
ment lui  écrire  ce  que  je  ne  lui  avais  pas 
dit  lorsqu'elle  était  près  de  moi?  Ses  lettres 
étaient,  il  faut  l'avouer,  décevantes,  tant  ce 
qu'elles  exprimaient  était  éloigné  du  lan- 
gage que  je  lui  prêtais  dans  ma  solitude. 

Par  ailleurs,  je  ne  souffrais  plus  autant 
du  malaise  mystérieux  et  redoutable  qui 
m'avait  si  cruellement  accablé  depuis  deux 
ans,  comme  si  la  fraîcheur  de  mon  amour 
avait  fait  disparaître  les  fièvres  malignes 
de  la  puberté. 

L'hiver,  le  printemps  passèrent;  je  ne 
comptais  pas  les  jours  qui  me  séparaient 
d'Henriette,  je  vivais  avec  elle  sous  la  lampe 
près  du  poêle,  dans  les  champs  durcis  par 
le  froid  ou  sous  les  vertes  frondaisons.  L'été 
la  ramènerait  près  de  moi... 

—  21  — 


Vers  le  début  de  juin  ma  mère  tomba 
malade;  elle  fut  longtemps  retenue  à  la 
chambre.  Elle  y  était  encore  lorsque  je 
partis  pour  passer  mes  examens  à  l'Uni- 
versité voisine.  Lorsque  j'en  revins,  elle 
sortait  de  convalescence  et  les  médecins 
renvoyaient  aux  eaux.  Elle  était  encore 
trop  faible  pour  que  je  pusse  songer  à  l'y 
laisser  aller  seule. 

Lorsqu'elle  me  l'apprit,  elle  pensait  que 
la  nouvelle  de  ce  déplacement  me  serait 
agréable  et  qu'il  me  plairait  de  quitter, 
presque  pour  la  première  fois,  nos  cam- 
pagnes. 

Mais  je  ne  songeais  qu'à  Henriette.  Ses 
yeux  riants  ne  rencontreraient  pas  les  miens 
lorsqu'elle  arriverait  dans  le  pays  !  Je  lui 
envoyai  une  lettre  désolée,  la  plus  explicite 
de  toutes  celles  que  je  lui  avais  écrites. 
J'annonçai  mon  retour  pour  le  mois  d'août, 
je  la  suppliai  de  ne  pas  m'en  vouloir... 


22  — 


II 


Aux  eaux  la  nouveauté  du  spectacle 
me  fut  une  distraction.  Pourtant  je 
ne  voulais  pas  me  l'avouer.  Lorsque 
j'étais  avec  ma  mère,  je  ne  cessais  de 
regretter  le  confort,  le  calme  délicieux  de 
notre  demeure,  de  me  plaindre  de  l'impos- 
sibilité d'être  seuls  dans  le  va-et-vient  du 
grand  hôtel  où  nous  habitions.  Cependant 
je  trouvais  un  charme  singulier  à  ce  cou- 
doiement de  tant  de  personnes  inconnues, 
à  ces  rapides  coups  d'oeil  échangés  avec  des 
étrangers,  à  la  vie  en  commun  qui  mêlait 
nos  plaisirs  et  nos  occupations,  aux  repas 
au  restaurant,,  à  la  danse,  le  soir.  J'avais 
déclaré  vouloir  vivre  en  sauvage.  Je  n'étais 

—  23  — 


pas  à  X...  depuis  quarante-huit  heures 
que  je  jouais  au  laAvn-tennis,  que  j'étais  de 
toutes  les  parties,  que  je  dansais  chaque 
nuit.  Je  faisais  tout  avec  fièvre  comme  si 
j'eusse  voulu  m'étourdir  et  oublier.  Quoi? 
Je  remarquai  dès  le  premier  jour  une 
jeune  femme  qui  mangeait  à  une  table 
voisine  de  la  nôtre.  Ses  veux  étaient  sombres 
et  elle  semblait  désireuse  d'en  voiler  l'éclat 
en  tenant  ses  paupières  à  moitié  baissées. 
Elle  me  parut  avoir  une  trentaine  d'années. 
Ma  mère  lui  en  donnait  plus  généreusement 
quarante.  Dans  son  visage  pâle  d'un  ovale 
allongé  ses  lèvres  plus  rouges  que  celles 
des  femmes  que  nous  avions  l'habitude  de 
voir  attiraient  mes  regards.  J'eus  la  curio- 
sité de  chercher  à  connaître  son  nom.  Elle 
s'appelait  la  comtesse  de  Francheret.  J'avais 
lu  ce  nom  dans  les  journaux  mondains  de 
Paris.  A  X...  madame  de  Francheret  ne 
faisait  partie  d'aucune  des  coteries  oii  se 
groupaient  les  baigneurs.  Ses  manières, 
sa  distinction,  la  solitude  où  elle  vivait,  le 
prestige  aussi  de  la  classe  sociale  à  laquelle 

—  24  — 


elle  appartenait,  voilà  des  motifs  d'intérêt 
pour  un  jeune  provincial  jamais  sorti  de 
chez  lui.  Je  me  mis  donc  à  l'observer,  peut- 
être  avec  un  peu  trop  d'insistance.  Voulut- 
elle  me  faire  sentir  que  je  manquais  aux 
convenances?  Deux  ou  trois  fois,  elle  fixa 
sur  moi  un  regard  qui  semblait  me  pénétrer. 
L'après-midi,  elle  venait  près  du  cours  de 
tennis  oii  je  jouais.  Les  spectateurs  étaient 
nombreux  qui  suivaient  nos  parties.  Elle 
se  tenait  à  l'écart.  Pourtant  il  était  rare, 
lorsque  je  levais  les  yeux  sur  elle  que  je 
ne  surprisse  pas  les  siens  dirigés  vers  moi. 

Quelques  jours  passèrent  ainsi.  J'aurais 
voulu  me  rapprocher  d'elle,  lui  parler,  mais 
je  ne  savais  comment  m'y  prendre.  Le 
hasard  vint  à  mon  secours. 

