Full text of "Adolphe"
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COLLECTION GALLIA
BENJAMIN CONSTANT
Adolphe
COLLECTION GALLIA
PARUS
I. BALZAC. Contes Philosophiques. Introduction de Paul
Bourget.
II. L'IMITATION DE JÉSUS CHRIST. Introduction de Mon-
seigneur R. H. Benson.
III. ALFRED DE MUSSET. POÉSIES NOUVELLES.
IV. PASCAL. Pensées. Texte de Brunschvigo. Préface d'Emile
Boutroux.
V. LA PRINCESSE DE CLÈVES. Par Madame de la Fayette.
Introduction de Madame Lucie Félix Faure-Goyau.
VI. GUSTAVE FLAUBERT. La Tentation de Saint Antoine.
Introduction d'Emile Faguet.
VII. MAURICE BARRES. L'ENNEMI DES LOIS.
VIII. LA FONTAINE. Fables.
IX. EMILE FAGUET. Petite Histoire de la Littérature
Française.
X. BALZAC. Le Père Goriot. Introduction d'Emile Faguet.
XI. ALFRED DE VIGNY. Servitude et Grandeur Militaires.
XII. EMILE GEBHART. Autour d'une Tiare.
XIII. ETIENNE LAMY. La Femme de Demain.
XIV. LOUIS VEUILLOT. Odeurs de Paris.
XV. BENJAMIN CONSTANT. Adolphe.
XVI. CHARLES NODIER. Contes Fantastiques.
XVII. LÉON BOURGEOIS. La Société des Nations.
XVIII. SAINT SIMON. La Cour du Régent. Prélace de Henri
Mazel.
XIX. BÉRANGER. Chansons. Préface du Cte. S. Flenry.
XX. BOSSUET. Oraisons Funèbres. Préface do René Doumic.
XXI. VOLTAIRE. Contes Choisis. Préface de Gustave Lanson.
XXII. BERNARDR* DE ST. PIERRE. Paul et Virginie. Préface
du Vte. M. de Vogué.
XXIII. BEAUMARCHAIS. Le Barbier de Séville et Le Mariage
de Figaro. Préface de Jules Claretie.
XXIV. HUYSMANS, J. K. Pages Choisies. Introduction de
Lucien Descaves.
XXV. VILLIERS DE L'ISLE ADAM. Axel.
^y^j'} LOUIS VEULLLOT. Le Parfum de Rome.
XXVIII. PARIS POUR TOUS. 48 Planches en Couleur. Texte par
Kdward Jefford.
XXX. G. LENOTRE. Légendes de Noël.
A PARAITRE PROCHAINEMENT
XXIX. EUGÈNE SCRIBE. Maurice.
XXXI. MME. DE GIRARDIN. La Canne de M. de Balzac.
V
BENJAMIN CONSTANT
ADOLPHE
INTRODUCTION
PAR
PAUL BOURGET
de l'Académie Française
PARIS: J. M. DENT ET FILS
LONDRES ET TORONTO
J. M. DENT & SONS LIMITED
NEW YORK: E. P. DUTTON & CO.
INTRODUCTION xi
met à nu cette misère, et cela sans une phrase, sans
un mot gui sente l'auteur.
Car, et c'est un trait que l'oit ne saurait assez
marquer, ce chef-d'œuvre unique démontre la
profonde vérité du mot de Stendhal, qui disait, ou
à peu près : « Il faut, quand on écrit, trouver des
formules de style si précises et si simples qu'il
n'y ait rien à en rabattre à la réflexion. » Ben-
jamin Constant avait-il médité, comme Beyle, sur
les lois de la composition littéraire ? Il est peu
probable qu'il ait attaché, dans sa carrière con-
trastée, une très grande importance à l'art d'écrire
des romans. Mais il avait beaucoup vécu, beau-
coup senti, et d'instinct il répugnait à la vir-
tuosité qui révèle l'habileté de l'artiste, sans rien
montrer du cœur de l'homme. Il savait qu'une
émotion sincère, exprimée sans surcharge, inté-
ressera toujours le lecteur, j'entends celui qui vaut
qu'on l'estime, plus que toutes les grâces du style
et que toutes les curiosités du pittoresque. Seule-
ment, pour trouver de ces formules sur lesquelles la
réflexion n'ait rien à rabattre, il faut avoir soi-
même pensé fortement et justement, et pensé sans
vanité, non point pour étaler le muscle de son
esprit, mais pour connaître le vrai. Cela est si
rare que l'on compte les ouvrages qui, comme
celui-ci, ne portent pas en eux un atome de
rhétorique. Il y faut, ce qui fut la magnifique
vertu de cette nature de Benjamin Constant, si
incohérente d'autre part et si troublée : la plus
complète bonne foi avec les autres et, ce qui est
7ài ADOLPHE
plus extraordinaire encore, avec sa propre pensée.
Baudelaire a laissé dans ses papiers quelques
notes singulières, poignants débris d'un livre
qu'il voulait écrire sous ce litre, emprunté aux
Marginalia de Poe : Mon cœur mis à nu. Ce
pourrait être, ce titre douloureux, çeh'i Ju-rhof-
d 'œuvre de Benjamiji^si de son- journal intime, et
^est-pourquoi aucune de ces pages n'.a vieilli.
Voulant appuyer d'un exemple une étude sur
la sensibilité d'un homme qui a eu ses vingt ans
plus d'un quart de siècle après la composition
^'Adolphe, c'est à cet Adolphe que j'ai tout natu-
rellement pensé, et il en sera de même pour tous
ceux qui seront amenés à écrire sur ce mal
d'analyse dont ce roman est la monographie
définitive, — une monographie immortelle comme
le cœur humain lui-même.
PAUL BOURGET.
PRÉFACE
DE LA TROISIÈME ÉDITION
Ce n'est pas sans quelque hésitation que
j'ai consenti à la réimpression de ce petit
ouvrage, publié il y a dix ans. Sans la
presque certitude qu'on voulait en faire une
contrefaçon en Belgique, et que cette contre-
façon, comme la plupart de celles que
répandent en Allemagne et qu'introduisent
en France les contrefacteurs belges, serait
grossie d'additions et d'interpolations aux-
quelles je n'aurais point eu de part, je ne
me serais jamais occupé de cette anecdote, •
écrite dans l'unique pensée de convaincre
deux ou trois amis, réunis a la campagne,
de la possibilité de donner une sorte d'in-
térêt à un roman dont les personnages se
réduisaient à deux, et dont la situation
serait toujours la même.
Une fois occupé de ce travail, j'ai voulu
développer quelques autres idées qui me
sont survenues et ne m'ont pas semblé sans
xiii
xiv ADOLPHE
une certaine utilité. J'ai voulu peindre le
mal que font éprouver même aux cœurs
arides les souffrances qu'ils causent, et cette
illusion qui les porte à se croire plus légers
ou plus corrompus qu'ils ne le sont. A
distance, l'image de la douleur qu'on impose
paraît vague et confuse, telle qu'un nuage
facile à traverser; on est encouragé par
l'approbation d'une sociéf£ imite far.{ïr.e.
qui supplée aux principes par les règles et
aux émotions par les convenances, et qui
hait le scandale comme importun, non
comme immoral, car elle accueille assez bien
le vice quand le scandale ne s'y trouve pas;
on pense que des liens formés sans réflexion
se briseront sans peine. Mais_quand on
voit l'angoisse qui résulte de ces liens brisés,
ce douloureux étonnement d'une âme trom-
pée, cette défiance qui succède à une con-j
fiance si complète, et qui, forcée de se
diriger contre l'être à part du reste du
monde, s'étend à ce monde tout entier,
cette estime refoulée sur elle-même et qui
ne sait plus où se replacer; on sent alors
qu'il y a quelque chose de sacré dans le.
J,^/^
PRÉFACE xv
cœur qui souffre parce qu'il aime ; on
découvre combien sont profondes les racines
de l'affection qu'on croyait inspirer sans la
partager; et si l'on surmonte ce qu'on
appelle faiblesse, c'est en détruisant en soi-
même tout ce qu'on a de généreux, en
déchirant tout ce qu'on a de fidèle, en sacri-
fiant tout ce qu'on a de noble et de bon.
On se relève de cette victoire, à laquelle
les indifférents et les amis applaudissent,
ayant frappé de mort une portion de son
âme, bravé la sympathie, abusé de la fai-
blesse, outragé la morale en la prenant pour
prétexte de la dureté; et l'on survit à sa
meilleure nature, honteux ou perverti par
ce triste succès.
Tel a été le tableau que j'ai voulu tracer
dans Adolphe. Je ne sais si j'ai réussi; ce
qui me ferait croire au moins à un certain
mérite de vérité, c'est que presque tous ceux
de mes lecteurs que j'ai rencontrés m'ont
parlé d'eux-mêmes comme ayant été dans
la position de mon héros. Il est vrai qu'à
travers les regrets qu'ils montraient de
toutes les douleurs qu'ils avaient causées,
fr
xvi ADOLPHE
perçait je ne sais quelle satisfaction de
fatuité; ils aimaient à se peindre comme
ayant, de même qu'Adolphe, été poursuivis
par les opiniâtres affections qu'ils avaient
inspirées, et victimes de l'amour immense
qu'on avait conçu pour eux. Je crois que
pour la plupart ils se calomniaient, et que
si leur vanité les eût laissés tranquilles, leur
conscience eût pu rester en repos.
Quoi qu'il en soit, tout ce qui concerne
Adolphe m'est devenu fort indifférent; je
n'attache aucun prix à ce roman, et je
répète que ma seule intention, en le laissant
reparaître devant un public qui l'a probable-
ment oublié, si tant est que jamais il l'ait
connu, a été de déclarer que toute édition
qui contiendrait autre chose que ce qui est
renfermé dans celle-ci ne viendrait pas de
moi, et que je n'en serais pas responsable.
AVIS DE L'EDITEUR
Je parcourais l'Italie, il y a bien des années.
Je fus arrêté dans une auberge de Cerenza,
petit village de la Calabre, par un déborde-
ment du Neto; il y avait dans la même
auberge un étranger qui se trouvait forcé
d'y séjourner pour la même cause. Il
était fort silencieux et paraissait triste; il
ne témoignait aucune impatience. Je me
plaignais quelquefois à lui, comme au seul
homme à qui je pusse parler dans ce lieu,
du retard que notre marche éprouvait. Il
m'est égal, me répondait-il, d'être ici ou
ailleurs. Notre hôte, qui avait causé avec
un domestique napolitain qui servait cet
étranger sans savoir son nom, me dit qu'il
ne voyageait point par curiosité, car il ne
visitait ni les ruines, ni les sites, ni les monu-
ments, ni les hommes. Il lisait beaucoup,
mais jamais d'une manière suivie; il se pro-
menait le soir, toujours seul, et souvent il
xvii
xviii ADOLPHE
passait des journées entières assis, immobile,
la tête appuyée sur les deux mains.
Au moment où les communications, étant
rétablies, nous auraient permis de partir,
cet étranger tomba très malade. L'hu-
manité me fit un devoir de prolonger mon
séjour auprès de lui pour le soigner. Il n'y
avait à Cerenza qu'un chirurgien de village;
je voulais envoyer à Cozenze chercher des
secours plus efficaces. Ce n'est pas la peine,
me dit l'étranger; l'homme que voilà est
précisément ce qu'il me faut. Il avait rai-
son, peut-être plus qu'il ne le pensait, car
cet homme le guérit. Je ne vous croyais
pas si habile, lui dit-il avec une sorte
d'humeur en le congédiant; puis il me
remercia de mes soins, et il partit.
Plusieurs mois après, je reçus, à Naples,
une lettre de l'hôte de Cerenza, avec une
cassette trouvée sur la route qui conduit à
Strongoli, route que l'étranger et moi nous
avions suivie, mais séparément. L'auber-
giste qui me l'envoyait se croyait sûr qu'elle
appartenait à l'un de nous deux. Elle ren-
fermait beaucoup de lettres fort anciennes,
AVIS DE L'ÉDITEUR xix
sans adresses, ou dont les adresses et les
signatures étaient effacées, un portrait de
femme, et un cahier contenant l'anecdote
ou l'histoire qu'on va lire. L'étranger,
propriétaire de ces effets, ne m'avait laissé,
en le quittant aucun moyen de lui écrire; je
les conservais depuis dix ans, incertain de
l'usage que je devais en faire, lorsqu'en
ayant parlé par hasard à quelques personnes
dans une ville d'Allemagne, l'une d'entre
elles me demanda avec instance de lui confier
le manuscrit dont j'étais dépositaire. Au
bout de huit jours, ce manuscrit me fut
renvoyé avec une lettre que j'ai placée à la
fin de cette histoire, parce qu'elle serait
inintelligible si on la lisait avant de con-
naître l'histoire elle-même.
Cette lettre m'a décidé à la publication
actuelle, en me donnant la certitude qu'elle
ne peut offenser ni compromettre personne.
Je n'ai pas changé un mot à l'original; la
suppression même des noms propres ne
vient pas de moi: ils n'étaient désignés que
comme ils sont encore, par des lettres
initiales.
ADOLPHE
CHAPITRE PREMIER
Je venais de finir à vingt-deux ans mes
études à l'université de Gottingue. — L'in-
tention de mon père, ministre de l'électeur
de , était que je parcourusse les pays les
plus remarquables de l'Europe. Il voulait
ensuite m 'appeler auprès de lui, me faire
entrer dans le département dont la direction
lui était confiée, et me préparer à le rem-
placer un jour. J'avais obtenu, par un
travail assez opiniâtre, au milieu d'une vie
très dissipée, des succès qui m'avaient dis-
tingué de mes compagnons d'étude, et qui
avaient fait concevoir à mon père sur moi
des espérances probablement fort exagérées.
Ces espérances l'avaient rendu très indul-
gent pour beaucoup de fautes que j'avais
commises. Il ne m'avait jamais laissé
souffrir des suites de ces fautes. Il avait
2 ADOLPHE
toujours accordé, quelquefois prévenu mes
demandes à cet égard.
Malheureusement sa conduite était plutôt
noble et généreuse que tendre. J'étais
pénétré de tous ses droits à ma reconnais-
sance et à mon respect; mais aucune con-
fiance n'avait existé jamais entre nous. Il
avait dans l'esprit je ne sais quoi d'ironique
qui convenait mal à mon caractère. Je ne
demandais alors qu'à me livrer à ces impres-
sions primitives et fougueuses qui jettent
l'âme hors de la sphère commune, et lui
inspirent le dédain de tous les objets qui
l'environnent. Je trouvais dans mon père,
non pas un censeur, mais un observateur
froid et caustique, qui souriait d'abord de
pitié, et qui finissait bientôt la conversation
avec impatience. Je ne me souviens pas,
pendant mes dix-huit premières années,
d'avoir eu jamais un entretien d'une heure
avec lui. Ses lettres étaient' affectueuses,
pleines de conseils raisonnables et sensibles;
mais à peine étions-nous en présence l'un
de l'autre, qu'il y avait en lui quelque chose
de contraint que je ne pouvais m'expliquer,
ADOLPHE 3
et qui réagissait sur moi d'une manière
pénible. Je ne savais pas alors ce que
c'était que la timidité, cette souffrance
intérieure qui nous poursuit jusque dans
l'âge le plus avancé, qui refoule sur notre
cœur les impressions les plus profondes, qui
glace nos paroles, qui dénature dans notre
bouche tout ce que nous essayons de dire,
et ne nous permet de nous exprimer que par
des mots vagues ou une ironie plus ou moins
amère, comme si nous voulions nous venger
sur nos sentiments mêmes de la douleur que
nous éprouvons à ne pouvoir les faire con-
naître. Je ne savais pas que, même avec son
fils, mon père était timide, et que souvent,
après avoir longtemps attendu de moi quel-
ques témoignages d'affection que sa froideur
apparente semblait m'interdire, il me quittait
les yeux mouillés de larmes, et se plaignait
à d'autres de ce que je ne l'aimais pas.
Ma contrainte avec lui eut une grande in-
fluence sur mon caractère. Aussi timide que
lui, mais plus agité, parce que j'étais plus
jeune, je m'accoutumai à renfermer en moi-
même tout ce que j'éprouvais, à ne former
4 ADOLPHE
que des plans solitaires, à ne compter que
sur moi pour leur exécution, à considérer
les avis, l'intérêt, l'assistance et jusqu'à la
seule présence des autres comme une gêne
et comme un obstacle. Je contractai l'habi-
tude de ne jamais parler de ce qui m'occupait,
de ne me soumettre à la conversation que
comme à une nécessité importune, et de l'ani-
mer alors par une plaisanterie perpétuelle
qui me la rendait moins fatigante, et qui
m'aidait à cacher mes véritables pensées.
De là une certaine absence d'abandon,
qu'aujourd'hui encore mes amis me repro-
chent, et une difficulté de causer sérieuse-
ment que j'ai toujours peine à surmonter.
Il en résulta en même temps un désir ar-
dent d'indépendance, une grande impatience
des liens dont j'étais environné, une terreur
invincible d'en former de nouveaux. Je ne
me trouvais à mon aise que tout seul, et tel
est, même à présent, l'effet de cette disposi-
tion d'âme, que, dans les circonstances les
moins importantes, quand je dois choisir
entre deux partis, la figure humaine me
trouble, et mon mouvement naturel est de
la fuir pour délibérer en paix. Je n'avais
ADOLPHE S
point cependant la profondeur d'égoïsme
qu'un tel caractère paraît annoncer: tout
en ne m'intéressant qu'à moi, je m'intéres-
sais faiblement à moi-même. Je portais au
fond de mon cœur un besoin de sensibilité
dont je ne m'apercevais pas, mais qui, ne,
trouvant point à se satisfaire, me détachait
successivement de tous les objets qui tour
à tour attiraient ma curiosité. Cette in-
différence sur tout s'était encore fortifiée
par l'idée de la mort, idée qui m'avait
frappé très jeune, et sur laquelle je n'ai
jamais conçu que les hommes s'étourdissent
si facilement. J'avais, à l'âge de dix-sept
ans, vu mourir une femme âgée, dont l'esprit,
d'une tournure remarquable et bizarre, avait
commencé à développer le mien. Cette
femme, comme tant d'autres, s'était, à
l'entrée de sa carrière, lancée vers le monde,
qu'elle ne connaissait pas, avec le sentiment
d'une grande force d'âme et de facultés
vraiment puissantes. Comme tant d'autres
aussi, faute de s'être pliée à des conve-
nances factices, mais nécessaires, elle avait vu
ses espérances trompées, sa jeunesse passer
sans plaisir; et la vieillesse enfin l'avait
6 ADOLPHE
atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans
un château voisin d'une de nos terres, mé-
contente et retirée, n'ayant que son esprit
pour ressource, et analysant tout avec son
esprit. Pendant près d'un an, dans nos
conversations inépuisables, nous avions en-
visagé la vie sous toutes ses faces, et la mort
toujours pour terme de tout; et après avoir
tant causé de la mort avec elle, j'avais vu la
mort la frapper à mes yeux.
Cet événement m'avait rempli d'un senti-
ment djnrertitnde-sur la destinée, et d'une
rêverie vague qui ne m'abandonnait pas.
Je Usais de préférence dans les poètes ce qui
rappelait la brièveté de la vie humaine. Je
trouvais qu'aucun but ne valait la peine
d'aucun effort. Il est assez singulier que
cette impression se soit affaiblie précisément
à mesure que les années se sont accumulées
sur moi. Serait-ce parce qu'il y a dans
l'espérance quelque chose de douteux, et
que, lorsqu'elle se retire de la carrière de
l'homme, cette carrière prend un caractère
plus sévère, mais plus positif ? Serait-ce que
la vie semble d'autant plus réelle, que toutes
les illusions disparaissent, comme la cime
ADOLPHE ?
des rochers se dçssine mieux dans l'horizon
lorsque les nuages se dissipent?
Je me rendis, en quittant Gottingue, dans
la petite ville de D . Cette ville était la
résidence d'un prince qui, comme la plupart
de ceux de l'Allemagne, gouvernait avec
douceur un pays de peu d'étendue, proté-
geait les hommes éclairés qui venaient s'y
fixer, laissait à toutes les opinions une
liberté parfaite, mais qui, borné par l'ancien
usage à la société de ses courtisans, ne
rassemblait par là même autour de lui que
des hommes en grande partie insignifiants
ou médiocres. Je fus accueilli dans cette
cour avec la curiosité qu'inspire naturelle-
ment tout étranger qui vient rompre le
cercle de la monotonie et de l'étiquette.
Pendant quelques mois, je ne remarquai
rien qui pût captiver mon attention. J'étais
reconnaissant de l'obligeance qu'on me
témoignait ; mais tantôt ma timidité m'em-
pêchait d'en profiter, tantôt la fatigue d'une
agitation sans but me faisait préférer la
solitude aux plaisirs insipides que l'on
m'invitait à partager. Je n'avais de haine
contre personne, mais peu de gens m'in-
8 ADOLPHE
spiraient de l'intérêt; or, les hommes se
blessent de l'indifférence; ils l'attribuent à
la malveillance ou à l'affectation; ils ne
veulent pas croire qu'on s'ennuie avec eux
naturellement. Quelquefois je cherchais à
contraindre mon ennui; je me réfugiais
dans une taciturnité profonde: on prenait
cette taciturnité pour du dédain. D'autres
fois, lassé moi-même de mon silence, je me
laissais aller à quelques plaisanteries, et mon
esprit, mis en mouvement, m'entraînait au
delà de toute mesure. Je révélais en un jour
tous les ridicules que j'avais observés durant
un mois. Les confidents de mes épanche-
ment subits et involontaires ne m'en savaient
aucun gré, et avaient raison; car c'était
le besoin de parler qui me saisissait, et
non la confiance. J'avais contracté dans
mes conversations avec la femme qui, la
première, avait développé mes idées, une
insurmontable aversion pour toutes les maxi-
mes communes et pour toutes les for-
mules dogmatiques. Lors donc que j 'enten-
dais la médiocrité disserter avec complai-
sance sur des principes bien établis, bien
incontestables en fait de morale, de con-
ADOLPHE 9
venance ou de religion, choses qu'elle met
assez volontiers sur la même ligne, je me
sentais poussé à la contredire, non que
j'eusse adopté des opinions opposées, mais
parce que j'étais impatienté d'une convic-
tion si ferme et si lourde. Je ne sais quel
instinct m'avertissait d'ailleurs de me défier
de ces axiomes généraux si exempts de toute
restriction, si purs de toute nuance. Les
sots font de leur morale une masse compacte
et indivisible, pour qu'elle se mêle le moins
possible avec leurs actions, et les laisse libres
dans tous les détails.
Je me donnai bientôt, par cette conduite,
une grande réputation de légèreté, de persi-
flage, de méchanceté. Mes paroles amères
furent considérées comme des preuves d'une
âme haineuse, mes plaisanteries comme
des attentats contre tout ce qu'il y a de
plus respectable. Ceux dont j'avais eu
le tort de me moquer trouvaient commode
de faire cause commune avec les principes
qu'ils m'accusaient de révoquer en doute;
parce que, sans le vouloir, je les avais fait
rire aux dépens les uns des autres, tous
se réunirent contre moi. On eût dit qu'en
ib ADOLPHE
faisant remarquer leurs ridicules, je trahis-
sais une confidence qu'ils m'avaient faite;
on eût dit qu'en se montrant à mes yeux
tels qu'ils étaient, ils avaient obtenu de
ma part la promesse du silence: je n'avais
point la conscience d'avoir accepté ce traité
trop onéreux. Ils avaient trouvé du plaisir
à se donner ample carrière, j'en trouvais à
les observer et à les décrire; et ce qu'ils
appelaient une perfidie me paraissait un
dédommagement tout innocent et très
légitime. ■ . ..
Je ne veux point ici me justifier; j'ai re-
noncé depuis longtemps à cet usage frivole et
facile d'un esprit sans expérience; je veux
simplement dire, et cela pour d'autres que
pour moi, qui suis maintenant à l'abri du
monde, qu'il faut du temps pour s'accoutu-
mer à l'espèce humaine, telle que l'intérêt,
l'affectation, la vanité, la peur, nous l'ont
faite. L'étonnement de la première jeu-
nesse, à l'aspect d'une société si factice et
si travaillée, annonce plutôt un cœur naturel
qu'un esprit méchant. Cette société d'ail-
leurs n'a rien à en craindre : elle pèse, fpllp-
ment sur nous, son influence sourde est telle-
ADOLPHE il
ment puissante, qu'elle ne tarde pas à nous
façonner diaprés lè~moule universel. Nous
ne sommes plus surpris alors que de notre
ancienne surprise, et nous nous trouvons
bien sous notre nouvelle forme, comme l'on
finit par respirer librement dans un spectacle
encombré par la foule, tandis qu'en entrant,
on n'y respirait qu'avec effort.
Si quelques-uns échappent à cette des-
tinée générale, ils renferment en eux-mêmes
leur dissentiment secret; ils aperçoivent
dans la plupart des ridicules le germe des
vices: ils n'en plaisantent plus, parce que
le mépris remplace la moquerie, et que le
mépris est silencieux.
Il s'établit donc, dans le petit public qui
m'environnait, une inquiétude vague sur
mon caractère. On ne pouvait citer aucune
action condamnable; on ne pouvait même
m'en contester quelques-unes qui semblaient
annoncer de la générosité ou du dévoue-
ment; mais on disait que j'étais un homme
immoral, un homme peu sûr: deux épi-
thètes heureusement inventées pour insinuer
les faits qu'on ignore, et laisser deviner
ce qu'on ne sait pas.
CHAPITRE II
Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m'aper-
cevais point de l'impression que je produi-
sais, et je partageais mon temps entre des
études que j'interrompais souvent, des pro-
jets que je n'exécutais pas, des plaisirs qui
ne m'intéressaient guère, lorsqu'une circon-
stance, très frivole en apparence, produisit
dans ma disposition une révolution im-
portante.
Un jeune homme avec lequel j'étais assez
lié cherchait depuis quelques mois à plaire à
l'une des femmes les moins insipides de la
société dans laquelle nous vivions: j'étais le
confident très désintéressé de son entreprise.
Après de longs efforts, il parvint à se faire
aimer; et comme il ne m'avait point caché
ses revers et ses peines, il se crut obligé de
me communiquer ses succès; rien n'égalait
ses transports et l'excès de sa joie. Le spec-
tacle d'un tel bonheur me fit regretter de n'en
avoir pas essayé encore; je n'avais point eu
ADOLPHE 15
jusqu'alors de liaison de femme qui pût
flatter mon amour-propre; un nouvel avenir
parut se dévoiler à mes yeux; un nouveau
besoin se fit sentir au fond de mon cœur. II
y avait dans ce besoin beaucoup de vanité,
sans doute, mais il n'y avait pas uniquement
de la vanité; il y en avait peut-être moins
que je ne le croyais moi-même, f Les senti-
ments de l'homme sont confus et mélangés;
ils se composent d'une multitude d'impres-
sions variées qui échappent à l'observation;
et la parole, toujours trop grossière et trop
générale, peut bien servir à les désigner,
mais ne sert jamais à les définir./
J'avais, dans la maison de mon père,
adopté sur les femmes un système assez
immoral. Mon père, bien qu'il observât
strictement les convenances extérieures, se
permettait assez fréquemment des propos
légers sur les liaisons d'amour: il les regar-
dait comme des amusements, sinon permis,
du moins excusables, et considérait le ma-
riage seul sous un rapport sérieux. Il avait
pour principe, qu'un jeune homme doit
éviter avec soin de faire ce qu'on nomme une
14 ADOLPHE
folie, c'est-à-dire de contracter un engage-
ment durable avec une personne qui ne fût
pas parfaitement son égale pour la fortune,
la naissance et les avantages extérieurs;
mais du reste, toutes les femmes, aussi
longtemps qu'il ne s'agissait pas de les
épouser, lui paraissaient pouvoir, sans in-
convénient, être prises, puis être quittées;
et je l'avais vu sourire avec une sorte d'ap-
probation à cette parodie d'un mot connu:
Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de
plaisir!
