Skip to main content

Full text of "Adolphe"

See other formats


in 


COLLECTION    GALLIA 


BENJAMIN    CONSTANT 


Adolphe 


COLLECTION  GALLIA 

PARUS 

I.  BALZAC.    Contes  Philosophiques.    Introduction  de  Paul 
Bourget. 
II.  L'IMITATION  DE  JÉSUS  CHRIST.     Introduction  de  Mon- 
seigneur R.  H.  Benson. 

III.  ALFRED  DE  MUSSET.    POÉSIES  NOUVELLES. 

IV.  PASCAL.  Pensées.  Texte  de  Brunschvigo.  Préface  d'Emile 

Boutroux. 
V.  LA  PRINCESSE  DE  CLÈVES.    Par  Madame  de  la  Fayette. 
Introduction  de  Madame  Lucie  Félix  Faure-Goyau. 
VI.  GUSTAVE  FLAUBERT.   La  Tentation  de  Saint  Antoine. 
Introduction  d'Emile  Faguet. 
VII.  MAURICE  BARRES.    L'ENNEMI  DES  LOIS. 
VIII.  LA  FONTAINE.     Fables. 
IX.  EMILE  FAGUET.     Petite  Histoire  de  la  Littérature 

Française. 
X.  BALZAC.    Le  Père  Goriot.    Introduction  d'Emile  Faguet. 
XI.  ALFRED  DE  VIGNY.  Servitude  et  Grandeur  Militaires. 
XII.  EMILE  GEBHART.     Autour  d'une  Tiare. 

XIII.  ETIENNE  LAMY.  La  Femme  de  Demain. 

XIV.  LOUIS  VEUILLOT.   Odeurs  de  Paris. 
XV.  BENJAMIN  CONSTANT.    Adolphe. 

XVI.   CHARLES  NODIER.    Contes  Fantastiques. 
XVII.  LÉON  BOURGEOIS.    La  Société  des  Nations. 
XVIII.  SAINT  SIMON.    La  Cour  du  Régent.    Prélace  de  Henri 
Mazel. 
XIX.  BÉRANGER.    Chansons.    Préface  du  Cte.  S.  Flenry. 
XX.  BOSSUET.   Oraisons  Funèbres.   Préface  do  René  Doumic. 
XXI.  VOLTAIRE.    Contes  Choisis.  Préface  de  Gustave  Lanson. 
XXII.  BERNARDR*  DE  ST.  PIERRE.   Paul  et  Virginie.   Préface 
du  Vte.  M.  de  Vogué. 

XXIII.  BEAUMARCHAIS.  Le  Barbier  de  Séville  et  Le  Mariage 

de  Figaro.     Préface  de  Jules  Claretie. 

XXIV.  HUYSMANS,  J.    K.      Pages   Choisies.      Introduction   de 

Lucien  Descaves. 
XXV.  VILLIERS  DE  L'ISLE  ADAM.    Axel. 
^y^j'} LOUIS  VEULLLOT.    Le  Parfum  de  Rome. 

XXVIII.  PARIS  POUR  TOUS.     48  Planches  en  Couleur.     Texte  par 
Kdward  Jefford. 
XXX.  G.  LENOTRE.    Légendes  de  Noël. 

A  PARAITRE  PROCHAINEMENT 
XXIX.  EUGÈNE  SCRIBE.    Maurice. 
XXXI.  MME.  DE  GIRARDIN.   La  Canne  de  M.  de  Balzac. 


V 


BENJAMIN    CONSTANT 

ADOLPHE 


INTRODUCTION 

PAR 

PAUL    BOURGET 

de  l'Académie  Française 


PARIS:    J.   M.   DENT  ET  FILS 

LONDRES  ET  TORONTO 
J.   M.   DENT    &    SONS    LIMITED 
NEW  YORK:    E.  P.  DUTTON  &  CO. 


INTRODUCTION  xi 

met  à  nu  cette  misère,  et  cela  sans  une  phrase,  sans 
un  mot  gui  sente  l'auteur. 

Car,  et  c'est  un  trait  que  l'oit  ne  saurait  assez 
marquer,  ce  chef-d'œuvre  unique  démontre  la 
profonde  vérité  du  mot  de  Stendhal,  qui  disait,  ou 
à  peu  près  :  «  Il  faut,  quand  on  écrit,  trouver  des 
formules  de  style  si  précises  et  si  simples  qu'il 
n'y  ait  rien  à  en  rabattre  à  la  réflexion.  »  Ben- 
jamin Constant  avait-il  médité,  comme  Beyle,  sur 
les  lois  de  la  composition  littéraire  ?  Il  est  peu 
probable  qu'il  ait  attaché,  dans  sa  carrière  con- 
trastée, une  très  grande  importance  à  l'art  d'écrire 
des  romans.  Mais  il  avait  beaucoup  vécu,  beau- 
coup senti,  et  d'instinct  il  répugnait  à  la  vir- 
tuosité qui  révèle  l'habileté  de  l'artiste,  sans  rien 
montrer  du  cœur  de  l'homme.  Il  savait  qu'une 
émotion  sincère,  exprimée  sans  surcharge,  inté- 
ressera toujours  le  lecteur,  j'entends  celui  qui  vaut 
qu'on  l'estime,  plus  que  toutes  les  grâces  du  style 
et  que  toutes  les  curiosités  du  pittoresque.  Seule- 
ment, pour  trouver  de  ces  formules  sur  lesquelles  la 
réflexion  n'ait  rien  à  rabattre,  il  faut  avoir  soi- 
même  pensé  fortement  et  justement,  et  pensé  sans 
vanité,  non  point  pour  étaler  le  muscle  de  son 
esprit,  mais  pour  connaître  le  vrai.  Cela  est  si 
rare  que  l'on  compte  les  ouvrages  qui,  comme 
celui-ci,  ne  portent  pas  en  eux  un  atome  de 
rhétorique.  Il  y  faut,  ce  qui  fut  la  magnifique 
vertu  de  cette  nature  de  Benjamin  Constant,  si 
incohérente  d'autre  part  et  si  troublée  :  la  plus 
complète  bonne  foi  avec  les  autres  et,  ce  qui  est 


7ài  ADOLPHE 

plus  extraordinaire  encore,  avec  sa  propre  pensée. 
Baudelaire  a  laissé  dans  ses  papiers  quelques 
notes  singulières,  poignants  débris  d'un  livre 
qu'il  voulait  écrire  sous  ce  litre,  emprunté  aux 
Marginalia  de  Poe  :  Mon  cœur  mis  à  nu.  Ce 
pourrait  être,  ce  titre  douloureux,  çeh'i  Ju-rhof- 
d 'œuvre  de  Benjamiji^si  de  son- journal  intime,  et 
^est-pourquoi  aucune  de  ces  pages  n'.a  vieilli. 
Voulant  appuyer  d'un  exemple  une  étude  sur 
la  sensibilité  d'un  homme  qui  a  eu  ses  vingt  ans 
plus  d'un  quart  de  siècle  après  la  composition 
^'Adolphe,  c'est  à  cet  Adolphe  que  j'ai  tout  natu- 
rellement pensé,  et  il  en  sera  de  même  pour  tous 
ceux  qui  seront  amenés  à  écrire  sur  ce  mal 
d'analyse  dont  ce  roman  est  la  monographie 
définitive, — une  monographie  immortelle  comme 
le  cœur  humain  lui-même. 

PAUL  BOURGET. 


PRÉFACE 

DE  LA  TROISIÈME  ÉDITION 

Ce  n'est  pas  sans  quelque  hésitation  que 
j'ai  consenti  à  la  réimpression  de  ce  petit 
ouvrage,  publié  il  y  a  dix  ans.  Sans  la 
presque  certitude  qu'on  voulait  en  faire  une 
contrefaçon  en  Belgique,  et  que  cette  contre- 
façon, comme  la  plupart  de  celles  que 
répandent  en  Allemagne  et  qu'introduisent 
en  France  les  contrefacteurs  belges,  serait 
grossie  d'additions  et  d'interpolations  aux- 
quelles je  n'aurais  point  eu  de  part,  je  ne 
me  serais  jamais  occupé  de  cette  anecdote,  • 
écrite  dans  l'unique  pensée  de  convaincre 
deux  ou  trois  amis,  réunis  a  la  campagne, 
de  la  possibilité  de  donner  une  sorte  d'in- 
térêt à  un  roman  dont  les  personnages  se 
réduisaient  à  deux,  et  dont  la  situation 
serait  toujours  la  même. 

Une  fois  occupé  de  ce  travail,  j'ai  voulu 
développer  quelques  autres  idées  qui  me 
sont  survenues  et  ne  m'ont  pas  semblé  sans 
xiii 


xiv  ADOLPHE 

une  certaine  utilité.  J'ai  voulu  peindre  le 
mal  que  font  éprouver  même  aux  cœurs 
arides  les  souffrances  qu'ils  causent,  et  cette 
illusion  qui  les  porte  à  se  croire  plus  légers 
ou  plus  corrompus  qu'ils  ne  le  sont.  A 
distance,  l'image  de  la  douleur  qu'on  impose 
paraît  vague  et  confuse,  telle  qu'un  nuage 
facile  à  traverser;  on  est  encouragé  par 
l'approbation  d'une  sociéf£  imite  far.{ïr.e. 
qui  supplée  aux  principes  par  les  règles  et 
aux  émotions  par  les  convenances,  et  qui 
hait  le  scandale  comme  importun,  non 
comme  immoral,  car  elle  accueille  assez  bien 
le  vice  quand  le  scandale  ne  s'y  trouve  pas; 
on  pense  que  des  liens  formés  sans  réflexion 
se  briseront  sans  peine.  Mais_quand  on 
voit  l'angoisse  qui  résulte  de  ces  liens  brisés, 
ce  douloureux  étonnement  d'une  âme  trom- 
pée, cette  défiance  qui  succède  à  une  con-j 
fiance  si  complète,  et  qui,  forcée  de  se 
diriger  contre  l'être  à  part  du  reste  du 
monde,  s'étend  à  ce  monde  tout  entier, 
cette  estime  refoulée  sur  elle-même  et  qui 
ne  sait  plus  où  se  replacer;  on  sent  alors 
qu'il  y  a  quelque  chose  de  sacré  dans  le. 


J,^/^ 


PRÉFACE  xv 

cœur  qui  souffre  parce  qu'il  aime  ;  on 
découvre  combien  sont  profondes  les  racines 
de  l'affection  qu'on  croyait  inspirer  sans  la 
partager;  et  si  l'on  surmonte  ce  qu'on 
appelle  faiblesse,  c'est  en  détruisant  en  soi- 
même  tout  ce  qu'on  a  de  généreux,  en 
déchirant  tout  ce  qu'on  a  de  fidèle,  en  sacri- 
fiant tout  ce  qu'on  a  de  noble  et  de  bon. 
On  se  relève  de  cette  victoire,  à  laquelle 
les  indifférents  et  les  amis  applaudissent, 
ayant  frappé  de  mort  une  portion  de  son 
âme,  bravé  la  sympathie,  abusé  de  la  fai- 
blesse, outragé  la  morale  en  la  prenant  pour 
prétexte  de  la  dureté;  et  l'on  survit  à  sa 
meilleure  nature,  honteux  ou  perverti  par 
ce  triste  succès. 

Tel  a  été  le  tableau  que  j'ai  voulu  tracer 
dans  Adolphe.  Je  ne  sais  si  j'ai  réussi;  ce 
qui  me  ferait  croire  au  moins  à  un  certain 
mérite  de  vérité,  c'est  que  presque  tous  ceux 
de  mes  lecteurs  que  j'ai  rencontrés  m'ont 
parlé  d'eux-mêmes  comme  ayant  été  dans 
la  position  de  mon  héros.  Il  est  vrai  qu'à 
travers  les  regrets  qu'ils  montraient  de 
toutes  les  douleurs  qu'ils  avaient  causées, 


fr 


xvi  ADOLPHE 

perçait  je  ne  sais  quelle  satisfaction  de 
fatuité;  ils  aimaient  à  se  peindre  comme 
ayant,  de  même  qu'Adolphe,  été  poursuivis 
par  les  opiniâtres  affections  qu'ils  avaient 
inspirées,  et  victimes  de  l'amour  immense 
qu'on  avait  conçu  pour  eux.  Je  crois  que 
pour  la  plupart  ils  se  calomniaient,  et  que 
si  leur  vanité  les  eût  laissés  tranquilles,  leur 
conscience  eût  pu  rester  en  repos. 

Quoi  qu'il  en  soit,  tout  ce  qui  concerne 
Adolphe  m'est  devenu  fort  indifférent;  je 
n'attache  aucun  prix  à  ce  roman,  et  je 
répète  que  ma  seule  intention,  en  le  laissant 
reparaître  devant  un  public  qui  l'a  probable- 
ment oublié,  si  tant  est  que  jamais  il  l'ait 
connu,  a  été  de  déclarer  que  toute  édition 
qui  contiendrait  autre  chose  que  ce  qui  est 
renfermé  dans  celle-ci  ne  viendrait  pas  de 
moi,  et  que  je  n'en  serais  pas  responsable. 


AVIS  DE  L'EDITEUR 

Je  parcourais  l'Italie,  il  y  a  bien  des  années. 
Je  fus  arrêté  dans  une  auberge  de  Cerenza, 
petit  village  de  la  Calabre,  par  un  déborde- 
ment du  Neto;  il  y  avait  dans  la  même 
auberge  un  étranger  qui  se  trouvait  forcé 
d'y  séjourner  pour  la  même  cause.  Il 
était  fort  silencieux  et  paraissait  triste;  il 
ne  témoignait  aucune  impatience.  Je  me 
plaignais  quelquefois  à  lui,  comme  au  seul 
homme  à  qui  je  pusse  parler  dans  ce  lieu, 
du  retard  que  notre  marche  éprouvait.  Il 
m'est  égal,  me  répondait-il,  d'être  ici  ou 
ailleurs.  Notre  hôte,  qui  avait  causé  avec 
un  domestique  napolitain  qui  servait  cet 
étranger  sans  savoir  son  nom,  me  dit  qu'il 
ne  voyageait  point  par  curiosité,  car  il  ne 
visitait  ni  les  ruines,  ni  les  sites,  ni  les  monu- 
ments, ni  les  hommes.  Il  lisait  beaucoup, 
mais  jamais  d'une  manière  suivie;  il  se  pro- 
menait le  soir,  toujours  seul,  et  souvent  il 
xvii 


xviii  ADOLPHE 

passait  des  journées  entières  assis,  immobile, 
la  tête  appuyée  sur  les  deux  mains. 

Au  moment  où  les  communications,  étant 
rétablies,  nous  auraient  permis  de  partir, 
cet  étranger  tomba  très  malade.  L'hu- 
manité me  fit  un  devoir  de  prolonger  mon 
séjour  auprès  de  lui  pour  le  soigner.  Il  n'y 
avait  à  Cerenza  qu'un  chirurgien  de  village; 
je  voulais  envoyer  à  Cozenze  chercher  des 
secours  plus  efficaces.  Ce  n'est  pas  la  peine, 
me  dit  l'étranger;  l'homme  que  voilà  est 
précisément  ce  qu'il  me  faut.  Il  avait  rai- 
son, peut-être  plus  qu'il  ne  le  pensait,  car 
cet  homme  le  guérit.  Je  ne  vous  croyais 
pas  si  habile,  lui  dit-il  avec  une  sorte 
d'humeur  en  le  congédiant;  puis  il  me 
remercia  de  mes  soins,  et  il  partit. 

Plusieurs  mois  après,  je  reçus,  à  Naples, 
une  lettre  de  l'hôte  de  Cerenza,  avec  une 
cassette  trouvée  sur  la  route  qui  conduit  à 
Strongoli,  route  que  l'étranger  et  moi  nous 
avions  suivie,  mais  séparément.  L'auber- 
giste qui  me  l'envoyait  se  croyait  sûr  qu'elle 
appartenait  à  l'un  de  nous  deux.  Elle  ren- 
fermait beaucoup  de  lettres  fort  anciennes, 


AVIS  DE  L'ÉDITEUR  xix 

sans  adresses,  ou  dont  les  adresses  et  les 
signatures  étaient  effacées,  un  portrait  de 
femme,  et  un  cahier  contenant  l'anecdote 
ou  l'histoire  qu'on  va  lire.  L'étranger, 
propriétaire  de  ces  effets,  ne  m'avait  laissé, 
en  le  quittant  aucun  moyen  de  lui  écrire;  je 
les  conservais  depuis  dix  ans,  incertain  de 
l'usage  que  je  devais  en  faire,  lorsqu'en 
ayant  parlé  par  hasard  à  quelques  personnes 
dans  une  ville  d'Allemagne,  l'une  d'entre 
elles  me  demanda  avec  instance  de  lui  confier 
le  manuscrit  dont  j'étais  dépositaire.  Au 
bout  de  huit  jours,  ce  manuscrit  me  fut 
renvoyé  avec  une  lettre  que  j'ai  placée  à  la 
fin  de  cette  histoire,  parce  qu'elle  serait 
inintelligible  si  on  la  lisait  avant  de  con- 
naître l'histoire  elle-même. 

Cette  lettre  m'a  décidé  à  la  publication 
actuelle,  en  me  donnant  la  certitude  qu'elle 
ne  peut  offenser  ni  compromettre  personne. 
Je  n'ai  pas  changé  un  mot  à  l'original;  la 
suppression  même  des  noms  propres  ne 
vient  pas  de  moi:  ils  n'étaient  désignés  que 
comme  ils  sont  encore,  par  des  lettres 
initiales. 


ADOLPHE 

CHAPITRE  PREMIER 

Je  venais  de  finir  à  vingt-deux  ans  mes 
études  à  l'université  de  Gottingue. —  L'in- 
tention de  mon  père,  ministre  de  l'électeur 

de ,  était  que  je  parcourusse  les  pays  les 

plus  remarquables  de  l'Europe.  Il  voulait 
ensuite  m 'appeler  auprès  de  lui,  me  faire 
entrer  dans  le  département  dont  la  direction 
lui  était  confiée,  et  me  préparer  à  le  rem- 
placer un  jour.  J'avais  obtenu,  par  un 
travail  assez  opiniâtre,  au  milieu  d'une  vie 
très  dissipée,  des  succès  qui  m'avaient  dis- 
tingué de  mes  compagnons  d'étude,  et  qui 
avaient  fait  concevoir  à  mon  père  sur  moi 
des  espérances  probablement  fort  exagérées. 
Ces  espérances  l'avaient  rendu  très  indul- 
gent pour  beaucoup  de  fautes  que  j'avais 
commises.  Il  ne  m'avait  jamais  laissé 
souffrir  des  suites  de  ces  fautes.     Il  avait 


2  ADOLPHE 

toujours  accordé,  quelquefois  prévenu  mes 
demandes  à  cet  égard. 

Malheureusement  sa  conduite  était  plutôt 
noble  et  généreuse  que  tendre.  J'étais 
pénétré  de  tous  ses  droits  à  ma  reconnais- 
sance et  à  mon  respect;  mais  aucune  con- 
fiance n'avait  existé  jamais  entre  nous.  Il 
avait  dans  l'esprit  je  ne  sais  quoi  d'ironique 
qui  convenait  mal  à  mon  caractère.  Je  ne 
demandais  alors  qu'à  me  livrer  à  ces  impres- 
sions primitives  et  fougueuses  qui  jettent 
l'âme  hors  de  la  sphère  commune,  et  lui 
inspirent  le  dédain  de  tous  les  objets  qui 
l'environnent.  Je  trouvais  dans  mon  père, 
non  pas  un  censeur,  mais  un  observateur 
froid  et  caustique,  qui  souriait  d'abord  de 
pitié,  et  qui  finissait  bientôt  la  conversation 
avec  impatience.  Je  ne  me  souviens  pas, 
pendant  mes  dix-huit  premières  années, 
d'avoir  eu  jamais  un  entretien  d'une  heure 
avec  lui.  Ses  lettres  étaient'  affectueuses, 
pleines  de  conseils  raisonnables  et  sensibles; 
mais  à  peine  étions-nous  en  présence  l'un 
de  l'autre,  qu'il  y  avait  en  lui  quelque  chose 
de  contraint  que  je  ne  pouvais  m'expliquer, 


ADOLPHE  3 

et  qui  réagissait  sur  moi  d'une  manière 
pénible.  Je  ne  savais  pas  alors  ce  que 
c'était  que  la  timidité,  cette  souffrance 
intérieure  qui  nous  poursuit  jusque  dans 
l'âge  le  plus  avancé,  qui  refoule  sur  notre 
cœur  les  impressions  les  plus  profondes,  qui 
glace  nos  paroles,  qui  dénature  dans  notre 
bouche  tout  ce  que  nous  essayons  de  dire, 
et  ne  nous  permet  de  nous  exprimer  que  par 
des  mots  vagues  ou  une  ironie  plus  ou  moins 
amère,  comme  si  nous  voulions  nous  venger 
sur  nos  sentiments  mêmes  de  la  douleur  que 
nous  éprouvons  à  ne  pouvoir  les  faire  con- 
naître. Je  ne  savais  pas  que,  même  avec  son 
fils,  mon  père  était  timide,  et  que  souvent, 
après  avoir  longtemps  attendu  de  moi  quel- 
ques témoignages  d'affection  que  sa  froideur 
apparente  semblait  m'interdire,  il  me  quittait 
les  yeux  mouillés  de  larmes,  et  se  plaignait 
à  d'autres  de  ce  que  je  ne  l'aimais  pas. 

Ma  contrainte  avec  lui  eut  une  grande  in- 
fluence sur  mon  caractère.  Aussi  timide  que 
lui,  mais  plus  agité,  parce  que  j'étais  plus 
jeune,  je  m'accoutumai  à  renfermer  en  moi- 
même  tout  ce  que  j'éprouvais,  à  ne  former 


4  ADOLPHE 

que  des  plans  solitaires,  à  ne  compter  que 
sur  moi  pour  leur  exécution,  à  considérer 
les  avis,  l'intérêt,  l'assistance  et  jusqu'à  la 
seule  présence  des  autres  comme  une  gêne 
et  comme  un  obstacle.  Je  contractai  l'habi- 
tude de  ne  jamais  parler  de  ce  qui  m'occupait, 
de  ne  me  soumettre  à  la  conversation  que 
comme  à  une  nécessité  importune,  et  de  l'ani- 
mer alors  par  une  plaisanterie  perpétuelle 
qui  me  la  rendait  moins  fatigante,  et  qui 
m'aidait  à  cacher  mes  véritables  pensées. 
De  là  une  certaine  absence  d'abandon, 
qu'aujourd'hui  encore  mes  amis  me  repro- 
chent, et  une  difficulté  de  causer  sérieuse- 
ment que  j'ai  toujours  peine  à  surmonter. 
Il  en  résulta  en  même  temps  un  désir  ar- 
dent d'indépendance,  une  grande  impatience 
des  liens  dont  j'étais  environné,  une  terreur 
invincible  d'en  former  de  nouveaux.  Je  ne 
me  trouvais  à  mon  aise  que  tout  seul,  et  tel 
est,  même  à  présent,  l'effet  de  cette  disposi- 
tion d'âme,  que,  dans  les  circonstances  les 
moins  importantes,  quand  je  dois  choisir 
entre  deux  partis,  la  figure  humaine  me 
trouble,  et  mon  mouvement  naturel  est  de 
la  fuir  pour  délibérer  en  paix.    Je  n'avais 


ADOLPHE  S 

point  cependant  la  profondeur  d'égoïsme 
qu'un  tel  caractère  paraît  annoncer:  tout 
en  ne  m'intéressant  qu'à  moi,  je  m'intéres- 
sais faiblement  à  moi-même.  Je  portais  au 
fond  de  mon  cœur  un  besoin  de  sensibilité 
dont  je  ne  m'apercevais  pas,  mais  qui,  ne, 
trouvant  point  à  se  satisfaire,  me  détachait 
successivement  de  tous  les  objets  qui  tour 
à  tour  attiraient  ma  curiosité.  Cette  in- 
différence sur  tout  s'était  encore  fortifiée 
par  l'idée  de  la  mort,  idée  qui  m'avait 
frappé  très  jeune,  et  sur  laquelle  je  n'ai 
jamais  conçu  que  les  hommes  s'étourdissent 
si  facilement.  J'avais,  à  l'âge  de  dix-sept 
ans,  vu  mourir  une  femme  âgée,  dont  l'esprit, 
d'une  tournure  remarquable  et  bizarre,  avait 
commencé  à  développer  le  mien.  Cette 
femme,  comme  tant  d'autres,  s'était,  à 
l'entrée  de  sa  carrière,  lancée  vers  le  monde, 
qu'elle  ne  connaissait  pas,  avec  le  sentiment 
d'une  grande  force  d'âme  et  de  facultés 
vraiment  puissantes.  Comme  tant  d'autres 
aussi,  faute  de  s'être  pliée  à  des  conve- 
nances factices,  mais  nécessaires,  elle  avait  vu 
ses  espérances  trompées,  sa  jeunesse  passer 
sans  plaisir;    et  la  vieillesse  enfin  l'avait 


6  ADOLPHE 

atteinte  sans  la  soumettre.  Elle  vivait  dans 
un  château  voisin  d'une  de  nos  terres,  mé- 
contente et  retirée,  n'ayant  que  son  esprit 
pour  ressource,  et  analysant  tout  avec  son 
esprit.  Pendant  près  d'un  an,  dans  nos 
conversations  inépuisables,  nous  avions  en- 
visagé la  vie  sous  toutes  ses  faces,  et  la  mort 
toujours  pour  terme  de  tout;  et  après  avoir 
tant  causé  de  la  mort  avec  elle,  j'avais  vu  la 
mort  la  frapper  à  mes  yeux. 

Cet  événement  m'avait  rempli  d'un  senti- 
ment djnrertitnde-sur  la  destinée,  et  d'une 
rêverie  vague  qui  ne  m'abandonnait  pas. 
Je  Usais  de  préférence  dans  les  poètes  ce  qui 
rappelait  la  brièveté  de  la  vie  humaine.  Je 
trouvais  qu'aucun  but  ne  valait  la  peine 
d'aucun  effort.  Il  est  assez  singulier  que 
cette  impression  se  soit  affaiblie  précisément 
à  mesure  que  les  années  se  sont  accumulées 
sur  moi.  Serait-ce  parce  qu'il  y  a  dans 
l'espérance  quelque  chose  de  douteux,  et 
que,  lorsqu'elle  se  retire  de  la  carrière  de 
l'homme,  cette  carrière  prend  un  caractère 
plus  sévère,  mais  plus  positif  ?  Serait-ce  que 
la  vie  semble  d'autant  plus  réelle,  que  toutes 
les  illusions  disparaissent,  comme  la  cime 


ADOLPHE  ? 

des  rochers  se  dçssine  mieux  dans  l'horizon 
lorsque  les  nuages  se  dissipent? 

Je  me  rendis,  en  quittant  Gottingue,  dans 

la  petite  ville  de  D .     Cette  ville  était  la 

résidence  d'un  prince  qui,  comme  la  plupart 
de  ceux  de  l'Allemagne,  gouvernait  avec 
douceur  un  pays  de  peu  d'étendue,  proté- 
geait les  hommes  éclairés  qui  venaient  s'y 
fixer,  laissait  à  toutes  les  opinions  une 
liberté  parfaite,  mais  qui,  borné  par  l'ancien 
usage  à  la  société  de  ses  courtisans,  ne 
rassemblait  par  là  même  autour  de  lui  que 
des  hommes  en  grande  partie  insignifiants 
ou  médiocres.  Je  fus  accueilli  dans  cette 
cour  avec  la  curiosité  qu'inspire  naturelle- 
ment tout  étranger  qui  vient  rompre  le 
cercle  de  la  monotonie  et  de  l'étiquette. 
Pendant  quelques  mois,  je  ne  remarquai 
rien  qui  pût  captiver  mon  attention.  J'étais 
reconnaissant  de  l'obligeance  qu'on  me 
témoignait  ;  mais  tantôt  ma  timidité  m'em- 
pêchait d'en  profiter,  tantôt  la  fatigue  d'une 
agitation  sans  but  me  faisait  préférer  la 
solitude  aux  plaisirs  insipides  que  l'on 
m'invitait  à  partager.  Je  n'avais  de  haine 
contre  personne,  mais  peu  de  gens  m'in- 


8  ADOLPHE 

spiraient  de  l'intérêt;  or,  les  hommes  se 
blessent  de  l'indifférence;  ils  l'attribuent  à 
la  malveillance  ou  à  l'affectation;  ils  ne 
veulent  pas  croire  qu'on  s'ennuie  avec  eux 
naturellement.  Quelquefois  je  cherchais  à 
contraindre  mon  ennui;  je  me  réfugiais 
dans  une  taciturnité  profonde:  on  prenait 
cette  taciturnité  pour  du  dédain.  D'autres 
fois,  lassé  moi-même  de  mon  silence,  je  me 
laissais  aller  à  quelques  plaisanteries,  et  mon 
esprit,  mis  en  mouvement,  m'entraînait  au 
delà  de  toute  mesure.  Je  révélais  en  un  jour 
tous  les  ridicules  que  j'avais  observés  durant 
un  mois.  Les  confidents  de  mes  épanche- 
ment  subits  et  involontaires  ne  m'en  savaient 
aucun  gré,  et  avaient  raison;  car  c'était 
le  besoin  de  parler  qui  me  saisissait,  et 
non  la  confiance.  J'avais  contracté  dans 
mes  conversations  avec  la  femme  qui,  la 
première,  avait  développé  mes  idées,  une 
insurmontable  aversion  pour  toutes  les  maxi- 
mes communes  et  pour  toutes  les  for- 
mules dogmatiques.  Lors  donc  que  j 'enten- 
dais la  médiocrité  disserter  avec  complai- 
sance sur  des  principes  bien  établis,  bien 
incontestables  en  fait  de  morale,  de  con- 


ADOLPHE  9 

venance  ou  de  religion,  choses  qu'elle  met 
assez  volontiers  sur  la  même  ligne,  je  me 
sentais  poussé  à  la  contredire,  non  que 
j'eusse  adopté  des  opinions  opposées,  mais 
parce  que  j'étais  impatienté  d'une  convic- 
tion si  ferme  et  si  lourde.  Je  ne  sais  quel 
instinct  m'avertissait  d'ailleurs  de  me  défier 
de  ces  axiomes  généraux  si  exempts  de  toute 
restriction,  si  purs  de  toute  nuance.  Les 
sots  font  de  leur  morale  une  masse  compacte 
et  indivisible,  pour  qu'elle  se  mêle  le  moins 
possible  avec  leurs  actions,  et  les  laisse  libres 
dans  tous  les  détails. 

Je  me  donnai  bientôt,  par  cette  conduite, 
une  grande  réputation  de  légèreté,  de  persi- 
flage, de  méchanceté.  Mes  paroles  amères 
furent  considérées  comme  des  preuves  d'une 
âme  haineuse,  mes  plaisanteries  comme 
des  attentats  contre  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  respectable.  Ceux  dont  j'avais  eu 
le  tort  de  me  moquer  trouvaient  commode 
de  faire  cause  commune  avec  les  principes 
qu'ils  m'accusaient  de  révoquer  en  doute; 
parce  que,  sans  le  vouloir,  je  les  avais  fait 
rire  aux  dépens  les  uns  des  autres,  tous 
se  réunirent  contre  moi.    On  eût  dit  qu'en 


ib  ADOLPHE 

faisant  remarquer  leurs  ridicules,  je  trahis- 
sais une  confidence  qu'ils  m'avaient  faite; 
on  eût  dit  qu'en  se  montrant  à  mes  yeux 
tels  qu'ils  étaient,  ils  avaient  obtenu  de 
ma  part  la  promesse  du  silence:  je  n'avais 
point  la  conscience  d'avoir  accepté  ce  traité 
trop  onéreux.  Ils  avaient  trouvé  du  plaisir 
à  se  donner  ample  carrière,  j'en  trouvais  à 
les  observer  et  à  les  décrire;  et  ce  qu'ils 
appelaient  une  perfidie  me  paraissait  un 
dédommagement  tout  innocent  et  très 
légitime.  ■ .  .. 

Je  ne  veux  point  ici  me  justifier;  j'ai  re- 
noncé depuis  longtemps  à  cet  usage  frivole  et 
facile  d'un  esprit  sans  expérience;  je  veux 
simplement  dire,  et  cela  pour  d'autres  que 
pour  moi,  qui  suis  maintenant  à  l'abri  du 
monde,  qu'il  faut  du  temps  pour  s'accoutu- 
mer à  l'espèce  humaine,  telle  que  l'intérêt, 
l'affectation,  la  vanité,  la  peur,  nous  l'ont 
faite.  L'étonnement  de  la  première  jeu- 
nesse, à  l'aspect  d'une  société  si  factice  et 
si  travaillée,  annonce  plutôt  un  cœur  naturel 
qu'un  esprit  méchant.  Cette  société  d'ail- 
leurs n'a  rien  à  en  craindre  :  elle  pèse,  fpllp- 
ment  sur  nous,  son  influence  sourde  est  telle- 


ADOLPHE  il 

ment  puissante,  qu'elle  ne  tarde  pas  à  nous 
façonner  diaprés  lè~moule  universel.  Nous 
ne  sommes  plus  surpris  alors  que  de  notre 
ancienne  surprise,  et  nous  nous  trouvons 
bien  sous  notre  nouvelle  forme,  comme  l'on 
finit  par  respirer  librement  dans  un  spectacle 
encombré  par  la  foule,  tandis  qu'en  entrant, 
on  n'y  respirait  qu'avec  effort. 

Si  quelques-uns  échappent  à  cette  des- 
tinée générale,  ils  renferment  en  eux-mêmes 
leur  dissentiment  secret;  ils  aperçoivent 
dans  la  plupart  des  ridicules  le  germe  des 
vices:  ils  n'en  plaisantent  plus,  parce  que 
le  mépris  remplace  la  moquerie,  et  que  le 
mépris  est  silencieux. 

Il  s'établit  donc,  dans  le  petit  public  qui 
m'environnait,  une  inquiétude  vague  sur 
mon  caractère.  On  ne  pouvait  citer  aucune 
action  condamnable;  on  ne  pouvait  même 
m'en  contester  quelques-unes  qui  semblaient 
annoncer  de  la  générosité  ou  du  dévoue- 
ment; mais  on  disait  que  j'étais  un  homme 
immoral,  un  homme  peu  sûr:  deux  épi- 
thètes  heureusement  inventées  pour  insinuer 
les  faits  qu'on  ignore,  et  laisser  deviner 
ce  qu'on  ne  sait  pas. 


CHAPITRE  II 

Distrait,  inattentif,  ennuyé,  je  ne  m'aper- 
cevais point  de  l'impression  que  je  produi- 
sais, et  je  partageais  mon  temps  entre  des 
études  que  j'interrompais  souvent,  des  pro- 
jets que  je  n'exécutais  pas,  des  plaisirs  qui 
ne  m'intéressaient  guère,  lorsqu'une  circon- 
stance, très  frivole  en  apparence,  produisit 
dans  ma  disposition  une  révolution  im- 
portante. 

Un  jeune  homme  avec  lequel  j'étais  assez 
lié  cherchait  depuis  quelques  mois  à  plaire  à 
l'une  des  femmes  les  moins  insipides  de  la 
société  dans  laquelle  nous  vivions:  j'étais  le 
confident  très  désintéressé  de  son  entreprise. 
Après  de  longs  efforts,  il  parvint  à  se  faire 
aimer;  et  comme  il  ne  m'avait  point  caché 
ses  revers  et  ses  peines,  il  se  crut  obligé  de 
me  communiquer  ses  succès;  rien  n'égalait 
ses  transports  et  l'excès  de  sa  joie.  Le  spec- 
tacle d'un  tel  bonheur  me  fit  regretter  de  n'en 
avoir  pas  essayé  encore;  je  n'avais  point  eu 


ADOLPHE  15 

jusqu'alors  de  liaison  de  femme  qui  pût 
flatter  mon  amour-propre;  un  nouvel  avenir 
parut  se  dévoiler  à  mes  yeux;  un  nouveau 
besoin  se  fit  sentir  au  fond  de  mon  cœur.  II 
y  avait  dans  ce  besoin  beaucoup  de  vanité, 
sans  doute,  mais  il  n'y  avait  pas  uniquement 
de  la  vanité;  il  y  en  avait  peut-être  moins 
que  je  ne  le  croyais  moi-même,  f  Les  senti- 
ments de  l'homme  sont  confus  et  mélangés; 
ils  se  composent  d'une  multitude  d'impres- 
sions variées  qui  échappent  à  l'observation; 
et  la  parole,  toujours  trop  grossière  et  trop 
générale,  peut  bien  servir  à  les  désigner, 
mais  ne  sert  jamais  à  les  définir./ 

J'avais,  dans  la  maison  de  mon  père, 
adopté  sur  les  femmes  un  système  assez 
immoral.  Mon  père,  bien  qu'il  observât 
strictement  les  convenances  extérieures,  se 
permettait  assez  fréquemment  des  propos 
légers  sur  les  liaisons  d'amour:  il  les  regar- 
dait comme  des  amusements,  sinon  permis, 
du  moins  excusables,  et  considérait  le  ma- 
riage seul  sous  un  rapport  sérieux.  Il  avait 
pour  principe,  qu'un  jeune  homme  doit 
éviter  avec  soin  de  faire  ce  qu'on  nomme  une 


14  ADOLPHE 

folie,  c'est-à-dire  de  contracter  un  engage- 
ment durable  avec  une  personne  qui  ne  fût 
pas  parfaitement  son  égale  pour  la  fortune, 
la  naissance  et  les  avantages  extérieurs; 
mais  du  reste,  toutes  les  femmes,  aussi 
longtemps  qu'il  ne  s'agissait  pas  de  les 
épouser,  lui  paraissaient  pouvoir,  sans  in- 
convénient, être  prises,  puis  être  quittées; 
et  je  l'avais  vu  sourire  avec  une  sorte  d'ap- 
probation à  cette  parodie  d'un  mot  connu: 
Cela  leur  fait  si  peu  de  mal,  et  à  nous  tant  de 
plaisir! 

