L'ALPHABET DES LETTRES
ADOLESCENCE
PAR
CLAUDE AnET
STOHAGE-ITÈM'
flAIN LIBR4RÏ
LPA-B21 A
U.B.C.IIBRARY
A
PQ
2637
C53
A36
1925
s, A LA CITÉ DES LIVRES
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in 2010 with funding from
University of British Columbia Library
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ADOLESCENCE
Copyright by Claude Anet, 1925
L'ALPHABET DES LETTRES
ADOLESCENCE
PAR
CLAUDE AnET
A
PARIS, A LA CITÉ DES LIVRES
J'ai été un adolescent précoce et timide.
A l'heure où je goûtais les Géorgiques
et où Virgile, avant Lucrèce, donnait
une forme antique aux émotions confuses
qu'éveillait en moi le spectacle de la na-
ture, je sentis les premières fièvres d'un sang
tumultueux. Je ne courais pas après une
jeune paysanne, mais je poursuivais Ga-
latée sous les saules. Elle fuyait et me
laissait déçu. Plus heureux lorsque je rêvais,
je serrais une nymphe dans mes bras et
mêlais mes membres maladroits aux siens.
J'étais élevé à la campagne, sans camarades.
Le moindre lycéen aurait pris en pitié mon
inexpérience. Sain et fort jusqu'à l'excès,
— 5 —
je courais, je nageais, je montais à cheval;
je me fatiguais sans arriver à calmer l'ardeur
qui me dévorait.
Ma mère vivait fort retirée dans sa pro-
priété. Elle ne voyait plus guère que des
amies de son âge qui ne faisaient pas grande
attention à moi, ni moi à elles. Parfois arri-
vait de Paris une femme jeune, élégante,
parée. Que de désirs elle excitait en ce
grand garçon qui restait muet sur sa chaise
dans un coin î Elle causait avec ma mère et
cependant, à distance, sans l'écouter, je pre-
nais possession d'elle. Je la dépouillais de
ses vêtements, je l'étendais nue sur un
divan, je m'agenouillais près d'elle, nos vies
se confondaient.
Mais lorsqu'à son départ je l'accompa-
gnais jusqu'à sa voiture, je ne savais que lui
dire. La robe dont elle était vêtue la sépa-
rait de moi comme une armure magique sur
laquelle on ne peut porter la main sans
tomber foudroyé. Comment imaginer que je
pourrais la lui enlever? Comment croire que
cette personne, amie de ma mère, je la ver-
— 6 —
rais en chemise et en pantalon, que j'entoure-
rais sa taille de mon bras, que ma main inex-
perte s'approcherait d'un sein délicatement
fleuri ? Elle m'adressait la parole. Gêné même
dans mes regards, je me détournais ne sa-
chant que répondre. J'avais quatorze ans...
Je me souviens avec terreur de cette
époque où la sève montait en moi avec tant
de violence que j'en étais ébranlé. Je luttais,
j'essayais de me dominer sans y parvenir et
ce combat contre nature me laissait irri-
table, abattu, dégoûté de tout.
Ma mère, si attentive aux moindres va-
riations de ma santé, ne se doutait pas de
la crise que je traversais. Elle se faisait
mille soucis à mon sujet. Le moindre coup
de froid Talarmait; au plus léger mal de
tète, elle voulait mander le médecin.
Qu'étaient une migraine ou un rhume au-
près de la tempête qui me secouait?
Il aurait fallu qu'une femme me prît par
la main... Aucune d'elles ne fit attention à
ce garçon poussé trop tôt, gauche d'allure,
à la voix changeante.
— 7 —
Avec les jeunes filles, je ne ressentais pas
les mêmes troubles. Auprès d'elles, j'étais
libre, empressé, ardent à plaire. La sensua-
lité qui me tourmentait dans mes heures de
solitude me laissait la paix lorsque j'étais
en leur compagnie. Pourtant nous échan-
gions avec mes amies des caresses char-
mantes; c'étaient des serrements de mains,
un bras passé sous un autre, parfois des
baisers dérobés, mais surtout mille paroles
tendres, une sympathie entière, un mouve-
ment vif de l'âme à l'âme. Je garde un sou-
venir délicieux de ces heures innocentes,
fraîcheur d'un bain pur après de lourdes
fièvres.
Les jeunes filles, je les voyais surtout
dans la belle saison, car nous habitions un
pays assez âpre en hiver, mais où l'été
amenait des visiteurs. Les maisons du voi-
sinage s'ouvraient ; c'était soudain un bruit
bien inattendu de fête.
Ma mère qui aimait la solitude avait
pourtant gardé ses relations, moins pour
elle que pour moi. Ma mémoire des dates
— 8 —
est incertaine, je sais pourtant que je
préparais la première partie de mon bacca-
lauréat lorsque nous apprîmes que la pro-
priété la plus voisine de la nôtre, inhabitée
depuis longtemps, avait été achetée par
des étrangers. Les étrangers, c'étaient pour
nous des gens d'une autre province. Ceux-
ci venaient du Midi et s'appelaient Maure.
Je leur rêvais tout aussitôt une ascendance
sarrasine. Grand émoi dans le pays, car on
gardait chez nous une méfiance un peu
paysanne envers les inconnus. Qu'étaient
ces Maure? Les verrait-on? On sut bientôt
que M. Maure était avocat et qu'il ne pas-
serait jamais beaucoup de temps aux
Ormeaux qu'il avait acquis. L'été venu, il
y installa sa femme et ses enfants et repartit.
Peu de temps après, madame Maure fit
une visite à ma mère. Nous étions tous
deux à causer devant la maison sous les
lauriers roses et les orangers, lorsque ma-
dame Maure et sa fille aînée arrivèrent.
Madame Maure était une femme d'une
quarantaine d'années, assez forte, assez
— 9 —
commune, mais bonne et simple. Telle je
la jugeais au premier jour, telle elle fut
lorsque je la connus davantage. Comme on
voit, elle ne trompait pas son monde et se
livrait tout de suite. C'était une personne
sans arrière-pensée, sans calculs, qui évi-
tait de compliquer une vie prise tout entière
par son mari, par ses enfants, par les soins
du ménage. Derrière elle, sa fille... Par
quel miracle apercevons-nous au premier
coup d'oeil jeté sur un être dont la vie va se
mêler, ne serait-ce qu'un instant, à la nôtre,
tout ce à quoi nous donnons du prix? Au
moment même où mademoiselle Maure
apparaissait sur la première des marches
qui descendaient du salon à la terrasse,
je savais déjà qu'elle était dans sa taille
moyenne parfaitement proportionnée, que
les membres s'attachaient souples au corps,
que les pieds étaient étroits, les mains
allongées, les poignets 'fins, la tête petite,
les dents éblouissantes et les yeux noirs,
riants et les plus doux du monde.