L'on ne sait pas assez combien, dans la
première jeunesse, les mots de cette espèce
font une impression profonde, et combien à
un âge où toutes les opinions sont encore
douteuses et vacillantes, les enfants s'éton-
nent de voir contredire, par des plaisanteries
que tout le monde applaudit, les règles
directes qu'on leur a données. Ces règles
ne sont plus à leurs yeux que des formules
banales que leurs parents sont convenus de
leur répéter pour l'acquit de leur conscience,
et les plaisanteries leur semblent renfermer
le véritable secret de la vie.
ADOLPHE 15
Tourmenté d'une émotion vague, je veux
être aimé, me disais-je, et je regardais autour
de moi; je ne voyais personne qui m'in-
spirât de l'amour, personne qui me parût
susceptible d'en prendre; j'interrogeais mon
cœur et mes goûts: je ne me sentais aucun
mouvement de préférence. Je m'agitais
ainsi intérieurement, lorsque je fis con-
naissance avec le comte de P , homme de
quarante ans, dont la famille était alliée à
la mienne. Il me proposa de venir le voir.
Malheureuse visite! Il avait chez lui sa
maîtresse, une Polonaise, célèbre par sa
beauté, quoiqu'elle ne fût plus de la première
jeunesse. Cette femme, malgré sa situation
désavantageuse, avait montré, dans plu-
sieurs occasions, un caractère distingué.
Sa famille, assez illustre en Pologne, avait
été ruinée dans les troubles de cette contrée.
Son père avait été proscrit, sa mère était
allée chercher un asile en France, et y avait
mené sa fille, qu'elle avait laissée, à sa mort,
dans un isolement complet. Le comte de
P en était devenu amoureux. J'ai
toujours ignoré comment s'était formée une
i6 ADOLPHE
liaison qui, lorsque j 'ai vu pour la première
fois Ellénore, était, dès longtemps, établie
et pour ainsi dire consacrée. La fatalité de
sa situation ou l'inexpérience de son âge
l'avait-elle jetée dans une carrière qui ré-
pugnait également à son éducation, à ses
habitudes et à la fierté qui faisait une partie
très remarquable de son caractère ? Ce que
je sais, ce que tout le monde a su, c'est que
la fortune du comte de P ayant été
presque entièrement détruite et sa liberté
menacée, Ellénore lui avait donné de telles
preuves de dévouement, avait rejeté avec
un tel mépris les offres les plus brillantes,
avait partagé ses périls et sa pauvreté
avec tant de zèle et même de joie, que la
sévérité la plus scrupuleuse ne pouvait
s'empêcher de rendre justice à la pureté
de ses motifs et au désintéressement de sa
conduite. C'était à son activité, à son
courage, à sa raison, aux sacrifices de tout
genre qu'elle avait supportés sans se plaindre,
que son amant devait d'avoir recouvré
une partie de ses biens. Ils étaient venus
s'établir à D — — pour y suivre un procès
ADOLPHE 17
qui pouvait rendre entièrement au comte
de P son ancienne opulence, et comp-
taient y rester environ deux ans.
Ellénore n'avait qu'un esprit ordinaire;
mais ses idées étaient justes, et ses expres-
sions, toujours simples, étaient quelquefois
frappantes par la noblesse et l'élévation de
ses sentiments. Elle avait beaucoup de
préjugés; mais tous ses préjugés étaient en
sens inverse de son intérêt. Elle atta-
chait le plus grand prix à la régularité de la
conduite, précisément parce que la sienne
n'était pas régulière suivant les notions
reçues. Elle était très religieuse, parce que
la religion condamnait rigoureusement son
genre de vie. Elle repoussait sévèrement
dans la conversation tout ce qui n'aurait
paru à d'autres femmes que des plaisanteries
innocentes, parce qu'elle craignait toujours
qu'on ne se crût autorisé par son état à lui
en adresser de déplacées. Elle aurait désiré
ne recevoir chez elle que des hommes du
rang le plus élevé et de mœurs irréprochables,
parce que les femmes à qui elle frémissait
d'être comparée se forment d'ordinaire une
18 ADOLPHE
société mélangée, et, se résignant à la perte
de la considération, ne cherchent dans leurs
relations que l'amusement, Ellénore, en
un mot, était en lutte constante avec sa
destinée. Elle protestait, pour ainsi dire,
par chacune de ses actions et de ses paroles,
contre la classe dans laquelle elle se trouvait
rangée; et comme elle sentait que la réalité,
était plus forte qu'elle, et que ses efforts ne
changeaient rien à sa situation, elle était
fort malheureuse. Elle élevait deux en-
fants qu'elle avait eus du comte de P 1
avec une austérité excessive. On eût dit
quelquefois qu'une révolte secrète se mêlait
à l'attachement plutôt passionné que tendre
qu'elle leur montrait, et les lui rendait en
quelque sorte importuns. Lorsqu'on lui
faisait à bonne intention quelque remarque
sur ce que ses enfants grandissaient, sur les
talents qu'ils promettaient d'avoir, sur la
carrière qu'ils auraient à suivre, on la voyait
pâlir de l'idée qu'il faudrait qu'un jour elle
leur avouât leur naissance. Mais le moindre
danger, une heure d'absence, la ramenait à
eux avec une anxiété où l'on démêlait une
ADOLPHE 19
espèce de remords, et le désir de leur donner
par ses caresses le bonheur qu'elle n'y trou-
vait pas elle-même. Cette opposition entre
ses sentiments et la place qu'elle occupait
dans le monde, avait rendu son humeur fort
inégale. Souvent elle était rêveuse et taci-
turne; quelquefois elle parlait avec impétuo-
sité. Comme elle était tourmentée d'une
idée particulière, au milieu de la conversa-
tion la plus générale, elle ne restait jamais
parfaitement calme. Mais, par cela même,
il y avait dans sa manière quelque chose de
fougueux et d'inattendu qui la rendait plus,
piquante qu'elle n'aurait dû l'être naturelle-
ment. La bizarrerie de sa position sup-
pléait en elle à la nouveauté des idées. On
l'examinait avec intérêt et curiosité comme-
un bel orage.
Offerte à mes regards dans un moment oui
mon cœur avait besoin d'amour, ma vanité,
de succès, Ellénore me parut une conquête
digne de moi. Elle-même trouva du plaisir
dans la société d'un homme différent de ceux
qu'elle avait vus jusqu'alors. Son cercle.
s'était composé de quelques amis ou parents.
fc-
ao ADOLPHE
de son amant et de leurs femmes, que l'ascen-
dant du comte de P avait forcés à rece-
voir sa maîtresse. Les maris étaient dé-
pourvus de sentiments aussi bien que
d'idées; les femmes ne différaient de leurs
maris que par une médiocrité plus inquiète et
plus agitée, parce qu'elles n'avaient pas,
•comme eux, cette tranquillité d'esprit qui
résulte de l'occupation et de la régularité
des affaires. Une plaisanterie plus légère,
une conversation plus variée, un mélange
particulier de mélancolie et de gaieté, de dé-
couragement et d'intérêt, d'enthousiasme
•et d'ironie, étonnèrent et attachèrent Ellé-
nore. Elle parlait plusieurs langues, im-
parfaitement à la vérité, mais toujours avec
vivacité, quelquefois avec grâce. Ses idées
semblaient se faire jour à travers les ob-
stacles, et sortir de cette lutte plus agréables,
plus naïves et plus neuves; car les idiomes
•étrangers rajeunissent les pensées, et les
débarrassent de ces tournures qui les font
paraître tour à tour communes et affectées;
Nous lisions ensemble des poètes anglais;
nous nous promenions ensemble. J'allais
ADOLPHE 21
souvent la voir le matin; j'y retournais
le soir: je causais avec elle sur mille
sujets.
Je pensais faire, en observateur froid et
impartial, le tour de son caractère et de son
esprit; mais chaque mot qu'elle disait me
semblait revêtu d'une grâce inexplicable. Le
dessein de lui plaire, mettant dans ma vie un
nouvel intérêt, animait mon existence d'une
manière inusitée. J'attribuais à son charme
cet effet presque magique: j'en aurais joui
plus complètement encore sans l'engagement
que j'avais pris envers mon amour-propre.
Cet amour-propre était en tiers entre Ellé-
nore et moi. Je me croyais comme obligé
de marcher au plus vite vers le but que je
m'étais proposé: je ne me livrais donc pas
sans réserve à mes impressions. Il me tar-
dait d'avoir parlé, car il me semblait que je
n'avais qu'à parler pour réussir. Je ne
croyais point aimer Ellénore; mais déjà je
n'aurais pu me résigner à ne pas lui plaire.
Elle m'occupait sans cesse: je formais mille
projets; j'inventais mille moyens de con-
quête, avec cette fatuité sans expérience
22 ADOLPHE
qui se croit sûre du succès parce qu'elle n'a
rien essayé.
Cependant une invincible timidité m'arrê-
tait: tous mes discours expiraient sur mes
lèvres, ou se terminaient tout autrement que
je ne l'avais projeté. Je me débattais inté-
rieurement: j'étais indigné contre moi-
même.
Je cherchai enfin un raisonnement qui pût
me tirer de cette lutte avec honneur à mes
propres yeux. Je me dis qu'il ne fallait rien
précipiter, qu'Ellénore était trop peu prépa-
rée à l'aveu que je méditais, et qu'il valait
mieux attendre encore. Presque toujours,
pour vivre en repos avec nous-mêmes, nous
travestissons en calculs et en systèmes nos
impuissances ou nos faiblesses: cela satisfait
cette portion de nous qui est, pour ainsi dire,
spectatrice de l'autre.
Cette situation se prolongea. Chaque
jour, je fixais le lendemain comme l'époque
invariable d'une déclaration positive, et
chaque lendemain s'écoulait comme la veille.
Ma timidité me quittait dès que je m'éloi-
gnais d'Ellénore ; je reprenais alors mes plans
ADOLPHE 23
habiles et mes profondes combinaisons:
mais à peine me retrouvais-je auprès d'elle,
que je me sentais de nouveau tremblant et
troublé. Quiconque aurait lu dans mon
cœur, en son absence, m'aurait pris pour un
séducteur froid et peu sensible; quiconque
m'eût aperçu àses côtés eût cru reconnaître en
moi un amant novice, interdit et passionné.
L'on se serait également trompé dans ces
deux jugements: il n'y a point d'unité
complète dans l'homme, et presque jamais
personne n'est tout à fait sincère ni tout à
fait de mauvaise foi.
Convaincu par ces expériences réitérées
que je n'aurais jamais le courage de parler à
Ellénore, je me déterminai à lui écrire. Le
comte de P était absent. Les combats
que j'avais livrés longtemps à mon propre
caractère, l'impatience que j'éprouvais de
n'avoir pu le surmonter, mon incertitude
sur le succès de ma tentative, jetèrent dans
ma lettre une agitation qui ressemblait fort r j4^
à l'amour. Échauffé d'ailleurs que j'étais
par mon propre style, je ressentais, en finis-
sant d'écrire, un peu de la passion que
** *
f
24 ADOLPHE
j'avais cherché à exprimer avec toute la
force possible.
Ellénore vit dans ma lettre ce qu'il était
nature] d'y voir, le transport passager d'un
homme qui avait dix ans de moins qu'elle,
dont le cœur s'ouvrait à des sentiments qui
lui étaient encore inconnus, et qui méritait
plus de pitié que de colère. Elle me répondit
avec bonté, me donna des conseils affec-
tueux, m'offrit une amitié sincère, mais me
déclara que, jusqu'au retour du comte de
P , elle ne pourrait me recevoir.
Cette réponse me bouleversa. Mon imagi-
nation, s'irritant de l'obstacle, s'empara de
toute mon existence. L'amour, qu'une
heure auparavant je m'applaudissais de
feindre, je crus tout à coup l'éprouver avec
lureur. Je courus chez Ellénore; on me dit
qu'elle était sortie. Je lui écrivis; je la
suppliai de m'accorder une dernière entrevue ;
je lui peignis en termes déchirants mon
désespoir, les projets funestes que m'in-
spirait sa cruelle détermination. Pendant
une grande partie du jour, j'attendis vaine-
ment une réponse. Je ne calmai mon in-
ADOLPHE 25
exprimable souffrance qu'en me répétant
que le lendemain je braverais toutes les
difficultés pour pénétrer jusqu'à Ellénore et
pour lui parler. On m'apporta le soir quel-
ques mots d'elle: ils étaient doux. Je crus
y remarquer une impression de regret et de
tristesse ; mais elle persistait dans sa résolu-
tion qu'elle m'annonçait être inébranlable.
Je me présentai de nouveau chez elle le
lendemain. Elle était partie pour une
campagne dont ses gens ignoraient le nom.
Ils n'avaient même aucun moyen de lui
faire parvenir des lettres.
Je restai longtemps immobile à sa porte,
n'imaginant plus aucune chance de la retrou-
ver. J'étais étonné moi-même de ce que je
souffrais. Malmémoire me retraçait les in-
stants où je m'étais dit que je n'aspirais qu'à
un succès; que ce n'était qu'une tentative
à laquelle je renoncerais sans peine. Je ne
concevais rien à la douleur violente, indomp-
table, qui déchirait mon cœur. Plusieurs
jours se passèrent de la sorte. J'étais égale-
ment incapable de distraction et d'étude.
J'errais sans cesse devant la porte d'Ellénore.
26 ADOLPHE
Je me promenais dans la ville, comme si,
au détour de chaque rue, j'avais pu espérer
de la rencontrer. Un matin, dans une de
ces courses sans but, qui servaient à rem-
placer mon agitation par la fatigue, j'aperçus
la voiture du comte de P , qui revenait
de son voyage. Il me reconnut et mit pied
à terre. Après quelques phrases banales, je
lui parlai en déguisant mon trouble, du
départ subit d'Ellénore. — Oui, me dit-il,
une de ses amies, à quelques lieues d'ici, a
éprouvé je ne sais quel événement fâcheux
qui a fait croire à Ellénore que ses consola-
tions lui seraient utiles. Elle est partie
sans me consulter. C'est une personne que
tous ses sentiments dominent, et dont l'âme
toujours active, trouve presque du repos dans
le dévouement. Mais sa présence ici m'est
trop nécessaire; je vais lui écrire: elle re-
viendra sûrement dans quelques jours.
Cette assurance me calma; je sentis ma
douleur s'apaiser. Pour la première fois de-
puis le départ d'Ellénore, je pus respirer sans
peine. Son retour fut moins prompt que ne
l'espérait le comte de P . Mais j'avais
ADOLPHE 87
repris ma vie habituelle, et l'angoisse que
j'avais éprouvée commençait à se dissiper,
lorsqu'au bout d'un mois M. de P me
fit avertir qu'Ellénore devait arriver le soir.
Comme il mettait un grand prix à lui main-
tenir dans la société la place que son caractère
méritait, et dont sa situation semblait
l'exclure, il avait invité à souper plusieurs
femmes de ses parentes et de ses amies qui
avaient consenti à voir Ellénore.
Mes souvenirs reparurent, d'abord confus,
bientôt plus vifs. Mon amour-propre s'y
mêlait. J'étais embarrassé, humilié, de
rencontrer une femme qui m'avait traité
comme un enfant. Il me semblait la voir,
souriant à mon approche de ce qu'une courte
absence avait calmé l'effervescence d'une
jeune tête; et je démêlais dans ce sourire
une sorte de mépris pour moi. Par degrés
mes sentiments se réveillèrent. Je m'étais
levé, ce jour-là même, ne songeant plus à
Ellénore; une heure après avoir reçu la
nouvelle de son arrivée, son image errait
devant mes yeux, régnait sur mon cœur, et
j 'avais la fièvre de la crainte de ne pas la voir.
28 ADOLPHE
Je restai chez moi toute la journée; je m'y
tins, pour ainsi dire, caché : je tremblais que
le moindre mouvement ne prévînt notre ren-
contre. Rien pourtant n'était plus simple,
plus certain; mais je la désirais avec tant
d'ardeur, qu'elle me paraissait impossible.
L'impatience me dévorait: à tous les in-
stants je consultais ma montre. J'étais
obligé d'ouvrir la fenêtre pour respirer;
mon sang me brûlait en circulant dans mes
veines.
Enfin j'entendis sonner l'heure à laquelle
je devais me rendre chez le comte. Mon
impatience se changea tout à coup en timi-
dité; je m'habillai lentement; je ne me
sentais plus pressé d'arriver: j'avais un tel
effroi que mon attente ne fût déçue, un
sentiment si vif de la douleur que je courais
risque d'éprouver, que j'aurais consenti
volontiers à tout ajourner.
Il était assez tard lorsque j'entrai chez
M. de P . J'aperçus Ellénore assise au
fond de la chambre ; je n'osais avancer, il me
semblait que tout le monde avait les yeux
fixés sur moi. J'allai me cacher dans un
ADOLPHE 29
coin du salon, derrière un groupe d'hommes
qui causaient. De là je contemplais Ellé-
nore: elle me parut légèrement changée,
elle était plus pâle que de coutume. Le
comte me découvrit dans l'espèce de retraite
où je m'étais réfugié; il vint à moi, me prit
par la main, et me conduisit vers Ellénore.
— Je vous présente, lui dit-il en riant,
l'un des hommes que votre départ inattendu
a le plus étonnés. — Ellénore parlait à une
femme placée à côté d'elle. Lorsqu'elle me
vit, ses paroles s'arrêtèrent sur ses lèvres;
elle demeura tout interdite: je l'étais beau-
coup moi-même.
On pouvait nous entendre: j'adressai à
Ellénore des questions indifférentes. Nous
reprîmes tous deux une apparence de calme.
On annonça qu'on avait servi; j'offris à
Ellénore mon bras, qu'elle ne put refuser. —
Si vous ne me promettez pas, lui dis-je en
la conduisant, de me recevoir demain chez
vous à onze heures, je pars à l'instant, j'aban-
donne mon pays, ma famille et mon père,
je romps tous mes liens, j'abjure tous mes
devoirs, et je vais, n'importe où, finir au plus
30 ADOLPHE
tôt une vie que vous vous plaisez à em-
poisonner. — Adolphe! me répondit - elle;
et elle hésitait. Je fis un mouvement pour
m'éloigner. Je ne sais ce que mes traits
exprimèrent, mais je n'avais jamais éprouvé
de contraction si violente. Ellénore me
regarda. Une terreur mêlée d'affection se
peignit sur sa figure. — Je vous recevrai
demain, me dit-elle, mais je vous conjure. . . .
Beaucoup de personnes nous suivaient, elle
ne put achever sa phrase. Je pressai sa
main de mon bras; nous nous mîmes à
table.
J'aurais voulu m'asseoir à côté d'Ellénore,
mais le maître de la maison l'avait autrement
décidé: je fus placé à peu près vis-à-vis
d'elle. Au commencement du souper, elle
était rêveuse. Quand on lui adressait la
parole, elle répondait avec douceur; mais
elle retombait bientôt dans la distraction.
Une de ses amies, frappée de son silence et
de son abattement, lui demanda si elle était
malade. — Je n'ai pas été bien dans ces
derniers temps, répondit-elle, et même à
présent je suis fort ébranlée. — J'aspirais à
ADOLPHE 31
produire dans l'esprit d'Ellénore une im-
pression agréable; je voulais, en me mon-
trant aimable et spirituel, la disposer en ma
faveur, et la préparer à l'entrevue qu'elle
m'avait accordée. J'essayai donc de mille
manières de fixer son attention. Je ra-
menai la conversation sur des sujets que je
savais l'intéresser; nos voisins s'y mêlèrent:
j'étais inspiré par sa présence; je parvins à
me faire écouter d'elle, je la vis bientôt sou-
rire : j'en ressentis une telle joie, mes regards
exprimèrent tant de reconnaissance, qu'elle
ne put s'empêcher d'en être touchée. Sa
tristesse et sa distraction se dissipèrent : elle
ne résista plus au charme secret que répan-
dait dans son âme la vue du bonheur que je
lui devais ; et quand nous sortîmes de table,
nos cœurs étaient d'intelligence comme si
nous n'avions jamais été séparés. — Vous
voyez, lui dis- je en lui donnant la main pour
rentrer dans le salon, que vous disposez de
toute mon existence; que vous ai-je fait
pour que vous trouviez du plaisir à la tour-
menter ?
CHAPITRE III
Je passai la nuit sans dormir. Il n'était
plus question dans mon âme ni de calculs
ni de projets; je me sentais, de la meilleure
foi du monde, véritablement amoureux.J Ce
n'était plus l'espoir du succès qui me faisait
agir : le besoin de voir celle que j 'aimais, de
jouir de sa présence, me dominait exclusive-
ment. Onze heures sonnèrent, je me rendis
auprès d'Ellénore; elle m'attendait. Elle
voulut parler: je lui demandai de m'écouter.
Je m'assis auprès d'elle, car je pouvais à
peine me soutenir, et je continuai en ces
termes, non sans être obligé de m'inter-
rompre souvent :
Je ne viens point réclamer contre la sen-
tence que vous avez prononcée; je ne viens
point rétracter un aveu qui a pu vous
offenser; je le voudrais en vain. Cet amour
que vous repoussez est indestructible : l'effort
même que je fais dans ce moment pour vous
parler avec un peu de calme est une preuve
32
ADOLPHE 33
de la violence d'un sentiment qui vous blesse.
Mais ce n'est plus pour vous en entretenir
que je vous ai priée de m'entendre; c'est au
contraire pour vous demander de l'oublier,
de me recevoir comme autrefois, d'écarter le
souvenir d'un instant de délire, de ne pas
me punir de ce que vous savez un secret
que j'aurais dû renfermer au fond de mon
âme. Vous connaissez ma situation, ce
caractère qu'on dit bizarre et sauvage, ce
cœur étranger à tous les intérêts du monde,
solitaire au milieu des hommes, et qui
souffre pourtant de l'isolement auquel il est
condamné. Votre amitié me soutenait : sans
cette amitié je ne puis vivre. J'ai pris
l'habitude de vous voir; vous avez laissé
naître et se former cette douce habitude:
qu'ai-je fait pour perdre cette unique conso-
lation d'une existence si triste et si sombre ?
Je suis horriblement malheureux; je n'ai
plus le courage de supporter un si long
malheur; je n'espère rien, je ne demande
rien, je ne veux que vous voir; mais je dois
vous voir s'il faut que je vive.
Ellénore gardait le silence. Que craignez-
34 ADOLPHE
vous? repris-je. Qu'est-ce que j'exige? ce
que vous accordez à tous les indifférents.
Est-ce le monde que vous redoutez? Ce
monde, absorbé dans ses frivolités solen-
nelles, ne lira pas dans un cœur tel que le
mien. Comment ne serais-je pas prudent?
n'y va-t-il pas de ma vie ? Ellénore, rendez-
vous à ma prière : vous y trouverez quelque
douceur. Il y aura pour vous quelque
charme à être aimée ainsi, à me voir auprès
de vous, occupé de vous seule, n'existant
que pour vous, vous devant toutes les
sensations de bonheur dont je suis encore
susceptible, arraché par votre présence à la
souffrance et au désespoir.
Je poursuivis longtemps de la sorte, levant
toutes les objections, retournant de mille ma-
nières tous les raisonnements qui plaidaient
en ma faveur. J'étais si soumis, si résigné,
je demandais si peu de chose, j'aurais été si
malheureux d'un refus!
Ellénore fut émue. Elle m'imposa plu-
sieurs conditions. Elle ne consentit à me
recevoir que rarement, au milieu d'une
société nombreuse, avec l'engagement que je
ADOLPHE 35
ne lui parlerais jamais d'amour. Je promis
ce qu'elle voulut. Nous étions contents tous
les deux : moi, d'avoir reconquis le bien que
j'avais été menacé de perdre, Ellénore, de se
trouver à la fois généreuse, sensible et prudente.
Je profitai dès le lendemain de la permis-
sion que j'avais obtenue; je continuai de
même les jours suivants. Ellénore ne songea
plus à la nécessité que mes visites fussent
peu fréquentes: bientôt rien ne lui parut
plus simple que de me voir tous les jours.
Dix ans de fidélité avaient inspiré à M. de
P une confiance entière; il laissait à
Ellénore la plus grande liberté. Comme il
avait eu à lutter contre l'opinion qui voulait
exclure sa maîtresse du monde où il était
appelé à vivre, il aimait à voir s'augmenter
la société d'Ellénore; sa maison remplie
constatait à ses yeux son propre triomphe
sur l'opinion.
Lorsque j'arrivais, j'apercevais dans les
regards d'Ellénore une expression de plaisir.
Quand elle s'amusait dans la conversation,
ses yeux se tournaient naturellement vers
moi. L'on ne racontait rien d'intéressant
36 ADOLPHE
qu'elle ne m'appelât pour l'entendre. Mais
elle n'était jamais seule: des soirées entières
se passaient sans que je pusse lui dire autre
chose en particulier que quelques mots
insignifiants ou interrompus. Je ne tardai
pas à m'irriter de tant de contrainte. Je
devins sombre, taciturne, inégal dans mon
humeur, amer dans mes discours. Je me
contenais à peine lorsqu'un autre que moi
s'entretenait à part avec Ellénore; j'inter-
rompais brusquement ces entretiens. Il
m'importait peu qu'on pût s'en offenser, et je
n'étais pas toujours arrêté par la crainte de la
compromettre. Elle se plaignit à moi de ce
changement. Que voulez-vous? lui dis-je
avec impatience: vous croyez sans doute
avoir fait beaucoup pour moi; je suis forcé
de vous dire que vous vous trompez. Je
ne conçois rien à votre nouvelle manière
d'être. Autrefois vous viviez retirée; vous
fuyiez une société fatigante; vous évitiez
ces éternelles conversations qui se prolongent
précisément parce qu'elles ne devraient
jamais commencer. Aujourd'hui votre porte
est ouverte à la terre entière. On dirait
ADOLPHE 37
qu'en vous demandant de me recevoir, j'ai
obtenu pour tout l'univers la même faveur
que pour moi. Je vous l'avoue, en vous
voyant jadis si prudente, je ne m'attendais
pas à vous trouver si frivole.
Je démêlai dans les traits d'Ellénore une
impression de mécontentement et de tris-
tesse. Chère Ellénore, lui dis- je en me ra-
doucissant tout à coup, ne méritai-je donc
pas d'être distingué des mille importuns qui
vous assiègent? l'amitié n'a-t-elle pas ses
secrets ? n'est-elle pas ombrageuse et timide
au milieu du bruit et de la foule ?
Ellénore craignait, en se montrant inflexi-
ble, de voir se renouveler des imprudences
qui l'alarmaient pour elle et pour moi. L'idée
de rompre n'approchait plus de son coeur, elle
consentit à me recevoir quelquefois seule.