Une  fin  d'après-midi,  comme  je  descen- 
dais du  tennis  pour  aller  à  la  douche,  je 
dépassai  madame  de  Francheret.  Une 
écharpe  avec  laquelle  elle  jouait  glissa  sur 
le  chemin.  Je  la  ramassai  et  la  lui  tendis. 

Elle  me  remercia,  et  simplement,  comme 
si    nous    nous    connaissions    depuis    long- 


25 


temps,  nous  continuâmes  à  causer.  La 
nouveauté  de  la  situation  eût  pu  m'embar- 
rasser.  Comme  je  ne  pensais  pas  à  moi  et 
au  personnage  que  j'avais  à  jouer,  mais  à 
elle,  je  fus  simple  et  ne  ressentis  aucun 
embarras.  Sa  voix  avait  une  certaine  gravité 
qui  me  plut. 

Les  jours  suivants  nous  nous  rencon- 
trâmes encore.  Elle  paraissait  écouter  sans 
ennui  ce  que  je  racontais  de  moi-même  et 
de  notre  vie  provinciale,  de  mes  plans 
incertains  et  magnifiques  d'avenir.  Elle 
parlait  peu,  mais  ses  paroles,  lorsqu'on  y 
réfléchissait,  prenaient  un  sens  plus  profond 
que  celui  qu'elles  présentaient  tout  d'abord. 
Elle  ne  causait  ni  de  littérature,  ni  d'art, 
mais  elle  semblait  connaître  les  gens  et  les 
choses  mieux  et  plus  réellement  qu'il  n'est 
accoutumé.  Enfin  son  regard,  dont  elle 
était  ménagère,  ajoutait  du  poids  à  ses 
paroles. 

—  Que  vous  êtes  jeune!  disait-elle 
souvent. 

Nous  ne  nous  voyions  jamais  que  dans 

—  26  — 


les  jardins  et,  le  soir,  au  salon,  où  elle 
s'asseyait  près  de  ma  mère. 

Un  jour,  après  déjeuner,  je  me  rendis 
pour  la  première  fois  chez  elle.  Elle  était 
un  peu  souffrante  et  m'avait  fait  demander 
un  livre.  Elle  occupait,  sur  la  cour  d'entrée 
célèbre  par  ses  arbres  centenaires,  un  ap- 
partement composé  d'un  salon  minuscule 
et  d'une  chambre.  Je  la  trouvai  couchée 
sur  une  chaise  longue,  vêtue  d'un  blanc 
peignoir  de  dentelles.  Les  ormeaux  jetaient 
leur  ombre  entre  les  persiennes  à  moitié 
closes;  on  entendait  le  bruit  confus  des 
conversations  des  baigneurs  à  quelques 
pieds  au-dessous  de  nous. 

—  Asseyez-vous  là,  me  dit-elle,  montrant 
un  fauteuil  à  côté  d'elle. 

Une  fois  assis,  moi  qui  étais  à  l'ordi- 
naire si  bavard,  je  ne  trouvai  rien  à  dire. 
Je  n'avais  aucune  idée,  aucune  volonté.  Le 
silence  ne  me  pesait  pas.  Un  parfum  de  je 
ne  sais  quoi  flottait  dans  l'air.  Je  regardai 
madame  de  Francheret.  Elle  rêvait,  un  bras 
relevé  sur  le  dossier  de  la  chaise  longue. 


27 


Je  voyais  les  chairs  pleines  et  ambrées 
par  où  le  bras  s'attache  à  la  poitrine  qui 
se  soulevait  lentement  à  chaque  respira- 
tion. Sa  bouche  s  entrouvrait  comme  pour 
un  sourire.  Je  ne  pensais  pas  que  je  me 
trouvais  à  côté  de  la  comtesse  de  Fran- 
cheret.  C'était  une  femme  qui  était  là  près 
de  moi.  Et  nous  étions  seuls. 

Sans  plus  y  réfléchir,  je  pris  sa  main  et 
j'eus  la  hardiesse  de  la  porter  à  mes  lèvres. 
Elle  me  laissa  faire. 

—  Que  vous  êtes  jeune  î  dit-elle  encore. 
C'est  délicieux  ! 

Elle  m'attira  vers  elle;  je  sentis  l'odeur 
tiède  de  sa  gorge,  et  ses  deux  bras  se 
nouèrent  autour  de  mon  cou. 

Quand  je  sortis  de  sa  chambre,  une 
heure  plus  tard,  j'étais  un  homme. 

La  joie  que  j'aurais  pu  prendre  dans 
les  bras  de  madame  de  Francheret  avait 
été  gâtée  par  la  peur  de  lui  paraître  novice. 
Un  jeune  homme  craint  le  ridicule.  N'eût-il 
pas  été  plus  simple  de  lui  dire  :  «Je  ne 
sais   rien,  je  me  remets  entre  vos   mains; 

—  28  — 


soyez  vraiment  ma  maîtresse.  »  Mais  on 
ne  gagne  la  simplicité  que  par  des  chemins 
longs  et  difficiles.  Je  pensais  :  «  Elle  s'est 
aperçue,  sans  doute,  de  mon  inexpérience. 
En  elle-même,  elle  se  moque  de  moi;  elle 
ne  voudra  plus  me  voir.  Et  moi-même, 
comment  la  regarderai-je?  » 

Mais,  en  même  temps,  j'étais  gonflé  de 
joie.  Je  connaissais  enfin  la  réalité  de  ce 
monde    féminin    dont   le    mystère    m'avait 
longtemps    troublé.   Ma    première    impres- 
sion, la  plus  forte,  celle  qui  ne  devait  point 
s'évanouir,  je  la  traduisis  par  ces  mots  de 
la  Bible  :  «  l'œuvre  de  chair.  »  J'avais  parti- 
cipé à  une  œuvre  de  chair,  cela  et  rien  de 
plus.  Pour  un  garçon  qui  avait  vécu  dans 
les    livres    et  dans   les    plus  romanesques 
enchantements,  la  nouveauté  était  grande. 
Je  sentais  aussi   que  l'incomplète  joie  de 
cette  première  rencontre  serait  transformée 
bientôt  en  un  bonheur  plus  complet,  qu'il 
y  avait  là  un  point  de  perfection  à  atteindre 
et  j'étais  bien  décidé   à   y  arriver  au  plus 
vite. 