Henriette Maure avait seize ans — mon
— 10 —
âge — , jeune fille déjà, alors que je restais
un adolescent mal dégrossi. Elle était ai-
mable et bonne, pareille en cela à sa mère.
En elle, rien que de naturel et de simple,
même sa coquetterie qui paraissait invo-
lontaire et qui l'était, en effet. Il semble-
rait qu'à vivre dans l'intimité de cette
charmante jeune fille — car nous fûmes
intimes dès le premier jour — j'aurais dû
m'éprendre d'elle et que des sentiments si
forts et si longtemps sans objet allaient
enfin trouver à qui s'adresser. Mais non,
Henriette n'était pour moi qu'une amie, la
plus tendre des amies, et dans mes rêves
passionnés, ce n'est pas elle qui apparais-
sait.
La propriété des Maure jouxtait la
nôtre ; d'une maison à l'autre à peine dix
minutes de chemin. Le sentier qui y con-
duisait longeait d'abord un champ, puis
traversait un petit bois de chênes où coulait
la rivière qui séparait nos terres. Je fran-
chissais le pont et j'étais chez nos voisins.
La maison était ancienne et sans préten-
— 11 —
tion. Aux heures chaudes je trouvais ma-
dame Maure sous les tilleuls de la cour.
Un ouvrage à la main, elle surveillait les
plus jeunes enfants. Elle me gardait un
instant près d'elle, s'informant de la santé
de ma mère, des gens du pays. Puis elle
me disait :
— Je vous ai assez retenu, Philippe,
allez vers la jeunesse. Elle est là-bas.
Là-bas, c'était un bosquet oti les bou-
leaux au tronc blanc mariaient la grâce
flexible de leurs branches aux masses
lourdes des sapins. J'y retrouvais Henriette,
avec quelques cousines ou amies de son
âge qui passaient l'été chez les Maure. Et
des jeunes gens étaient là. De quoi par-
lions-nous? De ce qui occupe les pensées
des adolescents. Nos propos étaient parfois
d'une singulière hardiesse, mais comme
pour la pure Iphigénie « l'innocence habi-
tait dans nos cœurs ». C'était une cour
d'amour platonique et sans expérience. Des
couples se formaient. Un de nos voisins,
un garçon de dix-neuf ans qui préparait
— 12 —
l'Ecole polytechnique dans un lycée de
Paris, au visage pâle et âpre, était épris
d'Henriette qui se moquait de lui.
Pour moi, je ne la quittais guère. Elle
m'avait élu son ami. Et de l'ami elle faisait
un confident, me contraignant à un rôle
que, certes, je n'aurais pas choisi. Mais,
par une singulière contradiction, j'entrais
comme de moi-même dans le caractère
qu'elle me prêtait et je l'outrais. J'affectais
d'être supérieur aux faiblesses du cœur; je
feignais de croire et je croyais, en effet,
que l'amitié est au-dessus de l'amour, d'es-
sence plus rare; et qu'entre deux êtres tels
que nous, seule elle peut porter d'abon-
dantes moissons. Ainsi je me trompais
moi-même.
Cependant l'admiration que je ressentais
pour elle avait quelque peine à se concilier
avec l'amitié, et si j'avais été plus clair-
voyant j'aurais compris que c'était de bien
autre chose qu'il s'agissait. Je lui faisais
mille compliments, je lui disais ce que
j'aimais en elle, je lui prenais les mains...
13
Et je n'avais pas envie de la presser sur
mon cœur et de poser mes lèvres sur sa
bouche souriante !
Bien mieux, de son consentement, avec
son appui et sa complicité, je faisais la cour
à une de ses cousines, ravissante fille aux
cheveux d'or, au teint plus délicat que la
fleur du pêcher. Gertrude était timide et
rêveuse, Henriette vive et décidée. Lorsque
nous étions tous trois ensemble, Henriette
parlait pour nous deux, elle taquinait vive-
ment sa cousine à mon sujet, la mena-
çant de me dire ce que Gertrude n'osait
m'avouer elle-même. Gertrude rougissait et
levait sur Henriette ses beaux yeux sup-
pliants.
Une fois, à la fin du jour, nous étions
assis sur la mousse au pied d'un sapin,
Henriette m'assura que les cheveux dénoués
de sa cousine étaient admirables.
— Que ne la voyez-vous, disait-elle,
lorsqu'elle s'agenouille pour sa prière le
soir en chemise de nuit?
— Mais, Henriette..., soupirait Gertrude.
— 14 —
— Ses cheveux tombent alors jusque sur
ses jambes. Elle est baignée de lumière...
Il faut que Philippe les voie, ajouta-t-elle
vivement et, d'un geste rapide, elle enleva
les deux épingles qui soutenaient la masse
lourde des cheveux.
Ils s'écroulèrent. Malgré les protesta-
tions de Gertrude, Henriette voulut que je
les touchasse. J'y plongeai mes deux mains.
Je sentis leurs mille caresses subtiles à
fleur de peau.
Gertrude maintenant restait immobile,
comme engourdie.
— Mais, Philippe, embrassez-la, dit Hen-
riette, je ne vous regarde pas.
Je me penchai vers la jeune fille, cher-
chant sa bouche. Elle détourna la tête et
mes lèvres ne rencontrèrent que sa joue
rougissante.
Telle était l'atmosphère dans laquelle
nous vivions.
L'automne arriva trop vite. Une à une
les maisons du voisinage se fermèrent et
les Maure annoncèrent leur départ. Gertrude
— 15 —
et sa mère les devançaient de quelques
jours. Henriette, feignant de s'attendrir
sur le malheur de notre séparation, nous
ménagea une dernière entrevue. C'était dans
une partie du bois assez écartée où nous
aimions à nousréfugier. J'y trouvai Gertrude
seule, hésitante, voulant fuir. Je la retins, je
la rassurai, je lui demandai si elle m'oublie-
rait vite, s'il y avait pour moi une place dans
son cœur, quel souvenir elle garderait des
jours que nous avions vécus ensemble.
Par un dédoublement curieux, je m'a-
perçus, en ce moment où d'autres préoc-
cupations semblaient devoir m'absorber,
que ma voix prenait pour prononcer ces
mots une douceur persuasive et touchante
que je ne lui connaissais pas, une qualité
musicale qui m'émut moi-même. Et je
parlais autant pour me plaire que pour
gagner le cœur de Gertrude.