Alors se modifièrent rapidement les règles
sévères qu'elle m'avait prescrites. Elle me
permit de lui peindre mon amour; elle se
familiarisa par degrés avec ce langage:
bientôt elle m'avoua qu'elle m'aimait.
Je passai quelques heures à ses pieds, me
proclamant le plus heureux des hommes, lui
38 ADOLPHE
prodiguant mille assurances de tendresse, de
dévouement et de respect éternel. Elle me
raconta ce qu'elle avait souffert en essayant
de s'éloigner de moi; que de fois elle avait
espéré que je la découvrirais malgré ses
efforts; comment le moindre bruit qui
frappait ses oreilles lui paraissait annoncer
mon arrivée; quel trouble, quelle joie,
quelle crainte, elle avait ressentis en me
revoyant; par quelle défiance d'elle-même,
pour concilier le penchant de son cœur avec
la prudence, elle s'était livrée aux distrac-
tions du monde, et avait recherché la foule
qu'elle fuyait auparavant. Je lui faisais
répéter les plus petits détails, et cette
histoire de quelques semaines nous semblait
être celle d'une vie entière. [L'amour sup-
plée aux longs souvenirs, par une sorte de
magie. Toutes les autres affections ont
besoin du passé: l'amour crée, comme par
«wènchantement, un passé dont il nous en-
\ ^YTtoure- D nous donne, pour ainsi dire, la
vr x^ conscience d'avoir vécu, durant des années,
avec un être qui naguère nous était presque
étranger. L'amour n'est qu'un point lumi-
ADOLPHE 39
neux, et néanmoins il semble s'emparer du
temps. Il y a peu de jours qu'il n'existait
pas, bientôt il n'existera plus; mais, tant
qu'il existe, il répand sa clarté sur l'époque qui
l'a précédé, comme sur celle qui doit le suivref
Ce calme pourtant dura peu. Ellénore
était d'autant plus en garde contre sa
faiblesse, qu'elle était poursuivie du souvenir
de ses fautes: et mon imagination, mes
désirs, une théorie de fatuité dont je ne
m'apercevais pas moi-même, se révoltaient
contre un tel amour. Toujours timide,
souvent irrité, je me plaignais, je m'empor-
tais, j'accablais Ellénore de reproches. Plus
d'une fois elle forma le projet de briser un V q^
lien qui ne répandait sur sa vie que de ^JCl^.
l'inquiétude et du trouble: plus d'une fois c^fi^
je l'apaisai par mes supplications, mes
désaveux et mes pleurs.
Ellénore, lui écrivais-je un jour, vous ne
savez pas tout ce que je souffre. Près de
vous, loin de vous, je suis également mal-
heureux. Pendant les heures qui nous
séparent, j'erre au hasard, courbé sous le
fardeau d'une existence que je ne sais
40 ADOLPHE
comment supporter. La société m'impor-
tune, la solitude m'accable. Ces indifférents
qui m'observent, qui ne connaissent rien de
ce qui m'occupe, qui me regardent avec une
curiosité sans intérêt, avec un étonnement
sans pitié, ces hommes qui osent me parler
d'autre chose que de vous, portent dans
mon sein une douleur mortelle. Je les fuis;
mais, seul, je cherche en vain un air qui
pénètre dans ma poitrine oppressée. Je me
précipite sur cette terre qui devrait sen-
tr'ouvrir pour m'engloutir à jamais; je pose
ma tête sur la pierre froide qui devrait cal-
mer la fièvre ardente qui me dévore. Je me
traîne vers cette colline d'où l'on aperçoit
votre maison; je reste là, les j^eux fixés sur
cette retraite que je n'habiterai jamais avec
vous. Et si je vous avais rencontrée plus tôt
vous auriez pu être à moi! j'aurais serré
dans mes bras la seule créature que la nature
ait formée pour mon cœur, pour ce cœur qui
a tant souffert parce qu'il vous cherchait, et
qu'il ne vous a trouvée que trop tard!
Lorsque enfin ces heures de délire sont
passées, lorsque le moment arrive où je puis
ADOLPHE 41
vous voir, je prends en tremblant la route de
votre demeure. Je crains que tous ceux qui
me rencontrent ne devinent les sentiments
que je porte en moi; je m'arrête; je marche
à pas lents: je retarde l'instant du bonheur,
de ce bonheur que tout menace, que je me
crois toujours sur le point de perdre; bon-
heur imparfait et troublé, contre lequel con-
spirent peut-être à chaque minute et les
événements funestes et les regards jaloux, et
les caprices tyranniques et votre propre
volonté! Quand je touche au seuil de votre
porte, quand je l'entr 'ouvre, une nouvelle
terreur me saisit: je m'avance comme un
coupable, demandant grâce à tous les objets
qui frappent ma vue, comme si tous étaient
ennemis, comme si tous m'enviaient l'heure
de félicité dont je vais encore jouir. Le
moindre son m'effraie, le moindre mouve-
ment autour de moi m'épouvante, le bruit
même de mes pas me fait reculer. Tout près
de vous je crains encore quelque obstacle
qui se place soudain entre vous et moi.
Enfin, je vous vois, je vous vois et je respire,
et je vous contemple et je m'arrête, comme le
43 ADOLPHE
fugitif qui touche au sol protecteur qui doit
le garantir de la mort. Mais alors même,
lorsque tout mon être s'élance vers vous,
lorsque j'aurais un tel besoin de me reposer
de tant d'angoisses, de poser ma tête sur vos
genoux, de donner un libre cours à mes
larmes, il faut que je me contraigne avec
violence, que même auprès de vous je vive
encore d'une vie d'effort: pas un instant
d'épanchement ! pas un instant d'abandon!
Vos regards m'observent. Vous êtes em-
barrassée, presque offensée de mon trouble.
Je ne sais quelle gêne a succédé à ces heures
délicieuses où du moins vous m'avouiez
votre amour. Le temps s'enfuit, de nouveaux
intérêts vous appellent : vous ne les oubliez
jamais; vous ne retardez jamais l'instant
qui m'éloigne. Des étrangers viennent: il
n'est plus permis de vous regarder; je sens
qu'il faut fuir pour me dérober aux soupçons
qui m'environnent. Je vous quitte plus agité,
plus déchiré, plus insensé qu'auparavant; je
vous quitte, et je retombe dans cet isolement
effroyable, où je me débats, sans rencontrer
un seul être sur lequel je puisse m 'appuyer,
me reposer un moment.
ADOLPHE 43
Ellénore n'avait jamais été aimée de la
sorte. M. de P avait pour elle une
affection très vraie, beaucoup de recon-
naissance pour son dévouement, beaucoup
de respect pour son caractère, mais il y avait
toujours dans sa manière une nuance de
supériorité sur une femme qui s'était donnée
publiquement à lui sans qu'il l'eût épousée.
Il aurait pu contracter des liens plus hono-
rables, suivant l'opinion commune : il ne le lui
disait point, il ne se le disait peut-être pas à
lui-même; mais ce qu'on ne dit pas n'en
existe pas moins, et tout ce qui est se devine.
Ellénore n'avait eu jusqu'alors aucune
notion de ce sentiment passionné, de cette
existence perdue dans la sienne, dont mes
fureurs mêmes, mes injustices et mes re-
proches, n'étaient que des preuves plus
irréfragables. Sa résistance avait exalté
toutes mes sensations, toutes mes idées:
je revenais à des emportements qui l'ef-
frayaient, à une soumission, à une tendresse,
à une vénération idolâtre. Je la considérais
comme une créature céleste. Mon amour te-
nait du culte, et il avait pour elle d'autant
44 ADOLPHE
plus de charme, qu'elle craignait sans cesse
de se voir humiliée dans un sens opposé.
Elle se donna enfin tout entière.
(Malheur à l'homme qui, dans les premiers
moments d'une liaison d'amour, ne croit pas
que cette liaison doit être éternelle ! Malheur
à qui, dans les bras de la maîtresse qu'il vient
d'obtenir, conserve une funeste prescience, et
prévoit qu'il pourra s'en détacher' Une
femme que son cœur entraîne a, dans cet
instant, quelque chose de touchant et de
sacré. Ce n'est pas le plaisir, ce n'est pas
la nature, ce ne sont pas les sens qui sont
corrupteurs; ce sont les calculs auxquels la
société nous accoutume, et les réflexions
que l'expérience fait naîtrej J'aimai, je
respectai mille fois plus Ellénore après qu'elle
se fut donnée. Je marchais avec orgueil
au milieu des hommes; je promenais sur eux
un regard dominateur. L'air que je re-
spirais était à lui seul une jouissance. Je
m'élançais au-devant de la nature, pour la
remercier du bienfait inespéré, du bienfait
immense qu'elle avait daigné m'accorder.
CHAPITRE IV
Charme de l'amour! qui pourrait vous
peindre? Cette persuasion que nous avons
trouvé l'être que la nature avait destiné pour
nous, ce jour subit répandu sur la vie, et qui
nous semble en expliquer le mystère, cette
valeur inconnue attachée aux moindres cir-
constances, ces heures rapides, dont tous les
détails échappent au souvenir par leur dou-
ceur même, et qui ne laissent dans notre âme
qu'une longue trace de bonheur, cette gaieté
folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à
un attendrissement habituel, tant de plaisir
dans la présence, et dans l'absence tant d'es-
poir, ce détachement de tous les soins vul-
gaires, cette supériorité sur tout ce qui nous
entoure, cette certitude que désormais le
monde ne peut nous atteindre où nous vivons,
cette intelligence mutuelle qui devine chaque
pensée et qui répond à chaque émotion,
charme de l'amour, qui vous éprouva ne
saurait vous décrire !
45
46 ADOLPHE
M. de P fut obligé, pour des affaires
pressantes, de s'absenter pendant six se-
maines. Je passai ce temps chez Ellénore
presque sans interruption. Son attachement
semblait s'être accru du sacrifice qu'elle
m'avait fait. Elle ne me laissait jamais la
quitter sans essayer de me retenir. Lorsque
je sortais, elle me demandait quand je re-
viendrais. Deux heures de séparation lui
étaient insupportables. Elle fixait avec
une précision inquiète l'instant de mon
retour. J'y souscrivais avec joie, j'étais
reconnaissant, j'étais heureux du sentiment
qu'elle me témoignait. Mais cependant les
intérêts de la vie commune ne se laissent pas
plier arbitrairement à tous nos désirs. Il
m'était quelquefois incommode d'avoir tous
mes pas marqués d'avance, et tous mes mo-
ments ainsi comptés. J'étais forcé de pré-
cipiter toutes mes démarches, de rompre
avec la plupart de mes relations. Je ne
savais que répondre à mes connaissances
lorsqu'on me proposait quelque partie que,
dans une situation naturelle, je n'aurais
point eu de motif pour refuser. Je ne
ADOLPHE 47
regrettais point auprès d'Ellénore ces plaisirs
de la vie sociale, pour lesquels je n'avais
jamais eu beaucoup d'intérêt, mais j'aurais
voulu qu'elle me permît d'y renoncer plus
librement. Q 'aurais éprouvé plus de dou-
ceur à retourner auprès d'elle de ma propre
volonté, sans me dire que l'heure était arrivée,
qu'elle m'attendait avec anxiété, et sans
que l'idée de sa peine vînt se mêler à celle
du bonheur que j'allais goûter en la retrou-
vant .tLEUénore était sans doute un vif
plaisir dans mon existence, mais elle n'était
plus un but : elle était devenue un lient} Je
craignais d'ailleurs de la compromettre. Ma
présence continuelle devait étonner ses gens,
ses enfants, qui pouvaient m'observer. Je
tremblais de l'idée de déranger son existence.
Je sentais que nous ne pouvions être unis
pour toujours, et que c'était un devoir sacré
pour moi de respecter son repos: je lui
donnais donc des conseils de prudence, tout
en l'assurant de mon amour. Mais plus je
lui donnais des conseils de ce genre, moins
elle était disposée à m'écouter. En même
temps je craignais horriblement de l'affliger.
48 ADOLPHE
Dès que je voyais sur son visage une ex-
pression de douleur, sa volonté devenait la
mienne : je n'étais à mon aise que lorsqu'elle
était contente de moi. fLorsqu'en insistant
sur la nécessité de m'éloigner pour quelques
instants, j'étais parvenu à la quitter, l'image
de la peine que je lui avais causée me suivait
partout. Il me prenait une fièvre de re-
mords qui redoublait à chaque minute, et
qui enfin devenait irrésistible; je volais vers
elle, je me faisais une fête de la consoler.
LMais à mesure que je m'approchais de sa
demeure, un sentiment d'humeur contre cet
empire bizarre se mêlait à mes autres senti-
ments^ Ellénore elle-même était violente.
Elle éprouvait, je le crois, pour moi ce qu'elle
n'avait éprouvé pour personne. Dans ses
relations précédentes, son cœur avait été
froissé par une dépendance pénible; elle
était avec moi dans une parfaite aisance,
parce que nous étions dans une parfaite éga-
lité; elle s'était relevée à ses propres yeux,
par un amour pur de tout calcul, de tout in-
térêt; elle savait que j'étais bien sûr qu'elle
ne m'aimait que pour moi-même. Mais il
ADOLPHE 49
résultait de son abandon complet avec moi
qu'elle ne me déguisait aucun de ses mouve-
ments; < et lorsque je rentrais dans sa cham-
bre, impatienté d'y rentrer plus tôt que je
ne l'aurais voulu, je la trouvais triste ou
irritée. J'avais souffert deux heures loin
d'elle de l'idée qu'elle souffrait loin de moi:
je souffrais deux heures près d'elle avant de
pouvoir l'apaiser. )
Cependant je n'étais pas malheureux; je
me disais qu'il était doux d'être aimé, même
avec exigence; je sentais que je lui faisais
du bien: ^on bonheur m'était nécessaire, et
je me savais nécessaire à son bonheur^
D'ailleurs,Q'idée confuse que, par la seule
nature des choses, cette liaison ne pouvait
durer, idée triste sous bien des rapports, ser-
vait néanmoins à me calmer dans mes accès
de fatigue ou d'impatience^ Les liens d'Ellé-
nore avec le comte de P , la disproportion
de nos âges, la différence de nos situations,
mon départ que déjà diverses circonstances
avaient retardé, mais dont l'époque était
prochaine, toutes ces considérations m'en-
gageaient à --donner et à recevoir encore le
50 ADOLPHE
plus de bonheur qu'il était possible: je me
croyais sûr des années, je ne disputais pas
les jours/j
Le comte de P revint. Il ne tarda pas
à soupçonner mes relations avec Ellénore; il
me reçut chaque jour d'un air plus froid et
plus sombre. Je parlai vivement à Ellénore
des dangers qu'elle courait; je la suppliai
de permettre que j'interrompisse pour quel-
ques jours mes visites; je lui représentai l'in-
térêt de sa réputation, de sa fortune, de ses
enfants. Elle m'écouta longtemps en silence;
elle était pâle comme la mort. De manière
ou d'autre, me dit-elle enfin, vous partirez
bientôt; ne devançons pas ce moment; ne
vous mettez pas en peine de moi. Gagnons
des jours, gagnons des heures : des jours, des
heures, c'est tout ce qu'il me faut. Je_ne
sais quel pressentiment me dit, Adolphe,
que je mourrai dans vos bras.
Nous continuâmes donc à vivre comme au-
paravant, moi toujours inquiet, Ellénore tou-
jours triste, le comte de P taciturne et
soucieux. Enfin la lettre que j'attendais
arriva: mon père m'ordonnait de me rendre
ADOLPHE 51
auprès de lui. Je portai cette lettre à
Ellénore. Déjà! me dit-elle après l'avoir
lue; je ne croyais pas que ce fût si tôt.
Puis, fondant en larmes, elle me prit la main
et elle me dit: Adolphe, vous voyez que je
ne puis vivre sans vous; je ne sais ce qui
arrivera de mon avenir, mais je vous conjure
de ne pas partir encore: trouvez des pré-
textes pour rester. Demandez à votre père
de vous laisser prolonger votre séjour en-
core six mois. Six mois, est-ce donc si
long? Je voulus combattre sa résolution;
mais elle pleurait si amèrement, et elle était
si tremblante, ses traits portaient l'em-
preinte d'une souffrance si déchirante, que
je ne pus continuer. Je me jetai à ses pieds,
je la serrai dans mes bras, je l'assurai de
mon amour, et je sortis pour aller écrire à
mon père. J'écrivis en effet avec le mouve-
ment que la douleur d'Ellénore m'avait
inspiré. J'alléguai mille causes de retard;
je fis ressortir l'utilité de continuer à D
quelques cours que je n'avais pu suivre à
Gottingue; et lorsque j'envoyai ma lettre
à la poste, c'était avec ardeur que je
52 ADOLPHE
désirais obtenir le consentement que je
demandais.
Je retournai le soir chez Ellénore. Elle
était assise sur un sofa ; le comte de P
était près de la cheminée, et assez loin d'elle;
les deux enfants étaient au fond de la
chambre, ne jouant pas, et portant sur leurs
visages cet étonnement de l'enfance lorsqu'elle
remarque une agitation dont elle ne soup-
çonne pas la cause. J'instruisis Ellénore
par un geste que j'avais fait ce qu'elle vou-
lait. Un rayon de joie brilla dans ses yeux,
mais ne tarda pas à disparaître. Nous ne
disions rien. Le silence devenait embarras-
sant pour tous trois. — On m'assure, monsieur,
me dit enfin le comte, que vous êtes prêt à
partir. Je lui répondis que je l'ignorais. —
Il me semble, répliqua-t-il, qu'à votre âge
on ne doit pas tarder à entrer dans une
carrière; au reste, ajouta-t-il en regardant
Ellénore, tout le monde peut-être ne pense
pas ici comme moi.
Q^a réponse de mon père ne se fit pas atten-
dre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de
la douleur qu'un refus causerait à Ellénore.
cr-
ADOLPHE 53
\ .s-l. Il me semblait même que j'aurais partagé
cette douleur avec une égale amertume ; mais
"en Usant le consentement qu'il m'accordait,
'Jtous les inconvénients d'une prolongation
T;du séjour se présentèrent tout à coup à
^ -mon esprit. Encore six mois de gêne et de
. s» ... . .
contrainteJJ m'écriai-je; six mois pendant
lesquels j'offense un homme qui m'avait
témoigné de l'amitié, j 'expose une femme qui
m'aime; je cours le risque de lui ravir la
seule situation où elle puisse vivre tranquille
et considérée; je trompe mon père; et
pourquoi? Pour ne pas braver un instant
une douleur qui, tôt ou tard, est inévitable !
Ne l'éprouvons-nous pas chaque jour en
détail et goutte à goutte, cette douleur?
Je ne fais que du mal à Ellénore; mon
sentiment, tel qu'il est, ne peut la satisfaire.
Je me sacrifie pour elle sans fruit pour son
bonheur; et moi, je vis ici sans utilité, sans
indépendance, n'ayant pas un instant de
libre, ne pouvant respirer une heure en paix.
J'entrai chez Ellénore tout occupé de ces
réflexions. Je la trouvai seule. Je reste
encore six mois, lui dis-je. — Vous m'an-
54 ADOLPHE
noncez cette nouvelle bien sèchement. —
C'est que je crains beaucoup, je l'avoue, les
conséquences de ce retard pour l'un et pour
l'autre. — Il me semble que, pour vous du
moins, elles ne sauraient être bien fâcheuses.
— Vous savez fort bien, Ellénore, que ce
n'est jamais de moi que je m'occupe le plus.
— Ce n'est guère non plus du bonheur des
autres. — La conversation avait pris une
direction orageuse. Ellénore était blessée
de mes regrets dans une circonstance où
elle croyait que je devais partager sa joie:
je l'étais du triomphe qu'elle avait remporté
sur mes résolutions précédentes. La scène
devint violente. Nous éclatâmes en re-
proches mutuels. Ellénore m'accusa de
l'avoir trompée, de n'avoir eu pour elle
qu'un goût passager! d'avoir aliéné d'elle
l'affection du comte; de l'avoir remise, aux
yeux du public, dans la situation équivoque
dont elle avait cherché toute sa vie à sortir.
Je m'irritai de voir qu'elle tournât contre
moi ce que je n'avais fait que par obéissance
pour elle et par crainte de l'affliger. Je
me plaignis de ma vive contrainte, de ma
ADOLPHE 55
jeunesse consumée dans l'inaction, du des-
potisme qu'elle exerçait sur toutes mes
démarches. En parlant ainsi, je vis son
visage couvert tout à coup de pleurs: je
m'arrêtai, je revins sur mes pas, je désavouai,
j 'expliquai. Nous nous embrassâmes : mais
un premier coup était porté, une première
barrière était franchie. Nous avions pro-
noncé tous deux des mots irréparables; nous
pouvions nous taire, mais non les oublier.
Il y a des choses qu'on est longtemps sans
se dire, mais quand une fois elles sont dites,
on ne cesse jamais de les répéter.
^Nous vécûmes ainsi quatre mois dans des
rapports forcés, quelquefois doux, jamais
complètement libres, y rencontrant encore
du plaisir, mais n'y trouvant plus de charme/
Ellénore, cependant, ne se détachait pas de
moi. Après nos querelles les plus vives, elle
était aussi empressée à me revoir, elle fixait
aussi soigneusement l'heure de nos entrevues
que si notre union eût été la plus paisible et
la plus tendre. J'ai souvent pensé que ma
conduite même contribuait à entretenir Ellé-
nore dans cette disposition, pi je l'avais
56 ADOLPHE
aimée comme elle m'aimait, elle aurait eu
plus de calme; elle aurait réfléchi de son
côté sur les dangers qu'elle bravait. Mais
toute prudence lui était odieuse, parce que
la prudence venait de moi; elle ne calcu-
lait point ses sacrifices, parce qu'elle était
occupée à me les faire accepter; elle n'avait
pas le temps de se refroidir à mon égard,
parce que tout son temps et toutes ses
forces étaient employés à me conservera
L'époque fixée de nouveau pour mon départ
approchait; et j'éprouvais, en y pensant,
un mélange de plaisir et de regret : semblable
à ce que ressent un homme qui doit acheter
une guérison certaine par une opération
douloureuse: >.
Un matin, Ellénore m'écrivit de passer
chez elle à l'instant. — Le comte, me dit-elle,
me défend de vous recevoir: je ne veux
point obéir à cet ordre tyrannique. J'ai
suivi cet homme dans la proscription, j'ai
sauvé sa fortune; je l'ai servi dans tous ses
intérêts. <ÇJ1 peut se passer de moi main-
tenant : moi, je ne puis me passer de votîSà
On devine facilement quelles furent mes
ADOLPHE 57
instances pour la détourner d'un projet que
je ne concevais pas. Qe lui parlai de l'opinion
du public. — Cette opinion, me répondit-
elle, n'a jamais été juste pour moi. J'ai
rempli pendant dix ans mes devoirs mieux
qu'aucune femme, et cette opinion ne m'en
a pas moins repoussée du rang que je
méritais^ Je lui rappelai ses enfants. —
Mes enfants sont ceux de M. de P . Il les
a reconnus : il en aura soin. Ils seront trop
heureux d'oublier une mère dont ils n'ont à
partager que la honte. Je redoublai mes
prières. — Écoutez, me dit-elle, si je romps
avec le comte, refuserez-vous de me voir?
Le refuserez-vous? reprit-elle en saisissant
mon bras avec une violence qui me fit
frémir. — Non, assurément, lui répondis-je;
et plus vous serez malheureuse, plus je vous
serai dévoué. Mais considérez. ... — Tout
est considéré, interrompit-elle. Il va rentrer,
retirez-vous maintenant ; ne revenez plus ici.
Je passai le reste de la journée dans une
angoisse inexprimable . Deux j ours s ' écoulè-
rent sans que j'entendisse parler d'Ellénore.
Je souffrais d'ignorer son sort; je souffrais
58 ADOLPHE
même de ne pas la voir, et j'étais étonné de
la peine que cette privation me causait. Je
désirais cependant qu'elle eût renoncé à la
résolution que je craignais tant pour elle, et
je commençais à m'en flatter, lorsqu'une
femme me remit un billet par lequel Ellénore
me priait d'aller la voir dans telle rue, dans
telle maison, au troisième étage. J 'y courus,
espérant encore que, ne pouvant me recevoir
chez M. de P , elle avait voulu m'entre-
tenir ailleurs une dernière fois. Je la
trouvai faisant les apprêts d'un établisse-
ment durable. Elle vint à moi, d'un air
à la fois content et timide, cherchant à lire
dans mes yeux mon impression. — Tout est
rompu, me dit-elle, je suis parfaitement libre.
J'ai de ma fortune particulière soixante-
quinze louis de rente; c'est assez pour moi.
Vous restez encore ici six semaines. Quand
vous partirez, je pourrai peut-être me rap-
procher de vous; vous reviendrez peut-être
me voir. Et, comme si elle eût redouté une
réponse, elle entra dans une foule de détails
relatifs à ses projets. Elle chercha de mille
manières à me persuader qu'elle serait
ADOLPHE 59
heureuse; qu'elle ne m'avait rien sacrifié;
que le parti qu'elle avait pris lui convenait,
indépendamment de moi. Il était visible
qu'elle se faisait un grand effort, et qu'elle
ne croyait qu'à moitié ce qu'elle me disait.
QElle s'étourdissait de ses paroles, de peur
d'entendre les miennes^ elle prolongeait
son discours avec activité pour retarder le
moment où mes objections la replongeraient
dans le désespoir. Je ne pus trouver dans
mon cœur de lui en faire aucune. J'acceptai
son sacrifice, je l'en remerciai; je lui dis que
j'en étais heureux: je lui dis bien plus en-
core: je l'assurai que j'avais toujours désiré
qu'une détermination irréparable me fît un
devoir de ne jamais la quitter; j'attribuai
mes indécisions à un sentiment de délicatesse
qui me défendait de consentir à ce qui bou-
leversait sa situation. Je n'eus, en un mot,
d'autre pensée que de chasser loin d'elle
toute peine, toute crainte, tout regret, toute
incertitude sur mon sentiment. ^Pendant
que je lui parlais, je n'envisageais rien au
delà de ce but, et j'étais sincère dans mes
promesses.^»
CHAPITRE V
La séparation d'Ellénore et du comte de
P produisit dans le public un effet qu'il
n'était pas difficile de prévoir. Ellénore
perdit en un instant le fruit de dix années de
dévouement et de constance; on la con-
fondit avec toutes les femmes de sa classe qui
se livrent sans scrupule à mille inclinations
successives. L'abandon de ses enfants la
fit regarder comme une mère dénaturée, et
les femmes d'une réputation irréprochable
répétèrent avec satisfaction que l'oubli de
la vertu la plus essentielle à leur sexe
s'étendait bientôt sur toutes les autres. En
même temps on la plaignit, pour ne pas
perdre le plaisir de me blâmer. On vit dans
ma conduite celle d'un séducteur, d'un ingrat
qui avait violé l'hospitalité, et sacrifié, pour
contenter une fantaisie momentanée, le
repos de deux personnes, dont il aurait dû
respecter l'une et ménager l'autre. Quel-
60
ADOLPHE 61
ques amis de mon père m'adressèrent des
représentations sérieuses; d'autres, moins
libres avec moi, me firent sentir leur désap-
probation par des insinuations détournées.