—  29  — 


Pas  un  instant,  je  n'eus  Tidée  que  j'avais 
commis  une  infidélité  envers  Henriette. 
Henriette  vivait  sur  un  plan  différent.  Elle 
habitait  le  palais  que  mon  imagination  lui 
avait  bâti.  Madame  de  Francheret  m'avait 
invité  dans  une  demeure  plus  terrestre.  Je 
ne  songeais  même  pas  à  me  demander  si 
j'aimais  mon  initiatrice.  Aimer,  c'était  penser 
tendrement  à  une  personne,  désirer  la  voir, 
lui  parler,  deviner  les  moindres  nuances 
de  ses  sentiments,  s'émouvoir  à  son  seul 
souvenir.  Un  regard  d'elle,  c'était  assez 
pour  être  heureux;  se  sentir  maître  de  son 
âme,  y  régner  sans  partage,  la  félicité 
suprême. 

Avec  madame  de  Francheret,  présente 
ou  absente,  je  ne  ressentais  aucune  de  ces 
émotions.  Lorsque  je  pensais  à  elle,  des 
images  précises  se  levaient  devant  mes 
yeux,  et  quelles  images!  Je  sentais  avec 
trouble  sa  chair  contre  ma  chair  et  le  désir 
m'agitait  de  renouveler  ces  obscures  et 
violentes  sensations. 

Désormais    je    passai    mes    après-midi 

—  30  — 


dans  l'appartement  de  madame  de  Fran- 
cheret.  Je  ne  montais  au  tennis,  un  peu 
las,  qu'à  la  fin  de  la  journée.  J'eus  bientôt 
perdu  la  gêne  des  premiers  jours.  Déjà  je 
me  croyais  naïvement  un  maître... 

La  seule  ombre  à  mon  bonheur,  où  la 
chercher?  Dans  la  trop  grande  facilité  avec 
laquelle  je  l'avais  gagné.  J'étais  assez  sot 
pour  ne  pas  estimer  à  son  prix  une  victoire 
qui  ne  m'avait  rien  coûté.  «Je  suis  l'amant, 
me  disais-je,  de  cette  femme  charmante  et 
qui  appartient  à  la  meilleure  société,  mais 
sans  doute  a-t-elle  l'habitude  de  satisfaire 
ses  moindres  caprices.  J'étais  là;  elle  m'a 
pris.  Moi  absent,  un  autre  l'eût  possédée.  » 

La  manière  d'être  de  madame  de  Fran- 
cheret  n'était  pas  faite  pour  me  donner 
une  trop  haute  idée  de  moi-même.  Avec 
elle,  on  était  toujours  dans  des  rapports 
simples.  Personne  moins  qu'elle  ne  prenait 
plaisir  à  jouer  la  comédie.  Elle  n'affecta 
aucun  remords,  aucune  crainte  ;  elle  ne  se 
crut  pas  obligée  de  chercher  des  excuses 
à  ce  que  d'autres  appellent  leur  faute;  elle 

—  31  — 


n'essaya  pas  de  me  faire  croire  qu'elle 
avait  cédé  à  un  sentiment  irrésistible.  Avec 
une  aisance  parfaite  (seule,  pensais-je,  une 
grande  dame  —  Balzac!  —  a  cette  inimi- 
table liberté),  elle  m'invita  à  des  jeux  que 
j'ignorais  et  m'en  apprit  la  douceur.  Je  dois 
avouer  à  ma  décharge  qu'une  semaine  ne 
se  passa  pas  sans  que  je  lui  avouasse  que 
j'étais  arrivé  neuf  dans  ses  bras. 

Elle  sourit. 

—  Croyez-vous  que  j'aie  pu  l'ignorer? 
dit-elle. 

Elle  m'apprit  bien  d*autres  choses  en- 
core, et  surtout  le  prix  du  secret.  Hors  de 
sa  chambre,  elle  fut  avec  moi  comme  avec 
un  étranger,  et  je  m'émerveillais  de  cette 
transformation  qui  paraissait  ne  lui  rien 
coûter.  Il  n'y  avait  alors  entre  nous  aucune 
familiarité,  pas  un  mot  équivoque,  pas  un 
regard  trop  appuvé.  Je  la  voyais  au  restau- 
rant ou  au  salon,  le  soir,  causant  avec  ma 
mère,  à  son  aise,  libre,  distante,  et  je  ne 
pouvais  m'imaginer  que  cette  même  femme 
^e  l'avais  eue  quelques  heures  auparavant 

—  32  — 


nue  entre  mes  bras  et  que  je  connaissais 
les  parties  les  plus  secrètes  de  son  corps. 
Et  je  l'en  admirai  davantage. 

Nous  vécûmes  ainsi  pendant  deux  se- 
maines. Puis  il  fallut  nous  quitter.  Le  der- 
nier jour  où  je  la  vis  chez  elle,  je  lui  dis  : 

—  Comment  pourrai-je   me   passer  de 


vous? 