L'on  ne  sait  pas  assez  combien,  dans  la 
première  jeunesse,  les  mots  de  cette  espèce 
font  une  impression  profonde,  et  combien  à 
un  âge  où  toutes  les  opinions  sont  encore 
douteuses  et  vacillantes,  les  enfants  s'éton- 
nent de  voir  contredire,  par  des  plaisanteries 
que  tout  le  monde  applaudit,  les  règles 
directes  qu'on  leur  a  données.  Ces  règles 
ne  sont  plus  à  leurs  yeux  que  des  formules 
banales  que  leurs  parents  sont  convenus  de 
leur  répéter  pour  l'acquit  de  leur  conscience, 
et  les  plaisanteries  leur  semblent  renfermer 
le  véritable  secret  de  la  vie. 


ADOLPHE  15 

Tourmenté  d'une  émotion  vague,  je  veux 
être  aimé,  me  disais-je,  et  je  regardais  autour 
de  moi;  je  ne  voyais  personne  qui  m'in- 
spirât de  l'amour,  personne  qui  me  parût 
susceptible  d'en  prendre;  j'interrogeais  mon 
cœur  et  mes  goûts:  je  ne  me  sentais  aucun 
mouvement  de  préférence.  Je  m'agitais 
ainsi  intérieurement,  lorsque  je  fis  con- 
naissance avec  le  comte  de  P ,  homme  de 

quarante  ans,  dont  la  famille  était  alliée  à 
la  mienne.  Il  me  proposa  de  venir  le  voir. 
Malheureuse  visite!  Il  avait  chez  lui  sa 
maîtresse,  une  Polonaise,  célèbre  par  sa 
beauté,  quoiqu'elle  ne  fût  plus  de  la  première 
jeunesse.  Cette  femme,  malgré  sa  situation 
désavantageuse,  avait  montré,  dans  plu- 
sieurs occasions,  un  caractère  distingué. 
Sa  famille,  assez  illustre  en  Pologne,  avait 
été  ruinée  dans  les  troubles  de  cette  contrée. 
Son  père  avait  été  proscrit,  sa  mère  était 
allée  chercher  un  asile  en  France,  et  y  avait 
mené  sa  fille,  qu'elle  avait  laissée,  à  sa  mort, 
dans  un  isolement  complet.    Le  comte  de 

P en    était    devenu    amoureux.     J'ai 

toujours  ignoré  comment  s'était  formée  une 


i6  ADOLPHE 

liaison  qui,  lorsque  j 'ai  vu  pour  la  première 
fois  Ellénore,  était,  dès  longtemps,  établie 
et  pour  ainsi  dire  consacrée.  La  fatalité  de 
sa  situation  ou  l'inexpérience  de  son  âge 
l'avait-elle  jetée  dans  une  carrière  qui  ré- 
pugnait également  à  son  éducation,  à  ses 
habitudes  et  à  la  fierté  qui  faisait  une  partie 
très  remarquable  de  son  caractère  ?  Ce  que 
je  sais,  ce  que  tout  le  monde  a  su,  c'est  que 

la  fortune  du  comte  de  P ayant  été 

presque  entièrement  détruite  et  sa  liberté 
menacée,  Ellénore  lui  avait  donné  de  telles 
preuves  de  dévouement,  avait  rejeté  avec 
un  tel  mépris  les  offres  les  plus  brillantes, 
avait  partagé  ses  périls  et  sa  pauvreté 
avec  tant  de  zèle  et  même  de  joie,  que  la 
sévérité  la  plus  scrupuleuse  ne  pouvait 
s'empêcher  de  rendre  justice  à  la  pureté 
de  ses  motifs  et  au  désintéressement  de  sa 
conduite.  C'était  à  son  activité,  à  son 
courage,  à  sa  raison,  aux  sacrifices  de  tout 
genre  qu'elle  avait  supportés  sans  se  plaindre, 
que  son  amant  devait  d'avoir  recouvré 
une  partie  de  ses  biens.  Ils  étaient  venus 
s'établir  à  D — —  pour  y  suivre  un  procès 


ADOLPHE  17 

qui  pouvait  rendre  entièrement  au  comte 
de  P son  ancienne  opulence,  et  comp- 
taient y  rester  environ  deux  ans. 

Ellénore  n'avait  qu'un  esprit  ordinaire; 
mais  ses  idées  étaient  justes,  et  ses  expres- 
sions, toujours  simples,  étaient  quelquefois 
frappantes  par  la  noblesse  et  l'élévation  de 
ses  sentiments.  Elle  avait  beaucoup  de 
préjugés;  mais  tous  ses  préjugés  étaient  en 
sens  inverse  de  son  intérêt.  Elle  atta- 
chait le  plus  grand  prix  à  la  régularité  de  la 
conduite,  précisément  parce  que  la  sienne 
n'était  pas  régulière  suivant  les  notions 
reçues.  Elle  était  très  religieuse,  parce  que 
la  religion  condamnait  rigoureusement  son 
genre  de  vie.  Elle  repoussait  sévèrement 
dans  la  conversation  tout  ce  qui  n'aurait 
paru  à  d'autres  femmes  que  des  plaisanteries 
innocentes,  parce  qu'elle  craignait  toujours 
qu'on  ne  se  crût  autorisé  par  son  état  à  lui 
en  adresser  de  déplacées.  Elle  aurait  désiré 
ne  recevoir  chez  elle  que  des  hommes  du 
rang  le  plus  élevé  et  de  mœurs  irréprochables, 
parce  que  les  femmes  à  qui  elle  frémissait 
d'être  comparée  se  forment  d'ordinaire  une 


18  ADOLPHE 

société  mélangée,  et,  se  résignant  à  la  perte 
de  la  considération,  ne  cherchent  dans  leurs 
relations  que  l'amusement,  Ellénore,  en 
un  mot,  était  en  lutte  constante  avec  sa 
destinée.  Elle  protestait,  pour  ainsi  dire, 
par  chacune  de  ses  actions  et  de  ses  paroles, 
contre  la  classe  dans  laquelle  elle  se  trouvait 
rangée;  et  comme  elle  sentait  que  la  réalité, 
était  plus  forte  qu'elle,  et  que  ses  efforts  ne 
changeaient  rien  à  sa  situation,  elle  était 
fort  malheureuse.  Elle  élevait  deux  en- 
fants qu'elle  avait  eus  du  comte  de  P 1 

avec  une  austérité  excessive.  On  eût  dit 
quelquefois  qu'une  révolte  secrète  se  mêlait 
à  l'attachement  plutôt  passionné  que  tendre 
qu'elle  leur  montrait,  et  les  lui  rendait  en 
quelque  sorte  importuns.  Lorsqu'on  lui 
faisait  à  bonne  intention  quelque  remarque 
sur  ce  que  ses  enfants  grandissaient,  sur  les 
talents  qu'ils  promettaient  d'avoir,  sur  la 
carrière  qu'ils  auraient  à  suivre,  on  la  voyait 
pâlir  de  l'idée  qu'il  faudrait  qu'un  jour  elle 
leur  avouât  leur  naissance.  Mais  le  moindre 
danger,  une  heure  d'absence,  la  ramenait  à 
eux  avec  une  anxiété  où  l'on  démêlait  une 


ADOLPHE  19 

espèce  de  remords,  et  le  désir  de  leur  donner 
par  ses  caresses  le  bonheur  qu'elle  n'y  trou- 
vait pas  elle-même.  Cette  opposition  entre 
ses  sentiments  et  la  place  qu'elle  occupait 
dans  le  monde,  avait  rendu  son  humeur  fort 
inégale.  Souvent  elle  était  rêveuse  et  taci- 
turne; quelquefois  elle  parlait  avec  impétuo- 
sité. Comme  elle  était  tourmentée  d'une 
idée  particulière,  au  milieu  de  la  conversa- 
tion la  plus  générale,  elle  ne  restait  jamais 
parfaitement  calme.  Mais,  par  cela  même, 
il  y  avait  dans  sa  manière  quelque  chose  de 
fougueux  et  d'inattendu  qui  la  rendait  plus, 
piquante  qu'elle  n'aurait  dû  l'être  naturelle- 
ment. La  bizarrerie  de  sa  position  sup- 
pléait en  elle  à  la  nouveauté  des  idées.  On 
l'examinait  avec  intérêt  et  curiosité  comme- 
un  bel  orage. 

Offerte  à  mes  regards  dans  un  moment  oui 
mon  cœur  avait  besoin  d'amour,  ma  vanité, 
de  succès,  Ellénore  me  parut  une  conquête 
digne  de  moi.  Elle-même  trouva  du  plaisir 
dans  la  société  d'un  homme  différent  de  ceux 
qu'elle  avait  vus  jusqu'alors.  Son  cercle. 
s'était  composé  de  quelques  amis  ou  parents. 


fc- 


ao  ADOLPHE 

de  son  amant  et  de  leurs  femmes,  que  l'ascen- 
dant du  comte  de  P avait  forcés  à  rece- 
voir sa  maîtresse.  Les  maris  étaient  dé- 
pourvus de  sentiments  aussi  bien  que 
d'idées;  les  femmes  ne  différaient  de  leurs 
maris  que  par  une  médiocrité  plus  inquiète  et 
plus  agitée,  parce  qu'elles  n'avaient  pas, 
•comme  eux,  cette  tranquillité  d'esprit  qui 
résulte  de  l'occupation  et  de  la  régularité 
des  affaires.  Une  plaisanterie  plus  légère, 
une  conversation  plus  variée,  un  mélange 
particulier  de  mélancolie  et  de  gaieté,  de  dé- 
couragement et  d'intérêt,  d'enthousiasme 
•et  d'ironie,  étonnèrent  et  attachèrent  Ellé- 
nore.  Elle  parlait  plusieurs  langues,  im- 
parfaitement à  la  vérité,  mais  toujours  avec 
vivacité,  quelquefois  avec  grâce.  Ses  idées 
semblaient  se  faire  jour  à  travers  les  ob- 
stacles, et  sortir  de  cette  lutte  plus  agréables, 
plus  naïves  et  plus  neuves;  car  les  idiomes 
•étrangers  rajeunissent  les  pensées,  et  les 
débarrassent  de  ces  tournures  qui  les  font 
paraître  tour  à  tour  communes  et  affectées; 
Nous  lisions  ensemble  des  poètes  anglais; 
nous  nous  promenions  ensemble.    J'allais 


ADOLPHE  21 

souvent  la  voir  le  matin;  j'y  retournais 
le  soir:  je  causais  avec  elle  sur  mille 
sujets. 

Je  pensais  faire,  en  observateur  froid  et 
impartial,  le  tour  de  son  caractère  et  de  son 
esprit;  mais  chaque  mot  qu'elle  disait  me 
semblait  revêtu  d'une  grâce  inexplicable.  Le 
dessein  de  lui  plaire,  mettant  dans  ma  vie  un 
nouvel  intérêt,  animait  mon  existence  d'une 
manière  inusitée.  J'attribuais  à  son  charme 
cet  effet  presque  magique:  j'en  aurais  joui 
plus  complètement  encore  sans  l'engagement 
que  j'avais  pris  envers  mon  amour-propre. 
Cet  amour-propre  était  en  tiers  entre  Ellé- 
nore  et  moi.  Je  me  croyais  comme  obligé 
de  marcher  au  plus  vite  vers  le  but  que  je 
m'étais  proposé:  je  ne  me  livrais  donc  pas 
sans  réserve  à  mes  impressions.  Il  me  tar- 
dait d'avoir  parlé,  car  il  me  semblait  que  je 
n'avais  qu'à  parler  pour  réussir.  Je  ne 
croyais  point  aimer  Ellénore;  mais  déjà  je 
n'aurais  pu  me  résigner  à  ne  pas  lui  plaire. 
Elle  m'occupait  sans  cesse:  je  formais  mille 
projets;  j'inventais  mille  moyens  de  con- 
quête, avec  cette  fatuité  sans  expérience 


22  ADOLPHE 

qui  se  croit  sûre  du  succès  parce  qu'elle  n'a 
rien  essayé. 

Cependant  une  invincible  timidité  m'arrê- 
tait: tous  mes  discours  expiraient  sur  mes 
lèvres,  ou  se  terminaient  tout  autrement  que 
je  ne  l'avais  projeté.  Je  me  débattais  inté- 
rieurement: j'étais  indigné  contre  moi- 
même. 

Je  cherchai  enfin  un  raisonnement  qui  pût 
me  tirer  de  cette  lutte  avec  honneur  à  mes 
propres  yeux.  Je  me  dis  qu'il  ne  fallait  rien 
précipiter,  qu'Ellénore  était  trop  peu  prépa- 
rée à  l'aveu  que  je  méditais,  et  qu'il  valait 
mieux  attendre  encore.  Presque  toujours, 
pour  vivre  en  repos  avec  nous-mêmes,  nous 
travestissons  en  calculs  et  en  systèmes  nos 
impuissances  ou  nos  faiblesses:  cela  satisfait 
cette  portion  de  nous  qui  est,  pour  ainsi  dire, 
spectatrice  de  l'autre. 

Cette  situation  se  prolongea.  Chaque 
jour,  je  fixais  le  lendemain  comme  l'époque 
invariable  d'une  déclaration  positive,  et 
chaque  lendemain  s'écoulait  comme  la  veille. 
Ma  timidité  me  quittait  dès  que  je  m'éloi- 
gnais d'Ellénore  ;  je  reprenais  alors  mes  plans 


ADOLPHE  23 

habiles  et  mes  profondes  combinaisons: 
mais  à  peine  me  retrouvais-je  auprès  d'elle, 
que  je  me  sentais  de  nouveau  tremblant  et 
troublé.  Quiconque  aurait  lu  dans  mon 
cœur,  en  son  absence,  m'aurait  pris  pour  un 
séducteur  froid  et  peu  sensible;  quiconque 
m'eût  aperçu  àses  côtés  eût  cru  reconnaître  en 
moi  un  amant  novice,  interdit  et  passionné. 
L'on  se  serait  également  trompé  dans  ces 
deux  jugements:  il  n'y  a  point  d'unité 
complète  dans  l'homme,  et  presque  jamais 
personne  n'est  tout  à  fait  sincère  ni  tout  à 
fait  de  mauvaise  foi. 

Convaincu  par  ces  expériences  réitérées 
que  je  n'aurais  jamais  le  courage  de  parler  à 
Ellénore,  je  me  déterminai  à  lui  écrire.     Le 

comte  de  P était  absent.     Les  combats 

que  j'avais  livrés  longtemps  à  mon  propre 
caractère,  l'impatience  que  j'éprouvais  de 
n'avoir  pu  le  surmonter,  mon  incertitude 
sur  le  succès  de  ma  tentative,  jetèrent  dans 
ma  lettre  une  agitation  qui  ressemblait  fort      r  j4^ 


à  l'amour.  Échauffé  d'ailleurs  que  j'étais 
par  mon  propre  style,  je  ressentais,  en  finis- 
sant  d'écrire,   un  peu  de  la  passion  que 


**  * 

f 


24  ADOLPHE 

j'avais  cherché  à  exprimer  avec  toute  la 
force  possible. 

Ellénore  vit  dans  ma  lettre  ce  qu'il  était 
nature]  d'y  voir,  le  transport  passager  d'un 
homme  qui  avait  dix  ans  de  moins  qu'elle, 
dont  le  cœur  s'ouvrait  à  des  sentiments  qui 
lui  étaient  encore  inconnus,  et  qui  méritait 
plus  de  pitié  que  de  colère.  Elle  me  répondit 
avec  bonté,  me  donna  des  conseils  affec- 
tueux, m'offrit  une  amitié  sincère,  mais  me 
déclara  que,  jusqu'au  retour  du  comte  de 
P ,  elle  ne  pourrait  me  recevoir. 

Cette  réponse  me  bouleversa.  Mon  imagi- 
nation, s'irritant  de  l'obstacle,  s'empara  de 
toute  mon  existence.  L'amour,  qu'une 
heure  auparavant  je  m'applaudissais  de 
feindre,  je  crus  tout  à  coup  l'éprouver  avec 
lureur.  Je  courus  chez  Ellénore;  on  me  dit 
qu'elle  était  sortie.  Je  lui  écrivis;  je  la 
suppliai  de  m'accorder  une  dernière  entrevue  ; 
je  lui  peignis  en  termes  déchirants  mon 
désespoir,  les  projets  funestes  que  m'in- 
spirait sa  cruelle  détermination.  Pendant 
une  grande  partie  du  jour,  j'attendis  vaine- 
ment une  réponse.    Je  ne  calmai  mon  in- 


ADOLPHE  25 

exprimable  souffrance  qu'en  me  répétant 
que  le  lendemain  je  braverais  toutes  les 
difficultés  pour  pénétrer  jusqu'à  Ellénore  et 
pour  lui  parler.  On  m'apporta  le  soir  quel- 
ques mots  d'elle:  ils  étaient  doux.  Je  crus 
y  remarquer  une  impression  de  regret  et  de 
tristesse  ;  mais  elle  persistait  dans  sa  résolu- 
tion qu'elle  m'annonçait  être  inébranlable. 
Je  me  présentai  de  nouveau  chez  elle  le 
lendemain.  Elle  était  partie  pour  une 
campagne  dont  ses  gens  ignoraient  le  nom. 
Ils  n'avaient  même  aucun  moyen  de  lui 
faire  parvenir  des  lettres. 

Je  restai  longtemps  immobile  à  sa  porte, 
n'imaginant  plus  aucune  chance  de  la  retrou- 
ver. J'étais  étonné  moi-même  de  ce  que  je 
souffrais.  Malmémoire  me  retraçait  les  in- 
stants où  je  m'étais  dit  que  je  n'aspirais  qu'à 
un  succès;  que  ce  n'était  qu'une  tentative 
à  laquelle  je  renoncerais  sans  peine.  Je  ne 
concevais  rien  à  la  douleur  violente,  indomp- 
table, qui  déchirait  mon  cœur.  Plusieurs 
jours  se  passèrent  de  la  sorte.  J'étais  égale- 
ment incapable  de  distraction  et  d'étude. 
J'errais  sans  cesse  devant  la  porte  d'Ellénore. 


26  ADOLPHE 

Je  me  promenais  dans  la  ville,  comme  si, 
au  détour  de  chaque  rue,  j'avais  pu  espérer 
de  la  rencontrer.  Un  matin,  dans  une  de 
ces  courses  sans  but,  qui  servaient  à  rem- 
placer mon  agitation  par  la  fatigue,  j'aperçus 

la  voiture  du  comte  de  P ,  qui  revenait 

de  son  voyage.  Il  me  reconnut  et  mit  pied 
à  terre.  Après  quelques  phrases  banales,  je 
lui  parlai  en  déguisant  mon  trouble,  du 
départ  subit  d'Ellénore.  —  Oui,  me  dit-il, 
une  de  ses  amies,  à  quelques  lieues  d'ici,  a 
éprouvé  je  ne  sais  quel  événement  fâcheux 
qui  a  fait  croire  à  Ellénore  que  ses  consola- 
tions lui  seraient  utiles.  Elle  est  partie 
sans  me  consulter.  C'est  une  personne  que 
tous  ses  sentiments  dominent,  et  dont  l'âme 
toujours  active,  trouve  presque  du  repos  dans 
le  dévouement.  Mais  sa  présence  ici  m'est 
trop  nécessaire;  je  vais  lui  écrire:  elle  re- 
viendra sûrement  dans  quelques  jours. 

Cette  assurance  me  calma;  je  sentis  ma 
douleur  s'apaiser.  Pour  la  première  fois  de- 
puis le  départ  d'Ellénore,  je  pus  respirer  sans 
peine.  Son  retour  fut  moins  prompt  que  ne 
l'espérait  le  comte  de  P .    Mais  j'avais 


ADOLPHE  87 

repris  ma  vie  habituelle,  et  l'angoisse  que 
j'avais  éprouvée  commençait  à  se  dissiper, 

lorsqu'au  bout  d'un  mois  M.  de  P me 

fit  avertir  qu'Ellénore  devait  arriver  le  soir. 
Comme  il  mettait  un  grand  prix  à  lui  main- 
tenir dans  la  société  la  place  que  son  caractère 
méritait,  et  dont  sa  situation  semblait 
l'exclure,  il  avait  invité  à  souper  plusieurs 
femmes  de  ses  parentes  et  de  ses  amies  qui 
avaient  consenti  à  voir  Ellénore. 

Mes  souvenirs  reparurent,  d'abord  confus, 
bientôt  plus  vifs.  Mon  amour-propre  s'y 
mêlait.  J'étais  embarrassé,  humilié,  de 
rencontrer  une  femme  qui  m'avait  traité 
comme  un  enfant.  Il  me  semblait  la  voir, 
souriant  à  mon  approche  de  ce  qu'une  courte 
absence  avait  calmé  l'effervescence  d'une 
jeune  tête;  et  je  démêlais  dans  ce  sourire 
une  sorte  de  mépris  pour  moi.  Par  degrés 
mes  sentiments  se  réveillèrent.  Je  m'étais 
levé,  ce  jour-là  même,  ne  songeant  plus  à 
Ellénore;  une  heure  après  avoir  reçu  la 
nouvelle  de  son  arrivée,  son  image  errait 
devant  mes  yeux,  régnait  sur  mon  cœur,  et 
j 'avais  la  fièvre  de  la  crainte  de  ne  pas  la  voir. 


28  ADOLPHE 

Je  restai  chez  moi  toute  la  journée;  je  m'y 
tins,  pour  ainsi  dire,  caché  :  je  tremblais  que 
le  moindre  mouvement  ne  prévînt  notre  ren- 
contre. Rien  pourtant  n'était  plus  simple, 
plus  certain;  mais  je  la  désirais  avec  tant 
d'ardeur,  qu'elle  me  paraissait  impossible. 
L'impatience  me  dévorait:  à  tous  les  in- 
stants je  consultais  ma  montre.  J'étais 
obligé  d'ouvrir  la  fenêtre  pour  respirer; 
mon  sang  me  brûlait  en  circulant  dans  mes 
veines. 

Enfin  j'entendis  sonner  l'heure  à  laquelle 
je  devais  me  rendre  chez  le  comte.  Mon 
impatience  se  changea  tout  à  coup  en  timi- 
dité; je  m'habillai  lentement;  je  ne  me 
sentais  plus  pressé  d'arriver:  j'avais  un  tel 
effroi  que  mon  attente  ne  fût  déçue,  un 
sentiment  si  vif  de  la  douleur  que  je  courais 
risque  d'éprouver,  que  j'aurais  consenti 
volontiers  à  tout  ajourner. 

Il  était  assez  tard  lorsque  j'entrai  chez 

M.  de  P .     J'aperçus  Ellénore  assise  au 

fond  de  la  chambre  ;  je  n'osais  avancer,  il  me 
semblait  que  tout  le  monde  avait  les  yeux 
fixés  sur  moi.     J'allai  me  cacher  dans  un 


ADOLPHE  29 

coin  du  salon,  derrière  un  groupe  d'hommes 
qui  causaient.  De  là  je  contemplais  Ellé- 
nore:  elle  me  parut  légèrement  changée, 
elle  était  plus  pâle  que  de  coutume.  Le 
comte  me  découvrit  dans  l'espèce  de  retraite 
où  je  m'étais  réfugié;  il  vint  à  moi,  me  prit 
par  la  main,  et  me  conduisit  vers  Ellénore. 
—  Je  vous  présente,  lui  dit-il  en  riant, 
l'un  des  hommes  que  votre  départ  inattendu 
a  le  plus  étonnés.  —  Ellénore  parlait  à  une 
femme  placée  à  côté  d'elle.  Lorsqu'elle  me 
vit,  ses  paroles  s'arrêtèrent  sur  ses  lèvres; 
elle  demeura  tout  interdite:  je  l'étais  beau- 
coup moi-même. 

On  pouvait  nous  entendre:  j'adressai  à 
Ellénore  des  questions  indifférentes.  Nous 
reprîmes  tous  deux  une  apparence  de  calme. 
On  annonça  qu'on  avait  servi;  j'offris  à 
Ellénore  mon  bras,  qu'elle  ne  put  refuser.  — 
Si  vous  ne  me  promettez  pas,  lui  dis-je  en 
la  conduisant,  de  me  recevoir  demain  chez 
vous  à  onze  heures,  je  pars  à  l'instant,  j'aban- 
donne mon  pays,  ma  famille  et  mon  père, 
je  romps  tous  mes  liens,  j'abjure  tous  mes 
devoirs,  et  je  vais,  n'importe  où,  finir  au  plus 


30  ADOLPHE 

tôt  une  vie  que  vous  vous  plaisez  à  em- 
poisonner. —  Adolphe!  me  répondit  -  elle; 
et  elle  hésitait.  Je  fis  un  mouvement  pour 
m'éloigner.  Je  ne  sais  ce  que  mes  traits 
exprimèrent,  mais  je  n'avais  jamais  éprouvé 
de  contraction  si  violente.  Ellénore  me 
regarda.  Une  terreur  mêlée  d'affection  se 
peignit  sur  sa  figure.  —  Je  vous  recevrai 
demain,  me  dit-elle,  mais  je  vous  conjure.  .  .  . 
Beaucoup  de  personnes  nous  suivaient,  elle 
ne  put  achever  sa  phrase.  Je  pressai  sa 
main  de  mon  bras;  nous  nous  mîmes  à 
table. 

J'aurais  voulu  m'asseoir  à  côté  d'Ellénore, 
mais  le  maître  de  la  maison  l'avait  autrement 
décidé:  je  fus  placé  à  peu  près  vis-à-vis 
d'elle.  Au  commencement  du  souper,  elle 
était  rêveuse.  Quand  on  lui  adressait  la 
parole,  elle  répondait  avec  douceur;  mais 
elle  retombait  bientôt  dans  la  distraction. 
Une  de  ses  amies,  frappée  de  son  silence  et 
de  son  abattement,  lui  demanda  si  elle  était 
malade.  —  Je  n'ai  pas  été  bien  dans  ces 
derniers  temps,  répondit-elle,  et  même  à 
présent  je  suis  fort  ébranlée.  —  J'aspirais  à 


ADOLPHE  31 

produire  dans  l'esprit  d'Ellénore  une  im- 
pression agréable;  je  voulais,  en  me  mon- 
trant aimable  et  spirituel,  la  disposer  en  ma 
faveur,  et  la  préparer  à  l'entrevue  qu'elle 
m'avait  accordée.  J'essayai  donc  de  mille 
manières  de  fixer  son  attention.  Je  ra- 
menai la  conversation  sur  des  sujets  que  je 
savais  l'intéresser;  nos  voisins  s'y  mêlèrent: 
j'étais  inspiré  par  sa  présence;  je  parvins  à 
me  faire  écouter  d'elle,  je  la  vis  bientôt  sou- 
rire :  j'en  ressentis  une  telle  joie,  mes  regards 
exprimèrent  tant  de  reconnaissance,  qu'elle 
ne  put  s'empêcher  d'en  être  touchée.  Sa 
tristesse  et  sa  distraction  se  dissipèrent  :  elle 
ne  résista  plus  au  charme  secret  que  répan- 
dait dans  son  âme  la  vue  du  bonheur  que  je 
lui  devais  ;  et  quand  nous  sortîmes  de  table, 
nos  cœurs  étaient  d'intelligence  comme  si 
nous  n'avions  jamais  été  séparés.  —  Vous 
voyez,  lui  dis- je  en  lui  donnant  la  main  pour 
rentrer  dans  le  salon,  que  vous  disposez  de 
toute  mon  existence;  que  vous  ai-je  fait 
pour  que  vous  trouviez  du  plaisir  à  la  tour- 
menter ? 


CHAPITRE  III 

Je  passai  la  nuit  sans  dormir.  Il  n'était 
plus  question  dans  mon  âme  ni  de  calculs 
ni  de  projets;  je  me  sentais,  de  la  meilleure 
foi  du  monde,  véritablement  amoureux.J  Ce 
n'était  plus  l'espoir  du  succès  qui  me  faisait 
agir  :  le  besoin  de  voir  celle  que  j 'aimais,  de 
jouir  de  sa  présence,  me  dominait  exclusive- 
ment. Onze  heures  sonnèrent,  je  me  rendis 
auprès  d'Ellénore;  elle  m'attendait.  Elle 
voulut  parler:  je  lui  demandai  de  m'écouter. 
Je  m'assis  auprès  d'elle,  car  je  pouvais  à 
peine  me  soutenir,  et  je  continuai  en  ces 
termes,  non  sans  être  obligé  de  m'inter- 
rompre  souvent  : 

Je  ne  viens  point  réclamer  contre  la  sen- 
tence que  vous  avez  prononcée;  je  ne  viens 
point  rétracter  un  aveu  qui  a  pu  vous 
offenser;  je  le  voudrais  en  vain.  Cet  amour 
que  vous  repoussez  est  indestructible  :  l'effort 
même  que  je  fais  dans  ce  moment  pour  vous 
parler  avec  un  peu  de  calme  est  une  preuve 
32 


ADOLPHE  33 

de  la  violence  d'un  sentiment  qui  vous  blesse. 
Mais  ce  n'est  plus  pour  vous  en  entretenir 
que  je  vous  ai  priée  de  m'entendre;  c'est  au 
contraire  pour  vous  demander  de  l'oublier, 
de  me  recevoir  comme  autrefois,  d'écarter  le 
souvenir  d'un  instant  de  délire,  de  ne  pas 
me  punir  de  ce  que  vous  savez  un  secret 
que  j'aurais  dû  renfermer  au  fond  de  mon 
âme.  Vous  connaissez  ma  situation,  ce 
caractère  qu'on  dit  bizarre  et  sauvage,  ce 
cœur  étranger  à  tous  les  intérêts  du  monde, 
solitaire  au  milieu  des  hommes,  et  qui 
souffre  pourtant  de  l'isolement  auquel  il  est 
condamné.  Votre  amitié  me  soutenait  :  sans 
cette  amitié  je  ne  puis  vivre.  J'ai  pris 
l'habitude  de  vous  voir;  vous  avez  laissé 
naître  et  se  former  cette  douce  habitude: 
qu'ai-je  fait  pour  perdre  cette  unique  conso- 
lation d'une  existence  si  triste  et  si  sombre  ? 
Je  suis  horriblement  malheureux;  je  n'ai 
plus  le  courage  de  supporter  un  si  long 
malheur;  je  n'espère  rien,  je  ne  demande 
rien,  je  ne  veux  que  vous  voir;  mais  je  dois 
vous  voir  s'il  faut  que  je  vive. 

Ellénore  gardait  le  silence.     Que  craignez- 


34  ADOLPHE 

vous?  repris-je.  Qu'est-ce  que  j'exige?  ce 
que  vous  accordez  à  tous  les  indifférents. 
Est-ce  le  monde  que  vous  redoutez?  Ce 
monde,  absorbé  dans  ses  frivolités  solen- 
nelles, ne  lira  pas  dans  un  cœur  tel  que  le 
mien.  Comment  ne  serais-je  pas  prudent? 
n'y  va-t-il  pas  de  ma  vie  ?  Ellénore,  rendez- 
vous  à  ma  prière  :  vous  y  trouverez  quelque 
douceur.  Il  y  aura  pour  vous  quelque 
charme  à  être  aimée  ainsi,  à  me  voir  auprès 
de  vous,  occupé  de  vous  seule,  n'existant 
que  pour  vous,  vous  devant  toutes  les 
sensations  de  bonheur  dont  je  suis  encore 
susceptible,  arraché  par  votre  présence  à  la 
souffrance  et  au  désespoir. 

Je  poursuivis  longtemps  de  la  sorte,  levant 
toutes  les  objections,  retournant  de  mille  ma- 
nières tous  les  raisonnements  qui  plaidaient 
en  ma  faveur.  J'étais  si  soumis,  si  résigné, 
je  demandais  si  peu  de  chose,  j'aurais  été  si 
malheureux  d'un  refus! 

Ellénore  fut  émue.  Elle  m'imposa  plu- 
sieurs conditions.  Elle  ne  consentit  à  me 
recevoir  que  rarement,  au  milieu  d'une 
société  nombreuse,  avec  l'engagement  que  je 


ADOLPHE  35 

ne  lui  parlerais  jamais  d'amour.  Je  promis 
ce  qu'elle  voulut.  Nous  étions  contents  tous 
les  deux  :  moi,  d'avoir  reconquis  le  bien  que 
j'avais  été  menacé  de  perdre,  Ellénore,  de  se 
trouver  à  la  fois  généreuse,  sensible  et  prudente. 

Je  profitai  dès  le  lendemain  de  la  permis- 
sion que  j'avais  obtenue;  je  continuai  de 
même  les  jours  suivants.  Ellénore  ne  songea 
plus  à  la  nécessité  que  mes  visites  fussent 
peu  fréquentes:  bientôt  rien  ne  lui  parut 
plus  simple  que  de  me  voir  tous  les  jours. 
Dix  ans  de  fidélité  avaient  inspiré  à  M.  de 

P une  confiance  entière;   il  laissait   à 

Ellénore  la  plus  grande  liberté.  Comme  il 
avait  eu  à  lutter  contre  l'opinion  qui  voulait 
exclure  sa  maîtresse  du  monde  où  il  était 
appelé  à  vivre,  il  aimait  à  voir  s'augmenter 
la  société  d'Ellénore;  sa  maison  remplie 
constatait  à  ses  yeux  son  propre  triomphe 
sur  l'opinion. 

Lorsque  j'arrivais,  j'apercevais  dans  les 
regards  d'Ellénore  une  expression  de  plaisir. 
Quand  elle  s'amusait  dans  la  conversation, 
ses  yeux  se  tournaient  naturellement  vers 
moi.     L'on  ne  racontait  rien  d'intéressant 


36  ADOLPHE 

qu'elle  ne  m'appelât  pour  l'entendre.  Mais 
elle  n'était  jamais  seule:  des  soirées  entières 
se  passaient  sans  que  je  pusse  lui  dire  autre 
chose  en  particulier  que  quelques  mots 
insignifiants  ou  interrompus.  Je  ne  tardai 
pas  à  m'irriter  de  tant  de  contrainte.  Je 
devins  sombre,  taciturne,  inégal  dans  mon 
humeur,  amer  dans  mes  discours.  Je  me 
contenais  à  peine  lorsqu'un  autre  que  moi 
s'entretenait  à  part  avec  Ellénore;  j'inter- 
rompais brusquement  ces  entretiens.  Il 
m'importait  peu  qu'on  pût  s'en  offenser,  et  je 
n'étais  pas  toujours  arrêté  par  la  crainte  de  la 
compromettre.  Elle  se  plaignit  à  moi  de  ce 
changement.  Que  voulez-vous?  lui  dis-je 
avec  impatience:  vous  croyez  sans  doute 
avoir  fait  beaucoup  pour  moi;  je  suis  forcé 
de  vous  dire  que  vous  vous  trompez.  Je 
ne  conçois  rien  à  votre  nouvelle  manière 
d'être.  Autrefois  vous  viviez  retirée;  vous 
fuyiez  une  société  fatigante;  vous  évitiez 
ces  éternelles  conversations  qui  se  prolongent 
précisément  parce  qu'elles  ne  devraient 
jamais  commencer.  Aujourd'hui  votre  porte 
est  ouverte  à  la  terre  entière.    On  dirait 


ADOLPHE  37 

qu'en  vous  demandant  de  me  recevoir,  j'ai 
obtenu  pour  tout  l'univers  la  même  faveur 
que  pour  moi.  Je  vous  l'avoue,  en  vous 
voyant  jadis  si  prudente,  je  ne  m'attendais 
pas  à  vous  trouver  si  frivole. 

Je  démêlai  dans  les  traits  d'Ellénore  une 
impression  de  mécontentement  et  de  tris- 
tesse. Chère  Ellénore,  lui  dis- je  en  me  ra- 
doucissant tout  à  coup,  ne  méritai-je  donc 
pas  d'être  distingué  des  mille  importuns  qui 
vous  assiègent?  l'amitié  n'a-t-elle  pas  ses 
secrets  ?  n'est-elle  pas  ombrageuse  et  timide 
au  milieu  du  bruit  et  de  la  foule  ? 

Ellénore  craignait,  en  se  montrant  inflexi- 
ble, de  voir  se  renouveler  des  imprudences 
qui  l'alarmaient  pour  elle  et  pour  moi.  L'idée 
de  rompre  n'approchait  plus  de  son  coeur,  elle 
consentit  à  me  recevoir  quelquefois  seule. 