Les jeunes gens, au contraire, se montrèrent
enchantés de l'adresse avec laquelle j'avais
supplanté le comte; et, par mille plaisan-
teries que je voulais en vain réprimer, ils me
félicitèrent de ma conquête et me promirent
de m'imiter. Je ne saurais peindre ce que
j'eus à souffrir, et de cette censure sévère et
de ces honteux éloges. Oe suis convaincu
que si j'avais eu de l'amour pour Ellénore,
j'aurais ramené l'opinion sur elle et sur moi.
Telle est la force d'un sentiment vrai, que,
lorsqu'il parle, les interprétations fausses et
les convenances factices se taisent. Mais
je n'étais qu'un homme faible, reconnaissant
et dominé; je n'étais soutenu par aucune
impulsion qui partît du cœuFp» Je m'ex-
primais donc avec embarras: je tâchais de
finir la conversation ; et si elle se prolongeait,
je la terminais par quelques mots âpres, qui
annonçaient aux autres que j'étais prêt à
leur chercher querelle. En effet, j'aurais
6a ADOLPHE
beaucoup mieux aimé me battre avec eux
que leur répondre.
Ellénore ne tarda pas à s'apercevoir que
l'opinion s'élevait contre elle. Deux parentes
de M. de P , qu'il avait forcées par son
ascendant à se lier avec elle, mirent le plus
grand éclat dans leur rupture ; heureuses de
se livrer à leur malveillance, longtemps con-
tenue à l'abri des principes austères de la
morale. Les hommes continuèrent à voir
Ellénore; mais il s'introduisit dans leur ton
quelque chose d'une familiarité qui annon-
çait qu'elle n'était plus appuyée par un pro-
tecteur puissant, ni justifiée par une union
presque consacrée. Les uns venaient chez
elle parce que, disaient-ils, ils l'avaient
connue de tout temps; les autres, parce
qu'elle était belle encore, et que sa légèreté
récente leur avait rendu des prétentions
qu'ils ne cherchaient pas à lui déguiser.
Chacun motivait sa liaison avec elle; c'est-
à-dire que chacun pensait que cette liaison
avait besoin d'excuse. Ainsi la malheureuse
Ellénore se voyait tombée pour jamais dans
l'état dont, toute sa vie, elle avait voulu
ADOLPHE 63
sortir. Tout contribuait à froisser son âme
et à blesser sa fierté. Elle envisageait
l'abandon des uns comme une preuve de mé-
pris, l'assiduité des autres comme l'indice
de quelque espérance insultante. \Èlle
souffrait de la solitude, elle rougissait de la
société^
Ah! sans doute, j'aurais dû la consoler;
j'aurais dû la serrer contre mon cœur, lui
dire: Vivons l'un pour l'autre, oublions des
hommes qui nous méconnaissent, soyons
heureux de notre seule estime et de notre
seul amour: je l'essayais aussi; mais que
peut, pour ranimer un sentiment qui s'éteint,
une résolution prise par devoir?
Ellénore et moi nous dissimulions l'un avec
l'autre. Elle n'osait me confier des peines,
résultat d'un sacrifice qu'elle savait bien que
je ne lui avais pas demandé. J'avais
accepté ce sacrifice: je n'osais me plaindre
d'un malheur que j'avais prévu, et que je
n'avais pas eu la force de prévenir. Nous
nous taisions donc sur la pensée unique qui
nous occupait constamment . Nous nous pro-
diguions des caresses, nous parlions d'amour;
64 ADOLPHE
mais nous parlions d'amour de peur de nous
parler d'autre chose.
Û)ès qu'il existe un secret entre deux
cœurs qui s'aiment, dès que l'un d'eux a pu
se résoudre à cacher à l'autre une seule idée,
le charme est rompu, le bonheur est détruit.
L'emportement, l'injustice, la distraction
même, se réparent: mais la dissimulation
jette dans l'amour un élément étranger qui
le dénature et le flétrit à ses propres yeu^>
Par une inconséquence bizarre, tandis que
je repoussais avec l'indignation la plus vio-
lente la moindre insinuation contre Ellénore,
je contribuais moi-même à lui faire tort dans
mes conversations générales. Je m'étais sou-
mis à ses volontés, mais j'avais pris en hor-
reur l'empire des femmes. Je ne cessais de
déclamer contre leur faiblesse, leur exigence,
le despotisme de leur douleur. J'affichais
les principes les plus durs; et ce même
homme qui ne résistait pas à une larme, qui
cédait à la tristesse muette, qui était pour-
suivi dans l'absence par l'image delà souf-
france qu'il avait causée, se montrait, dans
tous ses discours, méprisant et impitoyable.
ADOLPHE 65
Tous mes éloges directs en faveur d'Ellénore
ne détruisaient pas l'impression que produi-
saient des propos semblables. On me haïs-
sait, on la plaignait, mais on ne l'estimait pas.
On s'en prenait à elle de n'avoir pas inspiré
à son amant plus de considération pour son
sexe et plus de respect pour les liens du
cœur.
Un homme qui venait habituellement chez
Ellénore, et qui, depuis sa rupture avec le
comte de P , lui avait témoigné la passion
la plus vive, l'ayant forcée, par ses persécu-
tions indiscrètes, à ne plus le recevoir, se
permit contre elle des railleries outrageantes
qu'il me parut impossible de souffrir. Nous
nous battîmes; je le blessai dangereusement,
je fus blessé moi-même. Je ne puis décrire
le mélange de trouble, de terreur, de recon-
naissance et d'amour, qui se peignit sur les
traits d'Ellénore lorsqu'elle me revit après
cet événement. Elle s'établit chez moi,
malgré mes prières; elle ne me quitta pas
un seul instant jusqu'à ma convalescence.
Elle me lisait pendant le jour, elle me veillait
durant la plus grande partie des nuits; elle
66 ADOLPHE
observait mes moindres mouvements, elle
prévenait chacun de mes désirs; son in-
génieuse bonté multipliait ses facultés et
doublait ses forces. Elle m'assurait sans
cesse qu'elle ne m'aurait pas survécu: vj 'étais
pénétré d'affection, j'étais déchiré de re-
mords. J'aurais voulu trouver en moi de
quoi récompenser un attachement si con-
stant et si tendre; j'appelais à mon aide les
souvenirs, l'imagination, la raison même,
le sentiment du devoir: efforts inutiles Vj la
difficulté de la situation, la certitude d'un
avenir qui devait nous séparer; peut-être je
ne sais quelle révolte contre un lien qu'il
m'était impossible de briser, me dévoraient
intérieurement, (je me reprochais l'ingrati-
tude que je m'efforçais de lui cacher. Je
m'affligeais quand elle paraissait douter d'un
amour qui lui était si nécessaire; je ne
m'affligeais pas moins quand elle semblait y
croire. Je la sentais meilleure que moi;
je me méprisais d'être indigne d'elle. C'est
un affreux malheur de n'être pas aimé quand
on aime; mais c'en est un bien grand d'être
aimé avec passion quand on n'aime plus?))
ADOLPHE 67
Cette vie que je venais d'exposer pour Ellé-
nore, je l'aurais mille fois donnée pour
qu'elle fût heureuse sans moi.
Les six mois que m'avait accordés mon
père étaient expirés; il fallut songer à partir.
Ellénore ne s'opposa point à mon départ, elle
n'essaya pas même de le retarder; mais elle
me fit promettre que, deux mois après7 je
reviendrais près d'elle, ou que je lui permet-
trais de me rejoindre : je le lui jurai solennel-
lement. Quel engagement n'aurais-je pas
pris dans un moment où je la voyais lutter
contre elle-même et contenir sa douleur ?
Elle aurait pu exiger de moi de ne pas la
quitter; je savais au fond de mon âme que
ses larmes n'auraient pas été désobéies.
J'étais reconnaissant de ce qu'elle n'exer-
çait pas sa puissance; il me semblait que
je l'en aimais mieux, j Moi-même, d'ailleurs,
je ne me séparais pas sans un vif regret d'un
être qui m'était si uniquement dévoué. Il
y a dans les liaisons qui se prolongent quel-
que chose de si profond! Elles deviennent
à notre insu une partie si intime de notre
existence! \Nous formons de loin, avec
68 ADOLPHE
calme, la résolution de les rompre: nous
croyons attendre avec impatience l'époque
de l'exécuter: mais quand ce moment
arrive, il nous remplit de terreur; et telle
est la bizarrerie de notre cœur misérable,
que nous quittons avec un déchirement hor-
rible ceux près de qui nous demeurions sans
plaisir.
Pendant mon absence, j'écrivis régulière-
ment à Ellénore. J'étais partagé entre li
crainte que mes lettres ne lui fissent de la
peine, et le désir de ne lui peindre que le
sentiment que j'éprouvais. J'aurais voulu
qu'elle me devinât, mais qu'elle me devinât
sans s'affliger; je me félicitais quand j'avais
pu substituer les mots d'affection, d'amitié,
de dévouement, à celui d'amour; mais
soudain je me représentais la pauvre Ellénore
triste et isolée, n'ayant que mes lettres pour
consolation ; et, à la fin de deux pages froides
et compassées, j'ajoutais rapidement quel-
ques phrases ardentes ou tendres, propres à
la tromper de nouveau. De la sorte, sans
en dire jamais assez pour la satisfaire, j'en
disais toujours assez pour l'abuser. Étrange
ADOLPHE 69
espèce de fausseté, dont le succès même se
tournait contre moi, prolongeait mon an-
goisse, et m'était insupportable!
Je comptais avec inquiétude les jours, les
heures qui s'écoulaient ; je ralentissais de mes
vœux la marche du temps; je tremblais en
voyant se rapprocher l'époque d'exécuter ma
promesse. Je n'imaginais aucun moyen de
partir. Je n'en découvrais aucun pour
qu' Ellénore pût s'établir dans la même ville
que moi. Peut-être, car il faut être sincère,
peut-être je ne le désirais pas. Je com-
parais ma vie indépendante et tranquille à
la vie de précipitation, de trouble et de
tourment à laquelle sa passion me con-
damnait. Je me trouvais si bien d'être
libre, d'aller, de venir, de sortir, de rentrer,
sans que personne s'en occupât ! Je me
reposais, pour ainsi dire, dans l'indifférence
des autres, de la fatigue de son amour.]
Je n'osais cependant laisser soupçonner
à Ellénore que j 'aurais voulu renoncer à nos
projets. Elle avait compris par mes lettres
qu'il me serait difficile de quitter mon père;
elle m'écrivit qu'elle commençait en consé-
70 ADOLPHE
quence les préparatifs de son départ. Je fus
longtemps sans combattre sa résolution; je
ne lui répondais rien de précis à ce sujet. Je
lui marquais vaguement que je serais tou-
jours charmé de la savoir, puis j'ajoutais,
de la rendre heureuse: tristes équivoques,
langage embarrassé, que je gémissais de voir
si obscur, et que je tremblais de rendre plus
clair! Je me déterminai enfin à lui parler
avec franchise; je me dis que je le devais;
je soulevai ma conscience contre ma fai-
blesse; je me fortifiai de l'idée de son repos
contre l'image de sa douleur. Je me prome-
nais à grands pas dans ma chambre, récitant
tout haut ce que je me proposais de lui dire.
Mais à peine eus-je tracé quelques lignes,
que ma disposition changea: (je n'envi-
sageai plus mes paroles d'après le sens
qu'elles devaient contenir, mais d'après
l'effet qu'elles ne pouvaient manquer de
produire;) et une puissance surnaturelle
dirigeant, comme malgré moi, ma main
dominée, je me bornai à lui conseiller un
retard de quelques mois. Je n'avais pas dit
ce que je pensais. Ma lettre ne portait
ADOLPHE 71
aucun caractère de sincérité. Les raisonne-
ments que j'alléguais étaient faibles, parce
qu'ils n'étaient pas les véritables.
La réponse d'Ellénore fut impétueuse;
elle était indignée de mon désir de ne pas
la voir. Que me demandait-elle? de vivre
inconnue auprès de moi. Que pouvais-je
redouter de sa présence dans une retraite
ignorée, au milieu d'une grande ville où
personne ne la connaissait? Elle m'avait
tout sacrifié, fortune, enfants, réputation;
elle n'exigeait d'autre prix de ses sacrifices
que de m'attendre comme une humble es-
clave, de passer chaque jour avec moi quel-
ques minutes, de jouir des moments que
je pourrais lui donner. Elle s'était résignée
à deux mois d'absence, non que cette
absence lui parût nécessaire, mais parce que
je semblais le souhaiter; et lorsqu'elle était
parvenue, en entassant péniblement les jours
sur les jours, au terme que j'avais fixé moi-
même, je lui proposais de recommencer ce
long supplice! Elle pouvait s'être trompée,
elle pouvait avoir donné sa vie à un homme
dur et aride ; j 'étais le maître de mes actions ;
mais je n'étais pas le maître de la forcer à
72 ADOLPHE
souffrir, délaissée par celui pour lequel elle
avait tout immolé.
Ellénore suivit de près cette lettre; elle
m'informa de son arrivée. Je me rendis
chez elle avec la ferme résolution de lui té-
moigner beaucoup de joie; j'étais impatient
de rassurer son cœur et de lui procurer,
momentanément au moins, du bonheur ou
du calme. Mais elle avait été blessée; elle
m'examinait avec défiance: elle démêla
bientôt mes efforts; elle irrita ma fierté par
ses reproches; elle outragea mon caractère.
Elle me peignit si misérable dans ma fai-
blesse, qu'elle me révolta contre elle encore
plus que contre moi. Une fureur insensée
s'empara de nous: tout ménagement fut
abjuré, toute délicatesse oubliée. On eût
dit que nous étions poussés l'un contre l'autre
par des furies. Tout ce que la haine la plus
implacable avait inventé contre nous, nous
nous l'appliquions mutuellement, et (ces
deux êtres malheureux, qui seuls se con-
naissaient sur la terre, qui seuls pouvaient
se rendre justice, se comprendre et se conso-
ler, semblaient deux ennemis irréconciliables,
acharnés à se déchirer. ;
ADOLPHE 73
Nous nous quittâmes après une scène de
trois heures; et, pour la première fois de la
vie, nous nous quittâmes sans explication,
sans réparation. A peine fus- je éloigné
d'Ellénore qu'une douleur profonde rem-
plaça ma colère. Je me trouvai dans une
espèce de stupeur, tout étourdi de ce qui
s'était passé. Je me répétais mes paroles
avec étonnement; je ne concevais pas ma
conduite; je cherchais en moi-même ce qui
avait pu m 'égarer.
Il était fort tard; je n'osais retourner chez
Ellénore. Je me promis de la voir le lende-
main de bonne heure, et je rentrai chez mon
père. Il y avait beaucoup de monde ; il me
fut facile, dans une assemblée nombreuse, de
me tenir à l'écart et de déguiser mon trou-
ble. Lorsque nous fûmes seuls, il me dit:
— On m'assure que l'ancienne maîtresse du
comte de P est dans cette ville. Je vous
ai toujours laissé une grande liberté, et je n'ai
jamais rien voulu savoir sur vos liaisons ; mais
il ne vous convient pas, à votre âge, d'avoir
une maîtresse avouée; et je vous avertis que
j'ai pris des mesures pour qu'elle s'éloigne
d'ici. En achevant ces mots, il me quitta.
74 ADOLPHE
Je le suivis jusque dans sa chambre; il me
fit signe de me retirer. — Mon père, lui dis-
je, Dieu m'est témoin que je voudrais qu'elle
fût heureuse, et que je consentirais à ce prix
à ne jamais la revoir; mais prenez garde à ce
que vous ferez ; en croyant me séparer d'elle,
vous pourriez bien m'y rattacher à jamais.
Je fis aussitôt venir chez moi un valet de
chambre qui m'avait accompagné dans mes
voyages, et qui connaissait mes liaisons avec
Ellénore. Je le chargeai de découvrir à l'in-
stant même, s'il était possible, quelles étaient
les mesures dont mon père m'avait parlé. Il
revint au bout de deux heures. Le secré-
taire de mon père lui avait confié, sous le
sceau du secret, qu'Ellénore devait recevoir,
le lendemain, l'ordre de partir. Ellénore
chassée! m'écriai-je, chassée avec opprobre!
elle qui n'est venue ici que pour moi, elle
dont j'ai déchiré le cœur, elle dont j'ai sans
pitié vu couler les larmes! Où donc re-
poserait-elle sa tête, l'infortunée, errante et
seule dans un monde dont je lui ai ravi
l'estime? A qui dirait-elle sa douleur? Ma
résolution fut bientôt prise. Je gagnai
l'homme qui me servait; je lui prodiguai
ADOLPHE 75
l'or et les promesses. Je commandai une
chaise de poste pour six heures du matin à
la porte de la ville. Je formais mille projets
pour mon éternelle réunion avec Ellénore:
(je l'aimais plus que je ne l'avais jamais
aimée; tout mon cœur était revenu à elle;
j'étais fier de la protéger^ J'étais avide
de la tenir dans mes bras ; l'amour était ren-
tré tout entier dans mon âme; j'éprouvais
une fièvre de tête, de cœur, de sens, qui bou-
leversait mon existence. Si, dans ce moment,
Ellénore eût voulu se détacher de moi, je se-
rais mort à ses pieds pour la retenir.
Le jour parut; je courus chez Ellénore.
Elle était couchée, ayant passé la nuit à pleu-
rer; ses yeux étaient encore humides, et ses
cheveux étaient épars; elle me vit entrer
avec surprise. — Viens, lui dis-je, partons.
Elle voulut répondre. — Partons, repris-je.
As-tu sur la terre un autre protecteur,
un autre ami que moi ? mes bras ne sont-ils
pas ton unique asile ? Elle résistait. —
J'ai des raisons importantes; ajoutai-je,
et qui me sont personnelles. Au nom du
ciel, suis-moi; je l'entraînai. Pendant la
route je l'accablais de caresses, je la pressais
76 ADOLPHE
sur mon cœur, je ne répondais à ses questions
que par mes embrassements. Je lui dis
enfin, qu'ayant aperçu dans mon père
l'intention de nous séparer, j'avais senti que
je ne pouvais être heureux sans elle; que je
voulais lui consacrer ma vie et nous unir par
tous les genres de liens. Sa reconnaissance
fut d'abord extrême; mais elle démêla
bientôt des contradictions dans mon récit.
A force d'instances, elle m'arracha la vérité;
sa joie disparut, sa figure se couvrit d'un
sombre nuage. — (Adolphe, me dit-elle, vous
vous trompez sur vous-même; vous êtes
généreux, vous vous dévouez à moi parce que
je suis persécutée; vous croyez avoir de
l'amour, et vous n'avez que de la pitié.)
Pourquoi prononça-t-elle ces mots funestes ?
pourquoi me révéla-t-elle un secret que je
voulais ignorer ? Je m'efforçai de la rassurer,
j'y parvins peut-être; mais la vérité avait
traversé mon âme: le mouvement était
détruit; j'étais déterminé dans mon sacri-
fice, mais je n'en étais pas plus heureux; et
déjà il y avait en moi une pensée que de
nouveau j'étais réduit à cacher.
CHAPITRE VI
Quand nous fûmes arrivés sur les fron-
tières, j'écrivis à mon père. Ma lettre fut
respectueuse, mais il y avait un fond d'amer-
tume. Je lui savais mauvais gré d'avoir
resserré mes liens en prétendant les rompre.
Je lui annonçais que je ne quitterais Ellénore
que lorsque convenablement fixée, elle n'au-
rait plus besoin de moi. Je le suppliais de
ne pas me forcer, en s'acharnant sur elle, à
lui rester toujours attaché. J'attendis sa
réponse pour prendre une détermination sur
notre établissement. tVous avez vingt-
quatre ans, me répondit-il: je n'exercerai
pas contre vous une autorité qui touche à
son terme, et dont je n'ai jamais fait usage;
je cacherai même, autant que je pourrai,
votre étrange démarche; je répandrai le
bruit que vous êtes parti par mes ordres et
pour mes affaires. Je subviendrai libérale-
ment à vos dépenses. Vous sentirez vous-
77
78 ADOLPHE
même bientôt que la vie que vous menez
n'est pas celle qui vous convenait. Votre
naissance, vos talents, votre fortune, vous
assignaient dans le monde une autre place
que celle de compagnon d'une femme sans
patrie et sans aveu. Votre lettre me prouve
déjà que vous n'êtes pas content de vous.
Songez que l'on ne gagne rien à prolonger
une situation dont on rougit. (Vous con-
sumez inutilement les plus belles années
de votre jeunesse, et cette perte est irré-
parable} »
La lettre de mon père me perça de mille
coups de poignard. Je m'étais dit cent fois
ce qu'il me disait; j'avais eu cent fois honte
de ma vie s'écoulant dans l'obscurité et dans
l'inaction. J'aurais mieux aimé des re-
proches, des menaces; j'aurais mis quelque
gloire à résister, et j'aurais senti la nécesité
de rassembler mes forces pour défendre
Ellénore des périls qui l'auraient assaillie.
Mais il n'y avait point de péril: on me
laissait parfaitement libre; et cette liberté
ne me servait qu'à porter plus impatiem-
ment le joug que j'avais l'air de choisir.
ADOLPHE 79
Nous nous fixâmes à Caden, petite ville de
la Bohême. Je me répétai que puisque
j'avais pris la responsabilité du sort d'Ellé-
nore, il ne fallait pas la faire souffrir. Je par-
vins à me contraindre; je renfermai dans mon
sein jusqu'aux moindres signes de mécon-
tentement, et toutes les ressources de mon
esprit furent employées à me créer une
gaieté factice qui pût voiler ma profonde
tristesse. Ce travail eut sur moi-même un
effet inespéré. Nous sommes des créatures
tellement mobiles, que les sentiments que
nous feignons, nous finissons par les éprou-
ver. Les chagrins que je cachais, je les
oubliais en partie. Mes plaisanteries per-
pétuelles dissipaient ma propre mélancolie;
et les assurances de tendresse dont j'en-
tretenais Ellénore, répandaient dans mon
cœur une émotion douce qui ressemblait
presque à l'amour.
De temps en temps des souvenirs impor-
tuns venaient m'assiéger. Je me livrais,
quand j'étais seul, à des accès d'inquiétude;
je formais mille plans bizarres pour m'élancer
tout à coup hors de la sphère dans laquelle
80 ADOLPHE
j'étais déplacé. Mais je repoussais ces
impressions comme de mauvais rêves, Ellé-
nore paraissait heureuse; pouvais-je trou-
bler son bonheur? Près de cinq mois se
passèrent de la sorte.
Un jour, je vis Ellénore agitée et cherchant
à me taire une idée qui l'occupait. Après de
longues sollicitations, elle me fit promettre
que je ne combattrais point la résolution
qu'elle avait prise, et m'avoua que \M. de
P lui avait écrit : son procès était gagné ;
il se rappelait avec reconnaissance les services
qu'elle lui avait rendus, et leur liaison de dix
années. Il lui offrait la moitié de sa fortune,
non pour se réunir à elle, ce qui n'était plus
possible, mais à condition qu'elle quitterait
l'homme ingrat et perfide qui les avait sé-
parés^— J'ai répondu, me dit-elle, et vous
devinez bien que j'ai refusé. Je ne le de-
vinais que de trop. J'étais touché, mais au
desespoir du nouveau sacrifice que me faisait
Ellénore. Je n'osais toutefois lui rien
objecter: mes tentatives en ce sens avaient
toujours été tellement infructueuses! Je
m'éloignai pour réfléchir au parti que j'avais
ADOLPHE 81
à prendre. Il m'était clair que nos liens
devaient se rompre. Ils étaient douloureux
pour moi, ils lui devenaient nuisibles;
j'étais le seul obstacle à ce qu'elle retrouvât
un état convenable et la considération, qui,
dans le monde, suit tôt ou tard l'opulence;
j'étais la seule barrière entre elle et ses en-
fants : je n'avais plus d'excuse à mes propres
yeux. Lui céder dans cette circonstance
n'était plus de la générosité, mais une cou-
pable faiblesse. J'avais promis à mon père
de redevenir libre aussitôt que je ne serais
plus nécessaire à Ellénore. Il était temps
enfin d'entrer dans une carrière, de com-
mencer une vie active, d'acquérir quelques
titres à l'estime des hommes, de faire un
noble usage de mes facultés. Je retournai
chez Ellénore, me croyant inébranlable dans
le dessein de la forcer à ne pas rejeter les
offres du comte de P , et pour lui dé-
clarer, s'il le fallait, que je n'avais plus
d'amour pour elle. — Chère amie, lui dis-je,
on lutte quelque temps contre sa destinée,
mais on finit toujours par céder. Les lois
de la société sont plus fortes que les volontés
82 ADOLPHE
des hommes; les sentiments les plus im-
périeux se brisent contre la fatalité des cir-
constances. En vain l'on s'obstine à ne con-
sulter que son cœur; on est condamné tôt
ou tard à écouter la raison. > Je ne puis vous
retenir plus longtemps dans une position
également indigne de vous et de moi; je ne
le puis ni pour vous ni pour moi-même. A
mesure que je parlais sans regarder Ellénore,
je sentais mes idées devenir plus vagues et
ma résolution faiblir. Je voulus ressaisir
mes forces, et je continuai d'une voix préci-
pitée: Je serai toujours votre ami; j'aurai
toujours pour vous l'affection la plus pro-
fonde. Les deux années de notre liaison ne
s'effaceront pas de ma mémoire; elles seront
à jamais l'époque la plus belle de ma vie.
Mais l'amour, ce transport des sens, cette
ivresse involontaire, cet oubli de tous les
intérêts, de tous les devoirs, Ellénore, je ne
l'ai plus. J'attendis longtemps sa réponse
sans lever les yeux sur elle. Lorsque enfin
je la regardai, elle était immobile; elle con-
templait tous les objets comme si elle n'en
eût reconnu aucun, je pris sa main: je
ADOLPHE 83
la trouvai froide. Elle me repoussa. — Que
me voulez-vous? me dit-elle; ne suis-je
pas seule, seule dans l'univers, seule sans
un être qui m'entende? Qu'avez-vous en-
core à me dire? ne m'avez-vous pas tout
dit? tout n'est -il pas fini, fini sans retour?
laissez-moi, quittez-moi; n'est-ce pas là ce
que vous désirez? Elle voulut s'éloigner,
elle chancela; j'essayai de la retenir, elle
tomba sans connaissance à mes pieds; je la
relevai, je l'embrassai, je rappelai ses sens. —
Ellénore, m'écriai-je, revenez à vous, re-
venez à moi; je vous aime d'amour, de l'a-
mour le plus tendre, je vous avais trompée
pour que vous fussiez plus libre dans votre
choix. — Crédulités du cœur, vous êtes
inexplicables! Ces simples paroles, dé-
menties par tant de paroles précédentes,
rendirent Ellénore à la vie et à la confiance;
elle me les fit répéter plusieurs fois: elle
semblait respirer avec avidité. Elle me
crut : elle s'enivra de son amour, qu'elle pre-
nait pour le nôtre; elle confirma sa réponse
au comte P , et je me vis plus engagé
que jamais.