—  Bien  mieux  que  vous  ne  le  croyez, 
me  répondit-elle.  Ce  que  je  vous  ai  donné, 
d'autres  vous  l'offriront.  Elles  y  mettront 
plus  de  façons  sans  doute  et  moins  de 
franchise.  J'ai  été  la  première,  vous  ne 
m'oublierez  pas.  Peut-être  nous  reverrons- 
nous  à  Paris  puisque  vos  études  vous  y 
appellent.  Les  choses  ne  seront  pas  là-bas 
ce  qu'elles  ont  été  ici.  Il  est  des  folies 
délicieuses  qu'il  faut  savoir  se  refuser. 
Vous  étiez  en  vacances,  moi  aussi.  Main- 
tenant la  vie  régulière  reprend.  Au  moment 
de  partir,  vous  donnerai-je  un  conseil?  La 
différence  de  nos  âges  me  le  permet. 
Défendez-vous  en  amour  des  choses  vul- 
gaires qui  ont  vite  fait  de  gâter  les  jeunes 

—  33  — 


gens.  Vous  vous  plairez  toujours  dans  la 
société  des  femmes.  Ne  croyez  pas,  comme 
quelques-uns,  qu'il  faille  être  sincère  avec 
elles.  Il  faut  savoir  leur  mentir,  ne  serait-ce 
que  pour  les  amuser.  La  plupart  demandent 
à  être  trompées.  Il  est  bon  d'y  mettre 
quelques  manières.  Voilà  mon  conseil.  Et 
en  voici  un  second  :  Ne  croyez  pas  à  l'irré- 
parable. Il  y  a,  cher  ami,  fort  peu  de 
choses  irréparables... 

Elle  ne  m'en  avait  jamais  tant  dit.  Ainsi 
me  fit-elle  participer  à  sa  sagesse  humaine 
au  moment  où  nous  nous  séparions.  Je 
quittai  les  eaux  avec  un  beau  sujet  de  mé- 
ditation devant  moi  et  les  souvenirs  tout 
proches  d'un  passé  déjà  plein  de  volupté. 


34 


III 


J'eus  le  loisir  d'y  penser  plus  longue- 
ment que  je  ne  l'aurais  voulu.  Au  lieu 
de  rentrer  chez  nous,  nous  allâmes 
passer  quelques  semaines  au  bord  de  la 
mer  dans  le  sud  de  la  Bretagne.  Les  méde- 
cins avaient  ordonné  ce  repos  à  ma  mère 
avant  le  retour  au  foyer. 

J'en  fus  moins  affligé  que  je  ne  l'aurais 
cru.  J'étais  encore  tout  étonné  de  mon 
aventure  et,  malgré  mon  désir  de  revoir 
celle  que  j'aimais  toujours,  j'éprouvais  le 
besoin  de  mettre  un  peu  de  temps  entre 
le  jour  où  j'avais  quitté  madame  de  Fran- 
cheret  et  celui  oïj  je  retrouverais  Henriette. 
On   se  plaît  à   raconter   dans    les  romans 

—  35  — 


qu'une  fois  séparé  d'une  femme  que  Ton 
a  aimée  charnellement  on  découvre  peu  à 
peu  qu'on  lui  est  attaché  par  d'autres  liens 
encore.  Rien  de  semblable  ne  m'arriva. 
J'aimais  Henriette  et  madame  de  Francheret 
m'avait  attaqué  là  où  Henriette  n'avait 
jamais  régné.  Je  savais  un  gré  infini  à 
madame  de  Francheret  de  m'avoir  révélé 
la  nature  et  l'agrément  des  rapports  entre 
l'homme  et  la  femme.  Je  n'oubliais  pas  les 
heures  passées  près  d'elle,  mais,  par  un 
phénomène  bizarre,  elle  m'incitait  à  penser 
à  Henriette  et  à  voir  celle-ci  sous  un  jour 
nouveau.  Grâce  à  madame  de  Francheret, 
mon  amour  pour  Henriette  quitta  les 
sphères  éthérées  où  il  se  mouvait  et  prit 
une  forme  sensuelle.  C'était  Henriette  et 
non  madame  de  Francheret  que  je  tenais 
dans  mes  bras  pendant  mes  rêves.  C'était 
le  corps  frais  et  juvénile  de  mon  amie  que 
je  pressais  à  l'heure  où  le  désir  suscitait 
devant  moi  des  images  voluptueuses. 

Je   n'ai  gardé   de    ces    semaines   aucun 
autre  souvenir.  Les  gens  qui  m'entouraient 

—  36  — 


étaient-ils  vivants?  Ils  allaient  et  venaient 
autour  de  moi  comme  des  ombres.  Je 
faisais  de  longues  promenades  sur  la  plage 
à  l'heure  où  le  soleil  couchant  borde 
de  nacre  le  sable  humide  au  long  de 
la  mer.  Des  enfants  jouaient,  des  jeunes 
femmes  passaient  vêtues  de  robes  claires. 
Je  ne  les  voyais  pas,  je  ne  voyais,  bercée 
au  jeu  des  vagues  molles  dont  les  crêtes 
d'argent  s'irisaient  dans  les  vapeurs  du  cré- 
puscule, qu'Henriette,  et  quelle  Henriette  ! 
non  pas  la  fille  que  j'avais  connue  près 
de  sa  mère  sous  les  ombrages  de  nos 
campagnes,  mais  une  Vénus  adolescente 
endormie  au  bord  des  flots. 

Nous  nous  écrivions.  Que  dire  par  lettre 
à  une  déesse?  Je  ne  savais  trouver  le  ton. 
J'étais  grandiloquent  et  confus.  En  échange, 
je  recevais  quelques  cartes  postales,  assez 
insignifiantes  à  la  vérité.  Henriette  parais- 
sait de  triste  humeur.  Pourtant  sa  maison 
était  pleine  d'amis.  Le  cercle  joyeux  de 
l'an  dernier  s'était  reformé.  Seul,  j'y  man- 
quais. 

—  37  — 


Au  début  de  septembre  enfin,  nous  ren- 
trâmes. A  mesure  que  les  heures  s'appro- 
chaient oii  je  devais  revoir  Henriette,  je 
m'inquiétais.  Je  brûlais  de  devancer  les 
jours,  de  courir  à  elle,  de  me  jeter  à  ses 
genoux  et,  au  même  temps,  une  douloureuse 
appréhension  me  serrait  le  cœur.  Je  crai- 
gnais de  cette  rencontre  je  ne  sais  quel 
heurt,  quelle  blessure  insupportable.  J'au- 
rais voulu  retarder  encore  une  minute 
attendue  avec  tant  de  fièvre. 