Celle-ci ne fut pas insensible à l'accent
de la mélodie que je lui murmurai et je
vis bientôt l'effet produit moins par mes
paroles que par le ton sur lequel elles
— 16 —
étaient dites. Elle me serra les mains, ses
yeux s'emplirent de larmes, elle pencha
la tête sur mon épaule.
Je couvris de baisers sa figure humide
de pleurs. Je trouvai du charme à ces
baisers, mais, faut-il l'avouer? ces caresses
échangées m'émurent à peine. Ma curiosité
y était plus intéressée que mes sens. Et
mon cœur restait de glace...
Deux jours plus tard, j'allai chercher
Henriette pour une dernière promenade.
Elle partait le lendemain. Par un besoin
de secrète harmonie, nous choisîmes non
pas les bois oii souvent avaient retenti les
éclats de rire de notre bande folle, mais
une plaine dénudée au pied d'une colline
et qui avait été longtemps un marécage.
Aujourd'hui des fossés la traversant en
drainaient les eaux. Elle était nue et triste,
quelques touffes de ronces épineuses seules
y poussaient. Le ciel gris, bas, plein des
brumes de l'automne, s'appuyait sur le fin
clocher d'une église au sommet du coteau.
Dans les champs on brûlait les feuilles et
— 17 —
les tiges des pommes de terre. Les fumées
traînaient et ne s'élevaient qu'avec peine.
Longtemps nous marchâmes sans parler.
Enfin Henriette rompit le silence.
— Dire que je regretterai même cette
pauvre plaine lorsque je serai à la ville.
Je vous envie de rester ici.
Je ne répondis pas. Je venais de com-
prendre que rien dans ce pays que j'aimais
tant n'aurait plus de charme pour moi du
jour oii Henriette l'aurait quitté. La surprise
de ce sentiment nouveau, la pensée de
l'isolement où le départ d'Henriette me
laisserait me serrèrent le cœur au point
que je fus obligé de m'arrêter.
Elle s'arrêta aussi et me regarda. Que
lut-elle dans mes yeux? Il me parut qu'elle
pâlissait. Elle se mordit la lèvre, puis, avec
un mouvement d'épaules que je ne sus
comment interpréter, elle dit :
— Il faut rentrer.
Le lendemain elle partit, me laissant
désespéré et fou de joie. J'aimais!
L'ivresse d'un premier amour suffit à
— 18 —
remplir une âme moins enflammée que ne
l'était la mienne. Le monde transformé
s'éclaira à mes yeux d'une lumière inconnue ;
je sentis s'agiter en moi la force qui anime
la nature; je fus enfin une parcelle vivante
de l'antique et toujours jeune univers. Mes
livres participèrent de cet enchantement.
Je les avais lus avec les yeux de l'esprit;
ma sensibilité cette fois-ci s'émut. Les
romans me racontèrent mon histoire; les
livres de science eux-mêmes me parlaient
un langage que je comprenais pour la
première fois. C'est alors que mon pro-
fesseur me mit entre les mains Y Origine
des espèces de Dar^vin et je n'oublie pas
l'émotion que j'en éprouvai. Je crus voir
s'ouvrir devant moi les portes longtemps
fermées du temple. Les secrets m'étaient
révélés de la vie qui palpite, identique en
tous les êtres. Et, au même moment, je
découvrais que l'amour seul vaut de vivre
et qu'il serait désormais mon maître. Mais
sa tyrannie, sous laquelle tant d'âmes
faibles succombent, ne m'effrayait pas. Elle
— 19 —
me donnait, au contraire, un désir plus fort
d'agir; je voulais maintenant exceller en
mille choses; j'entendais dominer. Je me
ietai dans l'étude, non pas tant par le
désir d'apprendre et de m'enrichir ainsi
que pour me prouver à moi-même ma puis-
sance. Au collège oii je venais d'entrer,
j'obtins cet hiver-là de mémorables succès.
Mon professeur s'étonnait de mon ardeur
et me prédisait un succès certain au bacca-
lauréat qui, à la fin de l'année, terminerait
mes études secondaires.
Mais Henriette?... Chose étrange, j'étais
exalté à ce point que je ne souffrais pas
de son absence. Ne lui devais-je pas la
magique transformation que j'avais subie?
Sans doute, je désirais la revoir; je lui
parlais comme si elle avait été présente;
son souvenir ennoblissait chaque heure
de ma vie. Mais je me créais de si merv^eil-
leux bonheurs qu'à la lettre je n'avais pas
le temps de pleurer sur notre séparation.
L'image que je me faisais de mon amie
était si parfaite que peut-être l'Henriette
— 20 —
réelle, si elle m'était apparue soudain, n'au-
rait pas rempli exactement la place et le
rôle que je réservais à l'Henriette de mes
rêves.
Nous nous écrivions. Mais comment
traduire mes sentiments dans des lettres
qui pouvaient être lues par d'autres? Com-
ment lui écrire ce que je ne lui avais pas
dit lorsqu'elle était près de moi? Ses lettres
étaient, il faut l'avouer, décevantes, tant ce
qu'elles exprimaient était éloigné du lan-
gage que je lui prêtais dans ma solitude.
Par ailleurs, je ne souffrais plus autant
du malaise mystérieux et redoutable qui
m'avait si cruellement accablé depuis deux
ans, comme si la fraîcheur de mon amour
avait fait disparaître les fièvres malignes
de la puberté.
L'hiver, le printemps passèrent; je ne
comptais pas les jours qui me séparaient
d'Henriette, je vivais avec elle sous la lampe
près du poêle, dans les champs durcis par
le froid ou sous les vertes frondaisons. L'été
la ramènerait près de moi...
— 21 —
Vers le début de juin ma mère tomba
malade; elle fut longtemps retenue à la
chambre. Elle y était encore lorsque je
partis pour passer mes examens à l'Uni-
versité voisine. Lorsque j'en revins, elle
sortait de convalescence et les médecins
renvoyaient aux eaux. Elle était encore
trop faible pour que je pusse songer à l'y
laisser aller seule.
Lorsqu'elle me l'apprit, elle pensait que
la nouvelle de ce déplacement me serait
agréable et qu'il me plairait de quitter,
presque pour la première fois, nos cam-
pagnes.
Mais je ne songeais qu'à Henriette. Ses
yeux riants ne rencontreraient pas les miens
lorsqu'elle arriverait dans le pays ! Je lui
envoyai une lettre désolée, la plus explicite
de toutes celles que je lui avais écrites.
J'annonçai mon retour pour le mois d'août,
je la suppliai de ne pas m'en vouloir...