84 ADOLPHE
Trois mois après, une nouvelle possibilité
de changement s'annonça dans la situation
d'Ellénore. Une de ces vicissitudes com-
munes dans les républiques que des factions
agitent rappela son père en Pologne, et le
Tétablit dans ses biens. Quoiqu'il ne con-
nût qu'à peine sa fille, que sa mère avait
emmenée en France à l'âge de trois ans, il
désira la fixer auprès de luDj Le bruit des
aventures d'Ellénore ne lui était parvenu que
vaguement en Russie, où, pendant son exil,
il avait toujours habité. Ellénore était son
enfant unique: il avait peur de l'isole-
ment, il voulait être soigné: il ne chercha
qu'à découvrir la demeure de sa fille,
et, dès qu'il l'eut apprise, il l'invita
vivement à venir le rejoindre. Elle ne
pouvait avoir d'attachement réel pour un
père qu'elle ne se souvenait pas d'avoir vu.
Elle sentait néanmoins qu'il était de son de-
voir d'obéir; elle assurait de la sorte à ses
enfants une grande fortune, et remontait
•elle-même au rang que lui avaient ravi ses
malheurs et sa conduite; mais elle me
déclara positivement qu'elle n'irait en Po-
ADOLPHE 85
logne que si je l'accompagnais. — Je ne suis
plus, me dit-elle, dans l'âge où l'âme s'ouvre
à des impressions nouvelles. Mon père est
un inconnu pour moi. Si je reste ici,
d'autres l'entoureront avec empressement;
il en sera tout aussi heureux. Mes enfants
auront la fortune de M. de P . Je sais
bien que je serai généralement blâmée, je
passerai pour une fille ingrate et pour une
mère peu sensible; mais j'ai trop souffert;
je ne suis plus assez jeune pour que l'opinion
clu monde ait une grande puissance sur moi>,
S'il y a dans ma résolution quelque chose de
dur, c'est à vous, Adolphe, que vous devez
vous en prendre. Si je pouvais me faire
illusion sur vous, je consentirais peut-être à
une absence, dont l'amertume serait di-
minuée par la perspective d'une réunion
douce et durable ; mais vous ne demanderiez
pas mieux que de me supposer à deux cents
lieues de vous, contente et tranquille, au
sein de ma famille et de l'opulence. Vous
m'écririez là-dessus des lettres raisonnables
que je vois d'avance: elles déchireraient
mon cœur; je ne veux pas m'y exposer.
86 ADOLPHE
vTe n'ai pas la consolation de me dire que,
par le sacrifice de toute ma vie, je sois
parvenue à vous inspirer le sentiment que
je méritais; mais enfin vous l'avez accepté,
ce sacrifice., Je souffre déjà suffisamment
par l'aridité de vos manières et la sécheresse
de nos rapports; je subis ces souffrances
que vous m'infligez; je ne veux pas en
braver de volontaires.
Il y avait dans la voix et dans le ton d'Ellé-
nore je ne sais quoi d'âpre et de violent qui
annonçait plutôt une détermination ferme
qu'une émotion profonde ou touchante. De-
puis quelque temps elle s'irritait d'avance
lorsqu'elle me demandait quelque chose,
comme si je lui avais déjà refusé. Elle
disposait de mes actions, mais elle savait
que mon jugement les démentait. Elle
aurait voulu pénétrer dans le sanctuaire
intime de ma pensée, pour y briser une oppo-
sition sourde qui la révoltait contre moi.
Je lui parlai de ma situation, du vœu de
mon père, de mon propre désir; je m'em-
portai. Ellénore fut inébranlable. Je vou-
lus réveiller sa générosité, comme si l'amour
ADOLPHE 87
n'était pas de tous les sentiments le plus
égoïste, et, par conséquent, lorsqu'il est
blessé, le moins généreux. Je tâchai par un
effort bizarre de l'attendrir sur le malheur
que j'éprouvais en restant près d'elle; je
ne parvins qu'à l'exaspérer. Je lui promis
d'aller la voir en Pologne; mais elle ne vit
dans mes promesses, sans épanchement et
sans abandon, que l'impatience de la quitter.
La première année de notre séjour à Ca-
den avait atteint son terme, sans que rien
changeât dans notre situation. Quand Ellé-
nore me trouvait sombre ou abattu, elle
s'affligeait d'abord, se blessait ensuite, et
m'arrachait par ses reproches l'aveu de la
fatigue que j'aurais voulu déguiser. De
mon côté, quand Ellénore paraissait con-
tente, je m'irritais de la voir jouir d'une
situation qui me coûtait mon bonheur, et je
la troublais dans cette courte jouissance par
des insinuations qui l'éclairaient sur ce que
j'éprouvais intérieurement. Nous nous
attaquions donc tour à tour par des phrases
indirectes, pour reculer ensuite dans des pro-
testations générales et de vagues justifica-
88 ADOLPHE
tions, et pour regagner le silence. Car nous
savions si bien mutuellement tout ce que
nous allions nous dire, que nous nous taisions
pour ne pas l'entendre. Quelquefois l'un
de nous était prêt à céder, mais nous man-
quions le moment favorable pour nous rap-
procher. Nos cœurs défiants et blessés ne
se rencontraient plus.
Je me demandais souvent pourquoi je res-
tais dans un état si pénible : je me répondais
que, si je m'éloignais d'Ellénore, elle me sui-
vrait, et que j'aurais provoqué un nouveau
sacrifice. Je me dis enfin qu'il fallait la
satisfaire une dernière fois, et qu'elle ne
pourrait plus rien exiger quand je l'aurais
replacée au milieu de sa famille. J'allais
lui proposer de la suivre en Pologne, quand
elle reçut la nouvelle que son père était mort
subitement. Il l'avait instituée son unique
héritière, mais son testament était contredit
par des lettres postérieures que des parents
éloignés menaçaient de faire valoir. Ellé-
nore, malgré le peu de relations qui sub-
sistaient entre elle et son père, fut douloureu-
sement affectée de cette mort: elle se re-
ADOLPHE 89
procha de l'avoir abandonné. Bientôt elle
m'accusa de sa faute. — Vous m'avez fait
manquer, me dit-elle, à un devoir sacré.
Maintenant, il ne s'agit que de ma fortune:
je vous l'immolerai plus facilement encore.
Mais, certes, je n'irai pas seule dans un
pays où je n'ai que des ennemis à rencontrer.
— Je n'ai voulu, lui répondis-je, vous faire
manquer à aucun devoir; j'aurais désiré, je
l'avoue, que vous daignassiez réfléchir que
moi aussi je trouvais pénible de manquer
aux miens; je n'ai pu obtenir de vous cette
justice. Je me rends, Ellénore; votre in-
térêt l'emporte sur toute autre considéra-
tion. Nous partirons ensemble quand vous
le voudrez.
Nous nous mîmes effectivement en route.
Les distractions du voyage, la nouveauté des
objets, les efforts que nous faisions sur nous-
mêmes, ramenaient de temps en temps entre
nous quelques restes d'intimité. La longue
habitude que nous avions l'un de l'autre, les
circonstances variées que nous avions par-
courues ensemble, avaient attaché à chaque
parole, presque à chaque geste, des souvenirs
go ADOLPHE
qui nous replaçaient tout à coup dans le
passé, et nous remplissaient d'un attendris-
sement involontaire, comme les éclairs tra-
versent la nuit sans la dissiper. Nous
vivions, pour ainsi dire, d'une espèce de
mémoire du cœur, assez puissante pour que
l'idée de nous séparer nous fût douloureuse,
trop faible pour que nous trouvassions du
bonheur à être unis2) Je me livrais à ces
émotions, pour me reposer de ma contrainte
habituelle. J'aurais voulu donner à Ellé-
nore des témoignages de tendresse qui la
contentassent ; je reprenais quelquefois avec
elle le langage de l'amour; mais ces émotions
et ce langage ressemblaient à ces feuilles
pâles et décolorées qui, par un reste de
végétation funèbre, croissent languissam-
ment sur les branches d'un arbre déraciné.
CHAPITRE Vn
Ellénore obtint, dès son arrivée, d'être ré-
tablie dans la jouissance des biens qu'on lui
disputait, en s'engageant à n'en pas disposer
que son procès ne fût décidé. Elle s'établit
dans une des possessions de son père. Le
mien, qui n'abordait jamais avec moi dans
ses lettres aucune question directement, se
contenta de les remplir d'insinuations contre
mon voyage. « Vous m'aviez mandé, me di-
sait-il, que vous ne partiriez pas. Vous
m'aviez développé longuement toutes les
raisons que vous aviez de ne pas partir; j'é-
tais, en conséquence, bien convaincu que
vous partiriez. ; Je ne puis que vous plaindre
de ce qu'avec votre esprit d'indépendance,
vous faites toujours ce que vous ne voulez
pas.,: Je ne juge point, au reste, d'une si-
tuation qui ne m'est qu'imparfaitement
connue. Jusqu'à présent vous m'aviez paru
le protecteur d'Ellénore, et sous ce rap-
91
92 ADOLPHE
port, il y avait dans vos procédés quelque
chose de noble, qui relevait votre caractère,
quel que fût l'objet auquel vous vous atta-
chiez. Aujourd'hui vos relations ne sont
plus les mêmes; {ce n'est plus vous qui la
protégez, c'est elle qui vous protège; vous
vivez chez elle, vous êtes un étranger- qu'elle
introduit dans sa famille. Je ne prononce
point sur une position que vous choisissez;
mais comme elle peut avoir ses inconvé-
nients, je voudrais les diminuer autant qu'il
est en moi. J 'écris au baron de T , notre
ministre dans le pays où vous êtes, pour
vous recommander à lui; j'ignore s'il vous
conviendra de faire usage de cette recom-
mandation; n'y voyez au moins qu'une
preuve de mon zèle, et nullement une at-
teinte à l'indépendance que vous avez tou-
jours su défendre avec succès contre votre
père. »
J'étouffai les réflexions que ce style faisait
naître en moi. La terre que j'habitais avec
Ellénore était située à peu de distance de
Varsovie; je me rendis dans cette ville, chez
le baron de T . Il me reçut avec amitié,
ADOLPHE 9$
me demanda les causes de mon séjour en
Pologne, me questionna sur mes projets; je
ne savais trop que lui répondre. Après
quelques minutes d'une conversation embar-
rassée: — Je vais, me dit-il, vous parler avec
franchise. Je connais les motifs qui vous
ont amené dans ce pays, votre père me les a
mandés; je vous dirai même que je les com-
prends : il n'y a pas d'homme qui ne se soit,
une fois dans sa vie, trouvé tiraillé par le
désir de rompre une liaison inconvenable et
la crainte d'affliger une femme qu'il avait
aimée. L'inexpérience de la jeunesse fait
que l'on s'exagère beaucoup les difficultés
d'une position pareille; on se plaît à croire
à la vérité de toutes ces démonstrations de
douleur, qui remplacent, dans un sexe
faible et emporté, tous les moyens de la
force et tous ceux de la raison. Le cœur en
souffre, mais l'amour-propre s'en applaudit;
et tel homme qui pense de bonne foi s'im-
moler au désespoir qu'il a causé, ne se
sacrifie dans le fait qu'aux illusions de sa
propre vanité\) Il n'y a pas une de ces
femmes passionnées dont le monde est plein,
94 ADOLPHE
qui n'ait protesté qu'on la ferait mourir en
l'abandonnant; il n'y en a pas une qui ne
soit encore en vie et qui ne soit consolée. Je
vouhr l'interrompre. — Pardon, me dit-il,
mon jeune ami, si je m'exprime avec trop
peu de ménagement: mais le bien qu'on
m'a dit de vous, les talents que vous an-
noncez, la carrière que vous devriez suivre,
tout me fait une loi de ne rien vous déguiser.
Je lis dans votre âme, malgré vous et mieux
que vous; vous n'êtes plus amoureux de la
femme qui vous domine et qui vous traîne
après elle; si vous l'aimiez encore, vous ne
seriez pas venu chez moi. Vous saviez que
votre père m'avait écrit; il vous était aisé
de prévoir ce que j'avais à vous dire: vous
n'avez pas été fâché d'entendre de ma
bouche des raisonnements que vous vous ré-
pétez sans cesse à vous-même, et toujours
inutilement. La réputation d'Ellénore est
loin d'être intacte. — Terminons, je vous
prie, répondis-je, une conversation inutile.
Des circonstances malheureuses ont pu
disposer des premières années d'Ellénore;
on peut la juger défavorablement sur des
ADOLPHE 95
apparences mensongères: mais je la connais
depuis trois ans, et il n'existe pas sur la
terre une âme plus élevée, un caractère plus
noble, un cœur plus pur et plus généreux. —
Comme vous voudrez, répliqua-t-il ; mais
ce sont des nuances que l'opinion n'appro-
fondit pas. Les faits sont positifs, ils sont
publics; en m'empêchant de les rappeler,
pensez-vous les détruire? Écoutez, pour-
suivit-il: il faut dans ce monde savoir ce
qu'on veut. Vous n'épouserez pas Ellénore ?
— Non, sans doute, m'écriai-je; elle-même
ne l'a jamais désiré. — Que voulez-vous
donc faire? Elle a dix ans de plus que
vous ; vous en avez vingt-six ; vous la
soignerez dix ans encore ; elle sera vieille ;
vous serez parvenu au milieu de votre
vie, sans avoir rien commencé, rien achevé
qui vous satisfasse. L'ennui s'emparera
de vous, l'humeur s'emparera d'elle ; elle
vous sera chaque jour moins agréable ;
vous lui serez chaque jour plus nécessaire ;
et le résultat d'une naissance illustre, d'une
fortune brillante, d'un esprit distingué, sera
de végéter dans un coin de la Pologne, oublié
96 ADOLPHE
de vos amis, perdu pour la gloire, et tour-
menté par une femme qui ne sera, quoi
que vous fassiez, jamais contente de vous.
Je n'ajoute qu'un mot, et nous ne revien-
drons plus sur un sujet qui vous embarrasse.
Toutes les routes vous sont ouvertes, les
lettres, les armes, l'administration; vous
pouvez aspirer aux plus illustres alliances;
vous êtes fait pour aller à tout: mais {sou-
venez-vous bien qu'il y a entre vous et tous
les genres de succès, un obstacle insurmon-
table, et que cet obstacle est Ellénore)k —
J'ai cru vous devoir, monsieur, lui répondis-
je, de vous écouter en silence: mais je me
dois aussi de vous déclarer que vous ne
m'avez point ébranlé. Personne que moi,
je le répète, ne peut juger Ellénore; per-
sonne n'apprécie assez la vérité de ses senti-
ments et la profondeur de ses impressions.
Tant qu'elle aura besoin de moi, je resterai
près d'elle. Aucun succès ne me consolerait
de la laisser malheureuse; et dussé-je
borner ma carrière à lui servir d'appui, à
la soutenir dans ses peines, à l'entourer de
mon affection contre l'injustice d'une opi-
ADOLPHE 97
nion qui la méconnaît, je croirais encore
n'avoir pas employé ma vie inutilement.
Je sortis en achevant ces paroles : mais qui
m'expliquera par quelle mobilité le senti-
ment qui me les dictait s'éteignit avant
même que j'eusse fini de les prononcer? Je
voulus, en retournant à pied, retarder le
moment de revoir cette Ellénore que je
venais de défendre; je traversai précipitam-
ment la ville: il me tardait de me trouver
seul.
Arrivé au milieu de la campagne, je ralen-
tis ma marche, et mille pensées m'assaillirent.
Ces mots funestes: «Entre tous les genres
de succès et vous, il existe un obstacle insur-
montable, et cet obstacle, c'est Ellénore,»
retentissaient autour de moi. Je jetais un
long et triste regard sur le temps qui venait
de s'écouler sans retour; je me rappelais les
espérances de ma jeunesse, la confiance avec
laquelle je croyais autrefois commander à
l'avenir, les éloges accordés à mes premiers
essais, l'aurore de réputation que j 'avais vue
briller et disparaître. Je me répétais les
noms de plusieurs de mes compagnons
98 ADOLPHE
d'étude, que j'avais traités avec un dédain
superbe, et qui, par le seul effet d'un travail
opiniâtre et d'une vie régulière, m'avaient
laissé loin derrière eux dans la route de la
fortune, de la considération et de la gloire :
j'étais oppressé de mon inaction. Comme
les avares se représentent dans les trésors
qu'ils entassent tous les biens que ces trésors
pourraient acheter, j'apercevais dans Ellé-
nore la privation de tous les succès auquels
j'aurais pu prétendre. Ce n'était pas une
carrière seule que je regrettais: comme je
n'avais essayé d'aucune, je les regrettais
toutes. N'ayant jamais employé mes forces,
je les imaginais sans bornes, et je les maudis-
sais ; yaurais voulu que la nature m'eût créé
faible et médiocre, pour me préserver au
moins du remords de me dégrader volon-
tairement. Toute louange, toute approba-
tion pour mon esprit ou mes connaissances,
me semblaient un reproche insupportable:
je croyais entendre admirer les bras vigou-
reux d'un athlète chargé de fers au fond
d'un cachot^ Si je voulais ressaisir mon cou-
rage, me dire que l'époque de l'activité n'é-
ADOLPHE 99
tait pas encore passée, l'image d'Ellénore
s'élevait devant moi comme un fantôme,
et me repoussait dans le néant; je ressentais
contre elle des accès de fureur, et, par un mé-
lange bizarre, cette fureur ne diminuait en
rien la terreur que m'inspirait l'idée de l'af-
fliger.
Mon âme, fatiguée de ces sentiments
amers, chercha tout à coup un refuge dans
des sentiments contraires. Quelques mots,
prononcés au hasard par le baron de T
sur la possibilité d'une alliance douce et
paisible, me servirent à me créer l'idéal
d'une compagne. Je réfléchis au repos, à
la considération, à l'indépendance même
que m'offrirait un sort pareil; car les liens
que je traînais depuis si longtemps me
rendaient plus dépendant mille fois que
n'aurait pu le faire une union reconnue et
constatée. , J'imaginais la joie de mon
père; j'éprouvais un désir impatient de re-
prendre dans ma patrie et dans la société
de mes égaux la place qui m'était due; je me
représentais opposant une conduite austère
et irréprochable à tous les jugements qu'une
ioo ADOLPHE
malignité froide et frivole avait prononcés
contre moi, à tous les reproches dont m'acca-
blait Ellénore.
— Elle m'accuse sans cesse, disais-je,
«d'être dur, d'être ingrat, d'être sans pitié.
*Âh! si le ciel m'eût accordé une femme que
lés convenances sociales me permissent
•d'avouer, que mon père ne rougît pas d'ac-
cepter pour fille, j'aurais été mille fois plus
heureux de la rendre heureuse> Cette sen-
sibilité que l'on méconnaît parce qu'elle est
souffrante et froissée, cette sensibilité dont
on exige impérieusement des témoignages
que mon cœur refuse à l'emportement et à
la menace, qu'il me serait doux de m'y
livrer avec l'être chéri, compagnon d'une
vie régulière et respectée! Que n'ai-je pas
fait pour Ellénore? Pour elle j'ai quitté
mon pays et ma famille; j'ai pour elle
affligé le cœur d'un vieux père qui gémit
encore loin de moi; pour elle j'habite ces
lieux où ma jeunesse s'enfuit solitaire,
sans gloire, sans honneur et sans plaisir:
tant de sacrifices faits sans devoir et sans
amour ne prouvent-ils pas ce que l'amour et
ADOLPHE loi
le devoir me rendraient capable de faire ? Si
je crains tellement la douleur d'une femme
qui ne me domine que par sa douleur, avec
quel soin j'écarterais toute affliction, toute
peine, de celle à qui je pourrais hautement
me vouer sans remords et sans réserve ! Com-
bien alors on me verrait différent de ce que
je suis! comme cette amertume dont on me
fait un crime, parce que la source en est
inconnue, fuirait rapidement loin de moi!
combien je serais reconnaissant pour le ciel
et bienveillant pour les hommes !
Je parlais ainsi; mes yeux se mouillaient
de larmes; mille souvenirs rentraient comme
par torrents dans mon âme; mes relations
avec Ellénore m'avaient rendu tous ces souve-
nirs odieux. Tout ce qui me rappelait mon
enfance, les lieux où s'étaient écoulées mes
premières années, les compagnons de mes
premiers jeux, les vieux parents qui m'a-
vaient prodigué les premières marques d'in-
térêt, me blessait et me faisait mal; j'étais
réduit à repousser, comme des pensées
coupables, les images les plus attrayantes et
les vœux les plus naturels. La compagne
ioa ADOLPHE
que mon imagination m'avait soudain créée
s'alliait au contraire à toutes ces images et
sanctionnait tous ces vœux; elle s'associait
à tous mes devoirs, à tous mes plaisirs, à
tous mes goûts; elle rattachait ma vie
actuelle à cette époque de ma jeunesse où
l'espérance ouvrait devant moi un si vaste
avenir, époque dont Ellénore m'avait séparé
par un abîme. Les plus petits détails, les
plus petits objets se retraçaient à ma mé-
moire: je revoyais l'antique château que
j'avais habité avec mon père, les bois qui
l'entouraient, la rivière qui baignait le pied
de ses murailles, les montagnes qui bordaient
son horizon; toutes ces choses me parais-
saient tellement présentes, pleines d'une
telle vie, qu'elles me causaient un frémisse-
ment que j'avais peine à supporter; et mon
imagination plaçait à côté d'elles une créa-
ture innocente et jeune qui les embellissait,
qui les animait par l'espérance. J'errais
plongé dans cette rêverie, toujours sans plan
fixe, ne me disant point qu'il fallait rompre
avec Ellénore, n'ayant de la réalité qu'une
idée sourde et confuse, et dans l'état d'un
ADOLPHE 103
homme accablé de peine, que le sommeil a
consolé par un songe, et qui pressent que ce
songe va finir. Je découvris tout à coup
le château d'Ellénore, dont insensiblement
je m'étais rapproché; je m'arrêtai, je pris
une autre route : j 'étais heureux de retarder
le moment où j'allais entendre de nouveau
sa voix.
Le jour s'affaiblissait: le ciel était serein;
la campagne devenait déserte; les travaux
des hommes avaient cessé, ils abandonnaient
la nature à elle-même. Mes pensées prirent
graduellement une teinte plus grave et plus
imposante. Les ombres de la nuit qui
s'épaississaient à chaque instant, le vaste
silence qui m'environnait et qui n'était inter-
rompu que par des bruits rares et lointains
firent succéder à mon imagination un senti-
ment plus calme, plus solennel. Je prome-
nais mes regards sur l'horizon grisâtre dont
je n'apercevais plus les limites, et qui, par
là même, me donnait, en quelque sorte, la
sensation de l'immensité. Je n'avais rien
éprouvé de pareil depuis longtemps: sans
cesse absorbé dans des réflexions toujours
104 ADOLPHE
personnelles, la vue toujours fixée sur ma
situation, j'étais devenu étranger à toute
idée générale; (je ne m'occupais que d'Ellé-
nore et de moi: d'Ellénore, qui ne m'in-
spirait qu'une pitié mêlée de fatigue; de
moi, pour qui je n'avais plus aucune estime^
Je m'étais rapetissé, pour ainsi dire, dans un
nouveau genre d'égoïsme, dans un égoïsme
sans courage, mécontent et humilié; he me
sus bon gré de renaître à des pensées d'un
autre ordre, et de me retrouver la faculté de
m'oublier moi-même, pour me livrer à des
méditations désintéressées; mon âme sem-
blait se relever d'une dégradation longue et
honteuse. )
La nuit presque entière s'écoula ainsi. Je
marchais au hasard; je parcourus des
champs, des bois, des hameaux où tout était
immobile. De temps en temps j'apercevais
dans quelque habitation éloignée une pâle
lumière qui perçait l'obscurité. — Là, me
disais-je, là peut-être, quelque infortuné
s'agite sous la douleur, ou lutte contrôla
mort, mystère inexplicable dont une expé-
rience journalière paraît n'avoir pas encore
ADOLPHE 105
convaincu les hommes; terme assuré qui
ne nous console ni ne nous apaise, objet
d'une insouciance habituelle et d'un effroi
passager! Et moi aussi, poursuivais-je, je
me livre à cette inconséquence insensée!
Je me révolte contre la vie, comme si la
vie ne devait pas finir! Je répands du mal-
heur autour de moi, pour reconquérir quel-
ques années misérables que le temps viendra
bientôt m'arracher! Ah! renonçons à ces
efforts inutiles; jouissons de voir ce temps
s'écouler, mes jours se précipiter les uns sur
les autres; demeurons immobile, spectateur
indifférent d'une existence à demi passée;
qu'on s'en empare, qu'on la déchire: on
n'en prolongera pas la durée ! vaut-il la
peine de la disputer ?#
L'idée de la mort a toujours eu sur moi
beaucoup d'empire. Dans mes affections
les plus vives, elle a toujours suffi pour me
calmer aussitôt ; elle produisit sur mon âme
son effet accoutumé; ma disposition pour
Ellénore devint moins amère. Toute mon
irritation disparut; il ne me restait de
l'impression de cette nuit de délire qu'un
io6 ADOLPHE
sentiment doux et presque tranquille : peut-
être la lassitude physique que j'éprouvais
contribuait-elle à cette tranquillité.
Le jour allait renaître; je distinguais déjà
les objets. Je reconnus que j'étais assez loin
de la demeure d'Ellénore. Je me peignis
son inquiétude, et je me pressais pour arri-
ver près d'elle, autant que la fatigue pou-
vait me le permettre, lorsque je rencontrai
un homme à cheval, qu'elle avait envoyé
pour me chercher. Il me raconta qu'elle
était depuis douze heures dans les craintes
les plus vives; qu'après être allée à Varsovie,
et avoir parcouru les environs, elle était
revenue chez elle dans un état inexprimable
d'angoisse, et que de toutes parts les habi-
tants du village étaient répandus dans la
campagne pour me découvrir. Ce récit me
remplit d'abord d'une impatience assez
pénible. Je m'irritais de me voir soumis
par Ellénore à une surveillance importune.
En vain me répétais-je que son amour seul
en était la cause: cet amour n'était-il pas
aussi la cause de tout mon malheur?
Cependant je parvins à vaincre ce sentiment
ADOLPHE 107
que je me reprochais. Je la savais alarmée
et souffrante. Je montai à cheval. Je
franchis avec rapidité la distance qui nous
séparait. Elle me reçut avec des transports
de joie. Je fus ému de son émotion. Notre
conversation fut courte, parce que bientôt elle
songea que je devais avoir besoin de repos;
et je la quittai, cette fois du moins, sans
avoir rien dit qui pût affliger son cœur.
CHAPITRE VIII
Le lendemain je me relevai poursuivi des
mêmes idées qui m'avaient agité la veille.
Mon agitation redoubla les jours suivants;
Ellénore voulut inutilement en pénétrer la
cause: je répondais par des monosyllabes
contraints à ses questions impétueuses; je
me raidissais contre son insistance, sachant
trop qu'à ma franchise succéderait sa dou-
leur, et que sa douleur m'imposerait une
dissimulation nouvelle.