Nous  arrivâmes  un  matin.  A  la  fin  de 
l'après-midi,  je  me  rendis  chez  nos  voisins. 
De  loin  je  vis  madame  Maure  sous  les 
tilleuls  près  de  la  vieille  maison.  Rien 
n'avait  changé  depuis  un  an.  Henriette 
devait  être  à  quelques  pas  de  là.  L'émotion 
de  la  sentir  si  près  de  moi  me  fit  chanceler. 
Je  m'arrêtai  un  instant,  j'étais  essoufflé 
moins  par  la  rapidité  de  ma  course  que 
par  la  violence  des  sentiments  qui  se  heur- 
taient en  moi.  Je  compris  pour  la  pre- 
mière fois  et  d'un  seul  coup  —  ainsi  un 
éclair  illumine  dans  la  nuit  les  prés  et  les 

—  38  — 


bois,  et  les  montre  au  voyageur  égaré  — 
que  le  roman  magnifique  que  j'avais  vécu 
depuis  l'automne  passé  s'était  déroulé  dans 
mon  imagination,  que  je  l'avais  créé  à  moi 
seul,  qu'Henriette  en  ignorait  encore  le 
premier  mot...  Un  instant,  je  pensai  à 
retourner  sur  mes  pas,  à  différer  une  entre- 
vue si  hasardeuse.  Mais  j'eus  honte  à  l'idée 
de  reculer,  je  me  repris  et  avançai  vers 
madame  Maure. 

Elle  me  fit  l'accueil  le  plus  aimable. 
Après  s'être  informée  longuement  de  la 
santé  de  ma  mère,  elle  me  dit  : 

—  Comme  vous  avez  grandi,  Philippe. 
Vous  voilà  un  homme,  maintenant.  Et 
cette  pointe  de  moustache  !  Qu'allez-vous 
faire  ? 

Je  parlai  de  mes  projets  assez  incer- 
tains. J'irais  à  Paris  pour  continuer  mes 
études,  à  la  Sorbonne  sans  doute  et  à 
l'Ecole  de  Droit,  mais  je  ne  désirais  être 
ni  professeur,  ni  avocat.  D'autre  part,  nos 
terres  n'étaient  pas  assez  grandes  pour 
absorber  l'activité   d'un  jeune  homme.  En 

—  39  — 


somme,  je  ne  me  voyais  dans  aucun  cadre 
et  ne  pouvais  dire  ce  que  serait  ma  car- 
rière... Cependant  je  pensais  à  Henriette, 
alternativement  avec  terreur  et  joie,  à 
Henriette  que  je  n'apercevais  pas. 

La  bonne  dame  d'elle-même  me  ren- 
seigna. 

—  Ma  fille  est  avec  sa  cousine  chez  des 
voisins.  Elles  ne  tarderont  pas.  Si  elles 
avaient  pensé  vous  voir  aujourd'hui,  elles 
seraient  déjà  là. 

Une  demi-heure  passa,  j'entendis  un 
bruit  dans  l'allée  derrière  moi. 

C'était  Henriette  et  Gertrude,  accom- 
pagnées par  le  polytechnicien  de  l'an  der- 
nier. 

Henriette  me  parut  plus  grande;  elle 
restait  mince,  un  peu  maigre,  mais  le  cor- 
sage de  sa  robe  claire  se  gonflait  légèrement 
et  ses  hanches  se  dessinaient  plus  pleines. 
Son  visage  n'avait  pas  changé,  son  teint 
hâlé  par  l'été  faisait  paraître  les  dents 
plus  blanches  et  je  retrouvais  dans  les 
yeux    riants   et  doux   le  feu   que  j'aimais. 

-  40  — 


Auprès  d'elle,  magnifique  contraste,  Ger- 
trude  était  éblouissante  de  fraîcheur  blonde. 
Elles  étaient  toutes  deux  vêtues  de  blanc; 
elles  venaient  heureuses  et  souriantes.  Le 
printemps  de  ma  vie  s'avançait  au  devant 

de  moi. 

Gertrude  rougit  en  me  voyant.  L'accueil 
que  me  fit  Henriette  ne  trahit  aucun 
embarras.  Elle  ne  me  cacha  pas  le  plaisir 
qu'elle  avait  à  me  revoir  et  me  gronda  gen- 
timent de  mon  retard.  Elle  me  demanda 
qui  j'avais  vu  aux  eaux  et  au  bord  de  la 
mer.  Rien  de  plus  amical  et  de  plus  naturel 
que  cette  conversation,  mais  elle  était  si 
éloignée  de  celles  que  j'avais  tenues  avec 
la  même  Henriette  dans  mes  promenades 
solitaires  que  j'en  restai  glacé.  Je  m'effor- 
çais de  découvrir  dans  ses  propos  un  mot 
à  double  entente  à  moi  seul  destiné.  Je 
ne  le  trouvai  pas.  Pourtant  il  me  parut 
qu'à  deux  ou  trois  reprises  son  regard 
s'attachait  à  moi  comme  si  elle  y  trouvait 
quelque  chose  de  nouveau.  Sur  elle-même 
elle  ne  dit  rien. 

—  41  — 


Charles-Henri  (le  polytechnicien)  se 
chargea  de  faire  valoir  les  amusements  de 
la  saison.  Rappelant  des  incidents  que 
j'ignorais,  il  fit  rire  les  filles  en  les  évoquant 
et  s'arrangea  de  façon  que  je  me  sentisse 
un  étranger  parmi  eux.  Cela  me  déplut. 

Lorsque  je  pris  congé,  Henriette  et  Ger- 
trude  décidèrent  de  m'accompagner.  Mais 
Charles-Henri  ne  les  laissa  pas  seules  et, 
quand  nous  nous  séparâmes  à  la  lisière  du 
petit  bois  de  chênes,  je  n'avais  pu  échanger 
un  mot  avec  Henriette  sans  témoins. 