Alors  se  modifièrent  rapidement  les  règles 
sévères  qu'elle  m'avait  prescrites.  Elle  me 
permit  de  lui  peindre  mon  amour;  elle  se 
familiarisa  par  degrés  avec  ce  langage: 
bientôt  elle  m'avoua  qu'elle  m'aimait. 

Je  passai  quelques  heures  à  ses  pieds,  me 
proclamant  le  plus  heureux  des  hommes,  lui 


38  ADOLPHE 

prodiguant  mille  assurances  de  tendresse,  de 
dévouement  et  de  respect  éternel.  Elle  me 
raconta  ce  qu'elle  avait  souffert  en  essayant 
de  s'éloigner  de  moi;  que  de  fois  elle  avait 
espéré  que  je  la  découvrirais  malgré  ses 
efforts;  comment  le  moindre  bruit  qui 
frappait  ses  oreilles  lui  paraissait  annoncer 
mon  arrivée;  quel  trouble,  quelle  joie, 
quelle  crainte,  elle  avait  ressentis  en  me 
revoyant;  par  quelle  défiance  d'elle-même, 
pour  concilier  le  penchant  de  son  cœur  avec 
la  prudence,  elle  s'était  livrée  aux  distrac- 
tions du  monde,  et  avait  recherché  la  foule 
qu'elle  fuyait  auparavant.  Je  lui  faisais 
répéter  les  plus  petits  détails,  et  cette 
histoire  de  quelques  semaines  nous  semblait 
être  celle  d'une  vie  entière.  [L'amour  sup- 
plée aux  longs  souvenirs,  par  une  sorte  de 
magie.  Toutes  les  autres  affections  ont 
besoin  du  passé:  l'amour  crée,  comme  par 
«wènchantement,  un  passé  dont  il  nous  en- 


\  ^YTtoure-     D  nous  donne,  pour  ainsi  dire,  la 

vr  x^  conscience  d'avoir  vécu,  durant  des  années, 

avec  un  être  qui  naguère  nous  était  presque 

étranger.     L'amour  n'est  qu'un  point  lumi- 


ADOLPHE  39 

neux,  et  néanmoins  il  semble  s'emparer  du 
temps.  Il  y  a  peu  de  jours  qu'il  n'existait 
pas,  bientôt  il  n'existera  plus;  mais,  tant 
qu'il  existe,  il  répand  sa  clarté  sur  l'époque  qui 
l'a  précédé,  comme  sur  celle  qui  doit  le  suivref 

Ce  calme  pourtant  dura  peu.     Ellénore 
était    d'autant   plus    en    garde    contre   sa 
faiblesse,  qu'elle  était  poursuivie  du  souvenir 
de  ses  fautes:    et   mon  imagination,   mes 
désirs,  une  théorie  de  fatuité  dont  je  ne 
m'apercevais  pas  moi-même,  se  révoltaient 
contre    un    tel    amour.     Toujours    timide, 
souvent  irrité,  je  me  plaignais,  je  m'empor- 
tais, j'accablais  Ellénore  de  reproches.    Plus 
d'une  fois  elle  forma  le  projet  de  briser  un  V  q^ 
lien  qui  ne  répandait  sur  sa  vie  que  de    ^JCl^. 
l'inquiétude  et  du  trouble:    plus  d'une  fois  c^fi^ 
je    l'apaisai    par    mes    supplications,    mes 
désaveux  et  mes  pleurs. 

Ellénore,  lui  écrivais-je  un  jour,  vous  ne 
savez  pas  tout  ce  que  je  souffre.  Près  de 
vous,  loin  de  vous,  je  suis  également  mal- 
heureux. Pendant  les  heures  qui  nous 
séparent,  j'erre  au  hasard,  courbé  sous  le 
fardeau   d'une    existence    que    je    ne   sais 


40  ADOLPHE 

comment  supporter.  La  société  m'impor- 
tune, la  solitude  m'accable.  Ces  indifférents 
qui  m'observent,  qui  ne  connaissent  rien  de 
ce  qui  m'occupe,  qui  me  regardent  avec  une 
curiosité  sans  intérêt,  avec  un  étonnement 
sans  pitié,  ces  hommes  qui  osent  me  parler 
d'autre  chose  que  de  vous,  portent  dans 
mon  sein  une  douleur  mortelle.  Je  les  fuis; 
mais,  seul,  je  cherche  en  vain  un  air  qui 
pénètre  dans  ma  poitrine  oppressée.  Je  me 
précipite  sur  cette  terre  qui  devrait  sen- 
tr'ouvrir  pour  m'engloutir  à  jamais;  je  pose 
ma  tête  sur  la  pierre  froide  qui  devrait  cal- 
mer la  fièvre  ardente  qui  me  dévore.  Je  me 
traîne  vers  cette  colline  d'où  l'on  aperçoit 
votre  maison;  je  reste  là,  les  j^eux  fixés  sur 
cette  retraite  que  je  n'habiterai  jamais  avec 
vous.  Et  si  je  vous  avais  rencontrée  plus  tôt 
vous  auriez  pu  être  à  moi!  j'aurais  serré 
dans  mes  bras  la  seule  créature  que  la  nature 
ait  formée  pour  mon  cœur,  pour  ce  cœur  qui 
a  tant  souffert  parce  qu'il  vous  cherchait,  et 
qu'il  ne  vous  a  trouvée  que  trop  tard! 
Lorsque  enfin  ces  heures  de  délire  sont 
passées,  lorsque  le  moment  arrive  où  je  puis 


ADOLPHE  41 

vous  voir,  je  prends  en  tremblant  la  route  de 
votre  demeure.  Je  crains  que  tous  ceux  qui 
me  rencontrent  ne  devinent  les  sentiments 
que  je  porte  en  moi;  je  m'arrête;  je  marche 
à  pas  lents:  je  retarde  l'instant  du  bonheur, 
de  ce  bonheur  que  tout  menace,  que  je  me 
crois  toujours  sur  le  point  de  perdre;  bon- 
heur imparfait  et  troublé,  contre  lequel  con- 
spirent peut-être  à  chaque  minute  et  les 
événements  funestes  et  les  regards  jaloux,  et 
les  caprices  tyranniques  et  votre  propre 
volonté!  Quand  je  touche  au  seuil  de  votre 
porte,  quand  je  l'entr 'ouvre,  une  nouvelle 
terreur  me  saisit:  je  m'avance  comme  un 
coupable,  demandant  grâce  à  tous  les  objets 
qui  frappent  ma  vue,  comme  si  tous  étaient 
ennemis,  comme  si  tous  m'enviaient  l'heure 
de  félicité  dont  je  vais  encore  jouir.  Le 
moindre  son  m'effraie,  le  moindre  mouve- 
ment autour  de  moi  m'épouvante,  le  bruit 
même  de  mes  pas  me  fait  reculer.  Tout  près 
de  vous  je  crains  encore  quelque  obstacle 
qui  se  place  soudain  entre  vous  et  moi. 
Enfin,  je  vous  vois,  je  vous  vois  et  je  respire, 
et  je  vous  contemple  et  je  m'arrête,  comme  le 


43  ADOLPHE 

fugitif  qui  touche  au  sol  protecteur  qui  doit 
le  garantir  de  la  mort.  Mais  alors  même, 
lorsque  tout  mon  être  s'élance  vers  vous, 
lorsque  j'aurais  un  tel  besoin  de  me  reposer 
de  tant  d'angoisses,  de  poser  ma  tête  sur  vos 
genoux,  de  donner  un  libre  cours  à  mes 
larmes,  il  faut  que  je  me  contraigne  avec 
violence,  que  même  auprès  de  vous  je  vive 
encore  d'une  vie  d'effort:  pas  un  instant 
d'épanchement !  pas  un  instant  d'abandon! 
Vos  regards  m'observent.  Vous  êtes  em- 
barrassée, presque  offensée  de  mon  trouble. 
Je  ne  sais  quelle  gêne  a  succédé  à  ces  heures 
délicieuses  où  du  moins  vous  m'avouiez 
votre  amour.  Le  temps  s'enfuit,  de  nouveaux 
intérêts  vous  appellent  :  vous  ne  les  oubliez 
jamais;  vous  ne  retardez  jamais  l'instant 
qui  m'éloigne.  Des  étrangers  viennent:  il 
n'est  plus  permis  de  vous  regarder;  je  sens 
qu'il  faut  fuir  pour  me  dérober  aux  soupçons 
qui  m'environnent.  Je  vous  quitte  plus  agité, 
plus  déchiré,  plus  insensé  qu'auparavant;  je 
vous  quitte,  et  je  retombe  dans  cet  isolement 
effroyable,  où  je  me  débats,  sans  rencontrer 
un  seul  être  sur  lequel  je  puisse  m 'appuyer, 
me  reposer  un  moment. 


ADOLPHE  43 

Ellénore  n'avait  jamais  été  aimée  de  la 

sorte.     M.  de  P avait  pour  elle   une 

affection  très  vraie,  beaucoup  de  recon- 
naissance pour  son  dévouement,  beaucoup 
de  respect  pour  son  caractère,  mais  il  y  avait 
toujours  dans  sa  manière  une  nuance  de 
supériorité  sur  une  femme  qui  s'était  donnée 
publiquement  à  lui  sans  qu'il  l'eût  épousée. 
Il  aurait  pu  contracter  des  liens  plus  hono- 
rables, suivant  l'opinion  commune  :  il  ne  le  lui 
disait  point,  il  ne  se  le  disait  peut-être  pas  à 
lui-même;  mais  ce  qu'on  ne  dit  pas  n'en 
existe  pas  moins,  et  tout  ce  qui  est  se  devine. 
Ellénore  n'avait  eu  jusqu'alors  aucune 
notion  de  ce  sentiment  passionné,  de  cette 
existence  perdue  dans  la  sienne,  dont  mes 
fureurs  mêmes,  mes  injustices  et  mes  re- 
proches, n'étaient  que  des  preuves  plus 
irréfragables.  Sa  résistance  avait  exalté 
toutes  mes  sensations,  toutes  mes  idées: 
je  revenais  à  des  emportements  qui  l'ef- 
frayaient, à  une  soumission,  à  une  tendresse, 
à  une  vénération  idolâtre.  Je  la  considérais 
comme  une  créature  céleste.  Mon  amour  te- 
nait du  culte,  et  il  avait  pour  elle  d'autant 


44  ADOLPHE 

plus  de  charme,  qu'elle  craignait  sans  cesse 
de  se  voir  humiliée  dans  un  sens  opposé. 
Elle  se  donna  enfin  tout  entière. 

(Malheur  à  l'homme  qui,  dans  les  premiers 
moments  d'une  liaison  d'amour,  ne  croit  pas 
que  cette  liaison  doit  être  éternelle  !  Malheur 
à  qui,  dans  les  bras  de  la  maîtresse  qu'il  vient 
d'obtenir,  conserve  une  funeste  prescience,  et 
prévoit  qu'il  pourra  s'en  détacher'  Une 
femme  que  son  cœur  entraîne  a,  dans  cet 
instant,  quelque  chose  de  touchant  et  de 
sacré.  Ce  n'est  pas  le  plaisir,  ce  n'est  pas 
la  nature,  ce  ne  sont  pas  les  sens  qui  sont 
corrupteurs;  ce  sont  les  calculs  auxquels  la 
société  nous  accoutume,  et  les  réflexions 
que  l'expérience  fait  naîtrej  J'aimai,  je 
respectai  mille  fois  plus  Ellénore  après  qu'elle 
se  fut  donnée.  Je  marchais  avec  orgueil 
au  milieu  des  hommes;  je  promenais  sur  eux 
un  regard  dominateur.  L'air  que  je  re- 
spirais était  à  lui  seul  une  jouissance.  Je 
m'élançais  au-devant  de  la  nature,  pour  la 
remercier  du  bienfait  inespéré,  du  bienfait 
immense  qu'elle  avait  daigné  m'accorder. 


CHAPITRE  IV 

Charme  de  l'amour!  qui  pourrait  vous 
peindre?  Cette  persuasion  que  nous  avons 
trouvé  l'être  que  la  nature  avait  destiné  pour 
nous,  ce  jour  subit  répandu  sur  la  vie,  et  qui 
nous  semble  en  expliquer  le  mystère,  cette 
valeur  inconnue  attachée  aux  moindres  cir- 
constances, ces  heures  rapides,  dont  tous  les 
détails  échappent  au  souvenir  par  leur  dou- 
ceur même,  et  qui  ne  laissent  dans  notre  âme 
qu'une  longue  trace  de  bonheur,  cette  gaieté 
folâtre  qui  se  mêle  quelquefois  sans  cause  à 
un  attendrissement  habituel,  tant  de  plaisir 
dans  la  présence,  et  dans  l'absence  tant  d'es- 
poir, ce  détachement  de  tous  les  soins  vul- 
gaires, cette  supériorité  sur  tout  ce  qui  nous 
entoure,  cette  certitude  que  désormais  le 
monde  ne  peut  nous  atteindre  où  nous  vivons, 
cette  intelligence  mutuelle  qui  devine  chaque 
pensée  et  qui  répond  à  chaque  émotion, 
charme  de  l'amour,  qui  vous  éprouva  ne 
saurait  vous  décrire  ! 

45 


46  ADOLPHE 

M.  de  P fut  obligé,  pour  des  affaires 

pressantes,  de  s'absenter  pendant  six  se- 
maines. Je  passai  ce  temps  chez  Ellénore 
presque  sans  interruption.  Son  attachement 
semblait  s'être  accru  du  sacrifice  qu'elle 
m'avait  fait.  Elle  ne  me  laissait  jamais  la 
quitter  sans  essayer  de  me  retenir.  Lorsque 
je  sortais,  elle  me  demandait  quand  je  re- 
viendrais. Deux  heures  de  séparation  lui 
étaient  insupportables.  Elle  fixait  avec 
une  précision  inquiète  l'instant  de  mon 
retour.  J'y  souscrivais  avec  joie,  j'étais 
reconnaissant,  j'étais  heureux  du  sentiment 
qu'elle  me  témoignait.  Mais  cependant  les 
intérêts  de  la  vie  commune  ne  se  laissent  pas 
plier  arbitrairement  à  tous  nos  désirs.  Il 
m'était  quelquefois  incommode  d'avoir  tous 
mes  pas  marqués  d'avance,  et  tous  mes  mo- 
ments ainsi  comptés.  J'étais  forcé  de  pré- 
cipiter toutes  mes  démarches,  de  rompre 
avec  la  plupart  de  mes  relations.  Je  ne 
savais  que  répondre  à  mes  connaissances 
lorsqu'on  me  proposait  quelque  partie  que, 
dans  une  situation  naturelle,  je  n'aurais 
point   eu   de   motif   pour   refuser.    Je   ne 


ADOLPHE  47 

regrettais  point  auprès  d'Ellénore  ces  plaisirs 
de  la  vie  sociale,  pour  lesquels  je  n'avais 
jamais  eu  beaucoup  d'intérêt,  mais  j'aurais 
voulu  qu'elle  me  permît  d'y  renoncer  plus 
librement.  Q 'aurais  éprouvé  plus  de  dou- 
ceur à  retourner  auprès  d'elle  de  ma  propre 
volonté,  sans  me  dire  que  l'heure  était  arrivée, 
qu'elle  m'attendait  avec  anxiété,  et  sans 
que  l'idée  de  sa  peine  vînt  se  mêler  à  celle 
du  bonheur  que  j'allais  goûter  en  la  retrou- 
vant .tLEUénore  était  sans  doute  un  vif 
plaisir  dans  mon  existence,  mais  elle  n'était 
plus  un  but  :  elle  était  devenue  un  lient}  Je 
craignais  d'ailleurs  de  la  compromettre.  Ma 
présence  continuelle  devait  étonner  ses  gens, 
ses  enfants,  qui  pouvaient  m'observer.  Je 
tremblais  de  l'idée  de  déranger  son  existence. 
Je  sentais  que  nous  ne  pouvions  être  unis 
pour  toujours,  et  que  c'était  un  devoir  sacré 
pour  moi  de  respecter  son  repos:  je  lui 
donnais  donc  des  conseils  de  prudence,  tout 
en  l'assurant  de  mon  amour.  Mais  plus  je 
lui  donnais  des  conseils  de  ce  genre,  moins 
elle  était  disposée  à  m'écouter.  En  même 
temps  je  craignais  horriblement  de  l'affliger. 


48  ADOLPHE 

Dès  que  je  voyais  sur  son  visage  une  ex- 
pression de  douleur,  sa  volonté  devenait  la 
mienne  :  je  n'étais  à  mon  aise  que  lorsqu'elle 
était  contente  de  moi.  fLorsqu'en  insistant 
sur  la  nécessité  de  m'éloigner  pour  quelques 
instants,  j'étais  parvenu  à  la  quitter,  l'image 
de  la  peine  que  je  lui  avais  causée  me  suivait 
partout.  Il  me  prenait  une  fièvre  de  re- 
mords qui  redoublait  à  chaque  minute,  et 
qui  enfin  devenait  irrésistible;  je  volais  vers 
elle,  je  me  faisais  une  fête  de  la  consoler. 
LMais  à  mesure  que  je  m'approchais  de  sa 
demeure,  un  sentiment  d'humeur  contre  cet 
empire  bizarre  se  mêlait  à  mes  autres  senti- 
ments^ Ellénore  elle-même  était  violente. 
Elle  éprouvait,  je  le  crois,  pour  moi  ce  qu'elle 
n'avait  éprouvé  pour  personne.  Dans  ses 
relations  précédentes,  son  cœur  avait  été 
froissé  par  une  dépendance  pénible;  elle 
était  avec  moi  dans  une  parfaite  aisance, 
parce  que  nous  étions  dans  une  parfaite  éga- 
lité; elle  s'était  relevée  à  ses  propres  yeux, 
par  un  amour  pur  de  tout  calcul,  de  tout  in- 
térêt; elle  savait  que  j'étais  bien  sûr  qu'elle 
ne  m'aimait  que  pour  moi-même.     Mais  il 


ADOLPHE  49 

résultait  de  son  abandon  complet  avec  moi 
qu'elle  ne  me  déguisait  aucun  de  ses  mouve- 
ments; <  et  lorsque  je  rentrais  dans  sa  cham- 
bre, impatienté  d'y  rentrer  plus  tôt  que  je 
ne  l'aurais  voulu,  je  la  trouvais  triste  ou 
irritée.  J'avais  souffert  deux  heures  loin 
d'elle  de  l'idée  qu'elle  souffrait  loin  de  moi: 
je  souffrais  deux  heures  près  d'elle  avant  de 
pouvoir  l'apaiser.    ) 

Cependant  je  n'étais  pas  malheureux;  je 
me  disais  qu'il  était  doux  d'être  aimé,  même 
avec  exigence;  je  sentais  que  je  lui  faisais 
du  bien:  ^on  bonheur  m'était  nécessaire,  et 
je  me  savais  nécessaire  à  son  bonheur^ 

D'ailleurs,Q'idée  confuse  que,  par  la  seule 
nature  des  choses,  cette  liaison  ne  pouvait 
durer,  idée  triste  sous  bien  des  rapports,  ser- 
vait néanmoins  à  me  calmer  dans  mes  accès 
de  fatigue  ou  d'impatience^  Les  liens  d'Ellé- 

nore  avec  le  comte  de  P ,  la  disproportion 

de  nos  âges,  la  différence  de  nos  situations, 
mon  départ  que  déjà  diverses  circonstances 
avaient  retardé,  mais  dont  l'époque  était 
prochaine,  toutes  ces  considérations  m'en- 
gageaient à --donner  et  à  recevoir  encore  le 


50  ADOLPHE 

plus  de  bonheur  qu'il  était  possible:  je  me 
croyais  sûr  des  années,  je  ne  disputais  pas 
les  jours/j 

Le  comte  de  P revint.  Il  ne  tarda  pas 

à  soupçonner  mes  relations  avec  Ellénore;  il 
me  reçut  chaque  jour  d'un  air  plus  froid  et 
plus  sombre.  Je  parlai  vivement  à  Ellénore 
des  dangers  qu'elle  courait;  je  la  suppliai 
de  permettre  que  j'interrompisse  pour  quel- 
ques jours  mes  visites;  je  lui  représentai  l'in- 
térêt de  sa  réputation,  de  sa  fortune,  de  ses 
enfants.  Elle  m'écouta  longtemps  en  silence; 
elle  était  pâle  comme  la  mort.  De  manière 
ou  d'autre,  me  dit-elle  enfin,  vous  partirez 
bientôt;  ne  devançons  pas  ce  moment;  ne 
vous  mettez  pas  en  peine  de  moi.  Gagnons 
des  jours,  gagnons  des  heures  :  des  jours,  des 
heures,  c'est  tout  ce  qu'il  me  faut.  Je_ne 
sais  quel  pressentiment  me  dit,  Adolphe, 
que  je  mourrai  dans  vos  bras. 

Nous  continuâmes  donc  à  vivre  comme  au- 
paravant, moi  toujours  inquiet,  Ellénore  tou- 
jours triste,  le  comte  de  P taciturne  et 

soucieux.  Enfin  la  lettre  que  j'attendais 
arriva:  mon  père  m'ordonnait  de  me  rendre 


ADOLPHE  51 

auprès  de  lui.  Je  portai  cette  lettre  à 
Ellénore.  Déjà!  me  dit-elle  après  l'avoir 
lue;  je  ne  croyais  pas  que  ce  fût  si  tôt. 
Puis,  fondant  en  larmes,  elle  me  prit  la  main 
et  elle  me  dit:  Adolphe,  vous  voyez  que  je 
ne  puis  vivre  sans  vous;  je  ne  sais  ce  qui 
arrivera  de  mon  avenir,  mais  je  vous  conjure 
de  ne  pas  partir  encore:  trouvez  des  pré- 
textes pour  rester.  Demandez  à  votre  père 
de  vous  laisser  prolonger  votre  séjour  en- 
core six  mois.  Six  mois,  est-ce  donc  si 
long?  Je  voulus  combattre  sa  résolution; 
mais  elle  pleurait  si  amèrement,  et  elle  était 
si  tremblante,  ses  traits  portaient  l'em- 
preinte d'une  souffrance  si  déchirante,  que 
je  ne  pus  continuer.  Je  me  jetai  à  ses  pieds, 
je  la  serrai  dans  mes  bras,  je  l'assurai  de 
mon  amour,  et  je  sortis  pour  aller  écrire  à 
mon  père.  J'écrivis  en  effet  avec  le  mouve- 
ment que  la  douleur  d'Ellénore  m'avait 
inspiré.     J'alléguai  mille  causes  de  retard; 

je  fis  ressortir  l'utilité  de  continuer  à  D 

quelques  cours  que  je  n'avais  pu  suivre  à 
Gottingue;  et  lorsque  j'envoyai  ma  lettre 
à   la    poste,    c'était   avec    ardeur    que    je 


52  ADOLPHE 

désirais  obtenir  le  consentement  que  je 
demandais. 

Je  retournai  le  soir  chez  Ellénore.     Elle 

était  assise  sur  un  sofa  ;  le  comte  de  P 

était  près  de  la  cheminée,  et  assez  loin  d'elle; 
les  deux  enfants  étaient  au  fond  de  la 
chambre,  ne  jouant  pas,  et  portant  sur  leurs 
visages  cet  étonnement  de  l'enfance  lorsqu'elle 
remarque  une  agitation  dont  elle  ne  soup- 
çonne pas  la  cause.  J'instruisis  Ellénore 
par  un  geste  que  j'avais  fait  ce  qu'elle  vou- 
lait. Un  rayon  de  joie  brilla  dans  ses  yeux, 
mais  ne  tarda  pas  à  disparaître.  Nous  ne 
disions  rien.  Le  silence  devenait  embarras- 
sant pour  tous  trois. — On  m'assure,  monsieur, 
me  dit  enfin  le  comte,  que  vous  êtes  prêt  à 
partir.  Je  lui  répondis  que  je  l'ignorais. — 
Il  me  semble,  répliqua-t-il,  qu'à  votre  âge 
on  ne  doit  pas  tarder  à  entrer  dans  une 
carrière;  au  reste,  ajouta-t-il  en  regardant 
Ellénore,  tout  le  monde  peut-être  ne  pense 
pas  ici  comme  moi. 

Q^a  réponse  de  mon  père  ne  se  fit  pas  atten- 
dre. Je  tremblais,  en  ouvrant  sa  lettre,  de 
la  douleur  qu'un  refus  causerait  à  Ellénore. 


cr- 


ADOLPHE  53 

\    .s-l.  Il  me  semblait  même  que   j'aurais  partagé 

cette  douleur  avec  une  égale  amertume  ;  mais 

"en  Usant  le  consentement  qu'il  m'accordait, 

'Jtous  les  inconvénients  d'une  prolongation 

T;du  séjour  se  présentèrent  tout   à  coup  à 

^  -mon  esprit.     Encore  six  mois  de  gêne  et  de 
.       s»  ...         .  . 

contrainteJJ  m'écriai-je;    six  mois  pendant 

lesquels  j'offense  un  homme   qui  m'avait 

témoigné  de  l'amitié,  j 'expose  une  femme  qui 

m'aime;    je  cours  le  risque  de  lui  ravir  la 

seule  situation  où  elle  puisse  vivre  tranquille 

et   considérée;     je   trompe   mon   père;     et 

pourquoi?     Pour  ne  pas  braver  un  instant 

une  douleur  qui,  tôt  ou  tard,  est  inévitable  ! 

Ne   l'éprouvons-nous   pas  chaque  jour  en 

détail  et  goutte  à  goutte,  cette  douleur? 

Je  ne  fais  que  du  mal  à  Ellénore;    mon 

sentiment,  tel  qu'il  est,  ne  peut  la  satisfaire. 

Je  me  sacrifie  pour  elle  sans  fruit  pour  son 

bonheur;  et  moi,  je  vis  ici  sans  utilité,  sans 

indépendance,   n'ayant  pas  un  instant  de 

libre,  ne  pouvant  respirer  une  heure  en  paix. 

J'entrai  chez  Ellénore  tout  occupé  de  ces 

réflexions.     Je  la  trouvai  seule.     Je  reste 

encore  six  mois,   lui  dis-je.  —  Vous  m'an- 


54  ADOLPHE 

noncez  cette  nouvelle  bien  sèchement. — 
C'est  que  je  crains  beaucoup,  je  l'avoue,  les 
conséquences  de  ce  retard  pour  l'un  et  pour 
l'autre.  —  Il  me  semble  que,  pour  vous  du 
moins,  elles  ne  sauraient  être  bien  fâcheuses. 

—  Vous  savez  fort  bien,  Ellénore,  que  ce 
n'est  jamais  de  moi  que  je  m'occupe  le  plus. 

—  Ce  n'est  guère  non  plus  du  bonheur  des 
autres.  —  La  conversation  avait  pris  une 
direction  orageuse.  Ellénore  était  blessée 
de  mes  regrets  dans  une  circonstance  où 
elle  croyait  que  je  devais  partager  sa  joie: 
je  l'étais  du  triomphe  qu'elle  avait  remporté 
sur  mes  résolutions  précédentes.  La  scène 
devint  violente.  Nous  éclatâmes  en  re- 
proches mutuels.  Ellénore  m'accusa  de 
l'avoir  trompée,  de  n'avoir  eu  pour  elle 
qu'un  goût  passager!  d'avoir  aliéné  d'elle 
l'affection  du  comte;  de  l'avoir  remise,  aux 
yeux  du  public,  dans  la  situation  équivoque 
dont  elle  avait  cherché  toute  sa  vie  à  sortir. 
Je  m'irritai  de  voir  qu'elle  tournât  contre 
moi  ce  que  je  n'avais  fait  que  par  obéissance 
pour  elle  et  par  crainte  de  l'affliger.  Je 
me  plaignis  de  ma  vive  contrainte,  de  ma 


ADOLPHE  55 

jeunesse  consumée  dans  l'inaction,  du  des- 
potisme qu'elle  exerçait  sur  toutes  mes 
démarches.  En  parlant  ainsi,  je  vis  son 
visage  couvert  tout  à  coup  de  pleurs:  je 
m'arrêtai,  je  revins  sur  mes  pas,  je  désavouai, 
j 'expliquai.  Nous  nous  embrassâmes  :  mais 
un  premier  coup  était  porté,  une  première 
barrière  était  franchie.  Nous  avions  pro- 
noncé tous  deux  des  mots  irréparables;  nous 
pouvions  nous  taire,  mais  non  les  oublier. 
Il  y  a  des  choses  qu'on  est  longtemps  sans 
se  dire,  mais  quand  une  fois  elles  sont  dites, 
on  ne  cesse  jamais  de  les  répéter. 
^Nous  vécûmes  ainsi  quatre  mois  dans  des 
rapports  forcés,  quelquefois  doux,  jamais 
complètement  libres,  y  rencontrant  encore 
du  plaisir,  mais  n'y  trouvant  plus  de  charme/ 
Ellénore,  cependant,  ne  se  détachait  pas  de 
moi.  Après  nos  querelles  les  plus  vives,  elle 
était  aussi  empressée  à  me  revoir,  elle  fixait 
aussi  soigneusement  l'heure  de  nos  entrevues 
que  si  notre  union  eût  été  la  plus  paisible  et 
la  plus  tendre.  J'ai  souvent  pensé  que  ma 
conduite  même  contribuait  à  entretenir  Ellé- 
nore dans  cette  disposition,    pi  je  l'avais 


56  ADOLPHE 

aimée  comme  elle  m'aimait,  elle  aurait  eu 
plus  de  calme;  elle  aurait  réfléchi  de  son 
côté  sur  les  dangers  qu'elle  bravait.  Mais 
toute  prudence  lui  était  odieuse,  parce  que 
la  prudence  venait  de  moi;  elle  ne  calcu- 
lait point  ses  sacrifices,  parce  qu'elle  était 
occupée  à  me  les  faire  accepter;  elle  n'avait 
pas  le  temps  de  se  refroidir  à  mon  égard, 
parce  que  tout  son  temps  et  toutes  ses 
forces  étaient  employés  à  me  conservera 
L'époque  fixée  de  nouveau  pour  mon  départ 
approchait;  et  j'éprouvais,  en  y  pensant, 
un  mélange  de  plaisir  et  de  regret  :  semblable 
à  ce  que  ressent  un  homme  qui  doit  acheter 
une  guérison  certaine  par  une  opération 
douloureuse:  >. 

Un  matin,  Ellénore  m'écrivit  de  passer 
chez  elle  à  l'instant. — Le  comte,  me  dit-elle, 
me  défend  de  vous  recevoir:  je  ne  veux 
point  obéir  à  cet  ordre  tyrannique.  J'ai 
suivi  cet  homme  dans  la  proscription,  j'ai 
sauvé  sa  fortune;  je  l'ai  servi  dans  tous  ses 
intérêts.  <ÇJ1  peut  se  passer  de  moi  main- 
tenant :  moi,  je  ne  puis  me  passer  de  votîSà 
On  devine   facilement   quelles  furent  mes 


ADOLPHE  57 

instances  pour  la  détourner  d'un  projet  que 
je  ne  concevais  pas.  Qe  lui  parlai  de  l'opinion 
du  public.  —  Cette  opinion,  me  répondit- 
elle,  n'a  jamais  été  juste  pour  moi.  J'ai 
rempli  pendant  dix  ans  mes  devoirs  mieux 
qu'aucune  femme,  et  cette  opinion  ne  m'en 
a  pas  moins  repoussée  du  rang  que  je 
méritais^  Je    lui   rappelai   ses   enfants.  — 

Mes  enfants  sont  ceux  de  M.  de  P .  Il  les 

a  reconnus  :  il  en  aura  soin.  Ils  seront  trop 
heureux  d'oublier  une  mère  dont  ils  n'ont  à 
partager  que  la  honte.  Je  redoublai  mes 
prières.  —  Écoutez,  me  dit-elle,  si  je  romps 
avec  le  comte,  refuserez-vous  de  me  voir? 
Le  refuserez-vous?  reprit-elle  en  saisissant 
mon  bras  avec  une  violence  qui  me  fit 
frémir.  —  Non,  assurément,  lui  répondis-je; 
et  plus  vous  serez  malheureuse,  plus  je  vous 
serai  dévoué.  Mais  considérez.  ...  —  Tout 
est  considéré,  interrompit-elle.  Il  va  rentrer, 
retirez-vous  maintenant  ;  ne  revenez  plus  ici. 
Je  passai  le  reste  de  la  journée  dans  une 
angoisse  inexprimable .  Deux  j  ours  s  '  écoulè- 
rent sans  que  j'entendisse  parler  d'Ellénore. 
Je  souffrais  d'ignorer  son  sort;    je  souffrais 


58  ADOLPHE 

même  de  ne  pas  la  voir,  et  j'étais  étonné  de 
la  peine  que  cette  privation  me  causait.  Je 
désirais  cependant  qu'elle  eût  renoncé  à  la 
résolution  que  je  craignais  tant  pour  elle,  et 
je  commençais  à  m'en  flatter,  lorsqu'une 
femme  me  remit  un  billet  par  lequel  Ellénore 
me  priait  d'aller  la  voir  dans  telle  rue,  dans 
telle  maison,  au  troisième  étage.  J 'y  courus, 
espérant  encore  que,  ne  pouvant  me  recevoir 

chez  M.  de  P ,  elle  avait  voulu  m'entre- 

tenir  ailleurs  une  dernière  fois.  Je  la 
trouvai  faisant  les  apprêts  d'un  établisse- 
ment durable.  Elle  vint  à  moi,  d'un  air 
à  la  fois  content  et  timide,  cherchant  à  lire 
dans  mes  yeux  mon  impression. — Tout  est 
rompu,  me  dit-elle,  je  suis  parfaitement  libre. 
J'ai  de  ma  fortune  particulière  soixante- 
quinze  louis  de  rente;  c'est  assez  pour  moi. 
Vous  restez  encore  ici  six  semaines.  Quand 
vous  partirez,  je  pourrai  peut-être  me  rap- 
procher de  vous;  vous  reviendrez  peut-être 
me  voir.  Et,  comme  si  elle  eût  redouté  une 
réponse,  elle  entra  dans  une  foule  de  détails 
relatifs  à  ses  projets.  Elle  chercha  de  mille 
manières    à    me    persuader    qu'elle    serait 


ADOLPHE  59 

heureuse;  qu'elle  ne  m'avait  rien  sacrifié; 
que  le  parti  qu'elle  avait  pris  lui  convenait, 
indépendamment  de  moi.  Il  était  visible 
qu'elle  se  faisait  un  grand  effort,  et  qu'elle 
ne  croyait  qu'à  moitié  ce  qu'elle  me  disait. 
QElle  s'étourdissait  de  ses  paroles,  de  peur 
d'entendre  les  miennes^  elle  prolongeait 
son  discours  avec  activité  pour  retarder  le 
moment  où  mes  objections  la  replongeraient 
dans  le  désespoir.  Je  ne  pus  trouver  dans 
mon  cœur  de  lui  en  faire  aucune.  J'acceptai 
son  sacrifice,  je  l'en  remerciai;  je  lui  dis  que 
j'en  étais  heureux:  je  lui  dis  bien  plus  en- 
core: je  l'assurai  que  j'avais  toujours  désiré 
qu'une  détermination  irréparable  me  fît  un 
devoir  de  ne  jamais  la  quitter;  j'attribuai 
mes  indécisions  à  un  sentiment  de  délicatesse 
qui  me  défendait  de  consentir  à  ce  qui  bou- 
leversait sa  situation.  Je  n'eus,  en  un  mot, 
d'autre  pensée  que  de  chasser  loin  d'elle 
toute  peine,  toute  crainte,  tout  regret,  toute 
incertitude  sur  mon  sentiment. ^Pendant 
que  je  lui  parlais,  je  n'envisageais  rien  au 
delà  de  ce  but,  et  j'étais  sincère  dans  mes 
promesses.^» 


CHAPITRE  V 

La  séparation  d'Ellénore  et  du  comte  de 

P produisit  dans  le  public  un  effet  qu'il 

n'était  pas  difficile  de  prévoir.  Ellénore 
perdit  en  un  instant  le  fruit  de  dix  années  de 
dévouement  et  de  constance;  on  la  con- 
fondit avec  toutes  les  femmes  de  sa  classe  qui 
se  livrent  sans  scrupule  à  mille  inclinations 
successives.  L'abandon  de  ses  enfants  la 
fit  regarder  comme  une  mère  dénaturée,  et 
les  femmes  d'une  réputation  irréprochable 
répétèrent  avec  satisfaction  que  l'oubli  de 
la  vertu  la  plus  essentielle  à  leur  sexe 
s'étendait  bientôt  sur  toutes  les  autres.  En 
même  temps  on  la  plaignit,  pour  ne  pas 
perdre  le  plaisir  de  me  blâmer.  On  vit  dans 
ma  conduite  celle  d'un  séducteur,  d'un  ingrat 
qui  avait  violé  l'hospitalité,  et  sacrifié,  pour 
contenter  une  fantaisie  momentanée,  le 
repos  de  deux  personnes,  dont  il  aurait  dû 
respecter  l'une  et  ménager  l'autre.  Quel- 
60 


ADOLPHE  61 

ques  amis  de  mon  père  m'adressèrent  des 
représentations  sérieuses;  d'autres,  moins 
libres  avec  moi,  me  firent  sentir  leur  désap- 
probation par  des  insinuations  détournées. 
Les  jeunes  gens,  au  contraire,  se  montrèrent 
enchantés  de  l'adresse  avec  laquelle  j'avais 
supplanté  le  comte;  et,  par  mille  plaisan- 
teries que  je  voulais  en  vain  réprimer,  ils  me 
félicitèrent  de  ma  conquête  et  me  promirent 
de  m'imiter.  Je  ne  saurais  peindre  ce  que 
j'eus  à  souffrir,  et  de  cette  censure  sévère  et 
de  ces  honteux  éloges.  Oe  suis  convaincu 
que  si  j'avais  eu  de  l'amour  pour  Ellénore, 
j'aurais  ramené  l'opinion  sur  elle  et  sur  moi. 
Telle  est  la  force  d'un  sentiment  vrai,  que, 
lorsqu'il  parle,  les  interprétations  fausses  et 
les  convenances  factices  se  taisent.  Mais 
je  n'étais  qu'un  homme  faible,  reconnaissant 
et  dominé;  je  n'étais  soutenu  par  aucune 
impulsion  qui  partît  du  cœuFp»  Je  m'ex- 
primais donc  avec  embarras:  je  tâchais  de 
finir  la  conversation  ;  et  si  elle  se  prolongeait, 
je  la  terminais  par  quelques  mots  âpres,  qui 
annonçaient  aux  autres  que  j'étais  prêt  à 
leur  chercher  querelle.    En  effet,  j'aurais 


6a  ADOLPHE 

beaucoup  mieux  aimé  me  battre  avec  eux 
que  leur  répondre. 