22 —
II
Aux eaux la nouveauté du spectacle
me fut une distraction. Pourtant je
ne voulais pas me l'avouer. Lorsque
j'étais avec ma mère, je ne cessais de
regretter le confort, le calme délicieux de
notre demeure, de me plaindre de l'impos-
sibilité d'être seuls dans le va-et-vient du
grand hôtel où nous habitions. Cependant
je trouvais un charme singulier à ce cou-
doiement de tant de personnes inconnues,
à ces rapides coups d'oeil échangés avec des
étrangers, à la vie en commun qui mêlait
nos plaisirs et nos occupations, aux repas
au restaurant,, à la danse, le soir. J'avais
déclaré vouloir vivre en sauvage. Je n'étais
— 23 —
pas à X... depuis quarante-huit heures
que je jouais au laAvn-tennis, que j'étais de
toutes les parties, que je dansais chaque
nuit. Je faisais tout avec fièvre comme si
j'eusse voulu m'étourdir et oublier. Quoi?
Je remarquai dès le premier jour une
jeune femme qui mangeait à une table
voisine de la nôtre. Ses veux étaient sombres
et elle semblait désireuse d'en voiler l'éclat
en tenant ses paupières à moitié baissées.
Elle me parut avoir une trentaine d'années.
Ma mère lui en donnait plus généreusement
quarante. Dans son visage pâle d'un ovale
allongé ses lèvres plus rouges que celles
des femmes que nous avions l'habitude de
voir attiraient mes regards. J'eus la curio-
sité de chercher à connaître son nom. Elle
s'appelait la comtesse de Francheret. J'avais
lu ce nom dans les journaux mondains de
Paris. A X... madame de Francheret ne
faisait partie d'aucune des coteries oii se
groupaient les baigneurs. Ses manières,
sa distinction, la solitude où elle vivait, le
prestige aussi de la classe sociale à laquelle
— 24 —
elle appartenait, voilà des motifs d'intérêt
pour un jeune provincial jamais sorti de
chez lui. Je me mis donc à l'observer, peut-
être avec un peu trop d'insistance. Voulut-
elle me faire sentir que je manquais aux
convenances? Deux ou trois fois, elle fixa
sur moi un regard qui semblait me pénétrer.
L'après-midi, elle venait près du cours de
tennis oii je jouais. Les spectateurs étaient
nombreux qui suivaient nos parties. Elle
se tenait à l'écart. Pourtant il était rare,
lorsque je levais les yeux sur elle que je
ne surprisse pas les siens dirigés vers moi.
Quelques jours passèrent ainsi. J'aurais
voulu me rapprocher d'elle, lui parler, mais
je ne savais comment m'y prendre. Le
hasard vint à mon secours.
Une fin d'après-midi, comme je descen-
dais du tennis pour aller à la douche, je
dépassai madame de Francheret. Une
écharpe avec laquelle elle jouait glissa sur
le chemin. Je la ramassai et la lui tendis.
Elle me remercia, et simplement, comme
si nous nous connaissions depuis long-
25
temps, nous continuâmes à causer. La
nouveauté de la situation eût pu m'embar-
rasser. Comme je ne pensais pas à moi et
au personnage que j'avais à jouer, mais à
elle, je fus simple et ne ressentis aucun
embarras. Sa voix avait une certaine gravité
qui me plut.
Les jours suivants nous nous rencon-
trâmes encore. Elle paraissait écouter sans
ennui ce que je racontais de moi-même et
de notre vie provinciale, de mes plans
incertains et magnifiques d'avenir. Elle
parlait peu, mais ses paroles, lorsqu'on y
réfléchissait, prenaient un sens plus profond
que celui qu'elles présentaient tout d'abord.
Elle ne causait ni de littérature, ni d'art,
mais elle semblait connaître les gens et les
choses mieux et plus réellement qu'il n'est
accoutumé. Enfin son regard, dont elle
était ménagère, ajoutait du poids à ses
paroles.
— Que vous êtes jeune! disait-elle
souvent.
Nous ne nous voyions jamais que dans
— 26 —
les jardins et, le soir, au salon, où elle
s'asseyait près de ma mère.
Un jour, après déjeuner, je me rendis
pour la première fois chez elle. Elle était
un peu souffrante et m'avait fait demander
un livre. Elle occupait, sur la cour d'entrée
célèbre par ses arbres centenaires, un ap-
partement composé d'un salon minuscule
et d'une chambre. Je la trouvai couchée
sur une chaise longue, vêtue d'un blanc
peignoir de dentelles. Les ormeaux jetaient
leur ombre entre les persiennes à moitié
closes; on entendait le bruit confus des
conversations des baigneurs à quelques
pieds au-dessous de nous.
— Asseyez-vous là, me dit-elle, montrant
un fauteuil à côté d'elle.
Une fois assis, moi qui étais à l'ordi-
naire si bavard, je ne trouvai rien à dire.
Je n'avais aucune idée, aucune volonté. Le
silence ne me pesait pas. Un parfum de je
ne sais quoi flottait dans l'air. Je regardai
madame de Francheret. Elle rêvait, un bras
relevé sur le dossier de la chaise longue.
27
Je voyais les chairs pleines et ambrées
par où le bras s'attache à la poitrine qui
se soulevait lentement à chaque respira-
tion. Sa bouche s entrouvrait comme pour
un sourire. Je ne pensais pas que je me
trouvais à côté de la comtesse de Fran-
cheret. C'était une femme qui était là près
de moi. Et nous étions seuls.
Sans plus y réfléchir, je pris sa main et
j'eus la hardiesse de la porter à mes lèvres.
Elle me laissa faire.
— Que vous êtes jeune î dit-elle encore.
C'est délicieux !
Elle m'attira vers elle; je sentis l'odeur
tiède de sa gorge, et ses deux bras se
nouèrent autour de mon cou.
Quand je sortis de sa chambre, une
heure plus tard, j'étais un homme.
La joie que j'aurais pu prendre dans
les bras de madame de Francheret avait
été gâtée par la peur de lui paraître novice.
Un jeune homme craint le ridicule. N'eût-il
pas été plus simple de lui dire : «Je ne
sais rien, je me remets entre vos mains;
— 28 —
soyez vraiment ma maîtresse. » Mais on
ne gagne la simplicité que par des chemins
longs et difficiles. Je pensais : « Elle s'est
aperçue, sans doute, de mon inexpérience.
En elle-même, elle se moque de moi; elle
ne voudra plus me voir. Et moi-même,
comment la regarderai-je? »
Mais, en même temps, j'étais gonflé de
joie. Je connaissais enfin la réalité de ce
monde féminin dont le mystère m'avait
longtemps troublé. Ma première impres-
sion, la plus forte, celle qui ne devait point
s'évanouir, je la traduisis par ces mots de
la Bible : « l'œuvre de chair. » J'avais parti-
cipé à une œuvre de chair, cela et rien de
plus. Pour un garçon qui avait vécu dans
les livres et dans les plus romanesques
enchantements, la nouveauté était grande.