Je  ne  fus  pas  plus  heureux  les  jours 
suivants.  Je  vis  Henriette,  mais  toujours 
entourée  de  sa  cousine,  de  Charles-Henri, 
d'allants  et  de  venants.  Elle  était  le  cen- 
tre d'un  cercle;  tout  se  rapportait  à  elle. 
Charles-Henri  ne  la  quittait  pas  plus  que 
son  ombre.  Je  ne  fus  pas  longtemps  avant 
de  comprendre  qu'il  montait  la  garde  au- 
près d'elle  et  qu'il  ferait  l'impossible  pour 
m'empêcher  de  la  joindre.  Gertrude,  sans 
dessein,  j'imagine,  le  secondait.  Elle  sem- 
blait ne  vivre  que  par  Henriette,  toujours 

—  42  — 


à  ses  côtés,  la  main  dans  la  main,  le  bras 
passé  autour  de  la  taille.  Si  elle  était 
séparée  de  sa  cousine,  ses  yeux  restaient 
attachés  sur  Henriette.  Vis-à-vis  de  moi, 
elle  gardait  une  certaine  réserve;  elle  s'effa- 
rouchait pour  un  rien  et  lorsqu'en  plaisan- 
tant je  voulus  reprendre  le  thème  de  l'an 
passé,  elle  eut  un  mouvement  de  retraite. 

Malgré  Charles-Henri,  malgré  Gertrude, 
je  pensais  arriver  tout  de  même  à  Henriette, 
mais,  à  ma  grande  surprise,  je  fus  amené 
à  constater  que  c'était  chez  Henriette  elle- 
même  que  je  trouverais  l'obstacle  le  plus 
difficile.  Elle  évitait  tout  aparté;  elle  appor- 
tait une  attention  toujours  égale  à  ne  pas 
se  laisser  isoler;  et  si,  profitant  d'un  inci- 
dent heureux,  je  réussissais  à  écarter  ses 
deux  gardiens,  elle  m'empêchait  avec  une 
incroyable  habileté  de  choisir  le  thème  de 
la  conversation  et,  d'un  mot,  la  ramenait 
à  des  banalités.  Après  une  semaine  ou  deux 
de  tentatives  infructueuses,  j'étais  exaspéré. 

Tour  à  tour,  j'imaginai  ou  qu'Henriette 
avait    deviné    que    j'avais    fait    mon    école 

—  43  — 


d'homme  et  m'en  voulait,  qu'elle  soupçon- 
nait un  danger  à  se  lier  avec  moi  et 
qu'instinctivement  elle  me  fuyait,  ou  plus 
simplement,  que  je  lui  étais  devenu  indif- 
férent. 

Suivant  que  j'adoptais  l'un  ou  Fautre  de 
ces  partis,  je  décidais  ou  de  m'imposer  à 
elle  ou  de  la  fuir.  Je  déclarais  alors  que  je 
ne  la  reverrais  plus,  que  j'avais  été  victime 
de  mon  imagination,  que  je  me  trouvais  en 
face  d'une  fille  incapable  d'éprouver  les 
grands  sentiments  que  je  lui  avais  prêtés. 
Cette  farouche  résolution  ne  durait  pas 
l'espace  d'un  matin.  Il  n'y  eut  pas  de  jour 
oïj  je  ne  décidais  de  rompre;  il  n'y  en  eut 
pas  un  qui  ne  me  vît  près  d'Henriette. 

Et  cependant  le  temps  coulait  et  bientôt 
octobre  nous  séparerait.  J'eus  l'idée,  em- 
pruntée sans  doute  à  mes  lectures,  d'essayer 
d'éveiller  et  de  piquer  sa  jalousie.  Je  me 
mis  à  faire  la  cour  à  Gertrude;  j'y  déployais 
beaucoup  d'application  et,  au  bout  de  quel- 
que temps,  Gertrude  parut  y  être  sensible. 
Mais  sa  cousine  veillait  sur  elle  et,  comme 

—  44  — 


un  jour,  moitié  plaisantant,  moitié  sérieux, 
j'adressais  à  Gertrude  quelques  propos 
tendres  et  lui  baisais  la  main,  Henriette 
intervint  assez  brusquement  disant  que  les 
jeux  permis  naguère  ne  l'étaient  plus  au- 
jourd'hui. 

Je  fus  surpris  du  ton  vif  sur  lequel  elle 
parla  et  qui  était  bien  éloigné  de  celui  que 
nous  employions.  Rentré  chez  moi  et  en 
y  réfléchissant,  il  me  parut  que  cette  nou- 
velle attitude  d'Henriette  avait  quelque 
chose  de  flatteur  pour  mon  amour-propre. 

Le  lendemain,  je  la  trouvai  de  méchante 
humeur.  Je  cessai  de  flirter  avec  Gertrude, 
mais  Henriette  ne  s'apaisa  pas.  «  Peut-elle 
sérieusement  m'en  vouloir,  me  demandai-je, 
de  ce  qui  n'est  qu'un  jeu  ?  »  Mais  elle  ne 
me  laissa  pas  lui  poser  la  question. 

Je  devins  irritable;  elle  me  contredisait 
pour  un  rien. 

Nous  échangions  des  propos  aigres.  Les 
jours  qui  fuyaient  ajoutaient  à  mon  éner- 
vement.  Un  jour,  sur  un  mot  un  peu  plus 
piquant  de  moi,  elle  eut  soudain  les  yeux 

—  45  — 


pleins  de  larmes.  Bouleversé  à  cette  vue,  je 
me  précipitai  vers  elle.  Nous  étions  seuls, 
mais,  à  une  douzaine  de  pas,  sa  mère 
brodait  sous  les  tilleuls.  Henriette  me 
repoussa  vivement  et,  sans  me  laisser  le 
temps  de  m'excuser,  rentra  dans  la  maison. 