Ellénore  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  que 
l'opinion  s'élevait  contre  elle.  Deux  parentes 

de  M.  de  P ,  qu'il  avait  forcées  par  son 

ascendant  à  se  lier  avec  elle,  mirent  le  plus 
grand  éclat  dans  leur  rupture  ;  heureuses  de 
se  livrer  à  leur  malveillance,  longtemps  con- 
tenue à  l'abri  des  principes  austères  de  la 
morale.  Les  hommes  continuèrent  à  voir 
Ellénore;  mais  il  s'introduisit  dans  leur  ton 
quelque  chose  d'une  familiarité  qui  annon- 
çait qu'elle  n'était  plus  appuyée  par  un  pro- 
tecteur puissant,  ni  justifiée  par  une  union 
presque  consacrée.  Les  uns  venaient  chez 
elle  parce  que,  disaient-ils,  ils  l'avaient 
connue  de  tout  temps;  les  autres,  parce 
qu'elle  était  belle  encore,  et  que  sa  légèreté 
récente  leur  avait  rendu  des  prétentions 
qu'ils  ne  cherchaient  pas  à  lui  déguiser. 
Chacun  motivait  sa  liaison  avec  elle;  c'est- 
à-dire  que  chacun  pensait  que  cette  liaison 
avait  besoin  d'excuse.  Ainsi  la  malheureuse 
Ellénore  se  voyait  tombée  pour  jamais  dans 
l'état  dont,  toute  sa  vie,  elle  avait  voulu 


ADOLPHE  63 

sortir.  Tout  contribuait  à  froisser  son  âme 
et  à  blesser  sa  fierté.  Elle  envisageait 
l'abandon  des  uns  comme  une  preuve  de  mé- 
pris, l'assiduité  des  autres  comme  l'indice 
de  quelque  espérance  insultante.  \Èlle 
souffrait  de  la  solitude,  elle  rougissait  de  la 
société^ 

Ah!  sans  doute,  j'aurais  dû  la  consoler; 
j'aurais  dû  la  serrer  contre  mon  cœur,  lui 
dire:  Vivons  l'un  pour  l'autre,  oublions  des 
hommes  qui  nous  méconnaissent,  soyons 
heureux  de  notre  seule  estime  et  de  notre 
seul  amour:  je  l'essayais  aussi;  mais  que 
peut,  pour  ranimer  un  sentiment  qui  s'éteint, 
une  résolution  prise  par  devoir? 

Ellénore  et  moi  nous  dissimulions  l'un  avec 
l'autre.  Elle  n'osait  me  confier  des  peines, 
résultat  d'un  sacrifice  qu'elle  savait  bien  que 
je  ne  lui  avais  pas  demandé.  J'avais 
accepté  ce  sacrifice:  je  n'osais  me  plaindre 
d'un  malheur  que  j'avais  prévu,  et  que  je 
n'avais  pas  eu  la  force  de  prévenir.  Nous 
nous  taisions  donc  sur  la  pensée  unique  qui 
nous  occupait  constamment .  Nous  nous  pro- 
diguions des  caresses,  nous  parlions  d'amour; 


64  ADOLPHE 

mais  nous  parlions  d'amour  de  peur  de  nous 
parler  d'autre  chose. 

Û)ès  qu'il  existe  un  secret  entre  deux 
cœurs  qui  s'aiment,  dès  que  l'un  d'eux  a  pu 
se  résoudre  à  cacher  à  l'autre  une  seule  idée, 
le  charme  est  rompu,  le  bonheur  est  détruit. 
L'emportement,  l'injustice,  la  distraction 
même,  se  réparent:  mais  la  dissimulation 
jette  dans  l'amour  un  élément  étranger  qui 
le  dénature  et  le  flétrit  à  ses  propres  yeu^> 

Par  une  inconséquence  bizarre,  tandis  que 
je  repoussais  avec  l'indignation  la  plus  vio- 
lente la  moindre  insinuation  contre  Ellénore, 
je  contribuais  moi-même  à  lui  faire  tort  dans 
mes  conversations  générales.  Je  m'étais  sou- 
mis à  ses  volontés,  mais  j'avais  pris  en  hor- 
reur l'empire  des  femmes.  Je  ne  cessais  de 
déclamer  contre  leur  faiblesse,  leur  exigence, 
le  despotisme  de  leur  douleur.  J'affichais 
les  principes  les  plus  durs;  et  ce  même 
homme  qui  ne  résistait  pas  à  une  larme,  qui 
cédait  à  la  tristesse  muette,  qui  était  pour- 
suivi dans  l'absence  par  l'image  delà  souf- 
france qu'il  avait  causée,  se  montrait,  dans 
tous  ses  discours,  méprisant  et  impitoyable. 


ADOLPHE  65 

Tous  mes  éloges  directs  en  faveur  d'Ellénore 
ne  détruisaient  pas  l'impression  que  produi- 
saient des  propos  semblables.  On  me  haïs- 
sait, on  la  plaignait,  mais  on  ne  l'estimait  pas. 
On  s'en  prenait  à  elle  de  n'avoir  pas  inspiré 
à  son  amant  plus  de  considération  pour  son 
sexe  et  plus  de  respect  pour  les  liens  du 
cœur. 

Un  homme  qui  venait  habituellement  chez 
Ellénore,  et  qui,  depuis  sa  rupture  avec  le 

comte  de  P ,  lui  avait  témoigné  la  passion 

la  plus  vive,  l'ayant  forcée,  par  ses  persécu- 
tions indiscrètes,  à  ne  plus  le  recevoir,  se 
permit  contre  elle  des  railleries  outrageantes 
qu'il  me  parut  impossible  de  souffrir.  Nous 
nous  battîmes;  je  le  blessai  dangereusement, 
je  fus  blessé  moi-même.  Je  ne  puis  décrire 
le  mélange  de  trouble,  de  terreur,  de  recon- 
naissance et  d'amour,  qui  se  peignit  sur  les 
traits  d'Ellénore  lorsqu'elle  me  revit  après 
cet  événement.  Elle  s'établit  chez  moi, 
malgré  mes  prières;  elle  ne  me  quitta  pas 
un  seul  instant  jusqu'à  ma  convalescence. 
Elle  me  lisait  pendant  le  jour,  elle  me  veillait 
durant  la  plus  grande  partie  des  nuits;    elle 


66  ADOLPHE 

observait  mes  moindres  mouvements,  elle 
prévenait  chacun  de  mes  désirs;  son  in- 
génieuse bonté  multipliait  ses  facultés  et 
doublait  ses  forces.  Elle  m'assurait  sans 
cesse  qu'elle  ne  m'aurait  pas  survécu:  vj 'étais 
pénétré  d'affection,  j'étais  déchiré  de  re- 
mords. J'aurais  voulu  trouver  en  moi  de 
quoi  récompenser  un  attachement  si  con- 
stant et  si  tendre;  j'appelais  à  mon  aide  les 
souvenirs,  l'imagination,  la  raison  même, 
le  sentiment  du  devoir:  efforts  inutiles Vj la 
difficulté  de  la  situation,  la  certitude  d'un 
avenir  qui  devait  nous  séparer;  peut-être  je 
ne  sais  quelle  révolte  contre  un  lien  qu'il 
m'était  impossible  de  briser,  me  dévoraient 
intérieurement,  (je  me  reprochais  l'ingrati- 
tude que  je  m'efforçais  de  lui  cacher.  Je 
m'affligeais  quand  elle  paraissait  douter  d'un 
amour  qui  lui  était  si  nécessaire;  je  ne 
m'affligeais  pas  moins  quand  elle  semblait  y 
croire.  Je  la  sentais  meilleure  que  moi; 
je  me  méprisais  d'être  indigne  d'elle.  C'est 
un  affreux  malheur  de  n'être  pas  aimé  quand 
on  aime;  mais  c'en  est  un  bien  grand  d'être 
aimé  avec  passion  quand  on  n'aime  plus?)) 


ADOLPHE  67 

Cette  vie  que  je  venais  d'exposer  pour  Ellé- 
nore,  je  l'aurais  mille  fois  donnée  pour 
qu'elle  fût  heureuse  sans  moi. 

Les  six  mois  que  m'avait  accordés  mon 
père  étaient  expirés;  il  fallut  songer  à  partir. 
Ellénore  ne  s'opposa  point  à  mon  départ,  elle 
n'essaya  pas  même  de  le  retarder;  mais  elle 
me  fit  promettre  que,  deux  mois  après7  je 
reviendrais  près  d'elle,  ou  que  je  lui  permet- 
trais de  me  rejoindre  :  je  le  lui  jurai  solennel- 
lement. Quel  engagement  n'aurais-je  pas 
pris  dans  un  moment  où  je  la  voyais  lutter 
contre  elle-même  et  contenir  sa  douleur  ? 
Elle  aurait  pu  exiger  de  moi  de  ne  pas  la 
quitter;  je  savais  au  fond  de  mon  âme  que 
ses  larmes  n'auraient  pas  été  désobéies. 
J'étais  reconnaissant  de  ce  qu'elle  n'exer- 
çait pas  sa  puissance;  il  me  semblait  que 
je  l'en  aimais  mieux,  j  Moi-même,  d'ailleurs, 
je  ne  me  séparais  pas  sans  un  vif  regret  d'un 
être  qui  m'était  si  uniquement  dévoué.  Il 
y  a  dans  les  liaisons  qui  se  prolongent  quel- 
que chose  de  si  profond!  Elles  deviennent 
à  notre  insu  une  partie  si  intime  de  notre 
existence!  \Nous    formons    de     loin,    avec 


68  ADOLPHE 

calme,  la  résolution  de  les  rompre:  nous 
croyons  attendre  avec  impatience  l'époque 
de  l'exécuter:  mais  quand  ce  moment 
arrive,  il  nous  remplit  de  terreur;  et  telle 
est  la  bizarrerie  de  notre  cœur  misérable, 
que  nous  quittons  avec  un  déchirement  hor- 
rible ceux  près  de  qui  nous  demeurions  sans 
plaisir. 

Pendant  mon  absence,  j'écrivis  régulière- 
ment à  Ellénore.  J'étais  partagé  entre  li 
crainte  que  mes  lettres  ne  lui  fissent  de  la 
peine,  et  le  désir  de  ne  lui  peindre  que  le 
sentiment  que  j'éprouvais.  J'aurais  voulu 
qu'elle  me  devinât,  mais  qu'elle  me  devinât 
sans  s'affliger;  je  me  félicitais  quand  j'avais 
pu  substituer  les  mots  d'affection,  d'amitié, 
de  dévouement,  à  celui  d'amour;  mais 
soudain  je  me  représentais  la  pauvre  Ellénore 
triste  et  isolée,  n'ayant  que  mes  lettres  pour 
consolation  ;  et,  à  la  fin  de  deux  pages  froides 
et  compassées,  j'ajoutais  rapidement  quel- 
ques phrases  ardentes  ou  tendres,  propres  à 
la  tromper  de  nouveau.  De  la  sorte,  sans 
en  dire  jamais  assez  pour  la  satisfaire,  j'en 
disais  toujours  assez  pour  l'abuser.    Étrange 


ADOLPHE  69 

espèce  de  fausseté,  dont  le  succès  même  se 
tournait  contre  moi,  prolongeait  mon  an- 
goisse, et  m'était  insupportable! 

Je  comptais  avec  inquiétude  les  jours,  les 
heures  qui  s'écoulaient  ;  je  ralentissais  de  mes 
vœux  la  marche  du  temps;  je  tremblais  en 
voyant  se  rapprocher  l'époque  d'exécuter  ma 
promesse.  Je  n'imaginais  aucun  moyen  de 
partir.  Je  n'en  découvrais  aucun  pour 
qu'  Ellénore  pût  s'établir  dans  la  même  ville 
que  moi.  Peut-être,  car  il  faut  être  sincère, 
peut-être  je  ne  le  désirais  pas.  Je  com- 
parais ma  vie  indépendante  et  tranquille  à 
la  vie  de  précipitation,  de  trouble  et  de 
tourment  à  laquelle  sa  passion  me  con- 
damnait. Je  me  trouvais  si  bien  d'être 
libre,  d'aller,  de  venir,  de  sortir,  de  rentrer, 
sans  que  personne  s'en  occupât  !  Je  me 
reposais,  pour  ainsi  dire,  dans  l'indifférence 
des  autres,  de  la  fatigue  de  son  amour.] 

Je  n'osais  cependant  laisser  soupçonner 
à  Ellénore  que  j 'aurais  voulu  renoncer  à  nos 
projets.  Elle  avait  compris  par  mes  lettres 
qu'il  me  serait  difficile  de  quitter  mon  père; 
elle  m'écrivit  qu'elle  commençait  en  consé- 


70  ADOLPHE 

quence  les  préparatifs  de  son  départ.  Je  fus 
longtemps  sans  combattre  sa  résolution;  je 
ne  lui  répondais  rien  de  précis  à  ce  sujet.  Je 
lui  marquais  vaguement  que  je  serais  tou- 
jours charmé  de  la  savoir,  puis  j'ajoutais, 
de  la  rendre  heureuse:  tristes  équivoques, 
langage  embarrassé,  que  je  gémissais  de  voir 
si  obscur,  et  que  je  tremblais  de  rendre  plus 
clair!  Je  me  déterminai  enfin  à  lui  parler 
avec  franchise;  je  me  dis  que  je  le  devais; 
je  soulevai  ma  conscience  contre  ma  fai- 
blesse; je  me  fortifiai  de  l'idée  de  son  repos 
contre  l'image  de  sa  douleur.  Je  me  prome- 
nais à  grands  pas  dans  ma  chambre,  récitant 
tout  haut  ce  que  je  me  proposais  de  lui  dire. 
Mais  à  peine  eus-je  tracé  quelques  lignes, 
que  ma  disposition  changea:  (je  n'envi- 
sageai plus  mes  paroles  d'après  le  sens 
qu'elles  devaient  contenir,  mais  d'après 
l'effet  qu'elles  ne  pouvaient  manquer  de 
produire;)  et  une  puissance  surnaturelle 
dirigeant,  comme  malgré  moi,  ma  main 
dominée,  je  me  bornai  à  lui  conseiller  un 
retard  de  quelques  mois.  Je  n'avais  pas  dit 
ce   que   je   pensais.    Ma  lettre  ne  portait 


ADOLPHE  71 

aucun  caractère  de  sincérité.  Les  raisonne- 
ments que  j'alléguais  étaient  faibles,  parce 
qu'ils  n'étaient  pas  les  véritables. 

La  réponse  d'Ellénore  fut  impétueuse; 
elle  était  indignée  de  mon  désir  de  ne  pas 
la  voir.  Que  me  demandait-elle?  de  vivre 
inconnue  auprès  de  moi.  Que  pouvais-je 
redouter  de  sa  présence  dans  une  retraite 
ignorée,  au  milieu  d'une  grande  ville  où 
personne  ne  la  connaissait?  Elle  m'avait 
tout  sacrifié,  fortune,  enfants,  réputation; 
elle  n'exigeait  d'autre  prix  de  ses  sacrifices 
que  de  m'attendre  comme  une  humble  es- 
clave, de  passer  chaque  jour  avec  moi  quel- 
ques minutes,  de  jouir  des  moments  que 
je  pourrais  lui  donner.  Elle  s'était  résignée 
à  deux  mois  d'absence,  non  que  cette 
absence  lui  parût  nécessaire,  mais  parce  que 
je  semblais  le  souhaiter;  et  lorsqu'elle  était 
parvenue,  en  entassant  péniblement  les  jours 
sur  les  jours,  au  terme  que  j'avais  fixé  moi- 
même,  je  lui  proposais  de  recommencer  ce 
long  supplice!  Elle  pouvait  s'être  trompée, 
elle  pouvait  avoir  donné  sa  vie  à  un  homme 
dur  et  aride  ;  j 'étais  le  maître  de  mes  actions  ; 
mais  je  n'étais  pas  le  maître  de  la  forcer  à 


72  ADOLPHE 

souffrir,  délaissée  par  celui  pour  lequel  elle 
avait  tout  immolé. 

Ellénore  suivit  de  près  cette  lettre;  elle 
m'informa  de  son  arrivée.  Je  me  rendis 
chez  elle  avec  la  ferme  résolution  de  lui  té- 
moigner beaucoup  de  joie;  j'étais  impatient 
de  rassurer  son  cœur  et  de  lui  procurer, 
momentanément  au  moins,  du  bonheur  ou 
du  calme.  Mais  elle  avait  été  blessée;  elle 
m'examinait  avec  défiance:  elle  démêla 
bientôt  mes  efforts;  elle  irrita  ma  fierté  par 
ses  reproches;  elle  outragea  mon  caractère. 
Elle  me  peignit  si  misérable  dans  ma  fai- 
blesse, qu'elle  me  révolta  contre  elle  encore 
plus  que  contre  moi.  Une  fureur  insensée 
s'empara  de  nous:  tout  ménagement  fut 
abjuré,  toute  délicatesse  oubliée.  On  eût 
dit  que  nous  étions  poussés  l'un  contre  l'autre 
par  des  furies.  Tout  ce  que  la  haine  la  plus 
implacable  avait  inventé  contre  nous,  nous 
nous  l'appliquions  mutuellement,  et  (ces 
deux  êtres  malheureux,  qui  seuls  se  con- 
naissaient sur  la  terre,  qui  seuls  pouvaient 
se  rendre  justice,  se  comprendre  et  se  conso- 
ler, semblaient  deux  ennemis  irréconciliables, 
acharnés  à  se  déchirer.  ; 


ADOLPHE  73 

Nous  nous  quittâmes  après  une  scène  de 
trois  heures;  et,  pour  la  première  fois  de  la 
vie,  nous  nous  quittâmes  sans  explication, 
sans  réparation.  A  peine  fus- je  éloigné 
d'Ellénore  qu'une  douleur  profonde  rem- 
plaça ma  colère.  Je  me  trouvai  dans  une 
espèce  de  stupeur,  tout  étourdi  de  ce  qui 
s'était  passé.  Je  me  répétais  mes  paroles 
avec  étonnement;  je  ne  concevais  pas  ma 
conduite;  je  cherchais  en  moi-même  ce  qui 
avait  pu  m 'égarer. 

Il  était  fort  tard;  je  n'osais  retourner  chez 
Ellénore.  Je  me  promis  de  la  voir  le  lende- 
main de  bonne  heure,  et  je  rentrai  chez  mon 
père.  Il  y  avait  beaucoup  de  monde  ;  il  me 
fut  facile,  dans  une  assemblée  nombreuse,  de 
me  tenir  à  l'écart  et  de  déguiser  mon  trou- 
ble. Lorsque  nous  fûmes  seuls,  il  me  dit: 
—  On  m'assure  que  l'ancienne  maîtresse  du 

comte  de  P est  dans  cette  ville.    Je  vous 

ai  toujours  laissé  une  grande  liberté,  et  je  n'ai 
jamais  rien  voulu  savoir  sur  vos  liaisons  ;  mais 
il  ne  vous  convient  pas,  à  votre  âge,  d'avoir 
une  maîtresse  avouée;  et  je  vous  avertis  que 
j'ai  pris  des  mesures  pour  qu'elle  s'éloigne 
d'ici.    En  achevant  ces  mots,  il  me  quitta. 


74  ADOLPHE 

Je  le  suivis  jusque  dans  sa  chambre;  il  me 
fit  signe  de  me  retirer.  —  Mon  père,  lui  dis- 
je,  Dieu  m'est  témoin  que  je  voudrais  qu'elle 
fût  heureuse,  et  que  je  consentirais  à  ce  prix 
à  ne  jamais  la  revoir;  mais  prenez  garde  à  ce 
que  vous  ferez  ;  en  croyant  me  séparer  d'elle, 
vous  pourriez  bien  m'y  rattacher  à  jamais. 

Je  fis  aussitôt  venir  chez  moi  un  valet  de 
chambre  qui  m'avait  accompagné  dans  mes 
voyages,  et  qui  connaissait  mes  liaisons  avec 
Ellénore.  Je  le  chargeai  de  découvrir  à  l'in- 
stant même,  s'il  était  possible,  quelles  étaient 
les  mesures  dont  mon  père  m'avait  parlé.  Il 
revint  au  bout  de  deux  heures.  Le  secré- 
taire de  mon  père  lui  avait  confié,  sous  le 
sceau  du  secret,  qu'Ellénore  devait  recevoir, 
le  lendemain,  l'ordre  de  partir.  Ellénore 
chassée!  m'écriai-je,  chassée  avec  opprobre! 
elle  qui  n'est  venue  ici  que  pour  moi,  elle 
dont  j'ai  déchiré  le  cœur,  elle  dont  j'ai  sans 
pitié  vu  couler  les  larmes!  Où  donc  re- 
poserait-elle sa  tête,  l'infortunée,  errante  et 
seule  dans  un  monde  dont  je  lui  ai  ravi 
l'estime?  A  qui  dirait-elle  sa  douleur?  Ma 
résolution  fut  bientôt  prise.  Je  gagnai 
l'homme  qui  me  servait;    je  lui  prodiguai 


ADOLPHE  75 

l'or  et  les  promesses.  Je  commandai  une 
chaise  de  poste  pour  six  heures  du  matin  à 
la  porte  de  la  ville.  Je  formais  mille  projets 
pour  mon  éternelle  réunion  avec  Ellénore: 
(je  l'aimais  plus  que  je  ne  l'avais  jamais 
aimée;  tout  mon  cœur  était  revenu  à  elle; 
j'étais  fier  de  la  protéger^  J'étais  avide 
de  la  tenir  dans  mes  bras  ;  l'amour  était  ren- 
tré tout  entier  dans  mon  âme;  j'éprouvais 
une  fièvre  de  tête,  de  cœur,  de  sens,  qui  bou- 
leversait mon  existence.  Si,  dans  ce  moment, 
Ellénore  eût  voulu  se  détacher  de  moi,  je  se- 
rais mort  à  ses  pieds  pour  la  retenir. 

Le  jour  parut;  je  courus  chez  Ellénore. 
Elle  était  couchée,  ayant  passé  la  nuit  à  pleu- 
rer; ses  yeux  étaient  encore  humides,  et  ses 
cheveux  étaient  épars;  elle  me  vit  entrer 
avec  surprise.  —  Viens,  lui  dis-je,  partons. 
Elle  voulut  répondre.  —  Partons,  repris-je. 
As-tu  sur  la  terre  un  autre  protecteur, 
un  autre  ami  que  moi  ?  mes  bras  ne  sont-ils 
pas  ton  unique  asile  ?  Elle  résistait.  — 
J'ai  des  raisons  importantes;  ajoutai-je, 
et  qui  me  sont  personnelles.  Au  nom  du 
ciel,  suis-moi;  je  l'entraînai.  Pendant  la 
route  je  l'accablais  de  caresses,  je  la  pressais 


76  ADOLPHE 

sur  mon  cœur,  je  ne  répondais  à  ses  questions 
que  par  mes  embrassements.  Je  lui  dis 
enfin,  qu'ayant  aperçu  dans  mon  père 
l'intention  de  nous  séparer,  j'avais  senti  que 
je  ne  pouvais  être  heureux  sans  elle;  que  je 
voulais  lui  consacrer  ma  vie  et  nous  unir  par 
tous  les  genres  de  liens.  Sa  reconnaissance 
fut  d'abord  extrême;  mais  elle  démêla 
bientôt  des  contradictions  dans  mon  récit. 
A  force  d'instances,  elle  m'arracha  la  vérité; 
sa  joie  disparut,  sa  figure  se  couvrit  d'un 
sombre  nuage.  — (Adolphe,  me  dit-elle,  vous 
vous  trompez  sur  vous-même;  vous  êtes 
généreux,  vous  vous  dévouez  à  moi  parce  que 
je  suis  persécutée;  vous  croyez  avoir  de 
l'amour,  et  vous  n'avez  que  de  la  pitié.) 
Pourquoi  prononça-t-elle  ces  mots  funestes  ? 
pourquoi  me  révéla-t-elle  un  secret  que  je 
voulais  ignorer  ?  Je  m'efforçai  de  la  rassurer, 
j'y  parvins  peut-être;  mais  la  vérité  avait 
traversé  mon  âme:  le  mouvement  était 
détruit;  j'étais  déterminé  dans  mon  sacri- 
fice, mais  je  n'en  étais  pas  plus  heureux;  et 
déjà  il  y  avait  en  moi  une  pensée  que  de 
nouveau  j'étais  réduit  à  cacher. 


CHAPITRE  VI 

Quand  nous  fûmes  arrivés  sur  les  fron- 
tières, j'écrivis  à  mon  père.  Ma  lettre  fut 
respectueuse,  mais  il  y  avait  un  fond  d'amer- 
tume. Je  lui  savais  mauvais  gré  d'avoir 
resserré  mes  liens  en  prétendant  les  rompre. 
Je  lui  annonçais  que  je  ne  quitterais  Ellénore 
que  lorsque  convenablement  fixée,  elle  n'au- 
rait plus  besoin  de  moi.  Je  le  suppliais  de 
ne  pas  me  forcer,  en  s'acharnant  sur  elle,  à 
lui  rester  toujours  attaché.  J'attendis  sa 
réponse  pour  prendre  une  détermination  sur 
notre  établissement.  tVous  avez  vingt- 
quatre  ans,  me  répondit-il:  je  n'exercerai 
pas  contre  vous  une  autorité  qui  touche  à 
son  terme,  et  dont  je  n'ai  jamais  fait  usage; 
je  cacherai  même,  autant  que  je  pourrai, 
votre  étrange  démarche;  je  répandrai  le 
bruit  que  vous  êtes  parti  par  mes  ordres  et 
pour  mes  affaires.  Je  subviendrai  libérale- 
ment à  vos  dépenses.  Vous  sentirez  vous- 
77 


78  ADOLPHE 

même  bientôt  que  la  vie  que  vous  menez 
n'est  pas  celle  qui  vous  convenait.  Votre 
naissance,  vos  talents,  votre  fortune,  vous 
assignaient  dans  le  monde  une  autre  place 
que  celle  de  compagnon  d'une  femme  sans 
patrie  et  sans  aveu.  Votre  lettre  me  prouve 
déjà  que  vous  n'êtes  pas  content  de  vous. 
Songez  que  l'on  ne  gagne  rien  à  prolonger 
une  situation  dont  on  rougit.  (Vous  con- 
sumez inutilement  les  plus  belles  années 
de  votre  jeunesse,  et  cette  perte  est  irré- 
parable} » 

La  lettre  de  mon  père  me  perça  de  mille 
coups  de  poignard.  Je  m'étais  dit  cent  fois 
ce  qu'il  me  disait;  j'avais  eu  cent  fois  honte 
de  ma  vie  s'écoulant  dans  l'obscurité  et  dans 
l'inaction.  J'aurais  mieux  aimé  des  re- 
proches, des  menaces;  j'aurais  mis  quelque 
gloire  à  résister,  et  j'aurais  senti  la  nécesité 
de  rassembler  mes  forces  pour  défendre 
Ellénore  des  périls  qui  l'auraient  assaillie. 
Mais  il  n'y  avait  point  de  péril:  on  me 
laissait  parfaitement  libre;  et  cette  liberté 
ne  me  servait  qu'à  porter  plus  impatiem- 
ment le  joug  que  j'avais  l'air  de  choisir. 


ADOLPHE  79 

Nous  nous  fixâmes  à  Caden,  petite  ville  de 
la  Bohême.  Je  me  répétai  que  puisque 
j'avais  pris  la  responsabilité  du  sort  d'Ellé- 
nore,  il  ne  fallait  pas  la  faire  souffrir.  Je  par- 
vins à  me  contraindre;  je  renfermai  dans  mon 
sein  jusqu'aux  moindres  signes  de  mécon- 
tentement, et  toutes  les  ressources  de  mon 
esprit  furent  employées  à  me  créer  une 
gaieté  factice  qui  pût  voiler  ma  profonde 
tristesse.  Ce  travail  eut  sur  moi-même  un 
effet  inespéré.  Nous  sommes  des  créatures 
tellement  mobiles,  que  les  sentiments  que 
nous  feignons,  nous  finissons  par  les  éprou- 
ver. Les  chagrins  que  je  cachais,  je  les 
oubliais  en  partie.  Mes  plaisanteries  per- 
pétuelles dissipaient  ma  propre  mélancolie; 
et  les  assurances  de  tendresse  dont  j'en- 
tretenais Ellénore,  répandaient  dans  mon 
cœur  une  émotion  douce  qui  ressemblait 
presque  à  l'amour. 

De  temps  en  temps  des  souvenirs  impor- 
tuns venaient  m'assiéger.  Je  me  livrais, 
quand  j'étais  seul,  à  des  accès  d'inquiétude; 
je  formais  mille  plans  bizarres  pour  m'élancer 
tout  à  coup  hors  de  la  sphère  dans  laquelle 


80  ADOLPHE 

j'étais  déplacé.  Mais  je  repoussais  ces 
impressions  comme  de  mauvais  rêves,  Ellé- 
nore  paraissait  heureuse;  pouvais-je  trou- 
bler son  bonheur?  Près  de  cinq  mois  se 
passèrent  de  la  sorte. 

Un  jour,  je  vis  Ellénore  agitée  et  cherchant 
à  me  taire  une  idée  qui  l'occupait.  Après  de 
longues  sollicitations,  elle  me  fit  promettre 
que  je  ne  combattrais  point  la  résolution 
qu'elle  avait  prise,  et  m'avoua  que  \M.  de 

P lui  avait  écrit  :  son  procès  était  gagné  ; 

il  se  rappelait  avec  reconnaissance  les  services 
qu'elle  lui  avait  rendus,  et  leur  liaison  de  dix 
années.  Il  lui  offrait  la  moitié  de  sa  fortune, 
non  pour  se  réunir  à  elle,  ce  qui  n'était  plus 
possible,  mais  à  condition  qu'elle  quitterait 
l'homme  ingrat  et  perfide  qui  les  avait  sé- 
parés^— J'ai  répondu,  me  dit-elle,  et  vous 
devinez  bien  que  j'ai  refusé.  Je  ne  le  de- 
vinais que  de  trop.  J'étais  touché,  mais  au 
desespoir  du  nouveau  sacrifice  que  me  faisait 
Ellénore.  Je  n'osais  toutefois  lui  rien 
objecter:  mes  tentatives  en  ce  sens  avaient 
toujours  été  tellement  infructueuses!  Je 
m'éloignai  pour  réfléchir  au  parti  que  j'avais 


ADOLPHE  81 

à  prendre.  Il  m'était  clair  que  nos  liens 
devaient  se  rompre.  Ils  étaient  douloureux 
pour  moi,  ils  lui  devenaient  nuisibles; 
j'étais  le  seul  obstacle  à  ce  qu'elle  retrouvât 
un  état  convenable  et  la  considération,  qui, 
dans  le  monde,  suit  tôt  ou  tard  l'opulence; 
j'étais  la  seule  barrière  entre  elle  et  ses  en- 
fants :  je  n'avais  plus  d'excuse  à  mes  propres 
yeux.  Lui  céder  dans  cette  circonstance 
n'était  plus  de  la  générosité,  mais  une  cou- 
pable faiblesse.  J'avais  promis  à  mon  père 
de  redevenir  libre  aussitôt  que  je  ne  serais 
plus  nécessaire  à  Ellénore.  Il  était  temps 
enfin  d'entrer  dans  une  carrière,  de  com- 
mencer une  vie  active,  d'acquérir  quelques 
titres  à  l'estime  des  hommes,  de  faire  un 
noble  usage  de  mes  facultés.  Je  retournai 
chez  Ellénore,  me  croyant  inébranlable  dans 
le  dessein  de  la  forcer  à  ne  pas  rejeter  les 
offres  du  comte  de  P ,  et  pour  lui  dé- 
clarer, s'il  le  fallait,  que  je  n'avais  plus 
d'amour  pour  elle. — Chère  amie,  lui  dis-je, 
on  lutte  quelque  temps  contre  sa  destinée, 
mais  on  finit  toujours  par  céder.  Les  lois 
de  la  société  sont  plus  fortes  que  les  volontés 


82  ADOLPHE 

des  hommes;  les  sentiments  les  plus  im- 
périeux se  brisent  contre  la  fatalité  des  cir- 
constances. En  vain  l'on  s'obstine  à  ne  con- 
sulter que  son  cœur;  on  est  condamné  tôt 
ou  tard  à  écouter  la  raison.  >  Je  ne  puis  vous 
retenir  plus  longtemps  dans  une  position 
également  indigne  de  vous  et  de  moi;  je  ne 
le  puis  ni  pour  vous  ni  pour  moi-même.  A 
mesure  que  je  parlais  sans  regarder  Ellénore, 
je  sentais  mes  idées  devenir  plus  vagues  et 
ma  résolution  faiblir.  Je  voulus  ressaisir 
mes  forces,  et  je  continuai  d'une  voix  préci- 
pitée: Je  serai  toujours  votre  ami;  j'aurai 
toujours  pour  vous  l'affection  la  plus  pro- 
fonde. Les  deux  années  de  notre  liaison  ne 
s'effaceront  pas  de  ma  mémoire;  elles  seront 
à  jamais  l'époque  la  plus  belle  de  ma  vie. 
Mais  l'amour,  ce  transport  des  sens,  cette 
ivresse  involontaire,  cet  oubli  de  tous  les 
intérêts,  de  tous  les  devoirs,  Ellénore,  je  ne 
l'ai  plus.  J'attendis  longtemps  sa  réponse 
sans  lever  les  yeux  sur  elle.  Lorsque  enfin 
je  la  regardai,  elle  était  immobile;  elle  con- 
templait tous  les  objets  comme  si  elle  n'en 
eût  reconnu  aucun,  je  pris  sa  main:    je 


ADOLPHE  83 

la  trouvai  froide.  Elle  me  repoussa.  — Que 
me  voulez-vous?  me  dit-elle;  ne  suis-je 
pas  seule,  seule  dans  l'univers,  seule  sans 
un  être  qui  m'entende?  Qu'avez-vous  en- 
core à  me  dire?  ne  m'avez-vous  pas  tout 
dit?  tout  n'est -il  pas  fini,  fini  sans  retour? 
laissez-moi,  quittez-moi;  n'est-ce  pas  là  ce 
que  vous  désirez?  Elle  voulut  s'éloigner, 
elle  chancela;  j'essayai  de  la  retenir,  elle 
tomba  sans  connaissance  à  mes  pieds;  je  la 
relevai,  je  l'embrassai,  je  rappelai  ses  sens.  — 
Ellénore,  m'écriai-je,  revenez  à  vous,  re- 
venez à  moi;  je  vous  aime  d'amour,  de  l'a- 
mour le  plus  tendre,  je  vous  avais  trompée 
pour  que  vous  fussiez  plus  libre  dans  votre 
choix.  —  Crédulités  du  cœur,  vous  êtes 
inexplicables!  Ces  simples  paroles,  dé- 
menties par  tant  de  paroles  précédentes, 
rendirent  Ellénore  à  la  vie  et  à  la  confiance; 
elle  me  les  fit  répéter  plusieurs  fois:  elle 
semblait  respirer  avec  avidité.  Elle  me 
crut  :  elle  s'enivra  de  son  amour,  qu'elle  pre- 
nait pour  le  nôtre;  elle  confirma  sa  réponse 

au  comte  P ,  et  je  me  vis  plus  engagé 

que  jamais. 