Je sentais aussi que l'incomplète joie de
cette première rencontre serait transformée
bientôt en un bonheur plus complet, qu'il
y avait là un point de perfection à atteindre
et j'étais bien décidé à y arriver au plus
vite.
— 29 —
Pas un instant, je n'eus Tidée que j'avais
commis une infidélité envers Henriette.
Henriette vivait sur un plan différent. Elle
habitait le palais que mon imagination lui
avait bâti. Madame de Francheret m'avait
invité dans une demeure plus terrestre. Je
ne songeais même pas à me demander si
j'aimais mon initiatrice. Aimer, c'était penser
tendrement à une personne, désirer la voir,
lui parler, deviner les moindres nuances
de ses sentiments, s'émouvoir à son seul
souvenir. Un regard d'elle, c'était assez
pour être heureux; se sentir maître de son
âme, y régner sans partage, la félicité
suprême.
Avec madame de Francheret, présente
ou absente, je ne ressentais aucune de ces
émotions. Lorsque je pensais à elle, des
images précises se levaient devant mes
yeux, et quelles images! Je sentais avec
trouble sa chair contre ma chair et le désir
m'agitait de renouveler ces obscures et
violentes sensations.
Désormais je passai mes après-midi
— 30 —
dans l'appartement de madame de Fran-
cheret. Je ne montais au tennis, un peu
las, qu'à la fin de la journée. J'eus bientôt
perdu la gêne des premiers jours. Déjà je
me croyais naïvement un maître...
La seule ombre à mon bonheur, où la
chercher? Dans la trop grande facilité avec
laquelle je l'avais gagné. J'étais assez sot
pour ne pas estimer à son prix une victoire
qui ne m'avait rien coûté. «Je suis l'amant,
me disais-je, de cette femme charmante et
qui appartient à la meilleure société, mais
sans doute a-t-elle l'habitude de satisfaire
ses moindres caprices. J'étais là; elle m'a
pris. Moi absent, un autre l'eût possédée. »
La manière d'être de madame de Fran-
cheret n'était pas faite pour me donner
une trop haute idée de moi-même. Avec
elle, on était toujours dans des rapports
simples. Personne moins qu'elle ne prenait
plaisir à jouer la comédie. Elle n'affecta
aucun remords, aucune crainte ; elle ne se
crut pas obligée de chercher des excuses
à ce que d'autres appellent leur faute; elle
— 31 —
n'essaya pas de me faire croire qu'elle
avait cédé à un sentiment irrésistible. Avec
une aisance parfaite (seule, pensais-je, une
grande dame — Balzac! — a cette inimi-
table liberté), elle m'invita à des jeux que
j'ignorais et m'en apprit la douceur. Je dois
avouer à ma décharge qu'une semaine ne
se passa pas sans que je lui avouasse que
j'étais arrivé neuf dans ses bras.
Elle sourit.
— Croyez-vous que j'aie pu l'ignorer?
dit-elle.
Elle m'apprit bien d*autres choses en-
core, et surtout le prix du secret. Hors de
sa chambre, elle fut avec moi comme avec
un étranger, et je m'émerveillais de cette
transformation qui paraissait ne lui rien
coûter. Il n'y avait alors entre nous aucune
familiarité, pas un mot équivoque, pas un
regard trop appuvé. Je la voyais au restau-
rant ou au salon, le soir, causant avec ma
mère, à son aise, libre, distante, et je ne
pouvais m'imaginer que cette même femme
^e l'avais eue quelques heures auparavant
— 32 —
nue entre mes bras et que je connaissais
les parties les plus secrètes de son corps.
Et je l'en admirai davantage.
Nous vécûmes ainsi pendant deux se-
maines. Puis il fallut nous quitter. Le der-
nier jour où je la vis chez elle, je lui dis :
— Comment pourrai-je me passer de
vous?
— Bien mieux que vous ne le croyez,
me répondit-elle. Ce que je vous ai donné,
d'autres vous l'offriront. Elles y mettront
plus de façons sans doute et moins de
franchise. J'ai été la première, vous ne
m'oublierez pas. Peut-être nous reverrons-
nous à Paris puisque vos études vous y
appellent. Les choses ne seront pas là-bas
ce qu'elles ont été ici. Il est des folies
délicieuses qu'il faut savoir se refuser.
Vous étiez en vacances, moi aussi. Main-
tenant la vie régulière reprend. Au moment
de partir, vous donnerai-je un conseil? La
différence de nos âges me le permet.
Défendez-vous en amour des choses vul-
gaires qui ont vite fait de gâter les jeunes
— 33 —
gens. Vous vous plairez toujours dans la
société des femmes. Ne croyez pas, comme
quelques-uns, qu'il faille être sincère avec
elles. Il faut savoir leur mentir, ne serait-ce
que pour les amuser. La plupart demandent
à être trompées. Il est bon d'y mettre
quelques manières. Voilà mon conseil. Et
en voici un second : Ne croyez pas à l'irré-
parable. Il y a, cher ami, fort peu de
choses irréparables...
Elle ne m'en avait jamais tant dit. Ainsi
me fit-elle participer à sa sagesse humaine
au moment où nous nous séparions. Je
quittai les eaux avec un beau sujet de mé-
ditation devant moi et les souvenirs tout
proches d'un passé déjà plein de volupté.
34
III
J'eus le loisir d'y penser plus longue-
ment que je ne l'aurais voulu. Au lieu
de rentrer chez nous, nous allâmes
passer quelques semaines au bord de la
mer dans le sud de la Bretagne. Les méde-
cins avaient ordonné ce repos à ma mère
avant le retour au foyer.
J'en fus moins affligé que je ne l'aurais
cru. J'étais encore tout étonné de mon
aventure et, malgré mon désir de revoir
celle que j'aimais toujours, j'éprouvais le
besoin de mettre un peu de temps entre
le jour où j'avais quitté madame de Fran-
cheret et celui oïj je retrouverais Henriette.
On se plaît à raconter dans les romans
— 35 —
qu'une fois séparé d'une femme que Ton
a aimée charnellement on découvre peu à
peu qu'on lui est attaché par d'autres liens
encore. Rien de semblable ne m'arriva.