Pendant  deux  jours  je  ne  la  vis  point. 
Lorsque  nous  nous  retrouvâmes,  elle  ne 
paraissait  pas  se  souvenir  de  cette  scène 
pénible. 

La  première  semaine  d'octobre  com- 
mença. Les  Maure  partaient  le  10.  Le 
temps  était  d'une  admirable  douceur  et  la 
lune  dans  son  second  quartier  permettait 
de  prolonger  encore  les  soirées  sur  la 
terrasse.  Un  jour,  une  amie  de  ma  mère 
s'invita  à  dîner.  Ma  mère  envova  un  mot 
à  madame  Maure,  pour  lui  demander  de 
venir  avec  sa  fille  et  sa  nièce.  Le  soir,  je 
fus  surpris  de  voir  arriver  madame  Maure 
et  Henriette  seules.  Gertrude  un  peu  souf- 
frante s'était  couchée.  «  Enfin,  pensais-je, 
j'aurai  l'explication  attendue  depuis  si  long- 
temps. »   Mais  après-dîner  Henriette  refusa 

—  46  — 


de  quitter  le  salon  pour  s'asseoir  avec  moi 
sur  la  terrasse.  A  la  demande  de  ma  mère 
elle  fit  de  la  musique,  puis  resta  près  des 
dames  et  je  fus  obligé  de  me  mettre  dans 
le  cercle. 

J'étouffais  de  fureur.  En  moi-même  j'avais 
déjà  rompu  avec  Henriette,  je  ne  reverrais 
de  ma  vie  cette  fille  insensible.  Qu'elle  parte 
et  le  plus  tôt  possible!  Cependant,  je 
m'absorbais  dans  un  silence  farouche. 

Vers  dix  heures,  nos  visiteurs  se  levèrent. 
L'amie  de  ma  mère  offrit  à  madame  iMaure 
et  à  sa  fille  de  les  ramener  dans  son  coupé. 
Madame  Maure,  fatiguée,  accepta.  Mais  le 
vieux  coupé,  très  étroit,  n'avait  que  deux 
places  et  Henriette,  par  politesse,  se  crut 
obligée  de  dire  : 

—  Nous  allons  vous  gêner  beaucoup, 
madame. 

Alors,  par  une  décision  subite  inexpli- 
cable, je  m'avançai,  pris  la  main  d'Henriette 
dans  l'ombre  et,  la  lui  serrant  fortement 
pour  briser  toute  résistance,  je  dis  à  ma- 
dame Maure  : 

—  47  — 


—  Je  raccompagnerai  Henriette  par  le 
bois.  Nous  arriverons  presque  aussitôt  que 

vous. 

Henriette,  stupéfiée  par  la  pression  de 
ma  main,  hésita  avant  de  parler. 

Déjà  madame  Maure  de  la  voiture  me 
jetait  : 

—  Si  cela  ne  vous  ennuie  pas,  il  sera 
excellent  pour  elle  de  marcher  un  peu. 
Elle  est  si  paresseuse. 

La  voiture  partit  nous  laissant  seuls  sur 
les  marches  du  perron. 

Tout  de  suite,  le  long  de  l'allée  qui 
menait  au  bois,  nous  fûmes  dans  l'ombre 
fraîche  de  la  nuit. 

Nous  ne  parlions  pas,  nous  allions  côte 
à  côte  sans  nous  toucher.  Le  silence,  à  se 
prolonger,  pesa  sur  nous  comme  une 
menace.  Pour  rien  au  monde,  je  ne  l'aurais 
rompu.  J'étais  plein  de  colère.  Il  me  sem- 
blait qu'Henriette  me  devait  des  excuses 
pour  son  inexplicable  conduite  depuis  ma 
rentrée.  Je  marchais  la  tête  droite,  les  yeux 
fixés  devant  moi. 

—  48  — 


Henriette  fut  la  première  à  ne  pouvoir 
supporter    l'hostilité    silencieuse    qui    était 
entre  nous.  A  un  détour  du  chemin  —  nous 
avions  déjà  franchi  la  moitié  de  la  distance 
qui  séparait  nos  deux  maisons  — ,  elle  se 
tourna  un  peu  vers  moi  pour  m'interroger 
du   regard.  Je  vis   à  la  clarté   de   la  lune 
ses  yeux  inquiets  chercher  les  miens.  Bou- 
leversé par  la  supplication  muette  que  je 
lus  dans   son  regard,  je  glissai   mon  bras 
sous   le   sien.  Le  contact  de  ma  main  sur 
sa  chair  suffit  à  opérer  un  prodige.  L'irri- 
tation qui  nous   avait   dressés   l'un   contre 
l'autre  fondit  comme  neige  d'avril  au  soleil; 
des   rapports   naturels,   confiants,  heureux 
s'établissaient  entre   nous.  Sans   que  nous 
eussions    échangé    une    parole,   je    sentis 
qu'Henriette,  gagnée,  m'appartenait.  Nous 
entrions    dans    le    bois    de    chênes.    Je    la 
conduisis  jusqu'au  banc  où  cent  fois  nous 
nous  étions  assis  au  cours  de  nos  prome- 
nades. Elle  me  suivit  sans  opposer  l'ombre 
de  résistance.  Je  m'assis  près  d'elle,  je  la 
pris    dans    mes    bras,  je    me    penchai    sur 

—  49  — 


son  visage  pâle,  je  vis  ses  yeux  si  beaux 
m'implorer,  et  sous  la  pression  de  mes 
lèvres  sa  bouche  s'entrouvrit. 