84  ADOLPHE 

Trois  mois  après,  une  nouvelle  possibilité 
de  changement  s'annonça  dans  la  situation 
d'Ellénore.  Une  de  ces  vicissitudes  com- 
munes dans  les  républiques  que  des  factions 
agitent  rappela  son  père  en  Pologne,  et  le 
Tétablit  dans  ses  biens.  Quoiqu'il  ne  con- 
nût qu'à  peine  sa  fille,  que  sa  mère  avait 
emmenée  en  France  à  l'âge  de  trois  ans,  il 
désira  la  fixer  auprès  de  luDj  Le  bruit  des 
aventures  d'Ellénore  ne  lui  était  parvenu  que 
vaguement  en  Russie,  où,  pendant  son  exil, 
il  avait  toujours  habité.  Ellénore  était  son 
enfant  unique:  il  avait  peur  de  l'isole- 
ment, il  voulait  être  soigné:  il  ne  chercha 
qu'à  découvrir  la  demeure  de  sa  fille, 
et,  dès  qu'il  l'eut  apprise,  il  l'invita 
vivement  à  venir  le  rejoindre.  Elle  ne 
pouvait  avoir  d'attachement  réel  pour  un 
père  qu'elle  ne  se  souvenait  pas  d'avoir  vu. 
Elle  sentait  néanmoins  qu'il  était  de  son  de- 
voir d'obéir;  elle  assurait  de  la  sorte  à  ses 
enfants  une  grande  fortune,  et  remontait 
•elle-même  au  rang  que  lui  avaient  ravi  ses 
malheurs  et  sa  conduite;  mais  elle  me 
déclara  positivement  qu'elle  n'irait  en  Po- 


ADOLPHE  85 

logne  que  si  je  l'accompagnais.  —  Je  ne  suis 
plus,  me  dit-elle,  dans  l'âge  où  l'âme  s'ouvre 
à  des  impressions  nouvelles.  Mon  père  est 
un  inconnu  pour  moi.  Si  je  reste  ici, 
d'autres  l'entoureront  avec  empressement; 
il  en  sera  tout  aussi  heureux.     Mes  enfants 

auront  la  fortune  de  M.  de  P .     Je  sais 

bien  que  je  serai  généralement  blâmée,  je 
passerai  pour  une  fille  ingrate  et  pour  une 
mère  peu  sensible;  mais  j'ai  trop  souffert; 
je  ne  suis  plus  assez  jeune  pour  que  l'opinion 
clu  monde  ait  une  grande  puissance  sur  moi>, 
S'il  y  a  dans  ma  résolution  quelque  chose  de 
dur,  c'est  à  vous,  Adolphe,  que  vous  devez 
vous  en  prendre.  Si  je  pouvais  me  faire 
illusion  sur  vous,  je  consentirais  peut-être  à 
une  absence,  dont  l'amertume  serait  di- 
minuée par  la  perspective  d'une  réunion 
douce  et  durable  ;  mais  vous  ne  demanderiez 
pas  mieux  que  de  me  supposer  à  deux  cents 
lieues  de  vous,  contente  et  tranquille,  au 
sein  de  ma  famille  et  de  l'opulence.  Vous 
m'écririez  là-dessus  des  lettres  raisonnables 
que  je  vois  d'avance:  elles  déchireraient 
mon  cœur;    je  ne  veux  pas  m'y  exposer. 


86  ADOLPHE 

vTe  n'ai  pas  la  consolation  de  me  dire  que, 
par  le  sacrifice  de  toute  ma  vie,  je  sois 
parvenue  à  vous  inspirer  le  sentiment  que 
je  méritais;  mais  enfin  vous  l'avez  accepté, 
ce  sacrifice.,  Je  souffre  déjà  suffisamment 
par  l'aridité  de  vos  manières  et  la  sécheresse 
de  nos  rapports;  je  subis  ces  souffrances 
que  vous  m'infligez;  je  ne  veux  pas  en 
braver  de  volontaires. 

Il  y  avait  dans  la  voix  et  dans  le  ton  d'Ellé- 
nore  je  ne  sais  quoi  d'âpre  et  de  violent  qui 
annonçait  plutôt  une  détermination  ferme 
qu'une  émotion  profonde  ou  touchante.  De- 
puis quelque  temps  elle  s'irritait  d'avance 
lorsqu'elle  me  demandait  quelque  chose, 
comme  si  je  lui  avais  déjà  refusé.  Elle 
disposait  de  mes  actions,  mais  elle  savait 
que  mon  jugement  les  démentait.  Elle 
aurait  voulu  pénétrer  dans  le  sanctuaire 
intime  de  ma  pensée,  pour  y  briser  une  oppo- 
sition sourde  qui  la  révoltait  contre  moi. 
Je  lui  parlai  de  ma  situation,  du  vœu  de 
mon  père,  de  mon  propre  désir;  je  m'em- 
portai. Ellénore  fut  inébranlable.  Je  vou- 
lus réveiller  sa  générosité,  comme  si  l'amour 


ADOLPHE  87 

n'était  pas  de  tous  les  sentiments  le  plus 
égoïste,  et,  par  conséquent,  lorsqu'il  est 
blessé,  le  moins  généreux.  Je  tâchai  par  un 
effort  bizarre  de  l'attendrir  sur  le  malheur 
que  j'éprouvais  en  restant  près  d'elle;  je 
ne  parvins  qu'à  l'exaspérer.  Je  lui  promis 
d'aller  la  voir  en  Pologne;  mais  elle  ne  vit 
dans  mes  promesses,  sans  épanchement  et 
sans  abandon,  que  l'impatience  de  la  quitter. 
La  première  année  de  notre  séjour  à  Ca- 
den  avait  atteint  son  terme,  sans  que  rien 
changeât  dans  notre  situation.  Quand  Ellé- 
nore  me  trouvait  sombre  ou  abattu,  elle 
s'affligeait  d'abord,  se  blessait  ensuite,  et 
m'arrachait  par  ses  reproches  l'aveu  de  la 
fatigue  que  j'aurais  voulu  déguiser.  De 
mon  côté,  quand  Ellénore  paraissait  con- 
tente, je  m'irritais  de  la  voir  jouir  d'une 
situation  qui  me  coûtait  mon  bonheur,  et  je 
la  troublais  dans  cette  courte  jouissance  par 
des  insinuations  qui  l'éclairaient  sur  ce  que 
j'éprouvais  intérieurement.  Nous  nous 
attaquions  donc  tour  à  tour  par  des  phrases 
indirectes,  pour  reculer  ensuite  dans  des  pro- 
testations générales  et  de  vagues  justifica- 


88  ADOLPHE 

tions,  et  pour  regagner  le  silence.  Car  nous 
savions  si  bien  mutuellement  tout  ce  que 
nous  allions  nous  dire,  que  nous  nous  taisions 
pour  ne  pas  l'entendre.  Quelquefois  l'un 
de  nous  était  prêt  à  céder,  mais  nous  man- 
quions le  moment  favorable  pour  nous  rap- 
procher. Nos  cœurs  défiants  et  blessés  ne 
se  rencontraient  plus. 

Je  me  demandais  souvent  pourquoi  je  res- 
tais dans  un  état  si  pénible  :  je  me  répondais 
que,  si  je  m'éloignais  d'Ellénore,  elle  me  sui- 
vrait, et  que  j'aurais  provoqué  un  nouveau 
sacrifice.  Je  me  dis  enfin  qu'il  fallait  la 
satisfaire  une  dernière  fois,  et  qu'elle  ne 
pourrait  plus  rien  exiger  quand  je  l'aurais 
replacée  au  milieu  de  sa  famille.  J'allais 
lui  proposer  de  la  suivre  en  Pologne,  quand 
elle  reçut  la  nouvelle  que  son  père  était  mort 
subitement.  Il  l'avait  instituée  son  unique 
héritière,  mais  son  testament  était  contredit 
par  des  lettres  postérieures  que  des  parents 
éloignés  menaçaient  de  faire  valoir.  Ellé- 
nore,  malgré  le  peu  de  relations  qui  sub- 
sistaient entre  elle  et  son  père,  fut  douloureu- 
sement affectée  de  cette  mort:    elle  se  re- 


ADOLPHE  89 

procha  de  l'avoir  abandonné.  Bientôt  elle 
m'accusa  de  sa  faute.  —  Vous  m'avez  fait 
manquer,  me  dit-elle,  à  un  devoir  sacré. 
Maintenant,  il  ne  s'agit  que  de  ma  fortune: 
je  vous  l'immolerai  plus  facilement  encore. 
Mais,  certes,  je  n'irai  pas  seule  dans  un 
pays  où  je  n'ai  que  des  ennemis  à  rencontrer. 
—  Je  n'ai  voulu,  lui  répondis-je,  vous  faire 
manquer  à  aucun  devoir;  j'aurais  désiré,  je 
l'avoue,  que  vous  daignassiez  réfléchir  que 
moi  aussi  je  trouvais  pénible  de  manquer 
aux  miens;  je  n'ai  pu  obtenir  de  vous  cette 
justice.  Je  me  rends,  Ellénore;  votre  in- 
térêt l'emporte  sur  toute  autre  considéra- 
tion. Nous  partirons  ensemble  quand  vous 
le  voudrez. 

Nous  nous  mîmes  effectivement  en  route. 
Les  distractions  du  voyage,  la  nouveauté  des 
objets,  les  efforts  que  nous  faisions  sur  nous- 
mêmes,  ramenaient  de  temps  en  temps  entre 
nous  quelques  restes  d'intimité.  La  longue 
habitude  que  nous  avions  l'un  de  l'autre,  les 
circonstances  variées  que  nous  avions  par- 
courues ensemble,  avaient  attaché  à  chaque 
parole,  presque  à  chaque  geste,  des  souvenirs 


go  ADOLPHE 

qui  nous  replaçaient  tout  à  coup  dans  le 
passé,  et  nous  remplissaient  d'un  attendris- 
sement involontaire,  comme  les  éclairs  tra- 
versent la  nuit  sans  la  dissiper.  Nous 
vivions,  pour  ainsi  dire,  d'une  espèce  de 
mémoire  du  cœur,  assez  puissante  pour  que 
l'idée  de  nous  séparer  nous  fût  douloureuse, 
trop  faible  pour  que  nous  trouvassions  du 
bonheur  à  être  unis2)  Je  me  livrais  à  ces 
émotions,  pour  me  reposer  de  ma  contrainte 
habituelle.  J'aurais  voulu  donner  à  Ellé- 
nore  des  témoignages  de  tendresse  qui  la 
contentassent  ;  je  reprenais  quelquefois  avec 
elle  le  langage  de  l'amour;  mais  ces  émotions 
et  ce  langage  ressemblaient  à  ces  feuilles 
pâles  et  décolorées  qui,  par  un  reste  de 
végétation  funèbre,  croissent  languissam- 
ment  sur  les  branches  d'un  arbre  déraciné. 


CHAPITRE  Vn 

Ellénore  obtint,  dès  son  arrivée,  d'être  ré- 
tablie dans  la  jouissance  des  biens  qu'on  lui 
disputait,  en  s'engageant  à  n'en  pas  disposer 
que  son  procès  ne  fût  décidé.  Elle  s'établit 
dans  une  des  possessions  de  son  père.  Le 
mien,  qui  n'abordait  jamais  avec  moi  dans 
ses  lettres  aucune  question  directement,  se 
contenta  de  les  remplir  d'insinuations  contre 
mon  voyage.  «  Vous  m'aviez  mandé,  me  di- 
sait-il, que  vous  ne  partiriez  pas.  Vous 
m'aviez  développé  longuement  toutes  les 
raisons  que  vous  aviez  de  ne  pas  partir;  j'é- 
tais, en  conséquence,  bien  convaincu  que 
vous  partiriez.  ;  Je  ne  puis  que  vous  plaindre 
de  ce  qu'avec  votre  esprit  d'indépendance, 
vous  faites  toujours  ce  que  vous  ne  voulez 
pas.,:  Je  ne  juge  point,  au  reste,  d'une  si- 
tuation qui  ne  m'est  qu'imparfaitement 
connue.  Jusqu'à  présent  vous  m'aviez  paru 
le  protecteur  d'Ellénore,  et  sous  ce  rap- 
91 


92  ADOLPHE 

port,  il  y  avait  dans  vos  procédés  quelque 
chose  de  noble,  qui  relevait  votre  caractère, 
quel  que  fût  l'objet  auquel  vous  vous  atta- 
chiez. Aujourd'hui  vos  relations  ne  sont 
plus  les  mêmes;  {ce  n'est  plus  vous  qui  la 
protégez,  c'est  elle  qui  vous  protège;  vous 
vivez  chez  elle,  vous  êtes  un  étranger- qu'elle 
introduit  dans  sa  famille.  Je  ne  prononce 
point  sur  une  position  que  vous  choisissez; 
mais  comme  elle  peut  avoir  ses  inconvé- 
nients, je  voudrais  les  diminuer  autant  qu'il 

est  en  moi.     J 'écris  au  baron  de  T ,  notre 

ministre  dans  le  pays  où  vous  êtes,  pour 
vous  recommander  à  lui;  j'ignore  s'il  vous 
conviendra  de  faire  usage  de  cette  recom- 
mandation; n'y  voyez  au  moins  qu'une 
preuve  de  mon  zèle,  et  nullement  une  at- 
teinte à  l'indépendance  que  vous  avez  tou- 
jours su  défendre  avec  succès  contre  votre 
père.  » 

J'étouffai  les  réflexions  que  ce  style  faisait 
naître  en  moi.  La  terre  que  j'habitais  avec 
Ellénore  était  située  à  peu  de  distance  de 
Varsovie;  je  me  rendis  dans  cette  ville,  chez 
le  baron  de  T .     Il  me  reçut  avec  amitié, 


ADOLPHE  9$ 

me  demanda  les  causes  de  mon  séjour  en 
Pologne,  me  questionna  sur  mes  projets;  je 
ne  savais  trop  que  lui  répondre.  Après 
quelques  minutes  d'une  conversation  embar- 
rassée: —  Je  vais,  me  dit-il,  vous  parler  avec 
franchise.  Je  connais  les  motifs  qui  vous 
ont  amené  dans  ce  pays,  votre  père  me  les  a 
mandés;  je  vous  dirai  même  que  je  les  com- 
prends :  il  n'y  a  pas  d'homme  qui  ne  se  soit, 
une  fois  dans  sa  vie,  trouvé  tiraillé  par  le 
désir  de  rompre  une  liaison  inconvenable  et 
la  crainte  d'affliger  une  femme  qu'il  avait 
aimée.  L'inexpérience  de  la  jeunesse  fait 
que  l'on  s'exagère  beaucoup  les  difficultés 
d'une  position  pareille;  on  se  plaît  à  croire 
à  la  vérité  de  toutes  ces  démonstrations  de 
douleur,  qui  remplacent,  dans  un  sexe 
faible  et  emporté,  tous  les  moyens  de  la 
force  et  tous  ceux  de  la  raison.  Le  cœur  en 
souffre,  mais  l'amour-propre  s'en  applaudit; 
et  tel  homme  qui  pense  de  bonne  foi  s'im- 
moler au  désespoir  qu'il  a  causé,  ne  se 
sacrifie  dans  le  fait  qu'aux  illusions  de  sa 
propre  vanité\)  Il  n'y  a  pas  une  de  ces 
femmes  passionnées  dont  le  monde  est  plein, 


94  ADOLPHE 

qui  n'ait  protesté  qu'on  la  ferait  mourir  en 
l'abandonnant;  il  n'y  en  a  pas  une  qui  ne 
soit  encore  en  vie  et  qui  ne  soit  consolée.  Je 
vouhr  l'interrompre.  —  Pardon,  me  dit-il, 
mon  jeune  ami,  si  je  m'exprime  avec  trop 
peu  de  ménagement:  mais  le  bien  qu'on 
m'a  dit  de  vous,  les  talents  que  vous  an- 
noncez, la  carrière  que  vous  devriez  suivre, 
tout  me  fait  une  loi  de  ne  rien  vous  déguiser. 
Je  lis  dans  votre  âme,  malgré  vous  et  mieux 
que  vous;  vous  n'êtes  plus  amoureux  de  la 
femme  qui  vous  domine  et  qui  vous  traîne 
après  elle;  si  vous  l'aimiez  encore,  vous  ne 
seriez  pas  venu  chez  moi.  Vous  saviez  que 
votre  père  m'avait  écrit;  il  vous  était  aisé 
de  prévoir  ce  que  j'avais  à  vous  dire:  vous 
n'avez  pas  été  fâché  d'entendre  de  ma 
bouche  des  raisonnements  que  vous  vous  ré- 
pétez sans  cesse  à  vous-même,  et  toujours 
inutilement.  La  réputation  d'Ellénore  est 
loin  d'être  intacte.  —  Terminons,  je  vous 
prie,  répondis-je,  une  conversation  inutile. 
Des  circonstances  malheureuses  ont  pu 
disposer  des  premières  années  d'Ellénore; 
on  peut  la  juger  défavorablement  sur  des 


ADOLPHE  95 

apparences  mensongères:  mais  je  la  connais 
depuis  trois  ans,  et  il  n'existe  pas  sur  la 
terre  une  âme  plus  élevée,  un  caractère  plus 
noble,  un  cœur  plus  pur  et  plus  généreux.  — 
Comme  vous  voudrez,  répliqua-t-il  ;  mais 
ce  sont  des  nuances  que  l'opinion  n'appro- 
fondit pas.  Les  faits  sont  positifs,  ils  sont 
publics;  en  m'empêchant  de  les  rappeler, 
pensez-vous  les  détruire?  Écoutez,  pour- 
suivit-il: il  faut  dans  ce  monde  savoir  ce 
qu'on  veut.  Vous  n'épouserez  pas  Ellénore  ? 
—  Non,  sans  doute,  m'écriai-je;  elle-même 
ne  l'a  jamais  désiré.  —  Que  voulez-vous 
donc  faire?  Elle  a  dix  ans  de  plus  que 
vous  ;  vous  en  avez  vingt-six  ;  vous  la 
soignerez  dix  ans  encore  ;  elle  sera  vieille  ; 
vous  serez  parvenu  au  milieu  de  votre 
vie,  sans  avoir  rien  commencé,  rien  achevé 
qui  vous  satisfasse.  L'ennui  s'emparera 
de  vous,  l'humeur  s'emparera  d'elle  ;  elle 
vous  sera  chaque  jour  moins  agréable  ; 
vous  lui  serez  chaque  jour  plus  nécessaire  ; 
et  le  résultat  d'une  naissance  illustre,  d'une 
fortune  brillante,  d'un  esprit  distingué,  sera 
de  végéter  dans  un  coin  de  la  Pologne,  oublié 


96  ADOLPHE 

de  vos  amis,  perdu  pour  la  gloire,  et  tour- 
menté par  une  femme  qui  ne  sera,  quoi 
que  vous  fassiez,  jamais  contente  de  vous. 
Je  n'ajoute  qu'un  mot,  et  nous  ne  revien- 
drons plus  sur  un  sujet  qui  vous  embarrasse. 
Toutes  les  routes  vous  sont  ouvertes,  les 
lettres,  les  armes,  l'administration;  vous 
pouvez  aspirer  aux  plus  illustres  alliances; 
vous  êtes  fait  pour  aller  à  tout:  mais  {sou- 
venez-vous bien  qu'il  y  a  entre  vous  et  tous 
les  genres  de  succès,  un  obstacle  insurmon- 
table, et  que  cet  obstacle  est  Ellénore)k — 
J'ai  cru  vous  devoir,  monsieur,  lui  répondis- 
je,  de  vous  écouter  en  silence:  mais  je  me 
dois  aussi  de  vous  déclarer  que  vous  ne 
m'avez  point  ébranlé.  Personne  que  moi, 
je  le  répète,  ne  peut  juger  Ellénore;  per- 
sonne n'apprécie  assez  la  vérité  de  ses  senti- 
ments et  la  profondeur  de  ses  impressions. 
Tant  qu'elle  aura  besoin  de  moi,  je  resterai 
près  d'elle.  Aucun  succès  ne  me  consolerait 
de  la  laisser  malheureuse;  et  dussé-je 
borner  ma  carrière  à  lui  servir  d'appui,  à 
la  soutenir  dans  ses  peines,  à  l'entourer  de 
mon  affection  contre  l'injustice  d'une  opi- 


ADOLPHE  97 

nion  qui  la  méconnaît,  je  croirais  encore 
n'avoir  pas  employé  ma  vie  inutilement. 

Je  sortis  en  achevant  ces  paroles  :  mais  qui 
m'expliquera  par  quelle  mobilité  le  senti- 
ment qui  me  les  dictait  s'éteignit  avant 
même  que  j'eusse  fini  de  les  prononcer?  Je 
voulus,  en  retournant  à  pied,  retarder  le 
moment  de  revoir  cette  Ellénore  que  je 
venais  de  défendre;  je  traversai  précipitam- 
ment la  ville:  il  me  tardait  de  me  trouver 
seul. 

Arrivé  au  milieu  de  la  campagne,  je  ralen- 
tis ma  marche,  et  mille  pensées  m'assaillirent. 
Ces  mots  funestes:  «Entre  tous  les  genres 
de  succès  et  vous,  il  existe  un  obstacle  insur- 
montable, et  cet  obstacle,  c'est  Ellénore,» 
retentissaient  autour  de  moi.  Je  jetais  un 
long  et  triste  regard  sur  le  temps  qui  venait 
de  s'écouler  sans  retour;  je  me  rappelais  les 
espérances  de  ma  jeunesse,  la  confiance  avec 
laquelle  je  croyais  autrefois  commander  à 
l'avenir,  les  éloges  accordés  à  mes  premiers 
essais,  l'aurore  de  réputation  que  j 'avais  vue 
briller  et  disparaître.  Je  me  répétais  les 
noms    de    plusieurs    de    mes    compagnons 


98  ADOLPHE 

d'étude,  que  j'avais  traités  avec  un  dédain 
superbe,  et  qui,  par  le  seul  effet  d'un  travail 
opiniâtre  et  d'une  vie  régulière,  m'avaient 
laissé  loin  derrière  eux  dans  la  route  de  la 
fortune,  de  la  considération  et  de  la  gloire  : 
j'étais  oppressé  de  mon  inaction.  Comme 
les  avares  se  représentent  dans  les  trésors 
qu'ils  entassent  tous  les  biens  que  ces  trésors 
pourraient  acheter,  j'apercevais  dans  Ellé- 
nore  la  privation  de  tous  les  succès  auquels 
j'aurais  pu  prétendre.  Ce  n'était  pas  une 
carrière  seule  que  je  regrettais:  comme  je 
n'avais  essayé  d'aucune,  je  les  regrettais 
toutes.  N'ayant  jamais  employé  mes  forces, 
je  les  imaginais  sans  bornes,  et  je  les  maudis- 
sais ;  yaurais  voulu  que  la  nature  m'eût  créé 
faible  et  médiocre,  pour  me  préserver  au 
moins  du  remords  de  me  dégrader  volon- 
tairement. Toute  louange,  toute  approba- 
tion pour  mon  esprit  ou  mes  connaissances, 
me  semblaient  un  reproche  insupportable: 
je  croyais  entendre  admirer  les  bras  vigou- 
reux d'un  athlète  chargé  de  fers  au  fond 
d'un  cachot^  Si  je  voulais  ressaisir  mon  cou- 
rage, me  dire  que  l'époque  de  l'activité  n'é- 


ADOLPHE  99 

tait  pas  encore  passée,  l'image  d'Ellénore 
s'élevait  devant  moi  comme  un  fantôme, 
et  me  repoussait  dans  le  néant;  je  ressentais 
contre  elle  des  accès  de  fureur,  et,  par  un  mé- 
lange bizarre,  cette  fureur  ne  diminuait  en 
rien  la  terreur  que  m'inspirait  l'idée  de  l'af- 
fliger. 

Mon  âme,  fatiguée  de  ces  sentiments 
amers,  chercha  tout  à  coup  un  refuge  dans 
des  sentiments  contraires.     Quelques  mots, 

prononcés  au  hasard  par  le  baron  de  T 

sur  la  possibilité  d'une  alliance  douce  et 
paisible,  me  servirent  à  me  créer  l'idéal 
d'une  compagne.  Je  réfléchis  au  repos,  à 
la  considération,  à  l'indépendance  même 
que  m'offrirait  un  sort  pareil;  car  les  liens 
que  je  traînais  depuis  si  longtemps  me 
rendaient  plus  dépendant  mille  fois  que 
n'aurait  pu  le  faire  une  union  reconnue  et 
constatée.  ,  J'imaginais  la  joie  de  mon 
père;  j'éprouvais  un  désir  impatient  de  re- 
prendre dans  ma  patrie  et  dans  la  société 
de  mes  égaux  la  place  qui  m'était  due;  je  me 
représentais  opposant  une  conduite  austère 
et  irréprochable  à  tous  les  jugements  qu'une 


ioo  ADOLPHE 

malignité  froide  et  frivole  avait  prononcés 
contre  moi,  à  tous  les  reproches  dont  m'acca- 
blait Ellénore. 

—  Elle  m'accuse  sans  cesse,  disais-je, 
«d'être  dur,  d'être  ingrat,  d'être  sans  pitié. 
*Âh!  si  le  ciel  m'eût  accordé  une  femme  que 
lés  convenances  sociales  me  permissent 
•d'avouer,  que  mon  père  ne  rougît  pas  d'ac- 
cepter pour  fille,  j'aurais  été  mille  fois  plus 
heureux  de  la  rendre  heureuse>  Cette  sen- 
sibilité que  l'on  méconnaît  parce  qu'elle  est 
souffrante  et  froissée,  cette  sensibilité  dont 
on  exige  impérieusement  des  témoignages 
que  mon  cœur  refuse  à  l'emportement  et  à 
la  menace,  qu'il  me  serait  doux  de  m'y 
livrer  avec  l'être  chéri,  compagnon  d'une 
vie  régulière  et  respectée!  Que  n'ai-je  pas 
fait  pour  Ellénore?  Pour  elle  j'ai  quitté 
mon  pays  et  ma  famille;  j'ai  pour  elle 
affligé  le  cœur  d'un  vieux  père  qui  gémit 
encore  loin  de  moi;  pour  elle  j'habite  ces 
lieux  où  ma  jeunesse  s'enfuit  solitaire, 
sans  gloire,  sans  honneur  et  sans  plaisir: 
tant  de  sacrifices  faits  sans  devoir  et  sans 
amour  ne  prouvent-ils  pas  ce  que  l'amour  et 


ADOLPHE  loi 

le  devoir  me  rendraient  capable  de  faire  ?  Si 
je  crains  tellement  la  douleur  d'une  femme 
qui  ne  me  domine  que  par  sa  douleur,  avec 
quel  soin  j'écarterais  toute  affliction,  toute 
peine,  de  celle  à  qui  je  pourrais  hautement 
me  vouer  sans  remords  et  sans  réserve  !  Com- 
bien alors  on  me  verrait  différent  de  ce  que 
je  suis!  comme  cette  amertume  dont  on  me 
fait  un  crime,  parce  que  la  source  en  est 
inconnue,  fuirait  rapidement  loin  de  moi! 
combien  je  serais  reconnaissant  pour  le  ciel 
et  bienveillant  pour  les  hommes  ! 

Je  parlais  ainsi;  mes  yeux  se  mouillaient 
de  larmes;  mille  souvenirs  rentraient  comme 
par  torrents  dans  mon  âme;  mes  relations 
avec  Ellénore  m'avaient  rendu  tous  ces  souve- 
nirs odieux.  Tout  ce  qui  me  rappelait  mon 
enfance,  les  lieux  où  s'étaient  écoulées  mes 
premières  années,  les  compagnons  de  mes 
premiers  jeux,  les  vieux  parents  qui  m'a- 
vaient prodigué  les  premières  marques  d'in- 
térêt, me  blessait  et  me  faisait  mal;  j'étais 
réduit  à  repousser,  comme  des  pensées 
coupables,  les  images  les  plus  attrayantes  et 
les  vœux  les  plus  naturels.    La  compagne 


ioa  ADOLPHE 

que  mon  imagination  m'avait  soudain  créée 
s'alliait  au  contraire  à  toutes  ces  images  et 
sanctionnait  tous  ces  vœux;  elle  s'associait 
à  tous  mes  devoirs,  à  tous  mes  plaisirs,  à 
tous  mes  goûts;  elle  rattachait  ma  vie 
actuelle  à  cette  époque  de  ma  jeunesse  où 
l'espérance  ouvrait  devant  moi  un  si  vaste 
avenir,  époque  dont  Ellénore  m'avait  séparé 
par  un  abîme.  Les  plus  petits  détails,  les 
plus  petits  objets  se  retraçaient  à  ma  mé- 
moire: je  revoyais  l'antique  château  que 
j'avais  habité  avec  mon  père,  les  bois  qui 
l'entouraient,  la  rivière  qui  baignait  le  pied 
de  ses  murailles,  les  montagnes  qui  bordaient 
son  horizon;  toutes  ces  choses  me  parais- 
saient tellement  présentes,  pleines  d'une 
telle  vie,  qu'elles  me  causaient  un  frémisse- 
ment que  j'avais  peine  à  supporter;  et  mon 
imagination  plaçait  à  côté  d'elles  une  créa- 
ture innocente  et  jeune  qui  les  embellissait, 
qui  les  animait  par  l'espérance.  J'errais 
plongé  dans  cette  rêverie,  toujours  sans  plan 
fixe,  ne  me  disant  point  qu'il  fallait  rompre 
avec  Ellénore,  n'ayant  de  la  réalité  qu'une 
idée  sourde  et  confuse,  et  dans  l'état  d'un 


ADOLPHE  103 

homme  accablé  de  peine,  que  le  sommeil  a 
consolé  par  un  songe,  et  qui  pressent  que  ce 
songe  va  finir.  Je  découvris  tout  à  coup 
le  château  d'Ellénore,  dont  insensiblement 
je  m'étais  rapproché;  je  m'arrêtai,  je  pris 
une  autre  route  :  j 'étais  heureux  de  retarder 
le  moment  où  j'allais  entendre  de  nouveau 
sa  voix. 

Le  jour  s'affaiblissait:  le  ciel  était  serein; 
la  campagne  devenait  déserte;  les  travaux 
des  hommes  avaient  cessé,  ils  abandonnaient 
la  nature  à  elle-même.  Mes  pensées  prirent 
graduellement  une  teinte  plus  grave  et  plus 
imposante.  Les  ombres  de  la  nuit  qui 
s'épaississaient  à  chaque  instant,  le  vaste 
silence  qui  m'environnait  et  qui  n'était  inter- 
rompu que  par  des  bruits  rares  et  lointains 
firent  succéder  à  mon  imagination  un  senti- 
ment plus  calme,  plus  solennel.  Je  prome- 
nais mes  regards  sur  l'horizon  grisâtre  dont 
je  n'apercevais  plus  les  limites,  et  qui,  par 
là  même,  me  donnait,  en  quelque  sorte,  la 
sensation  de  l'immensité.  Je  n'avais  rien 
éprouvé  de  pareil  depuis  longtemps:  sans 
cesse  absorbé  dans  des  réflexions  toujours 


104  ADOLPHE 

personnelles,  la  vue  toujours  fixée  sur  ma 
situation,  j'étais  devenu  étranger  à  toute 
idée  générale;  (je  ne  m'occupais  que  d'Ellé- 
nore  et  de  moi:  d'Ellénore,  qui  ne  m'in- 
spirait qu'une  pitié  mêlée  de  fatigue;  de 
moi,  pour  qui  je  n'avais  plus  aucune  estime^ 
Je  m'étais  rapetissé,  pour  ainsi  dire,  dans  un 
nouveau  genre  d'égoïsme,  dans  un  égoïsme 
sans  courage,  mécontent  et  humilié;  he  me 
sus  bon  gré  de  renaître  à  des  pensées  d'un 
autre  ordre,  et  de  me  retrouver  la  faculté  de 
m'oublier  moi-même,  pour  me  livrer  à  des 
méditations  désintéressées;  mon  âme  sem- 
blait se  relever  d'une  dégradation  longue  et 
honteuse.  ) 

La  nuit  presque  entière  s'écoula  ainsi.  Je 
marchais  au  hasard;  je  parcourus  des 
champs,  des  bois,  des  hameaux  où  tout  était 
immobile.  De  temps  en  temps  j'apercevais 
dans  quelque  habitation  éloignée  une  pâle 
lumière  qui  perçait  l'obscurité.  —  Là,  me 
disais-je,  là  peut-être,  quelque  infortuné 
s'agite  sous  la  douleur,  ou  lutte  contrôla 
mort,  mystère  inexplicable  dont  une  expé- 
rience journalière  paraît  n'avoir  pas  encore 


ADOLPHE  105 

convaincu  les  hommes;  terme  assuré  qui 
ne  nous  console  ni  ne  nous  apaise,  objet 
d'une  insouciance  habituelle  et  d'un  effroi 
passager!  Et  moi  aussi,  poursuivais-je,  je 
me  livre  à  cette  inconséquence  insensée! 
Je  me  révolte  contre  la  vie,  comme  si  la 
vie  ne  devait  pas  finir!  Je  répands  du  mal- 
heur autour  de  moi,  pour  reconquérir  quel- 
ques années  misérables  que  le  temps  viendra 
bientôt  m'arracher!  Ah!  renonçons  à  ces 
efforts  inutiles;  jouissons  de  voir  ce  temps 
s'écouler,  mes  jours  se  précipiter  les  uns  sur 
les  autres;  demeurons  immobile,  spectateur 
indifférent  d'une  existence  à  demi  passée; 
qu'on  s'en  empare,  qu'on  la  déchire:  on 
n'en  prolongera  pas  la  durée  !  vaut-il  la 
peine  de  la  disputer  ?# 

L'idée  de  la  mort  a  toujours  eu  sur  moi 
beaucoup  d'empire.  Dans  mes  affections 
les  plus  vives,  elle  a  toujours  suffi  pour  me 
calmer  aussitôt  ;  elle  produisit  sur  mon  âme 
son  effet  accoutumé;  ma  disposition  pour 
Ellénore  devint  moins  amère.  Toute  mon 
irritation  disparut;  il  ne  me  restait  de 
l'impression  de  cette  nuit  de  délire  qu'un 


io6  ADOLPHE 

sentiment  doux  et  presque  tranquille  :  peut- 
être  la  lassitude  physique  que  j'éprouvais 
contribuait-elle  à  cette  tranquillité. 

Le  jour  allait  renaître;  je  distinguais  déjà 
les  objets.  Je  reconnus  que  j'étais  assez  loin 
de  la  demeure  d'Ellénore.  Je  me  peignis 
son  inquiétude,  et  je  me  pressais  pour  arri- 
ver près  d'elle,  autant  que  la  fatigue  pou- 
vait me  le  permettre,  lorsque  je  rencontrai 
un  homme  à  cheval,  qu'elle  avait  envoyé 
pour  me  chercher.  Il  me  raconta  qu'elle 
était  depuis  douze  heures  dans  les  craintes 
les  plus  vives;  qu'après  être  allée  à  Varsovie, 
et  avoir  parcouru  les  environs,  elle  était 
revenue  chez  elle  dans  un  état  inexprimable 
d'angoisse,  et  que  de  toutes  parts  les  habi- 
tants du  village  étaient  répandus  dans  la 
campagne  pour  me  découvrir.  Ce  récit  me 
remplit  d'abord  d'une  impatience  assez 
pénible.  Je  m'irritais  de  me  voir  soumis 
par  Ellénore  à  une  surveillance  importune. 
En  vain  me  répétais-je  que  son  amour  seul 
en  était  la  cause:  cet  amour  n'était-il  pas 
aussi  la  cause  de  tout  mon  malheur? 
Cependant  je  parvins  à  vaincre  ce  sentiment 


ADOLPHE  107 

que  je  me  reprochais.  Je  la  savais  alarmée 
et  souffrante.  Je  montai  à  cheval.  Je 
franchis  avec  rapidité  la  distance  qui  nous 
séparait.  Elle  me  reçut  avec  des  transports 
de  joie.  Je  fus  ému  de  son  émotion.  Notre 
conversation  fut  courte,  parce  que  bientôt  elle 
songea  que  je  devais  avoir  besoin  de  repos; 
et  je  la  quittai,  cette  fois  du  moins,  sans 
avoir  rien  dit  qui  pût  affliger  son  cœur. 


CHAPITRE  VIII 

Le  lendemain  je  me  relevai  poursuivi  des 
mêmes  idées  qui  m'avaient  agité  la  veille. 
Mon  agitation  redoubla  les  jours  suivants; 
Ellénore  voulut  inutilement  en  pénétrer  la 
cause:  je  répondais  par  des  monosyllabes 
contraints  à  ses  questions  impétueuses;  je 
me  raidissais  contre  son  insistance,  sachant 
trop  qu'à  ma  franchise  succéderait  sa  dou- 
leur, et  que  sa  douleur  m'imposerait  une 
dissimulation  nouvelle. 