Inquiète et surprise, elle recourut à l'une
de ses amies pour découvrir le secret qu'elle
m'accusait de lui cacher; avide de se trom-
per elle-même, elle cherchait un fait où il
n'y avait qu'un sentiment. Cette amie
m'entretint de mon humeur bizarre, du soin
que je mettais à repousser toute idée d'un
lien durable, de mon inexplicable soif de
rupture et d'isolement. Je l'écoutai long-
temps en silence; je n'avais dit jusqu'à ce
108
ADOLPHE 109
moment à personne que je n'aimais plus
Ellénore; ma bouche répugnait à cet aveu,
qui me semblait une perfidie. Je voulus
pourtant me justifier; je racontai mon
histoire avec ménagement, en donnant
beaucoup d'éloges à Ellénore, en convenant
des inconséquences de ma conduite, en les re-
jetant sur les difficultés de notre situation, et
sans me permettre une parole qui prononçât
clairement que la difficulté véritable était de
ma part l'absence de l'amour. La femme
qui m'écoutait fut émue de mon récit: elle
vit de la générosité dans ce que j 'appelais de
le faiblesse, du malheur dans ce que je nom-
mais de la dureté. Les mêmes explications
qui mettaient en fureur Ellénore passionnée,
portaient la conviction dans l'esprit de son
impartiale amie. On est si juste lorsque
l'on est désintéressé! Qui que vous soyez,
ne remettez jamais à un autre les intérêts de
votre cœur; le cœur seul peut plaider sa
cause: il sonde seul ses blessures; tout
intermédiaire devient un juge; il analyse,
il transige, il conçoit l'indifférence; il
l'admet comme possible, il la reconnaît
ïio ADOLPHE
pour inévitable ; par là même il l'excuse, et
l'indifférence se trouve ainsi, à sa grande
surprise, légitime à ses propres yeux. Les
reproches d'Ellénore m'avaient persuadé
que j'étais coupable; j'appris de celle qui
croyait la défendre que je n'étais que malheu-
reux. Je fus entraîné à l'aveu complet de
mes sentiments: je convins que j'avais
pour Ellénore du dévouement, de la sym-
pathie, de la pitié; mais j'ajoutai que
l'amour n'entrait pour rien dans les devoirs
que je m'imposais. Cette vérité, jusqu'alors
renfermée dans mon cœur, et quelquefois
seulement révélée à Ellénore au milieu du
trouble et de la colère, prit à mes propres
yeux plus de réalité et de force, par cela
seul qu'un autre en était devenu dépositaire.
(C'est un grand pas, c'est un pas irrépa-
rable, lorsqu'on dévoile tout à coup aux yeux
d'un tiers les replis cachés d'une relation in-
time; le jour qui pénètre dans ce sanctuaire
constate et achève les destructions que la
nuit enveloppait de ses ombres: ainsi les
corps renfermés dans les tombeaux con-
servent souvent leur première forme, jusqu'à
ADOLPHE ni
ce que l'air extérieur vienne les frapper et
les réduire en poudre «,
L'amie d'Ellénore me quitta: j'ignore quel
compte elle lui rendit de notre conversation,
mais, en approchant du salon, j 'entendis Ellé-
nore qui parlait d'une voix très animée; en
m 'apercevant, elle se tut. Bientôt elle re-
produisit, sous diverses formes, des idées
générales, qui n'étaient que des attaques
particulières. — Rien n'est plus bizarre,
disait-elle, que le zèle de certaines amitiés;
il y a des gens qui s'empressent de se charger
de vos intérêts pour mieux abandonner votre
cause; ils appellent cela de l'attachement:
j'aimerais mieux de la haine. Je compris
facilement que l'amie d'Ellénore avait em-
brassé mon parti contre elle, et l'avait
irritée en ne paraissant pas me juger assez
coupable. Je me sentis assez d'intelligence
avec un autre contre Ellénore : c'était entre
nos cœurs une barrière de plus.
Quelques jours après, Ellénore alla plus
loin: elle était incapable de tout empire sur
elle-même ; dès qu'elle croyait avoir un sujet
de plainte, elle marchait droit à l'explica-
H3 ADOLPHE
tion, sans ménagement et sans calcul, et pré-
férait le danger de rompre à la contrainte de
dissimuler. Les deux amies se séparèrent
à jamais brouillées.
— Pourquoi mêler des étrangers à nos dis-
cussions intimes ? dis-je à Ellénore. Avons-
nous besoin d'un tiers pour nous entendre ?
et si nous ne nous entendons plus, quel tiers
pourrait y porter remède ? — Vous avez rai-
son, me répondit-elle : mais c'est votre faute ;
autrefois, je ne m'adressais à personne pour
arriver jusqu'à votre cœur.
Tout à coup Ellénore annonça le projet de
changer son genre de vie. Je démêlai par ses
discours qu'elle attribuait à la solitude dans
laquelle nous vivions le mécontentement qui
me dévorait : elle épuisait toutes les explica-
tions fausses avant de se résigner à la vérita-
ble. Nous passions, tête à tête, de monotones
soirées entre le silence et l'humeur; la
source des longs entretiens était tarie.
• Ellénore résolut d'attirer chez elle les fa-
milles nobles qui résidaient dans son voisi-
nage où à Varsovie. J'entrevis facilement
les obstacles et les dangers de ses tentatives.
ADOLPHE 113
Les parents qui lui disputaient son héritage
avaient révélé ses erreurs passées, et répandu
contre elle mille bruits calomnieux. Je
frémis des humiliations qu'elle allait braver,
et je tâchai de la dissuader de cette entre-
prise. Mes représentations furent inutiles;
je blessai sa fierté par mes craintes, bien que
je ne les exprimasse qu'avec ménagement.
Elle supposa que j'étais embarrassé de nos
liens, parce que son existence était équivo-
que; elle n'en fut que plus empressée à re-
conquérir une place honorable dans le
monde : ses efforts obtinrent quelque succès.
La fortune dont elle jouissait, sa beauté, que
le temps n'avait encore que légèrement
diminuée, le bruit même de ses aventures,
tout en elle excitait la curiosité. Elle se vit
entourée bientôt d'une société nombreuse;
mais elle était poursuivie d'un sentiment
secret d'embarras et d'inquiétude. J'étais
mécontent de ma situation, elle s'ima-
ginait que je l'étais de la sienne; elle s'agi-
tait pour en sortir; son désir ardent ne lui
permettait point de calcul, sa position
fausse jetait de l'inégalité dans sa conduite et
ii4 ADOLPHE
de la précipitation dans ses démarches.
uElle avait l'esprit juste, mais peu étendu; la
justesse de son esprit était dénaturée par
l'emportement de son caractère, et son peu
d'étendue l'empêchait d'apercevoir la ligne
la plus habile, et de saisir des nuances
délicates^ Pour la première fois elle avait
un but; et comme elle se précipitait vers
ce but, elle le manquait. Que de dégoûts
elle dévora sans me les communiquer! que
de fois je rougis pour elle sans avoir la force
de le lui dire ! Tel est, parmi les hommes, le
pouvoir de la réserve et de la mesure, que
je l'avais vue plus respectée par les amis
du comte de P comme sa maîtresse,
qu'elle ne l'était par ses voisins comme
héritière d'une grande fortune, au milieu
de ses vassaux. Tour à tour haute et
suppliante, tantôt prévenante, tantôt sus-
ceptible, il y avait dans ses paroles je
ne sais quelle fougue destructive de la
considération qui ne se compose que du
calme.
En relevant ainsi les défauts d'Ellénore,
c'est moi que j'accuse et que je condamne.
ADOLPHE 115
Un mot de moi l'aurait calmée: pourquoi
n'ai-je pu prononcer ce mot?
Nous vivions cependant plus doucement
ensemble ; la distraction nous soulageait de
nos pensées habituelles. Nous n'étions seuls
que par intervalles; et comme nous avions
l'un dans l'autre une confiance sans bornes,
excepté sur nos sentiments intimes,) nous
mettions les observations et les faits à la
place de ces sentiments, et nos conversations
avaient repris quelque charme. Mais bien-
tôt ce nouveau genre de vie devint pour moi
la source d'une nouvelle perplexité. Perdu
dans la foule qui environnait Ellénore, je
m'aperçus que j'étais l'objet de l'étonnement
et du blâme. L'époque approchait où son
procès devait être jugé: ses adversaires
prétendaient qu'elle avait aliéné le cœur
paternel par des égarements sans nombre;
ma présence venait à l'appui de leurs asser-
tions. Ses amis me reprochaient de lui
faire tort. Ils excusaient sa passion pour
moi, mais ils m'accusaient d'indélicatesse :•
j'abusais, disaient-ils, d'un sentiment que
j'aurais dû modérer. Je savais seul qu'en
Ii6 ADOLPHE
l'abandonnant je l'entraînerais sur mes pas,
et qu'elle négligerait pour me suivre tout
le soin de sa fortune et tous les calculs de la
prudence. Je ne pouvais rendre le public
dépositaire de ce secret; je ne paraissais
donc dans la maison d'Ellénore qu'un étran-
ger nuisible au succès même des démarches
qui allaient décider de son sort ; et /par un
étrange renversement de la vérité, tandis
que j'étais la victime de ses volontés iné-
branlables, c'était elle que l'on . plaignait
comme victime de mon ascendant^
Une nouvelle circonstance vint compliquer
encore cette situation douloureuse.
Une singulière révolution s'opéra tout à
coup dans la conduite et dans les manières
d'Ellénore: jusqu'à cette époque elle n'avait
paru occupée que de moi; soudain je la vis
recevoir et rechercher les hommages des
hommes qui l'entouraient. Cette femme
si réservée, si froide, si ombrageuse, sembla
subitement changer de caractère. Elle en-
courageait les sentiments et même les espé-
rances d'une foule de jeunes gens, dont les
uns étaient séduits par sa figure, et dont
ADOLPHE 117
quelques autres, malgré ses erreurs passées
aspiraient sérieusement à sa main; elle leur
accordait de longs tête-à-tête; elle avait
avec eux ces formes douteuses, mais at-
trayantes, qui ne repoussent mollement
que pour retenir, parce qu'elles annoncent
plutôt l'indécision que l'indifférence, et des
retards que des refus. J'ai su par elle dans
la suite, et les faits me l'ont démontré,
qu'elle agissait ainsi par un calcul faux
et déplorable. Elle croyait ranimer mon
amour en excitant ma jalousie; mais c'était
agiter des cendres que rien ne pouvait ré-
chauffer. Peut-être aussi se mêlait-il à ce
calcul, sans qu'elle s'en rendit compte,
quelque vanité de femme ! Elle était blessée
de ma froideur, elle voulait se prouver à
elle-même qu'elle avait encore des moyens de
plaire. Peut-être enfin, dans l'isolement où
je laissais son cœur, trouvait-elle une sorte
de consolation à s'entendre répéter des
expressions d'amour que depuis longtemps
je ne prononçais plus !
Quoi qu'il en soit, je me trompai quelque
temps sur ses motifs. J'entrevis l'aurore
n8 ADOLPHE
de ma liberté future; je m'en félicitai.
Tremblant d'interrompre par quelque mouve-
ment inconsidéré cette grande crise à
laquelle j'attachais ma délivrance, je devins
plus doux, je parus plus content. Ellénore
prit ma douceur pour de la tendresse, mon
espoir de la voir enfin heureuse sans moi,
pour le désir de la rendre heureuse. Elle
s'applaudit de son stratagème. Quelquefois
pourtant elle s'alarmait de ne me voir
aucune inquiétude; elle me reprochait de
ne mettre aucun obstacle à ces liaisons qui,
en apparence, menaçaient de me l'enlever.
Je repoussais ses accusations par des plaisan-
teries, mais je ne parvenais pas toujours à
l'apaiser; son caractère se faisait jour à
travers la dissimulation qu'elle s'était im-
posée. Les scènes recommençaient sur un
autre terrain, mais non moins orageuses.
Ellénore m'imputait ses propres torts, elle
m'insinuait qu'un seul mot la ramènerait à
moi tout entière; puis, offensée de mon
silence, elle se précipitait de nouveau dans
la coquetterie avec une espèce de fureur.
C'est ici surtout, je le sens, que l'on m'ac-
ADOLPHE 119
cusera de faiblesse. Je voulais être libre, et
je le pouvais avec l'approbation générale;
je le devais peut-être: la conduite d'EUénore
m'y autorisait et semblait m'y contraindre.
Mais ne savais-je pas que cette conduite était
mon ouvrage? ne savais-je pas qu'Ellénore,
au fond de son cœur, n'avait pas cessé de
m 'aimer ? Pouvais-je la punir d'une impru-
dence que je lui faisais commettre, et, froide-
ment hypocrite, chercher un prétexte dans ces
imprudences, pour l'abandonner sans pitié ?
Certes, je ne veux point m'excuser, je me
condamne plus sévèrement qu'un autre
peut-être ne le ferait à ma place ;Qnais je
puis au moins me rendre ici ce solennel
témoignage, que je n'ai jamais agi par calcul,
et que j'ai toujours été dirigé par des senti-
ments vrais et naturels^ Comment se fait-il
qu'avec ces sentiments je n'aie fait si long-
temps que mon malheur et celui des autres ?
\La société cependant m'observait avec sur-
prise. Mon séjour chez Ellénore ne pouvait
s'expliquer que par un extrême attachement
pour elle, et mon indifférence sur les liens
qu'elle semblait toujours prête à contracter
120 ADOLPHE
démentait cet attachement. L'on attribua
ma tolérance inexplicable à une légèreté de
principes, à une insouciance pour la morale,
qui annonçaient, disait-on, un homme pro-
fondément égoïste, et que le monde avait
corrompu. Ces conjectures, d'autant plus
propres à faire impression qu'elles étaient
plus proportionnées aux âmes qui les con-
cevaient, furent accueillies et répétées. Le
bruit en parvint enfin jusqu'à moi; je fus
indigné de cette découverte inattendue^ pour
prix de mes longs services, j'étais méconnu,
calomnié; j'avais, pour une femme, oublié
tous les intérêts et repoussé tous les plaisirs
de la vie, et c'était moi que l'on condamnait.
Je m'expliquai vivement avec Ellénore:
un mot fit disparaître cette tourbe d'adora-
teurs qu'elle n'avait appelés que pour me
faire craindre sa perte. Elle restreignit
sa société à quelques femmes et à un petit
nombre d'hommes âgés. Tout reprit au-
tour de nous une apparence régulière;
mais nous n'en fûmes que plus malheureux:
Ellénore se croyait de nouveaux droits; je
me sentais chargé de nouvelles chaînes.
ADOLPHE I2i
Je ne saurais peindre quelles amertumes
et quelles fureurs résultèrent de nos rapports
ainsi compliqués. Notre vie ne fut qu'un
perpétuel orage; l'intimité perdit tous ses
charmes, et l'amour toute sa douceur; il
n'y eut plus même entre nous ces retours
passagers qui semblent guérir pour quelques
instants d'incurables blessures. La vérité
se fit jour de toutes parts, et j'empruntai,
pour me faire entendre, les expressions les
plus dures et les plus impitoyables. Je ne
m'arrêtais que lorsque je voyais Ellénore
dans les larmes, et (ces larmes mêmes n'é-
taient qu'une lave brûlante qui, tombant
goutte à goutte sur mon cœur, m'arrachait
des cris, sans pouvoir m'arracher un désaveu.
Ce fut alors que, plus d'une fois, je la vis
se lever pâle et prophétique : — Adolphe,
s'écriait-elle, vous ne savez pas le mal que
vous faites: vous l'apprendrez un jour,
vous l'apprendrez par moi, quand vous
m'aurez précipitée dans la tombe. Malheu-
reux! lorsqu'elle parlait ainsi, que ne m'y
suis-je jeté moi-même avant ellèh
CHAPITRE IX
Je n'étais pas retourné chez le baron de
T depuis ma dernière visite. Un matin
je reçus de lui le billet suivant:
« Les conseils que je vous avais donnés ne
méritaient pas une si longue absence. Quel-
que parti que vous preniez sur ce qui vous
regarde, vous n'en êtes pas moins le fils de
mon ami le plus cher, je n'en jouirai pas
moins avec plaisir de votre société, et j'en
aurais beaucoup à vous introduire dans un
cercle dont j'ose vous promettre qu'il vous
sera agréable de faire partie. Permettez-
moi d'ajouter que, plus votre genre de vie,
que je ne veux point désapprouver, a quel-
que chose de singulier, plus il vous importe
de dissiper des préventions mal fondées,
sans doute, en vous montrant dans le
monde."
Je fus reconnaissant de la bienveillance
qu'un homme âgé me témoignait. Je me
ADOLPHE 123
rendis chez lui; il ne fut pas question d'Ellé-
nore. Le baron me retint à dîner: il n'y
avait ce jour-là que quelques hommes assez
spirituels et assez aimables. Je fus d'abord
embarrassé, mais je fis effort sur moi-même;
je me ranimai, je parlai; je déployai le plus
qu'il me fut possible de l'esprit et des con-
naissances. Je m'aperçus que je réussissais
à captiver l'approbation. Je retrouvai dans
ce genre de succès une jouissance d'amour-
propre dont j 'avais été privé dès longtemps :
cette jouissance me rendit la société du
baron de T plus agréable.
Mes visites chez lui se multiplièrent. Il
me chargea de quelques travaux relatifs à
sa mission, et qu'il croyait pouvoir me con-
fier sans inconvénient. Ellénore fut d'a-
bord surprise de cette révolution dans ma
vie; mais je lui parlai de l'amitié du baron
pour mon père, et du plaisir que je goûtais
à consoler ce dernier de mon absence, en
ayant l'air de m'occuper utilement. La
pauvre Ellénore, je l'écris dans ce moment
avec un sentiment de remords, éprouva plus
de joie de ce que je paraissais plus tranquille,
X34 ADOLPHE
et se résigna, sans trop se plaindre, à passer
souvent la plus grande partie de la journée
séparée de moi. Le baron, de son côté,
lorsqu'un peu de confiance se fut établie
entre nous, me reparla d'Ellénore. Mon
intention positive était toujours d'en dire
du bien, mais, sans m'en apercevoir, je
m'exprimais sur elle d'un ton plus leste et
plus dégagé: tantôt j'indiquais, par des
maximes générales, que je reconnaissais la
nécessité de m'en détacher; tantôt la plai-
santerie venait à mon secours; je parlais
en riant des femmes et de la difficulté de
rompre avec elles. Ces discours amusaient
un vieux ministre dont l'âme était usée,
qui se rappelait vaguement que, dans sa
jeunesse, il avait aussi été tourmenté par
des intrigues d'amour. Q)e la sorte, par cela
seul que j'avais un sentiment caché, je
trompais plus ou moins tout le monde: je
trompais Ellénore, car je savais que le baron
voulait m'éloigner d'elle, et je le lui taisais;
je trompais M. de T , car je lui laissais
espérer que j'étais prêt à briser mes liens.
Cette duplicité était fort éloignée de mon
ADOLPHE 125
caractère naturel; mais l'homme se déprave
dès qu'il a dans le cœur une seule pensée
qu'il est constamment forcé de dissimulera
Jusqu'alors je n'avais fait connaissance,
chez le baron de T , qu'avec les hommes
qui composaient sa société particulière. Un
jour il me proposa de rester à une grande fête
qu'il donnait pour la naissance de son maître.
— Vous y rencontrerez, me dit-il, les plus
jolies femmes de Pologne, vous n'y trouverez
pas, il est vrai, celle que vous aimez; j'en
suis fâché; mais il y a des femmes que l'on
ne voit que chez elles. Je fus péniblement
affecté de cette phrase; je gardai le silence,
mais je me reprochais intérieurement de ne pas
défendre Ellénore, qui, si l'on m'eût attaqué
en sa présence, m'aurait si vivement défendu.
L'assemblée était nombreuse; on m'exa-
minait avec attention. J'entendais répéter
tout bas, autour de moi, le nom de mon
père, celui d'Ellénore, celui du comte deP— —
On se taisait à mon approche; on recom-
mençait quand je m'éloignais. Il m'était
démontré que l'on se racontait mon histoire,
et chacun, sans doute, la racontait à sa
126 ADOLPHE
manière; ma situation était insupportable,
mon front était couvert d'une sueur froide.
Tour à tour je rougissais et je pâlissais.
Le baron s'aperçut de mon embarras. Il
vint à moi, redoubla d'attentions et de pré-
venances, chercha toutes les occasions de me
donner des éloges, et l'ascendant de sa consi-
dération força bientôt les autres à me témoi-
gner les mêmes égards.
Lorsque tout le monde se fut retiré : — Je
voudrais, me dit M. de T , vous parler
encore une fois à cœur ouvert. Pourquoi
voulez-vous rester dans une situation dont
vous souffrez? A qui faites-vous du bien?
Croyez-vous que l'on ne sache pas ce qui
se passe entre vous et Ellénore? Tout le
monde est informé de votre aigreur et de
votre mécontentement réciproque. Vous
vous faites du tort par votre faiblesse, vous
ne vous en faites pas moins par votre dureté;
car, pour comble d'inconséquence, vous
ne la rendez pas heureuse, cette femme qui
vous rend si malheureux.
J'étais encore froissé de la douleur que
j'avais éprouvée. (Le baron me montra
ADOLPHE 127
plusieurs lettres de mon père. Elles an-
nonçaient une affliction bien plus vive que
je ne l'avais supposée. Je fus ébranlé. )
L'idée que je prolongeais les agitations
d'Ellénore vint ajouter à mon irrésolution.
Enfin, comme si tout s'était réuni contre
elle, tandis que j'hésitais, elle-même, par sa
véhémence, acheva de me décider. J'avais
été absent tout le jour; le baron m'avait
retenu chez lui après l'assemblée; la nuit
s'avançait. On me remit, de la part d'El-
lénore, une lettre en présence du baron de
T . Je vis dans les yeux de ce dernier
une sorte de pitié de ma servitude. La
lettre d'Ellénore était pleine d'amertume.
Quoi! me dis- je, je ne puis passer un jour
libre! je ne puis respirer une heure en paix.
Elle me poursuit partout, comme un esclave
qu'on doit ramener à ses pieds; et, d'autant
plus violent que je me sentais plus faible: —
Oui, m'écriai-je, je le prends, l'engagement
de rompre avec Ellénore, j'oserai le lui
déclarer moi-même, vous pouvez d'avance en
instruire mon père !
En disant ces mots, je m'élançai loin du
128 ADOLPHE
baron. J'étais oppressé des paroles que je
venais de prononcer, et je ne croyais qu'à
peine à la promesse que j'avais donnée.
Ellénore m'attendait avec impatience.
Par un hasard étrange, on lui avait parlé,
pendant mon absence, pour la première fois
des efforts du baron de T pour me dé-
tacher d'elle. On lui avait rapporté les
discours que j'avais tenus, les plaisanteries
que j'avais faites. Ses soupçons étant
éveillés, elle avait rassemblé dans son esprit
plusieurs circonstances qui lui paraissaient
les confirmer. Ma liaison subite avec un
homme que je ne voyais jamais autrefois,
l'intimité qui existait entre cet homme et
mon père, lui semblaient des preuves irréfra-
gables. Son inquiétude avait fait tant de
progrès en peu d'heures, que je la trouvai
pleinement convaincue de ce qu'elle nom-
mait ma perfidie.
J'étais arrivé auprès d'elle, décidé à lui
tout dire. Accusé par elle, le croira-t-on?
je ne m'occupai qu'à tout éluder. Je niai
même, oui, je niai ce jour-là ce que j'étais
déterminé à lui déclarer le lendemain.
ADOLPHE 129
Il était tard, je la quittai; je me hâtai de
me coucher pour terminer cette longue
journée; et quand je fus bien sûr qu'elle
était finie, je me sentis, pour le moment,
délivré d'un poids énorme.
Je ne me levai le lendemain que vers le
milieu du jour, comme si, en retardant le
commencement de notre entrevue, j'avais
retardé l'instant fatal.
Ellénore s'était rassurée pendant la nuit, et
par ses propres réflexions et par mes discours
de la veille. Elle me parla de ses affaires
avec un air de confiance qui n'annonçait
que trop qu'elle regardait nos existences
comme indissolublement unies. Où trouver
des paroles qui la repoussassent dans l'isole-
ment?
Le temps s'écoulait avec une rapidité ef-
frayante. Chaque minute ajoutait à la né-
cessité d'une explication. Des trois jours
que j'avais fixés, déjà le second était près
de disparaître, M. de T m'attendait au
plus tard le surlendemain. La lettre pour
mon père était partie, et j'allais manquer à
ma promesse sans avoir fait pour l'exécuter
130 ADOLPHE
la moindre tentative. Je sortais, je rentrais,
je prenais la main d'Ellénore, je commençais
une phrase que j'interrompais aussitôt; je
regardais la marche du soleil qui s'inclinait
vers l'horizon. La nuit revint, j'ajournai
de nouveau. Un jour me restait: c'était
assez d'une heure.
Ce j our se passa comme le précédent . J 'é-
crivis à M. de T pour lui demander du
temps encore: et,|comme il est naturel aux
caractères faibles de le faire, j'entassai dans
ma lettre mille raisonnements pour justifier
mon retard,; pour démontrer qu'il ne chan-
geait rien a la résolution que j'avais prise,
et que, dès l'instant même, on pouvait
regarder mes liens avec Ellénore comme
brisés pour jamais.
CHAPITRE X
Je passai les jours suivants plus tran-
quille. J'avais rejeté dans le vague la
nécessité d'agir; elle ne me poursuivait plus
comme un spectre; je croyais avoir tout le
temps de préparer Ellénore. Je voulais
être plus doux, plus tendre avec elle, pour
conserver au moins des souvenirs d'amitié.
Mon trouble était tout différent de celui que
j'avais connu jusqu'alors. J'avais imploré
le ciel pour qu'il élevât soudain entre Ellé-
nore et moi un obstacle que je ne pusse
franchir. Cet obstacle s'était élevé. Je
fixais mes regards sur Ellénore comme sur
un être que j'allais perdre. L'exigence, qui
m'avait paru tant de fois insupportable, ne
m'effrayait plus; je m'en sentais affranchi
d'avance. J'étais plus libre en lui cédant
encore, et je n'éprouvais plus cette révolte
intérieure qui jadis me portait sans cesse à
tout déchirer. Il n'y avait plus en moi
131
133 ADOLPHE
d'impatience; il y avait, au contraire, un
désir secret de retarder le moment funeste.
Ellénore s'aperçut de cette disposition plus
affectueuse et plus sensible: elle-même
devint moins amère. Je recherchais des
entretiens que j'avais évités; je jouissais
de ses expressions d'amour, naguère impor-
tunes, précieuses maintenant, comme pou-
vant chaque fois être les dernières.
Un soir, nous nous étions quittés après une
conversation plus douce que de coutume. Le
secret que je renfermais dans mon sein me
rendait triste ; mais ma tristesse n'avait rien
de violent. L'incertitude sur l'époque de la
séparation que j'avais voulue me servait à
en écarter l'idée. La nuit j'entendis dans
le château un bruit inusité. Ce bruit cessa
bientôt, et je n'y attachai point d'impor-
tance. Le matin cependant, l'idée m'en
revint; j'en voulus savoir la cause, et je
dirigeai mes pas vers la chambre d 'Ellénore.
Quel fut mon étonnement, lorsqu'on me dit
que, depuis douze heures, elle avait une
fièvre ardente, qu'un médecin que ses gens
avaient fait appeler déclarait sa vie en
ADOLPHE 133
danger, et qu'elle avait défendu impérieuse-
ment que l'on m'avertît ou qu'on me laissât
pénétrer jusqu'à elle!