Nous  eûmes  une  semaine  entière  pour 
épuiser  notre  bonheur.  Henriette,  trans- 
formée, montra  la  bravoure  d'une  femme. 
Elle  n'essaya  pas  de  cacher  ses  sentiments. 
Nous  étions  ensemble  le  jour  durant.  Je 
la  voyais  le  matin,  l'après-midi,  le  soir 
même.  Elle  inventait  mille  ruses  pour  se 
débarrasser  de  Charles-Henri  qui  n'était 
pas  de  force  à  lutter  avec  elle.  Quant  à 
Gertrude,  elle  en  fit  sa  complice,  et  cela 
sans  hésitation,  sans  se  demander  si  sa 
cousine  en  souffrirait,  sans  se  soucier  d'être 
jugée  par  elle.  Elles  sortaient  à  deux.  Dès 
qu'elles  m'avaient  retrouvé,  Henriette  s'éloi- 
gnait avec  moi,  la  priant  de  nous  attendre. 
Parfois  même,  elle  l'appelait  en  riant  : 
Brangaine.  Un  jour  devant  Gertrude,  elle 
risqua  une  caresse  hardie.  Celle-ci  rougit, 
puis  pâlit,  mais  se  tut. 

Nous  vivions    ainsi    comme   en   dehors 

—  50  — 


du  temps  et  de  nous-mêmes.  La  date  appro- 
chait qui  l'emmènerait,  elle,  à  Marseille, 
moi,  à  Paris.  Nos  jours  étaient  comptés, 
nous  ne  les  comptions  pas.  Nous  ne  par- 
lions, ni  de  la  séparation,  ni  des  moyens 
de  nous  retrouver.  Jamais  il  n'y  eut  gens 
plus  acharnés  à  se  satisfaire  du  présent. 
Pas  une  minute,  Henriette  ne  souffrit  à 
l'idée  qu'elle  goûtait  d'un  fruit  défendu. 
Elle  m'aimait.  Cherche-t-on  des  excuses 
à  l'amour?  A  ses  yeux,  il  n'était  pas  besoin 
de  se  justifier. 

La  séparation  vint.  Je  vis  Henriette 
disparaître  en  voiture  au  détour  du  chemin, 
n'essayant  pas  de  cacher  ses  larmes. 

Je  restai  seyl  quelques  jours  encore.  Je 
ne  sentais  pas  mon  isolement.  Le  prix  de 
mon  bonheur  était-il  diminué  parce  que  je 
l'avais  perdu?  J'étais  déjà  enclin,  sans  que 
je  pusse  en  analyser  les  motifs  avec  préci- 
sion à  considérer  toutes  choses  par  rapport 
au  développement  de  mon  individualité. 
Plus  tard  quand  mes  lectures  s'étendirent, 

—  51  — 


je  me  trouvai  d'illustres  frères  dans  la  litté- 
rature européenne.  A  ce  moment,  ce  sen- 
timent en  moi  ne  devait  rien  à  l'imitation, 
j'aurai  à  en  fournir  une  preuve  bien  pro- 
chaine. Ainsi  la  séparation  me  fut  adoucie 
par  la  joie  orgueilleuse  de  constater  que 
j'étais  capable  d'éprouver  une  grande  pas- 
sion et  aussi  de  la  faire  naître  chez  autrui. 
Je  n'eus,  du  reste,  pas  la  plus  légère  fatuité 
à  voir  que  j'avais  triomphé  d'Henriette  pas 
plus  que  je  n'en  avais  ressenti  à  éprouver 
que  madame  de  Francheret  avait  du  goût 
pour  moi.  Une  obscure,  mais  juste  idée  de 
la  fatalité  qui  nous  mène  m'empêcha  tou- 
jours de  m'attribuer  à  mérite  ce  dont  je 
n'étais  redevable  qu'à  un  sort  heureux. 

Six  mois  après,  j'étais  alors  un  jeune 
étudiant  mal  débrouillé  dans  la  vie  de 
Paris,  j'appris  par  une  lettre  de  ma  mère 
qu'Henriette  se  mariait  avec  un  riche  indus- 
triel de  Marseille,  gaillard  à  tout  le  poil, 
grand  coureur  de  filles  et  de  cabarets,  six 
pieds  de  haut,  le  verbe  fort. 

—  52  — 


Je  ne  lus  pas  cette  lettre  sans  un  serre- 
ment de  cœur.  Henriette  dans  les  bras  d'un 
rustre!  La  vilaine  image  ! 

Je  m'efforçais  à  l'exemple  des  stoïciens 
dont  les  doctrines  alors  m'enchantaient,  à 
raisonner,  pour  l'amortir,  sur  le  coup  reçu. 
«  Je  me  suis  trompé  moi-même,  me  disais- 
je.  Voilà  une  expérience  salutaire  à  ton 
début  dans  la  vie.  Ne  mets  pas  à  l'avenir 
les  femmes  sur  un  plan  trop  élevé.  Elles 
ne  sont  jamais  qu'à  mi-hauteur  et  plus  près 
de  la  terre  que  du  ciel.  » 

Mais  cette  leçon  de  sagesse  avait  un 
arrière-goût  d'amertume  qui  fut  longtemps 
à  s'effacer. 


53  — 


Ce   livre,    a  de    l'alphabet   des   lettres 

achevé  d'imprimer  pour  la  Cité  des  Livres,  le  i5 
octobre  1925,  par  Ducros  et  Colas,  Maîtres-Im- 
primeurs à  Paris,  a  été  tiré  à  440  exemplaires  :  5  sur 
papier  vélin  à  la  cuve  "héliotrope"  des  papeteries 
du  Marais,  numérotés  de  1  à  5  ;  10  exemplaires  sur 
japon  ancien  à  la  forme,  numérotés  de  6  à  i5  ;  25 
exemplaires  sur  iapon  impérial,  numérotés  de 
16  à  40  ;  5o  exemplaires  sur  vergé  de  Hollande, 
numérotés  de  41  à  90  ;  et  35o  exemplaires  sur  vergé 
à  la  forme  d'Arches,  numérotés  de  91  à  440.  Il  a  été 
tiré  en  outre  :  25  exemplaires  sur  madagascar  réser- 
vés à  M.  Edouard  Champion,  marqués  alphabéti- 
quement de  A  à  z  et  3o  exemplaires  hors  com- 
merce   sur    papiers    divers,   numérotés   de   i   à  xxx. 


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