Inquiète  et  surprise,  elle  recourut  à  l'une 
de  ses  amies  pour  découvrir  le  secret  qu'elle 
m'accusait  de  lui  cacher;  avide  de  se  trom- 
per elle-même,  elle  cherchait  un  fait  où  il 
n'y  avait  qu'un  sentiment.  Cette  amie 
m'entretint  de  mon  humeur  bizarre,  du  soin 
que  je  mettais  à  repousser  toute  idée  d'un 
lien  durable,  de  mon  inexplicable  soif  de 
rupture  et  d'isolement.  Je  l'écoutai  long- 
temps en  silence;  je  n'avais  dit  jusqu'à  ce 
108 


ADOLPHE  109 

moment  à  personne  que  je  n'aimais  plus 
Ellénore;  ma  bouche  répugnait  à  cet  aveu, 
qui  me  semblait  une  perfidie.  Je  voulus 
pourtant  me  justifier;  je  racontai  mon 
histoire  avec  ménagement,  en  donnant 
beaucoup  d'éloges  à  Ellénore,  en  convenant 
des  inconséquences  de  ma  conduite,  en  les  re- 
jetant sur  les  difficultés  de  notre  situation,  et 
sans  me  permettre  une  parole  qui  prononçât 
clairement  que  la  difficulté  véritable  était  de 
ma  part  l'absence  de  l'amour.  La  femme 
qui  m'écoutait  fut  émue  de  mon  récit:  elle 
vit  de  la  générosité  dans  ce  que  j 'appelais  de 
le  faiblesse,  du  malheur  dans  ce  que  je  nom- 
mais de  la  dureté.  Les  mêmes  explications 
qui  mettaient  en  fureur  Ellénore  passionnée, 
portaient  la  conviction  dans  l'esprit  de  son 
impartiale  amie.  On  est  si  juste  lorsque 
l'on  est  désintéressé!  Qui  que  vous  soyez, 
ne  remettez  jamais  à  un  autre  les  intérêts  de 
votre  cœur;  le  cœur  seul  peut  plaider  sa 
cause:  il  sonde  seul  ses  blessures;  tout 
intermédiaire  devient  un  juge;  il  analyse, 
il  transige,  il  conçoit  l'indifférence;  il 
l'admet    comme    possible,    il    la    reconnaît 


ïio  ADOLPHE 

pour  inévitable  ;  par  là  même  il  l'excuse,  et 
l'indifférence  se  trouve  ainsi,  à  sa  grande 
surprise,  légitime  à  ses  propres  yeux.  Les 
reproches  d'Ellénore  m'avaient  persuadé 
que  j'étais  coupable;  j'appris  de  celle  qui 
croyait  la  défendre  que  je  n'étais  que  malheu- 
reux. Je  fus  entraîné  à  l'aveu  complet  de 
mes  sentiments:  je  convins  que  j'avais 
pour  Ellénore  du  dévouement,  de  la  sym- 
pathie, de  la  pitié;  mais  j'ajoutai  que 
l'amour  n'entrait  pour  rien  dans  les  devoirs 
que  je  m'imposais.  Cette  vérité,  jusqu'alors 
renfermée  dans  mon  cœur,  et  quelquefois 
seulement  révélée  à  Ellénore  au  milieu  du 
trouble  et  de  la  colère,  prit  à  mes  propres 
yeux  plus  de  réalité  et  de  force,  par  cela 
seul  qu'un  autre  en  était  devenu  dépositaire. 
(C'est  un  grand  pas,  c'est  un  pas  irrépa- 
rable, lorsqu'on  dévoile  tout  à  coup  aux  yeux 
d'un  tiers  les  replis  cachés  d'une  relation  in- 
time; le  jour  qui  pénètre  dans  ce  sanctuaire 
constate  et  achève  les  destructions  que  la 
nuit  enveloppait  de  ses  ombres:  ainsi  les 
corps  renfermés  dans  les  tombeaux  con- 
servent souvent  leur  première  forme,  jusqu'à 


ADOLPHE  ni 

ce  que  l'air  extérieur  vienne  les  frapper  et 
les  réduire  en  poudre «, 

L'amie  d'Ellénore  me  quitta:  j'ignore  quel 
compte  elle  lui  rendit  de  notre  conversation, 
mais,  en  approchant  du  salon,  j 'entendis  Ellé- 
nore  qui  parlait  d'une  voix  très  animée;  en 
m 'apercevant,  elle  se  tut.  Bientôt  elle  re- 
produisit, sous  diverses  formes,  des  idées 
générales,  qui  n'étaient  que  des  attaques 
particulières.  —  Rien  n'est  plus  bizarre, 
disait-elle,  que  le  zèle  de  certaines  amitiés; 
il  y  a  des  gens  qui  s'empressent  de  se  charger 
de  vos  intérêts  pour  mieux  abandonner  votre 
cause;  ils  appellent  cela  de  l'attachement: 
j'aimerais  mieux  de  la  haine.  Je  compris 
facilement  que  l'amie  d'Ellénore  avait  em- 
brassé mon  parti  contre  elle,  et  l'avait 
irritée  en  ne  paraissant  pas  me  juger  assez 
coupable.  Je  me  sentis  assez  d'intelligence 
avec  un  autre  contre  Ellénore  :  c'était  entre 
nos  cœurs  une  barrière  de  plus. 

Quelques  jours  après,  Ellénore  alla  plus 
loin:  elle  était  incapable  de  tout  empire  sur 
elle-même  ;  dès  qu'elle  croyait  avoir  un  sujet 
de  plainte,  elle  marchait  droit  à  l'explica- 


H3  ADOLPHE 

tion,  sans  ménagement  et  sans  calcul,  et  pré- 
férait le  danger  de  rompre  à  la  contrainte  de 
dissimuler.  Les  deux  amies  se  séparèrent 
à  jamais  brouillées. 

—  Pourquoi  mêler  des  étrangers  à  nos  dis- 
cussions intimes  ?  dis-je  à  Ellénore.  Avons- 
nous  besoin  d'un  tiers  pour  nous  entendre  ? 
et  si  nous  ne  nous  entendons  plus,  quel  tiers 
pourrait  y  porter  remède  ?  —  Vous  avez  rai- 
son, me  répondit-elle  :  mais  c'est  votre  faute  ; 
autrefois,  je  ne  m'adressais  à  personne  pour 
arriver  jusqu'à  votre  cœur. 

Tout  à  coup  Ellénore  annonça  le  projet  de 
changer  son  genre  de  vie.  Je  démêlai  par  ses 
discours  qu'elle  attribuait  à  la  solitude  dans 
laquelle  nous  vivions  le  mécontentement  qui 
me  dévorait  :  elle  épuisait  toutes  les  explica- 
tions fausses  avant  de  se  résigner  à  la  vérita- 
ble. Nous  passions,  tête  à  tête,  de  monotones 
soirées  entre  le  silence  et  l'humeur;  la 
source  des  longs  entretiens  était  tarie. 
•  Ellénore  résolut  d'attirer  chez  elle  les  fa- 
milles nobles  qui  résidaient  dans  son  voisi- 
nage où  à  Varsovie.  J'entrevis  facilement 
les  obstacles  et  les  dangers  de  ses  tentatives. 


ADOLPHE  113 

Les  parents  qui  lui  disputaient  son  héritage 
avaient  révélé  ses  erreurs  passées,  et  répandu 
contre  elle  mille  bruits  calomnieux.  Je 
frémis  des  humiliations  qu'elle  allait  braver, 
et  je  tâchai  de  la  dissuader  de  cette  entre- 
prise. Mes  représentations  furent  inutiles; 
je  blessai  sa  fierté  par  mes  craintes,  bien  que 
je  ne  les  exprimasse  qu'avec  ménagement. 
Elle  supposa  que  j'étais  embarrassé  de  nos 
liens,  parce  que  son  existence  était  équivo- 
que; elle  n'en  fut  que  plus  empressée  à  re- 
conquérir une  place  honorable  dans  le 
monde  :  ses  efforts  obtinrent  quelque  succès. 
La  fortune  dont  elle  jouissait,  sa  beauté,  que 
le  temps  n'avait  encore  que  légèrement 
diminuée,  le  bruit  même  de  ses  aventures, 
tout  en  elle  excitait  la  curiosité.  Elle  se  vit 
entourée  bientôt  d'une  société  nombreuse; 
mais  elle  était  poursuivie  d'un  sentiment 
secret  d'embarras  et  d'inquiétude.  J'étais 
mécontent  de  ma  situation,  elle  s'ima- 
ginait que  je  l'étais  de  la  sienne;  elle  s'agi- 
tait pour  en  sortir;  son  désir  ardent  ne  lui 
permettait  point  de  calcul,  sa  position 
fausse  jetait  de  l'inégalité  dans  sa  conduite  et 


ii4  ADOLPHE 

de  la  précipitation  dans  ses  démarches. 
uElle  avait  l'esprit  juste,  mais  peu  étendu;  la 
justesse  de  son  esprit  était  dénaturée  par 
l'emportement  de  son  caractère,  et  son  peu 
d'étendue  l'empêchait  d'apercevoir  la  ligne 
la  plus  habile,  et  de  saisir  des  nuances 
délicates^  Pour  la  première  fois  elle  avait 
un  but;  et  comme  elle  se  précipitait  vers 
ce  but,  elle  le  manquait.  Que  de  dégoûts 
elle  dévora  sans  me  les  communiquer!  que 
de  fois  je  rougis  pour  elle  sans  avoir  la  force 
de  le  lui  dire  !  Tel  est,  parmi  les  hommes,  le 
pouvoir  de  la  réserve  et  de  la  mesure,  que 
je  l'avais  vue  plus  respectée  par  les  amis 

du  comte  de   P comme  sa  maîtresse, 

qu'elle  ne  l'était  par  ses  voisins  comme 
héritière  d'une  grande  fortune,  au  milieu 
de  ses  vassaux.  Tour  à  tour  haute  et 
suppliante,  tantôt  prévenante,  tantôt  sus- 
ceptible, il  y  avait  dans  ses  paroles  je 
ne  sais  quelle  fougue  destructive  de  la 
considération  qui  ne  se  compose  que  du 
calme. 

En  relevant  ainsi  les  défauts  d'Ellénore, 
c'est  moi  que  j'accuse  et  que  je  condamne. 


ADOLPHE  115 

Un  mot  de  moi  l'aurait  calmée:    pourquoi 
n'ai-je  pu  prononcer  ce  mot? 

Nous  vivions  cependant  plus  doucement 
ensemble  ;  la  distraction  nous  soulageait  de 
nos  pensées  habituelles.  Nous  n'étions  seuls 
que  par  intervalles;  et  comme  nous  avions 
l'un  dans  l'autre  une  confiance  sans  bornes, 
excepté  sur  nos  sentiments  intimes,)  nous 
mettions  les  observations  et  les  faits  à  la 
place  de  ces  sentiments,  et  nos  conversations 
avaient  repris  quelque  charme.  Mais  bien- 
tôt ce  nouveau  genre  de  vie  devint  pour  moi 
la  source  d'une  nouvelle  perplexité.  Perdu 
dans  la  foule  qui  environnait  Ellénore,  je 
m'aperçus  que  j'étais  l'objet  de  l'étonnement 
et  du  blâme.  L'époque  approchait  où  son 
procès  devait  être  jugé:  ses  adversaires 
prétendaient  qu'elle  avait  aliéné  le  cœur 
paternel  par  des  égarements  sans  nombre; 
ma  présence  venait  à  l'appui  de  leurs  asser- 
tions. Ses  amis  me  reprochaient  de  lui 
faire  tort.  Ils  excusaient  sa  passion  pour 
moi,  mais  ils  m'accusaient  d'indélicatesse  :• 
j'abusais,  disaient-ils,  d'un  sentiment  que 
j'aurais  dû  modérer.     Je  savais  seul  qu'en 


Ii6  ADOLPHE 

l'abandonnant  je  l'entraînerais  sur  mes  pas, 
et  qu'elle  négligerait  pour  me  suivre  tout 
le  soin  de  sa  fortune  et  tous  les  calculs  de  la 
prudence.  Je  ne  pouvais  rendre  le  public 
dépositaire  de  ce  secret;  je  ne  paraissais 
donc  dans  la  maison  d'Ellénore  qu'un  étran- 
ger nuisible  au  succès  même  des  démarches 
qui  allaient  décider  de  son  sort  ;  et /par  un 
étrange  renversement  de  la  vérité,  tandis 
que  j'étais  la  victime  de  ses  volontés  iné- 
branlables, c'était  elle  que  l'on .  plaignait 
comme  victime  de  mon  ascendant^ 

Une  nouvelle  circonstance  vint  compliquer 
encore  cette  situation  douloureuse. 

Une  singulière  révolution  s'opéra  tout  à 
coup  dans  la  conduite  et  dans  les  manières 
d'Ellénore:  jusqu'à  cette  époque  elle  n'avait 
paru  occupée  que  de  moi;  soudain  je  la  vis 
recevoir  et  rechercher  les  hommages  des 
hommes  qui  l'entouraient.  Cette  femme 
si  réservée,  si  froide,  si  ombrageuse,  sembla 
subitement  changer  de  caractère.  Elle  en- 
courageait les  sentiments  et  même  les  espé- 
rances d'une  foule  de  jeunes  gens,  dont  les 
uns  étaient  séduits  par  sa  figure,  et  dont 


ADOLPHE  117 

quelques  autres,  malgré  ses  erreurs  passées 
aspiraient  sérieusement  à  sa  main;  elle  leur 
accordait  de  longs  tête-à-tête;  elle  avait 
avec  eux  ces  formes  douteuses,  mais  at- 
trayantes, qui  ne  repoussent  mollement 
que  pour  retenir,  parce  qu'elles  annoncent 
plutôt  l'indécision  que  l'indifférence,  et  des 
retards  que  des  refus.  J'ai  su  par  elle  dans 
la  suite,  et  les  faits  me  l'ont  démontré, 
qu'elle  agissait  ainsi  par  un  calcul  faux 
et  déplorable.  Elle  croyait  ranimer  mon 
amour  en  excitant  ma  jalousie;  mais  c'était 
agiter  des  cendres  que  rien  ne  pouvait  ré- 
chauffer. Peut-être  aussi  se  mêlait-il  à  ce 
calcul,  sans  qu'elle  s'en  rendit  compte, 
quelque  vanité  de  femme  !  Elle  était  blessée 
de  ma  froideur,  elle  voulait  se  prouver  à 
elle-même  qu'elle  avait  encore  des  moyens  de 
plaire.  Peut-être  enfin,  dans  l'isolement  où 
je  laissais  son  cœur,  trouvait-elle  une  sorte 
de  consolation  à  s'entendre  répéter  des 
expressions  d'amour  que  depuis  longtemps 
je  ne  prononçais  plus  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  me  trompai  quelque 
temps  sur  ses  motifs.    J'entrevis  l'aurore 


n8  ADOLPHE 

de  ma  liberté  future;  je  m'en  félicitai. 
Tremblant  d'interrompre  par  quelque  mouve- 
ment inconsidéré  cette  grande  crise  à 
laquelle  j'attachais  ma  délivrance,  je  devins 
plus  doux,  je  parus  plus  content.  Ellénore 
prit  ma  douceur  pour  de  la  tendresse,  mon 
espoir  de  la  voir  enfin  heureuse  sans  moi, 
pour  le  désir  de  la  rendre  heureuse.  Elle 
s'applaudit  de  son  stratagème.  Quelquefois 
pourtant  elle  s'alarmait  de  ne  me  voir 
aucune  inquiétude;  elle  me  reprochait  de 
ne  mettre  aucun  obstacle  à  ces  liaisons  qui, 
en  apparence,  menaçaient  de  me  l'enlever. 
Je  repoussais  ses  accusations  par  des  plaisan- 
teries, mais  je  ne  parvenais  pas  toujours  à 
l'apaiser;  son  caractère  se  faisait  jour  à 
travers  la  dissimulation  qu'elle  s'était  im- 
posée. Les  scènes  recommençaient  sur  un 
autre  terrain,  mais  non  moins  orageuses. 
Ellénore  m'imputait  ses  propres  torts,  elle 
m'insinuait  qu'un  seul  mot  la  ramènerait  à 
moi  tout  entière;  puis,  offensée  de  mon 
silence,  elle  se  précipitait  de  nouveau  dans 
la  coquetterie  avec  une  espèce  de  fureur. 
C'est  ici  surtout,  je  le  sens,  que  l'on  m'ac- 


ADOLPHE  119 

cusera  de  faiblesse.  Je  voulais  être  libre,  et 
je  le  pouvais  avec  l'approbation  générale; 
je  le  devais  peut-être:  la  conduite  d'EUénore 
m'y  autorisait  et  semblait  m'y  contraindre. 
Mais  ne  savais-je  pas  que  cette  conduite  était 
mon  ouvrage?  ne  savais-je  pas  qu'Ellénore, 
au  fond  de  son  cœur,  n'avait  pas  cessé  de 
m 'aimer  ?  Pouvais-je  la  punir  d'une  impru- 
dence que  je  lui  faisais  commettre,  et,  froide- 
ment hypocrite,  chercher  un  prétexte  dans  ces 
imprudences,  pour  l'abandonner  sans  pitié  ? 
Certes,  je  ne  veux  point  m'excuser,  je  me 
condamne  plus  sévèrement  qu'un  autre 
peut-être  ne  le  ferait  à  ma  place ;Qnais  je 
puis  au  moins  me  rendre  ici  ce  solennel 
témoignage,  que  je  n'ai  jamais  agi  par  calcul, 
et  que  j'ai  toujours  été  dirigé  par  des  senti- 
ments vrais  et  naturels^  Comment  se  fait-il 
qu'avec  ces  sentiments  je  n'aie  fait  si  long- 
temps que  mon  malheur  et  celui  des  autres  ? 
\La  société  cependant  m'observait  avec  sur- 
prise. Mon  séjour  chez  Ellénore  ne  pouvait 
s'expliquer  que  par  un  extrême  attachement 
pour  elle,  et  mon  indifférence  sur  les  liens 
qu'elle  semblait  toujours  prête  à  contracter 


120  ADOLPHE 

démentait  cet  attachement.  L'on  attribua 
ma  tolérance  inexplicable  à  une  légèreté  de 
principes,  à  une  insouciance  pour  la  morale, 
qui  annonçaient,  disait-on,  un  homme  pro- 
fondément égoïste,  et  que  le  monde  avait 
corrompu.  Ces  conjectures,  d'autant  plus 
propres  à  faire  impression  qu'elles  étaient 
plus  proportionnées  aux  âmes  qui  les  con- 
cevaient, furent  accueillies  et  répétées.  Le 
bruit  en  parvint  enfin  jusqu'à  moi;  je  fus 
indigné  de  cette  découverte  inattendue^  pour 
prix  de  mes  longs  services,  j'étais  méconnu, 
calomnié;  j'avais,  pour  une  femme,  oublié 
tous  les  intérêts  et  repoussé  tous  les  plaisirs 
de  la  vie,  et  c'était  moi  que  l'on  condamnait. 
Je  m'expliquai  vivement  avec  Ellénore: 
un  mot  fit  disparaître  cette  tourbe  d'adora- 
teurs qu'elle  n'avait  appelés  que  pour  me 
faire  craindre  sa  perte.  Elle  restreignit 
sa  société  à  quelques  femmes  et  à  un  petit 
nombre  d'hommes  âgés.  Tout  reprit  au- 
tour de  nous  une  apparence  régulière; 
mais  nous  n'en  fûmes  que  plus  malheureux: 
Ellénore  se  croyait  de  nouveaux  droits;  je 
me  sentais  chargé  de  nouvelles  chaînes. 


ADOLPHE  I2i 

Je  ne  saurais  peindre  quelles  amertumes 
et  quelles  fureurs  résultèrent  de  nos  rapports 
ainsi  compliqués.  Notre  vie  ne  fut  qu'un 
perpétuel  orage;  l'intimité  perdit  tous  ses 
charmes,  et  l'amour  toute  sa  douceur;  il 
n'y  eut  plus  même  entre  nous  ces  retours 
passagers  qui  semblent  guérir  pour  quelques 
instants  d'incurables  blessures.  La  vérité 
se  fit  jour  de  toutes  parts,  et  j'empruntai, 
pour  me  faire  entendre,  les  expressions  les 
plus  dures  et  les  plus  impitoyables.  Je  ne 
m'arrêtais  que  lorsque  je  voyais  Ellénore 
dans  les  larmes,  et  (ces  larmes  mêmes  n'é- 
taient qu'une  lave  brûlante  qui,  tombant 
goutte  à  goutte  sur  mon  cœur,  m'arrachait 
des  cris,  sans  pouvoir  m'arracher  un  désaveu. 
Ce  fut  alors  que,  plus  d'une  fois,  je  la  vis 
se  lever  pâle  et  prophétique  :  —  Adolphe, 
s'écriait-elle,  vous  ne  savez  pas  le  mal  que 
vous  faites:  vous  l'apprendrez  un  jour, 
vous  l'apprendrez  par  moi,  quand  vous 
m'aurez  précipitée  dans  la  tombe.  Malheu- 
reux! lorsqu'elle  parlait  ainsi,  que  ne  m'y 
suis-je  jeté  moi-même  avant  ellèh 


CHAPITRE  IX 

Je  n'étais  pas  retourné  chez  le  baron  de 

T depuis  ma  dernière  visite.     Un  matin 

je  reçus  de  lui  le  billet  suivant: 

«  Les  conseils  que  je  vous  avais  donnés  ne 
méritaient  pas  une  si  longue  absence.  Quel- 
que parti  que  vous  preniez  sur  ce  qui  vous 
regarde,  vous  n'en  êtes  pas  moins  le  fils  de 
mon  ami  le  plus  cher,  je  n'en  jouirai  pas 
moins  avec  plaisir  de  votre  société,  et  j'en 
aurais  beaucoup  à  vous  introduire  dans  un 
cercle  dont  j'ose  vous  promettre  qu'il  vous 
sera  agréable  de  faire  partie.  Permettez- 
moi  d'ajouter  que,  plus  votre  genre  de  vie, 
que  je  ne  veux  point  désapprouver,  a  quel- 
que chose  de  singulier,  plus  il  vous  importe 
de  dissiper  des  préventions  mal  fondées, 
sans  doute,  en  vous  montrant  dans  le 
monde." 

Je  fus  reconnaissant  de  la  bienveillance 
qu'un  homme  âgé  me  témoignait.     Je  me 


ADOLPHE  123 

rendis  chez  lui;  il  ne  fut  pas  question  d'Ellé- 
nore.  Le  baron  me  retint  à  dîner:  il  n'y 
avait  ce  jour-là  que  quelques  hommes  assez 
spirituels  et  assez  aimables.  Je  fus  d'abord 
embarrassé,  mais  je  fis  effort  sur  moi-même; 
je  me  ranimai,  je  parlai;  je  déployai  le  plus 
qu'il  me  fut  possible  de  l'esprit  et  des  con- 
naissances. Je  m'aperçus  que  je  réussissais 
à  captiver  l'approbation.  Je  retrouvai  dans 
ce  genre  de  succès  une  jouissance  d'amour- 
propre  dont  j 'avais  été  privé  dès  longtemps  : 
cette  jouissance  me   rendit   la  société   du 

baron  de  T plus  agréable. 

Mes  visites  chez  lui  se  multiplièrent.  Il 
me  chargea  de  quelques  travaux  relatifs  à 
sa  mission,  et  qu'il  croyait  pouvoir  me  con- 
fier sans  inconvénient.  Ellénore  fut  d'a- 
bord surprise  de  cette  révolution  dans  ma 
vie;  mais  je  lui  parlai  de  l'amitié  du  baron 
pour  mon  père,  et  du  plaisir  que  je  goûtais 
à  consoler  ce  dernier  de  mon  absence,  en 
ayant  l'air  de  m'occuper  utilement.  La 
pauvre  Ellénore,  je  l'écris  dans  ce  moment 
avec  un  sentiment  de  remords,  éprouva  plus 
de  joie  de  ce  que  je  paraissais  plus  tranquille, 


X34  ADOLPHE 

et  se  résigna,  sans  trop  se  plaindre,  à  passer 
souvent  la  plus  grande  partie  de  la  journée 
séparée  de  moi.  Le  baron,  de  son  côté, 
lorsqu'un  peu  de  confiance  se  fut  établie 
entre  nous,  me  reparla  d'Ellénore.  Mon 
intention  positive  était  toujours  d'en  dire 
du  bien,  mais,  sans  m'en  apercevoir,  je 
m'exprimais  sur  elle  d'un  ton  plus  leste  et 
plus  dégagé:  tantôt  j'indiquais,  par  des 
maximes  générales,  que  je  reconnaissais  la 
nécessité  de  m'en  détacher;  tantôt  la  plai- 
santerie venait  à  mon  secours;  je  parlais 
en  riant  des  femmes  et  de  la  difficulté  de 
rompre  avec  elles.  Ces  discours  amusaient 
un  vieux  ministre  dont  l'âme  était  usée, 
qui  se  rappelait  vaguement  que,  dans  sa 
jeunesse,  il  avait  aussi  été  tourmenté  par 
des  intrigues  d'amour.  Q)e  la  sorte,  par  cela 
seul  que  j'avais  un  sentiment  caché,  je 
trompais  plus  ou  moins  tout  le  monde:  je 
trompais  Ellénore,  car  je  savais  que  le  baron 
voulait  m'éloigner  d'elle,  et  je  le  lui  taisais; 

je  trompais  M.  de  T ,  car  je  lui  laissais 

espérer  que  j'étais  prêt  à  briser  mes  liens. 
Cette  duplicité  était  fort  éloignée  de  mon 


ADOLPHE  125 

caractère  naturel;  mais  l'homme  se  déprave 
dès  qu'il  a  dans  le  cœur  une  seule  pensée 
qu'il  est  constamment  forcé  de  dissimulera 

Jusqu'alors  je  n'avais  fait  connaissance, 

chez  le  baron  de  T ,  qu'avec  les  hommes 

qui  composaient  sa  société  particulière.  Un 
jour  il  me  proposa  de  rester  à  une  grande  fête 
qu'il  donnait  pour  la  naissance  de  son  maître. 
—  Vous  y  rencontrerez,  me  dit-il,  les  plus 
jolies  femmes  de  Pologne,  vous  n'y  trouverez 
pas,  il  est  vrai,  celle  que  vous  aimez;  j'en 
suis  fâché;  mais  il  y  a  des  femmes  que  l'on 
ne  voit  que  chez  elles.  Je  fus  péniblement 
affecté  de  cette  phrase;  je  gardai  le  silence, 
mais  je  me  reprochais  intérieurement  de  ne  pas 
défendre  Ellénore,  qui,  si  l'on  m'eût  attaqué 
en  sa  présence,  m'aurait  si  vivement  défendu. 

L'assemblée  était  nombreuse;  on  m'exa- 
minait avec  attention.  J'entendais  répéter 
tout  bas,  autour  de  moi,  le  nom  de  mon 
père,  celui  d'Ellénore,  celui  du  comte  deP— — 
On  se  taisait  à  mon  approche;  on  recom- 
mençait quand  je  m'éloignais.  Il  m'était 
démontré  que  l'on  se  racontait  mon  histoire, 
et   chacun,  sans  doute,  la  racontait  à  sa 


126  ADOLPHE 

manière;  ma  situation  était  insupportable, 
mon  front  était  couvert  d'une  sueur  froide. 
Tour  à  tour  je  rougissais  et  je  pâlissais. 

Le  baron  s'aperçut  de  mon  embarras.  Il 
vint  à  moi,  redoubla  d'attentions  et  de  pré- 
venances, chercha  toutes  les  occasions  de  me 
donner  des  éloges,  et  l'ascendant  de  sa  consi- 
dération força  bientôt  les  autres  à  me  témoi- 
gner les  mêmes  égards. 

Lorsque  tout  le  monde  se  fut  retiré  :  —  Je 

voudrais,  me  dit  M.  de  T ,  vous  parler 

encore  une  fois  à  cœur  ouvert.  Pourquoi 
voulez-vous  rester  dans  une  situation  dont 
vous  souffrez?  A  qui  faites-vous  du  bien? 
Croyez-vous  que  l'on  ne  sache  pas  ce  qui 
se  passe  entre  vous  et  Ellénore?  Tout  le 
monde  est  informé  de  votre  aigreur  et  de 
votre  mécontentement  réciproque.  Vous 
vous  faites  du  tort  par  votre  faiblesse,  vous 
ne  vous  en  faites  pas  moins  par  votre  dureté; 
car,  pour  comble  d'inconséquence,  vous 
ne  la  rendez  pas  heureuse,  cette  femme  qui 
vous  rend  si  malheureux. 

J'étais  encore  froissé  de  la  douleur  que 
j'avais    éprouvée.  (Le    baron   me    montra 


ADOLPHE  127 

plusieurs  lettres  de  mon  père.  Elles  an- 
nonçaient une  affliction  bien  plus  vive  que 
je  ne  l'avais  supposée.  Je  fus  ébranlé.  ) 
L'idée  que  je  prolongeais  les  agitations 
d'Ellénore  vint  ajouter  à  mon  irrésolution. 
Enfin,  comme  si  tout  s'était  réuni  contre 
elle,  tandis  que  j'hésitais,  elle-même,  par  sa 
véhémence,  acheva  de  me  décider.  J'avais 
été  absent  tout  le  jour;  le  baron  m'avait 
retenu  chez  lui  après  l'assemblée;  la  nuit 
s'avançait.  On  me  remit,  de  la  part  d'El- 
lénore, une  lettre  en  présence  du  baron  de 

T .     Je  vis  dans  les  yeux  de  ce  dernier 

une  sorte  de  pitié  de  ma  servitude.  La 
lettre  d'Ellénore  était  pleine  d'amertume. 
Quoi!  me  dis- je,  je  ne  puis  passer  un  jour 
libre!  je  ne  puis  respirer  une  heure  en  paix. 
Elle  me  poursuit  partout,  comme  un  esclave 
qu'on  doit  ramener  à  ses  pieds;  et,  d'autant 
plus  violent  que  je  me  sentais  plus  faible:  — 
Oui,  m'écriai-je,  je  le  prends,  l'engagement 
de  rompre  avec  Ellénore,  j'oserai  le  lui 
déclarer  moi-même,  vous  pouvez  d'avance  en 
instruire  mon  père  ! 
En  disant  ces  mots,  je  m'élançai  loin  du 


128  ADOLPHE 

baron.  J'étais  oppressé  des  paroles  que  je 
venais  de  prononcer,  et  je  ne  croyais  qu'à 
peine  à  la  promesse  que  j'avais  donnée. 

Ellénore  m'attendait  avec  impatience. 
Par  un  hasard  étrange,  on  lui  avait  parlé, 
pendant  mon  absence,  pour  la  première  fois 
des  efforts  du  baron  de  T pour  me  dé- 
tacher d'elle.  On  lui  avait  rapporté  les 
discours  que  j'avais  tenus,  les  plaisanteries 
que  j'avais  faites.  Ses  soupçons  étant 
éveillés,  elle  avait  rassemblé  dans  son  esprit 
plusieurs  circonstances  qui  lui  paraissaient 
les  confirmer.  Ma  liaison  subite  avec  un 
homme  que  je  ne  voyais  jamais  autrefois, 
l'intimité  qui  existait  entre  cet  homme  et 
mon  père,  lui  semblaient  des  preuves  irréfra- 
gables. Son  inquiétude  avait  fait  tant  de 
progrès  en  peu  d'heures,  que  je  la  trouvai 
pleinement  convaincue  de  ce  qu'elle  nom- 
mait ma  perfidie. 

J'étais  arrivé  auprès  d'elle,  décidé  à  lui 
tout  dire.  Accusé  par  elle,  le  croira-t-on? 
je  ne  m'occupai  qu'à  tout  éluder.  Je  niai 
même,  oui,  je  niai  ce  jour-là  ce  que  j'étais 
déterminé  à  lui  déclarer  le  lendemain. 


ADOLPHE  129 

Il  était  tard,  je  la  quittai;  je  me  hâtai  de 
me  coucher  pour  terminer  cette  longue 
journée;  et  quand  je  fus  bien  sûr  qu'elle 
était  finie,  je  me  sentis,  pour  le  moment, 
délivré  d'un  poids  énorme. 

Je  ne  me  levai  le  lendemain  que  vers  le 
milieu  du  jour,  comme  si,  en  retardant  le 
commencement  de  notre  entrevue,  j'avais 
retardé  l'instant  fatal. 

Ellénore  s'était  rassurée  pendant  la  nuit,  et 
par  ses  propres  réflexions  et  par  mes  discours 
de  la  veille.  Elle  me  parla  de  ses  affaires 
avec  un  air  de  confiance  qui  n'annonçait 
que  trop  qu'elle  regardait  nos  existences 
comme  indissolublement  unies.  Où  trouver 
des  paroles  qui  la  repoussassent  dans  l'isole- 
ment? 

Le  temps  s'écoulait  avec  une  rapidité  ef- 
frayante. Chaque  minute  ajoutait  à  la  né- 
cessité d'une  explication.  Des  trois  jours 
que  j'avais  fixés,  déjà  le  second  était  près 

de  disparaître,  M.  de  T m'attendait  au 

plus  tard  le  surlendemain.  La  lettre  pour 
mon  père  était  partie,  et  j'allais  manquer  à 
ma  promesse  sans  avoir  fait  pour  l'exécuter 


130  ADOLPHE 

la  moindre  tentative.  Je  sortais,  je  rentrais, 
je  prenais  la  main  d'Ellénore,  je  commençais 
une  phrase  que  j'interrompais  aussitôt;  je 
regardais  la  marche  du  soleil  qui  s'inclinait 
vers  l'horizon.  La  nuit  revint,  j'ajournai 
de  nouveau.  Un  jour  me  restait:  c'était 
assez  d'une  heure. 
Ce  j  our  se  passa  comme  le  précédent .     J 'é- 

crivis  à  M.  de  T pour  lui  demander  du 

temps  encore:  et,|comme  il  est  naturel  aux 
caractères  faibles  de  le  faire,  j'entassai  dans 
ma  lettre  mille  raisonnements  pour  justifier 
mon  retard,;  pour  démontrer  qu'il  ne  chan- 
geait rien  a  la  résolution  que  j'avais  prise, 
et  que,  dès  l'instant  même,  on  pouvait 
regarder  mes  liens  avec  Ellénore  comme 
brisés  pour  jamais. 


CHAPITRE  X 

Je  passai  les  jours  suivants  plus  tran- 
quille. J'avais  rejeté  dans  le  vague  la 
nécessité  d'agir;  elle  ne  me  poursuivait  plus 
comme  un  spectre;  je  croyais  avoir  tout  le 
temps  de  préparer  Ellénore.  Je  voulais 
être  plus  doux,  plus  tendre  avec  elle,  pour 
conserver  au  moins  des  souvenirs  d'amitié. 
Mon  trouble  était  tout  différent  de  celui  que 
j'avais  connu  jusqu'alors.  J'avais  imploré 
le  ciel  pour  qu'il  élevât  soudain  entre  Ellé- 
nore et  moi  un  obstacle  que  je  ne  pusse 
franchir.  Cet  obstacle  s'était  élevé.  Je 
fixais  mes  regards  sur  Ellénore  comme  sur 
un  être  que  j'allais  perdre.  L'exigence,  qui 
m'avait  paru  tant  de  fois  insupportable,  ne 
m'effrayait  plus;  je  m'en  sentais  affranchi 
d'avance.  J'étais  plus  libre  en  lui  cédant 
encore,  et  je  n'éprouvais  plus  cette  révolte 
intérieure  qui  jadis  me  portait  sans  cesse  à 
tout  déchirer.  Il  n'y  avait  plus  en  moi 
131 


133  ADOLPHE 

d'impatience;  il  y  avait,  au  contraire,  un 
désir  secret  de  retarder  le  moment  funeste. 

Ellénore  s'aperçut  de  cette  disposition  plus 
affectueuse  et  plus  sensible:  elle-même 
devint  moins  amère.  Je  recherchais  des 
entretiens  que  j'avais  évités;  je  jouissais 
de  ses  expressions  d'amour,  naguère  impor- 
tunes, précieuses  maintenant,  comme  pou- 
vant chaque  fois  être  les  dernières. 

Un  soir,  nous  nous  étions  quittés  après  une 
conversation  plus  douce  que  de  coutume.  Le 
secret  que  je  renfermais  dans  mon  sein  me 
rendait  triste  ;  mais  ma  tristesse  n'avait  rien 
de  violent.  L'incertitude  sur  l'époque  de  la 
séparation  que  j'avais  voulue  me  servait  à 
en  écarter  l'idée.  La  nuit  j'entendis  dans 
le  château  un  bruit  inusité.  Ce  bruit  cessa 
bientôt,  et  je  n'y  attachai  point  d'impor- 
tance. Le  matin  cependant,  l'idée  m'en 
revint;  j'en  voulus  savoir  la  cause,  et  je 
dirigeai  mes  pas  vers  la  chambre  d 'Ellénore. 
Quel  fut  mon  étonnement,  lorsqu'on  me  dit 
que,  depuis  douze  heures,  elle  avait  une 
fièvre  ardente,  qu'un  médecin  que  ses  gens 
avaient   fait   appeler   déclarait   sa   vie   en 


ADOLPHE  133 

danger,  et  qu'elle  avait  défendu  impérieuse- 
ment que  l'on  m'avertît  ou  qu'on  me  laissât 
pénétrer  jusqu'à  elle! 