J'aimais Henriette et madame de Francheret
m'avait attaqué là où Henriette n'avait
jamais régné. Je savais un gré infini à
madame de Francheret de m'avoir révélé
la nature et l'agrément des rapports entre
l'homme et la femme. Je n'oubliais pas les
heures passées près d'elle, mais, par un
phénomène bizarre, elle m'incitait à penser
à Henriette et à voir celle-ci sous un jour
nouveau. Grâce à madame de Francheret,
mon amour pour Henriette quitta les
sphères éthérées où il se mouvait et prit
une forme sensuelle. C'était Henriette et
non madame de Francheret que je tenais
dans mes bras pendant mes rêves. C'était
le corps frais et juvénile de mon amie que
je pressais à l'heure où le désir suscitait
devant moi des images voluptueuses.
Je n'ai gardé de ces semaines aucun
autre souvenir. Les gens qui m'entouraient
— 36 —
étaient-ils vivants? Ils allaient et venaient
autour de moi comme des ombres. Je
faisais de longues promenades sur la plage
à l'heure où le soleil couchant borde
de nacre le sable humide au long de
la mer. Des enfants jouaient, des jeunes
femmes passaient vêtues de robes claires.
Je ne les voyais pas, je ne voyais, bercée
au jeu des vagues molles dont les crêtes
d'argent s'irisaient dans les vapeurs du cré-
puscule, qu'Henriette, et quelle Henriette !
non pas la fille que j'avais connue près
de sa mère sous les ombrages de nos
campagnes, mais une Vénus adolescente
endormie au bord des flots.
Nous nous écrivions. Que dire par lettre
à une déesse? Je ne savais trouver le ton.
J'étais grandiloquent et confus. En échange,
je recevais quelques cartes postales, assez
insignifiantes à la vérité. Henriette parais-
sait de triste humeur. Pourtant sa maison
était pleine d'amis. Le cercle joyeux de
l'an dernier s'était reformé. Seul, j'y man-
quais.
— 37 —
Au début de septembre enfin, nous ren-
trâmes. A mesure que les heures s'appro-
chaient oii je devais revoir Henriette, je
m'inquiétais. Je brûlais de devancer les
jours, de courir à elle, de me jeter à ses
genoux et, au même temps, une douloureuse
appréhension me serrait le cœur. Je crai-
gnais de cette rencontre je ne sais quel
heurt, quelle blessure insupportable. J'au-
rais voulu retarder encore une minute
attendue avec tant de fièvre.
Nous arrivâmes un matin. A la fin de
l'après-midi, je me rendis chez nos voisins.
De loin je vis madame Maure sous les
tilleuls près de la vieille maison. Rien
n'avait changé depuis un an. Henriette
devait être à quelques pas de là. L'émotion
de la sentir si près de moi me fit chanceler.
Je m'arrêtai un instant, j'étais essoufflé
moins par la rapidité de ma course que
par la violence des sentiments qui se heur-
taient en moi. Je compris pour la pre-
mière fois et d'un seul coup — ainsi un
éclair illumine dans la nuit les prés et les
— 38 —
bois, et les montre au voyageur égaré —
que le roman magnifique que j'avais vécu
depuis l'automne passé s'était déroulé dans
mon imagination, que je l'avais créé à moi
seul, qu'Henriette en ignorait encore le
premier mot... Un instant, je pensai à
retourner sur mes pas, à différer une entre-
vue si hasardeuse. Mais j'eus honte à l'idée
de reculer, je me repris et avançai vers
madame Maure.
Elle me fit l'accueil le plus aimable.
Après s'être informée longuement de la
santé de ma mère, elle me dit :
— Comme vous avez grandi, Philippe.
Vous voilà un homme, maintenant. Et
cette pointe de moustache ! Qu'allez-vous
faire ?
Je parlai de mes projets assez incer-
tains. J'irais à Paris pour continuer mes
études, à la Sorbonne sans doute et à
l'Ecole de Droit, mais je ne désirais être
ni professeur, ni avocat. D'autre part, nos
terres n'étaient pas assez grandes pour
absorber l'activité d'un jeune homme. En
— 39 —
somme, je ne me voyais dans aucun cadre
et ne pouvais dire ce que serait ma car-
rière... Cependant je pensais à Henriette,
alternativement avec terreur et joie, à
Henriette que je n'apercevais pas.
La bonne dame d'elle-même me ren-
seigna.
— Ma fille est avec sa cousine chez des
voisins. Elles ne tarderont pas. Si elles
avaient pensé vous voir aujourd'hui, elles
seraient déjà là.
Une demi-heure passa, j'entendis un
bruit dans l'allée derrière moi.
C'était Henriette et Gertrude, accom-
pagnées par le polytechnicien de l'an der-
nier.
Henriette me parut plus grande; elle
restait mince, un peu maigre, mais le cor-
sage de sa robe claire se gonflait légèrement
et ses hanches se dessinaient plus pleines.
Son visage n'avait pas changé, son teint
hâlé par l'été faisait paraître les dents
plus blanches et je retrouvais dans les
yeux riants et doux le feu que j'aimais.
- 40 —
Auprès d'elle, magnifique contraste, Ger-
trude était éblouissante de fraîcheur blonde.
Elles étaient toutes deux vêtues de blanc;
elles venaient heureuses et souriantes. Le
printemps de ma vie s'avançait au devant
de moi.
Gertrude rougit en me voyant. L'accueil
que me fit Henriette ne trahit aucun
embarras. Elle ne me cacha pas le plaisir
qu'elle avait à me revoir et me gronda gen-
timent de mon retard. Elle me demanda
qui j'avais vu aux eaux et au bord de la
mer. Rien de plus amical et de plus naturel
que cette conversation, mais elle était si
éloignée de celles que j'avais tenues avec
la même Henriette dans mes promenades
solitaires que j'en restai glacé. Je m'effor-
çais de découvrir dans ses propos un mot
à double entente à moi seul destiné. Je
ne le trouvai pas. Pourtant il me parut
qu'à deux ou trois reprises son regard
s'attachait à moi comme si elle y trouvait
quelque chose de nouveau. Sur elle-même
elle ne dit rien.
— 41 —
Charles-Henri (le polytechnicien) se
chargea de faire valoir les amusements de
la saison. Rappelant des incidents que
j'ignorais, il fit rire les filles en les évoquant
et s'arrangea de façon que je me sentisse
un étranger parmi eux. Cela me déplut.
Lorsque je pris congé, Henriette et Ger-
trude décidèrent de m'accompagner. Mais
Charles-Henri ne les laissa pas seules et,
quand nous nous séparâmes à la lisière du
petit bois de chênes, je n'avais pu échanger
un mot avec Henriette sans témoins.