Je voulus insister. Le médecin sortit lui-
même pour me représenter la nécessité de ne
lui causer aucune émotion. Il attribuait sa
défense, dont il ignorait le motif, au désir de
ne pas me causer d'alarmes. J'interrogeai
les gens d'Ellénore avec angoisse sur ce qui
avait pu la plonger d'une manière si subite
dans un état si dangereux. La veille, après
m'avoir quitté, elle avait reçu de Varsovie
une lettre apportée par un homme à cheval;
l'ayant ouverte et parcourue, elle s'était éva-
nouie; revenue à elle, elle s'était jetée sur
son lit sans prononcer une parole. L'une
de ses femmes, inquiète de l'agitation qu'elle
remarquait en elle, était restée dans sa
chambre à son insu; vers le milieu de la
nuit, cette femme l'avait vue saisie d'un
tremblement qui ébranlait le lit sur lequel
elle était couchée: elle avait voulu m'ap-
peler; Ellénore s'y était opposée avec une
espèce de terreur tellement violente, qu'on
n'avait osé lui désobéir. On avait envoyé
134 ADOLPHE
chercher un médecin; Ellénore avait refusé,
refusait encore de lui répondre; elle
avait passé la nuit, prononçant des mots
entrecoupés qu'on n'avait pu comprendre,
et appuyant souvent son mouchoir sur sa
bouche, comme pour s'empêcher de parler.
Tandis qu'on me donnait ces détails, une
autre femme, qui était restée près d'Ellénore,
accourut tout effrayée. Ellénore paraissait
avoir perdu l'usage de ses sens. Elle ne dis-
tinguait rien de ce qui l'entourait. Elle
poussait quelquefois des cris, elle répétait
mon nom ; puis, épouvantée, elle faisait signe
de la main, comme pour que l'on éloignât
d'elle quelque objet qui lui était odieux.
J'entrai dans sa chambre. Je vis au pied
de son lit deux lettres. L'une était la
mienne au baron de T , l'autre était de
lui-même à Ellénore. Je ne conçus que
trop alors le mot de cette affreuse énigme.
Tous mes efforts pour obtenir le temps que
je voulais consacrer encore aux derniers
adieux s'étaient tournés de la sorte contre
l'infortunée que j'aspirais à ménager. Ellé-
nore avait lu, tracées de ma main, mes
ADOLPHE 135
promesses de l'abandonner, promesses qui
n'avaient été dictées que par le désir de
rester plus longtemps près d'elle, et que
la vivacité de ce désir même m'avait porté à
répéter, à développer de mille manières.
L'œil indifférent de M. de T avait facile-
ment démêlé dans ces protestations réité-
rées à chaque ligne l'irrésolution que je
déguisais, et les ruses de ma propre incerti-
tude; mais le cruel avait trop bien calculé
qu'Ellénore y verrait un arrêt irrévocable.
Je m'approchai d'elle: elle me regarda sans
me reconnaître. Je lui parlai: elle tres-
saillit. Quel est ce bruit? s'écria-t-elle ;
c'est la voix qui m'a fait du mal. Le
médecin remarqua que ma présence ajoutait
à son délire, et me conjura de m'éloigner.
Comment peindre ce que j'éprouvai pendant
trois longues heures? Le médecin sortit
enfin. Ellénore était tombée dans un pro-
fond assoupissement. Il ne désespérait pas
de la sauver, si à son réveil, la fièvre était
calmée.
Ellénore dormit longtemps. Instruit de
son réveil, je lui écrivis pour lui demander de
136 ADOLPHE
me recevoir. Elle me fit dire d'entrer. Je
voulus parler; elle m'interrompit. — Que
je n'entende de vous, dit-elle, aucun mot
cruel. Je ne réclame plus, je ne m'oppose
à rien; mais que cette voix que j'ai tant
aimée, que cette voix qui retentissait au
fond de mon cœur n'y pénètre pas pour le
déchirer. Adolphe, Adolphe, j'ai été vio-
lente, j'ai pu vous offenser; mais vous ne
savez pas ce que j'ai souffert. Dieu veuille
que jamais vous ne le sachiez!
Son agitation devint extrême. Elle posa
son front sur ma main ; il était brûlant ; une
contraction terrible défigurait ses traits. —
Au nom du ciel, m'écriai-je, chère Ellénore,.
écoutez-moi. Oui, je suis coupable: cette
lettre . . . Elle frémit et voulut s'éloigner.
Je la retins. — Faible, tourmenté, continuai-
je, j'ai pu céder un moment à une instance
cruelle, mais n'avez-vous pas vous-même
mille preuves que je ne puis vouloir ce qui
nous sépare? J'ai été mécontent, mal-
heureux, injuste; peut-être, en luttant avec
trop de violence contre une imagination
rebelle, avez-vous donné de la force à des
ADOLPHE 137
velléités passagères que je méprise aujourd'-
hui; mais pouvez-vous douter de mon
affection profonde? nos âmes ne sont-elles
pas enchaînées l'une à l'autre par mille
liens que rien ne peut rompre ? tout le passé
ne nous est-il pas commun? pouvons-nous
jeter un regard sur les trois années qui vien-
nent de finir sans nous retracer des impres-
sions que nous avons partagées, des plaisirs
que nous avons goûtés, des peines que
nous avons supportées ensemble ? Ellénore,
commençons en ce jour une nouvelle époque,
rappelons les heures du bonheur et de
l'amour. Elle me regarda quelque temps
avec l'air du doute. — Votre père, reprit-
elle enfin, vos devoirs, votre famille, ce
qu'on attend de vous! ... — Sans doute,
répondis-je, une fois, un jour peut-être . . .
Elle remarqua que j'hésitais. — Mon Dieu,
s'écria-t-elle, pourquoi m'avait-il rendu l'es-
pérance pour me la ravir aussitôt ? Adolphe,
je vous remercie de vos efforts, ils m'ont
fait du bien, d'autant plus de bien qu'ils
ne vous coûteront, je l'espère, aucun sacri-
fice! mais, je vous en conjure, ne parlons
138 ADOLPHE
plus de l'avenir ... Ne vous reprochez rien,
quoi qu'il arrive. Vous avez été bon pour
moi. J'ai voulu ce qui n'était pas possible.
L'amour était toute ma vie: il ne pouvait
être la vôtre. Soignez-moi maintenant
quelques jours encore. Des larmes coulè-
rent abondamment de ses yeux; sa respira-
tion fut moins oppressée; elle appuya sa
tête sur mon épaule. — C'est ici, dit-elle,
que j'ai toujours désiré mourir. Je la
serrai contre mon cœur, j'abjurai de nouveau
mes projets, je désavouai mes fureurs cruel-
les.— Non, reprit-elle, il faut que vous
soyez libre et content. — Puis-je l'être si
vous êtes malheureuse? — Je ne serai pas
longtemps malheureuse, vous n'aurez pas
longtemps à me plaindre. — Je rejetai loin
de moi des craintes que je voulais croire
chimériques. —/Non, non, cher Adolphe,
me dit-elle, quand on a longtemps invoqué
la mort, le ciel nous envoie à la fin je ne sais
quel pressentiment infaillible qui nous avertit
que notre prière est exaucée. ,| — Je lui jurai
de ne jamais la quitter. — Je l'ai toujours
espéré, maintenant j'en suis sûre.
ADOLPHE 139
C'était une de ces journées d'hiver où le
soleil semble éclairer tristement la campagne
grisâtre, comme s'il regardait en pitié la
terre qu'il a cessé de réchauffer. Ellénore
me proposa de sortir. — Il fait bien froid,
lui dis-je. — N'importe, je voudrais me pro-
mener avec vous. Elle prit mon bras ; nous
marchâmes longtemps sans rien dire; elle
avançait avec peine, et se penchait sur moi
presque tout entière. — Arrêtons-nous un
instant. — Non, me répondit-elle, j'ai du
plaisir à me sentir encore soutenue par vous.
Nous retombâmes dans le silence. Le ciel
était serein; mais les arbres étaient sans
feuilles; aucun souffle n'agitait l'air, aucun
oiseau ne le traversait : tout était immobile
et le seul bruit qui se fît entendre était celui
de l'herbe glacée qui se brisait sous nos pas
— Comme tout est calme ! me dit Ellénore
comme la nature se résigne! le cœur aussi
ne doit-il pas apprendre à se résigner? Elle
s'assit sur une pierre; tout à coup elle se
mit à genoux, et baissant la tête, elle
l'appuya sur ses deux mains.; J'entendis
quelques mots prononcés à voix basse.
i4o ADOLPHE
Je m'aperçus qu'elle priait. Se relevant
enfin : — Rentrons, dit - elle, le froid m'a
saisie. J'ai peur de me trouver mal. Ne
me dites rien; je ne suis pas en état de
vous entendre.
A dater de ce jour, je vis Ellénore s'affai-
blir et dépérir. Je rassemblai de toutes
parts des médecins autour d'elle: les uns
m'annoncèrent un mal sans remède, d'autres
me bercèrent d'espérances vaines; mais la
nature, sombre et silencieuse, poursuivit
d'un bras invisible son travail impitoyable.
Par moments, Ellénore semblait reprendre
à la vie. On eût dit quelquefois que la
main de fer qui pesait sur elle s'était retirée.
Elle relevait sa tête languissante; ses joues
se couvraient de couleurs un peu plus vives ;
ses yeux se ranimaient; mais tout à coup,
par le jeu cruel d'une puissance inconnue, ce
mieux mensonger disparaissait, sans que
l'art en pût deviner la cause. Je la vis de la
sorte marcher par degrés à la destruction.
Je vis se graver sur cette figure si noble et
si expressive les signes avant-coureurs de
la mort. Je vis, spectacle humiliant et
ADOLPHE 141
déplorable! ce caractère énergique et fier
recevoir de la souffrance physique mille
impressions confuses et incohérentes, comme
si, dans ces instants terribles, l'âme, froissée
par le corps, se métamorphosait en tous
sens pour se plier avec moins de peine à la
dégradation des organes.
Un seul sentiment ne varia jamais dans le
cœur d'Ellénore; ce fut sa tendresse pour
moi. Sa faiblesse lui permettait rarement
de me parler; mais elle fixait sur moi ses
yeux en silence, et il me semblait alors que
ses regards me demandaient la vie que je ne
pouvais plus lui donner. Je craignais de lui
causer une émotion violente; j'inventais des
prétextes pour sortir: je parcourais au
hasard tous les lieux où je m'étais trouvé
avec elle; j'arrosais de mes pleurs les
pierres, le pied des arbres, tous les objets qui
me retraçaient son souvenir.
Ce n'étaient pas les regrets de l'amour,
c'était un sentiment plus sombre et plus
triste; l'amour s'identifie tellement à l'objet
aimé, que dans son désespoir même il y a
quelque charme. Il lutte contre la réalité.
lûfl. ADOLPHE
■contre la destinée; l'ardeur de son désir le
trompe sur ses forces, et l'exalte au milieu
de sa douleur. La mienne était morne et
solitaire; je n'espérais point mourir avec
Ellénore; j'allais vivre sans elle dans ce
désert du monde, que j'avais souhaité tant
•de fois de traverser indépendant. J'avais
brisé l'être qui m'aimait; j'avais brisé ce
cœur, compagnon du mien, qui avait persisté
à se dévouer à moi, dans sa tendresse in-
fatigable; déjà l'isolement m'atteignait.
^Ellénore respirait encore, mais je ne pouvais
plus lui confier mes pensées; j'étais déjà
seul sur la terre; je ne vivais plus dans cette
atmosphère d'amour qu'elle répandait au-
tour de moi; l'air que je respirais me parais-
sait plus rude, les visages des hommes que je
rencontrais plus indifférents; toute la na-
ture semblait me dire que j'allais à jamais
cesser d'être aiméj)
Le danger d'Ellénore devint tout à coup
plus imminent; des symptômes qu'on ne
pouvait méconnaître annoncèrent sa fin
prochaine: un prêtre de sa religion l'en
avertit. Elle me pria de lui apporter une
ADOLPHE 143
cassette qui contenait beaucoup de papiers;
elle en fit brûler plusieurs devant elle, mais
elle paraissait en chercher un qu'elle ne
trouvait point, et son inquiétude était ex-
trême. Je la suppliai de cesser cette re-
cherche qui l'agitait, et pendant laquelle,
deux fois, elle s'était évanouie. — J'y
consens, me répondit-elle; mais, cher
Adolphe, ne me refusez pas une prière.
Vous trouverez parmi mes papiers, je ne sais
où, une lettre qui vous est adressée; brûlez-
la sans la lire, je vous en conjure au nom de
notre amour, au nom de ces derniers mo-
ments que vous avez adoucis. Je le lui
promis: elle fut tranquille. — Laissez-moi
me livrer à présent, me dit-elle, aux devoirs
de ma religion; j'ai bien des fautes à
expier: mon amour pour vous fut peut-
être une faute; je ne le croirais pourtant
pas, si cet amour avait pu vous rendre
heureux.
Je la quittai: je ne rentrai qu'avec tous
ses gens pour assister aux dernières et solen-
nelles prières; à genoux dans un coin de sa
chambre, tantôt je m'abîmais dans mes
144 ADOLPHE
pensées, tantôt je contemplais, par une
curiosité involontaire, tous ces hommes
réunis, la terreur des uns, la distraction des
autres, et cet effet singulier de l'habitude
qui introduit l'indifférence dans toutes les
pratiques prescrites, et qui fait regarder les
cérémonies les plus augustes et les plus
terribles comme des choses convenues et de
pure forme; j'entendais ces hommes répéter
machinalement les paroles funèbres, comme
si eux aussi n'eussent pas dû être acteurs
un jour dans une scène pareille, comme si
eux aussi n'eussent pas dû mourir un jour.
J'étais loin cependant de dédaigner ces
pratiques ; en est-il une seule dont l'homme,
dans son ignorance, ose prononcer l'inu-
tilité? Elles rendaient du calme à Ellénore;
elles l'aidaient à franchir ce pas terrible vers
lequel nous avançons tous, sans qu'aucun de
nous puisse prévoir ce qu'il doit éprouver
alors. (Ma surprise n'est pas que l'homme
ait besoin d'une religion; ce qui m'étonne,
c'est qu'il se croie jamais assez fort, assez
à l'abri du malheur pour oser en rejeter
une: il devrait, ce me semble, être porté,
ADOLPHE 145
dans sa faiblesse, à les invoquer toutes;
dans la nuit épaisse qui nous entoure, est -il
une lueur que nous puissions repousser ? au
milieu du torrent qui nous entraîne, est-il
une branche à laquelle nous osions refuser
de nous retenir ï\
L'impression produite sur Ellénore par
une solennité si lugubre parut l'avoir fati-
guée. Elle s'assoupit d'un sommeil assez
paisible; elle se réveilla moins souffrante;
j'étais seul dans sa chambre, nous nous par-
lions de temps en temps à de longs intervalles.
Le médecin qui s'était montré le plus habile
dans ses conjectures m'avait prédit qu'elle
ne vivrait pas vingt-quatre heures; je
regardais tour à tour une pendule qui mar-
quait les heures, et le visage d'Ellénore, sur
lequel je n'apercevais nul changement nou-
veau. Chaque minute qui s'écoulait rani-
mait mon espérance, et je révoquais en
doute les présages d'un art mensonger. Tout
à coup, Ellénore s'élança par un mouvement
subit; je la retins dans mes bras: un trem-
blement convulsif agitait tout son corps;
ses yeux me cherchaient, mais dans ses yeux
i46 ADOLPHE
se peignait un effroi vague, comme si elle
eût demandé grâce à quelque objet menaçant
qui se dérobait à mes regards; elle se rele-
vait, elle retombait, on voyait qu'elle s'effor-
çait de fuir; on eût dit qu'elle luttait
contre une puissance physique invisible,
qui, lassée d'attendre le moment funeste,
l'avait saisie et la retenait pour l'achever
sur ce lit de mort. Elle céda enfin à l'a-
charnement de la nature ennemie; ses mem-
bres s'affaissèrent, elle sembla reprendre
quelque connaissance: elle me serra la
main; elle voulut pleurer, il n'y avait plus de
larmes; elle voulut parler, il n'y avait plus
de voix : elle laissa tomber, comme résignée,
sa tête sur le bras qui l'appuyait ; sa respira-
tion devint plus lente: quelques instants
après, elle n'était plus.
Je demeurai longtemps immobile près
d'Ellénore sans vie. La conviction de sa
mort n'avait pas encore pénétré dans mon
âme; mes yeux contemplaient avec un éton-
nement stupide ce corps inanimé. Une de
ses femmes étant entrée, répandit dans la
maison la sinistre nouvelle. Le bruit qui
ADOLPHE 147
se fit autour de moi me tira de la léthargie
où j'étais plongé; je me levai: ce fut alors
que j 'éprouvai la douleur déchirante et toute
l'horreur de l'adieu sans retour. Tant de
mouvement, cette activité de la vie vul-
gaire, tant de soins et d'agitations qui ne
la regardaient plus, dissipèrent cette illu-
sion que je prolongeais, cette illusion par la-
quelle je croyais encore exister avec Ellénore.
Je sentis le dernier lien se rompre, et l'af-
freuse réalité se placer à jamais entre elle et
moi. Combien elle me pesait, cette liberté
que j'avais tant regrettée! Combien elle
manquait à mon cœur, cette dépendance
qui m'avait révolté souvent ! Naguère,
toutes mes actions avaient un but; j'étais
sûr, par chacune d'elles, d'épargner une
peine ou de causer un plaisir. Je m'en
plaignais alors: j'étais impatienté qu'un
œil ami observât mes démarches, que le bon-
heur d'un autre y fût attaché. Personne
maintenant ne les observait; elles n'intéres-
saient personne; nul ne me disputait mon
temps ni mes heures; aucune voix ne me
rappelait quand je sortais. J'étais libre, en
i48 ADOLPHE
effet, je n'étais plus aimé: j'étais étranger
pour tout le mondes»
L'on m'apporta tous les papiers d'Ellénore,
comme elle l'avait ordonné; à chaque ligne,
j'y rencontrai de nouvelles preuves de son
amour, de nouveaux sacrifices qu'elle m'avait
faits et qu'elle m'avait cachés. Je trouvai
enfin cette lettre que j 'avais promis de brûler;
je ne la reconnus pas d'abord, elle était
sans adresse, elle était ouverte: quelques
mots frappèrent mes regards malgré moi;
je tentai vainement de les en détourner,
je ne pus résister au besoin de la lire tout
entière. Je n'ai pas la force de la tran-
scrire: Ellénore l'avait écrite après une des
scènes violentes qui avaient précédé sa
maladie. «Adolphe, me disait-elle, pour-
quoi vous acharnez- vous sur moi ? Quel est
mon crime? De vous aimer, de ne pouvoir
exister sans vous. \ Par quelle pitié bizarre
n'osez-vous rompre un lien qui vous pèse,
et déchirez-vous l'être malheureux près de
qui votre pitié vous retient? Pourquoi me
refusez-vous le triste plaisir de vous croire
au moins généreux ? Pourquoi vous montrez -
ADOLPHE 149
- *\
vous furieux et faible ? L'idée de ma douleur
vous poursuit, et le spectacle de cette
douleur ne peut vous arrêter! Qu'exigez-
vous? que je vous quitte? Ne voyez-vous
pas que je n'en ai pas la force? Ah! c'est à
vous, qui n'aimez pas, c'est à vous à la
trouver, cette force dans ce cœur lassé de
moi, que tant d'amour ne saurait désarmer.
Vous ne me la donnerez pas, vous me ferez
languir dans les larmes, vous me ferez
mourir à vos pieds. Dites un mot, écrivait-
elle ailleurs. Est-il un pays où je ne vous
suive? est -il une retraite où je ne me cache
pour vivre auprès de vous, sans être un
fardeau dans votre vie? Mais non, vous ne
le voulez pas. Tous les projets que je pro-
pose, timide et tremblante, car vous m'avez
glacée d'effroi, vous les repoussez avec
impatience. Ce que j 'obtiens de mieux, c'est
votre silence. Tant de dureté ne convient
pas à votre caractère. Vous êtes bon ; vos
actions sont nobles et dévouées : mais quelles
actions effaceraient vos paroles ? Ces paroles
acérées retentissent autour de moi: je les
entends la nuit; elles me suivent, elles me
i5o ADOLPHE
dévorent, elles flétrissent tout ce que vous
faites. *Faut-il donc que je meure, Adolphe ?
Eh bien, vous serez content; elle mourra,
cette pauvre créature que vous avez pro-
tégée, mais que vous frappez à coups re-
doublés. Elle mourra, cette importune
Ellénore que vous ne pouvez supporter
autour de vous, que vous regardez comme
un obstacle, pour qui vous ne trouvez pas sur
la terre une place qui ne vous fatigue; jelle
mourra: vous marcherez seul au milieu de
cette foule à laquelle vous êtes impatient de
vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes
que vous remerciez aujourd'hui d'être indif-
férents; et peut-être un jour, froissé par ces
cœurs arides, vous regretterez ce cœur dont
vous disposiez ^qui vivait de votre affection,
qui eût bravé mille périls pour votre défense,
et que vous ne daignez plus récompenser
d'un regard. »
LETTRE A L'ÉDITEUR
Je vous renvoie, monsieur, le manuscrit
que vous avez eu la bonté de me confier. Je
vous remercie de cette complaisance, bien
qu'elle ait réveillé en moi de tristes souvenirs
que le temps avait effacés ; j 'ai connu la plu-
part de ceux qui figurent dans cette histoire,
car elle n'est que trop vraie. J'ai vu souvent
ce bizarre et malheureux Adolphe, qui en est
à la fois l'auteur et le héros; j'ai tenté d'ar-
racher par mes conseils cette charmante
Ellénore, digne d'un sort plus doux et d'un
cœur plus fidèle, à l'être malfaisant qui, non
moins misérable qu'elle, la dominait par
une espèce de charme et la déchirait par sa
faiblesse. Hélas! la dernière fois que je
l'ai vue, je croyais lui avoir donné quelque
force, avoir armé sa raison contre son cœur.
Après une trop longue absence, je suis
revenu dans les lieux où je l'avais laissée, et
je n'ai trouvé qu'un tombeau.
Vous devriez, Monsieur, publier cette
151
152 ADOLPHE
anecdote. Elle ne peut désormais blesser
personne^ et ne serait pas, à mon avis, sans
utilité. Ç^Le malheur d'Ellénore prouve que
le sentiment le plus passionné ne saurait
lutter contre l'ordre des choses. La société
est trop puissante, elle se reproduit sous trop
de iormes, elle mêle trop d'amertume à
l'amour qu'elle n'a pas sanctionné^ elle
favorise ce penchant à l'inconstance etTcette
fatigue impatiente, maladies de l'âme, qui
la saisissent quelquefois subitement au sein
de l'intimité. Les indifférents ont un em-
pressement merveilleux à être tracassiers
au nom de la morale et nuisibles par zèle
pour la vertu; on dirait que la vue de
l'affection les importune, parce qu'ils en sont
incapables; et quand ils peuvent se préva-
loir d'un prétexte, ils jouissent de l'attaquer
et de la détruire. Malheur donc à la femme
qui se repose sur un sentiment que tout se
réunit pour empoisonner, et contre lequel
la société, lorsqu'elle n'est pas forcée à le
respecter comme légitime, s'arme de tout ce
qu'il y a de mauvais dans le cœur de l'homme
pour décourager tout ce qu'il y a de bon !
LETTRE A L'ÉDITEUR 153
L'exemple d'Adolphe ne sera pas moins
instructif, si vous ajoutez qu'après avoir re-
poussé l'être qui l'aimait, il n'a pas été moins
inquiet, moins agité, moins mécontent ; qu'il
n'a fait aucun usage de sa liberté reconquise
au prix de tant de douleurs et de tant de
larmes; et qu'en se rendant bien digne de
blâme, il s'est rendu aussi digne de pitié.
S'il vous en faut des preuves, Monsieur,
lisez ces lettres qui vous instruiront du sort
d'Adolphe; vous le verrez dans bien des
circonstances diverses et toujours, la victime
de ce mélange d'égoïsme et de sensibilité qui
se combinait en lui pour son malheur et
celui des autres; prévoyant le mal avant
de le faire, et reculant avec désespoir après
l'avoir fait; puni de ses qualités plus encore
que de ses défauts, parce que ses qualités
prenaient leur source dans ses émotions et
non dans ses principes; tour à tour le plus
dévoué et le plus dur des hommes, mais
ayant toujours fini par la dureté après avoir
commencé par le dévouement, et n'ayant
ainsi laissé de traces que de ses torts.
RÉPONSE
Oui, Monsieur, je publierai le manuscrit
que vous me renvoyez (non que je pense
comme vous sur l'utilité dont il peut être;
chacun ne s'instruit qu'à ses dépens dans ce
monde, et les femmes qui le liront s'imagine-
ront toutes avoir rencontré mieux qu'
Adolphe ou valoir mieux qu'Ellénore), mais
je le publierai comme une histoire assez
vraie de la misère du cœur humaim S'il
renferme une leçon instructive, c'est aux
hommes que cette leçon s'adresse: il prouve
que cet esprit, dont on est si fier, ne sert ni
à trouver du bonheur ni à en donner; il
prouve que le caractère, la fermeté, la
fidélité, la bonté, sont les dons qu'il faut
demander au ciel; et je n'appelle pas bonté
cette pitié passagère qui ne subjugue point
l'impatience et ne l'empêche point de
rouvrir les blessures qu'un moment de
regret avait fermées. La grande question
i54
REPONSE 155
dans la vie, c'est la douleur que l'on cause,
et la métaphysique la plus ingénieuse ne jus-
tifie pas l'homme qui a déchiré le cœur qui
l'aimait, fje hais d'ailleurs cette fatuité
d'un esprit qui croit excuser ce qu'il ex-
plique; je hais cette vanité qui s'occupe
d'elle-même en racontant le mal qu'elle a
fait, qui a la prétention de se faire plaindre
en se décrivant, )et qui, planant indestructible
au milieu des ruines, s'analyse au lieu de se
repentir. Me hais cette faiblesse qui s'en
prend toujours aux autres de sa propre
impuissance, et qui ne voit pas que le mal
n'est point dans ses alentours, mais qu'il
est en elle) J'aurais deviné qu'Adolphe a
été puni de son caractère par son caractère
même, qu'il n'a suivi aucune route fixe,
rempli aucune carrière utile, qu'il a consumé
ses facultés sans autre direction que le
caprice, sans autre force que l'irritation;
j'aurais, dis-je, deviné tout cela, quand vous
ne m'auriez pas communiqué sur sa destinée
de nouveaux détails, dont j'ignore encore
si je ferai quelque usage. Les circonstances
sont bien peu de chose, le caractère est tout^
156 ADOLPHE
c'est en vain qu'on brise avec les objets et
les êtres extérieurs, on ne saurait briser avec
soi-même. On change de situation; mais
on transporte dans chacune le tourment dont
on espérait se délivrer: et comme on ne
se corrige pas en se déplaçant, l'on se trouve
seulement avoir ajouté des remords aux
regrets et des fautes aux souffrances.
FIN D ADOLPHE
LETTRE SUR JULIE1
Vous me demandez de m'entretenir avec
vous de l'amie que nous avons perdue, et que
nous regretterons toujours. Vous m'im-
posez une tâche qui me sera douce à remplir.