Je  voulus  insister.  Le  médecin  sortit  lui- 
même  pour  me  représenter  la  nécessité  de  ne 
lui  causer  aucune  émotion.  Il  attribuait  sa 
défense,  dont  il  ignorait  le  motif,  au  désir  de 
ne  pas  me  causer  d'alarmes.  J'interrogeai 
les  gens  d'Ellénore  avec  angoisse  sur  ce  qui 
avait  pu  la  plonger  d'une  manière  si  subite 
dans  un  état  si  dangereux.  La  veille,  après 
m'avoir  quitté,  elle  avait  reçu  de  Varsovie 
une  lettre  apportée  par  un  homme  à  cheval; 
l'ayant  ouverte  et  parcourue,  elle  s'était  éva- 
nouie; revenue  à  elle,  elle  s'était  jetée  sur 
son  lit  sans  prononcer  une  parole.  L'une 
de  ses  femmes,  inquiète  de  l'agitation  qu'elle 
remarquait  en  elle,  était  restée  dans  sa 
chambre  à  son  insu;  vers  le  milieu  de  la 
nuit,  cette  femme  l'avait  vue  saisie  d'un 
tremblement  qui  ébranlait  le  lit  sur  lequel 
elle  était  couchée:  elle  avait  voulu  m'ap- 
peler;  Ellénore  s'y  était  opposée  avec  une 
espèce  de  terreur  tellement  violente,  qu'on 
n'avait  osé  lui  désobéir.     On  avait  envoyé 


134  ADOLPHE 

chercher  un  médecin;  Ellénore  avait  refusé, 
refusait  encore  de  lui  répondre;  elle 
avait  passé  la  nuit,  prononçant  des  mots 
entrecoupés  qu'on  n'avait  pu  comprendre, 
et  appuyant  souvent  son  mouchoir  sur  sa 
bouche,  comme  pour  s'empêcher  de  parler. 

Tandis  qu'on  me  donnait  ces  détails,  une 
autre  femme,  qui  était  restée  près  d'Ellénore, 
accourut  tout  effrayée.  Ellénore  paraissait 
avoir  perdu  l'usage  de  ses  sens.  Elle  ne  dis- 
tinguait rien  de  ce  qui  l'entourait.  Elle 
poussait  quelquefois  des  cris,  elle  répétait 
mon  nom  ;  puis,  épouvantée,  elle  faisait  signe 
de  la  main,  comme  pour  que  l'on  éloignât 
d'elle  quelque  objet  qui  lui  était  odieux. 

J'entrai  dans  sa  chambre.  Je  vis  au  pied 
de   son   lit   deux   lettres.    L'une   était   la 

mienne  au  baron  de  T ,  l'autre  était  de 

lui-même  à  Ellénore.  Je  ne  conçus  que 
trop  alors  le  mot  de  cette  affreuse  énigme. 
Tous  mes  efforts  pour  obtenir  le  temps  que 
je  voulais  consacrer  encore  aux  derniers 
adieux  s'étaient  tournés  de  la  sorte  contre 
l'infortunée  que  j'aspirais  à  ménager.  Ellé- 
nore avait  lu,  tracées  de  ma  main,  mes 


ADOLPHE  135 

promesses  de  l'abandonner,  promesses  qui 
n'avaient  été  dictées  que  par  le  désir  de 
rester  plus  longtemps  près  d'elle,  et  que 
la  vivacité  de  ce  désir  même  m'avait  porté  à 
répéter,  à  développer  de  mille  manières. 
L'œil  indifférent  de  M.  de  T avait  facile- 
ment démêlé  dans  ces  protestations  réité- 
rées à  chaque  ligne  l'irrésolution  que  je 
déguisais,  et  les  ruses  de  ma  propre  incerti- 
tude; mais  le  cruel  avait  trop  bien  calculé 
qu'Ellénore  y  verrait  un  arrêt  irrévocable. 
Je  m'approchai  d'elle:  elle  me  regarda  sans 
me  reconnaître.  Je  lui  parlai:  elle  tres- 
saillit. Quel  est  ce  bruit?  s'écria-t-elle ; 
c'est  la  voix  qui  m'a  fait  du  mal.  Le 
médecin  remarqua  que  ma  présence  ajoutait 
à  son  délire,  et  me  conjura  de  m'éloigner. 
Comment  peindre  ce  que  j'éprouvai  pendant 
trois  longues  heures?  Le  médecin  sortit 
enfin.  Ellénore  était  tombée  dans  un  pro- 
fond assoupissement.  Il  ne  désespérait  pas 
de  la  sauver,  si  à  son  réveil,  la  fièvre  était 
calmée. 

Ellénore  dormit  longtemps.     Instruit  de 
son  réveil,  je  lui  écrivis  pour  lui  demander  de 


136  ADOLPHE 

me  recevoir.  Elle  me  fit  dire  d'entrer.  Je 
voulus  parler;  elle  m'interrompit.  —  Que 
je  n'entende  de  vous,  dit-elle,  aucun  mot 
cruel.  Je  ne  réclame  plus,  je  ne  m'oppose 
à  rien;  mais  que  cette  voix  que  j'ai  tant 
aimée,  que  cette  voix  qui  retentissait  au 
fond  de  mon  cœur  n'y  pénètre  pas  pour  le 
déchirer.  Adolphe,  Adolphe,  j'ai  été  vio- 
lente, j'ai  pu  vous  offenser;  mais  vous  ne 
savez  pas  ce  que  j'ai  souffert.  Dieu  veuille 
que  jamais  vous  ne  le  sachiez! 

Son  agitation  devint  extrême.  Elle  posa 
son  front  sur  ma  main  ;  il  était  brûlant  ;  une 
contraction  terrible  défigurait  ses  traits.  — 
Au  nom  du  ciel,  m'écriai-je,  chère  Ellénore,. 
écoutez-moi.  Oui,  je  suis  coupable:  cette 
lettre  .  .  .  Elle  frémit  et  voulut  s'éloigner. 
Je  la  retins.  —  Faible,  tourmenté,  continuai- 
je,  j'ai  pu  céder  un  moment  à  une  instance 
cruelle,  mais  n'avez-vous  pas  vous-même 
mille  preuves  que  je  ne  puis  vouloir  ce  qui 
nous  sépare?  J'ai  été  mécontent,  mal- 
heureux, injuste;  peut-être,  en  luttant  avec 
trop  de  violence  contre  une  imagination 
rebelle,  avez-vous  donné  de  la  force  à  des 


ADOLPHE  137 

velléités  passagères  que  je  méprise  aujourd'- 
hui; mais  pouvez-vous  douter  de  mon 
affection  profonde?  nos  âmes  ne  sont-elles 
pas  enchaînées  l'une  à  l'autre  par  mille 
liens  que  rien  ne  peut  rompre  ?  tout  le  passé 
ne  nous  est-il  pas  commun?  pouvons-nous 
jeter  un  regard  sur  les  trois  années  qui  vien- 
nent de  finir  sans  nous  retracer  des  impres- 
sions que  nous  avons  partagées,  des  plaisirs 
que  nous  avons  goûtés,  des  peines  que 
nous  avons  supportées  ensemble  ?  Ellénore, 
commençons  en  ce  jour  une  nouvelle  époque, 
rappelons  les  heures  du  bonheur  et  de 
l'amour.  Elle  me  regarda  quelque  temps 
avec  l'air  du  doute.  —  Votre  père,  reprit- 
elle  enfin,  vos  devoirs,  votre  famille,  ce 
qu'on  attend  de  vous!  ...  —  Sans  doute, 
répondis-je,  une  fois,  un  jour  peut-être  .  .  . 
Elle  remarqua  que  j'hésitais.  —  Mon  Dieu, 
s'écria-t-elle,  pourquoi  m'avait-il  rendu  l'es- 
pérance pour  me  la  ravir  aussitôt  ?  Adolphe, 
je  vous  remercie  de  vos  efforts,  ils  m'ont 
fait  du  bien,  d'autant  plus  de  bien  qu'ils 
ne  vous  coûteront,  je  l'espère,  aucun  sacri- 
fice!   mais,  je  vous  en  conjure,  ne  parlons 


138  ADOLPHE 

plus  de  l'avenir  ...  Ne  vous  reprochez  rien, 
quoi  qu'il  arrive.  Vous  avez  été  bon  pour 
moi.  J'ai  voulu  ce  qui  n'était  pas  possible. 
L'amour  était  toute  ma  vie:  il  ne  pouvait 
être  la  vôtre.  Soignez-moi  maintenant 
quelques  jours  encore.  Des  larmes  coulè- 
rent abondamment  de  ses  yeux;  sa  respira- 
tion fut  moins  oppressée;  elle  appuya  sa 
tête  sur  mon  épaule.  —  C'est  ici,  dit-elle, 
que  j'ai  toujours  désiré  mourir.  Je  la 
serrai  contre  mon  cœur,  j'abjurai  de  nouveau 
mes  projets,  je  désavouai  mes  fureurs  cruel- 
les.—  Non,  reprit-elle,  il  faut  que  vous 
soyez  libre  et  content.  —  Puis-je  l'être  si 
vous  êtes  malheureuse?  —  Je  ne  serai  pas 
longtemps  malheureuse,  vous  n'aurez  pas 
longtemps  à  me  plaindre.  —  Je  rejetai  loin 
de  moi  des  craintes  que  je  voulais  croire 
chimériques.  —/Non,  non,  cher  Adolphe, 
me  dit-elle,  quand  on  a  longtemps  invoqué 
la  mort,  le  ciel  nous  envoie  à  la  fin  je  ne  sais 
quel  pressentiment  infaillible  qui  nous  avertit 
que  notre  prière  est  exaucée. ,| —  Je  lui  jurai 
de  ne  jamais  la  quitter.  —  Je  l'ai  toujours 
espéré,  maintenant  j'en  suis  sûre. 


ADOLPHE  139 

C'était  une  de  ces  journées  d'hiver  où  le 
soleil  semble  éclairer  tristement  la  campagne 
grisâtre,  comme  s'il  regardait  en  pitié  la 
terre  qu'il  a  cessé  de  réchauffer.  Ellénore 
me  proposa  de  sortir.  —  Il  fait  bien  froid, 
lui  dis-je.  —  N'importe,  je  voudrais  me  pro- 
mener avec  vous.  Elle  prit  mon  bras  ;  nous 
marchâmes  longtemps  sans  rien  dire;  elle 
avançait  avec  peine,  et  se  penchait  sur  moi 
presque  tout  entière.  —  Arrêtons-nous  un 
instant.  —  Non,  me  répondit-elle,  j'ai  du 
plaisir  à  me  sentir  encore  soutenue  par  vous. 
Nous  retombâmes  dans  le  silence.  Le  ciel 
était  serein;  mais  les  arbres  étaient  sans 
feuilles;  aucun  souffle  n'agitait  l'air,  aucun 
oiseau  ne  le  traversait  :  tout  était  immobile 
et  le  seul  bruit  qui  se  fît  entendre  était  celui 
de  l'herbe  glacée  qui  se  brisait  sous  nos  pas 
—  Comme  tout  est  calme  !  me  dit  Ellénore 
comme  la  nature  se  résigne!  le  cœur  aussi 
ne  doit-il  pas  apprendre  à  se  résigner?  Elle 
s'assit  sur  une  pierre;  tout  à  coup  elle  se 
mit  à  genoux,  et  baissant  la  tête,  elle 
l'appuya  sur  ses  deux  mains.;  J'entendis 
quelques    mots    prononcés    à   voix    basse. 


i4o  ADOLPHE 

Je  m'aperçus  qu'elle  priait.  Se  relevant 
enfin  :  —  Rentrons,  dit  -  elle,  le  froid  m'a 
saisie.  J'ai  peur  de  me  trouver  mal.  Ne 
me  dites  rien;  je  ne  suis  pas  en  état  de 
vous  entendre. 

A  dater  de  ce  jour,  je  vis  Ellénore  s'affai- 
blir et  dépérir.  Je  rassemblai  de  toutes 
parts  des  médecins  autour  d'elle:  les  uns 
m'annoncèrent  un  mal  sans  remède,  d'autres 
me  bercèrent  d'espérances  vaines;  mais  la 
nature,  sombre  et  silencieuse,  poursuivit 
d'un  bras  invisible  son  travail  impitoyable. 
Par  moments,  Ellénore  semblait  reprendre 
à  la  vie.  On  eût  dit  quelquefois  que  la 
main  de  fer  qui  pesait  sur  elle  s'était  retirée. 
Elle  relevait  sa  tête  languissante;  ses  joues 
se  couvraient  de  couleurs  un  peu  plus  vives  ; 
ses  yeux  se  ranimaient;  mais  tout  à  coup, 
par  le  jeu  cruel  d'une  puissance  inconnue,  ce 
mieux  mensonger  disparaissait,  sans  que 
l'art  en  pût  deviner  la  cause.  Je  la  vis  de  la 
sorte  marcher  par  degrés  à  la  destruction. 
Je  vis  se  graver  sur  cette  figure  si  noble  et 
si  expressive  les  signes  avant-coureurs  de 
la  mort.    Je   vis,   spectacle   humiliant   et 


ADOLPHE  141 

déplorable!  ce  caractère  énergique  et  fier 
recevoir  de  la  souffrance  physique  mille 
impressions  confuses  et  incohérentes,  comme 
si,  dans  ces  instants  terribles,  l'âme,  froissée 
par  le  corps,  se  métamorphosait  en  tous 
sens  pour  se  plier  avec  moins  de  peine  à  la 
dégradation  des  organes. 

Un  seul  sentiment  ne  varia  jamais  dans  le 
cœur  d'Ellénore;  ce  fut  sa  tendresse  pour 
moi.  Sa  faiblesse  lui  permettait  rarement 
de  me  parler;  mais  elle  fixait  sur  moi  ses 
yeux  en  silence,  et  il  me  semblait  alors  que 
ses  regards  me  demandaient  la  vie  que  je  ne 
pouvais  plus  lui  donner.  Je  craignais  de  lui 
causer  une  émotion  violente;  j'inventais  des 
prétextes  pour  sortir:  je  parcourais  au 
hasard  tous  les  lieux  où  je  m'étais  trouvé 
avec  elle;  j'arrosais  de  mes  pleurs  les 
pierres,  le  pied  des  arbres,  tous  les  objets  qui 
me  retraçaient  son  souvenir. 

Ce  n'étaient  pas  les  regrets  de  l'amour, 
c'était  un  sentiment  plus  sombre  et  plus 
triste;  l'amour  s'identifie  tellement  à  l'objet 
aimé,  que  dans  son  désespoir  même  il  y  a 
quelque  charme.     Il  lutte  contre  la  réalité. 


lûfl.  ADOLPHE 

■contre  la  destinée;  l'ardeur  de  son  désir  le 
trompe  sur  ses  forces,  et  l'exalte  au  milieu 
de  sa  douleur.  La  mienne  était  morne  et 
solitaire;  je  n'espérais  point  mourir  avec 
Ellénore;  j'allais  vivre  sans  elle  dans  ce 
désert  du  monde,  que  j'avais  souhaité  tant 
•de  fois  de  traverser  indépendant.  J'avais 
brisé  l'être  qui  m'aimait;  j'avais  brisé  ce 
cœur,  compagnon  du  mien,  qui  avait  persisté 
à  se  dévouer  à  moi,  dans  sa  tendresse  in- 
fatigable; déjà  l'isolement  m'atteignait. 
^Ellénore  respirait  encore,  mais  je  ne  pouvais 
plus  lui  confier  mes  pensées;  j'étais  déjà 
seul  sur  la  terre;  je  ne  vivais  plus  dans  cette 
atmosphère  d'amour  qu'elle  répandait  au- 
tour de  moi;  l'air  que  je  respirais  me  parais- 
sait plus  rude,  les  visages  des  hommes  que  je 
rencontrais  plus  indifférents;  toute  la  na- 
ture semblait  me  dire  que  j'allais  à  jamais 
cesser  d'être  aiméj) 

Le  danger  d'Ellénore  devint  tout  à  coup 
plus  imminent;  des  symptômes  qu'on  ne 
pouvait  méconnaître  annoncèrent  sa  fin 
prochaine:  un  prêtre  de  sa  religion  l'en 
avertit.    Elle  me  pria  de  lui  apporter  une 


ADOLPHE  143 

cassette  qui  contenait  beaucoup  de  papiers; 
elle  en  fit  brûler  plusieurs  devant  elle,  mais 
elle  paraissait  en  chercher  un  qu'elle  ne 
trouvait  point,  et  son  inquiétude  était  ex- 
trême. Je  la  suppliai  de  cesser  cette  re- 
cherche qui  l'agitait,  et  pendant  laquelle, 
deux  fois,  elle  s'était  évanouie.  —  J'y 
consens,  me  répondit-elle;  mais,  cher 
Adolphe,  ne  me  refusez  pas  une  prière. 
Vous  trouverez  parmi  mes  papiers,  je  ne  sais 
où,  une  lettre  qui  vous  est  adressée;  brûlez- 
la  sans  la  lire,  je  vous  en  conjure  au  nom  de 
notre  amour,  au  nom  de  ces  derniers  mo- 
ments que  vous  avez  adoucis.  Je  le  lui 
promis:  elle  fut  tranquille.  —  Laissez-moi 
me  livrer  à  présent,  me  dit-elle,  aux  devoirs 
de  ma  religion;  j'ai  bien  des  fautes  à 
expier:  mon  amour  pour  vous  fut  peut- 
être  une  faute;  je  ne  le  croirais  pourtant 
pas,  si  cet  amour  avait  pu  vous  rendre 
heureux. 

Je  la  quittai:  je  ne  rentrai  qu'avec  tous 
ses  gens  pour  assister  aux  dernières  et  solen- 
nelles prières;  à  genoux  dans  un  coin  de  sa 
chambre,    tantôt   je   m'abîmais   dans   mes 


144  ADOLPHE 

pensées,  tantôt  je  contemplais,  par  une 
curiosité  involontaire,  tous  ces  hommes 
réunis,  la  terreur  des  uns,  la  distraction  des 
autres,  et  cet  effet  singulier  de  l'habitude 
qui  introduit  l'indifférence  dans  toutes  les 
pratiques  prescrites,  et  qui  fait  regarder  les 
cérémonies  les  plus  augustes  et  les  plus 
terribles  comme  des  choses  convenues  et  de 
pure  forme;  j'entendais  ces  hommes  répéter 
machinalement  les  paroles  funèbres,  comme 
si  eux  aussi  n'eussent  pas  dû  être  acteurs 
un  jour  dans  une  scène  pareille,  comme  si 
eux  aussi  n'eussent  pas  dû  mourir  un  jour. 
J'étais  loin  cependant  de  dédaigner  ces 
pratiques  ;  en  est-il  une  seule  dont  l'homme, 
dans  son  ignorance,  ose  prononcer  l'inu- 
tilité? Elles  rendaient  du  calme  à  Ellénore; 
elles  l'aidaient  à  franchir  ce  pas  terrible  vers 
lequel  nous  avançons  tous,  sans  qu'aucun  de 
nous  puisse  prévoir  ce  qu'il  doit  éprouver 
alors.  (Ma  surprise  n'est  pas  que  l'homme 
ait  besoin  d'une  religion;  ce  qui  m'étonne, 
c'est  qu'il  se  croie  jamais  assez  fort,  assez 
à  l'abri  du  malheur  pour  oser  en  rejeter 
une:    il  devrait,  ce  me  semble,  être  porté, 


ADOLPHE  145 

dans  sa  faiblesse,  à  les  invoquer  toutes; 
dans  la  nuit  épaisse  qui  nous  entoure,  est -il 
une  lueur  que  nous  puissions  repousser  ?  au 
milieu  du  torrent  qui  nous  entraîne,  est-il 
une  branche  à  laquelle  nous  osions  refuser 
de  nous  retenir  ï\ 

L'impression  produite  sur  Ellénore  par 
une  solennité  si  lugubre  parut  l'avoir  fati- 
guée. Elle  s'assoupit  d'un  sommeil  assez 
paisible;  elle  se  réveilla  moins  souffrante; 
j'étais  seul  dans  sa  chambre,  nous  nous  par- 
lions de  temps  en  temps  à  de  longs  intervalles. 
Le  médecin  qui  s'était  montré  le  plus  habile 
dans  ses  conjectures  m'avait  prédit  qu'elle 
ne  vivrait  pas  vingt-quatre  heures;  je 
regardais  tour  à  tour  une  pendule  qui  mar- 
quait les  heures,  et  le  visage  d'Ellénore,  sur 
lequel  je  n'apercevais  nul  changement  nou- 
veau. Chaque  minute  qui  s'écoulait  rani- 
mait mon  espérance,  et  je  révoquais  en 
doute  les  présages  d'un  art  mensonger.  Tout 
à  coup,  Ellénore  s'élança  par  un  mouvement 
subit;  je  la  retins  dans  mes  bras:  un  trem- 
blement convulsif  agitait  tout  son  corps; 
ses  yeux  me  cherchaient,  mais  dans  ses  yeux 


i46  ADOLPHE 

se  peignait  un  effroi  vague,  comme  si  elle 
eût  demandé  grâce  à  quelque  objet  menaçant 
qui  se  dérobait  à  mes  regards;  elle  se  rele- 
vait, elle  retombait,  on  voyait  qu'elle  s'effor- 
çait de  fuir;  on  eût  dit  qu'elle  luttait 
contre  une  puissance  physique  invisible, 
qui,  lassée  d'attendre  le  moment  funeste, 
l'avait  saisie  et  la  retenait  pour  l'achever 
sur  ce  lit  de  mort.  Elle  céda  enfin  à  l'a- 
charnement de  la  nature  ennemie;  ses  mem- 
bres s'affaissèrent,  elle  sembla  reprendre 
quelque  connaissance:  elle  me  serra  la 
main;  elle  voulut  pleurer,  il  n'y  avait  plus  de 
larmes;  elle  voulut  parler,  il  n'y  avait  plus 
de  voix  :  elle  laissa  tomber,  comme  résignée, 
sa  tête  sur  le  bras  qui  l'appuyait  ;  sa  respira- 
tion devint  plus  lente:  quelques  instants 
après,  elle  n'était  plus. 

Je  demeurai  longtemps  immobile  près 
d'Ellénore  sans  vie.  La  conviction  de  sa 
mort  n'avait  pas  encore  pénétré  dans  mon 
âme;  mes  yeux  contemplaient  avec  un  éton- 
nement  stupide  ce  corps  inanimé.  Une  de 
ses  femmes  étant  entrée,  répandit  dans  la 
maison  la  sinistre  nouvelle.     Le  bruit  qui 


ADOLPHE  147 

se  fit  autour  de  moi  me  tira  de  la  léthargie 
où  j'étais  plongé;  je  me  levai:  ce  fut  alors 
que  j 'éprouvai  la  douleur  déchirante  et  toute 
l'horreur  de  l'adieu  sans  retour.  Tant  de 
mouvement,  cette  activité  de  la  vie  vul- 
gaire, tant  de  soins  et  d'agitations  qui  ne 
la  regardaient  plus,  dissipèrent  cette  illu- 
sion que  je  prolongeais,  cette  illusion  par  la- 
quelle je  croyais  encore  exister  avec  Ellénore. 
Je  sentis  le  dernier  lien  se  rompre,  et  l'af- 
freuse réalité  se  placer  à  jamais  entre  elle  et 
moi.  Combien  elle  me  pesait,  cette  liberté 
que  j'avais  tant  regrettée!  Combien  elle 
manquait  à  mon  cœur,  cette  dépendance 
qui  m'avait  révolté  souvent  !  Naguère, 
toutes  mes  actions  avaient  un  but;  j'étais 
sûr,  par  chacune  d'elles,  d'épargner  une 
peine  ou  de  causer  un  plaisir.  Je  m'en 
plaignais  alors:  j'étais  impatienté  qu'un 
œil  ami  observât  mes  démarches,  que  le  bon- 
heur d'un  autre  y  fût  attaché.  Personne 
maintenant  ne  les  observait;  elles  n'intéres- 
saient personne;  nul  ne  me  disputait  mon 
temps  ni  mes  heures;  aucune  voix  ne  me 
rappelait  quand  je  sortais.     J'étais  libre,  en 


i48  ADOLPHE 

effet,  je  n'étais  plus  aimé:    j'étais  étranger 
pour  tout  le  mondes» 

L'on  m'apporta  tous  les  papiers  d'Ellénore, 
comme  elle  l'avait  ordonné;  à  chaque  ligne, 
j'y  rencontrai  de  nouvelles  preuves  de  son 
amour,  de  nouveaux  sacrifices  qu'elle  m'avait 
faits  et  qu'elle  m'avait  cachés.  Je  trouvai 
enfin  cette  lettre  que  j 'avais  promis  de  brûler; 
je  ne  la  reconnus  pas  d'abord,  elle  était 
sans  adresse,  elle  était  ouverte:  quelques 
mots  frappèrent  mes  regards  malgré  moi; 
je  tentai  vainement  de  les  en  détourner, 
je  ne  pus  résister  au  besoin  de  la  lire  tout 
entière.  Je  n'ai  pas  la  force  de  la  tran- 
scrire: Ellénore  l'avait  écrite  après  une  des 
scènes  violentes  qui  avaient  précédé  sa 
maladie.  «Adolphe,  me  disait-elle,  pour- 
quoi vous  acharnez- vous  sur  moi  ?  Quel  est 
mon  crime?  De  vous  aimer,  de  ne  pouvoir 
exister  sans  vous.  \  Par  quelle  pitié  bizarre 
n'osez-vous  rompre  un  lien  qui  vous  pèse, 
et  déchirez-vous  l'être  malheureux  près  de 
qui  votre  pitié  vous  retient?  Pourquoi  me 
refusez-vous  le  triste  plaisir  de  vous  croire 
au  moins  généreux  ?  Pourquoi  vous  montrez  - 


ADOLPHE  149 

-  *\ 

vous  furieux  et  faible  ?    L'idée  de  ma  douleur 

vous  poursuit,  et  le  spectacle  de  cette 
douleur  ne  peut  vous  arrêter!  Qu'exigez- 
vous?  que  je  vous  quitte?  Ne  voyez-vous 
pas  que  je  n'en  ai  pas  la  force?  Ah!  c'est  à 
vous,  qui  n'aimez  pas,  c'est  à  vous  à  la 
trouver,  cette  force  dans  ce  cœur  lassé  de 
moi,  que  tant  d'amour  ne  saurait  désarmer. 
Vous  ne  me  la  donnerez  pas,  vous  me  ferez 
languir  dans  les  larmes,  vous  me  ferez 
mourir  à  vos  pieds.  Dites  un  mot,  écrivait- 
elle  ailleurs.  Est-il  un  pays  où  je  ne  vous 
suive?  est -il  une  retraite  où  je  ne  me  cache 
pour  vivre  auprès  de  vous,  sans  être  un 
fardeau  dans  votre  vie?  Mais  non,  vous  ne 
le  voulez  pas.  Tous  les  projets  que  je  pro- 
pose, timide  et  tremblante,  car  vous  m'avez 
glacée  d'effroi,  vous  les  repoussez  avec 
impatience.  Ce  que  j 'obtiens  de  mieux,  c'est 
votre  silence.  Tant  de  dureté  ne  convient 
pas  à  votre  caractère.  Vous  êtes  bon  ;  vos 
actions  sont  nobles  et  dévouées  :  mais  quelles 
actions  effaceraient  vos  paroles  ?  Ces  paroles 
acérées  retentissent  autour  de  moi:  je  les 
entends  la  nuit;  elles  me  suivent,  elles  me 


i5o  ADOLPHE 

dévorent,  elles  flétrissent  tout  ce  que  vous 
faites.  *Faut-il  donc  que  je  meure,  Adolphe  ? 
Eh  bien,  vous  serez  content;  elle  mourra, 
cette  pauvre  créature  que  vous  avez  pro- 
tégée, mais  que  vous  frappez  à  coups  re- 
doublés. Elle  mourra,  cette  importune 
Ellénore  que  vous  ne  pouvez  supporter 
autour  de  vous,  que  vous  regardez  comme 
un  obstacle,  pour  qui  vous  ne  trouvez  pas  sur 
la  terre  une  place  qui  ne  vous  fatigue;  jelle 
mourra:  vous  marcherez  seul  au  milieu  de 
cette  foule  à  laquelle  vous  êtes  impatient  de 
vous  mêler  !  Vous  les  connaîtrez,  ces  hommes 
que  vous  remerciez  aujourd'hui  d'être  indif- 
férents; et  peut-être  un  jour,  froissé  par  ces 
cœurs  arides,  vous  regretterez  ce  cœur  dont 
vous  disposiez  ^qui  vivait  de  votre  affection, 
qui  eût  bravé  mille  périls  pour  votre  défense, 
et  que  vous  ne  daignez  plus  récompenser 
d'un  regard.  » 


LETTRE   A   L'ÉDITEUR 

Je  vous  renvoie,  monsieur,  le  manuscrit 
que  vous  avez  eu  la  bonté  de  me  confier.  Je 
vous  remercie  de  cette  complaisance,  bien 
qu'elle  ait  réveillé  en  moi  de  tristes  souvenirs 
que  le  temps  avait  effacés  ;  j 'ai  connu  la  plu- 
part de  ceux  qui  figurent  dans  cette  histoire, 
car  elle  n'est  que  trop  vraie.  J'ai  vu  souvent 
ce  bizarre  et  malheureux  Adolphe,  qui  en  est 
à  la  fois  l'auteur  et  le  héros;  j'ai  tenté  d'ar- 
racher par  mes  conseils  cette  charmante 
Ellénore,  digne  d'un  sort  plus  doux  et  d'un 
cœur  plus  fidèle,  à  l'être  malfaisant  qui,  non 
moins  misérable  qu'elle,  la  dominait  par 
une  espèce  de  charme  et  la  déchirait  par  sa 
faiblesse.  Hélas!  la  dernière  fois  que  je 
l'ai  vue,  je  croyais  lui  avoir  donné  quelque 
force,  avoir  armé  sa  raison  contre  son  cœur. 
Après  une  trop  longue  absence,  je  suis 
revenu  dans  les  lieux  où  je  l'avais  laissée,  et 
je  n'ai  trouvé  qu'un  tombeau. 

Vous    devriez,    Monsieur,    publier    cette 
151 


152  ADOLPHE 

anecdote.  Elle  ne  peut  désormais  blesser 
personne^  et  ne  serait  pas,  à  mon  avis,  sans 
utilité. Ç^Le  malheur  d'Ellénore  prouve  que 
le  sentiment  le  plus  passionné  ne  saurait 
lutter  contre  l'ordre  des  choses.  La  société 
est  trop  puissante,  elle  se  reproduit  sous  trop 
de  iormes,  elle  mêle  trop  d'amertume  à 
l'amour  qu'elle  n'a  pas  sanctionné^  elle 
favorise  ce  penchant  à  l'inconstance  etTcette 
fatigue  impatiente,  maladies  de  l'âme,  qui 
la  saisissent  quelquefois  subitement  au  sein 
de  l'intimité.  Les  indifférents  ont  un  em- 
pressement merveilleux  à  être  tracassiers 
au  nom  de  la  morale  et  nuisibles  par  zèle 
pour  la  vertu;  on  dirait  que  la  vue  de 
l'affection  les  importune,  parce  qu'ils  en  sont 
incapables;  et  quand  ils  peuvent  se  préva- 
loir d'un  prétexte,  ils  jouissent  de  l'attaquer 
et  de  la  détruire.  Malheur  donc  à  la  femme 
qui  se  repose  sur  un  sentiment  que  tout  se 
réunit  pour  empoisonner,  et  contre  lequel 
la  société,  lorsqu'elle  n'est  pas  forcée  à  le 
respecter  comme  légitime,  s'arme  de  tout  ce 
qu'il  y  a  de  mauvais  dans  le  cœur  de  l'homme 
pour  décourager  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  ! 


LETTRE  A  L'ÉDITEUR  153 

L'exemple  d'Adolphe  ne  sera  pas  moins 
instructif,  si  vous  ajoutez  qu'après  avoir  re- 
poussé l'être  qui  l'aimait,  il  n'a  pas  été  moins 
inquiet,  moins  agité,  moins  mécontent  ;  qu'il 
n'a  fait  aucun  usage  de  sa  liberté  reconquise 
au  prix  de  tant  de  douleurs  et  de  tant  de 
larmes;  et  qu'en  se  rendant  bien  digne  de 
blâme,  il  s'est  rendu  aussi  digne  de  pitié. 

S'il  vous  en  faut  des  preuves,  Monsieur, 
lisez  ces  lettres  qui  vous  instruiront  du  sort 
d'Adolphe;  vous  le  verrez  dans  bien  des 
circonstances  diverses  et  toujours,  la  victime 
de  ce  mélange  d'égoïsme  et  de  sensibilité  qui 
se  combinait  en  lui  pour  son  malheur  et 
celui  des  autres;  prévoyant  le  mal  avant 
de  le  faire,  et  reculant  avec  désespoir  après 
l'avoir  fait;  puni  de  ses  qualités  plus  encore 
que  de  ses  défauts,  parce  que  ses  qualités 
prenaient  leur  source  dans  ses  émotions  et 
non  dans  ses  principes;  tour  à  tour  le  plus 
dévoué  et  le  plus  dur  des  hommes,  mais 
ayant  toujours  fini  par  la  dureté  après  avoir 
commencé  par  le  dévouement,  et  n'ayant 
ainsi  laissé  de  traces  que  de  ses  torts. 


RÉPONSE 

Oui,  Monsieur,  je  publierai  le  manuscrit 
que  vous  me  renvoyez  (non  que  je  pense 
comme  vous  sur  l'utilité  dont  il  peut  être; 
chacun  ne  s'instruit  qu'à  ses  dépens  dans  ce 
monde,  et  les  femmes  qui  le  liront  s'imagine- 
ront toutes  avoir  rencontré  mieux  qu' 
Adolphe  ou  valoir  mieux  qu'Ellénore),  mais 
je  le  publierai  comme  une  histoire  assez 
vraie  de  la  misère  du  cœur  humaim  S'il 
renferme  une  leçon  instructive,  c'est  aux 
hommes  que  cette  leçon  s'adresse:  il  prouve 
que  cet  esprit,  dont  on  est  si  fier,  ne  sert  ni 
à  trouver  du  bonheur  ni  à  en  donner;  il 
prouve  que  le  caractère,  la  fermeté,  la 
fidélité,  la  bonté,  sont  les  dons  qu'il  faut 
demander  au  ciel;  et  je  n'appelle  pas  bonté 
cette  pitié  passagère  qui  ne  subjugue  point 
l'impatience  et  ne  l'empêche  point  de 
rouvrir  les  blessures  qu'un  moment  de 
regret  avait  fermées.  La  grande  question 
i54 


REPONSE  155 

dans  la  vie,  c'est  la  douleur  que  l'on  cause, 
et  la  métaphysique  la  plus  ingénieuse  ne  jus- 
tifie pas  l'homme  qui  a  déchiré  le  cœur  qui 
l'aimait,  fje  hais  d'ailleurs  cette  fatuité 
d'un  esprit  qui  croit  excuser  ce  qu'il  ex- 
plique; je  hais  cette  vanité  qui  s'occupe 
d'elle-même  en  racontant  le  mal  qu'elle  a 
fait,  qui  a  la  prétention  de  se  faire  plaindre 
en  se  décrivant,  )et  qui,  planant  indestructible 
au  milieu  des  ruines,  s'analyse  au  lieu  de  se 
repentir.  Me  hais  cette  faiblesse  qui  s'en 
prend  toujours  aux  autres  de  sa  propre 
impuissance,  et  qui  ne  voit  pas  que  le  mal 
n'est  point  dans  ses  alentours,  mais  qu'il 
est  en  elle)  J'aurais  deviné  qu'Adolphe  a 
été  puni  de  son  caractère  par  son  caractère 
même,  qu'il  n'a  suivi  aucune  route  fixe, 
rempli  aucune  carrière  utile,  qu'il  a  consumé 
ses  facultés  sans  autre  direction  que  le 
caprice,  sans  autre  force  que  l'irritation; 
j'aurais,  dis-je,  deviné  tout  cela,  quand  vous 
ne  m'auriez  pas  communiqué  sur  sa  destinée 
de  nouveaux  détails,  dont  j'ignore  encore 
si  je  ferai  quelque  usage.  Les  circonstances 
sont  bien  peu  de  chose,  le  caractère  est  tout^ 


156  ADOLPHE 

c'est  en  vain  qu'on  brise  avec  les  objets  et 
les  êtres  extérieurs,  on  ne  saurait  briser  avec 
soi-même.  On  change  de  situation;  mais 
on  transporte  dans  chacune  le  tourment  dont 
on  espérait  se  délivrer:  et  comme  on  ne 
se  corrige  pas  en  se  déplaçant,  l'on  se  trouve 
seulement  avoir  ajouté  des  remords  aux 
regrets  et  des  fautes  aux  souffrances. 


FIN    D  ADOLPHE 


LETTRE  SUR  JULIE1 

Vous  me  demandez  de  m'entretenir  avec 
vous  de  l'amie  que  nous  avons  perdue,  et  que 
nous  regretterons  toujours.  Vous  m'im- 
posez une  tâche  qui  me  sera  douce  à  remplir. 
Julie  a  laissé  dans  mon  cœur  des  impressions 
profondes,  et  je  trouve  à  me  les  retracer  une 
jouissance  mêlée  de  tristesse. 