Je ne fus pas plus heureux les jours
suivants. Je vis Henriette, mais toujours
entourée de sa cousine, de Charles-Henri,
d'allants et de venants. Elle était le cen-
tre d'un cercle; tout se rapportait à elle.
Charles-Henri ne la quittait pas plus que
son ombre. Je ne fus pas longtemps avant
de comprendre qu'il montait la garde au-
près d'elle et qu'il ferait l'impossible pour
m'empêcher de la joindre. Gertrude, sans
dessein, j'imagine, le secondait. Elle sem-
blait ne vivre que par Henriette, toujours
— 42 —
à ses côtés, la main dans la main, le bras
passé autour de la taille. Si elle était
séparée de sa cousine, ses yeux restaient
attachés sur Henriette. Vis-à-vis de moi,
elle gardait une certaine réserve; elle s'effa-
rouchait pour un rien et lorsqu'en plaisan-
tant je voulus reprendre le thème de l'an
passé, elle eut un mouvement de retraite.
Malgré Charles-Henri, malgré Gertrude,
je pensais arriver tout de même à Henriette,
mais, à ma grande surprise, je fus amené
à constater que c'était chez Henriette elle-
même que je trouverais l'obstacle le plus
difficile. Elle évitait tout aparté; elle appor-
tait une attention toujours égale à ne pas
se laisser isoler; et si, profitant d'un inci-
dent heureux, je réussissais à écarter ses
deux gardiens, elle m'empêchait avec une
incroyable habileté de choisir le thème de
la conversation et, d'un mot, la ramenait
à des banalités. Après une semaine ou deux
de tentatives infructueuses, j'étais exaspéré.
Tour à tour, j'imaginai ou qu'Henriette
avait deviné que j'avais fait mon école
— 43 —
d'homme et m'en voulait, qu'elle soupçon-
nait un danger à se lier avec moi et
qu'instinctivement elle me fuyait, ou plus
simplement, que je lui étais devenu indif-
férent.
Suivant que j'adoptais l'un ou Fautre de
ces partis, je décidais ou de m'imposer à
elle ou de la fuir. Je déclarais alors que je
ne la reverrais plus, que j'avais été victime
de mon imagination, que je me trouvais en
face d'une fille incapable d'éprouver les
grands sentiments que je lui avais prêtés.
Cette farouche résolution ne durait pas
l'espace d'un matin. Il n'y eut pas de jour
oïj je ne décidais de rompre; il n'y en eut
pas un qui ne me vît près d'Henriette.
Et cependant le temps coulait et bientôt
octobre nous séparerait. J'eus l'idée, em-
pruntée sans doute à mes lectures, d'essayer
d'éveiller et de piquer sa jalousie. Je me
mis à faire la cour à Gertrude; j'y déployais
beaucoup d'application et, au bout de quel-
que temps, Gertrude parut y être sensible.
Mais sa cousine veillait sur elle et, comme
— 44 —
un jour, moitié plaisantant, moitié sérieux,
j'adressais à Gertrude quelques propos
tendres et lui baisais la main, Henriette
intervint assez brusquement disant que les
jeux permis naguère ne l'étaient plus au-
jourd'hui.
Je fus surpris du ton vif sur lequel elle
parla et qui était bien éloigné de celui que
nous employions. Rentré chez moi et en
y réfléchissant, il me parut que cette nou-
velle attitude d'Henriette avait quelque
chose de flatteur pour mon amour-propre.
Le lendemain, je la trouvai de méchante
humeur. Je cessai de flirter avec Gertrude,
mais Henriette ne s'apaisa pas. « Peut-elle
sérieusement m'en vouloir, me demandai-je,
de ce qui n'est qu'un jeu ? » Mais elle ne
me laissa pas lui poser la question.
Je devins irritable; elle me contredisait
pour un rien.
Nous échangions des propos aigres. Les
jours qui fuyaient ajoutaient à mon éner-
vement. Un jour, sur un mot un peu plus
piquant de moi, elle eut soudain les yeux
— 45 —
pleins de larmes. Bouleversé à cette vue, je
me précipitai vers elle. Nous étions seuls,
mais, à une douzaine de pas, sa mère
brodait sous les tilleuls. Henriette me
repoussa vivement et, sans me laisser le
temps de m'excuser, rentra dans la maison.
Pendant deux jours je ne la vis point.
Lorsque nous nous retrouvâmes, elle ne
paraissait pas se souvenir de cette scène
pénible.
La première semaine d'octobre com-
mença. Les Maure partaient le 10. Le
temps était d'une admirable douceur et la
lune dans son second quartier permettait
de prolonger encore les soirées sur la
terrasse. Un jour, une amie de ma mère
s'invita à dîner. Ma mère envova un mot
à madame Maure, pour lui demander de
venir avec sa fille et sa nièce. Le soir, je
fus surpris de voir arriver madame Maure
et Henriette seules. Gertrude un peu souf-
frante s'était couchée. « Enfin, pensais-je,
j'aurai l'explication attendue depuis si long-
temps. » Mais après-dîner Henriette refusa
— 46 —
de quitter le salon pour s'asseoir avec moi
sur la terrasse. A la demande de ma mère
elle fit de la musique, puis resta près des
dames et je fus obligé de me mettre dans
le cercle.
J'étouffais de fureur. En moi-même j'avais
déjà rompu avec Henriette, je ne reverrais
de ma vie cette fille insensible. Qu'elle parte
et le plus tôt possible! Cependant, je
m'absorbais dans un silence farouche.
Vers dix heures, nos visiteurs se levèrent.
L'amie de ma mère offrit à madame iMaure
et à sa fille de les ramener dans son coupé.
Madame Maure, fatiguée, accepta. Mais le
vieux coupé, très étroit, n'avait que deux
places et Henriette, par politesse, se crut
obligée de dire :
— Nous allons vous gêner beaucoup,
madame.
Alors, par une décision subite inexpli-
cable, je m'avançai, pris la main d'Henriette
dans l'ombre et, la lui serrant fortement
pour briser toute résistance, je dis à ma-
dame Maure :
— 47 —
— Je raccompagnerai Henriette par le
bois. Nous arriverons presque aussitôt que
vous.
Henriette, stupéfiée par la pression de
ma main, hésita avant de parler.
Déjà madame Maure de la voiture me
jetait :
— Si cela ne vous ennuie pas, il sera
excellent pour elle de marcher un peu.
Elle est si paresseuse.
La voiture partit nous laissant seuls sur
les marches du perron.
Tout de suite, le long de l'allée qui
menait au bois, nous fûmes dans l'ombre
fraîche de la nuit.