Julie a laissé dans mon cœur des impressions
profondes, et je trouve à me les retracer une
jouissance mêlée de tristesse.
Elle n'était plus jeune quand je la rencon-
trai pour la première fois ; le temps des ora-
ges était passé pour elle. Il n'exista jamais
entre nous que de l'amitié. Mais, comme il
arrive souvent aux femmes que la nature a
douées d'une sensibilité véritable et qui ont
éprouvé de vives émotions, son amitié avait
1 Cette lettre concerne une personne morte depuis
longtemps; mais plusieurs de nos contemporains l'ont
connue, et verront peut-être avec quelque intérêt cet
hommage rendu à la mémoire d'une femme qui, dans
sa jeunesse, avait eu beaucoup d'admirateurs, et qui,
dans un âge plus avancé, avait conservé beaucoup
d'amis, entre autres l'illustre tragédien Talma.
157
i58 LETTRE SUR JULIE
quelque chose de tendre et de passionné qui
lui donnait un charme particulier.
Son esprit était juste, étendu, toujours pi-
quant, quelquefois profond. Une raison
exquise lui avait indiqué les opinions saines,
plutôt que l'examen ne l'y avait conduite;
elle les développait avec force, elle les soute-
nait avec véhémence. |£Elle ne disait pas
toujours, peut-être, tout ce qu'il y avait à
dire en faveur de ce qu'elle voulait démon-
trer; mais elle ne se servait jamais d'un
raisonnement faux, et son instinct était infail-
lible contre toutes les espèces de sophismesj|
La première moitié de sa vie avait été trop
agitée pour qu'elle eût pu rassembler une
grande masse de connaissances ; mais, par la
rectitude de son jugement, elle avait deviné
en quelque sorte ce qu'elle n'avait pas appris.
Elle avait appliqué à l'histoire la connais-
sance des hommes, connaissance qu'elle
avait acquise en société; et la lecture d'un
très petit nombre d'historiens l'avait mise
en état de démêler d'un coup d'œil les motifs
secrets des actions publiques et tous les
détours du cœur humain.
LETTRE SUR JULIE 159
Lorsqu'une révolution mémorable fit naî-
tre dans la tête de presque tous les Français
des espérances qui furent longtemps trom-
pées, elle embrassa cette révolution avec
enthousiasme, et suivit de bonne foi l'impul-
sion de son âme et la conviction de son esprit.
Toutes les pensées nobles et généreuses
s'emparèrent d'elle, et elle méconnut, comme
bien d'autres, les difficultés et les obstacles,
et cette disproportion désespérante entre les
idées qu'on voulait établir et la nation qui
devait les recevoir, nation affaiblie par
l'excès de la civilisation, nation devenue
vaniteuse et frivole par l'éducation du pouvoir
arbitraire, et chez laquelle les lumières mêmes
demeuraient stériles, parce que les lumières
ne font qu'éclairer la route, mais ne donnent
point aux hommes la force de la parcourir.
Julie fut une amie passionnée de la Révo-
lution, ou, pour parler plus exactement, de ce
que la Révolution promettait. La justesse
de son esprit en faisait nécessairement une
ennemie implacable des préjugés de toute
espèce, et, dans sa haine contre les préjugés,
elle n'était pas exempte d'esprit de parti.
160 LETTRE SUR JULIE
Il est presque impossible aux femmes de se
préserver de l'esprit de parti; elles sont
toujours dominées par des affections indi-
viduelles. Quelquefois, ce sont ces affections
individuelles qui leur suggèrent leurs opi-
nions; d'autres fois, leurs opinions les
dirigent dans le choix de leurs alentours.
Mais, dans ce dernier cas même, comme elles
ont essentiellement besoin d'aimer, elles
ressentent bientôt pour leurs alentours une
affection vive, et de la sorte l'attachement
que l'opinion avait d'abord créé réagit sur
elle et la rend plus violente.
Mais, si Julie eut l'esprit de parti, cet es-
prit de parti même ne servait qu'à mettre
plus en évidence la bonté naturelle et la gé-
nérosité de son caractère. Elle s'aveuglait
sur les hommes qui semblaient partager ses
opinions; mais elle ne fut jamais entraînée à
méconnaître le mérite, à justifier la persécu-
tion de l'innocence, ou à rester sourde au
malheur. Elle haïssait le parti contraire au
sien; mais elle se dévouait avec zèle et avec
persévérance à la défense de tout individu
qu'elle voyait opprimé: à l'aspect de la
LETTRE SUR JULIE 161
souffrance et de l'injustice, les sentiments
nobles qui s'élevaient en elle faisaient taire
toutes les considérations partiales ou pas-
sionnées; et, au milieu des tempêtes politi-
ques, pendant lesquelles tous ont été succes-
sivement victimes, nous l'avons vue souvent
prêter à la fois à des hommes persécutés, en
sens opposés, tous les secours de son activité
et de son courage.
Sans doute, quand son cœur ne l'aurait
pas ainsi dirigée, elle était trop éclairée pour
ne pas prévoir que de mauvais moyens ne
conduisaient jamais à un résultat avanta-
geux. Lorsqu'elle voyait l'arbitraire dé-
ployé en faveur de ce qu'on appelait la
liberté, elle ne savait que trop que la liberté
ne peut jamais naître de l'arbitraire. C'était
donc avec douleur qu'elle contemplait les
défenseurs de ses opinions chéries, les sapant
dans leur base, sous prétexte de les faire
triorrfpher, et s'efforçant plutôt de se saisir
à leur tour du despotisme que de le détruire.
Cette manière de voir est un mérite dont il
faut savoir d'autant plus de gré à Julie, que
certes il n'a pas été commun. Tous les
i62 LETTRE SUR JULIE
partis, durant nos troubles, se sont regardés
comme les héritiers les uns des autres, et,
par cette conduite, chacun d'eux, en effet,
a hérité de la haine que le parti contraire
avait d'abord inspirée.
Une autre qualité de Julie, c'est qu'au mi-
lieu de sa véhémence d'opinion, l'esprit de
parti ne l'a jamais entraînée à l'esprit d'intri-
gue. Une fierté innée l'en garantissait.
Comme on se fait toujours un système d'a-
près ses défauts, beaucoup de femmes imagi-
nent que c'est par un pur amour du bien
qu'elles demandent pour leurs amis des
places, du crédit, de l'influence. Mais,
quand il serait vrai que leur motif est aussi
noble qu'elles le supposent, il y a, dans les
sollicitations de ce genre, quelque chose de
contraire à la pudeur et à la dignité de leur
sexe; et, lors même qu'elles commencent
par ne songer qu'à l'intérêt public, elles se
trouvent engagées dans une route qui les
dégrade et les pervertit.
Il y a dans cette carrière tant de boue à
traverser, que personne ne peut s'en tirer
sans éclaboussures. Julie, violente quelque-
LETTRE SUR JULIE 163
fois, ne fut jamais intrigante ni rusée. Elle
désirait les succès de ses amis, parce qu'elle
y voyait un succès pour les principes qu'elle
croyait vrais; mais elle voulait qu'ils dus-
sent ces succès à eux-mêmes, et non pas à
des voies détournées, qui les leur eussent
rendus moins flatteurs, et, en leur faisant
contracter, comme il arrive la plupart du
temps, des engagements équivoques, au-
raient faussé la ligne qu'ils devaient suivre.
Elle aurait tout hasardé pour leur liberté,
pour leur vie ; mais elle n'aurait pas fait une
seule démarche pour leur obtenir du pouvoir.
Œlle pensait, avec raison, que jamais le
salut d'un peuple ne dépend de la place que
remplit un individu; que la nature n'a
donné en ce genre à personne des privilèges
exclusifs; que tout individu qui est né pour
faire du bien, en fait, quelque rang qu'il
occuper/et qu'un peuple qui ne pourrait être
sauvé que par tel ou tel homme, ne serait pas
sauvé pour longtemps, même par cet hom-
me, et, plus, ne mériterait guère la peine
d'être sauvé. Il n'en est pas de la liberté
comme d'une bataille. Une bataille, étant
ï64 LETTRE SUR JULIE
l'affaire d'un jour, peut être gagnée par le
talent du général; mais la liberté, pour
exister, doit avoir sa base dans la nation
même, et non dans les vertus ou dans le
•caractère d'un chef.
Les opinions politiques de Julie, loin de
s'amortir par le temps, avaient pris vers la
fin de sa vie, plus de véhémence. Comme
elle raisonnait juste, elle n'avait pas conclu,
comme tant d'autres, de ce que, sous le nom
de liberté, l'on avait établi successivement
divers modes de tyrannie, que la tyrannie
^tait un bien et la liberté un mal. Elle
n'avait pas cru que la République pût être
déshonorée parce qu'il y avait des méchants
ou des sots qui s'étaient appelés républicains.
Elle n'avait pas adopté cette doctrine
"bizarre, d'après laquelle on prétend que,
parce que les hommes sont corrompus, il
faut donner à quelques-uns d'entre eux,
•d'autant plus de pouvoir, elle avait senti, au
contraire, qu'il fallait leur en donner moins,
•c'est-à-dire placer, dans des institutions
sagement combinées, des contrepoids contre
leurs vices et leurs faiblesses.
LETTRE SUR JULIE 165
Son amour pour la liberté s'était identifié
avec ses sentiments les plus chers. La
perte de l'aîné de ses fils fut un coup dont
elle ne se releva jamais; et cependant, au
milieu même de ses larmes, dans une lettre
qu'elle adressait à ce fils tant regretté, lettre
qui n'était pas destinée à être vue, et que
ses amis n'ont découverte que parmi ses
papiers, après sa mort; dans cette lettre,
dis-je, elle exprimait une douleur presque
égale de la servitude de sa patrie sous le
régime impérial; elle s'entretenait avec
celui qui n'était plus de l'avilissement de
ceux qui existaient encore, tant il y avait
dans cette âme quelque chose de romain.
En lisant ce que je viens d'écrire sur les
opinions de Julie en politique, on se figurera
peut-être qu'elle avait abdiqué la grâce et le
charme de son sexe pour s'occuper de ces ob-
jets; c'est ce qui serait arrivé sans doute si
elle s'y fût livrée par calcul, dans le but de
se faire remarquer et d'obtenir de la con-
sidération et de l'influence; mais, comme je
l'ai dit en commençant, elle devait tout à la
nature, et de la sorte elle n'avait acquis
i66 LETTRE SUR JULIE
aucune de ses qualités aux dépens d'une
autre.
Cette même femme, dont la logique était
précise et serrée lorsqu'elle parlait sur les
grands sujets qui intéressent les droits et la
dignité de l'espèce humaine, avait la gaieté
la plus piquante, la plaisanterie la plus
légère: elle ne disait pas souvent des mots
isolés qu'on pût retenir et citer, et c'était
encore là, selon moi, l'un de ses charmes.
Les mots de ce genre, frappants en eux-
mêmes, ont l'inconvénient de tuer la con-
versation ; ce sont, pour ainsi dire, des coups
de fusil qu'on tire sur les idées des autres,
et qui les abattent. Ceux qui parlent par
traits ont l'air de se tenir à l'affût, et leur
esprit n'est employé qu'à préparer une
réponse imprévue, qui, tout en faisant rire,
dérange la suite des pensées et produit
toujours un moment de silence.
Telle n'était pas la manière de Julie.
Elle faisait valoir les autres autant qu'elle-
même; c'était pour eux autant que pour elle
qu'elle discutait ou plaisantait. Ses expres-
sions n'étaient jamais recherchées; elle
LETTRE SUR JULIE 167
saisissait admirablement le véritable point
de toutes les questions, sérieuses ou frivoles.
Elle disait toujours ce qu'il fallait dire, et
l'on s'apercevait avec elle que la justesse
des idées est aussi nécessaire à la plaisan-
terie qu'elle peut l'être à la raison.
Mais ce qui la distinguait encore beaucoup
plus que sa conversation, c'étaient ses
lettres. Elle écrivait avec une extrême
facilité, et se plaisait à écrire. Les anec-
dotes, les observations fines, les réflexions
profondes, les traits heureux se plaçaient
sous sa plume sans travail, et cependant tou-
jours dans l'ordre le plus propre à les faire
valoir l'un par l'autre. Son style était pur,
précis, rapide 'et léger; et, quoique le talent
épistolaire soit reconnu pour appartenir plus
particulièrement aux femmes, j'ose affirmer
qu'il n'y en a presque aucune que l'on puisse,
à cet égard, comparer à Julie. /Madame de
Sévigné, dont je ne contesterai point la
supériorité dans ce genre, est plus intéres-
sante par son style que par ses pensées ; elle
peint avec beaucoup de fidélité, de vie et
de grâce; mais le cercle de ses idées n'est
i68 LETTRE SUR JULIE
pas très étendu. La cour, la société, les
caractères individuels, et, en fait d'opinions,
tout au plus les plus reçues, les plus à la
mode; voilà les bornes qu'elle ne franchit
jamais.) Il y a, dans les lettres de Julie, plus
de réflexion; elle s'élance souvent dans une
sphère plus vaste; ses aperçus sont plus gé-
néraux; et, comme il n'y a jamais en elle ni
projet, ni pédanterie, ni emphase, comme
tout est naturel, involontaire, imprévu, les
observations générales qu'elle exprime en une
ligne, parce qu'elles se présentaient à elles
et non parce qu'elle les cherchait, donnent
exclusivement à sa correspondance un mé-
rite de plus.
Presque toutes les femmes parlent bien sur
l'amour: c'est la grande affaire de leur vie;
elles y appliquent tout leur esprit d'analyse
et cette finesse d'aperçus dont la nature les a
douées pour les dédommager de la force.
Mais, comme elles ont un intérêt immédiat,
elles ne sauraient être impartiales. Plus
elles ont de pureté d'âme, plus elles sont
portées à mettre aux liaisons de ce genre une
importance, je ne dirai pas, pour ne scanda-
LETTRE SUR JULIE 169
liser personne, exagérée, mais cependant en
contraste avec l'état nécessaire de la société.
Je crois bien que Julie, lorsqu'il s'agissait
d'elle-même, n'était guère plus désintéressée
qu'une autre; mais elle reconnaissait au
moins qu'elle était injuste, et elle en conve-
nait. Elle savait que ce penchant impérieux,
l'état naturel d'un sexe, n'est que la fièvre de
l'autre; elle comprenait et avouait que les
femmes qui se sont données et les hommes
qui ont obtenu sont dans une position préci-
sément inverse.
V Ce n'est qu'à l'époque de ce qu'on a nommé
leur défaite, que les femmes commencent à
avoir un but précis, celui de conserver l'a-
mant pour lequel elles ont fait ce qui doit
leur sembler un grand sacrifice. Les hom-
mes, au contraire, à cette même époque,
cessent d'avoir un but: ce qui en était un
pour eux leur devient un lien. Il n'est pas
étonnant que deux individus placés dans des
relations aussi inégales arrivent rapidement
à ne plus s'entendre; c'est pour cela que
le mariage est une chose admirable, parce
qu'au lieu d'un but qui n'existe plus, il
i7o LETTRE SUR JULIE
introduit des intérêts communs qui existent
toujours.3*
Julie détestait la séduction ; elle pensait à
juste titre que les ruses, les calculs, les men-
songes qu'elle exige dépravent tout autant
que des mensonges, des calculs et des ruses
employés pour servir tout autre genre d'é-
goïsme; mais, partout où elle apercevait la
bonne foi, elle excusait l'inconstance, parce
qu'elle la savait inévitable, et qu'en prodi-
guant des noms odieux aux lois de la nature,
on ne parvient pas à les éluder. Julie par-
lait donc sur l'amour avec toute la délicatesse
et la grâce d'une femme, mais avec le sens et
la réflexion d'un homme. Je l'ai vue plus
d'une fois entre deux amants, confidente de
leurs peines mutuelles, consolant, avec une
sympathie adroite, la femme qui s'apercevait
qu'on ne l'aimait plus, indiquant à l'homme
le moyen de causer le moins de douleur
possible, et leur faisant ainsi du bien à tous
deux.
Julie n'avait point d'idées religieuses, et
j'ai quelquefois été surpris qu'avec une sen-
sibilité profonde, un enthousiasme sincère
LETTRE SUR JULIE 171
pour tout ce qui était noble et grand, elle
n'éprouvât jamais le besoin de ce recours à
quelque chose de surnaturel, qui nous sou-
tient contre la souffrance que nous causent
les hommes, et nous console d'être forcés de
les mépriser^ mais son éducation, la société
qui l'avait entourée dès sa première jeunesse,
ses liaisons intimes avec les derniers philoso-
phes du xvme siècle, l'avaient rendue inac-
cessible à toutes les craintes comme à toutes
les espérances de cette nature. C'était le
seul rapport sous lequel elle eût, pour ainsi
dire, abjuré son habitude de se décider par
elle-même, et embrassé des opinions sur parole.
\[e suis loin de regarder l'incrédulité comme
une faute ; mais la conviction de ce genre ne
me paraît motivée par rien, et l'affirmation
dans l'athée me semble annoncer un grand
vice de raisonnement. Les dévots peuvent
être entraînés par les besoins de l'imagina-
tion et du cœur, et leur esprit peut se plier à
ces besoins sans être faussé; mais l'homme
qui croit être arrivé par la logique à rejeter
sans hésitation toute idée religieuse est néces-
sairement un esprit fauxi
173 LETTRE SUR JULIE
L'incrédulité de Julie était, au reste, plu-
tôt une impression de l'enfance qu'une
persuasion réfléchie, et il en était résulté que
cette incrédulité s'était logée dans un coin
de sa tête, comme la religion se loge dans la
tête de beaucoup de gens, c'est-à-dire sans
exercer aucune influence sur le reste de ses
idées ou de sa conduite, mais en excitant
toujours en elle une assez vive irritation
quand elle était contredite sur ce point.
J'ai vu cette incrédulité aux prises avec
l'épreuve la plus déchirante. Le plus jeune
des fils de Julie fut attaqué d'une maladie
qui le conduisit lentement au tombeau; elle
le soigna pendant près d'une année, l'accom-
pagnant de ville en ville, espérant toujours
désarmer la nature implacable, en cherchant
des climats plus doux ou des médecins plus
habiles. Toutes ses affections s'étaient con-
centrées sur ce dernier de ses enfants. La
perte des deux premiers le lui avait rendu
plus cher. L'amour maternel avait rem-
placé en elle toutes les autres passions;
cependant, au milieu de ses anxiétés, de ses
incertitudes, de son désespoir, jamais la
LETTRE SUR JULIE 173
religion ne se présenta à son esprit que comme
une idée importune, et, pour ainsi dire,
ennemie; elle craignait qu'on ne tourmentât
son fils de terreurs chimériques; et, dans
une situation qui aurait, à ce qu'il semble,
dû lui faire adopter presque aveuglément les
consolations les plus improbables et les
espérances les plus vagues, la direction que
ses idées avaient prise, plus forte que les
besoins de son cœur, ne lui permit jamais de
considérer les promesses religieuses que
comme un moyen de domination et un pré-
texte d'intolérance. Je ne puis ici m'em-
pêcher de réfléchir au mal que causent à la
religion et aux êtres souffrants qui auraient
besoin d'elle, l'esprit dominateur et l'in-
tolérance dogmatique. C~Qui ne croirait,
quand la douleur a pénétré dans les replis les
plus intimes de l'âme, quand la mort nous
a frappés de coups irréparables, quand tous
les liens paraissent brisés entre nous et ce
que nous chérissons; qui ne croirait, dis-je,
qu'une voix nous annonçant une réunion
inespérée, faisant jaillir du sein des ténèbres
éternelles une lumière inattendue, arrachant
174 LETTRE SUR JULIE
au cercueil les objets sans lesquels nous ne
saurions vivre, et que nous pensions ne
jamais revoir, devrait n'exciter que la joie,
la reconnaissance et l'assentiment? Mais
le consolateur se transforme en maître; il
ordonne, il menace, il impose le dogme
quand il fallait laisser la croyance germer
au sein de l'espoir, et la raison se révolte, et
l'affection, découragée, se replie sur elle-
même, et le doute, dont nous commencions à
être affranchis, renaît précisément parce
qu'on nous a commandé la foiji C'est un des
grands inconvénients des formes religieuses,
trop stationnaires et trop positives, que
l'aversion qu'elles inspirent aux esprits indé-
pendants. Elles nuisent à ceux qui les
adoptent, parce qu'elles rétrécissent et faus-
sent leurs idées; et elles nuisent encore à
ceux qui ne les adoptent pas, parce qu'elles
les privent d'une source féconde d'idées
douces et de sentiments qui les rendraient
meilleurs et plus heureux.
(/On a dit souvent que l'incrédulité dénotait
une âme sèche, et la religion une âme douce
et aimante. Je ne veux point nier cette
LETTRE SUR JULIE 175
règle en général. Il me paraît difficile qu'on
soit parfaitement content de ce monde sans
avoir un esprit étroit et un cœur aride; et,
lorsqu'on n'est pas content de ce monde, on
est bien près d'en désirer et d'en espérer un
autre. Il y a, dans les caractères profonds
et sensibles un besoin de vague que la
religion seule satisfait, et ce besoin tient de
si près à toutes les affections élevées et
délicates, que celui qui ne l'éprouve pas est
presque infailliblement dépourvu d'une por-
tion précieuse de sentiments et d'idées.
Julie était néanmoins une exception re-
marquable à cette règle. Il y avait dans
son cœur de la mélancolie, et de la tendresse
au fond de son âme, si elle n'eût pas vécu
dans un pays où la religion avait longtemps
été une puissance hostile et vexatoire, et
où son nom même réveillait des souvenirs
de persécutions et de barbaries, il est possible
que son imagination eût pris une direction
toute différente.
La mort du dernier fils de Julie fut la
cause de la sienne, et le signal d'un dépéris-
sement aussi manifeste que rapide. Frappée
\
i76 LETTRE SUR JULIE
trois fois en moins de trois ans d'un malheur
du même genre, elle ne put résister à ces
secousses douloureuses et multipliées. Sa
santé, souvent chancelante, avait paru lutter
contre la nature aussi longtemps que l'espé-
rance l'avait soutenue, ou que l'activité des
soins qu'elle prodiguait à son fils mourant
l'avait ranimée; lorsqu'elle ne vit plus de
bien à lui faire, ses forces l'abandonnèrent.
Elle revint à Paris, malade, et, le jour même
de son arrivée, tous les médecins en déses-
pérèrent. Sa maladie dura environ trois mois.
Pendant tout cet espace de temps, il n'y eut
pas une seule fois la moindre possibilité
d'espérance. Chaque jour était marqué par
quelque symptôme qui ne laissait aucune
ressource à l'amitié, avide de se tromper, et
chaque lendemain ajoutait au danger de la
veille. Julie seule parut toujours ignorer
ce danger. La nature de son mal favorise,
dit-on, de telles illusions ; mais son caractère
contribua sans doute beaucoup à ces illusions
heureuses: je dis heureuses, car je ne puis
prononcer avec certitude sur les craintes
qu'une mort certaine lui aurait inspirées.
LETTRE SUR JULIE 177
Jamais cette idée ne se présenta d'une
manière positive et directe à son esprit;
mais je crois qu'elle en eût ressenti une
peine vive et profonde: on s'en étonnera
peut-être. Privée de ses enfants, isolée sur
cette terre, ayant à la fois une âme énergique,
qui ne devait pas être accessible à la peur,
et une âme sensible, que tant de pertes
devaient avoir déchirée, pouvait-elle regret-
ter la vie? Je ne mets pas en doute que,
si ses forces physiques eussent mieux résisté
à sa douleur morale, elle n'eût pris en
horreur la carrière sombre et solitaire qui
lui restait à parcourir. Mais, menacée elle-
même au moment où elle venait de voir
disparaître tous les objets de son affection,
elle n'eut pas le temps, pour ainsi dire, de
se livrer à ses regrets. Elle fut obligée trop
rapidement de s'occuper d'elle pour que
d'autres pensées continuassent à dominer
dans son âme : sa maladie lui servit en
quelque sorte de consolation, et la nature,
par un instinct involontaire, recula devant
la destruction qui s'avançait et la rattacha
à l'existence.
178 LETTRE SUR JULIE
Dans les dernières semaines qui précé-
dèrent sa mort, elle semblait se livrer à mille
projets qui supposaient un long avenir; elle
détaillait avec intérêt ses plans d'établis-
sement, de société et de fortune; les soins
de ses amis l'attendrissaient ; elle s'étonnait
elle-même de se sentir reprendre à la vie.
C'était pour ceux qui l'entouraient une dou-
leur de plus, une douleur d'autant plus
amère qu'il fallait lui en dérober jusqu'à la
moindre trace. Elle disposait dans ses dis-
cours d'une longue suite d'années, tandis
qu'un petit nombre de jours lui restait à
peine, fôn voyait en quelque sorte, derrière
les chimères dont son imagination semblait se
repaître, la mort souriant comme avec ironie
Je me reprochais quelquefois ma dissimu-
lation complaisante. Je souffrais de cette
barrière qu'élevait entre Julie et moi cette
contrainte perpétuelle. Je m'accusais de
blesser l'amitié, en la trompant, même pour
adoucir ses derniers moments. Je me de-
mandais si la vérité n'était pas un devoir;
quel eût été le résultat d'une vérité que
Julie craignait d'entendre ?
LETTRE SUR JULIE 179
J'ai déjà dit que le cercle de ses idées ne
s'étendait point au delà de cette vie. Jus-
qu'à ses malheurs personnels, la mort ne
l'avait jamais frappée que comme un incident
inévitable, sur lequel il était superflu de
s'appesantir. La perte de ses enfants, en
déchirant son cœur, n'avait rien changé à
la direction de son esprit. Lorsque des
symptômes trop peu méconnaissables pour
elle, puisqu'elle les avait observés dans la
longue maladie de son dernier fils, jetaient
à ses propres yeux une lueur soudaine sur
son état, sa physionomie se couvrait d'un
nuage ; mais elle repoussait cette impression ;
elle n'en parlait que pour demander à
l'amitié, d'une manière détournée, de con-
courir à l'écarter. Enfin, le moment terrible
arriva. Depuis plusieurs jours, son dépéris-
sement s'était accru avec une rapidité
accélérée; mais il n'avait point influé sur
la netteté, ni même sur l'originalité de ses
idées. Sa maladie, qui quelquefois avait
paru modifier son caractère, n'avait point
eu le même empire sur son esprit. Deux
heures avant de mourir, elle parlait avec
180 LETTRE SUR JULIE
intérêt sur les objets qui l'avaient occupée
toute sa vie, et ses réflexions fortes et pro-
fondes sur l'avilissement de l'espèce hu-
maine, quand le despotisme pèse sur elle,
étaient entremêlées de plaisanteries piquan-
tes sur les individus qui se sont le plus
signalés dans cette carrière de dégradation.
La mort vint mettre un terme à l'exercice
de tant de facultés que n'avait pu affaiblir la
souffrance physique. Dans son agonie mê-
me, Julie conserva toute sa raison. Hors
d'état de parler, elle indiquait, par des gestes,
les secours qu'elle croyait encore possible
de lui donner. Elle me serrait la main en
signe de reconnaissance. Ce fut ainsi qu'elle
expira.
THE TEMPLE PRESS — IMPRIMERIE DE LETCHWORTH
A.NOLETERRE
Constant de Rebecque
Adolphe
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