Elle  n'était  plus  jeune  quand  je  la  rencon- 
trai pour  la  première  fois  ;  le  temps  des  ora- 
ges était  passé  pour  elle.  Il  n'exista  jamais 
entre  nous  que  de  l'amitié.  Mais,  comme  il 
arrive  souvent  aux  femmes  que  la  nature  a 
douées  d'une  sensibilité  véritable  et  qui  ont 
éprouvé  de  vives  émotions,  son  amitié  avait 

1  Cette  lettre  concerne  une  personne  morte  depuis 
longtemps;  mais  plusieurs  de  nos  contemporains  l'ont 
connue,  et  verront  peut-être  avec  quelque  intérêt  cet 
hommage  rendu  à  la  mémoire  d'une  femme  qui,  dans 
sa  jeunesse,  avait  eu  beaucoup  d'admirateurs,  et  qui, 
dans  un  âge  plus  avancé,  avait  conservé  beaucoup 
d'amis,  entre  autres  l'illustre  tragédien  Talma. 
157 


i58  LETTRE  SUR  JULIE 

quelque  chose  de  tendre  et  de  passionné  qui 
lui  donnait  un  charme  particulier. 

Son  esprit  était  juste,  étendu,  toujours  pi- 
quant, quelquefois  profond.  Une  raison 
exquise  lui  avait  indiqué  les  opinions  saines, 
plutôt  que  l'examen  ne  l'y  avait  conduite; 
elle  les  développait  avec  force,  elle  les  soute- 
nait avec  véhémence.  |£Elle  ne  disait  pas 
toujours,  peut-être,  tout  ce  qu'il  y  avait  à 
dire  en  faveur  de  ce  qu'elle  voulait  démon- 
trer; mais  elle  ne  se  servait  jamais  d'un 
raisonnement  faux,  et  son  instinct  était  infail- 
lible contre  toutes  les  espèces  de  sophismesj| 

La  première  moitié  de  sa  vie  avait  été  trop 
agitée  pour  qu'elle  eût  pu  rassembler  une 
grande  masse  de  connaissances  ;  mais,  par  la 
rectitude  de  son  jugement,  elle  avait  deviné 
en  quelque  sorte  ce  qu'elle  n'avait  pas  appris. 
Elle  avait  appliqué  à  l'histoire  la  connais- 
sance des  hommes,  connaissance  qu'elle 
avait  acquise  en  société;  et  la  lecture  d'un 
très  petit  nombre  d'historiens  l'avait  mise 
en  état  de  démêler  d'un  coup  d'œil  les  motifs 
secrets  des  actions  publiques  et  tous  les 
détours  du  cœur  humain. 


LETTRE  SUR  JULIE  159 

Lorsqu'une  révolution  mémorable  fit  naî- 
tre dans  la  tête  de  presque  tous  les  Français 
des  espérances  qui  furent  longtemps  trom- 
pées, elle  embrassa  cette  révolution  avec 
enthousiasme,  et  suivit  de  bonne  foi  l'impul- 
sion de  son  âme  et  la  conviction  de  son  esprit. 
Toutes  les  pensées  nobles  et  généreuses 
s'emparèrent  d'elle,  et  elle  méconnut,  comme 
bien  d'autres,  les  difficultés  et  les  obstacles, 
et  cette  disproportion  désespérante  entre  les 
idées  qu'on  voulait  établir  et  la  nation  qui 
devait  les  recevoir,  nation  affaiblie  par 
l'excès  de  la  civilisation,  nation  devenue 
vaniteuse  et  frivole  par  l'éducation  du  pouvoir 
arbitraire,  et  chez  laquelle  les  lumières  mêmes 
demeuraient  stériles,  parce  que  les  lumières 
ne  font  qu'éclairer  la  route,  mais  ne  donnent 
point  aux  hommes  la  force  de  la  parcourir. 

Julie  fut  une  amie  passionnée  de  la  Révo- 
lution, ou,  pour  parler  plus  exactement,  de  ce 
que  la  Révolution  promettait.  La  justesse 
de  son  esprit  en  faisait  nécessairement  une 
ennemie  implacable  des  préjugés  de  toute 
espèce,  et,  dans  sa  haine  contre  les  préjugés, 
elle  n'était  pas  exempte  d'esprit  de  parti. 


160  LETTRE  SUR  JULIE 

Il  est  presque  impossible  aux  femmes  de  se 
préserver  de  l'esprit  de  parti;  elles  sont 
toujours  dominées  par  des  affections  indi- 
viduelles. Quelquefois,  ce  sont  ces  affections 
individuelles  qui  leur  suggèrent  leurs  opi- 
nions; d'autres  fois,  leurs  opinions  les 
dirigent  dans  le  choix  de  leurs  alentours. 
Mais,  dans  ce  dernier  cas  même,  comme  elles 
ont  essentiellement  besoin  d'aimer,  elles 
ressentent  bientôt  pour  leurs  alentours  une 
affection  vive,  et  de  la  sorte  l'attachement 
que  l'opinion  avait  d'abord  créé  réagit  sur 
elle  et  la  rend  plus  violente. 

Mais,  si  Julie  eut  l'esprit  de  parti,  cet  es- 
prit de  parti  même  ne  servait  qu'à  mettre 
plus  en  évidence  la  bonté  naturelle  et  la  gé- 
nérosité de  son  caractère.  Elle  s'aveuglait 
sur  les  hommes  qui  semblaient  partager  ses 
opinions;  mais  elle  ne  fut  jamais  entraînée  à 
méconnaître  le  mérite,  à  justifier  la  persécu- 
tion de  l'innocence,  ou  à  rester  sourde  au 
malheur.  Elle  haïssait  le  parti  contraire  au 
sien;  mais  elle  se  dévouait  avec  zèle  et  avec 
persévérance  à  la  défense  de  tout  individu 
qu'elle  voyait  opprimé:    à  l'aspect  de  la 


LETTRE  SUR  JULIE  161 

souffrance  et  de  l'injustice,  les  sentiments 
nobles  qui  s'élevaient  en  elle  faisaient  taire 
toutes  les  considérations  partiales  ou  pas- 
sionnées; et,  au  milieu  des  tempêtes  politi- 
ques, pendant  lesquelles  tous  ont  été  succes- 
sivement victimes,  nous  l'avons  vue  souvent 
prêter  à  la  fois  à  des  hommes  persécutés,  en 
sens  opposés,  tous  les  secours  de  son  activité 
et  de  son  courage. 

Sans  doute,  quand  son  cœur  ne  l'aurait 
pas  ainsi  dirigée,  elle  était  trop  éclairée  pour 
ne  pas  prévoir  que  de  mauvais  moyens  ne 
conduisaient  jamais  à  un  résultat  avanta- 
geux. Lorsqu'elle  voyait  l'arbitraire  dé- 
ployé en  faveur  de  ce  qu'on  appelait  la 
liberté,  elle  ne  savait  que  trop  que  la  liberté 
ne  peut  jamais  naître  de  l'arbitraire.  C'était 
donc  avec  douleur  qu'elle  contemplait  les 
défenseurs  de  ses  opinions  chéries,  les  sapant 
dans  leur  base,  sous  prétexte  de  les  faire 
triorrfpher,  et  s'efforçant  plutôt  de  se  saisir 
à  leur  tour  du  despotisme  que  de  le  détruire. 
Cette  manière  de  voir  est  un  mérite  dont  il 
faut  savoir  d'autant  plus  de  gré  à  Julie,  que 
certes  il  n'a  pas  été  commun.     Tous  les 


i62  LETTRE  SUR  JULIE 

partis,  durant  nos  troubles,  se  sont  regardés 
comme  les  héritiers  les  uns  des  autres,  et, 
par  cette  conduite,  chacun  d'eux,  en  effet, 
a  hérité  de  la  haine  que  le  parti  contraire 
avait  d'abord  inspirée. 

Une  autre  qualité  de  Julie,  c'est  qu'au  mi- 
lieu de  sa  véhémence  d'opinion,  l'esprit  de 
parti  ne  l'a  jamais  entraînée  à  l'esprit  d'intri- 
gue. Une  fierté  innée  l'en  garantissait. 
Comme  on  se  fait  toujours  un  système  d'a- 
près ses  défauts,  beaucoup  de  femmes  imagi- 
nent que  c'est  par  un  pur  amour  du  bien 
qu'elles  demandent  pour  leurs  amis  des 
places,  du  crédit,  de  l'influence.  Mais, 
quand  il  serait  vrai  que  leur  motif  est  aussi 
noble  qu'elles  le  supposent,  il  y  a,  dans  les 
sollicitations  de  ce  genre,  quelque  chose  de 
contraire  à  la  pudeur  et  à  la  dignité  de  leur 
sexe;  et,  lors  même  qu'elles  commencent 
par  ne  songer  qu'à  l'intérêt  public,  elles  se 
trouvent  engagées  dans  une  route  qui  les 
dégrade  et  les  pervertit. 

Il  y  a  dans  cette  carrière  tant  de  boue  à 
traverser,  que  personne  ne  peut  s'en  tirer 
sans  éclaboussures.     Julie,  violente  quelque- 


LETTRE  SUR  JULIE  163 

fois,  ne  fut  jamais  intrigante  ni  rusée.  Elle 
désirait  les  succès  de  ses  amis,  parce  qu'elle 
y  voyait  un  succès  pour  les  principes  qu'elle 
croyait  vrais;  mais  elle  voulait  qu'ils  dus- 
sent ces  succès  à  eux-mêmes,  et  non  pas  à 
des  voies  détournées,  qui  les  leur  eussent 
rendus  moins  flatteurs,  et,  en  leur  faisant 
contracter,  comme  il  arrive  la  plupart  du 
temps,  des  engagements  équivoques,  au- 
raient faussé  la  ligne  qu'ils  devaient  suivre. 
Elle  aurait  tout  hasardé  pour  leur  liberté, 
pour  leur  vie  ;  mais  elle  n'aurait  pas  fait  une 
seule  démarche  pour  leur  obtenir  du  pouvoir. 
Œlle  pensait,  avec  raison,  que  jamais  le 
salut  d'un  peuple  ne  dépend  de  la  place  que 
remplit  un  individu;  que  la  nature  n'a 
donné  en  ce  genre  à  personne  des  privilèges 
exclusifs;  que  tout  individu  qui  est  né  pour 
faire  du  bien,  en  fait,  quelque  rang  qu'il 
occuper/et  qu'un  peuple  qui  ne  pourrait  être 
sauvé  que  par  tel  ou  tel  homme,  ne  serait  pas 
sauvé  pour  longtemps,  même  par  cet  hom- 
me, et,  plus,  ne  mériterait  guère  la  peine 
d'être  sauvé.  Il  n'en  est  pas  de  la  liberté 
comme  d'une  bataille.     Une  bataille,  étant 


ï64  LETTRE  SUR  JULIE 

l'affaire  d'un  jour,  peut  être  gagnée  par  le 
talent  du  général;  mais  la  liberté,  pour 
exister,  doit  avoir  sa  base  dans  la  nation 
même,  et  non  dans  les  vertus  ou  dans  le 
•caractère  d'un  chef. 

Les  opinions  politiques  de  Julie,  loin  de 
s'amortir  par  le  temps,  avaient  pris  vers  la 
fin  de  sa  vie,  plus  de  véhémence.  Comme 
elle  raisonnait  juste,  elle  n'avait  pas  conclu, 
comme  tant  d'autres,  de  ce  que,  sous  le  nom 
de  liberté,  l'on  avait  établi  successivement 
divers  modes  de  tyrannie,  que  la  tyrannie 
^tait  un  bien  et  la  liberté  un  mal.  Elle 
n'avait  pas  cru  que  la  République  pût  être 
déshonorée  parce  qu'il  y  avait  des  méchants 
ou  des  sots  qui  s'étaient  appelés  républicains. 
Elle  n'avait  pas  adopté  cette  doctrine 
"bizarre,  d'après  laquelle  on  prétend  que, 
parce  que  les  hommes  sont  corrompus,  il 
faut  donner  à  quelques-uns  d'entre  eux, 
•d'autant  plus  de  pouvoir,  elle  avait  senti,  au 
contraire,  qu'il  fallait  leur  en  donner  moins, 
•c'est-à-dire  placer,  dans  des  institutions 
sagement  combinées,  des  contrepoids  contre 
leurs  vices  et  leurs  faiblesses. 


LETTRE  SUR  JULIE  165 

Son  amour  pour  la  liberté  s'était  identifié 
avec  ses  sentiments  les  plus  chers.  La 
perte  de  l'aîné  de  ses  fils  fut  un  coup  dont 
elle  ne  se  releva  jamais;  et  cependant,  au 
milieu  même  de  ses  larmes,  dans  une  lettre 
qu'elle  adressait  à  ce  fils  tant  regretté,  lettre 
qui  n'était  pas  destinée  à  être  vue,  et  que 
ses  amis  n'ont  découverte  que  parmi  ses 
papiers,  après  sa  mort;  dans  cette  lettre, 
dis-je,  elle  exprimait  une  douleur  presque 
égale  de  la  servitude  de  sa  patrie  sous  le 
régime  impérial;  elle  s'entretenait  avec 
celui  qui  n'était  plus  de  l'avilissement  de 
ceux  qui  existaient  encore,  tant  il  y  avait 
dans  cette  âme  quelque  chose  de  romain. 

En  lisant  ce  que  je  viens  d'écrire  sur  les 
opinions  de  Julie  en  politique,  on  se  figurera 
peut-être  qu'elle  avait  abdiqué  la  grâce  et  le 
charme  de  son  sexe  pour  s'occuper  de  ces  ob- 
jets; c'est  ce  qui  serait  arrivé  sans  doute  si 
elle  s'y  fût  livrée  par  calcul,  dans  le  but  de 
se  faire  remarquer  et  d'obtenir  de  la  con- 
sidération et  de  l'influence;  mais,  comme  je 
l'ai  dit  en  commençant,  elle  devait  tout  à  la 
nature,  et  de  la  sorte  elle  n'avait  acquis 


i66  LETTRE  SUR  JULIE 

aucune  de  ses  qualités  aux  dépens  d'une 
autre. 

Cette  même  femme,  dont  la  logique  était 
précise  et  serrée  lorsqu'elle  parlait  sur  les 
grands  sujets  qui  intéressent  les  droits  et  la 
dignité  de  l'espèce  humaine,  avait  la  gaieté 
la  plus  piquante,  la  plaisanterie  la  plus 
légère:  elle  ne  disait  pas  souvent  des  mots 
isolés  qu'on  pût  retenir  et  citer,  et  c'était 
encore  là,  selon  moi,  l'un  de  ses  charmes. 
Les  mots  de  ce  genre,  frappants  en  eux- 
mêmes,  ont  l'inconvénient  de  tuer  la  con- 
versation ;  ce  sont,  pour  ainsi  dire,  des  coups 
de  fusil  qu'on  tire  sur  les  idées  des  autres, 
et  qui  les  abattent.  Ceux  qui  parlent  par 
traits  ont  l'air  de  se  tenir  à  l'affût,  et  leur 
esprit  n'est  employé  qu'à  préparer  une 
réponse  imprévue,  qui,  tout  en  faisant  rire, 
dérange  la  suite  des  pensées  et  produit 
toujours  un  moment  de  silence. 

Telle  n'était  pas  la  manière  de  Julie. 
Elle  faisait  valoir  les  autres  autant  qu'elle- 
même;  c'était  pour  eux  autant  que  pour  elle 
qu'elle  discutait  ou  plaisantait.  Ses  expres- 
sions   n'étaient    jamais    recherchées;     elle 


LETTRE  SUR  JULIE  167 

saisissait  admirablement  le  véritable  point 
de  toutes  les  questions,  sérieuses  ou  frivoles. 
Elle  disait  toujours  ce  qu'il  fallait  dire,  et 
l'on  s'apercevait  avec  elle  que  la  justesse 
des  idées  est  aussi  nécessaire  à  la  plaisan- 
terie qu'elle  peut  l'être  à  la  raison. 

Mais  ce  qui  la  distinguait  encore  beaucoup 
plus  que  sa  conversation,  c'étaient  ses 
lettres.  Elle  écrivait  avec  une  extrême 
facilité,  et  se  plaisait  à  écrire.  Les  anec- 
dotes, les  observations  fines,  les  réflexions 
profondes,  les  traits  heureux  se  plaçaient 
sous  sa  plume  sans  travail,  et  cependant  tou- 
jours dans  l'ordre  le  plus  propre  à  les  faire 
valoir  l'un  par  l'autre.  Son  style  était  pur, 
précis,  rapide  'et  léger;  et,  quoique  le  talent 
épistolaire  soit  reconnu  pour  appartenir  plus 
particulièrement  aux  femmes,  j'ose  affirmer 
qu'il  n'y  en  a  presque  aucune  que  l'on  puisse, 
à  cet  égard,  comparer  à  Julie.  /Madame  de 
Sévigné,  dont  je  ne  contesterai  point  la 
supériorité  dans  ce  genre,  est  plus  intéres- 
sante par  son  style  que  par  ses  pensées  ;  elle 
peint  avec  beaucoup  de  fidélité,  de  vie  et 
de  grâce;    mais  le  cercle  de  ses  idées  n'est 


i68  LETTRE  SUR  JULIE 

pas  très  étendu.  La  cour,  la  société,  les 
caractères  individuels,  et,  en  fait  d'opinions, 
tout  au  plus  les  plus  reçues,  les  plus  à  la 
mode;  voilà  les  bornes  qu'elle  ne  franchit 
jamais.)  Il  y  a,  dans  les  lettres  de  Julie,  plus 
de  réflexion;  elle  s'élance  souvent  dans  une 
sphère  plus  vaste;  ses  aperçus  sont  plus  gé- 
néraux; et,  comme  il  n'y  a  jamais  en  elle  ni 
projet,  ni  pédanterie,  ni  emphase,  comme 
tout  est  naturel,  involontaire,  imprévu,  les 
observations  générales  qu'elle  exprime  en  une 
ligne,  parce  qu'elles  se  présentaient  à  elles 
et  non  parce  qu'elle  les  cherchait,  donnent 
exclusivement  à  sa  correspondance  un  mé- 
rite de  plus. 

Presque  toutes  les  femmes  parlent  bien  sur 
l'amour:  c'est  la  grande  affaire  de  leur  vie; 
elles  y  appliquent  tout  leur  esprit  d'analyse 
et  cette  finesse  d'aperçus  dont  la  nature  les  a 
douées  pour  les  dédommager  de  la  force. 
Mais,  comme  elles  ont  un  intérêt  immédiat, 
elles  ne  sauraient  être  impartiales.  Plus 
elles  ont  de  pureté  d'âme,  plus  elles  sont 
portées  à  mettre  aux  liaisons  de  ce  genre  une 
importance,  je  ne  dirai  pas,  pour  ne  scanda- 


LETTRE  SUR  JULIE  169 

liser  personne,  exagérée,  mais  cependant  en 
contraste  avec  l'état  nécessaire  de  la  société. 
Je  crois  bien  que  Julie,  lorsqu'il  s'agissait 
d'elle-même,  n'était  guère  plus  désintéressée 
qu'une  autre;  mais  elle  reconnaissait  au 
moins  qu'elle  était  injuste,  et  elle  en  conve- 
nait. Elle  savait  que  ce  penchant  impérieux, 
l'état  naturel  d'un  sexe,  n'est  que  la  fièvre  de 
l'autre;  elle  comprenait  et  avouait  que  les 
femmes  qui  se  sont  données  et  les  hommes 
qui  ont  obtenu  sont  dans  une  position  préci- 
sément inverse. 

V  Ce  n'est  qu'à  l'époque  de  ce  qu'on  a  nommé 
leur  défaite,  que  les  femmes  commencent  à 
avoir  un  but  précis,  celui  de  conserver  l'a- 
mant pour  lequel  elles  ont  fait  ce  qui  doit 
leur  sembler  un  grand  sacrifice.  Les  hom- 
mes, au  contraire,  à  cette  même  époque, 
cessent  d'avoir  un  but:  ce  qui  en  était  un 
pour  eux  leur  devient  un  lien.  Il  n'est  pas 
étonnant  que  deux  individus  placés  dans  des 
relations  aussi  inégales  arrivent  rapidement 
à  ne  plus  s'entendre;  c'est  pour  cela  que 
le  mariage  est  une  chose  admirable,  parce 
qu'au  lieu  d'un  but  qui  n'existe  plus,  il 


i7o  LETTRE  SUR  JULIE 

introduit  des  intérêts  communs  qui  existent 
toujours.3* 

Julie  détestait  la  séduction  ;  elle  pensait  à 
juste  titre  que  les  ruses,  les  calculs,  les  men- 
songes qu'elle  exige  dépravent  tout  autant 
que  des  mensonges,  des  calculs  et  des  ruses 
employés  pour  servir  tout  autre  genre  d'é- 
goïsme;  mais,  partout  où  elle  apercevait  la 
bonne  foi,  elle  excusait  l'inconstance,  parce 
qu'elle  la  savait  inévitable,  et  qu'en  prodi- 
guant des  noms  odieux  aux  lois  de  la  nature, 
on  ne  parvient  pas  à  les  éluder.  Julie  par- 
lait donc  sur  l'amour  avec  toute  la  délicatesse 
et  la  grâce  d'une  femme,  mais  avec  le  sens  et 
la  réflexion  d'un  homme.  Je  l'ai  vue  plus 
d'une  fois  entre  deux  amants,  confidente  de 
leurs  peines  mutuelles,  consolant,  avec  une 
sympathie  adroite,  la  femme  qui  s'apercevait 
qu'on  ne  l'aimait  plus,  indiquant  à  l'homme 
le  moyen  de  causer  le  moins  de  douleur 
possible,  et  leur  faisant  ainsi  du  bien  à  tous 
deux. 

Julie  n'avait  point  d'idées  religieuses,  et 
j'ai  quelquefois  été  surpris  qu'avec  une  sen- 
sibilité profonde,  un  enthousiasme  sincère 


LETTRE  SUR  JULIE  171 

pour  tout  ce  qui  était  noble  et  grand,  elle 
n'éprouvât  jamais  le  besoin  de  ce  recours  à 
quelque  chose  de  surnaturel,  qui  nous  sou- 
tient contre  la  souffrance  que  nous  causent 
les  hommes,  et  nous  console  d'être  forcés  de 
les  mépriser^  mais  son  éducation,  la  société 
qui  l'avait  entourée  dès  sa  première  jeunesse, 
ses  liaisons  intimes  avec  les  derniers  philoso- 
phes du  xvme  siècle,  l'avaient  rendue  inac- 
cessible à  toutes  les  craintes  comme  à  toutes 
les  espérances  de  cette  nature.  C'était  le 
seul  rapport  sous  lequel  elle  eût,  pour  ainsi 
dire,  abjuré  son  habitude  de  se  décider  par 
elle-même,  et  embrassé  des  opinions  sur  parole. 
\[e  suis  loin  de  regarder  l'incrédulité  comme 
une  faute  ;  mais  la  conviction  de  ce  genre  ne 
me  paraît  motivée  par  rien,  et  l'affirmation 
dans  l'athée  me  semble  annoncer  un  grand 
vice  de  raisonnement.  Les  dévots  peuvent 
être  entraînés  par  les  besoins  de  l'imagina- 
tion et  du  cœur,  et  leur  esprit  peut  se  plier  à 
ces  besoins  sans  être  faussé;  mais  l'homme 
qui  croit  être  arrivé  par  la  logique  à  rejeter 
sans  hésitation  toute  idée  religieuse  est  néces- 
sairement un  esprit  fauxi 


173  LETTRE  SUR  JULIE 

L'incrédulité  de  Julie  était,  au  reste,  plu- 
tôt une  impression  de  l'enfance  qu'une 
persuasion  réfléchie,  et  il  en  était  résulté  que 
cette  incrédulité  s'était  logée  dans  un  coin 
de  sa  tête,  comme  la  religion  se  loge  dans  la 
tête  de  beaucoup  de  gens,  c'est-à-dire  sans 
exercer  aucune  influence  sur  le  reste  de  ses 
idées  ou  de  sa  conduite,  mais  en  excitant 
toujours  en  elle  une  assez  vive  irritation 
quand  elle  était  contredite  sur  ce  point. 

J'ai  vu  cette  incrédulité  aux  prises  avec 
l'épreuve  la  plus  déchirante.  Le  plus  jeune 
des  fils  de  Julie  fut  attaqué  d'une  maladie 
qui  le  conduisit  lentement  au  tombeau;  elle 
le  soigna  pendant  près  d'une  année,  l'accom- 
pagnant de  ville  en  ville,  espérant  toujours 
désarmer  la  nature  implacable,  en  cherchant 
des  climats  plus  doux  ou  des  médecins  plus 
habiles.  Toutes  ses  affections  s'étaient  con- 
centrées sur  ce  dernier  de  ses  enfants.  La 
perte  des  deux  premiers  le  lui  avait  rendu 
plus  cher.  L'amour  maternel  avait  rem- 
placé en  elle  toutes  les  autres  passions; 
cependant,  au  milieu  de  ses  anxiétés,  de  ses 
incertitudes,   de   son   désespoir,   jamais   la 


LETTRE  SUR  JULIE  173 

religion  ne  se  présenta  à  son  esprit  que  comme 
une  idée  importune,  et,  pour  ainsi  dire, 
ennemie;  elle  craignait  qu'on  ne  tourmentât 
son  fils  de  terreurs  chimériques;  et,  dans 
une  situation  qui  aurait,  à  ce  qu'il  semble, 
dû  lui  faire  adopter  presque  aveuglément  les 
consolations  les  plus  improbables  et  les 
espérances  les  plus  vagues,  la  direction  que 
ses  idées  avaient  prise,  plus  forte  que  les 
besoins  de  son  cœur,  ne  lui  permit  jamais  de 
considérer  les  promesses  religieuses  que 
comme  un  moyen  de  domination  et  un  pré- 
texte d'intolérance.  Je  ne  puis  ici  m'em- 
pêcher  de  réfléchir  au  mal  que  causent  à  la 
religion  et  aux  êtres  souffrants  qui  auraient 
besoin  d'elle,  l'esprit  dominateur  et  l'in- 
tolérance dogmatique.  C~Qui  ne  croirait, 
quand  la  douleur  a  pénétré  dans  les  replis  les 
plus  intimes  de  l'âme,  quand  la  mort  nous 
a  frappés  de  coups  irréparables,  quand  tous 
les  liens  paraissent  brisés  entre  nous  et  ce 
que  nous  chérissons;  qui  ne  croirait,  dis-je, 
qu'une  voix  nous  annonçant  une  réunion 
inespérée,  faisant  jaillir  du  sein  des  ténèbres 
éternelles  une  lumière  inattendue,  arrachant 


174  LETTRE  SUR  JULIE 

au  cercueil  les  objets  sans  lesquels  nous  ne 
saurions  vivre,  et  que  nous  pensions  ne 
jamais  revoir,  devrait  n'exciter  que  la  joie, 
la  reconnaissance  et  l'assentiment?  Mais 
le  consolateur  se  transforme  en  maître;  il 
ordonne,  il  menace,  il  impose  le  dogme 
quand  il  fallait  laisser  la  croyance  germer 
au  sein  de  l'espoir,  et  la  raison  se  révolte,  et 
l'affection,  découragée,  se  replie  sur  elle- 
même,  et  le  doute,  dont  nous  commencions  à 
être  affranchis,  renaît  précisément  parce 
qu'on  nous  a  commandé  la  foiji  C'est  un  des 
grands  inconvénients  des  formes  religieuses, 
trop  stationnaires  et  trop  positives,  que 
l'aversion  qu'elles  inspirent  aux  esprits  indé- 
pendants. Elles  nuisent  à  ceux  qui  les 
adoptent,  parce  qu'elles  rétrécissent  et  faus- 
sent leurs  idées;  et  elles  nuisent  encore  à 
ceux  qui  ne  les  adoptent  pas,  parce  qu'elles 
les  privent  d'une  source  féconde  d'idées 
douces  et  de  sentiments  qui  les  rendraient 
meilleurs  et  plus  heureux. 
(/On  a  dit  souvent  que  l'incrédulité  dénotait 
une  âme  sèche,  et  la  religion  une  âme  douce 
et  aimante.     Je  ne  veux  point  nier  cette 


LETTRE  SUR  JULIE  175 

règle  en  général.  Il  me  paraît  difficile  qu'on 
soit  parfaitement  content  de  ce  monde  sans 
avoir  un  esprit  étroit  et  un  cœur  aride;  et, 
lorsqu'on  n'est  pas  content  de  ce  monde,  on 
est  bien  près  d'en  désirer  et  d'en  espérer  un 
autre.  Il  y  a,  dans  les  caractères  profonds 
et  sensibles  un  besoin  de  vague  que  la 
religion  seule  satisfait,  et  ce  besoin  tient  de 
si  près  à  toutes  les  affections  élevées  et 
délicates,  que  celui  qui  ne  l'éprouve  pas  est 
presque  infailliblement  dépourvu  d'une  por- 
tion précieuse  de  sentiments  et  d'idées. 
Julie  était  néanmoins  une  exception  re- 
marquable à  cette  règle.  Il  y  avait  dans 
son  cœur  de  la  mélancolie,  et  de  la  tendresse 
au  fond  de  son  âme,  si  elle  n'eût  pas  vécu 
dans  un  pays  où  la  religion  avait  longtemps 
été  une  puissance  hostile  et  vexatoire,  et 
où  son  nom  même  réveillait  des  souvenirs 
de  persécutions  et  de  barbaries,  il  est  possible 
que  son  imagination  eût  pris  une  direction 
toute  différente. 

La  mort  du  dernier  fils  de  Julie  fut  la 
cause  de  la  sienne,  et  le  signal  d'un  dépéris- 
sement aussi  manifeste  que  rapide.  Frappée 


\ 


i76  LETTRE  SUR  JULIE 

trois  fois  en  moins  de  trois  ans  d'un  malheur 
du  même  genre,  elle  ne  put  résister  à  ces 
secousses  douloureuses  et  multipliées.  Sa 
santé,  souvent  chancelante,  avait  paru  lutter 
contre  la  nature  aussi  longtemps  que  l'espé- 
rance l'avait  soutenue,  ou  que  l'activité  des 
soins  qu'elle  prodiguait  à  son  fils  mourant 
l'avait  ranimée;  lorsqu'elle  ne  vit  plus  de 
bien  à  lui  faire,  ses  forces  l'abandonnèrent. 
Elle  revint  à  Paris,  malade,  et,  le  jour  même 
de  son  arrivée,  tous  les  médecins  en  déses- 
pérèrent. Sa  maladie  dura  environ  trois  mois. 
Pendant  tout  cet  espace  de  temps,  il  n'y  eut 
pas  une  seule  fois  la  moindre  possibilité 
d'espérance.  Chaque  jour  était  marqué  par 
quelque  symptôme  qui  ne  laissait  aucune 
ressource  à  l'amitié,  avide  de  se  tromper,  et 
chaque  lendemain  ajoutait  au  danger  de  la 
veille.  Julie  seule  parut  toujours  ignorer 
ce  danger.  La  nature  de  son  mal  favorise, 
dit-on,  de  telles  illusions  ;  mais  son  caractère 
contribua  sans  doute  beaucoup  à  ces  illusions 
heureuses:  je  dis  heureuses,  car  je  ne  puis 
prononcer  avec  certitude  sur  les  craintes 
qu'une  mort  certaine  lui  aurait  inspirées. 


LETTRE  SUR  JULIE  177 

Jamais  cette  idée  ne  se  présenta  d'une 
manière  positive  et  directe  à  son  esprit; 
mais  je  crois  qu'elle  en  eût  ressenti  une 
peine  vive  et  profonde:  on  s'en  étonnera 
peut-être.  Privée  de  ses  enfants,  isolée  sur 
cette  terre,  ayant  à  la  fois  une  âme  énergique, 
qui  ne  devait  pas  être  accessible  à  la  peur, 
et  une  âme  sensible,  que  tant  de  pertes 
devaient  avoir  déchirée,  pouvait-elle  regret- 
ter la  vie?  Je  ne  mets  pas  en  doute  que, 
si  ses  forces  physiques  eussent  mieux  résisté 
à  sa  douleur  morale,  elle  n'eût  pris  en 
horreur  la  carrière  sombre  et  solitaire  qui 
lui  restait  à  parcourir.  Mais,  menacée  elle- 
même  au  moment  où  elle  venait  de  voir 
disparaître  tous  les  objets  de  son  affection, 
elle  n'eut  pas  le  temps,  pour  ainsi  dire,  de 
se  livrer  à  ses  regrets.  Elle  fut  obligée  trop 
rapidement  de  s'occuper  d'elle  pour  que 
d'autres  pensées  continuassent  à  dominer 
dans  son  âme  :  sa  maladie  lui  servit  en 
quelque  sorte  de  consolation,  et  la  nature, 
par  un  instinct  involontaire,  recula  devant 
la  destruction  qui  s'avançait  et  la  rattacha 
à  l'existence. 


178  LETTRE  SUR  JULIE 

Dans  les  dernières  semaines  qui  précé- 
dèrent sa  mort,  elle  semblait  se  livrer  à  mille 
projets  qui  supposaient  un  long  avenir;  elle 
détaillait  avec  intérêt  ses  plans  d'établis- 
sement, de  société  et  de  fortune;  les  soins 
de  ses  amis  l'attendrissaient  ;  elle  s'étonnait 
elle-même  de  se  sentir  reprendre  à  la  vie. 
C'était  pour  ceux  qui  l'entouraient  une  dou- 
leur de  plus,  une  douleur  d'autant  plus 
amère  qu'il  fallait  lui  en  dérober  jusqu'à  la 
moindre  trace.  Elle  disposait  dans  ses  dis- 
cours d'une  longue  suite  d'années,  tandis 
qu'un  petit  nombre  de  jours  lui  restait  à 
peine,  fôn  voyait  en  quelque  sorte,  derrière 
les  chimères  dont  son  imagination  semblait  se 
repaître,  la  mort  souriant  comme  avec  ironie 

Je  me  reprochais  quelquefois  ma  dissimu- 
lation complaisante.  Je  souffrais  de  cette 
barrière  qu'élevait  entre  Julie  et  moi  cette 
contrainte  perpétuelle.  Je  m'accusais  de 
blesser  l'amitié,  en  la  trompant,  même  pour 
adoucir  ses  derniers  moments.  Je  me  de- 
mandais si  la  vérité  n'était  pas  un  devoir; 
quel  eût  été  le  résultat  d'une  vérité  que 
Julie  craignait  d'entendre  ? 


LETTRE  SUR  JULIE  179 

J'ai  déjà  dit  que  le  cercle  de  ses  idées  ne 
s'étendait  point  au  delà  de  cette  vie.  Jus- 
qu'à ses  malheurs  personnels,  la  mort  ne 
l'avait  jamais  frappée  que  comme  un  incident 
inévitable,  sur  lequel  il  était  superflu  de 
s'appesantir.  La  perte  de  ses  enfants,  en 
déchirant  son  cœur,  n'avait  rien  changé  à 
la  direction  de  son  esprit.  Lorsque  des 
symptômes  trop  peu  méconnaissables  pour 
elle,  puisqu'elle  les  avait  observés  dans  la 
longue  maladie  de  son  dernier  fils,  jetaient 
à  ses  propres  yeux  une  lueur  soudaine  sur 
son  état,  sa  physionomie  se  couvrait  d'un 
nuage  ;  mais  elle  repoussait  cette  impression  ; 
elle  n'en  parlait  que  pour  demander  à 
l'amitié,  d'une  manière  détournée,  de  con- 
courir à  l'écarter.  Enfin,  le  moment  terrible 
arriva.  Depuis  plusieurs  jours,  son  dépéris- 
sement s'était  accru  avec  une  rapidité 
accélérée;  mais  il  n'avait  point  influé  sur 
la  netteté,  ni  même  sur  l'originalité  de  ses 
idées.  Sa  maladie,  qui  quelquefois  avait 
paru  modifier  son  caractère,  n'avait  point 
eu  le  même  empire  sur  son  esprit.  Deux 
heures  avant  de  mourir,  elle  parlait  avec 


180  LETTRE  SUR  JULIE 

intérêt  sur  les  objets  qui  l'avaient  occupée 
toute  sa  vie,  et  ses  réflexions  fortes  et  pro- 
fondes sur  l'avilissement  de  l'espèce  hu- 
maine, quand  le  despotisme  pèse  sur  elle, 
étaient  entremêlées  de  plaisanteries  piquan- 
tes sur  les  individus  qui  se  sont  le  plus 
signalés  dans  cette  carrière  de  dégradation. 
La  mort  vint  mettre  un  terme  à  l'exercice 
de  tant  de  facultés  que  n'avait  pu  affaiblir  la 
souffrance  physique.  Dans  son  agonie  mê- 
me, Julie  conserva  toute  sa  raison.  Hors 
d'état  de  parler,  elle  indiquait,  par  des  gestes, 
les  secours  qu'elle  croyait  encore  possible 
de  lui  donner.  Elle  me  serrait  la  main  en 
signe  de  reconnaissance.  Ce  fut  ainsi  qu'elle 
expira. 


THE  TEMPLE  PRESS — IMPRIMERIE   DE   LETCHWORTH 
A.NOLETERRE 


Constant  de  Rebecque 
Adolphe 


PQ 
2211 
.C24 
A3 
B7. 


f  £  §  f  ¥  1 1