Nous ne parlions pas, nous allions côte
à côte sans nous toucher. Le silence, à se
prolonger, pesa sur nous comme une
menace. Pour rien au monde, je ne l'aurais
rompu. J'étais plein de colère. Il me sem-
blait qu'Henriette me devait des excuses
pour son inexplicable conduite depuis ma
rentrée. Je marchais la tête droite, les yeux
fixés devant moi.
— 48 —
Henriette fut la première à ne pouvoir
supporter l'hostilité silencieuse qui était
entre nous. A un détour du chemin — nous
avions déjà franchi la moitié de la distance
qui séparait nos deux maisons — , elle se
tourna un peu vers moi pour m'interroger
du regard. Je vis à la clarté de la lune
ses yeux inquiets chercher les miens. Bou-
leversé par la supplication muette que je
lus dans son regard, je glissai mon bras
sous le sien. Le contact de ma main sur
sa chair suffit à opérer un prodige. L'irri-
tation qui nous avait dressés l'un contre
l'autre fondit comme neige d'avril au soleil;
des rapports naturels, confiants, heureux
s'établissaient entre nous. Sans que nous
eussions échangé une parole, je sentis
qu'Henriette, gagnée, m'appartenait. Nous
entrions dans le bois de chênes. Je la
conduisis jusqu'au banc où cent fois nous
nous étions assis au cours de nos prome-
nades. Elle me suivit sans opposer l'ombre
de résistance. Je m'assis près d'elle, je la
pris dans mes bras, je me penchai sur
— 49 —
son visage pâle, je vis ses yeux si beaux
m'implorer, et sous la pression de mes
lèvres sa bouche s'entrouvrit.
Nous eûmes une semaine entière pour
épuiser notre bonheur. Henriette, trans-
formée, montra la bravoure d'une femme.
Elle n'essaya pas de cacher ses sentiments.
Nous étions ensemble le jour durant. Je
la voyais le matin, l'après-midi, le soir
même. Elle inventait mille ruses pour se
débarrasser de Charles-Henri qui n'était
pas de force à lutter avec elle. Quant à
Gertrude, elle en fit sa complice, et cela
sans hésitation, sans se demander si sa
cousine en souffrirait, sans se soucier d'être
jugée par elle. Elles sortaient à deux. Dès
qu'elles m'avaient retrouvé, Henriette s'éloi-
gnait avec moi, la priant de nous attendre.
Parfois même, elle l'appelait en riant :
Brangaine. Un jour devant Gertrude, elle
risqua une caresse hardie. Celle-ci rougit,
puis pâlit, mais se tut.
Nous vivions ainsi comme en dehors
— 50 —
du temps et de nous-mêmes. La date appro-
chait qui l'emmènerait, elle, à Marseille,
moi, à Paris. Nos jours étaient comptés,
nous ne les comptions pas. Nous ne par-
lions, ni de la séparation, ni des moyens
de nous retrouver. Jamais il n'y eut gens
plus acharnés à se satisfaire du présent.
Pas une minute, Henriette ne souffrit à
l'idée qu'elle goûtait d'un fruit défendu.
Elle m'aimait. Cherche-t-on des excuses
à l'amour? A ses yeux, il n'était pas besoin
de se justifier.
La séparation vint. Je vis Henriette
disparaître en voiture au détour du chemin,
n'essayant pas de cacher ses larmes.
Je restai seyl quelques jours encore. Je
ne sentais pas mon isolement. Le prix de
mon bonheur était-il diminué parce que je
l'avais perdu? J'étais déjà enclin, sans que
je pusse en analyser les motifs avec préci-
sion à considérer toutes choses par rapport
au développement de mon individualité.
Plus tard quand mes lectures s'étendirent,
— 51 —
je me trouvai d'illustres frères dans la litté-
rature européenne. A ce moment, ce sen-
timent en moi ne devait rien à l'imitation,
j'aurai à en fournir une preuve bien pro-
chaine. Ainsi la séparation me fut adoucie
par la joie orgueilleuse de constater que
j'étais capable d'éprouver une grande pas-
sion et aussi de la faire naître chez autrui.
Je n'eus, du reste, pas la plus légère fatuité
à voir que j'avais triomphé d'Henriette pas
plus que je n'en avais ressenti à éprouver
que madame de Francheret avait du goût
pour moi. Une obscure, mais juste idée de
la fatalité qui nous mène m'empêcha tou-
jours de m'attribuer à mérite ce dont je
n'étais redevable qu'à un sort heureux.
Six mois après, j'étais alors un jeune
étudiant mal débrouillé dans la vie de
Paris, j'appris par une lettre de ma mère
qu'Henriette se mariait avec un riche indus-
triel de Marseille, gaillard à tout le poil,
grand coureur de filles et de cabarets, six
pieds de haut, le verbe fort.
— 52 —
Je ne lus pas cette lettre sans un serre-
ment de cœur. Henriette dans les bras d'un
rustre! La vilaine image !
Je m'efforçais à l'exemple des stoïciens
dont les doctrines alors m'enchantaient, à
raisonner, pour l'amortir, sur le coup reçu.
« Je me suis trompé moi-même, me disais-
je. Voilà une expérience salutaire à ton
début dans la vie. Ne mets pas à l'avenir
les femmes sur un plan trop élevé. Elles
ne sont jamais qu'à mi-hauteur et plus près
de la terre que du ciel. »
Mais cette leçon de sagesse avait un
arrière-goût d'amertume qui fut longtemps
à s'effacer.
53 —
Ce livre, a de l'alphabet des lettres
achevé d'imprimer pour la Cité des Livres, le i5
octobre 1925, par Ducros et Colas, Maîtres-Im-
primeurs à Paris, a été tiré à 440 exemplaires : 5 sur
papier vélin à la cuve "héliotrope" des papeteries
du Marais, numérotés de 1 à 5 ; 10 exemplaires sur
japon ancien à la forme, numérotés de 6 à i5 ; 25
exemplaires sur iapon impérial, numérotés de
16 à 40 ; 5o exemplaires sur vergé de Hollande,
numérotés de 41 à 90 ; et 35o exemplaires sur vergé
à la forme d'Arches, numérotés de 91 à 440. Il a été
tiré en outre : 25 exemplaires sur madagascar réser-
vés à M. Edouard Champion, marqués alphabéti-
quement de A à z et 3o exemplaires hors com-
merce sur papiers divers, numérotés de i à xxx.
University of British Columbia Library
ET-6 BP 74-453
/
UNIVERSITY OF B.C. LIBRARY
lllLlIi
liJ
iuLilLllllJlii
illJll
»
>
THE UNI\ ERSITY OF
BRITISH COLUMBIA
LIBRÂRY